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Full text of "Revue des deux mondes"

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REVUE 


DES 


DEUX  MONDES 


XXX«  ANNÉE.  —  SECONDE  PÉRIODE 


TOME   XXV.   —   1er   j^^jviER    1860. 


PARIS.   —   IMPRIMERIE   DE    î.    CLAYE 

lUI    SAIMT-BENOIT,    7 


REVUE 


DES 


DEUX  MONDES 


XXX«  ANNÉE.   —  SECONDE    PÉRIODE 


TOME  YINGT-CINQUIÈME 


PARIS 


BUREAD  DE  LA  REVUE  DES   DEDX   MONDES 

RDE    SAINT-BENOIT,    20 

1860 


AV 


UNE 


RÉFORME  ADMINISTRATIVE 


EN    AFRIQUE 

1858  —  1859. 


I. 

DES  CONDITIONS  DE  NOTRE  ÉTABLISSEMENT  COLONIAL. 


Peu  de  spectacles  m'ont  intéressé  dans  ma  vie  autant  que  celui  que 
présentait  au  début  de  l'automne  de  1858  la  capitale  de  nos  posses- 
sions africaines,  et  auquel  m'a  fait  assister  le  hasard  d'un  séjour 
très  involontaire.  Je  ne  voudrais  pas  jurer  que  la  surprise  ne  fût  pas 
pour  quelque  chose  dans  mon  plaisir,  car  en  quittant  la  France, 
fort  malgré  moi  et  pour  des  raisons  assez  pénibles,  j'avais  fait  mon 
sacrifice  tout  entier  et  ne  m'attendais  guère  à  en  être  récompensé. 
Alger,  l'avouerai-je  à  ma  honte?  ne  m'inspirait  que  fort  peu  de  cu- 
riosité. L'Afrique  française  ne  rappelait  à  ma  pensée  que  des  com- 
bats très  sanglans  dont  le  souvenir  était  déjà  fort  effacé,  des  salles 
de  l'exposition  universelle  assez  peu  remarquables  pour  un  igno- 
rant, par-dessus  tout  des  lectures  ingrates,  des  articles  de  journaux 
très  ennuyeux,  des  questions  ardues  d'économie  politique,  de  douane 
et  d'agriculture  auxquelles  beaucoup  d'efforts  n'avaient  jamais  réussi 
à  me  rien  faire  comprendre.  Je  partais  de  plus  sous  une  impression 
de  langueur  qui  était  à  ce  moment  fort  générale,  car,  je  ne  sais  si 
on  s'en  souvient,  la  France,  si  vivement  distraite  depuis  lors,  était, 


6  BEVUE  DBS   DEUX   MONDES. 

eo  octobre  1858,  entrée  dans  une  de  ces  défaillances  d*ennui,  ma- 
ladie périodique  chez  elle,  et  dont  elle  sort  habituellement  par  des 
tnûteoieiis  brusques  qui  lui  coûtent  fort  cher.  Le  déclin  des  aflaires' 
coaunereÎBles,  le  dégoût  et  l'absence  des  discussions  politiques, 
ttwt  contribuBÎt  également  à  suspendre  toute  espèce  d'animation. 
Je  m'embarquais  donc  la  tristesse  dans  l'âme,  et  bien  que  laissant 
Teonui  derrière  moi,  je  pensais  qu'il  saurait  prendre  les  devans 
pour  m'attendre  au  port. 

Men-"*  puissance  du  ciel  du  midi!  Lorsque,  le  25  octobre 
BU  maiif  .  -  une  traversée  monotone  et  pluvieuse,  les  premiers 
rayons  d'un  soleil  ardent  vinrent  se  réfléchir  sous  mes  yeux  contre 
les  crêtes  blanches  de  la  ville  mauresque,  je  sentis  tout  renaître  en 
moi,  la  curiosité  comme  le  courage.  Le  paquebot  des  Messageries 
impMalrs  nous  débarquait  sur  le  quai,  au  pied  d'un  rocher  à  pic, 
contre-fort  naturel  surmonté  par  les  voûtes  de  maçonnerie  qui  sou- 
tiennent la  place  du  Gouvernement.  On  ne  demeure  guère  à  Alger 
que  sur  cette  place  ou  aux  environs.  Pour  nous  rendre  à  l'endroit  où 
nous  devions  loger,  nous  avions  le  choix  ou  de  faire  un  immense 
détour,  afm  de  trouver  une  rampe  douce  le  long  des  bâtimens  de  la 
douane  et  de  la  marme,  ou  d'eplever  en  quelque  sorte  la  position 
d'assaut  en  grimpant  une  sorte  d'escalier  assez  raide  formé  de  gra- 
dins fort  délabrés.  11  n'était  que  cinq  heures  du  matin;  mais  comme 
il  n'y  avait  eu  Tau-  ni  un  nuage,  ni  une  brise,  la  chaleur  était  déjà 
suffocante.  Nous  primes  pourtant  gaiement  le  dernier  parti,  tant  l'on 
éprouve  de  plaisir  et  l'on  se  sent  de  force  à  marcher  en  quittant  cet 
éHment  perfide  où  la  marche  est  si  difficile.  Nous  gravîmes  donc  la 
MMMée  de  la  Pêcherie,  fort  bien  appelée  de  ce  nom,  car  ce  n'est, 
au  fond,  que  le  irrand  marché  au  poisson  de  la  ville.  A  cliaque  pas, 
''  ir  les  établis  des  commerçans  en  plein  air  qui 

,  __:    pour  y  camper  avec  leur  magasin  ambulant. 
'  ^  presque  tous  des  émigrés  de  ces  bienheureuses  popula- 

u«»!is  ue  rEuro|>c  méridionale,  à  qui  le  bruit  est  nécessaire  pour 
r'wrr.  î^  longue  cape  de  laine  rouge  et  le  petit  chapeau  de  velours 
Il  noir  permettaient  bien  de  distinguer  le  marinier  d'Amalfi 
'    Majorrjue  ou  de  Valence;  mais  nul  n'aurait  pu  dire  si  les 
^  et  confus  dont  ils  assourdissaient  nos  oreilles  avaient 
'  d'appartenir  à  l'Italie  ou  à  l'Espagne.  Fort  peu  émues 
'  ir.V.nnrinent,  quelques  vieilles  négresses,  coifl'ées  d'un 

i  <  ouleurs  très  voyantes,  dormaient  à  côté  d'un 
p*  («ifiiMn^rde  fruim  ou  de  légumes  qu'elles  semblaient  avoir  placé 
|||P^r  raequil  de  leur  conscience  et  sans  aucun  souci  d'en  tirer  le 
«•jw^ro  profit.  Des  Arabes  enveloppés  de  leur  burnous  descen- 
«Wwii  dr  U  ville  i  pas  Amptés,  ou  s'accroupissaient  le  long  de 


UNE    REFORME    ADMINISTRATIVE»  EN    AFRIQUE.  7 

quelques  pans  de  murs  avec  une  gravité  affectée,  comme  s'ils  eus- 
sent voulu  montrer  combien  ce  tumulte  européen  leur  paraissait  de 
mauvais  goût.  A  mesure  que  nous  approchions  du  sommet,  deux 
monumens  de  nature  très  différente  s'offraient  plus  nettement  à  nos 
regards  :  à  gauche  (sur  la  place  du  Gouvernement),  la  statue  de 
M.  le  duc  d'Orléans,  de  Marochetti,  dans  ce  correct  uniforme  d'offi- 
cier-général et  dans  cette  pose  académique  que  chacun  connaît; 
à  droite,  le  minaret  de  la  mosquée  hanéfite,  agréable  échantillon 
d'architecture  mauresque  faisant  scintiller  au  soleil  l'éclatante  blan- 
cheur de  ses  pierres  granulées. 

Il  y  avait  sans  doute  dans  ce  bizarre  mélange  matière  à  regarder 
et  à  réfléchir.  Qu'on  rie  cependant,  si  l'on  veut,  de  ce  que  peut  pro- 
duire une  préoccupation  habituelle  et  obstinée.  Parmi  tant  d'ob- 
jets confus  et  nouveaux  qui  éblouissaient  et  surprenaient  mes  re- 
gards, j'eus  encore  la  présence  d'esprit  nécessaire  pour  discerner 
une  petite  affiche  collée  sur  un  pilier,  et  portant  l'annonce  d'une  pu- 
blication nouvelle,  le  Gouvernement  de  l  Algérie ^  ce  qu'il  est,  ce  qu*iî 
doit  être.  Ce  titre  me  surprit,  et  plus  que  toute  chose,  plus  encore 
que  le  costume  des  passans  ou  l'architecture  des  maisons,  m'avertit 
que  je  n* étais  plus  en  France.  En  France  en  effet  (au  moins  depuis  que 
l'ordre  est  rétabli  dans  les  esprits),  en*matière  de  gouvernement  ce 
qui  est  doit  être,  et  ce  qui  doit  être  est.  C'est  chose  entendue  :  per- 
sonne ne  se  permettrait,  sinon  de  penser,  au  moins  de  dire  le  con- 
traire, et  la  presse  surtout,  dûment  avertie  (ne  voyez  ici,  je  vous 
prie,  aucun  jeu  de  mots),  ne  se  permet  pas  de  contester  cette  maxime. 
Vous  figurez-vous  quel  effet  produirait  sur  les  murailles  de  Paris 
cette  affiche  :  le  Gouvernement  de  la  France,  ce  qu'il  est  et  ce  qu*il 
doit  être!  Ou  le  scandale  des  passans,  ou  quelque  autre  moyen  aussi 
expéditif  aurait  vite  fait  disparaître  un  prospectus  si  malencontreux. 

J'étais  donc  averti  par  là  même  que  j'allais  trouver  en  Algérie 
une  latitude  de  discussion  que  je  n'avais  pas  laissée  sur  l'autre  bord 
de  la  Méditerranée.  Tout  ce  que  je  vis  et  entendis  pendant  les  jours 
suivans  me  confirma  dans  cette  pensée.  Conversation ,  publica- 
tions, tout  me  parut  porter  le  caractère  d'une  vivacité  et  d'une  har- 
diesse auxquelles  je  n'étais  plus  accoutumé.  J'entendais  discuter 
tout  haut  dans  les  rues  les  actes  de  l'administration  de  la  colonie, 
en  appelant  les  choses  par  le  nom  qu'elles  portent  dans  le  vocabu- 
laire et  les  hommes  par  celui  qu'ils  ont  reçu  au  baptême.  Chaque 
matin,  deux  journaux,  représentant  la  résistance  et  le  mouvement, 
la  conservation  et  l'opposition,  établissaient  sur  les  intérêts  algé- 
riens un  débat  en  règle,  qui  ne  semblait  contenu  par  aucune  limite, 
même  pas  toujours  par  celles  de  la  politesse.  Il  y  eut  même  un 
instant,  Dieu  me  pardonne,  une  petite  assemblée  dont  les  séances 


BSrUB   DES   DEUX   MOTIDES. 

étaient  rapportées  par  la  presse  avec  accompagnement 
de  plaisiiiteries  et  de  commentaires.  £n  un  mot,  c'était  le  régime 
parlementaire  au  petit  pied.  Je  croyais  rêver  ou  rajeunir. 

Dne  singularité  nuisait  pourtant  à  T^xactitude  de  cette  reproduc- 
tion et  empêchait  la  miniature  de  ressembler  tout  à  fait  à  T original. 
Dans  cette  guerre  faite  aux  pouvoirs  existans  et  soutenue  par  eux, 
l'attaque  semblait  jouir  d'une  liberté  qui  était  refusée  à  la  défense. 
La  presse  assaillante,  celle  qui  demandait  la  réforme  complète  et 
radicale  de  tout  le  régime  en  vigueur  dans  la  colonie,  avait  le  verbe 
haut  et  les  coudées  franches;  elle  abordait  la  question  de  front, 
incriminait  nominativement  les  administrateurs,  recevait,  provo- 
quait même  les  dénonciations  des  administrés,  faisait  peser  tantôt 
sur  les  individus,  tantôt  sur  les  institutions  en  masse  les  plus  graves 
et  parfois  les  plus  injurieuses  imputations.  Les  conservateurs  au 
contraire  avaient  le  langage  timide,  et  ne  répondaient  qu'à  mots 
couverts,  par  des  insinuations  détournées  et  des  réticences  signifi- 
catives. Évidemment  la  lutte  n'était  pas  égale,  et  les  conditions  en 
éuûent  troublées  par  ce  qu'on  appelait  dans  le  bon  temps  du  ré- 
gime constitutionnel  une  influence  extra-parlementaire.  Je  ne  fus 
pas  longtemps  sans  être  mis  dans  le  secret  de  cette  bizarrerie.  C'é- 
tait de  Paris,  et  non  d'Algef,  que  se  faisait  sentir  cette  force  étran- 
gère et  supérieure  qui  soutenait  l'opposition  et  décourageait  la 
réstHtance.  11  n'y  avait  pas  longtemps  en  effet  qu'une  modification 
importante  venait  d'être  opérée  au  sommet  même  du  pouvoir  qui 
présidait  aux  destinées  de  l'Algérie.  Le  poste  de  gouverneur-géné- 
ral, dont  la  résidence  était  à  Alger,  avait  été  supprimé.  A  sa  place, 
un  nouveau  ministère  était  créé  à  Paris,  réunissant  dans  ses  attiû- 
botions  l'Algérie  et  toutes  les  colonies  françaises  d'outre-mer,  et  ce 
n'était  pas  seulement  le  siège,  c'était  la  nature  même  du  pouvoir 
et  la  qualité  de  son  représentant  qui  changeaient.  Jusque-là  le  gou- 
verneur-général avait  toujours  été  un  militaire  et  le  chef  même  de 
Tannée  d'Afrique.  Le  nouveau  ministre  était  un  prince  dont  la  jeu- 
oeeie  ne  e'était  |>oint  passée  dans  les  camps,  et  qui  n'avait  figuré 
qu'acddentellement  a  la  i.  i.»  d'un  corps  d'armée.  Cette  substitution 
était  Kra?e:  on  s'alU'iulait  généralement  qu'elle  ne  serait  pas  la 
•eûle,  et  que  de  la  téu»  la  réforme  passerait  aux  membres.  L'ad- 
muiittratloo  âncienu-  mpreinte  de  l'influence  de  l'armée,  aur 

rail  une  eompoeitiou  .  i  ^.-i.iit  inspirée  d'un  esprit  moins  miliuiires. 
L41  régime  du  sal)rc  finissait;  le  jour  du  pouvoir  civil  éUiit  venu. 
W  était,  diraient  les  gens  bien  informés,  le  dessein  du  prince-mi- 
Mitra.  En  attendant,  l'ancienne  administration,  déjà  altérée  dans 
•ra  traita  eraentieb»  ee  croyait  donc  condamnée  d'avance,  et  ne 
plus  que  mollement  des  prérogatives  conservées  seule- 


UNE    REFORME    ADMINISTRATIVE    EN    AFRIQUE.  9 

ment  à  titre  provisoire.  Ses  adversaires  se  vantaient  de  posséder  la 
pensée  intime  du  chef  suprême  et  faisaient  croire  à  des  confidences 
par  la  vivacité  de  leur  reconnaissance  et  de  leurs  hommages.  L'état 
que  j'avais  sous  les  yeux  n'était  donc  pas  tout  à  fait  la  liberté  mal- 
gré l'apparence  à  laquelle  je  m'étais  d'abord  laissé  prendre,  c'était 
plus  et  c'était  moins  :  c'était  un  mouvement  d'innovation  radical 
qui  partait  du  pouvoir  supérieur,  et  pouvait,  s'il  durait  trop  long- 
temps sans  aboutir,  dégénérer  en  anarchie. 

Quelles  causes  avaient  amené  une  situation  si  irrégulière?  En 
quoi  avait  démérité  l'administration  ainsi  ostensiblement  désavouée 
par  son  supérieur  naturel?  Qui  avait  raison  ici,  de  l'accusateur  ou  de 
l'accusé?  La  lutte  engagée  sous  nos  yeux  était-elle  la  vieille  lutte  de 
la  routine  et  du  progrès,  ou  la  lutte  non  moins  ancienne  de  la  sage 
expérience  contre  l'esprit  d'aventure?  11  m'eût  été  difficile  de  ne  pas 
me  poser  toutes  ces  questions  ;  tous  les  échos  les  renvoyaient  à 
mes  oreilles ,  et  dans  les  cafés  comme  dans  les  corps  de  garde  on 
ne  parlait  guère  d'autre  chose  ;  mais  il  n'était  pas  beaucoup  plus  aisé 
pour  un  novice  de  les  résoudre,  car  les  opinions  les  plus  contraires 
se  disputaient  le  terrain  à  l'aide  des  assertions  les  plus  contradic- 
toires. Les  lecteurs  de  la  Revue  ont  déjà  été  mis  au  courant  du  côté 
le  plus  délicat  et  le  plus  complexe  de  ces  problèmes  par  un  écri- 
vain distingué  qui  n'a  peut-être  qu'un  tort,  celui  de  connaître  trop 
bien  dans  le  détail  les  affaires  de  f  Algérie  pour  se  donner  la  peine 
d'en  expliquer  suffisamment  les  généralités  aux  ignorans  d'outre- 
mer. Après  ce  jugement  d'un  homme  compétent,  mais  qui  par  cela 
même  a  son  opinion  depuis  longtemps  faite,  le  coup  d'oeil  plus  su- 
perficiel, mais  plus  libre  peut-être,  d'un  spectateur  curieux,  venu 
sans  prévention,  et  ne  s'étant  donné  d'autre  peine  que  d'ouvrir  ses 
yeux  et  ses  oreilles,  peut  aussi  avoir  son  utilité.  Il  s'agit  d'ailleurs 
d'intérêts  graves  où  la  France  a  engagé  à  longue  échéance  une  bonne 
partie  de  sa  puissance,  de  sa  richesse  et  de  sa  gloire  :  on  ne  saurait 
lès  envisager  à  trop  de  reprises  et  sous  trop  de  faces.  Ces  intérêts 
se  plaignent  volontiers  d'être  oubliés  et  méconnus;  on  ne  saurait 
faire  trop  souvent  en  leur  nom  appel  à  l'attention  publique.  Que  la 
patience  du  lecteur  nous  permette  donc  de  revenir  sur  des  points 
qu'il  connaît  peut-être,  et  même  de  le  reprendre  d'un  peu  haut.  Je 
parle  spécialement  à  ceux  qui,  comme  moi  naguère,  ont  toute  leur 
éducation  à  faire  et  sont  obligés  de  tout  apprendre  pour  comprendre 
quelque  chose.  Je  leur  promets  pourtant  de  ne  remonter  que  jus- 
qu'au déluge,  et  de  les  ramener  très  promptement. 


10  lETUB  DES  DEUX  MONDES. 


I. 


En  lisant  rhisloîre  déjà  longue  de  notre  domination  en  Algérie, 
eonnie  en  examinant  les  traces  déjà  profondes  qu'elle  a  laissées  sur 
le  8dI«  on  est  frappé  du  mélange  de  persévérance  et  d'incertitude 
qoB  les  divers  gouvernemens  de  la  France  ont  porté  dans  cette 
grande  entreprise  :  persévérance  dans  l'effort,  incertitude  dans  le 
but.  Je  ne  parle  pas  seulement  de  l'indécision  si  longtemps  funeste 
qui  présida  à  la  conduite  de  nos  opérations  militaires  :  on  sait  com- 
bien de  tactiques  différentes  furent  essayées  avant  que  l'Afrique  eût 
produit  son  grand  général  et  enfanté  sa  véritable  armée;  l'on  peut 
compter  encore  de  lieue  en  lieue,  sur  la  route  de  Gonstantine  et  dans 
les  gorges  de  l'Atlas,  les  étapes  de  toutes  nos  fausses  démarches, 
marquées  par  le  sang  de  nos  soldats.  Je  ne  parle  pas  seulement  non 
plus  des  confuses  délibérations  qui  s'élevèrent  si  souvent,  dans  nos 
conseils  de  gouvernement,  sur  les  limites  qu'il  convenait  d'imposer 
à  notre  domination.  L'occupation  restreinte  et  l'occupation  étendue 
faisaient  alors  tous  les  frais  du  débat;  l'une  et  l'autre  ont  été  sin- 
gulièrement dépassées,  et  la  plus  étendue  d'alors  paraîtrait  aujour- 
d'hui terriblement  restreinte.  Je  ne  parle  pas  enfin  davantage  de 
toutes  les  révolutions  qu'a  subies  l'organisation  intérieure  de  l'Al- 
gérie, et  de  ces  volumes  de  décrets  dont  la  collection  effraie,  mais 
dont  la  lecture  est  heureusement  inutile,  parce  que  chaque  page  a 
pris  soin  d'effacer  et  d'annuler  la  précédente.  Ce  qui  est  peut-être 
plus  singtdier,  c'est  que  le  doute  ait  porté  non -seulement  sur  la 
manière  de  s'y  prendre  pour  atteindre  le  but,  mais  sur  le  but  même 
qu'on  se  proposait,  c'est  que  pendant  bien  des  années  il  n'y  ait  pas 
eu  parmi  les  juges  les  plus  compétens  deux  personnes  pleinement 
d'accord  sur  le  parti  qu'on  pouvait  tirer  de  nos  possessions  africai- 
nes, et  qu'aujourd'hui,  après  tint  de  sang  répandu,  d'espace  con- 
quis, de  lois  faites  et  de  livres  écrits,  beaucoup  de  confusion  et  d'in- 
certitude règne  encore  à  ce  sujet  dans  l'esprit  public. 

Cette  singularité  s'explique  par  ce  qu'il  y  eut  d'accidentel  et  d' ar- 
bitraire dans  révénement  qui  a  fait  tomber  l'Afrique  septentrionale 
•ons  notre  empire.  Un  point  d'honneur  a  porté  nos  armes  sur  cette 
plage,  un  point  d'honneur  les  y  a  retenues  et  disséminées  sur  deux 
eents  \knnm  de  UTritoin?;  mais  de  projet  de  conquête  et  d'espérance 
deprofil,  il  n'y  iMi  avait  rmlle  trace  dans  l'esprit  de  ceux  qui  diri- 
ijwwit  la  premi*  rujon  et  qui  en  recueillirent  les  premiers 

milts.  Ce  ne  fut  in  %  .nu  «l'aucun  plan  arrêté  ni  même  pour  répondre 

Lr^S^ilîî^*  '  V*'"^  'ï****  *^  France  s'engagea  dans  une  entreprise 
Où  eue  reaeootrait  l'inconnu  en  toutes  choses,  hommes,  sol  et  cli- 


UNE    RÉFORME    ADMINISTRATIVE    EN   AFRIQUE.  li 

mat'.  Dans  la  nuit ,  surtout  quand  on  ne  sait  pas  bien  où  on  veut  al- 
ler, il  est  naturel  d'hésiter,  d'errer  beaucoup  et  de  revenir  plus 
d'une  fois  sur  ses  pas.  N'ayant  aucun  système  préconçu,  on  fut  à  son 
aise  pour  les  essayer  tous,  les  abandonner  et  les  reprendre,  en- 
semble ou  successivement  :  irrésolution  d'autant  plus  naturelle  que, 
dans  quelque  voie  qu'on  s'engageât,  quelque  usage  qu'on  essayât  de 
faire  du  territoire  conquis,  on  rencontrait  des  difficultés  inattendues 
et  à  la  première  apparence  insurmontables.  Présenter  le  tableau 
complet  de  ces  difficultés  de  manière  à  les  embrasser  d'un  coup 
d'œil,  c'eût  été  peut-être  alors  faire  acte  de  mauvais  citoyen,  en 
décourageant  les  efforts  d'une  armée  et  d'une  administration  géné- 
reuses. Aujourd'hui  la  France  a  reçu  et  donné  tant  de  gages  sur  le 
sol  de  l'Afrique  que  le  découragement  n'est  plus  à  craindre.  Aujour- 
d'hui d'ailleurs  beaucoup  des  obstacles  sont  surmontés,  et  la  France 
voit  déjà  poindre  le  jour  qui  justifiera  et  récompensera  sa  persévé- 
rance. Un  tel  exposé,  loin  d'être  dangereux,  peut  donc  être  utile  pour 
aider  à  mesurer  le  chemin  parcouru,  les  fautes  commises,  les  pro- 
grès obtenus  et  la  tâche  qui  reste  encore  à  accomplir.  Poser  nette- 
ment quelles  étaient  au  début  de  l'opération  les  obscures  données  du 
problème,  c'est  la  meilleure  manière  de  vérifier  les  erreurs  com- 
mises dans  le  calcul  et  les  pas  qui  ont  été  faits  vers  la  solution. 

Il  fut  un  temps  où  l'usage  à  faire  d'une  conquête  n'était  pas  ma- 
tière à  longue  délibération  :  il  y  en  avait  un  tout  simple,  qui  se 
présentait  tout  naturellement,  et  dont  le  résultat  était  habituelle- 
ment profitable.  Les  vainqueurs  accouraient  en  masse  et  prenaient 
individuellement,  chacun  pour  son  compte,  possession  d'un  lot  du 
sol  conquis.  Le  vaincu,  spolié,  réduit  en  servitude  ou  en  vasselage, 
ne  conservait  le  plus  souvent  que  le  droit  de  cultiver  pour  autrui  la 
terre  que  le  sort  des  armes  lui  avait  enlevée.  De  nouveaux  proprié- 
taires, s' installant  ainsi,  au  nom  de  la  force,  sur  des  sillons  qu'ils 
trouvaient  creusés  et  dans  des  bâtimens  qu'ils  trouvaient  construits, 
formaient  à  la  surface  du  pays  une  population  enrichie  et  puissante, 
qui  ne  tardait  pas  à  y  prendre  racine.  Personne  dans  l'antiquité  ne 
s'avisait  de  contester  la  légitimité  d'un  tel  usage  de  la  conquête,  et 
Rome  elle-même,  la  conquérante  habile  et  modérée  par  excellence, 
l'adoucit  en  pratique,  sans  l'abandonner  jamais  en  principe.  Ses  co- 
lonies militaires,  petites  places  fortes  élevées  au  sein  des  provinces 
soumises,  dotées  de  biens-fonds  à  leurs  dépens,  s'élevaient  comme 
autant  de  témoins  d'un  droit  qui  cédait  devant  la  politique,  mais 
non  devant  la  justice.  L'Évangile  même,  commenté,  il  est  vrai,  par 
les  Barbares,  ne  fit  point  disparaître  cette  brutale  interprétation  du 
droit  de  conquête,  et  l'invasion  germaine  au  contraire  en  fut  l'écla- 
tante consécration.  La  dépossession  du  sol  devint  plus  que  jamais 


%f  BEVUE   DES   DEUX   MONDES. 

rapaoftge  du  vainqueur.  La  vieille  Europe  fut  à  plusieurs  reprises 
dépeuplée  cl  repeuplée  de  cette  étrange  manière,  et  c'est  à  la  der- 
iiièra  opération  de  cette  nature  qu  elle  ait  subie  sur  une  grande 
échelle  que  l'Angleterre  doit  Theureux  mélange  de  ses  races  diverses 
^  la  physionomie  originale  de  son  histoire. 

Les  pi^oédens  en  ce  genre  ne  manquaient  point  sur  la  terre  d*Afri- 
<|iie.  Romains,  Vandales,  Arabes  et  Turcs  s'étaient  rapidement  suc- 
cédé, tour  à  tour  spoliateurs  et  spoliés,  héritant  de  richesses  ou  de 
rainée,  de  travaux  ou  de  dévastations.  Sans  le  coup  de  vent  qui 
le  cbiasa  de  la  côte,  Charles  -  Quint  réservait  certainement  le 
aènie  eort  aux  compagnons  de  Barberousse  :  aucun  scrupule  n'au- 
rait retenu  des  Espagnols  du  xvi^  siècle,  qui  avaient  fait  leur  ap- 
prentissage de  conquérans  dans  le  Nouveau  -  Monde.  Je  ne  vou- 
drai même  pas  jurer  que ,  si  Louis  XIV  eût  accompli  sur  Alger 
les^  menaces  que  Bossuet  faisait  entendre  du  haut  de  la  chaire, 
U  se  fût  montré  plus  réservé.  Mais  tel  était  le  changement  produit 
dans  les  idées  par  le  développement  naturel  d'une  civilisation  chré- 
tienne, que  le  !•' juillet  1830,  quand  le  maréchal  de  Bourmont  put 
contempler  des  hauteurs  de  la  Casbah  les  élégantes  villas  qui  par- 
semaient déjà  les  coteaux  de  Mustapha  et  les  pentes  ombragées  du 
Sahel,  la  pensée,  j'Bn  suis  sûr,  ne  vint  ni  à  lui  ni  à  son  état-major 
qu'ils  pourraient  aller  s'y  installer  à  aussi  bon  droit  que  Brian  de 
Bois-Guilbert  sous  le  toit  de  Cédric  le  Saxon.  Peu  de  jours  avant, 
dit-on,  quelques  Turcs,  désirant  fléchir  le  courroux  du  vainqueur 
et  sauver  leur  patrie  de  la  ruine,  avaient  fait  offrir  sous  main  la 
tète  du  dey,  et  ne  comprirent  pas  trop  pourquoi  le  roi  de  France 
ne  se  montrait  pas  jaloux  de  recevoir  ce  genre  de  satisfaction.  Ces 
ardens  patriotes  durent  être  encore  bien  plus  surpris  lorsqu'ils  lurent 
dans  Tarticle  5  de  la  capitulation  que  «  la  liberté  de  toutes  les  classes 
d'habitans,  leur  religion,  leurs  propriétés,  leur  commerce  et  leur 
industrie  ne  recevraient  aucune  atteinte.  »  Le  moyen  de  comprendre 
ce  que  fenaleot  faire  des  gens  qui  se  mettaient  en  campagne  à  tra- 
jets les  mers  sans  vouloir  pour  leur  peine  ni  sang  ni  argent,  sans 
se  soucier  de  tirer  ni  profit  de  leurs  prises  ni  vengeance  de  leurs  in- 
Juresl 

Quoi  qu'il  en  soit,  que  l'honneur  en  revienne  à  la  France  et  à 
sss  rsprftsentans,  U  demeura  bien  entendu  dès  le  premier  jour  que 
la  cooquéte  de  l'Afrique  était  uno  conquête  non  à  la  manière  an- 
clntte«  nab  à  la  moilo  nouvelle  de  l'Europe,  c'est-à-dire  une  con- 
q^êUi  purement  politique,  et  non  uno  prise  de  possession  du  sol. 
CéUtt  un  nouveau  souverain  qu'on  proclamait,  co  irri.ii.iit  pjis  de 
Moveaiu  propriétaires  qui  s'établissaient.  Restait  il. ment  àexa- 
%  et  la  question  ne  tarda  pas  à  nalin    m .,,     .ims  les  esprits 


UNE    RÉFORiME    ADMINISTRATIVE    EN    AFRIQUE,  13 

les  moins  réfléchis,  si  la  conquête,  ainsi  entendue  et  ainsi  restreinte, 
apportait  avec  elle  des  compensations  suffisantes  à  ce  qu'elle  avait 
coûté  et  devait  coûter  encore. 

Du  moment  qu'une  conquête  n'offre  plus  les  profits  matériels,  sen- 
sibles, tangibles  au  doigt  et  à  l'œil,  qu'elle  produisait  autrefois,  elle 
ne  peut  rendre  à  la  nation  conquérante  d'autres  services  que  d'ac- 
croître sa  force  politique.  Du  moment  que  ce  n'est  pas  la  cupidité 
privée  qu'elle  est  destinée  à  satisfaire,  c'est  à  la  puissance  collective 
de  l'état  vainqueur  qu'elle  doit  venir  en  aide.  Politique  est  sa  na- 
ture, politiques  doivent  être  ses  avantages;  mais  en  fait  d'avantages 
politiques  nous  n'en  connaissons  réellement,  tout  compte  fait,  que  de 
deux  sortes  :  ils  sont  pécuniaires  ou  militaires.  Toutes  les  forces  po- 
litiques d'une  nation  (laissant  de  côté  les  forces  morales,  qui  ne 
trouvent  guère  d'appui  dans  les  conquêtes)  se  traduisent  en  hommes 
et  en  argent.  Tout  le  problème  de  l'utilité  d'une  conquête,  réduite 
aux  termes  dans  lesquels  l'enferme  la  morale  scrupuleuse  de  l'Eu- 
rope moderne,  consiste  donc  uniquement  dans  la  question  de  savoir 
si  elle  profite  au  trésor  ou  aux  armées  du  vainqueur,  si  on  peut  le- 
ver abondamment  dans  son  sein  des  impôts  et  des  soldats. 

Or  le  moindre  bon  sens  suffit  pour  concevou*  qu'examinée  à  ce 
point  de  vue  purement  arithmétique,  la  conquête  d'un  pays  barbare 
court  toujours  risque  d'être  un  mauvais  calcul.  Un  tel  pays  en  effet 
est  en  général  pauvre,  mal  cultivé,  médiocrement  peuplé  ;  il  tire  de 
maigres  produits  du  sol  qu'il  cultive,  et  ses  richesses,  s'il  en  a, 
purement  naturelles,  consommées  directement  par  le  producteur, 
difficiles  à  échanger  et  à  déplacer,  offrent  très  peu  de  prise  au 
mécanisme  le  plus  savant  de  nos  perceptions  financières.  Il  n  f  a 
guère  de  pire  matière  imposable,  pour  parler  le  langage  technique, 
que  celle  des  nations  barbares.  En  revanche,  elles  sont  beaucoup 
plus  prêtes  à  se  battre  qu'à  payer,  et  le  courage  chez  elles  est  moins 
rare  que  les  écus.  Outre  que  leur  manière  de  combattre  est  ra- 
rement celle  des  armées  civilisées,  et  qu'elles  acceptent  difficile- 
ment le  joug  de  la  discipline,  c'est  leur  fidélité,  sinon  leur  valeur,  qui 
est  douteuse.  Les  levées  d'un  pays  conquis  sont  toujours  des  auxi- 
liaires peu  sûrs  à  encadrer  dans  une  armée  conquérante.  Au  jour 
du  besoin  et  du  péril,  le  sentiment  national  froissé  se  réveille,  et 
la  désertion  n'est  pas  marquée  à  leurs  yeux  de  l'empreinte  ineffaçable 
du  déshonneur  ;  mais  entre  nations  issues  de  la  même  civilisation  la 
bonne  administration  et  la  justice  arrivent  souvent  assez  vite  à  cicatri- 
ser les  traces  sanglantes  de  la  conquête.  L'éducation ,  les  croyances 
communes  triomphent,  avec  l'aide  du  temps,  des  distinctions  natio- 
nales, et  forment  comme  une  atmosphère  bienfaisante  dont  la  pression 
rapproche  les  deux  lèvres  de  la  plaie.  C'est  ainsi  que  la  reine  d'An- 


i^  BETL'E  DES  DEUX  MONDES. 

gleterre  o'â  point  de  meilleurs  soldats  que  les  anciens  archers 
(TÉicoM,  et  que  T Alsace  est,  depuis  un  siècle  au  moins,  la  pépi- 
Mn  des  meilleurs  régimens  français.  D'un  peuple  barbare  à  un 
peuple  ctviUâé,  au  contraire,  l'assimilation  est  d'autant  plus  longue 
à  ^opérer  que  sont  plus  profondes  les  différences.  Tout  contribue  à 
jiéparfr  les  nouveaux  maîtres  des  nouveaux  sujets,  les  croyances 
auunt  que  \vs  préjugés,  les  lois  divines  autant  qu'humaines,  parfois 
las  vertus  autant  que  les  vices.  A  faire  tomber  de  telles  barrières,  la 
justice,  le  bon  gouvernement  sen^nt  peu  :  heureux  encore  quand 
Us  ne  nuisent  pas,  car  il  n'est  peut-être  pas  de  points  sur  lesquels 
lâ.civilisation  et  la  barbarie  s'entendent  moins  que  sur  ce  qu  elles 
deoundent  ou  reprochent  à  leur  gouvernement.  Ce  que  l'une  appelle 
rordre  parait  à  l'autre  une  insupportable  tyrannie.  Une  oppression 
intermittente  lui  paraît  moins  lourde  à  porter  que  cette  gêne  douce, 
mais  continue,  cette  équitable  répartition  d'un  fardeau  constant, 
qui  constitue  pour  nous  une  administration  régulière.  Une  défiance 
réciproque  est  donc  pour  des  siècles  peut-être  la  condition  néces- 
saire de  deux  élémens  si  contraires  violemment  rapprochés;  il  n'en 
est  pas  qui  rendent  le  commandement  si  pénible,  ni  surtout  le  re- 
crutement des  armées  si  dangereux. 

Plus  qu'aucune  autre  peut-être,  la  population  qu'on  trouvait 
éparse  sur  le  sol  de  la  régence  d'Alger  offrait  aux  prétentions  les 
plus  modérées  de  ses  conquérans  tous  les  genres  de  résistance  »  ac- 
tive et  négative.  L'appeler  une  population  barbare,  c'eût  été  lui  faire 
tort,  et  de  plus  l'offenser  grièvement,  car  son  état  était  celui  d'une 
civilisation  très  imparfaite,  mais  en  revanche  très  orgueilleuse.  D'ori- 
gifig  plus  récente  que  la  nôtre,  à  qui  elle  a  un  moment  disputé  et 
la  possession  du  monde  et  la  gloire  des  lettres  et  des  arts,  la  civili- 
saiion  musulmane,  bien  que  déchue  aujourd'hui,  n'en  est  pas  moins 
restée  très  fière.  Peut-être  cette  fierté  s'est-elle  conservée  plus  intacte 
encore  dans  les  pays,  comme  était  l'Afrique  en  1830,  préservés  du 
eoQlact  de  l'Europe,  et  pouvant  par  là  échapper  à  la  preuve  trop 
éfideole  de  leur  décadence.  Les  promesses  d'une  religion  qui  s'ho- 
nore de  rendre  à  la  jalouse  unité  divine  un  hommage  en  apparence 
plus  absolu  que  l'Évangile  lui-même,  le  souvenir  des  prodiges  du 
rreissint  et  âm  pompes  de  l' Alhambra,  la  vue,  toute  récente  encore, 
ém  cbrélteis  captif»  dans  le  port  d'Alger  et  des  monceaux  d'or  en- 
taMÉa  par  les  tributs  de  l'Europe  humiliée,  des  instincts  belliqueux, 
des  armea  imimrfaitea  sans  doute,  mais  merveilleusement  appro- 
Driéaa  à  la  défense  des  forUfications  naturelles  du  sol,  tout  contri- 
bnaU  à  maiotaolrches  les  pasteurs  de  l'Atlas  un  sentiment  de  leur 
tofte  ^  UA  espoir  de  secouer  le  Joug  qui  devaient  en  faire  très  long- 
plus  Intraitables  des  si^ets.  Il  n'y  avait  aucun  espoir  de 


UNE    RÉFORME    ADMINISTRATIVE    EN    AFRIQUE.  15 

les  éblouir  par  ce  prestige  vainqueur  de  la  raison  et  de  la  puissance 
qui  a  fait  tomber  tant  de  sauvages  et  tant  d'idoles  au  seul  souffle 
de  la  conquête  chrétienne^.  S'il  y  avait  chez  les  habitans  de  l'Al- 
gérie assez  de  civilisation  pour  qu'il  fût  impossible  de  les  dompter 
par  surprise  et  de  les  prendre  d'assaut,  comme  on  peut  faire  des 
sauvages  de  l'Océanie,  il  n'y  en  avait  pourtant  pas  assez  pour  qu'on 
pût  établir  aisément  entre  eux  et  nous  une  union  fondée  sur  des 
maximes  communes  de  gouvernement.  Ils  n'en  restaient  pas  moins 
séparés  de  la  société  française  par  les  plus  profonds  abîmes  que  la 
diversité  des  principes  et  l'opposition  des  croyances  puissent  creu- 
ser :  ils  différaient  de  nous  par  les  fondemens  mêmes  sur  lesquels 
l'humanité  repose,  par  les  deux  rocs  auxquels  sont  attachés  les  pre- 
miers anneaux  du  lien  social,  la  constitution  de  la  propriété  et  de 
la  famille.  C'en  était  assez  pour  que  de  longtemps  la  possession  d'un 
tel  pays  ne  pût  être  paisible,  et  par  conséquent  la  conquête  fruc- 
tueuse. Il  était  trop  évident  qu'elle  emprunterait  pendant  une  période 
indéfinie  les  forces  et  les  ressources  de  la  France,  avant  de  lui  en 
fournir  à  son  tour.  Il  faut  ajouter,  pour  dresser  complètement  le  bi- 
lan de  la  conquête,  que  ces  descendans 'd'Abraham,  n'ayant  pas  fait, 
depuis  leur  aïeul,  un  progrès  dans  la  culture,  se  présentaient  comme 
les  plus  médiocres  exploitans  d'un  beau  sol,  et  par  conséquent  pro- 
mettaient les  plus  mauvais  payeurs  d'impôt  qu'on  puisse  imaginer. 

Toutes  ces  considérations  furent  entrevues,  sinon  complètement 
approfondies,  du  premier  coup  par  la  sagacité  de  l'instinct  national. 
Dès  le  lendemain  de  la  victoire,  avant  qu'on  sût  bien  quelles  en  se- 
raient les  conséquences,  avant  qu'on  eût  mesuré,  même  du  regard, 
les  limites,  encore  moins  parcouru  l'étendue  de  l'héritage,  une  sorte 
de  cri  public  s'éleva  pour  avertir  la  France  que  conquérir  l'Afrique 
pour  la  posséder  et  s'en  tenir  là,  ce  serait  la  plus  laborieuse  et  la  plus 
stérile  des  opérations.  Un  petit  nombre,  qui  se  croyaient  prudens,  en 
conclurent  qu'il  fallait  s'en  aller  au  plus  vite.  La  foule,  éclairée  par 
des  pressentimens  plus  justes,  ou  éblouie  par  le  renom  d'une  pos- 
session lointaine,  décida  au  contraire  qu'au  lieu  de  se  retirer  du  ri- 
vage d'Afrique,  il  fallait  s'y  transporter  en  masse  et  en  grand  nom- 
bre. Il  n'y  avait  que  quelques  pouces  de  terrain  possédés  par  nos 
armes,  que  déjà  l'idée  d'une  colonisation  avait  germé  dans  toutes  les 
têtes.  Que  dis-je?  Le  premier  retour  des  bâtimens  qui  avaient  an- 
noncé la  victoire  ramenait  déjà  des  colons.  Il  fut  décidé,  par  ce  ver- 
dict de  l'entraînement  populaire,  contre  lequel  il  n'y  a  guère  d'appel 
possible,  que  l'Algérie,  pour  valoir  quelque  chose,  n'était  pas  seule- 
ment une  conquête  à  détenir,  mais  une  colonie  à  fonder. 

Une  colonie,  le  mot  est  bien  vite  prononcé  :  il  y  a  des  colonies  de 
beaucoup  d'espèces,  fondées  dans  bien  des  pensées,  par  bien  des 


1(1  *    IBTUB   DES   DEUX   MONDES. 

iiio)eii«  ei  soiw  bien  des  conditions  différentes.  Pour  ne  prendre  que 
lu  plus  aailkote  et  la  plus  importante  aussi  de  ces  distinctions,  une 
ftrande  nation,  en  fondant  une  colonie  au-delà  des  mers,  peut  se  pro- 
poMT  l'un  ou  l'autre  de  ces  deux  buts  :  ou  bien  assurer  un  débou- 
cbè  certJÛJ)  à  son  industrie  et  à  son  commerce,  ou  bien  préparer  à 
récouleinent  de  sa  population  surabondante  un  réservoir  d'émigra- 
tioo.  Bien  que  ces  deux  points  de  vue  soient  souvent  confondus  dans 
U  pratique,  et  que  l'une  de  ces  entreprises  ait  souvent  conduit  à 
l'autre,  il  importe  de  ne  pas  les  confondre;  car  suivant  que  l'un  ou 
l'autre  de  ces  desseins  préside  à  la  formation  d'une  colonie,  suivant 
qu'il  s'agit  d'exporter  dans  la  colonie  en  projet  des  hommes  ou  des 
marchandises,  ni  la  conduite  à  suivre,  ni  le  lieu  à  choisir,  ni  les 
înstrumens  à  employer,  ni  les  obstacles  à  surmonter,  ni  les  avan- 
tages à  recueillir,  aucune  des  conditions  en  un  mot  n'est  exacte- 
ment pareille.  Le  régime  intérieur  de  la  colonie  une  fois  fondée 
ne  peut  non  plus  être  le  même,  si  la  mère-patrie  se  propose  d'y 
établir  un  entrepôt  commercial,  ou  si  elle  prétend  en  faire  une 
autre  elle-même,  sa  continuation,  sa  reproduction  et  son  image  sur 
un  territoire  éloigné. 

Je  ne  sais  si  cette  distinction  fut  aperçue  aussi  clairement  que  je 
rétablis  par  les  nations  de  l'Europe  qui  ont  fondé  depuis  trois 
aièdea  tant  d'illustres  et  florissantes  colonies.  Les  spéculations  de 
ce  genre  n'ont  jamais  été  très  claires  dans  l'esprit  ni  des  politiques 
ni  des  publicistes  de  l'ancienne  Europe,  et  l'étaient  peut-être  moins 
i|lie  jamais  au  moment  du  grand  développement  colonial  qui  a 
«ivi  les  découvertes  de  Vasco  de  Gama  et  de  Christophe  Colomb. 
L'histoire  même  de  ce  développement  montre  que,  soit  que  les  co- 
lonisaieu(ï  s'en  rendissent  ou  non  un  compte  exact,  ce  fut  alors  la 
pensée  commerciale  qui  domina  presque  exclusivement  et  qui  régit 
ces  innombrables  entreprises,  dont  beaucoup  ont  été  si  fécondes. 
Presque  toutes  les  colonies  modernes  ont  été  conçues  au  point  de 
\ui3  commercial  :  la  preuve  matérielle  en  subsiste  dans  les  restes 
de  ce  qu'on  nomme  par  excellence  en  législation  le  système  colo- 
nie, ai  longtamps  en  vigueur  dans  toute  l'Europe,  et  dont  les  dé- 
détedent  encore  dans  nos  lois  contre  les  progrès  de  la 
et  l'activité  envahissante  de  la  liberté  industrielle.  Ce  sys- 
en  effet,  qui  cons'iate,  comme  chacun  sait,  à  établir  entre  les 

,    *->^  ^«*^  nouveaux  sujeU  d'un  même  état  un  échange  de  mo- 

■opotas,---  à  garantir  à  la  métropole  le  privilège  exclusif  du  marché 
mm^pour  ses  pnKluiii*  fabriqués,  en  assurant  aux  colonies  un 
pitrilége  analogue  jMiur  leujs  produits  naturels  sur  le  marché  de  la 
métropole,  —  ce  ayatème,  di»-je,  atteste  très  évidemment  qu'aux 
yetu  de  ONU  qui  l'inventèrent,  le  principal  mérite  et  le  but  à  pour- 


UNE    RÉFORME    ADMINISTRATIVE    EN    AFRIQUE.  17 

suivre  dans  la  fondation  des  colonies  étaient  d'obtenir  la  régularité 
des  échanges  commerciaux. 

Et  il  y  a  une  excellente  raison  pourque  l'intérêt  commercial  ait  ainsi 
prévalu  dans  l'établissement  de  la  plupart  des  colonies  modernes  : 
c'est  le  commerce  en  effet  qui,  lui-même  et  lui  seul,  les  a  presque 
toutes  fondées.  Presque  toutes  sont  dues  à  cette  audace  d'initiative 
qui  en  tout  temps  a  caractérisé  l'esprit  des  populations  maritimes 
et  commerçantes.  Quand  les  dernières  années  du  xV  siècle  ouvri- 
rent à  la  fois  aux  vaisseaux  européens  l'accès  des  trésors  jusque-là 
si  difficilement  abordables  de  l'extrême  Orient  et  déroulèrent  de- 
vant l'imagination  de  l'ancien  monde  les  perspectives  éblouissantes 
du  nouveau,  ce  fut  le  commerce  qui  se  précipita  dans  ces  voies 
à  peine  ouvertes.  Tout  l'appelait  et  rien  ne  l'arrêtait  :  l'élément 
qu'il  fallait  vaincre  lui  était  familier,  et  le  prix  de  la  course  était 
une  innombrable  profusion  de  richesses  naturelles  et  inconnues  à 
échanger  contre  de  très  modiques  quantités  des  produits  les  plus 
grossiers  de  l'art  européen.  Aussi  les  premiers  établissemens  faits 
sur  les  côtes  des  deux  Indes,  comme  on  disait  alors,  furent-ils  des 
comptoirs  et  des  entrepôts.  La  conquête  ne  vint  qu'à  la  suite  du 
commerce,  puis  l'émigration  à  la  suite  de  la  conquête,  mais  tou- 
jours à  l'aide  du  commerce  et  pour  le  soutenir  tout  en  s' appuyant  sur 
lui.  On  prit  possession  des  territoires  nouvellement  abordés  ou  dé- 
couverts pour  faire  le  commerce  plus  à  l'aise  à  l'abri  des  incursions 
des  populations  sauvages  et  de  la  rivalité  des  nations  concurrentes. 
Puis,  là  où  l'on  s'aperçut  que  les  populations  indigènes  n'étaient  ni 
assez  laborieuses  ni  assez  intelligentes  pour  exploiter  elles-mêmes, 
avec  une  industrie  suffisante,  les  richesses  naturelles  de  leur  propre 
sol  et  fournir  ainsi  en  abondance  au  commerce  les  denrées  qu'il  ve- 
nait chercher,  là  où  l'on  put  espérer  que  le  travail  européen  serait  à 
la  fois  salubre  et  productif,  on  fit  venir  des  populations  d'Europe,  et 
on  leur  livra  la  terre  à  cultiver;  mais  ces  émigrans,  appelés  et  de- 
vancés par  les  trafiquans,  durent  ainsi  toujours  au  commerce  les 
avances  comme  la  rémunération  de  leurs  premiers  travaux. 

Les  colonies  ainsi  fondées  par  l'esprit  commercial  ont  pour  une 
nation  le  plus  grand  des  avantages,  celui  de  se  faire  à  peu  près 
toutes  seules.  C'est  un  développement  spontané  dans  lequel  l'état 
n'intervient  que  pour  le  régler  et  le  protéger.  La  plupart  des  états 
d'Europe  ont  eu,  il  est  vrai,  le  grand  tort  d'étendre  et  de  multiplier 
la  règle  et  la  protection  fort  au-delà  du  nécessaire  et  même  de 
l'utile.  Privilèges,  monopoles,  avances  pécuniaires,  subsides,  règle- 
mens  douaniers  de  toute  nature,  toutes  ces  faveurs  funestes,  imagi- 
nées par  un  faux  patriotisme  et  par  une  fausse  science,  ont  été  prodi- 
guées par  tous  les  gouvernemens  d'Europ?  aux  grandes  compagnies 

TOMK    XW.  2 


IS  ^'     BEVUE    DES   DEUX   MONDES. 

commerrantes  qui  se  chargeaient  d'établissemens  en  pays  lointains. 
Os  inicrvenlions  bénévoles  ont  fait  aux  établissemens  commer- 
ciaux plus  (le  mal  que  de  bien.  Elles  ont  souvent  eu  pour  effet  de 
détourner  de  ses  canaux  naturels  le  cours  de  la  richesse  et  de  l'acti- 
vilé  nationales,  et  de  faire  vivre  quelques  jours  d'une  vie  factice  et  sté- 
rile des  établissemens  sans  avenir.  Les  entreprises  qui  ont  véritable- 
meol  prospéré  ne  leur  ont  jamais  dû  leur  succès.  Toujours  et  partout 
(es  établissemens  commerciaux  ont  dû  conserver  ce  caractère  de  spon- 
tanéité sans  lequel  le  commerce  verrait  tarir  les  deux  sources  qui 
le  font  vivre  :  le  crédit  et  le  capital.  C'est  ce  capital,  aliment  à  la 
fois  et  produit  du  commerce,  qui,  se  transportant  de  lui-même  par 
l'appât  du  bénéfice,  et  jouant  ainsi  le  rôle  des  héros  des  temps  an- 
tiques, des  Cadmus  et  des  Romulus,  a  choisi  l'emplacement  des 
cités  à  bâtir,  des  ports  à  creuser,  a  percé  les  forêts  et  remonté  les 
fleuves.  C'est  lui  aussi  qui  a  disposé  suivant  ses  convenances  le 
régime  intérieur  des  sociétés  nouvelles  qui  lui  ont  dû  l'existence. 
C'est  lui  qui  a  chassé  devant  lui  les  naturels  paresseux  de  l'Amé- 
rique  pour  les  remplacer  par  des  travailleurs  plus  actifs.  Aux  Indes 
et  dans  les  grandes  îles  de  l'Océan  asiatique,  îY  s'est  borné  à  domp- 
ter les  indigènes  en  les  employant.  Il  a  régné  sur  ces  populations 
soumises,  souvent  en  son  propre  nom,  par  l'organe  des  grandes  com- 
pagnies qu'il  avait  fondées,  se  faisant,  pour  le  besoin  des  circon- 
stances, législateur  et  même  guerrier,  et  il  n'y  a  pas  longtemps 
qa'ayant  fait  toute  son  œuvre,  il  a  abdiqué  à  Java  ou  à  Bombay 
entre  les  mains  du  souverain  politique. 

La  pensée  de  faire  de  l'Algérie  une  grande  colonie  commerciale, 
une  de  ces  colonies  qui  marchent  toutes  seules  à  l'aide  des  capi- 
taux privés,  et  qui,  si  elles  n'enrichissent  pas  toujours  le  trésor 
public,  alimentent  l'industrie  et  par  conséquent  la  richesse  na- 
tionale de  la  mère-patrie,  était  certainement  très  séduisante;  mais  il 
y  aurait  à  la  réaliser  une  difficulté  considérable,  c'est,  encore  un  coup, 
que  ces  colonies-là,  on  ne  les  fait  pas,  elles  se  font.  Ce  sont  des  ag- 
gkm^rations  qui  se  groupent  instinctivement  autour  d'une  source 
naturellement  ouverte  de  profits  et  de  richesses,  comme  la  verdure 
croit  au  bord  des  fleuves,  et  cette  source  consiste  dans  l'existence 
d'un  ou  plusieurs  produits  appartenant  exclusivement  au  sol  de  la 
«Amie,  que  le  commerce  de  la  métropole  a  par  là  même  un  in- 
tèfH  dlrsci  à  venir  chercher,  en  porUnt  en  échange  les  richesses 
pli»  savantes  que  fabrique  une  civilisation  plus  avancée.  C'est  le 
J^Mti*ont  joué  les  épices  dans  les  Indes,  les  fourrures  rares  au 
~^^  presque  tons  les  pays  du  Nouveau-Monde  les  cultures 
J^JJwies  ou  les  mèuux  précieux.  Lorsque  do  pareils  produits 
"^        *   sont  exploités  et  connus,  un  courant  de  commerce,  par 


UNE    REFORME    ADMINISTRATIVE    EN    AFRIQUE.  19 

suite  de  capitaux  et  au  besoin  d'émigration,  s'établit  de  lui-même; 
mais  quand  ils  n'existent  pas  ou  quand  ils  demeurent  inconnus  et 
inaccessibles,  il  est  évident  qu'il  ne  suffît  pas  de  la  volonté  du  lé- 
gislateur pour  faire  naître  un  mouvement  auquel  aucun  intérêt  actif 
ne  donne  l'impulsion. 

Or  telle  était  malheureusement  en  1830,  telle  est  encore  au  fond, 
quoique  adoucie  et  en  grande  voie  d'amélioration,  la  situation  de 
nos  nouvelles  possessions  africaines.  Si  le  commerce  avait  établi  de 
longue  date  sur  la  côte  orientale  de  la  Régence,  à  La  Galle,  quel- 
ques pauvres  établissemens  destinés  à  la  pêche  du  corail,  ce  n'é- 
tait pas  un  faible  objet  de  luxe  d'un  usage  si  limité  qui  pouvait  at- 
tirer à  lui  le  flot  de  capital  nécessaire  pour  peupler  et  développer 
la  colonisation  d'une  vaste  province.  Hors  de  là  cependant  l'Algérie, 
au  moins  telle  qu'elle  sortait  des  mains  des  Arabes,  n'offrait  guère 
autre  chose  que  de  l'huile,  du  blé  et  des  troupeaux,  toutes  denrées 
qu'à  tort  ou  à  raison  la  France  se  croit  propre  à  produire  mieux 
que  personne,  et  qu'elle  aime  mieux  se  demander  à  elle-même 
qu'emprunter  à  autrui.  Sans  doute  ce  n'était  pas  là  tout  ce  qu'une 
si  vaste  région,  placée  sous  un  ciel  si  bienfaisant,  pouvait  rendre  à 
l'obstination  ingénieuse  d'un  travail  intelligent.  D'autres  trésors 
étaient  renfermés  sous  les  couches  épaisses  de  sa  terre  végétale, 
ou  se  cachaient  vdans  les  gorges  et  dans  les  entrailles  de  ses  mon- 
tagnes. Le  soleil  qui  l'échauffé  pouvait  prêter  vie  même  aux  plantes 
qui  n'avaient  pu  naturellement  germer  sur  le  sol.  On  pouvait  donc 
espérer,  soit  de  découvrir,  soit  de  naturaliser  en  Algérie  d'autres 
produits  que  ceux  qu'en  avaient  tirés  la  négligence  et  l'impré- 
voyance de  ses  possesseurs;  mais  pour  faire  cette  transformation,  un 
long  travail,  soit  de  recherches,  soit  d'acclimatation,  était  néces- 
saire, et  en  attendant  l'Algérie  n'offrait  au  commerce  aucun  objet 
d'exportation  séduisant  ou  sérieux.  Compter  sur  le  commerce  pour 
fonder  ou  même  hâter  la  colonie,  c'eût  donc  été  s'enfermer  dans 
un  cercle  vicieux  d'où  l'on  n'aurait  pu  sortir,  car,  avant  que  le  com- 
merce y  vînt  chercher  les  produits  qui  l'alimentent,  il  fallait  une 
colonie,  et  une  colonie  en  pleine  activité,  pour  les  faire  naître. 

Il  fallait  donc,  faute  de  mieux  et  par  l'impossibilité  de  toute  autre 
entreprise,  ajourner  les  espérances  commerciales,  tenter  en  Algérie 
ce  que  j'appellerai  une  œuvre  de  colonisation  directe,  c'est-à-dire 
provoquer  l'émigration  de  populations  entières,  n'ayant  d'autre 
but  que  de  s'établir  sur  un  nouveau  sol  pour  y  vivre  ensuite,  comme 
les  cultivateurs  de  nos  campagnes,  du  travail  quotidien  de  leurs 
bras,  d'un  trafic  domestique  et  intérieur,  —  une  colonie  destinée  à 
se  suffire  à  elle-même  et  n'ayant  d'autre  fin  qu'elle-même,  non  le 
débouché  ou  le  comptoir  de  la  mère-patrie,  mais  sa  prolongation 


fO  BEVL'E    DES   DEUX   MONDES. 

pour  ainsi  dire  et  sa  reproduction.  Il  fallait  songer,  non  à  trouver  de 
Twain  côté  de  la  Méditerranée  des  Indes  ou  même  des  Antilles, 
mais  à  y  organiser  de  toute  pièce  et  de  propos  délibéré  de  nouveaux 
départemens  français. 

Or  de  toutes  les  entreprises  coloniales  on  peut  bien  dire  que 
edle-là  est  assurément  la  plus  grande,  mais  aussi  la  plus  malaisée. 
Le  renom,  le  profit  en  sont  peut-être  sinon  plus  éclatans,  au  moins 
plus  durables  que  d'aucune  autre,  mais  l'enfantement  aussi  en  est 
plus  laborieux.  Les  colonies  purement  commerciales,  promptes  à 
nallre,  sont  aussi  promptes  à  périr;  elles  sont  sujettes  aux  inter- 
mittences, aux  oscillations,  à  la  mobilité  continue  du  commerce 
lui-même  :  de  nouvelles  voies  ouvertes,  une  nouvelle  impulsion 
donnée  soit  à  la  navigation,  soit  à  l'industrie,  font  parfois  tarir 
la  source  qui  les  alimente;  elles  périssent  quand  le  courant  qui 
leur  apportait  la  vie  se  détourne  et  les  abandonne.  Au  contraire, 
l'établissement  d'une  population  de  travailleurs  ruraux  sur  une 
rive  éloignée,  quand  une  fois  il  est  accompli  et  a  pris  racine,  est 
un  résultat  permanent  que  le  temps,  loin  d'alTaiblir,  consacre  et 
développe.  C'est  un  être  nouveau  auquel  la  mère-patrie  a  donné 
le  jour,  et  qui,  s'il  ne  lui  en  témoigne  pas  toujours  sa  reconnais- 
sance par  sa  soumission,  lui  procure  au  moins  l'avantage  d'étendre 
l'influence  de  ses  mœurs,  de  sa  langue  et  de  ses  exemples,  et  de 
perpétuer  l'éclat  de  son  nom  à  travers  les  âges.  La  récompense  est 
donc  grande,  quoi  qu'il  arrive;  mais  la  peine,  il  faut  le  dire,  est  bien 
en  proportion  de  la  récompense.  Pour  soulever  ainsi  des  populations 
agricoles  et  les  transporter  à  distance,  il  faut  un  levier  qui  souvent 
manque  et  plus  souvent  encore  se  brise  entre  les  mains  d'un  gou- 
vemement.  11  faut  un  concours  de  conditions  assez  rares  à  trouver, 
et  dans  le  sein  de  la  contrée  qui  veut  envoyer  la  colonie  au  dehors, 
et  à  la  surface  du  pays  qui  est  destiné  à  lui  servir  de  réceptacle. 

Il  faut,  avant  tout,  qu'il  se  rencontre  chez  la  nation  colonisati'ice 
uni»  i>éptnière  suffisamment  abondante  de  sujets  propres  à  l'émigra- 
lion.  Ou  s'imagine»  trop  aisément  en  France  que  tout  le  monde  est 
bon  à  (aire  uo  colon,  et  principalement  ceux  qui  ne  sont  pas  bons  à 
•iiM  chose.  Dès  qu'un  homme  se  trouve  mal  chez  lui,  il  croit  que 
eda suffit  pour  qu'il  soit  bien  ailleurs.  Un  homme  sans  argent  et  hors 
d'état  d'en  acquérir,  sans  ressources  et  sans  valeur,  un  mauvais 
sujet  qui  n'a  rien,  c'est  celui-là  qu'en  France  on  regarde  comme 
naturellement  destiné  à  émigrer.  A  merveille,  s'il  ne  s'agit  que  de 
wm  délivrer  jKiur  n'en  plu»  entendre  parler;  mais  si  l'on  prend  le 
molmirs  souci  de  ce  que  l'émigration  devient  quand  une  fois  elle  a 
fnnthï  les  men.  Il  faut  bien  reconnaître  que  le  métier  d'émigrant, 
ttft  des  plus  rudeii  que  puisse  affronter  l'activité  humaine,  exige, 


UNE   RÉFORME    ADMINISTRATIVE    EN    AFRIQUE.  21 

comme  à  peu  près  tous  les  métiers  de  ce  monde, , une  combinaison 
particulière  de  ressources  morales  et  matérielles. 

A  coup  sûr,  la  première  qualité  du  colon  c'est  l'audace.  Celui  qui 
quitte  à  la  fois  la  société  et  la  famille,  l'affection  de  ses  proches  et  la 
protection  de  ses  lois,  qui  met  l'orageuse  barrière  de  l'océan  entre 
lui  et  ses  souvenirs,  entre  son  enfance  et  sa  vieillesse,  entre  son 
existence  d'hier  et  celle  de  demain,  —  celui  qui,  se  posant  seul  en 
face  d'une  nature  indomptée,  reprend  l'œuvre  de  la  civilisation  plus 
de  vingt  siècles  en  arrière  et  recule  ainsi  dans  le  temps  autant 
qu'il  avance  dans  l'espace,  celui  qui  met  le  soc  en  terre  sans  bien 
connaître  ni  les  feux  du  soleil  qu'il  va  braver,  ni  les  miasmes  près 
de  s'échapper  du  sillon  qu'il  va  déchirer,  celui-là  certainement  a  plus 
que  le  navigateur  du  poète  un  triple  airain  autour  de  la  poitrine. 
Mais  si  l'audace  est  indispensable,  elle  est  pourtant  insuffisante,  ou 
plutôt  il  y  a  plusieurs  genres  d'audaces,  et  celle  qu'il  faut  au  colon 
est  de  la  nature  la  plus  rare.  11  y  a  une  audace  emportée  qui  se 
précipite  comme  par  un  mouvement  du  sang  au-devant  d'un  péril 
promptement  menaçant,  mais  rapidement  surmonté,  qui  excelle  à 
emporter  de  haute  lutte  un  résultat  décisif,  mais  qui,  mise  à  l'é- 
preuve d'une  lutte  infructueuse  et  prolongée,  se  décourage  et  s'af- 
faiblit comme  un  feu  de  paille  qui  s'éteint.  Il  y  a  une  audace  or- 
gueilleuse qui  s*exalte  par  les  applaudissemens  des  spectateurs,  qui 
vise  à  l'éclat,  à  la  gloire,  et  s'enivre  elle-même  du  bruit  qu'elle  ré- 
pand autour  d'elle.  Aucun  de  ces  genres  d'intrépidité,  excellons  sur 
le  champ  de  bataille,  ne  convient  aux  dangers  très  réels,  mais  d'un 
aspect  très  ingrat,  qui  attendent  le  colon  parvenu  au  lieu  de  son 
aventureuse  destination.  Là  point  de  charge  à  faire  ou  de  bastion  à 
emporter  sous  les  yeux  et  aux  cris  de  camarades  enthousiastes,  mais 
tous  les  déboires  et  tous  les  mécomptes  de  l'inexpérience,  des  tra- 
vaux cent  fois  détruits  et  cent  fois  à  recommencer,  la  souffrance  in- 
attendue de  besoins  qu'on  ne  se  connaissait  pas,  parce  qu'ils  sont  si 
naturellement  satisfaits  dans  nos  sociétés  civilisées  qu'on  oublie  pres- 
que qu'ils  existent  :  la  faim  à  r^issasier  sans  cuisinier  et  sans  boulan- 
ger, la  maison  à  réparer  sans  charpentier,  la  fièvre  à  soigner  sans 
médecin  et  sans  quinine,  l'accablante  monotonie  de  la  solitude,  le 
tête-à-tête  sans  fm  avec  une  nature  silencieuse,  voilà  les  épreuves 
quotidiennes  auxquelles  est  vouée  la  force  d'âme  du  colon.  Pour  ne 
point  fléchir,  il  faut  un  courage  rare  et  persévérant,  prenant  ses 
racines  dans  l'obstination  de  la  volonté,  ou  mieux  encore,  s'il  se 
peut,  dans  la  conscience  d'un  devoir  à  remplir.  Le  goût  de  l'in- 
connu, des  voyages  et  du  changement,  qui  naît  du  feu  de  la  jeu- 
nesse ou  même  du  désordre  des  habitudes,  est  précisément  le  con- 
traire de  ce  qui  convient  à  une  tâche  si  sévère.  En  un  mot,  pour  faire 


ff  REYLE    DES   DEUX   MONDES. 

ui        '  itmi  qui  ne  meure  pas  à  la  peine,  il  faut  un  homme  qui  se 
dt  .  courir  une  grande  aventure  sans  être  pourtant  un  aventurier. 

Voilà  pour  les  conditions  morales.  Encore  si  c'étaient  les  seules! 
H^î«  il  y  en  a  une  tout  aussi  essentielle  et  beaucoup  plus  pro- 
saïque encore  :  c'est  non  pas  précisément  d'être  riche,  mais  du 
moii»  de  n'être  pas  tout  à  fait  pauvre;  c'est  d'avoir  devant  soi  de 
quoi  vivre  et  de  quoi  travailler  pendant  une  ou  deux  années  pour 
le  moins  sans  rien  attendre  de  son  travail.  C'est  ici  surtout  que 
rUnagination  populaire  prend  ordinairement  le  change  par  la  plus 
déplorable  des  illusions.  On  se  figure  que  ce  sont  les  pauvres  sur- 
tout qu'il  faut  exporter  dans  une  colonie  naissante.  «  Il  y  a  trop  de 
monde  ici,  dit- on  volontiers  à  ceux  qui  se  plaignent  de  leur  sort; 
les  rangs  sont  trop  serrés  :  allez  là-bas  sur  les  territoires  nouveaux, 
où  il  y  a  de  la  place.  »  Le  conseil  peut  être  bon  s'il  s'agit  de  se 
rendre  à  une  colonie  déjà  fondée,  où  il  y  a  des  capitaux  transportés 
et  un  certain  nombre  de  propriétaires  qui  demandent  à  être  aidés 
par  des  ouvriers;  mais  pour  passer  les  premiers  jours  et  jeter  les 
premiers  fondemens  d'une  colonie  agricole,  il  n'y  en  a  pas^e  plus 
certain  d'être  trompé  par  l'événement.  Un  adulte  valide  qui  n'a  que 
•es  deux  bras  pour  toute  richesse  n'est  à  sa  place  au  contraire  que 
dans  une  société  déjà  parvenue  à  un  certain  point  de  civilisation, 
par  l'excellente  raison  que  c'est  là  seulement  qu'il  est  sûr  le  matin 
de  pouvoir  atteindre  le  soir  sans  mourir  de  faim.  Nulle  part  en  effet, 
BOUS  aucun  ciel,  quelque  facile  à  remuer  que  soit  la  terre,  les  bras 
ée  l'homme  ne  suffisent  à  la  cultiver;  il  lui  faut  des  outils,  une  char- 
rue, des  semences.  Nulle  part  non  plus,  quelque  active  que  soit  la 
force  végétale,  la  récolte  ne  suit  d'assez  près  le  labour  pour  que  le 
laboureur  ne  doive  pas  se  mettre  en  peine  d'avoir  de  quoi  se  nourrir 
en  l'attendant.  La  terre  est  un  mauvais  payeur  qui  ne  solde  pas  ses 
salaires  jour  à  jour.  Il  faut  donc  à  tout  homme  qui  veut  vivre  de  son 
triYail  une  certaine  somme  d'avances  représentée  par  les  instru- 
mens  Décessalres  à  ce  travail  et  par  les  provisions  nécessaires  à  sa 
nourriture.  Dans  les  sociétés  constituées,  ces  avances  sont  fournies 
•u  travailleur  par  ce  mécanisme  merveilleux  qui  fait  servir  l'avoir 
des  uns  à  soutenir  le  travail  des  autres.  Dans  les  sociétés  consti- 
tuées* il  y  a  des  propriétaires  et  des  fermiers  pour  employer  et 
•oorrir  des  Journaliers.  Dans  les  sociétés  constituées,  il  y  a  des 
nabotts  toutes  bâties  pour  abriter,  la  nuit,  le  travailleur,  moyen- 
MBt  un  modique  tayer  payé  à  termes  divisés.  Tout  cela  n'existe 
p^oo  du  moins  n'existe  qu'en  germes  informes  sur  le  territoire 
«More  nu  d'une  colonie  naissante,  et  surtout  d'une  colonie  rurale. 
Cet  ailininOile  appareil  cireulatoire,  cette  pompe  aspirante  et  Ibu- 
teote  qui,  dans  une  TielUe  société,  porte  la  vie  du  centre  aux  extré- 


UNE    RÉFORME    ADMINISTRATIVE    EN    AFRIQUE.  23 

mités  par  les  mille  canaux  du  capital,  ne  s'y  trouve  encore  qu'en 
embryon  et  en  rudiment.  Tout  colon  doit  donc  ou  s'associer  à  un  ca- 
pitaliste qui  le  défraie,  ou,  ce  qui  est  plus  sûr,  être  son  capitaliste 
à  lui-même.  Il  faut  arriver  les  poches  pleines,  portant  avec  soi  ce 
qui  est  nécessaire  pour  se  vêtir,  s'alimenter,  bâtir  sa  demeure  et 
tracer  son  sillon.  Une  colonie  à  fonder  n'est  donc  point,  comme 
beaucoup  de  gens  se  le  représentent,  une  sorte  de  brelan  ouvert  où 
un  joueur  qui  a  tout  perdu  peut  encore  courir  une  chance  sans  four- 
nir de  mise.  Dans  une  colonie  naissante,  encore  plus  qu'ailleurs,  il 
n'y  a  que  ceux  qui  ont  déjà  quelque  chose  qui  ont  chance  d'acqué- 
rir davantage. 

On  dira  qu'en  ce  cas  ce  n'est  pas  la  peine  d'aller  si  loin,  et  qu'un 
homme  qui  a  reçu  du  ciel  le  courage  et  l'aisance,  étant  à  peu  près 
sûr  de  faire  fortune  partout,  n'a  pas  de  raison  de  s'expatrier.  Je  ne 
nie  point  qu'il  n'y  ait  là,  comme  au  début  de  beaucoup  de  choses, 
un  cercle  vicieux  d'où  il  est  embarrassant  de  sortir.  Il  y  a  pourtant 
une  nation  dans  le  monde  qui  a  toujours  merveilleusement  réussi  à 
s'en  dégager  ;  il  y  a  une  nation  qui  semble  prédestinée,  par  ses  in- 
stitutions politiques  comme  par  ses  institutions  sociales,  à  couvrir  le 
monde  de  colonies.  C'est  celle-là  même  qui  est  par  excellence  la 
patrie  de  l'audace  individuelle  et  la  nourrice  du  capital.  On  a  nommé 
l'Angleterre  :  elle  a  débuté  dans  cette  carrière  par  la  plus  singulière 
des  bonnes  fortunes,  et  elle  l'a  due  (ô  faveur  imméritée  de  la  Pro- 
vidence!) à  ces  mêmes  agitations  religieuses  qui  ont  épuisé  dans  le 
sein  déchiré  de  la  France  le  plus  pur  de  notre  sang.  Ces  puritains 
qui,  au  début  du  xvii^  siècle,  allèrent  fuir  le  joug  des  Stuarts  sur 
les  rives  de  la\irginie  et  de  la  Nouvelle-Angleterre;  ces  hommes, 
appartenant  presque  tous  aux  classes  aisées  de  la  société  et  empor- 
tant avec  eux  tout  leur  avoir  pour  ne  rien  laisser  à  leurs  oppres- 
seurs ;  ces  pères  de  famille  de  mœurs  austères,  possédés  par  une 
conviction  passionnée  et  pleins  de  cette  indomptable  confiance  en 
soi-même  que  donne  l'orgueil  du  libre  examen  mêlé  à  l'aveuglement 
du  fanatisme,  c'était  là  véritablement  le  type  achevé  et  l'idéal  du 
colon.  On  ne  s'étonne  point  que  la  nature  la  plus  rebelle  ait  cédé  à 
l'étreinte  de  telles  mains,  et  d'une  telle  pépinière  la  forêt  qui  est 
sortie  ne  paraît  pas  trop  majestueuse.  Si  l'Angleterre  n'a  pas  tous  les 
jours  de  telles  aventures  coloniales,  elle  a  pourtant  toujours  une  ex- 
cellente école  de  colons  dans  ces  fortes  institutions  qui  développent 
dès  le  jeune  âge  chez  chacun  de  ses  enfans  l'habitude  virile  de  ne 
compter  que  sur  soi-même.  Une  éducation  dirigée  presque  sans  sur- 
veillans,  une  justice  rendue  presque  sans  magistrats,  une  police 
maintenue  presque  sans  gendarmes,  un  sentiment  partout  répandu 
d'indépendance  et  de  responsabilité  personnelles,  tous  les  efforts 
permis,  mais  très  peu  de  soutien  promis  parle  pouvoir  à  l'ambition 


21  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

OU  à  rintérét  privé,  —ce  régime,  qui  fournit  à  l'Angleterre  des  ci- 
tovenn  propres  à  toutes  les  professions  de  la  vie  publique,  est  aussi 
le  mieux  fait  pour  assurer  1* hygiène  morale  qui  convient  à  de  futurs 
colons.  Une  société  qui  se  gouverne  toute  seule  est  la  meilleure  pré- 
paration pour  qui  veut  apprendre  à  se  passer  à  la  fois  de  société  et 
de  gouvernement.  Rien  ne  fortifie  les  membres  pour  de  grandes 
ooimes  comme  d'avoir  marché  de  bonne  heure  sans  lisières.  Mais 
ai  les  mœurs  publiques  préparent  naturellement  à  l'Angleterre  une 
reœ  de  bons  émigrans,  la  distribution  de  la  richesse,  telle  que  ses 
lois  Font  faite  et  telle  que  ses  habitudes  la  maintiennent,  est  aussi 
meneilleusement  propre  à  diriger  vers  les  entreprises  lointaines  le 
superflu  des  petits  capitaux.  Dans  un  pays  où  régnent  la  concentra- 
tion de  la  propriété  foncière  et  la  domination  presque  exclusive  de  la 
grande  culture,  où  le  sol  est  ainsi  tout  entier  entre  les  mains  de 
riches  propriétaires  ou  de  gros  fermiers,  la  condition  du  paysan 
proprement  dite,  vivant  indépendant  sur  un  petit  lot  de  terre, 
semant  et  labourant  avec  ses  épargnes,  est  ingrate  et  difficile.  Les 
petits  capitaux  dans  un  tel  pays  sont  donc  naturellement  repousses 
de  la  terre  par  la  concurrence  ruineuse  et  l'extension  progressive 
de  la  grande  agriculture;  s'ils  tiennent  à  y  rester  attachés,  c'est  au 
dehors  et  au  loin  qu'ils  sont  contraints  de  l'aller  chercher.  Aussi 
c'est  du  *in  des  nombreuses  familles  des  fermiers  anglais  que  se 
détachent  chaque  année  les  courageux  setllers  qui  ont  peuplé  ses 
poMessions  d'outre-mer.  Le  père  mort,  un  seul  de  ses  huit  ou  dix 
fils  consene  en  vertu  du  droit  de  primogéniture  son  exploitation 
tout  entière.  Les  autres,  pourvus  d'une  médiocre  légitime,  s'en  vont 
sans  trop  de  regret  chercher  fortune  ailleurs.  Voyez-les  débarquer 
sur  quelque  côte  de  l'Australie  et  de  la  Nouvelle-Zélande.  Ils  arri- 
veot  bien  nourris,  bien  vêtus,  souvent  avec  les  instrumens  les  plus 
perfectionnés  de  la  dernière  exposition  agricole  de  leur  comté.  Dès 
le  lendemain,  ils  sont  à  l'œuvre,  les  uns  faisant  paître  les  troupeaux 
qu'eux-mêmes  souvent  ont  amenés  avec  eux,  d'autres  défrichant  la 
forêt  jKiur  bâtir  sur-le-champ  leurs  demeures.  Bientôt  anciens  et 
oouveaiHvenus  se  rapprochent  et  se  groupent  tout  naturellement,  à 
l'image  de  leur  patrie,  en  paroisses,  puis  en  comtés.  Ils  se  nomment 
eui-mémes  des  atdtnnt'/i,  des  juges  de  paix,  des  sherilTs,  se  ras- 
semblent d'eux-mêmes  en  jury  pour  rendre  la  justice,  se  divisent 
«I  haute  et  basse  chambre  :  véritable  essaim  sorti  de  la  ruche  après 
s'ètfS  QOitiTi  de  sou  meilleur  miel,  et  prêts  à  en  reproduire  partout 
riraiilleeuire  exacte  avec  cette  géométrie  spontanée  dont  Dieu  a 
tiipoié6oeiuniislîiict(l). 

^*^  ^rrr TT  ^  ""■■tiilûiii  4*4mlcrttioo  pi^MiitAt  chaque  année  on  Anp:lctorre 
pif  m  tmmmm^tm  royaiu  ipéeialMMBt  ditffte  de  ce  nenrieo  ne  loisiont  aucun  douti» 
tm  la  rirluui  Muite  4*ii«e  tféa  grande  pvtte  Sea  énlgrana  anglais.  Dan«  les  dt^poull- 


I 


UNE    RÉFORME    ADMINISTRATIVE    EN    AFRIQUE.  25 

Le  gouvernement  de  la  France  était  bien  loin  de  disposer,  pour 
l'entreprise  que  les  événemens  le  contraignaient  d'accomplir,  d'in- 
strumens  si  bien  appropriés.  En  aucune  autre  matière  peut-être,  la 
différence  des  races  anglaise  et  française  n'est,  on  le  sait,  plus  sen- 
sible. Une  expérience  malheureusement  répétée  sous  beaucoup  de 
latitudes,  et  qui  a  abouti  à  faire  passer  à  nos  voisins  la  plupart  de 
nos  meilleures  colonies,  a  fort  accrédité  dans  le  monde  la  conviction 
que  nous  sommes  beaucoup  moins  doués  qu'eux  de  ce  qu*un  phré- 
nologue  appellerait  la  faculté  colonisatrice.  Si  l'analyse  que  nous 
venons  de  faire  est  juste,  elle  fournira,  je  le  crains,  les  raisons  vé- 
ritables de  cette  opinion  vulgaire.  A  coup  sûr,  ce  qui  peut  manquer 
aux  Français  pour  bien  coloniser,  ce  n'est  pas  le  courage  d'entre- 
prendre des  choses  dangereuses  ou  difficiles  :  une  pareille  accusation, 
cette  année-ci  encore  plus  qu'aucune  autre,  serait  aussi  odieuse  que 
ridicule;  mais  le  courage  français,  qui  éblouit  et  subjugue  le  monde, 
paraît  avoir  besoin  de  deux  conditions  pour  briller  de  tout  son  éclat, 
de  camarades  pour  lui  applaudir,  et  de  bons  maîtres  pour  lui  com- 
mander. C'est  en  société  et  en  régiment  que  le  Français  est  in- 
comparable; isolé  et  sans  guide,  il  s'inquiète,  s'ennuie  et  se  décou- 
rage. Son  naturel  l'a  fait  sociable  par  excellence,  et  ses  institutions 
politiques  l'ont  habitué  de  longue  date  à  être  gouverné,  adminis- 
tré, régenté,  surveillé,  protégé  à  toute  heure,  sur  tous  les  points. 
On  ne  saurait  imaginer  de  pire  éducation  pour  affronter  la  solitude 
et  l'abandon,  inévitables  dans  une  colonie  naissante.  On  sait  de  plus 
combien  l'esprit  d'entreprise,  l'initiative  individuelle,  sont  rares  et 
faibles  chez  les  plus  riches  d'entre  nous  :  c'est  d'hier  que  l'industrie 
a  imaginé  de  marcher  toute  seule,  de  remuer  librement  et  d'associer 
hardiment  ses  capitaux.  Quanta  nos  populations  rurales,  la  routine 
et  l'inertie  régnent  chez  elles  encore  sans  conteste.  Faire  comme  son 
père,  au  même  lieu  que  lui,  et  sur  le  même  champ  s'il  est  possible, 

mens  faits  chaque  année  des  diverses  catégories  d'émigrans,  les  fermiers  (soigneusement 
distingués  des  ouvriers  agricoles)  figurent  toujours  pour  un  nombre  très  considérable; 
de  plus,  malgré  la  libéralité  avec  laquelle  le  gouvernement  anglais  et  les  divers  gouver- 
ncmens  coloniaux  fournissent  aux  dépenses  de  voyage  des  émigrans,  le  nombre  des  émi- 
grans  qui  vont  à  leurs  frais  (unassisted)  dépasse  habituellement  ceux  qui  profitent  de 
l'assistance  officielle.  Il  ne  faut  pas  oublier  d'ailleurs  que  cette  nécessité  d'être  posses- 
seur d'un  certain  capital  pour  émigrer  avec  fruit  n'existe  à  l'état  absolu  que  dans  le 
début  d'une  colonie.  Dès  qu'il  y  a  dans  une  colonie  soit  des  villes  de  commerce  où 
s'exercent  diverses  industries ,  soit  des  cultivateurs  assez  riches  pour  pouvoir  payer  des 
journaliers,  en  un  mot  dès  qu'une  somme  suffisante  de  capitaux  est  formée  ou  trans- 
portée dans  la  colonie  même,  les  simples  ouvriers  peuvent  s'y  rendre  avec  l'espérance 
d'y  trouver  de  l'emploi;  mais  l'essentiel  est  que  le  capital  soit  préparé  avant  la  main- 
d'œuvre  ou  transporté  avec  elle,  ce  qui  ne  peut  arriver  que  par  une  première  infusion 
et  même  par  un  courant  assez  longtemps  continué  de  colons  pourvus  de  moyens^ d'exis- 
tence et  de  travail. 


^0  BSnJB   DES   DEUX   MONDES. 

e'est  tootee  que  se  permet  Fimagination  craintive  d'un  paysan.  Nos 
lois  dvilcs  viennent  encore  en  aide  à  cette  tendance  en  assurant  à  tous 
les  cohéritiers,  dans  chaque  partage,  non-seulement  une  part  égale 
5^w  U  fortune  du  père  de  famille,  mais  un  fragment  matérielle- 
iMOt  déchir<'î  de  chacun  de  ses  immeubles.  Tandis  qu'en  Angleterre 
les  petits  capitaux  agricoles  sont  chassés  du  sol  national  par  la  con- 
centration de  la  propriété  et  de  la  culture,  ils  y  sont  retenus  au 
contraire  en  France  par  la  division,  constamment  renouvelée,  que 
les  prescriptions  excessives  du  code  civil  rendent  obligatoire.  Bien  • 
loin  d'être  portés  à  s'élancer  dans  des  contrées  lointaines,  ils  restent 
obstinément  accroupis  sur  la  terre  à  laquelle  ils  sont  accoutumés, 
ils  s'en  disputent,  ils  s'en  arrachent  les  lambeaux  :  ils  s'y  cram- 
ponnent et  souvent  s'y  épuisent,  et  le  travail  le  plus  opiniâtre  ne 
réussit  pas  toujours  à  les  empêcher  de  s'y  engouffrer  sans  retour. 

11  fallait  donc  s'attendre  que  la  vraie  matière  émigrante,  si  on 
ose  parler  ainsi,  c'est-à-dire  les  cultivateurs  pouiTus  d'un  petit  ca- 
pital, serait  pour  le  gouvernement  français  très  difficile  à  mettre  en 
mouvement  vers  l'Algérie,  et  resterait  longtemps  sourde  à  son  appel. 
Pour  la  décider  à  s'émouvoir,  pour  l'enlever  de  ce  sol  natal  qui  la 
retient  par  tant  d'attraits,  il  aurait  fallu  que  des  attraits  plus  puis- 
sans  encore  se  fissent  sentir  de  l'autre  côté  de  la  Méditerranée.  11 
aurait  donc  fallu  que  la  culture  en  Algérie  présentât  des  avantages 
immédiats,  sensibles,  considérables,  de  nature  à  récompenser  vite 
les  premiers  qui  s'y  hasarderaient  et  à  faire  rapidement  suivre  leur 
exemple.  Or  ces  avantages  ne  pouvaient  résulter  que  de  deux  con- 
ditions indispensables  l'une  et  l'autre  à  tout  territoire  qu'on  veut 
promptement  coloniser  :  une  extrême  abondance  de  terres  cultiva- 
bles et  une  extrême  facilité  à  les  mettre  en  culture.  Avoir  plus  de 
terres  et  des  terres  plus  aisément  productives,  parce  qu'elles  ne  sont 
pas  épuisées ,  c'est  la  supériorité  des  pays  nouveaux  sur  les  pays 
andeos,  c'est  le  seul  appât  qui  puisse  diriger  vers  une  colonie  les 
populations  rurales.  L'Algérie  possédait-elle  ce  double  avantage  à 
un  assez  haut  degré  pour  attirer  rapidement  à  elle  un  flot  de  colo- 
nisation? Le  nouvel  établissement  colonial  trouvait-il  ainsi  au  lieu 
d'arrivée  asees  de  facilités  pour  compenser  celles  qui  lui  manquaient, 
nous  venons  de  le  voir,  au  point  de  départ?  Dernier  aspect  de  la 
question  qui  n'était  pas  non  plus  entièrement  satisfaisant. 

Assurément  ce  n'est  ni  l'espace  cultivable  ni  la  fécondité  latente 
qui  manquaient  sinon  à  l'Algérie  tout  entière,  au  moins  à  cette  lon- 
gue et  large  bande  qui  s'étend  entre  les  montagnes  et  la  mer,  et 
qui  a  re^iu  par  excellence  le  nom  de  Tell  (ttilus^  terre).  11  n'est  pas 
besoin  d'être  oonnalsseur^en  agriculture,  il  suffit  de  traverser  en  ou- 
vrant les  yeux  ce  beau  paVs«  pour  se  convaincre  qu'il  est  aimé  du  ciel 


UNE    RÉFORME    ADMINISTRATIVE    EN    AFRIQUE.  27 

autant  que  maltraité  des  hommes.  Aux  doutes  élevés  sur  sa  puis- 
sance productive,  l'Algérie  a  répondu  par  deux  ou  trois  expériences 
concluantes,  qui  ferment  aujourd'hui  la  bouche  aux  plus  incré- 
dules. Les  plus  obstinés  contradicteurs  ne  résisteraient  pas  par 
exemple,  j'en  suis  sûr,  à  une  demi-heure  de  promenade  dans  les 
jardins  maraîchers  qui  s'étendent  le  long  de  la  mer,  à  l'ouest  d'Al- 
ger, entre  le  faubourg  de  Moustapha  et  le  fort  de  la  Maison-Carrée. 
Là,  entre  les  derniers  jours  de  décembre  et  le  commencement  de 
juin,  d'industrieux  Mahonnais  tirent  d'une  langue  de  terre  étroite 
que  vient  baigner  la  vague  trois  ou  quatre  récoltes  de  primeurs  qui, 
se  succédant  de  six  semaines  en  six  semaines,  s'en  vont,  grâce  à  la 
vapeur  et  au  chemin  de  fer,  faire  l'ornement  de  nos  halles  de  Paris 
et  les  délices  de  nos  restaurans.  11  faut  voir  ces  inteUigens  insulaires 
à  l'œil  vif  et  au  visage  ouvert,  les  bras  nus,  les  jambes  vêtues  d'un 
pantalon  rouge  enlevé  à  la  défroque  de  nos  armées,  accroupis  entre 
deux  rangées  d'artichauts  monstrueux  ou  de  choux  gigantesques. 
Une  barrière  de  roseaux  à  haute  taille,  frémissant  au  moindre 
souffle,  défend  contre  le  vent  de  mer  ce  champ  dont  chaque  motte 
de  terre  est  un  trésor.  Au  centre  s'élève  une  noria  arabe,  sorte  de 
roue  grossière  autour  de  laquelle  des  seaux  sont  enroulés,  et  qui, 
par  un  double  mouvement  sur  la  même  axe,  va  chercher  l'eau  dans 
les  profondeurs  du  sol,  puis  la  répand  autour  d'elle.  Sous  cette  as- 
persion bienfaisante,  la  terre  a  vraiment  l'air  de  se  soulever  par 
la  poussée  intérieure  des  germes  qui  s'y  développent.  Tout  à  l' en- 
tour  une  végétation  luxuriante  de  plantes  grasses,  d'aloès,  de  cactus 
et  de  figuiers  de  Barbarie  rivalisent  avec  les  produits  de  la  culture, 
comme  pour  attester  que  le  labeur  de  l'homme  n'est  pas  encore  venu 
à  bout  non -seulement  d'épuiser,  mais  même  d'absorber  toutes  les 
forces  de  cette  nature  exubérante.  Tout  ce  tableau,  éclairé  par  un 
soleil  qui  a  la  pureté  lumineuse  du  printemps  avec  la  puissance  de 
la  canicule,  porte  dans  l'âme  un  sentiment  de  prospérité  et  de  con- 
fiance qu'aucune  brochure  ou  aucun  discours  en  faveur  de  l'Algérie 
n'avait  jamais  fait  naître  en  moi.  Les  craintes  élevées  sur  la  salu- 
brité du  pays,  plus  sérieuses  et  mieux  fondées,  n'ont  pas  tenu  da- 
vantage devant  un  examen  patient.  Toute  terre  vide  et  inhabitée 
est  assurément  sujette  à  des  émanations  dangereuses,  et  tout  chan- 
gement de  latitude  est  une  épreuve  périlleuse  pour  des  travailleurs; 
mais  l'exemple  de  plusieurs  villages  des  environs  d'Alger,  où  la  fièvre 
a  décimé  une  première  génération  de  colons,  tandis  qu'une  seconde 
y  vit  aujourd'hui  dans  d'excellentes  conditions  sanitaires,  montre 
qu'il  n'y  a  rien  dans  ces  influences  morbides  dont  le  temps  et  les 
bons  soins  ne  puissent  triompher.  Il  n'y  a  rien  là  surtout  qui  dé- 
passe les  conditions  communes  de  toute  colonisation. 
Du  côté  de  la  nature  par  conséquent,  l'Algérie  ne  tient  rien  qui  ne 


58  BEVUE   DES   DEUX   MONDES 

rende  aoo  territoire  éminemment  propre  à  la  colonisation  qu'on  lui 
destine;  mais  le  malheur,  c'est  que  la  nature  n'y  est  ni  neuve  ni 
vierge,  c'est  que  les  hommes  y  ont  beaucoup  vécu  à  côté  d'elle  pour 
abuser  d'elle.  L'Algérie,  telle  qu'elle  nous  est  tombée  en  partage, 
n'était  pas  un  pays  inhabité,  mais  un  pays  mal  habité,  ce  qui  est 
très  différent  pour  toute  expérience,  mais  surtout  pour  une  coloni- 
sation. Pour  ne  prendre  que  le  côté  le  plus  pratique  et  le  plus  étroit 
de  la  question,  il  n'y  a  point  d'agriculteur  qui  ne  puisse  dire  com- 
bien une  terre  encore  inculte  diffère,  pour  le  profit  qu'on  en  peut 
tirer,  d'une  terre  longtemps  mal  cultivée.  Sur  une  terre  inculte,  si 
l'homme  n'a  rien  mis  du  sien,  au  moins  il  n'a  rien  ôté.  Toutes  les 
forces  vives  et  naturelles  du  sol  ont  été  respectées  et  ont  même  été, 
en  certaine  mesure,  'accumulées  et  thésaurisées  dans  son  sein;  mais 
une  terre  mal  cultivée  est  une  terre  à  laquelle  le  possesseur  a  beau- 
coup demandé  et  beaucoup  pris  sans  lui  rien  rendre.  L'Algérie  tout 
entière  est  cette  terre-là.  Dès  qu'on  s'avance  un  peu  dans  l'intérieur, 
dès  qu'on  sort  de  la  banlieue  des  villes,  le  spectacle  qu'on  aperçoit 
n'est  pas  le  désert,  mais  la  dévastation.  Ce  sont  les  richesses  natu- 
relles prodiguées  d'abord,  puis  étouffées  dans  leur  germe,  et  qui 
demandent,  pour  être  rétablies  dans  leur  abondance  et  leur  vigueur 
primitives,  un  travail  presque  aussi  considérable  et  presque  aussi 
coûteux  que  celui  qui  est  nécessaire  à  nos  vieilles  terres,  fatiguées 
par  tant  de  siècles  de  culture  et  sollicitées  par  tant  de  bouches  à 
nourrir. 

U  faudrait  des  volumes  pour  raconter,  et  des  connaissances  plus 
précises  que  je  ne  les  possède,  pour  faire  comprendre  tout  le  mal 
que  les  Arabes,  avec  leur  vie  déréglée  et  leurs  détestables  procédés 
de  culture,  ont  fait  à  un  pays  renommé  autrefois  comme  le  grenier 
du  monde.  U  en  est  un  pourtant  qui  saute  aux  yeux  les  moins  exer- 
cés. Lm  croupes  arrondies  des  montagnes,  assez  semblables,  dans 
leur  forme,  aux  pentes  des  Vosges  et  du  Jura,  sont  couvertes  au 
printemps  d'une  teinte  de  verdure  uniforme  qui  fait  croire  de  loin 
k  l'exiiiteuce  de  vastes  forêts  comme  celles  qui  couvrent  nos  monta- 
gnes. Elles  y  croissaient  autrefois,  on  n'en  peut  douter,  et  on  en  re- 
trouve encore  la  trace  sur  les  sommets  assez  élevés  et  assez  écartés 
Ijour  avoir  échappé  à  l'invasion  musulmane;  mais  partout  ailleurs 
l'babitude  barbare  qu'ont  les  Arabes  de  brider  tout  le  bois  qu'ils 
Uwivenl,  pour  former  avec  les  cendres  un  détesUable  fumier,  a  de- 
|Hiis  longtemps  fait  tomber  toutes  les  hautes  tiges,  et  la  dent  veni- 
••ose  lies  cbèvres  et  des  moutons  qu'on  laisse  courir  au  hasard 
oàÊrm  les  Jaunes  plants  à  mesure  qu'ils  poussent.  Toute  la  force 
praductive  s'épuise  donc  en  broussailles  épaisses,  entre  lesqu(»lles 
rArabe  trsee  un  léger  sillon  à  fleur  de  terre,  suffisant  pour  épuiser 
fwumi  les  premières  conduis  du  sol,  sans  en  avoir  nulle  part  pé- 


UNE    RÉFORME    ADMIMSTRAïIVE    EN    AFRIQUE.  29 

nétré  ni  aéré  les  profondeurs.  Tel  est  le  sol  qu'on  livre  au  pauvre 
cultivateur  européen,  et  sur  lequel,  avant  d'essayer  aucune  culture, 
il  lui  faut  souvent  consumer  de  longs  mois  à  extirper  d'odieux  buis- 
sons dont  la  plupart  sont  impropres  même  à  faire  un  combustible 
passable  :  triste  situation,  il  îaut  l'avouer,  surtout  si  on  la  compare 
à  celle  des  colons  d'Amérique,  placés  en  face  de  ces  grandes  forêts 
où  la  seule  difficulté  est  de  pénétrer.  Une  fois  entré  la  hache  à  la 
main,  le  colon  américain  tire  de  ses  forêts  d'abord  les  matériaux  né- 
cessaires à  la  construction  de  sa  maison ,  puis  des  madriers  gigan- 
tesques et  des  bois  excellens,  qui,  embarqués  sur  quelque  grand 
fleuve ,  vont  se  vendre  chèrement  dans  les  villes ,  enfin  un  sol  en-  .  ^^ 
graissé  par  des  couches  séculaires  de  détritus  végétaux  et  animaux. 
Le  colon  français  en  Afrique  n'a  rien  de  pareil.  A  la  vérité,  ce  qui  lui 
manque  le  plus,  ce  sont  ces  beaux  fleuves  d'Amérique,  incomparables 
moyens  de  communication  tout  préparés  par  la  nature.  Ce  qu'on 
nomme  rivière  en  Algérie  n'est  rien  de  semblable  :  c'est  un  lit  de 
sable  pendant  neuf  mois  de  l'année,  et  un  torrent  indomptable  pen- 
dant les  trois  autres.  Sous  ce  rapport,  c'est  le  ciel  qui  a  été  avare; 
mais  la  maladresse  humaine  a  beaucoup  ajouté  à  cette  faiblesse  na- 
turelle. Le  déboisement  systématique  a  sans  mesure  accru  la  séche- 
resse du  sol  pendant  la  saison  chaude;  puis,  quand  viennent  les 
pluies  torrentielles  de  l'hiver,  les  sources,  taries  la  veille  et  gros- 
sies le  lendemain,  ne  rencontrent  plus  aucun  des  obstacles  destinés 
à  prévenir  leur  débordement.  De  là  ces  inondations  subites  qui  em- 
portent tout  devant  elles,  cultures,  travaux  d'art,  chaussées,  ponts, 
transforment  les  plaines  en  marais  d'eau  stagnante,  suspendent 
toute  communication  et  rendent  toute  voirie  régulière  impossible. 
Tel  est  en  Algérie  le  résultat  de  dix  siècles  de  soumission  à  des  con- 
quérans  à  demi  civilisés.  Mieux  vaudrait  cent  fois,  pour  le  sol  de 
l'Algérie,  avoir  été  possédé  par  des  sauvages  vivant  du  produit  de 
leur  chasse  que  d'être  tombé  entre  les  mains  de  cultivateurs  comme 
les  Arabes  (1).  Le  passage  du  premier  au  second  degré  de  civilisation 
lui  a  été  extrêmement  funeste,  et  l'on  peut  affirmer  que  sur  cent 
dépenses  imposées  au  colon  qui  veut  mettre  en  culture  le  sol  afri- 
cain, s'il  y  en  a  une  destinée  à  suppléer  aux  biens  que  Dieu  ne  lui 
a  pas  donnés ,  il  y  en  a  quatre-vingt-dix-neuf  dont  le  but  est  de 
réparer  le  mal  que  les  hommes  lui  ont  fait. 

Ce  mal  ne  serait  pourtant  pas  encore  si  grand,  ni  surtout  si  difficile 

(l)  Cette  opinion  est  celle  de  l'écrivain  qui  a  peut-être  étudié  avec  le  plus  de  soin  les 
conditions  agricoles  de  l'Algérie,  et  dont  les  observations,  déjà  anciennes,  ont  été  presque 
toutes  confirmées  par  l'expérience.  «  Il  est  certain,  dit  M.  Moll  (Colonisation  et  Agri- 
culture de  l'Algérie,  t.  I",  p.  135),  que  l'Algérie  serait  beaucoup  plus  fertile  et  présen- 
terait notamment  une  tout  autre  végétation  forestière,  si  elle  était  restée  quelques  siè- 
cles déserte  ou  habitée  seulement  par  un  peuple  tout  à  fait  sauvage.  » 


tO  VETUB  DES  DEUX  MONDES. 

à  corriger,  si  telle  qu  elle  est  cette  terre,  et  dans  l'état  où  elle  se  pré- 
sente, elle  était  au  moins  livrée  avec  abondance  et  facile  à  obtenir. 
Malheureusement,  après  avoir  dévasté  la  terre,  les  Arabes  (au  point 
de  vue  de  la  colonisation,  c'est  là  le  pire)  la  détiennent  encore.  D'a- 
pits  de  récens  documens  officiels,  ils  sont  deux  millions  environ,  et 
encore  D*habitent-ils  pas  tous  la  région  cultivable  ou  colonisable. 
n  faut  retrancher  les  tribus  du  désert  et  les  Maures  commerçans  des 
Tilles,  les  anciennes  populations  kabyles  qui  vivent  réfugiées  sur 
les  hautes  cimes  de  montagnes.  C'est  environ  onze  ou  douze  cent 
mille  hommes  qui  restent  répandus  dans  les  vallées,  dans  les  plai- 
nes, et  jusqu'à  mi-côte  des  pentes  de  l'Atlas.  A  eux  seuls,  ces  douze 
oeot  mille  hommes,  à  peu  près  la  population  d'un  des  grands  dé- 
fMuiemens  de  la  France,  n'occupent  pas  beaucoup  moins  de  onze 
à  douze  millions  d'hectares,  c'est-à-dire  la  moitié  du  sol  cultivé 
de  l'Angleterre  et  le  quart  de  celui  de  France.  Ils  occupent  tout 
cela,  chose  assez  naturelle,  puisque  jusqu'à  ces  dernières  années 
personne  n'était  là  pour  le  leur  contester;  mais,  chose  plus  sin- 
gulière, c'est  de  tout  cela  à  peu  près  qu'ils  ont  besoin  pour  vivre. 
Avec  leur  mode  de  culture  et  d'existence,  chaque  tribu  arabe  a 
besoin  pour  subsister,  et  encore  à  de  très  pauvres  conditions,  de 
rayonner  sur  une  sphère  immense  de  territoire.  C'est  ici  la  consé- 
quence inévitable  d'une  propriété  possédée  à  titre  collectif,  jointe 
à  une  vie  à  peu  près  nomade.  A  très  peu  d'exceptions  près,  le  terri- 
toire appartenant  à  chaque  tribu  est  possédé  indivis  par  la  tribu 
tout  entière,  ou  par  des  fractions  de  tribu.  A  peine  les  chefs  les  plus 
considérables  ont-ils  quelques  biens  propres  :  la  différence  de  for- 
tune entre  les  riches  et  les  pauvres  ne  consiste  pas  habituellement 
dans  la  propriété  d'une  plus  ou  moins  grande  quantité  de  terres, 
mais  dans  le  droit  de  prélever  une  plus  ou  moins  grande  part  du 
produit  de  l'immeuble  commun,  ou  d'y  faire  paître  un  plus  ou 
moiiiH  grand  nombre  de  troupeaux.  Là  même  où,  à  l'origine,  des 
propr  11  ticulières  ont  existé  et  subsistent  encore  en  droit,  l'u- 

9Ê^  .  .le  errante,  les  abus  d'une  sorte  de  féodalité  envahis- 
MOte,  la  confusion  des  titres,  ont  amené  de  véritables  habitudes  de 
eommUnauti*.  Ce  communisme  pratique  a  produit  ses  effets  naturels. 
La  terre  n'appartenant  à  personne,  personne  aussi  ne  s'ingénie  ni  ne 
se  latiguo  à  lui  faire  produire  tout  ce  qu'elle  peut  rendre.  11  en  faut 
PiruHUé^^eQt  trois  ou  quatre  fois  plus  pour  nourrir  le  môme  nom- 
»  ^ïi*'*^"^  ^"®  *^"®  '®  régime  de  la  propriété  individuelle. 
TOUS  les  communaux,  à  cet  égard,  jouissent  auprès  des  économistes 
o^  réputation  bien  méritée.  I^es  propriétés  de  nos  communes  tfe 
TOoee  eHos-mèmes,  «u  sein  de  notre  société,  où  tout  vise  à  l'écono- 
mie.  n'échappent  point  à  cette  règle  faUle  :  ce  sont  en  général  des 
où  à  peine  quelques  troupeaux  peuvent  trouver  leur  subsis- 


UNE    RÉFORME    ADMINISTRATIVE    EN    AFRIQUE.  31 

tance,  tandis  qu'à  côté  d'eux  la  petite  culture,  sous  l'aiguillon  de  la 
propriété  individuelle,  résout  souvent  le  problème  de  faire  vivre  une 
famille  de  sept  ou  huit  personnes  sur  un  coin  de  terre  qu'elles  pour- 
raient en  se  couchant  couvrir  tout  entier  de  leur  corps.  Le  Tell  de 
l'Algérie  est  une  série  de  communaux  de  la  pire  espèce.  De  là  le 
singulier  spectacle  qui  saisit  d'étonnement  le  voyageur.  Vous  par- 
courez des  lieues  entières  où  nulle  trace  de  pas  ou  de  charrue,  de 
culture  ou  de  visite  humaine,  ne  se  laisse  apercevoir.  Les  bruyères, 
les  cactus,  y  régnent  seuls  avec  la  fierté  de  l'indépendance.  C'est  le 
désert,  pensez-vous,  ce  sol  est  sorti  tout  droit" de  la  main  de  Dieu  : 
il  attend  le  premier  occupant.  Détrompez-vous  :  il  a  un  maître,  et 
même  plusieurs.  Ils  y  étaient  encore  il  y  a  peu  de  mois  :  s'ils  l'ont 
quitté,  c'est  que  telle  source  d'eau  était  tarie,  ou  telle  veine  de  terre 
épuisée;  mais  ils  reparaîtront,  sinon  l'année  qui  court,  au  moins 
celle  qui  vient.  Et  en  attendant,  si  l'horizon  est  pur,  vous  pouvez 
distinguer  à  travers  les  vapeurs  du  soir  la  fumée  de  leurs  tentes, 
et  l'écho  vous  apportera  les  aboiemens  des  chiens  qui  en  gardent 
l'entrée. 

Du  moment  que  l'on  voulait  coloniser,  il  fallait  nécessairement  se 
préoccuper  de  faire  passer  des  Arabes  aux  Européens  une  partie  au 
moins  du  terrain  si  mal  employé.  C'est  là  qu'on  rencontrait  le  der- 
nier et  non  le  moindre  des  problèmes  de  la  colonisation.  C'est  là 
qu'on  venait  se  heurter  contre  une  redoutable  complication  de  dif- 
ficultés matérielles  et  morales.  La  plus  sérieuse  n'était  pas  la  résis- 
tance armée  que  les  Arabes  pouvaient  opposer  à  une  réduction  de 
'ce  genre,  destinée  à  les  atteindre  dans  leurs  habitudes  les  plus  an- 
ciennes et  les  plus  intimes.,  Bien  que  de  la  part  de  sujets  aussi  bel- 
liqueux aucun  genre  de  résistance  ne  fût  à  dédaigner,  ce  n'était 
après  tout  là  qu'une  question  de  force,  et  une  fois  en  train  de  vain- 
cre et  de  conquérir,  un  peu  plus  ou  un  peu  moins  de  force  à  dé- 
ployer, ce  n'est  pas  là  ce  qui  est  de  nature  à  arrêter  des  armées  fran- 
çaises; mais  derrière  cette  question  de  force  s'élevait  une  bien  plus 
délicate  question  de  droit.  Avions-nous  le  droit  de  retirer  aux  Arabes 
par  voie  de  contrainte  ce  territoire  dont  ils  abusent  sans  doute, 
mais  qu'ils  tiennent  pourtant  de  leurs  aïeux,  et  sur  lequel  ils  exer- 
cent, au  titre  d'une  occupation  non  contestée,  une  possession  immé- 
moriale? Pouvions-nous  consommer  un  tel  dépouillement  sans  rom- 
pre l'engagement  conclu  par  notre  premier  traité  et  plus  encore 
celui  que  nous  avions  contracté  envers  nous-mêmes  de  respecter  les 
propriétés  de  nos  nouveaux  sujets?  Cette  garantie  solennelle  que 
nous  avions  généreusement  donnée  s'étendait-elle  à  cette  propriété 
inattendue,  abusive,  dévorante,  pour  ainsi  parler,  qui  confisque  et 
engouffre  les  dons  les  plus  précieux  de  la  nature  sans  en  jouir  elle- 
même  et  sans  permettre  qu'on  en  jouisse?  Le  droit  d'user  et  d'à- 


32  REVUE   DES   DEUX    MONDES. 

bu«»r,  définition  de  la  propriété  selon  les  jurisconsultes,  va-t-il 
jusqu'à  ne  pas  user  du  tout  de  deux  cents  lieues  de  territoire?  Fal- 
Uil-i!  violer  notre  parole?  Fallait-il  exposer  la  colonisation  entre- 
priîie  à  mourir,  devant  des  immensités  désertes,  du  lent  supplice  de 
Tantale?  Je  ne  crois  pas  que  jamais  cas  de  conscience  plus  délicat 
ait  été  posé  à  un  conquérant  honnête  homme. 

Let  moyens  les  plus  variés,  les  uns  doux,  les  autres  énergiques 
*  el  sommaires,  furent  proposés  dès  le  premier  jour  pour  sortir  de 
celte  diflTiculté,  qui  était  au  fond,  dans  un  avenir  plus  ou  moins  éloi- 
gné, le  nœud  vital  de  la  colonisation.  Les  théories  radicales,  tou- 
jours séduisantes  pour  beaucoup  d'esprits,  surtout  quand  la  néces- 
sité presse  et  que  les  obstacles  impatientent,  furent  les  premières  à 
te  produire.  Des  écrivains  soi-disant  versés  dans  le  droit  musulman 
ont  sérieusement  prétendu  que  le  Coran  ne  permettait  à  ses  fidèles 
aucune  propriété  digne  de  ce  nom,  que  le  souverain  politique, 
dans  la  loi  musulmane,  était  l'unique  propriétaire,  et  que  l'usufruit 
seul  des  biens- fonds  appartenait  aux  détenteurs,  d'où  il  suivait 
qu'en  sa  qualité  d'héritier  de  Mahomet,  le  gouvernement  français 
pouvait  à  son  gré  déposséder  tous  les  Arabes.  Cette  subtilité  eût  tout 
arrangé  en  effet,  tout  excepté  l'honneur,  l'humanité  et  la  conscience. 
Des  conseillers  plus  timorés  ouvraient  l'avis  d'acquérir  aux  Arabes 
leurs  territoires  par  voie  d'expropriation  publique  moyennant 
échange  ou  indemnité,  parti  sans  contredit  beaucoup  plus  humain 
et  plus  sage,  mais  qui  lui-môme  donnait  naissance  à  des  diflicultés 
d'un  autre  ordre.  Pour  acquérir  avec  certitude  en  effet  et  à  l'abri 
des  fraudes  et  des  revendications,  il  faut  commencer  par  déterminer 
avec  clarté  la  nature  et  l'étendue  des  droits  du  vendeur.  Sans  titi'e 
de  propriété  positif,  point  d'acquisition  bien  assurée.  Or  c'est  là  jus- 
tement ce  qui  manque  aux  tribus  arabes,  et  ce  qu'elles  ne  se  sou- 
cient guère  de  se  procurer.  Établies  sur  le  territoire  qu'elles  détien- 
nent au  nom  de  coutumes  mal  définies,  elles  ne  se  mettent  pas  en 
peine  de  bien  savoir  ce  qu'elles  ont,  afin  d'être  plus  à  leur  aise  pour 
prendre  ou  vendre  au  besoin  ce  qu'elles  n'ont  pas.  Les  limites  de 
leur  propriété  respective  sont  si  confusément  tracées,  dans  l'inté- 
rieur de  chaque  tribu  le  mode  de  transmission  et  de  partage  est  si 
incertain,  tant  d'usages  et  de  substitutions  bizarres  viennent  à  la 
traverse  du  droit  commun,  et  la  bonne  foi  est  si  peu  répandue  dans 
leur  tilil  q-:  •  îtf.  transaction  avec  elles,  pour  ne  pas  donner  ou- 
verbire  à  .  lU  sans  fin,  doit  être  précédée  de  longues  et  mi- 

"  iuiions.  Les  premiers  Français  qui  se  risquèrent  aux 

pu,..  .  -.  \.^.  i  en  firent  Texpérience  à  leurs  dépens  :  dix  ans  après 
hiooQquéte,  ils  plaidaient  souvent  encore  sans  avoir  pu  être  mis  en 
poUMlioo  d'un  bien  imaginaire,  ou  qui  n'avait  jamais  existé,  ou  qui 
0  appartenait  point  au  vendeur.  Le  système  d'expropriation  avec 


I 


UNE    RÉFORME    ADMINISTRATIVE    EN    AFRIQUE.  33 

indemnité  supposait  donc  comme  opération  préalable  une  vérifica- 
tion générale  de  tous  les  titres  de  possession  et  l'établissement  d'un 
cadastre  régulier,  deux  opérations  qui,  appliquées  à  ces  territoires 
immenses,  effraient  la  pensée  par  leur  complication  et  leur  lon- 
gueur. Ici  encore  se  retrouvait  sous  une  face  nouvelle  l'inconvénient 
d'avoir  affaire  à  une  demi-civilisation.  Avec  des  nations  policées,  on 
traite  en  assurance;  avec  des  tribus  barbares,  on  n'a  pas  de  droits 
acquis  à  ménager;  on  les  pousse  devant  soi  :  elles  reculent,  et  tout 
est  dit.  Mais  les  Arabes  ont  assez  de  droits  sur  le  terrain  qu'ils  oc- 
cupent pour  qu'on  ne  puisse,  sans  blesser  l'équité,  les  spolier  admi- 
nistrativement,  pas  assez  pour  qu'on  puisse  contracter  avec  eux 
sans  péril;  ils  en  ont  assez  pour  arrêter  un  vainqueur  scrupuleux, 
pas  assez  pour  rassurer  un  acquéreur  prudent. 

Tel  est  exposé  très  imparfaitement  et  même  (je  crains  qu'on  ne  s'en 
doute  pas)  très  brièvement  l'ensemble  et  comme  le  cercle  de  diffi- 
cultés dans  lesquelles  se  trouvait  enfermée  à  son  début  l'œuvre  en- 
treprise par  l'occupation  française  en  Afrique.  De  quelque  côté  qu'elle 
se  tournât,  sous  quelque  point  de  vue  qu'elle  voulût  envisager  la 
tâche  qui  lui  était  dévolue ,  elle  rencontrait  la  route  barrée  dès  le 
premier  pas.  Voulait-elle  se  borner  à  une  simple  conquête?  La  con- 
quête était  laborieuse,  sanglante  et  stérile.  Demandait-elle  appui  au 
commerce?  Le  commerce  répondait  qu'il  vit  d'échanges,  et  ne  peut 
rien  porter  là  où  il  n'a  rien  à  reprendre.  Tentait-elle  une  colonisation 
directe?  Toute  colonie  agricole  se  compose  de  colons  et  de  terres  :  il 
y  avait  très  peu  de  colons  à  trouver  en  France  et  très  peu  de  terres 
à  leur  donner  en  Afrique.  C'est  contre  ces  entraves  de  tout  genre  que 
l'administration  algérienne  a  lutté  pendant  ^ngt-huit  ans,  hésitant, 
tâtonnant,  mais  ne  renonçant  jamais,  essayant  de  tous  les  systèmes, 
entrant  dans  toutes  les  voies  avec  une  persévérance  souvent  heu- 
reuse, parfois  mal  conseillée,  toujours  digne  d'éloge.  Il  est  grand 
temps  d'en  venir  à  examiner  quel  résultat  elle  a  obtenu,  et  parmi 
tant  d'obstacles  qu'elle  avait  à  vaincre,  combien  ont  cédé  à  son  ha- 
bileté, combien  ont  résisté  à  ses  efforts,  combien  même  ont  été  ac- 
crus par  son  inexpérience  et  sa  maladresse;  mai^  si  on  n'avait  com- 
mencé par  mesurer  l'étendue  de  la  tâche,  on  ne  serait  ni  assez  juste 
envers  le  succès  obtenu,  ni  assez  indulgent  pour  les  fautes  com- 
mises. 

Dans  cet  examen  même,  deux  parts  devront  être  faites,  comme 
nous  l'avons  annoncé  :  l'une  pour  l'ancienne  administration,  qui  a 
cessé  moralement  d'exister  en  1858  avec  la  suppressidh  des  gou- 
verneurs-généraux ;  l'autre  pour  la  nouvelle,  qui  commence  avec  la 
création  du  ministère  de  l'Algérie,  et  qui,  si  elle  n'a  pas  encore  eu 
le  temps  de  beaucoup  faire,  a  du  moins  beaucoup  parlé,  et  dont  on 

TOME  XXV.  3 


Il  BETUE   DES   DEUX   MONDES. 

peut  donc  jager  les  intentions,  sinon  les  actes.  Craignant  de  nous 
fier  uiiiquenifut  dans  cette  comparaison  à  nos  souvenirs  et  à  nos  ob- 
senrations  personnelles,  nous  avons  fait  choix,  pour  nous  guider, 
parmi  la  quantité  très  considérable  d'écrits  qu  a  fait  éclore  la  crise 
de  l'année  dernière,  d'un  petit  nombre  dont  le  nom  se  trouve  inscrit 
au  bas  de  ces  pages  (1),  non  qu'ils  aient  tous  à  nos  yeux  une  valeur 
ni  un  mérite  égal ,  mais  parce  qu'ils  représentent  des  points  de  vue 
diflèrens  dont  le  parallèle  peut  être  utile.  Ab  Jove  principium. 
Le  premier  en  importance  de  ces  divers  documens  est  sans  contre- 
dit le  travail  de  M.  le  colonel  Ribourt,  publié  sous  ce  titre  :  le  Gou- 
Tcmnnent  général  de  VAlgérie  de  1852  à  1858.  M.  Ribourt  a  été 
attaché  à  la  personne  de  M.  le  maréchal  Randon,  dernier  gouver- 
neur-général, pendant  toute  la  durée  de  son  pouvoir,  et  l'a  suivi 
même,  si  je  ne  me  trompe,  dans  sa  promotion  récente  au  ministère 
de  la  guerre.  C'est  donc  ici  l'ancienne  administration  elle-même  qui 
se  défend,  et  son  témoignage  a  toute  la  valeur  d'une  pièce  officielle, 
eo  même  temps  que  l'autorité  plus  grande  qui  s'attache  à  la  loyauté 
généralement  reconnue  de  son  dernier  représentant.  En  regard  de 
ce  travail  d'une  source  si  élevée,  nous  prions  qu'on  nous  pardonne 
l'irrévérence  de  placer  la  brochure  du  journaliste  le  plus  opposant 
d'Alger,  véritable  satire  qui  a  tous  les  défauts  du  genre  et  quel- 
ques-uns de  ses  faciles  mérites.  Entre  ces  deux  extrêmes  viennent 
s'interposer  naturellement  les  travaux  de  deux  écrivains  distingués, 
qui,  sans  faire  à  l'ancien  système  une  opposition  à  outrance,  ont 
exprimé  des  vues  de  réforme  modérée.  Un  recueil  hebdomadaire 
asseï  peu  répandu,  mais  rédigé  avec  soin,  nous  a  fourni  la  série 
très  complète  des  pièces  émanées  du  nouveau  ministère,  au  moins 
pendant  la  durée  du  pouvoir  du  prince  qui  l'a  inauguré.  Les  faits 
sur  lesquels  s'accordent  des  autorités  si  différentes  doivent  être  né- 
ceuttircment  tenus  pour  avérés.  Quant  aux  idées  qui  les  divisent, 
nous  demandons  la  permission  de  n'en  adopter  aucune  ni  exclusi- 
vement, ni  aveuglément. 

AXBERT  DE   BrOGLIE. 

J^iL  UGmmmtmÊmt  d^AiQériê  de  185t,  par  F.  Ril)Ourt,  colonel  d'état-major;  Paris, 
^mAmk»  m  O»,  ^oal  Volulro,  13.  —  n.  L'Algérie,  c«  qu'elle  est  et  ce  qu'elle  doU  être , 

^jl^IfTy^^T^T**'  ^^*  ****  '^"****  '"^^  "»®  Babaxoun.  —  III.  L'Àlgéne, 
_r,?*  *»«•*«••. dnoripHf  §t  ttatietiquê,  par  M.  Jules  Duval,  secrétaire  du  conseil- 
ÎS^T-.t'  *?  >'^^^*^  d'Orani  ParU,  Hachette  et  C»«,  rue  Pierro-Sarrazin ,  i4.— 
êL^^'aS'JI  ^^^*'**^^^  **• ''^'^'  P»'  Lowi»  do  Baudicour;  Paris,  Challamel 
r*7  '••  "îf  ■«•apr»,  M.  —  V.  Moniteur  de  la  Colonisation,  journal  hebdomadaire; 


SALOMÉ 


SCÈNES  ET  SOUVENIRS  DE  LA  FORÊT-NOiRE. 


I 


lU n'est  pas  de  chasseur  du  pays  de  Bade  qui  ne  connaisse  la 
Herremviese,  Les  cerfs  et  les  chevreuils  errent  en  liberté  sous  l'om- 
bre épaisse  des  sapins  qui  l'entourent;  le  coq  de  bruyère  y  chante 
au  printemps,  la  gelinotte  y  bat  de  l'aile.  La  plume  ne  saurait  ren- 
dre l'aspect  de  ce  plateau,  situé  au  cœur  même  de  la  Forêt-Noire, 
et  séparé  par  d'interminables  futaies  de  la  plaine  que  la  charrue 
féconde  et  que  l'industrie  anime;  le  pinceau  le  plus  habile  serait 
maladroit  à  reproduire  sur  la  toile  les  couleurs  changeantes  et  la 
désolation  de  ce  paysage,  fermé  par  une  ceinture  d'arbres  sombres 
et  serrés.  Qu'on  se  figure  une  prairie  ovale  cachée  dans  un  pli  de  la 
montagne  ;  les  profondes  colonnades  des  sapins  montent  en  amphi- 
théâtre tout  alentour  sans  que  le  regard  en  puisse  percer  l'étendue 
mystérieuse.  On  dirait  qu'un  géant  a  fauché  un  pan  de  la  forêt  pour 
y  faire  pénétrer  l'air  et  la  lumière;  mais  le  soleil  ni  le  vent  n'en  ont 
pu  chasser  la  tristesse.  Les  eaux  claires  d'un  ruisseau  traversent  la 
prairie;  quelques  maisons  se  groupent  autour  d'une  humble  cha- 
pelle, qui  n'élève  pas  bien  haut  son  petit  clocher.  Une  auberge  est 
bâtie  au  bord  de  la  route;  des  troupeaux  de  vaches  paissent  l'herbe 
çà  et  là.  On  n'entend  pas  d'autres  bruits  que  le  son  de  la  cloche  ou 
le  beuglement  des  animaux  qui  ruminent;  mais  quand  la  bise  souffle, 
des  rumeurs  plaintives  remplissent  le  plateau,  la  forêt  désolée  gémit, 
et  des  murmures  s'en  élèvent  qui  prêtent  une  voix  à  la  solitude  pour 


16  «EVITE   DES   DEUX   MONDES. 

pleurer.  Selon  que  le  ciel  est  bleu  ou  que  les  nuées  se  déchirent  au 
milieu  du  feuillage  noir,  le  caractère  de  ce  plateau  peut  être  moins 
sauvage  sans  cesser  d'être  mélancolique.  Aux  heures  où  le  vent 
d'hiver  agite  la  forêt  d'un  premier  frisson,  où  le  brouillard  qui 
rampe  sur  les  taillis  des  jeunes  sapins  estompe  la  montagne,  la  tris- 
leate  suinte  du  sol,  descend  des  profondeurs  du  bois,  monte  de  la 
vallée,  passe  avec  le  son,  et  la  Herrenwiese  tout  entière,  cachée 
dans  les  nuages,  glacée  par  un  froid  sinistre,  communique  à  l'âme 
l'impression  morne  d'un  tombeau.  Et  cependant,  si  on  l'a  visitée, 
soit  au  printemps,  quand  mille  fleurs  pressées  de  s'épanouir  étoi- 
lent  l'herbe  des  prés,  soit  en  automne,  quand  la  feuille  tombe  et 
court  parmi  les  sentiers,  on  ne  peut  s'empêcher  de  l'aimer,  d'y 
penser  souvent,  et  de  revoir  en  esprit  les  lignes  sévères  de  la  mon- 
tagne qui  l'enserre  et  les  croupes  sombres  de  la  forêt  qui  profile 
sur  le  ciel  gris  les  flèches  dentelées  du  mélèze  et  du  sapin. 

Lorsque  le  voyageur  a  tourné  l'angle  de  la  route  escarpée  qui 
de  Bfihl  conduit  à  la  Herrenwiese,  il  a  devant  lui  toute  l'étendue  du 
plateau,  les  modestes  chalets  à  toits  de  planches  groupés  autour  de 
l'auberge,  le  ruisseau  limpide  qu'enjambent  dé  légers  ponts,  les 
petits  jardins  où  poussent  quelques  légumes  entre  des  haies  vives, 
deux  ou  trois  métairies  perdues  sur  la  lisière  des  grands  bois.  C'est 
à  p«Mne  si  quelques  figures  humaines  animent  le  silence  et  l'immo- 
bilité du  paysage  :  une  bergère  qui  tricote  garde  deux  ou  trois  va- 
ches; une  pauvre  femme,  armée  de  la  pioche  ou  du  râteau,  cultive 
un  petit  coin  de  terre;  un  montagnard  pousse  devant  lui  des  bœufs 
qui  traînent  un  chariot  tout  chargé  de  jeunes  troncs  fraîchement 
coupAs.  Si  un  coup  de  fusil  éclate,  de  longs  échos  répercutent  le  son, 
qui  mule  et  se  prolonge  dans  la  montagne.  Le  ciel  est  bas;  des 
vapeurs  glissent  sur  les  crêtes  de  la  forêt  et  voilent  l'horizon.  Tout 
au  fond  du  plateau,  à  l'autre  extrémité  de  la  Herrenwiese,  s'ouvre 
une  vallée  qui  conduit  à  Forbach  :  on  dirait  un  coin  des  Alpes 
perdu  dans  la  Forêt-Noire. 

A  ré|K>que  ou  commence  ce  récit,  vers  la  fin  du  mois  de  janvier 
iS4.,  à  la  tombée  de  la  nuit,  cinq  personnes  étaient  réunies  dans 
la  maison  du  garde  k  qui  appartient  le  gouvernement  des  chasses 
de  la  Herrenwiese.  Une  lampe  de  cuivre  à  deux  branches,  suspen- 
due au  plafond,  éclairait  la  pièce  du  rez-de-chaussée,  qui  servait 
tout  à  la  fo'is  de  salon  et  de  salle  à  manger  â  la  famille.  Cette  pièce 
était  vaste,  propre,  un  peu  basse,  garnie  de  bancs  qui  en  faisaient 
le  i»iur,  d'une  large  table  bien  luisante  placée  au  milieu  avec  une 
demi. douzaine  d'escabeaux  poussés  dessous,  iVun  gros  poêle  de 
fotm*  qMi  ronflait  dans  on  coin,  et  dont  les  énormes  tuyaux  con- 
louri  !Vm  „i  vaguement  la  trompe  formidal)le  d'un  éléphant. 


*ft' 


SCÈNES    ET    SOUVENIRS    DE    LA   FORÊT-NOIRE.  37 

Les  cloisons,  le  plafond,  le  plancher,  les  meubles,  tout  était  en  bois 
de  sapin  bien  poli;  nulle  part  un  grain  de  poussière.  Un  râtelier 
solide,  cloué  contre  le  mur  principal,  supportait  deux  ou  trois  fusils 
de  divers  calibres,  des  poires  à  poudre,  des  sacs  à  plomb,  des  bon- 
nets fourrés,  et  quelques-uns  de  ces  manchons  «en  peau  de  renard 
que  les  chasseurs  portent  au  temps  des  battues.  Un  grand  coucou, 
dont  le  pendule  grinçait  bruyamment,  sonnait  les  heures  tout  au- 
près; chaque  fois  que  l'aiguille  annonçait  une  sonnerie  nouvelle, 
Toiseau  mélancolique  chantait.  On  aurait  vainement  cherché  dans 
les  angles  de  cette  pièce,  chaude  et  tranquille,  ces  petites  statues 
de  la  Vierge  que  la  foi  catholique  des  montagnards  couronne  de 
fleurs;  point  de  christ  non  plus  et  point  d'images  de  saints,  mais 
en  place  quelques  vieilles  gravures  représentant  des  épisodes  de 
chasse  et  un  assez  beau  portrait  de  Calvin  dans  un  cadre  de  bois 
noir.  Tout  au  bas,  une  main  inconnue  avait  tracé  de  l'écriture  large 
et  ferme  du  xvii'^  siècle  cette  date  :  10  juillet  1509,  et  plus  bas  ces 
mots  :  Que  la  lumière  soit,  et  la  lumière  fut,  A  côté  du  chef  le  plus 
sévère  de  la  réforme,  un  second  portrait  à  la  mine  de  plomb, 
crayonné  d'une  manière  large  et  à  grands  traits,  représentait  un 
vieillard  dont  la  physionomie  était  empreinte  d'un  caractère  singu- 
lier d'énergie  et  de  sombre  exaltation.  On  lisait  au-dessous,  mais 
d'une  autre  écriture,  la  date  du  17  octobre  1685,  placée  en  vedette 
au-dessus  de  ce  verset  de  la  Genèse  :  Je  suis  le  Seigneur j  votre 
Dieu^  qui  vous  ai  tires  de  VEgypte^  de  la  maison  de  servitude. 
L'encre  a\^ait  un  peu  pâli.  Non  loin  de  ces  portraits,  dans  un  coin, 
se  dressait  un  vieux  piano  carré  à  pieds  droits,  accompagné  de 
quelques  cahiers  de  musique  dans  leur  casier.  Des  pots  de  bruyère 
et  de  géranium  ornaient  l'appui  des  fenêtres.  Un  beau  chien  de  la 
race  des  épagneuls,  à  la  robe  noire,  dormait  auprès  du  poêle  ;  au- 
dessus  chantait  une  bouilloire  pleine  d'eau.  La  pluie  fouettait  par 
rafales  les  volets  fermés;  on  entendait  le  pétillement  des  gouttes 
d'eau  contre  les  ais  de  sapin,  et  à  intervalles  inégaux  les  sifîlemens 
de  la  bise,  qui  secouait  la  robuste  maison.  Par  une  porte  intérieure, 
à  demi  ouverte,  on  apercevait  une  servante  en  train  de  frotter  vigou- 
reusement la  vaisselle  d'étain  et  de  faïence  sur  le  bord  fraîchement 
lavé  d'un  fourneau  chargé  d'ustensiles  de  cuivre.  Elle  fredonnait  à 
voix  basse  pour  accompagner  son  travail.  Dans  la  grande  pièce, 
aucun  bruit,  pas  une  parole,  pas  un  son,  si  ce  n'est  le  murmure  in- 
termittent d'un  rouet  dont  une  fileuse  faisait  tourner  la  manivelle. 
Parmi  les  cinq  personnes  qu'on  voyait  là,  quatre  avaient  entre 
elles  un  air  de  famille,  la  cinquième  paraissait  étrangère;  c'était  un 
jeune  homme  qui  portait  un  costume  de  chasse,  gilet,  veste  et  pan- 
talon de  velours  marron  à  côtes,  avec  des  bottes  de  cuir  de  Russie 


da  jarret.  Asâs  deranl  k  grande  table,  la  lète 
1  écmiit;  la  pIvK  sTaiTétah  soorait,  et  souvent  ansd  il  regar- 
le  petit  gRMqpe,  qû  wmMait  abaotbé  tout  eotM  psur  des  oc- 
<fif«nes.  Ce  ctowcf  poorâît  arw  une  trentaine  tf  an- 
liai;  i  avait  le  râage  pâle,  sérieux  et  dom,  les  jeux  bleus,  des 

el  aojeiiK,  les  traits  fins,  la  pbyâono- 
»,  et,  amme  eootraste,  une  Imgae  balafire  blandie 
qal  uiff  !Q«i  le  front  et  expirait  sor  la  joœ.  On  poorait  croire  éga- 
ksKBt  qne  c'était  vn  prafesBeor  de  FanÎTerâté  de  flqdelha^  en 
trate  de  iôre  aae  cxeonioB  sdentifiqoe,  on  qaelqœ  jeone  officier 
de  la  ^,f  ■■■■■«  de  Bastadt  benreox  d'égayer  par  la  chasse  les  loisirs 
d'an  congé.  Qnaad  les  yeux  da  jeone  homme  avaient  fait  le  tonr  de 
la  cfaunbre,  ils  s'anétaient  pins  kHigtemps,  et  avec  nne  complaî- 
anee  rêveuse,  sor  le  profil  d'one  jeone  fille  qoi  lisait  à  Fantre  boat 
de  la  table.  D  n'en  détachait  pins  sm  regard  sans  nn  ^ort,  et  sa 
■ttin  paraiTiHÎt  ensmte  plus  knte  à  éciîre.  La  jeone  fiOe,  objet  de 
cette  attention,  n'avait  pas  plos  de  dix-huit  on  dix-neuf  ans;  deux 
de  cheveux  blonds,  semblables  à  des  fils  de  soie 
adraient  nn  front  pur,  placide  et  légèrement  bombé; 
nn  petit  résean  de  veines  bleues  courait  sor  les  tempes.  Ses  pao-. 
et  fraisées  de  longs  dis,  j[m>jetaient  une  ombre 
mate  de  ses  joœs.  Aucune  émotion  ne  pa- 
ï,  et  jamais  elle  n'était  distraite  de  sa  lecture; 
semMait  oppressée,  et  sa  poitrine  se  soo- 
irrégnliers  et  profonds.  Tout  en  elle  avait  une 
frtie  et  dâicate;  le  corsage  étroitement  serré  par  un 
ichn  de  nwnfnfline,  sa  taille  plate,  ses  bras  souples,  ^nt  Fun  soo- 
m  tète  pensive  par  une  courbe  harmonieuse,  ses  mains  bru- 
par  le  hàle,  mais  cFune  forme  charmante,  son  cou  mince  et 
raod,  ff  ipifMiun  sérieuse  de  sa  bouche,  faisaient  songer  à  ces 
Tierces  qui  enaetefiaKnt  leur  jeunesse  dans  les  ombres  d'un  cloître 
et  mmààmi  repetter  nne  patrie  inconnue.  Auprès  d'eUe,  un  petit 
des  maisonnettes  et  des  bonshommes  sur  une 
de  papier  Manc  il  était  bravement  accroupi  sur  sa  chaise, 
«•  ■•  UMn^nât  pan  d'exposer  son  ceuvre  à  la  lumière  après  chaque 
«•■p  de  cvafon«  A  fair  de  son  visage,  on  dev'mait  que  cet  artiste 
^  *«  •»  dannait  nne  pleine  ^iprobation  à  ce  qu'il  faisait.  Plus 
W«f  A  eM  dn  patte*  nn  honuDe  A  chcfcm  grisonnans,  vigoureux, 
••eel  de  laiSe  aoyenni,  aasis entre  nn  baquet  plein  d'eau  et  une 
^iiaan  fond  de  laquelle  il  y  avait  qnriques  gouttes  d'huile, 
yf*^f^_^  ^^•t»  ^Wi  ftMil  A  deui  coq»,  dont  la  crosse  et  la 
Mwie,  farniaa  de  cnifie,  venaient  d'être  nettoyées  et  polies  à 
fcM.  Ob  rfrBaaiiiHli  en  lai  le  chef  de  U  famille;  U  portait  le  rè- 


SCÈNES    ET   SOUTEMRS    DE    LA    FORÈT-NOrRE.  S9 

tement  des  gardes  de  la  Forêt -Noire,  la  grande  casaque  de  drap 
gris,  à  paremens  et  à  collet  droit  de  couleur  verte  ;  son  chapeau  de 
feutre,  également  vert,  orné  d'un  large  ruban  de  soie  et  d'une  co- 
carde en  plumes  de  coq  de  bruyère,  reposait  à  ses  pieds,  chaussés 
de  grandes  bottes  en  cuir  noir  qui  montaient  jusqu'au  milieu  des 
cuisses.  A  portée  de  sa  main ,  appuyée  contre  la  cloison ,  on  voyaûl 
cette  hachette  à  long  manche  avec  laquelle  les  forestiers  allemands 
entaillent  les  arbres  propres  à  être  abattus.  Quand  par  hasard  le 
garde  relevait  la  tête,  on  apercevait  un  visage  maigre,  austère,  au- 
quel le  sourire  semblait  étranger,  et  dont  les  yeux  noirs,  profondé- 
ment enchâssés  sous  des  sourcils  touffus  et  mobiles,  rappelaient,  par 
leur  éclat  et  leur  vivacité,  ceux  des  oiseaux  de  proie.  Ce  visage  ce- 
pendant n  effrayait  pas;  malgré  la  rigidité  des  traits  et  le  feu  du 
regard,  on  y  lisait  la  franchise,  la  droiture  et  la  bonté,  unies  à  l'ex- 
pression d'une  énergie  sans  égale.  Après  l'avoir  examiné  un  instant, 
on  ne  pouvait  s'empêcher  de  jeter  les  yeux  sur  le  portrait  à  la  mine 
de  plomb  suspendu  au  mur.  Entre  le  vieillard  que  représentait  ce 
portrait  et  l'homme  qui  lavait  son  fusil,  il  y  avait  ime  analogie  qui 
saisissait  tout  d'abord.  En  face  du  père  de  famiUe,  une  femme  âgée, 
vêtue  de  noir,  filait  lentement.  De  temps  en  temps,  elle  regardait  le 
petit  garçon  qui  dessinait  et  lui  souriait  à  la  dérobée.  Au  premier 
coup  d'œil  jeté  dans  cette  vaste  pièce  et  sur  les  personnes  qui  l'ha- 
bitaient, ii  était  facile  de  reconnaître  qu'on  avait  mis  le  pied  dans 
r intérieur  austère  d'une  famille  protestante. 

Après  qu'il  eut  achevé  de  fourbir  son  anne  de  prédilection  et  ra- 
justé le  canon  dans  le  bois  de  la  crosse,  Jacob  Royal  mit  à  sa  place, 
dans  le  râtelier,  le  fusil  oint  légèrement  d'une  dernière  couche 
d'huile,  se  rapprocha  de  la  table,  prit  un  gros  livre  à  fermoirs  d'ar- 
gent, et,  tirant  un  escabeau,  s'assit  dans  le  voisinage  de  la  lampe  à 
deux  branches.  —  Celui  qui  n'a  pas  soin  de  son  arme,  dit-il,  est 
semblable  à  un  homme  qui  ne  donnerait  à  son  serviteur  ni  le  pain 
ni  le  sel  ;  quand  vient  le  jour  de  la  mauvaise  fortune,  le  ser\*iteur 
abandonne  la  maison,  et  Thomme  périt. 

Pei-sonne  ne  répondit;  le  petit  dessinateur  suspendit  un  instant 
la  marche  de  son  crayon ,  la  plume  du  jeune  chasseur  cria  sur  le 
papier,  et  Jacob,  ayant  ouvert  son  grand  livre,  lut  silencieusement, 
ses  deux  mains  étendues  sur  la  table.  Le  chasseur  ne  regaixia  plus 
la  jeune  fille.  Le  silence,  déjà  profond,  devint  plus  profond  encore. 

Bientôt  après  le  coucou  chanta  dix  fois.  Jacob  ferma  son  livre. 
—  L'heure  du  repos  est  venue,  dit-il;  la  nuit  a  été  donnée  à  l'homme 
pour  qu'il  fût  délassé  de  ses  fatigues;  retirez-vous,  mes  enfans.  Toi, 
Salomé,  va  voir  dans  la  cuisine,  à  l'étable  et  dans  l'écurie,  si  tout 
est  en  ordre  et  si  les  animaux  ne  manquent  de  rien.  Le  Seigneur 
nous  les  a  donnés,  mais  il  faut  êti*e  bon  pour  eux. 


^0  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

La  jeune  fille,  qui  lisait,  se  leva  et  sortit,  tandis  que  son  frère 
serrait  dans  une  boîte  son  crayon  et  son  papier  avec  la  docilité 
muette  d'un  enfant  qui  pratique,  sans  la  connaître,  la  sentence  des 
serviteurs  arabes  :  «  Entendre,  c'est  obéir.  » 

—  Et  toi,  Rodolphe,  poursuivit  Jacob  en  s' adressant  au  chasseur, 
cesse  d'écrire;  après  cette  longue  journée  de  chasse,  tu  dois  avoir 
besoin  de  sommeil.  Quiconque  a  vécu  en  paix  dormira  en  paix,  et 
son  réveil  sera  semblable  à  la  fraîche  lueur  du  matin. 

Salomé  rentra,  et,  secouant  les  gouttes  de  pluie  qui  argentaient 
sa  mante  et  ses  cheveux,  s'arrêta  debout  devant  son  père.  —  Tout 
est  bien,  et  les  animaux  reposent,  dit-elle  d'une  voix  lente  et  grave 
qui  avait  la  sonorité  d'une  cloche  d'argent. 

—  A  présent  prions,  mes  enfans,  reprit  Jacob. 

Toute  la  famille  joignit  les  mains,  la  fileuse  à  la  droite  de  Jacob, 
Salomé  et  Zacharie  à  sa  gauche.  Le  chasseur  inclinait  sa  tête  de 
l'autre  côté  de  la  table.  Le  garde  leva  les  yeux  au  ciel.  —  Toi  qui 
as  tiré  les  Hébreux  des  mains  des  Égyptiens  et  rendu  semblables 
aux  agneaux  les  lions  qui  menaçaient  Daniel,  protége-nous.  Tu  vois 
le  fond  de  nos  cœurs  et  tu  lis  dans  nos  âmes.  Inspire-nous,  Sei- 
gneur, la  sainte  résolution  de  marcher  dans  ta  voie,  et  que  ta  mi- 
séricorde s'étende  sur  cette  maison! 

Après  que  sa  main  se  fut  abaissée  sur  les  fronts  penchés  de  Sa- 
lomé, de  Zacharie  et  de  la  fileuse,  Jacob  se  tourna  vers  le  chasseur  : 
—  Tu  n'es  pas  de  notre  communion,  ajouta-t-il;  mais  celui  qui  rend 
aux  enfans  l'iniquité  des  pères  jusqu'à  la  troisième  et  quatrième 
génération  connaît  entre  tous  les  hommes  de  bonne  volonté  et  les 
bénit.  Adieu,  mon  fils,  jusqu'à  demain  ! 

Salomé,  qui  s'était  levée,  approcha  son  front  des  lèvres  de  son 
père;  il  l'embrassa,  ainsi  que  Zacharie,  qui  fermait  à  demi  les  yeux, 
et  se  retira.  La  fileuse  prit  l'enfant  par  la  main  et  ouvrit  une  porte 
voisine.  Au  moment  où  Salomé  allait  poser  le  pied  sur  l'escalier  qui 
conduisait  à  l'étage  supérieur,  le  chasseur  l'arrêta  par  le  pan  de  sa 
robe.  —  Ne  me  direz-vous  rien,  Salomé?  Vous  ne  m'avez  pas  en- 
core parlé,  et  j'ai  vécu  loin  de  vous  tout  aujourd'hui,  dit-il. 
^  Salomé  se  retourna.  Elle  tenait  à  la  main  un  petit  fiambeau  qui 
Téclairait  tout  entière.  Elle  était  très  pâle,  et  ses  lèvres  semblaient 
agitées  d'un  mouvement  nerveux.  —  Que  le  Seigneur  méjuge,  si 
je  fais  mal!  dit-elle  avec  effort,  mais  mon  cœur  n'est  pas  de  pierre. 
Voilà  ma  main...  Dormez,  Rodolphe,  dormez  tranquille,  si  une 
bonne  parole  peut  rendre  la  paix  à  vos  nuits. 

Un  éclair  de  joie  illumina  le  visage  du  chasseur;  il  s'empara  de  la 
main  qu'on  lui  tendait  et  la  porta  à  ses  lèvres.  Salomé  la  retira  vi- 
vement, et  monU  l'escalier  de  bois,  qui  craquait  sous  ses  pas  trem- 
blons. Un  instant  la  lumière  de  sa  lampe  en  éclaira  l'obscurité,  puis 


SCÈNES    ET    SOUVENIRS    DE    LA   FORÊT-NOIRE.  Al 

tout  disparut,  et  l'on  entendit  dans  le  silence  de  la  maison  le  bruit 
d'une  porte  qu'on  fermait. 

—  Ah  !  dit  le  chasseur,  pourquoi  l'ai-je  vue  et  pourquoi  faut-il 
que  je  l'aime?  • 

Comme  il  se  retournait,  il  aperçut  sur  la  table  le  livre  que  dans 
son  trouble  Salomé  avait  oublié  d'emporter.  Il  l'ouvrit  et  dessiiîa 
avec  une  plume  sur  le  feuillet  marqué  par  un  signet  un  R  et  un  S 
entrelacés.  —  Si  quelque  jour  nous  sommes  séparés,  murmura-t-il^ 
ces  deux  lettres,  éternellement  unies,  lui  rappelleront  quelqu'un  qui 
loin  d'elle  la  pleure  et  s'en  souvient! 

II. 

Jacob  Royal  était  depuis  vingt  ans  garde  des  forêts  domaniales 
de  la  couronne  grand-ducale  de  Bade  à  la  Herrenvviese;  il  avait  suc- 
cédé à  son  père.  Il  avait  alors  une  cinquantaine  d'années  à  peu  près.. 
Sa  famille  se  composait,  on  le  sait,  de  trois  personnes  :  sa  sœur  Ruth, 
qui  était  son  aînée  et  qui  portait  depuis  sa  lointaine  jeunesse  le  deuil 
de  son  fiancé  mort  à  Leipzig,  Salomé  et  Zacharie.  Ja^ob  avait  déjà 
perdu  deux  enfans  et  sa  femme,  qu'il  avait  tendrement  aimée,  et 
qu'il  n'avait  pas  voulu  remplacer.  Tous  les  événemens  qui  avaient 
laissé  leurs  traces  dans  sa  vie,  il  les  avait  inscrits  sur  les  marges 
d'une  grosse  bible  in-folio  qui  était  dans  la  famille  depuis  une 
longue  suite  d'années.  D'autres  marges  étaient  depuis  longtemps 
noircies  et  l'avaient  été  par  des  mains  que  la  mort  avait  glacées 
tour  à  tour.  Lorsque  Jacob  feuilletait  le  soir  ce  lourd  et  respectable 
volume  qui  devait  être  un  jour  remis  à  Zacharie,  il  y  trouvait  de 
page  en  page  les  annales  de  sa  famille,  les  dates  des  naissances, 
des  mariages,  des  décès,  et  en  outre  celles  de  certains  faits  considé- 
rables dont  les  victimes  avaient  voulu  que  la  mémoire  fut  conservée. 
Des  sentences  religieuses,  des  emprunts  faits  à  la  Bible,  des  prières 
énergiques  et  courtes,  un  mot,  un  cri  où  l'on  sentait  parfois  tout  le 
déchirement  d'une  âme,  accompagnaient  ces  dates  et  en  traduisaient 
le  sens.  C'était  comme  un  écho  des  souffrances  et  des  épreuves  du 
passé.  Dans  les  heures  d'angoisse,  le  cœur  fort  de  Jacob  se  retrem- 
pait dans  cette  lecture;  il  en  sortait  raffermi  et  résigné. 

La  famille  de  Jacob  Royal  était,  comme  son  nom  l'indique,  d'ori- 
gine française.  Elle  avait  quitté  le  Haut-Languedoc  à  l'époque  de 
la  révocation  de  l'édit  de  Nantes,  et  réussi,  après  maintes  aventures 
et  non  sans  laisser  aux  mains  des  dragons  de  M.  de  Baville  la  tota- 
lité de  ses  biens  et  quelques-uns  de  ses  membres,  à  gagner  l'Alfe- 
magne,  où  elle  avait  trouvé  la  liberté  d'adorer  Dieu  selon  sa  foi. 
Comme  un  vol  d'oiseaux  voyageurs  longtemps  battus  par  l'orage 


112  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

s'arrête  sur  le  premier  rivage  qu'il  rencontre,  ainsi  cette  famille 
d'exilés  prit  racine  sur  les  bords  du  Rhin,  et,  lasse  de  sa  course  en- 
sanglantée, ne  chercha  pas  un  autre  refuge.  Ces  premiers  fugi- 
tifs, privés  de  tout,  vêtus  de  quelques  lambeaux  d'étoffe,  tendirent 
leurs  mains  vers  le  ciel  sur  la  terre  de  délivrance,  et,  armés  de  ce 
courage  qu'avaient  eu  leurs  frères  les  puritains  dans  les  forêts  de 
l'Amérique,  ils  demandèrent  au  travail  les  ressources  qu'ils  avaient 
perdues.  La  première  fois  qu'ils  s'assirent  autour  d'une  table  gros- 
sière qu'ils  avaient  façonnée,  sous  un  humble  toit  qu'ils  avaient 
bâti,  et  qu'ils  mangèrent,  réunis  sous  la  main  de  l'aïeul,  un  pain 
honnêtement  gagné,  ils  remercièrent  le  Seigneur  et  entonnèrent  un 
hymne  d'actions  de  grâces  dans  la  langue  de  la  patrie  perdue.  Ils 
continuèrent  comme  ils  avaient  commencé,  obéissant  de  père  en  fils 
à  cette  tradition  de  constance  et  de  résolution  qu'ils  avaient  reçue 
au  berceau  ;  mais  endurcis  par  les  fatigues,  les  périls  et  les  épreuves 
de  toutes  sortes  qu'une  longue  adversité  avait  fait  passer  sur  tous 
ceux  de  leur  nom,  ils  revêtirent  leur  foi  d'un  caractère  d'austérité 
et  de  rigorisme  qui  les  rendit  semblables  à  ces  sombres  puritains 
qui  combattaient  les  cavaliers  du  roi  Charles  la  Bible  d'une  main  et 
l'épée  de  l'autre.  Au  milieu  d'un  peuple  et  d'une  civilisation  qui 
changeaient,  ils  ne  changèrent  pas.  Tels  ils  arrivèrent  à  Kehl  en 
1686,  tels  on  les  retrouvait  à  la  Herrenwiese  en  18Zi..  Jamais  un 
Royal  n'avait  mêlé  son  sang  au  sang  d'un  catholique,  si  ce  n'est 
sur  les  champs  de  bataille.  Les  fils  des  proscrits  et  leurs  filles  s'al- 
lièrent entre  eux,  puis  s'allièrent  aux  familles  protestantes  du  pays; 
ils  s'habituèrent  à  parler  allemand  sans  oublier  la  langue  maternelle, 
qui,  dans  la  bouche  des  descendans,  avait  conservé  des  formes  an- 
ciennes et  des  tours  solennels  qui  étonnaient  l'étranger.  Ils  appre- 
naient le  français  dans  la  vieille  bible  emportée  par  l'aïeul.  C'est  alors 
que  cette  habitude  qu'ils  avaient  contractée  d'emprunter  à  l'Ancien 
Testament  les  noms  qu'on  donne  aux  nouveau-nés  s'enracina  dans 
la  famille.  C'était  comme  un  souvenir  des  proscriptions  qu'ils  subis- 
saient après  le  peuple  de  Dieu  et  un  hommage  rendu  au  livre  saint 
auquel  les  calvinistes  demandent  chaque  jour  des  consolations  et  des 
enseignemens.  Cette  gravité  qui  naît  du  malheur  et  ce  besoin  de 
solitude  qu'éprouvent  les  cœurs  blessés  les  avaient  poussés  loin  des 
grands  centres  d'habitation,  vers  les  montagnes,  et  dès  la  seconde 
génération  le  Schwartzwald  était  devenu  une  nouvelle  patrie  pour 
cette  tribu  d'exilés.  Parmi  les  descendans  de  David  Royal,  ceux-là 
devinrent  forestiers,  ceux-ci  fabricans  d'horloges:  tous  vécurent 
humblement,  mais  probes  et  gardant  intact,  dans  des  cœurs  qui 
semblaient  faits  d'un  morceau  de  chêne,  l'héritage  d'honneur  et  de 
loyauté  qu'ils  avaient  reçu  de  leur  père;  toutefois,  comme  si  l'air  et 


SCÈNES   ET   SOUVENIRS   DE    LA   FORÊT-NOIRE.  AS 

le  soleil  du  pays  natal  eussent  manqué  à  leur  poitrine,  ils  ne  mul- 
tiplièrent pas  ainsi  que  les  fils  d'Israël,  et  leur  nombre  lentement 
diminua  plus  qu'il  ne  s'accrut.  En  18Zi.,  Jacob  était  le  chef  de  la 
famille;  lui  seul  portait  le  nom  de  Royal  dans  la  Forêt-Noire,  et 
après  lui  Zacharie  seul  devait  en  être  le  représentant. 

Quand  le  père  de  Jacob  avait  été  nommé  à  l'emploi  de  garde- 
forêt,  dans  la  pensée  que  la  Herrenwiese  serait  éternellement  l'asile 
de  sa  famille,  cette  terre  de  Ghanaan  que  poursuivent  les  proscrits 
et  qu'ils  trouvent  si  rarement,  il  s'était  plu  à  embellir  la  maison 
qu'il  avait  achetée  du  fruit  de  ses  laborieuses  économies  et  à  l'agran- 
dir pour  qu'elle  fût  commode  à  ses  enfans  et  aux  enfans  de  ses  en- 
fans.  De  là  ces  communs  amples  et  bien  distribués,  ces  étables,  ce 
chenil,  ce  jardin,  ce  potager  qui  l'entouraient;  de  là  ces  curiosités 
qui  trompent  les  longues  heures  de  l'isolement,  ce  petit  ruisseau 
qui  s'arrondit  et  baigne  une  île  faite  d'un  peu  de  terre  et  de  quelques 
racines  entre  lesquelles  niche  le  canard ,  ces  prairies  et  ces  taillis 
larges  de  six  coudées  où  joue  et  court  une  paire  de  faisans  apprivoisés, 
cette  colline  tapissée  de  bruyère  qu'un  écolier  franchirait  d'un  élan 
et  qui  sert  de  retraite  à  toute  une  tribu  de  lapins  que  des  bassets 
à  robes  noires  et  à  jambes  torses  poursuivent  en  jappant,  ce  sapin 
mort  sur  lequel  perche  un  milan  fauve  étonné  de  son  oisiveté,  cette 
forêt  enfermée  entre  quatre  planches  où  bondissent  deux  chevreuils 
dont  les  têtes  fines  et  sauvages  regardent  le  voyageur  par- dessus 
les  jeunes  pousses,  ce  lac  qui  tiendrait  dans  un  boudoir  et  qu'a- 
nime le  vif  frétillement  des  truites.  Jacob,  et  après  Jacob  Salomé  et 
Zacharie  avaient  grandi  dans  cette  enclave  qui  les  avait  amusés  tout 
petits,  et  à  laquelle,  plus  grands,  ils  tenaient  par  mille  souvenirs. 
Si  leur  domaine  n'était  pas  grand,  ils  avaient  la  prairie,  le  torrent, 
et  plus  loin  les  profondeurs  sans  bornes  de  la  forêt.  Quels  ravins  ne 
connaissaient-ils  pas,  dans  quelle  source  n'avaient-ils  pas  étanché 
leur  soif,  quelles  pentes  n'avaient-ils  pas  gravies!  De  la  Hornis- 
grinde  au  Wildersee,  il  n'était  pas  de  coin  sombre  qu'ils  n'eussent 
exploré. 

Dans  la  semaine,  les  soins  du  ménage  occupaient  les  femmes;  le 
temps  des  hommes  appartenait  à  la  forêt  :  ils  en  surveillaient  les 
coupes,  marquaient  les  arbres  et  chassaient.  De  lentes  épargnes 
amassées  d'année  en  année  avaient  grossi  le  petit  avoir  de  la  fa- 
mille. A  dix -huit  ans,  et  dans  ces  contrées  pauvres,  Salomé,  qui 
.avait  six  arpens  de  bonnes  terres  et  3,000  florins  de  dot,  passait 
pour  un  riche  parti.  Elle  n'avait  point  encore  fait  de  choix.  Jamais 
on  ne  la  voyait  aux  danses  qui  réunissent  la  jeunesse  du  pays  dans 
l'auberge.  Le  dimanche,  elle  priait  en  famille.  Personne  ne  filait 
mieux  qu'elle  et  ne  préparait  de  meilleure  toile.  Elle  était  active, 


^^  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

vigilante  et  douce.  Si  quelque  bûcheron  ou  quelque  ouvrier  des  car- 
rières se  blessait  en  travaillant,  elle  était  la  première  à  porter  la 
charpie  et  le  linge  nécessaires  au  pansement,  la  plus  prompte  et  la 
plus  adroite  à  le  soigner.  Il  y  avait  toujours  dans  la  maison,  grâce 
à  elle,  un  gros  morceau  de  pain,  une  tranche  de  jambon  et  quelque 
menue  monnaie  pour  l'étudiant  qui  passe  faisant  le  tour  de  la  Fo- 
rêt-Noire, ou  le  pauvre  qui  tend  la  main.  On  l'aimait  dans  tout  le 
canton,  on  lui  reprochait  seulement  de  ne  jamais  rire.  Salomé  faisait 
tout  silencieusement,  son  travail  de  chaque  jour  et  le  bien.  On  sa- 
vait qu'elle  regrettait  sa  mère  et  une  petite  sœur  morte  entre  ses 
bras;  on  ne  savait  pas  si  elle  désirait  quelque  chose.  L'ouvrage  ter- 
miné, quand  le  temps  le  permettait,  Salomé  avait  coutume  chaque 
jour  de  se  promener  dans  la  montagne.  Elle  en  connaissait  tous  les 
sentiers,  mais  elle  avait  des  coins  de  prédilection  vers  lesquels  elle 
dirigeait  presque  toujours  ses  pas.  Souvent  elle  avait  un  livre  à  la 
main.  On  la  voyait,  à  travers  les  arbres,  passer  lentement,  recueil- 
lie dans  une  pensée  intérieure  qui  jetait  de  nouvelles  ombres  sur 
son  front.  Les  étrangers,  les  touristes  se  retournaient  pour  la  re- 
garder, saisis  d'un  sentiment  où  la  surprise  se  mêlait  au  respect; 
les  jeunes  gens  de  l'endroit  la  saluaient  sans  s'arrêter.  Salomé  res- 
tait de  longues  heures  assise  au  pied  d'un  arbre  dans  les  bruyères, 
sur  des  hauteurs  d'où  sa  vue  perçait  l'horizon,  ou  blottie  à  l'ombre 
d'un  rocher,  dans  un  ravin,  attentive  et  les  mains  sur  les  genoux. 
Quelquefois  elle  lisait,  et  le  passage  d'un  troupeau  de  bœufs  ne  l'au- 
rait pas  tirée  de  sa  lecture  ;  quelquefois  elle  avait  les  yeux  perdus 
dans  un  brin  d'herbe,  et  rien  avant  le  soir  ne  l'arrachait  à  sa  rêve- 
rie. Alors  elle  rentrait  au  logis  plus  pâle  encore  malgré  la  marche  et 
le  grand  air,  mais  sereine  et  prête  à  tous  les  humbles  devoirs  d'une 
ménagère.  Les  enfans  l'aimaient  et  seuls  osaient  l'aborder. 

Comment  Rodolphe,  qui  n'appartenait  pas  à  la  famille  et  n'était 
pas  du  pays,  avait-il  pénétré  dans  cet  intérieur  sévère  et  l'y  voyait-on 
déjà  depuis  quelques  semaines?  C'est  ce  qu'un  hasard  avait  voulu. 

Jacob  ne  le  connaissait  pas,  Salomé  ne  l'avait  jamais  vu.  Un  jour 
que  Rodolphe  chassait  dans  la  Forêt-Noire,  le  brouillard  l'avait  sur- 
pris; au  milieu  de  ces  masses  épaisses  de  vapeur  que  le  vent  roulait 
au  travers  de  la  montagne,  il  n'avait  pas  tardé  à  perdre  son  chemin. 
Le  soir  était  venu;  la  fatigue  commençait  à  se  faire  sentir;  quand  il 
s'arrêtait,  le  froid  le  saisissait.  Chaque  pas  lui  faisait  rencontrer  de 
nouveaux  sapins.  Il  savait  qu'il  n'y  a  point  d'hôtes  dangereux  à  re- 
douter dans  la  forêt;  mais  la  perspective  d'une  nuit  à  passer  dans 
cette  humidité  glaciale  ne  laissait  pas  de  l'inquiéter.  Comme  il  déses- 
pérait d'atteindre  une  habitation  et  cherchait  déjà  l'abri  d'un  rocher 
sous  lequel  il  pût  s'étendre,  il  entendit  un  bruit  de  pas  sur  les  cail- 


SCÈNES    ET    SOUVENIRS    DE    LA   FORÊT-NOIRE.  A5 

loux.  Rodolphe  appela.  Une  voix  lui  répondit,  et  un  homme  précédé 
d'un  chien  s'approcha  de  lui  à  grandes  enjambées  :  c'était  Jacob, 
qui  regagnait  la  Herrenwiese  après  une  tournée  dans  les  bois.  La 
présence  du  garde,  sa  parole  ferme,  l'espoir  d'un  gîte  prochain, 
tout  rendit  au  chasseur  la  force  qui  lui  manquait.  11  suivit  résolu- 
ment son  guide.  Si  sombre  qu'elle  fût,  la  forêt  n'avait  pas  de  mys- 
tères pour  Jacob.  Un  arbre  d'une  forme  particulière,  une  pierre,  un 
pan  de  mousse,  un  ruisseau,  une  croix,  un  vieux  tronc  renversé, 
étaient  autant  de  signes  auxquels  Jacob  reconnaissait  l'étroit  sentier 
couvert  des  ombres  du  brouillard.  Le  chien,  qui  répondait  au  nom 
d'Hector,  marchait  devant  eux,  bondissant  sur  les  pistes,  disparais- 
sant sous  le  couvert  impénétrable  des  sapins  et  reparaissant  tout  à 
coup  joyeux,  agile  et  la  queue  au  vent.  Au  bout  d'une  heure,  on  en- 
tendit au  fond  de  la  brume  errante  le  son  d'une  cloche;  bientôt 
après,  une  lumière  rougeâtre,  élargie  par  la  vapeur  qui  ondulait  sur 
le  plateau,  perça  la  nuit.  —  Nous  y  voici,  dit  Jacob.  Quelques  pas 
encore  les  amenèrent  devant  la  porte  d'une  vaste  maison  qui  s'était 
ouverte  aux  aboiemens  d'Hector.  Une  jeune  fdle  était  sur  le  seuil, 
tenant  une  lampe  de  la  main  gauche,  et  de  l'autre  couvrant  son 
front  pour  mieux  voir  dans  l'obscurité.  Elle  était  petite,  immobile  et 
grave,  avec  quelque  chose  en  elle  d'harmonieusement  triste,  intelli- 
gent et  doux  qu'on  n'est  pas  accoutumé  à  voir  parmi  les  filles  de  la 
campagne.  Entrevue  à  cette  clarté  douteuse,  elle  semblait  jolie.  Exa- 
minée à  loisir  et  en  pleine  lumière,  elle  était  mieux  que  cela.  Les 
traits  du  visage  étaient  fms,  l'expression  surtout  en  était  remar- 
quable. Elle  avait  le  regard  droit,  ferme  et  clair.  Jamais  bouche 
plus  sérieuse  ne  fut  plus  aimable.  H  sembla  à  Rodolphe  qu'il  avait 
déjà  vu  cette  figure  jeune  et  calme.  Son  souvenir  ne  lui  en  disait 
pas  davantage.  Gomme  il  la  regardait,  Salomé  se  rangea  pour  lui 
laisser  le  passage  libre,  et  la  voix  mâle  du  garde  lui  dit  d'entrer. 

—  Tu  es  chez  Jacob  Royal,  reprit  son  guide,  et,  lui  montrant  un 
siège  près  du  poêle,  il  l'invita  à  s'asseoir. 

Il  se  trouva  justement  que  Rodolphe  avait  dans  sa  poche  une 
lettre  que  le  grand-veneur  de  la  cour  de  Rade  lui  avait  donnée 
pour  le  forestier  de  la  Herrenwiese,  où  il  avait  l'intention  de  passer 
deux  ou  trois  jours  à  chasser  le  cerf.  Il  la  tira  de  son  portefeuille  et 
la  présenta  à  Jacob,  qui  se  leva  pour  la  recevoir  et  la  lut  tête  nue. 
—  Tu  étais  mon  hôte,  à  présent  tu  es  chez  toi,  reprit-il. 

Un  moment  après,  on  vint  les  prévenir  que  le  souper  les  atten- 
dait, et  Rodolphe  s'assit  à  table  à  la  place  d'honneur,  à  coté  de 
Jacob  et  en  face  de  Salomé. 

Pendant  la  nuit,  il  eut  un  accès  de  fièvre  causé  par  la  fatigue  et  le 
refroidissement.  Un  peu  de  délire  le  prit  au  matin.  Quand  il  revint 


45  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

à  lui,  son  premier  regard  rencontra  celui  de  Salomé,  qui,  debout 
au  pied  du  lit,  préparait  un  breuvage.  Il  lui  sembla  qu'elle  avait  les 
■yeux  humides.  —  Tenez,  lui  dit-elle,  voilà  que  la  fièvre  vous  quitte, 
ce  ne  sera  rien.  — -  Il  prit  la  tasse  et  but  sans  la  perdre  des  yeux. 
Elle  ne  baissa  pas  les  siens.  Il  éprouvait  un  sentiment  de  bien-être 
délicieux,  et  en  même  temps  la  profonde  lassitude  d'un  homme  qui 
aurait  fait  cent  lieues.  La  chambre  dans  laquelle  il  se  trouvait  était 
blanche  et  gaie  à  l'œil;  par  la  fenêtre,  dont  on  avait  écarté  les 
rideaux,  on  voyait  la  forêt  éclairée  par  un  vif  rayon  de  soleil.  La 
lumière,  qui  entrait  en  gerbe  et  frappait  le  lit,  enveloppait  Salomé 
d'un  nimbe  d'or.  Les  parfums  de  la  bruyère  et  du  genêt  flottaient 
dans  l'air.  Rodolphe  chercha  encore  dans  sa  mémoire  en  quel  lieu 
et  dans  quelle  circonstance  il  avait  vu  cette  tête  blonde,  attentive  à 
veiller  sur  son  sommeil;  il  ne  trouva  rien,  et  ferma  les  yeux  pour 
mieux  savourer  son  repos.  Jamais  il  n'avait  été  plus  heureux.  Vers 
midi,  Jacob  entra  et  lui  prit  la  main.  —  La  fièvre  s'en  est  allée, 
lève-toi  et  viens  respirer  le  grand  air,  dit  le  garde. 

Le  soir,  au  souper,  Rodolphe  reprit  la  place  qu'il  avait  occupée 
une  fois.  Sa  serviette,  passée  dans  un  rouleau  de  bois  de  sapin  en- 
jolivé de  sculptures,  était  devant  lui;  depuis  la  veille,  il  était  de  la 
maison.  Les  eflets  qu'il  avait  laissés  à  Buhl  arrivèrent  dans  la  jour- 
née, apportés  par  un  roulier;  Jacob  les  prit  à  l'auberge  où  on  les 
avait  déposés,  et  Rodolphe  les  trouva  dans  sa  chambre  en  y  ren- 
trant. 

Le  lendemain  au  petit  jour,  Jacob  se  présenta  devant  son  hôte,  et 
le  pria  de  l'excuser  s'il  ne  le  menait  pas  à  la  chasse.  —  Une  famille 
de  nos  frères  quitte  la  montagne,  et  va  chercher  au  loin  une  terre  où 
des  fruits  plus  abondans  récompensent  le  travail;  nous  qui  restons, 
nous  leur  disons  adieu,  et  leur  offrons  l'hospitalité  du  dernier  repas. 

Rodolphe  suivit  le  garde.  Toute  la  population  de  la  Herrenwiese 
était  réunie  sur  le  plateau  ;  ceux  qui  étaient  en  retard  arrivaient  à 
grands  pas,  on  les  voyait  sortir  des  massifs  de  la  forêt,  et  tous  se  hâ- 
taient pour  serrer  encore  une  fois  la  main  des  émigrans.  Devant  la 
porte  de  l'auberge  et  sur  la  route,  un  grand  nombre  de  chariots 
tout  attelés  attendaient  l'heure  du  départ;  des  mains  prévoyantes 
avaient  étalé  sur  le  gazon  une  provende  que  les  pacifiques  animaux 
se  partageaient;  des  femmes,  des  enfans,  groupés  autour  des  voi- 
tures, échangeaient  quelques  paroles  rares  avec  leurs  voisins.  Dans 
ce  jour  solennel,  les  hommes  avaient  revêtu  leurs  habits  de  fête,  la 
longue  redingote  noire  à  doublure  de  laine  blanche,  le  gilet  rouge, 
de  grandes  bottes,  le  bonnet  fourré  ou  le  chapeau  de  feutre  à  cornes; 
les  femmes  portaient  sur  la  tête  la  coiffe  aux  larges  ailes  de  soie 
noire  reliaussées  de  broderies  d'or.  On  couvrait  de  mets  fumans  et 


SCÈNES    ET   SOUVENIRS   DE   LA   FORÊT-NOIRE.  47 

de  brocs  les  tables  de  l'auberge.  Quelques  jeunes  filles  s'essuyaient 
les  yeux  furtivement.  Des  fiancés,  qui  allaient  être  séparés  pour  un 
long  temps,  s'embrassaient  à  l'écart,  attendris,  mais  certains  de  ne 
pas  manquer  à  leur  foi. 

Dans  ces  pays  d'où  un  courant  d'émigration  constante  fait  sortir 
chaque  année  des  tribus  entières  de  pionniers,  ces  spectacles  tou- 
chans  ne  sont  pas  rares.  Ils  se  renouvellent  fréquemment  au  prin- 
temps et  en  automne.  Le  recueillement  est  peint  sur  tous  les  visages; 
on  n'est  pas  triste,  on  est  grave.  Les  amis  se  séparent;  on  va  cher- 
cher au  loin  des  campagnes  inconnues,  et  bien  des  yeux  consultent 
l'horizon,  comme  si  l'on  voulait  y  découvrir  le  secret  de  la  vie  nou- 
velle vers  laquelle  courent  de  hardis  explorateurs.  Les  re verra- t-on 
jamais?  L'expérience  enseigne  à  ceux  qui  restent  que  la  plupart  de 
ceux  qui  partent  ne  reviennent  pas.  Un  jour  les  suivra-t-on?  une 
meilleure  fortune  attend-elle  sur  ces  rivages  lointains  les  frères  qui 
s'éloignent?  Rodolphe,  pénétré  d'une  singulière  émotion,  allait  et 
venait  au  milieu  des  groupes;  les  visages  les  plus  ingénus  expri- 
maient une  mâle  résolution  ;  nul  abattement,  mais  la  volonté  de  bien 
faire.  Jacob  se  promenait  sur  la  route  avec  les  chefs  de  famille;  il 
causait  gravement.  Salomé  le  suivait,  les  bras  passés  autour  de  la 
taille  de  deux  de  ses  jeunes  compagnes,  auxquelles  elle  venait  de 
distribuer  de  légers  souvenirs.  Le  garde  se  rapprocha  de  son  hôte. 
—  Nous  ne  sommes  tous  ici-bas  que  des  voyageurs,  dit-il;  un  jour 
on  plante  sa  tente,  le  lendemain  il  faut  ceindre  ses  reins  et  partu*. 
J'ai  fermé  les  yeux  de  mon  père  dans  cette  maison,  mais  qui  peut 
savoir  si  le  matin  n'est  pas  proche  où  je  devrai,  comme  l'ont  fait 
mes  aïeux,  marcher  sur  le  chemin  de  l'exil?  Si  telle  est  la  volonté 
de  Dieu,  ce  jour-là  je  prendrai  le  bâton  d'une  main  ferme,  et,  me 
levant,  je  dirai  :  Seigneur,  ton  serviteur  est  prêt! 

Cependant  on  apportait  aux  émigrans  les  humbles  tributs  de  l'a- 
mitié :  l'un  donnait  un  sac  de  blé,  l'autre  le  soc  d'une  charrue, 
celui-là  une  pièce  de  toile,  celle-ci  une  petite  corbeille  pleine  de 
fil,  d'aiguilles,  de  bobines  et  de  ciseaux.  Le  nécessaire  venait  en 
aide  au  nécessaire,  c'était  la  dîme  du  souvenir.  Les  voyageurs  re- 
cevaient d'une  main  tranquille  et  serraient  ces  offrandes  sur  leurs 
chariots.  On  se  mit  à  table  et  on  mangea  en  commun;  puis,  quand 
on  euj;  vidé  le  dernier  verre,  avant  que  le  soleil  eut  quitté  f  horizon, 
les  émigrans  se  levèrent.  Les  enfans  furent  assis  dans  les  voitures, 
et  le  cortège  se  mit  en  route ,  précédé  par  les  anciens  du  pays  et 
suivi  par  toute  la  population,  qui  s'efforçait  de  rester  calme.  Quand 
on  fut  arrivé  sur  la  première  pente  des  montagnes,  à  cet  endroit  où 
la  plaine  apparaît  au  loin  coupée  par  la  ligne  éclatante  du  Rhin, 
semblable  à  une  bande  d'argent,  on  se  sépara.  —  Que  Dieu  vous 


48  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

donne  un  bon  voyage!  cria-t-on  aux  émigrans.  Ceux-ci  agitèrent 
leurs  chapeaux.  Quelques  femmes  et  de  pauvres  filles  cachèrent 
leurs  têtes  dans  leurs  tabliers  pour  qu'on  ne  vît  pas  leurs  larmes, 
et  les  montagnards  regagnèrent  leurs  forêts. 

C'était  la  première  fois  que  Rodolphe  assistait  à  une  scène  sem- 
blable. Des  mœurs  nouvelles,  des  mœurs  austères  se  révélaient  à 
lui.  Ce  qui  l' étonnait  le  plus,  c'était  encore  cette  famille  de  protes- 
tans,  cette  famille  d'exilés  perdue  au  fond  de  la  Forêt-Noire,  et 
telle  dans  l'immuable  ténacité  de  ses  convictions  et  de  ses  habitudes 
qu'un  bloc  de  granit  oublié  par  la  mer  au  milieu  des  sables  agités 
sans  cesse  par  le  flux  et  le  reflux.  Le  temps  n'avait  pas  mordu  sur 
elle  depuis  l'époque  lointaine  où  elle  priait  dans  les  Cévennes.  La 
nouveauté  de  ces  grands  spectacles  qui  avaient  pour  cadre  une  na- 
ture forte  à  laquelle  la  main  de  l'homme  semblait  n'avoir  pas  tou- 
ché, l'antique  simplicité  de  ces  mœurs  primitives,  la  présence  d'une 
jeune  fille  dont  le  modèle  ne  lui  était  pas  encore  apparu,  tout  inté- 
ressait le  jeune  voyageur  au  plus  haut  degré.  Ce  n'était  plus  une 
question  d'archéologie,  un  point  de  science  obscur,  une  étude  d'art, 
c'était  le  cœur  même  de  l'homme  qu'il  découvrait  sous  un  aspect 
nouveau,  c'était  surtout,  au  milieu  d'une  solitude  sauvage,  la  grâce 
sobre  et  chaste  d'une  femme  dans  tout  l'attrait  mystérieux  d'une 
beauté  virginale  qu'il  avait  entrevue  autrefois.  Rodolphe  ne  devait 
passer  que  trois  jours  à  la  Herrenwiese  ;  il  y  était  encore  au  bout  de 
deux  mois.  Il  savait  alors  où  il  avait  rencontré  le  visage  de  Salomé. 

Rodolphe  était  Lorrain.  Sa  famille,  qui  habitait  une  petite  ville 
de  l'ancienne  province  des  Trois-Évêchés,  se  composait  d'une  mère 
âgée  et  d'une  sœur  veuve  qui  avaient  concentré  toutes  leurs  affec- 
tions sur  lui.  Il  avait  eu  dès  l'enfance  l'humeur  vagabonde.  Dans  la 
maison  de  campagne  où  il  passait  à  cette  époque  la  belle  saison,  il 
se  perdait  chaque  jour  au  fond  des  bois;  point  de  mésaventure  gui 
pût  le  contraindre  le  lendemain  à  rester  au  logis.  A  sa  majorité  et 
après  de  solides  études,  il  avait  fait  voir  qu'il  était  propre  à  tout, 
ce  qui  était  peut-être  cause  qu'il  n'avait  jamais  pu  s'astreindre  à 
un^  travail  régulier.  II  avait  beaucoup  voyagé,  et  à  trente  ans,  lors- 
qu'un hasard  le  conduisit  à  la  Herrenwiese,  il  avait  parcouru,  sans 
suite,  mais  avec  bonheur,  le  cercle  entier  des  connaissances  hu- 
maines, un  jour  s'adonnant  à  la  botanique,  le  jour  suivant  à  la  con- 
chyliologie et  bientôt  après  à  l'étude  des  langues  mortes,  sans  négli- 
ger toutefois  la  philosophie  et  la  numismatique.  Sa  soif  de  science 
n'était  tempérée  que  par  une  inclination  naturelle  très  forte  à  la  rê- 
verie, à  laquelle  se  mêlait  un  goût  singulier  pour  la  chasse.  Com- 
ment s'arrangeait-il  pour  satisfaire  toutes  ces  passions  également 
impétueuses?  C'est  ce  qu'il  aurait  été  fort  en  peine  d'expliquer  lui- 


SCÈNES    ET    SOUVENIRS    DE    LA   FORÊT-NOIRE.  AO 

même;  toujours  est-il  que  son  cœur  était  comme  une  hôtellerie 
où  elles  vivaient  en  paix,  sûres  qu'elles  étaient  que  leur  maître  ou 
leur  esclave  n'en  trahirait  jamais  une  seule  au  profit  des  autres. 
Rodolphe  avait  hérité  de  son  père  une  petite  fortune  que  ses  amis 
estimaient  à  huit  ou  dix  mille  francs  de  rente.  On  ne  sait  pas  ce 
qu'il  pouvait  entreprendre  et  mener  à  bonne  fm  avec  ce  patrimoine  : 
études  et  voyages,  chasses  lointaines  et  longs  travaux,  rien  ne  l'em- 
barrassait. 11  avait  été  tuer  des  daims  au  Canada  et  déchiffrer  des 
inscriptions  à  Balbek.  A  Paris,  il  vivait  comme  un  cénobite,  faisant 
les  plus  longues  courses  à  pied  et  entassant  pêle-mêle  des  livres 
et  des  curiosités  rapportées  de  tous  pays  dans  un  petit  apparte- 
ment de  la  rue  de  Gourcelles,  où  il  passait  de  longues  heures  à  lire 
et  à  fumer.  C'était  un  nid  où  il  aimait  à  s'abattre  après  des  voyages 
qui  n'avaient  pas  d'autres  règles  que  sa  fantaisie  et  d'autres  limites 
que  sa  fatigue.  Il  arrivait  quelquefois  à  Rome  après  être  parti  pour 
Moscou,  et  s'en  allait  par  contre  à  Bagdad  après  s'être  mis  en  route 
un  matin  pour  Venise  ;  mais  son  humeur  accommodante  et  la 
promptitude,  le  zèle,  le  plaisir  et  la  bonne  grâce  qu'il  apportait  à 
rendre  service  aux  personnes  auxquelles  il  pouvait  être  utile,  le  fai- 
saient aimer  de  toutes  celles  qui  le  connaissaient.  Il  aurait  fait  mille 
lieues  pour  obliger  un  ami.  Ajoutez  à  cet  ensemble  de  qualités  et 
de  bizarreries  une  absence  totale  d'ambition  et  le  dédain  le  plus 
sincère  de  la  richesse,  et  on  saura  à  peu  près  ce  qu'était  Rodolphe. 
Son  premier  soin,  quand  il  revenait  d'une  excursion,  était  de  cou- 
rir en  Lorraine,  dans  la  petite  ville  où  vivait  sa  mère.  11  y  passait 
un  temps  où  il  trouvait  autant  de  bonheur  qu'il  en  apportait.  Puis 
un  matin  l'inquiétude  le  reprenait,  il  songeait  à  un  problème  sou- 
levé par  une  lecture,  à  un  pays  qu'il  n'avait  pas  vu,  à  une  chasse 
qu'il  n'avait  pas  faite,  et  commençait  à  siffler  en  marchant  un  cer- 
tain air  que  sa  mère  et  sa  sœur  connaissaient  bien.  Un  jour,  les 
bonnes  créatures  préparaient  sa  malle  à  son  insu,  et  bientôt  après 
en  l'embrassant  lui  disaient  :  —  Va!  —  Et  il  partait  comme  le  pi- 
geon de  la  fable.  Elles  savaient  toujours  qu'il  reviendrait. 

Rodolphe  comptait  au  nombre  de  ses  amis  un  M.  de  Faverges, 
qu'il  avait  rencontré  en  Syrie  et  bravement  sauvé  d'un  mauvais  pas 
où  s'étaient  échangés  force  coups  de  carabine  et  de  pistolet.  M.  de 
Faverges,  à  moitié  mort,  n'avait  dû  la  vie  qu'au  dévouement  de 
Rodolphe,  qui,  atteint  lui-même  d'un  grand  coup  de  sabre  au 
travers  du  visage,  avait  été  tout  à  la  fois  pour  son  compatriote  un 
chirurgien  et  une  sœur  de  charité.  Ce  M.  de  Faverges,  plus  âgé 
que  Rodolphe  de  quelques  années,  se  trouva  mêlé  plus  tard  à  de 
grandes  affaires  industrielles  où  il  ne  lui  fut  pas  difficile  de  gagner 
deux  ou  trois   millions.   Malgré  son  opulence ,   le  financier  resta 


50  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

Fami  du  voyageur,  et  s'efforça  de  lui  donner  en  maintes  circon- 
stances des  témoignages  d'une  reconnaissance  que  le  poids  de  l'or 
n'avait  pas  étouffée.  Vingt  fois  il  tenta  de  le  pousser  dans  la  voie  où 
il  marchait  si  heureusement;  ce  résultat  qu'il  avait  atteint,  il  le  lui 
promettait  pour  lui-même.  Rodolphe,  par  bonté  d'âme,  acceptait, 
et  on  le  voyait  pendant  une  semaine  occupé  sérieusement  dans  un 
cabinet  à  grouper  des  chiffres;  puis  un  jour  il  ne  se  faisait  pas  voir, 
et  on  apprenait  bientôt  que  Rodolphe  avait  passé  la  frontière.  De 
retour  dans  son  entre-sol  après  une  absence  de  trois  mois,  le  fugitif 
s'excusait  de  son  mieux.  —  Il  y  a  des  êtres,  disait-il,  qui  ne  peuvent 
pas  s'empêcher  de  rester  libres.  —  Oui,  répondit  une  fois  M.  de  Fa- 
verges  exaspéré,  les  hannetons  et  les  sangliers!  —  Rodolphe  sourit. 
—  Il  est  certain  que  l'étourderie  de  ceux-là  et  l'humeur  sauvage  de 
ceux-ci  sont  incurables,  reprit-il.  Donc,  s'ils  meurent  dans  l'impé- 
nitence  finale,  il  ne  faut  pas  leur  en  vouloir.  —  M.  de  Faverges  re- 
nonça à  enrichir  son  ami,  mais  ne  renonça  pas  à  l'aimer.  Le  paon 
revêtu  de  pierreries  resta  l'ami  du  bouvreuil  hôte  des  forêts.  Un 
matin,  et  après  cent  courses  entreprises  au  hasard,  Rpdolphe  était 
parti  tout  à  coup  pour  Fribourg  en  Brisgau,  où  il  était  entraîné  par 
l'espoir  d'éclaircir  une  question  d'architecture  qui  tenait  depuis  quel- 
ques jours  son  esprit  en  haleine.  Sa  visite  faite  à  cette  merveilleuse 
cathédrale,  qui  serait  le  chef-d'œuvre  du  grand  Erwin  de  Steinbach, 
si  le  Munster  de  Strasbourg  n'existait  pas,  Rodolphe  imagina  de 
.parcourir  la  Forêt-Noire  à  pied,  en  chasseur,  et  d'en  sortir  par  Hei- 
delberg,  après  y  être  entré  par  l'Hœllenthal.  On  a  vu  comment  le 
brouillard  l'avait  amené  à  la  Herrenwiese. 

L'allemand,  qu'il  avait  bégayé  au  berceau,  était  une  langue  aussi 
familière  à  Rodolphe  que  le  français.  Il  pouvait  se  croire  dans  sa 
patrie  sur  la  rive  droite  comme  sur  la  rive  gauche  du  Rhin.  Ce  fut 
dans  la  langue  adoptive  de  Jacob  Royal  qu'il  échangea  ses  premières 
paroles  avec  Salomé.  A  peine  installé  chez  le  forestier,  il  avait  chassé 
d'abord  avec  lui;  plus  tard,  quand  Jacob  dut  surveiller  des  coupes, 
Rodolphe  parcourut  le  pays.  Salomé  en  connaissait  tous  les  sites  et  lui 
servait  parfois  de  guide.  Cette  silencieuse  fille,  qui  au  logis  ne  restait 
pas  une  heure  inactive,  et  qu'il  avait  pourtant  surprise  au  bord  du 
ruisseau,  les  mains  pendantes  et  les  yeux  perdus  dans  l'eau,  l'inté- 
ressait comme  un  problème.  Jamais  de  sourire,  jamais  de  rougeur 
sur  ce  visage  de  neige.  Un  cœur  battait-il  sous  ce  fichu  tranquille? 
Que  cachait  ce  front  placide  et  rêveur?  Que  demandaient  au  ciel  ces 
yeux  si  clairs  et  si  profonds,  dont  aucune  ombre  ne  troublait  tout  à 
coup  la  pureté?  Sans  qu'ils  se  fussent  expliqués,  il  y  avait  entre  eux 
une  secrète  sympathie  qui  les  faisait  se  retrouver  avec  plaisir.  L'un 
près  de  l'autre,  ils  étaient  heureux.  Salomé  ne  le  disait  pas,  mais 


SCÈNES   ET   SOUVENIRS   DE   LA   FORÊT-NOIRE.  51 

Rodolphe  le  devinait  dans  son  regard.  Zacharie  les  accompagnait 
dans  leurs  promenades  :  il  péchait  des  truites,  et  en  attrapait  quel- 
ques-unes dans  les  torrens,  bien  que  la  saison  ne  fût  pas  encore 
favorable.  Tandis  que  l'enfant  s'amusait,  ils  marchaient  lentement, 
regardant  la  forêt,  la  montagne,  le  ciel,  et  parlant  bas. 

Il  y  avait  déjà  un  certain  temps  que  Rodolphe  habitait  la  maison 
du  garde,  lorsque  Salomé  fut  choisie  par  une  femme  du  pays  pour 
être  marraine  de  son  enfant.  La  jeune  mère  aurait  bien  voulu  asso- 
cier Rodolphe  à  ce  choix  en  qualité  de  parrain  ;  mais  la  différence 
de  religion  s'y  opposait.  La  cérémonie  du  baptême  est  une  occasion 
de  fête  dans  ces  parties  reculées  du  Schwartzwald.  Il  est  d'usage 
de  se  réunir  dans  l'auberge  du  pays;  les  hommes  et  les  femmes  re- 
vêtent leurs  plus  beaux  habits;  l'enfant,  paré  de  langes  tout  neufs 
et  de  couleurs  vives,  est  couché  sur  un  oreiller  et  dort  sur  un  banc 
au  milieu  de  ceux  qui  seront  un  jour  ses  guides  et  ses  soutiens  ;  la 
marraine  porte  autour  du  front  une  couronne  de  fleurs  naturelles, 
un  bouquet  orne  le  chapeau  du  parrain;  on  s'asseoit  autour  des 
tables  et  on  se  réjouit.  Dans  ces  contrées,  où  l'éclatant  soleil  du 
midi  ne  brille  pas,  la  gravité  est  la  compagne  de  tous  les  plaisirs, 
les  convives  restent  sérieux  ;  on  choque  les  verres,  on  échange  un 
mot,  un  souhait,  une  espérance,  puis  on  se  tait.  La  rêverie  qui  est 
dans  l'air  s'empare  de  tous  les  esprits.  Lorsqu'un  nouveau-venu 
pousse  la  porte,  chacun  lui  tend  son  verre;  l'arrivant  y  trempe  les 
lèvres,  rompt  un  morceau  de  pain  et  s'assoit.  A  son  tour,  il  fait  le 
même  accueil  à  ceux  qui  le  suivent.  C'est  comme  le  témoignage  de 
l'hospitalité  et  l'affirmation  d'une  amitié  cordiale,  quelque  chose 
comme  une  communion  villageoise. 

Rodolphe  avait  suivi  Salomé  dans  la  grande  salle  de  l'auberge. 
Le  parrain  du  petit  enfant  était  auprès  d'elle;  c'était  un  beau  jeune 
homme,  à  l'air  franc  et  résolu;  il  ne  la  quittait  pas.  La  couronne  de 
fleurs  des  champs,  glanées  à  grand'peine  dans  les  bois  et  sur  le  pla- 
teau, que  Salomé  portait  sur  la  tête,  rehaussait  la  grâce  pensive  et 
le  caractère  poétique  de  son  visage.  Au  milieu  des  compagnes  de 
ses  travaux  journaliers,  elle  semblait  appartenir  à  un  autre  monde. 
Un  doux  sourire  entr' ouvrait  ses  lèvres  quand  elle  offrait  son  verre 
à  un  voisin;  mais  quel  regard  quand  elle  contemplait  l'enfant  dont 
elle  allait  répondre  devant  Dieu!  On  voyait  bien  à  l'accueil  qu'on 
lui  faisait  qu'elle  était  aimée;  une  sorte  de  respect  empêchait  seule- 
ment que  les  témoignages  d'affection  allassent  jusqu'à  la  familiarité. 

Vers  midi,  elle  se  leva  et  sortit  accompagnée  de  Zacharie.  La 
robe  de  laine  blanche  qu'elle  portait  tombait  à  longs  plis  sur  ses 
pieds.  Rodolphe  la  suivit.  Un  moment,  le  jeune  homme  qu'une  pa- 
renté religieuse  allait  unir  à  Salomé  s'arrêta  sur  le  seuil  de  l'au- 


52  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

berge,  hésita,  désirant  peut-être  un  appel,  puis  rentra  dans  la  maison 
lentement.  Au  bout  d'une  heure,  Rodolphe  et  Salomé  étaient  arri- 
vés près  d'un  site  sauvage  aux  environs  du  Wildersee;  ils  s'assirent 
dans  l'herbe,  sous  l'ombre  de  grands  hêtres  devant  lesquels  s'ou- 
vrait un  horizon  de  forêts.  Autour  d'eux,  dans  la  bruyère  épaisse, 
des  sapins  vaincus  par  le  vent  se  tordaient  au  ras  du  sol,  et  mê- 
laient leurs  rameaux  verts  aux  ronces  et  aux  buissons  de  houx.  Des 
nuages  qui  couraient  dans  le  ciel  jetaient  de  grandes  ombres  sur 
la  montagne;  une  solitude  profonde  les  enveloppait.  Salomé  re- 
garda du  côté  du  couchant,  d'où  montaient  lentement  des  flocons  de 
vapeur  qui  rampaient  au  flanc  d'un  ravin.  Bientôt  après,  ces  flocons 
glissèrent  au-dessus  de  la  ligne  de  l'horizon,  eflleurèrent  un  instant 
la  cime  des  arbres,  puis  se  perdirent  dans  le  ciel,  où  la  lumière  les 
colora  d'une  teinte  d'or.  Les  yeux  de  Salomé,  qui  les  suivaient  dans 
leur  vol,  se  mouillèrent,  et  sa  poitrine  se  gonfla.  —  Où  vont-ils? 
murmura- t-elle. 

Rodolphe  lui  prit  la  main,  et,  comme  réveillé  subitement  :  — 
Qu'avez- vous?  lui  dit-il. 

—  Je  ne  sais.  Je  m'en  veux  de  pleurer,  et  je  pleure.  Toutes  les  fois 
qu'une  circonstance  particulière  me  tire  de  la  quiétude  accoutumée 
où  mes  jours  s'écoulent,  je  cède  à  cette  sensation,  à  ce  besoin.  Mon 
cœur  est  comme  un  vase  plein  qu'une  main  imprudente  secoue;  le 
contenu  du  vase  s'épanche  au  dehors.  Et  cependant  le  Seigneur  ne 
nous  a  pas  octroyé  le  don  des  larmes  pour  les  répandre  sur  des 
maux  imaginaires;  elles  nous  soulagent  dans  les  sérieuses  afflictions 
de  la  vie,  et  nous  permettent  encore  de  consoler  ceux  qui  soufl'rent. 
Pourquoi  donc  les  miennes  coulent -elles  sans  cause  et  sans  tarir, 
comme  l'eau  de  cette  source  où  tout  à  l'heure  nous  avons  bu?  Ah! 
Dieu  me  châtiera  pour  des  larmes  si  peu  justifiées  ! 

Il  y  eut  un  moment  de  silence.  Rodolphe,  ému,  observait  ce  vi- 
sage, animé  alors  de  tous  les  feux  et  de  tous  les  désordres  d'un  dés- 
espoir qui  faisait  explosion.  La  glace  s'était  fondue  :  il  y  avait  de  la 
flamme  dans  les  yeux,  de  la  douleur,  mille  passions  dans  le  pli  des 
lèvres.  La  statue  avait  une  âme  et  une  voix. 

—  Ne  me  croyez  pas  folle,  reprit  Salomé  avec  un  doux  sourire, 
qui  anima  sa  bouche  décolorée  d'une  grâce  ineff'able.  Il  m'a  semblé, 
du  premier  jour  que  vous  m'êtes  apparu,  que  vous  étiez  un  frère 
qui  veniez  me  secourir.  Peut-être  devinerez-vous  ce  que  je  ne  de- 
vine pas,  et  m'aidere^-vous  à  guérir.  Je  suis  une  pauvre  fille  igno- 
rante, et  vous  venez  des  pays  où  l'on  sait. 

Amenée  à  parler  d'elle-même  par  une  de  ces  secousses  violentes 
et  soudaines  dont  les  natures  les  plus  concentrées  subissent  à  cer- 
tains momens  l'irrésistible  empire,  Salomé  raconta  à  Rodolphe  qu'une 


SCÈNES    ET   SOUVENIRS    DE    LA    FORÈT-NOIRE.  53 

maladie  de  langueur  qui  l'avait  menacée  dans  sa  première  adoles- 
cence avait  contraint  son  père  à  lui  faire  passer  'quelques  années 
dans  un  pensionnat  de  Garlsruhe,  où  son  esprit  s'était  ouvert  à  de 
nouvelles  idées  et  plié  à  de  nouveaux  besoins,  comme  une  terre 
vigoureuse  est  pénétrée  lentement  par  l'eau  qui  l'arrose.  Elle  avait 
vécu  au-delà  de  l'horizon  de  montagnes  et  de  forêts  où  jusqu'alors 
elle  avait  grandi.  Quand  elle  y  retourna,  habituée  à  de  jeunes  et 
fraîches  amitiés  qui  l'y  suivirent  par  le  souvenir  et  quelque  temps 
l'entretinrent  de  choses  qu'elle  regrettait,  l'espace,  la  régularité 
méthodique,  le  bien-être  acheté  par  le  travail,  le  bruit  du  torrent, 
les  promenades  sous  l'ombre  mouvante  des  bois  ne  lui  suffirent 
plus.  Elle  avait  d'autres  goûts,  d'autres  désirs.  Son  corps  était  guéri, 
son  âme  était  malade.  Elle  ne  savait  où  épancher  ce  trésor  amer  de 
connaissances  qu'elle  avait  puisées  au  milieu  de  compagnes  plus 
riches.  Les  conversations  des  gens  simples  de  la  Herrenwiese  rou- 
laient sur  un  thème  invariable  :  on  s'occupait  des  récoltes,  de  la 
coupe  des  bois,  du  prix  des  bestiaux;  on  ne  souhaitait  qu'un  peu 
plus  d'aisance.  Salomé  était  isolée  au  milieu  de  tous.  L'inquiétude 
de  son  âme  était  servie  par  une  organisation  nerveuse,  une  sensibi- 
lité exquise  qu'elle  s'était  appliquée  à  étouffer,  mais  qui  réagissait. 
Seul  son  père  aurait  pu  la  comprendre ,  mais  le  garde  avait  mis 
sous  ses  pieds  ces  besoins  et  ces  désirs  tumultueux  qu'il  traitait  de 
vanités  et  de  pièges  suscités  par  l'esprit  malin.  Sa  mère  en  mourant 
-emporta  le  secret  de  cette  angoisse.  Lorsque  Salomé  s'aperçut  que 
les  correspondances  qui  lui  rappelaient  les  jours  d'autrefois  la  trou- 
blaient dans  sa  retraite,  elle  en  rompit  le  fil  délicat,  mais  sans  re- 
trouver le  calme.  La  lecture  de  certains  livres  qu'elle  avait  rappor- 
tés de  la  ville  la» faisait  tomber  dans  de  longues  rêveries  d'où  elle 
sortait  avec  des-  vertiges,  le  cœur  tout  palpitant.  Soumise  au  renon- 
cement par  l'austérité  d'une  éducation  puritaine,  elle  déchira  ces 
livres  empoisonnés,  et  en  dispersa  les  feuillets  au  vent;  mais  la 
plaie  vive  saignait  au  plus  profond  de  son  cœur.  Dans  les  com- 
mencemens  de  son  séjour  à  la  Herrenwiese,  après  qu'elle  eut  quitté 
€arlsruhe,  sa  principale,  sa  plus  douce  distraction  avait  été  de  chan- 
ter en  s'accompagnant  du  piano.  Elle  avait  un  sentiment  très  vif  et 
très  sérieux  de  la  musique,   avec  une  voix  sympathique,   large, 
étendue,  qu'elle  conduisait  habilement.  Salomé  ne  chantait  jamais 
que  des  morceaux  des  plus  grands  maîtres,  et  passait  des  heures 
dans  cette  occupation  où  elle  trouvait  une  source  intarissable  de 
pures  jouissances.  Jacob  aimait  à  l'écouter,  malgré  son  éloigne- 
ment  pour  les  plaisirs  profanes.    Salomé  avait  bien  vite  reconnu 
que  la  musique  exerçait  sur  tout  son  être  un  empire  encore  plus 
despotique  que  la  lecture.  Vainement,  sollicitée  par  la  raison,  avait- 
elle  tenté  d'y  renoncer,  vainement  avait-elle  voulu  s'imposer  un 


5A  *  *  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

sacrifice  absolu  :  ses  mains  se  promenaient  toujours  sur  le  clavier, 
et  souvent  elle  chantait  le  soir  des  airs  qui  troublaient  son  sommeil 
et  l'agitaient  comme  un  arbrisseau  secoué  par  la  bise.  Ainsi  contre 
tout  Salomé  luttait  avec  vaillance  et  résolution,  et  cependant  elle 
n'était  pas  encore  maîtresse  d'elle-même.  De  là  ces  longs  silences 
et  cette  tristesse  où  elle  s'absorbait.  Devait-elle  espérer  la  guérison, 
et  les  prières  qu'elle  adressait  au  Très-Haut  seraient-elles  exaucées? 

Une  rougeur  fébrile  passait  sur  le  visage  de  Salomé  pendant  cette 
confession,  la  première  qu'elle  eût  faite;  ses  yeux,  noyés  dans  l'es- 
pace, étaient  tout  brillans  de  larmes.  Rodolphe  laissa  tomber  cette 
émotion  à  laquelle  la  jeune  fille  ne  cédait  pas  sans  résistance,  et  lui 
demanda  bientôt  après  si  elle  n'avait  jamais  ouvert  son  âme  à  son 
père  ;  peut-être  consentirait-il  à  descendre  pour  elle  dans  les  villes, 
à  quitter  cette  solitude  où  Salomé  s'épuisait  en  luttes  stériles;  ne 
r aimait-il  pas  assez  pour  lui  faire  tous  les  sacrifices?  Salomé  releva 
la  tête  :  —  Et  c'est  parce  qu'il  m'aime  comme  le  fruit  de  ses 
entrailles  que  je  ne  lui  en  parlerai  jamais!  s'écria-t-elle  avec  un 
feu  extraordinaire.  Moi,  son  enfant,  l'arracher  à  cette  chère  mon- 
tagne où  son  père  a  vécu,  où  ma  mère  est  morte,  où  il  a  trouvé  la 
paix  du  foyer  domestique,  où  chaque  tronc  d'arbre  qu'il  a  vu  gran- 
dir est  comme  un  compagnon  de  son  enfance,  où  il  est  aimé,  ho- 
noré, libre!..  Ah  !  plutôt  que  de  lui  porter  ce  coup,  je  réduirai  mon 
cœur  en  poudre  !.. 

Elle  appuya  son  front  brûlant  sur  ses  mains  jointes,  et  garda  le 
silence.  En  ce  moment,  Zacharie,  qui  faisait  rouler  des  pierres  dans 
le  lac,  revint  en  courant  :  —  Il  est  tard  et  voilà  le  soleil  qui  se  cou- 
che, cria  l'enfant  du  plus  loin  qu'il  aperçut  Rodolphe,  il  faut  partir. 
Salomé  se  leva  :  —  Dieu  m'envoie  cette  épreuve,* que  son  nom  soit 
béni!  dit-elle.  Et,  marchant  devant  Rodolphe,  elle  entra  d'un  pas 
ferme  dans  la  forêt. 

Cet  entretien  avait  produit  sur  l'esprit  du  chasseur  une  impression 
profonde.  Il  eut  pour  résultat  de  le  rapprocher  encore  de  Salomé. 
Rodolphe  était  sûr  à  présent  que  le  sang  coulait  sous  cet  épiderme 
froid,  et  que  la  vie  s'agitait  dans  ce  sein  comprimé.  Il  ne  lui  trou- 
vait pas  plus  de  charme,  elle  lui  était  plus  sympathique.  Les  chasses 
et  les  promenades  continuèrent.  Le  froid  descendit  sur  la  monta- 
gne, quelques  flocons  de  neige,  un  vent  plus  âpre,  annoncèrent  l'hi- 
ver; Rodolphe  ne  quitta  pas  la  Herrenwiese. 

III. 

Cependant  cette  conversation,  dans  laquelle  Salomé  avait  épan- 
ché sa  tristesse,  ne  se  renouvela  plus.  A  quelque  temps  de  là,  si  elle 
n'évitait  pas  la  présence  de  Rodolphe,  elle  se  montrait  moins  prompte 


SCÈNES    ET   SOUVENIRS    DE    LA   FORÊT-NQPRE.  55 

à  l'accompagner  dans  ses  longues  courses.  Elle  était  rentrée  dans 
son  silence  et  sa  tranquillité  morne,  comme  un  volcan  qui  s'endort 
après  l'éruption.  Seulement,  quand  le  jeune  chasseur  lui  parlait, 
elle  avait  des  tressaillemens  subits  et  sur  la  peau  des  rougeurs  fugi- 
tives. Rodophe  avait  remarqué  ce  changement  sans  en  pouvoir  dé- 
mêler la  cause.  Il  en  souffrait,  et  cherchait  mille  prétextes  pour  re- 
nouer la  chaîne  rompue  de  sa  chère  confiance.  Après  des  tentatives 
infructueuses,  un  soir  que  Salomé  s'était  éloignée,  comme  il  arrivait 
de  la  chasse,  il  la  rejoignit  le  long  du  ruisseau  qui  traverse  la  Her- 
renwiese.  —  Que  vous  ai-je  fait?  dit-il.  Ai-je  trahi  vos  confidences? 
Pourquoi  me  fuyez-vous?  Ai-je  eu  le  malheur  de  vous  déplaire? 
Si  je  ne  suis  plus  un  ami  pour  vous,  dites-le-moi,  et  jamais  vous  ne 
me  re verrez. 

Salomé  devint  plus  blanche  que  les  pierres  lavées  par  l'eau  du 
torrent.  —  Dieu,  qui  connaît  nos  plus  secrètes  pensées,  sait  ce  qui 
se  passe  là,  dit-elle  en  posant  le  doigt  sur  son  corsage.  La  haine  et 
l'ingratitude  ne  sont  pas  entrées  dans  mon  cœur.  Si  vous  partez, 
personne  ne  priera  pour  vous  plus  que  Salomé. 

Rodolphe  resta. 

A  quelque  temps  de  là,  un  jour  qu'ils  étaient  assis  sur  un  petit 
banc  dans  le  jardin,  le  visage  tourné  vers  le  soleil,  un  étudiant  qui 
passait  sur  la  route  s'arrêta  et  tendit  sa  casquette  par-dessus  la  haie 
avec  ce  geste  calme  et  grave  qui  ennoblit  la  pauvreté.  L'étudiant 
voyageait  et  demandait  l'aumône,  l'aumône  sainte  qui  derait  l'ai- 
der à  cueillir  les  fruits  de  l'arbre  de  science.  Salomé,  que  la  prière 
ne  prenait  jamais  au  dépourvu,  tira  du  fond  de  sa  poche  quelques 
pièces  de  monnaie  où  le  cuivre  se  mêlait  à  l'argent,  et  ouvrit  la 
main  dans  la  casquette  de  l'étudiant  ;  puis,  courant  vers  la  maison, 
elle  en  revint  avec  un  pain  blanc  et  un  verre  rempli  de  vin.  Le 
voyageur  vida  le  verre  d'un  trait,  en  secoua  les  gouttes  sur  le  gazon, 
et  prit  le  pain.  Salomé  venait  de  se  rasseoir  auprès  de  Rodolphe.  — 
Que  Dieu  t'assiste!  dit-elle  en  saluant  l'étudiant  de  la  main. 

L'étudiant  agita  sa  casquette.  —  Que  Dieu  bénisse  ton  union  et 
t'accorde  une  fille  qui  te  ressemble!  répondit-il.  Et  il  passa. 

Un  flot  de  sang  monta  au  visage  de  Salomé.  Elle  se  leva  d'un 
bond,  et  s'éloigna  en  courant.  Rodolphe  n'osa  pas  la  suivre. 

Il  arrive  souvent  qu'un  mot  éclaire  d'un  jour  vif  des  sentimens 
ensevelis  dans  les  ténèbres  du  cœur.  On  les  ignorait,  on  n'y  pensait 
pas  la  veille.  Tout  à  coup  ils  font  explosion,  et  le  cœur  qui  les  rece- 
lait en  est  subitement  envahi.  C'est  l'étincelle  qui  tombe  sur  la  mine 
chargée  de  poudre.  Tout  était  «ilence,  tout  n'est  plus  que  flammes 
et  tonnerre.  Tandis  que  Rodolphe  regardait  fuir  Salomé,  il  se  sen- 
tait remué  jusque  dans  les  entrailles.  Un  sang  plus  chaud  circulait 


56  •  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

dans  ses  veines;  il  était  attendri,  ému;  il  avait  peur,  et  son  trouble 
le  remplissait  d'une  ivresse  nouvelle;  il  n'osait  point  descendre  en 
lui-même,  et  chaque  battement  de  son  cœur  lui  criait  qu'il  aimait 
Salomé.  On  sait  que  Rodolphe  avait  à  maintes  reprises  traversé 
Paris;  mais  la  durée  et  la  fréquence  de  ses  voyages  dans  des  con- 
trées barbares,  son  goût  pour  la  chasse  et  la  rêverie,  qui,  dans  se& 
heures  de  paresse  et  de  loisir,  en  faisait  un  hôte  des  campagnes^ 
•  tout  avait  contribué  à  le  sauver  des  plaisirs  faciles  et  des  séduc- 
tions banales  de  la  galanterie.  Il  avait  conservé  la  jeunesse  d'âme 
et,  jusqu'à  un  certain  point,  la  naïveté  de  ces  bénédictins  qui  tra- 
versaient les  années  fougueuses  de  la  vie  entre  les  quatre  murailles- 
d'une  bibliothèque.  Cette  éclosion  de  l'amour  fut  une  fête  pour  Jlo- 
dolphe,  et  il  s'abandonna  avec  des  délices  infinies  à  la  fraîcheur  et 
à  l'impétuosité  de  ses  sensations. 

La  soirée  qui  suivit  cet  incident  fut  silencieuse.  Ruth  filait  et  ca- 
ressait Zacharie  du  regard;  Jacob  lisait  le  livre  des  Rois  dans  sa 
grande  bible.  Salomé  travaillait  à  un  ouvrage  d'aiguille.  Elle  ne  re- 
leva pas  la  tête  une  fois,  et  jamais  ses  yeux  ne  rencontrèrent  ceux  de 
Rodolphe  ;  mais  sa  main  tremblait  sur  la  broderie,  et  à  deux  reprises, 
dans  sa  précipitation,  elle  cassa  le  fil  que  l'aiguille  fixait  sur  la  ba- 
tiste. Son  père  la  pria  de  chanter.  Elle  posa  son  ouvrage  sur  la  table 
sans  répondre  et  ouvrit  le  vieux  clavecin.  Elle  prit  au  hasard,  dans 
un  cahier  de  musique,  une  mélodie  de  Schubert,  et  chanta.  Sa  voix 
était  étouffée,  mais  avait  en  ce  moment  une  expression  singulière 
qui  en  augmentait  le  charme  indéfinissable.  Ruth  cessa  d'agiter  son 
rouet;  Zacharie  tout  doucement  se  retourna  sur  sa  chaise  et  regarda 
sa  sœur;  Jacob,  la  tête  entre  ses  mains,  écoutait  les  yeux  fermés. 
Quand  Salomé  arriva  aux  dernières  mesures  de  V Adieu ,  sa  voix 
avait  la  douceur  plaintive  et  la  tristesse  du  vent  qui  pleure  sur  la 
bruyère.  Tout  à  coup  elle  s'arrêta,  et  son  visage  parut  baigné  de 
larmes.  —  Salomé!  cria  Rodolphe.  Mais  déjà  Jacob  l'avait  prise 
entre  ses  bras.  —  Qu'as-tu?  Parle!  dit  le  père. 

Salomé  fit  un  effort  pour  se  raffermir  sur  ses  genoux.  —  Ce  n'est 
rien,...  je  suis  lasse,  dit-elle. 

Elle  fit  signe  de  la  main  à  Ruth,  qui  accourut,  et  elle  monta  len- 
tement l'escalier  de  bois. 

Jacob,  debout,  les  traits  contractés  par  le  chagrin,  la  suivait  des 
yeux.  —  Seigneur,  épargne  ton  serviteur!  dit-il  d'une  voix  haute. 
Puis,  se  t(3urnant  vers  Rodolphe  :  —  Sa  mère  me  l'a  donnée,  re- 
prit-il, et  je  me  souviens  qu'elle  a  été  malade.  Depuis  lors  je  suis 
inquiet  comme  l'oiseau  dont  le  nid  a  été  menacé,  et  j'élève  mon 
àme  à  Dieu  pour  qu'il  veille  sur  Salomé.  Toi  que  ton  âge  rapproche 
de  ma  fille  et  rjue  ton  éducation  a  rendu  habile  dans  des  connais- 


SCÈNES    ET   SOUVENIRS    DE    LA.   FORÊT-NOIRE.  57 

sances  qui  me  manquent,  ne  sais-tu  rien,  n'appréhendes-tu  rien? 

Rodolphe  secoua  la  tête  sans  répondre.  Alors  Jacob  Royal  re- 
tourna à  sa  place,  devant  la  table,  et,  ouvrant  sa  bible  au  livre  des 
Psaumes,  se  mit  à  lire. 

Et  Rodolphe  l'entendait  à  demi-voix  qui  disait  : 

((  Seigneur,  ne  me  reprenez  pas  dans  votre  fureur  et  ne  me  pu- 
nissez pas  dans  votre  colère, 

((  Parce  que  j'ai  été  percé  de  vos  flèches  et  que  vous  avez  appe- 
santi votre  main  sur  moi. 

((  A  la  vue  de  votre  colère,  il  n'est  resté  rien  de  sain  dans  ma 
chair,  et  à  la  vue  de  mes  péchés,  il  n'y  a  plus  aucune  paix  dans 
mes  os...  » 

A  dix  heures,  sa  voix  murmurait  encore  au  milieu  d'un  silence  que 
rien  ne  troublait.  Rodolphe  se  leva.  —  Prie  pour  nous,  mon  fds,  dit 
le  garde. 

Le  lendemain,  Salomé parut  à  l'heure  accoutumée;  son  visage  ne 
g-ardait  plus  aucune  trace  des  langueurs  et  des  abattemens  de  la 
veille.  Elle  tendit  son  front  à  son  père,  et,  prévenant  la  question 
qu'il  allait  lui  adresser  :  —  Dieu  a  béni  mon  sommeil,  dit-elle  d'une 
voix  calme. 

Que  d'actions  de  grâces  dans  le  regard  que  le  père  abaissa  sur  sa 
fdle!  Zacharie  sauta  au  cou  de  sa  sœur.  —  Ah!  m'as-tu  fait  peur 
hier!...  Ne  chante  plus. 

—  Non,  répondit  Salomé. 

Et  elle  ferma  le  piano,  qui  était  resté  ouvert. 

Il  y  avait  dans  un  village  voisin  le  fils  d'un  éclusier  dont  la  fa- 
mille professait  la  religion  réformée.  11  avait  quelque  aisance  et 
possédait  une  petite  scierie  sur  les  bords  du  torrent.  Chaque  an- 
née, avec  les  profits  qu'il  en  tirait,  il  achetait  quelque  arpent  de 
terre  ou  de  bois.  Jean  était  un  jeune  homme  de  vingt-six  à  vingt- 
sept  ans,  probe,  laborieux,  de  mœurs  irréprochables;  avec  ce  qu'il 
avait  amassé  et  l'expérience  qu'il  avait  acquise  dans  le  commerce 
des  sapins,  on  ne  doutait  pas  qu'il  ne  s'établît  un  jour  dans  la  val- 
lée de  la  Murg.  Il  ne  négligeait  aucune  occasion  de  voir  les  habi- 
tans  de  la  Herrenwiese.  Un  coreligionnaire  était  toujours  le  bien- 
venu chez  Jacob  Royal;  la  bonne  réputation  de  Jean  rendait  cet 
accueil  plus  amical.  On  se  marie  de  bonne  heure  dans  la  Forét- 
Noire;  on  s'étonnait  donc  que  l'éclusier  n'eût  pas  encore  introduit 
une  ménagère  dans  sa  maison.  La  question  de  savoir  quelle  fille  il 
épouserait  était  en  conséquence  une  de  celles  qu'on  débattait  le 
plus  volontiers  dans  les  auberges  du  pays.  Un  matin,  il  quitta  la 
scierie  après  avoir  prévenu  qu'il  ne  déjeunerait  pas  au  logis,  et  s'en- 
fonça dans  un  sentier  qui  de  son  village  conduisait  par  le  plus  court 


58  REVUE    DES  DEUX  MONDES.        '  ' 

à  la  Herrenwiese.  Les  bûcherons  qui  travaillaient  dans  la  forêt  re- 
marquèrent que  Jean  avait  ses  plus  beaux  habits,  bien  qu'il  eût  plu 
la  veille,  et  que  le  terrain  fût  mauvais.  —  Eh!  eh  !  dit  l'un  d'eux,  il 
n'a  pas  peur  de  gâter  ses  bottes  ni  de  mouiller  les  pans  de  sa  re- 
dingote noire  !  j'imagine  qu'un  mariage  est  au  bout  de  la  prome- 
nade. —  Bientôt  après,  le  gilet  écarlate  et  le  bonnet  de  peau  de 
renard  de  Jean  avaient  disparu  derrière  un  coude  du  sentier.  Vers 
midi,  l'éclusier  arriva  sur  le  plateau.  Jacob  fumait  sa  pipe  sur  le 
seuil  de  sa  porte;  Jean  l'aborda,  et  ils  causèrent  en  marchant  à  pe- 
tits pas  dans  la  prairie.  Quand  ils  eurent  fait  trois  ou  quatre  tours, 
Jacob  et  Jean  échangèrent  une  poignée  de  main,  et  ils  entrèrent 
dans  la  maison.  Salomé  travaillait;  Rodolphe  était  non  loin  d'elle 
qui  lisait.  Au  premier  regard,  Rodolphe*  reconnut  le  jeune  homme 
qui,  dans  la  cérémonie  du  baptême  dont  il  avait  été  témoin,  avait 
figuré  comme  parrain  à  côté  de  Salomé. 

—  Voilà  Jean  notre  voisin ,  dit  Jacob  ;  il  marche  selon  les  voies 
du  Seigneur,  il  est  honnête  selon  le  monde,  il  t'aime,  et  il  vient  me 
demander  si  tu  veux  devenir  sa  femme. 

Salomé  se  leva  plus  froide  que  le  marbre.  —  Est-ce  un  ordre, 
mon  père?  dit-elle. 

—  Non,  répondit  le  garde  ;  je  crois  que  Jean  sera  bon  pour  toi, 
et  que  tu  ne  manqueras  de  rien  dans  sa  maison. 

—  Vous  êtes  bon  pour  moi,  et  je  ne  manque  de  rien  dans  la  vôtre, 
répondit-elle. 

Jacob  prit  la  main  de  sa  fille.  —  Tu  as  la  jeunesse  en  partage,  et 
il  est  dans  ma  destinée  de  rendre  compte  de  mes  actions  avant  toi, 
ajouta-t-il  avec  une  sorte  d'insistance;  à  l'heure  de  notre  sépara- 
tion, ce  sera  pour  moi  une  consolation  de  penser  que  je  laisserai  ma 
fille  auprès  de  quelqu'un  qui  sera  son  ami  et  aura  le  droit  de  la 
protéger. 

Le  regard  de  Salomé  glissa  sur  Rodolphe.  Le  livre  qu'il  lisait 
était  tombé  à  ses  pieds;  il  était  affreusement  pâle. 

—  Me  permettez -vous  d'attendre  encore,  mon  père?  répondit 
Salomé  d'une  voix  faible,  je  ne  voudrais  pas  apporter  à  mon  mari 
un  cœur  qui  ne  fût  pas  tout  à  lui.  Donnez-moi  le  temps  de  savoir 
si  je  puis  aimer  Jean  comme  il  m'aime. 

Jacob  Royal  se  tourna  vers  l'éclusier  :  —  Tu  l'as  entendue,  dit-il, 
prends  patience...  D'ailleurs,  si  tu  as  besoin  d'une  compagne,  et  il 
n'est  pas  bon  que  l'homme  reste  seul,  n'hésite  pas,  cette  maison  te 
sera  toujours  ouverte. 

Tandis  que  Jacob  parlait,  Salomé  s'appuyait  d'une  main  contre  la 
chaise  qu'elle  avait  quittée;  elle  tenait  ses  yeux  baissés  et  tremblait 
de  rencontrer  ceux  de  Rodolphe. 


SCÈNES    ET   SOUVENIRS   DE   LA   FORÊT-NOIRE.  59 

—  Qu'il  soit  fait  selon  la  volonté  de  Salomé;  dans  un  an,  je  re- 
viendrai, dit  l'éclusier,  et  si  son  cœur  ne  parle  pas  pour  moi,  je  choi- 
sirai une  autre  compagne. 

La  bouche  de  Salomé  s'ouvrit  comme  pour  lui  dire  :  —  Ne  reve- 
nez pas!  mais  l'excès  de  sa  joie  lui  fit  peur,  et  elle  cacha  sa  tête 
entre  les  bras  de  Ruth. 

Une  heure  après,  Rodolphe,  qui  rôdait  autour  de  la  maison,  en  vit 
sortir  Salomé.  Elle  prit  un  sentier  qui  côtoyait  le  bord  du  ruisseau, 
et  le  descendit  à  pas  lents;  elle  était  seule;  Rodolphe  la  suivit.  Au 
bout  de  quelques  minutes,  elle  atteignit  l'endroit  où  commence  la 
vallée  qui  se  dirige  vers  Forbach.  Quelques  grands  arbres  qui 
trempent  leur  pied  dans  l'eau  y  mêlent  leur  feuillage  sur  un  talus 
de  gazon  semé  de  grosses  pierres.  La  journée  avait  été  tiède  et  rap- 
pelait les  belles  heures  de  l'automne  envolé.  Salomé  s'assit  au  soleil 
sur  la  mousse.  D'une  main  distraite,  elle  jetait  de  petits  cailloux 
dans  l'écume  du  torrent.  Rodolphe  s'approcha  d'elle;  Salomé  atta- 
cha sur  lui  ses  yeux  sans  témoigner  aucune  surprise  ;  jamais  son 
regard  n'avait  été  plus  doux  et  plus  triste.  —  Ah  !  je  vous  aime  !  s'é- 
cria Rodolphe  hors  de  lui. 

—  Et  vous  êtes  catholique  !  répondit  Salomé  sans  retirer  la  main 
qu'il  avait  saisie. 

Un  frisson  parcourut  tout  le  corps  de  Rodolphe.  Que  de  choses 
dans  ce  seul  mot  !  Il  était  aimé,  et  une  barrière  infranchissable  les 
séparait.  Il  ne  voyait  aucun  moyen  d'arriver  jusqu'à  ce  cœur  qui  se 
donnait  à  lui.  Le  saisissement  l'empêcha  de  répondre.  Il  porta  silen- 
cieusement la  main  de  Salomé  à  ses  lèvres  et  la  regarda  avec  une 
sorte  d'effroi.  —  Oui,  vous  m'aimez,  reprit-elle  la  rougeur  sur  le  front, 
mais  sans  s'éloigner.  Je  l'ai  compris  en  même  temps  que  j'ai  compris 
que  je  vous  aimais  aussi.  Peut-être  est-ce  un  aveu  que  je  ne  devrais 
pas  vous  faire  ;  cependant  j'y  trouve  un  charme  douloureux  qui  m'y 
fait  succomber.  D'ailleurs  il  n'est  pas  dans  ma  nature  de  mentir,  et 
mieux  vaut  tout  de  suite  creuser  ensemble  une  situation  à  laquelle 
je  ne  vois  pas  d'issue.  Nous  serons  deux  à  prendre  la  résolution  qui 
nous  paraîtra  la  meilleure.  Je  vous  sais  honnête  et  bon;  pendant 
cette  première  nuit  que  vous  avez  passée  sous  notre  toit,  au  milieu 
du  délire  qui  vous  avait  saisi,  vous  avez  prononcé  le  nom  de  votre 
mère;  ce  souvenir  m'a  donné  une  favorable  opinion  de  votre  cœur; 
rien  plus  tard  ne  l'a  démentie,  et  lentement  je  me  suis  attachée  à 
vous;  à  votre  tour,  vous  emporterez  de  moi  la  pensée  que  je  suis 
une  créature  sincère  qui  n'aurait  pas  mieux  demandé  que  de  vous 
dévouer  sa  vie.  Malheureusement  il  y  a  entre  nous  un  abîme  qile 
la  plus  longue  patience  et  les  efforts  les  plus  constans  ne  parvien- 
dront pas  à  combler.  Vous  savez  de  quel  sang  je  sors;  n'eussé-je 


00-  BEVUE   DES   DEUX   MONDES. 

pas  enracinée  en  moi  la  foi  de  mes  aïeux,  leur  long  martyre  est  un 
legs  qui  pèse  sur  ceux  de  notre  nom  et  les  engage  tous.  Si  vous 
changiez  de  croyance  pour  arriver  jusqu'à  moi,  je  vous  estimerais 
moins,  et,  vous  estimant  moins,  je  ne  pourrais  plus  vous  aimer.  Si 
je  vous  parle  ainsi,  c'est  pour  que  vous  me  connaissiez  tout  entière. 
Vous  savez  à  présent  pourquoi  j'évitais  ces  promenades  et  ces  ren- 
contres que  vous  recherchiez.  11  n'en  pouvait  sortir  rien  de  bon,  et 
pour  vous,  et  pour  moi;  mais  quand  je  me  suis  retirée,  le  mal  était 
fait;  je  l'ai'senti  au  trouble  de  mes  nuits.  Rien  depuis  lors  n'a  pu 
me  guérir,  ni  la  méditation,  ni  la  prière.  Dieu  n'a  point  béni  mes 
larmes.  C'est  la  première  fois,  ce  sera  la  dernière  aussi  que  je  vous 
parlerai  de  ce  triste  amour.  Il  y  a  des  blessures  si  cuisantes,  qu'il 
n'y  faut  pas  toucher.  Maintenant  il  serait  à  désirer  que  vous  eussiez 
le  courage  de  partir.  Vous  aurez  traversé  cette  solitude  comme  au- 
trefois le  fds  d'Abraham  traversa  la  Mésopotamie;  seulement  la  fille 
de  Laban  ne  vous  suivra  pas.  Il  ne  dépendra  pas  de  moi  que  je  vous 
oublie,  toute  ma  volonté  et  une  longue  suite  de  jours  n'y  suffiraient 
pas;  mais  si  mon  père  me  présente  un  mari,  je  ne  dois  pas  vous 
cacher  non  plus  qu'au  premier  signe  de  sa  volonté  j'obéirai. 

Rodolphe  était  atterré.  La  raison  lui  criait  que  chaque  parole  de 
Salomé  était  marquée  au  coin  du  bon  sens  et  de  la  vérité.  Elle  lui 
parlait  un  langage  ferme  et  résolu;  on  ne  devinait  la  tendresse  pro- 
fonde qui  était  en  elle  qu'à  l'accent  de  la  voix  et  à  l'expression  des 
yeux.  Tout  son  amour,  tout  son  dévouement,  tout  son  désespoir,  y 
semblaient  réfugiés.  Le  chasseur  la  connaissait  assez  pour  savoir 
que  rien  désormais  ne  la  ferait  dévier  de  la  route  où  elle  voulait 
marcher.  Cependant  il  ne  pouvait  se  résoudre  à  l'abandonner.  Il  re- 
garda autour  de  lui  le  cercle  de  forêts  dont  un  rayon  de  soleil  oblique 
rougissait  les  cimes,  et  la  pensée  de  quitter  ce  petit  coin  de  terre 
où  il  avait  rencontré  Salomé  lui  serra  le  cœur.  La  Herrenvviese  était 
comme  une  patrie  nouvelle  pour  lui.  Il  se  hasarda  à  demander  à  sa 
compagne  si  rien  ne  fléchirait  Jacob  Royal,  et  si  par  affection  il  ne 
consentirait  pas  à  lui  donner  sa  fille.  Salomé  secoua  la  tête.  —  Est-ce 
à  moi,  dit-elle,  de  lui  porter  ce  coup  terrible?  Qu'a-t-il  fait  pour 
que  ces  mains  auxquelles  il  a  enseigné  la  prière  se  dressent  contre 
lui  et  le  déchirent?  Non,  non.  Il  a  plu  au  Seigneur  de  nous  envoyer 
cette  épreuve,  acceptez-la  comme  je  l'accepte! 

Rodolphe  et  Salomé  s'entretinrent  encore  quelques  instans,  puis 
Salomé  se  leva.  —  Il  faut  nous  séparer,  dit-elle  ;  nos  cœurs  se  sont 
ouverts,  ne  les  laissons  pas  s'amollir  dans  d'inutiles  épanchemens.. 
La  plaie  est  assez  douloureuse  sans  qu'il  soit  besoin  de  l'élargir.  En- 
core une  fois,  donnez-moi  votre  main,  puis  adieu.  Nous  sommes 
comme  deux  voyageurs  qui  se  rencontrent  dans  le  désert;  une  heure 


SCÈNES    ET   fOUVENIRS    DE    LA    FOBÊT-NOIRE.  61 

ils  se  sont  reposés  à  Tombre  de  la  même  oasis,  et  ont  rafraîchi  leurs 
lèvres  dans  les  eaux  de  la  même  fontaine,  puis  ils  échangent  une 
dernière  parole  et  s'enfoncent  dans  le  sable,  marchant  vers  des  ho- 
rizons divers.  Cette  vallée  de  larmes  où  nous  errons  n'est  pas  éter- 
nelle, et  nous  ne  faisons  qu'y  passer...  Plus  loin  nous  nous  retrou- 
verons. 

Elle  laissa  sa  main  quelques  minutes  dans  celle  de  Rodolphe  et 
le  regarda  longtemps,  le  cœur  gonllé  et  les  lèvres  agitées  d'un  léger 
tremblement.  —  A  ce  soir,  dit-elle  tout  à  coup;  quand  je  vous  re- 
verrai, vous  ne  serez  plus  qu'un  hôte  pour  moi.  —  Et  elle  s'éloigna 
sans  retourner  la  tête. 

IV. 

Rodolphe  n'eut  pas  le  courage  de  suivre  le  conseil  diflicile  que 
lui  avait  donné  Salomé.  11  ne  partit  pas,  et  la  Herrenwiese  le  vit  en- 
core le  lendemain  et  les  jours  suivans;  mais  ce  fut  vainement  qu'il 
tenta  de  renouer  l'entretien  avec  la  fdle  de  Jacob,  et  de  la  ramener 
sur  les  choses  qui  l'occupaient  sans  cesse.  Elle  fut  inilexible.  Elle 
n'y  pensait  pas  moins,  mais  n'en  laissait  rien  paraître.  Son  visage 
blanc  avait  retrouvé  la  rigidité  du  marbre;  on  aurait  pu  croire,  tant 
il  était  impassible,  que  jamais  le  désordre  et  les  flammes  de  la  pas- 
sion n'en  avaient  illuminé  les  traits.  Elle  vaquait  silencieusement  aux 
soins  du  ménage  avec  cette  même  démarche  tranquille  qui  n'était 
ni  lente  ni  pressée,  cette  même  activité  méthodique,  cette  même 
vigilance  minutieuse  qui  ne  néglige  aucun  détail,  et  accorde  une  at- 
tention égale  aux  bœufs  qui  ruminent  dans  l'étable  et  à  l'oiseau  qui 
sautille  dans  sa  cage.  A  présent  qu'elle  connaissait  la  cause  de  son 
trouble,  et  qu'elle  avait  à  lutter  contre  un  mal  dont  l'origine  était 
visible,  elle  retrouvait  pour  le  combattre  toute  son  énergie  et  sa  té- 
nacité. Elle  redoublait  de  soins  pour  être  le  moins  souvent  possible 
avec  elle-même,  et  cherchait  à  distraire  sa  pensée  en  appelant  à  son 
aide  des  travaux  qui  la  fatiguaient.  Elle  ne  fléchissait  pas  dans  sa 
volonté,  pareille  à  un  soldat  qui  tient  son  drapeau  levé  au  plus  fort 
de  la^bataille.  Quelquefois  cependant,  troublée  parles  longs  regards 
que  Rodolphe  attachait  sur  elle,  et  comme  attendrie  dans  sa  résis- 
tance, elle  était  entraînée  spontanément  à  lui  accorder  un  mot, 
ainsi  qu'on  l'a  vu  au  commencement  de  cette  histoire,  mot  rapide 
qui  la  déchirait  sans  que  Rodolphe  en  fut  apaisé. 

Un  soir  qu'il  était  dans  sa  chambre  après  une  soirée  muette  que 
la  retraite  de  Salomé  avait  abrégée,  Rodolphe  se  souvint  de  M.  de 
Faverges  :  il  ne  lui  avait  pas  écrit  depuis  son  départ  pour  Fribourg. 
Il  prit  une  plume  et  lui  adressa  une  lettre  où  toute  son  âme  se  dé- 
versa. Après  le  récit  de  l'aventure  de  chasse  qui  lui  avait  fait  ren- 


Ç2  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

contrer  Jacob,  après  un  portrait  rapidement  esquissé  de  Salomé,  il 
continuait  en  ces  termes  : 

«  Voilà  pourquoi  je  suis  resté  à  la  Herrenwiese,  et  pourquoi  j'y 
reste  encore.  Le  printemps  m'y  trouvera  peut-être.  Si  j'attends 
quelque  chose,  ce  que  je  ne  sais  pas,  certainement  je  n'espère  rien. 
Je  suis  soutenu  par  ce  sentiment  indéfinissable  qui  persiste  dans  le 
cœur  de  l'homme,  malgré  la  certitude  absolue  d'un  malheur  irré- 
parable. 

«  Les  idées  dans  lesquelles  tu  as  été  élevé,  ce  doute  et  cette  ironie 
qu'on  respire  avec  l'air  qui  flotte  sur  les  boulevards  de  Paris,  ne  te 
permettront  pas  de  comprendre  que  deux  familles  chrétiennes  ne 
puissent  pas  s'unir,  parce  qu'une  différence  dont  les  catholiques  et 
les  protestans  de  nos  salons  soupçonnent  à  peine  l'étendue  sépare 
leurs  communions.  Gela  est  cependant.  Jacob  Royal,  dont  j'estime 
profondément  le  caractère,  dont  j'admire  l'austérité,  la  constance, 
et  une  certaine  grandeur  morale  qu'on  ne  peut  apprécier  à  distance, 
mais  qui  frappe  aussitôt  qu'on  vit  dans  son  intimité,  n'est  pas  un 
protestant,  pas  même  un  calviniste,  c'est  un  huguenot;  comprends- 
tu  bien?  un  vrai  fils  de  ces  sectaires  qui  combattaient  à  La  Rochelle 
et  qui  mouraient  en  confessant  leur  foi.  Il  ne  faudrait  pas  le  pous- 
ser beaucoup  pour  l'entendre  crier  :  Vive  CoUgnyî  II  prie  et  il 
jeûne  chaque  année  le  jour  de  la  Saint-Barthélémy,  et  chaque  an- 
née, le  17  octobre,  il  prend  le  deuil  en  souvenir  de  la  révocation  de 
l'édit  de  Nantes.  C'est  moins  un  homme  qu'une  tradition  et  un  prin- 
cipe. J'ai  le  frisson  quand  il  chante  les  psaumes  de  David,  entouré  de 
ses  serviteurs;  alors  je  n'ai  qu'à  fermer  les  yeux  pour  me  croire 
dans  une  caverne  des  Cévennes  au  temps  de  la  persécution  de  M.  de 
Villars.  Un  tel  proscrit,  le  fils  d'une  pareille  race,  est  inébranlable 
comme  les  vieilles  roches  des  montagnes  d'où  il  sort.  Il  y  a  en  lui 
l'humilité  du  chrétien  et  l'orgueil  de  l'exilé.  Son  langage  a  une 
forme  et  un  caractère  qui  étonnent.  Les  terribles  soldats  contre  les- 
quels les  Guises  tournèrent  leur  épée  ne  devaient  pas  parler  autre- 
ment qu'il  ne  le  fait;  c'est  l'écho  d'un  siècle  qui  dort  dans  la  poudre 
des  tombeaux.  Moi  qui  ai  bu  à  la  coupe  de  la  raillerie  mondaine, 
j'en  suis  tout  épouvanté,  ainsi  qu'un  voyageur  qui  voit  surgir  du 
milieu  des  sables  la  tête  énorme  d'un  sphinx  de  granit. 

«  Tu  devines  ce  que  peut  être  Salomé,  élevée  par  un  tel  serviteur 
de  Calvin  dans  la  solitude  austère  de  la  Forêt-Noire.  Tous  les  sabres 
de  mille  dragons  ne  la  feraient  pas  reculer.  Il  y  a  du  sang  de  lionne 
dans  les  veines  de  cette  frêle  créature,  qui  a  la  douceur  d'un 
agneau.  Sa  volonté  est  comme  la  tige  d'un  jeune  chêne,  toute  droite 
et  inflexible;  sa  bonté,  inépuisable  comme  les  eaux  bienfaisantes 
d'un  fleuve.  Te  souviens- tu  de  cette  tête  de  Vierge  d'un  caractère 
byzantin  que  nous  admirions  ensemble  parmi  les  arabesques  d'or  et 


SCÈNES    ET   SOUVENIRS   DE    LA   FORÊT-NOIRE.  OS 

d'azur  et  les  rinceaux  de  pourpre  d'un  vieux  missel  découvert  à 
Syracuse?  Je  ne  me  lassais  pas  de  regarder  cette  figure  candide 
d'un  caractère  si  singulier.  La  première  fois  que  je  vis  Salomé,  il  me 
sembla  la  reconnaître,  moi  qui  ne  l'avais  jamais  vue.  Peu  de  temps 
après,  un  jour  que,  couronnée  de  fleurs,  elle  tenait  un  enfant  sur 
les  fonts  baptismaux,  une  exclamation  faillit  m' échapper  des  lèvres. 
Je  ne  m'étais  pas  troilipé  en  la  reconnaissant.  J'avais  devant  les 
yeux  cette  tête  de  Yierge  qui  m'avait  charmé,  et  dont  le  regard 
mystique  et  la  chevelure  d'or  illuminaient  les  marges  jaunes  du  vé- 
lin. Un  trouble  inexprimable  s'est  emparé  de  moi.  J'ai  vu  dans  cette 
rencontre  le  doigt  de  la  destinée.  11  y  a  si  loin  de  Syracuse  à  la 
Herrenwiese  ! 

((  Ma  vie  s'écoule  à  regarder  Salomé,  à  la  suivre  des  yeux,  à  la 
chercher,  à  m' enivrer  de  sa  présence..  Nous  n'échangeons  pas  qua- 
tre paroles  en  une  journée.  Je  sens  bien  que  le  bonheur  serait  auprès 
d'elle.  Jô  ne  puis  pas  y  atteindre.  Souvent  je  chasse  tout  un  jour, 
mais  j'emporte  son  souvenir  avec  moi.  Jacob,  qui  m'accompagne, 
sourit  quand  je  néglige  de  tirer  un  chevreuil  qui  part  d'un  taillis  ou 
quelque  coq  de  bruyère  qui  de  ses  grands  coups  d'aile  fait  retentir 
la  voûte  des  bois.  Hélas  !  je  ne  pense  qu'à  Salomé,  je  ne  vois  que 
Salomé  î 

«  Et  cependant  tu  sais  si  j'ai  l'humeur  romanesque!  moi  qui  n'ai- 
mais que  les  plantes  et  les  coquilles,  les  médailles  et  la  chasse,  les 
courses  lointaines  et  les  livres!  Ah!  que  je  donnerais  tous  ces  biens 
pour  tenir  sa  petite  main  dans  la  mienne!  Se  peut-il  que  l'on  change 
si  profondément  et  si  rapidement? 

«  Il  m'a  fallu,  misérable  que  je  suis,  tromper  le  bon  Jacob  pour 
trouver  un  prétexte  à  ce  long  séjour  que  je  fais  dans  la  montagne. 
La  chasse  n'y  suffisait  plus.  On  entend  si  rarement  le  son  de  mon 
fusil  dans  la  forêt!  Je  compose  donc  un  herbier  dans  lequel  je  veux 
collectionner  toutes  les  plantes  de  la  flore  locale.  J'en  ramasse  par- 
ci  par-là  quelques-unes  que  je  mets  pr^rement  sécher  dans  de 
grandes  feuilles  de  papier  blanc  qui  font  l'admiration  de  Zacharie. 
Il  ne  comprend  pas,  le  cher  petit,  pourquoi  l'on  gâte  ainsi  du  beau 
papier  sur  lequel  on  pourrait  dessiner  tant  de  bonshommes  et  tant 
de  maisonnettes;  mais  à  ma  collection  j'aurai  toujours  grand  soin 
qu'il  manque  quelque  fleur,  une  fougère,  un  brin  de  mousse.  L'hon- 
nête Jacob  m'apporte  souvent  des  plantes  qui  lui  semblent  curieuses. 
Je  rougis  en  les  recevant. 

((  Cette   situation  cependant  ne  peut  pas  durer.  Salomé  tient 
toujours  ce  qu'elle  promet.  Chaque  fois  qu'une  afl*aire  ou  un  ha- 
sard amène  un  étranger  dans  la  maison  du  garde,  s'il  est  jeune, 
s'il  est  bien  tourné,  s'il  la  regarde  attentivement,  je  tremble  que  cè- 
ne soit  le  mari  qu'elle  a  résolu  d'accepter  aussitôt  que  son  père  le 


64  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

lui  proposera.  S'il  passe  la  nuit  sous  le  même  toit  qui  nous  abrite 
tous,  j'ai  la  fièvre.  Je  ne  suis  rassuré  qu'au  moment  du  départ.  Rien 
jusqu'à  présent  ne  me  fait  soupçonner  que  le  péril  soit  imminent; 
mais  demain,  mais  après-demain,  qui  sait?... 

((  Personne  dans  la  maison  ne  se  doute  de  mon  amour  pour  Sa- 
lomé,  personne,  si  ce  n'est  peut-être  Ruth.  Elle  a,  tout  en  agitant 
son  rouet,  une  manière  de  me  regarder  qui  m'inquiète;  l'amitié 
particulière  que  me  témoigne  Zacharie,  qui  est  son  favori,  et  que 
je  ne  laisse  jamais  manquer  de  crayons  et  de  papier,  me  protège 
seule.  L'autre  jour,  en  passant  près  de  moi,  elle  a  dit  :  —  Dieu  a 
suscité  les  Philistins  contre  nous,  et  le  repos  d'Israël  a  été  troublé! 

«  J'ai  peur  d'être  seul  si  un  malheur  me  frappe...  » 

Lorsque  M.  de  Faverges  reçut  cette  lettre,  il  n'avait  par  aventure 
aucune  affaire  à  terminer.  La  pluie  tombait  effroyablement;  la  sai- 
son était  maussade  ;  les  maisons  où  il  était  accoutumé  à  passer  ses 
soirées  semblaient  s'être  entendues  pour  fermer  leurs  portes.  On 
sait  en  outre  qu'il  aimait  Rodolphe  sincèrement.  Il  se  décida  brus- 
quement à  partir,  et  partit  dans  les  vingt-quatre  heures.  La  singu- 
larité de  l'aventure  dans  laquelle  son  ami  était  engagé  n'était  pas 
une  des  moindres  choses  qui  l'attiraient  à  la  Herrenwiese. 

Quand  il  y  arriva,  rien  n'était  changé  dans  la  situation  réciproque 
de  Rodolphe  et  de  Salomé.  —  Ce  qui  était  est  encore,  lui  dit  Ro- 
dolphe; il  me  paraît  seulement  que  je  l'aime  un  peu  plus. 

Jacob  Royal  accueillit  M.  de  Faverges  comme  un  ami  de  son  hôte. 
Salomé  ne  fut  ni  embarrassée  ni  empressée.  Une  heure  après  l'en- 
trée du  voyageur  dans  la  maison,  on  n'aurait  pas  pu  croire  qu'un 
étranger  en  eût  passé  le  seuil.  Pendant  la  soirée,  Salomé  ne  quitta 
point  l'aiguille,  Ruth  son  rouet  et  Jacob  sa  vieille  bible.  Huit  jours 
s'écoulèrent  ainsi.  M.  de  Faverges  étonné  acquérait  la  conviction 
que  rien  n'était  exagéré  dans  la  peinture  que  Rodolphe  lui  avait 
faite  de  l'intérieur  du  garde.  —  Il  faut  que  cette  situation  ait  un 
terme,  dit-il  à  son  ami  :  ilti'y  a  que  l'égoïsme  de  l'amour  qui  puisse 
t'empècher  de  voir  la  fatigue  dont  tous  les  traits  de  Salomé  portent 
l'empreinte;  mais  rien  ne  vaincra,  j'en  ai  peur,  l'obstination  de 
Jacob.  Tu  avais  raison,  c'est  un  formidable  huguenot!  La  nuit  j'en- 
tends en  rêve  le  choral  de  Luther.  Quoi  qu'il  arrive,  il  est  temps  de 
parler  au  forestier.  Je  m'en  chargerai,  si  tu  veux. 

—  Garde-t'en  bien  !  s'écria  Rodolphe;  il  me  faudra  partir  s'il  dit 
non! 

M.  de  Faverges  insista.  —  Si  tu  l'aimes  à  ce  point  que  tu  ne 
puisses  pas  te  passer  de  Salomé,  abjure,  dit-il;  elle  est  femme,  et 
les  femmes  pardonnent  les  vilaines  actions  que  l'amour  fait  com- 
mettre. 

—  Pas  elle!  murmura  Rodolphe. 


SCÈNES    ET   SOUVENIRS    DE    LA    FORÊT-NOIRE.  65 

—  Alors  donne  à  ta  passion  un  beau  vernis  d'héroïsme,  et  pars. 
Elle  te  pleurera  un  temps.  Épouse  et  mère,  elle  t'oubliera. 

—  Ah!  tu  me  fais  mourir!  reprit  Rodolphe  en  frissonnant. 

Cependant  la  logique  de  M.  de  Faverges  l'emporta.  Rodolphe  de- 
manda quinze  jours,  et  promit  de  se  soumettre  à  tout  ce  que  son 
ami  exigerait,  si  au  bout  de  ce  temps  un  incident  n'avait  apporté 
aucun  changement  dans  sa  position.  M.  de  Faverges  accorda  les 
quinze  jours.  — Autant  de  perdu  !  dit-il.  Malgré  sa  philosophie  mon- 
daine, il  était  ému  plus  qu'il  ne  le  laissait  voir. 

Un  hasard  fit  naître  cet  incident,  sur  lequel,  à  vrai  dire,  Rodolphe 
ne  comptait  pas,  et  qu'il  redoutait  plus  encore  qu'il  ne  le  désirait. 
On  se  souvient  qu'il  avait  inscrit  un  R  et  un  S  entrelacés  sur  les 
marges  d'un  livre  que  Salomé  feuilletait  souvent;  c'était  un  livre  de 
religion  qui  lui  venait  de  sa  mère.  Un  jour,  Jacob,  l'ayant  ouvert, 
aperçut  les  deux  lettres.  Il  appela  sa  fdle,  et  les  lui  montra.  Salomé 
comprit  que  le  jour  où  le  coup  de  hache  devait  être  porté  était  venu. 
—  Est-ce  toi  qui  as  tracé  là  ces  deux  lettres?  dit  Jacob. 

—  Non,  répondit  Salomé,  qui  avait  la  mort  dans  l'âme. 

—  Les  avais-tu  vues  déjà? 

—  Oui,  reprit-elle  avec  l'accent  ferme  d'une  personne  qui  ne  veut 
pas  mentir. 

—  Et  tu  ne  les  as  pas  effacées  ? 
Salomé  baissa  la  tête. 

—  Le  malheur  est  entré  dans  ma  maison!  poursuivit  le  garde. 
En  ce  moment,  Rodolphe  passait  devant  la  porte.  Salomé  courut  à 

lui,  et  d'une  voix  haute  :  —  Venez  dire  à  mon  père,  s'écria-t-elle,  que 
je  n'ai  rien  fait  qui  vous  autorisât  à  penser  qu'un  jour  je  pourrais  être 
votre  femme,  que  si  mon  cœur  a  été  faible  et  abandonné  d'en  haut,  je 
n'ai  pas  cessé  d'être  une  fdle  soumise  et  reconnaissante,  que  je  vous 
ai  montré  le  chemin  du  départ,  et  que  le  désespoir  de  vous  perdre  le 
cédait  au  chagrin  d'affliger  celui  qui  me  parle  et  qui  me  juge! 

—  C'est  vrai,  répondit  Rodolphe,  elle  a  été  droite  et  courageuse; 
elle  m'a  dit  de  partir,  et  je  suis  resté;  elle  m'a  dit  qu'elle  se  sou- 
mettrait à  votre  volonté,  et  je  suis  resté...  Je  l'aimais,  et  la  certitude 
de  votre  refus  m'a  seule  empêché  de  vous  en  faire  l'aveu. 

—  C'est  une  consolation  pour  moi  de  penser  que  dans  mon  afflic- 
tion Salomé  n'a  pas  cessé  de  craindre  Dieu  et  d'honorer  son  père, 
reprit  Jacob  tristement.  Qu'un  rayon  d'en  haut  l'éclairé!  Toi,  tu  ne 
peux  plus  rester  ici;  je  t'ai  accueilli  comme  un  fds  :  demain,  quand 
le  jour  viendra,  je  serai  ton  guide,  et  tu  quitteras  cette  maison. 

—  Je  la  quitterai,  répondit  Rodolphe,  et  on  se  sépara.  En  mon- 
tant l'escalier,  Salomé  posa  la  main  sur  la  rampe  pour  s'appuyer,  ce 
qu'elle  ne  faisait  jamais. 

TOME  \XV.  5 


66  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

L'heure  du  dîner  vint.  Jacob  s'approcha  de  la  table,  et  fit  signe  à 
Rodolphe  de  s'asseoir.  M.  de  Favergesjes  regardait  tous  deux.  Par 
un  geste  machinal,  il  passait  la  main  sur  son  front  comme  un  homme 
qui  est  la  proie  d'un  rêve  et  s'efforce  de  le  chasser.  Les  femmes  ne 
descendaient  pas;  cependant  leur  couvert  était  mis.  Ruth  parut  enfin 
au  pied  de  l'escalier. — Que  le  Seigneur  protège  cette  maison!  dit- 
elle  avec  l'accent  du  désespoir.  Salomé  est  là- haut  couchée  sur 
son  lit,  sans  parole,  sans  haleine  ;  je  l'appelle,  elle  ne  m'entend  pas; 
le  feu  de  la  fièvre  la  dévore. 

Jacob  se  leva  tout  droit.  Tous  les  muscles  de  son  visage  trem- 
blaient. —  Tu  l'as  entendue,  s'écria-t-il  en  saisissant  la  main  de 
Rodolphe,  monte  et  sauve-la  ! 

Lorsque  Rodolphe  eut  pénétré  dans  cette  chambre,  où  il  n'était 
jamais  entré,  il  trouva  Salomé  toute  raide  et  brûlante.  Elle  avait  les 
yeux  fixes.  Ruth  raconta  que  dans  la  journée,  et  après  l'entretien 
qu'elle  avait  eu  avec  son  père,  Salomé  était  montée  chez  elle.  Elle 
était  horriblement  pâle,  et  il  lui  semblait  qu'elle  chancelait  en  mar- 
chant. Malgré  le  froid,  elle  avait  ouvert  la  fenêtre  et  longtemps  ex- 
posé sa  tête  nue  au  vent.  Ruth  lui  avait  alors  demandé  si  elle  était 
malade.  Salomé  l'avait  rassurée,  et,  prenant  le  livre  que  sa  mère  lui 
avait  laissé,  elle  l'avait  ouvert.  Elle  lisait  depuis  quelque  temps, . 
lorsque  tout  à  coup  elle  avait  poussé  un  grand  cri  et  s'était  levée 
en  portant  les  mains  à  son  front.  Ruth  l'avait  reçue  dans  ses  bras. 
Depuis  ce  moment,  Salomé  était  comme  morte.  On  sait  que  Ro- 
dolphe avait  étudié  presque  toutes  les  sciences  et  pris  ses  grades 
dans  plus  d'une  faculté;  il  était  un  peu  médecin  comme  il  était  un 
peu  chimiste,  et  avait  eu  occasion,  depuis  son  arrivée  à  la  Herren- 
wiese,  d'exercer  son  savoir  dans  les  maisons  du  pays.  Au  premier 
examen,  il  comprit  que  Salomé  était  menacée  d'une  congestion  cé- 
rébrale, produite  certainement  par  la  tension  de  sa  volonté  et  par 
l'ébranlement  que  l'explication  dont  elle  avait  été  tout  à  la  fois  la 
cause  et  l'objet  avait  déterminé  dans  cette  frêle  créature.  Il  ne  la 
quitta  plus.  En  présence  d'un  mal  réel  qu'il  fallait  combattre  éner- 
giquement,  Rodolphe  recouvra  toute  sa  présence  d'esprit  et  tout  son 
sang-froid.  Il  conjura  la  crise  par  la  vigueur  et  la  promptitude  des 
réactifs,  et  put  répondre,  au  bout  de  quelques  heures,  de  la  vie  de 
Salomé.  Toute  la  nuit,  il  resta  debout,  la  main  et  les  yeux  sur  la 
fille  de  Jacob.  Ruth  le  servait  sans  ouvrir  la  bouche;  quand  il  n'avait 
pas  besoin  d'elle,  la  vieille  fille  retournait  à  son  rouet  et  filait.  Quel- 
qucifois  une  grosse  larme  roulait  sur  sa  joue  ridée  et  mouillait  le 
chanvre.  Jacob  lisait  dans  sa  bible.  Avant  de  tourner  le  feuillet,  il 
levait  les  yeux  et  regardait  tour  à  tour  Rodolphe  et  Salomé.  Quelle 
angoisse  sur  ce  visage  qui  voulait  être  impassible  !  Puis  il  reprenait 
sa  lecture,  et  tout  à  coup  on  entendait,  au  milieu  d'un  profond  si- 


I 


SCÈNES   ET   SOUVENIRS   DE   LA   FORÊT-NOIRE.  67 

lence,  un  bruit  grave  et  doux  qui  remplissait  la  chambre  :  c'était 
Jacob  qui  lisait  à  demi-voix  quelques  passages  des  prophètes  ou  de 
l'Ecclésiaste. 

Vers  le  matin,  Salomé  ouvrit  les  yeux,  reconnut  Rodolphe  penché 
sur  elle,  épiant  la  vie,  et  poussa  un  grand  soupir.  Jacob  sauta  sur 
les  mains  de  sa  fille  et  tomba  à  genoux.  Rodolphe  se  précipita  hors 
de  la  chambre.  Il  sanglotait.  —  J'ai  élevé  ma  voix  et  fai  crié  au 
Seigneur 'y  fai  poussé  ma  voix  vers  Dieu^  el  il  m!  a  exaucé!  criait 
Jacob  les  mains  dressées  vers  le  ciel. 

Salomé  était  sauvée,  mais  il  ne  fallait  pas  la  perdre  de  vue.  11  ne 
fut  plus  question  de  départ.  Pendant  un  mois,  Rodolphe  veilla  au 
chevet  de  la  malade  ;  la  convalescence  fut  longue  et  pleine  de  pé- 
rils. Salomé  ne  semblait  renaître  que  par  la  volonté  qu  elle  avait  de 
se  conserver  à  son  père  ;  mais  quand  Rodolphe  ne  pouvait  pas  la 
voir,  ses  yeux,  malgré  elle,  s'attachaient  sur  lui  avec  une  expres- 
sion de  douleur  et  de  tendresse  qui  la  transfigurait.  Un  soir  que  Ro- 
dolphe, épuisé  de  fatigue,  s'était  endormi  près  d'elle  à  la  suite  d'une 
crise  passagère,  Salomé  prit  doucement  des  ciseaux  et  coupa  sur  la 
tête  inclinée  du  jeune  homme  une  boucle  de  cheveux  qu'elle  glissa 
sous  son  oreiller.  Ruth  la  surprit  tandis  que,  d'une  main  faible,  elle 
caressait  ce  souvenir  d'un  amour  condamné.  —  Ah!  dit  Salomé, 
n'est-il  pas  mort  pour  moi?...  C'est  comme  un  brin  d'herbe  sur  la 
pierre  d'un  tombeau.  —  Ruth  détourna  la  tête  en  pleurant. 

Rientôt  Salomé  put  quitter  sa  chambre.  On  profita  du  soleil  de 
midi  pour  lui  faire  respirer  l'air  dans  le  petit  jardin.  Elle  s'appuya 
sur  le  bras  de  son  père  afin  d'essayer  quelques  pas  sur  l'herbe.  Elle 
promena  ses  regards  encore  voilés  sur  l'immense  rideau  de  forêts 
qui  r entourait.  Les  hauteurs  en  étaient  couvertes  de  neige.  Le  ciel 
était  pâle.  «  Comptez  sur  moi,  je  suis  à  vous,  »  dit-elle  à  son  père 
en  lui  pressant  le  bras.-  Zacharie  bondissait  autour  d'elle  et  pous- 
sait des  cris  d'allégresse;  Rodolphe  la  suivait  d'un  œil  triste.  Com- 
bien peu  de  temps  s'écoulerait  avant  le  jour  où  il  devait  s'éloigner 
pour  ne  plus  revenir  !  Il  était  heureux  de  voir  Salomé  debout,  et  re- 
grettait cependant  qu'elle  n'eût  plus  besoin  de  lui.  M.  de  Faverges 
marchait  auprès  d'eux;  vingt  lettres  le  rappelaient  à  Paris,  mais  il 
lui  semblait  que  le  boulevard  des  Italiens  et  l'Opéra  étaient  à  mille 
lieues  de  ce  petit  coin  de  montagne.  Il  avait  pour  Salomé  le  cœur 
d'un  frère.  —  Je  conçois  qu'on  adore  cette  petite  huguenote,  gi- 
sait-il à  Rodolphe. 

Quand  cette  vaillante  fille  eut  reconquis  la  vie,  elle  prit  un  jour 
le  bras  de  M.  de  Faverges.  —  Vous  avez  tous  nos  secrets,  dit-elle  ; 
ce  n'est  donc  pas  à  vous  que  je  cacherai  rien  de  ce  qui  se  passe 
dans  mon  cœur.  Il  y  a  là  une  déchirure  que  la  présence  de  Rodolphe 
fait  saigner  de  plus  en  plus;  je  ne  dis  pas  qu'elle  cicatrisera  jamais  : 


68  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

il  ne  sait  pas  à  quel  point  je  l'aime;  mais  au  nom  même  de  cette  vie 
que  son  dévouement  m'a  rendue,  je  lui  demande  de  partir.  Il  y  a  en 
moi  comme  un  renoncement  au  bonheur,  mais  non  pas  au  devoir; 
qu'il  m'aide  à  en  porter  le  poids!  Le  spectacle  de  son  chagrin  m'é- 
puise et  m'oblige  à  penser  au  mien  :  obtenez  de  lui  qu'il  me  l'épar- 
gne. Quand  il  ne  serapjus  là,  vous  l'aiderez  à  m'oublier  et  à  guérir. 
M.  de  Faverges  ne  se  souvint  plus  qu'il  était  Parisien.  —  S'il 
vous  oubliait,  ce  serait  un  méchant  homme,  et  je  ne  le  reverrais  ja- 
mais! dit-il. 

—  Alors  qu'il  pense  à  moi  comme  à  une  amie  et  qu'il  soit  heu- 
reux! S'il  le  devient  un  jour,  vous  me  l'écrirez,  et  je  serai  plus  tran- 
quille. 

M.  de  Faverges  lui  demanda  la  permission  de  faire  une  dernière 
tentative  auprès  de  Jacob. 

—  Faites!  répondit  Salomé  en  hochant  la  tête. 

Le  soir  même,  M.  de  Faverges  prit  à  part  son  hôte.  Tous  les  ar- 
gumens  que  l'amitié  la  plus  vive  peut  fournir,  il  les  employa  pour 
ébranler  la  résolution  du  vieux  puritain.  Jacob  l' écouta  sans  l'inter- 
rompre; mais  lorsque  M.  de  Faverges  se  tut  :  —  La  mort  me  l'avait 
prise,  la  mort  me  l'a  rendue;  la  crainte  de  son  aiguillon  ne  me  fera 
pas  céder!  répondit  le  huguenot. 

Et  comme  l'ami  de  Rodolphe  insistait,  Jacob,  frappant  du  pied  la 
terre,  s'écria  :  —  Aussi  longtemps  que  je  foulerai  le  sol  de  la  patrie 
allemande,  jamais  Salomé  ne  sera  la  femme  d'un  catholique,  j'en 
prends  Dieu  à  témoin  ! 


On  était  alors  à  une  époque  de  l'année  où  tous  les  habitans  de  la 
Forêt-Noire  s'apprêtent  à  célébrer  l'ouverture  des  écluses  ou  Schivel- 
lung.  Le  bois  abattu  dans  la  montagne  a  été  dirigé  le  long  des  cours 
d'eau  qui  se  déversent  dans  laMurg  ou  la  Kintzig,  afïluens  du  Rhin. 
Quand  on  juge  le  moment  opportun,  les  forestiers  choisissent  un 
jour,  on  ouvre  les  portes  gigantesques  pratiquées  dans  les  barrages 
qui  ferment  les  vallées,  et  la  masse  des  eaux  retenues  dans  d'im- 
menses réservoirs  gonflés  par  la  fonte  des  neiges  emporte  dans  son 
élan  les  troncs  de  sapin  et  les  énormes  poutres  empilés  le  long  des 
torrens.  C'est  une  cérémonie  imposante  qui  attire  souvent  un  grand 
coiTcours  d'étrangers.  On  l'annonce  plusieurs  jours  à  l'avance;  les 
dernières  coupes  sont  précipitées  au  fond  des  gorges,  à  portée  du 
flot,  qui  bientôt  passera  au-dessus  des  roches  les  plus  hautes;  le 
fer  des  propriétaires  a  marqué  les  différentes  pièces  de  bois  qui  doi- 
vent alimenter  les  scieries  des  vallées  inférieures.  Les  auberges  bâ- 
ties dans  le  voisinage  des  cours  d'eau  reçoivent  la  visite  des  mar- 


SCÈNES    ET    SOUVENIRS    DE    LA   FORET-NOIRE.  69 

chands  et  des  curieux.  Le  chasseur  et  le  touriste  pénètrent  dans  le 
Schwartzwald,  animé  alors  d'une  vie  plus  active.  M,  de  Faverges 
avait  manifesté  le  désir  d'assister  à  l'ouverture  des  écluses,  qui  de- 
vait avoir  lieu  vers  la  fin  de  la  semaine.  On  ajourna  le  départ  des 
deux  amis  au  lendemain  de  cette  fête  locale.  Rodolphe  comptait  les 
heures  qui  l'en  séparaient.  Il  voyait  à  tout  instant  Salomé,  et  il  évi- 
tait de  lui  parler.  Ils  osaient  à  peine  se  regarder.  La  pauvre  fille 
avait  le  visage  non  moins  désolé  et  non  moins  rigide  cependant  que 
celui  de  la  femme  de  Loth  quand  elle  fut  changée  en  statue  de  sel. 

Quand  arriva  le  matin  du  jour  désigné  par  les  forestiers,  Jacob 
partit  de  bonne  heure  avec  M.  de  Faverges.  Ils  ne  parlaient  plus  ni 
les  uns  ni  les  autres  de  la  chose  qui  faisait  l'objet  de  leurs  préoc- 
cupations. Le  garde  laissait  sans  crainte  Rodolphe  à  la  maison  ;  il  le 
connaissait,  et  il  connaissait  aussi  Salomé.  Une  sorte  de  pudeur,  dont 
cette  âme  inflexible  avait  le  sentiment,  ne  lui  permettait  pas  non 
plus  d'assister  aux  adieux  que  peut-être  ils  avaient  à  se  faire. 

Un  fort  barrage  est  pratiqué  sur  le  cours  du  Schwartzenbach  à  une 
petite  lieue  de  la  Herrenwiese.  Un  peu  plus  bas,  en  aval  du  tor- 
rent et  presque  à  son  point  de  rencontre  avec  la  Raumunzach,  un 
pont  de  pierre  d'une  seule  arche  enjambe  le  lit  de  roches  du  Schwar- 
tzenbach, et  domine  une  chute  de  huit  ou  dix  mètres,  où  de  grands 
blocs  de  granit  sont  entassés  dans  un  désordre  pittoresque.  A  l'angle 
même  du  confluent  des  deux  cours  d'eau,  sur  un  pan  de  mousses  et 
de  bruyères,  les  bûcherons  établissent,  à  l'aide  de  quelques  plan- 
ches et  de  quelques  brassées  de  fougères,  des  sièges  pour  les  curieux 
qu'attire  la  singularité  de  ce  spectacle.  Des  feux  de  branches  mortes 
pétillent  auprès  de  ces  sièges  rustiques.  La  gorge  est  étroite,  pro- 
fondément encaissée  entre  des  pentes  raides  chargées  de  hauts  sa- 
pins; l'eau  tout  écumante  fuit  entre  les  quartiers  de  roc  blanc, 
plaqués  çà  et  là  de  fortes  ombres;  le  bruit  du  vent  qui  arrache  d'é- 
ternelles plaintes  à  la  forêt  se  mêle  au  murmure  du  torrent;  la  lu- 
mière qui  pénètre  au  fond  du  ravin,  et  fait  étinceler  par  places  les 
nappes  d'eau,  semble  verte;  on  voit  le  ciel  tout  en  haut  comme  une 
bande  d'azur  pâle  entre  deux  rangées  d'arbres.  Le  paysage  est  ro- 
mantique. Des  gendarmes  dont  le  casque  brille  écartent  du  pont  les 
imprudens  qui  cherchent  à  s'en  approcher;  de  grands  chariots  atte- 
lés de  bœufs  sont  arrêtés  sur  la  route  ;  des  officiers  enveloppés  de  la 
longue  capote  grise,  des  étudians  coiffés  de  la  casquette  hérédi- 
taire des  universités  allemandes,  des  artistes  qui  déjà  taillent  leurs 
crayons,  vont  et  viennent  dans  les  bois,  ou  se  groupent  autour  des 
feux  ;  quelques  flocons  de  neige  chargent  encore  la  cime  des  plus 
hauts  sapins. 

Le  signal  de  l'ouverture  des  barrages  venait  d'être  donné.  Jacob, 
que  ses  fonctions  appelaient  partout  à  la  fois,  avait  abandonné  M.  de 


70  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

Faverges  dans  la  vallée  après  lui  avoir  indiqué  le  chemin  à  suivre. 
Lui-même  venait  de  quitter  le  pont  jeté  sur  le  torrent,  lorsqu'en  se 
retournant  il  n'apej^çut  plus  son  fils.  —  Et  Zacharie?  dit-il. 

Il  chercha  du  regard  autour  de  lui,  et  ne  vit  rien»  Il  appela,  et 
Zacharie  ne  répondit  pas. 

—  Je  l'ai  vu  courir  tout  à  l'heure  le  long  du  Schwartzenbach,  il 
s*en  allait  du  côté  de  l'écluse,  dit  une  voisine. 

Jacob  se  sentit  frissonner  de  la  tête  aux  pieds,  et  s'élança  sur  les 
bords  du  torrent.  On  entendait  au  loin  le  tumulte  des  eaux  qui  des- 
cendaient la  pente  avec  une  effrayante  rapidité  et  un  grondement 
terrible  semblable  au  retentissement  de  cent  canons  bondissant  sur 
une  chaussée  d'airain.  Tous  les  bruits  s'effaçaient  devant  ce  bruit. 
Jacob  jeta  un  regard  dans  le  fond  du  ravin.  Du  même  coup  d'œil,  il 
vit  comme  un  rempart  mouvant  fait  de  mille  troncs  de  sapins  rou- 
lant sur  un  lit  de  pierres  énormes,  et  en  avant,  au  travers  du  ruis- 
seau, essayant  de  fuir,  son  fils,  que  la  poursuite  d'un  oiseau  avait 
amené  là.  Jacob  voulut  crier;  sa  voix  fut  étouffée  par  la  clameur 
du  torrent.  La  peur  paralysait  Zacharie?  il  essaya  de  sauter  sur  la 
rive,  son  pied  glissa,  et  il  tomba  sur  le  genou.  Jacob  sentit  une 
sueur  froide  mouiller  ses  épaules  ;  il  courait,  mais  les  sapins  et  le 
flot  couraient  plus  vite  que  lui.  C'est  alors  que  M.  de  Faverges,  qui 
s* était  égaré,  sortit  du  milieu  de  la  forêt;  il  vit  l'enfant  et  le  péril 
où  il  était,  s'élança  d'un  bond  dans  la  rivière,  le  saisit  entre  ses 
bras  et  sauta  sur  le  bord  au  moment  où  l'écume  bouillonnait  autour 
de  lui  et  montait  jusqu'à  sa  ceinture.  Un  effort  suprême  le  mit  hors 
des  atteintes  du  flot,  mais  une  pièce  de  bois  lancée  par  la  violence 
des  eaux  ricocha  contre  un  pan  de  roches  et  le  frappa  au  flanc.  Il 
ouvrit  les  bras  et  tomba  évanoui  auprès  de  Zacharie. 

Quand  il  revint  à  lui,  il  était  dans  la  maison  de  Jacob,  à  la  Her- 
renwiese.  Il  éprouvait  une  grande  lassitude  et  une  violente  douleur 
au  côté.  Salomé,  inquiète  et  pâle,  était  près  de  son  lit.  Il  se  souvint 
de  tout  ce  qui  s'était  passé,  et  chercha  Zacharie  du  regard.  —L'en- 
fant dort,  il  est  bien,  dit  la  voix  grave  de  Salomé. 

La  secousse  seule  et  la  douleur  avaient  fait  perdre  connaissance  à 
M.  de  Faverges.  Il  n'avait  aucun  organe  lésé.  La  pensée  du  service 
immense  qu'il  avait  rendu  à  Jacob  ne  lui  permettait  pas,  ainsi  qu'à 
Rodolphe,  d'accepter  plus  longtemps  son  hospitalité;  il  craignait, 
en  prolongeant  son  séjour  à  la  Herrenwiese,  qu'on  ne  l'accusât  de 
profiter  de  la  reconnaissance  de  tous  pour  imposer  son  ami  à  la 
famille.  Aussitôt  qu'il  put  se  tenir  debout,  il  prit  la  résolution  de 
partir,  et  en  avertit  Rodolphe,  qui  l'approuva.  Le  jour  même,  il  bou- 
cla sa  valise  et  prévint  Jacob  que  le  lendemain  il  lui  ferait  ses  adieux. 

—  Tu  es  un  juste,  et  tu  as  sauvé  mon  fils  bien-aimé!  dit  le  garde, 
à  présent  je  suis  à  toi,  et  tout  ce  que  j'ai  est  à  toi. 


SCÈNES   ET   SOUVENIRS   DE   LA   FORÊT-NOIRE.  71 

Une  idée  illumina  M.  de  Faverges.  —  Eh  bien  1  dit-il  avec  fer- 
meté, si  vous  croyez  me  devoir  quelque  chose  en  récompense  de  ce 
que  j'ai  fait,  accordez  à  Rodolphe  la  main  de  votre  fille. 

Jacob  devint  pâle.  —  Qu'exiges-tu!  s'écria-t-il,  c'est  comme  si  tu 
m'enfonçais  un  poignard  dans  le  cœur. 

—  Écoutez,  continua  M.  de  Faverges,  mon  ami  porte  au  travers 
du  visage  la  trace  d'une  dette  que  j'ai  contractée,  aidez-moi  à  m'ac- 
quitter,  vous  qui  voulez  être  mon  débiteur.  Je  n'exige  rien,  réflé- 
chissez seulement. 

—  Ah  !  tu  es  cruel,  répondit  Jacob. 

Le  soir,  on  s'assit  à  la  table  commune.  Personne  ne  parlait  et 
personne  ne  mangeait.  Zacharie,  qui  pleurait,  se  leva  de  sa  place 
avant  la  fm.  Un  sentiment  de  douleur,  qui  pour  chacun  des  con- 
vives avait  des  causes  diverses  et  des  profondeurs  inégales,  pesait 
sur  tout  le  monde.  Jacob  n'osait  pas  interroger  Salomé,  de  peur  que 
le  son  de  sa  voix  ne  lui  déchirât  le  cœur.  Gomme  on  s'était  tu  pen- 
dant le  repas,  on  se  tut  encore  après.  Seul,  M.  de  Faverges,  qui  ne 
perdait  pas  Jacob  des  yeux,  essaya  d'ouvrir  la  bouche.  On  ne  lui 
répondit  pas,  et  tout  rentra  dans  le  silence. 

A  six  heures,  Jacob  se  leva.  C'était  la  dernière  soirée  que  Ro- 
dolphe devait  passer  avec  Salomé.  On  se  sépara  sans  échanger  une 
parole,  chacun  par  un  accord  tacite  ajournant  au  lendemain  l'heure 
des  adieux. 

La  chambre  que  Rodolphe  occupait  était  située  au  premier  étage, 
à  côté  de  celle  où  Jacob  avait  son  lit.  Dans  une  autre  partie  du  bâ- 
timent, et  séparées  du  logement  du  garde  et  de  son  hôte  par  un 
mur  de  refend,  se  trouvaient  celles  de  Ruth  et  de  Salomé.  Une  sorte 
d'anéantissement  s'était  emparé  de  Rodolphe  après  qu'il  eut  refermé 
la  porte  sur  lui.  Il  regardait  tous  les  objets  qui  l'entouraient,  et  il 
lui  semblait  que  c'étaient  autant  d'amis  dont  il  allait  se  séparer;  il 
étouffait.  Par  la  fenêtre  ouverte,  Rodolphe  voyait  toute  l'étendue 
du  plateau  ;  une  lune  froide  en  éclairait  la  solitude  ;  son  cœur  trou- 
vait un  aliment  dans  la  tristesse  de  ce  paysage  silencieux.  Comme 
il  écoutait  vaguement  les  murmures  de  la  forêt,  il  entendit  comme 
un  gémissement  sourd  qui  montait  dans  la  nuit.  Le  moindre  bruit 
circule  et  retentit  dans  la  sonorité  de  ces  maisons  de  bois.  Rodolphe 
tendit  l'oreille,  et  tout  son  cœur  se  fondit.  Salomé  priait  et  pleurait 
à  quelques  pas  de  lui.  Dans  quel  lieu  n'eût-il  pas  reconnu  le  son  de 
sa  voix  !  Il  pencha  la  tête  pour  mieux  entendre  ces  douces  plaintes, 
qui  lui  disaient  que  tant  d'amour  répondait  au  sien.  Alors  une  lu- 
mière, qui  filtrait  par  les  fentes  de  la  cloison  voisine,  attira  son 
attention;  il  s'en  approcha  machinalement,  et  regarda  par  les  in- 
terstices des  planches.  Jacob,  assis  devant  une  lampe,  lisait  dans 
sa  grande  bible;  il  était  tout  habillé.  La  clarté  de  la  lampe  tombait 


72  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

en  plein  sur  son  visage.  Quelquefois  il  remuait  les  lèvres,  et  il  en 
sortait  des  paroles  confuses  extraites  du  livre  saint.  Les  voix  du  père 
et  de  la  fille,  à  demi  étouffées,  semblaient  se  répondre.  La  prière  et 
la  méditation  invoquaient  Dieu.  Rodolphe  cacha  son  front  entre  ses 
mains;  son  cœur  éclatait. 

Le  jour  parut  enfin.  On  se  réunit  dans  la  grande  pièce  du  rez-de- 
chaussée.  Salomé  servait  le  déjeuner;  sa  main  tremblait,  et  l'on 
voyait  qu'elle  était  près  de  faiblir  à  chaque  pas.  Où  étaient  le  calme 
et  le  repos  des  anciens  jours?  On  ne  toucha  pas  aux  mets  qu'elle 
avait  préparés.  L'aiguille  de  l'horloge  s'approchait  de  l'heure  où  il 
faudrait  se  dire  adieu  et  prendre  le  bâton  du  voyage.  On  en  enten- 
dait les  tintemens  implacables,  qui  mesuraient  lentement  les  mi- 
nutes. M.  de  Faverges  avait  la  gorge  serrée.  Il  s'approcha  de  Jacob, 
et  lui  posant  la  main  sur  le  bras  :  —  Eh  bien  !  dit^il,  avez-vous  ré- 
fléchi?... Dans  une  heure,  il  sera  trop  tard. 

Jacob  leva  les  yeux  sur  sa  fille.  La  décomposition  de  ce  visage 
adoré  l'épouvanta.  Que  de  larmes  sous  ces  paupières  rougies!  que 
d'angoisses  dans  le  pli  des  lèvres!  quelle  pâleur  mortelle  sur  le 
front!  Elle  n'était  pas  vaincue,  mais  quel  désespoir  dans  sa  soumis- 
sion !  Le  cœur  du  père  en  fut  tout  à  coup  amolli  comme  une  cire  que 
pénètre  le  feu.  —  Tu  l'aimes  donc  bien!  dit-il  à  Salomé. 

—  Regardez-moi  et  ne  le  demandez  plus,  répondit-elle  d'une 
voix  brisée. 

—  Et  tu  es  prête  cependant,  s'il  part,  à  en  épouser  un  autre? 

—  Si  vous  l'ordonnez,  je  vous  obéirai;  mais,  si  vous  me  laissez 
libre,  jamais  je  ne  serai  à  personne. 

On  devinait  à  l'expression  du  visage  de  Jacob  quelle  lutte  inté- 
rieure le  déchirait.  Un  instant  il  ferma  les  yeux  et  parut  près  de  s'af- 
faisser sur  lui-même,  puis,  faisant  un  effort  :  —  Que  mes  pères  me 
pardonnent!  dit-il;  un  homm'e  a  sauvé  la  chair  de  ma  chair  et  le 
sang  de  mon  sang  au  péril  de  sa  vie...  Qu'il  soit  fait  selon  sa 
volonté  ! 

11  prit  la  main  de  sa  fille  et  la  mit  dans  celle  de  Rodolphe.  Sa- 
lomé, qui  avait  été  forte  devant  le  désespoir,  fut  renversée  par  le 
bonheur.  Elle  poussa  un  cri  et  tomba  évanouie. 

Le  soir  même,  Jacob  s'enferma  dans  sa  chambre,  et,  prenant  la 
bible  de  ses  ancêtres,  il  l'ouvrit  au  livre  de  Job.  Il  trempa  une 
plume  dans  l'encre,  et  d'une  main  ferme,  sur  la  marge  blanche 
(lu  premier  feuillet,  il  écrivit  ces  mots  :  Cejonrd'hui,  27  avril  ISA., 
j*ai  donné  ma  fdle  Salomé  à  un  étranger  du  nom  de  Rodolphe.  Et 
plus  bas,  de  cette  même  écriture  qu'il  tenait  de  son  père,  il  écrivit  : 
Seigneur!  Seigneur!  Une  larme  qui  grossissait  lentement  entre  ses 
cils  tomba  sur  l'encre  encore  humide  et  tacha  le  papier.  Combien 
de  taches  semblables  étaient  éparses  dans  le  livre  et  marquaient  les 


SCÈNES   ET   SOUVENIRS    DE   LA   FORÊT-NOIRE.  73 

étapes  de  cette  voie  douloureuse  où  les  siens  avaient  marché  !  Jacob 
les  égalait  par  les  sacrifices  et  par  l'épreuve. 

La  joie  remplissait  la  maison  du  garde;  seul  Jacob  ne  pouvait  sur- 
monter une  invincible  tristesse.  Les  choses  qu'il  avait  le  plus  aimées, 
la  cha§se,  le  travail,  la  méditation,  le  laissaient  morne.  On  le  voyait 
errer  au  fond  de  ses  vastes  forêts  et  ne  les  quitter  qu'à  la  nuit  close. 
Un  chagrin  dont  il  ne  parlait  jamais  le  rongeait.  On  le  surprenait 
parfois  les  yeux  arrêtés  sur  le  portrait  de  son  aïeul,  le  visage  bou- 
leversé, les  lèvres  crispées  et  tremblantes  ;  alors,  pendant  toute  une 
soirée,  la  vieille  bible  restait  fermée  devant  lui.  Il  semblait  avoir  fait 
connaissance  avec  le  remords.  Le  jour  où  pour  la  première  fois  on 
publia  les  bans  de  Rodolphe  et  de  Salomé,  Jacob  disparut  dans  la 
montagne.  Quand  il  revint  le  soir,  il  avait  sur  le  front  la  pâleur  d'un 
cadavre. 

Un  matin,  en  traversant  le  plateau,  il  rencontra  une  longue  file 
de  chariots  qui  descendaient  vers  la  plaine,  conduits  par  deux  ou 
trois  familles  d'émigrans. 

—  Adieu,  Jacob!  lui  dit  l'un  d'eux. 

Ce  mot  frappa  le  garde  comme  une  inspiration  d'en  haut.  —  Et 
moi  aussi  je  partirai,  cq  sera  une  expiation,  s'écria -t- il  avec  la 
sombre  exaltation  que  jadis  avaient  eue  ses  pères. 

Sa  résolution  prise,  rien  ne  l'en  détourna  plus.  Jacob  voyait  dans 
ce  voyage  qui  allait  le  séparer  de  sa  patrie  d'élection,  de  ses  amis, 
de  sa  fille,  le  rachat  d'une  trahison  dont  ses  ancêtres  lui  demande- 
raient compte  un  jour.  Il  se  frappait  lui-même  et  se  condamnait  à 
l'exil.  Il  poursuivit  donc  les  préparatifs  de  son  départ  silencieuse- 
ment, mais  activement,  et  aux  derniers  jours  du  mois  de  mai  on 
apprit  que  Jacob  Royal  allait  quitter  la  Herrenwiese.  A  l'insu  des 
siens,  il  s'était  démis  de  ses  fonctions  de  garde  et  avait  tout  pré- 
paré pour  une  émigration  lointaine.  Avec  Ruth,  Zacharie  et  deux 
ou  trois  serviteurs  qui  ne  voulaient  pas  l'abandonner,  il  allait  par- 
tir pour  l'Amérique.  M.  de  Faverges  avait  été  le  premier  prévenu 
de  ce  projet.  Aux  observations  que  lui  avait  présentées  l'ami  de 
Rodolphe  :  -^  Et  mon  serment,  l'avez-vous  oublié?  avait  répondu 
Jacob;  ne  l'aurais-je  pas  prêté,  et  ce  serment  ne  me  contraindrait-il 
pas  à  quitter  l'Allemagne,  croyez-vous  que  je  puisse  me  résoudre 
à  ne  jamais  entendre  la  voix  de  celui  qui  sera  le  mari  de  ma  fille  se 
mêler  aux  nôtres  quand  nous  invoquerons  le  Dieu  tout-puissant  en 
famille?  Non!  non!  je  pars. 

Quand  il  fut  impossible  de  cacher  à  Salomé  quelle  résolution 
extrême  son  père  avait  prise,  elle  fut  comme  en  sursaut  tirée  d'un 
rêve.  Son  premier  cri  fut  qu'elle  partirait  avec  lui.  Elle  se  jeta  à  ses 
genoux  pour  obtenir  la  permission  de  le  suivre.  Jacob  la  serra  sur 
son  cœur.  — 11  a  été  écrit,  dit-il,  que  la  femme  abandonnerait  son 


74  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

père  et  sa  mère  pour  s'attacher  à  son  mari,  —  Et  il  continua  froi- 
dement les  préparatifs  de  son  départ. 

L'heure  vint  où  des  chariots  pesamment  chargés  sortirent  de  la 
cour.  L'essieu  criait  sous  le  poids  des  meubles  et  des  ustensiles 
de  ménage.  Jacob  n'avait  pas  voulu  que  sa  fille  l'accompagnât  jus- 
qu'à Bûhl,  où  le  chemin  de  fer  devait  emporter  vers  Strasbourg  et 
la  France  la  nouvelle  colonie  qui  allait  chercher  les  forêts  vierges 
du  far-ivest»  Il  ne  voulait  pas  prolonger  l'agonie  de  la  séparation. 
La  maison,  le  jardin,  les  terres,  les  bestiaux,  tout  était  vendu.  Les 
habitans  du  hameau  et  les  voisins  s'étaient  réunis  sur  la  route  pour 
assister  à  ce  départ,  qui  les  navrait  tous.  Hector  bondissait  autour 
des  attelages. 

Au  moment  de  quitter  cette  maison  qu'il  ne  devait  plus  revoir, 
qu'il  avait  embellie  avec  amour,  où  son  père  était  mort,  où  il  était 
né,  où  il  avait  toujours  pensé  qu'une  main  pieuse  lui  fermerait  les 
yeux,  Jacob  ôta  son  chapeau  et  regarda  longtemps  la  prairie,  les 
chaumières,  les  montagnes,  la  forêt,  le  torrent.  On  aurait  dit  qu'il 
voulait  en  emporter  quelque  chose  dans  son  cœur.  Le  ciel  était 
clair,  le  printemps  souriait.  Tout  le  monde  se  taisait  autour  de 
Jacob.  Ruth  s'essuyait  les  yeux;  Zacharie,. distrait  par  sa  jeunesse, 
ne  pensait  qu'aux  surprises  du  voyage  et  aux  plaisirs  du  mouve- 
ment; il  embrassait  Rodolphe  et  Salomé,  courait,  riait  et  pleurait 
tout  à  la  fois.  Les  serviteurs  assujettissaient  les  jougs  et  veillaient 
à  ce  que  rien  ne  fût  oublié. 

Après  qu'il  eut  assez  contemplé  la  Herrenwiese,  Jacob  étreignit 
sa  fille  sur  son  cœur,  et,  poussant  un  profond  soupir,  donna  le 
signal  du  départ.  L'aiguillon  piqua  le  flanc  des  bœufs,  l'essieu 
gémit,  et  les  lourds  chariots  s'ébranlèrent. 

—  Je  te  la  confie,  c'est  le  meilleur  de  mon  sang,  dit  Jacob  à  Ro- 
dolphe en  lui  remettant  Salomé,  et,  secouant  la  poussière  de  ses 
pieds  sur  le  seuil  de  la  maison,  il  s'éloigna  le  dernier.  Toute  la  foule 
se  découvrit. 

—  Dieu  t'accompagne!  criait-on  de  tous  côtés, 

—  Dieu  vous  protège!  répondit  Jacob. 

Bientôt  après  les  chariots  s'engagèrent  dans  la  vallée  qui  descend 
vers  Buhl.  On  ne  Içs  voyait  plus  et  on  entendait  encore  le  bruit  des 
roues.  Au  moment  où  Jacob,  qui  s'était  retourné  une  dernière  fois, 
disparut  derrière  un  pan  de  la  forêt,  Salomé  jeta  un  cri  et  voulut 
courir  pour  le  rejoindre.  Rodolphe,  éperdu,  l'entoura  de  ses  bras. 
Elle  s'en  dégagea  et  tomba  sur  ses  genoux,  les  mains  jointes. 

—  Seigneur,  mon  Dieu!  pardonnez-moi!  s'écria-t-elle. 

—  Il  a  été  écrit  :  «  Tu  suivras  ton  mari,  »  dit  une  voix  dans  la  foule. 
Salomé  se  leva  et  suivit  Rodolphe. 

Amédée  Achard. 


LES  DÉGÉNÉRESCENCES 


DE 


I 

I 


L'ESPÈCE  HUMAINE 


[.  Traité  des  Dégénérescences  physiques ,  intellectuelles  et  morales  de  l'espèce  humaine,  par 
M.  B.-A.  Morel,  Paris,  1857,  in-S».  —  II.  La  Psychologie  morbide  dans  ses  rapports  avec  la 
Philosophie  de  l'histoire,  par  M.  J.  Moreau,  Paris,  I8S9,  in-S».  —  III.  Traité  philosophique  et 
physiologique  de  l'hérédité  naturelle,  par  M.  Prosper  Lucas,  Paris,  1847-1850,  2  vol.  iii-8*.  — 
IV.  Travaux  de  MM.  Bailiarger,  Brierre  de  Boisœont ,  Michéa ,  elc. 


C'est  un  spectacle  navrant  et  bien  propre  à  rabaisser  notre  orgueil 
que  la  vue  de  ces  êtres  abrutis,  stupides  et  repoussans,  qui,  sous  le 
nom  d'idiots,  de  démens,  de  gâteux,  peuplent  nos  hospices  et  nos 
asiles.  En  présence  d'une  pareille  dégradation,  on  se  demande  in- 
volontairement si  l'homme  que  la  maladie  ou  une  infirmité  de  nais- 
sance peut  ravaler  à  ce  point  et  ramener  au  niveau  de  la  brute  est 
vraiment  la  créature  privilégiée  faite  à  l'image  de  Dieu.  L'impres- 
sion est  encore  plus  pénible  quand  on  se  transporte  dans  certaines 
régions  montagneuses,  en  de  hautes  vallées  où  se  rencontrent  des 
êtres  non  moins  dégradés.  On  n'est  plus  ici  dans  le  refuge  offert 
par  la  charité  à  la  misère,  à  la  maladie  ou  au  vice.  Tout  au  con- 
traire dans  ces  régions  alpestres  promet  la  force,  le  bonheur  et  la 
santé.  L'air  est  pur,  la  verdure  luxuriante,  des  eaux  en  apparence 
limpides  baignent  d'admirables  paysages,  et  cependant  à  chaque 
village,  à  chaque  habitation  presque,  on  rencontre  un  malheureux 
qui  est  comme  dépossédé  de  sa  qualité  d'homme.  Sa  tête  est  énorme 
ou  mal  conformée,  son  ventre  est  gonflé,  son  cou  large  est  fré- 
quemment chargé  d'un  goitre;  ses  extrémités  sont  grêles  ou  massi- 


76  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ves,  sa  démarche  est  mal  assurée,  son  intelligence  obtuse  ou  débile  ; 
il  ne  fait  entendre  que  des  sons  inarticulés  ou  balbutie  seulement 
quelques  mots;  il  est  enfin  condamné  à  une  perpétuelle  enfance, 
sans  avoir  rien  des  grâces,  du  charme  et  de  la  naïveté  de  cet  âge. 
Tout  en  lui  inspire  l'horreur  et  le  dégoût.  C'est  le  crétin  !  Assis  à  la 
porte  du  chalet,  de  la  chaumière,  plongé  dans  une  morne  apathie, 
l'œil  languissant  et  sans  vie,  il  semble  avoir  été  placé  sur  notize 
chemin  comme  les  tombeaux  qu'élevaient  les  anciens  le  long  des 
voies  pour  nous  rappeler  la  vanité  de  nos  grandeurs,  la  misère  de 
notre  condition,  en  nous  disant  :  Voilà  jusqu'où  peut  tomber  l'intel- 
ligence dont  vous  êtes  si  fiers  ! 

Les  crétins  sont  cantonnés  en  de  certaines  localités,  et  constituent 
pour  quelques  populations  un  véritable  caractère  ethnologique.  Le 
crétinisme  n'est  point  un  accident  isolé,  l'eflét  passager  d'une  cause 
morbide;  c'est  le  résultat  et  comme  le  produit  du  climat  et  du  sol. 
Il  y  a  des  vallées  qui  donnent  naissance  au  crétinisme,  comme  il  y  a 
des  terrains  marécageux  qui  engendrent  les  fièvres.  L'intelligence, 
que  cette  maladie  affecte  profondément,  n'est  donc  pas  plus  que  le 
corps  à  l'abri  des  influences  physiques;  elle  s'abâtardit  ou  dégénère 
quand  le  milieu  au  sein  duquel  l'individu  se  développe  altère  les 
organes  dont  le  jeu  régulier  lui  est  indispensable. 

On  fut  longtemps  sans  pouvoir  s'expliquer  cette  fatale  action  du 
climat  et  du  sol,  du  régime  et  du  genre  de  vie,  sur  le  cerveau  et  le 
système  nerveux.  On  .ne  vit  à  l'origine  dans  l'idiotie,  la  démence  et 
le  crétinisme,  qu'un  efî^et  de  ces  impénétrables  décrets  de  la  Provi- 
dence qui  bouleversent  nos  idées,  de  charité  et  de  justice.  On  attri- 
bua ces  affreuses  infirmités  tantat  à  la  colère  céleste,  tantôt  à  l'in- 
tervention d'êtres  surnaturels  et  méchans.  Quelques-uns  même 
tinrent  ces  misères  pour  un  bienfait,  et  tandis  que  les  gens  éclairés 
regardaient  la  perte  de  l'intelligence  comme  la  dernière  des  cala- 
mités, les  pauvres  montagnards  bénissaient  comme  une  grâce  d'en 
haut  la  naissance  d'un  crétin.  En  Orient,  l'idiot,  ainsi  que  le  fou, 
est  pris  pour  un  saint,  un  inspiré,  un  favori  de  fa  Divinité.  Les  pro- 
grès de  la  médecine  redressèrent  ces  idées.  En  découvrant  les  causes 
auxquelles  sont  dues  les  maladies  de  l'intelfigence  et  les  dégénéres- 
cences qu'elles  amènent,  la  science  constata  que  l'organisme  jusque 
dans  ses  aberrations  est  soumis  à  des  lois  qui  ne  sont  elles-mêmes 
que  le  résultat  de  celles  qui  entretiennent  l'harmonie  de  l'univers. 
Les  médecins  étudièrent  ces  maladies  comme  on  étudie  les  espèces 
en  histoire  naturelle  ;  ils  classèrent  les  diff"érentes  catégories  d'idiots 
et  d'aliénés,  en  définirent  les  caractères  et  les  rapports  respectifs; 
ils  recherchèrent  à  quel  ordre  de  causes  pathologiques  se  rattachent 
les  altérations  diverses  de  nos  facultés,  et  reconnurent  bientôt  qu'on 
ne  pouvait  les  séparer  d'autres  dégénérescences,  dues  comme  elles  à 


DÉGÉNÉRESCENCES    DE    L*ESPÈCE    HUMAINE.  77 

l'influence  du  climat,  du  sol,  du  régime,  à  l'absence  de  l'hygiène,  à 
une  démoralisation  précoce  ou  profonde,  à  la  transmission  hérédi- 
taire d'un  germe  morbide. 

Alors  la  question  s'agrandit  et  se  généralisa.  Les  plus  graves  pro- 
blèmes d'anthropologie,  de  psychologie,  d'économie  sociale,  se  trou- 
vèrent liés  à  l'étude  en  apparence  circonscrite  et  spéciale  du  cré- 
tinisme  et  de  l'aliénation  mentale;  la  pathologie  des  maladies  de 
l'intelligence  ouvrit  des  aperçus  nouveaux  à  des  sciences  qui  l'a- 
vaient trop  longtemps  dédaignée.  C'est  à  ce  point  qu'a  été  amenée 
depuis  peu  l'étude  des  dégénérescences  humaines,  dont  le  traite- 
ment des  idiots  et  des  crétins  n'est  plus  qu'un  cas  particulier.  Les 
anomalies  de  l'organisation  doivent  trouver  leur  place  dans  l'histoire 
générale  de  l'humanité;  elles  en  composent  sans  doute  l'une  des 
plus  tristes  pages,  mais  cette  page  est  la  plus  indispensable  à  mé- 
diter, et  c'est  en  vue  de  cette  méditation  qu'on  me  permettra  d'es- 
quisser un  rapide  exposé  de  faits  trop  généralement  ignorés,  et  dont 
on  ne  saurait  cependant  sans  imprudence  détourner  les  yeux. 

L 

L'homme  a  été  créé  d'après  un  type  qui  s'est  perpétué  depuis  la 
plus  haute  antiquité  à  laquelle  on  puisse  remonter.  Ce  type,  con- 
stant dans  ses  caractères  principaux,  subit  dans  ses  traits  secon- 
daires des  modifications  qui  n'en  changent  point  l'aspect  général  et 
ne  lui  ôtent  pas  la  propriété  de  se  transmettre  par  la  génération.  La 
variété  de  ces  traits  accessoires  constitue  la  différence  des  races  et 
celle  des  individus.  Né  en  des  lieux  divers  et  dans  des  conditions 
variables,  soumis  à  des  genres  de  vie  particuliers,  l'homme  tend 
toujours  à  mettre  le  jeu  de  ses  fonctions  en  équilibre  avec  les  cir- 
constances physiques  qui  réagissent  contre  son  économie,  et  pour 
cela  il  faut  que  certaines  fonctions  générales  prédominent  sur  les 
autres.  De  là  pour  chaque  individu  un  mode  spécial  de  phénomènes 
physiologiques,  mode  qui  se  reflète  dans  la  physionomie,  les  formes, 
le  port  et  jusque  dans  les  gestes  :  c'est  ce  qu'on  désigne  par  le  mot 
tempérament.  Chaque  homme  a  le  sien  ;  mais  à  travers  ces  innom- 
brables variétés  de  constitutions,  on  discerne  quelques  caractères 
communs  qui  servent  à  répartir  les  tempéramens  en  un  petit  nombre 
de  classes.  La  production  du  tempérament  n'est  pas  une  dégénéres- 
cence, c'est-à-dire  une  déviation  irrégulière  et  maladive,  une  dé- 
composition du  type  normal,  affaiblissant  la  vitalité  de  l'individu  et 
de  ses  descendans.  Sans  doute  la  race  peut  prendre  parfois  le  ca- 
ractère d'un  véritable  abâtardissenaent,  elle  peut  confiner  à  la  dé- 
générescence; mais  elle  s'en  distingue  profondément,  parce  que  cet 
abâtardissement  est  compatible  avec  le  jeu  régulier  des  fonctions, 


78  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

tandis  que  la  dégénérescence  implique  toujours  une  tendance  à  la 
maladie  ou  à  la  destruction. 

L'homme  est  incessamment  exposé  à  l'action  contraire  de  causes 
extérieures  ou  de  causes  internes  qui  en  sont  le  contre-coup  ;  mais 
sa  force  de  conservation  lui  permet  de  réagir  contre  elles.  Toutefois, 
si  l'équilibre  vient  à  être  rompu,  si  la  force  vitale  a  le  dessous,  les 
causes  de  désorganisation  et  de  mort  minent  ses  organes  et  finissent 
par  dévaster  son  économie.  Ces  causes  sont-elles  accidentelles  ou 
passagères,  il  ne  se  produit  qu'une  désorganisation  partielle  et  mo- 
mentanée, et  si  le  mal  n'est  pas  trop  violent  et  que  la  vitalité  soit 
assez  énergique  pour  soutenir  la  lutte,  la  perturbation  trouve  son 
terme,  et  l'individu  recouvre  la  santé.  Lorsque  les  causes,  au  lieu 
d'être  fortuites  ou  inopinées,  agissent  d'une  façon  lente  et  continue, 
il  se  produit  des  altérations  graduelles  qui  permettent  encore  aux 
fonctions  de  s'exercer,  mais  en  dérangent  incessamment  la  régula- 
rité, introduisent  dans  l'économie  un  trouble  habituel  qui  a  pour 
conséquence  une  véritable  dégénérescence.  Cette  dégénérescence 
ne  s'offre  bien  souvent  qu'avec  le  caractère  d'un  mal  chronique  et 
invétéré,  car  on  l'envisage  d'ordinaire  indépendamment  des  causes 
qui  l'ont  déterminée;  mais  si  on  la  rapproche  des  circonstances  au 
milieu  desquelles  elle  a  pris  naissance,  on  s'assure  bientôt  que,  loin 
d'être  un  accident,  elle  tient  à  des  causes  générales  d'où  dépend  à 
certains  égards  l'existence  de  tous  les  êtres  organisés. 

Comme  plusieurs  de  ces  déviations  maladives  du  type  primordial 
ne  portent  en  apparence  que  sur  certaines  parties  du  système  osseux 
et  musculaire,  le  cerveau  et  les  nerfs,  on  ne  sut  pas  de  prime  abord 
apprécier  combien  l'organisme  s'était  écarté  du  type  normal.  C'est 
la  fréquence ,  la  comparaison  attentive  de  ces  anomalies  morbides 
ou  semi-morbides,  qui  nous  révèle  la  présence  de  causes  perturba- 
trices profondes  dont  l'action  peut  se  continuer  ou  s'étendre. 

L'économie  tout  entière  subit  presque  toujours  l'influence  d'un 
trouble  persistant  dans  les  fonctions  principales  ou  d'un  défaut  pro- 
ûoncé  dans  la  conformation  des  parties  essentielles  de  notre  corps. 
Si  le  cerveau  et  le  système  nerveux  sont  attaqués,  le  trouble  finit 
par  se  transmeftre  à  d'autres  appareils  de  l'économie,  et  la  dégéné- 
rescence se  déclare.  Est-ce  au  contraire  une  des  fonctions  animales 
que  dérange  ou  altère  la  maladie,  l'intelligence  et  la  sensibilité  en 
subissent  à  la  longue  l'influence  déprimante.  Le  fait  s'observe  tous 
les  jours  dans  l'aliénation  mentale.  D'un  côté,  le  maniaque  perd 
graduellement  la  locomotion  ou  la  faculté  de  diriger  librement  ses 
mouvemens;  d'autre  part,  la  folie  se  manifeste  à  la  suite  d'une  foule 
de  désordres  dan«f  l'économie,  de  la  dyspepsie  ou  difficulté  de  la  di- 
gestion, des  troubles  de  la  menstruation,  des  embarras  de  la  gros- 
sesse et  de  l'allaitement,  enfin  comme  conséquence  de  certaines 


DÉGÉNÉRESCENCES   DE   l'eSPÈCE   HUMAINE.  79 

maladies  qui  tendent  à  affaiblir  la  force  génératrice.  Il  existe  aussi 
des  altérations  profondes  du  sang  et  des  humeurs  qui  se  traduisent 
en  de  véritables  dégénérescences  et  ont  pour  conséquence  d'instal- 
ler un  trouble  continu  dans  nos  fonctions  et  le  jeu  de  notre  orga- 
nisme. 

Pour  classer  les  différentes  maladies  qui  aboutissent  à  la  dégra- 
dation de  notre  nature  et  détruisent  en  nous  le  principe  mystérieux 
qui  préserve  le  type  à  travers  tant  de  perturbations  accidentelles, 
il  faut  naturellement  remonter  aux  causes  qui  les  déterminent,  dis- 
tinguer et  classer  les  diverses  sortes  d'action  d'où  peuvent  résulter 
des  écarts  profonds  et  persistans  de  la  nature. 

L'homme  foule  tous  les  jours  le  sol  sous  ses  pieds;  il  aspire  à 
chaque  minute  dans  ses  poumons  une  partie  de  l'air  qui  l'environne; 
il  est  soumis  à  l'action  de  la  sécheresse  et  de  l'humidité,  de  la  cha- 
leur et  de  la  lumière;  il  absorbe  des*  miasmes  délétères,  il  est  ex- 
posé au  souffle  de  vents  glacés  ou  énervans,  et  il  porte  sur  toute  la 
surface  du  corps  le  poids  d'une  atmosphère  tour  à ^tour  lourde  ou 
raréfiée.  Ce  sont  là  mille  influences  purement  physiques  qui  modi- 
fient sans  cesse  son  économie,  en  contrarient  le  jeu,  altèrent  ou 
affaiblissent  les  organes.  On  a  ainsi  une  première  catégorie  de  causes 
par  lesquelles  la  dégénérescence  peut  se  produire,  les  causes  physi- 
ques. 

L'homme  n'est  pas  seulement  livré  à  l'influence  fatale  des  lieux  et 
de  l'atmosphère,  il  subit  encore  celle  du  genre  de  vie  auquel  sa  con- 
dition le  condamne,  ou  qu'il  choisit  de  son  plein  gré  :  autrement  dit, 
le  régime  a,  comme  le  climat,  un  effet  considérable  sur  son  organi- 
sation. Nourriture,  boissons,  vêtemens,  occupation  de  tous  les  jours, 
sont  autant  d'élémens  qui  tendent  à  réagir  contre  les  causes  physi- 
ques', ou  dont  l'action  se  combine  avec  elles.  De  là  pour  les  dégé- 
nérescences un  second  ordre  de  causes  qui  participent  des  lois  gé- 
nérales de  la  nature  et  des  effets  de  la  volonté  humaine.  On  peut 
les  désigner  sous  le  nom  de  physico-morales  ou  mixtes. 

Mais  la  dégénérescence  précède  souvent  chez  l'individu  l'action 
des  causes  physiques  et  des  causes  physico- morales.  Dès  sa  nais- 
sance, l'homme  peut  présenter  dans  son  type  une  altération  pro- 
fonde qui  persiste  en  dépit  du  changement  des  milieux,  ou  bien  il 
apporte  le  germe  d'une  déviation  maladive  qui  se  manifeste  à  une 
époque  plus  avancée  de  la  vie.  Dans  le  sein  de  la  mère,  l'évolution 
de  l'embryon  peut  s* opérer  dans  des  conditions  défavorables,  et 
l'être  qui  reçoit  le  jour  offre  alors  dès  le  principe  une  organisation 
maladive,  une  anomalie  dans  les  formes,  tendant  à  altérer  sa  santé, 
à  troubler  ses  fonctions,  —  ce  que  l'on  appelle  une  monstruosité.  On 
doit  donc  reconnaître  une  troisième  classe  de  causes  pour  la  dégé- 
nérescence, les  causes  natives  ou  congêniales. 


■'#.f* 


SO  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Le  moral  exerce  sur  le  physique  une  influence  de  tous  les  instans. 
Quelque  maître  qu'un  homme  se  soit  rendu  de  ses  besoins,  de  ses 
passions,  c'est-à-dire  de  son  organisation  corporelle,  il  demeure 
toujours  soumis  à  la  réaction  de  la  matière  sur  l'esprit,  réaction 
moins  prononcée  aux  époques  où  la  vie  intellectuelle  est  la  plus 
forte  et  la  plus  active,  où  les  organes  se  trouvent  dans  un  équilibre 
plus  parfait.  L'influence  du  moral  sur  le  physique  n'est  pas  moins 
constante  que  l'efl'et  inverse;  l'économie  subit  constamment  le 
contre-coup  des  pensées  qui  agitent  l'esprit,  des  émotions,  des  cha- 
grins auxquels  nous  sommes  en  proie.  Si  l'état  de  trouble  et  d'in- 
quiétude où  'se  trouve  l'intelligence  se  continue  et  s'accroît,  le  cer- 
veau, le  système  nerveux,  ne  tardent  pas  à  réfléchir  le  mal  moral 
qui  nous  consume;  nos  sens  se  bouleversent,  nos  fonctions  se  dé- 
rangent, et  tandis  que  notre  intelligence  s'abaisse  par  l'eflet  d'une 
trop  grande  dépression  ou  d'une  extrême  surexcitation,  l'orga- 
nisme perd  à  son  tour  la  régularité  de  ses  mouvemens,  les  fonctions 
se  dépravent,  et  l'homme  se  dégrade.  Il  y  a  conséquemment  une 
quatrième  et  dernière  classe  de  causes  de  dégénérescence,  les  causes 
morales. 

On  pense  bien  que  cette  division  quadripartite  n'a  rien  d'absolu. 
Ces  quatre  classes  ne  sont  point  séparées  par  des  caractères  nets  et 
tranchés,  et  le  plus  grand  nombre  des  dégénérescences  est  dû  à 
l'action  combinée  de  ces  difféientes  causes;  mais,  pour  être  compris 
et  convenablement  exposés,  les  faits  ont  besoin  d'être  soumis  à  une 
analyse  qui  sépare  artificiellement  ce  que  la  nature  a  réuni.  Vraie 
dans  ses  linéamens  généraux ,  la  classification  adoptée  ici  ne  peut 
que  difficilement  être  appliquée  dans  le  détail;  elle  est  plutôt  des- 
tinée à  faire  concevoir  les  phénomènes  physiologiques  qu'à  guider 
dans  leurs  recherches  l'observateur  et  le  praticien.  Toutefois  il  est 
certaines  dégénérescences  dans  lesquelles  prédomine  évidemment 
l'un  des  quatre  ordres  de  causes,  et  qui  deviennent  alors  en  quelque 
sorte  typiques.  Je  choisirai  quelques-unes»  de  ces  dégénérescences 
pour  faire  comprendre  ce  qui  se  passe  lorsque  l'organisme  se  dé- 
grade sous  l'influence  tranchée  de  l'une  de  ces  causes,  et  caracté- 
riser le  mode  d'action  qui  lui  est  propre. 

Il  nous  faut  revenir  ici  sur  le  crétin,  ce  type  d'une  des  dégéné- 
rescences les  plus  marquées  de  l'espèce  humaine,  et,  après  en  avoir 
tracé  à  grands  traits  la  triste  image,  l'étudier  dans  ses  détails  ca- 
ractéristiques. Les  crétins  sont  presque  toujours  des  êtres  d'une 
constitution  scrofule  use  et  rachitique.  Quoiqu'on  ne  puisse  se  mé- 
prendre à  leur  vue  et  les  confondre  avec  des  individus  simplement 
débiles  ou  maladifs,  ils  sont  loin  d'ofl'rir  une  constitution  uniforme 
et  une  apparence  corporelle  identique.  Ainsi  que  l'a  remarqué  un 
savant  aliéniste ,  M.  Ferras,  certains  crétins  ont  la  taille  ramassée. 


D^IGÉNÉRESCENCES    DE    l' ESPÈCE    HUMAINE.  81 

les  membres  trapus,  le  cou  gros  et  court,  le  crâne  volumineux,  la 
face  aplatie;  d'autres  se  distinguent  au  contraire  par  l'élancement 
du  tronc,  la  gracilité  des  membres,  la  longueur  et  la  flexibilité  du 
cou,  les  formes  anguleuses  du  visage. 

La  distinction  à  établir  entre  les  crétins  ne  tient  pas  seulement  à 
cette  différence  dans  leur  conformation;  elle  résulte  aussi  du  carac- 
tère propre  qu'un  grand  nombre  de  crétins  présente.  Tandis  qu'il 
en  est  où  l'on  ne  retrouve  guère  que  le  cachet  ordinaire  de  l'idiotie 
empreint  sur  une  constitution  cachexique  et  scrofuleuse,  d'autres 
offrent  dans  leur  organisation,  dans  leur  cerveau  et  leurs  membres, 
un  véritable  arrêt  de  développement,  ainsi  que  l'a  remarqué  le  doc- 
teur Baillarger.  Chez  ces  infortunés,  l'évolution  des  organes  n'a  pu 
s'opérer  qu'incomplètement,  les  formes  générales  du  corps  sont  celles 
de  très  jeunes  enfans;  la  dentition  est  retardée,  le  pouls  conserve  la 
fréquence  qu'il  a  dans  le  premier  âge,  la  puberté  n'est  jamais  appa- 
rue, ou  n'a  commencé  que  fort  tard;  les  inclinations,  les  goûts  de- 
meurent ceux  de  l'enfance  même  bien  après  l'âge  adulte.  Il  existe 
une  telle  dépendance  entre  les  organes  et  la  forme  revêtue  par  l'in- 
telligence qu'il  suffit  d'un  changement  artificiel  d'âge  ou  de  sexe  pour 
que  l'esprit  prenne  immédiatement  la  tournure  et  les  habitudes  pro- 
pres à  l'âge  ou  au  sexe  auxquels  on  a  en  quelque  sorte  ramené  les 
organes.  On  sait  que  chez  les  eunuques  les  tendances  de  la  femme 
se  manifestent  du  moment  que  les  attributs  de  la  virilité  disparais- 
sent. L'amour  des  petits  enfans  et  le  goût  des  chiffons  ont  été  ob- 
servés chez  tous  les  eunuques;  leur  physionomie  est  celle  de  vieilles 
femmes,  de  femmes  qui  ont  perdu  le  charme  de  leur  sexe  sans  en 
avoir  jamais  présenté  ni  l'attrait  ni  l'éclat.  De  même  les  crétins  arrê- 
tés dans  leur  développement  demeurent,  par  une  sorte  de  castration 
à  laquelle  les  condamne  la  nature,  de  petits  enfans  à  l'âge  d'homme. 
Ils  sont  même  au-dessous  de  l'enfance,  car  leur  intelligence  ne  sait 
ni  s'enrichir  ni  se  fortifier  :  les  uns  sont  des  êtres  muets,  privés  de 
raison  comme  de  voix  articulée  ;  d'autres  peuvent  proférer  des  sons 
intelligibles,  parler  même,  mais  leur  langage  trahit  l'imbécillité  de 
leur  esprit.  Il  semble  que,  toute  grossière  qu'elle  soit,  cette  faculté 
de  penser  ne  s'exerce  qu'avec  peine  et  produise  en  eux  une  extrême 
fatigue,  car,  d'après  l'observation  d'un  médecin  italien,  Maffei,  plu- 
sieurs fois  par  jour,  et  comme  périodiquement,  leur  intelligence 
tombe  dans  un  état  de  torpeur,  et  tout  acte  mental  est  alors  chez 
eux  suspendu.  Parvient-on  à  dresser  quelques  crétins,  ceux  dont  l'in- 
telligence est  moins  obtuse,  à  une  occupation  régulière  et  détermi- 
née, ils  ne  s'en  acquittent  qu'automatiquement.  Le  moindre  obstacle 
qui  se  présente,  la  moindre  difficulté  qu'ils  rencontrent,  suffit  pour 
leur  faire  abandonner  le  travail  ;  jamais  leur  conception  ne  s'élève 


82  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

au-dessus  du  fait  à  T accomplissement  duquel  ils  ont  été  assujettis, 
et  leur  éducation  rappelle  à  cet  égard,  d'une  manière  remarquable, 
celle  que  nous  parvenons  à  donner  aux  animaux. 

Le  caractère  endémique  qu'offre  incontestablement  dans  certains 
cantons  le  crétinisme  a  fait  étudier  avec  attention  le  climat  et  la 
constitution  géologique  de  ces  localités,  afm  de  saisir  entre  le  cli- 
mat, la  constitution  du  sol  et  les  altérations  organiques  d'où  naît  le 
crétinisme,  une  liaison  qui  pût  faire  connaître  la  cause  du  mal  et  les 
moyens  d'y  remédier.  Cette  étude  a  suggéré  sur  l'origine  du  créti- 
nisme des  opinions  diverses,  mais  non  inconciliables.  Un  prélat  qui 
réside  non  loin  d'un  pays  particulièrement  infecté  de  cette  maladie 
terrible,  M.  Billiet,  archevêque  de  Ghambéry,  a  remarqué  que  le  cré- 
tinisme apparaît  presque  exclusivement  sur  les  terrains  d'argile  et 
de  gypse.  Un  médecin,  M.  Grange,  qui  a  entrepris  divers  voyages 
pour  étudier  la  cause  de  cette  affection  endémique,  fut  frappé  de 
voir  que  partout  où  les  terrains  magnésiens  prédominent  et  où  l'iode 
manque,  le  goître  et  le  crétinisme  se  manifestent;  dès  que  cette 
formation  géognosique  vient  à  disparaître,  et  que  les  terrains  iodés 
la  remplacent,  les  deux  maladies  ne  se  présentent  plus.  L'opinion  de 
M.  Grange  se  rapproche  beaucoup  de  celle  de  M.  Chatin.  Aux  yeux 
de  ce  chimiste  exercé,  du  moment  que  l'iode  n'est  pas  contenu  en 
proportion  suffisante  dans  l'air,  les  eaux  potables  et  les  plantes,  le 
crétinisme  et  le  goître  commencent  à  sévir.  D'autres  observateurs 
ont  confirmé  le  fait  signalé  par  M.  Chatin.  Un  savant  russe.  M,  Ka- 
chine,  qui  a  observé  le  crétinisme  et  le  goître  sur  les  bords  de  l'Ou- 
rof,  affluent  de  l'Argoune,  dans  le  district  de  Nertchinsk,  adopte 
l'explication  du  chimiste  français.  Quoi  qu'il  en  soit  de  l'incertitude 
qui  peut  régner  encore  sur  la  véritable  modification  du  sol  et  de 
l'atmosphère  en  contact  avec  lui,  d'où  résultent  les  deux  maladies, 
on  est  déjà  assuré  que  c'est  la  géologie  et  la  chimie  minérale  qui 
nous  révéleront  la  cause  du  caractère  endémique  du  crétinisme.  Les 
lieux  exercent,  on  le  voit,  une  influencé  considérable  sur  le  déve- 
loppement du  cerveau  et  l'évolution  des  organes  qui  concourent 
avec  ce  viscère  à  la  vie.  On  a  constaté  en  Ecosse  que  les  hautes 
terres  [Highlands)  donnent . trois  fois  plus  d'idiots  que  les  basses. 
Cependant,  s'il  est  certaines  contrées,  comme  les  vallées  désolées 
par  le  crétinisme,  qui  dégradent  leurs  habitans,  d'autres  sont  pré- 
destinées à  être  peuplées  par  les  hommes  les  plus  intelligens  et 
les  plus  beaux.  Il  est  des  cantons  où  l'existence  ne  se  conserve 
qu'avec  peine,  et  se  débat  contre  des  causes  déprimantes  et  des- 
tructrices; il  en  est  d'autres  où  la  vie  fleurit  dans  tout  son  éclat,  où 
notre  espèce  domine  la  nature  et  triomphe  aisément  de  la  maladie. 

Entre  les  causes  physico-morales,  le  régime  et  l'alimentation  oc- 
cupent certainement  la  plus  grande  place.  Les  substances  solides  ou 


I 


DÉGÉNÉRESCENCES    DE    L'eSPÈCE    HUMAINE.  8S 

liquides  qui  composent  notre  nourriture  renouvellent  sans  cesse  les 
parties  de  notre  corps  et  transmettent  à  notre  économie  le  mouve- 
ment et  la  force.  Si  ces  alimens  sont  d'une  nature  contraire  aux  be- 
soins de  notre  organisme ,  si  la  qualité  en  est  mauvaise  et  la  pré- 
paration malsaine,  le  corps  ne  tarde  pas  à  ressentir  l'effet  de  cette 
nourriture  dangereuse;  l'économie  se  trouble,  les  fonctions  se  dé- 
rangent, et  de  là  naît  un  mal  qui  ne  fait  que  s'accroître  avec  l'usage 
de  ces  alimens.  Que  la  nourriture  fournie  par  les  végétaux  participe 
des  altérations  subies  par  ceux-ci  sous  des  influences  atmosphériques, 
et  le  mal  se  répand  sur  toute  une  population,  la  santé  des  individus 
s'ébranle,  une  véritable  dégénérescence  se  produit.  Des  phénomènes 
de  ce  genre  ont  été  plus  d'une  fois  observés  :  l'emploi  de  la  farine 
tirée  du  grain  affecté  de  la  maladie  appelée  ergot  a  engendré  une 
épidémie  terrible,  Vcrgotismcj  qui  a  frappé  des  familles  entières  et 
introduit  chez  certaines  populations  un  principe  de  dégénérescence 
et  de  mort.  L'empoisonnement  lent  dû  à  l'usage  de  la  farine  de  blé 
ergoté  non-seulement  a  produit  des  maladies  aiguës  et  fait  naître 
des  symptômes  graves  d'intoxication ,  mais  la  nature  tout  entière 
de  l'individu  a  été  attaquée,  les  forces  ont  décliné,  les  fonctions  di- 
gestives  se  sont  dérangées,  les  sens  se  sont  émoussés,  la  cécité  même 
est  apparue;  l'intelligence  enfin  a  été  atteinte,  elle  est  tombée  dans 
un  incurable  engourdissement  ou  une  véritable  aliénation. 

Veut-on  un  exemple  plus  frappant  des  effets  terribles  que  produit 
sur  notre  espèce  une  nourriture  malsaine  ou  l'usage  d' alimens  em- 
poisonnés par  le  sol  ou  l'atmosphère?  Étudions  la  pellagre.  Cette 
maladie,  connue  seulement  depuis  le  xviii^  siècle,  et  qui  sévit  surtout 
en  Espagne,  dans  le  nord  de  l'Italie  et  dans  la  France  méridionale, 
constitue  une  dégénérescence  complète.  Les  fonctions  essentielles 
sont  bouleversées,  le  cerveau  et  tous  les  nerfs  qui  s'y  rattachent 
profondément  modifiés,  la  peau  des  poignets,  des  mains,  des  cous- 
de-pied  et  parfois  même  du  visage  se  couvre  de  boutons.  Une  dé- 
bilité profonde  se  manifeste,  et  l'intelligence  est  en  proie  à  un  af- 
freux délire.  Eh  bien  !  ce  mal  n'a  le  plus  souvent  d'autre  origine  que 
l'usage  d'une  farine  extraite  de  céréales,  et  notamment  de  maïs,  at- 
teintes d'une  altération  particulière  que  les  Italiens  désignent  sous 
le  nom  de  verderame  (vert-de-gris),  et  qui  est  due  à  la  présence 
d'un  champignon  miscroscopique. 

Les  désordres  portés  dans  notre  économie  par  une  alimentation 
malsaine  sont  cependant  moins  graves  que  ceux  qui  proviennent  de 
l'abus  des  narcotiques  et  des  boissons  enivrantes.  On  a  dressé  dans 
ces  derniers  temps  des  statistiques  terribles  qui  montrent  non-seu- 
lement combien  l'ivrognerie,  le  goût  de  l'opium,  l'usage  immodéré 
du  tabac  engendrent  de  maladies,  mais  à  quel  point  sont  profondes 
et  persistantes  les  altérations  qui  en  résultent  pour  l'organisme.  Ces 


84  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

altérations  s'étendent  sur  la  constitution  de  populations  entières; 
elles  ébranlent  les  santés  les  meilleures  et  détruisent  complètement 
les  plus  faibles. 

Tous  les  voyageurs  qui  ont  visité  la  Chine,  l'archipel  indien,  nous 
signalent  les  effets  désastreux  de  l'opium  sur  les  habitans.  L'intel- 
ligence des  fumeurs  d'opium  tombe  dans  un  hébétement  d'où  elle 
ne  sort  que  pour  devenir  la  proie  d'un  délire  furieux.  Les  membres 
se  décharnent,  la  physionomie  prend  un  aspect  général  de  dégra- 
dation et  de  misère  morale.  Mari,  femme,  enfans,  sont  successive- 
ment moissonnés  par  cette  horrible  passion,  véritable  contagion 
qui  poursuit  son  influence  abrutissante  sur  des  générations  succes- 
sives. Le  hachisch  ou  extrait  de  chanvre  peut  avoir  des  effets  non 
moins  funestes,  et  chez  les  Orientaux  qui  en  abusent,  il  détermine  à 
la  longue  un  véritable  état  d'imbécillité.  Sous  l'empire  de  ce  narco- 
tique puissant,  les  sensations  sont  bouleversées,  les  facultés  intel- 
lectuelles perverties,  et  les  hallucinations  les  plus  étranges,  varia- 
bles comme  les  rêves  suivant  la  disposition  de  chaque  individu, 
donnent  tour  à  tour  une  félicité  factice  ou  des  souffrances  imagi- 
naires. Depuis  la  publication  du  curieux  livre  du  docteur  J.  Moreau 
sur  le  hachisch  y  on  a  tenté  bien  des  expériences  pour  se  rendre 
compte  de  la  nature  du  délire  que  ce  narcotique  produit.  On  s'est 
souvent  amusé  de  la  surexcitation  nerveuse  extraordinaire  qu'il  dé- 
veloppe. Ce  jeu  est  périlleux,  et  l'on  fera  bien  de  laisser  au  médecin 
l'administration  du  hachisch^  dont  l'emploi  peut  être  utile  comme 
médicament. 

Je  ne  dirai  rien  du  tabac;  on  en  a  tour  à  tour  beaucoup  médit  et 
parlé  avec  enthousiasme.  Un  spirituel  critique,  M.  L.  Peisse,  s'est 
chargé  de  répondre  aux  détracteurs  du  tabac;  mais,  en  tenant 
compte  des  exagérations,  il  faut  confesser  cependant  que  l'abus  de. 
ce  narcotique  offre  aussi  ses  très  réels  dangers.  Il  est  loin  d'être 
démontré  que  l'habitude  de  fumer  ou  de  priser,  dans  des  propor- 
tions modérées,  soit  en  aucune  façon  préjudiciable  à  la  santé  ;  mais, 
ainsi  que  le  remarque  le  docteur  Morel ,  le  principe  contenu  dans 
le  tabac,  la  nicotine,  étant  un  des  poisons  les  plus  énergiques  que 
l'on  connaisse,  on  ne  saurait  nier  que  l'usage  excessif  de  ce  narco- 
tique ne  puisse  avoir  des  dangers.  Fumer  est  nuisible  aux  adultes 
qui  n'ont  pas  atteint  tout  leur  développement,  et  à  plus  forte  raison 
aux  enfans.  Les  jeunes  fumeurs  sont  en  général  pâles  et  maigres, 
et  les  fonctions  de  la  nutrition  ne  s'exercent  pas  chez  eux  dans  la 
plénitude  de  leurs  effets.  Gela  suffit  pour  nous  montrer  l'influence 
fatale  que  pourrait  avoir  sur  la  génération  un  goût  trop  précoce 
pour  la  pipe  et  le  cigare,  goût  que  la  mode  a  produit,  que  l'oisiveté 
entretient,  et  que  la  régie  se  garde  bien  de  combattre. 

Arrêtons -nous  davantage  sur  les  conséquences  de  l'ivrognerie, 


DÉGÉNÉRESCENCES    DE    l' ESPÈCE    HUMAINE.  85 

qui  sont  plus  profondes  et  plus  visibles.  L'abus  des  boissons  alcoo- 
liques engendre  une  maladie  particulière  qu'on  a  désignée  sous  le 
nom  à! alcoolisme  chronique.  Absorbé  en  proportions  immodérées, 
l'alcool  modifie  d'une  manière  funeste  les  élémens  constitutifs  du 
sang  et  agit  sur  le  système  nerveux  à  la  façon  d'un  principe  intoxi- 
cant.  Un  tremblement  agite  les  membres;  l'intelligence  devient  le 
jouet  d'hallucinations  dont  les  illusions  de  l'ivresse  sont  le  premier 
symptôme  {delinum  tremens)  ;  elle  s'affaiblit  peu  à  peu  et  se  dé- 
prave ;  des  paralysies  partielles  se  déclarent  et  envahissent  bientôt 
tout^e  système  musculaire.  Les  diverses  affections  qui  dérivent  de 
l'excès  des  boissons  alcooliques,  de  même  que  celles  qui  sont  dues 
à  une  alimentation  viciée,  prennent,  dans  certaines  régions  de  lEu- 
rope,  un  caractère  de  généralité  qui  en  fait  de  véritables  mala- 
dies endémiques.  Il  est  des  pays  où  l'alcoolisme  chronique  sévit 
avec  fureur,  où  l' eau-de-vie  devient  le  mal  dominant  et  presque 
exclusif.  Un  savant  médecin  suédois,  M.  Magnus  Huss,  a  écrit  sur 
cette  maladie  un  livre  curieux,  mais  attristant,  bien  fait  pour  nous 
inspirer  l'horreur  d'un  vice  dont  la  classe  pauvre  est  surtout  la  vic- 
time. Toutes  les  maladies  auxquelles  l'ivrognerie  donne  naissance 
tendent  à  modifier  d'une  manière  dangereuse  notre  économie  et 
aboutissent  presque  toujours  à  la  mort.  L'alcool  a  une  double  action, 
l'une  locale,  qui  se  fait  d'abord  sentir  et  qui  porte  l'irritation  dans 
l'organe  digestif,  l'autre,  plus  générale,  qui  trouble  la  nutrition, 
affaiblit  la  vitalité,  les  systèmes  nerveux  et  circulatoire.  Ainsi  dé- 
vasté par  l'ivrognerie,  le  corps  devient  une  proie  facile  pour  la  mort, 
et  tandis  que  chez  le  buveur  la  force  procréatrice  s'épuise,  les  causes 
de  destruction  se  multiplient.  On  ne  s'étonnera  donc  pas  que  dans 
certaines  villes  où  l'ivrognerie  est  un  vice  à  peu  près  universel  la  po- 
pulation décroisse  avec  une  effrayante  rapidité.  M.  Magnus  Huss 
nous  apprend  qu'à  Erkistuna,  en  Suède,  l'une  des  villes  où  se 
consomme  le  plus  d'eau-de-vie,  il  est  mort  annuellement,  de  1848 
à  1850,  un  individu  sur  33,  tandis  que  dans  les  provinces  de  la 
Suède  où  l'ivrognerie  est  moins  invétérée,  la  statistique  nous  donne 
un  décès  sur  49  individus.  Et  la  preuve  que  c'est  ici  l'alcool  qui 
élève  le  chiffre  de  la  mortalité,  c'est  que  la  proportion  des  décès 
est  notablement  plus  considérable  pour  les  hommes  que  pour  les 
femmes.  L'alcoolisme  chronique  est  non-seulement  un  état  patholo- 
gique, mais  une  cause  permanente,  active,  de  dégénérescence;  il 
abâtardit  la  race,  il  exerce  sur  le  type  humain  une  influence  qui 
frappe  les  yeux  au  premier  aspect.  Le  système  musculaire  est  chez 
le  buveur  dans  un  relâchement  continu;  le  corps  est  amaigri,  la 
peau  a  pris  une  teinte  gris  jaunâtre;  elle  est  sèche  et  rugueuse, 
etl'épiderme  s'écaille  facilement;  le  tissu  graisseux  et  le  tissu  cel- 
lulaire deviennent  le  siège  de  modifications  profondes  et  morbides, 


86  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

en  sorte  que  le  corps  et  l'esprit  participent  de  la  même  dégradation. 
L'idiotie  congéniale  et  les  monstruosités  nous  apparaissent  comme 
les  types  les  plus  caractéristiques  des  dégénérescences  natives. 
L'homme  apporte  souvent  en  naissant  le  principe  de  la  dégradation 
qui  doit  l'atteindre  à  un  certain  âge.  En  vain  il  change  de  lieux,  en 
,vain  il  se  conforme  à  un  réginie  propre  à  maintenir  sa  santé;  le 
germe  du  mal  subsiste  toujours,  et  à  un  certain  moment  il  se  déve- 
loppe au  détriment  de  l'intelligence  et  de  l'économie.  L'enfant  était 
prédestinée  n'être  qu'une  créature  imparfaite  et  abâtardie;  une  crise 
se  manifeste,  et  il  est  comme  retranché  de  l'humanité. 

Qu'au  sein  de  la  mère  l'évolution  de  l'embryon  ne  s'opère  pas 
suivant  les  lois  normales,  que  la  femme  enceinte  soit  victime  d'un 
accident,  qu'elle  contracte  une  maladie  grave  ou  se  trouve  sous 
l'empire  d'un  trouble  plus  ou  moins  prolongé,  l'enfant  qu'elle  mettra 
au  monde  gardera  toute  sa  vie  l'empreinte  indélébile  de  la  pertur- 
bation produite  durant  la  grossesse.  Bien  qu'en  opposition  avec  la 
marche  ordinaire  de  la  nature,  la  formation  des  monstres  et  des 
êtres  imparfaits  s'opère  d'après  certaines  lois;  elle  est  dans  une  dé- 
pendance étroite  et  nécessaire  du  genre  d'accident  qui  l'amène. 
C'est  ce  qu'a  démontré  M.  Isidore  Geoffroy  Saint-Hilaire  dans  son 
excellente  Histoire  des  anomalies.  Les  lois  suivies  par  la  nature  jus- 
que dans  ses  aberrations  sont  si  fatales  que  l'on  peut  presque  à  vo- 
lonté produire  telle  ou  telle  anomalie,  en  faisant  varier  à  dessein 
les  conditions  défavorables  où  l'embryon  se  trouve  placé.  M.  I.  Geof- 
froy Saint-Hilaire  a  expérimenté  cette  loi  pour  les  oiseaux,  dont 
il  troublait  de  diverses  manières  le  développement  pendant  les  pre- 
miers jours  de  l'incubation. 

Le  sein  de  la  mère  devient  le  siège  de  véritables  métamorphoses 
d'autant  plus  complètes  que  la  période  intra-utérine  est  moins  avan- 
cée. Les  appareils,  les  organes  sont,  suivant  les  circonstances  per- 
turbatrices, retardés  dans  leur  développement,  ou  développés  d'une 
manière  anomale  et  excessive  ;  c'est  ainsi  que  le  cerveau,  les  os  du 
crâne  se  trouvent  parfois  dans  l'impossibilité  de  prendre  la  forme 
et  les  dimensions  nécessaires  au  jeu  régulier  de  l'intelligence,  que 
l'épine  dorsale  est  arrêtée  dans  sa  formation  et  sa  croissance.  L'en- 
•  fant  naît  idiot,  imbécile,  hydrocéphale  ou  rachitique,  et  dès  les 
premiers  jours,  dès  les  premiers  mois  de  l'existence,  il  donne  les 
signes  de  la  dégénérescence  qui  doit  l'atteindre.  Une  fois  le  cer- 
veau et  le  système  nerveux  étiolés,  contrariés  dans  leur  action, 
troublés  dans  leurs  relations  mutuelles,  des  désordres  souvent  plus 
graves  s'étendent  à  toute  l'économie,  et  l'idiotie  n'est  alors  que  le 
premier  symptôme  d'une  dégradation  qui  frappe  le  type  humain 
tout  entier.  L'idiot  au  dernier  degré  végète  et  meurt  prématurément. 
On  a  rapporté  des  cas  d'idiotie  dans  lesquels  les  instincts  les  plus 


DÉGÉNÉRESCENCES   DE   l' ESPÈCE   HUMAINE.  87 

spontanés  avaient  même  presque  totalement  disparu.  La  sensibilité 
physique  n'existait  plus,  les  muscles  flasques  et  relâchés  ne  pou- 
vaient soutenir  le  corps  assis  ou  debout;  l'odorat,  l'ouïe  semblaient 
à  peine  développés,  et  l'individu  n'avait  pas  même  l'instinct  com- 
mun à  tous  les  animaux  qui  les  porte  à  chercher  leur  nourriture 
et  à  choisir  celle  qui  leur  convient. 

Pour  être  congéniale,  une  maladie,  une  anomalie  n'a  pas  toujours 
besoin  d'apparaître  aux  premiers  momens  de  la  vie;  il  est  des  cas 
fréquens  où  l'idiotie  ne  se  déclare  qu'au  bout  de  cinq  ou  six  mois 
et  même  davantage;  jusque-là  l'enfant  n'annonçait  rien  qui  fît  pré- 
sager l'horrible  état  auquel  il  était  condamné.  Le  crétinisme  ne  se 
déclare  généralement  qu'à  un  certain  âge  qui  ne  dépasse  jamais 
sept  ans;  mais  l'enfant  qui  doit  en  être  atteint  offre  en  naissant  des 
signes  qui  ne  trompent  pas  les  gens  de  l'art. 

A  quoi  tient  cette  apparition  tardive  de  monstruosités  dont  le 
principe  est  communiqué  avec  la  vie  et  ne  résulte  pas  des  circon- 
stances premières  où  le  nouveau-né  a  été  placé?  C'est  qu'après  sa 
naissance  l'homme  est  loin  encore  d'avoir  atteint  le  terme  de  sa 
formation.  Il  se  développe  pendant  toute  l'enfance  et  la  jeunesse;  il 
se  décompose  dès  l'âge  du  retour,  mais  toujours  en  vertu  d'un  mou- 
vement initial  qui  n'est  autre  que  le  don  de  la  vie.  Les  cartilages 
et  les  os  s'épaississent;  les  viscères,  les  muscles,  s'étendent,  se 
fortifient  avant  d'arriver  à  une  période  de  décroissance  variable 
pour  chaque  individu.  Chez  l'enfant  qui  vient  de  naître,  l'ossifica- 
tion du  crâne  n'est  pas  complète;  elle  demande  pour  s'accomplir 
un  certain  temps.  Le  cerveau  a-t-il  pris  des  dimensions  exagérées, 
cette  ossification  est  retardée.  C'est  ce  que  l'on  observe  chez  les 
hydrocéphales.  Les  fontanelles  (1)  persistent  plus  longtemps,  les  su- 
tures demeurent  écartées,  les  os  sont  minces,  transparens  et  quel- 
quefois flexibles  comme  des  cartilages.  Le  cerveau  est-il  au  con- 
traire atrophié,  l'ossification  du  crâne  est  accélérée,  ainsi  que  l'a 
constaté  le  docteur  Baillarger.  Chez  plusieurs  idiots  même,  les  fon- 
tanelles n'existent  déjà  plus  à  la  naissance,  et  c'est  là  une  des  causes 
qui  contribuent  davantage  à  arrêter  le  développement  de  l'intelli- 
gence, car  chez  l'homme,  et  chez  l'homme  seul,  le  cerveau  croît  et 
se  développe  durant  la  vie.  Selon  l'anatomiste  allemand  Meckel,  cinq 
mois  après  la  naissance,  le  cerveau  de  l'enfant  a  presque  doublé  de 
poids  ;  ayant  pesé  d'abord  300  grammes,  il  en  pèse  alors  environ  600. 
Aussi  c'est  chez  l'homme  seulement  que  l'on  observe  des  fontanelles 
larges  persistant  pendant  plusieurs  années.  Chez  les  singes,  elles 
sont  très  petites  et  disparaissent  au  bout  de  peu  de  temps  ;  sur  le 

(1)  On  nomme  fontanelles  les  espaces  membraneux  que  présentent  les  os  du  crân« 
des  enfans  avant  une  complète  ossiflcation.  —  Les  sutures  sont  les  articulations  im- 
mobiles qui  réunissent  les  os  du  crâne  et  de  la  face. 


88  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

crâne  des  autres  animaux,  c'est  à  peine  si  l'on  en  trouve  quelques 
traces.  Un  fait  curieux  et  dont  on  doit  la  constatation  à  M.  Gratio- 
let,  c'est  que  les  nègres  rappellent  à  cet  égard  les  idiots  et  même 
les  singes.  Chez  eux,  l'ossification  complète  des  sutures  est  beau- 
coup plus  précoce  que  chez  les  blancs.  Et  tandis  que  certains 
hommes  de  notre  race  gardent  pendant  toute  leur  vie  les  pièces  os- 
seuses de  la  tête  distinctes  et  simplement  encastrées  les  unes  dans 
les  autres,  les  nègres  et  plusieurs  races  sauvages  n'atteignent  jamais 
la  vieillesse  avant  que  les  sutures  ne  se  soient  totalement  ossifiées. 
M.  Gratiolet  a  même  remarqué  un  ordre  différent  dans  les  oblitéra- 
tions successives  des  sutures,  en  étudiant  la  tête  des  individus  de 
race  européenne,  puis  celle  des  sauvages  et  des  nègres.  Chez  les 
nègres,  le  crâne  se  ferme  d'abord  dans  sa  partie  antérieure;  chez  les 
blancs,  c'est  la  partie  postérieure  qui  se  soude  la  première.  De  là 
dans  la  marche  de  l'intelligence  un  phénomène  très  différent;  le 
nègre,  comme  l'idiot,  comme  les  individus  dégénérés,  voit  promp- 
tement  le  développement  de  ses  facultés  arrêté  et  comme  empri- 
sonné par  l'enveloppe  osseuse  de  la  tête  ;  l'intelligence  de  certains 
blancs,  au  contraire,  peut  s'accroître  pendant  une  période  très  lon- 
gue de  la  vie,  puisque  les  sutures  ne  s'ossifient  souvent  qu'à  la 
vieillesse.  M.  Baillarger  a  rappelé  qu'à  l'autopsie  de  Pascal  on  avait 
reconnu  que  la  suture  frontale  était  demeurée  ouverte  pendant  toute 
l'enfance,  et  n'avait  pu  se  refermer  à  raison  du  prodigieux  dévelop- 
pement du  cerveau;  il  s'était  formé  un  calus  qui  avait  entièrement 
recouvert  cette  suture  et  que  l'on  sentait  aisément  au  doigt. 

Ce  qu'oii  vient  de  lire  achève  de  démontrer  que  la  dégénérescence 
qu'on  peut  appeler  congéniale  n'est  pas  tant  celle  qui  se  manifeste 
à  la  naissance  que  l'arrêt  de  développement  dont  sont  frappés  les 
organes  et  l'appareil  encéphalique  en  particulier,  par  suite  d'un 
principe  agissant  dans  l'organisme  et  qui  est  communiqué  avec  la 
vie.  L'idiot,  de  même  que  le  crétin  et  l'homme  de  race  inférieure, 
atteint  plus  tôt  que  nous  le  terme  de  son  évolution  intellectuelle; 
il  est  jusqu'à  un  certain  point  comme  le  chimpanzé  et  certaines 
grandes  espèces  de  singes  qui  ne  présentent  toute  leur  intelligence 
que  pendant  la  jeunesse,  et  deviennent  stupides  et  apathiques  dès 
qu'ils  ont  dépassé  l'âge  adulte.  La  vie  même  chez  quelques  idiots 
s'accomplit  et  s'épuise  dans  une  plus  courte  période;  le  crétin,  par 
exemple,  dépasse  rarement  quarante  ans. 

L'homme  en  naissant  est  conséquemment  prédestiné  à  monter  ou 
à  descendre  un  nombre  déterminé  de  degrés  sur  l'échelle  de  l'intel- 
ligence. Cette  échelle  est  comme  celle  que  Jacob  voyait  en  songe, 
et  le  long  de  laquelle  montaient  et  descendaient  des  anges;  mais  de 
même  qu'il  y  a  certains  échelons  élevés  que  les  esprits  les  mieux 
doués  et  les  plus  puissans  ne  sauraient  dépasser,  il  y  en  a  -d'autres 


I 


DÉGÉNÉRESCENCES    DE    l' ESPÈCE    HUMAINE.  89 

qui  constituent  la  limite  inférieure,  dernier  terme  de  la  dégradation 
possible.  Les  monstruosités,  les  aberrations  de  la  nature  ont  leurs 
bornes.  Précisément  parce  qu'elles  résultent  de  l'action  de  certaines 
causes  qui  tendent  à  déranger  l'évolution  régulière  de  l'individu, 
elles  ne  peuvent  totalement  eiTacer  le  type  dont  la  persistance  résiste 
pied  à  pied  à  l'action  perturbatrice.  Les  anciens  anatomistes,  écrit 
M.  L  Geoffroy  Saint-Hiïaire,  paraissent  n'avoir  pas  même  soupçonné 
que  les  anomalies  de  l'organisation  aient  des  limites,  et  à  plus  forte 
raison  qu'elles  soient  réductibles  à  des  lois  certaines  et  précises; 
c'est  ce  qui  explique  ce  que  l'on  a  rapporté  de  quelques  monstres, 
fantastiques  créations  d'une  imagination  qui  prêtait  à  la  nature  ses 
caprices  et  ses  conceptions  impossibles. 

Il  me 'reste  à  examiner,  pour  achever  de  passer  en  revue  les  di- 
verses causes  de  dégénérescences,  celles  que  j'ai  appelées  morales. 

L'observation  a  démontré  que  si  les  lésions  du  physique  produi- 
sent plus  ordinairement  le  délire,  l'aliénation  mentale  trouve  son 
origine  la  plus  fréquente  dans  un  trouble  profond  du  moral.  Quel- 
ques statistiques  dressées  en  France  et  en  Angleterre,  et  dans  les- 
quelles les  cas  de  folie  sont  rangés  par  causes,  ont  mis  le  fait  en 
évidence.  Les  passions  et  les  vices,  les  préoccupations  exclusives  et 
les  chagrins,  toutes  les  affections  profondes  de  l'âme  en  un  mot,  réa- 
gissent sur  le  cerveau  et  le  système  nerveux  et  peuvent  y  dévelop- 
per des  altérations^  aboutissant  à  une  dégénérescence  physique  et 
morale.  Chez  le  fou,  les  idées  ne  sont  pas  seulement  bouleversées; 
à  l'incohérence  de  la  pensée  s'associe  une  perversion  plus  ou  moins 
étendue  des  sentimens.  Des  croyances  chimériques,  des  opinions 
étranges  provoquent  des  passions  qui  ne  peuvent  se  contenir,  et  fa- 
talement la  surexcitation  nerveuse  imprime  à  tous  nos  sentimens 
une  violence  qui  en.  fait  des  passions.  L'intelligence  n'est  plus  le 
siège  d'opérations  régulières  qu'appelle  la  volonté  et  que  coordonne 
le  jugement,  c'est  l'instrument  passif  ou  plutôt  automatique  d'une 
foule  de  pensées  et  de  conceptions  se  produisant  à  la  façon  des 
rêves  et  se  présentant  avec  une  irrésistibilité  qui  enchaîne  la  volonté 
et  finit  par  l'anéantir.  C'est  assurément  le  dernier  terme  de  la  dé- 
générescence morale,  de  l'abrutissement  complet,  puisque  l'homme 
perd  alors  ce  qu'il  y  a  en  lui  de  plus  noble  et  de  plus  élevé.  Quoique 
l'intelligence  soit  seule  attaquée,  le  type  physique  ne  peut  échapper 
à  la  dégradation  dont  le  moral  est  atteint.  Le  fou  ne  tarde  pas  à 
présenter  dans  ses  traits,  son  regard,  son  aspect,  ses  mouvemens, 
je  ne  sais  quoi  de  désordonné  et  d'étrange  qui  produit  sur  notre 
esprit  une  impression  pénible,  qui  peut  même  agir  assez  vivement 
pour  troubler  notre  raison  et  nous  communiquer  la  maladie  mentale 
que  nous  avoiis  trop  souvent  sous  les  yeux  ;  de  là  cette  contagion  de 


90  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

la  folie  plus  d'une  fois  observée  et  dont  le  danger  n'est  pas  un  des 
moindres  motifs  qui  nécessitent  la  séquestration  des  aliénés. 

Ainsi,  lorsque  l'intelligence  ne  peut  plus  réagir  contre  les  influen- 
ces qui  l'inquiètent  et  l'agitent,  lorsque  l'équilibre  est  rompu  entre 
les  passions  et  la  raison,  l'homme  se  dégrade  au  moral,  puis  au  phy- 
sique ;  la  folie  paralytique  et  la  démence  sont  le  dernier  terme  de 
cette  dégénérescence  maladive. 

Rarement  les  quatre  ordres  de  causes  que  je  viens  de  signaler 
agissent  d'une  manière  isolée;  d'ordinaire  elles  se  réunissent,  elles 
se  combinent  dans  des  proportions  diverses.  Les  écarts  du  régime 
et  l'insalubrité  des  lieux  déterminent  une  prédisposition  maladive, 
un  penchant  à  la  dégénérescence  qui  participe  du  caractère  phy- 
sique et  congénial.  C'est  ce  qui  a  lieu  pour  le  crétinisme.  La  pel- 
lagre se  confond  souvent  avec  certains  genres  de  folie  paralytique, 
et  l'étude  des  aliénés  a  fait  voir  que  c'est  de  préférence  chez  les 
individus  qui  apportent  en  naissant  un  germe  de  maladie  nerveuse 
que  les  causes  morales  amènent  la  folie.  Le  crétinisme  n'est  parfois 
que  de  l'idiotie,  et  l'idiotie  à  son  tour  est  le  produit  fréquent  de  ma- 
ladies qui  se  développent  sous  des  influences  climatologiques  et 
physico-morales.  La  folie  aussi  ne  semble  en  bien  des  cas  que  le 
résultat  d'une  perturbation  de  l'économie  chez  des  personnes  déjà 
prédisposées  à  l'aliénation  mentale.  Certaines  maladies  aiguës  ou 
chroniques,  telles  que  la  pneumonie,  la  fièvre  typhoïde ,  les  fièvres 
intermittentes,  les  affections  organiques  du  cœur,  entraînent  à  leur 
suite,  chez  des  individus  d'une  constitution  intellectuelle  délicate , 
un  délire  plus  ou  moins  prolongé.  En  un  mot,  tous  les  troubles  de 
l'organisme  sont  dans  une  étroite  relation,  et  dès  qu'une  cause 
pousse  l'homme  sur  la  pente  de  la  dégénérescence,  les  autres  causes 
agissent  pour  accélérer  sa  chute. 

II. 

Ces  causes  de  dégénérescence,  qu'on  vient  de  voir  réparties  en 
quatre  classes,  n'interviennent  pas  toujours  d'une  manière  directe, 
en  altérant  notre  économie  et  portant  le  trouble  dans  nos  fonctions; 
les  effets  qui  en  résultent  se  prolongent  bien  au-delà  de  la  vie  des 
individus,  ou,  pour  parler  avec  les  médecins,  ils  sont  non-seule- 
ment actuels,  mais  encore  consécutifs.  Le  principe  de  la  dégénéres- 
cence se  transmet  héréditairement,  et  s'aggrave  ou  s'atténue  suivant 
que  ceux  qui  le  reçoivent  sont  placés  dans  des  conditions  propres 
à  en  arrêter  ou  à  en  développer  les  effets.  De  là  la  possibilité  pour 
notre  espèce  d'une  dégénérescence  progressive  et  continue. 

^  La  médecine  contemporaine  a  reconnu  que  l'hérédité  physiolo- 
gique et  patliologique  est  un  fait  beaucoup  plus  général  et  plus 


DÉGÉNÉRESCENCES    DE    l'eSPÈCE    HUMAINE.  91 

étendu  qu'on  ne  l'avait  d'abord  supposé.  Les  statistiques  ont  dé- 
montré la  transmission  héréditaire  d'une  foule  d'affections  chez  ceux 
qui  n'ont  pas  pris  un  soin  particulier  et  de  tous  les  jours  pour  en 
arrêter  le  germe  :  la  phthisie ,  la  goutte ,  le  cancer,  passent  des 
parens  aux  enfans,  et  tout  donne  à^  penser  que,  si  l'on  tenait  un 
registre  plus  exact  des  maladies  dont  chaque  individu  est  atteint, 
on  constaterait  bien  des  transmissions  maladives  qui  ne  sautent 
point  encore  aux  yeux.  Le  fait  de  l'hérédité  nous  est  en  outre  ré- 
vélé par  l'apparition  chez  plusieurs  générations  successives  de  cer- 
taines anomalies  dans  l'organisation.  C'est  ainsi  que  l'on  a  vu  chez 
divers  individus  d'une  même  famille,  issus  les  uns  des  autres,  la 
main  présenter  six  doigts,  le  corps  offrir  certaines  difformités  par- 
ticulières ou  même  de  légers  signes  de  la  peau,  comme  le  pois  chiche 
[cirer]  que  Gicéron  tenait  de  son  père,  et  qui  lui  valut  son  surnom. 
Mais  ce  sont  avant  tout  les  maladies  du  cerveau  et  du  système  ner- 
veux qui  présentent  ce  caractère  de  transmisslbilité.  Les  statistiques 
sont  à  cet  égard  d'une  triste  éloquence  :  la  grande  majorité  des  alié- 
nés, des  idiots,  des  épileptiques,  des  individus  affectés  de  ce  dérè- 
glement des  mouvemens  qu'on  appelle  chorée,  descendent  de  per- 
sonnes qui  avaient  eu  de  semblables  maladies,  ou  chez  lesquelles  le 
système  nerveux  était  profondément  altéré.  L'hérédité  a  aussi  été 
reconnue  pour  la  pellagre ,  maladie  qui  se  transmet  surtout  par  la 
mère  en  suivant  le  sexe  féminin;  la  surdi- mutité  provient  le  plus 
souvent  de  la  constitution  scorbutique  des  parens,  et  le  docteur  Alli- 
bert  a  remarqué  que  la  cécité  de  naissance  apparaît  parfois  chez  les 
enfans  de  personnes  affectées  d'une  extrême  myopie. 

Cette  hérédité  des  maladies  du  cerveau  et  des  organes  de  la  sen- 
sation se  rattache  du  reste  à  un  fait  plus  général,  la  transmission 
plus  ou  moins  complète  de  la  constitution  intellectuelle ,  liée  elle- 
même  à  celle  de  l'encéphale.  Il  y  a  longtemps  qu'on  a  observé  chez 
les  enfans  la  tournure  d'esprit,  le  caractère,  les  penchans,  les  goûts 
et  même  les  manies  et  les  tics  de  leurs  parens.  Chacun  présente, 
associés  dans  des  proportions  variables ,  les  élémens  du  caractère 
de  son  père  et  de  sa  mère,  de  même  que  dans  notre  visage  on  dis- 
cerne presque  toujours  les  traits  des  auteurs  de  nos  jours;  ordinai- 
rement c'est  la  physionomie  de  l'un  qui  prédomine,  mais  il  est  rare 
qu'on  ne  découvre  pas,  même  chez  l'enfant  qui  ressemble  le  plus 
à  l'un  de  ses  ascendans,  quelques  détails  empruntés  à  la  figure  de 
l'autre,  et  de  là,  soit  dit  en  passant,  la  diversité  des  impressions 
que  fait  sur  autrui  la  vue  d'un  enfant  où  tel  reconnaît  la  physiono- 
mie du  père,  tandis  que  tel  autre  y  retrouve  les  traits  de  la  mère. 

Cette  hérédité  n'est  donc  pas  la  transmission  intégrale  et  absolue 
d'un  certain  patrimoine  physiologique.  Les  parens  atteints  d'une 
maladie  ne  la  lèguent  pas  nécessairement  à  tous  leurs  enfans.  Le 


92  REVUE    DES    DI'        MONDES. 

mal,  en  passant  d'une  génération  à  l'autre,  ne  fait  pas  seulement 
que  s'accroître  ou  s'atténuer;  il  se  modifie  et  se  transforme.  Comme 
les  maladies  ne  constituent  pas  des  types  définis  et  arrêtés,  qu'elles 
se  lient  les  unes  aux  autres  et  varient  dans  leurs  symptômes,  sui- 
vant les  milieux  au  sein  desquels  elles  se  développent,  l'héritage 
d'une  affection  morbide  ne  saurait  passer  des  ascendans  aux  enfans 
en  conservant  toujours  le  même  caractère  et  donnant  lieu  aux  mêmes 
phénomènes.  Ce  dont  on  hérite,  c'est  un  principe  de  maladie  et  de 
dégénérescence,  et  comme  un  canevas  sur  lequel  le  temps  étendra 
d'autres  fils  que  ceux  dont  l'existence  des  parens  a  été  tissue. 

Un  père,  une  mère  atteints  d'aliénation  mentale  donneront  nais- 
sance soit  à  un  fou,  soit  à  un  épileptique,  soit  à  un  paralytique,  en 
un  mot  à  un  individu  condamné  à  l'une  de  ces  affections  qui  sem- 
blent n'être  que  des  métamorphoses  d'un  même  principe  morbifique, 
et  réciproquement  l'une  de  ces  affections  pourra,  dans  la  généra- 
tion suivante,  engendrer  la  folie.  Ainsi  que  l'a  remarqué  le  docteur 
J.  Moreau  dans  son  intéressant  ouvrage  sur  la  Psychologie  morbide j 
c'est  l'ignorance  du  véritable  caractère  de  l'hérédité  pathologique 
qui  en  a  fait  souvent  contester  l'existence.  «  Ayant  toujours  la  loi 
des  ressemblances  devant  les  yeux  et  ne  voyant  dans  l'hérédité  que 
la  transmission  des  ascendans  aux  descendans  de  faits  organiques 
constamment  semblables  à  eux-mêmes,  l'on  n'a  eu  le  plus  souvent, 
écrit  ce  savant  médecin,  à  constater  que  des  résultats  opposés  à 
ceux  que  l'on  cherchait  :  c'est  ainsi  que  l'on  a  vu  des  hommes  doués 
des  plus  éminentes  qualités  de  l'esprit  et  du  cœur  donner  le  jour  à 
des  enfans  imbéciles  ou  presque  complètement  dénués  du  sens  mo- 
ral. ))  Mais  ces  antinomies  apparentes  disparaissent  lorsqu'au  lieu 
de  s'en  prendre  aux  phénomènes  extérieurs,  on  interroge  les  con- 
ditions mêmes  de  la  vie  et  que  l'on  cherche  le  véritable  état  physio- 
logique qui  a  donné  naissance  à  des  effets  au  premier  abord  opposés. 
La  folie,  l'idiotie,  c'est-à-dire  ce  qui  est  l'expression  des  plus  graves 
perturbations  de  la  vie  morale,  contiennent  en  puissance  ]es  qua- 
lités intellectuelles  les  plus  transcendantes.  L'hérédité,  entendue 
dans  son  véritable  sens,  implique  la  transmission  des  forces  ner- 
veuses ou  vitales  d'où  les  qualités  morales  tirent  leur  énergie  et 
leurs  aberrations. 

Le  docteur  P.  Lucas,  qui  a  écrit  sur  l'hérédité  naturelle  un  traité 
complet  dont  on  ne  saurait  trop  recommander  la  lecture,  observe 
que  la  métamorphose  des  maladies  héréditaires  est  d'une  double 
nature.  Tantôt  elle  ne  s'offre  que  comme  une  simple  transmutation 
des  formes  d'une  même  maladie,  tantôt  elle  constitue  une  transfor- 
mation de  l'espèce  morbide  même.  Dans  le  premier  cas,  qui  se  ren- 
contre surtout  pour  les  maladies  du  système  nerveux,  l'enfant  héçite 
de  la  névropathie  d'un  de  ses  parens;  dans  le  second,  les  ascendans 


DÉGÉNÉRESCENCES    DE    l/ ESPECE    HUMAINE.  95 

atteints  déjà  d'un  mal  profond  transmettent  à  leur  progéniture  une 
débilité  corporelle  qui  ouvre  la  porte  à  une  foule  de  maux.  Et  qu'on 
ne  croie  pas  que,  pour  être  transmis,  le  mal  chez  les  parens  doive 
toujours  être  invétéré  et  profond.  Qu'un  accident,  une  maladie  pas- 
sagère ait  frappé  les  auteurs  de  nos  jours  peu  avant  le  moment  où 
ils  nous  transmettaient  le  germe  de  la  vie,  à  ce  moment  même,  et 
nous  hériterons  des  imperfections  et  des  troubles  auxquels  ils  avaient 
été  passagèrement  soumis.  Hésiode  l'avait  déjà  observé  quand,  dans 
son  poème  des  Travaux  et  des  Jours ^  il  recommande  de  s'abstenir 
des  plaisirs  de  l'amour  au  retour  des  cérémonies  funèbres,  de  crainte 
de  transmettre  à  l'enfant  l'impression  de  mélancolie  qu'elles  lais- 
sent au  fond  de  l'âme.  Une  foule  de  physiologistes  ont  reconnu  que 
les  en  fans  conçus  dans  l'ivresse  présentent  une  intelligence  lourde  et 
hébétée.  Des  faits  de  ce  genre  ont  été  aussi  notés  pour  les  animaux. 
Les  vétérinaires  savent  que  les  défauts  que  font  naître  chez  les  che- 
vaux des  blessures  ou  des  coups  passent  souvent  aux  membres  de 
leurs  poulains.  Une  semblable  transmission  de  difformités  résultant 
d'accidens  n'est  pas  rare  dans  notre  espèce,  et  M.  Lucas  en  citedif- 
férenscas. 

Quant  à  ce  qu'on  pourrait  appeler  les  monstruosités  morales,  les 
perversités  précoces,  les  penchans  instinctifs,  irrésistibles,  au  vol, 
au  meurtre,  au  suicide,  qui  se  manifestent  parfois  chez  de  très  jeu- 
nes enfans  auxquels  on  avait  pourtant  inculqué  d'excellens  princi- 
pes, monstruosités  dont  l'ouvrage  de  M.  J.  Moreau  et  les  Annales 
médico-psychologiques  nous  fournissent  de  nombreux  exemples,  il 
faut  en  chercher  le  plus  souvent  la  source  dans  l'état  de  désordre 
moral  où  se  trouvaient  les  parens  quand  ils  ont  engendré  ces  êtres 
déchus.  En  effet,  un  abattement  de  l'esprit,  une  fatigue  continue  du 
corps,  un  trouble  cérébral  même  momentané,  peuvent  suffire  pour 
amener  la  perversion  de  nos  sentimens  et  nous  conduire  aux  actes 
les  plus  contraires  à  notre  nature  et  à  notre  éducation.  C'est  ce  que 
nous  démontrent  la  calenture  et  ce  que  les  matelots  anglais  appel- 
lent the  liorrors,  transports  subits  qui  parfois,  sans  délire  préalable, 
s'emparent  de  marins  ou  de  soldats  exposés  à  l'ardeur  extrême  du 
soleil  ou  placés  dans  un  réduit  trop  fortement  chauffé  par  un  poêle, 
les  poussent  à  se  donner  la  mort,  à  se  précipiter  dans  les  flots.  Con- 
çus sous  l'empire  de  ces  désordres  passagers,  les  enfans  naissent 
avec  des  instincts  criminels,  vrais  types  de  dégénérescence  morale. 

Mais,  dira-t-on,  pourquoi  tant  d'irrégularité  dans  l'héritage?  Pour- 
quoi voit-on  tantôt  la  transmission  s'opérer  dans  un  enfant  ou  chez 
plusieurs,  tantôt  l'héritage  légué  comme  par  voie  de  substitution,  et 
la  folie  notamment  sauter  une  génération?  Ces  irrégularités  ne  sont 
qu'apparentes;  elles  tiennent  au  jeu  complexe  d'une  foule  de  phé- 
nomènes dont  nous  n'avons  pu  encore  suivre  la  marche  et  découvrir 


9A  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

les  lois.  On  a,  il  est  vrai,  récemment  tenté  de  percer  les  ténèbres 
de  la  conception;  mais  les  observations  sont  encore  trop  impar- 
faites pour  qu'on  soit  assuré  des  résultats.  Un  médecin,  M.  Lhéri- 
tier,  a  proposé  des  vues  ingénieuses,  fondées  sur  une  étude  atten- 
tive d'un  assez  grand  nombre  de  faits.  Suivant  ce  physiologiste,  il 
faut,  pour  saisir  les  lois  de  la  transmission,  distinguer  les  organes 
en  trois  classes,  à  savoir  :  les  organes  locomoteurs,  ceu\  de  la  nu- 
trition, et  l'appareil  nerveux  central.  Celui-ci  se  subdivise  à  son 
tour  en  deux  parties  :  l'une  antérieure,  qui  comprend  le  cerveau  et 
le  cordon  antérieur  de  la  moelle  épinière,  l'autre  postérieure,  em- 
brassant le  cervelet  et  le  cordon  postérieur  de  la  moelle.  Ces  deux 
subdivisions  des  organes  de  la  troisième  classe  se  lient  respective- 
ment aux  deux  premières;  l'appareil  locomoteur  est  dans  une  dé- 
pendance directe  de  la  partie  postérieure  du  système  nerveux  cen- 
tral, et  l'appareil  nutritif  dans  la  dépendance  de  la  partie  antérieure 
de  ce  même  système. 

C'est  sur  cette  connexion  que  reposent,  selon  M.  Lhéritier,  les 
lois  de  la  ressemblance,  c'est-à-dire  le  mode  suivant  lequel  tel  ou 
tel  ascendant  transmet  à  sa  progéniture  telle  ou  telle  série  distincte 
d'organes.  Y  a-t-il  équilibre  entr^  parens  de  la  même  variété,  l'un 
des  deux  transmet  indifféremment  l'une  ou  l'autre  des  deux  séries 
organiques.  Si  les  parens  sont  de  variétés  différentes,  le  père  donne 
toujours  la  série  postérieure,  c'est-à-dire  le  cervelet  et  les  organes 
locomoteurs;  la  mère,  au  contraire,  donne  constamment  la  série 
antérieure,  c'est-à-dire  les  sens  et  le  système  nutritif.  Ces  lois,  le 
médecin  français  les  déduit  des  faits  reconnus  dans  le  croisement 
des  animaux,  et  il  croit  les  retrouver  dans  l'homme.  Avertis  des  prin- 
cipes posés  par  M.  Lhéritier,  c'est  au  public,  aux  physiologistes,  de 
les  vérifier  ou  de  les  infirmer.  Je  n'ai  point  d'ailleurs  à  traiter  ici 
de  l'hérédité  physiologique  proprement  dite;  ce  qui  me  préoccupe, 
c'est  la  question  des  dégénérescences,  et  par  conséquent  la  trans- 
mission des  maladies.  Le  docteur  P.  Lucas  remarque  qu'une  maladie 
peut  être  transmise  sous  trois  formes,  autrement  dit,  à  trois  degrés 
dilTérens  de  développement  :  d'abord  comme  simple  aptitude  idio- 
syncrasique,  c'est-à-dire  comme  une  disposition  organique  à  la- 
quelle il  ne  faut  que  des  circonstances  favorables  pour  se  traduire 
en  une  maladie  caractérisée;  puis  comme  état  rudimentaire,  c'est- 
à-dire  sous  une  forme  latente,  en  germe.  Ici  la  disposition  maladive 
tend  à  un  développement  déterminé.  Le  germe  morbide  renferme 
en  lui  une  force  spontanée  qui  donnera  naissance  au  mal,  si  elle 
n'est  combattue.  Enfin  la  maladie  même  peut  passer  des  parens  aux 
enfans,  avec  son  cortège  propre  de  formes,  de  symptômes  et  de  lé- 
sions. Et  dans  ce  dernier  cas  on  doit  dire  que  la  dégénérescence 
est  fatale  ;  dans  le  second,  on  peut  encore  en  éviter,  en  arrêter  le 


L 


DÉGÉNÉRESCENCES   DE   l'eSPÈCE    HUMAINE.  95 

développement.  Dans  le  premier,  elle  ne  se  produira  que  si  l'on 
s'entoure  des  circonstances  propres  à  la  faire  naître. 

Qu'on  se  reporte  maintenant  aux  quatre  grandes  classes  de  causes 
qui  amènent  la  dégénérescence,  qu'on  les  envisage  dans  leur  trans- 
mission héréditaire,  et  l'on  reconnaîtra  quel  vaste  réseau  d'actions 
morbides  tendent  à  nous  faire  dévier  de  l'organisme  normal.  Telle 
cause  physique  ou  physico-morale  devient  pour  le  descendant  de 
l'individu  qui  y  a  été  soumis  une  cause^morale  ou  congéniale.  L'in- 
fluence des  lieux  et  l'insalubrité  du  régime  ont-elles  altéré  et  déjà 
dégradé  la  constitution  d'un  individu,  l'enfant  .auquel  il  donne  le 
jour  en  subira  l'influence,  même  transporté  en  d'autres  climats  et 
soumis  à  un  genre  de  vie  difl'érent.  Des  idiots  naissent  ainsi  de  pa- 
rens  qui  ont  longtemps  vécu  dans  des  [cantons  où  règne  le  créti- 
nisme.  Nombre  de  fous  et  d'imbéciles  ont  eu  pour  pères  des  ivro- 
gnes. Un  père  et  une  mère  atteints,  bien  qu'à  un  faible  degré,  d'une 
de  ces  maladies  qui  épuisent  l'organisme  et  dévastent  l'économie, 
auront  pour  enfans  des  êtres  frappés  d'un  mal  plus  profond  ou  d'une 
infivmité  plus  incurable.  Ces  tristes  vérités  font  mieux  comprendre 
le  danger  des  alliances  entre  personnes  de  constitutions  maladives 
analogues,  ou  même  de  tempéramens  identiques,  car  les  tempéra- 
mens  sont  comme  les  formes  de  gouvernement,  ils  succombent  par 
l'exagération  de  leur  principe,  et  cependant  ils  sont  fatalement  en- 
traînés à  cette  exagération.  Chaque  terhpérament  porte  donc  en  soi 
le  germe  de  sa  destruction,  et  si  deux  tempéramens  semblables  se 
trouvent  associés,  ces  germes  s'ajoutent  chez  l'enfant. 

Les  dangers  des  unions  entre  personnes  du  même  sang  et  de 
même  famille  ont  été  signalés  par  plusieurs  médecins,  MM.  Morel, 
Burdel  et  F.  Devay.  Les  statistiques  en  mains,  ces  observateurs 
montrent  combien  d'êtres  dégénérés  naissent  d'unions  contractées 
entre  parens,  entre  personnes  atteintes  d'un  même  principe  mor- 
bifique.  Il  est  bon  de  rappeler  ici  leurs  éloquentes  plaintes;  puis- 
sent-elles monter  jusqu'à  ceux  qui  oublient  que  dans  les  mariages 
la  vraie  convenance  est  l'harmonie  des  constitutions,  et  la  fortune 
la  plus  sûre  la  santé  des  enfans  à  naître  ! 

La  dégénérescence  trouve  ses  bornes  dans  son  excès  même. 
L'individu  arrivé  au  dernier  terme  de  l'abâtardissement,  comme 
certains  crétins,  ou  afî'ecté  de  la  plus  énorme,  de  la  plus  complète 
des  monstruosités,  est  frappé  de  stérilité.  Au  bout  d'un  certain 
nombre  de  générations,  les  familles  de  crétineux,  de  phthisiques, 
d'aliénés,  d'idiots,  s'éteignent,  et  selon  que  la  dégénérescence  est 
plus  ou  moins  profonde,  il  faut  plus  ou  moins  de  temps  pour  que 
l'humanité  soit  purgée  de  ceux  qui  n'y  propagent  que  la  misère  phy- 
sique et  morale. .  Ces  familles  atteintes  de  dégénérescence  sont 
comme  les  races  sauvages  et  dégradées  auxquelles  la  Providence 


96  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

paraît  n'avoir  assigné  qu'une  durée  limitée,  et  qui  disparaissent  peu 
à  peu  devant  les  progrès  de  la  civilisation.  De  même  que  c'est  par 
le  croisement  des  races  qu'on  peut  arracher  les  descendans  de  ces 
tribus  dégénérées  à  la  destruction  qui  les  menace,  c'est  par  les 
unions  physiquement  bien  assorties,  par  le  balancement  des  tempé- 
ramens  contraires,  qu'on  peut  relever  les  générations  de  la  déchéance 
à  laquelle  les.  expose  l'héritage  de  leurs  pères. 

III. 

Les  causes  de  dégénérescence  une  fois  assignées  et  définies,  leur 
origine  reconnue,  se  pose  naturellement  une  question  :  tendent- 
elles  à  s'accroître  ou  à  diminuer,  et  la  civilisation  a-t-elle  pour 
effet  d'affaiblir  l'organisme,  de  favoriser  l'abâtardissement?  Pour 
répondre  à  cette  demande,  il  faut  reprendre  chacune  des  causes  que 
nous  avons  déjà  énoncées  et  rechercher  si  elles  sont  en  voie  d'ex- 
tension ou  de  décroissance. 

D'abord,  pour  ne  parler  que  des  lieux  et  du  régime,  il  est  évident 
que  les  causes  de  dégénérescence  tendent  à  diminuer.  Les  marais  sont 
desséchés,  les  terres  mises  en  culture,  les  habitations  aérées,  l'insa- 
lubrité des  alimens  corrigée,  les  vêtemens  mieux  conditionnés  et  les 
lois  de  l'hygiène  plus  généralement  observées.  Aussi  la  pellagre,  le 
crétinisme,  comme  les  fièvres  endémiques,  perdent-ils  tous  les 
jours  du  terrain  et  ont-ils  en  certains  cantons  presque  complète- 
ment disparu. 

Tandis  que  les  moyens  préventifs  sont  mis  en  usage,  la  science  et 
la  charité  ont  élevé  des  asiles  consacrés  au  traitement  des  malheu- 
reux atteints  d'un  mal  que  l'on  n'a  pu  encore  réussir  à  extirper.  Les 
idiots  ont  été  l'objet  d'une  sollicitude  toute  particulière,  et  sans  leur 
rendre  l'intelligence,  on  est  parvenu  cependant  à  tirer  de  leurs 
facultés  imparfaites  un  parti  qui  permet  de  les  rendre  à  la  société. 
Les  moins  stupides  ont  pu  recevoir  une  sorte  d'éducation  (1). 
M.  Niepce,  dans  un  ouvrage  sur  le  crétinisme,  cite  plusieurs  exem- 
ples d'invasion  de  ce  mal  arrêté  à  son  début.  On  a  fondé  en  vue 
de  son  traitement  des  établissemens  spéciaux.  Un  médecin  distin- 
gué, M.  Guggenbuhl,  dirige  avec  succès  à  l'Abendberg,  en  Suisse, 
un  de  ces  hospices.  Le  concours  de  moyens  physiques  et  moraux 
employés  avec  intelligence  a  relevé  quelques-uns  de  ces  infortunés 
d'une  dégradation  qui  semblait  incurable.  Les  causes  physiques  et 
les  causes  mixtes,  si  elles  ne  sauraient  être  complètement  effacées, 
trouvent  donc  dans  les  progrès  de  la  raison  et  de  la  science  un  re- 
mède de  plus  en  plus  efficace.  Cependant  le  progrès  est  loin  de  se 

(1)  Voyez  l'étude  de  M.  Alphonse  Esquiros  dans  la  Revue  du  45  avril  4847. 


I 


DÉGÉNÉRESCENCES   DE   l' ESPÈCE   HUMAINE.  97 

faire  sur  toute  la  ligne,  et  tandis  que  le  plus  grand  nombre  s'avance  " 
d'un  pas  assuré  vers  un  état  de  choses  meilleur,  quelques-uns  ré- 
trogradent et  trouvent  dans  les  conditions  nouvelles  une  cause  d'a- 
brutissement. L'ivrognerie,  l'abus  de  l'opium  et  des  narcotiques 
tendent  à  s'accroître  en  différens  pays,  en  Suède  notamment  pour  le 
premier  de  ces  vices,  dans  la  Chine  pour  le  second.  Le  grand  pro- 
blème du  paupérisme  est  intimement  lié  d'ailleurs  à  la  question  de 
la  dégénérescence;  les  statistiques  publiées  en  Angleterre  prouvent 
que  la  misère  est  l'une  des  sources  principales  de  l'aliénation  men- 
tale, et  que  là  où  elle  diminue,  cette  maladie  se  présente  moins 
fréquemment.  L'hygiène  elle-même,  que  l'on  observe  plus  volon- 
tiers chez  les  classes  éclairées,  soufire  encore  à  beaucoup  d'égards 
du  système  des  manufactures.  11  suffit  de  se  rendre  dans  nos  pre- 
mières cités  industrielles  pour  se  convaincre  que  l'agglomération 
des  individus  soumis  à  des  occupations  sédentaires  exerce  sur  leur 
constitution  physique  et  morale  les  plus  fâcheux  effets.  La  popula- 
tion ouvrière  de  Lyon,  de  Lille,  de  Saint-Étienne ,  comme  celle  de 
Manchester  et  de  Birmingham,  présente  un  cachet  d'abâtardisse- 
ment qui  n'échappe  pas  à  l'observateur  le  plus  superficiel.  L'homme 
vit  là  comme  dans  une  serre  chaude,  mais  une  serre  dont  Tair  est 
malsain  et  l'aménagement  vicieux.  M.  I.  Geoffroy  Saint-Hilaire  a  re- 
marqué que  les  œufs  couvés  artificiellement  donnent  fréquemment 
naissance  à  des  poussins  mal  conformés;  dans  la  vie  industrielle, 
l'intérêt  du  manufacturier  qui  veut  accélérer  la  production  fait  cou- 
ver en  quelque  sorte  artificiellement  l'humaine  activité  :  de  là  des 
monstruosités  morales  et  physiques  plus  fréquentes.  Et  puis  cette 
vie  des  manufactures  traîne  à  sa  suite  une  foule  de  vices  et  de  dés- 
ordres qui  deviennent  une  cause  encore  plus  funeste  de  dégradation. 
Un  des  effets  de  notre  civilisation,  c'est  le  développement  exces- 
sif de  certaines  facultés.  Pour  être  salutaire,  l'exercice  des  organes 
a  besoin  d'être  harmonique  et  pondéré.  S'exagère-t-elle,  l'activité 
passe  à  la  surexcitation,  et  cette  surexcitation  fait"  rentrer  par  la  voie 
des  causes  morales  les  maladies  qu'on  avait  chassées  par  celle  des 
causes  physiques.  Le  propre  de  l'excitation  nerveuse,  c'est  de  faire 
chercher  à  celui  qui  en  est  atteint  des  moyens  nouveaux  de  f  entre- 
tenir et  de  l'accroître.  On  court  après  les  émotions,  et  l'on  ne  trouve 
de  plaisir  que  dans  ce  qui  accroît  f  incendie  intérieur  qui  nous  con- 
sume. Si  la  misère  est  évitée,  et  avec  elle  tout  le  triste  cortège  de 
maux  qu'elle  entraîne,  les  excès  et  la  recherche  démesurée  des  ri- 
chesses ramènent  sous  une  autre  forme  les  maux  dont  on  se  croyait 
à  l'abri.  Les  médecins  dont  j'ai  parlé  dans  cette  étude* ont  constaté 
le  danger  de  cette  vie  surmenée  qui  rompt  l'équilibre  des  fonctions 
et  produit  la  faiblesse  par  l'exagération  même  du  travail. 

TOME  XXV.  7 


98  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

On  discute  beaucoup  dans  le  monde  médical  sur  la  question  de 
savoir  si  la  folie  tend  ou  non  à  devenir  plus  fréquente.  La  divergence 
d'opinions  tient  à  ce  qu'on  se  place  tour  à  tour  à  des  points  de  vue 
divers.  Les  formes  de  l'aliénation  mentale  changent  avec  l'état  social 
et  dépendent  des  idées  qui  préoccupent  les  esprits  ;  les  dégénéres- 
cences se  produisent  dans  une  direction  déterminée  par  la  nature  du 
vice  dont  la  société  est  infectée.  Les  organisations  faibles,  pour  em- 
ployer une  expression  médicale,  se  trouvent  toujours  dans  une  sorte 
de  diathèse  qui  les  fait  succomber  dès  qu'elles  ont  à  souffrir  d'une 
perturbation  physique  ou  morale,  et  la  forme  du  dérangement  de 
l'esprit  ou  du  trouble  de  l'économie  reflète  la  nature  de  cette  per- 
turbation. Ce  qui  est  ici  l'effet  de  la  misère,  des  mauvaises  condi- 
tions de  l'alimentation,  de  l'exaltation  des  croyances  religieuses, 
est  déterminé  ailleurs  par  les  anxiétés  et  les  chagrins  domestiques, 
les  revers  de  fortune,  les  agitations  politiques,  l'ambition  déçue  et 
la  trop  constante  application  à  un  projet  ou  à  une  idée.  Ainsi  peu 
importe  le  genre  de  trouble  qui  de  l'intelligence  réagit  sur  l'écono- 
mie, ou  de  l'économie  sur  l'intelligence;  la  propension  à  la  maladie, 
voilà  la  véritable  cause  des  dégénérescences  du  corps  et  de  l'esprit, 
et  cette  propension,  cette  aptitude,  elle  est  le  produit  composé  d'in- 
fluences continues,  dues  aux  diverses  causes  ci-dessus  examinées  et 
transmises  par  la  génération.  Pour  la  combattre,  il  faut  sans  cesse 
réagir  contre  ces  mêmes  causes  et  choisir  pour  chaque  individu  un 
genre  de  vie  et  d'habitation  qui  en  neutralise  les  effets.  A  ces  condi- 
ditions,  des  organisations  nées  faibles  ou  qu'ont  épuisées  de  longs 
écarts  du  régime  physique  et  moral,  commandé  par  leur  constitution 
particulière  se  fortifient  et  remontent  les  degrés  d'une  échelle  d'où 
une  commotion  subite,  des  perturbations  continues  les  précipite- 
raient infailliblement.  C'est  dans  ce  développement  harmonique  que 
réside  la  vraie  civilisation,  et  tant  que  nos  efforts  n'aboutiront  pas  à 
régler  sur  tous  les  points  le^  mouvemens  sociaux  et  à  équilibrer 
pour  chaque  individu  le  jeu  des  fonctions  et  des  facultés,  on  perdra 
•souvent  d'un  côté  le  terrain  qu'on  aura  gagné  de  l'autre. 

Il  ne  faudrait  pas  s'exagérer  le  danger  que  font  courir  à  l'huma- 
nité certains  écarts  qui  se  sont  jusqu'à  présent  montrés  inséparables 
du  progrès.  La  société  a  en  elle,  comme  la  constitution  des  indivi- 
dus, un  instinct  de  conservation  qui  l'amène  à  son  insu  à  rétablir 
l'équilibre  menacé;  les  remèdes  à  la  dégénérescence  se  présentent 
d'eux-mêmes,  et  le  sentiment  du  mal  dont  nous  souffrons  nous  sug- 
gère des  moyens  de  le  combattre,  sans  avoir  d'abord  conscience  de 
reflicacité  de  mos  expédiens.  «  Ce  qu'il  y  a  de  plus  remarquable  dans 
les  lois  qui  gouvernent  toutes  choses,  écrit  Cabanis,  c'est  qu'étant 
susceptibles  d'altération,  elles  ne  le  sont  pourtant  que  jusqu'à  un 


DÉGÉNÉRESCENCES   DE   L* ESPÈCE   HUMAINE.  99 

certain  point;  le  désordre  ne  peut  jamais  passer  certaines  bornes, 
qui  paraissent  avoir  été  fixées  par  la  nature  elle-même  ;  il  semble 
porter  toujours  en  soi  les  principes  du  retour  vers  l'ordre  ou  de  la 
reproduction  des  phénomènes  conservateurs.  » 

Les  causes  de  dégénérescence  non-seulement  disparaissent  par 
les  progrès  de  la  science  et  de  la  raison,  mais  elles  émoussent  sur 
nous  leurs  effets  par  l'habitude;  elles  n'agissent  pas  constamment 
avec  le  même  degré  d'intensité.  Les  efforts  que  fait  la  nature  pour 
adapter  la  constitution  des  individus  au  climat  dans  lequel  ils  sont 
destinés  à  vivre  amènent  chez  eux  une  aptitude  spéciale  désignée 
sous  le  nom  d'acclimatation.  Or  l'acclimatation  s'observe  aussi,  re- 
marque le  docteur  Morel,  chez  les  individus  soumis  à  tel  ou  tel  genre 
de  vie  en  soi-même  insalubre ,  voués  par  état  à  telle  ou  telle  indus- 
trie. On  a  constaté  que  l'hygiène  des  uns  ne  peut  être  suivie  impu- 
nément par  les  autres,  et  que  les  ouvriers  adaptés  organiquement 
par  un  effet  de  l'habitude  à  une  industrie  ne  sauraient  se  livrer  sans 
danger  à  une  autre  industrie,  quand  même  celle-ci  serait  moins 
nuisible  à  la  race  en  général. 

Les  variations  continuelles  de  milieux,  d'occupations  et  d'idées 
que  produit  notre  état  social,  si  complexe  dans  ses  rouages,  si  mo- 
bile dans  ses  mouvemens,  sont  un  puissant  antidote  contre  les  dan- 
gers de  ces  actions  constantes  et  répétées  qui  font  dévier  notre  espèce 
du  type  parfait  de  beauté  et  de  santé  pour  lequel  elle  a  été  créée. 
L'établissement  des  chemins  de  fer,  la  facilité  des  communications 
permettent  de  fréquens  changemens  de  lieux  qui  exercent  sur  notre 
économie  la  plus  salutaire  influence.  Les  climats  engendrent  par 
leurs  effets  excessifs  des  maladies  qui  ne  trouvent  leurs  remèdes 
que  sous  des  climats  contraires.  A  mesure  que  nos  cités  deviennent 
des  agglomérations  plus  populeuses  et  des  foyers  plus  puissans 
d'infection  et  de  démoralisation,  on  sent  davantage  la  nécessité  de 
les  assainir,  et  le  goût  des  champs  se  développe  davantage  chez 
ceux  qui  habitent  les  villes  ;  une  foule  de  gens  vont  chercher  pen- 
dant quelques  mois  à  la  campagne  un  air  plus  pur  et  une  vie  plus 
calme. 

Jadis  bien  des  professions  étaient  héréditaires  dans  les  familles  ; 
aujourd'hui  la  mobilité  des  positions  sociales  fait  sans  .cesse  embras- 
ser aux  enfans  des  occupations  différentes  de  celles  de  leurs  pères. 
C'est  là  un  heureux  changement,  car  il  produit  une  sorte  de  croise- 
ment intellectuel  qui  empêche  la  prépondérance  exagérée  de  cer- 
taines facultés.  Chaque  profession  exerce  une  influence  propre  sur 
l'économie;  elle  tend  à  fatiguer  tel  ou  tel  organe,  elle  réagit  sur  telle 
ou  telle  de  nos  fonctions  :  d'où  il  suit  que  les  individus  qui  exercent 
de  père  en  fds  le  même  métier,  le  même  état,  sont  de  plus  en  plus 


^00  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

exposés  à  la  maladie  que  cet  état  engendre.  C'est  ce  qu'on  a  observé 
chez  les  castes  hindoues.  Le  champ  intellectuel  est  comme  un  ter- 
rain labourable  :  il  a  besoin  d'être  assolé;  il  s'épuiserait  à  la  longue 
par  une  même  culture,  ce  que  produirait  la  continuité  indéfinie  des 
mômes  occupations. 

On  voit  donc  que  tout  ce  qui  tient  à  la  santé  publique  est  en  voie 
-de  progrès.  La  propagation  de  l'instruction,  quelque  lente  qu'elle 
paraisse  d'ailleurs,  est  cependant  constante;  la  richesse  intellec- 
tuelle s'augmente,  et,  une  fois  augmentée,  se  transmet  aux  géné- 
rations suivantes,  car  l'éducation  et  la  souplesse  de  l'esprit  sont  des 
i)ienfaits  qui  s'étendent  d'eux-mêmes  des  ascendans  aux  descen- 
-dans,  non  pas  seulement  parce  qu'elles  assurent  dans  la  famille  à 
i' enfant  des  soins  plus  assidus  pour  le  développement  de  son  intel- 
iigence,  mais  encore  par  suite  d'une  transmission  physiologique 
toute  semblable  à  celle  de  la  constitution  organique  et  des  formes 
du  corps.  Les  facultés  acquises  par  les  parens  passent  chez  leurs 
•enfans  par  le  seul  acte  de  la  génération,  et  s'y  manifestent  spon- 
tanément. On  a  déjà  plus  d'une  fois  remarqué  que  les  sauvages, 
transportés  même  dès  leurs  plus  jeunes  ans  au  sein  de  notre  civili- 
sation, se  plient  difficilement  à  ses  mœurs  et  à  ses  idées,  et  ne  mon- 
trent pas  pour  nos  sciences  autant  d'aptitude  que  les  enfans  des 
lEuropéens.  Nos  formes  sociales  leur  pèsent  comme  un  joug  auquel 
•ils  essaient  de  se  soustraire,  et  l'on  a  cité  plusieurs  exemples  de 
jeunes  Australiens  élevés  dans  la  colonie  de  la  Nouvelle-Galles,  et 
que  l'instinct  avait  ramenés  dans  le  désert.  Les  Anglais  ont  été 
frappés,  dans  les  écoles  de  l'Hindoustan,  de  la  différence  marquée 
de  dispositions  qu'offrent  les  enfans  des  brahmanes  et  ceux  des 
castes  inférieures.  Tandis  que  les  premiers,  issus  de  familles  où  l'in- 
telligence» est  cultivée  depuis  un  temps  immémorial ,  apprennent 
avec  facilité,  les  seconds  profitent  à  peine  de  l'enseignement  des 
Européens. 

Des  faits  analogues  ont  été  remarqués  pour  les  animaux  domes- 
tiques. Dès  la  naissance,  ils  se  distinguent  des  animaux  de  leur  es- 
pèce demeurés  sauvages;  ils  présentent  sous  forme  d'instincts  les 
.aptitudes  qu'une  éducation  attentive  avait  inculquées  à  leurs  ascen- 
dans. Leur  dociUté  est  ainsi  le  fait  d'une  transmission  héréditaire. 
•On  ne  dresse  qu'à  grand'peine  les  chevaux  nés  dans  des  haras 
libres,  et  même  après  avoir  été  assouplis,  ils  conservent  un  levain 
persistant  d'indocilité.  Ce  n'est  pas  seulement  l'éducation  donnée 
par  l'homme  qui  perfectionne  l'intelligence  de  certaines  races  ani- 
males; les  facultés  que  la  bête  acquiert  par  le  genre  de  vie  qu'elle 
mène  se  transmettent  héréditairement  aux  petits  qu'elle  engendre. 
Un  fin  observateur  des  animaux,  George  Leroy,  a  noté  que,  dans  les 


DÉGÉNÉRESCENCES   DE   l'eSPÈCE   HUMAINE.  101 

lieux  ou  l'on  fait  une  guerre  active  aux  renards,  les  renardeaux, 
avant  d'avoir  pu  acquérir  aucune  expérience,  se  montrent  dès  leur 
première  sortie  du  terrier  plus  précautionnés,  plus  rusés,  plus  dé- 
fians  que  ne  le  sont  les  vieux  renards  dans  les  cantons  où  on  ne  leur 
tend  pas  de  pièges. 

Ces  faits,  soit  dit  en  passant,  prouvent  que  les  animaux  ne  sont 
pas  aussi  stationnaires  qu'on  le  répète  souvent,  qu'il  y  a  pour  eux 
une  sorte  de  civilisation  et  un  progrès  qu'on  n'a  pas  assez  constatés. 
Rien  n'établit  que  les  animaux  domestiques  des  peuples  sauvages 
soient  aussi  intelligens  que  ceux  qui  vivent  près  des  hommes  les 
plus  civilisés.  Il  peut  y  avoir  une  sorte  de  perfectibilité  chez  l'ani- 
mal comme  chez  les  races  humaines  inférieures  ou  abâtardies;  mais 
de  même  que  pour  ces  races  le  mouvement  ascensionnel  est  extrê- 
mement lent  tant  que  l'homme  civilisé  ne  se  fait  pas  leur  éduca- 
teur, l'animal  ne  s'élève  qu'à  des  actes  fort  restreints  d'intelligence 
tant  qu'il  n'est  pas  placé  dans  la  domesticité. 

L'hérédité  assure  donc  aux  générations  futures  l'aptitude  intel- 
lectuelle que  nous  avons  acquise  comme  les  fruits  de  notre  travail 
et  de  notre  expérience.  Le  fonds  de  santé,  de  vertu  et  de  beauté 
amassé  par  nous  peut  passer  à  nos  descendans  et  s'accroître  encore 
entre  leurs  mains,  s'ils  savent  l'exploiter  avec  économie.  Nous  mar- 
chons toujours,  il  est  vrai,  sur  le  bord  du  précipice  ;  mais  la  dégé- 
nérescence morale  et  physique  est  un  moindre  danger  pour  l'huma- 
nité, quand  ceux  qui  l'ont  pour  ainsi  dire  en  leur  pouvoir  prennent 
le  soin  de  détourner  de  la  tête  de  leurs  enfans  les  effets  désastreux 
qu'elle  ne  manquerait  pas  d'avoir  par  suite  de  leur  imprévoyance  et 
de  leur  égoïsme.  Noblesse  ou  déchéance,  tels  sont  les  deux  termes 
entre  lesquels  oscille  l'humanité.  L'oscillation  continuera  encore 
longtemps;  mais,  contrairement  aux  lois  du  pendule,  tandis  que  la 
moitié  ascendante  de  la  trajectoire  s'allonge  tous  les  jours,  l'autre 
moitié  se  raccourcit.  Ne  calomnions  donc  pas  la  civilisation;  elle 
nous  a  déjà  sauvés  de  bien  des  causes  de  dégénérescence  et  de  mi- 
sère :  la  science,  qui  est  par  excellence  son  fruit,  nous  révèle  peu  à 
peu  les  conditions  nécessaires  pour  éviter  les  effets  de  celles  qui 
subsistent  encore;  elle  nous  montre  sur  quelles  pentes  l'homme 
roule  jusqu'à  la  dé^'adation,  quels  sommets  il  peut  atteindre  à 
force  de  sagesse  et  de  persévérance  ;  elle  fait  luire  à  notre  horizon 
un  avenir  plus  prospère,  vers  lequel  nous  ne  tendons  qu'en  lou- 
voyant, mais  qui  est  le  terme  marqué  de  notre  navigation. 

Alfred  Maury. 


L'ESPAGNE 


DEPUIS 


LE  MINISTÈRE  O'DONNELL 


L'UNION  LIBÉRALE,  LES  PARTIS  POLITIQUES  ET  LA  GUERRE  DU  MAROC. 


Un  de  ces  soufîles  qui  courent  aujourd'hui  en  Europe  jette  l'Es- 
pagne dans  une  guerre  contre  les  barbares  d'Afrique.  Pour  la  pre- 
mière fois  depuis  longtemps,  les  soldats  espagnols  vont  porter  le 
drapeau  de  Gastille  hors  des  frontières,  sur  d'autres  champs  de 
bataille  que  ceux  de  la  guerre  civile  ;  ils  vont  faire  ce  que  leurs 
ancêtres  du  xvi^  siècle  a^pelsàent  une  Jornada ^  quand  ils  allaient 
dans  cette  même  Afrique  ou  en  Amérique.  Un  des  plus  curieux  phé- 
nomènes est  la  commotion  électrique  qui  a  soulevé  la  Péninsule  à 
cette  perspective  d'une  campagne  dans  le  Maroc.  Qu'on  ne  s'y  trompe 
pas,  c'est  encore  la  guerre  contre  les  Maures,  et  c'est  ce  qui  a  fait  la 
popularité  de  l'expédition  du  Maroc,  comme  «i  sous  le  vernis  mo- 
derne l'âme  de  ce  peuple  n'était  vraiment  vivante  que  par  le  senti- 
ment de  son  passé,  de  ses  souvenirs  et  de  ses  traditions.  Le  jour  où 
le  président  du  conseil,  le  général  O'Donnell,  a  porté  aux  cortès  de 
Madrid  le  message  de  guerre,  toutes  les  opinions  ont  oublié  leurs 
griefs  et  leurs  ressentknens  pour  se  confondre  dans  une  pensée  de 
patriotisme.  La  presse  elle-même  a  promis  de  servir  en  volontaire. 
Une  trêve  s'est  faite  entre  le  gouvernement  et  les  partis. 


I 


l'espagne  et  le  ministère  o'donnell.  103 

C'est  la  fortune  du  général  O'Donnell,  dans  une  carrière  politique 
qui  n'a  point  été  sans  agitations  et  sans  incertitudes,  de  trouver 
l'affermissement  momentané  de  son  pouvoir  ministériel  dans  deux 
actes  qui  répondent  au  même  instant  à  des  intérêts  ou  à  des  senti- 
mens  d'une  nature  diverse,  et  qui  ne  sont  pas  entièrement  le  fruit 
du  hasard.  L'un  de  ces  actes  est  la  guerre  du  Maroc;  l'autre  est  le 
règlement  obtenu  dti  saint-siége  pour  toutes  les  questions  de  désa- 
mortissement  ecclésiastique.  Par  l'arrangement  avec  Rome,  le  ca- 
binet du  général  O'Donnell  met  fin  sans  violence  à  l'une  des  plus 
délicates  et  des  plus  épineuses  complications  nées  des  révolutions 
modernes  de  l'Espagne  ;  par  l'expédition  d'Afrique,  il  fait  vibrer  ce 
sentiment  patriotique  plus  fort  et  plus  éclatant  que  toutes  les  pas- 
sions des  partis;  il  crée  l'unanimité  des  opinions.  Merveilleuse  con- 
corde assurément  !  Est-ce  à  dire  pourtant  que  par  cette  unanimité 
tous  les  problèmes  soient  résolus,  que  tous  les  élémens  de  la  situa- 
tion intérieure  de  la  Péninsule  soient  subitement  transformés,  et 
que  ce  ministère  même,  qui  existe  depuis  plus  d'un  an  à  Madrid, 
sous  la  présidence  du  général  O'Donnell,  puisse  se  promettre  un 
avenir  sans  luttes,  assis  sur  un  ébranlement  de  l'opinion  ?  Toute  la 
vie  récente  de  l'Espagne  est  la  plus  claire  révélation  de  cet  ordre 
de  problèmes  intérieurs,  qu'une  nécessité  heureuse  de  patriotisme 
peut  momentanément  éclipser  sans  en  supprimer  le  caractère  per- 
manent et  essentiel. 

Tout  ce  qui  arrive  en  politique  depuis  quelque  temps  au-delà  des 
Pyrénées  découle  d'un  fait  dominant  qui  éclaire  tous  les  autres,  et 
qui  n'est  même  plus  aujourd'hui  particulier  à  l'Espagne  :  c'est  la 
dissolution  des  anciens  partis.  Depuis  que  le  régime  constitutionnel 
existe  à  Madrid,  deux  grandes  opinions,  on  le  sait,  se  sont  disputé 
la  prééminence  :  chacune  a  eu  son  jour;  l'une  et  l'autre  ont  péri, 
ou  du  moins  ont  vu  diminuer  notablement  leur  force  et  leur  prestige. 
Le  parti  modéré,  qu'on  pourrait  appeler  le  vrai  créateur  de  la  mo- 
narchie nouvelle  au-delà  des  Pyrénées,  a  été  puissant  tant  qu'il  est 
resté  animé  de  l'esprit  par  lequel  il  s'était  élevé  au  pouvoir;  la  dé- 
cadence a  commencé  pour  lui  le  jour  où  il  a  été  livré  à  des  dissen- 
sions intérieures  qui  laissaient  sans  garantie  le  principe  même  des 
institutions,  lorsqu'il  n'a  plus  eu  strictement  une  politique,  par- 
tagé qu'il  était  en  fractions  ennemies  qui  avaient  cessé  de  s'enten- 
dre sur  la  direction  essentielle  du  gouvernement.  11  a  succombé  par 
l'excès  des  passions  personnelles  et  des  divisions,  et  une  fatale  série 
de  déviations,  de  démembremens,  l'a  conduit  un  jour  en  face  de  la 
crise  de  185Zi,  dans  laquelle  il  a  disparu.  Le  parti  progressiste,  à 
son  tour,  a  eu  ses  périodes  de  règne  au-delà  des  Pyrénées,  en  1836, 
en  IS/iO,  en  1855.  Ses  victoires,  irrégulières  et  violentes,  dues  le 


10/i  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

plus  souvent  aux  défaillances  de  ses  adversaires  encore  plus  qu'à 
ses  propres  forces,  ont  toujours  été  précaires.  La  durée  de  ses  do- 
minations a  eu  pour  limites  l'impuissance  de  ses  idées  et  son  incu- 
rable inaptitude  à  concilier  les  institutions  libres  avec  la  paix  inté- 
rieure, avec  le  sentiment  monarchique  du  pays.  Et  lui  aussi,  dans 
cette  carrière  pleine  de  victoires  éphémères  et  de  défaites  prolongées, 
il  a  eu  ses  divisions.  Les  uns  ont  voulu  marcher  toujours  en  avant 
dans  la  voie  d'un  libéralisme  indéfini  qui  allait  rejoindre  la  démo- 
cratie pure;  d'autres  ont  senti  la  nécessité  de  se  modérer,  de  devenir 
plus  pratiques,  de  telle  sorte  qu'en  présence  du  parti  modéré  qui 
périssait  de  ses  incohérences,  le  parti  progressiste  est  arrivé,  lui- 
même  divisé,  à  la  révolution  de  185/i,  héritant  à  l'improviste  d'un 
pouvoir  qu'il  n'était  pas  préparé  à  recueillir  et  dont  il  n'a  plus  su 
que  faire,  placé  entre  la  logique  perturbatrice  de  ses  idées  et  les 
velléités  à  demi  conservatrices  d' une  certaine  fraction  des  anciens 
exaltés.  C'est  ce  qui  a  fait  de  cette  révolution  le  modèle  des  con- 
vulsions inutiles,  un  mouvement  sans  avenir  qui  est  allé  se  perdre 
un  jour  dans  une  émeute,  au  mois  de  juillet  1856,  expirant  au  bout 
de  l'épée  du  général  O'Donnell. 

Je  ne  suis  pas  si  loin  qu'on  le  dirait  de  la  situation  présente;  elle 
est  là  au  contraire  en  germe,  cette  situation,  —  dans  cette  impuis- 
sance tour  à  tour  constatée  des  deux  opinions  à  vivre  de  leur  an- 
cienne vie,  dans  ce  fractionnement  qui  a  été  l'inévitable  origine  de 
combinaisons  nouvelles.  L'Espagne  a  offert  un  nouveau  spectacle. 
Tandis  qu'une  partie  des  anciens  modérés  se  laissait  entraîner  par 
ses  instincts  monarchiques  jusqu'aux  limites  de  l'absolutisme,  que 
les  progressistes  les  plus  ardens,  de  leur  côté,  allaient  jusqu'au 
radicalisme  démocratique,  il  se  formait  entre  les  deux  camps  ex- 
trêmes pour  ainsi  dire  un  terrain  vague  où  se  rencontraient  les  plus 
libéraux  parmi  les  conservateurs  et  les  plus  conservateurs  parmi 
les  progressistes.  C'est  à  travers  cette  série  de  métamorphoses 
qu'on  voit  poindre  une  idée  qui  a  eu  ses  orateurs  et  -ses  publi- 
cistes,  M.  Pacheco,  M.  Rios-Rosas,  M.  Pastor  Diaz,  qui  a  rapproché 
quelquefois  dans  des  alliances  passagères  des  hommes  venus  de 
bords  opposés,  mais  qui  n'était  apparue  au  premier  moment  que 
comme  une  aspiration  inquiète  ou  comme  un  thème  de  polémique. 
Elle  a  existé  et  elle  est  devenue  une  réalité  politique  le  jour  où  elle 
a  eu,  elle  aussi,  ce  qui  fait  vivre  tous  les  partis  en  Espagne,  une 
personnification  militaire.  Le  général  Narvaez  a  conduit  longtemps 
l'ancien  parti  modéré,  qui  lui  a  dû  un  règne  prolongé  et  dont  il  est 
peut-être  encore  l'espoir.  Le  parti  progressiste  s'est  personnifié 
dans  le  duc  de  la  Victoire,  qui  l'a  aidé  à  vivre  et  à  mourir.  O'Don- 
nell s'est  fait  à  son  tour  le  représentant  et  le  chef  du  parti  nouveau 


l'espagne  et  le  ministère  o'donnell.  105 

ou  de  cette  fusion  de  tous  les  partis  qu'on  a  appelée  Vimion  libé- 
rale. La  variété  même  de  sa  vie,  en  lui  suscitant  plus  d'un  obsta- 
cle, l'appelait  peut-être  aussi  à  ce  rôle.  Par  ses  traditions  premières 
et  par  son  instinct  monarchique,  il  tient  malgré  tout  au  parti  con- 
servateur; par  le  mouvement  d'insurrection  dont  il  prit  l'initiative 
en  185Zi  et  par  une  certaine  solidarité  avec  l'esprit  primitif  de  cette 
révolution,  il  reste  lié  au  libéralisme;  par  son  caractère  et,  si  l'on 
veut,  par  son  ambition  personnelle,  il  n'était  pas  homme  à  laisser 
fuir  l'occasion  de  se  créer  une  position  distincte  et  supérieure  en 
politique.  C'est  ainsi  que,  profitant  des  circonstances,  le  général 
O'Donnell  a  pu  devenir  l'homme  d'une  situation,  le  porte-drapeau 
d'une  politique  qui  n'était  ni  la  politique  du  parti  modéré,  ni  celle 
des  progressistes,  et  dont  le  moindre  mérite  à  ses  yeux  n'était  pas 
sans  doute  d'avoir  un  premier  poste  à  offrir,  de  n'exister  pour 
ainsi  dire  que  par  lui. 

Le  dernier  règne  du  parti  conservateur  est  peut-être  ce  qui  a  le 
plus  servi  cette  combinaison  nouvelle;  il  en  a  du  moins  aidé  l'avé- 
nement.  A  dater  du  12  octobre  1856,  jour  où  les  modérés  retrou- 
vent presque  miraculeusement  le  pouvoir,  quelle  est  en  effet  la  si- 
tuation de  l'Espagne?  Pendant  deux  ans,  on  voit  les  ministères 
conservateurs  se  succéder,  cherchant  partout  un  point  d'appui  et 
ne  le  trouvant  jamais  :  le  ministère  Narvaez  céd.ant  à  un  souffle  de 
réaction  et  disparaissant  devant  l'opinion,  dans  une  bourrasque 
d'impopularité  (15  octobre  1857);  le  ministère  Armero-Mon  es- 
sayant de  donner  une  couleur  plus  libérale  à  sa  politique  et  tombant 
devant  le  congrès  (IZi  janvier  1858);  le  ministère  Isturiz  s'effor- 
çant  de  concilier  toutes  les  divergences,  d'éviter  les  chocs  et  les 
luttes,  et  toujours  prêt  à  périr  de  faiblesse.  On  en  était  là  juste- 
ment en  1858.  La  politique  était  à  bout  de  voie  en  Espagne.  Le 
dernier  de  ces  pouvoirs  modérés,  le  ministère  Isturiz,  vacillait  entre 
toutes  les  influences  contraires,  héritier  impuissant  d'une  situation 
compromise.  S'il  se  laissait  aller  à  l'excès  des  entraînemens  conser- 
vateurs, il  perdait  le  prestige  et  la  force  morale  de  la  pensée  de 
conciliation  qui  avait  été  sa  raison  d'être  à  l'origine,  et  d'ailleurs 
M.  Isturiz  n'était  point  l'homme  d'une  politique  décidément  réac- 
tionnaire; s'il  faisait  un  pas  vers  le  libéralisme,  il  était  menacé  par 
le  congrès,  dont  il  recevait  un  appui  à  demi  protecteur,  tempéré  par 
la  méfiance  et  nullement  sympathique.  Il  pouvait  peut-être  ajour- 
ner encore  les  difficultés  en  se  mettant  pour  le  moment  à  l'abri  des 
querelles  parlementaires  par  la  clôture  de  la  session,  et  il  l'essayait 
en  effet  le  ili  mai  1858;  mais  c'était  là  un  expédient  qui  pouvait  tout 
au  plus  aider  à  gagner  quelques  mois,  ce  n'était  pas  une  solution.  Il 
y  a  mieux  :  par  le  fait  même  de  cette  clôture  précipitée  des  cham- 


106  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

bres,  le  ministère  avait  fait  un  pas  plus  décisif  qu'il  ne  le  pensait; 
il  s'était  créé  d'avance  à  lui-même  l'impossibilité  de  se  retrouver 
en  présence  d'une  majorité  froissée  et  irritée. 

C'est  alors  que  s'ouvrait  l'inévitable  crise.  Cette  crise  était  dans 
la  situation  sans  doute;  elle  était  précipitée  en  ce  moment  par  l'a- 
vénement  aux  affaires  d'un  nouveau  ministre  de  l'intérieur,  M.  Po- 
sada  Herrera,  qui  entrait  au  pouvoir  avec  l'idée  arrêtée  de  prendre 
entre  les  partis  une  attitude  plus  hardie.  M.  José  Posada  Herrera 
avait  été  progressiste  autrefois;  comme  bien  d'autres,  l'expérience 
venant,  il  n'avait  pas  tardé  à  se  rallier  au  parti  conservateur.  Sans 
être  un  homme  brillant  et  fécond  en  ressources,  il  avait  professé 
avec  talent  le  droit  administratif;  il  était  en  ce  moment  même  fiscal 
ou  procureur-général  au  conseil  d'état,  et  depuis  quelque  temps  il 
tendait  visiblement  à  prendre  un  rôle  plus  actif  dans  la  politique. 
C'était  un  Galicien  qui,  faute  de  qualités  brillantes,  avait  la  téna- 
cité et  l'esprit  pratique  de  son  pays  natal.  M.  Posada  Herrera  avait 
fait  de  la  suspension  des  chambres  la  condition  de  son  entrée  au 
ministère,  et  il  était  logique,  à  dire  vrai,  lorsque  peu  de  jours  après 
il  proposait  dans  le  conseil  deux  mesures  tendant  à  créer  une  situa- 
tion entièrement  nouvelle,  —  la  dissolution  du  congrès  et  la  recti- 
fication des  listes  électorales  pour  arriver  à  la  formation  d'un  nou- 
veau parlement.  Il  pensait,  non  sans  quelque  raison,  que  la  clôture 
précipitée  de  la  session  n'était  qu'une  inconséquence  mortelle  si  elle 
ne  conduisait  à  la  dissolution  du  congrès,  et  à  ses  yeux  la  première 
condition  d'un  appel  au  pays  était  la  révision  des  listes  électorales, 
composées  de  façon  à  ne  donner  qu'une  représentation  inexacte  ou 
incomplète  de  l'opinion  publique.  M.  Posada  Herrera  soutenait  ces 
idées  avec  la  hardiesse  d'un  homme  qui  voulait  marcher  en  avant 
sans  se  laisser  asservir  aux  prétentions  ou  aux  combinaisons  routi- 
nières des  partis,  sans  dissimuler  que  désormais  il  ne  voyait  pour 
la  reine  que  deux  sortes  d'ennemis,  les  radicaux  avec  leur  chimère 
de  république  et  les  absolutistes  avec  leur  rêve  de  restauration  du 
passé,  —  tous  les  autres,  modérés  ou  progressistes,  étant  des  con- 
stitutionnels de  nuances  différentes  qu'on  devait  s'efforcer  de  grou- 
per autour  du  trône  par  un  système  de  juste  et  tolérant  libéralisme. 

C'était  assez  pour  ébranler  le  cabinet  en  mettant  la  division  entre 
les  ministres.  Les  uns,  —  et  le  président  du  conseil,  M.  Isturiz,  était 
du  nombre,  —  eussent  peut-être  volontiers  suivi  le  ministre  de  l'in- 
térieur; les  autres  se  refusaient  à  sanctionner  des  actes  dans  les- 
quels ils  voyaient  le  désaveu  de  tout  ce  qu'avait  fait  le  parti  conser- 
vateur depuis  deux  ans.  On  ne  put  s'entendre,  et  le  cabinet  Isturiz 
disparaissait  après  moins  de  six  mois  d'existence.  Au  milieu  de  ces 
incertitudes,  la  reine,  prenant  un  parti  décisif,  donnait  gain  de 


l' ESPAGNE    ET. LE   MINISTERE    o'dONNELL.  107 

cause  à  la  politique  soutenue  par  M.  Posada  Herrera,  appuyée  par 
le  ministre  de  la  marine,  le  général  Quesada,  et  elle  appelait  au 
pouvoir  l'homme  le  plus  propre,  par  son  autorité  comme  par  sa 
position,  à  personnifier  cette  politique,  —  le  général  don  Leopoldo 
O'Donnell.  Ainsi  naissait  à  travers  toute  sorte  d'intimes  péripéties 
le  cabinet  du  30  juin  1858,  dont  le  comte  de  Lucena  devenait  le 
chef,  où  entraient  MM.  Saturnino  Galderon  Collantes,  Pedro  Sala- 
verria,  Santiago  Fernandez  Negrete,  le  marquis  de  Corvera,  et  où 
M.  Posada  Herrera  et  le  général  Quesada  restaient  comme  le  trait 
d'union  entre  le  ministère  Isturiz  et  la  combinaison  nouvelle.  Toutes 
les  conditions  politiques  de  l'Espagne  se  trouvaient  subitement  dé- 
placées, et  par  un  jeu  bizarre  des  choses,  O'Donnell  remontait  au 
pouvoir  l'anniversaire  du  jour  où  il  avait  livré  le  combat  de  Yical- 
varo  en  185/i,  à  la  tête  d'une  sédition  militaire. 

A  n'observer  que  l'apparente  situation  de  l'Espagne,  c'était  une 
péripétie  fort  inattendue.  Depuis  qu'il  avait  quitté  le  ministère,  trois 
mois  après  avoir  dompté  la  révolution  en  J856,  le  général  O'Don- 
nell semblait  plutôt  réduit  à  une  attitude  défensive.  On  l'avait  vu, 
dans  la  session  de  1857,  obligé  un  jour  de  faire  face  à  une  agres- 
sion directe  et  vive  d'un  membre  du  sénat,  le  général  Eusebio  Ca- 
longe,  qui  le  mettait  en  cause  pour  avoir  porté  la  main  sur  la  dis- 
cipline militaire,  en  faisant  de  l'armée  un  instrument  de  sédition.  Ce 
défi,  le  comte  de  Lucena  l'avait  relevé  avec  hardiesse  et  avec  hau- 
teur, rappelant  l'histoire  de  tous  les  partis  et  de  tous  les  hommes 
qui  s'étaient  alternativement  insurgés  depuis  vingt  ans,  ravivant  le 
souvenir  des  extrémités  où  était  arrivée  l'Espagne  en  185Zi,  se  jus- 
tifiant par  l'adhésion  secrète  ou  avouée  de  beaucoup  de  modérés,  et 
se  faisant  une  arme  de  la  complicité  du  général  Narvaez  lui-même 
dans  toute  cette  opposition  dont  l'insurrection  de  Vicalvaro  n'avait 
été  que  le  couronnement.  Puis  il  finissait  en  disant  fièrement  :  «  Ma 
reine  et  mon  pays  m'ont  jugé,  l'histoire  me  jugera.  »  Depuis  ce  mo- 
ment, il  s'était  tu,  restant  toujours  moins  un  chef  de  parti  qu'une 
personnalité  considérable,  entouré  de  quelques  amis  dévoués,  mais 
assez  antipathique  à  la  majorité  des  chambres.  Cette  antipathie 
était  d'ailleurs  si  réelle,  si  peu  dissimulée,  qu'au  commencement  de 
la  session  de  1858  le  général  Calonge,  le  même  qui  s'était  fait  l'ac- 
cusateur d' O'Donnell,  avait  été  élu,  par  une  sorte  de  distinction, 
secrétaire  du  sénat,  et  il  avait  suffi  au  ministère  du  général  Armero 
de  paraître  incliner  vers  V union  libérale  et  les  amis  du  comte  de 
Lucena  pour  être  renversé  par  un  vote  du  congrès.  Dans  cet  en- 
semble de  faits  et  de  symptômes  extérieurs,  rien  donc  ne  semblait 
conduire  à  un  ministère  O'Donnell,  comme  à  la  solution  naturelle 
des  difficultés  du  moment.  A  considérer  de  plus  près  les  événemens, 
cette  évolution  de  la  politique  espagnole  avait  cependant  pour  elle 


108  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

une  certaine  logique  des  choses;  elle  était  le  corollaire  de  tout  ce 
qui  arrivait  depuis  deux  ans,  de  l'impuissance  du  parti  conserva- 
teur à  se  reconstituer  dans  sa  force  et  dans  son  unité,  de  l'incohé- 
rence du  parlement,  de  cette  impossibilité  de  vivre  dont  tous  les 
ministères  semblaient  atteints.  Toutes  les  combinaisons  avaient 
échoué;  les  modérés  laissaient  échapper  le  pouvoir,  les  progres- 
sistes ne  pouvaient  y  aspirer.  L'avènement  de  Yunion  libérale  dans 
ces  conditions  n'était  qu'une  expérience  de  plus  dans  l'histoire  des 
expériences  contemporaines  de  l'Espagne. 

Offrir  à  toutes  les  nuances  constitutionnelles  une  juste  représen- 
tation dans  la  vie  publique,  rallier  modérés  et  progressistes,  sans 
distinction  d'origine,  à  un  système  de  libéralisme  monarchique  in- 
dépendant des  combinaisons  des  anciens  partis,  créer,  s'il  était  pos- 
sible, un  parti  nouveau  pour  une  situation  nouvelle,  en  faisant  appel 
au  pays  et  en  renouvelant  le  congrès  par  des  élections,  telle  était  la 
politique,  ou,  si  l'on  veut,  l'ambition  du  général  O'Donnell.  Le  plus 
difficile  pour  le  moment  était  d'assurer  cette  position,  un  peu  en 
Tair  entre  toutes  les  opinions,  et  dans  ce  système  de  fusion  uni- 
verselle, la  première,  la  plus  importante  affaire,  on  le  comprend, 
était  la  distribution  des  emplois.  Aussi,  dès  son  entrée  au  pouvoir, 
le  cabinet  du  30  juin  procédait-il  à  un  large  remaniement  de  l'ad- 
ministration, en  appelant  à  toutes  les  fonctions  des  hommes  de  tous 
les  partis.  Les  principales  positions  dans  l'armée  étaient  naturelle- 
ment dévolues  aux  chefs  militaires  qui  avaient  toujours  suivi  O'Don- 
nell depuis  185Zi,  —  aux  généraux  Ros  de  Olano,  Serrano,  Dulce, 
Echague.  Le  conseil  d'état  était  reconstitué,  et  comptait  parmi  ses 
'  nouveaux  membres  des  progressistes  comme  MM.  Luzurriaga,  In- 
fante, Lujan,  d'anciens  conservateurs  tels  que  MM.  Pidal,  Bertran 
de  Lis,  des  modérés  libéraux  comme  M.  Bermudez  de  Castro  et 
M.  Pacheco.  Un  ami  du  duc  de  la  Yictoire,  M.  Santa-Gruz,  deve- 
nait président  de  la  cour  des  comptes;  un  autre  progressiste,  écri- 
vain distingué  d'ailleurs,  M.  Modesto  Lafuente,  avait  la  direction 
.  des  bibliothèques,  et  M.  Miguel  Roda  passait  à  une  des  principales 
administrations  financières.  Dans  une  promotion  de  nouveaux  séna- 
teurs figuraient  M.  Gortina,  M.  Gomez  de  la  Serna,  M.  Gantero  et  le 
général  Prim,  à  côté  de  M.  Pacheco  et  de  M.  Pastor  Diaz.  La  fusion 
était  vraiment  complète  dans  les  hautes  sphères  comme  dans  les 
plus  obscures  régions  de  l'administration,  à  Madrid  comme  dans  le 
reste  du  pays,  et  elle  était  même  poussée  si  loin  qu'il  y  eut  un  mo- 
ment une  province  ayant  tout  à  la  fois  un  gouverneur  civil  progres- 
siste, un  secrétaire  du  gouvernement  modéré  et  un  commandant 
militaire  vicalvariste.   G'était  l'idéal  du  système,  et  la  fusion  ici 
touchait  presque  à  la  confusion. 

Distribuer  des  emplois  et  trouver  des  hommes  de  tous  les  partis 


l'espagre  et  le  ministère  o'donnell.  109 

empressés  à  les  recevoir,  ce  n'était  point  cependant  la  plus  grande 
difficulté.  La  politique  de  Vunion  libérale  avait  évidemment  à  se 
révéler  par  des  actes  plus  sérieux  et  plus  significatifs,  si  elle  vou- 
lait être  un  système  de  gouvernement.  Elle  se  manifestait  tout  d'a- 
bord par  l'adoption  de  cette  mesure  dont  M.  Posada  Herrera  s'était 
fait  le  promoteur,  qui  avait  hâté  la  dissolution  du  ministère  Isturiz, 
par  la  rectification  des  listes  électorales  (décret  du  6  juillet  1858). 
C'était  une  question  assez  simple  en  elle-même,  quoiqu'elle  ait  fait 
bien  du  bruit  et  qu'elle  ait  suscité  les  plus  vives  polémiques.  La  ré- 
vision des  listes  électorales  en  Espagne  doit  se  faire  tous  les  deux 
ans.  Lorsque  la  législation  de  18Zr5  reparaissait  tout  entière  à  l'is- 
sue de  la  dernière  révolution,  le  ministère  Narvaez,  ayant  à  convo- 
quer un  congrès,  se  trouvait  dans  un  singulier  embarras  :  les  der- 
nières listes  dataient  de  1853,  elles  n'avaient  pu  subir  la  révision 
légale  en  1855.  Telles  qu'elles  étaient,  elles  servaient  aux  élections 
nouvelles  d'où  sortait  le  congrès  existant  encore  en  1858,  et  ce  n'est 
qu'après  ces  élections  que  la  révision  prescrite  par  la  loi  pouvait 
être  opérée  par  les  municipalités,  recomposées  elles-mêmes.  Cette 
révision  datait  de  1857.  Décréter  une  rectification  nouvelle  en  1858, 
comme  le  faisait  le  cabinet  O'Donnell  à  son  avènement,  c'était,  di- 
sait-on, une  illégalité  flagrante.  C'était  illégal  sans  doute,  mais  pas 
beaucoup  plus  illégal  que  le  procédé  même  du  ministère  Narvaez, 
et  pas  beaucoup  plus  irrégulier  que  la  composition  des  listes  sou- 
mises à  la  révision,  ainsi  qu'on  l'a  vu  depuis.  Ce  qui  donnait  un  ca- 
ractère tout  particulier  de  gravité  à  cette  mesure,  c'est  le  sens  que 
le  cabinet  nouveau  y  attachait,  lorsqu'il  disait  dans  son  rapport  à 
la  reine  :  «  Par  malhçur,  et  par  une  suite  de  causes  dont  l'énu- 
mération  et  l'examen  seraient  inopportuns,  c'est  l'opinion  générale 
que,  depuis  l'introduction  du  système  représentatif  parmi  nous,  et 
quelles  que  soient  les  doctrines  politiques  des  partis  qui  se  sont 
succédé  au  pouvoir,  la  volonté  du  corps  électoral  a  subi  fréquem- 
ment de  funestes  restrictions,  et  les  élémens  qui,  d'après  la  loi,  de- 
vaient le  composer  ont  été  constamment  dénaturés.  Les  conseillers 
de  votre  majesté  croient  que  le  jour  est  venu  où  doit  disparaître  un 
abus  qui  mine  l'existence  des  institutions,  qui  tend  à  favoriser  l'u- 
surpation d'un  des  droits  les  plus  précieux  consacrés  par  la  consti- 
tution, et  à  fausser  dans  son  origine  l'expression  de  la  véritable 
opinion  publique...»  Pour  parler  ainsi,  le  cabinet  s'appuyait  sur 
des  faits  qui  ont  pu  être  expliqués  ou  atténués  sans  être  entière- 
ment contestés.  Ces  listes  soumises  à  une  rectification  étaient  com- 
posées de  telle  sorte  que,  dans  certaines  provinces,  à  Caceres  no- 
tamment, sur  2,733  électeurs  9Zil  l'étaient  sans  droit;  à  La  Corogne, 
sur  796  inscrits,  300  ne  payaient  pas  le  cens  fixé  par  la  loi.  Que  le 


lj[()  BEVUE   DES   DEUX  MONDESî 

ministère,  après  cela,  fût  mû  par  la  pensée  de  dégager  d'un  corps 
électoral  remanié  un  congrès  mieux  porté  à  goûter  sa  politique, 
c'est  ce  qui  n'est  point  douteux.  Il  est  bien  clair  que  là  devait  être 
la  véritable  expression  de  l'opinion  publique. 

Cette  rectification  des  listes  électorales,  accueillie  avec  joie  par 
les  progressistes,  vue  avec  une  méfiance  hostile  par  les  modérés,  ré- 
solvait évidemment  d'une  façon  implicite  la  question  de  l'existence 
du  congrès.  Le  ministère  dans  son  langage  faisait  trop  ouvertement 
le  procès  du  passé  pour  que  tout  ne  dût  pas  être  nouveau  dans  une 
situation  nouvelle.  C'était  même  une  condition  de  vie  ou  de  mort.  La 
dissolution  du  congrès  toutefois  se  trouvait  un  peu  ajournée.  D'abord 
la  reine  Isabelle  parcourait  en  ce  moment  les  provinces  des  Asturies 
et  de  la  Galice  avec  toute  sa  cour  et  quelques-uns  des  ministres. 
Elle  prenait  plaisir  à  conduire  par  la  main  le  jeune  prince  des  Astu- 
ries aux  rochers  de  Covadonga,  berceau  de  la  monarchie  espagnole. 
Pendant  plus  d'un  mois,  tout  était  aux  ovations  populaires,  aux 
fêtes  et  aux  pèlerinages.  La  reine  d'ailleurs  n'était  point  peut-être 
sans  quelque  perplexité.  Après  avoir  consenti  à  la  rectification  des 
listes  électorales,  elle  en  était  à  craindre  que  le  général  O'Donnell, 
dans  son  système  d'équilibre,  n'inclinât  trop  vers  les  progressistes, 
et  que  des  élections  accomplies  dans  ces  conditions  n'achavassent 
la  déroute  du  parti  modéré,  dont  elle  ne  pouvait  oublier  la  fidélité, 
les  services  et  l'intelligent  appui.  Ce  n'est  que  le  11  septembre  que 
la  reine,  cédant  aux  conseils  du  général  O'Donnell,  signait  à  La  Co- 
rogne  le  décret  qui  dissolvait  le  congrès,  ordonnait  les  élections  nou- 
velles, et  fixait  au  1"  décembre  la  réunion  des  prochaines  certes. 

Ce  n'étaient  là  toutefois  que  des  révélations  assez  peu  claires  en- 
core, assez  peu  significatives,  de  la  pensée  que  le  cabinet  du  30  juin 
portait  au  pouvoir.  Une  multitude  d'employés  étaient  déplacés,  les 
listes  électorales  subissaient  un  complet  remaniement,  le  congrès 
était  dissous;  mais  d'un  autre  côté  la  loi  sur  la  presse,  une  loi  ri- 
goureuse due  à  l'initiative  de  M.  Nocedal,  et  qui  avait  eu  à  essuyer 
les  plus  ardentes  et  les  plus  justes  censures,  demeurait  intacte.  La 
politique  du  ministère  commençait  à  se  dessiner  en  traits  un  peu 
plus  distincts  dans  deux  actes  presque  simultanés,  et  où  s'effaçait 
du  moins  le  caractère  tout  personnel  de  certaines  mesures  adoptées 
depuis  deux  mois.  L'un  de  ces  actes  était  un  décret  qui  faisait  re- 
vivre la  loi  de  1855  sur  le  désamortissement  civil  en  réservant  les 
-questions  de  désamortissement  ecclésiastique,  qui  devaient  être  l'ob- 
jet d'une  négociation  nouvelle  avec  le  saint-siége.  Un  autre  acte 
tout  politique  et  d'une  signification  plus  générale  était  la  circulaire 
adressée  le  21  septembre  par  M.  Posada  Herrera  aux  gouverneurs 
des  provinces  pour  guider  leur  marche  dans  les  élections  et  pour 


l'espagne  et  le  ministère  o'donnell.  111  * 

exposer  les  principes  du  gouvernement.  Si  quelquefois  on  avait  pu 
craindre  une  évolution  trop  décidément  progressiste  du  cabinet,  le 
langage  de  M.  Posada  Herrera  était  de  nature  à  rassurer  sur  ce 
point.  Le  cabinet,  par  l'organe  du  ministre  de  l'intérieur,  se  pro- 
nonçait nettement  et  péremptoirement  pour  la  constitution  telle 
qu'elle  existait  avec  les  réformes  récemment  accomplies,  en  se  ré- 
servant tout  bas,  il  est  vrai,  de  ne  point  présenter  la  loi  sur  les 
majorats,  qui  serait  une  conséquence  de  ces  réformes.  L'idée  de 
la  fusion  des  partis  ou  de  la  création  d'un  parti  nouveau  affranchi 
de  toute  solidarité  compromettante  avec  le  passé,  cette  idée  était 
du  reste  complaisamment  développée  de  façon  à  frapper  l'esprit  des 
électeurs. 

«  ...  Les  ministres  actuels,  disait  M.  Posada  Herrera,  ne  cesseront  de  se- 
conder les  bienfaisantes  intentions  de  sa  majesté  en  contribuant  pour  leur 
part  à  rétablir  Tancienne  grandeur  de  la  monarchie  sur  les  solides  fonde- 
Hiens  de  la  prospérité  publique,  d'une  moralité  incontestable  dans  la  ges- 
tion des  affaires  et  de  l'exercice  loyal  du  système  représentatif,  bien  inesti- 
mable que  l'Espagne  devra  à  la  dynastie  actuelle.  Le  gouvernement  ne  mé- 
connaît pas  les  difficultés  qu'il  pourra  rencontrer  dans  la  pratique;  mais 
ces  difficultés  ne  sont  pas  de  telle  sorte  qu'elles  ne  puissent  être  vaincues... 
Aux  préjugés  enracinés,  aux  dissensions  locales  et  personnelles  qui  se  dé- 
guisent sous  des  noms  politiques,  vous  pouvez  opposer  avec  avantage  les 
principes  du  gouvernement.  Celui-ci  ne  se  croit  pas  obligé  de  favoriser  des 
partis  qui  prétendent  fonder  la  monarchie,  chacun  sur  une  constitution 
différente,  qui  aspirent  à  établir  un  système  administratif,  chacun  suivant 
ses  vues  propres,  et  qui  voudraient  livrer  les  fonctions  de  l'état  à  un  per- 
sonnel exclusif.  Il  n'admet  pas  que  des  partis  de  cette  nature  puissent 
s'appeler  constitutionnels,  et  il  ne  croit  pas  que  la  nation  puisse  en  attendre 
d'autres  fruits  que  le  despotisme  ou  l'anarchie.  D'un  autre  côté,  vous  ne  fe- 
rez que  vous  conformer  aux  désirs  du  gouvernement  en  acceptant  l'appui 
de  tous  ceux  qui  veulent  s'associer  de  bonne  foi  à  une  politique  qui,  en  pre- 
nant pour  point  de  départ  les  institutions  actuelles,  a  pour  premier  objet 
d'en  consolider  l'exercice.  Vous  pouvez  faire  abstraction  des  dénominations, 
quand  ceux  qui  les  portent  n'ont  point  sur  la  dynastie,  sur  la  constitution 
et  sur  les  principales  questions  politiques  des  opinions  contraires  à  celles 
du  gouvernement.  Il  y  a  de  toutes  parts  des  hommes  honorables  qui  con- 
servent par  tradition  certaines  dénominations  qui  ne  signifient  plus  rien  de 
réel  dans  la  plupart  des  cas;  il  y  a  aussi  une  jeunesse  pleine  de  nobles  aspi- 
rations, obligée  jusqu'ici  de  s'éloigner  des  affaires  publiques  ou  de  se  fondre, 
en  abdiquant  toute  liberté,  dans  les  anciens  partis.  Quand  vous  aurez  obtenu 
l'appui  de  cette  classe  de  personnes,  vous  pourrez  défier  les  colères  intem- 
pestives des  factions  extrêmes...  » 

La  politique  de  Yunion  libérale  ou  du  cabinet  O'Donnell,  on  la 
pressentait  sans  doute;  elle  trouvait  ici  son  expression  adaptée  aux 


112  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

circonstances.  On  remarquera  que,  dépouillé  de  l'artifice  du  lan- 
gage, ce  système  n'avait  rien  d'absolument  nouveau;  c'était  un  jeu 
d'équilibre.  Par  la  rectification  des  listes  électorales  et  par  la  dis- 
solution du  congrès  comme  par  l'appât  des  emplois  publics,  le  ca- 
binet s'efforçait  d'attirer  les  progressistes;  par  ses  déclarations  dé- 
cisives en  faveur  du  maintien  de  la  constitution  réformée,  il  voulait 
<îalmer  les  inquiétudes  et  les  défiances  des  modérés.  Le  ministère 
en  était-il  plus  fort?  Dans  ces  premiers  momens,  il  avait  à  subir 
plus  d'une  crise  intime,  que  ses  ennemis  grossissaient  en  mettant 
habilement  en  lumière  les  contradictions  de  cette  politique,  en  sup- 
posant des  antagonismes  dans  le  cabinet,  en  montrant  ce  faisceau 
de  volontés,  de  tendances,  d'intérêts  divers,  toujours  prêt  à  se  dis- 
soudre. Une  de  ces  crises  se  cténouait  par  la  retraite  du  général 
<)uesada,  ministre  de  la  marine,  qui,  à  l'insu  du  président  du  con- 
seil, avait  obtenu  de  la  reine  la  nomination  d'un  amiral.  Ce  n'était 
lien  en  apparence,  et  au  fond  l'existence  du  cabinet  ne  tint  peut- 
être  qu'à  un  fil.  Il  n'y  a  qu'un  amiral  de  la  flotte  en  Espagne,  et 
justement  parce  qu'il  est  seul,  il  a  une  grande  influence  dans  toutes 
les  affaires  de  la  marine.  Ce  haut  personnage  était  alors  et  est  en- 
core aujourd'hui  le  général  Armero,  que  ses  opinions  rattachent  à 
Yunion  libérale,  La  nomination  d'un  second  amiral,  qui  avait  peut- 
être  moins  de  goût  pour  la  politique  nouvelle,  était  comme  une  di- 
minution indirecte  de  la  position  du  général  Armero  et  une  atteinte 
aux  prérogatives  du  président  du  conseil.  Le  général  O'Donnell  prit 
fort  mal  cette  tentative  d'indépendance  d'un  de  ses  collègues.  Le 
ministre  de  la  marine  dut  se  retirer,  et  fut  remplacé  par  un  ami  dé- 
Toué  du  chef  du  cabinet,  par  le  général  Macrohon  (novembre  1858). 
tjuant  au  nouvel  amiral,  il  garda  son  grade,  puisque  la  signature 
xle  la  reine  était  engagée;  mais  il  ne  fut  plus  qu'un  amiral  hono- 
raire. Le  ministère  naviguait  à  travers  des  écueils  invisibles,  en 
même  temps  qu'il  avait  à  faire  face  aux  partis  prêts  à  se  retrouver 
autour  du  scrutin. 

Tout  résidait  en  effet  dans  le  degré  de  vitalité  et  de  résistance 
de  ces  partis,  que  le  général  O'Donnell  prétendait  supprimer  ou 
absorber.  Quelles  étaient  les  dispositions  et  l'attitude  réelle  des  di- 
verses fractions  des  anciennes  opinions?  Parmi  les  modérés,  il  en 
était  évidemment  qui  inclinaient  depuis  longtemps  vers  quelque 
transaction  semblable  à  celle  de  Yunion  libérale,  et  qui  n'éprou- 
vaient nulle  répugnance  d'opinion  à  s'associer  à  la  tentative  du 
comte  de  Lucena.  M.  Martinez  de  La  Rosa  acceptait  la  présidence 
du  conseil  d'état;  M.  Mon  se  laissait  volontiers  nommer  ambassa- 
deur à  Paris;  le  chef  du  dernier  cabinet,  M.  Isturiz  lui-même,  allait 
reprendre  à  Londres  le  poste  de  ministre  de  la  reine,  qu'il  avait 


l'espagne  et  le  ministère  o'donnell.  J13 

longtemps  occupé.  D'autres,  et  quelques-uns  des  chefs  les  plus 
éminens  du  parti,  tels  que  M.  Bravo  Murillo,  semblaient  se  retirer 
pour  le  moment  de  la  lutte,  non  sans  quelque  découragement,  et 
étaient  décidés  à  ne  point  livrer  leur  nom  aux  chances  du  scrutin. 
Certains  groupes  modérés  cependant  n'avaient  pu  dissimuler  leur 
surprise,  leur  mécompte  et  leur  irritation  à  l'avènement  du  cabinet 
du  30  juin.  S'il  y  eut  une  trêve  au  premier  instant,  cette  trêve  fut 
de  courte  durée.  Une  vigoureuse  et  ardente  opposition  conserva- 
trice s'était  organisée  aussitôt,  et  c'est  dans  la  presse,  —  à  demi 
libre  de  fait,  sinon  légalement,  puisque  la  loi  de  M.  Nocedal  sub- 
sistait toujours,  —  que  cette  opposition  allait  faire  la  guerre,  tantôt 
par  une  ironie  spirituelle  et  acérée,  comme  dans  le  journal  VEstado, 
tantôt  par  une  dialectique  implacable  et  animée,  comme  dans  r£'^- 
pana.  Ces  opposans  marchaient  avec  un  singulier  ensemble  :  ils 
accusaient  le  ministère  de  contribuer  plus  que  tout  autre  à  la  dé- 
composition du  parti  modéré,  d'avoir  fait  un  vrai  coup  d'état  par 
la  dissolution  du  congrès  et  la  rectification  illégale  des  listes  élec- 
torales, laissant  dans  l'histoire  un  précédent  que  toutes  les  factions 
pourraient  invoquer  à  leur  tour.  Le  général  O'Donnell  devenait  sur- 
tout le  point  de  mire  de  ces  hostilités.  Ce  n'était  plus  le  sauveur 
de  1856,  c'était  le  chef  révolté  de  ISbli,  le  factieux  de  Vicalvaro,  à 
qui  on  rappelait  toutes  les  contradictions  de  sa  vie,  un  ambitieux 
arrivé  au  pouvoir  en  déguisant  les  intérêts  d'une  coterie  semi-po- 
litique, semi-militaire,  sous  le  nom  d'union  libérale.  Après  le  pré- 
sident du  conseil,  M.  Posada  Herrera  était  le  ministre  le  plus  attaqué 
comme  principal  auteur  de  la  crise  qui  avait  amené  le  cabinet  du 
30  juin,  et  M.  Mon  lui-même  n'était  point  épargné  pour  son  alliance 
avec  le  général  O'Donnell.  Somme  toute,  il  restait  dans  le  parti  mo- 
déré un  groupe  peu  nombreux,  mais  ardent  d'opposition. 

Le  parti  progressiste  était  visiblement  celui  qui  avait  le  plus  ga- 
gné à  un  certain  point  de  vue  dans  cette  évolution  de  la  politique 
espagnole.  Il  retrouvait  une  certaine  importance,  il  rentrait  dans 
les  emplois  publics,  il  était  admis  à  participer  aux  affaires.  Aussi 
les  hommes  les  plus  sensés  du  parti  ou  les  plus  pressés  d'arriver 
s'étaient-ils  hâtés  de  répondre  aux  avances  du  ministère,  recevant 
les  demi-satisfactions  qui  leur  étaient  données  en  attendant  mieux, 
et  se  flattant  d'exercer  quelque  influence  sur  le  gouvernement  en  lui 
prêtant  leur  appui.  Ce  n'était  point  l'affaire  des  progressistes  d'opi- 
nions plus  exaltées,  qui  considéraient  cette  politique  comme  une  dé- 
fection et  n'avaient  que  d'ironiques  sévérités  pour  MM.  Santa-Cruz, 
Modesto  Lafuente,  Lujan,  Infante,  bien  d'autres  encore,  qui  avaient 
accepté  des  fonctions  publiques.  Si  pour  les  modérés  le  général  Léo- 
pold  O'Donnell  était  redevenu  le  factieux  de  185/i,  pour  les  fauteurs 

TOME  XXV.  8 


114  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

exaltés  du  progrès  c'était  l'homme  de  1856,  qui  avait  étouffé  la  ré- 
volution, dissous  par  les  armes  l'assemblée  constituante  et  la  milice 
nationale,— et  l'un  des  chefs  progressistes,  M.  Escosura,  n'avait  pas 
moins  d'invectives  contre  le  comte  de  Lucena  que  l'opposition  con- 
servatrice la  plus  vive.  «  Sans  discuter  longuement  ce  document  offi- 
ciel, disait-il  en  parlant  de  la  circulaire  de  M.  Posada  Herrera,  il 
est  facile  de  voir  que  c'est  une  déclaration  de  guerre  non-seule- 
ment au  parti  progressiste,  mais  encore  aux  modérés,  aux  démo- 
crates, aux  absolutistes,  à  tout  ce  qui  n'est  pas  le  général  O'Don- 
nell.  Voilà  la  vérité,  telle  est  la  situation.  Nous  autres  Espagnols, 
nous  sommes  arrivés  à  ce  point  qu'on  nous  dise  :  choisissez;  entre 
O'Donnelliste  et  factieux ^  il  n'y  a  point  de  milieu.  »  Dans  ce  camp 
du  progrès  avancé  se  trouvaient,  outre  M.  Escosura,  MM.  Olozaga, 
Madoz,  Gorradi,  Galvo  Asensio,  Salmeron,  Aguirre,  Sagasta,  tous  plus 
ou  moins  mêlés  à  la  révolution  de  185/i.  Aux  approches  de  l'ou- 
verture du  scrutin,  une  junte  progressiste  se  réunissait,  et  elle  rédi- 
geait, elle  aussi,  sa  circulaire,  qu'elle  adressait  aux  électeurs  pour 
leur  rappeler  les  principes  du  parti.  Les  progressistes,  à  vrai  dire, 
relevaient  le  drapeau  de  la  constitution  votée  en  1855  et  déchirée 
par  l'épée  du  général  O'Donnell,  de  telle  sorte  que  le  ministère  se 
trouvait  entre  deux  foyers  extrêmes  d'opposition.  Et  même  parmi 
les  hommes  des  deux  partis,  modérés  ou  progressistes,  dont  il  avait 
fait  ses  alliés,  était-il  sûr  de  trouver  toujours  un  appui  bien  solide? 
Tout  indiquait  au  contraire  que  progressistes  et  modérés  ministé- 
riels n'avaient  qu'une  foi  médiocre  en  Y  union  libérale ,  et  se  tenaient 
également  prêts  à  recueillir  l'héritage  d'une  situation  qu'ils  soute- 
naient dans  des  vues  différentes  ;  seulement  les  uns  et  les  autres  ne 
remarquaient  pas  que  cette  situation  avait  pour  garantie  la  volonté 
d'un  homme  d'un  caractère  difficile  à  déconcerter,  qui  avait  dit  un 
jour  qu'il  ne  mourrait  pas  d'une  apoplexie  de  légalité,  et  qui,  en 
remontant  au  pouvoir,  était  assurément  décidé  à  ne  rien  négliger 
pour  s'y  maintenir. 

On  n'a  jamais  vu  en  Espagne  des  élections  tournant  contre  les 
ministères  qui  les  faisaient.  Le  résultat  de  ce  mouvement  électoral, 
arrivé  à  son  terme  aux  derniers  jours  d'octobre,  reflétait  d'ailleurs 
fidèlement  les  complexités  de  la  situation  nouvelle  de  la  péninsule. 
L'opposition  conservatrice  était  assez  clair-semée.  M.  Nocedal,  qui 
sous  le  cabinet  Narvaez  avait  triomphalement  conduit  le  scrutin 
d'où  était  sorti  le  dernier  congrès,  avait  le  sort  réservé  à  tous  les 
ministres  de  l'intérieur  espagnols  dans  les  élections  qu'ils  ne  diri- 
gent plus  :  il  ne  parvenait  pas  même  à  se  faire  élire  à  Tolède.  L'op- 
position modérée  ne  comptait  pas  plus  de  trente  membres,  parmi 
lesquels  étaient  le  comte  de  San-Luis,  le  marquis  de  Pidal,  MM.  Gon- 


l'espagne  et  le  ministère  o'donnell.  115 

zalez  Bravo,  Egana,  Moyano.  Les  progressistes  j!??/r5,  plus  heureux 
que  dans  les  précédentes  élections,  formaient  dans  le  nouveau  con- 
grès une  petite  phalange  de  vingt  membres,  dont  les  principaux 
étaient  MM.  Olozaga,  Madoz,  Calvo  Asensio,  Sanchez  Silva,  Sagasta, 
Aguirre.  Le  reste  appartenait  au  ministère  ou  était  revendiqué  par 
lui.  Il  était  aisé  de  voir  toutefois  que  cette  majorité,  si  grande  en 
apparence,  se  composait  des  élémens  les  plus  hétérogènes.  Il  y  avait 
des  amis  particuliers  du  général  O'Donnell,  le  groupe  distinct  de 
Yîuiion  lihéraley  des  progressistes  et  des  conservateurs  ralliés,  sur- 
tout beaucoup  d'inconnus  et  déjeunes  gens  entrant  pour  la  première 
fois  dans  la  vie  publique. 

Le  ministère  ne  triomphait  pas  moins.  La  difficulté  pour  lui,  après 
avoir  franchi  le  défilé,  des  élections,  était  de  maintenir  un  certain 
ordre  dans  cette  majorité  bariolée,  passablement  incohérente,  dont 
il  était  censé  représenter  les  aspirations  encore  plus  que  les  opi- 
nions, et  qu'un  accident  parlementaire  pouvait  dissoudre  à  tout  in- 
stant, si  l'on  ne  mettait  un  grand  art  à  la  conduire.  C'est  ainsi  que 
partis  et  ministère  arrivaient  à  l'ouverture  du  congrès,  fixée  au 
1"  décembre  1858.  Le  cabinet  du  30  juin  n'avait  point  assurément 
accompli  de  grandes  œuvres  en  politique  depuis  son  avènement.  Il 
avait  vécu,  il  avait  mis  tous  ses  efforts  à  transformer  une  situation 
qu'il  voulait  marquer  de  son  empreinte;  il  ayait  levé  l'état  de  siège 
dans  les  dernières  provinces  soumises  au  régime  militaire;  il  an- 
nonçait l'exécution  définitive  du  désamortissement  civil,  des  négo- 
ciations nouvelles  avec  Rome  pour  le  désamortissement  des  pro- 
priétés religieuses,  une  loi  sur  la  presse  destinée  à  régler  la  libre 
discussion  des  intérêts  publics  u  sous  la  garantie  du  jugement  par 
le  jury,  »  des  mesures  financières,  un  grand  projet  d'améliorations 
matérielles  ;  c'était  là  le  résumé  du  discours  par  lequel  la  reine  ou- 
vrait la  session  et  où  revenait  la  pensée  favorite  du  ministère,  a  Une 
politique  prévoyante,  disait  la  harangue  royale,  qui  améliore  le  pré- 
sent sans  détixiire,  qui  réalise  un  progrès  sûr,  quoique  lent,  dans 
toutes  les  parties  du  gouvernement  de  l'état,  conciliera  enfin  les  es- 
prits de  tous  les  Espagnols,  et  leur  permettra  de  travailler  ensemble 
à  l'affermissement  de  la  prospérité  de  la  nation  et  de  la  pratique 
sincère  du  régime  constitutionnel.  » 

Une  parole  de  conciliation  inaugurait  heureusement  sans  nul 
doute  un  parlement  nouveau  plein  de  dissonances,  où  le  gouverne- 
ment devait  être  obligé  de  rallier  sans  cesse  une  majorité  vivant  de 
perpétuels  compromis.  Au  fond,  cette  session,  qui  commençait  le 
l^""  décembre,  était  une  épreuve  sérieuse  pour  Viinion  libérale^  elle 
ne  pouvait  que  dessiner  d'une  façon  plus  nette  la  situation  en  met- 
tant en  lumière  l'attitude  du  ministère,  le  mouvement  des  partis, 


415  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

le  caractère  des  différentes  politiques  qui  s'agitaient,  et  en  deve- 
nant l'occasion  naturelle  de  toutes  les  explications.  On  s'expliqua, 
on  s'irrita,  et  le  cabinet  restait  victorieux  à  l'issue  de  cette  première 
mêlée  du  débat  de  l'adresse.  Le  résultat  d'ailleurs  était  moins  cu- 
rieux que  la  discussion  elle-même ,  où  se  dévoilaient  les  vrais  rap- 
ports, les  tendances  et  les  forces  respectives  des  opinions. 

L'opposition  modérée  s'armait  la  première  de  tous  ses  griefs 
contre  le  ministère.  Par  l'organe  du  marquis  de  Molins  et  du  duc 
de  Rivas  dans  le  sénat,  de  M.  Gonzalez  Bravo  et  de  M.  Moyano  dans 
le  congrès,  elle  lui  reprochait  ses  versatilités,  ses  inconséquences, 
les  innombrables  destitutions  par  lesquelles  .il  s'était  signalé,  le 
trouble  qu'il  avait  jeté  dans  toutes  les  situations,  l'incohérence  qu'il 
avait  érigée  en  système;  elle  lui  faisait  un  crime  d'avoir  rectifié 
sans  droit  les  listes  d'élections  et  arbitrairement  recomposé  le  corps 
électoral,  d'être  irrespectueux  pour  le  concordat,  qu'il  semblait  évi- 
ter systématiquement  de  mentionner  en  parlant  de  ses  négociations 
avec  Rome,  d'acheminer  sans  le  vouloir  ou  sans  le  savoir  la  poli- 
tique de  l'Espagne  vers  les  progressistes.  Les  modérés  de  l'oppo- 
sition tenaient  surtout  à  faire  acte  de  vie,  à  protester  contre  l'arrêt 
de  déchéance  si  souvent  lancé  par  le  général  O'Donnell  contre  l'an- 
cien parti  conservateur.  Les  progressistes  purs,  de  leur  côté,  n'é- 
taient point  éloignés  de  tenir  un  langage  analogue  dans  un  sens 
entièrement  différent.  Eux  aussi,  ils  refusaient  de  se  considérer 
comme  morts,  et  à  leur  tour  ils  accusaient  le  cabinet  de  faire  toiit 
ce  qu'avaient  fait  les  autres  ministres  modérés,  d'être  aussi  arbi- 
traire, aussi  violent,  aussi  restrictif,  en  ajoutant  aux  actes  quelques 
promesses  illusoires.  «  Vunion  libérale,  disait  M.  Galvo  Asensio  le 
23  décembre  1858,  a  la  mission  de  détruire;  elle  n'a  rien  créé,  et 
elle  ne  peut  rien  créer;  elle  ne  sert  qu'à  alimenter  des  espérances 
chez  les  plus  candides,  à  offrir  un  refuge  aux  fatigués  et  la  pâture 
aux  plus  avides.  Vunion  libérale  n'a  ni  traditions,  ni  histoire,  ni 
principes,  et  elle  ne  peut  avoir  d'avenir.  »  Il  n'en  arrivait  pas  moins 
que  ces  accusations,  venant  d'oppositions  contraires,  antipathiques, 
se  détruisaient  elles-mêmes,  et  tournaient  au  profit  du  ministère. 
Lorsque  M.  Moyano,  au  nom  des  modérés,  présentait  un  amende- 
ment pour  rappeler  le  concordat  de  1851,  passé  sous  silence  dans  le 
discours  royal,  l'opposition  progressiste  votait  avec  les  amis  du 
cabinet.  Lorsque  M.  Galvo  Asensio,  au  nom  des  progressistes,  pré- 
sentait de  son  côté  un  amendement  pour  réclamer  l'extension  du 
droit  électoral,  et  mettait  ainsi  en  cause  toute  la  législation  consti- 
tutionnelle, l'opposition  modérée  se  retrouvait  auprès  du  ministère; 
M.  Pidal  votait  avec  là  majorité.  G'était  une  sorte  d'équilibre;  l'op- 
position modérée  préférait  encore  le  ministère  aux  progressistes. 


l'espagne  et  le  ministère  o'donnell.  117 

et  les  progressistes  préféraient  le  général  O'Donnell  et  V union  libé- 
rale aux  modérés. 

Le  général  O'Donnell  avait-il  donc  absolument  tort  lorsqu'il  pro- 
clamait incessamment  la  dissolution  des  anciens  partis?  Était-il 
dénué  de,  perspicacité  lorsqu'il  comptait  justement  sur  l'impuis- 
sance inhérente  à  cette  dissolution  des  opinions  d'autrefois?  Sans 
doute,  il  pouvait  s'exagérer  à  lui-même  ce  qu'il  désirait,  ce  qui 
entrait  dans  ses  vues;  il  se  montrait  surtout  plus  homme  d'expé- 
dient qu'homme  d'état,  en  pensant  qu'avec  des  débris  de  partis  il 
pourrait  faire  un  parti  nouveau.  La  décomposition  n'était  pas  moins 
réelle;  elle  se  découvrait  naïvement  dans  ces  discussions  parlemen- 
taires, et  le  général  O'Donnell  déployait  toutes  les  ressources  d'une 
stratégie  assez  monotone,  bien  que  le  plus  souvent  heureuse,  pour 
prendre  sur  le  fait,  pour  provoquer  même  ces  explosions  d'incohé- 
rence, en  mettant  aux  prises  ceux  qui  accusaient  l'ambiguïté  de  sa 
politique  et  ceux  qui  lui  reprochaient  sa  témérité.  Un  jour,  vive- 
ment attaqué  dans  le  sénat  par  le  duc  de  Rivas,  le  général  O'Don- 
nell se  tournait  vers  son  adversaire,  mettant  l'opposition  en  de- 
meure de  dévoiler  à  son  tour  ses  idées,  et  il  s'écriait  :  «  Le  duc  de 
Rivas  approuve -t- il  le  programme  de  gouyernément  que  nous  ex- 
posa il  y  a  un  an  M.  Bravo  Murillo?  Sa  seigneurie  me  dit  que  non, 
je  n'ai  plus  rien  à  ajouter.  A  côté  de  cette  dénégation,  mes  paro- 
les sembleraient  pâles.  Entre  le  duc  de  Rivas  modéré  et  M.  Bravo 
Murillo  également  modéré,  il  n'y  a  donc  point  conformité  de  vues.  » 
Un  autre  jour,  pressé  dans  le  congrès  par  M.  Olozaga,  le  comte  de 
Lucena,  sortant  brusquement  de  la  politique,  s'adressait  à  son  an- 
tagoniste et  lui  rappelait  qu'il  n'aurait  pas  refusé  de  servir  comme 
ambassadeur  à  Londres,  tandis  que  lui  O'Donnell  devenait  prési- 
dent du  conseil  à  Madrid  le  lli  juillet  1856;  puis,  se  tournant  vers 
un  autre  progressiste  de  l'opposition,  le  chef  du  cabinet  disait  : 
(A  M.  Galvo  Asensio  accepterait-il  des  fonctions  que  je  lui  offrirais-? 
—  Non,  répondait  le  député  interpellé.  —  Et  voilà  justement  la 
contradiction  entre  M.  Olozaga  et  M.  Galvo  Asensio,  »  ajoutait 
O'Donnell. 

Ainsi  le  duc  de  Rivas  était  un  modéré,  et  il  différait  d'opinion 
avec  M.  Bravo  Murillo,  dont  la  politique  n'était  point  assurément 
celle  du  comte  de  San-Luis  ou  de  M.  Pidal.  Entre  M.  Galvo  Asen- 
sio et  M.  Olozaga,  tous  deux  progressistes  opposans,  il  y  avait  les 
mêmes  divergences,  sans  compter  que  les  opinions  de  l'un  et  de 
l'autre  étaient  incompatibles  avec  l'ordre  constitutionnel  existant. 
Ges  dissidences  ou  ces  incompatibilités,  le  général  O'Donnell  les 
constatait,  il  les  exagérait  même  pour  en  tirer  la  justification  de  la 
politique  du  ministère.  G' était  naturellement  pour  lui  la  moralité 


118  BEVUE    DES    DEUX   MONDES. 

de  la  situation.  «  Ces  débats,  disait-il,  n'ont-ils  pas  mis  pleinement 
en  lumière  le  fractionnement  des  partis?  N'en  résulte-t-il  pas  cette 
vérité,  qu'aucun  d'eux  n'est  à  lui  seul  dans  les  conditions  néces- 
saires pour  former  un  gouvernement  capable  de  maintenir  l'ordre, 
la  légalité,  le  trône  de  la  reine  et  le  régime  constitutionnel?  »  Quel- 
quefois aussi  ces  vivacités  parlementaires,  qui  dégénèrent  si  sou- 
vent en  personnalités  violentes  et  en  confusion,  servaient  merveil- 
leusement le  général  O'Donnell.  Dans  une  circonstance,  un  de  ces 
souvenirs  irritans  qui  mettent  les  partis  auX  prises  en  ravivant  toutes 
les  antipathies  du  passé  traversait  subitement  la  discussion.  Il  s'a- 
gissait de  la  statue  de  M.  Mendizabal,  et  M.  Mendizabal  ramenait 
aux  vieilles  luttes  entre  modérés  et  progressistes.  Le  tumulte  enva- 
hissait le  congrès,  et  le  président  du  conseil,  saisissant  l'à-propos, 
se  hâtait  d'intervenir  en  pacificateur  un  peu  sévère.  «  Qu'on  rap- 
pelle à  l'ordre  tous  les  députés,  disait-il,  nous  discréditons  le  gou- 
vernement représentatif.  Une  telle  scène  est  un  triomphe  pour  les 
ennemis  du  régime  constitutionnel.  Je  prie  M.  le  président  et  le 
congrès  de  mettre  un  terme  à  cette  discussion,  afin  que  nous  ne 
donnions  pas  aux  ennemis  du  gouvernement  représentatif  le  droit 
de  dire  que  ce  régime  qst  impossible  en  Espagne.  »  Et  ce  tumulte 
avait  de  plus  pour  le  ministère  l'avantage  de  faire  disparaître  cette 
question  de  la  statue  de  Mendizabal,  qui  était  un  véritable  embar- 
ras. C'est  ainsi  que  le  général  O'Donnell  manœuvrait  sur  le  champ 
de  bataille  parlementaire,  portant  le  plus  souvent  la  guerre  chez  ses 
adversaires,  profitant  habilement  des  circonstances,  s' armant  à  tout 
instant  de  cette  dissolution  des  partis,  à  laquelle  il  n'était  point 
étranger,  et  finissant  par  représenter  sa  politique  comme  la  der- 
nière et  unique  garantie  du  régime  constitutionnel  en  Espagne.  Ce 
n'était  pas,  quoi  qu'on  en  dise,  d'un  médiocre  tacticien,  à  ne  con- 
sidérer que  la  situation  personnelle  du  premier  ministre. 

Une  autre  difficulté,  à  vrai  dire,  était  à  vaincre  pour  le  général 
O'Donnell:  c'était  d'éviter  les  divisions  dans  son  propre  camp.  Les 
amis  du  ministère,  modérés  ou  progressistes  ralliés  à  Vunion  libé- 
rale, avaient  tenu,  eux  aussi,  à  s'expliquer,  à  préciser  leur  posi- 
tion et  la  mesure  de  l'appui  qu'ils  prêtaient  au  gouvernement.  Les 
progressistes  surtout,  dont  l'évolution  un  peu  subite  n'avait  point 
échappé  à  la  raillerie,  se  sentaient  pressés  de  ne  plus  rester  dans 
le  rôle  de  ministériels  silencieux.  Deux  hommes  notamment,  M.  Lu- 
zurriaga  dans  le  sénat,  M.  Modesto  Lafuente  dans  le  congrès,  se 
chargeaient  de  ces  explications  délicates,  et  leur  langage  pouvait  se 
résumer  à  peu  près  en  ces  termes  :  «  Nous  croyons  que  la  société 
n'est  pas  dans  ses  conditions  normales,  et  quand  nous  voyons  un 
gouvernement  disposé  à  soutenir  l'ordre,  le  système  parlementaire, 


l'espagne  et  le  ministère  o'donnell.  119 

les  droits  des  chambres,  nous  nous  plaçons  à  ses  côtés  pour  empê- 
cher de  plus  grands  désastres,  afin  de  l'aider  à  établir  un  régime 
libéral;  mais  nous  ne  renonçons  pas  pour  cela  à  nos  idées,  qui  au- 
ront leur  jour  par  le  progrès  régulier  de  la  raison  publique,  non  par 
la  force  matérielle  des  révolutions.  Nous  soutenons  aujourd'hui  le 
cabinet  parce  que  dans  notre  pensée  c'est  l'unique  moyen  d'assurer 
l'avenir  des  idées  libérales  elles-mêmes  et  d'échapper  à  l'anarchie 
d'un  côté,  au  despotisme  de  l'autre.  »  Cette  juxtaposition  d'élémens 
si  divers  imposait  d'ailleurs  au  gouvernement  une  singulière  réserve. 
Le  ministère  sentait  bien  que  s'il  élevait  des  questions  de  principe 
touchant  à  l'ordre  politique,  cette  majorité  complexe  et  fragile  pou- 
vait à  tout  instant  voler  en  éclats,  modérés  et  progressistes  retour- 
nant à  leurs  affinités  naturelles.  Aussi  mettait-il  tout  son  art  à  éviter 
les  périlleuses  questions  où  on  ne  pouvait  s'entendre,  et  par  le  fait 
cette  session,  qui  commençait  par  toutes  les  vivacités  des  débats 
de  l'adresse,  continuait  par  la  discussion  de  projets  d'un  ordre  tout 
spécial  ou  économique,  tels  que  le  budget,  une  loi  affectant  un  cré- 
dit extraordinaire  de  deux  milliards  de  réaux  à  de  grands  travaux 
publics,  d'autres  lois  sur  la  compétence  du  conseil  d'état  ou  sur  le 
recrutement.  Une  loi  sur  la,  presse  était  présentée,  et  on  se  hâtait 
prudemment  de  l'ensevelir  dans  le  mystère  d'une  commission  d'où 
elle  n'est  point  encore  sortie.  Ainsi  ménagemens  infinis  pour  une 
majorité  artificielle  et  équivoque,  attitude  passionnée,  militante, 
agressive  vis-à-vis  des  oppositions ,  telle  était  sous  sa  double  face 
la  politique  du  gouvernement. 

L'antipathie  entre  le  ministère  et  l'opposition  conservatrice  était 
surtout  très  vive  et  arrivait  à  un  degré  d'irritation  extrême;  c'était 
au  fond  une  vieille  et  implacable  querelle.  Les  modérés  poursui- 
vaient toujours  dans  le  général  O'Donnell  le  chef  de  la  révolte  mili- 
taire du  28  juin  1854,  et  le  comte  de  Lucena  à  son  tour,  sans  vouloir 
rentrer  dans  la  discussion  du  passé ,  ne  résistait  pas  à  la  tentation 
de  réveiller  des  souvenirs  irritans,  comme  pour  créer  à  sa  prise 
d'armes  une  sorte  de  légitimité  rétrospective  par  l'indignité  des 
admxinistrations  modérées  qui  avaient  précédé  la  révolution.  De  là 
un  épisode  qui  surgissait  tout  à  coup,  et  où,  sous  l'apparence  d'une 
question  de  moralité,  se  déguisaient  assez  peu  les  haines  person- 
nelles. Le  mot  de  moralité  joue  un  grand  rôle  dans  les  affaires  de 
l'Espagne  depuis  dix  ans;  il  a  été  un  programme  de  gouvernement, 
il  est  devenu  le  prétexte  d'une  révolution.  Les  cortès  constituantes, 
issues  de  cette  révolution,  allaient  fouiller  tous  les  actes  des  cabi- 
nets conservateurs  depuis  18Zi3  pour  y  découvrir  des  traces  d'im- 
probité  et  de  vénalité.  Cet  orage  d'accusations  avait  semblé  s'apai- 
ser, lorsque  le  général  O'Donnell,  cédant  à  un  dangereux  désir  de 


120  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

représailles,  le  laissait  éclater  de  nouveau  par  deux  procès  engagés 
coup  sur  coup  contre  un  membre  du  sénat  et  contre  un  ancien  mi- 
nistre; puis,  par  une  coïncidence  au  moins  malheureuse,  le  ministère 
prenait  l'initiative  de  la  première  de  ces  poursuites  trois  jours  après 
une  discussion  où  le  sénateur  mis  en  cause,  M.  Manuel  Lopez  San- 
taella,  avait  fait  acte  d'hostilité  par  son  vote. 

Deux  fois  ainsi  en  peu  de  temps  le  sénat  se  trouvait  transformé 
en  cour  de  justice.  M.  Lopez  Santaella  était  accusé  comme  ancien 
commissaire  de  la  cruzada^  et  le  sénat  se  déclarait  incompétent  (1). 
M.  Esteban  Collantes  était  poursuivi  comme  ancien  ministre  des 
travaux  publics,  au  sujet  d'une  somme  de  près  de  neuf  cent  mille 
réaux  payée  par  l'état  pour  des  fournitures  qui  n'avaient  point  été 
faites,  et  il  fut  absous,  parce  qu'il  n'y  eut  pas  une  majorité  légale 
suffisante  pour  le  condamner.  Tristes  affaires  où  perçait  trop  l'irri- 
tation politique  !  On  avait  évidemment  voulu,  par  le  procès  fait  à 
M.  Esteban  Collantes,  atteindre  un  parti  ou  une  opposition,  et  c'est 
peut-être  la  tendance  donnée  à  une  accusation  de  ce  genre  qui  avait 
le  mieux  servi  à  préserver  l'ancien  ministre.  Au  fond,  le  verdict  du 
sénat  qui  absolvait  M.  Collantes  avait  un  peu  l'air  d'un  avertissement, 
et  en  fin  de  compte  ces  procès  répétés,  qui  ressemblaient  à  des  em- 
portemens  d'humeur  ou  à  des  représailles,  qui  faisaient  revivre  tous 
les  souvenirs  des  divisions  passées,  n'étaient  propres  qu'à  rendre 
plus  irréconciliables  le  ministère  de  ['union  libérale  et  ses  adver- 
saires de  l'ancien  parti  modéré.  Il  en  résultait  qu'à  la  fin  de  la  ses- 
sion, après  six  mois  de  luttes  parlementaires,  le  général  O'Donnell 
se  retrouvait  dans  la  même  position  de  combat  et  d'incertitude, 
ayant  vécu  sans  avoir  moralement  gagné,  rencontrant  en  face  de 
lui  des  oppositions  plus  vives  et  plus  ardentes,  soutenu  par  une  ma- 
jorité qui  ne  l'avait  point  abandonné,  mais  qui  n'était  point  devenue 
un  parti  nouveau,  et  dont  l'incohérence  restait  toujours  le  premier 
caractère. 

Un  certain  accord  ne  s'était  manifesté  entre  les  partis  durant  cette 
longue  session  que  dans  les  questions  qui  intéressaient  et  mettaient 
en  jeu  le  sentiment  national,  dans  quelques  affaires  extérieures. 
Lorsqu'au  commencement  de  1859  on  connut  à  Madrid  le  message 
présidentiel  des  États-Unis,  où  M.  Buchanan,  avec  la  tranquille 
hardiesse  d'un  spéculateur  accoutumé  aux  opérations  heureuses, 
proposait  de  tenter  de  nouveau  des  négociations  pour  acheter  l'île 

(1)  La  commission  de  la  cruzadà,  supprimée  on  1851,  était  une  institution  d'origine 
pontificale  char^çée  d'administrer  les  fonds  provenant  du  placement  des  bulles  du  pape 
en  Espagne  et  des  droits  payés  par  les  fidèles  pour  la  dispense  du  maigre.  Le  commis- 
saire, par  la  nature  do  ses  fonctions,  ne  relevait  que  de  Rome;  le  sénat  l'a  jugé  ainsi 
par  son  arrôt  d'incompétence. 


I 


l' ESPAGNE    ET   LE    MINISTÈRE    o'dONNELL.  121 

de  Cuba,  et  laissait  entrevoir  dans  le  lointain  la  possibilité  d'un  ap- 
pel à  la  loi  omnipotente  de  la  force,  l'instinct  espagnol  se  soulevait 
d'un  élan  spontané  et  unanime  dans  le  sénat  et  dans  le  congrès; 
toutes  les  opinions,  toutes  les  fractions  d'opinions  se  serraient  au- 
tour du  gouvernement  pour  opposer  le  faisceau  de  tous  les  patrio- 
tismes  aux  audacieux  calculs  de  la  république  américaine.  C'était 
aux  premiers  jours  de  janvier  1859.  Lorsque  la  guerre  d'Italie  com- 
mençait et  obligeait  les  peuples  les  plus  désintéressés  dans  la  lutte 
à  augmenter  leurs  forces,  à  prendre  une  attitude  d'observation  et 
d'attente,  tous  les  partis  se  rallièrent  aussi  à  la  politique  du  cabi- 
net, qui  consistait  dans  une  neutralité  appuyée  sur  un  accroisse- 
ment du  matériel  de  guerre  et  de  l'armée  jusqu'au  chiffre  de  cent 
mille  hommes. 

Ici  cependant,  sous  cette  neutralité  admise  comme  un  principe  de 
politique,  on  aurait  pu  distinguer  une  singulière  diversité  d'impres- 
sions tenant  aux  affinités  naturelles  des  opinions.  Tous  les  partis 
étaient  d'accord  avec  le  gouvernement  sur  la  nécessité  de  s'armer 
et  de  prendre  une  position  de  prévoyance;  mais  ils  ne  pensaient  pas 
tous  de  même  sur  la  cause  essentielle  de  la  guerre.  Le  parti  pro- 
gressiste était  le  plus  favorable  à  l'émancipation  de  l'Italie.  A  ses 
yeux,  c'était  la  révolution  se  réveillant  tout  à  coup  et  retrouvant  des 
forces  pour  se  répandre  dans  tous  les  pays.  Ce  n'était  pas  de  quoi 
faire  aimer  l'indépendance  italienne  en  Espagne.  Les  progressistes 
cependant  ne  confondaient  pas  dans  leurs  sympathies  la  cause  de 
l'Italie  et  la  politique  impériale  française.  Les  modérés  avaient 
d'extrêmes  méfiances  à  l'égard  de  la  cause  italienne,  dans  laquelle 
ils  ne  voyaient  qu'une  machine  de  guerre  préparée  et  dirigée  dans 
des  desseins  inconnus...  Le  sens  libéral  des  affaires  d'Italie  leur 
échappait  entièrement.  Pour  tout  dire,  ils  se  plaçaient,  sans  le 
vouloir  peut-être,  au  point  de  vue  absolutiste  et  autrichien  dans 
leur  manière  d'envisager  la  marche  des  événemens,  et  pendant 
quelques  mois  on  a  eu  l'étrange  spectacle  de  tout  un  groupe  de 
journaux  conservateurs  espagnols  mettant  le  zèle  le  plus  curieux  à 
débrouiller  les  énigmes  du  télégraphe  au  profit  des  anciens  maîtres 
du  nord  de  l'Italie,  exagérant  les  forces  de  l'Autriche,  déguisant 
ses  revers,  diminuant  les  succès  des  armées  alliées,  donnant  une 
couleur  purement  révolutionnaire  aux  plus  légitimes  revendica- 
tions des  Italiens,  poursuivant  dans  leurs  polémiques  le  Piémont 
et  son  roi.  Entre  ces  deux  camps  opposés,  le  ministère  et  ses  dé- 
fenseurs tenaient  en  quelque  sorte  la  balance.  Moralement  ils  n'a- 
vaient que  des  sympathies  pour  l'émancipation  de  l'Italie;  mais  en 
même  temps  ils  s'inquiétaient  de  l'extension  possible  d'une  guerre 
qui  pouvait  si  gravement  altérer  l'ordre  européen,   en  affaiblis- 


122  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sant  trop  l'Autriche  au  centre  de  l'Europe  et  en  créant  indirecte- 
ment un  péril  pour  l'Espagne  elle-même.  Cette  double  pensée, 
M.  Pacheco  la  résumait  dans  la  discussion  du  sénat  en  disant:  «  Je 
ne  cherche  pas  à  le  cacher,  mon  désir  est  que  l'Italie  soit  indépen- 
dante, qu'il  y  ait  une  puissance  italienne,  et  je  ne  conçois  pas  qu'il 
y  ait  un  Espagnol  qui  n'ait  le  même  désir.  Je  souhaite  qu'un  pays 
qui  nous  est  uni  par  tant  de  souvenirs  historiques,  par  la  ressem- 
blance des  institutions,  —  je  parle  ici  de  la  Sardaigne,  —  et  par 
tant  d'autres  raisons,  je  souhaite,  dis-je,  que  ce  pays  sorte  victo- 
rieux de  la  lutte;  mais  je  souhaite  aussi  que  l'Autriche  reste  grande 
et  forte,  parce  qu'il  est  nécessaire  qu'il  y  ait  au  centre  de  l'Europe 
une  grande  puissance  réunissant  des  conditions  de  stabilité  et  de 
force  (11  mai  1859).  » 

Le  gouvernement  espagnol  avait  lui-même  des  devoirs  particuliers. 
Gomme  représentant  d'une  monarchie  catholique,  il  ne  pouvait  voir 
avec  indifférence  des  événemens  où  allaient  s'agiter  peut-être  les 
destinées  temporelles  du  saint-siége:  D'un  autre  côté,  on  ne  pouvait 
oublier  au-delà  des  Pyrénées  que  les  souverains  espagnols  sont  les 
chefs  de  la  maison  de  Bourbon  d'Italie,  que  les  ambassadeurs  de 
la  reine  Isabelle  étaient  récemment  encore  les  ambassadeurs  des 
ducs  de  Parme.  De  là  une  protestation  du  cabinet  de  Madrid  pour 
sauvegarder  diplomatiquement  les  droits  du  duc  de  Parme.  Au  fond, 
si  on  cherchait  à  analyser  toutes  les  impressions  diverses  qui  s'agi- 
taient en  Espagne  au  spectacle  de  la  crise  italienne,  on  y  saisirait 
peut-être  bien  des  nuances, — une  certaine  sympathie  naturelle  pour 
r affranchissement  de  l'Italie,  une  crainte  instinctive  de  l'esprit  ca- 
tholique, un  sentiment  vague  de  ce  que  fut  la  puissance  espagnole 
autrefois  au-delà  des  Alpes  et  de  ce  qu'elle  n'est  plus,  une  confiance 
très  limitée  dans  la  politique  de  la  France  impériale,  et  par  instans 
une  sorte  d'inquiétude  née  des  souvenirs  de  1808  ou  de  quelques 
autres  petits  faits  plus  récens.  En  tous  les  cas,  la  guerre  d'Italie 
avait,  pour  le  général  O'Donnell,  le  suprême  avantage  de  créer  une 
grande  préoccupation  au  moment  de  la  "clôture  des  certes,  et  de  le 
laisser  armé  d'une  force  nouvelle  au  milieu  de  partis  qui  se  voyaient 
obligés  de  lui  accorder  une  certaine  liberté  d'action  dans  la  crise 
européenne,  sans  renoncer,  il  est  vrai,  à  leur  opposition  dans  les 
affaires  intérieures. 

Six  mois  sont  passés.  Une  autre  session  s'est  ouverte  au  mois 
d'octobre,  et  elle  a  trouvé  encore  debout  le  cabinet  du  30  juin  1858, 
dont  l'existence  s'est  prolongée  assurément  au-delà  des  prévisions 
ou  des  espérances  de  ceux  qui  n'ont  voulu,  chercher  la  mesure  de 
sa  durée  que  dans  la  valeur  propre  de  sa  politique.  Deux  choses 
ont  fait  vivre  le  ministère,  personnifié  dans  le  général  O'Donnell, 


l'espagne  et  le  ministère  o'donnell.  123 

durant  cette  période  qui  vient  de  s'écouler  :  c'est  d'abord  l'état  des 
partis,  et  surtout  cette  crise  profonde  que  traverse  depuis  long- 
temps le  parti  conservateur,  le  seul  qui,  dans  les  conditions  ac- 
tuelles, puisse  aspirer  à  recueillir  l'héritage  du  pouvoir.  Entre  le  mi- 
nistère et  toute  une  fraction  conservatrice,  la  guerre  a  commencé 
depuis  le  premier  jour,  et  elle  continue  encore.  Les  modérés  ont 
fait  au  comte  de  Lucena  un  crime  de  son  avènement  à  la  prési- 
dence du  conseil,  sans  remarquer  qu'ils  l'avaient  préparé  en  ne 
parvenant  pas  même  à  soutenir  trois  ministères  sortis  de  leurs 
rangs,  en  les  laissant  tomber  l'un  sur  l'autre,  et  ils  n'ont  pas  vu 
depuis  que  toutes  les  fois  qu'ils  livraient  bataille  au  chef  du  cabi- 
net sans  avoir  à  lui  opposer  un  parti  homogène,  compacte,  uni  par 
des  doctrines  précises,  ils  lui  préparaient  une  facile  victoire.  C'est 
l'éparpillement  de  toutes  les  forces  de  l'ancien  parti  conservateur 
qui  a  été  jusqu'ici  la  plus  efficace  garantie  du  ministère,  comme 
elle  a  été  sa  raison  d'être  à  l'origine,  outre  que  les  modérés,  cédant, 
eux  aussi,  à  ce  souffle  de  réaction  qui  a  emporté  l'Europe,  ont  mis 
trop  peu  de  soins  depuis  longtemps  à  rassurer  les  instincts  libéraux 
de  l'Espagne,  laissant  de  la  sorte  le  drapeau  du  libéralisme  monar- 
chique aux  mains  de  qui  voudrait  le  prendre. 

Les  modérés  eux-mêmes  n'ignorent  pas  que  là  est  leur  faiblesse; 
aussi  depuis  quelque  temps  cherchent-ils  à  se  rallier,  à  recomposer 
l'ancien  parti.  Il  y  a  eu  notamment  dans  ces  derniers  mois  des  réu- 
nions à  Madrid  et  même  à  Paris,  sous  l'influence  conciliatrice  de  la 
reine  Christine,  pour  arriver  à  une  fusion  des  principaux  élémens 
conservateurs  d'autrefois.  Ce  n'est  point  malheureusement  une  pe- 
tite difficulté  d'avoir  à  rapprocher  des  personnalités  discordantes, 
à  concilier  des  rivalités,  des  ambitions,  des  antipathies,  qui  sont 
nées  au  sein  du  pouvoir,  que  les  défaites  ont  irritées  plus  qu'elles 
ne  les  ont  adoucies,  et  qui  survivent  aux  fautes  mêmes  dont  elles 
ont  été  la  cause  essentielle,  toujours  prêtes  à  se  réveiller  au  moindre 
prétexte.  Entre  ces  fractions  diverses  qui  se  groupent  sous  les  noms 
du  général  Narvaez,  de  M.  Bravo  Murillo  ou  du  comte  de  San-Luis, 
les  froissemens  naissent  à  chaque  pas.  Tous  les  ministères  conser- 
vateurs ont  laissé  des  germes  de  désunion.  Or,  tant  que  la  trace  de 
ces  divisions  subsistera  et  même  tant  qu'on  n'aura  pour  remédier  à 
ce  mal  profond  que  des  réconciliations  artificielles  et  précaires, 
l'ancien  parti  modéré  manquera  d'une  force  propre  pour  reprendre 
le  pouvoir  :  il  restera  ce  qu'il  a  été  depuis  un  an  pour  le  ministère 
du  comte  de  Lucena,  une  opposition  sérieuse,  mais  inefficace.  Il  aura 
raison  souvent  contre  le  gouvernement  qu'il  combat;  mais  son 
passé,  ses  fautes,  ses  incohérences  se  relèveront  contre  lui. 

Une  autre  circonstance  a  fait  vivre  le  cabinet  du  30  juin  1858, 


12ii  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

c'est  la  présence  à  la  tête  du  conseil  d'un  homme  de  volonté  éner- 
gique et  résolue.  V union  libérale  est  une  idée,  cela  est  possible; 
mais  jusqu'à  ce  moment  elle  a  été  surtout  un  homme,  rien  n'est  plus 
certain.  Otez  le  général  O'Donnell,  tous  ces  fragmens  de  partis  si 
laborieusement  assemblés  et  retenus  en  faisceau  par  une  main  ferme 
se  disjoignent  aussitôt.  C'est  O'Donnell  qui  a  créé  la  situation  ac- 
tuelle et  qui  la  soutient  par  ses  combinaisons,  par  ses  interventions 
incessantes,  par  son  autorité.  Il  s'ensuit  seulement  que  tout  dans  la 
politique  tend  à  prendre  un  caractère  personnel.  Ce  n*est  pas  que 
les  individualités  vigoureuses,  avec  leur  caractère  ou  leurs  pas- 
sions, n'aient  une  place  légitime  et  même  quelquefois  une  place  né- 
cessaire dans  le  mouvement  des  institutions  libres.  Il  est  des  mo- 
mens  où  ces  individualités ,  avec  leurs  emportemens  et  leur  manie 
de  prépondérance  jalouse,  ne  laissent  pas  d'être  la  garantie  des  in- 
stitutions et  de  devenir  utiles  à  la  liberté  elle-même.  L'erreur  du 
général  O'Donnell  n'est  point  d'avoir  élevé  un  drapeau  nouveau 
dans  la  politique  espagnole,  fût-ce  avec  une  arrière-pensée  d'am- 
bition. Rien  n'est  plus  simple  au  contraire  dans  la  condition  de  la 
Péninsule  telle  que  les  bouleversemens  contemporains  l'ont  faite. 
Depuis  vingt  ans,  l'Espagne  flotte  entre  tous  les  excès,  tantôt  rame- 
née au  libéralisme  par  la  peur  des  réactions  outrées,  tantôt  rejetée 
vers  les  principes  conservateurs  par  la  crainte  de  la  révolution,  et 
ne  cessant  de  nourrir  à  travers  tout  un  certain  idéal  de  gouverne- 
ment constitutionnel  conciliant  et  sensé. 

C'est  justement  à  cet  idéal,  à  cet  instinct  que  répond  Yunion  libé- 
rale. Le  comte  de  Lucena  n'a  donc  été  que  simplement  habile  en 
s' emparant  à  propos  d'une  idée  née  de  la  situation  même  du  pays. 
Son  erreur  est  de  songer  moins  à  la  réalisation  politique  de  cette 
idée  qu'à  tout  ce  qui  peut  fortifier  son  ascendant  personnel  à  l'abri 
de  ce  drapeau  nouveau  arboré  au  milieu  des  partis  décomposés. 
Nous  ne  citerons  qu'un  exemple  :  le  cabinet  du  80  juin  1858  arri- 
vait au  pouvoir  avec  de  merveilleuses  promesses  de  libérahsme  ;  le 
régime  de  la  presse  notamment  devait  être  amélioré.  La  loi  si  dure 
faite  il  y  a  deux  ans  par  M.  Nocedal  subsiste  encore  cependant;  elle 
est  incessamment  appliquée  dans  toute  sa  rigueur.  Les  journaux  de 
Madrid  sont  soumis  à  un  système  de  saisies  régulières  et  de  con- 
damnations périodiques  dont  ils  reproduisent  le  triste  bulletin.  La 
loi  sur  la  presse  est  à  faire,  et  d'un  autre  côté  la  politique  ministé- 
rielle a  semblé  par  instans  se  résumer  dans  un  remaniement  d'em- 
plois publics  où  se  laissent  trop  apercevoir  les  combinaisons  per- 
sonnelles et  les  intérêts  de  coterie.  O'Donnell,  dit-on  ironiquement, 
a  sa  brigade  irlandaise,  comme  il  y  avait  autrefois  les  polacos  du 
comte  de  San-Luis.  L'Espagne  est-elle  divisée  en  cinq  districts  mi- 


l'espagne  et  le  ministère  o'donnell.  125 

litaires,  comme  cela  a  été  fait  récemment  un  peu  à  l'exemple  de  la 
France  :  ce  sont  les  généraux  les  plus  dévoués  à  la  fortune  du  prési- 
dent du  conseil,  ceux  de  Yicalvaro,  qui  ont  le  privilège  de  ces  grands 
commandemens.  C'est  le  comte  de  Lucena  qui  est  aujourd'hui  gé- 
néral en  chef  de  l'armée  d'Afrique  sans  cesser  d'être  chef  du  cabinet, 
et  ce  sont  ses  aniis  qui  sont  à  la  tête  des  divisions  espagnoles.  Le 
mouvement  naturel  des  institutions  s'elFace  un  peu,  et  la  personna- 
lité d'un  homme  domine  trop  sous  le  voile  d'une  combinaison  dé- 
corée d'un  nom  brillant.  En  un  mot,  à  ne  considérer  que  certains 
actes,  le  général  O'Donnell  semble  se  préoccuper  bien  moins  de  re- 
nouveler sérieusement  le  cadre  et  les  conditions  de  la  politique 
espagnole  que  de  créer  une  situation  où  seul  il  puisse  gouverner, 
une  de  ces  situations  toujours  risquées  dont  lui-même  il  révélait 
tout  à  la  fois  la  force  et  la  faiblesse,  en  disant  un  jour  devant  le 
parlement  :  «  Le  fait  est  qu'après  nous  je  ne  sais  ce  qui  viendra.  » 

La  condition  première  d'une  telle  politique,  c'est  de  réussir,  de 
frapper  l'attention,  d'agir  sans  cesse  sur  ses  amis  et  sur  ses  ennemis 
par  ce  qu'elle  fait  ou- ce  qu'elle  promeî,  quelquefois  par  des  diver- 
sions heureuses.  C'est  ainsi  que  le  général  O'Doiinell,  qui  n'ignore 
pas  les  nécessités  de  sa  situation,  arrivait  à  la  dernière  session  du 
mois  d'octobre  en  ayant  à  soumettre  au  parlement  le  résultat  favo- 
rable d'une  négociation  nouvelle  avec  Rome,  comme  il  était  conduit 
par  les  circonstances  à  faire  un  appel  au  sentiment  national  espa- 
gnol pour  une  guerre  contre  le  Maroc  :  deux  faits  qui  sont  jusqu'à 
ce  moment  le  dernier  mot  de  la  politique  du  cabinet  de  Madrid.  Ce 
n'est  pas  la  première  fois,  on  le  sait,  que  les  ministères  de  l'Es- 
pagne ont  eu  à  négocier  avec  le  saint-siége  au  sujet  des  propriétés 
du  clergé.  Cette  question  qu'on  croyait  résolue  par  le  concordat  de 
1851,  et  qui  était  remise  en  doute  par  les  lois  de  1855,  a  été  la 
source  de  mille  difficultés.  Le  cabinet  O'Donnell ,  dès  son  avène- 
ment, faisait  de  la  vente  des  biens  du  clergé  et  de  l'exécution  défi- 
nitive du  désamortissement  civil  et  ecclésiastique  un  des  points  de 
sa  politique.  Quant  aux  propriétés  religieuses,  il  subordonnait  seu- 
lement la  réalisation  de  sa  pensée  à  une  entente  avec  Rome  ;  mais 
là  était  la  difficulté.  On  se  trouvait  en  présence  d'un  arrangement 
tout  récent  qui  validait  les  ventes  opérées  en  vertu  de  la  loi  de 
désamortissement  de  1855,  et  qui  assurait  au  clergé,  en  compensa- 
tion, d'autres  biens  qui  ne  lui  avaient  pas  appartenu  jusque-là.  Cet 
arrangement,  préparé  par  le  ministère  du  général  Narvaez,  datait 
à  peine  des  premiers  jours  de  1858. 

Demander  à  la  cour  de  Rome  de  défaire  le  lendemain  ce  qu'elle 
avait  fait  la  veille  était  délicat.  Le  nonce  du  pape  à  Madrid,  M^^'"  Ra- 
rilli,  refusait  nettement  d'entrer  dans  cette  négociation.  C'est  alors 


126  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

que  l'un  des  hommes  les  plus  éminens  de  Vunion  libérale^  M.  Rios 
Rosas,  était  choisi  pour  aller  à  Rome  comme  ambas-sadeur.  Par  le 
caractère,  par  le  talent,  par  son  dévouement  au  catholicisme  en 
même  temps  que  par  le  libéralisme  éclairé  et  intelligent  de  ses  opi- 
nions, M.  Rios  Rosas  offrait  toute  garantie  à  la  cour  romaine  aussi 
bien  qu'au  ministère  qui  l'envoyait.  Il  a  été  plus  heureux  qu'on  ne 
le  lui  prédisait  avant  son  départ  de  Madrid,  et  à  travers  bien  des 
difficultés,  il  est  vrai,  il  est  arrivé  à  préparer  une  transaction  nou- 
velle, que  le  gouvernement  s'est  fait  autoriser  à  sanctionner  défi- 
nitivement. Par  suite  du  traité  nouveau,  l'église  transmet  à  l'état 
toutes  les  propriétés,  et  reçoit  en  échange  des  inscriptions  de  rente 
qui  ne  pourront  être  transférées.  L'état,  devenu  propriétaire,  vend 
tous  les  biens  ecclésiastiques,  et  s'engage  à  porter  de  170  millions 
à  200  millions  de  réaux  le  chiffre  inscrit  au  budget  pour  le  clergé. 
La  forme,  on  le  voit,  est  une  cession  consentie  par  l'église.  L'église 
cède  ses  biens  à  l'état,  qui  en  fera  ce  qu'il  voudra,  à  peu  près 
comme  l'empereur  d'Autriche  cède  la  Lombardie  à  la  France,  di- 
sait-on assez  spirituellement  à  Madrid.  De  cette  façon,  le  saint- siège 
évite  de  livrer  ostensiblement  le  principe  du  droit  de  propriété  pour 
l'église,  et  l'Espagne  obtient  en  fait  ce  qu'on  demande  depuis  si 
longtemps,  ce  qui  a  fini  par  être  accepté  de  tous  les  partis,  la  vente 
d'une  masse  de  biens  dont  la  valeur  ne  s'élève  pas  à  moins  de 
Il  milliards  de  réaux.  La  guerre  d' Italie  n'a  peut-être  point  été  in- 
utile à  cet  arrangement  en  faisant  sentir  au  saiht-'siége  la  nécessité 
de  se  ménager  l'appui  d'un  état  catholique.  Quoi  qu'il  en  soit,  c'é- 
tait un  succès  pour  M.  Rios  Rosas,  l'habile  négociateur,  et  c'était 
aussi  un  succès  pour  le  gouvernement,  qui  résolvait  le  problème  de 
désarmer  tout  à  la  fois  les  progressistes  par  le  désarmortissement 
réel  et  les  modérés  par  un  accord  avec  Rome. 

C'est  au  moment  où  le  gouvernement  espagnol  venait  à  bout  de 
cette  épineuse  affaire  qu'il  se  trouvait  engagé  dans  une  guerre  avec 
l'empire  du  Maroc,  une  vraie  guerre,  qui  touche  à  tout  ce  que  le 
sentiment  national  a  de  plus  intime  et  de  plus  ardent,  aussi  bien 
qu'aux  intérêts  diplomatiques  les  plus  divers,  et  qui  a  été  un  mo- 
ment sur  le  point  de  prendre  dès  le  début  une  importance  euro- 
péenne. Si  le  général  O'Donnell  n'est  point  allé  au-devant  de  cette 
guerre,  on  pourrait  dire  du  moins  qu'il  l'a  vue  naître  sans  peine, 
comme  une  grande  diversion  d'opinion  qui  lui  assurait  à  lui-même 
la  possibilité  d'aller  chercher  le  prestige  d'un  nouvel  éclat  militaire. 
Il  n'a  pas  laissé  fuir  l'occasion  de  parler  à  l'imagination  d'un  peuple 
qui  a  été  grand,  qui  s'en  souvient,  et  à  qui  de  ses  possessions  d'au- 
trefois, de  ses  tentatives  de  conquête  en  Afrique  notamment,  il  ne 
reste  que  quelques  points  du  littoral  méditerranéen,  Melilla,  Alhu- 


l' ESPAGNE    ET   LE    MINISTÈRE    0*DONNELL.  127 

cernas,  Penon  de  la  Gomera  et  Geuta,  poste  avancé  en  terre  maure. 
Cette  occasion  a  été  une  attaque  nouvelle  dirigée  contre  le  terri- 
toire espagnol  qui  environne  Geuta  par  les  tribus  kabyles  de  l'An- 
ghera.  L'Espagne  venait  justement  de  signer  avec  le  Maroc  un  traité 
assurant  autant  que  possible  la  défense  de  la  place  de  Melilla  et  la 
répression  de  la  piraterie  des  Maures  du  Riff,  lorsque  les  Kabyles 
de  l'Anghera  violaient  le  territoire  de  Geuta,  détruisaient  un  petit 
ouvrage  avancé  et  abattaient  les  armes  espagnoles  placées  à  la  fron- 
tière. Les  armes  de  l'Espagne  furent  aussitôt  relevées  et  désormais 
défendues  par  la  garnison.  Geci  se  passait  au  mois  d'août  1859.  A 
partir  de  ce  moment  commençait  toute  une  série  d'escarmouches, 
d'hostilités*  entre  les  tribus  marocaines  et  la  garnison  espagnole. 
G'est  alors  qu'on  voit  poindre  l'idée  de  la  guerre.  Les  préparatifs 
militaires  faits  à  l'occasion  des  affaires  d'Italie  allaient  trouver  une 
destination.  Le  gouvernement  de  la  reine  Isabelle  formait  un  corps 
d'observation  à  Algésiras,  et  en  même  temps  le  représentant  de  l'Es- 
pagne à  Tanger, *M.  Blanco  del  Yalle,  recevait  la  mission  de  réclamer 
du  Maroc  des  satisfactions  et  des  garanties  nouvelles  de  sécurité. 
On  négociait  donc  appuyé  sur  les  forces  déjà  peu  à  peu  concentrées 
à  Algésiras. 

Négociation  singulière,  pleine  de  subterfuges  évasifs  et  de  réti- 
cences, où  les  prétentions  de  l'Espagne  semblent  grandir,  se  dévoi- 
lent pour  mieux  dire,  à  mesure  que  les  dépêches  se  succèdent,  et 
où  les  concessions,  en  apparence  décisives,  faites  à  l'origine  par 
le  Maroc  diminuent  d'importance  à  mesure  qu'on  les  serre  de  plus 
près.  M.  Blanco  del  Valle  demandait  d'abord  que  les  armes  de  l'Es- 
pagne fussent  solennellement  replacées  là  où  elles  avaient  été  abat- 
tues et  saluées  par  les  soldats  du  sultan  marocain,  que  les  coupables 
de  l'insulte  commise  fussent  exemplairement  punis,  que  le  droit  de 
l'Espagne  à  élever  des  fortifications  pour  la  défense  du  territoire 
de  Geuta  fût  reconnu,  et  que  des  mesures  fussent  adoptées  en  com- 
mun pour  prévenir  le  renouvellement  de  ces  actes  d'agression.  Le 
plénipotentiaire  de  l'empereur  du  Maroc  à  Tanger  accédait  à  ces 
quatre  demandes.  Tout  semblait  terminé  par  le  fait  même  de  cette 
acceptation  des  conditions  de  l'Espagne;  rien  n'était  fmi  au  con- 
traire. D'abord  l'empereur  du  Maroc  mourait  sur  ces  entrefaites,  et 
une  solution  définitive  était  nécessairement  ajournée;  puis  lorsque 
la  négociation  se  renouait,  M.  Blanco  del  Valle  en  venait  à  préciser 
la  nature  des  garanties  réclamées  par  l'Espagne;  ces  garanties  con- 
sistaient dans  la  possession  des  hauteurs  avancées  qui  assurent  la 
défense  de  la  ligne  de  Geuta.  Le  plénipotentiaire  marocain  souscri- 
vait encore  à  cette  proposition,  bien  qu'il  feignît  de  n'en  pas  saisir 
la  portée.  Quelles  étaient  en  effet  ces  hauteurs  avancées  dont  on  par- 


128  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

lait?  La  diplomatie  espagnole,  faisant  alors  un  pas  de  plus,  dési- 
gnait comme  point  extrême  de  la  frontière  nouvelle  à  tracer  la  ligne 
de  la  sierra  de  Bullones,  qui  est  à  quelques  lieues  en  avant  de 
Ceuta,  et  alors  aussi  le  représentant  de  l'empereur  da  Maroc,  mal- 
gré les  pleins  pouvoirs  qu'il  avait  reçus,  se  déclarait  sans  instruc- 
tions suffisantes  ^our  cette  cession  de  territoire.  De  là,  après  des 
délais  successivement  prorogés  jusqu'au  15  octobre,  la  rupture  di- 
plomatique, suivie  immédiatement  de  la  déclaration  de  guerre,  qui 
est  allée  retentir  en  Espagne.  On  le  remarquera,  le  cabinet  de  Ma- 
drid aurait  pu,  sans  nul  doute,  s'arrêter  dès  le  premier  moment, 
après  les  concessions  qui  lui  étaient  faites,  à  la  condition  toutefois 
de  n'être  point  difficile  sur  l'exécution  de  ce  qu'on  lui  accordait.  Il 
se  trouvait  placé  entre  des  promesses  probablement  fort  illusoires, 
peu  efficaces,  et  la  nécessité  d'aller  chercher  lui-même  par  les  armes 
les  réparations  et  les  garanties  qu'il  réclamait  :  il  a  choisi  ce  der- 
nier parti;  mais  quelle  était  sa  pensée  et  quel  est  encore  le  but 
"qu'il  poursuit?  Ici  la  question  apparaît  sous  un  double  aspect,  dans 
ses  rapports  avec  l'intérêt  ou  plutôt  le  sentiment  national  espagnol 
et  avec  les  intérêts  étrangers,  prompts  à  s'émouvoir  de  tout  conflit 
naissant  aux  portes  de  la  Méditerranée,  dans  le  détroit  de  Gibraltar. 
Cette  guerre  du  Maroc  a  produit  évidemment  au-delà  des  Pyré- 
nées une  vive  commotion  d'opinion;  elle  est  apparue  entourée  du 
prestige  des  vieux  souvenirs,  comme  Ja  réalisation  lointaine  de  la 
pensée  d'Isabelle  la  Catholique.  Dès  qu'on  ne  se  contentait  plus  de 
concessions  modestes  qui  auraient  peut-être  pu  maintenir  la  paix 
sans  compromettre  la  dignité  du  nom  espagnol,  l'esprit  public  a  dû 
s'attacher  à  cette  idée  qu'il  allait  chercher  des  compensations  plus 
larges  comme  prix  de  la  lutte,  qu'il  allait  à  son  tour  servir  un  inté- 
rêt de  civilisation  en  plaçant  la  sécurité  de  ces  côtes  africaines  sous 
la  protection  de  la  puissance  espagnole,  et  il  s'est  ému  à  la  pensée 
qu'il  allait  servir  ces  intérêts  sous  la  forme  populaire  d'une  guerre 
contre  les  Arabes. 

Ce  n'est  point  d'aujourd'hui  que  l'Espagne  voit  dans  ces  contrées 
du  nord  de  l'Afrique  un  des  champs  naturels  ouverts  à  son  ambition 
et  à  son  activité.  Elle  n'a  pas  seulement  pour  guide  son  vieil  instinct 
d'antipathie  contre  le  Maure,  elle  se  retrouve  en  présence  de  ses 
plus  sérieuses  traditions.  Une  instruction  secrète,  rédigée  par  le 
ministre  Florida  Blanca,  sous  l'inspiration  du  roi  Charles  III,  pour 
la  innied' cstado  ou  des  affaires  étrangères,  révèle  l'incessante  pré- 
occupation de  la  politique  espagnole,  et  il  est  curieux  de  retrouver 
ces  souvenirs  d'un  autre  temps.  «  Si  l'empire  turc  périt  dans  la 
grande  révolution  qui  menace  tout  le  Levant,  —  disait-on  il  y  a  près 
d'un  siècle  à  Madrid,  —  nous  devons  penser  à  acquérir  la  côte 


L*ESPAGNE    ET    LE    .MINISTÈRE    o'dONNELL.  J29 

d'Afrique  qui  fait  face  à  l'Espagne  dans  la  Méditerranée,  avant  que 
d'autres  ne  le  fassent  au  préjudice  de  notre  repos,  de  notre  navi- 
gation et  de  notre  commerce.  Ceci  est  un  point  inséparable  de  nos 
intérêts,  et  sur  lequel  il  faut  toujours  avoir  l'œil  fixé...  Les  pv'océdés 
utiles  et  généreux  du  roi  de  Maroc  pendant  la  guerre  avec  l'Angle- 
terre exigent  de  notre  part  de  la  gratitude  et  de  la  réciprocité.  Nous 
devons  tâcher  de  vivre  en  bonne  amitié  avec  le  prince  maure  et 
avec  son  successeur,  s'il  veut  s'y  prêter.  Si,  par  malheur,  cela  ne  se 
peut,  nous  devons  aussi  nous  rendre  maîtres  de  cette  côte  en  pre- 
nant et  fortifiant  Tanger.  Faute  de  cela,  nous  n'aurons  jamais  de 
sécurité  dans  le  détroit;  notre  commerce  et  notre  navigation  ne 
pourront  fleurir  dans  la  Méditerranée...  »  C'était  encore  le  temps 
des  longues  pensées  en  politique.  L'Espagne  s'est  laissé  devancer 
dans  cette  œuvre  de  prise  de  possession  du  nord  de  l'Afrique;  elle 
n'a  jamais  renoncé  entièrement  à  d'anciennes  traditions.  Il  y  a  douze 
ans  à  peu  près,  dans  une  de  ces  discussions  sérieuses  et  élevées 
comme  il  y  en  a  eu  quelquefois  au  sein  du  parlement  espagnol,  un 
esprit  aussi  brillant  que  hardi,  Donoso  Cortès,  traçait  le  programme 
de  ce  qu'il  appelait  la  politique  des  intérêts  permanens  pour  l'Es- 
pagne. 

Aux  yeux  de  Donoso  Cortès,  il  y  avait  deux  intérêts  essentiels, 
permanens  pour  la  Péninsule,  puisque  sa  position  entre  les  Pyré- 
nées et  la  mer  ne  lui  permettait  pas  d'autres  espoirs  :  il  ne  devait  y 
avoir  à  Lisbonne,  à  l'entrée  du  Tage,  d'autre  majesté  que  la  majesté 
portugaise;  «la  domination  exclusive  de  l'Angleterre  en  Portugal 
était  un  opprobre  »  pour  tout  gouvernement  vivant  à  Madrid.  Et 
d'un  autre  côté  l'Espagne  devait  avoir  sa  part  dans  la  civilisation 
du  nord  de  l'Afrique;  c'était  une  question  d'honneur,  de  sécurité, 
d'avenir.  Il  y  a  mieux  :  la  France  elle-même  ne  pouvait,  sans  la 
coopération  active  de  l'Espagne,  s'assimiler  sérieusement  l'Afrique, 
et  Donoso  Cortès  en  donnait  les  plus  curieuses  raisons,  (}ont  la  pre- 
mière était  l'incompatibilité  des  génies  et  des  caractères.  «  Entre  la 
civilisation  française  et  la  civilisation  africaine,  disait-il,  il  n'y  a 
aucun  point  de  contact,  et  il  y  a  toutes  les  solutions  de  continuité 
possibles  :  solution  de  continuité  géographique,  puisque  entre  la 
France  et  l'Afrique  est  l'Espagne;  solution  de  continuité  physique, 
car  le  soleil  espagnol  brille  entre  le  soleil  français  et  le  soleil  afri- 
cain; solution  de  continuité  morale,  car  entre  les  mœurs  raffinées, 
cultivées,  de  la  France  et  les  mœurs  barbares,  primitives,  de  l'A- 
fricain, il  y  a  les  mœurs  espagnoles,  à  la  fois  primitives  et  culti- 
vées; solution  de  continuité  militaire,  parce  qu'entre  le  général  fran- 
çais et  le  chef  africain  il  y  a  cette  espèce  qui  sert  de  trait  d'union, 
\t  guérillero  d'Espagne;  enfin  solution  de  continuité  religieuse,  car 

TOME  XXV.  9 


430  '        REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

entre  le  catholicisme  philosophique  français  et  le  mahométisme  fa- 
taliste de  l'Africain  il  y  a  le  catholicisme  esf^agnol  avec  ses  tendances 
fatalistes  et  ses  reflets  orientaux...  »  Et  l'orateur  espagnol  ajoutait  : 
«  L'Europe  croira-t-elle  que  c'est  beaucoup  exiger  de  demander  une 
influence  sur  des  côtes  barbares  que  nous  touchons  de  la  main  et 
dans  un  pays  qui  fait  en  quelque  sorte  partie  de  notre  territoire... 
Il  est  temps  enfin  d* appliquer  cette  politique  aux  afl"aires  de  l'état. 
De  grands  événemens  se  préparent;  le  monde  marche  à  la  réunion 
d'un  congrès  général  ou  à  la  guerre...  Il  faut  que  nous  soyons 
prêts.  »  Ainsi  parlait  Donoso  Gortès  en  1847. 

L'opinion  publique  en  Espagne  a  donné  instinctivement  à  la 
guerre  actuelle  ce  caractère  d'une  revendication  d'influence.  Aussi, 
lorsque  le  général  O'Donnell  se  présentait  devant  les  chambres  por- 
tant cette  déclaration  d'hostilité  contre  le  Maroc,  tous  les  partis  se 
sont  associés  dans  un  même  sentiment  pour  offrir  leur  concours  au 
gouvernement.  Les  actes  d'adhésion  se  sont  succédé  sous  toutes 
les  formes.  Les  provinces  basques,  qui  ont  toujours  le  privilège  d'un 
régime  spécial  pour  la  conscription  et  les  contributions,  et  qui 
n'en  sont  que  plus  florissantes  sans  être  moins  patriotiques,  ont 
voté  des  fonds,  pris  l'initiative  de  la  formation  d'une  légion.  En  un 
mot,  la  guerre  contre  le  Maure  selon  l'ordre  du  jour  d'un  des  gé- 
néraux de  l'armée  expéditionnaire,  la  guerre  dans  une  pensée  de 
civilisation,  d'action  indépendante  et  de  grandeur,  sans  autres  limi- 
tes que  l'intérêt  et  l'honneur  de  l'Espagne,  c'est  là  ce  que  l'opinion 
publique  a  saisi  d'abord  et  ce  qui  l'a  entraînée.  Est-ce  là  cependant 
la  guerre  telle  que  le  gouvernement  a  pu  l'entendre,  telle  qu'il  la 
fera?  11  faut  reconnaître  que  le  ministère,  en  s' appuyant  sur  le  sen- 
timent national,  oii  il  puisait  une  force  pour  marcher  en  avant,  se 
trouvait  en  même  temps  limité  par  d'autres  conditions,  d'autres 
intérêts  et  d'autres  politiques  qui  ne  sont  pas  à  Madrid. 

La  France,  quant  à  elle,  ne  pouvait  voir  d'un  œil  jaloux  ni  la  ré- 
surrection militaire  de  l'Espagne,  ni  ses  tentatives  pour  s'asseoir 
dans  cette  partie  du  nord  de  l'Afrique  où  ses  soldats  campent  au- 
jourd'hui. La  plupart  des  autres  puissances  de  l'Europe  ont  un  égal 
intérêt  à  voir  le  littoral  africain  gardé,  délivré  de  la  piraterie  bar- 
baresque,  qui  menace  encore  leurs  navires  et  leur  commerce.  Il  n'en 
est  pas  absolument  de  même  de  l'Angleterre,  maîtresse  de  Gibraltar, 
intéressée  ou  se  croyant  intéressée  à  préférer  sur  la  côte  du  Maroc 
une  domination  barbare  à  une  domination  civilisée,  et  toujours 
portée  à  s'inquiéter  des  établissemens  qui  pourraient  se  former  en 
face  de  ses  positions.  L'Angleterre  s'est  émue  dès  le  premier  instant, 
et  elle  a  multiplié  ses  efforts  pour  retenir  l'épée  de  l'Espagne  d'a- 
bord, puis  pour  circonscrire  son  cercle  d'action,  enfin  pour  placer 


l'espagne  et  le  ministère  o'donnell.  131 

sous  sa  propre  sauvegarde  Tindépendance  du  littoral  africain.  Pour 
ttout  dire,  l'Angleterre  a  pris  un  peu  envers  l'Espagne  en  cette  affaire 
l'attitude  d'un  créancier  dur  et  inflexible  qui  lie  son  débiteur  et  lui 
impose  des  conditions.  Que  dit  l'Angleterre  par  l'organe  de  lord 
John  Russell  parlant  au  représentant  britannique  à  Madrid?  «  Vous 
êtes  chargé  de  demander  une  déclaration  écrite  portant  que,  si  dans 
le  cours  des  hostilités  les  troupes  espagnoles  occupent  Tanger,  cette 
occupation  sera  temporaire  et  ne  se  prolongera  pas  au-delà  de  la 
ratification  d'un  traité  de  paix  entre  l'Espagne  et  le  Maroc,  parce 
que,  si  l'occupation  devait  durer  jusqu'au  paiement  d'une  indem- 
nité, elle  pourrait  arriver  à  être  permanente,  et  aux  yeux  du  gou- 
vernement de  sa  majesté,  une  occupation  permanente  serait  incom- 
patible avec  la  sécurité  de  Gibraltar  (22  septembre  1859).  »  Et 
quelques  jours  plus  tard,  le  15  octobre  :  «  Vous  direz  au  ministre 
des  affaires  étrangères  que  le  gouvernement  de  sa  majesté  désire 
ardemment  qu'il  n'y  ait  aucun  changement  de  possession  territo- 
riale sur  la  côte  mauresque  du  détroit.  L'importance  qu'il  donne  à 
cet  objet  n*est  nullement  douteuse,  et  il  lui  serait  impossible,  de 
même  qu'à  toute  autre  puissance  maritime,  de  voir  avec  indifférence 
l'occupation  permanente  par  l'Espagne  d'une  semblable  position 
sur  cette  côte,  position  qui  permettrait  de  troubler  dans  le  détroit 
le  passage  des  navires  qui*  fréquentent  la  Méditerranée  pour  les 
opérations  commerciales.  » 

Et  que  répond  le  cabinet  de  Madrid  à  ces  significations  assez  im- 
péi'ieuses?  Le  ministre  des  affaires  étrangères,  M.  Calderon  Collan- 
tes, écrit  en  effet  que  si  Tanger  est  occupé,  il  ne  le  sera  que  tem- 
porairement, jusqu'à  la  ratification  de  la  paix.  En  réservant  une 
certaine  indépendance  générale  d'action  et  le  choix  des  garanties 
qui  seront  réclamées,  il  déclare  néanmoins  que  «l'Espagne  ne 
prendra  dans  le  détroit  aucun  point  dont  la  position  pourrait  lui 
assurer  une  supériorité  périlleuse  pour  la  navigation.  »  L'Angleterre 
ne  pouvait  exiger  mieux  et  plus.  On  a  pu  croire,  on  a  supposé  que 
l'Espagne  n'avait  contracté  ces  obligations  qu'après  avoir  pris  le 
conseil  de  la  France,  après  avoir  acquis  la  certitude  qu'elle  ne  serait 
point  appuyée.  Sans  prétendre  scruter  ces  mystères,  on  pourrait 
peut-être  dire  tout  le  contraire,  et  de  là  est  née  l'importance  pres- 
que européenne  qu'a  paru  prendre  un  moment  la  guerre  du  Maroc. 

Le  cabinet  de  Madrid,  si  nous  ne  nous  trompons,  s'est  donc  lié  en 
pleine  connaissance  de  cause,  lorsqu'il  n'eût  tenu  qu'à  lui  de  pré- 
sumer qu'il  pourrait  marcher  en  avant,  et  s'il  a  pris  ce  parti,  c'est  vrai- 
semblablement après  avoir  consulté  la  situation  générale  de  l'Eu- 
rope, en  songeant  que  l'intérêt  espagnol  pourrait  bien  à  un  jour 
donné  ne  pas  prévaloir  sur  d'autres  nécessités.  Or  ces  engagemens. 


J32  BEVUE   DES   DEUX   MONDES. 

ces  limitations  imposées  à  Taction  de  l'Espagne,  toute  cette  partie 
officielle  et  intime  de  la  question  africaine,  c'est  là  ce  que  ne  savait 
pas  l'opinion  publique,  et  lorsque  le  jour  s'est  fait  sur  ces  négocia- 
tions, l'opinion  et  le  gouvernement  ont  paru  suivre  des  voies  diffé- 
rentes. Le  mécompte  de  l'esprit  public  a  éclaté  ;  il  a  redoublé  lors- 
que le  cabinet  est  allé  demander  aux  cortès  l'aggravation  de  toutes 
les  contributions,  car  l'importance  des  appareils  militaires  et  des 
sacrifices  financiers  semblait  dès  lors  disproportionnée  avec  le  but 
qu'on  poursuivait. 

On  l'a  dit  avec  raison  à  Madrid  dans  une  brochure  qui  a  paru 
sous  le  titre  de  Aspecto  diplomatico  de  la  cuestion  de  Marruecos,  et 
dont  la  circulation  a  été  interdite.  Le  principe  même  de  la  guerre 
admis,  il  y  avait  deux  politiques  possibles  pour  le  gouvernement  de 
la  reine  Isabelle;  l'Espagne  pouvait  agir  rapidement,  vigoureuse- 
ment, sans  laisser  au  Maroc  le  temps  de  se  réfugier  dans  les  sub- 
terfuges, en  n'allant  point  au-delà  d'un  acte  de  justice  sommaire, 
d'une  vengeance  exemplaire  tirée  de  l'outrage  fait  à  son  pavillon. 
Par  ce  système,  de  grands  sacrifices  étaient  épargnés  au  pays,  la 
diplomatie  étrangère  n'avait  pas  le  temps  d'intervenir,  et  l'Espagne 
montrait  par  un  coup  de  vigueur  et  d'éclat  qu'elle  savait  au  besoin 
sauvegarder  son  honneur.  Il  y  avait  une  autre  politique,  celle  d'une 
guerre  acceptée  avec  toutes  ses  chances  et  ses  sacrifices  dans  une 
vue  de  civilisation  et  d'agrandissement  moral  et  territorial;  mais 
alors  il  ne  fallait  pas  se  laisser  lier  par  des  engagemens  dont  la 
dignité  même  du  pays  avait  à  souffrir.  Chose  étrange,  le  cabinet  de 
Madrid  n'a  exclusivement  adopté  aucune  de  ces  politiques;  mais  il 
les  a  mêlées,  et  en  élevant  ses  forces  et  ses  préparatifs  au  niveau 
des  plus  grands  desseins,  il  s'est  laissé  imposer  d'avance  un  résultat 
diplomatiquement  restreint,  ramené  à  une  simple  réparation  d'in- 
jure :  dételle  façon  que  le  général  O'Donnell  s'est  trouvé  subitement 
dans  l'alternative  de  perdre  pour  sa  position  personnelle  le  prix  de 
la  diversion  patriotique  qu'il  avait  recherchée,  ou  de  suivre  l'im- 
pulsion du  sentiment  national  en  confiant  l'interprétation  de  ses  en- 
gagemens à  l'imprévu  de  la  guerre  et  de  la  victoire,  au  risque  de 
renouveler  une  crise  européenne  dont  le  cabinet  de  Madrid  avait 
refusé  de  prendre  la  responsabilité  à  l'origine.  Lorsque  la  France, 
en  1830,  allait  à  Alger,  elle  marchait  aussi  vers  l'inconnu,  elle  ne 
savait  pas  en  partant  ce  qu'elle  ferait;  mais  elle  avait  refusé  de  se 
lier,  et  en  suivant  sa  fortune,  elle  a  pu  quelquefois  mécontenter  l'An- 
gleterre sans  manquer  à  des  engagemens  comme  ceux  qui  fixent  en 
ce  moment  une  limite  à  l'épée  de  l'Espagne. 

Voilà  donc  où  l'Espagne  se  trouve  conduite  à  travers  une  série 
de  luttes  ou  d'évolutions  plus  intimes  qu'éclatantes,  et  dont  le  der- 


l'espagne  et  le  ministère  o'donnell.  13â 

nier  mot  n'est  pas  dit  encore.  La  guerre  du  Maroc  est  venue  tout 
effacer  :  elle  a  été  et  elle  ne  cesse  d'être  une  émouvante  diversion 
dans  un  pays  depuis  si  longtemps  replié  en  lui-même;  elle  ne  change 
pas  l'essence  de  la  politique  espagnole,  elle  ne  fait  que  jeter  mo- 
mentanément un  voile  sur  une  situation  intérieure  dont  le  princi- 
pal caractère  est  l'indécision  et  la  confusion.  Le  système  du  général 
O'Donnell,  ce  système  dont  les  circonstances  expliquent  l'avènement 
et  le  succès  jusqu'ici,  avait  l'avantage  d'apparaître  comme  un  re- 
mède à  ce  mal  profond  et  chronique,  comme  un  moyen  de  consti- 
tuer une  situation  nouvelle.  En  elle-même,  l'idée  du  comte  de  Lu- 
cena  eât  évidemment  une  idée  heureuse  qui  a  fait  la  force  de  celui 
qui  l'a  adoptée  comme  un  drapeau.  Par  le  fait,  elle  s'est  trop  sou- 
vent égarée  dans  des  considérations  d'intérêt  personnel  qui  ont 
paru  quelquefois  en  atténuer  les  résultats,  et  si  elle  devait  rester 
avec  ce  caractère  dominant  d'une  personnalité  trop  absorbante,  elle 
finirait  à  la  longue  par  déguiser  sous  un  air  libéral  une  idée  assez 
absolutiste,  celle  de  l'arbitrage  d'un  pouvoir  supérieur  à  tous  les 
partis,  indépendant  des  opinions  organisées,  se  fortifiant  ou  croyant 
se  fortifier  des  divisions  et  des  faiblesses  de  tous.  Ceux  qui  préten- 
dent gouverner  sans  les  partis  et  ceux  qui  prétendent  les  amalga- 
mer tous  méconnaissent  également  les  conditions  de  la  liberté  et  du 
système  constitutionnel.  Les  partis  sont  un  organisme  essentiel  de 
ce  régime  ;  ils  sont  la  représentation  vivante  et  légitime  des  tradi- 
tions, des  vœux,  des  instincts  divers  d'un  pays;  ce  sont  des  forces 
collectives  qui,  par  leur  contradiction  même,  empêchent  toutes  les 
usurpations.  C'est  le  jour  où  les  partis  ont  commencé  de  se  décom- 
poser au-delà  des  Pyrénées,  que  le  système  constitutionnel  a  été 
menacé  par  ceux  qui  voulaient  le  ramener  vers  l'absolutisme  et  par 
ceux  qui  voulaient  le  pousser  vers  l'anarchie.  C'est  par  les  divisions 
que  le  parti  modéré,  le  plus  vraiment  constitutionnel  de  la  Pénin- 
sule, s'est  affaibli;  c'est  en  se  reconstituant,  en  se  ralliant  sous  le 
drapeau  d'une  pensée  sincère  de  libéralisme  conservateur,  qu'il 
peut  retrouver  son  ascendant,  et  alors  une  guerre  comme  celle  du 
Maroc  ne  sera  plus  seulement  un  épisode  accidentel  et  heureux  : 
elle  sera  l'acte  de  vie  d'une  nation  qui  n'a  besoin  que  d'avoir  des 
institutions  stables  et  d'être  conduite  pour  retrouver  des  destinées 
nouvelles. 

Charles  de  Mazade. 


LA 


MARINE  FRANÇAISE 

DANS  LA  GUERRE  D'ITALIE 


l'escadre  de  L'ADRIATIQUE.    —   LA  FLOTTILLE  DU  LAC   DE   GARDE. 


La  marine  française  n'a  point  combattu  dans  la  dernière  guerre; 
mais  si  l'occasion  de  la  lutte  lui  a  manqué,  il  a  suffi  de  quelques  opé- 
rations brusquement  interrompues  pour  montrer  ce  qu'on  pourrait 
attendre  de  nos  escadres  devant  l'ennemi.  La  flotte  de  l'Adriatique, 
la  flottille  du  lac  de  Garde,  ont  traversé  des  épreuves  chaque  jour 
renouvelées,  avec  une  énergie,  une  persévérance,  qui  ne  sont  pas 
entièrement  restées  stériles,  et  dont  il  est  permis  peut-être  de  rap-- 
peler  le  souvenir,  quand  on  a  été  mêlé  pour  une  part,  si  modeste 
qu'elle  soit,  aux  événemens  de  la  dernière  campagne.  ' 

Comme  auxiliaire  de  l'armée  de  terre,  la  marine  française  avait 
à  remplir  dans  les  mers  et  les  lacs  d'Italie  une  tâche  considérable. 
Le  but  de  nos  eflbrts  était  la  chute  du  quadrilatère.  La  victoire  de 
Solferino  permettait  de  faire  le  siège  de  Peschiera  et  le  blocus  de 
Mantoue,  double  entreprise  qui  réclamait  impérieusement  le  con- 
cours de  la  marine.  Un  dernier  point  d'attaque  était  Vérone,  et  ici 
encore  les  mouvemens  de  la  flotte  devaient  s'unir  étroitement  à 
ceux  de  l'armée  de  terre.  L'expédition  maritime  de  l'Adriatique  de- 
vait nous  livrer  Venise  et  assurer  l'occupation  d'un  point  quelconque 


f 


LA   FLOTTILLE    DU    LAC    DE    GARDE.  135 

de  la  terre  ferme ,  Ghioggia  par  exemple ,  destiné  à  recevoir  des 
troupes  qui,  reliées  avec  l'armée,  auraient  aisément  refoulé  les 
Autrichiens  derrière  la  Brenta  et  tourné  enfin  Vérone.  L'expédition 
de  l'Adriatique  était  mieux  qu'une  simple  diversion,  c'était  une  at- 
taque sérieuse,  qui  pouvait  nous  donner  la  Yénétie  en  faisant  tom- 
ber dans  nos  mains  la  plus  importante  des  redoutables  forteresses 
regardées  à  juste  titre  comme  la  clé  du  pays.    . 

Dans  la  dernière  guerre  d'Italie,  notre  armée  de  terre  formait 
donc  le  centre,  et  l'escadre  les  deux  ailes  extrêmes  de  l'attaque.  La 
marine  coupait  les  grandes  lignes  de  communication  de  l'ennemi 
avec  le  reste  de  l'empire  par  les  voies  rapides  :  d'un  côté  par  Trieste, 
Yenise  et  Trévise,  de  l'autre  par  Botzen,  Roveredo  et  Riva.  Les  flancs 
et  les  derrières  de  l'armée  se  trouvaient  ainsi  complètement  cou- 
Yerts.  On  suivait  une  tactique  analogue  à  celle  dont  les  résultats 
avaient  été  si  heureux  dans  la  guerre  de  Crimée.  En  s' emparant  de 
Kertch,  de  lenikalé  et  des  villes  du  littoral  de  la  mer  d'Azof,  en  brû- 
lant les  approvisionnemens  des  Russes,  en  interceptant  la  route  des 
renforts  par  le  Don,  et  plus  tard  par  le  Dnieper,  en  démantelant 
Kinburn,  la  marine  avait  alors  resserré  la  guerre  dans  une  presqu'île 
qu'elle  isolait  du  reste  de  la  Russie.  Le  rôle  si  utile  que  la  marine 
avait  rempli  dans  la  guerre  d'Orient,  elle  pouvait  le  reprendre  avec 
plus  d'éclat  encore  dans  la  guerre  d'Italie,  soit  en  assurant  la  pré- 
sence à  temps  de  nos  troupes  sur  les  champs  de  bataille  par  des 
transports  multipliés,  soit  en  protégeant,  en  secondant  même  leurs 
manœuvres  par  de  puissantes  diversions. 

Si  l'on  veut  maintenant  voir  dans  la  marine  non  plus  seulement 
l'auxiliaire  de  l'armée  de  terre,  mais  un  instrument  de  combat  servi 
par  ses  propres  ressources,  les  travaux  accomplis  par  la  flottille  dn 
lac  de  Garde  ne  sont  pas  moins  dignes  d'attention,  comme  témoi- 
gnage d'un  emploi  nouveau  de  la  force  navale.  Devant  Venise,  on  a 
pu  reconnaître  combien  il  importe  d'avoir  toujours  à  la  mer  un  ma- 
tériel blindé  et  cuirassé,  en  prévision  d'une  attaque  contre  une  place 
forte  maritime.  Dans  le  lac  de  Garde,  on  a  pressenti  ce  que  pourrait 
faire,  si  elle  était  jamais  mise  à  l'œuvre,  une  marine  de  création 
toute  récente,  appelée  à  porter  des  coups  non  moins  redoutables 
dans  l'intérieur  des  terres  que  sur  les  côtes.  Observés  sur  ces  deux 
théâtres  d'action,  d'abord  dans  l'Adriatique,  puis  sur  le  lac  de 
Garde,  nos  marins  ont  été,  on  s'en  convaincra  sans  peine,  les  dignes 
émules  de  nos  soldats. 


136  BEVUE   DES   DEUX   MONDES. 


Dès  le  commencement  de  la  guerre,  la  marine  autrichienne  avait 
renoncé  à  toute  idée  de  lutte  de  bâtimens  à  bâtimens  contre  la  ma- 
rine française.  L'ennemi  s'enferma  dans  ses  ports,  coula  une  partie 
de  ses  navires  à  l'entrée  des  passes,  ou  les  désarma  complètement 
pour  transporter  les  canons  et  les  équipages  dans  les  forts  de  la 
terre  ferme;  il  nous  livra  la  mer,  et  nous  permit  ainsi  de  choisir 
sûrement  notre  point  d'attaque.  En  détruisant  de  leurs  propres 
mains  un  matériel  assez  considérable  sans  le  faire  combattre,  les  Au- 
trichiens se  mettaient  dans  une  position  des  plus  désavantageuses. 
Les  Américains  en  1812,  dans  la  guerre  qu'ils  soutinrent  contre 
l'Angleterre,  avaient  donné  un  plus  noble  exemple  de  ce  que  peut 
une  marine  décidée  à  racheter,  en  présence  de  l'ennemi,  l'infériorité 
du  nombre  par  la  -  rapidité  des  mouvçmens.  Avec  un  petit  nombre 
de  frégates  à  voiles  d'une  grande  vitesse  et  armées  d'une  artil- 

.  lerie  formidabk,  ils  battirent  la  mer,  s' attaquant  à  leurs  égaux  en 
force,  tombant  sur  les  faibles,  et  croisèrent  jusque  dans  la  Man- 
che. Aidés  de  la  vapeur,  les  Autrichiens  pouvaient  imiter  cette  tac- 
tique. Profitant  des  nombreux  refuges  qu'offrent  les  archipels  de 
l'Adriatique  et  de  la  Méditerranée,  ils  pouvaient  jeter  le  trouble 
dans  nos  convois,  causer  des  pertes  énormes  à  notre  commerce,  et 
nous  empêcher  d'agir  en  quelque  sorte  à  coup  sûr.  Dans  leur  ma- 
rine naissante,  ils  créaient  ainsi  une  brillante  tradition  qui  lui  man- 
que encore.  Rien  ne  doit  affaiblir  l'énergie  morale  d'un  corps  d'of- 
ficiers comme  le  suicide  complet  de  toute  une  marine. 

Servi  par  la  maladroite  attitude  de  l'Autriche,  le  contre-amiral 
Jurien  de  La  Gravière  put  donc  partir  avec  une  escadre  réduite  à 
deux  vaisseaux,  une  frégate  et  un  aviso,  pour  croiser  dans  l'Adria- 
tique. Il  appareilla  de  Toulon  le  20  mai  1859,  et  notifia  le  l'^''  juin, 
à  son  arrivée  devant  Venise,  le  blocus  effectif  de  tous  les  ports  de 
guerre  de  l'Autriche.  L'escadre  de  blocus,  comme  elle  s'appela, 
trouva  Venise  dans  un  état  formidable  de  défense.  Les  Autrichiens 
avaient  encore  augmenté  par  des  forts  redoutables  toutes  les  difîi- 

*  cultes  que  présentent  les  lagunes  à  l'attaque  de  cette  place.  Deux 
îles,  espèces  de  langues  de  terre  très  basses  et  très  minces,  forment 
par  leurs  extrémités  trois  passes  étroites.  Ce  sont,  à  commencer  par 
le  nord,  celles  du  Lido,  de  Malamocco  et  de  Chioggia.  Chacune  de 
ces  îles  était  bornée  par  une  ligne  d'estacade  et  une  rangée  de  na- 
vires coulés.  La  première  était  défendue  en  outre  par  le  fort  du 
Lido,  la  seconde  par  ceux  d'Alberoni,  de  San-Pietro  et  la  jetée  de 
Malamocco,  la  troisième  par  le  fort  et  le  bastion  Caraman ,  le  fort 


LA   FLOTTILLE    DU    LAC    DE    GARDE.  137 

San-Felice  et  la  ville  de  Ghioggia.  Enfin ,  pour  se  rendre  maître  de 
la  route  de  Padoue,  il  fallait  éteindre  le  feu  du  bastion  et  du  pont 
de  Maderno  et  bombarder  Brandolo.  Tout  ce  système  de  défense 
était  complété  par  de  nombreuses  batteries  disséminées  de  chaque 
côté  des  lagunes.  On  était  convaincu  d'ailleurs  que  l'ennemi  avait 
remplacé  ses  canons  de  18  et  de  12  par  des  pièces  de  30  venant  de 
sa  flotte. 

Pour  triompher  de  tous  ces  obstacles,  nos  ports  du  nord  armèrent 
non-seulement  la  plupart  de  leurs  navires,  mais  encore  les  canon- 
nières de  première  et  de  deuxième  classe  qui  s'y  trouvaient  depuis 
la  paix  avec  la  Russie.  Toulon  prépara  en  outre  les  trois  batteries 
flottantes  dont  les  services  à  Kinburn  avaient  été  si  bien  appré- 
ciés (1).  On  décréta  le  23  mai  la  composition  de  l'escadre  de  guerre 
proprement  dite,  qui  fut  divisée  en  deux  catégories  bien  distinctes, 
sous  les  ordres  du  vice -amiral  Romain-Desfossés.  La  première  se 
composa  de  quatre  vaisseaux  à  vapeur  et  de  deux  frégates  à  hélice.  La 
deuxième,  la  véritable  escadre  de  siège,  sous  les  ordres  du  contre- 
amiral  Bouët-Willaumez,  renfermait  deux  divisions  :  la  première 
comprenant  trois  groupes,  quatre  frégates  à  roues,  trois  batteries 
flottantes  et  cinq  chaloupes  canonnières;  la  deuxième,  sous  les  or- 
dres du  capitaine  de  vaisseau  Laroncière  Le  Noury,  forte  de  qua- 
torze canonnières  de  première  et  de  deuxième  classe,  et  de  quatre 
corvettes  à  vapeur  à  roues.  Une  division  navale  sarde  de  deux  fré- 
gates et  de  trois  corvettes  et  avisos  à  vapeur  devait  se  joindre  à 
l'escadre  française.  Un  détachement  d'artillerie  de  marine  avec  huit 
mortiers  à  plaques,  quatre  compagnies  d'infanterie  de  marine  et  au- 
tant de  matelots  fusiliers,  fortes  de  cent  hommes  chacune,  furent 
désignés  pour  être  embarqués  sur  ces  difl'érens  bâtimens,  comme 
têtes  de  colonnes  d'assaut,  et  fournir  une  garnison  dans  les  îles  et 
les  forts  dont  l'armée  navale  pouvait  s'emparer.  La  flotte  combinée 
se  trouvait  ainsi  portée  au  chiffre  de  cinquante-quatre  bâtimens  de 
guerre  de  tous  rangs,  armés  de  plus  de  huit  cents  pièces  de  30,  50, 
80,  de  canons  rayés,  et  montés  par  douze  mille  matelots.  Yingt  et  un 
transports  de  commerce  chargés  de  vivres,  munitions  et  charbon, 
devaient  suivre  la  flotte  et  pourvoir  à  son  ravitaillement.  L'escadre 
du  contre-amiral  Jehenne,  de  quatre  vaisseaux  et  de  deux  frégates  à 
hélice,  restait  en  réserve  à  Toulon,  pour  faire  face  aux  éventualités 
et  aux  transports  de  troupes  d'Algérie  à  Venise.  Brest  arma  encore 
quatre  vaisseaux ,  qui  furent  placés  sous  les  ordres  du  vice-amiral 
Fourichon. 


(1)  Voyez,  sur  les  batteries  flottantes  dar-s  la  guerre  d'Orient,  la  Eevue  du  i"  et  du 
15  février  1858. 


138  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

Avant  l'ouverture  des  hostilités,  toutes  les  canonnières  de  pre- 
mière et  de  deuxième  classe  avaient  été  transformées  en  bâtimens 
de  guerre  ordinaires.  Après  leur  retour  de  la  Baltique  et  de  la  Mer- 
Noire,  on  leur  avait  enlevé  leur  masque  en  bois  avec  son  blindage, 
composé  de  plaques  en  fer  de  10  centimètres  d'épaisseur;  la  mâture 
avait  été  aussi  augmentée.  Cette  opération  avait  été  motivée  par  l'en- 
voi probable  de  ces  canonnières  en  Chine,  en  remplacement  de  celles 
qui  y  sont  depuis  plus  de  trois  ans.  Dans  une  aussi  longue  traversée, 
quoique  les  canonnières  soient  toujours  remorquées  ou  convoyées, 
il  pouvait  arriver  des  circonstances  de  mer  qui  leur  eussent  fait  per- 
dre leurs  remorqueurs;  l'on  dut  prévoir  ce  contre- temps  et  les  ren- 
dre capables  de  naviguer  seules  avec  le  secours  de  leurs  voiles  et 
de  leur  machine.  Aussi,  dès  leur  arrivée  à  Toulon,  on  leur  fit  su- 
bir une  nouvelle  transformation  en  vue  d'une  mission  nouvelle.  Le 
mât  de  misaine  fut  augmenté,  celui  de  beaupré  enlevé  et  remplacé 
par  un  plus  faible,  l'avant  fut  coupé,  et  l'on  y  contruisit  un  nouveau 
masque  blindé,  percé  de  deux  sabords,  pour  mettre  en  batterie  deux 
canons  de  50.  Ce  travail,  qu'on  eut  à  faire  lorsque  déjà  tous  ces 
petits  bâtimens  étaient  armés  et  prêts  à  partir,  prit  de  la  fm  de  mai 
jusqu'au  milieu  de  juin. 

Le  12,  les  qiiatre  frégates- à  roues,  remorquant  les  trois  batteries 
flottantes,  que  le  mode  de  construction  et  la  faiblesse  de  la  machine 
empêchent  de  naviguer  seules,  appareillèrent  de  Toulon.  Les  canon- 
nières, par  groupes  de  trois  ou  quatre,  et  les  transports  partirent 
du  12  au  18  juin  à  la  remorque  des  vaisseaux.  Le  rendez-vous  gé- 
néral de  l'escadre,  passant  par  les  bouches  de  Bonifacio  et  le  détroit 
de  Messine,  était  Antivari,  rade  foraine  sur  les  côtes  du  Monténé- 
gro. Ce  point  de  ralliement  à  l'entrée  de  la  mer  Adriatique  était  in- 
dispensable à  toute  cette  flotte,  qui  marchait  lentement  et  par  pe- 
tites fractions.  Malgré  la  grosseur  de  la  mer  et  les  mouvemens  de 
roulis  qu'elle  causait  à  tous  les  navires,  on  accosta  les  transports 
comme  les  canonnières  le  long  des  vaisseaux,  et  l'on  remplaça  le 
charbon  consommé.  Quatre  jours  furent  employés  à  cette  opération 
longue,  difficile  et  dangereuse  pour  des  bâtimens  mouillés  en  pleine 
côte.  Le  30  juin,  à  cinq  heures  du  soir,  l'amiral  donna  le  signal 
du  départ.  L'escadre  avec  ses  transports  fut  divisée  encore  en  trois 
groupes,  dont  le  dernier  devait  appareiller  quinze  heures  après  le 
départ  du  premier.  Le  second  point  de  relâche  était  l'île  de  Lossini. 

Personne  n'ignore  que  la  mer  Adriatique  est  sujette  à  des  coups  de 
vent  de  nord-est  qu'on  appelle  hora  dans  le  pays,  et  dont  la  vio- 
lence, proverbiale  chez  les  marins,  bouleverse  tellement  les  eaux 
du  golfe  qu'un  bâtiment,  même  au  mouillage,  peut  sombrer  sur  ses 
ancres.  Avec  cet  immense  convoi,  avec  des  bâtimens  très  petits 


,LA    FLOTTILLE    DU    LAC    DE    GARDE.  139 

comme  les  chaloupes  canonnières,  ou  naviguant  mal  comme  les  bat- 
teries flottantes,  avec  un  grand  nombre  de  transports  de  guerre  et 
du  commerce  lourdement  chargés  de  vivres  et  de  charbon,  il  était 
de  la  dernière  imprudence  d'aller  croiser  et  mouiller  en.  pleine  côte 
devant  Venise.  Un  désastre  comme  celui  de  Charles-Quint  près  d'Al- 
ger, un  ouragan  comme  celui  du  lA  ilovembre  1854  à  Sébastopol, 
étaient  deux  dangers  à  éviter.  Il  fallait  donc  à  nos  vaisseaux  un  abri 
contre  la  tempête,  une  retraite  assurée,  des  magasins,  des  hôpitaux, 
une  base  d'opération;  en  un  mot,  il  nous  fallait  un  Kamiesh.  Le  chok 
de  l'amiral  se  porta  sur  l'île  de  Lossini,  une  des  plus  grandes  de 
l'archipel  de  la  côte  de  Dalmatie.  Lossini  a  un  port  spacieux  nommé 
Augusto,  parfaitement  sûr,  d'un  abord  facile  et  d'une  défense  aisée. 
La  position  de  cette  île,  à  vingt  lieues  de  Venise,  très  près  de  Pola, 
en  face  d'Ancône  et  de  Rimini,  qui  était  alors  la  tête  du  télégraphe 
franco-italien,  permettait  à  l'escadre  de  surveiller  les  points  les  plus 
intéressans  de  la  côte,  de  resserrer  son  blocus,  et  plus  tard  de 
prendre  son  élan,  loin  des  regards  de  l'ennemi.  L'importance  stra- 
tégique d'un  pareil  point  était  tellement  évidente  que  tout  le  monde 
croyait  y  trouver  une  résistance  des  plus  énergiques. 

Le  premier  groupe,  parti  d'Ântivari,  sous  les  ordres  de  Tamiral 
Desfossés,  était  composé  des  vaisseaux  la  Bretagne^  le  Redoutable, 
de  la  frégate  à  roues  le  Mogador  remorquant  la  batterie  flottante  la 
Lai')e,  de  huit  canonnières,  de  la  frégate  sarde  le  Victor-Emmanuel , 
de  deux  avisos  et  du  transport  YAriége.  Il  se  trouva  le  3  juillet  au 
matin  devant  le  port  Augusto.  L'escadre  fit  son  entrée  dans  la  passe 
en  ordre  de  bataille  et  en  branle-bas  de  combat;  mais  il  n'y  avait 
nul  indice  de  défense,  et  l'on  mouilla  tranquillement  à  300  mètres 
de  la  ville,  située  au  fond  et  au  sud  de  cette  magnifique  rade  fer- 
mée. Les  Autrichiens  avaient  tout  évacué,  oubliant  ainsi  qu'avec  la 
vapeur  cette  île  devenait  entre  nos  mains  comme  la  première  paral- 
lèle creusée  devant  Venise. 

Le  3  au  soir,  les  huit  compagnies  formant  les  colonnes  d'assaut  fu- 
rent débarquées.  En  attendant  que  l'ordre  d'attaquer  vînt  à  la  flotte, 
on  employa  les  journées  du  4,  du  5  et  du  6  à  s'établir  fortement 
dans  l'île  et  à  compléter  le  charbon  des  bàtimens.  On  mit  à  terre 
plus  de  300  tonneaux  de  vivres,  des  munitions  de  toute  espèce,  des 
outils  et  les  appareils  distillatoires  pour  faire  de  l'eau  douce,  dont 
Lossini  manque  totalement.  Les  bàtimens  de  la  flotte  de  siège,  armés 
à  la  hâte  à  Toulon,  mais  pourvus  d'excellens  matelots  canonniers, 
firent  des  exercices  à  feu.  Les  batteries  flottantes,  qui  ne  vont  au 
combat  qu'avec  leur  coque,  furent  démâtées.  Les  vaisseaux  se  dé- 
barrassèrent des  cordes,  des  voiles  et  des  mâts  de  perroquet,  inu- 
tiles dans  un  combat  sous  vapeur  et  à  l'ancre,  et  dont  la  chute  sur 


£^0  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

le  pont  augmente  les  ravages  des  boulets  et  gêne  le  tir  de  l'artille- 
rie. Sur  vingt  et  un  petits  bâtimens  du  pays,  appelés  trahacoU,  pris 
pendant  le  blocus  ou  trouvés  au  port  Augusto,  on  construisit  des 
plates -formes  pour  recevoir  les  mortiers  et  les  canons -obusiers 
de  0",16  des  chaloupes.  En  un  mot,  par  des  travaux  incessans  de 
jour  et  de  nuit.  Ton  se  prépara  pour  une  lutte  prochaine,  et  qui 
devait  être  sérieuse. 

L'attaque  contre  Venise  et  Ghioggia  avait  pour  but,  on  le  sait,  de 
nous  relier  à  l'armée  de  terre;  la  présence  d'un  corps  nombreux 
de  débarquement  à  bord  des  vaisseaux  était  donc  absolument  néces- 
saire. Les  marins  de  l'escadre  pouvaient  bien,  après  que  le  feu  des 
forts  eût  été  éteint,  tenter  un  coup  de  main  hardi,  occuper  des  bas- 
tions; mais  ils  n'étaient  pas  assez  nombreux  pour  enlever  à  l'abor- 
dage et  garder  une  ville  de  25,000  habitans  comme  Ghioggia.  Ils 
eussent  été  assiégés  après  leur  victoire,  et  le  but  que  l'on  se  propo- 
sait n'eût  pas  été  atteint.  Aussi,  dès  que  la  victoire  de  Solferino  nous 
eut  assuré  la  ligne  du  Mincio,  l'ordre  fut  expédié  à  une  des  divisions 
de  Paris  de  partir  pour  Toulon,  de  s'embarquer  sur  deux  transports, 
éi  de  former,  sous  le  commandement  du  général  Wimpfen,  l'a- 
vant-garde  d'un  corps  d'armée  qui  devait  venir  plus  tard  d'Algérie 
sur  les  bâtimens  de  l'escadre  de  l'amiral  Jéhenne. 

Le  5  juillet,  trois  mille  hommes  d'infanterie  arrivèrent  devant 
Venise,  où  ils  ne  trouvèrent  que  l'escadre  de  blocus.  Ils  revinrent 
aussitôt  à  Lossini,  oii  on  les  attendait  avec  une  grande  impatience, 
car  l'ordre  d'attaquer  pouvait  venir  d'un  moment  à  l'autre,  et  sans 
l'infanterie  le  rôle  de  la  marine  devant  Venise  se  bornait  à  une 
simple  canonnade  comme  celle  du  17  octobre  devant  Sébastopol. 
Les  soldats  entassés  sur  les  transports  furent  répartis  sur  ces  vais- 
seaux; on  voulait  ainsi  rendre  leur  débarquement  plus  prompt  lors- 
que le  moment  serait  venu.  Enfin,  le  7  juillet  au  matin,  une  dé- 
pêche de  l'empereur  datée  du  6  donnait  l'ordre  de  marcher  sur 
Venise,  et  mettait  un  terme  à  l'impatience  de  tous  ces  braves  gens. 
L'activité  redoubla;  cette  fièvre  de  gloire  qui  saisit  tous  les  hommes 
à  l'approche  d'un  combat  faisait  oublier  les  fatigues.  Quand  le  8 
au  matin  le  signal  d'appareiller  fut  hissé  en  tête  du  grand  mât  du 
vaisseau  amiral,  tout  le  monde  était  prêt  à  faire  joyeusement  son 
devoir. 

Personne  alors  ne  doutait  du  succès;  les  dispositions  des  Véni- 
tiens en  notre  faveur  étaient  connues,  et  deux  jours  suffisaient  à  la 
marine  française  pour  triompher  des  obstacles  longtemps  amassés 
par  r ennemi.  Tout  le  poids  du  combat  devait  porter  principalement 
sur  les  bâtimens  blindés  composant  l'escadre  dite  de  siège.  Les 
huit  compagnies  venues  de  Toulon,  les  fusiliers  des  vaisseaux,  trois 


I 
I 

I 


LA   FLOTTILLE    DU    LAC    DE   GARDE.  lÙÎ 

cents  gabiers  armés  de  revolvers]  et  les  troupes  du  général  Wimpfen 
devaient  enlever  les  forts  à  mesure  qu'ils  eussent  été  éteints  et  dé- 
mantelés. Les  fonds  de  10  mètres  ne  commençant  qu'à  plus  d'un 
mille  marin  du  rivage  (1) ,  les  vaisseaux  et  les  grandes  frégates 
étaient  forcés  de  se  tenir  à  cette  distance  de  la  place  ;  ils  devaient 
donc  tirer  à  toute  volée,  puisqu'ils  avaient  peu  de  canons  rayés, 
et  ne  servaient  en  quelque  sorte  que  comme  moyen  de  puissante 
diversion. 

Cependant  l'escadre  s'avançait  vers  Venise.  Une  noble  émulation 
régnait  parmi  ces  douze  mille  marins,  car  ils  avaient  l'armée  à  éga- 
ler, et  leur  victoire  ne  devait-elle  pas  rendre  la  liberté  à  tout  un 
peuple? 

II. 

Vers  le  milieu  du  mois  de  mai  1859,  une  dépêche  du  ministre  de 
la  marine  ordonnait  d'embarquer  sur  deux  transports  de  l'état  les 
cinq  chaloupes  canonnières  démontées  qui  se  trouvaient  dans  l'arse- 
nal de  Toulon.  Le  contre-amiral  Dupouy,  un  capitaine  de  frégate 
chef  d'état-major,  cinq  officiers  de  marine,  un  commissaire  de  divi- 
sion, un  chirurgien ,  un  ingénieur,  quatre-vingt-quinze  matelots  et 
cent  cinquante  ouvriers  de  diflerens  inétiers,  tel  était  le  personnel 
d'une  expédition  dont  la  première  étape  était  Gênes,  mais  dont  le  but 
restait  ignoré. 

Pour  peu  qu'on  ait  étudié  le  caractère  des  marins,  si  accessibles 
aux  émotions  généreuses,  on  comprendra  facilement  l'effet  que  pro- 
duisit dans  le  port  de  Toulon  l'annonce  officielle  d'une  campagne 
dont  on  parlait  depuis  longtemps  sans  trop  y  croire  et  sans  en  com- 
prendre la  portée.  Pas  un  ne  voulait  perdre  une  si  belle  occasion  de 
conibattre  à  côté  de  l'armée  de  terre,  car  dans  cette  guerre,  qui 
commençait  à  peine,  presque  tous  craignaient  d'être  employés  à 
un  long  blocus  dans  l'Adriatique  ou  à  des  transports  continuels  de 
troupes  entre  Toulon  et  Gênes.  La  pensée  de  tous  se  détournait  de 
Venise  :  la  marine  autrichienne  s'était  déjà  réfugiée  dans  ses  ports- 
les  petites  chaloupes  semblaient  donc  en  ce  moment  être  les  seuls 
bâtimens  qui  dussent  aller  au  feu.  Aussi,  sans  distinction  de  grade, 
chacun  souhaitait-il  ardemment  d'être  appelé  à  l'honneur  de  les 
commander. 

—  Mais  que  pouvez- vous  faire?  demandait-on  aux  officiers  dési- 
gnés par  l'amiral  pour  l'accompagner.  —  Vos  navires  sont  trop  pe- 
tits, disait  l'un;  — trop  grands,  disait  l'autre.  —  Annibal  a  passé  les 

(1)  Le  mille  marin  est  de  1,854  mètres. 


142  RETUE    DES    DEUX   MONDES. 

Alpes  avec  des  éléphans,  Napoléon  avec  des  canons  ;  les  traverserez- 
Yous  avec  des  canonnières?  —  Enfin,  si  vous  présentez  le  flanc  ou 
l'arrière  à  un  canon,  si  petit  qu'en  soit  le  calibre,  il  vous  coulera.  — 
Cette  dernière  objection  au  succès  de  l'entreprise  était  sérieuse,  car 
les  chaloupes  étaient  construites  pour  combattre  exclusivement  par 
l'avant.  L'unique  canon  de  chaque  chaloupe  et  les  servans  de  la 
bouche  à  feu  y  étaient  abrités  complètement  par  un  énorme  masque 
en  bois,  blindé  ou  cuirassé  avec  des  plaques  en  fer  forgé  de  dix  centi- 
mètres d'épaisseur.  Il  était  donc  du  devoir  des  capitaines  de  présen- 
ter toujours  l'avant  à  l'ennemi,  comme  un  brave  soldat  sa  baïonnette. 
Toute  fuite  devenait  plus  dangereuse  qu'un  combat  à  outrance 
contre  des  forces  supérieures.  Il  fallait  vaincre  ou  couler. 

Les  canonnières  étaient  au  reste  des  bâtimens  complets,  pouvant 
tenir  la  mer,  d'une  longueur  de  vingt-cinq  mètres,  et  rappelant  un 
peu  par  leurs  formes  les  cotres  qui  sillonnent  la  Manche.  Elles  n'a- 
vaient point  de  noms,  et,  en  attendant  qu'un  combat  les  eût  glo- 
rieusement baptisées,  elles  portaient  tout  simplement  les  numéros  6, 
7,  8,  9  et  10.  Avec  leur  machine  à  haute  pression,  de  la  force  de 
15  chevaux,  elles  atteignaient  à  quatre  atmosphères  plus  de  sept 
nœuds  (1).  C'était  tout  ce  qu'il  fallait  pour  aller  au  feu  et  évoluer  par 
tous  les  t3mps.  Leur  tirant  d'eau,  d'un  peu  plus  d'un  mètre  à  l'ar- 
rière, leur  poids,  évalué  à  90  tonneaux,  devaient  bien  augmenter 
les  difficultés  de  l'expédition  dans  laquelle  on  s'engageait;  mais  on 
était  pressé.  En  faire  d'autres,  plus  légères,  plus  simples,  mieux  ap- 
propriées aux  transports  par  chemins  de  fer  ou  voitures ,  et  à  la 
guerre  des  fleuves  ou  des  lacs,  cela  n'eût- il  paâ  coûté  trop  de  temps? 
On  préféra  se  servir  d'un  immense  matériel  de  800  tonneaux  qui 
était  tout  préparé. 

Après  les  avoir  complètement  construites  à  La  Seyne,  on  les  avait 
démontées,  et  chaque  morceau,  si  petit  qu'il  fût,  était  étiqueté,  nu- 
méroté, et  portait  des  points  de  repère.  En  peu  de  jours,  le  port  de 
Toulon  embarqua  sur  XAriège  et  sur  la  lièvre  cette  immense  quan- 
tité de  bois,  de  fer,  de  cuivre  et  de  caisses.  On  rendit  toute  confu- 
sion impossible  :  on  donnait  à  chaque  chaloupe  une  couleur  par- 
ticulière que  portait  chacune  de  ses  parties,  et  on  lui  assignait  à 
bord,  dans  les  cales  des  transports,  une  place  distincte.  Il  fallut  de 
la  part  de  tous  un  soin  et  une  prévoyance  inouis  pour  que  rien 
ne  fût  oublié,  et  que  cette  escadrille  en  lambeaux  ou  en  herbe, 
comme  on  l'appelait  plaisamment,  pût  se  suffire  à  elle-même  pour 
la  reconstruction,  le  lancement,  l'armement  et  les  réparations  après 
un  combat. 

(1)  Le  nœud  équivaut  à  un  mille  marin. 


LA    FLOTTILLE    DU    LAC    DE    GARDE.  143 

On  se  trouva,  dès  le  jour  de  l'arrivée  à  Gênes,  à  la  fin  de  mai, 
en  présence  d'un  travail  considérable  causé  autant  par  les  difiicul- 
tés  inhérentes  au  déchargement  d'un  tel  matériel  que  par  l'exiguïté 
de  l'arsenal  de  guerre  de  la  marine  sarde.  Il  fallut  toute  l'adresse 
et  l'intelligence  que  les  marins  français  déploient  dans  ce  qu'on  est 
convenu  d'appeler  «  travaux  de  force  »  pour  extraire  des  flancs  des 
deux  transports  des  poids  aussi  énormes  que  ceux  des  canons,  des 
masques  et  des  chaudières.  On  était  obligé  de  poser  tous  ces  objets 
à  terre,  sur  le  quai ,  pour  les  traîner  à  la  main ,  sur  une  pente  des 
plus  raides,  jusque  sous  une  grue  qui  les  montait  lentement  sur  des 
wagons. 

A  ce  moment,  tous  les  transports  de  l'armée  se  faisaient  par  les 
chemins  de  fer,  dont  le  matériel  était  peu  considérable.  L'artillerie, 
l'intendance,  le  génie  et  la  marine  s'arrachaient  littéralement  les 
wagons.  Dans  un  excès  de  zèle  bien  excusable,  chacun  voulait  faire 
passer  son  service  avant  celui  des  autres.  On  se  demandait  encore 
de  quel  droit  la  flottille,  avec  sa  mission  inconnue,  son  utilité  alors 
discutable,  prenait  à  elle  seule  autant  de  voitures.  A  Gênes  en  effet, 
rien  ne  transpirait  encore  sur  le  but  de  l'expédition.  Bien  des  gens, 
en  voyant  une  telle  accumulation  de  matériel  de  forme  inconnue,  ne 
pouvaient  concevoir  ce  que  des  bâtimens  de  guerre  pouvaient  venir 
faire  ainsi  en  pleine  terre.  L'ordre  vint  bientôt  d'échelonner  les 
cinq  canonnières  dans  le  nord  du  Piémont.  On  désencombrait  ainsi 
l'arsenal,  et  on  facilitait  l'envoi  simultané  de  la  flottille  vers  un  point 
qui  devait  être  désigné  plus  tard.  La  canonnière  n**  9  fut  envoyée 
à  Alexandrie,  le  n"  10  à  Gasale,  le  n*»  7  à  Vercelli.  Les  chaloupes  6 
et  8  restèrent  à  Gênes,  Les  wagons  furent  déchargés  dans  les  gares, 
et  on  attendit. 

L'attente  dura  trois  semaines;  elle  parut  longue  à  ces  matelots, 
qui  croyaient  que  le  jour  de  leur  débarquement  en  Italie  serait 
pour  eux,  comme  pour  l'armée,  un  jour  de  marche  vers  l'ennemi. 
A  chaque  instant,  dans  les  gares  se  croisaient  des  convois  immenses 
de  troupes,  avec  des  trains  remplis  de  prisonniers.  Nos  soldats, 
pleins  de  gaieté  et  d'entrain,  disaient  cordialement  bonjour  à  leurs 
ennemis  de  la  veille;  ils  aidaient  les  blessés  à  descendre.  Tout  ce 
monde  attendait  parfois  deux  ou  trois  heures  que  la  voie  unique 
des  chemins  de  fer  pié montais  fût  dégagée.  Quelques  fantassins 
montaient  alors  sur  le  sommet  d'un  wagon,  et  avec  leurs  bidons  et 
leurs  gamelles  en  fer-blanc  à  défaut  d'orchestre  commençaient  une 
de  ces  parades  interminables  dans  lesquelles  nos  troupiers  excel- 
lent; mais  un  coup  de  sifflet  aigu  rappelait  bien  vite  les  rieurs  à  la 
vie  réelle,  et  tous  alors  de  courir  après  le  train  déjà  en  route.  Par 
les  chaleurs  accablantes  qu'il  faisait  alors  en  Italie,  ils  se  gar- 


1/^4  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

daientbien  de  monter  dans  l'intérieur  des  voitures;  assis  sur  les 
marchepieds  ou  perchés  sur  Fimpériaje  dans  les  tenues  ou  les  po- 
sitions les  plus  pittoresques,  ils  envoyaient  aux  populations  rassem- 
blées  sur  leur  passage  des  cris  de  joie  et  des  chants  de  guerre.  Les 
marins  de  leur  côté  craignaient  de  ne  plus  arriver  à  temps;  chacun 
s'informait  avec  anxiété  de  la  profondeur  du  Pô,  de  celle  du  Tessin 
et  de  toutes  les  rivières  qui  traversent  la  Lombardie.  Elles  ne  sont 
malheureusement  pour  la  plupart  que  des  torrens  ou  des  maré- 
cages, où,  comme  le  disaient  familièrement  nos  matelots,  «  un 
youyou  se  serait  échoué.  »  Ce  fut  alors  que  M.  de  Gavour  proposa 
de  transporter  une  des  canonnières  à  Arona,  sur  les  bords  du  Lac- 
Majeur,  de  l'y  reconstruire  et  armer  complètement  pour  donner  la 
chasse  au  Radetzky  et  au  Benedek,  qui  désolaient  ces  rives  et  frap- 
paient sur  les  habitans  de  fortes  réquisitions.  Les  victoires  de  Ga- 
ribaldi,  en  forçant  ces  deux  corsaires  de  se  réfugier  dans  un  port 
suisse,  et  la  séquestration  immédiate  opérée  par  le  gouvernement 
helvétique  firent  abandonner  ce  projet.  Il  était  douteux  que  l'on  pût 
ensuite  démonter  la  canonnière  pour  la  transporter  ailleurs.  L'ami- 
ral, voyant  lui-même  que  la  profondeur  du  Pô  n'était  point  assez 
grande  pour  le  tirant  d'eau  de  la  flottille,  proposa  d'y  construire 
cinq  bateaux  plats  de  30  mètres  de  long,  calant  70  centimètres, 
munis  des  machines,  canons  et  armemens  des  cinq  chaloupes  dé- 
montées; mais  l'empereur  ne  voulait  pas  que,  sous  aucun  prétexte, 
on  touchât  à  la  petite  escadre  pour  un  but  étranger  à  celui  qu'il 
avait  arrêté  d'avance.  Il  permit  s'eulement,  à  titre  d'essai,  la  con- 
struction d'une  seule  de  ces  longues  barques  à  Gasale.  On  devait 
prendre  pour  la  faire  naviguer  et  combattre  tout  ce  qui  se  trouvait 
sur  une  des  cinq  chaloupes  complètement  armées  venues  tout  récem- 
ment de  Toulon  à  Gênes. 

L'arrivée  inopinée  de  ces  bâtimens  tout  montés  au  moment  où  cha- 
cun commençait  à  croire  à  l'inutilité  de  la  marine  impériale  dans 
l'intérieur  de  l'Italie  causa  bien  de  l'étonnement,  et  donna  lieu  à 
bien  des  suppositions  absurdes.  Quelques  jours  après,  on  sut  qu'un 
ordre  supérieur  les  avait  appelés  à  renforcer  la  puissance  de  la  flot- 
tille. A  une  question  de  l'empereur  demandant  s'il  était  possible  de 
transporter  ces  chaloupes  tout  entières  par  les  chemins  de  fer, 
r amiral  avait  répondu  affirmativement.  Ce  nouveau  projet  ne  fut  pas 
toutefois  mis  à  exécution.  En  effet,  les  forges  et  chantiers  de  la  Mé- 
diterranée promirent  de  livrer,  dans  un  délai  de  quatre  semaines, 
cinq  batteries  flottantes  démontées,  à  fonds  plats,  portant  chacune 
deux  canons  de  24  rayés,  se  chargeant  parla  culasse,  et  munies 
de  deux  machines  à  haute  pression  de  15  chevaux,  faisant  mou- 
voir deux  hélices  adaptées  à  chaque  bord.  Leur  tirant  d'eau  était  de 


LA   FLOTTILLE    DU    LAC    DE    GARDE.  ilib 

0'"70,  et  elles  pouvaient  être  reconstruites  en  quatre-vingt-dix 
heures.  Ce  renfort  de  batteries  flottantes  rendait  inutile  le  concours 
des  chaloupes  canonnières  montées,  qui  furent  renvoyées  à  l'escadre 
de  l'Adriatique,  à  l'exception  du  n**  5,  destiné  à  armer  le  bateau  le 
Cffsale.  C'eût  été  un  beau  spectacle  cependant  que  celui  de  locomo- 
tives remorquant  à  travers  les  terres  cinq  bâtimens  de  90  tonneaux  ! 
On  eût  rendu  la  chose  praticable  en  réduisant  chacun  des  bâtimens 
à  sa  coque  proprement  dite,  c'est-à-dire  en  lui  enlevant  les  chau- 
dières, les  masques,  les  plaques,  les  machines  et  les  emménage- 
mens  intérieurs,  pour  le  ramener  ainsi  au  poids  de  42  tonneaux. 
Les  chaloupes,  longues  de  25  mètres,  eussent  été  portées  sur  des 
wagons  plats  à  marchandises,  pouvant  recevoir  un  poids  de  8  ou 
10  tonneaux  chacun.  Pour  hisser  en  quelque  sorte  ces  masses 
énormes  sur  les  trucs,  on  eût  introduit  dans  un  des  bassins  de 
Gênes  un  ponton  à  fond  plat ,  sur  lequel  on  eût  établi  des  rails  et 
posé  ces  wagons.  Chacune  des  chaloupes  eût  été  alors  solidement 
assujettie  sur  les  voitures.  Le  tout  eût  été  remis  à  flot,  remorqué  et 
échoué  à  Samperdarena,  faubourg  de  Gênes,  et  les  voitures  eussent 
été  tirées  à  terre  sur  le  chemin  de  fer  d'Alexandrie.  Seulement,  sous 
les  tunnels  et  sous  les  ponts,  on  eût  construit  une  voie  provisoire 
entre  les  deux  déjà  existantes,  afin  que  les  flancs  des  navires,  ne 
vinssent  pas  se  heurter  contre  les  parois,  les  piles  ou  les  voûtes. 

C'est  au  milieu  de  toutes  ces  préoccupations,  de  tous  ces  projets, 
que  l'on  apprit  la  retraite  des  Autrichiens  sur  le  Mincio.  Ils  se  reti- 
raient en  faisant  sauter  les  ponts  et  démolissant  les  chemins  de  fer 
derrière  eux.  C'était  de  bonne  guerre  sans  doute,  mais  fort  inquié- 
tant pour  le  passage  futur  de  notre  flottille.  En  France  et  dans  les 
pays  ofl'rant  de  grandes  ressources,  on  trouve  facilement  des  char- 
rettes capables  de  porter  des  poids  au-dessus  de  deux  ou  trois  ton- 
neaux ;  les  voies  ferrées  ne  sont  point  alors  indispensables  pour  le 
transport  d'un  matériel  pesant.  Malheureusement  la  Lombardie 
avait  déjà  subi  de  fortes  réquisitions  de  toute  espèce,  et  les  marins 
n'avaient  à  leur  disposition  que  des  voitures  à  bœufs,  impropres 
par  leur  petitesse,  leur  légèreté  et  leur  forme,  au  charroi  des  chau- 
dières, des  canons  et  des  masques.  Aussi  l'écroulement  des  arches 
des  ponts  du  Tessin,  de  Vercelli,  de  Cassanno  et  de  San-Marco,  la 
démolition  probable  du  viaduc  de  Desenzano,  haut  de  /i2  mètres, 
semblaient  devoir  indéfiniment  reculer  le  moment  tant  désiré  de 
marcher  en  avant. 

Après  la  victoire  de  Solferino,  la  face  des  choses  parut  complè- 
tement changée  :  la  route  de  la  Lombardie  était  libre,  et  l'ordre  fut 
immédiatement  expédié  à  la  flottille  de  se  diriger  le  plus  prompte- 
ment  possible,  et  par  tous  les  moyens,  vers  le  lac  de  Garde.  Le  but 

TOME  X\Y.  10 


146  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

de  la  campagne  était  enfin  divulgué  :  les  cinq  canonnières  étaient 
destinées  à  concourir  à  l'attaque  et  à  la  prise  de  Peschiera. 

A  Gênes,  à  Alexandrie,  à  Casale,  à  Vercelli,  on  chargea  simul- 
tanément, et  en  trois  jours,  les  chaloupes.  Vers  la  fm  de  juillet, 
cent  vingt  wagons  venaient  à  Novare,  à  Trecate  et  à  San-Martino, 
attendre  le  rétablissement  du  Ponte-Torino,  la  pose  de  la  voie  de 
Magenta  et  la  jonction  des  deux  gares  de  Milan.  Chacun  se  rappelle 
que  la  destruction  du  pont  sur  le  Tessin  fut  incomplète.  Il  put  ser- 
vir même  longtemps  ainsi  au  passage  de  nos  colonnes  et  de  l'artil- 
lerie. Les  Autrichiens,  en  faisant  sauter  les  deux  premières  piles, 
du  côté  de  la  Lombardie,  croyaient  que  les  arches,  par  la  poussée 
énorme  qu'elles  ont  les  unes  sur  les  autres,  tomberaient  toutes  en 
même  temps;  mais  les  mines  ne  produisirent  pas  tout  l'effet  attendu: 
les  bases  furent  endommagées,  les  deux  premières  voûtes  se  cre- 
vassèrent; quant  au  pont,  devenu  par  le  t«emps  et  la  solidité  des  ma- 
tériaux comme  un  vaste  monolithe,  il  résista.  Cependant,  pour  assu- 
rer le  passage  des  vivres,  des  canonnières  et  des  parcs  de  siège,  le 
raccordement  des  chemins  de  fer  piémontais  et  lombards  était  d'une 
urgente  nécessité.  Bien  des  projets  furent  mis  en  avant  et  discutés. 
L'un  de  ces  plans  se  bornait  à  détourner  le  lit  du  Tessin  par  une  di- 
gue et  à  reprendre  les  travaux  à  sec.  On  dut  d'ailleurs  renoncer  à  se 
servir  du  système  de  pont  en  bois  dit  «  pont  américain  ;  )>  on  man- 
quait de  poutres  fortes,  il  eût  fallu  en  aller  chercher  à  Gênes;  puis 
les  eaux  de  la  rivière,  avec  leur  vitesse  de  2'"  33  par  seconde,  eussent 
rendu  très  difficile  la  pose  verticale  de  madriers  énormes.  M.  Amil- 
hau,  ingénieur  français  des  ponts  et  chaussées ,  était  convaincu  que 
la  base  de  la  première  pile,  composée  de  blocs  puissans  reliés  en- 
core par  du  ciment  romain,  n'avait  nullement  souffert  de  l'explosion 
des  mines.  Il  demanda  dix  jours  pour  construire  en  briques  une  pile 
et  une  arche  nouvelles.  Son  plan  fut  adopté,  et  il  se  mit  à  l'œuvre 
avec  un  zèle,  une  activité  et  une  certitude  de  réussir  que  ni  d'amères 
critiques,  ni  la  faiblesse  des  moyens  mis  à  sa  disposition  ne  purent 
jamais  ébranler. 

Le  village  de  San-Martino ,  avec  ses  trois  maisons ,  une  douane, 
une  auberge,  un  bureau  de  tabac  et  ses  quinze  habitans,  dont  quatre 
douaniers  et  cinq  gendarmes  piémontais,  se  trouvait  changé  en 
place  forte  de  première  classe.  Les  Autrichiens,  craignant  de  nous 
voir  déboucher  par  Novare,  avaient  entouré  le  village  de  fortifica- 
tions passagères,  d'un  développement  de  plusieurs  kilomètres,  ba- 
layant et  commandant  toute  la  plaine  unie  qui  sépare  San-Martino 
de  Trécate.  C'était  une  tête  de  pont  formidable  et  une  place  d'armes 
qui  pouvait  contenir  cinquante  mille  hommes.  Cet  immense  travail, 
on  le  sait,  fut  rendu  inutile  par  le  mouvement  tournant  du  mâré- 


LA   FLOTTILLE    DU   LAC    DE    GARDE.  147 

chai  Mac-Mahon.  Des  vivres,  des  munitions  et  des  canons  venaient 
à  chaque  instant  s'entasser  autour  de  la  petite  gare  de  San-Martino 
après  avoir  été  déchargés  des  wagons.  La  traversée  sur  le  fleuve  se 
faisait  alors  par  deux  ponts  de  bateaux  construits  de  chaque  côté  de 
Ponte-Tessino,  l'un  par  nos  pontonniers  avec  leur  matériel,  l'autre 
par  le  commerce  avec  les  grandes  barques  du  Pô.  Sur  ces  deux  voies 
de  communication  se  croisaient  d'immenses  convois  de  charrettes 
et  de  soldats  rejoignant  leurs  corps,  de  longues  files  de  prisonniers^ 
lombards  chantant  les  airs  nationaux  de  l'Italie.  Des  hauteurs  de 
San-Martino,  sur  les  débris  d'une  batterie  abandonnée  par  l'ennemi, 
on  voyait  se  dérouler  un  panorama  immense,  encadré  par  une  vé- 
gétation vigoureuse  :  devant  soi  Magenta,  à  sa  gauche  Turbigo,  et  à 
ses  pieds  le  fleuve,  avec  ses  trois  étages  de  canaux  d'irrigation,  sans 
cesse  traversés  par  cette  fourmilière  humaine  pleine  d'activité  et 
d'espérances.  L'on  assistait  par  la  pensée  à  la  grande  bataille  qui 
s'était  livrée  en  ces  lieux  il  y  avait  si  peu  de  temps,  et  l'on  en  res- 
sentait encore  les  poignantes  émotions.  Puis,  en  voyant  cette  accu- 
mulation de  matériel,  de  vivres  et  de  munitions  arrêtés  depuis  quinze 
jours  par  l'écroulement  d'un  pont,  on  comprenait  toute  l'étendue 
d'une  défaite  qui  viendrait  priver  l'armée  de  telles  ressouices. 

L'amiral,  de  son  côté,  sentait  tout  le  prix  du  temps,  et,  sans  at- 
tendre la  fm  des  travaux,  fit  décharger  à  Trécate  et  mettre  sur  des 
charrettes  tous  les  bois  nécessaires  à  la  construction  de  la  canon- 
nière n°  8,  alors  en  tête  du  convoi.  Cette  canonnière  passa  le  fleuve 
sur  le  pont  de  bateaux  construit  par  nos  pontonniers,  et  fut  rechar- 
gée de  l'autre  côté  sur  des  wagons  lombards.  Elle  alla  ainsi  jusqu'au 
pont  de  San-Marco,  sur  la  Ghiese,  qu'elle  trouva  démoli.  On  recom- 
mença alors  le  même  travail  pour  la  porter  enfin  à  Desenzano.  Si 
tous  les  ponts  que  l'ennemi  avait  fait  sauter  n'eussent  pu  être  réta- 
blis promptement,  on  eût  construit  des  chemins  de  fer  portatifs  de 
500  mètres  de  long,  et  les  wagons  les  plus  lourds  auraient  été  traî- 
nés par  les  routes  ordinaires  sur  des  rails  qu'on  eût  disposés  les 
uns  devant  les  autres  à  mesure  que  les  voitures  auraient  laissé  quel- 
ques mètres  de  libres  derrière  elles.  On  n'eût  reculé  devant  aucun 
travail,  si  l'on  eût  cru  gagner  de  la  sorte  seulement  vingt-quatre 
heures.  C'est  à  l'annonce  d'un  prochain  départ  que  les  matelots  et 
ouvriers,  en  regardant  leurs  membres  meurtris  par  tous  ces  trans- 
ports, se  demandaient  si  un  jour  ils  seraient  portés  par  ces  bateaux 
qu'ils  avaient  eux-mêmes  tant  portés  sur  leurs  épaules.  M.  Amilhau 
réussit  à  l'heure  dite  dans  son  gigantesque  travail,  et  la  flottille 
passa  la  première  comme  pour  en  constater  la  solidité.  Le  lende- 
main, elle  partait  pour  Desenzano. 

Quand  des  hauteurs  de  Lonato  les  marins  découvrirent  enfin  ce 


148  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

magnifique  lac  de  Garde,  une  joie  immense  inonda  le  cœur  de  tous 
ces  braves  gens.  Ce  fut  comme  après  une  longue  et  pénible  traver- 
sée, quand  le  cri  de  terre  se  fait  entendre.  Encore  une  fois  les  mi- 
sères, les  longues  nuits  pluvieuses  sous  la  tente  et  dans  les  gares, 
les  interminables  journées  de  labeur  sous  un  soleil  de  plomb,  tout 
fut  oublié.  Ils  étaient  arrivés;  le  champ  de  bataille  était  devant  eux, 
et  dans  le  lointain  ils  voyaient  Peschiera,  c'est-à-dire  la  victoire! 
Le  lac  de  Garde  se  trouve  au  fond  d'un  vaste  entonnoir  :.  la  gare 
de  Desenzano  est,  bien  entendu,  située  sur  les  hauteurs.  Une  route 
d'un  kilomètre  de  long,  espèce  de  montagne  russe,  la  séparait  des 
chantiers,  que  l'amiral  avait  fait  préparer  et  sonder  avec  soin.  Il 
fit  également  construire  sur  cette  pente  inquiétante  un  chemin  de 
fer,  pour  descendre,  jusqu'à  l'entrée  de  la  ville  et  à  grands  ren- 
forts de  précautions,  les  wagons  portant  les  poids  les  plus  lourds. 
Au  bout  de  cette  voie  provisoire  -se  trouvait  une  grue  qui  posait  à 
terre  ces  chaudières  de  7,000  kilogrammes,  et  les  hommes  s'y  atte- 
lèrent pour  la  dixième  fois.  Les  pièces  légères  ou  à  peu  près  se  dé- 
chargeaient à  la  gnre,  sur  des  chars  ou  sur  le  dos  des  équipages, 
et  venaient  se  grouper  en  ordre  auprès  des  quilles  déjà  placées. 
Desenzano  se  trouvait  comme  par  enchantement  changé  en  port 
de  mer.  Les  habitans  regardaient  curieusement  ces  hommes  venus 
de  si  loin,  dont  les  allures,  la  gaieté  constante  et  les  mœurs  leur 
étaient  complètement  inconnues.'  Ils  se  sentaient  rassurés,  et  leurs 
barques  de  pêche  couvraient  déjà  le  lac.  S'ils  refusèrent  à  joindre 
leurs  efforts  aux  travaux  des  marins  malgré  les  offres  les  plus  gra- 
cieuses, c'est  certes  moins  par  manque  de  patriotisme  que  par  l'effet 
d'une  habitude  bien  invétérée  chez  tous  les  paysans  de  ne  jamais 
travailler  sans  une  honnête  rétribution. 

On  se  mit  de  tout  cœur  à  la  construction  :  les  canons  de  Pes- 
chiera, qu'on  entendait  sans  cesse,  et  la  vue  des  bateaux  à  vapeur 
autrichiens,  qui  allaient  et  venaient  de  Riva  à  la  ville  assiégée,  don- 
naient à  tous  les  travailleurs  un  entrain  et  un  stimulant  inconnus 
dans  nos  arsenaux.  Une  batterie  d'artillerie  française  à  Desenzano, 
une  batterie  piémontaise  à  la  pointe  de  la  presqu'île  de  Sermione 
rendaient  toute  inspection  des  chantiers  un  peu  trop  dangereuse 
pour  l'ennemi,  qui  ne  tenta  du  reste  aucun  coup  de  main.  C'eût 
été  facile  cependant  avec  des  fusées  incendiaires  et  des  hommes 
résolus  qu'un  de  leurs  vapeurs  eût  pu  jeter  sur  la  plage;  mais  déjà 
Garibaldi,  à  Salo,  avait  coulé  l'un  de  ces  bâtimens  à  coups  de  ca- 
non, et  les  défenseurs  de  Peschiera  ne  voulurent  sans  doute  pas 
s'exposer  de  nouveau  à  perdre  ainsi  leur  seul  moyen  de  communi- 
cation avec  l'empire. 

Bien  des  officiers  de  toutes  les  armes,  en  voyant  cette  construction 


LA    FLOTTILLE    DU    LAC    DE    GARDE.  1^9 

entreprise  sur  la  plage  de  Desenzano,  disaient  :  «  Ils  n'arriveront 
pas  à  temps;  nous  prendrons  la  ville  sans  les  marins!  »  Au  premier 
abord,  ils  semblaient  avoir  raison,  surtout  si  Ton  songe  que  pour 
chaque  canonnière  il  y  avait  un  travail  spécial  à  terminer  rapide- 
ment, et  dont  voici  les  détails  :  cinq  mille  trous  à  percer,  autant 
de  chevilles  à  y  enfoncer,  puis  à  river,  pour  ajuster  entre  elles  des 
pièces  de  bois  que  la  chaleur  avait  fait  travailler.  Un  calfatage  com- 
plet était  nécessaire  en  dehors,  en  dedans,  et  sur  le  pont.  Enfin  les 
opérations  du  lancement,  du  montage  des  machines  et  de  l'arme- 
ment employaient  bien  du  temps.  L'expérience  prouva  heureuse- 
ment que  chaque  chaloupe  pouvait,  en  moins  de  dix  jours,  avec  un 
personnel  de  cent  cinquante  ouvriers  de  toutes  les  professions,  être 
prête  à  faire  feu.  Certainement  elles  n'eussent  pas  été  entièrement 
finies,  elles  eussent  même  été  à  peu  près  incapables  dé  naviguer 
longtemps  ainsi;  mais,  pour  se  battre  quelques  jours,  il  suffisait  de 
la  coque  avec  sa  machine,  du  masque  avec  ses  plaques,  du  canon 
avec  sa  plate-forme.  On  n'avait  pas  non  plus  assez  d'ouvriers  venus 
de  France  pour  pousser  simultanément  la  construction  des  cinq  bâ- 
timens;  mais  ni  Milan,  ni  Gênes,  ni  Toulon  n'étaient  bien  loin,  et 
en  présence  d'une  nécessité  aussi  impérieuse  que  la  prise  de  Pes- 
chiera,  de  cette  place  regardée  comme  la  tête  des  écluses  du  Min- 
cioet  la  clé  de  Mantoue,  on  n'eût  hésité  devant  aucun  sacrifice 
d'hommes  ou  d'argent.  La  construction  commença  le  3  juillet;  tout 
pouvait  donc  être  terminé  bien  avant  le  15.  Or,  au  moment.de 
l'armistice,  c'est-à-dire  le  8,  les  Français  et  les  Piémontais  com- 
mençaient seulement  à  recevoir  leur  matériel  de  siège  et  à  creuser 
les  tranchées.  Il  leur  était  donc  impossible,  en  cinq  ou  six  jours, 
de  prendre  la  place ,  et  par  suite  la  flottille  devait  se  trouver  prête 
bien  avant  même  qu'on  eût  commencé  les  grands  travaux  du  siège. 
Quant  à  l'utilité  de  ce  renfort,  elle  était  incontestable.  Nous  ne 
pouvions,  sous  aucun  prétexte,  laisser 'les  Autrichiens  maîtres  du 
lac  :  sans  cesse  ils  auraient  inquiété  les  nombreuses  villes  du  litto- 
ral, ou  débarqué  des  troupes  sur  nos  derrières.  Il  fallait  aussi  com- 
pléter le  blocus  de  Peschiera.  Les  chaloupes  canonnières  devaient 
donc  couler  ou  forcer  de  se  réfugier  dans  les  ports  de  la  confédé- 
ration helvétique  les  rares  bateaux  à  vapeur  en  fer  et  à  roues  et  les 
barques  à  voiles  et  .à  rames  que  l'ennemi  possédait  encore.  Notre 
feu  prenait  à  revers  tous  les  forts  détachés  qui  entourent  la  partie 
de  la  ville  construite  sur  la  rive  droite  du  Mincio.  Le  service  des 
pièces  et  l'approvisionnement  de  cette  ceinture  par  le  corps  de  la 
place  devenait,  sinon  impossible,  du  moins  fort  difficile.  Les  cha- 
loupes devaient,  à  un  moment  donné,  par  une  nuit  noire,  lorsque  les 
approches  eussent  été  terminées,  lorsque  l'assaut  eût  été  résolu,  em- 


150  RFVUE    DES   DEUX   MONDES. 

barquer  à  leur  bord,  et  dans  des  chalands  qu'elles  eussent  remorqués, 
assez  de  soldats  pour  tenter  un  coup  de  main  hardi,  enlever  la  ville 
à  l'abordage  en  entrant  par  le  port.  Elles  étaient  encore  un  moyen 
de  transport  bien  précieux  pour  l'armée,  déjà  loin  du  Mincio  et  sépa- 
rée de  la  dernière  station  du  chemin  de  fer  par  une  distance  assez 
grande  pour  compromettre  la  régularité  de  ses  approvisionnemens 
en  hommes,  vivres,  munitions,  et  l'évacuation  de  ses  malades  et 
blessés.  Peschiera  pris,  l'amiral  se  serait  encore  servi  de  ses  puis- 
sans  engins  de  destruction  contre  Mantoue.  Si  les  barrages  du  Min- 
cio n'eussent  pas  permis  aux  bâtimens  de  passer  tout  entiers,  il  les 
eût  encore  une  fois  démontés,  transportés  et  reconstruits  sur  le  Lac- 
Supérieur,  ou  bien  il  aurait  imaginé  de  nouveafux  bateaux  plats  mus 
par  la  vapeur.  La  digue  qui  sépare  les  deux  lacs  et  joint  Mantoue  à 
la  citadelle  eût  été  rompue  à  ooups  de  canon  :  alors,  maîtres  comme 
nous  l'entions  des  eaux  du  Mincio,  nous  pouvions  produire  une  de 
ces  formidables  inondations  qui  forcent  une  place  à  capituler  presque 
s-ans  pouvoir  se  défendre.  De  pareils  combats  n'eussent  pu  être  livrés 
sans  entraîner  la  destruction  d'un  ou  plusieurs  bâtimens  de  la  flot- 
tille. Quoi  qu'il  en  soit,  l'industrie  avait  tenu  sa  promesse,  et  bien 
peu  de  jours  avant  l'armistice,  la  première  des  cinq  batteries  blin- 
dées se  trouvait  à  Gênes,  chargée  sur  des  wagons,  prête  à  marcher 
au  premier  signal.  C'était  un  renfort  de  dix  canons,  augmenté  encore 
d'un  radeau  portant  deux  pièces  rayées  en  construction  a  Desenzano, 
et  que  les  chaloupes  eussent  remorqué  au  feu. 

Telle  était  la  magnifique  et  glorieuse' mission  confiée  à  l'énergie  et 
au  courage  des  marins  français.  Personv.e  ne  doutera,  je  l'espère,  que 
devant  une  telle  accumulation  de  forces  sur  le  côté  faible  des  deux 
places  de  Peschiera  et  de  Mantoue,  elles  ne  fussent  tombées  au  pou- 
voir des  alliés,  si  admirablement  secondés  par  eau.  Aucune  marine, 
je  crois,  ne  peut  trouver  dans  ses  annales  l'exemple  de  tant  d'ob- 
stacles vaincus  en  si  peu  de  temps  par  une  poignée  d'hommes.  Il 
faut  remonter  jusqu'à  Mahomet  II  pour  trouver  trace  d'une  entre- 
prise de  ce  genre  dans  l'histoire.  Encore,  pour  prendre  Constanti- 
nople,  Mahomet  II  n'eut-il  qu'à  transporter  pendant  une  demi-lieue, 
de  Soliman-Batchi  au  fond  de  la  Gorne-d'Or,  de  très  petites  barques, 
et  il  dut  y  employer  toute  son  innombrable  armée.  Les  Vénitiens 
aussi,  au  temps  de  leur  splendeur,  construisirent  des  galères  (les 
canonnières  de  l'époque)  sur  ce  même  lac;  mais  ce  fut  en  pleine 
paix,  sans  but  déterminé,  et  avec  des  bois  venus,  par  le  flottage, 
du  Pô  dans  le  Mincio. 

Ce  transport  par  terre  de  notre  flottille  si  heureusement  accompli 
révèle  dès  à  présent  le  rôle  que  jouera  désormais  la  marine  française 
dans  les  guerres  continentales.  Rien  n'est  plus  facile  en  effet  que  de 


LA   FLOTTILLE    DU    LAC    DE    GARDE.  151 

simplifier  la  construction  des  canonnières  démontées-,  d'en  diminuer 
et  diviser  les  poids,  pour  les  rendre  aussi  facilement  transportables 
par  les  voitures  que  le  sont  aujourd'hui  les  matériels  de  siège  du 
génie  et  de  l'artillerie  de  terre.  Les  canonnières  sont  destinées  à  re- 
morquer et  à  servir  de  défense  à  ces  ponts  de  bateaux  toujours  si 
difficiles  à  jeter  sur  les  grands  fleuves  de  l'Europe,  sous  le  feu  de 
l'ennemi.  Avec  elles,  un  général  en  chef  pourra  choisir  son  lieu  de 
passage,  sans  que  jamais  le  courant  par  sa  force  ou  son  obliquité,  la 
rivière  par  sa  largeur  ou  sa  profondeu-r,  ou  même  des  fortifications 
de  campagne,  puissent  l'arrêter  un  instant.  Dans  les  retraites,  avant 

Ide  s'échouer  et  de  se  faire  sauter,  elles  sont  capables  de  lutter  des 
journées  entières  contre  une  artillerie  puissante;  elles  peuvent  ainsi 
empêcher  soit  le  rétablissement  immédiat  d'un  pont,  soit  le  passage 
en  bac  de  colonnes  ennemies.  Ne  seront- elles  pas  enfin  une  pré- 
eieuse  ressource  pour  la  surveillance  des  mouvemens  d'une  armée 
dont  on  voudra  inquiéter  les  flancs  et  brûleries  moyens  de  transport? 
Depuis  le  3  juillet  1859  jusqu'au  8,  les  habitans  de  Desenzano 
entendirent  nuit  et  jour  retentir  le  bruit  des  instrumens,  les  chants 
des  ouvriers  et  les  cris  des  sentinelles.  Tout  marchait  rapidement; 
bois,  canons,  chaudières,  masques  étaient  descendus  du  haut  de  la 
montagne,  et  déjà  une  canonnière  se  trouvait  prête  à  être  lancée.  La 
guerre  maritime  allait  commencer  sur  le  lac,  et  les  habitans  deman- 
daient chaque  jour  l'heure  du  lancement,  quand  tout  à  coup,  le  8 
au  matin,  les  premiers  bruits  d'un  armistice  conclu  avec  les  Autri- 
chiens commencèrent  à  se  répandre.  Au  milieu  de  ces  matelots  et 
de  ces  ouvriers,  si  intéressés  à  la  continuation  de  la  guerre,  cette 
nouvelle  trouva  bien  des  incrédules  ;  mais  quelques  heures  après  la 
suspension  d'armes  jusqu'au  15  août  fut  annoncée  officiellement.  Les 
outils  tombèrent  des  mains  des  ouvriers,  un  silence  de  mort  régna 
dans  les  chantiers,  le  courage  de  continuer  manquait  à  tous. 

Le  même  repos,  la  même  tristesse  succédaient  dans  l'Adriatique 
^  la  même  animation  guerrière.  La  flotte  de  Venise,  comme  on  Ta 
vu,  était  le  8  au  matin  sous  vapeur,  quand  VEylau,  l'un  des  vais- 
seaux de  l'escadre  de  blocus,  envoyé  par  l'amiral  Jurien,  vint  le  long 
de  la  Bretagne  porter  la  nouvelle  inattendue.  On  continua  d'avancer, 
car  nos  marins  ne  la  tenaient  encore  que  de  l'ennemi,  et  l'on  pou- 
vait craindre  une  ruse  de  guerre.  Le  9  au  matin,  l'escadre  mouil- 
lait donc  sur  six  lignes,  devant  Venise,  en  vue  des  dômes  de  Saint- 
Marc,  en  face  de  Malamocco.  A  bord  des  bâtimens,  on  conservait 
encore  l'espoir  que  l'armistice  ne  serait  pas  suivi  de  la  paix.  Une 
dépêche  du  quartier-général  dissipa  brusquement  tous  les  doutes. 
Les  préliminaires  de  Villafranca  étaient  annoncés,  et  l'ordre  était 
donné  de  rallier  Toulon  en  évacuant  Lossini. 


152  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

A  Venise  comme  sur  le  lac  de  Garde,  on  touchait  au  but  :  quel- 
ques heures  encore,  et  tant  d'efforts  accomplis  avec  abnégation 
trouvaient  dans  une  victoire  certaine  leur  plus  douce  récompense. 
Depuis  bien  longtemps,  la  marine  n'avait  armé  une  flotte  mieux 
organisée,  réunissant  dans  un  plus  parfait  ensemble  tous  les  pro- 
grès, toutes  les  améliorations  que  les  découvertes  récentes  et  les 
sciences  ont  apportés  à  l'artillerie,  à  la  vapeur  et  au  personnel. 
'  Comme  à  Navarin  et  en  Grimée,  la  marine  combattait  pour  une  noble 
cause  :  elle  soutenait  une  nation  qui  souffrait,  un  peuple  qui  se 
réveillait.  Les  regrets  furent  immenses,  car  dans  cette  guerre  si  glo- 
rieuse pour  l'armée  de  terre,  la  flotte  n'avait  pu  faire  entendre  le 
bruit.de  ses  canons.  A  côté  de  grandes  victoires,  elle  ne  pouvait 
parler  que  de  ses  fatigues  bravement  supportées,  de  longues  croi- 
sières et  de  pénibles  traversées.  L'évacuation  de  Lossini  se  fit  lente- 
ment, comme  à  regret.  Le  jour  de  l'arrivée  en  Italie  avait  été  salué 
par  d'unanimes  cris  de  joie;  au  jour  du  départ,  un  même  senti- 
ment régnait  dans  tous  les  cœurs  :  c'était  le  regret  de  ne  pas  avoir 
rendu  la  liberté  à  Venise. 

A  Desenzano,  les  travaux  furent  repris;  l'empereur  vint  assister 
au  lancement  de  la  canonnière  n"*  6,  et  décida  que  tous  ces  bâtimens 
seraient  donnés  au  roi  Victor-Emmanuel.  La  cérémonie  de  la  mise 
à  l'eau  fut  pour  l'armée,  cantonnée  aux  environs  du  village,  une  fête 
curieuse.  Le  rivage  disparaissait  littéralement  sous  des  milliers  de 
soldats,  et  une  imm.ense  clameur  retentit  dans  les  airs  quand  la 
canonnière  pavoisée,  glissant  sur  sa  cale,  entra  dans  le  lac;  puis 
•  peu  à  peu  tout  bruit  cessa.  L'armée,  s'échelonnant  par  brigades,  prit 
la  route  de  Lonato,  et  il  n'y  eue  bientôt  plus  de  Français  à  Desen- 
zano que  les  marins  de  la  flottille.  Ges  rivages,  naguère  si  animés, 
reprirent  leur  physionomie  habituelle,  et  le  calme  du  lac  ne  fut  plus 
troublé  paries  salves  bruyantes  de  notre  artillerie. 

Ce  fut  le  16  août  qu'eut  lieu  la  remise  des  canonnières  françaises 
à  la  marine  sarde.  Le  pavillon  français,  hissé  sur  chaque  chaloupe, 
fut  salué  de  vingt  et  un  coups  de  canon  par  l'artillerie  de  nos  alliés. 
Une  division  d'infanterie  piémontaise  échelonnée  sur  le  rivage  et 
une  batterie  rendirent  le  salut  coup  pour  coup.  Lentement,  bien 
lentement  môme,  comme  on  le  pense,  nos  marins  retirèrent  les  cou- 
leurs nationales.  Tout  était  fmi  :  les  canonnières  préparées  pour 
l'attaque  de  Peschiera  n'étaient  plus  françaises!  Les  capitaines  et 
les  équipages  quittèrent  aussitôt  ces  bâtimens  avec  une  douloureuse 
émotion.  Telle  est  la  tristesse  que  ressentent  tous  les  marins  aban- 
donnant leur  navire,  soit  après  un  naufrage,  un  combat  malheureux, 
ou  môme  après  un  simple  désarmement.  N'est-ce  pas  comme  un 
vieil  ami  que  l'on  perd?  Les  matelots,  dans  leur  langage  figuré,  en 


p 


LA   FLOTTILLE    DU    LAC    DE    GARDE.  153 

parlent  toujours  comme  d'une  chose  animée  qui  sent,  qui  soulTre, 
qui  pense  comme  eux.  Leur  amour  pour  cette  parcelle  de  la  patrie, 
amour  que  l'on  retrouve  aussi  dans  l'armée  pour  le  régiment,  ex- 
plique bien  des  dévouemens  et  donne  bien  des  victoires.  Les  ma- 
rins du  lac  de  Garde  avaient  pour  ainsi  dire  porté  leurs  bâtimens 
dans  leurs  bras;  ils  les  avaient  vus  naître,  grandir,  marcher;  puis 
ils  les  avaient  perdus  pour  toujours.  Ils  emportaient,  il  est  vrai,  ces 
drapeaux  que  l'on  venait  de  saluer  avec  tant  de  respect;  mais  ces 
drapeaux  étaient  intacts,  vierges  du  feu,  et  peu  de  jours  avant  ils 
avaient  vu  passer  des  milliers  de  soldats  fiers  de  montrer  les  leurs 
hachés  par  la  mitraille  et  les  boulets  !  La  mission  de  la  flottille  en 
Italie  était  terminée,  et  le  17  août  les  matelots  du  lac  de  Garde 
comme  ceux  de  Venise  reprirent  tristement  le  chemin  de  la  patrie. 

III. 

Telle  fut  la  douloureuse  impression  produite  sur  nos  marins  par 
la  nouvelle  inattendue  qui  arrêtait  la  belle  flotte  de  l'Adriatique 
comme  la  vaillante  flottille  du  lac  de  Garde  dans  un  mouvement 
commun  vers  la  victoire.  Après  avoir  exprimé  dans  toute  sa  vivacité 
cette  émotion  du  premier  moment,  on  aimerait  à  dire  quel  senti- 
ment lui  succéda.  Les  ^  gens  de  cœur  ne  connaissent  qu'un  seul 
adoucissement  à  certaines  tristesses,  c'est  la  certitude  que  de  leurs 
plus  pénibles  épreuves  sortira  quelque  bien  pour  l'avenir.  Cette 
noble  consolation  n'a  pas  manqué  à  nos  marins.  S'ils  ont  pensé 
d'abord  avec  un  profond  regret  à  ce  qu'ils  n'ont  pu  faire,  ils  se 
sont  plus  tard  rappelé,  non  sans  quelque  fierté,  ce  qu'ils  avaient 
fait.  Ils  n' avaient  pas  vaincu  dans  des  combats,  mais  leurs  rudes  et 
patiens  travaux  avaient  constaté  un  résultat  dont  le  pays  a  droit  de 
s'enorgueillir  :  c'est  qu'il  se  forme  en  France  une  nouvelle  marine, 
dont  il  faut  retracer  brièvement  le  point  de  départ  pour  en  mieux 
faire  entrevoir  l'avenir. 

Dès  185/i,  au  moment  même  où  nous  achevions  la  transformation 
de  notre  marine  à  voile  en  marine  à  vapeur,  on  fut  obligé  d'ajouter 
à  la  flotte  des  batteries  flottantes  et  des  canonnières  destinées  à  se- 
conder les  opérations  d'un  siège  par  mer.  C'était  alors  une  marine 
auxiliaire  que  l'on  créait  à  côté  de  l'ancienne  pour  la  compléter,  car 
avant  l'apparition  de  ces  nouveaux  engins  de  destruction,  il  était 
admis  en  principe  qu'une  batterie  de  terre  de  quatre  pièces  triom- 
phait d'un  vaisseau  de  cent.  Qu'y  a-t-il  de  vrai  dans  cette  règle, 
contredite  glorieusement  par  ïes  succès  de  Saint-Jean-d'Ulloa,  de 
Tanger,  de  Mogador?  Ce  qui  est  certain,  c'est  que  des  vaisseaux, 
même  vainqueurs  dans  un  combat  contre  les  forts  d'une  rade,  avec 


15/1  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

leur  coque  criblée  de  boulets,  leurs  mâtures  et  leurs  machines  ava- 
riées, demanderont  toujours  dans  les  ports  de  longues  réparations. 

Si  les  Russes  en  1854  eussent  battu  la  mer  avec  leurs  escadres, 
si  les  Autrichiens  en  1859  eussent  fait  sortir  leur  petite  marine,  les 
conditions  d'une  lutte  de  bâtimens  à  bâtimens  restaient  les  mêmes 
qu'autrefois,  avec  un  peu  moins  de  durée  dans  la  bataille,  à  cause 
de  la  vapeur  et  de  la  justesse  du  tir,  mais  aussi  avec  de  bien  plus 
fortes  avaries  en  matériel.  Vainqueurs  ou  vaincus,  les  vaisseaux  doi- 
vent rentrer  au  port  après  un  combat.  Une  escadre  de  réserve  est 
donc  indispensable,  et  si  la  guerre  continue,  si  les  rencontres  se 
multiplient,  une  marine  comme  la  nôtre,  dont  le  matériel  est  limité 
à  quarante  vaisseaux,  a  promptement  épuisé  ses  ressources.  Heu- 
reusement de  grands  progrès  ont  été  accomplis.  Depuis  un  an,  la 
marine  blindée  marche  à  pas  de  géant;  l'artillerie  de  son  côté  pos- 
sède aujourd'hui  le  canon  rayé,  se  chargeant  par  la  culasse,  pou- 
vant tirer  dix  coups  à  la  minute,  et  portant  à  plus  de  il, 000  mètres 
des  boulets  creux  cylindro-coniques  d'une  puissance  énorme.  Chez 
toutes  les  nations  maritimes,  le  canon  rayé  deviendra  le  seul  moyen 
efficace  de  défendre  les  côtes,  et  composera  l'armement  des  batte- 
ries de  tous  les  bâtimens  de  guerre. 

Nos  vaisseaux  et  nos  frégates  actuels,  dans  un  temps  très  rappro- 
ché et  dans  un  cas  d'attaque  de  place,  peuvent  donc  être  forcés  de 
s'éloigner  encore  du  centre  de  l'action,  sous  peine  d'être  coulés: 
leur  rôle  comme  moyen  efficace  de  diversion  est  encore  amoindi'i; 
mais  dans  une  croisière  ou  dans  une  escadre,  s'ils  rencontrent  un 
seul  des  nouveaux  bâtimens  cuirassés.,  fût-il  inférieur  en  force  et  en 
vitesse,  qu'arrivera- 1- il?  Le  vaisseau,  filant  douze  nœuds,  pren- 
dra la  fuite,  ou,  s'il  veut  combattre,  le  seul  parti  en  apparence  rai- 
sonnable est  de  courir  sur  l'ennemi  pour  le  couler  par  sa  masse  en 
l'abordant;  mais  avant  qu'il  ait  atteint  son  adversaire,  il  restera  plus 
de  dix  minutes  exposé  à  son  feu,  si  le  bâtiment  cuirassé  est  immo- 
bile, et  bien  plus  de  temps  encore,  si  ce  bâtiment  fuit  devant  lui» 
D'ailleurs  est- il  sûr  de  le  couler?  L'avant  pourra- 1- il  subir  un 
pareil  choc  sans  s'ouvrir?  La  machine  ne  se  brisera-t-e*lle  pas?  Dès 
ce  moment,  le  vaisseau  actuel  ^st  donc  devenu  à  peu  près  inutile 
comme  instrument  sérieux  de  guerre,  et  ne  peut  plus  même  être 
pris  comme  unité  dans  le  combat. 

Cependant,  si  ces  nouvelles  batteries  cuirassées  exigeaient  seule- 
ment la  disparition  de  l'ancien  matériel,  elles  ne  seraient  qu'une 
ti'ansformation  de  plus  pour  la  flotte,  et  la  forte  dépense  que  ferait 
ainsi  la  France  ne  changerait  rien  à  la  position  maritime  qu'elle  oc- 
cupe aujourd'hui,  car  les  progrès  marchent  à  peu  près  simultané- 
ment chez  tous  les  peuples,  et  l'équilibre  actuel  se  rétablirait  bien- 


LA    FLOTTILLE    DU    LAC    DE    GARDE.  155 

tôt.  Heureusement  les  avantages  de  cette  nouvelle  invention  se  feront 
surtout  sentir  sur  le  personnel  naviguant,  dont  elle  change  com- 
plètement la  composition. 

Nous  avons  vu  en  effet  déjà  bien  des  progrès  dans  les  formes  des 
bâtimens,  —  le  vaisseau  à  trois  ponts  à  voiles,  les  frégates  à  roues, 
le  vaisseau  à  hélice  actuel;  —  mais  toujours  le  même  personnel 
figurait  à  bord,  c'est-à-dire  presque  exclusivement  des  matelots  de 
l'inscription  maritime  et  très  peu  d'hommes  de  la  conscription.  Les 
mâtures  que  l'on  conservait  dans  un  intérêt  d'économie  en  temps 
de  paix ,  et  sur  tous  les  vaisseaux  à  vapeur  à  grande  et  à  petite  vi- 
tesse, maintenaient  quand  même  l'ancien  système  d'armement  dans 
la  marine.  Au  contraire,  les  bâtimens  blindés,  destinés  à  attaquer 
des  places,  à  forcer  des  passes,  à  se  battre  contre  leurs  pareils,  se- 
ront construits  pour  se  porter  rapidement  d'un  point  à  un  autre, 
pour  ne  jamais  sortir  de  l'Europe,  c'est-à-dire  de  la  Manche  et  de 
la  Méditerranée  ;  ils  doivent  être  munis  de  fortes  machiaes  et  faire 
disparaître  nos  lourdes  et  incommodes  mâtures.  Les  voiles  carrées 
leur  nuisent  et  ne  peuvent  que  les  retarder;  les  voiles  latines  seules 
suffisent  pour  les  appuyer.  Nous  n'avons  donc  plus  besoin  d'un  aussi 
grand  nombre  de  marins  venant  de  l'inscription  maritime;  des  ma- 
telots canonniers  et  fusiliers,  c'est-à-dire  des  hommes  de  l'inté- 
rieur, peuvent  être  pris  avec  avantage,  et  alors  seulement  tombe 
pour  toujours  cette  terrible  objection  :  «  La  France  n'a  pas  assez  de 
marins!  »  Prenons  des  hommes  de  la  conscription,  apprenons-leur 
le  maniement  du  canon,  du  fusil  et  des  rames  dans  les  ports  et  sur 
l'escadre  d'évolution;  renvoyons-les  ensuite  en  congé  renouvelable 
comme  fait  l'armée,  et  nous  aurons  bientôt  une  réserve  qui  dou- 
blera nos  ressources  sans  un  grand  surcroît  de  dépense. 

Toute  la  question  est  là,  car  l'essor  de  notre  marine  n'est  arrêté 
depuis  des  siècles  que  par  l'insuffisance  du  personnel.  On  a  intro- 
duit, je  le  sais,  depuis  longtemps  des  hommes  du  recrutement  dans 
la  composition  des  équipages  de  nos  vaisseaux  ;  mais  jamais  on  ne 
les  a  pris  comme  la  base,  comme  l'élément  principal  de  notre  force 
maritime  :  on  ne  le  pouvait  pas.  La  flotte  dite  de  guerre,  conservant 
ses  mâtures  et  ses  voiles,  nous  obligeait  de  faire  du  système  de  ma- 
nœuvres-  qu'elles  entraînent  un  objet  constant  d'étude.  La  grande 
préoccupation  du  moment  était  donc  de  former  des  marins,  et  l'on 
rencontrait  ainsi  des  difficultés  insurmontables,  lorsqu'il  fallait 
mettre  promptement  quelques  vaisseaux  sur  le  pied  de  guerre* 
L'on  n'avait  pas  de  réserve  exercée  au  canon  ni  au  fusil,  et  c'est, 
depuis  l'invention  de  la  vapeur,  la  première  condition  de  force 
d'une  escadre.  L'on  perdait  tout  le  bénéfice  du  recrutement,  pour 
ainsi  dire  illimité,  des  hommes  venus  de  l'intérieur. 


156  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Ainsi  d'un  côté  la  transformation  de  la  flotte  actuelle  est  devenue 
nécessaire  pour  imiter  les  autres  nations,  mettre  nos  bâtimens  à, 
l'abri  du  canon  rayé,  et  faire  que  la  défense  soit  à  la  hauteur  de 
l'attaque.  D'autre  part,  le  personnel  suit  la  révolution  imprimée  au 
matériel,  et  nous  permet  de  faire  face  à  tous  les  armemens,  à  toutes 
les  difficultés  particulières,  de  posséder  en  un  mot  une  marine  sé- 
rieuse, homogène,  débarrassée  de  tous  ses  bâtimens  inutiles  à  la 
guerre.  Cette  marine  sera  naturellement  divisée  en  quatre  catégo- 
ries très  distinctes  :  la  première,  composée  de  puissans  navires  cui- 
rassés^ à  grande  vitesse^  montés  surtout  par  des  matelots  fusiliers 
et  canonniers  :  ce  sera  la  flotte  de  combat ,  de  siège  et  de  débarque- 
ment'^ —  la  deuxième,  renfermant  assez  de  frégates  et  de  bâtimens 
inférieurs,  également  blindés,  avec  mâture  (montés  par  un  plus 
grand  nombre  de  vrais  marins),  pour  assurer  le  service  de  nos  sta- 
tions lointaines  :  ce  sera  la  flotte  de  campagne  au  long  cours  ^  —  la 
troisième,  comprenant  les  transports  actuels,  les  vaisseaux  trop 
vieux  pour  être  rasés  et  cuirassés,  enfin  les  frégates  ou  avisos  en 
bois,  en  fer^  à  hélice  et  à  roues  :  ce  sera  le  train  maritime;  —  la 
dernière,  avec  ses  canonnières  de  toutes  les  classes,  dont  l'activité 
sur  les  fleuves  et  dans  les  débarquemens  est  suffisamment  démon- 
trée, formera  Y  escadre  de  flottille. 

Avec  son  personnel  pour  ainsi  dire  inépuisable,  puisque  la  con- 
scription y  tiendra  une  grande  place,  la  construction  de  cette  nou- 
.velle  flotte  cuirassée  ne  sera  plus  qu'une  affaire  d'argent,  et  n'aura 
de  limite,  comme  puissance,  que  les  ressources  financières  du  pays. 
Au  point  de  vue  du  matériel,  nous  aurons  une  vraie  flotte  de 
guerre  pouvant  combattre  souvent  sans  se  radouber,  et  réunissant 
toutes  les  qualités  qui  lui  sont  indispensables  :  la  force  dans  l'artil- 
lerie, la  rapidité  dans  les  traversées  et  dans  les  évolutions,  en- 
fin l'économie  dans  la  consommation  du  charbon.  Au  point  de  vue 
du  personnel,  notre  marine,  se  recrutant  désormais  en  grande  par- 
tie comme  l'armée,  deviendra  populaire  comme  elle.  Ces  milliers 
d'hommes  familiarisés  avec  la  mer  par  un  séjour  de  quelques  an- 
nées sur  nos  bâtimens  et  dans  nos  ports  propageront  dans  leurs 
foyers  les  instincts  maritimes.  Le  goût  d'un  noble  métier  pénétrera 
peu  à  peu  dans  les  mœurs.  Nous  n'affaiblirons  point  l'armée  en  lui 
prenant  un  plus  grand  nombre  de  conscrits  qu'on  ne  le  faisait  au- 
trefois; nous  la  compléterons  en  quelque  sorte.  Ces  hommes  faisant 
partie  de  compagnies  distinctes,  ne  contenant  chacune  qu'une  seule 
spécialité  de  canonniers,  ou  de  fusiliers,  ou  de  marins,  avec  un  cadre 
permanent  d'officiers  de  marine,  de  sous-officiers  et  de  quelques 
vieux  matelots,  formeront  des  bataillons  complets.  Ils  seront  pour 
les  côtes  et  les  ports  la  meilleure  défense  en  temps  de  guerre.  Dans 


LA   FLOTTILLE   DU    LAC    DE    GABDE.  157 

les  luttes  futures  sur  mer,  où  l'abordage  jouera  un  grand  rôle,  ces 
hommes  auront  sur  les  ponts  des  navires,  devenus  de  véritables 
champs  de  bataille,  tout  l'entrain  et  la  solidité  des  troupes  de  terre. 
Aujourd'hui  d'ailleurs  les  intérêts  de  la  France  ne  l'appellent-ils  pas 
vers  l'extrême  Orient?  La  Chine,  la  Cochinchine,  le  Japon,  Madagascar 
sont  des  pays  nouveaux  à  ouvrir  et  à  explorer.  La  marine  a  donc 
dans  l'avenir  un  rôle  immense  qu'elle  ne  pourra  remplir  seule  que 
lorsqu'elle  disposera  de  toutes  les  ressources  possibles  pour  com- 
battre souvent  sans  réparations,  débarquer  sur  les  côtes  et  marcher 
dans  l'intérieur  avec  ses  propres  hommes.  L'on  évitera  ainsi  la  perte 
énorme  de  monde  que  l'on  subit  lorsqu'on  entasse  sur  des  navires 
et  pour  une  expédition  lointaine  des  soldats  peu  habitués  à  la  mer, 
à  la  nourriture  du  bord  et  aux  lointains  voyages.  Tôt  ou  tard  enfin 
l'isthme  de  Suez  sera  percé,  et  notre  marine  de  commerce  pourra 
doubler  ses  armemens  avec  d'autant  plus  de  facilité  que  la  plus 
grande  partie  de  ses  matelots  lui  resteront,  avec  d'autant  plus  de 
sûreté  aussi  qu'elle  sera  mieux  protégée  partout,  si  une  guerre  ma- 
ritime venait  à  éclater. 

En  indiquant  rapidement  les  avantages  de  cette  nouvelle  marine, 
je  n'oublie  point  que  les  institutions  qui  régissent,la  flotte  nous  ont 
assuré  et  nous  assurent  encore  une  position  maritime  respectable. 
Ces  institutions  s'appliquaient  admirablement  à  un  ordre  de  choses 
qui  n'existe  plus.  Il  y  avait  un  équilibre  parfait  entre  nos  ressources 
en  matelots  et  le  nombre  de  bâtimens  à  flot  que  l'on  pouvait  rigou- 
reusement armer  avec  ces  hommes  spéciaux.  D'ailleurs,  si  l'on  exa- 
mine le  régime  actuel  de  toutes  les  marines,  on  les  voit  toutes  agir 
d'après  le  même  système.  Les  xVnglais  ont  comme  nous  une  flotte 
qui  se  recrute  exclusivement  parmi  ses  nombreux  marins;  mais, 
comme  nous  aussi,  ils  subissent  la  nécessité  de  congédier  fréquem- 
ment leurs  équipages.  C'est  une  grande  cause  de  faiblesse  à  côté 
d'énormes  déploiemens  de  force,  car  le  départ  de  ces  hommes  in- 
struits fait  perdre  aux  escadres  cette  supériorité  constante  qu'elles 
doivent  avoir  dans  toutes  les  circonstances  et  à  tous  les  momens  de 
paix  ou  de  guerre.  Cette  manière  de  procéder  dans  les  deux  ma- 
rines, pour  la  formation  des  équipages  de  la  flotte,  ressemble  à 
ce  qui  se  passe  en  Prusse  pour  l'armée  :  elle  est  peu  nombreuse  en 
temps  de  paix,  et  la  landwehr  vient  la  compléter  lorsque  les  cir- 
constances l'exigent;  mais,  tout  en  étant  toujours  disponible,  cette 
réserve  n'est  ni  exercée  ni  équipée  à  un  moment  donné.  Or  dans 
le  siècle  où  nous  vivons,  où  tout  est  une  question  de  vitesse,  où 
les  coups  décisifs  se  portent  avec  rapidité,  c'est  un  défaut  capital 
pour  une  marine  de  guerre  que  de  ne  pas  avoir  un  personnel  per- 
manent. Puisque  la  profession  de  marin  n'est  plus  indispensable  à 


158  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

bord  des  vaisseaux,  il  vaut  mieux,  pour  les  armer,  prendre  des 
hommes  dont  le  service  dure  sept  années.  On  rend  ainsi  la  plus 
grande  partie  des  matelots  de  l'inscription  à  leur  véritable  profes- 
sion, le  commerce,  et  on  crée  surtout  ce  qu'aucune  puissance  ne 
possède  encore,  une  marine  militaire  permanente. 

Ce  que  nous  indiquons  n'est  plus  au  reste  un  simple  projet.  La 
France  ne  reste  en  arrière  d'aucun  progrès  réel,  et  déjà  les  modi- 
fications dont  je  viens  de  parler  sont,  sur  une  petite  échelle,  en 
cours  d'exécution.  On  envoie  des  officiers  et  huit  cents  matelots  de 
la  conscription  étudier  à  Lorient  pendant  six  mois  les  manœuvres 
d'infanterie,  et  le  Suffren^  vaisseau-école  des  canonniers,  forme 
chaque  année  six  cents  chefs  de  pièce  excellens.  Il  suffira  d'imiter 
dans  chaque  port  ce  qui  se  fait  dans  un,  de  transformer  chaque  vais- 
seau de  l'escadre  d'évolution  en  une  école  sérieuse  de  canonnage,  et 
l'on  pourra  regarder  dès  ce  jour  les  quatre  frégates  cuirassées  ac- 
tuellement sur  les  chantiers  comme  le  noyau  d'une  flotte  de  guerre 
qui  fera  disparaître  l'ancienne  avec  ses  bâtimens  mixtes,  son  maté- 
riel et  son  personnel  limités. 

Il  y  a  sur  notre  infériorité  navale  un  préjugé  trop  répandu  en 
France,  et  que  ces  pages  auront  peut-être  servi  à  combattre.  Une 
nation  comme  la  nôtre  ne  doit  pas  être  purement  militaire.  La  ma- 
rine n'est  point  une  arme  de  luxe  ni  un  corps  secondaire  dans  un 
grand  état,  car  les  destinées  des  peuples  ne  se  résolvent  définitive- 
ment que  sur  mer.  Les  Vénitiens,  les  Portugais,  les  Hollandais  et  les 
Espagnols  n'ont  perdu  leur  suprématie  que  lorsqu'une  mauvaise  ad- 
ministration des  finances,  les  discordes  intestines  et  les  conquêtes 
inutiles  eurent  amené  le  dépérissement  de  leur  flotte.  Et  quand 
l'Europe,  tant  de  fois  vaincue,  triompha  de  la  France  dans  les  pre- 
mières années  de  ce  siècle,  il  faut  se  rappeler  que  nous  n'avions  pas 
de  marine,  ou  du  moins  pas  d'hommes  exercés  et  habitués  à  la  mer 
pour  armer  les  cent  quatre  vaisseaux  que  nous  possédions  encore 
en  1814.  Pour  la  première  fois  donc,  par  les  navires  cuirassés,  la 
France  devient  une  grande  nation  maritime;  la  flotte  devient  un 
corps  complet,  permanent ^  en  état  de  suffire  à  toutes  les  éventua- 
lités :  abordages,  sièges,  transports,  débarquemens ,  expéditions 
lointaines.  Au  lieu  de  vaisseaux,  nous  aurons  de  véritables  forte- 
resses flottantes,  et  si  le  métier  y  perd  de  sa  poésie,  la  France  y 
gagnera  le  plus  sûr  instrument  de  sa  grandeur.  Nos  opérations  ma- 
ritimes en  Italie  n'eussent-elles  servi  qu'à  faire  entrevoir  cet  ave- 
nir, c'en  serait  assez  pour  qu'une  belle  part  leur  fût  accordée  dans 
les  souvenirs  de  la  dernière  campagne. 

A.  DES  Yarannes. 


I 


LES  DRAMES 


BE 


LA  VIE  LITTÉRAIRE 


HENRI  ET  CHARLOTTE  STIEGLITZ. 


Briefe  von  Heinrîch  Stieglitz  an  seîne  Braut  Charlotte,  2  vol.,  Leipzig  1859. 


I 


Il  y  a  aujourd'hui  vingt-cinq  ans,  un  événement  mystérieux  et 
tragique  produisit  une  sorte  de  stupeur  au  sein  de  la  société  alle- 
mande. Une  jeune  femme,  d'une  rare  beauté,  d'un  esprit  merveil- 
leux,- enthousiaste  des  arts  et  de  la  gloire,  s'était  frappée  au  cœur 
d'un  coup  de  poignard,  et  sereine,  impassible,  elle  était  morte,  la 
main  sur  sa  blessure^  sans  qu'un  cri  de  douleur  fût  sorti  de  sa  poi- 
trine. Mariée  depuis  six  ans  à  un  poète  qui  avait  donné  à  ses  débuts 
d'assez  belles  espérances,  elle  l'aimait  tendrement,  elle  en  était  ten- 
drement et  ardemment  aimée.  Pourquoi  donc  cet  acte  de  désespoir? 
Y  avait-il  quelque  drame  caché  dans  cette  existence  qui  semblait  si 
heureuse?  Les  conjectures  ne  manquèrent  pas,  comme  on  pense; 
mais  la  folie  de  la  pauvre  suicidée  était  d'une  nature  si  particulière 
que  personne  n'aurait  pu  la  deviner.  La  femme  du  poète,  on  le  sut 
bientôt  par  ses  confidences  suprêmes,  avait  voulu  réveiller  par  une 
secousse  horrible  l'imagination  engourdie  de  son  mari.  Ame  géné- 
reuse et  vaillante,  elle  avait  vu  celui  qu'elle  aimait  tomber  dans  une 
sorte  de  mélancolie  inerte;  elle  se  disait  que  le  mariage,  la  vie  ré- 


160  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

gulière,  les  vulgaires  soucis  du  foyer  avaient  étouffé  sous  les  cendres 
les  belles  flammes  de  ses  jeunes  années;  elle  s'accusait,  en  un  mot, 
d'avoir  tué  un  poète,  et,  moitié  désespoir,  moitié  scrupule,  elle  se 
crut  obligée  en  conscience  de  lui  rendre  l'inspiration  au  prix  même 
de  sa  vie. 

Une  publication  récente  vient  d'attirer  de  nouveau  l'attention  sur 
la  mort  de  Charlotte  Stieglitz.  Un  neveu  du  poète,  M.  Louis  Cûrtze, 
a  mis  au  jour  deux  volumes  de  lettres  adressées  par  Henri  Stieglitz 
à  sa  fiancée  Charlotte.  On  ne  connaissait  jusqu'à  présent  que  les  let- 
tres et  les  confidences  de  la  jeune  femme,  et  on  pouvait  se  deman- 
der si  son  exaltation  ne  cachait  pas  quelque  blessure  secrète.  Or  les 
lettres  d'Henri  Stieglitz  montrent  avec  quelle  tendresse  il  était  atta- 
ché à  la  compagne  de  sa  vie,  elles  révèlent  aussi  dans  l'affection 
mutuelle  des  deux  amans  bien  des  germes  funestes.  Assurément  il 
n'y  a  plus  de  doute  possible  sur  les  motifs  qui  ont  poussé  Charlotte 
à  se  donner  la  mort;  ce  n'est  pas  ici  le  désespoir  des  affections  dé- 
daignées ou  trahies,  c'est  le  sacrifice  héroïque  et  horrible  d'une  âme 
qui,  engagée  dans  une  voie  fausse,  croit  s'apercevoir  tout  à  coup 
que  sa  vie  est  inutile  et  dangereuse  à  la  tâche  qu'elle  s'est  imposée. 
Ils  s'aimaient  sans  doute,  mais  de  quel  amour?  Était-ce  l'amour 
simple,  franc,  loyal,  prêt  aux  sacrifices  continus  et  obscurs?  N'était- 
ce  pas  plutôt  un  amour  prétentieux,  subtil,  très  sincère  d'abord,  on 
ne  peut  le  nier,  et  cependant  altéré  d'avance  par  un  mélange  secret 
d'égoïsme  et  d'orgueil?  Pauvres  âmes  si  cruellement  frappées,  voici 
la  punition  de  vos  erreurs  ;  vous  êtes  devenues  un  problème  de  psy- 
chologie morale,  et  il  nous  faut  étudier,  le  scalpel  à  la  main,  les 
étranges  maladies  dont  vous  nous  présentez  l'image.  Nous  n'oublie- 
rons pas  du  moins  ce  que  vous  avez  souffert;  nous  toucherons  légè- 
rement à  vos  blessui^s  ;  si  graves  que  soient  vos  fautes,  elles  attes- 
tent des  ambitions  élevées,  et  ce  ne  sont  pas  des  cœurs  vulgaires 
qui  connaîtront  jamais  vos  angoisses. 

Charlotte-Sophie  Willhœft  était  née  à  Hambourg  le  18  juin  1806. 
Son  père,  riche  négociant,  ayant  peu  de  temps  après  transporté  son 
commerce  à  Leipzig,  ce  fut  dans  cette  ville  que  s'écoulèrent  son  en- 
fance et  sa  jeunesse.  On  vit  briller  chez  elle,  dès  ses  premières  an- 
nées, les  dons  les  plus  heureux  de  l'intelligence  et  du  cœur  ;  vive, 
aimante,  spirituelle,  elle  déployait  de  merveilleuses  aptitudes  avec 
une  précocité  surprenante.  Sa  sensibilité  était  extrême.  Tantôt  folle- 
ment rieuse,  tantôt  plongée  en  des  rêveries  étranges,  on  eût  dit 
qu'elle  répondait  aux  appels  d'un  monde  mystérieux.  Sa  mère,  tour 
à  tour  inquiète  ou  charmée,  essayait  vainement  de  modérer  ses  joies 
et  ses  tristesses  ;  elle  échappait  à  la  règte  par  des  élans  soudains,  et 
il  arrivait  souvent  que  des  paroles  inattendues,  comme  de  gracieuses 


I 


DRAMES    DE    LA    VIE    LITTERAIRE.  161 

énigmes,  déconcertaient  tous  ses  mentors.  L'enfant  songeuse  devint 
une  jeune  fille  pleine  de  séductions  et  de  prestiges.  Son  cœur  était 
ouvert  à  toutes  les  impressions  du  beau,  à  tous  les  enchantemens 
de  l'art  et  de  la  pensée.  D'abord,  sous  l'influence  d'un  maître  qui 
appartenait  à  la  secte  des  méthodistes,  une  piété  ardente  et  sombre 
s'était  emparée  de  son  âme;  elle  méprisait  ce  monde,  elle  dédaignait 
la  vie  active,  et  plus  d'une  fois,  dans  ses  aspirations  vers  Dieu,  des 
pensées  de  suicide  traversèrent  son  cerveau.  Ses  parens  avaient 
beau  redoubler  de  vigilance  pour  l'arracher  à  ces  périlleuses  extases: 
vaines  instances,  conseils  inutiles  !  elle  vivait  comme  une  religieuse 
ascétique,  cette  protestante  exaltée,  et  luttant  contre  ce  corps  de 
mort  qui  la  retenait  loin  de  Jésus-Christ,  elle  s'imposait  des  priva- 
tions meurtrières.  Elle  voulait  mourir  et  aller  trouver  le  Sauveur; 
mais  le  Sauveur,  dit  très  bien  un  de  se^  biographes  (1),  est  descendu 
sur  la  terre,  c'est  sur  la  terre  qu'il  faut  le  chercher.  Cet  ardent 
amour  de  la  mort,  cette  soif  impatiente  de  l'autre  vie  ne  furent 
qu'un-s  crise  chez  Charlotte  Willhoeft  ;  elle  redescendit  sur  la  terre, 
et  de  ses  communications  avec  Dieu  elle  ne  garda  que  l'amour  de 
tout  ce  qui  est  divin  parmi  les  hommes.  La  poésie,  les  arts,  la  mu- 
sique, toutes  les  langues  du  monde  idéal,  tout  ce  qui  met  notre  race 
en  communication  avec  les  sphères  supérieures,  et  aussi  tout  ce  qui 
peut  nous  y  mériter  un  jour  une  place  heureuse,  l'amour,  la  bonté, 
le  bonheur  de  se  sacrifier  soi-même,  la  joie  d'inspirer  aux  autres  ces 
sentimens  célestes,  le  prosélytisme  candide  des  belles  âmes  qui  at- 
tirent par  la  sympathie  les  intelligences  indécises  et  les  élèvent  aux 
choses  éternelles,  telles  furent  désormais  les  extases  et  les  occupa- 
tions de  Charlotte.  A  la  piété  défiante  et  stérile  succédait  la  piété 
charitable  et  féconde.  Elle  chantait  divinement,  elle  faisait  aussi  des 
vers,  car  elle  voyait  tant  de  choses  particulières  dans  ses  mélodies 
aimées  qu'elle  voulait  les  traduire  autrement  que  par  les  accens  de 
sa  voix.  A  des  paroles  insuffisantes  elle  substituait  les  siennes,  et 
celles-là  mêmes,  au  bout  de  quelques  jours,  les  trouvant  incomplètes 
encore,  elle  les  remplaçait  par  des  interprétations  nouvelles.  Croyait- 
elle  avoir  reçu  le  don  de  poésie?  Rien  ne  peut  le  faire  supposer,  mais 
certainement  elle  s'était  dit  plus  d'une  fois  :  «  Ah  !  s'il  m'était  donné 
de  servir  en  quelque  manière  la  cause  sacrée  de  l'enthousiasme!... 
On  dit  que  les  femmes  allemandes  des  premiers  âges  remplissaient 
ce  rôle  au  milieu  de  nos  ancêtres  ;  pourquoi  ces  temps  ne  sont-ils 
plus?  Est-ce  notre  race  qui  a  changé?  Pour  moi,  je  sens  qu'un  tel 
ministère,  plus  humble  et  plus  caché  sans  doute,  comme  il  convient  à 
notre  société  moderne,  serait  encore  la  vocation  de  ma  vie.  Sei  vante 

(1)  Charlotte  StiegHt;^,  ein  Denkmal,  1  vol.  in-4%  Berlin  1835. 

TOME  XXV.  11 


162  KETUE  DES   DEUX  MONDES. 

et  non  prêtresse  des  inspirations  d'en  haut,  que  ne  puis-je,  sans  sortir 
de  l'ombre,  susciter  et  soutenir  un  esprit  qui  révélerait  aux  hommes 
un  aspect  nouveau  de  l'éternelle  poésie!...  »  Vagues  rêveries,  as- 
pirations confuses,  que  je  traduis  avec  trop  de  précision  peut-être, 
mais  qui  n'étaient  pas  cependant  chez  cette  âme  ardente  et  inquiète 
un  vain  caprice  de  jeune  fille.  C'était  bien,  à  certains  égards,  une 
Germaine  des  temps  primitifs  au  sein  d'une  société  toute  différente. 
((  Les  Germains,  dit  Tacite,  croient  qu'il  y  a  chez  les  femmes  quelque 
chose  de  divin  et  de  prophétique  ;  aussi  ne  dédaignent-ils  pas  leurs 
conseils,  et  font-ils  grand  cas  de  leurs  prédictions.  »  Ce  quelque 
chose  de  divin,  Charlotte  le  sentait  en  elle,  et  au  lieu  de  susciter 
des  héros,  elle  eût  voulu  créer  un  poète. 

Charlotte  venait  d'accomplir  à  peine  sa  seizième  année  quand  un 
jour  son  frère  introduisit  dans  la  maison  paternelle  un  de  ses  ca- 
marades de  l'université.  Le  nouveau-venu  était  un  jeune  homme  de 
dix-neuf  ans  nommé  Henri  Stieglitz.  Né  en  1803  à  Arolsen,  en 
Westphalie,  il  avait  commencé  ses  études  d'université  à  Goettingue; 
mais,  compromis,  à  tort  ou  à  raison ,  dans  les  agitations  politiques 
de  la  Burschenschaft,  il  avait  dû  quitter  la  célèbre  école  du  Ha- 
novre, et  il  était  venu  se  réfugier  à  Leipzig.  C'était  un  esprit  grave, 
austère,  appliqué  à  de  fortes  études,  et  très  enclin  cependant  aux 
rêveries  ambitieuses.  En  même  temps  qu'il  étudiait  en  philologue 
les  monumens  de  la  littérature  antique,  il  se  croyait  appelé  à  régé- 
nérer la  poésie  de  son  époque.  Une  intimité  fraternelle  ne  tarda  pas 
à  s'établir  entre  Charlotte  et  Henri  ;  ils  passaient  de  longues  heures 
à  échanger  leurs  rêves,  à  s'entretenir  de  poétiques  théories  et  de 
méditations  religieuses.  Henri  appréciait  dans  Charlotte  une  intel- 
ligence ouverte  qui  s'associait  à  toutes  ses  pensées,  une  confidente 
dont  l'attention  ne  se  lassait  pas,  j'allais  presque  dire  un  camarade 
plus  bienveillant  que  ses  compagnons  habituels.  Assez  indifférent 
d'ailleurs  à  sa  grâce  et  à  sa  beauté,  il  ne  devait  l'aimer  que  plus 
tard,  et  par  réflexion  seulement,  si  je  Tose  dire.  Elle  au  contraire, 
elle  l'aimait  d'avance  :  c'était  le  rêve  de  ses  inquiètes  années  qui  lui 
était  soudainement  apparu;  la  vie  désormais  ne  lui  était  plus  à 
charge,  elle  avait  sa  tâche  à  remplir,  elle  avait  à  enfanter  un  poète. 
Que  lui  importait  d'abord  l'indifférence  du  brillant  songeur?  Elle  le 
voulait  surtout  amoureux  de  ses  belles  chimères  et  passionné  pour 
la  gloire  :  il  lui  était  doux  d'aimer  le  poète  sans  qu'il  le  sût  lui- 
même,  d'entretenir  en  lui  l'inspiration,  de  l'encourager,  de  lui  apla- 
nir les  voies,  de  le  faire  monter  toujours  jusqu'au  rameau  sacré,  dût- 
elle  ne  jamais  partager  avec  lui  son  idéale  couronne  ! 

Un  soir  cependant  il  lui  arriva  de  sentir  l'amertume  et  le  vide  de 
ce  dévouement  impossible.  Charlotte  avait  passé  la  soirée,  comme 
elle  faisait  souvent,  avec  sa  mère  et  Henri  Stieglitz,  écoutant  ou 


DRAMES    DE    LA   VIE    LITTERAIRE.  103 

provoquant  les  effusions  lyriques  du  songeur;  rentrée  dans  sa  cham- 
bre, elle  écrivit  ces  jnots  :  «  Ne  rien  vouloir,  ne  rien  savoir,  ne  rien 
désirer,  hors  une  seule  chose,  aimer;  s'oublier  soi-même  dans  le 
bonheur  de  celui  qu'on  aime  sans  espérance  et  sans  désir  de  retour, 
c'est  un  état  de  l'âme  qui  nous  égale  aux  anges,  c'est  le  pressenti- 
ment d'une  félicité  céleste!  Voilà  ce  que  tu  m'enseignais,  ô  ma 
mère!  Pourquoi  donc  ne  suis-je  pas  heureuse?  Pourquoi  donc  cette 
inquiétude  involontaire  qui  me  tourmente  sans  cesse?  Pourquoi  ce 
désir  qui  oppresse  ma  poitrine ,  pourquoi  cette  continuelle  attente, 
comme  si  la  minute  qui  va  venir  devait  m' apporter  un  je  ne  sais 
quoi  dont  je  ne  sais  pas  môme  le  nom?  Si  je  pouvais  faire  pour  lui 
quelque  chose  de  bien  grand,  de  bien  pénible,  sans  qu'il  soupçon- 
nât d'où  cela  lui  vient!  Si  je  pouvais,  sans  être  vue  de  lui,  détour- 
ner de  sa  tête  bien-aimée  quelque  grande  infortune ,  quelque  coup 
terrible  du  destin  et  attirer  sur  moi  ce  malheur,  et  puis,  silencieu- 
sement enfermée  en  moi-même,  lever  les  yeux  vers  lui  du  fond  de 
mon  obscurité,  et  me  réjouir  à  son  joyeux  sourire  comme  à  un  rayon 
de  soleil!  Alors  il  me  semble  que  je  serais  tranquille  et  heureuse 
pour  tout  le  reste  de  mes  jours.  —  Cette  soirée  a  été  une  des  plus 
belles  de  ma  vie.  Ce  souvenir  sera  pour  moi  dans  l'avenir  comme 
une  étoile  radieuse.  Je  sens  que  le  calme  se  fait  en  mon  âme.  » 

Exaltation  et  illusion!  Charlotte  croyait  aimer;  elle  aimait  les 
subtilités  de  son  cœur,  elle  aimait  une  occasion  de  souffrir  et  de  se 
dévouer.  Bizarre  esprit,  âme  généreuse  et  malade,  au  moment  même 
où  elle  parle  du  calme  qui  la  pénètre,  sa  sérénité  s'est  enfuie  pour 
toujours,  la  voilà  enchaînée  à  cette  œuvre  impossible  qu'elle  a  si 
imprudemment  désirée.  L'amour  est  un  acte  de  foi;  dès  la  première 
heure,  l'amante  d'Henri  Stieglitz  se  défie  de  celui  qu'elle  aime,  elle 
comprend  très  bien  que  c'est  une  débile  nature,  une  imagination 
superficielle;  elle  voit  que  l'inspiration  féconde  n'est  pas  là,  que  ce 
poète  dont  elle  voudrait  être  fière  ne  prendra  jamais  son  essor,  et 
elle  s'obstine  à  jouer  son  rôle  auprès  de  lui  comme  une  garde-ma- 
lade au  chevet  d'un  malheureux  sans  espoir.  Supposez  que  ce  goût 
du  sacrifice  soit  dirigé  régulièrement  et  sainement  mis  à  profit: 
Charlotte  Willhoeft  sera  une  admirable  sœur  de  charité;  mais  qu'est- 
ce  qu'une  sœur  de  charité  sans  l'humilité  des  sentimens?  Dans  une 
âme  inquiète,  bizarre,  en  proie  à  cette  sensibilité  maladive,  le  dé- 
vouement ne  sera  qu'une  forme  de  la  mélancolie  prétentieuse  et  le 
déguisement  du  désespoir.  J'ai  de  la  peine  à  croire  Charlotte  quand 
elle  se  dit  prête  à  de^  sacrifices  dont  personne  ne  saura  rien.  Je 
doute  aussi  qu'elle  soit  guérie,  comme  nous  le  pensions,  de  son  dé- 
goût de  la  vie  active;  des  pensées  sinistres,  on  le  voit  trop,  se  mêlent 
sans  cesse  à  ses  projets  d'avenir.  Je  connais  ton  secret,  pauvre  âme 
désolée;  ton  amant,  c'est  la  mort,  et,  j'en  ai  bien  peur  pour  toi,  la 


■4lif 


164  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

•mort  volontairement  cherchée,  la  mort  combinée  d'avance,  fixée 
d'avance  à  tel  moment  du  drame,  comme  da^ns  le  scénario  d'une 
composition  théâtrale.  Et  Henri  Stieglitz,  pouvons-nous  croire  qu'il 
aimera  Charlotte?  Le  jour  où  il  devient  son  fiancé,  il  semble  ne  son- 
ger qu'à  lui-même;  il  se  croit  poète,  il  est  avide  de  gloire,  et  comme 
Charlotte,  dans  son  délire,  a  développé  chez  lui  cette  confiance  or- 
gueilleuse, ce  qu'il  aime  chez  sa  fiancée,  ce  sont  ses  propres  illu- 
sions, encouragées  et  soutenues  par  des  fanfares  qui  ne  se  taisent 
pas.  Mais  s'il  s'aperçoit  bientôt  que  ce  sont  des  illusions  en  effet!  si 
ces  fanfares  de  tous  les  instans  ne  font  qu'entretenir  son  orgueil 
sans  enflammer  son  génie  !  s'il  est  forcé  de  s'avouer  à  lui-même  son 
impuissance?  Voilà  le  secret  fatal  de  cette  vie  :  exaltation  et  illusion 
chez  la  jeune  femme,  impuissance  et  désespoir  chez  celui  qui  se 
prenait  pour  un  poète.  Le  jour  où  ils  s'apercevront  fun  et  l'autre 
de  leur  méprise,  un  supplice  épouvantable  va  commencer  pour  eux. 
La  vie  littéraire,  dans  nos  sociétés  m'odernes,  est  féconde  en 
drames  de  toute  sorte.  Ces  belles  régions  des  lettres,  pleines  d'en- 
chantemens  et  de  clartés  merveilleuses,  mais  habitées  aussi  par  bien 
des  hôtes  funestes,  sont  semées  de  pièges  et  de  précipices.  Je  ne 
parle  pas  seulement  des  inimitiés,  des  jalousies,  plus  violentes  et 
plus  achp.^nées  peut-être  en  ce  pays  que  partout  ailleurs,  mais  com- 
munes en  définitive  à  la  nature  humaine,  et  qui  se  retrouvent  dans 
toutes  les  conditions  de  la  vie  ;  je  parle  des  misères  que  chacun  porte 
en  lui-même,  des  doutes  qui  harcèlent  f  esprit,  des  scrupules  qui  le 
refroidissent,  des  alternatives  d'enthousiasme  et  de  défaillance,  de 
toutes  les  agitations  intérieures  qui  peuvent  tourmenter  l'écrivain, 
au  moment  où  il  va  livrer  sa  pensée,  à  la  foule.  Il  y  a  des  heures  où 
l'homme  le  plus  résolu,  le  plus  aguerri  aux  batailles  de  la  pensée, 
se  surprend  tout  à  coup  à  envier  le  sort  du  plus  humble  et  du  plus 
inconnu  de  ses  contemporains,  le  sort  même  du  moine  qui  s'est  con- 
damné à  un  silence  éternel.  Heureux  pourtant  cet  esprit,  au  milieu 
même  de  ces  défaillances,  car  il  sait  bien  qu'elles  ne  dureront  pas! 
Heureux  celui  qui  souffre  et  qui  se  sent  vivre!  Le  mal  poignant, 
terrible,  le  mal  sans  consolation,  c'est  d'en  être.réduit  au  sentiment 
-de  l'impuissance.  Ne  dites  pas  que  le  remède  est  facile,  et  que 
l'homme,  écrivain  ou  artiste,  philosophe  ou  poète,  qui  se  sent  im- 
puissant à  produire  doit  se  hâter,  s'il  est  sage,  de  quitter  un  théâtre 
où  l'attendent  de  perpétuels  mécomptes.  Cette  sagesse  lui  est  in- 
terdite, et  c'est  précisément  de  là  que  vient  son  mal.  L'impuissant 
dont  je  parle  n'est  ni  fartiste  qui  se  décourage  un  instant  pour  se- 
relever  plus  fort,  ni  le  sot  prétentieux  qui  ne  se  doute  pas  de  sa  nul- 
lité; il  a  l'ardeur  et  l'enthousiasme,  il  aime  le  beau,  il  le  voit  ou 
croit  le  voir,  il  le  poursuit  du  cœur  comme  des  yeux,  et  en  même 
temps,  soit  humilité  excessive,  soit  faiblesse  véritable,  il  estper- 


I 


DRAMES    DE    LA    VIE    LITTERAIRE.  165 

suadé  qu'il  ne  l'atteindra  jamais.  Ah!  s'il  pouvait  détourner  ses  re- 
gards de  cet  idéal  qui  le  fascine!  S'il  pouvait  renoncer  à  être  un' 
artiste  par  le  désir,  comme  on  peut  renoncer  à  sa  plume  ou  à  son 
pinceau!  Cette  résignation  même  ne  mettrait  pas  fin  à  sa  souffrance; 
il  aime  le  beau,  et  il  est  impuissant  à  le  réaliser;  il  aime  le  beau,  et 
son  impuissance,  il  en  est  convaincu,  est  aussi  incurable  que  son 
amour  est  invincible.  Yoilà  un  supplice  affreux,  à  coup  sûr;  voilà 
une  douleur  subtile,  aiguë,  profonde,  qui  s'est  rencontrée  plus  d'une 
fois  dans  l'histoire  de  l'imagination  humaine,  mais  qui  jamais  peut- 
être  ne  s'est  manifestée  plus  complètement  que  chez  ces  deux  infor- 
tunés, Charlotte  Willhoeft  et  Henri  Stieglitz. 

Henri  et  Charlotte  furent  fiancés  vers  le  milieu  de  l'année  1823, 
et  presque  aussitôt  le  je'une  poète  partit  pour  Berlin  afin  d'y  achever 
ses  études.  Pourquoi  ne  restait-il  pas  à  Leipzig?  Pourquoi  cette  sé- 
paration si  brusque?  M.  Théodore  Mundt,  dans  le  livre  où  il  a  élevé 
une  sorte  de  monument  funéraire  à  Charlotte ,  ne  donne  là-dessus 
aucune  explication  satisfaisante.  H  laisse  entendre  seulement  que 
cette  séparation ,  bien  que  douloureusement  sentie ,  ne  leur  déplai- 
sait point;  ils  y  trouvaient  un  charme  presque  mystique  et  comme 
un  raffmement  suprême,  einen  geivissen  ûbergcistigcn  Bei'z.  Ce  raf- 
finement, n'était-ce  pas  le  bonheur  de  rêver  sans  témoins,  de  pou- 
voir continuer  plus  librement  le  rôle  qu'ils  s'étaient  attribué  tous 
les  deux?  Hs  n'étaient  l'un  pour  l'autre  qu'un  prétexte,  une  occa- 
sion de  songeries.  La  vue  de  la  réalité  aurait  pu  les  désabuser  trop 
tôt.  Séparés  ainsi,  rien  ne  les  gênait;  ils  se  donnaient  la  note,  ils  se 
renvoyaient  la  réplique,  et  chacun,  poursuivant  sa  chimère,  se  livrait 
à  des  monologues  exaltés.  La  correspondance  d'Henri  et  de  Char- 
lotte, très  tendre  et  très  amoureuse  en  apparence,  peut  se  résumer 
ainsi  pour  un  lecteur  attentif.  —  Henri  :  î^'est-ce  pas,  ô  ma  Char- 
lotte bien-aimée,  ô  ma  vie,  ô  mon  âme,  n'est-ce  pas  que  je  suis  un 
grand  poète?  —  Charlotte  :  Oui,  tu  es  un  poète,  un  grand  poète,  et 
si  tu  doutes  de  ta  destinée,  c'est  moi  qui  te  rendrai  la  foi.  IN 'est-ce 
pas,  ô  mon  poète,  que  je  suis  pour  ton  génie  une  source  d'inspira- 
tion et  de  jeunesse  éternelle?  —  C'est  pour  se  tenir  plus  commodé- 
ment ce  langage  qu'ils  ont  accepté  sans  beaucoup  de  peine  une  sé- 
paration &i  longtemps  prolongée.  De  Berlin  à  Leipzig,  la  distance 
n'est  pas  grande;  Henri  avait  souvent  des  mois  entiers  de  loisir  et 
de  liberté  :  que  ne  prenait- il  son  bâton  et  son  sac,  l'étudiant  voya- 
geur, afin  de  venir  passer  quelques  jours  auprès  de  sa  fiancée?  Non, 
l'absence  d'Henri  n'a  pas  duré  moins  de  cinq  ans,  et  pendant  cette 
longue  période  c'est  à  peine  si  quelques  visites  de  loin  en  loin  ont 
rapproché  les  deux  amans.  En  vain  s' écrivaient -ils  sans  cesse  : 
«  Quand  te  reverrai-je?  J'ai  besoin  de  te  voir,  de  t'entendre;  sans 
toi,  je  ne  suis  rien,  je  ne  puis  rien,  et  je  sens  déjà  le  froid  de  la 


166  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

mort.  »  En  vain  se  prodiguent-ils  sans  mesure  les  noms  les  plus 
doux,  les  plus  tendres,  les  sermens  les  plus  passionnés  :  à  travers 
ces  effusions  on  sent  une  gêne  secrète.  La  contrainte  était  bien  plus 
grande  encore  quand  ils  se  retrouvaient  en  face  l'un  de  l'autre. 
Chez  ce  jeune  homme  inquiet,  maladif,  mécontent  de  lui-même,  et 
dont  la  sève  intellectuelle  semblait  tarir  de  jour  en  jour,  Charlotte 
pouvait-elle  reconnaître  son  idéal,  l'idéal  de  ce  poète  orageux  qu'elle 
espérait  diriger  vers  la  gloire?  Chez  cette  jeune  fille,  généreuse, 
mais  clairvoyante,  enivrée  d'illusions,  mais  capable  aussi  de  com- 
prendre la  réalité  des  choses,  Henri  Stieglitz  retrouvait-il  cette  ad- 
miration perpétuelle ,  cet  enthousiasme  sans  condition  et  sans  ré- 
serve, dont  sa  faiblesse  avait  besoin?  Alors  Henri  repartait  pour 
Berlin,  Charlotte  rentrait  dans  sa  solitude,  et  la  correspondance  re- 
commençait de  plus  belle,  avec  des  effusions  lyriques,  avec  des  pro- 
testations amoureuses,  où  un  lecteur  superficiel  pourrait  bien  voir 
l'image  la  plus  vive  de  l'enthousiasme  et  de  la  félicité. 

Ouvrons-la,  cette  correspondance;  sous  les  paroles  ardentes  et 
sincères  assurément  quand  elles  furent  écrites,  cherchons  la  situa- 
tion vraie ,  dont  ces  cœurs  exaltés  et  malades  ne  se  rendaient  pas 
compte  eux-mêmes.  Il  y  a  deux  choses  qui  remplissent  toutes  les 
lettres  d'Henri  Stieglitz  :  d'abord  ses  projets,  ses  ambitions  poéti- 
ques, les  visites  qu'il  fait  aux  écrivains  célèbres,  l'accueil  qu'il  re- 
çoit d'eux,  et  puis  les  élans  d'amour  vers  Charlotte,  élans  d'amour 
qui  ressemblent  parfois  à  des  cris  de  désespoir,  lorsque  le  poète, 
doutant  de  lui-même,  commençant  à  comprendre  la  stérilité  de  son 
esprit,  se  recommande  en  suppliant  à  la  jeune  femme  qui  l'admire, 
et  s'attache  à  elle  comme  à  un  foyer  d'inspirations.  Dès  les  pre- 
mières lettres,  on  aperçoit  ces  deux  préoccupations  de  sa  pensée, 
qui  vont  désormais  se  mêler,  se  croiser  sans  cesse,  au  point  de  de- 
venir inséparables.  «  Toi,  écrit-il  à  Charlotte,  toi  et  mon  cher,  mon 
fidèle  Homère,  vous  ne  me  quittez  pas,  je  vous  emporte  tous  deux 
avec  moi.  »  Stieglitz,  excellent  philologue,  disciple  favori  du  célè- 
bre Jacobs,  avait  toujours  devant  les  yeux,  en  sa  poétique  ardeur, 
les  plus  éclatans  modèles  de  l'art,  et  il  prétendait  lutter  avec  ces 
hommes  que  Montesquieu  appelle  les  colosses  de  l'antiquité.  A  quoi 
bon  se  mêler  de  poésie,  si  l'on  ne  peut  du  premier  él?.n  se  pla- 
cer auprès  des  plus  grands  maîtres?  Henri  Stieglitz  voulait  être 
l'Homère  de  son  époque.  On  l'eût  fort  embarrassé  à  coup  sûr,  en  lui 
demandant  de  quelle  manière  il  comprenait  sa  tâche,  quels  sujets  il 
voulait  traiter,  à  quelles  idées  il  consacrerait  ses  inspirations,  com- 
ment enfin  il  serait  pour  l'Europe  du  xix^  siècle  ce  que  fut  Homère 
pour  les  premiers  temps  de  la  race  hellénique.  N'importe,  c'était  un 
Homère  nouveau,  ni  plus  ni  moins,  que  l'impatient  rêveur  voulait 
faire  admirer  aux  hommes  de  son  époque.  L'enthousiasme  d'Henri 


DRAMES    DE    LA    VIE    LITTERAIRE.  167 

Stieglitz  est  aussi  ardent  que  sincère  en  ses  premiers  débuts;  son 
cœur  bat,  son  esprit  est  ravi  en  extase  par  la  vision  du  beau  ;  seule- 
ment cet  enthousiasme,  pour  avoir  voulu  viser  trop  haut,  va  se 
perdre  et  se  dissiper  dans  le  vide.  Enfermé  dans  un  domaine  bien 
circonscrit,  son  talent  aurait  grandi  de  jour  en  jour;  aux  prises  avec 
l'impossible,  cette  imagination  se  consumera  elle-même,  et  que  res- 
tera-t-il  bientôt  de  ce  brillant  poète  qui  partait  avec  tant  de  con- 
fiance pour  conquérir  le  monde?  Un  pauvre  malade,  j'allais  dire  un 
pauvre  fou,  qui  lutte  d'abord  avec  une  certaine  vigueur  contre  les 
démons  de  son  esprit,  mais  qui  finit  par  s'engourdir  dans  sa  morne 
souffrance. 

Henri  Stieglitz  semble  avoir  eu  plus  d'une  fois  le  pressentiment 
de  cette  destinée.  Dans  les  premiers  jours  qui  suivirent  son  départ 
de  Leipzig,  pendant  qu'il  s'en  allait  de  ville  en  ville,  parcourant  les 
musées,  visitant  les  écrivains  illustres,  rêvant  à  ses  grands  poèmes 
homériques,  il  écrivait  un  matin  à  sa  fiancée  Charlotte  :  «  Le  soleil 
n'est  pas  encore  lev^,  mais  je  pense  à  toi,  et  tout  devient  radieux 
autour  de  moi.  Oh!  je  te  salue,  soleil  de  ma  vie,  étoile  si  haut  pla- 
cée dans  les  sphères  supérieures,  et  si  près  de  moi  cependant!... 
Cette  nuit  je  rêvais  :  un  monstre  se  jetait  sur  moi,  j'avais  parfaite- 
ment conscience  de  ma  situation,  comme  si  je  me  fusse  trouvé  en 
état  de  veille,  et  en  même  temps  j'étais  paralysé  par  l'inertie  du 
sommeil;  alors,  ô  bien-aimée,  tu  t'approchais  sans  armes,  simple- 
ment, comme  tu  es  chaque  jour,  d'une  main  forte  tu  chassais  le 
monstre  menaçant,  et  moi  je  continuais  à  dormir  en  repos.  Rassuré 
désormais,  je  reprends  mon  bâton  de  voyage,  car  j'ai  ma  bien- 
aimée  au  fond  de  mon  cœur,  et  mon  âme  marche  vers  la  lumière...» 
Ce  monstre,  ce  malfaisant  génie  {Unhold)  dont  l'approche  le  para- 
lysait, c'était  le  pressentiment  et  la  crainte  de  son  impuissance  poé- 
tique. Le  rêve  n'exprimait  que  trop  bien  la  situation;  très  éveillé, 
toutefois  inerte,  immobile,  incapable  d'agir  et  de  montrer  tout  ce 
qu'il  valait,  tel  nous  apparaît  déjà  l'ambitieux  Stieglitz  au  moment 
de  son  juvénile  essor.  Heureusement  il  se  croit  sauvé;  Charlotte  a 
foi  en  lui,  c'est  la  foi  de  Charlotte  qui  chasse  les  démons  et  qui  dé- 
truit les  sortilèges.  Ne  vous  étonnez  pas  si  son  amour  pour  elle  se 
transforme  en  une  sorte  d'adoration  mystique.  Ce  n'est  plus  sa  fian- 
cée, c'est  une  sainte,  une  créature  céleste  investie  de  pouvoirs  mys- 
térieux, ou  plutôt  c'est  la  transfiguration  et  l'apothéose  de  son  or- 
gueil de  poète.  Un  jour,  à  Bamberg,  il  entre  dans  la  cathédrale,  et, 
tout  protestant  qu'il  est,  il  se  sent  enivré  par  la  solennité  du  culte, 
l'harmonie  des  chants,  l'éclat  des  cierges;  il  se  jette  à  genoux,... 
mais  c'est  lui-même  qu'il  faut  laisser  parler.  «  J'étais  dans  la  cathé- 
drale où  l'on  célébrait  l'office  divin;  au-dessus  de  ma  tête  retentis- 
sait le  carillon  des  cloches,  autour  de  moi  étincelaient  les  cierges, 


168  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

debout  à  l'autel  était  le  prêtre  enveloppé  d'un  nuage  d'encens.  Il 
disait  des  paroles  que  je  ne  pouvais  saisir,  c'était  un  murmure  plu- 
tôt qu'une  prononciation  distincte;  mais  tout  mon  cœur  était  si 
plein,  si  fervent,  si  complètement  maître  de  lui-même  et  uni  avec 
Dieu,  qu'il  n'aurait  pas  battu  plus  saintement  aux  paroles  de  Jésus 
dans  le  jardin  des  Olives.  Je  me  précipitai  à  genoux,  et,  dans  un 
transport  de  piété,  je  me  mis  à  prier.  Tout  à  coup  une  image  m' ap- 
parut, une  image...  ô  Charlotte!  tu  n'as  jamais  rien  vu  de  si  par- 
fait. . .  Quelle  angélique  pureté  !  quelle  douceur  !  quel  charme  ravis- 
sant! Ses  yeux  noirs  lançaient  des  flammes  qui  pénétraient  mon 
âme  tout  entière,  de  noires  tresses  de  cheveux  couronnaient  son 
front  si  noble,  le  souffle  qui  s'exhalait  de  ses  belles  lèvres  pourprées 
était  le  souffle  même  de  l'amour.  Elle  flottait  devant  moi,  comme 
un  séraphin,  dans  un-e  robe  blanche  que  retenait  au-dessous  de  la 
poitrine  un  ruban  légèrement  rouge.  Ah!  ma  bien-aimée,  voir  une 
telle  image  et  rester  insensible,  —  que  dis-je?  rester  insensible! 
—  voir  cette  sainte,  et  ne  pas  s'agenouiller  devant  elle  dans  un  ra- 
vissement de  piété  infinie,  cela  ne  se  peut.  Eh  bien!  je  te  l'avoue- 
rai, Charlotte,  c'est  ton  image  qui  m' apparut,  c'est  ton  fiancé  qui 
s'agenouilla,  ivre  de  bonheur,  et  se  mit  à  prier  de  toutes  les  forces 
de  son  âme  devant  la  pure  vision  qui  s'inclinait  vers  lui.  » 

Nous  sommes  en  Allemagne,  dans  un  pays  d'élan  mystique,  d'ef- 
fusion religieuse,  où  l'amour  emploie  souvent  le  langage  de  la  dévo- 
tion; est-ce  ainsi  cependant  que  peut  parler,  dans  tous, les  pays  du 
monde,  un  cœur  vraiment  épris?  est-ce  ainsi  que  parle  Werther? 
Non,  ce  n'est  pas  l'amoureux  qui  prononce  de  telles  prières,  c'est  le 
poète  découragé  qui  implore  une  assistance  extérieure  pour  subve- 
nir à  sa  faiblesse.  «Je  ne  voudrais  pas,  disait  le  roi  Lear  de  Shak- 
speare,  devenir  fou!  »  Stieglitz  semble  dire  d'une  voix  aussi  na- 
vrante :  ((  Je  ne  voudrais  pas  être  frappé  de  paralysie  intellectuelle. 
A  mon  secours,  Charlotte  !  sauve-moi  de  moi-même^  rends-moi  la 
foi  qui  fait  la  vie,  car  je  sens  bien  qu'il  y  a  quelque  chose  dans  cette 
âme  que  gagne  peu  à  peu  un  engourdissement  meurtrier!  »  Ces 
craintes,  qui  le  poursuivent  sans  cesse,  il  les  exprime  sous  maintes 
formes.  Tout  à  l'heure  c'étaient  des  prières,  des  cris  d'adoration, 
dans  lesquels  nous  démêlions  aisément  les  inquiétudes  de  son  es- 
prit; maintenant  c'est  le  récit  d'une  rencontre,  d'un  incident  de 
voyage,  incident  qui  pour,  tout  autre  que  lui  aurait  passé  inaperçu, 
et  ne  mériterait  guère  d'être  raconté,  mais  qui  prend  sous  sa  plume 
un  intérêt  singulièrement  vif  : 

«  Je  viens  de  ressentir  une  impression  étrange,  et  j'en  ai  été  si  vivement 

'  saisi  que  j'ai  absolument  besoin  d'apaiser  mon  trouble  auprès  de  toi,  ma 

chère  bien-aimée,  avant  de  penser  à  autre  cliose.  Après  le  repas,  j'étais  entré 

dans  la  fabrique  située  à  l'extrémité  du  jardin,  j'examinais  le  travail  des 


DRAMES    DE    LA    VIE    LITTERAIRE.  169 

ouvriers,  et  j'avais  déjà  parcouru  plusieurs  salles,  quand  j'aperçus  au  milieu 
des  machines  un  homme  qui  me  regardait  fixement.  Sa  figure,  où  la  mélan- 
colie semblait  avoir  creusé  depuis  longtemps  ses  sillons,  était  empreinte 
d'une  expression  rêveuse  et  romanesque;  assez  fort  d'ailleurs,  il  était  extrê- 
mement pâle,  et  le  feu  de  la  vie  n'éclatait  que  dans  ses  grands  yeux  d'un 
bleu  sombre.  D'abord  je  ne  l'avais  regardé  qu'en  passant,  mais  involontaire- 
ment mes  yeux  se  reportèrent  sur  lui  avec  intérêt.  Tout  à  coup  il  vint  à  moi 
et  me  dit  avec  un  accent  étrange  :  «  Mon  cher  jeune  monsieur,  n'êtes-vous 
pas  un  poète?  »  Fort  surpris,  je  lui  demandai  d'où  lui  venait  cette  conjec- 
ture. «  Oh!  dit-il,  je  l'ai  bien  vu  dès  le  premier  jour,  et  chaque  fois  que  je 
vous  ai  observé  dans  le  jardin,  j'ai  compris  que  je  ne  m'étais  pas  trompé.  » 
Que  j'arrosasse  les  Heurs  ou  que  je  fisse  manger  les  poules,  que  je  fusse  oc- 
cupé à  lire  ou  à  écrire,  à  tout  instant,  disait-il,  le  poète  brillait  dans  toute 
ma  personne,  et  c'était  là  ce  qui  l'avait  attiré  vers  moi.  Je  lui  dis  qu'en  effet 
la  poésie  avait  toujours  eu  pour  mon  âme  un  immense  attrait,  qu'elle  était  à 
mes  yeux  le  but  suprême,  le  sommet  de  l'existence.  «  Oh  !  moi  aussi,  je  suis 
né  poète!  s'écria- t-il  avec  un  profond  soupir,  et  j'aurais  pu  devenir  quelque 
chose!  Mais  tel  est  le  destin  :  il  nous  donne  des  dispositions,  il  met  en  nous 
des  germes,  puis,  quand  ces  germes  vont  s'épanouir,  il  fait  pleu«voir  sur  eux 
la  grêle,  il  les  crible,  il  les  écrase,  et  ce  qu'il  y  avait  de  meilleur  dans  notre 
nature  est  anéanti.  Ah!  que  de  bonnes  choses  ne  détruisent  pas  le  malheur, 
la  misère,  et  surtout  le  plus  cruel  des  maux,  un  amour  dédaigné  !  »  Au  mo- 
ment où  il  disait  cela,  de  grosses  larmes  coulèrent  de  ses  yeux,  et  il  attacha 
sur  moi  un  regard  immobile.  Je  lui  témoignai  de  la  sympathie,  et  comme 
son  camarade  venait  de  sortir,  il  se  mit  à  me  raconter  son  histoire.  Son 
père,  qui  possédait  un  assez  bon  domaine  dans  les  vallées  du  Harz,  avait  pris 
grand  soin  de  son  enfance,  et  l'avait  destiné  à  l'étude  à  cause  de  ses  heu- 
reuses dispositions;  il  y  réussissait  à  merveille,  bien  que  dominé  par  le  goût 
de  la  solitude  et  par  une  disposition  à  se  concentrer  en  soi-même,  disposi- 
tion qui  jamais  cependant  ne  l'avait  éloigné  de  la  nature;  il  avait  conçu  un 
plan  qui  ne  le  quittait  pas ,  il  méditait  une  grande  épopée  religieuse ,  à  la 
façon  de  la  Messiade,  mais  plus  vive,  nullement  abstraite,  et  de  jour  en  jour 
son  inspiration  se  développait  en  lui  avec  une  vigueur  originale.  Ce  fut  alors 
que  de  grands  malheurs,  coup  sur  coup,  vinrent  frapper  sa  famille  :  son  père 
mourut  de  chagrin  ;  lui-même,  il  fut  victime  de  ses  tuteurs,  et,  voyant  bien 
qu'en  de  telles  circonstances  tous  ses  efforts  seraient  inutiles,  il  renonça 
aux  études.  Il  devint  garçon  boulanger,  mais  son  amour  de  la  poésie  le  suivit 
encore  dans  ce  nouvel  état  :  il  couvait  toujours  dans  sa  pensée  le  plan  de 
son  épopée  religieuse,  et  il  passa  plus  d'une  nuit  à  ruminer  ses  rêves.  Il  con- 
tinuait aussi  ses  lectures.  Bientôt  il  aima  une  jeune  fille,  et  tout  un  monde 
nouveau  s'ouvrit  à  lui.  Il  voyait  en  elle  la  plus  pure,  la  plus  loyale  des  créa- 
tures. Arrivé  à  ce  point  de  son  récit,  il  s'arrêta  tout  à  coup  et  parut  en  proie 
à  une  violente  émotion.  Ce  silence,  cette  émotion  subite,  tout  cela  disait 
assez  combien  il  s'était  fait  d'illusions  sur  le  compte  de  celle  qu'il  avait  ai- 
mée. Je  ne  l'interrogeai  pas,  et  le  laissai  quelque  temps  plongé  dans  une 
immobilité  morne.  J'appris  ensuite  que,  poussé  par  le  désespoir,  il  s'était 
fait  soldat,  qu'il  avait  fait  la  campagne  d'Espagne  sousMasséna,  qu'il  avait 
manqué  à  la  subordination,  et  qu'étant  passé  devant  un  conseil  de  guerre, 


170  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

il  avait  eu  grand'peine  à  éviter  une  condamnation  à  mort.  Plus  tard,  il  avait 
déserté,  il  avait  erré  longtemps  par  le  monde,  gagnant  sa  vie  bien  pénible- 
ment, tantôt  ici,  tantôt  là;  enfin,  à  cette  place  même  où  je  le  voyais,  il  avait 
trouvé,  son  pain  assuré,  au  prix  d'un  rude  labeur.  L'unique  joie  qui  lui  restât 
encore,  c'était  de  sortir  seul  le  dimanche  et  de  s'abandonner  à  ses  rêveries, 
car  il  avait  en  horreur  les  vaines  dissipations  de  ses  semblables  et  leur 
acharnement  à  des  plaisirs  frivoles.  Je  lui  demandai  s'il  ne  s'occupait  pas 
encore  de  ses  projets  poétiques.  Il  me  répondit  que  toute  grande  inspiration 
était  éteinte  ou  brisée  chez  lui,  que  de  temps  à  autre  il  écrivait  encore' 
quelques  chants,  mais  qu'aucun  de  ces  chants  ne  répondait  à  son  idéal.  «  Je 
vais  vous  eu  montrer  plusieurs,  ajouta-t-il;  vous,  monsieur,  vous  me  com- 
prendrez. »  Je  le  quittai  tout  ému  ;  je  sentais  que  je  n'aurais  pu  le  voir  plus 
longtemps  sans  fondre  en  larmes;  j'allai  dans  le  jardin,  où  je  lus  quelques- 
unes  de  ses  poésies  tracées  d'une  écriture  parfaitement  nette.  Si  la  forme 
n'en  est  pas  toujours  très  pure,  il  y  en  a  plusieurs  qui  révèlent  un  sentiment 
profond;  elles  portent  toutes  la  marque  d'une  mélancolie  qui  semble  s'ac- 
croître de  jour  en  jour,  et  qui,  je  le  crains  bien,  finira  par  la  folie.  Si  je  suis 
plus  calme  moi-même,  je  reviendrai  visiter  ce  pauvre  homme,  et  je  verrai 
s'il  est  possible  d'agir  sur  lui,  d'adoucir  son  amertume.  J'ai  bien  peur  qu'on 
ne  puisse  le  guérir  complètement;  lui-même,  il  ne. semble  pas  le  désirer!..» 

Parmi  les  lettres  passionnées  d'Henri  Stieglitz,  au  milieu  de  ces 
élans  d'enthousiasme  qui  recouvrent  des  inquiétudes  si  amères,  cette 
page  touchante  et  simple  produit  une  poignante  impression.  Nous 
devinons  sans  peine  ce  qu'il  a  dû  ressentir  en  écoutant  les  con- 
fidences de  ce  pauvre  diable.  Troublé  par  ce  singulier  avertisse- 
ment du  hasard,  il  cherche  pourtant  à  chasser  les  pressentimeas 
qui  l'assiègent.  «  Voilà  encore  un  homme,  ajoute-t-il,  qui  accuse 
le  destin  d'avoir  étouffé  chez  lui  l'inspiration.  Il  se  trompe.  Ce 
n'est  pas  la  misère  qui  l'a  perdu,  c'est  son  esprit  inquiet,  sa  nature 
pusillanime,  l'absence  d'une  volonté  persévérante.  »  Lui,  au  con- 
traire, on  croit  l'entendre  s'écrier  :  Je  suis  poète,  je  vc.ix  être 
poète,  je  suis  prêt  à  lutter  contre  tous  les  obstacles,  et  ce  n'est  pas 
la  persévérance  qui  me  manquera. 

Si  ce  viril  sentiment  de  la  volonté  n'apparaissait  par  intervalles  au 
milieu  des  alarmes  et  des  défaillances  d'Henri  Stieglitz,  cette  corres- 
pondance enthousiaste  ne  serait  que  le  journal  d'une  maladie  ridi- 
cule. On  fermerait  le  livre  avec  impatience  et  l'on  dirait  au  rêveur  : 
Renoncez  à  la  poésie,  puisque  vous  n'avez  pas  foi  en  vous-même. 
Mais  comment  tenir  ce  langage  à  une  âme  si  ardemment  amoureuse 
du  beau  et  qui  ne  songe  qu'à  s'épurer,  à  se  perfectionner  sans  cesse? 
Gomment  ne  pas  croire  qu'il  sortira  quelque  chose  d'une  prépara- 
tion si  scrupuleuse?  Continuons  de  feuilleter  ces  confidences;  si  nous 
ne  voyons  pas  surgir  un  grand  artiste,  nous  verrons  du  moins  les 
efforts  d'un  noble  esprit  qui  s'est  fait  la  plus  haute  idée  de  son  art, 
et  qui  marche  pour  ainsi  dire  vers  le  sanctuaire  avec  la  ferveur  et 


DRAMES   DE    LA   VIE    LITTERAIRE.  171 

les  tremblemens  d'un  lévite.  Chaque  pas  qu'il  fait  dans  la  vie,  cha- 
que épisode  de  ses  voyages,  chaque  incident  de  ses  études  le  ra- 
mène toujours  à  la  poésie.  C'est  pour  être  poète  qu'il  veut  d'abord 
être  homme  et  soustraire  son  âme  à  toute  pensée  vulgaire.  C'est  pour 
enrichir  son  inspiration  future  qu'il  admire  les  splendeurs  du  jour 
et  les  merveilles  de  la  nuit,  le  tumulte  des  cités  et  le  silence  des  fo- 
rêts, le  charme  des  vallées  du  Neckar  et  la  sauvage  majesté  de  la 
Mer  du  Nord.  Tout  ce  qu'il  voit,  tout  ce  qu'il  entend  sur  sa  route 
peut  trouver  place  un  jour  dans  ses  chants  ;  ainsi  point  de  distrac- 
tions, point  de  négligence,  le  poète  doit  tout  savoir.  Homère  ne  con- 
naissait-il pas  toute  la  civilisation  de  son  temps?  Henri  Stieglitz 
accomplit  sa  tâche  en  conscience  :  il  interroge  les  ouvriers,  il  s'en- 
tretient avec  les  paysans,  et  quand  il  vient  de  visiter  la  forteresse 
prussienne  construite  sur  les  rochers  qui  font  face  à  Coblentz,  il 
écrit  tout  joyeux  à  sa  fiancée  ;  «  J'ai  beaucoup  appris  aujourd'hui; 
moi  qui  aime  à  parler  de  navigation  avec  les  marins,  d'horticulture 
avec  les  jardiniers ,  et  de  chasse  avec  les  chasseurs,  afin  de  réunir 
ces  notions  diverses  en  un  riche  trésor  que  l'activité  créatrice  de 
mon  esprit  saura  employer  en  temps  utile,  j'ai  été  heureux  d'acqué- 
rir des  notions  claires  et  précises  sur  l'art  des  fortifications,  car,  je 
le  sens  mieux  de  jour  en  jour,  une  riche  provision  d'études  sur  les 
sujets  les  plus  variés,  voilà  le  trésor  inaliénable  du  poète.  »  Vous 
devinez  d'après  cela  quel  sera  son  enthousiasme  quand  il  s'agira 
pour  lui  d'études  plus  spécialement  poétiques,  quand  il  visitera  les 
écrivains  en  renom,  quand  les  musées,  les  théâtres,  les  ateliers  des 
grands  artistes  lui  révéleront  leurs  merveilles,  quand  M.  Boeckh, 
l'illustre  philologue,  lui  expliquera  l'organisation  des  cités  helléni- 
ques, quand  Hegel  l'admettra  dans  son  intimité,  quand  l'auteur  de 
Freyschûlz ^  en  des  letti'es  cordiales,  le  traitera  comme  un  jeune 
frère. 

Cette  correspondance  d'Henri  Stieglitz,  si  curieuse  pour  l'étude 
psychologique  du  poète,  offre  donc  en  même  temps  un  vif  tableau 
de  l'Allemagne  intellectuelle  dans  les  dernières  années  de  la  restau- 
ration. Maintes  physionomies  d'écrivains  et  d'artistes  y  sont  dessi- 
nées en  quelques  traits  par  un  esprit  ouvert  à  toutes  les  émotions 
généreuses.  Henri  Stieglitz  a  déjà  publié  quelques  pièces  de  vers 
sur  le  soulèvement  de  la  Grèce  ;  il  a  chanté  les  héros  de  l'indépen- 
dance hellénique,  il  a  fait  appel  aux  sympathies  de  l'Europe  en  fa- 
veur des  soldats  de  Botzaris,  et  ses  accens  ont  ému  plus  d'un  cœur 
en  Allemagne.  Ce  n'est  pas  tout,  des  esprits  austères,  des  maîtres 
révérés,  Jacobs  à  Gotha,  Bouterweck  à  Goettingue,  ont  les  yeux  sur 
le  jeune  écrivain;  Bouterweck  voit  en  lui  l'héritier  du  brillant  poète 
Ernest  Schulze,  sitôt  enlevé  aux  lettres,  et  qui  associait  aussi  à 
l'enthousiasme  poétique  les  plus  sévères  études  de  philosophie  grec- 


172  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

que  et  latine.  Précédé  par  cette  réputation,  accompagné  de  tant  de 
vœux  et  d'espérances,  Henri  Stieglitz  est  accueilli  partout  à  bras 
ouverts.  Sa  première  visite,  quand  il  va  de  Leipzig  vers  les  contrées 
du  Rhin,  est  pour  le  vieux  Jean-Paul  Richter,  établi  alor^  à  Bamberg. 
Comme  son  cœur  bat  au  moment  où  il  monte  l'escalier,  où  il  va 
frapper  à  la  porte  !  Et  comme  il  est  rassuré  bientôt  par  l'hospitalité 
cordiale  de  l'illustre  vieillard  ! 

Malheureusement  cette  cordialité  est  mêlée  de  prétentions  pué- 
riles, de  coquetteries  surannées.  Henri  Stieglitz  était  allé  chez  Jean- 
Paul  avec  un  de  ses  camarades,  nommé  Grosse,  qui  aspirait  à  deve- 
nir poète  dramatique;  quand  les  deux  amis  eurent  quitté  l'auteur  du 
Titan ^  quand  ils  comparèrent  le  Jean -Paul  de  leurs  songes  avec  ce 
vieillard  si  amoureux  de  lui-méfme  et  fardé  comme  une  coquette,  ils 
se  serrèrent  la  main  sans  échanger  une  parole.  Leur  impression 
avait  été  la  même,  mais  ils  se  gardaient  bien  de  l'exprimer,  ne 
voulant  pas  manquer  au  respect  du  génie.  Ils  sortirent  de  la  ville, 
toujours  silencieux,  et  se  trouvèrent  bientôt  sous  de  grands  peu- 
pliers qui  frémissaient  au  vent.  «  Voilà  l'image  du  poète,  s'écria 
l'un  d'eux;  ses  racines  sont  vigoureusement  plantées  dans  la  terre 
maternelle  et  sa  tête  s'élance  dans  le  ciel,  les  airs  se  jouent  dans  son 
feuillage  frais,  il  est  libre,  il  est  fort,  il  est  grand.  »  En  face  de  ces 
peupliers,  Stieglitz  et  son  ami  se  jurèrent  l'un  à  l'autre  de  pour- 
suivre courageusement  leur  tâche,  de  demeurer  éternellement  fidèles 
à  l'amour  qu'ils  avaient  dans  le  cœur,  a  éire  toujours  vrais  avec 
eux-mêmes,  de  rester  toujours  simples.  Hs  ne  s'apercevaient  pas 
qu'ils  ne  l'étaient  guère  en  ce  moment,  et  que  le  bon  Jean-Paul, 
avec  ses  légers  ridicules,  pouvait  encore  leur  donner  des  leçons  de 
simplicité.  Après  Jean-Paul,  voici  un  autre  maître  de  la  poésie  de 
ce  temps-là,  le  vieux  Voss,  l'auteur  de  Louise.  Stieglitz  décrit  avec 
émotion  cette  mâle  physionomie,  ce  jeune  homme  de  soixante- 
douze  ans,  jeune  homme  de  corps  et  d'esprit,  que  les  années  ont  à 
peine  touché  de  leur  aile.  La  maison  qu'il  habite  à  Heidelberg  est 
bien  celle  qui  convient  au  prince  de  l'idylle  :  c'est  la  campagne  au 
milieu  de  la  ville;  de  ses  fenêtres,  il  n'aperçoit  que  le  INeckar  et  les 
montagnes,  et  autour  de  lui  quelle  sécurité  joyeuse  !  quelle  dignité 
patriarcale!  «  Depuis  longtemps,  écrit  Stieglitz  à  Charlotte,  j'admi- 
rais Voss  de  toute  mon  âme.  J'honorais  en  lui  le  soldat  de  la  lumière 
et  de  la  vérité,  le  promoteur  des  sciences,  l'écrivain  qui  a  rendu 
tant  de  services  à  notre  langue  nationale ,  le  traducteur  inspiré  des 
trésors  de  la  Grèce,  le  noble  chantre  des  choses  simples  et  de  la 
nature,  et  je  m'étais  fait  de  sa  personne  une  image  où  a  simplicité 
la  plus  vraie  s'alliait  à  une  dignité  parfaite.  Cette  image,  je  la  voyais 
maintenant  devant  moi...  » 

Accueilli  par  les  poètes,  par  Jean -Paul  et  l'auteur  de  Louise^ 


DRA3IES    DE    LA    VIE    LITTERAIRE.  173 

comme  un  disciple  bien-aimé,  il  trouvera  le  même  empressement 
auprès  des  savans  et  dés  philosophes  de  Berlin.  Le  grand  Hegel 
lui  témoigne  une  tendresse  paternelle;  le  géographe  Charles  Rit- 
ter,  les  maîtres  de  la  philologie,  Boeckh  et  Buttmann,  lui  ouvrent 
leur  maison.  Il  est  invité  à  toutes  les  fêtes  de  l'intelligence.  Peu 
tie  temps  après  son  arrivée  à  Berlin,  le  2  juillet  182Zi,  la  société 
philologique  allemande  célébrait  l'anniversaire  séculaire  de  la  nais- 
sance de  Klopstock.  Ce  n'est  pas  d'hier,  on  le  voit,  que  nos  voi- 
sins 'aiment  à  se  rappeler  les  dates  fécondes  de  leur  xviif  siècle 
et  qu'ils  consacrent  pieusement  leurs  souvenirs.  En  182Zi,  en  18A9, 
en  1859,  le  jour  qui,  cent  années  auparavant,  avait  donné  à  l'Alle- 
magne l'auteur  de  la  Messiade^  l'auteur  de  Faust,  l'auteur  de  Guil- 
laume Tell,  a  pris  rang  parmi  les  fêtes  nationales.  Le  2  juillet  182/i, 
Henri  Stieglitz  assistait  donc  à  cette  fête  de  Klopstock,  et  il  en  traçait 
un  curieux  tableau  à  la  confidente  déboutes  ses  impressions.  Chants 
et  discours,  comme  on  pense,  n'y  manquèrent  pas.  Ce  qui  intéressa 
le  plus  notre  poétique  voyageur,  ce  fut  la  présence  de  quelques 
vétérans  de  la  science  et  des  lettres,  anciens  amis  de  l'illustre  mort. 
H  y  avait  là  le  célèbre  astronome  Bode  qui  avait  vécu  de  longues 
années  avec  Klopstock,  et  c'était  plaisir  de  lui  entendre  corner 
maintes  anecdotes  sur  le  patriarche  delà  poésie  allemande.  Il  y  avait 
aussi  le  vieux  Wolke,  un  maître  dans  la  science  des  langues  germa- 
niques, un  prédécesseur  des  Grimm  et  des  Lachmann,  qui  avait  été 
lié  d'une  amitié  étroite  avec  le  chantre  d'^Abbadona.  Ces  fêtes  de 
l'esprit  se  renouvelaient  sans  cesse  pour  Henri  Stieglitz.  Berlin  offrait 
alors  le  spectacle  d'une  vie  littéraire  complète  :  d'un  côté,  une  forte 
université  où  professaient  les  Hegel,  les  Boeckh,  les  Ritter,  les 
Buttmann;  de  l'autre,  une  pléiade  de  poètes,  d'humoristes,  les  uns 
déjà  célèbres,  les  autres  qui  se  produisaient  avec  un  éclat  tout  juvé- 
nile. Stieglitz  était  venu  à  Berlin  pour  y  achever  très  sérieusement 
ses  études  d-e  philologue, ^et  aussi  pour  s'initier  à  cette  philosophie 
de  Hegel,  regardée  alors  par  bien  des  esprits^ d'élite  comme  le  der- 
nier mot  de  la  science  humaine.  Il  vivait  donc  en  étudiant,  il  suivait 
les  cours,  il  rédigeait  des  cahiers  de  notes,  mais  il  fréquentait  aussi 
les  représentans  de  la  littérature  libre.  Au  sortir  d'une  leçon  de 
Hegel,  il  rencontrait  l'ingénieux  poète  Chamisso,  il  faisait  connais- 
sance avec  Hoffmann,  il  assistait  aux  premières  incartades  d'Henri 
Heine,  il  s'entretenait  avec  Wilhelm  Schlegel,  avec  le  poète  roman- 
tique Lamothe-Fouqué,  avec  Alexandre  de  Humboldt.  Tous  ces 
talens  si  divers,  il  les  jugeait  d'un  regard  pénétrant  et  sûr.  Cette 
sagacité  est  vraiment  digne  de  remarque  chez  un  esprit  si  jeune 
encore;  on  voit  ce  qu'Henri  Stieglitz  aurait  pu  faire  si,  au  lieu  de 
s'obstiner  à  la  poésie,  il  s'était  résigné  à  suivre  sa  vocation  véritable. 
Il  y  avait  en  lui  l'étoffe  d'un  grand  critique,  d'un  sympathique  his- 


17/l  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

torien  de  la  littérature  et  des  arts.  Il  sentait  vivement  et  jugeait  avec 
finesse.  Hoffmann,  ce  merveilleux  conteur,  Henri  Stieglitz  le  com- 
prend sans  effort  ;  il  voit  immédiatement  sa  valeur,  et  sans  dissimuler 
ses  défauts,  il  le  classe  à  son  rang.  Henri  Heine,  complètement 
inconnu  encore,  venait  de  lancer,  pour  ses  débuts,  quelques  pièces 
de  vers  humoristiques  dont  les  gens  graves  ne  parlaient  qu'avec 
dédain;  Stieglitz  déclare  qu'il  y  a  là  un  poète  et  un  vrai  poète.  Tous 
ses  jugemens  attestent  ainsi  un  esprit  indépendant  ;  on  voit  l'homme 
qui  pense  à  ses  risques  et  périls,  et  qui  ne  répète  pas  les  opinions 
d' autrui. 

Je  ne  sais  s'il  appréciait  l'effrayante  grandeur  des  doctrines  de 
Hegel ^  car  il  n'était  pas  spécialement  philosophe.  A  voir  pourtant 
l'obstination  acharnée  qu'il  apporte  à  l'étude  du  mystérieux  maître, 
on  s'aperçoit  bien  qu'il  faisait  mieux  que  soupçonner  l'importance  de 
ces  théories  et  le  rôle  qu'elles  devaient  jouer  dans  la  vie  intellectuelle 
de  l'Allemagne;  mais  ce  sont  surtout  les  arts,  la  musique,  la  peinture, 
les  représentations  théâtrales,  qui  fournissent  à  Henri  Stieglitz  l'oc- 
casion de  déployer  son  enthousiasme  et  son  génie  critique.  C'était  le 
moment  où  les  drames  de  Galderon,  de  Shakspeare,  popularisés  par 
des  traductions  admirables,  avaient  pris  possession  de  la  scène  alle- 
mande; c'était  l'époque  où  Weber  traduisait  avec  tant  d'originalité 
l'inspiration  romantique  de  son  pays.  Il  faut  entendre  Henri  Stieglitz 
juger  tout  ce  radieux  épanouissement  du  romantisme  germanique 
pendant  son  séjour  à  Berlin.  Quand  il  vient  d'assister  à  un  opéra  de 
Weber,  à  un  drame  de  Galderon,  à  une  tragédie  d'Henri  de  Kleist,  il 
faut  entendre,  dans  ses  lettres'a  Charlotte,  ses  cris  de  joie  mêlés  de 
réflexions  si  vives,  si  lumineuses,  et  ses  jugemens  défmitifs  si  net- 
tement formulés.  En  même  temps  qu'il  comprend  si  bien  les  roman- 
tiques, comme  il  aime  le  grand  art  classique  et  l'harmonie  souve- 
raine !  comme  il  parle  de  VAlceste  de  Gluck,  du  Doîi  Juan  de  Mozart, 
de  Ylphîgénîe  de  Goethe  !  Goethe  est  son  maître;  s'il  n'a  pas  osé  le 
visiter  dans  sa  retraite  de  Weimar,  il  le  voit  partout  en  esprit,  il  suit 
partout  sa  trace;  l'Allemagne  entière  lui  parle  de  Goethe  au  moment 
même  où  l'Allemagne  semblait  oublier  le  grand  poète,  au  moment 
où  les  générations  nouvelles,  par  la  voix  de  Wolfgang  Menzel  et  de 
Louis  Boerne,  allaient  lancer  contre  l'auteur  de  Fcmst  des  accusations 
si  amères.  Un  jour,  pendant  une  excursion  en  Westphalie,  il  va  revoir 
sa  ville  natale,  Arolsen,  et  là  il  rencontre  un  de  ses  compatriotes,  le 
vieux  peintre  Tischbein ,  que  Goethe  avait  connu  si  intimement  en 
Italie.  Dans  les  Annales,  dans  le  Voyage  en  Italie^  dans  maintes 
poésies  lyriques  de  Goethe,  le  nom  de  Tischbein  revient  sans  cesse. 
Tischbein,  l'auteur  du  grand  tableau,  si  souvent  reproduit  parla 
gravure,  qui  représente  Goethe ,  en  costume  de  voyage ,  assis  et 
méditant  sur  une  colonne  renversée  à  l'entrée  de  la  campagne  ro- 


DRAMES   DE   LA   VIE   LITTERAIRE.  175 

maine,  Tischbein  était  surtout  le  peintre  des  détails  de  la  nature  ;  il 
excellait  à  représenter  les  animaux  et  les  plantes  ;  il  aimait  à  les  étu- 
dier un  à  un,  comme  un  collectionneur  qui  range  dans  ses  galeries 
de  précieux  spécimens  du  monde  physique  ;  un  cheval,  un  arbre,  un 
rocher,  il  n'en  demandait  pas  davantage,  cela  lui  suffisait  pour  exé- 
cuter une  œuvre  intéressante.  Goethe,  grand  collectionneur  aussi  de 
faits  et  d'observations  de  toute  sorte,  avait  pu  développer  auprès  de 
Tischbein  ces  dispositions  de  son  esprit;  c'est  du  moins  une  conjec- 
ture très  sensée  de  la  critique  moderne,  et  je  n'ai  pas  été  médiocre- 
ment surpris  de  voir  Henri  Stieglitz,  dès  1825,  indiquer  ce  rappro- 
chement sans  hésiter,  a  Toute  la  matinée,  jusqu'à  midi,  écrit-il  à 
Charlotte,  je  suis  resté  avec  Tischbein.  L'excellent  homme  mérite 
bien  les  témoignages  que  Goethe  lui  a  rendus.  Il  y  a  bien  peu  de 
peintres,  parmi  les  modernes,  qui  aient  saisi  comme  lui  la  nature, 
qui  aient  guetté  ses  manifestations  les  plus  originales,  et  avec  quel 
génie  il  sait  représenter  des  choses  insignifiantes  en  apparence,  qui 
prennent  entre  ses  mains  un  intérêt  inattendu  !  Un  arbre,  une  bran- 
che, une  feuille,  une  pierre,  dont  la  forme  présente  tel  ou  tel  aspect, 
un  oiseau  qui  vole,  un  lièvre  ou  un  chien  qui  s'élance,  l'âne  qui 
chemine  humblement  ou  le  cheval  aux  fières  allures,  fournissent  une 
riche  matière  à  son  pinceau.  Ses  animaux  surtout  méritent  une  men- 
tion à  part,  c'est  vraiment  la  vie  même.  Certainement  Goethe,  in- 
spiré de  bonne  heure  par  un  besoin  semblable  d'étudier  l'individu,  a 
dû  tirer  un  grand  profit  de  son  intimité  avec  un  tel  homme.  Cela 
résulte  aussi  de  tout  ce  que  l'aimable  vieillard  m'a  raconté  de  leur 
vie  à  Rome  :  oh  !  combien  de  confidences  qui  me  laissaient  pénétrer 
dans  leur  âme!  tu  penses  si  j'étais  tout  oreilles!  C'est  ainsi  qu'il  me 
donna  de  très  curieux  détails  sur  la  manière  dont  Goethe  composa 
son  Iphigénie  ;  il  était  souvent  dans  une  agitation  extrême,  il  allait 
et  venait,  puis  tout  à  coup  il  s'élançait  hors  de  chez  lui,  il  détrui- 
sait des  parties  entières  de  son  œuvre,  il  les  refaisait,  il  créait  enfin 
dans  le  trouble  passionné  de  son  âme  cette  œuvre  qui  nous  remplit 
d'admiration  et  de  sympathie,  cette  œuvre  qui  égale  les  plus  beaux 
modèles  de  l'art  grec,  et  qui,  unissant  à  la  perfection  plastique  la 
profondeur  des  sentimens,  est  certainement  la  première  parmi  les 
créations  de  ce  genre;  c'est  la  fleur  de  la  beauté  grecque  et  la  fleur 
de  la  pensée  allemande  merveilleusement  unies.  » 

Occupé  ainsi  de  poésie  et  d'art,  de  musique  et  de  peinture^  de 
métaphysique  et  de  philologie,  Henri  Stieglitz  grandissait  de  jour  en 
jour;  mais  c'était  le  critique  et  non  le  poète  qui  se  développait  chez 
lui.  Toutes  les  fois  qu'il  avait  à  montrer  l'étendue  de  son  savoir  et 
la  sûreté  de  son  jugement,  il  était  assuré  du  succès.  Le  jour  vint  de 
subir  les  épreuves  qui  devaient  lui  marquer  sa  place  dans  les  rangs 
de  l'enseignement  public  ;  il  fut  interrogé  par  les  plus  illustres 


176  HE  VUE    DES    DEUX   MONDES. 

maîtres  et  les  juges  les  plus  redoutables.  Quand  un  homme  tel  que 
M.  Auguste  Boeckh  interroge  un  candidat  sur  la  langue  et  la  civili- 
sation de  la  Grèce,  quand  un  philosophe  comme  Hegel  l'examine 
sur  les  lois  de  la  raison  et  la  marche  des  idées,  quand  des  historiens 
comme  Raumer  et  Ideler  lui  font  débrouiller  maints  problèmes  de 
chronologie,  maintes  difficultés  de  T histoire  politique,  il  faut  être 
bien  sûr  de  soi  pour  ne  pas  trembler  devant  un  pareil  tribunal.  Ces 
épreuves  furent  une  sorte  de  triomphe  pour  Henri  Stieglitz.  Boeckh, 
Baumer,  Ideler,  le  félicitèrent  en  amis,  Hegel  lui  serra  cordialement 
la  main;  tous  ces  maîtres  austères  souriaient  doucement  au  jeune 
poète  et  semblaient  lui  dire  tout  bas  :  ((  Viens  avec  nous  ;  ta  voca- 
tion, c'est  la  science.  Renonce  à  tes  ambitions  poétiques,  gardes-en 
seulement  un  amour  plus  sincère,  un  sentiment  plus  vif  de  la  beauté; 
ce  sera  ton  guide  dans  nos  régions  sévères,  ce  sera  pour  toi  un  gage 
d'originalité  parmi  les  maîtres  de  la  critique.  » 

Ces  avis  salutaires,  sa  conscience  les  lui  donna  aussi  plus  d'une 
fois,  et  ce  fut  toujours  en  vain.  Il  était  décidé  à  ne  pas  les  entendre. 
Une  autre  voix,  celle  de  l'orgueil  ou  du  moins  de  l'illusion,  l'entre- 
tenait dans  ses  chimères.  Et  puis  Charlotte  était  là  qui  croyait  rem- 
plir son  devoir  en  protégeant  le  jeune  poète  contre  ses  défaillances. 
Les  découragemens  d'Henri  Stieglitz  étaient  comme  les  avertisse- 
mens  de  son  esprit  ;  Charlotte  les  combattait  au  nom  de  la  poésie, 
au  nom  de  la  gloire,  et  toutes  ces  flatteuses  paroles  dans  la  bouche 
de  la  brillante  jeune  fille  enivraient  l'imagination  du  rêveur.  Il  lut- 
tait alors  contre  lui-même,  et  il  s'acharnait  à  la  poursuite  de  l'im- 
possible ;  de  là  une  agitation  intérieure  toujours  plus  vive  chez  lui, 
et  qui  se  traduisait  par  une  irritabilité  singulière.  Tantôt  il  se  glori- 
fiait le  plus  naïvement  du  monde,  tantôt  il  s'indignait  de  ne  pas  se 
voir  placé  au  premier  rang  des  poètes  et  traité  comme  un  maître.  Un 
soir,  à  souper,  dans  un  salon  de  Berlin,  Henri  Stieglitz  se  trouva 
placé  auprès  d'un  certain  M.  Gehe,  poète  amateur  que  la  poésie  ne 
tourmentait  guère.  Vers  la  fin  du  repas,  Hegel,  qui  s'était  levé  de 
table  et  qui  passait  auprès  des  deux  convives,  les  aperçut  et  dit  : 
«Ah!  voilà  les  deux  poètes  ensemble.»  Stieglitz  fut  exaspéré  de  se  voir 
associé  à  ce  rimeur  ;  il  répondit  avec  une  vivacité  amère  :  ((  Seriez- 
vous  bien  content,  monsieur  le  professeur,  si  quelqu'un,  vous  aper- 
cevant par  hasard  auprès  de  M.  Krug,  vous  disait  :  Voilà  les  deux 
philosophes  !  »  Faire  la  leçon  à  Hegel,  dire  une  impertinence  à  son 
voisin  de  table,  offenser  le  bonhomme  Krug,  qui  n'était  pas  un  pen- 
seur méprisable,  —  tout  cela  n'est  qu'une  bagatelle  pour  Henri  Stie- 
glitz quand  sa  vanité  l'enivre.  Ces  éloges  qu'on  ne  lui  prodigue  pas 
avec  assez  d'enthousiasme,  cette  place  à  part  qu'on  oublie  de  lui  as- 
srgner,  il  se  les  donnera  lui-même  dans  ses  lettres  à  Charlotte.  Au 
moment  où  il  achevait  en  1S27  une  série  de  poèmes  qui  devaient  pa- 


DRAMES    DE    LA    VIE    LITTERAIRE.  177 

raître  six  ans  plus  tard  dans  un  grand  recueil  intitulé  Tableaux  de 
rOrientj  sa  confiance  en  lui-même  semble  revenue  tout  entière.  Il 
envoie  ces  vers  à  sa  fiancée,  et  les  lui  vante  avec  un  enthousiasme 
qui  serait  tout  simplement  risible,  s'il  n'y  avait  là  toute  autre  chose 
que  la  puérile  vanité  d'un  rimeur.  Prenez-y  garde;  il  est  heureux, 
il  triomphe,  il  affirme  qu'il  a  écrit  son  chef-d'œuvre,  il  dit  à  Char- 
lotte qu'en  écrivant  ces  poèmes  son  âme  était  plongée  dans  une 
ivresse  céleste  et  qu'elle  jouira  en  les  lisant  des  mômes  béatitudes  : 
croyez-vous  qu'il  dise  cela  d'une  voix  bien  assurée?  Non,  sa  voix 
tremble  ;  il  a  douté,  il  a  peur,  le  malheureux  !  Il  a  par  instans  le 
sentiment  très  net  de  son  impuissance,  et,  voulant  s'arracher  à  cette 
révélation  terrible,  il  donne  à  Charlotte  Willhoeft  le  ton  des  éloges 
qu'il  est  impatient  de  recevoir.  Il  y  a,  en  un  mot,  au  fond  de  cette 
âme  ardente,  une  désolation  secrète  et  une  farouche  inquiétude.  Ses 
amis  s'en  apercevaient  bien,  et  lui-même  ne  s'en  cachait  qu'à  demi. 
«  Je  me  sens  plus  calme,  écrivait-il  à  sa  fiancée.  Hegel  a  donné  de 
mes  nouvelles  à  un  de  mes  amis  qui  est  à  Paris  en  ce  moment,  et  il 
lui  dit  que  j'ai  bien  plus  de  calme,  de  sérénité...  Aucun  éloge  ne 
pouvait  m' être  plus  agréable;  c'est  à  ce  but  que  tendaient  tous  mes 
efforts.  ))  Hélas!  ces  périodes  de  sérénité  n'étaient  pas  longues.  Pour 
que  la  paix  pût  rentrer  à  jamais  dans  cette  âme  dévoyée,  il  aurait 
fallu  que  Stieglitz  eût  le  courage  de  dire:  «de  ne  serai  pas  un  grand 
poète,  je  n'éblouirai  pas  le  monde  par  les  inventions  de  mon  génie, 
on  ne  me  nommera  pas  auprès  de  Shakspeare  ou  de  Goethe  ;  mais 
je  suis  passionné  pour  le  beau,  j'expliquerai  les  mystères  de  l'art, 
je  commenterai  les  esprits  créateurs,  et  je  servirai  la  culture  morale 
de  l'humanité  à  la  place  que  m'assigne  la  Providence.» Henri  Stie- 
glitz ne  l'a  pas  voulu,  et  il  a  continué  à  se  débattre  douloureusement 
au  milieu  des  contradictions  de  son  intelligence. 

Ajoutez  à  cela  que  pour  épouser  Charlotte  Willhoeft  il  avait  dû  se 
faire  une  position,  et  que  les  places  par  où  il  débutait  dans  la  car- 
rière des  lettres  étaient  bien  peu  en  rapport  avec  les  ambitieuses 
prétentions  d'un  poète.  Pourvu  d'un  petit  emploi  à  la  bibliothèque 
de  Berlin,  puis  chargé  d'une  classe  au  gymnase,  il  souffrait,  non  pas 
de  remplir  des  fonctions  trop  modestes,  mais  de  perdre  ses  loisirs  et, 
d'être  retenu  loin  des  sphères  sublimes  où  aspirait  son  imagination. 
'  Ces  nécessités  de  la  vie  aigrissaient  encore  son  humeur.  Il  ressentit 
bientôt  les  premières  atteintes  d'une  maladie  grave;  l'exaltation  et 
les  douleurs  de  son  intelligence  avaient  exaspéré  chez  lui  le  système 
nerveux,  et  ses  nerfs  ébranlés  réagissant  sur  l'intelligence,  la  source 
de  son  mal  se  renouvelait  sans  cesse.  Abattu  et  irrité  à  la  fois,  attri- 
buant à  des  causes  tout  extérieures  cette  impuissance,  cette  paraly- 
sie poétique,  qu'il  aurait  dû  s'expliquer  depuis  longtemps,  s'il  avait 

TOME  XXV,  12 


178  '  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

eu  plus  de  clairvoyance  et  de  modestie,  il  n'avait  plus  qu'un  seul 
refuge  dans  le  monde,  l'amour  et  l'admiration  de  Charlotte.  Aussi 
ses  lettres,  déjà  si  ardentes  au  début,  prennent-elles  dans  les  der- 
niers temps  un  caractère  particulier  d'exaltation.  La  douleur  y  perce 
à  chaque  ligne  ;  il  y  a  des  instans  où  le  désespoir  éclate  :  «  0  Char- 
lotte! je  ne  suis  plus  moi-même;  vais-je  devenir  une  ombre,  une 
moitié  d'homme,  moi  qui  ai  en  horreur  tout  ce  qui  est  incomplet, 
inachevé,  tout  ce  qui  n'existe  qu'à  demi?...  Ici  tout  est  sans  cou- 
leur et  sans  vie.  Ton  amour  seul  est  pour  moi  lumière,  floraison, 
sonorité.  Me  rendras -tu  mon  âme  quand  je  te  presserai  dans  mes 
bras?  Il  le  faudra  bien,  je  n'en  ai  plus  maintenant...  »  Quels  ra- 
vages ont  faits  dans  l'intelligence  d'Henri  Stieglitz  ces  cinq  années 
d'études  mal  dirigées  et  d'exaltation  solitaire!  En  1823,  il  partait 
heureux,  inspiré,  plein  de  vie  et  d'espoir;  il  revient  en  1828  sombre, 
malade,  farouche,  frappé  d'inertie  morale,  et  il  crie  à  sa  fiancée  : 
((  Me  rendras-tu  mon  âme  ?» 

Me  rendras-tu  mon  âme?  C'est  la  question  sinistre  qui  domine  la 
seconde  partie  de  cette  histoire.  Henri  Stieglitz  arrive  à  Leipzig,  au 
mois  de  juillet  1828,  pour  épouser  sa  fiancée;  la  cérémonie  termi- 
née, ils  doivent  partir  tous  les  deux,  visiter  les  bords  du  Rhin,  par- 
courir la  Westphalie,  le  Hanovre,  et,  de  ville  en  ville,  s'acheminer 
jusqu'à  Berlin,  où  Stieglitz  est  rappelé  par  ses  fonctions  au  commen- 
cement d'octobre.  Ce  jour,  qu'ils  invoquaient  depuis  cinq  ans  l'un 
et  l'autre  avec  une  sorte  d'impatience  fiévreuse,  le  voici  qui  se  lève 
enfin.  Hélas!  quel  désenchantement!  Le  poète  l'a  dit  : 

L'idéal  tombe  en  poudre  au  toucher  du  réel. 

La  réalité  qui  s'offre  à  eux  subitement  avec  une  clarté  désespérante, 
c'est  la  situation  qu'ils  se  cachaient  dans  les  effusions  de  leurs  let- 
tres, ou  dont  ils  espéraient  triompher.  Désormais  plus  d'illusions  et 
plus  d'espoir.  Charlotte  voit  très  nettement  ce  qu'elle  avait  soup- 
çonné'plus  d'une  fois  :  la  maladie  intellectuelle  d'Henri,  ses  alter- 
natives de  surexcitation  et  de  langueur,  sa  lutte  secrète  et  impuis- 
sante contre  la  nature  de  son  esprit,  enfin  la  méprise  où  il  s'ot)stine 
en  se  croyant  un  grand  poète.  Henri,  de  son  côté,  devine  la  pensée 
de  Charlotte,  malgré  le  soin  qu'elle  met  à  la  cacher;  il  n'espère 
plus  être  sauvé  par  elle,  et  à  l'heure  où  une  nouvelle  existence- de- 
vrait commencer  pour  lui,  il  se  sent  la  mort  au  fond  de  l'âme.  Dou- 
loureux contraste!  Charlotte  Willhoeft  a  vingt-deux  ans;  elle  est  belle, 
elle  est  admirée  de  tous  pour  sa  grâce  si  chaste,  pour  son  esprit  si 
riche,  et  l'heureux  jeune  homme  qui  possédera  ce  trésor  excite  bien 
des  pensées  d'envie;  Henri  Stieglitz  a  vingt-cinq  ans,  on  l'admire 
aussi  pour  ses  qualités  brillantes,  on  parle  de  son  avenir  d'écrivain. 
Qu'ils  font  plaisir  à  voir,  ce  fier  jeune  homme,  cette  belle  jeune 


DRAMES    DE    LA    YIE    LITTERAIRE.  179 


^B  deux  vers  l'autel  !  Eh  bien  !  sous  ces  apparences  de  bonheur  il  y  a  des 
^f  misères  sans  nom.  Ce  jeune  homme  à  qui  paraît  sourire  une  desti- 
née si  radieuse,  c'est  un  mourant  incliné  déjà  sur  son  tombeau;  cette 
jeune  femme  que  vous  croyez  si  fière  d'épouser  un  poète  et  de  s'as- 
socier à  sa  gloire,  elle  n'est  que  l'infirmière  d'un  malade  condamné, 
la  gardienne  d'un  fou;  elle  le  sait,  elle  sent  qu'elle  en  devient  folle 
elle-même,  et  de  sinistres  pensées  la  dévorent.  Les  voilà  mariés;  ils 
montent  en  voiture  et  partent  pour  les  contrées  du  Rhin.  Un  de 
leurs  amis,  qui  a  reçu  les  confidences  de  Charlotte,  nous  les  peint 
vivement  dans  ce  premier  tête-à-tête  désolé  :  ils  étaient  là,  silen- 
cieux, mornes,  et  €omme  étrangers  l'un  à  l'autre,  au  motnent  où  le 
fouet  du  postillon  enlevait  les  chevaux ,  au  moment  où  le  jeune 
époux  est  si  heureux  d'emporter  sa  conquête  î 

Dès  ce  jour,  ce  fut  pour  Charlotte  une  vie  de  luttes,  d'eflbrts,  de 
préoccupations  continuelles,  un  dévouement  de  toutes  les  heures. 
Généreuse  et  spirituelle  comme  elle  était,  elle  eut  bientôt  dissimulé 
ses  tristesses.  L'inquiétude  n'avait  pas  laissé  de  traces  sur  ce  visage 
charmant.  Elle  souriait,  elle  était  heureuse,  elle  récitait  les  vers 
d'Henri  et  lui  en  demandait  de  nouveaux.  Dire  toutes  les  délica- 
tesses de  son  amour,  toutes  les  ruses  charmantes  de  sa  piété  conju- 
gale, ce  serait  -chose  impossible.  Elle  feignait  l'espérance  et  la  foi, 
avec  quelle  grâce  irrésistible!  Bientôt,  à  force  de  répéter  ce  rôle  et 
de  le  jouer  avec  son  cœur,  elle  y  fut  prise  elle-même  ;  elle  croyait 
son  mari  sauvé,  elle  le  voyait  renaître  à  l'enthousiasme  et  concevoir 
de  nouveau  ses  ambitieux  projets.  «  Que  j'étais  insensée,  se  disait- 
-  elle,  de  me  tourmenter  de  la  sorte!  Ce  n'était  qu'une  crise;  elle  est 
finie,  grâce  à  Dieu ,  et  ce  génie  poétique  qui  me  ravissait  il  y  a  cinq 
ans,  ce  génie  dont  il  a  donné  tant  de  preuves  timides,  va  se  mon- 
trer dans  la  plénitude  de  sa  force.  IN'est-ce  pas  le  sort  des  grands 
I poètes  de  souffrir  ainsi,  de  voir  parfois  leur  imagination  se  voiler? 
Un  esprit  médiocre  est  toujours  semblable  à  lui-même ,  et  ne  con- 
naît pas  de  telles  angoisses.  C'est  à  moi  d'entretenir  chez  lui  cette 
pure  ardeur  et  de  chasser  les  démons.  Ma  xÀe  a  un  but,  mon  rôle 
va  commencer!  »  Et  dès  le  lendemain  ce  réveil  d'un  jour  laissait 
le  malheureux  poète  plus  abattu,  plus  désespéré  qu'auparavant. 
Après  leur  voyage  aux  provinces  rhénanes,  Henri  et  Charlotte 
Stieglitz  s'étaient  établis  à  Berlin.  Henri  avait  repris  ses  fonctions, 
il  faisait  sa  classe  au  gymnase  et  passait  de  longues  heures  à  la  bi- 
bliothèque. En  même  temps  il  préparait  son  grand  recueil  poétique, 
ces  Tableaux  de  l'Orient,  dont  plusieurs  parties  avaient  paru  çà  et 
là,  et  qui,  réunis  dans  un  vaste  cadre,  devaient  former  en  quelque 
sorte  le  premier  chant  de  l'épopée  humaine  au  xix*^  siècle.  H  tra- 
vaillait aussi  à  un  drame  intitulé  SélÙ7î  III^  dans  lequel  il  voulait 


180  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

exprimer  son  opinion  sur  T empire  turc  et  sur  les  chefs  qui  avaient 
essayé  de  le  transformer.  Ce  n'étaient  pas  des  pensées  vulgaires  qui 
occupaient  l'imagination  d'Henri  Stieglitz,  c'étaient  malheureuse- 
ment des  pensées  vagues  et  confuses.  Cet  esprit  si  vif,  si  lumineux, 
quand  il  jugeait  les  œuvres  des  grands  artistes,  semblait  se  couvrir 
d'un  voile  dès  qu'il  voulait  produire.  Le  critique  avait  des  idées, 
le  poète  n'avait  que  des  instincts,  instincts  élevés  et  nobles,  qui 
languissaient  faute  de  sève.  Aussi,  lorsque,  fatigué  de  ses  longues 
séances  à  la  bibliothèque,  il  rentrait  chez  lui,  avide  de  travaux  plus 
brillans,  impatient  de  s'élancer  dans  le  domaine  de  l'idéal,  cette 
ardeur  se  dissipait  bien  vite  devant  les  difficultés  de  l'art.  Il  n'avait 
que  des  désirs  et  point  de  force.  Charlotte  du  moins  accomplissait 
vaillamment  sa  tâche;  elle  luttait  contre  cette  maladie  terrible,  et 
plus  d'une  fois  elle  put  croire  qu'elle  triompherait.  Mais  comment 
peindre  son  martyre?  Gomment  raconter  ses  alternatives  d'espoir  et 
de  découragement?  Pendant  les  cinq  premières  années  de  son  ma- 
riage (1828-1833),  elle  a  sauvé  le  moribond  et  lui  a  fait  traverser 
victorieusement  les  plus  effroyables  crises.  Si  Henri  Stieglitz  a  pu 
terminer  ses  Tableaux  de  l' Orient  y  c'est  que  Charlotte  lui  tenait  la 
main,  c'est  qu  elle  le  relevait  sans  cesse,  c'est  qu'elle  le  disputait 
à  la  mort,  au  désespoir,  à  la  folie,  avec  un  dévouement  aussi  ingé- 
nieux qu'obstiné.  Le  meilleur  remède,  assurément,  pour  Henri  Stie- 
glitz, c'eût  été  de  renoncer  à  ses  ambitions,  de  ne  pas  s'acharner  à 
une  œuvre  impossible,  de  rentrer  simplement  dans  les  voies  de  sa 
nature.  Charlotte  pouvait-elle  lui  donner  ce  conseil?  Non,  il  était 
trop  tard;  l'inertie  de  l'infortuné  songeur  avait  fait  de  tels  progrès 
que,  s'il  tenait  encore  à  la  vie  intellectuelle,  c'était  par  cet  amoiir 
insensé  de  la  poésie.  Qui  eût  brisé  cette  attache  l'eût  plongé  dans 
l'abîme. 

Enfin  ses  Tableaux  de  V Orient  étaient  terminés;  le  premier  vo- 
lume avait  paru  à  Leipzig  en  1831,  le  quatrième  en  1833.  Ce  ne 
fut  pas  un  succès  comme  l'avait  rêvé  le  jeune  poète  à  l'époque  où 
il  suivait  les  cours  de  Boeckh  et  de  Hegel ,  ce  ne  fut  pas  non  plus 
une  chute.  Henri  Stieglitz  prenait  un  rang  distingué  parmi  les 
poètes  de  second  ordre.  Un  de  ses  principaux  mérites,  c'était  la  mé- 
lodie du  langage;  on  reconnaissait  dans  le  maniement  du  rhythme 
et  l'ordonnance  des  paroles  le  musicien  qui  appréciait  si  parfai- 
tement Mozart.  L'imagination  de  l'auteur,  assez  vive  bien  que  nul- 
lement créatrice,  c'est  l'imagination  de  l'érudit  qui  s'échauffe  à  la 
suite  d'une  lecture.  Stieglitz.  connaît  tous  les  voyageurs  qui  ont  vi- 
sité l'Inde  et  la  Perse;  ce  qu'ils  ont  vu,  ce  qu'ils  ont  raconté  en 
prose,  il  le  chante  après  eux  en  vers  sonores,  et  s'il  ne  nous  donne 
pas  une  image  originale  de  ses  propres  sentimens ,  comme  Goethe 
dans  le  Divan  oriental  -  occidental ,  il  réussit  du  moins  à  tracer 


I 


I 


DRAMES    DE    LA   VIE    LITTERAIRE.  '  181 

l'exacte  peinture  des  contrées  et  des  peuples.  Une  seule  fois  peut- 
être,  dans  les  pièces  sur  la  vallée  de  Cachemire,  des  impressions 
personnelles  viennent  ajouter  un  intérêt  vivant  au  charme  un  peu 
superficiel  de  ses  tableaux  ;  il  écrivait  ces  vers  à  l'époque  où,  fiancé 
avec  Charlotte  Willhoeft,  il  vivait  loin  d'elle  à  Berlin,  et  l'invoquait 
comme  sa  libératrice.  Quelque  chose  des  transports  du  rêveur  a 
passé  dan«  les  pages  que  nous  signalons;  ces  chants  sur  la  vallée 
de  Cachemire  sont  le  poème  de  son  amour.  Quelle  est  cependant  la 
pensée  générale  qui  domine  et  relie  tous  ces  tableaux  si  variés?  11 
n'est  pas  facile  de  la  deviner.  On  reconnaît  bien  çà  et  là  l'ancien  audi- 
teur de  Hegel;  il  est  évident  que  Stieglitz  a  entendu  l'illustre  maître 
dans  ses  leçons  sur  la  philosophie  de  l'histoire,  et  qu'il  lui  emprunte 
plus  d'une  idée  sur  le  rôle  de  la  civilisation  asiatique;  tout  cela  est 
bien  vague  néanmoins,  et  dans  ce  vaste  panorama  le  regard  ne  sait  où 
s'arrêter.  Ce  n'est  pas  l'antique  Orient  que  le  poète  a  voulu  peindre, 
c'est  l'Orient  moderne,  et  très  souvent  celui  du  xix'^  siècle;  voici  des 
Grecs,  des  Turcs,  des  Persans,  des  Arabes,  des  Hindous,  des  Chi- 
nois, tous  caractérisés  assez  nettement,  et  la  variété  du  dessin,  si- 
non l'éclat  des  couleurs,  révèle  une  main  habile.  Les  Chinois  sur- 
tout, non  pas  les  sages  Chinois  tant  admirés  de  Voltaire,  mais  les 
Chinois  formalistes,  prosaïques,  baroques,  si  vivement  flagellés  par 
Hegel,  sont  mis  en  scène  avec  une  verve  inattendue.  Un  savant  phi- 
losophe hégélien  du  centre  gauche,  M.  Rosenkranz,  qui  est  en  même 
temps  un  excellent  juge  littéraire,  a  signalé  ce  tableau  de  la  Chine 
moderne  comme  la  partie  la  plus  remarquable  de  l'œuvre  d'Henri 
Stieglitz  (1).  En  m' associant  très  volontiers  aux  éloges  de  M.  Rosen- 
kranz, je  demanderai  toujours  quel  est  le  sens  de  cette  fantasma- 
gorie. Un  demi-poète,  un  demi-philosophe,  voilà  ce  que  nous  mon- 
tre après  tant  d'études  sérieuses  et  de  brillantes  promesses  cet 
élève  chéri  des  Boeckh,  des  Hegel,  des  Bouterweck,  qui  aurait  pu, 
lui  aussi,  devenir  maître  à  son  tour  et  illustrer  la  critique. 

Henri  Stieglitz  fut-il  mécontent  de  l'accueil  un  peu  froid  que  re- 
çut son  panorama  de  l'Orient?  ou  bien  se  disait-il  à  lui-même  que 
c'était  là  une  œuvre  manquée?  Ses  irritations  nerveuses,  ses  accès 
d'humeur  noire  et  de  paralysie  morale,  interrompus  quelque  temps, 
reparurent  bientôt  plus  douloureux  que  jamais.  C'est  alors  que 
Charlotte  lui  conseilla  de  quitter  ses  fonctions  de  bibliothécaire ,  sa 
place  de  professeur,  et  de  partir  pour  la  Russie.  Ils  avaient  des  pa- 
rens  à  Saint-Pétersbourg,  et  Charlotte  savait  qu'ils  trouveraient 
auprès  d'eux  une  généreuse  assistance.  «  Il  faut,  écrivait-elle  à  son 
mari,  —  car  pendant  les  longues  heures  où  Henri  restait  à  la  biblio- 
.  thèque  elle  passait  son  temps  à  écrire,  à  tracer  des  plans,  à  lui 

(1)  Zur  Geschichte  der  deutschen  Literatur,  von  Cari  Rosenkranz,  1  vol.,  183G. 


182  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

préparer  maintes  surprises  qui  devaient  réveiller  son  ardeur,  —  il 
faut  te  mettre  en  mesure  de  faire  un  cours  d'histoire  littéraire  com- 
parée. Tu  chercheras  une  place  dans  quelque  université  russe;... 
pendant  les  vacances,  nous  voyagerons,  nous  irons  en  Allemagne  ou 
en  Italie.  Tu  feras  de  nouveaux  poèmes,  et  comme  tu  seras  loin  de 
ton  pays,  tu  y  penseras  avec  regret,  avec  amour,  et  cet  amour  en- 
flammera ton  inspiration.  L'Allemagne  sera  ta  fiancée,  ta  fiancée 
qu'une  longue  distance  séparera  de  toi,  et  tu  lui  adresseras  de  brû- 
lantes déclarations  d'amour.  Établi  en  Russie,  tu  n'en  seras  que  plus 
présent  au  cœur  de  l'Allemagne,  tu  seras  un  vrai  poète  allemand. 
Tu  attireras  des  compatriotes  qui  voudront  suivre  ton  exemple ,  et 
qui  sait  si  dans  une  dizaine  d'années  nous  n'aurons  pas  autour  de 
nous  tout  un  cercle  d'amis  venus  de  la  terre  natale?  Il  n'est  pas  né- 
cessaire que  nous  soyons  à  Saint-Pétersbourg,  je  demande  seule- 
ment une  bonne  université  russe.  Tu  feras  une  leçon  par  jour,  pas 
davantage.  Qui  nous  arrête?  Essayons  au  printemps  prochain,  allons 
faire  à  Saint-Pétersbourg  une  première  tentative.  C'est  la  lettre  de 
ton  oncle  qui  a  fait  naître  en  moi  tous  ces  projets.  Quelle  tâche  que 
celle-là  !  enseigner  la  littérature  allemande  à  la  Russie,  être  un  mis- 
sionnaire de  l'esprit  humain,  et  en  même  temps  créer  des  œuvres 
nouvelles,  faire  fleurir  ton  jardin  de  poésie  !  Je  me  mets  à  ta  place, 
et  cette  idée  me  transporte.  Tu  aurais  là  un  rôle  vraiment  original. 
Yeux-tu?  oui.  0  Dieu  bon,  bénis  notre  projet!  fa^s  descendre  sur 
Henri  l'inspiration  féconde  dans  tes  contrées  du  nord!...  Pourquoi 
nous  en  coûterait-il  de  partir?  N'est-il  pas  présent  en  tout  lieu,  ce- 
lui qui  est  la  source  de  la  vie  et  do  l'esprit,  celui  qui  est  le  bienfai- 
teur immortel  dans  ce  monde  et  dans  l'éternité?  » 

Ils  partirent  aux  premiers  jours  de  l'été.  Henri  n'avait  pas  donné 
sa  déi?îission  des  places  qu'il  occupait  à  Berlin,  il  avait  obte^nu  seu- 
lement un  congé  de  plusieurs  mois,  et  il  en  profita  pour  voilr  assez 
complètement  la  Russie.  Son  oncle,  le  baron  Stieglitz,  banquier  à 
Saint-Pétersbourg,  les  reçut  à  bras  ouverts.  C'était  un  homme  in- 
struit, libéral,  très  dévoué  à  son  neveu  et  qui  avait  pour  sa  nièce  une 
tendre  admiration.  Si  les  projets  de  Charlotte  ne  se  réalisèrent  pas, 
si  Henri  Stieglitz  ne  trouva  pas  une  chaire  à  l'université  de  Dorpat 
ou  de  Moscou,  il  retrouva  du  moins  en  Russie  une  partie  de  ses 
forces  et  de  sa  santé.  La  vue  d'un  pays  nouveau,  l'étude  des  mœurs, 
le  mouvement,  l'exercice,  tout  cela  éveillait  son  esprit  et  l'arrachait 
à  ses  sombres  pensées.  Le  poète  des  Tableaux  de  V Orient  aurait  eu 
besoin  d'une  vie  active;  sa  vocation  poétique,  puisqu'il  voulait  abso- 
lument être  poète,  c'était  de  courir  le  monde  et  de  le  peindre  en  cou- 
rant. Plusieurs  mois  encore  après  son  retour  à  Berlin,  il  ressentait 
vivement  la  salutaire  action  de  ce  voyage.  ((  Henri  est  devenu  un 
autre  homme,,  écrivait  Charlotte  au  baron  Stieglitz;  il  fait  gaiement 


DRAMES    DE    LA    VIE    LITTERAIRE.  183 

son  travail  de  la  bibliothèque,  l'atmosphère  des  livres  n'exerce  plus 
d'influence  malsaine  sur  son  esprit,  il  a  maints  projets  dans  la  tête, 
et  déjà  il  s'est  mis  vaillamment  à  l'œuvre;  j'espère  que  cette  bonne 
veine  va  durer.  »  Gomment  ces  espérances  s'évanouirent-elles  si 
promptement?  Au  mois  de  février  183A,  Charlotte  commençait  une 
lettre  par  ces  mots  mélancoliques,  empruntés  au  Don  Carlos  de 
Schiller  :  «  Les  beaux  jours  d'Aranjuez  sont  passés.  »  Le  mal  d'Henri 
venait  d'éclater  de  nouveau  avec  une  violence  terrible.  Lki  écrivain 
distingué,  M.  Théodore  Mundt,  qui  voyait  intimement  Henri  et 
Charlotte  Stieglitz  pendant  cette  douloureuse  période,  nous  a  laissé 
sur  l'état  de  son  ami  des  indications  discrètes,  voilées,  et  toutefois 
très  significatives.  H  est  impossible  de  douter  que  la  maladie  du 
pauvre  poète  ne  fût  bien  plutôt  morale  que  physique;  c'était  l'esprit 
du  moins,  c'étaient  les  surexcitations  et  les  mécomptes  de  l'esprit 
qui  avaient  causé  les  souffrances  corporelles,  et  s'il  était  urgent  de 
soigner  ce  corps  si  violemment  ébranlé,  il  fallait  surtout  attaquer  le 
mal  à  la  racine  en  cherchant  un  remède  pour  l'âme.  «  L'exaltation 
de  la  sensibilité,  dit  M.  Mundt,  avait  rompu  l'harmonie  naturelle,  et 
livré  la  Psyché  intérieure  avx  caprices  désordonnés  du  sang.  »  Char- 
lotte aussi,  on  le  voit  par  ses  lettres,  était  persuadée  qu'il  fallait 
agir  sur  l'âme.  Elle  commença  toutefois  par  le  traitement  externe, 
si  l'on  peut  ainsi  parler;  les  médecins  avaient  conseillé  au  malade 
les  bains  de  Kissingen,  joli  village  de  Bavière,  situé  sur  les  bords  d€ 
la  Saale,  et  dominé  par  les  ruines  du  château  de  Bodenlauben.  Ils  y 
passèrent  six  semaines  (août  et  septembre  183Zi).  «  Au  moment  de 
son  départ,  dit  M.  Théodore  Mundt,  mon  pauvre  ami  était  comme 
un  enfant  malade,  sans  courage,  sans  énergie,  passivement  résigné 
à  la  mort.  Il  ne  savait  plus  rien  faire  par  lui-même  ;  quand  ils  arri- 
vaient dans  une  ville,  et  qu'on  ne  trouvait  pas  immédiatement  une 
chambre  d'hôtel  pour  les  recevoir,  il  restait  immobile  dans  la  rue  et 
se  mettait  à  pleurer.  »  Les  eaux  de  Kissingen  ne  changèrent  presque 
rien  à  la  situation  du  malade;  si  les  douleurs  du  corps  étaient  moins 
vives,  l'affaissement  intellectuel  et  moral  n'avait  point  diminué. 
Toujours  même  inertie,  même  impuissance  à  reprendre  possession 
de  soi-même.  Charlotte  avait  épuisé  tous  les  moyens  de  ranimer 
cette  âme  engourdie  :  ((  Si  cette  léthargie  se  prolonge,  se  disait-elle, 
tout  est  fini  pour  jamais.  L'heure  décisive  est  venue;  n'y  eût-il 
qu'un  remède  pour  l'arracher  à  la  mort,  quel  qu'il  soit,  je  l'em- 
ploierai. )) 

Un  médecin  avait-il  dit  devant  Charlotte  qu'une  vive  secousse  mo- 
rale pourrait  triompher  de  cette  paralysie?  était-ce  une  idée  qu'elle 
avait  conçue  elle-même,  à  force  d'observer  les  péripéties  du  mal? 
On  a  pu  lui  suggérer  cette  pensée  ;  il  est  certain  qu'elle  l'a  nourrie, 
l'a  développée  avec  une  ardeur  et  une  persévérance  singulières.  Elle 


i8A  RETUE    DES    DEUX   MONDES. 

étudiait  pour  ainsi  dire  ce  moyen  de  guérison  ;  elle  faisait  des  ex- 
périences en  petit  avant  d'aller  jusqu'au  bout  de  son  système.  Un 
jour,  pendant  une  promenade,  Henri  Stieglitz  s'était  assis  sur  un 
tronc  d'arbre,  et  il  demeurait  plongé  dans  une  sorte  de  stupeur; 
Charlotte,  qui  l'accompagnait,  l'abandonna  tout  à  coup,  le  laissa  seul 
et  s'en  revint  à  la  ville.  Le  lieu  était  solitaire;  au  bout  de  quelque 
temps,  le  malade  comprit  que  sa  femme  n'était  plus  là.  Réveillé 
soudain,  il  se  leva,  regarda  autour  de  lui,  sembla  reprendre  pos- 
session du  monde  et  de  lui-même,  sentit  enfin  l'obligation  de  vivre 
et  revint  à  sa  maison  dispos,  alerte,  heureux  d'avoir  vécu.  L'expé- 
rience avait  réussi,  Charlotte  ne  l'oublia  pas.  Cette  idée  d'une  se- 
cousse, d'une  nécessité  salutaire  à  subir,  se  retrouve  sans  cesse  dans 
les  notes  écrites  de  sa  main,  quelquefois  même  dans  ses  lettres  à  son 
mari.  Soit  qu'elle  délibère  avec  elle-même,  soit  qu'elle  s'adresse  au 
pauvre  malade,  des  paroles  à  demi  voilées  annoncent  l'approche 
d'un  malheur,  d'une  séparation  peut-être,  qui  forcera  Stieglitz  à  re- 
devenir un  homme.  Après  l'inutile  voyage  à  Kissingen,  quand  elle 
eut  vu  l'état  du  malade  empirer  de  jour  en  jour,  quand  elle  eut  vu 
les  douleurs  physiques  s'apaiser  et  au  contraire  la  maladie  morale, 
la  paralysie  intellectuelle,  continuer  ses  effrayans  progrès,  la  pensée 
sinistre  qu'elle  couvait  depuis  longtemps  lui  apparut  d'heure  en 
heure  comme  le  seul  moyen  de  salut  pour  son  mari,  et  par  consé- 
quent comme  une  impérieuse  obligation  pour  elle-même.  C'est  alors 
que  la  malheureuse  exaltée,  voulant  préparer  Henri  Stieglitz,  lui 
adressait  devant  M.  Mundt  ces  paroles,  très  sages  en  apparence, 
dont  le  sens  terrible  ne  fut  connu  que  plus  tard  :  «  Nous  sommes 
dans  la  vie  comme  les  soldats  dans  la  bataille.  H  faut  regarder  la 
mort  en  face,  à  tout  instant  il  faut  être  prêt  à  la  recevoir.  Viendra 
le  moment  où  l'un  de  nous  deux  tombera.  Si  c'est  moi  que  frappe  la 
première  balle,  alors,  mon  bon,  mon  cher  camarade,  garde  toujours 
ton  rang,  marche,  marche  toujours,  avec  un  nouveau  courage  et 
une  vigueur  nouvelle.  » 

Avant  de  se  résoudre  à  l'acte  horrible  qui  fascinait  son  esprit 
comme  l'idée  d'un  dévouement  glorieux,  Charlotte  avait  longtemps 
débattu  le  pour  et  le  contre  avec  une  logique  passionnée.  Ses  let- 
tres, ses  notes,  des  fragmens  intimes,  maintes  pages  éparses  qu'a 
publiées  M.  Mundt,  composent  pour  le  lecteur  attentif  une  sorte  de 
délibération  solennelle  et  lugubre.  On  dirait  le  monologue  d'une 
héroïne  de  tragédie,  à  la  fin  du  quatrième  acte,  au  moment  qui  va 
précipiter  la  catastrophe.  «  C'est  moi,  se  dit  Charlotte,  qui  suis 
cause  de  toutes  les  tortures  de  son  esprit.  Né  poète,  il  avait  besoin 
de  rester  longtemps  jeune  et  de  laisser  fleurir  son  imagination  au 
grand  air,  sans  souci  des  choses  matérielles  de  la  vie.  Quel  âge 
avait-il  quand  il  m'a  aimée?  Vingt  ans  à  peine,  et  aussitôt,  pour  se 


DRAMES    DE    LA    VIE    LITTÉRAIRE.  185 

marier  avec  moi,  il  s'est  astreint  à  de  durs  labeurs,  il  a  conquis  à 
la  sueur  de  son  front  la  place  qui  devait  nous  faire  vivre,  et  cette 
place,  pour  lui,  c'était  une  étouffante  servitude.  Il  se  croyait  assez 
fort  pour  entretenir  en  lui  l'inspiration  au  milieu  des  vulgaires  sou- 
cis de  son  emploi;  cette  lutte  de  l'idéal  et  de  la  réalité  a  brisé  le  cer- 
veau du  poète.  L'inspiration  s'est  enfuie,  et  il  en  est  devenu  fou  de 
douleur.  Ah!  j'ai  été  son  mauvais  génie,  moi  qui  avais  l'ambition 
de  lui  donner  des  ailes!  C'est  à  moi  qu'il  a  sacrifié  sa  gloire.  Puis- 
que je  peux  aujourd'hui  lui  rendre  la  santé,  la  force,  l'ardeur,  l'in- 
spiration, tout  ce  qui  semble  l'abandonner  à  jamais,  comment  hé- 
siterais-je?  Ce  n'est  pas  trop  de  ma  vie  pour  acquitter  ma  dette.  Je 
mourrai,  il  le  faut;  Henri  soufïrira,  mais  il  est  digne  de  souffrir,  et 
du  sein  de  cette  souffrance  renaîtra  son  génie.  Si  pourtant,...  ter- 
rible doute  !  si  mon  sacrifice  allait  être  inutile  ;  si  ma  mort  ne  réus- 
sissait pas  à  vaincre  sa  léthargie,  à  le  régénérer  dans  l'amertume  et 
dans  les  larmes!...  Non,  non,  c'est  impossible!  Henri  n'est  pas  un 
égoïste,  encore  moins  un  stoïcien  superbe;  le  cœur  est  tout  chez 
lui,  c'est  là  qu'il  faut  l'atteindre  pour  le  réveiller  tout  entier.  Yingt 
fois,  cent  fois,  j'ai  fait  l'épreuve  de  mes  idées  sur  ce  point;  je  sais 
où  je  vais,  je  sais  où  je  frappe.  »  Ainsi,  en  son  déhre,  s'exaltait 
l'insensée;  ainsi  aveuglée  par  ses  sophismes,  l'ardente  et  généreuse 
folle  ne  reculait  pas  devant  le  suicide  pour  accomplir  ce  qu'elle 
croyait  un  devoir. 

Dès  que  son  parti  fut  pris,  une  joie  radieuse  illumina  son  âme. 
Elle  annonçait  à  tous  la  prochaine  guérison  du  poète,  au  moment 
même  où  ses  amis  commençaient  à  s'inquiéter  de  la  persistance  du 
mal.  Partis  de  Kissingen  vers  la  fm  de  septembre,  Henri  et  Char- 
lotte ,  avant  de  rentrer  à  Berlin ,  avaient  passé  un  mois  à  voyager 
i flans  le  nord  de  l'Allemagne;  ils  étaient  allés  à  Hanovre,  à  Arolsen, 
pour  voir  la  famille  d'Henri,  et  partout  on  avait  remarqué  la  con- 
fiance de  Charlotte.  Quand  elle  revint  à  Berlin,  elle  était  toute 
Joyeuse.  Elle  rentra  dans  sa  maison  comme  si  elle  eût  rapporté  de 
5on  voyage  ce  qu'elle  cherchait  depuis  si  longtemps,  le  salut  de  son 
mari,  la  santé  de  son  corps  et  de  son  âme.  A  la  servante  qui  vint 
lui  ouvrir  la  porte ,  ses  premières  paroles  furent  celles-ci  :  «  Cou- 
rage !  courage  !  nous  allons  commencer  une  vie  nouvelle  !  )>  Singu- 
lière joie  sans  doute,  joie  fébrile,  inquiétante;  mais  qui  pouvait 
soupçonner  tout  ce  qu'elle  cachait  d'horrible? 

Deux  mois  s'écoulèrent.  Charlotte  n'avait  fait  que  se  confirmer 
de  jour  en  jour  dans  son  projet.  Le  29  décembre,  elle  devait  assister 
à  une  de  ces  soirées  musicales ,  si  appréciées  en  Allemagne ,  où  les 
œuvres  des  grands  maîtres  sont  religieusement  exécutées  devant  un 
public  choisi  ;  vers  six  heures,  elle  prétexta  une  grande  lassitude  et 
décida  son  mari  à  partir  seul.  «  Je  reviendrai  bientôt,  dit  Henri.  — 


186  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Non,  non,  lui  dit-elle  avec  insistance,  il  faut  que  tu  entendes  le 
concert  jusqu'au  bout.  C'est  une  expérience  à  faire;  il  faut  e-ssayer 
une  fois  encore  si  tu  peux  écouter  de  la  musique  sans  que  ton  repos 
en  souffre.  Efforce-toi  de  supporter  ce  Beethoven  qui  t'agite  si  vio- 
lemment, lutte  avec  le  puissant  maître,  et  ne  te  laisse  pas  dompter 
par  lui.  Entends- tu?  sois  calme,  mon  Henri!  sois  calme,  v3t  reviens 
avec  calme  à  la  maison.  Que  deviendras- tu ,  maintenant  que  nous 
avons  fait  tout  ce  qui  pouvait  te  guérir?  Tu  n'as  plus  de  ressources 
que  dans  la  résignation.  Il  faut  donc  que  tu  sois  calme,  que  tu 
t'exerces  à  te  posséder  toi-même.  Quand  l'homme  a  sacrifié  tout  ce 
qu'il  avait  de  plus  précieux,  alors  seulement  il  gagne  la  délivrance 
et  la  paix.  La  paix  !  la  paix  !  n'est-c,3  pas  pour  la  donner  aux  hommes 
que  notre  Seigneur  a  fait  le  sacrifice  de  sa  vie?  »  Ce  furent  ses  der- 
nières paroles;  Henri,  qui  s'en  souvint  plus  tard,  n'y  fit  guère  at- 
tention au  moment  où  elle  les  prononça.  Elle  avait  d'ailleurs,  et  de- 
puis quelque  temps  surtout,  l'hab.itude  de  prononcer  des  sentences 
bizarres,  mystérieuses,  «omme  pour  réveiller  cette  intelligence  as- 
soupie et  l'obliger  à  réfléchir.  Il  n'y  eut  pas  d'autres  adieux.  On  eût 
dit  que ,  décidée  à  en  finir,  elle  était  impatiente  de  voir  partir  son 
mari;  ce  fut  elle  qui  lui  donna  le  signal  en  lui  tendant  la  main. 
Henri  pressa  la  main  de  Charlotte,  l'embrassa  au  front,  et  sortit. 

Charlotte  était  seule.  C'était  à  sept  heures  qu'Henri  s'était  rendu 
au  concert,  et  il  devait  en  revenir  vers  neuf  heures.  Elle  avait  deux 
heures  devant  elle  pour  accomplir  sa  résolution.  Il  est  impossible  de 
croire  qu'elle  ait  hésité  un  seul  instant  ;  point  d'indécision,  point  de 
hâte  non  plus  ni  d'excitation  fébrile.  Tout  atteste  que  ce  calme  ef- 
frayant ne  s'est  pas  démenti  une  minute.  M.  Mundt,  qui,  le  soir 
même,  à  titre  d'ami,  a  pu  faire  une  sorte  d'enquête  dans  la  maison 
désolée,  M.  Mundt,  qui  a  recueilli  tous  les  indices,  consigné  tous  les 
témoignages,  suit  Charlotte  pas  à  pas,  pour  ainsi  dire,  pendant  ces 
deux  terribles  heures.  Yoyez-la,  elle  est  assise  devant  ce  bureau  où 
tant  de  fois,  pendant  que  son  mari  était  absent,  elle  lui  écrivait  des 
notes,  des  pensées  détachées,  des  plans  de  voyage  ou  de  vie  nou- 
velle, maintes  fantaisies  en  prose  ou  en  vers  qui  devaient  le  sur- 
prendre au  retour,  l'égayer,  le  réveiller;  elle  est  assise,  elle  lui 
écrit  ses  adieux  et  ses  recommandations  dernières.  L'écriture  est 
ferme,  les  lettres  sont  grandes  et  nettement  dessinées;  elle  veut 
frapper  l'œil  d'Henri  en  même  temps  qu'elle  va  frapper  son  âme; 
elle  veut  que  ce  soit  là  un  testament  durable,  un  testament  qui  sera 
consulté  plus  d'une  fois,  et  que  les  pleurs  n'effaceront  pas.  C'est  un 
adieu  et  une  règle  de  conduite.  Elle  est  persuadée  que  cette  lettre 
de  mort  contient  un  germe  de  vie,  et  elle  s'applique  à  la  tracer  avec 
un  soin  superstitieux.  L'obstination  de  sa  folie  n'empêche  pas  ce- 
pendant que  le  cœur  de  la  femme,  de  la  compagne  dévouée,  ne  ré- 


I 


DRAMES    DE    LA    VIE   LITTERAIRE.  187 

clame  encore  ses  droits;  plus  d'une  larme,  on  le  voit  bien,  a  mouillé 
çà  et  là  ces  lignes  impérieuses.  Son  testament  achevé,  elle  se  lève, 
quitte  le  salon  et  entre  dans  sa  chambre.  Elle  ferme  les  portes,  puis 
procède  tranquillement  à  sa  toilette  de  nuit.  Elle  se  lave  le  visage, 
arrange  sa  coiffure,  et  enferme  ses  cheveux  sous  le  bonnet  le  plus 
joli  et  le  plus  blanc  qu'elle  ait  trouvé.  Son  peignoir  aussi  est  d'une 
blancheur  éclatante  ;  elle  veut  mourir  décemment  et  que  son  image 
reste  dans  la  mémoire  d'Henri,  noble  encore  et  gracieuse  au  sein 
de  la  mort.  Henri  avait  acheté  un  couteau-poignard  le  jour  où  il 
était  parti  avec  elle  pour  les  bords  du  Rhin,  le  lendemain  de  leur 
mariage,  au  mois  de  juillet  1828  ;  elle  tient  ce  poignard  à  la  main, 
et  elle  entre  dans  son  lit.  Dès  qu'elle  est  couchée,  que  sa  tête  repose 
sur  l'oreiller,  et  que  sans  doute  elle  a  adressé  à  Henri  un  dernier 
souvenir  avec  une  invocation  suprême  à  Dieu,  elle  appuie  la  lame 
d'acier  sur  sa  poitrine  et  se  l'enfonce  profondément  dans  le  cœur. 
Ensuite  elle  retire  le  poignard  sanglant  et  le  place  auprès  d'elle  sur 
le  lit.  De  sa  main  droite,  elle  couvre  sa  blessure;  de  la  gauche,  elle 
attire  le  drap  jusqu'au-dessous  de  son  visage,  et  reste  là,  immobile, 
attendant  la  mort  en  silence.  Pas  un  cri,  pas  un  soupir  ne  s'échappa 
de  sa  poitrine  déchirée.  A  la  fm  cependant,  toute  l'énergie  de  son 
âme  ne  put  contenir  d'involontaires  gémissemens;  sa  respiration 
haletante,  suffoquée,  la  trahissait  malgré  elle.  La  servante  qui  veil- 
lait dans  l'antichambre  accourt  aussitôt,  essaie  vainement  d'ouvrir, 
et  appelle  des  voisins  à  son  aide;  quand  on  enfonça  la  porte,  Char- 
lotte Stieglitz  venait  d'expirer... 

Pourquoi  le  neveu  d'Henri  Stieglitz  a-t-il  réveillé  ces  affreux  sou- 
venirs en  publiant  la  correspondance  du  poète  avec  sa  fiancée  ?  En 
vérité,  je  ne  saurais  le  dire.  Si  M.  Louis  Gûrtze  a  voulu  honorer  la 
mémoire  d'Henri  Stieglitz  et  repousser  les  accusations  calomnieuses 
dont  il  a  été  l'objet,  sa  sollicitude  est  bien  tardive,  et  il  y  a  long- 
temps qu'elle  n'était  plus  nécessaire.  Je  sais  bien  qu'après  le  fatal 
événement  dont  nous  venons  de  parler,  bien  des  esprits  se  mirent  à 
glorifier  Charlotte  comme  une  héroïque  victime.  C'était  le  moment 
où  le  saint-simonisme  venait  de  pénétrer  dans  la  littérature  de  nos 
voisins  ;  les  écrivains  de  la  Jeune  Allemagne  prêchaient  sur  tous  les 
tons  l'émancipation  de  la  femme  et  la  réforme  de  la  société;  le  sui- 
cide de  Charlotte  Stieglitz  offrait  un  texte  commode  à  ces  rêveurs, 
et  les  déclamations  ne  manquèrent  pas.  Quel  monde,  s'écriait-on, 
que  celui  où  une  femme  telle  que  Charlotte  Stieglitz ,  un  cœur  si 
pur,  une  ame  si  belle,  une  intelligence  si  riche,  est  obligée  de  cher- 
cher un  refuge  dans  la  mort  pour  échapper  à  une  situation  intolé- 
rable! Ces  non-sens,  et  bien  d'autres  encore,  étaient  presque  deve- 
nus un  lieu-commun  dans  la  littérature  sentimentale  de  1835  à  I8Z1O. 
M.  Théodore  Mundt,  qui  s'est  distingué  depuis  cette  époque  par  de 


^38  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

solides  travaux  et  qui  tout  récemment  encore  vient  de  publier  deux 
remarquables  volumes  sur  l'Italie,  M.  Mundt,  alors  un  des  chefs  de 
la  Jeune  Allemagne,  ne  craignit  pas  de  présenter  Charlotte  comme 
une  sainte  dont  le  christianisme  de  notre  siècle  a  droit  de  s'enor- 
gueillir. Il  traitait  de  pharisiens  ceux  qui  réprouvaient  son  crime^ 
et  s'écriait  avec  emphase  :  «  Il  y  a  ici  bien  plus  que  la  Lucrèce  ro- 
maine qui  sacrifia  sa  vie  au  sentiment  de  l'honneur,  et  dont  poètes 
et  peintres  ont  livré  de  si  belles  images  à  notre  admiration.  Ce  n'est 
pas  d'admiration  qu'il  s'agit  à  l'égard  de  Charlotte,  non,  il  faut  con- 
templer avec  une  émotion  sainte  un  type  sublime  de  l'humanité,  un 
être  plein  de  vie,  orné  de  tous  les  dons,  à  qui  le  sentiment  chrétien 
donne  la  force  de  se  précipiter  dans  la  mort(l).  »  Bien  que  M.  Théo- 
dore Mundt  ne  dise  rien  de  fâcheux  assurément  sur  le  compte 
d'Henri  Stieglitz,  il  résulte  de  toutes  ces  phrases  pompeuses  que 
Charlotte  avait  souffert,  qu'elle  n'avait  pas  trouvé  dans  son  mariage 
ce  qu'elle  avait  le  droit  d'en  attendre,  que  par  conséquent  Henri 
Stieglitz  était  coupable,  et  peu  à  peu  en  effet  cette  opinion  s'accré- 
dita; on  affirmait  que  Charlotte  avait  été  longtemps  victime  des  vio- 
lences de  son  mari.  Cette  opinion,  née  dans  un  moment  où  l'esprit 
public  est  naturellement  porté  à  des  conjectures  de  toute  sorte,  ne 
tarda  pas  cependant  à  se  dissiper;  on  sut  bientôt  qu'Henri  Stieglitz 
avait  toujours  aimé  Charlotte,  que  Charlotte  l'aimait  aussi,  que  sa 
mort  même  serait  inexplicable  sans  cet  amour,  et  M.  Louis  Cûrtze, 
en  fournissant  de  nouvelles  preuves  sur  ce  point,  n'a  rien  ajouté  à 
ce  qu'on  savait  déjà.  Quel  est  donc  l'intérêt  de  sa  publication?  Un 
intérêt  très  vif,  dont  M.  Louis  Curtze  ne  paraît  pas  s'être  rendu 
compte.  Il  a  donné  sans  doute,  et  c'était  là  son  intention,  des  dé- 
tails charmans  sur  l'esprit  d'Henri  Stieglitz,  sur  ses  rêves  de  jeu- 
nesse, sur  son  enthousiasme  de  la  poésie  et  de  l'art;  mais  il  nous  a 
fourni  en  même  temps,  et  je  crois  qu'il  n'y  songeait  guère,  le  moyen 
de  connaître  avec  plus  de  précision  les  égaremens  de  ces  deux  âmes; 
il  nous  a  permis  de  comprendre  que  si  Henri  et  Charlotte  Stieglitz 
s'aimaient  beaucoup,  ils  ne  s'aimaient  pas  de  l'amour  vrai;  il  a 
obligé  enfin  la  critique  littéraire  et  morale  à  juger  bien  plus  sévè- 
rement qu'on  ne  le  faisait  jadis  les  deux  béros  de  cette  douloureuse 
histoire. 

Le  mal  d'Henri  Stieglitz,  la  faute  qui  a  désolé  sa  vie,  c'est  la  va- 
nité unie  à  l'entêtement.  Il  se  croyait  poète,  il  se  croyait  appelé  à 
égaler  un  jour  les  créations  des  plus  grands  maîtres,  parce  qu'il 
avait  un  vif  sentiment  du  beau,  et  malgré  des  avertissemens  sans- 
nombre,  il  s'est  obstiné  à  suivre  une  voie  qui  n'était  pas  la  sienne. 
Il  y  a  longtemps  que  la  sagesse  antique  a  dit  au  poète  :  Consultez 

(i)  Charlotte  Stieglitz,  ein  Denkmal,  1  vol.  in-4*;  Berlin  1835. 


I 


DRAMES    DE    LA    VIE    LITTERAIRE.  189 

VOS  forces,  ne  chargez  pas  vos  épaules  d'un  poids  qu  elles  ne  pour- 
ront soulever. 

Sumite  materiam  vestris,  qui  scribitis,  aequam 
Viribus,  et  versate  diù  quid  ferre  récusent, 
Quid  valsant  humeri. 

Si  Henri  Stieglitz  eût  écouté  ces  conseils,  il  se  serait  épargné  bien 
des  tortures  morales,  et  ses  brillantes  facultés  eussent  trouvé  leur 
emploi.  Aimait-il  véritablement  Charlotte  Willhoeft?  Les  détails  que 
nous  avons  donnés  ne  laissent  guère  de  doute  sur  ce  point;  c'était 
lui-même  qu'il  aimait,  c'était  sa  propre  image,  poétiquement  trans- 
figurée, qu'il  était  heureux  de  contempler,  comme  dans  un  miroir, 
dans  l'enthousiasme  trop  confiant  de  la  jeune  femme.  Charlotte,  à 
son  tour,  était-elle  aussi  dévouée  qu'elle  a  pu  le  paraître?  Il  y  a 
bien  des  choses  qui  se  contredisent  dans  les  replis  de  ce  caractère 
étrange.  La  vanité  opiniâtre  est  aussi  un  de  ses  mobiles  :  elle  avait 
rêvé  le  bonheur  d'inspirer  un  artiste  de  génie  et  de  partager  sa 
gloire;  quand  elle  vit  s'évanouir  sa  chimère,  elle  n'eut  pas  la  force 
de  supporter  une  telle  humiliation.  J'entrevois  bien  de  l'orgueil 
dans  ce  dévouement  qui  s'affiche  sans  cesse;  j'ai  beau  vouloir  excu- 
ser Charlotte,  j'ai  beau  rassembler  dans  mon  récit  toutes  les  circon- 
stances qui  peuvent  atténuer  son  crime  :  ma  conscience  me  dit  que 
c'est  là  une  tragédie  lentement  combinée,  obstinément  développée, 
et  que  toutes  les  péripéties  sont  trop  prévues  pour  que  le  dernier 
acte  nous  émeuve.  Supposez  Charlotte  vraiment  dévouée  à  la  tâche 
que  lui  imposerait  son  amour  ;  elle  éclairera  son  mari,  elle  le  ramè- 
nera par  la  main  dans  la  voie  plus  modeste  où  son  intelligence  doit 
se  ranimer  et  fleurir,  elle  se  gardera  surtout  d'exciter  sa  vanité  poé- 
tique, sachant  bien  qu'à  cette  excitation  artificielle  succédera  bien- 
tôt le  désespoir  de  l'impuissance.  Un  écrivain  allemand  a  dit  :  «  Une 
femme  plus  simple,  moins  spirituelle,  moins  vive,  moins  artiste, 
aurait  sauvé  Stieglitz.  »  Rien  de  plus  vrai.  En  lisant  cette  histoire, 
on  songe  involontairement  à  ces  simples  et  bonnes  compagnes  des 
grands  poètes,  Marie  de  Lampérières,  Catherine  Romanet,  auprès 
desquelles  Corneille  et  Racine,  dans  la  simplicité  de  leur  cœur,  écri- 
vaient leurs  chefs-d'œuvre.  L'Allemagne,  le  pays  des  mœurs  patriar- 
cales et  des  vertus  de  famille,  aurait  beaucoup  d'exemples  pareils 
à  citer.  Charlotte  elle-même  sentait  vivement  la  grâce  et  l'efficacité 
d'un  tel  rôle.  Un  jour,  à  Prague,  Charlotte  et  Henri  étaient  allés 
voir  un  peintre,  M.  Fuhrich,  et  Charlotte  écrivait  le  lendemain  à  un 
ami  :  «  Jamais  je  n'oublierai  sa  femme.  Quelle  simplicité!  et  que 
cette  simplicité  est  touchante,  unie  à  un  sentiment  si  profond,  à  une 
intelligence  si  ouverte  !  Son  image  est  toujours  devant  moi  comme 
une  figure  du  vieux  temps,  comme  la  femme  de  quelque  vieil  ar- 


190  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

liste  dans  la  Nuremberg  du  moyen  âge.  »  Pourquoi  donc  n'a-t-elle 
pas  voulu  être  ce  qu'elle  sentait  si  bien?  A  ce  type  des  femmes  al- 
lemandes pourquoi  substituer  un  type  si  différent,  une  magicienne 
tragique,  une  Circé  brillante  et  funeste? 

Bien  des  causes  ont  pu  contribuer  à  nourrir  l'exaltation  de  Char- 
lotte Stieglitz.  La  période  où  elle  a  vécu  était  un  moment  de  crise 
pour  l'Allemagne;  jamais  on  n'avait  vu  plus  de  trouble  dans  la 
pensée  publique,  jamais  plus  de  systèmes,  de  rêveries,  d'aspirations 
incohérentes  n'avaient  surexcité  les  esprits.  Les  idées  des  Germains 
primitifs  sur  la  vertu  prophétique  de  la  femme,  combinées  d'une 
façon  fort  étrange  avec  les  prétentions  du  saint-simonisme,  étaient 
devenues  une  sorte  d'évangile  féminin  prêché  par  des  missionnaires 
tour  à  tour  mystiques  ou  sensuels.  Les  âmes  les  plus  chastes,  comme 
Charlotte  par  exemple,  y  trouvaient  des  alimens  à  leur  activité 
inquiète,  aussi  bien  que  les  plus  ardentes  natures.  On  voyait  de  tous 
côtés  se  produire  des  Vellédas.  La  manière  dont  certains  critiques 
glorifiaient  Rachel  de  Varnhagen  et  Bettina  d'Arnim  allumait  dans 
plus  d'un  cœur  des  convoitises  passionnées.  Le  collège  des  prêtresses 
de  l'art  et  du  génie  augmentait  de  jour  en  jour.  On  voit  dans  les 
lettres  et  les  fragmens  de  Charlotte  Stieglitz  combien  l'exemple  de 
Rachel  et  de  Bettina  préoccupait  sa  pensée.  En  même  temps  cette 
religion  de  la  sensibilité  était,  pour  beaucoup  de  personnes,  une 
espèce  de  réaction  contre  le  système  de  Hegel,  une  réplique  à  ce 
dogmatisme  impciieux  qui  anéantissait  toute  vie  individuelle,  et  ne 
laissait  subsister  dans  le  drame  du  monde  qu'un  seul  acteur  :  l' éter- 
nelle raison  accomplissant  son  labeur  infini.  Henri  et  Charlotte 
Stieglitz  connaissaient  personnellement  Hegel  ;  après  la  mort  du  phi- 
losophe, Charlotte  avait  des  relations  assez  fréquentes  avec  sa  veuve, 
et,  à  voir  le  ton  un  peu  dédaigneux  qu'elle  prend  en  parlant  de  cette 
personne  si  simple,  si  modeste,  on  croit  l'entendre  dire  :  «  Si  j'avais 
été  la  compagne  d'un  tel  homme,  j'aurais  bien  su  modifier  son  sys- 
tème; la  sensibilité,  cette  révélation  sainte,  aurait  réclamé  sa  part, 
et  la  raison  n'eût  pas  étouffa  la  vie  du  cœur.  »  N'ayant  pu  agir  sur 
le  génie  de  Hegel,  Charlotte  voulait  protester  du  moins  contre  la 
tyrannie  de  la  raison  hégélienne.  Elle  le  dit  expressément  dans  les 
notes  qu'a  publiées  M.  Mundt  :  (c  Hegel  est  mort,  le  puissant,  le 
profond  penseur;  or,  comme  aucun  de  ses  disciples  n'est  de  force  à 
le  remplacer,  il  y  aura  (tôt  ou  ta-rd?  je  ne  sais,  mais  la  chose  est 
nécessaire),  il  y  aura  une  période  où  l'on  verra  renaître  le  sentiment, 
l'amour,  la  foi,  toutes  les  belles  divinités  opprimées,  écrasées  par 
le  despotisme  brutal  de  l'esprit  absolu;  oui,  elles  se  relèveront  d'au- 
tant plus  fortes,  cela  est  infaillible,  n  Cet  amour,  cette  foi,  quel 
devait  en  être  l'objet?  Si  Charlotte  n'en  dit  rien,  sa  vie  et  sa  mort 
nous  rcxpriment  trop  clairement  ;  amour  vague,  foi  confuse,  incohé- 


DRAMES    DE    LA    VIE    LITTERAIRE.  191 

rentes  effusions  de  la  sensibilité,  voilà  ce  qui  sortira  de  cette  réac- 
tion. Il  faut  pourtant  une  religion  à  ces  âmes  impatientes  d'aimer 
et  de  pleurer;  cette  religion,  ce  sera  le  culte  des  héros.  Bettina 
adore  Goethe,  Charlotte  veut  créer  un  Goethe  nouveau  qui  sera  son 
idole  et  son  œuvre.  Ah  !  rien  de  plus  beau  sans  doute  que  les  hom- 
mages rendus  aux  héros  de  la  vie  morale,  à  ceux  qui  ont  accompli 
leur  tâche  ici-bas,  et  qui,  n'étant  plus  sujets  à  nos  misères,  nous 
apparaissent  transfigurés  par  la  gloire  !  L'enthousiasme  de  tout  un 
peuple  pour  un  Klopstock,  un  Goethe,  un  Schiller,  est  un  de  ces 
spectacles  qui  fortifient  le  sentiment  moral  chez  l'homme  et  ré- 
jouissent le  cœur  de  Dieu;  mais  professer  ce  culte  pour  un  héros 
qui  n'existe  pas  encore!  adorer  un  génie  à  venir!  voilà  certes  une 
puérile  folie.  Si  l'idole  se  brise  avant  d'être  formée,  que  devi-andra 
le  prêtre?  L'idole  de  Charlotte  s'est  brisée,  et  Charlotte  s'est  tuée  de 
dépit.  Y  a-t-il  en  tout  cela  la  moindre  trace  de  sentiment  religieux? 
C'est  une  pensée  chrétienne,  dit  M.  Mundt,  qui  a  inspiré  Charlotte  à 
sa  dernière  heure.  Hélas!  c'est  le  contraire  qui  est  vrai  :  Charlotte 
n'était  point  chrétienne,  et  voilà  pourquoi  elle  est  morte. 

On  me  dira  peut-être  :  pourquoi  un  jugement  si  sévère?  Char- 
lotte Stieglitz  n'a  pas  joué  la  comédie  de  la  vanité;  quels  que  fussent 
les  égaremens  de  son  intelligence,  c'était  une  créature  de  noble 
race.  Le  martyr  d'une  erreur  n'en  est  pas  moins  un  martyr.  Si  elle 
a  péché  par  orgueil,  sa  mort  est  l'expiation  de  sa  faute.  Peut-on 
méconnaître  le  dévouement  d'une  femme  qui  fait  sans  hésiter  le  sa- 
crifice de  sa  vie,  quand  elle  croit  que  ce  sacrifice  est  nécessaire  au 
salut  de  celui  qu'elle  aime?  — Non,  répondrai-je,  ne  parlez  pas  de 
ce  dévouement  horrible;  invoquez  seulement  l'excuse  de  la  folie. 
Quelle  perversion  de  toutes  les  idées  morales  et  de  tous  les  senti- 
mens  religieux  dans  cette  pensée  de  Charlotte  :  Je  me  tuerai,  mon 
mari  revivra  !  Alfred  de  Musset  a  dit  dans  la  Nuit  de  Mai  : 

Rien  ne  nous  rend  si  grands  qu'une  grande  douleur. 


Les  plus  désespérés  sont  les  chants  les  plus  beaux, 
Et  j'en  sais  d'immortels  qui  sont  de  purs  sanglots. 

Mais  ces  douleurs  qui  régénèrent,  est-ce  à  l'homme  qu'il  appartient 
de  les  infliger  volontairement  à  ses  semblables?  Dieu  seul  peut  les 
distribuer  d'une  manière  féconde,  c'est  Dieu  seul  qui  frappe  et  qui 
relève.  Quand  une  créature  humaine  prétend  exercer  ce  rôle,  elle 
usurpe  sottement  les  droits  de  la  Providence,  et  son  action,  si  tra- 
gique, si  émouvante  qu'elle  puisse  sembler  d'abord,  devient  aussi 
ridicule  par  les  résultats  qu'elle  était  au  fond  blasphématoire  et 
impie. 

Qu'a-t-il  produit  en  effet,  ce  dévouement  sublime?  Charlotte, 


J92  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

avant  de  se  percer  le  cœur,  avait  écrit  ces  mots  à^  Henri  :  «  Tu  ne 
pouvais  pas  devenir  plus  malheureux,  ô  mon  bien-aimé!  mais  tu 
peux  devenir  plus  heureux,  grâce  à  un  malheur  véritable.  Il  y  a 
souvent  une  merveilleuse  bénédiction  sur  le  malheur;  certainement 
cette  bénédiction  descendra  sur  toi  !  nous  souffrions  tous  deux  de  la 
même  souffrance.  Qu'aucun  reproche  ne  soit  jamais  dirigé  contre 
toi  :  tu  m'as  beaucoup  aimée!  tu  vas  te  trouver  désormais  dans  une 
situation  meilleure,  bien  meilleure;  pourquoi  cela?  Je  le  sens  et  ne 
trouve  pas  de  mots  pour  le  dire.  Nous  nous  retrouverons  un  jour, 
plus  Ifores,  plus  dégagés  de  nos  liens!  Mais  il  faut  d'abord  que  tu 
achèves  ici  la  tâche  de  ta  vie,  il  faut  que  tu  fasses  vaillamment  ta 
route  par  le  monde.  Salue  tous  ceux  que  j'aimais  et  qui  me  payaient 
de  retour.  Adieu,  à  revoir  dans  l'éternité.  Ta  Charlotte.  »  Et  elle 
avait  ajouté  plus  bas  :  «  Ne  te  montre  pas  faible.  Sois  calme,  sois 
fort,  sois  grand.  »  Comment  Henri  Stieglitz  a-t-il  répondu  à  ces 
recommandations?  Ce  génie  que  Charlotte  devait  faire  jaillir  mira- 
culeusement de  l'âme  réveillée  d'Henri,  qu  est-il  devenu?  Pendant 
quinze  années,  le  malheureux  poète  a  erré  comme  une  ombre  à  tra- 
vers l'Allemagne  et  l'Italie.  Le  souvenir  de  la  soirée  du  29  décem- 
bre 183/i  semblait  peser  sur  lui  comme  un  odieux  cauchemar.  Son 
corps  était  guéri,  son  âme  était  plus  souffrante  que  jamais.  Il  ne 
put  rester  longtemps  à  Berlin  :  il  partit  pour  Munich ,  où  il  vécut 
plusieurs  mois  dans  les  ateliers  des  artistes;  puis,  entraîné  par  son 
inquiétude,  par  son  besoin  de  se  dérober  aux  hommes  et  de  fuir  la 
vie  active,  il  courut  se  cacher  dans  les  montagnes  du  Tyrol.  Il  se 
décida  enfin  à  quitter  l'Allemagne  sans  esprit  de  retour,  et  alla  se 
fixer  à  Venise.  Bien  qu'il  n'eût  p..,3  renoncé  à  la  poésie,  il  produisit 
peu  pendant  ces  quinze  années,  et  sans  la  triste  célébrité  de  son 
nom,  les  œuvres  qu'il  publia  depuis  la  mort  de  Charlotte  auraient  à 
peine  mérité  quelques  lignes  dans  "l'histoire  littéraire.  Cette  célé- 
brité même  ne  lui  fut  pas  favorable  ;  on  lut  avidement  ses  vers ,  et 
on  n'y  trouva  rien.  Ici,  c'était  un  Adieu  à  Berlin ^  poème  humo-  ' 
ristique  où  le  monde  littéraire  de  la  capitale  de- la  Prusse  était  peint 
avec  une  certaine  vivacité;  là,  c'était  un  drame  lyrique,  la  Fête  de 
Barrhus,  espèce  de  symbole  philosophique  et  social,  symbole  très 
obscur,  très  peu  intelligible,  admiré  d'un  petit  cercle  d'amis  et 
condamné  par  la  critique  impartiale.  Il  faut  citer  encore  un  recueil 
de  chants  intitulé  Echos  des  montagnes  de  la  Bavière  et  du  Tyrol, 
une  cantate' dramatique  en  l'honneur  de  Mozart  exécutée  sur  le 
théâtre  royal  de  Munich,  et  des  récits  de  voyage  insérés  dansjes 
journaux»  Son  dernier  ouvrage.  Souvenirs  de  Bo?ne  et  des  états  de 
£  église  pendant  la  première  année  de  leur  rajeunissement,  est  un 
tableau  assez  curieux  des  commencemens  du  pontificat  de  Pie  IX. 
Henri  Stieglitz  raconte  ce  qu'il  a  vu  à  Rome  en  1847  et  dans  les  pre- 


DRAMES   DE   LA   VIE    LITTERAIRE.  193 

miers  mois  de  1848;  il  parle  de  Pie  IX  avec  un  sentiment  libéral  et 
respectueux  qui  l'honore.  Ce  n'était  pas  là  cependant  le  grand  poète 
à  qui  le  suicide  de  Charlotte  devait  rendre  violemment  son  inspira- 
tion disparue.  Le  2li  août  18Zi9,  Henri  Stieglitz  mourut  à  Ye-inse  du 
choléra;  il  aurait  pu  vivre  bien  des  années  encore  sans  réaliser  ja- 
mais l'idéal  que  Charlotte  lui  avait  tracé  avec  la  pointe. sanglante 
de  son  poignard. 

Le  sacrifice  de  Charlotte  fut  donc  un  sacrifice  inutile  autant  qu'un 
sacrifice  coupable;  on  l'avait  dit  depuis  longtemps,  et  la  publication 
des  lettres  d'Henri  Stieglitz  est  une  occasion  de  le  répéter.  Pour 
nous,  au  moment  où  cette  correspondance  reporte  notre  esprit  sur 
une  période  d'exaltation  généreuse  et  folle,  au  moment  où  nous  tra- 
çons cette  page  de  l'histoire  intellectuelle  et  morale  de  notre  siècle, 
nous  n'avons  certes  pas  l'intention  de  prêcher  nos  contemporains. 
Les  réflexions  que  nous  venons  de  faire,  on  le  voit  bien,  ne  s'adres- 
sent pas  aux  générations  présentes.  Ceux  qui  liront  cet  épisode  ne 
ressemblent  pas  au  public  qui  se  passionnait,  il  y  a  vingt-cinq  ans, 
pour  la  malheureuse  héroïne.  Ce  n'est  pas  de  cette  exaltation  ma- 
ladive que  nous  devons  désormais  nous  défier.  H  n'y  a  plus  de  rê- 
veuV,  j'imagine,  qui  aime  la  poésie  jusqu'à  en  devenir  fou,  si  l'idéal 
entrevu  lui  échappe;  il  n'y  a  plus  de  femme  qui  ait  l'ambition  de 
créer  un  poète  au  prix  même  de  sa  vie.  D'autres  préoccupations 
ont  succédé  aux  nobles  inquiétudes  de  l'âme.  Avons -nous  donc 
eu  tort  de  prendre  des  conclusions  si  sévères  sur  Henri  et  Charlotte 
Stieglitz?  Nous  ne  le  pensons  pas.  Toutes  ces  choses  se  tiennent. 
L'enthousiasme  mal  dirigé  engendre  la  réaction  du  matérialisme. 
Les  générations  qui  s'exaltent  à  faux  pour  des  principes  décla- 
matoires sont  remplacées  par  les  générations  qui  nient  les  prin- 
cipes les  plus  saints.  On  mourait  hier  pour  des  rêveries  ardentes, 
on  vit  aujourd'hui  pour  des  réalités  vulgaires.  C'est  toujours  la  mort. 
A  Dieu  ne  plaise  que  nous  regrettions  une  période  où  tant  d'idées 
malsaines  fermentaient  dans  les  esprits  I  Si  elle  a  été  le  commence- 
ment de  nos  misères  d'aujourd'hui,  nous  devons  espérer  que  le 
cercle  a  été  parcouru,  et  que  la  guérison  est  proche.  Ne  glorifions 
pas  le  faux  idéalisme  en  haine  de  la  vulgarité  morale.  Des  deux  cô- 
tés, sous  des  formes  différentes,  j'aperçois  toujours  le  suicide.  Ce- 
lui-1^  seul  sait  vivre  qui,  concevant  de  grands  désirs,  plaçant  haut 
son  idéal,  se  résigne  pourtant  avec  courage  aux  plus  douloureux 
mécomptes,  et  qui,  aussi  éloigné  de  l'exaltation  subtile  que  de  la 
platitude  grossière,  associe  dans  son  cœur  l'enthousiasme  et  la  règle. 

Saint-René  Taillandier. 


TOME  XXV,  13 


DE 


L'ALIMENTATION  PUBLIQUE 


LE    THE 

SON    RÔLE   HYGIÉNIQUE   ET   SES  DIVERSES   PRÉPARATIONS. 


Trois  plantes  exotiques  fournissent  la  base  des  principales  bois-^ 
sons  alimentaires  et  aromatiques  introduites  aujourd'hui  dans  le  ré- 
gime habituel  des  nations.  Depuis  l'époque  où  l'usage  de  ces  bois- 
sons s'est  établi,  toutes  n'ont  pas  rencontré  une  faveur  égale.  Pour 
des  causes  que  nous  chercherons  à  expliquer,  c'est  tantôt  l'une, 
tantôt  l'autre,  qui  a  dominé  dans  la  consommation  générale;  cha- 
cune de  ces  boissons  salutaires  n'en  concourt  pas  moins  pour  sa 
part  à  développer  le  bienfaisant  usage  du  sucre  et  à  diminuer  le 
dangereux  abus  des  liqueurs  et  préparations  alcooliques. 

On  sait  déjà  comment  on  obtient  du  périsperme  ou  noyau  d'une 
petite  cerise  aigrelette  cueillie  sur  un  arbrisseau  originaire  d'Ara- 
bie le  produit  remarquable  connu  sous  le  nom  de  café;  on  sait  aussi 
comment  d'un  fruit  beaucoup  plus  volumineux  on  extrait  les  nom- 
breuses amandes  qui  constituent  le  cacao  (1).  On  prépare  la  boisson 
connue  sous  le  nom  de  thé  avec  des  produits  e»n  apparence  bien 
différens,  avec  les  feuilles  d'un  arbrisseau  qui,  dans  certaines  cir- 
constances favorables  de  culture,  atteint  presque  les  proportions 
d'un  arbre  de  moyenne  grandeur.  La  culture  de  l'arbre  à  thé,  la 

(1)  Voyez  la  Revue  des  Deux  Mondes  du  15  septembre  et  du  1"  novembre  1859. 


DE    l'alimentation    PUBLIQUE.  195 

dessiccation  et  l'exportation  des  précieuses  feuilles  d'où  Ton  tire  le 
breuvage  si  recherché  en  Chine  et  dans  l'Europe  du  nord,  le  rôle 
alimentaire  de  la  plante  aromatique,  marquent  l'ordre  et  les  divi- 
sions naturelles  d'une  étude  dont  le  but  principal  serait  de  recher- 
cher r influence  que  peut  exercer  l'usage  du  thé  sur  l'hygiène  et  la 
salubrité  publique. 

I. 

C'est  dans  la  famille  des  camellias  (1)  que  les  botanistes  rangent 
la  plante  originaire  de  la  Chine  appelée  tclui  dans  le  Céleste-Em- 
pire, tsjaa  au  Japon,  tea  en  Angleterre,  et  thé  en  France.  Pour  le 
consommateur,  il  n'existe  guère  que  deux  thés,  le  vert  et  le  noir^ 
qui  cependant  ne  diffèrent  l'un  de  l'autre  que  par  les  effets  des  pro- 
cédés de  conservation.  La  science  distingue  le  thea  viridis  ou  thé 
vert  (c'est  la  variété  que  l'on  cultive  le  plus  généralement)  du  thea 
bohœa^  recueilli,  comme  l'indique  son  nom,  dans  la  province  chi- 
noise de  Bohee,  et  du  thea  latifoUa  ou  thé  à  larges  feuilles.  C'est  au 
savant  voyageur  Kaempfer  qu'on  doit  les  premières  notions  exactes 
sur  cette  plante,  vaguement  désignée  comme  une  herbe  par  Lein- 
schotten,  omise  par  Tournefort  dans  sa  classification  méthodique,  et 
-classée  à  son  vrai  rang,  d'après  Kaempfer,  par  Desfontaines,  Yente- 
nat,  de  Jussieu,  Richard  et  de  Mirbel  (2).  Quant  aux  propriétés  aro- 
matiques du  thé,  aux  moyens  d'en  obtenir  une  suave  et  bienfaisante 
boisson,  la  Chine  et  le  Japon  les  connurent  à  des  temps  très  reculés, 
et  en  livrèrent  aussitôt  le  secret  à  l'Inde,  à  l'Arabie  et  à  la  Perse. 
L'usage  du  thé  ne  se  répandit  au  contraire  que  fort  tard  en  Europe. 
C'est  dans  le  cours  du  xvii"  siècle  que  l'on  commença  d'y  apprécier, 
grâce  aux  armateurs  hollandais  (3),  la  boisson  tirée  de  la  plante  chi- 

(1)  Ainsi  nommés  du  missionnaire  morave  Camellus. 

(2)  Cette  classitication  offrait  quelques  difficultés  par  suite  des  variations  qui  se  pro- 
duisent sous  certaines  influences  dans  la  plante,  dont  les  organes  foliacés  ofifrent  d'ail- 
leurs diverses  particularités  remarquables.  Ainsi,  dans  une  étude  micrographique  faite 
en  commun,  nous  avons  découvert,  M.  de  Mirbel  et  moi,  une  structure  propre  aux 
feuilles  persistantes,  et  qu'on  retrouve  dans  celles  du  t\iea  viridis  quand  elles  sont  arri- 
vées à  leur  complet  développement.  Des  organismes  nouveaux,  sortes  de  renforts  qui 
traversent  le  parenciiyme,  s'étendent  par  degrés  de  l'une  des  faces  du  limbe  vers  l'autre, 
et  offrent  l'aspect  de  cellules  cylindroïdes  irrégulières ,  étendant  de  nombreuses  rami- 
fications sous  l'épiderme  de  chacune  des  deux  faces  des  feuilles  du  thea  viridis.  Nous 
avons  dessiné  ces  singuliers  organes,  agrandis  cinq  cents  fois  par  le  microscope,  ainsi  que 
las  glandes  spéciales  disséminées  en  grand  nombre  dans  les  mêmes  feuilles  et  qui  recè- 
lent la  sécrétion  de  la  précieuse  essence,  cause  primitive  de  l'arôme  du  thé.  (Voyez  le 
tome  XXII  des  Mémoires  de  l'yAcadémie  des  Sciences.) 

(3)  L'habileté  des  Chinois  vis-à-vis  des  Européens  ne  brilla  guère  dans  leurs  pre- 
mières opérations  comrherciales  sur  le  thé.  Les  négocians  néerlandais,  voulant  obtenir  le 


196  BEVUE   DES    DEUX   MONDES. 

noise.  En  1769,  l'Angleterre  ne  recevait  cependant  que  cinquante- 
six  kilos  de  thé  de  la  compagnie  hollandaise  des  Indes  (1).  Quelques 
années  plus  tôt,  en  1763,  le  capitaine  suédois  Eckberg  avait  pu 
amener  vivant  en  Europe  le  frêle  arbrisseau,  grâce  aux  précautions 
qu'il  avait  prises  en  plaçant,  d'après  les  conseils  de  Linné,  à  son  dé- 
part de  Canton  pour  Gothenbourg,  des  graines  de  l'arbre  à  thé,  fraî- 
chement recueillies,  dans  des  pots  remplis  de  terre  argilo-sableuse. 
En  définitive,  le  rôle  principal  dans  la  culture  et  dans  la  préparation 
du  thé  reste  à  la  Chine,  mieux  placée  qu'aucun  autre  pays  pour  ex- 
ploiter cette  ressource  naturelle;  c'est  là  aussi  qu'il  faut  étudier  les 
opérations  destinées  à  introduire  ce  précieux  produit  dans  l'usage 
.^t  dans  la  consommation  de  l'Europe. 

Les  terres  regardées  comme  les  plus  favorables  à  la  végétation 
productive  du  thé  se  trouvent  en  Chine  sur  les  coteaux  situés  entre 
le  A5^  parallèle  et  l'équateur,  plus  particulièrement  encore  du  25® 
au  33®  degré  de  latitude,  où  les  températures  estivales  de  juillet  et 
août  oscillent  entre  33  et  38  degrés,"  tandis  que,  durant  les  mois 
d'hiver  les  plus  froids,  le  thermomètre  peut  descendre  à  zéro.  Par- 
tout en  Chine  on  a  pu  constater  que  les  terrains  bas  et  humides, 
les  plaines  mal  égouttées,  qui  conviennent  à  la  culture  du  riz,  sont 
très  défavorables  à  la  végétation  du  thé.  Cet  arbrisseau  exige  à  la 
fois  un  air  habituellement  humide  et  un  sol  comparativement  sec, 
léger,  sablonneux,  mais  assez  fertile  pour  se  passer  de  riches  fu- 
mures, et  compenser  par  la  nourriture  abondante  fournie  à  la  plante 
l'affaiblissement  que  ne  peut  manquer  de  produire  la  cueillette  ré- 
pétée des  feuilles.  Ce  n'est  qu'exceptionnellement,  et  avec  beau- 
coup de  ménagemens,  que  dans  cette  culture  on  peut  mettre  à  profit 
les  irrigations.  Si  l'eau  et  l'humidité  sont  indispensables  à  certaines 
époques  pour  le  succès  de  la  plantation,  il  faut  les  attendre  seule- 
ment des  phénomènes  météoriques,  brouillards  et  pluies,  qui  se 
reproduisent  assez  régulièrement  dans  les  contrées  privilégiées  pour 
la  culture  du  thé.  On  a  signalé,  il  est  vrai,  les  beaux  résultats  ob- 
tenus dans  les  plantations  du  district  de  Hwuy-chow,  établies  en 
plaine,  non  loin  de  la  ville  de  Tun-che,  mais  il  importe  de  faire  re- 
marquer qu^  des  coteaux  avoisinent  ces  plantations  florissantes,  tra- 
versées d'ailleurs  par  une  rivière  encaissée  de  cinq  ou  six  mètres, 

précieux  produit  par  voie  d'échange,  expédièreot  en  Chine  une  certaine  quantité  de 
feuilles  sèches  de  sauge,  dont  rinfusion  odorante  était  renommée  en  Hollande  pour 
■combattre  diverses  affections  morbides.  En  retour  de  trois  livres  de  feuilles  de  sauge, 
4ont  ils  durent  médiocrement  goûter  la  saveur,  les  Chinois  donnèrent  une  livre  de  leur 
thé  aux  spéculateurs  européens,  et  ceux-ci,  bien  avisés,  vendirent  de  30  à  100  fr.  cette 
livfe  de  thé,  qui  leur  revenait  à  50  centimes  environ. 

(1)  En  1833,  l'importation  du  thé  s'élevait  à  10  millions  de  kilos  dans  le  royaume-uni  ; 
plu»  que  triplée  vingt-cinq  ans  après,  elle  y  dépassa  34  millions  en  1858. 


DE    l'alimentation   PUBLIQUE.  197 

qui  offre  ainsi  un  moyen  naturel  d'assainissement  ou  d'égouttage' 
spontané  des  eaux  souterraines. 

En  Chine,  les  pluies  abondantes  commencent  vers  la  fin  du  mois 
d'avril,  et  par  intervalles  assez  rapprochés  se  reproduisent  jusqu'au 
mois  de  juin.  Ce  n'est  précisément  qu'à  l'époque  où  l'air  se  charge 
de  vapeurs  aqueuses  que  les  premiers  bourgeons  et  les  jeunes 
feuilles  encore  couvertes  d'un  léger  duvet,  destinés  à  la  prépara- 
tion du  thé  péko,  le  plus  estimé,  doivent  être  cueillis,  car  alors  la 
plante  n'est  pas  exposée  à  se  dessécher  vers  les  extrémités  grêles 
de  ses  rameaux.  D'ailleurs  les  pluies  sur  lesquelles  on  a  dû  compter 
tombent  bientôt  d'une  façon  assez  abondante  pour  favoriser  la  pousse 
et  le  développement  des  secondes  feuilles,  qui  fournissent  la  plus 
grande  et  la  plus  importante  partie  de  la  récolte. 

Le  thé  généralement  se  propage  à  l'aide  des  semis;  les  graines 
globuleuses  oléifères  de  cette  plante  ne  conservent  leurs  propriétés 
germinatrices  que  stratifiées  sous  la  terre.  On  les  dépose  dans  de 
petites  cavités  creusées  en  quinconce  à  des  distances  de  1  mètre, 
1  mètre  1/2  ou  2  mètres  au  plus,  les  unes  des  autres,  réservant  le 
maximum  d'espace  pour  les  cultures  effectuées  sur  les  terres  les 
plus  riches  et  réciproquement.  Il  n'y  a  plus  guère  d'autres  soins  à 
donner  ensuite  à  la  plantation  que  d'enlever  les  herbes  parasites  et 
de  biner  la  superficie  du  sol.  Avant  de  cueillir  les  feuilles,  on  attend 
qu'une  végétation  de  trois  années  ait  donné  à  l'arbuste  une  force 
suffisante.  Parfois  on  le  recèpe  près  du  tronc  afin  d'obtenir  des  re- 
jetons plus  vigoureux. 

Les  fermes  nombreuses,  mais  de  peu  d'étendue,  de  2  ou  A  hec- 
tares environ,  où  l'on  cultive  le  thé,  dans  les  provinces  du  nord  de 
la  Chine,  présentent  pour  la  plupart  un  terrain  très  fertile  et  légè- 
rement sablonneux.  Chaque  fermier  réserve  sur  le  produit  de  sa  pe- 
tite plantation  l'approvisionnement  nécessaire  à  la  consommation  de 
la  famille;  le  surplus  est  destiné  à  la  vente.  La  classe  des  petits  cul- 
tivateurs en  Chine  a  conservé  des  mœurs  patriarcales  :  on  remarque 
dans  tous  les  travaux  agricoles  la  direction  suprême  imprimée  au 
groupe  des  travailleurs,  hommes,  femmes  et  enfans,  par  le  chef  vé- 
néré, grand-père  ou  aïeul.  C'est  à  la  coopération  active  de  toute 
une  famille  dans  les  opérations  rurales,  et  au  prix  modique  de  la 
nourriture,  composée  principalement  de  riz,  de  poissons  et  de 
plantes  alimentaires  (courges,  tubercules,  fruits),  que  l'on  doit  at- 
tribuer le  bon  marché  de  la  main-d'œuvre,  qui  rendrait  en  beaucoup 
de  cas  la  concurrence  bien  difficile  avec  les  produits  chinois. 

Dans  l'intérieur  des  terres,  vers  la  région  montagneuse  du  Fo- 
kien  [pays  heureux),  à  600  ou  900  mètres  au-dessus  du  niveau  de 
la  mer,  se  rencontrent  les  principaux  districts  à  thé  noir,  d'où  vient 


198  BEVUE    DES   DEUX   MONDES. 

la  plus  grande  partie  des  produits  consommés  en  Angleterre,  en 
Hollande,  en  Belgique  et  en  France.  La  température  du  district  de 
Foo-chovv-soo,  dans  cette  région ,  est  intermédiaire  entre  celle  de 
Hong-kong  au  sud  et  celle  de  Shang-haï  au  nord;  elle  atteint  de 
30  à  36"  6  du  thermomètre  centésimal  français  de  juin  à  la  fm  de 
juillet,  et  descend  de  33  à  35  degrés  durant  l'intervalle  qui  sépare 
les  mois  d'août  et  de  janvier.  On  comprendra  sans  peine  que,  sur 
les  coteaux  du  Fo-kien,  situés  au  sud,  la  plante,  végétant  sous  un 
climat  plus  chaud,  parvienne  à  une  plus  grande  hauteur,  qu'ainsi 
les  arbustes  à  thé  noir  près  de  Foo-chow  soient  plus  élevés  que  les 
arbrisseaux  des  districts  à  thés  verts  du  nord.  Ces  distinctions  au 
surplus  entre  les  contrées  à  thé  vert  et  à  thé  noir  ne  sont  fondées 
que  sur  les  habitudes  locales  de  la  fabrication ,  car,  après  de  lon- 
gues incertitudes  et  de  nombreuses  controverses,  il  demeure  au- 
jourd'hui constant,  suivant  les  auteurs  et  les  voyageurs  les  plus  ac- 
crédités, que  les  deux  sortes  de  produits,  si  différens  quant  à  leur 
action  dans  l'économie  animale,  sont  obtenues  dans  les  meilleures 
fermes  chinoises  avec  les  feuilles  de  la  même  plante,  désignée  par 
les^  botanistes  sous  le  nom  de  thea  viridis. 

Les  caractères  distinctifs  entre  les  thés  noir  et  vert,  quelque  no- 
tables qu'ils  soient,  dépendent  des  procédés  particuliers  de  prépa- 
ration; mais  ces  thés  ont  aussi  des  caractères  communs.  Ce  qui  est 
généralement  reconnu  par  exemple,  c'est  que  les  premières  pousses 
des  arbustes,  jeunes  organes  foliacés  couverts  encore  de  leur  duvet 
à  reflets  blanchâtres,  donneront  toujours  le  thé  le  plus  délicat,  doué 
de  l'arôme  le  plus  suave;  la  deuxième  cueillette  des  feuilles,  plus 
développées,  produira  toujours  aussi  les  thés  les  plus  abondans, 
parmi  lesquels  se  rencontrent  la  plupart  des  qualités  commerciales 
estimées  généralement  en  usage  ;  en  récoltant  les  troisièmes  et  qua- 
trièmes feuilles,  plus  grandes  encore,  offrant  une  plus  forte  struc- 
ture, un  tissu  plus  résistant,  on  ne  saurait  obtenir  que  les  thés,  verts 
ou  bruns,  moins  agréables  au  goût,  exhalant  une  odeur  moins  douce 
et  n'ayant  qu'une  moindre  valeur  commerciale. 

Suivant  l'âge  des  feuilles  recueillies,  les  procédés  de  dessiccation 
varient.  On  obtient  le  thé  vert  normal  par  une  dessiccation  assez  ra- 
pide pour  ne  laisser  que  peu  de  prise  aux  fermentations  ou  alté- 
rations spontanées,  et  conserver  ainsi. le  plus  possible  aux  feuilles 
la  coloration  naturelle;  on  produit  le  thé  noir  par  une  méthode  dif- 
férente :  la  dessiccation  s'effectue  plus  lentement,  et  la  feuille  est 
ainsi  livrée  à  une  sorte  de  macération  qui  en  modifie  la  couleur  et 
rend  aussi  moins  actives  les  propriétés  de  la  plante.  Ces  deux  mé- 
thodes de  dessiccation  rappellent  les  procédés  de  fanage  usités  dans 
nos  campagnes,  et  qui  nous  donnent  soit  les  foins  desséchés  ra- 


DE    l'alimentation    PUBLIQUE.  199 

pidement,  dont  la  couleur  verdâtre  a  peu  changé,  soit  les  foins 
bruns,  obtenus  à  l'aide  d'altérations  particulières.  Pour  les  fourrages 
comme  pour  le  thé,  ces  différences  de  couleur  correspondent  à  des 
différences  de  propriétés.  On  a  remarqué  erî  France  que  d'assez  no- 
tables dérangemens  survenaient  dans  la  santé  des  animaux  nourris 
avec  des  fourrages  verts,  tandis  qu'on  obtenait  d'excellens  effets  des 
mêmes  plantes,  soumises  à  une  simple  macération  en  tas  durant 
36  ou  /i8  heures.  Un  de  nos  plus  habiles  agronomes,  M.  Decrom- 
becque,  a  fondé  sur  ces  observations  une  méthode  qui  lui  permet 
d'utiliser  dans  les  rations  alimentaires  de  ses  animaux  toutes  les 
feuilles  vertes  récoltées  dans  ses  exploitations  rurales.  D'autres  éle- 
veurs, amis  du  progrès,  ont  été  amenés  à  des  tentatives  plus  har- 
dies encore  par  l'analogie  qu'on  vient  de  signaler  entre  les  procédés 
de  préparation  du  thé  et  des  foins.  Us  ont  essayé,  non  sans  succès, 
d'appliquer  des  infusions  de  foin  à  l'alimentation  des  jeunes  ani- 
maux de  l'espèce  bovine.  Les  analyses  faites  de  ces  liquides  par  un 
savant  professeur  de  chimie  ont  constaté  que  dans  cette  série  d^  ex- 
périences les  novateurs  étaient  complètement  d'accord  avec  les  don- 
nées fondamentales  de  la  science. 

11  ne  suffit  pas  toutefois  d'exposer  en  traits  généraux  les  principes 
de  la  culture  et  de  la  préparation  du  thé  :  c'est  la  pratique  même 
qu'il  faut  étudier.  Plaçons-nous  un  moment  au  milieu  d'une  famille 
chinoise,  comprenant  deux  ou  trois  générations  de  travailleurs. 
Hommes,  femmes,  vieillards,  enfans,  chacun  ici  a  son  rôle.  La  pre- 
mière cueillette  donnera,  on  le  sait  déjà,  le  thé  le  plus  fm.  C'est  vers  le 
15  avril  qu'on  effectue  cette  importante  récolte  dans  les  nombreuses 
fermes  des  districts  à  thé  vert  du  nord,  aux  environs  de  ISing-po. 
Les  feuilles  subissent  sur  un  feu  léger  deux  dessiccations  entre  les- 
quelles a  lieu  une  exposition  à  l'air.  Ce  premier  produit  est  telle- 
ment supérieur  par  la  finesse  de  l'arôme,  qu'on  le  réserve  pour  un 
commerce  exceptionnel,  ou  pour  être  offert  en  cadeau  aux  person- 
nages éminens  de  l'empire.  Il  est  connu  sous  la  dénomination  de 
Jeune  hyson,  qui  indique  l'état  des  folioles  encore  jeunes  employées 
à  le  préparer.  On  s'expliquera  aisément  le  haut  prix  et  la  rareté  du 
jeune  hyson,  si  l'on  tient  compte  des  circonstances  de  la  récolte. 
Non-seulement  en  effet  les  bourgeons  d'un  faible  volume  produisent 
peu  et  nécessitent  une  main-d'œuvre  dispendieuse,  mais  encore,  en 
enlevant  ainsi  aux  arbustes  une  proportion  notable  de  leur  sève  as- 
cendante avant  que  les  organes  foliacés  soient  assez  développés  pour 
puiser  dans  l'atmosphère  une  partie  de  leur  nourriture,  on  affaiblit 
la  plante,  et  la  production  totale  s'amoindrit. 

Cependant,  lorsque  les  pluies  sur  lesquelles  on  compte  dans  cette 
saison  surviennent  à  temps,  que  la  terre  détrempée  est  en  outre 


200  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

assez  fertile  pour  fournir  en  abondance  une  sève  nouvelle ,  le  mal 
est  bientôt  réparé  :  la  végétation  reprend  son  cours  avec  vigueur,  et 
dès  les  premières  journées  du  mois  de  mai  un  riche  feuillage  aux 
teintes  vertes  foncées  décore  les  plantations,  et  fournit  la  récolte  la 
plus  abondante,  doublement  productive,  car  le  thé  qui  en  provient 
est  d'une  qualité  meilleure  et  d'un  prix  plus  élevé  que  celui  des 
deux  ou  troi^  cueillettes  suivantes.  Alors  aussi  la  fleur  de  l'arbuste 
est  passée,  les  capsules  renfermant  les  graines  n'ont  atteint  que  moi- 
tié de  leur  volume;  on  les  récolte  avec  les  premières  feuilles,  dont 
elles  augmentent  un  peu  le  poids  sans  nuire  à  la  qualité  du  produit. 
A  chacune  des  trois  ou  quatre  époques  de  la  récolte ,  en  même 
temps  que  s'effectue  la  cueillette  des  feuilles,  les  travaux  de  la  pré- 
paration commencent  et  se  continuent  dans  l'ordre  suivant.  Les 
feuilles,  entassées  dans  des  paniers  de  bambou  et  de  jonc,  sont  ap- 
portées aux  ateliers  de  séchage,  établis  sous  des  hangars  légers.  Les 
principaux  ustensiles  de  ces  usines  peu  dispendieuses  sont  de  pe- 
tites bassines  en  tôle  encastrées  au  nombre  de  deux,  trois,  quatre 
ou  davantage,  à  la  suite  les  unes  des  autres  sur  un  seul  fourneau 
horizontal,  recevant  d'un  foyer  ordinaire  la  flamme  qui  s'étend  sous 
les  tonds  de  toutes  les  bassines  avant  de  se  rendre  dans  un  tronçon 
de  cheminée  verticale  d'où  la  fumée  s'échappe  à  l'air  libre.  Der- 
rière chaque  bassine  et  de  chaque  côté  s'élève  une  sorte  de  guérite 
en  briques  qui  isole  les  opérations  et  facilite  le  travail  en  permet- 
tant de  soustraire  à  l'action  de  la  chaleur,  de  temps  en  temps, 
une  partie  des  feuilles  que  l'on  rejette  alors  autour  de  la  bassine 
sur  les  parois  inclinées  et  moins  chaudes  de  la  guérite.  Un  seul  ou- 
vrier est  chargé  du  soin  d'entretenir  le  feu  aussi  régulièrement 
que  possible,  tandis  que  devant  chaque  bassine  un  des  travailleurs 
dirige  l'action  de  la  chaleur  sur  les  feuilles  en  les  remuant  sans  cesse, 
soit  à  la  main,  soit,  lorsque  la  température  devient  trop  élevée, 
à  l'aide  d'un  petit  balai  en  baguettes  de  bambou.  11  parvient  de  la 
sorte  à  renouveler  si  bien  toutes  les  surfaces  en  contact  avec  le  fond 
et  les  parois  des  bassines  que  toutes  les  feuilles  éprouvent  graduel- 
lement un  chaufi*age  régulier  et  des  réactions  semblables,  car  il  faut 
qu'en  cinq  minutes  environ  les  premiers  efl'ets  utiles  se  soient  régu- 
lièrement produits,  c'est-à-dire  que  les  feuillesse  soient  successive- 
ment crispées  à  la  première  impression  de  la  chaleur,  puis  amollies 
sous  l'influence  de  la  vapeur  aqueuse  qu'elles-mêmes  dégagent, 
et  qui  en  pénètre  les  tissus.  On  extravase  ainsi  partiellement  les 
sucs  de  la  plante,  et  c'est  alors  qu'en  vue  de  développer  ces  efl'ets, 
sans  laisser  trop  longtemps  persister  l'action  du  feu,  chaque  tra- 
vailleur, au  moment  opportun,  retirant  de  sa  bassine  les  feuilles  as- 
souplies, les  pose  en  tas  sur  une  table  à  claire-voie  formée  de  tiges 


DE    l'alimentation   PUBLIQUE.  201 

de  bambou.  Trois  ou  quatre  ouvriers  se  placent  autour  de  la  ta- 
ble de  telle  façon  que  chacun  puisse  rouler,  pétrir,  manipuler  une 
double  poignée  de  ces  feuilles,  les  presser  et  les  étendre  tour  à  tour, 
facilitant  ainsi  l'exsudation,  le  mélange  des  liquides  et  l'évaporation 
à  l'air  ambiant,  qui,  par  degrés,  concentre  les  sucs  et  prépare  la  des- 
siccation ultime.  Au  bout  de  cinq  minutes  encore,  ou  un  peu  plus  si 
l'air  ambiant  est  humide,  le  volume  des  feuilles  se  trouve  réduit  des 
deux  tiers  ou  des  trois  quarts  ;  on  leur  fait  subir  alors  une  sorte  de 
vannage  avant  de  les  étendre  à  l'air,  qui  doit  continuer  la  dessicca- 
tion sans  trop  la  précipiter.  Un  temps  un  peu  couvert  est  favorable, 
tandis  que  sous  un  soleil  ardent  la  dessiccation  trop  rapide,  saisis- 
sant une  partie  des  sucs  enfermés  dans  les  cellules  du  parenchyme, 
maintiendrait  inégalement  l'humidité  intérieure.  Après  le  vannage, 
on  procède  au  second  chauffage  des  feuilles  à  demi  desséchées  :  on 
les  replace  dans  les  bassines,  et  chaque  travailleur  reprend  son 
rôle,  l'un  des  ouvriers  rallumant  le  leu  et  le  dirigeant  avec  soin, 
les  autres  agitant  sans  cesse  les  feuilles  à  la  main,  puis,  à  l'aide  du 
petit  balai,  les  rejetant  sur  les  plans  inclinés  autour  de  la  bassine. 
Toute  l'opération,  en  y  comprenant  le  double  chauffage  ainsi  que 
l'exposition  intermédiaire  à  l'air  libre,  dure  en  moyenne  une  heure, 
d'après  les  informations  prises  par  un  savant  et  spirituel  botaniste 
anglais,  sir  Robert  Fortune  (1),  dans  plusieurs  des  fermes  spéciales 
qu'il  a  visitées. 

Dès  que  tout  le  travail  de  la  dessiccation  est  terminé,  on  soumet 
les  pj'oduits  à  un  criblage  qui  a  pour  objet  d'éliminer  la  poussière 
et  de  classer  les  thés  :  ceux  qui  offrent  les  feuilles  les  plus  petites 
sont  les  plus  estimés,  ceux  dont  les  feuilles  sont  plus  grandes  et  plus 
inégales  en  volume  ont  une  valeur  moindre.  On  enferme  chaque 
sorte  triée  de  cette  manière  dans  des  boîtes  ou  paniers  à  tissus  ser- 
rés, on  foule  les  thés  avec  précaution,  puis  on  les  recouvre  d'étoffe 
double  ou  triple  jusqu'au  moment  de  les  expédier;  les  sortes  sont 
alors  plus  fortement  entassées  dans  des  caisses  hermétiquement 
closes  ornées  de  peintures  et  vernies.  Le  thé  de  couleur  verdâtre 
peu  foncée  ainsi  obtenu  et  classé  est  d'une  qualité  supérieure  et 
généralement  réservée  pour  le  commerce  intérieur;  on  le  désigne 
sous  le  nom  de  tsaou-tsing  (thé  séché  en  bassines).  Une  légère  mo- 
dification dans  les  procédés  de  préparation  donne  un  produit  un 
peu  moins  délicat  que  l'on  n'exporte  guère  non  plus,  si  ce  n'est  par 
les  caravanes  qui  se  rendent  en  Russie.  On  nomme  hong-tsing  ce 
produit  intermédiaire,  qui  correspond  à  un  mélange  de  thé  vert  et 
de  thé  brun.  Quant  aux  thés  noirs ^  ils  sont  en  grande  partie  desti- 

(1)  Voyez,  sur  les  voyages  de  sir  Robert  Fortune  en  Chine,  la  Revue  du  1"  juillet  1858. 


202  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

nés  à  l'exportation  par  mer,  et  s'obtiennent  par  des  procédés  que 
j'ai  décrits  rapidement,  mais  sur  lesquels  je  crois  devoir  insister 
pour  en  bien  établir  l'importance  hygiénique.  Les  feuilles  du  thé 
noir,  au  lieu  d'être  rapidement  soumises  à  la  dessiccation,  sont, 
après  le  premier  chauffage,  roulées  et  pétries  plus  énergiquement 
que  s'il  s'agissait  du  thé  vert.  Elles  sont  ensuite  exposées  à  l'air 
pendant  deux  ou  trois  jours,  et  subissent  ainsi  une  macération  des 
plus  salutaires,  que  j'ai  cru  pouvoir  comparer  aux  modifications  du 
même  genre  qu'on  obtient  dans  les  foins.  Chauffées  avec  des  soins 
particuliers,  les  feuilles  du  thé  noir  acquièrent  ainsi  par  degrés  la 
nuance  brune,  et  arrivent  plus  lentement  au  terme  utile  de  la  des- 
siccation. 

Telles  sont  les  diverses  préparations  qui  transforment  le  thé  en 
objet  de  commerce.  Entré  dès  lors  dans  la  circulation  générale  des 
produits  alimentaires,  il  appelle  un  nouvel  ordre  de  recherches. 

II. 

Le  thé  produit  annuellement  en  Chine  se  consomme  en  grande 
partie  dans  cet  empire.  Il  détermine  un  mouvement  d'échanges 
considérable  entre  les  cultivateurs  des  régions  spécialement  vouées 
à  la  production  du  thé  et  les  autres  populations  de  ce  grand  pays. 
D'autres  échanges,  et  ceux  qui  méritent  surtout  de  nous  occuper  ici, 
se  font  entre  les  agriculteurs  ou  fermiers  et  les  marchands  chinois 
qui  exportent  le  thé  dans  les  autres  parties  du  monde.  Il  faut  bien 
dire  que  les  producteurs  et  consommateurs  chinois  n'auraient  garde 
d'employer  à  leur  usage  certains  thés  qu'ils  nous  destinent,  et  qui 
offrent  les  fausses  apparences  de  qualités  supérieures. 

Chaque  année,  quand  le  moment  est  venu  de  faire  leurs  acquisi- 
tions, les  marchands  de  thé  vont  dans  les  petites  villes  des  pays 
producteurs  ;  ils  achètent  les  produits  obtenus  par  les  fermiers  ou 
les  prêtres  cultivateurs  (1).  La  plupart  des  fermes  sont  de  trop  mé- 
diocre étendue  pour  produire  un  lot,  ou,  pour  employer  le  terme 
chinois,  un  chop  représentant  600  caisses  de  chaque  sorte.  Il  faut 
donc  que  le  marchand  s'adresse  à  un  certain  nombre  de  produc- 
teurs. Une  fois  les  achats  réalisés,  il  fait  vider  les  caisses  et  com- 
bine les  sortes  diverses,  afin  d'obtenir  certaines  qualités  distinctes 
de  thé  en  réunissant  ensemble  les  produits  qui  offrent  entre  eux  les 
plus  grandes  analogies.  Souvent  même  il  altère  ces  produits  par  des 
manipulations  dont  quelques-unes  ont  pour  but  d'ajouter  aux  feuilles 

(1)  \j»  temples  chinois  sont  souvent  les  centres  du  commerce  des  exploitations  agri- 
coles. 


DE    l'alimentation   PUBLIQUE.  203 

desséchées  des  substances  colorantes  ou  cristallines.  A  cet  effet,  le 
marchand  dispose  d'un  atelier  complet;  il  est  donc  à  la  fois,  sous 
un  certain  point  de  vue,  négociant  et  préparateur  de  thé.  Chaque 
chop  formé  de  ces  mélanges  reçoit  un  nom  désignant  la  qualité  et 
par  suite  la  valeur  comparative  du  thé  qu'il  contient.  Les  caisses 
sont  alors  remises  à  des  coolies^  et  transportées  ainsi  à  dos  d'homme, 
à  travers  monts  et  vallées,  jusqu'aux  fleuves  qui  communiquent  avec 
les  cités  où  les  attend  le  commerce  européen.  Chaque  coolie  ne 
porte  qu'une  seule  caisse  quand  le  thé  est  de  qualité  siipéiieure. 
Cette  caisse  trouve  son  point  d'appui  sur  les  épaules  à  l'aide  de  deux 
tiges  de  bambou  qui  en  rendent  le  transport  facile.  Jamais  elle  ne 
doit  reposer  sur  le  sol,  et,  lorsqu'il  s'arrête  dans  les  auberges  de  la 
route,  le  coolie  doit  la  suspendre  le  long  d'un  mur  à  l'aide  encore  des 
bambous  qui  lui  ont  servi  à  la  porter.  On  comprend  sans  peine  tout 
ce  que  de  pareils  moyens  de  transport  entraînent  de  dépenses  et 
de  lenteurs.  Entre  les  pays  producteurs  et  les  grandes  villes  d'ex- 
portation telles  que  Canton  ou  Shang-haï,  on  a  calculé  que  la  durée 
des  transports  variait  de  1  mois  à  6  semaines.  La  qualité  du  thé  ne 
souffre  nullement,  il  est  vrai,  de  ces  longs  voyages  par  terre,  et  l'on 
sait  que  les  thés  si  justement  estimés  sous  le  nom  de  thés  de  cara- 
vane n'arrivent  en  Russie  qu'après  un  parcours  qui  exige  souvent 
deux  années  de  marche  (1). 

Malheureusement,  à  côté  de  quelques  produits  d'un  goût  délicat, 
les  marchands  de  thé  livrent  souvent  des  préparations  dont  nous 
avons  déjà  signalé  le  caractère  frauduleux.  Ils  abusent  ainsi  de  la 
supériorité  reconnue  à  la  Chine  comme  pays  producteur  de  thé,  car 
les  cultures  de  cette  plante  dans  l'Inde,  à  Java,  au  Brésil,  n'ont  jus- 
qu'ici qu'une  bien  faible  importance.  Des  expositions  moins  favo- 
rables, une  main-d'œuvre  plus  dispendieuse, et  moins  exercée  n'ont 
pas  permis  encore  à  ces  localités  de  produire  des  thés  qui  fussent 
comparables,  pour  le  prix  de  revient  et  les  qualités,  aux  produits  chi- 
nois (2).  Ces  derniers  seuls  méritent  de  fixer  notre  attention.  C'est 

(1)  Les  transactions  auxquelles  donne  lieu  le  thé  entre  la  Russie  et  la  Chine  à  la 
foire  de  Novgorod  représentent  en  moyenne  par  année  une  valeur  de  35  millions, 
c'est-à-dire  plus  du  tiers  de  la  somme  produite  par  l'ensemble  des  opérations  de  cette 
foire.-Il  paraît  certain  au  reste  que,  par  suite  de  la  multiplicité  des  intermédiaires,  les 
consommateurs  européens  paient  le  thé  dix  ou  quinze  fois  plus  cher  qu'il  ne  coûte  dans 
les  fermes  ehinoises. 

(2)  Nous  devons  noter  cependant  qu'à  l'exposition  universelle  ouverte  à  Paris  en 
1855,  on  a  observé  un  fait  assez  étrange,  qui  a  dû  laisser  dans  l'esprit  des  visiteurs  la 
croyance  qu'on  était  parvenu  à  préparer  en  France  un  thé  indigène  semblable  aux  pro- 
duits inimitables  jusque-là  :  l'un  des  exposans,  habile  arboriculteur,  présenta  des  thés 
provenant  des  cultures  d'Angers,  où  cet  arbrisseau  prospère,  et  même  des  serres  du  Mu- 
séum d'histoire  naturelle  de  Paris,  si  bien  préparés  qu'on  retrouvait  dans  les  variétés 


20A  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

.  relativement  aux  thés  de  Chine  que  la  science  a  un  intérêt  véritable 
à  rechercher  les  propriétés  de  ces  préparations,  ainsi  qu'à  surveil- 
ler, à'dénoncer  les  falsifications,  en  présence  surtout  des  événement 
qui,  en  appelant  une  armée  anglo-française  sur  le  sol  chinois,  ren- 
dront sans  doute  nécessaire  l'emploi  du  thé  comme  moyen  de  lutter 
contre  les  influences  pernicieuses  du  climat. 

On  l'a  dit  plus  haut,  les  nombreuses  variétés  commerciales  du 
thé  peuvent  être  ramenées  à  deux  classes,  les  thés  verts  et  les  thés 
noirs.  Les  premiers,  lors  même  qu'ils  ont  été  préparés  dans  les 
meilleures  conditions  possibles,  exempts  de  toute  sophistication  ou 
mélange  de  substances  insalubres,  sont  naturellement  doués  de 
propriétés  plus  actives  sur  nos  organes,  et  qui  ne  permettraient 
guère  à  certaines  personnes  d'en  faire  habituellement  usage.  La 
plupart  des  consommateurs  mélangent  en  certaines  proportions  les 
thés  noirs  avec  les  thés  verts,  autant  afin  d'éviter  l'excitation  trop 
grande  produite  par  ces  derniers  qu'en  vue  d'obtenir  un  arôme 
mixte  généralement  plus  agréable.  On  peut  établir  en  thèse- géné- 
rale que,  dans  la  consommation  habituelle,  l'emploi  du  thé  noir 
est  préférable  à  celui  du  thé  vert;  aussi  ne  doit-on  pas  s'étonner 
de  voir  l'importance  prédominante  de  l'introduction  des  thés  noirs 
dans  toutes  les  contrées  du  monde.  La  différence  serait  plus  grande 
encore  et  la  répulsion  plus  vive,  si  l'on  savait  mieux  à  quelles  fal- 
sifications sont  sujettes  certaines  sortes  de  thés  verts,  tandis  que 
les  thés  noirs  sont  loin  d'offrir  de  semblables  chances  d'altération. 
Les  Chinois  à  cet  égard  ont  donné  depuis  longtemps  l'exemple  aux 
falsificateurs  de  thés  en  différons  pays;  c'est  du  reste,  il  faut  en 
convenir,  en  vue  de  satisfaire,  comme  ils  le  disent  eux-mêmes,  le 
goût  des  barbares  étrangers^  et  en  même  temps,  ce  qu'ils  n'avouent 
pas,  d'accroître  leurs  propres  bénéfices,  qu'ils  se  livrent  à  ces  pra- 
tiques condamnables;  c'est  en  un  mot  pour  donner  à  leurs  produits 

imitant  le  souchong  et  le  péko  un  arôme  tout  à  fait  comparable  à  celui  des  thés  de 
Chine.  «  Si  l'auteur  pouvait  reproduire  en  grand ,  disions-nous  alors ,  d'aussi  bons 
résultats  de  son  mode  de  préparation  (que  nous  n'avions  pu  vérifier),  il  aurait  droit  de 
prétendre  à  l'une  des  plus  hautes  récompenses.  »  Bien  nous  prit  de  faire  cette  réserve, 
car  toutes  les  tentatives  qui  se  sont  succédé  depuis  n'ont  point  approché  d'un  pareil 
résultat.  Les  thés  mômes  présentés  à  l'exposition  universelle  par  la  Société  néerlandaise 
de  commerce  et  venant  de  Java,  ceux  envoyés  du  Brésil  sous  dix  formes  commerciales 
n'étaient  nullement  comparables  pour  leur  arôme- aux  produits  chinois,  et  nous  en 
sommes  réduit  à  croire  qu'une  erreur  accidentelle  aura  fait  exposer  comme  produits  in- 
digènes français  des  produits  venus  du  Céleste-Empire  et  sans  doute  destinés  d'abord  à 
«ervir  de  t«rme  de  comparaison.  Les  échantillons  de  thés  des  possessions  anglaises 
dans  les  Indes  orientales,  et  qui  ont  également  figuré  à  l'exposition  universelle  de  4855, 
avaient  étxi  préparés  suivant  les  méthodes  chinoises,  mais  ils  conservaient  encore  une 
odeur  et  une  naveur  herbacées  bien  différentes  des  qualités  aromatiques  et  suaves  du 
véritable  thé  de  Chine. 


DE    l'alimentation   PUBLIQUE.  205 

des  apparences  extérieures  plus  favorables  à  la  vente  qu'ils  ont  in- 
venté certains  mélanges  et  des  manipulations  spéciales. 

Nous  avons  essayé  d'expliquer  les  procédés  de  dessiccation  des 
feuilles  de  thé  par  une  comparaison  avec  nos  procédés  de  fanage. 
Les  falsifications  auxquelles  on  soumet  le  produit  de  l'arbuste  chi- 
nois peuvent  être  également  rapprochées  de  quelques  autres  essais 
d'altérations  frauduleuses  auxquelles  sont  soumises  diverses  sub- 
stances alimentaires  d'un  usage  général.  Nous  ne  citerons  que  deux 
exemples.  On  sait  que,  traités  suivant  les  méthodes  de  conservation 
usuelles,  les  jeunes  haricots  verts  simplement  chauffés  à  100  degrés 
en  vases  hermétiquement  clos,  les  cornichons  confits  au  vinaigre  et 
la  variété  des  prunes  de  reine-Claude  confites  au  sirop  alcoolisé, 
éprouvent  dans  leur  nuance  naturelle  un  léger  changement  qui  les 
fait  virer  au  vert  sensiblement  jaunâtre.  Les  fabricans  s' efforcèrent 
d'abord  de  conserver  le  plus  possible  à  ces  produits  la  coloration 
normale  à  l'état  frais.  Voyant  bientôt  le  goût  du  public  se  prononcer 
en  faveur  de  ces  produits  de  plus  belle  apparence,  ils  essayèrent 
d'aller  plus  loin,  et  bientôt  présentèrent  ces  fruits  doués  d'une 
nuance  verte  plus  vive  qu'à  l'état  naturel.  Dès  lors  aussi  les  con- 
sommateurs les  préférèrent,  .sans  s'inquiéter  des  moyens  plus  ou 
moins  insalubres  employés  parfois  pour  produire  ces  belles  teintes 
artificielles,  lors  même  que,  pour  un  certain  nombre  des  consom- 
mateurs, il  était  avéré  que  souvent  l'oxyde  de  cuivre  devait  con- 
courir à  procurer  la  coloration  exigée. 

Dans  une  préparation  d'un  genre  tout  différent,  les  anchois  sou- 
mis à  la  salaison  et  expédiés  des  bords  de  la  mer  dans  toutes  les 
villes ,  on  avait  observé  parfois  une  légère  teinte  rouge  provenant 
de  petits  êtres  microscopiques,  animaux  et  végétaux  (1).  Bientôt  la 
coloration  rose,  dont  on  ignorait  l'origine,  devint  pour  les  consom- 
mateurs l'attribut  nécessaire  de  ces  conserves  et  un  indice  de  leur 
bonne  qualité.  Ici  le  préjugé,  à  l'insu  du  public,  pouvait  être  assez 
juste,  car  les  petits  êtres  rougeâtres  qui  flottent  dans  les  eaux  des 
salines  du  midi  surnagent  malgré  eux  à  l'instant  où  la  concentration 
du  liquide  atteint  son"  maximum  et  en  recouvrent  la  superficie  d'une 
sorte  de  crème  rouge  qui  exhale  l'odeur  légère  de  la  violette.  Dès 
lors  aussi  le  sel  cristallise,  c'est  le  plus  pur  qui  se  précipite  le  pre- 
mier, entraînant  avec  lui  les  petits  corps  adhérens  à  sa  surface.  Ceux- 
ci  sont  donc  les  témoins  du  fait  de  la  première  cristallisation,  ol  par 
là  même  deviennent  une  garantie  au  moins  de  la  bonne  qualité  du 
sel.  Malheureusement  cette  garantie  est  devenue  illusoire  depuis  que 

(1)  Le  V(?gétal  globuliforme  rouge  nomnn^  protococcus  salinus  et  de  petits  crustacés 
branchiopodes  appelés  artemia  salina  laissant  voir  par  transparence  la  plante  microsco- 
pique qu'ils  ont  avalée. 


206  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

les  marchands,  afin  de  flatter  la  manie  des  acheteurs,  ont  employé  à 
profusion  l'ocre  rouge,  qui  colore  maintenant  avec  une  exagération 
tout  artificielle  les  barils  pleins  de  ces  petits  poissons  exposés  en 
vente  aux  regards  du  public. 

Après  de  tels  exemples,  on  ne  saurait  s'étonner  que,  connaissant 
la  juste  renommée  des  thés  verts  de  première  qualité,  réservés  aux 
personnages  de  l'empire  chinois,  la  faveur  du  public  ait  été  un  mo- 
ment acquise  aux  produits  doués  de  cette  nuance  verte,  qu'enfin 
l'exagération  de  la  couleur  soit  devenue,  de  la  part  des  Chinois  d'a- 
bord, puis  de  quelques  spéculateurs  européens,  un  moyen  de  faciliter 
la  vente  en  flattant  le  goût  du  public.  Rien  n'est  plus  aisé  d'ailleurs 
que  d'obtenir  cette  couleur  si  recherchée.  Voici  les  pratiques  que  les 
Chinois  nous  ont  transmises,  involontairement  sans  doute,  car  c'est 
en  analysant  leurs  produits  que  les  moyens  artificiels  ont  été  décou- 
verts. Ces  procédés  sont  très  simples.  Ils  sont  de  deux  sortes  sui- 
vant que  l'on  veut  rendre  plus  vive  la  coloration  verte,  ou  que  l'on 
veut  en  outre  ajouter  l'apparence  du  duvet  blanchâtre,  indice  de  la 
présence  de  ces  jeunes  bourgeons  qui  font  reconnaître  les  thés  de 
qualité  supérieure. 

La  coloration  verte,  et  parfois  d'un  vert  bleuâtre,  s'obtenait  au- 
trefois au  moyen  du  bleu  de  l'indigo  et  du  jaune  de  curcuma.  Le 
mélange  des  deux  couleurs  produisait  le  vert  plus  ou  moins  intense, 
avec  un  reflet  bleuâtre  si  l'indigo  dominait.  Depuis  la  découverte 
du  bleu  de  Prusse,  cette  couleur  minérale  a  complètement  remplacé 
l'indigo  dans  la  coloration  du  thé  en  Chine,  et  la  plupart  des  thés 
verts  reçoivent  cette  teinture  (1).  Quant  à  l'apparence  de  duvet  si- 
mulant l'aspect  des  jeunes  feuilles  ei  des  bourgeons,  elle  est  produite 
par  le  sulfate  de  chaux  (plâtre)  pulvérisé.  Ces  mêmes  substances 
ont  été  employées  en  France  et  en  Angleterre,  et  très  probable- 
ment en  d'autres  pays,  pour  rendre  aux  thés  détériorés  par  diverses 
causes  accidentelles  l'apparence  du  thé  vert  normal.  De  telles  fal- 
sifications ne  peuvent  qu'être  préjudiciables  à  la  santé,  soit  qu'elles 
dissimulent  certaines  altérations  qui  ont  enlevé  une  partie  des  prin- 
cipes utiles  du  thé  naturel,  soit  par  l'addition  de  substances  plus 
ou  moins  insalubres,  le  plâtre  notamment,  cause  des  effets  malins 


(1)  C'est  ce  qui  résulte  des  recherches  nombreuses  publiées  à  Londres  par  M.  Wa- 
rington,  de  la  Société  de  pharmacie.  Tous  les  échantillons  de  thés  verts  pris  dans  les 
CAi/isc»  demeurées  intactes  chez  un  des  principaux  négocians  de  cette  ville  offrirent  des 
quantités  plus  ou  moins  notables  des  matières  colorantes  employées  à  ces  teintures  arti- 
ficielles, sans  compter  la  poudre  de  plAtre  cru  ou  calciné.  Dans  son  remarquable  mé- 
moire sur  la  composition  chimique  du  thé  de  qualités  diverses  et  des  infusions  que  l'on 
<*ii  obtient,  M.  Péligot  a  démontré  en  outre  que  ni  l'oxyde  ni  les  sels  de  cuivre  ne  font 
partie  des  matière»  colorantes  usitées  en  Chine  pour  teindre  les  thés  verts. 


I 


DE   l'alimentation   PUBLIQUE.  207 

qu* éprouvent  beaucoup  de  personnes  de  l'usage  des  eaux  naturelles 
séléniteuses. 

La  commission  sanitaire  de  Londres,  qui  s'est  formée  spontané- 
ment pour  dévoiler  les  fraudes  commerciales ,  et  particulièrement 
les  falsifications  de  substances  alimentaires,  a  trouvé  chez  les  mar- 
chands, dans  un  grand  nombre  d'échantillons  de  thé  vert,,  du  bleu 
de  Prusse,  du  curcuma  et  de  l'argile  à  porcelaine.  Plusieurs  de  ces 
échantillons  consistaient  en  résidus  d'infusions  de  thés  falsifiés  au 
moyen  de  ces  matières  colorantes;  d'autres  contenaient  des  feuilles 
de  prunier  et  de  camellia.  Les  thés  noirs  le  plus  généralement  en 
usage,  notamment  les  congo  et  les  souchong ,  étaient  exempts  de 
ces  mélanges  frauduleux.  Cependant  même  quelques  thés  de  cette 
classe ,  tels  que  le  peko  et  la  variété  dite  poudre  à  canon  ^  avaient 
été  teints  par  la  plombagine  om  mine  de  plomb  (graphite).  D'au- 
tres contenaient  des  poussières  de  thé  ou  d'autres  feuilles  agglo- 
mérées à  l'aide  de  la  gomme,  additions  qui  d'ailleurs  n'offraient 
aucune  chance  d'insalubrité.  Il  a  paru  évident  à  la  commission  que 
des  importations  considérables  de  faux  thés  préparés  en  Chine  sont 
destinées  à  falsifier  les  thés  verts  à  Londres.  La  commission  sanitaire 
de  Londres,  qui  publie  les  résultats  de  ses  analyses  et  recherches 
expérimentales  micrographiques  dans  le  journal  de  médecine  inti- 
tulé ihe  Lancetj  a  résumé  ses  conclusions  sur  ce  point  en  émettant 
le  vœu  :  1^  qu'on  diminuât  le  droit  sur  les  thés  noirs,  afin  d'en  ac- 
croître la  consommation,  et  par  cela  même  de  restreindre  l'usage 
des  thés  verts,  qui  sont  sujets  aux  falsifications  les  plus  nombreuses 
et  les  plus  insalubres;  2°  que  tous  les  thés  reconnus  faux  ou  enta- 
chés de  fraude  fussent  saisis  à  la  douane ,  et  brûlés  ou  détruits  par 
un  moyen  quelconque. 

Il  résulte  de  cet  ensemble  de  faits  que  les  thés  verts,  souvent  trop 
actifs  à  l'état  pur,  sont  sujets  à  de  fréquentes  détériorations  arti- 
ficielles qui  les  rendent  insalubres,  et  qu'il  est  prudent  en  tout  cas, 
sinon  de  s'abstenir  d'en  faire  usage,  du  moins  de  s'assurer  qu'ils 
n'ont  éprouvé  aucune  falsification.  Or  ce  n'est  guère  que  parmi  les 
thés  verts  de  qualités  supérieures,  assez  rares  chez  nous,  que  l'on 
peut  rencontrer  de  semblables  produits  irréprochables. 

Malgré  ces  altérations,  bien  propres  à  inquiéter  les  consomma- 
teurs, le  thé  devient  l'objet  d'un  commerce  de  plus  en  plus  actif. 
Les  importations  de  thé  en  Angleterre,  graduellement  accrues,  se 
sont  élevées,  d'après  les  registres  du  consulat  britannique  de  Can- 
ton, en  ISZiZi,  à  23,637,000  kilos,  dont  les  3/4  sont  restés  dans  la 
consommation  de  la  Grande-Bretagne.  Elles  ont  atteint,  je  l'ai  dit, 
en  1858,  34, 234,000  kilos.  Les  documens  venant  de  la  même 
source  nous  apprennent  que  durant  l'année  1845  les  expéditions 


208  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

totales  aux  diverses  contrées  par  les  navires  anglais  et  américains 
se  sont  élevées  à  7A, 719,557  kilos;  si  l'on  y  ajoute  les  9  millions 
de  kilos  exportés  par  Kiakhta  et  destinés  au  commerce  avec  la  Rus- 
sie, on  reconnaîtra  que  l'empire  du  Milieu  exportait  dès  lors  au- 
delà  de  83  millions  de  kilos  de  thé,  représentant  plus  de  166  mil- 
lions de  francs  payés  aux  marchands  chinois  et  une  valeur  dépas- 
sant 1,666  millions  aux  lieux  de  consommation  dans  les  différentes 
contrées  du  globe.  L'importance  de  ce  commerce  est  en  réalité  bien 
plus  grande  encore,  car  on  n'a  pu  y  comprendre  ni  les  exportations 
directes  pour  les  contrées  de  l'Asie  centrale,  la  Gochinchine,  Ton- 
quin,  Siam,  l'Afghanistan,  ni  les  nombreuses  importations  effectuées 
en  tous  pays  sans  déclarations  officielles,  afin  d'éviter  les  droits 
d'entrée.  En  tout  cas,  on  peut  dire  que  le  thé  est  en  Chine  l'objet 
du  commerce  le  plus  important,  soit  à  l'intérieur  de  l'empire,  soit  à 
l'extérieur. 

Le  commerce  des  États-Unis  avec  la  Chine  ne  s'est  développé 
qu'après  la  guerre  de  l'indépendance  :  il  aurait  pris  un  plus  grand 
essor  si  la  compagnie  anglaise  des  Indes  n'eût  enlevé  aux  Américains 
les  importations  au  Canada,  et  si  la  concurrence  des  Hollandais  ne 
se  fût  de  nouveau  manifestée.  Pour  la  Russie,  les  importations  des 
thés  chinois  s'élevaient  dès  1823  à  2,132,9Zi2  kilos;  graduellement 
augmentées  depuis  lors,  en  J836  elles  ont  atteint  9,570,026  kilos, 
y  compris  les  importations  par  Odessa;  elles  dépassent  aujourd'hui 
cette  quantité,  qui,  extraite  des  registres  de  la  douane,  ne  pouvait 
comprendre  les  nombreuses  introductions  effectuées  sans  déclara- 
tion, en  vue  d'éviter  les  droits  du  fisc  (1).  Le  transport  jusqu'à 
Nijni- Novgorod  des  thés  et  des  diverses  marchandises  vendues  à 
Kiakhta  se  fait  par  terre  et  par  eau.  Cette  dernière  voie  exige  trois 
étés  très  courts,  car  durant  les  intervalles  la  navigation  sur  les  ca- 
naux et  les  rivières  est  interrompue  par  la  gelée. 

Dans  le  commerce  international  du  thé,  la  Russie  occupe  le 
second  rang  depuis  plus  d'un  demi-siècle;  le  premier  rang,  sous 
ce  rapport,  appartient  à  l'Angleterre,  où  le  développement  de  ce 
commerce  a  fait  des  progrès  plus  rapides  encore.  En  Angleterre,  la 
consommation  du  thé  est  d'ailleurs  plus  considérable  qu'en  tout 
autre   pays,  la  Chine  exceptée.   Malgré  les  entraves   que  toutes 

(1)  L'extension  considérable  du  commerce  général  de  la  Russie  avec  la  Chine  et  des 
importations  de  thé,  qui  en  forment  la  principale  base,  est  due  non^culement  à  la  qua- 
VïU'i  supérieure  des  variétés  de  thés  qui  alimentent  ces  importations  par  la  ïartarie  chi- 
noise, mais  encore  à  des  relations  exceptionnellement  amicales  établies  entre  les  deux 
empires  depuis  l'épotjue  des  ambassades  à  Pékin  de  lobrands-Ides  en  1693  et  d'Ismaïlof 
ei\  1719,  envoyées  par  Pierre  le  Grand;  on  sait  que  dès  lors  les  Russes  cultivèrent  avec 
grand  soin  ces  relations  synipathiques,  qui  leur  ont  assuré  des  privilèges  qu'aucun 
autre  peuple  n'est  parvenu  à  obtenir  jusqu'à  nos  jours. 


DE    l'alimentation    PUBLIQUE.  209 

les  relations  internationales  rencontrent  en  Chine,  le  commerce 
maritime  des  États-Unis  se  maintient  au  troisième  rang,  relative- 
ment aux  exportations  de  thé  par  le  port  de  Canton  :  elles  ont  atteint 
9  millions  de  kilos  en  18/iO,  les  registres  du  consulat  britannique 
les  portent  à  7,169,000  kilos  en  18/i/i;  d'après  les  dernières  études 
de  MM.  Isidore  Hedde,  Ed.  Renard,  A.  Haussmann  et  IN.  Rondot, 
délégués  commerciaux  attachés  à  la  mission  de  France  en  Chine, 
les  exportations  par  navires  américains  se  sont  élevées  en  18A5  à 
20,757,256  kilos. 

La  restauration  de  la  maison  de  Nassau,  en  rendant  à  la  Hollande 
sa  productive  colonie  de  Java,  en  lui  rouvrant  du  même  coup  les  re- 
lations avec  la  Chine,  semblait  devoir  lui  offrir  l'occasion  favorable 
d'un  grand  commerce  sur  les  thés  exportés  de  Canton,  si  les  Anglais 
n'eussent  à  son  détriment  accaparé  ce  commerce.  Cependant,  d'après 
un  document  émané  du  ministère  des  finances  de  la  Néerlande,  la 
consommation  du  thé  dans  ce  pays  se  serait  élevée  à  Zi50,000  kilo- 
grammes en  1840;  les  exportations  du  port  de  Canton  pour  la  même 
destination  sont  évaluées  à  1,059,000  kilogrammes,  en  iSlih,  par  le 
consulat  britannique.  On  sait  d'ailleurs  qu'une  partie  notable  du  thé 
consommé  par  la  Hollande  vient  des  cultures  de  sa  colonie  de  Java. 

Quoi  qu'il  en  soit,  il  est  certain  que  la  France,  au  point  de  vue 
du  commeix^e  aussi  bien  que  de  la  consommation  des  différentes 
sortes  de  thé,  occupe  à  peine  le  cinquième  rang;  les  données  pré- 
cises publiées  par  nos  états  de  douanes  rie  peuvent  laisser  aucun 
doute  sur  ce  point.  Les  importations  représentant  la  moyenne  an- 
nuelle de  notre  commerce  général  durant  une  période  de  dix  ans,  de 
1827  à  1836,  étaient  de  35/i,793  kilos;  pendant  la  période  décen- 
nale suivante,  elles  se  sont  abaissées  à  263,470  kilos;  elle  furent  un 
peu  réduites  encore  de  1847  à  1856,  et  la  moyenne  de  ces  dix  an- 
nées ne  dépassa  pas  237,367  kilos.  Les  deux  années  suivantes,  1857 
et  1858,  ont  présenté  une  moyenne  annuelle  plus  forte  même  que 
durant  la  première  période,  422,603  kilos,  représentant  au  moins 
une  valeur  de  2,535,618  francs.  On  ne  peut  que  bien  augurer  de  ce 
développement  commercial ,  qui ,  pour  la  France ,  correspond  à  un 
accroissement  notable  de  la  consommation  du  thé.  De  233,768  ki- 
los, chiffre  qu'elle  atteignait  en  1857,  cette  consommation  s'est  éle- 
vée à  262,538  kilos,  soit  de  13  pour  100,  dans  le  cours  de  l'année 
1858. 

Le  thé  occupe,  dans  les  pays  spécialement  producteurs,  de 
nombreuses  populations  d'ouvriers;  il  alimente  un  commerce  con- 
sidérable, tant  dans  l'intérieur  de  la  Chine  que  dans  le  monde  en- 
tier. Quel  est  cependant  le  rôle  hygiénique  de  ce  produit?  Quelle 
en  est  l'influence  sur  la  santé  des  peuples?  La  science  a  essayé  de 

TOME  XXV.  14 


210  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

répondre  à  cette  question,  et  c'est  en  étudiant  la  composition  même 
^e  la  plante  qu'elle  a  recueilli  les  données  les  plus  précises.  Après 
avoir  servi  à  guider  le  cultivateur  et  le  commerçant,  elle  a  voulu 
encore  fournir  d'utiles  lumières  au  consommateur. 


III. 

Le  rôle  hygiénique  du  thé  a  provoqué  de  nombreuses  études  qui 
ont  eu  pour  objet  d'abord  la  composition  de  la  plante,  puis  l'influence 
que  la  boisson  chinoise,  soumise  à  une  préparation  convenable  (1), 
peut  exercer  suivant  les  climats,  le  système  alimentaire,  et  même  les 
conditions  sociales.  Il  y  a  là  un  ensemble  de  faits  dont  la  science 
s'est  préoccupée  avec  d'autant  plus  de  raison  depuis  quelque  temps 
qu'on  entrevoyait  l'époque  où  des  rapports  plus  étroits  s'étâ,bli- 
raient  forcément  entre  la  Chine  et  l'Occident. 

A  certains  égards ,  le  thé  présente  de  remarquables  analogies  avec 
le  café  (2).  Gomme  celui-ci,  il  contient  :  1°  une  essence  en  partie 

(1)  La  préparation  de  l'infusion  du  thé  est  chose  si  connue  que  nous  serions  tenté  de 
n'en  rien  dire ,  s'il  n'y  avait  à  recommander  d'utiles  précautions  dont  on  ignore  assez 
généralement  l'importance.  Nous  ne  parlons  pas  seulement  des  condilrions  nécessaires 
pour  conserver  au  breuvage  toute  la  finesse  de  son  arôme,  c'est-à-dire  le  choix  de  l'eau, 
le  moment  où  il  convient  de  la  verser  dès  les  premiers  signes  de  l'ébullition,  la  dose  que 
comporte  une  seule  infusion,  etc.  Il  y  a  d'autres  soins  à  prendre,  quand  on  soupçonne 
le  produit  imprégné  de  quelque  mélange  insalubre,  comme  l'est  quelcruefois  le  thé  vert. 
Au  lieu  de  se  contenter  d'échauder  la  théière,  il  est  bon  de  verser  et  de  décanter  rapi- 
dement une  première  eau.  On  parvient  ainsi,  sans  altérer  l'arôme,  à  entraîner  la  teinture 
€t  les  substances  nuisibles  frauduleusement  ajoutées. 

(2)  Plusieurs  savdns  dont  les  noms  ont  acquis  une  juste  célébrité  se, sont  occupés,  en 
Angleterre,  en  Allemagne,  en  Suède  et  en  France,  de  déterminer  la  composition  et  la 
structure  des  feuilles  du  thé.  On  peut  citer  notamment  sir  Humphry  Davy,  Berzelius, 
Frank,  Brande,  Mulder,  Steinhouse,  Péligot,  etc.  Voici  les  résultats  de  l'analyse  la  pius 
complète,  effectuée  par  Mulder  comparativement  sur  le  thé  vert  et  le  thé  noir  : 

Thé  vert.  Thé  noir. 

Huile  essentielle 0,79  0,60 

Chlorophylle 2,22  1,24 

Cire 0,28  » 

Résine 2,22  3,64 

Gomme 8,56  7,28 

Tanin. 17^80  12,88 

Caféine 0,43  0,44 

Matière  extractive 22,80,  19,88 

—  foncée »  '  1,48 

—  '    colorante 23,60  19,12 

Albumine 3  2,80 

Fibre  (cellulose) 17,08  28,^32 

Substances  minérales 5,56  5,24 

~m  "ÏÔÔ 

Bepuis  la  publication  do  ces  résultats  dans  le  Traité  de  Chimie  organique  de  M.  Lie- 


DE   L* ALIMENTATION   PUBLIQUE.  211 

soluble  clans  l'eau,  aromatique,  à  laquelle  il  doit  principalement  ses 
propriétés  caractéristiques;  2"  de  la  caféine  cristalli sable ,  amère, 
identique  avec  celle  du  café,  à  peu  près  en  égales  proportions;  3*'  des 
substances  azotéee  semblables  de  composition  à  celles  des  orga- 
nismes animaux,  et  pouvant  concourir  à  la  réparation  de  nos  tissus; 
h°  des  matières  grasses,  des  substances  mucilagineuses  et  salines 
propres  aussi  à  jouer  un  rôle  dans  l'alimentation,  de  la  cellulose,  etc. 
A  la  vérité,  une  faible  proportion,  la  moitié  à  peine,  des  principes 
immédiats  solubles  peut  passer  en  dissolution  dans  le  breuvage  tel 
qu'on  le  prépare.  Il  faut  même  se  garder  alors  d'extraire  par  l'eau 
bouillante  toute  la  quantité  des  produits  solubles  de  la  feuille  de 
thé,  car  on  n'obtiendrait  ainsi  qu'une  infusion  acerbe,  astringente 
et  surchargée  du  tanin  que  la  feuille  recèle.  En  tout  cas,  l'infusion, 
si  on  l'a  convenablement  faite  en  employant  une  quantité  de  20  gram- 
mes de  thé  et  1  litre  d'eau  bouillante,  ne  contient  guère  en  moyenne 
qu'un  peu  plus  de  6  grammes  de  la  substance  même  de  la  feuille,  le 
tiers  seulement  de  ce  que  renferme  l'infusion  du  café  telle  qu'on 
la  prépare  habituellement  en  faisant  filtrer  1  litre  d'eau  bouillante 
sur  100  grammes  de  café  en  poudre;  encore  dans  celle-ci  la  quan- 
tité de  substance  azotée  se  trouve-t-elle  double  de  celle  que  contient 
l'infusion  de  thé  (1). 

Entre  les  thés  verts  et  les  thés  noirs,  l'analyse  signale  des  diffé- 
rences notables,  insuffisantes  toutefois  pour  rendre  compte  entière- 
ment des  effets  particuliers  de  chacune  des  préparations  ainsi  dési- 
gnées, et  surtout  de  l'action  si  énergique  du  thé  vert  sur  certaines 
personnes.  Il  aurait  fallu,  pour  mener  à  bien  cette  curieuse  dé- 
monstration, extraire  le  principe  actif  spécial  des  thés  vert  et  noir; 
c'est  jusqu'ici  ce  qu'on  a  tenté  vainement.  Les  analyses  de  M.  Péli- 
got  ont  seulement  fait  reconnaître  que  le  thé  vert  normal  renferme 
toujours  en  plus  fortes  proportions  que  le  thé  noir  des  principes 

big,  M.  Péligot  a  démontré  que  les  proportions  de  substances  azotées  admises  par  Mul- 
der  étaient  trop  faibles,  qu'il  fallait  porter  la  caféine  à  2  et  môme  3  pour  400,  et  les 
matières  azotées  neutres  (albumine,  caféine,  etc.),  à  20  centièmes  environ.  Il  a  en  outre 
déterminé  d'une  manière  plus  exacte  les  proportions  des  substances  entraînées  en  disso- 
lution par  les  première  et  deuxième  infusions  de  thé. 

(1)  Certains  peuples  barbares  ont  cependant  trouvé  un  curieux  procédé  pour  faire 
servir  le  thé  à  l'alimentation  en  utilisant  les  principes  les  plus  alibiles  de  la  plante  et 
en  se  garantissant  de  l'action  trop  énergique  en  ce  cas  du  principe  essentiel.  «  Le  thé, 
dit  Victor  Jacquemont,  vient  à  Cachemyr,  par  caravanes  au  travers  de  la  Tartarie  chi- 
noise et  du  Thibet...  On  le  prépare  avec  du  lait,  du  beurre,  du  sel  et  un  sel  alcalin 
amer...  En  Kanawer,  on  fait  bouillir  les  feuilles  pendant  une  heure  ou  deux,  puis  on 
jette  l'eau,  et  l'on  accommode  ces  feuilles  cuites  avec  du  beurre  rance,  de  la  farine  et 
de  la  chair  de  chèvre  hachée.  »  Il  ne  peut  rester  de  doute  sur  la  propriété  nutritive  de  ce 
mélange  dépourvu  d'arôme  délicat  ;  mais  tout  Européen  partagera  sans  doute  le  senti- 
ment du  spirituel  voyageur,  lorsqu'il  termine  en  disant  :  «  C'est  un  ragoût  détestable.  » 


212  BEVUE   DES   DEUX   MONDES. 

solubles  ;  la  différence  entre  les  deux  thés  est  environ  de  25  à  50 
pour  100.  En  d'autres  termes,  les  thés  noirs  ont  donné  pour  100  par- 
ties en  poids  seulement  de  31  à  hi  de  substances  solubles,  tandis 
qu  on  en  a  obtenu  de  AO  à  !iS  des  différens  thés  verts. 

Quel  est  le  rôle  de  la  caféine  dans  le  thé?  C'est  là  une  autre  ques- 
tion, qui  a  fourni  à  un  célèbre  chimiste  d'outre-Rhin,  M.  Alfred 
Mitscherlich,  l'occasion  d'un  curieux  mémoire,  encore  inconnu  à  la 
plupart  des  lecteurs  français  (1).  Jusqu'à  ce  jour,  des  hommes  qui 
font  autorité  dans  la  science  étaient  partagés  sur  le  rôle  de  la  ca- 
féine. Les  uns  la  regardaient  comme  dépourvue  de  propriétés  ali- 
mentaires, les  autres  comme  pouvant  participer  à  la  nutrition  en 
raison  de  la  dose  considérable  d'azote  qu'elle  renferme.  Pour  mon 
compte,  j'étais  très  disposé  à  croire  avec  les  premiers  que  cette  sub- 
stance cristallisée,  qui  se  sublime  par  la  chaleur  à  un  certain  degré, 
ne  pouvait  réunir  les  conditions  que  l'on  rencontre  dans  les  sub- 
stances azotées  propres  à  l'alimentation.  Telles  étaient  les  deux  opi- 
nions les  plus  répandues  sur  la  caféine;  seuls,  des  praticiens  habiles 
et  un  savant  physiologiste  avaient  essayé  sans  résultat  notable  les 
propriétés  de  la  caféine  à  titre  d'agent  thérapeutique,  lorsque  M.  A. 
Mitscherlich  est  venu  annoncer  que  la  caféine  offrait  des  propriétés 
^toxiques  et  conclure  de  ces  expériences  quelle  cause  la  mort,  même 
à -petites  doses,  en  déterminant  soit  des  convulsions  de  la  moelle  épi- 
nière,  soit  une  asphyxie  dès  le  début,  soit  une  paralysie  consécutive. 

Les  doses  ici  sont  en  effet  la  chose  importante  ;  suivant  un  vieil 
adage,  «  Dieu  a  fait  ici-bas  tout  par  poids  et  mesures.  )>  Il  faut 
voir  toutefois  si  les  doses  justifient  la  conclusion  de  M.  A.  Mitscher- 
lich, du  moins  en  ce  qui  pourrait  intéresser  l'homme.  Le  chimiste 
allemand  a  étudié  les  effets  de  la  caféine  sur  quatre  animaux  très 
différens  :  une  grenouille,  une  tanche,  un  jeune  pigeon  et  un  fort 
lapin.  Il  suffira  d'examiner  les  conditions  de  l'expérience  faite  sur 
ce  dernier  animal,  moins  éloigné  de  l'homme  que  les  autres  (2).  La 

(1)  J'en  dois  ta  traduction  par  extrait  à  l'un  de  nos  savans  botanistes,  M.  Duchartre, 
président  de  la  Société  botanique  de  France. 

(2)  ^  Quant  à  celles  de  ces  expériences  qui  sont  relatives  aux  poissons,  il  faudrait  se  gar- 
der d'en  tirer  des  conséquences  applicables  à  l'homme.  Ne  sait-on  point,  par  les  curieux 
essais  de  M.  Bouchardat,  que  tous  les  poissons  meurent  dans  une  eau  qui  contient  une  si 
faible  dose  d'acide  qu'elle  serait  à  peine  perceptible  par  nos  organes,  qu'elle  se  trouve 
môme  bien  inférieure  à  l'acidité  naturelle  des  boissotis  dont  nous  faisons  un  habituel 
usage?  Les  expériences  de  M.  A.  Mitscherlich  n'en  auront  pas  moins  d'intérêt  aux  yeux 
de»  physiologigtes,  qui  sans  doute  voudront  les  répéter.  Voici  les  détails  succincts  de 
ces  expériences  :  une  tanche  longue  de  3  pouces,  mise  dans  une  solution  qui  contenait 
i  millième  de  caféine,  est  morte  en  15  minutes;  une  grenouille  respirant  22  fois  par 
minute,  placée  dans  un  semblable  liquide,  est  morte  au  bout  de  3  heures;  une  gre- 
nouille respirant  85  fois  en  une  minute,  ayant  reçu  1/10«  de  gramme  de  caféine  dans  du 


w 


DE   l'alimentation    PUBLIQUE.  213 

dose  de  caféine,  li  décigrammes ,  administrée  dans  de  petites  bou- 
lettes de  mie  de  pain,  et  qui  aurait  amené  la  mort  d'un  fort  lapin 
au  bout  delli  heures  AO  minutes,  représenterait,  d'après  la  moyenne 
des  analyses,  au  moins  20  grammes  de  thé,  c'est-à-dire  une  quan- 
tité qui,  employée  dans  la  pratique  habituelle  des  consommateurs 
de  thé,  aurait  produit  au  moins  six  tasses  de  l'infusion  aromatique. 
Admettons  que  la  totalité  de  la  caféine,  quittant  le  parenchyme,  aura 
passé  dans  la  solution  qui  constitue  le  breuvage  :  en  ce  cas  même, 
si  l'on  peut  comparer  le  lapin  à  l'homme  en  tenant  compte  des  dif- 
férences de  volume  et  de  poids,  on  arrivera  forcément  à  une  consé- 
quence des  plus  rassurantes  pour  les  amateurs  de  thé.  S'il  faut,  pour 
empoisonner  un  petit  animal  pesant  1  kilo  (et  ce  serait  un  beau  la- 
pin), 4  décigrammes  de  caféine  correspondant  à  20  grammes  de  thé 
et  à  6  tasses  d'infusion,  il  faudrait  pour  empoisonner  un  homme  du 
poids  moyen  de  70  kilos  1,400  grammes  de  thé  sec  correspondant  à 
/i20  tasses  ou  21  litres  d'infusion;  mais  dans  ce  cas  ce  serait,  même 
en  supprimant  l'action  de  la  caféine,  appliquer  la  question  à  l'eau 
chaude,  qui  suffirait  largement  pour  déterminer  la  mort.  Il  faut  donc 
écarter  toute  possibilité  d'empoisonnement  subit  pour  l'homme  par 
la  caféine. 

Une  objection  plus  sérieuse  se  fonderait  sur  certains  effets  des  poi- 
sons insidieux  lentement  accumulés  dans  nos  organes  et  formant 
au  bout  de  plusieurs  années  la  dose  nécessaire  pour  déterminer  un 
empoisonnement  rapide.  Tels  sont  les  effets  bien  réels  et  souvent 
observés  des  lentes  intoxications  saturnines.  On  ne  connaît  rien  de 
semblable  en  ce  qui  concerne  le  thé  ;  les  moyens  de  démonstration 
expérimentale  ne  manqueraient  pas  cependant,  si  ce  n'est  chez 
nous,  dn  moins  parmi  les  populations  qui  consomment  cent  fois 
plus  de  thé  que  nous,  comme  les  Anglais,  ou  mille  fois  plus,  comme 
les  Chinois.  Ainsi  donc,  si  la  caféine  à  doses  suffisantes  est  un  poi- 
son, elle  n'est  pas  de  la  famille  de  ceux  qui  ont  la  funeste  pro- 
riété  de  s'accumuler  dans  nos  organes. 

Il  est  un  dernier  argument  qui  seul  devrait  nous  rassurer  plei- 
nement :  c'est  que  certains  poisons,  même  des  plus  énergiques, 
peuvent,  étant  réduits  à  de  faibles  proportions,  on  pourrait  dire 
aux  doses  convenables,  devenir  des  agens  salubres.  Ne  sait-on  pas 
que  plusieurs  expérimentateurs  très  habiles  ont  constaté  la  présence 
de  l'arsenic  dans  de  bienfaisantes  eaux  minérales  ?  C'est  ainsi  que 
l'illustre  chimiste  Thénard  a  constaté  les  proportions  de  ce  radical 
de  tant  de  composés  vénéneux,  et  sous  l'une  de  ses  formes  les  plus 


pain,  est  morte  en  6  heures;  un  jeune  pigeon,  ayant  pris  1/8*  de  gramme  de  caféine  dans 
des  pilules  de  mie  de  pain,  est  mort  au  bout  de  3  heures  15  minutes. 


21 A  BEVUE    DES   DEUX   MONDES. 

toxiques,  dans  les  eaux  minérales  abondamment  distribuées  en  bois- 
sons au  Mont-Dore. 

En  définitive,  la  composition  du  thé  est  pleinement  connue.  Quant 
à  préciser  les  effets  des  divers  principes  contenus  dans  cette  boisson, 
la  science  doit  attendre  encore  de  nouvelles  et  plus  complètes  ex- 
périences. Ce  que  nous  savons  d'ailleurs  ne  suffit-il  pas  déjà?  Ne 
possédons-nous  pas  aujourd'hui  tous  les  moyens  d'apprécier  avec 
justesse  les  avantages  résultant  de  l'introduction  du  thé  dans  l'ali- 
mentation humaine?  Chacun  sait  que,  pour  l'homme  à  l'état  de  vi- 
gueur et  de  santé,  le  thé  offre  un  stimulant  d'une  suavité  incompa- 
rable, que  pour  le  malade  il  est,  sinon  toujours  un  énergique  agent 
thérapeutique,  du  moins  un  adjuvant  d^s  plus  précieux.  Le  mieux 
est  donc  de  s'en  tenir  à  l'opinion  de  la  majorité  des  savans,  chi- 
mistes ou  physiologistes ,  sur  les  propriétés  salutaires  du  thé ,  opi- 
nion qui  s'était  fait  jour  en  Europe  dès  le  xvii''  siècle,  non-seule- 
ment grâce  au  savant  voyageur  Kœmpfer,  mais  aussi  aux  publications 
des  naturalistes  les  plus  éminens  de  cette  époque  (1).  Comme  exemple 
de  l'heureuse  influence  alimentaire  du  thé,  c'est  la  Chine  qui  s'offre 
encore  en  première  ligne,  de  même  qu'elle  nous  enseigne  les  meil- 
leurs procédés  de  préparation  et  de  culture.  Ici  cependant  il  ne 
faudrait  pas  trop  se  préoccuper  des  apparences.  On  a  voulu  expli- 
quer l'embonpoint  si  général  parmi  les  Chinois  par  l'usage  constant 
du  riz  et  du  thé.  C'est  dans  leur  alimentation  trè-s  compliquée  qu'est 
la  véritable  origine  de  cette  obésité  caractéristique.  Le  thé  a  seule- 
ment pour  effet  de  la  favoriser,  en  excitant,  en  soutenant  sans  cesse 
l'action  digestive  des  organes  :  il  nous  sera  aisé  de  le  démontrer, 
et  ce  ne  sera  pas  sortir  de  notre  sujet  que  de  dire  quelques  mots 
d'un  régime  d'alimentation  qu'il  importe  à  divers  titres  de  bien 
connaître,  et  qui  a  d'ailleurs  le  thé  pour  base  principale  (2). 

Gomment  les  Chinois  ont-ils  été  conduits  de  siècle  en  siècle,  par 
des  traditions  non  interrompues,  à  suivre  un  régime  d'alimentation 

(1)  Le  thé  a  ce  qu'on  peut  appeler  sa  littérature,  et  c'est  en  Hollande  qu'on  rencontre. 
surtout  d'intéressans  travaux  sur  ce  sujet.  Citons  les  observations  recueillies  dès  1640 
par  le  savant  médecin  hollandais  Tulpius,  la  Dissertatio  potus  theœ  de  l'illustre  Linné, 
l'ouvrage  de  Cornélius  Bontekoe  s«ir  VExcellente  boisson  du  Thé,  ouvrage  traduit  dans- 
toutes  les  langues  et  propagé  en  divers  pays  par  les  nombreux  agens  de  la  compagnie 
lw)I!andaise  des  Indes.  En  France,  le  thé  a  eu  aussi  ses  apologistes,  Morissct  en  1648, 
Souquet  en  1057.  En  Angleterre  Sydenham,  en  Allemagne  Ettmuller,  ont  concouru  à 
populariser  cette  boisson  alimentaire,  contre  laquelle  s'étaient  vainemeEt  élevés  Boerhaav& 
et  Van-Swieten. 

(2)  Je  dois  d'utiles  rcnseignemcns  sur  ce  sujet  à  l'obligeant  concours  de  M.  de  Mon- 
tlgny,  notre  consul  à  Shang-haï,  ainsi  qu'aux  écrits  d'intrépides  et  zélés  voyageurs  fran- 
çais dam  rextrf^mo  Orient,  MM.  Casimir  Leconte,  Isidore  Hedde,  Natalis  Rondot,  Hauss-» 
mann  et  Renard. 


DE   L* ALIMENTATION  PUBLIQUE.  215 

aussi  bizarre,  offrant  à  l'observateur  un  si  grand  nombre  de  curieux 
détails?  Pour  le  bien  comprendre,  il  faut  se  rappeler  les  conditions 
générales  où  se  trouvent  ces  contrées,  si  populeuses  que  le  manque 
accidentel  de  récoltes  y  occasionne  d'effroyables  mortalités,  si  abon- 
dantes en  rizières,  jardins,  cultures  de  thé,  que,  faute  de  pâturages, 
les  animaux  de  l'espèce  bovine,*  trop  rares,  suffisent  à  peine  aux  tra- 
vaux des  champs.  Aussi  ne  peut-on  les  engraisser  pour  le  service  de 
la  boucherie;  le  lait  même  des  vaches,  indispensable  à  l'élevage 
des  veaux  destinés  à  l'entretien  et  au  renouvellement  de  ces  ani- 
I  maux  de  travail,  est  exclu  du  régime  alimentaire  des  hommes. 
C'est  sans  doute  afin  d'éviter  tout  c-hangement  dans  ces  disposi- 
tions, dictées  par  d' impérieuses  exigences,  qu'on  s'est  proposé  d'in- 
spirer aux  Chinois  une  invincible  aversion  pour  le  lait.  On  y  est  par- 
venu au  point  de  faire  repousser  également  de  la  consommation 
tous  les  produits  obtenus  du  lait.  Pour  justifier  le  dégoût  que  ce 
liquide  leur  inspire,  les  Chinois  disent  que  a  c'est  du  sang  blanc  (1).  » 
Ce  fut  sans  doute  sous  le  puissant  aiguillon  de  la  faim  que  les 
Chinois,  à  différentes  époques,  se  décidèrent  à  essayer  l'emploi  d'a- 
limens  inusités  jusque-là,  mais  qui  depuis  se  sont  introduits  dans  la 
.nourriture  habituelle  de  ces  populations.  Parmi  les  viandes  ou  au- 
tres substances  animales  comestibles  en  Chine,  on  peut  citer,  chez 
toutes  les  classes  de  la  société,  celles  qu'on  se  procure  en  nourris- 
sant jusqu'à  complet  engraissement,  avec  le  riz  cuit  à  l'eau,  des 
poissons  secs  et  la  desserte  de  la  table  :  l**  une  race  de  chiens  du 
genre  chien-loup ,  à  oreilles  droites,  museau  pointu  et  corps  de  cha- 
cal, désignés  par  M.  Geoffroy-Saint-Hilaire  sous  le  nom  de  chiens 
de  boucherie  de  Chine,  race  caractérisée  par  la  coloration  noire  de 
l'intérieur  de  la  gueule  (2)  ;  2^  une  belle  race  de  chats  nourris  et 
engraissés  également  au  logis,  où  les  retiennent  un  collier  et  une 
petite  chaîne  ;  3^  de  gros  rats  dont  la  reproduction  est  favorisée  par 
des  nichoirs  en  poterie  représentant  autant  de  volumineuses  bou- 

(1)  On  remarque  cependant  sur  les  marchés  des  villes  chinoises  un  grand  nombre  de 
fromages.  En  y  regardant  de  plus  près,  il  est  facile  de  reconnaître  que  dans  la  confec- 
tion de  ces  fromages  le  lait  n'entre  pour  rien.  Ils  sont  uniquement  formés  de  graines 
légumineuses  (haricots,  fèves,  etc.)  trempées,  réduites  en  pâte,  soumises  à  une  sorte 
de  fermentation  qui  les  désagrège,  et  développe  une  odeur  légèrement  aigre  et  putride, 
non  sans  analogie  avec  l'odeur  de  certains  fromages  européens. 

(2)  Les  voyageurs  ont  recueilli  une  curieuse  anecdote  qui  montre  combien  ces  habi- 
tudes d'engraissement  des  chiens  sont  générales  en  Chine.  Au  moment  où,  peu  d'années 
avant  le  voyage  de  la  commission  française  de  1844,  M.  de  Besplat,  capitaine  de  V Auda- 
cieuse, faisait  voile  sur  cette  frégate  pour  Cherbourg,  on  vint  lui  annoncer  que  parmi  le 
bétail  vivant  embarqué,  les  marchands  chinois  avaient  compris  un  chien,  très  gras  à  la 
vérité.  Le  capitaine  oi'donna  qu'on  lui  laissât  la  vie  sauve.  L'ordre  fut  exécuté  sans 

■  peine,  et. le  chien  se  montra  par  d'intelligentes  caresses  reconnaissant  de  la  grâce  qui 
lui  était  accordée. 


216  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

teilles  à  goulots  courts,  faciles  à  boucher  lorsqu'on  veut  s'emparer 
de  toute  la  nichée,  et  rangés  côte  à  côte  comme  certains  nichoirs  à 
pigeons  dans  nos  colombiers  (1). 

Sous  la  dénomination  di^ estomacs  de  poisson ,  les  Chinois  con- 
somment les  vessies  natatoires  épaisses  du  diodon  (2) ,  qui  four- 
nissent des  mets  de  consistance  gélatineuse  plus  ou  moins  forte. 
Parmi  les  alimens  du  même  genre,  ils  ont  une  prédilection  mar- 
quée pour  les  ailerons  de  requins  (sortes  de  nageoires  partiellement 
transformables  en  gélatine  par  l'ébullition  dans  l'eau).  Ils  recher- 
chent volontiers  les  moules  desséchées,  dont  l'odeur  rance  et  la 
couleur  brune  seraient  loin  de  flatter  notre  goût  et  d'exciter  notre 
appétit;  —  une  espèce  de  coquillage  ou  volute  de  couleur  rose 
orangé  tacheté  de  brun  (3)  ;  —  des  holothuries ,  dites  limaces  ou 
biches  de  mer  (4),  recueillies  ou  pochées  près  des  côtes,  animaux 
mous,  à  peau  rude,  ayant  quelque  ressemblance  avec  de  très  grosses 
sangsues,  que  les  Chinois  fendent  en  deux  pour  en  faire  écouler  un 
abondant  liquide,  et  dont  ils  obtiennent  une  sorte  de  potage  muci- 
lagineux,  retenant  les  lambeaux  rugueux  et  tenaces  de  la  peau  flot- 
tans  au  milieu  de  ce  liquide  épaissi.  Ils  obtiennent  encore  un  mets 
gélatiniforme  à  l'aide  de  l'ébullition  prolongée  dans  l'eau  des  ten- 
dons de  cerfs  et  de  quelques  autres  animaux,  après  avoir,  par  une 
énergique  trituration,  réduit  ces  tendons  en  fibrilles  ressemblant  aux 
étoupes  de  chanvre.  On  sait  que  les  tendons  analogues  extraits  des 
jambes  des  veaux,  bœufs,  vaches,  moutons,  sont  employés  en  Eu- 
rope pour  la  fabrication  de  la  colle  forte. 

En  Chine,  on  ne  laisse  pas,  co.mme  chez  nous,  perdre  ou  jeter  au 


(1)  Les  marchands  de  comestibles  ne  font  aucun  mystère  sur  les  espèces  d'animaux 
qu'ils  livrent  aux  consommateurs  :  les  rats  et  les  chats  avec  leurs  longues  queues,  les- 
chiens  avec  tous  leurs  attributs  sont  exposés  en  vente  à  tous  les  regards  ;  on  les  voit  dé- 
pouillés et  pendus  par  le  cou  aux  traverses  et  montâns  des  boutiques.  Beaucoup  d'autres 
viandes  sans  doute  sont  consommées  en  Chine.  «  Celle  do  cochon,  dit  M.  Geoffroy  Saint- 
Hilaire,  est  considérée  comme  de  première  qualité,  le  cheval  et  le  chien  sont  ce  qu'on 
appellerait  parmi  nous  des  viandes  de  basse  boucherie.  » 

(2)  Pour  la  détermination  des  différentes  parties  des  poissons,  mollusques,  etc.,  intro- 
duits dans  l'alimentation  chinoise,  j'ai  été  heureux  de  pouvoir  recourir  à  l'obligeance  du 
savant  M.  Valenciennes ,  dont  on  connaît  la  parfaite  compétence  en  histoire  naturelle. 

(3)  Volula  melo.  Originaires  des  mers  d'Afrique ,  ces  volutes  ont  le  pied  charnu  très 
gros.  On  peut  les  comparer  aux  escargots  que  consomment  également  les  Chinois.  Depuis 
longtemps  en  faveur  dans  quelques  parties  de  la  France,  en  Bourgogne,  en  Bretagne» 
en  Provence,  les  escargots  arrivent  maintenant  en  très  grand  nombre  par  les  voies  de  fer 
&  Paris,  et  font  presque  concurrence  aux  huîtres. 

(4)  Les  holothuries  sont  des  zoophytes  échinodermes  qu'on  trouve  aux  bords  de  la 
mer,  pourvus  do  suçoirs  extensibles  et  rétractiles;  ils  sont  partiellement  remplis  de 
liquide,  et  no  ressemblent  guère  aux  animaux  comestibles  dont  l'homme  fait  habituelle- 
ment usage  dans  les  différentes  contrées  de  l'Europe. 


I 


DE    l'alimentation   PUBLIQUE.  217 

fumier  les  chrysalides  des  vers  à  soie  restées  dans  les  cocons  après 
l'étouffage  :  ces  chrysalides,  rôties  à  la  poêle  comme  des  marrons, 
constituent  un  mets  qui  passe  pour  agréable  dans  le  Céleste-Em- 
pire. Sur  les  marchés  de  quelques  villes  chinoises,  à  Canton  même, 
on  observe  encore,  parmi  les  alimens  que  fournit  le  règne  animal, 
des  grenouilles  et  des  crapauds  vivans  ou  dépouillés  et  mis  en  pa- 
quet, des  rats  salés  ou  desséchés,  et  jusqu'à  de  grosses  chenilles. 
Quant  aux  lombrics  ou  vers  de  terre,  ils  ne  font  point  partie  des 
comestibles  mis  en  vente  ;  seulement  on  assure  que ,  durant  les  di- 
settes, ils  sont  au  nombre  des  insuflisantes  ressources  péniblement 
recherchées  par  les  malheureuses  populations  des  localités  que  dé- 
solent ces  périodiques  famines  (1).  Des  produits  plus  recherchés 
sont  ceux  de  la  pêche  (2),  parmi  lesquels  se  rencontre  le  fretin  des 
poissons,  que  les  Chinois  réduisent  en  hachis  très  menu  et  mé- 
langent sous  celte  forme  à  d'autres  alimens  (3). 

A  tant  d'excentriques  moyens  d'accroître  et  de  ménager  les  res- 
sources alimentaires  du  peuple  chinois,  il  faut  ajouter  les  fours  à 
incubation  artificielle,  réglés  avec  les  plus  grands  soins,  comme  les 
appareils  de  magnaneries.  Il  en  est  aux  îles  de  Chusan  qui  contien- 
nent plus  de  5,000  œufs;  on  s'en  sert  principalement  pour  faire 
éclore  des  œufs  de  canards.  Ces  fours  sont  construits  d'ordinaire 
auprès  d'un  canal  ou  d'un  cours  d'eau,  afin  que  les  petits  soient  fa- 
cilement dirigés  par  quelques  canes  vers  leur  élément  favori.  De 
cette  fructueuse  pratiq.ue  est  née  sans  doute  l'habitude,  d'abord 
d'utiliser  des  œufs  dont  l'incubation  se  trouvait  accidentellement 
interrompue,  puis  d'introduire  dans  l'alimentation  des  œufs  dont 
on  développait  à  volonté  les  germes  par  une  incubation  plus  ou 
moins  prolongée,  suivant  la  fantaisie  des  consommateurs,  et  jusqu'à 
produire  un  petit  poulet  muni  de  tous  ses  organes.  On  ne  saurait 
reprocher  du  moins  à  une  si  jeune  volaille  de  n'être  pas  assez  ten- 
dre. C'est  encore  par  une  conséquence  de  leur  sollicitude  extrême 


(1)  Il  faut  remarquer  d'ailleurs  qu'on  trouve  en  Chine  quelques  denrées  alimentaires 
moins  inconciliables  avec  le  goût  européen,  des  perdrix,  des  faisans,  des  bécasses,  etc. 

(2)  Un  des  procédés  curieux  et  assez  productifs  de  la  pèche  en  Chine  consiste  dans 
l'emploi  de  cormorans  bien  dressés ,  placés  à  l'avant  des  bateaux ,  mais  qui  cependant 
avaleraient  toujours  leur  proie,  péchant  ainsi  pour  leur  propre  compte,  si  on  ne  leur 
faisait  forcément  comprendre  le  sic  vos  non  vobis  en  leur  passant  au  cou  un  anneau  qui 
arrête  les  poissons  au  passage  et  permet  aux  hommes  de  s'en  emparer.  On  ne  laisse  pas 
toutefois  le  cormoran  au  dépourvu  :  il  reçoit  de  temps  à  autre  les  rebuts  de  la  pêche. 

(3)  Le  seul  épargné  de  tous  ces  produits  de  la  pèche  chinoise  est  le  cyprinus  auratus 
triloba.  Ce  poisson  bien  connu,  remarquable  par  sa  vive  coloration  rose  à  reflets  dorés, 
comme  par  sa  queue  étalée  en  panache,  sert  de  parure  aux  salons,  où  il  est  conservé 
dans  des  vases  de  porcelaine  remplis  d'eau  limpide,  et  fait  aussi  l'ornement  des  jar- 
dins, où  il  peuple  d'élégans  viviers. 


218  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

pour  ménager  les  produits  comestibles  obtenus  des  animaux ,  que 
les  Chinois  conservent  les  œufs  vieux  ou  frais  à  l'aide  de  la  saumyre 
(solution  saturée  de  sel)  ou  du  sel  marin  cristallisé;  ils  préservent 
même  d'une  putréfaction  trop  avancée  les  œufs  qui  ont  déjà  subi 
une  altération  notable  en  les  enveloppant  dans  une  pâte  de  chaux, 
de  cendres  et  d'eau,  qui  bientôt  forme  une  incrustation  protectrice: 
ce  sont  autant  de  vivres  dont  les  jonques  chinoises  approvisionnent 
les  navires. 

Les  célèbres  nids  d'hirondelles  nous  offrent  un  dernier  exemple  de 
cette  ingénieuse  aptitude  qui  porte  la  race  chinoise,  sous  l'influence 
d'un  climat  spécial,  à  varier  et  à  multiplier  indéfiniment  les  sub- 
stances alimentaires.  Ces  nids  comestibles,  dont  la  nature  était  jus- 
qu'à ce  jour  demeurée  incertaine,  ont  été  tour  à  tour  attribués  par 
un  grand  nombre  de  voyageurs  et  de  naturalistes  célèbres,  soit  à 
une  écume  de  mer  tenace,  provenant  des  semences  de  la  baleine, 
ramassées  par  ces  hirondelles  sur  les  rochers  (1),  soit  à  des  algues 
gélatineuses,  à  des  lichens,  soit  encore  à  du  suc  gastrique,  à  des 
mélanges  de  zoophytes,  de  frai  de  poisson,  ou  à  des  mucus  (2). 
,11  est  constant  aujourd'hui  que  les  nids  comestibles  d'hirondelles 
sont  formés  par  ime  substance  muqueuse  d'une  remarquable  abon- 
dance, mucus  tout  spécial  sécrété  au  temps  des  amours  de  ces 
petits  oissaux.  Importés  bruts  des  îles  de  la  Sonde, -les  nids  de  sa- 
langanes sont  à  Canton  l'objet  d'un  minutieux  nettoyage  à  la  main; 
classés  par  ordre  de  pureté  et  de  blancheur,  ils  coûtent  sur  le  mar- 
ché de  cette  ville  de  100  à  300  francs  le  kilo.  Une  qualité  d'une, 
exceptionnelle  bla'Ucheur  revient  à  773  francs  rendue  dans  Paris, 
où  elle  se  vend  1,000  francs  le  kilo  (3).  On  prépare  ces  nids  en  les 
maint-enant  dans  l'eau  ou  le  bouillon  à  la  température  de  100  de- 
grés pendant  deux  heures;  ils  sont  alors  réduits  à  des  filamens 
translucides  représentant  les  assises  du  nid  et  disséminés  dans  une 
solution  mucilagineuse ,  offrant  une  consistance  analogue  à  celle 
des  ailerons  de  requins  préparés.  Il  est  inutile  peut-être  d'ajouter 
que  le  haut  prix  de  cet  aliment  de  luxe  ne  saurait  être  justifié  par 
une  saveur  extraordinairement  agréable,  moins  encore  par  ses  pro- 
priétés nutritives  exceptionnelles.  On  ne  peut  l'expliquer  que  par  la 
ferme  confiance  des  Chinois  et  des  Orientaux  en  général  dans  les 
vertus  aphrodisiaques  attribuées  à  cette  substance  alimentaire. 

(1)  Willughby,  107C,  Ornith.  «  Ex  spuma  maris  basin  scopulorum  alluentis  tenacem 
quandam  materiam  colligunt  sive  ea  baïœnanim  seu  aliorum  piscium  sit  semen,  ex  qua 
8U0S  nidos  aedificant.  » 

C2)  Voyez  les  Comptes-rendus  de  l'Académie  des  Sciences,  1859,  p.  521. 

(3j  Pour  le  potage  d'une  personne,  il  faut  employer  un  nid  et  demi  pesant  12  grammes 
et  coûtant,  dans  ce  cas,  12  francs. 


DE    l'alimentation   PUBLIQUE.  219 

Le  règne  végétal  n'a  pas  été  moins  hardiment  exploité  que  le 
règne  animal  par  les  Chinois.  Seulement  on  ne  rencontre  plus  ici 
des  alimens  aussi  éloignés  des  habitudes  européennes.  Le  riz  d'a- 
bord, à  titre  de  substance  amylacée,  remplit  en  Chine  comme  en 
Europe  un  rôle  semblable  à  celui  du  sucre  et  des  fécules.  Il  ne 
peut  suffire  seul  à  la  réparation  de  nos  organes,  car  les  substances 
azotées  s'y  trouvent  moins  nombreuses  et  en  plus  faibles  propor- 
tions que  dans  le  froment,  qui  lui-même  n'est  pas  assez  riche  sous 
ce  rapport.  Préparé  avec  soin  et  combiné  avec  un  régime  habile- 
ment varié  comme  celui  des  Chinois,  le  riz  remplit  un  rôle  utile.  Le 
procédé  chinois  pour  la  coction  du  Hz  est  des  plus  simples,  et  le 
nombreux  personnel  de  notre  expédition  fera  bien  de  l'imiter.  On 
fait  cuire  cet  aliment  dans  une  chaudière  ou  une  marmite  évasée 
à  l'aide  de  la  vapeur  produite  par  un  pe^jt  volume  d'eau,  qui  suffît 
pour  maintenir  humide  la  paroi  du  fond  correspondant  à  la  por- 
tion directement  chauffée  par  le  feu  (1).  Il  faut  environ  1  litre  d'eau 
pour  20  litres  de  riz.  Dans  cet  état,  on  emploie  le  riz  en  Chine  un 
peu  comme  le  pain  en  P'rance,  durant  les  repas  (2). 

Au  nombre  des  autres  alimens  tirés  par  les  Chinois  des  végétaux 
se  rencontrent  :  1"  des  tubercules,  ignames,  patates,  produits  de 
plantes  féculentes;  2''  des  fruits  à  noyau  et  à  pépins,  en  particulier 
la  remarquable  pêche  d'Amoy,  les  oranges  dites  mandarines^  des 
graines  de  légumineuses,  des  haricots,  des  fèves,  etc.;  S'^  des  feuilles 
ou  plantes  herbacées,  des  choux,  notamment  le  pcl-saîe^  dit  pak- 
soy,  des  algues  marines  qui  fournissent  des  gelées  alimentaires. 
L'une  de  ces  plantes  donne  aux  industrieux  Chinois  une  sorte  d'ex- 
trait qu'ils  moulent  en  longues  et  légères  bandelettes  blanches,  ven- 
dues sous  le  nom  de  nionsse  de  Chine.  La  plus  remarquable  pro- 

(1)  La  marmite  à  faire  cuire  le  riz  est  au  nombre  des  ustensiles  de  ménage  qui  dans 
l€>s  familles  chinoises  se  transmettent  de  génération  en  génération. 

(2)  Souvent  môme  les  repas  sont  terminés  par  une  dernière  ration  de  riz  et  précédés, 
chez  quelques  grands  personnages,  par  des  sucreries  plus  ou  moins  abondantes  et  va- 
riées; ces  usages  ont  peut-être  poi^r  but  et  pour  résultat  utile  d'éviter  l'excitation  aux 
excès  de  table  en  donnant  la  première  place  aux  plus  sapides  et  plus  agréables  alimens. 
Il  résulte  en  outre  de  ces  habitudes  générales  que  la  fabrication  de  sucreries  nombreuses 
et  variées  constitue  une  des  plus  importantes  industries  de  l'empire,  et  que  de  très 
grandes  fortunes  ont  été  acquises  par  les  confiseurs,  qui  ont  des  comptoirs  dans  un 
grand  nombre  de  cités  à  la  fois.  Le  bas  prix  du  sucre  et  la  grande  abondance  des  fruits 
Taries  en  Chine  ont  énormément  développé  la  fabrication  et  la  consommation  des  su- 
creries de  toute  nature,  et  donné  lieu  à  des  exportations  considérables  de  préparations 
alimentaires.  La  production  des  fruits  confits  et  autres  friandises  en  Chine  dépasse  an- 
nuellement 300  millions  de  kilog.  La  consommation  du  sucre  en  Cochinchine  est  plus 
considérable  encore,  par  suite  du  plus  bas  prix  de  ce  produit,  qui  coûte  seulement 
1  sou  1/2  la  livre,  et  de  l'habitude  générale  de  l'associer  au  riz  dans  l'alimentation  or- 
dinaire de  la  population. 


220  REVUE   DES   DEUX   MONDES." 

priété  de  cette  préparation  est  de  faire  prendre  en  gelée  consistante 
cinq  cents  fois  son  poids  d'eau  (dix  fois  plus  que  la  colle  de  poisson). 

Un  tel  régime  alimentaire  suppose  des  condimens  variés  qui  fas- 
sent disparaître  la  saveur  assez  fade  des  principaux  mets.  L'alimen- 
tation chinoise  sous  ce  rapport  ne  laisse  rien  à  désirer.  Le  gingem- 
bre, le  poivre,  le  curcuma,  la  noix  d'Arec,  quelques  autres  épices,  y 
tiennent  une  grande  place.  Gomme  préparation  essentiellement  pro- 
pre au  pays,  il  faut  citer  surtout  un  liquide  doué  d'une  saveur  forte, 
mais  assez  agréable,  nommé  soya.  Cette  sauce  nationale  est  préparée 
dans  chaque  famille  d'après  des  recettes  diverses,  mais  qui  admet- 
tent toutes  l'emploi  d'une  variété  de  haricots  noirs,  réduits  par  la 
coction  en  une  bouillie  épaisse,  soumise  à  une  fermentation  qui  dé- 
veloppe certains  produits  cryptogamiques  analogues  à  ceux  qjii'on 
oberve  dans  les  fromages  conservés  à  Rochefort.  La  bouillie  ainsi 
obtenue  forme  une  pâte  qui,  dégagée  de  ses  moisissures  et  délayée 
dans  l'eau  chaude,  laisse  surnager  un  liquide  très  savoureux,  con- 
servé en  bouteilles  par  les  Chinois,  et  connu  dans  le  Céleste-Empire 
sous  le  nom  de  soya. 

Revenons  au  plus  sain  des  condimens,  c'est-à-dire  au  thé,  dont 
l'usage  devient  nécessaire  quand,  adoptant  la  coutume  chinoise,  on 
associe  au  riz  d'assez  fortes  proportions  de  substances  animales  di- 
versement préparées  (1) ,  quand  surtout  il  faut  suivre  ce  régime  si 
compliqué  au  milieu  des  influences  malfaisantes  d'un  pays  maréca- 
geux. Les  eaux  ne  deviennent  en  effet  potables  dans  certaines  par- 
ties de  la  Chine  que  clarifiées  à  l'aide  de  l'alun  (1/2  millième),  ou 
corrigées  par  l'ébuUition  et  l'infusion  de  thé,  qui  les  purifient  et  les 
dégagent  de  diverses  matières  organiques  en  fermentation.  D'ail- 
leurs les  Chinois  ne  consomment  que  rarement  des  boissons  froides, 
et  dan.3  ce  cas  les  liquides  préférés  sont  un  vin  de  riz  et  un  faible 
alcool  de  céréales.  Espérons  qu'il  sera  facile  à  tous  les  Européens 
conduits  en  Chine  de  s'habituer  à  un  régime  que  semble  réclamer 
impérieusement  la  température  du  pays.  L'usage  du  thé  s'impose 

dans  les  contrées  humides  à  ceux  même  qui  ne  pouvaient  le  sup- 

• 

(1)  On  peut  supposer  que  certains  alimens  de  cette  catégorie  exciteront  une  certaine 
répugnance  chez  les  personnes  non  habituées  à  en  faire  usage.  On  évitera  peut-être 
cette  répulsion,  si  l'on  pousse  jusqu'au  bout  les  pratiques  habituelles  des  Chinois,  en  fai- 
sant comme  eux  hacher  très  menu  toutes  les  viandes;  de  telle  sorte,  toutes  différences 
de  formes  entre  lièvres,  chevreuils,  perdreaux,  faisans,  chiens,  chats  et  rats  disparais- 
sent entièrement.  Nous  devons  ajouter  que  les  consommateurs  indigènes,  comme  les 
étrangers,  ont  toute  facilité  dans  le  choix  des  formes  de  ces  préparations  culinaires,  car 
le»  rôtiHRCurs  chinois  sont  très  habiles;  ils  savent  présenter  aux  acheteurs  sous  d'appé- 
tistmiteB  apparences  les  animaux  rôtis  entiers,  môme  très  volumineux,  tels  par  exemple 
que  les  cochons,  qu'il»  suspendent  à  cet  effet  dans  des  fours  en  tôle  au-dessus  d'ua 
brasier  ardent. 


r 


DE    l'alimentation   PUBLIQUE.  221 

porter,  comme  le  prouve  l'exemple  de  certains  Français  établis  en 
Angleterre  (1). 

Il  y  a  un  fait  d'ailleurs  qu'ont  dû  mettre  en  évidence  nos  études 
sur  les  principales  boissons  alimentaires  :  c'est  l'influence  exercée 
par  le  climat,  les  mœurs,  les  habitudes  de  travail,  sur  le  dévelop- 
pement de  la  consommation  dans  les  divers  pays.  On  combat  les 
chaleurs  sèches  de  l'Afrique  par  le  café,  les  chaleurs  humides  du 
Nouveau-Monde  par  le  chocolat,  les  émanations  marécageuses  sur 
les  divers  points  du  globe  par  le  thé.  De  là  des  difl"érences  infinies 
dans  l'accueil  fait  à  ces  boissons  en  dehors  des  contrées  d'où  elles 
sont  originaires.  Le  café,  qui  soutient  l'Arabe,  forcément  sobre 
durant  ses  courses  au  désert,  fournit  de  même  un  puissant  auxi- 
liaire au  voyageur  exposé  à  de  longues  fatigues,  au  laborieux  mi- 
neur, contraint,  dans  les  Andes  comme  en  Belgique,  de  compléter 
des  rations  alimentaires  à  peine  suffisantes.  Le  chocolat  est  recher- 
ché dans  tous  les  pays  où  règne  une  température  énervante  qui 
fait  adopter  un  breuvage  nutritif  de  préférence  à  une  alimentation 
solide.  Le  thé,  à  son  tour,  avec  la  chaleur  vivifiante  et  les  douces 
sensations  qu'il  répand  dans  toute  l'économie,  procure  une  excita- 
tion générale,  qui  vient  en  aide  aux  forces  digestives,  augmente  l'é- 
nergie de  l'organisme,  et  oppose  une  salutaire  résistance  à  l'action 
débilitante  des  influences  paludéennes.  Pour  nous  en  tenir  à  cette 
dernière  boisson,  à  l'usage  qu'on  en  fait  et  qu'on  en  devrait  faire 
en  France,  un  premier  point  est  également  à  noter  :  c'est  que,  notre 
climat  étant  plus  sec  que  celui  de  la  Grande-Bretagne ,  les  popula- 
tions françaises  sont  soumises  à  d'autres  conditions  hygiéniques.  Le 
thé  n'entre  pas  dans  le  régime  habituel  de  l'alimentation;  on  le  ré- 
serve pour  quelques  soirées  intimes,  pour  quelques  réunions  mon- 
daines, etc.  Ce  n'est  guère  que  contraints  par  la  maladie  et  avertis 
par  leurs  médecins  que  les  gens  de  la  campagne  font  usage  de  cette 
infusion.  Que  de  pays  cependant  où  le  thé  pourrait  exercer  une 

(1)  Pour  se  défendre  en  Chine  des  influences  malsaines  du  climat,  bien  plus  redou- 
tables que  les  armées,  il  faut  introduire  dans  l'alimentation  l'usage  continuel  de  l'eau 
clarifiée,  des  infusions  de  thé  et  des  rations  suffisamment  nutritives,  c'est-à-dire  conte- 
nant des  doses  bien  équilibrées  d'àlimens  féculens  ou  farineux  et  de  produits  azotés  ou 
tirés  des  animaux.  L'usage  des  viandes  conservées  devient  ainsi  indispensable  aux  Eu- 
ropéens qui  auraient  de  la  répugnance  pour  la  viande  du  pays,  et,  chose  singulière, 
cette  branche  de  l'alimentation  européenne  est  favorisée  par  la  nation  qui  possède  le 
plus  aujourd'hui  les  sympathies  de  la  Chine.  Depuis  le  siège  de  Sébastopol,  un  Français 
a  établi  en  Crimée,  principalement  avec  le  concours  des  capitalistes  russes,  une  indus- 
trie nouvelle  qui  utilise  des  débris  animaux  naguère  perdus,  et  dont  les  premiers  pro- 
duits, expédiés  en  France  sous  forme  de  conserves  alimentaires,  viennent  d'être  achetés 
par  le  gouvernement  français,  afin  d'être  ajoutés  aux  munitions  embarquées  pour  l'ex- 
pédition de  Chine. 


22*2  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

action  bienfaisante  !  Bornons-nous  à  signaler  certains  districts  fié- 
vreux de  la  Sologne  et  de  la  Dombes.  L'usage  du  thé  n'y  amélio- 
rerait-il pas,  comme  en  Chine,  comme  dans  la  Grande-Bretagne, 
les  fâcheuses  conditions  de  la  vie  humaine?  On  doit  souhaiter  que 
des  relations  plus  largement  ouvertes  avec  l'empire  de  la  Chine  et 
l'abaissement  des  droits  mettent  un  jour  ce  produit  de  première 
nécessité  à  la  disposition  des  familles  souffrantes  de  tant  de  loca- 
lités dont  l'atmosphère  contient  des  germes  de  maladie  et  de  mort. 
Enfin,  si  l'on  veut  embrasser  dans  un  rapide  coup  d'œil  l'ensemble 
des  faits  que  nous"  venons  d'exposer,  il  sera  facile  d'en  tirer  aussi 
quelques  conséquences  positives.  Mieux  qu'aucune  autre  contrée  du 
globe,  la  Chine  réunit  les  conditions  favorables  à  la  culture  du  fhé. 
Malheureusement,  dans  le  commerce  international  avec  le  Céleste- 
Empire,  une  partie  notable  des  thés  préparés  en  vue  des  exporta- 
tions cachent  sous  de  belles  apparences  des  substances  étrangères 
insalubres.  Puisque  la  culture  et  la  production  du  thé  nous  sont  re- 
fusées, puisqu'au  moyen  d'une  expédition  dispendieuse  on  veut 
s'assurer  des  relations  meilleures  avec  le  Céleste -Empire,  il  faut 
non-seulement  se  garder  d'imiter  la  Chine  dans  la  préparation  frau- 
duleuse de  la  feuille  aromatique,  il  faut  encore  déjouer  de  coupa- 
bles manœuvres;  il  faut  aussi  s'efforcer  de  populariser  le  bienfai- 
sant breuvage  dans  les  contrées  marécageuses  de  la  France  et  du 
nord  de  l'Europe,  où  il  doit  intervenir  comme  un  agent  thérapeu- 
tique indispensable.  Si  le  café  et  le  chocolat  se  recommandent 
par  leurs  qualités  alimentaires,  appréciables  surtout  dans  les  pays 
chauds,  le  thé  n'a  pas  un  rôle  moi«s  utile  à  remplir  en  Europe, 
soit  dans  nos  villes,  où  ses  propriétés  toniques  peuvent  exercer  une 
action  si  salutaire,  soit  dans  les  campagnes  déshéritées  de  la  na- 
ture, où  il  opposerait  un  énergique  antidote  aux  malignes  influences 
du  climat. 

PaYEN,    de  rinstitut. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


I 


31  décembre  1859. 


Le  mot  seul  de  congrès  avait  eu  une  vertu  magique  d'apaisement.  On  allait 
donc  le  tenir  enfin,  ce  merveilleux  spécifique  de  paix  !  On  se  rassurait  par 
système.  On  ne  voulait  plus  rien  prévoir  ni  rien  entendre.  Les  questions 
italiennes!  on  les  o-ubliait,  on  les  ajournait  jusqu'au  moment  où  les  médecins 
consultans  de  l'Europe  se  réuniraient  au  palais  du  quai  d'Orsay.  Le  congrès 
reculait-il  du  5  janvier  au  19,  tant  mieux;  c'étaient  quinze  jours  de  gagnés 
pour  ce  suave  et  trop  court  far  niente  politique.  Il  est  si  doux  de  faire  durer 
les  rêves  où  l'on  se  donne  la  joie  d'espérer  tout  ce  que  l'on  souhaite;  la 
seule  chose  préférable  est  de  ne  penser  à  rien.  Eh  bien  I  ce  n'est  pas  nous 
qui  aurons  le  cœur  de  blâmer  ceux  qui,  sachant  estimer  cette  trêve,  l'ont 
voulu  déguster  sans  distraction  ;  elle  a  duré  moins  longtemps  encore  qu'ils 
ne  semblaient  pouvoir  se  le  promettre.  Nous  ne  savons  si,  au  temps  où  nous 
vivons,  la  France  possède  des  astrologues  :  nous  les  prions  naïvement  de 
nous  dire  si  la  fin  de  décembre  et  le  commencement  de  janvier  sont  dé- 
sormais destinés  à  être  une  époque  climatérique  pour  notre  politique.  Force 
•  superstitieux  l'affirmaient  d'avance  aux  approches  de  cette  fin  d'année ,  et 
vont  le  croire  de  plus  belle,  grâce  à  l'efi'et  produit  par  une  simple  brochure  : 
Le  Pape  et  le  Congrès. 

Cette  brochure  a  fait  tout  le  mal;  mais  avant  d'aborder  le  monstre,  encore 
faut-il  le  reconnaître.  Ici  notre  embarras  est  extrême,  et  nous  n'avons  d'au- 
tre façon  de  nous  en  tirer  que  de  le  confesser  franchement.  La  brochure  est 
anonyme;  elle  n'avoue  pas  son  origine.  D'où  vient-elle?  —  Notre  première 
tâche  est  de  déchiffrer  cette  énigme.  Si  elle  est  l'émanation  spontanée  d'un 
écrivain  isolé,  elle  ne  doit  être  jugée  que  sur  son  simple  mérite;  c'est  une 
affaire  de  mince  importance.  Si  elle  est  l'expression  de  la  politique  du  gou- 
vernement français,  elle  change  de  caractère  :  les  opinions  d'un  gouverne- 
ment sont  des  engagemens  qui  lient  la  nation,  elles  sont  des  actes  gros 
d'événemens.  Dans  la  première  hypothèse,  la  brochure  n'eût  fait  ni  une 


22à  REVUE  DES  DEUX  MOiSDES. 

vive  ni  une  longue  sensation.  Les  conclusions  qu'elle  donne  ne  sont  point  une 
nouveauté.  De  nombreux  écrivains  libéraux  se  sont  efforcés  déjà  de  démon- 
trer les  incompatibilités  du  pouvoir  spirituel  de  la  papauté  avec  les  con- 
ditions d'un  bon  gouvernement  dans  les  états  soumis  au  pouvoir  temporel  du 
saint-siége;  les  modérés,  ceux  qui  se  contentent  de  marcher  avec  les  faits, 
ont  demandé  que  la  séparation  de  la  Romagne,  déjà  accomplie,  fût  sanction- 
née par  l'Europe;  les  plus  modérés  même  se  fussent  tenus  pour  satisfaits 
d'un  gouvernement  laïque  établi  dans  les  Romagnes  sous  forme  de  vice- 
royauté  ou  de  vicariat,  et  réuni  au  saint-siége  par  une  simple  vassalité.  Si  la 
brochure  eût  été  l'œuvre  d'un  écrivain  ordinaire,  elle  n'eût  apporté  qu'une 
adhésion  particulière  de  plus  aux  opinions  que  nous  venons  d'indiquer  :  elle 
n'eût  point  excité  une  grande  attention  ;  tout  au  plus  dans  le  camp  libéral 
eût-on  raillé  l'écrivain  de  la- singulière  contradiction  sur  laquelle  sa  thèse 
est  bâtie,  puisqu'il  veut  prouver  à  la  fois,  et  que  le  pape  doit  nécessairement 
être  souverain  temporel,  et  que  le  pape  ne  peut  pas  être  un  bon  souverain; 
on  eût  ri  surtout  de  ce  type  de  Romain,  de  ce  moine  contemplateur  et  ar- 
tiste, fureteur  d'antiquités  et  amateur  de  processions,  cicérone  de  musées 
et  diseur  de  patenôtres,  de  ce  civis  romanus  retranché  du  domaine  de  l'acti- 
vité humaine  :  étrange  fantaisie,  où  l'auteur  résume  les  félicités  qu'il  destine 
avec  une  si  naïve  inconséquence  aux  habitans  de  Rome.  Peut-être  eût- on 
douté  de  la  sincérité  du  catholicisme  qu'il  affecte  tout  en  se  cachant  sous 
la  cagoule  de  l'anonyme.  On  eût  fait  honneur  à  l'écrivain  en  s'occupant 
ainsi  de  son  œuvre,  et  l'on  eût  pris  congé  de  lui  sans  déplaisir.  La  chose  est 
bien  différente  si  l'on  doit  lire  dans  la  brochure  la  pensée  d'un  gouverne- 
ment. L'opinion  du  publiciste  iéolé  était  peu  de  chose  en  elle-même  ;  elle  ne 
valait  que  par  la  force  et  l'élévation  du  talent  employé  à  l'exposer  et  à  la 
défendre.  C'est  tout  le  contraire  pour  un  écrit  gouvernemental  :  les  lacunes 
ou  les  chocs  du  raisonnement,  la  bizarrerie  des  conceptions,  n'enlèveraient 
point  à  un  tel  écrit  son  immense  portée  ;  les  conclusions  pratiques  restent 
en  effet  malgré  tout,  et  sont  alors  l'essentiel.  Si,  par  exemple,  la  brochure 
qui  nous  occupe  avait  l'origine  qu'on  lui  prête,  elle  nous  informerait  des 
directions  nouvelles  de  la  politique  française  ;  elle  nous  annoncerait  que  la 
France  e,st  disposée  à  prendre  vis-à-vis  du  congrès  le  parti  des  faits  accom- 
plis en  Italie,  le  parti  de  la  Romagne  contre  une  restauration  papale,  le 
parti  des  duchés  contre  le  rétablissement  des  archiducs  ;  elle  nous  appren- 
drait que  la  France  demanderait  au  congrès  la  révision  des  engagemens  de 
Villafranca.  Une  si  grave  signification  n'eff"ace-t-elle  pas  l'effet  d'une  argu- 
mentation mal  enchaînée  ou  de  quelques  conceptions  maladroites? 

Nous  revenons  donc  à  la  question.  :  la  brochure  le  Pape  et  le  Congrès  est- 
elle  une  production  individuelle,  ou  exprime-t-elle  la  pensée  du  gouverne- 
ment? L'on  trouvera  peut-être  que  c'est  pousser  trop  loin  la  naïveté  ou  la 
subtilité  que  de  poser  une  question  semblable,  et  que  c'est  avoir  l'esprit 
mal  fait  que  ne  pas  accepter  bonnement  et  simplement  ce  singulier  écrit 
avec  le  sens  que  le  public  y  attache  partout  en  France  et  à  l'étranger.  A  un 
tel  reproche,  notre  réponse  est  facile.  L'embarras  que  nous  manifestons, 
nous  réprouvons  sincèrement,  et  si  cet  étonnement  des  brochures  anonymes 
pouvait  devenir  un  procédé  gouvernemental,  nous  croirions  rendre  un  véri- 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  225 

table  service  au  public  et  au  pouvoir  en  exposant  aujourd'hui  les  causes  sé- 
rieuses de  notre  embarras,  car  c'est  le  meilleur  moyen  de  signaler  le  vice  et 
le  péril  d'un  tel  système.  A  nos  yeux,  il  est  d'un  intérêt  public  éminent  que 
la  véritable  pensée  du  pouvoir  sur  les  grandes  questions  politiques  engagées 
soit  clairement  exprimée.  L'intérêt  des  affaires,  nous  le  savons,  ne  permet 
point  aux  gouvernemens  de  faire  connaître  leurs  vues  à  toute  heure;  mais 
lorsqu'un  gouvernement  juge  utile  d'éprouver  ses  desseins  sur  l'opinion  pu- 
blique, il  ne  faut  pas  qu'il  y  ait  d'incertitude  et  d'ambiguïté  dans  sa  pensée, 
pas  de  méprise  possible  sur  la  forme  où  il  juge  à  propos  de  la  produire.  Nous 
ne  craindrons  pas  de  le  dire  :  il  y  a  là  pour  un  gouvernement  plus  qu'une 
mesure  de  prudence,  il  y  a  un  devoir  d'honneur.  Pour  prendre  un  exemple 
dans  la  question  actuelle,  dans  la  question  romaine  et  italienne,  que  d'in- 
térêts élevés,  respectables,  pressans,  sont  attachés  à  l'interprétation  de  la 
politique  française,  que  l'on  doive  chercher  oui  ou  non  cette  interprétation 
dans  une  brochure  !  Il  y  a  l'intérêt  des  grands  états  européens  convoqués 
pour  préparer  de  concert  avec  nous  l'arrangement  des  affaires  d'Italie;  il  y 
a  l'intérêt  du  monde  catholique  en  général,  du  clergé  et  des  catholiques 
français  en  particulier,  dont  nous  ne  partageons  pas  les  préjugés  à  l'endroit 
de  Rome,  mais  dont  nous  ne  pouvons  méconnaître  que  la  voix  a  droit  de  se 
faire  entendre  dans  le  règlement  d'une  question  qui  prend  à  leurs  yeux  la 
gravité  d'une  question  de  liberté  de  conscience  ;  il  y  a  l'intérêt  des  popula- 
tions italiennes,  qu'une  impulsion  mal  comprise  de  la  France  pourrait  pous- 
ser intempestivement  à  une  imprudente  exaltation  d'espérances  ou  précipi- 
ter dans  le  désespoir;  il  y  a  enfin,  quoique  infimes,  les  intérêts  du  capital  et 
du  travail,  les  intérêts  des  affaires,  si  sensibles  aux  accidens  de  la  politique. 
Nous  ne  nous  tromperons  pas  en  disant  que  ces  intérêts  divers  ressentent 
le  même  embarras  que  nous  éprouvons  nous-mêmes  à  propos  de  la  bro- 
chure. ÏÏs  sont  les  uns  et  les  autres  réduits  à  une  situation  peu  digne  et  peu 
sûre  :  peu  digne,  car  il  est  triste  d'être  obligé,  pour  régler  sa  conduite,  de  se 
perdre  en  commentaires  sur  une  expression  problématique  de  la  pensée  du 
gouvernement;  peu  sûre,  car  que  faut-il  pour  changer  en  déception  abso- 
lue les  plus  plausibles  inductions  qui  se  puissent  tirer  d'un  écrit  anonyme? 
Un  désaveu,  une  note  explicative  du  Moniteur,  rien  de  plus. 

La  difficulté  de  se  prononcer  est  grande  pour  des  esprits  sérieux  et  des 
hommes  de  bonne  foi  :  qu'on  en  juge.  Si  nous  prenons  pour  guides  les  actes 
officiels  auxquels  ont  donné  lieu  les  affaires  d'Italie,  il  ne  nous  est  pas  per- 
mis de  voir  dans  la  brochure  la  pensée  du  gouvernement  français.  D'abord 
le  Moniteur  nous  a  maintes  fois  avertis  qu'il  était  le  seul  organe  du  gou- 
vernement, et  qu'aucune  publication  n'avait  qualité  pour  partager  avec  lui 
cette  fonction.  Le  gouvernement  s'est  d'ailleurs  à  plusieurs  reprises  expli- 
qué sur  les  affaires  d'Italie  en  des  termes  qui  ne  sauraient  se  concilier  avec 
les  vues  présentées  dans  la  brochure.  En  commençant  la  guerre,  l'empereur 
n'a-t-il  pas  dit  :  «  Nous  n'allons  pas  en  Italie  fomenter  le  désordre  ni  ébran- 
ler le  pouvoir  du  saint-père,  que  nous  avons  replacé  sur  son  trône  !  »  Dans 
sa  circulaire  aux  évêques,  le  ministre  des  cultes  vers  la  même  époque  ne 
repoussait-il  pas  la  pensée  que  Vintégrité  du  pouvoir  du  saint-siége  pût  être 
compromise  par  la  guerre  "d'Italie?  Peu  de  temps  après,  à  Rennes,  à  propos 

TOME  XXV.  15 


226  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

de  l'inauguration  de  l'archevêché,  le  nonce  du  pape  ne  rappelait-il  pas  «  les 
déclarations  solennelles  faites  par  l'empereur  et  l'illustre  ministre  ici  pré- 
sent, »  et  le  ministre  des  cultes  ainsi  désigné  ne  répondait-il  pas  au  nonce  : 
«  Le  cri  de  guerre  retentit  en  Italie,  et  il  n'a  rien,  grâce  au  ciel,  qui  puisse 
eflfrayerle  père  des  fidèles?  C'est  l'empereur  en  effet  qui  tient  l'épée  de  la 
France,  et  dans  le  feu  des  combats,  au  milieu  des  bataillons  ennemis  rompus 
et  dispersés,  il  n'oubliera  jamais  la  modération  des  pensées,  la  puissance  du 
droit  et  le  respect  des  choses  saintes.  »  La  paix  de  Villafranca  ne  faisait  pas 
allusion  aux  états  du  saint-père;  mais  elle  annonçait  la  restauration  des  ar- 
chiducs dans  l'Italie  centrale,  des  archiducs,  qui  cependant  avaient  pris  parti 
pour  l'Autriche,  ce  qui  semblait  impliquer  la  conservation  pure  et  simple 
des  droits  du  saint-père  sur  l'intégrité  de  son  domaine  temporel,  puisque  le 
saint-père  était  demeuré  neutre  pendant  la  guerre  et  que  sa  neutralité  avait 
été  reconnue  par  nous.  On  ne  peut  avoir  oublié  la  fameuse  note  publiée  par 
le  Moniteur  le  9  septembre,  où  l'exécution  complète  du  traité  de  Villa- 
franca était  si  chaudement  recommandée  aux  populations  de  l'Italie  cen- 
trale, où  des  mots  si  sévères,  les  mo*ts  de  passion  et  d'intrigue,  étaient 
employés  pour  qualifier  les  actes  des  gouvernemens  provisoires,  où  les 
meneurs  du  mouvement  italien  étaient  accusés  de  plus  se  préoccuper  de 
petits  succès  partiels  que  de  l'avenir  de  la  patrie  commune.  Enfin  la  lettre 
de  l'empereur  au  roi  de  Sardaigne,  qui  semblait  donner  la  mesure  extrême 
des  concessions  que  le  gouvernement  français  était  disposé  à  faire  aux  vœux 
de  l'Italie  centrale,  est  encore  dans  toutes  les  mémoires.  L'on  remarqua  la 
confiance  extrême  avec  laquelle  elle  fut  accueillie  par  les  organes  du  parti 
catholique.  Après  cette  série  de  témoignages,  avec  cet  ensemble  d'évidences, 
pour  nous  servir  de  l'énergique  expression  anglaise,  aurait-on  juridiquement 
le  droit  d'attribuer  au  gouvernement  français  l'inspiration  d'un  écrit  dont 
la  conclusion  pratique  est  ainsi  formulée  :  «  Nous  voudrions  que  le  congrès 
reconnût  comme  un  principe  esseiitiel  de  l'ordre  européen  la  nécessité  du 
pouvoir  temporel  du  pape?  Pour  nous,  c'est  là  le  point  capital.  Le  principe 
nous  paraît  ici  avoir  plus  de  valeur  que  la  possession  territoriale  plus  ou 
moins  grande  qui  en  sera  la  conséquence  naturelle.  Quant  à  cette  possession 
elle-même,  la  ville  de  Rome  en  résume  surtout  l'importance;  le  reste  n'est 
que  secondaire.  »  Nous  ne  le  pensons  pas.  Pourtant  voyez  avec  quel  art, 
quelles  précautions,  quelles  habiletés  de  mise  en  scène  la  brochure  a  été 
présentée  au  public!  Le  journal  officiel  n'a  point  parlé,  il  est  vrai;  mais  les 
journaux  officieux,  ceux  que  l'on  a  toutes  raisons  de  croire  bien  informés, 
ont  employé  tous  les  moyens  pour  nous  y  faire  reconnaître  une  révélation 
d'en  haut.  Avec  quell(^  respectueuse  admiration,  avec  quelle  dévotion,  pour 
mieux  dire,  n'ont-ils  point  parlé  de  ces  pages  sacrées?  Ne  sont-ils  pas  allés 
jusqu'à  traiter  d'opposition  politique  et  de  rébellion  d'esprit  de  parti  le 
moindre  geste  de  dissidence  ou  d'incrédulité?  N'ont-ils  pas  voulu,  avec  le 
zèle  de  la  conviction  la  plus  persuasive,  nous  forcer  d'adorer  sous  les  es- 
pèces et  apparences  de  la  brochure  le  mystère  de  la  présence  réelle?  Ne 
faudrait-il  voir  là  que  les  artifices  d'une  spéculation  gigantesque  sur  la  cu- 
riosité et  la  crédulité  publiques,  la  réclame  la  plus  vaste,  la  mieux  ourdie, 
'la  mieux  soutenue  qui  ait  encore  amorcé  l'opinion?  Gomment  ne  pas  com- 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  227 

prendre  et  ne  pas  plaindre  la  perplexité  dans  laquelle  nous  sommes  placés? 
Nous  courons  le  danger,  —  et  ici  Ton  nous  passera  Toutrecuidance  de  par- 
ler au  nom  de  la  diplomatie  européenne,  au  nom  des  intérêts  financiers  et 
industriels,  au  nom  des  populations  italiennes,  au  nom.  Dieu  nous  pardonne! 
du  pape  lui-même,  —  nous  courons  le  danger,  ou  de  méconnaître  et  de 
travestir  la  vraie  politique  du  gouvernement,  ou  d'être  dupes  d'une  mysti- 
fication colossale.  Le  danger  est  grave,  qu'on  veuille  bien  le  remarquer,  car 
l'ambiguïté  et  l'incertitude  ne  profitent  qu'à  ceux  qui  se  croient  favorisés 
par  la  brochure  ;  ceux-là  sont  intéressés  à  croire,  et  s'exaltent  dans  la  foi 
que  l'écrit  anonyme  encourage.  Cette  même  ambiguïté  désarme  au  contraire 
ceux  dont  la  brochure  attaque  les  intérêts  et  les  opinions;  ceux-là  sont  offi- 
ciellement obligés  de  ne  pas  croire  à  l'autorité  de  ce  manifeste.'  Au  fond,  cfe 
procédé  devrait  être  écarté,  repoussé  par  tout  le  monde,  car  il  peut  être  re- 
tourné contre  ceux  qu'il  sert  passagèrement  en  apparence.  Il  compromet  la 
dignité  des  gouvernemens,  il  blesse  la  sincérité  des  opinions,  il  ébranle  la 
sûreté  des  relations.  Nous  répudions,  quant  à  nous,  pour  les  causes  que  nous 
aimons,  l'avantage  de  tels  moyens.  Nous  ne  voudrions  pas  l'emporter  sur  nos 
adversaires  par  surprise.  Nous  croyons  devoir  la  franchise  à  nos  ennemis. 
Aussi,  malgré  les  profonds  dissentimens  qui  nous  séparent  de  M.  l'évêque 
d'Orléans,  nous  ne  pouvons  nous  empêcher  d'applaudir  à  ce  cri  de  con- 
science virile  par  lequel  il  demande  à  l'auteur  de  la  brochure  de  rompre 
l'anonyme.  «  Il  faut  un  visage  ici;  il  faut  des  yeux  dont  on  puisse  connaître 
le  regard,  un  homme  enfin  qui  réponde  de  ses  paroles.  » 

La  brochure  simplifiera- t-elle  les  difficultés  de  l'Italie?  Malgré  les  objec- 
tions que  nous  opposons  à  la  forme  de  cet  écrit,  nous  le  souhaiterions  sin- 
cèrement; mais  nous  n'osons  l'espérer.  La  brochure  suppose  en  effet  que 
la  question  de  la  Romagne  pourra  être  résolue  par  l'autorité  du  congrès,  et 
d'un  autre  côté  elle  passe  sous  silence  la  solution  pratique  et  finale  récla- 
mée par  l'Italie  centrale,  l'annexion  au  Piémont.  Examinons  à  ces  deux 
points  de  vue  les  perspectives  des  questions  italiennes. 

L'on  dit  déjà,  et  c'est  un  des  premiers  effets  de  la  publication  anonyme, 
que  la  convocation  du  congrès  est  encore  retardée.  Cela  ne  nous  étonne 
point.  Il  serait  naturel  que  l'éclat  de  cette  brochure  eût  porté  quelques 
gouvernemens  à  considérer  une  négociation  préparatoire  comme  un  préli- 
minaire obligé  de  la  réunion  du  congrès.  Il  importe  beaucoup  à  des  puis- 
sances qui  se  réunissent  en  congrès  d'être  assurées  d'avance  de  leur  ac- 
cord :  autrement  les  délibérations  mêmes  du  congrès  pourraient  donner 
lieu  à  des  scissions  et  à  des  luttes  d'influences,  à  des  traités  particuliers,  à 
la  formation  d'alliances  séparées,  et  se  terminer  par  des  conflits.  Cet  intérêt 
est  plus  évident  encore  dans  les  circonstances  où  le  prochain  congrès  est 
appelé  à  se  réunir.  Ces  circonstances  sont  loin  de  ressembler  à  celles  où  se 
trouvait  en  1815  le  congrès  de  Vienne,  dont  la  brochure  invoque  les  précé- 
dens  avec  trop  peu  de  discernement.  Le  congrès  de  Vienne  était  la  liquida- 
tion d'une  guerre  de  vingt  ans,  dans  laquelle  toutes  les  parties  de  l'Europe, 
de  Moscou  à  Cadix  avaient  été  successivement  ou  simultanément  engagées. 
Tous  les  états  continentaux  avaient  été  remaniés  ou  transformés  pendant 
cette  période,  et  la  ruine  de  Napoléon  laissait  une  masse  énorme  de  terri- 


228  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

toires  dont  il  fallait  opérer  la  distribution.  En  outre,  le  congrès  de  Vienne 
n'avait  à  se  mouvoir  que  dans  les  données  de  l'ancien  droit  européen,  du 
droit  légitimiste,  et  ne  devait  pas  rencontrer  dans  son  œuvre  les  prétentions 
d'un  droit  rival,  du  droit  populaire.  Enfin  le  congrès  de  Vienne  n'avait  pas 
sa  liberté  d'action  enchaînée  :  aucune  des  puissances  qui  le  formaient  n'a- 
vait abdiqué  pour  ses  résolutions  la  sanction  de  la  force.  ♦ 

Quel  contraste  avec  le  champ  d'action  et  les  facultés  du  prochain  congrès 
de  Paris  !  Celui-ci  n'a  pas  de  territoires  à  distribuer  ;  la  guerre  d'Italie  n'a 
donné  lieu  qu'à  une  conquête,  celle  de  la  Lombardie.  L'emploi  de  cette  con- 
quête est  déjà  déterminé  par  le  traité  de  Zurich.  Dans  le  règlement  de  la  si- 
tuation du  reste  de  l'Italie,  une  question  de  principe  domine  avant  tout  les 
arrangemens  territoriaux  qu'il  y  aurait  à  prendre.  Cette  question  de  principe 
est  un  conflit  entre  le  principe  légitimiste  et  le  droit  populaire.  Il  s'agit  de 
savoir  d'abord  qui  l'emportera,  du  droit  des  souverains  invoquant  les  traités 
et  les  titres  d'hérédité,  ou  du  droit  des  populations  manifestant  leur  souve- 
raineté par  leurs  vœux.  Personne  n'admettra  que  cette  question  puisse  être 
éludée  au  sein  du  congrès  ;  il  faudrait  pour  cela  que  les  princes  dépossédés 
commençassent  par  faire  au  congrès  l'abandon  de  leurs  droits,  s'en  remet- 
tant à  lui  pour  les  compensations  qu'il  saurait"  leur  procurer  dans  les  arran- 
gemens ultérieurs.  Or  cette  abdication  générale  est  parfaitement  invraisem- 
blable. Si  cette  question  de  principe  se  pose,  et  elle  sera  infailliblement 
posée,  nous  voulons  bien  que  la  France  et  l'Angleterre  se  prononcent  nette- 
ment et  sans  réserve  pour  le  droit  populaire;  mais  il  serait  absolument  chi- 
mérique d'espérer  qu'elles  seraient  suivies  par  les  autres  puissances.  Les 
autres  puissances  n'arracheront  pas  gratuitement  de  leurs  couronnes  le 
rayon  divin  de  la  légitimité.  N'attendez  ni  de  la  Russie,  ni  de  la  Prusse,  ni 
de  l'Espagne  un  tel  sacrifice  et  la  consécration  d'un  tel  précédent.  Les  puis- 
sances qui  s'appuient  à  la  légitimité  ne  se  croiront  pas  compétentes  pour 
abroger  les  titres  des  souverains  dépossédés.  En  tout  cas,  ceux-ci  ne  leur  re- 
connaîtraient pas  l'autorité  de  le  faire.  Si  le  droit  légitimiste  dépasse  l'au- 
torité d'un  congrès,  à  plus  forte  raison  le  droit  populaire  décline-t-il  un  tel 
tribunal  lorsqu'il  lui  est  contraire.  L'autorité  du  congrès  est  donc  contestable 
en  pareille  matière  et  sera  contestée  des  deux  côtés.  Enfin  ce  qui  met  le  com- 
ble aux  difficultés  du  prochain  congrès  de  Paris ,  c'est  que ,  —  la  chose  est 
acquise  par  des  déclarations  répétées  à  satiété,  —  il  renonce  au  pouvoir  exé- 
cutif; il  n'emploiera  pas  la  force  à  l'appui  de  ses  décisions.  De  deux  choses 
l'une  donc  :  ou  le  congrès  se  divisera  sur  les  questions  de  principes  et  abou- 
tira à  une  confusion,  ou  bien,  si  les  cabinets  sont  devenus  miraculeusement 
sceptiques  en  matière  de  légitimité ,  le  congrès  empruntera  à  l'économie 
politique  le  principe  du  laisser  faire  et  permettra  aux  Italiens  de  s'arranger 
comme  ils  voudront  et  comme  ils  pourront.  Nous  voulons  bien  céder  au  toiv 
rent  de  l'opinion,  attendre  et  demander  comme  tout  le  monde  la  réunion 
d'un  congrès  ;  mais  nous  avouerons  que  nous  ne  partageons  pas  l'engoue- 
ment enfantin  qu'inspire  aujourd'hui  cet  expédient  politique.  Pour  arriver 
en  effet  au  résultat  que  nous  entrevoyons,  l'on  conviendra  que  ce  n'est  pas 
la  peine  pour  les  puissances  de  se  réunir  en  congrès. 

Suivons  une  autre  hypothèse.  Supposons  qu'on  s'entende  sur  la  question 


# 


REVUE.  —  CHRONIQUE. 


2-29 


de  principe,  supposons  que  dans  le  cas  où  la  brochure  n'aurait  pas  réussi 
à  convertir  la  cour  de  Rome,  les  cabinets  consentent  à  passer  outre  et  à  mu- 
tiler par  un  acte  européen  la  souveraineté  temporelle  du  chef  de  l'église; 
supposons  que  TAutriche  nous  délie  bénévolement  des  promesses  de  res- 
tauration de  Villafranca  :  le  congrès  aura  alors  des  territoires  à  sa  dispo- 
sition, les  Romagnes,  Parme,  Modène,  la  Toscane.  On  se  trouvera  encore 
en  face  d'une  question  de  principe.  Les  populations  de  l'Italie  centrale  ont 
exprimé  et  répété  un  vœu  :  elles  veulent  être  annexées  au  Piémont  et  for- 
mer avec  le  Piémont  un  état  qui,  par  ses  seules  forces,  mette  à  l'abri  l'in- 
dépendance de  la  péninsule.  Ce  vœu  de  l'Italie  centrale  n'est  point  capri- 
cieux ou  chimérique;  il  est  inspiré  par  un  sentiment  très  net  et  très  fort 
des  vraies  conditions  de  l'indépendance  de  l'Italie.  Les  esprits  élevés  et  cou- 
rageux qui  en  ont  été  les  promoteurs  regardent  l'annexion  comme  la  con- 
séquence nécessaire  de  la  paix  de  Villafranca,  puisque  cette  paix  a  laissé  à 
l'Autriche  et  les  forteresses  du  quadrilatère  et  un  pied  sur  la  rive  droite  du 
Pô.  Pour  résister  au  besoin  à  cette  position  menaçante  de  l'Autriche,  en  la 
transformation  morale  de  laquelle  on  leur  permettra  de  n'avoir  pas  une  foi 
soudaine,  ils  veulent  constituer  un  royaume  puissant  de  l'Italie  supérieure. 
Ils  se  sont  attachés  à  cette  combinaison  avec  une  jalouse  et  énergique  con- 
viction qu'ils  ont  communiquée  aux  populations  gouvernées  par  eux.  Le 
plus  remarquable  des  chefs  de  l'Italie  centrale,  M.  Ricasoli,  vient  d'en  don- 
ner une  preuve  éclatante.  Sa  devise  est  l'annexion  ou  la  mort.  Le  péril 
qu'il  redoute  n'est  point  le  retour  des  archiducs  :  c'est  la  formation  d'un 
royaume  distinct  dans  l'Italie  centrale.  C'est  de  peur  de  prêter  indirecte- 
ment les  mains  à  la  préparation  éventuelle  d'un  état  de  cette  sorte,  que, 
dans  l'incident  Boncompagni,  on  l*a  vu  résister  avec  une  opiniâtreté  victo- 
rieuse à  l'absorption  de  la  Toscane  dans  une  régence  commune  aux  quatre 
états  du  centre  :  il  a  voulu  que  le  sort  de  la  Toscane  demeurât  exclusi- 
vement lié  à  celui  du  Piémont,  et  ne  se  confondît  pas  dans  une  combi- 
naison qui  aurait  présenté  le  cadre  tout  fait  d'un  nouveau  royaume.  Les 
vues  du  baron  Ricasoli  sont  partagées  en  cela  par  tout  ce  qu'il  y  a  de 
vivace  et  d'énergiquQ  en  Italie,  par  le  parti  national,  devenu  essentielle- 
ment unitaire.  La  brochure  ne  fait  aucune  allusion  à  la  politique  d'initiative 
des  Italiens.  La  Romagne  une  fois  officiellement  détachée  des  états  ponti- 
ficaux, elle  ne  dit  point  ce  qu'il  en  faudrait  faire,  elle  n'ouvre  pas  la  bouche 
sur  la  combinaison  territoriale  à  laquelle  le  congrès  devrait  l'agréger.  Il  y  a 
là  pourtant  un  grand  écueil  pour  la  France  et  pour  le  congrès.  Chercher  à 
créer  un  royaume  de  l'Italie  centrale,  c'est  non-seulement  susciter  bien  des 
embarras  entre  les  cabinets  pour  le  choix  d'un  candidat  à  la  nouvelle 
royauté,  c'est  encore  tourner  contre  soi  le  mouvement  qui  a  prévalu  en 
Italie,  contredire  les  vœux  des  populations,  rouvrir  peut-être  la  péninsule 
aux  menées  révolutionnaires,  en  un  mot  s'attirer  tous  les  inconvéniens 
d'une  lutte  contre  une  tendance  nationale  après  avoir  assumé  ceux  d'une 
rupture  avec  le  droit  légitimiste.  Comment  le  congrès  surmontera-t-il  cette 
difficulté,  s'il  a  survécu  aux  autres?  Nous  sommes  curieux  de  le  voir. 

Plus  on  avancera  dans  le  développement  des  questions  italiennes,  et  plus, 
nous  en  sommes  convaincus,  il  deviendra  évident  que  la  meilleure  politique 


230  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

est  de  laisser  les  Italiens  résoudre  entre  eux  les  questions  qui  les  concer- 
nent. Il  est  possible  que  Ton  arrive  à  cette  conviction  par  Timpuissance 
même  des  tentatives  multipliées  d'intervention  que  l'on  aura  essayées  ;  mais 
combien  il  serait  sage  de  nous  épargner  les  frais  de  cette  expérience  et  les 
irritantes  injustices  qu'elle  nous  exposerait  à  commettre  et  en  Italie  et^ 
même  dans  le  gouvernement  intérieur  de  la  France!  Que  l'on  considère  les 
dangers  qui  résultent  pour  notre  politique  intérieure  d'une  politique  d'in- 
tervention constante  dans  les  affaires  d'Italie.  Le  nœud  des  questions  ita- 
liennes est  à  Rome,  on  le  voit  bien  aujourd'hui.  Que  répondre  aux  catho- 
liques et  au  clergé  français,  s'ils  nous  voient  intervenir  sans  cesse  dans  la 
péninsule?  Il  faut  s'y  attendre  :  ou  ils  voudront  contraindre  notre  politique 
à  défendre  l'autorité  pontificale  contre  les  plus  légitimes  réclamations  de 
l'Italie,  ou  ils  rendront  notre  politique  responsable  de  tous  les  échecs  que 
subira  la  papauté.  Leur  fermera-t-on  la  bouche?  Ce  serait  injuste  et  impru- 
dent, injuste,  car  il  n'est  pas  permis  de  refuser  aux  grands  intérêts  du  pays 
et  à  leurs  organes  naturels  les  moyens  d'exercer  une  influence  légitime 
sur  la  direction  de  la  politique  nationale;  imprudent,  parce  que  l'on  s'expo- 
serait à  compliquer  d'une  question  de  liberté  religieuse  à  l'intérieur  une 
question  de  politique  étrangère.  Qu'a-t-on  gagné  à-  l'interdiction  de  la  pu- 
blication des  mandemens?  Nous  avions  refusé  de  croire  à  cette  interdic- 
tion. Le  gouvernement  a  plusieurs  fois  protesté  qu'il  n'a  et  qu'il  n'exerce 
aucun  pouvoir  préventif  sur  les  journaux,  et  en  effet  la  législation  ne  lui  en 
confère  aucun.  Nous  avions  supposé  que  certains  journaux  cléricaux,  qui 
brillent  plus  par  la  violence  que  par  le  courage,  et  qui  portent  les  épreuves 
de  leur  cause  avec  assez  peu  de  dignité  pour  s'amuser  en  ce  moment  à  pour- 
suivre de  leurs  bouffonneries  vulgaires  ceux  qui  les  ont  plus  d'une  fois  dé- 
fendus pour  l'amour  de  la  liberté,  s'étaient  rendus  à  un  simple  conseil,  sa- 
tisfaits comme  ces  avocats  qui  pensent  avoir  gagné  leur  procès  lorsque  le 
juge  les  interrompt  avec  les  mots  sacramentels  :  «  La  cause  est  entendue.  » 
Il  nous  a  bien  fallu  convenir  de  notre  erreur  lorsqu'on  effet  un  journal  offi- 
cieux nous  a  prévenus  avec  une  grande  assurance  que  la  publication  des 
mandemens  est  interdite.  Chose  curieuse,  et  phénomène  commun  en  France 
à  cette  heure  !  ce  journal  amateur  des  interdictions  est  un  des  Abélards 
qui  chantent  des  épithalames  enthousiastes,  —Hymen!  ô  Hymenœe!  —  aux 
fiançailles  de  l'Italie  avec  la  liberté!  Quel  mal  eût  produit  la  publication 
illimitée  des  mandemens?  L'irritation  du  parti  clérical  contre  la  brochure 
en  eût-elle  été  plus  violente?  Nous  ne  le  pensons  pas. 

Qu'auraient  à  dire  au  contraire  les  catholiques  si  l'on  posait  en  principe 
que  la  France  laisse  les  Italiens  maîtres  de  s'organiser  comme  ils  l'entendent 
en  Italie,  qu'elle  a  foi  dans  la  vitalité  et  dans  la  sagesse  de  la  cour  de  Rome, 
et  que  le  respect  de  l'autorité  pontificale ,  autant  que  le  respect  de  l'in- 
dépendance d'un  peuple,  lui  interdit  d  '  se  mêler  de  leurs  affaires?  Cette 
politique,  sincèrement  pratiquée,  servirait  plus  efficacement  que  toutes  les 
Interventions  les  intérêts  de  la  papauté  en  Italie.  Une  intervention  est  tou- 
jours blessante  pour  ceux  chez  lesquels  elle  s'exerce  :  nécessairement  igno- 
rante et  arbitraire,  elle  méconnaît  les  intérêts  qu'elle  veut  protéger  aussi 
bien  que  ceux  qu'elle  vient  combattre.  Les  antipathies  de  l'Italie  moderne 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  231 

et  de  la  papauté  sont  nées  de  ces  interventions  aveugles  et  grossières.  Ce 
n'est  pas  plus  en  France  qu'en  Autriche  et  en  Espagne  que  se  peut  trouver 
la  solution  de  la  question  romaine  :  c'est  en  Italie,  car  la  question  est  essen- 
tiellement italienne.  Or  il  y  a  assez  d'esprit,  assez  jle  finesse  et  de  sagacité 
politique  en  Italie,  aussi  bien  dans  le  parti  libéral  que  dans  la  cour  de  Rome^ 
pour  qu'on  s'y  puisse  entendre  sur  les  nécessités  et  les  avantages  mutuels 
qui  doivent  lier  l'Italie  et  Rome.  Il  ne  faut  pour  cela  qu'une  chose  :  c'est 
que  des  deux  côtés  l'on  soit  bien  persuadé  que  l'on  ne  pourra  plus  recourir 
à  l'étranger,  ou  que  l'on  n'aura  pas  à  subir  une  pression  étrangère.  —  C'est 
impossible,  dira-t-on.  Essayez.  —  Il  y  faudra  trop  de  temps.  Qu'importe  le 
temps,  puisqu'il  n'y  a  de  naturel  et  de  viable  que  ce  qu'il  enfante  ! 

Ce  qui  vaudrait  mieux  à  nos  yeux  pour  la  pacification  de  l'Italie  que  les 
arrêts  hypothétiques  du  congrès,  c'est  le  parfait  accord  de  la  France  et  de 
l'Angleterre.  Protégé  par  la  bienveillance  des  deux  grandes  nations  occi- 
dentales, le  nouvel  ordre  de  choses  qui  s'établirait  dans  l'Italie  abandonnée 
à  elle-même  pourrait  se  passer  de  la  reconnaissance  officielle  des  cabinets 
puristes  en  fait  de  légitimité.  Toutes  les  apparences  indiquent  de  plus  en 
plus  que  l'on  peut  compter  sur  cet  accord.  En  tout  cas,  l'Italie  aura  au  con- 
grès le  représentant  qu'elle  y  appelait  avec  une  rare  unanimité.  M.  de  Ca- 
vour  nous  arrivera  muni  d'instructions  générales  et  de  pleins  pouvoirs.  Il 
sera  chargé  de  démontrer  au  congrès  que  les  votes  de  l'Italie  centrale  n'ont 
pas  été  l'ouvrage  d'un  parti,  d'une  minorité,  qu'ils  ont  été  au  contraire  l'ex- 
pression des  vœux  de  la  grande  majorité  des  peuples;  il  défendra  la  légiti- 
mité de  ces  votations;  il  séparera,  comme  il  l'a  fait  déjà  avec  bonheur  en 
de  nombreuses  occasions,  la  cause  italienne  de  la  cause  révolutionnaire  ;  il 
défendra  donc  l'annexion,  secondé  par  les  démarches  des  députés  de  l'Italie 
centrale.  Parmi  ces  députés,  celui  que  l'on  désigne  comme  devant  repré- 
senter Parme,  Modène  et  Bologne  est  M.  Minghetti,  un  des  esprits  politiques 
les  plus  remarquables  de  l'Italie.  M.  Minghetti  est  Bolonais  ;  il  a  été  ministre 
de  Pie  IX  en  18/i8,  et  a  eu  depuis  lors  le  rare  mérite  de  vivre  dans  son  pays 
sans  dévier  de  la  ligne  du  libéralisme  modéré.  Lors  du  dernier  voyage  de 
Pie  IX  à  Bologne,  le  pape  le  fit  appeler  et  eut  avec  lui  un  long  entretien  sur 
les  affaires  du  pays.  Ce  fut  le  seul  membre  de  l'opposition  que  le  saint-père 
voulut  voir  :  c'est  assez  dire  quelle  est  la  modération  de  ses  opinions.  Nous 
ne  savons  encore  si  la  Toscane  enverra  M.  Peruzzi  ou  M.  Matteucci.  Au  sur- 
plus, la  nomination  de  M.  de  Gavour  a  fortifié  dans  l'Italie  centrale  le  mou- 
vement annexioniste.  L'on  nous  cite  un  curieux  exemple  de  la  puissance 
qu'a  dans  toute  la  péninsule  le  nom  seul  de  cet  illustre  homme  d'état.  Au 
commencement  de  la  guerre,  la  police  de  Naples,  craignant  des  désordres, 
s'avisa  d'un  curieux  expédient.  Elle  fit  fabriquer  de  fausses  lettres,  soi-di- 
sant écrites  par  M.  de  Cavour,  où  il  était  recommandé  aux  patriotes  napoli- 
tains de  demeurer  calmes,  et  de  ne  pas  compromettre  le  succès  de  la  cause 
italienne  par  des  mouvemens  intempestifs.  L'on  attribue  à  cette  ingénieuse 
exploitation  du  nom  de  M.  de  Cavour  par  la  police  le  maintien  de  l'ordre  à 
Naples  pendant  l'époque  si  critique  de  la  guerre.  N'oublions  pas  les  services 
qu'un  autre  Italien  illustre  pourra  rendre  à  son  pays  dans  les  circonstances 
présentes.  Nous  voulons  parler  de  M.  Massimo  d'Azeglio,  dont  le  chaleureux 


232  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

et  loyal  patriotisme  éveille  partout  en  Europe  de  nobleg  sympathies.  Ce  vé- 
téran de  la  cause  italienne  vient  de  publier  une  brochure  :  La  politique  et 
le  droit  chrétien  au  point  de  vue  de  la  question  italienne.  Cet  honnête  et  im- 
portant écrit  devra  être  compté  par  le  congrès  comme  un' des  élémens  les 
plus  sérieux  de  l'instruction  que  cette  assemblée  sera  chargée  de  dresser. 
Les  évêques  français  pourraient  trouver  dans  l'ouvrage  de  M.  d'Azeglio  d'in- 
téressantes révélations  sur  les  dangers  que  fait  courir  au  sentiment  reli- 
gieux en  Italie  l'état  actuel  de  la  domination  temporelle,  et  la  preuve  qu'au 
lieu  de  protester  contre  d'urgentes  réformes,  la  hiérarchie  catholique  ferait 
bien  mieux  d'exhorter  le  pape  à  une  transaction  réclamée  par  les  intérêts  les 
plus  élevés  de  la  religion. 

Si  les  amis  de  la  liberté  avaient  besoin  de  recevoir  des  leçons  de  patience, 
ils  en  trouveraient  d'éloquentes  dans  les  tristes  scènes  dont  les  États-Unis 
ont  été  récemment  le  théâtre.  Un  vieux  fermier  puritain,  le  malheureux 
Brown,  voué  à-la  cause  de  l'abolition  de  l'esclavage  avec  cette  ténacité  et 
cette  énergie  religieuse  que  les  émigrans  du  xvii*  siècle  ont  transmises  à  leurs 
descendans,  exaspéré  d'ailleurs  par  les  violences  sanguinaires  et  spoliatrices 
exercées  dans  le  Kansas,  où  il  était  établi,  avait  rêvé  de  porter  un  coup  à 
l'esclavage  en  délivrant  les  noirs  de  la  Virginie,  en  assurant  leur  évasion, 
et  en  les  conduisant  sur  le  territoire  canadien.  Ce  malheureux  violait  sans 
doute,  par  une  telle  entreprise,  les  lois  positives  de  son  pays;  ce  qui  était 
pire  encore,  il  exposait  les  états  du  sud  aux  horreurs  d'une  guerre  servile.  Il 
avait  échoué;  il  était  tombé  blessé  avec  ses  fils  aux  mains  des  autorités  vir- 
giniennes.  Jugé,  il  avait  reconnu  lui-même  avec  une  mâle  droiture  que  la 
loi  ordonnait  son  supplice;  mais  de  nombreuses  circonstances,  la  sainteté 
de  ses  intentions,  la  simplicité  de  son  espri't,  sa  ferveur  religieuse,  sa  fran- 
chise, son  courage,  les  maux  qu'il  avait  soufferts,  ses  enfans  sacrifiés,  le  re- 
commandaient à  la  clémence  publique.  Tous  les  nobles  cœurs  des  États-Unis 
s'étaient  émus  en  sa  faveur.  Les  meetings  et  les  congrégations  religieuses 
demandaient  sa  grâce.  Des  milliers  de  voix  proclamaient  que  sa  mort  serait 
une  honte  pour  l'Amérique;  d'autres  glorifiaient  et  sanctifiaient  d'avance  son 
supplice.  «Voyez  le  nouveau  saint!  s'écriait  à Tremont-Temple  le  grand  écri- 
vain américain  Emerson;  nul  n'a  été  plus  pur  et  plus  brave  parmi  ceux  que 
l'amour  des  hommes  a  jamais  conduits  à  la  lutte  et  à  la  mort!  Un  nouveau 
saint  qui  attend,  encore  son  martyre,  et  qui,  s'il  le  soufl're,  rendra  le  gibet 
aussi  glorieux  que  la  croix  !  »  Rien  n'y  a  fait  :  les  Virginiens  ont  été  impi- 
toyables, et  ont  effrayé  et  indigné  le  monde  par  leur  implacable  inhumanité. 
Brown  a  été  pendu.  Les  partisans  de  l'esclavage  ont  cru  qu'il  leur  fallait 
cette  victime  ;  ils  n'ont  pas  compris  qu'ils  donnaient  au  contraire  un  martyr 
à  la  cause  de  l'affranchissement.  Déjà  en  effet  l'horreur  et  la  fatalité  de  ce 
supplice  rejaillissent  sur  le  parti  de  l'esclavage.  De  nombreux  démocrates 
se  détachent  de  cette  cause ,  qu'ils  soutenaient  par  la  plus  inique  des  tac- 
tiques politiques,  et  il  semble  que  le  congrès  américain,  en  attendant  des 
luttes  favorables  à  l'affranchissement,  tiendra  du  moins  à  honneur  déplacer 
à  sa  tête  un  président  qu'aucune  complicité  n'unisse  avec  le  parti  qui  a  sur 
lui  le  sang  de  Brown. 

Peutron  prendre  garde,  au  milieu  de  l'émotion  nouvelle  que  les  affaires 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  23â 

d'Italie  causent  en  Europe,  aux  résultats  de  la  conférence  de  Wûrzbourg, 
tels  qu'ils  ont  été  portés  à  la  diète  dans  les  propositions  concertées  des  états 
secondaires?  Il  sera  assez  tôt  de  s'occuper  de  ce  travail  de  réforme  partielle 
tenté  sur  le  pacte  germanique  lorsque  la  diète  s'y  sera  sérieusement  appli- 
quée. Rien  n'annonce  malheureusement  que  l'Allemagne  semble  près  de 
sortir  du  marasme  où  elle  est  retombée  après  les  excitations  si  vives  de  la 
guerre.  La  Prusse,  toujours  condamnée  aux  velléités  et  aux  hésitations,  ne 
fait  rien  pour  mériter  l'ascendant  auquel  elle  aspire.  L'Autriche,  qui  ne  pou- 
vait se  rajeunir  et  recouvrer  de  nouvelles  forces  qu'en  se  retrempant  dans 
une  politique  libérale,  fait  de  pénibles  efforts,  que  paralyse  la  haine  qu'elle 
continue  à  nourrir  contre  la  liberté  religieuse  et  la  liberté  de  la  pensée.  Il 
n'y  a  en  Autriche  qu'un  homme  d'état  de  race,  c'est  le  ministre  des  finances, 
M.  de  Bruck,  qui  lutte  avec  un  courage  merveilleux  contre  la  ruine  des 
finances  autrichiennes;  mais  les  ressources  de  ce  courageux  esprit  ne  s'é- 
puiseront-elles pas  à  travers  la  politique  étroite,  bigote,  intolérante,  du  ca- 
binet auquel  il  appartient?  Était-ce  bien  le  moment  pour  la  cour  dé  Vienne, 
au  lendemain  d'un  désastre,  d'ajouter  aux  griefs  politiques  de  la  Hongrie  le 
frémissement  d'une  agitation  religieuse  par  des  mesures  vexatoires  dirigées 
contre  les  protestans?  Était-il  opportun  de  bâillonner  de  nouveau  la  presse 
et  d'étouffer  les  controverses  publiques  dans  un  pays  que  la  sénilité  a  con- 
duit au  bord  d'un  abîme?  On  dirait  en  vérité  que  le  gouvernement  autri- 
chien veut  donner  raison  à  la  prophétie  découragée  :  Àustria  morihunda, 
que  prononçaient  naguère  sur  elle  des  voix  qui  ne  demanderaient  pas  mieux 
que  de  se  tromper  dans  leurs  tristes  prévisions.  Faisant  allusion  aux  me- 
sures restrictives  auxquelles  est  de  nouveau  soumise  la  presse  autrichienne, 
un  journal  de  Vienne  disait  naguère  :  «  Les  sujets  qui  appellent  la  discus- 
sion, les  questions  qui  sont  sur  les  lèvres  de  tous  les  habitans  de  l'empire, 
ne  peuvent  être  abordés,  dans  les  circonstances  actuelles,  sans  le  plus  grand 
danger  par  les  journaux  indépendans.  Si  l'année  prochaine  nous  continuons 
de  garder  le  silence  sur  certains  objets,  que  nos  lecteurs  le  sachent,  notre 
silence  ne  doit  être  attribué  ni  à  l'ignorance  publique,  ni  à  la  négligence  de 
nos  devoirs.  »  Voilà  pour  un  journal  un  triste  compliment  de  bonne  année  à 
l'adresse  du  public.  Les  bons  conseils  ne  manquent  pourtant  pas  au  gou- 
vernement autrichien.  Ses  meilleurs  amis  les  lui  donnent  avec  force.  Nous 
croyons  pouvoir  citer  parmi  ceux-là  l'un  des  plus  influons  publicistes  de  l'Al- 
lemagne, le  rédacteur  en  chef  de  la  Gazette  d'Augsbourg,  M.  Hermann  Orges. 
Ce  vigoureux  et  libéral  écrivain  a  été  à  coup  sûr  pour  l'Autriche  un  partisan 
utile  cette  année.  Il  n'hésite  point  cependant  à  blâmer  l'inintelligence  dont 
le  cabinet  de  Vienne  fait  preuve  à  l'égard  des  journaux.  «  Tout  gouvernement, 
écrit  M.  Orges,  qui  n'a  rien  à  attendre  de  l'opinion  publique  et  qui  la  redoute 
au  contraire  doit  naturellement,  dans  l'intérêt  de  sa  conservation,  oppri- 
mer la  presse;  mais  si  des  dangers  viennent  à  le  menacer  au  dehors  et  s'il 
a  besoin  de  l'appui  de  l'opinion,  il  ressent  alors  à  fond  les  dommages  causés 
par  le  bâillonnement  de  la  presse.  Une  presse  libre  peut  seule  en  effet,  à  un 
moment  donné,  procurer  à  un  gouvernement  des  b'|as,  des  finances,  et  pro- 
voquer l'enthousiasme  qui  inspire  les  grands  sacrifices.  Nous  le  disons  avec 
l'énergie  la  plus  profonde  et  la  plus  convaincue,  aucun  pays  plus  que  l'Au- 


23A  REVUE   DES  DEUX  MONDES. 

triche  n'a  besoin  de  la  liberté  de  la  pensée.  »  M.  Orges  signale  avec  une 
vraie  sagacité  politique  Tutilité  d'une  presse  libre  comme  moyen  d'influence 
extérieure,  et,  dans  un  état  composé  de  nationalités  diverses  et  désunies, 
comme  moyen  de  ralliement  et  d'unité.  L'Autriche  a  besoin  de  l'étranger, 
puisque  sans  les  capitaux  du  dehors  elle  ne  peut  mettre  en  valeur  ses  ri- 
chesses naturelles,  et  elle  est  menacée  dans  l'unité  de  son  empire  par  la 
tendance  des  races  à  se  disjoindre.  Pour  ce  double  motif,  M.  Orges  l'exhorte 
à  se  réconcilier  avec  l'esprit  moderne.  «  C'est,  dit-il,  l'interprétation  la  plus 
étroite  de  l'idée  de  nationalité  qui  sert  de  base  aux  ennemis  de  l'Autriche 
dans  leurs  attaques  contre  elle.  Au-dessus  de  l'idée  de  nationalité,  il  y  a 
pourtant  l'idée  de  progrès.  Presse  libre,  tribune  libre,  chaires  libres,  voilà 
pour  l'empire  d'Autriche  le  commencement  et  la  fin  de  toute  réforme.  » 
L'écrivain  de  la  Gazette  d'Augshourg  aurait  pu  signaler  aux  incorrigibles 
absolutistes  de  Vienne  le  magnifique  hommage  que  lord  Palmerston  vient 
de  rendre  à  la  presse  politique  dans  une  réunion  agricole  à  Romsey.  Avec 
le  tact  d'un  homme  qui  connaît  son  siècle,  le  premier  ministre  d'Angle- 
terre n'a  pas  craint  de  proclamer  que  la  presse  politique  est  un  des  plus 
merveilleux,  des  plus  féconds  et  des  plus  glorieux  instrumens  de  progrès 
de  notre  époque.  Il  s'adressait  à  un  peuple  qui  comprend  l'utile  puissance 
de  ce  levier  intellectuel  et  moral ,  et  qui  sait  estimer  les  avantages  qu'il  efl 
retire.  Il  n'avait  pas  besoin  de  faire  sentir  à  ses  auditeurs  l'aveuglement  et 
l'imbécillité  des  pays  qui,  mutilés  volontaires,  trouvent  plus  commode  d'en- 
chaîner cette  force  que  de  s'en  servir.  S'il  eût  parlé  à  ceux-là,  il  eût  pu  se 
borner,  pour  leur  édification,  à  une  simple  comparaison  et  à  un  simple  con- 
traste. Il  n'aurait  eu  qu'à  leur  montrer,  aux  deux  extrémités  de  la  civilisa- 
tion européenne,  l'Angleterre  et  l'Autriche,  l'une  débordant  de  vie,  grâce  à 
la  liberté,  l'autre  débilitée,  paralysée  et  vieillie  par  la  compression,  et  leur 
dire  de  choisir  entre  la  destinée  d'un  empire  et  le  sort  de  l'autre. 

Il  ne  faudrait  pas  laisser  croire  que  l'attention  n'est  due  dans  les  affaires 
du  monde  qu'^  ceux  qui  s'agitent,  aux  peuples  dont  la  vie  est  toute  pleine 
de  révolutions  ou  de  guerres.  C'est  par  les  vues  pratiques,  même  au  mi- 
lieu de  discussions  assez  animées  et  de  préoccupations  au  sujet  de  ses  pos- 
sessions transatlantiques,  que  la  Hollande  se  distingue  toujours.  Les  der- 
nières crises  de  l'Europe  ne  pouvaient  avoir  qu'un  retentissement  indirect 
en  Hollande  ;  l'apaisement  qui  a  suivi  ne  s'est  fait  sentir  que  par  un  petit 
incident,  la  démission  du  ministre  de  la  guerre,  le  général  van  Meurs,  qui 
a  été  remplacé  par  le  baron  de  Casembroot.  Le  général  van  Meurs  tenait, 
à  ce  qu'il  semble,  à  laisser  encore  sous  les  armes  la  milice  appelée  pendant 
la  guerre  d'Italie,  et  ce  désir  était  loin  de  répondre  au  vœu  de  l'opinion 
générale ,  qui  demandait  le  renvoi  immédiat  des  miliciens  dans  leurs  foyers 
après  le  rétablissement  de  la  paix.  C'est  le  signe  le  plus  évident  des  ten- 
dances de  l'esprit  public.  La  nouvelle  session  qui  s'est  ouverte  à  La  Haye,  il 
y  a  plus  de  deux  mois  déjà,  est  venue  offrir  un  aliment  à  cet  esprit.  Pour 
la  Hollande ,  il  y  a  toujours  deux  ordres  de  faits  en  instance,  les  questions 
coloniales  et  les  questions  industrielles,  les  chemins  de  fer.  Il  y  avait  une 
raison  de  plus  récemment  pour  que  les  Hollandais  se  préoccupassent,  non 
sans  une  certaine  anxiété,  de  leurs  colonies  des  Indes  orientales  :  un  mas- 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  235 

sacre  a  eu  lieu  au  midi  de  Bornéo ,  dans  le  royaume  de  Banjermassin  ;  une 
cinquantaine  de  personnes,  hommes,  femmes,  enfans,  ont  été  victimes  d'une 
recrudescence  du  fanatisme  mahométan.  Il  y  avait  aussi  des  troubles  tou- 
jours renaissans  à  Sumatra,  à  Gélèbes.  Une  expédition  avait  été  organisée 
pour  réprimer  ces  agitations;  elle  a  été  neutralisée  par  les  maladies.  Le 
gouvernement  s'est  hâté  d'envoyer  des  renforts,  sans  négliger  de  scruter  les 
causes  de  ce  réveil  du  fanatisme  mahométan  aux  Indes.  On  a  cru  voir  une 
des  causes  de  cette  recrudescence  dans  le  nombre  toujours  croissant  des 
pèlerins  qui  font  le  voyage  de  La  Mecque,  et  qui,  à  leur  retour,  mettent 
tout  en  œuvre  pour  fanatiser  les  masses.  C'est  ce  qui  a  donné  l'idée  d'une 
ordonnance  qui  impose  certaines  conditions  pour  le  voyage  de  La  Mecque, 
et  fait  peser  une  certaine  responsabilité  sur  ceux  qui  font  ce  pèlerinage. 
Ces  faits,  et  des  bruits  évidemment  exagérés  sur  l'état  des  esprits  aux  Indes, 
ont  causé  une  certaine  émotion  dans  le  pays  et  ravivé  la  lutte  au  sujet  de 
l'économie  intérieure  des  possessions  orientales  et  de  la  conduite  des  affaires 
dans  ces  régions.  C'est  maintenant  une  levée  de  boucliers  du  parti  conser- 
vateur des  Indes  contre  ce  qu'il  taxe  d'application  de  principes  par  trop  li- 
béraux aux  colonies.  En  même  temps  il  s'acharne  contre  l'immixtion  outrée 
du  parlement  dans  les  affaires  coloniales.  Le  ministre,  M.  Rochussen,  tout 
en  observant  une  grande  réserve,  laisse  percer  son  système,  qui  consiste  à 
se  garder  tout  à  la  fois  des  vues  rétrogrades  et  des  réformes  hasardées.  Le 
maintien  de  ce  qui  existe,  c'est  à  quoi  vise  pour  le  moment  sa  politique; 
plus  tard,  quand  on  saura  le  résultat  de  la  nouvelle  expédition  partie,  au 
mois  d'octobre,  de  Java  contre  Boni  (Gélèbes),  et  quand  on  sera  rassuré 
complètement  sur  la  situation  des  Indes,  il  sera  opportun  de  revenir  sur 
bien  des  réformes,  d'ouvrir  de  nouvelles  discussions. 

Quant  aux  affaires  intérieures,  la  Hollande  est  tout  entière  aux  questions 
de  chemins  de  fer,  qui  depuis  le  mois  d'octobre  ont  rempli  les  discussions 
des  chambres.  Le  gouvernement  a  proposé  un  plan  embrassant  deux  lignes, 
celle  du  midi,  de  Rotterdam  au  Mœrdyk,  et  la  ligne  du  nord-est,  ayant  pour 
point  de  jonction  la  ville  d'Arnhem.  Ce  projet  a  soulevé  une  vive  opposition 
de  la  part  de  la  ville  d'Amsterdam,  de  plusieurs  parties  de  la  Frise,  de  la 
Gueldre,  d'Utrecht,  et  de  ce  travail  d'opposition  est  sorti  un  projet  différent 
de  celui  du  gouvernement,  proposant  de  faire  d'Ltrecht  le  centre  d'un  ré- 
seau. Tout  le  monde  avait  assurément  de  bonnes  raisons.  Les  opposans  se 
plaignaient  de  voir  la  ville  d'Amsterdam  laissée  de  côté;  les  partisans  du 
gouvernement  invoquaient  surtout  la  nécessité  de  se  mettre  à  l'œuvre  et  de 
commencer,  pour  arriver  promptement  à  rejoindre  la  ligne  belge  du  Mœr- 
dyk. A  ces  questions  de  tracés  venaient  se  joindre  les  divergences  sur  la 
construction  par  l'état  ou  par  l'industrie  privée.  La  loi,  présentée  par  le  gou- 
vernement, discutée  avec  vivacité  dans  la  seconde  chambre,  et  votée  à  la 
majorité  de  quelques  voix  seulement,  vient  maintenant  de  subir  l'épreuve 
d'un  premier  examen  dans  la  première  chambre  ;  on  ignore  encore  le  ré- 
sultat de  cette  épreuve.  Le  pétitionnement  d'ailleurs  ne  discontinue  pas,  et 
la  question  est  devenue  plus  compliquée,  en  ce  que  le  ministère,  pour  don- 
ner satisfaction  aux  vœux  de  la  capitale ,  avait  proposé  en  même  temps  le 
plan  du  percement  des  dunes,  travail  hardi  qui  ouvrirait  au  port  d'Amster- 


236  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

dam  une  voie  maritime  et  plus  prompte  et  plus  facile.  Or  ce  plan  a  trouvé 
une  assez  forte  opposition  au  sein  de  la  seconde  chambre,  en  partie  pour  des 
motifs  financiers,  en  partie  pour  des  motifs  techniques.  Quoi  qu'il  en  soit, 
cette  opposition  a  été  très  mal  reçue  de  la  capitale,  qui  veut  résolument 
s'adresser  au  roi  pour  qu'il  soit  donné  suite  audit  projet.  Le  ministère,  ap- 
puyé par  une  petite  majorité  seulement  dans  la  seconde  chambre  lors  du 
vote  des  voies  ferrées,  incertain  encore  du  vote  de  l'autre  chambre,  au  mi- 
lieu de  l'expression  bien  vive  des  vœux  des  différentes  parties  du  pays,  se 
trouve  dans  une  situation  difficile,  malgré  l'adoption  du  budget.  La  discus- 
sion du  budget  s'est  ressentie  d'ailleurs  du  déplacement  des  partis  sous  l'in- 
fluence des  débats  sur  les  chemins  de  fer;  le  point  le  plus  saillant  peut-être 
a  été  l'adoption  du  chapitre  de  la  guerre,  bien  que  le  nouveau  ministère  ait 
refusé  net  la  loi  organique  de  l'armée,  annoncée  l'année  dernière  par  son 
prédécesseur  sur  les  instances  de  la  majorité.  M.  de  Gasembroot  a  contesté 
la  constitutionnalité  d'une  pareille  loi.  Il  ressort  de  tout  ce  qui  précède  que 
la  solution  de  la  situation  actuelle  de  la  Hollande  dépend  en  premier  lieu 
du  vote  de  la  première  chambre  concernant  le  projet  des  chemins  de  fer, 
puis  de  la  tournure  des  affaires  aux  Indes.  On  espère  que,  par  des  mesures 
prises  dans  ces  contrées,  les  nouvelles  ne  tarderont  pas  à  devenir  de  plus 
en  plus  satisfaisantes.  »  e.  forcade. 


ESSAIS  ET  NOTICES, 


LE  MARQUIS  DE  LAJATICO. 

L'Italie  vient  de  perdre  un  homme  fait  pour  l'honorer  et  la  servir  dans 
ses  vicissitudes  contemporaines,  le  marquis  de  Lajatico,  qui  était  allé  repré- 
senter en  Angleterre  les  intérêts  nouveaux  de  la  Toscane  émancipée,  et  que 
la  mort  a  enlevé  en  quelques  jours,  avant  qu'il  n'eût  achevé  sa  mission, 
avant  qu'il  n'eût  vu  les  destinées  de  sa  patrie  fixées  suivant  ses  espérances. 
Assurément  tout  passe  vite  aujourd'hui,  les  événemens  se  pressent,  et  les 
hommes  vont  au  pas  de  course.  C'est  bien  le  moment  de  se  souvenir  du  mot 
énergique  :  Prxterit  figura  mundi.  Quelle  sera  désormais  la  figure  du 
monde,  et  qui  peut  se  promettre  d'assister  au  renouvellement  des  choses? 
C'est  à  peine  si  l'attention,  distraite  par  tout  ce  qui  vit  et  s'agite,  a  le 
temps  de  se  détourner  à  la  hâte  vers  ceux  qui  disparaissent  dans  la  mêlée 
aniverselle.  Cet  homme  de  bon  conseil  et  ce  galant  homme  qui  vient  de 
mourir  presque  seul  dans  un  hôtel  de  Londres,  loin  de  Florence  et  loin  des 
siens,  qui  n'ont  pu  arriver  pour  sa  dernière  heure,  ce  grand  seigneur  ita- 
lien était  du  moins  de  ceux  qui  en  disparaissant  laissent  un  vide,  et  dont  le 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  237 

nom  reste  attaché  à  toute  une  période  de  l'histoire  de  leur  pays.  Les  der- 
niers événemens  ont  donné  à  ce  nom  une  notoriété  plus  étendue,  plus 
européenne.  Il  y  a  longtemps  que  le  marquis  de  Lajatico  s'était  fait  une 
place  distincte  parmi  les  hommes  sincèrement  attachés  à  la  cause  de  l'é- 
mancipation et  de  l'organisation  libérale  de  la  péninsule.  Par  la  loyauté  de 
son  caractère  et  la  droiture  de  son  esprit,  par  son  rang,  par  sa  fortune,  par 
les  positions  éminentes  qu'il  avait  occupées,  et  par  ses  interventions  dans 
des  heures  décisives,  c'était  un  personnage  politique  fait  pour  représenter 
le  patriotisme  italien  dans  ce  qu'il  a  de  plus  juste  et  de  plus  pratique.  Il 
était  difficile  de  ne  voir  que  révolution  et  anarchie  dans  une  cause  si  acti- 
yement  défendue  par  ce  gentilhomme,  propriétaire  des  plus  beaux  palais  et 
<les  plus  vastes  domaines  de  Rome  et  de  la  Toscane,  par  ce  diplomate  fidèle 
aux  traditions  de  toute  une  famille  de  serviteurs  de  l'état,  par  ce  politique 
ami  éprouvé  de  la  monarchie  et  de  la  religion.  Conspirateur,  agitateur  et 
même  homme  d'opposition,  le  marquis  de  Lajatico  ne  l'avait  jamais  été  ;  c'é- 
tait simplement  un  honnête  homme  indépendant,  sentant  avec  son  pays,  et 
dont  la  vie  a  une  moralité  singulièrement  opportune,  car  elle  prouve  que 
si  la  maison  de  Lorraine  avait  pu  être  sauvée  à  Florence,  elle  l'eût  été  par 
celui  qui  a  fait  le  dernier  effort  pour  concilier  l'attachement  au  prince  et  le 
sentiment  patriotique. 

Ce  diplomate  italien  qui  vient  de  mourir,  don  Neri  Gorsini,  marquis  de 
Lajatico,  était  de  la  grande  maison  romaine  des  princes  Gorsini.  Son  père 
avait  été  sénateur  de  l'empire  français,  et  fut  plus  tard  sénateur  de  la  ville 
de  Rome.  Son  oncle  Neri  Gorsini  était  à  Vienne  en  1815,  chargé  de  défendre 
les  intérêts  de  la  Toscane,  et  depuis  il  resta  longtemps  ministre  du  grand- 
duc.  Par  ses  alliances  et  par  celles  de  ses  enfans,  le  marquis  de  Lajatico  te- 
nait aux  plus  grandes  familles,  aux  Rinuccini,  aux  Barberini  de  Rome,  au 
marquis  Gino  Capponi,  le  doyen  du  libéralisme  toscan,  dont  une  de  ses  filles 
a  épousé  le  petit-fils.  Le  second  de  ses  fils  est  officier  d'artillerie  dans  l'ar- 
mée piémontaise,  et  a  fait  brillamment  la  dernière  campagne.  Et  je  ne  dis 
ceci  que  pour  rappeler  encore  comment  cette  cause  italienne,  qu'on  repré- 
sente quelquefois  comme  une  imagination  de  sectaires,  rattache  naturelle- 
ment à  elle  tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  élevé,  de  plus  intéressé  même  à  la  paix 
publique  et  à  la  conservation  sociale.  Le  marquis  de  Lajatico,  dès  sa  jeu- 
nesse, était  destiné  par  tradition  de  famille  à  servir  l'état  :  après  de  bril- 
lantes études  universitaires,  il  fut  employé  dans  les  bureaux  du  gouverne- 
ment, et  devint  secrétaire-général  du  ministère  des  affaires  étrangères;  il 
fut  ensuite  conseiller  d'état,  major-général,  enfin  gouverneur  civil  et  mili- 
taire de  la  ville  de  Livourne.  C'est  dans  cette  dernière  et  éminente  position 
qu'il  se  trouvait,  lorsque  l'avènement  de  Pie  IX  au  pontificat  en  18/i6  ouvrait 
pour  l'Italie  l'ère  d'une  régénération  presque  inattendue. 

Il  ne  faut  pas  l'oublier,  c'est  Pie  IX  qui  le  premier  a  dit  à  Tltalie  contem- 
poraine de  se  lever  et  de  reprendre  foi  en  ses  destinées,  et  on  sait  ce  que 
cette  magique  parole  réveilla  d'espérances.  Partout  à  la  fois,  à  Rome,  à  Flo- 
rence, à  Pise,  à  Bologne,  à  Turin,  les  populations  se  ranimaient,  tandis  que 
les  gouvernemens  commençaient  à  s'adoucir.  Ce  fut  le  temps  des  démon- 
strations et  des  manifestations  populaires.  Livourne,  l'une  des  plus  turbulentes 


238  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

villes  de  Tltalie,  —  elle  Ta  montré  depuis  en  18Zi8,  —  ne  fut  pas  la  dernière 
à  s'émouvoir;  elle  avait  cependant  une  telle  confiance  dans  le  sage  et  libé- 
ral esprit  de  son  gouverneur,  qu'elle  se  montra  constamment  docile  à  sa  voix 
au  milieu  de  ces  enivrantes  agitations  des  premiers  momens.  Livourne  ne  se 
trompait  pas  dans  sa  confiance,  car  le  marquis  de  Lajatico,  par  les  lumières 
de  son  intelligence,  par  les  inspirations  de  sa  raison,  appartenait  d'avance 
à  ce  mouvement  de  réformes  qui  commençait.  Par  sa  qualité  de  fonction- 
naire de  l'état,  il  s'était  naturellement  tenu  toujours  en  dehors  de  toutes 
ces  menées  secrètes  qui  ont  été  pendant  si  longtemps  la  seule  forme  de  la  vie 
politique  au-delà  des  Alpes,  le  seul  moyen  employé  par  un  grand  nombre  de 
libéraux  italiens  pour  travailler  à  l'affranchissement  de  leur  pays;  mais  d'un 
autre  côté,  dans  l'intérieur  de  sa  conscience,  il  ne  se  méprenait  pas  sur  les 
temps  nouveaux.  Son  esprit  était  tout  acquis  à  un  large  système  de  réformes; 
sa  fidélité  au  prince  y  voyait  le  gage  de  l'aff'ermissement  de  la  dynastie 
grand-ducale  popularisée  par  une  initiative  généreuse,  et  dans  l'indépen- 
dance de  sa  situation  personnelle,  en  dehors  de  tous  les  partis,  il  voyait  un 
moyen  de  travailler  librement,  selon  ses  convictions,  à  la  résurrection  na- 
tionale et  politique  de  l'Italie. 

Conservateur  et  libéral  à  la  fois,  sincère  par-dessus  tout,  le  marquis  de 
Lajatico  fut  des  premiers  à  cette  époque  à  sentir  la  force  irrésistible  de  ce 
mouvement  et  les  dangers  dont  il  pouvait  être  la  source,  si  l'on  ne  se  hâtait 
de  le  dominer  par  une  direction  intelligente  et  spontanée.  Le  gouverneur 
de  Livourne  ne  le  cachait  pas  dans  ses  rapports  officiels  au  grand-duc,  dès 
qu'il  vit  poindre  les  premières  réformes,  accueillies  avec  une  sorte  d'ivresse. 
Son  avis  eût  été  d'organiser  aussitôt  dans  les  conditions  les  plus  larges  un 
gouvernement  consultatif,  qui  eût  resserré  le  lien  entre  la  dynastie  et  le 
pays,  en  devenant  l'expression  tempérée  et  suffisante  encore  de  tous  les 
vœux  publics.  Ces  conseils,  semblables  à  ceux  que  Rossi  donnait  à  Rome,  ne 
furent  point  écoutés.  On  alla  de  concessions  en  concessions;  on  céda  pas  à 
pas,  tantôt  en  adoucissant  le  régime  de  la  presse,  tantôt  en  se  laissant  arra- 
cher l'organisation  d'une  garde  nationale.  Il  en  résulta  ce  qui  était  facile  à 
prévoir,  ce  que  le  gouverneur  de  Livourne  avait  prédit  dès  la  première 
heure,  —  une  série  de  faiblesses  amenant  pour  le  pouvoir  une  déconsidéra- 
tion dont  il  ne  se  relevait  un  moinent  que  par  des  concessions  toujours  nou- 
velles, à  tel  point  que  le  grand-duc  Léopold  II  se  trouvait  conduit,  au  mois 
de  septembre  i8/i7,  à  chercher  tous  les  moyens  de  fortifier  son  gouverne- 
ment, et  il  appelait  au  ministère  le  marquis  de  Lajatico  comme  l'homme  le 
mieux  fait  pour  ramener  la  confiance  publique. 

Tout  marchait  vite  en  ce  temps,  et  il  arriva  une  chose  bien  simple  :  ce 
qui  eût  suffi  au  commencement  de  18Zi7  ne  suffisait  plus  au  mois  de  septem- 
bre. Le  marquis  de  Lajatico  le  sentit,  et  il  déclarait  avec  une  nette  har- 
diesse au  grand-duc  qu'à  ses  yeux  on  ne  pouvait  désormais  assurer  l'ordre 
et  rester  maître  du  mpuvement  universel  qu'en  donnant  une  constitution 
et  en  adoptant  une  politique  franchement  nationale.  On  vivait  encore  dans 
de  telles  illusions  au  palais  Pitti  que  le  mot  de  constitution  fut  considéré 
presque  comme  une  offense.  «  Mais  c'est  appeler  l'Autriche!  »  dit  le  grand- 
duc.  Le  marquis  de  Lajatico  répcJndit  en  invoquant  les  droits  d'indépen- 


mA 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  239 

dance  de  la  Toscane.  De  part  et  d'autre,  c'était  toucher  au  nœud  de  la  ques- 
tion. Le  grand-duc  repoussa  dédaigneusement  la  proposition  qui  lui  était 
faite,  et  congédia  assez  durement  le  marquis  de  Lajatico,  qui,  en  quittant 
l'audience  du  prince,  trouvait  dans  une  antichambre  le  comte  Serristori  et 
le  général  Proni,  déjà  désignés  pour  lui  succéder  au  ministère  et  dans  le 
gouvernement  de  Livourne.  C'était  vraiment  une  disgrâce  complète,  et  le 
loyal  conseiller  se  voyait  réduit  à  quitter  la  Toscane  elle-même  pour  avoir 
osé  exprimer  au  prince  une  opinion  franche  et  prévoyante  suggérée  par 
l'état  du  pays  et  de  l'Italie  tout  entière.  Les  événemens  vinrent  cependant 
donner  bientôt  raison  au  marquis  de  Lajatico.  L'agitation  allait  toujours  en 
croissant,  et  cette  constitution,  qui  était  une  impossibilité  en  septembre 
18Zi7,  qui  «  aurait  appelé  sur  la  Toscane  les  -malheurs  d'une  intervention 
autrichienne,  »  cette  constitution  devenait  une  nécessité  au  mois  de  février 
I8Z18.  «  Elle  était,  suivant  le  langage  public  du  grand-duc,  l'objet  des  vœux 
les  plus  anciens  et  les  plus  ardens  du  prince,  ainsi  que  de  sa  famille,  le  dé- 
veloppement des  institutions  que  son  aïeul,  son  père  et  lui-même  avaient 
introduites  dans  le  pays,  et  il  s'empressait  de  la  donner  à  son  peuple,  qu'il 
croyait  entièrement  mûr  pour  en  savoir  profiter.  »  Ainsi  parlait  le  préam- 
bule du  statut  toscan.  Les  révolutions  de  Paris,  de  Milan  et  de  Vienne  ne 
tardaient  pas  à  imposer  l'autre  partie  du  programme  du  marquis  de  Laja- 
tico, l'adoption  d'une  politique  d'indépendance  nationale  en  Italie. 

Voilà  donc  la  Toscane  entrant  dans  le  mouvement  constitutionnel  et  na- 
tional. Le  grand-duc  alors  dut  naturellement  songer  à  l'homme  qui,  quatre 
mois  auparavant,  lui  avait  proposé  cette  politique  :  le  marquis  de  Lajatico 
revint  à  Florence  pour  être  tout  à  la  fois  ministre  de  la  guerre  et  ministre 
des  affaires  étrangères.  Il  y  avait  de  sa  part  quelque  mérite  à  prendre  le 
pouvoir  dans  des  circonstances  si  rapidement  aggravées,  et  où  tout  était 
difficile.  Il  se  mit  à  l'œuvre  pourtant,  nouant  une  alliance  plus  intime  avec 
le  roi  Charles- Albert,  qui  venait  de  passer  le  Tessin,  et  préparant  à  la  hâte 
une  petite  armée  toscane  pour  l'envoyer  en  Lombardie.  C'est  ce  petit  corps 
d'armée,  fort  incomplètement  organisé,  et  à  peine  muni  du  plus  strict  né- 
cessaire, qui  se  battit  bravement  sous  les  murs  de  Mantoue,  dans  les  san- 
glantes affaires  de  Gurtatone  et  de  Montanara.  Le  nouveau  ministre  de  la 
guerre  voulut  lui-même  aller  visiter  le  camp  ;  il  se  trouva  à  une  sortie  de  la 
garnison  de  Mantoue,  et  s'élança  intrépidement  au  plus  chaud  de  la  mêlée. 
Le  roi  Charles-Albert,  témoin  de  sa  conduite,  lui  donna  sur  le  champ  de  ba- 
taille le  grand  cordon  des  saints  Maurice  et  Lazare. 

Ce  n'était  pas  d'ailleurs  une  petite  tâche  que  le  marquis  de  Lajatico  avait 
acceptée  comme  ministre  de  la  guerre ,  en  se  chargeant  de  reconstituer  et 
de  développer  les  forces  militaires  d'un  pays  tel  que  la  Toscane,  où  l'armée, 
supprimée  autrefois  par  le  grand-duc  Léopold  F^  n'avait  été  postérieure- 
ment rétablie  que  dans  les  limites  fixées  par  le  célèbre  traité  du  12  juin  1815 
avec  l'Autriche;  ce  traité  assignait  à  la  Toscane  un  contingent  de  six  mille 
hommes,  qui,  en  cas  de  guerre,  devait  même  passer  sous  les  ordres  d'un  gé- 
néral autrichien.  Tout  ce  qui  regardait  l'armée  avait  donc  été  singulière- 
ment négligé,  et  se  trouvait  à  peu  près  à  l'abandon  en  18/i8.  D'un  autre  côté, 
le  grand-duc  Léopold  II  était  loin  de  seconder  d'un  zèle  chaleureux  et  actif 


240  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

les  projets  de  son  ministre  pour  organiser  des  forces  destinées  à  combattre 
les  soldats  de  l'Autriche.  Le  grand-duc  disait,  il  est  vrai,  dans  ses  procla- 
mations, en  paraissant  se  glorifier,  que  «  les  soldats  toscans  avaient  été  les 
premiers  qui  eussent  marché  à  la  conquête  de  Tindépendance  sous  les  or- 
dres du  magnanime  roi  de  Sardaigne  ;  »  il  excitait  le  pays  et  le  parlement  à 
prêter  leur  concours  «  à  la  sainte  cause  de  l'indépendance  italienne,  pour 
hâter  le  terme  victorieux  de  la  guerre  contre  l'étranger  ;  »  mais  en  même 
temps,  en  bon  archiduc,  il  ne  laissait  point  d'entretenir,  à  l'insu  de  son  mi- 
nistère, des  relations  suivies  avec  l'empereur.  Il  agissait  en  prince  un  peu 
trop  pénétré  de  l'idée  qu'il  aurait  à  recourir  de  nouveau  aux  armées  autri- 
chiennes. Le  marquis  de  Lajatico,  comme  ministre  de  la  guerre,  se  trouvait 
placé  entre  l'opinion,  qui  le  pressait  de  réorganiser  les  forces  militaires,  et 
le  grand-duc,  qui  se  croyait  intéressé  à  retenir  cet  élan,  à  embarrasser  tous 
les  projets  par  des  lenteurs.  C'était  l'impuissance. 

Le  résultat  de  ce  système  ne  pouvait  être  douteux.  Les  passions  extrêmes 
se  firent  une  arme  de  l'inaction  du  gouvernement,  des  revers  qui  vinrent 
bientôt  compromettre  la  cause  de  l'indépendance  italienne.  L'agitation  ne 
fit  que  s'accroître  en  Toscane,  l'émeute  gronda  à  Livourne.  Deux  ministères 
sombrèrent  coup  sur  coup,  et  le  grand-duc  se  trouva  conduit  en  peu  de 
temps  à  accepter  le  ministère  démocratique  de  MM.  Guerrazzi  et  Monta- 
nelli,  dont  le  premier  acte  fut  la  dissolution  des  chambres.  Tout  n'était 
point  encore  perdu  cependant.  Le  parlement  nouveau,  issu  des  élections 
faites  à  cette  époque,  était  loin  de  répondre  aux  espérances  du  parti  démo- 
cratique :  il  reflétait  dans  son  ensemble  l'esprit  de  ce  pays  aux  mœurs  pai- 
sibles, et  où  domine  toujours  le  goût  de  l'ordre.  Le  marquis  de  Lajatico, 
sondant  résolument  la  situation,  eût  voulu  que  le  grand-duc  s'appuyât  sur 
ces  précieux  élémens  d'ordre  qui  étaient  dans  le  parlement,  dans  la  garde 
nationale,  et  rompît  avec  la  révolution  pour  fonder  un  pouvoir  franche- 
ment constitutionnel  et  italien,  mais  en  même  temps  décidé  à  faire  face  à 
tous  les  désordres.  L'entreprise  était  hardie  et  devait  réussir.  Aussi  le  mar- 
quis de  Lajatico  fut-il  navré  lorsque  le  grand-duc,  au  lieu  de  lutter  et  de 
vaincre,  quittait  Florence  le  7  février  18Zi9  et  partait  secrètement,  laissant 
le  pays  sans  gouvernement,  sans  direction.  Il  fit  en  ce  moment  l'œuvre  d'un 
bon  citoyen  :  il  concourut  de  son  vote  à  l'organisation  d'un  gouvernement 
de  circonstance,  le  seul  possible  alors.  Seulement  il  eut  le  courage  de  se 
présenter  dans  le  parlement  envahi  par  la  populace  et  de  demander  que  ce 
gouvernement  de  fait  que  la  fuite  du  prince  imposait  fût  constitué  de  façon 
à  représenter  et  à  rassurer  le  pays,  au  lieu  d'être  le  gouvernement  exclusif 
de  la  faction  démocratique.  Le  marquis  de  Lajatico  eut  encore  une  lueur 
d'espoir  après  cette  triste  débâcle  :  ce  fut  en  apprenant  que  le  grand-duc, 
retiré  dans  une  petite  ville  maritime  de  la  Toscane,  à  San-Stefano,  et  en- 
touré du  corps  diplomatique,  avait  accepté  l'intervention  piémontaise  offerte 
par  Gioberti,  alors  premier  ministre  de  Charles-Albert.  Il  embrassa  chaleu- 
reusement cette  idée,  dans  laquelle  il  voyait  le  salut  du  régime  constitu- 
tionnel en  Italie,  et  il  se  hâta  d'écrire  au  grand-duc  pour  lui  offrir  de  nou- 
veau ses  services.  Malheureusement  cette  lettre  fut  interceptée  et  valut  à 
celui  qui  l'avait  écrite  d'être  menacé  d'un  procès  de  trahison  à  Florence. 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  241 

Le  marquis  de  Lajatico  avait  dû  s'expatrier  en  18/i7  pour  avoir  osé  propo- 
ser une  constitution  à  un  prince  absolu,  et  il  se  voyait  réduit  encore  une 
fois  à  s'exiler  avec  sa  famille  sous  le  gouvernement  démocratique  qui  régnait 
en  Toscane. 

Une  plus  vive  amertume  patriotique  était  réservée  au  marquis  de  Lajatico 
dans  ce  second  exil  :  c'était  de  voir  le  prince  qui  avait  fini  par  refuser  l'in- 
tervention du  Piémont  rentrer  bientôt  à  Florence  avec  le  secours  des  armées 
autrichiennes.  La  restauration  du  grand-duc  se  présentait  pourtant  sous  de 
plus  favorables  auspices;  elle  s'opérait  par  une  réaction  naturelle  de  l'opi- 
nion, par  ce  mouvement  spontané  du  12  avril  18^9,  œuvre  du  parti  consti- 
tutionnel modéré.  Le  grand-duc  lui-même,  retiré  à  Gaëte,  n'avait  point  hé- 
sité à  ratifier  au  premier  instant  les  promesses  libérales  faites  en  son  nom. 
On  crut  du  moins  avoir  sauvé  le  statut.  La  déception  du  marquis  de  Lajatico 
fut  grande  quand  il  vit  les  soldats  de  l'Autriche  envahir  malgré  tout  la  Tos- 
cane, qui  s'était  pacifiée  d'elle-même,  et  le  grand-duc  oublier  ses  promesses, 
suspendre  d'abord,  puis  supprimer  définitivement  les  institutions  dont  il 
avait  garanti  l'existence.  Ceux  qui  avaient  pris  l'initiative  et  la  direction  du 
mouvement  du  12  avril  18Zi9  avaient  cru  ramener  un  prince  constitutionnel 
et  italien,  ils  avaient  rendu  le  pouvoir  à  un  archiduc  plus  autrichien  et  plus 
absolu  que  jamais.  Le  marquis  de  Lajatico,  revenu,  lui  aussi,  à  Florence 
après  ces  orages,  ne  fit  dès  lors  qu'une  chose  :  il  se  réfugia  dans  son  patrio- 
tisme froissé,  et  ne  voulut  point  désespérer.  Il  était  si  peu  révolutionnaire 
de  son  naturel  que,  malgré  bien  des  mécomptes,  il  ne  renonça  point  à  la 
pensée  de  travailler  encore  à  concilier  l'intérêt  dynastique  et  l'intérêt  du 
pays.  Oubliant  ses  griefs,  surmontant  des  répugnances  personnelles  très 
fortes,  bravant  la  froideur  qui  l'attendait  dans  les  régions  officielles,  il  ne 
kissa  pas  de  conserver  ses  relations  avec  la  cour.  Les  hommes  d'opinions 
plus  vives  blâmaient  quelquefois  ces  ménagemens;  ils  voyaient  une  trans- 
action presque  coupable  là  où  il  n'y  avait  qu'un  dévouement  plus  élevé  au 
bien  public.  Le  marquis  de  Lajatico  n'allait  pas  à  la  cour  pour  son  intérêt 
personnel,  mais  il  gardait  le  droit  de  parler,  même  au  risque  de  n'être  point 
entendu,  et  par  lui  l'opinion  constitutionnelle  avait  en  quelque  sorte  son 
entrée  au  palais  Pitti. 

Tant  qu'une  certaine  liberté  de  la  presse  survécut  à  la  suppression  de  la 
constitution,  le  marquis  de  Lajatico  s'en  servit  avec  ses  amis  pour  donner 
des  avis  prévoyans  et  sages  avec  autant  de  franchise  que  de  modération. 
Lorsque  l'opinion  publique  n'eut  plus  aucun  moyen  légal  de  se  faire  en- 
tendre, il  resta  étranger  à  tout  acte  qui  aurait  pu  diminuer  la  valeur  des 
efforts  que  ses  relations  avec  la  cour  et  avec  les  hommes  du  gouvernement 
lui  permettaient  de  tenter.  11  attendait  l'occasion,  et  cette  occasion  vint  au 
commencement  de  1859.  La  fermentation  était  grande  en  Italie,  et  à  Flo- 
rence plus  que  partout.  Des  milliers  de  volontaires  quittaient  la  Toscane 
pour  aller  servir  dans  l'armée  piéraontaise.  Les  soldats  toscans  eux-mêmes, 
quoique  placés  sous  les  ordres  d'un  général  autrichien,  ne  cachaient  point 
leurs  sympathies  pour  la  cause  de  leur  pays.  Des  publications  aussi  fermes 
que  modérées  reproduisaient  toutes  les  vibrations  du  sentiment  national. 
Que  faisait  le  grand-duc  en  présence  de  cette  agitation  des  esprits  ?  Au  pre- 


242  REVUE   DES  DEUX   MONDES. 

mier  moment,  il  n'aurait  pas  voulu  séparer  ses  intérêts  de  ceux  de  TAu- 
triche  ;  puis,  pressé  par  les  circonstances,  il  se  montrait  résolu  à  se  réfugier 
dans  la  neutralité.  Le  gouvernement  s'efforçait  d'attribuer  toutes  les  mani- 
festations publiques  aux  menées  de  quelques  factieux.  C'est  alors  que  le 
marquis  de  Lajatico  se  décidait  à  adresser  au  président  du  conseil,  M.  Bal- 
dasseroni,  la  lettre  du  18  mars,  qui  était  un  acte  de  patriote  et  de  citoyen 
dévoué  à  la  dynastie.  Il  révélait  toute  l'étendue  et  la  force  de  l'opinion  na- 
tionale, montrait  le  péril  de  la  neutralité,  et  laissait  entrevoir  enfin  que  la 
dynastie  elle-même  ne  pouvait  se  sauver  que  si  elle  s'alliait  avec  le  Piémont, 
et  si  les  jeunes  princes  allaient  prendre  part  à  la  guerre.  On  lui  répondit 
que  le  grand-duc,  plutôt  que  de  rompre  avec  l'Autriche,  quitterait  de  nou- 
veau la  Toscane,  comme  il  l'avait  fait  en  18Zi9.  Peu  de  jours  après,  ce  loyal 
et  sage  conseiller  se  présentait  à  un  cercle  de  la  cour,  et  il  fut  reçu  avec 
une  froideur  qui  ne  pouvait  lui  laisser  de  doute  sur  sa  nouvelle  disgrâce. 

Les  événemens  se  hâtaient  cependant.  L'ultimatum  autrichien  arrivait  à 
Turin,  les  soldats  de  la  France  commençaient  à  paraître  au  sommet  des 
Alpes;  l'armée  toscane  s'émut  alors,  les  rassemblemens  populaires  rempli- 
rent les  rues  de  Florence;  la  journée  du  27  avril  1859  se  leva  pleine  de  me- 
naces, et  le  grand-duc,  à  qui  tout  manquait  à  la  fois,  l'armée  et  le  peuple, 
se  vit  obligé  de  rappeler  à  lui  le  marquis  de  Lajatico,  qui  poussa  le  dévoue- 
ment jusqu'à  se  charger  en  cette  extrémité  de  former  un  nouveau  minis- 
tère. C'est  l'histoire  de  cette  tentative  suprême  que  celui-ci  a  racontée  dans 
une  lettre  qu'il  adressait  peu  après  à  son  fils,  et  où  il  décrivait  les  brusques 
et  violentes  péripéties  de  ces  quelques  heures.  Le  marquis  de  Lajatico  se 
faisait  à  lui-même  l'illusion  qu'on  pouvait  sauver  encore  la  dynastie  et  le 
grand-duc  régnant  par  la  politique  de  la  lettre  du  18  mars  1859,  en  reprenant 
le  drapeau  tricolore  comme  signe  de  nationalité,  en  s'alliant  au  Piémont  et 
à  la  France,  en  entrant  franchement  dans  la  guerre  qui  se  préparait.  Il  fut 
détrompé  quand  il  consulta  ses  amis  et  le  premier  entre  tous,  le  marquis 
Cosimo  Ridolfi.  Le  grand-duc  Léopold  II  s'était  fait  un  irréparable  tort  en 
manquant  à  toutes  ses  promesses  de  18Zi9.  On  ne  crut  pas  à  sa  sincérité,  on 
exigeait  avant  tout  son  abdication  en  faveur  de  son  fils.  Le  marquis  de  La- 
jatico dut  rentrer  au  palais  Pitti  porteur  de  cette  condition,  sans  laquelle  les 
amis  de  la  dynastie  ne  croyaient  plus  pouvoir  la  sauver.  «  Je  voudrais,  a-t-il 
dit  avec  une  franchise  pleine  d'émotion,  je  voudrais  que  tous  les  hommes 
politiques  du  monde  fussent  à  même  de  juger  en  pleine  connaissance  l'acte 
que  je  dus  accomplir,  parce  que  j'ai  le  ferme  espoir  qu'ils  diraient  tous 
d'une  seule  voix  que  je  ne  pouvais  ni  ne  devais  faire  autrement...  » 

La  condition  de  l'abdication  était  dure  sans  doute  ;  elle  n'impliquait  ce- 
pendant qu'un  sacrifice  personnel  de  la  part  d'un  prince  qui  déjà  s'était 
montré  prêt  à  reprendre  le  drapeau  tricolore,  à  déclarer  la  guerre  au  chef 
de  sa  famille,  et  à  rejeter  dans  l'oubli  des  traités  que  la  veille  il  déclarait 
inviolables.  Le  grand-duc  a  dit  depuis,  dans  une  protestation  datée  de  Fer- 
rare  :  tt  Plutôt  que  de  me  laisser  contraindre  à  déclarer  la  guerre ,  je  me 
réfugie  auprès  d'un  état  ami  auquel  je  suis  lié  par  des  traités  de  secours 
réciproques.  »  C'était  Inexact  autant  que  malheureux.  Léopold  II  avait  tout 
accepté  :  sa  dignité  n'aurait  pas  eu  plus  à  souffrir  d'un  acte  personnel  d'ab- 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  243 

négation  que  des  pénibles  concessions  qu'il  avait  déjà  faites  ;  il  s'arrêta  de- 
vant cette  nécessité  de  Tabdication.  On  sait  le  reste.  La  famille  du  grand-duc 
quittait  Florence  au  milieu  d'un  peuple  silencieux,  qui  n'eut  ni  une  injure 
ni  un  mouvement  de  sympathie  pour  cette  famille  fugitive,  qui  se  proscri- 
vait elle-même  faute  de  pouvoir  se  résigner  à  devenir  nationale,  et  la  Tos- 
cane marchait  à  ses  destinées  nouvelles,  s'alliant  à  la  France  et  au  Piémont, 
s'organisant  au  sein  d'un  calme  intérieur  qui  ne  s'est  point  démenti.  Le  rôle 
du  marquis  de  Lajatico  en  ces  dernières  heures  fut  aussi  loyal  que  simple 
et  patriotique.  Il  fit  tout  ce  qu'il  put  pour  sauver  la  dynastie,  et  quand  tout 
fut  épuisé,  il  s'offrit  encore  pour  garantir  sa  sûreté,  fût-ce  au  risque  de  sa 
propre  vie,  ce  qui  ne  fut  point  heureusement  nécessaire. 

Libre  désormais  de  tout  engagement  envers  la  maison  de  Lorraine,  ayant 
largement  payé  la  dette  de  ses  affections  dynastiques,  le  marquis  de  Lajatico 
n'avait  plus  qu'un  devoir  :  c'était  de  se  dévouer  aux  destinées  nouvelles  de 
son  pays;  il  accepta  d'aller  représenter  la  Toscane  au  camp  des  armées  al- 
liées en  Italie.  Par  ses  manières  supérieures,  par  sa  dignité  facile,  par  le 
désintéressement  avec  lequel  il  remplit  la  mission  dont  il  était  chargé ,  par 
le  sang-froid  qu'il  montra  aux  batailles  de  Palestre  et  de  Solferino,  pendant 
lesquelles  il  se  tint  toujours  à  cheval  au  milieu  de  l'état-major  du  roi  de 
Sardaigne,  le  représentant  de  la  Toscane  faisait  honneur  à  son  pays,  en 
même  temps  qu'il  lui  rendait  plus  d'un  service  par  ses  rapports  avec  les 
chefs  souverains  des  deux  armées.  Il  avait  vu  avec  une  véritable  tristesse  le 
départ  de  la  maison  de  Lorraine,  et  qui  sait  s'il  ne  croyait  pas  encore  se- 
crètement à  la  possibilité  de  son  retour  dans  des  conditions  meilleures  après 
la  conquête  de  l'indépendance  ?  Dès  qu'il  vit  le  grand-duc  et  ses  fils  prendre 
place  sans  nécessité  dans  le  camp  autrichien  contre  l'Italie,  il  n'eut  plus  la 
moindre  illusion;  l'incompatibilité  était  devenue  radicale  à  ses  yeux,  tout 
devait  être  fini.  Le  marquis  de  Lajatico  fut  l'un  des  premiers  à  penser  dès 
ce  moment  que  la  Toscane  n'avait  rien  de  mieux  à  faire  que  de  s'annexer 
au  Piémont.  Sa  vive  intelligence  politique  découvrit  bientôt  les  difficultés 
insurmontables  qu'éprouverait  tout  gouvernement  nouveau  en  Toscane.  La 
maison  de  Savoie  avait  pour  lui  l'avantage  d'être  une  maison  italienne  forte 
de  sa  popularité  et  d'offrir  toutes  les  garanties  d'ordre  et  de  paix  intérieure. 
La  formation  d'un  royaume  constitutionnel  sous  le  sceptre  de  la  maison  de 
Savoie  lui  apparaissait  enfin  comme  la  combinaison  la  plus  juste  et  la  plus 
pratique  pour  sauvegarder  désormais  l'indépendance  italienne  vis-à-vis  de 
l'étranger.  C'est  dans  ce  sens  qu'il  conseillait  le  nouveau  gouvernement 
toscan  dès  les  premiers  temps  de  son  séjour  au  camp  des  armées  alliées. 

En  adoptant  cette  pensée,  devenue  plus  générale  après  la. paix  de  Villa- 
franca,  le  marquis  de  Lajatico  se  montrait  toujours  le  même,  national,  mo- 
narchique, constitutionnel  et  conservateur.  Son  zèle  ardent  pour  les  inté- 
rêts de  son  pays  lui  fit  accepter  après  la  paix  d'aller  représenter  cette 
politique  à  Paris  et  à  Londres.  11  vit  trois  fois  l'empereur  des  Français,  en 
juillet  et  en  octobre,  et  se  fit  le  défenseur  des  vœux  des  Toscans.  Un  jour 
peut-être  la  correspondance  du  diplomate  florentin  offrira  plus  d'un  trait 
curieux  à  l'histoire,  en  même  temps  qu'elle  sera  un  témoignage  de  plus  de 
son  dévouement  intelligent.  Le  marquis  de  Lajatico  ne  mettait  du  reste  au- 


t.  .       ■• 

24A  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

cune  subtilité  dans  la  diplomatie;  il  restait  simplement  un  homme  sincère 
et  franc.  C'est  en  remplissant  la  patriotique  mission  de  défendre  les  intérêts 
de  son  pays  qu'il  est  mort  en  Angleterre,  surpris  par  un  mal  inattendu,  et 
au  moment  d'expirer  il  recommandait  encore  à  son  jeune  secrétaire  de  per- 
sévérer dans  les  sentimens  qu'il  lui  avait  inspirés. 

Le  marquis  de  Lajatico  est  donc  mort  comme  il  avait  vécu,  en  patriote 
honnête,  sincère,  quoique  toujours  modéré,  et  il  a  mérité  que  ses  restes, 
rapportés  à  Florence,  fussent  déposés  dans  l'église  de  Santa-Croce,  à  côté 
de  ceux  des  plus  illustres  citoyens  toscans.  Il  y  a  pourtant  dans  une  telle 
vie  une  moralité  qui  tourne  au  profit  de  l'Italie,  et  qui  est  après  tout  une 
lumière  en  politique.  Lorsque  ces  dévouemens  intelligens,  éclairés,  fidèles 
jusqu'au  bout,  ne  peuvent  sauver  une  famille  de  princes,  lorsqu'une  incom- 
patibilité radicale,  absolue,  fondée  sur  une  antipathie  de  nationalité,  éclate 
périodiquement,  et  dans  les  heures  les  plus  décisives,  entre  une  maison  ré- 
gnante et  un  pays,  c'est  que  les  déchéances  sont  irrévocables,  et  que  les 
destinées  sont  accomplies.  On  veut  y  voir  une  œuvre  de  révolution,  et  ce 
n'est  que  le  triste  fruit  de  fautes  accumulées.  ch.  de  mazade. 


POESIES 


LA  BALLADE  DU  DÉSESPÉRÉ. 

Qui  frappe  à  ma  porte  à  cette  heure? 

—  Ouvre,  c'est  moi.  —  Quel  est  ton  nom? 
On  n'entre  pas  dans  ma  demeure 

A  minuit  ainsi,  sans  façon. 

—  Ouvre.  —  Ton  nom?  —  La  neige  tombe, 
Ouvre.  ■—  Ton  nom?  —Yite,  ouvre-moi! 

—  Quel  est  ton  nom  ?  —  Ah  !  dans  sa  tombe 
Un  cadavre  n'a  pas  plus  froid. 

J'ai  marché  toute  la  journée 
De  l'ouest  à  l'est,  du  sud  au  nord. 
A  l'angle  de  ta  cheminée 
Laisse-moi  m'asseoir.  —  Pas  encorl 

Quel  est  ton  nom?  —  Je  suis  la  gloire. 
Je  mène  à  l'immortalité. 


-    t    I 

REVUE.  —  CHRONIQUE.  2A5 

—  Passe,  fantôme  dérisoire  ! 

—  Donne-moi  l'hospitalité. 

Je  suis  l'amour  et  la  jeunesse, 
Ces  deux  belles  moitiés  de  Dieu. 

—  Passe  ton  chemin  :  ma  maîtresse 
Depuis  longtemps  m'a  dit  adieu. 

—  Je  suis  l'art  et  la  poésie  : 

On  me  proscrit.  Vite,  ouvre.  —  Non. 
Je  ne  sais  plus  chanter  ma  mie, 
Je  ne  sais  même  plus  son  nom. 

—  Ouvre-moi  I  je  suis  la  richesse, 
Et  j'ai  de  Tor,  de  l'or  toujours. 
Je  puis  te  rendre  ta  maîtresse. 

—  Peux-tu  me  rendre  nos  amours? 

— -  Ouvre-moi  :  je  suis  la  puissance, 
J'ai  la  pourpre.  —  Vœux  superflus  I 
Peux-tu  me  rendre  l'existence 
De  ceux  qui  ne  reviendront  plus? 

—  Si  tu  ne  veux  ouvrir  ta  porte 
Qu'au  voyageur  qui  dit  son  nom, 
Je  suis  la  mort  :  ouvre,  j'apporte 
Pour  tous  les  maux  la  guérison. 

Tu  peux  entendre  à  ma  ceinture 
Sonner  les  clés  des  noirs  caveaux; 
J'abriterai  ta  sépulture 
De  l'insulte  des  animaux. 

—  Entre  chez  moi,  mai-gre  étrangère, 
Et  pardonne  à  ma  pauvreté. 

C'est  le  foyer  de  la  misère  .        ' 

Qui  t'offre  l'hospitalité. 

Entre  :  je  suis  las  de  la  vie, 
Qui  pour  moi  n'a  plus  d'avenir. 
J'avais  depuis  longtemps  l'envie. 
Non  le  courage  de  mourir. 

Entre  sous  mon  toit,  bois  et  mange, 
Dors,  et  quand  tu  t'éveilleras, 


246  REVUE   DES   DÏUX   MONDES. 

Pour  payer  ton  écot,  cher  ange, 
Dans  tes  bras  tu  m'emporteras. 

Je  t'attendais;  je  veux  te  suivre. 
Où  tu  m'emmèneras,  j'irai; 
Mais  laisse  mon  pauvre  chien  vivre, 
Pour  que  je  puisse  être  pleuré! 

Henry  Murger. 


BOUQUET  D'AUTOMNE. 


ADIEU,   jardin! 

Voici  l'automne,  adieu  les  fleurs  ! 
Que  faire  en  un  jardin  sans  roses, 
Où  sifflent  des  vents  querelleurs? 
Restons  au  logis,  portes  closes; 
Voici  l'automne,  adieu  les  fleurs  ! 

Voici  l'automne,  adieu  les  fleurs  ! 
La  terre  en  vain  cherche  à  sourire  ; 
Les  soleils  sont  froids  et  railleurs, 
Les  cœurs  n'ont  plus  rien  à  se  dire. 
Voici  l'automne,  adieu  les  fleurs  I 

Voici  l'hiver,  vendange  est  faite  ; 
Cuve  et  pressoir  vont  s'épuiser. 
L'ivresse  est  au  bout  de  la  fête. 
Plus  un  raisin,  plus  un  baiser  ! 
Voici  l'hiver,  vendange  est  faite. 

Voici  l'hiver,  vendange  est  faite. 
Le  givre  a  blanchi  nos  buissons  ; 
Du  chêne  il  effeuille  la  tête  ; 
Plus  de  nids  et  plus  de  chansons  ! 
Voici  l'hiver,  vendange  est  faite. 


REVUE.  —  CHRONIQUE. 

Eh  bien!  adieu,  vigne  et  fcrêt, 
Jardin  sans  fleurs,  soleil  sans  flamme! 
Rentrons  dans  Tasile  secret, 
Et  visitons  enfin  notre  âme. 
Adieu,  jardin,  vigne  et  forêt! 

Adieu,  jardin,  vigne  et  forêt  ! 
J'aperçois  dans  un  monde  immense, 
Où  la  nature  disparaît. 
Tout  un  printemps  qui  recommence. 
Adieu,  jardin,  vigne  et  forêt! 


II. 


LE    MOIS    DES    MORTS. 

Novembre  a  mis,  comme  un  suaire, 
Sa  longue  robe  de  brouillards  ; 
Le  soleil,  dans  les  cieux  blafards, 
Semble  une  lampe  mortuaire. 

Les  feuilles  pendent  en  haillons 
Au  noir  squelette  de  la  vigne. 
Et  là-bas  fument  les  sillons 
Près  de  ces  tombes  qu'on  aligne. 

Le  semeur,  en  grand  appareil , 
Donne  au  champ  la  façon  dernière  ; 
Comme  un  mort  promis  au  réveil, 
Le  grain  est  couché  sous  la  terre. 

Mais  rien  ne  parle  encor  d'espoir; 
Tout  s'endort  et  tout  se  recueille. 
Tl  n'est  resté  ni  fleur  ni  feuille  ; 
La  terre  est  grise,  le  ciel  noir. 

Connais-tu  ces  buissons  moroses? 

C'est  l'aubépine  et  l'églantier. 

Où  sont  les  roses  du  sentier 

Et  les  mains  qui  cueillaient  ces  roses? 


248'  "  REVUE   DES  DEUX   MONDES. 

Dans  ces  prés  ne  retourne  pas  ; 
Le  bois  mort  que  le  vent  y  sème, 
*  Avec  la  trace  de  vos  pas, 

A  caché  le  sentier  lui-même. 

Tu  peux  marcher  jusqu'à  la  nuit, 
Tu  seras  seul  avec  ton  livre  : 
On  refuse,  hélas  !  de  te  suivre 
Où  jadis  on  t'avait  conduit. 

Tu  n'aurais  là  d'autre  cortège 
Qu'oiseaux  noirs  et  loups  aux  abois; 
L'hiver  a  changé  dans  les  bois 
Vos  lits  de  mousse  en  lits  de  neige. 

Voici  l'heure  où  le  souvenir 
Peuple  seul  la  forêt  discrète  ; 
Sans  y  troubler  aucune  fête, 
Les  morts  peuvent  y  revenir. 

Au  bord  des  étangs  et  des  chaumes, 
,     A  l'abri  dans  les  chemins  creux. 
Tu  peux  converser  avec  eux  ; 
Suis  pas  à  pas  ces  chers  fantômes. 

Ils  te  ramènent  par  la  main 
Dans  ce  passé  que  l'on  t'envie. 
Où  les  lambeaux  de  votre  vie 
Pendent  aux  buissons  du  chemin. 

Qu'ont-ils  fait  de  leurs  premiers  charmes. 
Ces  jardins  aux  vives  couleurs, 
Où  l'on  récolte  moins  de  fleurs. 
Hélas!  qu'on  n'y  sème  de  larmes? 

Voici  les  berceaux  familiers 
Où,  dans  la  mousse  et  les  pervenches. 
Les  baisers  chantaient  par  milliers. 
Comme  les  oiseaux  sur  les  branches. 

Mais  ces  arbres  et  ces  soleils, 
S'ils  t'ont  prêté  l'ombre  et  la  flamme, 
S'ils  t'ont  donné  leurs  fruits  vermeils, 
Ont  pris  tous  des  parts  de  ton  ame. 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  2/|9 

Tu  la  jetais  à  tous  les  vents, 

Pour  un  mot,  pour  un  regard  tendre... 

Mais  viens,  et  les  morts  vont  te  rendre  ■  ^^ 

Ce  qu'ont  emporté  les  vivans  ; 

Car  là-haut,  sur  les  mêmes  grèves, 
Dans  ces  astres  peuplés  d'esprits, 
Flottent  à  la  fois  les  débris 
Et  les  germes  de  tous  nos  rêves. 

Là-haut,  dans  Timmatériel, 
Tout  va  perdre  et  retrouver  l'être  ; 
Quand  les  morts  descendent  du  ciel, 
C'est  pour  nous  aider  à  renaître. 

Pur  de  désirs  et  de  remords. 
Fais  donc,  sans  terreurs  insensées, 
La  moisson  d'austères  pensées 
Oui  se  récolte  au  mois  des  morts. 

III. 

LA    PREMIÈRE    NEIGE. 

Dans  mon  verger  clos  de  buis, 

Où  je  puis 
Tout  surveiller  de  ma  chambre. 
Mes  deux  pommiers,  —  quel  malheur!  — 

Sont  en  fleur... 
Et  nous  touchons  à  novembre. 

Un  caprice,  un  faux  réveil    - 

Du  soleil 
Au  printemps  leur  a  fait  croire , 
Et  les  fleurs  imprudemment, 

Un  moment, 
Ont  blanchi  l'écorce  noire. 

Mes  pêchers,  mon  grand  souci, 

Vont  ainsi 
Rougir  dans  la  matinée, 
Et  perdre  à  ce  jeu  trompeur, 

J'en  ai  peur, 
Leurs  fruits  de  toute  une  année. 


250  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

Mais  un  vent  souffle  du  nord, 

Apre  et  fort, 
Et  les  avertit  du  piège. 
Tout  mon  jardin  réservé 

Est  sauvé! 
Voici  la  première  neige! 

Tombe,  ô  neige,  et  tiens  couverts 
Les  blés  verts, 

L'espoir  des  moissons  prochaines  ; 

Étends  sur  eux  le  duvet 
Qui  revêt 

Déjà  le  front  des  vieux  chênes  ! 

Viens  marquer  son  dernier  jour 

A  l'amour; 
Arrête  une  folle  sève  : 
^  S'il  s'est  trompé  de  saison. 

En  prison 
Viens  clore  aussi  mon  donix  rêve  ! 

Sur  mes  cheveux  tu  descends; 

Je  t'y  sens, 
0  neige,  et  je  m'en  étonne. 
Le  soleil  était  si  chaud!... 

Il  le  faut, 
Dis-moi  bien  que  c'est  l'automne. 


Victor  de  Laprade, 
de  l'Académie  française. 


REVUE  MUSICALE, 


Le  succès  ^'Orphée  au  Théâtre-Lyrique  s'accroît  chaque  jour,  comme 
nous  l'avions  prévu.  11  n'y  a  pas  une  personne  qui  se  pique  ou  qui  s'eflforce 
de  comprendre  un  peu  les  arts  qui  ne  veuille  entendre  ce  chef-d'œuvj:'e 
d'un  sentiment  si  profond  et  si  pur,  et  qui  ne  revienne  charmée,  avec  le 
désir  de  l'entendre  encore.  M"«  Viardot  soutient  dans  le  rôle  principal, 
qu'elle  a  véritablement  créé,  la  réputation  qu'elle  s'est  acquise,  et  elle  sa- 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  251 

tisfait  jusqu'à  ceux  qui  lui  voudraient  une  voix  plus  jeune  et  d'un  timbre 
plus  musical.  C'est  le  triomphe  de  l'intelligence  et  du  style  sur  la  nature  et 
la  résistance  des  organes  matériels.  De  pareils  événemens  prouvent  encore 
une  fois  qu'il  y  a  dans  la  musique ,  et  même  dans  la  musique  dramatique, 
des  beautés  impérissables  qui  ne  demandent  qu'à  être  bien  interprétées 
pour  produire  leur  effet.  Que  les  jeunes  compositeurs  se  rassureipit  donc,  et 
que  la  restauration  d'un  vieux  chef-d'œuvre  leur  serve  d'exemple,  non  pour 
imiter  la  manière  de  Gluck,  mais  pour  s'inspirer  de  son  génie  et  pour  créer 
à  leur  tour  des  formes  nouvelles  !  C'est  une  profonde  erreur  de  croire  que 
l'admiration  des  monumens  du  passé  empêche  en  nous  la  puissance  créa- 
trice. L'amour  enfante  l'amour,  la  lumière  produit  la  lumière.  Il  n'y  a  de 
stérile  que  l'ignorance  et  le  dédain. 

Cependant  on  a  repris  à  l'Opéra  l'Ame  en  peine  de  M.  de  Flottow  et  VHer- 
culanum  de  M.  Félicien  David  pour  la  continuation  des  débuts  de  M""*  Vest- 
vali.  Il  nous  serait  impossible  d'affirmer  que  cette  belle  personne  a  rencontré 
dans  le  rôle  d'Olympia,  créé  dans  l'origine  par  M"*"  Borghi-Mamo,  un  succès 
plus  significatif  que  celui  qu'elle  a  obtenu  dans  Roméo  et  Juliette  de  Bellini. 
La  voix  de  M™"  Vestvali  manque  un  peu  d'éclat,  et  son  talent,  qu'on  ne  sau- 
rait contester  sans  injustice,  ne  produit  pas  l'effet  décisif  que  le  public  est 
en  droit  d'attendre.  Il  semble  qu'on  pourrait  désirer  à  M""^  Yestvali,  qui  pro- 
nonce et  articule  avec  beaucoup  de  netteté,  une  certaine  harmonie  dans  les 
dons  divers  qui  la  distinguent.  M.  Gueymard,  qui  remplaçait  M.  Roger  dans 
le  rôle  d'Hélios,  y  a  été  plus  heureux  qu'on  ne  pouvait  l'attendre,  et  il  a  dit 
particulièrement  le  joli  cantabîle  de  l'ivresse,  au  second  acte,  avec  une  émo* 
tion  communicative.  Il  a  été  parfaitement  secondé  par  M"»'  Gueymard,  dont 
la  belle  voix  résiste  et  se  conserve  presque  dans  sa  pureté  première. 

M.  Roger,  que  nous  venons  de  nommer,  est  heureusement  rétabli  de  l'af- 
freux accident  qui  l'a  frappé  l'été  dernier.  L'art  est  venu  à  son  secours,  et 
une  main  postiche  lui  a  été  ajustée  avec  un  artifice  si  bien  dissimulé,  que 
M.  Roger  a  pu  paraître  tout  récemment,  le  15  décembre,  sur  la  scène  de 
l'Opéra,  dans  une  représentation  solennelle  donnée  à  son  bénéfice.  Le  pu- 
blic, qui  était  accouru  en  foule,  a  fait  à  cet  artiste  distingué  un  accueil 
plein  de  sympathie.  M.  Roger  a  chanté  tour  à  tour  un  acte  de  la  Dame 
blanche,  le  quatrième  acte  de  la  Favorite  avec  M™*  Gueymard,  et  le  cin- 
quième acte  du  Prophète  avec  M""^  Al  boni.  La  soirée  a  été  brillante,  un  peu 
longue,  et  a  produit  vingt-trois  mille  francs.  M.  Roger  doit  être  content  de 
l'ovation  qu'on  lui  a  faite,  et  qu'il  mérite  à  bien  des  égards.  Il  serait  dan- 
gereux cependant  d'attacher  à  cette  belle  représentation  donnée  en  l'hon- 
neur d'un  artiste  intelligent  qui  a  fourni  une  brillante  carrière  une  signifi- 
cation qu'elle  ne  saurait  avoir. 

Puisque  nous  parlons  de  l'Opéra,  il  n'est  pas  hors  de  propos  de  dire  un 
mot  de  la  nouvelle  salle  qu'on  se  propose  de  construire  à  Paris.  On  assure 
que  l'administration  a  déjà  choisi  l'emplacement  sur  lequel  on  doit  l'édifier, 
et  que  le  plan  même  du  monument  qu'on  destine  à  l'art  musical  est  adopté 
d'avance  sans  débats  et  sans  concours  public.  C'est  une  grande  affaire,  ce 
nous  semble,  que  de  bâtir  un  grand  théâtre  lyrique  qui  doit  servir  de  mo- 
dèle à  toute  la  France,  et  qui  sera  le  point  de  mire  de  l'Europe  entière.  Tant 


252  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

de  conditions  d'élégance,  de  sécurité  et  de  sonorité  sont  nécessaires  pour 
constituer  une  bonne  salle  qui  doit  être  le  temple  d'un  grand  drame  lyrique, 
qu'il  eût  été  à  désirer  qu'on  appelât  la  discussion  sur  un  projet  qu'il  sera 
impossible  de  modifier  plus  tard.  Ces  scrupules  nous  sont  inspirés  par  la 
connaissance  que  nous  avons  de  la  salle  actuelle  du  grand  Opéra  de  Paris, 
beaucoup  trop  vaste  pour  le  charme  et  la  conservation  de  la  voix  humaine, 
et  par  la  lecture  d'une  publication  intéressante,  Parallèle  des  'principaux 
théâtres  modernes  de  l'Europe,  de  MM.  Clément  Coûtant  et  Joseph  de  Fi- 
lippi.  Des  curieux  renseignemens  contenus  dans  cet  ouvrage,  il  ressort  que 
c'est  la  naissance  de  l'Opéra  qui  a  donné  lieu  à  l'agrandissement  indéfini  des 
salles  de  théâtre ,  et  les  grandes  salles  sont  la  cause  de  l'état  déplorable  où 
se  trouve  aujourd'hui  l'art  de  chanter.  Au  nom  de  l'art  musical,  qui  ne  s'ac- 
commode pas  des  trop  vastes  enceintes  pour  produire  ses  effets  les  plus  puis- 
sans,  au  nom  surtout  des  pauvres  chanteurs,  qui  ne  peuvent  résister  long- 
temps aux  efforts  qu'ils  sont  obligés  de  faire,  nous  demandons  que  la  nouvelle 
salle  de  l'Opéra  qu'on  se  propose  de  construire  ne  dépasse  pas  les  propor- 
tions de  celle  qui  existe  depuis  quarante  ans  rue  Lepelletier. 

Le  théâtre  de  l'Opéra-Comique  n'a  pas  la  main  heureuse  depuis  quelque 
temps.  Les  mauvais  ouvrages  s'y  succèdent  sans  intermittence,  et  ces  ou- 
vrages mal  venus  n'y  sont  pas  mieux  exécutés  pour  cela.  Qu'est-ce  par 
exemple  qyi'Yvonne,  opéra  en  trois  actes  que  l'affiche  qualifie  de  drame 
lyrique?  Un  fastidieux  mélodrame  bâti  sur  la  vieille  donnée  des  bleus  et  des 
blancs,  l'antagonisme  des  royalistes  et  des  républicains  dans  la  guerre  de 
la  Vendée,  sujet  usé  aussi  bien  au  théâtre  que  dans  les  romans.  M.  Scribe, 
qui  a  commis  ce  gros  péché,  a  voulu  le  faire  partager  à  M.  Limnander,  com- 
positeur de  mérite  qui  a  fait  les  Monténégrins,  opéra  en  trois  actes  où  l'on 
remarquait  d'heureuses  inspirations.  M.  Limnander  n'a  pu  cette  fois  conju- 
rer l'influence  du  poème  qu'il  a  eu  la  faiblesse  d'accepter  et  pallier,  par  les 
sons  de  sa  musique,  les  interminables  lamentations  (^'Yvonne,  une  vieille  fer- 
mière vendéenne  qui  ne  cesse  de  fatiguer  le  public  de  son  amour  pour  son 
fils  Jean.  L'action  se  passe  en  Bretagne,  ce  qui  n'ajoute  rien  à  l'agrément 
diji  sujet.  Que  dire  de  l'exécution  d: Yvonne,  où  l'on  peut  louer  quelques 
morceaux  qui,  mieux  placés,  auraient  produit  un  meilleur  effet  ?  Qu'elle  ne 
rachète  pas  l'ennui  mortel  qui  s'exhale,  pendant  trois  actes  et  plusieurs  ta- 
bleaux, de  cet  interminable  mélodrame,  auquel  on  a  fait  de  larges  coupures 
depuis  la  première  représentation. 

Après  la  sombre  et  larmoyante  Yvonne,  le  même  théâtre  nous  a  donné  le 
sémillant  Don  Gregorio,  opéra-comique  en  trois  actes,  dont  le  sujet  n'est  pas 
moins  connu,  car  il  s'agit  des  vicissitudes  d'un  pauvre  précepteur  dans  l'em- 
barras. Le  libretto  de  MM.  de  Leuven  et  Sauvage  a  été  mis  en  musique  par 
M.  Gabrielli,  un  Napolitain  qui  est  fixé  à  Paris  depuis  quelques  années,  et  à 
qui  l'on  doit,  à  l'Opéra,  un  ou  deux  ballets  de  sa  composition.  Je  ne  sais  pas 
si  M.  Gabrielli  a  des  idées;  mais  si  cela  lui  arrive  quelquefois,  ce  n'est  pas 
dans  Don  Gregorio,  dont  les  fades  gazouillemens  ne  peuvent  intéresser  per- 
sonne. Si  l'ouvrage  de  M.  Gabrielli  obtient  un  certain  nombre  de  représen- 
tations, on  les  devra  à  M.  Couderc,  qui  joue  le  rôle  principal,  celui  du  pré- 
cepteur dans  l'embarras,  avec  son  talent  habituel,  et  à  M"«  Pannetrat,  qui 


REVUE.  CHRONIQUE.  253 

chante  avec  plus  de  bravoure  que  de  charme  des  lieux-communs  de  vocali- 
sation. 

On  se  demande,  en  voyant  de  telles  œuvres  se  produire  sur  un  théâtre 
aimé  du  public,  qui  possède  un  si  riche  répertoire,  s'il  n'y  a  plus  de  compo- 
siteurs en  France,  et  à  quelle  haute  protection  M.  Gabrielli  a  dû  une  faveur 
que  rien  ne  justifie.  Comment!  il  n'y  a  que  trois  théâtres  lyriques  pour  un 
peuple  de  trente-six  millions  d'âmes,  et  vous  livrez  l'Opéra  et  l'Opéra-Comi- 
que,  subventionnés  par  l'état  pour  essayer  de  grandes  choses,  à  des  médio- 
crités obséquieuses  qui  viennent?  prendre  la  place  des  artistes  élevés  aux 
frais  de  la  nation!  Ou  bien  donnez  la  liberté  des  théâtres,  que  réclament  de- 
puis si  longtemps  le  sens  commun  et  les  besoins  de  l'art,  ou  faites  un  meil- 
leur usage  de  l'autorité  que  vous  vous  attribuez  de  diriger  la  fantaisie,  qui 
se  passerait  fort  bien  de  votre  contrôle.  Le  sort  des  jeunes  compositeurs 
français  est  vraiment  digne  de  compassion.  Non -seulement  ils  n'ont  pas, 
comme  les  peintres,  les  sculpteurs  et  les  architectes,  des  commandes  de 
travaux  de  la  part  du  gouvernement,  mais  on  les  prive  encore  de  la  faculté 
de  se  produire  sur  les  deux  seuls  théâtres  subventionnés  qui  existent  à 
Paris.  A  cet  état  de  choses  vraiment  déplorable,  nous  ne  voyons  qu'un  re- 
mède :  la  liberté  des  théâtres,  la  faculté  laissée  à  chacun  de  chanter,  de 
danser  et  de  siffler  comme  il  l'entendra,  sous  la  simple  réserve  de  ne  pas 
blesser  la  décence  publique.  Toute  autre  mesure  que  la  liberté  des  théâtres 
ne  sera  jamais  qu'un  palliatif,  et  les  arts  en  France  ne  cesseront  pas  d'être 
entravés  par  le  favoritisme  et  la  bureaucratie. 

Le  Théâtre-Italien  poursuit  sa  carrière  sans  grand  éclat  et  sans  grand 
bruit.  W^  Borghi-Mamo,  après  trois  ans  d'exil  qu'elle  a  passés  à  l'Opéra,  est 
revenue  à  ses  premières  amours,  et  elle  a  fait  sa  rentrée  par  le  rôle  de  Ro- 
sine du  Barbier  de  Séville.  On  s'est  aperçu  aussitôt  que  ce  n'est  pas  impu- 
nément que  cette  habile  cantatrice  a  chanté  dans  une  langue  étrangère  et 
pour  un  public  qu'on  ne  corrigera  pas  de  préférer  les  cris  dramatiques  aux 
sons  qui  charment  l'oreille  avant  de  toucher  l'âme.  M™^  Borghi-Mamo  a 
perdu  quelque  chose  de  ce  timbre  doux  et  mélancolique  qui  caractérisait  sa 
voix  de  mezzo-soprano,  et  les  embellissemens  qu'elle  a  cru  devoir  ajouter 
au  duo  entre  Rosine  et  Figaro  ont  paru  à  tout  le  monde  d'un  goût  équivo- 
que. Nous  en  dirons  autant  de  l'air  napolitain  qu'elle  chante  pendant  la  leçon 
que  'lui  donne  Almaviva,  et  qu'il  faudrait  laisser  aux  marchands  de  musique 
qui  débitent  les  chefs-d'œuvre  de  M.  Offenbach.  On  sûitque  l'administration 
du  Théâtre-Italien  a  commis  l'incroyable  étourderie  de  faire  représenter  le 
26  novembre  devant  le  public  parisien  Un  Curioso  accidente,  sorte  de  pas- 
tiche en  deux  actes  composé  de  morceaux  divers  empruntés  aux  opéras  de 
la  jeunesse  de  Rossini.  Parmi  les  petits  ouvrages  qui  ont  servi  à  dégrossir  la 
main  de  l'auteur  du  Barbier  de  Séville  se  trouve  une  opérette  en  un  acte, 
l'Occasione  fa  il  Ladro  (l'occasion  fait  le  larron),  qui  fut  écrite  à  Venise 
en  1812.  Un  poète  italien  qui  habite  Paris,  M.  Berettoni,  a  conçu  le  projet 
de  prendre  cette  pièce  sous  un  titre  nouveau  et  de  l'enrichir  de  tous  les 
morceaux  qu'il  plairait  à  sa  fantaisie  d'y  intercaler  per  fas  et  nef  as.  Cet 
étrange  oubli  des  convenances  a  fait  sortir  Rossini  de  sa  réserve  habituelle  : 
il  a  protesté  par  une  lettre  adressée  à  M.  Galzado,  directeur  du  Théâtre- 


254  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

Italien,  contre  la  qualification  d'opéra  nouveau  que  portait  Taffiche  en  an- 
nonçant la  première  représentation  d'Un  Cwioso  accidente.  La  direction 
s'est  empressée  de  faire  droit  à  la  réclamation  de  l'illustre  maestro,  et  Un 
Curioso  accidente  n'a  été  donné  qu'une  seule  fois.  On  a  eu  le  temps  d'y  re- 
marquer un  très  joli  trio  pour  voix  d'homme  tiré  délia  Pietra  del  Paragone, 
un  duo  pour  deux  femmes  d'Aureliano  in  Palmira,  et  un  rondeau  que  Ros- 
sini  avait  écrit  jadis  pour  M""^  Malibran. 

On  nous  promet  au  Théâtre-Italien  la  reprise  du  Matrimonio  segreto  de 
Cimarosa.  A  la  bonne  heure!  revenez  donc  aUx  vrais  chefs-d'œuvre  de  votre 
ancien  répertoire,  donnez-nous  autre  chose  que  des  mélodrames  illustrés 
de  cloches,  d'enclumes  et  de  marteaux,  contez-nous  de  ces  bonnes  bêtises 
d'autrefois,  et  laissez  reposer  un  peu  les  histoires  agréables  d'enfans  rôtis  et 
de  tyrans  de  Padoue,  d'autres  lieux  !  On  chante  Gluck  au  Théâtre-Lyrique, 
rOpéra-Gomique  paraît  vouloir  donner  sur  le  théâtre  de  Monsigny  et  de 
M.  Auber  le  Don  Juan  de  Mozart!  Qui  vous  empêche  de  reprendre  votre 
bien,  la  Serva  padrona  et  il  Re  Teodoro  de  Paisiello,  Cosi  fan  tutte  de 
Mozart,  la  Camilla  de  Paer,  le  Cantatrîci  villane  de  Fioravanti,  la  Prova 
d'un  opéra  séria  de  Gneco,  le  Nozze  di  Dorina  de  Sarti,  la  Cosa  rara  de 
Vincenzo  Martini,  etc.?  Ah!  malheureux  que  vous  êtes,  vous  ne  connaissez 
pas  la  centième  partie  des  trésors  que  vous  possédez  !  Il  serait  injuste  ce- 
pendant de  ne  pas  savoir  gré  à  l'administration  du  Théâtre-Italien  du  nou- 
veau ténor  qu'elle  nous  a  fait  entendre.  M.  Giuglini,  qui  chante  à  Londres 
depuis  plusieurs  années,  a  débuté  pour  la  première  fois  à  Paris  dans  le  rôle 
de  Manrico  du  Trovatore  de  M.  Verdi.  Sa  voix  est  un  ténor  de  demi-carac- 
tère qui  manque  un  peu  de  force  et  surtout  de  souplesse,  mais  dont  les  six 
notes  supérieures,  d'ut  à  la,  sont  claires  et  charmantes.  M.  Giuglini,  qui 
est  grand,  gesticule  un  peu  trop,  et  ne  semble  pas  encore  suffisamment 
maître  de  la  scène.  Il  a  dit  avec  goût  la  sérénade  du  premier  acte,  l'andante 
de  l'air  du  troisième,  ainsi  que  la  phrase  émue  du  Miserere.  Parfaitement 
secondé  par  M™**  Cambardi,  qui,  dans  le  rôle  de  Leonora,  a  montré  tout  le 
désir  qu'elle  a  de  bien  faire,  M.  Giuglini  a  été  assez  bien  accueilli  par  le  pu- 
blic, qui  l'attend  dans  un  opéra  mieux  approprié  à  ses  moyens. 

Le  10  novembre  dernier,  on  a  fêté  à  Paris ,  ainsi  qu'à  Londres  et  dans  les 
principales  villes  d'Allemagne,  le  centième  anniversaire  de  la  naissance  de 
Schiller,  poète  aimé  par  son  génie,  par  une  vie  de  labeur  et  de  dévouement 
à  la  plus  noble  des  causes,  l'indépendance  et  l'émancipation  du  genre  hu- 
main. Six  cents  musiciens,  sous  la  direction  de  M.  Pasdeloup,  ont  exécuté, 
dans  la  grande  salle  du  cirque  des  Champs-Elysées,  une  marche  et  une  can- 
tate que  Meyerbeer  avait  composées  pour  la  circonstance,  plusieurs  mor- 
ceaux de  Mendelssohn,  l'ouverture  d'Oberon  de  Weber  et  le  finale  de  la  neu- 
vième symphonie  de  Beethoven.  La  salle  était  remplie  jusqu'aux  combles 
par  un  public  dont  la  plus  grande  partie  était  composée  des  compatriotes 
de  l'auteur  de  Don  Carlos  et  de  fFallenstein.  Un  discours  plein  de  pensées 
généreuses  a  été  prononcé  en  allemand  par  le  docteur  Kalisch,  et  la  séance 
s'est  terminée  dans  un  meilleur  ordre  qu'elle  n'avait  commencé. 

Puisque  nous  venons  de  parler  de  l'Allemagne ,  disons  qu'elle  vient  de 
perdre  encore  un  compositeur  distingué,  Reissiger,  qui  est  mort  à  Dresde 


REVUE.  CHRONIQUE.         '  255 

le  7  novembre,  âgé  de  soixante  et  un  ans.  Né  le  31  janvier  1798  à  Betzi,  près 
de  Wittenberg,  Reissiger,  qui  était  le  fils  d'un  musicien,  fut  initié  de  très 
bonne  heure  aux  principes  de  la  musique.  Envoyé  à  Tuniversité  de  Leipzig 
en  1818,  Reissiger  s'adonna  pendant  quelque  temps  à  l'étude  de  la  théologie, 
qui  en  Allemagne  est  la  base  de  toute  éducation  libérale.  Soutenu  par  des 
amis  généreux,  Reissiger,  qui  était  fort  pauvre,  reprit  avec  ardeur  l'étude 
de  la  composition  sous  la  direction  d'un  nommé  Schicht,  qui  fut  pour  lui  un 
bienfaiteur,  et  il  se  rendit  à  Vienne  en  1821,  où  il  composa  son  premier 
opéra,  qui  ne  fut  pas  représenté.  En  1822,  Reissiger  quitta  Vienne  pour 
aller  à  Munich  prendre  des  conseils  du  célèbre  compositeur  Winter.  Après 
avoir  obtenu  beaucoup  de  succès  par  la  composition  d'une  ouverture  sur  un 
thème  de  cinq  notes  que  lui  avait  donné  Winter,  Reissiger  partit  pour  Leipzig 
et  pour  Berlin,  où  le  roi  de  Prusse,  charmé  de  ses  talens,  lui  donna  les 
moyens  dr>,  faire  un  voyage  en  Italie.  Reissiger  vint  à  Paris  en  182Zi  et  sé- 
journa dans  cette  grande  ville  pendant  toute  une  année.  Il  se  rendit  en  Ita- 
lie, visita  Milan,  Bologne,  Florence,  Rome,  Naples,  et  puis  retourna  à  Ber- 
lin à  la  fin  de  1825,  où  il  fut  chargé  de  dresser  le  plan  d'un  conservatoire 
de  musique  à  l'instar  de  celui  de  Paris,  qu'on  voulait  établir  dans  la  capi- 
tale de  la  Prusse.  Au  mois  d'octobre  1826,  Reissiger  fut  nommé  directeur 
de  la  musique  du  roi  de  Saxe  à  la  place  de  Marschner,  qui  était  appelé  à 
la  cour  de  Hanovre,  où  il  est  encore.  Reissiger  a  occupé  ce  poste  jusqu'à 
sa  mort.  Compositeur  plus  fécond  qu'original,  il  a  écrit  cinq  ou  six  opé- 
ras qui  ont  eu  du  succès,  une  grande  quantité  de  messes  et  de  motets, 
beaucoup  de  musique  instrumentale.  Imitateur  facile  de  Weber  surtout  et 
de  beaucoup  d'autres  maîtres ,  Reissiger  produisait  incessamment  et  livrait 
à  la  gravure  tout  ce  qui  s'échappait  de  ses  mains.  Il  est  l'auteur  d'une  jolie 
valse  qui  circule  dans  le  public  sous  ce  titre  menteur  :  la  Dernière  Pensée 
de  IVeher.  Reissiger  a  réclamé  lui-même  dans  les  journaux  la  paternité  de 
cette  heureuse  inspiration.  «  La  Dernière  Pensée  de  fVeber,  dit  Reissiger 
dans  une  lettre  à  un  ami,  a  été  composée^,par  moi  en  1822  et  envoyée  dans 
la  même  année  à  l'éditeur  Peters,  à  Leipzig,  qui  la  fit  graver  à  la  suite  de 
mon  trio,  opéra  26.  Je  l'ai  jouée  souvent  à  Leipzig  en  public,  et  toujours 
avec  un  grand  succès.  Je  l'ai  communiquée  à  Weber,  qui  en  fut  charmé,  et 
qui  la  jouait  souvent.  Cette  valse  a  été  publiée  à  Paris  par  un  spéculateur 
sous  le  titre  qui  l'a  rendue  populaire.  »  Puisque  je  touche  en  passant  à  cette 
question  délicate  de  l'authenticité  de  certaines  compositions  musicales,  je 
dirai  aussi  que  la  valse  si  populaire  qu'on  attribue  à  Beethoven  est  de  Schu- 
bert, et  que  l'admirable  mélodie  de  V Adieu,  qu'on  a  mise  dans  l'csuvre  de 
Schubert,  est  d'un  compositeur  modeste  dont  j'ai  oublié  le  nom.  Les  erreurs 
de  ce  genre  sont  innombrab4es  dans  le  commerce  de  musique,  surtout  en 
France  et  en  Angleterre. 

Un  chanteur  célèbre,  qui  pendant  longtemps  a  fait  les  délices  du  Théâtre- 
Italien,  Tacchinardi,  père  de  M'"^  Persiani,  est  mort  aussi  l'année  dernière 
à  Florence,  âgé  de  soixante-quinze  ans.  Né  dans  la  capitale  de  la  Toscane 
en  1776,  imitateur  élégant  de  Babbini,  un  des  plus  admirables  ténors  ita- 
liens du  commencement  de  ce  siècle,  Tacchinardi,  qui  était  un  artiste 
instruit  et  fort  distingué,  vint  à  Paris  et  débuta  à  l'Odéon,  le  U  mai  1811, 


256  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

dans  un  opéra  de  Zingarelli,  la  Dîstruzîone  di  Gerusalemme.  Son  physique 
peu  avantageux  excita  d'abord  un  certain  étonnement,  car  on  s'écria  dans 
la  salle  :  «  Il  est  bossu!  »  En  effet,  Tacchinardi  avait  la  tête  enfoncée  dans 
de  grosses  épaules  qui  faisaient  saillie  et  avaient  toute  l'apparence  d'une 
difformité.  C'était  un  chanteur  brillant,  mais  un  mauvais  comédien  que 
Tacchinardi,  dont  le  style  fleuri  formait  un  grand  contraste  avec  celui  de 
Crivelli,  ténor  non  moins  remarquable  qui  partageait  avec  lui  la  faveur  du 
public  parisien.  Tacchinardi  eut  surtout  un  grand  succès  dans  la  Molinara 
de  Paisiello,  tandis  que  Crivelli  excitait  l'admiration  des  connaisseurs  dans 
le  rôle  de  Lindoro  de  la  Nina  du  même  compositeur.  Tacchinardi  est  resté 
à  Paris  jusqu'en  1815.  Retiré  à  Florence  depuis  plusieurs  années,  Tacchi- 
nardi a  formé  un  grand  nombre  de  bons  élèves  parmi  lesquels  il  faut  citer, 
après  M™^  Persiani,  M"^*  Frezzolini,  dont  nous  avons  pu  admirer  l'élégance  et 
la  dolce  ma  est  à. 

Les  concerts  ont  déjà  commencé.  C'est  M.  Sivori  qui  a  brillamment  inau- 
guré la  saison  par  quatre  soirées  qu'il  a  données  dans  la  salle  Beethoven. 
Secondé  par  des  artistes  de  mérite  tels  que  MM.  Accursi,  Ney,  Rigault  et 
surtout  M.  Ritter,  pianiste  au  style  vigoureux,  net  et  d'une  remarquable 
précision,  M.  Sivori  a  charmé  l'auditoire  très  distingué  qu'il  avait  réuni  au- 
tour de  son  archet  merveilleux.  Du  reste,  on  remarque  dans  toutes  les  direc- 
tions de  l'art  musical  un  retour  significatif  vers  les  œuvres  des  vieux  maî- 
tres qui  ont  été  consacrées  par  le  temps  et  l'approbation  des  connaisseurs. 
Un  homme  zélé,  un  chercheur  patient  et  plein  d'ardeur  pour  les  bonnes 
choses,  M.  Farrenc,  a  conçu  le  projet  de  réunir  et  de  publier  un  choix  des 
meilleures  compositions  pour  le  piano,  depuis  les  clavecinistes  du  xvi^  siècle 
jusqu'aux  larges  et  pathétiques  inspirations  de  Beethoven.  Le  Trésor  des  Pia- 
nistes, car  tel  est  le  titre  de  cette  publication  intéressante,  réunira,  dit 
M.  Farrenc,  toutes  les  œuvres,  pour  piano  seul,  de  Mozart,  de  Beethoven 
et  de  Weber,  toutes  les  œuvres  remarquables  d'Haydn  et  d'Emmanuel  Bach, 
une  très  grande  partie  de  celles  de  Sébastien  Bach ,  les  meilleures  pièces 
de  Dominique  Scarlatti,  les  meilleures  sonates  de  Clementi,  les  œuvres  de 
HumraeL  Ainsi  le  Trésor  des  Pianistes  mettra  sous  les  yeux  de  l'amateur 
et  de  l'artiste  cette  série  de  formes  et  de  tâtonnemens  successifs  qui,  depuis 
William  Bird,  John  Bull,  Claudio  Merulo,  au  xvi«  siècle,  jusqu'à  Chopin,  le 
dernier  des  maîtres  modernes,  ont  servi  à  manifester  le  génie  de  l'homme 
dans  une  partie  très  importante  de  l'art  musical.  De  pareilles  publications 
révèlent  bien  l'esprit  investigateur  de  notre  époque  et  le  besoin  que  nous 
éprouvons  tous  de  connaître  le  passé  pour  mieux  préparer  l'avenir,  car, 
redisons-le  en  finissant,  l'admiration  des  vieux  monumens  de  l'art  alimente 
en  nous  la  puissance  créatrice,  loin  de  l'empêcher.  p.  scldo. 


V.  DE  Mars. 


LES  COMMENTAIRES 


D'UN    SOLDAT 


I. 

LES  PREMIERS  JOURS  DE  LA  GUERRE  DE  CRIMÉE. 


Dieu  m'a  permis  jusqu'à  présent  d'assister  à  presque  tous  les 
grands  faits  de  guerre  qui  se  sont  accomplis  depuis  onze  ou  douze 
ans.  Puisse  cette  grâce  m' être  continuée!  voilà  le  plus  ardent  de  mes 
vœux.  J'avais  entrepris  de  raconter  l'expédition  de  Crimée,  quand 
est  venue  cette  campagne  d'Italie,  si  belle,  si  entraînante,  si  rapide, 
qui  a  mis  la  France  tout  entière  sous  le  charme,  et  rendu  ce  siècle 
aux  jours  radieux  de  sa  jeunesse.  J'ai  eu  le  bonheur  de  faire  en- 
core cette  guerre,  et  en  rentrant  dans  mon  pays  j'ai  repris  l'œuvre 
commencée;  seulement  je  l'ai  agrandie  de  tout  le  champ  nouveau 
qu'il  m'avait  été  donné  de  parcourir.  Je  réunis  donc  aujourd'hui, 
sous  un  même  titre,  mes  souvenirs  de  Crimée  et  d'Italie.  Ce  titre 
indique  l'endroit  obscur  d'où  j'ai  vu  tant  d'éblouissantes  choses,  et 
partant  le  caractère  de  mon  récit.  L'œuvre  qu'on  va  lire  est  étran- 
gère à  toute  science  militaire  et  à  toute  prétention  historique.  C'est 
l'intérieur  d'une  âme  où  de  vives  et  puissantes  images  se  sont-réflé- 
chies. 

I. 

On  dit  qu'il  est  agréable  de  se  souvenir,  je  ne  sais;  pour  ma  part, 
je  laisserais  volontiers  reposer  au  plus  profond  de  moi  tout  ce  que 

TOME  XXV.    —  15  JANVIER  1860.  17 


258  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

Dieu  a  fait  passer  d'images  dans  mon  esprit  et  d'émotions  dans  mon 
cœur.  Je  n'aime  point  à  dire  aux  pensées  endormies  :  Levez-vous.  Je 
ne  comprends  pas  d'évocation  sans  une  sorte  de  trouble  et  de  souf- 
france. Ce  n'est  donc  point  assurément  pour  mon  plaisir  que  je 
remue  aujourd'hui  tout  un  passé  qui  plus  d'une  fois  m'a  fait  trou- 
ver aux  heures  présentes  de  la  monotonie  et  de  la  pâleur;  mais  sans 
me  forger  des  devoirs  imaginaires,  sans  me  croire  cette  charge  re- 
doutable que  crée  le  talent,  je  pense  qu'il  est  des  conditions  et  des 
circonstances  où  l'on  est  coupable  de  s'imposer,  plutôt  de  s'accorder 
le  silence.  Si  Join ville,  si  Villehardouin  s'étaient  livrés  à  cette  pa- 
resse de  l'esprit,  qui  a  tant  de  charme,  et  même  à  mon  sens  une 
singulière  apparence,  sinon  un  fonds  bien  réel  de  grandeur,  il  est 
une  France  héroïque  et  naïve  que  nous  n'aurions  jamais  connue. 
Continuons  donc  l'œuvre  de  nos  pères  en  venant  raconter,  nous 
aussi,  à  notre  façon  et  à  notre  guise,  ce  qu'ont  accompli  sous  nos 
yeux  de  noble  et  de  bon  des  gens  de  notre  temps  et  de  notre  patrie. 

J'ignore  ce  que  nous  garde  l'avenir.  Plusieurs  croient  que  la  guerre 
est  appelée  à  disparaître  ;  ils  la  regardent  comme  une  impiété,  comme 
un  fléau,  comme  un  monstre  qu'après  des  convulsions  suprêmes  le 
monde  rejettera  enfin  pour  toujours  de  ses  entrailles  :  je  l'ai  consi- 
dérée de  tout  temps,  moi,  comme  la  plus  haute  et  même  la  meil- 
leure expression  de  la  volonté  divine.  Je  regarderais  comme  un  jour 
de  colère  et  non  point  de  bénédiction  le  jour  où  cette  source  mysté- 
rieuse de  l'expiation  viendrait  tout  à  coup  à  tarir.  Grâce  à  Dieu,  du 
reste,  je  ne  suis  point  menacé  de  voir  ce  jour-là,  et  en  attendant  ce 
que  rêvent  les  philosophes,  je  vais  essayer  de  dire  ce  que  j'ai  vu. 

J'étais  en  Afrique  au  moment  où  éclata  la  guerre  de  Grimée,  et  ici 
je  yeux  tout  de  suite  expliquer  l'emploi  d'une  formule  qui  me  pèse, 
mais  que  je  me  suis  décidé  pourtant  à  ne  pas  rejeter.  J'emploierai 
souvent  dans  ce  qu'on  va  lire  le  je  et  le  moi.  Ce  qui  est  pour  ceux-ci 
de  l'orgueil  est  de  la  modestie  pour  ceux-là.  En  parlant  de  lui- 
même,  l'homme  qui  n'a  joué  que  le  plus  obscur  des  rôles  dans  ces 
immenses  drames  où  se  décide  le  sort  des  nations  fait,  je  crois,  preuve 
d'humilité.  Ce  n'est  du  reste  aucune  considération  personnelle  qui 
m'a  guidé  en  cette  matière;  je  me  suis  dit  tout  simplement  qu'une 
chose  qui  m'est  à  cœur  emprunterait  à  un  mode  de  récit  qui  m'est 
pénible  un  intérêt  de  plus.  Le  lecteur  trouve  une  autorité  rassu- 
rante dans  une  forme  de  langage  qui  lui  rappelle  constamment  que 
l'écrivain  a  été  le  témoin  même  des  faits  dont  s'occupe  son  esprit; 
il  est  ainsi  dans  un  contact  plus  immédiat,  plus  intime,  plus  ardent, 
avec  les  choses  et  les  hommes  qu'on  veut  lui  faire  connaître.  Cela 
dit,  je  reprends  la  tâche  que  je  me  suis  donnée. 

J'étais  donc  en  Afrique  quand  éclata  une  guerre  gi"  semblait  à 


COMMENTAIRES    d'uN    SOLDAT.  259 

ses  débuts  devoir  inaugurer  une  période  séculaire  de  combats.  J'ai 
raconté  autrefois,  dans  des  pages  écrites  sous  la  vive  et  chaude  im- 
pression d'événemens  déjcà  bien  loin  de  nous,  les  formidables  gran- 
deurs de  la  guerre  civile  (1).  Les  luttes  soulevées  parles  passions 
révolutionnaires  paraissaient  être  les  seules  destinées  à  nos  généra- 
tions. Je  ne  veux  pas,  comme  on  le  fait  trop  souvent,  répudier  au 
nom  des  tristesses  patriotiques  les  glorieux  souvenirs  d'actions  éner- 
giques et  utiles.  Ces  nobles  et  rares  apparitions  de  la  vertu  humaine, 
qui  sont  la  récompense  des  âmes  altérées  d'un  amour  viril  de  l'idéal, 
je  les  ai  rencontrées  à  certaines  heures  à  travers  les  rues  aussi  bien 
qu'à  travers  les  champs  de  bataille.  Je  n'entends  point  nier  pour 
cela  que  la  vraie ,  même  la  seule  joie  des  âmes  guerrières  soit  la 
lutte  hors  de  la  patrie.  Eh  bien!  c'est  ce  qui  nous'  était  rendu  tout  à 
coup. 

Je  servais  dans  un  régiment  de  spahis.  Le  maréchal  de  Saint- Ar- 
naud, qui  avait  si  longtemps  guerroyé  en  Algérie,  et  à  qui  la  patrie 
africaine  était  chère ,  voulut  composer  son  escorte  d'hommes  dont 
il  aimait  les  mœurs,  le  costume,  et  qui  lui  rappelaient  de  précieux 
souvenirs.  On  forma  dans  les  trois  régimens  de  spahis  un  détache- 
ment de  quatre-vingt-six  hommes,  sous  les  ordres  d'un  officier 
qu'une  promotion  obligea  de  nous  quitter  en  Turquie,  et  dont  je 
pris  alors  le  commandement.  Au  milieu  d'avril  185Zi,  je  partis  d'Alger 
avec  quelques  hommes  et  quelques  chevaux,  sur  un  petit  bateau  à 
voile  qui  s'appelait  Y  Espérance.  La  navigation  à  voile  sur  ces  mers 
que  sillonnent  dans  tous  les  sens  des  bateaux  à  vapeur,  c'est  le 
voyage  à  cheval  auprès  du  chemin  de  fer.  Je  me  sentais  sous  l'em- 
pire absolu  des  vents  comme  Ulysse  et  le  pieux  Énée.  Cette  im- 
pression du  reste  était  loin  de  me  déplaire,  car  j'aime  le  passé,  je 
ne  m'en  cache  point,  et  je  bénis  volontiers  les  accidens  qui  me 
rejettent  forcément  dans  ses  bras. 

Je  m'embarquai  à  la  fin  d'une  journée  de  printemps,  vers  quatre 
heures,  à  ce  moment  aimé  des  rêveurs  où  l'âme  semble  secouer 
l'oppression  du  jour,  et  prendre  quelque  chose  de  plus  subtil,  de 
plus  libre,  de  plus  léger.  J'ai  toujours  aimé  l'Afrique;  chaque  pas 
que  j'ai  fait  à  travers  le  monde  m'a  convaincu  que  c'était,  de  toutes 
les  contrées,  celle  où  règne  avec  le  plus  de  magnificence  la  poésie 
des  êtres  inanimés.  Le  ciel  africain  a  un  regard  que  l'on  emporte 
sous  son  front  comme  le  héros  du  poète  allemand  emportait  le  re- 
gard de  sa  maîtresse  ;  tous  ceux  qui  ont  vécu  dans  sa  lumière  pen- 
dant quelques  années  subissent  une  attraction  qui  bien  souvent  les 
ramène  à  des  rivages  dont  ik  croyaient  s'être  éloignés  pour  toujours. 

(1)  Voyez  la  Garde  mobile  dans  la  Revue  du  l»"^  novembre  1849. 


260  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Cependant  l'aventure  qui  m'appelait  en  des  pays  inconnus  avait  trop 
de  charme  pour  laisser  accès  dans  mon  esprit  aux  tristesses  cruelles. 
J'avais,  de  la  mélancolie  humaine,  ce  que  j'en  souhaite  aux  cœurs 
faits  pour  savourer  les  émotions  les  meilleures  et  les  plus  délicates 
de  ce  monde. 

Il  faut  savoir  rendre  justice  à  la  vie,  lorsque  par  hasard  elle 
veut  bien  secouer  la  monotonie  qui  lui  est  si  familière  pour  prendre 
un  peu  l'aspect  et  l'allure  des  choses  rêvées.  Je  m'avançais  avec  un 
plaisir  dont  parfois  encore  je  retrouve  les  traces  au  fond  de  moi  à 
travers  cette  magnifique  étendue  de  mer,  lumineuse  et  chaude,  qui 
s'étend  de  l'Afrique  aux  pays  orientaux.  J'ai  toujours  aimé  la  Médi- 
terranée ;  maintenant  que  l'Océan  se  dépouille  de  mystère,  comme 
toutes  les  parties  d'un  globe  exploré  par  tant  de  machines  bruyantes 
et  d'êtres  affairés,  cette  mer  poétique  par  excellence,  qui  nous  ra- 
conte une  si  grande  variété  de  fables  et  d'histoires,  a  repris  toute  sa 
supériorité.  Je  me  rappelle  avec  délices  une  matinée  où  j'aperçus 
dans  le  lointain  les  côtes  de  la  Sicile.  Toute  sorte  d'aimables  visions 
me  souriaient;  se  tenaient-elles  sur  les  rivages  que  j'apercevais  à 
l'horizon,  dans  les  rayons  d'une  clarté  matinale,  ou  s'élevaient-elles 
simplement  de  mon  cœur  ?  Je  ne  sais.  Je  suivais,  par  nécessité,  un 
mode  de  voyage  que  je  recommanderais  volontiers  à  ceux  qui  se 
promènent  dans  ce  monde,  comme  on  se  promène  dans  une  salle  de 
fête,  pour  le  plaisir  unique  de  leurs  yeux  :  je  n'abordais  nulle  part. 
Ainsi  tout  ce  qu'embrassait  mon  regard  conservait  pour  moi  l'at- 
trait de  l'inconnu  et  de  l'inachevé.  C'est  de  cette  vague  et  lointaine 
manière  que  j'ai  aperçu  les  côtes  de  la  Grèce.  J'ai  entrevu  seulement 
un  matin  le  profil  élégant  et  pur  d'Athènes.  Quoique  l'air  fût  léger, 
transparent  et  tout  nuancé  d'un  rose  joyeux  qui  aurait  effarouché 
les  lugubres  spectres  du  nord,  c'est  un  fantôme  qui  m'est  apparu, 
mais  un  de  ces  fantômes  amis  du  soleil,  qu'évoquait  l'esprit  sans 
terreur  des  poètes  antiques. 

La  seule  ville  que  j'aie  visitée  en  passant  est  une  petite  ville  de 
l'Asie  dont  j'ai  oublié  le  nom.  Une  absence  complète  de  vent  avait 
arrêté  le  brick  sur  lequel  j'étais  embarqué.  Je  profitai  de  ce  calme 
pour  me  diriger,  dans  une  chaloupe,  vers  la  côte  voisine  avec  un 
sous-officier  de  spahis.  Ce  n'est  jamais  sans  quelque  émotion  que 
nous  foulons  une  terre  lointaine,  et  dont  notre  esprit  s'est  souvent 
inquiété.  Je  me  trouvai  au  milieu  d'un  paysage  qui  n'avait  rien  des 
splendeurs  africaines,  et  qui  cependant  ne  manquait  pas  de  charme. 
J'aperçus,  au  détour  d'un  chemin  creux,  un  de  ces  personnages  qui 
abondent  encore  aux  pays  orientaux  oi^n'a  point  pénétré  l'horrible 
réforme  du  costume  turc;  c'était  un  vieillard  à  la  longue  barbe,  coiffé 
d'un  de  ces  immenses  turbans  chers  au  pinceau  des  vieux  maîtres,  qui 


COMMENTAIRES   d'uN    SOLDAT.  2(51 

s'en  allait  paisiblement  à  ses  affaires  avec  un  luxe  formidable  de  pis- 
tolets et  de  poignards  à  la  ceinture.  «  Qu'est  devenu  le  temps  où, 
dans  mes  rêves  d'enfant,  je  voyais  passer  Ali-Baba?  »  Je  me  rap- 
pelai cette  exclamation  d'un  écrivain  anglais.  Le  digne  homme  qui 
s'offrait  à  ma  vue  avait  l'air  de  sortir  tout  vivant  et  tout  armé  des 
pages  de  ce  livre  enchanteur,  que  je  préfère  à  tous  les  poèmes  de 
tous  les  temps  et  de  tous  les  peuples,  —  les  Mille  et  une  Nuits.  Il 
était  assis  sur  une  mule  blanche,  et  fumait  gravement  dans  une 
longue  pipe.  Il  appartenait  à  cette  race  heureuse  qui  s'enveloppe 
d'un  nuage  pour  traverser  la  vie.  Il  daigna  à  peine  honorer  d'un  re- 
gard les  deux  soldats  du  nord  qui  venaient  apporter  leurs  secours  à 
son  souverain.  Je  me  rappelai  aussi,  car  en  voyage  l'essaim  des 
souvenirs  voltige  sans  cesse  autour  de  nous  :  ce  sont  oiseaux  char- 
mans  qui  se  posent  sur  maintes  choses  de  la  route,  tantôt  sur  ce 
toit,  tantôt  sur  ce  buisson,  tantôt  sur  cet  arbre,  pour  nous  regarder 
d'un  air  attendri  et  nous  chanter  des  airs  lointains;  je  me  rappe- 
lai un  mot  de  M.  de  Chateaubriand.  Un  soir,  dans  le  coin  d'un  salon 
où  régnait  un  aimable  et  gracieux  esprit  qui  a  disparu  de  cette 
terre,  un  jeune  homme  encore  possédé  des  premières  curiosités  de 
la  vie  disputait  l'auteur  de  René  au  silence.  Avec  la  confiance  que 
peut  avoir  un  enthousiasme  sincèj-e  à  l'endroit  des  génies  les  plus 
lassés,  les  plus  meurtris,  partant  les  plus  irritables,  il  lui  parlait 
de  ces  grands  voyages,  la  jeunesse  et  la  poésie  de  ce  siècle,  d'où  sont 
sortis  Atala,  les  JSatcheZy  et  une  œuvre  aimée  de  tous,  Y  Itinéraire 
de  Paris  à  Jérusalem.  «  Eh  bien!  dit  tout  à  coup  M.  de  Chateau- 
briand, de  ce  que  j'ai  vu,  hommes  et  choses,  un  seul  souvenir  me 
frappe  encore  à  présent,  c'est  celui  d'un  vieux  Turc  qui  fumait  sa 
pipe  accroupi  sur  des  ruines.  Qui  sait  si  cet  homme  ne  représen- 
tait pas  la  vérité?  »  Assurément  je  ne  prends  pas  au  sérieux  cette 
boutade  chagrine;  je  crois  avec  l'Évangile  que  prendre  la  bonne 
place,  c'est  s'asseoir  aux  pieds  du  Seigneur,  aux  sources  de  la  vie, 
au  foyer  de  l'activité  spirituelle,  et  non  point,  comme  ce  vieux  Turc 
de  l'illustre  voyageur,  s'étendre  au  seuil  de  la  mort,  entre  la  pa- 
resse et  la  rêverie.  Néanmoins  ceux-là  mêmes  qui  se  dévouent  avec 
le  plus  de  courage  aux  œuvres  sur  lesquelles  repose  toute  vérité  ter- 
restre ou  divine  ont  des  momens  où  ils  portent  envie  au  repos  de 
l'animal  en  sa  tanière,  du  cynique  en  son  tonneau. 

Revenons  aux  rivages  d'Asie  où  j'abordais.  Je  vis  là  une  de  ces 
villes  que  l'empire  turc  offre  en  grand  nombre  dans  tous  les  lieux 
où  il  s'étend.  Vous  avez  affaire  à  un  vrai  mirage.  De  loin,  c'est  un 
groupe  de  maisons  élégantes  et  discrètes,  mystérieuses  et  sourian- 
tes; c'-est  la  ville  orientale  telle  que  la  chante  le  poète.  De  près, 
c'est  un  amas  de  vieilles  masures,  où  s'agite  un  peuple  en  haillons. 


262  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

Toutefois  ces  haillons  et  ces  masures,   à  l'époque  où  je  les  vis, 
étaient  pénétrés  de  ce  soleil  dont  quelques  peintres  vont  quérir  et 
nous  rapportent  souvent  un  rayon,  de  telle  sorte  qu'il  ne  m'est  pas 
resté  un  trop  mauvais  souvenir  de  cette  première  excursion  en  Asie. 
Pourtant  je  préfère  à  ce  voyage  celui  que  mes  yeux  et  mon  esprit 
ont  fait  un  soir  aux  champs  où  fut  Troie.  J'étais  assis,  au  déclin  du 
jour,  sur  le  pont  de  mon  petit  navire,  lorsqu'on  me  montra  une  as- 
sez vaste  plaine  toute  couverte  d'une  végétation  hardie  et  sombre. 
C'était  là,  me  disait-on,  le  théâtre  de  ce  grand  drame,  aux  émotions 
immortelles,  qu'Homère  et  Virgile  font  jouer  encore  en  ce  monde  par 
ces  personnages  de  leurs  cerveaux  qui  ont  pris  dans  les  nôtres  le 
droit  de  cité.  Au  fond  d'un  paysage  qui  me  parut  tout  rempli  d'un 
charme  austère  et  sacré,  comme  un  paysage  du  Poussin,  s'élevait 
une  haute  montagne,  droite,  imposante  et  solitaire,  telle  que  je  me 
représentais  l'estrade  où  les  dieux  venaient  assister  aux  combats 
des  héros.  Ce  coin  de  terre  que  j'ai  si  mal  vu  m'a  frappé;  je  me  fé- 
licite de  ne  pas  avoir  posé  le  pied  sur  ce  sol,  que  les  ailes  de  mes 
songeries  et  de  mes  souvenirs  ont  seules  effleuré.  Grâce  à  ce  pèle- 
rinage de  mon  regard,  j'ai  goûté  une  sorte  de  plaisir  sur  lequel  je 
n'ose  plus  guère  compter,  quoique  je  m'efforce  souvent  de  le  goû- 
ter encore,  ce  plaisir,  d'une  particulière  puissance  entre  toutes  les 
jouissances  intellectuelles,  que  nous  ont  donné  à  tous,  en  un  mo- 
ment quelconque  de  notre  vie,  les  arts  et  les  lettres  de  l'antiquité. 
J'ai  retrouvé  l'émotion  dont  mon  cœur  fut  une  fois  saisi  en  lisant  ce 
passage  où  Virgile  semble  avoir  enchâssé  dans  son  splendide  écrin 
une  larme  empruntée  aux  sources  les  plus  profondes  de  la  tristesse 
moderne  :  Sunt  lacrymœ  rerum;  a  il  est  des  choses  d'où  jaillis- 
sent les  pleurs.  »  Ces  ruines  douteuses,  perdues  à  un  horizon  loin- 
tain, ont  été  saluées  avec  attendrissement  par  plus  d'un  qui  s'en 
allait  comme  moi  assister  avec  insouciance  à  la  destruction  d'une 
ville  autrement  puissante  que  ne  le  fut  j^tmais  la  ville  de  Priam  et 
d'Hector.  On  a  beau  médire  des  poètes,  il  faut  s'incliner  devant 
leur  pouvoir;  comme  les  prêtres  et  les  femmes,  ils  gouvernent  un 
royaume  dont  nous  sommes  tous  les  habitans.  Vous  voulez  les  ban- 
nir de  votre  cité,  et  c'est  vous  qui  ne  pouvez  pas  vous  exiler  du 
monde  invisible  où  ils  vous  enserrent. 

Ce  fut  le  7  mai,  vers  trois  ou  quatre  heures,  que  j'arrivai  à  Gal- 
lipoli.  Ce  jour-là  même,,  le  maréchal  Saint-Arnaud  venait  prendre 
son  commandement;  sa  venue  redoublait  le  mouvement  de  la  ville 
où  il  débarquait.  J'aimerais  à  voir  un  jour,  rendus  à  leur  vie  habi- 
tuelle, les  pays  que  j'ai  parcourus  alors  que  de  rares  et  singulières 
circonstances  les  animaient  d'une  vie  insolite.  Gallipoli  doit  avoir 
d'ordinaire  un  aspect  assez  mélancolique.  Ceux  qui  pourraient  rêver 


I 


COMMENTAIRES   d'uN   SOLDAT.  263 

r  Orient  avec  un  luxe  éblouissant  de  palais,  de  clochetons  et  de  mi- 
narets éprouveraient  en  ces  lieux  à  coup  sûr  une  cruelle  déception. 
Il  me  semble  pourtant  que  si  quelque  événement  me  faisait,  en  des 
temps  paisibles,  l'habitant  passager  de  cette  ville,  je  ne  me  plain- 
drais pas  trop  de  mon  sort.  Elle  est  environnée  d'énormes  moulins  à 
vent,  d'une  physionomie  honnête  et  primitive.  Or  j'ai  toujours  eu  un 
goût  particulier  pour  ces  innocens  ennemis  du  héros  de  Cervantes. 
Je  trouve  qu'ils  donnent  au  paysage  un  caractère  de  rêveuse  bonho- 
mie. Les  peintres  allemands  du  temps  d'Albert  Durer  étaient  de  mon 
avis,  car  ils  ne  manquent  jamais  de  placer  quelque  moulin  à  vent 
dans  ces  jolies  et  naïves  campagnes,  propres,  nettes,  endimanchées, 
qu'on  aperçoit  à  travers  la  fenêtre  de  la  chambre  gothique,  aux  ba- 
huts luisans,  où  un  bel  ange,  avec  un  surplis  de  prêtre,  adresse  à 
la  vierge  Marie  la  divine  salutation  conservée  par  notre  église.  Les 
moulins  à  vent  ne  sont  pas  du  reste  les  seuls  agrémens  de  Gallipoli. 
Là,  comme  dans  toutes  les  villes  turques,  les  pierres  sont  mêlées  à 
la  verdure  :  les  bazars  ont  ces  toitures  de  rameaux  qui  font  circuler 
un  jour  si  étrange  à  travers  les  rues  tortueuses,  et  la  plupart  des 
maisons  ont  des  jardins ,  non  point  de  ces  jardins  assurément  où 
s'épanouissent  tous  les  enchantemens  terrestres,  mais  des  jardins 
qu'il  ne  faut  point  dédaigner  pourtant  :  le  figuier  et  l'olivier,  les 
arbres  de  la  Bible  et  de  l'Evangile,  se  penchent  au-dessus  des  mu- 
railles lézardées,  et  font  penser  aux  réduits  modestes  où  quelque 
sage  bonheur  pourrait  se  cacher. 

Le  jour  dont  je  veux  parler,  cette  ville,  où  retournent  mes  aon- 
ges,  n'appartenait  guère  à  la  rêverie.  Elle  était  envahie  par  des 
hommes  de  tous  les  pays  et  de  toutes  les  races,  que  possédait  une 
vie  fiévreuse.  Là,  pour  la  première  fois,  se  rencontraient  les  deux 
armées  qui  allaient  figurer  côte  à  côte  sur  les  mêmes  champs  de 
bataille.  Cette  armée  anglaise,  qu'Aima,  Inkerman  et  le  rude  hi- 
vernage de  Sébastopol  devaient  si  violemment  éprouver,  était  alors 
dans  tout  son  éclat.  A  chaque  pas,  on  heurtait  des  gardes  de  la 
reine  défiant  le  soleil  d'Orient  avec  leurs  bonnets  à  poil,  des  hîgh- 
landcrs  portant  la  poésie  du  nord  dans  la  forme  et  les  couleurs  de 
leur  uniforme  traditionnel,  et  ces  riflemen  tout  vêtus  de  noir, 
comme  pour  représenter  le  côté  sombre,  terrible,  de  cette  guerre 
moderne,  dont  leurs  armes  sont  les  plus  sûrs  et  les  plus  meurtriers 
instrumens.  Tous  ces  soldats  encombraient  avec  les  nôtres  mille  ta- 
vernes improvisées,  car  tous  les  vins,  toutes  les  liqueurs  de  nos 
contrées  versaient  déjà  leur  ivresse  bruyante  sur  la  terre  consacrée 
aux  ivresses  silencieuses  du  café,  de  l'opium  et  du  hachisch.  Les 
Turcs,  accroupis  devant  leurs  portes,  regardaient  passer  sans  au- 
cune émotion,  ni  d'enthousiasme,  ni  même  de  surprise,  les  étranges 


264  REVUE   DES   DEUX   MONDE?. 

défenseurs  que  leur  envoyait  la  destinée.  Ils  me  rappelaient  tous  ce 
vieil  habitant  de  l'Asie  dont  je  parlais  tout  à  l'heure  :  ils  semblaient 
accepter  les  étranges  scènes  offertes  à  leurs  regards  comme  on  ac- 
cepte dans  un  rêve  les  incroyables  féeries  dont  on  est  environné,  et 
jusqu'aux  impossibles  métamorphoses  dont  on  est  soi-même  l'objet. 
Quant  à  nos  soldats,  ils  étaient  ce  qu'ils  sont  toujours  et  en  tous 
lieux,  gais,  libres,  insoucians,  familiers  :  vraies  alouettes  gauloises, 
allant  sans  crainte  se  poser  partout,  même  sur  l'épaule  des  manne- 
quins les  plus  farouches,  et  chantant  partout  où  elles  se  posent. 

II. 

Je  restai  quelques  jours  seulement  à  Gallipoli.  Le  maréchal  Saint- 
Arnaud  se  rendait  à  Gonstantinople,  et  les  spahis  étaient  destinés  à 
lui  servir  d'escorte.  Je  reçus  donc  l'ordre  de  partir  pour  la  capitale 
de  l'Orient.  Le  maréchal  s'embarquait,  mais  les  spahis  devaient 
aller  le  rejoindre  par  la  voie  de  terre,  avec  ses  bagages  et  quelques 
officiers  de  son  état-major.  C'était  encore  un  magnifique  voyage  que 
m'offraient  d'heureux  hasards. 

Quelles  villes  ai-je  traversées,  c'est  ce  que  j'ai  oublié  aujourd'hui, 
et  je  n'irai  point  chercher  sur  la  carte  des  noms  sortis  de  ma  mé- 
moire. L'oubli  et  le  souvenir  sont  également  des  présens  de  Dieu, 
je  crois  qu'il  ne  faut  repousser  ni  l'un  ni  l'autre  de  ces  dons.  Si  je 
tâche  de  faire  au  souvenir  un  bon  accueil,  même  quand  il  m' ap- 
paraît sous  les  formes  lugubres  d'un  fantôme,  j'accueille  toujours 
l'oubli  avec  une  joie  secrète,  et  le  voile  qu'il  laisse  tomber  soit 
sur  les  hommes,  soit  sur  les  choses,  je  me  garde  bien  de  le  soule- 
ver. Je  me  rappelle  seulement  que  j'avais  d'aimables  compagnons, 
et  que  j'ai  traversé  de  beaux  paysages.  La  Turquie  serait  une  ad- 
mirable contrée,  si  elle  était  abandonnée  à  elle-même,  ou  livrée  à 
une  race  d'hommes  intelligens  et  industrieux;  mais  on  sent  une 
terre  sur  laquelle  ont  pesé  des  dominations  à  la  fois  indolentes  et 
farouches.  De  Gallipoli  à  Gonstantinople,  on  ne  rencontre  ni  ces 
forêts  séculaires  dont  l'aspect  orgueilleusement  sauvage  enfle  le 
cœur  de  pensées  hostiles  à  la  vie  civilisée,  ni  ces  bois  savamment 
aménagés,  percés  de  routes  élégantes  et  commodes,  qui  offrent  à 
l'esprit  les  utiles  et  rians  côtés  de  l'industrie  humaine.  A  chaque 
instant  des  troncs  mutilés,  des  arbustes  frappés  dans  leur  croissance, 
partout  des  traces  qui  attestent  l'esprit  imprévoyant  et  insoucieux 
d'une  dévastation  journalière.  Et  pourtant  ce  pays  est  d'un  aspect 
qui  plaît  aux  yeux;  il  est  éclairé,  dans  les  jours  d'été,  par  une  douce 
et  majestueuse  lumière.  A  l'attrait  de  ces  grandes  plaines  bleues, 
où  les.hommes  heureusement  ne  peuvent  point  laisser  de  vestige, 


COMMENTAIRES    d'uN    SOLDAT.  265 

il  joint  le  charme  de  cette  verdure  opulente  et  sérieuse  qu'aimait 
le  pinceau  de  Poussin.  Je  me  suis  arrêté  dans  plus  d'un  lieu  où  au- 
rait pu  se  placer  le  tombeau  qui  réunit  les  bergers  d'Arcadie.  Puis, 
malgré  leur  misère,  les  villes  turques  elles-mêmes  ne  sont  ])oint  un 
spectacle  trop  offensant  pour  le  regard  du  voyageur.  La  plupart 
sont  entourées  de  grands  arbres,  et  si  leurs  maisons  sont  délabrées, 
elles  échappent,  du  moins,  à  la  vulgarité  :  ce  sont  ces  loques  dis- 
posées avec  art  dana  l'accoutrement  d'un  hidalgo.  Enfm  soit  une 
fontaine  à  moitié  cachée  derrière  un  sombre  bouquet  de  feuillage, 
soit  un  cimetière  chauffant  au  soleil  les  os  de  ses  morts  sous  la 
pierre  blanche  de  ses  tombes,  quelque  chose  parle  toujours  à  l'ima- 
gination en  ces  campagnes  visitées  si  souvent  par  nos  songes. 

Ce  fut  un  soir,  à  l'entrée  d'une  grosse  bourgade  où  nous  faisions 
séjour,  que  j'aperçus  pour  la  jtremière  fois  cette  bizarre  espèce  de 
guerriers  qu'on  appelait  les  hachi-bozoucks.  Je  vis  sur  la  route 
qui  passait  devant  ma  tente  un  homme  à  cheval,  précédé  d'une 
musique  barbare  et  suivi  d'une  troupe  nombreuse,  mal  armée  et 
mal  montée.  C'était  un  grand  chef  de  l'Orient,  qui  menait  ses  vas- 
saux au  secours  de  l'islamisme  en  péril.  Mes  spahis,  eux  les  élégans 
cavaliers  d'une  terre  où  la  race  musulmane  a  vraiment  conservé 
quelque  chose  de  gracieux  et  d'altier,  rappelant  les  splendeurs  mau- 
resques des  Espagnes,  mes  spahis  regardaient  avec  un  dédain  pro- 
fond ces  sortes  de  malandrins  allant  en  guerre  dans  un  équipage 
sordide.  Il  y  avait  là  une  collection  de  figures  excentriques,  une  va- 
riété de  haillons  réunissant  toutes  les  couleurs  et  affectant  toutes 
les  formes  qui  peuvent  s'offrir  aux  débauches  du  crayon  et  du  pin- 
ceau. Je  me  sentis  moins  de  sévérité  que  mes  spahis  pour  cette 
bohème  guerrière.  Je  pris  plaisir  à  regarder  cet  arrière -ban  du 
grand-seigneur.  Un  soleil  couchant  parsemait  de  paillettes  d'or  cette 
multitude  bigarrée.  Je  savais  gré  à  ces  braves  gens  d'être  en  quelque 
sorte  des  visions  vivantes,  épargnant  à  mon  cerveau  la  fatigue  du 
rêve.  Je  suivis  de  l'œil,  aussi  loin  que  possible,  ces  bizarres  guer- 
riers. Dans  leur  fantasque  apparition,  ils  s'étaient  conformés  aux 
règles  de  l'apparition  antique.  Les  héros  qui  sortent  de  la  tombe, 
dans  les  pages  d'Homère  et  de  Virgile,  apparaissent  toujours  avec 
des  vêtemens  flétris,  trahissant  l'usure  et  l'abandon.  Ainsi  se  pré- 
sentaient ces  fils  d'Ismaël,  ressuscitant  au  milieu  d'une  guerre  mo- 
derne avec  les  passions  des  anciens  âges.  Dieu  n'a  jamais  permis 
les  résurrectioïis  de  longue  durée;  bon  ou  méchant,  gracieux  ou 
terrible,  tout  ce  que  la  mort  a  repris  ne  peut  plus  revenir  qu'un 
instant  à  la  surface  du  sépulcre.  Les  bachi-bozoucks  n'ont  joué 
qu'un  rôle  fugitif  dans  ces  grandes  luttes,  où  ils  ne  représentaient 
que  des  choses  mortes.  Ces  fantômes  ont  disparu  quand  le  canon  de 
la  Crimée  a  dissipé  les  brouillards  où  ils  s'agitaient. 


266  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

Ce  fut  un  matin,  vers  midi,  que  j'entrai  à  Gonstantinople  ;  un  so- 
leil de  juin,  qui  cependant  ne  jetait  pas  à  la  terre  une  chaleur  trop 
•écrasante,  éclairait  ce  singulier  amas  de  masures  et  de  palais.  J'ai 
gardé  de  Gonstantinople  un  vif  et  bon  souvenir.  Cette  ville  ne  m'a 
point  trompé  :  loin  de  là,  au  lieu  de  m' apporter  des  déceptions, 
elle  m'a  donné  plus  d'une  attrayante  surprise.  Qu'on  la  juge  comme 
on  voudra,  elle  possède  le  plus  grand  attrait  dont  puisse  être  doué, 
soit  un  homme,  soit  une  chose,  soit  un  objet  de  chair,  soit  un  objet 
de  pierre  ou  de  marbre.  Elle  est  originale.  Ses  plus  misérables  mai- 
sons ont  un  aspect  attrayant  de  mystère.  On  y  sent  une  vie  voilée, 
comme  le  visage  de  ses  femmes.  Suivant  mes  habitudes  en  voyage, 
je  n'ai  rien  visité  de  parti-pris.  Je  n'aurais  pas  visité  la  mosquée  de 
Sainte-Sophie,  si  je  n'y  avais  été  conduit  un  jour  par  le  hasard,  le 
seul  guide  que  j'aie  jamais  eu.  Mon  fatalisme  en  cette  matière  m'a 
bien  servi.  Maintes  fois  la  rencontre  fortuite  de  quelque  monument 
isolé,  de  quelque  lieu  dédaigné,  de  quelque  demeure  obscure,  m'a 
fait  éprouver  des  émotions  plus  profondes  que  l'aspect  des  édifices 
les  plus  célèbres.  Ainsi  je  fus  frappé  tout  à  coup  à  Gonstantinople, 
dans  un  coin  de  rue,  par  une  maison  que  je  n'oublierai  pas.  Devant 
cette  maison  peinte  de  rose  et  de  safran,  deux  couleurs  qu'affec- 
tionnent les  Turcs,  régnait  une  petite  terrasse  où  s'élevaient  des 
arbustes  d'un  vert  sombre.  Entre  ces  arbres  se  dressaient  ces  co- 
lonnes funéraires  surmontées  de  turbans ,  qui  abondent  dans  les  ci- 
metières musulmans.  Au  pied  d'une  de  ces  colonnes,  un  immense 
rosier  étalait  le  luxe  de  ses  fleurs  éblouissantes.  Je  n'ai  jamais  res- 
piré plus  vivante  poésie  que  celle  de  cette  habitation  inconnue.  Ge 
n'est  point  en  Orient  qu'Hamlet  aurait  jamais  pu  débiter  son  sinistre 
monologue.  Les  Orientaux  jouent  avec  la  mort  :  elle  est  pour  eux 
un  songe  sans  effroi,  on  dirait  même  tout  rempli  de  charme.  Les 
cimetières  de  Gonstantinople  sont  de  merveilleux  jardins.  G'est  là 
que  les  promeneurs  abondent;  nombre  de  tombes,  comme  les  mai- 
sons, sont  peintes  de  vives  couleurs.  Les  cyprès  qui  se  dessinent 
sur  un  ciel  transparent  ne  répandent  dans  ces  lieux,  ouverts  à  tous, 
que  la  mélancolie  nécessaire  pour  agrandir  et  compléter  la  grâce  de 
toute  chose  terrestre. 

Je  traversai  la  ville  tout  entière,  les  vieux  quartiers  turcs,  avec 
leurs  rues  étroites,  tortueuses,  mal  pavées,  où  se  reposent,  dans  une 
attitude  d'idole,  ces  affreux  chiens  jaunes,  respectés  par  les  musul- 
mans, qui  s'indignent  quand  un  étranger  les  dérange,  puis  Péra, 
cette  cité  européenne,  marquée  au  caractère  effacé  de  la  vie  mo- 
derne, et  je  parvins  enfin  à  ces  rives  splendides  du  Bosphore,  qui 
méritent  toute  l'admiration  dont  elles  sont  en  possession  depuis  tant 
de  siècles.  G'est  à  ces  rives  assurément  que  je  puis  dire  :  Non,  vous 
ne  m'avez  pas  trompé.  Dans  ce  lieu  unique,  les  mêmes  eaux  réflé- 


CO^mENTAIRES    d'UN    SOLDAT.  267 

chissent  la  face  de  deux  mondes.  L'Europe  et  l'Asie  sont  en  pré- 
sence l'une  de  l'autre,  et  semblent  faire  assaut  de  majesté.  Que  les 
palais  du  Bosphore  ressemblent  un  peu  à  une  décoration  théâtrale, 
je  le  sais  bien;  que  çà  et  là  quelques  édifices  de  bois  peints  in- 
sultent à  la  pureté  d'un  goût  austère,  cela  peut  être  vrai  encore; 
mais  ce  qui  est  bien  certain,  c'est  que  le  regard  et  la  pensée  flottent 
à  travers  toute  sorte  de  magies.  Pour  quelques  demeures  en  bois, 
quelle  série  harmonieuse  de  palais,  offrant  fièrement  au  soleil  leurs 
colonnes  de  marbre  !  Et  sur  ces  rivages  de  l'Asie  quels  grands  arbres, 
élégans  et  altiers,  répandant  de  leurs  têtes  épanouies,  sur  le  gazon 
qui  entoure  leurs  pieds,  une. ombre  profonde  et  sereine!  J'étais  des- 
tiné du  reste  à  jouir  pleinement  de  ces  beaux  lieux.  Le  maréchal 
Saint- Arnaud  occupait  un  palais  à  leni-Keuï,  sur  les  rives  mêmes 
du  Bosphore.  Derrière  ce  palais,  dans  un  jardin  qui  s'étendait  aux 
flancs  d'une  colline,  on  avait  réservé  un  bivouac  pour  mes  spahis. 
Ceux  à  qui  Dieu  a  permis  de  mener  noblement  l'existence  de  l'aven- 
ture doivent  être  pénétrés  d'une  reconnaissance  profonde  envers 
leur  destinée;  si  quelquefois  leur  vie  a  les  allures'  d'un  mauvais 
songe,  si  par  instans  elle  peut  leur  paraître  le  jouet  de  puissances 
capricieuses  et  malfaisantes,  combien  de  fois  aussi  elle  leur  offre 
une  réunion  étrange  d'enchantemens  qu'ils  n'auraient  pas  osé  sou- 
haiter! Je  me  trouvais,  à  la  plus  riante  époque  de  l'année,  dans  le 
plus  beau  paysage  du  monde,  menant  la  seule  vie  que  j'aie  jamais 
aimée.  Tout  autour  de  ma  tente  étaient  dressées  les  tentes  de  mes 
spahis.  Nos  chevaux,  attachés  à  la  corde,  avaient  pour  mon  esprit 
et  pour  mes  yeux  ce  genre  de  charme  paisible  que  répand  autour 
d'elle  l'existence  des  animaux,  et  tout  en  fumant  ma  pipe  sur  le 
gazon,  je  voyais  à  l'horizon  de  mes  songeries  l'apparition  désirée 
d'une  de  ces  grandes  guerres  dont  notre  armée  si  longtemps  s'était 
crue  déshéi-itée. 

Pendant  notre  séjour  à  leni-Keuï,  il  y  eut  une  grande  revue  à 
Daoud-Pacha.  Le  maréchal  Saint-Arnaud  avait  voulu  présenter  au 
sultan  la  division  du  prince  Napoléon,  qui  venait  s'embarquer  à 
Constantino'ple  pour  Yarna.  Les  spahis  assistèrent  à  cette  solennité. 
Ils  représentaient  ce  jour-là  toute  la  cavalerie  de  notre  armée.-  Le 
maréchal,  qui  les  aimait,  voulut,  dans  un  sentiment  de  bienveillante 
coquetterie  à  leur  endroit ,  que  leur  défilé  se  fît  aux  plus  vives  al- 
lures de  la  fantasia  arabe.  A  un  signal  donné,  toute  cette  troupe  en 
burnous  rouges  prit  le  galop  de  charge,  s' envolant  devant  le  sul- 
tan comme  une  bande  d'oiseaux  aux  ailes  de  pourpre.  J'ai  à  peine 
parlé  de  ces  hommes,  dont  je  garderai  pourtant  un  vif  souvenir,  et 
dont  l'existence  alors  était  si  étroitement  liée  à  la  mienne.  Les  spa- 
his envoyés  à  l'armée  d'Orient  avaient  été  choisis  avec  soin  dans  les 


268  REVUE   DE^   DEUX   MONDES. 

trois  régimens  qui  composent  la  cavalerie  indigène  de  l'Algérie  : 
c'étaient  des  gens  de  grande  tente;  plusieurs  d'entre  eux  possé- 
daient des  serviteurs  comme  les  hommes  d'armes  des  temps  passés. 
Des  cavaliers  de  la  province  d'Oran  avaient  des  suivans  montés  sur 
de  beaux  et  vigoureux  chevaux.  Point  de  spahi  qui  n'eût  des  étriers 
dorés  et  un  burnous  de  soie  blanche  tranchant  sur  un  burnous 
rouge  ;  tous  les  haïcks  étaient  attachés  par  ces  belles  cordes  en  poil 
de  chameau,  noires  et  luisantes,  qui  étaient  le  luxe  de  l'émir  Abd- 
el-Kader.  Cette  fière  et  brillante  troupe  s'était  fort  réjouie  d'être 
passée  en  revue  par  le  sultan,  et  avec  l'imagination  arabe  elle  s'é- 
tait représenté  le  grand-seigneur  dans  un  habit  fait  de  lune  et  de 
soleil,  comme  les  robes  de  Peau-d'Ane.  Le  modeste  uniforme  de  sa 
hautesse,  qui  ce  jour-là  pourtant  avait  attaché  une  aigrette  à  son  fez, 
fut  une  cruelle  déception  pour  ces  fils  de  l'Afrique.  Sans  Constan- 
tinople,  les  spahis  auraient  jeté  un  irrévocable  anathème  à  l'Orient; 
mais  cette  ville  d'étrange  poésie  trouva  le  chemin  de  leurs  cœurs. 
J'ai  entendu  maintes  fois  ces  hommes,  qui  affectent  l'indifférence  où 
les  races  guerrières  placent  souvent  leur  dignité,  s'écrier  :  «  Stam- 
boul! Stamboul!  »  avec  un  accent  d'admiration  passionnée.  En  leur 
qualité  de  musulmans,  ils  pouvaient  visiter  toutes  les  mosquées; 
j'avoue  que  je  n'ai  point  partagé  leur  enthousiasme  pour  Sainte- 
Sophie.  Cette  grande  basilique  m'a  paru  toute  remplie  d'une  sorte 
de  tristesse  anglicane.  Rien  ne  donne  une  idée  plus  haute  de  l'art 
savant  et  merveilleux  qui  a  élevé  les  édifices  religieux  du  moyen 
âge.  Quand  on  regarde  au  dehors  et  à  l'intérieur  cette  grande  cou- 
pole sans  mystère,  où  la  pensée  s'ennuie  et  où  le  regard  se  brise 
partout  contre  des  surfaces  dures  et  lisses,  on  songe  avec  un  redou- 
blement de  tendresse  aux  profondeurs  de  nos  cathédrales  avec  leur 
fouillis  de  sculptures  et  leur  peuple  de  statues.  La  nef  gothique  est 
un  immense  vaisseau  qui  contient  une  réunion  étrange  de  passagers 
à  coup  sûr,  puisqu'elle  renferme  des  saints  et  des  damnés,  des  anges 
et  des  démons,  des  moines,  des  vierges  folles  et  des  animaux;  mais 
on  sent  qu'avec  toute  cette  foule  l'arche  sacrée  porte  Dieu. 

Vers  les  derniers  jours  du  mois^de  juin,  le  maréchal  Saint- Arnaud 
résolut^ de  se  rendre  à  "Varna,  où  l'armée  expéditionnaire  était  pres- 
que tout  entière  réunie.  Je  quittai  les  rives  du  Bosphore  par  une 
matinée  d'une  douceur  merveilleuse.-  J'étais  destiné  à  revoir  ces 
lieux,  puisque  je  devais  sortir  du  gouffre  ardent  où  tant  de  mes 
amis  ont  disparu;  mais  rien  en  ce  monde  ne  nous  apparaît  deux  fois 
sous  le  même  aspect,  ni  les  visages  humains,  mobiles  comme  notre 
pensée,  changeans  comme  notre  vie,  ni  même  les  paysages  que 
notre  âme  immortelle  et  infinie  illumine  de  ses  clartés  ou  voile  de 
son  ombre.  Les  rives  du  Bosphore,  quand  je  les  ai  revues,  m'ont 


COMMENTAIRES   d'UN    SOLDAT.  269 

toujours  paru  d'une  admirable  beauté;  seulement  on  vieillit  vite 
pendant  la  guerre,  il  leur  manquait  un  rayon  de  ma  jeunesse. 

Le  maréchal  Saint-Arnaud  s'embarqua  sur  un  bâtiment  à  vapeur 
qui  remorquait  la  frégate  où  je  pris  place  avec  ma  troupe.  Cette 
frégate  était  la  Belle-Poule,  peinte  en  noir  depuis  le  jour  où  elle  a 
ramené  en  France  les  dépouilles  mortelles  de  Napoléon  P^  Malgré 
cette  sombre  couleur,  c'était  un  gracieux  navire,  où  nous  trouvâmes 
cette  hospitalité  que  les  officiers  de  notre  marine  pratiquent  avec 
tant  d'intelligence  et  de  courtoisie.  J'ai  passé  sur  la  Belle-Poule 
une  des  bonnes  soirées  de  ma  vie.  Nous  étions  sortis  du  Bosphore 
au  coucher  du  soleil;  nombre  d'embarcations,  chargées  de  soldats 
comme  la  nôtre,  glissaient  auprès  de  nous  dans  ce  large  détroit  où 
la  mer  a  la  paisible  majesté  d'un  fleuve.  Tous  ces  bâtimens  de 
guerre,  quand  ils  se  côtoyaient,  s'envoyaient  des  vivat  mêlés  à  un 
bruit  d'acclamations  et  de  fanfares.  Je  me  rappelle  un  groupe  de 
soldats  agitant  leurs  képis  au  pied  du  grand  mât  -dans  un  navire 
qui  longea  le  nôtre,  puis  alla  disparaître  dans  les  dernières  clartés 
du  soleil.  Cette  lumineuse  apparition  s'est  souvent  représentée  à 
mon  esprit;  elle  avait  quelque  chose  d'enthousiaste  et  d'héroïque. 
Où  allaient  ces  braves  gens  qui  nous  saluaient  de  leurs  cris?  Nous- 
mêmes,  où  allions-nous?  C'est  ce  que  j'ignorais;  mais  nous  savions 
tous  que  nous  allions  sur  une  terre  quelconque  faire  un  acte  d'ab- 
négation et  d'ardeur.  De  là  ces  sentimens  éclatans,  dans  leur  ex- 
pression énergique  et  rapide,  comme  le  ciel  et  la  mer  entre  lesquels 
ils  s'élevaient. 

En  vingt-quatre  heures,  nous  étions  à  Varna.  Cette  triste  ville 
nous  apparut  éclairée  par  une  lumière  oppressive  et  dure.  On  sait 
avec  quelle  rapidité  les  nouvelles  se  sont  toujours  répandues  aux 
époques  de  grandes  émotions  ;  bien  avant  ces  inventions  modernes 
qui  mêlent  la  matière  à  toute  chose,  elles  traversaient  l'air  sur  des 
ailes  invisibles.  Nous  étions  encore  en  mer  lorsqu'on  nous  apprit  que 
Silistrie  échappait  aux  coups  des  Russes.  C'était  une  grande  gloire 
pour  les  armées  ottomanes,  mais  une  cruelle  déception  pour  les 
troupes  françaises  et  pour  le  maréchal  Saint-Arnaud  surtout,  que 
tant  d'impérieux  motifs  poussaient  au-devant  de  l'ennemi.  Peut- 
être  cette  nouvelle,  qui  reléguait  dans  un  avenir  incertain  l'heure 
des  combats,  nous  fit-elle  paraître  Yarna  plus  triste  que  les  hommes 
et  la  nature  ne  l'ont  fait.  En  touchant  les  rivages  bulgares,  je  com- 
pris les  chagrins  d'Ovide,  qui,  dit-on,  est  venu  mourii;  dans  ce  coin 
du  monde.  Plus  je  voyage,  plus  je  suis  convaincu  que  la  physiono- 
mie d'une  contrée  ne  dépend  point  de  la  terre,  mais  du  ciel.  Or  le 
ciel  change  à  l' infini;  dans  cet  immense  royaume  du  bleu,  où  ne 
semblent  point  exister  de  frontières,  .Dieu  a  créé  une  incroyable  va- 


270  V  REVUE   DES   DEUX   MONDES.  / 

riété  de  régions,  profondément  distinctes  les  unes  des  autres  par 
l'éclat  et  la  couleur  de  la  lumière.  Le  ciel  d'Athènes  est  pur,  élé- 
gant et  fm  comme  les  chefs-d'œuvre  de  l'éloquence  ou  de  la  poé- 
sie athénienne.  Le  ciel  de  Gonstantinople  est  riche,  éblouissant, 
somptueux;  il  a  gardé  la  magnificence  perdue  dans  les  états  qu'il 
éclaire.  Le  ciel  de  la  Bulgarie  est  un  ciel  sauvage,  lourd  et  grossier, 
en  harmonie  avec  les  conducteurs  ^arabas  et  leurs  pesans  atte- 
lages. 

Le  jour  de  notre  débarquement  à  Varna,  il  y  avait  dans  l'air 
une  écrasante  et  malsaine  chaleur,  signe  précurseur  du  fléau  qui 
allait  bientôt  nous  atteindre,  \arna  ressemble  du  reste  à  la  plupart 
des  villes  turques.  Des  rues  mal  pavées,  bordées  de  maisons  en  bois; 
çà  et  là  quelques  cafés  où  des  Turcs  aux  cheveux  longs ,  aux  fez 
écourtés,  aux  redingotes  mai  faites,  aux  pantalons  de  nuances  bizar- 
res et  de  propreté  douteuse,  se  livrent,  autour  d'un  narghilé,  à  une 
rêverie  orientale  plus  morne  que  le  spleen  britannique;  puis  des 
bazars  avec  un  pêle-mêle  d'objets  où  l'on  trouve  bien  rarement  soit 
une  forme,  soit  une  couleur  attrayante  :  voilà  Varna.  De  plus,  cette 
cité  délabrée  a  l'air  rébarbatif  des  places  fortes.  De  nombreux  com- 
bats se  sont  livrés  sous  ses  murs,  qui  connaissent  les  boulets  russes. 
On  peut  apercevoir  de  ses  remparts  la  hauteur  où  l'empereur  Nico- 
las a  placé  sa  tente  à  une  époque  où  il  poursuivait  déjà  les  rêves  si 
cruellement  effarouchés  par  notre  canon. 

Le  maréchal  Saint-Arnaud  s'établit  à  Varna  dans  une  petite  mai- 
son située  au  détour  d'une  rue  tortueuse,  mais  voisine  de  la  mer. 
Ce  triste  asile  allait  devenir  le  témoin  de  ses  luttes  héroïques  contre 
la  douleur.  Quant  à  moi,  je  traversai  la  ville  à  cheval  avec  mes 
spahis,  et  j'allai  installer  mon  bivouac  aux  portes  mêmes  de  la  cité, 
sur  une  sorte  de  promenade  publique,  en  face  d'un  grand  bâti- 
ment transformé  déjà  en  hôpital,  et  que  le  choléra  allait  se  charger 
de  remplir.  La  route  qui  longeait  mon  bivouac  était  traversée  par 
des  gens  de  toute  nature.  Je  retrouvai  les  bachi-bozoucks,  dont  la 
réunion  s'était  opérée  sous  les»  murs  de  Varna.  Ces  cosaques  du 
grand-seigneur  passaient  en  longue  file  devant  nos  tentes,  montés 
sur  leurs  petits  chevaux  et  portant  des  arsenaux  à  leur  ceinture.  Les 
bachi-bozoucks  étaient  les  fantaisies  vivantes  de  Gallot;  on  pouvait 
les  prendre  pour  des  diables,  pour  des  bohèmes,  pour  toute  sorte 
de^  créatures,  excepté  pour  des  chrétiens,  ce  que  du  reste  ils  n'a- 
vaient point  la  prétention  d'être. 

Une  troupe  dont  l'aspect  me  causa  quelque  plaisir  militaire,  ce 
fut  un  bataillon  turc  qui  revenait  de  Silistrie.  Ce  bataillon  avait 
comme  une  lointaine  ressemblance  avec  les  hommes  intrépides  qui 
couLureat  à  nos  frontières  le  jour  où  de  ses  entrailles  déchirées  la 


I 


COMMENTAIRES   d'uN   SOLDAT.  271 

république  française  tira  quatorze  armées.  Il  y  avait  sur  les  traits 
basanés  de  ces  soldats  cette  empreinte  que  les  périls  récens  laissent 
au  visage  des  guerriers.  Leurs  vêtemens  étaient  en  lambeaux,  et 
leurs  fusils  en  bon  état;  leurs  chaussures  poudreuses  et  usées  s'at- 
tachaient par  des  cordes  aux  longues  guêtres  bulgares.  En  cet  équi- 
page, qui  sentait  le  combat,  la  fatigue  et  la  misère,  ils  avaient  une 
sorte  d'entrain  et  de  fierté  qu'on  trouve  rarement  chez  l'armée  tur- 
que. Ceux-là  seuls  qui  portent  le  nom  français  et  qui  se  battent 
sous  notre  drapeau  me  font  éprouver  de  vraies  émotions  d'enthou- 
siasme; ainsi  le  veut,  à  tort  ou  à  raison,  mon  âme,  que  Dieu  n'a 
point  faite  cosmopolite  comme  mon  corps.  J'ai  eu  cependant  presque 
un  battement  de  cœur  pour  ces  Turcs  de  Silistrie,  à  qui  je  trouvais 
un  air  de  braves  gens,  et  qui,  au  sortir  des  murs  mitraillés  dont  ils 
venaient  de  sauver  l'honneur,  avaient  comme  un  rayon  de  gloire 
au  bout  de  leurs  baïonnettes. 

III. 

Cependant  le  choléra  fondait  sur  nous.  C'est  assurément  dans  la 
Dobrutcha  qu'il  porta  ses  coups  les  plus  cruels;  mais  Varna  aussi 
fut  rudement  traitée  par  le  fléau.  On  m'ordonna  de  choisir  le  bi- 
vouac qui  me  paraîtrait  le  plus  salubre.  J'allai  m'établir  au  bord  de 
la  mer,  dans  un  vaste  champ  où  j'ai  passé  des  jours  qui,  malgré 
leur  tristesse,  ont  laissé  dans  ma  mémoire  un  grand  charme.  Une 
singulière  volonté  du  destin  fit  que  le  mal  dont  les  ravages  m'en- 
touraient ne  m'enleva  pas  un  seul  homme.  En  dépit  de  la  surveil- 
lance que  j'exerçais  jusque  sous  leurs  tentes,  mes  spahis  dévoraient 
des  melons,  des  pastèques  et  toute  sorte  de  fruits  à  peine  mûrs;  ces 
continuelles  imprudences  ne  livrèrent  heureusement  au  fossoyeur 
nul  d'entre  eux.  Ils  allaient  jusqu'au  seuil  de  la  mort  et  ne  le  fran- 
chissaient pas.  Que  de  fois  on  m'a  fait  venir  en  toute  hâte  sous  une 
tente  où  je  croyais  trouver  un  mourant!  ((Mohammed,  Abdallah, 
Cadour  sont  à  l'agonie,  »  me  criait-on.  J'arrivais,  et  un  spectacle 
lugubre  s'offrait  à  ma  vue  :  une  grande  figure  gisait  à  terre  sur  un 
amas  de  burnous,  entourée  de  personnages  désolés  que  leurs  vête- 
mens flottans  faisaient  ressembler  à  des  spectres.  Le  ciel  a  toujours 
voulu  qu'aucun  de  ces  agonisans  n'entrât  définitivement  dans  le 
trépas.  Au  bout  de  quelques  heures,  mon  malade  se  relevait  et  re- 
prenait possession  de  la  vie.  Ce  qui  se  passait  dans  mon  bivouac 
n'était  par  malheur  qu'une  étrange  exception  à  une  terrible  loi. 
Ma  tente  s'élevait  à  côté  de  la  route  du  cimetière,  et  je  pouvais  juger 
de  l'énergie  du  fléau  par  le  nombre  des  convoie.  Dans  cette  proces- 
sion funèbre  qui  se  déroulait  incessamment  sous  mes  yeux,  je  me 


272  BEVUE   DES   DEUX  MONDES. 

rappelle  quelques  épisodes  qui  ne  manquaient  pas  d'une  grâce  na- 
vrante. En  Turquie,  on  n'enveloppe  pas  les  morts  de  ce  linceul  où 
nous  roulons  ceux  que  nous  avons  le  plus  aimés.  On  revêt  de  leurs 
plus  brillans  habits  les  êtres  que  l'on  a  perdus,  et  on  les  porte  sous 
le  ciel,  à  visage  découvert.  Je  me  rappelle  une  jeune  fille,  presque 
une  enfant,  que  l'on  portait  ainsi;  elle  avait  autour  du  front  une 
couronne  de  roses  blanches;  le  jour  auquel  on  la  montrait  pour  la 
dernière  fois  éclairait  doucement  sa  chaste  et  frêle  beauté;  une 
femme  la  suivait  en  pleurant,  sa  mère  sans  doute.  J'aurais  presque 
pleuré  comme  la  pauvre  désolée  dont  la  terre  allait  prendre  l€ 
trésor. 

Pourquoi  cette  poignante  tristesse  dont  nous  pénètrent  quelques 
détails  obscurs  d'un  malheur  isolé  et  cette  profonde  indifférence  où 
nous  laissent  parfois  les  plus  formidables  spectacles  des  calamités 
publiques?  Pourquoi  ces, larmes  dans  nos  yeux  devant  une  mère  qui 
pleure  son  enfant  et  cette  implacable  sécheresse  de  notre  regard 
contemplant  sur  un  champ  de  bataille  ces  immenses  nappes  de  ca- 
davres, voile  sanglant  que  la  gloire  jette  sur  la  terre  pour  nous 
apparaître  dans  son  éclat?  Je  n'en  sais  rien  :  cela  est  ainsi;  je  subis 
sans  la  comprendre,  comme  tant  d'autres,  cette  mystérieuse  loi  de 
notre  destin.  Je  dînais  habituellement  devant  ma  tente;  ma  table 
était  à  quelques  pas  de  cette  voie  funèbre  continuellement  couverte 
de  cercueils,  et  pourtant  je  songe  avec  plaisir  à  ces  repas.  Rien  de 
ce  qui  élève  l'esprit,  de  ce  qui  fait  appel  aux  parties  énergiques  et 
hautes  de  notre  nature  ne  laisse  une  trace  vraiment  pénible  dans 
notre  souvenir.  Dans  le  présent  comme  dans  le  passé,  on  ne  se  sent 
vraiment  opprimé  que  par  les  vulgarités  de  la  vie.  Un  soir,  pendant 
un  de  ces  repas,  j'eus  comme  une  vision  céleste  :  je  croyais  à  un 
jeu  de  mon  imagination.  Ce  n'était  pourtant  pas  une  illusion,  c'était 
bien  une  réalité  qui  occupait  mon  regard.  J'aperçus,  sur  cette  route 
du  cimetière,  deux  sœurs  de  charité,  avec  ces  coiffes  qui  mettent  à 
leurs  fronts  recueillis  comme  deux  ailes.  La  tête  inclinée,  les  bras 
sur  leurs  poitrines,  elles  marchaient  de  ce  pas  léger,  droit  et  sûr, 
qui  semble  représenter  le  trajet  à  travers  la  vie  de  ces  âmes  sans 
souillures.  La  première  blessure  qui  ait  déchiré  ma  chair  a  été  pan- 
sée par  des  sœurs  de  charité.  Ce  n'est  pas  un  vague  sentiment  de 
poésie,  c'est  le  solide  lien  d'une  profonde  reconnaissance  qui  m'at- 
tache à  ces  pieuses  filles.  Jamais  les  deux  patries  qu'à  certaines 
heures  nous  confondons  dans  un  même  amour,  la  patrie  d'ici-bas 
et  la  patrie  de  là-haut,  ne  s'offrirent  à  moi  sous  des  traits  plus  sen- 
sibles et  plus  dignes  qu'en  cet  instant.  Depuis  quelques  jours,  Varna 
possédait  des  sœurs  de  charité.  Sur  cette  terre  musulmane,  dans  ce 
pays  où  toute  action  vivifiante  est  frappée  de  stérilité  par  le  mon- 


COMMENTAIRES    d'uN    SOLDAT.  273 

strueiix  abaissement  de  la  femme,  notre  société  et  notre  religion 
envoyaient  ce  qu'elles  ont  à  la  fois  de  plus  délicat  et  de  plus  fort. 
Il  me  semblait  que  ces  deux  humbles  femmes  répandaient  autour 
d'elles  cette  sorte  de  sérénité  solennelle,  'de  recueillement  ému  et 
profond,  qu'une  croix  solitaire  suffit  à  verser  sur  un  paysage.  Je  les 
suivis  du  regard  avec  une  vraie  joie,  et  en  leur  adressant  tout  bas  les 
meilleures  salutations  de  mon  cœur. 

La  nuit,  quand  je  m'endormais  sous  ma  tente  ou  quanti  je  venais 
à  me  réveiller  tout  à  coup,  il  y  avait  un  bruit  que  j'entendais  sans 
cesse  :  c'était  celui  de  lourds  chariots  s' acheminant  vers  le  cime- 
tière. Le  jour  était  consacré  aux  convois  isolés;  les  convois  qui  por- 
taient à  la  terre  des  hécatombes  étaient  réservés  pour  la  nuit.  Je 
connaissais  le  cimetière  voisin  ;  plus  d'une  triste  cérémonie  m'y 
avait  apppelé.  Quand  j'entendais  dans  les  ténèbres  le  bruit  de  ces 
chars  funéraires,  je  me  rappelais  ces  longues  files  de  fosses  creu- 
sées la  veille  pour  les  morts  du  lendemain.  Eh  bien!  je  crois  pou- 
voir le  dire,  j'ai  rarement  goûté  de  plus  paisibles  sommeils  qu'au 
bord  de  ce  chemin,  dans  mon  bivouac  de  la  Mer-Noire.  La  mort  n'est 
vraiment  horrible  que  de  loin  et  quand  à  de  longs  intervalles  on  ha- 
sarde vers  elle  un  regard  furtif  ;  mais  quand  notre  destinée  nous 
pousse  à  elle  franchement,  quand  on  en  vient  en  quelque  sorte  à 
dormir  sur  son  sein,  on  lui  trouve  comme  une  douceur  de  nourrice. 
Un  soir  aussi,  sur  cette  mêmevroute  où  j'avais  eu  une  vision  an- 
gélique,  j'eus  tout  à  coup  une  apparition  amie;  j'aperçus  un  homme 
qui  a  joué  dans  mon  existence  militaire  un  grand  rôle,  le  colonel  de 
La  Tour  du  Pin.  Toute  l'armée  a  connu  cet  héroïque  pèlerin  du  de- 
voir et  de  l'honneur,  qui,  privé  par  une  infirmité  cruelle  d'une  situa- 
tion régulière  dans  notre  inflexible  hiérarchie,  avait  fait  pourtant  son 
clocher  du  drapeau,  et  vivait  d'une  vie  exceptionnelle  dans  cette 
patrie  mouvante  où  un  respect  affectueux  l'entourait.  Comme  on 
peut  s'en  apercevoir  déjà,  j'évite  de  prononcer  les  noms  propres.  Je 
garderai,  je  l'espère,  jusqu'au  bout  de  ma  tâche  une  réserve  que  je 
me  suis  imposée  dès  les  premières  lignes  de  ce  récit;  mais  l'homme 
dont  je  parle  n'existe  plus,  et  je  crois  qu'il  est  permis,  peut-être 
même  juste  et  pieux,  de  rappeler  certains  morts  à  la  vie  avec  tout 
ce  que  nous  pouvons  trouver  dans  notre  parole  de  force  et  de  cha- 
leur. 

Le  colonel  de  La  Tour  du  Pin  venait  habiter  ma  tente,  où  je  devais 
le  conserver  pendant  la  plus  grande  partie  de  cette  campagne.  Cet 
hôte  précieux  m'apportait,  si  loin  de  la  France,  un  genre  de  jouis- 
sances intellectuelles  qu'il  est  rare  de  trouver,  même  dans  ce 
qu'on  appelle  les  foyers  de  la  civilisation  et  de  la  pensée.  Il  avait 
un  caractère  qui,  je  crois,  a  dû  être  fort  rare  en  tout  temps,  et  qui 

TOME   XXV.  18 


274  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

a  particulièrement  disparu  de  la  société  que  les  mœurs  modernes 
nous  ont  faite.  Avec  ses  habitudes  d'une  simplicité  presque  exagérée, 
sa  vie  sobre,  dure,  rompue  à  toutes  les  privations,  il  possédait  la 
seule  élégance  qu'il  m'ait  jamais  été  possible  d'apprécier;  il  consi- 
dérait l'esprit  avec  toutes  ses  grâces  comme  destiné  uniquement  à 
servir  les  vouloirs  généreux  du  cœur.  Ainsi  je  me  rappelle  qu'un 
jour,  en  me  parlant  d'un  péril  qu'avait  couru  sous  ses  yeux  un 
homme  dont  il  aimait  l'intelligence,  il  me  disait:  «  Jamais  je  ne  suis 
'  plus  heureux  qu'en  voyant  bravement  s'exposer  les  gens  chez  qui 
la  pensée  me  paraît  avoir  quelque  valeur.  Si  j'avais  un  conseil  à 
donner  aux  hommes  réputés  hommes  de  génie,  je  leur  dirais  :  Menez 
vôtre  génie  au  danger;  croyez  qu'il  vous  impose  non  point  le  devoir 
de  vous  ménager,  mais  un  devoir  tout  contraire.  »  Son  existence 
entière  ne  fut  que  l'application  de  ces  maximes.  Ce  Bayard  avait 
reçu  du  ciel  le  talent  de  Saint-Simon  ;  Dieu  sait,  pour  employer  le 
langage  de  M.  de  Turenne,  à  quels  périls  il  conduisait  la  carcasse 
où  résidait  ce  merveilleux  esprit  (1). 

J'étais  avec  ce  compagnon  quand,  un  peu  avant  le  tomber  du 
jour,  j'aperçus  une  épaisse  fumée  qui  venait  du  côté  de  Varna. 
C'était  le  début  de  ce  terrible  incendie  qui  fut  un  si  cruel  chagrin  pour 
le  maréchal  Saint-Arnaud.  Je  courus  aussitôt  dans  la  ville,  où  régnait 
une  atmosphère  embrasée;  on  m'enjoignit  de  regagner  au  plus  vite 
mon  bivouac ,  de  .  garantir  mes  chevaux  contre  tout  débris  que  des 
explosions  pourraient  lancer,  et  d'attendre  des  ordres.  Cependant 
la  nuit  était  arrivée,  favorisant  un  de  ces  spectacles  dont  on  sa- 
voure à  regret  l'horreur.  La  ville  entière  semblait  en  flammes;  le  feu 
détruisait  les  bazars.  En  dévorant  tous  ces  abris  en  bois  qui  abon- 
dent dans  les  pays  musulmans,  il  jetait  une  lueur  brillante  et  claire 
comme  celle  dont  se  réjouissent  les  enfans  autour  d'un  foyer  pa- 
triarcal. A  côté  de  cette  blanche  lumière  s'élevait  une  lumière  rouge, 
sanglante,  sinistre;  c'était  la  clarté  de  l'incendie  s' attaquant  à  d'é- 
normes poutres,  se  jetant  avec  une  aveugle  furie  contre  des  con- 
structions en  pierres.  Je  me  rappelle  un  minaret  qui  tout  à  coup 
fut  enlacé  par  de  longs  serpens  de  flammes;  droit,  élégant,  ma- 
jestueux, ce  monument  de  la  piété  musulmane  me  fit  songer  au 
Laocoon  du  sculpteur  antique.  Il  semblait  devenu  un  être  vivant, 
luttant  contre  une  fatale  étreinte  ;  après  quelques  instans  d'une 
véritable  agonie,  je  le  vis  s'aff'aisser  et  disparaître.  Cet  incendie, 
frappant  tout  à  coup  une  ville  ravagée  par  le  choléra,  avait  comme 
un  caractère  de  fléau  céleste  dont  le  maréchal  de  Saint-Arnaud  fut 

(I)  L«  colonel  de  La  Tour  du  Pin  n'était  pas  seulement  en  effet  un  brave  militaire» 
c'était  ausHi  un  écrivain  distingué,  et  on  peut  voir  de  lui,  dans  la  lievue,  un  récit  d'un 
vif  intér<^t,  VRxpédilion  deConstantine,  dans  la  livraison  du  1"  mars  1838. 


COMMENTAIRES   d'uN    SOLDAT.  275 

profondément  attristé.  Cet  homme  résolu  montra  en  cette  occasion 
le  dévouement  qui  allait  toujours  grandissant  dans  sa  nature  épui- 
sée. Les  flammes  entouraient  un  bâtiment  où  l'on  avait  amassé  une 
énorme  quantité  de  munitions  et  de  poudre.  On  était  sous  la  me- 
nace incessante  d'une  explosion  qui  pouvait  en  un  moment  porter 
de  plus  cruels  coups  à  notre  armée  que  la  plus  désastreuse  bataille. 
On  avait  enveloppé  la  poudrière  de  toiles  mouillées,  maintenues 
énergiquement  par  quelques  soldats  sur  des  murs  que  la  chaleur 
envahissait  déjà.  Le  maréchal  resta  constamment  près  de  l'édifice 
qu'une  étincelle  pouvait  transformer  en  volcan.  Il  attendit  pour  se 
retirer,  lui  qui  avait  un  besoin  si  impérieux  de  repos,  que  tout  péril 
eût  disparu,  que  l'incendie,  combattu,  traqué  et  enfin  enfermé  par 
nos  troupes  dans  un  réduit  où  sa  rage  devenait  impuissante,  eût 
fini  par  expirer.  Varna*,  au  sortir  de  cette  nuit,  n'offrait  point  le 
spectacle  auquel  je  m'attendais.  Les  rues  étaient,  il  est  vrai,  jon- 
chées de  débris;  plus  d'un  monument  était  abattu  ou  effondré,  les 
bazars  étaient  devenus  des  monceaux  de  ruines  ;  mais  les  villes 
d'Orient  sont  faites  ainsi,  que  les  plus  grandes  catastrophes  n'y 
produisent  pas  cette  tristesse  insolite  dont  le  moindre  accident 
frappe  nos  villes.  Ces  cités,  depuis  les  temps  bibliques,  sont  accou- 
tumées à  être  battues  par  l'aile  de  tous  les  fléaux.  Que  ce  soit  la 
guerre,  la  peste  ou  l'incendie  qui  fondent  sur  elles,  leur  aspect  de 
morne  paresse  ou  d'apathique  désordre  est  toujours  le  même;  elles 
sont  éternellement  un  chaos  sur  lequel  se  promène  un  esprit  stérile 
et  indolent. 

Quant  à  l'effet  produit  sur  nos  troupes  par  ce  sinistre  événement, 
il  était  oublié  déjà.  Nos  soldats  couraient  à  travers  les  rues,  riant  de 
mille  incidens  que  faisaient  naître  les  débris  amoncelés  sous  leurs 
pas.  Bientôt  une  nouvelle  qui  se  répandit  dans  les  camps  vint  faire 
disparaître  jusqu'au  souvenir  de  cet  épisode  :  on  apprit  qu'une 
expédition  contre  Sébastopol  était  résolue.  Gomment  les  soldats 
peuvent-ils  connaître  avec  cette  rapidité  des  secrets  confiés  à  un 
petit  nombre  d'hommes,  sûrs,  réfléchis,  et  gardés  par  ces  hommes 
religieusement?  C'est  ce  qui  a  excité  l'étonnement  bien  des  fois.  Il 
semble  que  l'âme  d'une  armée  ait  comme  la  prescience  de  l'œuvre 
qui  va  réclamer  ses  efforfs.  Ce  qui  est  certain,  c'est  que,  quinze  jours 
avant  notre  départ,  nul  d'entre  nous  ne  doutait  du  coup  hardi  que 
nous  allions  porter  en  Grimée. 

Nous  n'étions  point  encore  délivrés  du  choléra,  mais  c'était  un 
monstre  rassasié,  ne  demandant  plus  que  de  rares  victimes;  puis 
Tespoir  d'une  prochaine  aventure,  étrange,  éclatante,  hardie,  avait 
produit  sur  l'esprit  français  l'effet  que  l'on  peut  imaginer.  On  re- 
gardait avec  une  curiosité  avide  tous  les  moyens  de  transport,  vais- 


^76  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

seaux,  navires,  chaloupes,  qui  s'accumulaient  à  Varna.  Le  moment 
arriva  enfin  où  les  premières  troupes  reçurent  l'ordre  de  s'embar- 
quer sur  cette  flotte  qui  allait  les  porter  à  des  périls  inconnus  et  à 
des  victoires  certaines.  Malgré  le  singulier  attrait  que  m'avait  of- 
fert mon  bivouac  de  la  Mer-Noire,  j'abandonnai  avec  une  joie  pro- 
fonde les  rivages  de  la  Bulgarie.  J'occupais  avec  mes  spahis  une 
frégate  turque  qui  avait  été  mise  tout  entière  à  notre  disposition. 
Le  capitaine  de  ce  bâtiment,  silencieux  et  réservé  à  la  manière  des 
Orientaux  quand  ils  se  piquent  de  courtoisie,  ne  nous  importunait 
jamais  de  sa  présence.  Il  s'était  confiné  sur  son  navire  dans  un  ré- 
duit qu'il  ne  quittait  point.  En  aucun  temps  de  ma  vie  et  en  aucun 
lieu  de  ce  monde,  je  n'ai  plus  goûté  le  charme  tranquille  de  l'inté- 
rieur qu'à  cette  époque  de  luttes  imminentes,  sur  cette  embarcation 
confiée  à  une  mer  lointaine  et  baignant  des  côtes  ennemies.  Mes 
spahis  et  leurs  chevaux  étaient  établis  sur  le  pont.  Presque  toutes 
mes  heures  s'écoulaient  dans  un  grand  salon  où  je  bivouaquais  avec 
les  officiers  de  mon  détachement.  Le  repas  terminé,  tandis  que  mes 
compagnons  prolongeaient  la  soirée  en  causant  et  fumant  autour  de 
moi,  je  me  couchais  avec  une  indicible  volupté  dans  un  coin  de  cette 
vaste  pièce,  et  j'entrais  dans  des  nuits  qui  resteront  assurément 
parmi  les  meilleures  dont  j'aurai  joui  en  ce  monde.  Une  nuit  sur- 
tout, —  que  le  souvenir  en  soit  béni!  —  je  sentais  sous  le  mouvant 
plancher  de  ma  chambre  une  mer  assez  grosse  pour  faire  monter  à 
mon  cerveau  un  léger  parfum  de  danger  sans  le  troubler  dans  sa 
paresse  par  le  souci  d'un  péril  urgent  et  debout.  Réveillé  tout  à 
coup  entre  deux  songes,  je  m'abandonnais  aux  mouvemens  de  la 
puissante  berceuse  qui  allait  bientôt  me  rejeter  dans  le  sommeil.  Je 
songeais  avec  une  tristesse  sans  amertume  à  toute  sorte  de  choses 
passées,  dépouillées  de  leur  âpreté  offensante  par  les  espaces  qui  me 
séparaient  d'elles;  puis  j'entrevoyais,  comme  une  image  discrète  et 
charmante,  comme  cette  statue  voilée  de  la  mystérieuse  déesse  chère 
à  l'imagination  des  anciens,  l'avenir  qui  m'attendait  sur  le  rivage  où 
me  poussaient  mes  destinées. 

11  y  avait  déjà  plus  d'une  semaine  que  nous  voguions  dans  la  Mer- 
Noire,  quand  tout  à  coup,  à  la  fin  d'une  chaude  journée,  un  mouve- 
ment extraordinaire  se  manifesta  dans  la  flotte.  Nous  étions  en  vue 
de  la  Crimée,  à  la  hauteur  d'Eupatoria.  Je  ne  puis  m'empècher  de 
faire  ici  une  réflexion  qui  s'est  offerte  à  mon  esprit  plus  d'une  fois  : 
pour  bien  jouir  de  certains  spectacles  de  la  vie  humaine,  les  meil- 
leures places  sont  les  plus  obscures.  Les  grands  événemens,  quand 
on  ne  connaît  nul  des  laborieux  efforts  qui  les  amènent,  ont  une 
sorte  de  charme  théâtral  que  l'imagination  goûte  avec  délices.  Ce 
sont  des  décorations  qui  se  présentent  à  vous  toutes  dressées.  Si  au 


COMMENTAIRES    d'uN    SOLDAT.  277 

bonheur  de  ne  pas  avoir  vu  le  machiniste  vous  pouvez  ajouter  celui 
d'ignorer  complètement  pour  quelle  pièce  la  scène  est  préparée, 
vous  êtes  un  homme  appelé  à  d'exquises  et  rares  jouissances.  C'est 
une  de  ces  jouissances-là  que  je  goûtai  devant  Eupatoria.  J'aperçus 
soudain  une  ville  qui,  noyée  dans  les  rayons  du  soleil  couchant,  sé- 
parée de  mon  navire  par  de  vastes  et  lumineux  espaces,  parée  pour 
moi  de  tout  l'attrait  de  l'inconnu,  'me  parut  une  agréable  et  majes- 
tueuse cité.  C'était,  m'a-t-on  dit  depuis,  une  place  assez  misérable, 
que  les  Russes  ne  jugèrent  pas  à  propos  de  défendre,  et  où  vivait, 
dans  la  plus  affreuse  détresse,  toute  une  population  de  Tartares. 
En  ce  moment,  Eupatoria  me  semblait  une  de  ces  villes  que  salue 
de  loin  le  voyageur,  et  où  il  envoie  avant  lui  sa  pensée  impatiente. 
Était-ce  là  que  nous  devions  débarquer?  Ces  murailles  silencieuses 
allaient-elles  s'animer  tout  à  coup  et  s'entourer  d'une  ceinture  de 
fumée?  Yoilà  les  questions  que  je  me  posais,  avec  la  joie  de  ne  point 
pouvoir  les  résoudre.  Notre  flotte  s'arrêta  un  moment;  j'aperçus 
une  embarcation  qui  se  détachait  d'un  vaisseau  amiral  et  se  dirigeait 
vers  le  port  ennemi.  J'ai  su  depuis  qu'Eupatoria  s'était  rendue  à  la 
première  sommation.  Ce  soir-là,  je  rentrai  avec  mes  compagnons 
dans  la  salle  où  s'écoulait  notre  vie,  et  je  me  mis  gaiement  à  table, 
en  me  livrant  au  souverain  plaisir  de  ne  rien  comprendre  à  ce  qui 
se  passait  sous  mes  yeux.  INous  savions  pourtant  que  nous  touchions 
au  but  de  notre  voyage.  Un  matin,  les  pavillons  qui  servent  de  si- 
gnaux se  mirent  à  monter  et  à  descendre  le  long  des  mâtures  avec 
une  singulière  rapidité.  On  sentait  qu'une  heure  décisive  était  ve- 
nue. Devant  nous  s'étendait  une  vaste  plage  vers  laquelle  tous  les 
navires  s'avançaient  dans  un  ordre  imposant  et  régulier.  Évidem- 
ment nous  allions  débarquer  en  Crimée.  JN ombre  d'entre  nous  avaient 
espéré  Une  lutte  navale.  La  guerre  maritime  devient  rare.  Tandis 
que  les  instrumens  destructeurs  dont  ils  sont  menacés  atteignent 
une  étrange  perfection,  les  navire^  prennent  une  organisation  com- 
pliquée et  délicate  comme  l'organisme  humain.  Il  y  a  telle  partie 
vive  des  vaisseaux  à  vapeur  où  un  boulet  peut  causer  d'irréparables 
dommages.  Un  de  ces  grands  bâtimens  auxquels  tant  d'existences 
sont  confiées ,  que  protègent  tant  de  fermes  intelligences ,  que  dé- 
fendent tant  d'énergiques  volontés,  peut  entrer  tout  entier  dans  la 
mort  en  un  seul  instant,  comme  un  homme  frappé  au  cœur.  La 
première  bataille  vraiment  digne  de  ce  nom  qui  se  livrera  sur  la 
mer  sera  la  plus  redoutable  et  la  plus  splendide  action  à  laquelle 
puisse  être  conviée  l'intrépidité  humaine.  La  flotte  russe  resta  dans 
Sébastopol,  et  notre  attente  fut  trompée;  mais  malgré  l'absence  de 
tout  combat,  le  jour  de  notre  débarquement  sur  les  rives  de  Cri- 
mée n'en  fut  pas  moins  un  de  ces  jours  qui  parlent  au  cœur  avec 


278  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

une  toute-puissante  éloquence ,  et  laissent  de  longues  traces  dans 
la  pensée. 

♦  ,Ce  fut  le  maréchal  Ganrobert,  général  de  division  alors,  qui  le 
premier,  entouré  de  quelques  soldats,  mit  le  pied  sur  ces  rives 
qu'embrassaient  tant  d'espérances  et  tant  de  regards.  Ce  fut  lui  qui 
planta  le  drapeau  français  sur  cette  terre  où  la  France  allait  appa- 
raître aux  nations  dans  le  glorieux  appareil  qui  lui  sied  si  bien  et 
qui  lui  est  si  cher.  Je  vois  encore  le  groupe  formé  sur  la  plage  par 
le  général  Ganrobert  et  les  soldats  qui  l'entouraient.  Je  regardais 
avec  une  joie  profonde  cette  poignée  d'hommes  dominés  par  notre 
drapeau,  quand  une  embarcation  s'approcha  de  mon  navire.  Un 
aide-de-camp  du  maréchal  Saint-Arnaud  venait  me  donner  l'ordre 
de  débarquer  immédiatement  avec  ma  troupe  et  de  monter  à  che- 
val aussitôt  que  nous  aurions  touché  terre,  pour  aller  battre  le  pays. 
Cet  ordre  fut  promptement  exécuté.  En  quelques  instans,  mes  spahis 
et  leurs  chevaux  furent  sur  les  rives  de  la  Crimée.  Nous  nous  met- 
tons promptement  en  selle  et  nous  partons  en  avant,  dans  une  di- 
rection que  le  général  Canrobert  nous  indique.  Le  temps  était  ad- 
mirable. Le  ili  septembre,  à  Old-Fort,  est  resté  dans  ma  mémoire 
comme  une  de  ces  belles  journées  d'automne  où  l'on  se  meut  avec 
bonheur  et  liberté  dans  une  atmosphère  claire,  limpide,  salubre, 
que  n'altèrent  ni  le  froid  ni  la  chaleur.  Les  plaines  qui  s'étendaient 
devant  nous  me  rappelaient  ces  grands  espaces  que  l'on  trouve  en 
Afrique  entre  le  Tell  et  le  désert.  Nos  chevaux  bondissaient  gaie- 
ment sur  ce  sol  semblable  à  celui  de  leur  patrie.  Mes  spahis  se  dé- 
veloppaient en  éclaireurs  arec  l'intelligence  qu'ils  apportent  dans 
tous  les  mouvemens  de  partisans.  J'étais  dans  un  de  ces  rares  mo- 
mens  de  la  vie  où  nous  croyons  saisir  cette  vision  qu'on  appelle  le 
bonheur. 

Je  poussai  ma  reconnaissance  jusqu'à  l'endroit  qui  m'avait  été 
désigné  sans  rencontrer  un  seul  ennemi;  le  jour  de  notre  débarque- 
ment, pas  un  cosaque  ne  se  montra  dans  la  campagne.  Il  y  a  d'or- 
dinaire quelque  chose  d'inquiétant  et  d'irritant  pour  une  armée  à 
s'avancer  dans  un  pays  qui  ne  lui  est  ni  livré  ni  disputé.  Les  soldats 
qui  débarquaient  en  Crimée  avaient  une  telle  confiance  que  cette 
sorte  de  menace  occulte  dont  ils  étaient  entourés  ne  fut  point  pour 
eux  \e  souci  d'un  instant. 

Le  soir,  je  dressai  ma  tente  à  quelques  pas  de  la  mer,  près  du 
quartier-général.  Quand  il  s'agit  de  souper,  il  se  trouva  que  nous 
n'avions  ni  pain  ni  viande  ;  mais  nous  possédions  du  biscuit  et  une 
bouteille  de  vin  de  Champagne  que  nous  réservions  pour  célébrer 
notre  première  victoire;  cette  bouteille  servit  à  fêter  notre  débar- 
quement. Le  vin  de  Champagne  ne  me  plaît  pas  d'habitude.  Comme 


COMMENTAIRES   D*UN   SOLDAT.  279 

ses  poètes  ordinaires,  il  a  une  fausse  légèreté;  mais  les  Français 
trouvent  un  attrait  à  tout  compatriote  qu'ils  rencontrent  sur  la  terre 
étrangère.  Ce  jour-là,  je  fis  un  cordial  accueil  au  frivole  et  pédant 
héros  de  la  chanson  classique,  qui  me  parut  transformé  suivant  mes 
goûts,  c'est-à-dire  tout  rempli  de  rêverie  allemande  et  de  bonhomie 
guerrière. 

Le  lendemain,  le  premier  aide-de-camp  du  maréchal  Saint-Arnaud 
me  donna  l'ordre  de  me  porter  avec  mon  détachement  jusqu'à  un 
village  où  se  trouvaient  un  fonctionnaire  russe  et  un  poste  d'infan- 
terie que  je  devais  enlever.  Un  Tartare  revêtu  d'un  burnous  de  spahi 
me  sej'vit  de  guide.  Les  ordres  que  l'on  m'avait  donnés  furent  ac- 
complis. Le  soir,  je  regagnais  le  camp  français  avec  une  chaise  de 
poste  où  était  l'agent  russe,  qui  à  l'arrivée  des  spahis  se  disposait  à 
fuir,  et  quelques  chariots  de  réquisition  où  j'avais  fait  monter  les 
soldats  ennemis  surpris  par  mes  cavaliers.  Le  maréchal  Saint-Ar- 
naud était  absent  quand  notre  petite  troupe  revint  avec  ses  prison- 
niers. Il  était  monté  à  cheval  pour  visiter  son  bivouac.  On  profita  de 
cette  circonstance  pour  placer  aux  deux  côtés  de  sa  tente  les  fusils 
que  nous  venions  .de  prendre.  C'étaient  deux  bien  modestes  tro- 
phées à  coup  sur;  le  maréchal  les  vit  cependant  avec  plaisir  à  son 
rc'tour.  Ces  armes  et  ce  petit  groupe  de  personnages  excitaient  dans 
le  camp  une  curiosité  que  comprendront  tous  ceux  qui  ont  assisté 
aux  débuts  d'une  guerre.  Chacun  est  impatient  de  voir  comment  est 
fait,  comment  est  vêtu  et  armé  l'adversaire  qu'il  va  combattre.  Les 
premiers  prisonniers  ont  pour  les  soldats  une  sorte  d'attrait  mysté- 
rieux. Ceux  qu'amenaient  mes  spahis  confirmaient  tout  ce  que  j'avais 
recueilli  sur  l'armée  russe.  Cette  ardeur  intelligente  qu'expriment 
les  traits  des  soldats  français,  et  qui  devient  à  certaines  heures  une 
si  terrible  puissance,  manquait  à  ces  honnêtes  visages.  Malgré  tout 
ce  que  j'ai  entendu  dire  sur  la  discipline  moscovite,  mes  premiers 
rapports  avec  le  sous-officier  qui  commandait  ce  poste  ennemi  me 
causèrent  une  sorte  de  stupeur.  C'était  un  vieux  soldat  rompu  à  la 
discipline  de  son  pays.  Quand  il  eut  rendu  ses  armes,  je  lui  adressai 
par  la  bouche  d'un  interprète  quelques  questions.  Il  m' écoutait  la 
main  à  son  bonnet,  les  deux  talons  sur  la  même  ligne,  dans  une  atti- 
tude si  complètement  immobile  que  la  vie  semblait  s'être  subitement 
retirée  de  lui.  Quand  il  me  répondait,  ses  lèvres  remuaient  sans  que 
le  mouvement  se  communiquât  à  aucune  autre  partie  de  son  corps. 
Notre  entretien  terminé,  il  fit  face  en  arrière  par  un  demi-tour  len- 
tement exécuté,  et  se  mit  à  marcher  en  ligne  droite  d'un  pas  mé- 
thodique. Il  arriva  que  j'eus  besoin  de  le  rappeler;  il  s'arrêta  subi- 
tement et  carrément,-  sans  déranger  d'une  ligne  la  position  de  ses 
épaules  et  de  sa  tête,  se  retourna  de  mon  côté  par  un  second  demi- 


280  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

tour  aussi  correctement  accompli  que  le  premier,  et  se  dirigea  vers 
moi  de  son  pas  cadencé  jusqu'à  une  distance  où  il  reprit,  dans  sa 
complète  immobilité,  son  attitude  primitive.  C'était  bien  là  le  sol- 
dat russe  dont  nos  devanciers  nous  ont  si  souvent  entretenus,  soldat 
qu'il  ne  faut  point  mépriser  toutefois.  Dans  ces  êtres  où  une  disci- 
pline inflexible  semble  s'être  efforcée  d'anéantir  jusqu'au  dernier 
vestige  de  la  volonté  humaine ,  il  y  a  de  nobles  sentimens  qui  ne 
sont  pas  détruits.  Plus  tard,  en  regardant  les  cadavres  ennemis 
qui  encombraient  si  souvent  nos  tranchées,  j'ai  vu  sur  des  visages 
ensanglantés,  et  où  la  mort  avait  mis  sa  griffe,  l'expression  de  la 
constance,  de  la  fermeté,  même  de  l'enthousiasme.  Heureusement 
ces  vertus-là  résident  aussi  dans  le  cœur  des  nôtres,  et  elles  ont, 
pour  se  manifester,  cette  étrange,  cette  incontestable  force,  égale- 
ment apte  à  toutes  les  œuvres,  propre  à  toutes  les  luttes,  qui  s'ap- 
pelle l'intelligence  française. 

IV. 

Pour  me  servir  d'une  image  orientale  que  l'on  pardonnera  peut- 
être  à  un  spahi,  mes  premiers  jours  sur  la  terre  de  Grimée  sont  au- 
tant de  perles  dans  l'écrin  de  mes  souvenirs.  Quand,  à  l'entrée  d'un 
de  ces  villages  où  l'on  m'envoyait  pousser  des  reconnaissances,  j'a- 
percevais le  poteau  chargé  de  l'aigle  russe,  j'éprouvais  parfois  des 
élans  de  joie  indicibles.  Je  songeais  à  181Zi,  à  ces  revers  dont  nous 
avaient  seules  consolés  autrefois  quelques  paroles,  mais  dont  nous 
consolaient  maintenant  des  actions.  Dans  ma  situation  de  combat- 
tant obscur,  je  n'étais  pas  forcé,  je  ne  me  crois  pas  forcé  encore  de 
porter  au  fond  de  moi  la  mansuétude  du  philosophe.  Je  me  disais 
tout  bas,  avec  un  immense  mouvement  de  bonheur  :  u  Me  voici  dans 
leur  pays;  m'y  voici  à  cheval  et  en  armes,  agissant,  marchant  dans 
la  vie,  comme  j'ai  tant  de  fois  agi  et  marché  dans  mes  rêves!  »  Puis 
cette  existence  de  partisan  a  un  si  vif  et  si  constant  attrait  !  Parcou- 
rir des  contrées  inconnues,  le  regard  errant,  l'oreille  au  guet,  s' in- 
téressant à  tout  pli  de  terrain,  se  mettant  en  relation  forcée  avec 
tout  buisson  et  tout  tronc  d'arbre!...  Tout  à  coup  on  aperçoit  un 
village;  voilà  une  grosse  affaire  :  pourra-t-on  y  pénétrer?  L'ennemi 
l'a  quitté.  Cette  maison  était  occupée  par  un  de- ses  chefs;  il  faut  la 
fouiller.  Alors  commence  un  genre  de  passe-temps  que,  hors  des 
belliqueuses  aventures,  les  protégés  ou  les  compagnons  du  diable 
boiteux  pourraient  seuls  se  procurer.  On  entre  d'autorité  dans  un 
intérieur  où  se  trouvent  à  chaque  pas  les  traces  d'une  vie  brusque- 
ment suspendue.  On  interroge  maints  objets  d'où  s'échappent  des 
révélations  souvent  bien  étrangères  à  celles  que  vous  cherchez.  Sur 


COMMENTAIRES    d'uN    SOLDAT.  281 

ce  clavier  aux  innombrables  harmonies  où  la  guerre  a  promené  mon 
âme,  quelques  accords  ont  résonné  parfois  qui  m'ont  en  même 
temps  navré  et  charmé.  Ainsi,  dans  une  maison  abandonnée  qu'en- 
vahissaient mes  spahis,  je  me  rappelle,  au  chevet  d'un  lit,  une  image 
de  madone.  C'était  une  mater  dolorosa.  La  sainte  figure,  avec  son 
glaive  mystique  dans  la  poitrine,  élevant  au  ciel  ses  yeux  agrandis 
par  des  tristesses  surhumaines  et  déchirés^ par  deux  grosses  larmes, 
semblait  l'âme  visible  de  la  demeure  où  nous  avaient  conduits  les 
hasards. 

Le  19  septembre  au  matin,  notre  camp  fut  levé;  l'armée  se  por- 
tait en  avant.  Les  troupes  françaises  et  anglaises  réunies  exécutèrent 
une  immense  marche  en  bataille,  qui  occupait  un  vaste  espace  de 
terrain,  et  prit  un  prodigieux  espace  de  temps.  On  s'était  mis  en 
mouvement  au  lever  du  jour,  et  ce  fut  vers  deux  heures  de  l'après- 
midi  que  l'on  arriva  aux  lieux  où  l'on  devait  camper,  c'est-à-dire 
en  face  des  hauteurs  qui  dominent  l'Aima.  L'armée  russe  était  éta- 
blie sur  ces  hauteurs.  Cette  fois  enfin,  nous  apercevions  l'ennemi; 
nous  ne  marchions  plus  vers  un  but  inconnu,  nous  étions  à  cet  in- 
stant solennel  des  guerres  où  les  périls  que  l'on  cherche,  dont  on  a 
déjà  senti  la  présence,  mais  que  l'on  n'a  pas  encore  vus,  vous  ap- 
paraissent enfin  sous  des  formes  nettes  et  précises.  Ce  moment  était 
encore  plus  solennel  pour  les  fils  d'une  génération  que  l'on  avait 
presque  habitués  à  désespérer  de  la  gloire  guerrière.  Cette  armée 
qui  se  dressait  devant  nous,  c'était  un  monde  tout  entier,  auquel, 
depuis  le  noble  et  sanglant-  printemps  de  ce  siècle,  on  défendait  à 
notre  jeunesse  de  songer.  Derrière  ces  baïonnettes  ennemies,  il  y 
avait  pour  nous  comme  un  héritage  perdu  que  nous  allions  repren- 
dre, comme  une  patrie  disparue  où  nous  allions  rentrer. 

Vers  trois  heures,  le  maréchal  Saint-Arnaud  fit  une  reconnais- 
sance, et  le  canon  se  mit  à  gronder.  C'était  la  première  fois  que 
nous  entendions  résonner  en  Europe ,  autre  part  que  dans  les  rues 
de  nos  villes,  cette  mâle  et  redoutable  voix,  qui  étouffe  sur  les  lèvres 
tant  de  paroles  mesquines  et  fait  lever  tant  de  grandes  pensées  dans 
les  cœurs.  La  reconnaissance  poussée  par  le  maréchal  n'amena  aucun 
engagement  sérieux,  mais  nous  prouva  que  l'ennemi  était  disposé  à 
nous  attendre,  et  avait  même  le  désir  de  nous  combattre.  Les  Russes 
semblaient  pleins  de  confiance.  Un  de  leurs  officiers  adressa  quel- 
ques paroles  d'une  provocante  ironie  à  un  officier  français  qui,  en 
portant  un  ordre,  s'était  approché  de  leurs  rangs.  Le  fait  est  que, 
dans  la  position  où  ils  comptaient  nous  recevoir,  leur  sécurité  de- 
vait être  profonde.  Ils  avaient  oublié  ces  anciens  soldats  qui  furent 
abattus  par  la  seule  catastrophe  redoutée  des  Gaulois,  qui  ne  furent 
vaincus  que  le  jour  où  tout  un  firmament  de  neige  glacée  vint  à 


282  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

choir  sur  leurs  têtes,  et  ces  soldats  nouveaux  créés  par  nos  guerres 
africaines,  élèves  hardis,  patiens,  ingénieux,  de  l'aventure,  de  la 
fatigue  et  de  la  misère,  ils  ne  les  connaissaient  pas  encore. 

Si  la  confiance  régnait  sur  les  hauteurs,  on  peut  dire  qu'elle  ré- 
gnait encore  plus  dans  la  plaine  ;  elle  y  régnait  en  compagnie  de 
cette  gaieté  militaire,  constant  objet  pour  notre  patrie  d'un  atten- 
drissement et  d'un  orgueil  maternels.  Je -me  rappelle  encore  en 
quels  termes  un  aide-de-camp  du  maréchal  Saint- Arnaud,  devenu 
à  la  fin  de  cette  guerre  un  vaillant  conducteur  de  troupes,  prédisait, 
près  d'un  feu  de  bivouac,  la  journée  du  lendemain.  Après  avoir  erré 
dans  le  camp  pendant  quelques  heures  d'une  belle  soirée,  jouissant 
de  tout  ce  qui  m'entourait,  de  ce  que  j'entendais  sur  toutes  les 
bouches,  de  ce  que  je  voyais  sur  tous  les  visages,  j'ose  le  dire,  de 
ce  que  je  sentais  au  fond  de  moi-même,  je  me  retirai  sous  ma 
tente.  Nous  étions  sûrs  de  ne  pas  avoir  d'alertes  nocturnes;  l'action 
qui  se  préparait  était  trop  importante,  trop  décisive,  pour  laisser  à 
ceux  qui  allaient  y  prendre  part  le  loisir  de  se  livrer  à  des  escar- 
mouches. Je  pus  donc  m' étendre  sur  un  lit  de  cantine  pour  goûter, 
non  point  ce  sommeil  héroïque  des  César  et  des  Turenne,  auquel 
je  n'avais  point  le  droit  de  prétendre,  mais  l'honnête  sommeil  de 
La  Tulipe  ou  de  La  Ramée,  c'est-à-dire  du  soldat  obscur,  qui  ne 
joue  que  sa  vie  dans  les  grandes  luttes  où  les  glorieux  jouent  leur 
gloire,  et  qui,  une  fois  fortifié  du  côté  de  Dieu  par  un  bout  de  prière, 
s'établit  dans  une  tranquillité  bien  facile  du  côté  des  hommes. 

Le  matin,  quand  sonna  le  réveil,  le  jour  n'avait  pas  encore  paru. 
La  troupe  prit  promptement  les  armes  ;  les  premiers  rayons  du  soleil 
qui  devait  éclairer  une  de  nos  plus  heureuses  et  de  nos  plus  rapides 
actions  trouvèrent  l'armée  tout  entière  debout  et  prête  à  marcher. 
Le  maréchal  Saint-Arnaud  voulait  donner  au  premier  combat  qui 
allait  renouer  la  chaîne  interrompue  de  nos  victoires  ce  caractère 
d'entrain  chevaleresque  qui  était  un  de  ses  plus  vifs  attraits.  Tous 
les  drapeaux  étaient  déployés,  et  toutes  les  musiques  faisaient  en- 
tendre ces  accens  aux  étranges  et  puissantes  ivresses  qu'un  héros 
de  Shàkspeare,  le  Maure  de  Venise,  aux  heures  d'une  douleur  su- 
prême, met  parmi  les  enchantemens  de  ce  monde  qu'on  abandonne 
avec  le  plus  de  regret.  Bien  des  bruits  et  bien  des  silences  me  sé- 
parent aujourd'hui  de  ces  sons,  j'ai  depuis  entendu  d'autres  fan- 
fares annoncer  d'autres  batailles;  mais  la  musique  de  l'Aima  est 
restée  dans  mon  esprit  avec  une  force  singulière  :  je  l'entends  ré- 
sonner, ardente,  joyeuse  et  fière,  dans  ces  abîmes  de  notre  mémoire 
où  s'agite  l'amas  des  choses  évanouies. 

Depuis  sa  première  jusqu'à  sa  dernière  heure,  la  bataille  de 
l'Aima,  pour  me  servir  d'une  expression  chère  à  un  grand  écrivain 


COMMENTAIRES    d'uN    SOLDAT.   -  283 

du  XVII®  siècle,  sembla  faite  pour  le  plaisir  des  yeux.  Notre  armée 
était  rangée  dans  un  ordre  parfait.  La  division  Bosquet,  qui  dans 
cette  journée  formait  notre  droite,  avait  été  renforcée  du  contingent 
turc,  placé  sous  les  ordres  du  général  Yusuf.  Cette  division  devait 
attaquer  les  Russes  la  première  par  un  mouvement  tournant  dont 
l'audace,  poussée  jusqu'à  l'invraisemblance,  était  un  moyen  sur 
lequel  on  comptait  pour  tromper  et  battre  l'ennemi.  La  division 
Ganrobert  et  la  division  du  prince  Napoléon  devaient  aborder  les 
obstacles  de  front.  Une  réserve  vigoureuse  était  sous  les  ordres  du 
général  Forey.  Le  ciel,  qui  ce  jour-là  était  éclatant,  le  terrain,  qui 
était  vaste ,  découvert,  borné  à  notre  droite  par  la  mer,  devant  nous 
par  les  hauteurs  que  couronnait  l'ennemi,  tout  nous  permettait  de 
bien  voir  et  de  bien  comprendre  l'action. 

Tout  à  coup,  à  un  signal  donné,  la  division  Bosquet  se  met  en 
route;  mais  la  voilà  qui  s'arrête.  J'ai  su  depuis  la  cause  de  cette 
halte  qu'amena  la  nécessité  d'attendre  l'armée  anglaise;  sur  le  mo- 
ment, je  ne  me  l'expliquai  pa^,  mais  j'avais  la  ferme  confiance  que 
n'importe  à  quelle  heure  et  par  quels  moyens  Dieu  accorderait  ce 
jour-là  une  victoire  éclatante  à  nos  armes;  il  faisait  beau,  nous  étions 
gais.  Les  troupes  formèrent  les  faisceaux,  on  prit  le  café,  et  je  fumai 
une  pipe  aux  pieds  de  mon  cheval  avec  ce  vague  et  profond  senti- 
ment de  bien-être  que  l'on  éprouve  parfois  dans  le  creux  d'un  sillon, 
au  bord  d'un  fossé,  par  un  temps  de  soleil  :  compensation  provi- 
dentielle à  toutes  les  tristesses  sans  causes,  embusquées  aux  heures 
fâcheuses  et  aux  maussades  endroits  de  cette  vie. 

Pendant  que  les  troupes  prenaient  le  café,  je  vis  passer  auprès 
de  moi  le  colonel  Clerc,  ce  vaillant  oflîcier  dont  tout  récemment 
j'apprenais  la  mort  sur  le  champ  de  bataille  de  Magenta.  Je  me 
rappelle  que  j'échangeai  quelques  paroles  avec  lui.  Il  avait  ce 
doux  et  intrépide  sourire  qui  est  un  des  plus  précieux  présens  que 
Dieu  puisse  faire  à  un  homme  de  guerre.  Tout  à  coup  les  tam- 
bours battirent  l'assemblée,  et  l'armée  entière  reprit  les  armes. 
La  division  Bosquet  se  porta  en  avant.  On  vit  nos  soldats  franchir 
la  rivière,  puis  grimper  comme  des  chèvres  sur  des  roches  qui  sem- 
blaient inaccessibles  :  il  y  eut  un  instant  d'incertitude  et  d'angoisse. 
Puis  soudain  un  immense  cri  de  joie  partit  de  toutes  les  poitrines; 
notre  drapeau  était  sur  les  hauteurs.  Voilà  déjà  plus  d'une  fois  que 
j'assiste  aux  glorieuses  ascensions  de  cette  mobile  et  radieuse  image 
de  la  patrie.  Quand  on  voit  monter  de  degré  en  degré,  à  travers  des 
nuages  de  fumée,  jusqu'à  la  cime  ardente  où  il  doit  s'établir,  ce 
signe  sacré  que  bien  souvent  nombre  de  mains  défaillantes  se  sont 
transmis,  on  éprouve  une  de  ces  émotions  dont,  je  l'espère,  les  an- 
nées, la  fatigue,  l'habitude,  toutes  les  ingrates  puissances  de  ce 
monde  ne  nous  dépouillent  pas. 


28A  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Quand  le  mouvement  de  la  division  Bosquet  est  accompli,  le  canon 
résonne  sur  les  hauteurs.  Des  flocons  d'une  épaisse  et  blanche  fu- 
mée, qui  ressemblent  à  des  nuages  tombés  du  ciel,  sortent  de  tous 
les  plis,  s'accrochent  à  toutes  les  aspérités  des  sommets  que  nous 
allons  gravir.  De  tous  côtés,  le  combat  s'engage.  Le  général  Ganro- 
bert,  à  qui  le  destin  réserve  dans  un  si  prochain  avenir  le  comman- 
dement suprême,  fait  ce  jour-là,  pour  me  servir  de  ses  expressions, 
ses  adieux  à  sa  vie  de  soldat.  11  se  jette  avec  ses  tirailleurs  sur  les 
obstacles  que  sa  division  doit  enlever  de  front.  Le  maréchal  Saint- 
Arnaud  semble  triompher  non-seulement  des  Russes,  mais  du  mal 
qui  le  torture  depuis  tant  de  jours  et  tant  de  nuits.  Il  est  agile,  il 
est  dispos,  il  manie  vigoureusement  son  cheval  ;  il  a  sur  les  traits 
cette  bonne  et  noble  expression  qui  lui  gagne  le  cœur  des  soldats. 
Il  s'arrête  un  moment  sur  une  colline  d'où  son  regard  peut  embras- 
ser toute  l'action.  Mes  spahis,  qui  lui  servent  d'escorte,  admirent 
ces  grandes  luttes  européennes  dont  ils  n'avaient  même  pas  la  pen- 
•sée.  Pour  moi,  un  des  spectacles  les  plus  dignes  d'occuper  les  yeux 
est  un  incendie  allumé  derrière  l'Aima,  en  face  d'une  de  nos  batte- 
ries qui  envoie  des  boulets  à  toute  volée.  Un  village  dévoré  tout  en- 
tier par  les  flammes  répand  cette  belle  lueur  d'un  rouge  sanglant 
que  les  maîtres  de  la  peinture  ont  essayé  souvent  de  reproduire  ; 
sur  ce  fond  éclatant  et  sombre  à  la  fois,  nos  canonniers  et  leurs 
pièces  se  dessinent  avec  vigueur.  La  guerre  a  l'air  d'avoir  concentré 
ses  plus  farouches  énergies  dans  ce  coin  du  tableau.  Cependant  çà 
et  là  une  poussière  mêlée  de  fumée  voltige  sur  le  tertre  où  se  tient 
le  maréchal.  De  tous  côtés,  l'air  commence  à  se  peupler  de  projec- 
tiles; j'assiste  à  un  merveilleux  défilé.  Si  même  sur  les  champs  de 
revue  et  de  manœuvre  on  sent  une  sorte  d'émotion  dont  on  est  tout 
étonné  lorsqu'au  bruit  du  clairon  et  du  tambour  on  voit  marcher  les 
rangs  agiles  et  alignés  de  nos  soldats,  que  ne  doit-on  pas  éprouver 
quand  on  voit  passer  ces  mêmes  hommes  courant  à  des  destinées 
inconnues,  et  soulevés  de  terre  par  l'enthousiasme,  comme  le  sont 
les  saints,  dit-on,  par  la  prière  ! 

Enfin  nous  allons  franchir  la  rivière  à  notre  tour.  On  ne  veut  pas 
que  les  burnous  rouges  de  mes  spahis  attirent  une  grêle  de  boulets 
sur  le  maréchal.  Je  me  porte  en  avant,  et  à  soixante  pas  sur  sa 
droite;  je  trouve  un  gué  et  des  passages  que  nos  chevaux  fran- 
chissent sans  peine.  Quand  je  suis  arrivé  sur  cette  rive  où  Dieu  avait 
placé  depuis  des  siècles  pour  nous  attendre  la  victoire  que  nous 
étions  venus  chercher  de  si  loin,  je  m'arrête  et  je  contemple  une 
scène  qui  est  encore  devant  mes  yeux.  Le  maréchal  est  au  milieu 
de  l'Aima;  l'eau  jaillit  sous  les  pieds  de  son  cheval;  à  ses  côtés,  des 
chasseurs  à  pied  traversent  la  rivière;  un  clairon  sonne  la  charge; 
les  projectiles  passent  au-dessus  de  ce  groupe;  quelques  balles  y 


COxMMENTAlRES    d'uN    SOLDAT.  285 

pénètrent;  l'une  de  ces  balles  déchire  le  fanion  que  porte  un  jeune 
sous-officier  de  chasseurs  d'Afrique.  Le  maréchal  paraît  radieux;  il 
ne  souffre  plus,  il  est  jeune.  Il  jouit  et  brille  de  cette  faveur  que  les 
victorieux  reçoivent  directement  du  ciel. 

Je  continue  ma  marche,  et  je  parviens  aux  lieux  où  la  lutte  a  eu 
le  plus  d'opiniâtreté  et  de  force,  à  un  petit  bâtiment  en  pierres 
blanches,  appelé  le  télégraphe^  qui  est  environné  de  cadavres,  et 
qui,  décoré  de  notre  drapeau,  sert  encore  de  cible  aux  boulets.  Là 
m'attendait  une  émotion  que  je  ne  veux  point  passer  sous  silence. 
Il  y  a  tel  endroit  dans  les  plus  obscures  existences  où  semble  tout 
à  coup  surgir  un  elfet  préparé  avec  un  étrange  soin  par  la  Provi- 
dence. Sur  cette  cime  où  j'arrivais  la  joie  au  cœur,  un  soldat  vint 
m'ofirir  son  bidon  et  me  tendre  la  main  :  cet  homme  était  pour  moi 
le  souvenir  vivant  d'un  temps  étrange  et  cher  de  ma  vie.  C'était  un 
de  ces  volontaires  qui  en  I8Z18  me  témoignèrent  une  généreuse  af- 
fection, et  dont  le  sang  mêlé  au  mien  m'ouvrit  la  carrière  où  je  mar- 
che aujourd'hui.  Cet  enfant  de  Paris  était  soldat  au  l*"""  zouaves;  il 
est  mort  caporal  aux  zouaves  de  la  garde  à  la  prise  de  Malakof.  Les 
régimens  de  zouaves  exercent  sur  la  jeunesse  parisienne  une  séduc- 
tion particulière.  Leur  poétique  uniforme,  leurs  libres  et  audacieuses 
allures,  leur  célébrité  déjà  légendaire  malgré  ce  que  leur  origine 
a  de  récent,  en  font  de  nos  jours  la  plus  vive  expression  de  cette 
chevalerie  populaire  qui  date  de  Napoléon.  En  me  séparant  de  mon 
ancien  compagnon,  je  sentis  sur  ma  main  quelque  chose  d'humide 
et  de  chaud:  une  balle  avait  brisé  les  doigts  que  je  venais  de  tou- 
cher. Je  me  rappellerai  toujours  cette  sanglante  poignée  de  main 
sur  cette  butte  jonchée  de  morts;  elle  m'apportait  à  cette  heure  so- 
lennelle de  ma  vie  une  mâle  et  douce  étreinte  de  mon  passé. 

Les  Français  étaient  maîtres  des  positions  qu'ils  devaient  enlever; 
mais  l'armée  anglaise  n'avait  pas  encore  accompli  sa  tâche.  Elle 
s'avançait  sur  notre  gauche  par  masses  profondes,  se  remuant  avec 
une  imposante  lenteur.  J'étais  placé  de  manière  à  ne  rien  perdre  du 
mouvement  qu'exécutaient  les  gardes  de  la  reine.  Je  voyais  les  bou- 
lets russes  entrer  dans  leurs  rangs  et  enlever  des  files  entières.  Je 
suivais  aussi  du  regard  leur  artillerie,  qui  offrait  le  plus  frappant 
contraste  avec  la  nôtre.  L'artillerie  française,  ce  jour-là,  s'était 
transformée  en  cavalerie  légère  ;  elle  avait  franchi  au  galop  ravins, 
rivières,  sentiers  obstrués  ou  défoncés,  et  s'était  portée  à  la  pour- 
suite de  l'ennemi  là  où  il  semblait  que  l'on  pût  à  peine  envoyer  quel- 
ques tirailleurs.  L'artillerie  anglaise  s'avançait  à  une  grave  allure 
avec  ses  magnifiques  attelages.  Ce  pas  mesuré,  cette  marche  mé- 
thodique de  nos  alliés  en  face  de  positions  redoutables  qu'ils  abor- 
daient de  front  ne  manquaient  pas  assurément  de  grandeur  ;  toute- 


286  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

fois  on  ne  pouvait  s'empêcher  de  trouver  quelque  chose  de  stérile 
à  cet  immense  sacrifice  d'hommes  et  de  chevaux  qu'un  moment  de 
rapide  élan  eût  évité.  Nos  troupes  firent  un  mouvement  vers  la  gau- 
che. Le  maréchal  Saint-Arnaud  voulait  se  diriger  vers  ses  alliés  et 
prendre  les  Russes  entre  'deux  feux.  A  l'instant  même  où  ce  mouve- 
ment s'exécutait,  le  drapeau  britannique  avait  la  gloire  et  l'heu- 
reuse fortune  du  nôtre.  L'armée  anglaise  avait  atteint  son  but;  tout 
en  marchant  comme  la  statue  du  commandeur,  elle  était  venue  po- 
ser sur  son  ennemi  sa  main  puissante.  La  défaite  était  complète 
pour  les  Russes,  et  l'on  vit  bientôt  se  retirer  dans  un  lointain  ho- 
rizon de  longues  colonnes,  d'où  ne  sortait  plus  qu'à  de  rares  inter- 
v'alles  la  fumée  d'un  coup  de  canon.  Nos  batteries  envoyèrent  encore 
quelques  boulets  dans  ces  masses,  et,  lorsqu'elles  devinrent  tout  à 
fait  confuses,  on  eut  recours,  pour  les  atteindre,  aux  fusées.  A  la 
grande  satisfaction  de  mes  spahis,  pour  qui  ce  spectacle  était  une 
féerie  entraînante,  les  fuséens  vinrent  dresser  leurs  longs  chevalets 
garnis  de  ces  tubes  qui  ressemblent  aux  lunettes  des  astronomes, 
et  quelques  fusées,  décrivant  leurs  courbes  gracieuses,  couron- 
nèrent par  un  feu  d'artifices  les  héroïques  magnificences  de  cette 
journée. 

Le  maréchal  voulut  parcourir  le  champ  de  bataille.  Cette  excur- 
sion, à  son  début,  n'avait  point  un  caractère  attristant.  On  sen- 
tait encore  dans  l'air  tous  les  souffles  passionnés  de  la  lutte.  Les 
régimens,  debout  et  en  armes  sur  les  lieux  où  ils  avaient  combattu, 
faisaient  entendre  des  acclamations  ardentes;  tous  les  visages  rayon- 
naient. Ces  êtres  plus  précieux  et  en  quelque  sorte  même  plus  vi- 
vans  que  les  créatures  humaines ,  les  drapeaux ,  baissaient  et  rele- 
vaient orgueilleusement,  dans  leur  noble  salut,  ces  plis  où  frémit 
l'honneur  du  pays.  Les  blessés  eux-mêmes,  qui  passaient  sur  des 
civières ,  sur  des  fusils  ou  sur  les  épaules  de  leurs  camarades ,  gar- 
daient toute  l'exaltation  du  combat;  leurs  paroles  étaient  chaudes 
comme  le  sang  qui  sortait  de  leurs  veines.  Ils  répondaient  aux  re- 
gards mêlés  de  respect  et  de  bonté  que  le  maréchal  leur  adressait, 
en  se  découvrant,  par  des  regards  brûlans  où  l'on  sentait  la  douleur 
étouffée  dans  les  serres  d'une  joie  triomphante.  Peu  à  peu  le  spec- 
tacle changea,  et  prit  cette  mélancolie  des  champs  de  bataille  à 
l'heure  où  l'enthousiasme,  la  gloire,  tous  les  hôtes  radieux,  les  quit- 
tent en  leur  laissant  deux  hôtes  sinistres,  la  mort  et  la  souffrance. 

11  n'y  avait  plus  sous  nos  chevaux  que  des  flaques  de  sang  et 
des  cadavres.  Çà  et  là,  parmi  ces  monceaux  de  vêtemens  souillés  et 
de  chair  sanglante,  entre  ces  débris  sans  nom  que  fait  la  guerre, 
quelque  chose  qui  semblait  vivre  encore  se  soulevait  lentement  : 
c'était  un  blessé  cherchant,  par  un  regard  ou  par  un  signe,  à  faire 


i 


COMMENTAIRES   d'uN   SOLDAT.  287 

venir  de  son  côté  une  civière.  Le  maréchal  déploya,  dans  cette  par- 
tie pénible  de  la  journée,  la  bonté  d'une  âme  qui,  aux  approches  de 
la  mort,  se  montrait  pleine  d'une  constante  et  pratique  élévation. 
Il  s'occupait  avec  une  sollicitude  chaleureuse,  lui  qui  en  ce  moment 
même  souffrait  si  cruellement,  des  soins  réclamés  par  tous  les  bles- 
sés français  ou  russes.  Parmi  ces  derniers,  beaucoup  étaient  des 
jeunes  gens  ayant  de  paisibles  et  douces  figures  où  se  peignait  une 
expression  reconnaissante  quand  ils  recevaient  les  secours  de  nos 
soldats.  Je  crois  en  voir  encore  un  enveloppé  dans  cette  longue  ca- 
pote grise,  lourde,  épaisse  et  laineuse,  rappelant  la  toison  des  mou- 
tons, que  portent  tous  les  soldats  du  tsar,  et  coiffé  d'un  grand  bon- 
net à  visière  qui  avait  quelque  analogie  avec  les  vieilles  coiffures  de 
nos  conscrits.  Ce  brave  garçon,  à  peine  installé  sur  un  de  nos  caco- 
lets,  avait  allumé  une  pipe  qu'il  fumait  avec  une  attendrissante  bon- 
homie. Le  soldat  a  dans  tous  les  pays  quelque  chose  de  l'enfant;  il 
en  a  la  simplicité ,  la  candeur,  la  douce  bonne  foi  ^  pour  prendre  la 
célèbre  expression  d'un  poète.  Cette  sympathie  dont  on  se  sent  tout 
à  coup  ému  pour  ceux  que  l'on  vient  de  combattre  est  un  des  argu- 
mens  philosophiques  contre  la  guerre;  pour  moi,  c'est  au  contraire 
par  excellence  son  côté  noble,  touchant  et  même  divin.  Ce  qu'il  y  a 
de  poignant  dans  les  tableaux  que  je  serai  souvent  forcé  dé  repro- 
duire n'ébranlera,  j'en  suis  sûr,  aucune  des  âmes  vraiment  tou- 
chées de  la  grâce  guerrière.  Pour  que  rien  ne  manque  au  mystère 
qui  se  célèbre  sur  le  champ  de  bataille,  il  faut  qu'il  ait  ses  tristesses 
comme  ses  joies,  et  sa  charité  comme  sa  furie. 

vÂprès  cette  excursion,  le  maréchal  revint  à  l'endroit  où  il  comp- 
tait établir  un  bivouac,  c'est-à-dire  près  de  ce  télégraphe  dont  je 
parlais  tout  à  l'heure.  Le  soir  commençait  à  venir,  sa  tente  ne  pou- 
vait être  dressée  avant  quelques  heures;  il  eut  froid.  L'expression 
de  joyeuse  énergie  qui  avait  animé  et  illuminé  son  visage  semblait 
disparaître  avec  le  soleil  de  la  journée  et  les  bruits  de  la  bataille; 
la  souffrance  reparaissait  sur  ses  traits ,  envahis  par-  une  pâleur 
croissante.  Il  demanda  un  manteau;  un  de  mes  cavaliers  se  dé- 
pouilla de  son  burnous  rouge,  et  il  s'étendit  à  terre  sur  ce  grossier 
vêtement.  Pour  lui  faire  place,  on  avait  été  obligé  d'écarter  quelques 
cadavres  russes,  qui  restèrent  gisans  à  quelques  pas  de  lui.  Il  y  a 
peu  de  temps,  dans  la  petite  cour  d'une  pauvre  maison  de  Palestro, 
je  voyais  ainsi,  couché  sur  le  sol,  un  rejeton  de  la  vieille  et  belli- 
queuse maison  de  Savoie,  le  roi  Yictor-Emmanuel.  On  ne  traverse 
jamais  sans  émotion  ces  incidens,  si  fréquens  à  la  guerre,  qui  nous 
montrent  les  grands  de  ce  monde  en  familiarité  non-seulement  avec 
la  mort,  mais  avec  la  fatigue  et  la  misère,  recevant  les  eaux  du 
ciel,  reposant  leurs  membres  lassés  sur  cette  terre  où  à  quelques 


288  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pouces  au-dessous  d'eux  s'étend  l'immense  et  sombre  empire  de 
l'égalité.  Toutefois  je  ne  sais  pas  si  je  serai  jamais  -appelé  à  voir 
rien  de  plus  profondément  touchant  que  le  spectacle  dont  je  fus 
alors  le  témoin.  Ce  vainqueur  gisait  sur  le  théâtre  de  son  succès, 
engagé  déjà  dans  la  mort  presque  aussi  avant  que  les  cadavres  dont 
il  était  entouré.  Loin  d'abaisser  notre  triomphe,  loin  d'humilier 
notre  gloire  en  la  marquant  au  front  de  poussière ,  cette  agonie 
nie  semblait,  au  contraire,  donner  quelque  chose  de  plus  grand, 
de  plus  idéal  encore  à  notre  victoire.  Elle  la  montrait  planant  au- 
dessus  de  tous,  fille  immortelle  d'êtres  périssables.  Le  maréchal, 
du  reste,  avait  une  âme  à  comprendre  cet  ordre  de  pensées,  et  en 
ce  moment,  j'en  suis  certain,  quelle  que  fut  sa  souffrance,  il  était 
heureux.  Aux  premières  heures  de  la  journée,  quand  le  canon  re- 
tentit sur  les  hauteurs  ofi  nos  soldat^  et  notre  drapeau  venaient 
de  monter,  il  s'était  retourné  vers  son  état-major,  et  se  découvrant 
avec  cette  grâce  qui  par  instans  a  le  caractère  et  la  puissance  de 
l'enthousiasme  :  «  Messieurs,  avait-il  dit,  cette  bataille  s'appellera 
la  bataille  de  l'Aima.  )>  Maintenant  il  était  couché  entre  des  morts, 
semblable  à  un  mort  lui-même  ;  mais  il  voyait  vivante  et  debout 
la  victoire  qu'il  avait  nommée. 

Je  voudrais  en  finir  avec  mes  impressions  de  cette  journée,  que 
je  n'aurais  pas  cru  retrouver  si  abondantes  et  si  vives.  Je  m'aper- 
çois que  rien  ne  s'est  effacé  de  mon  esprit,  des  tableaux  mouvans  et 
variés  qui  ce  jour-là  l'ont  occupé.  Ainsi,  pendant  ces  tristes  heures, 
où  le  maréchal  était  étendu  sur  la  terre,  je  me  rappelle  du  côté  de 
la  mer  un  immense  et  splendide  pan  de  ciel  où  le  soleil  se  cou- 
chait. Je  ne  sais  quel  nuage  ardent,  quelle  vapeur  enflammée  for- 
mait, sur  un  fond  de  sombre  azur,  une  immense  figure  d'or  aux 
contours  vigoureux  et  nets.  Cette  figure,  appartenant  à  cet  étrange 
et  confus  musée  du  ciel  si  cher  aux  enfans  et  aux  poètes,  me  péné- 
trait d'une  admiration  religieuse  et  attendrie.  Elle  ne  me  semblait 
pas  un  accident  de  l'atmosphère,  un  jeu  fortuit  de  la  lumière  et  des 
nuées;  je  trouvais  qu'elle  avait  l'air  d'une  manifestation  divine.  En 
tout  cas,  cette  splendide  et  mystérieuse  image,  quels  que  soient  son 
sens  et  sa  valeur,  est  entrée  en  moi,  je  l'y  retrouve,  et  puisqu'elle 
fait  partie  de  mes  souvenirs,  parmi  tous  les  fantômes  que  je  con- 
jure, j'évoque  ce  fantôme  céleste. 


L'armée  française  bivouaqua  plusieurs  jours  sur  le  champ  de  ba- 
taille. Aurait-on  pu  poursuivre  les  Russes  et  entrer  avec  eux  dans 
Sébastopol?  C'est  heureusement  ce  dont  je  n'ai  point  à  m' occuper 


I 


COMMENTAIRES    d'uN    SOLDAT.  289 

ici.  Je  raconte  la  guerre  comme  je  l'ai  vue,  comme  je  l'ai  faite,  dans 
le  rang  où  le  sort  m'a  placé.  Ce  que  j'appelle  au  jour,  c'est  le  té- 
moignage de  mes  yeux  et  de  mon  cœur  :  je  redemande  à  ceux-là 
tout  ce  qu'ils  ont  vu,  à  celui-ci  tout  ce  qu'il  a  ressenti.  Le  lende- 
main de  la  bataille  de  l'Aima,  on  célébra  la  messe  sous  une  tente, 
dans  le  bivouac  du  maréchal.  Cette  tente,  occupée  par  l'autel,  lais- 
sait peu  de -place  aux  assistans.  Je  me  tenais  en  dehors,  et  j'aper- 
cevais seulement  par  derrière  le  victorieux  de  la  veille.  Deux  choses 
me  frappèrent  et  m'émurent  chez  l'homme  que  j'examinais  :  le  re- 
cueillement de  son  attitude,  l'empreinte  de  la  mort  répandue  dans 
tout  ce  que  je  voyais  de  sa  personne.  Il  y  avait  déjà  dans  ce  cou  et 
ce  dos  inclinés  cet  affaissement  funèbre  qui  dénonce  les  corps  prêts 
à  se  transformer  en  dépouilles  terrestres  ;  seulement,  là  où  on  sen- 
tait la  défaillance,  presque  l'absence  des  forces  humaines,  on  sentait 
aussi  4a  présence  d'une  force  divine.  Le  maréchal  priait;  il  priait 
avec  sincérité,  avec  ferveur,  de  cette  prière  qui  est  elle-même  un 
présent  de  Dieu,  le  secret  qu'il  nous  enseigne  pour  le  vaincre.  On 
voyait  que  l'âme  du  vainqueur  de  l'Aima  était  appliquée  tout  entière 
à  cette  suprême  victoire. 

On  passa  sur  le  champ  de  bataille  quelques  jours,  consacrés  à 
évacuer  les  blessés,  à  renouveler  les  vivres,  à  s'occuper  enfin  de 
ces  mille  détails  qui  sont  les  nécessités  de  la  guerre,  et  bien  souvent 
l'irritation,  le  désespoir  même  des  génies  guerriers.  Le  23  septembre 
au  matin,  on  se  mit  en  marche.  Les  spahis  et  un  escadron  de  chas- 
seurs d'Afrique  qui,  à  la  bataille  de  l'Aima,  avait  été  détaché  au- 
près du  général  Bosquet,  formaient  l' avant-garde.  Nous  éclairions 
à  une  si  grande  distance,  que  plus  d'une  fois  nos  régimens  d'infan- 
terie, en  apercevant  se  détacher  sur  l'horizon  les  silhouettes  agran- 
dies de  nos  chevaux,  crurent  à  la  présence  d'une  cavalerie  ennemie; 
mais  l'armée  russe  avait  opéré  une  retraite  bien  complète,  et  nul 
combat,  nulle  escarmouche,  n'inquiétèrent  notre  marche.  Vers  le 
milieu  de  la  matinée,  nous  arrivons  sur  les  bords  de  la  Katcha;  nous 
franchissons  cette  rivière,  qui  forme  avec  l'Aima  et  le  Belbeck  trois 
lignes  parallèles  de  défense  entre  Sébastopol  et  nous.  Le  pays  où 
nous  nous  établissons  est  ombragé  ;  le  climat  en  semble  doux  ;  la 
Mer-Noire,  assez  mélancolique  d'ordinaire,  est  presque  riante  dans 
ces  parages.  Cette  région  nous  fait  comprendre  la  grâce  italienne 
que  les  Russes  trouvent  à  la  Crim.ée. 

Dans  cette  journée  du  23,  nous  avions  entendu  de  longues  et 
sourdes  détonations  du  côté  de  Sébastopol.  Nous  avions  bien  re- 
connu la  voix  du  canon;  seulement  ce  canon  ne  ressemblait  pas  à 
celui  d'une  bataille  :  il  avait  quelque  chose  de  solitaire,  de  lugubre 
et  de  désolé.  C'est  qu'il  annonçait  en  effet  un  de  ces  partis  violons 

TOME  XXV.  19 


290  BEVUE   DÈS   DEUX  MONDES. 

que  les  peuples  prennent  à  des  heures  désespérées.  Les  Russes  cou- 
laient cette  flotte,  leur  orgueil,  le  résultat  pour  eux  de  si  patiens  et 
de  si  ingénieux  efforts.  Ils  transformaient  leurs  vaisseaux  en  barri- 
cades sous-marines  destinées  à  fermer  leur  port.  Cet  acte  de  fa- 
rouche énergie,  qui  mettait  à  néant  tout  projet  immédiat  d'attaque 
combinée  entre  nos  troupes  de  terre  et  de  mer,  décida  de  notre 
marche  du  lendemain. 

J'ai  su  depuis  ce  qu'il  y  avait  dans  cette  marche  de  hardiesse  mi- 
litaire; elle  m'intéressa  surtout  au  moment  où  elle  s'accomplit  par 
les  pays  qu'elle  me  fit  parcourir.  Pour  aller  sur  Balaclava,  en  prê- 
tant audacieusement  notre  flanc  à  l'armée  russe,  il  fallait  s'engager 
dans  cette  vallée  du  Belbeck,  toute  remplie  d'arbres  séculaires,  et 
cepei^dant  d'un  aspect  plein  de  douceur.  Les  forêts  ont  mille  phy- 
sionomies différentes,  comme  tous  les  êtres  et  toutes  les  choses  de 
ce  monde.  Il  en  est  de  sauvages,  de  terribles,  où  l'on  croit  à  chaque 
instant  que  va  résonner  le  rugissement  de  quelque  bête  formidable. 
Il  en  est  d'aimables,  de  paisibles,  que  l'on  sent  uniquement  desti- 
nées à  des  hôtes  inoffensifs  et  gracieux.  Phénomène  plus  étrange 
encore  !  il  y  a  des  forêts  demeurées  païennes,  où  circule,  sur  les  va- 
gues sonores  d'un  air  obscurci  par  d'immenses  ombres,  l'antique 
terreur  des  bois  sacrés;  puis  je  sais  des  forêts  chrétiennes  et  che- 
valeresques où  l'on  éprouve  bien  une  émotion,  mais  l'émotion  sou- 
riante d'un  rêve  sans  crainte,  où  l'on  est  sûr,  si  l'on  doit  rencontrer 
des  êtres  surnaturels,  de  ne  voir  apparaître  que  ces  fantômes  am- 
nistiés même  par  la  foi  rigoureuse  du  moyen  âge,  des  sœurs  d'Ur- 
gande  et  de  Morgane,  ou  bien  ce  bon,  cet  honnête  cerf  de  saint  Hubert 
portant  une  croix  au  front,  entre  les  branches  gigantesques  de  son 
bois.  Malgré  les  ombres  païennes  qui  sont  en  droit  de  hanter  l'an- 
cienne Chersonèse,  surtout  aussi  près  du  plateau  où  Iphigénie  fut 
immolée,  les  forêts  du  Belbeck  ont  une  poésie  de  fées,  de  châte- 
laines et  de  cor  enchanté.  J'ai  passé  une  journée  heureuse  à  tra- 
verser ces  beaux  lieux. 

La  journée  du  lendemain  fut  encore  remplie  pour  moi  d'at- 
trayantes songeries,  mais  seulement  à  ses  débuts.  Malheureuse- 
ment en  campagne  il  y  a  mainte  aspérité  à  laquelle  s'accroche  et  se 
déchire  tout  à  coup  la  robe  des  songes.  Cette  marche,  qui,  pour  le 
soldat  lui-même,  avait  été  un  plaisir,  eut  une  triste  issue  ;  elle  nous 
conduisit  presque  au  milieu  de  la  nuit  à  un  détestable  bivouac. 
L'eau  manquait,  et  les  bagages,  égarés  dans  de  sombres  sentiers,  ne 
parvenaient  pas  à  nous  rejoindre.  Le  troupier  ne  pouvait  pas  faire 
sa  soupe.  Nombre  d'officiers  n'avaient  même  pas  un  morceau  de 
biscuit  à  rompre.  J'étais  parmi  ces  derniers.  Assis  aux  pieds  de 
mon  cheval,  dans  une  désespérance  absolue  de  souper  et  de  gîte, 


COMMENTAIRES    d'UN    SOLDAT.  291 

je  promenais  un  regard  sans  colère  sur  le  pays  qui  m'entourait*, 
mais  je  trouvais  ses  enchantemens  bien  effacés. 

La  journée  du  23  avait  été  la  dernière  où  le  maréchal  avait  pu 
continuer  sa  lutte  héroïque  contre  la  maladie;  ce  jour-là,  on  l'avait 
encore  vu,  à  cheval,  attachant  sur  ses  traits,  par  un  effort  attendris- 
sant et  victorieux,  ce  sourire  qui  plaisait  tant  aux  soldats.  La  der- 
nière vision  nette ,  colorée ,  distincte,  qui  me  reste  de  cette  éner- 
gique figure,  je  l'ai  eue  dans  une  route  ombragée,  à  quelque  distance 
d'une  villa  russe  située  au  milieu  des  bois.  Le  maréchal,  tout  en 
chevauchant,  adressait  la  parole  à  des  zouaves,  qui  lui  répondaient 
en  cette  langue  du  troupier  dont  il  goûtait  si  vivement  les  mâles 
finesses,  les  rapides  saillies,  toutes  les  locutions  étraages  et  impré- 
vues. Depuis,  un  pâle  visage  au  fond  d'une  voiture,  une  main  affai- 
blie essayant  encore  un  geste  de  bonté,  voilà  tout  ce  que  j'ai  pu 
entrevoir  de  l'homme  vaillant  et  gracieux  dont  le  nom  s'unira  tou- 
jours à  la  gloire  de  notre  jeune  armée. 

Le  23  septembre  au  soir,  le  maréchal  fut  en  proie  à  de  vives  souf- 
frances. Il  passa  une  de  ces  nuits  terribles,  épreuves  saqs  nom  de 
son  agonie,  ses  dernières  et  souveraines  douleurs.  Le  lendeniain 
matin,  il  en  avait  fini  pour  toujours  avec  cette  vie  d'action  qui  depuis 
tant  d'années  était  sa  vie.  Il  ne  pouvait  plus  monter  à  cheval.  «  Le 
jour  où  il  quitte  le  cheval,  disent  les  Arabes,  le  guerrier  se  couche 
au  bord  de  sa  fosse.  »  Le  maréchal  s'étendit  au  fond  d'une  voiture, 
qu'escortèrent  des  spahis. 

Pendant  cette  marche  de  flanc,  je  fis  avec  le  gros  de  mon  déta- 
chement une  excursion  à  travers  des  villages  tartares.  Il  s'agissait 
de  rassembler  tous  les  bœufs  qu'on  pourrait  rencontrer  dans  la  cam- 
pagne, et  de  les  conduire  au  quartier-général,  où  les  habitans  vien- 
draient en  réclamer  le  prix.  Cette  mission  occupe  une  place  agréable 
dans  mes  souvenirs.  Les  Tartares  étaient  bien  disposés  pour  nous. 
Je  trouvai  des  villages  assez  rians,  où  je  fus  reçu  en  grande  pompe 
par  des  hommes  bizarrement  vêtus.  Je  me  rappelle  entre  autres  un 
propriétaire  du  pays  qui  portait  une  veste  et  un  pantalon  d'un  rose 
tendre  sous  une  pelisse  en  velours  noir.  Ces  braves  gens,  qui  nous 
traitaient  en  libérateurs,  nous  offraient  du  pain  et  du  sel,  sans 
doute  suivant  un  usage  de  leur  nation.  Je  pense  que  les  règles  du 
cérémonial  doivent  prescrire  à  ceux  qui  reçoivent  ces  honneurs  de 
toucher  à  peine  au  pain  qu'on  leur  présente;  mais  j'avais  ce  jour-là 
pour  compagne  la  faim,  mauvaise  conseillère  en  toute  matière, 
disent  les  anciens,  particulièrement  je  crois  en  matière  d'étiquette. 
Dans  un  village  important,  je  mangeai  avec  avidité  le  pain  qui  m'é- 
tait offert  sans  en  laisser  une  seule  miette. 

C'était  le  général  Canrobert  qui  m'avait  ordonné  cette  excursion 
à  travers  les  villages  tartares.  J'appris  sur  les  bords  de  la  Tchernaïa 


292  REVUE   DES  DEUX  MONDES. 

•que  le  maréchal  Saint- Arnaud  faisait  des  adieux  définitifs  à  l'ar- 
mée. On  nous  lut  ce  bel  ordre  du  jour  qui  provoqua  en  Crimée  un 
viril  attendrissement.  Le  maréchal  avait  hâte  d'arriver  à  Balaclava, 
où  il  devait  s'embarquer  pour  la  France.  Le  détachement  des  spahis 
tout  entier  reçut  l'ordre  de  l'escorter.  La  voiture  qui  portait  ce  glo- 
rieux malade  se  mit  en  route  par  une  matinée  un  peu  brumeuse. 
Les  chemins  que  nous  étions  obligés  de  suivre  offraient  parfois  de 
fâcheux  accidens  de  terrain;  alors  les  spahis  mettaient  pied  à  terre 
et  soulevaient  la  voiture  pour  épargner  au  maréchal  l'irritante  souf- 
france des  cahots.  En  ces  instans,  notre  voyage  prenait  un  aspect 
cruellement  t/iste.  Le  chariot  délabré  où  gisait  celui  qui  tout  récem- 
ment encore  était  à  cheval  en  avant  de  nous  ressemblait  à  un  char 
mortuaire.  Les  hommes  à  manteaux  flottans  qui  soutenaient  cette 
sorte  de  litière  avaient  l'air  de  porter  un  cercueil.  Sans  les  pénibles 
pensées  qui  ce  jour-là  régnaient  de  droit  sur  mon  esprit,  l'aspect  de 
Balaclava  m'aurait  charmé.  11  y  a  dans  cette  partie  de  l'Espagne  qui 
touche  à  nos  frontières  un  humble  port  de  mer  appelé  le  Passage, 
où  s'embarqua  autrefois  le  marquis  de  Lafayette  pour  aller  offrir  à 
une  nation  jeune  et  altière  sa  chevaleresque  épée.  Le  Passage  est 
tout  à  fait  semblable  à  Balaclava.  Sur  ces  deux  points  du  globe,  sé- 
parés l'un  de  l'autre  par  tant  d'espaces,  les  montagnes  et  la  mer 
contractent  une  même  alliance.  La  Mer-Noire  forme  à  Balaclava  ce 
que  l'Océan  forme  au  Passage,  une  vallée  étroite  et  profonde  où  l'on 
peut  voir  l'étrange  spectacle  de  vaisseaux  dominés  par  de  grands 
arbres,  engagés  entre  des  hauteurs  verdoyantes  d'où  le  chevrier  et 
ses  chèvres  les  regardent  passer. 

A  l'entrée  de  Balaclava,  du  côté  de  la  mer,  sur  la  plus  haute  cime, 
s'élève  un  grand  château  démantelé  ayant  cette  fière  et  sombre  at- 
titude que  gardent  tous  les  débris  du  moyen  âge.  C'est  un  château 
construit  autrefois  par  les  Génois.  Ces  gens  intrépides  avaient  poussé 
jusqu'en  ces  lointains  parages  la  course  aventureuse  de  leurs  na- 
vires, et  ils  avaient  accroché  à  ces  sommets  battus  par  les  flots  le 
nid  de  pierre  où  s'établissait  aux  temps  féodaux  quiconque  avait  des 
ailes  et  des  serres.  La  maison  que  l'on  avait  préparée  pour  le  ma- 
réchal était  au  flanc  d'un  rocher,  à  l'extrémité  du  village.  Un  es- 
calier en  bo4S  conduisait  au  seuil  de  cette  humble  demeure ,  sorte 
de  chalet  négligé  et  solitaire,  qui  n'était  pas  dépourvue  cependant 
d'une  grâce  affligée  en  harmonie  avec  les  poétiques  tristesses  qu'elle 
rappellera  désormais.  On  transporta  le  maréchal  dans  une  petite 
chambre  où  il  passa  la  nuit.  Le  lendemain,  on  nous  apprit  qu'il  s'em- 
barquait. Ce  dernier  asile  où  ait  dormi  sur  la  terre  celui  qui  allait 
expirer  si  loin  de  son  pays,  au  milieu  d'une  mer  presque  inconnue,, 
est  pour  moi  le  souvenir  suprême  d'une  vie  que  la  mienne  a  obscu- 
rément côtoyée.  Je  n'ai  pas  aperçu  le  maréchal  pendant  qu'on  le 


COMMENTAIRES  D  UN  SOLDAT.  2S3 

transportait  sur  le  navire  où  il  a  rendu  à  Dieu  son  âme  mûrie  au  feu 
des  héroïques  sacrifices.  J'ai  su  de  sa  mort  uniquement  ce  que  m'ont 
raconté  quelques  officiers  qui  suivirent  sa  fortune.  Fidèle  à  la  loi  que 
je  me  suis  imposée  de  décrire  les  seuls  événemens  qui  se  sont  passés 
sous  mes  yeux,  je  garderai  le  silence  sur  la  scène  à  la  fois  funèbre 

*et  radieuse  dont  la  Mer-Noire  fut  le  théâtre;  mais  je  crois  pouvoir 
sans  témérité,  sans  orgueil,  rendre  un  rapide  hommage  à  l'homme 
qui,  le  premier,  m'a  fait  entendre  le  canon,  et  le  canon  victorieux 
de  la  France,  sur  un  champ  de  bataille  européen. 

Le  maréchal  Saint-Arnaud  était  l'un  de  ces  hommes  à  qui  semble 

.  confiée  la  tradition  de  cet  esprit  à  la  fois  puissant  et  léger,  net, 
ferme,  positif,  pratique  et  pourtant  enthousiaste  jusqu'à  la  poésie, 
que  l'on  appelle  l'esprit  français.  Tout  en  lui  était  marqué  au  ca- 
ractère de  cette  force  violente  et  généreuse ,  capricieuse  et  sensée, 
qui  est  en  possession  d'imposer  ses  lois  à  l'Europe,  en  même  temps 
séduite  et  irritée.  Il  s'est  raconté  lui-même  dans  des  lettres  desti- 
nées à  rester  parmi  les  œuvres  les  plus  vives  de  cette  littérature 
familière  qui  est  une  de  nos  richesses  nationales.  Avec  la  verve  et  la 
grâce  de  sa  franchise,  il  parle  d'une  jeunesse  que  va  faire  oublier 
pour  toujours  sa  fin,  où  l'environnera  ce  qu'il  y  a  de  plus  glorieux  et, 
si  l'on  peut  s'exprimer  ainsi,  de  plus  rédempteur  dans  la  guerre.  Pour 
ma  part,  une  chose  m'a  frappé  :  c'est,  à  travers  toutes  les  phases 
d'une  existence  où  le  danger  et  l'aventure  sont  continuellement  ai- 
més, fêtés,  choyés,  traités  comme  deux  hôtes  aimables  et  précieux, 
un  sentiment  profond,  énergique  et  digne  de  cette  discipline  sociale, 
sans  laquelle  s'évanouit  tout  l'ordre  de  l'honneur  et  de  la  grandeur 
militaires.  Ainsi,  quand  arrive  la  révolution  de  février,  cet  homme, 
dont  l'âme  et  la  vie  avaient  semblé  jusqu'alors  choses  si  gaies  et 
si  audacieuses,  est  saisi  d'une  tristesse  immense.  Le  maréchal  de 
Saint- Arnaud  porte  cette  tristesse  en  Afrique,  et  avec  un  art  connu 
des  cœurs  intrépides  il  la  tourne  au  bien  du  pays,  car  il  en  fait  un 
aiguillon  de  plus  qui  le  pousse  au-devant  des  périls.  Sous  l'empire 
d'une  incessante  activité,  cette  nature  reprend  bientôt  ses  allures 
coutumières  de  féconde  et  entraînante  expansion.  Revenu  en  France 
à  une  heure  décisive,  arrivé  tout  à  coup  au  faîte  des  grandeurs  ter- 
restres, le  maréchal  Saint -Arnaud  fera-t-il  alors  ce  que  j'ai  envie 
d'appeler  ses  preuves  de  noblesse  immortelle,  c'est-à-dire  saura- 
t-il  montrer  que  son  âme  n'était  point  rivée  à  la  chaîne  des  ambi- 
tions vulgaires,  que  là  précisément  où  les  frivoles  et  grossiers  dé- 
sirs placent  leur  but,  il  a  salué  un  point  de  départ  pour  l'amour  des 
nobles  et  sérieuses  splendeurs?  L'entreprise  où  il  a  succombé  est  la 
réponse  à  ces  questions.  Comblé  de  tout  ce  qu'on  appelle  les  biens 
de  ce  monde,  il  part  pour  une  terre  lointaine  en  emportant  avec  lui 
une  maladie  implacable,  dont  les  soins  du  foyer  auraient  pu  seuls 


-294  BEVUE    DES   DEUX   MONDES. 

prévenir  ou  tout  au  moins  adoucir  les  morsures.  Il  quitte  la  région 
du  luxe,  du  bien-être,  de  la  vie  assurée,  des  choses  préparées  et 
certaines,  pour  aborder,  en  compagnie  de  la  souffrance,  la  région v 
du  danger,  de  la  misère,  de  la  fatigue  et  de  l'inconnu.  Son  cœur, 
qui  s'est  élevé,  son  esprit,  qui  s'est  agrandi  avec  sa  fortune,  lui  di- 
sent qu'en  de  semblables  régions  on  passe  de  l'œil  des  hommes  sous 
l'œil  de  Dieu  ;  il  se  revêt  alors  de  cette  piété  qui  a  été  sa  dernière  et 
sa  plus  puissante  armure.  Le  ciel  accepte  tous  ses  sacrifices;  il  con- 
sacre ses  efforts  par  la  mystérieuse  et  terrible  bénédiction  des  grandes 
douleurs.  Il  frappe  ce  corps  par  des  tortures  semblables  à  celles  que 
peuvent  infliger  les  plus  cruels  instrumens  de  supplice,  un  moment 
même  il  envoie  à  cette  âme  ce  désespoir  rendu  avec  tant  d'énergie 
par  des  paroles  connues  de  toute  l'armée;  mais  cette  nature  un 
instant  obscurcie  et  abattue,  il  la  relève  et  la  fait  resplendir  par  le 
triomphe  de  la  mort  chrétienne.  Si  jamais  une  de  ces  haines  bi- 
zarres, amoureuses  des  profanations  funèbres,  qui  s'en  prennent 
parfois  aux  plus  illustres  tombes,  essayait  d'attaquer  le  maréchal 
Saint-Arnaud,  cet  homme  de  guerre  aurait  pour  se  défendre  deux 
sentinelles  divines  à  qui  sera  éternellement  confiée  la  garde  de  sa 
mémoire,  sa  victoire  et  sa  mort. 

Quelques  jours  après  le  départ  du  maréchal  Saint- Arnaud ,  les 
spahis,  devenus  l'escorte  du  général  Ganrobert,  chevauchaient  sur 
ce  vaste  plateau  où  allaient  se  livrer  tant  de  combats.  Le  général 
Ganrobert  faisait  une  reconnaissance.  Il  s'avança  assez  près  de  Sé- 
bastopol  pour  que  la  place  jugeât  à  propos  de  faire  sortir  un  esca- 
dron qui  se  déploya  devant  nous,  mais  sans  essayer  de  nous  inquié- 
ter. J'aperçus  alors  cette  ville  redoutable,  que  bientôt  je  ne  devais 
plus  entrevoir  qu'à  travers  les  créneaux  de  nos  tranchées  et  derrière 
la  fumée  d'une  incessante  bataille.  Sébastopol  me  parut  une  grande 
et  imposante  cité.  Quelques  dômes  peints  de  ce  vert  éclatant  dont 
les  Russes  colorent  volontiers  leurs  toitures  lui  donnaient  un  aspect 
étrange,  dont  je  fus  charmé.  Je  pus  voir  que  nos  ennemis  n'avaient 
point  coulé  tous  leurs  vaisseaux,  car  dans  cette  baie  profonde,  qui  sé- 
pare la  ville  en  deux  parties,  s'élevaient  encore  de  nombreux  navires 
dont  nous  devions  bientôt  connaître  les  boulets.  Ce  qui  certaine- 
ment rehaussait  la  valeur  du  spectacle  que  nous  avions  sous  les 
yeux,  c'était  un  attrait  particulier  de  mystère.  Cette  ville  silen- 
cieuse, au  fond  de  son  gouffre  qui  allait  devenir  un  nid  de  bombes, 
derrière  ses  remparts  qu'allaient  sillonner  nuit  et  jour  les  éclairs  du 
canon,  éveillait  en  mon  esprit  une  curiosité  irritante.  Transformée 
par  les  enchantemens  du  danger,  elle  m' apparaissait  comme  une 
terre  promise,  et  je  me  demandais  à  qui  d'entre  nous  était  réservé 
le  bonheur  d'y  entrer. 

Paul  de  Molènes. 


UNE 


RÉFORME  ADMINISTRATIVE 


EN    AFRIQUE. 

1858  —  1859. 


II.  ^ 

l'ancienne  administration  et  les  gouverneurs-généraux. 


Les  considérations  exposées  dans  la  première  partie  de  cette 
étude  (i),  nécessaires  pour  l'intelligence  de  toutes  les  questions, 
nous  ont  pourtant  fort  éloigné  de  notre  point  de  départ,  et  le  lec- 
teur, s'il  a  eu  la  patience  de  nous  suivre  dans  ces  longs  développe- 
mens,  aura,  je  le  crains,  perdu  de  vue  la  crise  de  1858,  la  querelle 
du  nouveau  ministère  et  de  l'ancienne  administration,  toute  cette 
agitation  des  esprits,  en  un  mot,  dont  j'avais  été  le  témoin  en  Afri- 
que, et  que  j'ai  tenté  de  dépeindre.  Nous  y  revenons  aujourd'hui 
par  un  chemin  encore  indirect,  en  entreprenant  d'examiner  com- 
ment les  problèmes  ardus  de  la  colonisation  et  de  la  conquête  avaient 
été  traités  et  résolus  par  cette  ancienne  administration  durant  les 
vingt  années  pendant  lesquelles  elle  a  été  représentée  par  des  gou- 
verneurs-généraux militaires  animés  de  son  esprit.  Un  tel  examen 
en  effet  ne  nous  conduit  pas  seulement  à  discuter  les  griefs  dont 

(1)  Voyez  la  Revue  du  1"  janvier. 


296     .  -gsarspsrrwserr»        REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

l'ancienne  administration  s'est  vue  l'objet;  il  nous  fait  aussi  mieux 
comprendre  les  causes  qui  ont  amené  sa  chute  et  l'émotion  qui  l'a 
suivie. 

I. 

r  Des  diverses  opérations  que  pouvait  tenter  le  gouvernement  de  la 
France  pour  établir  avec  profit  sa  domination  en  Algérie,  une  était 
indispensable  dans  toutes  les  hypothèses  et  le  préliminaire  de  toute 
autre  :  c'était  la  soumission  de  tous  les  indigènes  et  la  conquête 
complète  du  pays.  Conquérir  pouvait  n'être  p^s  suffisant,  mais  con- 
quérir était  nécessaire.  Quelque  usage  qu'on  veuille  faire  de  sa 
chose,  la  première  condition,  pour  s'en  servir  à  son  gré,  c'est  d'en 
être  pleinement  maître.  Or,  avec  une  chose  qui  consistait  en  une 
étendue  de  territoire  de  35  à  AO  millions  d'hectares,  parcourue  par 
une  double  chaîne  de  montagnes.sur  lesquelles  s'embranchent  dix 
ou  douze  lignes  transversales  de  gorges  étroites  et  de  redoutables 
contre-forts,  et  habitée  par  un  million  d'hommes  armés  jusqu'aux 
dents,  l'usage  libre  du  droit  de  propriété  n'était  pas  déjà  une  chose 
facile  à  obtenir.  Il  n'y  a  pas  fallu  moins  de  vingt  années,  et  quelles 
années  !  moins  de  cent  combats,  et  quels  combats  1 . . .  Quel  sang  ré- 
pandu et  quelle  gloire  acquise  !  Quels  soldats  ces  vingt  années  ont 
coûtés  à  la  France,  et  quels  généraux  elles  lui  ont  donnés  î  Disons-le 
tout  de  suite  :  ces  grands  efforts  ne  sont  rien,  si  on  les  compare 
aux  difficultés  surmontées  et  au  résultat  obtenu.  Il  n'y  a  peut-être 
jamais  eu  dans  le  monde  de  conquête  plus  laborieuse,  mais  il  n'y 
en  a  très  certainement  jamais  eu  de  plus  prompte,  de  plus  humaine 
et  de  plus  complète. 

En  un  quart  de  siècle,  la  France  a  établi  sa  domination  sur  un 
quadrilatère  dont  une  des  dimensions  n'a  pas  moins  de  deux  cenA 
cinquante  lieues,  et  l'autre  une  longueur  moyenne  de  cent.  Cette 
domination  n'a  de  bornes,  à  vrai  dire,  que  celles  qu'elle  s'impose 
à  elle-même.  C'est  la  modération  de  la  France  qui  forme  la  seule 
limite  de  ses  possessions.  Ni  à  l'est  ni  à  l'ouest,  où  elle  ne  rencontre 
que  des  voisins  sans  force,  ni  au  sud,  où  elle  n'a  d'autres  ennemis 
que  les  sables  et  le  désert,  rien  ne  l'arrête,  et  elle  est  libre  de 
prendre  aujourd'hui  en  Afrique,  à  sa  fantaisie,  exactement  tout  ce 
que  la  longueur  de  son  bras  peut  atteindre  et  tout  ce  que  la  largeur 
de  sa  main  peut  étreindre. 

Dans  l'intérieur  de  ces  vastes  possessions,  il  n'y  a  pas  un  point, 
pas  une  retraite,  un  sommet,  où  ses  soldats  n'aient  passé,  et  où  un 
désir  de  Paris  ne  soit  un  ordre  souverain.  Cette  soumission  à  l'au- 
torité politique  française  se  manifeste  par  la  plus  incroyable  sécurité 


UNE    RÉFORME    ADMINISTRATIVE    EN    AFRIQUE.  207 

dans  la  vie^et  dans  les  relations  privées.  Dans  un  pays  dépeuplé, 
montagneux,  véritable  repaire  de  brigands,  où  l'on  se  battait  encore 
hier,  entre  des  populations  naturellement  pillardes  et  meurtrières, 
un  Français  peut  circuler  librement  aujourd'hui  sans  emmener  d'es- 
corte et  sans  rencontrer  de  gendarmes.  Un  des  écrits  que  nous  avons 
cités ,  le  plus  remarquable  de  tous  et  sur  lequel  nous  aurons  plus 
d'une  fois  à  revenir,  exprime  ce  fait  par  une  phrase  aujourd'hui 
proverbiale  en  Algérie  :  u  Une  femme,  dit  M.  le  colonel  Ribourt, 
pourrait  aller  aujourd'hui  d'un  bout  à  l'autre  de  la  régence  avec 
une  couronne  d'or  sur  la  tête,  et  arriver  comme  elle  serait  partie.  » 
Ce  sont  ]es  Arabes  qui  ont  fait  cet  adage,  exprimant  ainsi  avec  une 
vérité  saisissante  que,  pour  obéir  à  la  France,  ils  savent  s'abstenir 
dans  l'occasion  des  deux  objets  que  promet  à  leur  pieuse  convoitise 
le  paradis  de  Mahomet. 

Le  progrès  d'une  conquête,  avons-nous  .♦it,  pour  un  esprit  positif, 
doit  se  traduire  en  définitive  en  argent  et  en  hommes.  D'année  en 
année,  les  contributions  levées  sur  les  Arabes  augmentent  de  plus 
d'un  million  en  mayenne.  «  En  J852,  dit  M.  le  colonel  Ribourt, 
l'impôt  arabe  rendait  6,197,000  fr.;  en  1859,  il  a  rendu  trois  fois 
autant,  17,700,000  fr.  »  Plus  de  sept  mille  hommes  de  troupes  indi- 
gènes figuraient  déjà  en  1854  dans  les  cadres  de  l'armée  d'Afrique, 
et  les  mars  de  Sébastopol  étaient  témoins  de  leur  obéissance  et  de 
leur  valeur.  Il  y  a  peu  de  mois,  au  moment  où  la  paix  inopinée  de 
Villafranca  fut  conclue,  ce  nombre,  accru  déjà  dans  l'intervalle, 
allait  être  presque  doublé  par  la  création  de  nouveaux  régimens, 
sans  qu'on  éprouvât  ni  la  moindre  peine  à  en  faire  la  levée,  ni  la 
moindre  résistance  à  les  transporter  sur  les  phamps  de  bataille  les 
plus  éloignés,  ni  le  plus  léger  doute  sur  leur  fidélité  au  drapeau 
français.  On  ne  peut  nier  l'importance  et  la  rapidité  inattendue  de 
tels  résultats.  L'homme  qui  a  certainement  le  plus  contribué  à  les 
amener,  le  grand  maréchal  Rugeaud,  qui  ne  manquait  de  confiance 
ni  en  lui-même  ni  en  l'avenir,  n'aurait  pas  osé,  il  y  a  quinze  ans,  se 
les  promettre.  11  faut  vraiment  l'impatience  française  pour  trouver 
qu'ils  aient  été  trop  longs  à  venir.  En  fait  de  conquête  (disons-le 
sans  trop  d'orgueil,  car  la  conquête  est  par  elle-même,  nous  l'avons 
vu,  un  bien  douteux),  jamais  rien  ne  s'est  fait  ni  mieux  ni  plus 
vite. 

Je  dirai  sans  détour,  au  risque  de  soulever,  soit  en  Algérie,  soit 
en  France,  bien  des  contradictions  passionnées,  à  quel  secret, 
dans  ma  pensée,  il  faut  attribuer  un  succès  si  inespéré.  Il  réside 
tout  entier,  suivant  moi,  dans  la  combinaison  très  heureuse  qui, 
mettant  à  profit  les  ressources  variées  de  l'esprit  français,  a  réussi 
à  organiser  dans  le  sein  de  l'armée  conquérante  un  véritable  corps 


-298        .  t»  t      REVUE  DES  DEUX  MONDES. lh  ,3 at^ 

■     • 

administratif.  En  général ,  pour  tout  pays ,  le  lendemain  d'une  con- 
quête est  plus  difficile  que  le  jour  même  :  ce  n'est  plus  la  bataille, 
et  ce  n'est  pas  encore  la  paix;  les  gens  qu'on  a  devant  soi  ne  sont 
plus  des  ennemis,  et  ne  sont  pas  encore  des  concitoyens.  Il  faut 
gouverner  ceux  qu'on  vient  de  vaincre,  il  faut  les  gouverner  dans 
leur  intérêt,  sous  peine  d'être  leur  tyran,  un  peu  aussi  dans  le  sien, 
sous  peine  d'être  leur  dupe.  Le  droit  absolu  de  la  guerre,  qui  est  la 
force,  a  fini;  l'empire  de  la  loi  ne  peut  pas  tout  à  fait  commencer. 
Dans  cet  état  de  transition,  dans  ce  crépuscule,  si  on  ose  ainsi  par- 
ler, le  système  d'administration  qui  convient  est  la  chose  du  monde 
la  plus  difficile  à  trouver.  Le  régime  militaire  et  le  régime  civil  ont 
tous  les  deux  leurs  inconvéniens  ou  leurs  impossibilités.  Le  pouvoir 
militaire  pur  et  simple,  le  régime  du  camp,  avec  l'ordre  du  jour 
pour  loi  et  le  conseil  de  guerres  pour  sanction,  a  l'avantage  d'être 
sûr  et  expéditif ,  mais  il  est  violent  et  stérile ,  et  ne  fait  faire  aucun 
pas  vers  une  occupation  solide.  Le  régime  civil  en  revanche  manque 
de  sa  base  naturelle,  qui  est  le  concours  libre  et  bienveillant  des 
populations.  Il  s'avance  entouré  de  ses  lenteurs,  de  ses  formalités, 
toujours  un  peu  routinières ,  mais  sans  rencontrer  autour  de  lui  la 
confiance  dont  a  besoin ,  pour  se  faire  obéir  sans  effort ,  le  mandat 
paisible  du  magistrat.  Il  inspire  moins  de  respect  que  le  militaire, 
sans  soulever  moins  de  répugnance.  Un  vainqueur  en  habit  noir  est 
moins  redouté,  sans  être  moins  détesté,  qu'un  vainqueur  en  uni- 
forme. 

En  Algérie  en  particulier,  l'établissement  d'un  régime  civil  sur 
toute  cette  immense  étendue  de  territoire  qu'occupent  les  tribus 
arabes  était,  au  lendemain  de  leur  soumission  et  à  la  veille  de  leur 
rébellion,  toujours  possible  et  toujours  menaçante,  une  idée  qui  ne 
pouvait  passer  sérieusement  par  la  tête  d'aucun  homme  sensé.  Il 
est  assez  de  mode  parmi  des  publicistes  algériens,  aujourd'hui  que 
tout  péril  est  sinon  conjuré,  du  moins  éloigné,  d'exprimer  à  ce  sujet 
des  regrets  rétrospectifs  et  d'accuser  le  pouvoir  militaire  de  n'avoir 
point  abdiqué  sur-le-champ  entre  les  mains  du  pouvoir  civil.  C'est 
principalement  parmi  les  populations  européennes  commerçant  dans 
les  villes  du  littoral  que  ce  regret  trouve  des  échos.  Ma  conviction 
très  profonde  est  que,  si  pareille  abdication  avait  été  consommée,  les 
premiers  à  s'en  repentir  et  à  la  faire  rétracter  seraient  ceux-là  mêmes 
qui  se  plaignent  aujourd'hui  qu'elle  n'ait  pas  eu  lieu.  J'ai  déjà  v^écu 
assez  pour  voir  chez  des  populations  plus  indépendantes,  plus  in- 
dociles, plus  civiles  en  un  mot  dans  leurs  habitudes  que  les  com- 
merçans  d'Algérie,  la  dictature  militaire  non-seulement  supportée 
-avec  patience,  mais  demandée  avec  instance,  mais  acceptée  avec  en- 
thousiasme, pour  de  bien  moindres  périls  que  ceux  qui  menaçaient 


1 


I 


Ux\E   RÉFORME    ADMINISTRATIVE    EN    AFRIQUE.  299^ 

naguère  à  tout  instant  la  sécurité  des  Européens  établis  sur  le  sol 
d'Afrique.  Huit  millions  de  propriétaires  en  France,  et  au  plein  jour 
de  la  civilisation,  ont  trouvé  le  régime  militaire  nécessaire  pour  se 
défendre  contre  quelques  centaines  de  milliers  de  socialistes  dés- 
armés; je  crois  qu'on  peut  affirmer  sans  exagération  qu'il  était 
convenable,  au  moins  pour  quelque  temps  encore,  en  Afrique,  afin 
^  de  maintenir  dans  la  soumission  des  vaincus  belliqueux  et  bien  ar- 
més, dont  le  nombre  était  à  celui  de  leurs  vainqueurs  dans  la  pro- 
portion de  cent  contre  un,  au  plus  bas  mot. 

Le  régime  militaire  était  donc,  à  n'en  pas  douter,  le  seul  possi- 
ble, sinon  pour  la  totalité,  au  moins  pour  les  trois  quarts  et  demi 
du  sol  africain,  c'est-à-dire  pour  toutes  ces  régions  de  l'intérieur 
où  la  société  arabe  était  encore  organisée  et  puissante,  et  ce  n'est 
que  là,  comme  on  aura  occasion  de  le  dire  un  peu  plus  loin,  qu'il 
a  été  conservé  dans  toute  sa  rigueur;  mais  comment  faire  pour  que 
ce  régime,  indubitablement  nécessaire,  ne  fût  pas,  comme  c'est  sa 
tendance  naturelle,  à  la  fois  brutal  et  provisoire,  ne  prenant  soin 
que  de  l'ordre  extérieur  pour  le  jour  même,  sans  se  préoccuper  de 
préparer  les  progrès  ou  la  stabilité  du  lendemain?  Ne  pouvant  faire 
tout  de  suite  une  cité  de  l'Algérie,  comment  s'y  prendre  cependant 
pour  que  la  domination  française  y  fût  autre  chose  qu'un  camp 
prêt  à  être  levé  et  pouvant  être  balayé  du  soir  au  lendemain? 
C'est  ici  qu'est  intervenue  très  à  propos  la  conception  ingénieuse 
de  former  dans  les  rangs  mêmes  de  l'armée  un  ordre  d'officiers 
qui,  sans  renoncer  à  faire  partie  des  cadres,  sans  cesser  d'être  sol- 
dats dans  toute  la  force  du  terme,  se  destineraient  cependant  dès 
leur  jeunesse,  d'une  manière  toute  spéciale,  à  l'administration  des 
tribus  soumises,  et  c'est  ici  encore  qu'il  faut  admirer  la  souplesse 
et  la  variété  des  aptitudes  de  l'armée  française.  Il  a  suffi  de  faire  ap- 
pel à  la  bonne  volonté  et  au  patriotisme  pour  que  des  jeunes  gens 
pleins  d'avenir,  à  l'âge  où  régnent  à  la  fois  le  goût  des  plaisirs  et 
les  rêves  de  l'ambition,  se  soient  présentés  en  grand  nombre,  offrant 
de  se  consacrer  tout  entiers  à  l'étude  d'une  langue  inconnue,  de  lois 
compliquées,  de  mœurs  à  demi  sauvages.  Une  fois  préparés  par  ces 
études  spéciales,  on  a  pu  les  distribuer  dans  tous  les  lieux  qui  pou- 
vaient servir  en  quelque  sorte  de  points  d'attache  à  l'occupation  fran- 
çaise :  tantôt  dans  les  centres  de  gouvernemens  militaires,  à  côté, 
des  officiers  supérieurs,  pour  leur  servir  d'interprètes  et  d'instru- 
mens,  tantôt  même  seuls,  dans  de  petits  forts  construits  à  la  hâte, 
avec  une  compagnie  ou  un  bataillon,  pour  s'assurer  des  positions 
importantes.  Partout  où  ils  ont  été  envoyés,  ils  ont  accepté  la  tâche 
assez  ingrate  de  surveiller  dans  le  détail  tout  l'intérieur  des  tribus, 
d'entrer  en  communication  directe  avec  leurs  chefs,  de  s'enquérir  à- 


300  REVUE    DES   t)EUX  MONDES. 

la  fois  et  de  leurs  besoins  et  de  leurs  intentions,  de  leurs  désirs  et  de 
leurs  menaces;  ils  se  sont  chargés  d'y  maintenir  le  respect  de  notre 
pouvoir  et  d'y  faire  pénétrer  en  même  temps  autant  d'idées  de  mo- 
ralité, de  justice,  de  progrès  social  qu  en  comportait  le  tempérament 
rebelle  de  l'islamisme.  C'est  ainsi  qu'a  été  résolu  le  prolDième  de 
former  sous  le  régime  militaire  une  ad'ministration  réelle,  avec  ses 
traditions,  ses  règles  et  ses  intentions  bienveillantes.  Partout  où 
l'armée  s'est  avancée,  elle  a  porté  avec  elle  une  sorte  de  préfecture 
en  germe,  avec  la  tunique,  le  ceinturon  et  le  képi.  J'ai  défmi  les 
bureaux  arabes,  que  je  ne  puis  m' empêcher  de  considérer  encore 
aujourd'hui,  malgré  des  préventions  très  répandues,  comme  la  vé- 
ritable cheville  ouvrière  de  la  conquête  française. 

Les  bureaux  arabes  en  effet  ont  senti  dans  ces  derniers  temps 
l'inconstance  de  la  popularité.  La  première  fois  qu'au  lieu  de  Juifs 
menteurs  et  de  méprisables  transfuges,  qui  avaient  au  début  servi 
d'intermédiaires  entre  les  Français  et  les  indigènes,  on  vit  de  bril- 
lans  officiers  accepter  le  rôle  chevaleresque  de  s'enfoncer  dans  des 
retraites  redoutées  pour  y  devenir  les  pionniers  de  la  civilisation 
conquérante,  ce  généreux  dévouement  fut  salué  en  Algérie  même 
avec  un  véritable  enthousiasme,  dont  l'écho,  répété  par  la  presse, 
résonna  jusque  dans  l'enceinte  des  chambres  parisiennes.  Peu  de 
décrets  ont  été  aussi  bien  accueillis  que  celui  de  ISlili,  qui  établit 
un  bureau  d'affaires  arabes  auprès  de  chaque  division  et  subdivision 
militaire  et  sur  chacun  des  autres  points  occupés  par  V armée  oit  le 
besoin  en  serait  reconnu.  Aujourd'hui,  par  un  retour  dont  ceux-là 
seuls  s'étonneraient  qui  ne  connaissent  pas  la  mobilité  humaine,  de 
toute  l'administration  algérienne,  il  n'y  a  peut-être  pas  un  point 
plus  vivement  attaqué,  et,  je  dois  le  dire,  plus  mollement  défendu 
que  l'institution  des  bureaux  arabes.  Le  bruit  des  attaques,  comme 
autrefois  celui  des  éloges,  a  fini  par  passer  la  mer  en  se  dénatu- 
rant un  peu  pourtant  dans  le  voyage.  En  Europe,  grâce  à  l'impres- 
sion encore  vive  laissée  par  un  procès  fameux,  un  chef  de  bureau 
arabe  apparaît  volontiers  aux  imaginations  comme  un  de  ces  pro- 
consuls romains,  dénoncés  par  Gicéron,  qui  pressuraient  les  pppu- 
lations  soumises  de  l'Orient,  ou  comme  un  de  ces  chefs  espagnols 
contre  lesquels  Las  Casas  a  ému  pour  jamais  l'indignation  de  la  pos- 
térité :  c'est  l'instrument  vénal  ou  sanguinaire  de  toutes  les  vexa- 
tions et  de  toutes  les  spoliations  de  la  conquête.  En  Algérie,  le  genre 
de  reproches  est  tout  opposé,  bien  que  la  vivacité  en  soit  pareille. 
Ce  n'est  point  d'opprimer  les  indigènes  que  les  bureaux  arabes  sont 
accusés,  c'est  au  contraire  de  s'être  laissé  gagner  par  eux  pour  les 
protéger  en  toute  chose  aux  dépens  de  la  justice  et  des  intérêts  des 
colons  français.  Rien  ne  surprend  môme  plus  un  nouveau  débarqué 


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UNE    RÉFORME    ADMINISTRATIVE    EN    AFRIQUE.  301 

que  cette  différence.  Il  arrive  tout  prêt  à  s'indigner  au  nom  de  l'hu- 
manité outragée  contre  les  rapines  d'un  Verres  et  d'un  Pizarre  trai- 
tant les  vaincus  sans  merci  ni  miséricorde.  On  lui  demande  la  même 
colère,  mais  au  nom  du  patriotisme  blessé  par  la  complaisance  cou- 
pable que  témoigne  tel  chef  de  bureau  arabe  en  faveur  de  tel  kaïd 
ou  de  tel  aga,  et  aux  dépens  de  ses  propres  concitoyens. 

J'ai  plusieurs  raisons  pour  ne  point  examiner  en  ce  moment  la 
valeur  de  ces  griefs  contraires.  La  première,  c'est  que  l'ordre  des 
idées  les  ramènera  bientôt  presque  tous  sous  ma  plume,  en  me  per- 
mettant d'en  mieux  faire  comprendre  l'origine  et  la  portée,  et  par 
conséquent  de  mieux  faire  la  part  entre  la  vérité  et  l'exagération. 
La  seconde,  c'est  que  toutes  ces  accusations  seraient  aussi  conci- 
liables  entre  elles  et  aussi  fondées  en  fait  qu'elles  sont  excessives  et 
contradictoires,  elles  n'enlèveraient  pas  encore  aux  bureaux  arabes 
le  mérite  (le  seul  que  je  tienne  à  établir  ici  en  ce  moment)  d'avoir 
été  les  véritables  instrumens  de  la  conquête.  Toutes  les  malversa- 
tions qu'on  leur  prête  seraient  avérées,  qu'il  sérail  toujours  vrai  que 
sans  eux  il  n'y  aurait  aujourd'hui  en  Algérie  aucun  gouvernement 
régulier  des  populations  arabes.  A  moins  de  supposer,  par  la  plus 
ridicule  des  hypothèses,  qu'on  eût  pu  établir  au  fond  de  chaque 
gorge  de  l'Atlas  et  au  centre  de  chaque  oasis  du  désert  un  sous- 
préfet,  un  juge  de  paix  et  une  brigade  de  gendarmerie,  il  faut  bien 
reconnaître  que  l'établissement  d'un  corps  administratif  militaire 
était  le  plus  heureux  tempérament  qu'on  pût  apporter  à  la  duraié 
indispensable  de  l'état  de  siège.  Sans  l'institution  qui  a  ainsi  atta- 
ché et  en  quelque  sorte  fait  prendre  racine  sur  le  sol  d'Afrique  à 
une  partie  qui  n'est  pas  la  moins  distinguée  de  l'armée  française,- 
nous  n'aurions  aujourd'hui  sur  la  face  de  nos  possessions  algériennes 
que  des  officiers  et  des  soldats  changeant  d'année  en  année  par  la 
mobilité  même  de  notre  système  de  recrutement  et  d'avancement, 
les  uns  sortant  des  plaines  de  la  Beauce  et  les  autres  des  garnisons 
de  l'Alsace,  débarqués  d'hier  et  prêts  à  se  rembarquer  le  lendemain, 
toujours  dépaysés,  toujours  surpris,  ne  sortant  jamais  ni  du  provi- 
soire ni  de  l'inconnu.  Si  notre  pouvoir  a  pris  en  Afrique  le  caractère 
de  la  stabilité  et  l'autorité  de  la  permanence,  si  nous  voyons  clair 
et  pouvons  marcher  droit  sur  un  sol  qui  était  hier  couvert  de  brous- 
sailles et  de  ténèbres,  si  l'intérieur  d'une  tribu  arabe  nous  est  au- 
jourd'hui à  peu  près  aussi  bien  connu  que  celui  d'un  canton  fran- 
çaFs,  si  nous  pénétrons  dans  le  dernier  détail  et  toutes  les  passions 
qui  l'animent  et  toutes  les  rivalités  qui  la  divisent,  si  l'on  peut  lui 
nommer  un  kaïd  et  estimer  ses  recettes  et  ses  dépenses  en  connais- 
sance de  cause  tout  aussi  bien  qu'un  préfet  désigne  un  maire  et 
contrôle  un  budget  municipal,  si  nous  suivons  à  la  trace  un  brigand 


302  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

qui  vole  le  bétail  d'un  colon  ou  un  marabout  qui  prêche  la  guerre 
sainte;  si  la  police,  en  un  mot,  est  aussi  bien  faite  dans  l'Atlas  que 
dans  un  quartier  de  Paris ,  il  faut  bien  reconnaître  que  tout  cela  ne 
s'est  pas  fait  tout  seul,  et  il  faut  bien  en  rapporter  l'honneur  aux 
gens  qui  ont  pris  la  peine  d'y  travailler. 

Sans  doute,  comme  le  fait  très  bien  observer  un  de  leurs  défen- 
seurs éclairés,  M.  le  colonel  Ribourt,  les  bureaux  arabes  n'ont  point 
agi  seuls  dans  l'accomplissement  de  cette  tâche;  ils  n'ont  même 
jamais  rien  fait  ni  rien  décidé  par  eux-mêmes.  Simples  bureaux  et, 
comme  leurs  noms  l'indiquent,  simples  conseils  des  commandans 
supérieurs,  ils  n'ont  jamais  été  investis  d'aucune  responsabilité  per- 
sonnelle, et  tous  les  actes  émanés  d'eux  ont  dû  toujours  être  revê- 
tus de  la  signature  de  leurs  chefs;  mais,  d'une  part,  on  sait  quelle 
est,  même  en  pays  civilisé,  la  puissance  des  bureaux,  c'est-à-dire 
de  gens  qui  restent,  qui  savent  et  qui  se  souviennent,  sur  des  chefs 
d'administration  qui  ne  font  que  passer  au  pouvoir,  qui  ont  tout  à 
apprendre  quand  ils  arrivent,  et  bien  vite  tout  oublié  dès  qu'ils  sont 
partis.  Les  bureaux  d'un  ministère  sont  lé  ministère  lui-même,  cent 
fois  plus  que  l'hôte  passager  du  palais  officiel.  Cette  force  de  la  tra- 
dition et  de  l'expérience,  déjà  si  grande  parmi  nous,  a  dû  se  décu- 
pler sur  une  terre  inconnue,  où  le  premier  élément  de  toute  com- 
munication, la  langue,  faisant  défaut  aux  nouveau-venus,  les  chefs, 
pour  se  faire  non-seulement  obéir,  mais  comprendre,  sont  contraints 
d'emprunter  l'aide  de  leurs  subordonnés.  De  plus,  les  jeunes  offi- 
ciers de  1844  sont  des  hommes  mûrs  aujourd'hui,  et  comme  le  ser- 
rice  des  bureaux  arabes  a  pu  retarder,  mais  non  arrêter  leur  avan- 
cement, et  a  contribué  souvent  au  contraire  à  mettre  en  relief  leur 
mérite,  plus  d'un  est  revenu  sur  la  terre  témoin  de  ses  modestes 
débuts  avec  les  épaulettes  d'officier- général  et  les  fonctions  de  com- 
mandant de  division  ou  de  subdivision  militaire.  D'autres,  suivant 
la  voie  administrative,  sont  parvenus  aux  emplois  les  plus  élevés  du 
gouvernement  central  à  Alger  ou  du  ministère  de  la  guerre  à  Paris. 
Ils  ont  porté  dans  ces  positions  nouvelles  les  sentimens  et  les  habi- 
tudes de  leur  jeunesse.  L'esprit  des  bureaux  arabes  est  donc  au  fond 
celui  qui  a  prévalu  dans  toute  l'administration  conquérante  de  la 
colonie.  Ce  qu'ils  n'ont  pas  fait,  ils  l'ont  suggéré;  c'est  à  eux  que 
la  France  aurait  le  droit  de  s'en  prendre  en  cas  d'échec;  c'est  à  eux 
qu'elle  doit  savoir  gré  d'un  succès  qui  tient  du  prodige. 

Après  eux,  c'est  l'ancienne  administration,  l'administration  dés 
gouverneui's-généraux,  qui  a  le  droit  de  s'en  attribuer  l'honneur, 
puisque  c'est  elle  qui  a  fondé  les  bureaux  arabes,  puis  les  a  dirigés 
et  soutenus.  C'est  elle  donc  qui  a  le  droit  de  dire  à  la  France,  comme 
le  proclame  effectivement  en  son  nom  M.  le  colonel  Ribourt,  qu'elle 


UNE    RÉFORME    ADMINISTRATIVE    EN    AFRIQUE.  303 

a  accompli  et  mené  à  fin  la  condition  essentielle,  l'opération  sine 
quâ  non  de  tout  établissement  en  Afrique,  la  conquête  entière  du 
territoire.  Généralement,  à  dire  le  vrai,  c'est  un  mérite  que  ses 
adversaires  et  ses  successeurs  ne  lui  contestent  pas.  Un  peu  so- 
bres, un  peu  froids  dans  leur  remerciement,  enclins  à  rabaisser  la 
valeur  du  service  pour  diminuer  le  fardeau  de  la  reconnaissance,  ils 
confessent  pourtant  très  volontiers  que,  pour  ce  qui  tient  unique- 
ment à  la  conquête,  l'ancienne  administration  n'a  rien  laissé  à  dési- 
rer ni  à  faire.  C'est  même  de  la  plénitude  de  ce  succès  qu'ils  s'em- 
parent pour  établir  que  l'ancien  système,  principalement  destiné  à 
faciliter  la  conquête,  a  fait  son  temps  avec  elle,  et  que  de  nouvelles 
nécessités  appellent  aujourd'hui  de  nouvelles  institutions. 

Sans  entrer  prématurément  dans  ce  débat,  on  ne  peut  nier  en 
effet  que  plus  le  succès  est  complet,  et  plus  il  met  en  évidence  une 
vérité  que  tout  le  monde  soupçonnait  dès  l'origine,  à  savoir  que  la 
conquête  de  l'Algérie  à  elle  seule  ne  peut  être  le  but  final  de  notre 
établissement  en  Afrique,  et  que  si  on  s'en  tenait  là  et  si  on  ne  fai- 
sait suivre  la  conquête  de  quelques  opérations  plus  fructueuses,  elle 
serait  pour  la  France  une  ruineuse  affaire  et  un  détestable  calcul. 
Nous  avons  sous  les  yeux,  grâce  à  ce  triomphe  d'une  rapidité  ines- 
pérée, les  résultats  de  la  conquête  aussi  complets  qu'on  pourra  ja- 
mais les  obtenir  :  elle  ne  fera  pas  plus  qu'elle  n'a  fait,  et  ne  nous 
donnera  pas  plus  qu'elle  ne  nous  donne.  Nous  en  pouvons  donc  dres- 
ser par  passif  et  par  actif  l'incontestable  bilan,  et  il  ressort  avec  une 
irrésistible  éloquence  des  chiffres  mêmes  que  nous  invoquions  tout 
à  l'heure  comme  les  symptômes  éclatans  de  l'affermissement  de 
notre  pouvoir. 

Nous  avons  enregistré  par  exemple  avec  plaisir  les  états  que  M.  le 
colonel  Ribourt  nous  fournit  sur  l'accroissement  progressif  des  con- 
tributions payées  par  les  Arabes;  mais,  envisagé  à  un  autre  point 
de  vue,  il  faut  convenir  que  le  tableau  est  moins  satisfaisant.  Qu'est- 
ce  en  effet  qu'un  état  de  recettes,  si  l'on  ne  met  en  regard  l'état  de 
dépenses?  Or,  si  les  populations  arabes  nous  donnent  aujourd'hui 
de  15  à  18  millions,  nous  ne  pouvons  oublier  que  le  budget  total 
de  la  colonie  prévoit  annuellement  75  millions  de  dépenses,  dont 
50  au  plus  bais  mot  sont  indispensables  pour  tenir  ces  contribuables 
dans  l'état  de  soumission  qui  seul  nous  permet  le  droit  de  faire 
payer  tribut.  La  balance  est  aisée  à  faire  :  on  voit  que  le  déficit  n'est 
pas  près  d'être  comblé. 

Même  observation  pour  les  forces  militaires  que  nous  pouvons  tirer 
d'Algérie.  Les  bataillons  indigènes,  si  connus  maintenant  sous  le  nom 
de  tiircosy  ont  figuré  avec  honneur  sur  nos  champs  de  bataille ,  et 
la  terreur  qu'ils  répandent,  l'étrangeté  de  leur  costume,  comptent 


30A  REVUE   DES  JDEDX   MONDES. 

au  nombre  des  causes  de  notre  merveilleux  prestige  :  après  la  vic- 
toire aussi,  rien  n'est  plus  propre  à  relever  l'éclat  d'une  fête  triom- 
phale. Mais  si  pour  lever  sept,  huit  ou  dix  mille  hommes  sur  le  ter- 
ritoire des  Arabes,  il  nous  faut  le  couvrir  de  cinquante  mille  Français 
(ce  qui  est  encore  le  minimum  de  l'armée  d'occupation),  ce  serait 
en  vérité  faire  trop  d'estime  de  la  valeur  musulmane  que  de  consi- 
dérer, en  cas  de  guerre  européenne,  un  tel  échange  comme  avan- 
tageux. 

Cette  situation  peut  s'améliorer,  je  le  sais,  par  les  progrès  de  la 
civilisation,  de  la  richesse  chez  les  Arabes,  par  leur  soumission  plus 
facile  au  joug  français,  et  M.  le  colonel  Ribourt  signale  à  cet  égard 
des  faits  très  encourageans  ;  mais  en  faisant  à  ces  espérances  le 
plus  large  crédit,  on  voit  qu'un  temps  indéfini  s'écoulera  encore 
avant  que  l'équilibre  s'établisse  entre  ce  que  la  conquête  nous 
coûte  et  ce  qu'elle  nous  rapporte,  et  la  France  ne  peut  se  condam- 
ner sans  terme  à  de  si  ruineuses  avances.  Sur  ce  point,  par  con- 
séquent, toutes  les  prévisions  du  bon  sens  national  ont  été  véri- 
fiées par  l'événement,  et  il  demeure  démontré  que  la  conquête  elle 
seule,  si  elle  n'était  le  préliminaire  de  quelque  autre  entreprise,  est 
une  opération  stérile  autant  que  glorieu^.  Je  me  trompe  :  il  est 
pourtant  un  fruit  que  la  France  a  déjà  tiré  de  sa  conquête,  et  qu'elle 
n'avait  pas  prévu;  elle  doit  aux  efforts  conquérans  de  son  armée 
en  Afrique  un  bienfait  inappréciable,  et  ce  bienfait,  faut-il  le  dire, 
n'est  autre  que  cette  armée  elle-même.  L'armée  d'Afrique  est  jus- 
qu'à ce  jour  le  meilleur  produit  que  nous  ait  donné  le  sol  africain. 
C'est  ici  véritablement  l'application  de  l'ancien  apologue  du  fabu- 
liste. Je  ne  sais  si,  en  fouillant  dans  ses  profondeurs  le  patrimoine 
rocailleux  assigné  à  leurs  efforts ,  les  fils  vaillans  et  industrieux  de 
la  France  ont  encore  trouvé  le  trésor  qui  leur  était  promis  ;  mais  je 
sais  bien  que  ce  labeur  a  porté  son  salaire  avec  lui-même,  en  les 
formant  pour  devenir  la  terreur  et  le  modèle  des  armées  de  l'Eu- 
rope entière.  Cet  avantage  n'est  pas  dû  seulement  au  fait  matériel 
d'une  guerre  continuée  pendant  trente  années,  tandis  que  la  paix 
régnait  en  Europe,  et  qui  nous  a  permis,  le  jour  venu,  d'opposer 
des  armées  aguerries  à  d'autres  qui  n'avaient  jamais  vu  la  fumée 
d'une  pièce  d'artillerie.  Outre  ce  profit  inappréciable,  le  caractère 
même  de  la  guerre  d'Afrique  a  contribué  à  développer,  chez  les 
troupes  qui  en  ont  soutenu  les  rigueurs,  des  qualités  qui  avaient 
souvent  fait  défaut  à  nos  armées,  et  que  leur  constitution  moderne 
surtout  leur  rendait  difficile  d'acquérir.  C'est  ce  qui  a  été  expliqué 
déjà  ici  môme  avec  une  autorité  qui  rend  toute  redite  superflue  dans 
le  récit  de  la  création  de  ces  corps  spéciaux  nés  en  Afrique,-  et  qui, 
sur  les  champs  de  bataille  de  Crimée  et  d'Italie,  sont  devenus,  si- 


'  ■  f 

UNE   BÉFORME    ADMINISTRATIVE    EN   AFRIQUE.  305 

non  les  ressorts  décisifs,  au  moins  le  brillant  ornement  de  nos  vic- 
toires (1).  Une  modestie  natm^elle,  persistant  sous  le  voile  de  l'ano- 
nyme, n'a  pas  permis  de  compléter  ces  démonstrations  en  montrant 
que  l'Afrique  avait  été  l'école  des  officiers  tout  aussi  bien  que  des 
soldats,  et  j'éprouve  un  véritable  regret  à  sentir  que  le  défaut  ab- 
solu de  connaissance  spéciale  ne  me  permette  pas  de  combler  cette 
lacune.  Ai-je  le  droit  pourtant  d'affirmer  qu'un  des  traits  qui  ont 
frappé  les  plus  ignorans  pendant  cette  dernière  guerre,  la  justesse, 
la  spontanéité  des  mouvemens  particuliers  de  chaque  petit  corps 
d'armée,  se  faisant  jour  dans  l'impossibilité  ou  dans  l'absence  de 
toute  direction  suprême,  me  paraît  principalement  dû  aux  épreuves 
par  lesquelles  nos  campagnes  d'Afrique  ont  fait  passer  nos  moindres 
officiers?  Avec  un  territoire  à  la  fois  très  étendu  et  très  coupé,  avec 
des  ennemis  dispersés  en  petites  fractions  et  attaquant  presque  tou- 
jours à  r improviste,  passant  même  à  tout  moment  par  surprise  de 
l'état  de  paix  à  celui  de  guerre,  il  n'est  si  petit  commandant  pré- 
posé à  la  garde  d'un  fort  qui  n'ait  eu  à  tel  jour  ou  à  telle  heure  une 
expédition  à  diriger  lui-même,  peut-être  à  décider  et  à  entreprendre 
de  son  chef.  Ainsi  s'est  formée  et  répandue  dans  tous  les  rangs  l'ha-. 
bitude  du  commandement  et  de  la  responsabilité  personnelle,  et  à 
côté  de  la  discipline,  qui  obéit  sans  comprendre,  l'esprit  d'initiative, 
qui  sait  prendre  spontanément  un  parti.  C'était  là  précisément  ce 
qu'on  pouvait  craindre  de  voir  disparaître  de  nos  armées  démocra- 
tiques, dans  lesquelles,  l'avancement  étant  lent,  le  droit  de  comman- 
der arrive  tard.  La  guerre  d'Afrique  a  fait  beaucoup  de  capitaines  à 
2,000  francs  d'appointement,  de  petits  ducs  d'Enghien  qui  ont  ga- 
gné leur  bataille  à  vingt-cinq  ans.  Joignez  à  cette  excellente  éduca- 
tion celle  qui  naît  du  mélange  constant  de  l'administration  et  de  la 
guerre,  du  devoir  de  négocier,  de  gouverner  après  avoir  combattu, 
d'éclairer  et  d'élever  vers  le  bien  ceux  qu'on  vient  de  vaincre.  Son- 
gez un  peu  au  métier  que  font  la  plupart  de  nos  officiers  d'Afrique, 
seuls  avec  quelques  soldats  au  milieu  de  populations  à  la  fois  hos- 
tiles et  subjuguées,  combattans  hier,  aujourd'hui  administrateurs 
et  juges,  constamment  obligés  de  suppléer  par  l'autorité  morale  au 
défaut  de  la  force  matérielle,  et  n'ayant  que  l'ennui  de  la  solitude 
pour  se  reposer  des  fatigues,  du  péril;  puis  comparez  cet  emploi 
de  la  jeunesse  à  la  vie  que  mène  depuis  dix  ans  l'élite  de  l'armée 
autrichienne,  se  promenant  par  des  nuits  délicieuses  sur  les  lagunes 
de  \enise  sans  autre  devoir  que  de  garder  à  vue  des  populations 
molles  et  désarmées,  et  vous  aurez  peut-être  le  secret  de  beaucoup 
de  surprises.  Vous  comprendrez   peut-être  aussi  comment  dans 

(1)  Les  Zouaves  et  les  Chasseurs  à  pied,  dans  la  Revue  du  15  mars  et  du  1"  avril  1855» 

TOME  XXV.  9ft 


306  REVUE   DES  DEUX  MONDES. 

d'autres  temps  et  sous  d'autres  influences  la  même  école  pouvait 
produire  des  hommes  dont  la  fermeté  d'âme  se  trouvait  à  la  hau- 
teur de  toutes  les  situations  de  la  vie.  Les  uns,  nés  sur  les  marches 
du  trône,  se  trouvaient  prêts  à  prendre  sans  faiblir  le  chemin  de  l'exil 
pour  en  illustrer  les  tristes  loisirs;  d'autres,  n'ayant  harangué  que 
des  soldats,  prenaient  rang  dès  le  premier  jour  à  côté  des  maîtres 
de  l'éloquence  parlementaire  :  dictateurs  élus,  ils  savaient  tour  à 
tour  défendre  leur  pouvoir  contre  l'émeute  et  le  déposer  devant  la 
loi;  arbitres  des  destinées  de  leur  pays,  ils  refusaient  de  les  vendre 
pour  l'appât  des  honneurs  et  des  richesses.  Soyez  bénie,  terre  d'Afri- 
que, malgré  le  sang  et  les  sueurs  qui  vous  ont  baignée,  et  dussions- 
nous  ne  rien  recueillir  jamais  des  biens  que  votre  sein  renferme! 
Nous  n'oublierons  pas  que  vous  avez  nourri  d'un  suc  généreux  tant 
d'âmes  françaises  que  nous  vous  avons  confiées;  aux  jours  de  nos 
épreuves  civiles,  les  soldats  que  vous  avez  formés  nous  ont  sauvés 
tour  à  tour  de  l'anarchie  et  du  déshonneur,  et  quand  est  venu  le 
grand  naufrage  qui  a  englouti  toutes  nos  libertés  et  nos  plus  chères 
illusions ,  les  uns  nous  ont  offert  la  compensation  de  la  gloire  mili- 
taire, d'autres  nous  tenaient  en  réserve,  comme  une  consolation  plus 
précieuse  encore,  le  spectacle  de  la  dignité  morale  debout  dans  l'a- 
baissement universel. 

Toutefois  cette  excellente  armée  d'Afrique  est  trop  patriotique 
elle-même  pour  vouloir  que  la  France  paie  50  millions  par  an  uni- 
quement pour  l'exercer,  et  la  France  elle-même  ne  peut  vouloir 
acheter  toujours  à  ce  prix  élevé  une  pierre  pour  aiguiser  ses  armes. 
De  quelque  côté  par  conséquent  qu'on  envisage  la  question,  la  né- 
cessité de  doubler  la  conquête  par  la  colonisation,  si  on  ne  veut 
faire  trop  longtemps  un  marché  de  dupe,  apparaît  avec  évidence. 
C'est  donc  sous  ce  nouvel  aspect  qu'il  faut  examiner  les  résultats  de 
vingt-huit  années  de  l'ancienne  administration.  Nous  savons  déjà 
les  difficultés  que  la  colonisation  rencontrait;  voyons  si  elles  se  sont 
toutes  réalisées  et  si  on  a  réussi  à  les  vaincre. 


II. 

Au  premier  rang  parmi  ces  difficultés,  nous  avons  fait  figurer,  on 
se  le  rappelle,  le  défaut  en  Algérie  d'un  de  ces  produits  spéciaux 
qui  assurent  à  une  colonie  naissante  l'appui  d'un  commerce  fruc- 
tueux. L'Algérie  n'avait  naturellement  rien  chez  elle  qui  ne  fût  en 
France,  rien  par  conséquent  qui  attirât  vers  .ses  bords  les  espé- 
rances du  commerce  :  point  de  cultures  tropicales,  point  d'épices, 
point  de  mines  d'or,  partant  pouit  d'échange  préexistant  entre  la 


UNE    RÉFORME    ADMINISTRATIVE    EN    AFRIQUE.  307 

métropole  et  le  territoire  destiné  à  porter  sa  colonie  nouvelle,  point 
de  flux  naturel  de  capitaux  vers  ce  territoire. 

Ce  défaut,  qui  s'est  tra*duit  dès  le  premier  jour  de  notre  occupa- 
tion par  une  désastreuse  inégalité  entre  les  importations  et  les  ex- 
portations réciproques  de  la  France  et  de  l'Algérie,  n'a  point  échappé 
à  l'administration  coloniale;  on  peut  même  dire  qu'il  n'a  cessé,  en 
la  préoccupant,  de  la  désespérer.  L'établissement  d'échanges  mu- 
tuels était  tellement  lié,  dans  les  habitudes  de  tous  nos  hommes 
d'état,  avec  l'idée  même  d'une  colonie,  que  presque  aucun  de  ceux 
qui  ont  gouverné  successivement  l'Algérie  n'a  voulu  prendre  le  parti 
d'y  renoncer.  La  découverte  d'un  ou  plusieurs  produits  spéciaux 
pouvant  servir  de  pivot  à  tout  le  développement  futur  de  l'Afrique 
française  a  été  véritablement  la  pierre  philosophale  à  la  recherche  de 
laquelle  tous  les  gouvernans  et  tous  les  publicistes  ont  obstinément 
attaché  leurs  efforts.  M:  le  colonel  Ribourt  est  en  ce  point  l'écho 
fidèle  de  la  pensée  non-seulement  du  dernier  gouverneur- général 
lui-même,  mais  de  tous  ses  prédécesseurs,  loi^qu'il  dit  quelque  part 
((  qu'un  produit  nouveau  qui  prejidrait  place  dans  l'exportation  de- 
vrait être  estimé  à  l'égal  d'une  victoire,  »  et  lorsqu'il  répète  avec 
complaisance  cette  phrase  de  l'illustre  La  Bourdonnais  :  «  11  suffit 
d'une  plante  pour  faire  la  richesse  d'une  colonie.  »  Les  législateurs 
de  la  métropole  eux-mêmes  n'ont  pas  cessé  d'être  dominés  par  la 
même  préoccupation  :  c'est  elle  qui  a  inspiré  la  disposition  capitale 
du  régime  douanier  imposé  par  la  loi  de  1851  à  tout  le  commerce 
algérien.  Cette  loi  en  effet,  en  affranchissant  de  tout  droit  les  pro- 
duits naturels  du  sol  africaij^i,  tandis  qu'elle  soumet  à  un  taiif  élevé 
tous  les  produits  fabriqués  dans  la  colonie,  obéit  instinctivement  au 
souvenir  de  l'ancien  système  colonial.  Elle  part  toujours  du  prin- 
cipe que  le  rôle  idéal  d'une  colonie,  c'est  de  fournir  à  la  mère-pa- 
trie, à  des  conditions  exceptionnellement  favorables,  la  matière  pre- 
mière de  ses  industries,  et  par  là  même  l'aliment  de  son  commerce. 
Dans  cette  pensée,  qui  a  sa  grande  part  de  vérité,  quoiqu'elle  ait 
conduit  plus  d'une  fois  à  l'adoption  de  mesures  funestes,  rien  n'a 
été  négligé,  avons-nous  dit,  pour  procurer  à  l'Algérie  les  privilèges 
dont  au  premier  abord  elle  ne  paraissait  pas  douée.  Toutes  les  cul- 
tures spéciales  qui  ont  fait  la  fortune  d'autres  colonies  ont  été  suc- 
cessivement essayées  et  encouragées  sans  relâche.  Le  récit  de  ces 
essais  remplit  à  lui  seul  presque  un  tiers  de'  la  brochure  de  M.  le 
colonel  Ribourt.  Dans  de  vastes  pépinières  fondées  à  la  porte  des 
principales  villes,  on  a  tenté  l'acclimatation  de  toutes  les  plantes  qui 
ne  se  refusaient  pas  absolument  à  prendre  racine  sur  le  sol  d'Afrique 
et  à  s'ouvrir  à  son  soleil.  Opium,  tabac,  cochenille,  ricin,  café,  thé, 
.vanille,  soies,  indigo,  arachides,  banane,  coton,  etc.,  tout  a  été  à 


308  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

grands  frais  mis  à  l'épreuve,  et  dès  qu'une  ombre  de  succès  cou- 
ronnait des  efforts  coûteux,  les  résultats  étaient  proclamés  très  haut 
dans  les  rapports  officiels  et  étalés  avec  ostentation  dans  des  expo- 
sitions publiques,  soit  à  Paris,  soit  à  Alger.  Puis  la  culture  privée 
était  encouragée  à  imiter  les  efforts  du  gouvernement  par  des  offres 
gratuites  de  semences  et  la  promesse  de  primes  considérables.  Le 
comble  de  ces  espérances  et  de  ces  efforts  a  porté  principalement 
dans  ces  derniers  temps  sur  le  coton.  Ce  serait  une  telle  bonne  for- 
tune que  de  ravir  à  l'Amérique  le  trésor  à  l'aide  duquel  elle  tient 
l'Europe  à  sa  discrétion,  et  force  même  à  composition  les  hommes 
d'état  anglais  les  plus  rebelles,  qu'on  n'a  pas  cru  pouvoir  trop  faire 
pour  se  l'assurer.  Les  mesures  adoptées  pour  favoriser  la  culture 
■du  coton  épuisent  à  peu  près  tout  ce  que  l'imagination  des  gouver- 
nemens,  toujours  très  active  en  ce  genre,  a  pu  inventer  en  fait  de 
protection  artificielle.  Tandis  qu'une  prime  de  20,000  francs  a  été 
promise  aux  meilleurs  produits,  tous  les  cultivateurs  de  coton  sans 
distinction  recevaient  l'assurance  que  le  gouvernement  achèterait 
leur  récolte  pendant  cinq  années  à  un  prix  rémunérateur,  sauf  à  la 
vendre  lui-même  au  Havre  à  ses  risques  et  périls.  «  A  ce  compte, 
me  disait  un  mauvais  plaisant,  on  ferait  pousser  du  vin  sur  les  tours 
Notre-Dame  sans  se  ruiner.  »  De  plus  judicieux  efforts  étaient  faits 
«n  même  temps  pour  tirer  du  sein  des  montagnes  les  richesses  mé- 
tallurgiques pu  minérales  très  réelles  qu'elles  renferment,  surtout 
dans  la  province  de  Constantine,  et  pour  obtenir,  par  un  reboisement 
systématique,  une  plus  grande  abondance  des  bois  précieux  qui  y 
poussent  naturellement,  et  que  recherche  déjà  l'ébénisterie  pari- 
sienne. Enfin  la  sollicitude  du  gouvernement  voulant  à  tout  prix  faire 
de  l'Algérie  non-seulement  un  grand  atelier  de  production  commer- 
ciale, mais  une  grande  voie  de  transit,  beaucoup  d'activité  était 
déployée  pour  nouer  des  relations  d'échange  avec  les  populations 
intérieures  de  l'Afrique,  et  pour  s'ouvrir  ainsi  les  portes  de  ces  pro- 
fondeurs inconnues  où  n'ont  pénétré  jusqu'à  présent  que  par  des  re- 
gards furtifs  la  curiosité  de  savans  audacieux  et  la  cupidité  entrepre- 
nante du  commerce  anglais. 

Ce  serait  une  entreprise  trop  longue  que  de  passer  en  revue,  pour 
distribuer  équitablement  le  blâme  et  l'éloge,  cette  série  de  mesures 
toutes  conçues  dans  un  même  esprit.  Quelques-unes  ont  été  fort 
bien  entendues  et  font  en  particulier  beaucoup  d'honneur  à  l'admi- 
nistration de  M.  le  maréchal  Randon;  d'autres  portent  au  contraire 
à  un  haut  degré  l'empreinte  d'une  tendance  funeste,  mais  bien 
commune  chez  les  gouvernemens  :  la  prétention  de  forcer  la  nature 
des  choses  ou  d'en  précipiter  artificiellement  le  cours.  Une  seule 
remarque  me  dispensera  d'entrer  à  cet  égard  dans  un  détail  qui 


UNE    RÉFORME    ADMINISTRATIVE    EN    AFRIQUE.  309 

serait  infini  :  c'est  que  parmi  ces  produits  rares  que  l'on  essaie  soit 
de  naturaliser,  soit  de  faire  revivre  en  Algérie,  ceux-là  mêmes  qui 
offrent  les  meilleures  chances  d'avenir  exigent,  pour  être  accli- 
matés, des  avances  considérables  et  une  main-d'œuvre  à  la  fois 
abondante  et  intelligente.  Ces  cultures  ne  peuvent  être  poursuivies 
avantageusement  qu'à  grands  renforts  de  bras  et  de  capitaux.  C'est 
dire  qu'elles  supposent  une  société  déjà  riche  et  peuplée,  et  ne 
sont  nullement  propres  à  servir  elles-mêmes  d'attrait  pour  faire 
venir  sur  la  surface  d'un  sol  encore  nu  la  population  et  la  richesse. 
Ce  sont  des  élémenè  de  prospérité  qui  pourront  se  développer  dans 
le  sein  de  la  colonie,  quand  elle  aura  déjà  une  existence  assurée, 
mais  qui  ne  peuvent  l'aider  puissamment  ni  à  naître  ni  à  croître. 
Dans  l'état  présent  des  choses,  elles  ne  vivent  que  de  protection, 
c'est-à-dire  qu'elles  coûtent  plus  qu'elles  ne  rapportent,  car  toute 
protection  n'est  qu'une  manière  de  faire  payer  la  différence  au  gou- 
vernement,  et  le  commerce,  qui  n'aime  pas  les  productions  chères 
et  même  se  méfie  d'un  bon  marché  factice  et  précaire,  s'en  détourne 
naturellement.  Disons  même  toute  la  vérité  :  sans  vouloir  décourager 
absolument  de  généreuses  tentatives,  il  est  impossible  d'avoir  vécu 
quelque  temps  en  Algérie  sans  s'apercevoir  que  ni  le  climat  ni  le 
sol  ne  sont  assez  distincts  de  ceux  des  contrées  méridionales  de 
l'Europe  pour  qu'on  puisse  aspirer  à  leur  faire  porter  avec  abon- 
dance des  productions  essentiellement  différentes  des  nôtres.  Les 
espérances  commerciales  de  l'Algérie  ne  doivent  donc  point  reposer 
principalement  sur  telle  ou  telle  plante  d'une  culture  rai'e  et  diffi- 
cile; son  véritable  avenir,  c'est  de  fournir  un  jour  à  l'Europe  à  bas 
prix,  et  d'une  qualité  supérieure,  le  grand  élément  de  son  alimen- 
tation quotidienne,  le  blé.  L'Algérie  ne  sera  jamais  une  grande 
plantation  de  sucre,  ni  peut-être  même  de  coton;  mais  elle  peut  et 
doit  être  un  jour  le  plus  grand  marché  de  céréales  du  monde,  un 
Odessa  à  trente-six  heures  de  nos  côtes.  Cette  perspective  est  bien 
suffisante,  surtout  en  présence  du  mouvement  qui  fait  délaisser  pres- 
que partout  en  Europe  l'agriculture  pour  l'industrie,  ce  que  M.  le 
colonel  Ribourt  exprime  très  bien  en  disant  que  «  l'Europe  est  de 
moins  en  moins  une  ferme  et  de  plus  en  plus  une  usine.  »  Cet  ave- 
nir se  réalisera,  mais  quel  jour?  Le  jour  où  il  y  aura  en  Afrique,  au 
lieu  de  misérables  pâtres  nomades,  une  population  de  laboureurs 
assez  intelligens  et  assez  pourvus  de  capitaux  pour  exploiter  la  ri- 
chesse naturelle  du  terrain  et  réparer  les  torts  de  ses  détestables 
possesseurs,  c'est-à-dire  encore  le  jour  où  la  colonie  sera  fondée, 
d'où  l'on  voit  que  l'expérience  ramène  à  la  conclusion  même  qu'il 
avait  été  facile  d'établir  à  priori ^  à  savoir  qu'en  Algérie  c'est  la 
colonisation  qui  appellera  le  commerce,  et  non  le  commerce  qui 
peut  faire  naître  la  colonie. 


310  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Reste  donc  ce  que  j'ai  appelé  la  colonisation  directe,  l'immigra- 
tion des  horfimes  et  non  le  transport  des  marchandises,  et  principa- 
lement la  colonisation  agricole.  C'est  la  seule  entreprise  qui  puisse 
être  tentée  et  le  noyau  de  toute  autre.  Où  en  est-elle?  Sur  ce  point, 
il  n'y  a  rien  de  mieux  à  faire  que  de  laisser  parler  les  chiffres. 

D'après  M.  le  colonel  Ribourt,  la  population  européenne  établie 
sur  toute  la  surface  de  la  régence  d'Alger  s'élevait,  à  la  fin  de  1857, 
au  chiffre  de  189,000  âmes.  Dans  les  cinq  dernières  années,  elle 
s'augmentait  annuellement  d'environ  8  ou  10,000  âmes.  En  admet- 
tant cet  accroissement  comme  la  base  d'une  progression  arithmé- 
tique constante,  il  faudrait  encore  près  de  vingt  ans  pour  que  l'Al- 
gérie portât  sur  toute  l'étendue  de  son  territoire  autant  d'habitans 
qu'un  de  nos  départemens  français  ordinaire. 

On  ne  peut  nier  que  ce  chiffre  ne  soit  très  faible;  il  devient  moins 
satisfaisant  encore,  si  on  le  fait  suivre  d'un  détail  que  M.  le  colonel 
Ribourt  ne  nous  donne  pas.  M.  Ribourt  ne  nous  dit  pas  comment 
cette  faible  population  est  répartie  entre  les  diverses  professions 
et  les  diverses  localités,  et  surtout  entre  les  villes  et  les  campagnes. 
M.  Jules  Duval  paraît  avoir  à  ce  sujet  des  renseignemens  plus  précis; 
il  a  établi  ici  même  (1)  que  sur  les  180,000  Européns  qui  habitaient 
l'Algérie  en  1857,  112,000  résidaient  dans  les  villes,  c'est-à-dire 
appartiennent  à  l'administration,  au  commerce  et  à  l'industrie; 
23,000,  répandus  dans  les  campagnes,  ne  se  livrent  point  à  l'agri- 
culture, mais  au  petit  commerce,  à  la  petite  industrie  des  villages, 
d'où  il  suit  que  le  nombre  des  cultivateurs  se  réduit  à  /i 5,000  per- 
sonnes, représentant  à  peu  près  10,000  familles  de  colons.  Cette 
réduction  donne  singulièrement  à  réfléchir.  Assurément  nous  ne 
voulons  pas  dire  qu'il  n'y  ait  de  colons  sérieux  que  les  cultivateurs, 
et  que  ceux-ci  seuls  figurent  utilement  dans  un  effectif  de  coloni- 
sation. Dans  l'intérêt  même  de  la  culture,  il  faut  partout  à  côté 
d'elle  autre  chose  qu'elle  :  partout  où  il  y  a  des  cultivateurs,  ne 
fût-ce  que  pou.r  transporter,  débiter  et  consommer  leurs  produits, 
il  faut  bien  des  voituriers,  des  bouchers,  des  boulangers,  des  auber- 
gistes, et  même  des  cabaretiers.  En  Algérie  en  particulier,  j'expli- 
querai peut-être  plus  tard  comment  je  crois  que  ce  menu  commerce 
de  détail,  auquel  l'émigration  européenne  se  livre  avec  passion, 
peut  devenir  un  ressort  utile  de  développement  colonial.  Toutefois, 
si  c'est  là  un  accessoire  indispensable,  ce  n'est  jamais  qu'un  acces- 
soire, et  la  culture  est  le  principal  :  c'est  le  point  fixe  autour  du- 
quel gravitç  tout  ce  petit  mouvement  industriel;  il  n'y  a  donc  de 
consommé,  en  fait  de  colonisation,  d'enraciné,  le  nom  l'indique,  que 
ce  qui  est  fixé  sur  la  terre.  D'ailleurs  la  proportion  d'un  contre  trois 

(1)  Livraison  du  15  mai  1859. 


UNE    RÉFORME    ADMINISTRATIVE    EN    AFRIQUE.  311 

entre  des  populations  industrielles  et  rurales,  dans  une  contrée  sur- 
tout où  il  n'y  a  ni  grande  usine,  ni  manufacture,  est  évidemment 
anormale.  Elle  ne  s'explique  que  par  un  fait  plus  anormal  encore,  à 
savoir  la  présence  d'une  immense  armée  d'occupation,  qui  a  mille 
besoins  à  satisfaire,  et  sert  de  débouché  à  toute  une  industrie  d'a- 
venture mobile  comme  elle.  Les  touristes  qui  ont  représenté  la  co- 
lonisation actuelle  de  l'Algérie  comme  consistant  tout  entière  dans 
la  cantine  de  l'armée  française  ont  fait  un  tableau  sans  doute  fort 
exagéré,  et  ont  eu  le  grand  tort  de  passer  en  raillant  devant  beau- 
coup de  travaux  sérieux  et  modestes  ;  mais  les  caricatures  les  plus 
inconvenantes  n'ont  de  succès  que  parce  qu'elles  mettent  grotesque- 
ment  en  saillie  un  trait  véritablement  défectueux  de  l'original. 

Personne  ne  conteste  que  tout  cela  ne  soit  triste  et  insuffisant. 
C'est  un  résultat  sans  rapport  avec  les  efforts  faits,  les  années  écou- 
lées, les  nobles  vies  sacrifiées,  sans  comparaison  possible  avec  les 
succès  obtenus  pendant  le  même  laps  de  temps  par  d'autres  nations 
dans  d'autres  colonisations  moins  coûteuses,  quoique  plus  lointaines, 
et  payées  de  bien  moins  de  sang.  A  qui  ou  à  quoi  faut-il  imputer  ce 
désappointement?  La  faute  en  est-elle  à  la  nature  même  des  choses, 
à  la  difficulté  de  l'entreprise  ou  à  la  maladresse  de  l'administration? 
Là  est  tout  le  nœud  du  débat  entre  l'ancienne  administration  et  ses 
adversaires.  L'ancienne  administration,  du  moins  par  l'organe  de 
M.  le  colonel  Ribourt,  ne  conteste  pas  qu  elle  n'a  pas  fait  tout  ce 
que  la  France  espérait;  mais  elle  assure  qu'elle  a  fait  tout  ce  qu'elle 
pouvait  et  tout  ce  qui  se  pouvait,  et  que  l'avenir  fera  le  reste.  Ses 
adversaires  prétendent  que,  bien  loin  de  faire,  elle  a  tout  empêché, 
et  qu'à  persévérer  dans  la  même  voie,  l'avenir  ne  fera  qu'empirer  le 
présent,  et  la  colonie  meurt  au  lieu  de  croître. 

Nous  aurions  été  bien  mal  compris,  si  les  raisons  que  l'adminis- 
tration ancienne  peut  faire  valoir  pour  sa  j  ustification  ne  se  présen- 
taient ici  d'elles-mêmes  à  l'esprit  de  tous  nos  lecteurs,  car  elles  ne 
sont  guère  que  la  répétition  des  considérations  mêmes  dont  nous 
avons  pris  à  tâche  de  faire  le  tableau  dans  la  première  partie  de  ce 
travail.  La  colonisation  est  si  peu  avancée,  dit  en  substance  l'an- 
cienne administration,  en  premier  lieu,  parce  que  la  France  envoie 
très  peu  de  colons,  et  surtout  très  peu  de  colons  pourvus  des  res- 
sources matérielles  et  morales  qui  conviennent  à  ce  genre  d'établis- 
sement. Ce  ne  peut  être  la  faute  de  l'administration  coloniale  si  les 
gens  en  France  n'aiment  guère  à  se  déplacer,  et  surtout  s'ils  répu- 
gnent à  s'aventurer  là  où  ils  n'ont  pas  toutes  les  protections  et  aussi 
toutes  les  lisières  de  la  société.  Que  faire  par  exemple  avec  des  colons 
qui,  comme  le  raconte  plaisamment  M.  le  colonel  Ribourt,  écrivent 
avant  de  se  mettre  en  campagne  pour  demander  s'ils  trouveront  au 


3J2  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

lieu  de  leur  destination  une  église  toute  bâtie,  un  juge  de  paix,  un 
commissaire  de  police,  et  un  marché  pour  tenir  la  foire  régulièrement 
un  jour  par  semaine?  La  colonisation  est  si  peu  avancée,  en  second 
lieu,  en  raison  même  des  difficultés  du  terrain  qui  lui  était  réservé. 
Ce  n'est  pas  la  faute  de  l'administration  non  plus  s'il  faut  déblayer 
deux  fois  ce  terrain  avant  de  le  mettre  en  culture  :  une  première 
fois  pour  le  débarrasser  des  possesseurs  armés  qui  le  détiennent,  et 
une  seconde  de  la  végétation  parasite  qui  le  couvre,  s'il  faut  même, 
à  vrai  dire,  à  l'Algérie  (Jeux  conquêtes,  l'une  politique  et  l'autre  so- 
ciale, l'une  pour  soumettre  les  populations  et  l'autre  pour  acquérir 
la  propriété  du  sol,  et  si,  la  première  étant  à  peine  achevée  depuis 
dix  ans,  la  seconde  ne  peut  être  encore  bien  avancée. 

Ce  n'est  pas  nous  qui  contesterons,  après  en  avoir  établi  nous- 
mêmes  tous  les  solides  fondemens,  la  valeur  de  ces  allégations.  Nous 
ne  cesserons  au  contraire  de  répéter  qu'en  entreprenant  la  conquête 
et  la  colonisation  de  l'Algérie,  la  France  a  voulu  une  chose  très  glo- 
rieuse déjà,  peut-être  très  lucrative  plus  tard,  mais  en  attendant 
très  difficile.  Il  serait  donc  souverainement  injuste  à  elle  d'imputer 
l'existence  même  de  ces  difficultés  à  l'administration  qu'elle  a  char- 
gée de  les  résoudre,  et  après  s'être  lancée  dans  cette  voie  semée 
d'entraves,  elle  n'a  pas  le  droit  de  s'en  prendre  au  guide  qui  la 
mène  des  obstacles  qui  retardent  son  char  ou  des  cahots  qui  le  se- 
couent. Rien  n'est  plus  injuste  que  de  faire  peser  exclusivement  ou 
même  principalement  sur  l'administration  la  responsabilité  de  dés- 
appointemens  qu'il  était  possible  de  prévoir,  presque  impossible 
d'éviter,  qui  tiennent  à  des  causes  plus  profondes  et  plus  rebelles 
à  la  volonté  humaine.  Gela  dit  cependant,  nous  devons  tempérer 
cet  hommage  rendu  à  la  vérité  par  une  restriction  grave,  qui  em- 
pêche, suivant  nous,  le  juge  le  plus  bienveillant  de  donner  dans 
le  débat  complètement  gain  de  cause  à  l'accusé. 

Voici  cette  restriction,  dont  les  conséquences  sont  importantes  : 
c'est  qu'on  ne  saurait  être  admis,  en  justice  rigoureuse,  à  décliner 
après  coup  une  responsabilité,  quand  on  a  malheureusement  commis 
l'imprudence  de  l'assumer  d'avance  tout  entière  sur  sa  tête.  Or  telle 
est,  à  n'en  pas  douter,  la  situation  où  s'est  placée ,  dès  le  premier 
jour,  toute  l'administration  française  en  Algérie  à  l'égard  du  pro- 
blème de  la  colonisation.  Pénétrée  des  obstacles  que  lui  opposait  la 
résistance  combinée  de  l'esprit  français  et  du  sol  africain,  et  ne  vou- 
lant pas  que  le  public  se  décourageât  par  cette  perspective,  au  lieu 
de  renvoyer  une  partie  de  sa  tâche  au  temps,  qui  arrange  tant  de 
choses,  et  de  se  décharger  d'une  autre  sur  l'industrie  privée,  elle 
a  pris  le  parti  héroïque  de  trancher  toutes  les  difficultés  immédia- 
tement, et  à  elle  seule.  Elle  savait  que  la  France  envoyait  peu  de 


UNE    RÉFORME    ADMINISTRATIVE    EN    AFRIQUE.  313 

colons,  et  des  colons  mal  pourvus  des  conditions  requises;  elle  s'est 
chargée  elle-même  d'appeler,  de  choisir  et  d'installer  des  colons, 
en  rassurant  toutes  leurs  craintes  et  en  dirigeant  toutes  leurs  dé- 
marches. Elle  savait  qu'il  était  difficile  de  mettre  en  culture  les  terres 
d'Afrique,  et  plus  difficile  encore  de  s'en  mettre  en  possession,  que 
la  tentative  d'enlever  le  terrain  aux  Arabes  était  semée  de  périls  et 
d'embûches,  exposait  à  beaucoup  de  coups  de  fusil  d'abord,  et  en- 
suite à  beaucoup  de  procès  ;  elle  s'est  chargée  de  fournir  elle-même 
à  la  colonisation,  à  l'abri  de  toute  revendication  possible,  soit  vio- 
lente, soit  litigieuse,  tout  le  territoire  qui  lui  serait  nécessaire.  Et 
non-seulement  elle  s'est  chargée  de  tout  cela,  mais  elle  a  voulu  en 
être  chargée  seule,  et  à  l'exclusion  de  tout  autre;  non-seulement 
elle  n'a  fait  aucun  appel  en  ce  genre  au  concours  de  l'initiative  indi- 
viduelle, mais  elle  a  int04*dit  à  tout  le  monde  de  se  mêler  en  aucune 
manière  de  la  colonisation  autrement  qu'avec  son  autorisation,  à  des 
conditions  marquées  par  elle,  et  pour  ainsi  dire  avec  son  estampille. 
Elle  a  voulu  avoir  en  un  mot  la  colonisation  tout  entière,  hommes 
et  terres,  en  monopole  et  à  l'entreprise  :  d'où  il  suit  qu'ayant  ainsi 
tout  pris  à  son  compte,  elle  n'a  pas  absolument  le  droit  de  se 
plaindre,  si  aujourd'hui  on  lui  demande  compte  de  tout. 

Raconter  la  série  de  mesures  par  lesquelles  l'état  a  ainsi  entre- 
pris en  Algérie  de  se  réserver  successivement  à  lui-même  la  solu- 
tion de  toutes  les  difficultés  de  la  colonisation,  en  se  faisant  fort  de 
les  trancher,  ce  ne  serait  rien  moins  que  tenter  l'histoire  adminis- 
trative tout  entière  de  la  colonie,  car  cet  esprit  a  vraiment  tout 
inspiré.  Tous  les  gouverneurs-généraux  successifs  s'en  sont  péné- 
trés, toutes  les  administrations  civile  et  militaire  y  ont  participé, 
les  particuliers  eux-mêmes  l'ont  invoqué  et  y  ont  applaudi,  et  le 
pouvoir  législatif  de  la  métropole  s'y  est  plus  d'une  fois  associé  : 
personne  en  ce  genre  n'a  de  reproche  à  faire  à  personne;  mais  deux 
dispositions  en  particulier  ont  été  comme  la  clé  de  voûte  de  tout  le 
système,  et,  se  soutenant  et  se  complétant  l'une  l'-autre,  ont  enfermé 
la  colonisation  dans  un  cercle  officiel,  sans  lui  laisser  aucune  issue 
pour  s'échapper,  s'il  lui  en  prenait  fantaisie,  de  la  main  du  pouvoir. 

La  première  de  ces  dispositions  n'est  autre  que  l'article  ih  de  la 
loi  votée  par  l'assemblée  législative  en  1851,  et  qui  est  la  charte  de 
la  propriéité  en  Algérie.  Cet  article  est  ainsi  conçu  : 

((  Chacun  a  le  droit  de  jouir  et  de  disposer  de  sa  propriété  de  la 
manière  la  plus  absolue,  en  se  conformant  à  la  loi. 

<(  Néanmoins  aucun  droit  de  propriété  et  de  jouissance  portant 
sur  le  sol  du  territoire  d'une  tribu  ne  pourra  être  aliéné  au  profit 
de  personnes  étrangères  à  la  tribu. 

((  A  l'état  seul  est  réservée  la  faculté  d'acquérir  ces  droits  dans  l'in- 


3i4  BEVUE   DES   DEUX   MONDES. 

térêt  des  services  publics  ou  de  la  colonisation,  et  de  les  rendre  en 
tout  ou  en  partie  susceptibles  de  libre  transmission.  » 

Or  comme  en  Algérie,  à  l'exception  d'une  bande  étroite  de  littoral 
et  d'une  petite  banlieue  autour  des  villes  principales ,  tout  le  terri- 
toire appartient  plus  ou  moins  à  une  tribu,  cette  disposition  équi- 
vaut à  l'interdiction  à  tout  étranger  de  s'établir  dans  l'intérieur  du 
pays,  autrement  qu'en  s' adressant  à  l'état  pour  obtenir  de  lui  un  lot 
de  terre. 

Maintenant,  jusqu'en  1856,  c'est  M.  le  colonel  Ribourt  qui  nous 
l'apprend,  l'état  a  eu  pour  principe  à  peu  près  absolu  de  ne  jamais 
vendre  son  terrain.  La  première  et,  je  crois,  la  seule  exception  con- 
sidérable à  cette  règle  a  été  faite ,  il  y  a  deux  ans ,  pour  trois  ou 
quatre  milliers  d'hectares  dans  la  province  d'Oran.  Hors  de  là,  l'état 
ne  vend  point  son  terrain,  il  le  donne.  Il  en  donne  telle  partie  qu'il 
lui  convient  à  telle  personne  qu'il  lui  plaît  de  choisir,  la  personne  et 
la  partie  désignée  n'ayant  jamais  eu,  du  reste,  de  rapport  l'une  avec 
l'autre,  ni  témoigné  aucun  désir  de  s'appartenir  l'une  à  l'autre.  C'est 
le  système  des  concessions,  dans  lequel  il  est  bien  entendu  que  l'é- 
tat choisit  son  concessionnaire,  et  que  le  concessionnaire  ne  choi- 
sit pas  sa  concession.  De  plus,  l'état  ne  donne  son  terrain  ni  sans 
charges,  ni  à  titre  défmitif  :  il  le  cède  à  la  condition  que  celui  qui  s'y 
établit  pour  le  mettre  en  valeur  fera  un  certain  nombre  de  travaux 
qui  lui  sont  spécialement  désignés,  dans  un  délai  marqué  d'avance, 
sous  peine  de  se  voir  retirer  la  concession  par  déchéance.  De  là  suit 
évidemment  cette  conséquence,  que,  de  1840  à  1857,  pas  un  colon 
nouveau  ne  s'est  établi  en  Algérie  qu'avec  la  permission  de  l'état,  et 
sous  son  bon  plaisir,  dans  le  lieu  que  l'état  avait  choisi  pour  lui,  et 
pour  s'y  livrer  aux  travaux  que  l'état  lui  a  prescrits.  Un  colon  qui 
met  le  pied  en  Algérie  ressemble  donc  plus  à  un  fonctionnaire  du 
gouvernement  qu'à  un  paysan  de  nos  campagnes,  ou,  si  l'on  veut 
une  comparaison  plus  exacte ,  un  colon  en  Algérie  est  vis-à-vis  de 
l'état  dans  la  situation  d'un  débitant  de  bureau  de  tabac.  Il  ne  man- 
que qu'une  seule  chose  à  l'assimilation,  il  est  vrai,  c'est  la  plus  con- 
solante :  c'est  la  vente  privilégiée  des  produits.  Encore  a-t-on  vu 
qu'en  certains  cas  ce  dernier  point  lui-même  était  venu  compléter 
la  ressemblance. 

Je  sais  parfaitement  par  quels  motifs  généreux  l'état  s'est  trouvé 
conduit  à  établir  ainsi  en  Algérie,  avec  le  mécanisme  de  ces  deux  dis- 
positions combinées,  une  sorte  de  pompe  aspirante  et  foulante  qui 
ramène  tout  à  lui.  Je  sais  bien  que  ce  sont  des  embarras  qu'on  a 
voulu  éviter  aux  colons,  et  non  des  droits  qu'on  a  voulu  leur  ravir, 
que  ce  sont  des  ennuis  et  des  périls  présens  et  pressans,  et  non  des 
profits  en  lointaine  expectative,  dont  l'état  s'est  ainsi  réservé  le  mo- 


UNE   RÉFORME    ADMINISTRATIVE    EN    AFRIQUE.  '^^15 

nopole.  Les  accusations  d'abus  de  pouvoir  et  de  tyrannie  sont  par- 
faitement ridicules  là  où  le  pouvoir  ne  peut  rien  rapporter  que  des 
soucis.  En  interdisant  aux  Européens  le  droit  d'acquérir,  l'adminis- 
tration a  eu  pour  but  principal  de  les  empêcher  soit  de  s'aventurer 
dans  les  retraites  encore  mal  gardées  de  l'intérieur,  soit  de  contrac- 
ter à  la  légère  avec  des  gens  qui  ne  savent  jamais  bien  ce  qu'ils  pos- 
sèdent, et  mettent  d'autant  moins  de  soin  à  l'apprendre  qu'ils  ne  font 
aucune  difficulté  d'aliéner  ce  qui  ne  leur  appartient  pas.  Ce  sont  des 
imprudences  suivies  d'inévitables  malheurs,  et  des  fraudes,  sources 
d'interminables  procès,  qu'elle  a  voulu  prévenir.  En  concédant  son 
terrain  avec  des  charges  et  des  clauses  résolutoires,  elle  a  voulu  as- 
surer à  l'Algérie  des  cultivateurs  sérieux,  réellement  disposés  à  dé- 
penser sur  le  sol  leur  argent  et  leur  peine.  Elle  s'est  proposé  d'éloi- 
gner ces  spéculateurs,  fléaux  des  colonies  naissantes,  qui  achètent 
à  bas  prix  d'immenses  étendues  de  terres,  sans  aucune  intention  de 
les  mettre  en  culture,  mais  avec  le  dessein  de  profiter,  pour  les  re- 
vendre à  prime,  des  progrès  futurs  du  pays,  auxquels  ils  se  dispen- 
sent de  contribuer,  ou  de  l'engouement  des  nouveau-venus.  Je  ne 
conteste  aucune  de  ces  intentions  paternelles,  je  ne  les  trouve  même 
que  trop  bonnes  et  trop  généreuses.  J'accorde  de  plus  la  réalité 
des  inconvéniens  dont  l'administration  s'est  si  préoccupée,  et  je  con- 
viens qu'il  n'est  pas  permis  à  un  critique,  et  qu'il  le  serait  encore 
moins  à  un  réformateur,  de  renoncer  à  ces  mesures  préventives  sans 
avoir  songé  à  quelque  moyen  de  les  remplacer;  mais  il  n'est  besoin 
ni  d'accuser  aucune  intention,  ni  de  méconnaître  aucune  éventualité 
fâcheuse,  il  suffit  de  l'exposé  des  faits  pour  se  convaincre  que  tous 
ces  remèdes  sommaires  n'ont  rien  empêché,  et  qu'ils  sont,  à  bien 
des  titres,  plus  fâcheux  que  les  maux  eux-mêmes. 

Le  premier  inconvénient  qu'ils  présentent,  et  le  plus  grave  à  nos 
yeux,  c'est  de  rendre  en  droit,  sinon  en  fait,  l'administration  respon- 
sable de  tout  ce  qui  se  passe,  ou  plutôt  de  tout  ce  qui  ne  se  passe  pas, 
d'un  bout  de  la  régence  à  l'autre.  Du  moment  que  l'administration 
s'est  arrangée  pour  qu'il  n'y  eût  en  Algérie  d'autres  colons  que  ceux 
qu'elle  a  laissés  s'y  établir,  c'est  elle  naturellement,  et  même  jus- 
qu'à un  certain  point  légitimement,  qu'on  accuse,  s'il  n'y  en  pas  da- 
vantage. Et  parmi  les  colons  eux-mêmes,  quand  chacun  d'eux  n'a 
d'autres  terres  que  celles  que  l'administration  lui  a  assignées,  et 
ne  peut  y  faire  d'autres  travaux  que  ceux  que  l'administration  lui  a 
prescrits,  c'est  elle  encore  naturellement,  et  jusqu'à  un  certain  point 
légitimement,  qu'il  accuse,  si  la  terre  n'est  point  aussi  fertile  ou  ses 
travaux  aussi  profitables  qu'il  l'espérait.  Ainsi  s'engendre  ou  plutôt 
s'enracine  dans  les  esprits  de  tous  les  habitans  de  la  France  nouvelle 
une  disposition  à  laquelle  l'ancienne  France  malheureusement  ne  les 


S16  BEVUE   DES   DEUX  MONDES. 

a  que  trop  bien  préparés  :  je  veux  dire  l'habitude  d'accuser  le  gou- 
vernement de  tout  ce  qui  arrive,  corollaire  d'une  autre  tendance 
aussi  funeste  et  plus  méprisable,  qui  est  de  ne  jamais  compter 
sur  soi-même,  et  d'attendre  tout  de  la  protection  d'un  maître.  En 
France,  on  le  sait,  nous  passons  alternativement  d'une  de  ces  dis- 
positions à  l'autre;  notre  histoire  se  divise  en  deux  sortes  de  pé- 
riodes intermittentes  :  celle  où  nous-  prions  notre  gouvernement  de 
tout  faire  pour  nous,  et  celle  où  nous  nous  en  prenons  à  lui  de  tout 
ce  que  nous  l'avons  prié  de  faire.  Après  une  assez  longue  station 
dans  la  seconde  période,  nous  sommes  rentrés  aujourd'hui,  jusqu'à 
nouvel  ordre,  dans  la  première.  L'Algérie  en  est  restée  ou  plutôt 
revenue  où  nous  en  étions  il  y  a  douze  ans,  et,  en  vertu  de  la  loi 
physique  qui  veut  que  la  réaction  égale  toujours  l'action,  l'im- 
patience contre  les  procédés  administratifs  est  en  proportion  de 
l'ingérence  véritablement  excessive  qu'on  lui  a  permise.  En  entre- 
prenant de  préserver  la  colonie  naissante  de  toutes  les  traverses 
auxquelles  ce  genre  d'établissement  est  nécessairement  exposé,  l'an- 
cienne administration  a  rendu  à  la  France  et  aux  colons,  ou  plutôt 
s'est  rendu  à  elle-même  le  mauvais  service  d'entretenir  des  .illusions 
qu'on  lui  reproché  amèrement  quand  l'événement  vient  les  démen- 
tir. Elle  n'a  laissé  ni  Jes  colons  ni  la  France  regarder  en  face  la  vé- 
rité rude  qu'ils  avaient  résolu  d'affronter;  elle  a  interposé  entre  eux 
et  la  nature  des  choses  le  fantôme  d'une  protection  impuissante  qui 
les  fait  vivre  dans  un  monde  d'espérances  d'abord,  puis  de  griefs 
imaginaires,  et  qui,  après  les  avoir  séduits  comme  un  mirage,  finit 
par  les  oppresser  comme  un  cauchemar. 

Cette  protection  est  impuissante,  disons-nous,  et  c'est  encore  ce 
qu'on  en  peut  dire  de  mieux,  car  si  elle  pouvait  quelque  chose,  elle 
serait  funeste.  Bien  loin  d'attirer,  elle  éloignerait  de  la  colonie  les 
deux  élémens  qui  forment  ce  que  j'ai  appelé  la  véritable  matière 
émlgrante,  l'esprit  d'entreprise  et  les  capitaux.  La  combinaison  de 
ces  deux  élémens  est  rare  partout,  plus  rare  encore  en  France 
qu'ailleurs,  mais  elle  est  pourtant  indispensable,  et  je  ne  sais  en 
vérité  lequel  des  deux  est  plus  rebelle  et  plus  antipathique  à  la  pro- 
tection administrative.  Un  bon,  un  vrai  colon,  avons -nous  dit,  est 
celui  qui  sait  se  passer  de  société  et  de  gouvernement  :  il  faut  qu'il 
se  suffise  à  lui-même  pour  pouvoir  s'aventurer  dans  des  régions  où 
tout  manque;  mais  un  tel  homme,  précisément  parce  qu'il  est  tel,  a 
l'horreur  instinctive  de  la  tutelle  et  des  tuteurs.  Il  ne  quitte  géné- 
ralement son  pays,  et  principalement  un  pays  comme  la  France,  où 
la  vie,  Dieu  merci,  est  facile  et  où  le  travail  n'est  pas  sans  récom- 
pense, que  parce  que  les  règlemens  auxquels  sont  assujetties  les  so- 
ciétés bien  policées  lui  paraissent  trop  gêner  l'indépendance  de  ses 


UNE   BÉFORME    ADMINISTRATIVE    EN   AFRIQUE.  317 

mouvemens.  Allez  proposer  à  cet  homme-là  de  venir  s'établir  dans 
une  contrée  à  la  condition  de  n'y  posséder  qu'après  avoir  demandé 
la  permission  à  M.  le  préfet  et  sauf  à  rendre  compte  de  sa  propriété 
à  M.  l'inspecteur:  il  n'est  point  de  mers  à  traverser  et  point  de  sau- 
vages à  affronter  qu'il  ne  préfère  à  un  tel  régime.  Quant  au  capital, 
c'est  bien  autre  chose;  il  est,  comme  Ta  dit  excellemment  M.  le  co- 
lonel Ribourt  lui-même ,  «  une  force  capricieuse  et  indomptée  que 
personne  ne  gouverne,  et  qui  ne  s'établit  que  dans  les  lieux  où  toutes 
choses  lui  plaisent.  )>  Tous  tant  que  nous  sommes  qui  ne  vivons  pas 
exclusivement  de  notre  travail^  nous  sommes  plus  ou  moins  des 
capitalistes.  Interrogeons-nous  nous-mêmes  :  qui  est-ce  qui  vou- 
drait dépenser  une  partie  sérieuse  de  sa  fortune  sur  une  terre  qu'il 
n'aurait  pas  choisie,  dont  il  pourrait  être  privé  au  gré  du  gouverne- 
ment, et  la  dépenser  en  travaux  dont  l'ordonnance  et  la  distribution 
ne  lui  appartiendraient  pas?  Je  ne  dis  pas  que  ces  règlemens  soient 
l'unique  cause  qui  empêche  le  capital  de  se  rendre  en  Algérie;  il  est 
fort  occupé,  je  le  sais,  en  ce  moment;  il  a  beaucoup  d'affaires,  de 
bonnes  affaires,  en  Europe,  et  pas  beaucoup  le  temps  de  penser  à 
l'Afrique.  Il  n'est  pas  sûr  qu'il  affluerait  en  Afrique,  s.i  ces  règlemens 
n'existaient  pas;  mais  ce  qui  est  certain,  c'est  qu'il  n'y  viendra  pas 
tant  qu'ils  existeront.  M.  le  colonel  Ribourt  constate  cette  absence 
de  l'esprit  d'entreprise  chez  les  Français  et  la  répugnance  des  capi-. 
taux  pour  l'Algérie,  et  il  en  conclut  que,  puisqu'oil  ne  pouvait  avoir 
des  colons  entreprenans  et  riches,  il  a  bien  fallu,  à  tout  prix,  faute 
de  mieux,  en  installer,  à  grand  renfort  de  protections  officielles,  de 
timides  et  de  pauvres.  Ma  conclusion  serait  directement  in-verse. 
S'il  n'y  a  d'autres  colons  possibles  à  chercher  en  France  que  ceux 
qui  veulent  trouver  en  arrivant  leur  lit  pour  ainsi  dire  tout  fait,  il 
n'y  a,  à  mon  sens,  qu'une  seule  réponse  à  faire  à  ces  messieurs  si 
bien  appris,  c'est  de  les  prier  de  rester  chez  eux.  C'est  là  qu'ils 
trouveront  des  routes  toutes  dressées,  avec  des  agens  des  ponts 
et  chaussées  pour  en  mesurer  les  pentes ,  et  des  cantonniers  pour 
en  casser  les  cailloux,  des  agens  des  eaux  et  forêts  pour  leur  ap- 
prendre à  aménager  leurs  arbres,  les  obliger  à  les  tailler  et  leur 
défendre  de  les  couper,  des  marchés  pour  vendre  leurs  blés  et  des 
maires  pour  leur  en  fixer  la  mercunale,  —  la  besogne  de  vivre  en  un 
mot  toute  taillée,  et  au  besoin  un  joui:nal  ou  un  sous-préfet  pour 
leur  faire  une  opinion  politique.  L'administration  aura  beau  faire,, , 
elle  aura  beau  multiplier  les  précautions  et  les  dépenses;  elle  ne 
leur  procurera  pas  toutes  ces  douceurs  en  terre  d'Afrique.  Vainement 
aura-t-elle  soin  de  les  parquer  dans  des  villages  tirés  au  cordeau, 
le  long  des  grandes  routes,  afin  de  leur  procurer  avec  toutes  les  sé- 
curités toutes  les  jouissances  de  la  vie  commune,  y  compris  celles 


318  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

du  billard  et  du  cabaret;  vainement  créera -t- elle  à  grands  frais 
tout  un  personnel  d'inspecteurs  et  de  médecins  de  colonisation  :  elle 
n'empêchera  pas  que  le  métier  de  pionnier  d'une  société  naissante 
ne  soit  laborieux,  et  qu'il  n'y  faille  à  tout  instant  payer  de  sa  per- 
sonne. Elle  ne  taillera  pas  de  lisières  assez  longues  pour  soutenir 
sur  un  territoire  dépeuplé  de  grands  enfans  qui  ne  savent  pas  mar- 
cher seuls.  Ce  sont  des  malheureux  destinés  à  souffrir,  et  par  con- 
séquent des  mécontens  très  prompts  à  se  plaindre.  Quant  aux  co- 
lons pauvres,  qu'attire  uniquement  la  perspective  d'une  concession 
de  terres  soi-disant  gratuites,  ce  sont  avant  tout  ceux-là  qu'il  faut 
bannir,  quand  ce  ne  serait  que  pour  proclamer  bien  haut  cet  axiome 
d'économie  politique  que  toute  notre  population  rurale  méconnaît 
encore,  à  savoir  :  que  la  terre  est  une  ruine  et  non  une  fortune  entre 
les  mains  de  celui  qui  n'a  pas  d'argent  pour  l'exploiter,  et  qu'il  n'a 
rien  de  plus  pressé  que  de  s'en  défaire.  Quand  cette  vérité  sera  mieux 
connue  non-seulement  en  Algérie,  mais  en  France,  notre  richesse 
agricole  sera  rapidement  décuplée,  et  les  adversaires  du  code  civil 
auront  perdu  leur  plus  grand  argument. 

Au  demeurant,  l'épreuve  est  faite  et  parfaite  :  le  système  de 
l'installation  officielle  des  colons  a  décidément  et  solennellem^ent 
échoué.  C'est  échouer  en  effet  que  d'aboutir  au  résultat  suivant, 
constaté  par  le  gouvernement  lui-même  dans  ses  statistiques  :  en 
vingt  années,  19Zi,000  hectares  seulement  concédés,  c'est-à-dire 
une  étendue  que  couvriraient  aisément  cinquante  grands  proprié- 
taires de  France  ;  sur  ces  194,000  hectares,  31,000  seulement  assurés 
en  propriétés  définitives  à  leurs  concessionnaires,  31,000  seulement 
par  conséquent  sur  lesquels  les  concessionnaires  aient  accompli 
les  travaux  que  l'état  leur  imposait.  Sur  tout  le  reste,  les  travaux 
se  sont  trouvés  impossibles  à  faire  et  les  colons  incapables  de  s'en 
acquitter.  L'état  alors,  ne  voulant  ni  se  départir  de  son  droit,  ni  ex- 
pulser des  malheureux  qu'il  avait  fait  venir,  a  pris  le  parti  de  pro- 
longer indéfiniment  le  délai;  mesure  charitable  assurément,  mais 
qui  a  pour  effet  de  maintenir  toute  la  nouvelle  propriété  d'Algérie 
dans  une  situation  précaire  et  provisoire,  et  de  bannir  par  là  toute 
confiance  et  tout  progrès.  Ce  système  n'a  donc  pas  produit  le  seul 
résultat  qu'on  pût  s'en  promettre,  celui  de  faire  cultiver  sérieuse- 
ment la  terre.  Il  y  avait  déjà  chez  les  Arabes  une  propriété  collec- 
tive; on  a  créé  chez  les  Européens  une  propriété  conditionnelle  :  je 
doute  que  l'échange  ait  valu  ce  qu'il  a  coûté. 

Ce  système  stérile  de  protection  excessive,  d'où  résulte  une  res- 
ponsabilité écrasante,  est  à  nos  yeux  le  principal,  sinon  l'unique 
tort  de  l'ancienne  administration,  et  c'est,  comme  je  l'ai  dit,  un 
tort  qu'elle  s'est  fait  à  elle-même  encore  plus  qu'au  public.  Mon 


I 


UNE   RÉFORME    ADMINISTRATIVE    EN   AFRIQUE.  31  î) 

dessein,  en  l'exposant  avec  franchise,  n'est  nullement  de  m' associer 
aux  déclamations  injustes  qui  ont  poursuivi  dans  leur  disgrâce  d'ex- 
cellens  serviteurs  du  pays,  dont  l'estime  est  un  honneur  pour  ceux 
qui  ont  eu  l'avantage  d'approcher  d'eux.  C'est  au  contraire  qu'a- 
mené par  la  suite  de  ce  travail  à  les  défendre  contre  ces  déclama- 
tions mêmes,  et  surtout  contre  les  procédés  peu  courtois  de  leurs 
successeurs ,  il  était  indispensable  de  faire  comprendre  la  véritable 
origine  de  la  crise  qui  a  préparé,  causé  et  suivi  leur  retraite.  C'est 
à  cette  source  en  effet,  et  à  cette  source  à  peu  près  unique,  qu'a 
pris  naissance  le  sentiment  qui  a  déterminé  la  chute  de  l'ancienne 
administration  et  qui  fait  encore  aujourd'hui  le  péril  réel  de  la  colo- 
nie; je  veux  dire  l'hostilité  assez  déclarée  d'une  partie  de  la  popu- 
lation civile  contre  l'autorité  militaire.  •♦ 


IIL 


En  se  faisant  l'entrepreneur  général  de  la  colonisation,  l'ancienne 
administration,  avons-nous  dit,  s'exposait  imprudemment  à  se  voir 
imputer  par  l'opinion  publique  toutes  les  lenteurs  et  tous  les  échecs 
inévitables  de  l'entreprise.  Ce  résultat  effectivement  n'a  pas  man- 
qué; mais  le  malheur  ou  plutôt  le  caprice  de  l'opinion  a  voulu  que 
ce  ne  soit  pas  l'administration  tout  entière,  le  gouvernement  en  gé- 
néral, mais  une  seule  branche  (il  est  vrai  la  principale)  de  l'admi- 
nistration, le  pouvoir  militaire,  qui  ait  porté  le  poids  de  cette  impo- 
pularité. C'est  au  pouvoir  militaire,  c'est  au  régime  du  sabre,  comme 
on  l'appelle,  que  l'opposition  de  la  colonie  a  hautement  attribué  la 
langueur  de  son  développement,  et  ne  se  faisant  pas  faute  des  insi- 
nuations charitables  dont  toute  opposition  se  nourrit,  ce  n'est  pas 
seulement  l'habileté,  ce  sont  les^  intentions  qu'elle  a  accusées.  A  ses 
yeux,  ces  règlemens  excessifs  dont  la  colonisation  a  été  entourée  et 
pour  ainsi  dire  emmaillottée  n'ont  pas  eu  pour  principe,  comme 
nous  le  pensons,  un  désir  de  protection  excessive  ;  ils  ont  été  con- 
çus au  contraire  e^  appliqués  dans  un  dessein  prémédité  de  com- 
pression. L'armée,  qui  disposait  en  souveraine  de  l'ancienne  admi- 
nistration, n'a  pas  voulu  que  la  colonie  se  développât,  et  cela  par 
une  raison  que  l'on  trouve  toute  simple  et  qu'on  ne  craint  pas  de 
dire  tout  haut  :  c'est  qu'en  se  développant  l'Afrique  serait  devenue 
nécessairement  plus  civile  et  moins  militaire;  l'importance  du  rôle 
de  l'armée  aurait  décru,  la  convenance  de  son  pouvoir  administratif 
aurait  diminué  peu  à  peu  et  fini  par  disparaître  le  jour  où,  au  lieu 
d'avoir  des  Arabes  à  vaincre  ou  à  contenir,  on  aurait  eu  des  Euro- 
péens à  gouverner.  En  un  mot,  l'armée  n'a  pas  voulu  de  Français 


320  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

en  Algérie,  parce  que  les  Arabes  sont  la  raison  d'être  des  bureaux 
arabes. 

Voilà  ce  qu'on  dit,  voilà  ce  qu'on  imprime  publiquement  à  Alger 
dans  les  ouvrages  graves  et  dans  des  feuilles  acerbes.  A  force  d'être 
dit,  cela  finit  par  être  cru.  Un  peu  de  mémoire  pourtant,  à  défaut 
d'un  peu  de  réflexion,  suffirait  pour  démontrer  que  rien  ne  peut 
être  moins  fondé.  On  peut  penser  tout  ce  qu'on  veut  des  règlemens 
de  la  colonisation  officielle,  et  l'on  vient  de  voir  suffisamment  que 
je  n'en  pense  aucun  bien,  il  est  loisible  même  de  leur  imputer  tout 
le  malaise  de  la  colonie,  bien  qu'à  mes  yeux  ce  soit  faire  la  part  des 
hommes  trop  grande  et  celle  de  la- nature  trop  petite;  mais  il  n'y  a 
qu'une  seule  chose  qu'on  ne  puisse  pas  faire,  sans  être  rudement 
démenti  par  les  faits  :  c'est  d'imputer  l'invention  de  ces  règlemens  à 
l'autorité  militaire.  Tout  le  monde,  comme  je  l'ai  dit,  civils  et  mili- 
taires, sous  le  frac  comme  sous  l'uniforme,  tout  ce  qui  s'est  mêlé  de 
penser,  d'agir  ou  d'écrire  au  sujet  de  l'Algérie  pendant  les  premiers 
temps  de  la  colonisation,  chambres,  publicistes,  a  contribué  pour 
sa  part  à  élever  cet  édifice  artificiel.  Le  système  des  concessions  en 
particulier  n'est  de  l'invention  de  personne;  il  est  de  tradition  dans 
les  colonies  françaises,  auxquelles,  à  la  vérité,  il  n'a  pas  porté 
bonheur.  Le  Canada  et  la  Guyane  (triste  souvenir  et  triste  spec- 
tacle) n'ont  jamais  vécu  à  d'autres  conditions,  quoiqu'ils  n'aient  ja- 
mais eu  d'armée  à  nourrir,  ni  de  pouvoir  militaire  à  défendre.  Il 
n'y  a  que  bien  peu  d'années  que  l'Amérique  et  l'Angleterre  y  ont 
solennellement  renoncé.  C'est  un  reste  de  tout  le  vieux  système  pro- 
tectioniste  et  prohibitif,  dont  les  débris  embarrassent  encore  l'ave- 
nir industriel  du  monde.  Quant  à  l'interdiction  d'acquérir  en  terri- 
toire de  tribu,  ce  sont  bien  en  effet  les  gouverneurs  militaires  qui  en 
ont  pris  l'initiative;  mais,  à  peine  mise  au  jour,  cette  mesure  a  été 
consacrée  par  les  plus  grandes  autorités  civiles  qu'il  y  ait  au  monde. 
La  chambre  des  députés  en  1847  et  l'assemblée  législative  en  1850 
l'ont  adoptée.  Et  par  quels  organes  pensez-vous  que  ces  deux  assem- 
blées se  soient  prononcées  dans  ce  sens?  Peut-être  par  quelques-uns 
des  généraux  africains,  si  puissans  alors  et  si  brillans  dans  nos  as- 
semblées? Nullement  :  en  1847,  ce  fut  l'illustre  et  regrettable  M.  de 
Tocqueville,  peu  partisan  à  coup  sûr  du  régime  du  sabre  et  moins 
encore  des  règlemens  administratifs,  ce  fut  lui,  revenant  d'une  mis- 
sion parlementaire,  accomplie  au  grand  péril  de  sa  santé  déjà  chan- 
celante,'dans  l'unique  pensée  d'aller  contrôler  les  abus  du  pouvoir 
militaire;  ce  fut  lui,  disons-nous,  qui  conclut,  dans  des  termes  qu'on 
peut  lire  encore  au  Moniteur^  à  la  nécessité  absolue  d'appuyer  toute 
propriété  en  Algérie  sur  un  titre  originairement  donné  par  l'état. 
En  1851,  l'Algérie  avait  ce  qu'elle  réclame  vainement  encore  au- 


UNE    RÉF0R3IE    ADMINISTRATIVE    EN   AFRIQUE.  321 

jourd'hui,  des  députés  à  l'assemblée,  et  des  députés  peu  favorables 
en  général  au  gouverneur  militaire  de  la  colonie.  Ce  fut  l'un  d'eux 
qui  fit  lé  rapport  de  la  loi  dont  l'article  lli  fait  partie.  S'il  y  a  eu 
erreur,  c'est  l'erreur  de  tout  le  monde,  et  du  mal  produit  tout  le 
monde  est  également  criminel. 

A  qui  fera-t-on  penser  d'ailleurs  que  si  l'Algérie,  au  lieu  d'être 
gouvernée  par  des  militaires,  était  tombée  en  partage  à  des  agens 
de  l'administration  civile,  ceux-ci  se  seraient  montrés  moins  pressés 
d'accaparer  toute  l'action  colonisatrice  et  plus  favorables  à  la  liberté 
des  transactions  ?  L'administration  civile,  nous  la  connaissons,  ayant 
le  bonheur  de  vivre  en  France  sous  la  loi  d'un  système  administratif 
très  complet,  de  très  illustre  origine,  et  qui  fait  (n'est-ce  pas  la 
phrase  stéréotypée?)  l'admiration  et  l'envie  de  l'Europe  entière. 
Je  suis  prêt  à  reconnaître  à  cette  administration  toutes  les  qualités^ 
sauf  le  goût  de  la  liberté  économique  et  la  réserve  en  matière  de 
règlemens.  S'il  y  a  en  France  et  en  Europe  un  ordre  d' agens  qui 
soient  convaincus  que  l'état  doit  se  mêler  de  tout  et  fait  mieux 
toutes  choses  que  les  particuliers,  ce  sont  assurément  nos  fonction- 
naires civils  sans  distinction,  préfets,  directeurs  des  ponts  et  chaus- 
sées, ou  des  eaux  et  forêts,  inspecteurs  d'académie,  présidens  de 
bureaux  de  bienfaisance,  ou  chefs  de  division  des  ministères  du 
commerce,  des  travaux  publics  ou  des  cultes.  De  quoi,  en  France» 
est-ce  que  l'administration  civile  n'a  pas  le  désir  de  se  mêler,  et  en 
quoi  est-ce  qu'elle  n'a  pas  la  prétention  d'exceller?  Pour  ma  part, 
entre  ce  que  j'ai  trouvé  en  Afrique  et  ce  que  j'ai  toujours  vu  en 
France,  je  ne  reconnais  qu'une  différence  du  plus  au  moins,  expli- 
cable par  les  circonstances.  L'administration  est  déjà  persuadée 
parmi  nous  que  si  nous  lui  laissions  drainer  nos  champs,  aménager 
nos  forêts,  élever  nos  enfans,  soigner  nos  malades,  distribuer  nos 
aumônes,  partager  nos  successions,  chacune  de  ces  fonctions  so- 
ciales s'opérerait  avec  beaucoup  plus  d'ordre,  de  régularité  et  d'é- 
conomie :  elle  ne  néglige  aucune  occasion  de  nous  en  convaincre, 
et  n'est  arrêtée  dans  cet  envahissement  que  par  l'usage  malheureu- 
sement ancien  de  la  propriété  privée,  ce  îaneste  Jus  ahutendi  impru- 
demment conservé  par  le  droit  romain.  En  Algérie,  sur  un  terraia 
vierge,  où  cet  abus  n'a  pas  encore  pris  racine,  il  est  tout  naturel 
qu'elle  ne  se  soit  pas  pressée  de  le  laisser  naître.  Si  l'armée  a  été 
l'instrument  de  cette  manière  de  voir,  ce  n'est  pas  en  tant  qu'armée 
qu'elle  a  agi,  c'est  en  tant  qu'administration.  Ce  n'est  point  chez 
elle  arrogance  de  militaire,  c'est  conscience  et  conviction  de  fonc- 
tionnaire, voilà  tout. 

D'où  vient  donc  que  c'est  à  l'armée,  à  l'armée  à  peu  près  seule, 
que  s'est  attachée  après  coup  l'impopularité  résultant  de  règle- 

TOME  XXV.  21 


322  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

mens  auxquels  tout  le  monde  a  également  concouru?  Deux  raisons 
très  simples  expliquent  sans  l'excuser  cette  injustice  de  l'opinion. 
La  première,  c'est  que  l'impatience  populaire  n'est  jamais  raison- 
née,  et  que  ceux  qui  souffrent  se  rendent  mal  compte  de  l'origine 
de  leurs  souffrances,  et  s'en  prennent  à  la  première  cause  qui  se 
présente  à  leur  imagination.  Or,  sous  l'ancienne  administration, 
l'armée  n'était  pas  tout  en  Algérie,  comme  on  se  plaît  à  le  dire,  car 
il  y  a  plus  de  dix  ans  qu'il  y  a  des  autorités  et  des  institutions  ci- 
viles, des  magistrats  et  des  préfets;  mais  il  est  certain  qu'elle  avait 
la  plus  grande  et  la  première  place.  Le  chef  de  l'administration  était 
constamment  un  militaire,  et  le  pouvoir  suprême  n'y  apparaissait 
que  revêtu  de  l'uniforme.  C'est  donc  l'uniforme  qu'on  a  attaqué,  au 
lieu  du  pouvoir  dont  il  était  le  symbole.  On  a  pris  le  signe  pour  la 
chose  signifiée;  c'est  une  transposition  d'idées  si  naturelle  qu'elle 
a  sa  place  marquée  en  rhétorique.  Une  seconde  raison,  plus  natu- 
relle encore,  découle  de  la  répartition  même  du  pouvoir  faite  sous 
l'ancienne  administration  entre  le  petit  nombre  d'institutions  civiles 
déjà  existantes  et  la  grande  masse  de  l'autorité  militaire. 

Cette  répartition,  remaniée  à  plusieurs  reprises,  avait  été  établie 
pour  la  dernière  fois  en  iSZiS,  non  par  nature  d'attributions,  mais  par 
zones  territoriales.  Nos  possessions  africaines  ont  été  divisées  alors 
en  deux  ordres  de  territoires,  le  territoire  civil  et  le  territoire  mili- 
taire. En  territoire  civil,  la  justice  et  l'administration  sont  exercées 
à  peu  près  comme  en  France  ;  en  territoire  militaire,  ce  sont  les  gé- 
néraux qui  administrent  et  les  conseils  de  guerre  qui  jugent.  Dans 
la  pensée  d'ailleurs  fort  sage  du  législateur,  le  territoire  civil  a  dû 
comprendre  toutes  les  contrées  habitées  par  une  population  euro- 
péenne ou  par  des  Arabes  convertis  aux  mœurs  sédentaires  de  l'Eu- 
rope; Iç  territoire  militaire  doit  embrasser  au  contraire  toutes  celles 
où  la  vieille  société  arabe  règne  à  peu  près  sans  partage  :  c'est  dire 
assez  que  le  premier  a  toujours  été  destiné  à  s'étendre  et  le  second 
à  se  restreindre  progressivement  par  suite  des  développemens  mêmes 
de  la  colonisation.  En  attendant,  on  a  attribué  au  territoire  civil  à 
peu  près  toutes  les  villes  considérables  où  étaient  établis  des  com- 
merçans  européens  ou  des  Maures  depuis  longtemps  livrés  au  trafic 
et  au  jardinage.  Les  vastes  contrées  de  l'intérieur  au  contraire,  les 
pentes  ou  les  plateaulx  de  montagnes,  les  profondeurs  des  vallées  où 
les  tribus  arabes  dressent  leurs  tentes  et  font  paître  leurs  troupeaux, 
ont  formé  le  domaine  du  territoire  militaire. 

Cette  division  était  fort  naturelle;  malheureusement  elle  a  eu 
pour  résultat  de  faire  échapper  le  territoire  civil  presque  tout  entier 
à  tous  les  règlemens  officiels  de  la  colonisation,  tandis  que  le  terri- 
toire militaire  presque  tout  entier  aussi  y  est  resté  assujetti.  Dans 


UNE   RÉFORME   ADMINISTRATIVE   EN   AFRIQUE.  323 

les  villes  en  effet  et  aux  portes  des  villes,  la  propriété  particulière 
existe  de  tout  temps ,  et  même  elle  est  parvenue  à  un  assez  grand 
degré  de  morcellement.  Dans  les  villes  et  aux  portes  des  villes,  la 
tribu  proprement  dite ,  depuis  longtemps  tenue  en  respect  par  les 
garnisons  turques,  puis  repoussée  (quand  elle  n'a  pas  été  décimée) 
par  nos  armées,  ne  fait  plus  que  de  lointaines  et  rares  apparitions» 
Dès  lors  l'interdîction  d'acquérir,  spécialement  attribuée  par  la  loi 
au  territoire  de  tribu,  ne  trouvait  plus  son  application.  En  territoire 
militaire  au  contraire,  la  tribu  régnant  presque  exclusivement,  l'ap- 
plication en  est  générale  et  ne  souffre  guère  d'exception.  De  plus,  la 
bande  étroite  de  territoire  attribuée  au  domaine  civil  étant  presque 
tout  entière  appropriée,  ce  n'est  pas  là  que  le  gouvernement  pou- 
vait se  livrer  à  des  essais  officiels  de  colonisation  ;  dans  les  immenses 
étendues  des  territoires  militaires  au  contraire,  le  village  officiel 
pouvait  se  déployer  tout  à  l'aise.  C'est  donc  presque  exclusivement 
sur  le  territoire  militaire  que  le  problème  de  la  colonisation  s'est 
débattu,  et  s'est  trouvé  enserré  dans  les  règlemens  de  tout  genre 
que  l'ancienne  administration  lui  a  imposés.  L'Algérie  s'est  trouvée 
partagée  comme  en  deux  régions  :  l'une,  qualifiée  de  civile,  où  ré- 
gnait une  liberté  comparative  de  transactions;  l'autre,  qualifiée  de 
militaire,  à  l'entrée  de  laquelle  s'élevait  une  barrière  gardée  par  une 
sentinelle.  Il  était  assez  facile  dès  lors  de  faire  croire  aux  gens  qui 
ne  réfléchissent  pas  que  cette  barrière  avait  été  inventée  par  l'armée 
pour  empêcher  la  colonisation  de  passer.  L'armée  se  justifie  très 
bien  en  disant  que  cette  barrière  n'a  arrêté  personne,  parce  qu'aucun 
bataillon  d'émigrans  n'a  jamais  essayé  de  la  forcer.  Je  ne  dis  pas  le 
contraire;  mais  alors  à  quoi  bon  la  barrière? 

C'est  ainsi  que  s'explique  le  malentendu  qui  a  mis  au  compte  de 
l'armée  tout  un  système  d'administration  dont  elle  a  pu  être  l'in- 
strument, mais  dont  elle  ne  peut  revendiquer  l'invention;  c'est 
ainsi  que  se  sont  accréditées  sur  elle  les  calomnies  qui  circulent 
aujourd'hui^  et  que  beaucoup  de  bouches  honnêtes  répètent;  c'est 
ainsi  que  s'est  envenimée  une  hostilité  funeste  entre  l'élément  civil 
et  l'élément  militaire.  Est-ce  là  tout?  N'y  a-t-il  pas  à  cette  inimitié 
d'autres  causes  plus  secrètes,  sans  être  moins  puissantes?  Je  me 
garderais  bien  de  l'affirmer.  Dans  les  rapports  publics,  les  choses 
se  passent  entre  les  hommes  exactement  comme  dans  les  relations 
privées  :  quand  deux  personnes  naturellement  amies  tombent  en 
différend,  soyez  sûr  que  les  griefs  qu'on  allègue  tout  haut  ne  sont 
jamais  les  véritables  ou  du  moins  les  seuls.  A  côté  des  motifs  qu'on 
avoue,  il  y  a  les  motifs  qu'on  n'avoue  pas,  peut-être  qu'on  ne  s'a- 
voue pas  à  soi-même.  A  côté  des  torts  positifs,  il  y  a  mille  procédés 
de  dé  tari  fugitifs  et  insaisissables  :  il  y  a  les  sentimens  qui  ne  s' ex- 


324  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

priment  point ,  mais  qui  se  trahissent,  les  inflexions  de  voix,  les 
mouvemens  de  physionomie  qui  blessent.  Je  demande  à  l'ancienne 
administration,  avant  de  passer  à  l'examen  de  conscience  beaucoup 
plus  chargée  de  ses  successeurs ,  la  permission  d'achever  sur  ces- 
points  délicats  sa  confession  tout  entière. 

L'armée  a  été  placée  très  longtemps  en  Algérie  dans  une  situa- 
tion tout  exceptionnelle  :  non-seulement  elle  y  jouissait  de  l'exercice 
exclusif  du  pouvoir,  mais  elle  disposait  du  monopole  de  la  consi- 
tlération  morale.  Gomme,  de  très  bonne  heure  après  la  conquête, 
la  guerre  d'Afrique  a  pris  des  proportions  redoutables,  le  gouver- 
nement français  n'a  pas  manqué  d'envoyer  dès  le  premier  jour  sur 
ce  théâtre  ses  généraux  les  plus  distingués.  Comme  d'ailleurs,  dans- 
la  paix  universelle  qui  régnait  alors,  les  plaines  d'Afrique  étaient  le 
seul  champ  ouvert  à  l'ardeur  militaire,  c'est  vers  ce  point  de  mire 
que  se  sont  dirigées  de  tous  les  rangs  de  l'armée  française  toutes, 
les  ambitions  généreuses.  C'est  là  que  le  talent  a  brillé,  c'est  là  que 
la  gloire  a  rapidement  justifié  la  fortune.  L'armée  d'Afrique  est  de- 
venue très  promptement  le  plus  beau  fleuron  et  comme  le  premier 
choix  de  l'armée  française.  Il  s'en  faut  que  la  population  civile 
(administration  comme  administrés)  ait  eu  l'occasion  de  s'élever  à 
la  même  hauteur.  Les  premiers  spéculateurs  qui  se  hasardent  sur 
im  terrain  inconnu  ne  sont  généralement  pas  les  plus  honnêtes,  et 
les  modestes  fonctions  civiles  qui  pouvaient  s'offrir  dans  une  colonie 
-encore  en  état  de  siège  n'étaient  l'objet  d'aucune  sollicitation  ar^ 
dente.  Le  gouvernement  les  offrait  ou  plutôt  les  imposait  aux  gens 
qu'il  avait  le  désir  d'éloigner,  non  d'avancer,  à  ceux  qu'il  voulait 
faire  non  pas  briller,  mais  disparaître.  L'Afrique,  séparée  de  nous 
par  plusieurs  jours  de  mer,  paraissait  aux  courtes  vues  de  beaucoup 
de  directeurs  de  ministères  un  lieu  fait  tout  exprès,  où  des  fonction- 
naires tarés  et  des  prêtres  mal  famés  pouvaient  aller  à  l'ombre  expier 
leurs  erreurs.  De  ce  rapprochement  ainsi  opéré  entre  l'élite  d'une 
classe  et  le  rebut  de  l'autre  résultait  une  inégalité  morale  profonde, 
qui  plaçait  l'armée  sur  un  véritable  piédestal.  C'était  une  sorte  d'a- 
ristocratie naturelle  dont  on  jouissait  avec  d'autant  moins  de  scru- 
pules que  c'était  l'honneur  lui-même  qui  creusait  la  séparation. 
Oserai-je  dire  que  l'armée  a  gardé  en  Algérie  trop  de  souvenirs  d'un 
état  de  choses  heureusement  changé?  Elle  ne  s'est  point  assez 
aperçue  que,  par  le  temps  et  le  travail,  le  niveau  de  la  population 
civile  s'élevait  insensiblement  à  côté  d'elle;  elle  n'a  pas  assez  re- 
marqué qu'un  labeur  longtemps  ingrat,  et  par  là  même  méritoire^ 
avait  créé  dans  les  rangs  des  commerçans ,  quelquefois  même  des 
cultivateurs,  des  fortunes  dont  l'origine  seule  est  un  titre  d'estime, 
•et  dont  l'acquisition  est  un  véritable  service  public.  A  cette  œuvre 


I 


UNE    RÉFORME    ADMINISTRATIVE    EN   AFRIQUE.  325 

naturelle  des  années  s'est  joint  l'effet  d'une  direction  plus  intelli- 
gente dans  les  choix  venus  de  "la  métropole  :  sous  l'influence  de 
chefs  pleins  de  vertus  et  de  lumières,  la  magistrature  et  le  clergé 
ont  repris  dans  la  considération  publique  la  place  légitime  qui  leur 
appartient.  Tout  ce  progrès ,  auquel  le  dernier  gouverneur-général 
en  particulier  a  très  efficacement  concouru,  n'a  peut-être  pas  été 
généralement  assez  apprécié  dans  les  rangs  inférieurs  de  l'armée, 
c'est-à-dire  dans  ceux  où  les  rapports  avec  les  populations  sont 
journaliers.  Là,  je  ne  sais  quelle  habitude  de  hauteur  est  restée  in- 
hérente à  l'uniforme,  et  l'usage  n'est  point  encore  passé  d'enve- 
lopper toute  la  population  civile  dans  quelques  expressions  dédai- 
gneuses. J'ai  entendu  sortir  moi-même  ces  expressions  de  bouches 
rieuses,  tandis  qu'elles  allaient  enfanter  dans  des  cœurs  honnêtes 
d'assez  amers  ressentimens.  Ce  vocabulaire  du  mépris,  les  Arabes, 
sincèrement  dévoués  au  culte  du  sabre  et  de  plus  passés  maîtres 
dans  l'art  de  flatter,  se  chargent  eux-mêmes  de  l'enrichir.  Il  faut 
voir  de  quel  air  ils  aiment  à  laisser  tomber  de  leurs  lèvres  ce  nom 
de  mercanti,  le  seul  qu'ils  appliquent  indistinctement  à  tout  ce  qui 
n'a  pas  l'épée  au  côté!  Il  faut  les  voir  surtout  quand  un  officier  est 
là  pour  les  entendre!  Les  officiers^ égaient  de  ces  qualifications,  et 
j'en  ai  ri  plus  d'une  fois  avec  eux  ;  mais  si  je  n'eusse  été  là  de  pas- 
sage, humble  mcrcanti  que  j'étais,  je  n'aurais  peut-être  pas  li 
d'aussi  bon  cœur. 

Cette  considération  ne  paraîtra  frivole  qu'à  ceux  qui  ne  savent 
pas  qu'entre  Français  la  vanité  est  la  chose  du  monde  la  plus  sé- 
rieuse, surtout  quand  on  a  le  malheur  de  l'offenser.  Une  autre  source 
de  dissentiment  entre  la  population  civile  et  l'armée,  latente  aussi 
et  visible  seulement  dans  ses  effets,  se  trouve  dans  la  condition 
même  des  populations  dont  le  gouvernement  est  resté  exclusivement 
réservé  au  pouvoir  militaire.  C'est  à  l'armée,  avons-nous  dit,  qu'a 
été  spécialement  dévolue  l'administration  de  toute  cette  partie  de 
la  société  arabe  qui  vit  encore  à  l'état  de  tribu.  En  acceptant  cet 
héritage  des  mains  des  Turcs  d'abord  en  1830,  puis  d'Abd-el-Kader 
après  la  pacification  de  I8Z18,  les  chefs  militaires  ont  pris  le  parti 
très  sage  de  ne  point  tenter  dans  le  régime  intérieur  de  la  tribu  une 
réforme  prématurée,  et  d'accepter  les  cadres  de  la  société  arabe 
comme  le  temps  les  avait  faits  et  comme  la  fortune  les  leur  livrait. 
Ils  se  sont  réservé  seulement.les  prérogatives  de  la  suzeraineté  po- 
litique, en  laissant  à  la  tribu  elle-même  sa  constitution,  son  orga- 
nisation et  sa  police.  Ils  désignent,  au  nom  de  la  France,  les  chefs 
qui,  sous  des  titres  et  avec  des  attributions  diverses,  commandent  à 
une  ou  à  plusieurs  de  ces  petites  associations;  ils  fixent  le  montant 
de  l'impôt,  ils  exercent  la  haute  justice  criminelle  et  capitale.  Pour 


326  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

tout  le  reste,  la  tribu  vit  à  sa  mode  et  s'administre  elle-même. 
Même  en  matière  financière  et  judiciaire ,  cette  liberté  subsiste  au 
premier  degré,  car  c'est  la  tribu  qui,  sous  sa  responsabilité  collec- 
tive, perçoit  les  contributions  dont  elle  est  grevée,  c'est  elle  aussi 
qui,  en  cas  de  délit,  commence  les  instructions  et  les  recherches, 
et  s'oblige,  sous  peine  d'une  amende  déterminée,  à  livrer  le  cou- 
pable à  la  justice  française. 

La  tribu  reste  donc ,  malgré  la  conquête ,  comme  une  sorte  de 
noyau  intact,  comme  une  monade  :  disposition  fort  sage  dans  le 
principe,  qui  a  eu  pour  premier  effet  d'accommoder  également  le 
vaincu  et  le  vainqueur,  en  évitant  à  l'un  les  frais  d'une  adminis- 
tration coûteuse,  à  l'autre  l'importunité  de  l'ingérence  quotidienne 
d'une  main  étrangère.  On  n'aurait  pu  remplacer  cette  administra- 
tion de  la  tribu  par  elle-même  qu'en  créant  un  énorme  personnel 
d'agens  français,  et  cette  substitution  ruineuse  n'eût  été  qu'une 
source  de  froissemens  et  de  révoltes  internationales.  Disposition 
fort  sage,  disons-nous,  à  une  condition  cependant,  c'est  que  ce 
maintien  de  la  tribu  soit  regardé  comme  un  état  provisoire,  et  non 
comme  une  constitution  définitive.  On  ne  peut  se  dissimuler  en 
effet  que  l'existence  de  la  tribu  est  un  grand  obstacle  à  tout  pro- 
grès social  en  Algérie,  car  les  conditions  essentielles  à  cette  nature 
de  communauté  sont  destructives  de  tout  développement  soit  de  ri- 
chesse, soit  de  colonisation.  Le  régime  de  tribu  entraîne  presque 
nécessairement  la  propriété  collective,  c'est-à-dire  la  stérilité  et  peu 
à  peu  la  ruine  du  meilleur  sol.  C'est  la  tribu  qui,  pour  subsister,  a 
besoin  d'étendre  sur  des  espaces  inoccupés  la  molle  étreinte  de  ses 
bras  oisifs,  et  maintient  ainsi  le  désert  oriental  sur  les  plages  où  la 
vie  européenne  pouvait  vouloir  se  répandre.  11  n'est  donc  permis  de 
respecter  aujourd'hui  l'intégrité  de  la  tribu  qu'avec  l'intention  bien 
arrêtée  de  la  miner  graduellement  et  de  la  faire  disparaître  le  plus 
tôt  possible.  En  théorie,  tout  le  monde  en  convient;  en  pratique,  ce 
gouvernement  à  deux  degrés,  cette  espèce  de  suzeraineté  féodale, 
qui  ne  laisse  à  l'épaulette  française  que  l'éclat  et  les  hautes  réalités 
du  pouvoir,  sans  aucun  des  ennuis  de  l'administration  de  détail, 
est  un  rouage  commode  et  coulant  auquel  on  a  quelque  peine  à 
renoncer.  Le  pouvoir,  quel  qu'il  soit,  même  militaire,  est  conser- 
vateur de  sa  nature.  L'axiome  quieta  ne  moveas  est  sa  devise.  Or  la 
tribu  en  ce  moment  est  tranquille,  elle  obéit  sans  résistance  ;  pour- 
quoi y  toucher  sans  motif?  Il  sera  temps  demain  autant  qu'aujour- 
d'hui. Le  lendemain  vient,  et  il  y  a  la  même  raison  pour  ne  pas 
faire  plus  que  la  veille.  Lorsque  la  colonisation  arrive,  elle  a  l'in- 
convénient de  troubler  ce  repos  :  elle  demande  des  terres,  et  ne 
peut  en  prendre  qu'en  refoulant  la  tribu  dans  ses  limites.  Elle  de- 


UNE    r.ÉFORME    ADMINISTRATIVE   EN   AFRIQUE.  327 

mande  aussi  des  bras  pour  labourer,  et  n'en  obtient  qu  en  débau- 
chant aux  grandes  familles  de  la  tribu  un  certain  nombre  de  leurs 
vassaux.  La  tribu  naturellement  se  débat  et  se  défend  contre  ces  exi- 
gences. A  la  suite  des  colons,  par  conséquent,  arrivent  toujours  les 
réclamations,  les  contestations,  les  récriminations.  Il  faudrait  avoir 
une  âme  administrative  surhumaine  pour  n'en  point  concevoir  un 
peu  d'ennui.  Cet  ennui  redouble  surtout  si  la  colonisation  est  repré- 
sentée par  un  certain  type  de  caractères  que  connaissent  pour  leur 
malheur  tous  les  diplomates  et  tous  les  marins  qui  ont  eu  affaire  aux 
Français  établis  au  dehors.  Ce  sont  des  aventuriers  à  la  fois  brouil- 
lons et  timides,  ne  voulant  suivre  aucun  conseil  et  ne  sachant  pour- 
tant pas  se  tirer  d'embarras  tout  seuls,  croyant  qu'un  Français  n'est 
tenu  à  rien  envers  le  reste  du  genre  humain,  et  que  le  gouvernement 
français  n'a  d'autre  devoir  que  d'appuyer  toutes  les  demandes  mal 
fondées  de  ses  nationaux  et  de  faire  acquitter  toutes  leurs  créances 
véreuses.  Ils  font  le  malheur  de  tous  les  agens  par  leurs  réclamations 
sans  fondement,  par  leurs  transactions  sans  probité.  Ces  gens-là  en 
Algérie  se  rencontrent  fréquemment,  et  ils  y  étalent  la  double  pré- 
tention de  crier  eux-mêmes  très  haut  contre  le  régime  du  sabre,  et 
d'exercer  contre  les  Arabes,  pour  leur  compte  et  à  leur  profit,  tous 
les  droits  et  même  tous  les  excès  de  la  conquête.  De  plus,  la  colo- 
nisation dans  leur  personne  se  présente  sans  capitaux,  c'est-à-dire 
sans  avenir,  faisant  beaucoup  de  bruit  aujourd'hui  pour  peu  de  be- 
sogne, et  prête  à  disparaître  demain.  On  conçoit  que  les  chefs  mi- 
litaires ne  trouvent  pas  toujours  que  l'embarras  qu'elle  leur  cause 
soit  compensé  par  le  profit  que  la  France  en  retire,  et  qu'ils  met- 
tent peu  d'empressement  à  l'accueillir;  mais  on  conçoit  aussi  com- 
ment les  journaux  d'Alger  retentissent  souvent  des  gémissemens  de 
tous  les  colons  qui,  après  avoir  échoué  dans  leurs  entreprises  agri- 
coles, cherchent  un  gagne-pain  dans  la  presse,  et  accusent  la  mal- 
veillance des  chefs  militaires  pour  les  Français  et  leur  tendresse 
intéressée  pour  les  indigènes. 

Une  disposition  de  détail,  insignifiante  en  apparence,  a  porté  au 
comble  ces  mauvais  sentimens  réciproques.  Nous  avons  parlé  des 
bureaux  arabes,  et  de  la  part  importante  qu'ils  ont  prise  à  l'affer- 
missement si  rapide  de  notre  conquête.  Les  bureaux  arabes  sont  vé- 
ritablement le  grand  ressort  de  toute  l'administration  militaire  :  ils 
en  sont  dans  le  présent  la  pièce  principale,  et  la  pépinière  pour  l'a- 
venir. C'est  par  eux  qu'elle  agit  et  en  eux  qu'elle  s'incarne.  Or,  par 
une  division  d'attributions  conçue  dans  les  meilleures  intentions 
du  monde,  les  bureaux  arabes  en  territoire  militaire  ont  été  spé- 
cialement affectés  au  gouvernement  des  indigènes,  et  spécialement 
aussi  on  leur  a  interdit  toute  jns;érence  dans  les  affaires. des  colons 


328  REVUE   DES  DEUX   MOiNDES. 

et  dans  le  service  de  la  colonisation.  Je  ne  doute  pas  que  cette  ex- 
clusion n  ait  été  dictée  par  la  pensée  de  ne  pas  soumettre,  même  en 
territoire  militaire,  les  colons  français  à  la  même  autorité,  et  par 
conséquent  aux  mêmes  habitudes  de  commandement  que  les  Arabes. 
Probablement  aussi,  on  a  voulu  ouvrir  un  recours  et  exercer  un  con- 
trôle contre  les  abus  d'un  pouvoir  unique.  C'est  donc  dans  une  in- 
tention bienveillante  pour  les  colons  qu'on  les  a  retirés  à  la  juri- 
diction des  bureaux  arabes,  et  soumis  à  celle  de  commandans  des 
places  fortes  répandues  dans  l'intérieur.  Je  doute  cependant  que  le 
résultat  ait  été  conforme  à  l'intention.  On  est  arrivé  ainsi  à  détacher 
des  intérêts  et  de  l'avenir  de  la  colonisation  toute  la  partie  jeune,  ar- 
dente et  distinguée  de  l'administration  militaire.  Les  bureaux  arabes, 
n'étant  pas  chargés  de  veiller  à  la  colonisation,  ne  s'en  sont  natu- 
rellement pas  occupés.  Or,  de  ne  point  s'occuper  d'une  chose  à  ne 
s'en  point  soucier,  même  à  la  prendre  en  déplaisance,  il  n'y  a  pour 
des  esprits  actifs  qu'un  pas  très  aisément  franchi.  Tandis  que  les 
bureaux  arabes  ne  voyaient  qu'avec  indifférence,  et  souvent  avec 
un  certain  dénigrement,  les  très  maigres  et  très  chétifs  essais  de  la 
colonisation,  ils  portaient  au  contraire  sur  le  gouvernement  des  in- 
digènes ,  devenu  leur  attribution  spéciale ,  toute  leur  attention  et 
toutes  leurs  lumières.  C'est  ainsi  qu'ils  sont  arrivés  à  faire  jouer 
tous  les  ressorts  de  ce  gouvernement  avec  une  perfection  infinie. 
De  plus,  à  force  de  vivre  ainsi  en  tête-à-tête  avec  les  Arabes,  un 
certain  nombre  de  ces  officiers  se  sont  pris  véritablement  d'une 
sorte  de  goût  sincère  pour  eux.  Ce  ne  sont  pas  les  moins  distingués, 
ce  sont  au  contraire  ceux  dont  l'esprit  est  le  plus  orné  de  littéra- 
ture qui  se  sont  ainsi  passionnés  pour  un  mode  de  société  très  dif- 
férent de  nos  habitudes,  par  un  de  ces  plaisirs  romanesques  na- 
turels aux  imaginations  blasées  de  notre  époque.  J'en  ai  entendu 
plusieurs,  et  du  premier  mérite,  après  de  longues  années  passées 
<lans  les  bureaux  arabes,  parler  avec  une  exaltation  presque  tendre 
de  la  vie  patriarcale  que  mène  un  grand  chef  de  tribu,  sous  sa 
tente,  entre  ses  enfans,  ses  vassaux,  ses  troupeaux,  ses  chevaux  et 
ses  armes.  Ce  sentiment  se  mêlait,  chez  eux,  à  une  sorte  de  frater- 
nité chevaleresque  contractée,  sur  les  champs  de  bataille  du  Maroc 
et  du  désert,  avec  les  chefs  de  tribu  qui  servent  dans  nos  armées. 
Enfin  beaucoup  de  nos  militaires  ont  des  dispositions  naturellement 
religieuses.  La  lecture  précoce  de  Voltaire,  l'atmosphère  des  plaisan- 
teries de  corps  de  garde,  ont  souvent  fermé  leurs  yeux  aux  vérités 
touchantes  de  la  religion  chrétienne  :  sous  l'humble  vêtement  des 
missionnaires  français,  ils  méconnaissent  ou  méprisent  la  foi;  mais 
l'extérieur  grave,  la  décence  solennelle  de  la  piété  musulmane,  les 
prend  par  surprise  et  les  touche,  et  ils  en  parlent  avec  admiration. 


UNE    RÉFORME    ADMINISTRATIVE    EN    AFRIQUE.  329 

Faut- il  s'en  étonner,  quand  il  n'y  a  pas  longtemps  que  l'islamisme 
était  à  la  mode,  même  dans  les  mandemens  épiscopaux?  Toutes  ces 
causes  diverses  ont  concouru  à  former  dans  l'armée  d'Afrique  ce  que 
j'appellerai  un  sentiment  philarahe  très  honorable  assurément  pour 
des  vainqueurs  (car  c'est',  je  crois,  la  première  fois  que  des  conqué- 
rans  aient  été  atteints  de  cette  faiblesse),  mais  qui  paraît  excessive 
et  même  inquiétante  à  la  colonie  européenne. 

La  France  et  Paris  n'ont-ils  pas  été  initiés  à  cette  tendance  par 
de  brillans  écrits,  publiés,  je  crois,  ici  même,  et  qui,  grâce  à  un 
vrai  mérite  littéraire,  sont  devenus  le  manuel  qu'on  donne  à  em- 
porter à  tous  les  touristes  en  Algérie?  Je  veux  parler  des  ouvrages 
de  M.  le  général  Daumas,  dans  lesquels  la  vie  des  enfans  d'Ismaël 
était  dépeinte  avec  une  verve  communicative  d'illusion  et  d'enthou- 
siasme. M.  le  général  Daumas,  un  des  organisateurs  des  bureaux 
arabes,  était  alors  directeur  des  affaires  générales  d'Algérie  au  mi- 
nistère de  la  guerre.  A  ce  titre,  il  passait  pour  plus  influent  dans 
l'administration  que  M.  le  maréchal  Randon  lui-même.  Des  gens 
bien  informés  prétendaient  savoir  que  le  ministère  contrariait  sou- 
vent de  Paris  le  gouverneur- général  dans  ses  intentions  bienveil- 
lantes pour  la  colonisation,  et  je  dois  dire  que  certaines  réserves  si- 
gnificatives de  M.  le  colonel  Ribourt  semblent  accréditer  un  peu  ce 
soupçon.  Quoi  qu'il  en  soit,  grâce  à  la  position  autant  qu'au  talent 
de  M.  le  général  Daumas,  ses  écrits  ont  contribué  plus  que  toute 
chose  à  accréditer  en  Afrique  une  opinion  que  j'ai  rencontrée  chez 
les  colons  les  plus  estimables  :  à  savoir  que  l'armée,  après  avoir 
été  l'instrument  de  la  conquête,  est  devenue  l'ennemie  de  la  coloni- 
sation, qu'elle  a  les  colons  en  mépris,  les  Arabes  en  prédilection,  et 
qu'elle  a  fondé  sa  domination  sur  le  maintien  indéfini  de  la  société 
musulmane. 

Telles  sont,  aussi  impartialement  exposées  qu'il  m'a  été  possible, 
les  causes,  les  unes  secrètes,  les  autres  publiques,  en  partie  fon- 
dées et  en  plus  grande  partie  imaginaires,  qui,  en  mettant  aux  prises 
les  élémens  civils  et  militaires  de  la  colonie ,  y  avaient  produit  au 
début  de  l'année  1858  un  état  de  malaise  assez  prononcé,  et  jetait 
sur  l'ancienne  administration  une  assez  forte  teinte  de  singularité. 
Cette  situation  était  digne  sans  doute  d'attirer  l'attention  la  plus  sé- 
rieuse du  gouvernement,  car  si  l'armée  était  devenue  moins  popu- 
laire, elle  n'était  pas  devenue  pour  cela  moins  nécessaire  en  Afri- 
que. Son  concours,  non  pas  seulement  ce  concours  inerte  qui  naît  de 
l'obéissance  passive,  mais  ce  concours  actif  et  zélé  qui  avait  fait 
de  l'Afrique,  depuis  dix-sept  ans,  l'œuvre  de  prédilection  de  l'armée 
française,  était  aussi  indispensable  que  jamais.  On  avait  toujours 
besoin,  et  de  sa  valeur  pour  maintenir  l'ordre,  et  de  ses  lumières 


330  REVUE    DES   DEUX  MONDES. 

pour  diriger  la  conquête,  et  de  ses  bras  pour  achever  les  travaux 
publics,  et  même  de  ses  bouches  pour  consommer  les  produits.  Tout 
ce  qui  menaçait  son  juste  crédit  était  donc  un  véritable  péril  pour  la 
société  naissante.  La  création  du  ministère  de  l'Algérie  en  1858,  le 
changement  d'administration  qui  en  a  été  la  suite,  en  attestant  une 
préoccupation  spéciale  du  gouvernement  pour  les  intérêts  africains, 
devaient  donc  avoir  pour  but  principal  de  porter  remède  à  cet  état 
de  choses  inquiétant.  Il  nous  reste  à  faire  voir  comment  le  remède  a 
eu  au  contraire  pour  effet  immédiat  d'exaspérer  le  mal  et  de  le  por- 
ter à  un  degré  qui  a  rendu  pour  un  moment  en  Algérie  tout  gouver- 
nement impossible.  Ce  sera  le  sujet  d'une  autre  étude;  je  dois  arrêter 
ici  des  développemens  qui  ont  pris  une  dimension  inattendue,  mais 
dans  le  cours  desquels  personne,  j'espère,  ne  trouvera  que  j'aie  été 
ingrat  pour  aucun  service  ou  injuste  pour  aucune  intention. 

Je  ne  voudrais  pourtant  pas  poser  la  plume  sans  avoir  réparé  le  tort 
involontaire  que  plusieurs  des  considérations  que  j'ai  développées 
pourraient  faire  dans  l'esprit  des  lecteurs  à  l'Algérie  et  à  son  ave- 
nir. J'ai  cru  devoir  exposer  sans  détour  les  difficultés  de  la  coloni- 
sation, les  périls  auxquels  elle  a  été  exposée,  les  lenteurs  des  succès 
qu'elle  a  obtenus,  les  frais  considérables  qu'elle  a  entraînés.  En  ma- 
tière si  grave,  la  vérité  a  tous  les  droits  comme  aussi  tous  les  avan- 
tages. Les  illusions  ne  servent  qu'à  préparer  les  désappointemens, 
qui  à  leur  tour  produisent  les  découragemens.  La  conquête  de  l'Al- 
gérie n'a  marché  d'un  pas  rapide  que  lorsqu'un  homme  de  bien,  qui 
devait  se  trouver  plus  tard  un  grand  homme  de  guerre,  a  eu  le  cou- 
rage de  dire  à  la  tribune  qu'il  lui  fallait  pour  l'accomplir  une  armée 
de  cent  mille  hommes,  et  qu'à  moindres  frais  il  ne  s'en  chargeait 
pas.  La  colonisation  même  n'entrera  dans  une  voie  sérieuse  de  pro- 
grès que  quand  la  France  saura  bien  nettement  qu'elle  doit  coûter 
beaucoup  de  peine,  beaucoup  de  temps  et  beaucoup  d'argent.  Quand 
on  n'a  pas  bien  mesuré  l'étendue  des  sacrifices,  on  n'avance  pas  da- 
vantage; mais  on  s'impatiente  de  ne  pas  avancer,  et  l'impatience 
retarde  au  lieu  de  hâter.  Je  n'ai  donc  point  hésité  à  confesser  les 
désavantages  que  l'Algérie  présente  par  rapport  à  d'autres  terrains 
et  à  d'autres  essais  de  colonisation;  mais  je  manquerais  à  la  justice 
si  je  ne  mettais  en  regard  un  avantage  qui  les  compense  tous,  s'il  ne 
les  dépasse  pas.  C'est  tout  simplement  le  charme  que  l'Afrique 
exerce  sur  ceux  qui  l'habitent,  et  même  sur  ceux  qui  la  traversent. 
Où  réside  précisément  ce  charme?  C'est  ce  que  personne  de  ceux 
qui  l'éprouvent  ne  saurait  bien  dire;  mais  il  est  certain  que  qui  a  vu 
cette  terre  attrayante  ne  l'oublie  pas,  et  qui  s'y  est  fixé  une  fois 
ne  la  quitte  plus.  L'Algérie  attire  très  peu  jusqu'à  présent,  il  faut 
en  convenir,  mais  elle  retient  tous  ceux  qu'elle  attire.  Ils  y  restent. 


I 


UNE   BÉFORME   ADMINISTRATIVE    EN    AFRIQUE.  331 

ils  y  reviennent,  malgré  les  déceptions,  les  souffrances,  trop  payés 
de  la  ruine  et  de  la  fièvre  par  un  rayon  de  son  soleil,  et  trouvant 
à  côté  d'elle  la  terre  natale  elle-même  froide  et  décolorée.  Cet  atta- 
chement qu'inspire  l'Algérie,  et  qui  est  à  lui  seul  une  grande  force 
pour  la  colonisation,  j'en  ai  eu  le  spectacle,  même  chez  de  pauvres 
familles  à  qui  l'émigration  ne  semblait  pas  avoir  porté  bonheur,  et 
j'en  ai  ressenti  à  mon  tour  l'impression  comme  son  hôte  passager. 
A  quoi  tient-il  que  ce  sentiment  devienne  plus  général  et  surtout 
plus  contagieux?  A  peu  de  chose  peut-être,  à  quelque  mode  nou- 
velle par  exemple  qui  entraînerait  sur  la  rive  africaine  tout  ce  cou- 
rant de  pèlerins  du  plaisir  qui  vont  aujourd'hui  servilement,  sur  les 
pas  les  uns  des  autres,  porter  aux  bords  du  Rhin  ou  en  Italie  leur  loi- 
sir et  leur  argent.  Le  jour  où  tout  ce  monde  ambulant  dont  l'Europe 
regorge,  et  q«i  commence  à  la  trouver  trop  étroite,  voudra  essayer 
de  l'Afrique  pour  son  plaisir,  je  lui  garantis  qu'il  sera  payé  de  sa 
peine,  et  il  n'en  faudrait  probablement  pas  davantage  pour  décider 
la  fortune  de  la  colonie.  En  particulier,  je  ne  puis  guère  compren- 
dre que  tant  de  nos  compatriotes,  jeunes,  riches  et  oisifs,  se  pré- 
cipitent chaque  année,  à  la  suite  des  Anglais,  vers  des  contrées  qui 
n'ont  plus  de  mystères,  tandis  qu'on  n'a  pu  encore  l'autre  jour, 
même  par  l'appât  d'un  train  de  plaisir,  réunir  un  nombre  de  voya- 
geurs suffisant  pour  aller  à  quarante-huit  heures  de  nos  côtes  visiter 
un  des  plus  beaux  pays  de  la  terre  et,  au  sein  de  tous  les  souvenirs 
qui  rappellent  notre  gloire,  étudier  un  des  plus  curieux  problèmes 
qui  engagent  nos  intérêts. 

Je  sais  ce  qui  appelle  vers  l'Italie,  vers  la  Grèce,  vers  l'Orient  :  la 
magie  des  souvenirs  et  la  trace  lumineuse  du  passé.  Oserais-je  dire 
pourtant,  sans  manquer  de  respect  aux  grandes  mémoires,  que  ces 
vieilles  terres,  qui  ont  tant  produit  et  tant  souffert,  ne  présentent 
le  plus  souvent  aujourd'hui  qu'une  empreinte  effacée,  et  que  cette 
fécondité  sanglante  de  leur  sein  tant  de  fois  déchiré  les  a  épuisées 
et  amaigries  au  point  de  les  rendre  méconnaissables?  Croit-on  par 
exemple  que  l'antique  Judée,  après  avoir  supporté  ravage^  sur  ra- 
vages et  conquête  sur  conquête,  ressemble  aujourd'hui  à  la  terre 
promise  telle  qu'elle  apparut  à  la  sortie  du  désert  aux  éclaireurs  de 
Moïse  ?  Non,  la  vigne  et  le  figuier  ont  cessé  de  croître  sur  le  sol  de 
Chanaan,  et  nulle  herbe  ne  pousse  plus  dans  la  prairie  où  le  fils 
d'Isaac  menait  paître  ses  troupeaux.  J'ai  souvent  pensé,  en  me  pro- 
menant en  Algérie,  que  cette  terre  moins  désolée,  parcourue  aussi 
par  des  enfans  d'Abraham,  me  représentait  mieux  ce  que  devait 
être  l'Orient  dans  l'adolescence  du  monde,  du  temps  de  sa  gloire  et 
avant  sa  grande  ruine.  J'entends  dire  que  le  Liban  n'a  plus  de  cè- 
dres, et  que  Salomon  y  chercherait  en  vain  les  lambris  d'un  se- 
cond temple.  J'ai  pu  voir  en  Afrique  cet  arbre  biblique  couvrir  de 


332  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

vingt -cinq  mille  rejetons  une  montagne  entière  et  parfumer  l'air 
de  ses  exhalaisons  embaumées,  et  quand  le  vent  s'engouffrait  sous 
l'envergure  majestueuse  de  leurs  rameaux,  j'ai  ouï  passer  la  voix 
du  Seigneur,  vox  Domim  confringentis  cedros.  J'ai  dû  à  l'Afrique 
aussi,  mais  cette  fois  à  l'Afrique  nouvelle  et  française,  l'apparition 
toute  vivante  d'un  autre  passé  presque  aussi  cher  à  mon  imagination. 
Si,  pour  retrouver  les  traces  de  l'activité  féconde  de  la  vie  monas- 
tique qui  au  iv*"  siècle  de  l'ère  chrétienne  a  fait  refleurir  le  désert, 
j'eusse  été  interroger  les  retraites  mêmes  de  la  Thébaïde,  je  n'y  au- 
rais probablement  trouvé  que  quelques  moines  coptes  répétant  d'une 
voix  nasillarde  des  légendes  dignes  de  risée,  mêlées  à  de  sottes  héré- 
sies métaphysiques.  L'exploitation  agricole  des  trappistes  de  Staouéli 
à  la  porte  d'Alger  m'a  donné  le  spectacle  des  fils  de  saint  Benoît  mê- 
lant de  nouveau  sur  une  terre  abandonnée  la  prière  au  travail.  Je 
me  suis  assis  (je  crois  que  c'était  le  jour  même  où  de  grands  jour- 
naux de  Paris  trouvaient  de  bon  goût  de  railler  agréablement  ces 
serviteurs  de  Dieu  et  de  la  France)  dans  le  petit  cimetière  où  repo- 
sent quatorze  d'entre  eux  qui  en  une  seule  année  ont  payé  de  leur 
vie  le  concours  donné  par  une  foi  impérissable  à  une  civilisation 
renaissante,  et  là,  au  pied  de  la  croix,  sous  un  soleil  de  feu  qui  fai- 
sait scintiller  à  l'horizon  les  vagues  de  la  Méditerranée,  suivant  du 
regard  à  travers  la  plaine  semée  de  palmiers  les  frères  laboureurs, 
reconnaissables  de  loin  à  leurs  capotes  brunes,  j'ai  éprouvé  pour 
un  moment  une  illusion  complète.  Je  me  croyais  transporté  aux 
jours  d'Antoine  et  de  Pacôme,  ou  plutôt  ni  le  temps  passé  ni  le 
temps  présent  n'existaient  plus  pour  moi.  Quatorze  siècles  écoulés 
et  tant  de  révolutions  avaient  disparu  de  ma  pensée;  il  n'y  restait 
plus  que  ce  qui  ne  change  pas,  les  cieux,  l'océan  et  l'Évangile. 

C'est  ce  renouvellement  de  vie  qui  fait  l'originalité  du  spectacle 
moral  et  matériel  que  présente  l'Algérie  de  nos  jours.  Que  d'autres 
terres  aient  plus  de  souvenirs;  celle-ci  a  plus  d'espérance,  et  c'est 
bien,  je  pense,  quelque  chose.  Il  y  a  même  dans  son  état  présent,  qui 
est  une  transition  peu  ménagée  d'une  barbarie  enracinée  à  une  civi- 
lisation importée,  la  source  des  plus  piquans  contrastes  en  même 
temps  que  des  plus  curieuses  comparaisons,  et  ceux  qui  aiment  à 
penser  autant  que  ceux  qui  aiment  à  rire  trouvent  à  se  satisfaire  dans 
les  moindres  incidens  du  voyage.  Vous  partez  par  une  belle  route 
stratégique,  bourgeoisement,  en  voiture,  comme  on  quitte  ou  du 
moins  comme  on  quittait  Paris  avant  qu'il  y  eût  des  chemins  de  fer. 
A  cinq  minutes  de  la  ville,  qui  est-ce  qui  encombre  la  voie  et  qui 
heurte  vos  glaces?  C'est  un  troupeau  de  chameaux  chargés  de  dattes 
encore  fraîches  et  cueillies  dans  les  oasis  du  Soudan.  Un  peu  plus 
loin,  la  route  s'arrête  :  il  faut  vous  lancer,  au  travers  des  palmiers 
nains  et  des  lentisques,  au  galop  d'un  cheval  dont  les  naseaux  fré- 


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UNE   RÉF0R3IE    ADMINISTRATIVE    EN    AFRIQUE.  333 

missans  sont  pleins  d'écume.  Vous  voilà  bien  loin  du  monde  et  des 
hommes,  et  Mazeppa  lui-mêi.«ie  ne  respirait  pas  un  air  plus  libre. 
Mais  regardez  ce  fil  ténu  qui  oscille  à  l'horizon  :  c'est  le  télégraphe 
•électrique;  c'est  la  civilisation,  qui,  sur  les  ailes  de  la  science,  vous 
:suit,  vous  rejoint  et  vous  devance.  Prenez  garde,  vous  passerez  trop 
près  de  ces  huttes  informes  d'où  une  petite  fumée  s'éiève  au  travers 
des  branches  de  feuillage  flétri  ou  d'une  tenture  de  poil  de  chameau. 
d'est  l'équipage  d'une  tribu  en  campagne,  et  au  pas  de  vos  chevaux 
les  femmes  épouvantées  s'enfuient,  et  les  dogues  s'élancent  en  ru- 
gissant. Inclinez  plutôt  de  l'autre  côté  de  la  plaine,  là  où  vous  en- 
tendez retentir  des  chants  joyeux.  Non,  vous  ne  vous  trompez  pas, 
ce  sont  bien  des  airs  d'opéra-comique.  Vous  avez  rencontré  le  bi- 
vouac d'un  bataillon  de  chasseurs  à  pied  qui  change  de  garnison. 
ils  sont  arrivés  il  y  a  une  heure  à  peine,  tout  couverts  de  sueur 
et  de  poussière;  leurs  armes  sont  déjà  reluisantes  de  propreté,  et 
leurs  visages  tout  éclairés  d'un  joie  cordiale.  Braves  enfans!  leur 
mâle  jeunesse  est  pleine  de  bonhomie  et  de  force  :  ils  répondent  en 
souriant  au  salut  qu'on  leur  adresse.  Hélas!  le  dernier  courrier  de 
France  apportait  des  bruits  de  guerre.  Dans  un  an,  combien  de  ces 
rires  si  francs  auront  cessé  de  se  faire  entendre!  combien  de  ces 
nobles  cœurs  auront  cessé  de  battre! 

Le  contraste  ne  naît  pas  seulement  à  chacun  de  vos  pas  du  rap- 
prochement des  mœurs  diverses,  il  a  pénétré  dans  l'intérieur  même 
des  caractères.  Il  y  a  maintenant  dans  l'esprit  de  tout  habitant  de 
l'Algérie,  Français  ou  Arabe,  un  mélange  singulier  et  fait  à  doses 
diverses  de  deux  civilisations  différentes.  Aussi  tout  homme  en  Al- 
gérie, le  premier  venu  qu'on  rencontre,  vaut  la  peine  qu'on  cause 
avec  lui  :  il  a  toujours  ou  senti  ou  pensé  quelque  chose  d'une  ma- 
nière originale.  Il  ne  faut  donc  négliger  de  converser  ni  avec  votre 
postillon,  qui  est  un  ancien  zouave  et  vous  racontera  les  exploits 
du  général  Lamoricière,  ni  avec  votre  voisin  de  table  d'hôte,  qui  est 
un  fouriériste  cherchant  quelque  piirt  la  terre  promise  de  V associa- 
tion^ ni  avec  votre  compagne  de  route,  qui  est  une  pauvre  mère  par- 
tie d'un  petit  village  de  France  pour  aller  faire  une  prière  sur  îe 
champ  de  bataille  où  son  fils  est  mort.  La  conversation  des  chefs 
militaires  français  de  tous  les  grades  est  surtout,  pour  ceux  qui  ont 
l'avantage  de  les  approcher,  pleine  d'intérêt  par  la  variété  de  leurs 
connaissances,  par  la  singularité  de  leurs  aventures  et  quelquefois 
aussi  des  habitudes  qu'elles  ont  fait  naître.  On  rencontre  parmi  eux 
de  ces  types  qu'affectionnait  le  grand  romancier  du  Nouveau-Monde: 
ce  sont  des  enfans  de  l'Europe  adoptés  par  le  désert,  quelque  chose 
comme  OEil-de-Faucon  sous  l'uniforme.  Un  d'entre  eux,  enfant  de 
la  colonie,  il  est  vrai,  et  un  de  ses  premiers-nés,  convenait  avec  moi 
qu'à  force  d'avoir  habitué  ses  regards  aux  longs  horizons  du  Sahara 


334  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

et  suivi  clans  ces  espaces  mouvans  la  course  de  la  gazelle  et  du  cha- 
meau, il  ne  pouvait  plus  vivre  dans  des  murailles,  et  que  la  seule 
vue  d'une  clôture  ou. d'une  haie  lui  coupait  la  respiration.  A  dire  le 
vrai,  rien  qu'à  le  voir,  à  contempler  la  vigueur  athlétique  de  ses 
membres  et  le  souffle  puissant  qui  soulevait  les  colonnes  de  sa  poi- 
trine, je  me  serais  douté  que  l'immensité'  était  son  élément.  Chez 
d'autres  au  contraire,  l'étude  des  mœurs  et  des  langues  de  l'Orient 
a  entretenu  et  développé  la  culture  de  l'intelligence,  et  tel  petit  fort, 
perdu  dans  la  montagne,  où  v(jus  arrivez  après  une  journée  de  fa- 
tigue et  d'orage,  vous  réserve  la  surprise  de  trouver  au  coin  d'un 
feu  hospitalier  tous  les  plaisirs  d'une  conversation  spirituelle  et  l'as- 
pect charmant  du  bonheur  conjugal. 

Mais  ce  sont  les  chefs  arabes  avant  tout  qui  sont  curieux  à  con- 
naître par  le  singulier  amalgame  qu'ils  font  déjà  de  leurs  coutumes 
natales  et  des  inspirations  qui  naissent  du  contact  des  Français.  Le 
plus  bizarre,  mais  le  plus  déplaisant  aussi  de  ces  produits  d'ordre 
composite,  c'est  l'Arabe  qui  a  été  à  Paris  et  qui  parle  le  français  à 
peu  près  couramment.  En  général,  il  a  rapporté  de  son  voyage  toute 
sorte  de  lumières  puisées  à  deux  grandes  écoles  de  philosophie ,  le 
café  et  le  théâtre.  Il  s'élève  au-dessus  des  préjugés  de  la  loi  musul- 
mane en  en  gardant  toutes  les  libertés.  Il  boit  du  vin,  mais  il  a  plu- 
sieurs femmes,  et  raconte  les  incidens  de  ses  divers  intérieurs  avec 
toute  la  liberté  grivoise  d'un  roué  qui  parle  à  souper  de  ses  maî- 
tresses. Ces  propos,  que  j'ai  eu  le  bonheur  de  n'entendre  que  de  se- 
conde main,  produisent  lin  effet  singulier,  et  que  je  ne  croyais  pas 
possible.  Ils  dénaturent  et,  Dieu  me  pardonne,  je  crois  qu'ils  pro- 
fanent l'institution  de  la  polygamie,  dont  la  jalousie  et  le  mystère 
sont  évidemment  des  correctifs  nécessaires.  Un  harem  où  la  curio- 
sité pénètre  et  que  ne  garde  point  un  eunuque  avec  un  grand  sabre 
prend  l'apparence  d'un  établissement  d'un  tout  autre  caractère.  Avec 
quel  repos  d'esprit,  en  sortant  de  cette  atmosphère  de  deux  corrup- 
tions mélangées,  on  s'assoit  dan^  la  demeure  d'un  vieux  croyant, 
d'un  hadji  qui  revient  de  La  Mecque,  qui  vous  attend  sur  le  pas  de  sa 
porte,  environné  de  ses  fils,  de  ses  pâtres,  et  au  milieu  de  l'affluence 
des  troupeaux  qui  descendent  de  la  montagne  !  Je  souhaite  aussi  à 
tout  le  monde,  pour  compléter  cette  variété  de  portraits,  la  rencontre 
vraiment  unique  qui  a  terminé  une  de  mes  dernières  excursions.  En 
m' arrêtant  à  l'étape  du  milieu  du  jour,  je  fus  surpris  d'entendre 
sortir  de  dessous  la  cape  blanche  de  mon  hôte,  au  lieu  du  salama- 
lek  ordinaire,  un  bonjour  français  prononcé  avec  le  plus  pur  accent 
de  Paris.  Mon  guide,  se  penchant  vers  moi,  m'avertit  à  l'oreille  que 
j'avais  devant  moi  un  soldat  français  qui,  ayant  fini  son  temps  de 
service,  avait  imaginé  de  se  faire  musulman  pour  épouser  la  fille 
d'un  kaïd  auquel  il  avait  l'espérance  de  succéder.  J'avais  donc  sous 


UNE   RÉFORME   ADMINISTRATIVE   EN   AFRIQUE.  335 

les  yeux  le  scélérat  maudit  de  toutes  les  chroniques  de  croisade, 
le  traître  de  tous  les  romans  de  chevalerie,  le  renégat!  Je  frémis 
involontairement.  Le  monstre  en  question  s'aperçut  probablement 
de  mon  sentiment,  car,  s' approchant  de  moi  d'ua  air  piteux  :  «  Je 
le  sais  bien,  me  dit-il,  je  ne  devrais  pas  porter  cet  habit-là;  mais 
la  tribu  avait  besoin  d'un  chef  dévoué  aux  Français,  et  il  faut  bien 
servir  son  pays.  D'ailleurs  j'ai  des  enfans  à  élever,  et  j'espère  obte- 
nir pour  eux  une  bourse  au  lycée  d'Alger.  »  A  ces  étranges  expres- 
sions du  patriotisme  et  de'  l'amour  paternel,  je  ne  sais  pourquoi  je 
me  sentis  moins  dépaysé,  et  je  reconnus  malgré  moi  un  compatriote. 
Au  fait,  si  nos  révolutions  étaient  religieuses  au  lieu  d'être  politi- 
ques, si  l'on  changeait  d'habits  toutes  les  fois  qu'on  change  de  prin- 
cipes, combien  seraient  variés  les  symboles  et  riche  la  garde-robe 
de  nos  meilleurs  pères  de  famille!  Heureusement  nous  sauvons 
mieux  les  apparences  :  nos  défections,  qui  nous  prennent  l'hon- 
neur, respectent  la  religion  et  les  uniformes. 

Mais  le  temps  presse,  il  faut  revenir.  Voici  déjà  Médéah,  ancienne 
capitale  des  beys  de  Titeri,  aujourd'hui  ville  de  guerre  française, 
qui  tient  à  la  gorge  l'un  des  passages  les  plus  étroits  de  l'Atlag.  La 
diligence  qui  nous  emporte,  au  premier  lever  de  l'aurore,  descend 
au  triple  galop  les  routes  hardiment  jetées  par  nos  ingénieurs  sur 
les  flancs  escarpés  de  l'entonnoir  où  coule  le  torrent  de  la  Chifla. 
A  ce  bruit,  qui  se  confond  avec  celui  des  flots,  de  petits  singes 
verts  accourent  et  passent  au  travers  des  arbres  leurs  yeux  brillans 
de  curiosité  et  d'effroi.  Bientôt  se  déroule  la  vaste  plaine  de  la  Mi- 
tidja,  que  la  colonisation  naissante  a  déjà  parsemée,  avec  trop  de 
luxe  peut-être,  de  blanches  maisons  rurales.  Hâtons -nous  pour 
arriver  à  la  chute  du  jour  sur  les  hauteurs  du  Sahel,  d'où  se  dé- 
couvre tout  l'amphithéâtre  au  fond  duquel  Alger  repose.  G' est  l'heure 
où  dans  la  vieille  cité  de  Barberousse  les  femmes  mauresques  font 
leur  apparition  sur  leurs  terrasses  pour  respirer  la  brise  marine, 
tandis  qu'à  leurs  pieds  les  constructions  européennes  de  la  ville 
basse  se  reflètent  clans  les  eaux  dormantes  du  port.  A  droite,  la  mer 
mourant  sur  le  rivage  enlace  d'une  frange  de  dentelles  les  jardins 
potagers  de  l'Hamma;  à  gauche,  elle  écume  contre  les  brisans  de  la 
pointe  Pescade.  Dans  le  lointain,  les  neiges  du  Jurjura  se  teignent 
de  rose;  à  l'horizon  s'évanouit  la  vapeur  d'un  paquebot  qui,  au  re- 
tour du  soleil,  saluera  les  côtes  d'Europe.  Hier  c'était  le  désert,  au- 
jourd'hui c'est  déjà  la  France  !  Huit  jours  ont  suffi  pour  peupler  la 
mémoire  d'intarissables  souvenirs,  et  laisser  dans  l'âme  toutes  les 
émotions  que  font  naître  les  scènes  splendides  de  la  nature  et  les 
jouissances  de  l'orgueil  patriotique. 

Albert  de  Broglie. 


SOUVENIRS 

D'UN  AMIRAL 


LA  MARINE  DE  LA  RESTAURATION. 

UNE    EXPÉDITION    ANGLO-FRANÇAISE    APRÈS    1815. 


I. 

J'avais  commencé  mon  éducation  de  marin  pendant  les  dernières 
années  du  règne  de  Louis  XYI  (1);  je  l'avais  complétée,  sous  la  ré- 
publique et  sous  l'empire,  en  mettant  à  profit,  dans  les  épreuves  du 
commandement,  les  leçons  et  les  exemples  de  cette  grande  géné- 
ration qui,  même  après  les  Duquesne,  les  Tourville  et  les  Duguay- 
Trouin,  est  restée  pour  moi  la  plus  glorieuse  expression  de  la  marine 
française  (2).  Au  moment  où  le  cours  naturel  des  choses  semblait 
devoir  offrir  un  plus  large  emploi  à  mon  activité,  un  ébranlement 
général  mettait  en  question  l'existence  môme  de  notre  établissement 
naval.  La  chute  de  l'empire  était  un  événement  que  je  n'avais  jamais 
prévu.  Lorsque  j'appris  l'entrée  des  alliés  à  Paris,  j'eus  quelque 
peine  à  envisager  d'un  œil  calme  les  chances  que  l'avenir  pouvait 
me  réserver  encore.  L'ère  des  combats  semblait  fermée  pour  long- 

^1)  Voyez  la  première  série  de  ces  Souvenirs  dans  les  livraisons  du  15  décembre  1857, 
du  !•%  du  15  janvier  et  du  1"  février  1858. 

(2)  Voyez  la  seconde  série  dans  les  livraisons  du  15  septembre,  du  1"  et  15  octobre, 
du  i"  novembre  1858. 


SOUVENIRS    d'un   MARIN.  337 

temps.  Le  métier  de  marin  heureusement  a  cette  supériorité  sur  ce- 
lui de  soldat,  qu'il  subit  une  transformation  moins  complète  quand 
l'état  de  paix  succède  au  temps  de  guerre.  La  plupart  des  qualités 
dont  il  faut  faire  preuve  en  présence  de  l'ennemi,  la  fermeté,  la 
décision,  le  coup  d'oeil  prompt  et  sûr,  sont  encore  les  dons  natu- 
rels que  les  chances  les  plus  vulgaires  de  la  navigation  viennent 
mettre  constamment  en  relief. 

L'avancement  néanmoins  se  trouvait  suspendu  pour  un  temps  indé- 
terminé dans  l'armée  navale.  Nos  rangs,  déjà  trop  serrés,  avaient  dû 
s'ouvrir  pour  recevoir  les  officiers  de  l'ancienne  marine  qui  avaient 
survécu  aux  misères  de  l'exil  ou  échappé  au  désastre  de  Quiberon. 
L'ordonnance  du  1''  juillet  I8I/1  établit  qu'il  ne  serait  fait  de  pro- 
motions dans  le  personnel  de  la  flotte  que  lorsque  les  cadres  en  au- 
raient été  ramenés,  soit  par  des  mesures  administratives,  soit  par 
les  extinctions  naturelles,  aux  limites  réglementaires.  Je  dus  donc 
me  trouver  fort  heureux  d'obtenir,  au  milieu  du  découragement 
universel,  le  commandement  d'une  division  navale  dont  l'armement 
avait  lieu  à  Brest  et  à  Rochefort.  Cette  division  était  destinée  à 
reprendre  possession  de  la  colonie  de  Bourbon,  que  le  traité  de  Paris 
venait  de  restituer  à  la  France,  et  la  mission  qui  m'était  confiée  allait 
me  permettre  d'observer  à  leur  début  les  rapports  nouveaux  qu'une 
paix  encore  inquiète  et  soupçonneuse  devait  établir  entre  la  France 
et  l'Angleterre. 

Le  16  novembre  d  814,  j'appareillai  de  la  rade  de  l'île  d'Aix,  avec 
trois  corvettes  de  charge  et  la  frégate  la  Psyché^  sur  laquelle  flottait 
mon  guidon  de  commandement.  Après  quatre-vingts  jours  d'une 
pénible  navigation,  nous  jetâmes  l'ancre  au  fond  de  la  baie  de  la 
Table,  mouillage  habituel  des  navires  qui  s'arrêtent  au  cap  de  Bonne- 
Espérance.  L'embarcation  que  je  m'étais  empressé  d'expédier  à  terre 
se  croisa  avec  celle  que  le  gouverneur  et  l'amiral  anglais  m'en- 
voyaient pour  m' offrir  leurs  services.  Dès  que  je  me  fus  acquitté 
des  saluts  d'usage,  j'allai  rendre  visite  aux  autorités  de  la  colonie. 
Nos  anciens  ennemis  se  montrèrent  d'une  pohtesse  exquise,  et  je 
dois  ajouter  que,  pendant  tout  le  temps  que  nous  passâmes  au  Cap, 
nous  n'eûmes  qu'à  nous  louer  de  la  délicatesse  de  leurs  procédés. 
Le  gouverneur,  lord  Somerset,  et  l'amiral  Taylor,  dont  l'escadre 
était  en  ce  moment  mouillée  à  Simon's-Bay,  nous  comblèrent  à 
l'envi  des  plus  gracieuses  prévenances. 

J'avais  espéré  qu'en  touchant  au  cap  de  Bonne-Espérance,  j'y 
trouverais  les  ordres  du  gouvernement  anglais  pour  la  remise  de 
l'île  Bourbon;  mais  d'après  les  explications  qui  me  furent  données 
par  les  autorités  du  Cap,  la  cession, de  Bourbon  était  du  ressort  du 
gouverneur  de  l'Ile-de-France.  Je  regrettai  beaucoup  d'avoir  à  mon- 

TOME  XXV,  22 


338  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

'  trer  notre  pavillon  devant  cette  dernière  île,  car  je  prévoyais  l'émo- 
tion qu'y  causerait  la  vue  de  nos  bâtimens.  Le  l*"^  avril  1815,  nous 
mouillâmes  v^rs  neuf  heures  du  soir  à  l'entrée  du  Port-Louis.  Le 
lendemain,  dans  la  matinée,  je  me  rendis  chez  le  gouverneur.  Mal- 
gré des  formes  polies,  l'accueil  que  me  fit  ce  haut  fonctionnaire  me 
parut  empreint  d'une  extrême  froideur;  je  crus  pouvoir  me  dispen- 
ser de  répondre  aux  invitations  qui  me  furent  adressées,  en  prétex- 
tant la  nécessité  de  veiller  par  moi-même  aux  préparatifs  du  départ. 
Il  convenait  en  effet  de  ne  pas  prolonger  le  séjour  de  la  division  au 
Port-Louis  :  notre  présence  y  avait  produit  une  grande  fermentation. 
Décidés  à  s'insurger,  les  habitans  se  croyaient  assez  forts  pour  exé- 
cuter à  eux  seuls  leur  projet;  ils  ne  demandaient  que  mon  appro- 
bation. En  la  donnant,  je  n'aurais  préparé  à  nos  malheureux  com- 
patriotes qu'un  avenir  plus  lamentable  encore,  et  j'aurais  commis 
un  acte  indigne  d'un  galant  homme.  J'éprouvais  donc  une  extrême 
impatience  d'échapper  à  ces  dangereuses  sollicitations.  Un  commis- 
saire anglais  devait  nous  accompagner  à  Bourbon.  Je  le  pressai  vive- 
ment de  nous  épargner  tout  délai  inutile.  A  la  nuit  tombante,  le 
délégué  de  sa  majesté  britannique  était  à  bord  de  la  Psyché^  et  je 
me  hâtais  de  quitter  des  parages  où  le  pavillon  français  ne  s'est  ja- 
mais montré  sans  y  réveiller  le  souvenir  de  temps  plus  heureux  et 
la  haine  de  la  domination  étrangère. 

Poussés  par  un  vent  frais,  nous  arrivâmes  le  surlendemain  en  vue 
de  l'île  Bourbon.  La  rade  de  Saint-Denis,  sur  laquelle  nous  lais- 
sâmes tomber  l'ancre,  me  sembla  fort  peu  sûre;  mais  jamais,  dans 
les  archipels  mêmes  de  la  Malaisie,  mes  regards  n'avaient  rencon- 
tré de  spectacle  plus  enchanteur.  Pour  la  beauté  pittoresque  des 
sites,  l'île  Bourbon  n'a  rien  à  envier  aux  Moluques.  Un  volcan  dont 
les  éruptions  sont  fréquentes  domine,  de  son  front  sillonné  de  larges 
coulées  de  lave,  les  hautes  montagnes  de  l'intérieur.  De  riantes  col-, 
lines  couvertes  d'une  perpétuelle  verdure  s'échelonnent  du  pied  des 
montagnes  à  la  mer.  Cette  végétation  vigoureuse  indique  un  sol 
propre  à  toutes  les  espèces  de  culture,  et  en  effet  la  fertilité  de 
Bourbon  ne  connaît  pas  d'égale.  Le  climat  y  est  exempt  de  ces  ter- 
ribles épidémies  qui  désolent  les  Antilles.  Les  ouragans  sont  le  seul 
fléau  qu'on  y  redoute.  Le  peu  d'ambition  des  habitans,  la  simplicité 
de  leurs  mœurs,  la  fécondité  du  sol,  la  douceur  de  la  température, 
font  de  cette  île  lointaine  un  véritable  paradis  terrestre  où  l'exis- 
tence se  prolonge  souvent  bien  au-delà  du  terme  ordinaire. 

Il  ne  manque  à  Bourbon  qu'un  port.  Des  tentatives  ont  été  faites 
pour  en  créer  sur  divers  points  de  la  côte,  mais  toujours  sans  suc- 
cès. Malgré  ses  côtes  abruptes  et  ses  rivages  en  quelque  sorte  inac- 
cessibles, cette  île  n'en  est  pas  moins,  par  sa  situation  géogra- 


SOUVENIRS   d'un   MARIN.  339 

phique  et  son  admirable  fertilité,  une  possession  dont  chaque  jour 
doit  nous  faire  apprécier  davantage  la  valeur.  Une  telle  restitu- 
tion prouvait  que  dans  les  desseins  de  l'Europe  l'anéantissement 
de  la  marine  française  eût  été  considéré  comme  un  trouble  regret- 
table dans  l'équilibre  du  monde.  J'avais  quitté  la  France  sous  une 
impression  douloureuse;  j'en  oubliai  presque  l'amertume  en  me 
trouvant  associé  à  un  événement  qui  me  laissait  entrevoir,  au  mi- 
lieu des  tristesses  de  récens  désastres,  quelques-unes  des  consé- 
quences les  plus  bienfaisantes  de  la  paix. 

Le  13  mai  1815,  un  mois  environ  avant  la  bataille  de  Waterloo, 
nous  étions  prêts  à  faire  voile  pour  rentrer  à  Brest.  Des  navires  ar- 
rivant d'Europe  nous  apprirent  qu'au  moment  de  leur  départ  il  ré- 
gnait en  France  une  grande  agitation.  Tout  faisait  présumer  que  la 
paix  ne  serait  pas  de  longue  durée.  Je  prévins  en  conséquence  les 
capitaines  de  la  division  que  nous  ne  relâcherions  nulle  part,  et  je 
leur  assignai  divers  points  de  rendez-vous  en  cas  de  séparation.  Ce 
fut  dans  cette  situation  douteuse,  et  avec  l'anxiété  d'un  homme  qui 
se  souvenait  encore  de  la  rupture  de  la  paix  d'Amiens,  que  je  pris 
congé  de  la  colonie  de  Bourbon.  Je  tenais  déjà  pour  certain  qu'une 
révolution  avait  éclaté  ou  était  imminente  en  France.  Si,  heureux 
jusqu'au  bout,  je  parvenais  à  tromper  la  poursuite  des  nombreux 
ennemis  répandus  sur  ma  route,  sous  quel  pavillon  devrais-je  me 
présenter  à  mes  compatriotes? 

En  appareillant  de  la  rade  de  Saint-Paul ,  nous  nous  dirigeâmes 
sur  le  cap  de  Bonne-Espérance.  Mon  intention  était  de  m' approcher 
de  la  côte  d'Afrique,  afm  de  profiter  des  courans  qui,  le  long  de 
terre,  devaient  m'être  favorables.  Nous  eûmes  assez  beau  temps 
les  deux  premiers  jours  de  notre  navigation;  m-ais,  à  la  hauteur  de 
l'île  de  Madagascar,  nous  fûmes  assaillis  par  de  violens  orages, 
accompagnés  de  grêlons  d'une  grosseur  prodigieuse.  Nous  étions 
à  l'époque  du  changement  de  mousson,  toujours  marquée  par  de 
nombreuses  tourmentes.  La  frégate  fatiguait  tellement  qu'elle  fai- 
sait eau  de  toutes  parts,  et  que  nous  étions  obligés  de  tenir  con- 
stamment une  partie  de  l'équipage  aux  pompes.  Nous  n'avions  fait 
cependant  aucune  avarie;  mais,  dans  une  nuit  des  plus  obscures, 
la  Psyché  reçut  plusieurs  coups  de  mer,  dont  l'un,  nous  prenant 
par  la  hanche,  défonça  cinq  sabords  à  la  fois.  J'avais  eu  heureu- 
sement le  soin  de  faire  condamner  les  panneaux  de  la  batterie,  et 
ce  fut  sans  doute  à  cette  précaution  que  nous  dûmes  de  ne  pas 
couler  sur  place.  Il  était  environ  quatre  heures  du  matin;  je  venais 
de  quitter  le  pont  et  de  me  mettre  au  lit  quand  cette  effroyable 
avalanche  déferla  sur  nous.  La  commotion  qu'en  reçut  la  frégate 
fut  si  forte  que  je  crus  qu'elle  avait  le  côté  de  tribord  enfoncé.  La 


5/l0  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

batterie  était  complètement  submergée.  C'était  une  scène  de  dès- 
ordre  et  de  désolation  impossible  à  décrire.  Ce  ne  fut  pas  sans  peine 
que  je  parvins  à  monter  sur  le  pont.  Je  donnai  aussitôt  l'ordre  à 
l'officier  de  quart  de  laisser  arriver  vent  arrière  et  de  gouverner 
en  présentant  soigneusement  la  poupe  à  la  lame.  Quand  le  jour 
se  fit,  nous  n'aperçûmes  plus  autour  de  nous  que  deux  de  nos  cor- 
vettes; la  troisième,  obligée  de  céder  à  la  violence  de  l'ouragan  et 
emportée  près  de  la  côte  d'Afrique,  s'était  réfugiée  dans  la  baie 
de  Lagoa,  où  elle  avait  pu  réparer  ses  avaries.  Quarante-huit  heures 
après  cette  échauffourée,  nous  étions  tous  de  nouveau  réunis.  La 
violence  des  vents  d'ouest  cependant  ne  s'apaisait  pas.  La  Psy- 
^héy  ébranlée  par  tant  de  secousses,  menaçait  à  chaque  instant  de 
se  découdre.  Les  poutres  qui  soutiennent  les  ponts  jouaient  d'une 
manière  effrayante  dans  leurs  encastremens  ;  à  chaque  coup  de  rou- 
lis, les  ponts  eux-mêmes  se  séparaient  de  plusieurs  pouces  de  la 
muraille.  Je  dus  faire  usage  des  grands  moyens.  De  forts  cordages 
raidis  au  cabestan  furent  passés  d'un  bord  à  l'autre  sous  la  carène, 
et  resserrèrent  tant  bien  que  mal  les  diverses  parties  de  notre  char- 
pente :  c'est  ce  qu'on  appelle  cintrer  un  bâtiment.  J'avais  peine  à 
m' expliquer  comment  une  frégate  toute  neuve,  construite  sur  les 
plans  de  M.  Sané  et  douée  de  qualités  nautiques  fort  remarquables, 
pouvait  manquer  aussi  complètement  de  solidité.  A  notre  retour  à 
Brest,  lorsqu'on  fit  entrer  la  Psyché  dans  le  bassin  pour  lui  faire 
subir  un  grand  radoub,  le  mystère  se  trouva  dévoilé.  La  Psyché 
avait  été  construite  en  Hollande  par  des  entrepreneurs  qui  étaient 
parvenus  à  surprendre  la  bonne  foi  de  l'ingénieur  français  chargé 
de  les  surveiller.  Partout  où  des  chevilles  de  cuivre  auraient  dû 
être  employées,  on  leur  avait  substitué  une  simple  rondelle  de  mé- 
tal. La  tête  des  chevilles  existait,  on  n'avait  supprimé  que  la  tige. 
Ces  coupables  fraudes  se  sont  reproduites  dans  tous  les  temps  et 
dans  toutes  les  marines.  En  Angleterre,  le  comte  de  Dundonald,  le 
vaillant  capitaine  Gochrane,  les  avait  signalées  à  l'indignation  pu- 
blique. La  perte  du.  Blenheim,  qui,  portant  le  pavillon  du  contre- 
amiral  Troubridge,  disparut  pendant  la  dernière  guerre  dans  les 
parages  mêmes  où  la  Psyché  avait  failli  sombrer,  n'eut  peut-être 
d'autre  cause  que  ces  infâmes  supercheries,  auxquelles  de  hautes 
influences  parlementaires  se  faisaient  alors  un  jeu  de  prêter  les 
mains,  tant  il  est  vrai  que,  sous  tous  les  régimes,  les  intérêts  de 
Fétat  se  sont  vus  trop  souvent  sacrifiés  à  des  considérations  person- 
nelles. Les  abus  maritimes  [naval  abuses)  ont  été  bien  longtemps 
une  des  plaies  les  plus  hideuses  de  la  constitution  anglaise.  La  po- 
litique en  avait  fait  pour  ainsi  dire  un  instrument  avoué  de  corrup- 
tion électorale.  La  marine  française,  protégée  par  de  meilleures 


SOUVENIRS    d'un   MARIN.  341 

règles  administratives,  mais  privée  de  la  surveillance  jalouse  de 
l'opinion  publique,  eût-elle  pu  se  flatter,  sous  l'empire,  d'échapper 
ZM  ver  rongeur  qui  désolait  la  marine  britannique  (1)? 

Dès  que  nous  eûmes  doublé  le  cap  de  Bonne-Espérance,  je  diri- 
geai ma  route  sur  l'île  de  Sainte -Hélène,  ne  doutant  pas  que  les 
Anglais  ne  nous  cherchassent  partout  ailleurs  que  dans  le  voisinage 
de  leurs  possessions.  Je  reconnus  successivement  cette  île  et  l'île  de 
l'Ascension.  Peu  de  jours  après,  je  passai  entre  l'archipel  du  cap 
Vert  et  la  côte  d'Afrique.  A  la  hauteur  de  l'île  Santiago,  la  plus  im- 
portante des  îles  du  Cap-Vert,  nous  rencontrâmes  un  navire  espagnol 
qui  venait  de  Cuba.  Les  nouvelles  que  nous  donna  ce  bâtiment  me 
laissèrent  encore  dans  l'incertitude  sur  l'état  politique  de  l'Europe. 
Le  lendemain,  nous  aperçûmes* une  goélette  venant  du  nord  qui  se 
dirigeait  sur  nous  vent  arrière.  Nous  arborâmes  aussitôt  nos  cou- 
leurs :  dès  que  ce  bâtiment  vit  notre  pavillon  blanc,  il  changea  brus- 
quement de  route  et  prit  une  direction  qui  ne  tarda  pas  à  l'éloigner. 
J€  ne  voulus  pas  perdre  mon  temps  à  le  poursuivre;  mais  ma  per- 
plexité, je  l'avoue,  était  extrême.  Je  ne  crois  pas  que  jamais  officier 
se  soit  trouvé  dans  une  position  plus  difficile.  Tout  me  faisait  pré- 
voir que  j'aurais  bientôt  à  opter  entre  mes  sympathies  et  mes  ser- 
mens,  qu'il  me  faudrait  ou  séparer  ma  cause  de  celle  de  mon  pays, 
ou  manquer  à  la  foi  que  j'avais  jurée.  De  gros  vents  du  sud-ouest 
nous  firent  traverser  rapidement  l'archipel  des  Açores.  En  peu  de 
jours,  nous  eûmes  franchi  l'espace  qui  nous  séparait  du  golfe  de 
Gascogne.  La  vue  de  plusieurs  bâtimens  portant  comme  nous  le  pa- 
villon blanc  dissipa  les  inquiétudes  qui  m'avaient  rendu  cette  longue 
ti^aversée  si  pénible.  Rien  n'était  donc  changé  en  France!  La  Pro- 
vidence avait  épargné  à  notre  malheureux  pays  de  nouvelles  épreu- 
ves, à  nos  cœurs  si  troublés  de  nouvelles  incertitudes!  Ainsi  que 
me  le  prescrivaient  mes  instructions,  je  dirigeai  sur  le  port  de 
Rochefort  les  trois  corvettes  de  charge,  et  avec  la  Psyché  je  fis 
route  pour  le  port  de  Brest.  Aucun  pilote  ne  vint  à  notre  rencontre. 
En  arrivant  dans  la  baie  de  Bertheaume,  je  remarquai  avec  surprise 

(1)  Dans  les  premières  années  de  ce  siècle,  les  arsenaux  anglais,  suivant  l'énergique  et 
triviale  expression  de  l'amiral  Jervis,  puaient  la  corruption.  On  faisait  fortune  en  falsi- 
fiant les  vivres  des  malades,  des  blessés  et  des  prisonniers,  en  vendant  aux  matelots  des 
«ffets  détestables  à  des  prix  extravagans,  en  louant  à  des  conditions  fabuleuses  des 
transports  inutiles  qui  passaient  jusqu'à  trois  années  sans  bouger  du  port,  «  en  suppri- 
mant la  tige  des  chevilles  de  cuivre  qui  devaient  assurer  la  solidité  des  constructions,  en 
la  remplaçant  par  une  tête  et  une  pointe  de  même  métal.  »  C'est  probablement  à  cette 
fraude  infernale  (hellish)  qu'il  faut  aussi  attribuer  la  perte  du  vaisseau  VYork  de  soixante- 
quatre  canons.  VAlbion  de  soixante-quatorze  faillit  sombrer  pour  la  même  raison,  et  ce 
fut  cet  événement  qui  fit  découvrir  la  criminelle  pratique  qu'on  eût  à  peine  osé  sans  cela 
-soupçonner.  (Brenton,  Vie  de  lord  Saint -Vincent.) 


m 
342  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

que  les  forts  de  la  côte  avaient  des  garnisons  dont  l'uniforme 
ressemblait  à  s'y  méprendre  à  celui  des  équipages  de  haut  bord. 
Ces  équipages  cependant  étaient  déjà  dissous  au  moment  de  notre 
départ  de  France;  le  gouvernement  de  la  restauration  s'était  em- 
pressé de  les  licencier.  Aucune  batterie  n'arborait  de  pavillon  pour 
répondre  au  nôtre.  La  frégate  la  Prégely  l'unique  bâtiment  qui  fût 
alors  en  rade,  n'en  portait  pas  davantage.  Tout  prenait  à  nos  yeux 
dans  cette  baie  déserte  un  air  de  mystère  et  de  consternation.  Un 
canot  de  la  Prégel  monté  par  un  officier  vint,  avant  que  nous  fus- 
sions mouillés,  nous  interdire  toute  communication  avec  la  terre. 
Quelques  mots  suffirent  pour  nous  apprendre  ce  qui  s'était  passé  en 
France  depuis  notre  départ  :  les  cent-jours  venaient  de  finir,  mais 
ils  n'avaient  pas  existé  pour  nous..  L'empire  relevé  et  une  seconde 
fois  terrassé,  l'antique  dynastie  des  Bourbons  reprenant  le  chemin 
de  l'exil  et  ramenée  de  nouveau  dans  son  royaume,  le  destin  du 
monde  deux  fois  changé  en  quelques  heures,  tout  cela  s'était  ac- 
compli pendant  le  temps  que  nous  avions  mis  à  venir  de  Bourbon  à 
Brest. 

Il  n'y  a  que  les  marins  pour  lesquels  une  pareille  page  de  l'his- 
toire contemporaine  puisse  n'être  qu'une  page  blanche.  Les  plus 
grands  événemens,  autrefois  surtout  que  le  service  des  courriers 
d'outre-mer  n'était  pas  établi  comme  il  l'est  aujourd'hui,  pouvaient 
parcourir  le  cercle  complet  de  leur  évolution  sans  que  les  bâtimens 
engagés  dans  des  campagnes  lointaines  en  eussent  le  moindre  soup- 
çon. On  comprend  les  cruelles  anxiétés  qui,  durant  les  temps  de 
troubles,  devaient  agiter  alors  l'esprit  d'un  chef  d'expédition.-  En 
pareille  circonstance,  le  parti  le  plus  sûr  sera  toujours,  j'en  suis 
convaincu,  le  parti  le  plus  honnête.  Un  homme  de  cœur  ne  tra- 
hit pas  le  drapeau  qui  kii  a  été  confié.  Le  voyage  de  la  Psyché  n'a 
fait  que  confirmer  pour  moi  la  leçon  de  morale  que  j'avais  reçue  de 
cette  longue  campagne  d'exploration  à  laquelle  l'ambitieux  empres- 
sement de  M.  de  Mauvoisis  avait  valu  en  1794  une  issue  si  funeste. 
Quiconque  ne  songera  point  à  se  faire  un  marchepied  des  épreuves 
de  la  patrie  et  cherchera  avec  un  cœur  simple  à  distinguer  le  chemin 
du  devoir  traversera  plus  heureusement  ces  jours  de  crise  que  les 
esprits  subtils  qui  s'efforcent  de  devancer  les  événemens  pour  en 
escompter  les  bénéfices. 

Le  ministre  de  la  marine  avait  prescrit  de  désarmer  la  frégate  la 
Psyché  aussitôt  que  nous  arriverions  à  Brest.  Dès  que  cette  opération 
fut  terminée  et  que  j'eus  fait  au  port  la  remise  de  la  frégate,  je 
rentrai  dans  la  vie  privée. 

Un  an  environ  après  mon  retour  de  l'île  Bourbon,  je  fus  compris 
dans  une  promotion  de  douze  contre-amiraux.  C'était  une  faveui* 


SOUVENIRS   d'un  MARIN.  343 

exceptionnelle  dans  un  temps  où  les  anciens  officiers  de  l'empire 
n'avaient  pas  encore  cessé  d'être  considérés  comme  suspects.  Mes 
nouveaux  collègues  étaient  tous  en  effet  de  vieux  officiers  rentrés 
en  1814  dans  le  corps.  La  restauration  acquittait  envers  eux  une 
dette  d'honneur  et  de  reconnaissance.  Sans  doute  elle  eût  pu  rem- 
plir les  cadres  de  la  marine  de  serviteurs  plus  valides,  mais  non 
plus  dévoués  ou  plus  honorables.  Les  gouvernemens,  il  faudrait  le 
comprendre,  ont  souvent  des  devoirs  qu'ils  ne  sauraient  méconnaître 
sans  forfaire  à  leur  principe.  Malheureusement,  lorsque  ce  principe 
môme  est  impopulaire,  comment  se  flatter  que  les  conséquences  en 
seront  acceptées  sans  murmure?  Les  jeunes  officiers,  qui  voyaient 
tout  espoir  d'avancement  anéanti  par  ces  récompenses,  ne  pouvaient 
que  les  trouver  injustes  et  ridicules.  Les  brillans  compagnons  de 
d'Estaing  et  de  Suffren,  courbés  en  1816  sous  le  poids  des  ans, 
éloignés  pendant  un  long  exil  de  la  mer,  ne  pouvaient  plus  trouver 
une  place  convenable  dans  la  marine  nouvelle.  Ils  ne  firent,  à  vrai 
dire,  que  la  traverser.  Le  12  septembre  1817,  M.  le  comte  Mole  fut 
nommé  ministre  de  la  marine,  et  le  22  octobre  de  la  même  année, 
sept  cents  officiers ,  dont  douze  officiers-généraux  et  quatre-vingt- 
seize  capitaines  de  vaisseau,  furent  admis  à  la  retraite.  Dans  cette 
cruelle  et  nécessaire  réforme,  la  plupart  des  officiers  qu'une  injuste 
antipathie  s'était  empressée  de  désigner  sous  le  nom  de  rentrans 
avaient  disparu;  mais  les  coups  n'avaient  point  porté  que  sur  eux. 
Pour  les  frapper,  il  avait  fallu  faire  de  nombreux  sacrifices  à  l'opi- 
nion qui  les  défendait.  Des  listes  d'épuration  furent  dressées,  et  la 
proscription  atteignit  sans  ménagement  tous  ceux  xdont  on  soup- 
çonnait les  principes.  Ce  travail,  fait  avec  plus  de  passion  que  de 
discernement,  enleva  à  la  marine  un  grand  nombre  de  jeunes  offi-' 
ciers  sur  lesquels  le  corps  fondait  de  légitimes  espérances;  d'autres, 
d'un  mérite  déjà  éprouvé,  avaient  été  écartés  également.  Par  un 
heureux  retour,  on  ne  tarda  pas  à  les  rappeler  au  service.  Il  n'en 
résulta  pas  moins  de  tous  ces  malheurs  individuels  une  situation 
meilleure  pour  ceux  que  la  terrible  ordonnance  avait  épargnés. 
L'avenir  commença  à  se  dégager  des  nuages  qui  l'avaient  jusqu'a- 
lors obscurci.  La  marine  de  la  restauration  s'éleva  sur  les  ruines  de 
la  vieille  marine  de  Louis  XYI  et  sur  celles  de  la  marine  de  l'em- 
pire. Elle  date  en  réalité  du  ministère  de  M.  le  baron  Portai,  qui 
succéda  à  M.  le  comte  Mole  le  29  décembre  1818.  M.  Portai  a  eu  le 
privilège  de  laisser  dans  notre  corps  un  souvenir  vraiment  sympa- 
thique. On  lui  sut  gré  du  noble  langage  qu'il  employa  pour  défendre 
notre  établissement  naval,  menacé  par  le  découragement  public.  On 
applaudit  à  la  netteté  avec  laquelle  il  posa  devant  le  roi  et  devant 
le  pays  cette  grave  question  de  la  conservation  ou  de  l'abandon  de 


844  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

la  marine  française,  question  qu'on  s'étudiait  à  éluder  parce  que 
personne  ne  se  sentait  le  courage  de  la  résoudre;  mais  peut-être 
eût-on  plus  admiré  encore  le  zèle  et  la  constance  de  M.  le  baron 
Portai,  si  l'on  eût  bien  su  apprécier  dans  quelles  conditions  il  rece- 
vait l'établissement  qu'il  avait  entrepris  de  sauver. 

Le  traité  du  30  mai  1814  avait  stipulé  que  les  bâtimens  de  guerre, 
l'artillerie,  les  munitions  navales  que  renfermaient  les  places  mari- 
times dont  la  remise  nous  était  imposée ,  seraient  partagés  entre  la 
France  et  les  états  auxquels  ces  places  allaient  appartenir,  dans  la 
proportion  de  deux  tiers  pour  la  France,  un  tiers  pour  les  états  étran- 
gers. Les  vaisseaux  appartenant  à  la  Hollande,  nommément  la  flotte 
du  Texel,  avaient  été  intégralement  dévolus  au  royaume  des  Pays- 
Bas.  Après  ces  durs  sacrifices,  il  nous  restait  encore  soixante  et  onze 
vaisseaux  et  quarante  et  une  frégates,  tant  à  flot  que  sur  les  chan- 
tiers. Malheureusement  la  plupart  de  ces  bâtimens  avaient  été  con- 
struits avec  des  bois  mal  assortis  et  trop  fraîchement  coupés.  C'é- 
tait, dans  une  certaine  mesure,  cette  flotte  du  vice-roi  d'Egypte,  si 
florissante  en  ISliO  et  dont  il  ne  reste  plus  aujourd'hui  un  navire. 
En  principe,  aucune  espèce  de  bois  ne  devrait  être  mise  en  œuvre 
avant  trois  ans  d'abattage.  Le  bois  qu'on  fait  servir  trop  tôt  aux  con- 
structions navales  fermente ,  se  corrompt  et  se  détériore  prompte- 
ment;  mais  en  temps  de  guerre  il  faut  avant  tout  pourvoir  aux  be- 
soins impérieux  du  moment.  Aussi  les  flottes  improvisées  dans  ces 
conditions  d'urgence  ont-elles  généralement  peu  de  durée. 

Les  charges  qu'une  double  invasion  avait  fait  peser  sur  là,  France 
avaient  obligé  les  charftbres  et  le  gouvernement  à  réduire  au  strict 
nécessaire  la  dotation  de  la  marine.  Les  crédits  alloués  au  ministèr-e 
n'avaient  pas,  depuis  1815,  dépassé  en  moyenne  lili  millions.  Sous 
l'ancienne  monarchie,  dans  les  années  de  paix,  de  178/i  à  1789,  la 
marine  en  avait  reçu  64 ,  qui ,  eu  égard  à  la  différence  des  prix  dQ 
matière  et  de  main-d'œuvre,  représentaient  en  1817  plus  de  89  mil- 
lions. Un  vaisseau  de  80  canons  ne  coûtait  en  eflet,  avant  la  révolu- 
tion, que  1,400,000  francs;  il  coûtait  2  millions  daiis  les  premières 
années  de  la  restauration.  Il  coûterait  le  double  aujourd'hui,  si  on 
lui  donnait  une  machine  de  8  ou  900  chevaux.  11  est  bon,  comme 
on  voit,  de  s'entendre  quand  on  veut  comparer  le  budget  d'une 
époque  à  celui  d'une  autre.  Les  fonds  manquant  pour  entretenir 
notre  matériel  naval,  le  dépérissement  de  la  flotte  marchait  à  grands 
pas.  A  la  fin  de  1817,  on  ne  comptait  plus  que  trente  et  un  vaisseaux 
et  vingt-neuf  frégates  à  flot  qui  fussent  encore  en  état  de  tenir  la 
mer;  quatorze  vaisseaux  étaient  en  construction  :  on  devait  mettre 
six  ans  à  les  achever.  Or  dans  six  ans  dix- huit  vaisseaux  au  moins 
auraient  disparu.  Construisît-on  deux  vaisseaux  par  an,  —  et  c'était 


SOUVENIRS    d'un   MARIN.  3/l5 

à  coup  sûr  l'hypothèse  la  plus  favorable,  —  en  1823  la  flotte  serait 
forcément  réduite  à  vingt-six  ou  vingt-sept  vaisseaux  ! 

«  Je  l'affirme  sans  hésiter,  disait  M.  le  baron  Portai  dans  son 
rapport  au  roi,  notre  puissance  navale  est  en  péril.  Les  progrès 
de  la  destruction  s'étendent  avec  une  telle  rapidité  que,  si  l'on  per- 
sévérait dan^e  même  système,  la  marine,  après  avoir  consommé 
500  millions  ^  plus,  aurait  totalement  cessé  d'exister  en  1830.  » 
Il  fallait  donc,  suivant  l'énergique  expression  du  ministre,  «  re- 
noncer à  l'institution  pour  épargner  la  dépense,  ou  accepter  les  dé- 
penses indispensables  pour  conserver  l'institution.  »  La  question 
ainsi  posée,  le  ministre  établit  les  bases  de  ce  qu'on  appela  depuis 
lors  le  budget  normal^  c'est-à-dire  le  budget  nécessaire  au  service 
courant  des  armemens,  à  l'entretien  et  au  renouvellement  pério- 
dique du  matériel  naval.  La  composition  de  la  flotte  fut  fixée,  d'un 
commun  accord  entre  le  gouvernement  et  les  chambres,  à  qua- 
rante vaisseaux,  cinquante  frégates  et  quatre-vingts  bâtimens  de 
rang  inférieur.  Tel  est  le  chiffre  modeste  que  tous  les  régimes  qui 
se  sont  succédé  depuis  quarante  ans  se  sont  proposé  d'atteindre. 
La  valeur  d'une  pareille  flotte  descendue  des  chantiers  et  mise  en 
état  de  prendre  la  mer  était  évaluée  en  1818  à  176  millions.  Abs- 
traction faite  des  machines,  qui  vaudraient  bien  à  elles  seules  une 
centaine  de  millions,  on  aurait  à  peine  aujourd'hui  la  moitié  de 
cette  flotte  pour  le  même  prix.  Les  évaluations  du  ministre  étaient 
donc  probablement  fort  loin  d'être  exagérées.  Il  estimait  que  les 
vaisseaux,  sur  leur  première  construction,  dureraient  quatorze  ans, 
qu'au  bout  de  ce  temps,  ils  devraient  subir  une  refonte  dont  les 
frais  représenteraient  à  peu  près  la  moitié  d'une  construction  neuve, 
et  que,  sur  cette  refonte,  ils  subsisteraient  sept  années  encore.  La 
durée  moyenne  du  gréement  pouvait  être  de  huit  ans,  celle  de  la 
mât^u'e  et  du  matériel  d'artillerie  de  vingt,  des  bouches  à  feu  de 
cinquante.  Le  renouvellement  de  la  flotte,  coques  et  armement,  exi- 
geait, d'après  ces  calculs,  une  dépense  annuelle  d'environ  15  mil- 
lions; mais  il  ne  suffisait  pas  de  renouveler  ce  matériel,  il  fallait 
encore  l'entretenir  :  nouvelle  dépense  à  inscrire  au  budget  normal. 
En  somme,  une  fois  la  flotte  de  176  millions  créée,  il  fallait,  pour 
ne  pas  la  laisser  décroître,  lui  affecter  une  rente  annuelle  de  20  mil- 
lions, c'est-à-dire  de  11  à  12  pour  100  de  sa  valeur  première.  L'en- 
tretien des  établissemens  à  teri*e,  celui  des  colonies  et  des  chiourmes, 
la  solde  du  personnel,  avaient  le  même  caractère  de  nécessité.  Tout 
compte  fait,  le  budget  normal  de  la  marine  et  des  colonies  sous  la 
restauration  eût  dû  être  de  65  millions.  On  l'a  fixé  de  nos  jours, 
avec  la  même  rigueur  d'appréciation,  à  lAO  millions,  18  pour  les 
colonies,  122  pour  la  marine. 


346  BEVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Que  pouvait-on  objecter  aux  raisons  du  ministre?  L'épuisement 
du  pays  et  l'obligation  où  l'on  se  trouvait  de  ménager  ses  finances? 
La  situation  cependant  s'améliorait  chaque  jour.  La  paix  et  l'indus- 
trie développaient  rapidement  les  richesses  naturelles  de  la  France. 
Le  moment  approchait  où  l'extrême  économie,  n'étant  plus  une  né- 
cessité, pouvait  devenir  une  faute.  Ainsi,  lorsqu'il  était  prouvé  jus- 
qu'à l'évidence  que  65  millions  étaient  le  budget  indispensable,  il 
fallait  avoir  l'excuse  d'une  situation  obérée  pour  n'accorder  en  1818 
que  /i3  millions  à  M.  le  comte  Mole,  que  lih  en  1819  à  son  succes- 
seur. Si,  dans  les  années  suivantes,  le  budget  de  la  marine  s'éleva 
successivement  à  47,  à  55  et  jusqu'à  67  millions,  ce  ne  fut  qu'à  la. 
faveur  des  crédits  supplémentaires  arrachés  aux  chambres  par  les 
complications  du  moment.  Des  fonds  furent  votés  pour  les  arme- 
mens  que  nécessita  la  guerre  d'Espagne.  Il  n'en  fut  attribué  ni  à 
l'accroissement  ni  au  renouvellement  de  la  flotte. 

Le  programme  auquel  on  avait  souscrit  n'était  donc  pas  aux  yeux 
des  majorités  parlementaires  un  programme  sérieux,  puisqu'on  re- 
fusait obstinément  au  ministre  les  moyens  de  l'accomplir.  En  effet, 
on  ne  croyait  plus  en  France  à  l'avenir  de  la  marine.  Les  hommes 
d'état  en  avaient  pris  leur  parti.  Ils  répétaient  à  qui  voulait  les  en- 
tendre que  le  prodigieux  développement  de  la  marine  anglaise  de- 
vait nous  interdire  toute  pensée  de  retour  à  la  guerre  d'escadres, 
qu'en  face  d'une  puissance  qui  possédait  cent  trente-cinq  vaisseaux 
et  cent  vingt  frégates,  six  mille  officiers  et  cent  soixante-quatorze 
mille  matelots,  notre  unique  •  ambition  devait  être  de  harceler  le 
commerce  ennemi.  De  petites  divisions  de  frégates  atteindraient 
mieux  ce  but  que  des  escadres  nombreuses,  dont  la  réunion  ne 
nous  préparerait  que  de  nouvelles  catastrophes.  Pour  l'Angleterre, 
la  marine  était  la  vie  même  de  l'état,  le  palladium  des  libertés  pu- 
bliques, le  boulevard  de  l'indépendance  nationale.  Pour  la  France, 
elle  n'était  qu'un  surcroît  de  force,  et,  si  on  l'eût  osé,  on  eût  dit  un 
objet  de  luxe.  C'est  ainsi  que,  contre  100  millions  prélevés  par  l'ar- 
mée de  terre  sur  le  budget  général  de  l'état,  l'ancienne  monarchie 
en  avait  accordé  Zi5  à  la  marine,  l'empire  31,  et  que  la  restauration 
ne  lui  en  attribuait  plus  que  29. 

Ce  découragement  était  exagéré.  La  France  sans  contredit  ne  de- 
vait pas  prétendre  à  devenir  à  la  fois  la  première  des  puissances 
con^tinentales  et  la  première  des  puissances  maritimes  ;  mais  de  très 
bons  esprits  pensaient  encore,  avec  le  général  Foy,  «  que  nous  de- 
vions être  sur  mer  incontestablement  les  premiers  après  ceux  dont  la 
force  maritime  était  sans  égale,  et  qu'à  ceux-là  mêmes  notre  armée 
navale  pouvait  être  redoutable,  comme  la  tête  de  colonne  des  flottes 
des  deux  hémisphères.  »  Si  la  guerre  d'escadres  n'était  plus  pos- 


SOUVENIRS    d'un   MARIN.  3/i7 

sible  dans  une  lutte  où  la  France  se  serait  trouvée  sans  alliés  contre 
l'Angleterre,  c'était  encore  la  seule  guerre  qui  convînt  à  une  coali- 
tion maritime;  c'était  aussi  la  seule  qui  pût  nous  donner  un  avan- 
tage  marqué  sur  les  marines  secondaires.  Ne  préparer  une  marine 
que  pour  la  guerre  de  course,  c'était  donc  engager  l'avenir  et  porter 
la  plus  grave  atteinte  à  la  puissance  nationale.  Un  pareil  efface- 
ment ne  tendait  à  rien  moins  qu'à  nous  rejeter  au  rang  de  la  Prusse 
ou  de  l'Espagne.  Aussi  de  temps  en  temps,  aux  plain-tes  éloquentes 
du  ministre,  à  ses  cris  de  détresse,  répondaient  dans  les  chambres 
quelques  voix  sympathiques.  «  Que  reste- t-il  de  notre  établissement 
naval?  disait  M.  le  comte  Beugnot.  Des  vaisseaux  succombant  sous 
l'effet  d'un  dépérissement  accéléré,  des  monumens  en  ruines,  des 
colonies  abandonnées  à  elles-mêmes  î  » 

Le  dépérissement  du  matériel,  la  mutilation  même  du  corps  des 
officiers,  n'étaient  cependant  que  les  plaies  visibles.  Depuis  cinq 
ans,  suivant  les  paroles  énergiques  du  général  Foy,  ((  notre  marine 
avait  été  promenée  de  désorganisation  en  désorganisation.  )>  Le  10 
mai  1814,  une  ordonnance  du  roi  avait  prescrit  la  dissolution  des 
équipages  de  haut  bord;  le  29  novembre  1815,  les  préfectures  ma- 
ritimes avaient  été  abolies;  le  31  janvier  1816,  les  écoles  navales  de 
Brest  et  de  Toulon  avaient  été  supprimées.  On  avait  ainsi  fait  table 
rase  des  institutions  maritimes  de  l'empire,  sans  nous  rendre  ni  les 
ressources,  ni  la  discipline  sociale,  ni  l'esprit  de  tradition,  auxquels 
l'empire,  instruit  par  ses  revers,  s'était  eftbrcé  de  suppléer.  On  avait 
sacrifié  des  équipages  fortement  organisés  pour  leur  substituer  le  re- 
but des  choix  du  commerce.  On  avait  livré  le  service  des  ports  à  de 
déplorables  conflits.  On  avait  transporté  le  collège  naval  à  Angou- 
lê.me,  sans  avoir  une  seule  raison  sérieuse  à  donner  pour  ce  déplace- 
ment. Il  était  évident  qu'on  n'avait  qu'un  seul  but  :  répudier  comme 
un  legs  désastreux  tout  ce  qui  venait  d'un  autre  régime.  C'était  ce 
courant  d'opinion  passionnée  qu'il  fallait  remonter.  Il  fallait  avoir 
le  courage  de  reconnaître  que  l'empire,  sur  bien  des  points,  avait 
eu  l'esprit  juste,  qu'il  avait  merveilleusement  compris  ce  qu'exi- 
geait une  situation  essentiellement  nouvelle,  et  qu'en  dehors  des 
institutions  maritimes  dont  on  s'était  si  mal  à  propos  hâté  de  se  dé- 
faire, il  n'y  avait  ni  avenir  ni  salut  pour  notr€  établissement  naval. 
Habituer  le  roi  et  les  princes  à  ces  idées  hardies,  y  ramener  douce- 
ment les  gardiens  trop  jaloux  de  la  fortune  publique,  faire  appel 
tour  à  tour  à  la  prudence  poU tique  et  à  l'enthousiasme  populaire, 
arrêter  ainsi,  au  prix  de  mille  efforts,  notre  marine  sur  la  pente  de 
ce  déficit  où  ses  derniers  vaisseaux  eussent  été  s'engloutir,  tel  fut 
pendant  douze  ans  le  rôle  des  ministres  qui  se  transmirent  avec  le 
portefeuille  de  la  marine  une  situation  souvent  désespérée.  Ces  mi- 


ZliS  '  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

nistres,  je  ne  crains  pas  de  le  dire ,  ont  sauvé  la  marine  française. 
Sans  eux,  le  vœu  de  l'Angleterre  se  trouverait  aujourd'hui  accompli. 
Si  jamais  cette  marine,  soustraite  par  leur  énergique  prévoyance  au 
plus  grave  péril  qu'elle  ait  encore  couru,  peut  contribuer  à  la  gloire 
et  à  la  sécurité  de  la  France,  la  reconnaissance  publique  devra  pré- 
server de  l'oubli  les  noms  de  MM.  Portai,  de^  Glermont- Tonnerre, 
Chabrol,  Hyde  de  Neuville  et  d'Haussez. 

II- 

Peu  de  temps  après  ma  promotion  au  grade  de  contre-amiral, 
j'avais  eu  le  malheur  de  perdre  mon  père.  Je  vivais  à  Brest  fort 
retiré,  n'entretenant  de  relations  qu'avec  ma  famille  et  un  petit 
nombre  d'amis  sur  lesquels  je  pouvais  compter.  Bien  que  je  fusse 
loin  d'avoir  à  me  plaindre  moi-même,  il  me  semblait  que  ceux  qui 
avaient  été  moins  heureux  que  moi,  qui  avaient  vu  leur  carrière 
brusquement  arrêtée,  leur  avenir  détruit,  n'en  avaient  que  plus  de 
droits  à  ma  sympathie.  Je  compatissais  à  leurs  peines  sans  m' effrayer 
des  interprétations  qu'on  pourrait  donner  à  mes  démarches  ou  à  mes 
paroles;  mais  je  n'aurais  point  voulu  m' associer  à  des  vœux  qui,  fort 
légitimes  chez  ceux  que  le  nouveau  régime  avait  persécutés,  n'eus- 
sent été  de  ma  part  que  déloyauté  et  ingratitude.  Le  temps  cepen- 
dant ne  pouvait  manquer  de  venir  en  aide  à  la  politique.  Le  calme 
peu  à  peu  rentrait  dans  les  esprits  et  opérait  insensiblement  des  rap- 
prochemens  que  dans  les  premières  années  on  eût  crus  impossibles. 
Le  10  décembre  1818,  le  roi  Louis  XVIII  fit  connaître  aux  chambres 
que  les  armées  étrangères  avaient  complètement  évacué  le  territoire 
français.  Cette  grande  mesure,  que  le  souverain  appelait  non  sans 
raison  la  libération  de  la  patrie,  ne  devait  plus  laisser  dans  tous  les 
cœurs  honnêtes  que  le  désir  d'effacer  par  l'union  et  la  concorde  jus- 
qu'au dernier  souvenir  de  nos  humiliations  et  de  nos  malheurs. 

Ce  fut  sous  ces  heureux  auspices  que  M.  le  baron  Portai  entra  au 
ministère.  Sans  me  connaître,  sans  que  j'eusse  en  aucune  façon  pro- 
voqué sa  bienveillance,  il  me  confia  le  commandement  en  chef  des 
forces  navales  françaises  dans  la  Méditerranée.  Je  me  rendis  aus- 
sitôt à  Paris,  et  de  là  à  Toulon,  où  j'arborai  mon  pavillon  sur  le  vais- 
seau le  Centaure.  Le  court  séjour  que  je  fis  à  Paris  fut  employé  à 
recevoir  du  ministre  de  la  marine  et  du  ministre  des  affaires  étran- 
gères les  instructions  relatives  à  l'importante  mission  qui  allait  m' être 
confiée  en  qualité  de  commissaire  du  roi  auprès  des  régences  barba- 
resques.  Le  gouvernement  britannique  avait  désigné  de  son  côté, 
pour  remplir  les  mêmes  fonctions,  le  contre-amiral  Freemantle,  qui 
commandait  les  forces  navales  de  l'Angleterre  dans  la  Méditerra- 


SOUVENIRS   d'un   MARIN.  349 

née.  Nous  devions  agir  de  concert.  Notre  mission  avait  été  décidée 
dans  le  congrès  des  puissances  européennes  assemblé  à  Aix-la-Cha- 
pelle. La  France  et  l'Angleterre  étaient  chargées  de  sommer,  au 
nom  de  l'Europe,  les  régences  d'Alger,  de  Tunis  et  de  Tripoli  de  re- 
noncer à  leurs  habitudes  invétérées  de  piraterie.  Les  deux  com- 
missaires devaient  se  rejoindre  à  Mahon,  et  l'époque  de  leur  réu- 
nion fut  fixée  au  28  juillet  1819. 

A  mon  arrivée  à  Toulon,  le  19  juin,  le  vaisseau  le  Centaure  venait 
d'être  traîné  en  rade  avec  les  ouvriers,  qui  devaient  compléter  ses 
installations  et  achever  son  armement.  Tout  était  encore  sur  ce  vais- 
seau, jeté  précipitamment  hors  du  port,  dans  un  désordre  et  une 
confusion  inexprimables.  Rien  ne  s'oublie  plus  vite  que  la  manière 
dont  on  doit  s'y  prendre  pour  armer  méthodiquement  des  vaisseaux. 
Que  la  jeune  marine  d'aujourd'hui,  si  fière  de  l'ordre  qui  préside 
à  ses  armemens,  les  suspende  pendant  cinq  ou  six  ans,  et  elle  se 
trouvera  tout  aussi  empruntée  que  l'était  en  1819  la  division  navale 
que  j'avais  pour  tâche  de  ramener  tout  à  coup  à  des  habitudes  per- 
dues et  à  des  traditions  effacées.  Le  Centaure  n'avait  été  doté  d'au- 
cun des  perfectionnemens  que  l'expérience  avait  déjà  fait  adopter 
dans  les  dernières  années  de  l'empire  sur  la  plupart  des  bâtimens 
de  notre  marine.  La  moitié  des  hamacs  ne  pouvait  prendre  place 
dans  les  bastingages  et  errait  au  hasard  dans  l' entre-pont.  L'eau  des 
ponts  supérieurs  ne  trouvait  d'écoulement  à  l'extérieur  que  par  la 
batterie  basse,  entretenue  ainsi  dans  un  état  d'humidité  continuel; 
des  panneaux  étroits  et  mal  distribués  ne  laissaient  pénétrer  dans 
l'intérieur  du  navire  qu'un  air  avare  et  un  jour  insuffisant. 

L'équipage  se  formait  lentement  :  les  matelots,  levés  dans  les 
quartiers  de  l'inscription  maritime,  arrivaient  à  bord  l'un  après 
l'autre,  encore  vêtus  de  costumes  étranges  et  dans  une  ignorance 
complète  des  moindres  usages  d'un  bâtiment  de  guerre.  La  plupart 
avaient  vécu  jusque-là  du  petit  cabotage  ou  de  la  pêche.  Ils  n'a- 
vaient jamais  navigué  de  nuit  ou  sur  un  bâtiment  à  voiles'carrées, 
et  se  trouvaient  fort  étonnés  de  leur  nouvelle  demeure.  Aussi  sem- 
blaient-ils considérer  avec  une  sorte  de  curiosité  craintive  tout  cet 
attirail  militaire  dont  ils  ne  comprenaient  pas  bien  l'emploi,  et  dont 
assurément  aucun  d'eux  n'eut  osé  se  servir.  On  sentait  cependant 
qu'il  y  avait  dans  ces  hommes,  pour  la  plupart  habitués  à  la  mer, 
l'étoffe  de  bons  marins;  mais  c'eût  été  se  faire  une  singulière  illu- 
sion que  de  s'imaginer  qu'ils  l'étaient  déjà. 

Quelle  différence  avec  ces  vaillans  équipages  de  haut  bord  qu'oit 
avait  si  imprudemment  licenciés!  Ceux-là  n'étaient  étrangers  à  au- 
cune des  manœuvres  d'un  navire  de  guerre.  Moins  bien  amarinés 
sans  doute  que  les  équipages  anglais,  ils  étaient  peut-être  mieux 
que  ces  derniers  exercés  aux  mouvemens  qui  exigent  de  l'ensemble 


550  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

et  de  la  méthode.  Quand  nos  escadres  eurent  cessé  de  tenir  la  mer, 
les  flottes  britanniques  devinrent  moins  actives  et  ne  se  préparèrent 
plus  avec  la  même  ardeur  au  combat.  Vers  la  fm  de  la  dernière 
guerre,  la  plupart  des  vaisseaux  de  ligne  anglais  mettaient  près  de 
douze  heures  pour  changer  un  mât  de  hune;  nos  vaisseaux  de  1813 
exécutaient  cette  manœuvre  en  trente -cinq  minutes.  Fallait -il  s'en 
étonner?  Nous  croyions  avoir  tout  à  apprendre;  les  Anglais  s'ima- 
ginaient tout  savoir.  Leur  flotte  de  la  Méditerranée,  retirée  pendant 
six  mois  sur  douze  à  Minorque,  jugeait  inutile  de  se  livrer  à  aucun, 
exercice  ;  elle  restait  au  mouillage,  les  voiles  déverguées,  gréant  à 
peine  une  fois  par  mois  ses  perroquets  de  peur  d'en  user  les  drisses, 
et  se  contentant  de  recevoir  chaque  jour,  par  ses  éclaireurs  éche- 
lonnés jusqu'à  Toulon,  des  nouvelles  de  notre  escadre.  Tout  était 
bien  changé  depuis  cette  époque.  Les  Anglais  avaient  encore  leurs 
admirables  matelots;  nous  n'avions  plus  les  institutions  qui  pouvaient 
jusqu'à  un  certain  point  suppléer  à  l'inexpérience  des  nôtres. 

Le  commandement  du  Centaure  avait  été  confié  par  le  ministre  à 
de  si  bonnes  mains,  que  je  m'inquiétai  peu  du  spectacle  que  pré- 
sentait ce  vaisseau  la  première  fois  que  je  le  visitai.  J'avais,  sous  la  ré- 
publique, entrepris  plus  d'une  campagne  dans  de  pires  conditions, 
et  la  mer  n'était  plus,  comme  alors,  couverte  de  vaisseaux  enne- 
mis. Les  ofliciers  qui  formaient  l' état-major  du  Centaure  n'avaient 
pas  tous  une  égale  habitude  de  la  navigation;  c'était  une  consé- 
quence inévitable  du  malheur  des  temps.  Ofliciers  et  matelots,  cha- 
cun avait  dû  faire  en  majeure  partie  son  apprentissage  dans  les 
rades.  La  campagne  de  l'amiral  Ganteaume  à  Gorfou  avait  été  dans 
la  Méditerranée  le  tour  du  monde  de  bien  des  gens;  mais  des 
hommes  intelligens  et  animés  du  désir  de  bien  faire  s'instruisent  à 
tout  âge.  Il  ne  leur  faut  qu'une  bonne  école  et  un  bon  maître.  Le 
maître  était  trouvé  :  c'était  le  brave  et  habile  capitaine  du  Cen- 
taure-^ l'école,  ce  serait  la  mer  avec  ses  leçons  de  tous  les  jours  et 
de  toutes  les  heures. 

Le  14  juillet  1819,  je  reçus  les  dernières  instructions  du  ministre 
des  aflàires  étrangères.  Nos  travaux  n'étaient  point  complètement 
achevés;  il  ne  me  fut  possible  de  partir  pour  Mahon  que  le  21,  et 
encore  dans  un  très  grand  désordre.  La  Renommée  s'était  rangée  sous 
mon  pavillon.  J'adressai  au  capitaine  de  cette  frégate  des  instruc- 
tions sur  ce  qu'il  aurait  à  faire  pour  éviter  une  séparation  ou  pour 
me  rejoindre,  si  cette  séparation  avait  lieu  pendant  le  court  trajet 
que  nous  allions  entreprendre.  G'est  une  précaution  que  je  n'ai  ja- 
mais oubliée  et  que  je  recommande  en  paix  aussi  bien  qu'en  guerre 
à  tous  les  chefs  d'escadre.  Le  soir  même,  les  vents,  à  la  suite  d'un 
orage,  passèrent  au  nord -ouest.  Tout  annonçait  un  beau  temps. 
J'en  profitai  pour  mettre  sous  voilée;  à  deux  heures  du  matin,  nous 


SOUVENIRS  d'un  MARIN.  351 

venions  à  peine  de  doubler  le  cap  Sepet,  que  la  mer  devint  excessi- 
vement grosse,  et  qu'un  coup  de  vent  des  plus  violens  se  déclara. 
Pendant  les  deux  jours  que  dura  cette  tempête,  j'éprouvai  les  plus 
vives  inquiétudes  sur  la  solidité  de  notre  mâture.  Notre  gréement 
était  neuf.  Malgré  la  précaution  que  nous  avions  prise  avant  le  dé- 
part de  le  raidir  peu  à  peu  tous  les  jours,  il  avait  tellement  allongé 
que  les  mâts  se  trouvaient  à  peu  près  abandonnés  à  eux-mêmes. 
Nous  naviguions  sous  le  petit  hunier,  avec  tous  les  ris  pris;  les 
mouvemens  de  roulis  étaient  si  brusques,  qu'il  était  fort  difficile 
de  se  tenir  sur  le  pont.  Des  six  cent  trente-cinq  hommes  qui  com- 
posaient notre  équipage,  quatre-vingts  à  peine  se  montrèrent  insen- 
sibles au  mal  de  mer.  C'étaient  les  seuls  dont  on  pût  attendre  quel- 
ques services.  Aussi,  lorsque  le  coup  de  vent  éclata,  ce  ne  fut 
qu'après  plusieurs  heures  de  travail  que  nous  pûmes  parvenir  à 
serrer  nos  voiles.  Quoique  neuf,  le  vaisseau  avait  néanmoins  souf- 
fert. Il  faisait  de  l'eau ,  et  toutes  ses  cloisons,  ainsi  que  sa  menui- 
serie, avaient  été  démontées.  Quant  au  dommage  éprouvé  par  la 
mâture,  il  n'était  pas  sans  gravité.  La  grand' vergue  et  la  vergue 
de  grand  hunier  étaient  craquées;  les  mâts  heureusement  étaient 
sans  avarie.  Nous  avions  été  traités  comme  la  flotte  de  Villeneuve  à 
sa  première  sortie  de  Toulon,  et,  comme  cette  flotte,  nous  le  méri- 
tions, car  c'est  folie  d'aller  affronter  les  tempêtes  sans  s'être  pré- 
paré à  les  recevoir. 

Le  22  juillet,  nous  étions  en  vue  de  Minorque,  à  la  distance  de 
sept  ou  huit  lieues.  Je  restai  dans  cette  position  jusqu'au  27,  afin 
d'organiser  un  peu  notre  équipage.  Les  exercices  auxquels  nous 
nous  livrâmes  me  prouvèrent  que  nos  gens  étaient  animés  de  la 
meilleure  volonté;  mais  je  vis  avec  regret  qu'ils  avaient  tout  à  ap- 
prendre. En  entrant  dans  Mahon,  je  m'étonnai  de  ne  point  y  trou- 
ver le  vaisseau  le  Roche  fort ,  que  montait  le  contre-amiral  anglais. 
On  m'apprit  que  ce  bâtiment  était  à  Païenne  le  17  juillet,  qu'il  avait 
dû  en  partir  pour  se  rendre  à  Milazzo  :  on  ne  l'attendait  pas  à  Minor- 
que. Ces  renseignemens  me  firent  craindre  que  les  .ordres  du  gou- 
vernement britannique  ne  fussent  pas  encore  parvenus  à  l'amiral 
anglais,  ou  bien  que  le  vaisseau  le  Roche  fort  n'eût  éprouvé  le  même 
coup  de  vent  que  nous,  et  que,  moins  heureux  que  le  Centaure^  il 
n'eût  fait  des  avaries  assez  considérables  pour  l'obliger  à  relâcher. 
J'aurais  dû  songer  que  ce  qui  est  un  ouragan  pour  un  vaisseau 
mal  équipé  est  à  peine  un  coup  de  vent  pour  celui  qui  compte  déjà 
plusieurs  années  d'armement. 

Je  trouvai  au  mouillage  de  Mahon  plusieurs  navires  de  guerre 
étrangers  :  un  vaisseau  espagnol,  un  vaisseau  américain,  une  fré- 
gate sarde  et  une  corvette  hollandaise.  Tout  était  nouveau  pour  nos 
regards,  habitués  à  ne  contempler  que  des  navires  français.  Je  vi- 


352  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sitai  quelqiies-uns  de  ces  bâtimens  dans  le  plus  grand  détail,  et  je 
n*eus  pas  de  peine  à  reconnaître  combien  l'isolement  dans  lequel 
nous  avions  vécu  pendant  vingt  ans   nous  avait  laissés  en  ar- 
rière. Le  vaisseau  espagnol  venait  de  La  Havane.  Il  avait  été  dirigé 
sur  Mahon  pour  y  subir  une  longue  quarantaine.  La  mauvaise  tenue 
de  ce  bâtiment  ne  justifiait  que  trop  les  scrupules  de  la  commission 
sanitaire.  Un  extérieur  aussi  sale  et  aussi  délabré  ne  pouvait  don- 
ner qu'une  mauvaise  idée  de  la  santé  dé  l'équipage.  Il  n'en  était 
pas  de  même  de  la  frégate  sarde.  Construite  à  Gênes  par  nos  ingé- 
nieurs, elle  avait  la  plus  belle  apparence.  Elle  reprit  la  mer  peu  de 
temps  après  notre  arrivée,  et  je  n'eus  point  l'occasion  de  m' assurer 
si  cette  bonne  mine   n'était  pas  trompeuse.   Lorsqu'elle  passa  à 
poupe  du  Centaure j  elle  nous  salua  du  pavillon.  Nous  remarquâmes 
<jue  tous  les  commandemens  se  faisaient  en  français  et  qu'ils  étaient 
exécutés  avec  beaucoup  de  célérité.  La  corvette  hollandaise  offrait, 
sous  tous  les  rapports,  une  tenue  remarquable.  Avant  même  de  pé- 
nétrer à  bord,  on  reconnaissait  un  bâtiment  habité  par  une  race  soi- 
gneuse, pour  laquelle  la  propreté  est  moins  une  affaire  de  discipline 
que  d'habitude.  Les  peuples  rnéridionaux  sont  de  véritables  artistes; 
ils  en  ont,  la  plupart  du  temps,  les  allures  négligées;  les  vertus  ma- 
ritimes, l'ordre,  le  silence,  la  patience,  la  régularité,  ne  sont  point 
dans  leurs  instincts.  Ils  peuvent  cependant  se  plier  aux  exigences 
d'un  seiTice  qui  leur  est  presque  toujours  antipathique;  mais  c'est 
comme  l'arc  courbé  par  une  main  puissante,  qui  se  redresse  dès 
qu'on  l'abandonne  à  lui-même. 

Le  bâtiment  qui  devait  plus  qu'aucun  autre  attirer  mon  attention 
était  le  vaisseau  américain.  Nous  étions  encore  sous  l'impression  des 
étonnans  succès  obtenus  par  la  marine  des  États-Unis  dans  les  deux 
années  de  guerre  qu'elle  avait  soutenue  contre  l'Angleterre.  Il  me 
suffit  de  visiter  le  vaisseau  que  j'avais  sous  les  yeux  pour  avoir  le 
«ecret  de  ces  triomphes.  Le  Franklin  était  un  vaisseau  à  deux  ponts 
construit  dans  des  dimensions  et  armé  avec  un  soin  qui  lui  eussent 
permis  de  se  mesurer  sans  trop  de  désavantage  avec  un  vaisseau  à 
trois  ponts.  En  introduisant  dans  les  rangs  de  sa  flotte  des  vaisseaux 
de  ligne,  le  congrès  américain  n'avait  pas  voulu  que  ces  bâtimens 
pussent  compromettre  la  gloire  acquise  par  les  frégates  de  l'Union. 
Les  frégates  avaient  été  des  vaisseaux  déguisés;  les  vaisseaux,  à  leur 
tour,  cachèrent  sous  leurs  deux  batteries  la  force  effective  d'un  trois- 
ponts  anglais.  Tout  ce  que  l'industrie  d'un  peuple  opulent  et  ingé- 
nieux avait  pu  imaginer  pour  accroître  la  valeur  militaire  d'un  pa- 
reil bâtiment  se  trouvait  réuni  à  bord  du  Franklin.  On  s'était 
proposé  de  faire  du  premier  vaisseau  qui  devait  porter  le  pavillon 
étoile  un  navire  sans  égal,  la  plus  haute  expression  de  l'art  mari- 
time à  cette  époque.  Cependant  la  construction  d'un  vaisseau  exige 


SOUVENIRS    D*UN    MARIN.  353 

une  précision  dans  les  calculs  qui  n'est  pas  toujours  à  la  portée 
d'un  constructeur  de  frégates.  Le  Franklin ^  mis  en  mer,  s'était 
trouvé  surchargé.  Sa  batterie  basse  avait  à  peine  quatre  pieds  au- 
dessus  du  niveau  de  la  mer.  Si  ce  magnifique  navire  avait  eu  à 
combattre  avec  un  vent  frais,  il  n'eût  pu  se  servir  de  toute  son  ar- 
tillerie. Ce  grave  inconvénient  ne  me  semblait  point  complètement 
racheté  par  d'excellentes  dispositions  intérieures.  Il  l'était  encore 
moins  par  un  luxe  de  détail  et  de  propreté  que  je  jugeais  à  bon  droit 
superflu.  On  n'avait  employé  pour  les  ponts  que  des  bois  choisis; 
les  bordages  étaient  sans  un  nœud,  tous  d'égale  largeur  et  assem- 
blés de  manière  à  n'offrir  entre  eux  que  des  coutures  excessivement 
étroites.  Ce  parquet  si  net  et  si  uni  me  paraissait  trop  beau  pour 
qu'on  ne  craignît  point  un  peu  d'y  faire  rouler  des  canons.  Aussi 
étais-je  tenté  de  croire  que  l'instruction  militaire  de  l'équipage  pou- 
vait bien  être  sacrifiée  parfois  au  désir  de  maintenir  dans  toute  sa 
fraîcheur  et  dans  tout  son  lustre  ce  noble  échantillon  de  la  marine 
américaine.  Rien  ne  se  ressemblait  moins  que  les  emménagemens 
de  ce  bâtiment  et  les  nôtres.  Sur  le  Franklin^  le  charpentage  était 
de  la  menuiserie,  la  menuiserie  un  véritable  travail  d'ébéniste.  L'air 
circulait  partout;  les  embarcations,  au  lieu  d'encombrer  la  batte- 
'  rie  haute,  reposaient  sur  le  pont  supérieur  ou  étaient  suspendues  à 

des  arcs-boutans  extérieurs.  L'entre-pont  était  éclairé  par  de  nom- 
breux verres  lenticulaires,  et  n'offrait  pas  ces  épaisses  ténèbres  qui 
en  faisaient  chez  nous  un  asile  propice  aux  malfaiteurs.  La  pro- 
preté des  cuisines,  placées  en  avant  du  mât  de  misaine,  excita 
surtout  mon  admiration.  Une  large  cheminée,  un  vaste  panneau 
s' ouvrant  sur  le  pont,  facilitaient  l'écoulement  de  la  fumée,  et  les 
alentours  n'étaient  pas,  comme  à  bord  du  Centaure,  constamment 
noircis  par  la  suie.  Entre  les  pièces  d'artillerie  étaient  suspendues 
des  tables  où  pouvaient  s'asseoir  huit  ou  dix  personnes.  Sur  chacune 
de  ces  tables,  on  voyait,  symétriquement  rangés,  une  gamelle,  un 
bidon  aux  cercles  polis  et  brillans,  un  gobelet  de  ferblanc  et  une 
bible. 

Le  Franklin  portait  cent  bouches  à  feu,  des  canons  de  32  dans 
ses  batteries,  des  caronades  du  même  calibre  sur  son  pont.  Outre 
les  gargoussiers  ordinaires,  de  grandes  boîtes  en  plomb  accrochées 

^à  la  muraille  contenaient  pour  chaque  pièce  quatre  gargousses.  Les 
canonniers  avaient  ainsi  sous  la  main  dix  coups  à  tirer  avant  d'avoir 
besoin  de  recourir  à  la  soute  aux  poudres,  avantage  inestimable,  si 
l'on  songe  qu'à  part  i^n  approvisionnement  peu  considérable,  nous 
avions  encore  l'habitude  de  remplir  nos  gargousses  pendant  le  com- 
bat, au  fur  et  à  mesure  des  consommations.  Il  est  inutile  que  je 
m'étende  sur  la  composition  de  l'équipage  qui  montait  le  Franklin, 
TOME  XXY.  23 


354  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

On  sait  que  les  Américains  n'hésitaient  pas  alors  à  choisir  leurs  ma- 
telots parmi  les  meilleurs  de  toutes  les  nations.  Ils  les  attiraient 
par  une  solde  très  élevée  et  les  maintenaient  dans  le  devoir  par  une 
discipline  excessivement  sévère.  Jamais  équipage  ne  m'avait  pré- 
senté l'aspect  de  vigueur,  de  santé,  de  bien-être  qu'offrait  cette  réu- 
nion de  matelots  d'élite  avec  leurs  poitrines  nues,  leur  grand  collet 
de  chem-ise  retombant  sur  une  veste  de  drap  bleu,  et  leurs  larges 
pantalons  sans  bretelles  serrés  à  la  ceinture. 

J'avais  hâte  de  comparer  le  vaisseau  le  Rochefort  à  ce  navire  si 
supérieur  aux  nôtres.  Je  me  demandais  si  cette  nouvelle  visite  ne 
me  réconcilierait  pas  un  peu  avec  nos  armemens,  et  n'aurait  point 
pour  résultat  de  me  faire  considérer  le  Franklin  comme  un  type 
exceptionnel,  bon  tout  au'  plus  pour  une  marine  peu  nombreuse, 
mais  que  les  grands  états  maritimes  devaient,  par  une  sage  écono- 
mie, s'abstenir  d'imiter.  Le  Rochefort  arriva  le  31  août  à  Mahon, 
accompagné  d'une  frégate  et  de  quelques  bâtimens  légers.  Ce  vais- 
seau s'était  dirigé  sur  Toulon  afin  de  hâter  notre  réunion.  Ne  m'y 
trouvant  point,  il  était  revenu  sur  ses  pas.  J'étais  peu  tenté  de  me 
plaindre  de  ce  contre-temps ,  car  si  l'amiral  Freemantle  fût  arrivé 
plus  tôt  au  rendez-vous,  il  aurait  trouvé  le  Centaure  dans  un  état 
qui  eût  été  bien  loin  de  flatter  mon  amour-propre.  Grâce  au  retard 
qu'avait  éprouvé  notre  jonction,  j'avais  pu  me  reconnaître  un  peu 
dans  notre  affreux  chaos,  et  j'avais  mis  ce  délai  à  profit  pour  exercer 
nos  hommes,  qui,  mis  en  présence  de  navires  étrangers,  faisaient 
chaque  jour  de  sensibles  progrès.  Il  n'est  pas  de  marins  plus  prompts 
que  les  nôtres  à  subir  la  noble  influence  de  l'émulation.  C'est  un 
sang  généreux  que  toute  occasion  de  lutte  excite.  Rebelle  aux  exhor- 
tations, il  lui  faut  pour  s'échauffer  les  regards  de  la  foule.  Le  moin- 
dre novice  sur  nos  bâtimens  est  aussi  sensible  que  l'officier  au  point 
d'honneur. 

Le  Rochefort  avait  été  construit  en  Angleterre  par  un  ingénieur 
français,  M.  Baralier.  C'était  un  vaisseau  de  80,  dont  la  carène  re- 
produisait fidèlement  les  formes  des  beaux  vaisseaux  de  M.  Sané, 
mais  dont  les  parties  hautes  avaient  été  avantageusement  modifiées. 
La  batterie  basse  du  Rochefort  n'était  pas  à  demi  submergée  comme 
celle  du  Franklin.  Quant  aux  installations  intérieures,  la  plupart  de 
celles  qui  m'avaient  frappé  à  bord  du  vaisseau  américain  se  retrou- 
vaient à  bord  du  vaisseau  anglais.  Je  dirai  même  que  plusieurs  des 
dispositions  adoptées  à  bord  de  ce  dernier  bâtiment  me  semblèrent 
beaucoup  plus  militaires.  On  reconnaissait  dans  l'organisation  du 
vaisseau  le  Rochefort  l'austère  simplicité  de  la  vieille  marine  de 
guerre,  dans  celle  du  Franklin  l'ambitieuse  fantaisie  du  novateur. 
On  comprenait,  en  examinant  de  près  les  installations  du  Roche- 


SOUVENIRS   D*UN   MARIN.  355 

fortj  que  les  véritables  progrès  ne  se  réalisent  qu'à  la  mer,  que  dans 
les  rades  les  observations  n'ont  qu'un  champ  nécessairement  limité, 
et  qu'il  est  sur  ces  eaux  tranquilles  des  améliorations  qu'on  ne  dé- 
couvrira jamais  parce  qu'on  n'en  sentira  jamais  le  besoin.  Le  vais- 
seau de  l'amiral  Freemantle  était,  à  très  peu  de  chose  près,  ce  qu'ont 
été  en  18ZiO  nos  meilleurs  vaisseaux  de  ligne.  Que  dire  de  celui  qui 
portait  mon  pavillon?  Avec  son  lest  en  pierres,  ses  câbles  de  chan- 
vre séchant  dans  les  batteries  ou  pourrissant  dans  la  cale,  ses  ton- 
neaux de  bois  d'où  l'eau  ne  sortait  que  corrompue  et  exhalant  une 
odeur  infecte,  ses  longs  mâts  de  hune  chancelant  sous  une  voile  dé- 
mesurée, ses  mâts  de  perroquet  surmontés  du  mâtereau  tremblant 
sur  lequel  se  hissait  la  vergue  de  cacatois;  avec  son  pont  coupé  d'un 
gaillard  à  l'autre,  son  avant  ouvert  à  la  vague,  sa  poulaine  au  ni- 
veau de  la  deuxième  batterie,  son  monstre  mythologique  à  cheval 
sur  l'extrémité  de  la  guibre,  le  Centaure  ressemblait  un  peu  à  une 
marine  de  Joseph  Yernet.  Tout  cela  nous  avait  paru  beau  autrefois, 
essentiellement  marin  et  d'un  type  achevé  ;  mais  cette  infatuation 
commençait  à  se  dissiper.  La  fréquentation  des  marines  étrangères 
devait  insensiblement  nous  dessiller  les  yeux,  et  nul  doute  que  si  nous 
n'eussions  eu  à  lutter  contre  la  routine  aveugle  des  ports,  notre 
marine  n'eût  point  attendu  si  longtemps  les  progrès  que  les  offi- 
ciers revenant  de  la  mer  lui  ont  fait  accomplir. 

III. 

L'histoire  ne  présente  peut-être  pas  d'autre  exemple  de  nations 
voisines  devenues  aussi  complètement  étrangères  l'une  à  l'autre  que 
l'étaient  les  deux  nations  riveraines  de  la  Manche,  quand  la  paix  de 
1815  les  mit  de  nouveau  en  contact.  J'éprouvais  toute  autre  chose 
que  de  la  sympathie  pour  un  peuple  que  je  considérais  comme  l'en- 
nemi naturel  et  invétéré  de  la  France.  Cependant  je  ne  pouvais  me 
défendre  d'un  certain  mouvement  de  curiosité  en  songeant  que  j'al- 
lais, par  la  force  des  choses  et  par  la  nature  même  de  ma  mission, 
être  appelé  à  vivre  en  quelque  sorte  dans  l'intimité  de  gens  pour 
lesquels  je  n'avais  jusqu'alors  professé  que  les  sentimens  communs 
à  tous  mes  frères  d'armes.  Ce  n'était  rien  que  d'avoir  étudié  jusque 
dans  ses  moindres  détails  l'intérieur  d'un  navire  anglais,  d'avoir  vu 
de  près  ces  installations  et  ces  habitudes  si  différentes  des  nôtres; 
il  me  restait  à  connaître  un  vieux  compagnon  de  Nelson,  à  tendre 
la  main  à  un  homme  qui  avait  combattu  pendant  plus  de  vingt  ans 
contre  nous,  qui  avait  commandé  un  vaisseau  à  Trafalgar  et  qui  pou- 
vait avoir  gardé  autant  d'orgueil  de  ses  victoires  que  j'avais  conservé 
de  ressentiment  de  nos  défaites. 

Dès  que  le  Rochefort  eut  jeté  l'ancre  dans  le  port  de  Mahon,  sa- 


356  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

chant  qu'il  devait  être  soumis  à  une  quarantaine  de  quatre  jours ^ 
j'envoyai  un  officier  complimenter  l'amiral  sur  son  arrivée  et  lui 
demander  une  entrevue  au  lazaret.  Le  contre -amiral  Freemantle 
venait  d'être  nommé  vice-amiral,  et  je  craignais  que  la  supériorité 
de  son  grade  ne  lui  donnât  des  prétentions  que  je  me  sentais  peu 
disposé  à  reconnaître  ;  mais  sa  politesse  et  sa  condescendance  à  mes 
moindres  avis  dissipèrent  promptement  mes  appréhensions.  L'ami- 
ral Freemantle  s'exprimait  avec  facilité  en  français.  11  sut  mettre 
tant  de  naturel  et  de  bienveillance  dans  ce  premier  entretien,  qu'en 
dépit  de  mes  résolutions,  ma  raideur  n'y  put  tenir.  Je  me  sentis  in- 
vinciblement gagné  par  cette  bonhomie  sans  affectation,  qui  n'ex- 
cluait ni  la  retenue  ni  la  dignité.  Ma  conscience,  je  ne  le  dissimule 
pas,  se  révoltait  bien  un  peu  contre  cette  sympathie  si  subite.  Mal- 
gré l'attrait  auquel  je  me  laissais  insensiblement  entraîner,  je  mar- 
chandais encore  en  secret  ma  confiance.  En  attendant,  je  me  promis 
de  ne  pas  me  trouver  en  reste  de  bons  procédés  avec  un  amiral  si 
courtois.  Notre  réunion  au  lazaret  ne  nous  permettant  pas  de  nous 
expliquer  avec  tout  le  secret  désirable,  je  me  décidai  à  me  mettre 
spontanément  en  quarantaine,  et  j'acceptai  le  dîner  qui  me  fut  offert 
à  bord  du  Roche  fort.  Nous  convînmes  d'ailleurs  qu'aussitôt  après  le 
repas  nous  mettrions  sous  voiles.  En  effet,  le  soir  même,  nous  quit- 
tâmes le  port  de  Mahon  et  fîmes  route  pour  la  rade  d'Alger,  où  nous 
mouillâmes  le  3  septembre  1819. 

Lorsque  nous  parûmes  dans  la  baie,  les  batteries  du  port  saluè- 
rent successivement  le  pavillon  français  et  le  pavillon  anglais  de 
vingt  et  un  coups  de  canon.  Nous  rendîmes  immédiatement  ces  sa- 
luts,  et  à  peine  l'ancre  fut-elle  au  fond  que  nous  reçûmes  la  visite 
de  nos  consuls.  Après  avoir  conféré  avec  ces  deux  agens  de  l'objet  de 
notre  mission,  nous  arrêtâmes,  l'amiral  Freemantle  et  moi,  que  nous 
ferions  demander  pour  le  lendemain  une  audience  au  dey.  Son  altesse 
s'empressa  d'accéder  à  cette  demande,  mais  elle  signifia  aux  consuls 
que  nous  ne  pourrions  être  accompagnés  de  plus  de  deux  officiers. 
3e  désignai  mon  capitaine  de  pavillon  et  mon  chef  d'état-major;  l'a- 
miral anglais  fit  de  son  côté  un  choix  à  peu  près  semblable.  Nous 
nous  rendîmes  d'abord,  chacun  de  notre  côté,  chez  nos  consuls  res- 
pectifs, où  nous  attendaient  des  chevaux.  De  là,  ainsi  que  nous  en 
étions  convenus,  nous  nous  dirigeâmes  vers  la  porte  de  la  Kas- 
bah,  séjour  habituel  du  dey  Hussein.  On  ne  parvenait  à  cette  forte- 
resse, qui  domine  la  ville,  qu'en  gravissant  des  rues  fort  étroites 
et  des  pentes  excessivement  rapides.  Une  garde  nombreuse,  armée 
de  longs  bâtons,  se  tenait  rangée  à  l'entrée  du  palais;  elle  ne  per- 
mettait tfen  approcher  que  chapeau  bas,  et  avec  toutes  les  appa- 
rences du  respect.  Avant  d'arriver  devant  cette  farouche  demeure, 
les  consuls  nous  firent  mettre  pied  à  terre.  Un  guide  nous  intro- 


I 


SOUVENIRS    d'un   MARIN.  357 

duisit  dans  une  longue  galerie,  sur  laquelle  s'ouvrait  un  apparte- 
ment de  moyenne  grandeur.  C'était  à  la  porte  de  ce  salon  que  nous 
attendait  le  dey  d'Alger.  Nos  pieds  de  giaours  auraient  sans  doute 
souillé  le  somptueux  tapis  que  l'étiquette  nous  défendait  de  fouler. 
Son  altesse  était  assise  dans  un  grand  fauteuil  doré,  qui  bien  certai- 
nement avait  jadis  appartenu  à  une  église  :  le  dossier  portait  encore 
une  colombe  sculptée.  Selon  l'usage  turc,  on  nous  présenta  sur  des 
plateaux  des  tasses  de  café.  Seul,  j'avais  remercié.  Le  dey  me  fit 
demander  en  souriant  si  je  craignais  d'être  empoisonné.  Je  ne  pus 
m' empêcher  à  mon  tour  de  sourire  de  la  question,  et  j'y  répondis 
en  avalant  le  liquide  pâteux  que  contenait  la  tasse  qui  m'avait  été 
offerte.' L'amiral  Freemantle  avait  voulu  que  je  portasse  le  premier 
la  parole  à  Alger  :  il  devait  la  prendre  à  Tunis;  à  Tripoli,  la  priorité 
me  serait  encore  dévolue.  Le  consul  de  France,  qui  parlait  la  langue 
turque  comme  sa  langue  maternelle,  voulut  bien  se  charger  de  me 
servir  d'interprète;  mais,  afm  que  nos  notifications  fussent  par- 
faitement comprises,  je  remis  en  même  temps  au  dey  la  traduction 
écrite  que  j'en  avais  fait  faire. 

«  Prince  (disions-nous  à  ce  chef  d'une  insolente  milice),  les  puissances  de 
l'Europe,  qui  se  sont  réunies  l'année  dernière  à  Aix-la-Chapelle,  ont  déféré 
à  la  France  et  à  la  Grande-Bretagne  le  soin  de  faire  des  représentations  sé- 
rieuses aux  régences  barbaresques  sur  la  nécessité  de  mettre  un  terme  aux 
déprédations  et  aux  violences  exercées  par  leurs  bâtimens.  Nous  venons,  au 
nom  de  sa  majesté  le  roi  de  France  et  de  Navarre,  de  sa  majesté  le  roi  du 
royaume-uni  de  la  Grande-Bretagne  et  de  l'Irlande,  vous  notifier  les  dispo- 
sitions des  gouvernemens  de  l'Europe.  Ces  gouvernemens  sont  irrévocable- 
ment décidés  à  faire  cesser  un  système  de  piraterie  qui  n'est  pas  seulement 
contraire  aux  intérêts  de  tous  les  états,  mais  qui  tend  encore  à  détruire 
tout  espoir  de  prospérité  chez  ceux  qui  le  mettent  en  pratique.  Si  les  ré- 
gences barbaresques  persistaient  dans  un  pareil  système,  elles  provoque- 
raient contre  elles  une  ligue  générale,  et  elles  doivent  considérer,  avant 
qu'il  soit  trop  tard ,  que  l'effet  d'une  telle  ligue  pourrait  mettre  en  danger 
leur  existence  même. 

«  Veuillez  donc  bien ,  prince ,  nous  donner  les  assurances  que  leurs  ma- 
jestés les  rois  de  France  et  de  la  Grande-Bretagne  attendent  de  vous ,  et 
qu'elles  sont  impatientes  de  transmettre  à  leurs  alliés,  sur  un  objet  qu'elles 
ont  profondément  à  cœur;  mais  dans  une  circonstance  aussi  grave  des  pro- 
messes verbales  ne  suffiraient  pas  :  il  s'agit  d'un  pacte  solennel  de  la  plus 
haute  importance  pour  la  sécurité  des  navigateurs  et  du  commerce  de  tous 
les  états.  Puisque  nous  vous  déclarons  par  écrit  les  intentions  des  puissances 
alliées,  nous  sommes  fondés  à  croire  que  vous  répondrez  de  la  même  ma- 
nière à  une  telle  démarche.  » 

La  diplomatie  n'existerait  pas  que  les  Turcs  l'auraient  inventée. 
Qui  peut  se  flatter  d'avoir  jamais  obtenu  de  ces  grands  temporisa- 
teurs une  réponse  nette  et  catégorique?  Le  dey  d'Alger  se  trouvait 


358  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

en  présence  de  méfaits  notoires.  Depuis  Barberousse,  les  corsaires 
algériens  n'avaient  cessé  d'infester  la  Méditerranée  et  de  courir  sus 
à  tous  les  pavillons  ;  ils  étaient  la  terreur  du  commerce  et  tenaient 
les  côtes  de  Sardaigne  et  d'Espagne  dans  de  constantes  alarmes. 
Les  rivages  de  l'Afrique  septentrionale,  dont  aucune  voile  n'appro- 
chait sans  effroi,  étaient  devenus  une  véritable  Tauride.  Cependant 
l'impassible  Hussein  ne  parut  nullement  ému  de  nos  reproches.  Il 
chargea  les  consuls,  qui  remplissaient  en  cette  occasion  l'office  de 
drogmans,  de  nous  répondre  qu'il  n'avait  jamais  fait  tort  à  aucune 
nation  européenne,  et  qu'il  était  dans  l'intention  de  régler  toujours 
ses  démarches  envers  les  puissances  européennes  d'après  les  mêmes 
principes,  mais  qu'il  ne  lui  paraissait  point  nécessaire  def  nous 
donner  cette  réponse  par  écrit.  INous  insistâmes  en  vain.  Le  dey  fut 
inflexible.  Il  ne  se  refusait  pas  à  renouveler  verbalement  les  assu- 
rances les  plus  pacifiques  et  les  plus  solennelles,  mais  il  pré- 
tendait que,  n'ayant  reçu  aucune  pièce  revêtue  de  la  signature  des 
souverains,  il  croyait  devoir  également  réserver  la  sienne. 

Une  seconde  audience  n'eut  pas  un  meilleur  succès.  «  N'ai-je 
donc  plus  le  droit,  disait  le  dey,  de  faire  la  gijerre  à  mes  ennemis  ? 

—  Cette  question,  répondions -nous,  est  complètement  étrangère  à 
notre  mission.  Nous  pouvons  cependant  vous  faire  observer  qu'une 
guerre  injustement  déclarée  attirerait  probablement  sur  vous  les 
forces  combinées  de  toutes  les  grandes  puissances  de  l'Europe.  — 
Déclarez-moi  donc  franchement  que  je  dois  brûler  mes  arméniens! 

—  Non,  conservez-les,  comme  le  font  les  autres  puissances,  pour 
protéger  un  commerce  tranquille  ;  ne  les  employez  pas  à  inquiéter 
celui  de  toutes  les  nations.  »  Ce  n'était  pas  le  compte  de  son  altesse 
africaine.  «  Je  suis  bien  décidée,  répétait-elle,  à  respecter  les  traités 
vis-à-vis  des  nations  qui  sont  en  paix  avec  moi  et  qui  entretiennent 
à  Alger  des  agens  accrédités;  je  défendrai  à  mes  bâtimens  de  les 
inquiéter  en  aucune  manière,  mais  je  ne  puis  me  désister  du  droit 
de  visiter  tous  les  navires  sans  distinction,  car  ce  n'est  qu'ainsi  que 
je  puis  reconnaître  mes  amis  de  mes  ennemis.  » 

Le  dey  d'Alger  avait  sans  doute  puisé  ses  notions  de  droit  ma- 
ritime dans  les  ouvrages  de  quelque  jurisconsulte  anglais.  Nous  lui 
représentâmes  que  c'était  précisément  sur  ce  point  que  les  hautes 
puissances  fondaient  leurs  réclamations.  En  arrêtant  les  navires, 
dont  ses  croiseurs  finissaient  par  trouver  les  papiers  en  règle,  Hus- 
sein-Pacha  leur  causait  un  tort  considérable,  puisqu' après  les  avoir 
empêchés  de  continuer  leur  route  et  leur  avoir  ainsi  fait  perdre  un 
temps  précieux,  il  les  rendait  sujets  à  une  quarantaine  onéreuse. 
Le  dey  n'ignorait  aucun  des  argumens  que  les  défenseurs  du  droit 
de  visite  avaient  si  souvent  invoqués  en  faveur  de  leur  thèse.  «  Il 
pouvait,  disait-il,  avoir  demain  la  guerre  avec  la  régence  de  Tunis. 


SOUVENIRS    d'un    MARIN.  359 

Dès  lors  il  lui  importait  de  s'assurer  si  ses  ennemis  ne  cherchaient 
point  à  lui  échapper  en  arborant  un  pavillon  ami.  D'ailleurs,  ajouta- 
t-il  en  élevant  la  voix,  je  ne  reconnais  pour  amies  que  les  nations 
qui  ont  des  agens  à  Alger  (il  voulait  parler  des  nations  qui,  sous 
forme  de  présens,  consentaient  à  lui  payer  tribut).  Toutes  les  autres, 
je  les  tiens  pour  ennemies,  et  les  traiterai  comme  telles  tant  qu'elles 
n'auront  pas  envoyé  faire  leur  paix  avec  cette  régence.  »  L'inso- 
lence de  ce  barbare  me  parut  insupportable.  Bien  que  son  ton  eût 
été  jusque-là  fort  modéré  et  que  j'eusse  remarqué  dans  ses  maniè- 
res un  certain  fonds  d'obligeance^  je  jugeai  que  nous  ne  parvien- 
drions pas  à  triompher  de  son  obstination.  J'interrogeai  l'amiral 
Freemantle  du  regard,  et  nous  nous  levâmes  pour  nous  retirer  ; 
mais  avant  de  partir,  je  déclarai  une  dernière  fois  au  dey  que  «  si 
c'était  réellement  son  intention  de  continuer  à  exercer  la  piraterie 
contre  le  commerce  européen,  il  devait  s'attendre  à  voir  fondre  un 
jour  ou  l'autre  sur  lui  le  courroux  des  puissances  qu'il  aurait  pro- 
voquées. ))  Ces  paroles  étaient  prophétiques;  je  me  les  suis  rappe- 
lées le  jour  où  notre  drapeau  flotta  sur  la  plage  de  Sidi-Ferruch. 
Qui  sait  si  le  dey,  vaincu,  obligé  de  se  confier  à  notre  clémence,  ne 
se  souvint  pas  aussi  des  menaces  que  dix  ans  plus  tôt  un  amiral  fran- 
çais lui  avait  laissées  pour  adieux  ? 

A  Tunis,  où  nous  arrivâmes  le  28  septembre  1819,  nous  trou- 
vâmes des  dispositions  plus  conciliantes,  mais  non  plus  de  sincérité. 
Mahmoud-Pacha,  maître  du  trône  de  «  Tunis  la  bien  gardée,  »  con- 
sentit à  répondre  à  notre  notification  par  un  document  que  j'ai  con- 
servé, et  dont  je  crois  devoir  reproduire  ici  la  traduction  fidèle  : 

«  Qu'on  nomme  voleur  et  pirate  celui  qui  s'empare  de  bâtimens  ou  de 
marchandises  sans  motifs,  qu'y  a-t-il  de  plus  juste?  Quant  à  nous,  grâces 
en  soient  rendues  à  Dieu,  on  n'a  jamais  ouï  dire  que  nous  ayons  jamais 
rien  commis  de  pareil.  Est-il  donc  convenable  que  nous  recevions  une  sem- 
blable intimation  de  votre  part,  quand  il  est  avéré  que,  dans  un  temps  qut 
n'est  pas  encore  bien  éloigné,  on  a  manqué  aux  traités  d'amitié  qu'on  avait 
contractés  envers  nous?  On  est  venu  prendre  dans  nos  ports  des  bâtimens 
ennemis  que  notre  pavillon  aurait  dû  protéger  (1);  ces  bâtimens,  nous  en 
avons  payé  la  valeur  aux  propriétaires.  Plus  tard,  nous  en  avons  demandé 
la  restitution  à  ceux  qui  s'en  étaient  injustement  emparés;  nous  a-t-on  seu- 
lement répondu?  Vous  nous  dites  que  toutes  les  puissances  de  l'Europe  sont 
convenues  de  nous  obliger  à  cesser  nos  armemens.  Si  nous  n'y  consentons 
pas,  ces  puissances  se  ligueront  contre  nous.  Que  nous  nous  repentions 
alors,  et  il  sera  trop  tard.  Sans  doute  en  ce  moment  nous  n'avons  point 
d'ennemis  à  combattre  :  nous  n'avons  donc  nulle  intention  de  mettre  en 

(1)  Ceci  était  particulièrement  à  l'adresse  de  l'amiral  Freemantle.  Les  Anglais  avaient 
en  effet  enlevé,  pendant  la  dernière  guerre,  des  corsaires  français  et  leurs  prises  sous  les 
canons  du  fort  de  La  Goulette. 


360  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

mer  des  corsaires;  mais  personne  n'ignore  que  nous  dépendons  d'un  grand 
monarque,  le  sultan,  que  Dieu  conserve!  Si  la  guerre  se  déclarait  entre  la 
Porte-Ottomane  et  une  nation  européenne,  nous  aurions  un  devoir  à  rem- 
plir. Notre  religion  et  la  foi  que  nous  avons  jurée  à  notre  seigneur  nous 
commanderaient  de  lui  porter  tous  les  secours  qui  dépendraient  de  nous, 
hommes,  subsides,  bâtimens.  Gomment  donc  consentir  à  la  demande  que 
vous  nous  faites  de  ne  plus  armer  de  navires?  Si  nous  vous  écoutions,  que 
pourrions-nous  répondre  à  la  Porte-Ottomane  le  jour  où  elle  aurait  à  re- 
quérir notre  assistance? 

«  Voilà  tout  ce  que  nous  avons  à  vous  dire.  C'est  l'exacte  vérité.  Si  main- 
tenant vous  voulez  mépriser  la  justice  et  venir  nous  inquiéter  sans  aucun 
motif,  il  y  a  un  Dieu  puissant  qui  veille  sur  tous.  » 

Quand  nous  étions  arrivés  à  Alger,  la  peste  y  avait  cessé  depuis 
vingt  jours  :  à  Tunis,  elle  régnait  encore  ;  elle  avait  fait  des  ravages 
horribles  dans  la  régence.  Le  pays  en  était,  disait-on,  dépeuplé.  Il 
serait  difficile  de  rendre  l'impression  pénible  que  nous  éprouvâmes 
en  traversant  l'espace  qui  sépare  la  ville  du  bord  de  la  mer.  Nous 
étions  en  automne;  un  soleil  ardent  brûlait  les  restes  de  la  végé- 
tation; la  terre,  dépouillée  de  ses  récoltes,  semblait  frappée  de  sté- 
rilité. En  pénétrant  dans  les  rues  de  Tunis,  nous  les  trouvâmes  dé- 
sertes. Il  s'exhalait  de  cette  vaste  cité,  encombrée  d'immondices, 
je  ne  sais  quelle  odeur  infecte  et  cadavéreuse  qui  rappelait  celle 
d'une  tombe  fraîchement  remuée.  Les  maisons  consulaires  étaient 
protégées  par  une  quarantaine  rigoureuse.  Tous  les  objets  qu'on  y 
faisait  venir  de  l'extérieur  étaient  soigneusement  soumis  à  une  pu- 
rification préalable;  mais  cette  précaution  ne  suffisait  pas  pour  éloi- 
gner complètement  le  danger  de  la  contagion.  Le  vent  de  mer,  qui 
souffle  généralement  pendant  les  heures  les  plus  chaudes  du  jour, 
soulève  des  tourbillons  de  poussière  au  milieu  desquels  peut  se  ca- 
cher le  germe  du  fléau.  Une  plume,  une  feuille  d'arbre,  un  fil,  tout 
était  un  sujet  de  terreur  pour  les  habitans  de  cette  malheureuse 
cité.  La  crainte  qui  les  dominait  les  condamnait  à  se  renfermer 
dans  des  appartemens  dont  on  osait  à  peine  renouveler  l'air.  Aux  en- 
nuis de  cette  vie,  toujours  troublée  par  l'idée  de  la  mort,  il  fallait 
ajouter  le  supplice  d'une  chaleur  étouffante.  Ce  fut  donc  avec  joie 
qu'après  avoir  pris  congé  du  bey  de  Tunis  et  lui  avoir  renouvelé 
nos  sommations,  nous  abandonnâmes  le  l*'''  octobre  1819  cette  terre 
empestée. 

Il  ne  nous  restait  plus  à  faire  connaître  la  volonté  des  puissances 
qu'à  une  seule  régence,  celle  de  Tripoli.  Le  7  octobre,  nous  étions  de- 
vant ce  port.  Le  temps  était  peu  favorable.  Une  brume  épaisse  cou- 
vrait toute  la  côte,  qui,  dans  cette  partie,  est  extrêmement  basse  et 
paraît  submergée.  On  en  est  à  quelques  milles  qu'on  ne  distingue 
encore  que  le  sommet  des  arbres.  La  mer  déferlait  avec  force  sur 


SOUVENIRS   d'un   MARIN.  â6t  ' 

la  plage.  Il  était  impossible  de  songer  à  mouiller  sur  une  rade  fo- 
raine par  un  temps  semblable.  Le  soir  heureusement  le  vent  s'a- 
paisa. Nous  gouvernâmes  sur  la  forteresse,  et  lorsque  nous  en  fûmes 
à  la  distance  d'environ  deux  lieues,  nous  laissâmes  tomber  l'ancre, 
par  trente  brasses  d'eau,  sur  un  fond  de  sable  et  de  corail. 

Nous  commencions  à  être  familiarisés  ,avec  l'appareil  guerrier 
dont  s'entouraient  alors  les  souverains  barbaresques ;  notre  entre- 
vue avec  le  bey  de  Tripoli  nous  offrit  cependant  un  spectacle  qui 
ne  laissa  pas  d'exciter  notre  intérêt.  Une  troupe  nombreuse  vêtue  à 
la  turque,  mais  la  tête  couverte  d'une  simple  calotte  rouge,  formait 
une  double  haie  sur  notre  passage.  Chaque  soldat  était  armé  d'un 
fusil  qu'il  tenait  renversé,  le  bout  du  canon  posé  à  terre,  appuyant 
le  bras  droit  sur  la  crosse,  délicatement  incrustée  d'écaillé  et  de 
nacre.  La  contenance  martiale  de  ces  gardes,  l'éclat  de  leurs  armes 
rappelaient  le  beau  temps  des  janissaires.  Le  bey  était  assis  sur  soa 
trône,  entouré  de  ses  enfans,  de  ses  niinistres  et  de  ses  grands  offi- 
ciers. Des  fauteuils  avaient  été  disposés  pour  nous  et  notre  suite.  Je 
présentai  à  son  altesse,  qui  nous  reçut  avec  une  extrême  bienveil- 
lance, les  notifications  que  nous  avions  déjà  remises  au  dey  d'Alger 
et  au  bey  de  Tunis.  Dès  qu'il  eut  entendu  la  lecture  de  ce  docu- 
ment, que  le  chancelier  du  consulat  de  France  lui  traduisit  en  ita- 
lien, le  chef  de  la  régence  de  Tripoli,  dont  la  conscience  se  trou- 
vait sans  doute  plus  à  l'aise  que  celle  de  ses  confrères,  répondit  sans 
hésiter  que  «  son  père  et  son  grand-père  avaient  toujours  eu  l'ami- 
tié des  Européens,  et  qu'il  voulait  la  conserver  à  ses  enfans.  »  Sidi- 
Yousef-Karamanti  ajoutait  que  nous  recevrions  dans  peu  d'heures 
la  réponse  par  écrit  que  nous  avions  demandée.  Cette  réponse  nous 
fut  en  effet  transmise  avant  que  nos  divisions  eussent  quitté  le  port; 
elle  était  aussi  brève  et  aussi  satisfaisante  que  possible. 

Ainsi  se  termina  ma  première  campagne  diplomatique.  Le  côté 
délicat  et  épineux  de  cette  mission  était  celui  auquel  le  congrès  eu- 
ropéen avait  le  moins  songé.  11  n'était  pas  besoin  de  chercher  deux 
amiraux  bien  habiles  pour  remplir  auprès  des  régences  barbares- 
ques l'office  de  hérauts  d'armes;  mais  il  fallait  montrer  à  des  yeux 
qu'on  n'abuse  point  aisément  un  amiral  français  et  un  amiral  anglais 
sincèrement  disposés  à  agir  de  concert.  La  longue  impunité  des  ré- 
gences était  venue  de  nos  querelles  avec  l'Angleterre.  Les  ports  de 
la  côte  d'Afrique  nous  étaient  précieux  pour  y  conduire  nos  prises 
ou  pour  y  ravitailler  nos  corsaires.  Longtemps  le  dey  d'Alger  avait 
été  un  de  nos  alliés  secrets,  allié  que  l'amiral  Nelson,  lorsqu'il  croi- 
sait en  1803  devant  Toulon,  voulut  plus  d'une  fois  punir  de  sa  con- 
nivence. Comment  donc  persuader  à  ces  chefs  astucieux  et  barbares 
que  nous  étions  les  interprètes  d'une  résolution  sérieuse?  Ils  sa- 
vaient de  quel  prix  pouvait  être  pour  nous  leur  amitié.  Gomment  les 


362  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

convaincre  que  la  France  et  la  Grande-Bretagne  étaient  d'accord 
pour  la  répudier,  s'ils  ne  changeaient  pas  à  l'instant  de  conduite? 
Nous  n'avions  d'autre  moyen,  l'amiral  Freemantle  et  moi,  de  modi- 
fier le  cours  de  leurs  idées  et  de  faire  quelque  impression  sur  leur 
esprit  que  de  leur  donner  le  spectacle  d'une  entente  parfaite.  Nos 
relations  ne  pouvaient  manquer  d'être  fréquentes;  une  mutuelle 
sympathie  les  rendit  intimes.  L'amiral  Freemantle  est  bien  certai- 
nement le  seul  Anglais  pour  lequel  j'aie  jamais  éprouvé  un  senti- 
ment d'affection;  mais  je  ne  pouvais  demeurer  insensible  à  tant  d'ur- 
banité, de  franchise  et  de  loyauté.  Nous  ne  nous  quittâmes  point 
sans  émotion.  Je  devais  faire  route  pour  Toulon;  l'amiral  allait  se 
rendre  à  Naples.  Souvent  il  m'avait  entretenu  du  plaisir  qu'il  aurait 
à  me  présenter  à  sa  famille,  qui  devait  habiter  l'Italie  aussi  long- 
temps qu'il  conserverait  le  commandement  des  forces  navales  de  la 
Grande-Bretagne  dans  la  Méditerranée.  En  arrivant  à  Naples,  cet 
excellent  homme  témoigna  un  si  vif  désir  de  me  revoir,  que  M.  le 
duc  de  Narbonne,  notre  ambassadeur,  crut  devoir  en  écrire  au  mi- 
nistre de  la  marine.  Le  Centaure  venait  d'achever  quelques  répara- 
tions dont  j'avais  signalé  l'urgence,  et  je  m'apprêtais  à  partir  pour 
Brest,  quand  je  reçus  l'ordre  de  montrer  en  passant  notre  pavillon 
devant  Naples,  de  m'y  arrêter  pendant  quelques  jours  et  de  conti- 
nuer ensuite  ma  route  pour  les  côtes  de  Bretagne.  Je  me  préparai 
avec  joie  à  exécuter  ces  nouvelles  instructions.  J'étais  heureux  de 
penser  que  j'allais  avoir  l'occasion  d'exprimer  à  l'amiral  Freemantle 
quel  prix  j'attachais  aux  sentimens  qu'il  m'avait  conservés;  mais 
cette  triste  vie  ne  se  compose  que  de  déceptions.  Deux  jours  avant 
mon  arrivée  à  Naples,  l'amiral  Freemantle  était  mort  d'une  indispo- 
sition subite.  Cette  vigoureuse  santé,  qui  avait  bravé  vingt  ans  d'in- 
tempéries, qui  avait  traversé  sans  fléchir  deux  longues  guerres,  s'af- 
faissa tout  à  coup.  La  veille,  tout  semblait  promettre  un  demi-siècle 
de  vie  à  ce  corps  de  fer  qui  enfermait, une  conscience  tranquille.  Le 
ciel  en  avait  ordonné  autrement.  L'amiral  avait  été  frappé  dans  toute 
sa  force.  Il  avait  disparu  comme  si  un  gouffre  se  fût  ouvert  sous  ses 
pas.  Lorsque  je  me  présentai  pour  le  voir,  impatient  de  serrer  dans 
mes  mains  cette  main  si  loyale ,  on  venait  à  peine  d' emporter  son 
cercueil. 

Les  peuples,  j'en  suis  convaincu,  ne  se  haïssent  souvent  que  parce 
qu'ils  ne  se  connaissent  pas.  Je  n'avais  pas  été  moins  étonné  de  ren- 
contrer dans  la  marine  anglaise  un  cœur  honnête  et  droit  que  ne 
l'avait  été  l'amiral  Collingwood  de  se  trouver  en  présence  d'un  offi- 
cier français  qui  ne  fut  pas  fanfaron.  La  différence  des  climats,  des 
religions,  des  constitutions  politiques,  ne  met  pas  entre  les  hommes 
d'aussi  grandes  distances  qu'on  serait  fente  de  le  supposer.  Ce  sont 
surtout  les  préjugés  qui  les  séparent.  J'ai  eu  peu  d'occasions  d'en- 


SOUVENIRS   d'un   MARIN.  363 

trer  en  relations  avec  des  officiers  anglais  depuis  le  jour  où  je  par- 
courais les  côtes  des  régences  barbaresques  en  compagnie  de  l'ami- 
ral Freemantle;  mais  deux  mois  de  cette  intimité,  dont  j'ai  toujours 
gardé  le  souvenir,  ont  suffi  pour  dissiper  en  partie  les  préventions 
que  je  nourrissais  contre  une  race  ennemie.  Je  ne  me  sens  pas  en- 
core de  force  à  beaucoup  aimer  les  Anglais;  je  reconnais  cependant 
volontiers  quelle  influence  aurait  sur  les  destins  du  monde  le  rap- 
prochement sincère  de  ces  deux  nations  qui  semblent  n'avoir  été 
créées  si  voisines  et  si  dissemblables  que  pour  se  compléter  l'une 
par  l'autre.  Que  fut-il  arrivé  si,  dès  1820,  l'alliance  de  la  France  et 
de  l'Angleterre  eût  été  une  alliance  sérieuse?  Au  retour  des  com- 
missaires qui  avaient  été  sommer  les  régences  barbaresques  de 
changer  de  conduite,  une  flotte  anglo-française  fût  partie  des  ports 
où  à  toute  éventualité  on  eût  dû  la  tenir  rassemblée.  A  ce  signal 
d'une  résolution  irrévocable,  le  dey  d'Alger,  comme  celui  de  Tunis, 
comme  celui  de  Tripoli,  aurait  probablement  cessé  de  refuser  les 
garanties  qu'on  lui  demandait.  S'il  eût  persisté  dans  sa  mauvaise 
foi,  ce  que  le  roi  Charles  X  s'est  chargé  d'accomplir  dix  ans  plus 
tard,  malgré  les  menaces  de  l'Angleterre,  se  serait  accompli  avec 
le  concours  et  le  plein  assentiment  de  cette  puissance.  Lorsqu'au 
contraire  tout  tendait  à  prouver  à  des  chefs  fort  bien  instruits  au 
fond  de  nos  discordes  que  l'entente  de  la  France  et  de  la  Grande- 
Bretagne  n'était  qu'apparente,  et  ne  serait  suivie  d'aucune  démar- 
che décisive,  fallait-il  s'étonner  que  les  notifications  d'un  congrès 
eussent  à  peine  le  don  de  les  émouvoir? 

La  marine  française,  je  crois  l'avoir  déjà  fait  comprendre,  se  trou- 
vait, après  la  paix  de  1815,  dans  un  état  de  délabrement,  moral  plus 
encore  que  matériel,  qui  pouvait  faire  douter  qu'il  lui  fût  désormais 
réservé  de  longs  jours.  L'Europe  cependant  ne  s'était  adressée  qu'à 
la  France  pour  lui  demander  d'aller  signifier  aux  régences  barba- 
resques, de  concert  avec  l'Angleterre,  le  jugement  rendu  par  le  tri- 
bunal de  la  civilisation.  Elle  s'était  souvenue  qu'il  n'y  avait  jamais 
eu  que  deux  grandes  puissances  maritimes  dans  le  monde,  et  c'était 
sur  le  concours  de  ces  pavillons,  si  récemment  ennemis,  qu'elle  avait 
compté  pour  faire  prévaloir  au  sein  de  cours  barbares  ses  justes 
réclamations.  Ce  n'est  pas  en  vain  qu'une  nation  a  de  glorieuses 
annales.  Les  découragemens  d'une  situation  transitoire  ne  pouvaient 
effacer  de  nos  fastes  militaires  les  deux  grandes  époques  pendant 
lesquelles  nos  vaisseaux  avaient  disputé  l'empire  de  la  mer  aux  An- 
glais. Ils  ne  pouvaient  les  effacer  davantage  de  la  mémoire  de  l'Eu- 
rope. En  rétablissant  l'ancien  ordre  des  choses  et  l'ancien  équilibre, 
les  hommes  d'état  n'auraient  point  été  conséquens,  s'ils  eussent  un 
instant  songé  à  admettre  la  dictature  navale  d'une  seule  puissance. 
Rentrée  dans  ses  limites  de  1789,  la  France  ne  pouvait  reprendre 


364  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

la  place  que  lui  assignaient  les  calculs  des  hommes  d'état  qu  en 
retrouvant  l'importance  maritime  qu'elle  avait  eue  sous  le  règne  de 
Louis  XVI  ;  mais  que  de  plaies  étaient  à  fermer  avant  que  ces  vues 
judicieuses  pussent  sortir  du  domaine  de  la  politique  purement  spé- 
culative! que  d'épreuves  notre  marine  avait  à  traverser!  que  de 
difficultés  pour  vivre  avant  de  songer  à  croître!  En  1820,  il  fallait 
encore  se  borner  à  recueillir,  comme  les  épaves  d'un  grand  et  sou- 
dain naufrage,  les  vaisseaux  qui  n'avaient  pas  péri,  les  hommes  qui 
n'avaient  pas  été  dispersés,  les  traditions  qui  ne  s'étaient  pas  com- 
plètement évanouies.  En  France,  heureusement  rien  n'est  jamais 
désespéré.  Partout  ailleurs,  peut-être  même  dans  cette  Angleterre 
si  habituée  à  la  persévérance ,  la  marine  eût  été  engloutie  par  un 
désastre  semblable  à  celui  qui  menaça  en  1815  l'existence  de  notre 
établissement  naval.  Chez  nous,  grâce  à  un  heureux  choc  d'idées, 
grâce  à  une  opposition  pour  ainsi  dire  providentielle  de  sentimens, 
la  marine  trouva  la  protection  du  pouvoir  quand  l'opinion  publique 
Fabandonnait,  la  bienveillance  de  l'opinion  publique  quand  le  pou- 
voir paraissait  hésiter  à  la  favoriser  dans  son  développement.  Le 
souvenir  de  ces  crises  ne  peut  que  nous  inspirer  une  mâle  et  gé- 
néreuse confiance.  Pour  qu'il  existe  encore  après  la  paix  de  1815, 
comme  après  celle  de  1763,  une  grande  marine  française,  il  faut 
que  celui  qui  dirige  d'en  haut  tous  les  événemens  de  ce  monde  ait 
eu  ses  raisons  pour  ne  pas  la  laisser  périr. 

La  mission  qui  m'avait  été  confiée  était  la  conséquence  naturelle 
du  mouvement  d'idées  qui  marqua  les  premières  années  de  la  res- 
tauration. J'ai  souvent  entendu  dire  alors,  par  des  gens  dont  je  me 
serais  bien  gardé  d'épouser  les  utopies,  que  la  France  et  l'Angle- 
terre devaient  s'unir  étroitement  pour  assurer  le  bonheur  et  la  tran- 
quillité de  l'Europe.  Ce  projet,  chimérique,  je  le  crois,  il  y  a  qua- 
rante ans,  pourrait  bien  être  devenu  une  idée  pratique  aujourd'hui. 
Quelle  ambition  en  effet  ne  viendrait  se  briser  à  l'infranchissable 
obstacle  que  lui  opposerait  la  solidarité  politique  de  ces  deux  puis- 
sans  peuples,  dont  les  forces,  depuis  un  demi-siècle,  ont  tant  grandi 
par  leurs  rivalités  mêmes,  et  dont  les  préjugés  tendent  à  s'effacer 
davantage  chaque  jour?  Ce  beau  rêve  de  quelques  esprits  habitués 
à  tenir  trop  peu  de  compte  des  passions  humaines ,  la  paix  univer- 
selle, —  j'en  ose  à  peine  prononcer  le  nom  sans  sourire,  —  c'est 
tout  simplement,  au  point  où  nous  en  sommes,  une  sincère  alliance 
entre  l'Angleterre  et  la  France;  mais  quand  donc  cette  alliance, 
telle  que  je  la  conçois,  —  union  cordiale  et  fière  qui  satisferait  au 
même  degré  1* amour-propre  des  deux  peuples,  —  cessera-t-elle 
d'être,  elle  aussi,  un  rêve? 

E.  JuRiEN  DE  La  Gravière. 


DE 


LA  MÉTAPHYSIQUE 


ET  DE  SON  AVENIR 


La  Métaphysique  et  la  Science,  ou  Principes  de  Métaphysique  positive, 
par  M.  Éiienne  Vacherot. 


Un  des  faits  les  plus  graves  qui  ont  marqué  ces  trente  dernières 
années,  dans  l'ordre  intellectuel,  est  la  cessation  subite  de  toutes 
les  grandes  spéculations  philosophiques.  Je  ne  sais  si  depuis  le 
moyen  âge  le  même  phénomène  s'est  produit  avec  un  caractère 
aussi  frappant.  Descartes,  dans  la  première  moitié  du  xvii'  siècle, 
succédait  à  un  mouvement  d'une  prodigieuse  activité,  et  dont  le 
défaut  avait  été  bien  plutôt  la  présomption  que  la  réserve.  Le  car- 
tésianisme, Leibnitz,  Locke,  l'école  française,  remplissent  la  fin  du 
XVII*  et  tout  le  xviii*'  siècle,  sans  que  le  découragement  se  fasse 
jour  dans  Cette  succession  continue  de  systèmes  rivaux.  Quand 
les  dernières  conséquences  du  cartésianisme  et  du  sensualisme 
ont  été  tirées ,  et  que  le  scepticisme  de  Hume  a  paru  un  mo- 
ment en  recueillir  l'héritage,  l'Ecosse  avec  son  honnête  droiture, 
l'Allemagne  avec  sa  profondeur  d'esprit  et  sa  pénétration,  relè- 
vent la  pensée  européenne  épuisée  et  posent  un  nouveau  point  de 
départ  pour  la  pensée.  On  sait  la  brillante  évolution  que  l'Alle- 
magne pendant  plus  d'un  demi-siècle  a  exécutée  devant  le  monde, 
étonné  de  tant  de  dons  nouveaux,  de  ce  langage  étrange  et  atta- 
chant, de  cette  vigoureuse  originalité  qui  faisait  revivre  sous  le  ciel 


.*m:>- 


366  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

brumeux  du  tiord  les  beaux  jours  de  Socrate,  d'Aristote  et  de  Pla- 
ton. La  France,  de  son  côté,  ne  restait  point  oisive.  M.  Cousin  y 
créait,  avec  une  éloquence  inconnue  jusque-là  en  philosophie,  le 
genre  de  spéculations  approprié  à  notre  temps,  tandis  que  d'autres 
écoles  parallèles  continuaient  modestement  leur  œuvro  et  s'obsti- 
naient à  ne  point  abdiquer.  On  peut  dire  que  jusqu'en  1830  la  pen- 
sée philosophique  de  l'Europe  n'avait  pas  un  instant  sommeillé,  et 
que,  depuis  le  jour  où  elle  déchira  les  langes  de  la  scolastique,  elle 
ne  s'était  pas  arrêtée  pour  peser  la  légitimité  de  sa  tentative  et  ses 
chances  d'avenir. 

Si  nous  parcourons  au  contraire  les  vingt-cinq  ou  trente  der- 
nières années,  nous  sommes  frappés  du  singulier  silence  que  la  phi- 
losophie semble  y  garder.  Hegel  est  mort,  laissant  son  héritage  à 
des  disciples  qui  semblent  vouloir  écarteler  leur  maître  et  traîner 
ses  membres  aux  quatre  vents  du  ciel.  Schelling  se  survit  à  lui- 
même,  promettant  sans  cesse  une  nouvelle  philosophie,  et,  quand 
il  veut  tenir  ses  promesses,  n'aboutissant  qu'à  des  répétitions  im- 
puissantes, où  se  trahissent  plus  que  jamais  les  côtés  faibles  de  sa 
nature  plus  poétique  que  scientifique.  M.  Cousin  envisage  son  œuvre 
comme  achevée,  puisqu'il  se  croit  libre  de  montrer  ce  que  peut  en 
d'autres  voies  son  incomparable  esprit.  L'école  écossaise  se  perd  en 
de  fines  analyses  de  mots,  où  le  souci  des  grands  problèmes  dispa- 
raît. Une  seule  école  reste  debout,  active,  pleine  d'espérance,  s' at- 
tribuant l'avenir,  l'école  dite  positive -^  mais  celle-là  ne  fait  point 
exception  à  la  loi  que  je  signale,  car  son  premier  principe  est 
justement  la  négation  de  toute  métaphysique,  et  c'est  aux  funé- 
railles de  la  spéculation  abstraite  qu'elle  nous  ferait  assister,  si  ses 
vœux  et  ses  prédictions  arrivaient  à  se  réaliser. 

Ce  qu'il  y  a  de  plus  grave,  c'est  que  ce  sommeil  de  trente  ans 
ne  paraît  pas  près  de  finir.  La  pierre  qui  pèse  sur  la  philosophie 
paraît  si  bien  scellée  qu'on  est  tenté  de  dire  d'elle  ce  que  Pétrarque 
disait  de  l'Italie  :  Bormirà  sempre  e  non  fia  chi  la  svegli.  D'où 
viendrait  en  effet  le  système  nouveau  capable  de  passionner  en- 
core les  esprits  et  de  rallier  des  disciples  convaincus  ?  Serait-ce  de 
l'Allemagne?  Je  sais  que  l'Allemagne  a  moins  souffert  que  le  reste 
de  l'Europe  de  la  réaction  intellectuelle  qui  a  marqué  le  milieu  de 
notre  siècle.  Cette  réaction,  qui  chez  nous  peut  compter  encore  (sous 
des  formes  très  diverses)  quinze  ou  vingt  ans  de  triomphe  assuré, 
est  déjà  finie  en  Prusse  par  la  ruine  du  parti  peu  sérieux  des  Stahl 
et  des  lïengstenbQrg.  L'Allemagne,  délivrée  de  cette  éclipse  pas- 
sagère, va  revenir  à  sa  vie  habituelle,  à  la  réflexion  savante,  à  la 
religion  épurée;  mais  recommencera-t-elle  à  créer  des  systèmes 
comme  ceux  qu'elle  a  vus  éclore  au  commencement  de  ce  siècle?  Je 


AVENIR   DE    LA   MÉTAPHYSIQUE.  367 

ne  le  crois  pas  (1).  Les  jeunes  adeptes  que  la  philosophie  propre- 
ment dite  y  compte  encore  paraissent  aspirer  à  toute  autre  chose  qu'à 
l'originalité  ;  chose  étrange  î  c'est  vers  la  philosophie  française,  soit 
vers  le  matérialisme  du  dernier  siècle,  soit  vers  l'éclectisme  de  celui- 
ci,  qu'ils  semblent  tourner  leurs  regards.  —  L'Angleterre  et  l'Ecosse 
nous  réserveraient-elles  quelque  surprise  philosophique?  Non  en- 
core. M.  Hamilton  a  clos  par  la  critique  le  développement  si  ori- 
ginal des  écoles  d'Edimbourg  et  de  Glasgow.  L'Angleterre  est  en 
progrès  intellectuel  :  dans  vingt-cinq  ans,  Oxford,  transformé  sur  le 
modèle  des  universités  allemandes,  sera  devenu  le  plus  brillant  foyer 
de  culture  germanique  qu'il  y  aura  au  monde;  mais  ce  n'est  pas 
vers  la  spéculation  abstraite  que  se  porte  ce  mouvement.  —  Quant 
à  la  France,  la  moindre  des  critiques  qu'il  soit  permis  de  faire  de 
son  état  actuel  est  qu'on  n'y  voit  guère  poindre  de  système  nou- 
veau (2).  Les  esprits  sérieux  y  ont  d'autres  soucis,  et  pour  ma  part 
je  plaindrais  celui  que  son  étoile  aurait  prédestiné  à  faire  école 
parmi  nous.  Socrate  fut  heureux  de  vivre  dans  un  temps  où  le  pen- 
seur n'avait  à  redouter  que  la  ciguë...  De  toutes  parts,  l'incapacité 
philosophique  de  l'esprit  moderne  semble  donc  constatée.  Je  vois 
l'avenir  des  sciences  historiques  :  il  est  immense,  et  si  ces  grandes 
études  triomphent  des  obstacles  qui  s'opposent  à  leurs  progrès, 
nous  arriverons  un  jour  à  connaître  l'humanité  avec  beaucoup  de 
précision.  Je  vois  l'avenir  des  sciences  naturelles  :  il  est  incalcu- 
lable, et  si  ces  belles  sciences  ne  sont  pas  arrêtées  par  l'esprit  étroit 
d'application  qui  tend  à  y  dominer,  nous  posséderons  un  jour  sur 
la  matière  et  sur  la  vie  des  connaissances  et  des  pouvoirs  impos- 
sibles à  limiter;  mais  je  ne  vois  pas  l'avenir  de  la  philosophie,  dans 
le  sens  ancien  de  ce  mot.  Hegel,  Hamilton,  M.  Cousin  ont  posé  tous 
trois  à  leur  façon,  et  tous  trois  d'une  manière  glorieuse,  la  fatale 
borne  après  laquelle  la  spéculation  métaphysique  n'a  plus  qu'à  se 
reposer.  Ce  ne  sont  pas  là  des  fondateurs  comme  Descartes,  comme 
Thomas  Reid,  comme  Kant;  ce  sont  des  hommes  chargés  de  dire 
le  dernier  mot  d'un  vaste  travail  de  pensée.  On  parle  encore  après 
eux,  souvent  avec  talent,  parfois  avec  profondeur;  on  ne  crée  plus, 

(i)  Voir  à  ce  sujet  un  très  intéressant  article  de  M.  Jûrgen  Bona  Meyer  dans  le  Jour- 
nal de  philosophie  de  MM.  Fichte  et  Ulrici,  1859,  p.  286  et  suiv. 

(2)  Certes  il  serait  injuste  de  méconnaître  le  mérite  de  quelques  récens  écrits  phi- 
losophiques qui  révèlent  une  remarquable  vigueur  d'analyse.  Je  citerai  comme  exem- 
ples Vlntroduction  à  l'Esthétique  de  M.  Noël  Séguin  (Paris,  1859),  œuvre  d'un  penseur 
fort  original,  dont  l'esprit  offre  de  singuliers  rapports  avec  celui  de  Hegel;  les  Essais 
de  critique  générale  de  M.  Charles  Renouvier  (Paris,  t.  I",  1854,  t.  II,  1859),  livre 
austère,  digne  d'être  médité  ;  les  beaux  travaux  de  M.  Vera  sur  la  philosophie  de  He- 
gel. Mais  l'isolement  et  l'injuste  oubli  où  restent  ces  travaux  sont  la  meilleure  confir- 
mation du  fait  que  je  constate  ici. 


368  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

car  les  seules  pensées  fécondes  sont  celles  qui  éclosent  et  qui  n'ont 
pas  encore  atteint  ce  degré  de  précision  après  lequel  il  n'y  a  plus 
que  la  sèche  exposition  de  l'école  et  le  formalisme  de  l'enseigne- 
ment traditionnel. 

Ce  qui  peut  faire  croire  en  effet  que  cette  extinction  de  la  méta- 
physique n'est  pas  une  simple  déchéance  transitoire,  comme  il  y  en 
a  dans  l'histoire  de  toutes  les  sciences,  c'est  que  d'autres  études 
semblent  hériter  d'elle  et  se  partager  ses  dépouilles.  Les  études  re- 
ligieuses, que  la  philosoj^hie  proprement  dite  traite  toujours  avec 
quelque  dédain,  parce  qu'elle  n'en  voit  pas  la  portée,  ont  repris  de- 
puis dix  ans  un  intérêt  auquel  on  ne  pouvait  s'attendre.  Les  sciences 
positives,  d'un  autre  côté,  ont  conquis  beaucoup  d'esprits  qu'à  d'au- 
tres époques  la  philosophie  abstraite  eût  vraisemblablement  attirés. 
Les  vrais  philosophes  se  sont  faits  philologues,  chimistes,  physiolo- 
gistes; on  a  cessé  de  regarder  l'âme  individuelle  comme  un  objet 
direct  de  science  positive.  On  a  vu  que  la  vie  a  son  point  de  départ 
dans  la  force  et  le  mouvement,  et  sa  dernière  résultante  dans  l'hu- 
manité. Au  lieu  de  se  renfermer  dans  le  monde  étroit  de  la  psycho- 
logie, on  a  rayonné  au-dessus  et  au-dessous  ;  au  lieu  de  disséquer 
l'âme  en  facultés,  on  a  cherché  les  racines  par  lesquelles  elle  plonge 
en  terre,  les  rameaux  par  lesquels  elle  touche  au  ciel.  On  a  compris 
que  l'humanité  n'est  pas  une  chose  aussi  simple  qu'on  le  croyait 
d'abord,  qu'elle  se  compose,  comme  la  planète  qui  la  porte,  de  dé- 
bris de  mondes  disparus.  Aux  vieilles  tentatives  d'explication  uni- 
verselle se  sont  substituées  des  séries  de  patientes  investigations 
sur  la  nature  et  l'histoire.  La  philosophie  semble  ainsi  aspirer  à  re- 
devenir ce  qu'elle  était  à  l'origine,  la  science  universelle;  mais  au 
lieu  d'essayer  de  résoudre  le  problème  de  l'univers  par  de  rapides 
intuitions,  on  a  vu  qu'il  fallait  d'abord  analyser  tous  les  élémens 
dont  l'univers  se  compose,  et  construire  la  science  du  tout  par  la 
science  isolée  des  parties.  Au  milieu  de  ce  vaste  mouvement,  con- 
tinué avec  courage  par  d'ardens  esprits,  à  travers  des  circonstances 
si  contraires,  que  devient  la  métaphysique?  Reste-t-il  une  place 
pour  elle  dans  la  classification  nouvelle  des  sciences  à  laquelle  le 
siècle  semble  amené  ?  Y  a-t-il  une  science  des  vérités  premières, 
dont  toutes  les  autres  soient  tributaires,  ou  bien  la  métaphysique 
n'est-elle  que  le  résultat  général  de  toutes  les  sciences,  et  le  jour 
de  son  grand  avènement  sera-t-il  justement  le  jour  où  elle  disparaî- 
tra du  nombre  des  sciences  particulières?  C'est  là  un  problème  qui 
se  présente  chaque  jour  à  tout  homme  réfléchi,  et  sans  la  solution 
duquel  on  ne  peut  se  faire  une  idée  de  l'avenir  réservé  aux  spécula- 
tions de  l'entendement  humain. 


AVENIR    DE    LA    MÉTAPHYSIQUE.  369 


Un  des  esprits  les  plus  exercés  de  notre  temps  aux  méditations  phi- 
losophiques, un  penseur  plein  d'élévation  et  de  vigueur,  M.  Yacherot, 
a  fait  de  ce  problème  le  sujet  d'un  ouvrage  remarquable  à  plus  d'un 
titre.  L'aisance,  la  clarté,  la  finesse  de  la  discussion  font  du  livre  de 
M.  Yacherot  un  véritable  événement  dans  l'histoire  de  la  philosophie 
contemporaine.  Nous  n'étions  pas  habitués  depuis  longtemps  à  cette 
allure  franche  et  vive,  à  ce  dévouement  sans  bornes  à  la  vérité,  qui 
ne  recule  devant  aucun  doute,  à  cette  bonne  foi  profonde,  si  diffé- 
rente de  la  bonne  foi  superficielle,  laquelle  suffit  pour  faire  l'hon- 
nête homme,  mais  ne  suffit  pas  pour  faire  le  philosophe.  L'admission 
de  M.  Yacherot  dans  la  grande  famille  des  penseurs  ne  date  pas,  du 
reste,  de  l'ouvrage  dont  nous  parlons.  On  se  rappelle  que  par  le 
troisième  volume  de  sa  belle  Histoire  de  V école  d'Alexandrie  il  se 
sépara  nettement  de  l'enseignement  officiel  ;  on  se  rappelle  aussi 
avec  quel  courage  il  accepta  les  conséquences  de  cette  séparation. 
M.  Yacherot,  quand  il  publia  son  écrit  principal,  était  directeur  des 
études  à  l'École  normale.  En  Allemagne,  des  directeurs  de  sémi- 
naires, des  professeurs,  des  pasteurs  ont  professé  cent  fois  des  doc- 
trines aussi  libres  que  celles  que  renfermait  le  volume  en  question; 
jamais,  si  ce  n'est  pendant  la  réaction  heureusement  close  des  der- 
nières années,  on  n'a  songé  à  les  destituer  pour  cela.  L'idée  n'est 
point  venue  hors  de  France  qu'un  professeur  qui  enseigne  est  l'état 
enseignant,  que  sa  doctrine  doit  être  considérée  comme  celle  de 
l'état,  et  que  par  une  suite  nécessaire  l'état  a  le  droit  de  la  lui  dic- 
ter. La  conséquence  évidente  d'un  tel  système,  c'est  que  l'état,  c'est- 
à-dire  dans  le  cas  dont  il  s'agit  le  ministre  de  l'instruction  publique, 
ait  une  philosophie,  une  science.  Il  est  inadmissible  en  effet  que  le 
professeur  prête  à  l'état  sa  philosophie,  et  si  l'état  est  responsable 
de  tout  ce  qui  se  dit  dans  les  chaires,  l'ordre  administratif  ne  sera 
parfait  que  le  jour  où  les  bureaux  enseigneront,  c'est-à-dire  enver- 
ront aux  professeurs  des  cahiers  tout  faits  qu'ils  devront  débiter. 
Nos  enfans  verront  sans  doute  ce  beau  jour.  En  attendant,  on  en- 
trevoit sans  peine  comment  une  pareille  tentative  d'administrer  la 
philosophie  est  la  destraction  de  toute  liberté ,  et  aussi  comment 
elle  condamne  l'enseignement  philosophique  à  la  médiocrité,  la  mé- 
diocrité seule  étant  capable  d'accepter  de  telles  conditions  et  de  les 
exécuter  sans  faiblir.  M.  Yacherot  subit  le  contre -coup  de  cette 
fausse  idée,  qui  pèsera  d'une  manière  si  grave  sur  les  destinées  de 
notre  pays.  Il  échangea  le  droit  d'enseigner  d'inoffensives  banalités 
contre  le  droit  de  penser;  il  acheta  par  le  sacrifice  de  ses  fonctions  le 

TOMF   XW.  24 


370  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

droit  d'être.  Par  là  il  se  plaça  entre  ceux  dont  le  jugement  compte 
pour  un  jugement  d'homme,  qui  veulent  être  autre  chose  qu'un  ai- 
rain sonnant,  et  n'entendent  pas,  pour  les  commodités  de  la  vie, 
perdre  les  motifs  de  vivre  :  propter  vilam  vivendi  perdere  causas. 

Dans  la  première  période  de  son  activité  philosophique,  M.  Va- 
cherot  paraît  comme  un  disciple  de  cette  philosophie  qu'on  est  con- 
venu de  rattacher  à  M.  Cousin,  quoiqu'elle  soit  bien  loin  de  re- 
présenter toute  l'étendue  de  cet  admirable  esprit.  Tout  ce  qui  est 
fécond  est  riche  de  guerres,  et  c'est  la  gloire  de  M.  Cousin  d'avoir 
su  contenir  dans  son  sein  des  élémens  très  divers  et  destinés  à  se 
séparer.  Dogmatique  par  un  côté,  critique  par  un  autre,  cet  homme 
éminent,  qui  grandira  chaque  jour  à  la  condition  qu'on  place  sa 
gloire  où  elle  est  en  réalité,  non  dans  la  création  d'une  philosophie 
d'école,  mais  dans  l'éveil  des  esprits  auquel  il  a  présidé^  servit  de 
point  de  départ  à  deux  directions  fort  différentes,  l'une  de  haute 
histoire  de  l'esprit  humain,  l'autre  d'organisation  pratique  de  la 
philosophie.  La  première,  qui  était  la  plus  élevée,  ne  pouvait  être 
faite  pour  des  disciples.  La  grande  pensée  qui  domina  les  cours  de 
1828  et  1829  n'était  pas  de  nature  à  servir  de  fondement  à  une 
école  officielle.  Il  fallait  pour  ce  dernier  but  une  sorte  de  catéchisme 
capable  de  contenir  les  uns,  de  rassurer  les  autres;  mais  de  telles 
limites,  nécessaires  pour  les  esprits  timides,  devaient  sembler  trop 
étroites  aux  esprits  actifs.  3%  là  des  déchiremens  inévitables,  qui 
ont  séparé  du  maître  ceux  de  ses  disciples  qui,  en  violant  une  moi- 
tié de  son  programme,  en  réalisaient  peut-être  le  mieux  la  plus 
sérieuse  moitié. 

Si  j'étais  né  pour  être  chef  d'école,  j'aurais  eu  un  travers  singu- 
lier :  je  n'aurais  aimé  que  ceux  de  mes  disciples  qui  se  seraient  dé- 
tachés de  moi.  Parfois  on  est  tenté  de  croire  que,  malgré  certaines 
rudesses  obligées,  M.  Cousin  doit  aussi  avoir  un  faible  pour  les  dis- 
ciples rebelles  qui  représentent  le  mieux  le  côté  le  plus  important 
de  sa  grande  entreprise.  Ce  qu'il  y  a  de  certain,  c'est  que  sa  vraie 
gloire  est  bien  moins  d'avoir  créé  une  orthodoxie  philosophique 
que  d'avoir  soulevé  un  mouvement  par  suite  duquel  plusieurs  des 
bases  qu'il  avait  posées  seront  peut-être  ébranlées.  Ceux  de  ses  dis- 
ciples auxquels  il  a  appris  à  chercher  sont  ceux  qui  lui  rendent  le 
meilleur  hommage,  à  une  condition,  bien  entendu,  c'est  qu'ils  n'ou- 
blient pas  ce  qu'ils  doivent  à  leur  maître,  car  il  est  permis  d'être  in- 
fidèle, jamais  d'être  ingrat.  Une  école  quelque  peu  active  ne  saurait 
borner  sa  mission  à  refaire  éternellement  le  même  livre  sur  la  spi- 
ritualité de  l'âme  et  l'existence  de  Dieu.  Ce  sont  là  ou  des  choses  si 
claires  qu'elles  n'ont  pas  besoin  d'être  démontrées,  ou,  quand  on  les 
prend  par  l'analyse,  des  choses  si  obscures  qu'elles  ne  sont  pas  dé- 


AVENIR   DE    LA   MÉTAPHYSIQUE.  371 

montrables.  Les  dogmes  de  ce  genre  (Kant  l'a  vu  avec  une  sagacité 
merveilleuse),  non  susceptibles  de  preuves  spéculatives,  mais  évi- 
dens  pour  d'autres  raisons,  n'avancent  à  rien  tandis  qu'ils  ne  sont 
pas  convertis  en  sentiment.  Une  école  qui  s'y  renferme  ne  produira 
qu'une  série  d'écrits  monotones,  superflus  pour  les  uns,  insuflisans 
pour  les  autres,  et  qui  ne  convertiront  personne.  «  La  philosophie 
française  contemporaine,  dit  très  bien  M.  Yacherot,  l'école  éclectique 
surtout,  a  excellé  dans  la  critique  des  idées  métaphysiques  fausses, 
étroites  et  grossières,  par  lesquelles  le  xviii''  siècle  avait  cru  pouvoir 
remplacer  définitivement  les  belles,  mais  quelque  peu  chimériques 
abstractions.de  la  philosophie  antérieure.  Elle  a  ainsi  préparé  le  ter- 
rain sur  lequel  la  science  nouvelle,  la  vraie  métaphysique  du  xix*  siè- 
cle, pourra  élever  ses  constructions;  mais  elle  serait  dans  une  grande 
illusion,  si  elle  croyait  avoir  fait  davantage.  Son  œuvre  dogmatique, 
sauf  de  rares  et  fort  incomplètes  tentatives,  se  réduit  à  la  réinstalla- 
tion de  l'ancienne  métaphysique  sur  les  ruines  de  la  philosophie  de 
la  sensation.  C'est  Platon,  Descartes,  Malebranche,  Bossuet,  Féne- 
lon,  Leibnitz,  Clarke,  qui  en  font  à  peu  près  tous  les  frais;  méthodes, 
principes,  idées,  argumens,  rien  n'est  bien  nouveau  dans  la  méta- 
physique de  notre  temps.  Ce  sont  les  mêmes  élémens  épurés  et 
combinés  avec  un  art  fort  ingénieux,  et  exprimés  dans  une  langue 
plus  simple  et  plus  scientifique.  Cette  métaphysique  peut  bien  faire 
illusion  aux  esprits  novices  qui  ignorent  que  la  critique  de  Kant  et 
de  son  école  l'a  ruinée  jusque  dans  ses  fondemens;  mais  tous  ceux 
qui  en  France  ne  sont  pas  restés  étrangers  au  mouvement  philoso- 
phique de  l'Allemagne,  depuis  Kant  jusqu'à  Hegel,  n'en  sauraient 
être  dupes.  On  la  goûte,  on  l'admire  comme  histoire;  mais  on  ne  la 
prend  pas  au  sérieux  comme  science.  A  son  endroit,  on  en  reste  aux 
conclusions  de  la  philosophie  critique.  Donc  la  question  métaphy- 
sique, en  France  du  moins,  est  plus  neuve  qu'elle  n'en  a  l'air.  Tout 
ce  qu'on  nous  donne  aujourd'hui  sous  ce  nom  date  au  moins  du 
xvir  siècle;  il  n'y  a  de  nouveau  que  la  forme.  C'est  ce  qui  fait  que 
la  science  et  la  critique  n'y  attachent  qu'un  intérêt  historique.  » 

Dieu  me  garde  de  déprécier  une  tentative  qui  a  eu  certes  son  côté 
honorable,  bien  qu'on  ne  puisse  lui  attribuer  une  très  grande  place 
dans  l'histoire  de  l'esprit  humain  !  Donner  à  la  philosophie  une  forme 
qui  lui  permit  d'entrer  dans  les  écoles  publiques,  en  ménageant  les 
idées  étroites  qu'on  se  fait  en  France  de  la  responsabilité  de  l'état, 
et  par  conséquent  sans  blesser  aucune  des  croyances  que  l'état  est 
obligé  de  respecter,  était  certes  une  pensée  honnête  et  libérale.  Faire 
de  l'École  normale  le  séminaire  de  cette  philosophie  orthodoxe  était 
une  pensée  féconde,  à  laquelle  il  n'a  manqué  pour  produire  des 
fruits  que  ce  qui  manque  à  toutes  les  créations  de  l'état  dans  un 


372        ^         BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pays  révolutionnaire,  la  durée.  Mais,  comme  il  arrive  toujours  dans 
les  choses  humaines,  en  prenant  un  parti  aussi  décisif,  on  engageait 
gravement  l'avenir;  en  servant  d'un  côté  la  philosophie,  on  lui  por- 
tait de  l'autre  un  grand  préjudice.  J'ose  dire  en  effet  qu'à  n'envisager 
que  le  bien  de  la  science,  il  eût  beaucoup  mieux  valu  que  l'École  nor- 
male n'eût  pas  d'enseignement  philosophique.  Un  tel  enseignement 
donne  aux  jeunes  esprits  une  assurance  exagérée  et  les  accoutume 
à  cette  erreur,  que  la  philosophie  et  la  théologie  naturelles  peuvent 
être  réduites  à  des  programmes  et  dressées  en  questionnaires  d'exa- 
men.- Il  leur  fait  croire  qu'on  peut  arriver  de  plain-pied  aux  géné- 
ralités sans  avoir  passé  par  l'étude  des  détails;  il  les  détourne  de  la 
science  proprement  dite.  Voilà  comment  l'École  normale  a  fait  plus 
et  moins  qu'elle  ne  devait.  Elle  a  donné  des  écrivains,  des  publicistes, 
des  hommes  de  cœur  et  de  talent.  Sans  parler  même  de  son  âge 
héroïque,  où,  comme  tous  les  établissemens  nouveaux  non  encore 
liés  par  des  règlemens  et  dans  la  ferveur  de  la  fondation,  elle  a  pro- 
duit des  fruits  qu'il  serait  injuste  de  demander  à  son  âge  de  pré- 
tendus perfectionnemens  et  de  pédagogie  artificielle,  puis-je  oublier 
que  c'est  de  son  sein,  grâce,  il  est  vrai,  à  une  de  ces  ruptures  qu'on 
trouve  au  début  de  presque  toutes  les  carrières  originales,  que  sont 
sortis  quelques  esprits  qui,  par  des  mérites  très  divers,  ont  attiré 
tout  d'abord  et  au  plus  haut  degré  l'attention  du  public?  D'un  autre 
côté,  puis-je  oublier  que  cette  brillante  pépinière  n'a  rien  formé  de 
ce  qu'on  est  en  droit  d'attendre  d'une  école,  qu'elle  n'a  pas^donné 
un  helléniste,  pas  un  orientaliste,  pas  un  géographe,  pas  un  épigra- 
phiste,  et  avant  l'école  d'Athènes  pas  un  archéologue?  Pédante  sans 
être  savante,  elle  voulut  créer  ce  qui  ne  se  crée  pas,  des  historiens, 
des- philosophes,  sans  s'apercevoir  que  la  philosophie  est  un  art  dont 
le  secret  ne  s'apprend  pas,  tandis  que  les  connaissances  qui  servent 
à  l'alimenter  et  à  l'exciter  s'apprennent.  Ainsi,  malgré  tant  de  sé- 
rieux services  (et  vraiment  quand  je  pense  à  quelques-uns  des  maî- 
tres et  des  élèves  qu'elle  peut  réclamer,  je  suis  tenté  d'effacer  la 
page  que  je  viens  d'écrire),  l'École  normale  est  restée  presque  sté- 
rile pour  le  progrès  de  la  grande  science.  Avec  son  histoire  de  se- 
conde main  et  sa  philosophie  de  confiance,  elle  n'a  produit  que  peu 
de  ces  laborieux  ouvriers  qui  se  mettent  à  la  tête  de  la  tranchée  pour 
la  continuer.  Plus  portés  à  prendre  la  science  par  le  sommet  que  par 
la  base,  ceux  qu'elle  a  formés  ont  eu  rarement  le  courage  de  pré- 
férer aux  succès  faciles  du  talent  l'abnégation  du  chercheur  qui  se 
condamne  à  ignorer  pour  qu'on  sache  après  lui. 

Sans  déprécier  ce  que  l'enseignement  philosophique  de  nos  jours 
a  eu  d'honorable,  il  est  donc  permis  de  trouver  qu'il  a  plus  nui  que 
servi  aux  vrais  progrès  de  la  pensée.  En  habituant  les  esprits  à  se  con- 


AVENIR   DE   LA   METAPHYSIQUE.  373 

tenter  de  ces  formules  qui  n'ont  de  prix  que  quand  on  sait  les  dé- 
tails auxquels  elles  correspondent,  il  a  nui  à  la  curiosité,  refroidi  le 
zèle  pour  les  recherches  originales,  diminué  le  goût  des  faits,  qui 
seuls  peuvent  servir  de  fondement  aux  vues  générales,  et  produit 
cette  inacceptable  prétention  du  philosophe,  aspirant  à  régenter 
toutes  les  sciences  et  prétendant  tenir  dans  ses  formules  la  loi  uni- 
verselle des  choses.  Rien  de  plus  dangereux  pour  la  solide  culture 
de  l'esprit  que  les  tours  au  moyen  desquels  l'homme  se  persuade 
qu'il  sait,  quand  en  réalité  il  ne  sait  pas.  Le  dédain  du  philosophe 
pour  toute  autre  étude  que  la  sienne  est  parfaitement  légitime,  si 
la  philosophie  est  la  science  des  sciences,  s'il  existe  réellement  un 
moyen  pour  arriver  à  la  vérité  autrement  que  par  l'étude  patiente 
et  attentive.  Si  au  contraire  le  philosophe  fait  la  même  chose  que 
les  savans  des  sciences  naturelles  et  historiques,  mais  le  fait  sans 
connaissances  spéciales,  que  veulent  dire  ces  airs  de  supériorité? 
Gomment  parler  du  monde  et  de  l'homme  sans  avoir  épuisé  tout  ce 
que  les  méthodes  d'investigation  peuvent  nous  fournir  sur  la  con- 
stitution du  monde  et  sur  les  vertus  cachées  de  l'humanité? 

La  sécheresse  et  le  peu  d'efficacité  morale  des  livres  de  philoso- 
phie n'ont  pas  d'autre  cause.  L'impression  littéraire  parfois  pénible 
que  laissent  ces  sortes  de  livres  ne  vient- elle  pas  de  ce  que  le 
philosophe  tue  la  poule  aux  œufs  d'or,  et,  en  réduisant  tout  à  des 
formules  abstraites,  rend  l'art  impossible?  L'habileté  de  l'écrivain 
consiste  à  avoir  une  philosophie,  mais  à  la  cacher;  le  public  doit 
voir  les  ruisseaux  qui  sortent  du  paradis,  mais  non  les  sources  d'où 
ils  jaillissent;  il  doit  entendre  le  son  sans  voir  l'instrument  qui  le 
rend.  Le  philosophe  au  contraire ,  comme  le  théologien ,  comme  le 
juriste,  comme  les  scolastiques  en  général,  prétend  tout  dire  sans 
arrière-plan;  chaque  livre  de  philosophie,  s'il  réalisait  son  pro- 
gramme, épuiserait  l'infini.  Après  avoir  lu  les  ouvrages  de  ce  genre, 
on  est  tenté  de  se  demander  :  Que  fera  l'auteur  désormais,  puisqu'il 
a  dit  son  dernier  mot?  La  vraie  science  ne  se  livre  pas  d'un  seul 
coup;  elle  est  toujours  relative,  toujours  incomplète,  toujours  per- 
fectible. Une  science  des  sciences  qui  rendrait  les  autres  inutiles 
serait  le  tombeau  de  l'esprit  humain,  et  aurait  les  mêmes  consé- 
quences qu'une  révélation  ;  en  nous  donnant  le  dogme  absolu,  elle 
couperait  court  à  tout  mouvement  de  l'esprit,  à  toute  recherche. 
L'ennui  du  ciel  des  scolastiques  serait  à  peine  comparable  à  celui 
des  contemplateurs  oisifs  d'une  vérité  sans  nuance  qui,  n'étant  pas 
trouvée,  ne  serait  pas  aimée,  et  à  laquelle  chacun  n'aurait  pas  le 
droit  de  donner  le  cachet  de  son  individualité. 

Le  livre  de  M.  Vacherot  dissipera-t-il  les  préjugés  que  beaucoup 
d'esprits  délicats  et  d'esprits  scientifiques  sont  arrivés  à  concevoir 


37A  .       REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

de  nos  jours  contre  la  métaphysique?  J'en  doute,  et  une  considéra- 
tion toute  superficielle  m'inspire  d'abord  quelque  prévention.  Les 
deux  gros  volumes  de  l'ingénieux  penseur  sont  consacrés  à  prouver 
que  la  métaphysique  existe.  Ainsi  ne  procèdent  pas  les  sciences  na- 
turelles et  historiques.  Les  premiers  géologues  n'ont  pas  fait  des 
volumes  pour  prouver  que  la  géologie  existe  ;  ils  ont  fait  de  la  géo- 
logie. Les  fondateurs  de  la  philologie  comparée  n'ont  pas  écrit  pour 
prouver  que  cette  façon  de  considérer  les  langues  constitue  une 
science  réelle;  ils  ont  fait  de  la  philologie  comparée.  Si  la  méta- 
physique était  une  science,  comme  semble  l'entendre  M.  Vacherot, 
depuis  dix-huit  mois  que  son  livre  a  paru,  elle  serait  fondée,  accep- 
tée, organisée.  Deux  ans  après  le  premier  manifeste  de  M.  Bopp,  la 
philologie  comparée  était  de  droit  commun  dans  toutes  les  écoles 
savantes;  deux  ans  après  les  premiers  écrits  de  Guvier,  l'anatomie 
comparée  comptait  des  adeptes  nombreux.  Cette  différence-là  est 
pleine  de  conséquences.  La  métaphysique  ressemble  trop  à  ces  sou- 
tras  bouddhiques,  vastes  portiques,  préambules  sans  fm,  où  tout 
se  passe  à  annoncer  une  révélation  excellente.  Cinquante  pages  de 
théorie  prouveraient  plus  pour  la  réalité  de  la  métaphysique  que 
les  douze  cents  pages  de  M.  Yacherot,  pages  excellentes,  pleines  de 
charme  et  de  véritable  solidité,  mais  dont  la  valeur  résulte  beaucoup 
moins  de  la  doctrine  qu'elles  fondent  que  de  l'excellente  critique 
qu'elles  renferment,  et  dont  l'auteur,  dédaigneux  de  ce  qui  fait  son 
principal  mérite,  semble  bien  à  tort  faire  peu  de  cas. 

Certes  il  est  un  côté  par  lequel  je  partage  entièrement  l'opinion 
de  M.  Yacherot.  Si  l'on  entend  par  métaphysique  le  droit  et  le  pou- 
voir qu'a  l'homme  de  s'élever  au-dessus  des  faits,  d'en  voir  les  lois, 
la  raison,  l'harmonie,  la  poésie,  la  beauté  (toutes  choses  essentiel- 
lement métaphysiques  en  un  sens);  si  l'on  veut  dire  que  nulle  limite 
ne  peut  être  tracée  à  l'esprit  humain,  qu'il  ira  toujours  montant  l'é- 
chelle infinie  de  la  spéculation  (et  pour  moi  je  pense  qu'il  n'est  pas 
dans  l'univers  d'intelligence  supérieure  à  celle  de  l'homme,  en  sorte 
que  le  plus  grand  génie  de  notre  planète  est  vraiment  le  prêtre  du 
monde,  puisqu'il  en  est  la  plus  haute  réflexion);  si  la  science  qu'on 
oppose  à  la  métaphysique  est  ce  vulgaire  empirisme  satisfait  de  sa 
médiocrité,  qui  est  la  négation  de  toute  philosophie,  oui,  je  l'avoue, 
il  y  a  une  métaphysique  :  rien  n'est  au-dessus  de  l'homme,  et  le 
vieil  adage  quœ  supra  nosyquid  ad  nos?  est  un  non-sens.  Mais  si 
l'on  veut  dire  qu'il  existe  une  science  première,  contenant  les  prin- 
cipes de  toutes  les  autres,  une  science  qui  peut  à  elle  seule,  et  par 
des  combinaisons  abstraites,  nous  mener  à  la  vérité  sur  Dieu,  le 
monde,  l'homme,  je  ne  vois  pas  la  nécessité  d'une  telle  catégorie 
du  savoir  humain.  Cette  science  est  partout  et  n'est  nulle  part;  elle 


AVENIR    DE    LA    MÉTAPHYSIQUE.  375 

ïi'est  rien  si  elle  n'est  tout.  Il  n'y  a  pas  de  vérité  qui  n'ait  son  point 
de  départ  dans  l'expérience  scientifique,  qui  ne  sorte  directement 
ou  indirectement  d'un  laboratoire  ou  d'une  bibliothèque,  car  tout 
ce  que  nous  savons,  nous  le  savons  par  l'étude  de  la  nature  ou  de 
l'histoire.  Sans  doute  la  science  de  la  nature  et  de  l'histoire  n'exis- 
terait pas  sans  les  formules  essentielles  de  l'entendement;  nous  ne 
verrions  pas  la  poésie  du  monde,  si  nous  ne  portions  en  nous-mêmes 
le  foyer  de  toute  lumière  et  de  toute  poésie.  Ce  ne  sont  pas  des 
chimères,  comme  le  croient  les  esprits  bornés,  que  ces  mots  d'infini, 
d'absolu,  de  substance,  d'universel.  Tout  cela  constitue  un  ensemble 
de  notions  indispensables  pour  la  bonne  discipline  de  l'esprit,  qu'on 
peut  appeler  logique  ou  critique  de  l'esprit  humain;  mais  tout  cela 
n'est  pas  la  métaphysique.  Kant,  le  grand  promoteur  dans  les  temps 
modernes  de  cette  critique  de  l'esprit  humain,  proteste  qu'il  n'est 
pas  un  métaphysicien.  Aristote,  qui  l'a  fondée  dans  l'antiquité,  ne 
cherche  à  construire  la  science  que  par  l'étude  des  faits  et  l'obser- 
vation des  détails. 

M.  Vacherot  convient  de  la  difi'érence  essentielle  qui  existe  entre 
la  métaphysique  et  les  autres  branches  du  savoir  humain.  «  La 
métaphysique,  dit- il,  n'est  pas  encore  une  science;  »  «  mais, 
ajoute-t-il  ailleurs,  le  temps  n'est  pas  fort  éloigné  où  la  philo- 
sophie naturelle  en  était  là,  aussi  incertaine  dans  ses  principes  que 
dans  ses  théories.  En  deux  siècles,  elle  a  regagné  le  temps  perdu  en 
hypothèses,  et  à  en  voir  les  magnifiques  résultats  et  les  merveilleux 
progrès,  on  croirait  qu'elle  date  de  la  plus  haute  antiquité.  Pourquoi 
la  métaphysique  ne  ferait-elle  pas  de  même?  Elle  n'est  en  retard 
que  de  deux  siècles.  »  Cette  pensée  revient  à  chaque  page  de  son 
livre;  je  ne  peux  l'admettre  sans  réserve.  La  métaphysique  n'est 
pas  une  science  jeune;  elle  est  née  la  première  des  sciences,  c'est 
la  plus  vieille  de  toutes.  Les  autres  sciences  ont  eu  leur  enfance  et 
leurs  progrès;  la  métaphysique  et  la  logique  ont  été  parfaites  du 
premier  coup,  comme  tout  ce  qui  n'est  pas  fécond.  Elles  sont  sus- 
ceptibles de  progrès  dans  l'exposition,  mais  ne  laissent  point  de 
place  à  des  découvertes  réelles.  On  peut  exposer  la  théorie  du 
syllogisme  d'une  manière  plus  commode  que  ne  l'a  fait  Aristote, 
mais  on  ne  saurait  l'améliorer  ni  la  compléter.  Créées  une  fois  pour 
toutes,  ces  théories  restent  comme  des  algorithmes  fixes,  non  comme 
des  sciences  capables  de  perfectionnement. 

Semblable  en  cela  à  l'objet  infini  dont  elle  s'occupe,  la  philoso- 
phie offre  donc  cette  singularité,  qu'on  peut  dire  avec  presque  au- 
tant de  raison  qu'elle  est  et  qu'elle  n'est  pas.  La  nier,  c'est  décou- 
ronner l'esprit  humain.;  l'admettre  comme  une  science  distincte, 
c'est  contredire  la  tendance  générale  des  études  de  notre  temps. 


376  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Un  seul  moyen  reste,  suivant  moi,  pour  tirer  la  philosophie  de  cette 
situation  indécise,  c'est  de  convenir  qu'elle  est  moins  une  science 
qu'un  côté  de  toutes  les  sciences.  Qu'on  me  permette  une  compa- 
raison vulgaire  :  la  philosophie  est  l'assaisonnement  sans  lequel  tous 
les  mets  sont  insipides,  mais  qui  à  lui  seul  ne  constitue  pas  un  ali- 
ment. Ce  n'est  pas  à  des  sciences  particulières,  telles  que  la  chi- 
mie, la  physique,  etc.,  qu'on  doit  l'assimiler;  on  sera  mieux  dans 
le  vrai  en  rangeant  le  mot  de  philosophie  dans  la  même  catégorie 
que  les  mots  d^art  et  de  poésie.  La  plus  humble  comme  la  plus 
sublime  intelligence  a  eu  sa  façon  de  concevoir  le  monde;  chaque 
tête  pensante  a  été  à  sa  guise  le  miroir  de  l'univers;  chaque  être 
vivant  a  eu  son  rêve  qui  l'a  charmé,  élevé,  consolé  :  grandiose  ou 
mesquin,  plat  ou  sublime,  ce  rêve  a  été  sa  philosophie.  Voilà  pour- 
quoi l'histoire  de  la  philosophie  ne  ressemble  nullement  à  l'histoire 
des  autres  sciences;  elle  n'a  pas  de  développement  régulier,  elle 
ne  procède  point  par  des  acquisitions  successives.  L'individualité  de 
chaque  penseur  s'y  reflète.  Prenez  les  Annales  de  physique  et  de 
chimie,  vous  y  trouverez  des  mémoires  qui  dénotent  plus  ou  moins 
d'habileté;  mais  vous  n'en  trouverez  aucun  qui  vous  donne  quelque 
indice  sur  le  caractère  moral  de  l'auteur.  Il  n'en  est  pas  de  même 
en  philosophie.  La  philosophie,  c'est  l'homme  même;  chacun  naît 
avec  sa  philosophie  comme  avec  son  style.  Cela  est  si  vrai  que  l'ori- 
ginalité personnelle  est  en  philosophie  la  qualité  la  plus  requise, 
tandis  que  dans  les  sciences  positives  la  vérité  des  résultats  est  la 
seule  chose  à  considérer. 

On  fera  toujours  de  la  philosophie,  comme  on  fera  toujours  de  la 
poésie;  mais  de  même  que  j'ai  des  craintes  pour  l'avenir  de  la  plu- 
part des  genres  de  poésie  sans  avoir  de  craintes  pour  l'avenir  de  la 
poésie  elle-même,  ainsi  je  crois  peu  à  l'avenir  de  la  philosophie,  en- 
visagée comme  une  science  spéciale,  sans  avoir  le  moindre  doute 
sur  l'éternelle  persistance  du  sentiment  philosophique.  Peut-être 
viendra-t-il  un  jour  où  l'on  fera  toute  chose  poétiquement  et  philo- 
sophiquement, sans  faire  précisément  de  poésie  et  de  philosophie. 
Quels  sont  déjà,  de  notre  temps,  les  interprètes  de  la  grande  poésie» 
de  celle  qui  sort  de  la  nature  et  de  l'âme,  comme  une  éternelle 
plainte  et  un  divin  gémissement?  Quelques  poètes  sans  doute,  fidèles 
encore  à  la  tradition  philosophique  ou  religieuse,  mais  surtout  des 
savans,  des  critiques.  On  ne  croit  plus  ni  aux  systèmes  ni  aux  fic- 
tions. Nous  ne  concevons  pas  plus  la  possibilité  d'une  nouvelle  hy- 
pothèse philosophique  que  nous  ne  concevons  la  possibilité  d'une 
épopée.  La  critique  a  fermé  pour  longtemps  la  voie  à  ces  grandes 
productions  qui  supposent  une  certaine  spontanéité  naïve.  On  ne 
s'émeut  pas  devant  un  décor  percé  à  jour  dont  on  voit  les  machines. 


AVENIR   DE    LA   MÉTAPHYSIQUE.  377 

INous  sourions  d'avance  des  efforts  que  va  faire  le  poète  pour  nous 
tromper;  nous  savons  d'avance  que  le  système  qu'on  nous  propose 
n'échappera  pas  plus  que  ses  devanciers  à  la  loi  fatale  de  la  cadu- 
cité. Une  telle  pensée  suffit  pour  arrêter  tout  élan.  Il  faudrait  rede- 
venir grossier  pour  s'y  soustraire,  car  un  béotien  seul  peut  ne  pas 
ignorer  que  toutes  les  formules  sont  essentiellement  incomplètes, 
que  les  prétentions  de  la  philosophie  ne  sont  pas  plus  justifiées  que 
celles  de  la  théologie,  qu'elle  aboutit  à  un  dogmatisme  aussi  insup- 
portable. Peut-être,  quand  nous  serons  vieux  et  incapables  de  tout 
comprendre,  fmirons-nous  par  oublier  à  ce  point  l'expérience  de 
trois  mille  ans  d'histoire  et  notre  propre  expérience;  mais,  tandis 
que  nous  serons  assez  sains  et  assez  forts  pour  ne  pas  sacrifier  une 
moitié  de  la  vérité  à  l'autre,  nous  ne  poserons  jamais  devant  nos 
yeux  un  écran  volontaire,  nous  n'élèverons  jamais  autour  de  nous 
les  murs  d'une  prison,  nous  ne  nous  attribuerons  jamais  un  privilège 
d'infaillibilité  en  sachant  bien  que  l'avenir  refuserait  de  le  ratifier. 

II. 

Ce  n'est  donc  pas  nier  la  philosophie,  c'est  la  relever  et  l'enno- 
bhr  que  de  déclarer  qu'elle  n'est  pas  une  science  particulière,  mais 
qu'elle  est  le  résultat  général  de  toutes  les  sciences,  le  son,  la  lu- 
mière, la  vibration  qui  sort  de  l'éther  divin  que  tout  porte  en  soi.  Au 
fond,  telle  a  été  la  conception  de  tous  les  grands  philosophes.  Aris- 
tote  est  l'encyclopédiste  de  son  temps;  Roger  Bacon,  le  vrai  prince 
de  la  pensée  du  moyen  âge,  fut  un  positiviste  à  sa  manière  ;  Descar- 
tes a  tout  compris,  excepté  les  sciences  historiques  dont  il  ne  vit  pas 
l'importance;  Leibnitz,  lui,  est  une  mer  sans  rivage  :  il  dévore  toute 
science,  même  la  science  chimérique,  la  scolastique,  l'alchimie;  Kant 
savait  ce  que  savait  son  siècle.  Tous  les  grands  philosophes  ont  été 
de  grands  savans,  et  les  momens  où  la  philosophie  a  été  une  spé- 
cialité ont  été  des  momens  d'abaissement.  Tel  fut  bien  le  second  âge 
du  cartésianisme,  représenté  par  Malebranche.  Telle  fut,  au  plus 
haut  degré,  la  stérile  scolastique  de  la  fin  du  moyen  âge.  De  nos 
jours,  les  tentatives  absolues  de  Schelling  et  de  Hegel  ont  de  même 
plutôt  nui  que  servi  au  progrès  de  nos  connaissances,  en  détournant 
les  jeunes  gens  des  recherches  spéciales,  en  portant  les  esprits  à  se 
contenter  trop  facilement  et  à  croire  qu'on  peut  penser  avec  des  for- 
mules. Le  tourniquet  de  Raimond  Lulle,  qui  devait  servir  à  trouver 
toute  vérité  et  à  réfuter  toute  erreur,  n'aurait  pas  eu  d'effets  beau- 
coup plus  désastreux  que  cette  logique  prétendue  avec  laquelle  on 
a  cru  pouvoir  se  passer  d'étude  et  de  patient  labeur.  En  résumé, 
philosopher,  c'est  connaître  l'univers.  L'univers  se  compose  de  deux 


378  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

mondes,  le  monde  physique  et  le  monde  moral,  la  nature  et  l'hu- 
manité. L'étude  de  la  nature  et  de  l'humanité  est  donc  toute  la 
philosophie. 

En  général,  c'est  par  l'étude  de  la  nature  qu'on  est  arrivé  jusqu'ici 
à  la  philosophie  ;  mais  je  ne  crois  pas  me  tromper  en  disant  que 
c'est  aux  sciences  du  second  groupe,  à  celles  de  l'humanité,  qu'on 
demandera  désormais  les  élémens  des  plus  hautes  spéculations.  La 
psychologie  part  de  l'hypothèse  d'une  humanité  parfaitement  ho- 
mogène, qui  aurait  toujours  été  telljp  que  nous  la  voyons,  et  cette 
hypothèse  renferme  une  part  de  vérité,  car  il  y  a  vraiment  des  attri- 
buts communs  de  l'espèce  humaine  qui  en  constituent  l'unité;  mais 
elle  renferme  aussi  une  erreur  grave ,  ou  plutôt  elle  méconnaît  une 
vérité  fondamentale,  révélée  par  l'histoire  :  c'est  que  l'humanité  n'est 
pas  un  corps  simple  et  ne  peut  être  traitée  comme  telle.  L'homme 
doué  des  dix  ou  douze  facultés  que  distingue  le  psychologue  est 
une  fiction;  dans  la  réalité,  on  est  plus  ou  moins  homme,  plus  ou 
moins  fds  de  Dieu.  On  a  de  Dieu  et  de  vérité  ce  dont  on  est  capa- 
ble et  ce  qu'on  mérite.  Je  ne  vois  pas  de  raisons  pour  qu'un  Papou 
soit  immortel.  Au  lieu  de  prendre  la  nature  humaine,  comme  la  pre- 
naient Thomas  Reid  et  Dugald  Stewart,  pour  une  révélation  écrite 
d'un  seul  jet,  pour  une  bible  inspirée  et  parfaite  dès  son  premier 
jour,  on  en  est  venu  à  y  voir  des  retouches  et  des  additions  succes- 
sives. Des  mondes. civilisés  ont  précédé  le  nôtre,  et  nous  vivons  de 
leurs  débris.  La  science  de  l'humanité  a  subi  de  la  sorte  une  révolu- 
tion analogue  à  celle  de  la  géologie.  La  planète  dont  la  formation 
s^expliquait  autrefois  en  deux  mots  :  «  Dieu  créa  le  ciel  et  la  terre,  » 
est  devenue  un  ensemble  d'étages  superposés  de  couches  succes- 
sives. 

Je  sais  que  le  rôle  que  j'attribue  ici  aux  sciences  historiques  pa- 
raîtra à  plusieurs  personnes  la  négation  même  de  la  philosophie. 
Le  livre  de  M.  Yacherot  est  destiné  à  protester,  au  nom  de  la  méta- 
physique, contre  cet  envahissement  universel  de  l'histoire,  et  quel- 
ques-unes des  meilleures  pages  de  son  livre  (1)  sont  consacrées  à 
critiquer  la  direction  que  je  viens  d'indiquer.  J'avoue  que,  dans  l'é- 
tat actuel  des  études  historiques  et  philologiques,  la  prétention  que 
je  viens  d'énoncer  pour  elles  peut  paraître  exagérée.  Les  sciences 
physiques  sont  comprises  depuis  plus  de  deux  cents  ans  ;  les  sciences 
de  l'humanité  sont  encore  dans  leur  enfance,  très  peu  de  personnes 
en  voient  le  but  et  l'unité..  Pour  désigner  l'ensemble  de  travaux  qui 
les  composent,  on  né  trouve  d'autre  mot  que  celui  d^  érudition,  le- 
quel est  chez  nous  à  peu  près  synonyme  de  hors-d' œuvre  amusant  et 

(1)  Tome  I",  p.  301  et  suivantes. 


AVENIR    DE    LA   METAPHYSIQUE.  379 

e  passe-temps  agréable.  On  comprend  le  physicien  et  le  chimiste, 
comprend  l'artiste  et  le  poète;  mais  l'érudit  n*est  aux  yeux  du 
gaire,  et  même  de  bien  des  esprits  délicats,  qu'un  meuble  inutile, 
elque  chose  d'analogue  à  ces  vieux  abbés  lettrés  qui  faisaient  partie 
l'ameublement  d'un  château,  au  même  titre  que  la  bibliothèque, 
se  figure  volontiers  que  c'est  parce  qu'il  ne  peut  pas  produire 
'il  recherche  et  commente  les  œuvres  d' autrui.  Le  vague  qui 
lane  sur  l'objet  de  ses  études,  cette  latitude  presque  indéfinie  qui 
nferme  sous  le  même  nom  des  recherches  si  diverses,  font  croife 
volontiers  qu'il  n'est  qu'un  amateur  qui  se  promène  dans  la  variété 
e  ses  travaux,  et  fait  des  explorations  dans  le  passé,  à  peu  près 
tomme  certains  animaux  fouisseurs  creusent  des  souterrains  pour  le 
plaisir  d'en  faire. 

Il  y  a  là  une  très  grande  méprise  entretenue  et  par  la  distraction 

Idu  public,  et  aussi,  il  faut  le  dire,  par  la  faute  des  érudits,  qui  trop 
bouvent  ne  voient  dans  leurs  tnavaux  que  l'aliment  d'une  curiosité 
Éssez  frivole.  Certes  il  ne  faut  pas  médire  de  la  curiosité.  Elle  est 
un  élément  essentiel  de  l'organisation  humaine  et  la  moitié  de  la 
volupté  de  la  vie.  Le  curieux  et  l'amateur  peuvent  rendre  à  la  science 
d'éminens  services,  mais  ils  ne  sont  ni  le  savant  ni  le  philosophe.  " 
La  science  n'a  réellement  qu'un  seul  objet  digne  d'elle  :  c'est  de 
résoudre  l'énigme  des  choses,  c'est  de  dire  à  l'homme  le  mot  de 
l'univers  et  de  sa  propre  destinée.  Entre  tous  les  phénomènes  livrés 
à  notre  étude ,  l'existence  et  le  développement  de  l'humanité  sont 
le  plus  extraordinaire!  Or  comment  connaître  l'humanité,  si  ce  n'est 
parles  procédés  mêmes  qui  nous  servent  à  connaître  la  nature,  je  veux 
dire  en  recherchant  les  traces  qui  sont  restées  de  ses  révolutions  suc- 
cessives? L'histoire  n'est  possible  que  par  l'étude  immédiate  des  mo- 
numens,  et  ces  monumens  ne  sont  pas  abordables  sans  les  recherches 
spéciales  du  philologue  ou  de  l'antiquaire.  Toute  forme  du  passé 
suffit  à  elle  seule  pour  remplir  une  laborieuse  existence.  Une  langue 

ii^ancienne  et  souvent  à  moitié  inconnue,  une  paléographie  spéciale, 
^hne  archéologie  et  une  histoire  péniblement  déchiffrées,  voilà  plus 
qu'il  n'en  faut  pour  absorber  tous  les  efforts  de  l'investigateur  le 
plus  patient,  si  d'humbles  artisans  n'ont  consacré  de  longs  tra- 
vaux à  extraire  de  la  carrière  et  à  réunir  les  matériaux  avec  les- 
quels il  doit  reconstruire  l'édifice  du  passé.  La  révolution  littéraire 
qui  depuis  1820  a  changé  la  face  des  études  historiques,  ou,  pour 
mieux. dire,  qui  a  fondé  l'histoire  parmi  nous,  aurait-elle  été  pos- 
sible sans  les  grandes  collections  du  xvii^  et  du  xviii''  siècle?  Mabil- 
lon,  Muratori,  Baluze,  Ducange,  n'étaient  ni  de  grands  philosophes 
ni  de  grands  écrivains,  et  pourtant  ils  ont  plus  fait  pour  la  vraie 
philosophie  que  tant  d'esprits  systématiques  qui  ont  voulu  con- 


380  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

struire  avec  leur  imagination  l'édifice  des  choses,  et  qui  ne  laisse- 
ront rien  parmi  les  acquisitions  définitives  de  l'esprit  humain. 

Le  rôle  de  l'historien  et  du  philologue  est  donc  rigoureusement  pa- 
rallèle à  celui  du  physicien,  du  naturaliste,  du  chimiste.  L'union 
de  la  philologie  et  de  la  philosophie,  de  l'érudition  et  de  la  pensée, 
devrait  être  le  caractère  du  travail  intellectuel  de  notre  époque.  Le 
penseur  suppose  l'érudit,  et,  ne  fût-ce  qu'en  vue  de  la  sévère  dis- 
cipline de  l'esprit,  il  faudrait  faire  peu  de  cas  du  philosophe  qui 
n'aurait  pas  travaillé  une  fois  dans  sa  vie  à  éclaircir  quelque  point 
spécial  de  la  science.  Sans  doute  les  deux  rôles  peuvent  se  séparer, 
et  un  tel  partage  est  même  souvent  désirable  ;  mais  il  faudrait  au 
moins  qu'un  commerce  intime  s'établit  entre  ces  fonctions  diverses. 
Pour  apprécier  la  valeur  des  sciences  historiques,  il  ne  faut  pas  se 
demander  ce  que  vaut  telle  obscure  dissertation,  telle  monographie, 
destinée,  quand  elle  aura  porté  son  fruit,  à  rester  oubliée.  Il  faut 
prendre  dans  son  ensemble  la  révolution  opérée  par  la  philologie, 
examiner  ce  que  l'esprit  humain  était  avant  la  culture  philologique, 
ce  qu'il  est  devenu  depuis  qu'il  l'a  subie,  quels  changemens  la  con- 
naissance critique  de  l'antiquité  a  introduits  dans  la  manière  de  voir 
des  modernes.  Or  une  histoire  attentive  de  l'esprit  humain  depuis 
le  xv*"  siècle  démontrerait,  ce  me  semble,  que  les  plus  importantes 
révolutions  de  la  pensée  moderne  ont  été  amenées  directement  ou 
indirectement  par  des  conquêtes  philologiques.  La  renaissance  et 
la  réforme  sont  nées  à  la  suite  d'une  révolution  en  philologie.  Le 
xviu*'  siècle,  quoique  superficiel  en  érudition,  arrive  à  ses  résultats 
bien  plus  par  la  critique,  l'histoire  ou  la  science  positive  que  par 
l'abstraction  métaphysique.  La  critique  universelle  est  le  seul  ca- 
ractère qu'on  puisse  assigner  à  la  pensée  délicate,  fuyante,  insai- 
sissable du  xix^  :  les  railleurs  de  la  critique  ne  savent  faire  eux- 
mêmes  que  de  la  critique;  leurs  livres  n'ont  de  valeur  que  par  là. 
Saisir  la  physionomie  des  choses,  voilà  toute  la  philosophie,  et  ce- 
lui-là en  approcherait  le  plus  qui  pourrait  mener  parallèlement  plu- 
sieurs existences,  afin  d'explorer  tous  les  sentiers  de  la  pensée.  Ce 
qu'un  seul  individu  ne  peut  faire,  l'esprit  humain  le  fera,  car  il  ne 
meurt  pas,  et  tous  travaillent  pour  lui.  Direz-vous  que  ceux  qui  au- 
ront contribué  à  cette  œuvre,  qui  auront  poli  une  des  faces  de  ce 
diamant,  enlevé  une  parcelle  des  scories  qui  en  voilent  l'éclat  natif, 
ne  sont  que  des  pédans,  des  oisifs,  des  esprits  lourds,  qui,  étrangers 
au  monde  des  vivans,  se  réfugient  dans  celui  des  momies  et  dans 
les  nécropoles? 

Ce  qu'on  appelle  Y  érudition  n'est  donc  pas,  comme  on  le  croit 
souvent,  une  simple  fantaisie  :  c'est  une  science  sérieuse,  ayant  un 
but  philosophique  élevé;  c'est  la  science  des  produits  de  l'esprit  hu- 


I 


Mr 


AVENIR    DE    LA   MÉTAPHYSIQUE.  381 

main.  A  ce  point  de  vue,  les  littératures  les  plus  étrangères  à  notre 
goût,  celles  qui  nous  transportent  le  plus  loin  de  l'état  actuel,  sont 
précisément  les  plus  importantes.  L'anatomie  comparée  tire  bien 
plus  de  résultats  de  l'observation  des  animaux  inférieurs  que  de 
l'étude  des  espèces  supérieures.  Guvier  aurait  pu  disséquer  toute  sa 
vie  des  animaux  domestiques  sans  soupçonner  les  hauts  problèmes 
que  lui  ont  révélés  les  mollusques  et  les  annélides.  De  môme  les 
productions  en  apparence  les  plus  insignifiantes  sont  souvent  les 
plus  précieuses  aux  yeux  du  critique,  parce  qu'elles  mettent  vive- 
ment en  relief  des  traits  qui,  dans  les  œuvres  réfléchies,  ont  moms 
de  saillie  et  d'originalité.  La  plus  humble  des  littératures  primi- 
tives en  apprend  plus  sur  l'histoire  de  l'esprit  humain  que  l'étude 
des  chefs-d'œuvre  des  littératures  modernes.  En  ce  sens,  les  folies 
elles-mêmes  ont  leur  intérêt  et  leur  prix.  Il  est  plus  facile  en  effet 
d'étudier  les  natures  diverses  dans  leurs  momens  de  crise  que  dans 
leur  état  naturel,  où  la  régularité  de  la  vie  ne  laisse  voir  qu'une  ha- 
bitude calme  et  uniforme.  Dans  ces  ébullitions  au  contraire,  tous 
les  secrets  intimes  remontent  à  la  surface  et  s'offrent  d'eux-mêmes 
à  l'observation. 

Hàtons-nous  de  le  dire  :  il  serait  injuste  d'exiger  du  savant  la 
conscience  toujours  immédiate  du  but  de  son  travail.  Est-il  néces- 
saire que  l'ouvrier  qui  extrait  des  blocs  de  la  carrière  ait  l'idée  du 
monument  auquel  ils  sont  destinés?  En  étudiant  les  origines  de  cha- 
que science,  on  trouve  que  les  premiers  pas  ont  été  faits  presque 
toujours  sans  une  vue  bien  distincte  de  l'objet  à  atteindre,  et  que 
les  études  philologiques  en  particulier  doivent  une  extrême  recon- 
naissance à  des  esprits  médiocres,  qui  les  premiers  en  ont  posé  les 
conditions  matérielles.  Il  est  même  des  œuvres  de  patience  aux- 
quelles s'astreindraient  difficilement  des  hommes  dominés  par  des 
besoins  philosophiques  trop  exigeans.  Peu  de  philosophes  auraient 
le  courage  et  l'abnégation  nécessaires  pour  se  résigner  à  l'humble 
labeur  du  lexicographe,  et  pourtant  le  plus  beau  livre  de  généra- 
lités n'a  pas  eu  sur  la  science  une  aussi  grande  influence  que  le 
dictionnaire,  très  médiocrement  philosophique,  par  lequel  Wilson 
a  rendu  possibles  en  Europe  les  études  sanscrites. 

Les  spécialités  scientifiques  sont  le  grand  scandale  des  gens  du 
monde,  comme  les  généralités  sont  le  scandale  des  savans.  La  vérité 
est,  ce  me  semble,  que  les  spécialités  n'ont  de  sens  qu'en  vue  des 
généralités,  mais  que  les  généralités  à  leur  tour  ne  sont  rendues  pos- 
sibles que  par  les  études  les  plus  minutieuses.  Les  hommes  voués  aux 
recherches  spéciales  ont  souvent  le  tort  de  croire  que  leurs  travaux 
ont  leur  propre  fin  en  eux-mêmes;  leur  spécialité  devient  ainsi  un 
petit  monde  où  ils  se  renferment  obstinément  et  dédaigneusement; 


382  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

toute  combinaison  étendue  les  alarme  et  leur  semble  de  peu  de  va- 
leur. Certes,  s'ils  se  bornaient  à  faire  la  guerre  aux  généralités 
hasardées,  aux  aperçus  superficiels,  on  ne  pourrait  qu'applaudir 
à  leur  sévérité.  Je  conçois  à  merveille  qu'une  date  heureusement 
rétablie,  une  circonstance  d'un  fait  important  retrouvée,  une  his- 
toire obscure  éclaircie,  aient  plus  de  valeur  que  des  volumes  entiers 
dans  le  genre  de  ceux  qui  s'intitulent  souvent  philosophie  de  V his- 
toire-^ mais  ce  n'est  point  par  elles-mêmes  que  de  telles  découvertes 
valent  quelque  chose.  C'est  dans  la  philosophie  qu'il  faut  chercher 
la  véritable  valeur  de  la  philologie.  Là  est  la  dignité  de  toute  re- 
cherche particulière  et  des  derniers  détails  d'érudition,  qui  n'ont 
point  de  sens  pour  les  esprits  superficiels  et  légers.  Il  n'y  a  pas  de 
recherche  inutile  ou  frivole;  il  n'est  pas  d'étude,  quelque  mince 
qu'en  paraisse  l'objet,  qui  n'apporte  son  trait  de  lumière  à  la  science 
du  tout,  à  la  vraie  philosophie  des  réalités.  Les  résultats  généraux 
qui  ne  s'appuient  pas  sur  la  connaissance  des  détails  sont  nécessai- 
rement creux  et  factices,  tandis  que  les  recherches  particulières, 
même  dénuées  de  l'esprit  philosophique,  peuvent  être  du  plus  grand 
prix,  quand  elles  sont  exactes  et  conduites  suivant  une  sévère,  mé- 
thode. L'esprit  de  la  science  est  cette  communauté  intellectuelle  qui 
rattache  l'un  à  l'autre  l'érudit  et  le  penseur,  fait^à  chacun  d'eux  sa 
gloire  méritée,  et  confond  dans  une  même  fin  leurs  rôles  divers. 

Des  monographies  sur  tous  les  points  de  la  science,  telle  devrait 
donc  être  l'œuvre  du  xix^  siècle,  œuvre  pénible,  humble,  laborieuse, 
exigeant  le  dévouement  le  plus  désintéressé,  mais  solide,  durable,  et 
d'ailleurs  immensément  relevée  par  la  grandeur  du  but  final.  Certes 
il  serait  plus  doux  et  plus  flatteur  pour  la  vanité  de  cueillir  de  prime 
abord  le  fruit,  qui  ne  sera  mûr  peut-être  que  pour  un  avenir  loin- 
tain. Il  faut  une  vertu  scientifique  bien  profonde  pour  s'arrêter  sur 
cette  pente  et  s'interdire  la  précipitation,  quand  la  nature  humaine 
tout  entière  réclame  la  solution  définitive.  Les  héros  de  la  science 
sont  ceux  qui,  capables  des  vues  les  plus  élevées,  ont  pu  se  défendre 
toute  généralité  anticipée,  et  se  résigner  par  vertu  scientifique  à 
n'être  que  d'humbles  travailleurs.  Pour  plusieurs ,  c'est  là  un  léger 
sacrifice.  Les  vrais  méritans  sont  ceux  qui,  tout  en  comprenant 
d'une  manière  élevée  le  but  suprême,  se  dévouent  au  rude  métier 
de  manœuvres,  et  se  condamnent  à  ne  voir  que  le  sillon  qu'ils  creu- 
sent. En  apparence ,  ces  patiens  investigateurs  perdent  leur  temps 
et  leur  peine.  Il  n'y  a  pas  pour  eux  de  public  ;  ils  sont  lus  de  trois 
ou  quatre  personnes,  quelquefois  de  celui-là  seul  qui  reprendra  le 
même  travail.  Eh  bien!  les  monographies  sont  encore  ce  qui  reste 
le  plus.  Un  livre  de  généralités  est  nécessairement  dépassé  au  bout 
de  dix  années;  une  monographie,  étant  un  fait  dans  la  science,  une 


AVENIR   DE    LA    MÉTAPHYSIQUE.  383 

pierre  posée  dans  l'édifice,  est  en  un  sens  éternelle  dans  ses  ré- 
sultats. On  pourra  négliger  le  nom  de  l'auteur,  elle-même  pourra 
tomber  dans  l'oubli;  mais  les  résultats  qu'elle  a  contribué  à  établir 
demeurent.  Les  historiens  du  xyii*"  et  du  xviii''  siècle  qui  ont  pré- 
tendu écrire  et  se  faire  lire,  Mézerai,  Daniel,  Yelly,  sont  mainte- 
nant parfaitement  délaissés.  Les  travaux  des  bénédictins,  qui  n'ont 
prétendu  que  recueillir  des  matériaux,  sont  aujourd'hui,  bien  que 
susceptibles  d'être  fort  améliorés,  aussi  neufs  que  le  jour  où  ils  pa- 
rurent. 

Le  peu  de  résultats  qu'auront  amenés  certaines  branches  des 
études  philologiques  ne  saurait  même  devenir  une  objection  contre 
ces  études.  La  science  en  effet  se  présente  toujours  à  l'homme  ainsi 
qu'une  terre  inconnue.  Les  premiers  navigateurs  qui  découvrirent 
l'Amérique  étaient  bien  loin  de  soupçonner  les  formes  exactes  et  les 
relations  véritables  des  parties  de  ce  nouveau  monde.  L'attraction 
du  succm  n'était  aux  yeux  des  anciens  physiciens  qu'un  phénomène 
curieux,  jusqu'au  jour  où,  sur  ce  fait  isolé,  vint  s'élever  unie  science. 
Il  ne  faut  pas  demander  aux  investigations  scientifiques  l'ordre  ri- 
goureux de  la  logique,  pas  plus  qu'on  ne  peut  demander  d'avance 
au  voyageur  le  plan  de  ses  découvertes ,  ni  à  celui  qui  creuse  une 
mine  le  compte  des  richesses  qui  en  sortiront.  La  science  est  un 
édifice  séculaire,  qui  ne  pourra  s'élever  que  par  l'accumulation  de 
masses  gigantesques.  Une  vie  laborieuse  ne  sera  qu'une  pierre  ob- 
scure et  sans  nom  dans  ces  constructions  immenses.  N'importe  :  on 
aura  sa  place  dans  le  temple,  on  aura  contribué  à  la  solidité  de'  ses 
assises.  Sur  les  monumens  de  Persépolis,  on  voit  les  différentes  na- 
tions tributaires  du  roi  de  Perse  représentées  par  un  personnage  qui 
porte  le  costume  de  son  pays  et  tient  entre  les  mains  les  produc- 
tions de  sa  province  pour  en  faire  hommage  au  souverain.  Telle 
est  l'humanité  ;  chaque  nation,  chaque  forme  intellectuelle,  reli- 
gieuse ,  morale ,  laisse  après  elle  une  courte  expression  qui  en  est 
comme  le  type  abrégé  et  expressif,  et  qui  demeure  pour  représen- 
ter les  millions  d'hommes  à  jamais  oubliés  qui  ont  vécu  et  qui  sont 
morts  groupés  autour  d'elle.  La  science,  comme  toutes  les  autres 
faces  de  l'œuvre  humaine,  doit  être  esquissée  de  cette  large  ma- 
nière. Il  ne  faut  pas  que  les  résultats  scientifiques  soient  maigre- 
ment et  isolément  atteints  ;  il  faut  que  le  résultat  final  qui  restera 
dans  le  domaine  de  l'esprit  humain  soit  extrait  d'un  vaste  amas  de 
vérités  particulières.  De  même  qu'aucun  homme  n'est  inutile  dans 
l'humanité,  de  même  aucun  travailleur  n'est  inutile  dans  le  champ 
de  la  science.  De  ce  qu'on  enlève  f  échafaudage  quand  l'édifice  est 
terminé,  s'ensuit-il  que  ceux  qui  l'ont  construit  n'ont  travaillé  qu'à 
une  œuvre  frivole  et  sans  durée? 


384  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Tout  a  ainsi  sa  place  dans  la  grande  œuvre  que  poursuit  l'es- 
prit humain  à  travers  les  siècles.  Le  penseur  ne  peut  rien  sans  le  sa- 
vant, le  savant  ne  vaut  quelque  chose  qu'en  vue  du  penseur.  L'un 
et  l'autre  sont  eux-mêmes,  pour  employer  le  style  des  mathémati- 
ques, des  fonctions  dans  un  plus  vaste  ensemble ,  qui  est  le  dévelop- 
pement complet  de  la  conscience  du  monde  se  faisant  par  l'huma- 
nité. Un  beau  sentiment  vaut  une  belle  pensée,  une  belle  pensée  vaut 
une  belle  action,  une  vie  de  science  vaut  une  vie  de  vertu.  L'homme 
accompli  serait  celui  qui  pourrait  être  à  la  fois  poète,  philosophe, 
savant,  homme  vertueux,  et  cela  non  pas  par  intervalles  (il  ne  le 
serait  alors  que  médiocrement),  mais  par  une  intime  pénétration  à 
tous  les  momens  de  sa  vie,  qui  serait  poète  alors  qu'il  est  philoso- 
phe, philosophe  alors  qu'il  est  savant,  chez  qui,  en  un  mot,  tous  les 
élémens  de  l'humanité  se  réuniraient  en  une  parfaite  harmonie , 
comme  dans  l'humanité  même.  Le  modèle  de  la  perfection  en  effet 
nous  est  donné  par  la  nature  humaine.  Or  la  nature  humaine  çst  à  la 
.fois  savante,  curieuse,  poétique,  passionnée. 

Si  le  métaphysicien  est  le  poète  qui  rend  l'esprit  et  la  vie  de 
tout  cela,  je  l'admets  et  le  couronne;  mais  s'il  ne  fait  que  substi- 
tuer l'abstraction  à  la  vie,  je  préfère  le  savant  qui  me  révèle  la  na- 
ture et  l'histoire,  car  dans  la  nature  et  l'histoire  je  vois  bien  mieux 
le  divin  que  dans  des  formules  abstraites  d'une  théodicée  artificielle 
et  d'une  ontologie  sans  rapports  avec  les  faits.  L'absolu  de  la  justice 
et  de  la  raison  ne  se  manifeste  que  dans  l'humanité  :  envisagé  hors  de 
l'humanité,  cet  absolu  n'est  qu'une  abstraction;  envisagé  dans  l'hu- 
manité, il  est  une  réalité.  Et  ne  dites  pas  que  la  forme  qu'il  revêt 
entre  les  mains  de  l'homme  le  souille  et  l'abaisse.  Non,  non;  l'in- 
fini n'existe  que  quand  il  revêt  une  forme  finie.  Dieu  ne  se  voit  que 
dans  ses  incarnations.  La  critique,  qui  sait  voir  le  divin  de  toute 
chose,  est  ainsi  la  condition  de  la  religion  et  de  la  philosophie  épu- 
rée, j'ajouterai  de  toute  morale  forte  et  éclairée.  Ce  qui  élève 
l'homme  ne  peut  que  l'améliorer,  a  La  philosophie  critique,  dit 
M.  Vacherot,  n'aime  pas  les  fanatiques,  comprend  peu  les  martyrs, 
et  ne  se  pique  guère  d'inspirer  les  héros.  »  Qu'en  savez-vous?  La 
force  morale  n'est  pas  le  fruit  d'un  syllogisme.  Comprendre  toute 
chose  n'est  pas  tout  absoudre;  l'école  critique  attend  encore  qu'on 
la  prenne  en  flagrant  délit  de  faiblesse.  Son  dogme  est  la  foi  au  di- 
vin et  à  la  grande  participation  que  l'homme  y  a.  Sa  morale  s'ap- 
puie sur  le  sentiment  de  la  noblesse  humaine  et  sur  un  fondement 
plus  sûr  encore.  11  ne  faut  faire  dépendre  la  morale  d'aucun  sys- 
tème. Fiez-vous  à  celui  qui  la  porte  dans  les  besoins  de  sa  nature, 
car  lors  môme  que  l'abaissement  du  siècle  infligerait  un  démenti  à 
la  bonne  opinion  qu'il  a  de  son  espèce,  sa  propre  conscience  suffi- 


I 


AVENIR    DE   LA   METAPHYSIQUE.  385 

rait  pour  lui  inspirer  le  respect  de  lui-même  et  lui  faire  défier  le 
sourire  de  ceux  qui  pensent  que  la  vertu  est  toujours  une  jactance 
ou  une  duperie. 

Certes,  si  ceux  qui  nous  blâment  de  n'être  que  les  secrétaires  de 
l'esprit  humain  nous  apportaient  la  vérité  complète  avec  ses  signes 
évidens,  nous  n'aurions  qu'à  tomber  à  genoux  et  à  rejeter  sur  le 
second  plan  nos  humbles  recherches;  mais  une  longue  expérience 
nous  a  appris  que  la  raison  seule  ne  crée  pas  la  vérité.  Malebranche 
prêchant  à  l'homme  de  rester  renfermé  en  lui-même  pour  y  cher- 
cher le  verbe,  qui  lui  enseignera  toute  chose,  ne  serait  plus  écouté. 
L'homme  obstinément  renfermé  en  lui-même  n'y  trouvera  que  le 
êve.  Si,  au  lieu  de  dédaigner  l'histoire  de  l'esprit  humain,  comme 
le  tableau  futile  de  tout  ce  que  les  autres  ont  pensé ,  l'orgueilleux 
oratorien  eût  bien  voulu  regarder  le  monde  et  l'humanité,  combien 
horizon  se  fût  élargi!  de  combien  de  préjugés  se  fût-il  dégagé! 
11  eût  vu  les  méandres  infinis  de  la  légende  et  de  l'histoire;  il  eût 
vu  la  trame  sans  fin  des  créations  divines,  et  si  à  ce  spectacle  il  eût 
perdu  sa  foi  étroite,  il  y  eût  gagné  le  sens  de  la  vraie  théologie, 
qui  est  la  science  du  monde  et  de  l'humanité,  la  science  de  l'uni- 
versel devenir^  aboutissant  comme  culte  à  la  poésie  et  à  l'art,  et 
par-dessus  tout  à  la  morale.  Ltudiez  donc,  disons-nous  à  ceux  qu'a- 
nime encore  la  noble  curiosité,  étudiez  en  philosophes  la  chimie, 
la  physiologie  et  l'histoire.  Disséquez  toute  vie,  analysez  toute  sub- 
stance, apprenez  toute  langue,  comparez  toute  littérature;  que  cha- 
que mot  du  passé  nous  livre  tout  ce  qu'il  recèle,  que  chaque  coin 
du  sol  nous  rende  les  débris  qu'il  contient.  Fouillez  la  vieille  Phé- 
nicie  :  on  ne  sait  pas  ce  que  cache  cette  terre  ;  interrogez  en  géo- 
logues les  plateaux  de  l'Asie  que  l'homme  habita  d'abord;  fouillez 
Suse,  fouillez  l'Yémen,  fouillez  Babylone.  Qu'est-ce  qu'Éden?  qu'est- 
ce  que  Saba?  qu'est-ce  qu'Ophir?  Apprenez-moi  si,  après  tant  d'hu- 
manités écroulées,  la  nôtre  croulera  à  son  tour,  si  les  sages  peuvent 
espérer  de  la  diriger  un  peu,  ou  bien  si  c'est  une  loi  fatale  d'expier 
le  rafiinement  par  la  faiblesse.  Dites-moi  les  secrets  de  la  naissance 
et  de  la  mort,  les  secrets  de  la  pierre  et  du  métal,  les  secrets  de  la 
cellule  dernière  où  naît  la  vie.  Qui  sait  si  l'infini  réel  est  aussi  vaste 
qu'on  le  suppose?  Et  la  grande  loi  qui  nous  donnera  le  pouvoir  sur 
l'atome  (quand  nous  l'aurons,  remarquez- le,  nous  serons  maîtres  du 
monde),  qui  sait  si  elle  nous  échappera  toujours? 

lïl. 

11  serait  injuste  de  dire  que  M.  Yacherot  s'est  contenté  de  prê- 
cher les  avantages  et  les  droits  de  la  métaphysique  :  son  livre  ren- 

TOME  XXV.  25 


S86  RETUE   DES   DEUX   MONDES • 

ferme  une  théodicée,  développement  de  celle  que  T auteur  avait  déjà 
esquissée  dans  le  troisième  volume  de  son  Ecole  d* Alexandrie,  et 
que  je  regarde  comme  la  plus  originale  que  notre  pays  ait  produite 
en  notre  siècle.  Elle  peut  se  résumer  en  cette  phrase  :  Dieu  est  l'idée 
du  monde,  et  le  monde  la  réalité  de  Dieu.  «  S'obstiner  à  réunir  sur 
im  même  sujet  la  perfection  et  la  réalité,  c'est  se  condamner  aux 
contradictions  les  plus  palpables.  Il  suffit  de  lire  saint  Augustin, 
Malebranche,  Fénelon,  Leibnitz,  pour  s'en  convaincre.  La  critique 
de  Kant,  si  forte  qu'elle  soit,  est  peut-être  moins  décisive  que  1& 
spectacle  de  telles  subtilités.  Un  Dieu  parfait  ou  un  Dieu  réel  :  il 
faut  que  la  théologie  choisisse.  Le  Dieu  parfait  n'est  qu'un  idéal; 
mais  c'est  encore,  comme  tel,  le  plus  digne  objet  de  la  théologie, 
car  qui  dit  idéal  dit  la  plus  haute  et  la  plus  pure  vérité.  Quant  au 
Dieu  réel,  il  vit,  il  se  développe  dans  l'immensité  de  l'espace  et 
dans  l'éternité  du  temps;  il  nous  apparaît  sous  la  variété  infinie  des 
formes  qui  le  manifestent  :  c'est  le  cosmos.  Avec  ses  imperfections 
et  ses  lacunes,  c'est  encore  un  Dieu  bien  grand  et  bien  beau  pour 
qui  le  comprend,  le  voit  et  le  contemple  des  yeux  de  la  science  et 
de  la  philosophie.  Le  panthéisme  s'en  contente;  mais  c'est  la  gloire 
de  la  pensée  humaine  de  remonter  plus  haut...  Pour  nous,  le  monde, 
n'étant  pas  moins  que  l'être  en  soi  lui-même,  dans  la  série  de  ses 
manifestations  à  travers  l'espace  et  le  temps,  possède  l'infinité,  la 
nécessité,  l'indépendance,  l'universalité  et  tous  les  attributs  méta- 
physiques que  les  théologiens  réservent  exclusivement  à  Dieu.  Il  est 
clair  dès  lors  qu'il  se  suffît  à  lui-même  quant  à  son  existence,  à 
son  mouvement,  à  son  organisation  et  à  sa  conservation,  et  n'a  nul 
besoin  d'un  principe  hypercosmique.  Or,  du  moment  que  Dieu  n'est 
plus  conçu  comme  la  substance  ou  la  cause  du  monde,  il  n'y  a  plus 
d'absurdité  à  le  ramener  à  n'être  plus  que  le  suprême  idéal  de  la 
vie  universelle.  C'est  même,  à  notre  sens,  la  seule  conception  qui 
sauve  la  théologie  des  deux  écueils  contre  lesquels  elle  va  heurter 
tour  à  tour  :  la  doctrine  de  la  création  ex  nihilo  et  le  panthéisme.  » 
Yoilà  des  formules  très  ingénieuses  et  très  riches  de  vérité.  La  con- 
tradiction qu'implique  toute  théodicée,  et  qu'elle  implique  nécessai- 
rement, puisque  son  objet  est  de  définir  l'infini,  n'a  jamais  été  mieux 
prévenue;  mais  il  faut  voir  si  de  telles  formules  ont  à  un  assez  haut 
degré  le  caractère  de  résultats  scientifiques  et  acquis  pour  constituer 
une  métaphysique  positive.  —  Et  d'abord  n'accordons  que  le  dédain 
aux  vaines  accusations  d'athéisme  que  les  esprits  étroits  ont  toujours 
élevées  contre  les  hommes  les  plus  religieux,  parce  que  ceux-ci  ont 
craint  de  déroger  à  la  majesté  divine  en  la  limitant  par  une  formule 
quelconque.  Refuser  de  déterminer  Dieu  n'est  pas  le  nier;  cette  ré- 
serve est  bien  plutôt  l'efTet  d'une  profonde  piété,  qui  tremble  de  blas- 


I 


AVENIR   DE   LA  METAPHYSIQUE.  387 

phémer  en  disant  ce  qu'il  n'est  pas.  On  ne  saurait  accorder  que  pour 
la  satisfaction  de  quelques  esprits  timides  le  philosophe  soit  obligé 
de  se  gêner  en  son  langage,  et  de  se  retrancher  un  trait  fort  ou  ex- 
pressif. ((  Jadis,  dit  très  bien  M.  Yacherot,  l'athéisme  était  la  calom- 
nie de  tous  les  docteurs  en  théologie  contre  les  philosophes  qui  n'ac- 
ceptaient pas  sans  réserve  le  Dieu  de  leurs  églises.  Aujourd'hui  que 
la  philosophie  a  rompu  avec  toutes  les  traditions  de  l'empirisme  du 
dernier  siècle,  les  théologiens  ont  substitué  à  l'accusation  d'athéisme 
celle  de  panthéisme.  Le  mot  spirituel  de  M.  Cousin  sur  ce  petit 
spectre  évoqué  à  l'usage  des  sacristies  est  d'une  parfaite  justesse. 
Le  jeu  est  habile  en  ce  que  la  calomnie  gagne  en  vraisemblance 
sans  rien  perdre  de  sa  gravité.  Le  panthéisme  tel  qu'ils  le  présen- 
tent, moins  absurde  peut-être,  est  encore  plus  immoral  et  plus 
dangereux  que  l'athéisme.  Le  premier  supprime  Dieu,  dont  les  attri- 
buts métaphysiques  sont  indifférens  à  la  morale;  le  second  sup- 
prime la  liberté  et  le  devoir,  c'est-à-dire  tout  ce  qui  fait  la  valeur 
de  la  vie  humaine. 

Cette  injuste  accusation  mise  à  part,  peut-on  dire  que  la  théodi- 
cée  de  M.  Yacherot  soit  de  nature  à  satisfaire  toutes  les  exigences 
de  l'âme,  et  qu'un  idéal  de  perfection  qui  a  pour  lui  la  vérité, 
mais  non  la  réalité,  comme  les  figures  abstraites  des  géomètres, 
soit  vraiment  ce  qu'adore  l'humanité?  Un  fait  immense  donne  au 
premier  coup  d'oeil  raison  à  M.  Yacherot.  La  théodicée  n'a  aucun 
fondement  expérimental.  L'existence  et  la  nature  d'un  être  ne  se 
prouvent  que  par  ses  actes  particuliers,  individuels,  volontaires,  et, 
si  la  Divinité  avait  voulu  être  perçue  par  le  sens  scientifique,  nous 
découvririons  dans  le  gouvernement  général  du  monde  des  actes 
portant  le  cachet  de  ce  qui  est  libre  et  voulu  ;  la  météorologie  de- 
vrait être  sans  cesse  dérangée  par  l'effet  des  prières  des  hommes, 
l'astronomie  parfois  en  défaut.  Or  aucun  cas  d'une  telle  dérogation 
n'a  été  scientifiquement  constaté;  aucun  miracle  ne  s'est  produit 
devant  un  corps  savant;  tous  ceux  que  l'on  raconte  ou  bien  sont 
le  fruit  de  l'imagination  et  de  la  légende,  ou  bien  se  sont  passés 
devant  des  témoins  qui  n'avaient  pas  les  moyens  nécessaires  pour 
se  garantir  des  illusions  et  juger  du  caractère  miraculeux  d'un  fait. 
C'est  ce  que  Malebranche  a  parfaitement  résumé  dans  ce  mot  :  Dieu 
n'agit  pas  par  des  volontés  particulières.  Loin  de  révéler  Dieu,  la 
nature  est  immorale;  le  bien  et  le  mal  lui  sont  indifférens.  Jamais 
avalanche  ne  s'est  arrêtée  pour  ne  pas  écraser  un  honnête  homme; 
le  soleil  n'a  pâli  devant  aucun  crime;  la  terre  boit  le  sang  du  juste 
comme  le  sang  du  pécheur.  L'histoire  de  même  est  un  scandale  per- 
manent au  point  de  vue  de  la  morale.  L'histoire,  comme  la  nature, 
révèle  des  lois;  mais,  pas  plus  que  la  nature,  elle  ne  révèle  un  plan 


388  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tracé  d'avance.  Sans  doute  il  y  a  de  l'harmonie  dans  la  nature  :  sans 
<;ela  elle  n'existerait  pas;  mais,  si  l'on  tient  compte  de  l' infinité  des 
-cas,  qui  assure  l'existence  à  tout  ce  qui  est  possible,  et  de  la  flexi- 
bilité d'accommodation,  qui  fait  que  chaque  être  aspire  à  se  mettre 
en  équilibre  avec  les  conditions  extérieures,  on  cesse  de  trouver 
place  dans  le  monde  pour  un  choix  à  priori.  Toutes  les  théories  qui 
supposaient  des  lois  intentionnelles  dans  la  configuration  des  conti- 
Tiens,  dans  les  distances  des  planètes,  etc.,  se  sont  trouvées  en  dé- 
faut. —  Demander  la  Divinité  à  l'expérience,  c'est  donc  s'abuser. 
L'explication  mécanique  de  la  constitution  du  monde,  telle  que  l'ont 
conçue  Descartes,  Huyghens,  Newton,  Laplace,  n'est  pas  complète 
dans  ses  détails;  mais  elle  est  inébranlable  dans  son  principe.  M.  Va- 
cherot  a  eu  raison  de  chercher,  pour  arriver  à  Dieu ,  une  voie  plus 
sûre. 

Mais  peut-on  dire  que  l'abstraction  soit  ici  plus  efficace  que  l'ex- 
périence, et  qu'elle  suffise  pour  révéler  à  l'homme  cette  cause  pre- 
mière, dont,  à  vrai  dire,  il  cherche  plutôt  à  découvrir  la  nature  qu'à 
démontrer  l'existence?  Descartes,  le  premier,  tenta  cette  voie,  et  s'y 
■montra  au-dessous  de  son  génie.  Mathématicien  sans  pareil,  physi- 
cien moins  heureux,  moraliste  et  psychologue  de  second  ordre. 
Descartes  fut  toujours  un  théologien  fort  incomplet.  Égaré  par  ses 
habitudes  géométriques  et  la  nature  un  peu  sèche  de  son  esprit,  ne 
TOyant  dans  le  corps  que  l'étendue  (Berkeley  et  Malebranche,  ses 
Trais  disciples,  furent  conséquens  en  tirant  de  ses  principes  l'idéa- 
lisme absolu),  il  ne  comprit  jamais  la  vie;  l'histoire,  la  physiologie, 
la  chimie,  les  grandes  sciences  de  notre  temps,  n'existèrent  point 
pour  lui.  Peut-être  une  vue  incomplète  de  la  nature  humaine  a-t-elle 
également  porté  M.  Yacherot  à  cette  théodicée  toute  spéculative.  Ce 
qui  révèle  le  vrai  Dieu,  c'est  le  sentiment  moral.  Si  l'humanité  n'était 
qu'intelligente,  elle  serait  athée;  mais  l'humanité,  les  grandes  races 
surtout,  ont  trouvé  en  elles  un  instinct  divin,  dont  la  force,  l'origi- 
nalité, la  richesse  éclatent  dans  l'histoire  avec  une  splendeur  inouie. 
Le  devoir,  le  dévouement,  le  sacrifice,  toutes  choses  dont  l'histoire 
est  pleine,  sont  inexplicables  sans  Dieu.  Si  l'on  récuse  ce  grand  té- 
moignage de  la  nature,  il  faut  être  conséquent;  il  faut  avouer  que 
tous  les  honnêtes  gens  ont  été  des  dupes ,  il  faut  traiter  de  fous  les 
martyrs  de  tous  les  siècles,  il  faut  plaindre  Jésus  d'être  mort  à 
trente-trois  ans;  qui  sait  en  effet  s'il  ne  s'est  pas  retranché  trente  ou 
quarante  ans  de  vie  heureuse  sous  les  figuiers  de  la  Galilée?  Mais 
soutenir  cela,  c'est  contredire  aussi  formellement  le  témoignage  de 
la  nature  humaine  que  quand  on  nie  la  véracité  de  la  perception 
des  sens.  Dans  les  deux  cas,  la  répugnance  est  égale,  et  l'esprit  se 
trouve  placé  dans  la  même  impossibilité  de  douter. 


I 


AVENIR    DE    LA    METAPHYSIQUE.  389 

D'accord  avec  M.  Vacherot  sur  l'insuffisance  du  déisme  vulgaire, 
je  me  sépare  donc  de  lui  sur  la  nature  des  procédés  qui  conviennent 
à  la  théodicée.  L'horreur  instinctive  de  tous  les  grands  esprits  pour 
les  formules  qui  tendent  à  faire  de  Dieu  quelque  chose  ne  doit  pas 
nous  rejeter  dans  l'idéalisme  abstrait.  Dieu  est  le  produit  de  la  con- 
science, non  de  la  science  et  de  la  métaphysique.  Ce  n'est  pas  la 
raison,  c'est  le  sentiment  qui  détermine  Dieu.  Voilà  pourquoi  l'art, 
la  poésie  et  la  religion  sont,  en  théodicée,  supérieurs  à  la  philoso- 
phie. Le  poète,  l'artiste  et  l'homme  pieux,  en  acceptant  franchement 
les  symboles,  sont  en  un  sens  plus  conséquens  que  le  philosophe  ; 
celui-ci  en  effet  a  la  prétention  de  se  passer  de  tout  langage  figuré, 
et  ne  s'en  passe  pas  en  réalité,  puisque  les  théories  les  plus  abstraites 
sur  la  Divinité  sont  des  symboles  à  leur  manière.  Toute  phrase  appli- 
quée à  un  objet  infmi  est  un  mythe;  elle  renferme  dans  des  termes 
limités  et  exclusifs  ce  qui  est  illimité.  11  y  a  certes  fort  loin  de  la 
grossière  imagination  qui  dégrade  la  Divinité  à  la  formule  philoso- 
phique, qui  cherche  à  l'élever  au-dessus  des  erreurs  populaires; 
mais  au  fond  l'impuissance  est  la  même.  La  tentative  d'expliquer 
l'ineffable  par  des  mots  est  aussi  désespérée  que  celle  de  l'expli- 
quer par  des  récits  ou  des  images  :  la  langue ,  condamnée  à  cette 
torture,  proteste,  hurle,  détonne;  chaque  phrase  implique  un  hia- 
tus immense.  Toute  proposition  appliquée  à  Dieu  est  impertinente, 
une  seule  exceptée  :  11  est. 

L'anthropomorphisme  populaire  est  le  grand  écueil  que  la  théo- 
dicée philosophique  cherche  à  éviter,  et  elle  a  raison;  mais  il  est 
un  anthropomorphisme  dont  il  lui  est  impossible  de  se  débarrasser, 
et  qui  est  inhérent  à  sa  tentative  même  :  c'est  l'anthropomorphisme 
psychologique.  Toutes  les  expressions  dont  se  sert  la  théodicée  pour 
expliquer  la  nature  et  les  attributs  de  Dieu  impliquent  une  psycho- 
logie finie.  On  transporte  à  Dieu  tout  ce  qui  dans  l'homme  a  le  ca- 
ractère de  la  perfection,  liberté,  intelligence,  etc.,  sans  remarquer 
que  ces  mots  sont  la  négation  même  de  l'infinité.  Est-il  besoin  d'a- 
jouter que  les  mots  de  nécessité,  d'inconscience,  etc.,  seraient  en- 
core bien  plus  absurdes?  La  vérité  est  que  ces  mots  sont  tous  rela- 
tifs à  l'homme  et  n'ont  pas  de  sens  appliqués  à  Dieu.  Fait -on  Dieu 
personnel ,  Strauss  intervient  et  dit  avec  raison  :  «  La  personnalité 
est  un  moi  concentré  en  lui-même  par  opposition  à  un  autre  moi; 
l'absolu  au  contraire  est  l'infini  qui  embrasse  et  contient  tout,  qui 
par  conséquent  n'exclut  rien.  Une  personnalité  absolue  est  donc  un 
non-sens,  une  idée  absurde.  Dieu  n'est  pas  une  personne  à  côté  et 
au-dessus  d'autres  personnes...  La  personnalité  de  Dieu  ne  doit  pas 
être  conçue  comme  individuelle,  mais  comme  une  personnalité  to- 
tale, universelle,  et  au  lieu  de  personnifier  l'absolu,  il  faut  appren- 


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REVUE    DES   DEUX   MONDES. 


Are  à  le  concevoir  comme  se  personnifiant  à  l'infmi.  »  Le  fait- on 
impersonnel,  la  conscience  proteste,  car  nous  ne  concevons  l'exis- 
tence que  sous  forme  personnelle,  et  dire  que  Dieu  est  impersonnel, 
c'est  dire,  selon  notre  manière  de  penser,  qu'il  n'existe  pas.  De  ces 
deux  théories,  l'une  n'est  pas  vraie,  l'autre  n'est  pas  fausse.  Ni  l'une 
ni  l'autre  ne  porte  sur  un  terrain  solide;  toutes  deux  impliquent  une 
contradiction.  Osons  enfin  écarter  comme  secondaires  et  libres  au 
plus  haut  degré  ces  questions  condamnées  par  leur  exposé  même  à 
ne  recevoir  jamais  de  solution.  Osons  dire  qu'elles  n'importent  que 
médiocrement  à  la  religion.  Du  moment  qu'on  croit  à  la  liberté,  à 
l'esprit,  on  croit  à  Dieu.  Aimer  Dieu,  connaître  Dieu,  c'est  aimer  ce 
qui  est  beau  et  bon,  connaître  ce  qui  est  vrai.  L'homme  religieux  est 
celui  qui  sait  trouver  en  tout  le  divin ,  non  celui  qui  professe  sur 
la  Divinité  quelque  aride  et  inintelligible  formule.  Le  problème  de  la 
cause  suprême  nous  déborde  et  nous  échappe;  il  se  résout  en  poèmes 
{ces  poèmes  sont  les  religions),  non  en  lois,  ou  s'il  faut  parler  ici 
de  lois,  ce  sont  celles  de  la  physique,  de  l'astronomie,  de  l'histoire, 
qui  seules  sont  les  lois  de  l'être  et  ont  une  pleine  réalité. 

Je  reconnais  les  bons  côtés  du  déisme,  et  je  lui  accorde  une  place 
élevée  dans  l'histoire  de  l'esprit  humain;  mais  je  ne  peux  admettre 
qu'il  soit  la  formule  définitive  où  toutes  les  religions  doivent  abou- 
tir et  se  perdre.  Sa  clarté  apparente  l'empêchera  toujours  d'être  une 
religion.  Les  hommes  ne  se  rattachent  entre  eux  que  par  leurs 
croyances  particulières.  Une  religion  qui  serait  aussi  claire  que  la 
géométrie  n'inspirerait  ni  amour  ni  haine.  Gela  seul  crée  un  lien 
entre  les  hommes  qui  implique  un  choix  libre  et  personnel  :  plus  la 
vérité  est  évidente,  moins  elle  est  relevée;  on  ne  se  passionne  que 
pour  ce  qui  est  obscur,  car  l'évidence  exclut  toute  option  indivi- 
duelle. —  Cette  évidence  d'ailleurs  est-elle  de  nature  à  mettre  le 
déisme  à  l'abri  de  la  critique?  Nullement.  Le  déisme  a  son  symbole; 
ses  formes,  pour  n'avoir  rien  de  plastique,  n'en  sont  pas  moins  fort 
arrêtées.  Telle  n'est  pas  la  religion  du  philosophe  critique.  Il  n'essaie 
pas  de  dépouiller  les  ^religions  de  leurs  dogmes  particuliers  ;  il  ne 
croit  pas  qu'en  analysant  les  diverses  croyances,  on  trouverait  la 
vérité  au  fond  du  creuset.  Une  telle  opération  ne  donnerait  que  le 
néant  et  le  vide,  chaque  chose  n'ayant  son  prix  que  par  la  forme 
particulière  qui  l'enveloppe  et  la  caractérise.  Mais  il  prend  tout  sym- 
bole pour  ce  qu'il  est,  pour  une  expression  particulière  d'un  sen- 
timent qui  ne  saurait  tromper.  La  vérité  d'un  symbole,  on  le  com- 
prend dès  lors,  n'est  pas  en  raison  de  sa  simplicité.  Aux  yeux  du 
déiste,  l'islamisme  devrait  passer  pour  la  meilleure  des  religions; 
aux  yeux  du  critique,  l'islamisme  est  une  religion  très  défectueuse, 
qui  a  fait  plus  de  mal  que  de  bien  à  l'espèce  humaine.  Laissons  les 


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AVENIR   DE   LA.   MÉTAPHYSIQUE.  391 

religions  parler  de  Dieu,  et  craignons  de  les  détruire  en  les  simpli- 
fiant. Ne  nous  proclamons  pas  supérieurs  à  elles;  leurs  formules  ne 
sont  qu'un  peu  plus  mythiques  que  les  nôtres,  et  elles  ont  d'im- 
menses avantages  où  nous  n'atteindrons  jamais.  Une  phrase  est  une 
limite  et  prête  à  l'objection;  une  hymne,  une  harmonie  n'y  prêtent 
pas,  car  elles  n'ont  rien  de  dialectique;  elles  ne  tranchent  rien  de 
controversable.  Les  dogmes  des  catholiques  nous  blessent,  et  leurs 
vieilles  églises  nous  enchantent.  Les  confessions  de  foi  des  protes- 
tans  ne  nous  satisfont  guère,  et  la  poésie  austère  de  leur  culte  nous 
ravit.  Le  vieux  judaïsme  ne  nous  plaît  pas,  et  ses  psaumes  sont  en- 
core notre  consolation.  La  liberté  absolue  des  styles  doit  être  per- 
mise dans  la  prière.  Ne  serait-il  pas  fâcheux,  parce  que  la  musique 
de  Mozart  est  sublime,  que  celle  de  Beethoven  n'existât  point? 

Laisser  l'idée  religieuse  dans  sa  plus  complète  indétermination, 
tenir  à  la  fois  pour  ces  deux  propositions  :  1^  «  la  religion  sera  éter- 
nelle dans  l'humanité,  »  2°  «  tous  les  symboles  religieux  sont  atta- 
quables et  périssables,  »  telle  serait  donc,  si  le  sentiment  des  sages 
pouvait  être  celui  du  grand  nombre,  la  vraie  théologie  de  notre 
temps.  Tous  ceux  qui  travaillent  à  montrer  au-delà  des  symboles  le 
sentiment  pur,  qui  en  fait  l'âme,  travaillent  pour  l'avenir.  A  quoi 
fixerez -vous  en  effet  la  religion,  si  cette  base  immortelle  ne  vous 
suffit  point?  A  un  fait  historique  où  vous  croirez  voir  les  caractères 
d'une  révélation?  Les  sciences  historiques  protesteront  et  vous  prou- 
veront que  la  Divinité  n'a  pas  été  exclusivement  présente  à  un  point 
de  r espace  et  de  la  durée.  —  A  un  faux  spiritualisme  fondé  sur  une 
notion  erronée  de  la  substance ,  et  qui  mériterait  bien  mieux  le  nom 
de  matérialisme,  puisqu'il  méconnaît  ce  qui  réellement  constitue 
l'être?  Les  sciences  physiologiques  protesteront;  elles  vous  diront 
qu'elles  ne  voient  point  le  moment  où  fâme  telle  que  vous  l'enten- 
dez vient  s'ajouter  au  corps,  et  que  rien  d'expérimental  ne  leur  ré- 
vèle une  telle  infusion.  —  Tenez-vous-en  donc  à  ceci  :  L'humanité 
est  de  nature  transcendante  ;  quis  Deits  incertum  est^  habitat  Beus, 
Ahî  voilà  ce  qu'aucune  science  ne  niera,  ce  que  toute  science  pro- 
clame. Aucune  formule  ne  répondra  jamais  aux  problèmes  infinis  de 
Dieu  et  de  la  destinée  de  f  homme  :  il  sera  toujours  impossible  de 
dire  sur  ces  sujets-là  un  mot  qui  ne  soit  absurde  à  sa  manière;  mais 
ce  qu'il  importe  de  remarquer,  c'est  que  la  négation  appliquée  à  de 
tels  problèmes  est  bien  plus  absurde  encore.  L'athéisme  est  en  un 
sens  le  plus  grossier  des  anthropomorphismes.  L'athée  voit  avec  jus- 
tesse que  Dieu  n'agit  pas  en  ce  monde  à  la  façon  d'un  homme;  il  en 
conclut  qu'il  n'existe  pas;  il  croirait  s'il  voyait  un  miracle,  en  d'au- 
tres termes,  si  Dieu  agissait  comme  force  finie  en  vue  d'un  but  dé- 
terminé. Le  matérialisme  systématique  est  de  même  une  flagrante 
contradiction,  puisque,  pour  rabaisser  la  nature  humaine,  il  exerce 


392  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

justement  les  vertus  et  les  facultés  qui  font  la  noblesse  de  cette  na- 
ture, l'amour  désintéressé  du  vrai,  la  passion  du  savoir  et  les  pro- 
cédés les  plus  relevés  du  jugement  et  de  la  raison. 

En  résumé,  ce  qui  sort  de  l'histoire  de  la  religion  et  de  la  philo- 
sophie, ce  n'est  pas  une  série  d'aphorismes,  comme  le  voudraient  les 
éclectiques  superficiels.  Si  les  vérités  morales  étaient  des  résultats 
mathématiquement  démontrés,  elles  perdraient  tout  leur  prix  ;  elles 
cesseraient  même  d'être  morales,  puisqu'il  n'y  aurait  pas  plus  de 
mérite  à  les  croire  qu'à  croire  la  géométrie  et  à  s'arrêter  devant  le 
code  pénal.  Il  faut  admettre  ce  qui  est  obscur  comme  obscur.  L'obscur 
est  ce  qui  nous  dépasse,  et  s'impose  à  nous  en  nous  délassant.  Ce 
qui  est  simplement  ajDSurde  n'est  pas  obscur.  Si  la  religion  était  une 
pure  chimère,  il  y  a  longtemps  qu'elle  aurait  disparu;  si  elle  était 
susceptible  d'une  formule  définitive,  il  y  a. longtemps  que  cette  for- 
mule serait  trouvée.  Il  en  faut  dire  autant  de  la  philosophie  :  elle  est 
un  signe  entre  tant  d'autres,  un  témoin,  quoique  non  le  plus  éclatant, 
de  ce  mystère  infini  que  nous  entrevoyons  dans  un  nuage,  et  sur  le- 
quel il  sera  toujours  aussi  impossible  à  l'homme  de  se  satisfaire  que 
d'abdiquer  la  recherche.  La  gloire  de  la  philosophie  n'est  pas  de  ré- 
soudre le  problème,  mais  de  le  poser,  car  le  poser,  c'est  en  attester 
la  réalité ,  et  c'est  là  tout  ce  que  peut  l'homme  en  une  matière  où, 
par  la  nature  même  du  sujet,  il  ne  peut  posséder  que  des  lambeaux 
de  vérité. 

0  Père  céleste,  j'ignore  ce  que  tu  nous  réserves.  Cette  foi,  que  tu 
ne  nous  permets  pas  d'^acer  de  nos  cœurs,  est-elle  une  consolation 
que  tu  as  ménagée  pour  nous  rendre  supportable  notre  destinée 
fragile?  Est-ce  là  une  bienfaisante  illusion  que  ta  pitié  a  savamment 
combinée ,  ou  bien  un  instinct  profond ,  une  révélation  qui  suffit  à 
ceux  qui  en  sont  dignes?  Est-ce  le  désespoir  qui  a  raison,  et  la  vérité 
serait- elle  triste?  Tu  n'as  pas  voulu  que  ces  doutes  reçussent  une 
claire  réponse,  afin  que  la  foi  au  bien  ne  restât  pas  sans  mérite,  et 
que  la  vertu  ne  fût  pas  un  calcul.  Une  claire  révélation  eût  assimilé 
l'âme  noble  à  l'âme  vulgaire;  l'évidence  en  pareille  matière  eût  été 
une  atteinte  à  notre  liberté.  C'est  de  nos  dispositions  intérieures 
que  tu  as  voulu  faire  dépendre  notre  foi.  Dans  tout  ce  qui  est  objet 
de  science  et  de  discussion  rationnelle,  tu  as  livré  la  vérité  aux  plus 
ingénieux;  dans  l'ordre  moral  et  religieux,  tu  as  jugé  qu'elle  devait 
appartenir  aux  meilleurs.  Il  eût  été  inique  que  le  génie  et  l'esprit 
constituassent  ici  un  privilège,  et  que  les  croyances  qui  doivent  être 
le  bien  commun  de  tous  fussent  le  fruit  d'un  raisonnement  plus  ou 
moins  bien  conduit,  de  recherches  plus  ou  moins  favorisées.  Sois 
béni  pour  ton  mystère,  béni  pour  t'être  caché,  béni  pour  avoir  ré- 
servé la  pleine  liberté  de  nos  cœurs  ! 

Ernest  Renan. 


SCÈNES  ET   SOUVENIRS 


DU 


BAS-LANGUEDOC 


LES  FIANCES  DE  LA  GARDIOLE. 


Il  n'est  personne  dans  le  Bas-Languedoc  qui  n'ait  entendu  parler 
des  garrigues,  et  particulièrement  des  garrigues  de  la  Gardiole.  On 
nomme  ainsi  une  petite  chaîne  de  montagnes  dénudées,  qui  dresse 
entre  Frontignan  et  Montpellier  ses  cimes  rocailleuses  et  stériles. 
Les  collines  de  la  Gardiole  dominent  d'un  côté  le  majestueux  bassin 
de  la  Méditerranée,  de  l'autre  la  riche  plaine  de  Launac.  Au  pre- 
mier aspect,  elles  forment  un  ensemble  triste  et  sévère.  Observées 
de  plus  près,  elles  offrent  des  beautés  pittoresques  et  des  richesses 
naturelles  qu'on  ne  pouvait  d'abord  soupçonner.  On  respire  sur  ces 
plateaux  une  brise  tonique  imprégnée  des  vivifiantes  émanations  de 
la  mer;  çà  et  là  un  gazon  fm  et  ras,  bien  connu  des  habitans  sous  le 
nom  de  baou,  étale  ses  petites  touffes  sur  le  roc,  au  grand  conten- 
tement des  moutons  et  des  chèvres,  qui  recherchent  à  l'envi  cette 
graminée  appétissante.  Quelques  plantes  aromatiques,  les  aspho- 
dèles, les  sarriettes,  l'aspic,  Isl  fri goule  ou  thym,  quelques  arbris- 
seaux, les  genévriers,  les  lentisques,  les  genêts,  et  surtout  les  gar~ 


59A  REVUE   DES    DEUX  MONDES. 

rigs  (1),  couvrent  la  lande  inculte  de  leur  végétation  parfumée.  De 
petites  sources  murmurent  au  fond  de  grottes  mystérieuses.  Dans 
ces  solitudes  privilégiées  qui  ne  connaissent  point  l'hiver,  tout  exhale 
des  senteurs  balsamiques,  jusqu'aux  cailloux,  qui  reçoivent  tour  à 
tour  les  morsures  de  la  tramontane  (vent  du  nord),  les  rayons  du  so- 
leil, le  sel  de  la  mer  et  la  poussière  fécondante  des  plantes  aroriiati- 
ques.  Les  plantes  participent  de  la  vie  robuste  du  pays;  elles  crois- 
sent, sans  connaître  la  protection  de  l'ombre  ni  la  fraîcheur  de  la 
rosée,  tantôt  sur  les  flancs  d'une  colline  ravinée,  tantôt  le  long 
d'une  lande  pierreuse.  Il  est  telles  de  ces  fleurs  qui,  semblables  à 
des  plumes  légères,  s'envolent  à  la  moindre  brise  et  disséminent 
partout  leurs  germes  fécondans  ;  on  en  voit  qui,  revêtues  d'écaillés, 
entre-choquent  leurs  grappes  brillantes  et  sonores  comme  des  casta- 
gnettes lilliputiennes.  Celles-là  ressemblent  à  de  petits  balais,  celles- 
ci  ont  la  forme  de  nids  d'oiseaux,  et  servent  de  refuge  pendant  la 
nuit  à  tout  un  peuple  microscopique.  Les  vents  impétueux  du  prin- 
temps, les  cavaliers,  si  redoutés  dans  les  plaines  cultivées,  si  fu- 
nestes aux  oliviers,  aux  vignes,  aux  épis,  sont  au  contraire  bienfai- 
sans  pour  ces  plantes  agrestes;  les  cistes  et  le  fenouil  se  retrempent 
dans  les  mêmes  souflles  implacables  que  le  laboureur  et  le  vigneron 
maudissent  comme  un  fléau.  Tel  est  l'aspect  des  garrigues  de  la 
Gardiole,  tels  sont  aussi  quelques-uns  des  charmans  détails  qu'on 
y  découvre  quand  on  ne  se  borne  pas  à  les  traverser,  quand  on  a  le 
courage  de  s'y  arrêter  plus  d'un  jour. 

Bûcherons  de  ces  coteaux  pelés,  les  garrigaires  sont  les  pauvres 
de  la  contrée.  Ils  forment  une  tribu  spéciale  à  laquelle  ces  landes 
sauvages  servent  de  royaume,  sans  que  personne  songe  à  leur  en 
contester  la  possession,  car  les  paysans  regardent  les  garrigues 
comme  le  bien  naturel  des  indigens.  Seuls  à  ne  rien  posséder  dans 
un  pays  où  chacun  a  son  coin  de  terre,  les  garrigaires  peuvent  ainsi 
jouir  d'une  espèce  de  domaine  commun.  La  liberté  et  le  grand  air 
sont  pour  eux  les  premiers  des  biens.  Ils  partent  au  point  du  jour 
pour  leurs  collines  pierreuses,  et  n'en  reviennent  qu'après  le  cou- 
cher du  soleil.  Ayant  peu  de  rapports  avec  le  reste  des  villageois, 
ils  sont  considérés  comme  une  peuplade  à  demi  sauvage  :  un  paysan 
vis-à-vis  d'un  garrigaire  est  aussi  convaincu  de  sa  supériorité 
qu'un  bourgeois  vis-à-vis  d'un  vagabond.  Frappés  par  la  même 
misère,  réunis  par  le  même  intérêt  et  obéissant  aux  mêmes  cou- 
tumes, les  bûcherons  de  la  Gardiole  vivent  et  se  marient  entre  eux. 
Leurs  journées  se  passent  à  recueillir,  aidés  de  leurs  femmes  et  de 

(1)  Tel  est  le  nom  donné  au  chêne  épineux,  appelé  aussi  porte-kermès,  et  qui  fournit 
en  effet  le  kermès  végétal,  autrefois  employé  par  les  teinturiers. 


SCÈNES   ET   SOUVENIRS   DU  BAS-LANGUEDOC.  S95 

leurs  enfans,  les  agrestes  trésors  de  la  lande.  Arrivés  sur  les  col- 
lines, les  uns  arrachent  à  grands  coups  de  pioche  les  chênes  épineux 
qui  croissent  sur  les  rochers;  les  autres  (ce  sont  les  femmes)  déta- 
chent à  l'aide  d'un  marteau  l'écorce  des  racines  du  même  arbuste 
pour  la  vendre  aux  tanneurs.  Le  produit  de  la  récolte  journalière  est 
rapporté  dans  de  grands  sacs  chargés  sur  des  ânes,  fidèles  compa- 
gnons de  la  tribu.  Ceux  qui  ont  habité  les  villages  voisins  des  garri- 
gues ont  dû  garder  le  souvenir  de  ces  troupes  d'hommes,  de  femmes, 
d' enfans,  qu'on  voit  revenir  chaque  soir,  portant  de  grandes  gerbes 
de  thym.  Tous  reviennent  alertes  et  bruyans  comme  ils  étaient  partis, 
seulement  leurs  habits  sont  imprégnés  de  senteurs  aromatiques,  et 
tout  colorés  de  cette  rouge  poussière  qui  s'échappe  des  racines  du 
chêne  épineux. 

Une  seule  cause  de  trouble  pèse  sur  cette  existence  uniforme. 
Chaque  année,  la  conscription  enlève  à  la  forte  race  des  garrigaires 
ses  rejetons  les  plus  vigoureux.  Les  riches  paysans  de  la  plaine  ont 
un  éloignement  marqué  pour  la  carrière  militaire  ;  aussi  ne  man- 
quent-ils jamais  de  consacrer  leurs  épargnes  à  faire  l'achat  d'un 
remplaçant.  Trop  pauvres  pour  rien  amasser,  les  garrigaires  sont 
donc  les  seuls  soldats  que  fournit  la  contrée  ;  mais  leur  vie  et  leur 
bonheur  semblent  attachés  à  leurs  collines,  et  c'est  avec  désespoir 
qu'ils  disent  adieu  au  désert  pierreux  dont  l'atmosphère  vivifiante 
a  bercé  leur  jeunesse.  Sous  le  drapeau  même,  une  sorte  de  fraternité 
mystérieuse  s'établit  entre  les  garrigaires;  les  enfans  de  la  lande 
se  reconnaissent  bien  vite  et  conservent  au  régiment  les  liens  de 
la  tribu. 

Il  y  a  peu  d'années,  un  de  ces  malheureux  garrigaires  était  re- 
venu au  pays  après  avoir  fait  son  temps  de  service;  il  allait  deve- 
nir père.  Le  pauvre  homme  ne  possédait  pas  même  un  âne  pour 
rapporter  le  soir  au  village  son  butin  de  chêne  épineux.  Sa  femme, 
la  brune  Sicardoiine  (1) ,  déjà  arrondie  par  son  doux  fardeau ,  l'ac- 
compagnait tous  les  jours  vaillamment  sur  la  colline.  Cependant, 
malgré  un  travail  opiniâtre,  le  ménage  n'avait  pu  encore  faire  l'em- 
plette d'un  berceau  ni  de  langes  pour  recevoir  le  nouveau-né.  Un 
jour,  rassemblant  tout  son  courage,  le  garrigaire  prit  la  résolution 
désespérée  d'aller  travailler  aux  salines  de  Frontignan.  C'était  l'épo- 
que de  la  levée  du  sel  ;  on  payait  largement  les  ouvriers  :  au  bout 
de  quelques  semaines,  il  pouvait  être  de  retour  avec  un  petit  pécule. 
Sa  femme  pleura  et  voulut  en  vain  le  retenir.  —  Tu  sais  bien  qu'on 
ne  revient  guère  de  ce  pays  fiévreux,  dit-elle:  pécaire,  je  ne  te  re- 

(1)  Sicardoune  est  le  féminin  de  Sicard.  Dans  le  midi,  les  fils  des  paysans  ne  sont 
pas  seuls  à  porter  le  nom  paternel  ;  on  le  féminise  pour  les  filles ,  qui  le  conservent 
même  après  leur  mariage. 


396  REVUE    DES   DEUX  MONDES. 

verrai  plus!  —  Ces  tristes  paroles  étaient  une  prédiction.  Le  garri- 
gaire  partit  et  ne  revint  pas.  Saisi  par  une  de  ces  fièvres  malignes 
qui  désolent  les  abords  de  Frontignan,  il  mourut  sur  le  sable  brû- 
lant de  la  plage.  La  Sicar donne  en  devint  à  moitié  folle,  et  chacun 
crut  que  son  enfant  serait  victime  d'une  si  violente  douleur.  Ce- 
pendant les  tressaillemens  de  son  sein,  en  lui  disant  qu'elle  serait 
bientôt  mère,  lui  donnèrent  la  force  de  surmonter  son  chagrin,  et 
elle  reprit  courageusement  le  chemin  de  la  Gardiole.  Les  efforts  de 
la  courageuse  femme  ne  restèrent  point  stériles.  Quelques  orages 
avaient  amolli  le  sol  et  rendu  moins  pénible  l'extraction  des  racines 
du  chêne  épineux.  D'un  autre  côté,  les  garrigaires ^  qui  savaient 
bien  que  la  secourir  autrement  serait  l'humilier,  se  trouvaient  comme 
par  hasard  tour  à  tour  sur  son  chemin,  pour  la  soulager  de  son  faix 
et  le  mettre  sur  le  bât  de  leur  âne.  Elle  ne  reprenait  son  fagot  qu'à 
l'entrée  du  village.  —  Il  est  bien  lourd  en  effet,  —  disait -elle.  Et 
elle  rentrait  dans  sa  masure,  toute  fière  de  sa  journée,  sans  s'aper- 
cevoir que  son  butin  s'était  doublé  en  route. 

La  colline  où  la  pauvre  veuve  venait  chaque  jour  établir  son  pe- 
tit campement  s'appelle  la  garrigue  de  Saint-Félix;  elle  tire  son 
nom  d'un  ancien  monastère  dont  les  ruines  sont  une  des  curiosités 
de  la  Gardiole.  Dans  cette  partie  de  la  contrée,  moins  haute  que  les 
mamelons  qui  l'entourent,  abritée  du  mistral  (vent  du  sud)  et  peu 
ravinée  par  les  torrens,  la  garrigaire  trouvait  en  plus  grand  nombre 
qu'ailleurs  des  racines  séculaires ,  derniers  vestiges  de  la  forêt  qui 
recouvrit  autrefois  ces  montagnes.  Bien  que  délabrées,  les  mu- 
railles de  l'église  de  l'ancien  cloître  lui  offraient  un  abri  contre  les 
orages;  l'eau  toujours  fraîche  de  la  citerne  de  l'abbaye  la  désalté- 
rait aux  jours  des  grandes  chaleurs.  Libre  et  solitaire ,  elle  avait  là 
enfin  la  triste  consolation  de  pouvoir  pleurer. 

C'était  un  heureux  hasard  qui  avait  désigné  à  la  Sicardoune  cet 
emplacement.  Les  ruines  de  Saint-Félix  servaient  en  effet  d'habita- 
tion à  un  homme  qui  devait  donner  un  second  père  à  l'enfant  dont 
elle  attendait  la  naissance.  Cet  homme  était  un  vieillard  connu  sous 
le  surnom  caractéristique  de  Pitançoii,  qui  rappelait  l'époque  où  ses 
parens,  contraints  par  la  misère,  lui  mesuraient  à  regret  la  nourri- 
ture. Devenu  grand  et  fort,  il  avait  dû  partir  pour  l'armée.  On  était 
au  commencement  du  premier  empire;  enflammé,  dès  sa  première 
campagne,  de  cette  ardeur  martiale  qui  brûlait  alors  dans  tant  de 
poitrines,  Pitançou  se  distingua  parmi  les  plus  braves  et  devint  bien- 
tôt le  sergent  Pitance.  L'odeur  de  la  poudre,  le  bruit  du  canon, 
l'éclat  des  uniformes,  les  dangers  de  la  guerre,  lui  parurent  dès  lors 
autrement  séduisans  que  le^lésert  pierreux  de  la  Gardiole,  et  lorsque 
le  temps  de  son  service  militaire  fut  révolu,  au  lieu  de  rentrer  dans 


I 


SCÈNES    ET    SOUVENIRS   DU   BAS-LANGUEDOC.  397 

son  village,  il  resta  à  l'armée.  Cependant,  après  le  retour  des  Bour- 
bons, son  corps  ayant  été  licencié.  Pitance  revint  à  ses  garrigues.  La 
consolation  du  soldat  fut  de  raconter  ses  campagnes  et  de  boire  à  la 
santé  de  son  général;  mais  la  première  curiosité  satisfaite,  on  laissa 
le  sergent  vider  tout  seul  son  verre  de  carthagcne  et  exalter  la  bra- 
voure de  la  vieille  garde  ;  son  enthousiasme  guerrier,  si  exception- 
nel dans  un  pays  où  la  carrière  militaire  ne  provoque  rien  moins  que 
de  la  sympathie,  fut  regardé  comme  une  monomanie  étrange. 

Lorsqu'il  eut  dissipé  ses  dernières  économies  au  cabaret  du  vil- 
lage, Pitance  s'arrangea  une  retraite  dans  les  ruines  de  Saint-Félix. 
Il  défricha  le  sol  autour  du  cloître,  y  planta  de  la  vigne  et  des  lé- 
gumes, et,  pour  se  mettre  mieux  à  l'abri  des  importuns,  il  entoura 
sa  conquête  d'un  double  mur  en  pierres  sèches.  Il  allait  vendre  ses 
récoltes  à  Gigean,  grand  et  beau  village  assis  au  pied  de  la  Gardiole, 
et  trouva  ainsi  de  quoi  vivre  dans  ce  petit  domaine  disputé  aux 
cailloux.  Un  jour  pourtant.  Pitance  reconnut  avec  tristesse  que  ses 
ressources  devenaient  insuffisantes ,  car  sa  capote  de  soldat  tombait 
en  lambeaux  et  sa  tirelire  ne  contenait  que  quelques  sous,  produit 
de  la  vente  de  ses  derniers  oignons  ;  mais  il  aima  mieux  croiser  sur 
sa  poitrine  sa  pauvre  redingote  déchirée  que  de  reprendre  la  veste 
du  garrigaire.  IN' avait-il  pas  juré  de  vivre  et  de  mourir  avec  son 
habit  de  bataille?  Afin  de  pouvoir  renouveler  son  uniforme,  le 
vieillard,  renonçant  à  la  vie  sédentaire,  se  fit  distillateur  ambulant. 
On  vit  alors  Pitance  aller  à  travers  le  pays,  de  garrigue  en  garrigue 
et  de  maison  en  maison,  suivi  du  seul  être  vivant  qu'il  eût  retrouvé 
au  foyer  paternel,  c'est-à-dire  d'un  vieux  roussin  portant  son  alam- 
bic. L'ancien  soldat  avait  appris  bien  des  choses  dans  le  cours  de 
sa  vie.  Lorsque  dans  ses  excursions  il  rencontrait  un  miol  (mulet) 
fourbu,  un  enfant  pleurant  de  la  piqûre  d'un  frelon,  un  détartreur  (1) 
blessé  par  son  couperet,  il  pansait,  prêchait,  conseillait  si  bien  les 
uns  et  les  autres,  qu'en  reprenant  la  bride  de  son  âne,  il  les  laissait 
tous  guéris  ou  satisfaits.  On  le  surnomma  Yestarloga  (astrologue), 
car,  disait-on,  il  connaissait  l'avenir  aussi  bien  que  le  passé,  et  les 
secrètes  vertus  des  plantes  en  même  temps  que  la  science  des  as- 
tres. Un  jour  pourtant,  on  ne  vit  plus  le  sergent  descendre  la  gar- 
rigue avec  son  uniforme  en  haillons,  son  alambic,  son  âne,  ses 
gerbes  aromatiques  et  ses  graves  conseils,  car  ce  jour-là  Pitance,  la 
bourse  suffisamment  garnie,  s'était  dirigé  vers  Montpellier.  Le  même 
soir,  il  en  revenait  triomphalement  enveloppé  d'une  capote  neuve. 
Sa  plus  grande  ambition,  celle  d'être  vêtu  comme  au  temps  de  sa 
carrière  militaire,  étant  ainsi  réalisée,  l'ancien  soldat,  renonçant  à 

'(1)  On  appelle  ainsi  les  ouvriers  qui  détachent  le  tartre  de  l'intérieur  des  foudres. 


3Ô8  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

la  chimie  champêtre,  ne  quitta  plus  son  petit  domaine  de  Saint- 
Félix. 

Cependant  un  berceau  d'osier  avait  pris  place  au  pied  du  lit  de  la 
Sicardoiine  y  et  quelques  langes  grossiers  étaient  plies  à  côté  des 
habits  du  défunt,  pour  recevoir  l'enfant  qui  devait  être  la  consola- 
tion de  la  veuve.  La  veille  de  l'Assomption,  il  plut  beaucoup,  et  la 
garrigairej  désirant  mettre  à  profit  un  temps  favorable  à  l'extrac- 
tion du  chêne  épineux,  s'achemina  le  lendemain,  avant  le  jour,  vers 
la  Gardiole.  Elle  y  arriva  comme  le  soleil  mirait  ses  premiers  feux  dans 
les  gouttelettes  de  pluie  suspendues  aux  buissons.  Je  ne  sais  com- 
ment il  se  fit  que  la  veuve  se  rappela  tout  à  coup  que  l'Assomption 
était  un  jour  de  fête,  qu'il  fallait  célébrer  en  s' abstenant  du  travail  de 
la  semaine.  Mettant  donc  de  côté  sa  trinca  (pioche),  elle  se  contenta 
d'arracher  çà  et  là  des  frigonles  (tiges  de  thym)  pour  alimenter  son 
foyer  pendant  l*hiver.  Habituée  à  un  rude  labeur,  la  Sicardouney 
qui  considérait  cette  facile  besogne  comme  une  sorte  de  distraction, 
allait  joindre  des  cistes  et  de  V aspic  à  sa  provision  de  thym,  lors- 
que, prise  soudainement  de  douleurs  aiguës,  elle  s'affaissa  près  d'un 
rocher.  Quelques  instans  après,  la  garrigaîre  devenait  mère  d'une 
jolie  petite  fille  dont  une  gerbe  de  frigoule  fut  le  premier  berceau. 

Vers  la  fin  du  jour,  portant  son  enfant  dans  les  bras,  la  Sicar- 
donne  se  leva  péniblement  pour  reprendre  le  chemin  du  village; 
mais  la  pauvre  femme  était  si  faible  qu'elle  retomba  sur  la  terre. 
Dans  le  lointain  résonnaient  les  chants  des  garrigaîres  qui  reve- 
naient de  leur  travail  ;  ils  descendaient  bruyamment  le  petit  sentier 
où  d'ordinaire  la  veuve  les  attendait  avec  son  fagot.  Elle  les  appela, 
mais  sans  pouvoir  se  faire  entendre.  L'enfant,  à  peine  emmaillotté 
dans  le  tablier  et  le  fichu  de  sa  mère ,  grelottait  à  la  fraîcheur  du 
soir.  Tout  en  le  serrant  contre  son  sein,  la  Sicardoune  sentit  ses 
forces  l'abandonner.  Heureusement  un  secours  inespéré  lui  arriva 
dans  ce  moment  suprême.  Après  s'être  occupé  tout  le  jour  à  greffer 
les  figuiers  sauvages  qui  s'élèvent  entre  les  fentes  des  plus  hautes 
murailles  du  cloître,  Yestarloga  descendait  les  marches  disjointes 
des  ruines  de  Saint-Félix.  Il  crut  entendre  des  gémissemens.  Il  écouta 
avec  attention,  et  bientôt,  s' étant  dirigé  du  côté  d'où  partaient  les 
plaintes,  il  arriva  près  de  la  Sicardoune^  qui  se  mourait  en  tâchant 
de  réchauffer  son  nouveau -né.  Le  visage  décoloré  de  la  pauvre 
mère  s'illumina  d'un  éclair  de  joie,  et  tendant  son  enfant  à  Pitance  : 
—  Elle  va  se  trouver  orpheline,  dit-elle  ;  vous  êtes  seul  comme  elle, 
le  ciel  vous  la  donne  pour  fille... 

Et  pendant  que  son  nouveau-né  criait  sur  son  sein,  la  Sicar- 
doune expira. 

Pitance  et  les  garrigaîres  de  la  Gardiole  accompagnèrent  seuls 


I 


SCÈNES   ET   SOUVENIRS   DU  BAS-LANGUEDOC.  399 

le  pauvre  convoi  de  la  veuve.  Ce  ne  fut  qu'avec  peine  et  en  se  coti- 
sant qu'ils  purent  en  acquitter  les  frais.  Tandis  que  le  précom  du 
village  jetait  sur  la  fosse  les  dernières  pelletées  de  terre,  Vestar- 
loga^  prenant  dans  ses  bras  l'orpheline,  qu'on  avait  couchée  sur  la 
bière,  déclara  l'adopter,  et  jura  de  remplir  fidèlement  le  dernier 
vœu  de  la  Sicardoune,  — Elle  s'appellera  la  Frigoulelie  en  souvenir 
de  sa  naissance  au  milieu  de  la  garrigue  et  de  la  gerbe  de  frigoule 
qui  lui  a  servi  de  berceau,  dit-il. 

Et,  suivi  d'une  chèvre  qui  devait  servir  de  nourrice,  Pitance,  avec 
l'enfant  roulé  dans  un  pan  de  sa  capote,  remonta  la  colline  au  haut 
de  laquelle  s'élevait  sa  pittoresque  retraite. 

II. 

Les  ruines  qui  servaient  de  gîte  à  Xestarloga  étaient  celles  du  cloî- 
tre de  Saint-Félix- de-Monceau,  fondé  vers  le  xi*^  siècle  et  abandonné 
par  les  religieuses  vers  le  milieu  du  xviii®.  Dans  l'église  se  trouve 
encore  la  voûte  du  iriforium-^  c'était  la  tribune  où  les  bénédictines 
de  Saint-Félix  se  réunissaient  pour  la  prière.  L'élévation  graduelle 
des  terres  avait  transformé  le  triforium  en  souterrain.  Dans  ce  ré- 
duit assez  misérable,  le  vieux  sergent  avait  commencé  par  étaler 
une  couverture  sur  une  botte  de  paille  :  ce  lit  grossier,  souvenir  de 
la  vie  des  camps,  lui  suffisait;  mais  dès  que  le  berceau  de  la  Fri- 
goulette  fut  placé  dans  l'ancienne  tribune  des  bénédictines  de  Saint- 
Félix,  l'aspect  de  ce  triste  asile  ne  tarda  pas  à  se  transformer. 

Pitance  commença  par  débarrasser  l'église  de  toutes  les  pierres 
qu'on  y  avait  entassées;  il  s'en  servit  pour  élever  de  nouveaux  murs 
autour  de  ses  défrichemens,  ce  qui  donnait  de  loin  à  la  colline  l'air 
d'un  véritable  labyrinthe.  11  abattit,  bien  qu'en  soupirant,  quelques 
figuiers;  mais  ne  fallait-il  pas  du  jour  à  la  petite  créature  à  laquelle 
il  allait  servir  de  père?  Or  Yestarloga  n'avait  plus  qu'une  idée,  c'é- 
tait de  rendre  heureux  son  enfant  d'adoption.  De  joyeux  rayons  de 
soleil  glissèrent  donc  dans  le  triforium  déblayé  ;  quelques  meubles 
grossiers  en  bois  de  noyer  entourèrent  le  berceau;  des  nids  d'oi- 
seaux, des  coquilles  et  des  fleurs  y  furent  apportés  en  guise  de 
jouets,  et  le  bruit  de  petits  sabots  résonnant  sur  les  dalles  du  cloître 
interrompit  bientôt  le  chant  monotone  des  rainettes  de  la  citerne. 

Lorsque  la  Frigoulette  eut  quatre  ans ,  Pitance  commença  à  lui 
raconter  l'histoire  de  ses  campagnes.  Les  enfans  aiment  à  entendre 
les  mêmes  récits,  et  lorsque  le  soir  la  petite  fille,  sautant  sur  ses 
genoux  et  lui  donnant  sa  pipe  et  son  tabac,  s'apprêtait  à  l'écouter, 
le  vieux  soldat  se  sentait  délassé  de  ses  fatigues.  Gourant  tout  le 
jour  au  soleil,  grimpant  partout  où  grimpait  sa  chèvre,  libre  comme 


AOO  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

l'oiseau,  joyeuse  comme  le  printemps,  l'orpheline  atteignit  sa  quin- 
zième année  sans  connaître  et  sans  désirer  une  autre  existence  que 
celle  qui  s'écoulait  sur  sa  garrigue  déserte.  Le  visage  de  la  Frigou- 
lette  offrait  une  étrange  harmonie  :  c'était  une  même  teinte  dorée 
et  comme  lumineuse  qui,  répandue  sur  toute  sa  personne,  donnait 
à  son  teint  un  éclat  saisissant,  à  sa  chevelure  les  reflets  de  l'ambre, 
il  ses  yeux  des  jets  d'étincelle.  Ces  tons  si  chauds  et  si  vigoureux, 
unis  à  une  grande  délicatesse  de  traits,  rendaient  séduisante  l'en- 
fant des  garrigues.  Petite,  déjà  un  peu  forte,  mais  bien  prise  dans 
sa  taille,  ses  moindres  gestes  annonçaient  de  la  résolution  et  de  la 
vivacité,  et  si  le  calme  régnait  encore  dans  son  cœur,  on  devinait 
que  la  passion  ne  tarderait  pas  à  s'y  éveiller. 

Pendant  que  l'enfant  de  la  Sicar donne  devenait  ainsi  une  belle 
jeune  fdle.  Pitance  vieillissait  doucement,  sans  songer  que  sa  vie 
pourrait  changer  d'un  jour  à  l'autre.  Déjà  la  Frigoulette,  au  lieu  de 
sauter  sur  les  genoux  de  son  père  adoptif  en  lui  demandant  une  his- 
toire, courait  volontiers  le  soir  à  la  rencontre  des  garrigaires.  Elle 
avait  prié  plusieurs  fois  Vestarloga  de  l'emmener  avec  lui  à  Fronti- 
gnan  ou  à  Mireval,  et  dans  le  triforium  un  miroir  apparut  un  jour 
au  pied  du  lit  de  la  jeune  fdle. 

L'abbaye  ruinée  de  Saint-Félix  est  voisine  d'un  gouffre  dans  le- 
quel, pendant  les  années  de  grande  sécheresse,  les  habitans  de  Gi- 
gean  allaient  autrefois  jeter  une  petite  figurine  de  plomb  qui  avait 
le  pouvoir,  disaient-ils,  de  faire  cesser  le  fléau.  Une  procession  spé- 
ciale escortait  la  figurine,  et  la  cérémonie  s'accomplissait  avec  une 
certaine  pompe  rustique.  Or,  vers  le  milieu  de  l'été  où  l'orpheline 
atteignit  ses  quinze  ans,  les  villageois,  inquiets  d'une  sécheresse 
prolongée,  se  mirent  en  devoir  d'accomplir  le  pèlerinage  de  Pîerre- 
Tintante  (ainsi  s'appelle  le  gouffre  de  Saint-Félix).  Les  garrigaires 
assurent,  dans  leur  naïveté,  que  ce  trou  est  insondable,  et  que,  tra- 
versant toute  l'épaisseur  du  globe,  il  aboutit  à  nos  antipodes.  La 
procession  de  Pierre-Tintante,  qui  ne  se  renouvelait  que  fort  rare- 
ment, était  un  véritable  événement  pour  le  village.  Depuis  huit 
jours,  on  ne  s'entretenait  que  de  cette  solennité,  et  chacun  s'y  pré- 
parait avec  ardeur.  Les  jeunes  filles  arrangeaient  déjà  leurs  robes 
blanches  et  leurs  voiles  de  gaze,  les  garçons  leurs  sacs  de  pénitens 
et  leurs  encensoirs  argentés;  le  curé  avait  fait  emplette  d'une  étole 
neuve,  et  les  dévotes  avaient  ajouté  de  beaux  panaches  blancs  au 
dais  de  la  paroisse. 

ha  Fngoulctte  seule  ignorait  la  fête  dont  il  était  tant  question. 
Depuis  quelques  jours,  au  lieu  de  descendre  à  Gigean,  elle  allait, 
vers  midi,  s'asseoir  sur  les  ruines  d'un  aqueduc  de  l'époque  carlo- 
vingienne,  dont  le  ciment  rougit  encore  le  sol  qui  entoure  Pierre- 


SCÈNES   ET   SOUVENIRS   DU  BAS-LANGUEDOC.  hOl 

Tintante.  Elle  restait  là,  le  regard  fixé  vers  une  petite  grotte,  rendez- 
vous  de  quelques  garrigaïrcs  qui  s'y  retrouvaient  à  l'heure  du  ré~ 
cate  (repas  de  midi).  Parmi  eux,  un  jeune  homme  au  teint  bronzé, 
à  la  taille  vigoureuse  et  souple,  se  faisait  remarquer  par  sa  bonne 
mine  et  sa  gaieté.  On  l'appelait  Brunélou.  Depuis  les  beaux  jours,, 
bien  que  ce  ne  fût  guère  son  chemin,  il  s'en  revenait  au  village  en. 
passant  par  Saint-Félix.  La  Frigoulette  lui  souriait  en  tricotant  de- 
vant les  ruines,  et  la  route  eût-elle  été  plus  longue  encore,  le  jeune 
garrigaïre  n'aurait  point  hésité  à  la  prendre. 

Lorsque  la  procession  de  Gigean  arriva  à  Pierre-Tintanle^  l'orphe- 
line, assise  sur  la  roche  rougeâtre  qui  domine  ce  gouffre,  regardait 
la  grotte  avec  anxiété,  car  bien  que  XAngclus  eût  été  sonné  depuis 
longtemps,  Brunélou  n'avait  point  encore  paru  au  rccaie  de  la  tribu. 
Dans  sa  préoccupation,  la  jeune  fille  ne  vit  le  brillant  cortège  que 
lorsqu'il  défila  au  pied  de  la  colline.  Obéissant  à  un  mouvement 
spontané,  elle  se  mêla  pieusement  aux  rangs  de  la  procession;  mais, 
quel  supplice  pour  l'enfant  des  garrigues  de  marcher  ainsi  douce- 
ment et  les  yeux  baissés  !  Devant  elle,  la  file  des  pénitens  villageois, 
le  capuchon  rabattu  sur  le  visage,  comme  aux  jours  de  grande  cé- 
rémonie, faisait  voltiger  dans  l'air  ses  encensoirs  et  ses  parfums.. 
Attirés  par  je  ne  sais  quel  mystérieux  aimant,  les  yeux  de  la  jeune 
fille  s'attachaient  avec  obstination  sur  un  des  pénitens.  Celui  qu'elle 
observait  ainsi  releva  tout  à  coup  la  tête  et  dirigea  sur  l'orpheline  le& 
deux  trous  qui  servaient  de  fenêtres  à  ses  yeux  :  un  lumineux  rayon 
sembla  jaillir  de  ces  ouvertures,  et  la  Frigoulette  tressaillit  vive- 
ment. Elle  ne  s'était  pas  trompée,  le  pénitent  était  Brunélou,  et,  les 
joues  colorées  d'une  pudique  rougeur,  elle  suivit,  sans  oser  de  nou- 
veau lever  les  yeux,  la  marche  des  fidèles.  Seulement,  lorsque  la. 
procession  dut  revenir  à  Gigean,  et  qu'il  fallut  la  quitter  pour  re- 
monter à  Saint-Félix,  la  jeune  fille,  ne  pouvant  réprimer  l'élan  de 
son  cœur,  se  retourna  plusieurs  fois  pour  envoyer  un  dernier  adieui 
au  jeune  pénitent  qui  descendait  la  colline  en  faisant  briller  au  so- 
leil sa  cassolette  argentée. 

Pitance,  debout  devant  sa  vigne,  avait  assisté  de  loin  à  cette  pe- 
tite scène.  Il  soupira  en  pensant  qu'une  vie  nouvelle  allait  se  révéler 
à  l'orpheline,  et  que  les  ruines  de  Saint-Félix,  la  vieille  chèvre  et  le 
labyrinthe  de  pierre  seraient  bientôt  peut-être  oubliés  par  elle.  Vers 
le  soir,  le  calme  et  le  silence  étaient  rendus  à  la  garrigue  ;  le  soleil 
empourprait  la  grande  roche  de  Pierre-T intante,  la  chèvre  dormait 
près  d'un  mur,  Yestarloga  sardait  les  dernières  mauvaises  herbes 
de  sa  vigne,  et  la  Frigoulette  était  accoudée  sur  l'aqueduc  carlo- 
vingien  ;  mais  elle  n'y  était  plus  seule  :  près  d'elle,  la  silhouette  vi- 
goureuse de  Brunélou  se  dessinait  sur  le  ciel  radieux  du  couchant,. 

TOME  XXV.  26 


/l02  REVUE    DES   DEUX  MONDES. 

—  Je  suis  tout  heureux,  disait  le  jeune  homme  à  l'orpheline,  vous 
m'avez  ceconnu  sous  mon  sac  de  pénitent.  Nos  mères  sont  mortes  la 
même  année,  et  mon  père  Brunel  était  aux  salines  avec  le  vôtre.  Je 
sais  travailler  et  nous  nous  aimons.  En  attendant  que  nous  puissions 
faire  un  bon  ménage  de  garrigaîres^  nous  pouvons  former  un  joyeux 
couple  de  fringaîres  (amoureux). 

Pitance,  qui  revenait  son  faix  sous  le  bras,  fronça  d'abord  le  sour- 
cil à  l'idée  de  cette  amourette,  qui ,  en  devenant  sérieuse,  menaçait 
de  déranger  bientôt  l'harmonie  de  sa  vie.  Il  essaya  de  la  combattre 
en  disant  qu'il  avait  la  responsabilité  de  la  conduite  et  du  bonheur 
de  la  Frigoulette^  et  qu'il  la  trouvait  trop  jeune  pour  songer  au  ma- 
riage; mais  les  jeunes  gens  lui  répondirent  qu'à  l'exemple  de  la 
plupart  des  paysans  ils  étaient  disposés  à  rester  de  longues  années 
simples  fringaîres.  Les  coutumes  traditionnelles  sont  les  véritables 
lois  du  village,  et  Yestarloga  se  vit  forcé  d'écouter,  comme  témoin 
officiel,  le  premier  tutoiement  que  les  fiancés  s'empressèrent  d'é- 
changer devant  lui. 

Un  mois  après  la  procession  de  Pierre-Tîntante,  on  aurait  eu  bien 
de  la  peine  à  reconnaître  dans  la  Frigoulette  l'insouciante  enfant  de 
Saint-Félix.  Plus  de  courses  folles  à  travers  la  colline,  plus  de  jeux 
avec  la  vieille  chèvre.  Le  lendemain  de  la  procession,  l'orpheline,  en 
remplaçant  la  cagnote  d'indienne  de  la  fillette  par  le  bonnet  à  den- 
telle de  la  jeune  fille,  avait  commencé  une  vie  nouvelle.  Par  un  de 
ces  contrastes  fréquens  dans  les  organisations  méridionales ,  cette 
âme  ardente,  douée  d'une  raison  précoce,  pensa  au  devoir  le  jour 
où  la  passion  entra  dans  son  cœur;  l'idée  du  travail  se  mêla  désor- 
mais à  celle  du  plaisir,  celle  du  mariage  à  celle  de  l'amour,  et  un 
soir,  au  retour  de  la  danse,  la  Frigoulette  annonça  à  son  père  adop- 
tif  qu  elle  allait  dès  le  lendemain  prendre  la  trinca  de  sa  pauvre 
mère  et  se  joindre  aux  garrigaîres ^  afin  d'amasser  sa  petite  dot. 
Uestarloga  resta  donc  seul  tout  le  jour,  dans  un  assez  triste  tête-à- 
tête  avec  sa  vieille  chèvre.  — Ne  vaudrait-il  pas  mieux  pour  la  Fri- 
goulette ^  se  disait  Pitance,  m' aider  tranquillement  à  arrondir  ce  do- 
maine, qui  sera  le  sien?  Pourquoi  donc  va-t-elle  se  meurtrir  les 
mains  et  se  déchirer  la  jupe  à  écorcer  le  garrig  de  son  fringaîre? 

—  Mais  lorsque  le  soir,  son  fagot  sur  la  tête,  la  jeune  fille  revenait 
en  redisant  le  refrain  qu'avait  chanté  Brunel,  le  pauvre  Pitance  com- 
prenait que,  partagé  par  l'amour,  tout  travail  est  un  bonheur. 

Saint-Félix  ne  tarda  pas  non  plus  à  changer  d'aspect.  De  jeunes 
garrigaîresy  récentes  amies  de  la  Frigoulette^  firent  résonner  les 
ruines  sonores  des  frais  éclats  de  leurs  voix  joyeuses  ;  des  colpor- 
teurs y  arrivèrent  tour  à  tour  pour  essayer  de  tenter  par  leurs  ru- 
bans et  leurs  dentelles  la  coquetterie  de  la  nouvelle  promise.  La 


SCÈNES   ET   SOUVENIRS   DU   BAS-LANGUEDOC.  AOS 

vieille  chèvre  était  morte,  et  sa  dernière  chevrette,  la  tchouna  (1), 
cabriolait  sur  les  murs  du  labyrinthe  de  ruines  que  le  vieux  sergent 
appelait  son  domaine.  La  Frigoulette  conservait  d'ordinaire  le  cos- 
tume de  toile  dç  sa  tribu;  en  revanche,  on  la  voyait  les  jours  de  fête 
descendre  la  colline  les  épaules  enveloppées  d'un  grand  châle,  la 
tête  couverte  d''un  bonnet  à  fleurs,  les  pieds  cachés  par  une  jupe 
trop  longue,  et  la  taille  serrée  dans  un  corset  baleiné.  Elle  perdait 
ainsi  beaucoup  de  sa  grâce  et  de  sa  beauté  ;  mais  elle  obéissait  à  ce 
désir  immodéré  qu'éprouve  toute  jeune  garrigaire  de  se  métamor- 
phoser quelquefois  en  grisette,  afin  de  pouvoir  se  mêler  sans  rougir 
aux  danses  et  aux  promenades  des  villageoises.  Ces  pauvres  filles 
dépensent  souvent  les  revenus  du  travail  de  toute  une  année  pour 
cette  toilette  ridicule,  qui,  sans  réussir  à  efiacer  leur  type  caracté- 
ristique, leur  enlève  tout  cachet  d'originalité.  Si  alertes  et  si  pro- 
vocantes avec  le  grand  chapeau,  le  jupon  court  et  la  basquine  au 
vent,  ces  brunes  paysannes  deviennent  pour  la  plupart  gauches, 
empruntées  et  vulgaires  sous  les  rubans  et  les  bijoux.  Heureuse- 
ment la  Frigoulette  était  si  gracieuse,  elle  savait  si  bien  se  draper 
dans  son  châle,  faire  onduler  sa  robe  et  voltiger  les  nœuds  de  son 
bonnet,  que  Brunélou  se  sentait  tout  fier  de  la  promener  sur  le  che- 
min du  petit  village  de  Montbazin. 

C'est  sur  ce  chemin  poudreux  que  les  amoureux  du  pays  se  don- 
nent rendez-vous  le  dimanche,  s'attendent,  se  retrouvent  et  babil- 
lent ensemble.  C'est  un  lieu  béni  par  l'amour.  Là  tout  fringaîre 
peut  faire  en  liberté  la  cour  à  sa  promise,  car  cette  route  qui  sépare 
Gigean  de  Montbazin  est  le  Greina-Green  des  garrigaïres.  Seule- 
ment, au  lieu  d'une  forge  enfumée,  c'est  le  moulin  frais  et  fleuri 
de  Jufïet  qui  est  le  but  du  voyage,  et  la  bénédiction  du  ministre 
d'emprunt  est  remplacée  ici  par  des  sermens  d'amour  que  l'eau 
semble  redire  en  murmurant.  Le  seuil  des  murs  délabrés  d'un  vieil 
arceau  qui  s'élève  à  l'entrée  du  village  est  pour  les  parens  un  véri- 
table observatoire,  car  du  haut  des  quelques  marches  disjointes  qui 
supportent  cette  petite  voûte  de  pierre,  ils  peuvent  suivre  du  regard 
la  promenade  des  fringaîres.  Quelques  granns  (aïeules)  y  épluchent 
les  fruits  et  les  légumes  destinés  à  leurs  coiifiments  (2),  tout  en  sur- 
veillant les  premiers  pas  des  jeunes  filles  sur  le  chemin  de  Juffet; 
les  pères  y  fument  leur  pipe  et  y  froncent  le  sourcil  en  regardant  au 
loin;  les  enfans  interrompent  leurs  jeux  pour  découvrir  un  nouveau 
couple;  les  dévotes  passent  rapidement  et  les  yeux  baissés;  quel- 
ques vieilles  filles  soupirent  à  la  vue  des  jeunes  et  jolies  promises 

(1)  Nom  que  les  garrigaires  donnent  à  leur  chèvre. 

(2)  Confiture  dont  le  moût  de  raisin  est  la  base. 


JiOA  REVUE    DES    DEUX   3I0NDES. 

suspendues  au  bras  de  leur  fiancé,  et  les  mères  prudentes  y  font 
sentinelle,  afin  d'empêcher  fille  ou  garçon  de  franchir  cette  limite. 

Fidèle  à  l'usage  qui  exige  que  tout  couple  amoureux  soit  sous  la 
surveillance  d'un  mentor,  Pitance  accompagnait  la  Frigouleite  jus- 
qu'à l'arceau,  et  tandis  que  le  bonnet  rose  de  l'orpheline  s'agitait 
sur  la  route  de  JufTet,  le  profil  du  vieux  soldat  se  dessinait  immo- 
bile sur  un  des  gradins  de  la  porte  du  village.  Libres  et  passionnés, 
les  garrigaïres^  qui  sembleraient  entraînés  par  leur  genre  de  vie  à 
ime  certaine  légèreté  de  mœurs,  sont  au  contraire  pleins  de  rete- 
nue. Par  un  scrupule  dont  il  est  facile  de  saisir  toute  la  délicatesse, 
il  n'y  a  point  d'amour  sur  les  landes  incultes  des  garrigues,  il  n'y 
a  que  le  travail.  Les  fringaires  ne  se  voient  que  sur  le  chemin  de 
Juffet.  La  Frigouleite  et  Brunélou,  qui  se  trouvaient  si  souvent  seuls 
sur  la  colline,  se  sentaient  aussi  émus  sur  la  route  de  Montbazin 
que  s'il  se  fût  agi  d'une  première  entrevue.  Tantôt  ils  couraient,  et, 
cachés  dans  la  poussière  qu'ils  soulevaient  autour  d'eux,  ils  se  pen- 
chaient l'un  vers  l'autre  pour  se  dire  à  demi-voix  qu'ils  s'aimeraient 
toujours.  D'autres  fois  ils  essayaient  d'échapper  à  une  chaîne  de 
fillettes  malicieuses,  et  demandaient  au  grand  noyer  de  JufTet  de  les 
abriter  sous  ses  rameaux  tutélaires.  Ils  reprenaient  leur  course  au 
moindre  bruit  de  pas  ;  mais  quels  francs  éclats  de  rire ,  lorsque  les 
nouveaux  arrivans  étaient  des  fringaires  poursuivis  comme  eux!  Le 
noyer  était  large  et  discret;  tous  ensemble  s'y  reposaient,  tous  y 
parlaient  d'amour. 

En  an  s'était  à  peine  écoulé,  et  grâce  à  sa  vie  laborieuse,  comme 
aussi  à  la  tirelire  de  Yestarloga^  la  Frigoulctte  possédait  la  chaîne 
d'or,  le  clavier  d'argent  et  la  pièce  de  toile  qui  forment  le  trousseau 
et  la  dot  des  garrigaires.  De  son  côté,  Brunélou  avait  acheté  un 
terrain  au  bas  de  la  colline  pour  y  faire  construire  la  maisonnette 
de  ses  noces.  On  s'était  entendu  avec  le  maçon;  la  petite  demeure, 
Lâtie  au  printemps,  devait  être  payée  aux  vendanges.  Cependant 
les  jeunes  gens  étaient  préoccupés;  ils  n'allaient  plus  à  la  danse; 
la  Frigouleite  ne  quittait  pas  ses  habits  de  toile ,  et  au  lieu  de  se 
promener  sur  le  chemin  de  Montbazin ,  les  deux  amoureux  restaient 
à  Saint-Félix  pour  causer  de  longues  heures  avec  Pitance.  Le  vieil- 
lard semblait  au  contraire  plus  joyeux  qu'à  l'ordinaire,  et  sa  gaieté 
formait  un  assez  singulier  contraste  avec  la  mélancolie  des  jeunes 
fiancés.  Brunélou  venait  d'accomplir  sa  vingt  et  unième  année;  le 
moment  de  la  conscription  approchait,  et  pendant  que  les  deux  gar- 
rigaîres  se  demandaient  en  tremblant  si  leur  bonheur  n'allait  pas 
tout  d'un  coup  s'anéantir,  l'ancien  sergent  se  sentait  heureux  à  l'idée 
d'avoir  bientôt  comme  un  successeur  à  l'armée. 

Le  jour  du  tirage  au  sort  étant  arrivé,  la  Frigouleite  n'eut  pas  le 


SCÈNES    ET    SOUVENIRS    DU   BAS-LANGUEDOC.  *        A05 

courage  de  descendre  à  Gigean.  Elle  resta  seule  à  Saint-Félix,  et 
s  asseyant  devant  la  grande  porte  des  ruines,  la  tchouna  à  ses  pieds, 
elle  regarda  la  commune  (mairie),  dont  les  murs  blancs  se  dessi- 
naient dans  le  lointain.  Pitance  avait  accompagné  Brunélou  au  vil- 
lage. Le  pauvre  garrigaire^  ému  par  un  triste  pressentiment,  trem- 
bla si  fort  au  moment  de  prendre  son  numéro,  que  le  vieux  sergent 
dut  tirer  à  sa  place.  Le  chiflVe  1  fut  celui  qu'il  tira  de  l'urne.  — 
C'est  un  heureux  présage,  dit  l'ancien  soldat  en  élevant  le  billet  au- 
dessus  de  sa  tête  ;  quand  on  part  avec  le  premier  numéro,  on  ne 
peut  rester  en  arrière...  Mais  le  jeune  homme  avait  pâli  et  ne  l'é- 
coutait  pas.  Il  pensait  à  la  Frigoulette^  qui  allait  rester  veuve  avant 
les  noces;  il  pensait  à  ses  garrigues,  qu'il  ne  reverrait  plus  de  bien 
longtemps  qu'en  songe,  à  sa  maisonnette,  qu'on  bâtirait  sans  lui, 
aux  cabrioles  de  la  tchouna,  au  chemin  de  Montbazin,  à  la  liberté 
perdue... 

Quand  la  Frigoulctte  connut  le  résultat  du  tirage ,  elle  ne  pleura 
pas.  En  face  de  l'événement  accompli,  elle  retrouva  son  énergie 
tout  entière.  Comprenant  qu'il  fallait  avant  tout  raffermir  le  courage 
de  celui  qu'elle  aimait,  elle  cueillit  précipitamment  quelques  touifes 
de  romarin,  de  fenouil  et  de  fri goule,  enleva  les  plus  beaux  rubans  à 
es  bonnets,  et  descendit  en  courant  le  petit  sentier  de  la  monta- 
gne, suivie  de  la  chèvre,  qui  bondissait  de  roche  en  roche  pour  la 
suivre.  La  jeune  fille  arriva  au  milieu  du  groupe  que  formaient  les 
conscrits  sur  la  place  de  la  commune,  au  moment  où  Pitance ,  en 
versant  de  fortes  rasades  d'un  vin  capiteux  aux  garrigaïres ,  leur 
vantait  les  charmes  de  la  vie  militaire.  Elle  s'avança  d'un  pas  assuré 
vers  Brunélou,  et  ornant  ses  habits  et  son  chapeau  de  rubans  et 
de  fleurs  :  —  Ces  bouquets  se  faneront,  dit-elle,  mais  garde -les 
toujours;  le  parfum  des  plantes  de  la  garrigue  ne  passe  jamais,  et 
en  le  respirant,  tu  te  croiras  encore  parmi  nous.  Conserve  aussi  ces 
rubans,  ce  sont  ceux  dont  j'aimais  à  me  parer  lorsque  tu  me  con- 
duisais au  chemin  de  Montbazin.  Je  te  jure  de  né  plus  orner  mes 
coiffes,  de  ne  plus  me  promener  à  JufTet  tant  que  tu  seras  soldat. 

Une  larme  roula  dans  les  yeux  de  Brunélou  ;  la  Frigoulette  était 
bien  pâle,  on  voyait  qu'un  douloureux  combat  se  livrait  en  son  âme; 
sa  parole  était  brève,  son  geste  saccadé,  mais  sa  voix  restait  ferme. 
—  Puisque  rien  ne  peut  t' empêcher  de  partir,  ajouta-t-elle,  nous 
devons  songer  à  ton  retour;  c'est  pour  nous  désormais  la  meilleure 
pensée.  Je  vais  bien  travailler  pendant  que  tu  feras  ton  temjjs,  et 
j'achèverai  de  payer  et  de  meubler  notre  maisonnette  afin  qu'il  ne 
reste  plus  qu'à  nous  marier  dès  que  tu  reviendras. 

Tous  les  conscrits  étaient  déjà  décorés  de  fleurs  et  de  rubans. 
Tristes  enseignes  de  leur  nouveau  sort,  les  numéros  qu'ils  avaient 


406  BEVUE   DES   DEUX   MONDES. 

tirés  s'étalaient  en  gros  caractères  sur  leurs  chapeaux.  Les  vieux 
parens  pleuraient  sur  le  seuil  de  la  commune ^  tandis  qu'avec  l'é- 
goïsme  propre  à  l'enfance,  les  jeunes  garçons,  encore  loin  de  ce 
moment  redoutable,  criaient  et  gambadaient  autour  des  futurs  sol- 
dats. Le  tambourin  et  le  hautbois  arrivèrent,  mais  sans  gaieté  cette 
fois,  et  une  triste  farandole  masculine  commença  à  défder  sur  la 
place  de  Gigean.  Bien  que  ce  fût  un  dimanche,  les  jeunes  fdles  avaient 
conservé  en  signe  de  tristesse  leurs  habits  de  toile.  Elles  regardaient 
en  silence,  et  les  yeux  humides,  la  ronde  des  conscrits.  L'une  avait 
parmi  eux  son  fiancé,  l'autre  son  frère;  celle-ci  avait  déjà  vu  partir 
ainsi  son  fringairej  celle-là  pensait  que  la  conscription  prochaine 
enlèverait  peut-être  le  sien.  Toutes,  réunies  par  un  même  sentiment, 
restaient  appuyées,  mornes,  immobiles,  contre  les  murs  des  mai- 
sons. Et  parfois,  semblables  à  ces  cris  d'oiseaux  qui  effraient  les  airs 
quand  l'orage  vient  de  briser  un  nid,  les  sanglots  de  quelques  mères 
retentissaient  douloureusement  dans  les  rues  du  village. 

Les  paysans  du  midi  sont  très  sobres,  et  l'ivresse  est  presque 
inconnue  dans  ce  pays  de  vignobles.  Aussi  les  conscrits  n'ont-ils  pas 
même  la  consolation  de  pouvoir  noyer  passagèrement  leur  douleur 
dans  le  vin.  Ils  tâchent  néanmoins  de  s'étourdir  et  s'efforcent  de 
prendre  un  certain  air  vainqueur  ;  mais  cette  joie  d'emprunt  fait  mal. 
Rien  n'est  plus  navrant  que  leurs  refrains  belliqueux  chantés  avec 
des  larmes  dans  la  voix,  leurs  farandoles  dansées  sans  entrain.  S'il 
est  permis  à  un  paysan  méridional  de  parler  de  l'armée  avec  terreur 
avant  le  moment  du  tirage  au  sort,  le  courage  lui  est  imposé  dès 
qu'il  est  conscrit.  Brunélou  le  garrigaïre  n'existait  donc  plus  déjà, 
le  soldat  Brunel  l'avait  remplacé,  et  la  contrainte  imposée  à  son  cœur 
augmentait  encore  sa  souffrance. 

Ce  furent  de  tristes  jours  que  ceux  qui  s'écoulèrentjusqu'au  mo- 
ment du  départ  pour  le  dépôt  militaire.  En  vain  Pitance,  l'œil  brillant 
et  la  capote  remise  à  neuf,  s'efforçait-il  d'éveiller  des  goûts  belli- 
queux dans  l'âme  des  conscrits.  Ils  partirent  un  matin,  une  heure 
plus  tôt  qu'on  ne  croyait,  afin  d'éviter  l'angoisse  des  adieux.  Avant 
le  lever  du  soleil,  ils  étaient  en  chemin,  marchant  d'un  pas  décidé, 
mais  toutefois  sans  chansons.  Sur  cette  route  obscure  et  déserte,  ils 
pensaient  tous  au  bonheur  qu'ils  laissaient  derrière  eux,  et  nul  ne 
songeait  à  retenir  les  larmes  qui  coulaient  sur  ses  joues.  Brunélou, 
un  peu  en  avant,  balançait  sur  son  épaule  un  petit  paquet  au  bout 
d'un  bâton,  et  regardait  à  ses  pieds  pour  ne  plus  voir  le  pays  qu'il 
allait  quitter.  Il  lui  sembla  tout  à  coup  que  son  petit  paquet  deve- 
nait plus  lourd.  Quelles  furent  sa  joie  et  sa  surprise  d'apercevoir 
en  se  retournant,  éclairée  par  les  premiers  rayons  de  l'aube,  la 
Frigoulcttc,  hissée  sur  une  de  ces  pyramides  de  pierres  dressées 


SCÈNES    ET   SOUVENIRS    DU   BAS-LANGUEDOC.  A07 

symétriquement  aux  bords  de  la  route  par  le  cantonnier!  Tenant  à 
la  main  un  foulard  neuf  et  une  flasquette  (gourde)  de  vieux  vin  de 
Frontignan,  elle  tâchait  de  glisser  le  tout  dans  le  paquet  de  Brunélou. 
Ayant  deviné  le  départ  furtif  des  conscrits,  la  pauvre  fille  était  allée 
les  attendre  dans  la  plaine  de  Launac.  Elle  voulait  revoir  une  fois 
encore  son  fiancé  et  lui  laisser  un  souvenir;  mais,  afin  de  lui  épar- 
gner l'émotion  d'une  dernière  entrevue,  elle  l'avait  guetté  derrière 
un  gros  mûrier,  espérant  de  là  remettre,  sans  qu'il  s'en  doutât,  le 
petit  présent  dans  son  paquet.  Brunélou  serra  la  jeune  fille  contre 
son  cœur.  La  chèvre  bondissait  autour  d'eux.  A  ce  moment  parut  Pi- 
tance, portant  le  drapeau  de  la  commune,  à  la  tête  d'un  peloton  de 
villageois  qui  venaient  faire  la  conduite  aux  conscrits.  Un  hautbois- 
jouait  aigrement  la  Marseillaise;  dans  le  lointain,  quelques  grands 
chapeaux  qui  se  dessinaient  sur  la  route  annonçaient  que  les  femmes 
suivaient  de  près.  —  Vous  croyez  donc,  dit  Vestarloga  aux  conscrits, 
que  l'on  peut  tromper  ainsi  un  vieux  sergent  et  se  sauver  sans  crier 
gare!  Le  village  tout  entier  est  derrière  moi  pour  vous  serrer  la 
main.  J'ai  voulu  vous  accompagner  avec  le  drapeau  de  la  commune, 
et  si  j'avais  dix  ans  de  moins,  je  marcherais  à  votre  tête  pour  vous 
montrer  le  chemin  de  la  gloire. 

Le  soleil  commençait  à  réchauffer  la  campagne;  le  hautbois  exé- 
cutait la  Marseillaise  avec  un  entrain  croissant.  Les  enfans  accou- 
raient de  tous  côtés,  les  femmes  gémissaient  assises  sur  les  tas  de 
pierres  de  la  route,  et  les  conscrits  étaient  toujours  à  la  même  place, 
serrant  la  main  de  leurs  promises,  et  regardant  avec  douleur  les 
garrigues,  qui  se  doraient  des  premiers  feux  de  l'aurore.  —  Allons, 
enfans!  s'écria  Pitance,  il  est  l'heure  de  se  mettre  en  marche;  mais 
je  vois  bien  que  pour  vous  donner  le  courage  d'avancer,  il  faut  que 
les  jeunes  filles  s'éloignent...  Frigoulette,  ajouta-t-il  en  prenant  la 
main  de  l'orpheline,  qui  se  laissa  emmener  avec  une  placidité  auto- 
matique, donne  l'exemple,  et  tes  compagnes  te  suivront,  à  moins 
qu'elles  ne  veuillent  se  proposer  au  régiment  comme  cantinières. 

Les  jeunes  paysannes  s'en  retournèrent  à  pas  lents  vers  la  Gar- 
diole,  tandis  que  les  conscrits,  comme  réveillés  en  sursaut,  repre- 
naient leur  marche  sur  le  ruban  poudreux  de  la  grand' route.  La 
chèvre  familière,  la  tchouna^  courut  d'abord  de  Brunélou  à  la  Fri- 
gouleite,  et  de  la  Frigoulette  à  Brunélou;  mais  l'orpheline  et  le  jeune 
soldat  se  trouvèrent  bientôt  fort  éloignés  l'un  de  l'autre,  et  la  che- 
vrette dut  se  décider  à  suivre  l'un  des  deux.  Empreint  d'une  étrange 
mélancolie,  le  regard  de  l'animal  se  fixa  sur  le  jeune  paysan;  puis 
tout  d'un  coup ,  après  être  restée  quelques  secondes  immobile ,  la 
tchouna  partit  comme  une  flèche  dans  la  direction  de  Saint-Félix. 
— Pécaire!  pensa  le  jeune  homme,  j'ai  déjà  dit  adieu  aux  garrigues, 
puisque  ma  chèvre  m'abandonne  ! 


408  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

On  était  arrivé  en  effet  devant  les  premières  maisons  de  Fa- 
brègues  :  la  Gardiole  finit  là.  Brunélou  offrit  alors  à  ses  compa- 
gnons de  boire  à  la  gar gamelle  (1)  le  vieux  vin  que  lui  avait  donné 
sa  promise.  —  Ce  sera  le  dernier  souvenir  amigtous  (amical)  du  vil- 
lage, dit-il. 

On  vida  la  flasquette  en  silence  ;  un  bruit  de  pas  retentit  sur  la 
grand' route,  et  aucune  parole  ne  sortit  plus  des  lèvres  des  con- 
scrits. 

III. 

Bien  des  mois  se  passèrent  sans  apporter  des  nouvelles  de  Bru- 
nélou. Pitance,  étant  allé  s'informer  du  jeune  conscrit  à  Montpel- 
lier, apprit  qu'il  avait  été  dirigé  vers  Strasbourg,  et  ce  fut  là  tout. 

Fidèles  à  leurs  fiancés,  mais  remplies  de  courage,  les  filles  des 
garrigues  ensevelissent  leur  tristesse  au  fond  de  leur  âme.  Pour 
ne  pas  ajouter  des  regrets  superflus  aux  douleurs  du  foyer,  elles 
oublient  en  apparence  le  pauvre  soldat  pour  lequel  elles  prient 
en  secret.  Obéissant  à  la  loi  du  pays,  la  Frîgoulette  n'osait  donc 
plus  parler  de  Brunélou.  Gomme  elle  le  lui  avait  promis,  elle  ne 
quittait  plus  ses  habits  de  toile  ;  suivie  de  sa  chevrette,  elle  par- 
tait au  jour  avec  sa  trinca  pour  ne  revenir  qu'à  la  nuit;  la  tchouna 
ne  manquait  jamais  de  la  suivre.  C'est  à  tort  qu'on  regarde  le  pay- 
san comme  isolé  au  milieu  de  son  champ  :  dans  le  ciel,  sur  la  terre, 
parmi  les  animaux  ou  les  plantes,  il  y  a  pour  lui  tout  un  monde  in- 
connu, qu'il  voit,  qu'il  entend,  qu'il  observe  ou  qu'il  devine.  Un 
quadrupède,  chèvre  ou  mouton,  partage  d'ordinaire  la  solitude  du 
garrigaire.  Traité  en  ami,  ce  compagnon  du  désert  fait  comme  par- 
tie de  la  famille.  La  Frîgoulette  parlait  souvent  de  Brunélou  à  la 
tchouna^  et  la  chevrette,  se  tournant  d'un  air  piteux  vers  la  grand'- 
route,  semblait  répondre  à  la  jeune  fille.  L'été  arriva,  la  sécheresse 
durcit  la  terre,  et  seule  à  son  travail,  la  pauvre  fille  eut  bien  de  la 
peine  à  rapporter  chaque  soir  un  peu  de  chêne  épineux  à  Saint-Félix. 
Cependant  la  maisonnette  était  bâtie,  et  la  Frîgoulette  se  plaisait  à 
contempler  les  murs  fraîchement  crépis  de  l'humble  demeure;  mais 
il  fallait  bientôt  songer  à  la  payer,  si  l'on  ne  voulait  la  voir  passer 
en  des  mains  étrangères,  et  la  Frîgoulette  n'avait  pu  encore  donner 
au  maçon  qu'un  mince  à- compte.  D'un  autre  côté,  le  labyrinthe  de 
Xcslarloga  avait  beaucoup  souffert;  les  cavalîers,  la  grêle  avaient  ra- 
vagé ses  vignes,  et  pour  tout  remettre  en  état,  le  vieux  Pitance  tra- 
vaillait sans  relâche.  La  Frîgoulette  alla  chercher  de  la  besogne  aux 

(1)  Boire  à  la  garuamelle  est  une  politesse  qu'on  se  doit  en  goûtant  tour  à  tour  à  la 
môme  bouteille  :  c'est  faire  tomber  le  liquide  dans  le  gosier  sans  toucher  le  goulot  avee 
les  lèvres. 


SCÈNES   ET   SOUVENIRS   DU   BAS-LANGUEDOC.  AOO 

tuîlières  (1)  qui  se  trouvent  au  bas  de  la  colline  de  Saint-Félix  ;  elle 
gagna  là  quelques  bonnes  journées  en  mettant  à  profit  les  dernières 
forces  du  vieil  âne  de  Xestarloga. 

Une  grande  nouvelle  vint  bientôt  fournir  un  aliment  aux  conver- 
sations des  garrigaïres  :  la  guerre  de  Grimée  venait  d'éclater.  Pi- 
tance descendait  tous  les  soirs  à  Gigean  pour  entendre  lire  à  la 
société  du  village  le  Messager  du  Midi.  Ghaque  soir  aussi^  la  P>i- 
goulette  le  questionnait  avec  anxiété.  Un  jour  Pitance  et  la  Frigou- 
lette  apprirent,  par  une  lette  de  Brunélou,  que  son  régiment  était 
parti  pour  l'Orient.  Le  garri genre ^  ne  sachant  ni  lire  ni  écrire,  avait 
pris  pour  secrétaire  un  de  ses  camarades.  Le  sergent  se  mit  à  chan- 
ter d'une  voix  cassée  un  vieux  refrain  de  combat  pendant  que  la 
Frigoidette  pleurait  en  silence.  Bientôt  la  jeune  fille  parut  se  rele- 
ver sous  le  poids  de  la  douleur.  —  Qui  sait?  se  disait-elle.  Le  régi- 
ment de  Brunélou  peut  s'embarquer  à  Gette!... 

A  partir  de  ce  jour,  mue  par  une  secrète  espérance,  elle  alla  cha- 
que matin  s'informer  à  Gette  si  aucun  navire  n'appareillait  pour 
l'Orient.  En  marchant  d'un  bon  pas,  la  Frigoulette  ne  mettait  guère 
plus  d'une  heure  pour  se  rendre  de  Saint-Félix  au  pont  de  la  Pey- 
rade,  qui,  jeté  sur  l'étang  de  Thau,  fait  à  la  ville  de  Gette  une  im- 
posante entrée;  mais  il  lui  fallait  traverser  toute  la  ville  pour  arriver 
au  port,  et  afin  d'être  de  retour  de  bonne  heure  aux  garrigues,  la 
pauvre  enfant  descendait  la  colline  aux  premières  lueurs  de  l'aube. 
Elle  s'asseyait  souvent  de  longues  heures  le  dimanche  sur  un  des 
bancs  de  pierre  froide  qui  entourent  la  plate-forme  du  môle  Saint- 
Louis;  elle  examinait  de  là  tous  les  vaisseaux  en  partance.  —  Ge  sera 
peut-être  un  de  ces  bâtimens  qui  emportera  Brunélou,  pensait-elle. 

Un  port  de  mer  est  une  espèce  de  Babel  où  les  navires  rappellent 
par  leurs  physionomies  et  leurs  allures  spéciales  le  pays  auquel 
ils  appartiennent.  On  voit  à  Gette  des  galiotes  à  la  coque  luisante, 
à  la  proue  d'acajou,  qui  font  penser  aux  bourgmestres  flegmatiques 
et  pansus,  aux  fraîches  ménagères  de  la  Hollande.  Des  stemners 
américains,  effilés  et  blancs  comme  des  mouettes,  s'y  rencontrent 
avec  des  tartanes  espagnoles  où  des  matelots  roulés  dans  leurs  pit- 
toresques guenilles  étalent  leur  indolence.  Dé  légers  cutters  anglais 
se  croisent  avec  d'orgueilleux  paquebots  de  Marseille,  couronnés 
d'un  blanc  panache  de  vapeur.  Là  Grèce  est  représentée  par  une 
vieille  felouque  à  laquelle  de  nombreuses  avaries  prêtent  je  ne  sais 
quel  poétique  charme ,  la  Finlande  par  un  sloop  si  étroit  et  si  long 
qu'on  dirait  une  immense  pirogue.  Hélas!  de  tous  ces  navires  aux 


(I)  On  appelle  ainsi  les  carrières  de  terre  glaise,  fort  recherchées  dans  un  pays  où  les 
maisons  sont  toutes  couvertes  de  tuiles  et  pavées  de  briques. 


41Ô  REVUE   DES  DEUX  MONDES. 

mille  formes  que  contemplait  avidement  la  Frigoulette^  pas  un  seul 
n'appareilla  pour  la  Crimée  î  La  jeune  garrigaire  apprit  un  jour  que 
le  régiment  de  son  fiancé  s'était  depuis  un  mois  embarqué  à  Mar- 
seille, et  que  de  temps  à  autre  quelques  soldats  malades  ou  blessés 
revenaient  déjà  de  l'Orient.  —  Ce  n'est  plus  son  départ,  c'est  le  re- 
tour de  Brunélou  que  j'attendrai,  dit-elle.  —  Et,  au  lieu  de  s'infor- 
mer des  jiavires  en  partance,  l'orpheline  se  tint  désormais  au  courant 
de  ceux  qui  arrivaient  dans  le  port. 

Un  dimanche  soir,  la  mer  mugissait  avec  force  ;  ses  vagues  écu- 
meuses  entouraient  la  jetée  comme  de  blanches  flammes  et  s'engouf- 
fraient dans  les  anfractuosités  des  roches.  La  Frigoulette  s'était 
assise  sur  un  banc  à  l'extrémité  du  môle.  Plongée  dans  une  morne 
contemplation,  elle  n'avait  pas  remarqué  une  autre  jeune  fille,  à  peu 
près  de  son  âge',  brune,  élancée,  vêtue  d'une  jupe  écourtée  et  aux 
vives  couleurs,  qui  se  tenait  debout  à  quelques  pas,  observant  de 
même  l'horizon  avec  anxiété.  Le  jour  tombait,  la  plate -forme  était 
déserte,  et  la  Frigoulette  se  levait  pour  retourner  à  Saint- Félix, 
quand  l'inconnue ,  qui  venait  de  la  considérer  avec  quelque  atten- 
tion, lui  prit  la  main.  —  Le  vôtre  est  sans  doute  aussi  en  Orient? 
lui  dit-elle  d'un  accent  triste  et  doux.  —  La  Fingoulette  ne  répondit 
qu'en  serrant  la  main  qu'on  lui  tendait.  Les  deux  jeunes  filles,  dont 
les  cœurs  s'étaient  compris,  descendirent  ensemble  vers  le  faubourg 
en  échangeant  de  mutuelles  confidences.  Elles  avaient  traversé  dès 
l'enfance  à  peu  près  les  mêmes  épreuves.  Il  se  forma  bien  vite  entre 
elles  une  de  ces  amitiés  spontanées,  qui  sont  souvent  les  plus  dura- 
bles et  les  meilleures. 

La  nouvelle  amie  de  la  Frigoulette  s'appelait  la  Cahride  (de  ca- 
bra ^  chèvre).  Elle  avait  en  effet  toute  la  légèreté  et  la  maigreur  de 
ce  gracieux  animal.  Ses  traits  allongés  et  purs  n'étaient  pas  dé- 
pourvus de  charme;  sa  taille  souple  conservait  de  l'élégance  sous  les 
haillons  qui  n'en  dissimulaient  qu'imparfaitement  la  finesse.  Son 
pied  mignon  effleurait  à  peine  la  terre  ;  le  regard  de  ses  grands  yeux 
noirs  était  un  peu  fixe,  et  sa  bouche  bien  dessinée  aimait  à  rire. 
C'était  une  beauté  sévère  animée  par  un  caractère  enjoué,  et  l'union 
de  ce  galbe  aux  lignes  antiques  avec  une  humeur  insouciante  et 
joyeuse  offrait  un  singulier  mélange.  La  Cabride  appartenait  à  une 
de  ces  familles  de  pêcheurs  nomades,  de  ces  gitanos  maritimes  qui 
errent  dans  les  mers  du  midi  de  l'Europe,  comme  leurs  frères  errent 
sur  la  terre.  Cette  tribu,  qui  a  ses  mœurs  et  ses  croyances,  a  aussi 
son  idiome  particulier  :  c'est  la  langue  franque,  composée  d'italien, 
d'espagnol,  de  grec  et  de  languedocien.  Les  gitanos  maritimes,  qui 
ne  possèdent  jamais  d'autre  asile  qu'une  pauvre  barque,  se  rencon- 
trent dans  l'Adriatique,  dans  l'Archipel,  dans  la  Méditerranée,  par- 


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SCÈNES    ET   SOUVENIRS   DU   BAS-LANGUEDOC.  Ali 

tout  enfin  où  il  y  a  du  soleil.  On  les  voit,  vivant  de  peu,  roulés  dans 
leurs  nippes  bariolées.  Bien  que  très  misérables,  ils  ne  sont  jamais 
repoussans,  car  ils  appartiennent  à  ces  types  libres,  fiers  et  indé- 
pendans,  qui,  en  refusant  de  recevoir  le  sceau  de  la  civilisation, 
semblent  avoir  gardé  le  secret  de  la  beauté  primitive.' La  Cabride 
aimait  un  pêcheur  de  sa  tribu,  nommé  Cigalou  (de  cigale)  à  cause 
de  sa  bruyante  gaieté.  Requis  par  l'inscription  maritime,  le  jeune 
homme  avait  dû  partir  comme  matelot  pour  la  Grimée ,  et  depuis  ce 
moment  la  Cabride  allait  tous  les  jours  sur  le  môle,  regardant  si  le 
vaisseau  de  son  fiancé  n'apparaissait  pas  à  l'horizon. 

La  gitana  et  la  garrigairCj  tout  en  causant,  arrivèrent  devant 
une  vieille  tartane  amarrée  dans  un  angle  du  port  :  c'était  la  de- 
meure de  la  Cabride.  Accroupi  sur  les  lambeaux  d'un  filet,  le  timo- 
nier, qu'on  appelait  le  nanei  (nain),  épluchait  des  bijues  (1)  pour  le 
souper.  C'était  une  espèce  de  gnome,  brun  comme  un  mulâtre,  les 
cheveux  crépus,  les  yeux  enfoncés,  le  visage  ridé,  et  le  corps  si  grêle 
u  on  l'eût  pris  pour  un  enfant  de  huit  ans,  quoiqu'il  eût  dépassé  la 
trentaine.  Le  nanet  restait  presque  toujours  accroupi.  Ses  membres 
fluets  et  tortus  s'enchevêtraient  si  bien  les  uns  dans  les  autres  qu'il 
ressemblait  à  un  nain  mal  conformé  et  non  à  un  homme  de  taille 
ordinaire;  c'est  là  ce  qui  lui  avait  valu  son  surnom,  bien  qu'il  fût 
plutôt  grand  que  petit.  Lorsqu'il  se  redressait,  ce  qui  était  fort  rare, 
il  ressemblait  à  un  géant  décharné.  Gitano  de  terre,  le  nanet  était 
de  lui-même  passé  à  l'état  de  gitano  maritijne.  Le  pauvre  timonier 
était  né  sur  les  bords  du  Tanaro,  en  Piémont,  dans  le  village  de 
Sparvara.  Sa  mère,  le  seul  être  qu'il  aimât  au  monde  avant  d'avoir 
connu  la  Cabride,  lui  avait  été  enlevée  de  bonne  heure.  Il  avait  aus- 
sitôt quitté  son  village  pour  se  soustraire  aux  mauvais  traitemens 
d'une  marâtre,  et,  arrivé  à  Gênes,  il  n'avait  pas  eu  de 'peine  à  se 
placer  sur  une  barque  de  gitanos  maritimes^  où  il  avait  augmenté 
le  nombre  de  ces  mousses  rachitiques  qui  grouillent  sur  les  ponts 
des  tartanes  ou  grimacent  en  haut  de  leurs  mâts.  Cependant  le  nanet 
devint  peu  à  peu  un  des  timoniers  les  plus  habiles  de  la  tribu  mari- 
time où  il  était  entré.  L'intelligence  n'était  point  exclue  de  cette  âme 
refoulée  dans  un  triste  corps  :  seulement,  concentrée  sur  un  point, 
elle  semblait  s'y  être  développée  au  préjudice  des  autres  facultés. 
En  dehors  de  la  manœuvre  du  gouvernail,  il  paraissait  un  pauvre 
idiot. 

De  même  que  son  esprit  n'avait  pu  se  plier  qu'à  une  seule  apti- 
tude, de  même  son  cœur  n'avait  su  comprendre  qu'une  seule  affec- 
tion. Il  n'aimait  que  la  Cabride,  mais  il  l'aimait  avec  passion,  avec 

(1)  Mollusques  de  peu  de  valeur. 


412  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

délire.^De  beaucoup  plus  âgé  qu'elle,  il  l'avait  aimée  d'abord  comme 
sa  fille,  la  berçant  et  la  soignant  avec  tendresse,  puis  comme  sa 
sœur,  et  il  était  redevenu  enfant  pour  jouer  avec  elle.  "Plus  tard,  il 
l'avait  chérie  comme  une  amie,  car  elle  seule  était  douce  et  bonne 
pour  lui;  enfin  l'amitié  avait  fait  place  à  l'amour,  et  dès  lors  à  toutes 
les  tortures  de  la  jalousie.  Une  seule  fois  le  nanet  s'était  senti  heu- 
reux :  c'était  lorsqu'il  avait  vu  Cigalou  partir  pour  l'Orient.  Le  pau- 
vre être  disgracié  ne  se  faisait  pourtant  aucune  illusion  sur  lui- 
même  :  il  savait  bien  que  la  jeune  fille  le  regarderait  toujours  comme 
une  espèce  de  monstre  et  que  si  elle  lui  témoignait  de  l'affection,  ce 
n'était  que  par  charité;  mais  il  voulait  l'aimer  comme  un  serviteur 
pourrait  aimer  la  reine  la  plus  fière.  Il  se  résignait  à  n'être  compté 
pour  rien  en  ce  monde,  pourvu  que  la  Cahride  lui  adressât  parfois 
un  sourire  et  une  parole  compatissante.  Près  d'elle,  il  se  sentait  heu- 
reux, et  de  véritables  hallucinations  l'enlevaient  aux  misères  ter- 
restres. Couché  à  sa  place  habituelle  près  du  gouvernail,  les  yeux 
tournés  vers  la  mer  ou  vers  le  ciel,  il  semblait  suivre  du  regard  de 
fantastiques  images  se  déroulant  sous  l'azur.  Oubliant  ainsi  sa  triste 
destinée,  il  se  croyait  transporté  dans  une  patrie  céleste.  Jeune  et 
beau,  il  était  aimé  de  la  Cabridcj  et  les  liens  du  mariage  les  en- 
chaînaient l'un  à  l'autre!  Depuis  dix  ans,  la  même  chimère  inondait 
chaque  jour  son  cœur  de  la  même  joie.  De  ce  qui  se  passait  alors 
autour  de  lui,  il  ne  voyait  qu'une  chose,  c'était  la  Cabride  allant, 
venant  sur  le  pont  et  se  penchant  vers  lui  pour  chercher  quelque 
cordage  ou  quelque  canastel  (corbeille).  La  figure  jeune  et  gaie  de 
la  gitana,  se  détachant  seule  du  cadre  qui  l'entourait,  ajoutait  à  ses 
rêves  une  illusion  nouvelle.  Quel  était  donc  ce  mirage  qui  le  condui- 
sait dans  un  autre  monde  et  lui  donnait  la  double  faculté  de  s'isoler 
de  la  vie  réelle  sans  cesser  de  voir  l'objet  aimé?  Dormait-il  les  yeux 
ouverts  ou  était-il  éveillé?  Il  l'ignorait  lui-même;  l'étrange  somno- 
lence qui  le  berçait  si  délicieusement  était  un  don  mystérieux  envoyé 
par  la  Providence  à  cette  pauvre  créature  déshéritée. 

IV. 

La  Cabride  et  la  Frigoulelte  se  retrouvèrent  souvent  sur  le  môle 
pour  parler  ensemble  de  Brunel  et  de  Cigalou;  mais  bientôt  les 
jours,  devenus  plus  courts,  rendirent  difficiles  les  courses  de  la  gar- 
rigaire  à  Cette.  Vers  la  fin  de  l'automne,  la  jeune  fille  dut  même  y 
renoncer,  afin  de  ne  pas  sacrifier  son  travail.  Un  matin,  bien  qu'à 
regret,  elle  dit  donc  adieu  à  la  gitana,  et  désormais  elle  ne  quitta 
plus  la  garrigue. 

Un  jour  d'hiver,  la  Frigoulelte,  un  peu  rêveuse,  s'était  assise  sous 


SCÈNES   ET   SOUVENIRS   DU  BAS-LANGUEDOC.  41$ 

un  cazalet  (1)  ;  elle  suivait  des  yeux  le  cours  bourbeux  de  la  combe 
(torrent)  qui  formait  comme  un  serpent  blanchâtre  autour  de  la 
colline.  Les  pluies,  qui  avaient  fait  venirXd.  combe ^  avaient  purifié 
l'atmosphère,  rafraîchi  la  campagne  et  rasséréné  le  ciel.  C'était 
une  de  ces  journées  pures  et  calmes  où  la  nature  semble  se  reposer 
de  ses  récens  combats  et  goûter  après  la  tourmente  la  douceur  du 
silence.  Vcslarloga  ramassait  pour  la  tchouna  des  feuilles  sèches, 
et  la  chèvre,  couchée  aux  pieds  de  sa  maîtresse,  regardait  d'un  œil 
alangui  sa  litière  future,  lorsque  la  Frigoulette,  tressaillant  tout  à 
coup,  se  leva,  pâlit  et  retomba  presque  évanouie,  car  devant  la 
combe  de  Saint -Félix  elle  venait  d'apercevoir  un  soldat,  et  ce  sol- 
dat..., c'était  Brunel!  La  tchouna  partit  comme  un  trait,  et  se  mit  à 
lécher  les  mains  du  jeune  homme.  Pitance  admirait  la  médaille  d'ar- 
gent qui  brillait  sur  sa  poitrine,  mais  la  garrigaïre,  comme  pétrifiée, 
pleurait  et  tendait  les  bras  à  son  fringaîre  sans  pouvoir  faire  un 
pas.  Le  soldat  eut  bientôt  franchi  les  dernières  roches  qui  le  sépa- 
raient de  sa  promise,  et  dès  que  ses  tendres  embrassemens  eurent 
appris  à  la  jeune  fille  que  ce  doux  spectacle  n'était  point  un  rêve, 
la  joie  rendit  bien  vite  leur  éclat  aux  yeux  de  la  Frigoulette  et  le 
sourire  à  ses  lèvres. 

La  guerre  d'Orient  venait  de  se  terminer  glorieusement,  et  Bru- 
nel, comme  beaucoup  de  soldats,  ayant  obtenu  un  congé,  revenait 
à  son  village.  Par  un  heureux  hasard,  son  régiment  avait  débarqué 
à  Cette,  et  de  là  aux  garrigues  de  la  Gardiole  il  n'avait  fait  qu'unr 
saut.  Pitance  promena  en  triomphe  le  jeune  militaire  et  son  uni- 
forme dans  tout  le  territoire  de  Gigean.  Chacun  accourut  vers  le  sol- 
dat pour  lui  serrer  la  main.  Brunel  éprouvait  une  grande  joie  à  pro- 
mener son  pompon  jaune  dans  la  campagne  natale,  à  retrouver  sa 
promise  si  johe,  et  le  brave  Pitance  toujours  dévoué.  Il  jeta  plus 
d'un  regard  d'envie  à  la  maisonnette  qui  l'attendait  au  bas  de  la 
colline,  et  le  dimanche  étant  arrivé,  il  offrit  avec  bonheur  son  bras 
à  la  Frigoulette  pour  la  conduire  au  moulin  de  Juffet. 

La  jeune  fille  mit  ce  jour-là  le  bonnet  rose  et  la  robe  de  labrador 
qui  dormaient  depuis  si  longtemps  dans  f  armoire;  mais  une  sin- 
gulière inquiétude  se  mêlait  à  sa  joie.  Elle  se  sentait  comme  mal  à 
l'aise  en  s' appuyant  sur  le  bras  du  soldat;  elle  regrettait  le  temps 
où  son  fiancé  portait  la  veste  du  garrigaire.  Une  mélancolie  ex- 
trême la  saisissait  à  l'aspect  de  cet  uniforme  banal,  qui,  faisant  de 
Brunel  un  militaire  pareil  à  tant  d'autres,  semblait  effacer  en  lui  le 
type  unique  de  son  amour.  Vers  le  soir,  elle  ne  put  résister  au  dé- 

(1)  Abris  élevés  sur  la  cime  des  plus  hautes  garrigues  pour  garantir  les  bergers,  le& 
chasseurs  et  les  garrigaïres  du  vent,  du  soleil  ou  de  la  pluie.  Ce  sont  de  grosses  pierres 
superposées  les  unes  aux  autres  en  forme  de  paravent. 


414  BEVUE   DES   DEUX  MONDES. 

sir  de  le  prier  timidement  de  reprendre  sa  veste  de  toile  ;  mais  Bru- 
nélou,  flatté  de  se  voir  l'objet  de  l'attention  générale,  lui  répondit 
avec  un  peu  de  brusquerie.  En  voyant  l'indifférence  de  son  fiancé 
pour  les  habits  des  garrigues,  la  Frigoulette  ne  put  retenir  une 
larme.  Cette  déception  ne  fut  que  le  prélude  d'une  suite  de  petites 
souffrances  qui,  comme  des  piqûres  d'épingle,  déchirèrent  inces- 
samment le  cœur  de  la  jeune  fille. 

Quelques  jours  se  passèrent  sans  que  chez  Brunélou  l'homme  des 
garrigues  reparût  sous  le  soldat.  Heureusement  l'influence  du  pays 
natal  ne  pouvait  tarder  à  se  faire  sentir.  Le  soldat  avait  commencé 
par  passer  de  longues  heures  à  fumer  avec  le  sergent  au  cabaret  du 
village  en  parlant  d'Inkerman  et  de  Malakof;  mais  bientôt  aux  images 
de  la  guerre  récente  vinrent  se  mêler  les  douces  visions  de  la  jeu- 
nesse. Un  matin,  la  Frigoulette  partit  pour  aller  arracher  le  garrîg 
sur  les  plateaux  de  la  Gardiole.  Yêtue  d'une  jupe,  d'un  pet-en-Vair 
blanc,  coiffée  de  son  chapeau  de  feutre,  qui  lui  faisait  autour  de  la 
tête  une  noire  auréole,  elle  était  précédée  de  la  tchouna  et  suivie  du 
vieux  roussin,  qui,  ragaillardi  par  l'air  vif  et  par  la  marche,  trottinait 
assez  lestement  sur  le  petit  sentier  de  la  colline.  Sans  pouvoir  s'expli- 
quer si  le  hasard  ou  un  secret  désir  l'y  avait  poussée,  la  garrîg  aire  ar- 
riva près  du  cazalet  où  son  fiancé  l'avait  un  jour  surprise  par  son  re- 
tour, et  elle  y  établit  son  campement.  La  Frigoulette  était  triste,  et  sa 
mélancolie  redoublait  au  milieu  de  cette  campagne  riante,  qui  étalait 
autour  d'elle  son  charme  et  ses  parfums  comme  pour  lui  faire  regret- 
ter plus  encore  la  présence  de  celui  qu'elle  aimait.  La  Frigoulette 
voyait  se  dessiner  au  loin  les  jolis  coteaux  qui  dominent  le  chemin 
de  Montbazin ,  et  semblaient  abriter  sous  leurs  remparts  charmans 
le  souvenir  de  ses  amours.  Elle  se  rappelait  les  temps  heureux  où, 
suspendue  au  bras  de  Brunel,  elle  ne  connaissait  encore  ni  la  tris- 
tesse du  départ,  ni  les  larmes  de  l'absence,  ni  la  déception  du  re- 
tour. Elle  se  demandait  avec  anxiété  si  son  fiancé  reprendrait  ja- 
mais sa  veste  de  campagnard,  et  si  la  maisonnette  pourrait  jamais 
se  décorer  d'un  balcon  et  se  garnir  de  meubles.  Depuis  qu'elle  avait 
vu  le  jeune  homme  en  tunique  et  en  shako  parler  de  Malakof  plutôt 
que  des  récoltes,  et  boire  sec  au  lieu  de  travailler  aux  garrigues, 
elle  se  disait  qu'elle  n'avait  plus  d'amoureux,  et  de  grosses  larmes 
coulaient  lentement  sur  ses  joues. 

Tout  à  coup  la  Frigoulette  poussa  un  grand  cri,  car  un  refrain 
bien  connu  avait  retenti  sur  la  Gardiole  ;  la  tchouna  cabriola  comme 
au  temps  où  elle  n'était  encore  qu'une  simple  chevrette,  et  Brunélou 
parut  en  guêtres  et  en  veste  de  toile,  le  chapeau  bien  un  peu  sur 
r.oreille,  mais  la  trinca  et  le  sac  de  garrigaire  sur  l'épaule;  il  mon- 
tait gaiement  la  combe^  maintenant  tarie.  Cette  fois  la  surprise  et  le 


SCÈNES   ET   SOUVENIRS   DU  BAS-LANGUEDOC.  Al 5 

bonheur  ne  paralysèrent  plus  la  paysanne,  qui  courut  se  jeter  dans 
les  bras  de  son  fiancé. 

—  Voilà  le  véritable  jour  de  ton  retour,  lui  dit-elle  ;  comme  un 
enfant  égaré,  tu  reviens  enfm  à  la  Gardiole. 

—  J.e  fumais  ma  pipe  devant  Pierre-Tintante,  dit  Brunel,  et  je 
m'ennuyais,  comme  cela  m' arrive  depuis  quelque  temps,  lorsque  je 
t'ai  vue  passer  avec  ta  chèvre.  Tes  habits  de  toile,  le  parfum  de  la 
frigoule,  les  souvenirs  du  passé  m'ont  fait  tressaillir,  et  j'ai  com- 
pris alors  que  si  je  languissais^  c'est  que  je  n'étais  plus  garrigaire. 
J'ai  donc  quitté  l3ien  vite  l'uniforme,  et  il  m'a  semblé  qu'en  repre- 
nant les  habits  de  la  liberté  je  devenais  un  autre  homme. 

Ce  fut  une  journée  de  bonheur.  Brunélou  le  garrigaîre  était  re- 
venu, comme  disait  la,  Frigoulette.  Seul,  Vestarloga  soupira,  car  si 
la  jeune  fille  avait  retrouvé  son  fiancé,  le  sergent  en  revanche  ve- 
nait de  perdre  son  soldat.  Il  eut  beau  remettre  sur  le  tapis  Austerlitz 
et  Inkerman,  montrer  ses  épaulettes  et  son  pompon  jaunes,  parler 
à  Brunel  du  camp  ou  de  la  garnison  ;  celui-ci ,  redevenu  paysan  et 
abrité  sous  la  douce  égide  de  sa  promise,  resta  sourd  à  toutes  les 
provocations  du  bonhomme.  —  Nous  valions  mieux  autrefois,  disait 
Pitance;  ce  n'est  pas  un  grenadier  de  la  vieille  garde  qui  aurait  ainsi 
abdiqué  l'uniforme.  —  Et  tout  en  plantant  des  embarbés  (1)  dans  un 
coin  de  son  labyrinthe,  le  vieux  sergent  jetait  des  regards  complai- 
sans  sur.  les  chevrons  qui  décoraient  ses  manches. 

Le  congé  de  Brunel  se  renouvela  facilement.  On  avait  oublié  le 
régiment,  la  guerre  et  l'uniforme;  on  reparlait  d'avenir,  de  ma- 
riage. Le  garrigaîre  était  toujours  soldat,  il  est  vrai;  mais  de  la 
crainte  que  Brunélou  ne  fût  rappelé  au  service  avant  le  bienheureux 
moment  des  noces,  il  n'était  jamais  question.  Il  semblait  que  par- 
ler du  régiment,  ce  serait  attirer  le  malheur. 

Il  fallut  bien  pourtant,  un  jour,  revenir  à  la  triste  réalité.  On  tou- 
chait au  printemps  de  1859,  la  guerre  avec  l'Autriche  venait  d'écla- 
ter, et  un  matin  le  brigadier  de  gendarmerie  de  Gigean  montait  à 
Saint-Félix  pour  avertir  Brunel  de  se  tenir  prêt  à  reprendre  les 
armes  d'un  moment  à  l'autre.  Quel  coup  pour  la  Frigoulette!  Elle 
savait  maintenant  qu'il  y  avait  un  double  danger  pour  son  fiancé, 
celui  de  foubli  en  même  temps  que  celui  de  la  guerre,  et  la  per- 
spective de  cette  séparation  nouvelle  l'épouvanta  plus  encore  que 
n'avait  pu  le  faire  la  première.  Une  grande  agitation  régnait  d'ail- 
leurs dans  le  village,  car  la  campagne  d'Italie  trouvait  dans  tous 
les  cœurs  un  écho  sympathique.  Les  garrigaires  eux-mêmes  s'en- 
gageaient volontairement  aux  refrains  bruyans  de  la  Marseillaise. 
Pour  la  première  fois,  de  chaleureuses  acclamations  accueillaient  le 

(1)  Boutures  de  plants  de  vigne. 


Slil6  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

départ  des  conscrits;  on  leur  tressait  des  couronnes  de  fleurs,  on 
décorait  leurs  fusils  de  bauquets,  on  les  accompagnait  longtemps 
avec  des  chants  et  des  bravos.  Heureux  de  vivre  encore,  Pitance 
s'enrouait  à  force  de  crier,  se  grisait  en  buvant  au  souvenir  de  la 
vieille  garde,  aux  futurs  triomphes  des  jeunes  soldats,  et  tâchait 
de  faire  passer  dans  le  cœur  de  Brunélou  un  peu  de  ce  feu  sacré 
>qui  fait  les  braves.  Des  conscrits  et  des  soldats  venaient  de  tous 
côtés  se  joindre  à  la  petite  cohorte  qui  partait  de  Gigean.  Chacun 
arrivait  décoré  de  fleurs  ou  de  rameaux.  La  Frigoulette  seule  n'eut 
point  le  courage  d'orner  le  fusil  de  son  fiancé  du  thym  et  du  fenouil 
de  la  garrigue,  mais  elle  le  pria  d'emmener  la  tchouna  avec  lui.  — 
Je  sais,  dit-elle,  qu'il  est  souvent  permis  en  campagne  d'avoir  im 
chien  ou  une  chèvre  au  régiment.  Prends  notre  tchouna^  elle  te  rap- 
pellera tout  ce  que  tu  laisses  ici,  et  avec  elle  il  ne  te  sera  plus  pos- 
sible d'oublier  un  seul  jour  ton  pays. 

Tout  ému,  Brunélou  prit  la  chèvre  en  laisse;  mais  c'était  une  pré-, 
caution  superflue ,  car  le  pauvre  animal ,  la  tête  basse  et  la  queue 
immobile,  semblait  résigné  à  subir  la  volonté  de  sa  maîtresse. 

La  colonne  des  conscrits  et  des  soldats  en  congé  partit  enfin.  On 
entendit  longtemps  résonner  leurs  couplets  joyeux  dans  l'air  calme 
d'une  belle  journée,  et  pour  mieux  s'étourdir  sans  doute,  Brunélou 
chanta  plus  fort  que  les  autres. 


Gomme  par  le  passé.  Pitance  se  dirigea  chaque  matin  vers  Gigean 
pour  y  entendre  lire  les  bulletins  de  l'armée  d'Italie,  qui,  tirés  du 
Moniteur j  étaient  collés  à  la  porte  de  la  commune^  et  chaque  soir  la 
Frigoulette  attendit  les  nouvelles  avec  la  même  anxiété. 

Un  colporteur  arriva  un  dimanche  au  village  avec  quelques  gros- 
sières cartes  d'Italie.  Vestarloga  en  acheta  une  et  la  porta  à  l'or- 
pheline. Cette  dernière  crut  d'abord  qu'elle  ne  pourrait  jamais  rien 
comprendre  aux  petits  zigzags  bleus,  verts  ou  jaunes  qui  désignaient 
îa  situation  des  pays  amis  ou  ennemis  ;  mais  le  sergent,  qui  se  sou- 
venait de  ses  anciennes  campagnes,  lui  fit  un  vrai  cours  de  stratégie. 
Parmi  toutes  les  positions  de  nos  corps  d'armée,  la  jeune  fille  ne 
voulut  connaître  qu'un  seul  point,  celui  où,  disait-on,  campait  alors 
ie  régiment  de  Brunel.  La  Frigoulette  subissait  le  sort  trop  commun 
aux  fiancées  des  garrigaîres.  Que  de  femmes  sur  les  plateaux  de  la 
(îardiole  dont  la  vie  se  partage  en  deux  périodes  par  suite  du  départ 
forcé  des  enfans  de  la  lande  !  Une  attente  inquiète  remplit  de  lon- 
gues années,  puis  vient  le  mariage  avec  la  dure  nécessité  du  labeur 
"quotidien... 

A  chaque  nouvelle  victoire  remportée  en  Italie,  la  population  des 


SCÈNES    ET    SOUVENIRS    DU    BAS-LANGUEDOC.  417 

garrigues  s'abandonnait  à  de  bruyantes  manifestations  de  joie.  Les 
collines  s'illuminaient  comme  les  vallées.  —  Pécairel  se  disait  la 
FrigoukUe ^  plus  triste  encore  au  milieu  de  la  joie  commune.  Bru- 
nélou  était  là  peut-être!  Brunélou  vit-il  encore?  —  Pitance  essayait 
vainement  de  la  rassurer.  Bientôt  malheureusement  ces  consola- 
tions mêmes,  si  stériles  qu'elles  fussent,  manquèrent  à  la  jeune  fdle. 
Le  vieillard  fut  atteint  par  une  de  ces  fièvres  intermittentes  qui  sé- 
vissent dans  le  pays  dès  le  retour  du  printemps.  Grelottant  au  soleil. 
Pitance  n'eut  plus  la  force  de  descendre  au  village,  et  la  jeune  fille 
n'osa  plus  le  quitter.  La  chaleur  commençait  à  devenir  excessive,  et 
comme  il  n'arrive  que  trop  souvent  dans  les  étés  brûlans  du  midi, 
les  accès  de  fièvre  de  Pitance  prirent  rapidement  un  caractère  grave. 
Mandé  en  grande  hâte,  le  médecin  arriva  comme  le  malade  entrait 
dans  le  second  accès  de  sa  fièvre  maligne.  Il  ' .  trouva  très  dange- 
reusement atteint  et  crut  devoir  avertir  l'orpheline  que  si  la  résine  de 
quina  n'empêchait  pas  le  retour  de  la  fièvre,  le  vieillard  succombe- 
rait peut-être  au  troisième  accès.  Hélas!  la  cruelle  fièvre  reparut  le 
lendemain  avec  une  intensité  nouvelle,  et  la  T^'n^oi^/^'//^  dut  prier  une 
garrtgaire  qui  travaillait  aux  environs  d'aller  chercher  le  capélan. 
Les  tristes  cérémonies  qui  précèdent  la  mort  s'accomplirent.  Après 
le  capélan  vint  une  vieille  mos  qui  cumulait  au  village  les  fonc- 
tions de  garde-malade,  de  pleureuse  et  d'ensevelisseuse;  mais  1'^^- 
tarloga  ayant  fait  comprendre,  dans  un  moment  de  lucidité,  qu'il 
voulait  rester  seul  avec  la  FrigoulettCj  la  mos  prit  son  chapelet  et 
alla  dire  dans  un  angle  du  triforium  les  prières  des  agonisans,  La 
nuit  était  venue,  et  des  coups  de  tonnerre  de  plus  en  plus  rappro- 
chés annonçaient  un  violent  orage.  Le  vieux  soldat  se  leva  sur  son 
séant  et  se  fit  apporter  la  carte  d'Italie.  L'ébranlement  causé  par  la 
tempête  avait  déterminé  chez  le  moribond  une  crise  suprême,  où 
son  intelligence  avait  retrouvé  toute  sa  lucidité.  Il  voulut  une  der- 
nière fois  expliquer  à  la  Frigoulette  la  position  des  armées  enne- 
mies. —  Je  te  montre  tout  cela,  lui  dit-il,  car  ta  place  n'est  plus 
à  Saint-Félix.  Le  bon  Dieu  semble  me  rappeler  à  lui  pour  te  laisser 
la  liberté.  Que  ferais-tu  ici  de  ta  jeunesse  et  de  ta  force?  Pendant 
que  les  hommes  marchent  et  se  battent,  ne  se  trouvera-t-il  pas  des 
femmes  pour  panser  leurs  blessures,  soutenir  leur  courage  et  con- 
soler leurs  derniers  momens?  Pars  pour  l'Italie;  va  rejoindre  Bru- 
nel.  Je  te  connais  assez  pour  être  sûr  que  tu  feras  ton  devoir... 

Le  baiser  de  l'orpheline  et  la  promesse  qu'elle  fit  de  se  rendre  en 
Italie  furent  les  dernières  choses  d'ici-bas  dont  le  vieillard  eut  la 
conscience.  Il  parla  longtemps  encore,  et  avec  une  véhémence  ex- 
traordinaire; mais  des  paroles  incohérentes  tombèrent  seules  de  ses 
lèvres.  A  cette  agitation  convulsive  succéda  une  sorte  d'affaissement 

TOME  XXV.  *  27 


418  RETUE    DES    DEUX   MONDES. 

qui  coïncidait  avec  la  fin  de  l'orage.  La  Frigoiilette  se  laissa  un  mo- 
ment aller  a'u  sommeil.  Réveillée  en  sursaut  par  les  premières  clar- 
tés du  jour,  elle  se  demanda  si  l'orage,  l'agonie  de  Yestarloga  et  son 
dernier  vœu,  tout  cela  n'était  pas  un  rêve;  mais,  éclairé  par  un 
rayon  du  soleil  levant,  le  cadavre  jaune  et  ridé  de  Pitance,  serrant 
dans  ses  mains  crispées  la  capote  militaire  dont  les  larges  pans 
l'entouraient  d'un  gris  linceul,  la  ramena  bientôt  à  la  réalité.  En 
même  temps  les  prières  que  la  vieille  ensevelisseuse  récitait  d'une 
voix  cassée,  en  aspergeant  le 'mort  d'eau  bénite,  semblaient  lui  dire 
qu'elle  était  une  seconde  fois  orpheline. 

Pitance  fut  enterré  dans  le  cloître  de  Saint-Félix ,  et  tout  le  vil- 
lage suivit  son  convoi.  On  rendit  à  la  mémoire  du  soldat  les  hon- 
neurs militaires.  L'uniforme  du  vieux  sergent  fut  placé  sur  sa  bière  ; 
le  tambourin  de  la  commune  essaya  quelques  roulemens  lugubres, 
et  le  garde  champêtre  tira  d'un  vieux  fusil  quelques  mousquetades ; 
puis  la  Frigoul'ette  se  retrouva  seule  dans  la  sombre  retraite  où  s'é- 
tait écoulée  sa  jeunesse.  Cette  solitude  l'effrayait.  Elle  résolut  de  ne 
pas  différer  son  départ.  La  maisonnette  du  bas  de  la  colline  sem- 
blait l'appeler  :  c'était  là  qu'elle  s'était  promis  de  vivre  avec  Brunel, 
c'est  là  qu'elle  transporta  les  meubles  du  triforium.  Un  vêtement 
de  couleur  sombre  remplaça  son  pet-en-Vair  de  toile ,  et  pour  por- 
ter un  vrai  deuil  d'orpheline,  elle  cacha  ses  beaux  cheveux  sous 
deux  coiffes,  l'une  blanche,  l'autre  noire,  le  tout  surmonté  d'un  fichu 
noir  noué  en  fanchon.  Ainsi  coiffée  et  serrée  dans  un  petit  châle  noir 
dont  les  bouts  étaient  renfermés  dans  un  long  tablier,  la  Frigoulette 
avait  tout  l'air  d'une  religieuse. 

Les  préparatifs  du  long  voyage  qu'elle  avait  résolu  d'accomplir 
avaient  été  terminés  en  quelques  jours;  mais  comment  se  rendre  en 
Italie  quand  ses  dernières  ressources  venaient  d'être  épuisées  par  la 
maladie  de  Pitance?  Dans  cette  perplexité,  la  jeune  fille  se  souvint 
de  la  Cabride,  et  quelques  heures  après  elle  était  à  Cette,  sur  la  tar- 
tane de  la  gitam,  La  Cabride  surveillait  deux  enfans  qui  s'ébat- 
taient joyeusement  sur  le  pont.  Le  nanet  contemplait  ce  groupe  d'un 
air  hébété.  La  Cabride  fit  un  très  bon  accueil  à  la  Frigoulette, 
—  Ton  fringaire  a  été  rappelé,  lui  dit-elle;  je  te  plains,  car  tu  n'as 
pas  d'enfans  pour  égayer  ta  demeure.  Cigalou  a  été  redemandé  de 
son  côté,  et  il  est  devant  Venise  avec  la  flotte;  mais,  tu  le  vois,  je 
n'ai  guère  le  temps  de  m'ennuyer. 

La  garrigaire  apprit  à  la  gitana  la  mort  de  Pitance,  et  lui  témoi- 
îçna  son  désir  d'accomplir  la  dernière  volonté  du  sergent.  —  Au- 
rai8-tu  le  courage  de  faire  la  traversée  sur  ma  vieille  tartane? 
reprit  la  gitana;  je  te  donnerais  le  nanet  pour  pilote.  Il  te  condui- 
rait à  (iônes.  11  connaît  ce  |,rajet,  car  il  l'a  fait  assez  souvent  dans 


I 

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SCÈNES    ET    SOUVENIRS    DU   BAS-LANGUEDOC.  419 

son  enfance;  ce  serait  l'affaire  de  quelques  jours,  et  je  trouverais 
bien  une  barque  parmi  les  miens  pour  m' abriter  pendant  votre  ab- 
sence. Je  dois  t' avertir  seulement  qu'il  faudra  quelquefois  aider  à 
la  manœuvre;  tout  seul,  le  nanet  ne  pourrait  jamais  venir  à  bout 
d'une  si  longue  traversée.  Il  faudra  hisser,  carguèr  la  voile,  la  plier, 
ramer  peut-être;  mais  je  t'ai  vue  à  l'ouvrage,  et  ne  suis  point  en 
peine  de  toi. 

Et  comme  la  paysanne  hésitait  à  l'idée  d'un  si  long  tête-à-tête 
avec  le  gitano  : —  Le  nanet  n'est  pas  un  homme,  ce  n'est  qu'un 
timonier,  ajouta  la  Cabride  en  riant;  si  tu  ne  lui  parles  pas,  il  ne 
t'adressera  jamais  une  parole. 

La  Frigoulette ,  se  décida  enfin  à  accepter  la  cordiale  proposition 
de  son  amie,  et  l'on  s'occupa  de  radouber  un  peu  la  vieille  tartane. 
On  visita  les  agrès,  on  lessiva  le  pont,  on  lesta  la  cale,  on  rajusta  le 
gouvernail,  à  la  barre  duquel  le  nanet  s'établit  tristement.  Depuis 
vingt  ans,  le  pauvre  être  n,' avait  jamais  quitté  la  Cabride^  et  bien 
qu'un  gitano  ne  pût  considérer  comme  long  et  pénible  le  voyage  de 
Gênes,  une  des  villes  où  les  hommes  de  leur  tribu  se  trouvent  le 
plus  à  l'aise,  il  se  sentait  ému  comme  à  la  veille  d'une  éternelle  sé- 
paration. Au  regret  du  départ  se  joignait  encore  la  répugnance  de 
revoir  un  pays  qu'il  avait  voulu  fuir  à  jamais.  Cependant,  toujours 
docile  aux  moindres  désirs  de  la  Cabride^  il  parvint  même  à  lui  ca- 
cher sa  souliVance,  et,  rongeant  son  frein,  il  s'établit  au  timon  d'un 
air  si  impassible,  que  la  gitana  en  fut  presque  blessée.  —  La  Fri- 
goulette est  bien  bonne  d'avoir  fait  attention  à  cet  idiot,  il  ne  sent 
rien!  dit-elle.  Croirait-on,  à  le  voir  s'en  aller  si  froidement,  que 
nous  habitons  ensemble  la  même  barque  depuis  longues  années?  — 
La  Cabride  n'avait  pas  aperçu  les  pleurs  qui  brûlaient  les  yeux  du 
nanet  y  et  qu'il  essuyait  furtivement. 

La  vieille  tartane,  rajeunie  et  presque  pimpante,  partit  donc  un 
matin  de  Cette,  ayant  pour  tout  équipage  le  nanet  et  la  Frigoulette, 
Le  vent  était  propice,  et,  comme  si  elle  se  fût  souvenue  des  traver- 
sées de  son  bon  temps,  la  tartane  vogua  avec  prestesse  dans  la  di- 
rection de  l'Italie,  mais  sans  trop  perdre  de  vue  la  côte.  Lorsque  la 
brise  n'allait  pas  au  gré  de  son  désir,  le  nanet  ramait  avec  ses  petits 
bras  osseux,  qui  semblaient  pourvus  de  muscles  de  fer.  Son  activité 
ne  se  ralentissait  jamais,  pas  même  la  nuit,  et  à  la  lueur  du  falot 
la  Frigoulette  le  voyait  quelquefois  se  livrer  à  des  travaux  qui  au- 
raient fait  reculer  les  hommes  les  plus  robustes. 

La  traversée,  qui  devait  durer  peu  de  jours,  touchait  à  son  terme, 
quand  une  nuit  la  jeune  fille  se  laissa  aller  à  un  vague  .mouvement 
de  joie.  Une  sorte  de  pressentiment  lui  disait  qu  elle  reverrait  bien- 
tôt Brunélou.  Cherchant  à  épancher  les  sentimens  qui  l'agitaient  et 


420  BEVUE   DES   DEUX   MONDES. 

ne  pouvant  échanger  aucune  parole  avec  son  silencieux  compagnon, 
elle  se  mit  à  chanter  à  demi-voix  un  vieux  refrain  des  garrigues.  La 
poésie  en  était  naïve  et  le  rhythme  fort  simple.  Gomme  toute  chan- 
son des  montagnes,  la  mesure  en  était  très  lente,  et  la  jeune  fille 
en  augmentait  le  charme  en  la  ralentissant  encore.  En  fait  de  chant, 
le  nanet  ne  connaissait  que  ces  espèces  de  cadences  monotones  dont 
les  gitanos  maritimes  accompagnent  leurs  travaux  :  rauques  mélo- 
pées qui  se  déroulent  en  même  temps  que  leurs  cordages,  et  dont 
l'homophonie  est  si  complète  que  ce  qui  semble  la  voix  d'un  seul 
homme  est  d'ordinaire  le  résultat  d'un  chœur  nombreux.  Ému  par 
la  douce  voix  de  la  garrigaîre^  par  les  paroles  de  la  chanson ,  qui 
avaient  une  certaine  analogie  avec  sa  situation,  et  par  cette  har- 
monie musicale,  si  nouvelle  pour  lui,  le  nanet  descendit  doucement 
du  timon,  arriva  jusqu'à  la  Frigoulette^  et,  fixant  sur  elle  un  œil 
pénétrant,  il  l' écouta  en  retenant  son  souffle.  La  jeune  fille,  ayant 
entendu  un  faible  bruit,  se  retourna  et  aperçut  le  nanet  accroupi 
près  d'elle.  Un  cri  lui  échappa. 

—  Pardonnez-moi,  dit-il  en  regagnant  tout  confus  le  gouvernail; 
mais  votre  voix  m'a  si  fortement  remué  que  je  n'ai  pu  résister  au 
désir  de  l'écouter  de  plus  près. 

Aussi  heureuse  qu'étonnée  d'entendre  un  tel  langage  dans  la 
bouche  du  nanet ^  la  Frigoulette  alla  s'asseoir  non  loin  de  lui. 

—  Je  chanterai  tant  que  vous  voudrez,  dit-elle;  mais,  pour  ne 
pas  retarder  la  marche  de  la  tartane,  c'est  moi  qui  me  rapprochera 
de  vous. 

—  Je  crois  entendre  ma  mère,  disait  le  gitanoj  elle  m'endormait 
ainsi.  —  Et  de  grosses  larmes  coulaient  sur  ses  joues  ridées. 

Deux  sentimens  pouvaient  seuls,  eii  dehors  de  son  amour  pour 
la  Cabridej  remuer  le  cœur  du  pauvre  être  :  c'était  le  souvenir  et 
la  reconnaissance.  A  son  insu,  la  Frigoulette  les  avait  réveillés  tous 
deux  à  la  fois. 

YL 

Le  lendemain ,  avant  le  soir,  la  Frigoulette  et  le  gitano  étaient  à 
Gênes.  Par  un  singulier  hasard,  la  nouvelle  de  la  paix  conclue  à 
Villafranca  se  répandait  dans  la  ville  au  moment  même  où  la  tar- 
tane abordait  dans  le  port.  —  La  paix,  la  paix  est  faite!  s'écriait-on 
parU)ut.  — ^  La  paix!  se  disait  la  Frigoulette  en  pleurant;  mais  Bru- 
nélou  vit-il  encore? 

Et  l'orpheline  ne  songea  plus  qu'aux  moyens  de  retrouver  son 
fiancé.  11  n'était  pas  facile  d'obtenir  des  renseienemens  précis  sur 
la  situation  des  divers  régimens.  Certains  bataiUons  commençaient 


i'^^K'' 


I 


SCÈNES   ET   SOUVEMBS   DU   BAS-LANGUEDOC.  021 

à  revenir  en  France,  d'autres  campaient  encore  en  Italie;  ceux-ci 
partaient  par  Turin,  ceux-là  s'embarquaient  à  Gênes.  Le  rianet  ne 
put  se  résoudre  à  se  séparer  de  la  Frigoulette  quand  il  la  vit  dans 
une  telle  perplexité. 

—  Gomme  je  vous  ai  conduit  sur  la  mer,  je  vous  guiderai  sur  la 
terre,  lui  dit-il,  car  je  ne  saurais  oublier  combien  vous  avez  été 
bonne  pour  moi.  J'ai  appris  qu  un  régiment  d'infanterie  doit  partir 
pour  Toulon  un  de  ces  jours.  Il  campe  en  attendant  près  de  Spar- 
vara.  G' est  le  village  où  je  suis  né.  Peut-être  pourra-t-on  là  vous 
donner  quelques  indices  sur  Brunel.  Je  me  rappelle  ce  pays,  et  je 
trouverai  mon  chemin.  Toute  garrigaire  est  bonne  marcheuse.  En 
route  donc  !  Et  si  vous  avez  appris  sur  la  mer  que  le  pauvre  idiot 
n'est  pas  muet,  vous  verrez,  j'espère,  que  sur  la  terre  il  sait  courir 
aussi,  malgré  sa  difformité. 

Reconnaissant  en  effet,  avec  la  mémoire  de  l'enfance,  les  moindres 
ravins,  le  gitano  épargna  à  la  paysanne  bien  des  pas  inutiles.  Lais- 
sant de  côté  les  chemins  battus,  il  allait  en  avant,  escaladant  les 
roches,  passant  au  travers  des  broussailles  et  sautant  par-dessus  les 
haies.  Avec  ses  jambes  grêles,  ses  genoux  cagneux  et  ses  membres 
enchevêtrés  les  uns  dans  les  autres,  il  ne  marchait  pas,  il  se  mou- 
vait à  la  façon  de  ces  insectes  vulgairement  nommés  prie-Dieu^  qui, 
sans  voler,  sans  ramper  et  sans  sauter,  se  transportent  en  un  clin 
d'œil,  au  moyen  de  leurs  longues  et  minces  pattes,  à  une  grande 
distance.  La  Frigoulette  le  regardait  avec  surprise.  Malgré  son  pas 
égal  et  ferme,  la  fille  des  garrigues  avait  bien  de  la  peine  à  suivre 
le  pauvre  estropié.  Après  quelques  heures  de  marche,  les  voyageurs 
arrivèrent  devant  quelques  collines  rocailleuses.  —  Sparvara  est 
derrière  ce  monticule,  dit  le  hanet  avec  un  soupir. 

La  jeune  fille  croyait  se  retrouver  dans  les  garrigues  du  midi  de 
la  France.  C'était  le  même  ciel  bleu  et  limpide,  le  même  air  vif  et 
salubre,  les  mêmes  fleurettes  un  peu  brûlées,  les  mêmes  parfums 
toniques.  La  garrigaïre  ne  put  résister  au  désir  de  se  reposer  un 
peu  au  milieu  de  ce  joyeux  tableau  qui  lui  rappelait  son  pays.  Elle 
s'assit  donc  à  l'abri  d'un  rocher,  et  ferma  les  yeux  comme  pour 
mieux  respirer  les  balsamiques  senteurs.  L'image  de  la  maisonnette 
de  Gigean  et  du  bonheur  rêvé  vint  mystérieusement  s'emparer  de 
son  esprit.  Recueillie  dans  une  douce  mélancolie,  elle  se  laissait  aller 
à  une  rêverie  charmante.  Tout  à  coup  elle  tressaillit  et  regarda  au- 
tour d'elle  avec  étonnement  :  un  refrain  des  garrigues,  accompagné 
des  sons  aigres  du  hautbois,  venait  de  retentir.  Ge  refrain  était  celui 
d'une  farandole  bien  connue  des  paysans  de  la  Gardiole.  Émue  et 
surprise,  elle  se  redressa,  monta  sur  une  roche,  et  poussa  un  cri 
strident  qui  résonna  dans  l'espace,  —  le  cri  familier  des  garrigaires., 


522  RETUE    DES   DEUX   MONDES. 

le  gisdement,  qui  indique  à  volonté  le  moment  des  récates^  l'heure 
du  départ  ou  du  retour,  le  passage  d'un  garde  ou  l'approche  d'un 
orage,  quand  il  n'est  pas  un  signal  de  ralliement  pour  la  tribu  tout 
entière.  La  voix  de  la  paysanne  vibrait  encore  dans  l'air,  qu'un  cri 
pareil  au  sien,  mais  plus  accentué,  lui  répondit. 

—  Ce  n'est  pas  Brunélou,  dit  la  jeune  fdle,  il  ^/«^/e  mieux  que 
cela;  mais  certainement  c'est  un  de  ses  camarades,  sans  doute  un 
soldait  garngaîre,  et  je  vais  enfin  avoir  des  nouvelles  de  mon  fiancé. 
Pécaïre!  si  j'allais  apprendre  un  malheur! 

Elle  allait  courir  dans  la  direction  de  la  voix  qui  venait  de  lui  ré- 
pondre; mais  elle  se  rappela  que  le  nmiet  était  là.  Pouvait-elle  le 
quitter  sans  un  adieu,  et  pouvait-elle  souffrir  qu'il  restât  plus  long- 
temps loin  de  la  Cabride,  maintenant  qu'elle  était  sûre  de  retrouver 
des  amis,  des  enfans  de  la  garrigue?  Le  nanet  comprit  le  regard  de 
la  jeune  fille  et  son  serrement  de  main.  Il  contempla  quelque  temps 
avec  des  yeux  humides  celle  qui  avait  eu  des  paroles  de  consolation 
pour  sa  misère;  puis  il  descendit  brusquement  le  monticule,  et  la 
jeune  fille  put  le  voir  presque  aussitôt,  comme  un  gigantesque  gril- 
lon, sautiller  sur  la  route  de  Gênes.  La  Frigoulelte  se  mit  alors  à 
franchir  les  dernières  roches  qui  la  séparaient  d'un  plateau  d'où  la 
vue  devait  s'étendre  au  loin.  A  peine  arrivée  au  sommet,  elle  em- 
brassa d'un  coup  d'œil  toutes  les  tentes  du  régiment  étalées  dans 
la  plaine.  De  loin  en  loin,  des  feux,  s' échappant  de  quelques  pierres 
entassées,  indiquaient  les  cuisines,  tandis  que  çà  et  là  des  chevaux, 
broutant  un  rare  gazon,  signalaient  les  tentes  des  officiers  supé- 
rieurs. Des  faisceaux  de  fusils  brillaient  au  soleil,  des  soldats  dor- 
maient sous  les  arbres,  et  les  cantinières  mettaient  en  ordre  les 
fourgons.  Au  premier  plan,  quelques  fantassins  formaient  un  groupe 
animé  qui  se  détachait  vigoureusement.  Trapus,  mais  agiles,  les 
épaules  carrées,  le  teint  bruni  et  l'œil  vif,  ils  avaient  un  type  et  une 
allure  spéciale  dont  le  cachet  original  les  faisait  distinguer  entre 
tous  :  c'étaient  les  enfans  de  la  Gardiole.  Unis  par  cette  fraternité 
qui  commence  au  berceau,  ils  étaient  aussi  inséparables  à  l'armée 
qu'au  village.  Ils  parlaient  tour  à  tour  ensemble  du  pays  et  des  pro- 
mises, de  leurs  chefs  et  du  foyer.  L'un,  le  tambourin  de  la  paroisse, 
était  devenu  tambour  du  régiment.  De  son  côté,  le  hautbois  se  trou- 
vait enrôlé  dans  la  musique  militaire.  Gomme  les  frères  siamois,  ces 
deux  anciens  acolytes  ne  se  séparaient  jamais.  Bien  souvent  ils  ré- 
galaient leurs  camarades  d'un  air  de  farandole  qui  les  faisait  à  la 
fois  sourire  et  pleurer.  La  cuisine  en  plein  vent  des  soldats  garri- 
gaireit,  artistement  élevée  sur  quelques  pierres,  rappelait,  au  milieu 
du  caïnp,  les  constructions  improvisées  du  distillateur  ambulant  des 
garrigues,  tandis  que  les  fortes  senteurs  d'ail  et  de  plantes  aromati- 


I 


SCÈNES    ET    SOUVENIRS   DU   BAS-LANGUEDOC.  A23 

ques  qui  s'échappaient  de  la  marmite  trahissaient  un  de  ces  ragoûts 
épicés  dont  les  méridionaux  sont  si  friands.  Ui^  chèvre  blanche 
mâchonnait  quelques  tronçons  de  carottes  auprès  du  groupe  des 
fantassins  de  la  Gardiole  :  c'était  la  tchouiia.  Le  pauvre  animal  pa- 
raissait triste.  Regrettait-il  ses  garrigues,  ou  pensait- il  à  son  maître? 
Brunélou  n'était  point  en  effet  parmi  ses  camarades,  et  la  Frîgou- 
letle  observait  avec  une  mortelle  inquiétude  ces  visages  mâles  et 
basanés  qui  portaient  l'empreinte  d'une  stoïque  résignation.  Ces  sol- 
dats, qui  nç  se  plaignaient  jamais,  souffraient  pourtant  d'un  mal 
constant  :  ils  étaient  calmes  et  forts  ;  mais  comme  ces  saules  puis- 
sans  qui,  rongés  par  les  vers,  ne  tombent  que  le  jour  où  leur  tronc 
est  percé  de  part  en  part,  leurs  cœurs  se  trouvaient  sourdement 
minés  par  la  nostalgie.  Vainement  la  Frigoulette  tâchait -elle  de 
saisir  sur  les  traits  impassibles  des  soldats  garrigaîres  l'empreinte 
de  la  tristesse  ou  des  regrets  qui  devait  être  pour  elle  l'indice  du 
sort  de  Brunel. 

Cependant  le  hautbois,  après  avoir  fait  entendre  des  airs  du  pays, 
se  mit  à  jouer  de  toute  la  forcé  de  ses  poumons  une  farandole  des 
plus  énergiques.  Le  tambour  fut  aussitôt  de  la  partie.  Les  soldats 
garrigaîres  ne  purent  résister  à  ces  accens  nationaux  qui  semblaient 
les  transporter  au  milieu  des  joies  de  leur  village.  Ils  se  mirent  à 
battre  ces  espèces  d'entrechats  que  la  jeunesse  de  Gigean  exécute 
avec  tant  d'agilité  aux  farandoles  du  dimanche.  Le  hautbois  accé- 
léra peu  à  peu  la  mesure  de  la  farandole,  et  tous,  formant  une 
chaîne,  tournèrent  en  mille  anneaux  autour  de  la  ichouna  en  pous- 
sant des  gisclemens  rhythmés. 

—  Puisqu'ils  danspnt  la  farandole,  Brunélou  n'est  pas  mort!  dit 
\^  Frigoulette  avec  joie.  Quittant  sa  cachette,  elle  fit  entendre  de 
nouveau  le  cri  de  ralliement  de  sa  tribu  et  s'avança  vers  les  dan- 
seurs. La  tchoiina,  la  première,  reconnut  la  jeune  fille,  bondit  à  ses 
côtés,  et  lécha  ses  mains  en  bêlant.  Les  danses  cessèrent  aussitôt, 
et  l'orpheline  vit  les  enfans  de  la  Gardiole  se  presser  autour  d'elle^ 
On  lui  apprit  que,  légèrement  blessé  à  la  bataille  de  Solferino, 
Brunel  avait  été  transporté  à  l'hôpital  militaire  de  Milan;  mais  il 
dépendait  de  la  Frigoulette  d'êire  en  quelques  jours  auprès  de  lui; 
le  soir  même,  un  convoi  de  malades  était  dirigé  sur  Milan  :  elle 
pouvait  y  prendre  place. 

On  devine  les  derniers  incidens  de  cette  histoire.  Partie  le  jour 
même  de  la  rencontre  des  soldats  garrigaîres,  la  Frigoulette  arri- 
vait rapidement  au  chenet  de  Brunel,  dont  ses  soins  hâtaient  la  con- 
valescence, en  attendant  que  ses  démarches  assurassent  au  soldat  la 
libération  des  deux  années  de  service  qu'il  avait  encore  à  faire. 


42A  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

Deux  mois  après  la  rentrée  des  troupes  d'Italie  à  Paris,  le  vil- 
lage de  Gigean  était  en  liesse.  On  y  célébrait  le  mariage  des  fian- 
cés de  la  Gardiole,  Brunélou  et  la  Frigoulette.  Malgré  sa  blessure, 
qui  laissait  à  son  front  une  large  cicatrice,  le  marié  avait  fort  bon  air 
avec  sa  veste  ronde  et  son  gilet  à  fleurs,  tandis  que  la  blancheur  du 
chapelet  (coiffure  de  fleurs  d'oranger)  semblait  donner  un  nouvel 
éclat  au  teint  vermeil  de  la  nobia  (mariée).  Pour  laisser  aux  mos  le 
temps  de  préparer  le  repas,  la  noce  tout  entière,  selon  l'usage,  se 
promena  au  sortir  de  l'église  sur  le  chemin  de  Montbazin.  Le 
joyeux  hautbois  l'accompagna  de  ses  accents  champêtres,  et  des 
nuées  de  dragées,  dont  le  plâtre  est  la  matière  principale,  furent 
lancées  par  les  invités  aux  enfans  du  village.  Un  joyeux  repas  réu- 
nit ensuite  dans  la  petite  maison  de  la  garrigue  tous  les  amis  des 
mariés,  parmi  lesquels  la  Cahride  et  le  nanet  ne  furent  pas  oubliés. 
La  poêle  chantait  sur  les  sarmens,  les  missous  mijotaient  dans  les 
toupis  (pots),  des  rôtis  de  toute  sorte  flambaient  à  la  broche.  La 
pauvreté  de  la  terraille  (vaisselle)  étalée  sur  la  table  contrastait 
avec  la  magnificence  du  menu.  Une  coutume  locale  expliquait  cet 
excès  de  simplicité  :  pour  rappeler  aux  nouveaux  époux  que  ce  qui 
appartient  au  passé,  l'insouciance,  la  jeunesse  et  le  plaisir,  est  à 
jamais  brisé  dans  leur  vie,  les  invités,  joignant  l'action  au  pré- 
cepte, cassent,  le  soir  des  noces,  toute  la  terraille  de  la  maison. 
C'est  au  dessert,  au  moment  où  les  dragées  pleuvent  sur  les  as- 
siettes, où  le  vin  capiteux  du  pays  a  exalté  les  têtes  et  délié  les 
langues,  que  la  terraille,  à  grand  bruit,  se  brise  en  mille  éclats.  Yers 
la  fin  du  jour,  un  vrai  tumulte  se  fit  donc  entendre  dans  la  maison- 
nette, et  comme  un  feu  de  joie,  une  vive  lumière  s'échappa  du  bal- 
con; mais  la  croisée  se  ferma  bientôt,  et  le  silence  et  l'obscurité  ne 
tardèrent  pas  à  envelopper  la  petite  demeure. 

A  peine  le  toit  de  briques  se  dorait-il,  le  lendemain,  des  premiers 
rayons  du  soleil,  que  la  fenêtre  se  rouvrit.  Déjà  vêtue  de  la  jupe  de 
toile  et  du  chapeau  de  feutre ,  la  Frigoulette  y  apparut  préparant 
le  récate  de  la  journée,  pendant  que  devant  la  porte  Brunélou  har- 
nachait un  bel  âne  qui  avait  remplacé  le  vieux  roussin.  Les  nouveaux 
époux  partirent  joyeusement  pour  la  garrigue. 

—  Voilà  des  nohis  qui  ne  languiront  pas  ensemble!  dirent  les 
paysans  en  les  voyant  passer. 

M'"*^  Louis  Figuier. 


LE 


ROMAN  SATIRIQUE 

EN  RUSSIE 


I.  Ticitcha  Douche  [Mille  Atnes^  PétersbourgJ8!î9.  —  II.  Povrejdennoi  [le  Afononiane). 

Londres  4854. 


Le  roman  est  depuis  quelques  années,  on  le  sait,  une  des  formes 
littéraires  par  lesquelles  l'esprit  russe  manifeste  le  plus  volontiers 
ses  inquiétudes,  ses  tristesses  et  ses  espérances.  Aucun  des  abus 
dont  la  Russie  cherche  en  ce  moment  à  secouer  le  fardeau  n'a 
échappé  à  la  sévère  vigilance  des  conteurs,  transformés  en  mora- 
listes. Après  avoir  subi  tour  à  tour  les  influences  de  l'Angleterre, 
de  l'Allemagne  et  de  la  France,  le  roman  s'est  empreint  en  Russie 
d'un  caractère  tout  national.  C'est  la  pensée  des  classes  intelligentes 
de  l'empire  qu'il  a  réussi  à  exprimer  tantôt  avec  une  finesse,  une 
émotion  sympathique,  tantôt  avec  une  verve  amère.  La  satire  a 
pris  de  plus  en  plus  possession  d'un  domaine  qui  semblait  aban- 
donné à  l'imitation  des  littératures  étrangères,  et  bientôt  il  s'est 
formé  tout  un  groupe  d'œuvres  particulières,  où  il  faut  chercher 
l'expression  sincère  du  génie  national  en  même  temps  qu'un  cu- 
rieux symptôme  de  la  transformation  morale  dont  l'empire  des  tsars 
est  aujourd'hui  le  théâtre. 

Ce  développement  si  marqué  de  la  satire,  qu' est-il  après  tout,  si- 
non un  retour  aux  instincts  traditionnels  de  la  société  russe  ?  De  tout 
temps,  la  corruption  des  classes  supérieures  a  fourni  un  large  thème 


426  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

aux  plaintes  ou  aux  railleries  des  poètes  populaires.  Il  circule  depuis 
longues  années  dans  les  campagnes  de  la  Russie  un  conte  bizarre, 
dont  l'auteur  et  la  date  sont  également  inconnus,  et  qui,  sous  ce 
titre  :  r Enterrement  du  Chat,  a  été  regardé  comme  le  portrait  d'un 
mauvais  prince.  On  ne  sait  contre  quel  despote  est  dirigée  cette 
<:urieuse  parodie  :  les  uns  croient  reconnaître  Ivan  le  Terrible,  les 
autres  Pierre  P"".  Ce  qui  reste  hors  de  doute,  c'est  la  verve  comique 
qui  s'y  révèle  avec  un  élan  et  sous  des  formes  entièrement  propres 
au  pays.  Il  était  impossible  que  la  littérature  se  rapprochât  des 
classes  populaires  en  Russie  sans  se  pénétrer  de  leur  esprit  caus- 
tique. A  la  fm  du  siècle  dernier,  tandis  que  l'imitation  des  œuvres 
étrangères  dominait  chez  la  plupart  des  écrivains,  cette  humeur  sa- 
tirique persistait  chez  quelques  représentans  plus  fidèles  des  ten- 
dances nationales,  dont  elle  assurait  le  succès.  Une  foule  de  recueils 
exclusivement  consacrés  à  la  satire  datent  de  cette  époque,  dont  le 
fabuliste  Krylof  est  resté  la  personnification  populaire.  Ce  mouve- 
ment critique,  empreint  d'un  vif  patriotisme ,  était  principalement 
dirigé  contre  la  faveur  que  les  classes  élevées  témoignaient  aux  cou- 
tumes et  aux  modes  étrangères.  Plus  tard,  la  pensée  satirique  pé- 
nétra dans  le  roman,  et  s'y  traduisit  avec  autant  de  vigueur,  mais 
avec  moins  d'unité.  Si  l'on  embrasse  en  effet  dans  leur  ensemble  les 
divers  récits  où  se  manifeste  cette  tendance,  il  faut  y  reconnaître 
deux  courans  d'idées,  deux  ordres  d'aspirations.  D'une  part,  on  ren- 
'Contre  ce  que  nous  nommerions  en  France  Y  école  réaliste.  Cette 
école,  dont  Nicolas  Gogol  est  le  père,  a  nettement  tracé  son  pro- 
gramme. La  guerre  aux  abus,  aux  partisans  surannés  d'un  statu  quo 
impossible,  tel  est  le  mot  d'ordre  que  semble  avoir  pris  toute  une 
famille  d'énergiques  conteurs,  les  uns,  comme  Grigorovitch ,  dé- 
voilant les  souffrances  du  paysan,  les  autres,  comme  Ghtédrine, 
s' attaquant  aux  coupables  violences  du  clergé  (1),  d'autres  enfin, 
comme  M.  Pisemski,  portant  hardiment  la  lumière  dans  la  vie  de 
ces  classes  trop  nombreuses  qui  spéculent  sur  les  abus  du  système 
actuel  d'administration.  En  regard  de  cette  tendance,  toute  dirigée 
vers  la  satire  de  mœurs  et  la  situation  intérieure  de  l'empire,  on 
peut  en  distinguer  une  autre  plus  philosophique,  mais  qui  ne  fait 
que  poindre  en  quelque  sorte,  et  dont  M.  Alexandre  Hertzen  (2) 
est  le  vrai  représentant.  Quelques  esquisses  de  M.  Hertzen  offrent  un 
spécimen  de  la  satire  morale,  cosmopolite,  telle  que  l'esprit  russe 
pourra  la  comprendre  un  jour. 

M.  Pisemski  marque  incontestablement  le  dernier  progrès  de  l'é- 

(1)  Voyez  sur  Grigorovitch  et  Chtidrine  la  Revue  du  15  juillet  1855  et  du  1"  juin  1858. 

(2)  Voyez  sur  M.  Hertzen  la  livraison  du  15  juillet  1854. 


LE    ROMAN    SATIRIQUE    EN   RUSSIE.  427 

cole  réaliste.  A  l'influence  de  Gogol,  qui  restreignait  trop  souvent 
le  roman  à  une  étude  minutieuse  des  faits  de  la  vie  journalière,  il 
a  substitué  en  maint  endroit  la  touche  rude,  les  énergiques  aspira- 
tions que  nous  avons  signalées  dans  les  poésies  de  M.  Nekrassof  (1), 
et  qui  répondent  mieux  aux  dispositions  nouvelles  du  jeune  public 
russe.  Par  sa  famille,  M.  Pisemski  appartient  à  la  classe  moyenne; 
son  père  était  un  petit  propriétaire  du  gouvernement  de  Kostroma, 
situé  dans  le  nord  de  la  Russie,  et  il  y  exerçait  de  modestes  fonc- 
tions dans  l'administration  publique.  Mêlé  dès  l'enfance  à  ce  monde 
de  petits  employés  qu'il  devait  si  vivement  décrire,  M.  Pisemski  ap- 
prit à  connaître  bien  des  désordres  et  des  faiblesses  que  des  observa- 
teurs superficiels  ne  peuvent  soupçonner.  11  passa  d'abord  plusieurs 
amiées  à  l'université  de  Moscou,  puis  il  en  sortit  pour  occuper  un 
emploi  dans  le  service  civil.  Il  résolut  alors  de  consacrer  les  loisirs 
de  sa  carrière  administrative  à  résumer  ses  observations  et  ses  sou- 
venirs. Ses  premières  esquisses,  encore  très  imparfaites,  révélèrent 
en  lui  un  vif  penchant  à  raille?"  les  mœurs  de  ses  compatriotes.  Dans 
une  étude  écrite  en  1850,  le  Matelas^  il  fit  la  guerre  à  cette  hu- 
meur paresseuse  trop  commune  encore  en  Russie,  et  mit  en  scène 
un  de  ces  caractères  indolens,  effacés,  qui  abondent  dans  la  société 
russe.  Un  autre  essai,  le  Comique,  montra  au  contraire  l'homme 
supérieur  se  heurtant  dans  cette  même  société  à  mille  déceptions, 
qui  finissent  par  troubler  son  intelligence.  Une  œuvre  beaucoup  plus 
étendue  fit  mieux  connaître  encore  l'auteur.  C'était  un  roman  inti- 
tulé îin  Mariage  par  amour ^  où  M.  Pisemski  cherchait  à  prouver 
que  les  natures  inférieures  sont  incapables  d'aimer.  11  y  flétrit  avec 
une  indignation  éloquente  le  mensonge  et  l'afi^ctation  dont  il  avait 
vu  de  bonne  heure  régner  autour  de  lui  la  triste  influence.  Un  jeune 
homme  perdu  de  dettes  et  qui  veut  se  marier,  une  jeune  fille  dont 
le  père  promet  effrontément  une  dot  considérable,  tous  deux  jouant 
la  richesse,  feignant  l'amour,  finissant  par  s'épouser  et  condamnés 
bientôt  à  une  vie  misérable,  telle  est  la  donnée  que  traita  M.  Pi- 
semski, en  ne  laissant  dans  l'ombre  aucun  des  enseignemens  qui 
ressortaient  d'un  pareil  sujet.  Ce  qui  donne  à  ce  roman  sia  véritable 
originalité,  c'est  la  gaieté  qui  persiste  chez  l'auteur  en  dépit  d'un 
thème  si  sombre,  la  franchise  impitoyable  avec  laquelle  il  fustige  le 
monde  équivoque  où  il  conduit  le  lecteur.  C'est  à  ce  signe'  qu'on 
reconnaît  le  véritable  esprit  satirique,  et  on  ne  peut  s'étonner  qu'a- 
près avoir  écrit  le  Mariage  par  amour ^  M.  Pisemski  se  soit  cru  ap- 
pelé à  continuer  au  théâtre  la  tâche  commencée  avec  bonheur  dans 
le  roman. 

(1)  Voyez  la  livraison  du  15  décembre  1858. 


128  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

U Hypocondriaque  est  l'éternelle  comédie  des  collatéraux  avides 
se  pressant  autour  d'un  malade.  C'est  d'abord  une  parente  éloignée, 
M""  Belogrivof,  pauvre  veuve  qui  arrive  avec  son  fils,  et  qui  abrège 
l'existence  du  moribond  par  ses  plaintes,  ses  soupirs,  par  l'insistance 
qu'elle  met  à  se  faire  porter  sur  son  testament.  Après  elle,  le  mal- 
heureux Dournopetchine  se  voit  assiégé  par  une  demoiselle  Koro- 
nitch  qu'il  avait  courtisée  il  y  a  une  dizaine  d'années,  et  qui  n'a 
point  perdu  l'espoir  de  finir  ses  jours  avec  lui  dans  une  légitime 
anion.  Pour  l'y  décider,  elle  invoque  le  secours  d'un  jeune  officier, 
son  frère,  qui  remplit  sa  tâche  d'intimidation  avec  un  impitoyable 
acharnement.  Ce  n'est  pas  tout;  le  malade  voit  encore  paraître  un 
cousin  dont  il  ignorait  jusqu'à  l'existence,  et  qui  le  menace  d'un 
procès  s'il  ne  lui  compte  une  assez  forte  somme  d'argent.  Si  l'in- 
trigue d'une  pareille  comédie  n'est  pas  très  neuve,  si  les  situations 
qu'elle  expose  ne  s'enchaînent  pas  rigoureusement  les  unes  aux 
autres,  ce  qui  lui  donne  sa  véritable  valeur,  c'est  la  gaieté  qui  l'in- 
spire, la  verve  qui  anime  les  personnages;  c'est  qu'il  s'y  rencontre 
en  un  mot  quantité  de  ces  remarques  originales,  de  ces  détails  cu- 
rieux, qui  préparent  peu  à  peu  la  voie  à  un  théâtre  véritablement 
national. 

Le  talent  de  M.  Pisemski  s'est  révélé  d'une  manière  plus  complète 
dans  un  roman  qui  a  été  l'un  des  grands  succès  de  la  littérature 
russe  en  1859.  Qu'est-ce  donc  que  ce  livre  appelé  Mille  Ames? 
C'est  la  satire  de  l'ambition  vulgaire,  c'est  le  tableau  fidèle  des 
mœurs  de  cette  classe  administrative  à  laquelle  l'auteur  a  lui-même 
longtemps  appartenu;  il  représente  d'ailleurs  une  des  formes  les 
plus  récentes  du  roman  satirique  en  Russie.  On  peut  distinguer  deux 
parties  dans  Mille  Ames,  L'auteur  prend  un  fonctionnaire  russe  au 
début  de  sa  carrière,  et  le  montre  d'abord  poursuivant,  à  travers 
quelques  aventures  romanesques,  un  riche  mariage  avec  une  âpreté 
qui  rencontre  enfin  le  succès.  Plus  tard,  c'est  encore  le  même  per- 
sonnage qui  s'offre  à  nous.  Devenu  chef  du  gouvernement  d'une  pro- 
vince, cet  homme,  qui  a  réussi  par  l'intrigue,  combat  l'intrigue  elle- 
même  avec  un  acharnement  étrange,  et  comme  si  l'origine  de  sa 
fortune  lui  faisait  horreur,  il  s'applique  à  frapper  tous  ceux  qui  vou- 
draient réussir  par  de  semblables  moyens.  Ainsi  s'expliquerait  l'in- 
eorruptibilité  de  plus  d'un  fonctionnaire  russe,  qui  cherche  à  faire 
oublier  de  tristes  précédens  par  un  excès  de  sévérité,  et  croit  répa- 
rer des  erreurs  de  jeunesse  par  des  abus  de  pouvoir;  telle  est  peut- 
être  la  principale  application  morale  qu'on  peut  tirer  du  livre,  et 
c  est  ce  dont  on  pourra  se  convaincre  par  un  rapide  examen  du  récit 
et  des  caractères  tels  que  l'auteur  les  a  conçus. 

Dans  une  petite  ville  de  province,  le  directeur  du  collège,  Petre 


LE    ROMAN    SATIRIQUE    EN    RUSSIE.  A29 

Mikaïlovitch  Godnef,  est  mis  à  la  retraite,  et  l'arrêté  ministériel  dé- 
signe à  sa  place  un  jeune  élève  de  l'université  de  Moscou,  qui  donne 
les  plus  belles  espérances.  Cette  nouvelle  est  reçue  avec  un  chagrin 
mêlé  de  résignation  par  trois  personnes  que  le  romancier  présente 
tout  de  suite  au  lecteur  :  le  vieux  directeur  lui-même,  sa  fille  Nasti- 
neka,  et  le  frère  de  M.  Godnef,  capitaine  en  retraite.  Le  plus  rési- 
gné des  trois  est  précisément  M.  Godnef,  véritable  Russe  de  l'an- 
cienne école,  un  peu  railleur,  mais  sans  méchanceté,  fidèle  aux 
mœurs  patriarcales,  qui  deviennent  de  plus  en  plus  rares  dans  la 
classe  lettrée  du  pays.  Pourquoi  se  plaindrait-il  après  tout?  Veuf 
depuis  quelques  années,  il  peut  encore  vivre  dans  une  certaine  ai- 
sance, et  sa  fille  unique  sera  là  pour  égayer  ses  vieux  jours.  INasti- 
neka  est  douée  d'un  extérieur  agréable,  et  de  plus,  pour  son  mal- 
heur, d'une  vive  imagination.  Rien  de  commun  entre  elle  et  ces 
jeunes  provinciales  dont  l'auteur  trace  le  portrait  en  quelques  lignes 
légèrement  moqueuses,  dirigées  contre  les  instincts  positifs  et  pro- 
saïques de  la  génération  nouvelle.  Au  lieu  de  ces  jeunes  personnes 
qui  autrefois  pleuraient  en  lisant  Marlinsky  et  Pouchkine,  on  ne 
rencontre  plus  en  effet  que  des  m*aîtresses  de  maison  formées  avant 
le  mariage,  déjà  exercées  à  calculer  les  avantages  d'un  bon  parti ^ 
plus  familiarisées  certainement  avec  de  vulgaires  romans  français 
qu'avec  la  poésie  russe.  Telle  n'est  point  Nastineka  Godnef.  Elle  est 
restée  vraiment  russe;  les  livres  français  qu'elle  a  lus,  productions 
éloquentes  et  passionnées  des  premières  années  qui,  suivirent  1830, 
n'ont  fait  que  développer  son  penchant  à  l'enthousiasme,  et  la  pré- 
parer peut-être  à  de  grandes  souffrances.  Quant  au  capitaine  en 
retraite  Phleguetone  Mikhaïlovitch ,  il  vit  paisiblement  d'une  pen- 
sion de  cent  roubles  dans  un  petit  logement  voisin  de  la  maison  du 
vieux  professeur.  C'est  un  homme  taciturne  et  grave;  après  son  frère 
et  sa  nièce,  sa  chienne  Diana  tient  la  première  place  dans  ses  affec- 
tions; après  Diana  viennent  les  oiseaux,  qu'il  élève  par  centaines, 
se  créant  ainsi  d'innocentes  occupations  auxquelles  il  ne  s'arrache 
que  pour  venir  passer  quelques  heures  chez  son  frère.  On  le  voit 
alors  traverser  la  rue,  serré  dans  un  vieil  uniforme  de  petite  tenue, 
fumant  dans  une  pipe  de  bois  un  tabac  commun  qu'il  porte  dans  un 
sac  de  cuir  brodé  par  sa  nièce.  Voilà  le  groupe  en  présence  duquel 
va  se  trouver  le  nouveau  directeur  du  collège,  M.  Jacques  Kalino- 
vitch,  sortant  de  l'université  de  Moscou,  jeune  homme  intelligent 
et  instruit,  mais  sans  naissance  et  sans  fortune,  bien  décidé  par 
conséquent  à  tirer  le  meilleur  parti  possible  de  la  place  obscure  qu'il 
vient  occuper. 

Kalinovitch  est  reçu  par  le  vieux  directeur  avec  une  hospitalité 
cordiale;  il  s'installe  au  collège  et  accueille  avec  une  dignité  froide 


A 30  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

les  complimens  des  professeurs  ses  subordonnés,  tous  types  de  ces 
excentricités  qu'un  cercle  étroit  d'occupations  développe  dans  cer- 
taines existences.  Ici,  c'est  M.  Exametrof,  qui  aime  un  peu  trop  à 
s'enivrer  le  jour  où  il  touche  ses  appointemens ;  là,  M.  Lebedof, 
grand  chasseur  qui  a  tué  plus  de  trente  ours  de  sa  propre  main  ; 
plus  loin,  M.  Romiantsof,  dont  la  tenue  irréprochable  ne  rachète 
pas  le  caractère  bas  et  rampant.  Ce  n'est  pas  tout  cependant  que 
de  s'installer  au  collège;  il  faut  se  présenter  aux  autorités  du  lieu. 
L'excellent  M.  Godnef  met  son  équipage  à  la  disposition  du  jeune 
directeur.  Qu'on  imagine  un  drochki  à  roues  colossales  traîné  par 
une  rosse  à  la  tête  énorme,  aux  grosses  jambes  recouvertes  d'un 
poil  épais,  et  conduit  par  le  gardien  du  collège  affublé  pour  la  cir- 
constance d'un  armiak  (1)  de  paysan.  La  première  visite  est  pour 
le  gorodnitche  (maire)  ;  mais  le  magistrat  est  inabordable ,  il  pré- 
tend recevoir  ses  visiteurs  au  bureau  de  police,  et  Kalinovitch  se 
voit  forcé  de  se  retirer  en  lui  laissant  sa  carte.  Une  autre  notabilité 
à  laquelle  le  directeur  doit  présenter  ses  hommages  est  la  veuve 
d'un  général  qui  compte  parmi  les  grands  propriétaires  de  la  pro- 
vince. Ici  la  réception  n'est  guère  meilleure,  mais  on  rencontre 
déjà  quelques-uns  des  personnages  qui  joueront  un  rôle  principal 
dans  le  roman  :  la  générale  d'abord,  arrogante  et  froide;  sa  fille 
Pauline,  non  moins  hautaine,  mais  spirituelle  et  gracieuse.  Lors- 
que Kalinovitch,  interrogé  sur  le  motif  de  sa  visite,  se  présente 
comme  le  nouveau  directeur  du  collège,  il  peut  lire  une  expression 
de  dédain  sur  le  front  de  la  noble  dame,  qui  s'entretient  aussitôt 
avec  sa  fille  d'affaires  intimes,  sur  lesquelles  il  est  impossible  au 
visiteur  de  placer  un  mot.  Kalinovitch  comprend  qu'il  est  importun 
et  se  retire.  Faut-il  le  suivre  chez  les  autres  représentans  de  l'ad- 
ministration et  de  la  noblesse  dans  la  ville ,  chez  le  directeur  des 
domaines,  toujours  en  guerre  avec  Yispravnik  à  cause  de  ses  excur- 
sions intéressées  sur  les  terres  de  la  couronne,  —  chez  l'avoué,  tou- 
jours à  la  piste  de  la  moindre  chicane  dont  il  espère  tirer  quelque 
profit,  —  chez  le  médecin  du  district,  qui,  au  sujet  de  l'emploi 
des  sommes  affectées  au  service  de  l'hôpital,  est  également  devenu 
l'ennemi  du  maire?  Chez  les  marchands,  mêmes  inimitiés,  mêmes 
jiilousies  que  chez  les  fonctionnaires.  Qu'arrive-t-il?  Le  nouveau 
directeur  est  bientôt  convaincu  qu'il  ne  pourra  vivre  à  l'aise  dans  ce 
monde  vulgaire,  et  c'est  dans  la  maison  de  M.  Godnef  qu'il  passera 
ses  heures  de  loisir.  Ici  l»on  entrevoit  le  point  de  départ  du  roman. 
L  afnbition  et  la  légèreté  de  Kalinovitch  feront  deux  victimes  :  la 
lille  de  M.  Godnef  d'abord,  la  fille  de  la  générale  ensuite. 

(1)  Long  vôUjment  eu  forme  de  tunique. 


LE   ROMAN    SATIRIQUE    EN   RUSSIE.  IlM 

Inflexible  pour  les  écarts  du  prochain,  Kalinovitch  n'est  que  trop 
complaisant  pour  les  faiblesses  de  son  propre  cœur.  Il  a  été  accueilli 
comme  un  fils  par  M.  Godnef.  C'est  sous  son  toit  qu'il  vient  oublier 
les  ennuis  du  collège  et  de  la  petite  ville.  Il  rencontre  dans  Nas- 
tineka  un  esprit  énergique  et  curieux  qui  l'attire  et  ne  tarde  pas  à 
le  charmer.  Une  grande,  une  périlleuse  intimité  s'établit,  et  un  soir 
il  faut  bien  reconnaître  quel  abîme  on  côtoie.  Ce  soir-là,  le  capitaine 
avait  pris  le  tlié  chez  M.  Godnef  avec  Nastineka  et  Kalinovitch.  Il 
avait  vu  Kalinovitch,  se  levant  de  table,  échanger  avec  Nastineka  un 
regard  qui  semblait  trahir  une  entente  particulière.  En  proie  à  une 
vague  inquiétude,  il  ne  voulut  pas  rentrer  chez  lui  avant  d'avoir 
passé  devant  la  maison  de  Kalinovitch.  La  nuit  était  avancée,  la  ville 
était  complètement  muette.  Le  capitaine,  n'ayant  rien  aperçu  de 
suspect,  revint  devant  la  maison  de  son  frère.  Une  ombre  qui  se 
glissa  vers  cette  maison,  puis  un  homme  arrêté  devant  la  porte  de 
M.  Godnef  et  la  barbouillant  de  goudron  (1),  c'étaient  là  des  révé- 
lations cruelles,  qui  demeurèrent  néanmoins  inutiles.  Aux  avertisse- 
mens  donnés  sur-le-champ  par  le  capitaine,  Nastineka  sut  répondre 
par  d'habiles  explications  qui  tranquillisèrent  son  père,  et  les  deux 
amans  continuèrent  de  se  voir  en  secret,  sans  tenir  compte  des  bruits 
qui  couraient  dans  la  ville. 

Ces  bruits  étaient  trop  fondés  pour  que  M.  Godnef  dût  y  fermer 
longtemps  l'oreille;  mais  le  père  de  Nastineka  s'abandonne  à  un 
excès  de  confiance  qui  achève  de  peindre  ce  caractère,  et  d'en  op- 
poser la  générosité  au  froid  égoïsme  de  Kalinovitch ,  que  des  rêves 
d'ambition  ne  tardent  pas  à  disputer  aux  rêves  d'amour.  Des  suc- 
cès littéraires  (Kalinovitch  écrit  des  romans  que  le  public  russe 
accueille  avec  plaisir)  le  placent  sur  une  pente  dangereuse,  et  lui 
font  entrevoir  la  popularité,  achetée  au  prix  de  mille  aventures. 
Pour  comprendre  dans  toute  son  étendue  l'influence  que  ces  succès 
vont  avoir  sur  les  destinées  de  Kalinovitch,  il  faut  se  transporter  un 
moment  dans  la  maison  de  la  générale. 

Trois  personnes  sont  réunies  dans  un  brillant  salon.  La  vieille 
générale  est  étendue  sur  un  fauteuil;  une  attaque  de  paralysie  l'a 
plongée  dans  un  état  voisin  de  l'idiotisme;  sa  fille  Pauline  est  assise 
à  quelques  pas  d'elle,  à  côté  d'un  homme  qui  a  su  garder  dans 
la  maturité  l'aisance  gracieuse  et  les  dehors  mêmes  de  la  jeunesse. 
Ce  dernier  est  le  prince  Raminsky,  propriétaire  du  voisinage,  un 
proche  parent  de  la  maîtresse  de  la  maison.  Ce  personnage,  que 
M.  Godnef  a  surnommé  le  Talleyrand  de  la  province,  est  le  repré- 
sentant d'une  classe  d'hommes  très  nombreuse  en  Russie. 

(i)  Il  est  d'usage  en  Russie  d'enduire  de  goudron  les  portes  d'une  maison  habitée  par 
une  femme  dont  la  conduite  est  scandaleuse. 


432  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

«  Autrefois  aide-de-camp  d'un  général  qui  mettait  son  amour-propre  à 
ne  s'entourer  que  d'officiers  accomplis,  il  vivait  maintenant  dans  ses  terres  en 
grand  seigneur.  Quoiqu'il  eût  déjà  près  de  la  cinquantaine,  le  prince  pouvait 
encore  passer  pour  un  fort  bel  homme,  et  l'élégance  de  sa  mise  lui  donnait 
un  cachet  tout  particulier.  Tout  le  gouvernement  le  connaissait;  il  abordait 
les  riches  propriétaires  et  les  hauts  fonctionnaires  avec  une  courtoisie  recher- 
chée qui  touchait  au  respect,  et  se  montrait  poli  et  affectueux  à  l'égard  des 
négocians  et  des  employés  d'un  ordre  inférieur.  Quoiqu'il  aimât  à  plaisan- 
ter, jamais  il  ne  se  permettait  un  mot  blessant;  mais  avec  toutes  ces  qua- 
lités, le  prince  n'en  savait  pas  moins  se  faire  obéir  par  sa  femme  et  ses  en- 
fans  comme  le  maître  le  plus  absolu.  Arrivait-il  qu'une  mère  de  famille  dans 
la  misère  ou  quelque  fonctionnaire  ivrogne-  et  destitué  pour  concussion  vînt 
le  supplier  d'intercéder  à  Pétersbourg,  il  se  chargeait  avec  empressement 
de  leurs  suppliques;  il  est  vrai  qu'elles  restaient  ordinairement  sans  réponse. 
Le  prince  avait  trois  fils,  dont  deux  servaient  dans  les  chevaliers-gardes,  et 
une  fille  qui  dès  son  enfance  avait  été  entourée  de  gouvernantes  étrangères. 
Il  passait  une  partie  de  l'hiver  à  Pétersbourg,  et  deux  ans  auparavant  il  s'é- 
tait rendu  en  Allemagne  avec  toute  sa  famille  pour  raison  de  santé.  Il  n'avait 
eu  pour  tout  héritage  de  son  père  que  trois  cents  paysans ,  et  sa  femme 
n'était  pas  riche.  Cependant  sa  vie  luxueuse  n'avait  pas  dérangé  sa  for- 
tune, qui  avait  même  augmenté,  car  il  possédait  maintenant  trois  mille 
paysans.  Différens  bruits  circulaient  à  ce  propos  dans  le  gouvernement  : 
on  disait  qu'il  avait  fait  ses  choux  gras  (1)  dans  la  construction  d'un  édi- 
fice élevé  aux  frais  de  la  noblesse  et  qui  s'était  bientôt  écroulé,  dans  une 
grande  compagnie  industrielle  dont  il  avait  été  le  directeur,  et  qu'une 
faillite  avait  dissoute.  D'autres  affirmaient  que  la  source  de  ces  richesses 
mystérieuses  devait  se  trouver  dans  l'intimité  qui  existait  entre  lui  et  la 
famille  de  la  générale.  Cette  intimité  était  expliquée  diversement.  Les  uns 
étaient  surtout  frappés  de  l'amitié  que  lui  témoignait  la  vieille  générale, 
amitié  fort  étrange  il  est  vrai,  car  la  générale,  malgré  son  avarice,  lui 
avait  prêté,  ainsi  que  le  prouvaient  les  livres  du  notaire  de  la  ville,  vingt- 
cinq  mille  roubles  argent.  On  soutenait  aussi  que  le  prince  était  encore 
plus  cher  à  W"  Pauline  qu'à  sa  mère,  et  qu'il  passait  des  heures  entières 
avec  elle,  enfermé  dans  son  cabinet,  après  le  coucher  de  la  générale  ^  mais 
tous  ces  bruits  couraient  à  la  sourdine,  ceux  mêmes  qui  y  ajoutaient  foi 
se  gardaient  bien  de  les  répandre  :  chacun,  étant  l'obligé  du  prince  ou  du 
moins  accablé  par  lui  de  prévehances,  était  intéressé  à  le  ménager.  » 

Tel  est  le  personnage  qui  se  trouve  assis  à  côté  de  M"*"  Pauline 
dans  le  salon  de  la  générale.  Celle-ci  vient  de  s'assoupir,  et  le 
prince  engage  avec  sa  voisine  une  conversation  significative  : 

«  ~  Comme  vous  avez  maigri,  ma  cousine!  dit  le  prince  à  voix  basse. 
«  —  Demandez-moi  plutôt,  reprit  Pauline  en  soupirant,  comment  je  ne 

(i)  Ces  mots  sont  en  français  dans  le  texte  russe.  On  retrouve  ici  une  de  ces  fautes  de 
goût  si  fréquentCR  chez  les  écrivains  étrangers  qui  nous  empruntent  souvent,  comme 
autaut  do  fiiicusy»,  le»  plus  triviales  locutions  d'un  monde  vulgaire. 


LE    ROMAN   SATIRIQUE    EN    RUSSIE.  433 

suis  pas  morte!  J'ai  tant  souffert  depuis  quelque  temps.  Passer  cinq  ans 
dans  cette  petite  ville,  où  je  ne  vois  pas  un  être  humain,  et  maintenant 
cette  maladie  qui  augmente  encore  ses  caprices,  et  cette  avarice  révoltante  ! 
Il  y  a  des  momens  où  je  rêve  un  changement  complet  dans  ma  situation. 

it  _  Patience!  reprit  le  prince,  tout  mal  a  sa  fin,  et  je  crois  que  la  fin  de 
tout  cela  ne  se  fera  pas  attendre  longtemps. 

M  Çt  il  tourna  les  yeux  du  côté  de  la  générale.  —  A  propos,  l'affaire  de 
Moscou  avance-t-elle? 

«  —  Gela  s'est  terminé  comme  je  le  prévoyais.  Elle  ne  veut  pas  me  ma- 
rier parce  qu'elle  serait  obligée  de  me  doter.  Cependant  il  faut  en  finir,  je 
veux  absolument  me  marier  pour  sortir  de  cet  esclavage.  J'ai  droit  à  cinq 
cents  paysans  que  m'a  laissés  mon  père. 

«  —  Sans  doute,  reprit  le  prince,  il  faut  vous  marier  absolument,  quand 
même  vous  devriez  fuir  la  maison.  Malheureusement  ici  vous  ne  trouverez 
jamais  un  mari  convenable;  il  faut  aller  à  Moscou. 

«  —  Jamais  elle  n'y  consentira.  Lorsqu'elle  est  tombée  malade,  je  l'ai  sup- 
pliée à  genoux  de  se  rendre  à  Moscou  pour  consulter  les  médecins.  Elle  s'y 
est  refusée  ;  l'argent  lui  est  plus  cher  que  la  vie. 

«  —  Pauline,  es-tu  ici?  s'écria  la  générale  en  bâillant. 

«  —  Oui,  maman.  —  Et  elle  s'approcha  immédiatement  d'une  table  sur 
laquelle  se  trouvait  un  paquet  de  livres  apportés  par  le  prince. 

«  —  Que  fais- tu  ? 

«  —  Je  parcours  les  livres. 

«  —  Quels  livres? 

«  —  Des  journaux,  ma  tante,  répondit  vivement  le  prince.  —  Et,  se  frap- 
pant le  front  comme  s'il  lui  était  venu  une  idée,  il  dit  à  Pauline  :  —  Vous 
y  trouverez  un  roman  du  directeur  du  collège.  On  en  dit  du  bien. 

«  —  Du  directeur  ?  dit  Pauline  en  clignant  les  yeux.  Je  crois  qu'il  est  venu 
nous  rendre  visite. 

«—Vraiment? 

«  —  Oui,  mais  ma  mère  l'a  très  mal  reçu,  et  il  n'est  plus  revenu. 

«  —  De  quoi  parlez- vous?  dit  la  générale. 

«  —  De  livres,  ma  tante.  —  Et  se  tournant  de  nouveau  vers  Pauline  :  — 
Foilà  notre  homme,  ajouta-t-il  en  souriant.  Occupez-vous  de  lui  ;  c'est  un 
jeune  homme  très  comme  il  faut. 

«  —  Pourquoi  pas?  lui  répondit  Pauline  en  souriant  aussi;  il  m'a  beaucoup 
plu,  il  est  fort  aimable.  » 

Le  prince  s'empresse  de  donner  suite  à  l'heureuse  idée  qu'il  vient 
d'émettre,  et,  grâce  à  ses  démarches,  Kalinovitch  se  présente  peu 
de  jours  après  chez  la  générale.  Celle-ci  le  reconnaît  à  peine,  mais 
le  prince  l'accable  de  prévenances,  le  supplie  de  venir  leur  faire  la 
lecture  de  son  dernier  roman,  et  Pauline  joint  ses  instances  à  celles 
du  prince.  On  prend  jour  pour  cette  lecture,  et  Kalinovitch  sort  de 
l'hôtel  de  la  générale  tout  glorieux  de  l'accueil  qu'on  lui  a  fait. 

Pourquoi  le  prince  veut-il  marier  Pauline?  —  Pour  jouir  plus 
sûrement  d'une  fortune  dont,  une  fois  mariée  à  un  jeune  homme 

TOME  XXV.  28 


A3A  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

qui  lui  devra  la  richesse,  elle  disposera  en  souveraine  :  triste  et 
odieux  calcul  qui  amène  une  série  de  tentatives  habilement  con- 
duites, et  dont  le  seul  but  est  d'amener  un  mariage  entre  Kalino- 
vitch  et  Pauline!  Une  soirée  de  lecture,  une  excursion  à  cheval,  un 
bal,  il  n'en  faut  pas  davantage  pour  troubler  la  raison  du  directeur 
de  collège.  Un  moment  même  ce  n'est  plus  sur  Pauline,  c'est  sur  la 
fille  du  prince  Raminsky,  brillante  et  aristocratique  personne,  qu'il 
ose  porter  un  regard  téméraire.  Que  devient  alors  la  pauvre  Nasti- 
neka?  Elle  n'est  pas  encore  délaissée,  et  Kalinovitch  affecte  toujours 
auprès  d'elle  un  certain  empressement;  mais  elle  n'ignore  pas  l'ac- 
cueil que  font  au  directeur  la  générale  et  sa  fille.  Elle  ne  pense  à 
l'avenir  qu'avec  une  douloureuse  inquiétude. 

Yoici  cependant  le  discours  que  tient  un  jour  le  prince  Raminsky 
à  Kalinovitch  : 

«  —  Vous  êtes  maintenant  reçu  dans  la  maison  de  la  générale...  Pourquoi 
ne  songeriez-vous  pas  sérieusement  à  M"*  Pauline?  Quel  avenir  pour  vous 
et  votre  talent'.  Mille  âmes,  mon  cher  monsieur,  un  bien  parfaitement  ad- 
ministré, et  un  capital  dont  personne  ne  connaît  encore  au  juste  le  mon- 
tant! Avec  cela,  vous  pouvez  aller  où  bon  vous  semble,  à  Pétersbourg,  à 
Moscou,  à  Odessa,  et  même  dans  les  pays  étrangers...  Vous  pourrez  choisir 
le  lieu  le  plus  favorable  à  vos  inspirations... 

«  Cette  proposition  bouleversa  complètement  Kalinovitch.  Il  affecta  de 
prendre  la  chose  pour  une  plaisanterie;  mais,  après  avoir  quitté  le  prince, 
il  passa  en  revue  toutes  les  circonstances  de  sa  vie  depuis  qu'il  était  venu 
se  fixer  dans  cette  petite  ville  :  d'abord  cet  amour  de  Nastineka,  auquel  il 
s'était  abandonné  sans  réflexion ,  et  qui  avait  établi  entre  eux  un  lien  dont 
l'intimité  ne  lui  permettait  plus  de  la  quitter  sans  manquer  à  l'honneur, 
puis  le  succès  littéraire  auquel  il  ne  s'attendait  pas,  et  enfin  le  succès  en- 
core moins  prévu  qu'il  avait  obtenu  dans  la  maison  de  la  générale...  Mais 
Nastineka?...  Impossible  de  l'épouser  maintenant...  Alors  ne  valait-il  pas 
mieux  en  finir  résolument?  C'était  le  conseil  que  lui  donnait  la  raison;  sa 
conscience  toutefois  en  était  révoltée.  » 

Kalinovitch,  en  définitive,  se  hâte  de  demander  un  congé  de  trois 
mois  pour  se  donner  la  liberté  nécessaire  en  si  grave  occurrence. 
Le  congé  obtenu,  il  vient  faire  ses  adieux  aux  Godnef.  Lorsqu'il 
a  exposé  les  motifs  qui  l'engagent  à  partir  pour  Pétersbourg,  l'hon- 
nête xM.  Godnef  n'y  trouve  point  à  redire,  et  Nastineka  se  soumet 
aussi  en  apparence  à  cette  dure  nécessité.  Seulement,  le  soir  même 
du  jour  où  il  leur  avait  annoncé  son  prochain  départ,  elle  le  prie 
de  l'accompagner. 

•  —  Où  veux-tu  aller?  lui  demanda  le  jeune  homme. 
«  --  Sur  la  tombe  de  ma  mère,  lui  répondit  Nastineka.  Il  y  a  longtemps 
que  je  ne  suis  allée  prier  là,  et  je  veux  que  tu  me  suives. 

«  Arrivée  dans  le  cimetière,  Nastineka  s'arrête  devant  une  tombe  à  moi- 


LE    ROMAN    SATIRIQUE    EN   RUSSIE.  Û35 

tié  cachée  sous  les  hautes  herbes.  Elle  s'y  agenouille ,  et  l'oblige  à  en  faire 
autant.  Puis,  se  tournant  vers  lui,  et  d'une  voix  mal  assurée  : 

«  _  Jure-moi,  Jacques,  dit-elle,  jure-moi  que  tu  ne  m'abandonneras  ja-» 
mais,  que  je  serai  ta  femme,  ton  amie.  Sans  cela,  comment  puis-je  espérer 
que  ma  mère  me  pardonne?  Voilà  trois  nuits  que  je  la  vois  toute  en  larmes; 
elle  soufifre  de  ma  conduite  ! 

«  —  A  quoi  bon  tout  ce  mélodrame?  lui  répondit  Kalinovitch. 

«  -—  Non»  Jacques,  il  le  faut  absolument.  Je  n'aurai  pas  d'autre  consola- 
tion quand  tu  seras  parti. 

«  —  Je  le  jure,...  dit-il.  ' 

«  Au  même  instant,  une  masse  noire  sortit  avec  bruit  de  l'herbe  touffue 
et  s'envola.  Kalinovitch  tressaillit;  Nastineka  ne  bougea. pas.  —  Qu'as-tu? 
dit-elle.  C'est  un  corbeau! 

«  —  Des  scènes  pareilles  sont  faites  pour  déranger  les  nerfs  des  jolies 
femmes,  reprit  Kalinovitch  avec  humeur. 

«  Rentré  à  la  maison,  il  s'aperçut  qu'il  n'était  pas  encore  au  bout  de  ses 
peines.  Nastineka  lui  déclara  avec  beaucoup  de  calme  qu'avant  de  partir  il 
était  indispensable  qu'il  la  demandât  en  mariage.  Kalinovitch  s'efforça  de  lui 
faire  comprendre  qu'il  serait  toujours  temps  de  faire  cette  démarche  à  son 
retour;  mais  rien  ne  put  vaincre  l'obstination  de  la  jeune  fille,  et  Kalino- 
vitch se  décida  à  lui  donner  cette  dernière  satisfaction,  non  sans  caresser 
une  arrière-pensée.  Bien  lui  en  prit,  car  au  moment  où  M.  Godnef  le  pres- 
sait dans  ses  bras  en  l'appelant  «  mon  gendre,  »  le  capitaine,  qui  avait  ap- 
pris la  nouvelle  du  prochain  départ,  entrait  dans  la  maison  avec  des  inten- 
tions fort  peu  pacifiques.  » 

Après  avoir  supporté  toutes  ces  pénibles  scènes,  Kalinovitch 
prend  congé  de  ses  hôtes  et  part  pour  Pél^rsbourg.  Les  épreuves 
qui  l'attendent  dans  cette  ville  achèvent  de  le  transformer.  Désor- 
mais il  est  trempé  pour  de  plus  fortes  luttes.  Exalté  par  l'orgueil, 
il  se  prépare  à  une  vie  nouvelle.  Il  se  dévouera  au  bien-  de  soii  pays, 
il  s'attaquera  aux  désordres  qui  le  minent.  Le  mariage  que  le  prince 
Raminsky  lui  a  proposé  lui  ouvre  cette  brillante  et  laborieuse  car- 
rière. Il  épouse  Pauline.  Possesseur  de  ^nille  âmes^  il  obtient  bientôt 
le  poste  de  vice-gouverneur  dans  la  province  même  où  il  a  dirigé 
un  collège  de  petite  ville.  Nous  entrons  dans  la  seconde  partie  du 
roman.  Kalinovitch  est  devenu  désormais  le  représentant  de  cette 
nouvelle  école  d'employés  intelhgens,  intègres,  actifs,  qui  ont  mis 
toutes  leurs  qualités  au  service  de  l'état,'  et  qui,  véritables  doctri- 
naires du  despotisme,  apportent  dans  l'exercice  de  leurs  fonctions 
toute  l'inflexibilité  que  donnent  des  convictions  étroites,  mais  bien 
arrêtées.  Reste  à  savoir  si  son  passé  ne  lui  créera  pas  d'insurmon- 
tables obstacles.  Il  est  des  tâches  qu'il  faut  aborder  avec  une  con- 
science pure:  Kalinovitch  l'a  oublié,  et  on  va  le  voir  victime  de  son 
erreur. 

A  son  arrivée  au  chef-lieu,  le  nouveau  vice-gouverneur  reçoit  de 
son  chef  immédiat  et  de  tous  ses  subordonnés  l'accueil  le  plus  gra- 


436  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

cieux.  Quel  spectacle  s'offre  à  Kalinovitch  1  Toutes  les  apparences  de 
l'ordre  déguisant  mal  toutes  les  variétés  de  la  fraude,  du  vice  ou  de 
l'incapacité  :  ici  des  concussionnaires,  plus  loin  de  faux  savai^, 
partout  d'audacieux  aventuriers  qui  apportent  dans  l'administration 
cet  esprit  nomade,  une  des  forces  et  des  faiblesses  de  la  race  slave, 
et  qui  profitent  de  l'insuffisance  des  institutions  pour  passer  avec 
une  incroyable  aisance  d'une  fonction  à  l'autre,  parcourant  ainsi  en 
peu  d'années  le  camp  beaucoup  trop  vaste  de  l'armée  administra- 
tive en  Russie.  Le  nouveau  vice-gouverneur  ne  promène  pas  seule- 
ment sur  ces  groupes  serviles  le  regard  dédaigneux  du  parvenu  qui 
se  croit  sûr  de  sa  fortune  :  il  est  résolu  à  les  combattre  ouverte- 
ment; le  présomptueux  élève  de  Moscou,  mécontent  à  bon  droit  de 
sa  première  campagne  contre  un  collège  de  petite  ville,  va  s'atta- 
quer à  un  gouvernement  de  province. 

Le  gouverneur  le  comble  de  politesses,  et  lui  expose  ses  prin- 
cipes d'administration.  Ces  principes  sont  fort  simples  :  les  bureaux 
qui  dépendent  du  gouvernement  forment  autant  de  corps  distincts 
qui  se  jalousent,  et,  pour  ne  point  s'y  faire  d'ennemis,  le  gouver- 
neur ne  s'immisce  en  aucune  façon  dans  leurs  attributions.  Au  reste 
tous  les  employés  sont  excellons,  et  l'ordre  le  plus  parfait  règne 
dans  toute  l'administration.  Kalinovitch  ne  partage  point  cette  ma- 
nière de  voir;  il  commence  par  établir  dans  tous  les  bureaux  qui 
sont  sous  sa  dépendance  immédiate  un  ordre  tel  que  toute  exaction 
y  devient  impossible.  Gela  fait,  il  demande  à  son  chef  de  destituer 
les  fonctionnaires  auxquels  celui-ci  tient  le  plus.  Le  gouverneur 
essaie  vainement  de  prendre  leur  défense  ;  Kalinovitch  le  prévient 
que  si  droit  n'est  point  fait  à  sa  demande,  il  s'adressera  au  ministre. 
L'indulgence  que  manifestait  le  gouverneur  n'était  point,  il  faut  le 
dire,  tout  à  fait  excusable  :  il  avait  une  part  dans  les  exactions  que 
commettaient  ses  subordonnés,  ainsi  que  cela  se  pratique  ordinai- 
rement. Les  sévérités  de  Kalinovitch  font  du  bruit  dans  la  ville;  on 
s'indigne  contre  le  vice-gouverneur.  11  se  forme  néanmoins  un  parti 
qui  le  soutient.  Kalinovitch  a  pour  lui  la  jeune  génération,  toujours 
portée  à  faire  de  l'opposition,  à  déclamer  contre  la  corruption  ad- 
ministrative, et  cela  non  sans  raison  le  plus  souvent. 

Kalinovitch,  ne  l'oublions  pas  cependant,  est  regardé  par  le  prince 
Raminsky  comme  sa  créature.  C'est  le  prince  qui  a  fait  réussir  son 
mariage  avec  Pauline,  ce  mariage  auquel  Kalinovitch  doit  sa  posi- 
tion. Le  but  du  prince  n'a  pas  été  seulement  de  soustraire  Pauline 
à  la  tutelle  d'une  mère  avare,  de  se  créer  une  influence  sur  la  ges- 
tion de  ses  biens;  il  a  voulu  se  ménager  dans  la  haute  administration 
de  l'empire  un  utile  instrument,  et  il  a  cru  le  trouver  dans  Kali- 
novitch. Ce  prince,  ambitieux  et  remuant  personnage,  type  de  l'es- 
prit de  spéculation  et  d'aventure  qui  anime  certains  nobles  russes, 


LE    ROMAN    SATIRIQUE    EN   RUSSIE.  AS? 

a  fini  par  marier  sa  propre  fille  à  un  riche  industriel,  M.  Tchet- 
verikof.  11  se  flatte  d'exercer  ainsi  une  puissante  influence.  Il  se 
trompe.  Son  gendre,  M.  Tchetverikof  lui-même,  mandé  par  le  vice- 
gouverneur,  se  voit  fort  mal  reçu.  Kalinovitch  s'est  promis  de  faire 
rendre  gorge  à  ce  millionnaire.  Il  l'invite  à  donner  une  dizaine  de 
mille  roubles  pour  les  embellissemens  de  la  ville.  Menacé  de  perdre 
les  bonnes  grâces  du  haut  fonctionnaire ,  le  traitant  est  forcé  de 
s'exécuter.  Kalinovitch  bientôt  se  débarrasse  du  gouverneur  lui- 
même,  compromis  dans  des  affaires  scandaleuses  et  forcé  d'aller 
rendre  compte  de  sa  conduite  à  Pétersbourg,  Puis  vient  le  tour  du 
prince,  que  la  manie  de  spéculer  a  contraint  à  des  actes  fraudu- 
leux. Un  marché  pour  la  construction  d'une  chaussée  doit  être  passé 
prochainement.  Le  prince  figure  parmi  les  soumissionnaires,  qui 
sont  convoqués  par  le  vice-gouverneur,  devenu  gouverneur  provi- 
soire, devant  le  comité  des  constructions  publiques. 

«  —  Bien,  messieurs!  dit  Kalinovitch  avec  une  émotion  mal  contenue  aux 
soumissionnaires.  —  Puis,  se  tournant  vers  son  secrétaire:  — Donnez-moi  les 
cautionnemens  qui  sont  fournis  pour  la  soumission. 

«  Le  secrétaire  lui  remit  une  liasse  de  papiers. 

«  —  Ils  y  sont  tous?  lui  demanda  Kalinovitch  en  le  regardant  fixement. 

«  —  Oui,  votre  excellence,  répondit  le  secrétaire  d'une  voix  tremblante. 

«  Le  vice-gouverneur  chercha  dans  les  pièces  ;  il  en  prit  une. 

«  —  Toutes  ces  pièces  ont  été  examinées  par  vous,  dit-il  aux  membres  de 
la  commission;  mais  je  viens  de  recevoir  du  tribunal  de  Penza  une  déclara- 
tion constatant  qu'un  des  actes  de  propriété  produits  par  Tun  des  soumis- 
sionnaires est  entaché  de  faux... 

«  A  l'appui  de  ces  paroles,  le  vice-gouverneur  tira  de  sa  poche  une  lettre 
qu'il  remit  aux  membres  de  la  commission.  Toutes  les  figures  s'allongèrent, 
celle  du  prince  s'empourpra. 

«  —  C'est  pourquoi,  messieurs,  dit  Kalinovitch  aux  assistans,  les  soumis- 
sions ne  seront  point  admises  aujourd'hui.  —  Et  il  remit  toutes  les  pièces 
dans  son  portefeuille.  —  Ce  faux  qui  nous  est  dénoncé  doit  être  jugé. 

«  Ayant  dit  cela,  le  vice-gouverneur  salua  précipitamment  les  membres 
de  la  commission,  comme  s'il  avait  eu  hâte  de  terminer  promptement  cette 
scène  pénible,  et  sortit.  Le  prince  se  précipita  sur  ses  pas;  Kalinovitch  lui 
dit  quelques  mots  à  voix  basse.  La  figure  du  prince  prit  aussitôt  une  teinte 
livide.  Quelques-uns  des  scribes  le  virent  chanceler;  il  descendit  l'escalier,  et 
trouva  dans  le  vestibule  le  maître  de  police,  qui  le  fit  monter  avec  lui  en 
voiture. 

«  Le  soir  du  même  jour,  une  grande  nouvelle  se  répandit  dans  la  ville;  le 
prince  Raminsky,  accusé  d'avoir  produit  une  pièce  taxée  de  faux,  avait  été 
mis  en  prison. 

«  Un  pareil  acte  de  rigueur  acheva  de  déchaîner  contre  le  vice-gouver- 
neur tous  les  fonctionnaires  et  toutes  les  personnes  bien  pensantes  de  la 
ville.  Oser  mettre  sous  les  verrous  un  noble,  un  homme  aussi  accompli  et 
aussi  aimable  que  le  prince  Raminsky!  Le  maréchal  de  la  noblesse  en  porta 


438  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

plainte  au  ministre.  Ces  dispositions  n'effrayèrent  nullement  le  vice-gouver- 
neur; il  enjoignit  au  contraire  aux  procureurs  de  veiller  à  ce  que  le  prison- 
nier ne  s'échappât  point.  L'enquête  fut  commencée  par  le  maître  de  police, 
et  l'on  prétendit  que,  tant  par  la  cruauté  naturelle  de  son  caractère  que 
pour  être  agréable  au  vice-gouverneur,  il  obligeait  le  prince  à  rester  debout 
devant  lui,  deux  et  trois  heures  de  suite,  durant  les  interrogatoires.  On  pré- 
tendit aussi  que  des  passans  avaient  entendu  des  cris  et  des  gémissemens 
dans  la  prison,  ce  qui  semblait  indiquer  que  les  personnes  impliquées  dans 
cette  affaire  étaient  soumises  à  des  a^tes  de  violence,  en  d'autres  terûies  à 

la  question.  »  ■>imii^h^^ 

..i    ^, — 

La  fille  du  prince  veut  cependant  assurer  un  protecteur  au  pri- 
sonnier. Son  mari,  craignant  d'être  compromis  dans  l'affaire,  l'a 
quittée  brusquement  sous  le  prétexte  d'un  lointain  et  indispensable 
voyage.  La  jeune  princesse  se  fait  donc  solliciteuse  ;  elle  vient  trou- 
ver Pauline,  qui  lui  révèle  la  cause  de  l'arrestation  :  le  prince  s'est 
fait  de  Kalinovitch  un  irréconciliable  ennemi  en  lui  rappelant  d'une 
façon  blessante  l'origine  de  sa  fortune.  Pauline  consent  néanmoins  à 
voirie  prisonnier,  à  lui  faire  parvenir  quelques  secours.  Elle  se  rend 
à  la  prison;  on  lui  ouvre  la  cellule  où  languit  le  malheureux  Ra- 
minsky.  Qu' arrive- t-il?  Au  moment  où  elle  va  quitter  le  prince,  un 
peu  raffermi  et  consolé,  le  gouverneur  paraît,  suivi  du  directeur  de 
la  prison,  pâle  et  tremblant. 

«  —  Les  dames  s'intéressent  tellement  à  votre  sort,  mon  prince,  dit  Kali- 
novitch avec  une  émotion  mal  contenue,  que  je  ne  puis  leur  défendre  de  ve- 
nir vous  voir,  quoique  cela  soit  tout  à  fait  contraire  à  l'ordonnance. 

«  —  J'en  suis  fort  reconnaissant!  lui  répondit  le  prince. 

«  —  Mais  je  vois  que  l'on  vous  a  mal  logé,  et  je  vais  donner  des  ordres  en 
conséquence.  Allons!  dit-il  à  sa  femme,  qui  était  plus  morte  que  vive,  je  suis 
venu  vous  chercher.  Sortons...  Au  revoir,  prince. 

«  Et  il  emmena  sa  femme. 

«  La  voiture  les  attendait  à  la  porte  ;  Kalinovitch  monta  le  dernier,  et 
ferma  violemment  la  portière.  Chemin  faisant,  le  cocher  crut  entendre  du 
bruit;  il  lui  sembla  que  ses  maîtres  parlaient  à  haute  voix.  Lorsqu'on  arriva, 
Kalinovitch  descendit  le  premier,  et  il  se  retira  immédiatement  dans  son 
cabinet.  Un  laquais  fut  obligé  d'aider  Pauline  à  descendre  ;  elle  marchait 
avec  peine,  et  un  capuchon  soigneusement  rabattu  cachait  sa  figure. 

«  La  visite  du  vice-gouverneur  à  la  prison  eut  plusieurs  conséquences.  Le 
prince  fut  transféré  dans  un  cabanon  où  l'on  avait  renfermé  peu  de  temps 
auparavant  un  noble  arrêté  pour  vol  à  main  armée.  Le  commandant  du  ba- 
taillon donna  ordre  aux  officiers  de  garde  à  la  prison  de  ne  laisser  pénétrer 
personne  auprès  du  prince  Raminsky.  Le  vice-gouverneur  demanda  de  son 
Côté  à  l'administration  de  destituer  le  directeur  de  la  prison.  » 

Kalinovitch  manque  ici  de  prudence.  Destituer  le  directeur  de  la 
prison,  n'est-ce  pas  donner  un  puissant  auxiliaire  au  prisonnier?  Le 
prince  ne  va-t-il  pas  trouver  un  appui  dans  le  fonctionnaire  desti- 


« 


I 


I 


LE    ROMAN    SATIRIQUE    EN    RUSSIE.  A 39 

tué?  C'est  ce  qui  arrive  en  effet.  L'entrevue  où  Raminsky  et  le  di- 
recteur arrêtent  un  plan  de  conduite  «d'où  sortira  la  ruine  de  Kali- 
novitch  est  un  des  plus  fidèles  tableaux  qu'on  ait  tracés  des  régions 
inférieures  de  l'administration  russe.  Il  y  a  là  des  traits  d'une  vé- 
rité cruelle.  Le  prince  reçoit  dans  son  cachot  la  visite  du  directeur 
en  disgrâce,  qui,  le  verre  en  main,  convient  avec  lui  des  moyens 
d'acheter  le  silence  ou  les  aveux  favorables  de  quelques  complices 
engagés  dans  la  même  affaire.  A  la  suite  de  cet  entretien,  le  di- 
recteur, dont  une  forte  récompense  stimule  le  zèle,  part  pour  Pé- 
tersbourg,  où  il  va  défendre  la  cause  du  prince ,  et  cette  cause  est 
d'avance  gagnée. 

Le  roman  touche  alors  à  sa  fin.  Cette  guerre  aux  abus  faite  par  un 
ambitieux,  cette  étrange  lutte  d'un  parvenu  contre  les  hommes  dont 
il  s'est  servi  pour  assurer  sa  fortune,  se  termine  avec  le  tableau 
que  l'écrivain  a  voulu  tracer  des  mœurs  administratives.  Une  ren- 
contre inattendue  est  le  prélude  du  dénoûment.  Dans  une  troupe 
de  comédiens,  autorisée  par  le  gouverneur  lui-même  à  donner 
quelques  représentations,  se  trouve  Nastineka,  qui  s'est  jetée  dans 
la  vie  d'artiste  par  désespoir  d'amour.  Elle  écrit  à  Kalinovitch,  dont 
les  souvenirs  se  réveillent.  L'incorruptible  gouverneur  n'ose  pas 
refuser  un  rendez-vous;  mais  au  retour  d'une  soirée  passée  furti- 
vement chez  l'actrice,  il  trouve  sa  maison  en  désordre.  Des  caisses 
sont  entassées  sous  le  vestibule.  Pauline,  indignée  de  la  conduite 
de  son -mari,  est  partie  pour  Pétersbourg,  se  promettant  de  sauver 
le  prince.  Elle  laisse  une  lettre  qui  avertit  Kalinovitch  qu'elle  sait 
tout.  ((Votre  dernier  procédé  à  mon  égard,  lui  dit-elle,  me  donne  le 
droit  de  vous  quitter.  »  Cette  fuite  est  le  commencement  de  la  ruine 
de  Kalinovitch.  Bientôt  des  bruits  défavorables  au  gouverneur  com- 
mencent à  circuler  dans  la  ville.  Une  scène  violente  éclate  entre  Ka- 
linovitch et  le  chef  de  la  police  à  l'occasion  d'un  incendie  qui  amène 
un  conflit  d'attributions.  Le  gouvernement  supérieur  est  saisi  de 
l'affaire,  et  se  prononce  contre  Kalinovitch,  qui  est  destitué.  De  la 
classe  des  administrateurs  il  passe  à  celle  non  moins  nombreuse  des 
mécontens,  et  n'a  d'autre  consolatrice  que  Nastineka,  qui  le  suit  à 
Moscou.  Pauline,  qui  est  restée  à  Pétersbourg,  y  finit  bientôt  dans 
l'isolement  une  existence  abrégée  par  la  douleur.  Le  plus  heureux 
de  tous  ces  personnages  qui  ont  poursuivi  ensemble  la  fortune  est 
le  prince,  qui  se  voit  réhabilité  à  la  suite  de  la  disgrâce  de  Kalino- 
vitch, et  rentre  dans  ses  terres  avec  sa  fille  et  son  gendre.  Devenu 
veuf,  Kalinovitch  finit  par  épouser  Nastineka;  mais  l'actrice  ne  vit 
plus  que  pour  le  théâtre,  et  son  mari  achève  tristement,  sous  le 
poids  de  sa  dédaigneuse  pitié,  l'existence  dont  l'auteur  n'a  voulu 
retracer  que  la  période  la  plus  agitée,  la  plus  instructive. 

Telle  est  la  fable  imaginée  par  M.  Pisemski  pour  mettre  en  pré- 


^40  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

sence  la  vieille  et  la  nouvelle  Russie.  Dans  la  première  partie,  c'est 
la  petite  ville  qu'il  retrace  avec  ses  ridicules  traditionnels,  mais  aussi 
avec  ses  mœurs  simples  et  patriarcales.  Dans  la  seconde,  une  autre 
société  s'offre  à  nous,  fiévreuse,  hautaine,  partagée  entre  un  vague 
désir  d'améliorations  morales  et  une  recherche  ardente  du  bien-être 
matériel.  C'est  dans  le  tableau  de  la  classe  des  propriétaires  que 
M.  Pisemski  s'est  surtout  montré  original.  On  avait  peint  avant  lui 
les  paysans,  les  bourgeois,  les  petits  employés.  Les  types  de  sei- 
gneurs campagnards  et  de  hauts  fonctionnaires  qu'on  rencontre 
dans  Mille  Ames  sont  d'une  vérité  parfaite.  De  tels  hommes  pour- 
raient jouer  en  Russie  un  rôle  considérable  :  ils  sont  placés  entre  la 
haute  noblesse  des  villes  et  le  peuple  ;  ils  pourraient  initier  la  classe 
inférieure  aux  principes  et  aux  formes  de  la  civilisation  occiden- 
tale. Malheureusement  la  plupart  ne  sont  guère  propres  à  remplir 
cette  tâche.  Quel  triste  et  pourtant  quel  fidèle  portrait  que  celui  du 
prince  Raminsky,  de  ce  grand  seigneur  instruit,  élégant,  affable, 
mais  dénué  de  tout  sentiment  moral!  Si  la  fortune  eût  continué  à 
le  favoriser,  il  aurait  réussi  à  dissimuler  les  faiblesses  dont  il  se  rend 
coupable;  mais  aux  premiers  revers  qui  l'éprouvent,  il  laisse  voir 
la  profonde  corruption  que  cachent  ces  apparences  séduisantes.  Au 
reste,  il  ne  faudrait  pas  le  juger  avec  trop  de  sévérité  :  l'éducation 
que  reçoivent  en  Russie  les  gens  du  monde  et  l'impunité  dont  ils 
jouissent  sont  après  tout  des  titres  à  l'indulgence.  Les  femmes  que 
l'auteur  fait  figurer  à  côté  du  prince  Raminsky  doivent  être  appré- 
ciées au  même  point  de  vue;  aucun  frein,  pas  même  celui  de  l'opi- 
nion publique,  ne  les  retient  au  milieu  des  séductions  et  des  épreuves 
de  la  vie.  L'état  social  même  de  la  Russie  est  pour  beaucoup  dans 
les  erreurs  qu'elles  commettent. 

Les  personnages  du  roman  de  Mille  Ames  peuvent  se  partager  en 
deux  groupes  correspondant  aux  deux  parties  du  roman  :  il  y  a 
d'une  part  les  habitans  de  la  petite  ville,  de  l'autre  ceux  de  Péters- 
bourg.  Parmi  les  premiers,  il  eh  est  sur  lesquels  l'analyse  du  récit 
ne  permettait  point  d'insister,  et  qui  méritent  quelque  attention.  Il 
faut  citer  d'abord  le  vieux  gardien  du  collège,  Terka,  personnifica- 
tion heureuse  de  l'opiniâtreté  brutale  de  l'homme  du  peuple  qui  ar- 
rive à  exercer  une  sorte  d'autorité.  Rien  ne  saurait  le  faire  agir  con- 
tre son  gré  :  un  seul  argument,  le  bâton,  pourrait  peut-être  en  venir 
à  bout;  mais  son  maître,  M.  Godnef,  est  trop  bon  chrétien* pour  y 
avoir  recours.  On  retrouve  le  même  don  de  grossière  persévérance 
chez  un  autre  personnage  du  collège,  le  professeur  de  mathématiques 
Lebedof  ;  seulement  cette  opiniâtreté  lui  sert  à  des  fins  qui  en  font 
presque  une  vertu.  Dans  les  premiers  temps  de  son  séjour  à  X.,  le 
professeur  ne  se  bornait  pas  à  faire  la  guerre  aux  ours  du  pays;  dans 
ses  momens  de  loisir,  il  a  eu  le  bonheur  de  gagner  une  petite  somme 


LE    ROMAN    SATIRIQUE    EN   RUSSIE.  lllli 

d'argent  au  jeu,  et  ce  gain  a  développé  en  lui  la  passion  des  cartes 
à  un  tel  point  qu'il  s'est  mis  en  rapport  avec  tous  les  joueurs  de  la 
ville.  Il  ne  dédaigne  même  pas  les  laquais.  Ce  n'est  pas  l'amour  de 
l'argent  qui  le  pousse,  mais  le  besoin  d'émotions.  Cependant  son 
bonheur  a  un  terme;  il  ne  craint  pas  d'engager  une  partie  avec  un 
marchand  qui  passe  pour  le  plus  adroit  joueur  de  toute  la  ville.  Cette 
imprudence  lui  coûtera  cher  :  il  reperd  tout  ce  qu'il  avait  gagné, 
et  cinq  mille  roubles  en  plus.  Pour  un  pauvre  employé  comme  lui, 
cette  somme  est  énorme;  néanmoins  il  n'hésite  pas  à  donner  une 
reconnaissance  au  marchand,  quoiqu'il  sache  fort  bien  que  celui-ci 
l'a  trompé.  A  partir  de  ce  moment,  Lebedof  consacre  les  deux  tiers 
de  ses  appointemens  à  l'extinction  de  sa  dette,  et  se  soumet  aux 
plus  dures  privations.  Retiré  dans  une  pauvre  chaumière,  au  fond 
du  faubourg,  il  vit  comme  un  pauvre  paysan,  et  ne  reprend  son 
premier  genre  de  vie  que  lorsque  son  créancier  est  entièrement  payé. 
Telle  est  la  nature  humaine  en  Russie.  On  dirait  un  sol  vierge  où  tout 
favorise  une  rapide  croissance,  et  si  l'on  y  rencontre  quelquefois  des 
créations  monstrueuses,  d'odieux  exemples  de  dépravation,  la  piété 
austère,  le  dévouement  poussé  jusqu'à  l'héroïsme,  comptent  aussi 
de  nombreux  représentans.  On  dirait  un  arbre  aux  branches  flétries, 
et  dont  les  racines  sont  pleines  de  vigueur.  On  rencontre  dans  le 
cours  du  l'Oman  plusieurs  personnages  qui,  comme  Lebedof,  l'hon- 
nête M.  Godnef  et  son  frère,  cachent  sous  une  rude  enveloppe,  des 
qualités  qui  deviennent  de  plus  en  plus  rares  en  Russie  dans  les 
classes  supérieures,  et  l'auteur  a  bien  fait  de  les  mettre  en  évidence, 
car  sans  cela  on  pourrait  désespérer  de  l'avenir  du  pays. 

A  Pétersbourg,  c'est  un  monde  différent  et  avec  moins  d'origina- 
lité. Un  égoïste  viveur,  Belavine,  qui  grossit  le  nombre  des  courtisans 
de  la  comédienne  Nastineka  et  finit  par  lui  préférer  une  grossière 
esclave,  tel  est  l'un  des  types  de  cette  fausse  civilisation  qui  semble 
en  Russie  d'origine  étrangère,  et  que  l'auteur  combat  avec  vivacité. 
Depuis  le  règne  de  l'empereur  Nicolas,  une  sorte  de  réaction  s'est 
manifestée  dans  la  littérature  russe  à  l'égard  des  étrangers  de  toute 
classe  qui  habitent  le  pays.  C'est  Gogol  qui  a  donné  le  signal  de 
cette  réaction,  et  il  a  été  suivi  par  la  foule  des  romanciers.  M.  Tour- 
guenef  lui-même  n'a  point  résisté  à  cette  tendance  nationale;  ses 
Béais  d'un  Chasseur  nous  représentent  un  Français  placé  dans  une 
situation  pitoyable,  et  il  semble  se  complaire  dans  cette  peinture. 
Cette  fâcheuse  tendance,  encouragée  par  le  parti  slave,  se  développe 
de  jour  en  jour.  Les  hommes  qui,  par  leurs  habitudes  et  leurs  sen- 
timens,  appartiennent  à  la  civilisation  occidentale,  semblent  même 
s'en  rapprocher,  et  M.  Hertzen  à  son  tour  prêche  en  quelque  sorte, 
dans  ses  derniers  écrits,  une  croisade  contre  l'influence  étrangère. 


442  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

Il  faut  souhaiter,  dans  l'intérêt  de  la  Russie,  que  l'esprit  satirique 
de  ses  écrivains  s'inspire  d'un  autre  mobile. 

Le  succès  de  M.  Pisemski  s'explique  heureusement  par  d'autres 
causes,  et,  si  on  peut  lui  reprocher  sa  sévérité  pour  les  imitateurs 
de  l'étranger,  on  ne  l'accusera  pas  du  moins  de  trop  caresser  l'a- 
mour-propre  national.  Le  mérite  de  l'écrivain,  on  a  pu  le  voir,  est 
d'arriver  par  la  simple  combinaison  des  événemens  aux  effets  que 
recherche  la  satire.  Le  romancier  a  su  dévoiler  sans  vains  ména- 
gemens  les  faiblesses,  les  erreurs  des  classes  moyennes  de  la  société 
russe,  de  celles  qui  ont  en  main  aujourd'hui  la  plus  lourde  tâche, 
et  de  qui  dépend  l'avenir  du  pays.  M.  Pisemski  d'ailleurs  n'a  pas 
voulu  seulement  faire  haïr  le  vice.  Il  laisse  entrevoir  à  son  pays 
ces  mêmes  perspectives  idéales  vers  lesquelles  le  poète  Nekrassof 
tourne  aussi  ses  regards;  il  répond  de  cette  façon  à  un  sentiment 
général  parmi  ses  compatriotes.  Le  roman  satirique,  compris  de  la 
sorte,  peut  rendre  de  grands  services  ^  la  Russie.  Jusqu'ici,  le 
roman  russe  se  contentait  de  marcher  sur  les  traces  de  Gogol.  Un 
petit  nombre  d'écrivains,  tels  que  MM.  Grigorovitch  et  Tourgue- 
nef,  avaient  seuls  essayé  d'attirer  l'attention  du  public  sur  le  mal- 
heureux sort  des  paysans.  Ceux  qui  mettaient  en  scène  les  employés 
russes  se  bornaient,  ainsi  que  Gogol  l'avait  fait,  à  flétrir  leurs  habi- 
tudes de  concussion.  Il  était  impossible  de  s'en  tenir  là;  les  fonc- 
tionnaires russes  offrent  un  champ  beaucoup  plus  vaste  à  l'étude 
du  moraliste  et  à  l'observation  du  romancier.  Les  désordres  qui 
régnent  dans  l'administration  ne  proviennent  pas  uniquement  de 
la  cupidité  des  hommes  qui  la  composent  :  il  faut  ajouter  à  cette 
honteuse  faiblesse  l'ignorance  profonde,  l'insouciance,  l'incorrigi- 
ble paresse,  la  servilité,  par-dessus  tout  les  habitudes  d'intempé- 
rance si  répandues  dans  la  classe  des  fonctionnaires.  C'est  ce  que 
les  romanciers  s'abstenaient  de  décrire,  car  il  leur  était  interdit 
d'éclairer  de  pareils  faits.  Les  changemens  qui  se  sont  opérés  en 
Russie  depuis  la  mort  de  l'empereur  Nicolas  ont  fait  tomber  les  en- 
ti-aves.  Cette  liberté  a  déterminé  dans  la  satire  morale  un  progrès 
dont  témoigne  le  roman  de  Mille  Ames.  M.  Pisemski  n'a  laissé  dans 
l'ombre  aucun  détail  de  la  vie  publique  ou  de  la  vie  privée  des  fonc- 
tionnaires russes.  Cependant  ce  qui  a  surtout  attiré  le  public,  c'est 
moins  peut-être  cette  exacte  description  que  la  vérité  du  caractère 
de  Kalinovitch.  Ce  personnage  n'est  et  ne  pouvait  être  complète- 
ment imaginaire;  il  existe  dans  l'administration  impériale  un  grand 
nombre  de  jeunes  gens  intelligens  et  instruits  qui,  comme  Kalino- 
vitch, s'élèvent  par  le  déshonneur,  parce  qu'ils  ne  consentent  point 
à  végéter  dans  l'obscurité  et  la  misère.  Aucun  effort  honorable  ne 
saurait  en  effet  les  tirer  de  cette  malheureuse  situation;  l'insou- 


LE    ROMAN    SATIRIQUE    EN    RUSSIE.  /JÙS 

ciance  et  l'incapacité  de  leurs  supérieurs,  complètement  étrangers 
la  plupart  du  temps  aux  devoirs  de  leurs  fonctions,  l'indifférence  du 
public  pour  le  mérite  intellectuel  et  moral,  tout  conspire  contre  leur 
légitime  ambition.  C'est  pour  rendre  cette  vérité  encore  plus  frap- 
pante que  M.  Pisemski  a  opposé  la  destinée  du  prince  Raminsky  à 
celle  de  son  principal  personnage.  Pourquoi  ce  dernier  succombe- 
t41  dans  la  lutte  hardie  qu'il  a  engagée  avec  son  indigne  protec- 
teur? C'est  que  la  fuite  de  sa  femme  le  dépouille  de  son  opulence  et 
par  conséquent  de  son  influence,  tandis  que  son  rival,  quoique  criblé 
de  dettes,  impose  encore  par  son  titre  et  ses  propriétés.  L'auteur  de 
Mille  Ames  a  frappé  juste,  car  son  succès  a  tenu  surtout  à  la  cou- 
rageuse protestation  dont  il  s'est  rendu  l' organe. 

La  société  russe  doit  déjà  beaucoup  aux  efforts  de  ses  romanciers 
depuis  le  jour  où  Gogol  a  pu  s'attaquer  aux  vices  des  employés,  et 
c'est  sans  contredit  à  l'émotion  produite  par  les  tableaux  si  vrais  de 
la  misère  du  paysan. russe  qu'il  faut  attribuer  les  tentatives  de  ré- 
formes que  l'on  fait  aujourd'hui.  La  satire  littéraire  a  eu  encore  un 
autre  résultat  :  si  elle  n'est  pas  assez  forte  pour  déraciner  complè- 
tement les  vices,  elle  est  du  moins  puissante  contre  les  ridicules. 
Parmi  les  romanciers  russes  qui,  sans  prétendre  à  la  même  influence 
morale  que  M.  Tourguenef  et  M.  Pisemski,  ont  observé  des  types 
nouveaux,  il  faut  citer  M.  Grigorovitch.  Tout  récemment,  dans  le 
Chat  et  la  Souris.^  M.  Grigorovitch  a  mis  en  scène  avec  talent  un 
fermier  des  eaux-de-vie,  classe  d'hommes  qui,  par  leurs  immenses 
richesses,  par  leur  genre  de  prétentions,  rappellent  un  peu  nos  an- 
ciens fermiers -généraux.  Quanta  M.  Ghtédrine,  le  spirituel  auteur 
des  Scènes  de  la  Province,  il  a  fort  habilement  reproduit  certaines 
variétés  de  fonctionnaires  dont  il  n'existait  pas  le  moindre  échantil- 
lon du  temps  de  Gogol.  C'est  ainsi  qu'il  a  esquissé  en  quelques  pages 
le  portrait  d'un  employé  qui,  à  l'exemple  du  prince  Raminsky,  n'em- 
prunte les  dehors  d'un  homme  parfaitement  civilisé  que  pour  légiti- 
mer en  quelque  sorte  la  bassesse  de  sa  conduite.  C'est  un  type  vrai- 
ment nouveau  en  Russie;  pourtant  ce  n'est  point  dans  l'intérieur  de 
l'empire  qu'on  le  trouvera  :  les  fonctionnaires  y  sont  encore  fort  in- 
cultes. C'est  dans  les  capitales,  dans  les  plus  hautes  régions  admi- 
nistratives, parmi  les  jeunes  fonctionnaires,  les  favoris  des  ministres 
et  leurs  auxiliaires  les  plus  intelligens,  que  se  rencontrent  le  plus 
souvent  les  hommes  policés  dont  M.  Chtédrine  nous  trace  le  portrait. 
On  a  pu  même  les  voir  à  Paris,  car  ils  voyagent;  mais  dès  qu'ils 
mettent  le  pied  sur  une  terre  étrangère,  ils  donnent  ordinairement 
plus  de  gravité  à  leur  maintien,  plus  de  dignité  à  leurs  discours,  et 
on  les  prendrait  volontiers  pour  des  administrateurs  modèles.  L'ad- 
ministration russe  n'a  pas  de  plus  chauds  défenseurs  qu'eux.  Ils 
s'efforcent  de  faire  croire  que  sa  triste  réputation  en  Europe  est  le 


/iii4  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

résultat  de  la  calomnie,  et  qu'elle  ne  le  cède  en  rien  sous  le  rapport 
moral  aux  administrations  des  contrées  civilisées.  Souvent  même  ils 
ne  se  contentent  pas  de  le  soutenir  de  vive  voix  dans  les  salons  ;  ils 
prennent  la  plume  et  adressent  aux  journaux  étrangers  des  notes 
conçues  dans  le  même  esprit,  et  dans  l'espoir  d'en  tirer  bon  profit 
plus  tard  pour  leur  avancement.  Écoutons  M.  Ghtédrine  dans  le  récit 
où  il  crayonne  l'employé  russe  cherchant  à  présenter  ses  roueries 
comme  des  perfectionnemens  empruntés  à  la  civilisation  occidentale. 
L'imprudent  discoureur  fait  sans  le  savoir  la  meilleure  satire  de  la 
classe  à  laquelle  il  appartient,  et  qu'il  croit  défendre. 

«  Je  déteste  moi-même  les  pots-de-vin.  Les  pots-de-vin,  c'est  bon,  je  vous 
le  répète,  pour  la  plèbe  du  métier.  Nous  autres,  nous  considérons  les  choses 
d'un  autre  point  de  vue  :  nous  ne  connaissons  pas  les  pots-de-vin,  mais 
les  intérêts  de  l'administration.  Je  ne  demande  que  ce  qui  m'est  dû,  et  ne 
cherche  nullement  à  savoir  comment  on  me  le  fournit.  Je  me  borne  à  surveil- 
ler les  dififérens  services,  comme  par  exemple  les  postes,  l'impôt  pour  l'en- 
tretien des  routes,  le  recrutement Tout  cela  doit  rapporter  (1), 

«  Je  suis  un  homme  comme  il  faut,  je  suis  un  enfant  du  siècle;  il  me  faut 
de  bons  cigares  et  une  bonne  bouteille  de  Ghâteau-Laffitte.  Je  suis  obligé, 
—  vous  m'entendez?  —  je  suis  obligé  de  me  mettre  avec  soin,  il  m'est  né- 
cessaire d'avoir  un  intérieur  comfortable,  —  le  gouvernement  me  doit  tout 
cela.  Je  suis  garçon,  et  par  conséquent  il  me  faut  une  belle.  J'ai  l'esprit 
cultivé,  j'ai  des  vues  étendues,  et  par  conséquent  il  faut  que  rien  ne  me 
trouble  dans  mes  méditations,  ni  la  misère  ni  aucun  souci,  afin  que  je  puisse 
me  consacrer  entièrement  à  l'administration.  Comment  pourrai-je  me  livrer 
à  l'étude  de  quelque  projet  philanthropique,  si  mon  esprit  n'est  pas  libre, 
si  je  dois  perpétuellement  songer  aux  moyens  de  suffire  à  ma  subsistance? 
Afin  d'être  vraimept  utile  au  pays,  il  faut  que  je  sois  gai  et  dispos.  Tout  cela 
est  fort  compréhensible.  Zenon  serait  de  nos  jours  un  fort  mauvais  adminis- 
trateur. C'est  pourquoi  j'évite  avec  soin  tout  ce  qui  est  de  nature  à  troubler 
le  calme  de  ma  vie.  Pourtant  que  voulez-vous?  je  rencontre  à  tout  instant 
de  fâcheuses  circonstances.  Ainsi,  par  exemple,  aujourd'hui  même  un  paysan 
est  venu  me  trouver.  On  lui  a  pris  son  fils  comme  recrue;  il  y  a  eu  dans 
sa  famille  un  partage  volontaire... 

«  —  A  propos  (demande  l'interlocuteur  de  ce  digne  fonctionnaire),  que 
veulent  dire  ces  partages  dont  j'entends  parler  depuis  quelque  temps? 

«  —  Un  partage  volontaire?  Cela  signifie  qu'on  se  sépare  volontairement. 
Certaines  femmes  ne  peuvent  pas  vivre  ensemble,  ou  bien  un  beau-père 
montre  trop  de  complaisance  pour  sa  belle-fille,  —  et  voilà  que  la  famille 
veut  se  séparer!  —  Impossible  de  le  souffrir!  11  est  posé  en  principe  par  tous 
les  économistes  que  dans  tout  travail  les  forces  agissantes  doivent  être  le 
plus  concentrées  possible.  Par  malheur,  le  paysan  ne  comprend  rien  à  ces 
rîfisonnemens-là  ;  en  fait  de  science,  il  n'y  entend  absolument  rien  ;  il  con- 
sidère toutes  les  choses  d'un  point  de  vue  matériel,  étroit,  du  haut  de 
8on  fumier  en  quelque  sorte;  il  ne  voit  en  tout  cela  que  des  circonstances 

(t)  1^8  moto  soulignés  sont  en  français  dans  l'original. 


LE    ROMAN    SATIRIQUE    EN    RUSSIE.  •  445 

de  famille,  et  n'a  pas  la  moindre  idée  de  la  question  économique...  Mais  re- 
venons au  fait.  Je  vous  ai  dit  que  j'avais  reçu  la  visite  d'un  paysan  qui  m'a 
supplié  d'entrer  dans  sa  position.  Je  lui  ai  dit  de  s'adresser  aux  autorités  de 
son  village.  Ils  ont  un  maire,  un  écrivain,  que  sais-je?  Tout  cela  est  fait 
pour  leur  bien.  Figurez-vous  que  le  paysan  se  jeta  à  mes  pieds,  et  se  mit  à 
les  embrasser  en  pleurant.  J'en  étais  confus,  car  enfin  c'est  toujours  un 
homme.  Il  paraît  que  la  demande  du  paysan  avait  été  repoussée  de  tous  cô- 
tés; j'étais  son  seul  espoir.  Gomment  trouvez-vous  cela?  Il  ne  pouvait  pas 
se  mettre  dans  la  tête  que  je  n'étais  nullement  chargé  de  débrouiller  ses 
affaires  de  famille.  Surveiller  les  employés  inférieurs,  composer  des  projets 
pour  leur  bien,  suivre  attentivement  la  marche  de  toute  la  machine,  qui 
sans  cela  pourrait  sortir  de  la  voie,  voilà  quelle  est  ma  mission  administra- 
tive !  Peu  m'importe  qu'un  Kousemka  ou  un  Prochka  soit  injustement  pris 
pour  recrue.  Qu'est-ce  que  cela  fait  au  gouvernement,  je  vous  le  demande 
un  peu  ? 

«  —  Et  qu'avez-vous  fait  du  paysan  ? 

«  —  Je  l'ai  chassé,  bien  entendu...  Remarquez  à  quel  point  ils  sont  encore 
arriérés,  combien  ils  sont  encore  loin  de  pouvoir  jouir  des  bienfaits  de  la 
civilisation.  On  leur  a  reconnu  le  droit  de  délibérer  en  commun  et  de  nom- 
mer les  membres  du  tribunal  qui  les  juge  ;  c'est  presque  un  self-govern- 
ment,  et  pourtant  ils  viennent  encore  ramper  à  mes  pieds.  Et  pourquoi  ce 
pauvre  homme  le  fait-il?  Répondez-moi.  N'est-ce  point  parce  que,  grâce  au 
zèle  que  j'apporte  dans  mes  fonctions  administratives,  il  comprend  instinc- 
tivement que  les  paysans  et  leurs  délibérations  ne  signifient  absolument 
rien ,  que  mon  coup  d'œil  exercé  peut  seul  éclairer  le  chaos,  le  labyrinthe 
sans  issue  au  milieu  duquel  ils  essaient  en  vain  de  se  retrouver?... 

«  Bien  des  gens  s'élèvent  contre  le  principe  créateur  du  régime  adminis- 
tratif, parce  qu'il  tend  à  pénétrer  de  plus  en  plus  toutes  les  forces  vives  de 
l'empire.  Quel  mal  y  a-t-il  à  cela,  je  vous  le  demande?  N'est-il  point  natu- 
rel qu'un  principe  général  et  énergique  s'impose  peu  à  peu  à  toutes  les 
manifestations  accidentelles  ou  passagères?  S'élever  contre  cela,  c'est  don- 
ner un  démenti  à  notre  histoire,  à  tout  notre  passé,  à  toute  notre  organisa- 
tion actuelle.  Jetez  les  yeux  autour  de  vous  :  tout  ce  que  vous  voyez  est  le 
fruit  de  l'administration.  Qui  vous  a  donné  la  commune  rurale?  L'adminis- 
tration. Le  commerce?  L'administration.  L'industrie  manufacturière?  L'ad- 
ministration encore.  Pour  le  comprendre,  il  faut  réunir  tout  cela  dans  le 
même  foyer.  Fous  allez  me  dire  que  cela  est  désolant,  et  moi  je  me  per- 
mettrai de  soutenir  le  contraire.  Tout  cela  marche,  et  marche  assez  bien; 
par  conséquent  cet  ordre  de  choses  a  sa  raison  d'être.  Si  nous  nous  étions 
développés  naturellement.  Dieu  sait  comment  nous  aurions  marché;  peut- 
être  trop  à  droite,  ou  à  gauche...  Vous  ne  sauriez  croire  combien  tout  le 
fatras  que  l'on  débite  à  ce  sujet  me  met  en  colère. 

«  On  parle  beaucoup,  depuis  quelque  temps,  de  liberté  et  de  civilisation! 
Ah!  il  faut  avoir  vécu  au  milieu  des  paysans  pour  savoir  ce  qu'ils  valent. 
Pourquoi  les  troubler?  S'ils  aiment  tant  le  repos,  c'est  que  le  sommeil  leur 
est  doux.  Il  faut  sans  aucun  doute  introduire  parmi  eux  quelques  nouveau- 
tés, afin  de  leur  prouver  que  l'on  pense  constamment  à  améliorer  leur  sort. 
Ainsi  par  exemple  j'ai  conçu  dernièrement  un  projet  de  lampes  économiques 


[^l^Q         •  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

pour  éclairer  les  isba.  Gela  est  commode  et  peut  en  même  temps  apporter 
de  grands  avantages  à  l'état,  car  l'armée  a  besoin  de  soldats  bien  portans,  et 
les  malheureux  sont  aveuglés  par  la  fumée  de  leurs  maudites  loutchina  (1). 
Eh  bien  !  vous  ne  vous  figurez  pas  la  peine  que  nous  éprouvons  à  leur  faire 
adopter  tout  cela!  Rappelez-vous  l'histoire  des  pommes.de  terre  :  ils  n'en 
voulaient  pas  entendre  parler;  Je  vous  jure  sur  mes  grands  dieux  que  nous 
avons  eu  autant  de  tracas  avec  ces  maudites  pommes  de  terre  que  s'il  avait 
été  question  de  les  ramener  à  l'idolâtrie. 

«  On  reproche  aux  fonctionnaires  de  prendre  des  pots-de-vin  ;  quelques 
écrivains  se  sont  même  beaucoup  exercés  sur  ce  sujet.  Sans  doute  je  ne 
justifie  pas  cette  coutume  :  c'est  vilain,  J'en  tombe  d'accord;  mais  pourquoi 
le  font-ils,  je  vous  le  demande?  N'est-ce  point  parte  que  le  fonctionnaire 
est,  après  tout,  un  élément  organique  supérieur,  relativement  à  toute  cettei 
masse  d'êtres  incultes?  S'il  n'en  était  pas  ainsi,  soyez  sûr  que  les  abus 
contre  lesquels  on  s'élève  ne  pourraient  pas  avoir  lieu.  Cela  se  justifie  donc 
au  point  de  vue  historique,  physiologique  et  ethnographique...  Tout  est 
pour  le  mieux  dans  le  meilleur  des  mondes ,  comme  le  dit  notre  ami  Pan- 
gloss.  Mais  en  voilà  assez  sur  ce  sujet.  Si  nous  buvions  une  bouteille  de  bon 
vin?  Qu'en  pensez-vous?  J'ai  là  un  vin  comme  vous  n'en  avez  peut-être 
jamais  bu.» 

C'est  contre  cet  optimisme  prétentieux  des  fonctionnaires  et  des 
propriétaires  que  le  roman  satirique  dirige  le  plus  volontiers  ses 
attaques.  Il  y  a  là  en  effet  mieux  qu'une  veine  comique  à  exploiter. 
L'administration  commence  à  se  réveiller  de  sa  funeste  torpeur;  il 
est  bon  que  l'opinion  l'encourage  et  l'excite.  Un  fait  récent,  dont  la 
Sibérie  a  été  le  théâtre,  a  prouvé  jusqu'où  peut  aller  en  Russie  la 
tyrannie  administrative,  et  il  a  montré  aussi  combien  il  serait  urgent 
de  téprimer  les  écarts  des  fonctionnaires  formés  sur  le  modèle  du 
héros  de  M.  Chtédrine.  Depuis  près  de  dix  ans,  la  ville  et  le  district 
d'Irkoutsk  sont  remplis  de  jeunes  employés,  sortant  des  écoles  de 
Pétersbourg,  qui,  au  lieu  de  se  consacrer  à  l'exercice  de  leurs  fonc- 
tions, passent  leur  temps  à  boire  et  à  jouer.  Ils  vivent  généralement 
entre  eux  et  méprisent  tous  les  employés  d'une  origine  obscure.  Il 
y  a  peu  d'années,  un  nouveau  fonctionnaire,  M.  Néklioudof,  arriva  à 
Irkoutsk  ;  il  avait  été  mis  à  la  disposition  du  gouverneur  de  la  Sibé- 
rie orientale,  le  général  Mouravief,  et  celui-ci  lui  confia  plusieurs 
missions  importantes;  il  l'envoya  notamment  en  courrier  à  Pékin. 
Quoique,  par  sa  naissance  et  par  son  éducation,  M.  Néklioudof  eût  pu 
se  faire  admettre  parmi  les  jeunes  fonctionnaires  de  la  ville,  il  s'en 
tenait  éloigné.  Cette  circonstance  et  la  faveur  dont  il  jouissait  sou- 
levèrent contre  lui  la  haine  de  cette  jeunesse  dorée.  L'occasion  de 
lui  faire  un  mauvais  parti  ne  tarda  point  à  se  présenter  ;  un  certain 
Héklémichef,  membre  du  conseil  administratif  de  la  province  et  chef 
de  la  coterie  des  jeunes  fonctionnaires,  s' étant  rencontré  avec  lui 

(i)  Eclata  de  bois  de  sapin  que  les  paysans  brûlent  pour  éclairer  leurs  chaumières. 


LE   ROMAN    SATIRIQL'E    EN    RUSSIE.  *        !ili7 

dans  un  salon  de  la  ville,  l'accusa  publiquement  d'avoir  détourné 
une  partie  des  fonds  qui  lui  avaient  été  confiés  pour  sa  mission  à 
Pékin.  Le  lendemain,  M.  Néklioudof,  instruit  de  cette  calomnie ,  se 
rendit  chez  M.  Béklémichef  pour  lui  en  demander  raison.  Celui-ci 
l'ayant  accueilli  avec  insolence,  il  lui  donna  un  soufflet.  Une  lutte  s'en- 
gagea entre  eux,  et  les  gens  de  M.  Béklémichef  étant  intervenus, 
M.  Néklioudof  fut  entraîné  et  conduit  à  la  m^àison  de  police;  mais  on 
ne  l'y  retint  pas  longtemps.  On  craignait  que  M.  Néklioudof,  privé  de 
tout  appui  à  Irkoutsk  depuis  le  départ  du  général  Mouravief,  alors 
sur  les  bords  de  l'Amour,  ne  reculât  devant  une  rencontre  et  ne 
quittât  la  ville.  Afin  d'empêcher  son  départ,  des  plantons  de  la  po- 
lice avaient  été  postés  à  toutes  les  portes,  avec  ordre  de  lui  faire  re- 
brousser chemin  s'il  s'y  présentait.  Le  duel  eut  lieu  quelques  jours 
après;  mais  il  ne  fut  point  permis  àM.  Néklioudof  de  choisir  pour  se- 
cond un  de  ses  amis  :  on  lui  imposa  un  homme  de  la  coterie.  De  plus, 
aucun  médecin  ne  fut  invité  à  assister  au  combat.  Le  maître  de  police 
se  tenait  sur  un  clocher  voisin,  d'où  il  pouvait  voir  avec  une  lunette 
toutes  les  circonstances  de  la  lutte.  Le  malheureux  Néklioudof  tomba; 
quelques  heures  après  seulement,  on  vint  relever  son  corps,  et  il 
fut  ramené  dans  une  voiture  fermée.  Le  sentiment  d'indignation 
que  souleva  la  fin  mystérieuse  de  ce  fonctionnaire  se  manifesta  par 
le  concours  de  toutes  les  classes,  qui  assistèrent  à  son  convoi.  La 
loi  religieuse  refuse  en  Russie  les  prières  de  l'église  aux  individus 
tués  en  duel;  cependant  l'archevêque,  se  rangeant  à  l'opinion  du 
public,  autorisa  un  office  spécial.  Quelques  jours  après,  les  vitres 
des  fenêtres  de  M.  Béklémichef  furent  brisées  par  le  peuple,  et  les 
élèves  du  gymnase  le  traitèrent  publiquement  d'assassin.  Une  croix 
a  été  élevée  sur  la  tombe  de  M.  Néklioudof,  et  quoiqu'il  n'ait  aucun 
parent  à  Irkoutsk,  cette  tombe  est  couverte  de  fleurs.  A  peine  revenu 
des  bords  de  l'Amour,  le  général  Mouravief  s'empressa  d'ordonner 
une  enquête;  mais  le  rapport  conclut  en  première  instance  que  le  duel 
s'était  passé  suivant  les  règles  ordinaires,  et  l'afi'aire  en  est  restée  là. 
Dans  un  pays  où  de  tels  désordres  se  commettent,  la  satire  doit 
se  faire  en  quelque  sorte  pratique  et  combattre  l'ennemi,  c'est-à- 
dire  la  mauvaise  administration,  corps  à  corps.  Il  ne  faut  pas  s'é- 
tonner si  elle  se  produit  rarement  encore  en  Russie  sous  la  forme 
philosophique  et  générale.  Hors  de  l'empire  toutefois,  elle  se  sent 
plus  à  l'aise,  et  les  écrits  russes  publiés  à  Londres,  ceux  notamment 
de  M.  Alex.  Hertzen,  se  distinguent  par  une  assez  grande  liberté 
d'allures.  On  en  jugera  par  un  récit  humoristique  appelé  le  Mono- 
mane^  et  où  M.  Hertzen  met  en  scène  un  noble  moscovite  devenu, 
sous  l'influence  d'un  chagrin  d'amour,  un  rêveur  de  la  famille 
d'Hamlet.  C'est  sur  les  bords  enchantés  du  golfe  de  Gênes  que 
M.  Hertzen  a  rencontré  ce  singulier  personnage  de  la  société  russe. 


/^/^8  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

«  Cet  homme  m' apparut,  dit- il ^  comme  une  de  ces  mystérieuses 
figures  de  sorciers,  de  pèlerins,  de  cénobites,  qu'évoquent  devant 
nous  les  légendes  du  moyen  âge,  comm^  pour  nous  préparer  à  des 

luttes  pénibles,  à  des  coups  imprévus »  Le  maladif  héros  de 

M.  Hertzen  parcourt  l'Italie  sous  la  surveillance  affectueuse  d'un 
médecin  bon  vivant,  qui  fait  avec  son  pâle  et  morne  compagnon 
un  piquant  contraste.  Où  donc  est  ici  la  satire?  se  demandera- t-on. 
Elle  est  dans  les  discours  mêmes  du  monomane,  dont  le  médecin 
trace  ainsi  le  portrait  : 

«  On  trouverait  difficilement  un  exemplaire  pareil  dans  toute  l'Italie.  C'est 
un  original  comme  il  n'y  en  a  pas  !  La  machine  était  bonne  ;  mais  elle  s'est 
un  peu  détraquée.  Je  suis  chargé  de  la  raccommoder.  Il  venait  ici;  j'ai  eu  la 
malheureuse  idée  de  vous  nommer,  et  il  a  eu  peur.  C'est  un  hypocondria- 
que qui  tombe  dans  la  manie;  il  passe  quelquefois  des  journées  entières  sans 
ouvrir  la  bouche,  et  d'autres  fois  il  parle,  parle,  et  dit  des  choses  qui  font 
dresser  les  cheveux.  Il  ne  croit  à  rien,  à  rien  absolument.  C'est  au  point 
que  moi,  qui  ne  suis  guère  crédule  pourtant,  je  suis  forcé  de  reconnaître 
qu'il  va  trop  loin.  Au  fond,  il  est  très  doux  et  il  est  très  bon.  Il  n'avait 
d'ailleurs  aucune  envie  de  voyager;  mais  ses  parens  l'ont  décidé...  Vous 
comprenez;  ils  voulaient  s'en  débarrasser,  d'autant  plus  qu'ils  se  méfiaient 
de  sa  langue...  Il  voulait  se  rendre  à  la  campagne,  chez  sa  sœur;  mais 
celle-ci  a  craint  qu'il  ne  se  mît  à  prêcher  le  communisme  aux  paysans,  et 
les  redevances  auraient  pu  en  souffrir.  Il  consentit  enfin  à  partir^  mais  pour 
se  rendre  dans  le  sud  de  l'Italie.  Il  se  dirige  vers  la  Galabre,  et  votre  très 
humble  serviteur  l'y  accompagne  en  qualité  de  leib-medic  (médecin  intime). 
Vous  m'avouerez  qu'il  a  choisi  un  singulier  pays;  on  n'y  rencontre,  dit-on, 
que  des  bandits  et  des  prêtres.  C'est  pourquoi,  en  passant  par  Marseille,  je 
me  suis  acheté  un  revolcer...  N'allez  pas  croire  pourtant  que  ce  soit  un  fou 
à  lier.  Il  me  témoigne  même  de  l'attachement  à  sa  manière,  quoiqu'il  me 
contredise  à  tout  propos.  Je  suis  du  reste  très  satisfait;  je  reçois  mille  rou- 
bles argent  par  an,  et  suis  défrayé  de  tout,  même  de  cigares.  Il  est  sur  ce 
chapitre  d'une  délicatesse  extrême.  Et  puis  le  plaisir  de  voyager  a  bien  son 
prix!  Enfin  il  faut  que  je  vous  présente  mon  original. 

«  —  Laissez-le  en  paix  !  A  quoi  bon  ? 

«  —  Je  veux  vous  l'amener.  Vous  aurez  bientôt  fait  connaissance.  C'est  un 
excellent  homme,  et  il  serait  même  un  homme  d'esprit,  s'il... 

«  —  S'il  n'était  pas  fou. 

tt  —  C'est  un  malheur...  auquel  vous  êtes  fort  indifférent  à  coup  sûr;  mais 
lui,  il  a  besoin  de  distraction.  Cela  lui  fait  du  bien. 

«  Le  monomane  entra  bientôt  d'un  air  timide,  me  salua  plus  profon- 
dément qu'il  n'aurait  convenu,  et  avec  un  sourire  forcé.  L'excessive  mobi- 
lité des  muscles  de  sa  figure  imprimait  à  ses  traits  une  étrange  et  insaisis- 
sable expression  qui  changeait  à  tout  instant;  la  tristesse,  l'ironie,  parfois 
la  simplicité,  s'y  peignaient  successivement.  On  remarquait  dans  ses  yeux, 
qui  pour  l'ordinaire  ne  regardaient  rien,  quelque  chose  qui  révélait  la  ré- 
flexion concentrée  et  un  grand  travail  intérieur  ;  les  rides  qui  couronnaient 
ses  sourcils  confirmaient  la  justesse  de  cette  indication.  Ce  n'était  pas  sans 


LE   ROMAN   SATIRIQUE    EN   RUSSIE.  /JA9 

raison  et  en  peu  de  temps  que  son  cerveau  avait  pu  imprimer  un  tel  carac- 
tère à  son  enveloppe  osseuse,  et  ce  n'est  pas  sans  raison  que  les  muscles 
<ie  sa  figure  avaient  acquis  cette  mobilité. 

„  _  Evgueni  Nikolaïevitch ,  lui  dit  le  médecin ,  permettez-moi  de  vous 
présenter  un  ancien  ami  que  je  ne  pensais  assurément  pas  retrouver  ici. 

«  Evgueni  Nikolaïevitch  sourit  et  balbutia  sourdement  :  —  Je  suis  heu- 
reux... Un  hasard...  tout  à  fait  imprévu...  Excusez-moi...  Y  a-t-il  longtemps 
que  vous  avez  quitté  la  Russie? 

«  —  Il  y  a  cinq  ans. 

M  —  Et  vous  vous  êtes  habitué  au  genre  de  vie  de  ce  pays-ci?  reprit-il,  et 
il  rougit. 

«  —  Parfaitement. 

«  —  Cependant  vous  conviendrez  que  Texistence  que  Ton  mène  loin  de  la 
Russie  est  désagréable,  ennuyeuse. 

«  —  Autant  qu'en  Russie,  ajouta  le  docteur  avec  insouciance. 

«  A  ces  mots  et  contre  mon  attente,  Evgueni  Nikolaïevitch  fut  pris  d'un 
rire  convulsif  qu'il  essaya  vainement  de  calmer  à  plusieurs  reprises.  Lors- 
qu'il y  eut  réussi,  il  me  dit  d'une  voix  encore  altérée  : 

«  —Figurez-vous  que  le  docteur  me  soutient...  Ah!  ah!  Je  prétends  que 
Je  globe  terrestre  est  une  planète  manquée  ou  malade,  et  lui  me  répond 
que  c'est  une  absurdité.  Pourtant  le  moyen  de  comprendre  sans  cela  qu'il 
•est  aussi  ennuyeux  de  vivre  à  l'étranger  que  chez  soi  ? 

«  Il  se  remit  à  rire  avec  une  telle  violence  que  les  veines  de  son  front  se 
gonflèrent  de  sang.  Le  docteur  le  regardait  à  la  dérobée  avec  une  expression 
<ie  supériorité  si  marquée,  que  je  me  sentis  pris  de  compassion. 

«  —  Pourquoi  les  planètes  ne  seraient-elles  pas  malades?  me  demanda 
•sérieusement  Evgueni  Nikolaïevitch.  Les  hommes  le  sont  bien.  » 

La  terre  et  l'humanité  sont  donc  malades.  D'où  viendra  la  guéri- 
son?  La  question  est  bien  faite  pour  tourmenter  un  esprit  chagrin, 
€t  l'hypocondriaque  de  M.  Hertzen  développe  sur  ce  sujet  les  vues 
les  plus  singulières  : 

«  Les  hommes  qui  ont  vainement  tenté  de  devenir  des  anges  feraient  bien 
cle  se  rapprocher  des  animaux.  Tous  les  animaux  sauvages  sont  formés  pour 
le  milieu  où  ils  doivent  vivre;  un  changement  leur  est  presque  toujours 
fatal.  L'eau  des  rivières  nous  semble  plus  propre  et  plus  agréable  que  l'eau 
de  mer;  mais  si  vous  y  mettez  un  mollusque  marin,  il  meurt.  L'homme  est 
loin  d'être  aussi  heureusement  doué  par  la  nature  qu'on  veut  bien  le  dire; 
Je  développement  maladif  de  ses  nerfs  et  de  sa  cervelle  lui  fait  rechercher 
«n  genre  de  vie  qui  ne  lui  convient  pas,  une  existence  d'un  ordre  supérieur, 
mais  au  sein  de  laquelle  il  se  tourmente,  languit  et  se  meurt.  Partout  où 
les  hommes  ont  surmonté  cette  maladie,  ils  se  sont  apaisés,  ils  sont  satis- 
faits, et  pourraient  connaître  le  bonheur  si. on  les  laissait  en  repos.  Consi- 
dérez toute  cette  suite  de  générations  qui  se  succèdent  dans  les  Indes,  la 
nature  les  a  comblées  de  ses  dons;  elles  ne  connaissent  pas  la  peste  de  la  vie 
politique  et  administrative;  elles  ne  connaissent  pas  la  domination  maladive 

TOME  XXV.  29 


/i50  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

de  rintelligence  sur  toutes  les  autres  fonctions  de  l'organisme  ;  Thistoire 
universelle  les  a  oubliées,  et  ces  générations  ont  vécu  comme  il  convient 
aux  hommes  de  vivre  pour  être  heureux,  comme  il  leur  est  possible  de 
vivre,  jusqu'à  la  fondation  de  cette  maudite  compagnie  des  Indes-Orientales, 
qui  a  tout  gâté. 

„  _  Avouez,  lui  dit  le  docteur,  que  le  peuple  se  trouve  encore,  chez  nous 
autres  Russes,  à  peu  près  dans  les  conditions  que  vous  venez  de  retracer. 

«  —  Cela  serait  une  preuve  convaincante  de  la  vérité  de  mon  opinion.  Ce 
que  vous  nommez  peuple  est  précisément  l'espèce  humaine;  mais  on  ne 
permet  point  au  peuple  de  vivre  à  sa  guise,  voilà  le  mal.  La  civilisation  se 
paie  horriblement  cher  :  l'administration,  la  religion,  l'armée,  épuisent  les 
classes  inférieures.  Quoi  de  plus  navrant  qu'une  pareille  situation?  A  nos 
pieds  bouillonne  une  foule  écrasée  de  travaux,  épuisée  par  la  faim  ;  sur  nos 
têtes,  en  voici  une  autre  qui  se  flétrit  et  se  débat  écrasée  par  la  pensée,  ac- 
cablée par  les  efforts  qu'elle  fait  pour  atteindre  à  des  résultats  dont  la  pour- 
suite est  aussi  vaine  que  la  possibilité  de  fournir  du  pain  aux  affamés.  Puis, 
entre  ces  deux  maladies,  entre  ces  deux  modes  de  souffrances,  entre  la 
fièvre  d'une  existence  mauvaise  et  la  consomption  des  nerfs  surexcités,  qu'y 
a-t-il?  La  fleur  de  la  civilisation,  ses  fils  chéris,  l'unique  classe  d'hommes  qui 
jouit  tant  bien  que  mal  de  la  vie,  —  nos  petits  propriétaires  en  Russie,  et 
ici  les  boutiquiers.  Mais  la  nature  ne  se  laisse  point  outrager;...  elle  est  im* 
pitoyable  dans  ses  châtimens  comme  le  bourreau... 

«  Ici,  Evgueni  Nikolaïevitch  se  mit  à  marcher  dans  la  chambre;  mais  il 
s'arrêta  tout  à  coup  devant  un  miroir.  Voyez,  reprit-il,  cette  face...  Ahl 
ah!  ahl  c'est  vraiment  horrible.  Comparez  le  premier  venu  de  nos  pay- 
sans avec  moi ,  avec  cette  nouvelle  varietas  qui  a  échappé  à  Blumenbach , 
le  type  caucasien- citadin,  auquel  appartiennent  les  fonctionnaires  et  les 
boutiq\iiers,  les  savans,  les  nobles,  en  un  mot  tous  les  crétins  et  les  albinos 
qui  peuplent  le  monde  civilisé,  race  faible,  sans  muscles,  percluse  de  rhu- 
matismes, et  avec  cela  bête,  méchante,  vulgaire,  infirme,  gauche  !  J'en  suis 
un  beau  spécimen,  moi,  vieillard  de  trente-cinq  ans,  être  inutile,  qui  ai 
passé  toute  ma  vie  comme  un  pied  de  cresson  élevé  pendant  l'hiver  au  bord 
d'une  fontaine.  Ahî  quelle  horreur!  Non,  non,  cela  ne  peut  pas  durer;  c'est 
trop  stupide!...  Quand  pourrai-je  reposer  dans  le  sein  de  la  nature?...  Ces- 
sez de  bâtir  et  de  rebâtir  sans  fin  la  tour  babylonienne  de  l'ordre  social  ; 
abattez-la,  et  que  tout  soit  fini  !  Cessez  de  poursuivre  l'impossible  !  Il  n'est 
permis  qu'aux  jeunes  filles  amoureuses  de  souhaiter  des  ailes,  de  rêver  von 
einer  besseren  JSatur,  von  einem  anderen  Sonnenlichte  (1)  !  Il  est  temps  de 
revenir  à  la  couche  paisible  de  la  nature,  au  grand  air,  à  l'indépendance 
sauvage,  à  la  liberté  puissante  de  l'état  primitif! 

«  —  En  d'autres  termes,  dit  le  docteur,  vous  voudriez  voir  les  hommes 
reprendre  la  vie  des  forêts?... 

«—  Les  hommes- vivront  toujours  en  troupeaux,  reprit  doctoralement 
notre  original.  * 

«  —  Evgueni  Nikolaïevitch,  lui  dis-je,  quel  vilain  tour  l'espèce  humaine 
(1)  «  Une  meilleure  nature,  un  autre  soleil,  » 


LE    ROMAN   SATIRIQUE    EN   RUSSIE.  Û5i 

jouera  à  la  philosophie  de  l'histoire  et  au  progrès  indéfini  de  la  société, 
lorsque,  guéris  de  leur  mal  chronique,  Vhistoria-morbus,  ils  se  mettront  à 
vivre  paisiblement  par  troupeaux!  » 

Ainsi  se  termine  cette  douloureuse  sortie  contre  les  sociétés  à  la 
fois  arriérées  et  impatientes,  où  le  développement  intellectuel  ne  se 
produit  qu'à  la  faveur  d'une  surexcitation  maladive;  mais  il  ne  suffit 
pas  à  M.  Hertzen  de  railler  l'humanité  par  l'organe  de  ce  sombre  dis- 
coureur ;  le  conteur  finit  par  se  moquer  de  son  propre  héros.  Voyez 
plutôt  comment  il  explique  ces  impitoyables  sarcasmes!  Evgueni 
INikolaïevitch  a  courtisé  une  servante,  une  esclave;  il  a  cru  être 
aimé,  il  a  comblé  de  bienfaits  la  jeune  Ouliana,  et  celle-ci  lui  a 
préféré  un  laquais  ivrogne  et  voleur.  Tel  est  le  concours  d'incidens 
vulgaires  auxquels  Evgueni  Nikolaïevitch  doit  d'être  devenu  un  aus- 
tère moraliste.  C'est  sous  l'influence  de  la  douleur  causée  par  cette 
déception  qu'il  s'est  recueilli,  qu'il  s'est  isolé  du  monde,  et  qu'il 
a  fini  par  déclarer  l'humanité  malade.  Il  a  été  dupé  par  des  escla- 
ves, par  des  êtres  incultes  et  grossiers.  Qu*en  conclura- t-il?  C'est 
que  dans  un  monde  où  la  matière  triomphe  de  l'esprit,  toute  supé- 
riorité intellectuelle  n'est  qu'une  manifestation  maladive.  Étrange 
et  ironique  doctrine,  qui  sert  en  définitive  la  cause  qu'elle  semble 
attaquer,  car  personne  ne  lira  le  Monomane  de  M.  Hel'tzen  sans 
prendre  intérêt  à  ces  maladies  de  l'âme,  qui  sont  chez  l'homme  le 
signe  d'une  vie  supérieure,  et  pour  l'humanité  tout  entière  l'agent 
même  du  progrès  ! 

Mélange  singulier  de  traditions  violentes  et  de  jouissances  raffi- 
nées, d'énergie  brutale  et  de  naïve  indolence,  la  civilisation  russe 
donne  surtout  naissance  à  des  personnalités  morales  telles  qu'Ev- 
gueni Nikolaïevitch,  caractères  dont  l'indécision  est  le  principal 
trait,  attirés  vers  les  sphères  supérieures  par  un  sincère  amour  du 
bien  et  du  beau,  et  néanmoins  retenus  à  la  terre  par  la  chaîne  des 
plaisirs  faciles  et  des  voluptés  grossières.  L'idéal  existe  en  eux, 
mais  comme  un  levain  qui  ne  fermente  pas  :  c'est  ici  comme  par- 
tout ailleurs  la  volonté  aux  prises  avec  la  nécessité,  mais  ne  par- 
venant jamais  à  dominer  le  cours  fatal  des  événemens  vulgaires.  En 
France,  le  roman  a  longuement  analysé  cet  état  moral,  dont  les 
variétés  sont  inépuisables;  en  Russie,  la  satire,  qui  le  prend  aujour- 
d'hui pour  objet  de  son  étude,  est  moins  la  description  violente  et 
indignée  de  nos  vices  que  f  exposition  indulgente  et  railleuse  de 
nos  défaillances  :  malgré  ce  ton  adouci,  elle  n'en  subit  pas  moins 
une  véritable  transformation,  elle  n'en  devient  pas  moins  philoso- 
phique. Au  lieu  de  s'attaquer  aux  abus  journaliers  de  la  vie  pra- 
tique, elle  dirige  ses  coups  plus  haut;  c'est  la  vie  morale  et  intel- 
lectuelle qu'elle  cherche  à  réhabiliter,  la  vie  grossière  et  servile 


2^52  i^EVUE   DES   DEUX  MONDES. 

qu'elle  s'attache  à  combattre.  A  ce  dernier  point  de  vue,  elle  prend 
une  importance  toute  particulière,  et  devient  une  arme  politique ► 
Pour  montrer  d'ailleurs  avec  quelle  hardiesse  elle  remplit  cette  der- 
nière tâche,  il  faut  encore  citer  en  finissant  une  spirituelle  page  où 
M.  Hertzen  énumère  avec  une  profonde  et  navrante  ironie  les  droits 
du  peuple  russe  (1). 

«  Toutes  les  classes  de  la  société  russe  jouissent  de  droits  tellement  éten- 
dus, que  le  monde  européen  ne  saurait  en  avoir  aucune  idée.  Passons-les 
successivement  en  revue. 

«  Par  une  marque  de  bienveillance  particulière ,  tout  noble  est  dès  l'en- 
fance une  propriété  de  la  couronne,  physiquement,  moralement  et  intellec- 
tuellement. Il  a  le  droit  d'entrer  au  service,  si  on  veut  bien  l'accepter,  de 
prendre  sa  retraite  quand  on  la  lui  accorde,  et  de  se  rendre  partout  où  il 
plaira  au  gouvernement.  Enfin  il  est  affranchi  de  tout  châtiment  corporel  ^ 
à  moins  qu'on  ne  juge  à  propos  de  lui  faire  sentir  le  poids  du  bâton  (2). 

«  Les  employés  ont  le  droit  de  se  taire  devant  leurs  supérieurs ,  et  d'ac- 
cabler leurs  inférieurs  d'injures  et  de  mauvais  traitemens  tant  qu'ils  en 
auront  la  force.  Ils  sont  responsables  des  fautes  de  leurs  chefs,  et  peuvent 
rejeter  les  méfaits  qu'ils  commettent  eux-mêmes  sur  leurs  subordonnés.  Ils 
ont  le  droit  de  considérer  les  caisses  de  l'état  comme  les  mines  d'or  de  la 
Californie,  et  les  poches  des  solliciteurs  comme  des  billets  de  loterie.  Retirés 
du  service,  ils  sont  dispensés  de  rendre  des  visites  de  corps,  et  se  méta- 
morphosent en  zéros. 

«  Le  clergé  a  le  droit  de  ne  jamais  se  raser  ni  se  couper  les  cheveux.  lî 
peut  ne  point  croire  en  Dieu,  pourvu  qu'il  prie  pour  le  tsar.  Il  est  libre  de 
ne  ramener  aucune  brebis  égarée  au  bercail,  mais  il  doit  veiller  à  la  rentrée 
des  dîmes  allouées  à  l'église.  Aucune  punition  corporelle  ne  saurait  lui  être 
infligée  tant  qu'il  porte  la  soutane,  mais  il  peut  être  fait  soldat  et  battu  en 
uniforme. 

«Les  marchands  ont  le  droit  d'assister  à  certaines  fêtes  du  palais,  où 
pourtant  ils  sont  tenus  de  payer  leur  entrée,  et  d'être  conduits  à  la  maison 
de  police,  d'où  ils  ne  peuvent  sortir  sans  mettre  la  main  à  la  poche.  Pleine 
et  entière  liberté  leur  est  en  outre  accordée  de  frauder  dans  le  poids  et  la 
mesure  de  leurs  marchandises,  ainsi  que  de  surfaire  leurs  comptes,  à  la  con- 
dition qu'ils  témoignent  de  leur  dévouement  à  la  police  par  des  cadeaux  et 
des  contributions  mensuelles.  Ceux  d'entre  eux  qui  offriront  au  gouverne- 
ment des  sommes  considérables  recevront  gratuitement  des  médailles  d'hon- 
neur, dont  ils  paieront  deux  ou  trois  fois  le  prix  aux  employés  chargés  de 
les  répartir.  Enfin,  lorsqu'ils  se  seront  entièrement  ruinés  en  livrant  des 
fournitures  au  gouvernement,  celui-ci  leur  accordera  pour  leurs  vieux  jours 

(1)  Ce  morceau  a  été  récemment  publié  dans  la  Cloche^  journal  russe  qui  s'imprime 
à  Londres. 

('2)  Par  un  privilège  spécial,  les 'nobles  russes  ne  peuvent  point  être  condamnés  à  unr 
châtiment  corporel;  mais  on  prononce  leur  dégradation,  et  ils  se  trouvent  alors  placés 
k  tous  égard»  sur  le  môme  pied  que  les  autres  sujets  de  l'empire. 


LE   ROMAN    SATIRIQUE    EN   RUSSIE.  A53 

des  titres  honorifiques,  quMis  pourront  transmettre  à  leurs  enfans  et  petits- 
enfans. 

«  Les  bourgeois  ont  le  droit  de  vivre  s'ils  ne  savent  rien,  et  de  mourir  de 
faim  lorsqu'ils  ont  appris  quelque  chose...  En  outre,  il  est  accordé  à  tout 
homme  de  cette  classe  qui  sait  un  métier  d'être  incorporé  au  premier  re- 
crutement dans  un  atelier  militaire,  et  de  ne  plus  s'appartenir. 

«  Conformément  à  cette  sentence  de  l'Évangile  :  Rendez  à  César  ce  qui  est 
à  César,  tout  laboureur  a  le  droit  de  payer  des  impôts  au  tsar,  une  rede- 
vance à  son  seigneur,  et  de  donner  de  l'argent  à  tous  ceux  qui  en  exigeront 
avec  menace.  Il  lui  est  accordé  en  outre  le  privilège  de  ne  jamais  obtenir 
justice  devant  les  tribunaux,  et  de  ne  point  oser  même  se  plaindre  à  Dieu 
des  coups  de  bâton  qu'il  reçoit,  des  abus  et  des  exactions  dont  il  est  jour- 
nellement victime.  Après  les  travaux  accablans  qu'il  est  tenu  de  faire  pour 
son  maître,  il  lui  sera  permis  de  travailler  pour  son  propre  compte,  afin  de 
s'acheter  un  morceau  de  pain  de  seigle  et  un  verre  d'eau-de-vie.  Enfin  la 
punition  la  plus  sévère  qu'on  puisse  lui  appliquer  est  l'exil  en  Sibérie,  où  il 
devient  libre!...  » 

On  ne  peut  douter  maintenant  que  les  deux  formes  de  récit  dont 
nous  avons  voulu  donner  une  idée  ne  soient  appelées  à  tenir  une 
grande  place  dans  le  mouvement  intellectuel  de  l'empire  des  tsars. 
La  satire  philosophique  s'attaque  aux  principes  vicieux  de  l'ancienne 
politique  russe,  tandis  que  la  satire  morale  fait  une  intrépide  guerre 
de  détail  aux  mille  abus  nés  de  ces  principes.  Depuis  quelques  an- 
nées, cet  esprit  d'amère  critique  se  retrouve  partout,  au  théâtre, 
dans  la  poésie,  dans  le  roman.  MM.  Ostrovski,  Soukovo-Kabiline 
sur  la  scène,  MM.  Pavlof,  Tchernichevski  dans  la  critique,  sont  les 
dignes  auxiliaires  de  MM.  Nekrassof,  Hertzen,  Pisemski.  La  passion 
du  jeu,  l'ivrognerie,  la  corruption,  tous  les  vices  qui  entravent  les 
progrès  de  la  civilisation  en  Russie  trouvent  en  eux  d'impitoyables 
censeurs.  Aux  éloges  que  méritent  les  satiriques  russes,  nous  n'a- 
jouterons en  finissant  qu'une  seule  réserve.  Ce  n'est  pas  assez  de 
combattre  les  abus  qui  pèsent  sur  un  pays,  quand  on  ne  lui  montre 
pas  les  élémens  de  progrès  qu'il  possède.  Or  un  élément  essentiel 
de  progrès  pour  la  Russie,  c'est  l'aptitude  de  l'esprit  slave  à  com- 
prendre et  à  s'approprier  ce  qu'il  rencontre  de  vital  ou  de  bienfai- 
sant dans  les  mœurs  et  les  institutions  étrangères.  Pourquoi  donc  les 
satiriques  de  l'une  et  l'autre  école  s'entendent-ils  dans  un  sentiment 
commun  de  défiance  vis-à-vis  des  sociétés  occidentales?  Il  est  bien 
d'exalter  l'esprit  national;  mais  l'encourager  à  une  stérile  haine  de 
l'étranger,  ce  serait  le  conduire  à  une  incurable  impuissance. 

H.  Delaveau. 


ÉTUDES 

D'ÉCONOMIE  FORESTIÈRE 


LA  SYLVICULTURE  EN  FRANCE  ET  EN  ALLEMAGNE. 


1.  —  Cours  de  Culture  des  Bois,  par  MM.  Lorentz  et  Parade,  Nancy  4857. 

II.  —  Die  Forstwissenscliaft  nach  einer  praktischen  Ansicht  (la  Science  forestière  au  point  de  vue 

pratique),  von  Dr  W.  Pfeil,  Leipzig,  5e  édition,  1859. 


Il  est  bien  peu  de  personnes  qui,  en  parcourant  une  forêt,  se 
rendent  un  compte  exact  de  l'influence  que  la  main  de  l'homme 
peut  avoir  sur  la  végétation.  Pour  les  uns,  la  forêt  n'est  qu'un  or- 
nement de  la  campagne,  bon  tout  au  plus  à  varier  la  monotonie  du 
paysage,  et  à  faire  ressortir  par  son  vert  feuillage  les  teintes  dorées 
des  moissons  ou  la  blancheur  éclatante  d'un  rocher  illuminé  par  le 
soleil;  pour  d'autres,  elle  ne  fait  qu'entraver  les  progrès  de  l'agri- 
culture, en  usurpant  la  place  due  à  la  pomme  de  terre  ou  à  la  bette- 
rave. Pour  la  plupart  enfin,  les  forêts  ont  l'avantage  de  donner  sans 
soins  ni  culture,  bon  an  mal  an,  à  peu  près  les  mêmes  produits; 
elles  sont  à  ce  titre  des  propriétés  fort  agréables,  puisqu'elles  four- 
nissent un  revenu  régulier  sans  aucun  déboursé,  et  que,  n'exigeant 
aucun  renouvellement  de  bail,  elles  évitent  les  discussions  avec  les 
métayers,  suppriment  les  mauvaises  années,  écartent  enfin  les  chan- 
ces de  non-paiement  du  fermage.  A  coup  sûr,  on  surprendrait  bien 
du  monde,  chez  nous  du  moins,  en  venant  prétendre  qu'elles  con- 
stituent une  exploitation  qui,  pour  être  profitable,  demande  comme 


ÉTUDES  d'Économie  forestière.  455 

toute  autre  des  soins  minutieux,  et  qu'il  existe  une  science  qui  s'en 
occupe  d'une  manière  spéciale.  Cette  ignorance  est  en  effet  si  gé- 
nérale en  France,  qu'à  l'exposition  universelle  de  1855  les  produits 
forestiers  ont  été  classés  parmi  les  produits  naturels  qui  peuvent 
s'obtenir  sans  culture.  M.  L.  de  Lavergne  a  signalé  dans  la  Revue 
même  (1)  l'erreur  d'une  telle  appréciation  et  montré  les  graves  con- 
séquences qu'elle  comporte.  Cette  erreur,  que  nos  voisins  d'outre- 
Rhin  n'auraient  certainement  pas  commise,  ne  date  pas  d'aujour- 
d'hui. Lorsqu'on  parcourt  en  effet  la  longue  liste  des  ouvrages  qui 
s'occupent  des  forêts,  on  est  étonné  du  petit  nombre  de  ceux  qui 
traitent  delà  sylviculture  proprement  dite.  La  jurisprudence  fores- 
tière, l'emploi  des  bois  dans  la  marine  ou  l'industrie,  des  considé- 
rations générales  sur  l'utilité  de  la  conservation  des  forêts,  tel  est 
le  thème  ordinaire  de  ces  nombreuses  publications.  Ce  ne  sont  pas 
des  forestiers,  mais  des  administrateurs,  des  avocats,  des  marins, 
des  industriels,  des  officiers  d'artillerie  ou  des  négocians  qui  entre- 
tiennent le  public  de  ces  questions  :  il  faut  leur  en  savoir  gré,  car 
ils  montrent  ainsi  à  combien  d'intérêts  divers  la  science  forestière 
se  rattache;  mais  on  ne  peut  exiger  d'eux  qu'ils  en  parlent  à  un 
point  de  vue  technique  qui  leur  est  complètement  inconnu. 

Toutefois,  pour  être  peu  nombreux,  nos  ouvrages  de  sylviculture 
ne  sont  inférieurs  à  ceux  d'aucune  branche  de  l'économie  rurale, 
et  les  mémoires  de  Buffon  sur  les  forêts,  les  traités  de  Duhamel  sur 
les  Semis  et  plantations  et  sur  l'Exploitation  des  bois,  le  Cours  de 
culture  des  bois  de  MM.  Lorentz  et  Parade,  ne  nous  laissent  plus 
rien  à  envier  à  personne.  Si  ces  ouvrages  ne  sont  guère  connus  que 
d'un  public  spécial  et  restreint,  il  n'en  faut  point  accuser  le  faible 
intérêt  qu'offre  ce  genre  d'études,  il  en  est  au  contraire  bien  peu 
de  plus  attrayans  :  cela  tient  uniquement  à  ce  que  la  sylviculture 
n'est  pour  ainsi  dire  pas  scientifiquement  représentée  à  Paris.  De- 
puis Duhamel  en  effet,  c'est-à-dire  depuis  un  siècle  environ,  aucun 
fauteuil  ne  lui  a  été  réservé  à  l'Académie  des  Sciences,  où  l'on  voit 
cependant  figurer  des  branches  beaucoup  moins  importantes  de  l'é- 
conomie rurale,  telles  que  l'art  vétérinaire  et  l'horticulture.  Aucune 
chaire  publique  ne  lui  est  consacrée  :  sauf  les  cours  très  élémen- 
taires des  écoles  d'agriculture  de  Grignon  et  de  La  Saussaie,  elle 
n'est  plus,  depuis  la  suppression  de  l'Institut  de  Versailles,  ensei- 
gnée qu'à  l'École  forestière.  Or  cette  école,  dont  le  siège  est  Nancy, 
est  exclusivement  destinée  à  former  des  agens  pour  l'administration 
des  forêts  de  l'état  et  des  communes  :  elle  n'admet  pas  d'élèves  libres, 

(1)  Voyez  la  Revue  du  4"  décembre  4855,  les  Essences  forestières  à  l'exposition  uni- 
verselle, par  M.  L.  de  Lavergne. 


A 56  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

et  n'a  dès  lors  qu  une  influence  fort  restreinte  sur  la  diffusion  dans 
le  public  des  doctrines  qu'elle  professe. 

Les  Allemands  ne  comprennent  pas  notre  indifférence  à  cet  en- 
droit, eux  qui  attachent  à  l'économie  forestière  une  importance  telle 
que  cette  étude  est  le  complément  indispensable  de  toute  éducation 
achevée,  et  qu'elle  est  exigée  pour  certaines  fonctions  qui,  comme 
la  diplomatie  par  exemple,  n'ont  cependant  avec  elle  aucun  rap- 
port. Sans  pousser  les  choses  aussi  loin,  ni  adopter  leur  devise,  qui 
paraît  être  ante  omnia  sylvœ,  nous  voudrions  voir  le  public  français 
dédaigner  moins  une  science  qui,  à  l'intérêt  réel  qu'elle  présente, 
joint  une  utilité  pratique  incontestable.  C'est  dans  cette  intention 
que,  donnant  suite  à  quelques  études  sur  l'économie  forestière  (1), 
nous  nous  proposons  de  faire  connaître  ici  les  principes  sur  lesquels 
repose  la  sylviculture,  de  rappeler  les  phases  diverses  qu'elle  a  tra- 
versées avant  de  se  constituer  d'une  manière  définitive,  d'indiquer 
les  progrès  dont  elle  nous  paraît  encore  susceptible  en  France  comme 
en  Allemagne. 

I. 

Des  différentes  espèces  d'arbres  qui  croissent  dans  nos  climats, 
les  uns  nous  donnent  des  fruits  comestibles,  tandis  que  les  autres 
sont  exclusivement  propres  à  la  production  ligneuse.  Transformés 
par  une  culture  incessante,  par  la  greffe  et  par  la  taille,  les  pre- 
miers perdent  peu  à  peu  leur  aspect  primitif,  et  en  les  comparant  à 
leurs  congénères  qu'on  trouve  dans  les  forêts,  on  pourrait  douter 
qu'ils  aient  une  origine  commune,  si  de  temps  à  autre  la  nature  ne 
reprenait  ses  droits  en  exigeant  l'emploi  de  sauvageons  pour  rajeu- 
nir une  sève  épuisée.  Les  autres,  qu'on  a  pour  ce  fait  appelés  arbres 
sauvages,  végètent  au  contraire  en  liberté,  restent  toujours  sem- 
blables à  eux-mêmes,  et  peuvent  se  reproduire  sans  l'intervention 
de  l'homme.  L'étude  de  la  production  des  fruits  est  du  ressort  de 
l'arboriculture,  celle  de  la  production  des  bois  constitue  la  sylvicul- 
ture ;  la  première  ne  porte  que  sur  les  arbres  considérés  isolément, 
tandis  que  la  seconde  ne  s'occupe  guère  que  de  ceux  qui  croissent 
en  massif.  Considérée  comme  art,  la  sylviculture  comprend  non-seu- 
lement l'exploitation  des  forêts,  mais  encore  l'ensemble  des  travaux 
et  des  moyens  divers  d'en  accroître  le  produit.  Elle  n'est  pas  uni- 
forme ni  invariable  dans  ses  principes,  car  elle  doit,  comme  l'agri- 
culture, se  modifier  suivant  les  circonstances.  Le  progrès  pour  elle 
est  dans  l'adoption  de  modes  de  traitement  de  plus  en  plus  con- 

(1)  Voyez  la  Revue  du  \»  février  et  du  15  juin  1859. 


ÉTUDES  d'Économie  forestière.  A 5 7 

formes  aux  lois  de  la  physiologie  végétale,  dans  l'exécution  de  tra- 
vaux de  culture  et  d'entretien  de  plus  en  plus  complets  et  mieux 
entendus.  L'agriculture,  on  le  sait,  admet  deux  systèmes  d'exploita- 
tion :  l'une,  c'est  la  culture  intensive,  se  propose  de  porter  le  sol  à 
son  plus  haut  point  de  production  ;  elle  exige  par  conséquent  une 
quantité  considérable  de  travail  et  de  capital.  L'autre  est  la  culture 
extensivej  qui  n'en  emploie  au  contraire  que  le  moins  possible,  et 
nécessite,  pour  donner  les  mêmes  produits,  une  étendue  de  terrain 
beaucoup  plus  grande  que  la  première.  Ces  deux  systèmes  vont  se 
retrouver  en  présence  dans  le  traitement  des  forêts. 

Tous  les  arbres  de  nos  forêts  ne  sont  pas  également  précieux  : 
ceux-ci,  comme  le  chêne,  le  hêtre,  le  sapin,  ont  une  fibre  résistante 
qui  les  fait  rechercher  dans  les  arts  industriels,  et  leur  a  valu  le  nom 
de  bois  durs;  ceux-là,  comme  le  tremble,  le  saule,  l'aulne,  le  tilleul, 
ont  une  texture  lâche  qui  les  rend  impropres  à  presque  tous  les 
usages  :  on  leur  donne  généralement  la  qualification  de  bois  tendres 
ou  bois  blancs.  Multiplier  les  premiers  au  détriment  des  seconds, 
en  activer  l'accroissement,  en  assurer  la  reproduction,  tel  doit  être 
le  principal  but  du  forestier. 

Comme  tous  les  végétaux,  les  arbres  produisent  des  semences 
d'où  naissent  d'autres  arbres  semblables  à  ceux  qui  les  ont  pro- 
duites. Les  unes,  lourdes  et  volumineuses,  comme  le  gland  et  la 
faîne,  s'écartent  peu  du  pied  dont  elles  proviennent:  les  générations 
nouvelles  qu'elles  engendrent  se  succèdent  presque  sur  place  et 
n'envahissent  qu'à  la  longue,  et  de  proche  en  proche,  les  terres  voi- 
sines. Les  autres,  petites,  légères,  tantôt  munies  d'une  aile,  comme 
celles  du  pin,  de  l'érable  et  du  bouleau,  tantôt  enveloppées  d'ai- 
grettes cotonneuses,  comme  celles  du  saule  ou  du  tremble,  sont 
emportées  au  loin  par  les  vents  :  elles  prennent  possession  de  tout 
coin  de  terre  inoccupé,  sentinelles  avancées  d'une  forêt  qui  les  sui- 
vra bientôt.  Mais  la  semence  n'est  pas  toujours  le  seul  moyen  de 
reproduction  :  la  plupart  des  espèces  ieuillues  ont  la  propriété  de 
fournir  des  rejets  ou  des  drageons,  c'est-à-dire  que,  l'arbre  étant 
coupé,  la  souche  restée  en  terre  donne  spontanément  naissance  à 
un  ou  plusieurs  brins,  qui  deviennent  autant  d'arbres  nouveaux 
groupés  sur  un  même  point.  Cette  faculté ,  dont  les  arbres  résineux 
sont  dépourvus,  n'est  cependant  pas  indéfinie;  elle  diminue  à  me- 
sure que  les  souches  vieillissent,  et  disparaît  après  un  certain  nom- 
bre d'exploitations.  Ces  deux  modes  de  reproduction  servent  de  base 
aux  deux  systèmes  de  culture  forestière  dont  nous  avons  parlé,  — 
Ja  futaie  et  le  taillis  (1). 

(1)  Bien  des  personnes  emploient  fréquemment  le  mot  taillis  pour  désigner  une  partie 


/i58  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

Le  taillis,  qui  est  de  beaucoup  le  plus  ancien,  n'exige  que  fort 
peu  de  soin.  C'est  la  sylviculture  à  l'état  rudimentaire.  Gomme  il 
repose  essentiellement  sur  la  reproduction  des  souches,  on  se  borne 
en  général  à  veiller  à  ce  qu'elles  conservent  leur  vigueur  le  plus 
longtemps  possible.  On  évite  à  cet  effet  d'exploiter  les  taillis  trop 
jeunes  ou  trop  âgés  :  dans  le  premier  cas,  les  souches,  fatiguées 
par  des  exploitations  répétées,  s'épuiseraient  rapidement;  dans  le 
second,  elles  n'auraient  plus  la  vitalité  nécessaire  pour  donner  des 
rejets  vigoureux.  Dans  nos  climats,  c'est,  suivant  les  essences,  entre 
quinze  et  quarante  ans  qu'il  convient  d'exploiter  les  taillis.  Dans  les 
forêts  gérées  en  France  par  l'administration,  la  limite  inférieure  a 
été  fixée  à  vingt-cinq  ans,  à  moins  cependant  qu'il  ne  s'agisse  de 
bois  tendres,  dont  la  croissance  rapide  permet  de  devancer  l'époque 
nomiale.  Des  révolutions  (1)  aussi  courtes  ne  peuvent  évidemment 
donner  de  bois  de  fortes  dimensions,  et  sauf  quelques  exceptions, 
comme  les  écorces  de  chêne  par  exemple,  les  produits  du  taillis  sont 
exclusivement  propres  au  chauffage.  C'est  pour  éviter  cet  inconvé.- 
nient  qu'on  a  imaginé  un  sfstème  mixte,  appelé  taillis  composé  ou 
taillis-sous- futaie.  Il  consiste  à  laisser  sur  pied,  à  chaque  exploita- 
tion, un  certain  nombre  d'arbres  destinés  à  acquérir  tout  le  dévelop- 
pement dont  ils  sont  susceptibles,  et  à  fournir,  lorsqu'ils  ont  atteint 
leur  maturité,  des  bois  propres  aux  constructions  et  à  l'industrie. 
Ces  arbres,  qu'on  a  soin  de  répartir  le  plus  régulièrement  possible, 
portent,  suivant  leur  âge,  les  noms  de  baliveaux  (2),  modernes  ou 
anciens  :  dénominations  fort  singulières,  dont  il  est  difficile  aujour- 
d'hui de  déterminer  l'origine.  La  plupart  des  forêts  des  environs  de 
Paris,  celles  de  Meudon,  de  Bondy,  de  Fausse -Repose,  de  Ver- 
rières, etc.,  sont  exploitées  en  taillis-sous-futaie;  les  bois  de  Bou- 
logne et  de  Yincennes  l'étaient  également  avant  leur  transformation 
en  promenades  publiques,  comme  il  est  facile  de  s'en  assurer  d'un 
côté  aux  rejets  de  souches  qui  forment  les  cépées,  de  l'autre  aux 
arbres  plus  âgés  qu'on  rencontre  épars  dans  les  massifs. 

Le  taillis  composé  est  déjà  un  progrès  sur  le  taillis  simple,  puis- 
qu'il donne  des  produits  plus  précieux;  mais  il  lui  est  supérieur 
encore  à  un  autre  point  de  vue,  en  ce  qu'il  assure  davantage  la 
conservation  des  bonnes  essences.  Après  quelques  révolutions  en 

de  forêt  peu  âgée;  c'est  une  erreur  :  ce  mot  ne  doit  s'appliquer  qu'aux  bois  crus  sur 
•ouches. 

(1)  On  appelle  révolution  {turnus)  le  nombre  d'années  fixé  pour  l'exploitation  d'une 
forftt,  parce  qu'elles  forment  un  cycle  à  l'expiration  duquel  les  mêmes  parties  reviennent 
en  tour  d'exploitation. 

Ci)  Lfi  mot  baliveau  vient  très  probablement  de  balivi,  nom  qu'on  donnait  chez  les 
Romains  aux  magistrats  chargés  de  la  surveillance  des  forôts. 


ÉTUDES  d'Économie  forestière.  /i59 

effet,  les  souches  épuisées  ne  donnent  plus  que  des  rejets  languis- 
sans,  bientôt  étouffés  par  les  épines  et  les  bois  blancs,  qui  envahis- 
sent les  jeunes  coupes.  Tandis  que,  dans  les  taillis  simples,  il  faut 
avoir  recours  à  des  plantations  pour  conserver  l'essence  primitive, 
dans  les  taillis -sous -futaie  les  semences  fournies  par  les  réserves 
contribuent  à  la  perpétuation  de  la  forêt.  Néanmoins  ce  mode  de 
traitement  doit  lui-même  céder  le  pas  à  la  futaie. 

Destinée  à  donner  des  bois  de  fortes  dimensions,  la  futaie  conduit 
à  laisser  les  arbres  sur  pied  jusqu'à  un  âge  avancé,  mais  variable, 
suivant  les  essences  et  les  localités.  Tandis  que  les  chênes,  dans  un 
sol  qui  leur. convient,  peuvent,  sans  donner  aucun  signe  de  dépé- 
rissement, se  maintenir  pendant  deux  ou  trois  cents  ans,  les  pins 
ne  dépassent  guère  cent  vingt  ans,  et  les  bois  blancs,  dans  les  ter- 
rains humides,  languissent  et  meurent  avant  même  d'avoir  atteint 
leur  cinquantième  année.  A  un  âge  aussi  reculé,  la  reproduction 
des  souches  est  impossible;  aussi  les  futaies  ne  peuvent-elles  se 
régénérer  que  par  les  semences. 

Avant  la  découverte  de  la  méthode  actuellement  en  vigueur,  les 
systèmes  employés  laissaient  beaucoup  à  désirer.  En  Allemagne,  où 
dominaient  les  forêts  résineuses,  on  pratiquait  le  jardinage^  qui 
consiste  à  enlever  çà  et  là,  sans  aucun  ordre,  les  arbres  arrivés  à 
maturité.  En  France,  on  exploitait  les  forêts  à  tire  et  aire,  c'est-à- 
dire  de  proche  en  proche,  en  abattant  intégralement  ou  à  peu  près 
tous  les  bois  compris  dans  la  coupe.  Ces  systèmes  présentaient  de 
graves  inconvéniens  en  ce  qu'ils  entravaient  la  croissance  des  arbres 
et  ne  garantissaient  en  aucune  façon  le  repeuplement  des  parties 
exploitées;  ils  sont  aujourd'hui  complètement  abandonnés  l'un  et 
l'autre,  et  remplacés  par  la  méthode  connue  sous  le  nom  de  mé- 
thode du  réensemencernent  naturel  et  des  éclaircies^  ou  méthode  alle- 
mande. Cette  méthode  consiste,  d'après  la  définition  qu'en  a  donnée 
M.  Parade,  à  exploiter  les  futaies  de  manière  à  en  assurer  le  repeu- 
plement naturel  et  complet,  à  en  favoriser  le  plus  possible  la  crois- 
sance depuis  la  première  jeunesse  jusqu'au  moment  de  l'exploita- 
tion. Elle  repose  sur  des  faits  simples,  observés  dans  la  nature  et  en 
harmonie  avec  les  principes  de  la  physiologie  végétale. 

Il  n'y  a  plus  en  France  de  forêts  vierges ,  mais  nous  en  avons 
qui,  faute  d'exploitations  régulières,  permettent  de  suivre  plus  ou 
moins  la  marche  de  la  végétation  abandonnée  à  elle-même.  Lorsque 
les  arbres  sont  arrivés  à  maturité,  leurs  semences  donnent  naturel- 
lement naissance  à  des  plants  qui,  après  avoir  végété  pendant  quelque 
temps,  périssent,  faute  d'air  et  de  lumière,  étouffés  sous  le  feuil- 
lage du  massif  principal.  Cette  stérile  génération  s'opère  ainsi  cha- 
que année  jusqu'à  ce  que  les  arbres  qui  forment  l'étage  supérieur 


^^Wf 


460  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

aient  atteint  le  terme  de  leur  existence  ;  ils  tombent  alors  et  dis- 
paraissent,  rendant  au  sol,  par  leur  décomposition,  les  élémens 
qu'ils  en  ont  tirés  pendant  leur  vie.  La  place  qu'ils  abandonnent  est 
immédiatement  occupée  par  la  jeune  génération  qui  végète  à  leur 
pied,  n'attendant  qu'un  peu  de  soleil  pour  prendre  son  essor.  Dans 
les  premiers  temps,  ces  jeunes  plants  sont  très  serrés;  mais,  à  me- 
sure qu'ils  se  développent  et  qu'il  leur  faut  plus  d'espace,  le  nombre 
en  diminue  :  les  plus  faibles  disparaissent,  dominés  et  étouffés  par 
les  autres,  qui  ne  peuvent  s'accroître  qu'à  leurs  dépens.  Chaque 
année  en  voit  succomber  de  nouveaux,  jusqu'à  ce  que  le  massif, 
ayant  atteint  toute  sa  croissance,  commence  à  dépérir  lui-même 
après  avoir  laissé  place  à  un  nouveau  peuplement. 

Il  y  a  dans  la  forêt  de  Fontainebleau  de  magnifiques  futaies  bien 
connues,  celles  de  la  Tillaie  et  du  Gros-Fouteau.  A  cause  de  leur 
proximité  de  la  ville,  dont  elles  sont  les  plus  belles  promenades, 
elles  n'ont  été  depuis  fort  longtemps  soumises  à  aucune  exploita- 
tion; aussi  présentent-elles  exactement  l'aspect  d'une  forêt  à  l'état 
naturel.  Au-dessus,  formant  l'étage  supérieur,  vous  voyez  des  chênes 
de  quatre  à  cinq  siècles,  vétérans  de  la  forêt,  aux  dimensions  colos- 
sales, et  qui  ont  presque  tous  un  caractère  historique.  Autour  d'eux 
çà  et  là,  des  chênes  et  des  hêtres  de  cent  à  cent  cinquante  ans,  rem- 
plaçant ceux  que  le  temps  et  la  foudre  ont  déjà  fait  tomber,  domi- 
nent eux-mêmes  des  semis  de  différons  âges,  de  hêtre  et  de  charme, 
qui  leur  succéderont  un  jour.  Telles  sont  les  phases  diverses  de  la 
végétation  forestière  abandonnée  à  elle-même  :  elle  est  envahis- 
sante, et,  si  l'homme  ne  lui  opposait  pas  d'obstacles,  elle  ne  tarde- 
rait pas  à  recouvrir  entièrement  la  surface  de  la  terre.  Grâce  à  leurs 
dimensions,  à  leur  longévité,  à  leurs  racines,  qui  s'étendent  dans 
toutes  les  directions  et  s'emparent  du  terrain,  les  arbres  se  propa- 
gent au  détriment  de  toutes  les  autres  plantes,  et  une  fois  installés 
sur  un  point,  ils  ne  peuvent  en  être  chassés  que  par  le  fer  ou  le  feu. 
Des  contrées  abandonnées  par  leurs  habitans  se  sont  naturellement 
transformées  en  forêts.  De  nombreuses  ruines  romaines  trouvées 
dans  les  forêts  des  Vosges  et  de  l'Alsace  attestent  que  l'emplacement 
qu'elles  occupent  aujourd'hui  était  autrefois  cultivé.  Au  xv'  siècle, 
c'était  un  dicton  populaire  en  France  que  les  guerres  des  Anglais  y 
avaient  fait  pousser  le  bois. 

Puisque  telle  est  la  puissance  de  la  propagation  naturelle,  c'est  à 
la  seconder  que  devront  tendre  tous  les  efforts  du  forestier,  afin 
d'utiliser  tous  les  produits  ligneux  qui  dans  la  nature  se  perdent 
sans  profit.  La  méthode  par  laquelle  on  y  arrive,  s' appuyant  sur 
l'observation  des  phénomènes  qu'on  vient  d'indiquer,  comprend 
deux  ordres  de  coupes  essentiellement  distincts,  les  coupes  de  ré- 


ÉTUDES   d'ÉCOXOMIE    FORESTIÈRE.  A 61 

génération  et  les  coupes  d'amélioration]  voici  en  peu  de  mots  en 
quoi  ils  consistent. 

Les  conditions  nécessaires  à  toute  régénération  sont,  nous  l'avons 
vu,  l'ensemencement  du  terrain,  l'abri  donné  pendant  les  premières 
années  aux  jeunes  plants  nouvellement  germes,  enfin  la  participa- 
tion progressive  de  ces  jeunes  plants  aux  influences  atmosphériques. 
€es  conditions  se  réalisent  par  trois  opérations  successives.  La  pre- 
mière, appelée  coupe  d' ensemencement  ou  coupe  sombre,  a  pour  but 
d'assurer  l'ensemencement  naturel  et  complet  du  terrain;  elle  con- 
siste à  enlever  dans  le  massif  un  certain  nombre  d'arbres,  un  tiers 
environ  ;  les  autres,  laissés  sur  pied,  sont  destinés  à  produire  de  lar 
graine  en  quantité  suffisante.  Une  fois  l'ensemencement  produit,  il 
faut  habituer  le  jeune  recru  à  l'action  de  la  lumière;  on  y  arrive  par 
l'enlèvement  d'une  partie  des  arbres  qu'on  avait  d'abord  consei*vés  : 
c'est  la  coupe  claire.  Enfin,  quand  le  jeune  peuplement  est  assez 
fort  pour  n'avoir  plus  rien  à  redouter  ni  des  gelées  printanières  ni  de 
l'action  directe  des  rayons  solaires,  on  procède  à  la  coupe  définitive^ 
c'est-cà-dire  à  l'extraction  des  derniers  arbres  qui  restaient  encore, 
et  l'on  se  trouve  en  face  d'une  nouvelle  forêt,  dont  il  faudra  diriger 
la  croissance.  Toutes  ces  opérations  demandent  beaucoup  de  tact  et 
de  prudence,  car  le  nombre  et  la  disposition  des  arbres  réservés, 
l'époque  de  l'enlèvement  successif,  dépendent  du  tempérament  plus 
ou  moins  robuste  des  jeunes  plants,  du  couvert  plus  ou  moins  épais 
des  réserves,  de  la  nature  et  de  l'exposition  du  terrain.  C'est  la  saine 
appréciation  de  ces  différentes  circonstances  qui  constitue  l'habileté 
du  sylviculteur. 

Pour  que  la  jeune  forêt  obtenue  donne  un  jour  aussi  son  contin- 
gent de  produits,  il  faut,  dès  les  premières  années,  s'occuper  d'en 
améliorer  la  qualité  et  d'en  augmenter  la  quantité  au  moyen  des 
coupes  d'amélioration.  Si  elle  était  abandonnée  à  elle-même,  les 
épines,  les  ronces,  les  morts-bois,  les  bois  tendres,  dont  la  crois- 
sance est  si  rapide,  ne  tarderaient  pas  à  prendre  le  dessus,  à  étouf- 
fer les  essences  plus  précieuses  :  il  faut  donc  commencer  par  extraire 
au  plus  tôt  ces  végétaux  nuisibles,  vraies  plantes  parasites  des  fo- 
rêts, et  répéter  cette  opération,  qu'on  appelle  coupe  de  nettoiement ^ 
jusqu'à  ce  que  les  bonnes  essences  n'aient  plus  rien  à  redouter. 
Une  fois  ce  résultat  obtenu,  c'est-à-dire  vers  la  vingtième  année 
environ,  il  reste  à  aider  la  jeune  forêt  dans  sa  croissance  en  acti- 
vant sa  végétation.  On  enlève  à  cet  effet  les  bois  dominés  et  rachi- 
tiques  qui,  destinés  à  périr  un  jour,  consommeraient  en  pure  perte, 
si  on  les  conservait,  les  substances  nutritives  du  sol,  et  empêche- 
raient le  développement  des  brins  plus  vigoureux.  Ces  enlèvemens 
successifs,  qui  se  répètent  en  général  tous  les  vingt  ans,  et  qu'on 


462  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

appelle  coupes  d' éclair  ci  es  ^  donnent  aux  arbres  conservés  toujours 
plus  d'air,  plus  d'espace,  et  leur  permettent  d'arriver  dans  des  con- 
ditions satisfaisantes  à  l'âge  de  l'exploitation. 

Cette  méthode ,  dont  toutes  les  opérations  concourent  au  même 
but,  —  la  pei'pétuation  de  la  forêt  et  l'augmentation  de  sa  produc- 
tion, —  est  donc  beaucoup  plus  parfaite  que  celles  qu  elle  a  rem- 
placées, puisque  celles-ci  laissaient  ce  soin  au  hasard.  D'un  autre 
côté,  à  contenance  égale,  elle  donne  des  produits  plus  considéra- 
bles et  plus  précieux  que  le  taillis ,  et  constitue  par  conséquent  un 
système  de  sylviculture  plus  perfectionné,  plus  intensif.  On  se  sou- 
vient encore  des  tristes  débats  auxquels  donna  lieu  l'application  de 
cette  méthode  aux  forêts  de  la  couronne  dans  les  dernières  années 
du  règne  de  Louis-Philippe.  Accusée  par  l'opposition  d'avoir  effec- 
tué des  coupes  sombres  et  rainé  par  là  des  propriétés  nationales 
dont  elle  n'était  qu'usufruitière,  l'administration  de  la  liste  civile 
n'eut  pas  de  peine  à  se  justifier  devant  les  chambres  (1)  ;  mais  cette 
accusation  n'en  laissa  pas  moins  dans  le  public  une  impression  fâ- 
cheuse, à  laquelle  le  mot  de  coupe  sombre  n'a  certes  pas  été  étran- 
ger. Nous  savons  maintenant  à  quoi  nous  en  tenir  sur  la  significa- 
tion de  ce  terme,  qui,  bien  loin  d'impliquer  l'idée  d'une  mauvaise 
action  commise  dans  l'ombre,  était  pour  ces  forêts  une  garantie  d'a- 
venir et  de  perpétuation.  Il  est  permis  de  croire  que,  si  les  auteurs 
de  ces  attaques  avaient  été  plus  au  courant  de  la  question,  ils  se 
seraient  bien  gardés  de  condamner  aussi  légèrement  une  méthode 
qui  se  propose  de  porter  les  forêts  à  leur  maximum  de  production, 
et  qui  est  en  ce  moment  l'expression  la  plus  élevée  de  l'art  fores- 
tier. Appliquée  depuis  longtemps  en  Allemagne,  elle  n'a  été  intro- 
duite chez  nous  que  depuis  cinquante  ans  environ  par  M.  Lorentz, 
qui  peut  être  considéré  pour  ce  fait  comme  le  créateur  de  la  sylvi- 
culture en  France.  Un  aperçu  historique  de  la  question  nous  fera 
mieux  comprendre  l'importance  d'un  tel  service. 


IL 

La  sylviculture,  au  point  de  vue  scientifique,  a  ses  annales  fort 
différentes  de  celles  des  forêts  mêmes  ou  de  l'administration  fores- 
tière. Il  faut  remarquer  cependant  l'intérêt  qu'il  y  a  presque  tou- 
jours à  rapprocher  des  progrès  de  la  science  les  actes  de  l'adminis- 
tration, qui,  tout  en  gardant  son  indépendance,  subit  dans  une 
certaine  mesure  l'action  de  la  première.  Bien  avant  que  celle-ci  fût 

(1)  Notamment  par  l'organe  de  M.  de  Montalivet  devant  la  chambre  des  pairs  ea 
1847. 


ÉTUDES  d'Économie  forestière.  463 

constituée,  il  existait  des  règlemens  pour  la  conservation  et  l'ex- 
ploitation des  forêts,  et  des  magistrats  pour  les  faire  exécuter.  Ces 
règlemens,  d'où  dépendait  par  conséquent  la  situation  plus  ou 
moins  prospère  de  la  propriété  forestière,  se  modifièrent  peu  à 
peu,  à  mesure  que  la  science  elle-même  fit  des  progrès  et  fut 
mieux  connue ,  et  ils  finirent  par  être  en  complète  harmonie  avec 
ses  préceptes.  Dans  l'antiquité,  la  physiologie  végétale  était  ab- 
solument ignorée,  ce  qui  n'empêcha  pas  les  Grecs  comme  les  Ro- 
mains de  garantir  les  forêts  contre  les  exploitations  abusives,  en 
les  soustrayant  à  l'appropriation  particulière,  et  d'assurer  leur  con- 
servation en  les  consacrant  aux  dieux.  Au  dire  de  Suétone  en  effet, 
Ancus  Martius,  le  quatrième  roi  des  Romains,  les  réunit  au  domaine 
public  et  en  confia  la  surveillance  à  des  magistrats  spéciaux.  Cette 
charge  devint  même  si  importante  que,  sous  la  république,  elle  fut 
remise  aux  consuls  : 

Si  canimus  sylvas,  sylvre  sint  consule  dignse, 

a  dit  Virgile.  On  peut  avoir  une  idée  de  la  science  forestière  à  cette 
époque  en  lisant  l'ouvrage  sur  l'agriculture  de  Porcins  Caton,  plus 
connu  sous  le  nom  de  Caton  l'Ancien.  Pour  lui,  elle  se  borne,  ou  à 
peu  près,  à  ne  couper  les  arbres  que  pendant  le  déclin  de  la  lune  et 
à  faire,  avant  toute  exploitation,  le  sacrifice  d'un  porc  au  dieu  au- 
quel la  forêt  est  consacrée.  Son  ouvrage,  comme  celui  de  Columelle, 
de  Arboribus,  qui  est  beaucoup  moins  ancien,  renferme  cependant 
des  détails  assez  complets  sur  la  culture  des  arbres  fruitiers.  La  greffe, 
les  marcottes,  les  soins  à  donner  à  la  vigne,  l'éducation  des  oliviers 
et  des  châtaigniers,  y  sont  l'objet  de  chapitres  fort  intéressans;  mais 
quant  à  la  sylviculture  proprement  dite,  il  n'en  est  nullement  ques- 
tion. 

Durant  le  moyen  âge,  les  forêts  continuent  à  être  l'objet  de  dis- 
positions spéciales  et  de  règlemens  sévères  qui  se  succèdent  sans 
interruption,  depuis  les  Gapitulaires  de  Gharlemagne,  sans  qu'on 
soupçonne  même  l'existence  d'une  science  forestière.  Les  idées  ré- 
pandues alors  à  ce  sujet  étaient  fort  singulières.  Bien  qu'on  n'igno- 
rât point  que  la  génération  des  arbres  sauvages  pût  se  faire  par  les 
semences,  on  s'imaginait  que  la  terre  avait  en  outre  la  faculté  de 
leur  donner  spontanément  naissance,  sans  graine  d'aucune  sorte,  et 
par  sa  propre  puissance.  Cette  singulière  théorie  est  exposée  tout  au 
long  dans  un  ouvrage  qui  eut,  lorsqu'il  parut,  un  succès  prodigieux  : 
il  est  intitulé  le  Livide  des  Proufits  champesires  et  riiraidx^  compilé 
par  maistre  Pierre  de  Crescences  et  translaté  depuis  en  langage 
françois,  1A86.  Compilation  de  tout  ce  qui  avait  paru  sur  l'agricul- 


IlQll  REYUE   DES   DEUX  MONDES. 

ture,  il  avait  été  écrit  en  italien,  et  fut  traduit  en  français  par  ordre 
de  Charles  Y  (1). 

V  Olivier  de  Serres,  qui  vécut  dans  le  xvi*  siècle,  semble  encore  par- 
tager  le  même  préjugé.  Voici  en  effet  la  définition  qu'il  donne  des 
forêts  dans  son  Théâtre  d'Agriculture  et  Mesnage  des  Champs  :^ 
({ Quand  on  parle  des  bois  en  général,  s'entend  des  sauvages,  nom 
appartenant  à  toute  espèce  d'arbres  qui  n'ont  pas  été  apprivoisés 
par  artifice,  lesquels  la  terre  produit  naturellement^  dont  se  forment 
les  grandes  forêts,  quand  par  longues  guerres,  pestes,  famines,  et 
autres  changemens  (esquels  les  hommes  sont  sujets),  les  pays  se 
déshabitant,  et  les  terres,  demeurant  désertes,  se  revestent  des 
plantes  susdites,  mais  avec  distinction  des  lieux  et  des  races.  »  Oli- 
vier de  Serres  ne  paraît  cependant  avoir  qu'une  confiance  limitée 
dans  cette  reproduction  spontanée,  puisqu'il  recommande  l'emploi 
des  trois  seuls  procédés  artificiels  que  nous  connaissions  encore  au- 
jourd'hui :  le  rejet,  la  semence  et  la  branche  (bouture).  Beaucoup 
plus  avancé  que  tous  ceux  qui  l'ont  précédé,  l'auteur  du  Théâtre 
d'agricidture  s'occupe  sérieusement  de  l'exploitation  des  forêts,  aux- 
quelles il  consacre  un  livre  tout  entier  de  son  remarquable  ouvrage. 
Pour  la  première  fois  apparaît  la  distinction  entre  le  taillis  et  la  fu- 
taye,  qu'il  nomme  aussi  for  est,  sans  que  cependant  les  deux  modes 
de  traitement  y  soient  clairement  définis.  Il  conseille,  dans  la  plan- 
tation des  futaies,  de  mélanger  les  essences,  afin  d'avoir  plus  de  di- 
versité, et  de  laisser  croître  les  ronces  et  les  arbrisseaux  pour  don- 
ner un  aspect  plus  toufiu  et  favoriser  le  développement  du  gibier. 
Comme  Caton,  il  insiste  sur  le  point  de  la  lune  où  l'abatage  des 
arbres  doit  être  effectué.  A  son  avis,  quand  il  l'a  été  pendant  que 
la  lune  croît,  les  souches  rejettent  plus  facilement;  mais  la  durée 
du  bois  est  plus  grande  si  l'arbre  a  été  coupé  pendant  le  déclin  :  il 
en  conclut  qu'il  y  a  profit  à  exploiter  les  taillis  et  bois  de  feu  pen- 
dant la  phase  ascendante,  et  le  bois  de  service  pendant  la  phase 
descendante  de  la  lune.  Ce  préjugé  s'est  maintenu  assez  vivace  pour 
que  Duhamel,  au  siècle  dernier,  ait  cru  devoir  le  combattre  par  des 
expériences  directes.  Il  n'a  pas  cependant  complètement  disparu  en- 
core, et  dans  bien  des  pays  les  bûcherons  se  refusent  à  abattre  les 
arbres  de  fortes  dimensions,  si  la  lune  n'est  pas  dans  la  phase  favo- 
rable. Olivier  de  Serres  termine  son  livre  sur  les  forêts  en  recom- 

(1)  «  Les  bois,  y  est-il  dit,  qui  viennent  do  leur  nature,  si  naissent  de  la  semence  et 
humeur  contenue  en  la  matrice  de  la  terre,  qui  par  la  vertu  du  ciel  saillent  en  hault, 
où  ils  se  dressent  en  souches  de  diverses  plantes,  selon  la  diversité  de  l'humeur  et  do» 
lieux  où  il»  croissent.  »  —  Et  afin  qu'on  no  so  méprenne  pas  sur  le  sens  de  ses  parole» 
il  ajoute  :  ««Et  vient  aussy  sans  l'ayde  d'homme,  quand  la  semence  chict  (tombe)  à 
terre  ou  que  les  oyseauk  les  apportent,  ou  que  les  eaux  les  maynent.  » 


ÉTUDES  d'Économie  forestière.  li^b 

mandant  aux  propriétaires  de  prendre  garde  à  ce  que  l'amour  du 
lucre  ne  les  pousse  à  couper  trop  de  bois  et  à  dépouiller  leurs  pro- 
priétés do  cette  belle  végétation  (1)  :  conseil  sage,  mais  bien  peu 
suivi. 

L'exploitation  dos  ibrrls,  tant  royales  que  particulières,  ne  repo- 
sait donc  sur  aucun  principe  sciontilique;  elle  était  en  quelque  sorte 
abandoiHiée  au  hasard,  quand  intervint  la  liinieuse  ordonnance  de 
KUH),  l'un  des  titres  les  plus  sérieux  de  Colbert  h  la  reconnaissance 
de  la  postérité.  l^*ovo(piée  par  la  pénurie  toujours  croissante  des  bois 
de  chaulVage  et  des  bois  de  marine,  i)ar  la  diminution  graduelle  du 
sol  boisé,  par  dos  abus  sans  nombre,  elle  embrassait  des  mesures  de 
police,  des  règlemens  jugés  nécessaires  pour  la  conservation  et  la 
bonne  administration  des  forêts.  Les  dis[)ositions  de  l'ordonnance 
de  \M^\)  étaient  si  sévères  qu'elle  souleva  de  toutes  parts  une  vive 
opposition,  et  qu'il  fallut  un  lit  de  justice  pour  en  obtenir  l'enregis- 
trement. C'est  à  la  fermeté  de  (iolbert  dans  cette  circonstance  que 
nous  devons  la  conservation  des  forêts  qui  nous  restent  encore.  Eu 
harmonie  avec  les  connaissances  scientifiques  de  l'époque,  l'ordon- 
nance prescrivit,  pour  l'exploitation  des  futaies,  l'application  uniforme 
de  la  méthode  à  tire  et  aire,  qui  consiste,  connue  on  l'a  vu,  à  elVectuer 
les  coupes  de  proche  en  proche,  et  sans  rien  laisser  en  arrièie <  on . 
ne  devait  réserver  à  chaque  exploitation  que  dix  arbres  par  arpent 
(vingt  par  hectare),  et  autant  que  possible  des  chênes.  On  connaît 
les  inconvéniens  de  cette  méthode.  Les  arbres,  abandonnés  à  eux- 
mêmes  pendant  toute  la  durée  delà  révolution,  croissaient  en  massif 
trop  serré  pour  acquérir  de  belles  dimensions.  Ceux  (|u'on  réser- 
vait dans  les  coupes,  trop  peu  nombreux  pour  assurer  le  repeuple- 
ment du  terrain,  séchaient  sur  pied,  ou  étaient  déracinés  par  les 
vents,  et  peu  à  peu,  faute  d'une  régénération  sullisante,  les  bonnes 
essences  disparaissaient  pour  faire  place  aux  bois  tendres.  De  ma- 
gnifiques massifs  de  forêts  ne  laissaient  ainsi  souvent  après  eux  que 
des  vides  et  des  clairières.  Cette  uniformité  de  régime  imposée  à 
toutes  les  forêts  de  France,  à  celles  des  Pyrénées  connue  à  celles  du 
Jura,  à  celles  des  Ardennes  comme  à  celles  de  la  Bretagne,  contri- 
bua en  outre  à  tuer  tout  esprit  d'initiative  chez  les  olliciers  fores- 
tiers, (pii  ne  furent  plus  entre  les  mains  du  pouvoir  ([ue  des  agens 
d'exécution  auxquels  toute  connaissance  théorique  ou  pratique  de- 

(l)  «  Vous  advisoroz  quo  la  douceur  do  l'argent  no  vaus  trompe  et  que  l'iniportunité 
des  marchands  no  vous  fasse  couper  plus  de  bois  que  la  portôe  do  vos  forôts,  do  peur 
qu'en  cxrrdant  elles  ne  demeurent  dt^sortes  ou  di^pouilU^es;  mais  plutôt,  tombant  dan» 
l'autre  extréniitr,  en  vendre  moins  quo  trop,  par  lequel  moyen  vos  forôts  se  trouveront 
toujours  bien  remplies,  et  vous  restera  cette  liberUJ  quo  d'eu  vendre  quand  il  vous 
plaira.  » 

TOMK  XXV.  30 


A66  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

venait  inutile.  Néanmoins,  à  l'époque  où  il  fut  mis  en  vigueur,  ce 
système,  tout  vicieux  qu'il  était,  valait  mieux  encore  que  l'arbi- 
traire qui  avait  régné  jusque-là,  car  il  introduisit  une  certaine  régu- 
larité là  où  il  n'y  avait  que  désordre  et  incurie. 

Où  en  était  pendant  ce  temps  la  sylviculture  en  Allemagne?  D'après 
M.  le  docteur  Pfeil, .  conseiller  supérieur  des  forêts  en  Prusse,  un 
des  premiers  ouvrages  forestiers  qui  aient  été  publiés  est  dû  à  un 
certain  docteur  Agricola ,  médecin  à  Ratisbonne  ;  le  titre  en  est  au 
moins  curieux  :  Essai  nouveau  et  inouiy  mais  fondé  sur  la  nature  et 
la  raison^  d'une  multiplication  universelle  de  tous  les  arbres,  ar- 
bustes,  fleurs  et  plantes,  expérimenté  pour  la  première  fois  en  théo- 
rie et  en  pratique,  et  orné  de  plusieurs  gravures  rares,  1716.  Dans 
,  cet  ouvrage,  écrit  à  une  époque  où  l'alchimie  était  en  honneur,  et 
où  les  esprits  les  plus  sérieux  étaient  convaincus  de  la  possibilité 
de  transformer  la  nature  des  choses,  le  docteur  Agricola  cherche  à 
prouver  comment  on  peut  hâter  la  croissance  des  bois  par  des  moyens 
artificiels;  son  livre  est  un  mélange  de  connaissances  physiologiques 
assez  rares  pour  le  temps  et^de  superstitions  absurdes.  A  côté  de 
fort  bonnes  choses  sur  la  greffe,  on  trouve  un  moyen  théologique  de 
faire  renaître  de  ses  cendres  le  bois  consumé  par  le  feu  et  d'obtenir 
par  un  mélange  de  cendres  de  diverses  espèces  de  bois  les  hybrides 
les  plus  extraordinaires  (1).  A  l'ouvrage  d' Agricola  succéda,  en 
1732,  le  Traité  de  la  Culture  des  arbres  sauvages,  par  Carlo witz, 
augmenté  et  commenté  par  Bernard  de  Rohr;  il  ne  le  cède  en  rien 
au  premier  par  la  singularité  des  doctrines  qu'il  renferme.  L'auteur 
y  fait  mention,  entre  autres,  d'une  espèce  d'arbre  qui  a  de  la  pudeur, 
et  il  combat  le  système  de  Linné  comme  contraire  à  la  décence. 

Cette  disposition  à  tout  rapporter  à  des  causes  supérieures  et  ex- 
traordinaires était  alors  générale,  et  l'Allemagne,  on  le  voit,  n'avait 
sur  ce  point  rien  à  envier  à  la  France  ;  mais  le  mouvement  philoso- 
phique qui  commençait  alors  à  se  manifester  ne  tarda  pas  à  porter 
ses  fruits  :  la  méthode  baconienne  introduite  dans  la  science  faisait 
abandonner  les  théories  toutes  faites,  les  doctrines  empiriques,  et 
l'on  demandait  à  l'observation  des  faits  la  vraie  raison  des  choses. 
Les  forêts  furent  les  premières  à  profiter  de  ce  retour  au  bon  sens, 
parce  qu'elles  avaient  été  un  des  sujets  sur  lesquels  l'imagination 
publique  s'était  livrée  aux  excentricités  les  plus  grotesques.  C'est  à 
Réaumur,  Buffon  et  Duhamel  que  nous  devons  les  premiers  travaux 
réellement  sérieux  sur  les  forêts,  et  c'est  dans  leurs  ouvrages  qu'on 
trouve  pour  la  première  fois  exposée  clairement  la  théorie  des  éclair- 
oies  successives. 

(1)  De  la  Science  forestière  en  Allemagne  au  dix-huitième  siècle,  par  M.  Maurice 
B\och\  Annales  forestières,  juin  1850. 


w 


ÉTUDES  d'Économie  forestière.  467 


grand-maître  des  eaux  et  forêts ,  dont  on  peut  encore  voir  le  tom- 
beau et  la  statue  dans  l'église  de  Saint-Germain-l'Auxerrois,  avait 
vivement  recommandé  ces  opérations  comme  favorables  à  l'accrois- 
sement des  bois,  et  prédit  que  les  coupes  à  tire  et  aire,  alors  géné- 
ralement employées,  amèneraient  un  jour  le  dépérissement  de  nos 
forêts.  Naturellement  ses  contemporains  le  traitèrent  de  rêveur,  et  le 
système  qu'il  combattait  fut  sanctionné  par  l'ordonnance,  d'ailleurs 
si  sage,  de  1669;  mais  son  idée  était  juste  et  devait  triompher  un 
jour,  patiens  quia  œterna.  Dans  le  cours  de  ses  importans  travaux 
sur  la  physique  générale,  sur  la  métallurgie  du  fer  et  sur  les  arts 
céramiques,  Réaumur  avait  eu  souvent  à  s'occuper  de  l'emploi  du 
bois  :  il  ne  tarda  pas  à  comprendre  qu'il  est  peu  de  sujets  plus 
dignes  d'attention  que  l'étude  des  moyens  d'en  accroître  la  produc- 
tion. Dans  un  mémoire  présenté  à  l'Académie  des  Sciences  en  1721, 
après  avoir  constaté  la  pénurie  croissante  des  bois  d' œuvre  comme 
des  bois  de  feu,  il  insiste  sur  la  nécessité  d'augmenter  l'étendue  de 
nos  futaies,  et  propose  d'y  consacrer  une  partie  des  taillis  de  l'état, 
des  communes,  et  même  des  particuliers.  Suivant  lui,  on  pourrait 
obtenir  cette  transformation  en  laissant  croître  naturellement  ces 
taillis  et  en  se  bornant  à  enlever  les  brins  surabondans  au  fur  et 
à  mesure  de  leur  développement.  C'était  là  le  principe  des  éclair- 
cies  appliqué  à  la  conversion  des  taillis  en  futaies.  Cependant  les 
opinions  et  les  travaux  de  Réaumur  n'avaient  guère  franchi  les 
limites  du  corps  savant  auquel  ils  s'adressaient.  Les  officiers  fores- 
tiers, ignorans  pour  la  plupart,  si  ce  n'est  en  matière  de  droit  et  de 
jurisprudence,  les  traitaient  de  théories  inapplicables  ou  funestes; 
il  suffisait  qu'elles  fussent  contraires  à  l'ordonnance  pour  qu'elles 
fussent  condamnées.  Les  propriétaires  de  bois,  sauf  quelques  rares 
exceptions,  plus  soucieux  de  leurs  plaisirs  que  de  leurs  intérêts, 
laissaient  le  soin  de  leurs  domaines  à  des  intendans,  qui,  quand  ils 
étaient  consciencieux,  ne  croyaient  pouvoir  mieux  faire  que  ce  que 
faisait  la  maîtrise  des  eaux  et  forêts  dans  les  bois  du  roi  et  des  gens 
de  main-morte.  Aussi  est-il  probable  que  les  idées  de  Réaumur  au- 
raient eu  le  même  sort  que  celles  de  son  prédécesseur  Tristan  de  Ros- 
taing,  si  Duhamel  du  Monceau  n'en  avait  fait  le  point  de  départ  d'une 
partie  de  ses  travaux.  Après  avoir  exposé  et  discuté  ces  théories  dans 
un  mémoire  adressé  à  l'Académie  en  1755,  il  les  reproduisit  dans 
son  traité  des  Semis  et  Plantations  des  arbres  et  de  leur  culture^  qui 
fut  publié  peu  après  et  traduit  en  allemand  par  Schoellenbach  dès 
1763.  Sans  être  absolument  conforme  à  ce  qu'elle  est  devenue  de- 
puis, la  méthode  des  éclaircies  indiquée  par  Duhamel  renferme  les 
points  les  plus  essentiels  de  l'opération  ainsi  nommée  :  grâce  à  lui,  la 


A68  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

cause  était  gagnée,  du  moins  théoriquement.  Le  Traité  de  la  phy- 
sique des  arbres  et  celui  de  Y  exploitation  des  bois  complètent  les 
travaux  forestiers  de  cet  homme  éminent,  auquel  ils  valurent  la 
position  d'inspecteur  général  de  la  marine.  —  Contemporain  de  Du- 
hamel, Buffon  se  livra  comme  lui  à  de  nombreuses  et  curieuses  ex- 
périences sur  les  propriétés  des  bois  et  la  culture  des  forêts;  il  fit 
de  ces  matières  l'objet  de  plusieurs  mémoires  adressés  à  l'Académie 
en  1774,  dans  lesquels  on  retrouve  encore,  exposée  très  clairement, 
toute  la  théorie  des  éclaircies  et  des  nettoiemens  (1). 

Voilà  le  premier  ordre  de  coupes  dont  se  compose  la  méthode 
du  réensemencement  naturel  et  des  éclaircies,  celui  des  coupes  d'a- 
mélioration, né  et  constitué  sur  le  sol  français.  Nos  voisins,  il  est 
vrai,  nous  contestent  la  priorité  de  la  découverte  comme  celle  de 
l'application;  mais  cette  prétention  paraît  bien  peu  fondée  quand  on 
voit  leurs  auteurs  les  plus  autorisés,  comme  Moser  et  Burgsdorff  en 
1757  et  en  1788,  c'est-à-dire  bien  après  Réaumur  et  Duhamel,  com- 
battre en  principe  les  coupes  d'éclaircie  et  ne  les  admettre  que  très 
exceptionnellement  dans  les  bois  déjà  vieux.  Ce  n'est  qu'en  1791, 
alors  qu'en  France  les  idées  de  Duhamel  étaient  fort  répandues  parmi 
les  agronomes ,  sinon  parmi  les  forestiers ,  et  que  Yarenne  de  Fe- 
nille  avait  produit  ses  deux  fameux  mémoires  sur  l'aménagement 
des  taillis  et  des  futaies,  que  Hartig,  qui  fut  depuis  grand-maître 
des  forêts  en  Prusse ,  fit  paraître  son  Instruction  sur  la  Culture  des 
Bois  [Amveisung  zur  Holzzucht),  où  il  expose  la  théorie  des  éclair- 
cies et  la  relie  à  celle  des  coupes  de  régénération,  qu'il  venait  de 
découvrir. 

Ainsi  les  coupes  d'amélioration  ont  une  origine  fort  différente  de 
celle  des  coupes  de  régénération ,  et  beaucoup  plus  ancienne  :  les 
premières  sont  incontestablement  françaises,  les  autres  nous  vien- 
nent d'Allemagne.  Autant  en  effet  les  auteurs  français  se  sont  oc- 
cupés, avec  un  remarquable  esprit  d'observation,  de  l'éducation  des 
futaies,  autant  l'idée  de  les  régénérer  par  la  voie  naturelle  leur  a 
fait  défaut.  Yarenne  de  Feuille  y  serait  arrivé  sans  doute,  s'il  n'a- 
vait péri  en  03,  victime,  comme  Lavoisier,  de  la  terreur  révolution- 
naire. Quoi  qu'il  en  soit,  après  avoir  parfaitement  reconnu  et  signalé 

(1)  «  Dans  les  bois  composés  de  chênes,  hêtres,  charmes,  frênes,  où  il  se  trouve  d'au- 
tres essences  d'un  accroissement  plus  prompt,  telles  que  trembles,  bouleaux,  marceaux, 
coudriers,  etc.,  il  y  a  du  bénéfice  à  faire  couper,  au  bout  de  douze  à  quinze  ans,  ces  der- 
nières espèces;  on  coupe  en  même  temps  les  épines  et  autres  mauvais  bois.  Cette  opé« 
ration  ne  fait  qu'éclaircir  le  taillis,  et  bien  loin  do  lui  porter  préjudice,  elle  en  accélère 
l'accroissement.  Le  chêne,  le  hêtre  et  autres  grands  arbres  n'en  croissent  que  plus  vite, 
en  sorte  qu'il  y  a  le  double  avantage  de  tirer  d'avance  une  partie  de  son  revenu  par  la 
vcnUi  de  ces  bois  blancs,  et  de  trouver  encore  un  taillis  tout  composé  de  bois  de  bonnes 
essences  et  d'un  plus  gros  volume.  » 


é 


ÉTUDES  d'Économie  forestière.  A69 

les  vices  de  la  méthode  à  tire  et  aire,  on  n'y  vit  en  France  d'autre 
remède  que  l'abatage  à  blanc  étoc,  l'ésouchement  et  le  repeuple- 
ment artificiel  par  voie  de  semis  ou  de  plantations.  Le  mouvement 
imprimé  en  ce  sens  fut  même  fort  remarquable ,  et  sous  cette  in- 
fluence, des  repeuplemens  considérables  furent  exécutés  dans  la 
plupart  des  bois  du  roi.  C'est  de  cette  époque  que  datent  les  im- 
menses plantations  de  chênes  purs  effectuées  par  M.  Pannelier  d'An- 
nel  dans  les  forêts  de  Fontainebleau,  Compiègne,  Saint-Germain, 
et  autres  des  environs  de  Paris.  C'est  à  ces  travaux,  dont  l'impor- 

nce  nous  effraie  aujourd'hui,  que  l'on  doit  la  conservation  de  ces 
masses  imposantes. 

En  Allemagne,  la  méthode  du  jardinage  généralement  en  vigueur 
était  depuis  longtemps  condamnée,  comme  chez  nous  la  méthode 

'tire  et  aire,  par  tous  les  praticiens  intelligens;  de  tous  côtés,  on 

herchait  à  substituer  à  cet  enlèvement  des  arbres  épars ,  arrivés  à 
maturité,  un  système  plus  rationnel,  qui  entraverait  moins  la  mar- 
che de  la  végétation  et  diminuerait  les  dégâts  que  ces  extractions 
multipliées  causaient  au  peuplement,  quand  Hartig  découvrit  la 
théorie  des  coupes  de  régénération.  Reliée  à  celle  des  coupes  d'é- 
claircie  et  publi'ée  par  lui  en  1791,  elle  donna  naissance  à  cette  mé- 
thode si  belle  et  si  simple  que  nous  avons  exposée  en  commençant. 
Elle  opérait  une  révolution  fondamentale  qui  marquait  une  ère  nou- 
velle dans  la  sylviculture.  Son  but,  bien  défini,  était  d'élever  sur 
une  surface  donnée  le  plus  grand  nombre  possible  d'arbres  les  mieux 
conformés  et  les  meilleurs,  en  assurant  la  reproduction  indéfinie  de 
ces  arbres  par  le  réensemencement  naturel.  La  méthode  des  coupes 
de  régénération  se  répandit  rapidement,  grâce  aux  leçons  et  aux 
ouvrages  de  Hartig,  de  Cotta  et  de  tant  d'autres.  Entre  tous,  il  faut 
citer  M.  le  docteur  Pfeil,  directeur  de  l'écQle  forestière  de  Prusse, 
qui  s'adonna  surtout  à  l'étude  des  procédés  matériels  d'exécution. 
Son  ouvrage,  Bie  Forsiwissenschaft  nach  eîner  praktischen  Ansichty 
écrit  avec  une  grande  clarté  et  une  grande  précision ,  choses  rares 
chez  un  Allemand,  renferme  à  ce  point  de  vue  les  renseignemens 
les  plus  complets;  il  contribua  puissamment  à  vulgariser  des  doc- 
trines qui  reçurent  bientôt  une  application  générale.  L'Allemagne 
ne  fut  point  ingrate  envers  Hartig;  promu  pendant  sa  vie  au  poste 
éminent  de  grand-maître  des  forêts  en  Prusse,  il  reçut  après  sa 
mort  le  plus  bel  hommage  qu'un  forestier  p,ût  désirer.  Une  sous- 
cription ouverte  en  Allemagne,  en  France  et  en  Pologne  permit 
d'élever  à  sa  mémoire  un  monument  dans  la  forêt  de  la  Faisanderie, 
près  de  Darmstadt  (1). 

(1)  Ce  monument  porte,  en  allemand  bien  entendu,  une  inscription  dont  voici  la 


A7Ô  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Pendant  que  la  science  forestière  marchait  ainsi  à  pas  de  géant 
en  Allemagne,  elle  languissait  en  France,  étouffée  par  la  tourmente 
révolutionnaire.  Ce  ne  fut  qu'en  1802,  quand  la  gestion  des  forêts 
de  l'état  fut  confiée  à  une  administration  spéciale,  qu'on  vit  renaître 
les  principes  scientifiques  oubliés  depuis  longtemps.  En  1803  parut 
le  Traité  de  V Aménagement  des  Forets  de  Perthuis,  et  peu  après, 
en  1805,  une  traduction  de  l'ouvrage  de  Hartig,  par  Baudrillart,  le 
père  d'un  de  nos  professeurs  d'économie  politique  (1).  En  même 
temps  l'administration  supérieure  envoya  dans  les  provinces  nou- 
vellement conquises  des  agens  chargés  d'y  organiser  le  service  fo- 
restier. De  ce  nombre  fut  M.  Lorentz,  qui,  d'abord  dans  le  Pala- 
tinat  (département  du  Mont-Tonnerre),  ensuite  dans  le  Hanovre, 
sut  bientôt  se  distinguer  d'une  manière  toute  particulière.  En  rap- 
port avec  les  agens  de  l'Allemagne,  il  embrassa  leurs  doctrines 
avec  ardeur,  et  quand  les  événemens  l'eurent  rappelé  en  France,  il 
fut  le  premier  à  les  appliquer  chez  nous  et  le  plus  zélé  à  les  pro- 
pager. Tel  était  l'état  des  choses,  lorsqu'on  1824  le  gouvernement 
résolut  de  satisfaire  un  vœu  depuis  longtemps  exprimé  en  fondant 
une  école  forestière.  M.  Lorentz  en  fut  nommé  le  directeur;  un  meil- 

traduction  littérale  :  «  A  la  mémoire  du  d'  G.  L.  Hartig,  —  né  à  Glandenbach ,  dans  la 
Haute-Hesse,  —  le  11  septembre  1744;  —  mort  à  Berlin,  —  comme  grand-maître  des 
forêts  de  Prusse,  —  le  4  février  1837;  —  ses  élèves  et  admirateurs  —  d'Allemagne,  de 
France  et  de  Pologne.  —  1840.  » 

Cette  inscription  est  accompagnée  de  quelques  vers  qui  rappellent  les  titres  de  Hartig 
à  la  reconnaissance  de  la  postérité.  On  a  essayé  de  la  traduire  en  français;  nous  en 
citons  le  début  et  la  fin  : 

Ici,  dans  la  forêt  aux  ombres  verdoyantes, 
S'élève  un  monument  qui  nous  parle  de  toi, 
De  toi,  dont  les  leçons,  à  tons  encor  présentes, 
Nous  serviront  toujours  de  précepte  et  de  loi... 
Voyageurs,  honorons  la  mémoire  du  maître 
Qui  fut  de  nos  forêts  le  régénérateur. 
Et  gloire  au  grand  Hartig  !  Nous  lui  devrons  peut-être 
Le  salut  du  pays,  la  \ie  et  le  bonheur. 

(Voyez,  dans  les  Annales  forestières^  novembre  1858,  Souvenir  dune  excursion  en 
Allemagne,  par  J.  Chalot.) 

(1)  Chef  de  division  à  l'administration  des  forêts,  cet  homme  modeste  consacra  sa 
longue  et  laborieuse  carrière  à  une  science  qu'il  avait  embrassée  avec  passion.  Il  publia 
un  Traité  général  des  Eaux  et  Forêts  comprenant  :  1°  un  recueil  chronologique  des 
règlemens  forestiers,  2°  un  dictionnaire  général  des  eaux  et  forêts,  3o  un  dictionnaire 
des  chasses,  4»  un  dictionnaire  des  pêches.  Ce  volumineux  ouvrage,  qui  n'a  pas  moins 
de  douze  volumes  in-4%  est  incontestablement  ce  qu'on  peut  trouver  de  plus  complet 
sur  ces  diflférens  sujets  et  sur  l'histoire  de  l'administration.  Outre  ce  travail  de  bénédic- 
tin, nous  avons  encore  de  lui  un  commentaire  du  code  forestier,  la  traduction  des  ou- 
vrages de  Hartig  et  différens  mémoires  sur  les  propriétés  des  bois.  Ses  immenses  travaux 
lui  ont  mérité  la  reconnaissance  de  tous  ceux  qui  ont  quelque  souci  de  la  prospérité  de 
nos  forêts. 


I 


I 


ÉTUDES  d'Économie  forestière.  A7i 


leur  choix  n'était  pas  possible.  Son  caractère  à  la  fois  plein  de  dignité 
€t  de  bonté,  son  rare  mérite  comme  forestier  praticien,  un  jugement 
et  un  tact  exquis,  enfin  les  éminens  services  qu'il  avait  rendus  dans 
les  divers  postes  qu'il  avait  occupés  le  désignaient  entre  tous  pour 
ce  poste  important.  Inutile  de  dire  qu'il  sut  justifier  la  confiance  de 
l'administration.  Grâce  à  lui,  l'instruction  forestière  de  l'école  fut 
mise  immédiatement  au  niveau  de  ce  qu'elle  était  en  Allemagne. 
Puissamment  secondé  dans  son  œuvre  par  M.  Parade,  aujourd'hui 
directeur  de  l'école  et  disciple  lui-même  du  savant  Cotta,  il  se  con- 
sacra tout  entier  à  l'enseignement  et  à  la  vulgarisation  des  doctrines 
dont  il  avait  eu  en  Allemagne  occasion  d'apprécier  la  valeur.  Déplo- 
rant, comme  autrefois  Bufïbn  et  Duhamel ,  la  disparition  de  nos  fu- 
taies, que  l'ignorance  et  les  besoins  financiers  avaient  détruites,  et 
convaincu  que  le  taillis  n'est  qu'un  système  contre  nature,  rudi- 
:mentaire  dans  ses  procédés  et  incompatible  avec  une  sylviculture 
^perfectionnée,  M.  Lorentz  devint  le  plus  ardent  défenseur  des  fu- 
taies. Il  parvint,  par  une  lutte  incessante  et  après  bien  des  efforts, 
à  faire  triompher  et  sanctionner  par  l'ordonnance  réglementaire  de 
1827,  en  attendant  qu'elle  passe  dans  les  faits,  cette  idée  cepen- 
dant si  simple,  que  l'état  n'est  pas  propriétaire  de  forêts  au  même 
titre  qu'un  particulier,  qu'il  a  un  but  plus  élevé  à  poursuivre  que 
celui  d'en  obtenir  le  taux  de  placement  le  plus  avantageux.  Aidé  de 
ses  notes  et  de  ses  conseils,  M.  Parade  publia  le  Cours  élémentaire 
de  Culture  des  bois,  dont  la  première  édition  remonte  à  1836.  Cet 
ouvrage  est  à  la  fois  si  complet,  si  clair,  si  méthodique,  que,  pour 
le  fond  comme  pour  la  forme,  les  Allemands  n'ont  rien  qui  puisse 
lui  être  comparé.  Tandis  qu'ils  possèdent  des  traités  de  sylviculture 
sans  nombre,  nous  n'avons  guère  que  celui-là;  mais  à  quoi  nous 
servirait-il  d'en  avoir  d'autres,  puisque,  malgré  sa  forme  élémen- 
taire et  son  titre  plus  que  modeste,  il  n'est  aucune  des  questions 
les  plus  délicates  de  la  science  forestière  qui  n'y  soit  abordée  et 
traitée  avec  l'autorité  que  donne  le  savoir  uni  à  l'expérience,  et 
que  tout  autre  ouvrage  ne  pourrait  guère  que  répéter,  et  répéter 
moins  bien,  ce  qui  se  trouve  dans  celui-là?  C'est  le  privilège  des 
maîtres  de  faire  des  œuvres  entières  qui  n'ont  besoin  ni  d'être  com- 
mentées ni  d'être  complétées,  et  de  rendre  inutile,  pour  bien  long- 
temps du  moins,  toute  nouvelle  tentative  dans  le  même  champ  d'ob- 
servations. 


III. 

Nous  avons  cru  devoir  insister  sur  les  phases  diverses  par  les- 
quelles passa  nécessairement  la  sylviculture  avant  de  devenir  ce 


472  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

qu  elle  est  aujourd'hui.  Il  est  toujours  curieux  de  voir  comment  les 
doctrines  d'abord  les  plus  universellement  repoussées  finissent  par 
s'imposer  avec  une  telle  autorité,  qu'elles  sont  revendiquées  par 
ceux-là  mêmes  qui  en  avaient  été  les  plus  rudes  adversaires.  Dans 
l'ordre  philosophique  et  moral,  comme  dans  l'ordre  physique  et 
matériel,  il  est  dans  la  nature  de  l'homme  de  chercher  la  vérité 
d'abord  dans  le  mystère  et  de  demander  la  solution  des  problèmes 
scientifiques  et  sociaux  aux  théories  les  plus  compliquées  et  les  plus 
absurdes.  Il  semble  qu'il  ait  horreur  du  simple  et  du  naturel  :  ce 
n'est  en  effet  qu'après  des  efforts  d'imagination  inouis  qu'il  finit  par 
où  il  aurait  dû  commencer,  par  consulter  sa  raison.  Cette  longue 
et  pénible  élaboration  de  la  science  forestière  a  encore  une  autre 
cause.  Les  difficultés  qu'ont  rencontrées  toutes  les  sciences  avant 
de  se  constituer  se  compliquaient  pour  elle  d'un  obstacle  nouveau, 
la  question  de  temps.  Bien  différentes  des  autres  cultures,  les  forêts 
demandent  un  temps  fort  long  pour  donner  des  produits  utiles,  et 
ce  n'est  qu'après  bien  des  années  d'application  qu'on  peut  appré- 
cier le  mérite  des  différens  modes  de  traitement.  Réaumur  et  Buffon 
avaient  souvent  exprimé  le  regret  que  l'absence  de  faits  constatés 
avant  eux  ne  leur  permît  pas  d'étudier  et  d'approfondir  davantage 
les  phénomènes  de  la  végétation  forestière,  et  ils  avaient  vivement 
insisté  sur  la  nécessité  de  laisser  à  leurs  descendans  un  certain 
nombre  de  documens  précis,  qui  pourraient  servir  de  base  à  de  nou- 
velles observations  et  devenir  les  élémens  d'une  science  positive. 
C'est  pour  cette  raison  que  ces  esprits  investigateurs  entreprirent 
leurs  belles  expériences,  dont  quelques-unes  ont  duré  de  vingt-cinq 
à  trente  ans,  sur  la  croissance  des  arbres,  l'écorcement  préalable,  la 
résistance  des  bois,  la  faculté  germinative  des  différens  terrains,  etc. 
De  son  côté,  Duhamel  avait  mis  à  l'essai  différens  systèmes  d'ex- 
ploitation, et  s'était  occupé  des  moyens  de  produire  des  bois  en 
vue  d'un  usage  déterminé  :  il  pensait  qu'on  pouvait  assurer  à  jamais 
les  approvisionnemens  de  la  marine  en  donnant  artificiellement  aux 
arbres,  au  lieu  de  les  laisser  croître  au  hasard,  les  courbes  recher- 
chées dans  les  constructions  navales.  Malheureusement  les  expé- 
riences de  Duhamel  n'ont  pas  été  continuées;  elles  étaient  de  trop 
longue  haleine  pour  des  particuliers,  et  l'état,  qui  seul  eût  été  à 
même  de  les  suivre  et  de  les  entreprendre  sur  une  assez  grande 
échelle,  a  toujours  été,  à  l'endroit  de  ses  forêts,  trop  exclusivement 
absorbé  par  des  préoccupations  financières.  Loin  de  les  considérer 
comme  des  propriétés  d'une  nature  spéciale,  dont  il  n'est  le  déten- 
teur que  pour  en  retirer  les  produits  les  plus  utiles  et  les  plus  con- 
sidérables, il  n'a  jamais  vu  en  elles  qu'une  source  de  revenus  pécu- 
niaires qu'il  cherchait  à  augmenter,  tout  en  restreignant  le  plus 


ê 

ÉTUDES  d'Économie  forestière.  473 

possible  les  avances  nécessaires  à  une  exploitation  convenable... 
Qu'on  ne  croie  pas  cependant  que  les  capitaux  engagés  pour  cet  ob- 
jet l'eussent  été  en  pure  perte,  et  que  l'augmentation  des  produits 
n'eût  pas  compensé  l'intérêt  de  la  somme  dépensée  :  des  faits  nom- 
breux prouvent  au  contraire  que,  comme  les  propriétés  rurales,  les 
forêts  produisent  en  raison  des  soins  dont  elles  sont  l'objet.  Des  ex- 
périences concluantes  à  cet  égard  ont  été  faites  par  M.  E.  Che- 
vandier,  directeur  de  la  manufacture  de  glaces  de  Girey,  qui  ne  se 
contente  pas  d'être  un  des  plus  grands  industriels  de  France,  mais 
qui  est  encore  un  chimiste  de  premier  ordre. 

M.  Ghevandier  a  commencé  par  déterminer  la  composition  élé- 
mentaire des  tissus  ligneux  et  la  proportion  dans  laquelle  ces  divers 
élémens  entrent  dans  un  hectare  de  forêt,  suivant  l'âge  et  les  es- 
sences. Il  a  reconnu  ainsi  qu'un  hectare  de  taillis  de  chênes  et 
de  hêtres ,  âgé  de  vingt  ans ,  situé  dans  des  conditions  normales, 
représente  39,080  kilogrammes  de  carbone,  30,820  kilogrammes 
d'oxygène,  A, 380  kilogrammes  d'hydrogène,  680  kilogrammes 
d'azote  et  1,000  kilogrammes  de  matières  minérales,  qui  consti- 
tuent les  cendres.  Puisque  telles  sont  les  substances  dont  le  bois  se 
compose,  il  est  naturel  de  penser  que  toute  cause  qui  en  augmen- 
tera la  quantité  disponible  devra  être  favorable  à  la  végétation,  et 
contribuera  à  hâter  la  croissance  des  arbres  ;  il  ne  reste  donc  qu'à 
se  demander  comment  cette  quantité  peut  être  artificiellement  aug- 
mentée. G' était  là  le  sujet  d'une  nouvelle  série  d'expériences  que 
M.  Ghevandier  exécuta  avec  le  même  bonheur  que  les  premières,  en 
s' appuyant  sur  les  données  de  la  physiologie  végétale. 

Le  carbone  est  puisé  dans  l'atmosphère  par  les  feuilles,  qui,  après 
avoir  décomposé  l'acide  carbonique  qu'elle  renferme,  rejettent  l'oxy- 
gène et  s'assimilent  le  carbone  sous  l'influence  de  la  lumière.  Cet 
élément  se  trouve  répandu  dans  l'air  en  assez  grande  abondance 
pour  satisfaire  aux  exigences  de  la  végétation  la  plus  active.  Il  suffît 
que,  par  un  traitement  rationnel,  les  arbres  soient  mis  à  même  de 
pouvoir  en  absorber  la  plus  grande  quantité  possible.  Il  n'en  est 
pas  ainsi  des  autres  principes  constituans ,  sur  la  présence  desquels 
la  main  de  l'homme  peut  avoir  une  action  plus  directe.  L'hydro- 
gène et  l'oxygène  en  effet  proviennent  de  la  décomposition  de  l'eau 
contenue  dans  le  sol  et  absorbée  par  les  racines  ;  cette  eau  charrie 
en  outre,  sous  forme  de  sels  solubles,  l'azote  et  les  substances  mi- 
nérales, qui  entrent  également  dans  la  composition  du  bois.  L'eau 
agit  ainsi  de  deux  manières  :  directement,  en  fournissant  à  l'arbre 
une  partie  des  élémens  mêmes  qui  le  constituent;  indirectement, 
comme  véhicule  des  matières  solubles  qui  lui  sont  nécessaires.  La 
privation  d'eau  a  donc  pour  effet  de  rendre  impossible  une  végéta- 


« 


474  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

tion  que  l'abondance  du  liquide  peut  au  contraire  activer  singu- 
lièrement. En  partant  de  ces  données,  M.  Ghevandier  se  demanda 
si  les  irrigations ,  dont  on  connaît  la  puissance  en  agriculture ,  ne 
pourraient  pas  être  appliquées  avec  avantage  à  la  culture  des  forêts. 
Les  expériences  qu'il  entreprit,  suivies  avec  le  plus  grand  soin  pen~ 
dant  plusieurs  années,  furent  l'objet  d'un  mémoire  adressé  à  l'Aca- 
démie des  Sciences  en  ISkli.  Il  résulte  des  chiffres  indiqués  que 
des  irrigations  bien  entendues,  effectuées  dans  une  forêt,  pourraient 
en  augmenter  la  production  ligneuse  dans  le  rapport  de  1  à  7,  et 
le  revenu  en  argent  dans  le  rapport  de  1  à  12.  Ces  résultats  sont  si 
extraordinaires  qu'on  serait  tenté  de  les  croire  erronés,  s'il  n'avait 
en  quelque  sorte  été  donné  à  tout  le  monde  d'en  vérifier  l'exacti- 
tude. Un  des  faits  qui  ont  le  plus  vivement  frappé  les  hommes 
spéciaux  à  l'exposition  universelle  de  1855  fut  le  résultat  obtenu 
par  M.  Ghambrelent  de  Bordeaux.  Il  n'avait  rien  qui  attirât  les  re- 
gards; c'étaient  quelques  pieds  de  chênes  et  de  pins  maritimes  re- 
légués dans  un  coin  de  l'annexe  agricole  :  pauvre  spectacle  pour 
des  yeux  éblouis  encore  par  les  merveilles  du  palais  principal  et 
les  splendeurs  de  la  rotonde  !  Cependant  ces  arbres  étaient  un  pro- 
dige de  végétation,  car  ils  n'avaient  que  quatre  ans,  et  à  leurs  di- 
mensions ils  paraissaient  en  avoir  quinze.  Ils  n'avaient  pas  moins  de 
5  à  6  mètres  de  haut  et  de  25  à  30  centimètres  de  tour.  Ils  prove- 
naient de  plantations  effectuées  dans  les  landes  de  Bordeaux,  dans 
lesquelles  des  irrigations  bien  conduites  avaient  produit  cette  crois- 
sance extraordinaire.  Le  jury  apprécia  du  reste  comme  elle  le  mé- 
ritait cette  heureuse  tentative,  et  fit  décorer  l'exposant. 

M.  Chevandier  ne  s'arrêta  pas  en  si  beau  chemin  :  il  lui  restait  à 
vérifier  l'influence  des  sels  minéraux  sur  le  développement  des  bois. 
Il  étudia  à  cet  effet,  pour  des  essences  diverses,  l'action  de  vingt- 
deux  substances  différentes,  destinées  à  agir  les  unes  comme  sources 
d'azote,  les  autres  comme  élémens  minéraux,  d'autres  enfin  comme 
agens  spéciaux.  Il  constata  ainsi  que  quelques-unes  seulement  peu- 
vent être  employées  avec  succès  en  sylviculture,  notamment  l'oxy- 
sulfure  de  calcium,  le  chlorhydrate  d'ammoniaque  et  les  cendres  de 
bois;  mais  il  pense  que  l'emploi  de  ces  substances  doit  en  général 
se  restreindre  aux  jeunes  bois,  parce  que  la  dose  nécessaire  pour 
des  parties  plus  âgées  cesserait  de  le  rendre  profitable.  Dans  cer- 
tains cas  cependant,  ces  amendemens  pourraient  être  exécutés  pres- 
que sans  frais;  ainsi  les  cendres  résultant  de  la  combustion  des  dé- 
bris des  exploitations  forestières  répandues  sur  le  sol  après  la  coupe 
augmenteraient  la  production  ligneuse  de  20  pour  100.  On  pourrait 
également,  dans  le  voisinage  des  fabriques  de  soude,  tirer  un  parti 
avantageux  des  résidus  encombrans  et  insalubres  de  cette  industrie^ 


# 

ÉTUDES  d'Économie  forestière.  â75 

Ces  diverses  expériences  ont  confirmé  en  outre  un  fait  très  pré- 
cieux à  noter  :  c'est  que  les  substances  minérales  qui  entrent  dans 
la  composition  du  bois  ne  s'y  rencontrent  pas  d'une  manière  inva- 
riable, et  dans  les  mêmes  proportions,  pour  les  mêmes  essences, 
qu'elles  se  substituent  fréquemment  les  unes  aux  autres,  et  que 
par  suite  la  composition  chimique  du  sol  n'a  pas  pour  la  végétation 
forestière  l'importance  qu'on  avait  cru  lui  reconnaître  d'abord.  On 
a  rencontré  en  effet  des  forêts  dans  les  terrains  les  plus  divers  :  le 
chêne  se  plaît  dans  les  plaines  argileuses  du  centre  de  la  France,  le 
pin  maritime  sur  les  rivages  sablonneux  de  l'Océan,  et  le  sapin  sur 
les  croupes  granitiques  des  Vosges  :  cette  heureuse  diversité  d'es- 
sences, dont  chacune  a  des  propriétés  et  des  exigences  spéciales, 
permet  de  tirer  parti,  pour  la  production  ligneuse,  des  terres  les 
plus  rebelles  à  toute  autre  végétation.  Il  y  a  plus  :  une  même  es- 
sence peut  prospérer  sur  des  sols  très  diOérens,  et  il  n'est  pas  rare 
de  rencontrer  le  chêne  dans  les  sables  et  le  pin  dans  les  terres  fortes. 
Buffon  a  constaté  par  de  curieuses  expériences  que  les  glands  ger- 
maient dans  tous  les  terrains,  même  dans  les  cailloux  roulés,  bien 
que  les  jeunes  plants  ne  fussent  point  partout  également  vigoureux. 
Il  résulte  de  là  que  le  sol  agit  plutôt  comme  support  et  comme  in- 
termédiaire que  comme  agent  direct  de  végétation,  et  que  ses  pro- 
priétés physiques,  telles  que  son  hygroscopicité  et  sa  compacité, 
ont  une  plus  grande  influence  que  les  propriétés  chimiques  des  élé- 
mens  dont  il  est  formé.  Le  mode  de  traitement  devient  alors  en  syl- 
viculture le  point  capital,  car  c'est  de  lui,  beaucoup  plus  que  de  la 
nature  du  sol,  que  dépendent  surtout  la  quotité  et  la  qualité  de  la 
production  ligneuse.  Il  est  facile  dès  lors  de  se  rendre  compte  de 
la  supériorité  de  la  futaie  sur  le  taillis,  et  de  comprendre  pourquoi, 
dans  un  temps  donné,  elle  fournit  des  produits  plus  considérables. 
Dans  la  futaie  en  effet,  toutes  les  opérations  concourent  à  favoriser 
l'accroissement  des  arbres  :  les  éclaircies  périodiques  leur  permet- 
tent de  se  développer  en  toute  liberté  et  de  puiser  dans  l'atmosphère 
tout  le  carbone  dont  ils  ont  besoin,  eu  égard  à  leurs  dimensions  ;  le 
sol,  constamment  couvert  et  protégé  contre  les  influences  atmo- 
sphériques par  un  dôme  de  verdure  et  par  une  couche  épaisse  de 
feuilles  mortes  que  les  pluies  et  les  vents  ne  peuvent  entraîner, 
conserve  sa  fraîcheur  et  son  humidité,  si  nécessaires  à  la  végétation. 
Mis  à  même  de  s'assimiler  la  plus  grande  quantité  possible  des  sub- 
stances élémentaires  dont  ils  sont  composés,  les  arbres  acquièrent 
ainsi  toutes  les  dimensions  dont  ils  sont  susceptibles.  Dans  les  taillis 
■au  contraire,  les  rejets,  crus  en  massif  trop  serré,  s'entravent  dans 
leur  croissance  en  restreignant  par  leur  nombre  l'espace  nécessaire 
à  chacun  d'eux;  le  sol,  périodiquement  découvert  par  les  exploita- 


/i76  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

tions,  lavé  par  les  pluies,  brûlé  par  le  soleil,  perd  son  humidité  et 
sa  fertilité,  et  les  arbres,  privés  en  partie  des  élémens  indispensa- 
bles, n'ont  le  plus  souvent  qu'une  végétation  rachitique  et  languis- 
sante. 

Les  fâcheux  effets  de  ce  mode  de  traitement,  moins  sensibles  dans 
les  terrains  argileux,  naturellement  humides,  se  font  au  contraire 
cruellement  sentir  dans  les  terrains  secs,  tels  que  ceux  composés  de 
calcaire  ou  de  silice,  dont  le  défaut  d'hygroscopicité  n'est  pas  com- 
battu par  un  couvert  constant  et  par  la  présence  d'une  certaine  pro- 
portion d'humus.  Dans  des  sols  de  cette  nature,  la  futaie  n'est  pas 
seulement  plus  productive,  elle  est  nécessaire,  car  le  taillis  ruine- 
rait infailliblement  la  forêt.  On  peut  se  convaincre  de  ce  fait  dans  la 
forêt  de  Fontainebleau,  où,  à  côté  des  magnifiques  futaies  de  la  Til- 
laie  et  du  Gros-Fouteau,  dont  nous  avons  parlé,  et  de  celles  bien 
connues  des  artistes,  de  Barbizon  et  des  Yentes  à  la  Reine,  se  trou- 
vent de  maigres  taillis,  dégénérant  en  clairières,  dont  les  cépées 
éparses  sont  entremêlées  de  bouquets  de  pins,  témoins  irrécusables 
des  vides  toujours  plus  grands  que  chaque  exploitation  vient  occa- 
sionner. Le  sol  cependant  est  le  même  de  part  et  d'autre  :  il  se  com- 
pose d'environ  97  pour  100  de  sable  siliceux  et  de  3  pour  100  d'ar- 
gile ;  mais,  dans  le  premier  cas,  la  futaie  lui  a  conservé  une  fertilité 
que  le  traitement  du  taillis  lui  a  enlevée  dans  le  second.  Ces  faits 
viennent  à  l'appui  d'une  opinion  admise  par  tous  les  forestiers  d'ou- 
tre-Rhin, c'est  qu'un  terrain  imprudemment  découvert  ne  reprend 
que  fort  difficilement  ses  qualités  premières.  11  faut,  pour  les  lui 
rendre,  soit  avoir  recours  à  des  amendemens,  soit  le  repeupler  pro- 
visoirement avec  une  essence  comme  le  pin,  dont  la  constitution  ro- 
buste s'accommode  des  terres  les  plus  arides. 

Cette  nécessité  de  conserver  constamment  un  couvert  a  conduit 
les  Allemands  à  un  système  d'exploitation  fort  curieux,  et  dont  nous 
n'avons  en  France  rien  qui  approche  :  nous  voulons  parler  des  fu- 
taies à  double  étage  qu'on  rencontre  dans  le  Spessart.  Le  chêne,  qui 
est  de  beaucoup  l'essence  la  plus  précieuse,  ne  peut  que  difficile- 
ment être  élevé  à  l'état  pur,  parce  que  son  feuillage^  peu  épais  et 
déchiqueté,  est  insuffisant  pour  protéger  le  sol  contre  l'irradiation 
solaire.  Il  importe  donc  de  le  mélanger  avec  une  autre  essence, 
comme  le  hêtre,  qui  puisse  compléter  le  couvert;  mais  le  chêne  est 
une  essence  douée  d'une  rare  longévité,  qui  n'acquiert  toutes  ses 
dimensions,  et  par  conséquent  toute  sa  valeur,  qu'à  un  âge  fort 
avancé,  tandis  que  le  hêtre  veut  être  exploité  beaucoup  plus  jeune. 
Pour  concilier  ces  conditions  contradictoires,  on  a  imaginé  de  créer 
une  double  forêt,  l'une  de  chêne  pur,  dont  la  révolution  est  fixée  à 
deux  cents  ans,  et  l'autre  de  hêtre,  qui,  végétant  sous  celle-ci. 


ÉTUDES  d'Économie  forestière.  A77 

forme  en  quelque  sorte  un  étage  inférieur,  et  s'exploite  deux  fois 
pendant  le  même  laps  de  temps.  Quoique  la  principale  fonction  de 
celle-ci  soit  surtout  de  couvrir  le  terrain,  elle  donne  néanmoins  des 
produits  fort  considérables,  qui  augmentent  sensiblement  le  revenu 
de  la  forêt.  Ce  système,  d'une  application  fort  simple,  est  donc  un 
pas  de  plus  dans  la  voie  du  progrès,  un  procédé  de  culture  plus  in- 
tensif et  plus  perfectionné,  qui  à  ce  titre  devrait  être  plus  répandu. 

Ce  point  n'est  pas  le  seul  à  l'égard  duquel  les  Allemands  nous 
sont  supérieurs.  Ils  n'ont  pas  toujours,  il  est  vrai,  l'esprit  très  pra- 
tique ;  mais  en  ce  qui  concerne  les  forêts  ils  sont  plus  praticiens,  ce 
qui  n'est  pas  tout  à  fait  la  même  chose.  L'exécution  des  repeuple- 
mens  artificiels  notamment  est  arrivée  chez  eux  à  un  très  haut  point 
de  perfection,  et  l'ouvrage  de  M.  Pfeil  est  Là  pour  nous  en  con- 
vaincre. Son  chapitre  des  semis  et  des  plantations  est  certainement 
un  des  plus  complets  de  son  livre,  et  à  coup  sûr  le  plus  intéressant 
pour  un  lecteur  français.  L'exposé  et  la  discussion  des  différentes 
méthodes  employées  dénotent  chez  l'auteur  un  grand  sens  pratique, 
un  jugement  très  sûr,  et  surtout  une  vive  pénétration  de  l'impor- 
tance de  son  sujet.  Il  n'en  est  pas  en  effet  qui  soit  plus  digne  de  l'at- 
tention du  sylviculteur.  Les  repeuplemens  artificiels  sont  indispen- 
sables à  la  conservation  des  taillis,  qui,  ne  se  reproduisant  que  par 
rejets,  finiraient  infailliblement  par  se  détériorer,  si  des  plantations 
nouvelles  ne  venaient  de  temps  %  autre  remplacer  les  souches  épui- 
sées. D'un  autre  côté,  quoique  le  traitement  des  futaies  repose  sur 
la  régénération  naturelle  de  ces  massifs,  il  arrive  souvent  que  le  but 
n'est  pas  atteint  d'une  rhanière  complète,  et  qu'il  faut  recourir  à  des 
moyens  artificiels  pour  achever  l'œuvre  de  la  nature.  Ce  sont  des 
clairières  à  repeupler,  des  vides  à  reboiser,  des  essences  nouvelles 
à  introduire,  travaux  difficiles  et  minutieux  dans  lesquels  les  Alle- 
mands, il  faut  le  reconnaître,  nous  laissent  bien  loin  derrière  eux. 
Il  en  est  de  même  des  soins  qu'ils  donnent  à  leurs  forêts  pour  remé- 
dier aux  dommages  causés  par  la  gelée,  le  givre,  les  insectes,  le  gi- 
bier. Tandis  qu'en  France  nous  laissons  en  général  agir  la  nature, 
que  nous  reculons  devant  une  dépense  souvent  minime  pour  arrêter 
à  ses  débuts  une  invasion  de  chenilles,  nous  exposant  ainsi  à  perdre 
l'accroissement  de  toute  une  année,  les  Allemands  se  montrent  meil- 
leurs calculateurs;  ils  cherchent  d'abord  à  prévenir  le  mal,  et  s'ils 
n'y  parviennent,  ils  l'attaquent  directement,  et  ils  s'en  trouvent  bien. 

Il  est  encore  d'autres  améliorations  dont  on  pourrait  certainement 
tirer  grand  profit  et  qui  constitueraient  un  progrès  réel  ;  de  ce  nom- 
bre seraient  l'introduction  et  la  culture,  concurremment  avec  nos 
essences  indigènes ,  de  certaines  essences  exotiques.  Nous  n'avons 
guère  en  France  que  des  bois  communs ,  propres  seulement  au 


A 78      *       '    REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

chauffage  et  aux  constructions  ;  les  bois  d'ébénisterie  nous  font  à 
peu  près  défaut,  et  les  bois  précieux  nous  manquent  totalement.  On 
se  souvient  des  magnifiques  échantillons  qui  ont  été  envoyés  à  l'ex- 
position de  1855  par  l'Australie,  la  Guyane,  le  Canada.  Parmi  ces 
nombreuses  espèces,  dont  les  unes  peuvent  acquérir  un  poli  des 
plus  brillans,  dont  les  autres,  à  peu  près  incorruptibles,  seraient 
fort  précieuses  pour  les  constructions  navales,  il  en  est  beaucoup 
qui  végètent  dans  des  conditions  de  sol  et  de  climat  absolument 
semblables  à  celles  qu'elles  rencontreraient  chez  nous,  et  qui,  selon 
toute  probabilité,  pourraient  y  prospérer.  Pourquoi  n'essaierait-on 
pas,  par  exemple,  d'acclimater  Y  eucalyptus  de  la  Nouvelle-Galles  du 
Sud,  dont  la  croissance  est  si  rapide,  et  qui,  à  la  dureté  de  son  bois 
et  à  la  beauté  de  ses  nuances,  joint  une  inaltérabilité  presque  abso- 
lue, ou  le  Pinus  Washingtoma,  ce  colosse  de  la  Californie,  qui  n'at- 
teint pas  moins  de  100  mètres  de  long  sur  10  mètres  de  tour?  Un 
premier  pas  a  déjà  été  fait,  et  il  est  encourageant;  le  cèdre,  le  pin 
weymouth,  le  vernis  du  Japon,  le  peuplier  de  Virginie,  sont  des  es- 
sences devenues  françaises,  qui  permettent  de  bien  augurer  de  nou- 
velles tentatives.  Ce  serait  à  l'état  de  prendre  l'initiative  (1);  possé- 
dant des  forêts  sur  tous  les  points  de  la  France ,  il  serait  plus  à 
même  que  personne  de  faire  des  essais  sur  une  assez  grande  échelle 
€t  de  mettre  ces  essences  exotiques  dans  les  conditions  qui  se  rap- 
prochent le  plus  de  celles  où  elles  se  trouvent  dans  leurs  pays  d'ori- 
gine, et  par  conséquent  les  plus  favorables  à  l'acclimatation. 

Les  divers  travaux  que  nous  venons  d'énumérer  ont  pour  effet 
d'augmenter  la  quantité  ou  d'améliorer  la  qualité  de  la  production 
ligneuse.  Ils  sont,  on  a  pu  s'en  convaincre,  de  tout  point  compara- 
bles aux  procédés  perfectionnés  employés  en  agriculture,  et  l'ap- 
plication de  ces  principes  aux  forêts  constitue  une  sylviculture  que 
nous  pouvons  à  iDon  droit  qualifier  d'intensive.  Il  y  a  entre  la  futaie 
et  le  taillis  la  même  différence  qu'entre  le  système  des  assolemens 
et  celui  des  jachères;  l'usage  des  irrigations,  l'exécution  de  repeu- 
plemens  artificiels  et  l'introduction  d'essences  exotiques  sont  pour 
la  sylviculture  des  progrès  de  même  ordre  que  le  drainage,  l'em- 
ploi d'amendemens  spéciaux  ou  une  plus  grande  profondeur  des 

(1)  Louis  XVI,  que  ces  questions  préoccupaient  beaucoup,  avait  envoyé  Michaux  en 
Amérique  dans  cette  intention.  Ce  naturaliste  s'est  livré  à  une  étude  approfondie  des 
diverses  essences  dont  l'acclimatation  lui  paraissait  possible  :  il  avait  particulièrement 
signalé  le  chêne  rouge,  le  quercitron,  le  cyprès  chauve,  le  pin  de  Riga,  etc.,  comme 
pouvant  s'accommoder  du  climat  de  la  France,  et  il  avait  expédié  des  graines  et  des 
plantes  qui  ont  servi  à  faire  des  essais  à  Rambouillet,  au  bois  de  Boulogne  et  au  parc  de 
Monceaux.  La  plupart  de  ces  essais  ont  réussi ,  et  il  est'  à  regretter  qu'ils  n'aient  pas  été 
«uivi»  et  exécutéa  avec  plus  de  persévérance.. 


ÉTUDES  d'Économie  forestièbe.  A7^ 

défonces  pour  l'agriculture.  M.  G.  Rosclier,  dans  un  mémoirç  dont 
nous  avons  eu  occasion  de  parler  dans  une  précédente  étude  (1), 
prétend  que,  toutes  choses  égales  d'ailleurs,  dans  un  pays  et  à  une 
époque  déterminés,  la  culture  forestière  est  toujours  moins  intensive 
que  toute  autre,  parce  qu'elle  exige  pour  une  contenance  donnée 
moins  de  travail  et  moins  de  capital.  Nous  ne.sommes  point,  quant  à 
nous,  très  convaincu  de  la  justesse  de  cette  appréciation,  car  il  nou& 
semble  que  le  plus  ou  moins  d'intensité  d'une  culture  doit  se  mesu- 
rer aux  produits  plus  ou  moins  considérables  qu'elle  fournit  et  non 
à  la  quantité  plus  ou  moins  grande  de  travail  et  de  capital  qu'elle 
réclame;  ce  sont  là  des  moyens  dont  l'emploi,  ce  nous  semble,  ne 
constitue  un  progrès  que  s'il  est  judicieux.  D'ailleurs,  si  la  culture 
forestière  nécessite  en  général  moins  de  main-d'œuvre  qu'une  cul- 
ture agricole  de  même  étendue,  le  capital  qui  lui  est  nécessaire  est 
bien  autrement  considérable.  Ce  n'est  pas,  il  est  vrai,  un  capital  de 
même  nature  que  celui  que  représentent  les  bâtimens  d'exploita- 
tion, les  instrumens  aratoires  ou  les  bestiaux  :  c'est  un  capital  im- 
, mobilisé  dans  la  superficie  de  la  forêt,  capital  qui  s'est  formé  lui- 
lême  par  la  seule  puissance  de  la  végétation  et  la  non-réalisation 
de  la  production  antérieure,  mais  dont  il  faut  néanmoins  tenir 
compte.  Ce  qui  le  prouve,  c'est  qu'il  varie  beaucoup,  suivant  le 
mode  de  traitement  adopté.  Une  futaie  aménagée  à  150  ou  200  ana 
représente,  par  la  valeur  de  la  superficie,  un  capital  engagé  beau- 
coup plus  considérable  qu'un  taillis  aménagé  à  20  ans,  et  constitue, 
comme  nous  l'avons  vu,  une  culture  plus  perfectionnée. 

Du  reste,  pas  plus  que  pour  les  champs,  un  accroissement  d'in- 
tensité dans  la  culture  n'est  toujours  pour  les  forêts  une  opération 
avantageuse.  C'est  une  erreur  fort  répandue  que  l'agricalture  inten- 
sive est  toujours  préférable;  mais  c'est  une  erreur,  et  les  gouver- 
nemens  n'ont  pas  peu  contribué  à  la  propager  en  encourageant 
partout  et  toujours  l'emploi  des  procédés  les  plus  parfaits,  et  par 
conséquent  les  plus  dispendieux.  La  supériorité  de  tel  ou  tel  sys- 
tème dépend,  en  effet,  des  circonstances  économiques  au  milieu 
desquelles  on  se  trouve,  telles  que  la  valeur  des  terres,  le  prix  de 
la  main-d'œuvre  et  l'abondance  des  capitaux.  Ce  que  le  cultivateur 
doit  avoir  en  vue,  c'est  de  tirer  le  meilleur  parti  possible  des  agens 
de  production  dont  il  dispose,  et  d'employer  de  préférence  ceux 
qui  sont  au  meilleur  marché.  En  Amérique,  où  des  terrains  immen- 
ses sont  presque  sans  valeur,  mais  où  la  main-d'œuvre  est  chère 
et  le  loyer  des  capitaux  élevé,  il  y  a  bénéfice  à  cultiver  de  grandes 


(1)  Ein  nationalcekonomisches  Hauptprincip  der  Forstwissenschaft,  von  W.  Roscher. 
—  Voyez  la  Revue  du  15  juin  1859,  —  les  Forêts  et  l'Agriculture. 


ASO  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

étendues  avec  le  moins  de  sacrifices  possibles  ;  la  culture  exten- 
sive  y  est  plus  avantageuse.  En  Angleterre,  en  France,  en  Alle- 
magne, où  tout  coin  de  terre  est  occupé,  où  la  moindre  parcelle 
se  paie  fort  cher,  mais  où  la  main-d'œuvre  et  les  capitaux  sont  re- 
lativement à  bon  marché,  il  y  a  profit  à  faire  de  la  culture  inten- 
sive. C'est  en  effet  à  force  de  travail  et  de  capital,  par  des  drainages 
bien  entendus,  des  labours  profonds,  des  fumures  abondantes,  un 
assolement  régulier,  qu'on  parvient  à  porter  le  sol  à  son  plus  haut 
point  de  production,  et  ce  serait  une  faute  de  calcul  que  d'y  man- 
quer. Il  y  a  donc  également  perte  pour  la  société,  soit  qu'on  né- 
glige l'application  des  procédés  de  culture  perfectionnée  là  où  ils 
sont  utiles,  soit  qu'on  les  emploie  là  où  rien  ne  les  réclame. 

A  ce  point  de  vue,  la  sylviculture  doit  obéir  aux  mêmes  lois  que 
l'agriculture,  et,  comme  elle,  se  modifier  suivant  les  conditions  éco- 
nomiques des  différons  pays.  Aux  contrées  pourvues  de  grandes 
forêts  et  médiocrement  peuplées,  les  systèmes  d'exploitation  élé- 
mentaires et  peu  coûteux;  aux  contrées  civilisées,  où  une  popu- 
lation dense  exige  qu'on  demande  au  sol  to^is  les  produits  qu'il  peut 
fournir,  la  futaie  avec  tous  les  procédés  de  culture  que  la  science* 
nous  enseigne.  Autant  il  serait  ridicule  d'appliquer  aux  forêts  sans 
limites  du  Brésil  et  du  Canada  la  méthode  à  double  étage  du  Spes- 
sart,  autant  il  est  illogique,  dans  nos  pays  où  chaque  parcelle  de  terre 
a  une  valeur  considérable,  d'abandonner  à  la  nature  le  soin  de  faire 
pousser  les  arbres  et  de  borner  sa  sollicitude  à  couper,  tous  les  vingt 
ou  vingt-cinq  ans,  les  maigres  produits  qu'il  aura  plu  au  hasard  de 
laisser  venir.  Seulement  la  première  condition  d'une  culture  fores- 
tière bien  entendue,  c'est  la  diffusion  des  principes  scientifiques 
dont  nous  venons  d'esquisser  les  traits  principaux.  11  n'y  a  pas  bien 
longtemps  qu'on  a  compris  tout  le  parti  qu'on  peut  tirer  de  l'appli- 
cation de  la  science  à  Fagriculture,  et  de  toutes  parts  déjà  l'accrois- 
sement de  la  production  agricole  et  l'augmentation  du  bien-être  de 
la  population  rurale  en  attestent  les  heureux  effets.  Nous  croyons  que 
le  tour  de  la  sylviculture  est  arrivé,  et  qu'il  est  temps  de  faire  pour 
elle  ce  qu'on  a  fait  pour  sa  sœur  aînée.  On  arriverait  aisément  à  lui 
donner  la  place  qu  elle  mérite,  si,  comme  on  l'a  fait  depuis  long- 
temps déjà  en  Allemagne,  on  comblait  enfin  chez  nous  une  lacune 
regrettable  dans  l'enseignement  supérieur. 

•     J.  Glavé. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


U  janvier  1860. 


Si  nous  étions  vains  (nous  gp  disons  pas  orgueilleux),  nous  nous  applau- 
dirions à  cœur-joie  de  ce  qui  s'est  passé  depuis  quinze  jours.  La  politique 
des  préliminaires  de  Villafranca,  qui,  dès  le  premier  moment,  nous  avait 
paru  d'une  exécution  impossible,  est  abandonnée.  Nous  avions  été  trouvés 
téméraires  pour  avoir  osé  en  signaler  les  contradictions  et  les  inconsé- 
quences dans  le  plus  énergique  manifeste  de  cette  politique,  —  la  note  du 
Moniteur  du  9  septembre.  Nous  attaquer  au  Moniteur,  qui  nous  menaçait  de 
ne  plus  faire  la  guerre  pour  une  idée  !  Ne  pas  même  se  laisser  convaincre 
par  la  lettre  de  l'empereur  au  roi  de  Sardaigne,  cet  effort  héroïque  et  su- 
prême où  les  arrangemens  de  Villafranca  étaient  si  chaudement  recomman- 
dés à  l'Italie,  et  où  on  lisait  ces  mots  :  «  Il  était  nécessaire  de  conclure  un 
traité  qui  assurât  autant  que  possible  l'indépendance  de  l'Italie,  et  qui  pût 
satisfaire  le  Piémont  et  les  vœux  des  populations,  sans  pour  cela  blesser  le 
sentiment  catholique  ou  le  droit  des  souverains  auxquels  s'intéressait  l'Eu- 
rope! »  Ne  pas  se  rendre  à  cette  adjuration  sévère  contenue  dans  la  même 
lettre  :  «  Il  est  de  l'intérêt  de  votre  majesté  et  de  la  péninsule  de  me  secon- 
der dans  le  développement  de  ce  plan,  afin  qu'il  produise  les  meilleurs  ré- 
sultats possibles,  car  votre  majesté  le  saurait  oublier  que  je  suis  lié  par  le 
traité,  et  je  ne  puis,  dans  le  congrès  qui  est  sur  le  point  de  s'ouvrir,  me 
soustraire  à  mes  engagemens.  Le  rôle  de  la  France  est  tracé  d'avance...  » 
Oser  douter  que  des  intentions  si  sincères  et  des  déclarations  si  nettes 
pussent  empêcher  les  principes  posés  d'enfanter  leurs  conséquences  natu- 
relles, quelle  audace!  L'on  voit  maintenant  que  semblable  audace  ne  porte 
pas  toujours  malheur.  Il  paraît  que  les  vœux  des  populations  italiennes  ont 
pour  le  moment  plus  de  chance  d'être  satisfaits  que  le  sentiment  catho- 
lique ou  les  droits  des  princes  auxquels  s'intéressait  l'Europe.  Nous  ne  savons 
s'il  y  aura  un  congrès;  mais,  s'il  y  en  a  un,  comme  nous  ne  pouvons  nous 

TOME  XXV.  .  31 


482  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

soustraire  à  nos  engagemens,  nous  devons  supposer  que  nous  serons  déliés 
par  qui  de  droit  des  obligations  du  traité.  Le  dernier  mot  reste  enfin  à  cette 
inexorable  logique  des  faits,  si  opportunément  invoquée  par  l'empereur  dans 
sa  récente  lettre  au  saint-père  ;  mais  cette  inexorable  logique  des  faits  est- 
elle  près  d'achever  son  œuvre?  Nous  ne  le  croyons  point,  et  c'est  une  des 
raisons  pour  lesquelles  nous  ne  sommes  pas  fiers  de  voir  aujourd'hui  le  gou- 
vernement incliner  si  ouvertement  vers  les  opinions  que  nous  soutenons 
depuis  six  mois. 

Qu'un  changement  se  soit  opéré  dans  la  politique  du  gouvernement  sur 
les  questions  italiennes ,  on  le  pressentait  depuis  quelque  temps ,  on  le  de- 
vinait, on  en  pouvait  même  jurer  depuis  la  publication  de  la  fameuse  bro- 
chure; mais  enfin  la  retraite  de  M.  le  comte  Walewski  et  la  publication  de 
la  lettre  de  l'empereur  au  saint-père  nous  l'ont  officiellement  appris.  Malgré 
le  principe  constitutionnel  en  vigueur  de  l'irresponsabilité  ministérielle, 
nos  ministres  des  affaires  étrangères  ont ,  conservé,  il  faut  le  dire  à  leur 
honneur,  la  tradition  parlementaire,  et  se  tiennent  pour  responsables  en- 
vers l'opinion  de  leur  consistance  politique.  MM.  Drouyn  de  Lhuys  et  Wa- 
lewski ont  donné,  sous  ce  rapport,  des  exemples  dont  il  doit  être  tenu 
compte.  Quoi  qu'il  en  soit,  nous  avons  à  déterminer  la  portée  des  modifica- 
tions survenues  dans  Ja  politique  du  gouvernement,  à  étudier  les  questions 
délicates  et  graves  que  les  actes  récens  ont  |ait  naître,  et  à  chercher  les 
rapports  qui  existent  entre  la  nouvelle  politique  et  les  dispositions  présentes 
des  populations  italiennes. 

A  notre  avis,  le  changement  de  la  politique  impériale  est  exprimé  surtout 
dans  le  passage  de  la  lettre  au  saint-père  où  l'empereur  avoue  son  impuis- 
sance à  arrêter  dans  les  Romagnes  «  l'établissement  du  nouveau  régime.  »  Il 
est  permis  sans  doute  d'étendre  le  bénéfice  de  cet  aveu  d'impuissance  aux 
autres  parties  de  l'Italie  centrale,  Parme,  Modène  et  Toscane.  Si  l'empereur 
croit  ne  rien  pouvoir  pour  la  restauration  du  pape,  qui  a  été  neutre  dans 
la  dernière  guerre,  à  plus  forte  raison  doit-il  penser  ne  rieq  pouvoir  pour 
la  restauration  des  archiducs,  alliés  avoués  de  l'empereur  d'Autriche.  Il  y  a 
donc  eu  deux  périodes  dans  la  politique  française  depuis  Villafranca  :  l'une 
pendant  laquelle  le  gouvernement  impérial  croit  les  restaurations  possibles 
dans  l'Italie  centrale,  l'autre  où  il  les  juge  impossibles.  La  première  de  ces 
périodes,  dont  le  caractère  est  surtout  exprimé  par  l'article  du  Moniteur  du 
9  septembre  et  par  la  lettre  au  roi  de  Sardaigne,  est  décidément  close. 
L'autre  est  celle  où  nous  sommes  entrés  depuis  peu  :  elle  est  inaugurée  par 
ce  fait  important,  que  la  politique  impériale  se  reconnaît  impuissante  à  ar- 
rêter l'établissement  des  nouveaux  régimes,  et  en  conséquence  déclare  fran- 
chement qu'elle  renonce  à  restaurer  les  anciens.  En  arrêtant  à  cette  limite 
la  nouvelle  politique  impériale,  nous  n'avons  rien  à  y  redire  au  nom  des 
opinions  que  nous  avons  soutenues  dans  la  question  italienne.  Nous  n'avons 
point  appelé,  nous  aurions  au  contraire  désiré  pouvoir  détourner  la  guerre 
d'Italie.  Nous  eussions  voulu,  en  tout  cas,  que  la  France  ne  se  fût  engagée 
dans  cette  guerre  qu'après  de  vastes  et  profondes  discussions  publiques  où 
tous  les  intérêts  du  pays  eussent  pu  se  faire  entendre,  où  toutes  les  diffi- 
cultés politiques  inhérentes  à  cette  entreprise,  et  qui  ont  l'air  aujourd'hui 


i 

mLé 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  ^83 


de  nous  prendre  à  Timproviste,  eussent  été  prévues,  calculées,  et  par  con- 
quent  rapprochées  des  solutions  légitimes  et  naturelles.  La  guerre  a  éclaté 
algré  nous.  La  guerre  est  un  de  ces  terribles  faits  à  l'empire  desquels  le 
patriotisme  et  la  politique  rationnelle  ne  se  peuvent  dérober.  Le  bon  sens 
pratique  ne  consistait  plus  à  gémir  rétrospectivement  sur  les  causes  de  la 
guerre  ou  à  critiquer  les  volontés  qui  nous  avaient  entraînés  dans  la  série 
de  conséquences  fatales  qu'elle  crée.  Il  n'est  permis  qu'aux  gérontes  de  co- 
médie de  crier  sans  fin  pour  l'amusement  du  parterre  :  «  Mais  qu'allait- il 
faire  dans  cette  galère?  »  Une  fois  dans  la  maudite  galère,  il  n'est  question 
que  d'arriver  au  port.  La  guerre  commencée,  l'enjeu  risqué,  il  fallait  gagner 
la  partie,  c'est-à-dire  atteindre  l'objet  de  la  guerre,  fonder  l'indépendance 
de  l'Italie.  Cette  indépendance  se  pouvait-elle  assurer  par  des  combinaisons 
artificielles  et  chimériques,  conçues  à  priori  et  imposées  par  une  politique 
étrangère  aux  répugnances  des  populations  italiennes?  Nous  ne  le  pensions 
point,  et  c'est  pourquoi  nous  avons  souhaité  et  prédit  aux  arrangemens  de 
Villafranca  le  sort  qu'ils  éprouvent  aujourd'hui.  A  notre  avis,  si  l'Italie  est 
capable  d'être  indépendante,  les  Italiens  seuls  sont  capables  de  trouver  la 
forme,  le  cadre,  les  défenses  permanentes  de  son  indépendance.  Dans  une 
telle  œuvre,  le  succès  ne  dépend  que  des  Italiens  :  à  eux  seuls  il  faut  laisser 
le  mérite  de  la  réussite  ou  la  peine  de  l'échec.  Toute  immixtion  étrangère 
dans  la  nouvelle  formation  de  l'Italie,  outre  qu'elle  produirait  d'inévitables 
avortemens,  ferait  retomber  sur  les  souverains  et  les  peuples  qui  l'auraient 
commise  de  longues  et  redoutables  responsabilités,  et  perpétuerait  ce  foyer 
de  troubles  et  de  révolutions  que  la  France  a  tenté  d'éteindre  au  prix  de  si 
grands  risques  et  de  si  grands  sacrifices.  Laissons  les  Italiens  décider  du 
sort  de  l'Italie,  évitons  les  immixtions  aussi  bien  que  les  interventions.  Sur 
ce  point,  la  nouvelle  politique  impériale  nous  donne  raison  en  partie,  puis- 
qu'après  avoir  écarté  les  moyens  de  coercition,  elle  renonce  même  aux 
moyens  de  persuasion  pour  rétablir  les  anciens  régimes  dans  les  provinces 
affranchies  de  l'Italie  centrale. 

Nous  disons  que  cette  nouvelle  politique  vient  en  partie  sur  notre  ter- 
rain. En  effet,  si  sur  le  fond  des  choses  elle  s'accorde  avec  ce  que  nous 
avons  toujours  demandé,  nous  avons  le  regret  de  dire  que,  par  la  forme 
sous  laquelle  elle  nous  a  été  révélée,  elle  soulève  des  questions  nouvelles  et 
très  graves  qui  dépassent  l'Italie,  et  que,  par  les  moyens  à  l'aide  desquels 
elle  semble  vouloir  atteindre  son  but,  elle  n'affranchit  pas  suffisamment, 
selon  nous,  la  France  des  compromissions  auxquelles  nous  sommes  exposés 
dans  le  maniement  des  affaires  italiennes. 

La  forme  sous  laquelle  le  gouvernement  a  fait  connaître  ses  vues  sur  la 
question  romaine,  une  brochure  et  une  lettre  impériale,  nous  paraît  dan- 
gereuse, et  nous  espérons  qu'il  nous  sera  permis  de  dire  franchement  pour- 
quoi. Cette  forme,  à  nos  yeux,  a  eu  l'inconvénient  de  substituer  une  ques- 
tion de  principe  à  une  question  de  fait.  Le  fait  était  déjà  hérissé  de  bien 
des  difficultés.  Les  Romagnes,  après  le  départ  des  Autrichiens,  qui  les  oc- 
cupaient et  les  opprimaient  depuis  onze  ans,  se  sont  déclarées  indépen- 
dantes, et  ont  usé  de  leur  indépendance  pour  exprimer  la  volonté  d'être 
unies  au  Piémont.  Nous  qui  professons  le  principe  général  que  les  peuples 


484  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

ont  le  droit  de  s'affranchir  des  mauvais  gouvernemens  et  de  se  constituer 
librement  sous  le  régime  de  leur  choix,  et  qui  dans  la  question  particulière 
de  l'Italie  pensons  qu'il  faut  laisser  les  Italiens  s'organiser  comme  ils  l'en- 
tendent, nous  n'aurions  rencontré  dans  la  question  des  Romagnes  que  les 
difficultés  inhérentes  au  fait  lui-même.  Sans  doute  ce  fait  excite  et  doit  en- 
tretenir chez  les  catholiques  dans  le  monde  entier  une  vive  émotion  et  un 
grand  mécontentement.  Toutefois  les  catholiques  appartenant  aux  nations 
dont  la  constitution  est  fondée  sur  la  revendication  du  droit  populaire,  les 
catholiques  de  France  et  d'Angleterre,  n'auraient  eu  aucune  plainte  légitime 
à  adresser  à  leurs  gouvernemens,  lorsque  ces  gouvernemens  auraient  pu 
leur  dire  :  —  Nous  sommes  tenus  par  notre  constitution  même  de  respecter 
le  droit  populaire  partout  où  il  s'exerce.  Fidèles  à  ce  principe,  nous  ne 
voulons  pratiquer  ni  intervention  ni  ingérence  en  Italie;  nous  y  laissons  les 
gouvernemens  et  les  peuples  régler  leurs  différends  comme  ils  voudront  et 
comme  ils  pourront.  —  Ni  les  catholiques  français  ni  les  catholiques  anglais 
n'auraient  pu  avec  justice  s'élever  contre  une  pareille  politique  et  afficher 
Texigence  que  leurs  gouvernemens  démentissent  leur  origine  et  leur  prin- 
cipe politique  pour  rétablir  par  la  force  l'autorité  du  saint-siége  sur  les  Ro- 
magnes. Si  le  pape  n'eût  pu  recouvrer  ces  provinces,  il  serait  arrivé  ce  que 
l'on  a  vu  bien  des  fois  dans  l'histoire  moderne.  Le  souverain  dépossédé  eût 
protesté  contre  le  fait  accompli  :  quelques  puissances  attachées  à  la  légiti- 
mité auraient  refusé  de  le  reconn-aître;  on  eût  laissé  le  temps  accumuler  ce 
nohibre  variable  d'années  qui  est  nécessaire  pour  donner  à  un  fait  la  dé- 
cente parure  de  la  légitimité.  Il  n'eût  même  pas  été  défendu  d'espérer  qu'un 
jour  un  pape  pieux,  tout  en  retenant  pour  l'honneur  du  principe  le  titre 
nominal  de  sa  souveraineté  évanouie ,  jugerait  utile  d'entrer  en  relations 
avec  les  populations  détachées  du  domaine  pontifical  et  de  reconnaître  leur 
nouveau  régime.  Parcourez  la  liste  des  souverains  de  l'Europe  :  il  en  est 
plusieurs  qui  portent  les  titres  de  souverainetés  qui  ne  leur  appartiennent 
pas,  et  qui  n'en  vivent  pas  moins  en  bonne  amitié  avec  les  possesseurs  réels. 
Le  roi  de  Sardaigne  lui-même  par  exemple  n'est-il  pas  roi  de  Chypre  et  de 
Jérusalem,  et  songe-t-il  à  disputer  ces  fantastiques  royaumes  au  Grand- 
Turc? 

Ainsi  les  principes  du  droit  populaire  que  la  France  s'est  appropriés  en 
1789  et  l'aveu  d'une  politique  de  non-intervention  en  Italie  nous  suffisaient 
pour  laisser  s'accomplir  le  fait  de  la  séparation  des  Romagnes,  sans  que 
nous  eussions  à  nous  exposer  aux  récriminations  légitimes  des  catholiques 
français  qui  croient  le  temporel  nécessaire  à  l'indépendance  du  spirituel, 
sans  que  nous  eussions  à  courir  le  danger  gratuit  d'attrister  le  cœur  du 
saint-père  ou  de  blesser  en  lui  le  souverain.  La  publication  d'une  brochure 
où  l'anonymie  transparente  a  laissé  voir  l'initiative  gouvernementale  et  la 
publicité  donnée  à  une  lettre  impériale  nous  ont  enlevé  ce  bénéfice  de  la 
neutralité  officielle.  En  dépit  de  quelques  contradictions,  la  brochure  a  mis 
gratuitement  en  question  le  principe  du  pouvoir  temporel  du  pape,  et  a 
fourni  un  prétexte  à  l'allocution  pontificale  du  1"  janvier.  Quant  à  la  publi- 
cation de  la  lettre  de  l'empereur,  il  nous  est  impossible,  malgré  la  meilleure 
volonté,  de  croire  qu'elle  pifisse  réparer  le  mal.  Pourquoi  du  moins  la  lettre 


I 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  '485 

li'a-t-elle  pas  devancé  la  brochure?  Le  pape  n'eût  point  sans  doute  prononcé 
le  discours  du  i^'  janvier,  la  letU-e  n'aurait  pas  été  publiée,  et  un  regret- 
table éclat  eût  été  prévenu.  Nous  ne  comprenons  pas  au  surplus  l'intérêt 
que  peut  avoir  un  gouvernement  à  entamer  une  controverse  sur  le  prin- 
cipe d'une  souveraineté  étrangère  et  sur  la  mesure  de  son  domaine.  La 
question  purement  italienne,  la  question  de  fait  de  la  séparation  des  Ro- 
magnes,  disparaît  ici  sous  des  intérêts  et  des  droits  bien  plus  vastes.  On 
veut  sans  doute  adresser  au  pape  de  bons  conseils;  mais  la  publicité  donnée 
à  de  tels  coneeils  agit  infailliblement  contre  les  intentions  apparentes  qui 
les  ont  dictés.  Toutes  les  souverainetés,  quels  que  soient  le  régime  poli- 
tique qu'elles  représentent  et  l'étendue  de  leur  puissance,  sont  égales  de- 
vant le  droit  public.  Cette  convention  d'égalité  est  leur  mutuelle  garantie. 
C'est  pour  éviter  le  péril  qu'il  y  aurait  à  engager  dans  des  relations  directes 
la  dignité  des  souverains,  déjà  protégée  par  le  secret  des  rapports  diploma- 
jtiques,  qu'une  longue  tradition  européenne  veut  que  les  souverains  traitent 
entre  eux  par  des  ministres.  Ces  intermédiaires  sont  faits  exprès  pour  pré- 
venir ou  amortir  les  chocs  que  pourrait  amener  le  contact  trop  direct  des 
souverains,  pour  empêcher  les  souverains  de  se  commettre  dans  des  conflits 
qui  deviendraient  irréconciliables  une  fois  leur  dignité  engagée.  Ce  sont  là 
des  précautions,  nous  le  répétons,  qui  protègent  tous  les  gouvernemens^ 
les  républiques  comme  les  monarchies,  les  souverainetés  démocratiques 
comme  celles  du  droit  divin.  Ces  précautions  sont  écartées  par  la  publicité 
donnée  aux  lettres  impériales.  Il  y  a  là  un  danger  général  que  la  courtoisie 
de  la  forme  ne  suffit  pas  à  conjurer.  On  nous  accordera  en  outre  qu'il  est 
fort  rare,  si  cela  s'est  jamais  vu,  qu'un  souverain  cède  aux  conseils  qui  lui 
sont  publiquement  adressés  par  un  autre  souverain.  La  publicité  en  effet 
imprime  à  ces  conseils,  malgré  tous  les  adoucissemens  du  style,  un  ca- 
ractère impératif,  et  elle  enlève  en  tout  cas  à  celui  qui  les  reçoit  le  mérite 
de  l'initiative,  l'attitude  et  la  bonne  grâce  de  l'indépendance.  Pourquoi  d'ail- 
leurs discuter  avec  le  pape  sur  l'étendue  de  son  domaine  temporel?  On  sait 
bien  que  les  papes  prêtent  serment  à  leur  avènement  de  conserver  intact  le 
domaine  de  saint  Pierre  :  ce  serment,  impuissant  contre  la  force  des  faits, 
les  oblige  pourtant  à  la  revendication  permanente  de  ce  qu'ils  considèrent 
comme  des  droits,  et  l'on  conviendra  que,  s'il  est  des  princes  pour  lesquels 
un  serment  même  politique  doit  être  un  lien  sacré,  ce  sont  les  papes.  Pour- 
quoi s'engager  dans  une  polémique  qui  met  fatalement  aux  prises  le  droit 
légitimiste  et  le  droit  populaire,  lutte  sans  issue  entre  gouvernemens,  et 
qui  n'a  eu  jusqu'à  présent  d'autre  arbitre  dans  le  monde  que  la  force?  Il  suf- 
fisait d'ailleurs  de  prévenir  le  pape  que  la  France  ne  pouvait  permettre  que 
la  force  fût  employée  pour  rétablir  son  pouvoir  dans  les  Romagnes.  Le  pape 
n'eût  eu  rien  à  dire  à  une  politique  justifiée  par  les  principes  constitutifs  de 
la  France  moderne.  Était-il  nécessaire  d'aller  plus  loin,  et  de  lui  demander 
l'abdication  d'un  droit  dont  le  maintien  lui  est  imposé  comme  un  devoir  par 
son  serment?  N'était-ce  pas  fournir  prétexte  à  la  méprise,  affectée,  nous  le 
savons,  de  ceux  qui  à  tort,  nous  le  voulons  bien,  essaieraient  de  dire  que, 
dans  ce  cas  et  en  tenant  compte  de  la  différence  des  puissances,  demander 
le  sacrifice,  c'est  l'imposer?  Une  telle  discussion  n'était-elle  pas  de  nature  .à 


486  REYUE    DES   DEUX    MONDES. 

soulever  des  réclamations  plausibles  au  sein  du  clergé  et  des  catholiques 
français,  qui  ne  peuvent  oublier  un  acte  récent  et  erroné,  suivant  nous,  de  la 
politique  française,  l'expédition  de  Rome  de  18/i9,  acte  erroné,  disons-nous, 
que  nous  expions  tous  en  ce  moment,  mais  qui  avait  eu  le  grand  avantage 
légal,  si  nous  pouvons  ainsi  dire,  d'être  décidé  en  pleine  république,  sous 
le  couvert  de  ces  institutions  représentatives  où  toutes  les  grandes  in- 
fluences du  pays  pouvaient  librement  et  en  pleine  lumière  agir  sur  la  direc- 
tion de  la  politique  générale?  Enfin,  au  point  de  vue  purement  italien,  ces 
conseils  donnés  de  haut,  si  favorables  qu'ils  soient  au  fond  à  la  cause  de  l'in- 
dépendance italienne,  ne  courent-ils  point  le  danger,  en  se  répétant,  d'être 
représentés  comme  une  immixtion  étrangère  ?  Le  droit  populaire  ne  perd-il 
pas  quelque  chose  de  son  prestige  à  recevoir  du  dehors  une  protection  si 
marquée?  Ne  devons-nous  pas  prendre  garde,  si  nous  voulons  que  quelque 
chose  de  vraiment  indépendant  et  de  durable  se  fonde  en  Italie,  de  laisser 
voir  trop  fortement  l'empreinte  française? 

Tels  sont  les  doutes  sérieux  et  les  scrupules  dont  nous  ne  pouvons  nous 
défendre  devant  les  difficultés  d'une  autre  sorte  que  la  politique  du  gouver- 
nement a,  en  se  modifiant,  rencontrées  ou  soulevées  dans  la  politique  ita- 
lienne. Les  difficultés  sont  grandes,  tout  le  monde  le  reconnaît  :  c'est  même 
le  seul  point  sur  lequel  le  saint-père  et  l'empereur  se  soient  rencontrés  dans 
le  discours  et  la  lettre  qui  viennent  de  se  croiser  entre  Paris  et  Rome.  Le 
pape  prie  Dieu  de  faire  descendre  ses  grâces  et  ses  lumières  sur  l'empereur, 
«  afin  que,  par  le  secours  de  ces  lumières,  il  puisse  marcher  sûrement  dans 
sa  voie  difficile,  »  et  l'empereur  espère  que  sa  sainteté  «  comprendra  la  dif- 
ficulté de  sa  situation.  »  Ces  difficultés  sont,  il  faut  le  reconnaître,  atté- 
nuées par  le  concours  moral  que  nous  pouvons  attendre  de  l'Angleterre. 
Malgré  les  bruits  qui  ont  été  récemment  prodigués  par  une  partie  de  la 
presse  anglaise,  nous  croyons  qu'il  est  sage  de  n'accueillir  qu'avec  réserve 
tout  ce  que  l'on  rapporte  sur  la  nature  et  la  portée  de  ce  concours.  Nous 
ne  voulons  pas  savoir  si  le  voyage  de  lord  Gowley  autour  duquel  ont  roulé 
tant  de  rumeurs  avait  un  objet  politique  précis.  Nous  ne  pensons  pas  qu'en 
Angleterre  au  moins  on  ait  jamais  eu  l'idée  de  cimenter  par  un  traité  avec  la 
France  et  la  Sardaigne  une  triple  alliance  dans  le  genre  de  cette  quadruple 
alliance  qui  se  forma  en  183Zi  entre  la  France,  l'Angleterre,  l'Espagne  et  le 
Portugal.  On  parle  maintenant  d'un  traité  de  commerce  qui  se  négocierait 
entre  Paris  et  Londres.  Nous  avons  peu  de  confiance  en  cette  nouvelle.  Nous 
applaudirions  médiocrement  à  la  conclusion  d'un  traité  de  commerce.  Par- 
tisans de  la  liberté  commerciale,  nous  sommes  convaincus  que  c'est  par  des 
réformes  de  tarifs  d'une  application  générale  et  non  par  des  traités  de  com- 
merce qu'elle  doit  se  réaliser.  Le  point  de  départ  de  toute  politique  com- 
merciale éclairée  doit  être  celui-ci.  Il  faut  qu'un  pays  soit  amené  à  abaisser 
ses  tarifs  par  la  conviction  que  ses  intérêts  généraux  le  lui  commandent;  il 
faut  qu'il  soit  pénétré  de  cette  vérité  de  bon  sens,  qu'en  payant  les  produits 
dont  il  a  besoin  à  leurs  prix  naturels,  il  gagne  en  richesse  une  somme  bien 
plus  considérable  encore  que  celle  qu'il  payait  aux  industries  protégées 
sous  forme  de  droits  de  douane;  il  faut  qu'il  comprenne,  comme  l'Angle- 
terre, qu'en  réduisant  ses  tarifs,  il  ferait  une  excellente  affaire,  lors  même 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  A87 

qu'aucun  pays  étranger  ne  le  paierait  de  réciprocité.  Une  réforme  des  ta- 
rifs serait  une  œuvre  de  raison,  d'équité  et  d'égalité,  dans  laquelle  on 
ménagerait  des  compensations  naturelles  aux  industries  dont  on  réduirait 
la  protection  ;  l'équité  et  l'égalité  sont  bien  plus  difficiles  à  obtenir  dans  les 
dispositions  restreintes  d'un  traité  de  commerce.  Une  réforme  des  tarifs 
serait  une  mesure  d'intérêt  public  dont  tous  les  motifs  seraient  exclusive- 
ment puisés  dans  les  intérêts  généraux  de  la  nation;  un  traité  de  commerce 
aurait  pour  le  moins  l'air  de  favoriser  certains  intérêts  aux  dépens  d'un 
grand  nombre  d'autres,  et  ceux  qui  se  croiraient  lésés  ne  manqueraient  pas 
d'y  dénoncer  une  concession  commerciale  faite  à  l'Angleterre  en  vue  d'un 
intérêt  politique.  Il  est  donc  sage,  croyons-nous,  de  rayer  un  traité  de  com- 
merce de  la  liste  des  amorces  qui  doivent  nous  rapprocher  de  l'Angleterre. 
Encore  quelques  jours  de  patience,  et  nous  apprendrons  du  parlement  an- 
glais lui-même  la  vérité  sur  la  situation  de  l'Europe  et  les  bases  positives, 
s'il  en  existe,  de  la  nouvelle  alliance  occidentale.  Contentons-nous,  en  at- 
tendant, des  évidentes  raisons  morales  qui  doivent  nous  assurer  le  concours 
de  l'Angleterre  dans  le  règlement  des  affaires  italiennes.  Les  Anglais  seraient 
d'iiumeur  difficile,  s'ils  ne  faisaient  volontiers  avec  nous  la  nouvelle  cam- 
pagne d'Italie.  Ce  que  nous  semblons  vouloir  aujourd'hui  et  ce  que  nous 
nous  apprêtons  à  faire  est  justement  ce  qu'ils  n'ont  cessé  de  demander  de- 
puis la  paix  de  Villafranca.  Notre  excellente  presse  officieuse  s'est  assez 
longtemps  escrimée  contre  leur  insupportable  outrecuidance;  elle  leur  a  re- 
proché assez  violemment  de  vouloir  confisquer  les  profits  d'une  guerre  où 
ils  n'avaient  risqué  ni* un  homme  ni  un  shilling;  elle  a  assez  raillé  leur  dé- 
cadence ;  elle  les  a  assez  menacés  de  les  exclure  du  concert  européen  et  des 
affaires  du  continent!  Convertie  aujourd'hui  par  six  mois  de  discussion  et 
toujours  satisfaite  et  fière,  elle  enregistre  avec  une  imperturbable  complai- 
sance les  bonnes  nouvelles  que  certains  journaux  de  Londres  veulent  bien 
lui  expédier  sur  les  progrès  de  l'entente  cordiale  et  sur  les  projets  con- 
certés entre  la  France  et  l'Angleterre  pour  l'organisation  de  l'Italie.  Si  hau- 
tains que  soient  les  Anglais,  comment  n'assisteraient-ils  pas  à  un  tel  spec- 
tacle le  rira  aux  lèvres  et  en  battant  des  mains  ? 

Si  dans  la  diplomatie  française  quelqu'un  est  à  la  hauteur  des  difficultés 
que  l'alliance  anglaise  ne  suffit  point  à  extirper  de  la  situation,  c'est  notre 
nouveau  ministre  des  affaires  étrangères.  Personne  ne  contestera  que 
M.  Thouvenel  ne  doive  son  élévation  à  son  seul  mérite.  Cette  fois  c'est  bien 
le  soldat  qui  est  arrivé  jeune  encore,  grade  par  grade,  et  par  d'évidens  ser- 
vices, au  premier  poste  de  sa  carrière.  Nous  attendons  de  M.  Thouvenel  des 
vues  élevées  et  une  conduite  ferme  et  résolue.  Puisqu'on  n'a  point  encore 
absolument  cessé  de  parler  de  congrès,  nous  serions  bien  aises,  pour  l'a- 
mour de  l'art,  de  le  voir  réussir  dans  ce  tour  de  force,  et  puisque  l'on  parle 
plus  que  jamais  d'un  projet  de  royaume  de  l'Italie  centrale,  nou^  faisons 
des  vœux  pour  qu'il  ne  soit  point  obligé  d'user  ses  éminentes  facultés  à  cou- 
vrir d'une  apparence  de  vie  des  combinaisons  repoussées  par  la  nature  des 
choses  et  par  les  esprits  les  plus  sains  et  les  plus  vigoureux  de  l'Italie. 

Notre  crainte  en  effet,  et  nous  revenons  ainsi  aux  difficultés  pratiques  des 
questions  italiennes,  est  que  l'on  n'y  aggrave  ces  difficultés  en  s'efforçant 


488  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

d'établir  des  organisations  arbitraires  et  sans  racines  dans  les  choses  ni  dans 
les  hommes.  La  première  difficulté  de  la  situation  actuelle  de  l'Italie,  c'est 
que  la  guerre  entreprise  l'année  dernière  a  été  interrompue,  mais  non  ache- 
vée, par  la  paix  de  Viilafranca.  La  guerre  n'a  pas  été  finie,  puisque  l'Au- 
triche est  restée  maîtresse  de  la  Vénétie  avec  la  formidable  position  mili- 
taire du  quadrilatère  et  l'accès  de  la  rive  di'oite  du  Pô.  De  cette  guerre  et 
de  cette  paix  brusquées  sont  nées  les  deux  difficultés  de  la  situation  pré- 
sente, la  difficulté  romaine  et  l'annexion.  Si  le  programme  de  la  guerre  eût 
été  rempli,  et  si  l'Italie  avait  été  rendue  libre  jusqu'à  l'Adriatique,  trois 
choses  nous  paraissent  démontrées  :  c'est  que  premièrement  un  congrès 
n'eût  point  été  nécessaire,  secondement  que  toutes  les  provinces  de  l'Italie 
centrale  n'eussent  pas  demandé,  du  moins  avec  la  ténacité  qu'elles  ont  mon- 
trée depuis  six  mois,  à  être  unies  au  Piémont,  troisièmement  que  le  divorce 
entre  le  saint-père  et  ses  sujets  ne  se  fût  pas  accompli,  et  qu'entre  les  Ita- 
liens affranchis  de  la  crainte  de  l'étranger,  cherchant  leur  constitution  dé- 
finitive, et  le  pape  délivré  de  l'odieuse  protection  autrichienne,  une  entente 
eût  pu  s'établir.  L'on  a  jugé  un  congrès  nécessaire  pour  appuyer  d'une  sanc- 
tion européenne  un  état  de  choses  factice ,  et  qui  n'avait  point  de  chance 
d'exister  par  la  propre  force  des  intérêts  et  des  idées  en  Italie.  Les  Ita- 
liens, de  leur  côté,  ont  jugé  l'annexion  nécessaire  pour  constituer  une  force 
militaire  nationale  qui  pût  achever  l'affranchissement  de  l'It^jlie  et  défen- 
dre son  indépendance.  Dans  ce  mouvement,  le  pape  demeurait  condamné, 
comme  souverain  temporel,  à  ces  indécisions  qui  l'ont  brouillé  depuis  i8Zi8 
avec  le  parti  militant  de  l'indépendance,  et  les  chefs  de  ce  parti  ont  sa- 
crifié à  la  cause  de  rafi"ranchissement,  pour  laquelle  il  fallait  se  préparer  à 
combattre  encore,  l'intérêt  de  la  papauté,  qui  est  pourtant  un  intérêt  si 
essentiellement  italien,  et  auquel  aucun  homme  d'état  véritable  de  la  pé- 
ninsule ne  saurait  refuser  une  grande  et  haute  place  dans  la  réorganisation 
définitive  de  l'Italie  rendue  à  elle-même.  Le  meilleur  parti  à  tirer  encore 
de  cette  confusion  pour  une  puissance  comme  la  France ,  qui  n'a  pas  voulu 
achever  la  guerre  qu'elle  avait  commencée,  et  qui  s'est  créé  une  triste 
nécessité  d'intervention  et  d'immixtion  perpétuelles  tant  que  l'Italie  ne  se- 
rait pas  assez  forte  pour  pouvoir  défendre  seule  son  indépendance,  c^était 
de  laisser  faire  les  Italiens  et  de  ne  pas  s'opposer  à  l'annexion.  Il  ne  paraît 
pas  que  nous  soyons  arrivés  encore  à  cette  conclusion  pratique,  puisqu'on 
parle  toujours  de  la  création  éventuelle  d'un  royaume  de  l'Italie  centrale; 
mais  pour  créer  un  royaume  de  l'Italie  centrale,  dont  aucun  homme  sérieux 
ne  veut  en  Italie,  il  faut  lui  chercher  des  étais  en  Europe,  il  faut  poursuivre 
l'expédient  d'un  congrès,  il  faut  demander  au  pape  et  aux  archiducs  des  re- 
nonciations qui  permettent  au  congrès  de  disposer  des  Romagnes,  de  la  Tos- 
cane, de  Modène,  de  Parme  :  sans  renonciations  semblables,  comment  le 
droit  légitimiste  et  le  droit  populaire  pourraient-ils  s'affronter  l'un  l'autre 
devant  une  assemblée  de  représentans  de  souverains?  Congrès  et  renoncia- 
tions fuient  donc  de  compagnie  devant  la  main  qui  les  cherche  et  croit  pou- 
voir les  saisir.  En  attendant,  en  Italie,  les  faits  qui  tendent  naturellement  à 
s  accomplir  sont  entravés,  suspendus.  Rien  ne  s'achève,  ne  se  prépare,  ne 
erend  cette  force  naturelle  dont  nous  devrions  hâter  au  contraire  la  forma- 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  489 

lion,  afin  de  nous  dégager  au  plus  vite  des  responsabilités  et  des  nécessités 
de  Fintervention.  Nous  laissons  les  choses  en  péril  en  poursuivant  les  fan- 
tômes. 

Ceci  n'est  point  une  simple  spéculation  fondée  sur  des  conjectures.  L'état 
même  de  l'Italie  nous  prouve  les  dangers  du  provisoire,  et  il  n'y  a  pas  dans 
la  lettre  de  l'empereur  de  mot  plus  vrai  que  celui-ci  :  «  Enfin  cette  incerti- 
tude ne  peut  pas  durer  toujours.  »  Jetons  un  rapide  coup  d'œil  sur  les  points 
les  plus  importans  de  la  péninsule.  Commençons  par  le  Piémont.  Le  Pié- 
mont se  constitue- t-il?  Montre- t-il  dans  sa  nouvelle  fortune  cette  sûreté  et 
cette  vigueur  d'allures  qui  le  distinguaient  sous  la  conduite  de  M.  de  Ga- 
vour?  Assurément  non.  Il  a  à  sa  tête  un  ministère  qui  se  considérait  comme 
transitoire,  qui  dure  au-delà  de  ses  prévisions  et  de  sa  volonté,  qui  est  de- 
puis trois  semaines  à  l'état  de  crise  chronique.  Des  intrigues,  de  petites 
manœuvres,  des  mouvemens  inexplicables,  et  qui  annoncent  une  étrange 
confusion  d'hommes  et  d'idées,  les  rapprochemens  de  M.  Ratazzi  et  de 
MAI.  Brofferio,  les  fausses  démarches  de  Garibaldi,  les  démissions  offertes 
^Hpar  MM.  de  Lamarmora,  Dabormida,  Oytana,  et  reprises  sur  les  instances 
^Hàu  roi,  les  froissemens  ressentis  par  les  Lombards,  toutes  ces  circonstances 
JPauxquelles  nous  ne  voudrions  pas  nous  arrêter,  mais  qu'il  faut  signaler 
^  pourtant,  car  il  y  aurait  péril  à  les  laisser  se  répéter,  démontrent  que  le 
ministère  piémontais  est  insuffisant,  et  qu'il  serait  grand  temps  que  M.  de 
Cavour  reprît  le  pouvoir.  Malheureusement  un  obstacle  empêche,  paraît-il, 
M.  de  Cavour  de  rentrer  aux  affaires  :  il  repousse,  dit-on,  de  toutes  ses  forces 
la  création  d'un  royaume  de  l'Italie  centrale.  Comment  voit- on  au  sein 
même  de  l'Italie  centrale  ce  projet  de  royaume?  Il  n'y  a  pas  à  parler  de 
Parme  et  de  Modène,  dont  les  tendances  à  l'annexion  au  Piémont  sont  con- 
nues depuis  longtemps;  Parme  du  reste  a  été  promise  à  la  Sardaigne  dans  la 
lettre  de  l'empereur  du  20  octobre.  Les  Romagnes  et  la  Toscane,  qui  forme- 
raient le  royaume  projeté,  sont  plus  novices  dans  le  mouvement  annexioniste. 
M.  Ricasoli  pensait  à  l'union  avec  le  Piémont  dès  I8Z18;  mais  la  masse  paisible 
de  la  population  toscane  n'est  pas  arrivée  par  élan  et  par  enthousiasme  à 
l'annexion  :  elle  ne  demandait  que  l'indépendance  vis-à-vis  de  l'étranger  et 
l'ordre  intérieur,  et  c'est  pour  s'assurer  cette  double  garantie  d'ordre  et 
d'indépendance  qu'elle  a  compris  depuis  Villafranca  qu'il  fallait  appuyer  la 
Toscane  au  royaume  militaire  de  la  Haute-Italie.  M.  Ricasoli  s'est  fait  l'éner- 
gique représentant  de  cette  conviction  raisonnée,  et,  comme  nous  avons 
déjà  eu  l'occasion  de  le  dire,  c'est  pour  ne  point  entrer  dans  le  cadre  tout 
fait  d'un  royaume  de  l'Italie  centrale  qu'il  a  voulu  amoindrir  la  régence  de 
M.  Boncompagni,  poussant  peut  être  la  jalousie  jusqu'au  point  de  ne  pas  pro- 
fiter des  avantages  que  cette  régence  offrait  à  une  meilleure  organisation 
des  ressources  militaires  de  la  Toscane.  Quant  aux  Romagnes,  on  sait  qu'a- 
yant I8Z18  elles  aspiraient  à  s'unir  à  la  Toscane.  On  sait  aussi  que,  depuis 
cette  époque,  les  mazziniens,  c'est-à-dire  les  républicains  unitaires,  avaient 
pris  la  direction  des  libéraux,  très  nombreux  et  très  énergiques,  de  ces  pro- 
▼inces.  Ce  que  l'on  connaît  moins  en  France,  c'est  comment  les  républicains 
Tomagnols  ont  été  convertis  à  l'annexion  piémontaise  par  cette  association 
nationale  qui  couvrait  l'Italie  avant  la  guerre,  et  qui  était  dirigée  par  MM.  La- 


490  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

farina  et  Garibaldi.  Les  Romagnols  au  fond  sont  demeurés  républicains; 
en  acceptant  le  roi  Victor-Emmanuel ,  ils  ne  se  sont  pas  rendus  à  la  foi  mo- 
narchique; ils  ne  contractent  en  quelque  sorte  qu'un  lien  exceptionnel 
et  personnel  au  roi  vaillant.  Ils  redeviendraient  infailliblement  républi- 
cains, si  on  leur  offrait  un  autre  prince  dans  la  combinaison  d'un  royaume 
central.  De  bons  observateurs  regardent  comme  probable  que  cette  solution 
serait  repoussée  même  par  les  armes  dans  les  Romagnes,  et  ne  serait  tolérée 
qu'avec  une  morne  résignation  par  les  Toscans.  Mais  qu'arriverait-il  une 
fois  ce  royaume  formé?  On  aurait  établi  un  gouvernement  sans  racines  dans 
le  pays,  ne  pouvant  compter  sur  le  concours  d'aucun  homme  considérable, 
constamment  miné  par  le  parti  habile  et  vigoureux  qui  aurait  à  sa  tête  le 
baron  Ricasoli,  et  qui  au-delà  des  Apennins  s'appuierait  sur  l'énergie  roma- 
gnole.  Florence,  la  paisible  Florence,  deviendrait  un  foyer  de  luttes  ardentes, 
de  mazzinisme,  d'anarchie.  L'on  n'aurait  fondé  que  le  désordre.  Est-il  sage, 
est-il  prudent,  nous  le  demandons,  de  subordonner  à  un  expédient  aussi 
problématique  qu'un  royaume  de  l'Italie  centrale,  qui  coûte  d'ailleurs  d'aussi 
graves  infractions  que  l'annexion  au  droit  légitimiste,  qui  soulève  par  con- 
séquent les  mêmes  difficultés  européennes,  l'intérêt  si  urgent  de  l'organi- 
sation sérieuse  des  forces  et  des  ressources  de  l'Italie  sous  la  direction  du 
Piémont  et  l'intérêt  qui  appelle  à  la  tête  du  Piémont  lui-même  l'homme  le 
plus  capable  de  le  conduire  dans  cette  crise? 

L'incertitude  des  questions  étrangères  et  la  perplexité  absorbante  qu'elle 
excite  chez  les  esprits  réfléchis  sont  regrettables  à  plusieurs  points  de  vue. 
Les  dangers  extérieurs  détournent  l'attention  des  questions  intérieures. 
Parmi  ces  questions,  il  en  est  pourtant  auxquelles  nous  voudrions  pouvoir 
nous  arrêter  à  loisir,  car  elles  intéressent  le  mouvement  et  les  manifesta- 
tions de  la  vie  publique.  Mentionnons  ces  conflits  municipaux  qui  ont  ré- 
cemment frappé  l'attention  publique.  Après  les  manifestations  qui  ont  été 
faites  à  plusieurs  reprises  par  des  personnages  importans  du  régime  ;ictuel 
en  faveur  de  la  décentralisation,  nous  ne  nous  serions  pas  attendus,  par 
exemple,  à  voir  l'ancienne  municipalité  marseillaise  succomber  dans  sa 
lutte  avec  le  préfet  des  Bouches-du-Rhône.  Nous  devons  surtout  signaler, 
parmi  les  faits  intérieurs  qui  se  sont  produits  récemment,  une  consultation 
délibérée  et  rédigée,  sur  la  demande  de  M.  d'Haussonville,  par  le  bâtonnier 
et  les  anciens  bâtonniers  de  l'ordre  des  avocats,  et  revêtue  des  adhésions  de 
l'élite  du  barreau  de  Paris.  La  question  spéciale  qui  a  motivé  cet  acte  est  in- 
téressante sans  doute,  puisqu'il  s'agit  de  savoir  si  un  imprimeur  peut  refuser 
d'imprimer  un  écrit  sous  prétexte  que  cet  écrit  aurait  été  dans  un  journal 
l'objet  d'un  avertissement.  Cependant  la  question  générale  traitée  dans  la  con- 
sultation des  bâtonniers  est  bien  plus  importante.  Il  s'agit  d'établir  le  terrain 
légal  sur  lequel  les  citoyens  peuvent  poursuivre  la  réforme  de  la  législation 
de  la  presse.  Nous  avons  trouvé  dans  la  consultation  des  bâtonniers  la  con- 
firmation de  deux  opinions  que  nous  avions  précédemment  développées 
ici  sur  le  même  sujet,  à  savoir  que  la  critique  d'une  législation  existante 
est  toujours  permise,  et  ne  saurait  être  assimilée  à  une  attaque  contre  les 
lois,  et  que  le  moyen  constitutionnel  d'obtenir  la  réforme  de  la  législation 
de  la  presse  est  de  s'adresser  au  sénat  par  voie  de  pétition.  L'autorité  des 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  491 

jurisconsultes  les  plus  éminens  est  sur  ce  point  un  précieux  appui  pour  la 
cause  libérale.  11  dépend  maintenant  des  hommes  modérés  et  résolus  qui 
croient  qu'un  élargissement  des  libertés  de  la  presse  est  réclamé  par  l'in- 
térêt public  de  mettre  à  profit  ce  puissant  appui.  e.  forcade. 


ESSAIS  ET  NOTICES. 


DE  QUELHIJES  ECRITS  SDR  LA  PAPAUTE. 

Pie  IX  et  la  France  en  i8i9  et  en  i8ô9,  par  M.  le  comte  de  Montalembert.  —  II.  La  France, 
l'Emjnre  et  la  Papauté,  question  de  droit  public,  par  M.  Villeniain,  —  III.  La  Politique  et  le 
Droit  chrétien  au  point  de  vue  de  la  question  italienne,  par  M.  Massiiuo  d'Azeglio.  —  IV.  Da 
Domaine  temporel  des  Papes,  par  M.  G.  B.  Giorgilii. 


Au  milieu  des  agitations  du  temps  où  nous  vivons,  les  événemens  infligent 
parfois  des  anxiétés  cruelles  à  tous  les  esprits  sincères  qui  veulent  garder 
leur  fidélité  à  des  intérêts  également  puissans,  et  qui  ont  la  prétention  de 
ne  point  subir  l'inexorable  fatalité  de  ces  duels  à  outrance  entre  tous  les 
droits,  entre  toutes  les  forces  du  monde  moral  et  politique.  Une  question 
est  née  il  y  a  un  an,  ou  plutôt  elle  n'est  pas  née  il  y  a  un  an,  elle  n'a  fait 
que  se  réveiller  avec  une  intensité  nouvelle  et  ardente.  Elle  avait  à  peine 
éclaté,  que  tout  se  précipitait  vers  la  guerre  avec  un  irrésistible  emporte- 
ment de  logique,  et  la^uerre  en  Italie,  on  le  sentait  bien,  c'était  le  champ 
ouvert  à  tous  les  problèmes  accumulés  au  sein  de  la  péninsule ,  à  tous  les 
sentimens  comprimés  de  nationalité,  à  tous  les  désirs  de  réforme  intérieure, 
à  toutes  les  luttes  de  principes  et  d'intérêts.  La  paix  est  venue  à  son  tour, 
une  paix  aussi  imprévue  que  la  guerre  elle-même;  mais  si  on  peut  toujours, 
au  premier  commandement,  arrêter  des  armées  disciplinées  sur  le  champ  de 
bataille  qu'elles  viennent  de  se  disputer,  et  qui  est  encore  teint  de  leur  sang, 
on  n'arrête  pas  aussi  subitement  un  peuple  dans  son  élan  vers  tout  ce  qu'il 
recherche  et  tout  ce  qu'il  désire.  On  avait  fait  la  paix  entre  la  France  et 
l'Autriche,  on  n'avait  pas  résolu  le  problème  de  la  situation  nouvelle  de 
l'Italie ,  qui  restait  à  demi  armée ,  poursuivant  en  quelque  sorte  la  guerre 
dans  la  paix,  se  prononçant  pour  des  combinaisons  nationales,  se  donnant 
des  gouvernemens,  et  arrivant  enfin  à  soulever  la  plus  grave,  la  plus  déli- 
cate des  questions,  celle  de  l'existence  temporelle  du  saint-siége,  par  la  sé- 
paration de  la  Romagne.  C'est  le  spectacle  que  nous  avons  eu  sous  les  yeux 
depuis  six  mois,  et  qui  nous  conduit  aujourd'hui  à  une  crise  où  sont  enga- 
gés à  la  fois  tous  les  intérêts  catholiques  et  libéraux. 


5*92  REVUE    DES    DEUX   MONDES* 

Un  phénomène  curieux  dans  cette  série  d'événemens,  c'est  le  rôle  actif  et 
prépondérant  de  l'opinion,  de  cette  opinion  qu'on  appelait  un  jour  la  reine 
du  monde,  et  qui  l'est  réellement  plus  qu'on  ne  croit.  Tandis  que  la  diplo- 
matie s'évertue  à  découvrir  des  combinaisons  qui  fuient  toujours  et  à  pré- 
parer un  congrès  dont  on  ne  peut  définir  les  prérogatives  réelles  ni  la  sphère 
d'action,  dont  la  réunion  môme  est  peut-être  désormais  un  problème,  l'opi- 
nion exerce  un  visible  empire.  N'a-t-elle  point  été ,  nouveauté  singulière, 
quelque  peu  chargée  d'interpréter  et  de  limiter  les  engagemens  diplomati- 
ques qui  ont  marqué  la  fin  de  la  dernière  guerre?  Ce  que  nous  voulons  dire, 
c'est  que  si  l'opinion  n'a  pas  toujours  dicté  tout  ce  qui  s'est  fait  depuis  six 
mois  au-delà  des  Alpes,  elle  n'a  point  été  sans  influence  sur  l'attitude  des 
gouvernemens  et  sur  cette  direction  des  politiques  qui  a  permis  à  l'Italie 
centrale  de  s'organiser,  de  prendre  position  et  d'attendre,  si  bien  que  la  pé- 
ninsule arrive  au  congrès,  si  congrès  il  y  a,  avec  une  situation  qui  peut  se 
placer  sous  la  sauvegarde  d'un  droit  de  souveraineté  nationale  et  de  six 
mois  d'un  ordre  régulier. 

A  vrai  dire,  le  point  grave  aujourd'hui  n'est  pas  de  savoir  ce  qui  arrivera 
du  duché  de  Modène  et  du  grand-duché  de  Toscane;  la  question  supé- 
rieure et  décisive,  on  le  sent  à  l'émotion  croissante  qu'elle  suscite,  cette 
question  est  à  Bologne  :  elle  est  dans  ce  qu'on  fera  d'une  des  plus  belles 
provinces  des  états  de  l'église  et  de  l'existence. temporelle  elle-même  du 
saint-siége.  Et  ici  encore,  à  travers  les  restrictions  et  les  difficultés  qu'il 
lui  faut  vaincre,  l'opinion  n'a-t-elle  point  à  quelque  degré  sa  part  d'in- 
fluence et  d'action?  C'est  l'opinion  du  clergé  ou  du  moins  d'une  partie  du 
clergé  qui  se  fait  jour  dans  les  mandemens  de  l'épiscopat  français,  surtout 
dans  les  dernières  lettres  de  M.  l'évêque  d'Orléans  et  de  M.  l'évêque  d'Ar- 
ras.  M.  yillemain  intervient  à  son  tour  pour  défendre  l'intégrité  des  droits 
territoriaux  du  saint-siége.  M.  de  Montalembert  n'avait  point  attendu  ce  mo- 
ment pour  prêter  au  souverain  pontife  l'appui  de  sa  véhémente  parole.  D'au- 
tres, venant  d'un  pôle  opposé,  ne  cachent  point  l'espérance  de  voir  le  pon- 
tificat temporel  disparaître  dans  cette  crise,  et  dans  ce  combat  d'opinion 
enfin  l'Italie  apparaît  représentée  par  M.  Giorgini,  l'auteur  d'une  brochure 
sur  le  Pouvoir  temporel  des  Papes,  par  M.  Massimo  d'Azeglio,  l'auteur  du 
livre  récent  de  la  Politique  et  le  Droit  chrétien  au  point  de  vue  de  la  ques- 
tion italienne.  A  la  veille  d'un  congrès  possible ,  devant  l'opinion  confu- 
sément agitée,  la  papauté  temporelle  se  trouve  ainsi  placée  entre  ceux  qui 
lui  veulent  tout  ravir,  ceux  qui  voudraient  la  restaurer  dans  l'intégralité  de 
ses  droits  politiques,  et  ceux  qui,  comme  l'auteur  de  la  brochure  sur  le 
Pape  et  le  Congrès,  proposent  de  lui  créer  une  situation  intermédiaire,  ex- 
ceptionnelle, la  situation  d'un  pouvoir  aff"ranchi  de  soins  temporels  au  mi- 
lieu d'une  population  adonnée  à  la  contemplation  et  aux  arts! 

Assurément  on  ne  peut  être  surpris  qu'un  tel  débat,  qui  touche  aux  plus 
intimes  croyances,  fasse  vibrer  les  passions  les  plus  ardentes  et  excite  par- 
tout une  sorte  d'attente  inquiète.  Au-  fond  cependant,  quelle  est  la  réalité 
des  choses?  La  papauté  temporelle  souffre  évidemment  aujourd'hui  de  bien 
des  fautes  politiques  commises  en  son  nom  depuis  longtemps,  et  le  moment 
est  sans  doute  venu  pour  elle  de  chercher  de  nouveaux  gages  de  puissance 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  493 

et  de  durée,  de  se  raffermir  dans  des  conditions  nouvelles,  fût-ce  au  prix  de 
l'abandon  d'une  province  qu'on  ne  pourrait  désormais  lui  rendre  que  par  la 
force.  C'est  là  le  fait  assez  grave  pour  devenir  un  des  plus  épineux  pro- 
blèmes de  la  politique,  et  qui  dans  sa  gravité  même  toutefois  ne  saurait  cer- 
tainement être  élevée  jusqu'à  la  hauteur  d'une  atteinte  portée  à  la  puissance 
spirituelle  du  souverain  pontife.  S'il  est  encore  des  théoriciens  absolus,  et 
il  y  en  a,  nous  la»  savons  trop,  en  France  aussi  bien  qu'à  Rome,  qui  s'effor- 
cent d'étendre  au  pouvoir  temporel  le  caractère  indiscutable  du  pouvoir  re- 
ligieux, ils  trouvent  peu  d'écho.  Gela  est  si  vrai  que  M.  l'évêque  d'Arras  lui- 
même  n'hésite  nullement  à  admettre  qu'on  puisse,  comme  catholique,  se 
complaire  dans  ce  qu'il  appelle  cette  hypothèse  mystique  du  père  commun 
des  fidèles  n'ayant  plus  à  s'occuper  de  son  temporel  et  pouvant  donner  ex- 
clusivement tous  ses  soins  au  salut  et  à  la  perfection  des  âmes.  Il  en  résulte 
que  la  souveraineté  temporelle  du  saint-siége  est  un  fait  essentiellement 
politique;  elle  s'est  formée,  comme  toutes  les  souverainetés,  par  des  ces- 
sions, par  des  donations,  par  des  traités,  quelquefois  même  par  la  conquête, 
et  elle  reste  soumise  aux  mêmes  vicissitudes.  Sans  doute,  à  un  certain  point 
de  vue,  il  y  a  un  caractère  exceptionnel  dans  cette  souveraineté.  L'existence 
temporelle  du  pape  est  la  garantie  de  son  indépendance  comme  pontife.  Les 
raisons  sur  lesquelles  se  fonde  cette  alliance  des  deux  pouvoirs  dans  une 
même  main,  tout  le  monde  les  connaît.  Pour  la  dignité  de  sa  puissance, 
pour  la  liberté  de  son  action,  le  souverain  pontife  ne  peut  être  ni  Français, 
ni  Autrichien,  ni  Espagnol;  mais  cette  existence  temporelle  indépendante 
n'est  point  par  elle-même  en  dehors  des  lois  et  des  conditions  ordinaires  de 
la  politique.  En  un  mot,  les  droits  souverains  du  pape  dans  ses  rapports  avec 
ces  états  sont,  comme  tous  les  droits  de  ce  monde,  limités  par  d'autres 
droits,  notamment  par  ceux  des  populations,  qui  peuvent  aspirer  légitime- 
ment à  être  gouvernées  dans  un  esprit  de  nationalité  et  suivant  des  prin- 
cipes conformes  à  la  civilisation  de  leur  temps. 

Il  y  dans  la  dernière  lettre  de  M.  l'évêque  d'Orléans  un  passage  remar- 
quable où  l'éminent  prélat  ouvre  un  dialogue  singulier  avec  Fauteur  de  la 
brochure  sur  le  Pape  et  le  Congrès.  «  Le  pape  doit  vivre  sans  armée,  dit 
l'auteur  de  la  brochure.  —  Et  pourquoi  cela?  répond  M.  l'abbé  Dupanloup; 
qu'est-ce  qui  l'empêche  d'avoir  une  armée,  non  pour  attaquer,  mais  pour  se 
défendre  et  protéger  l'ordre  public?  —  Le  pouvoir  pontifical,  poursuit  l'au- 
teur du  Pape,  est  incompatible  avec  un  état  de  quelque  étendue.  Il  n'est 
possible  que  s'il  est  exempt  de  toutes  les  conditions  ordinaires  du  pouvoir, 
c'est-à-dire  de  tout  ce  qui  constitue  son  activité,  ses  développemens,  ses 
progrès.  Il  doit  vivre  sans  représentation  législative,  sans  code  et  sans  jus- 
tice. Ses  lois  seront  enchaînées  aux  dogmes,  son  activité  sera  paralysée  par 
la  tradition,  son  patriotisme  sera  condamné  par  sa  foi...  —Et  par  quelle 
raison  tout  cela?  reprend  M.  l'évêque  d'Orléans;  est-ce  que  les  dogmes 
catholiques  dispensent  une  nation  d'avoir  des  lois,  un  code,  une  justice? 
Est-ce  que  par  hasard  les  bonnes  lois  et  la  bonne  justice  sont  incompatibles 
avec  les  dogmes  catholiques  ?  Depuis  quand  la  foi  condamne-t-elle  le  patrio- 
tisme? »  Oui,  en  effet,  pourrait- on  dire  avec  M.  l'évêque  d'Orléans,  pour- 
quoi tout  cela?  Il  n'y  a  rien  assurément  d'incompatible  entre  le  catholicisme 


ii9A  RETUE    DES   DEUX   MONDES. 

et  tout  ce*qui  constitue  un  bon  gouvernement.  Rien  n'empêche  que  le  gou- 
vernement pontifical  ait  l'esprit  patriotique,  de  bonnes  lois,  une  armée,  des 
finances  régulières,  une  justice  environnée  de  garanties.  Et  cependant  tout 
ce  que  M.  l'évêque  d'Orléans  déclare  si  parfaitement  conciliable  avec  l'in- 
violabilité du  dogme  catholique  existe-t-il  à  Rome?  Et  s'il  n'en  est  pas  ainsi, 
pourquoi  cela?  Parce  que  depuis  longtemps  la  papauté  est  malheureusement 
entraînée  et  compromise  dans  son  existence  temporelle  pf  r  les  conseillers 
qui  s'efforcent  de  la  faire  autrichienne,  et  qui  résument  sa  politique  dans  ce 
mot  :  pas  de  concessions  ! 

Le  malheur  de  la  papauté  contemporaine,  c'est  justement  de  ne  s'être 
point  toujours  inspirée  de  ces  pontifes  patriotes  dont  M.  Dupanloup  cite 
l'exemple  ;  c'est  au  contraire  de  s'être  insensiblement  laissé  entraîner  vers 
l'Autriche  au  point  de  s'absorber  en  elle,'  de  vivre  de  son  secours  et  d'ac- 
cepter politiquement  une  connivence  ou  une  solidarité  de  principe  et  de 
domination  dont  le  cabinet  de  Vienne  était  trop  intéressé  à  se  servir  pour 
ne  point  la  rechercher  et  l'imposer.  Ce  n'est  pas  qu'il  n'y  ait  eu  parfois  des 
velléités  d'indépendance  et  de  nationalité.  Il  fut  un  temps  où  le  cardinal 
Gonsalvi  surveillait  avec  défiance  les  envahissemens  croissans  de  l'Autriche, 
et  le  pape  actuel.  Pie  IX,  on  s'en  souvient,  écrivait  un  jour  à  l'empereur  de 
renoncer  à  «  une  domination  qui  ne  serait  ni  noble  ni  heureuse,  puisqu'elle 
ne  reposerait  que  sur  le  fer,...  de  ne  pas  mettre  son  honneur  dans  des  ten- 
tatives sanglantes  contre  la  nation  italienne.  »  Mais  ce  n'est  là  qu'une  lueur 
faible  et  intermittente.  La  vraie  et  fatale  tradition  de  la  cour  romaine  de- 
puis 1815  est  dans  l'alliance  avec  l'Autriche,  dans  une  sorte  d'identification 
d^intérêts,  au  point  que  depuis  quarante-cinq  ans  l'empereur  a  été  à  coup 
sûr  beaucoup  plus  que  le  pape  le  maître  de  Bologne.  Ni  l'Autriche  ni  les 
autorités  pontificales  ne  s'en  cachaient  guère  au  reste.  «  Après  nous  être 
entendu  avec  le  gouvernement  militaire  autrichien,  »  disaient  les  édits  des 
délégats  apostoliques,  tandis  que  les  chefs  autrichiens  inscrivaient  de  leur 
côté  en  tête  de  leurs  arrêtés  :  «  l'impérial  et  royal  gouvernement  civil  et 
militaire  résidant  à  Bologne  ordonne...  »  Nous  ne  citerons  qu'un  fait  récem- 
ment dévoilé.  Un  jour  le  commissaire  pontifical  proposait  de  ramasser  tous 
les  suspects  à  Bologne  et  de  les  envoyer  comme  recrues  au  maréchal  Ra- 
detzky,  lequel  les  refusait,  et  le  légat  écrivait  au  cardinal  Antonelli  :  «  C'en 
est  fait  de  l'espérance  placée  dans  la  déclaration  du  ministère  autrichien 
relativement  au  projet  d'incorporer  dans  les  régimens  impériaux  la  tourbe 
de  nos  vagabonds...»  Que  voulez-vous  dire  aux  Romagnols  s'ils  finissent  par 
se  lasser  de  ce  régime  et  par  confondre  dans  leur  ressentiment  l'Autriche 
et  l'autorité  pontificale  elle-même,  dépopularisée  par  dix  ans  d'occupation 
étrangère?  Faudra-t-il,  comme  on  le  fait,  accuser  leur  ingratitude? 

Les  conseillers  de  la  papauté  n'ont  pas  été  plus  heureux,  et  ne  l'ont  pas 
moins  compromise  par  le  système  politique  qu'ils  lui  ont  imposé  dans  le 
gouvernement  des  États-Romains.  Point  de  concessions  I  tel  est  le  dernier 
mot  de  cette  politique,  plus  forte  que  toutes  les  volontés  des  pontifes  eux- 
mêmes.  «  L'immobilité  n'est  point  une  conséquence  du  dogme  catholique,  » 
dit  justement  M.  Dupanloup.  Non,  mais  elle  peut  être  un  fait  de  gouverne- 
ment, et  elle  est  le  dogme  de  la  cour  romaine,  si  bien  que  les  réformes  elles- 


I 


BEVUE.  —  CHRONIQUE.  495 

mêmes  sont  impuissantes.  Les  édits  rendus  par  Pie  IX  depuis  la  restauration 
de  18Zi9  n'ont-ils  pas  été  une  lettre  morte?  Les  institutions  les. plus  modestes 
sont-eWes  réellement  autre  chose  qu'un  nom?  On  Ta  vu  récemment  encore: 
il  y  a  à  Rome  une  consulte  des  finances  qui  s'est  réunie.  Le  jour  de  la  réu- 
nion de  la  consulte,  le  président,  le  cardinal  Savelli,  adressait  un  discours 
au  pape,  et  il  se  permettait  d'exprimer  quelques  conseils  bien  timides  au 
sujet  des  dépenses  croissantes  et  de  l'exagération  des  crédits  additiontiels. 
Le  lendemain,  le  cardinal  Savelli  était  remplacé,  et  autorisé  à  prendre  un 
repos  devenu  nécessaire  à  sa  santé.  La  crainte  de  tout  mouvement,  un  cer- 
tain effroi  de  l'esprit  moderne,  voilà  le  mal  éternel...  Et  cependant  il  y  a 
longtemps  déjà  que  les  puissances  européennes  ont  cherché  à  éclairer  le 
saint-siége.  Dans  la  politique  contemporaine,  il  y  a,  si  Ton  me  passe  le 
terme,  toute  une  tradition  de  conseils  dont  les  premiers  remontent  au  mé- 
morandum de  1831.  Il  y  a  quatre  ans  encore,  la  situation  alarmante  des 
états  de  l'église  était  constatée  au  congrès  de  Paris,  et  les  conseillers  de  la 
cour  de  Rome  auraient  pu,  ce  semble,  voir  la  lumière  jaillir  de  ces  débats 
diplomatiques;  ils  auraient  pu  comprendre  que  le  moment  était  venu,  et 
que  la  plus  dangereuse  des  politiques  était  de  laisser  s'accumuler  les  griefs, 
de  se  laisser  devancer  par  la  désaffection  des  populations.  On  n'en  a  rien 
fait;  on  a  préféré  rester  dans  l'immobilité,  louvoyer  sans  cesse  et  se  réfugier 
dans  une  faiblesse  invulnérable  sans  doute  contre  les  violences  despotiques, 
mais  qui  n'est  point  à  l'abri  de  la  force  des  choses,  de  la  loi  souveraine  qui 
règle  la  marche  des  sociétés  humaines. 

Qu'en  est-il  résulté  ?  On  l'a  vu  suffisamment  :  cette  politique  a  cpnduit  tout 
droit  à  une  situation  telle  que  le  jour  où  les  Autrichiens  quittaient  Bologne, 
au  mois  de  juin  1859,  l'autorité  pontificale  cessait  d'exister,  et  que,  le  jour 
où  l'armée  française  quitterait  Rome,  la  puissance  temporeHe  du  saint-siége 
serait  vraisemblablement  fort  en  péril  au  centre  même  de  la  catholicité. 
Faut-il  donc,  comme  M.  l'évêque 'd'Orléans  et  M.  de  Montalembert,  en  accu- 
ser uniquement  les  révolutionnaires,  une  tourbe  de  démagogues?  Non;  si 
l'on  veut  être  vrai,  il  faut  en  accuser  deux  choses  qui  ont  droit  au  respect 
de  tous  les  hommes  sérieux,  qui  sont  honorées  dans  tous  les  pays  et  que 
nosu  ne  devons  pas  traiter  légèrement,  parce  qu'elles  se  retrouvent  dans  les 
États-Romains  :  l'esprit  de  nationalité,  qui  est  en  souffrance  depuis  si  long- 
temps à  Bologne,  et  un  besoin  de  réformes  civiles  qu'on  n'a  pas  su  satisfaire. 
Qu'on  nous  permette  de  croire  que  tout  l'épiscopat  ne  pense  pas  absolument 
comme  M.  l'abbé  Dupanloup.  M.  d'Azeglio  cite  dans  sa  brochure  une  lettre 
d'un  évêque  français  qui  allait  vraiment  fort  loin,  et  qui  écrivait  il  y  a  peu 
de  temps  :  «  Si  le  saint-siége  vient  à  être  privé  de  son  temporel,  il  pourra 
bien  en  faire  son  meâ  culpd.  Cette  soustraction  d'autorité  temporelle  aura 
lieu  cependant  si  le  pape  ne  donne  pas  à  ses  états  une  constitution  sur  une 
large  échelle.  L'absolutisme  n'est  plus  de  mise  en  Europe  ;  c'est  pour  cela 
que  l'Autriche  a  été  chassée  d'Italie.  »  —  «  Que  prétendons-nous  de  plus  ?  » 
ajoute  fort  justement  M.  d'ASfeglio.Et  qu'on  observe  ici  un  fait  singulier;  qu'on 
remarque  comment  les  politiques  inertes  ou  peu  prévoyantes  compromet- 
tent souvent  les  causes  qu'elles  prétendent  sauver,  comment  elles  finissent 
par  rendre  possible  ce  qui  ressemblait  à  une  utopie.  11  y  a  trente  ans,  Rossi, 


A 96  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

qui  était  alors  à  Genève,  proposait  de  constituer  la  Romagne  en  une  sorte 
de  principauté  indépendante  sous  la  suzeraineté  du  saint-père;  mais  lui- 
même  il  considérait  son  idée  presque  comme  un  rêve,  bien  qu'il  s'appuyât 
sur  les  plus  fortes  raisons.  Il  y  a  quatre  ans,  M.  de  Gavour  reprenait  cette 
idée  dans  le  congrès  de  Paris,  et  on  reléguait  encore  cette  combinaison 
dans  le  domaine  des  chimères.  Quatre  ans  se  sont  écoulés,  et  la  séparation 
de  la  Romagne  est  un  fait  accompli,  sur  lequel  on  peut  argumenter  sans 
pouvoir  le  méconnaître.  Voilà  comment  marchent  les  choses  quand  les 
hommes  ne  savent  pas  les  conduire  ou  les  prévenir. 

La  séparation  de  la  Romagne  est  un  fait  accompli,  un  de  ces  faits  avec 
lesquels  la  chaleureuse  éloquence  de  M,  Tévêque  d'Orléans  ne  veut  point 
compter,  mais  avec  lesquels  la  politique  est  bien  obligée  de  compter.  La 
décision  même  d'un  congrès  n'y  peut  rien  changer,  si  elle  est  dépourvue 
d'une  sanction  matérielle.  En  un  mot,  il  faut  la  force  contre  ce  fait.  Em- 
ploiera-t-on  la  force  pour  ramener  la  Romagne  sous  le  sceptre  du  souverain 
pontife?  On  a  déclaré  en  toute  occasion  qu'il  n'en  serait  rien;  mais  en  outre 
nous  avouons  pour  notre  part  que  nous  ne  le  désirons  ni  dans  l'intérêt  libé- 
ral, ni  dans  l'intérêt  catholique,  car  enfin  de  quoi  s'agit-il?  Voici  une  popu- 
lation séparée  par  l'Apennin  du  reste  des  états  pontificaux,  accoutumée  à 
subir  l'occupation  étrangère,  et  qui  un  jour  d'un  mouvement  spontané  dis- 
pose d'elle-même  sans  qu'il  y  ait  une  résistance.  Ses  vœux  sont-ils  une  at- 
teinte à  l'ordre  social?  Cette  population  porte-t-elle  en  son  sein  quelque 
foyer  incendiaire?  Elle  est  restée  jusqu'ici  dans  l'ordre  le  plus  complet,  elle 
veut  s'unir  au  Piémont  pour  avoir  le  droit  d'être  italienne  et  pour  être 
libéralement  gouvernée.  Qu'irions-nous  faire  dès  lors  à  Bologne?  Irions- 
nous  imposer  aux  Romagnols  et  aux  autres  Italiens  du  centre  des  gouver- 
nemens  qu'ils  repoussent?  Ce  serait  le  plus  solennel  démenti  de  tous  les 
principes  libéraux,  sans  que  la  sécurité  des  gouvernemens  restaurés  fût 
mieux  assise.  Rien  n'est  mieux  assurément  que  de  signaler  les  contradic- 
tions, les  inconséquences  de  toutes  les  politiques,  qui  sont  responsables  de 
ce  qu'elles  font;  mais  ce  serait,  il  nous  semble,  une  inconséquence  d'un 
autre  genre  de  la  part  des  libéraux  français  de  vouloir  être  libres  à  Paris 
et  de  disputer  aux  Italiens  le  droit  de  l'être  à  Florence  et  à  Bologne.  Et 
le  catholicisme,  que  pourrait-il  gagner  au  rétablissement  par  les  armes  de 
l'autorité  pontificale  dans  la  Romagne?  Il  y  a  longtemps  qu'on  connaît  les 
désastreuses  conséquences  morales  de  ces  occupations,  de  ces  interventions, 
de  cet  emploi  permanent  de  la  force.  La  religion  perd  ce  que  la  politique 
ne  gagne  même  pas.  Le  prince  temporel  a  des  sujets  domptés,  contenus  par 
la  force  étrangère  et  ulcérés  jusqu'à  Tathéisme,  qui  finissent  par  confondre 
le  pouvoir  religieux  et  le  pouvoir  politique.  Les  protestans  ont  espéré  quel- 
quefois profiter  de  cet  état  violent,  et  les  défenseurs  du  saint-siége  l'ont 
craint  au  point  de  donner  le  signal  d'alarme.  C'était  une  erreur  des  uns  et 
des  autres,  ainsi  que  le  remarque  M.  d'Azeglio.  Les  Italiens  ne  peuvent  être 
protestans;  ils  sont  catholiques  par  tradition,  par  essence,  par  nature.  Que 
le  pape  soit  restauré  à  Bologne  pour  j  vivre  dans  les  mêmes  conditions, 
cette  plaie  ne  fera  que  s'aggraver.  Le  catholicisme  et  le  libéralisme  ont  ici 
le  môme  intérêt. 


I 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  A97 

Et  puis,  nous  en  France,  que  pouvons-nous  répondre  aux  Italiens,  qui  nous 
tiennent  à  peu  près  ce  langage  par  Torgane  de  M.  le  professeur  Giorgini  de 
Florence?  «  La  France,  dit-on,  est  un  pays  catholique.  Si  grand  que  soit 
l'intérêt  que  lui  inspire  la  cause  de  Tindépendance  italienne,  elle  ne  peut 
souffrir  que  les  droits  du  saint-siége  soient  méconnus...  Si  la  France  est  ca- 
tholique, si  tout  ce  qui  afflige  le  saint-père  l'afflige,  qu'elle  nous  donne  donc 
l'exemple  de  cette  déférence,  de  cette  soumission  filiale  qu'elle  exige  de 
nous!...  La  France  a  des  lois  organiques  qui  sont  contre  le  droit  canonique, 
qui  lèsent  la  liberté  de  l'église.  Napoléon  les  fit  approuver  par  son  corps 
législatif;  malgré  toutes  les  protestations  de  î  ome,  elles  subsistent  encore  : 
abolissez  les  lois  organiques.  —  La  France  possède  Avignon.  Le  pape  avait 
à  la  possession  d'Avignon  des  titres  non  moins  clairs,  non  moins  valides  que 
ceux  qu'il  revendique  sur  les  légations;  le  cardinal  Gonsalvi  protesta  au 
congrès  de  Vienne  contre  l'annexion  de  cette  ville  à  la  France  :  restituez 
Avignon...  Quand  ces  actes  seront  accomplis,  venez  alors  nous  parler  de  nos 
devoirs;  mais  tant  qu'il  y  aura  une  doctrine  des  droits  du  pape  faite  exprès 
pour  l'Italie,  ne  vous  étonnez  pas  si  l'Italie  écoute  peu  vos  conseils,  ou,  pour 
mieux  dire,  si  elle  cherche  ailleurs  que  dans  l'Univers  l'expression  de  la 
pensée  et  de  la  volonté  de  la  France...  »  Et  réellement,  quand  on  se  place 
au  point  de  vue  du  droit  traditionnel,  du  principe  absolu  de  la  légitimité, 
ainsi  que  le  fait  M.  Villemain  dans  sa  brochure,  il  n'y  a  rieti  à  répondre  à 
l'étrange  revendication  de  la  ville  d'Avignon  que  nous  adresse  M.  Giorgini 
au  nom  du  pape.  Le  droit  est,  ou  il  n'est  pas.  L'assemblée  constituante  n'a- 
vait pas  plus  la  légitimité  pour  elle  en  annexant  le  pays  venaissin  à  la  France 
que  les  légations  en  se  proclamant  indépendantes.  Et  ici,  on  peut  le  remar- 
quer, M.  de  Montalembert  se  montre  plus  libéral  que  M.  Villemain,  car  il 
fait  une  plus  grande  part  au  principe  de  la  souveraineté  nationale;  seule- 
ment M.  de  Montalembert  veut  que  la  souveraineté  nationale  ait  raison  dans 
ces  hautes  et  exceptionnelles  manifestations  par  lesquelles  elle  s'atteste. 
Nous  n'en  disconvenons  pas;  mais  il  reste  à  savoir  si  les  Romagnols,  qui  ont 
vécu  pendant  plus  de  vingt-cinq  ans  depuis  1815  sous  le  joug  de  l'Autriche, 
ont  tort  de  vouloir  être  Italiens,  et  si  ce  sont  des  démagogues  parce  qu'ils 
portent  une  force  de  plus  dans  une  monarchie  qui,  dans  la  pensée  de  tous, 
est  destinée  à  défendre  l'indépendance  commune. 

Il  faut  revenir  à  la  réalité.  Une  chose  est  certaine  :  à  côté  du  droit  tradi- 
tionnel du  saint-siége,  q^ii  a  pour  lui  le  prestige  de  l'ancienneté,  mais  qui, 
au  point  de  vue  diplomatique,  n'a  d'autre  consécration  que  les  traités  de 
1815,  il  s'est  élevé  un  autre  droit,  celui  de  la  souveraineté  nationale,  qui 
s'appuie  aujourd'hui  sur  le  fait  accompli  de  la  séparation  de  la  Romagne. 
Dès  que  la  pensée  d'une  intervention  par  la  force  est  écartée ,  et  elle  doit 
l'être,  à  notre  sens,  dans  l'intérêt  du  catholicisme  autant  que  dans  l'intérêt 
libéral,  que  reste-t-il  à  faire  pour  l'Europe,  si  ce  n'est  k  travailler  à  la  coor- 
dination la  plus  favorable  de  toutes  ces  situations  irrégulières  qui  se  sont 
produites  en  Italie  sous  l'impulsion  du  sentiment  national  bien  plus  que 
d'une  idée  de  révolution?  «  L'Europe,  dit  M.  Villemain,  a  depuis  trois  quarts 
de  siècle  épuisé  bien  des  combinaisons  de  la  force  et  du  hasard;...  mais  elle 
n'est  pas  arrivée  à  une  conclusion  qui  doive  se  résumer  ainsi  :  là  où  une 

TOME  XXV.  32 


Zi98  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

partie  des  sujets  dépendant  d'une  souveraineté  reconnue  se  sera,  n'importe 
à  quelle  occasion,  séparée  de  cette  souveraineté,  et  aura,  sous  une  forme 
générale  quelconque,  manifesté  son  vœu,  il  y  aura  lieu  pour  l'Europe  de  vé- 
rifier en  congrès  le  fait  accompli,  et  d'enregistrer  la  création  d'une  souve- 
raineté nouvelle...  »  Mais  au  contraire  l'exemple  d'une  situation  exactement 
analogue  est  là,  ce  nous  semble,  à  nos  portes  :  c'est  la  Belgique,  qui  s'est 
détachée  des  Pays-Bas,  qui  a  manifesté  son  vœu,  et  dont  l'Europe  a  enre- 
gistré la  naissance  en  vérifiant  le  fait  accompli,  et  alors  même  le  catholi- 
cisme s'est  réjoui  autant  que  le  libéralisme.  Il  n'y  a  donc  ici  rien  d'absolu- 
ment nouveau,  et  lorsque  M.  Villemain,  en  rappelant  les  titres  de  grandeur, 
le  passé  de  la  papauté,  ajoute  :  «  Tout  cela  est-il  vain  souvenir,  curiosité 
d'histoire  et  de  littérature?  A  la  bonne  heure;  mais  que  toutes  les  souverai- 
netés d'Europe,  que  toutes  les  maisons  régnantes  se  tiennent  bien  averties 
alors  qu'il  n'y  a  pas  de  droit  réel  résultant  de  la  durée,  de  la  tradition  con- 
tinue!... »  Lorsque  M.  Villemain  parle  ainsi,  on  ne  peut  s'empêcher  de  se 
souvenir  qu'il  y  a  eu  un  jour  en  France  une  souveraineté  qui  avait  aussi 
pour  elle  la  durée,  l'éclat  des  souvenirs,  et  qui  ne  fut  pas  moins  emportée 
pour  être  remplacée  par  un  gouvernement  dont  l'éminent  académicien  ne 
conteste  pas  sans  doute  la  légitimité.  Le  monde  est  plein  de  ces  événemens. 
C'est  qu'en  effet  la  vie  des  peuples  n'est  qu'une  série  de  transactions  entre 
l'ordre  ancien  et  l'ordre  nouveau,  entre  des  droits  traditionnnels  et  les 
droits  que  le  mouvement  des  choses  fait  surgir.  Quand  la  transaction  ne  se 
réalise  pas  naturellement,  pacifiquement,  la  lutte  éclate.  Ce  qui  se  passe 
aujourd'hui  en  Italie  n'est  qu'un  épisode  de  ce  drame  permanent  et  quel- 
quefois douloureux. 

D'ailleurs,  lorsqu'on  parle  de  la  souveraineté  politique  du  saint-siége,  en 
revendiquant  pour  elle  l'intégrité  de  son  existence  territoriale,  il  ne  faiit 
pas  s'y  méprendre  :  cette  souveraineté  est  réelle ,  elle  est  utile  au  monde, 
elle  représente  en  certains  momens  la  seule  force  morale  capable  de  lutter 
avec  certains  despotismes  outrés  ;  elle  repose  sur  des  titres  que  nul  ne  peut 
contester.  On  ne  peut  cependant  méconnaître  aussi  ce  qu'il  y  a  depuis  long- 
temps d'anormal  dans  la  situation  des  états  de  l'église  au  point  de  vue  de 
cette  souveraineté  même,  qui  ne  se  soutient  qu'à  l'aide  des  secours  étran- 
gers. La  séparation  de  la  Romagne,  dites-vous,  est  moins  grave  par  l'étendue 
de  territoire  qu'elle  retire  au  saint-siége  que  par  l'atteinte  qu'elle  porte  à 
la  dignité  du  principat  temporel  de  la  papauté!  Nous  ne  méconnaissons  pas 
ce  qu'il  y  a  de  sérieux  dans  la  fatalité  de  ces  événemens;  mais  lorsque  l'au- 
torité de  l'Autriche  se  substituait  partout  à  l'autorité  pontificale,  à  Bologne, 
dans  le  gouvernement  civil  comme  dans  le  gouvernement  militaire,  lorsque 
les  jugeraens  prononcés  contre  des  sujets  romains  étaient  visés  à  Mantoue 
et  à  Vérone,  l'indépendance  politique  du  saint-siége  était-elle  bien  entière? 
Ce  n'est  donc  point  d'aujourd'hui  que  la  souveraineté  temporelle  du  pape 
souffre  d'atteintes  de  plus  d'une  sorte.  Et  quand  on  ramènerait  maintenant 
Tautorité  du  souverain  pontife  à  Bologne,  à  quoi  arriverait-on  ?  Il  faudrait 
l'y  soutenir,  la  faire  vivre,  la  défendre,  toujours  en  garde  en  face  de  popu- 
lations dont  la  persistance  de  sentiment  est  attestée,  depuis  dix  ans  sur- 
tout, par  l'invariabilité  de  la  répression.  Sans  doute  de  cette  lutte  de  tous  les 


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REVUE.  —  CHRONIQUE.  Zi99 

droits,  de  tous  les  principes,  de  toutes  les  forces,  de  grandes,  d'immenses 
difficultés  naissent  pour  la  politique  contemporaine,  et  parmi  toutes  les  com- 
binaisons, tous  les  expédiens  qu'on  propose,  il  n'y  en  a  point  où  il  n'y  ait 
infiniment  à  redire,  à  commencer  par  le  projet  de  transformer  les  Romains 
en  un  peuple  de  camaldules  lettrés,  efféminés  et  contemplatifs. 

L'embarras  est  partout,  car  si  les  Romagnols  ont  aujourd'hui  le  droit  de  se 
soustraire  à  la  domination  pontificale,  pourquoi  les  autres  parties  des  États- 
Romains  n'auraient-elles  pas  le  même  droit?  Et  si  l'Europe  s'offre  aujour- 
d'hui à  garantir  au  pape  le  reste  de  ses  possessions  à  la  condition  de  l'aban- 
don de  la  Romagne,  pourquoi  ne  pourrait-elle  pas  garantir  dès  ce  moment 
l'intégrité  de  ses  droits  souverains?  Mais  que  prouve  cela?  C'est  qu'au-des- 
sus de  tout  et  en  dehors  de  toutes  les  combinaisons  de  la  diplomatie,  qu'il 
doive  cesser  d'étendre  son  sceptre  sur  la  Romagne,  ou  qu'on  découvre  quel- 
que moyen  extrême  de  conciliation,  le  souverain  pontife  est  peut-être  le 
seul  qui  puisse  trouver  dans  sa  conscience,  dans  le  sentiment  de  la  situa- 
tion du  monde,  le  secret  d'une  solution  qui  rassure  à  la  fois  tous  les  inté- 
rêts, qui  promette  même  à  la  papauté  des  destinées  nouvelles  en  Italie.  Il  le 
peut  toujours  par  quelque  noble  et  généreuse  initiative.  La  papauté  est  au- 
jourd'hui entourée  de  conseillers  de  plus  d'une  sorte.  Il  en  est,  et  de  fort 
éloquens,  qui  lui  disent  :  Persistez,  souffrez,  ayez  cette  grande  force  de  l'é- 
glise, la  patience;  dans  vos  droits  anciens,  défendez  le  droit  public.  M.  Vil- 
lemain  même  prononce  les  noms  de  Louis  XVI  et  de  Charles  P%  en  disant 
que  la  papauté  n'aura  point  de  ces  illustres  victimes ,  et  que  d'ailleurs  la 
papauté  ne  meurt  pas.  Pour  nous,  nous  croyons  l'âme  de  Pie  IX  à  la  hau- 
teur de  tous  les  sacrifices  ;  mais  il  y  a  heureusement  des  luttes  qui  ne  sont 
plus  de  ce  temps.  La  grande  affaire  aujourd'hui,  il  nous  semble,  c'est 
moins  de  se  résigner  que  d'agir,  et  pour  notre  part,  d'une  voix  si  humble 
qu'elle  soit,  nous  demanderions  plutôt  à  Pie  IX  de  marcher,  de  chercher 
son  appui  et  sa  force  dans  l'Italie  réconciliée,  dans  la  liberté  vraie  et  juste, 
—  et  la  liberté  elle-même,  plus  qu'on  ne  le  pense,  viendra  en  aide  au  ca- 
tholicisme. CH.  DE  MAZADE. 


ETUDES    AGRICOLES    SUR   LA   BOMBES, 

*par  M.  DuBosT,  ingénieur-draineur. 

Si  courte  qu'ait  été  la  durée  de  l'Institut  national  agronomique  de  Versailles, 
fondé  par  une  loi  en  18Zi8  et^supprimé  par  un  décret  en  1852,  cet  établisse- 
ment a  eu  le  temps  de  former  quelques  élèves  qui  lui  font  honneur  aujourd'hui. 
Même  sans  parler  de  ceux  qui  dirigent  de  grandes  exploitations  rurales,  soit 
en  France,  soit  à  l'étranger,  il  en  est  qui  commencent  à  se  distinguer  dans 
diverses  carrières.  L'un  d'eux,  M.  Lejourdan,  a  été  mis  par  ses  compatriotes 
à  la  tête  des  cultures  du  beau  jardin  zoologique  de  Marseille;  un  autre, 
M.  Lesage,  vient  de  publier  une  nouvelle  traduction  du  célèbre  Voyage  en 
France  d'Arthur  Young  en  1787,  1788  et  1789;  un  troisième,  M.  Dubost,  s'est 
fait- ingénieur-draineur  dans  le  département  de  l'Ain,  maintenant  un  des 


500  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

premiers  de  France  pour  l'étendue  des  terrains  drainés,  De  plus,  dans  l'in- 
tervalle que  lui  laissent  ses  travaux,  M.  Dubost  vient  de  publier  une  excel- 
lente étude  sur  cette  partie  du  département  de  l'Ain  qu'on  appelait  autrefois 
la  principauté  de  Dombes,  et  qui  forme  aujourd'hui  l'arrondissement  de 
Trévoux. 

La  Dombes  est  un  vaste  plateau  de  près  de  100,000  hectares,  borné  à 
l'ouest  par  la.  Saône,  à  l'est  par  l'Ain,  au  midi  par  le  Rhône.  Quand  on  sort 
des  rians  paysages  de  la  Bresse  pour  mettre  le  pied  sur  ce  plateau,  les  prai- 
ries verdoyantes  disparaissent,  et  à  leur  place  s'étendent  d'immenses  fla- 
ques d'eau  où  de  chétifs  animaux  cherchent  dans  la  vase  une  chétive  nour- 
riture. Les  cultures  riches  et  variées  font  place  à  de  maigres  récoltes,  à  des 
champs  nus  ou  couverts  de  fougères,  et  parsemés  de  loin  en  loin  de  quel- 
ques bouleaux.  L'homme  lui-même  a  pris  le  cachet  du  pays;  la  fièvre  l'a  ra- 
bougri, et,  si  loin  que  le  regard  puisse  s'égarer,  on  aura  bien  vite  compté 
les  rares  demeures  des  habitans.  D'où  vient  cet  aspect  désolé?  Quelle  cause 
a  semé  sur  cette  vaste  surface  la  fièvre  et  la  pauvreté? 

Le  plateau  de  la  Dombes  n'est  pas  précisément  plat;  le  point  le  plus  élevé 
est  à  300  mètres  au-dessus  du  niveau  de  la  mer  et  à  130  mètres  environ  au- 
dessus  de  la  Saône.  Tous  les  cours  d'eau  y  oût  une  pente  suffisante  pour  un 
rapide  écoulement.  Le  sol  n'y  est  pas  monotone  et  dépourvu  d'accidens, 
chaque  vallée  principale  se  subdivise  en  vallées  secondaires,  qui,  en  se  ra- 
mifiant elles-mêmes,  forment  une  succession  d'ondulations  aussi  agréables 
à  l'œil  que  favorables  à  la  culture;  mais  ces  avantages  sont  fort  atténués  par 
la  nature  géologique.  M.  Dubost  entre  à  ce  sujet  dans  les  détails  les  plus 
précis,  d'après  les  travaux  de  x\IM.  Élie  de  Beaumont,  Emile  Benoît  et  Pou- 
riau.  La  première  couche,  formant  le  sol  arable,  est  un  composé  de  silice  et 
d'argile;  la  seconde  couche,  ou  sous-sol,  une  argile  ferrugineuse  d'une  pro- 
fondeur moyenne  de  9  à  10  mètres  ;  la  troisième ,  un  gravier  perméable  et 
calcaire  d'une  grande  épaisseur,  et  qui  n'affleure  à  la  surface  que  dans  la  cou- 
pure des  vallées  principales.  Cette  constitution  a  l'inconvénient  naturel  de  re- 
tenir les  eaux  à  la  superficie  jusqu'à  ce  que  l'évaporation  les  fasse  disparaître. 

Un  grand  écart  des  températures  moyennes,  des  chaleurs  intenses  en  été, 
des  froids  rigoureux  en  hiver,  une  énorme  quantité  d'eau  pluviale,  la  per- 
sistance des  vents  du  nord  et  la  fréquence  des  orages,  tels  sont  les  carac- 
tères généraux  du  climat  dans  cette  région  de  la  France.  La  quantité  d'eau 
pluviale  que  reçoit  la  Dombes  est  presque  double  de  celle  qui  tombe  an- 
nuellement sous  le  climat  de  Paris,  et  cependant  le  nombre  des  jours  plu- 
vieux y  est  inférieur  ;  il  n'y  a  en  moyenne  que  115  jours  de  pluie  par  an. 
€e  qui  manque  le  plus  à  la  Dombes,  ce  sont  des  abris;  de  mémoire  d'homme, 
on  n'a  cessé  d'y  défricher  les  bois  et  de  détruire  les  rideaux  d'arbres.  La 
partie  centrale,  la  plus  élevée  et  par  conséquent  la  plus  accessible  au  vent, 
est  aussi  la  plus  déboisée.  Les  cours  d'eau,  par  le  défaut  de  curage  et  d'en- 
tretien, ont  été  enpombrés  et  rétrécis,  et  ne  présentent  plus  qu'url  débouché 
insuffisant.  Les  pluies  torrentielles  n'étant  pas  rares,  il  en  résulte  des  débor- 
demens  périodiques.  Les  eaux  pluviales  sont  très  chargées  d'ammoniaque, 
et  par  conséquent  très  fertilisantes;  mais  on  a  négligé  jusqu'ici  de  les  utiliser 
pour  la  culture.  On  a  remarqué  que  les  momens  de  l'année  où  les  fièvres  se- 


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REVUE.  —  CHRONIQUE.  501 

vissent  avec  le  plus  d'intensité,  c'est-à-dire  les  mois  d'août  et  de  septembre, 
coïncident  avec  l'époque  où  l'évaporation  est  la  plus  forte  et  où  l'atmosphère 
est  par  conséquent  plus  chargée  d'ammoniaque. 

Ces  faits  expliquent  l'insalubrité  de  la  Bombes,  cause  première  du  défaut 
de  culture  et  de  population;  mais  M.  Dubost  fait  remarquer  que  les  vices 
du  sol  et  du  climat  sont  loin  d'être  invincibles.  Depuis  quelques  années,  un 
service  spécial  d'ingénieurs  a  été  organisé  aux  frais  de  l'état  pour  le  cu- 
rage et  l'élargissement  des  rivières;  quelques  années  encore,  et  le  plus 
grand  danger  des  pluies  excessives  sera  conjuré.  En  même  temps,  d'heu- 
reuses expériences  ont  démontré  que,  sur  beaucoup  de  points,  le  drainage 
tubulaire  réussit  parfaitement;  sur  d'autres,  des  défoncemens  et  des  la- 
bours profonds  ont  amené  une  amélioration  sensible.  Le  sol  arable  contient 
une  dose  de  calcaire  très  faible  et  insuffisante  pour  entretenir  une  forte  vé- 
gétation ;  mais  la  couche  de  gravier  calcaire  qui  soutient  le  sous-sol  peut  être 
utilisée  pour  des  marnages  dans  le  voisinage  des  points  d'affleurement.  La 
Dombes  est  d'ailleurs  entourée  de  pays  calcaires,  où  la  chaux  se  fabrique 
pour  l'exportation.  On  peut  s'y  procurer  aujourd'hui  la  chaux  à  raison  de 
1  fr.  25  c.  l'hectolitre. 

Malheureusement  l'insalubrité  naturelle  de  la  Dombes  a  été  fort  accrue 
par  une  cause  artificielle  qui  se  retrouve  dans  d'autres  parties  de  la  France, 
mais  qui  n'a  pris  nulle  part  un  aussi  grand  développement  :  c'est  l'établisse- 
ment de  nombreux  étangs.  Ainsi  que  tous  les  hommes  fortement  convaincus, 
M.  Dubost  exagère  l'influence  des  étangs  en  les  présentant  comme  la  cause 
unique  de  l'insalubrité  :  à  coup  sûr,  il  ne  se  trompe  pas  en  leur  attribuant 
une  action  pernicieuse  sur  la  santé  et  la  force  des  habitans.  Si  ce  n'est  pas 
la  seule  cause  du  mal,  c'est  une  des  plus  puissantes. 

La  population  de  l'arrondissement  de  Trévoux  est,  d'après  le  recensement 
de  1856,  de  90,000  habitans,  ou  61  en  moyenne  par  100  hectares;  mais  la  ré- 
partition de  cette  population  est  très  inégale  ;  extrêmement  dense  sur  les  bords 
de  la  Saône,  du  Rhône  et  de  l'Ain,  elle  va  en  se  raréfiant  à  mesure  qu'on  se 
rapproche  du  centre.  La  population  de  la  Dombes  d'étangs  proprement  dite 
est  de  25,000  habitans  sur  une  surface  de  76,000  hectares,  ou  de  33  en 
moyenne  par  100  hectares.  Considérée  en  elle-même,  cette  population  dé- 
passe celle  des  grandes  Landes,  de  la  Sologne,  de  la  Brenne,  des  cantons 
montagneux  de  la  Lozère  et  des  Alpes;  mais  M.  Dubost  fait  remarquer  qu'elle 
ne  s'accroît  pas  naturellement  par  l'excès  des  naissances  sur  les  décès,  et 
qu'elle  ne  s'entretient  que  par  une  immigration  constante  des  pays  voisins. 
Attirés  par  l'appât  de  salaires  élevés,  les  travailleurs  des  environs  viennent 
volontiers  s'y  établir,  bien  qu'ils  paient  tous  un  large  tribut  à  ce  climat  in- 
hospitalier. D'après  d'autres  renseignemens,  il  y  aurait  en  Dombes  un  ex- 
cédant régulier  de  naissances  sur  les  décès,  mais  si  faible  qu'il  ne  contrarie 
pas  l'assertion  de  M.  Dubost.  La  durée  moyenne  de  la  vie  est  de  vingt-huit 
ans,  c'est-à-dire  équivalente  à  la  moyenne  nationale  avant  1789  et  inférieure 
à  peu  près  d'un  tiers  à  notre  moyenne  actuelle;  dans  quelques  communes, 
elle  n'est  que  de  dix-huit  à  vingt  ans. 

Pendant  qu'un  bon  valet  de  ferme  se  contente  d'un  gage  de  200  fr.  dans 
les  pays  environnans,  il  n'exigera  pas  moins  de  300  à  350  fr.  en  Dombes,  et 


502  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

cette  élévation  des  salaires  s'aggrave  encore  des  interruptions  de  travail  que 
rend  fréquentes  l'invasion  des  fièvres.  Par  suite  de  ces  interruptions,  le  sa- 
laire moyen  doit  être  au  moins  de  2  fr.  50  c.  par  journée  de  travail  effectif. 
De  plus,  lorsque  vient  l'époque  de  la  moisson  et  du  battage,  la  Dombes  n'a 
plus  assez  de  bras  par  elle-même.  Alors  des  pays  voisins  vient  s'abattre  une 
véritable  armée  de  travailleurs  temporaires  ;  leur  salaire,  qui  leur  est  payé 
en  nature,  consiste  dans  le  cinquième  environ  du  produit  de  la  récolte  ;  c'est 
ce  qu'on  nomme  les  affanures.  En  sus  de  cette  proportion  déjà  énorme,  ces 
ouvriers  sont  nourris. 

La  Dombes  était  autrefois  composée  de  grandes  terres  appartenant  aux 
principales  familles  de  France,  au  clergé,  à  la  magistrature  de  Lyon.  Quel- 
ques-unes de  ces  terres  sont  restées  aux  héritiers  naturels  de  leurs  anciens 
possesseurs;  la  plupart  ont  été  aliénées  ou  partagées.  On  y  trouve  quelques 
propriétés  au-dessus  de  1,000  hectares,  celles  de  200  à  500  sont  fort  nom- 
breuses, celles  au-dessous  de  100  hectares  fort  rares;  on  peut  fixer  à  200  hec- 
tares l'étendue  moyenne.  C'est,  comme  on  voit,  un  pays  de  grande  propriété. 
La  rente  nominale  du  sol  peut  être  évaluée  à  2Zi  ou  25  fr.  par  hectare,  mais 
l'impôt  et  les  mécomptes  de  tout  genre  la  réduisent  à  18  ou  20  fr.  La  plu- 
part des  propriétaires  ne  résident  pas,  l'insalubrité  les  éloigne;  ils  habitent 
Lyon  ou  les  bords  de  la  Saône,  et  ne  viennent  que  de  loin  en  loin  faire  quel- 
ques parties  de  chasse  ou  chercher  leurs  revenus.  Il  y  a  vingt  ans  environ, 
vers  18/i0,  la  Dombes  a  paru  un  moment  se  régénérer  :  un  grand  nombre  de 
capitalistes  lyonnais  y  ont  fait  des  acquisitions  et  ont  entrepris  des  amélio- 
rations agricoles;  ce  mouvement,  mal  dirigé,  a  dissipé'  inutilement  beau- 
coup de  capitaux.  A  la  suite  de  la  révolution  de  février,  de  nombreuses 
catastrophes  ont  éclaté,  qui  ont  rejeté  le  pays  dans  l'abandon. 

M.  Dubost  explique  fort  bien  les  causes  de  ces  déplorables  échecs;  ce  sont 
les  mêmes  qui  se  retrouvent  partout,  et  qui  ont  donné  une  si  mauvaise  ré- 
putation aux  entreprises  agricoles  en  général.  Ces  cultivateurs  inexpéri- 
mentés ont  voulu  tout  faire  à  la  fois  :  ils  ont  commencé  par  immobiliser  une 
grande  partie  de  leurs  capitaux  dans  des  constructions  dispendieuses,  des 
châteaux,  des  fermes  immenses;  ils  ont  étendu  leurs  terres  arables  bien  au- 
delà  de  ce  que  permettaient  leurs  ressources  en  engrais,  employé  inconsi- 
dérément la  chaux,  qui  est  à  la  fois  le  plus  utile  et  le  plus  dangereux  des 
stimulans  ;  ils  ont  desséché  et  défriché  à  tort  et  à  travers,  élevé  à  l'excès  la 
demande  de  travail,  par  conséquent  le  taux  des  salaires  et  le  prix  des  ma- 
tériaux. Cette  règle  n'a  pas  d'ailleurs  été  sans  exception;  M.  Dubost  annonce 
que,  dans  une  seconde  partie  de  son  travail,  qui  doit  paraître  plus  tard,  il 
racontera  en  détail  des  succès  agricoles  aussi  éclatans  que  les  revers,  et 
qui  prouveront  qu'en  aucun  pays  le  sage  emploi  des  capitaux  n'est  appelé 
à  jouer  un  rôle  plus  fécond. 

Dans  l'état  actuel,  les  propriétaires,  ne  résidant  pas,  sont  forcés  de  confier  à 
d'autres  l'exploitation  du  sol.  La  culture  est  plus  divisée  que  la  propriété,  sans 
l'être  beaucoup  ;  l'étendue  du  plus  grand  nombre  des  domaines  est  comprise 
entre  ZiO  et  60  hectares  ;  on  peut  fixer  à  ce  dernier  chiffre  la  contenance 
moyenne.  Le  capital  d'exploitation  est  évalué  à  110  francs  par  hectare  de  la 
superficie  totale  et  à  150  francs  par  hectare  en  culture.  Comme  dans  toute  la 


REVUE.  —  CHRONIQUEi  503 

moitié  méridionale  de  la  France,  ce  capital  n'appartient  pas  à  la  culture, 
mais  à  la  propriété.  Le  mode  d'exploitation  est  tantôt  le  fermage,  tantôt  le 
métayage  :  on  peut  dire  assez  exactement  que  la  moitié  des  exploitations  est 
soumise  au  premier  de  ces  régimes,  et  l'autre  moitié  au  second.  Sous  ce  rap- 
port, la  Dombes  paraît  encore  supérieure  à  la  moyenne  de  la  France  méri- 
dionale, où  la  proportion  des  métayers  aux  fermiers  est  beaucoup  plus  grande; 
mais  il  y  a  fermiers  et  fermiers,  et  ceux  de  la  Dombes  ne  paraissent  pas  appar- 
tenir à  la  meilleure  espèce.  N'ayant  que  de  petits  profits,  ils  ne  s'en  servent 
que  pour  vivre  plus  commodément,  et  ne  songent  à  l'avenir  ni  pour  eux  ni 
pour  le  sol.  L'institution  déplorable  des  fermiers  généraux,  qui  se  main- 
tient dans  d'autres  parties  du  centre,  et  qui  existait  autrefois  dans  toute  la 
Dombes,  n'y  a  plus  qu'un  très  petit  nombre  de  représentans. 

La  surface  des  quarante-deux  communes  qui  forment  plus  spécialement 
la  Dombes  d'étangs  peut  se  décomposer  ainsi  : 

Étangs. li,000  hectares. 

Bois 12,000        — 

•     Terres  arables 34,000        — 

Prés 8,000        — 

Pâturages t 4,000        — 

Bâtimcns,  chemins,  cours,  etc 4,000        — 

Total 76,000  hectares. 

Les  étangs  couvrent  donc  le  cinquième  environ  de  la  surface  totale.  Ils  sont 
établis  dans  le  creux  des  vallées  secondaires  ou  dans  les  plis  de  terrain  qui 
viennent  y  aboutir  ;  les  eaux  y  sont  retenues  par  des  chaussées  transversales 
à  la  pente  du  sol.  On  les  trouve  fréquemment  disposés  en  chapelet^  c'est-à- 
dire  à  la  suite  l'un  de  l'autre,  et  séj5arés  par  une  seule  chaussée.  Ces  étangs 
sont  alternativement  couverts  d'eau  et  cultivés  en  céréales;  la  période  en 
eau  porte  le  nom  d'évolage  et  dure  généralement  deux  ans.  La  période  de 
culture  porte  le  nom  d'assec  et  ne  dure  qu'une  année.  Rien  de  plus  compli- 
qué que  la  propriété  :  non-seulement  l'évolage  et  l'assec  appartiennent  le 
plus  souvent  à  des  propriétaires  différens,  mais  encore  il  se  rencontre  quel- 
quefois que  l'évolage  d'un  même  étang  a  plusieurs  propriétaires,  et  plus 
fréquemment  l'assec  en  a  un  nombre  considérable.  Les  propriétaires  de  pies 
ou  parcelles  d'assec  ont  sur  l'évolage  des  droits  d'abreuvage  et  de  pâturage, 
à  moins  qu'ils  ne  les  aient  aliénés.  Enfin  les  étangs  sont  soumis  à  des  servi- 
tudes les  uns  à  l'égard  des  autres  par  leur  position  réciproque. 

Ces  étangs  n'existaient  pas  au  xiii*  siècle  :  les  redevances  féodales  exigées 
des  vassaux  par  les  seigneurs  jusqu'à  cette  époque  ne  font  pas  mention  du 
produit  des  étangs;  celles  dont  on  a  retrouvé  les  titres  portent  sur  le  blé,  le 
seigle,  l'avoine,  le  foin,  le  vin,  le  miel;  aucune  n'est  stipulée  en  poisson. 
Les  documens  du  temps  attestent  d'ailleurs  que  le  pays  était  autrefois  cou- 
vert de  villages  et  de  mas  nombreux  dont  on  ne  retrouve  aujourd'hui  les 
traces  qu'en  fouillant  le  sol,  et  notamment  celui  des  étangs.  Des  paroisses 
ont  entièrement  disparu,  et  les  églises  des  paroisses  actuelles  sont  toutes 
trop  grandes  pour  la  population.  M.  Dul:ost  fait  à  ce  sujet  une  observation 


904  RPVUE    DES    DEUX   MONDES. 

ingénieuse  qui  mérite  d'être  vraie  :  le  morcellement  actuel  de  Tassée  serait, 
suivant  lui,  le  reste  d'un  ancien  morcellement  du  sol  qui  aurait  survécu  à 
rétablissement  des  étangs,  et  qui  attesterait  dans  une  certaine  mesure  l'an- 
cienne densité  de  la  population.  On  attribue  aux  guerres  féodales  des  xiv® 
et  XV-  siècles  la  dépopulation  du  pays.  Ces  causes,  quelles  qu'elles  soient, 
n'ont  pas  été  particulières  à  la  Bombes,  elles  ont  agi  sur  la  France  entière, 
car  la  population  nationale  avait  diminué  partout,  après  la  guerre  de  cent 
ans  contre  les  Anglais,  dans  une  effrayante  proportion.  Ce  qui  est  particulier 
à  la  Dombes,  à  la  Brenne,  à  la  Sologne,  c'est  la  création  des  étangs  à  la 
suite  de  la  dépopulation.  L'ancien  système  de  culture  n'étant  plus  possible 
faute  de  bras,  on  imagina,  partout  où  la  nature  du  sol  et  l'abondance  des 
eaux  s'y  prêtaient,  ce  nouveau  mode  d'exploitation.  Le  plus  grand  nombre 
des  étangs  de  la  Dombes  datent  des  xv*^  etxvi^  siècles;  on  a  sur  leur  origine 
des  documens  certains. 

On  trouve  encore  dans  la  coutume  locale  des  marques  évidentes  de  la 
faveur  autrefois  accordée  aux  étangs  par  la  législation.  Quiconque  possé- 
dait un  .emplacement  convenable  pour  une  chaussée  avait  le  droit  d'en  éle- 
ver une  et  d'inonder  les  terrains  supérieurs,  à  la  charge  de  laisser  aux  pos- 
sesseurs de  ces  fonds  la  jouissance  de  l'assec  et  les  droits  de  pâture  pendant 
la  culture  en  eau,  et  de  leur  payer  une  indemnité  réglée  par  arbitres  et  s'é- 
levant  en  moyenne  à  la  moitié  de  la  valeur  des  fonds  inondés.  Ce  privilège 
avait  été  poussé  si  loin  qu'on  avait  dépouillé  les  fonds  supérieurs  de  la 
faculté  d'utiliser  les  eaux  pluviales.  Le  possesseur  de  l'évolage  avait  la  pro- 
priété absolue  de  ces  eaux  dans  tout  le  bassin  hydrographique  qui  alimen- 
tait l'étang.  Pour  que  l'évolagiste  eût  intérêt  à  payer  la  moitié  de  la  valeur 
des  fonds  inondés  et  à  faire  les  frais  de  la  construction  d'une  chaussée, 
il  fallait  que  la  valeur  de  l'évolage,  aujourd'hui  à  peine  égale  à  la  valeur  de 
l'assec,  fût  bien  supérieure.  Ce  qui  explique  la  vogue  des  étangs  au  moment 
où  ils  ont  été  créés,  c'est  le  bénéfice  exceptionnel  qu'on  retirait  de  la  vente 
du  poisson.  Par  sa  position  entre  trois  grands  cours  d'eau,  la  Dombes  ex- 
portait son  poisson  non-seulement  à  Lyon,  mais  jusqu'en  Savoie,  en  Dau- 
phiné  et  en  Provence.  Le  blé  au  contraire  ne  pouvait  s'exporter  que  dans 
un  rayon  très  restreint,  le  mauvais  état  des  routes  et  les  entraves  de  la  lé- 
gislation y  mettaient  un  obstacle  infranchissable  ;  il  était  d'ailleurs  obtenu 
trop  chèrement  et  en  trop  petite  quantité  pour  pouvoir  donner  lieu  à  un 
commerce  quelconque,  tandis  que  le  poisson  n'exigeait  presque  pas  de  main- 
d'œuvre,  une  fois  la  chaussée  construite.  Les  mœurs  religieuses  avaient 
l)uissamment  contribué  à  étendre  ce  débouché  par  la  multiplicité  des  cou- 
yens  et  la  fréquence  des  jours  maigres;  bon  nombre  de  congrégations  étaient 
propriétaires  en  Dombes  et  y  produisaient  leur  approvisionnement. 

Un  auteur  local,  nommé  Collet,  qui  écrivait  à  la  fin  du  xvii^  siècle,  en 
1695,  s'est  fait  l'interprète  de  cette  vogue.  «  Ces  eaux,  dit-il,  rendent  le  fonds 
où  elles  ont  croupi  gras  et  fertile,  sans  autre  fumier  et  amendement;  on  y 
met  du  poisson  qui  croît,  se  nourrit,  s'augmente  et  s'engraisse  en  peu  de 
temps,  et  s'y  multiplie  à  l'infini.  La  quantité  de  poissons  qu'on  a  achetée 
cinquante  ou  soixante  sols  pour  empoissonner  un  étang  se  vend  après  un  an 
et  demi  ou  deux  ans  deux  cents  francs  au  moins,  car  le  prix  le  plus  com- 


I 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  505 

THun  du  millier  d'empoissonnage  est  de  trois  livres,  et  le  moindre  prix  des 
poissons  de  deux  ans  est  de  vingt  livres  le  cent.  //  n'y  a  donc  aucune  espèce 
de  biens  et  de  revenus  plus  considérables  que  ceux  des  étangs;  il  n'y  en  a 
point  de  plus  sûrs,  parce  que  tout  ce  qui  gâte  les  vignes  et  les  blés  ne  fait 
aucun  mal  aux  étangs.  Nous  ne  devons  pas  porter  envie  aux  autres  provinces 
qui  cueillent  les  vins  les  plus  précieux,  et  qui  ne  passent  pas  un  jour  sans 
crainte  et  sans  péril  ;  leurs  revenus  sont  plus  délicieux  et  plus  recherchés, 
les  nôtres  sont  plus  sûrs.  » 

Un  autre  document  du  même  temps  et  même  un  peu  plus  ancien,  puis- 
qu'il date  de  1683,  nous  révèle  cependant  qu'une  opposition  aux  étangs  avait 
dès  lors  commencé  à  se  produire;  c'était  devenu  une  question  de  caste.  Un 
édit  bursal  ayant  mis  un  impôt  de  trois  livre^ur  chaque  cent  de  poissons 
qui  sortirait  de  la  province,  le  premier  syndic  du  tiers-état  prit  la  défense 
de  cet  impôt  dans  un  mémoire  dont  voici  un  passage  :  «  Ceux  qui  ont  intérêt 
à  empêcher  l'effet  de  cet  édit  sont  messieurs  de  l'église  et  de  la  noblesse  qui 
possèdent  presque  tous  les  étangs,  le  tiers-état  n'en  possédant  pas  la  cen- 
tième partie.  Il  serait  avantageux  au  tiers-état  que  l'imposition  fût  si  grande 
sur  le  poisson,  que  la  noblesse  et  l'église  fussent  contraints  de  tenir  tou- 
jours à  sec  leurs  étangs,  tant  parce  que  l'air  serait  meilleur  au  pays,  et 
l'on  ne  serait  pas  si  sujet  aux  maladies,  que  parce  qu'il  abonderait  en  foins, 
dont  ils  sont  en  disette,  les  meilleurs  fonds  étant  occupés  par  les  eaux,  et 
la  province  s'en  peuplerait  davantage.  » 

Malgré  cette  protestation,  qui  jette  un  jour  curieux  sur  l'histoire  du  pays, 
messieurs  de  l'église  et  de  la  noblesse  l'emportèrent,  et  pendant  tout  le  cours 
du  xviii^  siècle  on  continua  à  bâtir  de  nouvelles  chaussées  et  à  créer  de  nou- 
veaux étangs.  La  Dombes  formait  encore  à  cette  époque  une  principauté 
particulière  ;  il  y  a  un  siècle  à  peine  qu'elle  a  été  définitivement  réunie  à  la 
couronne,  en  1762.  Parmi  les  possessions  de  la  fameuse  Mademoiselle,  la 
principauté  de  Dombes  était  considérée  comme  une  des  plus  riches,  et 
quand  elle  voulut  faire  reconnaître  par  Louis  XIV  son  mariage  avec  Lauzun, 
ce  fut  cette  principauté  que  le  roi  lui  demanda  en  échange  pour  le  duc  du 
Maine.  Jusqu'à  la  veille  de  1789,  le  prince  souverain  de  Dombes  a  eu  son 
hôtel  des  monnaies,  ses  tribunaux,  ses  lois,  sa  chancellerie,  ses  états  parti- 
culiers; ses  revenus  étaient  évalués  à  plus  de  300,000  livres.  Nul  doute  que 
le  produit  des  étangs  ne  fût  pour  beaucoup  dans  cette  richesse  féodale.  Une 
terre  en  Dombes  a  été  longtemps,  à  cause  de  ce  produit,  très  recherchée.  Il 
paraît  même  que  vers  les  premières  années  du  siècle  dernier  les  seigneurs 
déportèrent  sur  les  bords  de  la  Saône  et  du  Rhône  une  partie  de  la  popula- 
tion de  l'intérieur  pour  être  moins  gênés  dans  l'exercice  de  cette  industrie, 
et  en  vérité,  le  système  des  étangs  une  fois  admis,  c'était  ce  qu'il  y  avait  de 
mieux  à  faire. 

Le  dictionnaire  d'Expilly,  publié  en  176Zi,  vante  la  douceur  du  climat  de 
la  Dombes,  la  fertilité  du  sol,  la  sagesse  de  son  gouvernement ,  et  termine 
ainsi  cette  description  flatteuse  :  «  En  un  mot,  la  Dombes  est  un  des  meil- 
leurs et  des  plus  beaux  pays  du  royaume.  » 

Encore  aujourd'hui,  après  une  baisse  sensible  dans  le  prix  du  poisson,  on 
retire  en  moyenne  tous  les  deux  ans,  par  hectare  d'étangs,  165  kilogrammes 


506  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  poisson,  qui,  à  60  francs  les  100  kilos  pris  sur  la  chaussée,  forment  une 
valeur  de  100  francs  environ.  L'empoissonnement  a  coûté  15  francs,  les  frais 
de  pêche  sont  de  10  francs;  restent  75  francs  pour  la  rente  du  sol,  l'impôt 
et  le  profit  de  l'exploitant  pendant  deux  ans,  soit  à  peu  près  30  fr.  par  an 
pour  le  propriétaire.  Le  revenu  de  l'année  d'assec  paraît  un  peu  plus  élevé. 
Durant  l'évolage,  le  sol  s'est  enrichi  de  détritus  animaux  et  végétaux  qui 
lui  tiennent  lieu  d'une  bonne  fumure.  Le  quart  de  la  surface  annuellement 
en  assec  est  habituellement  cultivé  en  blé  ;  les  trois  autres  quarts  portent  de 
l'avoine.  Grâce  à  ce  mode  ingénieux  d'exploitation,  qui  a  été  souvent  décrit 
et  vanté  par  les  auteurs,  le  revenu  du  sol  inondé  dépa'sse  beaucoup,  soit 
comme  produit  brut,  soit  comme  produit  net,  celui  des  terres  arables  envi- 
ronnantes. La  culture  en  eau,  considérée  isolément,  a  donc  encore  des 
avantages  apparens;  mais  M.  Dubost  pense,  comme  le  syndic  du  tiers-état 
de  1683,  que  ces  avantages  sont  plus  que  compensés  par  l'insalubrité.  Il  fait 
d'ailleurs  remarquer,  avec  le  même  syndic,  qu'étant  placés  dans  le  fond  des 
vallées,  les  étangs  occupent  les  parties  les  plus  naturellement  fertiles,  et 
qui  donneraient  dans  tous  les  cas  le  plus  de  produits. 

Le  bétail  ne  souffre  pas  moins  que  les  hommes  de  cette  situation  générale. 
L'espèce  chevaline  en  Dombes  a  un  passé  brillant.  L'histoire  a  conservé  le 
souvenir  de  quelques  chevaux  dombistes  montés  par  des  rois  de  France  et  par 
des  princes  de  la  maison  de  Savoie  dans  des  expéditions  militaires.  La  créa- 
tion des  étangs,  en  donnant  aux  chevaux  un  régime  aqueux  et  de  mauvaises 
conditions  hygiéniques,  a  fait  dégénérer  la  race.  Le  bétail  à  cornes  est  plus 
chétif  encore;  il  vit  exclusivement  dans  de  mauvais  pâturages  pendant  huit 
mois  de  l'année ,  et  ne  reçoit  d'alimens  en  hiver  qu'avec  une  extrême  par- 
cimonie. Tout  le  foin  récolté  servant  à  nourrir  les  chevaux  et  les  bœufs  de 
travail,  il  ne  reste  pour  les  vaches  et  les  élèves  que  de  la  paille.  Il  y  aurait 
profit  à  réduire  de  moitié  le  nombre  de  ces  animaux,  pour  les  mieux  nour- 
rir, car  ce  n'est  pas  la  quantité  de  bétail  qui  importe,  c'est  la  quantité  de 
fourrage  à  consommer.  La  Dombes  n'a  que  peu  de  moutons,  et  beauooup 
d'entre  eux  meurent  de  la  cachexie. 

M.  Dubost  estime  que  les  3Zi,000  hectares  de  terres  arables,  déduction  faite 
des  étangs,  des  prairies  et  des  bois,  se  divisent  à  peu  près  ainsi  :  une  moitié 
en  céréales  d'hiver,  un  tiers  en  jachères,  un  sixième  en  cultures  de  prin- 
temps et  d'été.  Cette  distribution,  qui  se  retrouve  dans  toute  la  moitié  mé- 
ridionale de  la  France,  est  des  plus  vicieuses.  C'est  l'ancien  assolement  bien- 
nal, un  peu  amélioré,  mais  n'ayant  pas  encore  perdu  ses  principaux  défauts, 
l'étendue  beaucoup  trop  grande  consacrée  aux  céréales,  et  l'étendue  non 
moins  excessive  des  jachères.  L'engrais  manquant  par  suite  de  cette  mau- 
vaise distribution ,  on  n'obtient  en  grains  qu'une  faible  récolte  :  on  évalue 
en  moyenne  le  produit  en  froment,  semence  déduite,  à  10  hectolitres  par 
hectare,  et  le  produit  en  seigle  à  9.  Voilà  de  bien  pauvres  rendemens,  com- 
parés avec  ceux  qu'on  obtient  dans  les  pays  bien  cultivés;  il  ne  faut  pourtant 
pas  s'imaginer  qu'ils  soient  exceptionnels  :  ils  égalent  la  moyenne  attribuée 
à  la  France  entière  par  les  statistiques,  et  bien  certainement  ils  dépassent  la 
moyenne  obtenue  dans  le  centre  et  dans  le  midi.  M.  Dubost  se  laisse  quel- 
quefois entraîner  par  une  ardeur  bien  naturelle  ;  en  voyant  le  triste  état  de 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  507 

la  Bombes,  il  force  un  peu  les  couleurs.  Cette  exagération  n'était  pas  né- 
cessaire. Qu'on  puisse  ou  non  en  dire  autant  de  bien  d'autres  pays,  l'état  de 
la  Dombes  n'en  est  pas  moins  regrettable  en  soi.  La  Bresse  est  un  peu  plus 
éloignée  du  débouché  commun ,  elle  n'a  pas  un  sol  beaucoup  meilleur  ;  elle 
a  été  aussi  couverte  d'étangs,  et  elle  est  aujourd'hui  deux  fois  plus  riche. 

D'après  ce  qui  précède,  on  doit  facilement  deviner  que  M.  Dubost  conclut 
à  la  nécessité  de  dessécher  les  étangs.  Ces  étangs  produisant  aujourd'hui  de 
l'engrais  au  lieu  d'en  consommer,  le  dessèchement  serait  fatal,  s'ils  étaient 
transformés  en  terres  arables.  Aussi  n'est-ce  pas  des  terres,  mais  des  prai- 
ries, qu'il  voudrait  mettre  à  la  place.  Ces  prairies  arrosées  augmenteraient 
dans  une  forte  proportion  la  quantité  des  fourrages ,  et  par  conséquent  des 
engrais.  Il  évalue  à  la  moitié  de  la  surface  actuelle  des  étangs,  soit  7,000  hec- 
tares, ceux  qui  pourraient  être  avantageusement  convertis  en  prairies;  les 
7,000  hectares  restans  devraient  se  changer  en  pâturages.  En  même  temps, 
l'étendue  des  prairies  artificielles  et  des  racines  devrait  s'accroître,  de  ma- 
nière à  couvrir  la  presque  totalité  des  jachères,  et  les  76,000  hectares  de  la 
Dombes  d'étangs  arriveraient  à  la  répartition  suivante  : 

Prairies  naturelles 15,000  hectares. 

Pâturages 11,000        — 

Bois 1*2,000        — 

Céréales  d'hiver 17,000        — 

Prairies  artificielles,  racines ,  etc 17,000        — 

Cours,  chemins,  etc 4,000        — 


I 


Total. 76,000  hectares. 

Il  ne  saurait  être  douteux  que  cette  répartition,  qui  consacrerait  à  la 
production  des  engrais  les  trois  quarts  du  sol  en  culture ,  ne  fût  infiniment 
supérieure  à  l'ancienne.  La  suppression  des  étangs  ferait  disparaître  la  prin- 
cipale cause  de  l'insalubrité ,  et  la  Dombes  deviendrait  ce  qu'elle  doit  être 
par  son  extrême  proximité  d'un  débouché  comme  Lyon,  un  des  plus  riches 
pays  de  culture  de  France. 

L'unique  question  est  dans  la  transition.  M.  Dubost  évalue  à  725  fr.  par 
hectare  les  frais  de  transformation  des  étangs  en  prairies.  Les  élémens  nous 
manquent  pour  discuter  ce  chiffre,  nous  ne  pouvons  que  l'accepter.  La  con- 
version d'un  étang  de  10  hectares  coûtera  donc  7,250  fr.  L'augmentation  de 
valeur  et  de  produit  doit-elle  être  partout  suffisante  pour  rémunérer  une 
pareille  dépense?  Même  en  supposant  que  la  rémunération  soit  assurée,  où 
trouvera-t-on  les  capitaux  nécessaires  pour  cette  entreprise?  Dans  l'état 
actuel  de  la  propriété  en  Dombes ,  et  avec  la  direction  si  malheureusement 
imprimée  aux  capitaux  depuis  quelques  années,  il  est  peu  probable  qu'on 
arrive  de  longtemps  à  réunir  les  5  ou  6  millions  qu'exigera  le  dessèchement 
des  étangs  et  la  somme  bien  autrement  considérable  que  demandera  l'amé- 
lioration générale  du  sol.  L'opération  ne  peut  donc  se  faire  que  lentement, 
au  fur  et  à  mesure  des  ressources.  Suivant  l'habitude  universelle  en  France, 
on  n'a  pas  manqué  d'invoquer  en  Dombes  l'intervention  de  l'état  pour  venir 
en  aide  à  la  transformation  désirée.  Dans  une  certaine  mesure,  cette  inter- 


508  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

vention  est  justifiée  par  la  situation  exceptionnelle  du  pays;  mais,  si  puissant 
que  soit  l'état,  il  ne  peut  pas  tout.  Outre  qu'on  ne  saurait  sans  injustice  im- 
poser au  reste  de  la  France  de  trop  grands  sacrifices  en  faveur  d'une  localité 
quelconque,  si  intéressante  qu'elle  soit,  quand  tant  d'autres  auraient  besoin 
de  secours,  il  est  difficile  d'employer  utilement  sur  un  point  donné  au-delà 
d'une  somme  déterminée  ;  tout  excès  de  crédit  conduit  au  gaspillage.  D'un 
autre  côté,  l'état  ne  peut  pas  procéder  par  voie  de  coercition  pure  et  simple, 
et  sans  y  joindre  des  secours  en  argent,  à  moins  de  violer  le  droit  de  pro- 
priété et  de  faire  en  définitive  plus  de  mal  que  de  bien.  Son  action  légitime 
et  efficace  se  t4*ouve  contenue  dans  d'assez  étroites  limites. 

A  une  époque  où  l'on  ne  doutait  de  rien,  en  1790,  quelques  communes  de 
la  Bombes  demandèrent  à  l'assemblée  nationale  d'ordonner  la  suppression 
immédiate  des  étangs.  Un  propriétaire  du  pays,  parfaitement  compétent, 
Varenne  de  Fenille,  écrivit  sur  ce  sujet  un  très  bon  mémoire,  publié  dans 
le  recueil  de  la  Société  royale  d'Agriculture  de  Paris.  Varenne  de  Fenille 
ne  peut  être  considéré  comme  un  partisan  des  étangs  ;  il  avait  été  au  con- 
traire fortement  attaqué  comme  un  novateur  dangereux  pour  en  avoir  dit  ce 
qu'en  dit  aujourd'hui  M.  Dubost.  La  première  partie  de  son  mémoire  est  con- 
sacrée ,  à  démontrer  de  nouveau  contre  ces  attaques  l'utilité  du  dessèche- 
ment; mais  dans  la  seconde  il  combat  avec  non  moins  de  force  ceux  qui 
demandaient  un  dessèchement  général  et  subit.  «  Cette  proposition,  dit-il, 
mettrait  à  la  place  d'un  mal  très  grand  un  mal  plus  grand  encore,  en  ce 
qu'elle  aurait  pour  eff"et  de  méta^norphoser  les  étangs  en  marais;  on  dirait 
un  homme  qui,  atteint  d'une  maladie  grave  et  sachant  qu'il  doit  prendre 
successivement  plusieurs  remèdes,  proposerait  à  son  médecin  de  les  lui  ad- 
ministrer tous  le  même  jour.  »  C'est  la  même  idée  qui  a  été  résumée  plus 
tard  dans  ce  distique  latin  : 

Incidit  in  Scyllam  curans  vitare  Gharybdim, 
Et  stagnum  fugiens  incidit  in  paludem. 

Varenne  de  Fenille  s'élève  formellement  contre  toute  idée  d'employer  la 
contrainte  pour  forcer  les  propriétaires  à  détruire  leurs  étangs  ;  le  moyen 
qu'il  propose  consiste  à  imposer  un  peu  plus  les  étangs  en  eau  et  un  peu 
moins  les  étangs  desséchés,  afin  d'amener  les  propriétaires  à  les  dessécher 
progressivement,  volontairement,  sans  commotion  et  sans  violence. 

Malgré  ces  sages  observations,  l'assemblée  nationale  rendit  le  11  septem- 
bre 1792  un  décret  ainsi  conçu  :  «  Lorsque  des  étangs,  d'après  les  avis  et 
procès-verbaux  des  gens  de  l'art,  pourront  occasionner,  par  la  stagnation 
de  leurs  eaux,  des  maladies  épidémiques  ou  épizootiques,  ou  que^  par  leur 
position,  ils  seront  sujets  à  des  inondations  qui  envahissent  et  ravagent  les 
propriétés  inférieures,  les  conseils-généraux  des  départemens  seront  auto- 
risés à  en  ordonner  la  destruction,  sur  la  demande  formelle  des  conseils- 
généraux  des  communes  et  d'après  avis  des  administrateurs  du  district.  » 
Ce  décret  ouvrait,  comme  on  voit,  une  assez  large  porte  à  l'arbitraire,  puis- 
qu'il autorisait  la  destruction  des  étangs  sans  indemnité;  mais,  comme  il 
admettait  encore  quelques  formalités  pour  constater  l'insalubrité,  la  mesure 


REVUE.  CHRONIQUE.  509 

parut  insuffisante  aux  gens  pressés,  et»le  IZi  frimaire  an  ii  (Zi  septembre 
1793),  la  convention  rendît  le  décret  suivant,  un  des  monumens  les  plus  cu- 
rieux de  rignorance  et  de  la  violence  révolutionnaires  : 

«  Art.  1".  Tous  les  étangs  et  lacs  de  la  république  qu'on  est  dans  l'usage 
de  mettre  à  sec  pour  les  pêches,  ceux  dont  les  eaux  sont  rassemblées  par 
des  digues  et  des  chaussées,  tous  ceux  enfin  dont  la  pente  du  terrain  per- 
met le  dessèchement,  seront  mis  à  sec  avant  le  15  pluviôse  prochain  (en 
deux  mois),  par  l'enlèreinent  des  bondes  et  coupure  des  chaussées,  et  ne 
pourront  plus  être  remis  en  étangs,  le  tout  sous  peine  de  confiscation  au 
profit  des  citoijens  non  propriétaires. 

«  Art.  2.  Le  sol  des  étangs  desséchés  sera  ensemencé  en  graines  de  maïs, 
ou  planté  en  légumes  propres  à  la  subsistance  de  l'homme,  par  les  proprié- 
taires, fermiers  ou  métayers,  et  si  les  empêchemens  ou  délais  proviennent 
du  défaut  d'arrangement  entre  les  propriétaires,  fermiers  ou  métayers  à 
cause  des  conditions  des  fermes,  les  propriétaires  seuls  en  seront  responsa- 
bles, sous  les  peines  portées  par  l'article  i".  » 

Cette  odieuse  et  ridicule  loi  ne  fut  pas  exécutée  et  ne  pouvait  pas  l'être. 
Non-seulement  tous  les  propriétaires  d'étangs  auraient  été  ruinés  du  coup, 
ce  qui  importait  fort  peu  à  la  convention,  mais  la  coupure  des  chaussées, 
sans  les  travaux  complémentaires  qu'exige  l'aménagement  des  eaux,  aurait 
doublé  l'insalubrité ,  inondé  les  fonds  inférieurs,  tari  la  source  principale 
d'engrais,  et  rendu  le*pays  tout  entier  inhabitable  et  incultivable,  malgré  la 
clause  monumentale  qui  ordonnait  de  semer  immédiatement  les  étangs  en 
graines  de  maïs  et  en  légumes  propres  à  k  nourriture  de  l'homme.  Ce  qu'il  y 
a  de  plus  curieux,  c'est  que  l'administration  publique,  qui  régissait  alors  les 
biens  de  l'église  et  des  émigrés  placés  sous  le  séquestre,  c'est-à-dire  une 
grande  partie  des  étangs,  n'exécuta  pas  elle-même  ces  prescriptions.  Dès 
l'année  suivante,  il  fallut  révoquer  la  loi,  et  en  vendant  les  biens  confisqués,  la 
nation  vendit  les  évolages  comme  le  reste,  en  garantissant  aux  acquéreurs 
la  pleine  propriété.  La  loi  de  1792  elle-même,  quoique  non  abrogée,  est  res- 
tée une  lettre  morte  pendant  plus  d'un  demi-siècle,  parce  qu'elle  présentait 
en  petit  les  mêmes  dangers  que  celle  de  1793  en  grand. 

En  1856,  une  loi  nouvelle  a  été  rendue,  mais  celle-ci  ne  mérite  que  des 
éloges;  TeAtrême  complication  des  droits  sur  les  étangs  mettait  un  obstacle 
très  grave  au  dessèchement  en  rendant  les  licitations  à  peu  près  impossi- 
bles, alors  qu'on  avait  affaire  à  vingt  ou  trente  intéressés  pour  des  surfaces 
de  12  ou  15  hectares  ;  la  loi  nouvelle  a  déclaré  rachetables  les  servitudes 
de  toute  nature  et  simplifié  beaucoup  la  procédure  à  suivre.  En  même  temps, 
le  gouvernement  a  institué  un  service  spécial  d'ingénieurs  pour  le  curage 
des  rivières,  et  fait  commencer  l'exécution  d'un  réseau  de  chemins  qui  doit 
diviser  le  pays  comme  un  damier.  De  plus,  la  Dombes  se  trouve  placée  de- 
puis quelques  années  au  milieu  d'un  triangle  de  chemins  de  fer,  et  on  y  a 
établi  à  la  Saulsaie  une  école  régionale  d'agriculture,  entretenue  par  l'état. 
Ces  conditions  nouvelles  suffiraient  pour  amener  avec  le  temps  la  révolution 
agricole. 

On  ne  s'en  est  pourtant  pas  contenté,  et  sous  l'impulsion  de  cet  esprit 
d'impatience  qui  a  déjà  plusieurs  fois  porté  malheur  à  la  Dombes,  un  autre 


510  REVUE    DES   DEUX   MONDES, 

projet  de  loi  a  été  présenté  au  corps  législatif  dans  sa  dernière  session.  Ce 
projet  n'est  pas  encore  converti  en  loi  ;  il  reste  par  conséquent  soumis  à  la 
discussion.  Le  corps  législatif  a  heureusement  sursis  au  vote  en  demandant 
un  plus  ample  informé.  Gomme  la  loi  de  la  convention,  ce  projet  enveloppe 
dans  une  suspicion  commune  tous  les  étangs  de  la  Bombes,  et  permet  d'en 
ordonner  la  suppression,  sans  autre  formalité  qu'un  décret  rendu  dans  la 
forme  des  règlemens  d'administration  publique.  Seulement,  comme  les  idées 
économiques  ont  fait. quelques  progrès  depuis  1793,  au  lieu  d'exiger  la  des- 
truction des  étangs  en  deux  mois,  le  projet  accorde  un  délai  de  quinze  ans, 
et  il  ne  parle  pas  des  ensemencemens  en  graine  de  maïs.  De  plus,  il  consacre 
une  somme  de  2,500,000  fr.,  prise  sur  le  budget  de  l'état,  pour  être  disti- 
buée  en  prime  aux  propriétaires  qui  dessécheraient  volontairement,  et  une 
autre  somme  de  2  millions  pour  leur  être  prêtée  à  3  pour  100.  Les  intérêts 
menacés  se  sont  défendus  (1),  et  tout  permet  d'espérer  aujourd'hui  que  la 
partie  coercitive  du  projet  sera  abandonnée;  si  l'on  veut  absolument  de  la 
coercition,  la  loi  de  1792  est  plus  que  suffisante.  Quant  à  l'autre  partie,  l'af- 
fectation des  Ix  millions  et  demi  en  primes  et  prêts,  elle  a  naturellement  plus 
de  succès  auprès  des  propriétaires  dombistes,  mais  on  peut  douter  qu'elle  en 
ait  autant  auprès  de  la  généralité  des  contribuables.  Cette  somme,  ajoutée 
à  que  ce  que  l'état  dépense  déjà  en  Bombes,  dépasse  ce  qu'il  est  raison- 
nable de  consacrer  à  cette  destination.  Il  ne  s'agit  après  tout  que  de 
lZi,000  hectares;  la  subvention  serait  donc  de  320  fr.  ^ar  hectare,  dont  plus 
de  moitié  en  pur  don,  et  sans  compter  les  travaux  extraordinaires.  C'est 
trop.  Rien  n'est  plus  fécond  en  abus  de  toute  sorte,  plus  contraire  à  une 
bonne  direction  du  travail,  plus  nuisible  au  véritable  esprit  d'entreprise, 
que  ce  système  arbitraire  de  primes  distribuées  Bien  sait  comment. 

Il  faut  rendre  cette  justice  à  M.  Bubost  qu'il  n'a  rien  demandé  de  pareil. 
Quel  que  soit  son  désir  de  voir  disparaître  les  étangs,  il  respecte  trop  le  droit 
de  propriété  pour  avoir  recours  à  la  contrainte,  au  moins  sous  une  forme  gé- 
nérale, et  il  a  un  sentiment  trop  éclairé  de  la  justice  distributive  pour  attendre 
des  contribuables  des  sacrifices  excessifs.  La  loi  de  1792,  combinée  avec  celle 
de  1856,  lui  suffit.  «  Cette  loi,  dit-il  en  propres  termes,  peut  désormais  pour- 
suivre pacifiquement  son  œuvre  et  rendre  peu  à  peu  à  ce  pays  la  salubrité; 
le  dessèchement  des  étangs  aura  lieu,  sans  secousse  trop  tDrusque,  tout  le 
monde  le  désire,  mais  inévitablement.  »  Nous  irions  même  un  peu  plus  loin 
que  lui.  11  manque  quelque  chose  à  la  loi  de  1792  pour  la  rendre  applicable  : 
c'est  la  juste  et  préalable  indemnité  due  aux  propriétaires  d'étangs  recon- 
nus insalubres  dans  les  formes  voulues  par  cette  loi,  et  dont  la  destruction 
serait  ordonnée.  Un  crédit  annuel  de  50,000  francs  pendant  dix  ans  suffirait 
probablement  pour  ces  indemnités;  à  raison  de  250  fr.  par  hectare,  il  per- 
mettrait de  dessécher  200  hectares  d'étangs  insalubres  par  an,  ou  2,000  hec- 
tares en  tout  (2)  ;  le  reste  viendra  de  soi. 

(i)  Conseil-général  de  l'Ain,  session  de  1859;  rapport  fait  au  nom  d'une  commission 
chargée  de  donner  son  avis  sur  le  projet  de  loi  relatif  à  la  suppression  des  étangs. 

(2)  Le  conseil-général  do  l'Ain  porte  à  385  fr.  la  valeur  moyenne  des  évolages,  mai» 
cette  évaluation  paraît  exagérée,  en  ce  sens  que  la  valeur  de  Vassec,  qui  ne  représente 
aujourd'hui  qu'une  année  sur  trois,  et  qui  y  ajouterait  désormais  les  deux  autres,  devrait 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  511 

Avant  tout,  ici  comme  ailleur3,  l'action  des  intérêts  privés.  Cette  action 
n'a  pas  été  inerte,  même  avant  la  loi.de  1856  et  en  l'absence  de  tout  encou- 
ragement exceptionnel.  On  estimait  à  20,000  hectares,  en  1790,  l'étendue 
des  étangs,  qui  n'est  plus  aujourd'hui  que  de  lZi,000  ;  ils  ont  reculé  de  plus 
d'un  quart,  et  ce  premier  progrès  n'est  pas  dû  aux  lois  révolutionnaires,  il 
s'est  accompli  tout  entier  depuis  1815.  En  même  temps,  la  durée  moyenne 
de  la  vie  a  monté  de  20  ans  à  28,  la  population  a  passé  de  18,000  âmes  à 
25,000,  le  froment  a  gagné  du  terrain  sur  le  seigle,  les  prairies  artificielles 
ont  pris  naissance,  les  fermiers-généraux  ont  disparu,  tout  a  marché.  En 
admettant  que  les  nouvelles  mesures  accélèrent  le  mouvement,  on  peut  es- 
pérer que,  d'ici  à  la  fin  du  siècle,  la  Dombes  sera  délivrée  de  ses  étangs; 
c'est  tout  ce  qui  est  possible.  On  ne  peut  essayer  d'aller  plus  vite  sans  tout 
bouleverser. 

On  sait  ce  qui  est  arrivé  pour  le  drainage  depuis  le  fameux  prêt  des 
100  millions.  Chacun  a  espéré  drainer  son  bien  aux  frais  de  l'état,  et  les  tra- 
vaux particuliers  ont  cessé  presque  partout  ;  puis,  on  s'est  aperçu  qu'il  fal- 
lait remplir  une  foule  de  formalités  pour  obtenir  l'argent  de  l'état,  et  on  y  a 
renoncé.  Ce  qui  devait,  disait-on,  exciter  les  travaux  du  drainage  n'a  servi 
qu'à  les  ralentir.  Qu'on  prenne  garde  d'en  faire  autant  pour  la  Dombes.  Tout 
ce  qui  se  fait  artificiellement  se  fait  mal.  Le  principe  de  l'indemnité,  si  juste 
qu'il  soit,  a  lui-même  des  inconvéniens ,  s'il  n'est  pas  appliqué  avec  une 
grande  réserve,  car  il  faut  éviter  que  les  propriétaires  d'étangs  aient  intérêt 
à  ne  pas  dessécher  eux-mêmes  et  à  attendre  de  se  faire  exproprier.  Il  n'y  a 
que  des  considérations  d'extrême  urgence  qui  puissent  justifier  l'application 
de  la  loi  de  1792,  et  par  suite  l'indemnité  qui  en  est  la  conséquence  forcée. 
Pour  être  vraiment  utile,  cette  indemnité  doit  être  réduite  au  strict  néces- 
saire et  seulement  pour  les  étangs  les  plus  manifestement  dangereux.  Rien 
ne  prouve  que  la  Dombes  ait  intérêt  à  dessécher  tous  ses  étangs  sans  ex- 
ception; il  est  au  contraire  très-probable  qu'on  aura  avantage  à  en  conser- 
ver une  partie,  soit  pour  relever  les  eaux  dans  un  intérêt  d'irrigation,  soit 
pour  alimenter  des  usines,  soit  pour  tout  autre  motif,  quand  la  question  de 
salubrité  ne  sera  plus  enjeu. 

En  attendant,  une  conclusion  manque  au  travail  d'ailleurs  si  remarquable 
de  M.  Dubost-,  il  la  réserve  sans  doute  pour  la  seconde  partie.  C'est  l'indica- 
tion détaillée  de  la  meilleure  marche  à  suivre  par  les  intérêts  privés  pour . 
l'amélioration  agricole  et  sociale  de  la  Dombes,  en  sus  du  dessèchement  des 
étangs.  Il  a  bien  indiqué  en  termes  généraux  les  principaux  vices  à  corriger 
dans  l'organisation  actuelle  :  les  remèdes,  selon  toute  apparence,  consistent 
dans  l'adoption  d'un  système  plus  pastoral,  dans  l'achat  d'engrais  et  d'amen- 
demens,  dans  l'emploi  des  machines;  mais  ce  sujet  vaut  la  peine  d'être  traité  à 
fond.  Tant  que  les  terres  arables  ne  rapporteront  que  15  ou  16  francs  par  hec- 
tare, tandis  que  les  étangs  rapportent  le  double,  la  cause  première  des  étangs 

s'accroître  et  faire  en  partie  compensation  ;  c'est  une  question  de  licitartion  entre  les 
intéressés.  Nul  ne  peut  prétendre  à  fixer  d'avance  l'indemnité  due  aux  propriétaires  des 
évolages  supprimés;  cette  indemnité  devra  varier  suivant  les  cas,  et  ne  poiirra  être  jus- 
tement appréciée  pour  chaque  étang  qu'après  un  débat  contradictoire;  il  ne  s'agit  ici 
que  d'une  évaluation  générale  et  approximative. 


512  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

persistera.  M.  Dubost  combat  avec  raison  l'idée  qui  a  été  mise  en  avant  de 
créer  un  plus  grand  nombre  de  ferme»;  on  n'a  déjà  dépensé  que  trop  d'ar- 
gent dans  des  constructions  improductives,  et  le  nombre  des  hommes  n'est 
déjà  que  trop  grand  pour  le  produit  brut  et  pour  la  salubrité.  Mieux  vaudrait 
moins  d'hommes  et  plus  d'animaux,  ou  au  moins  des  animauxmieux  nourris. 
La  population  humaine  viendra  plus  tard,  elle  doit  suivre  l'assainissement 
et  non  le  précéder.  Il  doit  être  possible  de  démontrer,  preuves  en  main, 
comment  une  étendue  de  cent  hectares  par  exemple ,  qui  occupe  trois  fa- 
milles de  cultivateurs,  avec  un  supplément  extraordinaire  de  bras  en  été, 
pourrait  n'en  occuper  que  deux  sans  supplément,  et  donner  à  la  fois,  sans 
une  trop  forte  émission  de  capital,  une  rente  plus  élevée  et  un  plus  grand 
profit.  M.  Dubost  nous  doit  cette  démonstration,  accompagnée  d'exemples 
positifs.  Il  aura  beaucoup  fait  alors  pour  la  Bombes.  Les  propriétaires  se- 
ront encouragés  par  la  perspective  de  nouveaux  bénéfices  à  dessécher  eux- 
mêmes,  et  les  cultivateurs  moins  nombreux  deviendront  moins  sensibles 
aux  effets  du  climat  par  suite  d'un  meilleur  régime. 

Un  dernier  point  mérite  enfin  d'être  éclairci.  M.  Dubost  affirme  qu'en 
Dombes  l'hectare  de  bois  rapporte  30  francs  de  revenu  net;  les  bouleaux 
surtout  viendraient  admirablement  et  donneraient  un  bon  produit.  S'il  en 
est  ainsi,  les  propriétaires  auraient  un  véritable  intérêt  à  planter  et  à  semer 
des  bois  ;  ce  serait  fort  heureux,  car  les  arbres  sont  par  tout  pays  un  des 
plus  sûrs  moyens  de  combattre  l'insalubrité.  Varenne  de  Feuille  recomman- 
dait déjà  très  vivement  les  plantations  en  1790. 

Rien  n'est  plus  chimérique  que  la  prétention  de  passer  sans  transition  d'un 
état  misérable  à  une  condition  brillante.  On  ne  défait  pas  en  un  jour  l'œuvre 
de  trois  siècles.  La  Dombes  paraît  propre  à  rivaliser  dans  un  temps  donné 
avec  ce  que  nous  avons  de  mieux,  mais  elle  a  beaucoup)  de  chemin  à  faire 
pour  en  arriver  là;  ce  chemin  ne  peut  se  faire  que  pas  à  pas.  Nos  plus  riches 
provinces  n'étaient  pas,  il  y  a  cent  ans,  dans  une  condition  meilleure  :  elles 
ont  marché  progressivement:  que  la  Dombes  fasse  de  même.  Sans  doute  il 
faut  moins  de  temps  aujourd'hui  pour  les  progrès  agricoles,  mais  il  en  fau- 
dra toujours,  quoi  qu'on  fasse.  Le  quart  environ  du  territoire  national  n'est 
ni  beaucoup  plus  florissant  ni  beaucoup  plus  peuplé,  et  la  plupart  de  ces 
contrées  en  souffrance  n'ont  ni  les  trois  rivières  de  la  Dombes,  ni  ses  che- 
mins de  fer,  ni  le  voisinage  de  Lyon,  ni  les  secours  de  l'état  pour  les  tra- 
vaux publics,  ni  l'école  régionale.  Si  l'état  a  d'autres  secours  à  donner,  qu'il 
songe  à  les  répartir  suivant  les  besoins.  11  est  de  mode  aujourd'hui  de  cher- 
cher partout  des  capitaux  pour  l'agriculture;  ces  capitaux  n'ont  qu'un  dé- 
faut, ils  n'existent  pas.  C'est  à  l'agriculture  elle-même  de  les  former,  comme 
elle  a  déjà  formé  ceux  dont  elle  dispose.  La  Dombes  ne  peut  pas  être  affran- 
chie de  cette  loi  commune.  léonce  de  lavergne. 

V.  DE  Mars. 


M"  DE  MARÇAY 


Le  rivage  le  plus  riant  ne  peut  réussir  à  enlever  à  la  mer  ce  carac- 
tère de  monotonie  et  de  grandeur  qui  ne  permet  pas  de  la  regarder 
longtemps  sans  être  assailli  de  tristes  pensées.  Noiis  étions  sortis 
presque  gais ,  mon  vieil  ami  M.  d' Hersent  et  moi ,  pour  faire  notre 
promenade  du  soir  sur  une  des  plus  jolies  plages  de  la  Normandie; 
mais  bientôt,  dociles  à  la  même  impression  et  sans  avoir  besoin  de 
nous  la  communiquer,  nous  nous  étions  écartés  de  la  foule  des  pro- 
meneurs pour  aller  nous  asseoir  sur  des  rochers  que  la  marée  basse 
laissait  à  découvert,  et  d'où  nous  pouvions  voir  chaque  flot  venir  à 
son  tour  expirer  en  murmurant  sur  le  sable.  Après  nous  être  laissé 
quelque  temps  bercer  par  ce  bruit  mélancolique,  nous  en  vînmes  à 
échanger  nos  pensées,  et  nous  nous  aperçûmes  sans  trop  de  surprise 
que  notre  esprit  avait  suivi  le  même  chemin.  Nous  songions  tous 
deux  à  l'immensité  de  l'univers,  à  la  fatalité  de  ses  lois,  au  peu  de 
place  qu'y  occupent  nos  destinées  particulières,  au  néant  de  nos 
douleurs  et  de  nos  joies,  au  profond  mystère  dans  lequel  nous  vi- 
vons enveloppés. 

—  Que  de  fois,  me  disait  mon  vieil  ami,  les  poètes  ont  comparé 
notre  existence  à  ces  flots  un  moment  soulevés  sur  la  mer  pour  être 
aussitôt  brisés  sur  la  plage,  et  combien  ils  ont  eu  raison  !  En  peu 
plus  ou  un  peu  moins  de  hauteur,  quelques  secondes  de  plus  ou  de 
moins  de  durée,  quelques  flocons  de  plus  ou  de  moins  dans  leur 
frange  d'écume,  voilà  tout  ce  qui  les  distingue  les  uns  des  autres, 
et  pendant  un  seul  instant,  car  ils  sont  bientôt  égaux  dans  le  néant. 
Que  ne  nous  est-il  donné  de  passer  comme  eux ,  sans  jouir  et  sans 
souffrir,  sans  nous  envier  les  uns  les  autres,  sans  nous  débattre  avec 

TOME  XXV.    —  1"   FÉVRIER    1860.  33 


514  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

emportement  contre  le  sort!  Et  pourtant  quel  beau 'spectacle  que 
celui  d'une  âme  fière  en  lutte  avec  elle-même,  en  lutte  avec  sa  des- 
tinée, qui  ne  veut  pas  se  rendre,  et  qui  traverse  le  monde  en  com- 
battant! J'ai  connu  quelques-unes  de  ces  âmes,  une  entre  autres, 
qui  était  pleine  de  grandes  pensées  et  animée  de  l'ambition  la  plus 
noble,  mais^qui  se  trompait  sur  elle-même  et  sur  son  rôle  parmi  les 
hommes,  car  elle  n'avait  été  envoyée  ici -bas,  à  ce  qu'il  semble, 
que  pour  souffrir  sans  profit  pour  personne.  Vous  avez  sans  doute 
entendu  parler  du  comte  de  Ferni,  peut-être  même  l'avez-vous  ren- 
contré dans  le  monde? 

—  Je  l'ai  seulement  entrevu,  répondis-je,  et  je  ne  sais  de  lui 
que'^deux  choses  :  c'est  que  vous  l'honoriez  d'une  amitié  particu- 
lière, et  que,  pendant  un  voyage  à  Saint-Pétersbourg,  il  a  perdu 
subitement  la  raison  et  la  vie. 

—  J'adpiets  volontiers,  dit  M.  d'Hersent  avec  un  triste  sourire, 
que  mon  ami  Ferni  est  mort  fou,  car  les  passions  les  plus  naturelles, 
lorsqu'elles  produisent  des  résolutions  si  extraordinaires,  méritent 
le  nom  de  folie;  mais  il  n'était  pas  fou  de  la  façon  dont  la  science 
et  le  monde  l'entendent,  et  vous  le  comprendrez  aisément,  lorsque 
vous  connaîtrez  la  vérité  sur  cette  histoire. 


I. 

J'ai  connu  Ferni  très  jeune  encore  dans  une  des  cours  d'Italie  où 
j'étais  alors  ministre.  C'était  un  esprit  plein  de  feu,  élevé  dans  les 
doctrines  libérales  qui  commençaient  à  émouvoir  son  pays  ;  il  avait 
un  caractère  loyal,  une  volonté  énergique,  avec  une  rare  intelli- 
gence du  temps  où  il  vivait,  des  moyens  qui  pouvaient  convenir  le 
mieux  à  l'accomplissement  de  ses  desseins.  Si  heureusement  doué 
de  toute-façon  par  la  nature,  si  peu  chimérique  et  si  résolu,  ce  jeune 
homme  me  parut  destiné  à  servir  utilement  son  pays,  et  m'inspira 
bientôt  une  vive  affection.  ïe  l'aimais  pour  lui-même,  je  l'aimais 
aussi  pour  la  cause  dont  il  me  semblait  devoir  être  un  jour  le  sou- 
tien. 

Bientôt  les  événemens  nous  séparèrent.  Je  fus  rappelé  en  France, 
et  l'Italie  entière  fut  enveloppée  dans  de  stériles  agitations,  dont 
vous  savez  aussi  bien  que  moi  l'histoire.  Je  suivis  de  loin  le  sort  de 
mon  jeune  ami  dans  cette  mêlée.  Il  y  montra  du  sens,  de  l'esprit  et 
du  courage;  mais  la  malheureuse  destinée  de  son  pays  l'emporta, 
et  ses  efforts  agrandirent  sa  réputation  sans  servir  sa  cause.  L'anar- 
chie blessait  sa  raison,  le  despotisme  humiliait  son  cœur;  il  prit 
bientôt  l'habitude  de  vivre  hors  de  son  pays  sans  renoncer  à  l'es- 


MADAME    DE   MARÇAY.  515 

poir  de  lui  donner  un  jour  l'ordre  et  la  liberté.  Il  parcourut  quelque 
temps  l'Europe,  accueilli  partout  avec  l'attention  dont  il  était  digne. 
Plusieurs  fois  il  ne  fit  que  traverser  la  France;  mais,  il  y  a  deux  ans, 
il  parut  vouloir  prolonger  son  séjour  parmi  nous,  et,  comme  mon 
amitié  pour  lui  n'avait  été  nullement  refroidie  par  son  absence,  je 
me  félicitai  vivement  de  sa  résolution.  Quinze  jours  ne  s'étaient  pas 
écoulés  depuis  son  arrivée  à  Paris,  que,  venant  un  soir  me  trouver 
dans  ma  loge  aux  Italiens,  il  y  rencontra  M'"^  de  Marçay. 

Vous  avez  trop  présent  le  souvenir  de  cette  aimable  personne  pour 
qu'il  soit  nécessaire  de  vous  la  peindre;  mais  vous  n'avez  pu  la  con- 
naître aussi  bien  que  moi,  admirateur  ému  de  tant  de  noblesse  d'âme 
et  témoin  d'un  malheur  si  achevé  sous  les  apparences  de  la  vie  la 
plus  brillante  et  la  plus  heureuse.  Elle  était  fort  jeune  lorsqu'on  la 
maria  à  un  homme  qu'il  lui  était  impossible  d'aimer,  et  qu'avait 
seulement  frappé  l'éclat  surprenant  de  sa  beauté.  M.  de  Marçay  avait 
bien  été  capable  de  sentir  l'étrange  séduction  que  cette  jeune  fille 
exerçait  autour  d'elle  sans  même  en  avoir  conscience;  mais  il  ne 
pouvait  en  aucune  façon  apprécier  ce  qu'il  y  avait  d'élevé  dans  le 
cœur  et  dans  l'esprit  d'une  femme  qui  eût  fait  le  bonheur  et  l'or- 
gueil des  hommes  les  plus  distingués  de  son  temps.  Après  deux 
années  d'une  union  malheureuse,  et  troublée  par  des  débats  que 
M'"^  de  Marçay  supportait  avec  une  rare  dignité,  mais  qui  humi- 
liaient son  âme  délicate  et  fière,  M.  de  Marçay  se  rendit  enfin  la 
justice  de  reconnaître  qu'il  ne  pouvait  vivre  avec  sa  femme  et  se 
retira  à  Saint-Pétersbourg,  où  l'appelaient  à  la  fois  le  soin  de  ses 
affaires  et  d'anciennes  relations. 

Ce  fut  une  époque  nouvelle  dans  la  vie  de  M""^  de  Marçay,  et  aux 
yeux  de  tous  elle  parut  parfaitement  heureuse.  Comme  le  monde  ne 
pouvait  lui  reprocher  aucun  tort,  comme  sa  présence  suffisait  pour 
embellir  et  animer  un  salon,  et  qu'il  semblait  impossible  à  ceux  qui 
la  connaissaient  de  se  plaire  où  elle  n'était  pas,  elle  était  fort  re- 
cherchée et  entourée  de  plus  d'hommages  que  n'en  aurait  pu  dési- 
rer la  femme  la  plus  insatiable  d'admiration  et  de  succès.  Ce  qui 
entretenait  autour  de  M™^  de  Marçay  cette  foule  empressée  de  pré- 
tendans,  c'est  qu'aucun  ne  passait  pour  avoir  réussi,  et  il  paraissait 
impossible  que  le  cœur  d'une  si  belle  personne,  qui  semblait  créée 
pour  inspirer  l'amour  et  pour  le  sentir,  ne  finît  point  par  s'émouvoir. 
En  même  temps  la  grâce  accomplie  de  M™^  de  Marçay,  l'engageant  et 
involontaire  abandon  de  ses  manières,  puis  encore,  pour  ne  rien  ou- 
blier, la  fatuité  à  laquelle  n'échappent  pas  complètement  les  hommes 
les  plus  spirituels,  faisaient  croire  à  plusieurs  que  ce  cœur  était  sur  le 
point  de  se  rendre.  Elle  le  niait  hautement  quand  elle  le  croyait  néces- 
saire et  s'efforçait  avec  franchise  de  ne  laisser  d'illusion  à  personne; 


516  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mais  cette  franchise  même  était  une  séduction  nouvelle,  et  plutôt 
que  de  la  prendre  au  mot,  on  aimait  mieux  vivre  à  ses  pieds  dans 
de  continuelles  alternatives  de  crainte  elr  d'espérance.  Retenant 
ainsi  sans  effort  et  certainement  sans  calcul  auprès  d'elle  nombre  de 
gens  qui  ne  pouvaient  se  résigner  à  ne  plus  la  voir  et  qui  étaient 
sans  cesse  hésitans  entre  l'amour  et  l'amitié,  M™^  de  Marçay  ne  de- 
vait pas  manquer  d'exciter  la  jalousie  de  plus  d'une  femme  incapable 
de  garder  une  cour  si  nombreuse  à  si  bon  marché,  et  la  redoutable 
accusation  de  coquetterie  ne  tarda  pas  à  peser  sur  cette  tête  char- 
mante. «  C'est  Gélimène,  »  disait-on  volontiers  ;  mais  les  plus  mal- 
veillans  étaient  aussitôt  obligés  d'ajouter  :  «  C'est  Célimène  sans 
perfidie,  sans  billets  hypocrites,  sans  complimens  menteurs,  et  elle 
ne  courra  jamais  le  risque  de  rencontrer  son  cinquième  acte.»  — 
Telle  était  à  peu  près  la  situation  de  M'"''  de  Marçay  dans  le  monde 
lorsque  Ferni  la  vit  la  première  fois.  Je  ne  puis  songer  sans  tris- 
tesse à  cette  première  rencontre.  Ferni  m'a  dit  cent  fois  depuis 
qu'il  n'avait  ce  soir-là  aucune  raison  de  me  voir,  qu'il  était  passé  de- 
;;^ant  le  théâtre,  puis  revenu  sur  ses  pas  ;  enfin  il  était  entré  comme 
poussé  par  la  main  pesante  du  sort.  Quelques  nuits  d'insomnie 
avaient  ajouté  à  la  grâce  naturelle  de  M'"''  de  Marçay  l'attrait  d'une 
touchante  langueur.  Ses  cheveux  blonds  étaient  négligemment  re- 
jetés en  arrière  comme  si  elle  était  fatiguée  de  leur  poids,  sa  tête 
était  appuyée  sur  sa  main,  et  elle  laissait  errer  son  regard  distrait 
dans  la  salle;  mais  lorsqu'elle  se  retourna  au  nom  de  mon  ami,  quel 
charme  dans  ses  mouvemens,  quel  sourire  sur  ses  lèvres,  quelle 
douceur  dans  ses  yeux!  Tout  son  être  semblait  dire  :  Aimez-moi. 
C'était  l'incarnation  vivante  du  beau  vers  de  Lucrèce  : 


Mulier  toto  jactans  è  corpore  amorem. 


Et  pourtant,  j'ose  le  dire,  elle  ne  songeait  guère  en  ce  moment  à 
inspirer  de  l'amour,  ou  plutôt  elle  n'y  songeait  jamais;  elle  était 
ainsi,  quoi  qu'elle  pût  faire,  et  elle  regardait  Ferni  comme  elle  avait 
ce  soir-là  regardé  vingt  personnes,  si  ce  n'est  qu'elle  ne  pouvait 
s'empêcher  de  lui  témoigner  quelque  curiosité  et  quelque  intérêt, 
parce  qu'elle  m'avait  souvent  entendu  parler  de  son  mérite  et  de  ses 
malheurs.  Elle  l'entretint  donc  avec  esprit  et  avec  bonté  de  son 
pays  et  de  ses  aventures;  elle  le  loua  discrètement,  lui  fît  quelques 
questions,  et  sourit  en  le  voyant  si  embarrassé  pour  lui  répondre. 
Il  balbutiait  en  effet  quelques  mots  sans  suite,  et  paraissait  subite- 
ment enivré;  mais  les  habitudes  de  l'homme  du  monde  le  rappe- 
lèrent bientôt  à.  lui-même  :  il  sut  trouver  quelques  phrases  banales 
pour  couvrir  son  trouble,  et  sortit  précipitamment. 


MADAME   DE   MARÇAY.  517 

—  Votre  ami  est  bien  extraordinaire,  me  dit  en  riant  M'"*'  de  Mar- 
çay;  je  ne  l'aurais  pas  cru  si  timide. 

—  Il  ne  l'est  ordinairement  pas  plus  qu'il  ne  faut;  mais  vos  beaux 
yeux  l'ont  troublé  outre  mesure,  et  le  voilà  sans  doute  amoureux 
de  vous,  comme  tant  d'autres. 

—  J'en  serais  bien  fâchée,  dit  M'"''  de  Marçay;  j'aurais  eu  du 
plaisir  à  le  connaître,  et  me  voilà  forcée  de  reconduire.  Avouez  qu'il 
est  dur  de  ne  pouvoir  trouver  dans  le  monde  quelques  amis  désin- 
téressés. Vous  êtes  une  rare  et  bien  heureuse  exception. 

—  Ce  sont  mes  cheveux  blancs  qui  me  sauvent;  mais  mon  ami 
Ferni  n'est  pas  un  amoureux  ordinaire,  et  ce  qu'il  m'a  semblé  déjà 
éprouver  près  de  vous  m'inquiète.  Je  le  connais  bien  mal,  ou  il  por- 
tera dans  l'amour  l'ardeur  et  l'opiniâtreté  qu'il  a  reçues  de  la  na- 
ture pour  un  plus  utile  usage. 

—  Vous  allez  bien  vite,  cher  monsieur  d' Hersent!  Plaideriez-vous 
sa  cause? 

—  Non,  certes,  car  je  l'aime  tendrement,  et  je  vous  saurai  gré  de 
lui  dire  non  du  premier  coup  et  assez  nettement  pour  le  décourager. 

—  Cela  est  mal  à  vous  de  me  parler  comme  à  une  coquette,  car 
vous  savez  bien  que  la  coquetterie  me  fait  horreur,  et  que  je  ne 
trompe  personne.  Si  M.  de  Ferni  fait  la  sottise  de  me  faire  la  cour, 
il  aura  ce  non  bien  net  que  vous  demandez  si  prudemment  pour  lui, 
et  j'y  perdrai  peut-être  un  ami,  car  puisque  vous  l'avez  jugé  digne 
d'être  le  vôtre,  il  fût  sans  doute  devenu  le  mien. 

Peu  de  temps  après,  Ferni  s'était  déclaré,  et  ayant  reçu  la  ré- 
ponse la  plus  franche  du  monde  et  l'assurance  formelle  qu'il  n'a- 
vait rien  à  espérer,  il  quitta  Paris.  —  C'est  pour  toujours,  me  dit-il 
en  m'embrassant.  —  Deux  mois  plus  tard,  il  entrait  chez  moi. 

—  Je  reviens  guéri,  me  dit-il  en  riant,  ou  peu  s'en  faut.  Vous 
avez  dû  me  trouver  bien  bizarre.  Je  ne  sais  ce  qui  m'a  rendu  si 
maladroit  auprès  de  votre  aimable  amie.  Qu'il  ne  soit  plus  question 
de  ces  enfantillages;  je  suis  redevenu  moi-même.  Parlons  de  l'Italie. 

Je  ne  me  sentis  point  rassuré  par  l'air  tranquille  et  le  ton  léger 
de  Ferni,  et  allant  droit  au  fait  :  —  Retournerez-vous  chez  M'"^  de 
Marçay?  lui  dis-je  en  le  regardant  bien  en  face. 

— Certainement,  répondit- il  de  l'air  le  plus  indifférent.  Il  me  semble 
difficile  de  n'y  pas  retourner.  Croiriez-vous  que,  malgré  ma  sottise, 
elle  a  eu  la  bonté  de  s'apercevoir  de  mon  absence,  de  la  regretter  et 
de  demander  à  quelqu'un  qui  me  l'a  répété  pourquoi  j'avais  si  subi- 
tement quitté  Paris?  Je  lui  dois  bien  une  visite,  et  je  la  ferai,  ne  fût- 
ce  que  pour  effacer  la  triste  impression  que  j'ai  dû  lui  laisser. 

—  Écoutez-moi,  Ferni,  lui  dis-je  aussitôt  avec  une  émotion  sin- 
cère. Je  vous  aime  comme  mon  fils,  et  j'ai  le  droit  de  vous  parler 


518  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

comme  le  ferait  un  père.  Ne  retournez  point  chez  M'"^  de'Marçay.  Je 
ne  suis  pas  sûr  de  vous.  Que  vous  le  sentiez  ou  non,  la  vraie  cause 
de  votre  retour,  c'est  ce  témoignage  banal  d'intérêt  que,  par  pure 
politesse,  M'"^  de  Marçay  vous  a  donné  après  votre  départ.  Je  suis 
certain  comme  si  je  le  voyais  que  si  vous  retournez  chez  elle,  quoi- 
qu'elle ne  soit  nullement  changée  à  votre  égard,  vous  ne  trouverez 
pas  une  seconde  fois  la  force  de  partir.  Ce  n'est  pas  une  coquette, 
bien  que  le  monde  ait  assez  de  prétextes  et  puisse  citer  assez 
d'exemples  pour  le  croire.  La  coquetterie  la  plus  habile  ne  pour- 
rait donner  à  M'"^  de  Marçay  plus  de  pouvoir  que  ne  lui  en  a  donné 
la  nature  pour  retenir  invinciblement  auprès  d'elle  ceux  qui  l'ont 
une  fois  aimée.  A  vrai  dire,  vous  ne  l'aimez  pas  encore  assez  pour 
qu'il  vous  soit  impossible  d'éviter  ce  malheur.  Vous  avez  été  vio- 
lemment ému,  je  le  veux  bien,  d'une  première  rencontre,  soit  que 
le  genre  particulier  de  sa  beauté  ait  répondu  à  votre  inclination  na- 
turelle, soit  que  vous  fussiez  ce  soir-là  disposé  à  vous  laisser  sé- 
duire; mais  qu'est-ce  que  cette  surprise  de  l'imagination  à  côté  de 
la  servitude  où  vous  fera  certainement  tomber  la  fréquentation  de 
cette  aimable  femme?  Si  vous  n'aviez  comme  tant  d'autres  rien  de 
mieux  à  faire  en  ce  monde-,  je  vous  dirais  volontiers  :  Aimez  inuti- 
lement M'"*"  de  Marçay;  c'est  une  occupation  plus  noble  que  le  jeu 
ou  la  débauche.  Mais  considérez  si  vous  êtes  disposé  à  faire  de  cet 
amour  la  grande  affaire  de  votre  vie  :  c'est  tout  ou  rien;  je  vous 
l'assure,  il  faut  choisir. 

Je  lui  aurais  parlé  plus  longtemps  encore  si  je  n'avais  senti  que, 
malgré  l'apparence  de  l'attention  la  plus  respectueuse,  il  m' écou- 
tait à  peine  et  ne  changeait  point  de  résolution. 

—  Que  vous  êtes  bon  et  que  je  vous  aime!  me  dit-il;  mais  vous 
prêchez  un  converti.  Causons  d'affaires  plus  sérieuses. 

Il  retourna  dès  le  lendemain  chez  M'"^  de  Marçay,  y  revint  quel- 
ques jours  après,  puis  plus  souvent,  puis  presque  tous  les  jours,  et 
compta  bientôt  parmi  les  plus  fidèles  habitués  de  sa  maison.  J'étais 
avec  M'"®  de  Marçay  la  personne  qu'il  voyait  le  plus  assidûment,  et 
après  elle,  j'en  suis  sûr,  la  personne  qu'il  aimait  le  plus  au  monde. 
Il  avait  renoncé  à  me  cacher  la  vérité;  j'avais  renoncé  de  mon  côté 
à  des  conseils  inutiles  ;  nous  causions  sans  cesse  et  librement  de 
son  mal,  et  c'est  avec  ses  confidences  journalières  que  je  vous  achè- 
verai ce  triste  récit. 

M'"«  de  Marçay  l'avait  revu  sans  embarras,  sans  lui  laisser  croire 
en  aucune  façon  que  ce  départ  et  ce  retour  fussent  pour  elle  des  af- 
faires importantes,  sans  s'y  montrer  non  plus  complètement  indiffé- 
rente. Ferni  avait  retrouvé  tout  son  sang-froid,  au  moins  en  appa- 
rence; il  évitait  soigneusement  tout  ce  qui  pouvait  amener  une 


MADAME   DE   MARÇAY.  519 

explication  ou  provoquer  une  rupture.  Ils  prirent  donc  l'habitude 
de  causer  ensemble,  avec  une  certaine  confiance,  des  mille  choses 
du  monde  et  de  la  vie,  de  l'art,  de  la  politique,  de  tout  ce  qui  pou- 
vait intéresser  deux  esprits  vraiment  distingués ,  et  bien  faits  pour 
s'entendre.  Cette  confiance  augmentait  chaque  jour,  et  plus  leurs 
entretiens  devenaient  fréquens  et  sincères,  plus  ils  étaient  surpris 
de  juger  de  la  même  façon  tant  de  choses  et  tant  de  gens,  d'avoir 
le  même  éloignement  pour  les  mêmes  défauts,  la  même  sévérité 
pour  les  mêmes  bassesses,  la  même  sympathie  pour  tous  les  genres 
de  grandeur.  Alors  arriva  ce  que  j'avais  prévu  :  Ferni  sentit  son 
amour  devenir  aussi  profond,  aussi  incurable,  qu'il  avait  d'abord 
paru  violent  et  léger.  Ce  n'était  plus  seulement  ses  cheveux,  son 
regard,  sa  voix,  son  geste,  qu'il  adorait  en  elle;  c'était  le  moindre 
mouvement  de  son  âme,  le  moindre  éclair  de  son  esprit,  cette  per- 
pétuelle consonnance  qui  les  faisait  ensemble,  et  comme  à  leur  insu, 
vivre  d'un  même  sentiment  et  d'une  même  pensée.  —  Ah!  que  je  la 
connaissais  peu  quand  je  croyais  la  connaître,  me  disait -il  sou- 
vent, et  que  je  l'aimais  d'une  façon  indigne  d'elle  quand  je  croyais 
l'aimer!...  Yous  qui  êtes  son  ami,  appréciez- vous  à  son  prix  cette 
divine  créature?  Savez-vous  à  quel  point  elle  est  intelligente  et  gé- 
néreuse, comme  le  beau  et  le  grand  l'émeuvent,  comme  elle  devine 
tout  ce  qu'elle  ignore,  comme  elle  juge  finement  le  monde,  comme 
elle  est'tendre  et  loyale  en  amitié,  comme  on  pourrait  marcher  avec 
courage  et  aller  loin,  soutenu  par  son  cœur!  Est-il  donc  écrit  là- 
haut  que  je  ne  serai  jamais  aimé  d'elle?  —  Qui  n'eût  été  touché 
d'entendre  Ferni  parler  de  la  sorte,  et  de  voir  son  regard,  ordinai- 
rement ferme  et  fier,  obscurci  par  les  larmes?  Le  plus  souvent  j'es- 
sayais de  sourire  et  de  le  consoler.  —  Yous  allez  un  peu  vite ,  lui 
disais-je,  en  fait  d'apothéoses.  Certes  personne  ne  sent  mieux  que 
moi  quel  est  le  mérite  de  M'"^  de  Marçay,  et  combien  elle  est  supé- 
rieure à  la  plupart  des  femmes;  mais  tout  ce  qu'elle  fait  et  tout  ce 
qu'elle  dit  vous  paraît  plus  admirable  que  de  raison,  parce  que  tout 
cela  vient  d'elle,  et  que  vous  avez  autant  de  plaisir  à  l'entendre  qu'à 
la  voir.  Yous  cédez  à  cet  éternel  mirage  de  l'amour,  qui,  depuis 
Adam,  nous  fait  paraître  beau  et  vrai  tout  ce  qui  sort  d'une  bouche 
qu'on  aime. 

Je  voyais  cependant  Ferni  s'avancer  par  le  plus  doux  chemin  vers 
une  crise  nouvelle,  et  cette  crise  ne  se  fit  pas  longtemps  attendre. 
M'"*^  de  Marçây  commençait  à  lui  porter  une  véritable  affection,  et 
comme  cette  affection  était  sans  doute  fort  éloignée  de  l'amour  et 
ne  lui  causait  aucun  trouble,  elle  ne  faisait  aucun  effort  pour  la  ca- 
cher. Elle  témoignait  du  plaisir  à  le  voir,  du  regret  à  le  sentir  ab- 
sent, et  l'amical  abandon  de  ses  manières  donnait  un  grand  charme 


5â0  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

à  leurs  longues  causeries  ;  mais  ce  qui  n'avait  aucune  importance 
aux  yeux  de  M'"^  de  Marcay  en  prenait  chaque  jour  davantage  aux 
yeux  de  mon  malheureux  ami.  Il  lui  paraissait  impossible  que  cette 
intimité  croissante,  que  cet  accord  chaque  jour  plus  étroit  de  leurs 
sentimens  et  de  leurs  pensées  n'aboutit  point  à  l'amour,  ou  du  moins 
à  cette  langueur  indulgente  qui  amène  souvent  une  plus  grande 
faiblesse.  Il  jouissait  donc  avec  délices  du  moindre  gage  de  la  sym- 
pathie de  M'"^  de  Marcay,  d'abord  pour  le  plaisir  'immédiat  dont 
iLse  sentait  l'âme  inondée,  puis  comme  d'une  promesse  muette  d'un 
avenir  plus  heureux.  Quand  il  avait  par  hasard  causé  de  longues 
heures  avec  elle  en  lui  tenant  la  main,  sans  qu'elle  songeât  à  la 
reprendre,  quand  il  avait  pu,  sans  qu'elle  parût  s'en  offenser  ou 
même  le  sentir,  presser  longtemps  cette  main  si  chère  contre  ses 
lèvres,  il  revenait  enivré,  plus  troublé  que  je  n'aurais  voulu,  mais 
si  heureux  que  je  n'avais  plus  le  courage  de  l'attrister  par  des  pré- 
dictions fâcheuses. 

Il  lui  laissa  voir  enfin  à  elle-même  l'espérance  qui  commençait  à 
l'envahir.  Il  en  vint  peu  à  peu  aux  supplications  les  plus  vives;  il 
tomba,  peut-être  avec  plus  d'esprit  qu'un  autre,  mais  aussi  fatale- 
ment qu'aucun  autre,  dans  l'argumentation  stérile  et  naïve  de  ces, 
amans  malheureux  qui  s'efforcent  de  prouver  à  celles  qui  les  repous- 
sent qu'elles  ont  le  plus  grand  tort  de  ne  pas  les  aimer,  qu'il  serait 
de  leur  intérêt  et  presque  de  leur  devoir  de  le  faire,  et  qu'elles  trou- 
veraient un  bonheur  assuré  dans  cet  amour.  Elle  lui  répondit  avec 
fermeté,  mais  avec  douceur  et  presque  avec  tendresse,  qu'il  lui  était 
impossible  de  l'aimer,  et  que  cela  n'arriverait  jamais.  Elle  semblait 
attristée  de  l'idée  qu'elle  pourrait  perdre  par  ses  refus  un  ami  qui 
lui  était  déjà  cher;  mais  elleparaissait  résolue  à  le  perdre  plutôt 
que  de  l'entretenir  dans  une  vaine  espérance.  Ferni  persistait  ce- 
pendant avec  une  opiniâtre  énergie  dans  ses  raisonnemens  et  dans 
ses  prières;  elle  s'émut  de  ses  souffrances,  et  essaya  d'y  mettre  un 
terme  par  un  aveu  dont  je  ne  pouvais  alors  apprécier  la  sincérité, 
mais  qui,  vrai  ou  faux,  devait  coûter  également  à  cette  belle  âme. 

C'était  au  commencement  du  mois  de  janvier.  M'"'  de  Marcay  at- 
tendait Ferni  ce  jour-là  et  voulait  lui  donner  un  petit  calendrier  en 
bois  sculpté  que  vous  avez  pu  voir  sur  mon  bureau,  car.  Ferni  me 
l'a  laissé,  avec  quelques  autres  objets,  en  partant  pour  Saint-Pé- 
tersbourg. Il  entra  avec  l'agitation  qui  le  dominait  depuis  quelques 
jours,  prit  les  mains  de  M'"^  de  Marcay  avec  tendresse,  et  commença 
presque  aussitôt  à  lui  parler  de  son  amour  et  de  ses  peines.  Elle 
l'interrompit  doucement  pour  lui  offrir  son  petit  présent,  qu'il  ac- 
cepta avec  une  joie  enfantine,  comme  s'il  oubliait  un  instant  tout  le 
wste;  mais  bientôt,  montrant  du  doigt,  avec  un  triste  sourire,  la 


MADAME    DE   MARÇAY.  5*21 

longue  suite  de  jours  contenus  dans  ce  petit  espace,  il  demanda  à 
M'"^  de  Marçay  si  elle  se  doutait  de  ce  que  la  destinée  avait  pu 
écrire  sur  cette  page  encore  fermée  de  leur  vie,  si  leur  amitié,  que 
son  amour  ébranlait  sans  cesse,  pourrait  durer  jusqu'au  bout  de 
cette  année,  et  si  lui-même  enfin  pourrait  vivre  longtemps  ainsi  à 
côté  d'elle  et  sans  elle.  Puis,  passant  de  cette  idée  à  une  plainte  qui 
lui  était  familière,  il  s'écria  qu'elle  était  une  étrange  créature,  que 
vivre  sans  aimer  à  son  âge  et  avec  sa  beauté  était  une  sorte  d'in- 
firmité morale  et  de  sacrilège,  que  pour  lui  il  se  résignerait  plus 
aisément  à  son  malheur,  s'il  pouvait  croire  que  le  cœur  qui  lui 
était  refusé  appartînt  à  un  autre,  et  qu'elle  aimât  au  moins  quel- 
qu'un sur  la  terre,  au  lieu  d'y  passer  comme  une  belle  et  froide 
statue. 

Ferni  parlait  avec  feu,  et  eût  sans  doute  continué  longtemps  en- 
core; mais  tout  à  coup  il  s'arrêta,  pâlit  et  parut  avoir  peine  à  se 
soutenir.  Il  avait  entendu  M'"^  de  Marçay  lui  dire  :  —  Et  si  je  ne 
méritais  pas  tous  ces  reproches,  s'il  y  avait  en  effet  quelqu'un?.... 

—  Quelqu'un!  s'écria  Ferni,  confondu  de  surprise  et  oubliant 
qu'un  instant  auparavant  il  déclarait  extraordinaire  et  presque  re- 
grettable que  ce  quelqu'un  n'existât  pas.  Mais  cela  ne  peut  pas  être! 
poursuivit-il  avec  une  anxiété  douloureuse.  Je  connais  tous  ceux  qui 
vous  entourent,  et  Dieu  sait  si  j'ai  cherché  à  deviner  s'il  en  était  un 
seul  parmi  eux  qu'il  vous  fût  possible  d'aimer!  IN  on,  vous  n'aimçz 
personne.  —  Et  il  ajouta  d'une  voix  suppliante  :  —  N'est-ce  pas 
que  ce  quelqu'un  n'existe  pas,  que  vous  venez  de  l'inventer  pour 
me  guérir,  que  c'est  un  charitable  mensonge?...  Vous  ne  répondez 
pas,  vous  voulez  me  convaincre  qu'il  existe;  jurez-le  donc.  —  Et  il 
la  dévorait  des  yeux,  épiant  le  moindre  mouvement  de  ce  beau 
visage. 

Elle  était  très  pâle;  mais  elle  leva  aussitôt  la  main,  et  dit  d'une 
voix  altérée  :  —  Je  le  jure  î 

Ferni  était  debout  et  tenait  l'autre  main  de  M""""  de  Marçay  dans 
les  siennes.  11  rejeta  cette  main  avec  une  sorte  d'horreur  et  se  diri- 
gea vers  la  porte;  mais  il  ne  l'avait  pas  encore  touchée  qu'il  enten- 
dit M'"*^  de  Marçay  lui  dire  :  —  Vous  ne  voulez  donc  plus  de  mon 
petit  souvenir?  —  Et  elle  lui  tendait  le  calendrier.  Cettç  voix,  ce 
geste  allèrent  à  l'âme  de  Ferni  et  changèrent  brusquement  le  cours 
de  ses  idées.  Il  revint  à  elle,  se  jeta  à  ses  pieds,  couvrit  ses  mains 
de  baisers,  lui  dit  tendrement  adieu,  et  sortit  presque  heureux ,  au 
milieu  de  son  infortune,  de  s'être  séparé  sans  emportement  injuste 
d'une  personne  qu'il  avait  tant  aimée,  et  qui,  même  après  un  sem- 
blable aveu,  lui  paraissait  encore,  à  son  grand  étonnement,  ce  qu'il 
avait  de  plus  cher  au  monde. 


§22  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

Malgré  l'amère  douceur  qu'il  avait  trouvée  dans  ses  adieux  à 
M'"^  de  Marçay,  Ferni  avait  résolu  de  ne  plus  la  voir,  et,  doutant 
avec  raison  de  son  courage,  il  voulut  de  nouveau  quitter  Paris.  Il 
marqua  de  noir  cette  funeste  journée  sur  le  calendrier  qu'il  avait 
reçu  d'elle,  fit  ses  préparatifs  de  voyage,  et  arrangea  tout  pour  s'é- 
loigner le  lendemain  ;  mais,  pendant  la  dernière  journée  qu'il  devait 
passer  parmi  nous,  il  rencontra  un  ami  de  M'"^  de  Marçay  qui  s'é- 
tonna du  changement  de  ses  traits,  et  apprit  avec  surprise  la  nou- 
velle de  ce  prompt  départ...  Le  hasard  fit  que  M""^  de  Marçay  fut 
presque  aussitôt  instruite  de  cette  rencontre,  et  moins  d'une  heure 
après  Ferni  recevait  un  billet  d'elle.  On  avait  appris  qu'il  était 
souffrant  et  sur  le  point  de  partir;  quitterait-il  ainsi  Paris  sans  dire 
adieu  à  ses  amis  ? 

Je  serais  le  premier  à  blâmer  M'"^  de  Marçay,  si  la  coquetterie  avait 
eu  la  plus  légère  part  à  cette  démarche  ;  mais  la  pitié  seule  avait 
conduit  sa  plume.  Elle  voyait  avec  regret  s'éloigner  un  ami  déjà 
bien  cher;  elle  ne  pouvait  se  résoudre  à  le  laisser  partir  désespéré. 
Ferni  accourut  chez  M'"*"  de  Marçay  dans  un  trouble  extrême,  lui 
parlant  tantôt  avec  douceur,  tantôt  avec  amertume,  et  s' efforçant  de 
justifier  un  départ  qu'elle  remarquait  comme  un  acte  de  faiblesse. 
—  Ce  qui  me  chasse  d'ici,  s'écriait-il,  c'est  la  douleur  intolérable 
que  j'éprouve  à  ne  pouvoir  plus  vous  regarder  sans  penser  que  vous 
êtes  à  un  autre,  et  par  votre  libre  volonté,  qu'en  ce  moment  même 
peut-être  vous  venez  de  le  voir. 

Elle  lui  fit  signe  en  souriant  qu'il  n'en  était  rien,  et  comme  il  la 
regardait  d'un  air  égaré,  elle  ajouta  :  —  Il  est  bien  loin  d'ici,  et 
vous  ne  courez  guère  le  risque  de  le  rencontrer,  ni  moi  non  plus  ; 
des  centaines  de  lieues  nous  séparent. 

Toutes  les  douleurs  et  toutes  les  joies  sont  relatives  pour  la  pau- 
vre nature  humaine,  et  Ferni,  qui  souffrait  cruellement  depuis  deux 
jours,  se  sentit  presque  délivré  de  son  supplice.  Il  ne  songeait  plus 
à  la  triste  réalité  de  cet  autre  amour,  à  l'existence  certaine  d'un  ri- 
val heureux;  il  était  tout  entier  à  cette  idée  qu'ici  du  moins  M'"^  de 
Marçay  ne  lui  était  enlevée  ni  disputée  par  personne,  qu'ici  du  moins 
nul  homme  n'était  plus  près  que  lui  de  son  cœur.  Il  s'assit  à  ses 
pieds,  lui  prit  une  main  qu'elle  laissa  reposer  sur  ses  genoux,  dans 
la  main  de  son  ami,  et  l'heure  passa  pour  Ferni  triste  et  délicieuse, 
^ndis  qu'il  entretenait  M'"*^  de  Marçay  de  ses  illusions  détruites, 
aes  projets  d'ambition  et  des  rêves  de  bonheur  qu'il  avait  formés 
pendant  qu'il  espérait  encore  être  un  jour  aimé  d'elle,  de  son  ave- 
nir à  jamais  désolé  par  un  incurable  et  inutile  amour.  Elle  lui  ré- 
pondit avec  douceur,  l'exhortant  à  la  résignation  et  au  courage, 
flattant  son  orgueil,  réveillant  son  ambition,  lui  montrant  le  charme 


MADAME    DE   MARÇAY.  523 

de  l'étroite  amitié  qui  pouvait  toujours  les  unir.  Tous  deux  parlaient 
à  voix  basse,  et  leur  entretien  était  souvent  interrompu  par  de  longs 
silences.  Ferni  pressait  de  temps  à  autre  avec  passion  la  main  qui 
lui  était  livrée,  et,  machinalement  sans  doute,  M'"*"  de  Marçay  lui 
rendait  son  étreinte.  Quiconque  les  eût  considérés  ainsi,  incli- 
nés l'un  vers  l'autre,  les  yeux  humides,  parlant  à  demi -voix 
ou  se  taisant,  comme  perdus  dans  leurs  pensées,  les  eût  certaine- 
ment pris  pour  deux  amans  sincères  doucement  enivrés  de  leur 
bonheur,  et  oubliant,  dans  l'échange  de  leurs  tendres  promesses, 
que  le  temps  passe  et  que  le  monde  existe.  Qui  aurait  jamais  cru, 
au  contraire,  avoir  sous  les  yeux  une  femme  résolue  à  ne  point 
se  rendre,  un  homme  consumé  par  les  fureurs  de  la  jalousie  et  de 
l'amour? 

Ferni  lui-même  s'y  laissa  presque  tromper  et  reprit  quelque  es- 
pérance. Aussi  le  lendemain  fut-il  étonné  d'être  reçu  avec  un  peu 
de  froideur.  Il  voulut  rompre  cette  glace,  reprendre  l'éternel  sujet 
de  son  amour;  on  lui  répondit  si  nettement  que  c'était  peine  inutile, 
on  parut  si  étonné  et  si  fatigué  qu'il  en  parlât  encore,  qu'il  sortit 
accablé  et  sérieusement  dégoûté  de  la  vie.  Cette  fois  ce  fut  moi  qui 
le  pressai  de  partir.  Ces  émotions  si  constantes  et  si  vives  avaient 
altéré  sa  santé,  et  je  commençais  à  craindre  pour  sa  raison.  Il  était 
devenu  presque  incapable  de  travail  et  même  d'attention  suivie  pour 
aucune  chose.  Un  ouvrage  qu'il  avait  entrepris  sur  l'Italie,  et  dont 
une  partie  déjà  publiée  lui  avait  fait  honneur,  restait  interrompu,  et 
il  y  avait  peu  d'apparence  qu'il  pût  jamais  reprendre  la  plume.  Ses 
amis  commençaient  à  remarquer  sa  sombre  tristesse  et  ses  distrac- 
tions continuelles.  «  Ce  pauvre  Ferni  ne  va  pas  bien,  »  disait-on  au- 
tour de  lui  d'un  air  mystérieux.  Je  jugeai  qu'il  fallait  l'éloigner  à 
tout  prix,  et  je  le  conjurai  de  faire  un  long  voyage.  Je  vis  avec  tris- 
tesse que  sa  volonté  même  était  atteinte,  et  que  la  volonté  d' autrui 
avait  sur  lui  pour  la  première  fois  quelque  empire.  Lui  qui  ordinai- 
rement ne  savait  ce  que  c'était  que  d'obéir,  il  m' obéit  ce  jour-là 
avec  une  docilité  d'enfant  et  une  sorte  d'accablement  qui  me  dé- 
chira l'âme.  Je  l'aimais  plus  tendrement  que  jamais,  et  j'étais  navré 
de  le  voir  partir.  Plût  à  Dieu  cependant  qu'il  ne  fût  jamais  revenu! 


II. 

Ce  qui  me  porte  surtout,  poursuivit  M.  d' Hersent  après  un  instant 
de  silence,  à  voir  dans  l'histoire  de  mon  ami  la  main  de  la  fatalité 
et  une  sorte  de  jeu  cruel  de  la  nature,  c'est  que  je  n'ai  jamais  pu 
bien  comprendre  pourquoi  il  a  été  impossible  à  M'"^  de  Marçay  d'ai- 


52A  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

mer  Ferçi.  Il  est  bien  rare  qu'une  intimité  aussi  étroite  qu'était  la 
leur,  nouée  à  leur  âge  et  poursuivie  au  milieu  d'une  liberté  presque 
entière,  n'aboutisse  point  à  l'amour.  Ferni  n'avait  rien  en  lui  qui 
pût  déplaire  à  M'"^  de  Marçay,  et  elle  n'éprouvait  point  évidemment 
pour  lui  une  de  ces  répugnances  insurmontables  qui  parfois  sépa- 
rent deux  personnes  faites  d'ailleurs  pour  s'aimer.  Puisque  vous  avez 
vu  Ferni,  vous  vous  souvenez  sans  doute  qu'il  plaisait  générale- 
ment. M'"*"  de  Marçay  acceptait  sans  trop  s'en  plaindre  les  bruits  du 
monde,  car  son  intimité  avec  Ferni  avait  tous  les  caractères  d'un 
amour  partagé,  et  si  quelques  fms  observateurs  doutaient  encore  du 
succès  de  Ferni,  si  lui-même  évitait  de  son  mieux  tout  ce  qui  pou- 
vait y  faire  croire,  les  esprits  superficiels,  qui  forment  toujours  la 
majorité,  n'en  doutaient  pas. 

Quant  à  ce  qu'on  appelle  en  amour  l'union  des  âmes,  elle  était 
entre  eux  aussi  complète  qu'on  peut  l'imaginer,  et  lorsque  nous 
serons  à  Paris,  je  pourrai  vous  en  convaincre  en  vous  faisant  lire 
leurs  lettres  où  s'épanchait  toute  leur  âme.  Quoique  étranger,  Ferni 
écrivait  purement  notre  langue,  et  la  passion  qui  l'inspirait  l'empor- 
tait souvent  jusqu'à  l'éloquence.  Vous  ne  trouverez  aucune  trace  de 
mauvais  goût  ou  d'affectation  dans  ses  lettres,  tout  y  est  vrai,  élevé, 
sincère  ;  seulement  il  faut  faire  la  part  de  l'amour  qui  lui  montre 
dans  M'"^  de  Marçay  plus  de  perfections  et  plus  de  charmes  encore 
que  le  ciel  ne  lui  en  avait  fatalement  accordé.  Ce  qui  me  surprit 
extrêmement  quand  j'eus  entre  les  mains  toutes  ces  lettres,  c'est 
que  les  plus  fortes  et  les  plus  éloquentes  étaient  précisément  écrites 
dans  le  temps  même  où  Ferni  était  incapable  de  tout  travail.  Il  re- 
trouvait pour  se  plaindre  de  ses  maux,  pour  convaincre  M'"^  de 
Marçay  et  pour  l'attendrir,  toute  la  vigueur  de  pensée  et  de  langage 
qu'il  semblait  avoir  perdue  pour  tout  le  reste.  Il  le  sentait  lui-même  : 
«  Je  ne  suis  bon  désormais  qu'à  vous  écrire,  dit-il  un  jour  à  la  fm 
d'une  de  ses  lettres.  J'irais  ainsi  jusqu'à  demain,  et  plus  loin,  et  tou- 
jours. Voilà  certainement  mes  moins  mauvais  écrits,  mais  ils  ne  me 
conduiront  pas  même  à  la  gloire.  »  A  coup  sûr,  on  ne  peut  publier 
ces  lettres,  bien  que  la  mémoire  de  Ferni  ni  de  M'"''  de  Marçay  n'eût 
pas  sans  doute  à  en  souffrir;  mais  nous  pourrons  les  relire,  et  j'é- 
prouve un  amer  plaisir  à  y  voir  revivre  avec  toutes  ses  douleurs  l'âme 
ardente  et  déchirée  de  mon  ami. 

Que  vous  dirai-je  des  lettres  de  M'"''  de  Marçay?  Vous  n'imagi- 
nerez pas,  avant  de  les  avoir  lues,  qu'on  puisse  être  à  la  fois  si  in- 
flexible et  si  tendre,  donner  et  retenir,  fuir  et  se  rapprocher,  consçler 
sans  guérir,  refuser  toute  espérance  sans  tuer  tout  amour,  inspirer 
à  la  fois  et  d'une  manière  si  délicate  tant  d'admiration,  de  tendresse, 
de  crainte  et  de  désir.  Et  dans  tout  cela  pas  un  mot  à  effacer,  pas 


MADAME    DE   MARÇAY.  525 

un  mot  à  reprendre,  rien  qui  ne  soit  irréprochable  aux  yeux  même 
du  monde.  Ah  !  sublime  et  cruel  instinct  de  la  nature,  l'art  ne  vous 
égalera  jamais  ! 

Je  fus  un  peu  effrayé  de  revoir  après  moins  de  trois  mois  Ferni  à 
Paris ,  mais  je  fus  surpris  et  heureux  de  le  trouver  beaucoup  plus 
calme  et  infiniment  plus  raisonnable  qu'avant  son  départ. 

—  J'ai  beaucoup  réfléchi,  me  dit-il,  depuis  que  je  vous  ai  vu,  et, 
comme  vous  le  pensez  bien,  c'est  à  la  seule  chose  qui  m'occupera 
désormais  en  ce  monde.  Je  vois  clairement  aujourd'hui  la  cause  vé- 
ritable de  mes  souffrances,  ou  plutôt  l'occasion,  toujours  la  même, 
de  laquelle  naissent  entre  M'"^  de  Marçay  et  moi  ces  crises  perpé- 
tuelles qui  ébranlent  ma  raison.  Tout  le  mal  vient  de  mon  incurable 
manie  d'aller  au-devant  d'explications  qui  me  déchirent  et  de  pro- 
voquer par  mes  prières  des  refus  qui  m'accablent.  Si  je  prenais  le 
parti  de  jouir  du  présent  sans  songer  à  l'avenir,  ou  du  moins  sans 
contraiiMre  par  mes  questions  M'"*^  de  Marçay  à  m'ôter  toute  espé- 
rance, qui  m'empêcherait  de  vivre  paisible  et  presque  heureux  au- 
près d'elle?  Est-il  au  monde  une  intimité  plus  douce  que  ne  l'était 
naguère,  que  ne  le  sera  de  nouveau  la  nôtre?  Peut-il  exister,  même 
entre  des  personnes  qui  s'aiment,  plus  d'abandon  et  plus  de  con- 
fiance? Pourquoi  ne  pas  jouir  des  biens  que  le  sort  nous  donne? 
J'en  ai  senti  le  prix  depuis  que  je  les  ai  follement  perdus.  J'ai  vécu 
près  d'elle  dans  une  agitation  bien  douloureuse,  mais  que  vous  di- 
rai-je  de  la  vie  que  j'ai  menée  loin  d'elle?  C'était  quelque  chose  de 
plus  que  la  solitude,  c'était  le  néant.  Il  me  semblait  étouffer,  faute 
d'air  et  de  lumière.  Je  ne  veux  plus  partir,  je  veux  la  voir  tous  les 
jours;  mais  je  ne  veux  plus  lui  rien  demander.  Je  veux  jouir  de 
l'heure  présente  et  me  figurer  l'avenir  à  ma  guise;  je  veux  me  nour- 
rir d'illusions,  et  je  ne  lui  donnerai  plus  aucune  occasion  de  les  dé- 
truire. Laissons  faire  le  temps;  nous  sommes  jeunes  tous  deux,  fai- 
sons crédit  de  quelques  mauvais  jours  à  la  fortune. 

Ferni  tint  parole;  il  reprit  avec  M'"*"  de  Marçay  sa  vie  d'autrefois, 
•mais  il  en  bannit  avec  soin  les  agitations  et  les  tempêtes.  Plus  de 
questions  précises,  plus  de  plaintes,  plus  de  prières,  rien  autre  chose 
que  le  muet  et  constant  témoignage  d'un  invincible  amour,  car  il 
n'était  pas  au  pouvoir  de  Ferni  soit  de  cesser  d'aimer  M"""  de  Mar- 
çay, soit  de  lui  cacher  qu'il  l'aimât.  S'il  laissait  comme  malgré  lui 
son  âme  tout  entière  s'échapper  dans  chaque  geste  et  dans  chaque 
parole,  il  ne  disait  rien,  il  ne  faisait  rien  qui  put  contraindre  M'"''  de 
Marçay  à  se  défendre  et  à  soulFler  sur  ses  rêves.  Elle  l'entendait 
pourtant  sans  qu'il  parlât,  et  se  sentait  comme  assiégée  en  silence 
par  un  opiniâtre  adversaire  :  aussi  se  faisait- elle  parfois  un  devoir 
de  conscience  de  l'avertir  qu'il  avait  tort  d'espérer,  qu'il  n'était  pas 


526  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

plus  avancé  qu'auparavant,  et  qu'il  ne  le  serait  jamais  davantage; 
mais  alors,  au  lieu  de  s'emporter  comme  autrefois  contre  le  sort  ou 
contre  elle,  Ferni  lui  disait  en  souriant  :  —  A  qui  en  avez-vous?  Qui 
vous  a  rien  demandé?  Qui  vous  dit  que  je  supplie  et  que  j'espère? 

—  Vos  yeux  me  le  disent,  et  je  leur  réponds  sincèrement  comme 
toujours. 

Il  avait  en  effet,  malgré  lui,  de  temps  à  autre  une  façon  de  re- 
garder M'"*"  de  Marçay  qui  en  disait  plus  que  toutes  les  paroles,  et 
à  son  tour  elle  laissait  passer  à  son  insu  dans  son  regard  la  pitié 
dont  elle  avait  l'âme  atteinte.  Elle  mettait  alors  la  main  devant  ses 
yeux,  et  lui  disait  en  riant  :  —  Voulez-vous  bien  ne  pas  me  regar- 
der ainsi? 

Il  prenait  cette  main,  la  baisait  avec  une  sorte  de  fureur,  et  l'on 
parlait  d'autre  chose. 

Ils  avaient  pris  l'habitude  de  tout  se  dire,  et  il  la  consultait  sur 
toute  chose.  Il  avait  repris  le  goût  du  travail,  il  s'intéressait  de 
nouveau  aux  affaires  de  son  pays.  La  vive  intelligence  et  le  noble 
cœur  de  M™^  de  Marçay  suivaient  Ferni  dans  toutes  ses  pensées.  Ils 
se  voyaient  sans  cesse  au  théâtre  et  dans  le  monde,  et  il  leur  suffi- 
sait d'être  un  jour  sans  se  voir  pour  sentir  aussitôt  qu'ils  avaient 
une  infinité  de  choses  à  se  dire.  La  moindre  interruption  dans  leur 
intimité  leur  apprenait  à  tous  deux  combien  ils  s'étaient  devenus 
nécessaires,  combien  l'affection,  la  confiance  et  l'habitude  avaient 
étroitement  entrelacé  leur  vie. 

Ils  vivaient  donc  dans  une  sorte  de  calme,  et  Ferni,  qui  prenait 
plus  d'intérêt  aux  moindres  actions  de  M'"^  de  Marçay  qu'à  tout  le 
reste  de  l'univers,  suivait  avec  curiosité  l'existence  de  cette  jeune 
femme  si  admirée,  si  enviée,  si  courtisée  et,  au  moins  en  apparence, 
si  peu  sensible  à  tant  d'hommages.  Elle  avait  la  cour  la  plus  nom- 
breuse et  la  mieux  fournie  qu'on  ait  peut-être  jamais  vue  autour 
d'une  belle  personne,  et  les  âges  les  plus  divers,  comme  les  condi- 
tions les  plus  variées,  y  étaient  représentés.  Ferni  plaisantait  parfois 
M'»«  de  Marçay  sur  un  certain  nombre  d'hommes  mûrs  qui  n'étaient 
pas  les  moins  ardens  de  ses  admirateurs.  Il  l'appelait  «  Suzanne 
entre  les  vingt  vieillards.  » 

Mais  ce  qui  confondait  Ferni  de  surprise,  ce  fut  la  vue  d'un  cer- 
tain tiroir  rempli  de  lettres  qu'elle  remit  en  ordre  de  très  bonne 
grâce  devant  lui,  un  jour  qu'elle  partait  pour  la  campagne.  M'"*'  de 
Marçay  en  fit  l'examen,  et  Ferni  l'aidait  en  riant  dans  ce  travail.  Elle 
lui  cachait  certaines  lettres,  et  il  ne  demandait  à  en  voir  aucune  ; 
mais  il  en  parcourut  plusieurs  et  put  se  convaincre  qu'il  ne  connais- 
sait encore  que  très  imparfaitement  le  nombre  des  adorateurs  dont 
M'"«  de  Marçay  contenait  et  calmait  les  transports  soit  par  son 


MADAME   DE   MARÇAY.  527 

silence,  soit  par  de  sages  réponses  expédiées  dans  toutes  les  parties 
du  monde. 

—  Est-il  possible,  s'écria  enfin  Ferni,  saisi  d'une  sorte  d'admira- 
tion craintive,  que  vous  puissiez  suffire  à  un  pareil  labeur  et  mener 
de  front  tant  de  gens  et  tant  d'affaires?  Quoi!  au  milieu  même  de 
nos  agitations  les  plus  vives,  quand  vous  paraissiez  si  émue  de  ma 
folie,  si  amicalement  occupée  de  me  guérir,  vous  aviez  le  temps  et 
le  courage  d'entretenir  le  feu  de  toutes  ces  correspondances  et  de 
tenir  tête  à  tant  de  monde  !  Vous  êtes  à  vous  seule  tout  un  minis- 
tère, ajoutait-il  en  riant,  et  si  j'avais  pu  porter  dans  les  affaires  la 
moitié  de  cette  présence  d'esprit  et  de  cette  activité,  j'aurais  peut- 
être  affranchi  mon  pays. 

—  Vous  me  raillez,  cher  comte,  et  vous  êtes  injuste,  lui  dit-elle 
avec  un  air  de  noblesse  et  de  bonté  qui  le  rendit  un  peu  honteux  de 
sa  sottise.  Si  vous  pouviez  lire  toutes  ces  lettres,  si  vous  connais- 
siez tous  ceux  qui  les  ont  écrites,  si  vous  saviez  quels  titres  ils  peu- 
vent avoir  à  mon  amitié,  à  ma  reconnaissance,  à  ma  sympathie,  à 
ma  pitié  si  vous  voulez,  vous  ne  traiteriez  point  comme  un  calcul  de 
coquetterie  une  conduite  fort  naturelle  et  inspirée  par  le  seul  sen- 
timent de  la  justice;  mais  vous  êtes  un  égoïste  et  vous  avez  la  pré- 
tention de  tout  juger  sans  rien  savoir.  Tout  cela  s'expliquera  de 
soi-même  ;  mettez-y  un  peu  de  patience  ;  vous  savez  que  dans  dix 
ans  je  dois  vous  raconter  toute  ma  vie. 

Elle  avait  en  effet  pris  l'habitude  de  le  renvoyer  à  dix  ans  toutes 
les  fois  qu'il  la  pressait  un  peu  soit  sur  son  rival  inconnu,  soit  sur 
quelque  autre  sujet  dont  elle  ne  voulait  point  parler. 

—  Dans  dix  ans,  nous  serons  tous  morts,  disait  alors  Ferni,  qui 
ne  croyait  pas  si  bien  dire. 

La  vie  de  Ferni  me  paraissait  cependant  avoir  pris  un  cours  plus 
tranquille,  et  j'espérais  enfin  voir  sa  liaison  avec  M'"''  de  Marçay 
aboutir  à  un  dénoûment  paisible,  soit  qu'elle  se  laissât  gagner  par 
tant  d'amour,  soit  que  l'amitié  qu'elle  lui  accordait  finît  par  lui  suf- 
fire. Un  jour  que  nous  étions  entourés  de  cartes  et  de  livres  et  que 
je  le  voyais  avec  plaisir  s'animer  avec  moi  dans  le  débat  d'une 
question  intéressante  :  —  La  tête  est  libre,  lui  dis-je  en  riant,  et  le 
cœur  le  deviendra  bientôt. 

—  En  vérité  vous  avez  raison,  me  répondit-il  sur  le  même  ton,  et 
tout  est  pour  le  mieux  dans  le  meilleur  des  mondes.  —  Mais  il  lui 
fut  impossible  de  se  contenir  un  instant  de  plus  ;  il  laissa  tomber  sa 
tête  dans  ses  mains,  et  lorsqu'il  la  releva,  je  vis  que  son  visage  était 
baigné  de  larmes. 

—  Je  suis  perdu,  me  dit-il  en  marchant  avec  agitation  dans  la 
chambre.  Je  me  sens  et  je  m'observe,  comme  ferait  le  médecin  le 


528  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

plus  habile  rongé  par  un  mal  mortel.  Je  ne  sais  pourquoi  je  l'aime 
ainsi  et  tous  les  jours  davantage.  N'est-elle  pas  comme  moi  pous- 
sière et  cendre?  Ne  puis-je  donc  pas  trouver  ailleurs  dans  le  monde 
autant  de  beauté,  de  grâce,  de  douceur,  d'amitié  même,  et  par- 
dessus tout  cela  un  peu  d'amour?  Mais  c'est  moi  qui  ne  puis  aimer 
ailleurs!  Je  suis  comme  aveuglé  pour  tout  le  reste  et  je  ne  vois  plus 
qu'elle  au  monde,  sans  doute  parce  qu'il  est  écrit  qu'elle  ne  m'ai- 
mera jamais.  Ce  mot  à^  jamais  vous  fait  sourire?  Hélas!  que  de  fois 
j'en  ai  souri  moi-même!  Que  de  fois  je  l'ai  crue  près  de  s'émouvoir! 
Que  de  fois  j'ai  interprété  dans  le  sens  de  mes  vœux  son  geste,  son 
regard,  sa  parole  !  Si  vous  pouviez  vous  intéresser  à  toutes  les  mi- 
sères qui  composent  mon  existence,  je  vous  dirais  les  circonstances 
insignifiantes  qui  suffisaient  pour  me  faire  vivre  pendant  plusieurs 
jours  dans  une  sorte  d'ivresse,  comme  si  l'heure  était  enfin  venue  où 
elle  allait  m' aimer.  Mais  quel  affreux  réveil,  quelle  chute  profonde 
après  ces  momens  d'espoir  et  d'oubli!  Avez-vous  vu  parfois  une 
pauvre  mouche  privée  d'ailes  gravir  péniblement  la  plume  d'un  éco- 
lier? Elle  monte  jusqu'au  faîte;  mais  au  moment  où  elle  va  l'attein- 
dre, son  persécuteur  retourne  la  plume,  et  la  victime  remonte  sans 
fm  ni  repos  jusqu'à  ce  qu'on  ait  assez  de  ce  jeu  et  qu'on  l'écrase. 
Voilà  mon  supplice  :  il  est  pire  encore,  car  je  le  comprends  tandis 
que  je  l'endure;  j'ai  mes  ailes,  et  je  ne  veux  point  les  ouvrir;  j'aime 
mon  enfer,  et  j'éclate  en  larmes  et  en  prières  lorsqu'on  veut  m'en 
tirer... 

Je  laissai  Ferni  parler,  et  toute  consolation  me  parut  cette  fois 
inutile.  J'avais  touché  la  blessure  que  je  croyais  fermée,  et  le  sang 
avait  coulé  de  nouveau.  Peu  de  temps  après  cet  entretien,  M'"^  de 
Marçay  partit,  accompagnée  d'une  amie,  pour  passer  l'été  dans  un 
petit  port  de  la  Bretagne  où  Ferni  ne  tarda  pas  à  la  rejoindre.  La 
solitude,  la  liberté,  la  vue  de  la  nature  rendirent  leur  intimité  plus 
étroite  encore  et  plus  tendre.  Ils  étaient  presque  inséparables;  ils 
faisaient  ensemble  le  soir  de  longues  promenades,  et,  sous  le  ciel 
étoile,  M'^^  de  Marçay  se  faisait  expliquer  par  Ferni  le  mystérieux 
arrangement  des  mondes,  et  les  lois  de  ce  vaste  univers.  Ils  redes- 
cendaient sur  la  terre,  et  les  sujets  ne  faisaient  guère  défaut  à  leurs 
causeries.  Ferni  en  venait  enfin  à  ses  peines,  et  M'"''  de  Marçay  l'é- 
coutait  avec  douceur.  Ils  paraissaient  si  naïvement  heureux  d'être 
ensemble  que  M'"'^  de  Marçay  disait  en  riant  :  —  Ceux  qui  nous  voient 
doivent  se  dire  :  Yoilà  deux  amoureux  qui  passent! 

L'oisiveté  de  la  campagne  donne,  vous  le  savez,  plus  de  prix 
encore  aux  nouvelles  de  Paris.  Ils  avaient  donc  pris  l'habitude  de 
lire  ensemble  leurs  lettres,  et  le  plus  souvent  d'écrire  ensemble 
les  réponses.  Ferni  remarqua  bientôt  que  certaines  lettres  ne  lui 


I 


MADAME   DE    MARÇAY.  529 

étaient  pas  montrées,  et  que  ces  lettres  avaient  sur  l'humeur  de 
M'"''  de  Marçay  une  visible  influence.  Il  sentit  dès  lors  qu'elle  ne 
l'avait  décidément  pas  trompé  en  lui  avouant  qu'elle  appartenait  à 
un  autre,  et  il  n'eut  point  de  repos  qu'il  n'eût  réussi  à  tout  ap- 
prendre, comme  un  condamné  qui  veut  entendre  son  arrêt.  Il  soup- 
çonnait qui  pouvait  être  ce  rival  heureux.  Quelques  bruits  vagues, 
d'autres  indices  plus  clairs  qui  l'eussent  depuis  longtemps  con- 
vaincu, si  mon  rnalheureux  ami  n'eût  voulu  espérer  contre  toute 
espérance,  avaient  dirigé  la  pensée  de  Ferni  sur  un  jeune  marin 
parti  pour  un  long  voyage  peu  de  temps  avant  la  rencontre  de 
M'"°  de  Marçay  et  de  Ferni  dans  ma  loge.  Ferni  prit  un  jour  à  part 
l'amie  qui  avait  accompagné  M'""  de  Marçay,  et  lui  dit  de  l'air  le 
plus  naturel  :  —  On  ne  se  conduit  donc  pas  bien  là-bas?  M'"*'  de 
Marçay  n'est  pas  toujours  contente  de  ses  lettres? 

—  Vous  savez  donc  que  c'est  lui,  je  ne  croyais  pas  qu'elle  vous 
l'eût  nommé? 

—  Je  le  savais,  répondit  Ferni.  —  Et  il  eut  le  courage  de  deman- 
der et  d'écouter  l'histoire  de  la  liaison  de  M"'''  de  Marçay  avec  son 
rival.  Il  apprit  qu'une  longue  absence  et  les  propos  du  monde  avaient 
plus  d'une  fois  refroidi  leur  union,  qu'au  milieu  de  l'hiver  était  ar- 
rivée une  lettre  qai  ressemblait  fort  à  une  rupture.  Ferni  se  sou- 
vint en  effet  qu'un  jour  M'"''  de  Marçay,  arrachant  à  un  bouquet 
une  violette,  avait  murmuré  devant  lui  :' —  On  m'a  brisée  comme 
cette  fleur.  —  Et  le  même  soir,  comme  ils  lisaient  ensemble  la 
lettre  sublime  de  dona  Julia  à  don  Juan,  M™*"  de  Marçay  avait 
laissé  échapper  quelques  larmes.  Avec  quelle  amertume  Ferni  se 
rappela  ces  circonstances!  — Sa  vie  a  donc  toujours  été  double,  se 
dit-il,  et  je  n'en  ai  jamais  eu  que  la  moindre  part.  Je  vivais  tout  en 
elle  :  la  meilleure  moitié  de  son  âme  était  loin  de  moi  !  —  Et  son 
cœur  se  serrait  à  la  pensée  de  cette  différence  et  de  sa  solitude.  Il 
voulut  ne  rien  ignorer  pourtant,  et  questionna  longtemps  encore  ;  il 
apprit  enfm  que  le  retour  de  ce  jeune  homme  pouvait  se  faire  at- 
tendre peut-être  un  mois,  peut-être  davantage,  qu'une  réconcilia- 
tion était  en  tout  cas  nécessaire,  et  pouvait  être  douteuse  ou  fragile. 

Ferni  se  défia  de  la  première  impression  que  lui  causait  la  certi- 
tude de  son  malheur.  Il  se  dit  rappelé  par  une  affaire  et  partit  pour 
Paris.  Après  m' avoir  communiqué  ses  angoisses  et  pris  le  temps  de 
réfléchir,  il  résolut  d'attendre  les  événemens  et  de  ne  rien  changer 
dans  sa  conduite  avec  M™*"  de  Marçay.  —  Je  n'ai  jamais  été  aussi 
heureux  que  là-bas,  me  dit-il;  j'y  veux  retourner.  Ne  songeons  pas 
à  l'avenir...  Le  jour  où  il  faudra  la  quitter,  ou  j'en  mourrai,  ou  ma 
guérison  sera  complète.  De  toute  façon,  je  suis  bien  sûr  de  ne  plus 
la  revoir  aussitôt  qu'elle  aura  revu  celui  qu'elle  aime. 

TOME  XXV.  3i 


530  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

Il  repartit  donc  sur-le-champ,  et  la  fortune,  qui  allait  l'accabler 
d'un  dernier  coup,  lui  accorda  encore  quelques  beaux  jours.  Soit 
que  M""^  de  Marçay  se  sentît  émue  d'une  passion  si  opiniâtre  et  si 
profonde,  soit  qu'elle  fût  prise  pour  lui  de  pitié  en  songeant  à  l'a- 
venir, elle  l'accueillit  cette  fois  avec  une  véritable  tendresse.  Je  puis 
vous  parler  avec  une  entière  franchise  de  ces  derniers  jours  de  leur 
intimité,  puisque  tous  deux  ne  sont  plus,  et  que  l'histoire  vraie  de 
cette  passion  vous  intéresse.  M'"^  de  Marçay  n'avait  jamais  été  avec 
lui  si  enjouée,  si  affectueuse,  si  confiante;  elle  le  raillait  et  le  flat- 
tait tour  à  tour.  —  Je  vous  déteste,  —  lui  disait-elle  en  riant,  et 
elle  s'appuyait  sur  lui  avec  langueur.  Elle  avait  cessé  de  se  fâcher 
ou  de  le  fuir  quand  il  approchait  ses  lèvres  de  son  front,  denses 
cheveux,  de  son  cou.  Ces  détails  vous  font  sourire,  et  vous  vous  de- 
mandez sans  doute  pourquoi  Ferni  s'arrêtait  si  docilement.  Vous  ne 
savez  pas  à  quel  point  l'âme  de  mon  ami  s'était  pliée  à  cette  servi- 
tude ,  comme  il  tremblait  de  perdre  cette  femme  en  un  instant  et 
pour  toujours,  que  de  fois  il  était  déjà  retombé  d'illusions  presque 
aussi  douces.  Il  ne  se  sentait  plus  à  l'épreuve  d'une  chute  pareille, 
et  dans  l'agitation  suprême  où  était  son  âme,  il  avait  le  pressenti- 
ment qu'être  repoussé  cette  fois,  c'était  périr.  Il  arriva  ainsi,  enivré 
d'amour,  de  crainte  et  d'espérance,  jusqu'au  jour  qui  devait  mettre 
une  fin  violente  à  sa  longue  épreuve. 

C'était  un  jour  d'orage,  et  tous  deux  s'étaient  sentis  en  même 
temps  accablés  et  irrités  par  cette  lourde  atmosphère.  Sur  le  soir, 
le  ciel  étant  couvert  de  nuages,  un  vent  assez  fort  se  leva,  et  l'on 
entendit  au  loin  le  bruit  du  tonnerre.  M™^  de  Marçay  proposa  une 
promenade  en  voiture  ;  on  fit  atteler,  et  ils  partirent.  A  peine  étaient- 
ils  en  route,  que  Ferni  voulut  attirer  M'"*^  de  Marçay  près  de  lui. 
—  Laissez -moi,  dit -elle,  j'ai  reçu  aujourd'hui  une  potion  cal- 
mante. 

—  Une  lettre  de  lui?  dit-il  avec  anxiété.  Donnez-la-moi,  je  vous 
en  prie. 

—  Vous  le  voulez  vraiment?  La  voici.  —  Et  elle  lui  tendit  la 
lettre. 

Ferni  prit  cette  lettre  et  se  mit  à  la  lire.  Il  était  assis  dans  le  fond 
de  la  voiture,  elle  était  en  face  de  lui,  et  elle  le  regardait.  Le  jour 
tombait  rapidement;  à  travers  les  nuages  chargés  d'électricité  passait 
encore  un  peu  de  lumière  de  couleur  livide.  Ferni  lisait  avec  peine, 
mais  il  déchifl'rait  tout,  parce  qu'il  voulait  tout  lire,  et  ces  banales 
formules  de  l'amour  satisfait  prenaient  à  ses  yeux  un  intérêt  extra- 
ordinaire. Quand  il  eut  fini,  il  tendit  la  lettre  à  M'"«  de  Marçay.  — 
Elle  est  fort  tendre,  lui  dit-il,  et  il  paraît  fort  joyeux  de  son  pro- 
chain retour;  cependant  je  crois  qu'une  autre  femme  que  vous  fe- 


I 


MADAME    DE    MARÇAY.  531 

rait  aussi  bien  son  affaire,  tandis  qu'il  n'y  a  pour  moi  que  vous  au 
monde. 

—  Voilà  une  parole  injuste,  et  vous  n'en  savez  rien. 

—  Il  est  vrai  que  je  n'en  suis  pas  bon  juge,  répondit  Ferni.  — 
Et,  s' enfonçant  dans  un  coin  de  la  voiture,  il  garda  le  silence.  Un  in- 
stant après,  M'"^  de  Marcay  s'aperçut  qu'il  pleurait;  elle  vint  s'as- 
seoir près  de  lui  et  lui  prit  la  main.  —  Du  courage,  disait-elle, 
soyez  calme. 

Mais  sa  douleur,  un  moment  contenue,  éclatait  enfin  en  mou- 
vemens  convulsifs  et  en  larmes  abondantes.  —  Que  vais-je  devenir? 
murmura-t-il  ;  tout  est  fini.  Non-seulement  je  n'espère  plus  rien, 
mais  je  perds  tout  au  monde.  Il  va  revenir,  et  je  ne  vous  verrai  plus. 

—  Vous  me  verrez  toujours,  interrompit-elle. 

—  Jamais!  continua-t-il,  et  même  aurai-je  la  force  de  l'attendre? 
0  fatale  habitude  de  tout  vous  demander,  de  tout  vous  dire,  de  pen- 
ser et  de  respirer  à  vos  pieds!  Il  me  semble  qu'il  n'y  a  plus  per- 
sonne sur  la  terre. 

—  Vous  ne  me  quitterez  pas. 

—  Ah!  l'affreuse  solitude;  je  me  vois  moi-même  comme  un  enfant 
qu'on  arrache  avant  le  temps  du  sein  de  sa  mère  et  qu'on  jette  sur 
la  route  aux  pieds  des  passans.  Qui  va  me  parler,  me  consoler?  qui 
puis-je  écouter  et  souffrir?  qui  me  grondera,  me  louera  doucement? 
qui  me  donnera  de  chers  petits  conseils  comme  les  vôtres? 

—  Moi  !  toujours  moi  !  disait-elle  en  lui  pressant  les  mains  ;  mais  il 
l'entendait  à  peine  et  continuait  d'une  voix  brisée  par  les  pleurs  :  — 
Languirai-je  seul  ou  chercherai-je  inutilement  quelque  femme  qui 
vous  ressemble?  Où  est-elle,  la  créature  que  je  ferai  semblant  d'ai- 
mer?—  Et  il  prononçait  obstinément  certains  noms  qui  les  faisaient 
sourire  tous  deux  au  milieu  des  larmes  ;  mais  il  retombait  auss  tôt 
dans  son  désespoir,  attirait  M'"*"  de  Marçay  avec  rage,  puis  l' écar- 
tait de  lui  brusquement,  la  saisissait  encore  et  paraissait  sur  le 
point  d'expirer  de  douleur  à  ses  côtés.  Les  éclairs  jetaient  à  chaque 
moment  une  vive  lueur  sur  leurs  visages  émus ,  et  les  sanglots  de 
Ferni  étaient  sans  cesse  couverts  par  les  éclats  de  la  foudre.  Ils  ar- 
rivèrent ainsi  au  bord  de  la  mer,  où  ils  quittèrent  la  voiture  et  allè- 
rent s'asseoir  auprès  de  quelques  personnes  de  leur  connaissance, 
attirées  en  ce  lieu  par  la  sombre  beauté  de  cet  orage.  Ferni  trouvait 
ce  spectacle  en  harmonie  avec  l'état  de  son  cœur  et  prenait  un  amer 
plaisir  à  le  contempler.  La  mer  était  couverte  d'un  voile' obscur,  et 
l'on  ne  pouvait  la  distinguer  du  ciel;  mais  d'éblouissans  éclairs  dé- 
chiraient par  instans  les  nues  et  inondaient  d'une  rapide  lumière  la 
vaste  étendue  des  flots.  L'on  entendait  presque  en  même  temps  le 
grondement  du  tonnerre,  puis  tout  rentrait  dans  l'obscurité,  et  l'on 


532  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

ne  voyait  plus  que  l'écume  phosphorescente  des  vagues  qui  venaient 
se  briser  en  gémissant  sur  la  plage.  M'"'  de  Marçay  était  assise  près 
de  Ferni  ;  elle  avait  attiré  sa  main  sous  son  manteau  et  la  pressait 
affectueusement  sur  son  cœur.  Il  pleurait  en  silence,  entendait  à 
peine  ce  qui  se  disait  autour  de  lui  et  évitait  de  répondre  lorsqu'on 
lui  parlait,  de  peur  que  l'on  ne  remarquât  l'altération  de  sa  voix; 
mais  peu  à  peu  un  changement  se  fit  dans  cette  âme  aimante  et 
mobile.  Il  oublia  une  dernière  fois  tout  ce  qui  venait  de  l'agiter,  et 
se  laissant  aller  presque  sans  y  penser  au  bonheur  de  se  voir  encore 
si  près  d'elle,  de  sentir  battre  son  cœur  et  de  la  croire  touchée  de 
ses  maux,  il  jouit  d'un  repos  délicieux  après  une  émotion  si  violente. 
La  pluie  commença  bientôt  à  tomber;  on  se  leva,  et  ils  rentrèrent 
sans  se  parler. 

A'  peine  furent-ils  seuls  que  Ferni  revint  au  sentiment  de  la  réa- 
lité, et  de  nouveau  ses  yeux  se  remplirent  de  larmes;  mais  elle  le  fit 
asseoir  doucement  près  d'elle  et  lui  proposa  de  lire  ensemble.  Il 
était  tellement  habitué  à  lui  obéir,  qu'il  trouva  cela  tout  naturel. 
Elle  lisait  haut,  d'une  voix  enfantine,  s' arrêtant  sans  cesse  pour 
sourire  et  le  regarder.  Il  l'arrêtait  plus  souvent  encore  par  ses  bai- 
sers, et  si  souvent  qu'il  fallut  cesser  de  lire.  Elle  paraissait  n'avoir 
pas  la  force  de  se  défendre,  et  se  laissait  aller  avec  langueur  à  ses 
caresses.  Enfin  leurs  lèvres  se  rencontrèrent,  et  Ferni,  qui  n'a  ja- 
mais menti,  m'a  juré  qu'ils  avaient  mis  tous  deux  la  même  ardeur 
dans  ce  dernier  baiser;  mais  aussitôt  cette  étrange  créature  parut 
le  haïr  aussi  sincèrement  qu'un  instant  auparavant  elle  avait  paru 
l'aimer.  Elle  s'échappa  brusquement  de  ses  mains,  courut  à  la  fe- 
nêtre, l'ouvrit  et  s'assit  sur  le  bord,  le  regardant  d'un  air  de  colère 
et  de  défi.  Éperdu  de  douleur,  il  voulut  l'en  arracher.  M'"'  de  Marçay 
trouva  des  mots  si  cruels,  elle  eut  si  bien  l'art  de  le  blesser  et  de  le 
confondre,  qu'il  recula,  se  croyant  le  jouet  d'un  horrible  rêve  et 
prenant  en  dégoût  la  création  tout  entière.  Le  jour  commençait  à 
poindre  lorsqu'il  rentra  chez  lui. 

En  moins  d'un  instant,  il  avait  pris,  pour  n'y  plus  revenir,  une 
résolution  bizarre  et  fatale,  et  ce  fut  avec  le  calme  d'une  âme  éner- 
gique, décidée  sur  son  sort,  que  le  lendemain  il  entra  chez  elle.  Il 
ne  pouvait  revenir  de  sa  surprise  en  la  regardant.  Non-seulement  les 
émotions  diverses  qu'elle  avait  paru  éprouver  la  veille,  et  dont  il  se 
sentait  brisé,  n'avaient  laissé  aucune  trace  sur  ce  charmant  visage, 
mais  elle  était  éblouissante  de  fraîcheur;  jamais  son  teint  n'avait  été 
plus  transparent,  jamais  ses  traits  n'avaient  été  plus  harmonieux  ni 
plus  calmes,  et  lorsqu'elle  leva  sur  lui  ses  grands  yeux  limpides,  il 
crut  sentir  vaguement  qu'elle  n'avait  point  d'âme.  Cependant  il  de- 
vait l'aimer  jusqu'au  dernier  soupir,  et  d'ailleurs  il  avait  irrévoca- 


MADAME    DE    MARÇAY.  533 

blement  arrêté  sa  ligne  de  conduite.  Comme  elle  lui  demandait  de 
ses  nouvelles,  il  répondit  qu'il  avait  eu  les  nerfs  fort  malades  à  la 
suite  de  cet  orage,  et  qu'elle  avait  dû  s'en  apercevoir. — J'aime  mieux 
ne  pas  entendre  parler  de  cela,  lui  répondit-elle.  D'ailleurs  ce  n'est 
point  votre  faute,  mais  la  mienne.  —  Et  elle  ajouta  en  baissant  la 
voix  :  —  Tout  autre  que  vous  m'aurait  prise  en  horreur. 

—  Cela  n'est  pas  en  mon  pouvoir,  répondit-il  avec  tristesse. 

Et,  baisant  la  main  de  M'"'^  de  Marçay,  il  lui  dit  qu'il  était  obligé 
de  faire  un  petit  voyage,  et  qu'il  était  venu  lui  dire  adieu. 

—  C'est  au  revoir  qu'il  faut  dire,  reprit-elle  en  souriant,  et  à 
bientôt.  Que  ferais-je  sans  vous? 

Ces  derniers  mots  étaient  habituels  à  M'^^  de  Marçay,  lorsque 
Ferni  parlait  d'éloignement  ou  de  rupture.  Elle  avait  une  façon, 
moitié  enjouée,  moitié  sérieuse,  de  les  dire,  qui  ravissait  Ferni,  et 
qui  l'eût  décidé  à  tout  plutôt  que  de  s'éloigner  d'elle.  Ce  jour-là,  il 
ne  put  les  entendre  sans  que  son  cœur  fût  près  de  se  rompre.  Ce- 
pendant il  put  répondre  avec  assez  de  calme  :  —  J'espère  certaine- 
ment vous  revoir. 

Et,  lui  serrant  une  dernière  fois  la  main,  il  sortit. 

Le  dessein  qu'il  avait  conçu  avait  quelque  chose  d'insensé  et  de  cri- 
minel, et  se  ressentait  du  trouble  de  la  nuit  fatale  qui  l'avait  enfanté; 
mais  une  fois  décidé  à  l'accomplir,  Ferni  retrouva  pour  l'exécuter  sa 
présence  d'esprit  et  son  énergie  accoutumées.  Il  partit  pour  Saint- 
Pétersbourg,  et,  afm  qu'on  ne  vît  dans  ce  départ  qu'une  chose  toute 
naturelle,  il  se  fit  appeler  par  un  de  ses  amis  qui  habitait  cette  ville. 
A  peine  arrivé  en  Russie,  il  donna  quelques  signes  d'un  dérange- 
ment d'esprit  qui  trompa  tout  le  monde;  puis  il  parut  redevenir 
complètement  maître  de  sa  raison,  et  vécut  comme  à  l'ordinaire 
avec  ses  amis.  Il  avait  connu  jadis  M.  de  Marçay,  et  renoua  con- 
naissance avec  lui.  Il  l'amena,  je  ne  sais  comment,  à  venir  s'exercer 
au  tir  au  pistolet,  et  s'attacha  à  montrer  ce  jour-là  une  agitation  ex- 
traordinaire. Enfin,  dans  un  moment  où  deux  pistolets  se  trouvaient 
chargés  et  où  son  tour  de  tirer  était  venu,  il  se  plaignit  à  haute 
voix  de  visions  et  de  fantômes  qui  lui  étaient  envoyés  par  ses  per- 
sécuteurs. Presque  aussitôt  il  se  détourna  subitement  du  but,  fit  feu, 
et  M.  de  Marçay  tomba  mort.  Avant  qu'on  eût  le  temps  de  faire  un 
mouvement  autour  de  lui,  Ferni  avait  pris  le  second  pistolet  et  s'é- 
tait fait  sauter  la  cervelle.  Cet  accident,  qui  parut  l'effet  d'un  accès 
subit  de  folie,  afiligea  tout  le  monde  à  Saint-Pétersbourg,  et  vous 
vous  souvenez  qu'il  causa  dans  Paris,  où  Ferni  s'était  fait  générale- 
ment aimer,  la  plus  pénible  surprise.  Le  suicide  de  Ferni  ne  laissait 
à  personne  la  possibilité  de  penser  que  sa  prétendue  liaison  avec 


53/1  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

M™*  de  Marçay  eût  été  pour  quelque  chose  dans  ce  double  malheur. 
On  le  regretta  d'ailleurs  universellement,  et  presque  tous  les  jour- 
naux de  l'Europe  déplorèrent  sa  fm  prématurée. 

Je  ne  savais  moi-même  que  penser,  lorsque  je  reçus  une  lettre  que 
mon  malheureux  ami  avait  pris  soin  de  me  faire  parvenir.  Il  m'y 
remerciait  en  peu  de  mots,  et  avec  effusion,  de  la  tendresse  pater- 
nelle que  je  lui  avais  toujours  montrée.  Il  me  priait  de  ne  point  le 
juger  précipitamment,  et  ajoutait  qu'une  lettre  que  M'"^  de  Marçay 
devait  recevoir  m'expliquerait  sa  conduite.  H  me  conjurait  enfin  d'a- 
voir toujours  la  même  amitié  pour  elle,  et  plus  encore,  si  vous  pou- 
vez, ajoutait-il,  car  vous  devez  reporter  sur  elle  toute  l'affection  que 
vous  aviez  pour  moi.  —  Le  soir  même,  je  lus  la  lettre  qu'il  avait 
écrite  à  M'"^  de  Marçay;  elle  était  à  peu  près  conçue  en  ces  termes  : 

«  Pourquoi  mon  amour  a-t-il  grandi  à  côté  de  votre  froideur? 
pourquoi  a-t-il  résisté  à  votre  amour  avoué  pour  un  autre?  pour- 
quoi enfin  a-t-il  survécu  aux  affreuses  secousses  de  ces  derniers 
jours?  C'est  ce  que  je  ne  puis  comprendre;  mais  il  n'en  est  pas 
moins  vrai  que  je  meurs  à  cause  de  vous  et  en  vous  aimant.  J'ai 
voulu  vous  rendre  un  dernier  service.  La  vie  de  M.  de  Marçay 
n'importe  à  personne,  et  je  ne  me  fais  pas  grande  conscience  de  la 
prendre  pour  vous  donner  une  liberté  qui  va  vous  devenir  néces- 
saire. Vous  allez  revoir  celui  que  vous  aimez.  Son  âge,  sa  légèreté 
peut-être ,  à  coup  sûr  la  nécessité  de  se  marier,  rendraient  votre 
union  bien  fragile,  si  M.  de  Marçay  vivait  encore.  Je  sais  d'ailleurs 
que  vous  n'êtes  nullement  insensible  à  l'opinion  du  monde,  qui 
pourrait  vous  devenir  un  jour  injustement  sévère.  Mariez-vous  donc. 
Je  ne  vous  demande  même  pas  de  vous  souvenir  que  j'aurai  été 
pour  quelque  chose  dans  ce  bonheur.  En  tout  cas,  j'ai  la  consolation 
de  n'avoir  point  troublé  votre  repos  autant  que  ceux  qui  vous  con- 
naissent imparfaitement  pourraient  le  croire.  Je  me  suis  bien  sou- 
vent demandé  depuis  huit  jours  s'il  valait  mieux  pour  moi  vous 
avoir  connue  que  d'avoir  mené  la  vie  très  différente  à  laquelle  je 
me  croyais  destiné.  Pourtant,  tout  bien  considéré,  je  me  crois  en- 
core votre  obligé.  Vous  perdre  au  moment  où  je  pensais  vous  at- 
teindre était  l'enfer;  mais  vous  espérer  était  le  ciel.  Vous  m'avez 
torturé,  mais  vous  m'avez  fait  vivre,  et,  grâce  à  vous,  l'âme  que  je 
rends  à  Dieu  ou  au  néant  aura  connu  en  xe  monde  des  émotions 
plus  fortes  qu'il  n'est  donné  d'en  sentir  à  la  plupart  des  hommes. 
Je  souhaite  ardemment  que  vous  soyez  heureuse  ;  je  souhaite  aussi 
que,  si  mon  nom  frappe  parfois  votre  oreille,  il  n'éveille  en  vous 
aucun  sentiment  de  regret  ni  d'amertume.  Vous  n'avez  voulu  me 
faire  aucun  mal,  et  vous  n'êtes  point  coupable  de  mes  douleurs. 


MADAME   DE   3IARÇAY.  535 

Vous  avez  suivi  votre  destinée,  et  vous  n'avez  été  que  l'instrument 
de  la  mienne.  » 

Cette  lettre  parut  émouvoir  M'"*'  de  Marçay,  que  la  mort  de  Ferni 
avait  surprise  et  vivement  affligée;  mais  elle  ne  sentit  ce  qu'elle 
avait  perdu  avec  lui  que  quelque  temps  après  sa  mort.  Il  fallut  le 
retour  de  son  rival  et  les  diverses  contrariétés  qui  suivirent  ce  re- 
tour pour  lui  remettre  pleinement  en  mémoire  l'être  aimable  et  vrai- 
ment bon  qui  avait  tant  souffert  à  ses  pieds.  Elle  comprit  qu'elle 
n'avait  eu  d'autre  raison  pour  ne  point  l'aimer  que  son  engagement 
envers  un  autre,  et  qu'une  froideur  naturelle  qui  lui  faisait  toujours 
attendre  en  vain  une  sorte  de  mouvement  intérieur  et  comme  un 
signal  d'aimer.  J'évitais  de  lui  parler  de  Ferni,  mais  je  m'aperçus 
bientôt  qu'elle  parlait  de  lui  volontiers,  et  cherchait  les  occasions 
d'amener  son  nom  sur  mes  lèvres.  Elle  me  rappelait,  et  parfois  avec 
attendrissement,  telle  parole,  telle  action  de  mon  ami  qui  l'avait 
frappée.  —  Vous  souvenez-vous,  me  disait-elle,  comme  il  parlait  de 
telle  chose,  comme  il  était  ému  de  telle  autre?  Je  le  vois  encore  en- 
trant chez  moi  presque  tous  les  jours  avec  son  air  triste  ou  joyeux, 
selon  la  disposition  qu'il  croyait  lire  sur  mon  visage.  Gomme  il  avait 
plaisir  à  me  parler  et  à  m'entendre!  comme  il  m'interrogeait  du  re- 
gard et  comme  il  paraissait  vraiment  m' aimer!  J'avais  pris  l'habi- 
tude de  tout  cela,  et  quelquefois,  quand  j'entends  sonner  son  heure 
accoutumée,  je  regarde  machinalement  du  côté  de  la  porte,  comme 
si  je  m'attendais  à  le  voir  entrer.  N'est-ce  pas  que  vous  l'aimiez 
beaucoup?  Vous  m'avez  toujours  dit  que  c'était  un  noble  cœur. 

J'avais  peine  à  retenir  mes  larmes  en  voyant  revivre  ainsi  mon 
ami  dans  les  paroles  de  M'"^  de  Marçay;  mais  un  nouveau  chagrin 
ne  tarda  pas  à  s'ajouter  au  regret  amer  que  la  mort  de  Ferni  m'a- 
vait laissé  dans  l'âme.  Je  voyais  M'"^  de  Marçay  s'éteindre  insensi- 
blement à  son  tour.  Son  cœur  battait  souvent  à  l'étouffer,  elle  avait 
des  crises  nerveuses  très  fréquentes,  et  ne  connaissait  guère  plus  de 
repos.  Elle  abusait  inutilement  de  l'opium.  Cette  étrange  créature 
n'en  était  pas  moins  belle.  Aussitôt  que  son  deuil  fut  passé,  elle 
rentra  dans  le  monde;  elle  semblait  y  chercher  une  distraction  plutôt 
qu'un  plaisir.  Sa  tristesse  ne  lui  avait  rien  ôté  de  son  charme;  sa 
langueur  était  devenue  plus  touchante.  Ce  fut  aux  Italiens,  dans  ma 
loge,  qu'un  vaisseau  de  son  cœur  se  brisa  et  qu'elle  fut  assez  dou- 
cement surprise  par  la  mort.  Elle  était  à  cette  place  même  où  Ferni 
l'avait  vue  pour  la  première  fois,  et  il  n'y  avait  pas  un  instant  qu'un 
visiteur  étant  entré,- elle  s'était  retournée  pour  lui  sourire.  Cela  lui 
arrivait  rarement  sans  que  l'image  de  Ferni  ne  me  traversât  l'esprit, 
et  cette  fois  le  geste,  le  sourire,  avaient  si  bien  été  les  mêmes  que  je 


536  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

n'avais  pu  échapper  à  ce  cruel  souvenir.  Un  moment  après,  elle  n'é- 
tait plus. 

M.  d'Hersent  s'arrêta,  et  je  ne»  pus  m' empêcher  de  lui  dire  :  — 
Qu'était-ce  au  juste  que  M'"^  de  Marçay?  Était-elle  vraiment  la  per- 
sonne que  Ferni  a  si  violemment  aimée,  ou  ne  faut-il  voir  en  elle 
qu'une  femme  ordinaire,  un  peu  plus  coquettte  et  un  peu  plus  in- 
sensible que  de  raison  ? 

—  Qui  le  saura  jamais?  répondit  M.  d'Hersent  avec  quelque 
amertume.  Tout  ce  qui  est  en  ce  monde  a-t-il  un  prix  véritable  ou 
seulement  la  valeur  qu'y  attachent  notre  cœur  et  nos  yeux?  Voyez 
ce  ciel  étoile,  cette  mer  immense;  pour  vous  et  pour  moi,  que  de 
poésie,  que  de  grandeur!...  Le  pêcheur  qui  est  derrière  nous  ne 
voit  dans  ce  ciel  que  des  points  brillans  qui  l'aident  sur  la  mer  à  re- 
trouver son  chemin ,  et  la  mer  lui  paraît  un  immense  réservoir  de 
poissons  qui  le  nourrissent  le  plus  souvent  et  quelquefois  le  dévo- 
rent. Qui  a  tort  et  qui  a  raison  de  lui  ou  de  nous  deux?  Ou  plutôt 
n'avons-nous  pas  tous  également  raison,  et  le  ciel  et  la  mer  ne  sont- 
ils  pas  également  tout  cela?  Ce  que  nous  aimons  vaut  après  tout  ce 
que  nous  valons  nous-mêmes.  Pour  moi,  je  croirais  volontiers  que 
M'"®  de  Marçay  était  à  la  fois  la  créature  singulière  et  sublime  que 
Ferni  a  tant  aimée  et  la  femme  insignifiante  qui  a  aimé  si  facilement 
son  rival!  Elle  était  l'un  et  l'autre  sans  doute  et  autre  chose  eacore 
que  nul  œil  humain  n'aperçut  en  elle,  car  la  nature  est  infinie  dans 
ses  œuvres,  et  elle  n'a  pas  créé  une  âme  qui  n'ait  autant  de  pro- 
fondeurs inconnues  que  l'Océan.  Ce  qu'il  y  a  de  certain,  c'est  qu'elle 
a  rarement  formé  une  aussi  belle  et  aussi  aimable  personne,  et  que 
la  lame  qui  a  déchiré  le  cœur  de  Ferni  était  un  des  ouvrages  de  ce 
genre  les  plus  finement  travaillés  et  les  mieux  réussis  qu'on  ait 
jamais  vus  dans  le  monde. 

M.  d'Hersent  se  tut,  et  comme  la  nuit  était  venue,  nous  nous  re- 
tirâmes lentement  devant  la  mer  montante ,  dont  la  voix  plaintive 
avait  accompagné  ce  triste  récit. 


LA 


THEOLOGIE  NATURELLE 

EN  ANGLETERRE 


I-  The  necessary  Existence  of  God,  by  W.  Gillespie.  —  II.  Faiih  in  God  and  modem  Atheism, 
by  J.  Buchanan.  —  IH.  Christian  T/ie/sw,  by  R.  Thompson.  —  IV.  The  Limits  of  religions 
Thouyht,  by  H.  Mansel. 


Quelques  momens  avant  de  boire  la  ciguë,  Socrate  disait  à  ses 
disciples  éplorés  qu'il  était  sûr  de  la  divine  bonté.  Il  suffirait  que 
ces  paroles  eussent  été  prononcées  ou  du  moins  écrites  aux  envi- 
rons de  la  quatre-vingt-quatorzième  olympiade  pour  qu'il  fût  difficile 
de  refuser  à  la  raison  humaine  la  faculté  de  s'élever  par  ses  propres 
forces  à  la  certitude  de  l'existence  de  Dieu.  Et  comme  on  ne  saurait 
apparemment  parler  de  Dieu  sans  en  concevoir  quelque  idée,  cette 
notion,  quelle  qu'elle  soit,  est  déjà,  suivant  l'étymologie  du  mot, 
une  certaine  théologie.  Et  comme  cette  théologie  est  due  à  la  lu- 
mière naturelle,  il  est  donc  vrai  qu'il  y  a  une  théologie  naturelle. 
Ainsi  l'ont  pensé,  d'accord  avec  les  philosophes,  les  plus  grands  doc- 
teurs de  l'église.  Il  serait  inutile  de  le  rappeler,  si  dans  ces  derniers 
temps  il  ne  s'était  rencontré  des  esprits  acharnés  à  le  contester.  On 
comprend  malaisément  pourquoi,  s'ils  n'étaient  résolus  à  tout  dé- 
truire ensemble,  la  révélation  et  la  raison.  Comment  fonder  la  pre- 
mière en  effet  sans  la  seconde?  Comment  ne  pas  dire,  avec  un  saint 
admiré  de  saint  Louis,  que  <(  l'existence  de  Dieu  est  une  de  ces  véri- 
tés qui  ne  sont  pas  des  articles  de  foi,  mais  qui  servent  aux  articles 
de  foi  de  préambules,  et  que  la  foi  suppose  la  connaissance  natu- 


538  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

relie,  comme  la  grâce  la  nature,  et  la  perfection  le  perfectible  ?  » 
Ce  n  est  donc  menacer  aucune  croyance  que  de.  chercher  à  fon- 
der par  la  raison  celle  qui  soutient  toutes  les  autres,  et  l'intérêt  le 
plus  légitime  s'attache  aux  travaux  récens  inspirés  par  un  sujet 
éternellement  nouveau.  Dieu  est  pour  le  moins  aussi  vieux  que  le 
monde,  et  cependant  le  monde  doit  continuer  de  faire  effort  pour  le 
connaître  sous  peine  de  renoncer  à  se  connaître  lui-même.  Ce  sera 
toujours  le  plus  digne  emploi  des  forces  de  l'esprit  humain  que  de 
rétablir  incessamment  son  droit  de  croire  en  Dieu  contre  ceux  qui  le 
lui  disputent,  et  qui  veulent  lui  couper  les  ailes  sous  prétexte  de 
briser  ses  fers.  Dans  chaque  pays,  à  toute  époque,  cette  vérité  si 
haute  et  si  vulgaire  prend  la  forme  d'une  question,  sans  cesser 
d'être  attestée  par  le  commun  langage,  et  cette  forme  suit  dans  ses 
variations  l'état  des  esprits  et  des  sciences.  Les  doutes  n'ont  pas  tou- 
jours la  même  origine  ni  la  même  expression,  les  argumens  doivent 
se  modifier  avec  les  objections,  ou  bien,  sous  la  diversité  des  mots 
et  des  sentimens,  il  est  bon  de  montrer  un  fonds  immuable  de  lu- 
mière et  d'obscurité  qui  tient  aux  conditions  du  problème.  Là  aussi 
il  y  a  du  permanent  et  du  passager.  Ce  qui  persiste,  c'est  la  vérité  à 
connaître;  ce  qui  varie,  c'est  la  connaissance  de  la  vérité.  En  France 
par  exemple,  la  politique  dispose  en  grande  partie  de  la  religion  et 
de  la  philosophie;  l'une  ou  l'autre  est  en  crédit  suivant  que  la  poli- 
tique est  à  l'espérance  ou  au  découragement.  Delà  les  vicissitudes  des 
choses  éternelles.  Cependant  éternelles  sont  les  vérités  fondamen- 
tales, et  la  raison,  en  y  revenant  sans  cesse,  remonte  à  sa  source  et 
revendique  son  privilège  de  naissance.  Il  peut  donc  être  utile  et  il 
est  toujours  à  propos  d'observer  le  mouvement  et  le  résultat  des 
études  concernant  les  principes  de  toute  religion  dans  les  sociétés 
les  plus  éclairées.  En  Angleterre,  la  préoccupation  n'en  est  jamais 
interrompue,  et  la  théologie  naturelle  y  est  une  science  classique 
qui  n'est  pas  négligée  un  instant.  Elle  y  est  regardée  comme  indis- 
pensable à  la  théologie  chrétienne,  qui  sans  elle  languirait.  Sans  in- 
sister sur  les  rapports  de  l'une  et  de  l'autre  théologie,  surtout  sans 
nous  engager  dans  les  nuages  de  la  haute  métaphysique,  nous  vou- 
lons essayer  de  ramener  l'attention  des  lecteurs  sur  l'état  réel  des 
recherches  de  théodicée,  et  montrer  que  les  travaux  de  la  science 
correspondent  aux  idées  les  plus  simples,  les  plus  usuelles,  dans 
lesquelles  tout  le  monde  a  été  élevé. 

I. 

Je  voudrais  donc  d'abord,  non  pas  exposer  philosophiquement, 
mais  raconter  comment  nous  sommes  amenés  dans  la  vie  réelle  à 


LA  THÉOLOGIE  NATURELLE  EN  ANGLETERRE.         539 

l'idée  de  Dieu,  et  à  toutes  les  pensées  comme  à  tous  les  sentimens 
dont  cette  idée  est  le  fondement.  Les  métaphysiciens  aiment  à  en 
chercher  l'origine  dans  la  nature  de  l'esprit  humain.  Ils  s'attachent 
à  prouver  qu'elle  lui  est  aussi  nécessaire  que  les  lois  mêmes  dq  son 
activité,  et  fait  corps  pour  ainsi  dire  avec  la  raison  :  noble  et  légi- 
time ambition,  que  je  suis  loin  de  leur  reprocher, .et  que  j'ai  ressen- 
tie quelquefois;  mais  notre  prétention  est  ici  plus  modeste.  Ce  sont 
des  faits  positifs  que  je  voudrais  retracer;  c'est  aux  souvenirs  de 
chacun  de  nous  que  j'entends  m'adresser,  et  cherchant  à  les  ranger 
dans  leur  ordre  historique,  je  voudrais  les  suivre  pas  à  pas,  et  re- 
monter les  degrés  de  la  pensée  et  de  la  croyance  religieuse. 

Il  me  semble  que  la  première  révélation  de  Dieu  est  faite  à  l'en- 
fance dans  les. termes  par  lesquels  commence  la  Bible.  Ces  paroles 
si  simples,  et  qui  expriment  le  fait  le  plus  solennel  que  le  temps  ^t 
reçu  dans  son  sein,  l'orphelin  seul  les  entend  pour  la  première  fois 
d'une  autre  bouche  que  de  celle  d'une  mère.  C'est  la  mère  qui  se 
réserve  d'annoncer  au  fruit  de  ses  entrailles  la  vérité  qui  l'éclairé  et 
la  console,  soit  que,  dirigeant  les  yeux  de  l'enfant  sur  un  livre  de 
gravures,  elle  lui  montre,  dans  quelque  lointaine  copie  des  peintures 
de  Michel- Ange  ou  de  Raphaël,  les  premières  scènes  de  la  création, 
soit  que,  promenant  son  doigt  sur  les  pages  usées  d'un  petit  livre 
d'histoire  sainte,  elle  lui  fasse  épeler  ces  mots  :  «  Au  commence- 
ment, Dieu  créa  le  ciel  et  la  terre.  » 

Dieu  a  fait  le  monde,  telle  est  l'idée  générale  dont  la  Genèse,  abré- 
gée pour  l'enfance,  lui  donne  la  forme  narrative;  mais  en  même 
temps  cette  idée,  sous  sa  forme  abstraite,  prend  place  dans  la  rai- 
son naissante.  Elle  y  est  reçue  à  la  faveur  d'une  notion  fondamen- 
tale que  la  raison  a  déjà  conçue  et  appliquée  des  milliers  de  fois, 
quoiqu'elle  n'en  connaisse  distinctement  ni  l'origine,  ni  l'expression, 
ni  l'universalité.  Cette  notion  est  celle  que  les  philosophes  appellent 
la  notion  de  cause.  C'est  parce  que  nous  savons  préalablement  qu'un 
fait  qui  commence  a  une  cause,  quoique  nous  soyons  encore  inca- 
pables de  nous  prononcer  à  nous-mêmes  ce  principe  général,  que 
dès  nos  plus  tendres  années  nous  concevons  ce  qu'on  nous  apprend, 
quand  on  nous  dit  que  le  monde  a  commencé  et  qu'il  est  l'ouvrage 
de  Dieu. 

De  cette  notion  de  cause,  nous  faisons  dans  cette  circonstance  une 
application  par  analogie  ;  car  aucune  expérience  ne  nous  a  nettement 
suggéré  l'idée  d'une  cause  créatrice.  Nous  n'avons  connu  que  des 
effets  nouveaux,  produits  par  une  cause  externe  ou  interne  dans 
ce  qui  existait  déjà.  Nous  n'avons  vu  changer  que  la  forme  de  la 
matière.  Les  effets  mêmes,  plus  directement,  plus  irréfragablement 
connus,  qui  se  passent  en  nous,  ne  sont  que  des  phénomènes  nou- 


5A0  BEVUE    DES    DEUX   MONDES. 

veaux  dans  un  être  durable  qui  les  a  précédés.  C'est  donc,  je 4e  ré- 
pète, par  analogie  que  de  l'action  des  causes  connues  nous  indui- 
sons la  possibilité  d'une  cause  créatrice,  c'est-à-dire  d'une  cause  qui 
produise  à  la  fois  la  substance  et  le  phénomène.  Si,  comme  il  arrive 
quelquefois,  souvent  même,  mêlant  le  sacré  et  le  profane,  on  com- 
binait l'enseignement  juif  avec  la  tradition  hellénique,  et  l'on  met- 
tait le  chaos  d'Hésiode  ou  d'Ovide  en  arrière  delà  création,  l'action 
de  la  cause  divine  serait  un  peu  plus  comparable  à  celle  des  causes 
que  nous  avons  vues  agir.  Je  dis  comparable,  car  en  toute  hypothèse 
la  cause  divine  ne  peut  être  exactement  assimilée  à  aucune  des  causes 
que  discerne  l'expérience.  Elle  serait  créatrice  encore,  quand  la  ma- 
tière serait  éternelle.  La  naissance  des  êtres  déterminés  bien  com- 
prise implique  déjà  ce  que  nous  entendons  d'essentiel  par  création. 

Mais  n'oublions  pas  que  nous  parlons  des  enfans,  et  que  ces  pro- 
blèmes les  touchent  peu.  A  peine  quelque  question  jetée  en  passant 
par  ce  besoin  de  comprendre  qui  s'éveille  et  s'endort  tour  à  tour 
dans  leur  intelligence  est- elle  venue  embarrasser  un  moment  la 
mère  souriante,  plus  fière  de  ce  que  l'enfant  lui  demande  qu'humi- 
liée de  ne  pouvoir  répondre.  Ces  curiosités  s'allument  et  s'éteignent 
comme  des  lueurs  passagères,  et  l'esprit  reste  sans  trop  d'effort 
dans  ce  brouillard  qui  remplit  tous  les  abords  de  l' infini.  Ce  qu'il 
saisit  mieux,  ce  qu'on  craint  moins  de  lui  représenter,  ce  sont  les 
preuves  partout  visibles  de  l'existence  d'un  suprême  auteur  des 
choses.  On  ne  parle  guère  à  un  enfant  des  objets  de  l'histoire 
naturelle  sans  lui  faire  remarquer,  quelquefois  même  un  peu  à  la 
légère,  des  combinaisons  de  moyens  et  de  buts  qu'on  aperçoit  ou 
qu'on  croit  apercevoir  dans  l'ordre  général  des  phénomènes.  Après 
avoir  enseigné  le  fait  de  la  création,  grâce  à  l'idée  de  la  cause  qu'A- 
ristote  nommait  efficiente,  on  cherche  à  expliquer  l'ensemble  et 
l'harmonie  des  choses  créées  par  la  notion  de  la  cause  qu'Aristote 
nommait  finale.  On  montre  dans  les  merveilles  de  la  nature  le  ré- 
sultat d'un  art  souverain.  On  ne  craint  même  pas  d'insister  outre 
mesure  sur  ce  point  de  vue,  et  l'on  remplit  l'esprit  du  jeune  disci- 
ple de  suppositions  spécieuses,  subtiles,  hasardées,  qui  passent  à  la 
faveur  d'une  idée  fondamentalement  vraie,  l'ordre  du  monde. 

Cependant  cette  idée  ne  peut  être  tenue  pour  un  certain  degré  de 
connaissance  théologique  que  lorsqu'elle  a  été  développée  en  un  rai- 
sonnement qui  prouve  ce  qu'il  suppose.  Or,  quelque  parti  qu'on  ait 
pris  de  ne  point  faire  de  philosophie  avec  les  enfans,  on  ne  manque 
guère  de  leur  communiquer  de  .bonne  heure  l'argument  métaphy- 
sique que  notre  pédanterie  désigne  sous  le  nom  d'argument  phy- 
8100- théologique.  A  défaut  de  toute  autre  voie,  en  voici  une  par 
laquelle  il  parvenait  nécessairement  aux  enfans  élevés  au  commen- 


LA    THKOLOGTE    NATURELLE    E\    ANGLETERRE.  5/|l 

cernent  de  ce  siècle.  Un  des  premiers  ouvrages  qui  servaient  à  leur 
apprendre  le  latin  était  un  traité  de  morale  connu  dans  les  classes 
sous  le  no«i  de  Selcclœ.  Le  premier  livre  est  intitulé  de  Bien ,  et 
dans  ce  premier  livre  un  des  premiers  paragraphes  qu'il  fallait  ex- 
pliquer peut  se  traduire  ainsi  :  a  De  même  que  si  l'on  entre  dans 
une  maison,  un  gymnase  ou  un  forum,  dès  qu'on  voit  en  toutes 
choses  l'ordre,  la  mesure,  la  discipline,  on  ne  peut  penser  que  tout 
cela  ait  lieu  sans  cause,  mais  on  comprend  qu'il  y  a  quelqu'un  qui 
commande  et  qui  est  obéi;  de  même  et  bien  plus  encore,  à  la  vue 
de  tant  de  changemens ,  de  tant  de  vicissitudes,  de  l'ordonnance 
régulière  d'autant  et  d'aussi  grandes  choses  que  les  corps  célestes, 
ordonnance  dont  l'immense  et  infinie  antiquité  ne  s'est  jamais  dé- 
mentie, on  doit  nécessairement  prononcer  que  tant  de  mouvemens 
de  la  nature  sont  gouvernés  par  quelque  intelligence.  »  Je  me  rap- 
pelle ces  mots,  tirés  de  CÎcéron  dans  son  traité  de  la  Nature  des 
Dieux ^  comme  la  première  expression  générale  que  j'aie  entendue 
de  l'argument  pris  du  spectacle  du  monde  en  faveur  de  l'existence 
d'un  ordonnateur  suprême. 

C'est  ainsi  que  la  croyance  en  Dieu  est  érigée  en  une  notion  claire, 
accessible,  saisissante,  et  qui,  bien  que  familière,  populaire  même, 
est  restée  philosophique.  Parmi  les  anciens  et  les  modernes,  elle  a 
inspiré  une  foule  de  belles  pages ,  et  même  des  ouvrages  entiers , 
qui  6e  lisent  encore  avec  profit.  A  mesure  que  la  science  de  la  na- 
ture s'est  perfectionnée,  l'argument  a  transformé  ses  applications; 
mais,  employé  avec  plus  de  discernement,  appuyé  sur  des  faits 
mieux  avérés  et  mieux  connus,  il  n'a  pas  changé  au  fond  et  n'a 
rien  perdu  de  sa  nature.  Il  a  été  consacré  en  quelque  sorte  par  la 
science  moderne,  il  a  pris  rang  parmi  les  principes  de  la  philoso- 
phie naturelle  le  jour  où,  dans  le  livre  qui  en  est  le  code  fonda- 
mental, le  révélateur  du  système  du  monde  en  a  tiré  pour  conclu- 
sion générale,  sehoUiim  générale^  l'existence  d'une  cause  première, 
dont  l'intelligence  et  la  volonté  sont  l'origine  de  l'univers,  qui  lui 
est  soumis  (1). 

Cette  idée  scientifique  et  philosophique  est  aussi  une  idée  chré- 
tienne; c'est  Yoltaire  lui-même  qui  la  retrouve  dans  le  verset  :  «  Les 
cieux  racontent  la  gloire  de  Dieu,  cœli  enarrant  gloriam  Bel.  » 
Prise  absolument  et  sans  commentaire,  elle  ne  conduit  guère  qu'à 
,1a  notion  d^un  dieu  ordonnateur  du  monde,  qui  n'en  est  créateur 
qu'autant  qu'il  l'a  produit  sous  la  forme  du  ciel  et  de  la  terre  :  il 
n'est  l'auteur  que  du  Cosmos  phénoménp^l  que  décrit  Humboldt,  et 
que  la  science  observe  et  calcule  ;  mais  cette  idée  se  concilie  égale- 

(l)  Phil.  Nat.  Princip.  matîu,  L  m,  Schol.  gen.  et  Optic,  l.  m,  q.  31. 


542  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

ment  avec  la  notion  d'un  créateur  absolu,  qui  a  tout  fait,  la  forme 
et  la  matière  du  monde,  et  qui  a  tiré  du  néant  l'existence  de  toutes 
choses,  excepté  lui.  Ce  second  sens  de  l'argument  est  le  plus  géné- 
ralement reçu,  grâce  à  l'interprétation  orthodoxe  du  début  de  la 
Genèse.  C'est  ainsi  véritablement  qu'il  est  identifié  avec  la  croyance 
chrétienne. 

La  critique  moderne  a  serré  de  si  près  cet  argument,  elle  s'est 
tellement  prévalu  de  l'abus  qu'on  en  avait  pu  faire.  Bacon  et  Des- 
cartes ont  si  sévèrement  proscrit  les  causes  finales  du  domaine  de  la 
science,  qu'il  est  bon  peut-être  d'insister  sur  la  valeur  d'une  consi- 
dération théologique  qu'il  ne  faut  ni  exagérer  ni  rejeter. 

Ceux  qui  la  nient  afm  de  nier  ce  qu'on  en  conclut,  c'est-à-dire 
Dieu  même,  veulent  que  l'ordre  du  monde  soit  l'ouvrage  du  hasard 
ou  de  la  nécessité.  Ces  deux  mots  se  retrouvaient  sans  cesse  sous  la 
plume  des  attirées  du  dernier  siècle.  Ils  expriment  deux  hypothèses, 
dont  la  première  est  certainement  la  plus  absurde,  car  la  supposi- 
tion du  hasard  nie  l'ordre  lui-même.  Le  sens  du  mot,  si  le  mot 
hasard  est  définissable,  est  la  coïncidence  des  disparates.  Si  tout 
est  fortuit  dans  la  nature,  la  stabilité  en  est  bannie.  Les  phénomènes 
actuels  ont  pu  coïncider  une  fois ,  mais  le  hasard  et  la  permanence 
impliquent.  Quant  à  la  nécessité,  ce  n'est  plus  avec  la  stabilité 
qu'elle  serait  incompatible,  c'est.  Newton  l'a  dit,  avec  la  variation. 
La  nécessité,  pour  mériter  son  nom,  doit  être  aveugle.  Et  comment 
une  nécessité  aveugle  aurait-elle  produit  la  diversité,  la  succession, 
le  retour  des  phénomènes?  Si  elle  n'est  pas  aveugle,  la  nécessité 
n'est  plus  que  le  nom  profane  de  l'ordre  divin.  Cet  ordre,  étant  le 
résultat  durable  de  lois  constantes ,  dont  quelques-unes  sont  éter- 
nelles, a  reçu  comme  l'empreinte  d'une  intelligence  et  d'une  vo- 
lonté immuables.  Dieu  est  l'être  nécessaire,  et  il  a  imprimé  aux 
choses  cette  nécessité  secondaire  qui  n'est  que  la  stabilité  de  leur 
nature,  condition  de  la  possibilité  de  l'être.  Maintenant  que  tout, 
dans  les  rapports  des  choses,  soit  moyen  et  but,  que  tout  résulte 
d'une  adaptation  dont  notre  intelligence  aurait  le  secret,  c'est  affir- 
mer bien  au-delà  de  ce  que  nous  révèlent  l'expérience  et  la  raison, 
c'est  réaliser  tout  ce  qu'on  imagine.  L'existence  de  Dieu  n'a  pas 
besoin  pour  être  prouvée  de  cette  finalité  universelle;  il  sufiit  qu'il 
y  ait  lieu  de  reconnaître  dans  la  nature  un  certain  dessein ,  comme 
disent  les  théologiens  anglais,  et,  sans  en  multiplier  les  preuves 
autant  qu'ils  l'ont  fait,  il  peut  être  permis  d'en  donner  une. 

Je  ne  sais  si  tout  le  monde  a  réfléchi  que,  s'il  n'y  avait  pas  d'yeux, 
la  couleur  n'existerait  pas.  En  lui-même,  et  abstraction  faite  du 
sens  et  de  l'organe  de  la  vue,  le  monde  est  incolore.  Je  ne  dis  pas 
qu'en  l'absence  de  l'homme  et  des  animaux  la  cause  de  la  couleur 


LA  THÉOLOGIE  NATURELLE  EN  ANGLETERRE.         543 

cesserait  d'exister.  La  lumière  serait  :  les  ondulations  de  l'étlier 
continueraient  de  s'accomplir,  et  la  structure  des  corps  demeurerait 
telle  qu'ils  se  comporteraient  avec  les  rayons  lumineux  de  manière  à 
produire  ces  différences  d'effets  possibles  sur  des  organes  possibles, 
différences  que  nous  appelons  couleurs;  mais  tandis  que  les  con- 
ditions d'existence  de  la  matière  subsisteraient,  tandis  que  les  pla- 
nètes dans  leur  course,  la  neige  et  la  pluie  dans  leur  chute  suivraient 
les  lois  de  la  pesanteur,  tandis  que  la  chaleur  du  soleil  fondrait  les 
glaces  et  durcirait  la  terre,  et  que  les  végétaux  s'élèveraient  verti- 
calement et  s'étendraient  latéralement  par  le  volume  de  leurs  troncs 
et  la  projection  de  leurs  branches,  tandis  qu'en  un  mot  aucune  des 
lois  de  la  physique,  de  la  chimie,  ne  serait  suspendue,  tous  les  phé- 
nomènes de  l'optique  seraient  réduits  à  des  phénomènes  de  méca- 
nique, et  la  lumière  et  l'ombre,  en  tant  qu'elles  produisent,  avivent, 
éteignent  des  teintes  diverses  que  nos  sensations  seules  nous  ap- 
prennent à  distinguer,  seraient  comme  si  elles  n'étaient  pas.  Elles 
existeraient  comme  causes,  non  comme  effets. 

Supposez  maintenant  que  l'homme  ou  d'autres  êtres  vivans  vins- 
sent au  monde  avec  cet  organe  de  la  vue,  si  artistement  composé 
dans  toutes  les  espèces  que  la  nature  en  a  douées,  et  que  la  lumière 
n'existât  pas^  ou  plutôt  que  rien  dans  la  constitution  de  la  lumière 
et  des  corps  ne  fût  disposé  de  manière  à  produire  sur  cet  organe  la 
sensation  de  la  couleur,  si  le  monde  en  un  mot  était  incolore,  ou 
même  rigoureusement  monochrome,  sans  aucune  diversité  d'ombre 
et  de  teinte,  il  serait  invisible.  L'organe  de  la  vue  serait  comme  nul. 
Rien  n'est  visible,  les  formes  comme  les  distances,  qu'à  l'aide  de  la 
couleur.  Sans  la  couleur,  la  vue  n'ajouterait  rien  absolument  aux 
connaissances  que  nous  obtenons  par  le  toucher,  dont  elle  est  l'utile 
auxiliaire. 

Ainsi  d'une  part  la  couleur,  le  phénomène  de  couleur  n'est  pas 
nécessaire.  L'ordre  général  de  la  nature  n'en  a  pas  besoin,  le  sys- 
tème du  monde  peut  s'en  passer.  D'un  autre  côté,  l'œil  et  la  vue 
seraient  inutiles  et  comme  non  avenus,  si  la  constitution  de  la  lu- 
mière et  des  corps  n'était  pas  telle  que  de  certaines  affections  très 
connues  en  résultassent  éventuellement  pour  cet  organe.  Mainte- 
nant qui  voudra  soutenir  que  c'est  par  hasard  que  la  rencontre  des 
ondulations  lumineuses  et  des  surfaces  étendues  produit,  en  sus 
de  leur  rôle  dans  le  système  du  monde,  cet  effet  additionnel  qu'on 
appelle  la  visibilité  pour  de  certaines  machines  organiques  qui  pou- 
vaient ne  pas  exister,  ou  bien  que  c'est  par  une  aveugle  nécessité, 
que  certains  êtres  qui  n'ont  pas  toujours  été  sur  la  terre  y  sont  sur- 
venus munis  d'un  appareil  compliqué  tel  que  toute  la  mécanique 
de  l'optique,  parfaitement  indépendante  en  soi  de  leur  existence. 


5ii/!i  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

lui  occasionne  des  affections  aboutissant  à  des  sensations  et  à  des 
notions  sans  aucun  rapport  de  ressemblance  assignable  avec  les 
causes  physiques  qui  les  déterminent?  Le  monde  est  invisible  en  soi, 
il  n'est  visible  qu'à  la  condition  qu'il  y  ait  des  yeux,  il  le  devient 
dès  qu'il  y  en  a.  Comment  ne  pas  croire  que  les  yeux  sont  faits  pour 
voir,  et  que  le  monde  est  fait,  entre  autres  choses,  pour  être  vu? 
Gomment  ne  pas  croire  que  le  phénomène  de  la  couleur,  médium 
indispensable  entre  l'objet  et  le  sens,  est  un  moyen  prédéterminé? 

Nous  sommes  donc  loin  de  rejeter  avec  le  dédain  de  quelques 
philosophes  religieux  la  preuve  la  plus  usuelle  et  la  plus  saisissable 
de  l'existence  de  Dieu,  celle  qui  compose  à  elle  seule  à  peu  près 
toute  la  philosophie  théologique  de  bien  des  hommes  éclairés. 

Mais  reprenons  cette  éducation  religieuse  que  nous  avons  promis 
de  suivre  pas  à  pas.  Si  nous  feuilletions  encore  les  livres  qu'on  met 
dans  les  mains  des  plus  jeunes  écoliers,  nous  y  trouverions  bien 
vite  des  passages  où  ils  apprennent,  en  supposant  qu'ils  ne  l'aient 
pas  appris  de  la  bouche  de  leurs  parens,  que  tous  les  peuples  ont 
reconnu  telle  chose  que  la  Divinité.  Cicéron,  ce  grand  instituteur 
de  toute  jeunesse  classiquement  élevée ,  se  complaît  autant  à  invo- 
quer à  l'appui  de  la  croyance  en  Dieu  le  consentement  général  que 
l'ordre  de  l'univers.  Le  consentement  général  est  une  autorité  impo- 
sante; l'esprit  en  est  naturellement  touché,  et  peut-être  est-ce  pour 
les  grandes  masses  de  l'humanité  une  des  principales  sources  de 
toute  foi  religieuse  que  la  déférence  à  une  tradition  à  peu  près  uni- 
verselle. Le  respect,  la  sympathie,  l'imitation,  l'habitude,  d'autres 
principes  encore  de  notre  nature  nous  portent  à  penser  comme  les 
autres  ont  pensé,  et  s'il  en  était  différemment,  la  vie  serait  beaucoup 
trop  courte  pour  découvrir  par  nous-mêmes  tout  ce  que  nos  devan- 
ciers ont  trouvé  par  l'expérience  ou  la  réflexion.  Le  consentement 
général  n'est  donc  pas  en  soi  une  preuve  à  dédaigner,  ce  n'est  pas 
du  moins  l'efficacité  qui  lui  manque,  et  cette  preuve  a  été  admise 
et  développée  par  d'habiles  gens.  L'église  l'a  employée  dans  ses 
cours  de  théologie. 

Je  ne  crois  pas  qu'en  fait  de  métaphysique  religieuse,  la  grande 
majorité  des  gens  qui  ont  reçu  de  l'éducation  aille  beaucoup  au- 
delà  de  ce  qui  vient  d'être  dit.  A  cela  se  réduit  assez  communément 
toute  la  théologie  naturelle.  Je  devrais  ajouter  quelques  développe- 
mens  qu'on  y  joint  d'ordinaire  sur  les  attributs  de  la  Divinité  et 
les  conséquences  morales  qui  en  résultent  pour  les  hommes,  si,  du 
moment  où  la  théodicée  touche  au  sentiment  et  au  devoir,  elle  ne 
devenait  presque  toujours,  au  lieu  d'une  simple  philosophie,  une 
religion  proprement  dite.  C'est  en  général  au  nom  du  christianisme, 
c'est  dans  le  langage  qu'il  enseigne  et  sous  les  formes  qu'il  prescrit, 


LA   THÉOLOGIE   NATURELLE    EN   ANGLETERRE.  5/15 

que  les  rapports  de  l'homme  à  Dieu  sont  annoncés  à  la  jemiesse. 
C'est  grâce  à  cette  transformation  toute-puissante  que  des  vérités 
abstraites ,  qui  seraient  arides  ou  indifférentes  pour  beaucoup  d'es- 
prits, s'emparent  de  l'âme,  et  peuvent  devenir  pour  une  nature 
heureusement  douée  l'aliment  le  plus  pur  et  le  plus  sain  de  l'intel- 
ligence, la  plus  auguste  règle  de  la  volonté,  la  plus  pénétrante 
consolation  du  cœur.  Tout  le  monde,  comme  nous  disons  en  Europe 
^t  en  Amérique,  est  élevé  dans  le  christianisme,  tout  le  monde  est 
chrétien,  au  moins  dans  une  certaine  mesure,  et  c'est  grâce  à  ce 
-saint  enseignement  des  nations  et  des  familles  que  des  deux  plus 
^nobles  parties  du  monde  s'élève  ce  cri  universel,  ce  cri  du  respect 
•et  de  l'amour  :  Notre  Père  qui  êtes  aux  deux! 

La  foi  n'est  pas  cependant  partout  la  même,  elle  a  ses  diversités; 
•^lle  manque  à  un  grand  nombre,  et  là  où  l'on  n'aperçoit  plus  l'homme 
de  la  grâce,  il  faut  parler  encore  à  l'homme  de  la  nature.  D'ailleurs, 
de  même  que  sans  s'arrêter  aux  merveilles  sensibles  de  l'univers,  en 
écartant  pour  ainsi  dire  les  plus  beaux  phénomènes,  il  est  permis 
'€t  il  est  utile  de  regarder  le  système  du  monde  comme  un  problème 
purement  mathématique  et  de  ne  voir  dans  le  ciel  étoile  que  la 
mécanique  céleste,  c'est  un  droit  et  une  fonction  de  la  raison  que 
de  s'abstraire  elle-même  de  la  religion,  et  de  chercher  à  déterminer 
sous  leur  forme  la  plus  rigoureuse  et  la  plus  scientifique  les  pures 
Idées  qui  sont  comme  l'essence  de  nos  croyances  morales  et  reli- 
g^ieuses.  Le  ciel  de  l'âme  aussi  a  sa  géométrie. 

Les  théologiens  éclairés ,  les  Bossuet  et  les  Fénelon ,  sont  loin  de 
répudier  cette  théodicée  philosophique,  et  c'est  le  métier  des  mé- 
taphysiciens que  d'en  reprendre  incessamment  l'étude.  Sans  les 
suivre  dans  les  recherches  épineuses  dont  elle  est  semée,  nous 
devons  donc  continuer  à  exposer  le  plus  clairement  que  nous  pour- 
rons le  progrès  ordinaire  des  idées  religieuses  comme  idées  pures, 
^ême  en  nous  réduisant  à  celle-ci,  la  preuve  de  l'existence  de  Dieu. 

Cette  preuve  est  double  jusqu'ici,  le  consentement  général  et 
Tordre  du  monde.  Le  ciel  nous  préserve  de  chercher  à  ruiner  l'une 
ou  l'autre  :  à  Kant  seul  cette  témérité  est  permise,  mais  il  faut 
bien  mesurer  la  portée,  fixer  la  valeur  de  la  double  preuve,  fût-ce 
-afin  d'expliquer  pourquoi  l'esprit  humain  ne  s'en  est  pas  contenté. 

Quelque  autorité  qu'on  attribue  au  consentement  général,  il  n'est 
pas  une  preuve  péremptoire  pour  un  philosophe  ni  pour  jm  chré- 
tien, une  preuve  du  moins  qui  puisse  être  admise  sans  restriction 
par  l'un  ni  par  l'autre.  Pour  le  philosophe,  la  constance  et  la  perpé- 
tuité d'un  témoignage  ne  démontrent  pas  autant  la  réalité  de  la  chose 
témoignée  que  la  permanence  dans  la  nature  humaine  d'une  raison 
^e  croire  ce  qu'elle  affirme.  Ce  peut  être  vérité,  ce  peut  être  erreur. 

TOME  XXV,  35 


5A6  BETUE   DES   DEUX  MONDES. 

Il  y  a,  si  Ton  veut,  présomption  de  vérité;  mais  il  n'y  a  preuve  que 
d'un  fait  permanent  de  notre  nature  qui  engendre  et  motive  le  con- 
sentement à  une  certaine  idée.  C'est  ce  fait  qu'il  faut  démêler,  étu- 
dier, afin  de  savoir  si  sa  réalité  prouve  la  vérité  de  ce  qu'il  atteste. 
Cela  ramène  à  chercher  dans  l'esprit  humain  et  dans  la  raison  même 
l'origine  et  la  garantie  de  l'idée  religieuse.  C'est  ce  qu'ont  fait  les 
philosophes  lorsqu'ils  ont  prouvé  Dieu  par  l'idée  de  Dieu. 

Pour  le  chrétien,  l'accord  de  l'humanité  le  persuade  de  l'existence 
et  de  l'unité  de  Dieu  bien  moins  que  la  foi  dans  une  révélation  spé- 
ciale et  primitive.  La  certitude,  sinon  la  vérité  de  cette  double 
croyance  est  pour  lui  bien  plutôt  le  privilège  d'une  race  élue  que  le 
patrimoine  commun  de  l'espèce.  Elle  a  été  confirmée,  cette  croyance, 
développée,  complétée  par  les  diverses  théophanies  dont  l'Ancien 
Testament  contient  le  récit,  et  surtout  par  la  plus  grande  de  toutes, 
sujet  divin  du  Nouveau  Testament.  Le  christianisme  est  essentielle- 
ment une  tradition  particulière.  Toutes  les  traditions,  hors  la  chré- 
tienne, sont  entachées  d'erreur  ou  d'imposture;  elles  s' appellent <le 
fausses  religions  :  on  ne  voit  donc  pas  comment  le  consentement  aux- 
fausses  poun-ait  servir  à  établir  un  dogme  de  la  vraie.  Aussi,  tandis 
qu'autrefois  le  consentement  général  était  cité  en  preuve  par  les 
théologiens,  il  est  maintenant  représenté  comme  un  souvenir  afiai- 
bli,  comme  une  traduction  altérée  de  la  révélation  primi4:ive.  Sui- 
vant cette  doctrine,  qui  est  nouvelle,  mais  qui  a  fait  d'assez  grands 
progrès  dans  l'église,  la  tradition  générale  doit  toute  sa  valeur  à  ce 
qu'elle  a  conservé  de  la  tradition  particulière.  L'humanité  n'a  ajouté 
que  du  faux  au  vrai  de  la  révélation  première.  C'est  donc  le  chris- 
tianisme qui  fonde  l'opinion  universelle  du  monde,  et  non  l'opinion 
universelle  du  monde  qui  appuie  un  seul  des  dogmes  du  christia- 
nisme. Quoi  qu'on  pense  de  cette  théorie  un  peu  hasardée,  il  de- 
meure que  le  consentement  général  mérite  plutôt  considération  qu'il 
ne  commande  l'adhésion.  En  fait,  il  n'en  exerce  pas  moins  une 
grande  influence;  en  fait,  il  se  présente  dans  la  réalité  pour  chacun 
de  nous  comme  un  fragment  local  et  national.  La  religion  est  pour 
chacun  de  nous  une  tradition  de  famille  et  une  institution  sociale.  A 
ce  titre,  elle  est  revêtue  d'une  grande  autorité,  et  c'est  ainsi  res- 
treint que  le  consentement  de  tous  détermine  le  nôtre.  Cependant 
on  remarquera  qu'il  nous  attache  au  moins  autant  à  ce  qui  est  par- 
ticulier qu'à  ce  qui  est  universel  dans  les  croyances.  Demandez  à  un 
Ecossais  pourquoi  il  est  presbytérien,  à  un  Anglais  pourquoi  il  est 
épiâcopal,  à  un  Français  pourquoi  il  est  catholique  :  sa  réponse  sincère 
sera  la  plnpart  du  temps  qu'il  est  de  l'église  dans  laquelle  il  est  né. 
Le  consentement  de  la  majorité,  et  par  suite  celui  de  l'universalité, 
n'est  donc  pas  une  preuve  logique,  mais  il  se  pourrait  qu'il  fût  un 
moyen  de  persuasion  plus.puissgjît  qu'une  preuve  logique.  Cepen- 


LA  THÉOLOGIE  NATURELLE  EN  ANGLETERRE.         547 

dant  il  reste  établi,  je  crois,  que,  comme  pierre  de  touche  du  con- 
sentement général  allégué  en  preuve  de  l'existence  et  de  l'unité  de 
Dieu,  le  philosophe  devra  recourir  à  l'étude  de  l'esprit  humain,  le 
chrétien  à  la  révélation,  et  l'un  et  l'autre  s'appuieront  am^i  sur 
des  preuves  d'un  ordre  qui  leur  paraît  supérieur. 

Venons  à  la  preuve  par  l'ordre  du  monde.  Elle  a  généralement 
autorisé  les  déistes  à  élever  leur  temple  idéal  Beo  oplimo  maxbnOy 
mais  ils  ont  avec  raison  traduit  cette  belle  inscription  par  ces  mots  : 
Au  Dieu  très  bon  et  très  grand.  C'est  en  effet  ce  que  prouve  et  tout 
ce  que  prouve  l'argument,  un  Dieu  très  bon  et  très  grand,  et  à  part 
quelques  métaphysiciens,  les  anciens  les  plus  éclairés  ne  se  sont 
pas  formé  une  autre  idée  de  Dieu.  Le  spectacle  du  Cosmos  avec  ses 
beautés,  mais  aussi  avec  ses  imperfections,  ses  incohérences,  avec 
l'antagonisme  des  forces  qui  le  régissent,  n'atteste  que  le  triomphe 
laborieux  du  principe  de  l'ordre  sur  le  désordre,  et  partant  une  in- 
telligence qui  partout  a  laissé  son  empreinte,  celle  de  la  sagesse  et 
de  la  bonté,  en  assurant  la  durée  et  l'harmonie  de  son  ouvrage.  Ge- 
' pendant  la  beauté  de  l'ensemble  n'est  que  celle  d'un  système  où, 
tout  compte  fait,  le»bien  l'emporte  sur  le  mal.  Sans  doute  il  est  bon, 
sans  doute  il  est  sage  et  puissant,  celui  qui  a  réglé  cet  ordre  et  qui 
le  conserve;  on  ne  peut  se  lasser  d'admirer  par  quelles  combinai- 
sons profondes,  par  quels  savans  artifices  tout  est  réglé  et  maintenu 
de  manière  à  surmonter  des  obstacles  toujours  subsistans,  à  résister 
à  des  causes  de  destruction  toujours  agissantes,  enfin  quelle  habileté 
suprême  semble  à  chaque  instant  sauver  l'univers.  Partout  se  décèle 
un  sublime  architecte;  mais  tout  ce  spectacle  ne  nous  révélerait  pas, 
si  nous  n'en  puisions  ailleurs  la  connaissance,  un  Dieu  tout-puis- 
sant et  infini,  le  Dieu  créateur  de  la  foi,  le  Dieu  parfait  de  la  méta- 
physique. 

Si  donc  nous  voulons  nous  élever  à  quelque  connaissance  de  la 
nature  de  Dieu  et  concilier  son  existence  avec  ses  attributs,  l'argu- 
ment en  question  ne  peut  plus  suffire  au  chrétien  non  plus  qu'au 
philosophe,  et  l'un  et  l'autre  sont  obligés  de  chercher  dans  la  révé- 
lation et  dans  la  raison  une  notion  moins  imparfaite  de  la  Divinité 
ou  une  démonstration  de  son  existence  qui  soit  plus  en  rapport  avec 
ses  perfections. 

Ici  le  christianisme  nous  enseigne  des  dogmes  qui  ne  sont  qu'à 
lui.  Une  révélation  devait  nous  apprendre  ce  que  nous  aurions 
Ignoré  sans  elle.  C'est  ainsi  que  l'église  nous  révèle  le  dogme  de  la 
Trinité.  Malgré  les  analogies  qu'on  a  prétendu  trouver  dans  Platon 
et  les  Alexandrins,  je  persiste  à  croire  que  l'idée  de  la  Trinité  est 
essentiellement  chrétienne,  et  que  l'esprit  humain  ne  s'y  serait 
point  élevé  par  lui-même.  Il  faut  donc  laisser  à  la  théologie  posi- 
^we  les  dogmes  révélés  et  connus^seuleuient  par  la  révélation.  Il  y 


558  BEVUE   DES   DEUX   MONDES. 

a  dans  le  christianisme  des  vérités  plus  générales,  Je  veux  dire  plus- 
généralement  connues,  puisqu'elles  sont  communes  à  l'orthodoxe, 
à  l'arien,  au  déiste,  même  au  païen  ou  au  mahométan  éclairé.  Ces 
notions  que  le  christianisme  enseigne  sans  les  discuter  ni  les  dé- 
montrer sont  par  exemple  celles-ci  :  Dieu  est  un  esprit,  —  Dieu  est 
parfait,  —  Dieu  est  le  créateur  du  monde. 

Ces  notions  chrétiennes,  se  rencontrant  aussi  dans  certaines 
théodicées  philosophiques,  sont  donc  aussi  des  notions  de  la  raison, 
de  la  pure  raison;  car  apparemment  aucune  sensation,  aucune 
expérience  ne  nous  les  suggère.  Pour  que  Dieu  soit  créateur,  il  faut 
que  tout  ait  commencé;  or  c'est  dans  l'esprit  humain  seulement  que 
nous  pouvons  trouver  cette  idée,  soit  comme  principe  démontré,, 
soit  comme  croyance  naturelle.  Il  n'est  certes  pas  moins  vrai  que 
ni  la  perfection,  ni  lanotion-d'un  pur  esprit  n'ont  été  dérivées  d'une 
expérience  actuelle,  et  la  raison  seule  est  capable  de  pareilles  con- 
ceptions. Si  donc  il  était  possible  de  fonder  l'existence  de  Dieu  sur 
ime  de  ces  idées,  par  exemple  sur  celle  de  sa  perfection,  cette  dé- 
monstration ne  serait  point,  comme  la  preuve  tirée  de  l'ordre  dm 
monde  ou  du  consentement  universel,  dérivée  d'iîn  fait  d'expérience 
ou  de  perception  directe,  une  preuve  à  jjosteriori.  Elle  pourrait  par 
conséquent  être  à  un  certain  point  qualifiée  de  preuve  //  priorL 
Toutes  les  preuves  de  ce  genre,  étant  puisées  directement  dans 
l'esprit  humain,  ont  plus  ou  moins  ce  caractère  général  de  tirer  de 
l'idée  de  Dieu  l'existence  de  Dieu. 

C'est  surtout  à  Descartes,  comme  chacun  sait,  qu'il  faut  recourir 
pour  connaître  ce  genre  de  preuves.  Il  en  a  donné  deux  distinctes 
qu'on  a  confondues  à  tort,  et  dont  la  meilleure  est  celle  où  il  fait 
entrer  l'idée  de  cause.  Elles  ont  été  si  souvent  exposées  qu'il  est 
inutile  d'y  revenir.  Rappelons  seulement  que  la  principale  de  ces- 
preuves  n'est  pas  entièrement  originale,  et  qu'on  pourrait  en  re- 
chercher le  type  initial  dans  saint  Anselme,  dans  saint  Augustin  et 
jusque  dans  Platon;  ajoutons  que  la  preuve  ou  les  preuves  de  Des- 
cartes ne  sont  pas  les  seules  qui  aient  été  dites  à  priori;  plus  d'une 
fois  à  tort  ou  à  raison,  on  a  cru  pouvoir  démontrer  l'existence  de 
Dieu  par  sa  nature  même,  ce  qui  est  le  propre  de  ces  sortes  de 
démonstrations.  Or  comme  la  nature  de  Dieu  n'est  pas  objet  d'ex- 
périence, mais  notion  purement  rationnelle,  c'est  donc  toujoui-s  à 
l'idée  de  Dieu  qu'il  a  fallu  revenir  pour  remonter  jusqu'à  lui,  et 
tel  est  en  effet  le  procédé  cartésien,  et  malheureusement  pour  Des- 
cartes, le  procédé  cartésien  a  été  celui  de  Spinoza.  Le  danger  de  la^ 
preuve  par  l'idée  de  Dieu,  c'est  le  spinozisme.  Je  rappelle  le  dangei* 
pour  qu'on  ait  soin  de  l'éviter. 


LA  THÉOLOGIE  NATURELLE  EN  ANGLETERRE.         549 
II. 

Cicéron  nous  a  conservé  clans  sa  version  latine  un  beau  passage 
d'Aristote  où  l'admiration  religieuse  que  doit  inspirer  le  spectacle 
de  l'univers  est  vivement  peinte,  et  il  range  l'écrivain  grec  parmi  les 
philosophes  à  qui  l'ordre  a  révélé  l'ordonnateur.  Il  aurait  pu  ajou- 
ter que  c'est  Aristote  qui  a  mis  dans  la  science  la  cause  finale  sous 
son  nom,  et  qu'il  en  a  fait  pour  ainsi  dire  la  loi  de  la  nature,  en 
répétant  sans  cesse  ces  mots  pris  longtemps  pour  axiome  :  ((  La  na- 
ture ne  fait  rien  en  vain.  »  Une  fois  même  il  s'oublie,  et  il  appelle 
la  nature  Dieu.  Cependant  ne  serait-ce  pas  là  une  doctrine  exoté- 
rique  qui  voilait  sa  vraie  pensée  et  dissimulait  sa  métaphysique? 
Quand  il  veut  arriver  à  Dieu  même,  il  le  cherche  dans  la  constitu- 
tion de  l'être,  et  ne  le  déduit  ni  ne  l'induit  de  l'expérience  de  choses 
sensibles.  C'est  tout  au  plus  le  premier  ciel  (et  le  premier  ciel  n'est 
pas  Dieu)  qu'il  conclut  de  l'existence  du  mouvement  par  la  néces- 
sité d'un  premier  moteur;  mais  le  Dieu  vrai,  l'acte  pur,  la  pensée  de 
la  pensée,  il  semble  l'atteindre  directement  et  l'affirmer  à  priori^ 
quoique  ce  ne  soit  au  fond  qu'un  corollaire  de  sa  métaphysique. 
Cependant  ce  Dieu-là  n'est  ni  l'auteur  ni  l'ordonnateur  intelligent 
du  monde  qu'il  ne  peut  connaître,  lui  qui  ne  pourrait  sans  déchéance 
avoir  mis  la  main  à  la  nature.  C'est  ainsi  que  chez  les  philosophes 
d'Alexandrie  l'artiste  divin,  le  démiurge  à  qui  le  monde  doit  l'har- 
monie, la  beauté,  la  réalité  actuelle,  est  néanmoins  placé  bien  au- 
dessous  du  premier  principe. 

Cette  inconséquence  ou  cette  duplicité  de  doctrine  ou  de  méthode 
dans  Aristote  a  permis  à  la  philosophie  du  moyen  âge  de  faire  tour 
à  tour  la  théologie  à  priori  et  à  posteriori.  Le  passage  d'un  pro- 
cédé à  l'autre,  d'un  point  de  vue  à  l'autre  point  de  vue,  est  si  fa- 
cile qu'il  nous  échappe  quelquefois,  et  que  nous  ne  nous  aperce- 
vons pas  toujours  que  nous  avons  changé  de  voie.  A  proprement 
parler,  rien  dans  la  science  n'est  rigoureusement  à  priori ,  puisque 
l'homme  est  toujours  donné,  et  avec  l'homme  l'esprit  humain.  Nos 
principes  les  plus  élevés,  ceux  que  nous  imposons  à  l'expérience  et 
que  nous  ne  tenons  pas  d'elle,  ne  font  pas  cependant  leur  apparition 
dans  l'esprit  préalablement  à  toute  perception  extérieure,  à  toute 
conscience  de  nos  opérations  intérieures.  On  peut  donc  imaginer  ai- 
sément que  tout  est  inféré  à  posteriori  de  nos  connaissances  empi- 
riques, et  les  disciples  les  plus  fervens  d'Aristote  ont  pu  croire  lui 
être  fidèles  en  niant  toute  notion  directe  de  la  Divinité,  et  en  ratta- 
chant cette  notion  à  la  sensation  même.  Saint  Thomas  d'Aquin,  tout 
pénétré  qu'il  est  de  la  métaphysique  de 'son  maître,  soutient  obsti- 
nément comme  une  vérité  essentielle  que,  Dieu  ne  pouvant  nous 


550  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

être  connu  par  lui-même,  son  existence  a  besoin  d'être  démontrée, 
qu  elle  ne  peut  l'être  que  par  son  effet,  qu'en  un  mot  «  notre  en- 
tendement est  conduit  par  les  choses  sensibles  à  la  connaissance 
divine,  c'est-à-dire  à  connaître  de  Dieil  qnil  est.  » 

En  effet,  l'argument  de  la  nécessité  d'un  premier  moteur,  qui  tient 
la  plus  grande  place  dans  la  scolastique  peut  à  la  rigueur  être  rat- 
taché à  l'expérience,  et  saint  Thomas,  qui  y  insiste  encore  plus  que 
sur  l'argument  tiré  des  fins  du  gouvernement  du  monde,  s'est,  de 
son  aveu,  classé  parmi  ceux  qui  n'admettent  en  théologie  naturelle 
que  des  preuves  à  posteriori.  Je  sais  bien  que  parmi  celles  qu'il 
admet,  on  en  pourrait  désigner  qui  n'ont  point  ce  caractère,  et  qui 
même  offrent  une  certaine  analogie  avec  les  preuves  à  priori  du 
cartésianisme;  mais  il  ne  s'en  est  pas  aperçu,  il  doit  être  jugé  par 
ses  intentions  :  l'inconséquence  d'Aristote  l'a  gagné  à  son  insu,  et 
Arnauld  a  eu  raison  de  l'opposer  à  Descartes. 

Toute  la  scolastique  n'est  pas  dans  saint  Thomas,  et  l'on  pourrait, 
en  cette  grave  matière,  lui  trouver  des  adversaires;  mais  au  moment 
où  la  scolastique  s'écroule.  Bacon,  en  France  et  Descartes  en  Angle- 
terre s'élèvent  à  la  fois  contre  Aristote,  l'un  pour  fonder  une  mé- 
thode plus  empirique  que  la  sienne,  l'autre  pour  établir  une  autre 
méthode  d'observation;  l'un  pour  raffermir  par  l'induction  mieux 
traitée  la  science  à  posteriori^  l'autre  pour  donner  dans  la  con~ 
science  une  base  expérimentale  à  la  science  à  priori -,  l'un  pour 
montrer  Dieu  au  sommet  des  phénomènes,  l'autre  pour  le  montrer 
à  la  source  des  idées,  tous  deux  d'accord  cependant  pour  chasser 
la  considération  des  causes  finales  de  la  connaissance  de  la  nature. 

Dans  la  proscription  dont  il  les  frappe.  Bacon  certainement  exa- 
gère la  sévérité.  Elles  n'ont  point  fait  à  la  physique  tout  le  mal 
qu'il  leur  impute.  Elles  mériteraient  d'ailleurs  toutes  ses  accusations 
qu'elles  ne  devraient  pas  disparaître  à  son  commandement,  et  la  rai- 
son persisterait  à  reconnaître  une  harmonie  intelligente  dans  l'ordre 
de  l'univers.  Moins  le  cosmos  semble  la  perfection  réalisée,  plus  les 
combinaisons  qui  en  assurent  la  durée  et  la  stabilité  attestent  un 
profond  dessein.  Il  faut  nier  l'ordre  ou  concevoir  une  intelligence 
cause  de  l'ordre.  Bacon  lui-même  a  confessé  que  la  Providence  peut 
être  connue  par  ses  ouvrages,  et  il  n'a  pas  découragé  ses  compa- 
triotes, si  fidèles  à  sa  gloire,  du  soin  de  chercher  dans  la  nature  des 
marques  d'une  suprême  sagesse.  Bien  au  contraire,  ils  se  sont  adon- 
nés avec  une  persistance  infatigable  à  cette  investigation.  C'est  le 
sujet  d'une  multitude  de  bons  livres  anglais.  Dans  aucun  pays,  il  ne 
s'est  publié  autant  de  traités  de  théologie  naturelle  où  fût  faite  une 
plus  grande  part  à  la  contemplation  de  l'ordre  universel.  La  téléo- 
logie  a  été  longtemps  en  Angleterre  la  base  de  la  théologie. 

Cette  démonstration  appuyée  -sur  les  sciences  naturelles  devait 


LA  THÉOLOGIE  NATURELLE  EN  ANGLETERRE.         551 

particulièrement  toucher  une  nation  qui  aime  à  fonder  toute  con- 
naissance certaine  sur  l'expérience  et  l'induction,  et  comme  il  est 
rare  que  l'esprit  humain  ne  contracte  pas  une  partialité  exclusive 
pour  la  méthode  qu'il  préfère,  on  compte  en  petit  nombre  les  écri- 
vains anglais  qui  se  montrent  sensibles  aux  preuves  à  priori  de 
l'existence  de  Dieu  et  surtout  qui  daignent  accorder  une  sérieuse 
attention  aux  deux  argumentations  de  Descartes.  Un  Anglais  car- 
tésien est  difTicile  à  trouver,  même  à  l'époque  oii  le  cartésianisme 
portait  le  trouble  dans  les  deux  universités,  et  Malebranche,  plus 
heureux  que  son  maître,  eut  du  moins  un  disciple  éminent  dans 
John  Norris,  que  Locke  a  pris  la  peine  de  réfuter. 

Ce  n'est  pas  qu'on  ne  pût  prouver  à  Cudworth,  à  Locke  lui- 
même,  que  leurs  argumens  en  faveur  de  l'existence  de  Dieu  n'em- 
pruntent pas  beaucoup  plus  à  l'expérience  que  ceux  de  Descartes; 
mais  il  faut  descendre  jusqu'à  Samuel  Clarke  pour  trouver  un  Anglais 
de  quelque  renommée  qui  tente  résolument  d'établir  à  priori 
l'existence  de  Dieu.  Clarke  avait  passé  par  Descartes  pour  arriver 
à  Newton,  et  quoiqu'il  ait  rejeté  la  philosophie  du  premier  avec 
sa  physique,  on  sent  toujours  qu'il  a  traversé  son  école.  Ce  n'est 
pas  un  pur  baconien,  ni  un  disciple  de  Hobbes  qui  eût  écrit  le 
Traité  de  V existence  et  des  attributs  de  Bien. 

L'auteur  de  ce  célèbre  ouvrage  ne  cache  pas  qu'il  n'est  point 
content  de  la  preuve  à  posteriori.  Les  phénomènes  naturels  prou- 
veraient tout  au  plus  qu'il  y  a  eu,  depuis  que  ces  phénomènes  ont  com- 
mencé, un  être  assez  sage  et  assez  puissant  pour  les  produire  et  les 
conserver;  mais  que  cette  cause  première  ait  existé  ou  doive  exister 
de  toute  éternité,  ils  ne  le  prouvent  pas,  et  jamais  de  l'existence  de 
l'imparfait  on  ne  déduira  valablement  l'existence  de  la  perfection. 
La  preuve  à  posteriori  ne  peut  servir  à  établir  un  seul  des  attributs 
de  Dieu,  et  qu'est-ce  que  Dieu  sans  aucun  attribut  divin  ?  Quant  à 
la  preuve  à  priori^  elle  prétend  bien,  il  est  vrai,  démontrer  l'exis- 
tence par  les  attributs  mômes  ;  mais  les  difficultés  que  rencontre' 
l'argument  principal  de  Descartes  attestent  assez  qu'il  n'est  pas 
suffisamment  clair  et  démonstratif,  et  on  répugnera  toujours  à  con- 
clure de  la  possibilité  de  concevoir  l'existence  au  nombre  des  per- 
fections d'un  être  qui  les  aurait  toutes  à  l'existence  certaine  de  cet 
être.  La  véritable  manière  de  prouver  Dieu  serait  donc,  comme  l'a  dit 
Leibnitz,  «  de  chercher  la  raison  de  l'existence  du  monde,  qui  est  l'as- 
semblage entier  des  choses  contingentes,  dans  la  substance  qui  porte 
la  raison  de  son  existence  avec  elle.  »  C'est  là  ce  que  Clarke  a  essayé. 
Il  pose  d'abord  que  quelque  chose  existe  de  toute  éternité,  puisque 
quelque  chose  existe  aujourd'hui,  ou  que  l'existence  de  l'être  con- 
tingent prouve  celle  de  l'être  nécessaire.  Puis  il  établit  déductive- 
ment  que  l'être   nécessaire  est  nécessairement  indépendant,  im- 


552  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

muable,  infini,  intelligent,  etc.  Enfin  il  démontre  toute  la  série  des 
attributs  divins.  C'est  dans  la  nécessité,  dans  la  conception  de  l'être 
nécessaire,  qu'il  voit  le  caractère  d'une  preuve  véritablement  à 
priori.  La  sienne  lui  paraît  mériter  ce  titre,  en  ce  qu'elle  se  fonde 
sur  une  conception  immédiate  et  nécessaire,  quoiqu'elle  suppose  la 
connaissance  préalable  de  l'existence  des  choses,  et  que  cette  con- 
naissance soit  expérimentale.  ^ 

Glarke  ajoute  bien  à  cette  démonstration  une  autre  idée  beaucoup 
plus  hardie,  beaucoup  plus  hasardée,  qu'il  tenait  probablement  de 
Newton,  et  qui  a  provoqué  son  importante  controverse  avec  Leibnitz; 
mais  cette  doctrine,  qui  identifiait  en  quelque  sorte  l'espace  et  le 
temps  avec  la  Divinité,  n'est  pas  inséparable  de  sa  démonstration, 
qui  seule  nous  occupe  ici  et  qui  ne  passa  pas  sans  objection.  Il  eut 
à  répondre  aux  lettres  polémiques  d'un  gentilhomme  du  Glocester- 
shire,  qui  n'était  pas  autre  que  le  célèbre  Butler,  à  cette  époque 
étudiant  en  théologie  dans  une  académie  dissidente  de  ce  comté. 
Il  y  avait  alors  dans  l'église  anglicane  un  docteur  Waterland,  moins 
connu  que  Butler,  mais  encore  cité  comme  un  des  meilleurs  inter- 
prètes de  la  doctrine  orthodoxe  de  la  Trinité.  Clarke  professait  avec 
ménagement  l'arianisme  mitigé  de  son  maître  Newton,  et  la  ques- 
tion fondamentale  de  la  divinité  de  Jésus-Christ  était  alors  l'objet 
des  débats  des  théologiens.  Daniel  Waterland^  qui  avait  figuré  avec 
honneur  dans  la  discussion,  eut  même  une  conférence  sur  le  vrai 
sens  du  dogme  avec  le  docteur  Clarke  devant  la  reine  Caroline, 
alors  princesse  de  Galles,  renommée  pour  son  esprit,  ses  goûts  de 
métaphysique,  et  correspondante  de  Leibnitz.  Malgré  sa  foi  vive  et 
ombrageuse,  le  docteur  avait  traversé  la  dispute  sans  rompre  abso- 
lument avec  son  adversaire,  et  il  ne  l'a  jamais  combattu  qu'avec  de 
justes  égards.  Leurs  dissidences  théologiques  s'étendirent  néanmoins 
jusqu'à  la  philosophie,  et  Waterland  joignit  comme  appendice  aux 
recherches  de  Law  sur  les  idées  de  temps  et  d'espace  une  lettre  ou 
viissertation  sur  l'argument  à  priori  tendant  à  prouver  l'existence 
d'une  première  cause. 

Dans  cet  ouvrage,  fort  digne  d'être  lu,  Waterland  s'occupe  d'abord 
de  la  nouveauté  de  l'argument,  et  après  en  avoir  fait  remonter  la 
condamnation  jusqu'à  Clément  d'Alexandrie,  il  soutient  que  saint 
Anselme  lui-même  ne  l'eût  pas  approuvé  sous  sa  forme  nouvelle. 
C'est,  selon  lui,  l'étude  de  la  métaphysique  d'Aristote  dans  les 
mauvaises  traductions  du  moyen  âge  et  dans  les  commentaires  des 
Arabes  qui  a  pu  seule  inspirer  une  prétention  téméraire,  réprouvée 
par  les  plus  grands  des  scolastiques.  En  première  ligne,  le  maître 
de  saint  Tiiomas,  Albert  le  Grand,  dit  en  propres  termes  :  «  La 
créature  fait  connaître  Dieu  à  posteriori.  »  Boger  Bacon,  Bichard 
de  Middieton,  Duns  Scot  (je  ne  cite  que  les  autorités  britanniques) 


I 


LA  THÉOLOGIE  NATURELLE  EN  ANGLETERRE.         553 

ont  été  d'accord  avec  de  grands  docteurs  étrangers  pour  contester 
la  possibilité  de  prouver  Dieu  à  priori^  et  plus  récemment  Cul- 
verwell,  l'auteur  d'un  traité  estimé  sur  la  religion  suivant  la  lu- 
mière naturelle,  Gudworth,  l'évêque  Barlow,  l'archevêque  Tillot- 
son,  enfin  Humphrey  Ditton,  qui  a  écrit  postérieurement  à  Clarke, 
se  sont  rangés  à  la  même  opinion. 

Il  y  aurait  bien  quelques  remarques  à  faire  sur  la  manière  dont 
Waterland  discute  les  autorités  qu'il  cite;  mais  il  vaut  mieux  l'en- 
tendre lui-même  quand  il  conteste  à  l'argument  de  Clarke  d'être 
valable  à  priori^  puisque  c'est  une  conclusion  d'une  nécessité  de 
conception  à  une  nécessité  d'existence.  C'est  au  fond  le  reproche  si 
souvent  adressé  à  la  preuve  de  Descartes ,  de  passer  gratuitement 
de  l'existence  idéale  à  l'existence  réelle.  Comment  d'ailleurs  prou- 
ver à  priori  l'existence  d'une  preinière  cause,  puisque  rien  n'a  la 
priorité  sur  elle?  Dieu  ne  peut  avoir  de  principe  que  lui-même.  Or 
la  tentative  audacieuse  d'une  démonstration  impossible  offre  le  dan- 
ger d'ébranler  la  vérité  qu'elle  veut  affermir.  Elle  suppose  la  fai- 
blesse de  toutes  les  preuves  qu'elle  tend  à  remplacer;  elle  les  con- 
damne pour  se  justifier,  et  comme  elle  ne  réussit  pas  dans  sa 
justification,  elle  met  l'existence  de  Dieu  au  rang  des  théorèmes  à 
démontrer. 

Malgré  la  sévérité  de  ce  jugement,  la  voie  où  était  entré  Clarke 
n'a  pas  été  abandonnée  :  son  autorité,  si  grande  dans  la  première 
moitié  du  xvii"  siècle,  a  un  peu  baissé;  mais  elle  n'est  pas  annulée. 
Coleridge,  implacable  pour  toute  école  qui  ne  relevait  pas  de  Pla- 
ton, dit  quelque  part  qu'il  soupçonne  Clarke  d'avoir  été  surfait.  En 
marchandant,  nous  lui  laisserons  pourtant  encore  une  grande  va- 
leur, et  dans  toute  recherche  sur  le  théisme,  il  devra  conserver  une 
honorable  place.  Après  lui,  sans  se  laisser  décourager  ni  par  son 
exemple  ni  par  ses  objections,  des  écrivains  qui  ne  sont  guère  con- 
nus qu'en  Angleterre,  le  révérend  Moses  Lowman,  l'évêque  Hugh 
Hamilton,  ont  encore  essayé  de  démontrer  à  priori  l'existence  de 
Dieu,  et  il  n'y  a  guère  que  quinze  ans  qu'un  Écossais,  William.  Gil- 
lespie,  a  entrepris,  après  une  revue  de  tous  les  argumens  de  ses 
prédécesseurs,  d'en  présenter  un  nouveau  qui  échappât  à  toutes  les 
critiques  qu'ils  ont  à  ses  yeux  justement  encourues. 

L'ouvrage  de  M.  Gillespie  est  certainement  intéressant  et  curieux. 
Il  est  intéressant,  parce  qu'il  est  impossible  de  discuter  avec  plus 
de  bonne  foi,  de  faire  de  plus  consciencieux  efforts  pour  mettre  dans 
tout  leur  jour  et  ses  propres  idées  et  ses  objections  aux  idées  des 
autres.  On  sent  qu'il  a  vivement  à  cœur  de  ne  faire  injustice  à  per- 
sonne, de  ne  tromper  personne,  et  de  livrer  sa  pensée  tout  entière  à 
l'examen  qu'il  semble  provoquer.  L'ouvrage  est  curieux  aussi  par 
la  thèse  à  laquelle  il  est  consacré.  La  voici  :  supposé  qu'il  y  ait  une 


554  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

substance  existant  nécessairement,  cause  intelligente  de  toutes 
choses,  il  est  démontrable  que  cette  substance  est  infiniment  éten- 
due. Cette  idée  a  pour  but  d'employer  en  preuve  de  l'existence  de 
Dieu  l'impossibilité  où  nous  sommes  de  concevoir  une  limite  à  l'es- 
pace. De  cette  première  proposition  :  l'étendue  infinie  ou  l'infinité 
d*étendue  existe  nécessairement,  —  de  ce  principe  démontré  lui- 
même  par  voie  psychologique,  l'auteur  déduit,  avec  tout  l'appareil  des 
formes  géométriques,  que  cette  infinité  d'étendue  est  nécessairement 
un  être,  un  être  simple,  unique,  qu'il  en  est  de  même  de  l'infinité  de 
durée,  et  qu'enfin  cet  être  infiniment  étendu  et  durable  est  néces- 
sairement intelligent,  omniscient,  tout-puissant,  entièrement  libre, 
complètement  heureux,  parfaitement  bon. 

M.  Gillespie  raconte  ensuite  qu'une  fois  en  possession  de  cette 
argumentation,  publiée,  je  crois,  vers  1837,  il  vit  un  jour  aux 
vitres  d'une  petite  boutique  de  libraire,  dans  une  des  grandes  rues 
d'Edimbourg,  une  nouvelle  édition  de  F  Age  de  la  Raison  de  Thomas 
Payne,  et  qu'il  entra  alors  pour  représenter  au  vendeur  que  c'était 
un  livre  infâme;  mais  il  trouva  dans  la  boutique  quelqu'un  qui  lui 
apprit  qu'une  société  d'athées  se  réunissait  dans  la  ville  tous  les 
dimanches  soir.  Il  se  mit  aussitôt  en  rapport  avec  un  membre  de 
cette  société,  et,  lui  donnant  pour  elle  un  exemplaire  de  sa  démon- 
stration, il  le  chargea  de  lui  porter  de  sa  part  le  défi  de  la  réfuter. 
Une  personne  fut  désignée  comme  prête  à  répondre;  mais  cette  per- 
sonne ayant  finalement  refusé  la  provocation ,  il  la  renouvela  dans 
une  adresse  imprimée  à  V Aréopage  ou  Société  zététique  (1)  de 
Glasgow.  Cette  association,  plus  nombreuse,  plus  habile,  plus  in- 
struite que  celle  d'Edimbourg,  professe,  dit-il,  les  mêmes  principes 
d'athéisme.  Elle  lui  fit  connaître  par  écrit  que  son  défi  était  accepté 
dans  les  termes  où  il  l'avait  posé,  et,  comme  une  de  ses  conditions 
était  que  la  discussion  ne  serait  pas  orale,  on  lui  annonçait  qu'un, 
membre  de  la  société  lui  préparait  une  réponse  qu'elle  imprimerait 
à  ses  frais.  En  conséquence  il  reçut  l'année  suivante,  avec  une  lettre 
de  la  même  main,  un  exemplaire  d'une  Réfutation  de  t  Argument  à 
priori  tant  de  Samuel  Clarke  que  de  M.  Gillespie^  par  Antitheos. 
C'est  pour  répliquer  à  cet  ouvrage  qu'il  a  publié  une  troisième  édi- 
tion du  sien.  Il  y  discute  avec  beaucoup  de  soin  soit  les  critiques, 
soit  la  thèse  de  son  adversaire ,  qui  ne  me  paraît  pas  avoir  donné 
beaucoup  de  force  et  de  nouveauté  au  triste  lieu-commun  dont  il  a 
pris  la  défense.  Si  M.  Gillespie  ne  met  pas  un  grand  talent  au  service 
d*une  cause  sacrée,  c'est  un  réviseur  méthodique  de  doctrines  et 
d'argumens,  et  dans  son  nouvel  effort  pour  éclaircir  et  fortifier  ses 
raisonnemens,  il  les  suit  pied  à  pied,  les  développe  avec  une  con- 

(i)  Zététiqt^,  qui  cherche,  un  des  noms  donnés  aux  sceptiques. 


LA  THÉOLOGIE  NATURELLE  EN  ANGLETERRE.         555 

science  exemplaire,  et,  conduit  par  les  nécessités  de  sa  thèse  à  discu- 
ter les  différentes  théories  de  l'espace,  il  en  donne  le  tableau  analy- 
tique, et  met  ainsi  le  lecteur  en  mesure  d'apprécier  en  parfaite  con- 
naissance de  cause  la  valeur  de  sa  découverte.  Je  doute  qu'elle  reste 
comme  un  progrès  dans  la  science,  mais  elle  nous  a  valu  un  livre  que 
les  gens  faisant  profession  de  métaphysique  ne  liront  pas  sans  profit. 

III. 

Pas  moins  que  Clarke,  qui  écrivait  cent  ans  avant  lui,  M.  Gillespie 
ne  s'est  montré  sévère  pour  les  preuves  ou  considérations  qu'on 
emploie  communément  au  service  de  la  croyance  en  Dieu.  Il  a  nié 
de  nouveau  la  possibilité  de  tirer  d'aucune  l'infinité  d'un  seul  des 
attributs  divins.  On  ne  peut  guère  croire  cependant  que,  plus  que 
le  docteur  Clarke,  il  fasse  renoncer  ses  compatriotes  à  demander  à 
la  nature  de  confesser  son  auteur.  11  ne  se  passe  guère  d'année  sans 
que  la  Grande-Bretagne  voie  paraître  plusieurs  essais  sur  la  théo- 
logie naturelle,  où  les  sciences  profanes  sont  appelées  au  secours  de 
la  science  sacrée.  Généralement  fidèles  à  l'exemple  de  Newton,  les 
physiciens  anglais  ne  se  lassent  jamais  d'en  revenir  là;  mais  pour 
la  plupart  ils  vont  plus  loin,  et  pénètrent  jusque  dans  le  domaine  de 
la  théologie  révélée.  Il  y  a  même  des  institutions  publiques  des- 
tinées à  encourager  ce  double  genre  de  recherches.  Robert  Boyle, 
que  son  siècle  mettait  comme  physicien  peu  au-dessous  de  Newton, 
avait  maintes  fois  soutenu  dans  ses  écrits  l'harmonie  des  conclu- 
sions de  la  philosophie  naturelle  avec  les  dogmes  de  la  religion. 
C'est  l'objet  de  l'ouvrage  auquel  il  a  donné  ce  titre  singulier  :  The 
Christian  vîrtuoso.  Et,  non  content  d'avoir  plaidé  la  cause  par  ses 
propres  écrits,  il  a  institué,  sous  la  surveillance  de  Févêque  de 
Londres,  des  lectures  ou  sermons  publics  pour  la  défense  de  la 
religion  naturelle  et  révélée.  On  a  recueilli  une  partie  de  ces  dis- 
cours; l'ouvrage  de  Clarke  a  même  commencé  par  en  être  un.  A  la 
seule  inspection  des  titres,  on  ne  voit  pas  que  l'argument  des  causes 
finales  dans  la  nature  ait  été  proscrit  de  la  chaire  :  il  tient  une  grande 
place  dans  le  premier  discours,  la  Folie  de  V Athéisme^  par  le  doc- 
teur Bentley,  et  c'est  le  sujet  du  seizième,  ou  de  la  Bcmonstration 
d'e  l'Existence  et  des  Attributs  de  Dieu  d'après  les  œuvres  de  la  Créa- 
tion ^  par  Derham. 

Le  révérend  Francis  Henri  Egerton,  comte  de  Bridgewater,  qui  a 
résidé  longtemps  à  Paris  et  qui  y  est  mort  en  1829  sans  y  laisser, 
que  je  sache,  la  réputation  d'un  apôtre,  avait  composé  et  imprimé 
sans  le  publier  un  ouvrage  pour  la  défense  du  christianisme.  Par 
son  testament,  il  a  mis  une  somme  de  8,000  livres  sterling  à  la  dis- 
position du  président  de  k  Société  royale  de  Londres  pour  défrayer 


556  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

la  publication  d'un  ou  plusieurs  ouvrages  sur  la  puissance,  la  sa- 
gesse et  la  bonté  de  Dieu  manifestées  dans  la  création.  Chaque  ou- 
vrage devait  être  imprimé  à  mille  exemplaires,  et  tous  les  profits 
de  la  vente  appartenir  aux  auteurs.  Il  est  résulté  de  cette  fondation 
huit  ouvrages  dont  les  auteurs  ne  sont  pas  inconnus  au-dejà  du  dé- 
troit, Thomas  Ghalmers,  Kidd,  Whewell,  sir  Charles  Bell,  Buckland, 
Kirby,  Prout,  Roget.  Ces  huit  ouvrages  composent  la  collection  des 
Bridgewater  treatises ,  auxquels  on  en  adjoint  ordinairement  un 
neuvième,  un  fragment  de  Charles  Babbage  publié  en  1837.  Cette 
collection  est  terminée,  et  le  vœu  du  testateur  est  accompli. 

Enfin  en  Ulh  un  négociant  d'Aberdeen,  nommé  Burnett,  a  en 
mourant  légué  une  somme  de  1,600  livres  sterling  pour  être  distri- 
buée tous  les  quarante  ans  en  deux  parts,  — l'une  .des  trois  quarts, 
l'autre  du  quart,  —  aux  auteurs  des  deux  meilleurs  écrits  sur  l'exis- 
tence de  Dieu  et  l'excellence  de  la  religion,  prouvées  d'abord  par 
des  raisons  indépendantes  de  la  révélation,  puis  par  des  raisons 
prises  dans  la  doctrine  chrétienne.  Les  trois  juges  du  concours 
doivent  être  élus  par  les  ministres  de  l'éghse  et  les  professeurs  des 
collèges  de  la  ville  d'Aberdeen,  et  à  la  première  échéance,  qui  a  eu 
lieu  en  1814,  le  grand  prix  a  été  décerné  au  docteur  Brown,  prin- 
cipal du  collège  du  Maréchal,  et  le  second  à  l'archevêque  actuel  de 
Cantorbery,  le  révérend  John  Bird  Sumner.  En  1854,  les  juges  du 
concours,  parmi  lesquels  figurait  M.  Henri  Rogers,  ne  reçurent  pas 
moins  de  deux  cent  huit  ouvrages.  Ils  en  distinguèrent  douze,  dont 
trois  furent  mis  hors  ligne  ;  le  premier  prix  fut  obtenu  par  M.  Thomp- 
son, et  le  second  par  le  révérend  John  Tulloch,  principal  du  collège 
de  Saint- Andrews.  L'ouvrage  de  M.  Thompson,  Théisme  chrétien^  a 
paru  la  même  année  que  la  Foi  en  Dieu  et  V athéisme  moderne  com- 
parés,  par  M.  Buchanan.  Nous  signalerons  ces  deux  ouvrages  remar- 
quables dans  la  multitude  de  ceux  qui  paraissent  sur  le  même  sujet. 

En  Angleterre,  la  théologie  naturelle,  quoique  distinguée  de  la 
théologie  révélée,  en  est,  comme  nous  l'avons  dit,  rarement  sépa- 
rée, et  presque  jamais  la  séparation  n'arrive  jusqu'au  divorce.  C'est 
donc  les  yeux  fixés  sur  le  christianisme,  l'esprit  rempli  des  ensei- 
gnemens  de  l'Écriture,  que  M.  James  Buchanan,  alors  professeur 
de  théologie  apologétique  à  Edimbourg  et  maintenant  successeur  de 
Chalmers  dans  la  chaire  de  théologie  systématique,  a  mis  en  con- 
traste la  foi  en  Dieu  avec  l'athéisme.  Son  ouvrage  n'en  est  pas 
moins  tout  éclairé  des  lumières  de  la  science  humaine,  et  il  se  re- 
commande aux  philosophes  comme  aux  simples  fidèles.  Il  dénote 
une  connaissance  et  une  intelligence  des  problèmes  et  des  systèmes 
dans  leur  dernier  état  qu'on  voudrait  trouver  dans  les  écrits  de  tous 
nos  professeurs  de  théologie. 

En  admettant  avec  un  écrivain  français,  M.  Bouchitté,  que  le 


LA  THÉOLOGIE  NATURELLE  EN  ANGLETERRE.         557 

'dioix  des  preuves  de  l'existence  de  Dieu  a  été  dans  un  certain  rap- 
'port  avec  les  progrès  de  l'esprit  humain,  M.  Buclianan  pense  qu'au- 
cune sorte  de  preuve  n'a  été  inconnue  à  aucune  époque,  et  que 
toutes  les  preuves  ontologiques  ou  pliysico-théologiques,  à  priori 
-et  à  posteriori  y  doivent  être  concurremment  employées,  quoique 
rangées  avec  ordre,  et  composer  ce  qu'il  appelle  la  preuve  de  Dieu. 
•Giaacun  des  argumens  particuliers  n'est  en  quelque  sorte  qu'une  des 
parties,  une  des  considérations  graduées  dont  l'ensemble  établit 
dans  l'esprit  la  conviction  religieuse.  Ainsi  de  ce  fait  d'évidence  na- 
turelle que  quelque  chose  existe,  il  résulte  indubitablement  qu'il 
existe  quelque  chose  par  soi-même  et  de  toute  éternité.  Les  athées 
ne  le  nieraient  pas,  et  c'est  déjà  la  preuve  que  le  passager  peut  croire 
à  l'éternel,  et  le  fini  à  l'infini.  Puis  l'existence  de  l'esprit,  c'est-à- 
dire  d'un  être  qui  pense,  veut,  a  conscience  de  sa  pensée  et  de  sa 
volonté,  quelle  que  soit  d'ailleurs  sa  nature,  est  également  un  fait  ir- 
réfragable. Or,  comme  cette  existence,  qui  est  celle  de  l'homme,  a 
commencé,  elle  a  une  cause,  et  cette  cause  ne  peut  être  mécanique, 
car  elle  ne  peut  manquer  d'attributs  qui  répondent  à  ceux  de  son 
€fïet.  Cette  conscience   de  l'être  intelligent  comprend  un  certain 
ordre  de  pensées  qui,  étant  essentiellement  morales  ou  oflrant  le 
caractère  de  l'obligation,  se  rapportent  à  une  loi,  et  il  suit  que  l'au- 
teur intelligent  de  l'être  intelligent  est  nécessairement  législateur. 
D'un  autre  côté,  il  est  impossible  de  contempler  le  monde  sans 
éprouver  une  impression  suivie  d'une  réflexion,  et  l'une  et  l'autre 
sont  successivement  la  poésie  et  la  philosophie  de  la  nature.  Cette 
philosophie  nous  montre  partout  les  marques  d'un  dessein,  et  ce 
dessein,  M.  Buchanan,  comme  tous  les  écrivains  de  son  île,  se  plaît 
aie  prouver,  à  Y  illustrer  par  des  exemples  nombreux,  trop  nom- 
breux même;  car  il  faut  une  critique  plus  sévère  dans  le  choix  des 
enchaînemens  de  phénomènes  qui  peuvent  attester  l'adaptation  des 
moyens  à  une  fin.  L'observation  lui  montre  des  vestiges  de  création 
ou  du  moins  de  commencement  des  choses.  La  prétention  même  d'é- 
crire l'histoire  naturelle  de  cette  production  successive  l'a  consta- 
tée comme  un  fait.  Que  les  espèces  organiques  aient  commencé  au 
moins  n'est  pas  douteux,  et  leur  existence  actuelle  atteste  un  créa- 
teur, ou  tout  au  moins  un  formateur.  Parvenu  ainsi  à  la  notion 
d'une  cause  intelligente,  si,  au  lieu  d'étudier  l'objet  qui  la  suggère, 
on  considère  le  sujet  qui  la  conçoit,  on  peut  concevoir  avec  saint 
Anselme  ou  Descartes  l'être  absolument  parfait,  avec  Clark e  l'être 
nécessaire,  et  Viinité  de  dessein  dans  rimivcrs,  l'harmonie  de  ce  que 
suggère  l'objet  ef  conçoit  le  sujet,  donne  l'unité  de  Dieu.  Enfin, 
comme  il  y  a  une  corrélation  évidente  entre  les  propriétés  de  la  ma- 
tière et  les  facultés  de  l'homme,  comme  les  premières  ne  paraissent 
pas  nécessaires,  mais  contingentes,  il  apparaît  ici  la  plus  grande 


558  REYUE   DES    DEUX   MONDES. 

des  causes  finales,  l'adaptation  réciproque  du  Cosmos  et  de  l'esprit 
humain,  et  cette  nouvelle  considération  de  l'unité  écarte  l'idée 
d'une  matière  préexistante  et  première  indépendante  de  Dieu. 

Une  fois  la  conviction  obtenue  que  la  finalité  est  la  loi  du  monde, 
nous  pouvons,  nous  devons  supposer  que  toute  chose  a  une  fin, 
même  quand  cette  fin  nous  est  inconnue.  C'est  la  réponse  qu'il  faut 
faire  aux  objections  tirées  de  l'existence  du  mal  contre  celle  de  Dieu. 
Nous  connaissons  trop  peu  l'ordre  pour  affirmer  que  le  mal  n'ait 
pas  sa  raison.  Mais  il  n'est  pas  nécessaire  de  tout  connaître  pour  se 
fier  à  l'idée  de  cause,  c'est-à-dire  à  l'un  de  ces  principes  impérieux 
que  le  scepticisme  seul  peut  méconnaître.  En  vertu  de  ce  principe 
et  d'autres  semblables,  nous  reconnaissons  dans  l'univers  et  ses 
phénomènes  l'existence  et  l'ordre,  la  cause  de  l'existence  et  de  l'or- 
dre, quelque  chose  enfin  de  la  nature  même  de  cette  cause.  Cette 
théologie  fondamentale  repose  sur  une  philosophie  de  l'esprit  hu- 
main qui  n'est  plus  contestée. 

Cependant  l'athéisme  existe,  et  même  il  a  fait  de  récens  progrès, 
que  M.  Buchanan  date  de  la  révolution  française,  car  avec  saint  Paul 
il  appelle  athée  quiconque  vit  sans  Dieu.  Aussi  compte-t-il  dans, 
l'athéisme  quatre  doctrines  assez  différentes  :  celle  qui  soutient  d'a-^ 
près  Aristote  l'éternelle  existence  du  Cosmos  édin^  sa  matière*  et  dans- 
sa  forme,  puis  celle  qui,  en  admettant  le  commencement  du  monde, 
lui  présuppose,  d'après  Épicure,  l'éternité  de  la  matière  et  du  mou- 
vement, puis  encore  celle  qui  tient  Dieu  et  le  monde  pour  coéternels, 
le  premier  ayant  la  supériorité  non  l'antériorité,  ou  la  doctrine  stoï- 
cienne; enfin  le  panthéisme.  La  seconde  de  ces  hypothèses  peut  se 
'combiner  avec  une  théorie  de  développement  qui  a  reçu  des  em- 
plois bien  divers.  Tantôt,  appliquée  à  l'univers  physique,  elle  le  fait 
sortir  par  degrés  d'un  état  nébulaire  supposé  par  Herschell  et  adopté 
par  Laplace;  tantôt,  confondant  comme  Oken  la  physique  et  la  phy- 
siologie, elle  change  l'atome  en  un  point  infusoire  qu'elle  élève  peu 
à  peu  à  l'organisation,  à  la  végétation,  à  la  vie,  à  la  sensibilité;  tan- 
tôt encore,  prenant  la  marche  de  l'humanité  pour  le  mieux  connu  des 
progrès,  elle  distingue  trois  états  nécessairement  successifs  de  l'esprit 
et  de  la  société,  le  théologique,  le  métaphysique,  le  scientifique,  et 
c'est  alors  le  positivisme  d'Auguste  Comte;  tantôt  enfin  elle  s'étend 
à  la  religion  elle-même,  et  la  représente  comme  progressive  avec 
les  âges,  en  sorte  que  l'inspiration  primitive  aurait  besoin  des  efforts 
de  l'humanité  pour  que  les  vérités  révélées  s'éclaircissent  et  s'épu- 
rent. Cette  dernière  théorie,  qui  paraît  celle  du  père  Newman,  une 
des  lumières  du  catholicisme  anglais,  est  rapprochée  des  systèmes 
d'athéisme,  parce  qu'en  accordant  au  temps  le  pouvoir  de  modifier 
ridée  de  la  Divinité,  elle  tend  à  obscurcir  et  à  ébranler  le  fondement 
de  la  théologie  naturelle. 


LA  THÉOLOGIE  NATURELLE  EN  ANGLETERRE.         550 

Ces  exemples  indiquent  jusqu'à  quels  détails  est  arrivé  M.  Bucha- 
nan  dans  sa  revue  des  doctrines  qui  lui  paraissent  mettre  en  péril 
la  croyance  en  Dieu.  Il  va  sans  dire  qu'il  en  regarde  le  panthéisme 
comme  l'ennemi  le  plus  direct,  et  il  ne  lui  ménage  pas  les  coups.  H 
l'attaque  sous  toutes  ses  formes,  sans  épargner  aucune  des  hypothèses 
du  matérialisme  ou  du  fatalisme.  Je  suis  obligé  de  dire  que  parmi 
les  doctrines  qui  l'inquiètent  se  classe  un  certain  libéralisme  reli- 
gieux qu'il  attribue  aux  écoles  spiritualistes  françaises;  le  caractère 
de  cette  doctrine  lui  paraît  être  de  reconnaître,  par  voie  d'éclec- 
tisme, certains  principes  communs  à  toutes  les  croyances  tenues 
pour  sacrées,  et  de  faire  consister  la  religion  dans  un  état  de  l'âme, 
toujours  disposée  à  embrasser  avec  plus  d'assurance  et  d'ardeur  cer- 
taines idées  sous  la  forme  d'une  révélation  que  sous  celle  d'une  phi- 
losophie. D'une  religion  subjective,  dit-il,  le  fond  serait  indifférent. 

Quoi  qu'il  en  soit  de  ce  dernier  jugement,  M.  Buchanan,  après 
cette  revue  qui  serait  difficilement  plus  complète,  résume  tous  les 
caractères  et  toutes  les  conséquences  de  la  manifestation  naturelle 
de  Dieu.  Il  est  loin  de  contester  qu'à  elle  seule  elle  nous  impose 
des  devoirs  envers  l'être  souverain  qu'elle  nous  fait  connaître;  mais 
elle  ne  prouve  pas  qu'elle  soit  l'unique  manifestation  de  la  Divhiité, 
et  nous  sommes  tous  nés  au  sein  d'une  croyance  qui  admet  une  ma- 
nifestation surnaturelle,  une  révélation  proprement  dite,  dont  les 
monumens  nous  environnent.  Il  nous  faut  donc  accepter  la  vérité 
de  cette  imposante  tradition,  ou  l'expliquer  par  une  autre  cause 
que  sa  divine  origine,  et  cela  serait  le  sujet  d'un  nouvel  ouvrage. 
Dès  à  présent  l'auteur  remarque  les  rapports  de  la  manifestation 
surnaturelle  avec  la  manifestation  naturelle.  L'une  confirme  l'autre, 
elles  se  répondent,  et  le  christianisme  éclaircit  les  obscurités,  rem- 
plit les  lacunes,  satisfait  les  besoins  que  la  philosophie  religieuse 
avait  laissé  subsister.  Là  encore  se  montre  une  convenance,  une 
adaptation,  une  finalité  du  même  genre  que  celle  qui,  visible  dans 
le  monde,  a  servi  à  fonder  la  théologie  naturelle.  Ne  serait-ce  pas  le 
cas  d'en  tirer  les  mêmes  conséquences  pour  la  religion  révélée?  Tou- 
tefois, et  quoique  celle-ci  s*eule  puisse  devenir  réellement  une  religion 
pratique,  M.  Buchanan  ne  voudrait  pas  qu'on  s'attachât  exclusive- 
ment aux  vérités  particulières  qu'elle  enseigne.  Malgré  tant  d'eflbrts  • 
pour  mettre  à  la  mode  cette- étroite  manière  de  penser,  la  médita- 
tion des  vérités  universelles  ne  doit  pas  être  abandonnée,  et  elle  pro- 
fite même  à  la  foi  dans  l'Évangile. 

Cette  analyse  ne  peut  donner  qu'une  imparfaite  idée  de  fouvrage 
de  M.  Buchanan-,  dont  le  mérite  est  dans  les  détails.  Non  que  l'au- 
teur ait  cherché  à  relever  ses  pensées  par  des  effets  de  style  :  il  écrit 
avec  clarté,  avec  justesse,  avec  mesure,  et  rien  de  plus;  mais  son 
ouvrage  vaut  surtout  à  mes  yeux  par  l'exactitude  avec  laquelle  il  a 


^00  REVUE   DES   DEUX   MONDJES. 

-  recueilli,  classé,  analysé,  les  questions,  les  solutions,  les  objections 
et  les  variantes  des  doctrines  principales.  On  ne  saurait  souscrire  à 
tous  ses  jugemens ,  mais  on  ne  peut  disconvenir  qu'il  n'ait  tout  dis- 
posé avec  méthode,  exposé  avec  loyauté,  commenté  avec  intelli- 
gence. C'est  un  tableau  étendu  et  fidèle  de  tous  les  états  connus  de 
la  pensée  et  de  la  croyance  en  Europe  sur  les  fondemens  de  toute 
religion.  On  s'aperçoit,  en  lisant  l'ouvrage,  que  c'est  un  cours  écrit, 
et  l'auteur  s'est  plus  occupé  d'enseigner  que  de  plaire;  ceux  qui  ai- 
jnent  à  apprendre  ne  lui  en  sauront  pas  moins  de  gré  :  son  ouvrage 
est  de  ceux  qui  fourniraient  un  aliment  inépuisable  à  la  réflexion. 
Quant  au  fond  de  la  doctrine,  elle  est  assurément  saine  et  louable, 
.quoiqu'elle  ne  paraisse  pas  satisfaisante  de  tout  point,  et  qu'elle  ne 
soit  pas  établie  partout  avec  une  puissance  irrésistible.  En  général, 
.l'auteur  expose  encore  mieux  qu'il  ne  discute.  Il  ne  voit  pas  toujoui^ 
les  difficultés  dans  toute  leur  force,  il  ne  fait  pas  toujours  pour  les 
vaincre  des  efforts  proportionnés  à  leur  gravité.  Il  donne  quelquefois- 
dès  assertions  pour  des  démonstrations ,  et  suivant  le  génie  écossais 
il  se  fie  à  l'empire  naturel  de  ce  qu'il  croit  la  vérité  sur  un  esprit 
droit  :  il  a  plus  de  sens  que  de  dialectique.  Il  a  fait  encore  un  de  ces- 
livres  qui  ne  persuaderont  guère  que  ceux  qui  sont  déjà  persuadés; 
mais  sont-ils  nombreux,  les  livres  dont  la  puissance  aille  plus  loisi^ 
que  cela? 

Nous  risquerions  peut-être  de  nous  répéter  et  d'énoncer,  sous  une 
forme  sommaire  qui  ne  laisserait  pas  apercevoir  les  différences» 
les  mêmes  questions  et  les  mêmes  solutions,  si  maintenant  nous 
suivions  dans  sa  marche  l'auteur  du  Théisme  chrétien.  M.  Thompso» 
diffère  peu  de  M.  Buchanan  par  la  manière  générale  de  considérer  soa 
sujet,  et  il  est  remarquable  qu'ayant  travaillé  dans  la  solitude,  ainsi 
qu'il  nous  l'apprend,  et  ne  donnant  aucun  signe  d'affiliation  à  au- 
cune université,  ni  même  d'attachement  particulier  à  aucun  maître, 
il  ait  publié  un  ouvrage  dont  l'esprit  offre  tant  d'analogies  avec 
l'esprit  qui  anime  l'ouvrage  du  professeur  de  théologie  d'Edimbourg »^ 
Les  deux  publications  sont  de  la  même  année,  et  à  moins  que  l'uii 
n'ait  suivi  les  cours  de  l'autre,  cet  accord  sans  concert  est  un  titre 
de  plus  à  r intérêt  du  public.  D'ailleurs  une  attentive  comparaison 
ferait  ressortir  plus  d'une  différence.  Si  le  livre  de  M.  Thompso» 
contient  moins  dé  détails,  indique  des  lectures  moins  variées,  offre 
à  l'étudiant  sérieux,  au  philosophe  de  profession  moins  d'occasions 
de  recherches  et  de  vérifications  à  faire,  il  est  mieux  composé,  il  va 
mieux  aux  lecteurs  ordinaires.  C'est  un  ouvrage  bien  fait,  qui,  avec 
plus  d'ordre  et  de  variété,  s'empare  de  l'esprit  et  le  dirige  mieux. 
dans  la  voie  que  l'auteur  aparcourue.  En  même  temps  que  fauteur  du 
Théisme  chrétien  fait  une  plus  grande  part,  suivant  la  prescription  dit 
programme,  à  l'apologie  de  la  théologie  chrétienne,  il  porte  dans  U 


LA  THÉOLOGIE  NATURELLE  EN  ANGLETERRE.         561 

défense  de  la  théologie  naturelle  plus  de  philosophie.  S'il  paraît  peu 
connaître  les  maîtres  de  l'antiquité,  il  a  lu  avec  fruit  les  principaux 
modernes,  il  est  plein  de  Leibnitz  et  se  montre  familier  avec  Male- 
branche.  Justement  persuadé  qu'on  ne  peut  rien  discuter  ni  rien 
établir  touchant  les  vérités  de  cet  ordre,  si  l'on  n'a  d'abord  posé  les 
fondemens  et  déterminé  les  procédés  de  la  connaissance  humaine, 
il  commence  par  une  psychologie  médiocrement  originale,  mais  sage 
et  correcte,  et  qu'auraient  approuvée  Reid  et  Hamilton.  Il  établit 
surtout  que  la  philosophie  est  loin  d'être,  comme  l'ont  prétendu  par 
une  singulière  coalition  les  partisans  d'un  naturalisme  empirique  et 
ceux  d'un  surnaturaUsme  dogmatique,  une  école  de  variations  et 
de  discords,  et  que  certaines  conséquences  des  théories  de  Locke, 
de  Berkeley  ou  de  Kant,  ne  suffisent  pas  pour  donner  gain  de  cause 
au  scepticisme.  Locke,  Berkeley  et  Kant  lui-même  ont  leur  part 
d'affirmation,  et  quoi  qu'on  pense  de  leurs  objections  contre  cer- 
taines croyances  du  sens  commun,  les  principes  de  la  religion  natu- 
relle seront  établis,  s'ils  le  sont  aussi  bien  que  ces  croyances  mêmes, 
si  l'existence  de  Dieu  n'est  pas  plus  douteuse  que  notre  propre  exis- 
tence ou  celle  du  monde  extérieur.  Or  c'est  à  une  certitude  égale  que 
M.  Thompson  entend  amener  les  vérités  dont  il  s'occupe.  Il  y  réus- 
sit d'une  manière  que  d'excellens  esprits  trouveront  suffisante,  en 
montrant  que,  bien  qu'aucune  preuve  particulière  ne  soit  de  tout 
point  parfaite,  leur  nombre  et  leur  accord  forment  une  évidence 
convaincante  contre  laquelle  il  ne  s'élève  que  les  difficultés  com- 
munes à  toute  connaissance  humaine.  Point  de  savoir  qui  ne  soit 
mêlé  d'ignorance,  point  de  connaissance  où  il  n'y  ait  de  l'inconnu. 
Gomment  donc  n'y  en  aurait-il  pas  dans  la  connaissance  de  Dieu?  On 
voit  que  M.  Thompson,  comme  M.  Buchanan,  forme  de  toutes  les 
preuves  particulières  une  preuve  multiple  et  concordante  ;  c'est 
ainsi  que,  sans  affaiblir  la  certitude  générale  qui  en  résulte,  il  peut 
limiter  la  valeur  de  chaque  argument  isolé ,  et  cette  appréciation 
est  faite  avec  autant  de  bonne  foi  que  de  sagacité. 

Sûr  de  ce  premier  point  d'appui,  il  se  livre  avec  confiance  à  la 
recherche  des  attributs  de  Dieu,  ou,  comme  il  dit,  il  contemple 
dans  la  nature  la  manifestation  du  caractère  divin.  C'est  alors  qu'il 
voit  éclater,  avec  la  sagesse,  la  sainteté  et  la  bonté  de  Dieu,  et  qu'il 
scrute  ce  que  nous  pouvons  découvrir  du  plan  de  la  création.  Les 
grands  prol3lèmes  de  l'univers  physique  et  du  monde  moral  passent 
devant  lui.  Dans  sa  manière  de  les  poser  et  de  les  résoudre  ou  de  les 
éclaircir,  on  retrouve  tout  ce  que  la  raison  a  pu  concevoir  jusqu'ici 
d'évident,  de  persuasif  ou  de  plausible  sur  des  problèmes  compa- 
rables souvent  à  ceux  que  l'algèbre  appelle  indéterminés,  parce 
qu'ils  contiennent  plus  d'inconnues  que  d'équations.  Le  quatrième 

TOME  XXY.  36 


562  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

livre  est  consacré  à  la  manifestation  du  caractère  divin,  non  plus 
dans  la  nature,  mais  dans  l'Écriture  sainte,  et  l'auteur  soutient  avec 
la  même  justesse  de  sens  et  de  langage  contre  le  déisme  une  thèse 
correspondante  à  celle  qu'il  a  soutenue  dans  les  trois  premiers 
livres  contre  l'athéisme.  Ce  morceau  d'apologétique  pourrait  être 
plus  étendu  et  plus  développé;  tel  qu'il  est,  il  ne  manque  pas  de 
solidité,  et  rien  de  bien  essentiel  n'y  est  omis.  Je  le  regarde  comme 
un  excellent  abrégé  des  principes  et  des  raisonnemens  de  la  théo- 
logie orthodoxe  contre  le  rationalisme  encore  chrétien  ou  purement 
philosophique.  En  tout,  la  lecture  de  cet  ouvrage  peut  être  con- 
seillée à  quiconque  veut,  sans  se  perdre  dans  l'examen  technique 
et  minutieux  des  controverses,  se  rendre  raison  des  dogmes  natu- 
rels et  révélés,  et  prendre  parti  avec  connaissance  de  cause  dans 
un  débat  qui  inquiète  le  monde.  Je  ne  m'étonne  pas  que  le  livre  du 
Théisme  chrétien  ait  eu  en  Angleterre  un  succès  très  général,  et 
qu'il  en  paraisse,  par  livraisons  d'une  feuille,  une  édition  populaire* 

IV. 

Les  deux  ouvrages  dont  nous  venons  de  parler  représentent  avec 
fidélité  et  avec  une  certaine  distinction  l'état  d'esprit  et  le  mouve- 
ment des  opinions  de  nos  voisins  en  ce  qui  touche  la  philosophie 
religieuse.  On  en  pourrait  citer  d'autres  d'un  mérite  moindre,  mais 
qui  auraient  la  même  signification.  Ce  qui  nous  frappe  particulière- 
ment dans  ceux-ci,  c'est  une  connaissance  et  une  préoccupation 
manifeste  de  la  philosophie  contemporaine.  Les  deux  auteurs  ne 
se  montrent  étrangers  à  aucune  doctrine  de  quelque  renom,  et  ils 
suivent  les  questions  dans  les  dernières  transformations  qu'elles  ont 
subies.  Cependant  on  peut  dire  qu'ils  écrivent  en  hommes  qui  sa- 
vent la  philosophie  plutôt  qu'en  philosophes.  Ils  n'ont  point  à  cœur 
d'établir,  par  la  critique  ou  la  discussion,  quelque  négation  ou 
quelque  vérité  nouvelle.  On  sait  d'avance  quelle  sera  leur  thèse,  et 
d'avance  on  devine  quels  adversaires  ils  vont  combattre.  Il  n'en  est 
pas  de  même  lorsqu'on  ouvre  le  livre  d'un  philosophe  proprement 
dit.  S'il  n'a  pas  encore  produit  de  système,  on  se  demande,  avant 
de  lire  la  première  page,  ce  qu'il  veut  et  à  qui  il  en  veut,  et  l'on 
commence  avec  incertitude  et  curiosité.  C'est  dans  cette  disposition 
d'esprit  qu'on  doit  aborder  un  ouvrage  qui  a  fait  du  bruit  en  An- 
gleterre depuis  un  ou  deux  ans,  sous  ce  titre  significatif  :  Examen* 
des  Limites  de  la  pensée  religieuse.  Sur  ces  mots  seuls,  on  se  doute 
qu'on  a  affaire  à  un  ouvrage  de  philosophie. 

L'auteur,  M.  Mansel,  a  débuté,  je  crois,  par  des  Prolégomènes  de 
Logique  qui  lui  ont  mérité  les  éloges  de  son  maître,  sir  William  Ha- 
milton,  dont  il  publie  en  ce  moment  avec  M.  Veitch  les  leçons  iné- 


LA  THÉOLOGIE  NATURELLE  EN  ANGLETERRE.         563 

dites.  Il  est  aujourd'hui  lecteur  de  philosophie  morale  et  métaphy- 
sique à  Magdalen-Gollege,  dans  l'université  d'Oxford.  Sa  compétence 
est  donc  entière  pour  attaquer  par  leur  côté  philosophique  les  pro- 
blèmes de  la  théodicée;  mais  sa  position  académique,  son  titre 
à'o.Tonien,  sa*  qualité  de  membre  de  l'église  établie,  ne  permettent 
guère  de  soupçonner  en  lui  un  théologien  téméraire,  faible  ou  com- 
plaisant sur  l'orthodoxie.  En  effet,  il  ne  l'est  pas,  et  son  livre  at- 
teste une  véritable  sévérité  dans  la  foi,  et  même  une  certaine  ar- 
deur chrétienne  qui  n'affecte  pas  l'impartialité.  Cependant  il  est 
bien  de  cette  école  écossaise,  devenue  plus  difficile  et  plus  stricte 
en  dialectique  par  son  commerce  avec  l'école  de  Kant,  et  telle  que 
Ta  faite  et  laissée  sir  William  Hamilton.  L'œuvre  de  cet  éminent 
penseur  est  surtout  en  effet  d'avoir  plus  étroitement  combiné  l'ob- 
servation et  la  critique,  d'avoir  cherché  à  corriger,  par  une  plus 
grande  recherche  de  subtile  exactitude,  ce  laisser-aller,  cette  sorte 
de  crédulité  systématique  que  l'on  reproch*ait  à  ses  prédécesseurs, 
sans  compter  le  secours  de  vaste  et  minutieuse  ériidition  philoso- 
phique qu'il  est  venu  apporter  à  l'ignorance  un  peu  volontaire  de 
Reid  et  de  ses  contemporains.  A-t-il  par  là  réussi  à  changer  la  fonte 
en  acier,  à  donner  plus  de  force,  plus  de  trempe,  plus  de  pointe,  à 
la  doctrine  qu'il  a  ainsi  reforgée?  Est-il  parvenu  à  en  chasser  le 
dernier  grain  de  scepticisme  qu'elle  contient?  C'est  une  question; 
mais  il  est  certain  que  dans  le*  parti-pris  avec  lequel  Thomas  Reid 
proscrit  presque  toutes  les  conclusions  de  la  métaphysique  ancienne 
et  moderne,  dans  cette  continuelle  inscription  de  faux  contre  presque 
toutes  les  théories  de  la  science,  ne  respire  pas  une  grande  con- 
fiance dans  la  raison,  mère  de  la  métaphysique  et  de  la  science. 
Lorsque,  de  son  côté,  Kant  est  venu  attaquer  l'une  et  l'autre,  et 
contester  leurs  droits  et  leurs  dires,  il  poursuivait  une  œuvre  plus 
analogue  qu'on  ne  le  croirait  d'abord  à  celle  dû  professeur  de  Glas- 
gow. Le  rationalisme  critique  de  l'un  est  sur  la  même  voie  que  l'ap- 
pel au  sens  commun  de  l'autre,  et  pour  l'honneur  de  la  philosophie 
spéculative,  c'est  presque  la  même  chose  que  de  soutenir  qu'il  faut 
s'en  rapporter  à  certaines  croyances  instinctives,  parce  qu'elles 
sont  des  faits,  ou  que,  pour  être  des  faits,  elles  n'en  courent  pas 
moins  le  risque  d'être  des  illusions.  En  toute  chose,  le  fait  séparé 
du  droit  est  d'une  médiocre  valeur.  Si  donc,  formé  et  aguerri  par 
l'étude  de  la  philosophie  grecque  et  de  la  philosophie  germanique, 
Hamilton  a  porté  plus  de  rigueur  dans  l'enseignement  des  Écossais, 
il  n'est  pas  sûr  qu'il  ait  affermi  les  bases  de  leur  doctrine.  Et  lors- 
qu'il a  insisté  sur  ce  point,  mis  par  lui  dans  un  jour  nouveau,  que, 
la  détermination  étant  à  la  fois  la  forme  et  l'essence  de  la  connais- 
sance, rien  ne  pouvait  être  connu  que  limité  conditionnellement,  il 
a  éliminé  de  la  science  l'absolu  et  l'infini,  il  a  encore  rapproché^ 


56A  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

exhaussé  les  barrières  de  l'esprit  humain,  et  mis  en  interdit  une 
bonne  partie  de  la  métaphysique  et  presque  toute  la  théologie  reçue. 
Je  le  remarque,  parce  que  M.  Mansel  s'est  montré  son  fidèle,  disciple, 
et  qu'à  tomber  dans  les  mains  d'un  philosophe,  la  théologie  n'a  rien 
gagné  comme  science,  si  même  elle  n'y  a  compromis  jusqu'à  ce  titre 
modeste  de  servante  de  la  foi  que  lui  avait  conservé  la  scolastique. 

Il  existe  à  Oxford  une  fondation  de  John  Bampton,  chanoine  de 
Salisbury.  C'est  un  legs  destiné  à  rémunérer  chaque  année  l'auteur 
de  huit  lectures  pour  la  défense  des  principes  essentiels  du  chris- 
tianisme. Gomme  l'enseignement  religieux  ne  fait  pas  faute  à  l'uni- 
versité, l'usage  s'est  introduit  de  consacrer  ces  leçons  à  l'examen 
de  quelques  questions  nouvelles  ou  à  l'exposition  de  quelques  nou- 
velles vues  qui  intéressent  la  philosophie  de  l'orthodoxie.  Elles  of- 
frent par  là  même  un  attrait  particulier  de  curiosité,  et  sont  comme 
un  cours  supérieur  de  théologie  transcendante.  C'est  par  les  Bamp- 
ton Lectures  que,  dans  te  temps,  le  docteur  Hampden  produisit  une 
nouvelle  critique  de  l'interprétation  du  dogme  qui  parut  une  cen- 
sure des  trente-neuf  articles  de  l'église,  et  qui  l'aurait  exposé  à  être 
déclaré  schismatique,  si,  au  lieu  de  cela,  il  n'était  devenu  évêque. 
C'est  par  les  Bampton  Lectures  que  le  révérend  Henri  Mansel  intro- 
duit une  doctrine  qui  ne  lui  vaudra  pas  les  mêmes  attaques  qu'au 
docteur  Hampden,  mais  qui,  suivie  dans  toute's  ses  applications, 
pourrait  bien  atteindre  plus  gravement  les  formulaires  et  les  con- 
fessions de  foi  libellées  en  termes  d'école,  car  au  fond  M.  Mansel 
a  consacré  son  court  passage  dans  une  chaire  de  théologie  à  démon- 
trer qu'il  n'y  a  pas  de  théologie. 

Il  ne  le  dit  pas  aussi  crûment ,  et  surtout  il  ne  cherche  pas  à  dé- 
gager ainsi  la  religion  de  la  science  pour  la  désarmer  :  il  pense  au 
contraire  assurer  son  empire  en  le  limitant,  et  la  délivrer  d'une  en- 
nemie en  la  délivrant  d'une  infidèle  alliée.  Pour  bien  faire  connaî- 
tre son  livre,  écrit  avec  beaucoup  de  talçnt,  où  partout  se  montrent 
une  foi  vive,  une  conviction  sincère,  la  sagacité  et  la  lucidité  d'un 
esprit  vraiment  philosophique,  il  faudrait  disposer  de  plus  d'espace 
que  nous  n'osons  en  prendre  ici.  Qu'il  nous  suffise  de  dire  qu'aux 
premières  pages  la  défiance  de  l'auteur  se  déclare  contre  le  dogma- 
tisme et  le  rationalisme.  Sans  être  nécessairement  hostiles  au  chris- 
tianisme, tous  deux,  même  à  pieuse  intention,  peuvent  l'altérer  ou 
l'afTaiblir,  l'un  en  ajoutant,  l'autre  en  retranchant  à  l'Écriture;  l'un 
en  traduisant  sous  forme  de  dogmes  scientifiquement  déduits  les 
croyances  évangéliques,  l'autre  en  les  réduisant  à  des  abstractions 
dont  elles  ne  seraient  plus  que  les  figures  symboliques.  Dans  Tune 
et  l'autre  tentative  se  trahit  la  prétention  d'obtenir  une  connaissance 
de  Dieu  plus  égale  à  lui,  plus  divine,  parce  qu'elle  serait  moins 
humaine.  On  se  figure  qu'elle  le  sera  moins  en  eflet,  quand  on  l'aura 


LA  THÉOLOGIE  NATURELLE  EX  ANGLETERRE.         565 


■fcomme  si  c'était  agrandir  la  notion  de  Dieu  que  de  la  simplifier, 
y  comme  si  les  qualifications  abstraites  que  nous  lui  donnons  pour 
attributs  étaient  moins  des  idées  humaines  que  les  traits  sous  les- 
quels notre  imagination  le  personnifie.  La  notion  de  Dieu  poursuivie 
par  la  science  suppose  une  philosophie  de  l'infini,  c'est-à-dire  une 
philosophie  impossible.  Cette  critique,  dont  l'origine  est  fort  recon- 
naissable,  conclut  à  la  nécessité  de  porter  l'examen  non  sur  l'objet, 
mais  sur  le  sujet  de  la  religion,  non  sur  la  théologie  naturelle  ou 
révélée,  mais  sur  l'esprit  humain  dans  ses  rapports  avec  ce  dont 
elle  traite.  Au  lieu  de  prétendre  en  vain  à  une  idée  didactique  de 
Dieu  qui  serve  ensuite  à  contrôler  les  dogmes  particuliers,  on  doit 
étudier  la  pensée  religieuse  en  elle-même,  c'est-à-dire  l'intelligence 
ou  la  raison  relativement  à  Dieu,  et  l'on  trouvera  que  la  connais- 
sance, astreinte  comme  elle  est  à  la  forme  de  la  conscience,  suppose 
dans  son  objet  la  limitation,  la  relation,  It  temps,  toutes  choses 
que  l'on  exclut  à  priori  de  la  Divinité;  on  trouvera,  en  d'autres 
termes,  que,  le  fini  ne  pouvant  concevoir  l'infini,  le  personnel  ne 
pouvant  concevoir  l'absolu,  il  y  a  contradiction  entre  le  sujet  et 
l'objet.  Or,  comme  la  contradiction  ne  peut  être  une  qualité  des 
choses,  elle  est  dans  la  manière  de  penser;  elle  est  ici  dans  une 
prétendue  science  des  choses  divines,  et  trouver  Dieu  par  la  raison 
est  impossible.  Cependant  l'idée  de  Dieu,  la  croyance  en  Dieu  est 
dans  l'humanité.  C'est  qu'elle  n'y  est  pas  de  par  la  raison  pure.  En 
fait,  elle  vit  sous  la  forme  concrète  d'un  sentiment  profond  de  dé- 
pendance envers  un  maître  souverain  et  d'obligation  morale  envers 
un  législateur.  Ces  croyances  mêmes  ne  sont  pas  dans  notre  esprit 
sous  cette  expression  aride  et  générale  ;  elles  ont  plus  de  couleur, 
plus  de  relief,  plus  de  corps,  et  elles  n'en  exercent  que  plus  d'em- 
pire, elles  n'en  satisfont  que  mieux  tous  les  besoins  de  notre  nature. 
C'est  qu'elles  n'ont  pas  pour  but  la  perfection  de  la  connaissance, 
mais  la  perfection  morale;  c'est  qu'elles  sont  plutôt  régulatives 
qu'instructives,  et  par  conséquent  il  ne  faut  pas  en  demander  la 
démonstration  scientifique.  Il  suffit  qu'elles  soient  appuyées  d'un 
concours  de  raisons  probables,  et  qu'adressées  pour  ainsi  dire  à 
toutes  les  parties  de  nous-mêmes ,  sans  contenter  exclusivement  la 
raison  spéculative,  elles  s'emparent  de  l'homme  tout  entier.  Les 
conséquences  de  cette  théorie  générale  en  faveur  de  la  révélation 
se  présentent  d'elles-mêmes,  et  l'on  sent  que  M.  Mansel  a  pu  trouver 
là  le  point  d'appui  d'une  nouvelle  apologie  du  christianisme. 

Ce  que  nous  ne  pouvons  qu'indiquer  ici,  c'est  le  parti  qu'a  su 
tirer  de  cette  théologie  critique  un  esprit  vigoureux  formé  aux 
€xercices  d'une  école  vraiment  philosophique;  nous  pouvons  ga- 
rantir à  tous  ceux  qui  s'attachent  à  l'étude  sacrée  ou  profane  de  la 


566  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

théodicée  qu'ils  trouveront  dans  l'ouvrage  de  M.  Mansel  sur  toutes 
les  questions  et  toutes  les  solutions  tantôt  des  vues,  tantôt  des  dis- 
cussions qu'on  fera  bien  désormais  d'avoir  présentes,  quand  on 
voudra  s'en  mêler.  Je  ne  conseillerais  pas  plus  à  un  esprit  ferme 
de  s'embarquer  dans  ces  recherches  sans  connaître  les  huit  leçons 
de  M.  Mansel  que  sans  avoir  approfondi  la  critique  kantienne  contre 
les  antinomies  de  la  raison;  mais,  après  cet  éloge,  grand  sans  doute, 
il  faudra  que  l'habile  dialecticien  nous  permette  de  lui  dire  ce  que 
le  lecteur  aura  déjà  pensé  :  c'est  que  l'idée  de  transporter  l'exanîen 
de  l'objet  de  la  religion  au  sujet  qui  la  conçoit,  et  de  convaincre  de 
contradiction  la  raison  aux  prises  avec  l'infmi,  est  le  procédé  de 
Kant  doublé  d'une  argumentation  de  Hamilton;  c'est  que  le  recours, 
en  désespoir  de  métaphysique,  aux  croyances  positives  non  raison- 
nées,  mais  puissantes  sur  la  conscience  pratique,  pour  remplacer 
ou  confondre  les  conceptions  de  la  raison  spéculative,  n'est  que 
l'application  à  la  religion  de  la  méthode  des  Écossais  en  philosophie 
combinée  avec  une  imitation  à  fm  chrétienne  du  subterfuge  respec- 
table par  lequel  Kant,  pour  sauver  la  religion,  l'a  réduite  à  la  mo- 
rale. Seulement  le  philosophe  par  là  sécularisait  la  religion;  c'est 
la  morale  que  M.  Mansel  sanctifie.  Dans  les  deux  cas,  je  crains  bien 
que,  si  l'on  plonge  au  fond  de  la  doctrine,  on  ne  rapporte,  au  lieu 
de  la  vérité,  le  scepticisme.  Ceci  exige  quelques  développemens. 

M.  Mansel  n'échappe  pas  au  sort  trop  commun  des  philosophes, 
il  triomphe  dans  la  critique.  La  vérité  nous  force  à  en  convenir,  les 
généralités  des  meilleures  théologies  offrent  des  difficultés  insolu- 
bles et  prêtent  à  des  objections  accablantes.  Il  n'est  nullement  cer- 
tain qu'objections  et  difficultés  résultent  toutes  nécessairement  et 
de  la  nature  du  sujet  et  de  celle  de  l'esprit  humain.  Sans  doute 
l'essence  divine  est  insondable,  notre  intelligence  sans  doute  et 
faillible  et  bornée  ne  doit  jamais  mieux  sentir  sa  faiblesse  qu'en 
présence  de  la  suprême  intelligence  ;  mais,  avant  de  supprimer  tout 
rapport  purement  intellectuel  entre  notre  esprit  et  Dieu,  il  faudrait 
avoir  la  certitude  que  plusieurs  des  obscurités  qui  les  séparent  ne 
sont  pas  le  résultat  naturel,  mais  accidentel,  de  certaines  erreurs 
nullement  inévitables  de  la  raison.  Je  suis  prêt  à  concéder  que  la 
théodicée,  même  dans  l'église,  a  empiété  par-delà  la  raison  et  la  foi, 
et  que,  grâce  à  quelques  affirmations  téméraires  et  malheureuses, 
elle  s'est  créé  de  grands  embarras  et  a  donné  quelques  facilités  à 
l'athéisme.  Quant  à  moi,  je  n'hésite  pas,  et  j'en  accuse  principa- 
lement Aristote.  Il  n'a  pas  eu  moins  que  la  prétention  de  connaître 
intimement  la  nature  de  l'être;  c'est  là  qu'il  a  voulu  trouver  Dieu. 
Il  le  définit  pour  ainsi  dire  tout  entier.  Pendant  tout  le  moyen  âge, 
de  pieux  docteurs  ne  se  sont  pas  fait  le  moindre  scrupule  de  sui- 
vre cet  exemple,  comme  si  l'Écriture  ne  les  avait  pas  dans  vingt 


LA  THÉOLOGIE  NATURELLE  EN  ANGLETERRE.         567 

passages  mis  en  garde  contre  une  semblable  témérité.  Il  serait  aisé 
de  montrer  combien  d'attributions  contradictoires  sont  restées  de 
la  philosophie  scolastique  dans  la  théodicée  moderne  et  ont  parti- 
culièrement servi  à  la  fortune  du  panthéisme;  mais  de  certains  excès 
de  doctrine,  de  certaines  imprudences  de  la  spéculation  conclure  à 
un  fonds  de  contradiction  incurable  dans  toute  science  théologique, 
c'est  reproduire  le  plan  d'attaque  de  tous  les  ennemis  de  la  philo- 
sophie contre  elle,  c'est  suivre  la  marche  de  tous  ceux  qui  ont  voulu 
forcer  la  raison  au  scepticisme.  Me  répondrez-vous  :  Qu'importe,  si 
le  procédé  est  légitime  et  si  l'attaque  porte  coup?  Ici  je  n'appren- 
drai rien  à  M.  Mansel  en  disant  que  tout  scepticisme  lance  lui-même 
le  trait  qui  revient  le  frapper.  La  contradiction  qu'il  inrpute,  il  y 
tombe.  M.  Mansel  a  pris  pour  épigraphe  ces  mots  de  Hamilton  : 
«  Aucune  difficulté  ne  s'élève  en  théologie  qui  ne  se  soit  préalable- 
ment élevée  en  philosophie.  »  De  cette  proposition,  qui  d'ailleurs 
voudrait  être  expliquée,  qu'entend-il  inférer?  Que  les  difficultés 
sont  surmontables  ou  qu'elles  ne  le  sont  pas?  Solubles,  il  faut  les 
résoudre  en  théologie  comme  en  philosophie.  Insolubles,  fermons 
nos  livres  et  taisons-nous.  M.  Mansel  est  pour  les  difficultés  insolu- 
bles. Il  en  trouve  autant  dans  l'hypothèse  de  l'incrédulité  que  dans 
celle  de  la  foi.  Tant  mieux;  mais  ce  n'est  pas  la  question.  Il  en 
trouve  autant  dans  la  théologie  naturelle,  autant  dans  la  théologie 
dogmatique,  quand  il  ne  s'agit  même  que  de  l'idée  de  Dieu.  Ainsi  la 
foi,  dès  qu'elle  est  science  à  un  certain  degré,  est  contradictoire  et 
tombe  sous  les  coups  de  la  dialectique.  Pour  elle  donc  point  de  sa- 
lut, si  elle  ne  devient  étrangère  à  toute  dialectique,  si  elle  ne  de- 
meure la  foi  sans  la  science.  Dans  cet  état,  elle  peut  défier  les  objec- 
tions; le  raisonnement,  parfaitement  valable  quand  on  l'emploie 
contre  l'une,  n'est  plus  de  mise  avec  l'autre.  Pour  quel  motif?  On 
ne  le  dit  pas.  Pourquoi?  Je  le  comprends,  si  c'est  l'inquisition  qui 
l'interdit.  Je  le  comprends  encore,  si  le  raisonnement  est  sans  puis- 
sance effective.  Mais  nous  parlons  en  liberté,  et  il  n'est  que  trop 
vrai  que  la  foi  la  moins  raisonnée  ne  résiste  pas  toujours  à  des  ar- 
gumentations qu'on  prétend  tirer  du  sens  commun;  or  ce  n'est  pas 
l'en  défendre  que  de  lui  conseiller  de  ne  rien  écouter.  La  discus- 
sion est  ouverte,  et  puisqu'on  discute,  il  faut  raisonner.  Ce  serait 
prendre  un  singulier  moyen  de  se  tirer  de  péril  que  de  s'abstenir, 
sur  ce  fondement  que  le  raisonnement  est  pliable  en  tout  sens,  que 
les  philosophies  les  plus  religieuses,  les  théologies  les  plus  ortho- 
doxes recèlent  des  contradictions,  et  qu'en  d'autres  termes  on  ne 
peut  rien  savoir  de  Dieu.  Au  fond,  c'est  à  cette  conséquence  que 
pourrait  être  poussé  M.  Mansel.  S'il  dirige  des  critiques  contre  les 
notions  théologiques,  c'est  apparemment  parce  qu'il  croit  ces  criti- 
ques bonnes,  et  il  les  croit  bonnes,  parce  qu'elles  sont  communes  à 


568  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

la  théologie  et  à  la  philosophie.  C'est  dire  que  la  raison  n'édifie  rien 
qu'elle  ne  puisse  détruire.  Le  procès  intenté  à  la  théodicée  est  fait 
à  la  raison  même.  Il  est  donc  impossible  de  disculper  M.  Mansel, 
malgré  tout  son  esprit,  d'être  atteint  du  mal  que  Platon  appelait 
misologie.  La  chose  est  grave  pour  un  philosophe,  et  s'il  était  fidèle 
en  philosophie  à  la  méthode  qu'il  nous  a  fait  connaître,  son  cours- 
devrait  être  un  cours  de  scepticisme.  * 

11  ne  serait  pas  le  premier  qui  aurait  enseigné  le  scepticisme  sans- 
être  sceptique,  et  voulu  affermir  les  croyances  en  décriant  les  idées» 
Tel  est  assurément  l'espoir  de  M.  Mansel,  lorsqu'il  réduit  presque 
toutes  nos  connaissances  théologiques  au  sentiment  de  la  dépen- 
dance et* de  l'obligation;  mais  en  alléguant  ces  deux  sentimens  ou 
ces  deux  croyances  comme  des  faits,  il  néglige  d'en  assigner  l'ori- 
gine et  de  nous  dire  comment  il  fonde  leur  autorité.  S'il  entend  que 
c'est  ainsi  et  sous  cette*  forme  que  fidée  de  Dieu  pénètre  pour  la 
première  fois  dans  les  esprits,  le  fait  aurait  besoin  d'être  établi,  et 
je  crois  qu'en  réalité  la  simple  notion  d'un  Créateur  précède  sou- 
vent ridée  plus  développée  d'une  relation  de  dépendance  et  de  de- 
voir. S'il  veut  dire  que  cette  relation  est  intuitivement  reconnue 
dès  l'origine  des  sociétés,  il  faudrait  refaire  l'histoire,  qui  nous 
montre  trop  souvent,  chez  les  peuples  naissans,  pour  toute  religion 
la  crainte  de  quelques  puissances  malfaisantes  qui  seront  tout  ce 
qu'on  voudra,  excepté  Dieu  lui-même.  Le  culte  d'un  roi  législateur 
au  lieu  d'un  tyran  capricieux  n'est  dans  sa  pureté  la  croyance  po- 
pulaire que  chez  des  nations  éclairées  par  des  lumières  surnatu- 
relles ou  formées  par  les  progrès  de  la  civilisation  à  la  réflexion  et  à 
la  raison.  Si  ce  sont  en  effet  les  lumières  surnaturelles  que  M.  Man- 
sel invoque,  s'il  veut  dire  que  les  croyances  qu'il  recommande  sont 
le  fond  du  christianisme,  que  c'est  par  elles  qu'il  faut  commencer  et 
qu'on  peut  finir,  le  conseil  peut  être  bon,  la  leçon  utile.  Cepen- 
dant, outre  que  c'est  s'adresser,  non  pas  à  la  pensée  religieuse  de 
l'humanité,  mais  à  la  seule  pensée  chrétienne,  c'est  dire  qu'on  a  la 
foi  quand  on  a  la  foi,  et  qu'à  ceux  qui  ne  l'ont  pas,  ce  n'est  pas  la 
peine  d'en  parler.  Il  n'importe  guère  qu'ils  sachent  s'il  y  a  un  Dieu- 
Que  diriez -vous  en  effet,  si  la  connaissance  de  Dieu  est  pour  le 
cœur,  et  non  pour  la  raison,  à  celui  qui  ne  ressent  pas  cette  pieuse 
crainte?  Et  s'il  manque  du  sentiment,  comment  lui  donnerez-vous 
l'idée?  Il  s'en  passera.  Les  idées  religieuses  sont  essentiellement 
pratiques,  et  qui  ne  s'en  sert  pas  n'a  pas  besoin  d'en  avoir.  Cette 
conséquence  serait  dure,  et  quoique  l'auteur  ne  l'ait  pas  tirée  de 
ses  principes,  il  conviendra  que  considérer  les  idées  religieuses 
comme  sentimens,  non  comme  vérités,  c'est  ne  leur  accorder  d'au- 
tre prix  que  le  bien  qu'elles  font.  Je  ne  veux  pas  rappeler  que 
cette  manière  de  raisonner  peut  être  et  souvent  a  été  employée  à 


LA  THÉOLOGIE  NATURELLE  EN  ANGLETERRE.         569 

la  défense  de  l'erreur,  et  qu'elle  profiterait  même  à  des  religions 
fausses;  bornons -nous  à  dire  que  c'est  l'opposé  de  l'enseignement 
religieux  dans  tous  les  pays  chrétiens.  La  réponse  à  la  question  : 
'Qu'est-ce  que  Dieu?  contient  dans  tous  les  catéchismes  catho- 
liques une  définition  ou  du  moins  renonciation  d'une  série  d'at- 
tributs qui  ne  peut  être  comprise  que  par  un  acte  de  la  raison 
pure,  et  le  dogme  de  la  Trinité  y  est  ensuite  expliqué  en  termes  abs- 
traits qui  sont  éminemment  scientifiques.  Avant  de  nous  enseigner 
tous  nos  devoirs,  on  tient  à  nous  apprendre  envers  qui  ils  nous  lient. 
Je  n'ai  point  sous  les  yeux  les  livres  d'instruction  chrétienne  desti- 
nés à  la  jeunesse  en  Angleterre;  mais  dans  le  Symbole  d'Athanase, 
prescrit  à  l'église  anglicane,  je'  lis  des  passages,  et  dans  les  articles 
de  foi  qu'elle  professe  des  articles,  comme  le  premier  et  le  second, 
qui  expriment  certainement  de  la  métaphysique  sacrée,  et  qui  ne 
sont  pas  en  eux-mêmes  des  préceptes  de  morale  ou  des  appels  au 
sentiment.  Ce  serait  donc  mutiler  l'enseignement  chrétien  et  divi- 
ser la  foi  que  d'inférer  de  ce  que  l'un  et  l'autre  doivent  aboutir  à 
la  pratique  et  régler  l'âme  et  la  vie  que  l'instruction  n'est  pas  en 
même  temps  leur  but.  Ce  serait  tendre  à  mettre  les  œuvres  au- 
dessus  de  la  foi,  et  faire  pour  le  christianisme  ce  que  Kant  a  fait 
pour  la  religion  naturelle,  ne  lui  décerner  d'autorité  qu'en  vertu  de 
la  morale.  Cet  excès  vaudrait  mieux,  je  l'accorde,  que  l'excès  con- 
traire, et  le  pasteur  ferait  plus  de  bien  à  son  troupeau  en  l' intimi- 
dant par  la  puissance  d'un  maître  qu'en  l'appelant  à  méditer  les 
perfections  de  l'auteur  de  tout  bien;  mais  ce  serait  une  nouveauté 
4ians  toutes  les  églises,  et  je  ne  crois  pas  qu'à  la  longue  la  religion 
gagnât  beaucoup  à  cet  aveu  sans  cesse  répété,  que,  les  notions  les 
plus  hautes  et  les  plus  générales  sur  lesquelles  elle  s'appuie  étant 
toutes  sujettes  à  l'accusation  d'être  contradictoires,  elle  n'a  pour 
-elle  que  des  probabilités,  et  peut  se  passer  d'autres  preuves,  parce 
qu'elle  est  régulative  et  non  spéculative. 

Saint  Paul  dit  en  termes  exprès  :  u  Nous  connaissons  en  partie  , 
€n  partie  nous  prophétisons,  et  quand  le  parfait  sera  venu,  le  par- 
tiel disparaîtra.  »  C'est-à-dire,  en  langage  moderne,  nous  avons 
une  part  de  science,  une  part  de  révélation,  et  ce  n'est  qu'avec  Dieu 
que  cessera  cette  connaissance  imparfaite.  Ces  mots  sont  la  vérité 
même.  Et  il  ajoute  :  «  A  présent  nous  ne  voyons  que  par  le  miroir, 
nous  ne  savons  qu'énigmatiquement;  »  ce  qui  revient  à  dire  qu'à 
présent  notre  connaissance  est  indirecte  et  remplie  d'obscurités. 
•Ces  paroles,  en  nous  avertissant  de  l'imperfection  obligée  de  notre 
savoir  sur  la  terre,  nous  autorisent  à  déterminer,  selon  nos  for- 
«ces,  notre  part  de  gnose  et  notre  part  de  prophétie,  c'est-à-dire  à 
discerner  ce  qui  est  science  et  ce  qui  est  révélation.  Là  est  le  fonde- 
ment de  la  distinction  entre  les  deux  théologies,  et  l'on  ne  peut 


570  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

anéantir  l'une  au  profit  de  l'autre,  encore  moins  dans  toutes  deux 
ce  qui  est  savoir  pour  s'en  tenir  à  l'inspiration,  sans  nous  ôter  une 
des  deux  parts  que  nous  accorde  l'apôtre.  L'Écriture  comme  la  phi- 
losophie consacre  donc  les  deux  sources  où  les  théologiens  philo- 
sophes cherchent  à  puiser  la  vérité,  et  prémunit  les  Buchanan  et 
les  Thompson  contre  le  découragement  où  le  kantisme  mystique  de 
M.  Mansel  les  voudrait  plonger. 

V. 

Le  meilleur  fruit  à  retirer  de  la  lecture  de  son  ouvrage  comme  de 
tout  autre  inspiré  par  la  philosophie  critique,  c'est  la  résolution  de 
n'adopter  sans  un  sévère  examen  aucune  des  vues  métaphysiques 
admises  en  théodicée;  c'est  de  ne  pas  accepter  par  une  confiance 
excessive  dans  les  traditions  de  l'école  toutes  les  énonciations  sur 
la  Divinité  que  les  hommes  ont  cherché  à  jeter,  pour  le  combler, 
dans  le  vide  de  leur  ignorance.  Aussi  rien  ne  paraît-il  plus  utile  et 
plus  opportun  que  d'appliquer  à  cette  partie  sacrée  de  la  métaphy- 
sique les  méthodes  de  vérification  qui  ont  eu  de  si  heureux  succès 
dans  d'autres  régions  de  la  philosophie,  et  qui,  en  limitant  peut- 
être  le  champ  qu'elle  parcourt,  y  ont  assuré  sa  marche  et  son  droit 
même  de  propriété.  Je  ne  veux  pas  avoir  tant  parlé  des  autres  sans 
m'exposer  moi-même.  Pour  se  permettre  autant  la  critique,  il  faut 
savoir  l'encourir,  et  puis,  quand  il  s'agit  d'un  tel  sujet,  il  y  a  un  air 
de  puérile  timidité  à  parler  sans  cesse  de  questions,  de  problèmes, 
d'objections,  et  à  se  tenir  sur  la  réserve  comme  si  l'on  craignait  de  se 
commettre  en  les  abordant.  Ce  n'est  pas  un  de  ces  points  d'extrême 
théorie  qu'on  peut  laisser  à  décider  à  d'autres,  en  attendant  pa- 
tiemment qu'ils  aient  pris  la  peine  de  le  faire  pour  savgir  qu'en 
penser. 

Dieu  est  une  idée,  et  tant  que  notre  condition  ne  changera  pas,  iî 
ne  sera  qu'une  idée,  non  pas  en  soi,  il  est  la  réalité  même,  mais 
pour  la  raison.  Dans  les  questions  philosophiques  qui  touchent  aux 
existences,  nous  avons  d'ordinaire  pour  nous  instruire  la  conscience 
et  la  perception.  Les  phénomènes  de  notre  vie  intérieure,  les  opé- 
rations et  les  lois  de  notre  esprit  nous  sont  signifiés  par  la  plus  irré- 
sistible des  autorités,  la  conscience,  et  depuis  Descartes  il  n'est  plus 
guère  permis  de  méconnaître  dans  la  pensée  le  signe  et  la  preuve 
de  l'existence.  La  perception,  c'est-à-dire  ce  jugement  naturel  que 
nos  sensations  nous  suggèrent  touchant  leur  cause  extérieure,  nous 
atteste  une  réalité  indépendante  de  nous,  qu'un  pyrrhonisme  in- 
sensé parvient  à  contester,  non  à  rendre  douteuse.  Enfin  un  rapport 
constant,  un  accord  au  moins  suffisant  entre  les  lois  des  phéno- 
mènes et  les  principes  de  notre  raison  nous  révèle  une  harmonie- 


LA  THÉOLOGIE  NATURELLE  EN  ANGLETERRE.         571 

générale  entre  ce  qui  est  moi  et  ce  qui  n'est  pas  moi.  De  là  une 
foule  de  connaissances  qui  peuvent  avoir  leurs  lacunes,  leurs  obscu- 
rités et  leurs  incertitudes;  mais  quelques  questions  qui  s'élèvent  sur 
les  existences  ainsi  connues  et  garanties,  on  n'y  perd  jamais  la  lu- 
mière ni  l'appui  des  connaissances  directes.  L'expérience  trop  dé- 
criée par  certains  philosophes,  mais  j'entends  l'expérience  interne 
et  externe,  celle  de  la  sensibilité  et  de  la  raison  combinées,  est  un 
flambeau  que  rien  ne  peut  éteindre. 

Assurément,  de  la  conscience  et  de  la  perception,  des  connais- 
sances directes  qu'on  leur  doit,  on  peut  dériver  la  notion  de  Dieu; 
mais  Dieu  n'est  pas  pour  cela  l'objet  de  la  perception  ni  de  la  con- 
science. La  notion  de  Dieu  sera  toujours  l'œuvre  pure  de  la  raison: 
c'est  ce  que  nous  entendions  en  disant  que  pour  l'humanité  Dieu  est 
une  idée. 

Or  les  notions  qui  sont  pour  nous  plus  qu'une  idée,  qui  tiennent 
immédiatement  de  la  conscience  ou  de  la  perception,  ont  cette  pro- 
priété d'être  ce  que  les  philosophes  appellent  représentables.  L'ima- 
gination peut  se  représenter  nos  actes  intimes,  les  phénomènes 
extérieurs,  l'expérience  qui  les  combine  et  éclaire  les  choses  par  la 
pensée.  La  connaissance  de  Dieu  obtenue  par  la  raison,  qui  élève 
seule  les  questions  d'origine,  ne  peut  pas,  ne  doit  pas  être  repré- 
sentée :  elle  ne  peut  être  que  conçue.  Il  n'en  est  pas  ainsi  de  toutes 
les  idées  qui  semblent  aussi  purement  rationnelles.  Les  vérités 
géométriques  n'ont  toute  leur  nécessité,  toute  leur  exactitude  que 
comme  vérités  idéales;  mais  on  peut  en  une  certaine  mesure  se 
les  représenter,  soit  en  concevant  des  figures  imaginaires,  soit  en 
les  appliquant  aux  formes  réelles  des  objets  de  la  sensibilité.  L'idée 
de  cause,  le  principe  de  causalité,  comme  on  dit,  est  un  pur  prin- 
cipe de  l'intelligence;  mais  outre  qu'à  chaque  instant  l'expérience 
nous  en  fournit  des  applications  au  moins  apparentes,  on  ne  doit 
plus  guère  ignorer  après  Maine  de  Biran  comment  nous  pouvons 
nous  représenter  la  cause  en  acte,  comme  un  fait  de  conscience  que 
nous  reproduisons  à  volonté. 

Cette  faculté  nous  est  refusée,  quand  nous  pensons  à  Dieu;  je 
parle  philosophiquement  et  de  l'humanité  telle  qu'elle  est.  Pour  que 
la  notion  de  Dieu  comportât  une  certaine  représentation,  il  faudrait 
être  Abraham  ou  Moïse,  ou  plutôt  un  de  ces  hommes  choisis  qui 
virent  avec  une  joie  pleine  de  frayeur  et  de  respect  celui  qui  venait 
k  eux  en  marchant  sur  la  mer  de  Galilée.  C'est  précisément  le  ca- 
ractère et  le  privilège  de  la  révélation  que  de  faire  cesser  jusqu'à 
un  certain  point  cette  pure  idéalité  de  Dieu,  que  de  satisfaire  à  un 
besoin  de  la  nature  humaine  qui  voudrait  ne  croire  aux  existences 
que  susceptibles  de  représentation,  que  de  nous  rendre  en  une  cer- 
taine mesure  Dieu  même  représentable.  Et  cependant  pour  la  pos- 


B72  REYUE   DES   DEUX   MONDES. 

té  rite  cette  repfésentation  indirecte  n'est  que  transmise  par  la  foi, 
ce  n'est  qu'un  souvenir  emprunté  à  la  tradition.  Assurément  la  notion 
de  Dieu  en  est  plus  vive  et  plus  puissante,  et  ses  effets  pratiques  en 
sont  plus  certains,  plus  étendus,  plus  faciles;  mais  il  est  de  l'essence 
du  souvenir,  de  la  tradition,  des  connaissances  fondées  sur  des  évé- 
nemens  historiques,  de  se  prouver  autrement  que  les  connaissances 
qui  se  dérivent  de  la  nature  de  l'homme  et  du  monde.  Aussi  d'un 
avis  unanime,  de  saint  Thomas  d'Aquin  au  révérend  Henri  Manseî, 
les-  deux  théologies,  celle  de  la  raison  pure,  celle  de  la  révélation, 
comportent  des  preuves  différentes,  s'adressent  différemment  aux 
facultés  de  notre  esprit,  et  comme  l'une  suppose  l'autre,  il  faut  les 
admettre  toutes  deux,  et  traiter  de  chacune  séparément.  Par  consé- 
quent il  ne  faut  pas  demander  à  la  théodicée  philosophique,  à  celle 
pour  qui  Dieu  est  une  pure  idée,  d'employer  et  de  satisfaire  nos  fa- 
cultés représentatives.  Ce  serait  une  faute  de  méthode;  une  habi- 
tude invétérée  peut  nous  porter  à  la  commettre,  mais  cette  faute  a 
engendré  bien  des  idolâtries  et  des  superstitions,  et  elle  est  la  source 
de  plus  d'une  erreur  moins  grossière,  mais  dangereuse  encore,  qui 
altère  et  obscurcit  de  très  estimables  théologies.  Gptte  seule  consi- 
dération suffit  pour  nous  avertir  de  ne  pas  souscrire  sans  restriction 
à  cette  j^ensée  de  Hamilton  qui  assimile  aux  difficultés  de  la  philoso- 
phie celles  de  la  théologie.  Les  faits  de  la  perception  et  de  la  con- 
science ne  peuvent  donner  naissance  aux  mêmes  problèmes  que  les 
pures  conceptions  de  la  raison. 

Néanmoins,  si  la  théologie  rationnelle  a  ses  difficultés  particu- 
lières, elle  est  possible,  puisqu'elle  existe.  Gomment  donc  la  raison, 
nonobstant  toute  clameur  de  scepticisme,  s'élève-t-elle  irrésistible- 
ment à  l'idée  de  Dieu? 

Kant  a  dit  du  sublime,  dans  une  phrase  sublime  elle-même,  qu'il 
éclatait  dans  le  ciel  étoile  et  la  conscience  du  devoir;  mais,  sublimes 
tous  deux,  l'un  et  l'autre  spectacle  peuvent  aussi  manifester  Dieu  à 
la  pensée.  Si  l'on  daigne  se  rappeler  ce  que  nous  disions  en  com- 
mençant des  deux  principales  preuves  de  la  Divinité,  ne  les  retrou- 
vera-t-on  pas  dans  la  contemplation  de  la  voûte  céleste  et  du  beau 
moral,  astre  de  l'âme?  Oui,  par  un  acte  de  la  raison  qui  n'en  est 
pas  même  le  plus  difficile  effort,  par  une  conception  de  l'esprit  qui 
n'est  ni  contradictoire  ni  hasardée,  nous  affirmons  ces  deux  propo- 
sitions ;  Dieu  est  l'auteur  du  monde,  Dieu  est  le  bien.  J'ai  beau  re- 
garder, je  ne  puis  apercevoir  par  quel  côté  le  criticisme  pourrait 
surprendre  à  ces  deux  croyances  une  difficulté  logique  invincible. 
Que  l'existence  du  monde,  réduit  même  à  l'ordre  actuel,  suppose  et 
atteste  un  auteur,  que  l'idée  du  bien  dans  notre  esprit  suppose  et 
atteste  également  un  type,  une  origine,  une  cause,  c'est  chose  plus 
facile  à  établir  qu'à  contester,  et  telles  sont  les  deux  preuves  ou  les 


LA  THÉOLOGIE  NATURELLE  EN  ANGLETERRE*         573 

deux  conceptions  irrésistibles  qui  s'unissent,  se  pénètrent  l'une 
l'autre  et  se  combinent  en  une  certaine  connaissance  de  Dieu;  car, 
bien  que  nous  conseillions  une  grande  circonspection  dans  le  déve- 
loppement de  ces  notions  générales  et  simples,  on  peut  ajouter,  par 
exemple  sur  la  foi  de  l'ordre  visible  du  monde,  que  la  cause  en  est 
intelligente;  on  peut  dire,  sur  la  foi  de  notre  propre  pensée,  que 
Dieu  est  le  bien  souverain,  suprême,  parfait,  en  ce  sens  qu'ainsi 
que  dit  saint  Anselme,  rien  de  meilleur  ne  peut  être  conçu.  Ainsi 
Dieu  est  le  bien  suprême  et  la  cause  intelligente  du  monde;  de  là 
il  ne  faut  pas  grand  raisonnement,  il  ne  faut  que  regarder  dans  la 
conscience,  pour  connaître  d'une  manière  générale  les  rapports  et 
les  devoirs  qui  nous  unissent  à  lui.  C'est  la  nature  même  qui  lie  en 
nous  ces  notions  de  la  Divinité  à  des  sentimens  qui  sont  le  fond  de 
toute  piété. 

Yoilà,  je  crois,  l'essentiel  de  toute  philosophie  religieuse.  Je  ne 
nie  pas  que  la  réflexion  ne  puisse  développer  encore  ces  notions  né- 
cessaires; mais  il  y  faut  beaucoup  de  prudence,  et  c'est  ici  qu'on 
doit  écouter  les  conseils  critiques  de  Kant  et  de  M.  Mansel.  On  peut 
étendre  un  peu  la  science  de  Dieu,  en  disant  ce  qu'il  n'est  pas  :  en- 
core est-il  sage  de  ne  pas  trop  s'avancer.  On  ne  doit  pas,  malgré 
de  grands  exemples,  dans  le  vain  espoir  d'approcher  d'une  défini- 
tion parfaite  de  Dieu,  lui  multiplier  des  attributs  inventés  par  le 
raisonnement,  et  se  jeter  ainsi  dans  un  abkne  d'insolubles.  Il  semble 
que  quelques  écrivains  aient  pris  à  tâche,  en  parlant  de  Dieu,  de 
le  composer  de  contradictions  pour  le  mettre  hors  des  conditions 
de  tout  être  et  de  le  rendre  impossible  pour  le  rendre  plus  surna- 
turel. Des  théologiens  eux-mêmes  n'ont  pas  plus  évité  cette  faute 
que  les  philosophes. 

«  Il  nous  suffit,  dit  Leibnitz,  d'un  certain  ce  que  c'est;  mais  le 
comment  nous  passe  et  ne  nous  est  point  nécessaire.  »  Parce  qu'en 
nous  représentant  les  choses  directement  connues,  nous  croyons 
mieux  savoir  comment  elles  sont,  nous  nous  épuisons  en  efforts  pour 
nous  rendre  Dieu  représentable.  Gomment  en  effet,  sous  quelle  forme 
se  représenter  la  cause  du  monde  ou  la  perfection?  Il  ne  faut  qu'en 
concevoir  l'idée,  voilà  tout.  La  difficulté  vient  de  ce  que,  malgré  un 
penchant  naturel  à  en  réaliser  l'objet,  on  ne  peut,  sans  quelque  tein- 
ture de  la  dialectique  platonicienne,  montrer  aisément  que  dans  ce 
cas  l'idée  même  suppose  une  existence  aussi  sûrement  que  dans  les 
cas  ordinaires  le  font  la  conscience  et  la  perception.  L'existence  sur 
la  foi  de  l'idée  est  la  conception  la  plus  élevée  de  la  raison  pure,  et 
elle  n'appartient  qu'à  la  philosophie. 

Charles  de  Rémusat. 


LES  COMMENTAIRES 


D'UN   SOLDAT 


II. 

L'HIVER  DEVANT  SÉBASTOPOL 


(f 


YI. 

Le  jour  où  le  général  Ganrobert  fit  sa  première  reconnaissance 
sous  les  murs  de  Sébastopol  (1),  le  plateau  destiné  au  bivouac  des 
armées  assiégeantes  me  parut  un  site  merveilleux.  Cette  terre  que 
j'ai  vue  ensuite  si  nue,  si  aride,  si  dévastée,  qui  semblait  ne  plus 
produire  que  des  obus  et  des  boulets,  cette  terre  alors  était  sou- 
riante, parée  de  verdure,  couverte  d'ombrages,  parsemée  de  mai- 
sons à  la  physionomie  patriarcale  et  opulente,  où  les  riches  familles 
de  la  ville  venaient  sans  doute  passer  leurs  loisirs.  Le  général  Gan- 
robert voulut  visiter  un  édifice  que  j'ai  vu  souvent  depuis,  et  ja- 
mais sans  indifférence  :  c'était  un  grand  bâtiment  appelé  le  Monas- 
tère^ situé  sur  les  rives  de  la  Mer-Noire,  tout  près  de  l'endroit 
consacré  au  souvenir  d'Iphigénie.  Ce  monastère,  habité  par  des 
moines  dont  les  prières  n'ont  pas  été  troublées  un  seul  jour,  est 
resté  pour  moi  un  des  lieux  les  plus  agréables  et  les  plus  émouvans 
de  ce  monde.  Il  s'appuie  à  un  bois  inculte  que,  par  un  caprice  obs- 
tiné de  mon  esprit,  je  n'ai  jamais  pu  parcourir  sans  me  rappeler 
le  plus  vivant,  le  plus  romanesque  et  le  plus  bizarre  à  mon  sens  de 

(1)  Voyez  la  Revue  du  15  janvier.  ^ 


COMMENTAIRES   D*UN    SOLDAT.  575 

tous  les  récits  d'Hoffmann,  le  Majorât.  C'est  dans  un  bois  semblable 
que  je  me  représente  ces  chasseurs  fantasques,  jouets  des  puissances 
invisibles,  poursuivis  par  des  rêves  étranges  et  d'idéales  amours.  Si 
les  bois  du  Monastère  ont  une  poésie  germanique,  le  Monastère 
même  a  une  poésie  tout  italienne.  Quoiqu'il  soit  habité  par  des^ 
moines  grecs,  il  est  frère  de  ces  couvens  qui  s'épanouissent  entre 
des  eaux  vives  et  des  vignes  grimpantes  sur  cette  terre  où  la  reli- 
gion, comme  la  Madeleine  d'un  grand  maître,  s'étend  sous  des  om- 
brages enchantés.  Cette  pieuse  demeure  a  des  jardins  disposés  en 
terrasse  au  bord  de  la  mer,  où  l'on  arrive  par  d'élégans  et  spacieux 
escaliers.  Ainsi  se  trouvent  échelonnés  les  uns  au-dessus  des  autres 
des  arbres  aux  chevelures  épaisses.  Le  promeneur,  aux  étages  les 
plus  élevés,  peut  voir  tous  ces  flots  de  verdure  se  balancer  à  jes 
pieds.  Au  bout  de  ces  jardins,  c'est  la  mer  couronnant  cette  grâce 
de  sa  majesté,  et  toutefois  gracieuse  elle-même  dans  son  apparition 
éblouissante  en  ces  lieux  privilégiés,  car  l'horizon  du  Monastère 
n'est  point  cette  morne  étendue  d'eau,  sans  cadre,  sans  limite,  qui 
a  quelque  chose  de  pesant  et  d'oppresseur.  La  mer  se  montre  la 
entre  des  rochers  aux  formes  harmonieuses  et  hardies,  de  vrais  ro- 
chers antiques,  faits  pour  être  entourés  par  les  Océanides  et  fournir 
un  piédestal  à  Prométhée. 

Le  supérieur  du  couvent  vint  recevoir  le  général  Canrobert.  C'é- 
tait un  homme  âgé  déjà,  aux  traits  réguliers,  à  la  longue  barbe, 
portant  le  costume  religieux  avec  beaucoup  de  grâce  et  de  dignité. 
Le  général  lui  promit  de  veiller  sur  son  monastère,  où  l'on  mit  sur- 
le-champ  un  poste.  J'ai  su  depuis  que  le  sergent  qui  commandait 
les  hommes  préposés  à  la  garde  de  cette  pieuse  demeure  avait,  avec 
la  bonhomie  enjouée  de  nos  soldats,  conquis  l'affection  de  toute  la 
communauté.  En  toutes  les  contrées  où  le  pousse  l'esprit  de  géné- 
reuse aventure  dont  notre  pays  est  animé,  le  'soldat  français  est  tou- 
jours le  même.  Je  l'ai  vu  en  Afrique,  le  lendemain  d'un  combat 
dans  les  montagnes,  aider  le  Kabyle  qu'il  avait  vaincu  la  veille  à 
bâter  un  âne  ou  à  porter  un  fardeau.  L'histoire  rapporte  que  les 
Gaulois  étaient  ainsi.  Ce  génie  expansif  et  secourable,  qui  fait  sou- 
rire par  les  formes  familières  dont  il  se  revêt,  est  cependant  peut- 
être  une  des  forces  les  plus  sérieuses  de  notre  nation.  Ce  n'est  pas 
avec  une  portion  de  son  cœur  que  la  France  remporte  ces  étranges 
victoires,  ardentes  comme  la  foi  du  moyen  âge,  pures  comme  les 
vertus  antiques;  c'est  avec  son  cœur  tout  entier.  Chez  elle,  la  bonté 
et  le  courage  vont  du  même  pas;  seulement  c'est  d'un  pas  leste, 
hardi,  joyeux,  et  qui  n'est  point  fâché  d'être  réglé  par  les  accens  du* 
tambour. 

Je  me  rappelle  que  l'on  fit  remarquer  au  général  Canrobert  une 
sorte  de  cabine  construite  à  l'extrémité  du  jardin,  sur  le  rivage 


576  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

de  la  mer.  Là  vivait,  lui  dit- on,  un  moine  qui  depuis  soixante  ans 
n'avait  pas  quitté  cette  retraite,  même  pour  remonter  aux  étages  su- 
périeurs de  son  couvent.  Quelles  pensées  devait  avoir  sur  ce  monde 
cet  homme  vivant  en  compagnie  des  flots,  au  pied  de  cette  terrasse 
qu'il  avait  renoncé  à  gravir  !  J'ai  songé  plus  d'une  fois  à  ce  soli- 
taire. Quand  on  leur  signale  une  de  ces  âmes  qui,  sans  recourir  à 
la  ressource  impie  du  suicide,  ont  devancé  le  temps  où  nous  devons 
tous  entrer  au  sein  des  choses  éternelles,  les  hommes  engagés  dans 
les  voies  bruyantes  de  cette  terre  sont  parfois  saisis  de  singulières 
rêveries.  Je  livre  ce  vieux  moine  aux  songeurs  de  toutes  les  condi- 
tions; c'est  à  peine  s'il  avait  entendu  le  bruit  de  notre  canon.  Il  doit 
être  encore  dans  sa  cabane,  sur  les  rives  où  ses  pieds  ont  pris  ra- 
cine, à  moins  que  la  mort,  qu'il  étreint  depuis  tant  d'années,  ne  l'ait 
enfin  enlevé. 

V  Notre  reconnaissance  sous  Sébastopol  fut  suivie  de  notre  installa- 
tion dans  le  bivouac  où  nous  devions  si  longtemps  rester.  Le  général 
Canrobert  s'établit  près  d'une  maison  détruite,  dont  bientôt  tous  les 
débris  disparurent.  A  l'époque  où  se  dressèrent  nos  tentes,  le  jardin 
de  cette  maison  en  ruines  existait  tout  entier  encore  :  c'était  un  jar- 
din paisible,  avec  d'étroites  allées  bordées  d'arbres  fruitiers.  Une  de 
ces  allées,  resserrée  entre  deux  haies  de  pruniers,  se  liait  pour  moi 
à  d'intimes  et  lointaines  pensées.  Je  trouvais  un  charme  singulier  à  ce 
lieu,  le  charme  de  ces  vieilles  demeures,  revues  après  nombre  d'an- 
nées par  quelque  hasard  de  la  vie ,  où  l'on  s'avance  le  cœur  ému  et 
comme  oppressé ,  faisant  sortir  à  chaque  pas  des  murs  lézardés ,  de 
l'herbe  poussée  dans  la  cour,  maints  souvenirs  semblables  à  ces 
oiseaux  familiers  qui  voltigent  un  instant  autour  de  vous,  puis  s'ar- 
rêtent pour  vous  regarder.  La  guerre  et  les  voyages  ont  augmenté 
mon  attachement  pour  des  objets  qui  ne  sont  ni  de  chair  ni  de  sang. 
Il  m'est  arrivé  continuellement  d'être  pris  d'une  affection  subite 
pour  quelques  troncs  d'arbres  et  un  coin  de  terre.  Partout  nous  ren- 
controns tout  d'un  coup  avec  étonnement  et  surprise  quelque  chose 
de  nous.  D'où  viennent,  dans  ces  lieux  inconnus  où  le  hasard  seul 
nous  a  conduits,  ces  lambeaux  retrouvés  de  notre  vie?  Quels  souffles 
les  ont  enlevés  de  notre  cœur  et  dispersés  ainsi  sur  tous  les  points  du 
monde? 

Rien  de  plus  simple  que  le  bivouac  du  quartier  -  général  derrière 
lequel  j'étais  campé.  Le  maréchal  Saint -Arnaud  avait  laissé  à  son 
successeur  une  de  ces  grandes  tentes  arabes,  off'rant  à  leur  sommet 
une  seule  arête  qui  forme  une  ligne  festonnée.  Cette  tente ,  que  je 
n'ai  jamais  pu  voir  sans  me  rappeler  nos  guerres  africaines,  qui 
bien  des  fois  l'hiver,  par  un  ciel  brumeux,  m'a  fait  songer,  avec  un 
serrement  de  cœur,  au  généreux  soleil  dont  elle  avait  été  si  long- 
temps imprégnée,  cette  tente  servait  de  salle  à  manger  au  général 


L 


COMMENTAIRES    d'uN    SOLDAT.  577 

avant  la  construction  d'une  grande  baraque  qui  plus  tard  opposa 
aux  brises  de  la  mauvaise  saison  ses  planches  disjointes.  Quant  à 
l'abri  même  où  demeurait  le  commandant  en  chef  de  l'armée,  c'était 
une  tente  grossière  qu'un  étroit  fossé  et  un  petit  mur  de  boue  en- 
tourèrent seuls  aux  jours  rigoureux,  tente  bien  connue  du  soldat, 
dont  l'aspect  avait  quelque  chose  de  glacé  lorsque  la  toile  était  toute 
rigide  de  neige ,  et  qui  par  cela  même  pourtant  a  certes  réchauffé 
plus  d'un  cœur,  en  y  faisant  pénétrer  la  toute-puissante  vertu  de 
l'exemple. 

J'avais  établi  ma  demeure  auprès  d'un  pan  de  mur  isolé,  dont  les 
pierres  désunies  ne  semblaient  se  soutenir  que  par  une  loi  mysté- 
rieuse d'équilibre.  Si  ces  pierres  étaient  une  menace,  elles  étaient 
aussi  une  protection,  car  elles  opposaient  un  obstacle  aux  vents 
d'automne  qui  commençaient  à  souffler  sur  notre  plateau.  Derrière 
ce  frêle  rempart,  j'habitais  une  de  ces  grandes  tentes  que  l'on  ap- 
pelle tentes  de  campement  par  opposition  à  ces  tentes-abris  que  les 
soldats  portent  sur  leur  dos.  M.  de  La  Tour  du  Pin  partageait  avec 
moi  cette  vaste  maison  de  toile,  où  se  réunissaient  aux  heures  des 
repas  tous  les  officiers  de  mon  détachement.  Cette  tente  n'est  pas 
un  des  plus  mauvais  gîtes  où  mes  destinées  m'aient  logé.  Je  com- 
mençai à  m'y  familiariser  avec  cette  singulière  vie,  en  même  temps 
aventureuse  et  sédentaire,  que  désormais  nous  allions  mener.  Les 
débuts  de  cette  existence  n'avaient  rien  de  rude.  Le  ciel  était  en- 
core clément  :  dans  le  pays  qui  nous  entourait,  les  maisons  s'effon- 
draient, les  arbres  étaient  frappés;  mais  l'œuvre  de  destruction  qui 
allait  donner  à  nos  yeux  des  spectacles  si  désolés  était  bien  loin  d'ê- 
tre accomplie.  Nous  marchions  à  travers  des  campagnes  vivantes. 
Pour  ma  part,  je  faisais  chaque  jour  des  excursions  dont  je  rappor- 
tais une  sorte  de  gaieté  qui  avait  quelque  chose  de  profond  et  de 
doux.  Cette  gaieté,  comment  ne  l'aurais-je  pas  eue?  J'avais  de  la 
liberté  ce  qu'en  comporte  ma  vie,  de  l'insouciance  ce  qu'en  comporte 
mon.  âme.  Enfm  le  danger  se  montrait  à  moi  sous  cette  forme  et 
dans  cette  mesure  où  il  flatte  d'ordinaire  tous  les  goûts. 

Sébastopol  n'avait  pas  tardé  à  sortir  de  son  silence.  Quand  ils 
avaient  vu  tout  le  mouvement  qui  se  faisait  autour  d'eux,  les  Russes 
s'étaient  mis  à  nous  envoyer  des  projectiles,  lancés  par  ces  pièces 
de  canon  au  calibre  gigantesque,  à  la  portée  démesurée,  dont  leurs 
forteresses  étaient  garnies.  Par  instans,  dans  les  lieux  où  l'on  pou- 
vait se  croire  le  plus  en  sûreté,  en  traversant  le  sentier  d'un  ravin, 
en  longeant  quelque  maison  isolée,  on  entendait  dans  l'air  un  long 
bruissement,  puis  sur  le  sol  le  son  pesant  d'un  corps  qui  tombe. 
C'était  quelque  boulet  égaré  qui  venait  se  jeter  à  travers  notre  pro- 
menade. Quelquefois  du  sein  des  herbes  froissées  s'élevait  un  petit 

TOME  XXV.  37 


578  '  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

nuage  de  fumée,  accompagné  de  ce  bruit  métallique,  d'une  mélan- 
colie singulière,  que  font  les  projectiles  creux  en  se  brisant.  C'était 
quelque  obus  ou  quelque  bombe  venant  lancer  leur  accent  péné- 
trant au  milieu  de  nos  rêves  et  de  nos  pensées.  Dans  les  excur- 
sions marquées  par  ces  continuels  incidens,  j'ai  songé  souvent  à 
un  livre  de  Jean-Jacques  fort  admiré  de  ma  jeunesse,  les  Rêveries 
d'un  promeneur  solitaire.  Je  me  demandais  quel  parti  pourrait  tirer 
de  tout  ce  qui  s'offrait  à  mes  yeux  un  être  doué  de  cette  parole 
merveilleuse  qui  communique  à  tout  ce  qu'elle  touche  une  souve- 
raine et  impérissable  vertu.  Imaginez-vous  un  seul  moment  tous  ces 
phénomènes  d'un  monde  plein  de  grandeur  et  d'imprévu  se  produi- 
sant sous  les  pas  d'un  homme  assez  puissant  pour  faire  jaillir  l'élo- 
quence des-  faits  les  plus  humbles  et  les  plus  habituels  de  cette 
terre  :  quelle  œuvre  étrange  et  splendide  viendrait  prendre  place 
parmi  les  œuvres  de  l'intelligence  humaine!  Mais  une  loi  secrète 
veut  que  d'ordinaire  ce  que  j'appellerai  les  grandes  apparitions  de 
cette  vie  ne  se  présentent  point  à  ceux  qui  pourraient  les  décrire. 
Peut-être  Dieu  a-t-il,  dans  sa  sagesse,  résolu  de  garder  à  la  région 
de  la  mort,  du  sacrifice  et  du  péril,  tout  le  sublime  attrait  de  son 
mystère,  en  n'y  conduisant  pas  ceux  qui  possèdent  l'art,  le  goût  et 
le  vouloir  de  dire,  ou  en  les  frappant  tout  à  coup  d'une  sorte  de 
discrétion  altière  aussitôt  qu'ils  y  ont  pénétré. 

Le  premier  officier  qu'ait  atteint  le  canon  de  Sébastopol  fut  un 
capitaine  du  génie,  Schmitz,  qui  aujourd'hui  a  sa  place  dans  un 
petit  cimetière,  à  l'endroit  même  où  il  est  tombé.  Toutes  les  fois 
que  le  nom  d'un  mort  vient  s'offrir  à  'mon  esprit,' je  trouve  un  pieux 
plaisir  à  l'écrire.  Schmitz  commence  pour  moi  cette  longue  proces- 
sion d'ombres  amies  que  je  pourrais  évoquer  de  la  Grimée.  Je  me 
rappelle  le  jour  et  le  moment  où  l'on  vint  m' apprendre  sa  mort. 
Depuis,  tous  les  jours  et  presque  toutes  les  heures  devaient  être 
marqués  par  des  trépas. 

Dès  que  nos  travaux  d'attaque  furent  sérieusement  commencés, 
le  feu  de  la  place  prit  quelque  chose  de  régulier  et  de  soutenu.  Les 
Russes  n'envoyèrent  plus  à  travers  la  campagne  autant  d'obus  voya- 
geurs et  de  boulets  vagabonds  ;  ils  essayèrent  de  diriger  tous  leurs 
feux  sur  nos  travailleurs.  Toutefois,  pendant  cette  partie  du  siège, 
ils  furent  continuellement  trahis  par  la  longue  portée  de  leurs 
pièces.  Tout  autour  de  Sébastopol,  au-«lessus  de  nos  tranchées  com- 
mencées, nombre  de  projectiles  venaient  encore  bondir  presque  à 
l'entrée  de  nos  camps.  Le  soldat  attendait  avec  impatience  le  mo- 
ment où  notre  canon  allait  répondre  au  canon  russe.  Le  jour  où 
notre  feu  s'ouvrit  fut  un  jour  d'allégresse  universelle.  Je  n'étais  ap- 
pelé du  côté  de  la  ville  par, aucun  service;  mais,  entraîné  par  le 
sentiment  public,  j'allai  avec  quelques  officiers  de  mon  détachement 


^  COMMENTAIRES    d'uN   SOLDAT.  579 

voir  ce  qui  se  passait  vers  ces  murs  entourés  d'une  ceinture  blanche 
comme  un  navire  qui  lance  d'incessantes  bordées.  Les  premières 
heures  de  cette  matinée  sont  restées  dans  mes  souvenirs  gaies,  sou- 
riantes et  lumineuses,  enfin  avec  un  attrait  tout  particulier,  sem- 
blable à  un  attrait  de  jeunesse,  que  je  m'explique  par  les  espé- 
rances dont  nos  cœurs  étaient  remplies.  Nous  courions  à  travers  la 
campagne.  L'âme  humaine  prête  tellement  son  existence  à  ce  qui 
l'entoure,  que  les  boulets  mêmes  dont  les  bonds  parfois  arrivaient 
jusqu'à  nous  me  semblaient  avoir  quelque  chose  de  joyeux.  Mal- 
heureusement notre  attente  fut  trompée.  Bien  des  heures  sanglantes 
nous  séparaient  du  succès  que  chacun  déjà  saluait  avec  tant  de  con- 
fiant enthousiasme.  Quelques  bâtimens  apparens  placés  à  l'entrée 
de  la  ville,  troués  par  nos  boulets,  déchirés  par  nos  obus,  deve- 
naient de  véritables  haillons  de  pierres  ;  mais  les  forts  ennemis  res- 
taient intacts,  ou  du  moins  subissaient  des  dégâts  qui  ne  se  trahis- 
saient point  par  le  ralentissement  de  leur  feu.  Les  coups  de  notre 
artillerie  au  contraire  étaient  évidemment  moins  pressés.  Soudain 
on  entend  un  bruit  retentissant  et  prolongé,  se  détachant  avec  une 
prodigieuse  vigueur  de  tous  les  sons  dont  l'oreille  est  assourdie.  Ce 
bruit  est  accompagné  d'un  nuage  de  fumée  épaisse  et  brune  :  c'est 
une  explosion.  Un  magasin  à  poudre  vient  de  sauter  dans  une  de 
nos  batteries.  Sébastopol  montra  dans  la  journée  du  17  octobre 
185Zi  quelle  puissance  de  défense  elle  pouvait  déployer.  Autour  de 
cette  ville,  c'était  une  autre  ville  tout  entière  que  notre  armée  allait 
être  obligée  de  construire.  Je  regagnai  tristement  ma  tente;  puis, 
Dieu  merci,  comme  en  campagne  il  n'est  point  de  chagrin  qui  dure, 
je  pensai  que  ce  siège,  en  se  prolongeant,  amènerait  mille  incidens 
curieux,  déroulerait  toute  la  série  de  ces  grands  spectacles  qui  sont 
d'abord  les  fêtes  des  yeux,  plus  tard  les  richesses  du  cœur. 

Les  spectacles  héroïques  ne  devaient  point  longtemps  se  faire  at- 
tendre. Le  24  octobre  au  matin,  nous  entendons  le  canon  du  côté 
de  Balaclava.  Je  reçois  l'ordre  de  faire  monter  mes  spahis  à  cheval 
et  d'escorter  le  général  en  chef.  Il  n'y  a  plus  dans  l'air  cette  lumière 
et  cette  chaleur  que  réunissait  le  ciel  de  l'Aima.  Nous  sommes  à  la 
fin  de  l'automne;  nous  marchons  vers  les  mauvais  jours.  Cependant 
l'atmosphère  a  encore  de  la  transparence  et  de  la  douceur.  Nous 
traversons  au  galop  une  vaste  étendue  de  terrain ,  et  nous  arrivons 
aux  limites  de  notre  plateau. 

A  notre  droite  s'élèvent  les  hauteurs  de  Balaclava;  au-dessous  de 
nous  s'étend  cette  vallée  profonde  qui  est  bornée  par  la  Tchernaïa; 
en  face  de  nous,  l'extrême  horizon  du  paysage  est  formé  par  cette 
admirable  chaîne  de  montagnes  aux  cimes  d'une  blancheur  écla- 
tante, aux  feux  violets  et  diamantés,  dont  le  Tchaderdagh  fait  partie. 
Toutes  nos  troupes  ont  pris  les  armes.  Le  général  en  chef  s'arrête 


580  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

de  sa  personne  auprès  d'une  redoute  où  est  établie  une  batterie 
turque.  Je  mets  pied  à  terre  et  j'entre  dans  cette  redoute,  d'où  par- 
tent à  de  longs  intervalles  des  coups  de  canon  qui  nous  attirent 
quelques  projectiles  russes,  mais  des  projectiles  maladroits,  déchi- 
rant à  nos  pieds  les  mamelons  sur  lesquels  nous  nous  sommes 
établis. 

Lord  Raglan  vient  de  rejoindre  le  général  Canrobert;  une  confé- 
rence qui  s'établit  entre  ces  deux  chefs  me  donne  tout  le  loisir  d'exa- 
miner la  vaste  scène  que  peuvent  embrasser  mes  yeux.  Les  Russes, 
qui  ont  surpris  quatre  redoutes  occupées  par  les  Turcs  dans  fci  val- 
lée de  la  Tchernaïa,  en  avant  des  lignes  anglaises,  attaquent  Bala- 
clava.  Une  portion  de  leur  cavalerie  se  dirige  vers  les  highlanders, 
qui  les  attendent  de  pied  ferme.  Tout  à  coup  voilà  deux  régimens 
anglais  qui  s'ébranlent  et  viennent  couvrir  cette  infanterie.  Ce  sont 
deux  régimens  de  dragons  :  l'un  de  ces  régimens  porte  le  casque; 
l'autre,  si  ce  n'était  la  couleur  écarlate  de  l'habit,  rappellerait  en 
tous  points  les  grenadiers  à  cheval  de  notre  vieille  garde.  C'est  le 
régiment  écossais  des  dragons  gris  ;  ces  cavaliers  doivent  leur  nom 
à  la  robe  de  leur  monture.  Ils  sont  tous  d'une  haute  stature,  que 
leurs  bonnets  à  poil  fait  paraître  plus  élevée  encore.  Russes,  An- 
glais, se  précipitent  les  uns  sur  les  autres.  Nous  avons  ce  spectacle 
si  rare  à  la  guerre  d'un  vrai  combat  de  cavalerie.  On  voit  se  croiser 
les  lames  de  sabre,  on  entend  le  bruit  des  coups  de  pistolet  et  de 
ces  énergiques  hurrahs  qui  sortent  avec  tant  de  puissance  des  poi- 
trines britanniques.  Cette  action  est  de  courte  durée.  Les  Russes 
sont  battus;  ils  se  retirent,  laissant  sur  le  champ  de  bataille  des  ca- 
davres d'hommes  et  de  chevaux  dont  quelques  heures  après  les 
amateurs  de  grands  coups  admiraient 'les  larges  blessures.  J'avoue 
que  ce  combat  m'avait  charmé.  Épris  avant  tout  des  choses  passées, 
j'avais  vu  avec  joie  en  plein  xix*"  siècle  une  chevaleresque  Angle- 
terre que  je  n'aurais  jamais  pensé  rencontrer  hors  des  pages  de 
Shakspeare.  Ces  dragons  gris  me  faisaient  tous  songer  à  Hotspur; 
je  les  avais  appréciés  pour  la  première  fois  dans  notre  marche  de 
flanc.  Débarqués  après  la  bataille  de  l'Aima,  ils  étaient  venus  nous 
•  rejoindre  en  traversant  avec  une  intrépide  confiance  un  pays  occupé 
par  l'armée  russe.  Nous  les  avions  vus  déboucher  un  matin  au  mi- 
lieu de  ces  forêts  où  se  pressaient  nos  bataillons.  On  les  avait  ac- 
cueillis avec  chaleur;  leur  aspect  avait  causé  une  sorte  d'émotion; 
leur  conduite  venait  de  répondre  aux  martiales  espérances  qu'avaient 
fait  naître  leurs  allures.  J'avais  l'esprit  tout  occupé  de  ce  grand  et 
éclatant  tournoi,  prouvant  qu'il  ne  faut  désespérer  en  ce  monde 
d'aucune  tradition,  et  que  l'oriflamme  des  anciens  âges  peut  trou- 
ver encore  à  certains  jours,  chez  les  peuples  même  mordus  le  plus 
profondément  au  cœur  par  l'industrie,  des  mains  vaillantes  pour  le 


COMMEINTAIRES    d'UN    SOLDAT.  581 

porter,  quand  tout  à  coup  commença  une  action  bien  plus  émou- 
vante encore  que  celle  dont  je  venais  d'être  le  témoin. 

Me  voici  arrivé  à  cette  étrange  charge  de  la  brigade  légère  qui  a 
entouré  d'une  popularité  béroïque  lord  Cardigan  et  ses  hussards. 
Ces  hussards,  je  les  aperçois  encore  avec  leurs  pantalons  amarante 
et  leurs  pelisses  bleues  à  tresses  jonquille,  enfin  dans  toute  l'at- 
trayante élégance  d'un  de  ces  uniformes  justement  chers  au  cœur 
et  aux  yeux  des  jeunes  gens.  Ils  chargent,  mais  contre  qui?  contre 
quoi?  On  n'aperçoit  devant  eux,  autour  d'eux,  que  des  masses  de 
baïonnettes  et  des  redoutes  garnies  de  canons.  Aussi  ne  tardent- 
ils  pas  à  disparaître  dans  une  fumée  blonde,  tant  les  éclairs  qui  la 
sillonnent  sont  nombreux  et  pressés.  Par  momens  on  les  entrevoit 
dans  une  vraie  clarté  d'apothéose;  puis  le  nuage  ardent  se  reforme 
autour  d'eux.  Enfin  cette  charge  est  finie,  les  voilà  qui  reviennent, 
ou  plutôt  voilà  l'âme  de  cette  troupe  qui  revient  dans  quelques  être 
miraculeusement  préservés.  Yoilà  le  souffle,  voilà  le  nom  de  cette 
famille  militaire  ramenés  par  quelques  débris  ;  dans  la  plupart  de 
ses  membres,  cette  famille  n'existe  plus. 

Maintenant  quel  but  a  été  atteint?  qu'a  produit  en  passant  sur  ce 
ch^ip  de  bataille  ce  tourbillon  d'hommes  et  de  chevaux  si  rapide- 
ment disparus?  Voilà  ce  qu'on  se  demande  à  la  fin  de  ce  combat,  si 
l'on  peut  même  appeler  ainsi  cette  lutte  d'hommes  contre  de  la  mi- 
traille et  des  boulets.  Le  caractère  anglais  fait  vivre  l'un  à  côté  de 
l'autre  deux  esprits  de  la  nature  la  plus  opposée,  dont  les  contrastes 
excitent  toujours  notre  étonnement.  L'un  de  ces  esprits  est  froid, 
calculateur,  traitant  souvent  avec  une  singulière  dureté,  mêlée  de 
morgue  et  de  colère ,  toutes  les  pensées  entraînantes ,  auxquelles 
s'ouvre  sans  cesse  l'âme  de  notre  pays.  C'est  à  cet  esprit  que  la  race 
britannique  confie  la  conduite  habituelle  de  ses  intérêts  dans  le 
monde.  L'autre  esprit  est  violent,  emporté,  bafouant  tout  à  coup 
la  prudence  humaine  avec  une  verve  de  témérité  dont  notre  audace 
elle-même  s'étonne.  Je  crois  que  la  charge  de  lord  Cardigan  fut  une 
boutade  de  cet  esprit-là  :  une  magnifique  et  immortelle  boutade! 

Notre  cavalerie  ne  fut  pas  inactive  à  Balaclava.  Au  moment  où  la 
vaillante  troupe  dont  j'ai  essayé  de  peindre  l'élan  était  ramenée 
comme  par  un  vent  de  feu,  je  vis  briller  au  soleil  ces  vestes  bleu 
clair  si  justement  redoutées  des  Arabes.  Deux  escadrons  du  A*'  chas- 
seurs d'Afrique,  lancés  par  le  général  d'Allonville,  faisaient,  pour 
dégager  le  flanc  des  Anglais,  une  charge  intelligente  et  heureuse.. 
C'est  là  mon  dernier  souvenir  de  ce  combat.  Les  Russes  renoncèrent 
à  leur  attaque,  ils  n'essayèrent  même  pas  d'occuper  les  redoutes 
qu'ils  avaient  prises  aux  Turcs  le  matin.  Le  général  Canrobert  des- 
cendit dans  la  vallée,  où  il  resta  longtemps.  Nous  apercevions  les 
troupes  ennemies,  mais  devenues  immobiles,  formant  devant  nous. 


582  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

dans  l'espace,  des  taches  noires  ou  de  sombres  lignes  qu'aucune 
clarté  n'illuminait  plus.  Bientôt  je  sentis  sur  mes  épaules  cette  fraî- 
cheur du  soir  qui,  à  la  fm  des  journées  d'automne,  est  toute  rem- 
plie de  tristesse,  comme  les  larmes  qu'elle  suspend  à  chaque  brin 
d'herbe.  Ces  grandes  ombres,  si  chères  aux  poètes,  commencèrent  à 
s'étendre  sur  la  vallée.  Chacun  reprit  le  cl?emin  de  son  bivouac.  Je 
trouvai  dans  ma  tente  avec  une  joie  profonde  le  colonel  de  La  Tour 
du  Pin,  qui  avait  pris  part  en  volontaire  à  la  charge  de  la  cavalerie 
anglaise.  Un  boulet,  en  brisant  la  jambe  de  son  cheval,  l'avait  arrêté 
dans  sa  course.  Il  revenait  sans  blessure  de  cette  sanglante  mêlée, 
où  l'avaient  entraîné  le  goût  de  l'aventure,  les  séductions  du  péril 
et  les  antiques  traditions  de  l'esprit  guerrier  chez  notre  nation. 

VII. 

'  Un  des  plus  grands  épisodes  assurément  de  la  guerre  que  j'essaie 
de  raconter  n'occupe  qu'un  point  dans  ma  mémoire,  seulement 
c'est  un  point  rouge  et  brûlant.  Je  veux  parler  de  la  bataille  d'In- 
kerman.  Là,  plus  que  jamais,  j'appliquerai  dans  toute  leur  rigueur 
les  règles  que  je  me  suis  imposées;  je  donnerai  uniquement  de  ce 
vaste  tableau  l'espace  étroit  que  mon 'regard  a  parcouru.  Ce  qu'un 
soldat  peut  apercevoir  à  travers  des  rideaux  de  fumée,  dans  le  coin 
obscur  où  le  hasard  l'a  placé,  voilà  tout  ce  que  je  prétends  dire. 
Gomment  s'enchaînaient  entre  eux  des  faits  qui  ne  m'ont  apparu 
qu'isolés?  quelle  composition  formait  cet  amas  de  personnages  dont 
je  n'ai  vu  qu'un  nombre  restreint?  quel  ensemble  présentait  enfin 
cette  action  dont  je  n'étais  moi-même  qu'un  humble  détail?  Ce  sont 
des  questions  pour  lesquelles  je  n'ai  point  de  réponse.  Ceux-là  seuls 
doivent  me  lire  qui,  pénétrés  de  la  maxime  antique,  trouvent  un 
intérêt  pour  l'homme  dans  tout  ce  qui  est  humain,  aiment  à  savoir 
comment  s'offrent  au  premier  venu,  comment  demain  s'offriraient  à 
eux  ces  rapides  et  formidables  événemens  dont  s'occupe  un  siècle, 
ces  heures  qui  ont  des  ailes  et  un  glaive ,  comme  les  anges  de  la 
Bible. 

Le  5  novembre,  je  m'éveillai  sous  ma  tente,  ne  sachant  point  s'il 
faisait  nuit  ou  jour,  car  la  toile  qui  m'environnait  de  toutes  parts 
était  tellement  obscurcie  et  pénétrée  par  une  longue  pluie,  qu'elle 
était  devenue  un  obstacle  inexpugnable  pour  la  faible  lumière  d'une 
matinée  d'automne.  Tout  à  coup  il  me  sembla  entendre,  dans  plu- 
sieurs directions  à  la  fois,  un  bruit  d'artillerie  et  de  mousqueterie ; 
puis  ma  tente  s'ouvrit  brusquement,  un  sous-officier  m'apportait 
Tordre  de  monter  à  cheval  avec  tous  mes  spahis.  En  quelques  mi- 
nutes, mes  chevaux  furent  scellés,  mes  hommes  prêts.  Mon  déta- 
chement se  trouva  sous  les  armes  devant  la  tente  du  général  en 


COMMENTAIRES    d'uN    SOLDAT.  58S 

chef,  qu'il  devait  escorter.  Le  général  Canrobert  parut  bientôt,  il 
monta  à  cheval,  et,  suivi  de  tous  ses  officiers,  il  se  dirigea  au  galop 
du  côté  de  Balaclava.  J'ai  vu  quelquefois  la  guerre  planer  sur  les 
rues  des  villes,  plus  souvent  je  l'ai  vue  planer  sur  des  campagnes; 
mais  toujours  en  ces  momens  qui  précèdent  les  extrêmes  périls  et 
les  énergiques  efforts,  j'ai  trouvé  une  physionomie  semblable  aux 
lieux  où  les  dangers  allaient  s'abattre.  Ces  espaces,  où  dans  un  in- 
stant vont  se  croiser  les  projectiles  et  se  pousser  les  flots  des  mê- 
lées, sont  envahis  par  une  solitude  qui  a  quelque  chose  d'ardent  et 
d'inquiet.  Les  troupes,  en  se  groupant  pour  combattre,  laissent  des 
vides  autour  d'elles.  Rien  de  plus  menaçant  et  de  plus  sévère  que 
ne  l'était,  au  moment  où  je  me  reporte,  l'aspect  de  notre  plateau. 

Le  ciel,  tout  chargé  de  brouillards  et  de  pluie,  abaissait  sur  nous 
un  vaste  voile  d'un  gris  uniforme.  Le  sol  où  galopaient  les  chevaux, 
était  glissant  et  détrempé.  Les  tentes  se  détachaient  à  peine,  aux 
plus  prochains  horizons,  sur  le  fond  de  morne  et  pâle  lumière  qui 
les  entourait.  Pourtant  le  regard  parcourait  encore  assez  d'étendue 
pour  apercevoir  de  temps  en  temps  avec  netteté  de  longues  rangièes 
de  baïonnettes,  indiquant  que  l'armée  entière  avait  pris  les  armes. 
Le  général  en  chef  courait  de  toute  la  vitesse  de  son  cheval  vers  les 
lieux  où  se  faisaient  entendre  les  détonations.  Ce  fut  ainsi  qu'en  le 
suivant  j'atteignis  à  peu  près  l'endroit  d'où  quelques  jours  aupara- 
vant j'avais  assisté  au  combî^t  de  Balaclava.  Là  étaient  dirigés  quel- 
ques boulets  russes.  Des  bataillons  ennemis  groupés  à  nos  pied^s 
semblaient  tenter  une  attaque.  Le  général  en  chef  reconnut  sans 
doute  d'un  seul  coup  d'oeil  que  cette  attaque  était  simulée,  car  ce 
fut  à  peine  s'il  arrêta  son  cheval  pour  jeter  un  regard  dans  la  vallée; 
il  reprit  la  course  rapide  qui  jusqu'alors  l'avait  emporté,  et  bientôt 
se  trouva  aux  lieux  mêmes  où  devait  se  décider  le  sort  de  la  journée. 

Plus  nous  approchions  de  cet  étroit  champ  clos  où  furent  enfer- 
més les  combattans  d'ïnkerman,  plus  l'obscurité  se  faisait  autour  de 
nous  ;  la  fumée  se  mêlait  au  brouillard,  et  formait  une  région  de  té- 
nèbres où  cependant  j'ai  vu  se  détacher  plus  d'une  figure  que  je 
n'oublierai  pas;  puis  l'air  se  remplissait  d'un  concert  dont  il  me 
semble  encore  que  par  instans  je  retrouve  chaque  note  dans  mes 
oreilles.  C'était  ce  sifflement  aigu  des  balles  qui  fait  songer  au  fouet 
des  furies,  le  gémissement  de  l'obus,  triste  et  pénétrant  comme  la 
voix  d'un  instrument  qui  se  brise,  enfin  ce  long  frémissement  de  la 
bombe  que  l'on  dirait  produit  par  les  ailes  de  quelque  gigantesque 
oiseau.  Dans  cette  course,  qui  avait  les  allures  que  les  ballades  alle- 
mandes prêtent  aux  chasses  magiques,  mes  spahis  traversèrent  le 
camp  de  ces  tirailleurs  algériens  qui  allaient  conquérir  une  si  écla- 
tante et  si  juste  gloire.  A  la  vue  des  haïks  et  des  burnous  rouges, 
une  explosion  de  clameurs  joyeuses  sortit  de  cette  troupe  musul- 


584  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

mane.  Les  enfans  guerriers  de  l'Algérie  échangèrent  à  travers  ce 
brouillard  des  sourires  où  rayonnait  le  soleil  de  leur  pays.  Bientôt 
à  côté  de  mes  cavaliers  je  vis  un  détachement  de  chasseurs  d'Afri- 
que; c'était  l'escorte  du  général  Bosquet,  qui  venait  de  sa  personne 
se  porter  au-devant  du  général  Ganrobert. 

Cette  rencontre  avait  lieu  vers  un  point  du  plateau  où  l'on  avait 
établi  un  télégraphe  ;  quelques  pas  encore,  et  nous  allions  nous  trou- 
ver sur  le  théâtre  même  de  l'action.  J'avais  eu  à  la  bataille  de  l'Aima 
la  vision  splendide  d'une  victoire;  un  instant  la  bataille  d'Inkerman 
me  fit  comprendre  ce  que  pouvait  être  un  héroïque  revers.  Nous 
étions  parvenus  au  camp  des  Anglais.  Les  boulets  avaient  renversé 
toutes,  les  tentes,  et  on  voyait  couchés  sur  une  terre  presque  aussi 
humide  de  sang  que  de  pluie  ces  magnifiques  grenadiers  de  la  reine, 
l'orgueil  de  leur  armée  et  de  leur  nation.  Tous  ne  gisaient  point  sur 
le  sol  pourtant,  et  ce  qui  m'a  le  plus  frappé  peut-être  dans  cette 
journée  où  j'essaie  en  ce  moment  de  revivre,  c'est  une  petite  troupe 
de  ces  intrépides  soldats  contraints  à  se  replier  sous  le  feu  écrasant 
des  Russes.  Je  les  apercevais  sous  ce  ciel  brumeux,  marchant  de  ce 
pas  lent  et  solennel  dont  on  suit  les  convois  funèbres,  et  se  retour- 
nant de  temps  en  temps.  Conîme  ils  avaient  la  capote  grise  et  le 
bonnet  à  poil,  ils  me  rappelèrent  tout  à  coup  de  nobles  et  déchirans 
souvenirs.  Il  me  sembla  que  je  lisais  vivante,  dans  les  caractères 
mêmes  où  Dieu  et  le  sang  français  l'ont  tracée,  une  de  ces  pages 
immortelles  que  nous  ne  voudrions  pas  arracher  de  notre  histoire 
malgré  tout  ce  qu'elles  remuent  de  douleur  en  nous.  De  là  une  sorte 
d'attendrissement  étrange  qui  resserrait  et  pourtant  exaltait  mon 
cœur. 

Les  émotions  nées  pour  moi  de  cette  illusion  ne  pouvaient  pas 
être  de  longue  durée.  L'action  avait  une  trop  vigoureuse  étreinte 
pour  ne  pas  étouffer  toute  songerie.  Le  bruit  redoublait,  le  feu  de- 
venait à  chaque  instant  plus  vif.  Je  ne  sais  si  ce  fut  le  brouillard 
ou  la  fumée  qui  se  dissipa  un  moment,  mais  je  vis  à  une  assez  courte 
distance  de  grandes  masses  grises,  sillonnées  dans  toute  leur  éten- 
due par  une  ligne  de  rapides  éclairs  :  c'étaient  les  Russes,  établis 
sur  notre  plateau,  où  ils  essayaient  de  nous  foudroyer.  Je  compris 
alors  ce  qui  se  passait;  je  vis  qu'il  allait  y  avoir  entre  deux  armées 
une  lutte  semblable  à  celle  de  deux  athlètes  au  bord  d'un  abîme. 
Ces  Russes,  dont  nos  pères  disaient  :  «  Il  faut  les  tuer  deux  fois,  » 
étaient  là  sur  ces  hauteurs ,  dans  ce  coin  de  terre  où  nous  avions 
planté  notre  drapeau,  entre  la  mer  et  des  bastions  ennemis  toujours 
grondant,  toujours  fumant.  Ce  fut  alors  qu'eut  lieu  cet  effort  su- 
prême qui  couvrit  nos  camps  de  leurs  cadavres,  et  finit  par  les  jeter 
brisés  au  pied  de  nos  positions. 

Pendant  quelques  instans,  je  perdis  de  vue  le  général  Canrobert, 


COMMENTAIRES    d'uN    SOLDAT.  585 

qui  disparut  au  milieu  de  la  fumée.  Il  avait  voulu  aller  reconnaître 
lui-même  et  sans  escorte  les  endroits  où  devait  se  porter  la  furie, 
française,  indispensable  cette  fois,  mais  qu'il  s'agissait  de  diriger. 
Cette  furie,  j'entendais  dire  autour  de  moi  qu'une  charge  spontanée 
du  général  Bourbaki  l'avait  déjà  fait  connaître  aux  Russes.  Seule- 
ment cette  charge  avait  été  exécutée  par  une  poignée  d'hommes  : 
c'étaient  maintenant  des  régimens  entiers  qui  devaient  la  renou- 
veler. Cependant  les  feux  ennemis  redoublaient  d'intensité.  Je  me 
rappelle  un  coin  du  champ  de  bataille  où  mes  spahis  restèrent 
assez  longtemps  avec  quelques  hommes  du  li^  hussards,  les  chas- 
seurs d'Afrique  qui  escortaient  le  général  Bosquet,  et  le  fanion  du 
général  en  chef,  porté  par  le  jeune  sous-officier  qui  avait  accompa- 
gné le  maréchal  Saint-Arnaud  à  la  bataille  de  l'Aima.  Nous  avions 
à  notre  gauche  ce  moulin  d'Inkerman  dont  on  fit,  je  crois,  plus 
tard  une  poudrière.  C'était  une  sorte  de  tour  à  l'aspect  mélancolique 
et  délabré,  d'un  assez  heureux  effet  au  milieu  de  ce  paysage  animé 
d'une  si  terrible  vie.  A  peu  près  en  face  de  nous  était  le  bassin  du 
carénage,  car  quelques  projectiles  de  vaste  dimension,  décrivant 
d'immenses  courbes,  nous  parurent  envoyés  par  la  marine  russe. 
Du  reste,  il  était  difficile  de  reconnaître  d'où  soufflait  cet  ouragan 
de  fer  qui  balayait  notre  plateau.  Tandis  qu'au-dessus  de  nos  têtes 
l'air  s'emplissait  de  mugissemens,  la  terre  à  nos  pieds  recevait  toute 
sorte  de  meurtrissures.  C'était  tantôt  le  boulet  venant  exécuter  une 
série  de  bonds  désordonnés  avec  cette  brusquerie  incivile  qui  lui  a 
valu  son  surnom  soldatesque,  tantôt  l'obus  tombant  lourdement  sur 
le  sol  pour  s'y  briser  et  jaillir  en  mille  éclats  qui  faisaient  tournoyer 
les  chevaux.  Il  n'est  rien,  comme  on  l'a  répété  tant  de  fois,  dont 
l'esprit  français  ne  s'amuse.  Un  sous-officier  de  hussards  me  fait 
remarquer  que  des  projectiles  viennent  successivement  de  briser  la 
selle  arabe  de  mon  maréchal-des-logis  fourrier  et  d'atteindre  dans 
leurs  montures  mon  brigadier-fourrier  et  mon  maréchal-des-logis 
chef.  ((  Décidément,  me  dit-il,  les  Russes  veulent  démolir  tous  vos 
comptables.  » 

Nos  voisins  les  chasseurs  d'Afrique  sont  encore  plus  maltraités 
que  nous.  Un  de  leurs  officiers  est  gravement  blessé  à  la  poitrine, 
et  une  bombe,  tombant  d'aplomb  sur  leurs  têtes,  leur  écrase  sept 
ou  huit  hommes.  Je  vois  reparaître  le  général  en  chef  avec  le  bras 
en  écharpe;  il  vient  de  recevoir  une  blessure  à  l'épaule.  En  ce  mo- 
ment même,  une  colonne  d'infanterie  passe  devant  lui  au  pas  de 
charge;  j'entends  quelques  voix  qui  s'écrient  :  «  Il  est  encore 
blessé!  »  L'entrain  de  ces  hommes  qui  tout  à  l'heure  avait  fait  de 
ce  jour  brumeux  une  journée  radieuse,  on  peut  l'admirer,  on  peut 
le  deviner,  on  peut  le  sentir,  on  ne  peut  le  rendre.  Je  vis,  entre 
autres,  un  vieux  sous-officier  à  chevrons  serrant  entre  ses  dents,  au 


586  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

coin  de  sa  bouche,  sous  une  moustache  brûlée,  une  pipe  noircie, 
une  pipe  sœur  assurément  de  cette  pipe  héroïque  qui  figure  dans  le 
testament  de  La  Tulipe.  Cet  homme  marche  comme  le  vrai  fantassin 
de  notre  pays  :  le  cœur  bat  à  regarder  ses  pieds.  Un  boulet  arrive 
de  plein  fouet,  et  enlève  une  file  à  côté  de  lui;  il  ne  ralentit  pas 
cette  marche  intrépide,  seulement  il  tourne  une  seconde  la  tête,  et 
le  regard  qui  se  peint  dans  ses  yeux,  je  l'ai  emporté  dans  ma  mé- 
moire :  il  y  a  toute  la  poésie  du  devoir  et  toute  la  philosophie  des 
batailles  dans  le  regard  de  ce  soldat. 

Le  général  Ganrobert  se  promène  dans  l'espace  enflammé  où  est 
resserrée  l'action.  Je  vois  passer,  vers  le  moulin  d'Inkerman,  un 
homme  qui  se  dirige  vers  lui  :  c'est  lord  Raglan.  Le  chef  de  l'armée 
anglaise  monte  un  beau  cheval  qu'il  manie  avec  aisance  malgré  son 
bras  mutilé;  son  visage,  soigneusement  rasé,  est  empreint  de  ce 
calme  qu'on  n'a  jamais  pris  en  défaut.  Je  me  rappelle  qu'au  mo- 
ment même  où  il  aborde  le  général  Ganrobert,  un  boulet  décrit  une 
courbe  au-dessus  de  sa  tête  et  vient  tomber  à  ses  pieds.  Un  entre- 
tien a  lieu  entre  les  deux  généraux.  Quelles  paroles  échangèrent-iis? 
Je  l'ignore;  je  sais  seulement  que  notre  infanterie  continue  à  se  ruer 
contre  les  Russes.  Bientôt,  dans  cet  air  brumeux  qu'on  se  prend  à 
respirer  tout  à  coup  avec  joie,  avec  ivresse,  avec  fierté,  on  sent  la 
présence  de  la  victoire. 

A  peine  notre  succès  était-il  décidé,  que  le  ciel  eut  envers  nous 
cette  bonne  grâce  de  s'éclaircir  un  peu.  Un  instant  même,  sa  teinte 
grise  s'éclaira  d'un  pâle  rayon  de  soleil;  cette  fugitive  clarté  s'éva- 
nouit bien  vite,  mais  la  pluie  cessa  entièrement,  et  le  brouillard  ne 
reparut  plus.  A  l'heure  où  se  tiraient  les  derniers  coups  de  canon, 
je  parcourus  le  champ  de  bataille.  Je  crois  que  l'on  a  vu  bien  rare- 
ment, sur  un  terrain  aussi  limité,  pareil  entassement  de  cadavres. 
En  quelques  endroits,  Ton  était  obligé  de  descendre  de  cheval.  Les 
corps  étaient  amoncelés  les  uns  sur  les  autres;  c'était  une  véritable 
foule  à  travers  laquelle  il  fallait  se  frayer  un  passage,  mais  une 
foule  d'êtres  inanimés  et  couchés  sur  le  sol.  Dans  cette  population 
de  morts,  deux  hommes  attiraient  l'attention  universelle  :  c'étaient 
deux  Russes,  blonds  tous  deux,  tous  deux  d'une,  taille  élancée,  se 
ressemblant  par  les  traits  de  leurs  visages  et  par  toutes  les  formes 
de  leurs  personnes.  Ces  deux  jeunes  gens,  les  deux  frères  sans 
doute,  avaient  voulu  s'unir  dans  la  mort  :  chacun  avait  fait  de  son 
bras  un  oreiller  pour  son  compagnon;  les  mains  qui  n'étaient  pas 
engagées  sous  leurs  têtes  s'étreignaient  sur  leurs  poitrines.  Il  y 
avait  dans  ce  groupe  ainsi  enlacé  quelque  chose  qui  aurait  tenté  un 
sculpteur.  Un  calme  plein  de  noblesse  et  de  douceur  régnait  sur  ces 
figures,  qui  ne  rappelaient  en.  rien  le  type  tartare.  Je  songeai,  je  ne 
sais  trop  pourquoi,  à  ce  couple  fraternel  de  l'antiquité  qui,  en  ré- 


COMMENTAIRES    d'uN    SOLDAT.  5S7 

compense  d'un  acte  de  piété  filiale,  reçut  du  ciel  une  mort  rapide 
et  sans  terreur.  Ces  deux  cadavres  sont  restés  dans  mon  esprit  pré- 
cisément parce  qu'ils  m'ont  semblé  tout  différons  de  ce  que  sont 
d'ordinaire  les  dépouilles  dont  se  couvrent  les  champs  de  bataille. 

Ces  corps  dont  la  vie  s'est  si  brusquement  retirée  ont  produit 
presque  toujours  sur  moi  une  impression  qu'au  premier  abord  on 
est  tenté  de  repousser  comme  pernicieuse  et  cruelle,  mais  qui,  à 
l'examen  au  contraire,  me  semble  toute  remplie  de  consolation  et 
d'enseignement.  Je  trouve  que  pour  la  plupart  ce  sont  de  véritables 
haillons,  ne  rappelant  plus  rien  des  souilles  qui  leur  prêtaient,  il 
y  a  quelques  momens  à  peine,  tant  d'émouvantes  apparences.  Si 
jamais  la  Psyché  antique,  devenue  désormais  l'âme  chrétienne,  m'a 
semblé  une  prisonnière  ailée  dont  tout  à  coup  la  geôle  s'écroule, 
assurément  c'est  à  la  guerre.  Les  sanglans  débris  dont  le  sol  est 
jonché  après  une  chaude  action  paraissent  des  ruines  que  la  terre 
aura  le  droit  d'enserrer,  où  rien  n'est  resté  de  ce  qui  appartenait 
au  ciel.  Et  quand  on  vient  à  se  rappeler  devant  ces  objets  muets, 
froids,  déformés,  devant  ces  choses  sans  nom,  comme  l'a  dit  le 
plus  éloquent  orateur  de  notre  église,  quand  on  vient  à  ise  rappeler 
les  créatures  vivantes,  passionnées,  radieuses,  que  ces  mêmes  ob- 
jets, que  ces  mêmes  choses  étaient  tout  à  l'heure,  on  sent  d'une 
manière  invincible,  avec  une  raison  enflammée  et  soulevée  par  la 
foi,  que  cette  matière  où  nulle  parcelle  n'est  demeurée  visible  d'un 
si  riche,  d'un  si  éblouissant  trésor,  n'est  point  cette  mystérieuse 
puissance,  ce  soin,  cette  tendresse  de  Dieu,  qui  mérite  de  s'appeler 
l'homme. 

Ce  ne  fut  point  seulement  la  mort  qui  affaiblit  l'armée  russe  à 
Inkerman,  cette  journée  nous  donna  un  grand  nombre  de  prison- 
niers. Je  vois  encore  les  longues  colonnes  d'ennemis  vaincus  que 
l'on  dirigeait  vers  nos  camps;  parmi  ces  soldats  que  nous  livrait  le 
sort  des  armes,  j'en  remarquai  un  surtout  :  c'était  un  blessé;  un 
projectile  qui  l'avait  atteint  au  visage  avait  causé  chez  lui  un  de 
ces  étranges  phénomènes  que  produisent  les  blessures  des  armes 
modernes.  Il  était  vivant,  bien  vivant,  il  marchait  même  d'un  pas 
ferme.  Cependant  sa  face  tout  entière  n'était  qu'une  immense  plaie. 
Le  regard  était  parti  de  ses  yeux  sanglans  et  déchirés.  On  eût  dit 
une  de  ces  vigoureuses  études  d'écorché  auxquelles  se  plaisent  par- 
fois de  grands  peintres.  C'est  toujours  dans  quelques  figures  que  se 
résume  en  définitive  pour  notre  intelligence  impuissante  la  pen- 
sée des  plus  vastes  actions.  Cet  homme  à  la  taille  haute  et  droite, 
se  tenant  debout,  s' avançant  encore  sous  le  voile  rouge  que  sa  bles- 
sure collait  à  ses  traits,  représentait  admirablement,  à  mon  sens, 
la  vaillante  armée  que  nous  venions  de  vaincre.  Inkerman  est  assu- 
rément une  des  batailles  où  de  tous  les  côtés  on  a  déployé  le  plus 


588  BEVUE    DES    DEUX   MONDES. 

d'énergie.  Couvert  d'un  lambeau  humain  ou  d'un  morceau  de  fer, 
chaque  pouce  du  terrain  où  s'était  passée  cette  lutte  disait  ce  jour- 
là  ce  que  dans  trois  armées  on  avait  tenté  et  accompli. 

En  regagnant  mon  bivouac,  je  passai  devant  une  grande  tente  où 
était  établie  l'ambulance  anglaise.  Deux  piles  semblables  à  ces  mon- 
ceaux de  boulets  qu'élève  l'artillerie  flanquaient  cet  asile  des  cou- 
rageuses douleurs.  Seulement  ces  piles  étaient  formées  -de  bras  et 
de  jambes.  Je  le  répéterai  sans  cesse,  je  n'éprouve  aucune  répu- 
gnance à  retracer  les  tableaux  de  cette  nature.  Ils  n'ont  jamais  ar- 
rêté sur  le  seuil  de  notre  carrière  un  seul  de  ceux  que  Dieu  avait 
destinés  à  y  marcher.  Loin  de  là,  je  suis  convaincu  qu'ils  excitent 
les  âmes.  Il  y  a  deux  mondes  remplis  de  souffles  trop  violens  pour 
que  la  raison  humaine  essaie  d'y  hasarder  sa  lampe;  elle  y  serait 
éteinte  sur-le-champ.  On  ne  peut  y  marcher  qu'avec  deux  flam- 
beaux plus  forts  que  tous  les  vents  de  la  terre,  avec  l'enthousiasme 
et  la  foi.  Ces  deux  mondes  que  chacun  a  nommés,  que  chacun  a 
reconnus,  celui  des  combats,  celui  de  la  prière,  celui  des  champs 
de  bataille,  celui  de  l'église,  arborent  hardiment,  à  leurs  entrées, 
les  enseignes  de  leur  gloire,  qui  sont  des  images  de  supplice,  des 
instrumens  de  mort  et  de  tortures. 

J'ai  entendu  raconter  maintes  choses  d'ïnkerman;  j'ai  dit  le  peu 
que  j'en  avais  vu.  Pendant  que  nous  soutenions  à  l'extrémité  de 
notre  plateau  cette  lutte  acharnée  que  termina  une  victoire  si  né- 
cessaire, nous  entendions  à  notre  gauche,  du  côté  de  la  mer,  le  ca- 
non des  Russes  tentant  une  violente  entreprise  contre  nos  tranchées. 
Je  regrette  de  ne  point  pouvoir  raconter  ces  combats,  où  le  général 
de  Lourmel  trouva  une  mort  qui  pénétra  de  regret  et  d'admiration 
toute  l'armée.  J'ai  ignoré  certainement  et  j'ai  bien  mal  vu  peut- 
être  nombre  de  choses  qui  se  passaient  près  de  moi  et  presque  sous 
mes  yeux;  comment  donc  pourrais-je  retracer,  en  suivant  les  lois 
que  je  me  suis  prescrites,  ce  qui  s'est  passé  si  loin  de  mon  regard? 
Ce  qu'on  saisira,  je  l'espère,  à  travers  mes  souvenirs,  tels  qu'ils 
sortent  aujourd'hui  de  mon  esprit,  c'est  le  caractère  même  de  la 
brillante  et  terrible  action  à  laquelle  j'ai  assisté.  La  même  gloire 
environne  Aima  et  Inkerman;  mais  ce  sont  deux  journées  bien  difl'é- 
rentes  toutefois  :  l'une  gracieuse  et  sereine,  l'autre  sombre  et  vio- 
lente, représentent  la  guerre  sous  le  double  aspect  où  elle  s'offre  sans 
cesse.  La  Crimée  devait  tour  à  tour  demander  à  nos  soldats  tout  ce 
qu'on  peut  attendre  de  leurs  âmes.  Nous  les  avons  vus  emporter 
d'assaut  leur  première  victoire ,  puis,  par  un  héroïque  élan,  chasser 
Tennemi  des  hauteurs  où  ils  ont  placé  leurs  drapeaux.  A  présent 
nous  allons  les  voir  constans,  résignés,  opiniâtres,  donner  au  monde 
Fexemple  des  seules  vertus  qu'on  était  tenté  de  leur  refuser.  Ce 
n*est  plus  seulement  contre  les  hommes  qu'ils  soutiendront  leur 


COMMEiXTAIRES    d'uN    SOLDAT.  58«0 

infatigable  lutte.  Plus  d'une  fois,  dans  la  tranchée,  la  neige  fon- 
dra sous  les  gouttes  de  leur  sang.  Ils  prendront  leur  revanche  des 
boulets  et  des  frimas  qui  ont  combattu  leurs  pères. 

YIII. 

INeuf  jours  après  la  bataille  d'Inkerman,  l'hiver  inaugurait  son 
règne  sur  notre  plateau  avec  un  cruel  appareil.  Le  lA  novembre  fut 
marqué  par  une  tempête  que  Ton  peut  placer  parmi  les  plus  rudes 
épreuves  de  notre  armée.  J'étais  couché  sous  la  tente  que  je  parta- 
geais avec  M.  de  La  ïc^ur  du  Pin.  Tout  à  coup  je  suis  réveillé  par 
une  secousse  violente.  Je  sens  le  heurt  d'un  bâton  à  ma  tête  :  c'est 
mon  abri  avec  ses  supports  qui  vient  de  s'écrouler  sur  moi.  Je  me 
dégage  de  la  toile  humide  qui  m'enveloppe;  je  me  trouve  alors  sur 
un  sol  où  tombe  une  pluie  mêlée  de  neige  et  que  parcourent  les  ra- 
fales d'un  vent  furieux.  A  quelque  distance  du  gîte  que  venait  de 
m' enlever  l'ouragan  était  une  tente  turque  habitée  par  un  officier 
de  mon  détachement.  Les  tentes  turques,  grâce  à  leur  forme  sphé- 
rique,  offrent  une  incroyable  résistance  à  la  tempête.  Mon  compa- 
gnon et  moi  nous  trouvons  donc  un  nouvel  asile;  mais,  je  l'avoue, 
je  regrette  ma  maison.  Je  m'étais  attaché  à  ce  logis  passager  et  am- 
bulant, comme  si  je  l'avais  reçu  par  héritage.  Le  soir  même  d'In- 
kerman, j'y  avais  passé  quelques  bons  instans,  entouré  d'amis  que 
j'étais  heureux  de  revoir.  J'avais  retrouvé  sur  le  seuil  de  cette  de- 
meure, maintenant  abattue,  le  colonel  de  La  Tour  du  Pin,  avec  une 
blessure  à  la  joue  qu'il  avait  reçue  en  allant  se  mêler  à  nos  tirail- 
leurs. Pourtant  mon  désastre  est  bien  peu  de  chose  auprès  de  tous 
ceux  dont  je  suis  le  témoin. 

Derrière  le  quartier-général  s'élève  un  vaste  bâtiment  de  bois  où 
l'on  a  établi  une  ambulance.  Le  vent  s'attaque  aux  charpentes  de 
ce  récent  édifice,  qui  s'écroule  bientôt,  comme  un  rempart  emporté 
par  une  volée  de  boulets.  On  entend  alors  un  de  ces  bruits  douloureux 
qui  vont  éveiller  au  fond  du  cœur  des  échos  dont  on  est  longtemps 
à  se  délivrer.  Ce  sont  les  cris  des  blessés,  qui  reçoivent  dans  leurs 
corps  meurtris  de  nouvelles  atteintes,  qui  gisent  sur  une  terre  gla- 
cée, et  dont  la  pluie  fouette  les  plaies.  La  vaste  étendue  .de  nos 
camps  offre  un  aspect  que  les  flots  seuls  me  semblaient  pouvoir 
prendre  pendant  les  tempêtes.  Au-dessus  de  nos  tentes  s'étend  un 
vaste  ciel  d'une  couleur  blanchâtre,  qui  ressemble  lui-même  à  une 
immense  voile  déchirée  par  un  ouragan.  Ce  n'est  pas  l'obscurité  qui 
nous  entoure,  mais  quelque  chose  de  mille  fois  plus  cruel,  cette 
teinte  morne,  ingrate  et  dure,  qui  se  joue  sur  la  cime  des  vagues 
autour  des  navires  près  de  sombrer.  Les  arbres  qui  ornaient  et  pro- 
tégeaient les  lieux  où  la  guerre  nous  a  conduits  ont  déjà  presque 


590  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

tous  disparu.  Rien  ne  s'oppose  plus  aux  jeux  terribles  des  vents  à 
travers  ces  espaces  dévastés,  qui  en  maints  endroits  n'ont  pas  d'au- 

'  très  confins  que  la  mer.  Dieu  sait  tout  ce  que  nous  envoie  de  bruits 
lugubres  et  de  souffles  désordonnés  ce  redoutable  voisinage  des  ré- 
gions où  l'homme  n'exerce  qu'un  empire  incertain,  où  de  tout  temps 
il  a  cru  se  sentir  dans  le  royaume  d'esprits  désespérés  et  insoumis.  Je 
me  rappelle  avec  plaisir  cependant  la  soirée  et  la  nuit  qui  suivirent 
pour  moi  cette  tempête.  Malgré  des  obstacles  de  toute  nature,  notre 
cuisinier,  qui  avait  son  laboratoire  en  plein  air,  était  parvenu,  après 
des  efforts  surhumains,  à  nous  faire  cuire  du  riz,  et  nous  avions 
reçu  le  matin  même  des  rations  d'eau-de-vie.  On  nous  servit  donc, 
sous  cette  tente  turque  qui  avait  bravé  l'oiiragan,  une  vaste  gamelle 
remplie  d'une  soupe  épaisse  et  fumante,  dont  le  seul  aspect  avait 
quelque  chose  de  réchauffant  et  de  consolateur.  Le  plus  grand,  le 
plus  magnifique  des  livres  a  rendu  immortel  un  plat  de  lentilles; 
je  ne  vois  point  de  quel  droit  je  dédaignerais  le  souvenir  de  ce  riz 
bienfaisant  pour  lequel  j'ai  gardé  une  vraie  et  profonde  reconnais- 
sance. D'ailleurs,  j'en  suis  convaincu,  depuis  bien  longtemps  les  re- 
pas ont  dans  notre  vie  un  tout  autre  rôle  que  leur  rôle  visible  et 
matériel.  C'est  ce  que  nous  a  indiqué  lui-même  le  divin  fondateur 
de  notre  religion  en  choisissant  pour  les  plus  touchantes  communi- 
cations de  son  âme  céleste  l'heure  de  la  réfection  corporelle.  Si  les 
mets  dont  se  repaissent  la  mollesse  et  l'oisiveté  peuvent  devenir 
parfois  de  funestes  embûches,  il  n'y  a  que  bénédiction  à  coup  sûr 
dans  la  nourriture  austère  qui  soutient  une  vie  de  labeur.  Travail- 
ler, répète-t-on  souvent,  c'est  prier;  eh  bien!  manger,  c'est  plus 
d'une  fois  remercier  Dieu.  Yoilà  qui  me  permet,  je  l'espère,  de  glo- 
rifier mon  plat  de  riz.  Maintenant  je  parlerai  dans  aine  langue  plus 
profane  du  punch  qui,  le  soir  du  14  novembre,  égaya  notre  tente, 
grâce  à  notre  eau-de-vie  de  distribution.  On  avait  retrouvé  au  fond 
d'une  cantine  quelques  morceaux  de  sucre.  On  les  jeta  dans  une 
gamelle  où  fut  versée  l' eau-de-vie,  et  bientôt  au  milieu  de  nous 
s'élevèrent  ces  belles  flammes  bleues  que  l'on  se  prend  toujours  à 
saluer  comme  les  apparitions  d'un  pays  féerique,  tant  elles  ont 

■  quelque  chose  d'attrayant,  de  spirituel  et  de  mystérieux.  Puis  cha- 
cun de  nous  alluma  sa  pipe  et  s'établit,  derrière  les  nuages  du  tabac, 
dans  un  bien-être  inespéré.  La  soirée  finie,  on  s'enveloppa  de  tout 
ce  qu'on  put  trouver  de  couvertures  et  de  burnous  pour  braver  le 
Iroid  de  la  nuit;  nous  étions  serrés  les  uns  contre  les  autres  dans  un 
espace  si  étroit  que  ce  froid  ne  nous  atteignit  point.  A  demi  engagé 
dans  le  sommeil,  j'entendais  notre  tente  soutenir  une  lutte  désespé- 
rée contre  la  tempête.  Par  momens,  le  bâton  qui  servait  de  support 
craquait  comme  Ip  mât  d'un  navire,  et  .un  véritable  tonnerre  roulait 
dans  les  plis  de  la  toile  sonore.  Tous  ces  bruits  se  confondaient  pour 


COMMENTAIRES   d'UN    SOLDAT.  591 

moi  avec  les  frémissemens  de  l'aile  des  songes  qui  m'emportaient 
dans  les  profondeurs  de  leur  royaume.  Je  goûtais  dans  sa  béatitude 
cette  paix  connue  de  tous  ceux  qui  savent  combien,  malgré  des  cimes 
inquiètes,  d'implacables  abîmes,  de  cruels  sentiers,  la  vie  des  péril- 
leuses aventures  est  une  vallée  qui  abonde  en  heureux  et  calmes 
réduits. 

Peu  de  temps  après  cette  rude  journée  du  lA  novembre,  il  se 
fit  un  grand  changement  dans  ma  situation.  La  petite  troupe  que 
je  commandais  reçut  l'ordre  de  retourner  en  Afrique.  Les  spahis, 
comme  on  l'a  répété  souvent,  ne  se  recrutent  point  de  la  même  ma- 
nière que  les  tirailleurs  algériens.  Ce  sont  des  personnages  impor- 
tans,  appartenant  à  la  noblesse  de  leurs  tribus.  La  guerre  comme  ils 
la  pratiquent  dans  leur  pays,  c'est-à-dire  à  l'automne  ou  au  prin- 
temps ,  quelque  expédition  rapide  qui  les  rend  à  leurs  tentes  avec 
des  prouesses  à  raconter,  voilà  ce  qu'ils  recherchent  et  ce  qu'ils 
aiment;  mais  cette  guerre  longue,  âpre,  patiente,  qui  demande  les 
vertus  de  la  pauvreté,  répugne  à  leurs  natures  sensuelles.  Doués 
d'une  élégante  et  généreuse  bravoure ,  toutes  les  fois  qu'il  y  a  de  la 
poudre  dans  l'air  ils  sont  gais,  ils  sont  fiers,  ils  s'épanouissent;  quand 
cette  excitante  odeur  vient  à  leur  manquer,  quand  ils  ne  sentent  au- 
tour d'eux  que  la  misère,  une  sombre  tristesse  les  prend.  Puis  il 
était  arrivé  à  mon  détachement  ce  qui  arrive  si  vite  en  campagne  à 
toute  troupe  légère,  il  avait  bien  diminué.  Enfin  il  fut  décidé  que  les 
spahis  regagneraient  leurs  foyers.  J'éprouvai  de  vives  angoisses. 
Abandonner  au  milieu  de  son  cours  cette  entreprise  dont  j'avais  vu 
les  débuts,  laisser  tout  à  coup,  sans  en  connaître  la  fin,  ce  grand 
drame  qui  me  captivait  si  puissamment,  cela  me  semblait  une  cruelle 
chose.  Le  général  en  chef  consentit  à  me  prendre  pour  officier  d'or- 
donnance. Je  pus  suivre  dès  lors  avec  un  intérêt  nouveau  tous  ces 
faits  énergiques  et  brûlans  qui  entraînaient  tant  d'existences  dans 
leur  continuel  mouvement. 

J'allai  m' établir  au  quartier-général,  sous  une  tente  turque  dres-^ 
sée  au-dessus  d'un  vaste  trou.  Le  colonel  de  La  Tour  du  Pin,  qui 
partageait  avec  moi  ce  nouveau  gîte ,  en  a  vanté  les  charmes  dans 
des  lettres  que  je  voudrais  pouvoir  transcrire  ici.  Cette  tente  ronde, 
formée  d'une  étoffe  blanche  et  cotonneuse,  lui  faisait,  disait-il,  l'ef- 
fet d'une  coupole  d'albâtre,  et  lui  donnait,  à  son  réveil,  toute  sorte  de 
riantes  idées.  Notre  coupole  fut  bien  promptement  obscurcie  par 
toutes  les  scories  que  la  boue  et  la  neige  attachèrent  à  ses  parois  ; 
cependant  je  lui  ai  toujours  trouvé  de  la  grâce;  puis  le  trou  que  re- 
couvrait ce  dôme  était  un  gîte  philosophique  où  j'ai  passé  d'excel- 
lentes heures.  Un  troupier,  quelque  peu  versé  dans  l'art  du  fumiste, 
avait  pratiqué,  à  l'une  de  ses  extrémités,  une  cheminée  dont  on  ne 
pouvait  point  se  servir,  mais  qui  donnait  quelque  chose  de  patriar- 


592  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

cal  à  notre  logis  et  nous  permettait  de  croire  à  des  pénates.  Deux 
lits,  deux  escabeaux  et  une  petite  table  formaient  notre  mobilier.  ^ 
Cette  petite  table  était  quelquefois  chargée  de  bons  livres  que  nous  ' 
lisions  avec  un  incroyable  plaisir.  Jamais  je  n'ai  goûté  comme  en 
campagne  ce  commerce  avec  les  esprits  disparus  que  permet  la  ma- 
gie du  livre.  A  moitié  sorti  de  ce  monde,  habitant  d'une  région  qui 
n'est  ni  la  mort  ni  la  vie,  on  abandonne  son  cœur  avec  complaisance 
aux  pensées  que  lui  envoient  des  âmes  qu'on  rejoindra  peut-être 
dans  quelques  heures.  Puis  on  juge  de  maintes  choses  avec  une  sin- 
gulière bonne  foi  et  une  bien  profonde  douceur.  Peut-être  revien- 
drai-je  sur  les  lectures  que  nous  avons  faites  sous  cette  tente  turque. 
En  tout  cas,  je  rends  ici  hommage  aux  aimables  hôtes  qui  sont  venus 
nous  y  tenir  compagnie.  M'"*"  de  Sévigné,  entre  autres,  a  pénétré 
dans  notre  trou;  elle  r.a  réjoui  de  sa  belle  humeur,  enchanté  de  son 
beau  langage;  elle  l'a  éclairé  un  moment  par  l'apparition  de  cette 
sereine  et  touchante  élégance  dont  elle  sut  faire  une  sœur  de  sa  rai- 
son et  de  sa  piété. 

Tel  était  le  réduit  que  je  quittais  sans  cesse  pour  accompagner  le 
général  Ganrobert  dans  ses  courses  continuelles  aux  tranchées.  Dès 
mes  premiers  pas  dans  cet  immense  labyrinthe  qui  allait  s'agrandis- 
sant  et  se  compliquant  chaque  jour,  je  compris  que  j'avais  sous  les 
yeux  une  œuvre  unique  peut-être  entre  toutes  celles  qu'ait  jamais  fait 
entreprendre  la  guerre.  C'était  une  ville  tout  entière,  avec  des  rues  in- 
nombrables, que  notre  armée  construisait  autour  de  Sébastopol.  Ce  fut 
un  dimanche  que,  pour  la  première  fois,  je  pénétrai  avec  le  général 
en  chef  dans  cette  cité  nouvelle,  s' attachant  aux  flancs  de  l'ancienne 
cité  qu'elle  voulait  détruire,  comme  un  vaisseau  dans  un  combat  naval 
s'attache  aux  flancs  d'un  autre  vaisseau.  Les  tranchées  les  plus  éloi- 
gnées de  la  place,  celles  qu'on  avait  construites  les  pren^ières,  me  rap- 
pelaient ces  rues  désertes  que  l'on  trouve  parfois  dans  les  faubourgs 
des  villes  les  plus  populeuses.  Elles  servaient  encore  de  passage  à  nos 
soldats,  mais  nulle  troupe  n'y  résidait  plus.  Elles  n'étaient  animées 
çà  et  là  que  par  quelques  boulets  perdus,  par  quelque  bombe  lourde 
et  maladroite  parvenue  au  bout  de  son  vol  pesant.  Au  fur  et  à  me- 
sure que  l'on  se  rapprochait  des  murs  ennemis,  le  spectacle  chan- 
geait. Maints  bruits,  maints  mouvemens  nous  annonçaient  que  des 
faubourgs  nous  passions  aux  quartiers  vivans  et  tumultueux.  L'air 
commençait  à  se  remplir  d'un  vague  bourdonnement  de  balles;  au 
lieu  de  la  bombe  fatiguée,  du  boulet  hors  d' haleine,  nous  sentions 
passer  au-dessus  de  nous  la  bombe  dans  la  période  ascendante  de 
sa  course,  le  boulet  dans  toute  la  furie  de  son  premier  jet.  Loin  de 
traverser  des  rues  désertes,  on  traversait  des  rues  peuplées  comme 
celles  des  villes  aux  jours  de  fête,  et  ofirant  mille  scènes  variées.  De 
temps  en  temps  on  apercevait  le  long  d'une  gabionnade  une  toile  ta- 


COMMENTAIRES    d'UN    SOLDAT.  593 

chée  de  sang  tendue  entre  deux  brancards  :  c'était  la  civière.  Malgré 
son  aspect  lugubre,  cette  machine  ne  répandait  aucune  tristesse  au- 
tour d'elle;  tout  à  coup  elle  emportait  un  mort  ou  un  blessé,  puis 
revenait  prendre  sa  place  parmi  des  gens  dont  la  vie  se  continuait 
paisiblement.  Plus  d'un  officier  lisait  quelque  vieux  journal,  tout  en 
surveillant  ses  tirailleurs,  qui  de  leur  côté  lançaient  tranquillement 
leur  coup  de  fusil  entre  deux  bouffées  de  tabac.  Le  général  en  chef 
se  plaisait  à  eïitretenir  chez  le  soldat  cette  utile  et  sage  insouciance. 
Bien  souvent  il  s'arrêtait  pour  adresser  à  un  troupier,  qui  l' écoutait 
tout  en  déchirant  sa  cartouche,  quelques  mots  pleins  d'un  enseigne- 
ment salutaire,  dont  le  brusque  passage  d'un  projectile  rendait  le 
sens  plus  saisissant  et  le  caractère  plus  élevé  ;  je  me  rappelle  entre 
.autres  un  boulet  qui  vint  à  fouetter  l'air  tout  à  coup  sur  sa  tête  et 
sur  celle  de  son  interlocuteur  pendant  qu'il  parlait  de  cette  commu- 
nion dans  le  péril  que  nous  offre  perpétuellement  la  guerre.  Jamais, 
dans  aucune  réunion  humaine,  nul  incident  ne  contribuera  plus  ef- 
ficacement que  ce  boulet  à  un  irrésistible  effet  d'éloquence. 

J'entendis  ce  jour-là  dans  les  tranchées  un  son  que  l'air  y  a  porté 
plus  d'une  fois,  et  que  jamais,  pour  ma  part,  je  n'ai  recueilli  avec 
indifférence.  Sébastopol  renfermait  de  nombreuses  églises.  Tout  à 
coup  voilà  qu'aux  bruits  divers  dont  nos  oreilles  sont  frappées  il  se 
mêle  une  paisible  et  lointaine  harmonie  :  ce  sont  les  cloches  qui 
prennent  leurs  graves  ébats.  Je  me  rappelle  alors  les  pages  élo- 
quentes de  René^  et  avec  ces  pages  bien  d'autres  choses,  car  dès  les 
premiers  jours  de  ma  vie,  longtemps  avant  de  comprendre  le  génie 
qui  leur  a  rendu  un  immortel  hommage,  j'avais  pour  les  cloches  une 
tendre  vénération.  Je  mè  les  représentais  dans  leurs  donjons  aériens, 
sous  les  formes  de  hautes  et  brillantes  dames,  tenant  à  la  race  des 
fées  malgré  la  sainteté  de  leurs  demeures.  Les  ondes  sonores  dont 
elles  remplissent  l'air  des  villes ,  qui  envahissent  jusqu'à  l'atmo- 
sphère de  la  chambre  où  se  ferment  chaque  soir  nos  yeux,  se  liaient 
dans  mon  esprit  à  la  pensée  de  robes  majestueuses  secouant  de  leurs 
plis  frémissans  toute  sorte  d'harmonieux  trésors.  Les  cloches  de  Sé- 
bastopol éveillèrent  au  fond  de  moi  tout  ce  chœur  de  pensées  et 
d'images.  Seulement,  en  venant  nous  trouver  Mnsi  à  travers  le  fra- 
cas du  canon,  les  fées  de  mon  enfance  me  semblaient  avoir  pris 
quelque  chose  de  ces  saintes  femmes  qu'aucun  péril  n'arrête  quand 
elles  veulent  accomplir  en  ce  monde  leur  œuvre  toute-puissante  de 
douceur. 

Le  général  en  chef  allait  régulièrement  aux  tranchées.  Raconter 
une  de  nos  journées,  c'est  les  raconter  toutes.  Si,  comme  le  pensait 
ce  René  dont  à  l'instant  même  le  souvenir  vient  de  s'offrir  à  moi,  le 
bonheur  est  dans  la  monotonie,  je  puis  dire  que  j'avais  trouvé  le 

TOME    X\V.  *  38 


594  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

bonheur.  Le  bruit  du  canon  était  devenu  pour  nou^  un  bruit  sem- 
blable à  celui  de  la  mer  pour  qui  en  habite  les  rives.  Il  jetait  dans 
notre  existence  une  sorte  de  grandeur  rêveuse  dont  nous  avions  à 
peine  la  conscience.  Quand  le  soir,  après  de  longues  heures  passées 
aux  tranchées,  je  me  couchais  dans  le  trou  que  j^ai  décrit,  je  l'écou- 
tais  avec  plaisir  ;  je  trouvais  à  cette  voix  lointaine  le  charme  endor- 
meur  des  vagues  en  ce  moment  où  la  douce  chaleur  d'une  lumière 
créatrice  commence  à  se  répandre  dans  notre  cerveau ,  et  où  nos 
pensées  se  transforment  pour  devenir  ces  êtres  vivans  qu'on  nomme 
des  songes. 

Je  sais  encore  un  lieu  et  une  heure  où  cette  voix  incessante  du 
canon  prenait  un  caractère  'étrange  :  c'était  la  petite  chapelle  en 
planches  qu'on  avait  construite  à  l'extrémité  du  quartier-général, 
et  l'heure  de  la  messe  le  dimanche.  Que  ceux  dont  l'âme  est  remplie 
d'un  goût  secret  pour  tout  ce  qui  est  marqué  au  sceau  des  grandes 
tristesses  mettent  un  instant  la  tête  dans  leurs  mains,  et  tâchent  de 
voir  ce  que  je  vais  essayer  de  dire.  Par  un  jour  froid  et  brumeux, 
quelques  hommes  sont  rassemblés  dans  une  baraque  aux  cloisons 
minces  et  sillonnées  de  larges  fissures.  Le  froid  pénètre  de  tous  cô- 
tés dans  ce  réduit.  Il  est  huit  heures,  c'est-à-dire  une  heure  âpre, 
revêche,  pleine  d'ingrats  malaises  dans  les  matinées  de  décembre. 
Au  seuil  de  la  porte  entrouverte  commence  une  nappe  de  neige, 
dont  quelques  flocons  ont  envahi  le  sanctuaire  sous  le  pied  des 
fidèles,  marquant  les  pas  de  chacun  par  une  trace  humide  et  glacée. 
En  ce  pauvre  temple  point  de  lumière  adoucie  et  voilée  ;  une  morne 
et  rude  clarté,  venant  d'un  ciel  dont  les  espaces  blanchâtres  se 
montrent  à  travers  des  vitres  grossières.  Devant  un  autel  aussi 
simple  qu'un  autel  puisse  l'être,  paré  uniquement  des  objets  indis- 
pensables à  l'exercice  de  notre  culte,  un  prêtre  célèbre  le  mystère 
de  la  messe.  Au  murmure  régulier  de  ses  prières  se  mêle  un  bruit 
uniforme  et  continu  :  c'est  la  voix  du  canon  qui  gronde  là-bas,  dans 
la  tranchée,  où  vont  aller  tout  à  l'heure  ceux  qui  se  recueillent  en 
ce  moment.  Je  me  rappelle  une  de  ces  explosions  du  canon  accom- 
pagnant tout  à  coup  les  magnifiques  paroles  du  credo  :  a  je  crois  en 
Dieu,  créateur  des  choses  visibles  et  invisibles.  »  Ces  choses  invi- 
sibles, la  voix  qui  parvenait  à  nos  oreilles  nous  avertissait  qu'elles 
étaient  près  de  nous,  que  notre  vie  déjà  leur  appartenait  autant 
qu'à  tous  les  objets  sensibles  dont  nous  étions  environnés. 

Quelquefois  pourtant,  sur  ce  fond  de  bruits  monotones  dont  notre 
atmosphère  était  remplie,  se  détachaient  soudain  de  grands  bruits 
violens,  furieux,  exaspérés.  Tout  à  coup  le  soir,  ou  bien  au  milieu 
de  la  nuit,  éclatait  une  longue  et  ardente  fusillade,  rappelant,  par 
ses  pétillemens  pressés  et  impétueux,  les  feux  d'artifices  à  leur 
bouquet  :  c'était  la  ville  et  la  tranchée  qui,  lasses  de  rester  en  face 


COMMENTAIRES    d'uN    SOLDAT.  595 

l'une  de  l'autre  à  se  faire  une  guerre  de  canonnade,  s'abordaient  et 
se  prenaient  corps  à  corps ,  après  avoir  échangé  à  bout  portant  les 
feux  d'une  intrépide  mousqueterie.  Ces  luttes  nocturnes  éveillaient 
la  sollicitude  du  général  en  chef,  qui  voulait  en  connaître  tous  les 
détails  et  en  récompensait  soigneusement  les  héros  ;  mais  cette  sol- 
licitude ,  ce  qui  va  la  faire  éclater  dans  toute  sa  puissance  et  toute 
son  étendue,  c'est  la  saison  où  nous  sommes  engagés. 

J'ai  été  témoin,  avec  toute  une  armée,  de  la  force  expansive  que 
•peut  trouver  une  âme  animée  par  un  sentiment  du  devoir  qui  touche 
à  ce  qu'il  y  a  de  plus  passionné  dans  la  charité.  Ces  soldats  français 
que  l'on  accuse,  comme  la  nation  dont  ils  sortent,  de  rencontrer 
dans  la  vigueur  même  de  leur  nature  un  obstacle  à  toute  entreprise 
qui  demande  une  obéissance  résignée  aux  lois  invincibles  de  la  né- 
cessité et  du  temps,  il  faut  les  maintenir,  sinon  dans  l'inaction,  du 
moins  dans  un  état  de  laborieuse  et  meurtrière  attente,  où  l'on  exi- 
gera d'eux  incessamment  les  sacrifices  dont  leurs  instincts  les  éloi- 
gnent le  plus.  Ce  jour  si  désiré  de  l'assaut,  où  leurs  âmes  se  repose- 
raient par  avance,  s'ils  pouvaient  en  avoir  à  leur  horizon  l'apparition 
nette  et  distincte,  ils  ne  le  connaîtront  même  point,  ils  ne  sauront  pas 
quand  ils  le  verront  luire.  En  attendant  ce  moment,  que  dérobent  à 
leurs  yeux  les  brumes  d'un  obscjir  et  hasardeux  avenir,  il  faut  qu'ils 
restent  attachés  dans  le  fossé  qu'ils  ont  creusé,  derrière  le  gabion 
qu'ils  ont  élevé,  à  une  terre  rougie  de  leur  sang,  et  cela  pendant 
des  mois  entiers,  dans  une  saison  inclémente,  sous  la'verge  glacée 
du  froid!  Que  j'aimerais  à  pouvoir  rendre  l'aspect  de  nos  camps  par 
certaines  matinées  d'hiver!  Le  ciel  et  la  terre,  également  blancs,  ne 
semblent  composer  qu'un  immense  suaire.  Il  y  a  pourtant  quelque 
chose  qui  s'agite  dans  les  plis  de  ce  linceul  :  c'est  la  population 
guerrière  de  notre  plateau.  En  regardant  avec  attention  le  sol,  on 
aperçoit  çà  et  là  comme  un  amas  de  petits  monticules  se  confondant 
par  leur  couleur  avec  la  neige  dont  ils  sont  entourés,  et  qu'ils  do- 
minent à  peine  :  ce  sont  les  tentes-abris.  Là  sont  accroupis  quelques 
hommes  derrière  ce  rempart  d'une  toile  couverte  par  l'humidité  des 
nuits  d'un  enduit  qui  glace  et  meurtrit  les  doigts.  Poursuivez  avec 
attention  l'examen  de  ce  terrain,  et  vous  distinguerez  aussi,  je  ne 
sais  trop  à  quels  signes,  à  des  sillons  creusés  par  des  roues,  à  une 
surface  luisante  et  dure  où  l'on  sent  la  pression  des  pas,  vous  dis- 
tinguerez des  espaces  que  l'on  appelle  des  routes.  Sur  ces  routes, 
vous  voyez  se  mouvoir  de  longues  files  d'êtres  en  capotes  grises, 
sans  armes  et  pliant  sous  de  pesans  fardeaux  :  ce  sont  nos  soldats 
qui  reviennent  du  port  de  Kamiesh,  où  ils  ont  été  chercher  des 
boulets.  Pour  rendre  ce  que  ces  hommes  m'ont  bien  souvent  fait 
éprouver,  j'ai  besoin  d'aller  une  fois  de  plus  chercher  une  image 
dans  ce  sanctuaire  peuplé  de  formes  impérissables,  qui  toutes  ré- 


596  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

pondent  si  mystérieusement  aux  grandes  émotions  et  aux  grandes 
scènes  de  l'âme  et  de  la  vie  humaine.  J'ai  vu,  dans  ces  soldats  por- 
tant des  boulets,  notre  armée  entière  portant  le  signe  de  cette  mort 
violente  qu  elle  accepte  à  toute  heure  avec-  une  soumission  glo- 
rieuse; j'ai  pu  penser  au  Christ  qui  porte  sa  croix. 

Si  les  camps  même  ont  ce  triste  aspect,  quel  spectacle  offrira  la 
tranchée!  C'est  là  qu'il  faut  entrer  un  matin,  quand  les  troupes 
n'ont  pas  été  relevées  encore.  Imaginez -vous  ces  hommes  qui 
viennent  de  passer  sous  le  ciel,  dans  un  fossé,  appuyés  à  une  ga- 
bionnade,  toute  une  nuit  de  décembre  ou  de  janvier!  Quelques-uns 
d'entre  eux  ont  trouvé  dans  le  froid  un  ennemi  si  âpre,  si  furieux, 
qu'à  cette  bataille  des  frimas  ils  ont  reçu  d'inguérissables  bles- 
sures. Les  voilà  impotens  :  ils  ont  eu  une  main  ou  un  pied  gelé. 
Mais  le  plus  grand  nombre  est  debout,  dispos,  poursuivant  sa  labo- 
rieuse tâche  avec  une  indomptable  énergie.  Si  la  nuit  qui  vient  de 
finir  a  été  marquée  par  quelque  entreprise  des  assiégés,  les  civières 
qui  se  dressent  entre  les  parapets  sont  toutes  rigides  d'un  sang 
glacé,  et  çà  et  là,  tout  .en  marchant  sur  la  neige,  on  se  rougit  les 
pieds.  Le  jour  qui  vient  de  succéder  aux  ténèbres  dans  ces  lieux  de 
mort  et  de  souffrance  ressemble  à  ce  jour  que  les  passagers  d'un 
navire  perdu  voient  se  lever  sur  les  implacables  solitudes  d'une 
mer  haineuse  et  sans  pitié.  Il  vient  ajouter  à  la  cruauté  des  objets 
qu'il  éclaire,  en  versant  sur  eux,  avec  sa  lumière,  le  pesant  ennui 
des  choses  cent  fois  revues  et  répétées.  Ainsi  à  travers  son  créneau 
le  tirailleur,  quand  les  ombres  se  dissipent,  aperçoit  devant  lui 
cette  même  ville  au  front  morne,  où  la  vie  ne  se  trahit  que  par  la 
fumée  du  canon.  La  tranchée  se  remontre  à  lui  sous  ses  traits  inva- 
riables. Les  balles  écrêtent  la  cime  des  parapets;  un  boulet  qui  ren- 
verse un  gabion,  une  bombe  qui  éclate  dans  le  fossé,  continuent  la 
série  des  accidens  quotidiens.  Rien  n'est  changé  autour  de  cet 
homme,  ni  dans  son  cœur  heureusement. 

C'est  à  ce  cœur  que  le  chef  dont  je  veux  parler  ne  cessera  pas 
de  s'adresser  un  instant.  Rien  de  plus  singulier,  même  de  plus 
émouvant,  que  la  visite  du  général  Canrobert  aux  tranchées  les 
jours  où  l'hiver  redoublait  de  rigueur.  Non-seulement  on  n'enten- 
dait point  sur  ses  pas  une  seule  plainte,  un  seul  murmure,  mais  sa 
venue  au  contraire  était  fêtée  par  un  concert  de  paroles  joyeuses. 
Tous  ces  braves  gens,  devant  lesquels  il  passait,  trouvaient  pour  le 
saluer  un  sourire,  sourire  attendrissant,  sourire  sacré  comme  les 
souffrances  d'où  leur  simple  et  touchant  héroïsme  le  faisait  jaillir. 
Quant  à  lui,  il  s'arrêtait  sans  cesse,  dans  ses  courses  prolongées 
souvent  jusqu'à  la  nuit,  pour  adresser  à  l'un  et  à  l'autre  quelques 
mots  d'encouragement  familier.  Les  endroits  qu'il  choisissait  de 
préférence  pour  ses  stations  étaient  ceux  où  l'on  était  le  moins  à 


COMMENTAIRES    d'uN    SOLDAT.       .  597 

couvert  des  feux  ennemis,  où  passaient  le  plus  de  boulets,  où  sif- 
flaient le  plus  de  balles.  Il  n'y  avait  point  là  entraînement  aveugle 
d'une  bravoure  irréfléchie  :  c'était  le  calcul  instinctif  d'une  géné- 
reuse intelligence.  Plus  d'une  fois,  comme  en^  une  occasion  que  je 
rappelais  tout  à  l'heure,  balles  et  boulets  se  mêlèrent  à  ses  entre- 
tiens avec  un  heureux  à-propos.  Ces  images  sensibles  du  péril  don- 
naient aux  plus  modestes  discours  une  hauteur  et  une  portée  que, 
je  crois,  l'on  demanderait  en  vain  à  toutes  les  ressources  de  l'art 
oratoire. 

Il  n'y  avait  point  dans  la  vie  journalière  du  soldat  de  détails  que 
le  général  en  chef  craignit  d'aborder.  Une  nuit  avait  été  particu- 
lièrement marquée  par  une  abondante  pUiie  de  neige.  Cette  pluie 
s'était  arrêtée  tout  à  coup,  et,  sous  les  souflles  du  matin,  cet  amas 
de  neiges  tombées  était  devenu  dur,  rigide  :  la  lave  glaciale  s'était 
figée.  Les  chevaux  ne  pouvaient  point  marcher  sur  une  surface 
glissante  où  les  hommes  même  étaient  obligés  de  s'avancer  avec 
précaution.  Le  général  sortit  à  pied;  je  l'accompagnais.  Il  se  diri- 
gea vers  le  bivouac  d'un  régiment  nouvellement  arrivé.  La  mort 
semblait  régner  sous  ces  tentes  dressées  de  la  veille,  au  sein  de  ce 
pays  désolé.  Sauf  les  sentinelles,  aucun  homme  n'était  debout. 
L'unique  moyen  de  soutenir  la  lutte  à  laquelle  ils  étaient  appelés 
manquait  à  ces  nouveau-venus.  Ils  n'avaient  point  de  bois.  Où  en 
trouver  sur  ce  plateau  transformé  en  désert,  qui  ne  semblait  plus 
produire  que  des  boulets?  Le  général  se  penche  vers  une  tente;  il 
appelle,  il  secoue  quelques  hommes,  pressés  les  uns  contre  les 
autres,  cherchant  l'oubli  de  leurs  misères  dans  l'engourdissement 
d'un  funeste  repos.  11  les  engage  à  faire  du  feu.  On  attache  sur  lui 
des  regards  étonnés.  «  Nous  n'avons  pas  de  bois.  —  Allons,  mes 
enfans,  suivez-moi.  »  Ils  l'accompagnent;  au  bout  de  quelques  pas, 
le  voilà  qui  s'arrête,  et  du  bout  de  sa  canne  il  désigne,  au  milieu 
d'une  surface  blanche  et  unie,  quelques  pousses  noires,  minces, 
frêles,  presque  imperceptibles,  de  petites  branches  semblables  à 
des  brins  d'herbes  que  le  moindre  vent  eût  fait  frissonner,  a  Voilà 
du  bois,  »  leur  dit-il.  Les  soldats  se  mettent  à  rire,  ils  croient  à 
une  plaisanterie  qu'ils  ne  comprennent  pas;  mais  ils  sont  distraits 
et  un  peu  réchauffés  par  le  mouvement,  ce  qui  est  déjà  quelque 
chose.  Le  général  s'écrie  ensuite  :  a  Qu'on  aille  me  chercher  une 
pioche.  ))  La  pioche  arrive,  et  sous  les  yeux  du  chef,  qui  dirige  la 
fouille,  on  remue  la  neige,  puis  la  terre,  à  l'endroit  où  s'élèvent  ces 
tiges  menues.  Bientôt  c'est  un  vrai  trésor  que  l'on  découvre.  Une 
énorme  souche  dessine  l'un  après  l'autre  ses  contours  rugueux,  et 
finit  par  apparaître  tout  entière  aux  regards  des  travailleurs  ébahis. 
a  Partout,  leur  dit  le  général,  où  vous  verrez  ces  pousses  brunes 
que  vous  dédaigniez  tout  à  l'heure,  donnez  un  coup  de  pioche,  et 


598  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

TOUS  trouverez  une  bûche  de  Noël.  »  Voilà  un  régiment  réveillé,  des 
corps  réchauffés,  et  des  esprits  enrichis  d'une  de  ces  leçons  pra- 
tiques, chères  à  tous  ceux  que  Dieu  a  faits  pour  être  les  pasteurs  des 
guerriers. 

IX. 

Je  crois  que  l'on  a  maintenant  une  idée  exacte  de  notre  vie  pen- 
dant cet  hiver.  Pour  ma  part,  je  songe  à  ce  temps  avec  plaisir,  et  je 
ne  pense  pas  que  le  charme  de  ces  heures  soit  uniquement  pour  moi 
la  lumière  dont  le  passé  revêt  toute  chose.  Pour  tous  ceux  que  cer- 
taines parties  du  monde .  extérieur  ont  profondément  lassés  et  qui 
n'ont  jamais  perdu  l'habitude  de  hanter  le  monde  intérieur,  mon 
existence  d'alors  eût  été  d'une  douceur  secrète.  Un  Werther  s'y  se- 
rait guéri,  un  René  s'y  serait  consolé.  J'avais  autour  de  moi  ce  que 
j'aime  le  mieux  du  mouvement  terrestre,  ce  qui  assurément  en  est 
le  moins  froissant ,  même  pour  les  esprits  les  plus  étrangers  à  mes 
goûts,  si  ce  sont  des  esprits  fiers,  délicats  et  aisément  offensés.  J'a- 
vais sous  les  yeux  ce  mouvement  de  la  guerre  qui  épargne  les  âmes 
aux  dépens  des  corps;  j'étais  livré  à  cette  action,  d'une  généreuse  et 
facile  nature,  qui  ne  vous  impose  aucun  devoir  fâcheux,  ne  vous  cen- 
triste par  aucune  obligation  mesquine,  qui,  au  lieu  de  vous  lier  à  la 
vulgarité,  vous  en  affranchit,  qui  vous  permet  de  vous  créer  dans  le 
bruit  tout  un  royaume  d'enchantemens  solitaires  et  silencieux.  Je 
saluai  sous  ma  tente  le  l*"""  janvier  avec  mélancolie  assurément,  mais 
avec  quelle  absence  d'amertume!  Si  ce  jour  m' apparaissait  sans  le 
cortège  bien-aimé,  et  pour  la  plupart  d'entre  nous  toutefois  si  dou- 
loureusement éclairci,  des  affections  pieuses  et  anciennes,  de  quelle 
sotte  et  irritante  escorte  il  était  dégagé!  Le  l^''  janvier  au  matin,  en 
ouvrant  ma  tente,  je  promenai  mes  regards  avec  une  muette  satis- 
faction sur  le  tapis  de  neige  immaculée  qui  m'entourait.  Je  pensai  à 
ce  pavé  de  Paris ,  qui  à  cette  époque  semble  receler  dans  sa  boue 
plus  noire  et  plus  sordide  qu'à  l'ordinaire  toutes  les  agitations  vul- 
gaires de  la  grande  cité. 

J'appris  un  jour,  au  milieu  de  nos  solitudes  guerrières,  une  nou- 
velle qui,  loin  de  nous,  dut  servir  de  texte  à  bien  des  entretiens. 

Lord  Raglan  n'habitait  certes  pas  une  demeure  somptueuse,  mais 
il  n'était  point  établi  sous  la  tente,  comme  le  général  en  chef  de 
l'armée  française.  Il  occupait,  dans  la  direction  du  champ  de  bataille 
d'inkerman,  une  petite  maison  qui  s'était  conservée  à  l'abri  de  toute 
dévastation.  Je  ne  sais  quel  pouvait  être  avant  nous  le  propriétaire 
de  ce  modeste  asile.  A  l'extrémité  d'une  grande  cour  semblable  à 
une  cour  de  ferme  s'élevait  une  sorte  de  pavillon  couvert  en  tuiles, 
qui,  dans  un  temps  et  dans  un  pays  oîi  chaque  chose  aurait  eu  son 


I 


COMMENTAIRES    D*UN   SOLDAT.  599 

aspect  habituel,  n'aurait  attiré  les  yeux  par  aucun* caractère  frap- 
pant. A  cette  époque  de  destruction,  dans  ces  régions  bouleversées, 
cette  habitation  avait  la  profonde  originalité  d'être  une  maison  tran- 
quillement assise  sur  ses  fondemens.  Aussi  j'y  allais  toujours  avec 
plaisir.  Malgré  ma  prédilection  pour  la  tente,  je  respirais  volontiers 
entre  ces  murs  comme  un  parfum  oublié  de  civilisation.  Puis  je 
trouvais  à  cette  maisonnette  quelque  chose  de  patriarcal  qui  me  ré- 
jouissait dans  ces  contrées  tourmentées.  Enfin  la  chambre  où  je  res- 
tais d'ordinaire  pendant  que  le  général  Ganrobert  conférait  avec  lord 
Raglan  était  habitée  par  un  officier  aimable  et  bon,  destiné  à  ne  plus 
revoir  le  pays  d'où  j'évoque  aujourd'hui  son  souvenir.  C'est  dans  la 
chambre  du  colonel  Vico  que  me  parvint  la  nouvelle  dont  je  veux 
parler.  Comme  tous  les  lieux  où  s'est  produite  pour  nous  l'apparition 
soudaine  de  quelque  grand  événement,  cette  pièce  est  restée  dans 
ma  mémoire  pleine  d'une  clarté  qui  n'en  laisse  pas  dans  l'obscurité 
un  seul  coin. 

Sur  un  mur  blanchi  à  la  chaux,  le  crayon  du  colonel  Vico  avait 

'  dessiné  une  petite  scène  composée  avec  une  singulière  élégance. 
C'était  une  scène  de  bal.  Des  femmes  assises  entre  des  candélabres 
et  des  fleurs  nous  rappelaient  une  vie  dont  nous  étions  séparés 
comme  par  la  pierre  d'un  sépulcre.  J'avais  un  goût  particulier  pour 
ce  dessin.  Je  le  contemplais  à  la  manière  dont  les  enfans  contem- 
plent les  gravures,  en  envoyant  mon  esprit  s'y  promener.  Le  jour 
dont  je  parle,  mes  pensées  et  celles  de  mon  hôte  prirent  une  allure 
imprévue.  La  conférence  des  généraux  en  chef  se  prolongeait; 
l'ombre  commençait  à  envahir  notre  chambre,  et  l'ombre  est  comme 

.  le  son  :  elle  recèle  toujours  en  elle  quelque  chose  de  vibrant  et 
d'ému.  L'un  de  nous  se  prit  à  dire  :  «  Si  nous  allions  apprendre 
quelque  grande  nouvelle!  Il  me  semble  qu'il  y  a  quelque  grande 
nouvelle  dans  l'air.  »  Et  là-dessus  longues  dissertations  sur  tous 
les  signes  mystérieux  qui  trahissent  la  présence  encore  secrète  de 
quelque  nouveauté  dans  notre  vie.  Au  milieu  de  ces  propos,  un  aide- 
de-camp  de  lord  Raglan  entre  brusquement  et  nous  dit  :  a  Messieurs, 
l'empereur  Nicolas  est  mort.  » 

Quand  un  de  ces  hommes  que  Dieu  a  faits  grands  et  radieux 
comme  des  étoiles  vient  à  choir  tout  à  coup,  des  hauteurs  qu'il  oc- 
cupait, dans  l'abîme  éternel,  c'est  pour  chacun  de  nous  une  sur- 
prise toujours  renaissante.  Le  cri  biblique  :  comment  le  puissant 
est-il  tombé?  s'échappe  d'un  millier  d'âmes  obscures.  Les  plus  sim- 
ples, devenant  philosophes  à  leur  insu,  se  perdent  en  méditations 
infinies  sur  ces  illustres  trépas.  L'empereur  Nicolas  était  un  de  ces 
souverains  qui  prennent  pour  loi  suprême  de  leurs  actions  le  mot 
célèbre  de  Louis  XI Y,  et  partant,  agrandissent  ici-bas  jusqu'à  des 
proportions  immenses  les  formes  visi])les  de  leur  figure,  en  aspirant, 


600  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

pour  le  confontire  avec  leur  propre  souffle,  le  souffle  d'une  nation 
tout  entière.  Ses  ennemis  eux-mêmes  n'ont  jamais  imaginé  de  lui 
contester  sa  grandeur.  Les  officiers  inconnus  renfermés  dans  cette 
petite  chambre  pleine  de  ténèbres  se  mirent  à  deviser  sur  cette  mort. 
Une  illusion  inhérente  à  cette  puissante  espèce  d'événemens  leur  fit 
croire  un  instant  que  tout  autour  d'eux  allait  changer.  Le  bruit  mo- 
notone du  canon  tonnant  au  loin  dans  la  tranchée  les  rappela  bientôt 
aux  réalités  de  leur  existence  présente.  Pour  nous  en  effet,  rien  n'é- 
tait changé.  En  admettant  qu'un  jour  ce  que  nous  apprenions  alors 
dût  exercer  quelque  action  décisive  sur  le  monde,  ce  jour,  même 
prochain,  ne  luirait  que  pour  un  certain  nombre  d'entre  nous.  La 
guerre  est  loin  de  rétrécir  nos  horizons,  puisqu'elle  nous  rapproche 
de  l'avenir  immortel;  mais  elle  supprime  l'avenir  terrestre.  De  là 
cette  insouciance  à  laquelle  le  soldat  revient  bien  vite,  après  avoir 
sacrifié  un  instant  par  habitude  à  ces  dieux  de  la  vie  coutumière  qui 
s'appellent  l'inquiétude  et  l'espérance. 

Ce  que  je  viens  de  raconter  se  passait  au  mois  de  mars.  Les  tra- 
vaux du  siège  à  cette  époque  venaient  de  prendre  encore  un  nouveau 
développement.  L'attaque  de  la  tour  Malakof  avait  été  décidée;  cette 
décision  avait  entraîné  sur  notre  droite  la  construction  de  tranchées 
armées  et  nombreuses  comme  celles  de  notre  gauche.  L'entrée  de  ces 
tranchées  était  quelque  chose  de  merveilleux.  Imaginez-vous  un  im- 
mense ravin  s' étendant  entre  des  rochers  à  pic  d'où  l'on  montait,  par 
une  rampe  abrupte,  aux  terrains  accidentés  que  couronnaient  nos 
canons  et  nos  soldats.  J'ai  pénétré  dans  ce  ravin  à  bien  des  heures 
du  jour  et  de  la  nuit,  et  j'y  ai  constamment  éprouvé  le  sentiment 
d'une  puissante  admiration.  Une  nuit  surtout,  ces  lieux  m'ont  offert 
un  spectacle  d'une  majesté  sinistre  et  sauvage  qui  réclamerait  un 
peintre  et  un  poète.  Sur  ma  tête,  entre  les  immenses  parois  du 
gouffre  où  je  cheminais,  j'apercevais  un  ciel  lugubre;  une  lune  sem- 
blable à  une  divinité  redoutable  et  voilée  se  montrait  derrière  une 
nuée  en  même  temps  noire  et  transparente  comme  un  crêpe  funèbre. 
Pour  que  rien  ne  manquât  à  la  sombre  tristesse  du  tableau,  quelques 
oiseaux  de  ténèbres  battaient  de  leurs  ailes  les  flancs  déchirés  des 
rochers.  Je  vis  quelque  chose  s'avancer  au  fond  de  ce  Tartare;  je 
reconnus  une  civière  sur  laquelle  était  jeté  un  cadavre.  Après  avoir 
marché  quelques  instans  dans  cette  vallée  de  deuil,  on  trouvait  à 
droite  le  chemin  montant  qui  conduisait  à  nos  travaux.  Sur  cette 
route,  dans  l'excavation  d'un  roc,  habitait  le  major  de  tranchée. 
Quand  le  feu  de  la  place  était  ardent,  quelques  obus  envoyaient  sou- 
vent leurs  éclats  jusqu'au  seuil  de  ce  logis  d'anachorète. 

Les  boulets  du  reste  étaient  devenus  plus  communs  que  les  pierres 
dans  ces  ravins  de  Sébastopol,  qui,  suivant  une  étrange  loi  de  ce  que 
je  serais  tenté  d'appeler  la  poétique  providentielle,  étaient  dans  une 


COMMENTAIRES    d'UN   SOLDAT.  601 

si  émouvante  harmonie  avec  tout  ce  qu'ils  encadraient.  C'était  sur- 
tout derrière  nos  batteries  que  ces  ravins  s'emplissaient  de  projec- 
tiles. Un  brûlant  amas  de  fer  lancé  par  la  place  allait  s'enfoncer  en 
partie  dans  ces  gorges  profondes  où  l'on  était  sans  cesse  forcé  d'er- 
rer. Dans  les  sentiers  que  l'on  suivait  au  fond  de  ces  vallées  rocail- 
leuses, les  bombes  jetaient  parfois  la  nuit  une  lumière  utile.  Je  ra- 
conterais avec  plaisir  plus  d'une  excursion  nocturne  dans  ces  lieux 
à  la  fois  bruyans  et  déserts,  si  je  ne  craignais  de  lasser  ceux  qui  me 
suivent  en  les  promenant  éternellement  dans  le  cercle  où  notre  ac- 
tivité était  renfermée. 

Malgré  ce  qu'il  avait  d'inflexible,  ce  cercle  cependant,  à  certaines 
heures,  apparaissait  tout  illuminé  et  agrandi  par  le  puissant  éclat 
des  spectacles  imprévus.  Un  soir,  je  ne  me  rappelle  plus  à  quelle 
époque,  je  sais  seulement  que  c'était  le  jour  où  l'on  ouvrit  avec  la 
poudre  ces  tranchées  que  les  soldats  baptisèrent  du  nom  expressif 
d'entoAnoirs,  on  put  vraiment  se  croire  transporté  à  l'une  des  scènes 
entrevues  par  les  sublimes  visionnaires  des  saints  livres.  L'explosion 
de  nos  mines ,  le  feu  de  nos  attaques ,  les  décharges  de  la  ville  fai- 
sant tonner  à  la  fois  toutes  ses  pièces,  avaient  produit  un  oura- 
gan humain  d'un  aspect  aussi  formidable  que  les  tempêtes  mêmes 
de  Dieu.  Le  sol  tremblait  sous  ces  incessantes  détonations,  et  le 
paysage  entier,  ce  paysage  sans  arbres,  sans  maisons,  ce  royaume 
visible  de  la  destruction,  était  sillonné  dans  ses  vastes  espaces  par 
de  tels  éclairs,  que  les  chevaux  tournaient  sur  eux-mêmes,  en  proie 
â  de  folles  terreurs.  Je  suis  peu  frappé  d'ordinaire  par  la  grandeur 
des  objets  matériels.  Le  reflet  d'une  âme  ardente  sur  un  visage  no- 
blement passionné  me  frappe  plus  que  la  lueur  d'un  incendie  sur 
les  murailles  d'un  palais.  Je  trouve  qu'il  est  difficile  aux  choses  les 
plus  puissantes  d'atteindre  les  hauteurs  où  nous  porte  la  moindre  de 
nos  pensées.  Eh  bien!  je  dois  dire  que  ce  soir-là  le  fer  et  la  poudre 
me  parurent  mériter  un  sincère  hommage  ;  ils  avaient  une  grandeur 
d'êtres  vivans,  on  pourrait  même  dire  d'êtres  surnaturels,  car  ils  se 
montraient  dans  la  splendide  horreur  qui  devait  environner  aux  âges 
bibliques  les  anges  chargés  des  colères  célestes. 

Cependant  notre  armée  s'était  considérablement  augmentée.  Au 
milieu  même  de  l'hiver,  nous  avions  vu  arriver  la  garde  impériale. 
Je  l'avoue,  les  premiers  grenadiers  que  j'aperçus  en  faction,  sous  un 
ciel  neigeux,  devant  de  longues  files  de  tentes,  me  causèrent  une 
impression  de  plaisir.  Je  ne  crois  pas  à  la  puérilité  des  uniformes. 
Ces  couleurs  éclatantes,  ces  ornemens  étranges,  que.de  tout  temps 
et  en  tout  pays  nous  voyons  la  guerre  adopter  pour  le  costume  de 
ses  desservans,  ont,  suivant  moi,  un  sens  profond.  Comme  l'habit 
du  prêtre,  l'habit  du  soldat  désigne  un  homme  que  sa  condition  met 
à  part  du  reste  de  la  société.  Par  ce  qu'il  a  de  bizarre,  d'insolite. 


602  '  REYUE   DES    DEUX   MONDES. 

parfois  d'inexplicable  dans  ses  élégances,  de  farouche,  presque  de 
sauvage  dans  sa  majesté ,  le  costume  militaire  représente  les  idées, 
les  instincts ,  la  passion ,  la  foi  en  un  mot  dont  il  est  un  des  signes 
extérieurs.  La  folie  de  l'épée,  comme  la  folie  de  la  croix,  s'exprime 
au  dehors  par  cet  appareil  qui  étonne  et  blesse  même  quelques 
froides  intelligences,  mais  qui  conquiert  après  tout  des  milliers  de 
cœurs  généreux.  Parmi  les  vêtemens  guerriers,  ceux  qui  sont  con- 
sacrés par  quelque  glorieux  événement  de  notre  histoire,  qui  rap- 
pellent quelques  grandes  émotions  patriotiques,  ne  deviennent-ils 
pas  quelque  chose  de  semblable  au  drapeau,  c'est-à-dire  des  objets 
que  l'âme  a  faits  siens,  où  elle  salue  sous  la  matière  tout  un  ordre 
de  nobles  pensées?  Pour  en  revenir  à  mes  grenadiers,  je  vis  avec 
joie,  sous  ce  ciel  brumeux,  dans  ce  pays  lointain,  près  de  cette  ville 
entourée  de  fumée,  ce  bonnet  qui  me  parlait  d'Austerlitz  et  de 
Moscou. 

Ce  fut  à  Kamiesh  que  le  général  en  chef  visita  les  premières 
troupes  de  la  garde,  au  moment  où  elles  venaient  de  débarquer;  Je 
m'aperçois  que  je  n'ai  pas  encore  parlé  de  Kamiesh.  C'était  un  port 
excellent,  mais  un  triste  village.  Sur  les  bords  de  la  baie  providen- 
tielle où  s'entassaient  les  vaisseaux  qui  nous  apportaient  nos  muni- 
tions et  nos  vivres,  une  colonie  de  marchands  s'était  installée.  A  côté 
des  demeures  mercantiles  s'élevaient  de  grandes  constructions  où 
l'intendance  avait  ses  magasins.  Un  seul  mode  d'édifice  existait  pour 
cette  variété  d'usages  :  c'était  la  baraque,  cette  sœur  vulgaire  de  la 
tente,  qui  ne  vous  attache  point. plus  solidement  qu'elle  à  la  terre 
où  le  sort  vous  a  envoyé,  et  n'a  point  cet  aspect  attrayant,  cette  élé- 
gance aérienne  de  la  toile,  mobile,  légère,  soumise  à  tous  les  vents, 
comme  les  destinées  qu'elle  abrite. 

Je  ne  hais  point  les  palais  en  bois  que  les  rives  du  Bosphore  mê- 
lent à  leurs  palais  de  marbre;  ils  sont  peints,  ils  sont  sciilptés,  ils 
ont  l'ambition  de  plaire  aux  yeux,  ils  expriment  à  leur  manière  le 
louable  et  gracieux  désir  d'être  un  ornement  en  ce  monde.  Malheu- 
reusement nos  baraques  de  la  Mer-Noire  ne  les  rappelaient  guère. 
Quand  ces  habitations  maussades,  négligées,  chétives,  s' appuyant 
à  un  sol  détrempé,  dessinaient  sur  un  ciel  gris  leurs  toitures  char- 
gées d'un  amas  de  neiges  boueuses,  nous  aurions  senti  le  spleen 
ouvrir  ses  ailes  noires  au  fond  de  notre  cœur,  si  le  spleen  n'était  pas 
une  harpie  réservée  par  une  volonté  divine  aux  lieux  où  vivent  l'oi- 
siveté et  le  luxe. 

Je  ne  puis  songer  à  ce  pauvre  village,  grelottant  sous  un  ciel  d'hi- 
ver, sans  me  rappeler  une  rencontre  que  je  fis  un  soir  dans  ses  envi- 
rons. J'aperçus  à  pied,  sur  la  route  que  suivaient  les  convois  et  les 
corvées,  un  homme  jeune  encore  vêtu  d'un  habit  ecclésiastique.  Cet 
humble  voyageur  portait  le  nom  d'un  de  ces  brillans  seigneurs  qui 


C03IMENTAIRES    d'uN    SOLDAT.  6Q3 

vinrent  en  Grimée,  au  temps  de  la  grande  Catherine,  dans  cette  ex- 
cursion mêlée  de  périls  et  de  fêtes  que  le  prince  de  Ligne  a  racon- 
tée avec  tant  de  verve.  J'ai  eu  de  tout  temps  pour  le  prince  de  Ligne 
une  tendresse  particulière  ;  il  avait,  comme  Hamilton  et  M'"''  de  Sé- 
vigné,  cette  parole  fée  qui  doue  de  charmes  étranges  et  imprévus 
tout  ce  qu'elle  touche.  En  voyant  devant  moi  le  prêtre  dont  je  parle 
en  ce  moment,  je  retrouvai,  étincelantes  en  un  coin  de  ma  mémoire, 
les  lignes  que  consacre  à  l'un  de  ses  ascendans  le  plus  spirituel  et  le 
plus  généreux  courtisan  du  dernier  siècle.  En  quel  appareil  cet  ob- 
scur visiteur  des  âmes  abordait  cette  contrée,  parcpurue  autrefois 
par  un  des  siens  avec  tant  de  pompe  !  Mon  esprit  se  plut  en  ces  ré- 
flexions. Quelle  mystérieuse  vertu  aura  toujours  le  sacrifice!  n'im- 
porte sous  quelles  formes  il  traverse  cette  terre,  dès  qu'il  vous  cô- 
toie, vous  voilà  ému.  Qu'une  goutte,  une  seule  goutte  du  sang  dont 
il  féconde  éternellement  le  monde  vienne  à  tomber  par  hasard  sur 
votre  cœur,  même  en  hiver,  sous  un  ciel  glacé,  une  fleur  ardente  s'y 
épanouit. 

La  voie  où  vient  de  m' engager  le  hasard  de  mes  pensées  et  de 
mes  souvenirs  me  conduit  tout  naturellement  à  des  régions  que  je 
me  reprocherais  d'oublier.  Je  veux  parler  des  lieux  où  nos  soldats 
soutiennent  contre  la  soufl'rance,  dépouillée  de  la  pourpre  des  ba- 
tailles, contre  la  douleur  nue,  repoussante,  hideuse,  leurs  suprêmes, 
leurs  plus  courageuses  luttes  :  je  veux  parler  des  ambulances.  L'am- 
bulance qui  m'aie  plus  frappé  est  celle  du  quartier-général.  Depuis 
l'accident  qui  avait  renversé  le  14  novembre  tout  un  édifice  de  plan- 
ches sur  les  lits  de  nos  malades,  on  avait  creusé,  près  du  quartier- 
général,  une  vaste  tranchée  que  l'on  avait  recouverte  en  toile.  Le  gé- 
néral en  chef  visitait  souvent  les  blessés.  Je  pénétrai  un  jour,  sur 
ses  pas ,  dans  cette  galerie  souterraine  où  se  pressaient  des  couches 
alignées  en  longues  files.  Ce  jour-là,  l'air  était  froid,  le  vent  âpre  et 
chargé  de  neige;  mais  la  plus. rude,  la  plus  cruelle  bise  semblait 
quelque  chose  tle  bienfaisant  lorsqu'elle  venait  vous  frapper  au  visage 
dans  cette  atmosphère  embrasée,  par  des  souffles  fiévreux,  d'une  cha- 
leur oppressive  et  malsaine.  Les  deux  extrémités  de  ce  corridor  lu- 
gubre étaient  seules  éclairées  par  la  pâle  lumière  du  dehors  ;  toutes 
les  autres  parties  étaient  envahies  par  une  ombre  où  l'on  distinguait 
à  peine  çà  et  là,  autour  d'une  chair  morbide,  quelque  linge  ensan- 
glanté. Comme  il  arrive  cependant  au  sein  de  toutes  ténèbres,  la  vue 
semblait  acquérir  bientôt  une  puissance  indépendante  de  ses  lois 
ordinaires  ;  avec  cette  étrange  force  que  donnent  tout  à  coup  au  re- 
gard l'émotion  de  certains  spectacles  et  l'énergie  de  4a  volonté,  on 
voyait  dans  ses  moindres  détails  un  cruel  et  sublime  tableau.  Ce 
sacrifice  dont  je  parlais  tout  à  l'heure^  je  ne  le  côtoyais  plus  cette 


60/l  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

fois,  je  l'embrassais,  je  le  pénétrais,  je  descendais  dans  ses  profon- 
deurs sacrées,  je  sondais  ses  redoutables  mystères. 

Le  général  en  chef  trouvait  dans  son  cœur  des  paroles  pleines'  de 
vie  qui  ranimaient  tour  à  tour  ces  patiens  sur  leur  douloureux  gra- 
bat. Il  répétait  à  ces  élus  de  la  souffrance  les  mots  magiques  qui 
font  donner  à  nos  soldats,  avec  un  sourire,  jusqu'à  la  dernière  goutte 
de  leur  sang.  Il  parlait  au  mutilé  de  l'accueil  qui  fêterait  son  retour 
parmi  les  siens,  à  l'agonisant  de  ces  amours  qui  fleurissent  jusque 
dans  le  trépas,  de  Dieu  et  de  la  patrie.  Je  n'oublierai  jamais  cette 
revue  d'hommes  rangés  pour  la  plupart  sur  le  seuil  d'un  autre 
monde.  Elle  resplendissait  d'une  grandeur  idéale  plus  éblouissante 
mille  fois  que  toutes  les  grandeurs  visibles.  Au  lieu  de  visages  ani- 
més, de  formes  robustes,  l'œil  ne  voyait  que  des  figures  hâves,  toutes 
semblables  à  des  fantômes;  au  lieu  d'uniformes  étincelans,  c'étaient 
des  draps  trempés  déjà  par  les  sueurs  de  maintes  agonies;  enfin  tout 
l'appareil  de  la  misère,  tous  les  apprêts  du  sépulcre  remplaçaient 
l'appareil  de  la  gloire  et  les  apprêts  du  combat.  Mais  on  sentait  là 
quelque  ^hose  de  plus  émouvant  que  le  roulement  du  tambour  et 
même  que  le  salut  altier  du  drapeau  ;  on  sentait  à  cette  revue  de 
mourans,  non  plus  les  signes,  mais  la  présence  même  des  choses 
invisibles  et  sacrées  pour  lesquelles  on  embrasse  la  mort. 

X. 

Le  général  en  chef  m'ordonna  un  matin  de  monter  à  cheval  et  de 
l'accompagner.  Il  prit  la  route  des  tranchées  de  droite.  Tout  à  coup 
il's' arrêta  devant  une  grande  baraque  où  j'entrai  avec  lui.  Dans  le 
coin  de  cette  baraque,  on  avait  dressé  un  lit  où  était  couché,  avec 
une  blessure  mortelle,  le  général  Bizot. 

Il  m'avait  été  permis  bien  souvent  de  voir  le  général  Bizot  dans 
les  tranchées.  C'était  une  bravoure  à  part  que  celle  dont  était  doué 
ce  chef  intrépide  de  notre  génie  :  c'était  une  bravoure  en  harmonie 
avec  la  nature  même  de  l'arme  qu'il  contribuait  si  puissamment  à 
illustrer.  Sans  cesse  debout  sur  les  parapets,  poursuivant  sa  tâche 
savante  avec  une  calme  et  infatigable  ardeur,  il  avait  l'air  de  ne 
compter  pour  rien  les  projectiles  de  toute  sorte  dont  il  était  en- 
touré. Un  matin,  au  détour  d'une  tranchée,  cet  homme,  qui  depuis 
plusieurs  mois  chaque  jour  bravait  impunément  la  mort,  fut  atteint 
par  une  balle  qui  lui  brisa  la  mâchoire  et  causa  dans  son  corps  tout 
entier  de  graves  désordres.  Une  grande  perte  fut  imminente  pour 
notre  armée. 

Nul  homme  ne  pouvait  mieux  comprendre  et  plus  aimer  que  le 
général  Canrobert  ce  cœur  droit  et  honnête  du  général  Bizot,  ce 


COMMEXTAIIIES    d'uN    SOLDAT.  005 

cœur  semblable  à  une  lampe  utile,  où  brillait  constamment  une 
flamme  pure,  entretenue  par  une  huile  précieuse  :  l'amour  du  de- 
voir servi  par  le  goût  du  travail.  Aussi  ce  fut  avec  une  triste  émotion 
que  le  général  en  chef  pénétra  sous  l'abri  où  gisait  son  compagnon 
et  son  ami.  Le  géfiérat  Bizot  avait  la  tête  enveloppée  de  bandages. 
Quand  il  vit  s'approcher  de  son  lit  le  chef  sous  lequel  il  servait,  avec 
un  sentiment  de  déférence  militaire  qui  eut  quelque  chose  de  sin- 
gulièrement touchant,  il  essaya  de  se  soulever.  Il  pouvait  encore 
parler,  seulement  sa  parole  se  ressentait  de  la  nature  même  de  sa 
blessure  :  elle  avait  déjà  le  son  profond  et  voilé  que  la  mort  donne  à 
la  parole  humaine.  Après  avoir  remercié  le  général  en  chef,  il  lui 
dit  que  tout  allait  bien.  Il  ne  parlait  pas,  bien  entendu,  de  son  en- 
veloppe brisée,  où  il  sentait  la  vie  près  de  disparaître,  mais  du  siège 
de  Sébastopol,  dont  il  avait  reçu  à  l'instant  même  de  bonnes  nou- 
velles. Il  était  arrivé  sans  effort,  par  le  seul  fait  de  cette  blessure 
mortelle,  à  ce  qui  est  assurément  le  plus  parfait  état  de  l'âme,  à  une 
complète  abnégation.  Il  ne  tenait  plus  à  ce  monde  que  par  son  inté- 
rêt à  l'œuvre  pour  laquelle  il  allait  mourir. 

Quelques  jours  après,  on  l'ensevelissait  à  quelque  distance  du 
moulin  d'Inkerman,  en  face  de  ces  tranchées  où  il  avait  erré  si  sou- 
vent. On  entendait  tonner  à  ces  émouvantes  funérailles,  non  point 
un  canon  de  parade,  mais  le  canon  du  combat,  qui  ne  mesurait  pas 
ses  coups,  et  qui,  à  l'heure  même  où  nous  conduisions  ce  deuil, 
créait  plus  d'un  deuil  obscur.  Autour  de  la  bière  qu'allait  enfouir 
cette  terre  déjà  gorgée  de  tant  de  morts,  se  tenait  la  plus  étrange 
réunion  d'hommes  qui  ait  peut-être  jamais  assisté  à  une  cérémonie 
funèbre.  Le  général  Ganrobert,  lord  Raglan,  Omer-Pacha,  les  chefs 
de  trois  armées,  tous  trois  de  religions  différentes,  étaient  debout 
près  de  la  sombre  ouverture  où  il  faut  que  chacun  soit  jeté  à  son 
tour  pour  aller  aux  régions  de  la  lumière. 

Le  général  Ganrobert  voulut  prononcer  quelques  paroles  avant  le 
bruit  de  cette  première  pelletée  de  terre  qui  est  elle-même  d'une  si 
terrible  éloquence.  Sous  la  double  inspiration  de  ce  qui  l'entourait 
et  de  ce  qui  se  passait  dans  son  cœur,  il  trouva  des  accens  d'une 
merveilleuse  puissance.  Il  eut  des  pensées  d'une  lueur  hardie  et  im- 
prévue. Après  avoir  évoqué  en  quelques  mots  celui  dont  le  cercueil 
était  devant  lui,  après  avoir  appelé  l'hommage  de  tous  sur  une  exis- 
tence que  sa  parole  venait  de  rendre  visible  et  lumineuse  au  bord 
de  cette  fosse  :  «  Dieu,  s'écria-t-il,  devait  à  un  pareil  honmie  une 
récompense;  cette  récompense,  il  la  lui  a  donnée  par  la  mort  que 
doit  ambitionner  chacun  de  nous.  » 

Ce  rapide  discours  produisit  une  impression  profonde  sur  un  au- 
ditoire ému  déjà.  Il  ramena  les  esprits  à  l'ordre  de  pensées  dont  ils 
ne  doivent  jamais  s'écarter  aux  jours  où  les  mâles  enthousiasmes 


606  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

sont  nécessaires.  Le  général  Bizot  était  aimé;  sa  mort  avait  causé 
une  de  ces  tristesses  si  rares  en  ces  momens  où  la  mémoire  est  im^ 
puissante  à  retenir  les  noms  de  tous  ceux  qui  succombent.  Sa  sim- 
plicité, sa  bonté,  sa  valeur  prodigue  et  sans  faste,  lui  avaient  con- 
quis plus  d'une  affection  que  peut-être  il  ne  soupçonnait  point.  Les 
sapeurs  qui  creusaient  sa  fosse,  ceux  qui  portaient  sa  bière,  avaient 
des  larmes  dans  les  yeux.  Un  attendrissement  si  contagieux  se  ré- 
pandit dans  la  foule,  quand  le  général  Ganrobert  éleva  la  voix  pour 
lui  adresser  les  adieux  suprêmes,  qu'un  de  mes  voisins,  jeune  offi- 
cier égyptien  attaché  à  l'état-major  d'Omer-Pacha,  .se  mit  à  fondre 
en  larmes.  Malgré  ce  qu'elle  avait  de  bizarre,  la  sensibilité  de  ce 
pauvre  musulman  me  toucha.  Je  contemplais  ce  visage  oriental, 
éclairé  par  deux  grands  yeux  noirs  tout  rayonnans  de  pleurs,  avec 
une  surprise  bien  exempte  de  toute  ironie;  je  songeais  à  ces  fra- 
ternités inattendues  qu'engendre  la  guerre,  et  à  ces  lois  impéné- 
trables du  destin,  qui  peut  donner  à  votre  convoi  des  pleureurs  sur 
qui  vous  comptiez  si  peu. 

Si  les  scènes  lugubres  abondaient  forcément  dans  notre  vie, 
nombre  de  spectacles  vivans  et  joyeux  trouvaient  aussi  moyen  de  s'y 
placer.  Puisque  je  viens  de  nommer  Omer-Pacha,  je  ne  dois  point 
passer  sous  silence  les  souvenirs  que  son  arrivée  m'a  laissés.  Rien  de 
plus  curieux  que  les  troupes  égyptiennes  qui  débarquèrent  avec  lui 
en  Grimée.  Malgré  leur  costume  européen,  ces  guerriers,  enlevés 
aux  rives  du  Nil,  avaient  quelque  chose  d'insolite  que  je  considérais 
comme  une  bonne  fortune  pour  mes  yeux.  Dans  une  grande  revue 
qui  fut  passée  près  de  Kamiesch,  je  me  rappelle  avec  un  plaisir  tout 
particulier  des  sapeurs  nègres,  en  tabliers  rouges,  qui  semblaient 
appartenir  uniquement  à  un  royaume  dont  les  intérêts  pourtant 
n'étaient  pas  en  jeu,  le  royaume  de  la  fantaisie.  Quant  à  Omer-Pa- 
cha, il  n'avait  rien  dans  sa  personne  qui  fit  songer  à  l'Orient.  Son 
origine  était  sur  ses  traits,  également  étrangers  à  la  béatitude  som- 
nolente des  Asiatiques  ou  aux  farouches  ardeurs  des  Africains. 

Un  jour,  au  milieu  d'un  champ  presque  vert,  car  le  printemps 
commençait  à  refleurir  en  dépit  des  hommes  sur  notre  terre  san- 
glante, une  tout  autre  armée  que  l'armée  turque  offrit  aussi  une  fête 
à  mes  regards.  Les  Piémontais  venaient  de  nous  rejoindre.  J'aper- 
çus pour  la  première  fois  ces  troupes  élégantes  que  j'étais  destiné  à 
revoir  dans  une  guerre  si  différente  de  celle  où  elles  m' apparais- 
saient. Les  hommes  portent  toujours  avec  eux  quelque  chose  de  leur 
patrie.  Dans  le  poétique  uniforme  des  bersaglieri,  j'entrevis  cette 
Italie  que  j'avais  saluée  jusqu'alors  de  si  loin,  en  gagnant  soit  l'Afri- 
que, soit  la  Turquie,  à  l'horizon  des  mers  ou  derrière  les  cimes  des 
montagnes.  Dans  ses  habitudes,  dans  ses  allures  encore  plus  que 
dans  ses  vôtemens,  l'armée  piémontaise  nous  apportait  la  figure,  le 


COMMENTAIRES    d'uN    SOLDAT.  607 

caractère,  le  souffle  du  pays  qui  nous  l'envoyait.  Ainsi,  au  milieu  de 
ce  champ  décoré  d'une  verdure  naissante  où  j'arrivai  un  après-midi, 
une  musique  militaire  bien  dirigée,  composée  d'exécutans  habiles 
et  nombreux,  jetait  à  nos  oreilles  assourdies  par  le  canon  une  vive 
et  légère  harmonie.  Que  jouait  cette  musique?  Je  l'ai  oublié;  mais, 
je  me  rappelle  encore  l'essaim  d'images  qu'elle  a  poussées  dans 
mon  esprit,  tournoyant  dans  ses  flots  comme  des  atomes  dorés  dans 
un  rayon  de  soleil. 

L'armée  anglaise  nous  offrait,  elle  aussi,  ses  passe -temps  na- 
tionaux. A  quelque  distance  de  Balaclava,  près  d'un  amas  misé- 
rable de  maisons  que  l'on  appelait  Carani  ^  s'étendait  une  vaste 
plaine  où  les  Anglais  avaient  organisé  des  courses.  Les  chevaux  de 
toute  nature  étaient  admis  dans  ces  fêtes  hippiques,  les  bêtes  déli- 
cates et  précieuses  appartenant  à  la  cavalerie  de  nos  alliés,  les  éner- 
giques montures  que  nous  fournit  l'Algérie,  enfin  jusqu'à  ces  petits 
chevaux  turcs  et  tartares  que  le  ciel  a  faits  pour  les  longues  rou- 
tes, les  âpres  sentiers  et  les  rudes  labeurs.  Je  prenais  un  plaisir  ex- 
trême à  ces  courses,  qui  empruntaient  leur  plus  grand  attrait  aux 
circonstances  et  aux  lieux.  Les  Anglais,  qui  sont  accoutumés  à  dé- 
fendre avec  tant  d'opiniâtreté  leurs  habitudes  contre  toutes  les 
forces  de  la  vie  extérieure,  apportaient  dans  ce  divertissement  une 
ardeur  consciencieuse.  Un  jour,  dans  une  de  ces  suspensions  d'armes 
qu'amène  quelquefois,  après  des  sorties  vigoureuses,  le  désir  com- 
mun aux  assiégeans  et  aux  assiégés  d'ensevelir  paisiblement  leurs 
morts,  un  officier  français  vint  à  parler  au  milieu  d'un  groupe  d'of- 
ficiers russes  des  courses  de  Carani;  ce  propos,  qu'aucune  prémé- 
ditation n'avait  inspiré,  montrait  à  nos  adversaires,  dans  l'armée  des 
alliés,  une  sérénité  d'esprit  et  une  liberté  d'allures  qu'ils  étaient  du 
reste  dignes  de  comprendre. 

Puisque  j'ai  entrepris  d'esquisser  un  tableau  des  scènes  que  pré- 
sentait ce  vaste  siège ,  des  mœurs  qu'avait  créées  cette  longue 
guerre,  je  ne  dois  pas  laisser  dans  l'ombre  l'aspect  qu'offraient  nos 
tranchées  aux  heures  rapides  des  armistices.  Aussitôt  que  le  dra- 
peau blanc,  signe  d'interruption  du  feu,  s'élevait  sur  un  des  bas- 
tions de  la  ville  assiégée,  on  voyait  nos  parapets  se  garnir  des  bonnes 
et  franches  figures  de  nos  soldats.  En  face  de  nos  parallèles,  der- 
rière les  ouvrages  avancés  des  Russes,  se  montraient  d'autres  vi- 
sages, pour  la  plupart  aussi  animés  d'une  expression  de  curiosité 
sans  fiel.  Ce  n'étaient  plus  des  ennemis,  c'étaient  des  voisins  qui  se 
regardaient.  Chaque  tirailleur  reconnaissait  au-dessus  du  créneau 
qui  répondait  au  sien  l'être  avec  qui,  pendant  de  fougues  heures, 
il  avait  échangé  des  coups  de  fusil.  Des  deux  côtés,  on  s'examinait 
sans  colère,  même  avec  une  sorte  de  bienveillance.  La  gaieté  fran- 
çaise s'abandonnait  parfois  à  des  plaisanteries  reçues  avec  cette 


608  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

bonhomie  qui  est  de  toutes  les  armées.  Quand  le  drapeau  qui  indi- 
quait cette  trêve  venait  à  s'abaisser,  toutes  les  têtes  se  retiraient 
en  même  temps  derrière  leurs  abris  habituels,  et  quand  le  signe  pa- 
cifique avait  entièrement  disparu,  le  feu  reprenait  de  part  et  d'au- 
tre, les  balles  recommençaient  à  venir  se  loger  dans  les  gabionnades 
ou  se  promener  en  sifflant  dans  les  tranchées.  Il  est  arrivé  plus  d'une 
fois,  dans  ces  courts  intervalles  entre  la  guerre  des  longues  heures 
et  la  paix  d'un  moment ,  qu'une  tête  curieuse  semblait  sur  le  point 
de  s'attarder  au-dessus  d'un  parapet  ou  d'une  embuscade.  Alors,  en 
face  d'elle,  un  geste  charitable,  lui  indiquait  d'avoir  promptement  à 
se  rendre  invisible.  Peut-être  ces  faits  sembleront-ils  à  quelques 
hommes  une  arme  contre  la  guerre.  Empruntant  à  Jean- Jacques  ses 
accens  indignés  à  propos  de  la  superstition  païenne,  ils  s'écrieront  : 
((  Vous  voyez  bien  que  l'instinct  moral  la  repousse  des  cœurs.  »  Pour 
moi,  dans  les  actes  de  cette  nature,  je  salue  ce  sentiment  à  la  fois 
humain  et  altier,  délicat  et  viril,  qui  porte  avec  tant  de  jeunesse  un 
vieil  et  glorieux  nom,  destiné,  je  l'espère,  à  ne  pas  s'éteindre  encore, 
qui  s'appelle  la  chevalerie. 

Notre  vie  était  remplie  de  tous  les  incidens  que  je  viens  de  pein- 
dre, quand  arriva  un  événement  qui  a  laissé  en  moi  des  traces  vives 
et  profondes  encore,  malgré  les  années  écoulées.  Un  matin,  le  géné- 
ral en  chef  réunit  autour  de  lui  ses  officiers,  et  leur  apprit  qu'il 
abandonnait  son  commandement.  Je  sus  alors,  par  mes  propres  im- 
pressions, ce  que  l'âme  humaine  peut  avoir  parfois  d'impersonnel, 
comment  à  certaines  heures  on  peut  sentir  soudain  toutes  les  énergies 
de  sa  vie  se  mouvoir  dans  une  existence  complètement  étrangère  à 
la  sienne.  Ce  que  j'éprouvai  fut  ressenti  par  tous  les  cœurs  avec  une 
force  que  je  ne  saurais  rendre.  Cette  résolution,  pleine  d'une  si  in- 
contestable grandeur,  produisit  une  émotion  dont  il  serait  impos- 
sible aujourd'hui  de  faire  comprendre  toute  l'étendue  et  toute  la 
puissance.  «  L'abdication  du  général  Ganrobert,  écrivait  M.  de  La 
Tour  du  Pin,  c'est  la  mort  de  M.  de  Turenne.  Voilà  une  armée  en- 
tière dans  l'attendrissement.  »  Le  capitaine  expérimenté  et  hardi  que 
cet  acte  inattendu  portait  aux  degrés  les  plus  élevés  du  commande- 
ment en  avait  le  premier  apprécié  la  générosité  et  la  noblesse  avec 
une  chaleur  connue  de  tous.  On  se  répétait  sous  les  tentes  des  en- 
tretiens entre  le  général  Ganrobert  et  son  successeur  ;  ces  entretiens 
sont  acquis  désormais  à  l'histoire  :  il  y  règne  un  caractère  que  l'on 
est  toujours  tenté  de  refuser  à  son  époque,  et  qu'on  est  convenu  de- 
puis des  siècles  d'appeler  un  caractère  antique,  pour  le  reléguer  dans 
les  plus  lointaines  régions  du  temps. 

Paul  de  Molènes. 


LA 


NOUVELLE-GRENADE 


PAYSAGES  DE  LA  NATURE  TROPICALE. 


IT. 

SAINTE-MARTHE  ET  LA  HORQUETA.  * 


I. 

Sainte-Marthe  est  située  dans  un  paradis  terrestre.  Assise  au  bord 
d'une  plage  qui  se  déploie  en  forme  de  conque  marine,  elle  groupe 
ses  maisons  blanches  sous  le  feuillage  des  palmiers  et  rayonne  au 
soleil  comme  un  diamant  enchâssé  dans  une  émeraude.  Autour  de  la 
ville,  la  plaine,  s' arrondissant  en  un  vaste  cirque,  se  relève  en  molles 
ondulations  vers  la  base  des  montagnes.  Celles-ci  étagent  l'un  au- 
dessus  de  l'autre  leurs  gigantesques  gradins  diversement  nuancés 
par  la  végétation  qui  les  recouvre  et  l'air  transparent  dont  l'azur 
s'épaissit  autour  des  hautes  cimes;  des  nuées  s'effrangent  en  lon- 
gues traînées  blanches  dans  les  vallées  supérieures,  s'enroulent  en 
écharpes  sur  les  sommets,  et  de  cet  amoncellement  de  nuées,  de 
pics,  de  montagnes  de  toute  forme,  jaillit  la  superbe  Horqueta,  dont 
le  double  cône,  dressé  au-dessus  de  l'horizon,  semble  régner  sur 
l'espace  immense.  Les  énormes  contre-forts  sur  lesquels  s'appuie  le 
■■  pic  à  deux  têtes  projettent  à  droite  et  à  gauche  deux  chaînes  de 


(1)  Voyez  la  Revue  du  l^""  décembre  1859. 

TOME  XXV.  39 


610  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

montagnes  qui  se  recourbent  autour  de  la  plaine  de  Sainte-Marthe, 
abaissent  par  une  succession  de  chutes  gracieuses  la  longue  arête 
de  leurs  cimes,  et  de  chaque  côté  du  port  vont  plonger  dans  la  mer 
leurs  hardis  promontoires  portant  chacun  une  vieille  forteresse 
ruinée.  Ainsi  la  plaine  semble  soulevée  entre  les  bras  du  géant 
Horqueta  et  doucement  inclinée  comme  une  corbeille  de  feuillage 
vers  les  flots  éblouissans  de  lumière.  Le  promontoire  du  nord  se 
continue  par  une  chaîne  sous-marine  et  se  redresse  au-dessus  de 
l'eau  pour,  former  le  Morillon  et  le  Morro,  îles  rocheuses  qui  servent 
de  brise-lames  au  port.  L'ensemble  du  paysage  enfermé  dans  cette 
enceinte  est  d'une  harmonie  indescriptible  :  tout  est  rhythmique 
dans  ce  monde  à  part,  limité  vers  le  continent,  mais  ouvert  du  côté 
de  l'infini  des  eaux;  tout  semble  avoir  suivi  la  même  loi  d'ondulation 
depuis  les  hautes  montagnes  aux  cimes  arrondies  jusqu'aux  lignes 
d'écume,  faiblement  tracées  sur  le  sable.  Aussi  qu'il  est  doux  de 
contempler  cet  admirable  tableau  !  On  regarde ,  on  regarde  sans 
cesse,  et  l'on  ne  sent  point  les  heures  s'envoler.  Le  soir  surtout, 
quand  le  bord  inférieur  du  soleil  commence  à  plonger  dans  la  mer 
et  que  l'eau  tranquille  vient  soupirer  au  pied  des  falaises,  la  plaine 
verte,  les  vallées  obscures  de  la  sierra,  les  nuages  roses  et  les  som- 
mets lointains,  saupoudrés  d'une  poussière  de  feu,  présentent  un 
spectacle  si  beau  qu'on  cesse  de  vivre  par  la  pensée  et  qu'on  ne  sent 
plus  que  la  volupté  de  voir.  Ceux  qui  ont  eu  le  bonheur  d'avoir  sous 
les  yeux  ce  paysage  grandiose  ne  l'oublient  jamais.  Un  de  mes  amis 
grenadins,  auquel,  avant  d'aller  à  Sainte-Marthe,  j'avais  demandé 
quelques  renseignemens,  ne  put  me  répondre  que  par  un  sourire 
de  regret  et  par  ce  mot  :  hélas  ! 

L'intérieur  de  la  ville  ne  s'harmonise  pas  avec  la  magnificence  de 
la  nature  qui  l'environne.  Sainte-Marthe  est  le  premier  établissement 
que  les  Espagnols  aient  fondé  sur  la  côte-ferme  grenadine,  et,  malgré 
l'ancienneté  de  cette  origine,  malgré  son  excellent  port  et  son  titre 
de  capitale  du  Magdalena,  malgré  la  splendeur  que  l'avenir  lui  ré- 
serve sans  doute,  elle  compte  au  plus  une  population  de  quatre  mille 
habitans.  Les  rues,  larges  et  coupées  à  angles  droits,  comme  celles 
de  toutes  les  cités  âgées  de  moins  de  quatre  siècles,  n'ont  jamais  été 
pavées;  pendant  les  jours  de  forte  brise,  elles  n'offrent  à  la  vue  qu'une 
perspective  de  tourbillons  de  sable  où  le  passant  n'ose  pas  s'aven- 
turer. Les  maisons  sont  en  général  basses  et  mal  construites  ;  dans 
les  faubourgs,  elles  ne  sont  même  que  de  simples  cabanes  en  pieux 
et  en  terre  ;  les  toits  en  feuilles  de  palmiers  sont  peuplés  de  scor- 
pions, d'araignées  innombrables.  En  1825,  trois  siècles  après  la 
fondation  de  Sainte-Marthe,  un  tremblement  de  terre  renversa  plus 
de  cent  maisons,  lézarda  la  cathédrale  et  les  quatre  églises.  Depuis 


LA    INOUVELLE-GRENADE.  611 

cette  époque,  les  monceaux  de  briques  rompues  et  de  plâtras  n'ont 
pas  été  déblayés,  les  ruines  n'ont  pas  été  consolidées,  les  lézardes 
bâillent  de  plus  en  plus;  seulement  le  temps  a  décoré  d'arbustes 
les  murailles  penchantes,  et  sur  la  haute  coupole  de  l'Iglesia-Mayor 
tressé  une  verte  guirlande  toute  bariolée  de  fleurs  jaunes  et  rouges. 
Dans  cette  ville,  encore  aussi  délabrée  que  le  lendemain  du  trem- 
blement de  terre,  je  ne  vis  qu'une  maisonnette  neuve  et  les  fonde- 
mens  d'un  édifice  inachevé  qui  devait  servir  à  un  grand  collège 
provincial.  La  demeure  du  plus  riche  commerçant  de  la  ville,  jadis 
véritable  palais,  n'offre  plus,  du  côté  de  la  mer,  qu'un  ensemble  de 
ruines;  des  murs  chancelans  entourent  le  jardin  rempli  de  débris 
amoncelés;  des  fûts  de  colonnes,  des  chapiteaux  jonchent  le  sol;  des 
arbres  épineux  croissent  au  milieu  des  pierres.  Malgré  ces  traces  du 
désastre  de  1825,  Sainte-Marthe  est  loin  de  produire  sur  l'esprit  la 
môme  impression  lugubre  que  Carthagène:  les  rues  sont  plus  larges, 
les  maisons  que  n'a  pas  renversées  le  tremblement  de  terre  sont  blan- 
chies à  la  chaux  ou  peintes  de  couleurs  gaies,  et  puis  la  nature  est 
si  belle  qu'elle  jette  un  reflet  de  sa  beauté  sur  la  ville  tapie  à  ses 
pieds  au  milieu  des  arbres.  Depuis  le  partage  de  la  Nouvelle  -  Gre- 
nade en  huit  républiques  fédératives.  Sainte  -  Marthe  a  voté  la  con- 
struction d'un  phare  sur  le  Morro,  établi  plusieurs  institutions  d'uti- 
lité publique,  fondé  une  école  d'enseignement  supérieur.  Puisse-t-elle 
tenir  à  honneur  de  mériter  son  titre  de  capitale  d'un  état  souverain  ! 

Devant  les  maisons ,  au  centre  de  la  vaste  courbe  dessinée  par  la 
plage,  s'élèvent  les  ruines  d'un  ancien  fort  dont  les  murailles  à  demi 
rongées  s'émiettent  pierre  à  pierre  dans  les  flots  envahissans.  Les 
hongos  de  la  Gienega,  chargés  de  bananes,  de  poissons,  de  noix  de 
coco,  ancrent  au  pied  de  la  forteresse,  et  c'est  au  milieu  des  blocs 
de  pierre,  sur  le  sommet  des  remparts,  que  les  Indiens  étalent  leurs 
denrées.  Les  femmes  de  la  ville,  en  général  assez  court  vêtues,  y 
viennent  en  foule  chercher  leurs  provisions  de  la  journée.  Rien  de 
pittoresque  comme  ce  marché  tenu  en  plein  air,  sur  des  murs  qui 
surplombent  la  vague  bleue. 

Les  grands  navires  d'Europe  et  des  États-Unis  mouillent  àun  kilo- 
mètre plus  au  nord,  au  fond  même  de  l'anse  et  au  pied  du  promon- 
toire qui  la  protège  contre  les  vents  du  nord  et  les  vents  d'est.  La 
plage  qui  s'étend  entre  le  port  et  la  ville  est  bordée  d'un  côté  par  la 
mer,  de  l'autre  par  des  salines  quelquefois  inondées.  Le  soir,  elle  sert 
de  promenade  à  toute  la  population,  et  les  piétons,  les  cavaliers,  les 
voitures  la  parcourent  en  tout  sens.  La  douane,  un  entrepôt  ruiné, 
une  jetée,  quelques  tentes  de  feuillage  dressées  au-dessus  des  bal- 
lots de  marchandises,  sont  les  seules  constructions  élevées  sur  le 
port,  qui,  loin  d'apparaître  comme  un  centre  d'activité,  semble  plu- 


612  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

tôt  un  lieu  de  plaisir.  A  tout  instant  du  jour,  des  nageurs  blancs  et 
noirs  plongent  du  haut  de  la  jetée,  s'ébattent  comme  des  tritons  au- 
tour des  navires  et  changent  l'eau  bleue  en  une  vaste  étendue  d'é- 
cume; les  samhos  oisifs  restés  sur  la  rive  et  les  matelots  appuyés 
contre  le  bordage  des  navires  jugent  des  exploits  des  nageurs,  et 
par  de  longs  applaudissemens  rendent  hommage  au  plus  habile. 

Aussitôt  après  les  premières  heures  dé  la  matinée,  consacrées  au 
marché,  les  places  et  les  rues  de  Sainte-Marthe  perdent  la  physio- 
nomie affairée  que  leur  avait  donnée  le  concours  des  Indiens,  et  le 
far  niente  y  devient  aussi  général  que  sur  le  port  :  les  quatre  ou 
cinq  cents  boutiques  ouvertes  à  tous  les  coins  de  rue  et  offrant  aux 
acheteurs  une  petite  provision  de  bananes,  de  cassave,  d'allumettes 
chimiques  et  de  chicha  se  désemplissent  ;  les  habitans  de  Gaïra,  de 
Mamatoco,  de  Masinga  se  retirent  en  caravane,  poussant  devant  eux 
une  longue  procession  d'ânes  et  de  mulets.  Alors  les  Samarios,  res- 
tés en  possession  de  la  ville,  commencent  leur  sieste,  ou  bien,  s' as- 
seyant au  seuil  des  portes,  conversent  gaiement  sur  les  incidens  de 
la  matinée,  tandis  que  les  sefioritas,  à  l'extrémité  des  frais  corri- 
dors, se  bercent  dans  leurs  hamacs  suspendus  aux  colonnes  des  pa- 
tios. A  mesure  que  la  chaleur  augmente,  les 'voix  s'éteignent  peu  à 
peu,  les  insectes  mêmes  cessent  de  bourdonner  :  on  dirait  que  la 
ville  entière  repose  et  s'alanguit  sous  une  atmosphère  de  volupté. 
Le  travail  semble  un  effort  inutile  dans  cet  heureux  climat ,  où  la 
paix  descend  des  montagnes  vertes  et  du  ciel  azuré.  Gomment  blâ- 
mer ces  populations  de  s'abandonner  à  la  joie  physique  de  vivre 
lorsque  tout  les  y  invite?  La  faim  et  le  froid  ne  les  torturent  jamais; 
la  perspective  de  la  misère  ne  se  présente  point  devant  leurs  esprits; 
l'impitoyable  industrie  ne  les  pousse  pas  en  avant  de  son  aiguillon 
d'airain.  Geux  dont  tous  les  besoins  sont  immédiatement  satisfaits 
par  la  bienveillante  nature  ne  cherchent  guère  à  réagir  contre  elle 
par  le  travail  et  jouissent  paresseusement  de  ses  bienfaits  :  ils  sont 
encore  les  enfans  de  la  terre,  et  leur  vie  s'écoule  en  paix  comme 
celle  des  grands  arbres  et  des  fleurs.  Souvent  aussi  la  chaleur,  sans 
être  accablante  à  cause  de  la  brise  qui  la  tempère  toujours,  est  tel- 
lement forte  que  toute  activité  devient  fatigue,  car  Sainte -Marthe 
est  située  sous  l'équateur  météorologique  du  monde,  et  la  tempéra- 
ture moyenne  y  est  de  29  degrés  centigrades.  Quand  les  vallées  et 
les  plateaux  de  la  Sierra-Nevada  seront  peuplés  par  des  centaines 
do  milliers  d'agriculteurs,  alors  les  Samarios,  aujourd'hui  si  peu 
actifs,  seront  entraînés  dans  le  grand  tourbillon  du  travail,  et  le 
commerce  aux  bras  immenses  s'emparera  de  Sainte-Marthe  comme 
il  s'est  emparé  de  tant  d'autres  villes  tropicales  qui  s'endormaient 
aussi  sous  un  ciel  enchanteur.  De  nos  jours,  la  capitale  de  l'état  du 


I 


LA    NOLVELLE-GRENADE.  61 S 

Magdalena  ne  fait  guère  que  le  commerce  de  transit  :  elle  reçoit  de 
l'étranger  des  cargaisons  d'étoffes,  marchandises  peu  encombrantes 
qu'on  peut  facilement  expédier  vers  les  marchés  de  l'intérieur;  en 
échange,  elle  envoie  en  Angleterre  une  grande  partie  de  l'or  obtenu 
par  les  mineurs  de  l'état  d'Antioquia,  et  en  Allemagne  quelques 
chargemens  de  tabac.  Le  total  des  importations  et  des  exportations 
s'élève  à  environ  15  millions  de  francs  par  an.  Qu'il  serait  facile 
d'augmenter  cette  somme,  comparativement  insignifiante,  si  l'on 
voulait  s'adonner  sérieusement  à  la  culture  du  sol! 

Gomme  tous  les  habitans  de  Sainte-Marthe,  je  me  sentis  moi- 
même  dès  les  premiers  jours  enivré  de  cet  air  voluptueux  et  chargé 
d'arômes  qui  s'élevait  de  la  plaine.  Cependant  mes  heures  ne  se  per- 
dirent pas  entièrement  :  bien  accueilli  dans  toutes  les  maisons  où  je 
me  présentai,  je  me  fis  des  amis  qui  s'empressèrent  de  répondre  à 
mes  diverses  questions  avec  une  obligeance  toute  castillane  ;  en  me 
promenant  sur  la  plage,  je  liai  conversation  aussi  souvent  que  pos- 
sible avec  les  pêcheurs  indiens  ou  métis;  de  toutes  les  manières,  je 
tâchai  d'étudier  sur  le  vif  les  mœurs,  les  croyances,  les  habitudes 
de  la  population.  Pour  connaître  les  principaux  produits. de  la  plaine, 
je  n'eus  qu'à  errer  le  long  des  sentiers  et  à  pénétrer  dans  les  jar- 
dins, où  l'on  m'offrait  des  fruits  de  toute  espèce  à  des  prix  d'une  in- 
croyable modicité.  C'étaient  des  figues,  des  bananes  de  plusieurs 
variétés,  puis  des  nisperos  à  la  chair  couleur  de  sang,  des  ananas, 
des  papayes,  des  ciruelas  ou  prunes  des  tropiques,  des  agiiacates 
(avocats),  des  mangos  à  l'odeur  de  térébenthine,  des  goyaves,  le 
maranon  ou  pomme  d'acajou,  dont  le  parfum  vaut  à  lui  seul  un  fes- 
tin, le  guanahano,  qui  rappelle  le  goût  des  fraises  dans  le  vin  sucré, 
et  tant  d'autres  productions  exquises  dont  la  nomenclature  exigerait 
un  dictionnaire  en  règle.  Dans  cette  plaine  fortunée  et  sur  les  pentes 
de  ces  montagnes  où  le  soleil  mûrit  d'un  même  rayon  les.  fruits  les 
plus  suaves  de  tous  les  climats,  il  ne  serait  pas  difficile  de  redevenir 
frugivore  comme  nos  premiers  pères,  et  d'abandonner  l'affreux  ré- 
gime de  la  chair  et  du  sang  pour  celui  des  végétaux  qui  croissent 
spontanément  du  sein  de  la  terre. 

Sous  nos  tristes  climats  du  nord,  pendant  la  saison  d'hiver,  bien 
des  actes  de  la  vie  causent  une  véritable  souffrance.  Le  matin  sur- 
tout, il  faut  presque  de  la  force  d'âme  pour  s'éveiller  résolument, 
prendre  plaisir  au  ruissellement  de  l'eau  glacée  sur  le  corps,  aux 
caresses  mordantes  de  l'air  extérieur  qui  fait  une  irruption  soudaine 
par  la  fenêtre  entr' ouverte.  Combien  au  contraire  le  réveil  est  §uave 
et  délicieux  dans  les  doux  pays  du  midi,  dans  une  plaine  comme 
celle  de  Sainte-Marthe!  Les  vagues  parfums  des  corolles  qui  s'en- 
trouvrent viennent  flotter  dans  la  chambre,  les  oiseaux  battent  de 


614  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

Faile  et  gazouillent  leurs  mille  chansons,  l'ombre  du  feuillage  se 
dessine  sur  la  muraille  blanche  et  joue  avec  les  rayons  naissans. 
On  respire  avec  enivrement ,  on  se  sent  renouvelé  par  cette  atmo- 
sphère si  douce,  si  fraîche,  si  vivifiante. 

Dès  le  point  du  jour,  les  cavaliers  et  les  piétons  couvrent  les  che- 
mins qui  mènent  au  petit  fleuve  Manzanarès,  ainsi  nommé  par  les 
conquistadores  en  souvenir  du  ruisseau  de  Madrid,  et  chacun  va 
choisir  une  anse  ombragée  pour  y  faire  ses  ablutions  du  matin.  Le 
sentier  que  je  prenais  d'ordinaire  passe  à  travers  les  jardins.  Les 
hautes  herbes  en  tapissent  si  bien  les  bords,  les  arbres  pressés  en- 
trelacent si  bien  leurs  branches  en, forme  de  voûte,  qu'on  pourrait 
se  croire  dans  un  immense  berceau  de  verdure.  Le  soleil  fait  péné- 
trer çà  et  là  une  aiguille  de  lumière,  et  par  de  rares  échappées  ap- 
paraissent les  feuilles  en  panache  des  cocotiers  se  balançant  à  dix 
mètres  au-dessus  des  arbres  du  chemin.  Les  ciruclas  jonchent  le  sol, 
les  émanations  des  fleurs  épanouies  et  des  fruits  mûrs  se  répandent 
dans  l'air.  Somment  on  rencontre  de  jolies  Indiennes  passant  au  trot 
sur  leurs  ânes,  et  l'on  échange  le  salut  d'usage  :  «  Ave  Mariai  — 
Sin  peccado  concehida.  )>  Arrivés  au  pont  du  Manzanarès,  monu- 
ment remarquable  dans  son  genre,  puisqu'il  est  le  seul  de  la  pro- 
vince, mais  se  composant  simplement  d'un  tablier  en  bois  assez  mal 
posé  sur  des  culées  déjà  lézardées  et  penchantes,  les  groupes  se 
séparent,  chaque  baigneur  descend  la  berge  en  s' aidant  des  bran- 
ches des  caracolis  ou  des  mimosas,  et  va  s'étendre  sur  le  sable  mi- 
cacé de  la  rivière,  semblable  aune  mosaïque  d'or  et  d'argent.  A  cette 
heure  matinale,  tous  les  oiseaux  chantent,  les  essaims  de  mous- 
tiques ne  tourbillonnent  pas  encore  dans  l'air,  la  chaleur  du  soleil 
n'a  pas  traversé  l'épais  branchage  des  arbres,  et  l'eau,  à  peine  des- 
cendue des  montagnes,  garde  encore  la  fraîcheur  du  rocher.  Après 
quelques  minutes  de  ce  bain  délicieux,  on  remonte  sur  la  rive,  puis 
on  se  disperse  dans  les  jardins  avoisinans.  Telles  se  passent  les  ma- 
tinées à  Sainte-Marthe. 

Une  grande  partie  de  la  journée  est  employée  à  faire  la  sieste, 
du  moins  par  les  hommes,  car  les  femmes,  actives  dans  tous  les 
pays  du  monde,  n'interrompent  que  rarement  leurs  travaux  de  mé- 
nage. Quand  la  chaleur  était  trop  forte  pour  me  permettre  une  ex- 
cursion le  long  du  fleuve  ou  de  la  plage,  il  ne  me  restait  qu'à  m'é- 
tendre  dans  mon  hamac,  un  livre  à  la  main.  La  maison  que  j'avais 
louée  pour  la  modique  somme  de  vingt  francs  par  mois  était  vaste, 
bien  ombragée,  entourée  d'un  beau  jardin.  Quelques  jeunes  gens, 
avides  d'apprendre  comme  le  sont  sans  exception  tous  les  Néo-Gre- 
nadins, venaient  converser  avec  moi  et  m' interroger  avec  la  char- 
mante liberté  du  pays;  étranger  à  peine  débarqué,  je  trouvais  déjà 


LA   NOUVELLE-GREXADE.  61Ô 

dans  ma  nouvelle  patrie  bien  plus  de  sympathique  affection  qu'an 
n'en  trouve  d'ordinaire  dans  sa  ville  natale.  Une  chose  qui  me  frappa 
d'abord,  c'est  la  remarquable  intelligence  de  tous  les  jeunes  gens 
que  je  connus  à  Sainte -Marthe.  Ils  s'expriment  avec  une  élégante 
facilité  et  s'élèvent  naturellement  à  une  éloquence  quelquefois  ver- 
beuse, mais  toujours  entraînante.  Outre  l'espagnol,  ils  parlent  en 
général  une  ou  deux  langues  vivantes,  le  français,  l'anglais,  l'al- 
lemand ou  le  hollandais.  Très  curieux  de  tout  ce  qui  vient  de  l'é- 
tranger, ils  savent  se  procurer  une  certaine  éducation  superficielle 
qui  leur  permet  de  converser  sur  tous  les  sujets.  Cette  éducation, 
ils  la  doivent  entièrement  à  eux-mêmes,  car  dans  les  écoles  la  dis- 
cipline est  complètement  nulle,  et  pour  agir  sur  les  enfans  il  faut 
leur  parler  comme  à  des  hommes  libres.  Les  institutions  républi- 
caines ont  donné  dans  tous  les  pays  d'Amérique  un  tel  ressort  à  la 
volonté  que  les  enfans  comme  les  hommes  n'admettent  plus  l'obéis- 
sance. Pour  se  faire  respecter,  les  professeurs  doivent  simplement 
prendre  le  titre  d'ami,  et,  loin  de  faire  usage  de  la  moindre  auto- 
rité, n'agir  que  par  la  douceur.  En  Louisiane,  un  directeur  français 
ayant  introduit  dans  son  collège  une  discipline  sévère,  les  jeunes 
gens  se  mutinèrent  et  brûlèrent  l'établissement. 

Chez  ces  enfans,  si  chatouilleux  sur  la  question  de  leur  dignité 
personnelle,  le  point  d'honneur  est  heureusement  très  exalté  et  l'é- 
mulation peut  leur  faire  opérer  des  prodiges.  11  suffit  de  leur  mon- 
trer de  la  confiance  pour  qu'ils  cherchent  aussitôt  à  la  justifier  par 
leur  activité.  En  cela,  les  hommes  de  la  Nouvelle-Grenade  ne  diffè-* 
rent  nullement  des  enfans,  et  dès  qu'ils  sentiront  leur  honneur  en- 
gagé à  faire  prospérer  leur  pays,  à  fonder  des  écoles,  à  ouvrir  des 
routes,  à  cultiver  leurs  vastes  territoires,  il  est  certain  qu'ils  feront 
tout  ce  qu'il  est  possible  d'attendre  d'eux.  Le  point  d'honneur  est  le 
principal  levier  avec  lequel  on  pourra  soulever  ce  peuple  et  le  lan- 
cer dans  la  voie  du  progrès;  c'est  la  grande  vertu  qui  révélera  toutes 
les  autres.  Ces  vertus  sont  nombreuses  i  si  l'on^peut  reprocher  aux 
Colombiens  une  certaine  paresse  morale,  on  ne  peut  nier  leur  intel- 
ligence, leur  bravoure,  leur  affabilité  et  surtout  leur  modestie.  Avec 
quelle  grâce  touchante  ne  rejettent-ils  pas  leur  propre  patrie  dans 
l'ombre  lorsqu'ils  parlent  de  la  France,  qui  pour  eux  est  le  repré- 
sentant le  plus  glorieux  des  races  latines  ! 

Le  jeune  homme  le  plus  remarquable  avec  lequel  je  liai  connais- 
sance s'appelait  Ramon  Diaz.  C'était  un  mulâtre  âgé  de  dix-huit  ans 
à  peine;  il  avait  eu  le  temps  déjà  d'acquérir  une  instruction  solide* 
En  compagnie  d'un  voyageur  européen,  il  avait  étudié  l'ornitholo- 
gie et  la  botanique  dans  la  plaine  qui  entoure  la  ville;  après  le  dé-  « 
part  de  l'explorateur  étranger,  il  avait  continué  ses  recherches  tout 


616  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

seul.  Aidé  ensuite  de  quelques  livres,  il  avait  su  rédiger  pour  son 
usage  personnel  des  cours  de  philosophie,  de  littérature,  de  géomé- 
trie. Cependant  la  variété  de  ses  connaissances  lîe  lui  avait  pas  in- 
spiré la  moindre  ambition  ;  il  restait  sans  fausse  honte  dans  la  tienda 
de  sa  mère,  où  il  vendait  peut-être  une  quinzaine  de  bananes  par 
jour.  S'il  était  sans  ambition,  il  n'était  point  sans  orgueil,  et  savait 
bien  que  ce  n'est  pas  la  position  sociale,  mais  la  dignité  personnelle 
qui  fait  la  valeur  de  l'homme. 

Ramon  Diaz  et  ses  amis  n'étaient  pas  seuls  à  égayer  mes  journées; 
j'avais  aussi  d'autres  visiteurs  :  le  singe  attaché  à  une  longue  corde, 
qui,  las  de  se  balancer  à  une  branche,  venait  de  temps  en  temps 
me  donner  une  accolade  ;  le  perroquet,  qui  me  récitait  les  noms  de 
tous  les  enfants  du  quartier  et  s'interrompait  souvent  par  le  cri  de 
hurrol  burro!  (âne!  âne!),  appris  sans  doute  des  Indiens,  qui  en- 
couragent ainsi  leurs  montures  ;  la  petite  perruche  verte ,  qui  pen- 
chait la  tête  d'un  air  timide  et  câlin,  comme  pour  demander  un 
baiser,  puis  lustrait  avec  son  bec  ses  ailes  étendues,  et  gazouillait 
joyeusement  quand  je  lui  jetais  les  fruits  rouges  du  cactus.  Ainsi 
entouré  d'amis,  et  d'ailleurs  un  peu  affaibli  par  la  chaleur,  je  ne  pou- 
vais consacrer  toutes  mes  heures  au  travail.  Cependant  mes  études , 
pour  n'être  pas  austères,  n'en  étaient  pas  moins  profitables.  On  peut 
apprendre  aussi  même  eh  jouissant,  et  le  balancement  de  mon  ha- 
mac ,  les  ombres  des  feuilles  découpées  sur  le  parquet  à  travers 
les  colonnes  de  bois  du  patio,  la  vue  de  la  coupole  lézardée  de  la 
cathédrale  se  dessinant  en  violet  sur  le  fond  bleu  du  ciel,  toutes  ces 
choses  servaient  à  graver  irrévocablement  dans  mon  esprit  chacune 
de  mes  réflexions.  Dans  le  silence  du  cabinet,  surtout  pendant  les 
nuits  froides  et  lugubres  de  nos  pays  du  nord,  celui  qui  cherche  la 
vérité  la  découvre  nue  dans  toute  sa  majesté  sereine,  et  peut  la  re- 
garder face  à  face  sans  que  rien  vienne  troubler,  sa  contemplation. 
Cette  conquête  a  quelque  chose  d'héroïque  ;  elle  est  certes  la  plus 
essentiellement  humaine,  mais  elle  est  solitaire  pour  ainsi  dire  et 
n'emprunte  sa  poésie  à  rien  de  ce  qui  l'entoure.  Au  milieu  de  la  na- 
ture tropicale,  cette  puissante  magicienne  qui  embellit  tous  les  ob- 
jets, chaque  pensée  devient  en  même  temps  un  tableau  ;  les  froides 
abstractions  du  nord  s'harmonisent  avec  le  milieu  qui  les  environne, 
et  souvent  une  idée  attend  pour  pénétrer  dans  l'esprit  qu'un  rayon 
de  soleil  se  fasse  jour  à  travers  le  feuillage.  Les  âmes  vibrent  à 
l'unisson  de  la  grande  âme  de  la  terre. 

Avec  la  soirée  viennent  les  bals  et  les  promenades.  Les  joueurs 
de  tambourin  et  de  castagnettes  se  réunissent  au  coin  des  rues  et 
improvisent  des  concerts  que  des  enfans  imitent  de  loin  à  grand 
PBnfort  de  chaudrons  et  de  crécelles.  Les  jeunes  filles  se  rassem- 


Là   NOUVELLE-GRENADE.  617 

Lient  chez  celle  de  leurs  amies  qui  célèbre  sa  fête  patronale,  et 
dansent  autour  d'un  reposoir  décoré  de  fleurs  et  de  guirlandes;  à 
côté  de  l'image  de  la  patronne  sont  suspendus  tous  les  objets  pré- 
cieux qu'on  a  pu  trouver  dans  la  maison  :  des  colliers,  des  bracelets, 
des  éventails,  des  pièces  d'étoffe,  de  vieilles  estampes  françaises 
représentant  l'ensevelissement  d'Atala  ou  la  mort  de  Poniatowski. 
Les  ménétriers,  jouant  avec  une  espèce  de  furie  leurs  aigres  ritour- 
nelles, sont  juchés  sur  des  meubles  recouverts  de  pièces  de  calicot, 
et  ne  se  reposent  que  d'heure  en  heure  pour  absorber  à  la  hâte  un 
verre  de  chicha.  Entre  qui  veut,  soit  pour  danser,  soit  pour  goûter 
aux  rafraîchissemens  qui  circulent  aux  frais  de  l'hôte  et  de  ses 
ninas.  La  maison  devient  propriété  publique,  et  cela  tous  les  soirs 
jusqu'à  l'anniversaire  de  la  fête  d'une  autre  jeune  fille. 

Grâce  à  la  beauté  des  nuits,  les  promeneurs  sont  encore  plus 
nombreux  sur  la  plage  que  les  danseurs  dans  les  salles  de  bal.  Ceux 
qui  n'ont  pas  vu  la  splendeur  des  nuits  tropicales  ne  peuvent  se 
figurer  combien  sont  douces  les  heures  passées  sous  la  lumière  voi- 
lée des  nuits  équatoriales ;  ils  ne  savent  pas  jusqu'où  peut  s'élever 
la  jouissance  exquise  de  l'être  physique  caressé  par  la  limpide  atmo- 
sphère qui  le  baigne  :  tous  les  sens  sont  flattés  à  la  fois,  et  chaque 
mouvement  est  si  doux  à  faire  qu'on  pourrait  se  croire  dégagé  des 
chaînes  de  la  pesanteur.  Le  ciel,  où  les  étoiles  scintillent  avec  une 
clarté  quatre  fois  plus  grande  que  dans  la  zone  tempérée  (1),  est 
presque  toujours  libre  de  nuages,  et  l'on  y  peut  contempler  tout 
entière  l'arche  flamboyante  de  la  voie  lactée.  La  lumière  zodiacale, 
que  la  plupart  des  astronomes  américains  prétendent  être  un  anneau 
semblable  à  celui  de  Saturne,  arrondit  son  orbe  immense  à  l'occi- 
dent ;  au  sud,  apparaissent  comme  des  flocons  de  neige  les  nuages 
magellaniques,  groupes  de  constellations  aussi  vastes  que  notre  ciel 
et  cependant  perdus  comme  une  vapeur  dans  l' infini  de  l'espace.  Â 
chaque  instant,  des  étoiles  fdantes,  beaucoup  plus  volumineuses  en 
apparence  que  celles  de  nos  climats  et  laissant  toujours  derrière  elles 
de  longues  traînées  de  diverses  couleurs,  traversent  le  ciel  dans  tous 
les  sens.  Parfois  on  dirait  les  fusées  d'un  feu  d'artifices;  cependant 
je  n'ai  jamais  entendu  la  moindre  explosion.  Cette  circonstance,  le 
nombre  et  le  volume  des  étoiles  fdantes  semblent  donner  un  grand 
poids  à  l'opinion  des  sa  vans  qui  ne  voient  dans  la  plupart  de  ces 
météores  autre  chose  que  la  combustion  spontanée  des  gaz  échappés 
aux  marécages.  En  effet,  il  ne  fermente  nulle  part  autant  de  matières 
putrescibles  que  dans  les  lagunes  des  forêts  tropicales,  et  les  gaz  qui 
s'en  élèvent  constamment  suffisent  sans  aucun  doute  à. former  de 

(i)  D'après  A!exanJie  de  Humboldt. 


618  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

Téritables  nuages  dans  les  régions  supérieures  de  l'atmosphère. 
Une  chose  contribue  encore  à  augmenter  l'influence  presque  eni- 
vrante des  nuits  tropicales  sur  l'organisme  :  les  parfums  des  jardins 
et  de  la  forêt.  Les  fleurs  de  chaque  espèce  s'ouvrent  l'une  après 
l'autre  et  versent  dans  l'air  la  senteur  spéciale  qui  les  distingue. 
Quelques-unes  de  ces  odeurs,  entre  autres  celle  du  palmier  corua, 
font  une  irruption  soudaine  et  envahissent  brusquement  l'atmo- 
sphère; d'autres,  plus  discrètes,  s'insinuent  avec  lenteur  et  s'em- 
parent graduellement  des  sens,  mais  toutes  se  succèdent  dans  un 
ordre  régulier  et  produisent  ainsi  une  vraie  gamme  de  parfums.  A 
l'imitation  de  Linné,  qfui  proposait  de  construire  une  horloge  de 
fleurs  où  les  heures  seraient  marquées  par  l'épanouissement  des 
corolles,  MM.  Spix  et  Martius,  les  célèbres  explorateurs  du  Brésil, 
voulaient  faire  une  horloge  tropicale  où  chaque  division  du  temps 
eût  été  indiquée  par  une  odeur  difl'érente,  s' échappant  d'une  fleur 
entr'ouverte  comme  la  fumée  s'échappe  de  l'encensoir. 

II. 

Après  m' être  installé  à  Sainte-Marthe,  il  me  restait  à  faire  quel- 
ques excursions  à  travers  la  plaine  et  dans  les  montagnes  qui  l'en- 
ferment de  leur  gigantesque  amphithéâtre.  Ma  première  course  fut 
pour  le  promontoire  qui  borde  du  côté  du  nord  les  salines  et  le  port 
de  Sainte-Marthe,  et  dont  les  falaises  abruptes  commandent  si  fière- 
ment les  flots.  Grâce  à  une  ravine  étroite  ouverte  par  les  eaux  de 
pluie  dans  les  rochers  d'ardoise,  je  pus  gravir,  non  sans  peine,  jus- 
qu^à  l'arête  vive  du  promontoire,  où  m'attendait  un  spectacle  magni- 
fique. A  mes  pieds,  du  côté  de  l'est,  se  déployait  le  port  de  Taganga, 
plus  ouvert,  mais  beaucoup  plus  vaste  que  celui  de  Sainte -Marthe, 
et  cependant  bien  rarement  visité,  si  ce  n'est  par  une  goélette  de 
contrebandiers  ou  une  barque  d'Indiens.  Malgré  mon  désir  de  con- 
templer plus  longtemps  les  deux  golfes  si  gracieusement  arrondis  de 
chaque  côté  de  la  chaîne  étroite,  la  violence  du  vent  me  força  bientôt 
à  descendre  un  grand  escalier  de  roches  et  à  me  tapir  sur  le  sable 
dans  une  grotte  défendue  des  vagues  par  des  récifs  en  désordre. 
Le  vent  alizé  se  fait  toujours  sentir  avec  une  très  grande  force  à 
une  certaine  hauteur  au-dessus  du  niveau  de  la  mer;  à  la  surface 
même  des  vagues,  il  est  retardé  par  la  friction  de  l'eau  sur  laquelle 
il  glisse,  tandis  que  plus  haut  il  n'éprouve  aucune  résistance  et 
souffle  avec  toute  son  énergie  :  toujours  les  voiles  supérieures  des 
navires  sont  plus  fortement  gonflées  que  les  basses  voiles.  Au 
moyen  do  petites  hélices  fixées  sur  les  mâts ,  on  pourrait  mesurer 
rintensité  du  vent  à  diverses  hauteurs  et  refaire  pour  les  courans 


LA   NOUVELLE-GRENADE.  619 

atmosphériques  les  calculs  que  l'ingénieur  de  Prony  a  faits  pour 
les  fleuves  :  on  apprendrait  ainsi  à  quelle  hauteur  au-dessus  du 
niveau  de  la  mer  se  fait  sentir  le  maximum  de  force  du  vent  alizé 
dans  chaque  saison  et  dans  chaque  latitude.  Ce  travail,  qui,  pour 
être  complet  et  concluant,  demanderait  du  reste  de  très  nom- 
breuses expériences,  serait  rendu  plus  facile  par  la  régularité  avec 
laquelle  ce  vent  de  la  zone  tropicale  souffle  sur  les  eaux;  loin  de  se 
propager,  comme  les  vents  de  nos  climats,  par  une  succession  de 
bouffées  «violentes  que  séparent  des  intervalles  de  repos,  la  brise 
alizée  se  meut  à  travers  l'espace  avec  une  impulsion  toujours  égale: 
c'est  un  courant  dont  la  vitesse  ne  change  pas. 

Ma  seconde  excursion  fut  plus  longue  et  moins  facile  que  la  pre- 
mière. Il  s'agissait  de  traverser  à  son  embouchure  le  fleuve  Manza- 
narès,  de  longer  la  plage  jusqu'aux  ruines  du  fort  de  San-Garlos  et 
de  gravir  la  montagne  qui  le  domine.  Rien  de  plus  aisé  en  appa- 
rence; mais  je  comptais  sans  une  république  de  chiens  sauvages, 
qui  avaient  établi  leur  campement  sur  la  rive  gauche  du  fleuve,  et 
ne  laissaient  pas  sans  bataille  envahir  leur  domaine.  A  peine  avais-je 
traversé  la  barre,  longue  levée  de  sable  alternativement  baignée  par 
les  eaux  douces  du  Manzanarès  et  les  eaux  salées  de  la  mer,  que  je 
vis  cinq  mâtins  vigoureux  se  lever  d'un  bond  des  hautes  herbes  où 
ils  étaient  couchés  et  s'élancer  vers  moi,  l'œil  ardent,  le  cou  tendu- 
En  un  instant,  j'étais  environné,  et  les  cinq  gueules  furieuses  s'ou- 
vraient pour  me  dévorer,  lorsque,  me  saisissant  d'un  morceau  de 
bois  échoué  sur  le  sable,  je  cassai  la  mâchoire  à  l'animal  le  plus 
acharné.  Ce  fut  un  coup  de  théâtre;  les  mâtins  s'arrêtent,  remuent 
la  queue  en  signe  d'affection,  et  se  couchent  à  mes  pieds.  Plus  que 
tous  les  autres,  le  chien  à  la  mâchoire  pendante  et  ensanglantée  me 
regarde  avec  une  servile  tendresse.  Ce  revirement  soudain  valut 
pour  moi,  je  l'avoue,  la  lecture  d'un  long  article  d'histoire  ou  de 
philosophie.  Que  d'hommes,  que  de  peuples  se  sont  ainsi  courbés 
sous  la  main  qui  les  frappait!  Combien  d'esclaves  n'y  a-t-il  pas  eu 
Amérique  qui  ont  gémi  sous  le  fouet  du  commandeur,  qui  n'ont 
jamais  pu  goûter  les  plus  simples  joies  de  la  famille,  et  qui  cepen- 
dant aiment  lâchement  leurs  maîtres,  et  sacrifieraient  même  leur 
vie  pour  eux  ! 

Une  demi-heure  après,  j'arrivais  au  fort  de  San-Carlos,  dont  les 
bastions  se  dressent  sur  un  rocher  en  travers  de  la  plage.  Les  mu- 
railles sont  démantelées,  les  canons,  exposés  depuis  plus  d'un  siè- 
cle à  l'âpre  vent  de  la  mer,  tombent  par  écailles  rouilleuses,  l'Océaa 
s'est  creusé  des  grottes  dans  les  casemates.  Rien  de  plus  paisible 
que  tout  cet  appareil  de  guerre  ébréché  par  le  temps  ;  nulle  part  on 
ne  peut  mieux  rêver  qu'au  pied  de  ces  remparts  qui  depuis  si  long- 


620  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

temps  ont  cessé  de  menacer  les  navires.  Malheureusement,  du  haut 
du  fort,  on  jouit  d'une  vue  assez  bornée,  si  ce  n'est  du  côté  de  la 
mer,  qui  se  déploie  à  l'occident  dans  toute  son  immensité,  et  l'on 
ne  voit  du  côté  de  la  terre  qu'un  étroit  horizon  de  rochers  et  de 
cactus.  Pour  contempler  dans  toute  sa  beauté  le  panorama  de  la 
plaine,  il  faut  se  risquer  sur  les  pentes  très  escarpées  de  la  mon- 
tagne au  pied  de  laquelle  a  été  bâti  le  fort.  Les  difficultés  de  l'as- 
cension commencent  à  la  base  même  du  mont.  Les  roches  ardoisées 
dont  il  se  compose  sont  formées  d'une  masse  très  friable  qui  se  dé- 
sagrège sous  le  pied  et  roule  en  débris  le  long  des  escarpemens. 
Les  seules  plantes  qui  croissent  dans  les  anfractuosités  appartien- 
nent à  la  famille  des  cactus,  et  sont  hérissées  de  formidables  épines; 
le  sol  même  est  tout  jonché  de  ces  dards  acérés.  Pour  gravir  à  tra- 
vers ces  pierres  qui  cèdent  sous  les  pas,  où  l'on  court  risque  à  cha- 
que instant  de  perdre  l'équilibre,  il  faut  poser  son  pied  avec  la  plus 
grande  prudence  entre  les  épines  et  insinuer  délicatement  son  corps 
sous  les  troncs  et  les  rameaux  entrelacés  des  cactus.  Un  seul  faux 
pas  causé  par  une  pierre  roulante,  un  seul  geste  maladroit,  et  l'on 
peut  s'aveugler  ou  se  blesser  grièvement  en  s' enfonçant  dans  les 
chairs  comme  des  paquets  d'épingles.  Jadis  les  Espagnols  de  la  Co- 
lombie plantaient  aux  abords  de  leurs  forteresses  des  rangées  de 
cactus,  et  ces  fortifications  végétales  étaient  plus  difficiles  à  fran- 
chir que  des  murailles  et  des  fossés. 

Afin  de  mieux  connaître  l'aspect  général  de  ces  montagnes  où  je 
désirais  m' établir,  et  me  familiariser  en  même  temps  avec  les  dan- 
gers qu'elles  offrent,  je  résolus  de  m'enfoncer  dans  la  montana  (1) 
et  de  m' élever  aussi  haut  que  possible  sur  les  flancs  de  la  Horqueta. 
Quand  je  demandai  quelques  renseignemens  sur  cette  montagne,  on 
voulut  me  dissuader  et  m' effrayer  par  la  description  d'une  foule  de 
dangers  imaginaires  :  on  me  parla  de  serpens  et  de  tigres  (jaguars); 
un  Indien,  fort  en  arithmétique,  prétendit  même  qu'il  y  avait  exac- 
tement une  trentaine  de  ces  animaux ,  quatorze  mâles  et  seize  fe- 
melles, rôdant  sur  les  pentes  de  la  Horqueta.  Un  autre  m'affn-ma 
qu'il  existait  dans  les  vallées  supérieures  une  tribu  de  sauvages  qui 
avaient  pour  habitude  d'assassiner  les  étrangers  au  moyen  de  flè- 
ches trempées  dans  le  venin  du  curare.  Un  troisième  soutint  que 
les  montagnes  étaient  enchantées,  et  que,  parmi  les  naturels,  d'ha- 
biles sorciers  s'entendaient  avec  le  diable  pour  garder  l'entrée  de 
leurs  défilés.  Celui  qui  franchit  la  première  gorge,  me  disait-on, 
doit  bj-aver  des  torrens  de  pluie  qui  descendent  du  ciel  en  vérita- 
bles cataractes.  Si  la  force  et  le  courage  ne  lui  manquent  pas,  et 

(1)  Forêt  vierge. 


LA   KOUVELLE-GRENADE.  621 

qu'il  atteigne  le  second  défilé,  il  est  assailli  par  un  ouragan  de  neige; 
si,  malgré  la  tempête,  il  continue  à  gravir  le  roc,  alors  le  diable  en 
personne  vient  à  sa  rencontre  et  montre  ses  cornes  au  voyageur  obs- 
tiné. Cette  fable  s'appuie  sur  un  fond  de  vérité  et  peut  donner  aux 
gens  superstitieux  une  vague  idée  de  la  superposition  des  climats 
sur  les  flancs  des  hautes  montagnes.  En  effet,  la  Sierra-Nevada,  po- 
Bée  comme  une  barrière  gigantesque  en  travers  du  chemin  suivi  par 
les  vents  alizés,  reçoit  dans  ses  vallées  toutes  les  vapeurs  qui  s'élè- 
vent de  la  mer;  l'après-midi,  vers  deux  heures  ou  trois  heures  au 
plus  tard,  même  pendant  les  deux  saisons  des  sécheresses  annuelles, 
alors  qu'un  impitoyable  azur  s'étend  sur  la  plaine,  l'orage  éclate 
dans  la  sierra,  et  les  vapeurs  se  précipitent  en  torrens  de  pluie 
dans  les  vallées  inférieures,  en  ouragans  de  neige  sur  les  pentes 
élevées.  Plus  haut  encore  s'étendent  les  paramos^  plateaux  dé- 
serts où  ceux  qui  ne  sont  pas  habitués  aux  courses  de  montagnes 
sont  souvent  pris  de  vertige;  ce  vertige,  à  quoi  l'attribuer,  si  ce 
n'est  aux  maléfices  du  démon?  Je  craignais  peu  les  sortilèges;  mais 
en  l'absence  de  guides  je  ne  pouvais  guère  me  flatter  de  découvrir 
seul  les  défilés  praticables  et  les'  sentiers  frayés  par  les  tapirs  à  tra- 
vers les  fourrés.  A  Sainte -Marthe,  pas  un  seul  homme,  blanc,  noir 
ou  sambo,  n'avait  pénétré  dans  la  sierra  jusqu'à  la  base  de  la  Hor- 
queta.  Quarante  jours  avant  mon  arrivée,  une  dizaine  d'hommes, 
munis  de  provisions  et  d'armes,  étaient  partis  pour  la  montagne  dans 
l'espoir  d'obtenir  du  gouvernement  une  concession  de  16,000  hec- 
tares de  terres  excellentes ,  promise  à  celui  ou  à  ceux  qui  découvri- 
raient un  col  facile  par  lequel  on  pourrait  tracer  un  sentier  jusqu'à 
la  ville  de  Yalle-Dupar,  située  en  droite  ligne  à  vingt-cinq  lieues  au 
sud-est;  mais  l'expédition,  loin  de  franchir  la  crête  de  la  sierra,  re- 
descendit par  une  vallée  latérale  au  village  de  la  Fundacion,  près  de 
la  Gienega.  Il  est  certainement  incontestable  que  ces  montagnes  sont 
d'un  très  difficile  accès;  cependant  on  ne  peut  trop  s'étonner  qu'un 
sommet  haut  de  plus  de  Â,000  mètres  et  se  dressant  à  moins  de 
quatre  lieues  de  distance  de  Sainte-Marthe  soit  resté  complètement 
inexploré  jusqu'à  ce  jour.  Les  pics  les  plus  élevés  n'ont  pas  même 
reçu  de  noms,  et  personne  n'a  jamais  su  me  dire  quel  était  le  San- 
Lorenzo,  souvent  cité  dans  les  ouvrages  de  Humboldt.  Je  présume 
que  ce  grand  voyageur  désignait  ainsi  la  Horqueta. 

Ne  pouvant  trouver  aucun  Espagnol  qui  voulût  me  servir  de 
guide,  je  me  rappelai  la  promesse  que  j'avais  faite  à  mon  ami  Zamba 
Simonguama  et  je  résolus  d'aller  le  visiter  dans  son  village  de  Bonda 
pour  me  faire  accompagner  par  lui  dans  la  montagne.  Je  deman- 
dai naïvement  où  était  situé  Bonda,  mais  on  me  regarda  d'un  air 
étonné.  «  No  hay  génie  en  la  sierra  (il  n'y  a  personne  dans  la 


622  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

sierra).  —  Comment!  les  villages  sont  déserts?  —  No,  pera  no  hay 
gente,  le  digOj  no  hay  que  Chinos  (non,  mais  il  n'y  a  personne, 
vous  dis- je,  il  n'y  a  que  des  Chinois).»  Doublement  étonné  par 
cette  assertion  contradictoire  qui  niait  l'existence  d'habitans  dans 
les  villages  et  affirmait  en  même  temps  que  des  Chinois  s'y  étaient 
établis,  j'insistai  pour  avoir  la  clé  de  cette  énigme,  et  j'appris  que 
les  habitans  de  la  plaine,  blancs  et  noirs,  étaient  seuls  connus  sous 
le  nom  de  gente  (gens);  quant  aux  Indiens,  ils  n'avaient  pas  droit 
au  titre  d'hommes,  ils  n'étaient  que  des  Chinois.  Ce  nom,  de  même 
que  celui  d'Indiens,  évidemment  imposé  aux  indigènes  de  l'Amé- 
rique par  les  premiers  conquistadores,  est  une  nouvelle  preuve 
que  les  Espagnols  étaient  fermement  persuadés  d'avoir  découvert 
les  côtes  orientales  de  l'Asie.  Christophe  Colomb  croyait  que  les 
côtes  de  Veragua,  près  de  Portobello,  étaient  à  neuf  journées  de 
marche  de  l'embouchure  du  Gange.  Pour  lui,  l'île  de  Cuba  n'était 
autre  que  le  Japon  ou  royaume  de  Cipango,  la  Côte- Ferme  était 
une  péninsule  de  la  vaste  et  mystérieuse  Terra  Sinensis,  et  les 
Peaux-Rouges  étaient  des  Chinois  ou  des  Indiens.  Dans  l'embarras 
du  choix,  on  leur  donna  les  deux  noms,  dont  l'un  a  été  adopté  en 
Europe,  tandis  que  l'autre  s'est  perpétué  dans  le  pays  jusqu'à  nos 
jours.  Longtemps  les  fiers  Castillans  refusèrent  le  nom  d'hommes 
aux  indigènes  et  les  traitèrent  comme  des  bêtes  brutes.  Les  nègres 
importés  d'Afrique  ne  furent  pas  respectés  davantage  dans  l'ori- 
gine; mais,  par  suite  des  croisemens  et  de  l'abolition  de  l'esclavage, 
le  mélange  entre  blancs  et  noirs  s'opéra  graduellement,  tandis  que 
les  Indiens  restaient  à  l'écart  dans  leurs  vallées  montagneuses.  Peu 
à  peu  les  nègres  et  les  mulâtres ,  avec  leur  outrecuidance  naïve  et 
la  puissance  d'assimilation  qui  les  distingue,  se  sont  rangés  hardi- 
ment dans  la  gente,  et  laissent  aux  Indiens  seuls  la  qualification 
dédaigneuse  de  ninguno  (personne).  Il  va  sans  dire  que  nul  ne  fait 
cette  distinction  injurieuse  dans  les  états  plus  civilisés  de  la  Nou- 
velle-Grenade, sur  les  hauts  plateaux,  où  les  Indiens  forment  la 
plus  grande  partie  de  la  population  et  sont  depuis  longtemps  nés  à 
la  vie  politique.  Les  tribus  indiennes  qui  ne  sont  point  encore  fu- 
sionnées dans  la  masse  du  peuple  et  vivent  à  part  dans  leurs  vil- 
lages ou  leurs  ranchos  sont  les  seules  que  les  habitans  des  villes 
se  permettent  de  traiter  ainsi  ;  elles  forment  tout  au  plus  la-  ving- 
tième partie  de  la  population  néo-grenadine. 

Le  désir  de  voir  ces  Chinos  ne  pouvait  qu'augmenter  mon  ardeur 
pour  l'excursion  de  la  Horqueta.  Mon  ami  Ramon  Diaz  s'offrit  à 
m' accompagner  jusqu'à  Mamatoco,  village  indien  situé  à  une  lieue 
de  Sainte-Marthe,  sur  la  rive  gauche  du  Manzanarès.  Le  large  sen- 
tier qui  mène  à  ce  village  traverse  les  jardins,  longe  au  nord  de  la 


I 


LA   NOUVELLE-GRENADE.  623 

plaine  la  base  de  la  chaîne  montagneuse,  puis  s'engage  dans  un 
défilé  entre  cette  chaîne  et  quelques  mamelons  rocheux  couverts  de 
cactus.  C'est  par  là  que,  pendant  les  fortes  crues,  le  Manzanarès 
déverse  ses  eaux  et  menace  la  ville  de  Sainte-Marthe.  Dans  chacune 
de  ses  inondations,  il  apporte  avec  lui  d'énormes  quantités  de  sable 
qui  recouvrent  les  chemins  de  leur  masse  mouvante  et  rendent  la 
marcha  extrêmement  pénible.  Au-delà  du  fleuve,  que  l'on  traverse 
à  gué,  la  route  devient  excellente,  et  l'on  atteint  en  quelques  mi- 
nutes le  village  de  Mamatoco,  longue  rue  bordée  de  cabanes  et 
aboutissant  à  une  petite  place  où  s'élève  une  maison  à  fenêtres  et  à 
vérandah,  appartenant  au  consul  anglais. 

Presque  tous  les  Indiens,  hommes,  femmes  et  enfans,  étaient 
occupés  dans  leurs  jardins  et  dans  leurs  champs  de  cannes;  la  rue 
était  déserte,  et  les  seuls  habitans  du  village  semblaient  être  les 
vautours  gallinazos,  perchés  sur  les  toits  de  feuilles  de  palmier. 
Rien  de  spécial  ne  me  retenant  à  Mamatoco,  je  pris  congé  de  Ramon 
Diaz  après  avoir  demandé  les  renseignemens  nécessaires,  et  je 
m'empressai  de  gravir  le  sentier  montueux  qui  mène  à  travers  les 
forêts  à  la  belle  vallée  de  Bonda.  Mon  ancien  compagnon  de  voyage, 
Simon guama,  me  reçut  avec  une  explosion  de  joie  et  courut  appeler 
tous  ses  amis  pour  fêter  avec  eux  ma  bienvenue  par  une  bouteille 
de  chiclui]  ensuite  il  me  servit  un  repas  de  fruits  et  à^  pichipi- 
chis  (1),  et  me  fit  promettre  de  passer  la  nuit  dans  sa  cabane.  Pour 
m'en  faire  les  honneurs,  il  mê  montra  ses  outils,  ses  instrumens  et 
jusqu'à  ses  habits;  mais  il  oublia  de  me  présenter  à  sa  femme.  In- 
dienne effarée,  dont  la  chevelure  en  désordre  flottait  au  vent  comme 
une  crinière  de  cheval.  Jamais  son  mari  ne  lui  adressait  la  parole; 
il  se  contentait  de  lui  donner  par  signes  des  ordres  qu'elle  compre- 
nait du  reste  admirablement,  et  s'empressait  d'exécuter  aussitôt. 
Devant  les  étrangers,  la  femme  de  l'Indien  est  toujours  une  esclave 
muette.  D'où  vient  cet  effacement  absolu  de  l'épouse,  lorsqu'elle 
voit  pénétrer  un  tiers  dans  la  cabane  conjugale?  Peut-être  d'un  raf- 
finement de  jalousie  chez  l'époux.  Avec  cette  religion  qu'il  met  en 
général  dans  tous  ses  actes,  il  considère  sa  femme  plutôt  comme  une 
institution  que  comme  une  personne  ;  elle  est  sa  propriété  par  ex- 
cellence, et  pour  mieux  la  sauvegarder,  il  ne  veut  pas  même  qu'elle 
soit  admirée.  Le  musulman  voile  sa  femme;  plus  jaloux  encore, 
l'Indien  l'abaisse  systématiquement  devant  l'étranger  :  il  en  fait  une 
esclave,  lui  défend  la  parole,  presque  le  regard,  lui  ôte  toute  indi- 
vidualité et  la  supprime  pour  ainsi  dire. 


(1)  Petits  coquillages  bivalves  offrant  une  certaine  ressemblance  avec  le  cardium  escu- 
lentum. 


624  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Mon  titre  de  Français  me  valut  un  accueil  empressé  de  la  part 
de  tous  les  Indiens  invités  par  Zamba.  Les  pirates  français,  qui  jadis 
écumaient  la  mer  des  Antilles  et  qui  ont  laissé  tant  de  sanglans  sou- 
venirs sur  les  côtes  de  la  Colombie  et  de  l'Amérique  centrale,  n'en 
voulaient  qu'aux  frégates,  aux  plantations,  aux  villes  espagnoles,  et 
dans  leurs-  expéditions  prenaient  souvent  les  Indiens  pour  compa- 
gnons de  meurtre  et  d'incendie.  De  là  sans  doute  cette  popularité 
qui  s'attache  au  nom  de  Français.  Malgré  moi,  je  devenais  solidaire 
des  anciens  pirates  de  l'île  à  la  Tortue. 

De  même  que  les  autres  tribus  de  la  Sierra-Nevada  de  Sainte- 
Marthe,  toutes  connues  par  les  noms  de  leurs  villages,  Gaïra,  Ma- 
matoco,  Masinga,  Taganga,  la  tribu  des  Bondas  descend  de  l'ancien 
peuple  des  Taironas,  qui,  lors  de  l'arrivée  des  Espagnols,  cultivait 
les  vallées  et  les  pentes  des  montagnes  jusqu'au  pied  même  des 
glaces,  et  pouvait,  dit-on,  mettre  plus  de  cinquante  mille  combat- 
tans  sous  les  armes.  Plus  d'une  fois  il  repoussa  les  Espagnols  en 
bataille  rangée,  et  la  plage  de  Gaïra  garde  encore  le  souvenir  d'une 
lutte  terrible  où  toute  une  armée  d'envahisseurs  blancs  fut  exter- 
minée jusqu'au  dernier  homme.  Cependant  les  Indiens,  attaqués 
de  nouveau,  durent  à  la  fm  céder  devant  la  discipline  et  les  armes 
à  feu  des  Européens,  et  probablement  ils  ne  doivent  qu'aux  re- 
traites de  leurs  montagnes  d'avoir  en  partie  échappé  au  fer  et  à 
la  flamme.  Aujourd'hui  les  descendans  des  antiques  Taironas  sont 
dans  un  état  de  transition.  Ils  ne  sont  pas  encore  entrés  dans  le  cou- 
rant de  la  vie  civilisée,  comme  leurs  frères  des  états  de  Santander 
et  de  Boyacà,  et  cependant  ils  ne  vivent  plus  dans  la  fière  et  sau- 
vage liberté  d'autrefois.  Ils  ne  parlent  même  plus  la  langue  de  leurs 
pères,  et  depuis  la  guerre  de  l'indépendance,  qui  les  a  transformés 
en  soldats  et  en  citoyens,  ils  ont  perdu  le  sentiment  de  la  petite 
patrie  locale  pour  se  rattacher  à  la  grande  patrie  grenadine.  C'est 
dans  ce  nouveau  patriotisme  qu'est  le  germe  de  leur  régénération 
future. 

Les  caciques  des  Indiens  de  la  sierra  n'ont  jamais  eu  qu'une  au- 
torité librement  consentie  par  tous  les  membres  de  la  tribu  ;  mais 
autrefois  cette  autorité  décidait  sur  tous  les  procès,  prononçait  tous 
les  jugemens  d'une  manière  absolue  et  sans  appel.  Aujourd'hui  les 
caciques  ne  sont  en  réalité  que  de  simples  juges  de  paix,  et  toutes 
les  affaires  importantes  doivent  être  portées  devant  le  tribunal  de 
Sainte-Marthe.  Simonguama  l'avait  appris  à  ses  dépens.  S'il  eût  été 
jugé  dans  sa  tribu,  il  n'aurait  certainement  pas  été  condamné  à  la 
forte  peine  qu'il  avait  dû  subir  pour  avoir  pénétré  de  nuit  dans  la 
cabane  4' un  mulâtre  de  Mamatoco  et  l'avoir  complètement  pillée. 
Chaque  peuple  a  sa  morale  :  aux  yeux  des  autres  Bondas,  Zamba 


LA   NOUVELLE-GRENADE.  625 

n'avait  commis  qu'une  peccadille,  et  quand  il  revint  dnpresidiOy  il 
n'avait  rien  perdu  de  sa  dignité  personnelle. 

Malgré  les  apparences,  la  religion  des  Indiens  de  la  sierra  diffère 
également  de  celle  des  Samarios.  Il  est  vrai  qu'ils  n'adorent  plus  le 
soleil  :  en  général,  ils  ont  même  dans  leur  cabane  une  petite  image 
de  la  Vierge  fixée  à  un  pieu  par  une  épingle  ou  par  un  clou  ;  mais 
ils  ne  sont  pas  catholiques  pour  cela.  La  sainte  Vierge  leur  semble 
une  bonne  petite  déesse,  suffisante  tout  au  plus  à  la  protection  du 
foyer,  mais  complètement  impuissante  au  dehors  de  la  cabane. 
Qu'ils  franchissent  le  seuil  de  leurs  portes,  aussitôt  ils  voi-ent  les 
deux  grandes  pointes  bleues  de  la  Horqueta  se  dresser  au-dessus 
des  forêts  et  des  pics.  Cette  double  cime,  c'est  la  grande,  la  redou- 
table déesse  de  toutes  les  tribus  qui  vivent  sous  son  ombre;  c'est 
elle  qui  arrache  des  nuages  au  ciel  pour  les  ceindre  autour  de  son 
front,  c'est  elle  qui  épanche  les  torrens  de  ses  gorges  et  de  ses  val- 
lées, elle  qui  mugit  par  la  voix  des  orages;  la  plaine  qui  s'étend  à 
ses  pieds  est  fertilisée  par  ses  pluies  et  par  ses  ruisseaux.  IN' est -ce 
pas  à  elle  qu'il  faut  reporter  tout  hommage  pour  la  croissance  des» 
plantes  et  pour  la  nourriture  journalière?  N'est-ce  pas  devant  elle 
qu'il  faut  trembler  quand  elle  lance  la  tempête  dans  les  vallées  qui 
l'entourent? 

Depuis  son  retour  des  galères,  Zamba  Simonguama  avait  eu  déjà 
le  temps  de  se  faire  industriel  et  de  monter  une  petite  sucrerie. 
Pendant  les  quelques  instans  de  répit  que  me  laissait  son  hospitalité, 
trop  empressée  peut-être,  je  tâchai  d'examiner  en  détail  tous  ses 
appareils  de  fabrication.  De  même  que  ceux  de  toutes  les  modestes 
usines  de  la  sierra,  ils  se  réduisaient  à  bien  peu  de  chose;  mais  ils 
ne  m'en  semblèrent  pas  moins  respectables  comme  le  type  originel 
des  machines  compliquées  et  savantes  que  l'on  voit  aujourd'hui  dans 
les  usines  importantes  d'Europe  et  d'Amérique.  Un  âne  attaché  à  un 
manège  fait  tourner  l'un  sur  l'autre  deux  rouleaux  à  engrenages  de 
bois;  un  enfant  introduit  le  petit  bout  de  la  canne  à  sucre  entre  les 
deux  rouleaux,  la  canne  est  écrasée,  et  le  vin  de  canne  s'écoule  par 
un  tuyau  de  bambou  dans  une  énorme  calebasse  où  un  second  en- 
fant, muni  d'une  calebasse  plus  petite,  puise  le  jus  pour  le  transva- 
ser dans  la  marmite  qui  sert  à  la  fois  de  grande,  de  flambeau,  de  si- 
rop et  de  batterie  [i).  Cette  marmite,  soutenue  par  quelques  briques, 
repose  sur  un  fourneau  creusé  dans  le  sol,  de  sorte  que,  pour  acti- 
ver le  feu,  le  chauffeur  est  obligé  de  sauter  dans  un  trou  de  plus 
d'un  mètre  de  profondeur.  Toutes  les  vingt-quatre  heures,  on  verse 

(1)  Noms  des  quatre  chaudières  dans  lesquelles  le  vin  de  canne  doit  passer  successi- 
vement avant  d'être  tiré. 

TOME  x\v.  ,  40 


626  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

le  sirop  de  la  marmite  dans  un  baquet  où  il  se  fige  lentement,  puis 
on  le  découpe  en  panelas^  petits  pains  rectangulaires  qui  forment 
avec  les  bananes  la  base  de  l'alimentation  dans  les  provinces  sep- 
tentrionales de  la  Nouvelle-Grenade;  il  arrive  souvent  que  des  In- 
diens et  des  nègres  se  contentent  de  sucre  à  leurs  repas.  J'ai  calculé 
que  sur  les  côtes  atlantiques  de  la  Colombie  chaque  personne  mange 
plus  de  cent  cinquante  kilogrammes  de  sucre  par  an.  Dans  aucun 
pays  du  monde,  pas  même  dans  les  Antilles,  la  consommation  de 
cette  denrée  n'est  aussi  considérable;  nulle  part  aussi  la  canne  n'est 
plus  riche  en  sucre,  et  bien  que  les  moyens  d'extraction  soient  tout 
à  fait  primitifs ,  cependant  le  rendement  du  vin  de  canne  en  sucre 
cristallisé  est  d'environ  seize  pour  cent. 

La  nuit  venue,  Simonguama,  voulant  me  donner  l'hospitalité  en  vé- 
ritable caballero^  fit  déployer  par  sa  femme  une  grande  toile  neuve 
tissée  avec  les  feuilles  fibreuses  de  l'agave;  puis,  montant  sur  un 
tronc 'de  gayac  qui  servait  alternativement  de  chaise  et  de  table, 
parvint  à  hisser  cette  toile  sur  mon  lit,  espèce  de  claie  fixée  au-des- 
sous du  toit.  Jamais  peut-être  un  Indien  n'avait  montré  pareil  luxe, 
et  je  manifestais  ma  reconnaissance  à  Zamba  lorsque  tout  à  coup  un 
scorpion  long  de  près  d'un  demi-pied  tomba  d'un  pli  de  la  toile. 
Mes  remerciemens  expirèrent  sur  mes  lèvres,  et  ce  fut  avec  une  vé- 
ritable frayeur  que  je  grimpai  sur  ma  couche.  Ma  nuit  fut  assez  peu 
comfortable,  je  l'avoue;  il  me  semblait  à  chaque  instant  qu'un  autre 
scorpion  allait  me  plonger  son  dard  dans  les  chairs.  Le  lendemain, 
en  descendant  du  perchoir  de  cannes  sauvages  sur  lequel  j'avais  si 
désagréablement  passé  la  nuit  à  dix  pieds  au-dessus  du  sol,  j'en- 
gageai Simonguama  à  m' accompagner  à  la  Horqueta;  mais  il  m'a- 
voua ne  pas  connaître  cette  région  des  montagnes  et  n'avoir  par- 
couru que  les  sierritas  du  voisinage.  Il  s'offrit  en  même  temps  à  me 
conduire  jusqu'à  Masinga,  village  situé  au  sommet  d'une  terrasse 
très  élevée  d'où  l'on  jouit  d'une  vue  admirable  sur  la  mer  et  sur  la 
plaine  de  Sainte-Marthe.  Il  m'affirmait  que  là  je  trouverais  facile- 
ment un  guide.  En  effet,  à  peine  eus-je  adressé  ma  demande  au  ca- 
poral ou  cacique  des  Indiens  de  Masinga,  que  celui-ci  me  présenta 
un  jeune  homme  qui,  disait-il,  pourrait  me  mener  «  en  toda  parte 
del  mundo  »  (dans  toutes  les  parties  du  monde).  Je  me  hâtai  de  con- 
clure le  marché  avec  ce  guide  incomparable,  et  nous  partîmes  aus- 
sitôt. 

Pendant  plusieurs  heures  consécutives,  nous  marchâmes  à  tra- 
vers la  forêt,  sur  le  versant  d'une  vallée  où  nous  entendions  rouler 
un  torrent,  puis  nous  suivîmes  un  chemin  frayé  par  les  chèvres  au 
milieu  de  pâturages,  et  vers  deux  heures  de  l'après-midi  nous  arri- 
vâmes sur  un  plateau  aride  où  se  perdait  toute  trace  de  sentier.  En 
face,  bien  au-dessus  de  nos  têtes,  apparaissait,  bleue  et  sereine,  la 


LA   NOUVELLE-GRENADE.  '  627 

double  tête  de  la  Horqueta,  séparée  de  nous  par  un  profond  abîme; 
en  nous  retournant,  nous  pouvions  encore  apercevoir  la  plaine  éta- 
lant sa  ceinture  verte  autour  du  bassin  tranquille  du  port.  Le  guide, 
qui  jusque-là  avait  marché  d'un  pas  ferme,  donnait  des  signes  d'in- 
quiétude; il  était  évidemment  arrivé  au  bout  de  ce  monde  qu'il  con- 
naissait si  bien,  et  ce  fut  à  mon  tour  de  le  conduire.  Je  montai  d'a- 
bord sur  un  grand  pdadcro  (1),  espérant  pouvoir  contourner  du 
côté  du  sud  la  grande  vallée  qui  s'étend  au  pied  de  la  Horqueta; 
mais  je  vis  qu'il  fallait  nécessairement  franchir  ce  gouffre,  et,  choi- 
sissant pour  descendre  une  gorge  dont  les  pentes  étaient  couvertes 
d'un  fourré  de  cannes  épineuses,  je  descendis  de  mon  mieux  dans 
le  lit  du  torrent.  Les  bords  en  étaient  ombragés  par  une  végétation 
tellement  enchevêtrée  que  pour  avancer  il  nous  était  souvent  plus 
facile  de  nous  glisser  de  branche  en  branche  comme  des  singes  que 
de  ramper  sur  le  sol.  Après  nous  être  déchiré  les  vêtemens,  les 
mains  et  le  visage,  nous  parvînmes  à  atteindre  le  plateau  qui  domine 
l'autre  rive;  mais,  arrivés  à  la  lisière  de  la  forêt  qui  s'étend  sur  les 
pentes  mêmes  de  la  montagne,  il  nous  fut  impossible  de  franchir  la 
barrière  des  troncs,  des  lianes,  des  parasites  entrelacés.  En  même 
temps  un  orage  menaçant  se  formait  sur  nos  têtes.  11  fallut  bien  cé- 
der aux  plaintes  de  mon  guide  et  me  décider  à  faire  ignominieuse- 
ment volte-face.  Ainsi  qu'on  me  l'avait  prédit  à  Sainte-Marthe,  les 
sortilèges  du  diable  l'avaient  emporté. 

Pour  redescendre  à  Masinga,  le  chemin  le  plus  commode  me 
sembla  le  lit  du  torrent  dont  nous  avions  longé  la  vallée.  Ce  fut  une 
descente  pénible  :  pendant  plus  de  deux  heures,  sous  une  pluie  bat- 
tante, il  nous  fallut  bondir  de  degré  en  degré  sur  un  immense  esca- 
lier dont  les  marches  sont  des  rochers  et  des  troncs  d'arbre  jetés  au 
hasard.  Tous  ceux  qui  sont  habitués  aux  courses  de  montagnes  savent 
que,  pour  descendre  ainsi,  il  faut  s'en  remettre  entièrement  à  son 
instinct  et  laisser  se  réfugier  dans  les  membres  l'intelligence  qu'on 
a  ordinairement  dans  la  tête;  réfléchir,  alors  qu'un  pied  s'arrête 
sur  la  pointe  d'un  roc  et  que  l'autre  se  balance  dans  l'espace,  c'est 
tomber,  et  tomber,  c'est  se  fendre  le  crâne.  Tantôt  il  faut  sauter  par- 
dessus une  branche  d'arbre,  tantôt  ramper  au-dessous,  puis  s'élancer 
sur  un  rocher  au  milieu  de  l'eau  blanche  d'écume,  se  tenir  en  équi- 
libre sur  le  bord  d'un  précipice,  appuyer  son  pied  sur  l'anfractuosité 
d'une  paroi  verticale  et  savoir  se  retenir  à  une  branche  de  bois  mort 
sans  la  briser,  aune  touffe  d'herbe  sans  l'arracher. 

Nous  descendions  ainsi,  lorsque  tout  à  coup  je  ressentis  à  l'œil 
une  vive  douleur;  une  guêpe  du  pays,  la  conchahona,  dont  j'avais 
par  mégarde  frappé  le  nid  suspendu  à  une  branche  d'arbre,  venait 

(1)  Monticule  de  roches  dénudées  par  les  agens  atmosphériques. 


^28  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

de  me  percer  la  paupière.  En  quelques  secondes,  l'œil  piqué  était 
entièrement  fermé,  et  l'autre  ne  laissait  passer  la  lumière  qu'à 
travers  une  fente  étroite.  Je  n'y  voyais  plus  qu'à  peine,  et  je  me 
laissais  péniblement  glisser  de  bloc  en  bloc,  quand  soudain  je  me 
trouvai  dans  l'eau  jusqu'à  mi -corps.  Heureusement  que  les  pre- 
mières maisons  de  Masinga  n'étaient  pas  éloignées;  je  m'y  traînai 
péniblement  à  l'aide  de  mon  guide,  et  j'allai  chez  le  caporal  récla- 
mer l'hospitalité  à  laquelle  ma  qualité  d'étranger  me  donnait  droit. 
Mon  hôte  mit  aussitôt  une  compresse  sur  mes  yeux,  me  hissa  sur 
la  claie  de  cannes  sauvages  attachée  aux  poutres  du  toit;  puis  il 
s'empressa  d'aller  chercher  le  médecin-sorcier  du  village.  Celui-ci, 
jeune  encore  et  de  plus  haute  taille  que  ne  le  sont  en  général  les 
hommes  de  sa  tribu,  était  d'une  beauté  rare;  mais  il  laissait  presque 
toujours  errer  son  regard  comme  s'il  rêvait  :  on  comprenait  à  son 
air  étrange,  à  sa  démarche  hésitante,  qu'il  vivait  dans  la  solitude 
en  communion  avec  la  nature.  Il  me  caressa  longuement  la  figure 
comme  les  Indiens  ont  l'habitude  de  le  faire  à  leurs  malades,  puis 
m'appliqua  sur  la  paupière  une  feuille  de  naranjito  (1).  En  peu  de 
minutes,  je  me  sentis  complètement  guéri. 


m. 


Pendant  mon  séjour  de  quelques  semaines  à  Sainte-Marthe,  j'avais 
déjà  pu  m' apercevoir  qu'il  me  serait  assez  difficile  de  fonder  une 
exploitation  agricole  telle  que  je  l'entendais.  Presque  toute  la  plaine 
est  divisée  en  parcelles  d'assez  médiocre  étendue,  appartenant  à  des 
métis  et  à  des  noirs  qui  cultivent  eux-mêmes  les  arbres  fruitiers  et 
viennent  tous  les  matins  porter  à  la  ville  le  produit  de  leur  cueillette. 
Je  ne  pouvais  guère  penser  à  entrer  en  association  avec  l'un  de  ces 
agriculteurs,  braves  gens  vivant  sans  aucune  préoccupation  de 
l'avenir,  et  passant  leur  vie,  assez  paresseuse  d'ailleurs,  en  disputes 
au  sujet  des  conduits  d'irrigation,  souvent  accaparés  au  profit  d'un 
seul.  Quant  aux  vallées  et  aux  pentes  de  la  sierra,  dont  les  terrains, 
d'une  exubérante  fertilité,  suffiraient  pour  nourrir  amplement  un 
demi-million  d'hommes,  ils  ont  été  concédés  depuis  longtemps  à 
quelques  grands  capitalistes  qui  ne  veulent  ni  vendre  ni  cultiver, 
et,  dans  le  vague  espoir  d'une  future  colonisation  entreprise  sur  une 
échelle  gigantesque,  refusent  d'aliéner  la  moindre  partie  de  leur 
immense  territoire.  Ils  ne  l'ont  jamais  visité,  jamais  ils  n'ont  essayé 
d'en  parcourir  les  solitudes,  ils  en  ignorent  même  la  véritable  éten- 
due; mais  du  moins  peuvent-ils  chaque  soir,  en  se  promenant  le  long 

(1)  Arbuste  dont  la  feuille  ressemble  à  celle  de  l'oranger. 


LA    NOUVELLE-GRENADE.  629 

de  la  plage ,  contempler  les  montagnes  bleues ,  les  vallées  pleines 
d'ombre  qui  leur  appartiennent,  et  se  dire  avec  satisfaction  :  Tout 
cet  horizon  est  à  moi  î 

Les  pentes  de  la  Sierra-Nevada  faisant  face  à  Sainte-Marthe  sont 
les  seules  qui  aient  été  monopolisées  en  prévision  des  immigrations 
futures  ;  les  autres  versans  et  la  plus  grande  partie  de  la  chaîne  cen- 
trale n'ont  encore  été  concédés  à  personne  par  le  gouvernement  de 
la  république,  et  tout  colon  sérieux  peut  s'y  établir  sans  passer  sous 
les  fourches  caudines  d'un  premier  cessionnaire.  Malheureusement 
ces  régions  sont  tout  à  fait  inaccessibles  aux  voyageurs  partis  de 
Sainte-Marthe,  et,  pour  pénétrer  dans  l'intérieur  même  du  massif 
de  la  sierra,  il  faut  nécessairement  choisir  comme  point  de  départ 
la  ville  de  Rio-Hacha,  ou  les  villages  situés  au  midi  dans  la  grande 
vallée  du  Rio-Gésar.  Je  devais  donc  me  résoudre  à  quitter  cet  Eldo- 
rado de  la  plaine  du  Manzanarès;  mais  afin  d'en  jouir  aussi  long- 
temps que  possible,  je  résolus  de  compléter  dans  les  environs  de 
Sainte-Marthe  mes  études  préliminaires  sur  l'agriculture  des  plantes 
tropicales. 

A  cette  époque,  les  seules  exploitations  importantes  du  district 
étaient  celles  de  San-Pedro  et  de  Minca,  appartenant  toutes  les 
deux  au  même  propriétaire,  senor  Joachim  Mier,  le  plus  riche  com- 
merçant de  la  ville.  San-Pedro  est  situé  non  loin  de  Mamatoco, 
entre  le  Manzanarès  et  son  principal  affluent,  descendu  des  gorges 
de  la  Horqueta.  L'eau,  cet  élément  nécessaire  des  plantes,  coule  en 
murmurant  dans  les  petits  aqueducs  ménagés  le  long  des  canaux  de 
service  ;  des  arbres  gigantesques  croissant  au  bord  du  fleuve  ba- 
lancent leur  feuillage  d'un  vert  sombre  au-dessus  des  vastes  champs 
de  cannes;  dans  le  jardin,  d'où  s'échappent  des  parfums  irl'itans,  se 
montrent  d'innombrables  arbustes  couverts  de  fleurs  qui  s'étalent 
en  nappes  ou  ruissellent  en  cascades  sur  les  branches  inclinées;  par- 
tout la  nature  fait  son  œuvre  en  mère  généreuse  et  donne  des  pro- 
duits magnifiques  presque  sans  l'intervention  du  travail  de  l'homme. 
La  ferme  contraste  assez  péniblement  avec  la  végétation  exubérante 
qui  l'environne.  Les  bâtimens  d'exploitation  sont  en  mauvais  état; 
les  cours  sont  dépavées;  la  machine  à  vapeur,  toute  détraquée, 
fonctionne  rarement,  et  la  plus  grande  partie  du  vin  de  canne  est 
distillée  et  transformée  en  chicha.  C'est  à  San-Pedro,  dans  une  mo- 
deste chambre  delà  maison  d'habitation,  que  mourut  en  1830  le  gé- 
néral Bolivar,  accusé  par  ses  concitoyens  d'avoir  attenté  aux  libertés 
de  sa  patrie  et  d'avoir  gouverné  en  empereur  la  république  dont  on 
l'avait  élu  président. 

Minca,  ainsi  nommée  d'une  tribu  d'Indiens  qui  jadis  habitait  cette 
partie  de  la  sierra,  est  l'une  des  plus  anciennes  plantations  de  café 
du  Nouveau-Monde,  et  les  produits  en  sont  célèbres  par  toutes  les 


630  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

côtes  de  la  mer  des  Caraïbes.  Aussi  les  cafés  de  Gucutà,  de  la  Sierra- 
Negra  et  d'autres  provenances  en  usurpent-ils  souvent  le  nom.  Les 
étrangers  qui  font  un  séjour  de  quelques  semaines  à  Sainte-Marthe 
ne  manquent  pas  d'aller  visiter  Minca,  et,  malgré  la  fatigue  d'une 
marche  de  cinq  heures  par  des  chemins  raboteux,  ne  regrettent  ja- 
mais cette  excursion,  la  seule  qu'on  puisse  faire  sans  danger  dans 
la  sierra  proprement  dite.  Après  avoir  contourné  l'usine  de  San- 
Pedro,  on  gravit  successivement  les  pentes  arides  de  plusieurs  pe- 
laderos y  puis  on  suit  le  bord  d'une  gorge  profonde  que  l'on  devine 
plutôt  qu'on  ne  la  voit,  tant  les  arbres  y  sont  pressés  l'un  contre 
l'autre.  Quand,  de  l'étroit  sentier  où  l'on  est  comme  suspendu,  on  se 
penche  pour  regarder  au  fond  de  la  vallée,  on  n'a  sous  les  yeux  qu'un 
abîme  de  feuillage,  un  mélange  inextricable  de  troncs,  de  lianes 
et  de  feuilles.  A  peine  voit-on  briller  un  point  blanc,  un  flocon  d'é- 
cume qui  indique  le  passage  du  torrent  dont  les  cascades  mugissent 
pourtant  comme  un  orage.  Bien  au-dessus  du  sentier,  les  mêmes 
arbres  dont  on  n'a  pu  distinguer  au  fond  du  gouffre  les  troncs  ca- 
chés par  un  amas  de  feuilles  entrelacent  leurs  cimes,  et  ne  lais- 
sent passer  à  travers  leurs  branches  qu'une  vague  et  mystérieuse 
lumière.  Le  sol  lui-même  sur  lequel  on  marche  disparaît  sous  les 
plantes  de  toute  espèce  :  on  pourrait  se  croire  perdu  dans  un  océan 
de  verdure.  Il  m' arriva  même  une  fois  de  ne  pouvoir  aucunement 
me  rendre  compte  du  paysage  environnant ,  il  me  sembla  que  je 
passais  sur  un  pont  de  verdure  jeté  au-dessus  d'un  torrent  dont 
j'entendais  l'eau  mugir  à  une  grande  profondeur;  mais  les  arbres 
qui  se  dressaient  à  droite  et  à  gauche  étaient  si  bien  enguirlandés 
de  parasites  en  fleurs,  les  abords  du  pont  étaient  tellement  embar- 
rassés de  hauts  arbustes  entremêlés,  que  je  n'ai  pu  voir  s'il  était  dû 
au  travail  de  l'homme,  ou  s'il  n'était  autre  chose  qu'une  arche  de 
rocher  percée  par  le  torrent.  On  comprend  que,  dans  une  nature 
aussi  fougueuse ,  le  sentier  soit  très  souvent  oblitéré  par  la  végéta- 
tion, obstrué  par  des  arbres  abattus,  raviné  par  des  inondations 
soudaines  ;  cependant  à  côté  de  ce  chemin ,  dont  les  courbes  et  les 
zigzags  changent  tous  les  ans  sous  les  pas  des  animaux  et  des  pié- 
tons, on  voit  encore  l'ancien  chemin  des  Indiens  Mincas,  pavé  de 
dalles  de  granit  quelquefois  longues  de  plus  d'un  mètre.  Quand  la 
pente  de  la  montagne  est  très  rapide,  ces  dalles  sont  disposées 
en  marches  d'escalier;  le  plus  souvent  elles  sont  posées  à  plat  sur 
le  sol  incliné,  et  forment  un  pavé  glissant  sur  lequel  les  montures 
n'osent  s'aventurer,  surtout  en  temps  de  pluie.  D'ailleurs  ce  chemin 
ne  tourne  aucun  obstacle,  et  gravit  les  collines  escarpées,  descend 
à  pic  dans  les  vallées,  sans  dévier  de  la  ligne  droite;  on  voit  qu'il  a 
été  construit  par  une  race  de  montagnards  auxquels  la  fatigue  était 
inconnue.  Aujourd'hui  il  ne  reste  plus  de  ces  Indiens  que  le  nom  et 


I 


LA  NOUVELLE-GRENADE.  631 

cette  route  monumentale,  à  côté  de  laquelle  les  Espïignols  n'ont  su 
tracer  qu'un  sentier  coupé  de  fondrières. 

Du  sommet  d'un  rocher  escarpé  que  traverse  le  chemin,  on  dé- 
couvre tout  à  coup  la  plantation  de  Minca,  vaste  clairière  que  la  fo- 
rêt environne  de  toutes  parts  de  ses  flots  de  verdure.  Un  pont  jeté 
sur  le  torrent  de  Gaïra,  puis  une  avenue  d'orangers,  conduisent  à 
l'habitation  principale,  située  à  600  mètres  de  hauteur,  à  mi-pente 
d'un  contre -fort  de  la  Horqueta,  et  dominant  une  gorge  sauvage 
qui  s'arrondit  en  demi-cercle  au  pied  de  la  montagne.  Malheureu- 
sement cette  caféterie  n'était  pas  mieux  tenue  que  la  sucrerie  de 
San-Pedro.  Les  caféiers,  plantés  en  quinconces,  de  trois  en  trois 
mètres,  étaient  couverts  de  mousse;  de  rares  cerises  mêlaient  leur 
rouge  éclatant  au  vert  du  feuillage;  des  herbes  perçaient  à  travers 
le  sol  battu  de  l'aire  où  l'on  étale  les  baies  pour  en  faire  sécher  l'en- 
veloppe. Les  ouvriers  semblaient  beaucoup  plus  soucieux  de  faire  la 
sieste  que  de  sarcler  les  champs.  Chose  étonnante!  dans  cette  plan- 
tation si  fertile,  où  l'on  n'a  qu'à  semer  au  hasard  pour  que  la  terre 
produise  au  centuple,  où  l'on  pourrait  faire  croître  dans  le  mêihe 
verger  tous  les  arbres  fruitiers  du  globe,  on  n'a  pas  songé  à  défri- 
cher une  partie  de  la  forêt  pour  y  établir  une  bananerie  ou  un  jar- 
din potager,  et  tous  les  matins  il  faut  qu'une  caravane  de  peones  (1), 
d'ânes  et  de  mulets  aille  chercher  à  Sainte-Marthe,  à  cinq  lieues  de 
distance,  les  provisions  de  chaque  jour.  Quand  je  me  fus  présenté 
moi-même  au  capataz  Fortunato,  le  brave  homme  fut  vraiment  ef- 
frayé de  mon  arrivée  inattendue,  et  put  à  grand'peine  découvrir 
dans  la  plantation  quatre  bananes  et  une  panela  xiOMV  remplir  en- 
vers moi  les  premiers  devoirs  de  l'hospitalité.  D'ordinaire  les  visi- 
teurs apportent  des  vivres  avec  eux,  afm  de  n'être  pas  réduits  pour 
tout  repas  à  quelques  tasses  de  café. 

La  décadence  de  Minca  date  de  l'abolition  de  l'esclavage.  Avant 
cette  époque,  un  grand  nombre  de  nègres  travaillaient,  non  point 
sous  le  fouet,  car  il  était  bien  rare  en  Colombie  que  les  esclaves  fus- 
sent maltraités  par  leurs  maîtres,  mais  sous  une  surveillance  con- 
stante, une  contrainte  morale  à  laquelle  il  leur  était  presque  impos- 
sible d'échapper.  Ils  donnaient  tous  les  jours  un  travail  presque 
gratuit,  et  que  le  maître  fût  présent  ou  éloigné,  l'ouvrage  ne  s'en 
faisait  pas  moins  dans  la  saison  favorable,  les  produits  se  recueil- 
laient au  temps  voulu,  et  l'argent  payé  pour  les  récoltes  aflluait  ré- 
gulièrement dans  la  caisse.  Lorsque  la  liberté  fut  rendue  aux  es- 
claves, les  maîtres  se  gardèrent  bien  de  rien  changer  à  leur  système 
d'agriculture,  et  suivirent  avec  scrupule  leurs  anciens  erremens  : 
au  lieu  de  se  transporter  dans  leurs  propriétés,  d'y  surveiller  eux- 

(1)  Ouvriers,  terrassiers,  manœuvres. 


632       •  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

mêmes  le  travail,  ils  se  déchargèrent  sur  un  capataz  du  soin  de 
chercher  des  ouvriers,  de  régler  les  prix,  et  ils  virent  leurs  rentes 
diminuer  peu  à  peu.  Dans  un  pays  comme  la  Nouvelle-Grenade,  où 
chaque  homme  libre  peut  avoir  un  domaine,  où  les  exigences  de  la 
vie  matérielle,  réduites  au  minimum,  ne  demandent  qu'un  travail 
insignifiant,  tout  propriétaire  doit,  afm  de  prospérer  lui-même,  in- 
téresser directement  le  travailleur  à  sa  prospérité.  Quelque  temps 
après  mon  départ  de  Sainte -Marthe,  M.  Joachim  Mier  fit  venir  de 
Gênes  une  cinquantaine  d'agriculteurs,  avec  lesquels  il  espérait  re- 
faire de  Minca  une  propriété  florissante.  Ces  Italiens  passèrent  dans 
le  far  niente  le  plus  absolu  les  trois  mois  de  leur  engagement,  puis 
aussitôt  après  se  dispersèrent  ça  et  là,  travaillant,  défrichant  pour 
leur  propre  compte  ;  la  plupart  se  sont  réunis  sur  le  bord  de  la  Gie- 
nega  de  Sainte  -  Marthe ,  dans  un  village  de  formation  récente,  la 
Fundacion.  Là,  près  de  cent  familles  européennes  s'adonnent  à  la 
culture  du  tabac  et  des  arbres  fruitiers;  dans  l'espace  de  quatre  ou 
cinq  ans,  sous  la  seule  impulsion  du  travail  libre,  ce  point  est  de- 
venu le  centre  agricole  le  plus  important  des  côtes  de  la  Nouvelle- 
Grenade. 

A  mon  retour  de  Minca,  j'eus  l'occasion  de  voir  une  fois  de  plus 
combien  il  est  facile  de  s'enrichir  par  le  travail  agricole  dans  les  ré- 
gions montagneuses  de  la  Nouvelle-Grenade.  Au  fond  d'un  vallon, 
j'aperçus  un  sentier  latéral  serpentant  entre  les  tiges  pressées  des 
hihaos  (1);  je  le  suivis  avec  une  certaine  curiosité,  et  bientôt  je  me 
trouvai  dans  une  clairière,  devant  un  hangar  réduit  aux  plus  simples 
proportions,  et  consistant  uniquement  en  un  grand  toit  de  feuilles 
de  palmier  reposant  sur  quatre  pieux.  Dans  un  hamac  suspendu  par 
de  longues  cordes  aux  poutrelles  du  toit  se  balançait  un  vieillard  de 
fière  mine,  lisant  paisiblement  un  journal.  A  côté  de  lui,  deux  peo- 
nes  dormaient  sur  des  nattes  ;  un  mulet,  attaché  à  un  pieu  du  han- 
gar, mâchait  languissamment  des  épis  de  maïs;  çà  et  là  étaient  épars 
des  machctesj  des  selles,  des  vêtemens,  des  marmites,  des  assiettes; 
dans  un  coin,  entre  deux  pierres  noircies  par  la  fumée,  quelques 
charbons  achevaient  de  s'éteindre.  Au  bruit  que  je  fis  en  frôlant  les 
feuilles  de  bihao,  le  vieillard  se  retourna,  et,  tout  joyeux  de  voir  un 
caballero  étranger,  s'empressa  de  se  lever  à  demi  dans  son  ha- 
mac, et  m'invita  courtoisement  à  me  reposer  à  l'ombre  de  son 
toit.  Dès  que  j'eus  accepté  son  offre,  il  réveilla  un  de  ses  p cônes,  fit 
tendre  un  second  hamac  pour  moi,  puis  ordonna  de  rallumer  le  feu 
et  de  me  préparer  une  tasse  ^aljenjibre  (2).  Trop  poli  pour  me  ques- 

(1)  Heliconia  bihai,  bananier  des  singes.  C'est  une  plante  qu'au  premier  abord  on  ne 
peut  s'empôcher  de  confondre  avec  le  bananier. 

(2)  Boisson  exquise  et  salutaire  produite  par  l'infusion  d'une  racine  de  gingembre 
dans  une  eau  fortement  sucrée. 


LA   NOUVELLE-GRENADE.  633 

tionner  sur  le  but  de  ma  promenade,  il  se  hâta  de  prévenir  mes  ex- 
plications en  me  racontant  lui-même  comment  il  en  était  venu  à 
s'établir  ainsi  dans  un  rancho  perdu  au  milieu  des  forêts.  Devenu 
héritier,  depuis  quelques  mois  seulement,  d'un  territoire  de  plu- 
sieurs lieues  carrées,  senor  Collantes,  frappé  d'une  inspiration  sou- 
daine, avait  pris  la  résolution,  bien  étrange  aux  yeux  de  ses  amis, 
d'aller  cultiver  une  partie  de  son  vaste  domaine.  Choisissant,  près 
du  chemin  de  Minca,  un  vallon  abondamment  arrosé  et  dépourvu 
de  grands  arbres,  il  y  fit  mettre  le  feu  sur  plusieurs  points  à  la  fois, 
€t  l'incendie,  se  propageant  avec  rapidité  à  travers  les  hautes  her- 
bes, forma  bientôt  une  vaste  clairière  où  se  dressaient  encore  çà  et 
là  quelques  troncs  noircis.  Deux  ou  trois  jours  suffirent  pour  que  le 
rancho  fût  élevé  au  milieu  des  cendres;  le  hamac  y  fut  suspendu,  et 
senor  Collantes  s*y  installa  comme  sur  un  trône.  Sans  se  déranger 
de  sa  position  horizontale,  il  surveillait  d'un  coup  d'œil  tous  les  tra- 
vaux agricoles  et  indiquait  du  geste  dans  quelle  partie  du  vallon  ou 
des  collines  environnantes  il  fallait  semer  le  tabac,  planter  les  ba- 
naniers ou  les  cannes  à  sucre.  Il  prenait  ses  repas  avec  les  ouvriers, 
buvait  avec  eux  Xaljenjihrc  ou  le  café,  et  ne  manquait  jamais,  bien 
avant  le  fort  de  la  chaleur,  de  les  rappeler  pour  la  grande  sieste. 
Tous  les  trois  ou  quatre  jours,  un  'peon  allait  à  la  ville  chercher  les, 
journaux,  les  lettres  et  les  provisions  ;  une  fois  toutes  les  semaines, 
quelque  ami  ou  bien  un  étranger  allant  à  Minca  venait  rendre  une 
visite  au  vieillard;  celui-ci,  vrai  philosophe,  n'en  demandait  pas 
davantage  pour  être  heureux.  Il  était  à  l'abri  de  la  pluie;  son  ha- 
mac et  sa  couverture  lui  tenaient  lieu  de  tous  les  comforts  que  l'on 
croit  nécessaires  dans  les  villes  ;  son  journal  lui  apprenait  ce  qui  se 
passait  de  par  le  monde  ;  il  voyait  ondoyer  sous  la  brise  ses  bana- 
niers et  ses  cannes  :  que  pouvait -il  désirer  de  plus?  D'ailleurs  son 
entreprise  devait  immanquablement  réussir,  car  ses  dépenses  étaient 
presque  nulles,  ses  récoltes  étaient  vendues  d'avance  à  un  prix 
élevé,  et  il  avait  eu  soin  de  s'assurer  en  tout  temps  le  travail  des 
peones  en  faisant  d'eux  ses  associés. 

Pour  étudier  la  pratique  de  l'agriculture  tropicale,  j'aurais  peut- 
être  bien  fait  de  demander  à  senor  Collantes  l'hospitalité  pendant 
deux  ou  trois  semaines  ;  mais  je  préférai  m' établir  dans  le  voisinage 
de  la  ville,  chez  un  jeune  et  intelligent  Italien  qui,  depuis  plus  d'un 
an,  possédait  à  une  demi-lieue  de  Sainte-Marthe  une  rosa  (1)  où  il 
cultivait  les  espèces  d'arbres  fruitiers  les  plus  importantes  et  quel- 
ques plantes  industrielles.  Ce  jeune  homme,  heureux  de  rencontrer 
un  compatriote,  car  dans  l'Amérique  du  Sud  tous  les  Latins  se  disent 
frères,  accueillit  ma  demande  avec  joie,  et  sous  sa  direction  je  me 

(1)  Rose  :  dans  la  Nouvelle-Grenade,  on  appelle  ainsi  les  jardins  et  les  vergers. 


634  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mis  immédiatement  à  l'œuvre.  Dans  l'espace  de  quelques  semaines, 
j'appris  à  reconnaître  les  diverses  variétés  de  fruits  et  de  semences; 
je  plantai  une  rangée  de  bananiers,  j'aidai  à  réparer  une  partie  du 
canal  d'irrigation,  je  m'essayai  tant  bien  que  mal  à  faire  de  la  fécule 
de  manioc,  tout  cela  au  grand  ébahissement  d'un  sambo  qui  gagnait 
en  maugréant  ses  quarante  sous  par  jour,  et  ne  pouvait  comprendre 
qu'un  homme  dans  son  bon  sens  pût  trouver  quelque  plaisir  au  tra- 
vail. J'en  prenais  cependant  J)eaucoup,  et,  pour  faire  encore  mieux 
mon  apprentissage,  j'avais  l'intention  d'acheter  un  charmant  jar- 
din d'un  hectare  de  superficie,  situé  sur  le  bord  du  Manzanarès  et 
parfaitement  arrosé.  On  me  l'offrait  avec  sa  maisonnette  et  tous  ses 
arbres  fruitiers  pour  la  modique  somme  de  38  francs.  J'étais  sur  le 
point  de  conclure  le  marché,  lorsqu'en  allant  consulter  mon  Italien 
je  le  trouvai  étendu  sur  son  lit,  le  crâne  fracassé  ;  dans  une  rixe 
survenue  après  boire,  un  compagnon  de  bouteille  lui  avait  asséné 
un  terrible  coup  de  bâton.  Cette  aventure  refroidit  mon  zèle,  et  ne 
trouvant  personne  qui  pût  me  servir  de  professeur  à  la  place  d'An- 
dréa Giustoni,  je  résolus  de  ne  plus  différer  mon  départ  pour  la  ville 
de  Rio-Hacha. 

Je  pouvais  choisir  la  voie  de  terre  ou  celle  de  mer  :  la  première 
me  semblait  infiniment  plus  agréable;  mais  nous  étions  au  commen- 
cement de  la  saison  pluvieuse,  et  sans  m' entourer  d'une  foule  de  pré- 
cautions que  je  n'étais  pas  en  mesure  de  prendre  alors,  il  m'eût  été 
impossible  de  faire  transporter  mes  effets  le  long  de  la  plage.  D'ail- 
leurs la  course  eût  été  horriblement  fatigante.  Les  courriers  de  la 
poste,  les  seuls  auxquels  j'aurais  pu  demander  de  me  servir  de  gui- 
des, font  en  trois  jours  le  trajet  de  175  kilomètres  entre  Sainte- 
Marthe  et  Rio-Hacha;  cependant  il  n'y  a  pas  même  de  chemin  frayé 
d'une  ville  à  l'autre,  et  il  faut  nécessairement  suivre  le  bord  de  la 
mer  entre  l'eau  bondissante  et  les  hautes  falaises  dont  le  flot  vient 
ronger  la  base.  Souvent  on  doit  saisir  le  moment  précis  où  la  vague 
se  retire  et  courir  en  s' élançant  dans  l'eau  jusqu'à  mi-corps  pour 
tourner  l'extrémité  d'un  promontoire.  Si  l'on  hésite  un  seul  instant, 
la  vague  revient  tourbillonner  au-dessus  du  voyageur  et  le  roule  à 
travers  les  pierres  éparses  ou  le  broie  contre  la  falaise.  Vingt  fleuves 
débouchent  dans  la  mer  entre  Sainte-Marthe  et  Rio-Hacha.  Pendant 
la  saison  des  sécheresses,  la  plupart  déversent  leurs  eaux  dans  une 
lagune  marécageuse  séparée  de  la  mer  par  un  cordon  littoral  ;  mais 
pendant  la  saison  des  pluies  ils  s'ouvrent  à  travers  les  sables  de 
nombreuses  embouchures  toujours  changeantes,  et  parfois  les  cour- 
riej-s,  dans  leur  marche  de  trois  jours,  ont  à  traverser  plus  de  cent 
bras  d'eau  courante.  Lorsque  ces  fleuves  ne  sont  pas  très  profonds, 
on  peut  suivre  la  barre  marquée  par  la  ligne  blanche  des  brisans; 
mais,  tout  en  marchant  sur  le  sable  qui  cède  sous  les  pas,  il  ne  faut 


LA   NOUVELLE-GRENADE.  635 

pas  oublier  de  donner  à  droite  et  à  gauche  des  coups  de  machcte^ 
afin  d'effrayer  les  monstres,  crocodiles  ou  requins,  qui  pourraient 
rôder  dans  le  voisinage.  Si  l'eau  est  trop  profonde  ou  le  courant  trop 
rapide  pour  qu'on  puisse  la  passer  à  gué,  on  s'attache  .solidement 
sous  les  bras  deux  outres  ou  balsas^  afin  de  garder  la  tête  et  la  poi- 
trine hors  de  feau,  et,  le  sabre  à  la  main,  on  traverse  ainsi  l'em- 
bouchure. Pendant  les  deux  premiers  tiers  du  chemin,  on  ne  trouve 
qu'un  seul  rancho  où  l'on  puisse  obtenir  quelque  secours  en  cas  d'ac- 
cident. Aussi  l'administration  a-t-elle  choisi  pour  courriers  de  jeunes 
Indiens,  marcheurs  que  rien  ne  lasse,  et  qui  pourraient  au  besoin 
fournir  la  course  entière  sans  se  reposer  un  instant;  à  leur  arrivée, 
ils  semblent  encore  aussi  frais  qu'au  moment  du  départ.  Ils  sont 
toujours  au  nombre  de  trois,  afin  de  pouvoir  intimider  les  jaguars; 
l'un  porte  sur  le  dos  la  malle  des  dépêches,  le  second  est  chargé  du 
sac  des  provisions,  au  troisième  sont  confiées  les  armes  et  les  outres. 
Chaque  course  est  payée  environ  20  francs. 

Certain  d'arriver  à  demi  mort  si  j'essayais  de  suivre  ces  terribles 
marcheurs,  je  pris  le  parti  plus  sage  d'aller  par  mer,  d'autant  plus 
que  pour  pénétrer  dans  l'intérieur  de  la  sierra,  comme  j'en  avais 
l'intention,  je  devais  suivre  plus  tard  la  partie  la  plus  intéressante 
de  ce  chemin.  J'allai  choisir  ma  cabine  dans  la  goélette  Margarita^ 
en  partance  pour  Rio-Hacha,  et  je  dis  adieu  à  tous  mes  amis,  puis  à 
cette  ville  de  Sainte-Marthe,  si  belle  au  milieu  de  ses  jardins,  à 
l'ombre  de  ses  grandes  montagnes.  A  peine  avions-nous  dépassé  le 
Morro  qu'elle  disparut  tout  à  coup  comme  un  rêve,  le  plus  beau  que 
j'aie  fait  de  ma  vie,  et  la  Sierra-Nevada,  les  promontoires  et  les  îles 
furent  cachés  par  des  milliards  de  papillons  blancs  tourbillonnant 
autour  de  nous  comme  une  immense  trombe.  Durant  toute  la  tra- 
versée, ce  nuage  mouvant  nous  cacha  le  panorama  de  la  chaîne,  et 
pour  abréger  les  heures,  je  fus  forcé  de  recourir  à  ma  petite  biblio- 
thèque. Quel  ne  fut  pas  mon  étonnement  en  ouvrant  mes  livres,  en 
apparence  intacts,  de  les  trouver  presque  entièrement  évidés  comme 
des  boîtes  dont  on  aurait  enlevé  le  contenu!  Pendant  mon  séjour  à 
Sainte-Marthe,  en  l'espace  de  quelques  semaines,  les  termites  avaient 
tout  dévoré,  sauf  les  couvertures  et  les  tranches,  et  de  l'œuvre 
entière  d'un  philosophe  célèbre  il  ne  me  restait  plus  que  le  titre 
imprimé  en  belles  lettres  majuscules. 

Après  une  traversée  de  deux  jours,  nous  arrivâmes  dans  l'après- 
midi  en  vue  des  escarpemens  ou  barrancos  d'argile  rouge  qui 
prolongent  à  l'ouest  la  côte  de  Rio-Hacha,  et  le  jour  même  je 
débarquai  sur  la  longue  jetée  du  port. 

Elisée  Reclus. 


SOUVENIRS 

D'UN   AMIRAL 


LA  MARINE  DE  LA  RESTAURATION 


DNE    CAMPAGNE    DANS    LA    MER    DU    SUD. 


I. 

Le  gouvernement  de  la  restauration  avait  accueilli  avec  bienveil- 
lance les  divers  rapports  que  je  lui  avais  adressés  au  retour  de  ma 
campagne  sur  les  côtes  des  régences  barbaresques  (1).  Il  ne  tarda 
pas  à  me  confier  une  nouvelle  mission,  gage  incontestable  de  sa  sol- 
licitude éclairée  et  active  pour  le  développement  de  notre  commerce 
maritime.  J'allais  cette  fois  rencontrer,  non  plus  le  concours,  mais 
l'opposition  à  peine  dissimulée  de  l'Angleterre,  car  si  les  intérêts 
politiques  des  deux  pays  ont  été  trop  longtemps  rivaux,  les  intérêts 
commerciaux  l'ont  été  bien  davantage,  et  ceux-ci,  dans  leur  âpreté, 
sont  les  plus  inconciliables  et  les  plus  exigeans  de  tous.  A  peine  le 
vaisseau  le  Centaure^  conduit  de  Toulon  à  Brest  et  complètement 
réarmé  dans  ce  dernier  port,  eut-il  été  ramené  en  rade,  que  je 
reçus  l'ordre  de  me  tenir  prêt  à  partir  pour  la  Mer  du  Sud.  Les  riches 
colonies  qu'avait  fondées  l'Espagne  dans  ces  contrées  lointaines  pro- 
clamaient l'une  après  l'autre  leur  indépendance,  et*  la  liberté  du 

(1)  Voyez  la  Revue  du  15  janvier. 


SOUVENIRS    d'un   MARIN.  637 

commerce  y  succédait  au  monopole  jaloux  qui  les  avait  exploitéeî^ 
pendant  près  de  trois  siècles.  Le  devoir  de  la  France  était  de  reven- 
diquer sa  part  des  avantages  que  promettait  à  l'industrie  euro- 
péenne ce  nouvel  état  de  choses.  Les  Anglais,  fidèles  à  leurs  tradi- 
tions, avaient  pris  sur  nous  les  devans.  Ils  dépeignaient  la  France 
comme  un  pays  épuisé  par  des  guerres  continuelles,  sans  marine, 
sans  finances,  incapable  de  mettre  en  mer  le  moindre  armement.  Il 
importait  de  démentir  ces  bruits  intéressés  et  d'assurer  à  notre  com- 
merce une  protection  sans  laquelle  nous  l'eussions  vu  exposé  à  mille 
avanies.  Jamais  vaisseau  de  ligne  français  n'avait  doublé  le  cap 
Horn.  Le  ministre  des  affaires  étrangères,  M.  le  baron  Pasquier, 
d'accord  avec  le  ministre  de  la  marine,  jugea  qu'un  vaisseau  pou- 
vait seul  donner  aux  populations  sur  l'esprit  desquelles  nous  vou- 
lions agir  une  idée  convenable  de  notre  puissance  navale.  La  frégate 
la  Renommée,  qui  avait  accompagné  déjà  le  vaisseau  le  Centaure  sur 
les  côtes  d'Afrique,  lui  fut  encore  adjointe  pour  cette  seconde  cam- 
pagne. 

Sans  la  double  usurpation  qui  proclama  la  déchéance  de  la  mai- 
son de  Bragance  et  fit  momentanément  descendre  du  trône  d'Es- 
pagne les  héritiers  de  Philippe  V,  l'on  peut  se  demander  si  le 
Nouveau-Monde  catholique  aurait  eu,  comme  le  Nouveau-Monde 
protestant,  sa  révolution.  Les  colonies  de  l'Amérique  du  Sud  ne 
songèrent  à  se  gouverner  elles-mêmes  que  le  j6ur  où  l'étranger  fut 
le  maître  dans  la  métropole.  L'affranchissement  les  surprit  à  l' im- 
proviste. Leur  éducation  politique  était  tout  entière  à  faire,  et  une 
révolution  imprévue  faisait  tomber  leurs  lisières  avant  qu'elles  eus- 
sent appris  à  marcher.  Bien  qu'une  même  impulsion  animât  tous 
les  insurgés,  bien  qu'ils  sentissent  instinctivement  que  leurs  causes 
étaient  solidaires,  nulle  pensée  d'unité  ne  parut  présider  à  leurs 
efforts.  Chaque  soulèvement  fut  f  effet  de  souffrances  ou  d'ambi- 
tions locales,  et  l'Espagne  vit  ses  possessions  d'outre-mer  se  déta- 
cher l'une  après  l'autre  de  sa  domination,  en  conservant  la  forme 
administrative  sous  laquelle  elle  les  avait  constituées.  Entre  ces  di- 
verses provinces,  peuplées  par  la  même  race,  la  nature  avait  élevé 
des  frontières  qui  les  rendaient  presque  étrangères  l'une  à  l'autre. 
Aussi  chacune  de  ces  possessions  lointaines  avait-elle  eu,  dès  les 
premiers  jours  de  la  conquête,  une  existence  distincte.  Il  était  diffi- 
cile qu'un  lien  fédératif  parvînt  à  les  réunir.  Ce  fut  peut-être  le  rêve 
de  quelques-uns  des  chefs  de  la  révolution,  ce  fut  surtout  celui  du 
plus  éminent  d'entre  eux;  mais  la  force  des  choses  devait  l'empor- 
ter sur  de  vaines  théories,  et  le  morcellement  des  nouveaux  états 
n'a  fait  jusqu'ici  que  s'accroître. 

Au  moment  où  je  reçus  mes  dernières  instructions,  vers  le  milieu 


638  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

de  l'année  1820,  la  lutte,  terminée  à  l'avantage  des  insurgés  sur  les 
rives  de  la  Plata  et  dans  la  province  du  Chili,  n'était  point  encore 
engagée  au  Pérou;  elle  se  prolongeait  avec  un  acharnement  in- 
croyable dans  la  Colombie ,  mais  sans  grande  apparence  de  succès 
pour  l'Espagne.  La  cause  de  cette  puissance  gagnait  au  contraire 
du  terrain  au  Mexique.  En  pareille  circonstance,  la  neutralité  la 
plus  absolue  était  de  rigueur,  et  le  ministre  en  faisait  le  premier 
devoir  de  la  mission  que  j'allais  remplir;  il  me  prescrivait  d'assurer 
à  notre  commerce  les  garanties  qu'exigeait  l'instabilité  du  pouvoir 
dans  ces  états  nouveaux,  et  m'invitait  à  recueillir  tous  les  rensei- 
gnemens  propres  à  éclairer  le  gouvernement  du  roi  sur  l'avenir 
d'un  mouvement  qu'on  ne  voulait  encore  ni  reconnaître  ni  dés- 
avouer. La  tâche  était  délicate;  je  ne  pouvais  cependant  qu'être 
flatté  du  rôle  qu'on  m'attribuait.  Sans  avoir  l'importance  des  évé- 
nemens  qui  préparèrent  l'émancipation  des  États-Unis,  l'insurrec- 
tion à  laquelle  les  colonies  de  l'Amérique  méridionale  dupent  leur 
indépendance  n'en  est  pas  moins  le  fait  capital  de  la  période  qui 
sépare  la  chute  de  l'empire  de  la  révolution  de  juillet.  Il  y  avait 
donc  un  certain  honneur  à  être  choisi  pour  l'observer,  il  y  avait 
aussi  d'intéressans  souvenirs  à  se  promettre  d'une  semblable  cam- 
pagne. 

Le  6  juin  1820,  la  brise  s' étant  élevée  du  nord-ouest,  je  fis  signal 
à  la  division  de  mettre  sous  voiles.  A  huit  heures  du  matin,  nous 
étions  par  le  travers  de  la  chaussée  de  Sein.  Les  côtes  de  Bretagne 
avaient  disparu.  On  oublie  trop  vite  les  angoisses  du  départ;  si  on 
se  les  rappelait  dans  toute  leur  amertume,  il  faut  bien  le  dire,  il 
n'y  aurait  plus  de  marins.  Le  vent  avait  successivement  tourné  au 
nord,  puis  à  l'est;  nous  fdions  près  de  dix  nœuds  à  l'heure.  Penché 
sur  le  bastingage,  je  suivais  des  yeux  ce  sillage  rapide,  dont  le 
murmure  semblait  moins  parler  d'éloignement  que  de  prompt  re- 
tour. C'est  ainsi  que  l'espoir  rentre  insensiblement,  et  comme  à  son 
insu,  dans  le  cœur  du  marin  :  espoir  incorrigible,  qui  n'entrevoit 
jamais  que  des  retours  heureux  ! 

Quatre  jours  9,près  notre  départ  de  Brest,  nous  étions  devant 
l'embouchure  du  Tage.  Les  pilotes  vinrent  à  bord,  et  nous  allâmes 
jeter  l'ancre  au-dessus  de  la  tour  de  Bélem.  Le  gouvernement  avait 
voulu  que  nous  pussions  apporter  au  roi  Jean  YI,  retiré  depuis  1808 
au  Brésil,  des  nouvelles  récentes  de  son  royaume;  celles  que  nous 
recueillîmes  n'étaient  pas  de  nature  à  réjouir  le  cœur  d'un  souve- 
rain. On  connaît  la  situation  admirable  de  Lisbonne  :  peu  de  villes 
ont  offert  le  spectacle  d'utie  plus  grande  opulence;  mais  l'éloigne- 
mcnt  de  la  cour  et  l'influence  dominante  des  Anglais  avaient  depuis 
quelques  années  porté  la  plus  funeste  atteinte  à  la  prospérité  de  cette 


SOUVENIRS   D  UN   MARIN, 


639 


partie  de  la  Péninsule.  Le  Portugal,  à  son  tour,  était  devenu  une 
colonie.  En  1820,  il  avait  deux  métropoles,  Londres  et  Rio-Janeiro. 
L'industrie  nationale  n'y  existait  pas  même  de  nom.  La  beauté  du 
climat,  la  richesse  des  productions  agricoles  ne  faisaient  que  mieux 
ressortir  la  misère  des  habitans.  Malgré  sa  profonde  apathie,  le 
peuple  était  mécontent;  les  troupes,  mal  payées  et  misérablement 
vêtues,  se  montraient  animées  du  plus  mauvais  esprit.  L'atmosphère 
était  comme  imprégnée  de  ces  miasmes  malsains  qui  précèdent  les 
révoluticfns. 

Nous  ne  nous  arrêtâmes  dans  le  Tage  que  quelques  jours.  Le 
18  août,  nous  étions  mouillés  dans  la  rade  de  Rio-Janeiro.  Le  Brésil 
avait  déjà  pris  rang  parmi  les  grandes  puissances  commerciales.  Ses 
exportations  annuelles  pour  l'Europe  s'élevaient  en  1820  à  150  mil- 
lions de  francs;  ses  consommations  d'objets  européens  ne  dépas- 
saient pas  encore  60  millions,  sur  lesquels  l'Angleterre  comptait 
AO  millions  pour  sa  part,  la  France  10,  le  Portugal  et  les  autres 
nations  réunies  le  même  chiffre.  Le  principal  objet  d'importation 
ne  venait  pas  d'Europe,  mais  de  la  côte  d'Afrique.  On  sait  que,  par 
une  clause  spéciale,  le  Brésil  avait  obtenu  le  privilège  de  faire  jus- 
qu'en 1830  la  traite  au  sud  de  l'équateur.  Il  se  hâtait  d'exploiter 
cette  précieuse  tolérance ,  et  recevait  chaque  année  des  comptoirs 
portugais  environ  quatre-vingt  mille  nègres. 

Pendant  que  l'Angleterre  introduisait  au  Brésil  des  tissus  de  laine 
et  de  coton  de  tout  genre,  de  la  quincaillerie,  et  plusieurs  autres 
articles  de  détail,  la  France  y  envoyait  des  farines,  du  beurre  salé, 
des  vins,  des  eaux-de-vie,  des  meubles,  des  soieries,  et  surtout  des 
objets  de  mode.  En  vertu  d'un  traité  conclu  en  1810,  les  droits 
d'importation  payés  par  les  Anglais  étaient  de  15  pour  100  d'après 
les  évaluations  mêmes  de  leurs  factures;  ceux  qu'il  nous  fallait  su- 
bir se  montaient  à  24  pour  100,  et  n'avaient  d'autre  base  que  les 
appréciations  arbitraires  de  la  douane  (1).  L'état  de  notre  commerce 
au  Brésil,  particulièrement  à  Rio-Janeiro,  était  tel  alors  que,  sans 
la  passion  que  montraient  les  Brésiliens  pour  quelques-unes  de  nos 
marchandises,  sans  l'élégance  inimitable  d'un  certain  nombre  de 
nos  produits,  toute  transaction  nous  serait  devenue  impossible. -Il 
n'y  avait  point  de  temps  à  perdre  pour  obtenir  la  réforme  d'une 
situation  si  préjudiciable  à  nos  intérêts;  j'en  signalai  l'urgence,  et 
indiquai  comme  un  des  moyens  qui  pourraient  le  mieux  assurer  le 
succès  des  négociations  l'apparition  plus  fréquente  de  nos  forces  na- 


^  (1)  C'est  ainsi  que,  pendant  mon  séjour  à  Rio-Janeiro,  deux  harpes  d'une  valeur  iden- 
tique, l'une  française,  l'autre  anglaise,  acquittèrent,  la  première  450  francs  de  droits,  la 
seconde  9  francs. 


QllO  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

vales  dans  ces  parages,  où  l'on  s'était  fait  à  la  longue  une  trop  mince 
idée  de  notre  puissance. 

Dès  1820,  nos  compatriotes  témoignaient  un  grand  penchant  à 
émigrer  au  Brésil.  La  ville  seule  de  Rio-Janeiro  comptait,  sur  une 
population  de  cent  trente  à  cent  quarante  mille  âmes,  trois  mille 
Français,  qui  propageaient  au  Brésil  le  goût  de  nos  produits;  les 
capitaux  qui  pouvaient  se  former  au  sein  de  cette  population  labo- 
rieuse devaient  refluer  tôt  ou  tard  vers  la  France.  Ces  émigrés  avaient 
donc  des  droits  incontestables  à  notre  protection.  Le  roi  -Jean  \I  ne 
les  voyait  pas  sans  plaisir  apporter  dans  ses  vastes  états  leur  indus- 
trie et  leur  activité;  il  daigna  m'en  donner  lui-même  l'assurance, 
lorsque  je  lui  fus  présenté  avec  les  officiers  de  la  division.  Ce  sou- 
verain débonnaire,  qui  n'aimait  que  le  repos,  et  auquel  le  repos  fut 
constamment  refusé,  se  trouvait  fort  heureux  au  Brésil.  La  douceur 
de  son  administration  le  faisait  aimer  de  ses  sujets.  Il  n'avait  pour 
toute  armée  qu'un  cadre  de  seize  mille  hommes,  dont  la  moitié  tout 
au  plus  se  trouvait  sous  les  drapeaux.  Il  ne  lui  en  fallait  pas  tant 
pour  être  à  l'abri  des  insurrections  dans  un  pays  où  sa  présence  était 
considérée  comme  un  bienfait  ;  mais  il  fallait  que  ces  troupes  fussent 
fidèles  et  que  le  vent  de  la  révolte  ne  traversât  pas  l'Atlantique. 

Nous  prîmes  congé  du  roi  Jean  YI  dans  les  premiers  jours  de  sep- 
tembre, et  le  13  du  même  mois  nous  appareillâmes  de  Rio-Janeiro 
pour  continuer  notre  voyage  vers  le  sud.  Avant  de  me  diriger  sur 
l'embouchure  de  la  Plata,  j'avais  résolu  de  m' arrêter  dans  la  baie  de 
Sainte-Catherine.  Je  savais  que  j'y  trouverais  un  excellent  mouil- 
lage, et  j'attachais  un  grand  intérêt  à  connaître  les  ressources  que 
cette  baie  profonde  pouvait  offrir  à  nos  croiseurs  en  temps  de  guerre. 
.L'île  de  Sainte-Catherine,  située  par  27  degrés  de  latitude,  pres- 
que à  la  hmite  de  la  zone  tropicale,  est  séparée  du  continent  par  un 
détroit  large  au  plus  de  deux  ou  trois  lieues  ;  elle  présente  une  lon- 
gueur de  neuf  lieues  sur  une  largeur  de  deux  lieues  et  demie.  Les 
bords  en  sont  généralement  escarpés;  l'intérieur,  inégal,  montueux, 
coupé  par  une  infinité  de  ruisseaux ,  offre  partout  le  spectacle  de  la 
végétation  la  plus  vigoureuse.  Le  climat  de  Sainte-Catherine  rappelle 
celui  des  fabuleuses  Hespérides.  La  température  y  est  douce,  l'air 
sec  et  salubre.  Le  sol  peut  recevoir  avec  un  égal  avantage  les  pro- 
ductions des  deux  zones.  La  canne  à  sucre,  le  caféier,  le  bananier, 
l'ananas,  le  tabac,  s'y  cultivent  à  côté  du  pêcher  et  de  toutes  les 
plantes  potagères  de  l'Europe.  Le  cotonnier  seul  n'y  a  jamais  bien 
réussi;  ses  produits  sont  restés  inférieurs  en  qualité  à  ceux  du  co- 
tonnier de  Bahia  ou  de  Fernambouc. 

Les  habitans  de  Sainte-Catherine,  lorsque  je  les  visitai,  n'avaient 
eu  presque  aucune  relation  avec  les  Européens.  Un  sol  complaisant 


SOUVENIRS   d'un  MARIN.  6Ai 

fournissait  sans  peine  à  leurs  besoins  :  ils  ne  lui  demandaient  pas 
davantage.  Sur  la  lisière  odorante  d'un  bois  d'orangers,  dont  les 
fruits  abandonnés  jonchaient  partout  la  terre,  chaque  famille  se  con- 
tentait de  défricher  un  étroit  espace  de  terrain  pour  y  bâtir  une  mo- 
deste cabane  et  y  semer  un  peu  de  blé  ou  de  maïs.  Des  volailles, 
quelques  bestiaux,  et  surtout  les  produits  de  la  pêche,  ajoutaient 
de  faciles  ressources  à  cette  récolte.  Le  poisson,  préparé  et  séché 
au  soleil,  était  mis  en  réserve  pour  les  mauvais  jours  de  l'hiver. 
L'existence  matérielle  se  trouvait  ainsi  assurée.  Les  vêtemens  mêmes 
étaient  tissés  avec  le  coton  indigène.  Ces  heureux  insulaires  sont 
originaires  des  Açores,  qu'ils  ont  abandonnées  pour  fuir  les  exi- 
gences et  les  exactions  de  la  métropole.  Comme  tous  les  peuples 
dont  la  vie  est  facile,  ils  sont  doux,  affables,  hospitaliers.  L'admi- 
rable climat  de  Sainte-Catherine  n'a  fait  que  fortifier  une  race  chez 
qui  le  sang  des  Maures  s'unit  à  celui  des  Germains.  Les  femmes  sont 
généralement  belles;  les  hommes  ont  le  teint  brun,  les  traits  régu- 
liers, les  membres  vigoureux  et  souples.  Le  gouvernement  portu- 
gais n'avait  pas  encore  établi  d'une  façon  bien  complète  son  auto- 
rité dans  cette  île.  Le  recrutement  militaire  y  rencontrait  surtout 
d'opiniâtres  résistances.  Les  habitans  se  cachaient  dans  les  bois  pour 
échapper  à  un  service  qui  leur  était  odieux.  Un  bataillon  de  huit 
cents  hommes  venait  d'être  envoyé  de  Bahia  pour  les  faire  rentrer 
dans  le  devoir;  un  fort  avait  été  construit  sur  l'île,  à  l'entrée  du 
goulet,  et  deux  routes  percées  à  travers  la  forêt  assuraient  les  com- 
munications avec  l'intérieur.  La  soumission  prochaine  des  conscrits 
réfractaires  était  donc  assurée. 

S'il  faut  subir  un  joug,  si  l'on  ne  peut  échapper  à  cette  loi  fatale, 
mieux  vaut  du  moins  le  joug  d'un  pouvoir  régulier  que  celui  d'une 
tyrannie  mobile  et  capricieuse.  Le  Brésil  n'était  certes  pas  en  1820 
un  paradis  terrestre;  mais  les  républiques  que  j'allais  visiter  étaient 
plus  éloignées  encore  d'en  présenter  l'image.  Le  nouveau  continent 
était  à  cette  époque  pour  les  âmes  paisibles,  pour  ces  bienheureux 
pacifiques  dont  parle  l'Évangile,  un  séjour  aussi  peu  enviable  que 
les  contrées  les  plus  troublées  de  notre  vieux  monde.  La  vie,  hélas! 
est  partout  un  combat;  en  1820,  on  eût  pu  ajouter...  surtout  en 
Amérique  ! 

Les  ports  du  Nouveau-Monde  situés  au  sud  de  l'ôquateur,  ceux 
même  que  baigne  l'Atlantique,  n'avaient  été  que  rarement  visités  par 
notre  marine.  La  jalousie  commerciale  nous  en  avait  exclus  avant 
^^  révolution;  la  suprématie  de  la  marine  anglaise  nous  en  avait 
ferm(^  l'accès  tant  qu'avait  duré  l'empire.  Au  Brésil,  nous  commen- 
cions à  nous  créer  des  relations  fructueuses;  j'avais  pu  m'en  as- 
surer pendant  mon  séjour  devant  Rio-Janeiro.  Il  me  restait  à  savoir 

TOME  XXV.  41 


642  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

quel  accueil  serait  fait  à  notre  commerce  dans  les  états  indépen- 
dans  qui  confinaient  aux  provinces  brésiliennes.  La  plaine  qui  s'é- 
tend le  long  des  deux  rives  de  la  Plata,  de  l'Océan  jusqu'à  Santa-F,é, 
est  en  général  très  fertile.  Excepté  le  bois,  tout  ce  qui  subvient  aux 
besoins  ordinaires  de  la  vie  y  croît  abondamment.  La  véritable  ri-- 
chesse  de  cette  contrée  consiste  surtout  dans  les  vastes  pâturages 
où  errent  en  liberté  d'immenses  troupeaux  de  bœufs,  de  moutons, 
de  chevaux  et  de  mules.  Les  exportations  des  provinces  de  la  Plata 
se  composent  presque  exclusivement  de  cuirs  et  de  suif  pour  l'Eu- 
rope, de  viande  boucanée  pour  le  Brésil  ou  les  colonies  espagnoles. 
L'Europe,  en  retour,  y  envoie  des  soieries,  des  tissus  de  coton  et  de 
laine,  des  eaux^de-vie  et  des  vins.  Malheureusement  la  guerre  ci- 
vile avait  décimé  ces  troupeaux,  devenus  tour  à  tour  la  proie  de 
l'un  et  de  l'autre  parti.  Les  bestiaux  commençaient  à  devenir  rares 
sur  les  bords  de  la  Plata.  Le  moment  semblait  donc  peu  favorable 
pour  y  nouer  des  relations  commerciales.  L'apparition  de  notre  pa- 
villon dans  ce  fleuve,  où  l'on  était  si  peu  habitué  à  le  voir  flotter, 
n'en  devait  pas  être*pour  cela  moins  utile  :  elle  rappellerait  à  tous 
ces  partis,  mutuellement  achai^nés  à  leur  perte,  que  la  France,  sans 
vouloir  s'immiscer  en  aucune  façon  dans  leurs  querelles,  était  bien 
décidée  à  ne  pas  souffrir  que  nos  compatriotes  ou  leurs  intérêts  en 
fussent  victimes. 

Le  29  septembre  1820,  je  sortis  de  la  baie  de  Sainte-Catherine  et 
je  me  dirigeai  vers  l'embouchure  de  la  Plata.  Sur  la  rive  gauche  dé 
ce  fleuve,  entre  l'Uruguay  et  le  cap  Sainte-Marie,  on  rencontre  les 
villes  de  Maldonado  et  de  Montevideo  ;  sur  la  rive  droite,  au  fond 
du  golfe  immense  dont  Montevideo  et  Maldonado  occupent  l'entrée, 
s'élève  la  ville  de  Buenos-Ayres.  Le  12  octobre,  je  mouillai  devant 
Maldonado.  Cette  rade  est  complètement  exposée  aux  vents  du  large. 
Un  terrain  inculte  et  sablonneux  nous  conduisit  à  la  ville,  distante 
d'un  quart  de  lieue  environ  du  rivage.  Les  rues,  bien  alignées  et 
très  spacieuses,  étaient  désertes.  Les  maisons,  bâties  en  briques 
rouges,  n'ont  d'autre  étage  qu'un  rez-de-chaussée;  la  plupart  tom- 
baient en  ruines.  Deux  églises  s'élevaient  du  milieu  de  ces  ma- 
sures. Dans  l'une,  dont  la  façade  dégradée  accusait  un  long  aban- 
don, on  avait  creusé  de  vastes  fosses  encore  découvertes  où  gisaient 
entassés  les  cadavres  des  soldats  tués  pendant  les  derniers  troubles. 
Cette  ville,  délaissée  par  ses  habitans,  avait  un  aspect  sinistre.  Je  ne 
pus  du  reste  m'y  arrêter  plus  d'un  jour.  Au  moment  même  où  nous 
jetions  l'ancre  sur  la  rade  de  Maldonado,  Buenos-Ayres  venait  d'être 
enlevé  d'assaut  par  un  de  ces  chefs  de  partisans  qui  se  succédaient 
alors  si  rapidement  au  pouvoir;  un  pareil  événement  m'imposait  le 
devoir  de  me  rapprocher  d'une  ville  où  la  fortune  et  la  vie  de  nos 


^  SOUVENIRS   d'un   MARIN.  6/l3 

compatriotes  pouvaient  être  en  péril.  Je  portai  mon  pavillon  sur  la 
Renommée,  dont  le  tirant  d'eau,  bien  inférieur  à  celui  du  Cenlaurè, 
devait  me  permettre  de  remonter,  s'il  le  fallait,  jusque  devant  Buenos- 
Âyres,  et  j'allai  immédiatement  avec  cette  frégate  prendre  le  mouil- 
lage de  Montevideo.  Là,  j'appris  en  quelques  heures  quelle  était  à 
peu  près  la  situation  politique  du  pays,  quels  partis  le  divisaient, 
quelles  influences  y  exerçaient  tour  à  tour  leur  ascendant. 

Vers  la  fm  de  1819,  le  parti  français  avait  pris  le  dessus  à  Buenos- 
Ayres.  La  forme  républicaine  ne  semblait  promettre  à  ces  provinces 
que  de  sanglantes  discordes  et  d'interminables  orages.  Quelques 
personnes  songèrent  à  demander  à  l'Europe  un  prince  étranger.  Des 
propositions  furent  d'abord  adressées  à  notre  gouvernement.  Les  au- 
torités de  Buenos-Ayres  offraient  sur  les  bords  de  la  Plata  un  trône 
constitutionnel  à  M.  le  duc  d'Orléans.  Cette  démarche  n'eut  aucun 
succès.  Les  vœux  du  congrès,  secrètement  consulté,  parurent  se  réu- 
nir alors  sur  le  prince  de  Lucques.  Tout  était  préparé,  les  conditions 
faites.  Ce  plan  aurait  obtenu  bientôt  l'approbation  unanime  du  pays, 
lorsqu'une  indiscrétion  éveilla  l'attention  de  nos  éternels  rivaux.  Les 
Anglais,  avertis,  n'hésitèrent  pas  à  déjouer  cette  prétendue  intrigue 
par  une  révolution;  ils  unirent  leurs  elTorts  à  ceux  de  quelques  mé- 
contens,  et  parvinrent  à  renverser  le  directeur  Puyredon  en  prêtant 
leur  appui  à  Saratea,  son  ennemi  personnel.  Ce  fâcheux  antago- 
nisme, qui  se  révélait  entre  l'Angleterre  et  la  France  sur  un  terrain 
où  les  intérêts  directs  des  deux  nations  n'étaient  pas  enjeu,  ne  mon- 
trait que  trop  l'inanité  des  espérances  qu'aurait  pu  faire  naître  dans 
mon  esprit  la  campagne  que  je  venais  d'accomplir,  il  y  avait  à 
peine  quelques  mois,  de  concert  avec  le  vice-amiral  Freemantle. 
11  devrait  cependant  répugner  aux  instincts  généreux  de  deux  puis- 
sans  peuples  de  sacrifier  toujours  le  bonheur  et  la  tranquilhté  des 
états  secondaires  aux  préoccupations  de  leurs  jalouses  querelles. 

Montevideo  avait  été  occupé  par  des  troupes  portugaises  ;  Puyre- 
don s'y  réfugia.  A  partir  de  ce  moment,  l'anarchie  fut  complète 
dans  la  province  de  Buenos-Ayres.  Tous  ceux  qui  purent  rassembler 
quelques  forces  aspirèrent  au  gouvernement  et  se  firent  entre  eux 
une  guerre  acharnée.  Enfin,  le  h  octobre  1820,  un  ami  de  Puyredon, 
Martin  Rodriguez,  fut  proclamé  gouverneur-général  par  les  élec- 

Lteurs  des  provinces;  il  parut  devant  Buenos-Ayres  à  la  tête  de  quatre 
mille  hommes,  et  l'enleva  le  jour  même  de  vive  force.  Près  de  quatre 
cents  personnes  furent  tuées  ou  blessées  dans  cet  assaut.  Rodriguez 
«lontrait  une  grande  sévérité.  Quelques  individus  avaient  été  con- 
damnés à  mort;  contre  un  plus  grand  nombre,  la  peine  de  l'exil  avait 
été  prononcée.  Montevideo  voyait  accourir  en  foule  les  émigrés  et  les 
proscrits.  Une  telle  rigueur  faisait  penser  que  cette  révolution  serait 


644  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

la  dernière.  Les  précédentes  avaient  eu  lieu  sans  effusion  de  sang,  et 
la  succession  rapide  de  pareilles  crises  avait  accrédité  l'idée  qu'on 
pouvait  parvenir  sans  danger  au  pouvoir  :  encouragement  certain 
pour  les  ambitieux  et  les  fauteurs  de  troubles.  Grâce  à  l'avènement 
de  Martin  Rodriguez,  partisan,  je  l'ai  dit,  de  Puyredon,  notre  par- 
tisan lui-même,  la  présence  du  pavillon  français  devant  Buenos- 
Ayres  était  devenue  inutile.  Dans  l'état  de  fermentation  où  se  trou- 
vait le  pays,  elle  n'eût  pu  que  compromettre  le  petit  nombre  de 
Français  qui  ne  s'étaient  pas  encore  réfugiés  à  Montevideo.  Les  iii- 
dépendanSy  —  tel  était  le  nom  qu'avaient  pris  les  républicains  de  la 
Plata,  —  se  montraient  avant  tout  fort  jaloux  des  Européens,  dont 
la  supériorité  blessait  leur  orgueil;  ils  se  fussent  à  l'instant  réunis 
contre  le  pouvoir  soupçonné  de  pactiser  avec  eux.  Tant  que  l'ordre 
ne  serait  pas  mieux  •  affermi  dans  ces  malheureuses  provinces ,  la 
France  n'avait  rien  à  en  attendre.  L'instabilité  du  gouvernement 
rendait  toute  négociation  souverainement  dangereuse.  Le  chef  qui 
eût  accordé  à  notre  commerce  quelques  conditions  favorables  n'au- 
rait pu  en  garantir  l'exécution  :  cet  avantage  illusoire  fût  devenu 
pour  ceux  qui  en  auraient  été  l'objet  un  tort  impardonnable  aux 
yeux  de  son  successeur. 

Pendant  que  la  guerre  civile  exerçait  ses  dévastations  sur  la  rive 
droite  du  fleuve,  à  Montevideo  on  jouissait  d'une  tranquillité  rela- 
tive. Seul,  le  général  Artigas  tenait  encore  la  campagne  avec  une 
armée  de  pillards  et  d'assassins,  qu'il  continuait  à  recruter  par  la 
violence.  C'était  pour  éloigner  ce  bandit  redouté  que  le  gouverne- 
ment de  Buenos-Ayres ,  au  temps  du  directeur  Puyredon,  s'était 
prêté  à  l'occupation  de  la  province  de  Montevideo  par  les  Portugais. 
Malgré  la  tranquillité  que  la  présence  de  ces  troupes  étrangères 
procurait  aux  habitans,  l'inimitié  des  deux  races  n'en  subsistait  pas 
moins.  On  ne  pouvait  douter  que,  si  les  indépendans  de  la  Plata 
parvenaient  jamais  à  s'entendre  et  à  fonder  un  gouvernement  plus 
stable  et  plus  régulier,  le  premier  usage  qu'ils  feraient  de  leur  puis- 
sance serait  d'expulser  les  Portugais  d'un  territoire  où  ils  ne  souf- 
fraient leur  présence  qu'à  regret.  Quant  à  l'Espagne,  elle  devait  re- 
noncer à  toute  domination  à  Buenos-Ayres  comme  à  Montevideo.  En 
déployant  un  peu  plus  de  vigueur  cependant,  cette  puissance,  dans 
les  premières  années  qui  suivirent  la  paix  de  1815,  eût  pu  sauver 
encore  ses  possessions  d'outre-mer.  C'était  avant  tout  sur  les  rives  de 
la  Plata  qu'il  importait  de  se  maintenir.  Il  fallait  commencer  par 
rétablir  l'ordre  dans  les  provinces  qui  avaient  les  premières  donn^ 
l'exemple  de  la  sédition.  Une  armée  de  sept  ou  huit  mille  hommes  y 
eût  suffi  quand  le  pays,  déchiré  par  des  querelles  intestines,  était 
incapable  d'organiser  la  moindre  résistance.  Les  habitans  des  villes 


SOUVENIRS   d'un   MARIN.  645 

auraient  vraisemblablement  accueilli  avec  une  secrète  sympathie 
des  efforts  dont  le  succès  eût  assuré  le  prompt  rétablissement  de 
l'ordre.  On  n'aurait  eu  contre  soi  que  les  gens  de  la  campagne. 
Ceux-là  malheureusement  avaient  fait  l'essai  de  leur  force.  C'était 
de  cette  classe  ignorante  et  grossière  que  les  ambitieux  se  servaient 
pour  repousser  toute  idée  d'accommodement  avec  l'Espagne  et  pour 
se  disputer  le  pouvoir. 

L'instinct  du  self-govcmmcnt^  il  faut  bien  le  reconnaître,  n'a  pas 
été  départi  à  tous  les  peuples  aussi  largement  qu'aux  Américains  du 
Nord.  Il  est  des  peuples  éternellement  enfans  qui  semblent  deman- 
der une  éternelle  tutelle.  Il  y  avait  donc  autant  de  patriotisme  que  de 
sagesse  dans  le  projet  qu'avaient  fait  échouer  les  menées  des  Anglais. 
«  Nous  ne  pourrions,  me  disaient  à  Montevideo  les  partisans  d'un  gou- 
vernement monarchique,  ajouter  aucune  foi  aux  offres  des  Espagnols. 
Leur  gouvernement  n'est  pas  plus  stable  que  le  nôtre,  et  ce  qu'il' 
nous  promettrait  aujourd'hui  serait  désavoué  demain.  Nous  voulons 
être  une  nation;  mais  il  nous  faut  à  la  tête  de  l'état  un  homme  d'un 
grand  nom  qui  nous  assure  de  solides  alliances,  et  dont  la  considéra- 
tion personnelle  décourage  les  espérances  des  factieux.  »  Les  années 
qui  ont  suivi  le  passage  de  notre  division  dans  la  Plata  ne  se  sont  que 
trop  chargées  de  prouver  à  quel  point  ce  raisonnement  était  juste. 
Le  Brésil  a  vu  sa  prospérité  grandir  de  jour  en  jour;  la  république 
argentine  semble  avoir  banni  à  jamais  la  paix  de  ses  rivages.  Je  ne 
suis  pas  plus  qu'un  autre  insensible  aux  charmes  de  la  liberté;  mais 
je  ne  crois  pas  qu'un  honnête  homme  puisse  se  sentir  véritablement 
libre  dans  un  pays  qui  ne  connaît  plus  le  respect  des  lois. 

IL 

Le  18  novembre  1820,  nous  étions  prêts  à  reprendre  la  mer.  Nous 
quittâmes  le  mouillage  de  Maldonado  par  une  belle  matinée  de 
printemps,  car,  au  sud  de  l'équateur,  le  mois  de  novembre,  c'est 
le  mois  de  mai  de  nos  contrées.  Dès  que  nous  eûmes  traversé  la 
vaste  et  dangereuse  embouchure  de  la  Plata,  nous  fîmes  route  sous 
toutes  voiles  vers  le  sud,  pour  doubler  le  cap  Horn  et  entrer  dans 
r Océan-Pacifique.  Je  m'éloignai  sans  regret  d'un  pays  où  tout  me 
rappelait  que  vingt  longues  années  s'étaient  écoulées  depuis  le  jour 
où  je  l'avais  visité  pour  la  première  fois.  Yingt  années  sont  beau- 
coup dans  la  vie  d'un  homme;  elles  ne  sont  rien  dans  la  vie  d'un 
pays.  Malheureusement  ces  vingt  années  renfermaient  une  révolu- 
tion,* et  par  les  ruines  qu'elles  avaient  entassées,  elles  avaient  fait 
aux  malheureuses  provinces  de  la  Plata  une  décrépitude  précoce. 
J'allais  retrouver,  il  est  vrai ,  sur  la  rive  occidentale  du  continent 


646  REVUE    DES   DEUX  MONDES. 

américain  d'autres  colonies  en  voie  de  transformation;  mais  là  du 
moins  je  n'aurais  pas  à  repousser  sans  cesse  comme  un  fantôme  im- 
portun quelques-uns  des  plus  chers  souvenirs  de  ma  jeunesse.  Les 
ruines,  si  j'en  rencontrais,  ne  seraient  pour  moi  que  les  débris  d'un 
passé  inconnu.  Je  me  trouverais  d'ailleurs  en  présence  de  républi- 
cains encore  occupés  à  conquérir  leur  indépendance.  C'est  une 
heure  favorable  aux  états  naissans.  La  période  délicate  dans  tout 
enfantement  politique,  c'est  celle  où  les  partis,  n'ayant  plus  rien  à 
craindre  de  l'ennemi  commun,  s'abandonnent  sans  réserve  au  be- 
soin de  se  haïr  et  au  bonheur  de  se  déchirer. 

Le  9  décembre,  nous  étions  par  le  travers  du  cap  Horn.  Nous  n'a- 
vions pas  un  seul  malade,  et  nos  équipages  avaient  conservé  toute 
leur  gaieté.  Des  jours  sans  nuits  étaient  un  spectacle  nouveau  pour 
jios  jeunes  marins,  qui  les  passaient  presque  tout  entiers  à  danser 
sur  le  gaillard  d'arrière.  Je  leur  fis  annoncer  qu'ils  étaient  sur  le 
premier  vaisseau  français  qui  eût  doublé  le  cap  Horn.  Avec  des 
équipages  tels  que  les  nôtres,  il  ne  faut  jamais  négliger  de  faire 
appel  à  l'amour-propre  :  c'est  un  moyen  de  leur  faire  supporter 
•sans  murmure  bien  des  fatigues  et  bien  des  misères.  Des  vents 
d'ouest-sud-ouest  nous  obligèrent  à  remonter  vers  le  sud,  jusqu'au 
-60*'  degré  de  latitude.  Le  froid  était  devenu  très  rigoureux.  Nos 
marins  n'avaient  pas  les  chauds  et  comfortables  vêtemens  des  ba- 
leiniers; ils  souffrirent  beaucoup,  et  plus  d'un  eut  les  pieds  gelés. 

Doubler  le  cap  Horn  est  devenu  un  jeu  depuis  le  temps  de  l'ami- 
ral Anson.  A  cette  époque  même,  ce  n'était  pas  une  action  aussi 
hardie  que  bien  des  navigateurs  ont  voulu  le  faire  entendre.  Cha- 
que saison  a  pour  cette  navigation  ses  avantages.  L'hiver,  on  a  des 
vents  moins  constamment  contraires;  l'été,  on  est  favorisé  par  la 
longueur  des  jours.  Le  récit  fort  intéressant  que  nous  a  laissé  lord 
Anson  des  épreuves  de  son  long  voyage  fut  notre  seul  guide  dans  le 
passage  du  cap  Horn.  Ainsi  que  l'illustre  amiral  anglais,  nous 
éprouvâmes  de  fréquens  coups  de  vent  interrompus  par  de  courts 
intervalles  de  calme,  et  nous  ressentîmes  l'effet  des  courans  qui 
l'avaient  entraîné  dans  l'est.  Nous  passâmes  en  vue  de  Valdivia  sans 
nous  y  arrêter.  J'ignorais  si  ce  port  était  propre  à  recevoir  des  vais- 
seaux, car  je  n'avais  emporté  de  France' aucun  plan  des  côtes  du 
Chili,  et  depuis  notre  départ  de  la  Plata  nous  faisions  un  véritable 
voyage  de  découvertes.  Le  30  décembre,  nous  donnâmes  hardiment 
et  à  tout  hasard  dans  la  baie  de  La  Conception.  Ce  port  est  sans 
contredit  le  meilleur  et  le  plus  sûr  de  la  côte  du  Chili.  C'est  le  seul 
qui,  en  toute  saison,  puisse  offrir  à  une  escadre  les  moyens  de  se 
•réparer,  de  remplacer  son  eau,  son  bois,  et  de  se  procurer  à  des 
prix  modérés  les  rafraîchissemens  nécessaires.  M.  de  La  Pérouse 


SOUVENIRS   d'un   MARIN.  647 

avait  visité  avant  nous  la  province  de  La  Conception  :  la  relation 
de  ses  voyages  en  contenait  une  description  très  détaillée  ;  mais  la 
guerre  avait  rendu  méconnaissable  cette  heureuse  et  florissante 
partie  du  Chili.  La  Conception  ne  présentait  plus  en  d820  que  le 
spectacle  douloureux  d'une  ville  saccagée  plusieurs  fois  par  l'en- 
nemi. Les  campagnes  abandonnées  restaient  sans  culture,  et  le 
commerce  avait  déserté  des  rivages  où  il  ne  trouvait  plus  ni  profits 
ni  sécurité.  Aussi  la  population  de  La  Conception,  qui,  au  moment 
du  passage  de  La  Pérouse,  s'élevait  à  quinze  mille  âmes,  se  trou- 
vait-elle déjà  réduite  en  1820  à  huit  mille  habitans. 

Bien  que  le  parti  des  indépendans  eût  remporté  des  victoires 
décisives,  la  guerre  civile  n'était  pas  complètement  terminée  dans 
les  provinces  du  Chili.  Les  habitans  des  montagnes,  dirigés  par  les 
moines,  qui  avaient  conservé  sur  leur  esprit  une  très  grande  in- 
fluence, combattaient  encore  pour  la  cause  royale.  A  leur  tête  mar- 
chait un  Chilien,  le  fameux  Benavidès,  à  qui  la  connaissance  parfaite 
du  pays  donnait  pour  cette  guerre  de  partisans  de  très  grands  avan- 
tages. Les  royalistes  du  Chili  se  battaient  en  héros  et  mouraient  en 
martyrs.  S'ils  avaient  le  malheur  de  tomber  dans  les  mains  de  l'en- 
nemi, ils  réclamaient  pour  toute  faveur  qu'on  leur  laissât  le  temps 
de  prier  pour  le  roi;  leur  prière  achevée,  ils  s'offraient  d'eux-mêmes 
au  coup  mortel  :  ne  demandant  point  de  merci,  ils  n'en  accordaient 
pas.  Bien  souvent  les  indépendans  àVaient  proposé  des  échanges  de 
prisonniers;  ces  offres  avaient  été  repoussées  avec  dédain.  11  y  avait 
seulement  quelques  mois  que  Benavidès  s'était  emparé  de  La  Con- 
ception. Le  général  Freyre,  qui  commandait  au  nom  de  la  république 
dans  la  province,  avait  dû  se  retirer  avec  les  milices  et  le  peu  de 
troupes  restées  disponibles  dans  la  ville  voisine  de  Talcahuana,  si- 
tuée à  l'entrée  de  la  baie.  Le  25  novembre  1820,  il  avait  fait  une 
sortie  et  engagé  une  action  qui  n'avait  pas  duré  moins  de  deux 
jours.  Les  royalistes  avaient  été  complètement  battus;  ils  avaient 
laissé  sept  cents  hommes  sur  le  champ  de  bataille  et  trois  cents  pri- 
sonniers au  pouvoir  du  vainqueur. 

Si  la  métropole  avait  réussi  à  armer  en  faveur  de  sa  cause  quel- 
ques bandes  de  paysans  fanatiques,  le  Chili  avait  trouvé  dans  les 
peuplades  sauvages  qui  vivent  au-delà  du  Biobio  des  alliés  dont  le 
concours  avait  une  bien  autre  importance.  Depuis  la  conquête  du 
Nouveau-Monde,  ces  peuplades,  connues  sous  le  nom  d^Araucanos, 
avaient  toujours  été  les  ennemis  les  plus  acharnés  des  Espagnols. 
Elles  combattent  à  cheval.  Leurs  armes  sont  la  lance,  l'arc,  la  fronde, 
le  lasso  et  les  boules.  Il  n'est  pas  sur  le  continent  de  l'Amérique  de 
cavalerie  qui  puisse  résister  à  celle  des  Araucanos.  Avant  de  charger, 
ces  Indiens  dénouent  leur  chevelure  et  la  laissent  tomber  autour  de 


648  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

leur  tête  de  manière  à  s'en  couvrir  jusqu'à  la  ceinture.  Un  cri  aigu 
donne  le  signal  de  l'attaque.  Tous  fondent  à  la  fois  sur  l'ennemi, 
se  faisant  avec  une  incroyable  adresse  un  bouclier  du  corps  de  leurs 
chevaux  ;  ils  évitent  ainsi  la  première  décharge  des  armes  à  feu. 
Leur  choc  est  terrible,  et  les  renforts  continuels  qu'ils  reçoivent  les 
empêchent  de  sentir  leurs  pertes.  Gagnés  par  les  indépendans,  les 
Araucanos  fournirent  à  l'armée  chilienne  quatre  mille  cavaliers 
aguerris.  Chaque  jour  diminuait  donc  les  chances  que  pouvait  avoir 
conservées  l'Espagne  de  rétablir  son  autorité  dans  ces  colonies  loin- 
taines; mais  tant  qu'il  restait  à  cette  puissance  un  pied  sur  le  con- 
tinent américain,  les  colons  émancipés  pouvaient  craindre  quelque 
brusque  retour  de  fortune.  Affranchi  par  les  secours  qu'il  avait  reçus 
de  Buenos-Ayres,  le  Chili  devait  au  soin  de  sa  propre  sécurité  de 
tenter  à  son  tour  l'affranchissement  du  Pérou.  Une  expédition  con- 
sidérable venait  de  partir  de  Valparaiso  et  de  La  Conception,  se 
dirigeant  vers  la  rade  de  Lima.  L'œuvre  d'émancipation  semblait 
approcher  de  son  dénoûment,  et  tout  me  commandait  de  redoubler 
de  circonspeotion. 

Les  Chiliens  sont  naturellement  hospitaliers,  et  de  notre  côté  nous 
accordons  facilement  notre  sympathie  aux  étrangers,  surtout  à  ceux 
qui  ont  arboré  l'étendard  de  la  révolte.  Une  grande  intimité  ne  tarda 
donc  pas  à  s'établir  entre  les  officiers  de  nos  bâtimens  et  les  habi- 
tans  de  La  Conception.  C'était  à  qui,  parmi  ces  derniers,  obtiendrait 
l'honneur  de  recevoir  sous  son  toit  un  des  compatriotes  de  La  Pé- 
rouse.  Le  souvenir  de  l'illustre  navigateur  était  encore  vivant  dans 
cette  ville,  qu'il  avait  visitée  en  1785.  Des  vieillards,  des  mères  de 
famille,  qu'un  pareil  souvenir  rajeunissait  de  près  de  quarante  ans, 
se  plaisaient  à  nous  montrer  l'endroit  où  les  marins  de  la  Boussole 
3t  de  \ Astrolabe  avaient  dressé  leurs  tentes.  Mes  relations  officielles 
avec  le  général  Freyre  prirent  aussi,  et  presque  malgré  moi,  un  de- 
gré inusité  de  confiance.  Ce  général  était  alors  âgé  de  trente-quatre 
à  trente-cinq  ans.  Il  passait  pour  habile  politique  et  avait  en  mainte 
occasion  donné  des  preuves  incontestables  de  bravoure  personnelle. 
La  douceur  et  la  générosité  de  son  caractère  le  faisaient  aimer  de 
tous  les  Chiliens.  11  m'engagea  vivement  à  ne  pas  poursuivre  mon 
voyage  sans  toucher  à  Valparaiso.  Cette  relâche  me  mettrait,  disait- 
Il,  en  rapports  directs  avec  le  président  O'Higgins,  et  m'éclairerait 
pleinement  sur  la  véritable  situation  du  pays. 

Je  cédai  à  ces  instances;  mais,  lorsque  j'arrivai  à  Valparaiso,  le 
14  janvier  1821,  ce  fut  à  Santiago  même,  à  Santiago,  siège  du  gou- 
vernement et  capitale  de  la  république  du  Chili,  que  le  gouverneur 
don  Luiz  de  la  Cruz  essaya  de  m' entraîner.  Il  avait  reçu  l'ordre  de 
m* accompagner  en  personne;  des  voitures  devaient  être  mises  à  ma 


SOUVENIRS    D*UN   MARIN.  6^9 

disposition,  et,  par  l'ordre  exprès  du  suprême  directeur,  un  hôtel 
était  préparé  pour  me  recevoir.  Je  n'étais  pas  homme  à  commettre 
une  si  lourde  faute.  Ce  voyage,  auquel  on  voulait  donner  tant  d'é- 
clat, eût  été  représenté  comme  une  reconnaissance  tacite  des  droits 
de  la  république.  La  France,  il  faut  en  convenir,  aurait  eu  mauvaise 
grâce  à  prendre  sur  ce  point  l'initiative;  elle  était  l'alliée  de  l'Es- 
pagne, et  ne  pouvait  donner  à  l'égard  de  cette  puissance  l'exemple 
des  mauvais  procédés.  Je  me  sentais  sur  un  terrain  glissant,  où  le 
moindre  faux  pas  pouvait  avoir  les  plus  graves  conséquences.  Loin 
de  vouloir  trancher  du  diplomate,  je  jugeai  à  propos  de  me  renfer- 
mer plus  que  jamais  dans  mon  rôle  d'amiral.  Je  refusai  nettement 
de  faire  le  voyage  auquel  on  m'invitait  d'une  façon  si  pressante. 
Tout  ce  que  je  pus  promettre,  ce  fut  d'attendre  quelques  jours  en- 
core à  Valparaiso  l'arrivée  du  directeur  suprême,  dont  le  général 
Freyre  m'avait  fait  espérer  la  visite;  mais  le  directeur,  justement 
soucieux  de  sa  dignité,  resta  à  Santiago. 

On  tenait  cependant  à  savoir  ce  que  j'étais  venu  faire  sur  les  côtes 
du  Chili.  La  question  était  trop  naturelle  pour  que  je  pusse  m'en 
montrer  blessé.  Le  ministre  de  l'intérieur  et  des  affaires  étrangères, 
don  Joachim  d'Echaveria,  fut  chargé  de  me  la  poser  avec  tous  les 
ménagemens  dont  les  chancelleries  se  sont  de  temps  immémorial 
fidèlement  transmis  le  secret. 

«  Le  gouvernement  chilien,  m'écrivit  don  Joachim,  s'attendait  à  être  fidè- 
lement instruit  de  l'objet  que  s'est  proposé  sa  majesté  très  chrétienne  en 
vous  envoyant  dans  ces  parages.  Ce  n'est  que  par  un  avis  du  gouverneur  de 
La  Conception  qu'il  a  appris,  il  y  a  quelques  jours,  le  but  de  votre  voyage. 
Vous  venez,  écrit  ce  gouverneur,  manifester  la  sympathie  de  la  France  pour 
les  états  indépendans  de  l'Amérique,  et  établir  avec  eux  des  relations  d'ami- 
tié et  de  commerce.  Une  semblable  mission  n'exigeait  point  peut-être  l'en- 
voi si  coûteux  d'une  division  navale.  Vous  ne  devez  donc  pas  vous  étonner 
que  les  citoj^ens  de  cette  république  en  aient,  au  premier  abord,  conçu 
quelques  alarmes.  Son  excellence  le  directeur  suprême  eût  été  heureuse 
de  se  concerter  personnellement  avec  votre  seigneurie,  certaine  que  cet 
entretien  eût  dissipé  tous  les  doutes  et  donné  de  nouveaux  gages  à  l'indé- 
pendance du  pays;  mais  son  excellence  est  informée  que  vous  vous  propo- 
sez de  quitter  prochainement  les  côtes  du  Chili  et  de  vous  diriger  vers  le 
port  du  Gallao,  qui  est  en  ce  moment  bloqué  par  nos  forces  de  terre  et  de 
mer.  La  neutralité  qu'ont  fidèlement  observée  jusqu'ici  les  puissances  étran- 
gères, la  conduite  libérale  et  généreuse  de  cette  république,  le  respect  dont 
elle  n'a  cessé  de  faire  preuve  envers  le  pavillon  de  la  France,  nous  donnent 
lieu  d'espérer  que  votre  seigneurie  ne  nous  refusera  pas  une  explication 
qui  nous  tranquillise  sur  le  but  de  son  voyage.  Si  votre  seigneurie  ne  veut 
pas  que  nos  craintes  soient  encore  augmentées,  elle  consentira  à  différer 
son  apparition  sur  les  côtes  du  Pérou,  jusqu'au  jour  où  l'occupation  de  ce 


650  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

pays  par  nos  troupes  assurera  à  la  division  qu'elle  commande  un  mouillage 
paisible.  » 

Cette  lettre  demandait  une  réponse.  Je  la  fis  aussi  nette  que  le 
permettait  la  situation  ambiguë  dans  laquelle  nos  relations  avec 
l'Espagne  devaient  nous  maintenir.  Je  réitérai  les  assurances  d'une 
stricte  neutralité,  et  je  rappelai  que  j'attendais  en  retour,  pour  les 
armateurs  français,  assistance  et  protection.  Quant  aux  inquiétudes 
manifestées  au  sujet  du  prochain  départ  de  la  division  pour  les  côtes 
du  Pérou,  je  laissai  entendre  que  je  les  considérais  comme  une  iur 
jure  gratuite  faite  à  notre  loyauté,  et  je  m'abstins  de  les  réfuter. 

Notre  politique  n'était  point  à  double  face  :  elle  était  expectante. 
Quelques  mots  l'auraient  exposée  dans  toute  sa  sincérité;  mais  ces 
mots,  nous  ne  pouvions  pas  les  dire.  Nous  ne  pouvions  pas  avouer 
que  nous  n'attendions  qu'un  succès  plus  complet  pour  nous  décla- 
rer. Quant  à  moi,  je  ne  mettais  pas  un  instant  en  doute  l'issue  de 
cette  insurrection.  La  lutte  que  les  Chiliens  soutenaient  depuis  plu- 
sieurs années  les  avait  aguerris.  C'est  d'ailleurs  une  race  belliqueuse 
et  tenace.  Le  Chili  pouvait  mettre  sur  pied  douze  mille  hommes  de 
troupes  régulières  et  joindre  à  cette  armée  des  milices  plus  nom- 
breuses encore.  Plusieurs  officiers  français  servaient  à  cette  époque 
dans  l'armée  chilienne.  Les  victoires  de  Maypu  et  de  Chacabuco,  si 
célèbres  dans  les  annales  du  Chili,  furent  dues  en  partie  à  leur  cou- 
.rage.  Si  j'en  croyais  les  informations  que  je  recueillis  pendant  mon 
rapide  passage  dans  la  Mer  du  Sud,  toute  cette  partie  de  l'histoire 
américaine  serait  à  refaire,  mais  je  n'ai  aucun  goût  pour  les  révi- 
sions historiques  ;  ce  ne  sont  la  plupart  du  temps  que  de  présomp- 
tueuses tentatives  ou  d'ingénieux  paradoxes  :  il  faut  laisser  la  gloire 
à  qui  eut  la  responsabilité. 

Le  Chili  est  sans  contredit  le  plus  beau  pays  de  l'Amérique  méri- 
dionale. Situé  sous  la  zone  tempérée,  il  ne  connaît  ni  la  rigueur 
des  hivers  ni  les  chaleurs  excessives  de  l'été.  Le  sol,  partout  ferti- 
lisé par  un  grand  nombre  de  rivières,  rend  presque  sans  effort  des 
récoltes  abondantes.  Chacune  de  ses  provinces  se  distingue  par  des 
produits  différens.  La  province  de  La  Conception  renferme  d'im- 
menses forets;  elle  est  riche  en  vins,  en  blé,  en  bestiaux  et  en  laine. 
La  province  de  Santiago,  moins  grande,  mais  proportionnellement 
plus  peuplée,  fournit,  outre  du  blé,  du  chanvre  et  des  fruits  de  toute 
espèce;  elle  possède  aussi  de  nombreux  troupeaux.  La  province  de 
Coquimbo,  qui  occupe  la  partie  septentrionale  du  Chili ,  est  avant 
tout  propre  à  la  culture  des  denrées  coloniales  :  on  y  récolte  .le  co- 
ton et  la  canne  à  sucre.  Mais  les  plus  grandes  richesses  de  cette 
terre  privilégiée  ne  sont  pas  à  la  surface.  L'objet  du  travail  et  des 


SOUVENIRS   d'un   MARIN.  651 

spéculations  de  toutes  les  classes  d'habitans,  ce  sont  les  mines  abon- 
dantes d'argent  et  de  cuivre  que  renferme  le  territoire  des  trois  pro- 
vinces. De  telles  ressources  devaient  attirer  le  commerce  européen. 
Le  commerce,  à  son  tour,  devait,  avec  le  goût  du  luxe  et  des  aisances 
de  la  vie,  faire  pénétrer  dans  ces  contrées  naturellement  indolentes 
les  habitudes  salutaires  du  travail.  Dès  l'année  1821 ,  tous  les  ob- 
jets provenant  de  nos  manufactures  jouissaient  au  Chili  de  la  vogue 
exceptionnelle  qu'ils  avaient  rencontrée  au  Brésil.  Pour  en  soutenir 
la  concurrence,  les  Anglais  n'avaient  pas  trouvé  d'autre  moyen  que 
d'employer  la  contrefaçon.  On  vit  à  cette  époque  leurs  draps  porter 
frauduleusement  la  marque  de  nos  fabriques.  L'engouement  des 
Chiliens  pour  les  produits  de  l'industrie  française  fut  de  courte  du- 
rée; le  Chili  n'en  est  pas  moins  devenu  un  des  meilleurs  marchés 
de  notre  commerce  d'outre -mer.  Le  chiffre  total  de  nos  échanges 
avec  cette  république,  qui  ne  compte  pas  un  million  et  demi  d'ha- 
bitans, s'élève  aujourd'hui  à  près  de  72  millions  de  francs.  On  com- 
prend l'importance  qu'il  y  avait  à  sauvegarder  de  bonne  heure  nos 
intérêts  dans  cet  état  naissant,  et  à  ne  pas  nous  y  laisser  supplanter 
par  nos  rivaux. 

Des  anciennes  possessions  espagnoles  dans  l'Amérique  méridio- 
nale, il  ne  me  restait  plus  à  visiter  que  le  Pérou.  L'autorité  royale 
se  maintenait  encore  intacte  dans  cette  province.  L'armée  chilienne, 
débarquée  sur  la  côle  méridionale,  s'avançait,  il  est  vrai,  vers  la 
capitale,  mais  avec  une  prudente  lenteur.  Le  18  janvier  1821,  je 
partis  de  Valparaiso  pour  me  rendre,  ainsi  que  je  l'avais  annoncé, 
devant  Lima.  La  veille  de  mon  arrivée  sur  la  rade  du  Callao,  une 
révolution  militaire  avait  fait  passer  le  pouvoir  aux  mains  du  géné- 
ral Lacerna.  On  accordait  généralement  au  nouveau  vice-roi  de 
grands  talens  militaires.  Il  avait  la  confiance  des  troupes,  et  c'était 
sur  lui  que  se  fondait  le  dernier  espoir  des  partisans  de  l'Espagne. 
L'entrevue  à  laquelle  il  s'empressa  de  me  convier  me  laissa  une  idée 
aussi  favorable  de  sa  capacité  que  de  sa  courtoisie.  Je  trouvai  un 
homme  d'une  cinquantaine  d'années,  dont  la  figure  ouverte  et  la 
contenance  assurée  me  plurent  à  la  première  vue.  Le  général  La- 
cerna parlait  avec  une  très  grande  facilité  le  français  ;  il  avait  long- 
temps résidé  à  Nancy,  où,  pendant  une  partie  de  la  guerre  de  la 
Péninsule,  il  fut  retenu  prisonnier  sur  parole. 

Je  pus  juger  dans  cette  entrevue  que  le  vice-roi  n'était  pas  sans 
inquiétude  sur  sa  situation,  quoiqu'il  exagérât  beaucoup  ses  forces 
et  ses  ressources.  Il  ne  put  me  dissimuler  que  si  l'Espagne  tardait 
à  lui  envoyer  des  secours,  la  position  deviendrait  très  critique.  Il 
portait  à  neuf  mille  hommes  la  force  de  l'armée  espagnole.  Des  ren- 
seignemens  plus  exacts  me  donnaient  à  penser  que  l'effectif  réel  en 


652  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

était  bien  moins  considérable.  Je  ne  pouvais  me  défendre  d'une  sé- 
rieuse sympathie  pour  cette  poignée  de  braves  qui,  au  milieu  d'un 
pays  déjà  frémissant,  restaient  fidèles  à  leur  drapeau;  mais  je  n'étais 
point  libre  d'obéir  à  mon  penchant.  Trop  d'indices  m'avertissaient 
que  la  cause  de  l'Espagne  était  définitivement  perdue.  Lui  prêter  le 
moindre  appui,  c'eût  été  se  compromettre  sans  la  sauver.  Je  crus 
donc  devoir  résister  aux  instances  que  m'adressait  le  général  La- 
cerna  pour  obtenir  que  je  prolongeasse  mon  séjour  sur  la  rade  du 
Gallao.  «  Notre  présence,  me  disait-il,  avait  produit  un  excellent 
effet  sur  l'esprit  des  habitans  de  Lima.  »  Si  nous  avions  rassuré  les 
royalistes,  nous  devions  au  même  titre  alarmer  les  indépendans. 
Rien  ne  m'autorisait  à  assumer  ce  rôle.  Arrivé,  le  31  janvier  1821, 
devant  Lima,  je  fixai  irrévocablement  mon  départ  au  k  février. 

Je  voulus  mettre  cependant  à  profit  le  peu  de  temps  que  je  de- 
vais passer  sur  les  côtes  du  Pérou  pour  en  visiter  au  moins  la  capi- 
tale. Nous  ne  connaissions  la  ville  de  Lima  que  par  les  récits  fabu- 
leux des  moines  et  des  flibustiers.  Je  savais  que,  pendant  plus  de 
deux  siècles,  de  prodigieuses  richesses  s'y  étaient  accumulées,  et 
que  dans  ce  pays,  où  le  fer  était  rare,  l'argent,  méritant  son  nom 
de  vil  métal,  se  voyait  souvent  consacré  aux  plus  vulgaires  usages. 
En  réalité,  cette  ville,  où  j'aurais  vu,  je  crois,  avec  moins  d'étonne- 
mentque  l'élève  du  docteur  Pangloss,  déjeunes  garçons,  pour  jouer 
au  palet  dans  les  rues,  se  servir  d'émeraudes  et  de  rubis,  cette  ville 
dont  la  renommée  nous  avait  tant  vanté  l'opulence  fantastique,  est 
une  de  celles  dont  l'aspect  m'a  semblé  le  plus  modeste  et  le  moins 
oriental.  Le  trait  qui  m'en  a  le  plus  frappé  est  celui-ci  :  sur  une 
population  de  cent  à  cent  dix  mille  âmes ,  les  deux  tiers  des  habi- 
tans étaient  des  femmes;  l'autre  tiers  comptait  près  de  dix  mille 
moines.  Le  luxe  de  toute  ville  espagnole,  ce  sont  les  églises  et  les 
couvens  :  on  comptait  à  Lima  en  1821  soixante-quinze  de  ces  édi- 
fices;, c'étaient  les  seuls  monumens  de  la  capitale  du  Pérou.  Le  palais 
même  du  vice -roi  me  sembla  d'apparence  assez  chétive.  J'y  pus 
cependant  contempler  dans  une  vaste  galerie  les  portraits  de  tous 
les  vice-rois  qui  avaient  exercé  le  gouvernement  du  Pérou  depuis 
Pizarre.  L'un  d'eux  était  cet  O'Higgins  qui  signala  son  administra- 
tion par  d'utiles  réformes,  et  dont  le  petit-fils  était  devenu,  au 
moment  de  notre  passage  dans  la  Mer  du  Sud,  le  directeur  suprême 
de  la  république  du  Chili. 

Le  dénoùment  que  j'avais  prévu  se  fit  peu  attendre.  Quand  l'heure 
marquée  par  le  destin  a  sonné,  tout  semble  se  réunir  pour  hâter  la 
chute  des  empires.  On  eût  pu  croire  que  la  constitution  libérale  adop- 
tée en  Espagne  mettrait  un  terme  aux  révolutions  des  colonies.  Ce 
fut  pour  la  révolte  un  nouvel  aliment.  Le  clergé,  qui  avait  jusque-là 


SOUVENIRS    d'un   MARIN.  65S 

employé  son  influence  en  faveur  de  la  mère-patrie,  changea  subi- 
tement de  conduite  et  de  langage.  La  haine  des  principes  procla- 
més par  la  métropole  suffit  pour  gagner  à  la  cause  de  l'indépen- 
dance les  vœux  de  la  sainte  milice  qui  n'avait  cessé  de  combattre 
pour  le  maintien  de  l'autorité  royale.  L'armée  se  trouva,  comme  la 
population,  partagée  en  deux  camps,  et  la  discipline  militaire  subit 
l'ébranlement  général  de  la  chose  publique.  Malgré  tant  de  chances 
contraires,  les  Espagnols  auraient  encore  pu  sauver  leur  domination 
au  Pérou,  s'ils  avaient  conservé  l'empire  de  la  mer;  mais  ils  laissè- 
rent une  division  chilienne,  composée  de  deux  ou  trois  navires  ache- 
tés au  commerce,  prendre  un  ascendant  marqué  dans  la  Mer  du  Sud. 
Une  de  leurs  frégates  fut  capturée  dans  la  baie  de  La  Conception. 
Une  autre,  YEsmeralda,  fut  enlevée  sous  le  canon  des  forts  du  Cal- 
lao  par  des  embarcations  que  commandait  lord  Gochrane  en  per- 
sonne. De  deux  vaisseaux  expédiés  d'Europe,  l'un,  démâté  sous 
Téquateur  par  un  violent  orage,  fut  obligé  de  rentrer  en  Espagne; 
le  second  disparut  en  doublant  le  cap  Horn.  Toute  communication 
se  trouva  coupée  entre  l'armée  du  Pérou  et  la  mère-patrie.  Ce  qui 
doit  étonner,  c'est  que  cette  armée  ait  pu  prolonger  aussi  longtemps 
sa  résistance.  De  bien  grands  événemens  peuvent  souvent  être  dé- 
cidés par  des  forces  presque  insignifiantes.  Sans  sa  flotte,  qui  ne 
compta  jamais  qu'un  vaisseau  de  soixante  canons,  trois  frégates,  une 
corvette,  quatre  bricks,  quatre  goélettes  et  neuf  transports,  le  Chili 
eût  peut-être  été  incapable  de  maintenir  son  indépendance.  A  coup 
sûr,  il  n'eût  point  auèsi  efficacement  contribué  à  l'affranchissement 
du  Pérou. 

Ce  ne  fut  point  cependant  le  Chili  qui  eut  la  gloire  d'expulser  les 
derniers  Espagnols  du  sol  américain.  Cet  honneur  était  réservé  aux 
soldats  de  la  Colombie  et  au  général  Bolivar.  Le  Pérou  ne  prit  par  lui- 
même  qu'une  assez  faible  part  à  sa  propre  délivrance;  il  n'avait  pas 
au  même  degré  que  les  autres  provinces  espagnoles  la  haine  de 
l'étranger  :  trop  heureux  s'il  eût  pu  échapper  jusqu'au  bout  à  la 
fièvre  révolutionnaire  qui  faisait  ainsi  tomber  l'un  après  l'autre  les 
plus  nobles  fleurons  de  la  couronne  d'Aragon  et  de  Castille  !  Il  fal- 
lait laisser  aux  graves  descendans  des  j^ères  pèlerins  de  l'Amérique 
du  Nord  les  institutions  auxquelles  les  avait  si  bien  préparés  tout 
un  siècle  de  vertus  austères.  Autre  peuple,  autre  gouvernement. 
Cette  race  aimable,  au  langage  emphatique  et  sonore,  aux  instincts 
capricieux,  que  l'ardeur  des  aventures  avait  conduite  jusque  sur  le 
revers  occidental  des  Andes,  avait  sans  doute  aussi,  dans  les  desseins 
d'en  haut,  sa  mission  providentielle;  mais  je  serais  tenté  de  croire 
que  ce  n'était  pas  celle  de  fonder  une  république. 

Quand  on  songe  aux  antipathies  qui  séparaient  autrefois  et  qui 


654  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

séparent  encore,  bien  qu'à  un  moindre  degré,  la  race  néo-latine  et 
la  race  anglo-saxonne,  on  a  peine  à  comprendre  que  les  colonies, 
e^agnoles  aient  pu  avoir  un  instant  la  pensée  d'emprunter  aux 
États-Unis  leur  programme  politique  et  leurs  institutions.  Peu  de 
temps  avant  mon  arrivée  sur  la  rade  du  Gallao,  un  tragique  incident 
était  venu  manifester  cette  antipathie  instinctive  de  la  façon  la  plus 
frappante  et  en  même  temps  la  plus  cruelle.  L'enlèvement  de  la 
frégate  espagnole  Y Esmeralda  avait  vivement  blessé  l'orgueil  et  le 
point  d'honneur  castillans.  L'amour-propre  national  ne  pouvait  se 
résignei:  à  reconnaître  dans  ce  brillant  fait  d'armes  le  triomphe  de 
l'audace  sur  l'incurie  et  l'imprévoyance.  La  frégate  anglaise  XAn- 
dromaque  était  mouillée  à  très  petite  distance  de  V Estneirilda  peu- 
dant  la  nuit  où  lord  Cochrane  avait  enlevé  le  bâtiment  espagnol. 
Des  marins  de  V Esmeralda ,  qui,  après  avoir  déserté  leur  poste  au 
milieu  de  l'action,  étaient  parvenus  à  gagner  la  terre  à  la  nage,  as- 
surèrent que  Y Andromaque  avait  servi  de  point  de  réunion  aux  em- 
barcations chiliennes,  que  des  canots  anglais  avaient  prêté  à  lord 
Cochrane  leur  concours,  et  que  c'était  à  l'aide  des  amarres  qu'ils 
avaient  fournies  que  Y  Esmeralda  avait  pu  être  emmenée  aussi  ra- 
pidement hors  de  la  portée  des  forts.  La  crédulité  populaire  accueil- 
lit avec  empressement  cette  version.  Des  Anglais  se  virent  insultés 
dans  Lima,  et  le  capitaine  de  Y  Andromaque  ne  jugea  pas  prudent 
de  rester  mouillé  sous  le  canon  du  Gallao.  Il  conduisit  sa  frégate  à 
la  hauteur  de  l'île  San-Lorenzo,  et  c'est  là  que  nous  le  trouvâmes  à 
notre  arrivée.  Le  Macedonian^  frégate  américaine,  était  également 
à  l'ancre  près  de  Y  Esmeralda  le  jour  où  lord  Cochrane  exécuta  son 
coup  de  main.  Les  Américains  n'échappèrent  pas  plus  que  les  An- 
glais aux  soupçons  des  Espagnols.  Le  lendemain  même,  un  canot 
ayant  voulu  communiquer  avec  la  terre ,  fut  invité  par  la  garde  du 
fort  Saint-Philippe  à  ne  point  accoster.  L'officier  qui  commandait 
l'embarcation  ne  tint  aucun  compte  de  cet  avis.  A  peine  eut-il  mis 
pied  à  terre  qu'il  fut  assailli  par  une  multitude  furieuse.  Les  sol- 
dats espagnols  firent  de  vains  efforts  pour  le  sauver  :  il  tomba  vic- 
time de  son  imprudence,  et  avec  lui  périrent  les  seize  hommes  qui 
montaient  le  canot  du  Macedonian. 

Si  je  ne  me  trompe,  ce  qui  peut  expliquer  ces  terribles  haines  de 
races,  c'est  moins  le  souvenir  de  longues  guerres  et  d'antiques  que- 
relles que  la  différence  même  des  tempéramens.  Le  sang  latin  est 
prompt  à  s'émouvoir.  Le  flegmatique  dédain  que  l'habitant  du  nord 
oppose  à  ses  enthousiasmes  comme  à  ses  emportemens  l'irrite  et 
1  hufnilie.  II  devine  sous  cette  enveloppe  épaisse  dont  son  esprit  se 
raille  une  force  morale  qu'il  ne  peut  s'empêcher  d'envier,  mais  dont 
il  ne  veut  pas  subir  le  joug.  C'est  encore  Abel  et  Caïn.  Il  ne  faut 


SOUVENIRS    d'un   MARIN.  655 

qu'une  funeste  inspiration  pour  les  mettre  aux  prises.  Peu  aimés 
des  Chiliens,  auxquels  ils  ne  marchandaient  pas  cependant  leurs 
secours,  les  Anglais  ne  rencontraient  au  Pérou  qu'éloignement  et 
méfiance;  mais  la  prétention  des  Anglais  n'est  pas,  on  le  sait,  de 
se  faire  aimer.  Oderint  dîim  mctuantj  telle  a  été  de  tout  temps  leur 
devise.  Malgré  la  haine  dont  on  payait  leurs  allures  hautaines,  ils 
avaient  déjà  fait  passer  une  partie  de  l'argent  du  Pérou  dans  les 
coffres  de  la  banque  de  Londres.  On  ne  citait  pas  en  1821  un  seul 
navire  anglais  de  guerre  ou  de  commerce  qui  eût  quitté  T  Océan- 
Pacifique  sans  emporter  en  Europe  des  sommes  considérables. 
Ainsi,  dans  la  Mer  du  Sud  comme  ailleurs,  le  commerce  britan- 
nique s'était  assuré  déjà  le  premier  rang;  mais  je  ne  croyais  pas 
impossible,  grâce  aux  sympathies  qu'on  nous  témoignait,  de  le  lui 
disputer. 

Le  h  février  1821,  comme  j'en  avais  prévenu  le  général  Lacerna, 
nous  appareillâmes  de  la  rade  du  Callao  pour  rentrer  en  Europe. 
Le  10  mars,  nous  doublions  de  nouveau  le  cap  Horn,  et  le  7  avril 
nous  entrions  dans  la  baie  de  Rio- Janeiro.  Une  grande  nouvelle  nous 
y  attendait.  Le  29  septembre  1820,  M'"''  la  duchesse  de  Berri  avait 
donné  au  roi,  à  la  famille  royale  et  à  la  France  ce  prince  dont  la  nais- 
sance, assurant  l'avenir,  eût  pu  être  le  gage  d'une  réconciliation  du- 
rable entre  tous  les  partis.  Malheureusement  les  partis  ne  se  récon- 
cilient pas,  si  ce  n'est  pour  travailler  à  la  ruine  de  ce  qui  existe.  Le 
sentiment  monarchique  n'était  pas  seulement  éteint  en  France,  il 
menaçait  de  s'éteindre  en  Europe.  Les  premiers  mots  que  me  dit  le 
roi  Jean  YI,  lorsque  j'eus  l'honneur  de  lui  être  de  nouveau  présenté, 
furent  ceux-ci  :  ((  Les  affaires  de  cette  grande  ville  vont  mal,  mon- 
sieur l'amiral;  c'est  comme  partout.  » 

Rien  ne  dénonçait  cependant  à  Rio -Janeiro  une  bien  sérieuse 
agitation  :  le  roi,  par  des  réformes  administratives,  s'était  efforcé 
d'endormir  l'esprit  révolutionnaire;  mais -les  provinces  du  Brésil 
avaient  de  constantes  communications  avec  le  Portugal,  et  pour  le 
Portugal  l'exemple  de  l'Espagne  avait  été  contagieux.  Le  peuple  et 
l'armée  exigèrent  une  constitution.  D' une  constitution  à  une  abdi- 
cation il  n'y  a  qu'un  pas.  Dès  que  la  confiance  a  cessé  d'exister 
entre  le  souverain  et  les  sujets,  la  retraite  est  généralement  le  parti 
le  plus  sage;  elle  est  toujours  le  parti  le  plus  sûr.  C'est  ce  que 
pensa  le  bon  roi  Jean  YI,  fort  peu  soucieux  de  jouer  le  rôle  de 
Charles  P^  ou  celui  de  Louis  XYI.  Le  22  avril,  un  décret  nomma 
le  prince  royal  dom  Pedro  lieutenant-général  du  royaume  du  Bré- 
sil, et  trois  jours  après  sa  majesté  très  fidèle  s'embarquait  à  bord 
du  vaisseau  qui  portait  son  nom.  La  reine  l'y  avait  précédé  avec 
toute  la  cour.  La  flotte  portugaise  mit  à  l'instant  sous  voiles  et  fît 


6.56  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

route  pour  Lisbonne.  La  séparation  du  Brésil  et  du  Portugal  se  trou- 
vait accomplie. 

Ce  grave  événement  semblait  clore  ma  campagne.  Parti  de  Rio- 
Janeiro  le  5  mai,  je  ne  m'arrêtai  que  quelques  jours  à  Bahia.  Il  ne 
me  restait  plus  qu'à  toucher  aux  Antilles  avant  d'opérer  mon  retour 
en  France;  mais,  arrivé  à  la  Martinique,  j'y  appris  que  la  lutte  qui 
se  poursuivait  avec  acharnement  sur  la  côte  de  Colombie  entre  les 
royalistes  et  l'armée  de  Bolivar  avait  mis  en  péril  la  sûreté  de  plu- 
sieurs de  nos  bâtimens  de  commerce.  Après  en  avoir  conféré  avec  le 
gouverneur  de  la  Martinique  et  le  contre-amiral  qui  commandait 
alors  la  station  des  Antilles,  je  me  décidai  à  me  porter  devant  La 
Guayra  et  Puerto-Cabello  pour  y  faire  respecter  le  pavillon  du  roi. 
Je  devais  longer  ainsi  la  côte  ferme,  remonter  ensuite  au  vent  de 
Saint-Domingue,  suivre  toute  la  côte  septentrionale  de  cette  île, 
passer  de  là  entre  la  Jamaïque  et  l'île  de  Cuba,  toucher  à  La  Ha- 
vane, et  me  diriger  de  ce  point  vers  les  côtes  des  États-Unis,  der- 
nière étape  d'où  je  partirais  complètement  ravitaillé  pour  traverser 
J' Atlantique. 

Dans  les  premiers  jours  de  juillet,  j'arrivai  en  vue  de  La  Guayra.  ' 
Bien  que  le  pavillon  espagnol  y  flottât  encore,  la  situation  de  la  gar- 
nison était  désespérée.  Bolivar  venait  de  gagner  la  bataille  de  Ca- 
rabobo  sur  les  généraux  La  Torre  et  Morales  ;  il  les  avait  contraints 
à  se  réfugier  dans  Puerto-Cabello  et  avait  investi  La  Guayra  avec  un 
corps  de  quatre  mille  hommes.  Il  tenait  renfermés  dans  cette  place, 
qu'avaient  abandonnée  ses  habitans,  le  colonel  Pereyra  et  neuf  cents 
soldats  espagnols.  Depuis  deux  jours,  cette  malheureuse  garnison 
n'avait  eu  pour  toute  nourriture  que  quelques  cannes  à  sucre.  La 
vue  du  drapeau  français  rendit  un  peu  d'espoir  aux  assiégés.  Le  co- 
lonel Pereyra  me  fit  dire  qu'il  était  résolu  à  s'ensevelir  sous  les  dé- 
combres de  Ja  place  avec  ses  Indiens  et  ses  nègres,  si  l'ennemi  ne 
les  recevait  pas  à  merci,  mais  qu'il  me  suppliait  de  sauver  les  Euro- 
péens, pour  lesquels  le  vainqueur  serait  sans  pitié.  Il  fallait  prendre 
une  prompte  résolution  :  les  Espagnols  n'avaient  plus  de  munitions, 
la  plupart  des  canons  de  la  place  étaient  encloués,  et  une  attaque  de 
vive  force  pouvait  avoir  lieu  d'un  instant  à  l'autre.  Cette  attaque 
aurait  eu  facilement  raison  de  soldats  exténués  de  fatigue  et  mou- 
rant d'inanition.  Pouvais-je  cependant  venir  aussi  ouvertement  au 
secours  de  l'armée  royaliste?  La  soustraire  aux  conséquences  iné- 
vitables de  sa  défaite,  n'était-ce  pas  frustrer  le  vainqueur  et  man- 
quer à  la  rigoureuse  neutralité  qui  m'était  prescrite?  Je  n'hésitai 
pas  longtemps;  je  connaissais  trop  bien  le  caractère  impitoyable  des 
guerres  civiles.  Si  je  rejetais  la  prière  de  ces  braves  soldats,  je  les 
livrais  à  une  mort  certaine.  A  aucun  prix,  je  n'aurais  voulu  souiller 


SOUVENIRS   d'un    MARIN.  657 

mon  nom  d'un  pareil  refus.  Cependant,  avant  de  prendre  un  parti 
dont  je  ne  me  dissimulais  point  la  gravité,  je  voulus  essayer  de  con- 
cilier ce  qu'exigeaient  le  soin  de  mon  honneur  et  le  respect  du  droit 
international;  Je  songeai  à  faire  appel  aux  sentimens  élevés  que  la 
voix  publique  prêtait  au  général  Bolivar.  Mon  espoir  ne  fut  pas  déçu. 
J'avais  fait  demander  au  général  de  consentir  à  l'embarquement  des 
troupes  espagnoles  sur  les  bâtimens  de  ma  division,  prenant  de  mon 
côté  l'engagement  de  ne  débarquer  ces  troupes  qu'à  Puerto-Gabello. 
Dès  le  lendemain,  le  colonel  don  José  Pereyra  recevait  du  libérateur, 
général  en  chef,  président  de  la  république  de  Colombie,  cette  courte 
dépêche  :  «  Par  considération  pour  les  vaillantes  troupes  que  vous 
commandez,  j'adhère  aux  articles  de  la  capitulation  que  vous  avez 
arrêtée  de  concert  avec  les  officiers  de  la  division  française.  Je  l'ap- 
prouve dans  toutes  ses  parties,  et  j'espère  qu'en  exécution  de  cette 
convention  la  place  de  La  Guayra  sera  remise  dans  deux  heures  aux 
armes  de  la  république.  » 

Informé  sur-le-champ  de  l'issue  presque  inespérée  d'une  négo- 
ciation si  délicate,  j'envoyai  mon  premier  aide-de-camp  à  terre  pour 
qu'il  s'entendît  avec  le  colonel  Pereyra  sur  les  moyens  d'activer  au- 
tant que  possible  l'évacuation  de  la  ville  et  l'embarquement  des 
troupes.  Je  chargeai  en  même  temps  cet  officier  de  porter  mes  re- 
merciemens  au  général  Bolivar,  a  C'est  à  moi,  répondit  le  général, 
de  remercier  et  de  féliciter  M.  l'amiral.  La  conduite  qu'il  a  tenue  en 
cette  circonstance  est  un  témoignage  irrécusable  des  loyales  inten- 
tions de  la  France.  11  m'a  fourni  en  même  temps  l'occasion  de  prou- 
ver au  monde,  et  en  particulier  à  l'Espagne,  que  nous  ne  faisons  pas 
pas  la  guerre  en  barbares.  Le  colonel  Pereyra  est  un  excellent  mili- 
taire qui  défend  avec  une  constance  incroyable  une  cause  injuste  et 
perdue.  Je  lui  ai  accordé  une  capitulation  qu'il  ne  pouvait  raisonna- 
blement espérer;  je  la  lui  ai  accordée  parce  que  je  suis  sûr  qu'il  se 
fût  défendu  jusqu'à  la  dernière  extrémité.  C'eût  encore  été  du  sang 
inutilement  répandu.  Nous  devons  tous  les  deux  à  M.  l'amiral  de  l'a- 
voir épargné.  » 

Je  trouvai ,  je  l'avoue,  une  véritable  grandeur  dans  ces  paroles, 
et  je  ne  pus  m'empêcher  de  me  sentir  honoré  de  l'opinioQ  flatteuse 
que  le  président  de  la  république  colombienne  voulait  bien  expri- 
mer sur  mon  compte.  Bolivar  n'était  plus  alors  un  chef  de  parti- 
sans, soutenant  avec  plus  ou  moins  de  succès  une  lutte  factieuse 
contre  l'autorité  de  son  roi  légitime  :  c'était  un  général  illustre,  sa- 
lué par  ses  compatriotes  du  nom  de  libérateur  et  cité  dans  l'Europe 
entière  comme  le  plus  vaillant  champion  de  l'indépendance  amé- 
ricaine. Bolivar  n'occupera  pas  dans  l'histoire  le  même  rang  que 
Washington.  L'histoire  tient  moins  compte  aux  héros  des  vertus 

TOME  XXV.  42 


658  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

qu'ils  ont  déployées  que  des  œuvres  qu'ils  ont  accomplies.  Fonder 
un  état  dont  les  destinées  pussent  marcher  de  pair  avec  celles  de 
l'Union  américaine  ne  pouvait  être  l'œuvre  d'un  seul  homme  :  il  y 
eût  fallu  le  concours  d'un  peuple;  mais  pour  donner  le  jour  à  ces 
chétives  républiques  du  Nouveau-Monde,  que  le  moindre  souffle 
pouvait  éteindre  et  qu'une  anarchie  périodique  n'a  cessé  d'ébranler, 
pour  les  préserver  d'une  dissolution  immédiate,  pour  les  défendre 
contre  l'ennemi  étranger,  les  protéger  contre  l'ennemi  intérieur, 
Bolivar  dépensa  peut-être  plus  d'énergie,  plus  de  ressources,  plus 
d'abnégation  et  de  magnanimité  que  l'heureux  fondateur  des  États- 
Unis.  Il  fut,  lui  aussi,  un  grand  homme  de  Plutarque. 

Avant  de  quitter  La  Guayra,  je  réclamai  la  protection  du  libéra- 
teur pour  le  commerce  français  dans  les  villes  qui  dépendaient  déjà 
de  son  gouvernement,  ou  que  le  sort  des  armes  ferait  tomber  en 
son  pouvoir,  a  Vous  pouvez,  me  fit-il  répondre,  assurer  M.  l'amiral 
que  le  commerce  français  ne  sera  nulle  part  aussi  protégé  que  dans 
la  république  de  Colombie.  Nous  avons  dernièrement  pris  deux  fois 
Caracas,  la  ville  la  plus  attachée  à  l'Espagne.  Aucun  désordre  n'y 
a  eu  lieu,  même  envers  les  Espagnols.  Que  ferions-nous  donc  pour 
une  nation  qui  donne  en  ce  moment  au  monde  dans  notre  guerre  de 
famille  un  si  bel  exemple  de  neutralité  !  » 

Le  II  juillet,  à  dix  heures  du  matin,  les  troupes  espagnoles  qui 
occupaient  La  Guayra  s'acheminèrent  vers  la  plage.  Les  canots  de 
la  division  française  étaient  prêts  à  les  recevoir.  L'embarquement  ne 
put  s'effectuer  qu'avec  les  plus  grandes  difficultés.  La  mer  défer- 
lait violemment  sur  le  rivage.  Nos  canots  n'auraient  pu  s'en  appro- 
cher sans  courir  le  risque  d'être  engloutis;  ils  durent  rester  mouillés 
en  dehors  de  la  barre.  Les  malheureux  Espagnols,  pour  atteindre 
ces  embarcations,  étaient  forcés  de  s'avancer  dans  l'eau  jusqu'aux 
épaules;  des  femmes  mêmes,  épuisées  par. les  affreuses  privations 
qu'elles  venaient  de  subir,  se  voyaient  réduites  à  cette  cruelle  né- 
cessité. C'était  un  spectacle  à  la  fois  touchant  et  douloureux.  A  une 
heure,  il  ne  restait  plus  à  terre  que  le  colonel  Pereyra  et  quelques 
officiers.  Un  canot  que  j'avais  fait  réserver  pour  eux  les  conduisit  à 
bord  du  Centaure.  Leur  mâle  physionomie  s'éclaira  d'un  rayon  de 
joie  quand  ils  reconnurent,  rangées  en  faisceaux,  les  armes  de  leurs 
soldats,  que,  malgré  l'état  de  la  mer,  nous  étions  parvenus  à  sauver. 

Je  ne  me  rappelle  pas  sans  émotion  les  sentimens  généreux  que 
manifesta  dans  cette  circonstance  le  brave  équipage  du  Centaure, 
Transis  de  froid,  pouvant  à  peine  se  soutenir,  les  Espagnols  étaient 
montés  à  bord  de  notre  vaisseau  dans  un  état  de  détresse  et  de  dé- 
nùment  qui  ne  rappelait  que  trop  toutes  les  souffrances  qu'ils  ve- 
naient d'endujrer.  Ils  y  étaient  à  peine  depuis  quelques  minutes  qu'il 


1^' 


SOUVENIRS    d'un   MARIN.  65Ç> 

eût  été  difficile  de  les  distinguer  de  nos  matelots.  Chacun  s'empres- 
sant  à  l'envi  autour  d'eux,  ils  s'étaient  trouvés  en  un  clin  d'œil  dé- 
barrassés de  leurs  haillons  humides  et  enveloppés  dans  de  chauds 
vêtemens.  C'était  à  qui  de  nos  jeunes  marins  viendrait  le  premier 
au  secours  de  ces  vieux  militaires,  la  plupart  blessés  ou  couverte 
d'honorables  cicatrices.  Le  matelot  français  a  souvent  la  malice, 
mais  il  a  aussi  la  sensibilité  et  la  candeur  d'un  enfant. 

Après  l'évacuation  de  La  Guayra,  le  général  Bolivar  y  fit  son  en- 
trée, et  le  pavillon  colombien  fut  à  l'instant  arboré  sur  la  citadelle. 
De  mon  côté,  je  fis  signal  à  la  division  de  mettre  sous  voiles,  et  je 
me  dirigeai  vers  Puerto-Cabello.  Nous  étions  le  lendemain  mouillés 
devant  ce  port.  Le  vice-roi  du  Mexique  et  celui  de  la  Nouvelle-Gre- 
nade y  étaient  arrivés  le  jour  même  où  nous  sauvions  la  garnison 
de  La  Guayra.  Je  rencontrai  ces  grands  personnages  réunis  chez  le 
général  La  Torre.  J'obtins  d'eux  de  tristes  détails  sur  l'état  des  af- 
faires de  l'Espagne  dans  cette  partie  de  l'Amérique.  L'armée  royale, 
forte  à  peine  de  quatre  mille  hommes,  était  complètement  décou- 
ragée. Un  envoyé  de  la  république  était  venu  à  Puerto-Cabello  offrir 
un  armistice,  et  Bolivar  lui-même  était  attendu  dans  peu  de  jours  à 
Yalencia,  où  l'on  espérait  que  la  paix  pourrait  se  conclure.  Depuis 
huit  ans,  l'Espagne  épuisait  dans  cette  lutte  inégale  ses  armées  et  ses 
trésors.  Le  moment  était  venu  de  céder  à  l'ascendant  du  libérateur. 

Je  n'avais  aucun  motif  pour  m'arrêter  devant  Puerto-Cabello; 
J'en  repartis  aussitôt  que  j'eus  mis  à  terre  la  garnison  de  La  Guayra. 
Ainsi  que  j'en  étais  convenu  avec  le  gouverneur  de  la  Martinique, 
je  visitai,  sans  toucher  sur  aucun  point,  toute  la  côte  septentrionale 
de  Saint-Domingue.  Il  m'était  prescrit  de  ne  pas  inspirer  d'inquié- 
tudes au  gouvernement  du  président  Boyer,  avec  lequel  on  songeait 
dès  lors  à  s'entendre.  Je  revis  ainsi  le  cap  Français  et  le  môle  Saint- 
Nicolas,  où  les  forts  et  la  ville  me  parurent  également  abandonnés. 
Partout  des  ruines,  partout  des  rades  désertes,  telles  étaient  les 
œuvres  que  me  présentait  à  chaque  pas  le  fatal  génie  de  la  révo- 
lution. 

Arrivé  à  La  Havane,  je  retrouvai  des  gens  auxquels  l'exemple  de 
tant  de  maux  n'avait  rien  appris.  Fatigués  des  entraves  que  l'Es- 
pagne mettait  à  leur  commerce,  les  habitans  de  Cuba  auraient 
voulu,  eux  aussi,  secouer  le  joug  de  la  métropole  et  proclamer  leur 
union  avec  le  Mexique.  Aujourd'hui  c'est  dans  l'annexion  aux  États- 
Unis  que  les  mécontens  ont  mis  leur  espoir.  Tout  n'est  point  parfait 
sans  doute  dans  l'administration  coloniale  de  l'Espagne,  mais  il  faut 
que  des  abus  soient  bien  graves  et  bien  profondément  odieux  pour 
n'être  pas  encore  préférables  aux  inévitables  conséquences  d'une 
émancipation  violente.  L'île  de  Cuba,  sous  ce  joug  qu'elle  voudrait 


660  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

répudier,  a  vu  dépérir  à  côté  d'elle  la  Jamaïque  pendant  qu'elle  de- 
venait la  rivale  de  Java.  Pourquoi  donc  vouloir  échanger  cette  pros- 
périté qui  ne  fait  que  s'accroître  contre  le  vain  mirage  d'une  situa- 
tion meilleure?  C'est  ainsi  que  parlent  les  sages;  par  malheur,  la 
philosophie  des  peuples  leur  a  depuis  longtemps  enseigné  une  autre 
logique.  L'ivresse  hébète  les  sens,  l'ivresse  abrège  la  vie.  Faut-il 
donc  pour  cela  renoncer  au  plaisir  de  s'enivrer?  L'homme,  cet  être 
raisonnable  dont  se  rit  si  tristement  le  poète,  a  besoin  d'un  exci- 
tant nerveux,  vin,  alcool,  opium,  ou  changemens  politiques.  Yous 
le  trouverez  toujours  de  l'avis  du  chantre  de  Don  Juan  : 

•  And  the  best  of  life  is  but  intoxication. 

Le  II  août,  nous  adressâmes  nos  derniers  adieux  à  cette  race  pas- 
sionnée, si  pleine  de  grandeurs  et  de  contrastes,  qui  a  conquis  la 
moitié  du  Nouveau-Monde,  qui,  après  l'avoir  dépeuplé,  l'a  couvert 
de  cités  florissantes,  et  qui,  depuis  trente  ans,  ne  sait  plus  y  entas- 
ser que  des  ruines.  Nous  franchîmes  le  canal  de  Bahama,  et  nous 
nous  dirigeâmes  vers  des  rivages  où  nous  attendaient  un  autre  peu- 
ple, d'autres  mœurs  et  de  nouvelles  leçons.  Le  26  août  1821,  nous 
étions  sur  la  rade  de  Staten-Island,  dans  la  baie  de  New-York.  Quel 
magnifique  spectacle  présentaient  alors  les  États-Unis  !  Comme  tout 
y  respirait  le  bien-être  et  la  liberté,  mais  le  bien-être  honnête,  la 
liberté  décente!  La  prospérité  publique  n'y  cachait  pas  les  hideux 
ulcères  de  nos  vieilles  monarchies  ;  le  corps  social  tout  entier  était 
sain  et  robuste;  des  mœurs  pures,  un  esprit  profondément  religieux 
et  l'amour  du  travail  avaient  consolidé  dès  le  principe  les  institu- 
tions naissantes.  Je  venais  de  passer  près  de  quatorze  mois  au  mi- 
lieu de  populations  qui  ne  connaissaient  plus  aucun  frein  et  n'obéis- 
saient qu'au  caprice  du  moment,  qui,  misérables  jouets  de  quelques 
chefs  de  bandes,  se  croyaient  libres  parce  qu'elles  pouvaient  pério- 
diquement changer  à  leur  gré  de  tyrans.  Ici  au  contraire  je  pouvais 
admirer  l'activité  féconde  d'un  grand  peuple  qui,  justement  fier 
d'avoir  secoué  toute  entrave,  avait  su  régler  lui-même  ses  volontés 
et  discipliner  ses  passions.  Longtemps  encore  après  être  rentré  en 
France,  je  racontais  avec  enthousiasme  les  merveilles  dont  mon  sé- 
jour sur  la  rade  de  New-York  m'avait  rendu  témoin  :  ces  bateaux  à 
vapeur  qui  déjà  se  croisaient  en  tout  sens  sur  la  rade,  ces  immenses 
navires  de  commerce  accourant  vers  New-York  des  quatre  coins  du 
monde,  cette  multitude  toujours  occupée,  où  pas  un  citoyen  ne  por- 
tait la  livrée  de  la  misère,  ces  paysans  qu'une  carriole  élégante 
transportait  au  marché,  et  qu'en  tout  autre  pays  j'aurais  pris  pour 
des  dandies  allant  à  leurs  plaisirs  ou  pour  des  négocians  allant  à 


SOUVENIRS    d'un   MARIN.  661 

leurs  affaires!  Ce  dernier  trait  du  mobile  tableau  qui  passait  chaque 
jour  sous  mes  yeux  était  celui  qui  me  frappait  le  plus.  Je  ne  pou- 
vais m' empêcher  de  comparer  dans  ma  pensée  ces  heureux  cam- 
pagnards aux  Celtes  à  demi  sauvages  de  notre  pauvre  Bretagne.  Je 
me  demandais  quelle  barrière  avait  pu  arrêter  chez  nous  la  marche 
de  la  civilisation  et  quel  véhicule  si  puissant  en  avait  hâté  les  pro- 
grès de  l'autre  côté  de  l'Atlantique.  «  La  liberté!  »  étais-je  quelque- 
fois tenté  de  me  répondre;  mais  la  liberté  a  des  fruits  différens  sui- 
vant le  sol  qui  en  reçoit  le  germe.  Il  n'est  point  vrai  d'ailleurs  que  ce 
soit  la  liberté  seule  qui  ait  fait  la  grandeur  des  États-Unis.  Cette  gran- 
deur, il  la  faut  bien  plutôt  attribuer  à  la  salutaire  pratique  des  rigides 
devoirs  qu'impose  un  sévère  christianisme.  Les  Américains  du  Nord 
ont  été  jusqu'ici  guidés  par  la  nuée  lumineuse  qui  conduisait  les 
Hébreux  dans  le  désert.  Que  leurs  croyances  s'émoussent,  et  nous 
verrons  comment  ils  supporteront  cette  dangereuse  possession  de 
soi-même,  qui  est  le  grand  écueil  des  individus  et  des  peuples  !  Le 
peuple  américain  n'a  point  connu  d'enfance.  Il  est  né  avec  la  sa- 
gesse de  l'âge  mûr;  mais  depuis  quelques  années  peut-être  trop  de 
sang  étranger  est-il  venu  se  mêler  à  celui  de  la  vigoureuse  généra- 
tion qui  avait  hérité  des  vertus  d'un  autre  âge.  En  plus  d'une  occa- 
sion déjà,  la  voix  des  aventuriers  a  pu  étouffer  celle  des  descendans 
de  Franklin  et  de  Washington.  Ce  n'est  plus  tout  à  fait  là,  je  le 
crains,  l'Amérique  que  j'ai  connue.  Peu  m'importe  que  des  horizons 
infinis  se  soient  tout  à  coup  ouverts  devant  elle,  qu'elle  abaisse  les 
montagnes,  qu'elle  défriche  les  forêts,  qu'elle  joigne  les  océans.  Je 
Me  me  laisserai  pas  éblouir  par  ces  prodiges.  Les  Américains  sont 
devenus  trop  turbulens  pour  moi.  Je  comprends  que  de  nobles  cœurs 
préfèrent  la  liberté  périlleuse  à  la  servitude  facile-,  mais  est-il  donc 
impossible  d'échapper  à  cette  alternative?  En  1821,  l'Amérique  eût 
pu  être  la  seconde  patrie  de  mon  choix;  il  me  semble  qu'aujour- 
d'hui je  ne  lui  donnerais  plus  la  même  préférence  parmi  les  pays 
libres. 

Nous  avions  jeté  l'ancre  devant  New- York  le  26  août  1821;  j'en 
partis  le  12  septembre.  Un  secret  pressentiment  me  disait  de  me 
hâter.  J'avais  cependant  abrégé  autant  que  possible  chacune  de  nos 
relâches.  Les  yeux  et  le  cœur  constamment  tournés  vers  la  France, 
je  comptais  avec  impatience  les  jours  qui  m'en  séparaient.  Je  n'ar- 
rivai au  port  que  pour  recueillir  le  dernier  soupir  de  ma  femme.  Il 
€st  des  douleurs  qu'on  profane  en  les  racontant.  Je  n'oserais  d'ail- 
leurs arrêter  ma  pensée  sur  les  angoisses  de  ce  cruel  retour.  Tout 
ce  que  je  puis  dire,  c'est  qu'à  partir  de  ce  moment,  mon  existence 
a  été  brisée.  Si  j'ai  survécu  à  un  deuil  aussi  profond,  c'est  que  j'a- 
vais à  remplir  un  devoir  que  la  douce  compagne  de  ma  vie  ne  pou- 


662  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

vait  plus  partager  avec  moi.  Je  ne  voudrais  point  m' exposer  à  dé- 
courager de  généreuses  vocation^.  Il  ne  faut  pas  cependant  qu'on 
ignore  les  poignantes  épreuves  qui  attendent  trop  souvent  le  marin. 
Si  une  humeur  hardie  vous  entraîne  vers  cette  rude  profession,  s'il 
vous  faut  à  tout  prix  courir  à  la  poursuite  des  rêves  de  votre  en- 
fance, je  ne  vous  en  détourne  pas,  entrez  dans  la  carrière  où  mes 
cheveux  ont  de  bonne  heure  blanchi;  mais  portez-y,  jeunes  gens,  de 
sérieuses  pensées,  car  là  plus  qu'ailleurs,  je  vous  en  préviens,  vous 
aurez  à  pratiquer  la  religion  du  sacrifice. 

Malgré  les  douloureux  souvenirs  que  m'a  laissés  cette  campagne 
dans  la  Mer  du  Sudf  je  ne  la  considère  pas  moins  comme  une  des 
plus  intéressantes  que  j'aie  faites.  L'émancipation  des  états  améri- 
cains et  l'abolition  de  la  traite  ont  marqué  une  étape  nouvelle  dans 
l'histoire  de  l'humanité;  elles  ont  clos  à  jamais  l'ère  des  exploita- 
tions coloniales  et  leur  ont  substitué  le  bienfait  des  échanges  volon- 
taires. L'Angleterre,  — plus  d'un  économiste  en  a  fait  la  remarque, 
—  n'a  point  eu  à  regretter  l'affranchissement  des  États-Unis.  Le 
commerce,  dans  cet  événement,  a  gagné  tout  ce  que  semblait  perdre 
la  politique.  Si  l'on  en  excepte  l'Inde,  où  les  conditions  trop  âpres 
de  la/onquête  tendront  nécessairement  à  se  modifier,  on  peut  dire 
que  les  colonies  anglaises  n'ont  plus  à  revendiquer  qu'une  bien  faible 
part  dans  la  prospérité  du  royaume-uni.  Le  commerce  international 
est  la  mine  féconde,  l'intarissable  trésor  où,  depuis  près  de  soixante 
ans,  nos  voisins  vont  incessamment  puiser  leurs  richesses.  Ainsi  que 
nous  commencions  à  le  reconnaître  dès  1820,  c'est  l'art  de  fabri- 
quer, d'acheter  et  de  vendre  qui  a  donné  naissance  à  cette  puissance 
colossale,  dont  le  développement  ne  cache  point  d'autre  mystère 
que  celui  du  travail  opiniâtre  uni  à  la  sagacité  commerciale  et  à 
la  longue  habitude  des  grandes  transactions. 

Si  le  temps  des  colonies  est  passé,  la  prépondérance  qu'ont  su 
prendre  les  négocians  anglais  sur  la  plupart  des  marchés  étrangers 
où  nous  les  rencontrons  peut  bien  être  pour  nous  un  sujet  d'émula- 
tion; elle  ne  saurait  être  un  motif  de  découragement  ou  d'envie.  Il 
n'est  point  aujourd'hui  de  terrain  où  la  France  ne  puisse  accepter 
hardiment  la  rivalité  de  l'Angleterre.  Nous  l'avons  vue  porter  dans 
les  arts  de  la  paix  la  rapidité  de  conception,  l'ardeur  d'exécution, 
la  furie  en  un  mot,  qui  la  rendent  si  redoutable  sur  les  champs  de 
bataille.  Dans  quel  autre  pays  l'industrie  a-t-elle  pris,  depuis  1815, 
un  si  soudain  et  si  miraculeux  essor?  A  quelle  autre  contrée  chaque 
année  de  paix  a-t-elle  aussi  merveilleusement  profité?  Bien  que  les 
expéditions  lointaines  aient  eu  de  tout  temps  le  fâcheux  privilège 
a  ellrayer  notre  audace,  nous  n'en  avons  pas  moins  su  prendre  de 
bonne  heure  notre  place  sur  les  marchés  nouveaux  que  l'indépen- 


SOUVENIRS    d'un   MARIN.  663 

•dance  proclamée  par  les  colonies  de  l'Amérique  du  Sud  ouvrait, 
en  1820,  aux  entreprises  de  l'Europe.  Même  au-delà  du  cap  Horn, 
nous  avons  donc,  depuis  près  d'un  demi-siècle,  de  sérieux  intérêts 
à  surveiller,  nous  y  avons  surtout  de  précieux  germes  à  fomenter 
et  à  faire  éclore. 

Je  ne  veux  pas  me  défendre  d'une  prédilection  secrète  pour  des 
relations  que  j'ai,  dans  une  certaine  mesure,  contribué  à  fonder  : 
je  ne  m'exagère  point  assurément  la  portée  de  mon  intervention  en 
cette  circonstance;  mais  je  puis  me  rendre  la  justice  que  j'ai  été  un 
des  premiers  à  pressentir  et  à  signaler  les  conséquences  économi- 
ques des  événemens  qui  s'étaient  accomplis  pour  ainsi  dire  sous  mes 
yeux.  Le  rapport  qu'au  retour  de  cette  campagne  j'adressai  au  baron 
Portai  fut  de  la  part  du  cabinet  français  l'objet  d'un  examen  aussi 
bienveillant  qu'attentif.  Le  développement  de  nos  intérêts  commer- 
ciaux était  alors  la  grande  question  du  jour.  C'était,  on  doit  s'en 
souvenir,  l'objet  avoué  de  notre  ambition,  le  thème  favori  des  médi- 
tations des  ministres,  et,  qu'on  me  passe  l'expression,  le  hobby- 
horse  de  l'époque.  Lorsqu'on  songe  à  la  situation  que  nous  avaient 
faite  vingt-deux  années  consécutives  de  guerre ,  il  y  aurait  de  l'in- 
gratitude à  méconnaître  la  tendance  bienfaisante  de  ces  préoccupa- 
tions pacifiques.  Jusqu'à  son  dernier  jour,  la  restauration,  accablée 
sous  le  poids  des  gloires  et  des  malheurs  d'un  autre  règne,  a  vai- 
nement cherché  à  réconcilier  la  France  avec  le  passé  et  à  se  récon- 
cilier elle-même  avec  l'avenir;  il  faut  rendre  du  moins  hommage  à 
ses  efforts.  Non  contente  de  ranimer  notre  industrie  mourante,  de  rou- 
vrir à  notre  navigation  marchande  tous  les  ports  dont  une  influence 
hostile  l'avait  exclue,  elle  ne  se  lassait  point,  avec  un  budget  bien 
réduit,  d'aller  chercher,  jusqu'au-delà  des  caps  que  notre  pavillon 
ne  savait  plus  doubler,  des  débouchés  nouveaux  pour  les  richesses 
naturelles  de  notre  sol ,  des  marchés  inexploités  pour  les  produits 
de  nos  manufactures.  Elle  espérait  nous  désabuser  ainsi  des  gran- 
deurs de  la  guerre  et  nous  apprendre  à  aimer  les  douceurs  de  la 
paix;  mais  la  paix  doit  être  autre  chose  que  le  loisir  et  le  bien-être 
matériel  des  peuples.  Sans  quelque  œuvre  émouvante  à  laquelle  une 
grande  nation  trouve  à  s'attacher,  on  peut  être  certain  que  l'oisiveté 
sera  pour  elle  une  mauvaise  et  dangereuse  conseillère. 

E.  JuRiEN  DE  La  Gravière. 


LES 


DEUX  STEPHENSON 


Life  of  George  Stephenson,  by  Srailes;  i  vol.,  London,  Miirray. 


L'Angleterre  peut  s'enorgueillir  à  bon  droit  de  sa  puissance  poli- 
tique, des  longues  luttes  qu'elle  a  soutenues  pour  la  liberté,  de  ses- 
institutions  également  bien  placées  à  l'abri  des  empiétemens  de  la 
royauté  et  des  aveugles  excès  de  la  démagogie.  Du  haut  de  son  île» 
elle  se  vante  d'assister  avec  tranquillité  aux  orages  périodiques  de 
la  politique  européenne ,  et  voit  le  flot  des  révolutions  expirer  de- 
vant sa  blanche  falaise,  comme  cet  Océan  même  qui  l'environne  de 
toutes  parts.  Elle  est  fière  de  sa  puissante  marine,  de  son  antique 
aristocratie ,  de  ses  communes ,  dont  les  débats  tiennent  le  monde 
attentif  et  préoccupent  au  même  degré  les  amis  et  les  détracteurs 
du  gouvernement  parlementaire.  Pourtant  ce  que  l'Anglais  montre 
de  préférence  à  l'étranger  qui  visite  son  île,  ce  ne  sont  pas  les  salles 
de  Westminster,  où  tant  de  voix  éloquentes  se  sont  fait  entendre 
en  faveur  des  plus  illustres  causes,  ni  les  demeures  somptueuses  de 
sa  noblesse,  ni  tant  de  monumens  des  plus  terribles  victoires;  ce 
sont  les  usines,  les  ports,  les  docks,  les  canaux,  les  mines,  les 
fermes,  les  chemins  de  fer  de  la  Grande-Bretagne. 

La  grandeur  politique  de  l'Angleterre  a  en  effet  les  racines  les 
plus  profondes  dans  son  activité  sociale  :  l'amour  du  travail  est  le 
trait  le  plus  caractéristique  de  la  forte  race  qui  habite  ce  coin  de 
terre  que  les  Romains  appelaient  le  bout  du  monde,  et  qui  est  aujour- 


LES    DEUX    STEPHEXSON.  665 

•d'hui  l'un  des  centres  du  monde.  Ce  qui,  pour  les  peuples  du  midi, 
plus  capricieux,  plus  indolens,  est  une  fatigue,  une  dure  nécessité, 
un  devoir  qu'on  n'accepte  qu'en  le  maudissant,  est  pour  l' Anglo- 
Saxon  la  raison  de  la  vie,  le  sel  de  l'existence.  Pour  lui,  le  travail 
€St  moins  un  pioyen  qu'un  but;  l'oisiveté  même  est  plus  active  en 
Angleterre  qu'ailleurs,  et  la  complication  des  conventions  sociales 
y  fait  de  la  vie  élégante  une  véritable  fatigue.  Voyez  encore  de  quelle 
manière  travaille  un  ouvrier  anglais,  un  forgeron  par  exemple.  A  la 
rouge  lueur  des  fournaises,  le  sérieux  qu'il  garde  a  quelque  chose 
d'eflrayant;  le  Français  trouve  moyen  de  jeter  une  remarque  ou 
une  plaisanterie  entre  deux  coups  de  marteau;  le  Vulcain  anglais 
ne  s'interrompt  jamais,  et  son  instrument  retombe  sur  le  fer  sans 
relâche,  avec  l'implacabilité  du  destin.  Tout  se  fait  et  se  mène  ainsi 
dans  cette  île,  le  labeur  manuel,  la  banque,  les  grandes  affaires,  la 
politique;  rien  de  chimérique  dans  les  esprits  :  l'utile  et  le  réel  do- 
minent tout.  Allez  dans  l'office  de  l'une  de  ces  puissantes  maisons 
où  princes  et  peuples  vont  solliciter  des  emprunts  :  dans  quelque 
rue  fangeuse  de  la  Cité  ;  vous  verrez  des  salles  basses  et  sombres  où 
nos  manieurs  d'argent  français,  dont  les  dernières  années  ont  vu 
•éclore  l'éphémère  fortune,  rougiraient  de  vivre  un  seul  jour.  Qui 
parle  de  fictions  parlementaires?  Il  faut  avoir  oublié  l'histoire  des 
Stuarts ,  tant  de  ministres  décapités  ou  enfermés  à  la  Tour. . .  Nel- 
son, le  jour  du  combat  de  Trafalgar,  ne  perd  point  son  temps  à  de 
longues  proclamations  :  «  L'Angleterre,  dit-il  à  ses  marins,  attend 
de  chaque  homme  qu'il  fasse  son  devoir.  » 

Les  races  sont  comme  les  organes  divers  de  l'humanité;  chacune 
semble  avoir  une  tâche  différente  à  remplir.  La  destinée  de  la  race 
anglo-saxonne  est  comme  tracée  dans  son  histoire  entière,  dans  ses 
grandes  entreprises  de  colonisation,  dans  le  défrichement  de  l'Amé- 
rique, dans  le  sillage  de  ces  innombrables  vaisseaux  qui  traversent 
tous  les  océans  et  se  chargent  des  dépouilles  de  l'univers.  Prenant 
au  sérieux  le  mot  biblique  :  «  tu  gagneras  ton  pain  à  la  sueur  de 
ton  front,  »  l'Anglo-Saxon  s'est  mis  à  la  tâche  avec  une  ardeur  que 
rien  ne  refroidit,  que  rien  n'arrête,  et  avec  le  pain  il  a  conquis  l'or, 
la  puissance,  la  force  physique  et  morale,  la  fierté.  Pris  d'une  véri- 
table fièvre  d'activité,  il  ne  s'est  point  contenté  de  suffire  à  ses  pro- 
pres besoins;  il  s'est  mis  à  travailler  pour  le  genre  humain,  il  a  fa- 
briqué des  étoffes,  des  armes,  des  instrumens  pour  le  monde  entier; 
il  envoie  ses  missionnaires  au  centre  de  l'Afrique  pour  offrir  à  des 
tribus  sauvages  les  produits  de  Manchester  et  de  Sheffield;  il  rapporte 
tissé  à  l'Américain  le  coton  qui  vient  des  États-Unis  ;  il  fera  demain, 
si  l'on  veut,  des  joujoux  pour  Nuremberg  et  des  chapeaux  de  paille 
pour  Panama.  Pour  être  une  des  maîtresses  du  monde,  l'Angleterre 
s'est  faite  la  première  servante  de  l'humanité. 


666  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Dans  cette  immense  fourmilière  du  travail ,  nul  ne  compte  sur 
autrui  ;  il  faut  faire  son  chemin  tout  seul ,  marcher  sans  retourner 
la  tête,  lutter  sans  murmure,  sans  plainte,  contre  tous  ks  obstacles. 
Malheur  aux  vaincus  !  la  pitié  les  soulage,  mais  les  relève  rarement. 
C'est  à  la  force  de  résistance,  à  l'obstination  que  se  mesure  la  va- 
leur des  hommes  ;  une  intelligence  vive  et  passionnée ,  des  facultés 
brillantes  leur  sont  moins  utiles  que  la  volonté  et  le  caractère, 
armures  plus  solides  pour  le  combat  de  la  vie.  Il  n'y  a  rien  qu'un 
véritable  Anglo-Saxon  vénère,  admire  à  l'égal  d'un  homme  qui, 
suivant  la  mâle  expression  de  son  langage,  s'est  fait  lui-même,  qui 
de  la  pauvreté,  de  l'obscurité,  des  bas-fonds  où  l'ignorance  et  la  mi- 
sère retiennent  leurs  milliers  d'esclaves,  s'est,  par  un  lent  et  conti- 
nuel effort,  élevé  jusqu'à  la  richesse,  à  la  renommée,  à  la  puissance  : 
si  cet  homme  a  eu  le  singulier  bonheur,  en  travaillant  à  sa  propre 
fortune,  d'améliorer  la  condition  générale  de  ses  semblables,  d'a- 
jouter quelque  lustre  à  la  gloire  de  son  pays,  d'ouvrir  un  courant 
nouveau  à  l'activité  humaine,  il  prend  place  alors  parmi  les  favoris 
de  l'opinion,  et  la  popularité  lui  jette  toutes  ses  couronnes. 

De  telles  gloires  deviennent  une  véritable  force  pour  les  nations  : 
les  bienfaits  rendus  par  ceux  qui  conquièrent  ainsi  la  renommée  sont 
de  plus  d'une  sorte;  ils  ne  sont  pas  tout  entiers  dans  les  décou- 
vertes ,  dans  les  services  personnels ,  ils  se  centuplent  et  se  multi- 
plient à  l'infmi  dans  les  âmes.  L'exemple  de  pareilles  destinées  ré- 
veille l'ambition  des  plus  humbles,  vivifie  l'activité  sociale,  s'empare 
de  l'imagination  populaire;  que  de  héros  n'a  pas  suscités  dans  nos 
armées  françaises  le  souvenir  vivant  de  tant  de  soldats  sortis  des 
rangs  les  plus  infimes  et  devenus  de  grands  capitaines,  des  conqué- 
rans,  des  rois!  En  Angleterre,  la  classe  ouvrière  a  eu  aussi  ses  héros, 
car  on  peut  bien  donner  ce  nom  à  des  hommes  qui,  sans  aucun  se- 
cours, sans  capital,  sans  patronage,  ont  réussi  à  remporter  les  plus 
éclatantes  victoires  dans  les  luttes  pacifiques  de  l'industrie,  et,  par 
le  simple  effort  de  leur  intelligence ,  ont  fait  faire  à  la  civilisation 
des  pas  plus  décisifs  que  tant  de  capitaines  et  d'hommes  d'état.  Parmi 
ces  hommes ,  il  en  est  peu  dont  la  vie  soit  aussi  instructive ,  aussi 
attachante  que  celle  de  George  Stephenson,  l'inventeur  de  la  loco- 
motive et  le  promoteur  des  chemins  de  fer.  Gomme  un  rayon  qui  se 
glisse  dans  une  nuit  obscure,  dans  combien  de  chaumières,  de  tristes 
réduits,  le  petit  livre  qui  résume  cette  existence  si  bien  remplie  n'a- 
t-il  pas  du  laisser  une  consolation  et  une  espérance!  L'histoire  de 
cet  honnête  et  courageux  ouvrier,  à  qui  notre  temps  doit  un  de  ces 
services  signalés  qui  marquent  en  quelque  sorte  une  des  grandes 
étapes  de  la  civilisation,  est  une  des  lectures  les  plus  fortifiantes 
qu'on  puisse  recommander.  On  voudrait  voir  ce  livre  traduit  dans 
toutes  les  langues,  et  répandu  surtout  parmi  les  classes  populaires, 


LES    DEUX    STEPIIENSON.  667 

auxquelles  il  apprendrait  ce  que  peuvent  le  travail  intelligent,  la 
patience  active  et  la  probité, 

Newcastle  est,  comme  tout  le  monde  le  sait,  le  centre  de  l'un  des 
plus  riches  districts  houillers  de  la  Grande-Bretagne.  A  quelque  dis- 
tance de  cette  ville  est  un  petit  village  nommé  Wylam  :  on  n'y  voit 
que  peu  'de  paysans;  autour  d'un  puits  d'extraction  de  houille  se 
sont  groupées  les  chétives  habitations  des  ouvriers  mineurs.  C'est 
dans  l'une  de  ces  humbles  demeures,  encore  debout  cependant  au- 
jourd'hui, que  naquit  le  9  juin  1781  George  Stephenson.  Son  père, 
Robert  Stephenson,  gardait  la  pompe  d'épuisement  de  la  mine.  Les 
premières  impressions  que  reçut  le  jeune  enfant  au  milieu  de  ce  noir 
pays  de  charbon  ne  durent  jamais  s'effacer,  et  déterminèrent  sans 
doute  sa  vocation.  Dès  cette  époque,  la  houille,  en  sortant  des  puits 
d'extraction,  était  chargée  sur  des  wagons  qui  roulaient  sur  des 
rails,  quelquefois  en  fonte,  quelquefois  en  bois,  jusqu'aux  quais  d'em- 
barquement de  la  Tyne.  La  famille  de  Robert  Stephenson  était  nom- 
breuse, il  avait  six  enfans;  comme  les  trains  passaient  devant  sa 
maison  même,  l'aîné,  George,  avait  charge  de  surveiller  ses  frères 
et  sœurs  et  de  les  empêcher  de  jouer  sur  la  voie  au  moment  du  pas- 
sage des  trains.  Son  esprit  fut  ainsi,  dès  le  plus  bas  âge,  familiarisé 
avec  les  wagons,  les  rails,  la  houille,  et  la  grande  découverte  des 
chemins  de  fer,  déposée  en  germe  dans  son  imagination  enfantine, 
n'attendit  plus  pour  mûrir  que  l'âge  et  les  circonstances  favorables. 

La  jeunesse  de  George  Stephenson  ne  connut  jamais  le  loisir  :  sitôt 
qu'il  sut  marcher,  il  dut  se  rendre  utile.  A  Dewley-Burn,  où  son  père 
s'était  établi  après  avoir  quitté  Wylam,  il  gardait  les  vaches  d'une 
voisine  pour  les  préserver  de  la  rencontre  des  trains  chargés  de 
houille;  il  devait  aussi,  le  soir  venu,  fermer  les  barrières  sur  tous 
les  points  où  des  chemins  traversaient  la  voie.  Quand  il  en  avait  le 
temps,  le  petit  pâtre  s'amusait  à  chercher  des  nids;  plus  souvent 
on  le  voyait  occupé  à  fabriquer,  avec  de  la  terre  glaise,  de  petits 
modèles  de  machines  à  l'image  de  celle  que  lui  avait  montrée  son 
père  à  l'entrée  de  la  mine.  Pendant  quelque  temps,  on  le  fit  travail- 
ler dans  les  champs,  extrah'e  des  racines ,  pousser  la  charrue  ;  mais 
son  ambition  était  d'être  admis  au  nombre  des  ouvriers  de  la  mine. 
Il  obtint  rapidement  cette  faveur,  et  débuta  par  l'emploi  modeste 
de  nettoyeur  de  charbon  ;  bientôt  on  lui  donna  à  conduire  un  che- 
val de  manège  ;  enfm  il  put,  comme  apprenti,  rester  avec  son  père 
et  s'occuper  de  la  machine  de  Dewley  :  il  n'avait  que  quatorze  ans 
et  se  trouvait  au  comble  de  tous  ses  vœux. 

La  mine  de  Dewley  épuisée,  la  famille  se  rendit  à  Newburn. 
€eorge  et  le  plus  âgé  de  ses  frères  aidaient  leur  père  à  la  machine  ; 
les  quatre  autres  enfans  étaient  employés  aux  travaux  extérieurs  de 
la  mine.  Pour  toute  cette  famille,  on  n'avait  qu'une  chambre  assez 


668  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

petite;  tout  ce  monde  y  vivait  en  commun  et  y  couchait  la  nuit.  La 
misère  était  grande,  les  vivres  coûtaient  cher.  Là  guerre  avec  Na- 
poléon ,  alors  dans  toute  sa  fureur,  mettait  les  classes  ouvrières  de 
l'Angleterre  aux  plus  terribles  épreuves.  Heureusement  qu'un  nou- 
veau charbonnage  ayant  été  ouvert  aux  environs  de  Newburn,  George 
y  fut  appelé,  et,  suivant  les  règles  de  la  hiérarchie  habituelle,  élevé 
au  rang  de  nettoyeur  de  la  pompe.  Il  avait  dix-sept  ans  seulement; 
malgré  sa  jeunesse,  on  n'hésita  pas  à  lui  confier  ce  poste  assez  im- 
portant à  cause  des  soins  scrupuleux  et  du  zèle  qu'il  apportait  dans- 
ses  fonctions.  Son  travail  régulier  l'absorbait  entièrement  pendant 
douze  heures  chaque  jour;  mais  plus  d'une  heure  supplémentaire 
était  consacrée  à  nettoyer  la  machine,  à  la  démonter,  pour  l'étu- 
dier dans  toutes  les  parties  et  se  familiariser  avec  tous  les  organes. 
George  Stephenson  comprit  bientôt  que  pour  achever  son  éducation 
il  lui  était  indispensable  d'apprendre  à  lire.  Bien  qu'homme  fait,  il 
se  mit  à  l'école,  et  malgré  la  modicité  de  son  salaire,  il  en  consacra 
une  partie  à  payer  des  leçons  de  lecture,  d'écriture  et  d'arithmé- 
tique. On  le  voyait  dans  la  j.ournée,  assis  près  de  sa  machine,  écrire 
ou  faire  des  calculs  sur  une  ardoise. 

Pendant  qu'il  continuait  à  s'occuper  de  la  pompe  d'extraction, 
George  Stephenson  se  familiarisait  avec  la  manœuvre  du  frein.  Oft 
appelle  ainsi  dans  les  charbonnages  l'appareil  destiné  à  régler  le 
mouvement  des  charges  de  houille  qui  montent  du  fond  de  la  mine,. 
de  telle  façon  qu'elles  viennent  s'arrêter  précisément  à  l'ouverture 
du  puits  où  on  les  attend.  Ce  travail  demande  à  la  fois  de  l'adresse 
et  de  l'habitude;  Stephenson  fut  nommé  garde-frein.  Cette  nouvelle 
fonction  lui  laissait  assez  de  loisirs  pour  qu'il  pût  exercer  en  même 
temps  le  métier  de  cordonnier.  Il  apprit  à  raccommoder  les  sou- 
liers, et  ce  fut  de  cette  façon  qu'il  réussit  à  mettre  de  côté  sa  pre- 
•mière  guinée.  Il  conserva  soigneusement  ce  trésor.  La  première 
obole  qu'on  ôte  au  présent  pour  la  réserver  à  l'avenir  n'est-elle  pas^ 
le  secret  des  plus  grandes  fortunes? 

Quand  on  est  âgé  d'un  peu  plus  de  vingt  ans,  et  qu'on  voit  quel- 
ques souverains  briller  dans  son  tiroir,  à  quoi  songe-t-on  tout  na- 
turellement? A  se  marier.  C'est  ce  que  fit  George  Stephenson.  Il 
fabriqua  pour  Fanny  lîenderson  la  plus  belle  paire  de  souliers  qui 
fût  encore  sortie  de  ses  mains.  Fanny  devint  bientôt  sa  femme,  et 
les  jeunes  mariés  allèrent  s'établir  à  Willington-Quay,  sur  les  bords> 
de  la  Tyne.  Nous  y  retrouvons  encore  Stephenson  garde-frein,  déjà 
tourmenté  par  son  imagination  inventive,  et,  comme  tant  d'autres 
avant  et  après  lui,  cherchant  sérieusement  le  mouvement  perpétuel. 
Tout  en  dépensant  à  la  poursuite  d'une  chimère  les  ressources  de 
son  ingénieux  esprit,  U  ne  négligeait  pas  les  réalités  de  la  vie;  il 
continuait  à  faire  modestement  des  souliers;  il  était  aussi  devenu. 


LES    DEUX   STEPHENSOIV.  669 

comme  il  le  disait,  le  médecin  de  toutes  les  montres  et  horloges  du 
voisinage,  qu'il  réparait  aussi  bien  qu'un  homme  du  métier.  C'est  à 
Willington-Quay  que  naquit  Robert  Stephenson.  Sa  naissance  n'au- 
rait pu  être  accueillie  avec  plus  de  joie,  si  l'on  avait  connu  la  bril- 
lante destinée  qui  l'attendait;  mais  ce  bonheur  domestique  ne  fut 
pas  long  :  la  jeune  mère  mourut  peu  après.  Stephenson  se  vit  obligé 
de  quitter  son  enfant  pour  aller  tout  au  fond  de  l'Ecosse  réparer 
une  machine  d'épuisement.  Il  part  le  bâton  à  la  main,  et  fait  tout  le 
voyage  à  pied;  il  revient  de  même,  pour  économiser  son  gain.  Il  ap- 
prend à  son  arrivée  que  durant  son  absence  son  père  a  été  horrible- 
ment brûlé  par  un  jet  de  vapeur,  que,  devenu  aveugle  par  suite  de 
cet  accident,  il  est  tombé  dans  la  misère  la  plus  profonde.  George 
se  hâte,  avec  ses  petites  économies,  de  payer  les  dettes  contractées 
pendant  la  maladie,  et  d'assurer  à  son  père  un  asile  pour  sa  triste 
vieillesse. 

A  ce  moment,  l'Angleterre,  menacée  dans  son  existence,  se  pré- 
parait à  une  lutte  désespérée.  De  1807  à  1808,  elle  n'eut  pas  moins 
de  sept  cent  mille  hommes  sous  les  armes.  George  Stephenson  fut  dé- 
signé pour  entrer  dans  la  milice.  Pour  échapper  au  service  militaire, 
il  dut  s'acheter  un  remplaçant  et  sacrifier  le  reste  de  ses  économies. 
Un  moment  il  s'abandonna  au  désespoir,  et  songeait  à  quitter  son 
pays  pour  émigrer  aux  États-Unis.  Causant  plus  tard  avec  un  ami 
des  pensées  qui  l'assiégeaient  à  cette  époque  :  «  Yous  connaissez, 
lui  disait-il,  le  chemin  de  ma  maison  à  Killingworth  ;  je  me  rappelle 
l'avoir  suivi  en  pleurant  amèrement,  car  j'ignorais  où  la  destinée 
allait  me  jeter.  »  Il  y  a  ainsi  dans  la  vie  de  presque  tous  les  hommes 
un  tournant  dangereux,  un  moment  plein  de  périls,  d'angoisses,  où 
tout  semble  se  conjurer  comme  pour  tenter  leur  courage,  leur  pa- 
tience, souvent  leur  honneur.  C'est  dans  ces  épreuves  critiques  que 
les  faibles  succombent  et  se  perdent  sans  retour;  ceux  que  touche 
la  main  divine  y  deviennent  plus  forts,  et  s'affermissent  à  jamais 
contre  toutes  les  défaillances.  Sortis  vainqueurs  de  la  lutte,  ils  n'ont 
plus  qu'à  marcher  de  victoire  en  victoire. 

George  Stephenson  ne  recula  pas  un  instant  devant  les  devoirs 
que  lui  imposait  sa  difficile  position.  Son  fds  grandissait  et  avait  be- 
soin d'éducation.  «  Dans  la  première  partie  de  ma  carrière,  disait-il 
plus  tard  à  ce  sujet,  quand  Robert  était  un  petit  garçon,  je  vis  com- 
bien mon  éducation  était  insuffisante,  et  je  me  promis  de  ne  pas  le 
laisser  souffrir  de  la  même  privation.  Je  voulus  le  mettre  à  l'école 
et  lui  faire  donner  une  instruction  libérale;  mais  j'étais  un  pauvre 
homme.  Comment  pensez-vous  que  je  fis?  Je  me  mis  à  raccommoder 
les  montres  des  voisins  la  nuit,  quand  mon  travail  de  jour  était  fini, 
et  c'est  ainsi  que  je  me  procurai  les  moyens  d'élever  mon  fils.  » 

Tout  en  faisant  métier  d'horloger  et  accidentellement  aussi  de 


^70  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

cordonnier,  Stephenson  s'occupait  avec  une  extrême  ardeur  de  mé- 
canique. Il  introduisait  dans  la  disposition  et  l'organisme  des  ma- 
chines toute  sorte  d'améliorations.  On  commençait  à  venir  le  con- 
sulter d'assez  loin  à  ce  sujet,  et  sa  réputation  se  répandait  peu  à  peu. 
Il  avait  réussi  à  remettre  en  état  et  à  faire  fonctionner  régulière- 
ment quelques  machines  d'épuisement  ou  d'extraction  dont  tout  le 
monde  avait  désespéré,  et  quelques-unes  de  ces  cures  merveilleuses 
lui  assurèrent  bientôt  une  position  exceptionnelle  parmi  tous  les 
hommes  de  sa  profession.  Il  profita  de  ce  retour  de  fortune  pour  étu- 
dier davantage,  se  familiariser  avec  l'arithmétique,  apprendre  à  des- 
siner des  plans  ;  il  acquit  aussi  quelques  notions  scientifiques  sur  la 
mécanique  et  la  chimie.  Son  fds,  qu'il  avait  placé  dans  une  aca- 
démie de  Newcastle,  lui  envoyait  sur  ces  sujets  des  livres  qu'il 
lisait  avec  une  avide  curiosité. 

Ce  fut  vers  cette  époque  que  l'esprit  entreprenant  et  ingénieux 
de  Stephenson  aborda  l'étude  d'un  sujet  nouveau,  d'où  il  devait 
tirer  les  plus  magnifiques  et  les  plus  fécondes  découvertes.  On  se 
préoccupait  vivement,  dans  tout  le  bassin  houiller  de  Newcastle,  de 
moyens  économiques  pour  ^;ransporter  le  charbon  des  puits  d'ex- 
traction aux  points  d'embarquement.  En  faisant  rouler  les  wagons 
sur  des  rails  en  bois  et  en  fer,  on  avait  déjà  réalisé  un  très  grand 
progrès  :  il  s'agissait  maintenant  de  trouver  une  force  motrice  nou- 
velle, en  employant  la  force  expansive  de  la  vapeur. dans  des  ma- 
chines mobiles  elles-mêmes  sur  les  rails  et  capables  de  remorquer 
les  trains  auxquels  elles  seraient  attelées.  Bien  des  essais  de  loco- 
motives avaient  été  tentés;  mais  ces  premiers  appareils  pourraient 
moins  bien  soutenir  la  comparaison  avec  nos  locomotives  actuelles 
que  les  premières  machines  à  vapeur  fixes  avec  celles  que  nous  ad- 
mirons aujourd'hui  dans  nos  grands  ateliers  industriels.  Animer  en 
quelque  sorte  le  fer  et  la  fonte,  lancer  une  machine  sur  des  rails  à 
la  tête  d'un  long  convoi,  donner  à  ce  moteur  aveugle  la  stabilité  en 
même  temps  que  la  vitesse,  en  régler  tous  les  mouvemens,  les  pré- 
cipiter ou  les  ralentir  à  volonté  plus  facilement  que  le  cavalier  le 
plus  habile  modifie  l'allure  de  son  cheval,  tel  était  le  problème  au- 
quel il  fallait  trouver  une  solution.  George  Stephenson  avait  appro- 
fondi avec  tant  de  soin  tout  ce  qui  concerne  les  organismes  des 
machines,  que,  voyant  marcher  sur  le  chemin  (tramway)  de  la  mine 
de  Kenton  et  Coxlodge  une  petite  locomotive  inventée  par  Blenkin- 
sop  à  Leeds,  il  s'écria  tout  de  suite  :  «  Il  me  semble  que  je  pour- 
rais mieux  que  cela  faire  marcher  une  machine  sur  ses  pieds.  »  Le 
voilà  immédiatement  à  l'œuvre,  étudiant  tout  ce  qui  avait  été  fait 
dans  ce  genre,  essayant  toute  sorte  de  combinaisons  nouvelles. 
Bientôt,  sans  le  secours  d'ouvriers  constructeurs  spéciaux',  sans 
matériel  convenable,  il  parvient  à  achever  une  locomotive.  Cette 


LES    DEUX   STEPHENSON.  671 

machine  marchait  avec  infiniment  plus  de  facilité  que  toutes  celles 
qui  l'avaient  précédée.  Pourtant  la  vitesse  ne  dépassait  pas  encore 
celle  d'un  cheval,  et  l'expérience  démontra  qu'elle  ne  présentait  au- 
cune économie  sur  l'emploi  des  moteurs  animés.  Le  tirage  y  était 
très  insuffisant,  et  Stephenson  dut  chercher  à  l'activer.  Gomme  les 
voisins  se  plaignaient  de  tous  côtés  du  bruit  affreux  que  faisait  la 
vapeur  en  s' échappant  dans  l'atmosphère  après  avoir  travaillé  dans 
les  cylindres  de  la  locomotive,  il  songea  à  envoyer  cette  vapeur 
dans  la  cheminée.  Ce  fut  un  véritable  trait  de  lumière.  L'espèce 
d'expiration  régulière  ainsi  obtenue  donne  naissance  à  un  tirage 
extraordinaire  qu'on  n'aurait  pu  produire  par  aucun  autre  moyen. 
C'est  en  partie  grâce  à  ce  simple  et  ingénieux  artifice  que  les  loco- 
motives peuvent  atteindre  les  vitesses  formidables  qu'on  leur  im- 
prime aujourd'hui.  Cette  invention  fut  essayée  par  Stephenson  en 
1815,  dans  une  nouvelle  machine,  qui  reçut  aussi  beaucoup  de  per- 
fectionnemens  mécaniques  très  importans,  et  où  l'on  retrouve  déjà, 
bien  qu'en  caractères  encore  imparfaits,  les  traits  principaux  de 
la  locomotive  moderne. 

Stephenson  reconnut  que  les  rails  en  fonte  et  les  coussinets  dans 
lesquels  ceux-ci  se  trouvaient  adaptés  étaient  extrêmement  impar- 
faits sur  les  tramways  des  charbonnages  du  Northumberland  et  du 
Durham.  Les  ressauts  violens  imprimés  à  la  machine  locomotive 
par  suite  des  inégalités  et  des  imperfections  de  la  voie,  la  fa- 
tigue excessive  des  organes  qui  résultait  de  ces  chocs,  rendaient 
l'exploitation  presque  aussi  coûteuse  dans  le  nouveau  système  que 
dans  les  anciens.  Il  comprit  qu'à  un  appareil  d'une  grande  délica- 
tesse mécanique  devait  correspondre  une  voie  d'une  perfection  nou- 
velle. Pour  en  montrer  la  parfaite  solidarité,  il  se  plaisait  à  appeler 
familièrement  le  rail  et  la  machine  «  le  mari  et  la  femme.  »  11  sub- 
stitua bientôt  aux  roues  en  fonte  des  locomotives  des  roues  entou- 
rées de  bandages  en  fer,  changea  la  forme  des  rails,  altéra  aussi 
celle  des  coussinets,  de  façon  à  mieux  assurer  la  rigidité  de  la  voie. 
Chaque  jour  il  perfectionnait  son  système  sur  quelque  point. 

Vers  1818,  les  amis  de  Stephenson  lui  conseillèrent  d'essayer  sa 
nouvelle  locomotive  sur  les  routes  ordinaires.  Faire  circuler  des  ma- 
chines à  vapeur  sur  toutes  les  routes  du  royaume  était  alors  le  rêve 
favori  de  tous  les  esprits  amoureux  de  progrès.  La  sagacité  de  Ste- 
phenson ne  se  laissa  pas  entraîner  par  de  semblables  illusions;  il 
savait  trop  bien  avec  quelle  difficulté  sa  locomotive  parcourait  le 
chemin  de  fer  de  la  mine  de  Killingworth.  Il  voulut  cependant  faire 
quelques  expériences  sur  la  résistance  que  les  voitures  rencontrent 
en  parcourant  les  routes.  Il  inventa  pour  l'occasion  un  dyimmomèlre^ 
ou  mesureur  de  résistances,  sans  avoir  la  moindre  connaissance 
préalable  des  appareils  de  ce  genre,  dont  le  principe,  très  peu  com- 


672  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pris  à  cette  époque  par  les  personnes  même  familières  avec  la  méca- 
nique, a,  de  nos  jours  seulement,  reçu  de  nombreuses  et  très  utiles 
applications.  Par  ses  expériences,  Stephenson  put  se  convaincre  de 
l'inutilité  des  efforts  de  ceux  qui  cherchaient  à  faire  circuler  de 
lourdes  machines  à  vapeur  sur  les  routes  ordinaires,  où  les  pentes 
atteignent  des  inclinaisons  trop  fortes.  Il  comprit  que  les  locomo- 
tives y  rencontreraient  des  résistances  insurmontables,  et  qu'il  était 
de  toute  nécessité  de  tracer  pour  ces  nouveaux  moteurs  des  voies 
d'une  perfection  géométrique,  aussi  rapprochées  que  possible  de 
l'horizontalité  parfaite.  Cette  conviction  ne  s'effaça  jamais  de  son 
esprit,  et  le  guida  plus  tard,  toutes  les  fois  qu'il  dut  tracer  le  par- 
cours d'un  chemin  de  fer.  A  l'époque  où  il  tenta  ses  premiers  essais, 
les  erreurs  les  plus  étranges  étaient  répandues  sur  ce  sujet,  que 
son  bon  sens  pratique  élucida  si  rapidement.  Tout  le  monde  alors 
par  exemple  croyait  qu'une  locomotive  ne  pourrait  rouler  que  sur 
une  surface  rugueuse,  et  qu'elle  trouverait  plus  d'adhérence  sur 
une  route  caillouteuse  que  sur  des  rails  métalliques  et  polis.  On  dé- 
montrait très  savamment  que,  sur  de  semblables  barres  de  fer,  les 
roues  tourneraient  sur  elles-mêmes  sans  avancer.  Pendant  ce  temps 
les  machines  de  Stephenson  n'en  parcouraient  pas  moins  le  chemin 
de  fer  de  Killingworth  ;  mais  cette  belle  expérience  restait  à  peu 
près  inconnue.  Killingworth  était  trop  loin  de  Londres  pour  attirer 
l'attention  de  la  Société  royale  ou  même  des  grands  ingénieurs  en 
renom.  L'obscurité  de  Stephenson,  son  humble  extraction,  sa  mo- 
destie même,  l'isolaient  encore  plus  que  la  distance. 

Stephenson  songeait  de  nouveau  à  émigrer  aux  États-Unis  :  en 
voyant  les  premiers  bateaux  à  vapeur  monter  et  descendre  la  Tyne, 
il  avait  conçu  l'idée  d'introduire  la  navigation  à  vapeur  sur  les 
grands  lacs  de  l'Amérique  du  Nord.  Il  ne  donna  heureusement  pas 
suite  à  ce  projet,  parce  qu'on  vint  lui  demander  de  construire,  de 
la  mine  de  Helton  aux  bords  de  la  Wear,  près  de  Sunderland,  un 
chemin  de  fer  du  développement,  alors  inusité,  de  huit  milles.  La 
nature  très  accidentée  du  terrain  ne  lui  permit  point  de  faire  une 
voie  entièrement  horizontale,  et  il  dut  combiner  des  paliers  hori- 
zontaux avec  de  longs  plans  inclinés  :  les  premiers  étaient  desservis 
par  des  locomotives,  les  seconds  par  des  machines  fixes,  remor- 
quant les  trains  à  l'aide  d'un  câble.  Le  jour  où  le  chemin  de  fer  fut 
inauguré,  tous  les  gens  du  pays  virent  avec  stupéfaction  le  cheval 
de  fer  remorquer,  avec  une  vitesse  de  quatre  milles  à  l'heure,  un 
train  composé  de  dix-sept  wagons  et  pesant  soixante-quatre  tonnes. 

Pendant  l'année  1817,  un  quaker,  M.  Pèase,  forma  avec  quelques- 
uns  de  ses  amis  et  coreligionnaires  le  projet  d'établir  une  ligne  de 
chemin  de  fei;de  Stockton-sur-Tees  à  Darlington,  centre  d'un  riche 
district  houiller  :  on  commença  les  premières  études  ;  mais  quand 


LES    DEUX    STEPHENSON.  673 

la  demande  arriva  au  parlement,  le  duc  de  Gleveland  fit  rejeter  ce 
qu'on  nommait  plaisamment  «  la  ligne  des  quakers,  »  parce  qu'elle 
devait  passer  le  long  d'un  de  ses  parcs.  Après  de  nouvelles  études 
et  de  patiens  efforts,  on  réussit  à  obtenir,  dans  la  session  suivante, 
un  bill  qui  autorisait  la  construction  d'un  chemin  de  fer  où  des  wa- 
gons seraient  traînés  «par  des  hommes,  des  chevaux,  ou  autre- 
ment. ))  La  locomotive,  comme  on  voit,  n'était  pas  même  nommée. 
Stephenson  alla  pourtant  trouver  M.  Pease,  et  lui  recommanda  l'em- 
ploi des  machines  à  vapeur.  Les  manières  simples,  le  bon  sens  résolu 
de  Stephenson  firent  une  profonde  impression  sur  f  esprit  du  qua- 
ker. Il  alla  visiter  Killingworth,  et,  converti  aux  opinions  de  Ste- 
phenson, il  obtint  en  1823  un  nouveau  projet  pour  rétablissement 
d'un  chemin  de  fer  à  locomotives.  En  outre,  il  s'associa  avec  son 
nouveau  protégé  pour  fonder  à  Newcastle  un  atelier  de  construction 
de  locomotives,  et  le  fit  nommer  ingénieur  du  chemin  de  fer  de 
Darlington  à  Stockton  aux  appointemens  de  300  livres  sterling.  Le 
champ  était  désormais  ouvert  devant  Stephenson  :  il  décida  la  com- 
pagnie à  adopter  l'emploi  de  rails  en  fer  au  lieu  de  rails  en  fonte; 
il  fixa  lui-même  la  largeur  de  la  voie,  dessina  les  plans  de  trois 
locomotives.  Pour  augmenter  la  puissance  de  ces  machines,  il  con- 
duisit la  flamme,  dans  le  trajet  du  foyer  à  la  cheminée,  par  un  large 
tube  qui  traversait  la  chaudière.  Il  donnait  ainsi  librement  carrière 
à  son  imagination  inventive  ;  il  avait  dès  lors  conscience  de  la  ré- 
volution que  ses  locomotives  allaient  bientôt  opérer.  Un  jour,  assis 
dans  une  petite  auberge  de  Stockton  avec  son  fils  Robert  et  John 
Dixon,  devenu  lui-même  depuis  un  grand  ingénieur,  il  prononça  ces 
paroles  que  par  la  suite  Dixon  se  plaisait  à  rappeler  :  ((  Maintenant, 
mes  jeunes  amis,  je  vais  vous  le  dire,  je  pense  que  vous  vivrez  assez 
pour  voir  le  jour  (pour  ma  part,  je  ne  le  verrai  peut-être  pas)  où 
les  chemins  de  fer  détrôneront  toutes  les  autres  voies  de  communi- 
cation dans  ce  pays,  —  où  les  dépêches  iront  en  chemin  de  fer, 
où  les  voies  ferrées  deviendront  le  grand  chemin  du  roi  et  de  tous 
ses  sujets.  Le  temps  approche  où  il  sera  moins  coûteux  à  un  ouvrier 
de  voyager  en  chemin  de  fer  que  de  marcher  à  pied.  Je  §ais  qu'il 
y  aura  de  grandes,  presque  d'insurmontables  difficultés  à  vaincre; 
mais  ce  que  j'ai  dit  doit  arriver  aussi  sûrement  que  nous  existons. 
Je  désire  seulement  voir  ce  jour,  bien  que  je  puisse  à  peine  F  espé- 
rer, car  je  sais  combien  est  lent  tout  progrès  humain,  et  avec  quelle 
difficulté  j'ai  fait  adopter  la  locomotive,  malgré  le  succès  de  f  expé- 
rience continuée  depuis  plus  de  deux  ans  à  Killingworth.  » 

Le  chemin  de  fer  de  Stockton  à  Darlington  fut  inauguré  le  27  sep- 
tembre 1825;  au  milieu  d'un  immense  concours  de  population,  la 
première  locomotive  remorqua  un  train  de  trente -huit  voilnires 

TOME  XXV.  '  43 


67A  '  RETUE    DES   DEUX   MONDES. 

chargées  les  unes  de  charbon,  les  autres  de  curieux.  On  n'y  voyait 
qu'une  seule  voiture  à  voyageurs  proprement  dite,  sorte  de  lourd 
omnibus,  sans  élégance,  construit  sur  les  dessins  et  à  la  demande 
de  Stephenson  ;  mais  on  songeait  encore  si  peu  à  voyager  sur  les 
chemins  de  fer,  que  les  directeurs,  uniquement  préoccupés  du  trans- 
port du  charbon,  abandonnèrent  à  un  entrepreneur  le  droit  de  cir- 
culer sur  la  voie  avec  cet  omnibus,  traîné  par  deux  chevaux.  On 
parcourut  d'abord  une  fois  par  jour  seulement  la  distance  de  Dar- 
lington  à  Stockton  ;  les  voyageurs  affluèrent  presque  aussitôt,  et  de 
nouvelles  voitures  furent  construites;  la  concurrence  de  plusieurs 
entrepreneurs  rendit  le  service  ordinaire  du  chemin  de  fer  de  plus 
en  plus  difficile ,  et  la  compagnie  dut  se  décider  à  reprendre  elle- 
même  en  main  le  transport  combiné  des  marchandises  et  des  voya- 
geurs. Les  bénéfices  s'accrurent  au-delà  de  toute  espérance  :  on 
n'avait  jamais  compté  que  sur  un  transport  annuel  de  10,000  tonnes 
de  charbon  à  Stockton.  Au  bout  de  peu  de  temps,  le  chiffré  s'éle- 
vait à  500,000  tonnes,  et  au  point  d'embarquement,  alors  désert,  on 
voyait  s'élever  la  ville,  aujourd'hui  si  florissante,  de  Middleborough, 
qui  compte  déjà  plus  de  quinze  mille  habitans. 

Cette  première  victoire  de  George  Stephenson  fut  suivie  de  nou- 
veaux et  rapides  succès  :  Manchester  commençait  à  prendre  le  gi- 
gantesque développement  qui  a  fait  de  cette  ville  le  centre  industriel 
le  plus  important  de  la  Grande-Bretagne,  et  lui  a  valu  dans  la 
représentation  nationale  une  place  en  quelque  sorte  exceptionnelle. 
Manchester  reçoit  du  port  de  Liverpool  le  coton  brut  qui  est  mis  en 
œuvre  dans  ses  nombreuses  filatures  :  à  l'époque  dont  nous  parlons, 
le  transport  se  faisait  sur  les  canaux  ;  mais  durant  les  grands  froids 
les  bateaux  étaient  arrêtés  par  la  glace,  et  il  arrivait  quelquefois 
que  la  matière  première  restait  plus  longtemps  en  route  de  Liver- 
pool à  Manchester  que  des  ports  des  États-Unis  aux  ports  anglais. 
On  songea,  pour  assurer  plus  de  régularité  et  de  célérité  aux  'trans- 
ports, à  établir  entre  les  deux  villes  une  voie  ferrée.  A  plusieurs 
reprises,  on  envoya  des  agens  à  Stockton  pour  examiner  le  sys- 
tème de  Stephenson  et  l'interroger  lui-même;  enfin  on  lui  confia 
les  premières  études  de  la  ligne  projetée.  Cette  mission  n'était  pas 
sans  danger  :  les  fermiers  et  les  laboureurs  du  pays  se  montraient 
des  plus  hostiles  à  une  entreprise  qu'on  leur  avait  fait  considérer 
comme  très  menaçante  pour  leurs  intérêts;  ils  s'opposèrent  souvent 
avec  une  extrême  brutalité  aux  études  préliminaires  sur  le  terrain. 
Les  tenanciers  des  lords  Derby  et  Sefton  et  les  employés  d'un  ca- 
nal, qui  était  la  propriété  du  duc  de  Bridgewater,  se  montrèrent  par- 
ticulièrement obstinés.  A  Knowley,  Stephenson  fut  chassé  lui-même 
par  les  fermiers  de  lord  Derby,  et  l'accès  des  terres  du  noble  duc 


I 


I 


LES    DEUX    STEPHENSON.  675 

lui  fut  interdit  sous  les  menaces  les  plus  sévères;  il  fallut  revenir  en 
force  pour  opérer  à  la  hâte  quelques  nivellemens.  Pour  tromper  la 
surveillance  des  gardes  du  duc  de  Bridgewater,  on  eut  recours  à*la 
ruse  :  on  tira  des  coups  de  fusil  la  nuit  pour  les  entraîner  sur  la  trace 
de  prétendus  braconniers  ;  pendant  cette  fausse  alerte,  on  fit  préci- 
pitamment un  lever  de  plan  au  clair  de  lune. 

Le  bill  relatif  au  chemin  de  fer  de  Liverpool  à  Manchester  fut  dis- 
cuté au  mois  de  mars  1825  par  un  comité  de  la  chambre  des  com- 
munes; il  y  rencontra  une  opposition  formidable.  Stephenson  dut 
prendre  place  dans  ce  qu'on  nomme  en  langage  parlementaire  le 
iviitness-box  pour  fournir  des  explications  sur  son  projet  et  répon- 
dre aux  objeotions  de  ses  adversaires.  Pour  un  homme  qui  sait  mieux 
agir  que  discuter  et  parler,  il  n'y  a  pas  d'épreuve  plus  terrible  que 
de  se  trouver  en  face  de  personnes  habituées  à  tous  les  artifices  et 
à  tous  les  détours  de  la  polémique.  Outre  les  hommes  de  loi,  Ste- 
phenson avait  d'ailleurs  à  combattre  des  ingénieurs  bien  connus, 
qui  tous  déclaraient  son' projet  inadmissible,  la  vitesse  qu'il  s'en- 
gageait à  obtenir  chimérique,  et  en  tout  cas  pleine  de  dangers.  Le 
tracé  ne  trouvait  pas  plus  grâce  devant  eux  que  l'emploi  de  la  lo- 
comotive; on  contestait  surtout  la  possibilité  de  franchir  l'immense 
tourbière  de  Ghat-Moss,  située  entre  Liverpool  et  Manchester,  où 
Stephenson  avait  hardiment  proposé  de  faire  passer  son  chemin  de 
fer. 

Pendant  le  long  assaut  qu'il  eut  à  subir,  Stephenson  trouva,  mal- 
gré son  embarras,  quelques  répliques  assez  heureuses.  Un  chemin 
de  fer,  lui  demandait-on,  dans  le  cas  où  il  serait  assez  solide  pour 
supporter  le  poids  d'un  convoi  animé  d'une  vitesse  de  quatre  milles 
à  l'heure,  pourrait-il  résister  à  la  pression  qui  résulterait  d'une  vi- 
tesse de  douze  milles  (c'est  celle  que  Stephenson  s'engageait  à  at- 
teindre)? «Je  suppose,  répondit-il,  que  plus  d'une  personne  ici  a 
patiné  sur  la  glace  ;  en  ce  cas ,  ces  personnes  doivent  savoir  que  la 
glace  les  supporte  mieux  quand  elles  vont  très  vite  que  lorsqu'elles 
glissent  lentement  :  quand  on  avance  avec  beaucoup  de  rapidité,  le 
poids,  en  une  certaine  façon,  devient  insensible.  »  Un  autre  mem- 
bre du  comité  lui  posait  l'objection  suivante  :  «  Admettez  qu'une 
de  vos  machines  circule  sur  la  voie  avec  une  vitesse  de  neuf  ou  dix 
milles  par  heure,  et  qu'une  vache  par  hasard  s'y  rencontre  ;  ne  se- 
rait-ce pas  là  une  circonstance  bien  fâcheuse  ?  —  Oui ,  lui  fut-il  ré- 
pondu, très  fâcheuse  en  effet  pour  la  vache  !  » 

L'autorité  professionnelle  des  hommes  spéciaux  consultés  par  le 
comité  de  la  chambre  des  communes  et  l'éloquence  des  membres 
opposans  firent  rejeter  le  bill.  Il  faut  citer  textuellement  quelques- 
unes  des  triomphantes  déclarations  sous  lesquelles  on  parvint  à  ac- 
cabler le  malheureux  Stephenson  !  «  Aucun  ingénieur  dans  son  bon 


676  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sens  n'aurait  pu  songer  à  traverser  Chat-Moss  pour  joindre  par  un 
chemin  de  fer  Liverpool  et  Manchester.  On  ne  pourrait  y  établir  une 
voie  ferrée  sans  enfoncer  dans  la  tourbière.  —  Chaque  partie  de  ce 
projet  montre  que  cet  homme  (Stephenson)  s'est  appliqué  à  un 
sujet  dont  il  n'a  aucune  connaissance ,  et  où  il  ne  peut  apporter 
aucun  élément  scientifique.  —  Les  machines  locomotives  dépendent 
dans  leur  action  du  temps  :  un  coup  de  vent  assez  fort  pour  gêner 
la  navigation  sur  la  Mersey  rendrait  impossible  le  voyage  d'une 
locomotive.  » 

Les  directeurs  du  chemin  projeté  ne  furent  point  découragés  par 
cette  première  défaite,  et  recommencèrent  de.^nouvelles  études;  seu- 
lement, comme  on  avait  tiré  grand  parti  dans  le  comité  des  com- 
munes de  quelques  erreurs  de  détail  découvertes  dans  les- plans, 
levés,  on  l'a  vu,  avec  tant  de  précipitation  et  de  difficulté,  l'exé- 
cution des  études  supplémentaires  fut  confiée  à  des  ingénieurs 
d'une  grande  notoriété  :  ils  s'écartèrent  des  domaines  de  lord  Sef- 
ton,  passèrent  aussi  loin  que  possible  de  la  résidence  de  lord  Derby: 
enfin,  en  ce  qui  concernait  l'emploi  des  locomotives,  on  ne  réclama 
dans  le  nouveau  bill  l'insertion  d'aucune  clause  particulière  auto- 
risant la  compagnie  à  user  de  ce  nouveau  moteur.  Au  cas  où  l'on 
reviendrait  plus  tard  à  ce  projet,  on  se  soumettait  d'avance  à  toutes 
les  restrictions,  à  toutes  les  mesures  de  prudence  que  le  parlement 
pourrait  imposer.  A  ces  conditions,  le  bill  passa;  Stephenson  fut 
nommé  ingénieur  en  chef,  et  mit  aussitôt  la  main  à  la  partie  de  son 
chemin  de  fer  qu'on  avait  hautement  proclamée  «  impossible.  »  Les 
premiers  chantiers  furent  installés  sur  la  tourbière  de  Chat-Moss. 
Pour 'traverser  ce  terrain  spongieux,  toujours  imbibé  d'eau,  élas- 
tique, obéissant  à  la  moindre  pression,  Stephenson  eut  l'idée  hardie 
de  construire  une  sorte  de  grand  radeau  avec  des  pièces  de  bois,  de 
la  mousse  desséchée  et  des  terres  rapportées.  Ce  radeau  devait  être 
assez  large  pour  que  le  poids  d'un  train,  réparti  sur  une  très  grande 
surface,  ne  pût  déterminer  aucun  affaissement  permanent  du  sol. 
Nous  ne  pouvons  raconter  ici  en  détail  quelles  difficultés  Stephenson 
eut  à  vaincre  pour  exécuter  ce  vrai  chemin  de  fer  flottant.  Plus  d'une 
fois  on  voulut  arrêter  le  travail,  mais  l'opiniâtreté  de  l'ingénieur 
triompha  de  tous  les  obstacles,  et  quand  le  chemin  de  fer  fut  ouvert, 
on  dut  reconnaître  que  la  voie  n'était  nulle  part  plus  sûre  qu'à  tra- 
vers ce  marécage,  où  l'on  craignait  de  voir  les  trains  s'enfoncer  et 
disparaître. 

Stephenson  dirigea  lui-môme  et  jusque  dans  les  moindres  détails 
l'exécution  de  tous  les  travaux  d'art  du  chemin  de  Liverpool  à  Man- 
chester. Dans  cette  tâche  difficile,  pour  laquelle  on  n'avait  encore 
ni  précédons  ni  modèles,  il  fit  preuve  d'une  remarquable  aptitude 
d'organisateur,  qualité  non  moins  nécessaire  aux  grands  ingénieurs 


LES  DEUX  Stephensox.  677 

que  les  connaissances  techniques.  La  voie  terminée,  les  directeurs 
durent  choisir  un  système  de  traction  :  les  ingénieurs  consultés  sur 
ce  point  recommandèrent  unanimement  l'emploi  de  machines  à  va- 
peur fixes ,  réparties  de  distance  en  distance  sur  toute  la  longueur 
du  chemin,  et  devant,  à  l'aide  d'un  câble,  remorquer  ies  trains 
d'une  station  à  l'autre.  Stephenson,  seul  contre  tous,  patronait  la 
locomotive  et  défendait  son  opinion  avec  modestie,  mais  avec  une 
fermeté  imperturbable,  contre  les  plus  célèbres  autorités.  Sur  ses 
instances ,  on  alla  visiter  à  plusieurs  reprises  le  chemin  de  fer  de 
Darlington  à  Stockton,  desservi  par  les  locomotives  sorties  de  .ses 
ateliers  de  Newcastle.  Les  directeurs,  dans  leur  embarras,  eurent 
l'heureuse  idée  d'ouvrir  un  concours  où  ils  appelèrent  les  ingénieurs 
de  tous  les  pays:  un  prix  de  500  livres  sterling  était  offert  à  celui 
qui,  le  10  octobre  1829,  présenterait  une  locomotive,  pesant  six 
tonnes  au  plus,  capable  de  remorquer  vingt  tonnes  à  la  vitesse  de 
dix  milles  par  heure.  Stephenson  se  prépara  avec  ardeur  à  une 
épreuve  d'où  dépendaient  sa  réputation  et  son  avenir.  Il  avait  depuis 
quelque  temps  mis  à  la  tête  de  son  atelier  de  construction  de  New- 
castle son  fils  Robert,  revenu  de  l'Amérique  du  Sud,  où  il  était  allé 
exploiter  des  mines  d'argent.  Le  père  et  le  fils  se  mirent  à  l'œuvre 
avec  un  zèle  égal,  et  s'appliquèrent  à  donner  à  leur  locomotive  une 
puissance  nouvelle.  Le  principal  défaut  de  ces  machines  consistait 
dans  la  production  insuffisante  de  vapeur;  l'ébullition  n'y  était  pas 
assez  active,  parce  que  la  flamme  n'échauffait  la  chaudière  que  sur 
une  trop» petite  surface  dans  le  trajet  du  foyer  à  la  cheminée.  Pour 
agrandir  la  surface  de  chaujfey  Stephenson  avait  bien,  comme  on 
l'a  vu  déjà ,  introduit  à  l'intérieur  de  la  chaudière  un  grand 
tube  où  circulait  la  flamme;  mais  ce  moyen  était  encore  insuffisant. 
Ln  Français,  M.  Marc  Séguin,  attaché  au  petit  chemin  de  fer  de 
Saint-É tienne,  avait,  en  1829,  découvert  la  véritable  chaudière  qui 
convient  aux  locomotives;  on  la  nomme  chaudière  tubulaire ^  parce 
qu'elle  est  sur  toute  la  longueur  traversée  par  un  grand  nombre  de 
tubes  creux  qui  servent  de  conduits  à  la  flamme  :  la  masse  de  l'eau, 
par  ce  moyen  aussi  simple  qu'énergique,  n'est  plus  seulement 
échauffée  parles  simples  parois  d'un  récipient  qui  la  contient,  mais 
par  une  multitude  de  canaux  qui  apportent  la  chaleur  dans  toutes 
les  parties.  M.  Henry  Booth,  secrétaire  du  chemin  de  fer  de  Liver- 
pool  à  Manchester,  sans  avoir,  paraît-il,  connaissance  des  heu- 
reux essais  de  M.  Séguin,  eut  la  même  idée  que  lui,  la  soumit  à 
George  Stephenson,  qui  en  comprit  immédiatement  la  portée  et 
l'adopta  avec  empressement.  Dès  longtemps  il  avait,  contrairement 
à  tous  les  ingénieurs  de  son  époque,  compris  que  la  vitesse  des  lo- 
comotives était  intimement  liée  aux  dimensions  de  la  surface  de 
chauffe,  et  que,  pour  atteindre  une  célérité  encore  inconnue,  il  suf- 


678  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

fisait  d'obtenir  la  production  rapide  et  facile  d'une  immense  quan- 
tité de  vapeur. 

Le  problème  était  désormais  résolu  dans  toutes  ses  parties  :  d'un 
côté,  par  l'agrandissement  de  la  surface  de  chauffe  dans  les  chau- 
dières tubfcilaires;  de  l'autre,  par  l'activité  imprimée  au  tirage,  que 
Stephenson  obtenait  en  donnant  issue  dans  la  cheminée  à  la  vapeur 
expulsée  des  cylindres  où  elle  accomplit  son  travail.  Ce  double  ca- 
ractère est,  on  peut  le  dire,  le  trait  fondamental  de  la  locomotive  ; 
le  reste  n'est  que  détail  mécanique.  Ces  conditions  de  succès  se 
trouvaient  pour  la  première  fois  combinées  dans  la  machine  soumise 
par  Stephenson  à  l'examen  des  juges  du  concours,  et  Rocket^  c'était 
le  nom  de  cette  locomotive,  obtint  le  prix,  que  trois  autres  machines 
essayèrent  à  peine  de  lui  disputer  :  a  la  stupéfaction  générale ,  on 
la  vit  marcher  par  momens  à  la  vitesse,  alors  incroyable,  de  35  milles 
par  heure.  Il  ne  fut  plus  question  de  machines  fixes,  et  bientôt  le 
train  d'inauguration  parcourut  la  voie  de  Liverpool  à  Manchester. 
On  vota  des  resolutions  où  l'on  exalta  l'habileté  et  l'infatigable  per- 
sévérance de  l'homme  qui,  peu  de  temps  auparavant,  était  encore 
traité  avec  tant  de  dédain,  et  l'ancien  ouvrier  mineur  prit  tout  d'un 
coup  place  au  premier  rang  des  ingénieurs  et  des  inventeurs  de  son 
pays. 

Si  la  cause  des  chemins  de  fer  était  gagnée ,  de  grands  travaux 
étaient  encore  nécessaires  pour  en  améliorer  le  matériel.  Stephenson 
s'y  appliqua  avec  autant  de  patience  que  de  sagacité.  Il  donna  plus 
de  rigidité  à  la  voie ,  en  augmentant  le  poids  des  rails,  en  les  fixant 
les  uns  aux  autres' avec  plus  de  soin.  Les  voitures  à  voyageurs  n'a- 
vaient d'abord  été  construites  que  sur  le  modèle  des  lourds  wagons 
de  houille  :  il  fallut  en  établir  de  plus  commodes,  douées  à  la  fois 
de  solidité  et  d'élasticité.  Stephenson  imagina  le  premier  le  mode 
de  suspension  actuel,  ainsi  que  les  ressorts  destinés  à  amortir  les 
chocs  violens  des  voitures  les  unes  contre  les  autres;  il  inventa  un 
moyen  pour  lubrifier  convenablement  les  essieux,  désormais  doués 
d'une  vélocité  extraordinaire,  construisit  des  freins  pour  arrêter  les 
trains  en  marche;  mais  l'objet  principal  de  ses  études  était  toujours 
la  locomotive  même ,  dont  il  s'efforça  constamment  d'augmenter  la 
puissance  et  la  stabilité. 

Malgré  l'éclatant  succès  obtenu  par  Stephenson,  on  continuait 
d'attaquer  l'invention  nouvelle;  on  parlait  d'effroyables  accidens, 
purement  imaginaires.  Le  parlement,  appelé  à  concerter  des  me- 
sures pour  le  perfectionnement  des  voies  de  communication  du 
royaume,  feignit  d'ignorer  l'existence  du  chemin  de  fer  de  Manches- 
ter à  Liverpool,  et  vota  des  sommes  considérables  pour  l'améliora- 
tion des  routes  ordinaires.  Le  comité  recommandait  seulement  l'es- 
sai des  locomotives  sur  ces  routes;  on  ne  comprenait  pas  encore  que 


LES    DEUX   STEPHENSON.  679 

la  machine  à  vapeur  et  la  voie  ferrée  ne  sont  que  les  organes  corré- 
latifs d'un  même  système,  et  que  vouloir  lancer  des  locomotives  sur 
les  routes  ordinaires,  c'est  inviter  des  voyageurs  à  monter  dans  un 
train  qui  déraille.  L'intérêt  privé  discerna  plus  rapidement  que  ne 
pouvait  le  faire  une  assemblée  politique  l'avantage  incontestable 
des  nouvelles  voies  de  communication,  et  l'on  vit  se  former  ces  puis- 
santes sociétés  qui,  sans  patronage,  se  passant  de  l'appui  du  gouver- 
nement, réussirent,  par  les  seules  ressources  du  crédit,  à  couvrir 
l'Angleterre  d'un  réseau  serré  de  chemins  de  fer,  à  exécuter  dans 
l'espace  de  quelques  années  le  plus  gigantesque  ensemble  de  tra- 
vaux dont  aucun  âge  puisse  se  glorifier.  Stephenson  avait  sa  place 
marquée  dans  ces  grandes  entreprises  :  après  le  chemin  de  fer  de 
Liverpool  à  Manchester,  il  construisit  une  petite  ligne  de  Canter- 
bury  à  Whitstable.  Son  fils  Robert  fut  nommé,  quoique  fort  jeune 
encore,  directeur  du  chemin  de  Leicester  et  Swannington,  destiné 
à  ouvrir  des  débouchés  aux  districts  houillers  du  comté  de  Leices- 
ter. On  vit  alors  les  ingénieurs  qui  avaient  employé  leur  autorité 
à  combattre  les  premiers  projets  de  George  Stephenson  construire 
eux-mêmes  ces  chemins  de  fer  dont  ils  avaient  si  bien  démontré 
l'absurdité.  Stephenson  et  son  fils  firent  pour  leur  part  le  réseau  du 
Lancashire,  dont  l'industrieuse  Manchester  est  le  centre,  et  bientôt 
ils  songèrent  à  relier  cette  ville  à  Birmingham,  et  Birmingham 
même  à  Londres.  Ce  dernier  projet  excita  une  opposition  inouie  : 
des  meetings  eurent  lieu  dans  toutes  les  villes  où  devait  passer  la 
longue  artère  destinée  à  décupler  les  forces  productives  de  la  Grande- 
Bretagne,  et  l'on  y  vota  les  résolutions  les  plus  violentes  et  les  plus 
absurdes.  En  dépit  de  toutes  ces  résistances,  les  études  furent  exé- 
cutées. Les  directeurs  n'épargnèrent  aucune  tentative  pour  se  conci- 
lier les  propriétaires  ;  leur  bill,  admis  après  de  longues  discussions 
par  la  chambre  des  communes,  fut  rejeté  par  les  lords.  L'année  sui- 
vante, il  passa  sans  conteste;  mais  dans  l'intervalle  on  avait  été  obligé 
déporter  le  chiffre  des  achats  de  terrain  de  250,000  à  750,000  livres 
sterling;  les  frais  de  parlement  s'élevaient  jusqu'à  72,868  livres. 
Des  charges  semblables  pèsent  encore  aujourd'hui  sur  la  plupart 
des  chemins  de  fer  anglais ,  et  sont  la  principale  cause  des  faibles 
dividendes  qu'ils  distribuent.  La  concurrence  des  lignes,  l'abus  des 
emprunts,  une  mauvaise  administration  financière,  la  multiplication 
des  embranchemens,  achevèrent  le  mal;  mais  à  l'époque  où  fut 
commencée  la  ligne  de  Londres  à  Birmingham ,  on  ne  pouvait  en- 
core prévoir  tous  ces  mécomptes,  et  l'on  entrait  à  peine  dans  ce 
qu'on  pourrait  appeler  l'âge  d'or  des  chemins  de  fer. 

La  ligne  de  Londres  à  Birmingham  fut,  à  cause  de  la  longueur 
du  parcours,  divisée  en  dix-huit  sections,  dont  les  travaux  furent 
confiés  à  autant  d'entrepreneurs  différens.  Tout  dans  cette  industrie 


680  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

aujourd'hui  si  puissante  était  à  créer  :  on  ne  connaissait  pas  encore 
xes  grands  entrepreneurs  qui  peuvent  transporter  partout  un  im- 
mense matériel  et  un  personnel  bien  dressé ,  et  qui  construisent  les 
voies  avec  une  merveilleuse  rapidité.  Des  dix -huit  entrepreneurs 
du  chemin  de  Londres  à  Birmingham,  onze  furent  ruinés,  et  la  com- 
pagnie dut  reprendre  leurs  travaux.  Quelques-uns,  il  est  vrai,  eurent 
à  surmonter  des  difficultés  inattendues  :  la  tranchée  de  Blisworth 
et  le  tunnel  de  Kilsby  sont  encore  aujourd'hui  cités  parmi  les  plus 
formidables  travaux  de  ce  genre.  On  vit  sur  les  nouveaux  chemins 
de  fer  se  former  peu  à  peu  un  type  spécial  d'ouvriers  terrassiers. 
Les  navvieSy  c'est  ainsi  qu'on  les  nomme. en  Angleterre,  ont  un  cos- 
tume particulier;  sans  demeure  fixe,  ils  vont  sans  cesse  d'un  chan- 
tier de  terrassement  à  un  autre;  doués  d'une  force  extraordinaire, 
on  les  voit  quelquefois  travailler  pendant  seize  heures  de  suite  ;  leurs 
immenses  brouettes  sont  toujours  chargées  de  trois  à  quatre  cents 
livres  de  déblais.  Associés  par  petits  groupes  au  nombre  de  dix  ou 
douze,  ils  font  leurs  conditions  avec  les  entrepreneurs,  et  quand 
l'un  d'entre  eux  ne  travaille  pas  suffisamment,  il  est  exclu  du  groupe 
[gang)  par  ses  camarades  eux-mêmes. 

Depuis  le  jour  où  fut  commencé  le  chemin  de  Londres  à  Birmin- 
gham, il  ne  se  fit  pas  une  voie  ferrée  en  Angleterre  que  George  Ste- 
phenson  n'eût  à  s'en  occuper.  Il  s'établit  d'abord  à  Alton-Grange, 
dans  le  comté  de  Leicester;  il  y  avait  commencé  l'exploitation  d'une 
mine  de  charbon,  ce  qui  ne  l'empêchait  pas  de  consacrer  une  acti- 
vité incessante  à  ses  ateliers  de  construction  de  INewcastle  et  aux 
nombreuses  lignes  de  chemin  de  fer  au  sujet  desquelles  il  était  con- 
sulté. Il  dictait  quelquefois  des  lettres  pendant  douze  heures  de 
suite,  car  il  avait  appris  l'écriture  si  tard  qu'il  n'aima  jamais  à  tenir 
la  plume  lui-même.  Tout  le  réseau  ferré  qui  relie  York,  Manchester, 
Leeds,  Sheffield,  Derby  et  Birmingham,  fut  exécuté  sous  sa  direc- 
tion. Pendant  la  construction  du  chemin  de  Derby  à  Leeds,  il  vint 
se  fixer  dans  le  beau  domaine  de  Tapton-House  :  il  y  était  à  la  tête 
d'importans  charbonnages,  et  créa  tout  auprès  les  usines  à  fer  de 
Glay-Cross.  Le  temps  du  repos  était  arrivé  pour  lui;  peu  à  peu  il 
se  retira  des  grandes  entreprises  de  chemins  de  fer,  laissant  à  ses 
élèves,  surtout  à  son  fils,  le  soin  de  compléter  son  œuvre.  Son  repos 
même  ne  fut  point  inactif;  de  tous  côtés,  on  ne  cessait  de  réclamer, 
sinon  sa  coopération,  au  moins  ses  conseils.  Le  roi  des  Belges,  qui 
de  très  bonne  heure  fut  pénétré  de  l'importance  des  chemins  de  fer, 
consulta  le  grand  ingénieur  anglais  au  sujet  du  réseau  qui  devait 
unir  les  diverses  parties  de  son  royaume.  Stephenson  fit  deux  voyages 
en  Belgifjue;  il  visita  avec  un  extrême  intérêt  les  grands  districts 
houillers  du  pays,  et  reçut  du  roi  Léopold  la  croix  de  chevalier,  seule 
distinction  honorifique  qu'il  accepta  durant  sa  longue  carrière.  Il 


LES    DEUX   STEPHENSON.  681 

avait  toujours  refusé  de  prendre  un  siège  au  parlement;  durant  son 
ministère,  sir  Robert  Peel  lui  offrit  inutilement  à  plusieurs  reprises 
le  titre  de  baronet.  L'ancien  ouvrier  mineur  aimait  à  dire  malicieu- 
sement: ((On  m'appelait  autrefois  George  Stephenson  tout  court;  au- 
jourd'hui on  m'appelle  George  Stephenson,  esquive j  Tapton-Ilouse.» 

Outre  la  Belgique,  il  visita  l'Espagne  en  compagnie  de  sir  Joshua 
Walmsley,  qui  était  en  négociation  avec  le  gouvernement  espagnol 
au  sujet  de  l'ouverture  d'une  ligne  de  chemin  de  fer  de  Madrid  à 
la  baie  de  Biscaye.  Il  traversa  rapidement  la  France,  examina  avec 
un  très  vif  intérêt  les  travaux  du  chemin  de  fer  d'Orléans  et  de 
Tours.  Arrivé  en  Espagne,  il  parcourut  la  ligne  projetée,  mais  ne 
fut  satisfait  du  résultat  de  ses  études  ni  au  point  de  vue  technique 
ni  au  point  de  vue  commercial.  Sur  ses  conseils,  la  compagnie  an- 
glaise abandonna  l'entreprise.  Il  faut  remarquer  ici  que  Stephen- 
son, accusé  au  commencement  de  sa  carrière  d'être  un  esprit  aven- 
tureux et  amoureux  de  chimères,  se  montrait  au  contraire  toujours 
réservé,  timoré  même  toutes  les  fois  qu'on  invoquait  son  autorité. 
Ces  craintes  résultaient  d'une  scrupuleuse  honnêteté;  il  ne  voulait 
pas  qu'on  fît  appel  au  crédit  public  sans  s'être  assuré  les  meilleures 
chances  de  succès.  Il  n'était  point,  comme  se  sont  montrés  tant 
d'autres  ingénieurs,  uniquement  préoccupé  de  laisser  dans  de  dis- 
pendieux et  magnifiques  travaux  d'art  un  monument  élevé  à  sa 
propre  gloire.  Il  évitait  avec  un  soin  extrême  tout  ce  qui  pouvait 
aggraver  les  dépenses,  et  son  système  constant  a  été  en  matière  de 
tracé  de  chercher  la  voie  la  plus  facile,  dût-elle  être  la  plus  longue. 
Fortement  persuadé  que  la  locomotive  perd  ses  principaux  avan- 
tages quand  on  lui  donne  à  gravir  des  rampes  trop  inclinées,  il  était 
partisan  des  pentes  très  faibles;  mais  on  vit  bientôt  se  former  contre 
lui  Une  école  d'ingénieurs  qui  allèrent  jusqu'à  soutenir  qu'une  suc- 
cession de  montées  et  de  descentes  était  préférable  à  un  tracé  hori- 
zontal. De  nos  jours,  on  a  pu  reconnaître  l'absurdité  d'une  pareille 
doctrine.  Si  les  progrès  opérés  dans  la  construction  des  locomotives 
permettent  d'être  beaucoup  moins  réservé  que  Stephenson,  les  in- 
génieurs ne  s'écartent  pourtant  des  règles  qu'il  suivait  que  lors- 
qu'une nécessité  rigoureuse  les  y  contraint. 

Après  les  luttes  qu'il  lui  fallut  soutenir  en  faveur  de  son  système 
de  tracé,  Stephenson  eut  à  défendre  la  locomotive  elle-même  contre 
la  compétition  d'un  système  nouveau  qui  porte  le  nom  de  système 
atmosphérique.  Presque  tout  le  monde  le  connaît  en  France  par  l'ap- 
plication qui  en  a  été  faite  à  Saint-Germain  :  on  sait  que  les  convois, 
au  lieu  d'être  remorqués  par  une  machine,  sont  entraînés  par  un 
piston  qui  se  meut  dans  un  long  tube,  où  l'on  fait  le  vide  au  moyen 
de  puissans  appareils  pneumatiques;  l'air  pousse  le  piston  du  côté 
où  le  vide  s'opère,  et  les  voitures  qui  s'y  attachent  obéissent  à  la 


682  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

même  impulsion.  Hautement  préconisé  par.  des  ingénieurs  célèbres, 
notamment  par  Brunel  et  par  sir  William  Gubitt,  puissamment  pa- 
troné  dans  le  parlement,  le  système  nouveau  fut  bientôt  opposé  à 
l'invention  de  George  Stephenson.  Ce  ne  fut  pas  sans  quelque  émo- 
tion que  celui-ci  alla  pour  la  première  fois,  avec  M.  Yignolles,  visiter 
un  modèle  de  chemin  atmosphérique;  il  l'examina  quelque  temps 
-avec  une  extrême  attention,  puis,  avec  une  grande  assurance  : 
«  Ceci,  dit-il,  ne  pourra  réussir;  qu'est-ce  autre  chose  que  la  ma- 
chine fixe  avec  un  câble,  sous  forme  nouvelle?  »  jugement  plein  de 
justesse,  que  le  temps  a  confirmé.  Le  système  atmosphérique  est 
aujourd'hui  abandonné,  et  malgré  tout  ce  qu'il  a  d'ingénieux,  il 
finira  peut-être  par  tomber  dans  l'oubli. 

La  sagacité  de  Stephenson  s'exerça  plus  d'une  fois  sur  des  sujets 
bien  étrangers  à  la  mécanique.  A  l'époque  où  il  était  encore  em- 
ployé dans  des  mines,  il  découvrit  une  lampe  de  sûreté,  sans  con- 
naître les  essais  du  même  genre  faits  par  le  célèbre  chimiste  sir  Hum- 
phry  Davy  :  si  son  nom  n'eût  été  alors  si  obscur,  Stephenson  aurait 
peut-être  partagé  avec  Davy  la  gloire  de  cette  utile  invention ,  qui 
a  contribué  si  puissamment  à  diminuer  le  nombre  des  victimes  dans 
les  mines  de  charbon.  Se  promenant  un  jour  avec  le  docteur  Buck- 
land,  bien  connu  par  ses  travaux  scientifiques,  sur  la  terrasse  de 
Drayton,  résidence  de  sir  Robert  Peel,  Stephenson  vit  passer  de  loin 
un  convoi  suivi  de  son  long  panache  de  fumée  :  a  Eh  î  Buckland,  lui 
dit-il,  j'ai  une  question  à  vous  poser.  Me  direz-vous  quel  est  le  pou- 
voir qui  fait  marcher  ce  train?  —  Mais,  répondit  son  interlocuteur, 
je  suppose  que  c'est  une  de  vos  grosses  machines.  —  Oui,  mais  qui 
fait  aller  la  machine?  —  Sans  doute  un  bon  mécanicien  de  New- 
castle.  —  Que  penseriez-vous  si  c'était  la  lumière  du  soleil?  —  Com- 
ment? répond  le  docteur.  —  C!est  pourtant  cela  même.  C'est  de  la 
lumière  emmagasinée  dans  la  terre  pendant  des  myriades  d'années, 
de  la  lumière  absorbée  par  des  plantes,  et  nécessaire  à  la  condensa- 
tion du  carbone  pendant  qu'elles  se  développaient.  Maintenant,  après 
avoir  été  ensevelie  durant  de  longs  âges  dans  les  couches  de  houille, 
cette  lumière  latente  nous  est  rendue,  elle  se  délivre,  elle  travaille 
dans  cette  locomotive  pour  le  plus  grand  bien  de  l'humanité.  ))  Sans 
s'en  douter,  Stephenson  développait  ainsi  une  des  plus  admirables 
inductions  de  la  science  moderne,  c'est-à-dire  la  transformation  ré- 
ciproque de  la  lumière  et  de  la  chaleur  en  travail  mécanique.  Ce  phé- 
nomène est  devenu  l'objet  des  plus  curieuses  études,  et  M.  Grove 
n'a  pas  manqué  de  rapporter  cette  boutade  de  Stephenson  dans  son 
remarquable  ouvrage  sur  la  Corrélation  des  Forces  physiques. 

George  Stephenson  passa  la  fin  de  sa  vie  à  Tapton-House.  Il  avait 
toujours  aimé  avec  passion  la  vie  rurale;  il  s'occupait  avec  intérêt 
de  ses  fleurs,  de  sa  basse-cour,  de  ses  fermes,  de  perfectionnemens 


LES   DEUX    STEPHENSON.  683 

agricoles;  son  existence  était  devenue  tout  à  fait  celle  d'un  country- 
gentleman  anglais.  Dans  ses  rapports  avec  les  propriétaires,  ses  voi- 
sins, il  apportait  une  simplicité  et  une  bonhomie  qui  font  trop  sou- 
vent défaut  à  ceux  qui  ont  été  les  artisans  de  leur  propre  fortune. 
Il  rappelait  volontiers  les  souvenirs  de  sa  pénible  jeunesse,  mais  il 
le  faisait  sans  faux  orgueil  et  sans  affectation.  «  Je  viens  de  Gal- 
lerton  (près  Newcastle),  disait-il  un  jour  à  un  de  ses  amis;  j'ai  revu 
les  champs  où  je  tirais  des  navets  à  2  pence  la  journée.  »  Il  n'allait 
plus  que  rarement  à  Londres;  il  y  assistait  aux  conférences  tenues 
dans  le  bureau  de  son  fils,  véritable  ministère  des  travaux  publics 
de  la  Grande-Bretagne;  cependant  il  revenait  toujours  avec  plaisir 
à  Tapton.  Mille  ouvriers  occupés  dans  ses  mines  et  ses  forges  le  re- 
gardaient comme  un  père  :  il  faisait  élever  des  écoles,  créait  des 
caisses  de  secours  et  de  prévoyance,  ouvrait  des  salles  de  lecture  ; 
jusqu'au  dernier  moment,  il  s'occupa  du  bien-être  de  ceux  qui  l'en- 
touraient. Il  mourut  le  12  août  18/i8,  à  l'âge  de  soixante-sept  ans, 
léguant  à  ses  concitoyens  l'exemple  de  ce  que  peut  la  persévérance, 
jointe  à  l'intégrité  du  caractère,  et  au  monde  la  plus  admirable  et' 
la  plus  féconde  découverte  des  temps  modernes. 

Robert  Stephenson,  qui  pendant  si  longtemps  avait  secondé  son 
père  dans  ses  travaux,  devait  encore  agrandir  la  gloire  du  nom  qu'il 
portait.  Une  partie  considérable  du  réseau  des  chemins  de  fer  de  la 
Grande-Bretagne  fut  construite  sous  sa  direction,  et  il  présida  aux 
études  et  à  l'établissement  des  voies  ferrées  dans  beaucoup  de  pays 
étrangers  :  la  Norvège  et  la  Toscane  lui  doivent  leur  réseau;  il  s'oc- 
cupa aussi  des  chemins  de  fer  du  Danemark,  de  l'Allemagne,  de  la 
Suisse,  du  Canada,  de  l'Inde  anglaise;  la  ligne  d'Alexandrie  au  Caire 
est  l'une  de  ses  œuvres.  Parmi  les  grands  travaux  d'art  qu'on  lui 
doit,  il  faut  citer  le  pont  sur  la  Tyne  à  Newcastle,  construit  en  bois 
et  en  fer,  les  tunnels  et  les  remblais  du  chemin  de  fer  de  Chester  à 
Holyhead,  les  ponts  de  Conway  et  Britannia,  sur  le  détroit  de  Menai, 
les  ponts  du  Nil,  le  pont  Victoria,  qui  unit  les  deux  rives  du  Saint- 
Laurent  au  Canada. 

Ces  grands  ouvrages  ont  été  en  quelque  sorte  le  dernier  terme 
des  progrès  que  l'industrie  des  chemins  de  fer  a  su  réaliser  dans 
l'une  des  branches  les  plus  importantes  de  l'art  de  la  construction. 
Les  premiers  ponts  en  pierre  avaient  des  arches  circulaires,  qu'il 
fallait  élever  à  une  très  grande  hauteur,  quand  on  voulait  leur  don- 
ner des  dimensions  assez  grandes  pour  que  la  navigation  ne  fût  pas 
gênée.  On  substitua  graduellement  aux  cintres  pleins  des  arches 
surbaissées,  d'une  portée  de  plus  en  plus  hardie.  Puis,  pour  obtenir 
des  portées  encore  plus  grandes,  on  remplaça  la  pierre  par  la  fonte 
et  le  fer.  Enfin  l'attention  des  ingénieurs  se  porta  sur  le  système 
des  ponts  suspendus  :  on  revenait  ainsi,  par  un  long  détour,  au 


684  «   REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pont  des  peuples  à  demi  civilisés.  Changez  en  fortes  chaînes,  en 
câbles  de  fer,  les  légers  cordages  que  les  habitans  de  l'Amérique  du 
Sud  et  de  l'Inde  jettent  au-dessus  de  leurs  immenses  cours  d'eau, 
et  vous  aurez  le  pont  suspendu  moderne.  Il  y  a  pourtant  un  pont 
plus  simple  encore  que  le  pont  de  cordages,  c'est  le  pont  des  mon- 
tagnes, le  sapin  appuyé  sur  deux  rochers  au-dessus  d'un  précipice. 
Le  principe  de  ce  pont  rustique  a  été  d'abord  appliqué  aux  États- 
Unis  sous  sa  forme  nouvelle  :  les  ponts  de  bois  en  treillis,  qui  tra- 
versent tous  les  fleuves  d'Amérique ,  ne  sont  autre  chose  que  de 
grandes  poutres  artificielles  jetées  entre  les  deux  rives,  assez  rigides 
pour  ne  pas  plier  sous  les  plus  lourdes  charges,  assez  légères  pour 
qu'on  puisse  franchir  par  ce  moyen  les  portées  les  plus  extraordi- 
naires. Aujourd'hui  ces  grandes  poutres  creuses  se  font  surtout  en 
fer,  soit  avec  de  la  tôle,  soit  avec  des  barres  dont  le  treillis  imite  tout 
à  fait  les  treillis  de  bois  des  ponts  américains.  La  première  et  la  plus 
célèbre  application  de  ce  système  nouveau  fut  faite  par  Stephenson 
au  détroit  de  Menai. 

Le  pont  Britannia  est  un  immense  tube  formé  par  des  pièces  de 
tôle  rivées  les  unes  aux  autres.  Ce  tunnel  aérien,  de  forme  rectan- 
gulaire, unit  le  Gœrnarvon  à  l'île  d'Anglesea.  Trois  piles  seulement 
le  supportent;  deux  sont  appuyées  sur  les  rivages  opposés,  la  troi- 
sième sur  un  rocher  qui  surgit  dans  le  détroit.  Cette  troisième  pile, 
nommée  la  Tour-Britannia,  s'élève  à  deux  cent  trente  pieds  au-des- 
sus du  niveau  moyen  de  la  mer.  Aux  deux  extrémités  du  tube,  les 
maçonneries  qui  servent  d'appui  au  pont  ont  jusqu'à  cent  soixante 
pieds  d'élévation.  Les  vaisseaux  passent  librement  sous  le  noir  tube 
saspendu  à  cette  immense  hauteur.  Les  flots  tourmentés  du  canal  de 
Saint-George  assiègent  en  vain  les  masses  formidables  qui  le  sou- 
tiennent, et  leur  éternel  murmure  se  mêle  au  tonnerre  retentissant 
des  trains  qui  s'engouflrent  dans  la  grande  galerie  de  fer. 

Yeut-on  savoir  comment  Robert  Stephenson  parvint  à  élever  ces 
lourdes  masses  de  tôle  sur  les  piliers  qui  les  supportent?  Ja^iais 
opération  plus  grandiose  ne  fut  exécutée  par  des  moyens  plus  sim- 
ples et  plus  ingénieusement  combinés.  Le  tube  fut  construit  sur  le 
rivage  même  de  la  mer,  sur  un  plancher  en  bois  soutenu  par  d'im- 
menses pontons  plats.  Les  vaisseaux,  chargés  de  tôle  et  de  fer,  ve- 
inaient s'y  décharger;  des  machines  à  vapeur  y  étaient  installées 
pour  découper  la  tôle,  creuser  les  trous  destinés  à  recevoir  les  rivets 
qui  assujettissent  les  plaques  contiguës.  Ces  rivets  étaient  martelés 
à  la  main,  et  l'on  peut  avoir  une  idée  du  spectacle  que  devait  four- 
nir le  tube  en  construction,  quand  on  songe  qu'il  n'y  entre  pas 
moins  de  deux  millions  de  ces  rivets  en  fer.  Le  plancher  sur  lequel 
reposaient  les  chantiers  était  supporté  par  quatre  pontons  de  cent 
pieds  de  longueur.  Tant  que  le  tube  resta  inachevé,  ces  bateaux  de- 


LES    DEUX   STEPHENSON.  685 

meure rent  échoués  et  remplis  d'eau.  Le  tube  pesait  1,800  tonnes,  et 
l'on  avait  calculé  que  les  pontons,  une  fois  vidés,  s'élèveraient  avec 
une  force  d'ascension  qui  n'était  pas  inférieure  à  3,200  tonnes. 
Quand  tout  donc  fut  terminé,  on  n'eut  qu'à  fermer  les  valves  par 
où  chaque  jour  les  eaux  s'introduisaient  à  la  marée  montante  : 
le  flux  arriva,  et  l'on  vit  la  masse  énorme  du  tube  s'élever  graduel- 
lement sans  la  moindre  difficulté.  Soulevé  par  la  forte  pression 
de  l'Océan,  le  radeau  flottant  fut  remorqué  par  des  bateaux  à  va- 
peur jusqu'aux  piles  en  maçonnerie.  Le  tube  fut  amené  sur  des  ap- 
puis qu'on  avait  préparés.  Les  valves  des  pontons  rouvertes,  ceux-ci 
se  séparèrent  du  tube  et  descendirent  au  fond  de  l'eau.  Le  tube  lui- 
même  resta  isolé  sur  ses  appuis  provisoires.  Cette  difficile  opération 
avait  été  si  bien  préparée,  qu  elle  put  être  terminée  dans  l'espace 
d'une  seule  marée  et  sans  qu'aucun  accident  vînt  l'interrompre.  Une 
opération  non  moins  difficile  restait  encore  à  faire  :  il  fallait  hisser 
le  tube  jusqu'au  sommet  des  piles.  Cette  fois  encore  on  eût  recours 
à  la  force  motrice  de  l'eau;  une  presse  hydraulique  avait  été  instal- 
lée dans  la  Tour-Britannia,  à  quarante  pieds  au-dessus  de  l'éléva- 
tion que  le  pont  devait  atteindre.  L'extrémité  de  la  grande  masse 
de  tôle  se  rattachait  par  de  puissantes  chaînes  et  des  barres  de  fer 
au  piston,  que  soulevait  lentement  la  force  irrésistible  de  l'eau  dans 
la  presse  hydraulique.  Chaque  fois  que  le  tube  s'était  élevé  de  six 
pieds,  on  le  maintenait  immobile  pendant  que  le  lourd  piston  redes- 
cendait. Puisque  nouvelle  ascension  avait  lieu,  et  c'est  ainsi  que 
graduellement  l'extrémité  du  tube  finit  par  attdndre  jusqu'à  la  hau- 
teur du  pilier.  Une  opération  toute  semblable  se  faisait  pendant  ce 
temps  à  l'autre  extrémité,  et  la  longue  masse  de  fer  se  trouva  ainsi 
amenée  à  sa  place  définitive.  Elle  fut  soumise  ensuite  aux  plus  sé- 
vères épreuves.  Les  trains  les  plus  lourds  ne  la  faisaient  fléchir  que 
d'un  demi-pouce  au  plus,  et  l'on  calcule  que  cette  déviation  n'est 
pas  plus  forte  que  celle  qui  résulte  de  la  dilatation  du  métal  quand 
le  soleil  échauffe  fortement  le  tube  pendant  une  heure  environ. 

Avec  ses  portées  de  quatre  cent  soixante  pieds,  le  pont  Britan- 
nia  ouvrit  une  ère  nouvelle  dans  les  annales  de  la  construction. 
Encouragé  par  cet  essai ,  Bobert  Stephenson  éleva  sur  des  propor- 
tions plus  grandioses  encore  le  pont  Victoria,  qui  relie  les  deux 
rives  du  grand  fleuve  Saint-Laurent  au  Canada.  Cette  œuvre,  à  peine 
achevée,  n'a  pas  encore  été  l'objet  d'une  description  détaillée;  mais 
dès  à  présent  on  la  range  parmi  les  chefs-d'œuvre  de  l'art  moderne. 
Les  rapports  entre  le  Canada  et  les  États-Unis  vont  en  recevoir  une 
activité  inconnue,  et  la  belle  colonie  du  nord  de  l'Amérique  re- 
cueillera bientôt  les  fruits  de  l'entreprise  hardie  tentée  par  Bobert 
Stephenson  et  secondée  par  les  capitaux  de  l'Angleterre.  C'est  par 


686  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

cette  route  que  les  bois,  les  fers  du  Canada,  les  marchandises  an- 
glaises, vont  s'échanger  contre  les  céréales  et  le  coton  des  États- 
Unis  ;  le  majestueux  Saint-Laurent,  avec  la  chaîne  des  grands  lacs, 
divisait  tout  le  nord  du  continent  américain  en  deux  régions  dis- 
tinctes, qui  aujourd'hui  sont  mises  en  communication  par  le  port 
de  Montréal.  Cette  œuvre  gigantesque  a  été  accomplie  dans  les  con- 
ditions les  plus  difficiles,  sous  un  climat  d'une  rigueur  excessive, 
dans  un  fleuve  dont  les  débâcles  sont  extrêmement  redoutables.  Tous 
ces  obstacles  ont  été  heureusement  vaincus;  les  piles  colossales  du 
pont  de ^Stephenson  peuvent  soutenir  l'assaut  des  glaces,  et  sur  ces 
assises  inébranlables  s'appuie  le  tube  en  fer  le  plus  solide  et  le  mieux 
ajusté  qu'on  ait  encore  vu. 

Robert  Stephenson  construisit  encore  deux  ponts  tubulaires  sur  le 
chemin  de  fer  d'Egypte,  l'un  sur  la  branche  du  INil  de  Damiette,  l'autre 
au-dessus  du  large  canal  qui  passe  près  de  Basket-al-Seba.  Les 
trains,  au  lieu  d'entrer,  comme  pour  le  pont  Britannia,  à  l'intérieur 
du  tunnel  rectangulaire,  passent  sur  le  sommet  du  tube.  Quand  il  fut 
question  de  percer  l'isthme  de  Suez  par  un  canal  de  grande  navi- 
gation, Robert  Stephenson  se  prononça  nettement  contre  ce  projet  à 
la  chambre  des  communes.  Il  n'avait,  il  est  vrai,  visité  que  très  ra- 
pidement l'isthme,  et  il  faut  croire  aujourd'hui,  sur  le  témoignage 
des  personnes  qui  ont  pu  l'explorer  à  loisir,  que  les  difficultés  d'exé- 
cution entrevues  par  l'éminent  ingénieur  anglais  ne  sont  point  in- 
surmontables, comme  il  le  pensait  :  ce  qui  ne  saurait  être  douteux, 
c'est  qu'elles  ne  peuvent  être  vaincues  qu'au  prix  de  très  lourds 

^  sacrifices.  Quand  on  aura  écarté  de  ce  débat  toutes  les  considéra- 
tions qui  pendant  longtemps  en  ont  entretenu  la  vivacité,  il  restera 

"  à  examiner  si  ces  sacrifices  peuvent  être  suffisamment  compensés. 
Dans  ce  jugement  impartial  et  définitif,  il  faudra  tenir  compte  de 
la  concurrence  du  chemin  de  fer  égyptien,  mettre  en  balance  l'éco- 
nomie de  temps  obtenue  dans  certains  cas  en  traversant  l'isthme 
et  la  dépense  résultant  du  péage  du  canal,  noter  enfin  l'accroisse- 
ment graduel  du  tonnage  des  navires  qui  font  le  commerce  de  l'Inde 
et  des  mers  de  la  Chine,  les  délais  inévitables  dans  la  navigation 
sur  canaux.  En  discutant  ces  élémens  complexes,  on  sera  peut-être 
ramené  à  l'avis  de  Robert  Stephenson,  et  il  serait  possible  qu'en 
Egypte,  comme  dans  l'Amérique  centrale,  les  voies  ferrées  héri- 
tassent des  brillantes  destinées  d'abord  promises  aux  canaux  de 
grande  navigation. 

On  se  tromperait  fort,  en  tout  cas,  si  l'on  croyait  que  l'opposition 
de  Robert  Stephenson  au  projet  d'ouverture  de  l'isthme  de  Suez  lui 
fût  inspirée  par  de  mauvais  sentimens  à  l'égard  de  la  France  :  le 
grand  ingénieur  avait  pour  notre  pays  une  vive  admiration ,  et  je 


LES   DEUX   STEPHENSON.  687 

ne  pourrais  en  citer  de  meilleure  preuve  que  le  discours  prononcé 
par  lui,  il  y  a  peu  d'années,  devant  la  société  des  ingénieurs  civils 
de  l'Angleterre,  sur  les  mérites  comparés  des  chemins  de  fer  an- 
glais et  français.  Jamais  on  ne  nous  rendit  justice  avec  plus  de  com- 
pétence en  même  temps  qu'avec  plus  de  franchise.  Robert  Stephen- 
son  mettait  en  regard  la  situation  très  prospère  de  notre  industrie 
des  chemins  de  fer  avec  l'état  de  cette  industrie  en  Angleterre,  les 
magnifiques  dividendes  de  nos  grandes  lignes  avec  les  maigres  re- 
venus du  réseau  de  la  Grande-Bretagne.  Cette  différence  s'explique 
en  partie,  comme  il  le  rappelait,  par  les  lourdes  charges  qu'ont  im- 
posées aux  compagnies  anglaises  les  exigences  absurdes  des  pro- 
priétaires, les  frais  des  bills  du  parlement,  et  par  la  concurrence 
des  diverses  parties  du  réseau  anglais,  dont  le  tracé  n'a  été  assu- 
jetti à  aucune  règle.  Les  chemins  de  fer  de  la  Grande-Bretagne  ont 
été  construits  sans  la  participation  de  l'état,  qui  n'a  fourni  aux  com- 
pagnies ni  l'appui  direct  de  ses  finances  ni  le  prestige  de  son  crédit. 
En  France,  les  sociétés  fondées  pour  la  construction  et  l'exploitation 
de  nos  voies  ferrées  n'ont  pas  eu  à  lutter  contre  les  mêmes  difficul- 
tés, et  de  plus  elles  ont  été  puissamment  secondées  par  le  gouverne- 
ment. Garanties  d'une  manière  à  peu  près  certaine  contre  la  concur- 
rence, armées  de  la  loi  d'expropriation  publique  la  plus  commode 
et  la  plus  expéditive,  elles  ont  reçu  de  l'état  des  faveurs  exception- 
nelles par  les  subventions  et  les  garanties  d'intérêt;  leurs  charges 
ont  été  ainsi  diminuées,  leur  crédit  consolidé.  L'état  a  mis  en  outre  à 
la  disposition  des  compagnies  les  ingénieurs  élevés  dans  ses  propres 
écoles.  En  peu  d'années,  on  les  a  vus  couvrir  la  France  de  magnifi- 
ques travaux  d'art,  et  introduire  dans  le  service  et  l'ex  3loitation  de 
nos  chemins  de  fer  une  organisation  si  admirablement  ordonnée, 
qu'elle  peut  aujourd'hui  servir  de  modèle  à  tous  les  pays,  et  que 
l'Autriche,  la  Russie,  l'Espagne,  sont  venues  successivement  récla- 
mer notre  concours  pour  exécuter  et  organiser  leur  réseau. 

Contraste  singulier,  tandis  que  nos  plus  éminens  ingénieurs  sont, 
sauf  quelques  brillantes  exceptions,  d'anciens  élèves  de  l'École  po- 
lytechnique, où  ils  ont  reçu  l'enseignement  le  plus  savant  et  le  plus 
complet  qui  se  donne  dans  le  monde  entier,  les  grands  ingénieurs 
de  la  Grande-Bretagne  ont  été  presque  tous  des  hommes  d'une  con- 
dition obscure,  sans  éducation  scientifique.  Nous  avons  raconté  lon- 
guement les  épreuves  du  pauvre  ouvrier  mineur  qui  devint  le  pro- 
moteur des  chemins  de  fer;  son  fils  Robert  ne  fréquenta  les  écoles 
que  pendant  deux  ans  seulement  :  le  reste  de  son  éducation  se  fit 
dans  les  mines,  sur  les  chantiers,  dans  les  ateliers.  On  peut  en  dire 
autant  pour  Locke,  John  Dixon,  Thomas  Gouch,  Swanwich,  ingé- 
nieurs bien  connus  en  Angleterre  et  tous  élevés  à  l'école  de  George 


688  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Stephenson.  Quand  celui-ci  commença  ses  premiers  travaux,  il  s'ad- 
joignit quelques  jeunes  gens  obscurs,  mais  choisis  avec  soin,  leur 
donna  de  bonne  heure  l'habitude  de  la  responsabilité,  les  mit  aux 
prises  avec  de  grandes  difficultés.  Presque  tous  sont  devenus  des 
hommes  distingués  dans  leur  profession ,  et  ont  toujours  conservé 
pour  leur  maître  les  sentimens  de  la  plus  affectueuse  reconnaissance. 
Son  fils  Robert  Stephenson  en  recueillit  aussi  une  grande  part;  mais 
sa  popularité  dépassait  bien  les  bornes  de  l'existence  profession- 
nelle :  plus  mêlé  au  monde  que  son  père,  longtemps  membre  du  par- 
lement, il  avait  acquis  par  son  talent  une  influence  considérable 
dans  la  société  anglaise,  tout  en  méritant  l'estime  universelle  par 
sa  bonté,  sa  générosité,  son  caractère  droit  et  sympathique.  Il 
mourut  dans  le  mois  de  novembre  1859,  léguant  625,000  francs  à 
diverses  institutions  publiques;  il  se  montra  surtout  généreux  en- 
vers celles  de  Newcastle,  prouvant  ainsi  qu'il  n'avait  point  oublié 
la  province  où  il  était  né,  où  il  avait  passé  sa  laborieuse  jeunesse. 
Le  jour  de  ses  funérailles,  des  milliers  d'ouvriers  quittèrent  les  fa- 
briques de  Newcastle  pour  célébrer  un  service  en  son  honneur.  Dans 
le  port  de  cette  ville  ainsi  qu'à  Gateshead,  Sunderland,  Shields, 
Whitby,  les  navires  prirent  le  deuil.  En  même  temps,  les  portes 
de  Westminster-Abbey  s'ouvraient  à  Londres  pour  recevoir  les  restes 
de  l'illustre  ingénieur  :  l'Angleterre  lui  conférait  ainsi  le  plus  grand 
honneur  qu'elle  puisse  accorder  à  l'un  des  siens. 

Le  célèbre  constructeur  des  grands  ponts  tubulaires  du  détroit  de 
Menai,  du  Canada  et  de  l'Egypte  repose  aujourd'hui  au  milieu  des 
grands  hommes  qui  par  les  armes,  la  vertu,  le  génie,  ont  porté  dans 
le  monde  entier  le  nom  de  la  l'Angleterre.  Ne  devrait-on  pas  aussi 
déposer  à  Westminster  les  restes  de  George  Stephenson  lui-même? 
Comme  ils  étaient  unis  dans  la  vie,  George  et  Robert  devraient  l'être 
dans  la  mort.  La  gloire  ne  peut  se  disputer  par  lambeaux  entre  un 
père  et  un  fils;  néanmoins  c'est  dans  George  Stephenson  que  la  pos- 
térité reconnaîtra  toujours  le  véritable  créateur  des  chemins  de  fer. 
Tandis  que  les  siècles  ont  effacé  le  souvenir  des  inventeurs  des  temps 
passés,  tout  en  nous  transmettant  leur^  bienfaits,  son  nom  sera 
légué  à  l'avenir  le  plus  lointain  et  grandira  toujours,  à  mesure  que, 
par  le  mélange  pacifique  des  peuples  et  des  races,  s'accomplira  la 
grande  révolution  sociale  dont  il  a  été  l'un  des  instrumens,  et  dont 
nous  entrevoyons  seulement  la  brillante  aurore. 

Auguste  Laugel. 


LE 


SOMNAMBULISME  NATUREL 

ET   L'HYPNOTISME 


I.  Les  Magnétiseurs  jugés  par  eux-mêmes,  nouvelle  enquête  sur  le  Magnétisme  animal,  par 
M.  G.  Mabru.  —  II.  Histoire  du  merveilleux  dans  les  temps  modernes,  par  M.  L.  Figuier.  — 
III.  Traité  complet  du  Magnétisme  animal,  par  M.  le  baron  Dupotet.  —  IV.  Mémoire  sur  le 
Somnambulisme  et  le  Magnétisme  animal,  par  M.  le  général  Noizet.  —  V.  De  la  Catalepsie, 
par  M.  T.  Puel.  —  VI.  Dernières  communications  faites  à  l'Académie  des  Sciences  et  à  la 
Société  médico-psychologique  sur  l'hypnotisme  et  le  somnambulisme  naturel. 


La  multiplicité  des  phénomènes  dont  l'univers  se  compose  n'est 
qu'apparente;  les  forces  physiques,  toutes  nombreuses  qu'elles  sem- 
blent, ne  sont  que  des  manifestations  diverses  des  mêmes  principes, 
toujours  actifs,  mais  dont  les  effets  varient  suivant  leur  mode  d'ap- 
plication et  la  durée  de  leur  action.  Réciproquement  le  phénomène 
le  plus  simple  exige  le  concours  d'une  multitude  de  ces  actions  va- 
riées prises  par  nous  pour  autant  de  forces  distinctes.  Donc  il  n'y  a 
pas  de  fait  isolé  dans  la  nature,  de  fait  en  désaccord  avec  l'ordre 
général.  Tout  phénomène  est  une  des  conséquences  des  lois  univer- 
selles. Ces  lois,  si  elles  ne  sont  pas  également  connues  dans  la  com- 
plexité de  leurs  applications,  les  faits  que  nous  avons  continuelle- 
ment sous  les  yeux  nous  en  indiquent  au  moins  le  caractère  et  là 
marche.  Aussi  les  esprits  critiques,  élevés  à  l'école  de  l'expérience 
scientifique,  se  refusent- ils  à  accepter  ces  systèmes  spéculatifs  et 
ces  théories  du  surnaturel  qui  impliquent  dans  l'univers  l'existence 

TOME  XXV.  44 


690  REVUE    DES  DEUX   MONDES. 

de  phénomènes  en.  désaccord  avec  les  principes  qui  le  régissent.  Un 
fait  de  ce  genre  est-il  proclamé,  la  science  le  soumet  à  son  examen 
et  prouve  bientôt  qu'il  faut  n'y  reconnaître  que  l'effet  de  forces  ana- 
logues à  celles  qui  interviennent  dans  les  phénomènes  déjà  obser- 
vés, mais  qui  agissent  alors  d'une  manière  différente. 

Cette  remarque  trouve  son  application  dans  ce  que  l'on  a  dit  du 
magnétisme  animal  ou  mesmérisme.  Tant  que  la  réalité  des  phéno- 
mènes n'avait  point  été  suffisamment  établie,  tant  qu'une  expéri- 
mentation sévère  n'avait  pas  mis  en  garde  contre  la  fraude  et  l'illu- 
sion, la  prétention  des  magnétiseurs  de  produire  un  ordre  de  faits 
contraires  aux  lois  physiologiques  fut  traitée  avec  dédain  par  les 
savans,  car  cette  prétention  constituait  à  elle  seule  un  légitime  mo- 
tif de  suspicion;  mais  du  jour  où  quelques-uns  des  faits  magnéti- 
ques furent  soumis  à  une  observation  sérieuse  et  vérifiés  par  des 
esprits  prudens,  ce  qui  se  présentait  avec  l'apparence  du  merveil- 
leux n'offrit  bientôt  plus  que  de  nouveaux  effets  à  enregistrer  de  la 
part  des  agens  qui  président  à  la  sensibilité  et  à  la  vie.  Alors  le  ma- 
gnétisme animal  entra  dans  une  voie  vraiment  scientifique,  et  une 
partie  des  obscurités  qui  l'enveloppent  encore  fut  dissipée. 

Cette  révolution  est  toute  récente ,  elle  ne  fait  véritablement  que 
commencer.  Après  trois  quarts  de  siècle  de  charlatanerie  et  d'illu- 
minisme  (1),  des  phénomènes  singuliers,  de  prime  abord  étranges, 
ont  été  éclairés  par  la  physiologie  et  la  pathologie,  et  tout  le  cortège 
de  merveilleux  dont  on  les  avait  entourés  s'est  évanoui  pour  laisser 
place  à  des  actions' nerveuses  qu'il  s'agit  maintenant  d'étudier  sous 
leurs  diverses  formes  et  à  tous  les  degrés  d'intensité.  Les  commu- 
nications récentes  faites  à  l'Institut  au  sujet  de  l'hypnotisme,  en 
promettant  à  la  science  des  aperçus  nouveaux,  sont  venues  confir- 
mer les  idées  que  certains  physiologistes  s'étaient  faites  du  véritable 
caractère  du  somnambulisme  artificiel.  Nous  allons  essayer  de  ré- 
sumer l'histoire  de  ces  événemens  scientifiques,  qui  ont  commencé 
comme  tant  d'autres  par  une  période  de  fables  et  de  chimères,  et 
dont  le  premier  résultat  doit  être  de  nous  faire  mieux  juger  de  l'é- 
tendue et  de  la  variété  des  phénomènes  de  la  vie. 


I. 

Un  des  premiers  observateurs  qui  aient  entrepris  avec  une  com- 
plète bonne  foi,  et  suivant  une  méthode  toute  rationnelle,  des  expé- 
riences sur  le  magnétisme  animal,  le  docteur  Alexandre  Bertrand, 
comprit  fort  bien  que  les  phénomènes  de  cet  ordre,  s'ils  existent,  ne 

(1)  Voyez  l'article  de  M.  L.  Poisse,  dang  la  Revue  des  Deux  Mondes  du  1"  mars  1842. 


LE    SOMNAMBULISME    NATUREL    ET   l' HYPNOTISME.  691 

sauraient  être  des  faits  à  part,  des  manifestations  où  la  nature  se 
contredit  elle-même.  Dans  deux  ouvrages  publiés  il  y  a  maintenant 
plus  de  trente  ans,  il  entreprit  de  rechercher  à  quel  ordre  de  faits 
physiologiques  et  pathologiques  se  rattachaient  les  effets  étranges 
qu'il  avait  observés.  Il  reconnaissait  tout  ce  qu'il  y  a  de  ridicule  et 
d'arbitraire  dans  la  théorie  d'un  fluide  magnétique  animal  que  Mes- 
mer prétendait  identifier  à  ce  que  l'on  appelait  jadis  fluide  électri- 
que, et  dont  ce  rêveur  substituait  l'intervention  aux  actions  qui  ré- 
sultent du  jeu  de  notre  économie.  11  trouva  dans  ce  qui  avait  été 
rapporté  des  possédés  du  démon ,  et  en  particulier  des  religieuses 
de  Loudun,  des  prophètes  protestans  des  Cévennes,  des  convulsion- 
naires  de  Saint-Médard,  et  d'autres  singularités  historiques,   la 
preuve  que  le  somnambulisme  artificiel  n'est  qu'une  forme  de  l'ex- 
tase cataleptique,  affection  rare,  mais  positive,  qui  se  produit  de 
temps  cà  autre  épidémiquement.  C'est  à  peu  près  la  thèse  que  vient 
de  reprendre  M.  Louis  Figuier  dans  son  Histoire  du  merveilleux. 
Pour  que  ce  rapprochement  fut  tout  à  fait  décisif,  il  eût  fallu  avoir 
sous  les  yeux  et  observer  à  nouveau  ces  curieuses  épidémies  men- 
tales. Les  uns  n'y  voyaient  que  de  la  folie  et  rattachaient  aux  trou- 
bles intellectuels  qui  sévissent  parfois  comme  une  contagion  ce  qui 
semblait  au  docteur  Bertrand  une  affection  spéciale  et  un  désordre 
particulier;  les  autres,  prévenus  par  les  fraudes  et  les  supercheries 
qu'ils  avaient  surprises  dans  les  exercices  de  somnambulisme  aux- 
.quels  on  les  avait  fait  assister,  ne  cherchaient  qu'illusion  et  charla- 
tanerie  dans  les  possessions ,  l'enthousiasme  des  camisards  et  les 
convulsions  produites  au  tombeau  du  diacre  Paris.   Quelque  sé- 
rieuses et  sincères  que  fussent  les  observations  de  Bertrand,  de 
Georget,  et  de  divers  médecins  convaincus  de  la  réalité  du  magné- 
tisme animal,  on  devait  cependant  se  tenir  en  garde  contre  des  en- 
traînemens  auxquels  de  grands  esprits  n'ont  souvent  pas  échappé. 
Sans  parler  de  Swedenborg,  qui  associait  des  connaissances  minéra- 
logiques  et  physiques  positives  aux  idées  les  plus  chimériques  et  aux 
illusions  les  plus  incroyables  sur  les  phénomènes  de  la  nature,  d'au- 
tres savans  ont  été  le  jouet  de  leur  propre  imagination  en  présence 
d'un  semblant  de  merveilleux.  Descartes  tenait  pour  chose  sérieuse 
les  rêveries  des  rose-croix,  et  il  voulut  s'affilier  à  leur  société.  Un 
célèbre  naturaliste  allemand,  le  compagnon  du  capitaine  Cook, 
George  Forster,  avoue  être  lui-même  tombé  pendant  un  temps  dans 
toutes  les  extravagances  de  l'illuminisme  et  de  l'alchimie.  Le  fin  et 
spirituel  observateur  Ramond  ne  sut  pas  d'abord  se  défendre  contre 
les  impostures  de  Cagliostro,  et  Arago  se  laissa  quelques  instans 
abuser  par  la  vue  d'une  prétendue  fille  électrique,  Angélique  Cottin. 
Ainsi,  sans  faire  injure  aux  hommes  éminens  qui  avaient  admis  la 


692  REVUE    DES   DEUX   MO.\DES. 

réalité  des  effets  du  somnambulisme  artificiel,  on  pouvait  encore 
supposer  que  leurs  expériences  n'étaient  pas  absolument  concluantes. 
La  difficulté  pour  vérifier  l'exactitude  des  faits,  c'est  que  les  phéno- 
mènes qui  appartiennent  au  système  nerveux,  évidemment  en  jeu 
dans  le  magnétisme  animal,  ne  se  présentent  jamais  avec  une  con- 
stance et  une  régularité  qui  permettent  d'en  bien  saisir  les  condi- 
tions et  la  loi.  ,Rien  n'est  plus  mobile  et  plus  capricieux  que  les  affec- 
tions névropathiques.  Ce  qui  agit  aujourd'hui  peut  n'agirpas  demain. 
La  maladie  nerveuse  est  un  vrai  Protée  qui  se  transforme  de  minute 
en  minute,  et  chaque  cas  d'hystérie,  d'hypocondrie,  s'offre  avec  un 
caractère  différent  qui  se  modifie  à  toute  heure.  Il  en  est  de  même  de 
l'aliénation  mentale;  les  symptômes  psychiques  en  sont  extraordi- 
nairement  multiples  et  divers.  Chaque  folie  a  son  genre  de  délire 
particulier.  La  grande  objection  que  l'on  adresse  au  magnétisme  ani- 
mal, et  que  reproduit  M.  Mabru  dans  un  livre  destiné  à  le  combattre, 
n'est  donc  pas  concluante.  Sans  doute,  s'il  existait,  comme  l'avan- 
cent les  magnétiseurs  dé  profession ,  un  fluide  magnétique  animal 
auquel  se  rapportent  tous  les  faits  de  l'ordre  intellectuel  et  moral, 
nous  devrions  retrouver  dans  sa  distribution  et  son  mode  d'action 
la  même  constance  qu'on  observe  dans  l'électricité  et  le  magnétisme 
terrestre  ;  mais  cette  théorie  chimérique  ne  saurait  soutenir  un  long 
examen  :  c'est,  comme  l'a  montré  M.  Mabru,  un  tissu  d'extrava- 
gances et  de  contradictions.  La  question  n'est  pas  là  :  il  s'agit  de  vé- 
rifier des  faits  physiologiques  et  pathologiques  dont  l'irrégularité  ne 
peut  éveiller  notre  scepticisme ,  puisque  les  affections  dont  ils  dé- 
pendent sont  elles-mêmes  capricieuses  et  variables  dans  leurs  symp- 
tômes. 

Il  y  a  dans  le  magnétisme  animal  un  premier  fait  qui  s'est  trop 
souvent  vérifié  pour  qu'on  en  puisse  raisonnablement  contester  la 
réalité,  c'est  le  sommeil  et  l'insensibilité.  Or  nous  rencontrons,  en 
dehors  des  phénomènes  provoqués  par  ses  pratiques,  des  maladies 
ou  des  états  dans  lesquels  s'observent  des  phénomènes  tout  sembla- 
bles. Bien  que  la  catalepsie  soit  une  maladie  peu  commune,  on  en 
a  étudié  aujourd'hui  trop  de  cas  pour  qu'il  y  ait  du  doute  sur  le  ca- 
ractère qui  lui  est  propre.  L'homme  est  pris  d'une  sorte  de  saisisse- 
ment, il  devient  subitement  immobile  et  insensible;  sa  volonté  se 
retire  ou  cesse  de  pouvoir  commander  à  ses  membres,  qui  gardent 
dès  lors  la  position  qu'ils  avaient  au  moment  de  l'invasion  du  mal, 
oti  dans  laquelle  on  les  laisse  placés.  Si  la  maladie  est  très  pronon- 
cée, on  a  beau  donner  aux  jambes,  aux  bras,  à  la  tête,  les  attitudes 
les  plus  forcées,  leur  imposer  les  conditions  d'équilibre  les  plus  dif- 
ficiles à  conserver,  le  corps  demeure  presque  indéfiniment  dans  cette 
position  fatigante.  Le  cataleptique  n'est  point  en  proie  à  la  fièvre; 


LE  SOMNAMBULISME  NATUREL  ET  L  HYPNOTISME. 


693 


son  économie  intérieure  ne  semble  pas  réellement  troublée  ;  les  bat- 
temens  du  cœur,  la  respiration,  les  mouvemens  de  l'intestin  s'exé- 
cutent comme  dans  l'état  normal;  les  muscles  seuls  deviennent  in- 
capables de  déplacemens  spontanés,  et  subissent,  à  la  manière  des 
corps  inertes,  l'impulsion  des  forces  extérieures.  La  catalepsie  peut 
être  plus  ou  moins  complète  ;  elle  reparaît  par  intermittence,  et  dé- 
bute quelquefois  sans  phénomènes  précurseurs.  L'intelligence  s'en- 
gourdit, mais  cet  engourdissement  est  fréquemment  précédé  de 
rêves  pénibles  et  d'un  véritable  délire.  L'homme  peut  donc  acci- 
dentellement tomber  dans  un  sommeil  fort  analogue  à  celui  qui  se 
produit  sous  l'influence  des  procédés  usités  par  les  magnétiseurs, 
et  si  l'on  doit  garder  des  doutes  sur  la  réalité  du  somnambulisme 
présenté  par  quelques  sujets  de  profession,  le  fait  en  lui-même  n'offre 
rien  du  moins  qui  soit  en  désaccord  avec  ce  qui  s'observe  chez  cer- 
tains malades. 

Voilà  pour  le  sommeil.  Passons  à  l'insensibilité.  Il  est  constant  que 
des  somnambules  respirent  impunément  de  l'ammoniaque  très  con- 
centré, se  laissent  pincer,  chatouiller,  piquer  et  même  blesser,  sans 
manifester  la  moindre  douleur  et  donner  le  plus  léger  signe  de 
sensibilité.  Un  célèbre  chirurgien,  M.  Jules  Cloquet,  déclare  avoir  ex- 
tirpé une  tumeur  au  sein  droit  d'une  femme  plongée  dans  un  som- 
meil magnétique,  sans  qu'il  ait  observé  chez  elle  le  moindre  senti- 
ment de  douleur.  Depuis,  en  18A6,  les  docteurs  Loysel  et  Gibon, 
de  Cherbourg,  ont  fait  l'ablation  d'une  glande  cancéreuse  à  une 
femme  endormie  par  un  magnétiseur,  et  qui  est  demeurée  insen- 
sible pendant  toute  l'opération.  L'année  suivante,  un  médecin  de 
Poitiers  pratiquait  une  opération  également  douloureuse  sur  une 
sommambule  qui  ne  manifesta  pas  plus  de  sensibilité.  Ces  faits, 
bien  que  parfaitement  attestés,  avaient  cependant  soulevé  quelques 
doutes;  mais  depuis  la  découverte  des  anesthésiques,  ce  qui  parais- 
sait un  miracle  est  devenu  un  phénomène  journalier.  Par  l'action 
toxique,  prudemment  employée,  de  l'éther  sulfurique,  du  chloro- 
forme, de  l'amylène,  on  détermine  une  insensibilité  complète,  et 
l'on  reproduit  maintenant  en  quelques  minutes  ce  qui  excitait,  il 
y  a  vingt  ans,  l'étonnement  du  docteur  Cloquet.  Dans  le  sommeil 
amené  par  l'inhalation  des  anesthésiques  reparaissent  pr^que  les 
mêmes  circonstances  que  dans  la  catalepsie.  L'insensibilité  des 
somnambules,  pas  plus  que  le  relâchement  de  leurs  muscles,  la 
perte  de  leur  volonté,  n'est  donc  en  contradiction  avec  la  physio^ 
logie,  et  si  l'usage  des  toxiques  donne  lieu  aux  phénomènes  de  la 
catalepsie  et  de  l'hystérie,  pourquoi  les  mêmes  phénomènes  ner- 
veux ne  seraient-ils  pas  engendrés  par  d'autres  procédés? 

Le  sommeil  profond  et  l'insensibilité,  points  de  départ  du  som- 


694  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

nambulisme  artificiel,  n'en  sont  pas  les  effets  les  plus  singuliers. 
Outre  ces  phénomènes ,  il  se  produit  souvent  encore  un  développe- 
ment particulier,  une  exaltation  de  la  sensibilité,  une  surexcitation 
des  facultés  intellectuelles.  C'est  ici  que  nous  entrons  dans  le  do- 
maine de  ce  que  l'on  a  appelé  le  merveilleux  du  magnétisme. 

Depuis  longtemps,  on  avait  constaté  chez  les  ïiystériques  des 
effets  nerveux  du  même  ordre  que  ceux  qu'on  rapporte  au  som- 
meil magnétique.  Le  vulgaire,  toujours  disposé  à  faire  intervenir 
le  surnaturel  pour  expliquer  ce  qui  sort  des  phénomènes  qui  lui 
sont  familiers,  voyait,  comme  les  magnétiseurs,  du  merveilleux 
dans  tous  ces  effets.  L'hystérie  est  assurément  l'une  des  maladies 
les  plus  bizarres  qui  se  puissent  rencontrer.  La  personne  qui  en  est 
attaquée  passe  tour  à  tour  d'un  état  d'anéantissement  total,  dont 
l'apparence  peut  être  même  celle  de  la  mort,  à  une  surexcitation 
prodigieuse  qui  imprime  aux  sens  un  degré  de  finesse  et  d'acuité 
inconnu  dans  l'état  normal.  Chez  les  éthérisés  mêmes,  certains  sens, 
avant  d'être  engourdis,  passent  aussi  par  une  période  de  surexcita- 
tion. L'ouïe  par  exemple,  comme  l'a  observé  le  professeur  Gerdy, 
assez  émoussée  déjà  pour  ne  plus  percevoir  les  mots  articulés, 
entend  cependant  les  sons  avec  un  retentissement  qui  en  double 
et  triple  l'intensité.  Le  bruit  le  plus  léger  faisait  éprouver  à  la  som- 
nambule cataleptique  décrite  par  M.  le  docteur  Puel  une  sorte  de 
secousse  électrique.  Ce  développement  soudain  et  inaccoutumé  de  la 
sensibilité  nerveuse  a  été  pris  pour  un  don  particulier.  On  a  supposé 
que  ces  hystériques  étaient  inspirés  par  les  esprits  ou  lutines  par  le 
démon.  Gomme  il  leur  suffisait  de  la  plus  légère  sensation  pour  être 
avertis  de  la  présence  d'une  personne  ou  d'un  objet,  comme  leur 
ouïe  et  leur  vue  s'étendaient  fort  loin,  on  admettait  qu'ils  étaient 
doués  d'une  véritable  divination,  d'une  vertu  prophétique.  Ge  qui 
confirmait  les  esprits  superstitieux  dans  cette  opinion,  c'est  que  les 
malades,  durant  leur  accès,  montrent  une  puissance  de  mémoire, 
une  facilité  et  une  clarté  d'élocution  tout  à  fait  extraordinaires.  En 
proie  à  des  hallucinations ,  à  des  visions  habituellement  en  rapport 
avec  les  idées  qui  les  préoccupent,  ou  provoqués  par  les  sensations 
internes  et  bizarres  qui  se  produisent  chez  eux ,  ils  racontent  d'un 
ton  inspiré  et  convaincu  ce  qu'ils  ont  vu  pendant  leur  délire,  et  ces 
récits  étaient  jadis  acceptés  comme  autant  de  révélations.  Les  chro- 
niqueurs et  les  annalistes  du  moyen  âge  sont  remplis  de  faits  de 
cette  sorte,  que  l'on  retrouve  également  dans  l'antiquité'et  chez  les 
peuples  sauvages.  L'intelligence  est  dans  une  si  étroite  dépendance 
du  système  nerveux  que  des  troubles  profonds  n'affectent  jamais  ce- 
lui-ci sans  qu'un  délire,  presque  toujours  associé  au  développement 
excessif  de  certaines  facultés  intellectuelles,  ne  se  produise  consé- 


LE    SOMNAMBULISME   NATUREL   ET   l' HYPNOTISME.  695 

cutivement.  C'est  ce  qu'on  observe  tous  les  jours  dans  l'aliénation 
mentale.  On  est  étonné  de  la  force  de  mémoire  de  certains  fous,  de 
leur  loquacité,  qui  arrive  parfois  jusqu'à  l'éloquence.  Yan  Swieten  a 
cité  le  cas  d'une  jeune  couturière  qui  n'avait  jamais  manifesté  les 
moindres  dispositions  pour  la  poésie,  et  qui  se  mit  à  faire  des  vers 
dans  le  délire  de  la  fièvre.  M.  Michéa  remarque  que,  dans  l'espèce 
de  folie  appelée  excitation  maniaque^  les  analogies  de  mots,  les  si- 
militudes de  consonnances  se  présentent  si  rapidement  à  l'esprit  du 
malade  qu'il  a  une  extrême  facilité  à  faire  des  calembours  et  se  rap- 
pelle plutôt  les  vers  que  la  prose.  Le  Tasse  se  sentait  plus  inspiré 
dans  ses  accès  de  folie  que  pendant  ses  intervalles  lucides.  Et  M.  Mi- 
chéa observa  lui-même  à  l'hospice  de  Bicêtre  un  garçon  boucher 
qui ,  dans  un  accès  de  manie ,  se  mit  à  débiter  des  passages  de  la 
Phèdre  de  Racine;  il  ne  l'avait  lue  cependant  qu'une  fois,  et  après 
avoir  recouvré  son  bon  sens,  il  n'en  put  retrouver  un  seul  vers. 
Érasme  affirmée  avoir  entendu  un  jeune  homme  de  Spolète  qui,  dans 
un  délire  provoqué  par  la  présence  de  vers  intestinaux,  parlait  cou- 
ramment l'allemand,  dont  il  n'avait  qu'une  faible  teinture.  Des  gens 
simples  etignorans,  saisis  d'une  monomanie  religieuse,  d'une  folie 
raisonnante,  font  preuve  d'une  connaissance  des  textes  sacrés  et  des 
matières  théologiques  qui  a  lieu  de  surprendre.  Les  citations  qu'ils 
ont  entendues  dans  un  sermon ,  les  oraisons  qui  ont  frappé  leurs 
oreilles  pendant  l'office  divin  leur  reviennent  tout  à  coup  à  l'esprit, 
et  ils  les  savent  distribuer  à  propos  dans  des  discours  qui  ont  tout 
le  ton  de  l'inspiration.  Coleridge,  en  sa  Biographie  littéraire ^  a 
rapporté  l'exemple  d'une  servante  folle  qui,  bien  que  complètement 
illettrée,  répétait  des  sentences  grecques  tirées  d'un  père  de  l'église 
qu'elle  avait  accidentellement  entendu  lire  à  haute  voix  par  le  pas- 
teur au  service  duquel  elle  se  trouvait. 

Ce  développement  extraordinaire  de  la  mémoire  a  été  signalé  chez 
les  somnambules  magnétiques.  Déjà  dans  le  sommeil  simple,  en 
rêve,  nous  retrouvons  le  souvenir  d'objets,  de  figures,  de  passages 
d'auteurs  qui  durant  la  veille  semblait  totalement  eff'acé.  Chez  les 
somnambules  naturels,  ce  ravivement  du  souvenir  est  encore  plus 
prononcé.  Un  médecin  italien,  Pezzi,  rapporte  que  son  neveu,  sujet  à 
des  accès  de  somnambulisme,  avait  un  jour  cherché  à  se  rappeler 
un  passage  d'un  discours  sur  l'enthousiasme  dans  les  beaux -arts. 
Ses  efforts  avaient  été  impuissans  ;  tombé  dans  un  de  ses  accès,  non- 
seulement  il  retrouva  le  passage  tant  cherché,  mais  il  cita  le  volume, 
la  page,  l'alinéa.  Et  puisque  je  parle  des  somnambules  naturels,  je 
ferai  remarquer  qu'on  a  bien  souvent  rencontré  dans  leurs  réponses 
cette  même  précision,  cette  même  propriété  de  termes  et  jusqu'à 
cette  éloquence  observée  dans  le  langage  d'une  foule  d'hystériques. 


696  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Le  somnambule  naturel  rêve  en  action  :  il  marche,  il  agit,  il  converse 
sous  l'empire  du  songe  qui  l'occupe,  et  dans  lequel  les  sensations 
externes,  comme  dans  plusieurs  rêves  ordinaires,  interviennent  à 
titre  d'élémens  générateurs.  Somnambules  et  hystériques,  catalep- 
tiques et  extatiques,  ont  tous  leurs  visions  ou  leurs  songes,  reflets 
plus  ou  moins  complets  de  leurs  sensations  et  de  leurs  idées.  Le 
même  phénomène  se  produit  dans  l'emploi  des  anesthésiques  ;  les 
personnes  soumises  à  l'éthérisation  ont  presque  toujours  des  rêves 
qui  sont  liés  à  l'état  physiologique  ou  pathologique  dans  lequel  elles 
se  trouvent.  Lors  des  premières  expériences  qui  furent  tentées  en 
France  sur  les  inhalations  éthériques,  un  célèbre  chirurgien,  M.  Lau- 
gier,  ayant  fait  respirer  à  une  jeune  de  fille  de  dix-sept  ans,  qu'il 
devait  amputer  de  la  cuisse,  un  mélange  d'air  et  de  vapeur  d'éther, 
cette  jeune  fille,  d'un  esprit  évidemment  mystique,' tomba  dans 
une  véritable  extase.  Réveillée  après  l'opération,  elle  se  plaignit 
d'être  revenue  parmi  les  hommes  ^  et  rapporta  que  pendant  son 
sommeil  elle  avait  vu  Dieu  et  les  anges.  Il  n'est  pas  jusqu'aux  ani- 
maux qui  n'éprouvent  le  même  effet,  et  le  docteur  Sandras  a  remar- 
qué que  des  chiens  auxquels  il  avait  fait  respirer  du  chloroforme 
poussaient  des  cris  et  faisaient  des  gestes  indiquant  clairement  qu'ils 
étaient  tourmentés  par  des  songes  ou  une  sorte  de  délire.  Plus  ré- 
cemnlent,  l'emploi  de  l'amylène  a  donné  lieu  aux  mêmes  observa- 
tions. Des  jeunes  filles  traitées  par  le  docteur  Robert  furent  prises 
d'un  délire  singulier,  accompagné  de  cris,  de  rires  et  de  sanglots. 
On  connaît  d'ailleurs  les  visions  extatiques  que  procurent  l'opium  et 
le  hachisch. 

Il  est  donc  tout  naturel  que  le  somnambulisme  artificiel,  qui 
amène  un  état  nerveux  analogue  à  celui  qui  s'observe  dans  l'hysté- 
rie, la  catalepsie,  le  somnambulisme  naturel,  et  par  suite  dans  l'in- 
halation des  anesthésiques,  reproduise  des  effets  du  même  genre. 
Aussi  n'y  a-t-il  rien  de  merveilleux  dans  ce  qu'on  a  rapporté,  chez 
les  personnes  magnétisées ,  de  l'hyperesthésie  ou  surexcitation  des 
sens,  du  ravivement  de  la  mémoire  et  des  visions,  qui  sont  parfois 
dans  un  rapport  assez  exact  avec  ce  que  le  somnambule  pouvait  sa- 
voir ou  sentir  de  la  réalité  des  faits.  C'est  ftiute  d'apprécier  le  carac- 
tère du  phénomène  que  les  esprits  enthousiastes,  de  même  que  le 
crédule  public  du  moyen  âge,  ont  été  chercher  des  explications  sur- 
naturelles. Dans  ces  phénomènes,  déjà  fort  singuliers  par  eux- 
mêmes,  il  suffit  d'exagérer  un  peu  la  dose  d'étrangeté  pour  arriver 
au  merveilleux,  et,  sous  l'empire  de  l'étonnement  provoqué  par  des 
phénomènes  inattendus,  on  ajoute  comme  à  son  insu  dans  la  ba- 
lance de  son  esprit  le  surpoids  qui  la  fait  trébucher  du  côté  de 
l'absurde. 


I 


LE    SOMNAMBULISME    NATUREL    ET   L* HYPNOTISME.  (597 

Les  efTets  du  magnétisme  animal  sont  à  ce  point  liés  aux  affec- 
tions nerveuses  qui  ont  été  rappelées  plus  haut,  qu'ils  débutent 
souvent  de  la  même  façon.  Un  grand  adepte  de  la  doctrine,  M.  le 
baron  Dupotet,  esprit  peu  critique,  mais  sincère,  nous  apprend  que 
les  personnes  qu'on  commence  à  magnétiser  sont  fréquemment  sai- 
sies de  convulsions  assez  prolongées.  Or  c'est  précisément  ce  qui 
a  lieu  dans  l'emploi  des  anesthésiques  et  ce  qui  constitue  un  des 
symptômes  fondamentaux  de  l'hystérie.  Plusieurs  personnes  sou- 
mises à  l'inhalalion  de  l'éther  sont  tombées  dans  une  sorte  d'épi- 
lepsie  ou  de  fureur,  et  j'ai  eu  moi-même  occasion  d'observer  le  fait 
chez  des  personnes  magnétisées.  L'an  dernier,  le  tribunal  de  Douai 
était  appelé  à  juger  une  affaire  dans  laquelle  il  s'agissait  d'une  affec- 
tion épileptiforme  déterminée  par  l'emploi  du  magnétisme  animal. 

Pour  achever  de.se  convaincre  de  l'étroite  parenté  des  faits  ma- 
gnétiques et  de  ceux  de  la  pathologie  nerveuse,  il  n'y  a  qu'à  étudier 
le  somnambulisme  naturel.  Dès  le  principe,  on  avait  été  frappé  des 
ressemblances  qui  existent  entre  l'état  où  est  plongé  le  magnétisé 
et  celui  qu'offrent  les  somnambules  proprement  dits.  C'est  même 
cette  ressemblance  qui  fit  conclure  à  l'identité  des  deux  phénomènes 
et  conduisit  à  étendre  le  nom  de  somnambulisme  à  l'état  magnéti- 
que. Cette  confusion  nuisit  beaucoup  aux  progrès  des  connaissances 
positives  sur  les  effets  du  magnétisme  animal.  Comme  il  était  plus 
facile  de  magnétiser  des  individus  que  de  trouver  et  d'observer  des 
personnes  saisies  par  un  véritable  accès  de  somnambulisme ,  toute 
l'attention  se  porta  sur  ce  qu'on  appela  le  somnambulisme  artificiel, 
et  l'on  négligea  le  somnambulisme  naturel  ou  essentiel.  Alexandre 
Bertrand  ramena  l'attention  sur  ce  dernier  état,  mais  il  se  borna  à 
recueillir  dans  les  livres  des  faits  qui  n'avaient  point  été  soumis  à 
un  suffisant  contrôle ,  non  pas  que  ces  faits  doivent  être  tenus  pour 
apocryphes,  mais  ceux  qui  les  ont  rapportés  n'avaient  pas  noté  les 
circonstances  importantes,  décisives  pour  l'appréciation  de  la  vé- 
ritable nature  du  phénomène.  Un  autre  expérimentateur  sérieux, 
M.  le  général  du  génie  Noizet,  n'a  fait  dans  son  mémoire  que  re- 
produire les  mêmes  témoignages,  a  Je  n'ai  parlé  du  somnambulisme 
naturel,  écrit-il,  que  parce  qu'il  est  connu  de  tout  le  monde.»  Cela 
est  inexact,  car  rien  n'avait  été  moins  étudié  que  cet  état,  bien  que 
beaucoup  de  gens  en  discourent  par  ouï-dire.  On  s'était  borné  à  des 
constatations  superficielles,  on  n'avait  presque  jamais  cherché  à  vé- 
rifier par  quelle  voie  les  sensations  arrivent  au  somnambule.  Der- 
nièrement une  société  médicale  fondée  en  vue  du  progrès  de  la 
pathologie  mentale,  la  Société  médico- psychologique,  a  fait  du 
somnambulisme  naturel  le  sujet  d'une  nouvelle  enquête  et  de  re- 
cherches spéciales.  Il  est  résulté  de  certaines  communications  que 


698  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

cet  état,  tout  étrange  qu'il  est,  n'implique  pas  un  renversement 
des  lois  physiologiques.  Déjà  on  avait  proposé  diverses  théories  plu- 
tôt fondées  sur  une  conception  à  priori  que  sur  des  observations 
positives.  On  reconnaissait  bien  dans  les  actes  du  somnambule, 
comme  dans  le  rêve,  un  ravivement  excessif  de  la  mémoire;  mais 
ce  phénomène  ne  suffit  pas  pour  rendre  compte  de  tous  les  actes. 
Quelques  exemples  vont  nous  en  convaincre.  Le  célèbre  somnam- 
bule Gastelli  traduisait  dans  ses  accès  de  l'italien  en  français,  et 
cherchait  ses  mots  dans  le  dictionnaire.  Un  pharmacieif  somnam- 
bule, dont  l'histoire  est  racontée  par  le  professeur  Soave  de  Pavie, 
se  relevait  la  nuit  pour  préparer  ses  médicamens,  et  quand  il  était 
embarrassé,  il  allait  consulter  les  ordonnances  des  médecins  dépo- 
sées dans  un  tiroir.  Quelque  puissante  que  soit  la  mémoire,  il  est 
impossible  d'admettre  que  Gastelli  sût  par  cœur  et  page  par  page 
le  dictionnaire  italien-français,  que  l'apothicaire  de  Pavie  relût  sim- 
plement en  pensée  des  ordonnances  déjà  gravées  dans  son  esprit. 
Ainsi  les  somnambules  voient,  et  cependant  leur  œil  reste  insensible 
à  la  lumière;  ils  n'aperçoivent  rien  de  ce  qui  les  entoure,  et  pour- 
suivent dans  un  monde  réel  l'accomplissement  d'idées  imaginaires. 
Ce  fait  accrédita  l'opinion  que  le  somnambule  sent,  perçoit  par 
d'autres  voies,  d'autres  organes  que  les  gens  éveillés;  mais  c'est  là 
une  pure  supposition,  et  l'observation  a  établi  déjà  depuis  long- 
temps que  dans  l'état  de  somnambulisriie  naturel  tous  les  sens  ne 
sont  pas  fermés.  Sans  parler  du  tact,  qui  est  notoirement  assez  dé- 
veloppé', l'ouïe  n'est  manifestement  que  dans  un  engourdissement 
imparfait,  comme  il  arrive  fréquemment  dans  le  sommeil  simple; 
car  la  personne  endormie  fait  parfois  intervenir  dans  ses  rêves  les 
bruits  qui  viennent  frapper  son  oreille.  Plusieurs  somnambules  sont 
même  sensibles  à  l'action  de  la  lumière.  Gastelli,  ayant  éteint  la 
chandelle  placée  sur  sa  table  pendant  son  travail,  fut  à  tâtons  la 
rallumer  dans  la  cuisine.  Cependant,  si  l'œil  continue  de  voir,  sa 
faculté  visuelle  n'est  certainement  pas  toute  semblable  à  la  nôtre, 
puisque  les  somnambules  s'acquittent  dans  les  ténèbres  des  travaux 
les  plus  difficiles,  et  marchent  avec  assurance  sur  les  toits  et  les 
gouttières,  où  pendant  le  jour  ils  auraient  grand'peine  à  se  con- 
duire tout  éveillés. 

Le  docteur  Michéa  a  fait  remarquer  qu'il  suffit  pour  expliquer  ce 
phénomène  d'admettre  une  légère  modification  dans  l'appareil  vi- 
suel. La  faculté  de  voir  dans  l'obscurité  n'est  pas  un  fait  inoui.  Les 
hiboux,  les  rats,  les  chats  ont  la  rétine  si  impressionnable  qu'ils  dis- 
tinguent nettement  les  objets  de  nuit;  il  est  bien  d'autres  animaux 
dont  les  habitudes  nocturnes  impliquent  la  même  faculté.  Il  suffit 
donc  d'une  surexcitation  de  l'organe  de  la  vue  analogue  à  cette  sur- 


I 


LE  SOMNAMBULISME  NATUREL  ET  l' HYPNOTISME.       699 

excitation  de  l'ouïe  qui  fait  percevoir  à  l'hystérique  les  bruits  les 
plus  légers,  pour  que  notre  œil  acquière  une  faculté  que  possèdent 
d'autres  êtres.  Ne  sait-on  pas  que  les  personnes  atteintes  de  nycta- 
lopie  ne  peuvent  voir  que  dans  les  ténèbres?  La  dilatation  considé- 
rable de  la  pupille  a  été  justement  constatée  chez  les  somnambules, 
et  il  n'est  pas  dès  lors  nécessaire  de  recourir  à  une  transposition  des 
sens  pour  expliquer  les  actes  qu'ils  accomplissent  dans  leurs  songes. 
La  vue  n'est  point  d'ailleurs  le  seul  organe  surexcité;  le  tact  qti'on 
trouve  déjà  si  délicat  chez  les  aveugles  de  naissance  vient,  comme 
la  mémoire,  en  aide  à  la  vue,  et  ce  sens  participe  aussi  de  l'hypé- 
resthésie  des  autres. 

L'étude  du  somnambulisme  naturel  montre  que  ce  n'est  au  fond 
qu'un  songe  en  action,  un  de  ces  sommeils  dans  lesquels  les  sens 
continuent  de  transmettre  certaines  impressions,  les  membres  et  la 
voix  d'obéir  à  la  volonté,  ainsi  que  cela  s'observe  dans  des  som- 
meils agités  où  l'on  parle  et  gesticule.  Le  somnambule  agit  confor- 
mément aux  images  qui  se  déroulent  devant  son  imagination,  et 
absorb#en  elles,  il  ne  voit,  il  n'entend  que  pour  rapporter  à  son 
rêve  ce  qui  frappe  sa  vue  ou  son  oreille  surexcitée.  Si  on  lui  parle, 
il  répond  en  suivant  le  cours  de  ses  idées  et,  ainsi  que  le  rêveur, 
sans  comparer  les  visions  dont  il  est  dominé  aux  objets  réels  qui  lui 
en  révéleraient  la  nature  fantastique.  C'est  ce  qui  se  produit  dans 
le  somnambulisme  magnétique.  La  personne  magnétisée  n'entend 
que  la  voix  de  son  magnétiseur  ;  elle  demeure  étrangère  à  tout  ce 
qui  se  passe  autour  d'elle.  Elle  est,  comme  le  somnambule  naturel, 
absorbée  dans  une  idée,  dans  un  acte,  et  voilà  pourquoi  l'un  et  l'au- 
tre y  apportent  une  extrême  précision.  Aussi  les  somnambules  vont- 
ils  jusqu'à  faire,  endormis,  ce  qu'ils  ne  sauraient  exécuter  éveillés; 
le  développement  de  leur  mémoire  se  rattache  vraisemblablement 
aussi  à  cette  concentration  absolue  de  l'attention  sur  un  seul  objet. 

En  résumé,  si  le  somnambulisme  naturel  implique  une  plus  grande 
activité  nerveuse,  ou  même  lorsqu'il  est  associé  à  la  catalepsie,  à 
l'hystérie,  un  état  maladif,  il  n'en  est  pas  moins  une  forme  particu- 
lière du  sommeil,  et  le  somnambulisme  artificiel  n'est  à  son  tour 
qu'une  forme  plus  développée  et  spéciale  du  somnambulisme  natu- 
rel. C'est  ce  qu'a  fort  bien  constaté  le  général  Noizet,  qui  reconnaît 
dans  ces  trois  états  trois  degrés  d'un  même  phénomène. 

Ainsi  envisagé,  le  somnambulisme  perd  son  caractère  merveil- 
leux et  rentre  dans  un  ordre  de  phénomènes  dont  il  nous  permet 
de  compléter  l'explication.  Ces  données  nous  amènent  en  même 
temps  à  réduire  à  leur  juste  valeur  les  faits  les  plus  étranges  entre 
ceux  qu'avaient  rapportés  les  magnétiseurs,  et  comme  ces  faits  ont 
tour  à  tour  provoqué  une  incrédulité  absolue  et  une  folle  supersti- 


700  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

tion,  il  est  bon  de  s'y  arrêter  un  instant  afin  de  chercher  si  un  fond 
de  vérité  ne  s'y  trouve  pas  défiguré  par  la  crédulité  et  le  mensonge. 

Les  somnambules  naturels  ne  voient  pas ,  ainsi  qu'on  l'avait 
avancé,  sans  l'intervention  de  l'appareil  visuel.  On  croyait  de  même, 
d'après  des  observations  inexactes  (1),  que  les  magnétisés  distin- 
guent par  le  creux  de  l'estomac,  par  l'occiput,  par  le  front  et  jus- 
que par  le  bout  des  doigts.  Alexandre  Bertrand  avait  admis  le  fait. 
Voici  l'origine  de  l'erreur  :  les  somnambules,  comme  les  hystéri- 
ques, lorsqu'ils  sont  en  proie  à  une  violente  crise  nerveuse  dont  ils 
rapportent  surtout  le  siège  à  l'épigastre,  s'imaginent,  ainsi  que  bon 
nombre  d'hallucinés,  éprouver  des  sensations  en  des  parties  de  leur 
corps  qui  n'en  sont  nullement  affectées.  C'est  là  un  phénomène  de 
sympathie  maladive  analogue  à  ce  qu'éprouvent  les  jeunes  filles  at- 
teintes de  chlorose ,  et  qui  croient,  au  bruit  du  sang  circulant  dans 
leurs  artères  et  réagissant  fortement  sur  leur  ouïe,  entendre  des 
chants  harmonieux.  La  preuve  que  l'on  voulait  tirer  du  somnam- 
bulisme naturel  en  faveur  de  la  transposition  des  sens  dans  l'état 
magnétique  s'évanouit  d'ailleurs,  vérification  attentive  faite  au  phé- 
nomène. 

Voilà  pour  un  premier  prodige;  passons  à  un  second.  On  a  beau- 
coup parlé  de  la  prévision  des  somnambules  magnétiques.  L'origine 
de  cette  croyance  doit  être  cherchée  dans  les  visions,  les  rêves  plus 
ou  moins  en  rapport  avec  la  réalité  qu'ont  les  cataleptiques  et  les 
somnambules ,  et  dans  lesquels ,  avec  un  peu  de  complaisance ,  on  a 
pu  trouver  une  sorte  d'intuition  du  passé,  du  lointain  ou  du  futur. 
De  ces  prétendues  prophéties,  il  n'y  en  a  aucune  qui  se  soit  sérieu- 
sement réalisée.  M.  Mabru  nous  en  fournit  des  spécimens  curieux 
peu  faits  pour  recommander  l'esprit  et  le  jugement  des  somnam- 
bules, si  tant  est  que  somnambules  il  y  eût,  car  le  plus  souvent  ces 
diseuses  de  bonne  aventure  aux  gages  d'un  charlatan  sont  beaucoup 
plus  éveillées  que  les  assistans.  11  est  un  autre  genre  de  prévisions 
sur  lequel  on  a  de  préférence  insisté ,  et  qui  sert  de  prétexte  pour 
exploiter  de  crédules  malades.  C'est  la  vision  à  travers  le  corps  d' au- 
trui, l'intuition  thérapeutique,  la  prévision  des  remèdes.  Ce  sont  là 
de  pures  chimères  qui  trouvent  peut-être  leur  explication  dans  un 
sentiment  parfois  assez  exact  qu'ont  des  malades  devenus  somnam- 
bules du  traitement  qui  leur  convient.  Bien  des  personnes  souflrantes 
présentent  le  même  instinct,  manifeste  d'ailleurs  chez  les  animaux, 
sans  être  douées  pour  cela  de  facultés  magnétiques;  mais  la  pré- 
tention de  guérir  les  infirmités  et  les  douleurs  de  malheureux  qui 

(1  )  Voyez,  sur  la  prétendue  vision  des  somnambules  à  travers  les  corps  opaques  et 
relîct  supposé  de  l'occlusion  des  yeux,  la  Médecine  et  les  Médecins,  par  M.  Peisse,  t.  P% 
p.  08  et  suiv. 


LE    SOMNAMBULISME    ÎS'ATUREL    ET   l' HYPNOTISME.  701 

n'obtiennent  rien  de  la  mcklecine  est  trop  favorable  aux  intérêts  de 
certains  magnétiseurs  pour  qu'ils  en  confessent  l'inanité.  Ces  som- 
nambules, qui  possèdent,  dit-on,  la  science  médicale  infuse,  n'ont 
pu  découvrir  un  seul  spécifique,  et  se  traînent  dans  les  voies  battues 
du  Codex  sans  le  comprendre. 

De  l'aveu  des  observateurs  sérieux  et  sincères,  la  connaissance 
des  maladies  se  réduit  chez  les  somnambules  à  la  conscience  plus 
ou  moins  claire  des  modifications  organiques  qui  s'opèrent  ou  se 
préparent  en  eux.  C'est  là  un  phénomène  dont  le  magnétisme  ani- 
mal ne  saurait  réclamer  le  monopole.  Dans  bien  des  maladies,  et 
surtout  dans  les  maladies  nerveuses,  la  conscience  de  la  crise  qui 
va  se  produire  se  révèle  d'une  manière  frappante;  mais  ce  senti- 
ment, plus  souvent  vague  que  précis,  n'est  en  réalité  qu'un  premier 
symptôme.  Des  aliénés,  des  hystériques,  prédisent  leur  accès;  les 
épileptiques  reconnaissent  fréquemment,  à  un  malaise  précurseur, 
l'invasion  prochaine  de  la  crise.  Que  cette  faculté  de  prévoir  les 
changemens  qui  vont  s'opérer  dans  l'organisme  soit  plus  prononcée 
chez  des  personnes  telles  que  les  somnambules ,  dont  la  sensibilité 
est  surexcitée,  cela  se  conçoit,  sans  qu'on  ait  besoin  de  supposer  un 
don  prophétique  particulier.  D'ailleurs,  si,  dans  quelques  cas,  les 
somnambules  prédisent  exactement  l'instant  où  surviendra  ou  ces- 
sera une  crise  d'une  certaine  nature,  il  leur  arrive  aussi  de  se  trom- 
per grossièrement,  de  l'aVeu  même  des  adeptes  du  magnétisme  ani- 
mal, et  ils  ne  prévoient  jamais  les  circonstances  indépendantes  ou 
accessoires  qui  peuvent  avancer,  arrêter  ou  retarder  l'invasion  du 
mal  ou  le  moment  de  la  guérison.  Ces  prédictions,  quelquefois  sur- 
prenantes par  leur  exactitude,  tiennent  d'ailleurs  aussi  à  un  senti- 
ment prononcé  du  temps,  qui  a  été  constaté  par  des  observateurs 
de  bonne  foi,  le  général  Noizet  en  particulier,  et  tout  récemment  par 
le  docteur  Puel  chez  une  cataleptique  dont  il  a  soumis  l'observa- 
tion à  l'Académie  de  médecine.  Le  sommeil  ordinaire  nous  fournit 
des  exemples  d'un  pareil  sentiment.  Certaines  personnes  ne  se  réveil- 
lent-elles pas  précisément  à  l'heure  qu'elles  ont  arrêtée  dans  leur 
esprit?  Les  animaux,  qui  n'ont  ni  montres  ni  horloges,  possèdent 
aussi  le  même  instinct,  et  tel  chien  de  ma  connaissance  sait  avec  la 
dernière  précision  à  quelle  heure  on  lui  apportera  son  dîner.  C'est 
là  une  nouvelle  analogie  entre  le  sommeil  et  l'état  somnambulique, 
bonne  à  noter  ;  toutefois  le  fait  en  lui-même  demande  encore  une 
dernière  vérification. 

Le  souvenir  se  présente  non-seulement  avec  une  extrême  vivacité 
dans  l'état  somnambulique,  mais  il  s'exerce  d'une  crise  à  l'autre  de 
telle  façon  qu'on  voit  le  somnambule  accomplir,  dans  un  certain  ac- 
cès, des  actes.qui  sont  la  conséquence  de  ceux  qu'il  avait  commencés 


702  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

durant  l'accès  précédent,  quoique  pendant  l'intervalle  lucide  la  no- 
tion en  fût  complètement  oubliée.  Ce  fait  singulier  a  été  observé  de 
la  manière  la  plus  concluante  par  MM.  Archambault  et  Meslet  sur 
une  somnambule  naturelle,  cataleptique  et  hystérique.  En  proie, 
pendant  ses  accès,  à  une  mononanie  de  suicide  qui  disparaissait  du- 
rant la  veille,  et  dont  elle  n'avait  pas  même  alors  l'idée,  elle  ache- 
vait, dans  des  crises  successives,  de  préparer  les  moyens  de  se  don- 
ner la  mort.  De  même,  chez  les  somnambules  magnétisés,  le  souvenir 
des  réponses  données  dans  un  accès  précédent,  effacé  pendant  l'in- 
tervalle, revient  avec  une  extrême  lucidité.  Un  fait  tout  semblable 
se  passe  pour  les  rêves,  et  j'ai  moi-même  poursuivi  en  songe  une 
suite  d'actes  imaginaires  commencés  dans  des  rêves  précédens,  et 
qu«  je  me  rappelais  fort  bien  alors,  quoique  éveillé  je  les  eusse  tota- 
lement oubliés.  Ce  curieux  phénomène  a  beaucoup  contribué  à  faire 
admettre  que  l'état  somnambulique  est  une  existence  intellectuelle 
à  part  qui  nous  transporte  dans  un  monde  impénétrable  à  la  pensée 
de  l'homme  éveillé;  mais  il  ne  faut  chercher  en  ceci  qu'un  ravive- 
ment  de  souvenirs  du  même  ordre  que  ceux  que  j'ai  déjà  indiqués. 
Enfm  plusieurs  observateurs  affirment  avoir  constaté,  dans  des  cas, 
il  est  vrai,  rares,  et  pour  des  idées  très  simples,  une  communication 
de  la  pensée  du  magnétiseur  au  magnétisé.  J'avoue  que  le  fait  me 
paraît  fort  problématique;  mais  ce  que  je  dirai  plus  loin  de  l'hyp- 
notisme fera  comprendre  comment  un  phénomène  de  cette  nature, 
s'il  était  démontré,  trouverait  encore  une  explication  qui  ne  néces- 
siterait aucune  des  relations  surnaturelles  que  l'on  a  voulu  en  con- 
clure. 

II. 

On  vient  de  voir  que  les  faits  vraiment  avérés  du  somnambulisme 
artificiel  n'offrent  rien  d'incompatible  avec  ceux  que  fournit  l'ob- 
servation médicale,  et  pour  ce  motif  on  n'a  pas  de  raisons  d'en 
contester  la  possibilité;  mais  si  ces  phénomènes  sont  possibles,  et 
rentrent  dans  la  catégorie  de  ceux  qu'on  a  maintes  fois  constatés, 
se  produisent-ils  réellement  par  l'emploi  des  procédés  dont  les  ma- 
gnétiseurs font  usage?  Si  le  fluide  magnétique  est  une  entité  chi- 
mérique, comment  ces  passes  et  ces  gestes  singuliers  qu'on  appelle 
magnétîsalion  peuvent-ils  amener  un  état  voisin  de  la  catalepsie,  et 
déterminer  artificiellement  une  faculté  telle  que  le  somnambulisme, 
qui  semble  idiosyncrasique?  Cette  seconde  question  se  présente  ici 
naturellement,  et  la  réponse  que  l'on  y  doit  faire  sert  de  contre- 
épreuve  à  la  précédente  vérification. 

Bien  des  personnes  reconnaissaient  la  possibilité  et  la  réalité 


LE  SOMNAMBULISME  NATUREL  ET  L  HYPNOTISME. 


703 


de  certains  phénomènes  magnétiques,  mais  elles  niaient  absolu- 
ment que  la  magnétisation  y  fût  pour  quelque  chose.  Elles  obser- 
vaient que  les  procédés  dont  les  magnétiseurs  font  usage  sont  extrê- 
mement divers  et  sans  connexité  bien  sensible  entre  eux,  que  la 
faculté  dite  magnétique  agit  très  différemment  sur  les  individus  et 
n'aboutit  le  plus  souvent  à  aucun  résultat;  elles  en  concluaient  que 
la  cause  véritable  des  phénomènes  est  l'impression  faite  sur  l'ima- 
gination de  l'individu  magnétisé.  Ceux  qui  tombent  dans  l'état  som- 
nambulique  sont  déjà  presque  toujours  en  proie  à  une  affection  ner- 
veuse ou  possèdent  un  tempérament  très  impressionnable.  Sous 
l'empire  d'une  préoccupation,  d'une  sorte  d'attente  craintive,  ils 
finissent  par  entrer  dans  une  véritable  crise  hystérique  ou  catalep- 
tique, et  l'on  rapporte  au  magnétisme  animal  des  effets  nerveux 
simplement  dus  à  la  maladie  passagère  qui  se  déclare. 

Cette  opinion  est  assurément  plausible,  et  elle  s'appuie  sur  des 
observations  en  apparence  décisives.  Un  partisan  enthousiaste  du 
magnétisme  animal  dont  j'ai  déjà  invoqué  le  témoignage,  le  baron 
Dupotet,  rapporte  que,  s'étant  placé  près  de  certaines  personnes 
persuadées  qu'il  allait  les  magnétiser,  il  les  vit  tomber  dans  l'état 
somnambulique,  quoiqu'il  n'eût  employé  aucun  procédé  de  magné- 
tisation et  n'en  eût  pas  même  la  pensée.  Ce  serait  donc  une  pure 
influence  de  l'imagination  qui  produirait  tous  les  résultats  du  ma- 
gnétisme. Quelques  magnétiseurs,  le  célèbre  abbé  Faria  par  exem- 
ple ,  n'ont  eu  recours  pour  endormir  leurs  malades  qu'%  la  seule 
force  de  la  volonté;  il  les  regardait  fixement,  et  au  seul  mot  de  dor- 
mez, le  sommeil  s'emparait  d'eux.  On  peut  facilement,  j'en  conviens, 
abuser  un  magnétiseur  si  confiant  dans  la  vertu  de  son  regard;  mais 
'le  général  Noizet  lui-même  déclare  avoir  subi  F  influence  de  ce  ter- 
rible dormez.  A  peine  l'eut-il  entendu  qu'un  voile  épais  se  répandit 
sur  ses  yeux;  une  défaillance  s'empara  de  lui,  accompagnée  d'une 
sueur  légère  et  d'une  forte  oppression  à  l'estomac;  toutefois,  quoi- 
qu'il ait  répété  l'expérience,  l'émotion  n'alla  point  jusqu'au  sommeil. 
Tout  cela  ressemble  certainement  beaucoup  à  des  effets  de  l'imagi- 
nation, et  quand  on  compare  la  différence  profonde  qui  sépare  les 
procédés  de  Mesmer  de  ceux  de  M.  de  Puységur,  on  est  frappé  de  la 
similitude  des  résultats  déterminés  par  des  méthodes  si  diverses,  et 
l'on  se  trouve  naturellement  porté  à  ne  voir  dans  le  magnétisme, 
comme  dans  les  opérations  du  magicien,  qu'un  moyen  de  fi'apper 
les  esprits  et  de  les  préparer  à  toutes  les  illusions. 

Toutefois  il  faut  craindre  ici  de  se  payer  de  mots.  Comme  l'ont 
demandé  avec  raison  les  défenseurs  du  magnétisme  animal,  qu'est- 
ce  qu'agir  sur  l'imagination?  en  quoi  cela  consiste-t-il ,  et  cette  ex- 
pression n'aurait-elle  pas  une  élasticité  qui  dispenserait  d'aller  au 


704  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

fond  du  phénomène?  Il  est  évident  que  toutes  les  fois  qu'un  fait 
psychologique  se  produit  en  nous ,  il  s'accomplit  un  fait  physiologi- 
que correspondant.  Le  délire  du  fébricitant,  comme  l'hallucination 
du  maniaque,  tient  à  un  certain  trouble  dans  l'action  cérébrale  et 
nerveuse,  qui,  pour  n'être  pas  encore  défini  et  connu,  n'en  a  pas 
moins  son  caractère  particulier.  Que  l'imagination  soit  frappée,  cela 
peut  être ,  mais  que  se  passe-t-il  dans  notre  économie  lorsqu'un 
pareil  phénomène  psychologique  a  lieu  ?  Les  récentes  observations 
faites  sur  l'hypnotisme  vont  nous  fournir  la  réponse. 

Il  y  a  quinze  ans ,  un  médecin  de  Manchester,  le  docteur  James 
Braid,  qui  s'occupait  de  magnétisme,  découvrit  un  procédé  nouveau 
pour  jeter  ses  patiens  dans  le  sommeil  somnambulique.  Il  prenait  un 
objet  brillant,  un  porte-lancette  par  exemple,  et  le  tenait  devant  la 
personne  qu'il  se  proposait  d'endormir,  à  une  distance  de  30  cen- 
timètres environ  des  yeux ,  dans  une  position  telle  que  celle-ci  pût 
avoir  le  regard  constamment  fixé  sur  le  porte-lancette  présenté  un 
peu  au-dessus  du  front  ;  il  invitait  le  patient  à  ne  plus  penser  qu'à 
l'objet  tenu  de  façon  à  offusquer  sa  vue.  Voici  ce  qui  se  produisait 
alors.  Les  pupilles  de  la  personne  soumise  à  l'expérience,  après  s'être 
un  instant  contractées ,  se  dilataient  fortement ,  les  yeux  affectaient 
ensuite  une  sorte  de  mouvement  de  fluctuation;*  puis  le  sommeil  ca- 
taleptique se  déclarait,  les  sens  et  certaines  facultés  mentales  en- 
traient dans  une  exaltation  singulière,  les  muscles  affectaient  une 
extrême  mobilité;  enfin  à  cette  période  de  surexcitation  succédait 
une  période  de  torpeur  et  d'immobilité  avec  insensibilité. 

Dernièrement  deux  médecins,  MM.  Azam  et  Broca,  ont  expéri- 
menté à  l'hôpital  Necker,  sur  de  jeunes  femmes  qu'ils  voulaient 
opérer,  le  procédé  décrit  par  Braid.  Le  succès  a  été  complet  :  les 
malades  sont  tombées  dans  une  anesthésie  manifeste;  leurs  mem- 
bres avaient  pris  la  rigidité  cataleptique,  et  restaient  insensibles 
aux  pincemens  et  aux  piqûres,  en  sorte  que  l'opération  a  pu  être 
pratiquée  sans  douleur.  Ce  n'est  qu'après  avoir  enlevé  le  corps  bril- 
lant de  devant  les  yeux  et  à  l'aide  d'une  friction  légère  qui  y  fut  faite, 
d'une  insufflation  d'air  froid,  à  plus  de  vingt  minutes  après  le  dé- 
but de  l'accès  cataleptique,  que  l'une  des  malades  fut  réveillée.  Ce 
procédé  de  réveil  est,  comme  on  voit,  tout  semblable  à  celui  dont 
usent  les  magnétiseurs  à  l'égard  de  leurs  somnambules. 

N'y  a-t-il  là  encore  qu'une  influence  d'imagination?  Gela  paraît 
difficile.  Certainement  un  effet  pathologique  s'est  produit;  mais 
voici  qui  va  nous  en  convaincre  davantage.  M.  Michéa  a  expéri- 
menté sur  des  poules  et  des.  coqs  auxquels  il  maintenait  la  tête,  et 
sur  le  bec  desquels  il  avait,  à  partir  de  la  racine,  tracé  une  ligne 
droite  avec  du  blanc  d'Espagne.  L'oiseau  était  placé  sur  un  banc  de 


LE  SOMNAMBULISME  NATUREL  ET  l' HYPNOTISME.       705 

bois  peint  en  vert  ou  sur  du  carreau  que  touchait  son  bec,  et  la 
ligne  blanche  était  prolongée  assez  loin  sur  ce  carreau  ou  ce  banc. 
Au  bout  de  quelques  minutes,  l'animal,  qui  avant  l'opération  se  rai- 
dissait fortement  sur  ses  pattes  et  avait  les  yeux  très  mobiles,  com- 
mençait à  clignoter  les  paupières,  puis  ses  muscles  se  relâchèrent, 
l'anesthésie  et  la  catalepsie  se  déclarèrent;  le  gallinacé  ne  sentait 
plus  les  pincemens  et  les  piqûres  d'aiguille.  Le  réveil  fut  générale- 
ment annoncé  par  un  léger  cri  de  l'animai,  qui  reprit  ses  mouvemens 
et  chercha  à  s'échapper.  Cette  expérience  curieuse  avait  déjà  été 
décrite,  il  y  a  plus  de  deux  siècles,  par  le  père  Kircher,  sous  le  nom 
(ïactinobolisme,  dans  son  Ars  tnagna;  mais  l'explication  qu'en  pro- 
pose le  savant  jésuite  est  inadmissible.  M.  Guerry  l'a  retrouvée  éga- 
lement consignée,  avec  des  détails  qui  ne  permettent  pas  de  se 
méprendre,  dans  un  ouvrage  aujourd'hui  fort  rare,  les  Deliciœ 
physico -mathematicœ  de  Daniel  Schwenter,  publié  en  1636.  La 
chose  était  aussi  connue  des  bateleurs,  qui  se  la  transmettaient 
comme  un  secret  magique  pour  endormir  à  volonté  les  coqs. 

En  présence  de  pareilles  expériences  plusieurs  fois  répétées,  il 
n'est  plus  possible  d'admettre  un  simple  effet  de  l'imagination,  il  y 
a  quelque  chose  de  plus.  Sans  doute  un  véritable  vertige  se  produit 
par  suite  de  la  fixité  du  regard  ébloui,  et  ce  vertige,  il  y  a  déjà 
longtemps  qu'on  l'avait  constaté,  et  que  la  superstition  s'en  était 
emparée.  Dans  la  première  moitié  du  xvi^  siècle,  des  moines  du 
mont  Athos  s'imaginaient,  après  être  restés  longtemps  les  yeux  tour- 
nés vers  leur  nombril  et  l'esprit  absorbé  dans  cette  contemplation, 
apercevoir  la  lumière  divine  dont  Jésus-Christ  était  environné  sur 
le  Thabor.  On  les  appela  pour  cette  raison  omphalopsychiques  ou 
ombilicalns '^  le  singulier  procédé  qu'ils  employaient  pour  aperce- 
voir Dieu  avait  été  déjà  préconisé  au  xi*"  siècle  par  un  abbé  du  mo- 
nastère de  Xérocerque  à  Constantin ople ,  Siméon,  dans  son  Traité 
spirituel.  Il  y  est  fait  mention  de  l'espèce  de  sommeil  ainsi  produit 
et  des  visions  obtenues  de  la  sorte. 

C'est  donc  par  la  fixité  du  regard  sur  un  objet  de  nature  à  attirer 
notre  attention  et  à  impressionner  notre  rétine,  par  l'absorption  de 
la  pensée  dans  cette  contemplation,  qu'un  vertige,  suivi  de  catalep- 
sie, se  déclare.  Dans  l'opinion  des  physiologistes,  cette  pratique  a 
pour  effet  d'amener  une  hypérémie  ou  pléthore  du  cerveau,  qui  est 
la  source  du  phénomène.  On  voit  de  même  l'afflux  du  sang  dans  le 
cerveau,  accompagné  d'une  certaine  surexcitation  nerveuse,  déter- 
miner différens  accidens  névropathiques.  Chez  les  jeunes  filles  ou  les 
femmes  dont  la  circulation  et  les  fonctions  périodiques  ne  sont  pas 
convenablement  réglées,  l'hystérie  n'a  pas  d'autre  cause.  L'atten- 
tion excessive  amène  toujours  un  peu  d' hypérémie  cérébrale.  Le  doc- 

TOME  XXV.  45 


706  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

teur  Baillarger  a  cité  l'exemple  d'un  jeune  homme  qui  tombait  en 
épilepsie  dès  qu'en  lisant,  un  mot  venait  à  l'embarrasser  et  provo- 
quait de  sa  part  plus  d'attention  que  de  coutume..  Une  trop  vive 
impression  sur  la  rétine  produit  le  même  effet,  et  le  docteur  Piorry 
a  rapporté  qu'une  jeune  fille  devint  épileptique  pour  avoir  regardé 
fixement  le  soleil.  Ainsi  que  l'a  fait  observer  un  célèbre  physiolo- 
giste italien,  M.  Tigri,  dans  une  note  adressée  récemment  à  TAca- 
démie  des  Sciences,  les  procédés  mis  en  usage  par  les  magnétiseurs 
ont  les  mêmes  effets  que  l'hypnotisation,  puisqu'on  prescrit  au  pa- 
tient de  tenir  le  regard  constamment  dirigé  sur  les  yeux  du  ma- 
gnétiseur, placé  ordinairement  plus  haut  que  lui,  attendu  qu'il  est 
debout,  et  le  magnétisé  couché  ou  assis.  Cette  attitude  détermine 
chez  le  dernier  un  strabisme  convergent  prolongé,  qui,  joint  à  l'at- 
tention qu'on  lui  recommande  de  garder,  le  jette  dans  un  état  de 
vertige  identique  à  celui  qu'ont  obtenu  Braid  et  ses  imitateurs,  ver- 
tige qui  a  pour  conséquence  la  catalepsie. 

Les  pratiques  mises  en  usage  pour  magnétiser  ne  sont  donc  point 
illusoires  ;  elles  ont  leur  effet,  mais  cet  effet  ne  se  produit  pas  de  la- 
manière  que  supposent  les  défenseurs  du  magnétisme  animal.  Toute 
la  vertu  qu'elles  possèdent  tient  à  ce  qu'elles  déterminent  une  at- 
tention excessive,  qui  aboutit,  chez  des  organisations  nerveuses  dé- 
licates, à  un  état  hystérique  ou  cataleptique.  Voilà  pourquoi  il  n'y 
a  de  sujets  propres  à  être  magnétisés  que  ceux  qui  sont  facilement 
impressionnables  ou  dont  les  nerfe-sont  déjà  malades.  L'hypnotisme 
ne  réussit  aussi  que  chez  les  personnes  de  pareille  constitution.  Les 
anesthésiques  même  n'agissent  pas  également  sur  tous  les  tempéra- 
mens,  et  il  est  des  personnes  complètement  rebelles  à  l'action  de 
l'étheret  de  l'amylène.  Sil'impressionnabilitéest  telle  que  le  regard 
suffise  à  provoquer  le  vertige,  quand  ce  regard  est,  comme  celui  de 
l'abbé  Faria,  doué  d'une  vivacité  et  d'une  force  qui  troublent  ou 
effraient,  l'œil  du  magnétiseur  jouera  le  même  rôle  que  le  porte- 
lancette  ou  la  plaque  de  métal  poli.  C'est  ce  qui  paraît  avoir  eu  lieu 
pour  les  religieuses  de  Loudun;  le  regard  d'Urbain  Grandier  les  je- 
teit  hors  d'elles-mêmes,  et  tous  les  phénomènes  de  la  catalepsie  et 
de  l'hystérie  se  déclarèrent  chez  elles  une  fois  qu'elles  eurent  long- 
temps contemplé  sa  figure,  sous  l'empire  d'un  mélange  de  frayeur 
ou  d'amour  bien  fait  pour  bouleverser  leur  faible  imagination. 

Ajoutons  qu'une  fois  la  maladie  nerveuse  déclarée,  elle  se  pro- 
page par  imitation.  Tous  les  médecins  savent  que  les  affections  de 
ce  genre  sont  contagieuses  par  la  vue  seule.  L' épilepsie,  fhystérie, 
la  folie  se  gagnent  de  la  sorte.  Hecker  a  écrit  f  histoire  de  ces  cu- 
rieuses épidémies,  qui  se  sont  surtout  développées  sous  finfluence 
des  croyances  superstitieuses,  et  dont  le  docteur  Calmeil  a  tracé  un 


LE  SOMNAMBULISME  NATUREL  ET  l' HYPNOTISME.       707 

intéressant  tableau,  à  partir  de  la  renaissance,  dans  son  ouvrage 
De  la  Folie.  Dernièrement,  dans  le  nord  de  l'Irlande,  une  affection 
convulsive,  accompagnée  d'hallucinations,  s'est  déclarée  avec  des 
symptômes  fort  analogues  à  ceux  qu'on  a  si  souvent  décrits.  L'ima- 
gination frappée  par  des  prédications  fanatiques,  de  malheureuses 
jeunes  filles  sont  tombées  dans  des  accès  de  catalepsie  qu'on  a  pris 
pour  des  extases  surnaturelles  et  des  communications  de  la  Divi- 
nité. Au  reste,  il  n'est  personne  qui  n'ait  constaté  la  même  influence 
de  l'exemple  pour  ce  spasme  nerveux  qu'on  nomme  bâillement.  Le 
somnambulisme  naturel  peut^ aussi  prendre  le  caractère  d'une  con- 
tagion, car  de  récentes  observations  établissent  l'étroite  affinité  de 
cet  état  avec  l'hystérie  et  la  catalepsie.  Pezzi  rapporte  que  son  ne- 
veu fut  saisi  d'accès  de  somnambulisme  à  la  suite  de  lectures  pro- 
longées sur  cette  bizarre  affection,  et  bientôt  après  le  domestique 
qu'il  avait  commis  à  sa  garde  en  fut  à  son  tour  atteint. 

Les  rêves  ou  visions  qui  se  manifestent  durant  les  crises  de 
presque  toutes  ces  nevropathies  ne  naissent  certamement  pas  ca- 
pricieusement. Ils  sont  dans  un  rapport  étroit  avec  les  sensations 
particulières  de  l'hystérique  ou  du  somnambule,  ils  reflètent  les 
préoccupations  de  son  esprit  et  surtout  les  modifications  qui  s'opè- 
rent dans  son  organisme.  Suivant  J.  Braid  et  M.  Azam,  ils  peuvent 
•être  provoqués,  chez  les  hypnotisés  dont  les  sens  acquièrent  une 
acuité  singulière,  par  les  mouvemens  qu'on  leur  fait  exécuter,  ou 
même  les  idées  qu'on  leur  suggère.  J'ai  eu  plusieurs  fois  l'occasion 
"d'observer  qu'en  répondant  à  une  personne  endormie  et  qui  parle 
pendant  son  sommeil,  on  amène  sa  pensée  sur  des  objets  qui  sont 
pour  elle  le  sujet  de  nouveaux  songes.  Un  fait  analogue  peut  se  pro- 
duire chez  les  somnambules.  Ainsi  s'expliquerait  le  phénomène  de 
la  suggestion  attesté  par  des  personnes  dignes  de  foi  et  ce  que  l'on 
a  appelé  communication  de  la  pensée.  L'attitude  donnée  aux  som- 
nambules engendrerait  chez  eux  certaines  visions  qui  se  trouveraient 
dès  lors  en  conformité  avec  l'idée  du  magnétiseur  qui  la  leur  a  fait 
prendre.  C'est  assurément  par  un  influx  semblable  de  l'état  physi- 
que sur  le  cerveau  que  l'on  voit  des  ivrognes  ou  des  personnes  éthé- 
risées  avoir  constamment  dans  leurs  hallucinations  les  mêmes  illu- 
sions, les  mêmes  préoccupations  délirantes.  On  peut  aussi  rappeler 
cette  maison  de  Tropea  en  Calabre  dans  laquelle  fut  caserne  un 
régiment  français,  local  bas  et  malsain  où  l'on  rêvait  généralement 
d'un  chien  noir,  quand  on  y  passait  la  nuit.  L'influence  physique  et 
morale  de  cette  habitation  ramenait  chez  chaque  dormeur  le  même 
état  physiologique,  partant  le  même  songe.  La  folie  paralytique  est 
presque  invariablement  liée  à  des  idées  de  grandeur  et  de  richesse 
qui  ont  fait  attribuer  à  la  première  phase  de  cette  maladie  le  nom 
de  monomanie  ambitieuse.  C'est  là  une  preuve  nouvelle  de  la  dé- 


708  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pendance  où  sont  certaines  hallucinations  de  désordres  particuliers 
du  cerveau  et  du  système  nerveux. 

Ces  correspondances  significatives  expliquent  les  sympathies  et 
rendent  possible  la  production  concomitante  des  mêmes  idées  chez 
des  personnes  d'organisation  analogue,  ou  placées  dans  les  mêmes 
conditions  physiologiques.  Si,  comme  l'a  remarqué 'Adam  Smith, 
la  sympathie  vient  moins  du  spectacle  de  la  passion  que  de  la  vue 
des  circonstances  qui  l'excitent,  à  plus  forte  raison  doit-elle  naître 
d'un  rapport  dans  les  modifications  de  l'économie,  d'une  sorte  d'har- 
monie préétablie  entre  deux  tempéramens  soumis  à  des  influences 
physiques  et  psychologiques  identiques,  et  l'on  n'a  pas  besoin  de 
recourir  à  une  mystérieuse  transmission  des  pensées  pour  expliquer 
comment  la  même  image  s'offre  simultanément  à  deux  imagina- 
tions; mais  on  va  plus  loin.  Au  dire  des  expérimentateurs,  j'entends 
parler  des  expérimentateurs  sérieux,  tels  que  le  général  INoizet  et  le 
docteur  Puel,  le  magnétiseur  peut  suggérer  au  somnambule  une 
opinion,  une  véritable  idée  délirante  dont  celui-ci  demeure  quelque 
temps  dominé;  en  un  mot,  il  lui  envoie  un  rêve  à  volonté.  La  véri- 
fication de  ce  phénomène  est  délicate,  car  il  est  toujours  facile  d'a- 
buser le  magnétiseur  et  deux  hommes  d'esprit,  grands  partisans  du 
magnétisme  animal,  Deleuze  et  Puységur,  paraissent  avoir  été  plus 
d'une  fois  mystifiés  de  la  sorte.  Cependant,  si  le  fait  vient  à  être 
définitivement  établi,  nous  ne  devons  voir  encore  là  qu'une  exten- 
sion du  phénomène  auquel  se  rapportent  les  faits  ci-dessus  énoncés. 

Ainsi  que  le  remarque  le  général  Noizet ,  il  existe  des  personnes 
d'une  organisation  et  d'une  sensibilité  telles  qu'il  suffit  de  leur  rap- 
peler fortement  l'idée  de  certaines  modifications  de  leur  être  pour 
que  ces  modifications  se  produisent  en  elles.  C'est  ce  qui  peut  avoir 
lieu  dans  le  somnambulisme,  alors  que  les  nerfs  sont  en  proie  à 
une  incroyable  surexcitation.  J'ai  cité  plus  haut  l'exemple  du  bâille- 
ment. On  sait  que  la  seule  idée  de  bâiller  le  provoque.  Chez  les  hy- 
pocondriaques, les  hystériques,  on  voit  la  douleur  naître  et  le  symp- 
tôme se  manifester  par  la  seule  influence  de  la  conviction  que  le 
mal  existe.  Les  exemples  de  personnes  persuadées  qu'elles  avaient 
telle  ou  telle  affection  morbide ,  et  en  présentant  bientôt  les  symp- 
tômes, ne  sont  pas  rares.  Il  a  suffi  de  calmer  leur  esprit,  de  détour- 
ner leur  attention,  pour  faire  disparaître  le  mal.  Si  donc,  comme 
l'avancent  les  observateurs  que  je  viens  de  nommer,  des  paralysies 
imaginaires  ont  été  provoquées  chez  des  somnambules  et  même  chez 
des  personnes  placées  simplement  sous  F  empire  d'une  forte  impres- 
sion, ainsi  que  cela  se  passait  dans  le  salon  de  l'abbé  Faria,  c'est  que 
l'esprit  réagissait  assez  sur  le  cerveau  et  le  système  nerveux  pour  y 
produire  des  sensations  de  même  nature  que  celles  qui  seraient  ré- 
sultées d'une  cause  réellement  morbide.  Tout  cela  expliquerait  corn- 


LE  SOMNAMBULISME  NATUREL  ET  l' HYPNOTISME.       709 

ment  les  somnambules  ont  besoin  de  la  foi  pour  être  influencés,  non 
que  cette  foi  soit  un  sauf-conduit  que  réclame  le  charlatanisme, 
mais  parce  que  cette  foi  est  la  condition  même  qui  établit  une  rela- 
tion plus  étroite  entre  l'imagination  et  l'organisme. 

Cependant,  qu'on  ne  l'oublie  pas,  le  phénomène  de  la  suggestion 
n'est  pas  encore  un  fait  suflisamment  démontré,  et  il  est  de  la  pru- 
dence, avant  de  se  prononcer,  d'attendre  des  expériences  plus  con- 
cluantes. On  ne  peut  encore,  dans  l'état  actuel  des  connaissances, 
donner  une  explication  de  toutes  les  circonstances  qui  accompagnent 
l'hypnotisme;  mais  la  manière  dont  il  se  produit,  les  phénomènes 
qu'il  détermine,  le  rattachent  à  l'ensemble  de  ces  maladies  qui  ont 
pour  caractère  l'exaltation  et  l'hébétude  presque  simultanées  des 
sens.  C'est  un  sommeil  nerveux  provoqué,  comme  la  catalepsie  som- 
nambulique,  par  un  vertige,  et  qui  livre  la  sensibilité  aux  désor- 
dres et  aux  bizarreries  inséparables  de  toutes  les  affections  névro- 
pathiques. 

Ainsi  ce  qu'on  pourrait  appeler,  le  naturalisme  du  somnambulisme 
artificiel  et  l'efficacité  des  pratiques  employées  par  les  magnétiseurs, 
sont  des  faits  qui  ressortent  maintenant  d'études  plus  sérieuses  et 
plus  critiques.  Les  phénomènes  constatés  n'ont  rien  à  faire  avec  les 
miracles  et  la  magie.  Ils  rentrent  dans  l'ordre  régulier,  bien  qu'ac- 
cidentel, des  choses,  car  les  accidens  ont  leurs  lois  comme  les  faits 
journaliers.  Ils  ne  dérangent  point  les  notions  que  l'observation 
et  l'expérimentation  nous  fournissent,  mais  ils  en  agrandissent  le 
champ.  Ce  n'est  pas  dans  les  nuages  et  les  régions  plus  élevées  en- 
core du  surnaturel  qu'ils  nous  transportent;  ils  nous  laissent  sur  le 
terrain  ferme  des  phénomènes  terrestres,  le  seul  où  nous  sachions 
nous  diriger.  Je  conviens  que  ce  terrain  est  parfois  monotone  et  fa- 
tigant; il  est  semé  de  ronces  et  de  pierres.  On  est  souvent  tenté  de 
le  quitter  pour  s'élancer  dans  l'espace  et  se  livrer  au  libre  essor  de 
l'imagination;  mais,  cède-t-on  à  la  tentation,  on  retombe  lourde- 
ment, comme  Simon  le  Magicien,  et  la  raison  s'ébranle  dans  la 
chute,  si  elle  ne  périt  pas  tout  entière.  Les  théories  psychologiques 
qu'on  a  prétendu  échafauder  sur  les  spéculations  mystico-magnéti- 
ques  sont  des  entreprises  de  ce  genre,  toujours  imprudentes,  bien 
souvent  funestes.  Le  tort  des  adeptes  du  magnétisme  animal  a  été  de 
les  associer  à  des  observations  dont  elles  compromettaient  la  valeur. 

L'homme,  une  fois  les  yeux  tournés  vers  l'infini,  qu'il  ne  peut  ni 
saisir  ni  comprendre,  ne  perçoit  jamais  que  ses  propres  sensations. 
Il  regarde  comme  dans  un  miroir  grossissant,  qui  lui  renvoie  sa 
propre  image.  Les  hallucinations  du  songe,  de  la  catalepsie,  de  l'ex- 
tase et  du  somnambulisme  sont  comme  les  tables  tournantes  et  par- 
lantes, qui  ne  répondent  que  ce  qu'on  a  déjà  dans  la  pensée,  dans  la 
crainte  ou  dans  l'espoir.  Certainement  il  existe  en  nous  autre  chose 


710  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

que  cette  matière  inerte  et  inintelligente  qui  sera  la  proie  des  vers 
et  se  décomposera  en  une  poudre  imperceptible;  mais  le  principe 
mystérieux  qui  nous  anime,  il  intervient  aussi  bien  dans  les  actes 
de  la  veille  que  dans  ceux  du  sommeil,  soit  cataleptique,  soit  ma- 
gnétique. Bien  plus,  dans  ce  dernier  état,  l'âme  devient  davantage 
le  jouet  de  l'imagination  et  des  sens,  puisque  la  volonté  est  passive. 
INotre  esprit  subit  forcément  l'influence  des  images  que  font  naître 
les  mouvemens  spontanés  de  la  fibre  cérébrale  ou  nerveuse.  Nous 
rentrons  jusqu'à  un  certain  point  par  le  sommeil  dans  la  vie  instinc- 
tive, insolente  d'elle-même,  qui  est  celle  des  animaux.  La  raison, 
cette  conquête  sublime  de  l'expérience,  ce  produit  achevé  du  juge- 
ment, nous  échappe  alors  ou  ne  nous  envoie  quelque  lueur  que  pour 
nous  jeter  dans  l'incertitude  sur  le  véritable  caractère  des  visions 
qui  nous  possèdent.  Enfin  notre  personne  perd  le  sentiment  de  son 
identité,  l'une  des  plus  fortes  preuves  que  le  moi  est  distinct  d'un 
organisme  sans  cesse  renouvelé  et  transformé,  car  au  réveil  le  som- 
nambule et  parfois  le  songeur  oublient  tout,  et  il  leur  semble  qu'un 
autre  individu  a  dit  et  fait  tout  ce  qu'on  leur  rapporte  d'eux-mêmes. 

Ce  n'est  donc  pas  dans  ces  états  étranges  où  l'homme  redevient 
un  être  instinctif,  une  sorte  d'automate,  que  Dieu,  la  raison  suprême 
et  éternelle,  se  révèle  à  nous,  car  à  ce  compte  l'animal  serait  plus 
près  que  l'homme  de  la  Divinité.  Il  faut  chercher  autre  chose  dans 
le  somnambulisme.  Ce  phénomène  nous  instruit  de  certains  rap- 
ports étroits  de  l'organisme  et  de  l'intelligence,  de  certains  moyens 
de  mettre  à  découvert  la  toute-puissance  d'une  économie  troublée 
et  malade  sur  l'imagination,  qui  demande  au  corps  les  élémens  de 
ses  créations  quand  l'esprit  cesse  de  les  lui  fournir  par  sa  régulière 
et  externe  activité.  Le  magnétisme  animal  est  aussi  un  moyen  de 
rendre  au  système  nerveux  un  ton  qui  lui  manque  ou  de  calmer  une 
surexcitation  qui  l'épuisé.  Il  a  été  employé  par  bien  des  médecins 
comme  moyen  curatif  dans  des  affections  névropathiques  pour  les- 
quelles la  thérapeutique  ordinaire  était  impuissante.  Il  a  procuré 
des  soulagemens  à  l'excès  de  la  douleur,  et  un  sommeil  réparateur 
après  des  crises  prolongées;  il  a  suppléé  en  quelques  cas  à  l'emploi 
des  anesthésiques.  Ce  sont  là  autant  de  titres  à  notre  reconnaissance. 

Éclairer  l'homme  sur  la  nature  des  ressorts  auxquels  obéit  son 
organisme,  adoucir  ses  souffrances,  voilà  assurément  des  vertus  que 
bien  des  philosophies  n'ont  pas,  et  dont  bien  des  sciences  se  font 
honneur.  Elles  commandent  pour  le  magnétisme  animal  autre  chose 
que  ce  dédain  indifférent  qup  l'on  affiche  pour  les  charlatans,  mais 
qui  ne  saurait  se  justifier,  dès  que  des  hommes  sérieux  et  honnêtes 
viennent  nous  soumettre  des  faits  dont  l'étude  les  a  depuis  long- 
temps occupés. 

Alfred  Maury. 


PINDARE 


ET    L'ART    GREC 


Essais  sur  le  génie  de  Pindare  et  sur  la  Poésie  lyrique,  par  M.  Villemaiii. 


Les  plus  belles  œuvres  naissent  le  plus  souvent  presqu'à  l'insu  de 
leurs  auteurs.  Au  lieu  d'un  plan  conçu  d'avance,  c'est  un  hasard, 
une  rencontre  qui  fait  éclore  l'inspiration.  Il  y  a  cinq  ou  six  ans, 
l'Académie  française  avait  mis  au  concours  une  traduction  de  Pin- 
dare, soit  en  vers,  soit  en  prose,  elle  en  laissait  le  choix,  deman- 
dant seulement,  n'importe  par  quel  moyen,  un  reflet  quelque  peu 
fidèle  de  ce  sévère  et  audacieux  génie.  Dans' un  temps  qui  se  pique 
à  bon  droit  d'avoir  rallumé  le  flambeau  de  l'inspiration  lyrique, 
l'idée  était  heureuse  de  proposer  un  prix  extraordinaire  à  qui  nous 
donnerait  Pindare  dans  notre  langue.  Qui  le  connaît  en  effet?  Ceux 
qui  peuvent  le  lire  sont  en  si  petit  nombre,  ceux  qui  l'ont  cru  tra- 
duire l'ont  si  bien  travesti!  Les  concurrens  ne  firent  pas  défaut,  et 
la  plupart,  on  doit  le  dire ,  avaient  suffisamment  compris  le  texte 
grec  ;  mais  le  rendre,  le  faire  sentir,  en  exprimer  l'esprit,  en  faire 
jaillir  la  flamme,  aucun  d'eux  n'avait  même  essayé.  La  commission 
chargée  de  dépouiller  les  manuscrits,  de  préparer  et  d'instruire  le 
concours,  n'en  poursuivait  pas  moins  sa  tâche  avec  courage.  On 
feuilletait,  on  cherchait,  on  lisait,  on  recourait  au  texte,  et  ce  mem- 
bre de  l'Académie  qui,  par  bonheur,  fait  partie  de  toutes  les  com- 
missions, moins  encore  en  vertu  de  sa  charge  que  par  une  sorte  de 


712  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

délégation  tacite  et  naturelle  d'un  corps  dont  il  est  l'âme;  cet  hel- 
léniste délicat,  chez  qui  la  philologie  la  plus  riche  et  la  plus  variée 
n'est  qu'un  art  accessoire  qui  se  perd  et  s'efface  dans  l'éclat  de  ses 
dons  littéraires,  M.  Villemain,  aiguillonné  de  temps  en  temps  par 
l'impuissante  maladresse  d'un  de  ces  apprentis  traducteurs,  se  sur- 
prenait à  dire  :  «  S'il  nous  donnait  au  moins  le  simple  mot  à  mot!  » 
Et  alors  s'échappait  de  ses  lèvres  une  de  ces  phrases  transparentes 
qui  sans  cesser  d'être  françaises  laissent  clairement  entrevoir  le  cal- 
que d'une  phrase  antique,  tant  l'ordre  et  le  mouvement  des  idées, 
le  ton  et  le  coloris  des  mots  s'y  conservent  fidèlement.  A  mesure 
qu'avançait  l'examen,  ces  explosions  devenaient  plus  fréquentés. 
D'abord  ce  n'était  qu'un  vers,  puis  une  strophe,  puis  une  ode  tout 
entière  qui  se  trouvait  ainsi  spontanément  traduite.  On  eût  dit  un 
de  ces  peintres  qui  devant  la  toile  d'un  élève  commencent  par  corri- 
ger seulement  en  paroles,  indiquant,  expliquant  ce  qu'il  eût  fallu 
faire,  puis  qui  peu  à  peu  s'emparent  du  pinceau,  saisissent  la  pa- 
lette et  finissent  la  leçon  en  disant  :  Regardez,  tâchez  de  faire  comme 
moi! 

Au  bout  de  quelques  séances,  tout  Pindare  n'était  pas  traduit, 
mais  il  était  comme  ébauché  dans  ses  parties  principales.  Pas  un 
fragment  notable,  pas  un  hymne  célèbre  sur  lequel,  en  passant, 
notre  vaillant  jouteur  n'eût  entamé  la  lutte.  Ses  confrères,  comme 
on  pense,  l'excitaient  à  l'envi,  sachant  bien  qu'une  fois  à  moitié  du 
chemin,  il  irait  jusqu'au  bout.  Peut-être  même  espéraient-ils  déjà 
qu'après  la  traduction  viendrait  le  commentaire.  Et  en  effet  que  de 
choses  à  dire  non-seulement  sur  Pindare,  sur  ses  vers,  sur  son  temps, 
sur  ses  rivaux  de  gloire,  mais  sur  la  poésie  lyrique  elle-même! 
A  quelles  conditions  se  produit-elle  en  ce  monde?  quelle  en  est  l'es- 
sence et  l'origine?  Est-elle  de  tous  les  temps  et  de  tous  les  climats? 
tous  les  états  de  société  peuvent-ils  lui  donner  naissance?  N'est-il 
pas  chez  les  peuples  certain  degré  d'élévation  morale  et  religieuse 
au-dessous  duquel  elle  ne  fleurit  pas  ?  Quels  furent  ses  triomphes, 
ses  chutes,  ses  renaissances?  Quelle  est  son  histoire  en  un  mot,  et 
quel  peut  être  son  avenir?  Autant  de  questions  qui  se  pressent  et 
s'enchaînent  dès  qu'on  jette  les  yeux  sur  ces  chants  immortels. 

C'est  ainsi  que  sans  l'avoir  voulu,  entraîné,  subjugué  par  l'ascen- 
dant fortuit  d'un  sujet  admirable,  M.  Villemain  s'est  dévoué  à  nous 
traduire  Pindare,  et  comme  préambule  nous  donne  le  tableau  le 
plus  vaste  et  le  plus  animé,  la  plus  heureuse  page  de  critique  et 
d'histoire  que  sa  plume  ait  jamais  tracée. 

Cette  introduction  seule  est  déjà  sous  nos  yeux;  la  traduction 
suivra  de  près,  mais  à  quelque  intervalle.  Il  était  bon  de  lui  frayer 
la  route,  de  préparer  les  esprits,  d'éveiller  l'attention  et  la  curiosité 


PINDARE    ET   l'aRT   GREC.  713 

par  l'attrait  d'un  brillant  frontispice.  Le  génie  de  ce  grand  poète 
est  chez  nous  dans  un  tel  abandon!  C'est  une  réparation  que  M.Vil- 
lemain  lui  prépare.  Aussi  gourmande-t-il  notre  longue  tiédeur.  Boi- 
leau  lui-même,  dit-il,  tout  en  rompant  en  l'honneur  de  Pindare  des 
lances  contre  Perrault,  le  connaissait- il  bien?  le  goûtait-il  vraiment? 
l'admirait-il  autrement  qu'en  paroles,  autrement  que  de  parti-pris 
et  par  dévote  fidélité  au  culte  des  anciens?  l' avait-il  même  lu  tout 
entier?  En  citant  seulement  quatre  vers  des  hthmiques^  n'aurait-il 
pas  clos  la  bouche  à  Perrault,  et  vidé  sans  débat  une  de  leurs  que- 
relles sur  Homère?  Ces  quatre  vers,  et  bien  d'autres  peut-être,  lui 
avaient  donc  échappé?  Et  quelle  meilleure  preuve  d'une  imparfaite 
intelligence  de  cette  haute  poésie  que  l'innocente  bonne  foi  avec  la- 
quelle il  s'imagine  avoir  imité  Pindare  dans  son  ode  sur  la  prise  de 
Namur?  Quant  à  Voltaire,  c'est  autre  chose  :  il  ne  prend  pas  la  peine 
de  simuler  l'admiration,  et  ne  voit  dans  le  grand  lyrique,  dans 
cet  inintelligible  et  boursoufla  Thébnin^  comme  il  l'appelle,  qyxun 
chantre  de  combats  à  coups  de  poing,  premier  violon  du  roi  de 
Sicile.  M.  Yillemain  n'a  donc  pas  tort,  nous  devons  à  Pindare  une 
réparation. 

Mais  d'où  vient  que  nous  l'avons  ainsi  négligé  et  presque  mé- 
connu? Je  mets  de  côté  Voltaire;  son  siècle  et  lui  se  sont  moqués 
de  tant  de  nobles  choses  que  ce  serait  merveille  s'ils  avaient  pris 
Pindare  au  sérieux.  Je  ne  m'étonne  que  du  xvii''  siècle  restant  froid, 
réservé,  insensible  à  ce  genre  de  beautés.  Est-il  donc  dans  l'antiquité 
:Un  plus  grand  nom  que  le  nom  de  Pindare?  Sa  gloire,  dans  le  monde 
ncien,  ne  s'est-elle  pas  perpétuée  d'âge  en  âge,  toujours  incontestée 
t  toujours  renaissante  ?  A  Rome  aussi  bien  qu'à  Athènes,  il  marche 
u  même  rang  qu'Homère;  Horace  est  à  genoux  devant  lui,  et  non 
pas  en  flatteur,  comme  devant  Auguste  et  Mécène,  mais  en  disciple 
incère  et  convaincu.  Comment,  encore  un  coup,  nos  lettrés  du  grand 
iècle,  accoutumés  à  tenir  compte  des  jugemens  de  l'antiquité,  à 
modeler  leurs  goûts  sur  son  exemple ,  ont-ils  passé  devant  cette 
figure  de  Pindare  sans  lui  donner  un  regard ,  sans  lui  brûler  un 
grain  d'encens?  Je  reconnais  que  l'abbé  Massieu,  Lamothe-Houdard, 
et  autres  de  même  taille,  l'ont  honoré  de  leurs  imitations  et  de  leurs 
paraphrases  ;  mais  nos  vrais  écrivains,  nos  vrais  poètes,  quel  hom- 
mage lui  ont-ils  rendu,  quels  emprunts  lui  ont-ils  faits?  Les  Olym- 
piques,  les  Pythiques,  les  Isthmiques ,  les  Néméennes,  ces  quatre 
grands  débris,  incomplets,  mutilés,  mais  splendides  encore,  pour 
eux  ne  sont  que  d'incultes  ruines  qu'ils  ont  à  peine  parcourues  sans 
y  rien  admirer,  sans  en  rien  retenir  :  étrange  indifférence  ! 

É  Était-ce  donc  la  grandeur  de  l'hymne,  l'audace  du  dithyrambe, 
accent  lyrique,  en  un  mot,  que  nous  étions  alors  hors  d'état  de 


Hlk  REVUE   DES    DEUX   MOx\DES. 

comprendre?  Mais,  dans  ce  même  siècle,  les  plus  sublimes  des 
lyriques,  les  prophètes  de  la  sainte  Ecriture,  n'étaient-ils  pas  ad- 
mirés et  compris?  Malherbe,  Corneille,  Racine,  n'en  ont-ils  pas 
sondé  les  effrayantes  profondeurs  et  reproduit  le  merveilleux  lan- 
gage? Ce  n'est  donc  ni  l'ampleur,  ni  la  témérité,  ni  l'exagération 
lyrique  qui  nous  ont  rebutés  dans  le  poète  thébain.  M.  Yillemain 
suppose  même  que  c'est  ce  lyrisme  sacré,  si  bien  traduit  alors  et 
en  si  grande  estime,  qui  a  comme  étouffé  le  lyrisme  païen.  C'est 
Moïse,  dit-il,  c'est  Isaïe,  David,  tout  le  chœur  des  prophètes ,  qui 
ont  fait  tort  à  Pindare.  L'esprit  des  Psaumes  nous  a  comme  distraits 
et  détournés  de  l'esprit  des  Pythiques. 

J'admets  l'explication,  et  cependant,  si  grand  que  fût  alors  l'em- 
pire de  la  poésie  hébraïque  et  chrétienne,  cet  empire  était-il  absolu? 
Ceux  de  nos  poètes  qui  l'ont  le  mieux  interprétée  n'ont-ils  obéi  qu'à 
elle?  n'ont-ils  pas  maintes  fois  cherché  l'inspiration  ailleurs  que 
dans  la  Bible,  puisé  à  d'autres  sources,  à  des  sources  profanes?  L'au- 
teur de  Polyeucte  n'a-t-il  pas  fait  Psyché ^  et  Racine  n'a-t-il  fait 
quAthalie?  La  question  reste  donc  entière.  De  tous  les  grands  mo- 
dèles consacrés  par  l'antiquité  et  par  elle  transmis  à  nos  respects, 
de  tous  les  poètes -grecs  dont  nous  possédons  des  chefs-d'œuvre, 
Pindare  est  presque  le  seul  dont  le  xyii"  siècle  ne  se  soit  point  épris 
et  qu'il  ait  délaissé  sans  honneurs  et  sans  interprète.  Pourquoi  cette 
exception,  et  que  lui  manquait-il  ?  Il  lui  manquait,  faut-il  le  dire  ? 
d'être  né  quelques  olympiades  moins  tôt,  ou  d'être,  comme  Homère, 
enfant  de  rionie. 

Archaïque  et  dorien,  dorien  d'esprit  et  de  cœur  encore  plus  que  de 
dialecte,  voilà  ses  deux  méfaits.  C'est  par  là  qu'il  ne  peut  s'entendre 
avec  le  xvii^  siècle,  pour  qui  l'antiquité  grecque  commence  à  peine 
à  Périclès,  et  qui  n'accepte  Homère,  le  vieil  Homère,  qu'en  faveur 
du  génie  sans  rudesse  et  des  instincts  civilisés  et  dramatiques  qui 
sont  le  privilège  naturel  de  sa  race. 

Ainsi  ce  n'est  point  à  Pindare  en  particulier  qu'on  a  chez  nous 
tenu  rigueur.  Ce  que  nous  avons  négligé,  mal  compris,  ce  n'est 
pas  son  génie,  c'est  le  génie  de  l'antiquité  grecque  elle-même  dans 
sa.  manifestation  la  plus  haute  et  la  plus  sévère,  dans  sa  grandeur, 
dans  sa  force,  dans  sa  liberté  primitive,  avec  ses  irrégularités  ap- 
parentes, ses  formes  abruptes  et  heurtées,  ses  grands  traits  sans 
détails  et  presque  sans  nuances.  Voilà,  selon  moi,  l'excuse  de  notre 
longue  insouciance.  Pour  sentir  et  comprendre  Pindare,  il  nous 
manquait  la  clé  non-seulement  de  ses  propres  beautés,  mais  de  tout 
un  ensemble  d'idées,  de  sentimens,  de  contours  et  de  formes  dont 
il  est  un  des  représentans  les  plus  persévérans  et  les  plus  in- 
spumis. 


PINDARE    ET   l'aRT    GREC.  715 

Tout  se  lie,  tout  se  tient,  architecture  et  poésie.  Combien  voilà- 
t-il  de  temps  que  nos  yeux  se  sont  accoutumés  à  la  majestueuse  ru- 
desse du  véritable  ordre  dorique?  Que  d'hésitations,  que  de  tâtonne- 
mens  avant  d'en  venir  là!  Ce  proéminent  chapiteau  ombrageant  de 
son  vaste  tailloir  un  coussinet  rustique  au  galbe  épais,  fuyant  et 
aplati,  ces  cannelures  aiguës,  ce  fût  conique  descendant  jusqu'au 
sol  sans  base  ni  talon,  sans  cothurne  ni  sandale,  depuis  quand  sen- 
tons-nous que  c'est  là  de  l'art  grec  et  de  la  vraie  beauté?  L'ordre 
dorique  promulgué  par  Yitruve,  tel  que  sur  sa  parole  on  l'enseigne 
en  Europe  depuis  plus  de  trois  siècles,  a-t-il  la  moindre  ressemblance 
avec  celui-là?  Support  banal,  maigre  colonne,  chapiteau  froid  et 
effacé,  tailloir  timide  et  sans  saillie,  traduction  romaine,  en  un  mot, 
d'un  admirable  texte  grec,  tout  est  amoindri,  tronqué,  défiguré  dans 
le  dorique  de  Yitruve,  et  pourtant,  quand  Yitruve  écrivait,  les  grands 
modèles  étaient  debout.  Depuis  Pœstum  et  Sélinonte  jusqu'au  fond 
de  la  mer  Egée,  on  n'avait  qu'à  choisir.  Tout  le  sol  hellénique  était 
encore  couvert  des  types  du  dorique  véritable.  Yitruve  n'en  dit  rien. 
Pas  un  mot  de  ces  vieux  chefs-d'œuvre,  pas  même  du  plus  jeune, 
du  plus  brillant  de  tous,  du  Parthénon;  il  n'a  pas  l'air  de  savoir 
qu'il  existe.  En  revanche,  il  soutient  doctement  que  l'ordre  do- 
rique est  impropre  à  la  construction  des  temples,  que  les  anciens 
l'ont  ainsi  reconnu,  et  que  depuis  longtemps  la  mode  en  est  pas- 
sée (1).  Les  anciens!  qu'entend-il  parla?  Le  voilà  donc  qui  rejette 
Ictinus  par-delà  les  anciens,  dans  les  temps  à  demi  barbares  !  Les 
anciens,  pour  Yitruve,  ce  sont  les  Grecs  d'Alexandrie,  les  archi- 
tectes des  Ptolémées!  Il  place  l'âge  d'or  en  pleine  décadence.  Or 
c'est  lui,  notez  bien,  c'est  lui  seul  qui  a  fait  notre  éducation  ;  les 
secrets  du  grand  art  de  bâtir  ne  nous  sont  venus  que  par  lui.  De  là 
notre  tardive  intelligence  de  l'antiquité  véritable,  surtout  de  l'anti- 
quité grecque. 

Tant  qu'il  s'agit  de  l'art  romain,  Yitruve  est  un  témoin  fidèle,  il 
est  sur  son  terrain  ;  il  parle  de  ce  qu'il  sait,  ou  s'il  se  trompe,  les 
monumens  sont  là,  à  notre  porte,  on  peut  toujours  le  contredire. 
On  le  pouvait,  comme  aujourd'hui,  au  xvii^  siècle,  même  au  xvi^  et 
au  xv%  car  l'Italie  nous  fut  toujours  ouverte,  tandis  qu'en  Grèce  on 
n'y  pénètre  que  depuis  hier.  Les  Turcs  en  prirent  la  clé  tout  juste 
à  partir  du  jour  où  apparurent  en  Occident  les  premières  lueurs 
d'amour  et  de  respect  pour  les  chefs-d'œuvre  de  l'antiquité.  Yitruve, 
grâce  aux  Turcs,  devint  donc  un  oracle ,  sa  soi-disant  architecture 

(1)  «  Nonnulli  antiqui  architecti  negaverunt  dorico  génère  œdes  sacras  oportere 
fieri...  Quapropter  antiqui  evitare  usi  sunt  in  sedibus  sacris  doricae  symmetrise  ratio- 
nem.  »  Vitruv.,  lib.  iv,  cap.  3. 


716  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

grecque  fut  acceptée  sans  conteste.  Qui  l'aurait  contrôlée  ?  Qui  aurait 
pu  prévoir  qu'un  jour,  en  parcourant  la  Grèce,  nous  verrions  ce 
législateur,  neuf  fois  sur  dix ,  démenti  par  les  monumens  ?  Homme 
de  science  et  architecte,  placé  pour  tout  bien  voir,  froid,  sensé, 
méthodique,  comment  son  témoignage  n'aurait-il  pas  fait  foi?  Il  fut 
cru  sur  parole,  et  pendant  trois  cents  ans,  au  lieu  d'un  art  plein 
d'imprévu,  d'audace  et  de  liberté,  respectant,  il  est  vrai,  certaines 
grandes  lois  éternelles,  mais  n'enchaînant  jamais  l'imagination,  il 
nous  fit  accueillir  et  cultiver  dans  nos  écoles ,  sous  ce  grand  nom 
d'architecture  grecque,  un  système  à  la  fois  timide  et  inflexible, 
où  de  nobles  et  sages  préceptes  semblent  comme  enfouis  sous  de 
mesquines  prescriptions. 

Eh  bien  !  la  poésie  grecque  n'a -t- elle  pas  eu  ses  Yitruves  aussi? 
non  pas  faute  de  monumens,  car  ici  ce  n'est  plus  ni  de  pierre  ni  de 
marbre  qu'il  s'agit.  Les  manuscrits  ne  tiennent  point  au  sol,  ils  pou- 
vaient fuir,  échapper  aux  barbares,  et  nous  en  recueillîmes  d'admi- 
rables débris.  La  main  des  copistes  d'abord,  bientôt  après  l'impri- 
merie les  multiplièrent  par  milliers ,  puis  d'érudits  interprètes  se 
chargèrent  de  les  mettre  à  la  portée  de  tous.  On  devait  espérer  que 
le  génie  des  Grecs  serait  chez  nous  plus  heureux  en  poésie  qu'en  ar- 
chitecture ,  que  nous  saurions  comprendre  non  pas  seulement  leurs 
vers,  mais  leur  manière  de  les  sentir,  accepter  leurs  jugemens,  adop- 
ter leurs  préférences  et  respecter  la  hiérarchie  de  leurs  admirations. 
Il  n'en  fut  rien.  Nous  admirâmes,  mais  tout  autrement  qu'eux.  Cette 
impartialité  qui  nous  fait  aujourd'hui  comme  sortir  de  nous-mêmes 
pour  juger  une  ancienne  œuvre  d'art,  cette  façon  de  franchir  les  siè- 
cles, de  nous  unir  à  l'artiste,  de  partager  pour  un  moment  ses  pas- 
sions, ses  préjugés,  même  son  ignorance,  c'est  quelque  chose  de  tout 
à  fait  moderne.  Nos  pères  n'ont  rien  connu  de  tel;  ils  ne  prenaient 
pas  tant  de  peine.  Dans  la  poésie  grecque,  ils  ne  virent,  ils  n'admi- 
rèrent sincèrement  que  ce  qui  se  rapprochait  plus  ou  moins  de  leurs 
propres  idées,  de  leurs  goûts,  de  leurs  habitudes.  Une  heureuse  et 
savante  expression  de  sentimens  à  peine  antiques,  c'est-à-dire  de  ces 
sentimens  qui  sont  de  tous  les  temps  et  de  tous  les  climats ,  révéla- 
tions vivantes,  mais  générales,  de  la  nature  humaine,  fonds  commun 
obligé  de  toute  poésie ,  voilà  ce  qui  les  charma,  ce  qui  leur  sembla 
la  véritable  gloire  de  la  lyre  hellénique.  Tout  ce  qui  s'écartait  au 
contraire  de  cette  perfection  tempérée ,  de  ces  beautés  un  peu  ba- 
nales, tout  ce  qui  laissait  voir  un  aspect  insolite,  un  certain  air 
d'audace,  certains  angles  aigus  et  fièrement  taillés,  leur  devint  un 
sujet  de  trouble  et  de  scandale  ;  c'étaient  pour  eux  les  grossiers  ru- 
dimens  d'un  art  à  son  enfance,  et  comme  on  dissimule  les  fautes 
d'un  ami,  ils  cherchèrent  à  n'en  rien  laisser  voir.  Aussi  quel  soin 


» 


PINDARE    ET    L  ART    GREC. 


71 


chez  les  traducteurs  à  cacher  ces  aspérités,  tantôt  sous  d'amples 
paraphrases,  tantôt  avec  la  lime,  en  retranchant  et  en  arrondis- 
sant ! 

Ainsi,  en  poésie  comme  en  architecture ,  comme  en  tous  les  arts 
du  dessin,  la  véritable  Grèce  et  ses  primitives  beautés  ne  furent 
chez  nous,  dans  les  trois  derniers  siècles,  qu'imparfaitement  com- 
prises. Si  à  Rome,  du  temps  d'Auguste,  on  ne  comprenait  plus  l'es- 
prit du  Parthénon,  s'il  semblait. suranné,  hors  de  mode;  si  les  raffi- 
nemens  de  la  critique  alexandrine  avaient  faussé  le  goût  même  en 
architecture,  et  substitué  au  véritable  art  grec  un  art  de  convention, 
comment  en  France,'  sous  Louis  XIV,  vouliez -vous  que  Pindare  fût 
encore  en  faveur?  Le  meilleur  helléniste  n'y  voyait  que  du  feu. 
Racine  assurément  savait  le  grec  autant  qu'homme  de  France;  il  le 
savait  en  érudit  et  le  devinait  en  poète;  Athénien  lui-même  en 
quelque  sorte,  passant  sa  vie  au  théâtre  d'Athènes,  qu'a-t-il  vrai- 
ment compris  de  ces  trois  grands  tragiques,  et  qu'a-t-il  pu  leur  em- 
prunter? Quelques  scènes,  quelques  passages,  et  encore  au  moins 
Grec,  au  moins  ancien  des  trois.  Celui-là  même,  cet  Euripide,  son  in- 
spirateur, son  poète,  dès  qu'il  s'écarte  un  peu  du  cercle  des  idées 
communes  à  tout  le  genre  humain  pour  rentrer  franchement  sur 
son  sol  hellénique,  dès  qu'il  s'adresse  aux  passions,  aux  souvenirs, 
aux  préjugés  de  ses  concitoyens  et  fait  luire  sur  ses  personnages  les 
vrais  rayons  du  ciel  attique,  aussitôt,  on  le  sent,  il  déroute  le  génie 
de  Racine,  il  échappe  à  sa  pénétration.  Ce  n'est  pas  seulement  par 
égard  pour  les  courtisans  et  par  peur  des  marquis  que  notre  poète 
a  transformé  et  affadi  son  Hippolyte ,  c'est  avant  tout  faute  d'avoir 
senti,  comme  il  savait  sentir,  la  suave  grandeur,  l'héroïque  pu- 
reté, l'idéal  et  mystérieux  amour  de  l'Hippolyte  d'Euripide.  «  0  Ra- 
cine! s'écrie  M.  Villemain  avec  un  doux  reproche,  comment  n'a- 
voir pas  fait  passer  dans  votre  admirable  langage  cette  belle  et 
tendre  invocation  que  le  jeune  héros ,  à  son  entrée  en  scène ,  au 
milieu  de  ses  joyeux  amis,  adresse  à  Diane,  à  sa  déesse  favorite,  à  sa 
reine  chérie?  Pourquoi  ce  discours  d'un  gouverneur  de  prince,  au 
lieu  du  souvenir  de  cette  invisible  et  divine  maîtresse,  dont  l'inno- 
cent Hippolyte  croit  entendre  la  voix  dans  le  silence  des  forêts?  )> 
On  le  voit  donc,  même  chez  Euripide,  il  y  a  des  traits  d'une  simpli- 
cité encore  trop  primitive  pour  être  savourés  par  Racine,  des  ])eau- 
tés  devant  lesquelles  il  passe  sans  qu'elles  se  révèlent  à  lui;  qu'é- 
tait-ce donc  chez  Sophocle,  ce  peintre  de  caractères,  ce  poète 
citoyen,  dont  tous  les  vers  sont  des  médailles  frappées  au  vrai  coin 
de  la  Grèce  ?  Et  quant  au  vieil  Eschyle,  au  religieux  et  lyrique  Es- 
chyle, Racine  a  soin  de  nous  l'apprendre,  il  n'essayait  pas  même 
de  l'entendre,  et  des  sept  tragédies,  seul  débris  de  cette  immense 


718  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

gloire ,  il  ne  pouvait  lire  sans  fatigue  que  quelques  scènes  tout  au 
plus,  les  premières  scènes  des  Choéphores.  Saumaise  allait  plus- 
loin  :  l'intrépide  savant,  qui  ne  reculait  guère  devant  les  textes  épi- 
neux, déclarait  que  pour  lui  Eschyle,  d'un  bout  à  l'autre,  était  inin- 
telligible. 

Or  Eschyle  et  Pindare  sont  deux  contemporains ,  et  le  moins  ac- 
cessible des  deux  n'est  à  coup  sûr  pas  Eschyle.  Bien  que  lyrique 
aussi,  il  a  cet  avantage  qu'il  écrit  pour  la  scène,  que  sa  poésie  est 
dialoguée  et  s'appuie  sur  un  drame.  Toute  action  dramatique, 
même  lente  et  presque  immobile,  est  pour  l'esprit  un  jalon  conduc- 
teur, tandis  que  rien  ne  nous  égare  comme  les  brusques  saillies,  les 
bonds  irréguliers  de  l'ode  et  du  dithyrambe.  Voilà  donc  pour  le 
XYii^  siècle  la  véritable  excuse  :  il  ne  pouvait  goûter  Pindare  lorsque 
ses  érudits  et  ses  poètes  renonçaient  à  comprendre  Eschyle. 

Mais  d'où  vient  qu'aujourd'hui,  sans  avoir  le  génie  de  Racine, 
sans  savoir  le  grec  comme  lui,  sans  même  être  un  Saumaise,  on  peut 
entendre  Eschyle,  le  sentir,  l'admirer,  ne  pas  lire  seulement  le  dé- 
but de  ses  Choéphores^  mais  son  Orestie  tout  entière,  ses  Perses^ 
ses  Suppliantes^  même  son  Prométhée,  se  complaire  à  sa  poésie,  en 
être  ému,  en  contempler  avec  respect  les  colossales  proportions, 
les  audacieux  profils  et  la  décoration  si  pure,  quoique  massive  et 
taillée  à  grands  traits?  D'où  vient  que  ce  genre  de  beautés  n'est 
plus  une  énigme  pour  nous?  Et  je  ne  parle  pas,  notez  bien,  de  quel- 
ques esprits  d'élite  pour  qui  le  soleil  brille  quand  les  nuées  couvrent 
la  terre;  j'excepte  même  quiconque  a  déjà  lu  deux  merveilleux  cha- 
pitres de  Y  Essai  sur  Pindare ,  où  M.  Yillemain  évoque  en  traits  de 
flamme  et  illumine  de  ses  magiques  traductions  ce  mystérieux  gé- 
nie, ((  Eschyle,  le  grand  Eschyle.  »  Je  récuse  ces  deux  chapitres,  par 
excès  d'impartialité,  comme  on  doit  faire  de  toute  séduction  par 
trop  irrésistible.  Je  parle  seulement  du  public  tel  qu'il  est,  livré  à 
ses  propres  lumières,  et  je  dis  qu'aujourd'hui  quiconque  par  hasard 
lit  encore  les  tragiques  se  garde  bien,  si  respectueux  qu'il  soit  pour 
Euripide  et  pour  Sophocle,  de  marchander  la  gloire  au  vieil  Es- 
chyle. Je  dis  que  cette  suprématie,  dont  jamais  dans  l'antiquité 
l'ancien  roi  de  la  scène  ne  fut  complètement  déchu,  même  après  les 
victoires  de  ses  jeunes  rivaux,  cette  suprématie,  qui  nous  semblait 
inexplicable,  presque  absurde,  il  n'y  a  pas  quarante  ans,  aujour- 
d'hui n'étonne  plus  personne,  et  s'il  y  avait  une  palme  à  donner, 
s'il  fallait  faire  un  choix  entre  ces  trois  génies,  l'ombre  d'Aristo- 
phane en  bondirait  de  joie  :  ce  serait  à  coup  sûr  son  poète  vénéré, 
ce  serait  Eschyle  et  avec  lui  la  grande  poésie,  l'art  simple,  religieux 
et  vraiment  créateur,  qui  chez  nous  aujourd'hui  obtiendrait  la  cou- 
ronne. 


PINDARE    ET  L  ART    GREC. 


19 


D'où  vient,  je  le  répète,  cette  métamorphose?  Un  voile  s'est-il 
donc  déchiré?  ou  bien  sommes-nous  plus  simples  dans  nos  goûts, 
de  mœurs  plus  primitives,  plus  grands,  plus  généreux  que  nos 
pères?  Il  est  permis  d'en  douter.  Tout  en  Valant  mieux  qu'eux  peut- 
être  au  moins  par  certains  côtés,  ce  n'est  pas  notre  grandeur  mo- 
rale, ce  n'est  pas  l'état  de  nos  âmes  qui  nous  aide  à  comprendre 
Eschyle.  Est-ce  la  politique,  le  spectacle  auquel  nous  assistons  de- 
puis deux  tiers  de  siècle?  Il  faut  le  reconnaître,  tous  ces  boulever- 
semens  du  monde,  ces  immenses  triomphes,  ces  immenses  revers 
accoutument  l'esprit  aux  fortes  émotions,  aux  plaisirs  grandioses, 
et  c'est  aussi  comme  un  enseignement  pour  pénétrer  dans  cette 
austère  poésie  que  d'avoir  quelquefois  éprouvé  par  nous-mêmes 
certains  grands  sentimens  dont  elle  est  animée.  Les  mâles  dévoue- 
mens,  les  civiques  vertus,  les  patriotiques  ardeurs  des  contempo- 
rains de  Miltiade  n'étaient  que  lettre  morte,  rhétorique,  abstrac- 
tions devant  un  trône  absolu,  tandis  que  depuis  soixante  ans,  dans 
nos  alternatives  de  liberté  et  de  servitude,  nous  en  avons  par  inter- 
valle senti  la  réalité.  Mais  ni  la  politique,  ni  le  patriotisme,  ni  même 
des  causes  plus  directes,  les  progrès  incessans  de  l'histoire  et  de 
l'ethnographie,  n'auraient  suffi  à  faire  éclore  cette  nouvelle  intelli- 
gence de  l'antique  poésie  grecque  sans  une  autre  influence,  sans 
quelque  chose  de  plus  révélateur,  quelque  chose  qui  parlât  aux 
yeux.  Je  vais  révolter  peut-être  certains  amis  des  lettres  qui  s'of- 
fensent à  l'idée  qu'en  aucun  cas  des  formes,  des  figures,  des  signes 
matériels,  les  arts  du  dessin  en  un  mot,  soient  pour  elles  des  tru- 
chemans  nécessaires,  des  commentaires  vivifians.  Rien  n'est  plus 
vrai  pourtant. 

Supposez  en  1828  les  Turcs  vainqueurs  à  Navarin  et  la  GrècQ  de- 
puis trente-deux  ans  close  et  murée  comme  autrefois  ;  les  beautés 
et  le  vrai  caractère  de  l'archaïsme  grec  seraient  encore  à  l'état  de 
problème,  soyez-en  sûrs,  aussi  bien  en  poésie  qu'en  sculpture  et 
en  architecture.  La  délivrance  de  ce  petit  coin  de  terre  a  produit 
plus  d'effet  dans  le  monde  des  arts  qu'on  ne  le  croit  communément. 
C'est  la  contre-partie  du  désastre  de  l/i53.  L'erreur  où  nous  avait 
jetés  la  confiscation  de  la  Grèce,  l'affranchissement  de  1828  nous 
en  a  délivrés.  Il  a  fait  justice  à  la  fois  et  de  la  barbarie  musulmane 
et  du  faux  hellénisme,  de  l'hellénisme  alexandrin  et  de  sa  contre- 
façon romaine.  Ce  n'est  pas  seulement  la  flotte  du  sultan,  c'est 
l'autorité  de  Yitruve  (en  ce  qui  touche  à  la  Grèce)  qui  a  sombré  à 
Navarin.  Un  changement  à  vue,  une  lumière  soudaine  nous  a  fait 
voir  le  véritable  art  grec,  l'art  des  grands  siècles,  chez  lui,  sur  son 
propre  sol,  mutilé,  en  ruines,  mais  pur,  sans  alliage,  non  travesti, 
non  commenté. 


720  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Il  y  avait  trois  cents  ans  que  l'Europe  artiste  et  savante  croyait 
en  être  en  possession  :  il  lui  a  bien  fallu  confesser  sa  méprise.  Déjà 
même  pendant  le  dernier  siècle  son  instinct  l'avait  avertie  qu'elle 
faisait  fausse  route,  que  Vitruve  l'avait  fourvoyée.  Aussi,  dès  cette 
époque,  que  de  travaux,  que  de  recherches  pour  découvrir  ce  pré- 
cieux mystère,  le  véritable  art  grec!  Pendant  qu'à  la  surface  les 
Boucher,  les  Yanloo  semblent  tout  diriger,  qu'on  ne  jure  que  par 
eux,  qu'on  ne  connaît  d'autre  idéal  qu'un  voluptueux  caprice,  l'éru- 
dition travaille  et  complète  en  silence  un  retour  à  l'antiquité,  et  non 
pas  à  cette  antiquité  de  formes  indécises,  aux  vêtemens  flottans,  ni 
grecque  ni  romaine,  comme  l'entendait  Lebrun,  mais  à  une  anti- 
quité nouvelle,  sévère  de  lignes  et  de  costume ,  une  pure  antiquité 
grecque.  D'heureuses  découvertes  secondaient  l'entreprise  :  des 
villes  entières  venaient  d'être  trouvées  sous  les  scories  d'un  volcan, 
villes  italo- grecques  par  malheur,  et  non  franchement  hellènes; 
n'importe,  c'étaient  de  précieux  indices,  des  élémens  nouveaux,  as- 
sez pour  bâtir  un  système,  pour  parler  aux  imaginations;  assez  pour 
rêver  la  Grèce,  pas  assez  pour  la  retrouver. 

Telle  est  en  effet  l'impuissance  de  tout  effort  spéculatif  en  sem- 
blable matière,  l'insurmontable  difficulté  de  retrouver  par  la  pensée 
des  lignes  et  des  contours  sans  le  secours  des  yeux,  que  les  chefs  de 
ce  mouvement  rénovateur,  tous,  à  des  degrés  divers,  habiles,  sa- 
vans,  ingénieux,  pleins  de  patience  et  d'ardeur,  quelques-uns  même 
de  génie,  je  cite  seulement  Gaylus,  Barthélémy,  Winckelmann,  faute 
de  posséder  et  de  pouvoir  connaître  les  fondemens  véritables  de 
l'art  qu'ils  prétendaient  ressusciter,  réduits  à  l'inventer  d'après  des 
données  incomplètes  et  d'insuffisans  témoignages,  qu'ont-ils  pu 
faire?  Qu'ont-ils  imaginé?  A  quel  art  grec  nous  ont-ils  conduits? 
A  celui  dont  David  fut  l'éditeur  et  non  le  père,  qu'il  accepta  tout, 
fait  de  leur  science,  et  écrivit  sous  leur  dictée  de  son  puissant  pin- 
ceau. 

Ils  avaient  voulu  fuir  l'influence  romaine,  se  dégager  de  l'esprit 
de  Yitruve,  qui  pesait  sur  Lebrun,  et  chercher  jusque  dans  l'ar- 
chaïsme un  remède  à  la  décadence;  ils  réussirent  à  éviter  l'épais- 
seur, la  lourdeur,  l'indécision  des  lignes,  mais  tombèrent  dans  la 
sécheresse,  la  maigreur  et  l'aridité.  Système  étrange  qui  supprimait 
la  vie  par  peur  de  ses  excès  !  Sa  nouveauté,  son  exagération  même 
assurèrent  son  triomphe  :  il  fut  accueilli  d'abord  presque  avec  fana- 
tisme, puis  délaissé,  et  finit  par  s'éteindre  dans  une  sorte  de  léthar- 
gie, parce  qu'en  effet  c'était  la  mort  que  cette  prétendue  pureté. 

A  peine  était-il  tombé  que  bientôt  nous  apprîmes,  presque  sans  y 
penser,  sans  effort  de  génie,  sans  nouveau  Winckelmann,  quelle 
était  la  véritable  loi,  la  condition  première  de  cet  art  si  longtemps 


PmDARE    ET   L  ART    GREC. 


■21 


poursuivi.  C'était  tout  simplement  la  vie,  la  vie  dans  sa  juste  me- 
sure, en  parfait  équilibre  avec  l'ordre  et  la  règle,  mais  avant  tout 
la  vie,  si  bien  que  toute  œuvre  d'art  d'où  la  vie  est  absente,  quels 
que  soient  d'ailleurs  sa  structure,  ses  formes  et  ses  traits,  n'est 
grecque  que  de  nom  ou  n'est  pas  des  beaux  temps  de  la  Grèce,  on 
peut  l'affirmer  à  coup  sûr.  Qui  nous  avait  révélé  cette  loi?  Je  ne 
sais;  mais  l'évidence  n'en  fat  bien  établie  et  ne  devint  incontes- 
table que  vers  le  temps  et  comme  à  la  suite  de  notre  expédition  de 
Morée.  Déjà  pourtant,  huit  ou  dix  ans  plus  tôt,  on  en  avait  comme, 
aperçu  les  premières  lueurs.  Des  marbres  incomparables,  tels  que 
n'en  possédait  aucun  musée  d'Europe,  apparurent  tout  à  coup  à 
Londres  et  à  Paris  :  c'étaient  des  sculptures  arrachées  au  Parthénon 
lui-même;  c'était  une  statue,  moins  violemment  acquise,  de  moins 
illustre  origine,  mais  de  style  analogue,  notre  Vémis  de  Milo.  Se 
rappelle-t-on  bien  l'étonnement,  le  trouble  où  ces  chefs-d'œuvre 
jetèrent  les  esprits?  Ce  type  de  beauté  contrariait  toutes  nos  tra- 
ditions. Ce  n'était  ni  la  raideur  de  David  ni  la  molle  ampleur  de 
Lebrun;  un  accord  imprévu  des  dons  les  plus  contraires,  un  in- 
compréhensible mélange  d'idéal  et  de  réalité,  d'élégance  et  de  force, 
de  noblesse  et  de  naturel,  confondaient  notre  jugement.  Le  pro- 
pre des  vrais  chefs-d'œuvre  est  de  causer  ces  sortes  de  surprise. 
Ils  nous  prennent  au  dépourvu ,  nous  troublent  dans  la  routine  de 
nos  admirations;*  puis  bientôt  leur  ascendant  triomphe,  ils  s'em- 
parent de  nous  et  tournent  à  leur  profit  notre  penchant  à  l'habi- 
tude :  alors  ils  nous  font  voir  sous  un  aspect  nouveau,  ils  font  des- 
cendre à  un  rang  secondaire  tout  ce  qui  régnait  avant  eux.  C'est 
ainsi  que  les  marbres  d'Elgin  et  la  Vénus  de  Milo,  une  fois  acceptés 
et  compris,  détrônèrent  peu  à  peu  nos  chefs-d'œuvre  de  prédilec- 
tion, non  qu'il  y  eût  chez  ceux-ci  la  moindre  déchéance,  mais,  com- 
parés à  ces  nouveau-venus ,  ils  étaient  de  moins  haute  naissance  et 
n'avaient  plus  de  droits  au  premier  rang. 

Ainsi  nos  vrais  initiateurs,  avant  même  l'affranchissement  de  la 
Grèce,  ce  furent  ces  marbres  merveilleux;  mais  notre  éducation  ne 
s'acheva  réellement,  nos  idées  et  nos  théories  ne  furent  complète- 
ment redressées  que  par  l'exploration  fréquente  de  cette  terre  de- 
venue libre  et  par  l'étude  des  débris  qui  la  couvraient  encore.  Lors- 
qu'il fut  bien  prouvé  que  de  pareils  chefs-d'œuvre  ne  venaient  pas 
d'un  hasard  isolé,  que  partout  où  s'était  conservé  un  fragment  au- 
thentique des  grands  siècles  de  l'art  on  rencontrait  ce  même  style, 
puissant  et  souple,  majestueux  et  vivant;  lorsqu'on  apprit  qu'à 
cette  statuaire  s'associait  partout  une  imposante  architecture,  faite 
à  sa  taille  et  animée  du  même  esprit,  que  cette  architecture  avait 
pour  supports  naturels,  pour  membres  nécessaires,  ces  robustes  co- 

46 


TOME  XXV. 


722  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lonnes,  ces  rustiques  chapiteaux  qui,  la  première  fois  qu'on  les  vit 
à  Pœstum,  dans  le  siècle  dernier,  parurent  si  étranges  qu'on  les 
prit  pour  une  création  locale  et  fortuite,  une  œuvre  déréglée  de  cy- 
clopes  ou  de  géans,  et  que  pendant  longtemps  on  en  fit  comme  un 
ordre  à  part  sous  le  nom  d'ordre  de  Pœstum^  lorsqu'il  fut  avéré 
enfin  que  cet  ordre  insolite  et  soi-disant  inculte  était  en  Grèce  d'u- 
sage universel,  l'ordre  par  excellence,  avant  et  y  compris  le  siècle 
de  Périclès,  il  fallut  bien  en  prendre  son  parti  et  concevoir  l'art  grec 
sous  un  jour  tout  nouveau,  c'est-à-dire  reléguer  à  la  seconde  place 
les  perfections  inanimées,  les  lignes  déliées  et  subtiles,  et  ne  don- 
ner le  premier  rang  qu'à  la  mâle  énergie  et  à  l'antique  sim- 
plicité. 

Et  l'on  voudrait  que  cette  vérité,  une  fois  acquise  à  la  critique, 
n'eût  jeté  ses  rayons  que  sur  les  arts  plastiques,  sans  que  sur  la 
poésie  il  en  tombât  quelques  reflets?  N'allez  pas  jusqu'en  Grèce, 
passez  deux  heures  au  Brîtish  Musemn,  dans  cette  grande  salle  ta- 
pissée tout  entière  des  dépouilles  d'Athènes;  suivez  des  yeux  cette 
bruyante  cavalcade,  cette  procession  majestueuse  et  vivante;  con- 
templez ces  colosses  dont  les  poitrines  mutilées  respirent  et  se  sou- 
lèvent sous  leurs  diaphanes  draperies,  et  en  regard  de  cette  sta- 
tuaire, comme  pour  en  donner  l'échelle  et  mettre  tout  à  son  plan,  ce 
fût  tronqué  de  colonne  dorique  portant  son  immense  chapiteau; 
laissez -vous  pénétrer  de  l'esprit  de  ces  formes,  et  dites-nous  si 
vous  éprouvez  là  cette  froideur  un  peu  pédante,  ce  je  ne  sais  quoi 
d'abstrait  et  d'artificiel  qui,  plus  ou  moins,  vous  saisit  malgré  vous 
dans  ces  salles  d'antiques  de  presque  tous  les  musées  d'Europe,  où 
quelques  vrais  chefs-d'œuvre  se  mêlent  trop  souvent  aux  produits 
équivoques  des  siècles  d'imitation!  N'est-ce  pas  autre  chose?  Si  peu 
que  vous  ayez  de  poésie  grecque  dans  la  m.émoire ,  vous  la  sentez 
s'illuminer;  certains  éclairs  d'analogie  s'échappent  de  ces  marbres 
et  vont  donner  un  sens  aux  mots,  aux  phrases  qui  vous  étaient  irti- 
pénétrables;  ce  que  ni  dictionnaire,  ni  glose,  ni  grammaire  ne  vous 
pourraient  apprendre,  ces  sculptures  vous  le  disent.  Elles  vous  for- 
cent à  concevoir  des  hommes  à  leur  image,  à  prêter  à  ces  hommes 
leurs  véritables  mœurs  et  leurs  vrais  sentimens;  vous  avez  devant 
vous  non  pas  un  art  imitateur,  une  convention  savante,  non  pas 
même  la  nature  dans  le  sens  général  du  mot,  mais  l'antiquité  grec- 
que elle-même ,  la  grande  et  primitive  antiquité ,  qui  vous  parle  sa 
noble  langue.  Voilà  ce  qu'aujourd'hui  il  est  donné. à  tous  de  voir  et 
de  connaître,  et  c'est  pourquoi,  tout  pygmées  que  nous  sommes, 
nous  pouvons  désormais  comprendre  ce  qui  ne  fut  si  longtemps 
qu'énigmes  et  que  nuages  pour  de  plus  grands  que  nous. 

On  le  voit  donc,  l'heure  est  venue  de  donner  à  Pindare  cette  ré- 


PINDARE    ET    L  ART   GREC. 


723 


paration  que  M.  Villemain  lui  prépare.  Plus  d'obstacles  préjudiciels, 
s'il  est  permis  de  parler  ainsi.  Avec  notre  façon  nouvelle  de  com- 
prendre l'antiquité,  quelles  préventions,  quels  préjugés  nous  reste- 
t-il  contre  Pindare?  La  place  est  nette;  le  vieux  poète,  le  vieux  do- 
rien  peut  prendre  la  parole  :  il  n'excitera  pas  chez  nous,  comme 
autrefois  dans  son  pays,  des  transports  d'enthousiasme,  un  délire 
populaire,  mais  il  n'essuiera  plus  ni  le  dédain  ni  même  l'indiffé- 
rence. Le  mérite  de  notre  temps,  qui  n'aime  au  fond  que  le  plaisir, 
et  se  soucie  fort  peu  du  beau,  c'est  de  permettre  au  moins  qu'on 
l'admire.  11  ne  s'offense  pas  qu'on  ait  le  goût  plus  haut  placé  que 
lui,  et  tolère,  tout  en  n'en  usant  pas,  les  bons  exemples  qu'on  lui 
donne.  Ainsi  l'ordre  dorique  n'est  assurément  pas  du  goût  de  tout 
le  monde,  mais  personne  ne  s'aviserait  plus  de  l'appeler  barbare.  Il 
en  sera  de  même  pour  Pindare  :  les  vrais  adorateurs,  grâce  à  son 
interprète,  ne  lui  manqueront  pas,  et  de  plus,  dans  la  foule  elle- 
même  ,  il  trouvera  certain  respect.  On  lui  épargnera  les  querelles 
vulgaires  sans  cesse  répétées  jusqu'ici,  ces  éternels  reproches  de 
monotonie  et  de  disproportion  entre  le  luxe  de  ses  épisodes  et  la  sté- 
rilité de  ses  sujets  :  critique  superficielle  qui  se  méprend  sur  l'œuvre 
qu'elle  prétend  juger,  mêle  et  confond  les  temps  aussi  bien  que  les 
lieux,  et  ne  s'aperçoit  pas  que  ce  qu'elle  reproche  à  Pindare,  c'est 
en  réalité  de  ne  pas  ressembler  à  Horace,  de  n'être  pas  lyrique  de 
la  même  façon,  varié  dans  ses  formes,  délicat,  tempéré,  élégamment 
sceptique  et  voluptueux.  Sans  doute  il  faut  aimer  Horace,  en  faire 
nos  délices;  mais  permettons  à  Pindare  de  comprendre  autrement 
son  art  et  sa  mission.  La  monotonie  de  Pindare,  c'est  sa  grandeur. 
Autant  vaudrait  reprocher  au  psalmiste  d'invoquer  Dieu  sans  cesse, 
de  toujours  reproduire  ces  mêmes  grandes  idées  qui  marchent  et  se 
suivent  comme  les  flots  de  la  mer,  toujours  semblables  et  toujours 
variées  par  une  inépuisable  fécondité  d'images.  C'est  là  ce  qu'on  ap- 
pelle la  monotonie  de  Pindare.  Lui  aussi,  il  invoque  ses  dieux,  il 
leur  parle  sans  cesse,  non  pas,  comme  le  poète  de  Tibur,  quand  la 
cadence  le  commande,  pour  bien  commencer  sa  strophe  ou  pour  la 
bien  finir,  mais  quand  la  foi  l'ordonne.  Oublie-t-on  qu'il  n'est  pas 
poète  dans  le  sens  moderne  de  ce  mot,  mais  poète  et  prêtre  tout  en- 
semble, prêtre  de  Delphes  et  d'Apollon?  Les  vers  pour  lui  sont  de^ 
prédications,  un  ministère,  un  sacerdoce.  Et  quant  aux  épisodes  qui 
semblent  dominer  et  même  étouffer  ses  sujets,  quoi  d'étonnant? 
Ses  vrais  sujets,  ce  sont  ses  épisodes.  Ce  jeune  athlète  dont  il  cé- 
lèbre la  victoire,  dont  il  dira  brièvement  l'agilité,  la  vigueur,  le 
courage,  qu' est-il  pour  lui?  Un  prétexte  à  chanter  de  plus  nobles  et 
de  plus  grandes  choses.  H  n'eut  jamais  dessein  de  raconter  sa  vie, 
de  faire  un  poème  en  son  honneur.  Ce  que  vous  prenez  pour  son 


72â  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

sujet  n'est  autre  chose  qu'un  prélude.  Pendant  qu'il  accorde  sa  lyre, 
assis  à  ce  foyer,  dans  cette  fête  domestique,  en  trois  ou  quatre  vers 
il  salue  le  vainqueur,  il  réjouit  son  vieux  père,  ses  amis,  et  la  cité 
qui  le  vit  naître.  Gela  dit,  s'il  s'arrête,  s'il  prend  son  vol,  ce  n'est 
pas  qu'il  s'égare,  c'est  qu'il  marche  à  son  but.  Ce  but  est  d'honorer 
la  sagesse  des  dieux,  de  célébrer  le  respect  des  ancêtres,  de  fortifier 
les  cœurs,  de  graver  dans  les  âmes  l'enthousiasme  de  la  vertu,  de 
faire  des  citoyens,  de  préparer  pour  la  patrie  d'héroïques  défen- 
seurs. 

Culte  des  dieux,  culte  de  la  patrie,  voilà  la  poésie  de  Pindare. 
L'homme,  la  personne  humaine,  n'en  est  point  le  sujet,  et  n'y  joue 
que  le  moindre  rôle.  Pindare  ne  serait  pas  dorien  s'il  voyait  autre 
chose  dans  ses  concitoyens  qu'un  peuple,  un  corps  de  nation.  Il  ne 
comprend,  il  ne  peint  les  hommes  et  les  choses  que  de  haut  et  d'en- 
semble. Il  plane  sur  la  terre  et  ne  l'habite  pas.  Point  de  peintures 
individuelles,  encore  moins  de  peintures  fictives.  Sa  muse,  c'est 
avant  tout  la  vérité,  l'austère  et  pure  vérité.  On  sent  qu'il  est  im- 
propre, comme  toute  sa  race,  aux  fictions  du  théâtre,  et  que  sa 
gravité  religieuse  ne  saurait  se  plier  même  au  genre  de  mensonge 
le  plus  innocent  de  tous.  Aussi  M.  Yillemain  s'attache  avec  raison 
à  réfuter  l'étrange  erreur  du  compilateur  Suidas,  qui,  pour  don- 
ner sans  doute  plus  grande  idée  du  poète  thébain,  s'avise  de  lui 
attribuer  je  ne  sais  combien  de  tragédies.  Personne,  depuis  deux 
mille  ans,  n'en  a  vu  un  seul  vers,  ni  même  entendu  parler;  mais  ce 
qui,  mieux  encore  que  ce  silence  de  toute  l'antiquité,  donne  à  Suidas 
un  démenti,  c'est  l'œuvre  même  de  Pindare,  ce  qui  nous  est  connu, 
ce  qui  nous  reste  de  son  génie. 

Or,  il  faut  bien  le  dire,  ce  n'est  pas  un  médiocre  obstacle  pour 
réussir  chez  nous  que  ce  génie  dorique,  cette  inflexible  austérité. 
Nous  sommes  Ioniens  et  le  serons  toujours.  Nous  voulons  bien  suivre 
un  poète  dans  ses  élans  les  plus  audacieux,  aussi  haut  qu'il  lui  plaît 
de  monter,  mais  à  la  condition  de  trouver  dans  ses  vers,  sinon  l'in- 
térêt du  drame,  du  moins  quelque  chose  d'humain.  L'archaïque 
sublimité  de  Pindare,  sa  soi-disant  monotonie,  l'ampleur  de  ses  épi- 
sodes, ses  digressions  philosophiques,  patriotiques  et  religieuses, 
rien  de  tout  cela  ne  m'effraierait,  si  çà  et  là  je  le  voyais  descendre 
jusqu'à  l'émotion  dramatique.  J'entends  par  là  non  pas  la  scène,  le 
théâtre;  j'entends  certains  combats  de  l'âme  que,  même  en  dehors 
du  drame,  le  poète  peut  toujours  exprimer.  Mais  Pindare  ne  transige 
pas,  il  n'est  pas  lyrique  à  demi.  Le  vrai,  le  grand  lyrisme  est  pres- 
que impersonnel,  c'est-à-dire  anti-dramatique.  Pindare,  même  à 
Athènes,  même  à  la  cour  d'un  roi,  n'introduira  pas  dans  ses  chants 
cette  émotion  cachée  et  communicative  que  se  permet  Eschyle,  son 


PINDARE    ET   l'aRT    GREC.  725 

■vieil  émule,  comme  lui  religieux,  mais  non  pas  dorien.  Ce  n'est 
point,  à  coup  sûr,  par  le  jeu  de  la  scène,  par  l'artifice  du  théâtre, 
qu'Eschyle  nous  ébranle,:  son  art,  à  lui,  est  aussi  du  lyrisme,  mais 
un  lyrisme  qui  daigne  parler  des  hommes,  qui  s'intéresse  à  leurs 
misères,  et  qui  tout  à  la  fois  les  touche  et  les  exalte.  Aussi,  pour 
sentir  Eschyle,  pour  en  pénétrer  les  beautés,  les  mystères,  il  ne  fal- 
lait que  nous  débarrasser  de  nos  modernes  préjugés,  prendre  une 
Idée  plus  large,  un  sentiment  plus  vrai  de  l'antiquité  grecque,  tan- 
dis que  pour  Pindare  peut-être  faudrait-il  quelque  chose  de  plus. 
M  faudrait  devenir  presque  dorions  nous-mêmes,  c'est-à-dire  con- 
cevoir le  rôle  de  l'homme  en  ce  monde,  la  discipline  humaine, 
comme  on  les  comprenait  à  Thèbes  et  à  Lacédémone. 

Si  du  moins  nous  pouvions  restituer  à  Pindare  un  élément  de  ses 
anciens  triomphes,  un  auxiliaire  inséparable  dont  aujourd'hui  on 
oublie  trop  l'absence,  qui  lui  rendit  pourtant  plus  d'un  service  à 
Olympie,  et  qui,  pour  électriser  les  âmes,  n'était  pas  de  moindre 
puissance  que  fémotion  dramatique,  la  musique,  compagne  et  sou- 
tien nécessaires  de  ces  vers  qu'aujourd'hui  nous  ne  pouvons  que 
lire!  Par  malheur,  il  est  plus  que  douteux  que  jamais  on  découvre, 
sous  quelque  ville  en  cendres,  le  secret  de  cet  art  perdu,  de  cet  art 
pour  nous  incompréhensible,  la  musique  des  Grecs!  En  attendant, 
qui  oserait  nous  dire  jusqu'à  quel  point  cette  mutilation  n'a  point 
atteint  et  affaibli  la  poésie  elle-même?  S'il  fallait  en  juger  par  l'é- 
trange faiblesse  où  sont  réduits  chez  nous  les  vers  écrits  pour  la 
musique  quand  par  hasard  il  leur  arrive  d'être  lus  et  non  pas  chan- 
tés, nous  n'estimerions  pas  à  moins  de  cent  pour  cent  la  perte  de 
Pindare  dans  ce  désastre  nmsical;  mais  peut-être  est-il  juste  de  ne 
pas  croire  à  une  identité  complète  entre  les  grands  lyriques  de  la 
<Grèce  et  nos  poètes  d'opéras.  La  perte  néanmoins  doit  être  immense, 
incalculable.  C'est  un  naufrage  qui  ne  nous  a  laissé  d'autre  débris, 
d'autre  consolation  qu'une  agréable  métaphore.  Nos  poètes,  en  par 
îant,  croient  encore  chanter ^  ils  le  disent  du  moins.  La  lyre  ne  sonne 
plus,  mais  son  nom  vit  toujours. 

A  défaut  du  prestige  de  l'accompagnement  musical,  M.  Yillemain 
donne  à  son  grand  poète  un  autre  auxiliaire,  féblouissant  secours  de 
sa  critique.  Comme  traducteur,  il  nous  le  montrera  tel  que  le  temps 
nous  l'a  légué,  tel  que  les  manuscrits  nous  le  livrent,  dans  sa  seule 
•parole  écrite;  comme  critique,  il  lui  rend  autre  chose,  la  vie,  f  ac- 
cent pour  ainsi  dire  ;  il  ranime,  il  ressuscite  sa  puissance  :  c'est  un 
équivalent  de  la  musique.  Et  ne  parlons  pas  de  Pindare  seulement  : 
dans  ce  vaste  tableau,  dans  cette  histoire  de  la  poésie  lyrique,  Pin- 
dare est  bien  la  figure  dominante,  mais  combien  d'autres  à  qui  F  âme 
«t  la  parole  sont  également  rendues  î  Nous  avons  cité  deux  chapitres, 


726  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

les  deux  chapitres  sur  Eschyle,  il  les  faudrait  citer  tous.  Alcée,  Sa- 
pho,  Tyrtée,  Stésichore,  Empédocle,  Simonide,  quels  précurseurs  du 
sublime  trouvère,  quelle  galerie  de  bardes  inspirés  !  comme  chacun 
d'eux  s'avance  à  nous,  franchement  dessiné  dans  son  allure  et  dans 
ses  traits  !  comme  toutes  ces  figures  se  mêlent  sans  se  confondre  ! 
comme  elles  se  détachent  sur  ce  fond  d'or  de  la  mer  lesbienne  et 
des  côtes  d'Ionie  !  que  de  détails  et  quel  ensemble  !  quel  trésor  de 
science  et  de  mémoire  !  quel  art  de  rapprochemens  et  de  contrastes  ! 
quel  don  de  tout  comprendre  et  de  tout  faire  voir  !  Puis,  quand  la 
décadence  se  laisse  pressentir,  quand  son  règne  est  venu ,  quand 
elle  étale  à  flots  ses  douteuses  richesses,  ses  subtiles  parures ,  quel 
tact  à  démêler  le  peu  d'or  qui  lui  reste,  et  à  mettre  à  nu  son  faux 
goût  !  Sortons-nous  de  la  Grèce  :  quelle  charmante  peinture  du  ly- 
risme latin,  quels  francs  éloges  et  quelles  justes  réserves  î  Au  début 
du  livre  aussi,  que  d'étendue,  que  de  franchise  dans  ce  coup  d'oeil 
sur  le  lyrisme  de  la  Bible  !  quel  magnifique  aveu  de  sa  toute-puis- 
sance !  Dans  l'épilogue  enfin,  que  de  vérités  sur  la  muse  moderne, 
quelles  prophéties  sur  le  sort  qui  l'attend! 

Écrivain,  professeur  ou  critique,  jamais  M.  Villemain  n'a  senti  de 
plus  près  la  haute  inspiration  que  dans  cette  étude  savante  et  ora- 
toire sur  la  poésie  lyrique.  Élevée  jusqu'à  cette  puissance,  la  cri- 
tique devient  une  œuvre  d'art.  C'est  de  la  poésie  que  de  tels  juge- 
mens,  une  poésie  qui  rend  aux  choses  leur  aspect,  leurs  formes, 
leur  relief  et  leur  couleur.  Rien  ne  peut  mieux  donner  le  spectacle 
de  la  Grèce  antique  que  cette  façon  hardie  d'en  évoquer  l'esprit  et 
la  pensée,  rien,  pas  même  la  vue  de  YElgîn  Saloon  ou  de  la  Vénus 
de  Milo.  Si,  par  impossible ,  ces  marbres  révélateurs  venaient  ja- 
mais à  disparaître,  en  nous  parlant  de  poésie  et  d'antiquité  grec- 
que, M.  Villemain  nous  les  ferait  revivre. 

,L.    VlTET. 


'P' 


DES 


TARIFS  DE  CHEMINS  DE  FER 


EN  FRANCE 


,  Eiiquôlc  stir  rapplicnlion  des  Tarifs  de  chemins  de  fer  devant  le  conseil  d'état,  1850.  — 
II.  Docia/Kiix  Irijislalifs  sur  la  même  question,  4843-<860.  —  III.  Des  Tarifs  d'abonnement 
proposés  par  Ic.^  compagnies  de  chemins  de  fer,  opinion  de  M.  de  Vatimcsnil ,  ^857.  — 
IV.  Les  Tarifs  de  chemins  de  fer  et  l'intérêt  public,  1838,  etc. 


Au  moment  où  la  politique  extérieure  de  la  France  entrait  dans 
une  crise  dont  il  est  encore  difficile  de  prévoir  le  terme,  au  début 
même  de  l'année  1859,  un  simple  problème  de  politique  intérieure, 
—  l'expression  n'est  point  ambitieuse,  on  pourra  s'en  convaincre,  — 
préoccupait  vivement  les  esprits.  A  côté  de  la  question  des  céréales, 
dont  l'état  actuel  a  été  présenté  dans  la  Bévue  par  un  écrivain  si 
compétent  (1) ,  la  réduction  des  tarifs  de  transport  sur  les  voies 
ferrées  donnait  lieu  à  de  vives  controverses  entre  tous  ceux  qui 
suivent  avec  curiosité,  ou  par  intérêt,  les  diverses  phases  de  l'ex- 
ploitation commerciale  du  nouveau  mode  de  communication.  Il  n'est 
guère  de  question  économique  qui  ait  été  plus  discutée.  Le  débat, 
qui  se  poursuit  encore  aujourd'hui  même,  a  déjà  quinze  années  de 
date  :  il  a  été  successivement  porté ,  sous  le  gouvernement  du  roi 
Louis-Philippe,  devant  la  chambre  des  députés  et  la  chambre  des 
pairs,  notamment  en  18/i3  et  18Zi/i,  par  la  discussion  des  cahiers  des 
charges  des  compagnies  des  chemins  de  fer  d'Avignon  à  Marseille 
et  d'Orléans  à  Bordeaux;  —  sous  la  république,  en  1851,  devant 
l'assemblée  législative,  à  l'occasion  d'un  article  du  cahier  des  char- 
Ci)  M.  Michel  Chevalier;  voyez  la  livraison  du  l^""  mai  1859. 


728  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ges  de  la  compagnfe  de  l'Ouest;  —  enfin  sous  le  régime  actuel,  eiï 
1856,  devant  le  sénat,  par  suite  de  pétitions  d'industriels  ou  de 
commerçans,  et  en  1857  devant  le  corps  législatif,  lors  de  la  con- 
stitution de  nos  principaux  réseaux  de  chemins  de  fer.  Sans  aucun 
doute,  une  nouvelle  discussion  se  serait  engagée  à  la  session  de 
1859,  lorsque  fut  présenté  le  projet  de  loi  concernant  la  nouvelle 
organisation  financière  de  ces  mêmes  réseaux,  si  le  corps  législatif 
n'avait  point  eu  à  voter,  pendant  les  derniers  jours  de  cette  ses- 
sion, le  budget  de  l'exercice  1860  et  la  loi  sur  l'agrandissement  de 
la  ville  de  Paris. 

Indépendamment  de  ces  discussions  publiques,  le  mode  d'abais- 
sement des,tarifs  a  également  été  étudié  sous  toutes  ses  faces  au  con- 
seil d'état.  Il  y  a  plus  :  en  1850,  une  commission ,  prise  au  sein  de 
cette  assemblée  et  présidée  par  un  homme  éminemment  impartial, 
M.  Vivien,  avait  soumis  à  une  enquête  approfondie  la  question  des 
transports  à  prix  réduits  sur  les  voies  ferrées.  Constamment  à  l'or- 
dre du  jour,  cette  question  a  été  l'objet  de  vœux  énergiques  des 
conseils-généraux,  de  délibérations  multipliées  des  chambres  de 
commerce,  d'études  variées  entreprises  par  ordre  de  l'administra- 
tion supérieure,  de  publications  nombreuses  faites  sous  l'inspiration 
des  compagnies  ou  de  leurs  adversaires.  Depuis  deux  ans  surtout, 
la  lutte  entre  les  divers  systèmes  nés  successivement  d'une  polémi- 
que aussi  persistante  a  pris  d'assez  grandes  proportions  pour  qu  il 
devienne  opportun  de  traiter  ce  grave  et  difficile  sujet,  en  s' attachant 
surtout  à  en  distinguer  nettement  les  différentes  faces,  à  remettre 
particulièrement  en  lumière  le  point  de  départ,  enfin  à  préciser  les 
diverses  catégories  de  tarifs  réduits  adoptées,  ensemble  ou  séparé- 
ment, pour  les  transports  par  chemins  de  fer. 

I. 

Avant  tout,  il  est  nécessaire  d'avoir  une  idée  juste  de  ce  qu'on 
appelle  une  «  concession  de  chemin  de  fer,  »  en  ne  considérant 
d'ailleurs  la  compagnie  à  laquelle  elle  est  octroyée  que  comme  une 
entreprise  de  transports.  11  y  a  quelques  mois,  un  membre  du  corps 
législatif,  M.  E.  Ollivier,  disait  à  la  tribune  qu'il  attaquait  les  compa- 
gnies de  chemins  de  fer  au  nom  de  la  liberté,  «  parce  qu'elles  ont 
créé  un  monopole,  elles  qui  étaient  les  filles  d'une  industrie  libre  y 
parce  qu'elles  ont  mésusé,  et  qu'au  lieu  de  se  faire  pardonner  leur 
métamorphose,  elles  ont  rendu  plus  pesante  foppression  qu'elles 
avaient  organisée.  »  D'autre  part,  on  a  pu  lire  l'opinion  suivante  dans 
un  écrit  remarquable  attribué  à  un  homme  qui,  après  et  avant  son 
entrée  aux  affaires,  a  présidé  aux  destinées  d'une  de  nos  plus  grandes 


TARIFS    DES    CHEMINS    DE    FER, 


729 


^t  plus  anciennes  compagnies  (1)  :  «  La  loi  a  entendu  laisser  à  l'in- 
dustrie des  chemins  de  fer  toute  liberté  d'action  nécessaire  à  toute 

industrie C'est  donc  au  libre  arbitre  de  l'industrie  elle-même 

•qu'est  confié  l'établissement  des  tarifs  d^ns  les  limites  qui  sont  fixées 
par  les  maxima.  »  L'orateur  et  l'écrivain  sont  également  dans  l'er- 
reur :  aucune  industrie  n'est  moins  libre  que  l'industrie  des  chemins 
/de  fer,  qui  a  été  à  dessein  laissée  dans  une  dépendance  complète  de 
l'administration,  et  il  importe  de  se  rendre  un  compte  très  exact  de 
jcette  dépendance. 

On  sait  que  l'état  a  employé  deux  modes  d'établissement  des  che- 
mins de  fer  en  France  :  il  les  a  construits  ou  il  les  a  fait  construire 
par  des  compagnies.  Il  serait  inutile  de  rappeler  cette  origine,  si 
l'on  n'y  trouvait  l'occasion  de  réduire  à  sa  juste  valeur  un  argument 
maintes  fois  présenté  dans  la  question  qui  fait  le  sujet  de  cette  étude, 
argument  qui  consiste  à  supposer  que  les  compagnies  sont  d'au- 
tant plus  engagées  vis-à-vis  du  public,  que,  comme  contribuable, 
le  public  a  supporté  la  plus  grande  partie  des  frais  occasionnés  par 
la  construction  des  voies  ferrées.  C'est  placer  mal  à  propos  le  débat 
sur  un  terrain  étranger,  car  les  9,000  kilomètres  établis  en  France 
au  31  décembre  1859,  pour  la  somme  énorme  de  h  milliards  et  demi, 
n'ont  coûté  au  trésor  ou  aux  localités  intéressées  que  740  millions 
de  francs  environ,  tant  en  travaux  qu'en  subventions  pécuniaires,  et 
îe  capital  complémentaire  de  3  milliards  760  millions  de  francs  a  été 
entièrement  fourni  par  les  actionnaires  ou  les  créanciers  des  com- 
pagnies. 

Quel  que  soit  le  mode  suivant  lequel  ait  été  établi  un  chemin  de 
1er,  l'exploitation  est  confiée  à  une  compagnie  concessionnaire,  c'est- 
à-dire  ayant  le  privilège,  compensé  par  certaines  charges,  d'y  opé- 
rer les  transports.  La  seule  de  ces  charges  qu'on  doive  considérer 
ici  est  celle  qui  a  formellement  enlevé  à  cette  compagnie  la  libre 
disposition  des  tarifs.  Pour  indemniser  le  concessionnaire  des  dé- 
penses de  diverse  nature  qu'il  s'engage  à  acquitter,  facte  de  con- 
cession lui  accorde  l'autorisation  de  percevoir,  pendant  la  durée  du 
contrat  formé  entre  lui  et  le  gouvernement,  des  prix  de  transport 
dont  le  maximum  est  déterminé  par  un  tarif  aussi  détaillé  qu'un  do- 
cument semblable  peut  l'être.  De  là  une  première  sorte  de  tarif, 
dit  maximum  légal^  qui  est  généralement  appliqué  au  transport  des 
personnes,  sauf  dans  quelques  cas  exceptionnels,  par  exemple  lors- 
qu'il s'agit  d'un  de  ces  détourncmens  dont  un  type  saillant  est  cer- 
tainement le  trajet  de  Bordeaux  à  Nantes  en  passant  par  Tours,  soit 
encore  pour  le  service  de  la  banlieue  des  grandes  villes,  où  les  con- 
ditions de  distance  ne  permettent  pas,  ainsi  qu'on  peut  le  voir  à 


(1)  Les  Tarifs  de  chemins  de  fer  et  l'Intérêt  public. 


730  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Paris,  de  vaincre  la  concurrence  sérieuse  qui  est  faite  au  chemin 
de  fer  par  la  route  de  terre.  Quant  au  transport  des  choses,  ce  maxi- 
mum légal  est  seulement  usité  pour  les  petites  distances  et  les  mar- 
chandises chères;  comparativement  fort  élevé,  il  ne  permettrait  pour 
ainsi  dire  aucun  trafic.  Ce  résultat  n'avait  pas  précisément  été  prévu 
à  l'origine,  et  il  est  curieux  de  voir  combien,  lorsque  les  enseigne- 
mens  de  l'expérience  faisaient  tout  à  fait  défaut,  il  était  difficile  de 
prévoir  l'avenir. 

Dans  le  principe,  les  voies  ferrées  en  France  avaient  été  considé- 
rées comme  devant  être  essentiellement  affectées  au  transport  des 
voyageurs  ;  relativement  aux  marchandises ,  les  esprits  hardis  ad- 
mettaient qu'à  la  rigueur  celles  qui,  par  un  faible  poids  et  une 
grande  valeur,  auraient  besoin  d'une  vitesse  un  peu  considérable 
et  pourraient  supporter  des  prix  élevés  fourniraient  seules  un  élé- 
ment de  trafic  aux  nouvelles  voies  de  communication.  Les  premiers 
de  nos  chemins  de  fer,  ceux  de  Saint- Etienne  à  la  Loire  et  au 
Rhône,  qui  avaient  été  exclusivement  construits  pour  le  transport 
de  la  houille,  et  dont  l'acte  de  concession  avait  d'ailleurs  com- 
plètement passé  sous  silence  tout  autre  transport,  étaient  regardés 
comme  une  exception  motivée  par  le  riche  bassin  houiller  qui  en 
avait  déterminé  la  création.  Tandis  qu'aujourd'hui  les  adversaires 
des  voies  ferrées  semblent  ne  se  préoccuper  que  d'un  abaissement 
excessif  des  prix  perçus  par  les  compagnies ,  le  public  expéditeur 
n'avait  alors  d'autre  crainte  que  la  trop  grande  élévation  de  ces 
prix. 

Il  n'a  pas  fallu  moins  de  quinze  ans  pour  que  l'hypothèse  d'une 
diminution  du  maximum  légal  fût  constatée  officiellement  dans  un 
cahier  des  charges,  celui  de  la  concession  delà  ligne  de  Strasbourg  à 
Bâle  (1838);  en  même  temps  apparaissait  le  principe  fondamental  de 
la  législation  de  nos  tarifs  de  chemins  de  fer,  celui  de  Y  homologation 
administrative  des  changemens  de  tarifs.  Dans  l'origine,  c'était  le 
préfet  qui  donnait  cette  homologation,  aujourd'hui  c'est  le  ministre 
qui  l'accorde;  mais  en  principe  ce  libre  arbitre  que  les  compagnies 
ont  longtemps  prétendu  revendiquer  en  matière  d'exploitation  com- 
merciale leur  avait  été  immédiatement  refusé.  C'est  donc  avec  éton- 
nement  que,  dans  les  procès-verbaux  de  l'enquête  faite  en  1850  au 
sein  du  conseil  d'état,  on  lit  certaines  réponses  de  quelques  adminis- 
trateurs de  chemins  de  fer,  dont  l'un,  M.  Em.  Péreire,  s'exprimait 
ainsi  :  «  J'ai  toujours  compris  que  le  droit  d'homologation  consistait 
uniquement  dans  la  constatation  de  ce  fait  matériel,  que  les  compa- 
gnies se  sont  renfermées  dans  les  limites  extrêmes  des  tarifs.  11  serait 
puéril  en  effet  que  l'on  reconnût  aux  compagnies  le  droit  d'agir,  pour 
les  empêcher  ensuite  d'en  user  dès  qu'elles  y  seraient  disposées. 
Quand  on  parle  du  maximum,  on  entend  établir  une  limite  extrême. 


TARIFS   DES    CHEMINS    DE    FER.  /  731 

invariable,  dans  laquelle  on  pourra  se  mouvoir  en  toute  liberté... 
Le  mot  homologation  lui-même  ne  signifie  rien  autre  chose  que 
vérification.  »  Il  convient  d'ajouter  que  l'administration  ne  parais- 
sait guère  pressée  au  début  de  constater  l'étendue  de  son  droit,  car 
sa  formule  d'homologation  était  primitivement  ainsi  conçue  :  «  J'ai 
reçu  le  nouveau  tarif...  J'ai  reconnu  que  les  prix  étaient  tous  main- 
tenus dans  le  maximum  fixé  par  la  loi.  En  conséquence,  je  ne  puis 
qu'homologuer  ce  tarif.  »  Finalement,  l'incertitude  ainsi  jetée  dans 
les  esprits  au  sujet  de  la  base  même  du  régime  des  chemins  de 
fer  était  telle  que  M.  Vivien  pouvait,  dans  l'enquête  dé  1850,  poser 
à  M.  Péreire  la  question  suivante  :  «  L'administration  peut-elle  en 
certains  cas  apprécier  le  montant  du  tarif,  même  inférieur  au  maxi- 
mum, et  apposer  son  veto  à  la  proposition  de  la  compagnie?  »  et  en 
recevoir  la  réponse  que  je  viens  de  transcrire.  Aujourd'hui  les  com- 
pagnies admettent  très  nettement  que  l'administration  est  autre 
chose  qu'un  bureau  d'enregistrement;  mais  il  est  à  remarquer  que 
dans  le  mémoire,  d'ailleurs  écrit  avec  une  connaissance  profonde 
de  la  question,  sur  les  tarifs  de  chemins  de  fer  et  Vintérêt  public^ 
on  chercherait  en  vain  un  mot  sur  ce  rôle  fondamental  que  joue 
l'administration  relativement  aux  transports  sur  les  voies  ferrées. 

Un  abaissement  de  tarif  accordé  par  une  compagnie  conces- 
sionnaire à  tous  les  expéditeurs,  sans  qu'ils  aient  à  se  préoccuper 
d'autre  chose  que  des  conditions  du  cahier  des  charges,  constitue, 
sous  le  nom  de  tarif  général ,  la  seconde  sorte  de  tarif  et  la  première 
forme  de  tarif  réduit.  Plus  ou  moins  abaissé  au-dessous  du  maxi- 
mum légal ,  ce  nouveau  tarif  ne  pouvait  suffire  par  lui-même  à  dé- 
velopper le  trafic.  Comme  toute  autre  entreprise  commerciale,  une 
compagnie  de  chemin  de  fer  a,  dans  certaines  limites,  un  intérêt  ma- 
nifeste à  s'assurer,  pour  la  denrée  qu'elle  débite,  un  grand  nombre 
de  consomniateurs  lui  ofïrant  individuellement  une  faible  rémuné- 
ration, plutôt  qu'à  en  réunir  un  petit  nombre  auquel  elle  pourrait 
la  vendre  à  un  haut  prix.  Elle  n'atteindra  donc  son  but  qu'au  moyen 
d'une  nouvelle  et  dernière  grande  catégorie  de  tarifs,  qu'on  appelle 
spéciaux,  parce  que  la  jouissance  n'en  est  accordée  qu'en  échange 
de  conditions  particulières,  dont  le  cahier  des  charges  d'une  con- 
cession de  chemins  de  fer  n'a  pu  prévoir  que  le  principe.  Ce  sont 
précisément  les  détails  d'exécution  qui  donnent  en  partie  lieu  à  cette 
lutte  acharnée  dont  il  est  nécessaire  de  rappeler  les  divers  incidens. 

Le  tarif  maximum  légal  et  le  tarif  général  ne  se  prêtent  naturel- 
lement à  aucune  combinaison  ;  mais  le  tarif  spécial  se  distingue  par 
une  malléabilité  qui  laisse  le  champ  libre  et  permet  à  un  chef  d'ex- 
ploitation habile  d'appeler  sur  le  chemin  de  1er  des  élémens  de  tra- 
fic dont  plusieurs  même  n'étaient  point  acquis  précédemment  aux 
entreprises  de  transport  des  routes  de  terre  ou  des  voies  navigables. 


732  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

A  cet  effet,  une  réduction  de  prix  est  consentie  à  tous  les  expéditeurs 
de  certaines  classes  de  marchandises  moyennant  des  conditions  va- 
riables, dont  l'une,  celle  dite  de  Yahonnement,  devra  nécessaire- 
ment être  l'objet  d'un  examen  détaillé. 

Si  les  chemins  de  fer  étaient  exploités  par  l'état,  représentant  de 
l'intérêt  général,  l'abaissement  des  tarifs  n'aurait  d'autre  limite  que 
celle  où  les  recettes  n'excéderaient  plus  les  dépenses,  l'intérêt  gé- 
néral exigeant  que  les  chemins  de  fer  soient  utiles  au  plus  grand 
nombre.  Tel  n'est  évidemment  pas  le  point  de  vue  où  doit  légitime- 
ment se  placer  une  compagnie  concessionnaire,  pour  laquelle  l'in- 
térêt public  en  somme  est  secondaire ,  et  qui  se  propose ,  comme 
but  essentiel,  de  tirer  de  son  exploitation  le  plus  de  bénéfice  possi- 
ble. L'abaissement  des  tarifs  sera  donc  subordonné  à  cette  consi- 
dération et  calculé  de  manière  à  diriger  vers  la  voie  ferrée  le  maxi- 
mum de  transports  productifs.  Le  problème  n'est  point  aussi  simple 
qu'il  le  paraît  au  premier  abord,  le  législateur  ayant  dû  prévoirie 
cas  où  la  compagnie  se  proposerait  de  ne  faire  jouir  le  public  d'un 
abaissement  momentané  de  tarifs  que  pour  lui  faire  ultérieurement 
subir  une  élévation  définitive,  où  elle  n'aurait  voulu  en  un  mot  que 
masquer,  par  une  mesure  libérale  en  apparence,  l'extinction  des 
entreprises  de  transport  qui  lui  font  concurrence,  et  s'attribuer 
ainsi  un  monopole  exorbitant.  Les  compagnies  ont  toujours  pré- 
tendu que  les  craintes  de  cette  nature  étaient  chimériques,  et  que 
leur  propre  intérêt  était  une  garantie  sérieuse  de  la  droiture  de 
leurs  intentions.  En  réalité,  il  paraîtrait  que  jusqu'à  ce  jour,  sur 
2,000  abaissemens  de  tarifs,  on  ne  compterait  encore  que  20  re^ 
lèvemens;  mais  enfin  il  fallait  prendre  des  précautions  réglemen- 
taires contre  le  danger  qui  vient  d'être  signalé,  et  on  les  a  inscrites 
dans  le  cahier  des  charges  des  concessions  de  nos  voies  ferrées. 
C'est  encore  à  propos  de  la  ligne  de  Strasbourg  a  Bâle  que  l'hypo- 
thèse est  posée  pour  la  première  fois,  et  le  législateur  stipule  que  les 
taxes  abaissées  ne  pourront  être  relevées  qu'après  un  délai  de  trois 
mois  au  moins.  Six  ans  plus  tard,  c'est-à-dire  en  18/i/i,  sur  un  amen- 
dement proposé  par  M.  Muret  de  Bort,  dans  la  discussion  à  la  cham- 
bre des  députés  d'une  loi  concernant  le  chemin  de  fer  de  Nîmes  à 
Montpellier,  malgré  le  rapporteur  de  la  commission,  malgré  même 
le  ministre  des  travaux  publics,  ce  délai  a  été  porté  à  une  année 
pour  les  marchandises  et  n'a  plus  été  modifié  depuis.  Il  est  évident 
que  la  mobilité  des  tarifs  ne  peut  pas  être  excessive,  sous  peine 
d'engendrer  des  abus;  mais  il  est  assez  difficile  d'évaluer  en  général 
ce  qu'elle  doit  être  pour  répondre  aux  besoins  du  commerce.  L'ad- 
ministration, comme  on  vient  de  le  voir,  pensait  que  M.  Muret  de 
Bort,  dont  l'opinion  fut  du  reste  adoptée  à  une  forte  majorité  par 
la  chambre  des  députés,  n'accordait  pas  aux  compagnies  une  assez 


TARIFS    DES    CHEMINS    DE    FER.  733 

grande  liberté  de  mouvement.  Elle  rappelait  d'aillem's  en  18/i3,  de- 
vant la  chambre  des  pairs,  également  par  l'organe  du  ministre  des 
travaux  publics  que,  l'autorisation  du  relèvement  des  tarifs  pou- 
vant être  refusée,  toute  certitude  était  donnée  de  ne  point  voir  les 
compagnies  de  chemins  de  fer  se  livrer  à  ces  jeux  de  tarifs  qui 
avaient  été  l'objet  des  appréhensions  du  public.  Et  M.  Daru,  rap- 
porteur, ajoutait  :  «  Il  n'y  a  pas  moyen  de  tout  prévoir,  et  quel 
que  soit  le  désir  de  réglementation  qui  nous  domine,  nous  ne  par- 
viendrons jamais  à  embrasser  dans  nos  prévisions  tous  les  faits  qui 
peuvent  se  présenter.  C'est  pour  cela  qu'on  a  pris  le  parti  le  plus 
sage  en  se  décidant  à  en  référer  toujours  et  pour  tout  à  l'adminis- 
tration. »  Ces  paroles  de  M.  Daru,  où  se  trouve  si  nettement  constaté 
le  pouvoir  réglementaire  attribué  au  gouvernement  par  la  législation 
française,  forme  la  conclusion  naturelle  de  cet  exposé  du  caractère 
général  des  tarifs  de  nos  chemins  de  fer. 

.  En  Angleterre,  un  tout  autre  système  a  prévalu,  et  la  concurrence 
est  poussée  jusqu'à  l'abus  :  les  compagnies  peuvent  à  volonté  faire 
jouer  leurs  tarifs  au-dessous  d'une  limite  fixée  par  le  bill  de  con- 
cession. En  Amérique,  la  liberté  des  transactions  est  encore  plus 
complète  :  il  n'y  a  même  point  de  tarif  maxhnum. 


II. 

Depuis  deux  ans  pour  la  plupart  d'entre  elles  et  depuis  quelques 
mois  pour  toutes,  les  grandes  compagnies  de  chemins  de  fer  sont 
régies  par  un  type  uniforme  de  cahier  des  charges,  où  l'on  trouve 
cette  disposition ,  qui  est  en  quelque  sorte  la  charte  des  tarifs ,  et 
qu'à  ce  titre  on  doit  citer  textuellement  : 

«  Dans  le  cas  où  la  compagnie  jugerait  convenable,  soit  pour  le  parcours 
total,  soit  pour  les  parcours  partiels  de  la  voie  de  fer,  d'abaisser,  avec  ou 
sans  conditions,  au-dessous  des  limites  déterminées  par  le  tarif,  les  taxes 
qu'elle  est  autorisée  à  percevoir,  les  taxes  abaissées  ne  pourront  être  rele- 
vées qu'après  un  délai  de  trois  mois  au  moins  pour  les  voyageurs  et  d'un  an 
pour  les  marchandises. 

«  Toute  modification  de  tarif  proposée  par  la  compagnie  sera  annoncée 
un  mois  d'avance  par  des  affiches. 

«  La  perception  des  tarifs  modifiés  ne  pourra  avoir  lieu  qu'avec  l'homolo- 
gation de  l'administration  supérieure.  » 

Tel  est  le  code  en  miniature  qu'il  ne  faut  pas  perdre  de  vue  lors- 
qu'on se  préoccupe  des  transports  à  prix  réduits  sur  les  voies  fer- 
rées. On  remarquera,  contrairement  à  une  opinion  qui  a  eu  sa  rai- 
son d'être,  mais  qui  ne  l'a  plus  aujourd'hui,  que  l'individualité  de 
l'expéditeur  n'apparaît  nullement;  Sous  ne  saurions  trop  insister 


734  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

sur  cette  suppression  des  traités  particuliers^  aujourd'hui  légale- 
ment consommée  depuis  près  de  deux  ans^  attendu  que  la  confu- 
sion qui  règne  à  l'égard  du  vocabulaire  commercial  des  chemins 
de  fer,  chez  les  nombreux  écrivains  qui  s'occupent  journellement 
des  transports  à  prix  réduits,  tendrait  à  faire  croire  que  ces  traités 
existent  encore.  Les  tarifs^  il  ne  faut  pas  le  perdre  de  vue,  ne  s'a- 
dressent qu'à  des  collections  d'expéditeurs.  Le  tarif  spécial  convie 
simplement  le  public,  s'il  ne  préfère  payer  les  taxes  du  tarif  gé- 
néral^ à  jouir  de  la  réduction  de  prix  consentie  par  la  compagnie 
concessionnaire  aux  conditions  qui  lui  assurent  la  compensation  des 
sacrifices  qu'elle  s'impose. 

Pendant  vingt  ans,  de  1838  à  1858,  il  n'en  avait  point  été  ainsi  : 
le  cahier  des  charges  des  concessions  de  chemins  de  fer  recon- 
naissait aux  compagnies  le  droit  d'accorder  à  un  ou  plusieurs  ex- 
péditeurs une  réduction  sur  les  tarifs  approuvés.  La  compagnie 
n'était  pas  tenue,  comme  pour  un  Xdixii  général  ou  spécial^  de  de- 
mander à  l'administration  une  autorisation  préalable;  elle  n'était 
obligée  qu'à  lui  en  donner  connaissance  avant  de  mettre  cette  me- 
sure à  exécution,  et  l'administration  conservait  simplement  le  droit 
de  déclarer  cette  réduction,  une  fois  consentie,  obligatoire  vis-à-vis 
de  tous  les  expéditeurs,  sans  distinction  aucune.  Tel  était  le  régime 
des  traités  particuliers^  devenus  bientôt  si  impopulaires  que  le  gou- 
vernement dut  les  supprimer.  L'administration,  par  suite  de  l'aban- 
don qu'elle  avait  cru  devoir  faire,  pour  ce  seul  cas,  de  sa  préroga- 
tive d'homologation,  la  justice  par  la  divergence  de  ses  décisions, 
les  compagnies  enfm,  à  raison  des  inconvéniens  que  présentaient 
certaines  conditions  de  ces  traités,  ont  également  contribué  à  ce  ré- 
sultat, d'ailleurs  peu  regrettable. 

Au  fond,  les  compagnies  pensaient  bien  avoir  le  droit  de  consen- 
tir un  traité  particulier  à  un  expéditeur  isolé,  et  parce  que  tel  était 
leur  bon  plaisir;  mais  elles  n'ont  jamais  osé  prétendre  officielle- 
ment à  ce  droit.  Elles  ont  immédiatement  suivi  l'administration,  au 
moins  en  apparence,  sur  le  terrain  où  celle-ci  les  appelait,  celui  de 
la  perception  des  taxes  faite  indistinctement  et  sans  faveur^  comme 
le  prescrit  formellement  le  cahier  des  charges.  Elles  regardaient 
tout  expéditeur  acceptant  les  conditions  d'un  traité  particulier 
comme  appelé,  ipso  facto^  à  jouir  de  la  réduction  de  prix  et  des 
avantages  que.  cette  convention  stipulait.  D'autre  part,  l'adminis- 
tration, obligée  à  veiller  avec  sévérité  à  ce  que  la  communica- 
tion de  tous  les  traités  particuliers  lui  fût  régulièrement  faite,  avait 
fini  par  organiser  en  1852  un  système  de  publicité  garantissant 
aux  expéditeurs  la  connaissance  des  traités  particuliers  qui  les 
intéressaient  et  leur  permettant  dès  lors  d'en  réclamer  le  bénéfice. 
L'administration,  après  avoir  renoncé  à  ce  droit  d'homologation 


TARIFS    DES    GHEMIINS   DE    FER.  735 

qui  joue  un  si  grand  rôle  dans  la  question  des  tarifs,  se  bornait  à 
accuser  réception  à  la  compagnie  du  traité  particulier  que  celle-ci 
lui  communiquait;  elle  rappelait  d'ailleurs  expressément  son  droit 
de  généralisation  et  déclarait  que,  tout  en  ne  jugeant  point  à  pro- 
pos d'en  user  immédiatement,  elle  se  réservait  du  moins  de  l'exer- 
cer à  toute  époque  où  l'intérêt  général  rendrait  cette  revendication 
nécessaire. 

Si  cet  accusé  de  réception  eût  constitué,  à  proprement  parler,  un 
acte  administratif,  il  n'eût  pu  être  soumis  à  l'appréciation  de  l'au- 
torité judiciaire,  assez  indécise  par  suite  du  principe  fondamental  de 
la  séparation  des  pouvoirs;  mais  telle  en  était  la  nature  qu'un  pro- 
cès pouvait  s'engager  devant  les  tribunaux  aussitôt  qu'une  contes- 
tation s'élevait  au  sujet  d'un  des  traités  particuliers.  Tout  légal  et 
libéral  qu'il  pouvait  être,  —  puisque  l'administration  se  trouvait 
ainsi  provoquer,  au  grand  jour  et  en  toute  liberté  de  discussion,  une 
enquête  loyale  sur  les  conventions  passées  entre  les  compagnies  et 
les  commerçans,  —  ce  système  n'était  pas  sans  incon venions  pour 
l'administration  elle-même.  Ainsi  il  pouvait  se  faire  qu'un  traité 
particulier,  jugé  par  l'administration  sans  inconvéniens  pour  l'in- 
térêt public,  fût  dans  un  procès  déclaré  illégal  et  attentatoire  aux 
droits  des  tiers.  C'est  précisément  ce  qui  est  arrivé  pour  certaines 
conditions  et  pour  les  traités  particuliers  mêmes,  dont  la  légalité 
a  été  plus  d'une  fois,  fort  mal  à  propos  d'ailleurs,  mise  en  doute 
par  l'autorité  judiciaire,  armée  de  son  indépendance  omnipotente. 

Parmi  les  conditions  stipulées  dans  les  traités  particuliers  comme 
devant  être  expressément  acceptées  par  les  expéditeurs,  on  remar- 
quait des  dispositions  qu'il  importe  d'autant  plus  d'analyser  qu'elles 
se  retrouvent  en  partie  dans  les  tarifs  spéciaux.  La  compagnie  se 
faisait  décharger  de  toute  responsabilité  en  cas  d'avarie  survenue 
aux  marchandises  qui  lui  étaient  confiées  pendant  qu'elles  se  trou- 
vaient dans  ses  gares  ou  sur  ses  convois.  C'était  à  l'expéditeur  de 
calculer  si  les  chances  d'avarie  d'un  transport  par  chemin  de  fer 
étaient  en  rapport  avec  la  réduction  de  tarif  dont  il  bénéficiait.  — 
La  compagnie  déclinait  également  d'avance  toute  responsabilité  au 
sujet  de  tout  retard  apporté  par  elle  dans  la  remise  des  marchan- 
dises au  destinataire.  On  sait  du  reste  que  si,  dans  le  transport  des 
voyageurs,  une  accélération  considérable  de  vitesse  a  été  le  résultat 
de  la  substitution  des  voies  ferrées  aux  routes  de  terre,  la  conquête 
faite  par  le  grand  perfectionnement  des  voies  de  communication 
n'est  guère  représentée,  dans  le  transport  des  marchandises,  que 
par  la  différence  existant  anciennement  entre  le  roulage  ordinaire 
et  le  roulage  accéléré.  —  L'expéditeur  était  souvent  assujetti  à  un 
cautionnement;  souvent  aussi  il  devait  faire  lui-même  le  charge- 
ment et  le  déchargement  de  ses  marchandises,  clause  aussi  avan- 


736  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

tageuse  pour  lui,  qui  ne  payait  plus  les  taxes  afférentes  à  cette  ma- 
nutention, que  pour  la  compagnie,  qui  y  trouvait  le  moyen  de  faire 
une  économie  de  personnel  dans  ses  gares.  Souvent  enfin  un  mode 
particulier  d'emballage  des  colis  remis  par  l'expéditeur  était  imposé 
à  celui-ci. 

On  sait  qu'entre  gens  en  procès,  c'est  à  qui  abusera  des  forma- 
lités nécessaires  de  la  justice  pour  dégoûter  son  adversaire  d'aller 
jusqu'au  bout.  Avec  l'intention  évidente  d'inspirer  aux  expéditeurs 
une  terreur  salutaire  à  l'endroit  des  frais  qu'entraînerait  le  jugement 
des  contestations,  et  aussi  de  centraliser  les  litiges  à  Paris,  où  elles 
ont  une  administration  contentieuse  parfaitement  organisée,  les  com- 
pagnies de  chemins  de  fer  posaient  toujours  en  principe,  dans  tous 
les  traités  particuliers,  la  compétence  du  tribunal  de  commerce  de 
la  Seine.  Cette  attribution  de  juridiction  n'est  point  admise  par  l'ad- 
ministration à  figurer  dans  les  clauses  des  tarifs  spéciaux. 

Enfin  la  clause  dite  du  minimum  de  tonnage  doit  d'autant  moins 
être  oubliée  qu'il  importe  d'établir,  contrairement  aux  assertions 
erronées  de  ceux  qui  attaquent  les  compagnies  de  chemins  de  fer, 
qu'il  n'en  est  plus  question  depuis  longtemps,  et  qu'elle  ne  figure  ja- 
mais dans  les  tarifs  spéciaux.  Pour  notre  part,  nous  ne  comprenons 
pas  qu'une  compagnie  de  chemin  de  fer  ait  pu  songer  à  imposer  à 
un  expéditeur,  comme  compensation  d'un  sacrifice  qu'elle  lui  faisait 
sur  le  prix  de  transport,  l'obligation  de  lui  fournir  annuellement  au 
moins  un  poids  déterminé  de  marchandises,  alors  que  l'importance 
de  son  commerce  ou  de  son  industrie  place  cet  expéditeur  dans 
l'impossibilité  absolue  de  remplir  un  semblable  engagement.  Les 
partisans  de  cette  condition  du  minimum  de  tonnage  objectent,  il 
est  vrai,  qu'elle  est  passée  dans  les  habitudes  des  maisons  de  rou- 
lage ;  mais  quelle  parité  peut-il  exister  entre  une  entreprise  privée 
de  transports,  cherchant  naturellement  et  légitimement  à  attirer  à 
elle  les  cliens  les  plus  importans,  et  un  service  public  concédé  par 
le  pouvoir  social  dans  l'intérêt  général,  et  ne  pouvant  dès  lors  clas- 
ser les  intérêts  particuliers  en  catégories  déterminées  par  le  chiffre 
des  produits  qu'elles  doivent  lui  rapporter?  La  question  a  du  reste 
été  définitivement  tranchée  par  l'administration,  qui  a  fini  par  pro- 
scrire la  condition  du  minimum  annuel  de  tonnage  des  traités  par- 
ticuliers, et  l'a  toujours  repoussée  des  tarifs  spéciaux.  Le  charge- 
ment d'un  wagon  a  seul  paru  une  limite  assez  faible  pour  pouvoir 
être  facilement  atteinte  par  la  très  grande  majorité  des  expéditeurs: 
c'est  ce  qu'on  appelle  la  condition  du  ivagon  complet  y  Qi  il  n'est  pas 
besoin  de  dire  qu'elle  n'est  exigée  que  pour  des  marchandises  qui 
se  transportent  nécessairement  en  grandes  masses. 

Les  compagnies  ne  mettaient  pas  toujours,  il  faut  le  dire,  une 
entière  bonne  foi  dans  l'exécution  de  ces  traités  particuliers.  Une 


'      TARIFS    DES    CHE51INS    DE    FER.  737 

clause  qui  a  notamment  donné  lieu  à  de  nombreux  procès  réservait 
au  contractant  le  droit,  dans  le  cas  où  la  compagnie  viendrait  à 
passer  avec  d'autres  expéditeurs  un  traité  qui  lui  semblerait  plus 
avantageux,  d'en  revendiquer  le  bénéfice.  Les  compagnies  préve- 
naient le  moins  possible  les  intéressés  de  l'existence  de  pareils 
actes;  d'autres  fois,  essayant  de  se  dérober  à  la  généralisation  de 
ces  traités,  elles  voulaient  avoir  le  droit  d'établir  entre  les  expédi- 
teurs une  distinction  à  raison  du  domicile,  et  objectaient  de  préten- 
dues nécessités  de  service.  Enfin,  comme  s'il  existait  vis-à-vis  des 
chemins  de  fer  autre  chose  que  des  expéditeurs  à  l'égard  desquels  il 
n'y  a  aucune  exception  à  établir,  les  compagnies  émettaient  la  sin- 
gulière prétention  de  refuser  le  bénéfice  de  certains  traités  particu- 
liers à  une  catégorie  déterminée  de  négocians,  à  des  commission- 
naires de  transports  par  exemple,  sous  le  prétexte  qu'ils  n'étaient 
pas  des  négocians  proprement  dits. 

Les  difficultés  innombrables  ainsi  soulevées  par  les  traités  par- 
ticuliers décidèrent  le  gouvernement,  vers  la  fin  de  1857,  à  les 
proscrire  définitivement.  Quant  aux  compagnies  qui  n'étaient  point 
encore  régies  par  le  nouveau  cahier  des  charges,  le  ministre  usa 
purement  et  simplement  du  droit  de  généralisation  qu'il  s'était  ré- 
servé. Ce  cahier  des  charges  interdit  formellement  ((  tout  traité  par- 
ticulier qui  aurait  pour  effet  d'accorder  à  un  ou  plusieurs  expédi- 
teurs une  réduction  sur  les  tarifs  approuvés.  »  L'autorité  judiciaire 
a  naturellement  été  chargée  de  régler  la  transition  de  l'ancien  état 
de  choses  au  nouveau,  quand  la  liquidation  n'a  pu  s'en  faire  à  l'a- 
miable. Lorsque  chaque  compagnie  a  signifié  aux  expéditeurs  qu'à 
partir  du  1"  janvier  1858,  elle  se  trouvait  dans  l'impossibilité  de 
continuer  l'exécution  des  traités  dont  la  durée  n'était  point  encore 
expirée,  quelques-uns  de  ces  expéditeurs  ont  demandé  qu'il  leur 
fût,  par  mesure  de  réparation,  payé  des  dommages-intérêts.  Les 
compagnies  ont  voulu  invoquer  les  dispositions  du  code  Napoléon 
relatives  à  la  force  majeure  et  aux  cas  fortuits,  mais  elles  ont  échoué 
devant  tous  les  degrés  de  juridiction.  La  clause  suspensive  qui  se 
trouvait  dans  l'ancien  cahier  des  charges  leur  était  connue,  et  elles 
avaient  manqué  de  prudence  en  ne  la  reproduisant  pas  dans  chaque 
traité.  La  mise  en  vigueur  de  cette  clause  ne  plaçait  pas  les  com- 
pagnies dans  l'impossibilité  de  remplir  leurs  engagemens;  mais  elle 
les  leur  rendait  préjudiciables,  car  ces  compagnies  n'avaient  plus 
que  l'alternative  entre  la  généralisation  du  traité  particulier  et  le 
rachat  de  leur  liberté  d'action  à  prix  d'argent,  lorsqu'elles  avaient 
omis  de  s'assurer  cette  liberté. 


TOME  XXV.  47 


738  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 


III. 


Il  est  une  condition  qui  a  passé  des  traités  particuliers  dans  les 
tarifs  spéciaux,  sans  pour  cela  faire  cesser  les  réclamations  dont  elle 
a  de  tout  temps  été  l'objet,  car  elle  était  toujours  inscrite  dans  les 
traités  particuliers.  Je  veux  parler  de  Y  abonnement^  c'est-à-dire  de 
l'obligation  imposée  aux  expéditeurs  de  ne  confier,  pour  un  temps 
déterminé  (un  an  au  moins  suivant  l'usage),  et  exclusivement  à 
toute  autre  voie  concurrente ,  le  transport  de  toutes  leurs  marchan- 
dises qu'à  un  chemin  de  fer,  dont  la  compagnie  concessionnaire 
concède  alors  en  retour  une  réduction  de  prix.  Le  programme  de 
politique  commerciale  publié  en  janvier  1860  par  le  gouvernement 
français  fera  disparaître ,  dans  un  court  délai ,  cette  condition ,  qui , 
on  le  verra,  était  à  la  fois  inutile  et  imprudente. 

Cette  condition,  dont  la  légitimité  a  été  violemment  attaquée  par 
un  jurisconsulte  éminent,  M.  de  Yatimesnil,  était-elle  légale?  —  Il 
n'est  pas  possible  d'hésiter  à  répondre  par  l'affirmative.  Si  elle  n'a 
pris  place  dans  les  dispositions  du  cahier  des  charges  qu'en  1857, 
elle  y  est  évidemment  comprise  parmi  les  conditions  dont  il  est  parlé 
dans  ce  membre  de  phrase  avec  ou  sans  conditions  de  l'article  tex- 
tuel reproduit  plus  haut.  Antérieurement  aucune  disposition  ne  l'au- 
torisait, mais  aussi  aucune  disposition  ne  la  proscrivait.  Elle  ne 
froisse  en  rien  le  principe  salutaire  de  l'égalité  à  établir  entre  les 
expéditeurs,  puisqu'elle  est  évidemment  accessible  à  tous,  d'autant 
plus  que,  contrairement  à  une  assertion  erronée  de  M.  de  Yatimes- 
nil, la  condition  de  l'abonnement  n'a  point  pour  annexe  celle  du 
minimum  annuel  de  tonnage.  Le  tarif  n'oblige  l'expéditeur  qu'à  re- 
mettre la  totalité  de  ses  marchandises,  quelle  qu'elle  soit,  en  exi- 
geant parfois  cependant  qu'elles  remplissent  un  wagon  complet, 
simple  clause  restrictive  dont  la  raison  d'être  a  été  indiquée.  La  pri- 
vation pour  l'abonné  de  tout  autre  moyen  de  transport  que  le  che- 
min de  fer  est,  dit  M.  de  Yatimesnil,  une  violation  de  la  liberté  qui 
appartient  à  tout  expéditeur  :  cette  opinion  n'est  pas  fondée.  On 
pressent  que  ce  moyen  de  transport  rival  ne  peut  être  que  la  navi- 
gation. L'expéditeur  perd  certainement  en  droit  la  liberté  de  se 
servir  du  canal,  lorsque  les  prix  y  sont  inférieurs  à  ceux  du  che- 
min de  fer  concurrent,  et  de  recourir  au  chemin  de  fer  pendant  ces 
chômages  trop  fréquens  qui  constituent  les  inconvéniens  fondamen- 
taux du  canal;  mais  il  est  libre  de  calculer  s'il  lui  est  plus  avan- 
tageux de  conserver  la  faculté  de  se  servir  indistinctement  des  deux 
voies  de  communication  rivales  ou  d'aliéner  son  indépendance,  en 
acceptant  la  condition  qui  lui  est  proposée  par  l'une  d'elles  comme 


TARIFS    DES    CHEMINS    DE    FER.  "  739 

compensation  d'une  réduction  notable  de  prix.  En  se  plaçant  au 
point  de  vue  des  compagnies  de  chemins  de  fer  considérées  comme 
entreprises  de  transport  spéciales,  on  ne  peut  trouver  injuste  qu'elles 
cherchent  à  s'assurer  à  l'avance  la  quantité  considérable  de  mar- 
chandises qui  leur  est  nécessaire  pour  utiliser  l'énorme  matériel 
qu'elles  sont  obligées  d'entretenir,  sous  peine  d'être  prises  au  dé- 
pourvu dans  une  circonstance  donnée.  Chacun  doit  comprendre 
qu'il  ne  leur  est  possible  d'abaisser  leurs  tarifs  que  si  elles  ont  la 
certitude  d'opérer  des  transports  considérables;  chacun  sait  que  le 
trafic  d'un  chemin  de  fer  est  toujours  supérieur  dans  un  sens,  et 
personne  ne  peut  trouver  mauvais  que,  pour  le  sens  où  il  est  infé- 
rieur, la  compagnie  concessionnaire  cherche  par  des  moyens  loyaux 
à  rétablir  un  équilibre  qui  lui  permette  de  ne  pas  ramener  son  ma- 
tériel vide  aux  principaux  points  de  départ.  En  résumé,  il  est  im- 
possible de  voir  en  quoi  le  public  commerçant  peut  être  fondé  à  se 
plaindre,  alors  que  le  tarif  d'abonnement  n'est  point,  entre  les  mains 
d'une  compagnie,  une  machine  de  guerre  qui  doive  anéantir  une 
voie  de  navigation  concurrente  et  permettre  ensuite  à  la  compagnie 
de  relever  les  tarifs  primitivement  abaissés.  Telle  est  donc  la  ques- 
tion excessivement  délicate  qu'il  faut  aborder. 

Le  règne  de  la  navigation  est-il  terminé?  les  fleuves  navigables, 
€es  routes  qui  marchent,  comme  les  appelle  éloquemment  Pascal, 
les  canaux  ne  sont-ils  plus  qu'un  vieil  engin  qui  doive  être  impi- 
toyablement mis  au  rebut?  On  répugne  à  le  croire.  Un  petit  écrit, 
récemment  publié  (1),  porte  cette  épigraphe  séduisante  :  A  la  télé- 
graphie électrique  les  nouvelles  et  les  dépêches ,  -^  aux  chemins  de 
fer  les  lettres ,  les  voyageurs  et  la  messagerie^  —  à  la  navigation  les 
marchandises  lourdes  et  encombrantes.  INous  sommes  disposé  à  pen- 
ser, comme  l'auteur,  que  ces  deux  modes  de  communication  ont 
chacun  son  utilité  propre,  ses  fonctions  spéciales,  et  qu'il  vaudrait 
mieux  sans  doute  qu'ils  fussent  respectivement  organisés  et  admi- 
nistrés de  manière  à  se  renfermer  dans  ce  qui  semble  être  leur  rôle 
naturel.  Toutefois  on  ne  peut,  d'une  part,  théoriquement  admettre 
qu'il  soit  possible  d'attirer  sur  les  chemins  de  fer  un  nombre  suffi- 
sant de  voyageurs  pour  que  ce  seul  élément  de  trafic  procure  aux  ca- 
pitaux un  intérêt  bien  supérieur  à  celui  qu'on  obtient  aujourd'hui (2); 

(1)  Uun  Nouveau  Système  d'exploitation  des  chemins  de  fer,  par  M.  H.  Peut. 

(2)  Les  compagnies  de  chemins  de  fer  pourraient  facilement  provoquer  le  public  à 
un  déplacement  bien  plus  considérable  que  celui  auquel  nous  assistons  :  c'est  ce  qu'on 
a  déjà  essayé  4e  prouver  dans  la  Revue  en  montrant  aussi  que  le  produit  des  marchan- 
dises devenait  incessamment  une  fraction  de  plus  en  plus  importante  du  produit  total 
{ïïevue  du  1«'  octobre  1858,  —  les  Voyageurs  et  les  Chemins  de  fer  en  France).  Le 
système  de  M.  Peut,  qui,  selon  l'inventeur,  quadruplerait  et  peut-être  même  sextuple- 
rait les  revenus  actuels  des  chemins  de  fer,  est  le  suivant  :  correspondance  des  réseaux 
français  entre  eux  à  l'instar  des  lignes  d'omnibus  de  Paris,  —  suppression  des  trains 


7h0  REVUE   DES  DEUX   MONDES. 

de  l'autre,  on  doit  s'incliner  devant  la  brutale  toute -puissance  du 
fait.  Or,  dans  le  rapport  du  ministre  des  travaux  publics  à  la  suite 
duquel  a  été  rendu,  le  2Zi  février  1858,  un  décret  déclarant  libre  le 
commerce  de  la  boucherie  dans  la  ville  de  Paris,  se  trouve  ce 
passage  remarquable  :  u  La  célérité  avec  laquelle  les  chemins  de 
fer  permettent  d'amener  aujourd'hui  les  bestiaux  sur  les  marchés 
d'approvisionnement,  la  promptitude  extraordinaire  que  procure  le 
télégraphe  électrique  pour  la  transmission  des  ordres  dans  les  pays 
d'élevage  n'ont-elles  pas  créé  une  situation  nouvelle?..,  »  N'est-il 
pas  probable,  n'est-il  pas  certain  que  cette  situation  nouvelle  cor- 
respond à  une  révolution  singulière ,  dont  il  est  impossible  de  ne 
pas  tenir  un  grand  compte  dans  les  habitudes  commerciales  ?  Dans 
combien  d'industries  ne  supp rimera- t-on  pas  des  magasins  devenus 
inutiles,  et  partant  onéreux,  par  suite  de  la  facilité  et  de  la  certi- 
tude avec  lesquelles ,  en  peu  de  jours  et  même  en  quelques  heures, 
on  peut  s'approvisionner  de  matières  premières  achetées  au  mo- 
ment opportun?  Mais  alors  l'insuffisance  des  voies  navigables,  dont 
la  lenteur  et  l'irrégularité  sont  malheureusement  deux  caractères 
essentiels,  apparaît  dans  tout  son  jour,  et  quelques  pessimistes  se 
demanderont  peut-être  s'il  leur  reste  un  moyen  de  salut.  Pourtant 
au  nombre  des  projets  de  loi  que  le  temps  seul  a  empêché  le  corps 
législatif  de  discuter  dans  sa  dernière  session  figurait  un  projet  re- 
latif à  l'acceptation  par  l'état  de  l' offre,  que  font  la  ville  de  Golmar 
et  plusieurs  propriétaires  ou  industriels  de  l'Alsace,  d'avancer  une 
douzaine  de  millions  pour  la  construction  d'un  canal  destiné  à  des- 
servir le  bassin  houiller  de  Sarrebruck,  et  d'un  embranchement 
sur  la  ville  de  Golmar  du  canal  du  Rhône  au  Rhin.  Ce  fait  prouve  au 
moins  que  tout  le  monde  ne  désespère  pas  de  l'avenir  des  canaux, 
eL  qu'on  les  regarde  comme  devant  exister  en  même  temps  que 
les  chemins  de  fer.  Telle  a  toujours  été  la  solution  adoptée  en 
France  à  l'égard  de  la  rivalité,  pressentie  d'ailleurs  dès  1838,  entre 
les  voies  ferrées  et  les  voies  navigables.  Il  est  même  inutile  de 
se  reporter  aux  discussions  qui  ont  lieu  depuis  vingt  ans  dans  le 
sein  de  nos  diverses  assemblées  législatives,  ce  point  n'ayant  ja- 
mais été  l'objet  d'aucune  contestation.  Il  suffira  de  citer  le  passage 
suivant  du  rapport  fait  au  corps  législatif  en  1857,  par  M.  Lequien, 
à  propos  de  la  création  de  six  grandes  compagnies,  qu'on  a  repré- 

de  petite  vitesse,  —  institution  de  cartes  d'abonnement  délivrées  par  une  compagnie 
quelconque  et  donnant  le  droit  de  circuler  librement  sur  une  section  quelconque  du 
réseau  général ,  —  fixation  à  100  fr.  de  l'abonnement  d'un  mois,  etc.  M.  Peut  suppose 
qu'il  ne  serait  pas  délivré  moins  de  2  millions  d'abonnemens  mensuels ,  etc.  :  —  re- 
venu brut  annuel  de  1,150  millions  de  francs,  triple  à  lui  seul  de  la  recette  totale  ac- 
tuelle! —  Avec  ce  système,  dont  les  avantages  seraient  nombreux  et  divers,  «  le  mou- 
vement devient  la  loi  générale  et  le  repos  l'exception!  »  11  ne  manquerait  plus  qii'un 
pareil  régime  à  la  furia  f'rancese. 


I 


É 


TARIFS   DES    CHEMINS   DE   FER.  7hi 

sentée  récemment  comme  une  division  de  la  France  en  six  grands 
commandemens  industriels  et  commerciaux  (1):  «  C'est  la  somme  des 
avantages  qu'il  faut  toujours  rapprocher  de  celle  des  inconvéniens, 
avec  assez  d'exactitude  pour  ne  jamais  laisser  dominer  les  seconds 
sur  les  premiers,  et  à  notre  sens  ce  cas  se  reproduira  chaque  fois  que 
d'un  abaissement  de  tarifs  devra  résulter  une  atteinte  à  la  concur- 
rence, toujours  favorable  aux  intérêts  généraux,  et  surtout  chaque 
fois  que  cet  abaissement  pourra  compromettre  les  légitimes  intérêts 
de  notre  navigation  intérieure.  L'amélioration  de  nos  voies  fluviales  et 
l'établissement  de  nos  canaux,  leur  entretien  même  .ont  exigé  et  exi- 
gent encore  annuellement  du  pays  des  sacrifices  assez  considérables 
pour  que  la  conservation  de  ces  utiles  voies  de  transport  ne  soit  ja- 
mais compromise.  Nous  ne  doutons  pas  que  le  gouvernement  ne  sente 
toute  l'importance  de  cette  précieuse  conservation...  »  Dès  lors  le 
programme  à  suivre  par  l'administration  est  tout  tracé  :  puisque 
les  compagnies  de  chemins  de  fer  n'ont  qu'un  droit  de  proposition 
relativement  aux  modifications  de  tarifs,  il  ne  faudrait  homologuer 
que  celles  de  ces  modifications  qui  ne  paraîtraient  pas  de  nature 
à  porter  préjudice  au  trafic  des  voies  navigables.  On  ne  peut  se  dis- 
simuler que  le  maintien  de  cet  équilibre  ne  soit  une  tâche  excessi- 
vement délicate.  Relativement  aux  canaux,  dont  le  remaniement  des 
tarifs  était  déjà  une  grosse  question  sous  le  règne  de  Louis-Philippe, 
il  a  été  beaucoup  fait  durant  ces  derniers  temps  dans  l'intérêt  de  la 
batellerie.  En  échange  d'une  réduction  dans  les  prix  de  transport, 
que  les  concessionnaires  de  canaux  ont  le  droit  de  fixer  librement, 
l'état  a  diminué  les  droits  de  navigation,  dans  une  proportion  no- 
table, pour  plusieurs  rivières  ou  canaux  importans.  Le  programme 
de  politique  commerciale  auquel  nous  venons  de  faire  allusion  an- 
nonce même  que  le  gouvernement  français  ne  s'arrêtera  pas  dans 
cette  voie  libérale.  En  continuant  d'apporter  aux  cours  d'eau  les 
améliorations  qui  sont  commencées  depuis  longtemps  déjà  et  de 
combler  les  lacunes  qu'ils  présentent,  le  gouvernement  prendra  une 
mesure  très  propre  à  empêcher  le  commerce  de  déserter  les  voies 
navigables  au  profit  des  chemins  de  fer.  Ce  serait  même  un  incident 
curieux  de  la  lutte  entre  les  deux  modes  de  communication  que 
'achèvement  du  réseau  de  notre  navigation  intérieure. 


(1)  On  lit,  dans  l'exposé  des  motifs  du  projet  de  loi  qui  a  financièrement  organise 
notre  réseau  de  voies  ferrées,  que  les  compagnies  du  Nord,  de  l'Est,  de  l'Ouest,  du 
Midi,  d'Orléans  et  de  Lyon  avaient,  au  1"  février  1859,  8,567  kilomètres  exploités  sur 
8,701,  —  7,551  kilomètres  à  construire  sur  7,651,  —  finalement  16,118  kilomètres  con- 
cédés sur  16,352.  —  Les  petites  compagnies  de  Bessèges  à  Alais,  de  Graissessac  à  Bé- 
ziers,  de  Carmeaux  à  Albi,  d'Anzin  à  Somain  et  de  Bordeaux  au  Verdon,  n'avaient  donc 
ensemble  que  la  concession  de  234  kilomètres  de  chemins  de  fer,  dont  134  seulement 
sont  en  exploitation.  On  passe  sous  silence  d'autres  lignes  uniquement  affectées  au 
transport  des  marchandises,  et  d'ailleurs  fort  peu  importantes. 


7h^  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

En  ce  moment  du  reste,  il  ne  s'agit  guère  encore  que  d'un  pro- 
cès de  tendance,  le  mouvement  des  transports  par  eau  étant  en 
progrès,  contrairement  à  l'opinion  qui  tend  à  s'établir  par  suite  des 
plaintes  incessantes  et  multipliées  dont  la  navigation  est  le  pré- 
texte. La  mesure  de  ce  progrès  peut  être  approximativement  donnée 
par  l'augmentation  de  la  somme  des  droits  qu'a  perçus  l'état  durant 
la  dernière  période  décennale,  augmentation  qui  n'a  pas  été  moin- 
dre de  1,500,000  francs.  La  valeur  annuelle  de  ces  droits  peut  être 
de  11  millions  de  francs  au  moins,  dont  il  convient  de  défalquer  à 
peu  près  7  millions  de  francs  pour  les  frais  d'entretien  des  canaux 
et  rivières  :  le  trésor  n'encaisserait  donc  finalement  qu'une  somme 
de  II  millions  de  francs  environ.  A  ce  point  de  vue  secondaire,  bien 
qu'on  mette  toujours  en  avant  les  droits  du  trésor,  les  voies  na- 
vigables sont  hors  de  toute  comparaison  avec  les  voies  ferrées,  le 
seul  impôt  du  dixième  perçu  sur  les  prix  des  places  des  voyageurs 
et  du  transport  des  marchandises  à  grande  vitesse  rendant  annuel- 
lement plus  de  17  millions  de  francs.  Si  l'on  tient  compte  en  outre 
des  charges  importantes  qui  ont  été  imposées  aux  compagnies  de 
chemins  de  fer  au  profit  de  certaines  administrations  publiques 
(postes,  guerre,  marine),  on  verra  que  si  l'état,  propriétaire  tout  à 
la  fois  des  diverses  voies  de  communication,  était  tenté  d'avoir,  au 
point  de  vue  financier,  des  préférences  pour  un  de  ces  frères  enne- 
mis, ce  ne  pourrait  être  qu'au  détriment  des  voies  navigables.  Il 
vaut  mieux  conclure  de  ces  chiftres  que  le  gouvernement  pourrait, 
sans  grand  sacrifice,  faire  droit  à  la  demande  qui  lui  a  été  adressée, 
notamment  par  l'industrie  houillère,  et  supprimer  complètement 
les  droits  de  navigation  pour  toutes  les  voies  d'eau.  Ainsi  favorisée, 
la  batellerie,  qui  a  résisté  jusqu'à  présent  aux  atteintes  que  lui  ont 
portées  les  compagnies  de  chemins  de  fer  par  les  traités  particu- 
liers et  les  tarifs  spéciaux,  n'aurait  plus  rien  à  exiger  pour  être  en 
mesure  de  lutter  à  armes  égales  avec  ces  compagnies.  L'état  pour- 
rait alors  laisser  à  une  sorte  de  jugement  de  Dieu  le  soin  de  tran- 
cher la  question  controversée.  Si,  après  un  duel  loyal,  la  navigation 
intérieure  venait  à  succomber  devant  les  chemins  de  fer,  il  faudrait 
bien  avouer  que  la  loi  fatale  d'un  progrès  inattendu  la  destinait  à 
périr  (1). 

A  côté  de  la  navigation  intérieure  se  présente  la  navigation  cô-  | 
tière,  qui  a  de  plus  pour  elle  l'intérêt  inhérent  à  ce  personnel  mari-  j 
time  qu'elle  entretient,  au  grand  avantage  de  la  puissance  nationale,  j 
L'antique  cabotage  aux  placides  allures  est  certainement  menacé  | 
par  les  lignes  qui  longent  le  littoral,  ou  par  celles  qui,  comme  lej 

i 

(1)' Dès  1850,  l'enquête  du  conseil  d'état  révélait  qu'en  Angleterre  des  canaux  a^-aient 
été  comblés,  puis  remplacés  par  des  voies  ferrées  I 


TARIFS    DES    CHEMINS   DE    FER.  7 lit 

chemin  de  fer  de  Bordeaux  à  Cette,  joignent  directement  deux  mers; 
mais  il  bénéficie  du  trafic  que  lui  apportent  les  lignes  plus  ou  moins 
perpendiculaires  à  nos  côtes.  En  somme,  le  cabotage  a  jusqu'à  pré- 
sent résisté  à  la  concurrence  :  il  n'a  pas  diminué  d'importance,  et 
même  il  a  fait  quelques  progrès;  mais  il  lui  faut  entrer  dans  la  voie 
des  perfectionnemens  et  profiter  de  la  leçon  que  lui  donnent  ces 
steamers  anglais  à  hélice  venant,  en  quatre  jours,  de  Londres  à  Pa- 
ris, malgré  les  chemins  de  fer  et  les  entraves  douanières,  après  avoir 
traversé  un  détroit  et  remonté  un  fleuve  à  une  assez  grande  distance 
de  son  embouchure.  Tout  se  transforme  au  xix*  siècle,  et  ce  qui  ne 
suit  pas  la  loi  universelle  est  en  danger  de  mort. 

IV. 

-Après  avoir  tenté  d'initier  le  lecteur  aux  détails  du  vocabulaire 
im  peu  compliqué  des  tarifs  de  chemins  de  fer,  nous  n'aurions  pas 
complètement  rempli  notre  tâche,  si  nous  ne  commentions  point 
aussi  ces  mots  de  l'article  fondamental  du  cahier  des  charges  d'une 
concession  :  soit  pour  le  parcours  total ^  soit  pour  les  parcours  par- 
tiels de  la  voie  de  fer.  Nous  sommes  ainsi  amené  à  parler  des  tarifs 
différentiels.  Jusqu'à  présent,  on  n'a  considéré  ici  les  voies  ferrées 
qu'au  point  de  vue  des  conditions  mises  par  les  compagnies  aux  ré- 
ductions de  tarifs  ;  il  reste  à  les  considérer  au  point  de  vue  de  la 
longueur  des  parcours.  Prenons  pour  exemple  le  transport  des  cé- 
réales, sur  lequel  les  chemins  de  fer  ont  une  action  si  puissante ,  en 
raison  de  la  rapidité  des  expéditions  et  de  la  diminution  de  frais 
qu'elles  entraînent,  ce  qui  produit  une  sorte  de  nivellement  général 
des  prix  sur  toute  la  France  :  il  sera  aisé  de  récapituler  les  notions 
maintenant  acquises  sur  ce  point  important. 

Qu'on  ouvre  le  cahier  des  charges  d'une  concession  quelconque 
de  chemin  de  fer;  on  trouvera  au  tarif,  pour  le  transport  à  petite 
vitesse  des  marchandises  de  la  deuxième  classe,  qui  comprend  les 
grains,  farines,  etc.,  le  prix  de  0  fr.  lA  c.  par  tonne  et  par  kilo- 
mètre :  c'est  le  maximum  légal  (4).  Supposons  que  la  compagnie 
concessionnaire  juge  à  propos  d'abaisser  à  0  fr.  10  c.  sur  tout  son 
réseau  le  prix  du  transport  des  grains;  nous  aurons  ce  qui  est  appelé 
le  tarif  général.  Admettons  maintenant  que  ce  prix  de  0  fr.  10  c.  ne 
soit  appliqué  qu'à  ceux  des  expéditeurs  qui  accepteront  certaines 
conditions,  celle  de  l'abonnement  par  exemple;  nous  aurons  un 
type  de  tarif  spécial.  Dans  ce  cas,  les  tarifs  légaux,  généraux,  spé- 

(1)  Il  n'est  pas  sans  intérêt  de  rappeler  ici  que,  par  suite  d'un  droit  que  s'est  réservé 
Ifc  gouvernement ,  pour  chaque  concession  de  chemin  de  fer,  dans  le  cas  où  le  prix  de 
l'hectolitre  de  blé  vient  à  atteindre  20  fr.  sur  le  marché  régulateur  de  la  région  où  elle 
s'étend,  le  maximum  légal  ne  peut  s'élever  qu'à  0  fr.  07  c. 


744  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

cîaux,  sont  tous  les  trois  proportionnels  -^  ils  ne  sont  point  diffé- 
rentiels, parce  que  le  prix  du  kilomètre  de  parcours  total  du  réseau 
est  identique  au  prix  du  kilomètre  du  parcours  partiel,  parce  qu'un 
point  situé  à  500  kilomètres  de  Paris  sera  régi  par  le  même  tarif  ki- 
lométrique qu'un  autre  point  du  même  réseau  situé  à  60  kilo- 
mètres. 

Si  nous  supposons  au  contraire  qu'il  n'en  soit  pas  ainsi,  que  la 
tonne  de  céréales  parcourant  de  5  à  600  kilomètres  ne  soit  taxée 
par  kilomètre  qu'à  0  fr.  08  c,  tandis  que  celle  qui  parcourt  de  4  à 
500  kilomètres  doive  payer  0  fr.  09  c,  nous  aurons  l'exemple  d'un 
tmî  différentiel.  Cette  inégalité  kilométrique,  poussée  à  l'extrême, 
pourrait  donner  lieu,  on  le  remarquera,  à  une  anomalie  choquante, 
parce  qu'il  arriverait  que  les  taxes  seraient  en  raison  inverse  des 
longueurs  parcourues  :  dans  tous  les  cas  de  ce  genre,  l'administra- 
tion exige  que  ces  taxes  soient  égales,  de  telle  sorte  qu'il  n'y  a  pré- 
texte à  aucune  plainte.  Pourquoi  en  effet  le  négociant  de  Nancy 
trouverait-il  mauvais  que  le  négociant  de  Strasbourg  paie  au  môme 
prix  que  lui  le  transport  d'une  tonne  de  marchandise  à  Paris?  Pour- 
quoi le  prix  total  de  transport  ne  serait-il  pas  le  même  entre  Meaux 
et  Nancy  qu'entre  Paris  et  Strasbourg? 

On  entrevoit  maintenant  en  quoi  consistent  les  tarifs  différentiels. 
La  partie  non  commerçante  du  public  en  usait  depuis  longtemps, 
mais  comme  M.  Jourdain  faisait  de  la  prose,  soit  par  l'emploi  des 
billets  d'aller  et  retour  à  prix  réduit,  soit,  pour  prendre  un  exemple 
ailleurs  que  sur  les  chemins  de  fer,  dans  ses  relations  avec  l'admi- 
nistration des  postes  (1).  Quant  à  la  partie  commerçante,  elle  les 
connaissait  pour  les  avoir  vus  toujours  et  partout  appliqués  par  les 
entreprises  de  transport  de  toute  nature;  mais  cet  argument  n'a  que 
peu  de  valeur,  eu  égard  à  la  situation  spéciale  faite  par  la  législa- 
tion à  l'industrie  des  voies  ferrées.  Il  importe  donc  de  montrer  que 
le  régime  des  tarifs  différentiels  est  légal,  et  rien  n'est  plus  aisé. 
Dès  1834,  M.  Legrand,  directeur-général  des  ponts  et  chaussées  et 
des  mines,  disait  à  la  chambre  des  députés,  avec  l'impartiale  auto- 
rité que  lui  donnait  sa  haute  position  administrative  :  <(  Les  prix  dif- 
férentiels sont  la  base  de  toutes  les  opérations  de  transport  ;  les  in- 
terdire, c'est  paralyser  l'industrie,  et,  je  le  déclare,  sans  eux  vous 
ne  trouverez  pas  de  compagnie  qui  se  charge  d'exploiter  vos  che- 
mins de  fer.  »  Cette  catégorie  de  tarifs  n'a  cependant  paru  pour  la 

(1)  On  remarquera  en  effet,  pour  ne  parler  que  d'une  récente  mesure  de  cette  admi- 
nistration, la  loi  sur  le  transport  par  la  poste  des  valeurs  déclarées,  que  l'expéditeur, 
indépendamment  d'un  droit  fixe  et  du  port  de  la  lettre,  paie,  par  chaque  centaine  de 
francs,  un  droit  qui  ne  varie  pas,  quelle  que  soit  la  distance.  Ne  pas  tenir  compte  de  cet 
élément  et  faire  ainsi  ressortir,  suivant  qu'il  s'agit  d'un  point  ou  d'un  autre ,  des  prix 
kilométriques  inégaux,  c'est  appliquer  un  tarif  différentiel. 


TARIFS    DES    CHEMINS    DE    FER.  7Zi5 

première  fois  qu'en  18/i3,  dans  le  cahier  des  charges  de  la  ligne 
d'Avignon  à  Marseille,  par  l'insertion,  toujours  maintenue  depuis, 
du  membre  de  phrase  que  je  rappelais  tout  à  l'heure.  Enfin  cette 
nouvelle  disposition,  qui  a  immédiatement  trouvé  des  partisans  et 
des  détracteurs,  a  été  remise  sur  le  tapis  en  1857  au  corps  législa- 
tif. M.  le  conseiller  d'état  Yuillefroy,  commissaire  du  gouvernement, 
a  fait  la  déclaration  suivante  :  «  En  ce  qui  concerne  les  tarifs  diffé- 
rentiels, personne  n'en  conteste  l'utilité;  il  aurait  été  trop  tard  du 
reste  pour  la  contester,  le  principe  en  est  écrit  dans  tous  les  cahiers 
des  charges,  et  il  eût  été  impossible  d'obtenir  le  retrait  d'un  avan- 
tage aussi  considérable.  »  Il  convient  d'ajouter  que  quelques  cahiers 
des  charges  ont  imprimé  le  caractère  différentiel  au  maximum  légal 
du  tarif  pour  le  transport  des  voyageurs  ou  des  marchandises,  et  que 
la  très  grande  majorité  des  tarifs  généraux  est  également  différen- 
tielle. 

Voyons  maintenant  quels  avantages  retire  le  public  des  tarifs 
spéciaux  différentiels,  quels  inconvéniens  il  peut  redouter  de  l'ap- 
plication de  ces  tarifs.  Le  but  légitime  des  concessionnaires  est, 
comme  pour  les  tarifs  d'abonnement  et  par  les  mêmes  motifs  ra- 
tionnels, de  se  procurer  la  plus  grande  masse  possible  de  trans- 
ports en  abaissant  les  prix  à  l'égard  de  certaines  marchandises,  qui 
sans  cela  ne  se  déplaceraient  point.  Quoi  de  plus  conforme  à  l'inté- 
rêt du  public?  L'agriculture  peut-elle  se  plaindre  de  voir,  grâce 
aux  combinaisons  différentielles,  le  lait,  le  bétail,  les  fruits  et  au- 
tres denrées  qui  ne  peuvent  supporter  un  temps  trop  long  dans  le 
trajet  entre  les  centres  de  production  et  de  consommation,  le  plâ- 
tre, la  chaux,  la  marne  et  les  engrais,  franchir  des  distances  énormes 
pour  un  prix  très  modique?  Le  producteur  trouvera,  il  est  vrai,  un 
concurrent  sur  lequel  il  ne  comptait  pas;  mais  le  consommateur  y 
gagnera  le  bon  marché.  — 11  est  même  à  propos  de  remarquer  que^ 
durant  la  disette  de  1857,  la  plupart  des  compagnies  de  chemins 
de  fer,  contre  lesquelles  le  groupe  des  anciennes  compagnies  de 
transport  s'élève  avec  tant  d'acharnement,  avaient  consenti  au  gou- 
vernement un  tarif  différentiel  descendant  jusqu'à  0  fr  05  c.  En  pa- 
reille occurrence,  ainsi  que  cela  eut  lieu  enl8Â6  etl8A7,  la  batelle- 
rie du  Rhône,  industrie  libre  et  appelée  bientôt  à  crier  au  monopole, 
élevait  ses  prix  dans  la  proportion  de  30  fr.  à  lAO  fr.  (1)  pour  un 
trajet  que  la  compagnie  de  chemin  de  fer  rivale  a  fait  franchir 
moyennant  la  somme  minime  de  17  fr.  50  c!  De  quel  côté  est  donc 
,1e  patriotisme,  si  l'on  veut  absolument  lui  faire  jouer  un  rôle  dans 
une  question  commerciale?  —  Ce  que  je  dis  là  des  productions  du  sol 
s'applique  tout  aussi  bien  aux  produits  industriels,  dont  l'échange 

(1)  De  la  Perception  des  Tarifs  sur  les  chemins  de  fer,  par  M.  Tcisserenc, 


746  BEVUE    DES   DEUX   MONDES. 

se  fait  maintenant  entre  des  régions  très  éloignées.  C'est  précisé- 
ment cette  sorte  de  renversement  des  conditions  géographiques  qui 
constitue  la. grande  objection  soulevée  par  les  tarifs  différentiels, 
après  avoir  été  considérée  comme  un  précieux  moyen  d'action.  Oji 
conçoit  que  le  pouvoir  politique  se  préoccupe  particulièrement  de 
ces  questions  de  situation  géographique ^  mais  il  est  évident  que, 
pour  l'économiste,  l'assemblage  de  ces  deux  mots  n'est  que  l'ex^ 
pression  d'un  fait  éminemment  variable,  qui  dépend  d'une  multi- 
tude de  conditions  complexes,  au  premier  rang  desquelles  doit  se 
placer  l'élément  des  transports,  complètement  transformé  aujour- 
d'hui. 

Si  l'on  tient  compte  des  circonstances  multiples  qui  les  font  sur- 
gir, le  nombre  des  espèces  de  tarifs  différentiels  peut  être  en  quelque 
sorte  illimité.  Sans  prétendre  en  donner  une  idée  complète,  il  suffit 
de  faire  observer  qu'ils  ne  sont  pas,  à  l'égard  des  canaux,  une  ma- 
chine de  guerre  moins  dangereuse  que  les  tarifs  d'abonnement.  On 
peut  néanmoins  ramener  ces  circonstances  à  quelques  causes  prin- 
cipales. Ainsi  les  compagnies  de  chemins  de  fer  essaient  d'appeler 
sur  leur  réseau  les  marchandises  dont  l'expédition,  sous  le  régime 
d'un  tarif  proportionnel,  trouverait  dans  la  distance  à  parcourir  un 
obstacle  insurmontable,  puis  les  marchandises  en  provenance  ou  en 
destination  d'une  localité  particulière,  et  celles  qui  circulent  dans 
un  sens  déterminé.  Cette  dernière  sorte  de  tarifs  différentiels  est 
précisément  une  combinaison  usitée  pour  enlever  le  trafic  naturel 
d'une  voie  d'eau  ou  de  fer  concurrente;  elle  peut  être  mise  enjeu 
sur  un  seul  réseau  ou  à  la  fois  sur  deux  réseaux  dont  les  compa- 
gnies concessionnaires  se  sont  entendues  après  s'être  assuré  l'ap- 
probation administrative.  Dans  cette  seconde  hypothèse,  le  tarif 
commun  (c'est  le  nom  qu'il  prend  alors)  sert,  soit  à  établir  unei 
concurrence  entre  deux  voies  ferrées,  soit  à  détourner,  au  détri- 
ment de  l'étranger  et  sans  qu'aucun  intérêt  régnicole  soit  froissé,; 
le  transit  auquel  la  position  géographique  de  la  France  la  convie  si| 
visiblement.  Si  l'une  des  deux  compagnies  ayant  un  tarif  communj 
est  étrangère,  le  tarif  à^yï^nX  international.  .  | 

I 
0  La  vérité  n'est  ni  blanche  ni  noire,  elle  est  grise;  »  si  jamais  cej 

mot  si  juste  de  l'illustre  et  regrettable  historien  anglais  Macaulay; 

a  pu  recevoir  une  application  rationnelle,  c'est  à  coup  sûr  en  ma-| 

tière  de  chemins  de  fer,  sous  quelque  face  que  soit  considérée  If: 

question.  Pour  quiconque  a  une  connaissance,  même  superficielle .j 

des  associations  industrielles  en  général  et  des  compagnies  de  che-| 

mins  de  fer  en  particulier,  il  n'est  pas  douteux  qu'il  n'y  ait  eu 

dans  les  relations  de  celles-ci  avec  le  public  expéditeur,  des  abu 

conunis  et  des  tentatives  d'abus  faites.  De  leur  aveu  même,  elles 


TARIFS    DES    CHEMINS    DE    FER.  «  Itxl 

ont  quelquefois  mérité  une  partie  des  reproches  qui  leur  ont  été 
adressés.  D'un  autre  côté,  il  ne  faudrait  pas  conclure,  du  bruit 
exagéré  qui  s'est  fait,  que  les  compagnies  ont  toujours  et  partout 
eu  tort  :  leurs  adversaires  très  souvent  ne  sont  pas  de  la  plus  en- 
tière bonne  foi,  et  de  plus  ils  commettent  de  graves  erreurs  d'ap- 
préciation. Il  ne  faudrait  pas  faire  pâtir  outre  mesure  les  conces- 
sionnaires des  voies  ferrées  du  rôle  qu'ils  sont  appelés  fatalement  à 
jouer.  En  mettant  en  relations  plus  directes  le  producteur  et  le 
consommateur,  ils  ont  notamment  amené  la  suppression  d'intermé- 
diaires qui  ont  pu  avoir  jadis  quelque  utilité,  mais  qui  ne  seraient 
plus  aujourd'hui  que  des  parasites  improductifs.  Partisans  intéressés 
de  l'ancien  régime,  ces  intermédiaires  ne  se  sont  pas  facilement  ré- 
signés à  le  voir  tomber,  et  ils  ont  essayé  de  le  maintenir  debout  en 
exploitant  les  fautes  des  compagnies  et  les  sentimens  de  défiance 
qu'elles  ne  se  sont  point  suffisamment  attachées  à  combattre.  S'il 
doit  en  être  ainsi  des  commissionnaires  de  roulage,  la  question 
n'est  plus  la  même  quand  il  s'agit  de  la  navigation  intérieure.  Pour 
le  moment,  les  bénéfices  de  la  batellerie  diminuent  beaucoup  plus 
que  le  trafic,  et  le  public  ne  songe  pas  à  s'en  plaindre,  estimant 
d'ailleurs  que  les  deux  modes  de  transport  lui  sont  fort  utiles, 
ne  fût-ce  qu'indirectement,  en  entretenant  une  concurrence  salu- 
taire à  sa  bourse.  L'avenir  au  contraire  est  gros  de  menaces  à  l'é- 
gard d'une  entreprise  dont  la  ruine,  si  elle  n'était  pas  produite  par 
la  force  naturelle  des  choses,  serait  vraiment  une  calamité  publique. 
11  est  donc  légitime  que,  de  ce  côté,  ait  surgi  une  agitation  qui  au- 
trement ne  serait  qu'artificielle. 

Si  l'on  réfléchit  à  f  influence  qu'exercent  les  entrepreneurs  de 
transports  dans  les  chambres  de  commerce,  où  ils  sont  peut-être  en 
majorité,  on  ne  s'étonnera  pas  d'apprendre  que,  lorsque  ces  cham- 
bres ont  été  consultées  par  l'administration  sur  les  questions  de 
l'abonnement  et  de  la  perception  différentielle  des  tarifs,  elles  ont 
presque  à  l'unanimité  repoussé  ces  deux  combinaisons.  Les  conseils- 
généraux,  dont  la  composition  et  le  caractère  sont  des  garanties  cer- 
taines d'impartialité,  ont  spontanément  émis  des  vœux  dans  le  même 
sens  pour  une  quinzaine  de  départemens.  Il  est  regrettable  que  la  ré- 
daction de  quelques-uns  de  ces  vœux  ne  dénote  point  toujours  une 
entente  parfaite  des  difficultés  qu'ils  ont  en  vue.  Parmi  ces  nom- 
breuses doléances,  le  dixième  à  peine  a  trait. à  l'élévation  des  ta- 
rifs. Je  sais  bien  qu'on  ne  doit  point  attendre  que  la  maison  soit 
brûlée  pour  lui  porter  secours  en  cas  d'incendie;  mais  si  le  feu  a 
pris  quelque  part,  les  cris  d'alarme  qui  ont  été  jetés  ont  dû  suffi- 
samment attirer  l'attention  publique. 

11  y  a  longtemps  qu'un  philosophe  écossais  a  dit  qu'une  question 


i 


7/l8  •  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

bien  définie  était  à  moitié  résolue.  C'est  à  bien  définir  le  problème 
des  tarifs  de  chemins  de  fer  que  je  me  suis  attaché.  Je  n'ai  point 
eu  d'autre  prétention.  L'exposer  avec  impartialité,  avec  précision, 
telle  est  la  seule  tâche  que  puisse  se  proposer  l'écrivain;  le  résou- 
dre dans  les  limites  du  possible,  quant  à  la  conciliation  délicate  des 
intérêts  mis  en  présence,  cela  n'appartient  en  France  qu'au  gou- 
vernement. C'est  à  lui  en  effet  que  la  loi  a  confié  la  lourde  tâche  de 
maintenir  l'équilibre  entre  ces  intérêts  opposés,  au  moyen  de  l'ho- 
mologation administrative  des  modifications  de  tarifs. 

En  résumé ,  il  y  a  lutte  entre  des  individualités  parfaitement  li- 
bres dans  leurs  allures  et  une  compagnie  gênée  dans  sa  marche  à 
raison  même  des  privilèges  que  lui  a  conférés  la  concession.  La  ré- 
duction des  tarifs  est  une  condition  vitale  de  l'industrie  des  che- 
mins de  fer,  qui  doit  développer  son  trafic  en  attirant  à  elle  celui  de 
ses  concurrens.  Cette  réduction  ne  jettera-t-elle  aucune  perturba- 
tion dans  le  système  général  des  relations  industrielles  et  commer- 
ciales? C'est  peu  probable.  Anéantira- t-elle  la  navigation?  Là  est  la 
question.  Les  tarifs  d^ abonnement  et  les  tarifs  différentiels  sont  par- 
faitement distincts;  mais  ils  se  combinent  souvent,  et  partagent 
d'ailleurs  le  privilège  d'être  l'objet  des  plus  vives  attaques  de  la 
part  des  défenseurs  de  la  navigation.  —  Quant  à  la  condition  de 
l'abonnement,  elle  était  destinée  à  disparaître,  sans  préjudice  pour 
les  compagnies  de  chemins  de  fer.  En  effet,  bien  que  la  bonne  foi 
soit  l'âme  du  commerce,  il  est  permis  de  supposer  que  les  abonnés 
et  les  non  abonnés  s'entendaient  pour  se  procurer  mutuellement 
l'usage  des  voies  ferrées  ou  des  voies  navigables,  suivant  les  fluc- 
tuations des  tarifs  sur  les  unes  ou  les  autres,  et  il  était  difficile, 
pour  les  compagnies  de  chemins  de  fer,  de  s'opposer  efficacement 
à  l'existence  de  cette  fraude.  L'administration  y  gagnera  de  ne  plus 
même  avoir  l'apparence  de  protéger  les  chemins  de  fer  au  détriment 
de  la  navigation.  —  Restent  les  tarifs  différentiels,  qui  doivent  sub- 
sister et  subsisteront  toujours. 

Tel  est,  esquissé  à  grands  traits,  l'état  actuel  de  la  question  des 
tarifs  de  chemins  de  fer.  On  peut  regretter  que  f  intérêt  individuel 
se  trouve  sacrifié  dans  le  développement  laborieux  de  l'agent  le  plus 
énergique  de  la  civilisation  moderne;  mais  n'est-ce  pas  l'intérêt 
collectif  qui  doit  prédominer?  De  tels  froissemens  sont  inévitables, 
et  notre  temps  surtout  doit  y  être  préparé.  Il  en  est  de  tout  progrès 
comme  de  certaines  victoires,  glorieuses,  mais  achetées  au  prix  de 
pertes  cruelles  :  l'industrie,  elle  aussi,  est  un  combat. 

E.  Lamé  Fleury. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


31  janvier  1860. 


Nos  lecteurs  nous  accorderont  leur  indulgence,  si  nous  leur  faisons  part 
des  anxiétés  et  de  l'émotion  que  nous  éprouvons  en  abordant  les  questions 
politiques  du  moment.  Aux  complications  italiennes  se  sont  ajoutées  les 
affaires  de  Rome  ;  le  pape  a  répondu  par  une  encyclique  à  la  lettre  de  l'em- 
pereur; M.  de  Cavour  revenant  au  pouvoir,  l'annexion  de  l'Italie  centrale 
au  Piémont  a  paru  certaine,  et  cette  perspective  en  a  soulevé  une  autre, 
l'annexion  de  la  Savoie  et  du  comté  de  Nice  à  la  France  ;  en  même  temps 
le  programme  d'une  nouvelle  politique  commerciale  était  tracé  dans  une 
lettre  de  l'empereur  au  ministre  d'état,  et  le  premier  acte  de  ce  programme 
s'accomplissait  par  la  conclusion  d'un  traité  de  commerce  entre  la  France 
et  l'Angleterre;  enfin  le  parlement  anglais,  cette  assemblée  mobile  et  puis- 
sante, qui  a,  depuis  dix  ans,  acquis  une  importance  véritablement  euro- 
péenne, se  réunissait.  L'imprévu,  la  surprise  ou  la  gravité  naturelle  des 
questions  et  des  circonstances  serait  déjà  un  titre  à  l'indulgence  que  nous 
réclamons;  nous  pensons  en  avoir  un  autre.  La  forme  sous  laquelle  ces 
questions  se  présentent  et  les  procédés  par  lesquels  elles  sont  conduites  pas- 
sionnent les  uns  et  jettent  les  autres  dans  d'étranges  confusions  de  sentimens 
et  d'idées.  Toutes  les  situations  semblent  devenir  contradictoires  et  fausses. 
Des  solutions  libérales  sont  poursuivies  par  d'autres  moyens  que  ceux  que 
la  liberté  préfère  ;  des  causes  illibérales  sentent  le  besoin  des  garanties  de 
la  liberté  et  les  invoquent.  De  là  deux  périls  auxquels  bien  peu  d'esprits 
peuvent  échapper  dans  une  société  où  l'éducation  politique  est  si  imparfaite, 
chez  un  peuple  si  impressionnable  et  si  léger.  Les  uns  oublient  le  fond  des 
choses,  et,  dans  la  douleur  qu'ils  éprouvent  à  ne  pas  voir  respecter  des 
formes  tutélaires,  semblent  méconnaître  la  vertu  civile  et  sociale  des  prin- 
cipes de  la  révolution  française;  d'autres,  éblouis  du  succès  apparent  de 
causes  qui  leur  sont  chères,  font  bon  marché  des  moyens.  Succomber  à  l'un 
ou  à  l'autre  de  ces  périls,  c'est  manquer  de  consistance  politique  ou  de 
générosité,  avoir  l'air  de  céder  à  des  fantaisies  ou  blesser  d'honorables 


750  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

scrupules  et  de  légitimes  susceptibilités.  Nous  voudrions  échapper  à  cette 
alternative;  le  pourrons-nous?  Ce  doute  est  pour  nous  un  souci  sincère  et 
profond. 

Nous  y  réussirions  même,  nous  le  savons,  que  nous  ne  devrions  guère  at- 
tendre du  succès  qu'une  satisfaction  de  conscience.  Le  tempérament  fran- 
çais comprend  peu  ceux  qui  ne  sacrifient  pas  la  forme  au  fond.  La  forme! 
qui  l'a  jamais  défendue  chez  nous,  si  ce  n'est  Brid'oison?  et  la  belle  chance 
devant  un  parterre  français  que  de  se  déclarer  du  parti  de  Brid'oison  !  D'ail- 
leurs jamais  les  circonstances  ne  furent  plus  défavorables  aux  esprits  con- 
séquens  et  impartiaux.  La  société,  dans  ses  bases  profondes,  repose  sur  des 
antinomies  de  principes  dont  tout  l'art  de  la  politique  consiste  à  prévenir 
les  chocs ,  et  qui  ne  se  concilient  que  dans  les  ténèbres  du  mystère.  Quand 
la  maladresse  et  la  violence,  complices  l'une  de  l'autre,  finissent  par  dé- 
chausser ces  obscures  fondations,  on  voit  éclater  des  luttes  terribles  qui 
échappent  à  l'empire  de  la  raison  et  de  la  liberté  humaine,  cataclysmes  po- 
litiques qui  ne  sont  plus  gouvernés  que  par  des  lois  fatales  semblables  à 
celles  qui  régissent  dans  le  monde  matériel  les  forces  de  la  nature.  Il  se  fait 
en  ce  moment  autour  de  la  papauté  une  commotion  de  ce  genre,  et  nous 
avons  grand'peur  qu'il  ne  soit  plus  au  pouvoir  de  la  raison  et  de  la  liberté 
humaine  d'en  prévenir  les  conséquences.  Quand  les  choses  sont  engagées  à 
ce  point,  aucun  des  deux  partis  ne  vous  pardonne  plus  de  ne  lui  donner  rai- 
son qu'à  moitié.  Aussi  n'avons-nous  pas  la  prétention  de  trouver  grâce  au-  " 
près  des  violens  d'aucun  parti.  Réduits  au  rôle  de  spectateurs  et  dépouillés 
de  toute  influence  sur  l'action,  nous  n'avons  d'autre  ambition  que  de  main- 
tenir dans  nos  jugemens  sur  les  événemens  qui  se  déroulent  l'identité  et 
l'intégrité  de  nos  principes.  Partisans  de  l'émancipation  des  peuples  qui 
souffrent  de  l'oppression  intérieure  ou  étrangère,  nous  faisons  des  vœux 
pour  que  le  triomphe  de  la  cause  italienne  ne  soit  pas  compromis  par  la  di- 
version d'une  question  plus  vaste,  la  crise  de  la  papauté.  Partisans  du  pro- 
grès économique,  convaincus  que  l'abolition  des  prohibitions  et  des  protec- 
tions exagérées  doit  donner  un  emploi  plus  fructueux  aux  capitaux  du  pays 
et  tourner  au  profit  matériel  et  moral  des  classes  laborieuses,  nous  faisons 
des  vœux  pour  que  la  grande  expérience  annoncée  par  le  programme  im- 
périal réussisse,  bien  qu'elle  devance,  au  lieu  de  le  suivre,  le  cours  de  l'o- 
pinion, et  qu'elle  n'ait  point  été  préparée  et  assurée  par  la  libre  éducation 
économique  de  nos  producteurs  et  du  peuple.  Mais  à  l'heure  où  des  causes 
qui  nous  sont  chères  semblent  triompher  par  la  vertu  d'une  soudaine  et  om- 
nipotente initiative,  nous  ne  voulons  pas  oublier  que  la  liberté  politique  con- 
tient toutes  les  autres  libertés,  et  qu'elle  est  la  seule  sanction  et  l'unique 
garantie  de  tous  les  progrès  et  de  toutes  les  émancipations.  Les  faits  n'ont 
pas  seulement  une  logique  inexorable,  ils  apportent  dans  leurs  vicissitudes 
des  rétributions  infaillibles  et  des  leçons  lumineuses.  Parmi  les  intérêts  qui 
se  plaignent  aujourd'hui,  il  en  est  qui  ont  longtemps  et  insolemment  renié 
et  bafoué  la  liberté.  Leurs  organes  ordinaires  trouvaient  un  cruel  plaisir  à 
triompher  par  les  moyens  qui  aujourd'hui  les  précipitent.  Après  un  tel 
exemple  et  un  tel  enseignement,  nous  serions  impardonnables,  et  nous  ap- 
pellerions justement  sur  la  cause  italienne  et  sur  la  réforme  économique  la 
même  Némésis,  si  nous  venions  à  oublier  que  ce  n'est  point  par  la  liberté 


REVUE. 


CHBONIQUE. 


751 


que  nous  l'avons  emporté  sur  nos  adversaires,  et  si  nous  ne  savions  pas  de- 
meurer modestes  et  froids  dans  une  victoire  accidentelle  et  imprévue.  Nous 
voudrions,  quant  à  nous,  ne  point  sortir  de  cette  réserve,  et  mériter  que, 
dans  les  deux  partis,  les  esprits  modérés  nous  e'n  tinssent  compte. 

Reprenons  par  le  détail  les  diverses  questions  que  nous  avons  à  examiner; 
nous  commencerons  par  les  affaires  italiennes  et  par  l'aspect  qu'elles  pré- 
sentent en  Italie  même. 

Le  désir  que  nous  exprimions,  il  y  a  quinze  jours,  de  voir  les  tendances 
de  l'Italie  se  régler  et  se  fortifier  sous  la  direction  nette  et  décidée  de  M.  le 
comte  de  Cavour  n'a  point  tardé  à  être  satisfait.  Historiens,  nous  devons  ex- 
pliquer les  causes  de  la  révolution  ministérielle  qui  a  ramené  au  pouvoir 
l'homme  éminent  dans  lequel  se  personnifient  les  aspirations  italiennes.  On 
peut  assigner  deux  causes  à  la  chute  du  ministère  de  MM.  Ratazzi  et  de  La- 
marmora  :  une  cause  générale,  qui  tient  à  la  nature  et  au  caractère  de  cette 
administration,  et  une  cause  accidentelle.  Toutes  deux  ont  également  servi 
M.  de  Cavour,  l'une  en  le  désignant  comme  l'homme  nécessaire  dans  une 
crise  nationale,  l'autre  en  lui  fournissant  l'occasion  de  rétablir  le  s^'stème 
parlementaire  par  lequel  son  pays  et  lui  ont  grandi  simultanément. 

La  cause  générale  de  la  retraite  de  M.  Ratazzi  a  été  la  marche  même  des 
événemens.  La  politique  de  Villafranca  avait  forcé  M.  de  Cavour  à  quitter  le 
pouvoir  :  cette  politique  ayant  été  abandonnée,  la  rentrée  de  M.  de  Cavour 
aux  affaires  était  inévitable.  La  politique  antérieure  à  Villafranca  étant  re- 
prise, l'homme  qui  avait  créé  cette  politique  devenait  nécessaire.  La  conclu- 
sion était  évidente  à  Turin  aussi  bien  qu'à  Paris  et  à  Londres.  Cet  arrêt  de 
l'opinion  frappait  d'une  incurable  faiblesse  le  ministère  Ratazzi.  Ce  minis- 
tère d'ailleurs,  affaibli  déjà  par  le  défaut  d'homogénéité,  avait  trahi  son  in- 
suffisance et  son  incertitude  par  de  regrettables  fautes  de  conduite.  M.  Ra- 
tazzi, qui  avait  inquiété  le  pays  par  certaines  nominations  de  gouverneurs, 
avait  achevé  de  se  perdre  auprès  du  public  par  les  manœuvres  à  l'aide  des- 
quelles il  avait  essayé  en  vain  de  combattre  la  popularité  menaçante  de 
M.  de  Cavour.  Telle  était  cette  association  électorale  que  l'on  avait  couverte 
du  nom  d'un  homme  qui  est  à  sa  place  à  la  tête  d'un  corps  de  partisans, 
mais  qui  ne  brille  point  par  le  sens  politique,  le  général  Garibaldi.  Ces  in- 
trigues produisirent  une  scission  au  sein  des  libéraux.  L'ancienne  majorité 
de  la  chambre  piémontaise  se  groupa  autour  du  comte  de  Cavour;  le  minis- 
tère resta  avec  une  fraction  peu  unie  et  mal  disciplinée  de  la  gauche.  Le 
pays  réclamait  en  outre  des  arméniens  qui  ne  se  faisaient  point,  et  le  cabi- 
net Ratazzi  à  la  faute  de  négliger  les  précautions  militaires  ajoutait  une  ma- 
ladroite obstination  à  ne  point  convoquer  le  parlement. 

C'est  dans  cet  état  de  choses  qu'une  occasion  s'offrit  à  M.  de  Cavour  de 
rentrer  sur  le  théâtre  de  la  politique  active.  Lord  John  Russell  avait,  à  plu- 
sieurs reprises,  manifesté  le  désir  de  conférer  avec  M.  de  Cavour  sur  les 
affaires  d'Italie.  Le  ministère  Ratazzi  crut  habile  de  répondre  à  cette  dis- 
position du  secrétaire  d'état  de  sa  majesté  britannique  en  offrant  à  M.  de 
Cavour  une  mission  à  Paris  et  à  Londres.  Le  ministère  trouvait  dans  cette 
mission  le  double  avantage  d'éloigner  du  Piémont  l'homme  que  l'opinion 
publique  s'obstinait  à  regarder  comme  l'adversaire  et  le  successeur  du  ca- 
binet Ratazzi,  et  d'acquérir  quelque  force  en  associant  indirectement  à  sa 


752  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

politique  le  nom  de  M.  de  Gavour.  Celui-ci  accepta  la  mission,  mais  à  une 
condition  :  c'est  que  le  parlement  sarde  serait  convoqué  pour  le  mois  de 
mars.  Le  ministère  ne  voulut  pas  se  rendre  à  cette  intelligente  et  patrio- 
tique exigence,  et  chercha  nin  prétexte  dans  les  prescriptions  textuelles  de 
la  loi  électorale.  Cette  loi  veut  que  les  listes  électorales  soient  dressées  par 
la  nouvelle  giunta  municipale.  La  gîunta  devant  être  présidée  par  le  maire, 
et  les  nominations  des  6,000  nouveaux  maires  {sîndaci)  devant  entraîner 
beaucoup  de  longueurs,  il  s'ensuivait,  d'après  le  ministère,  que  les  élections 
n'étaient  pas  possibles  dans  le  courant  de  mars.  M.  de  Cavour  proposait  une 
large  interprétation  de  la  loi  électorale,  et  indiquait  un  expédient  qui  per- 
mettait de  se  passer  du  concours  des  maires  pour  la  formation  des  listes. 
Un  article  de  la  loi  dit  en  effet  qu'à  défaut  du  maire,  ses  fonctions  seront 
exercées  par  un  membre  délégué  du  conseil  communal.  Dans  le  système  de 
M.  de  Gavour,  les  élections  étaient  possibles  en  mars;  dans  le  système  mi- 
nistériel, elles  étaient  renvoyées  jusqu'après  la  nomination  des  maires,  c'est- 
à-dire  condamnées  à  un  long  ajournement.  Le  ministère  ayant  repoussé  l'in- 
terprétation de  M.  de  Cavour,  celui-ci  déclina  la  mission  qui  lui  était  offerte 
et  quitta  Turin.  Le  cabinet  Ratazzi  succomba  à  cette  épreuve  et  donna  sa 
démission. 

Nous  n'avons  pas  à  nous  arrêter  longuement  sur  les  collègues  que  s'est 
choisis  M.  de  Gavour.  Le  nouveau  ministre  de  la  guerre,  le  général  Fanti,  est 
assez  connu.  Le  ministre  de  l'instruction  publique,  M.  Mamiani,  est  une  des 
illustrations  littéraires  de  l'Italie.  Appartenant  à  une  des  plus  nobles  et  des 
plus  anciennes  familles  des  états  pontificaux,  il  fut  en  18Zi8  ministre  du  pape 
Pie  IX.  Naturalisé  sarde  depuis  longtemps,  il  était  député -au  parlement  pié- 
montais  et  professeur  de  philosophie  de  l'histoire  à  l'université  de  Turin. 
Poète  et  philosophe  distingué,  il  apportait  à  la  tribune  piémontaise  cette 
éloquence  littéraire  qui  n'est  point  sans  doute  l'instrument  le  plus  utile  du 
régime  parlementaire,  mais  qui  en  est  assurément  une  des  plus  nobles  dé- 
corations. Le  ministre  de  la  justice,  M.  Gassinis,  est  un  des  membres  les 
plus  éminens  et  les  plus  considérés  du  barreau  piémontais  :  il  était  député 
et  appartient,  comme  M.  Mamiani,  à  l'ancienne  majorité  parlementaire. 
M.  Vegezzi,  le  nouveau  ministre  des  finances,  avait  quitté  depuis  peu  le  bar- 
reau, où  il  occupait  la  première  place,  pour  entrer  à  la  cour  de  cassation. 
Depuis  la  translation  de  cette  cour  à  Milan,  il  avait  accepté  une  des  direc- 
tions du  ministère' des  finances.  Sa  tâche  sera  difficile  sans  doute,  mais  il 
l'entreprend  avec  une  réputation  méritée  de  talent,  d'application  et  d'hon- 
nêteté. M.  Jacini,  Milanais,  jeune  encore  a  donné  sur  la  Lombardie  d'inté- 
ressantes études  économiques  qui  l'avaient  fait  connaître  au  dehors,  et  à 
l'occasion  desquelles  le  chancelier  de  l'échiquier  actuel ,  M.  Gladstone,  pu- 
bliait, il  y  a  un  an,  un  admirable  article  dans  le  Quarterbj  Review.  M.  Jacini, 
à  qui  les  finances  étaient  destinées,  a  préféré  les  travaux  publics. 

On  sait  avec  quelle  confiance  et  quel  redoublement  de  résolution  sérieuse 
le  retour  de  M.  de  Cavour  au  pouvoir  a  été  accueilli  en  Italie.  Tout  le  monde 
a  senti,  en  Italie  comme  en  Europe,  que  l'œuvre  nécessaire  et  prompte  du 
nouveau  ministère  de  M.  de  Cavour  devait  être  l'annexion  :  l'œuvre  néces- 
saire, disons-nous,  car  il  n'y  a  pas  d'autre  solution  possible,  pas  de  milieu 
entre  l'annexion  ou  les  restaurations  :  un  royaume  de  l'Italie  centrale,  com- 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  753 

binaison  bâtarde,  ne  respecterait  ni  le  vœu  populaire  ni  le  droit  légitimiste; 
l'œuvre  prompte,  ajoutons-nous,  car  pourquoi  attendre  encore?  Lorsque  le 
congrès  était  en  perspective,  on  pouvait  bien  recommander  la  patience  aux 
populations  de  l'Italie  centrale,  et  exiger  d'elles,  au  nom  du  haut  arbitrage 
européen,  des  miracles  d'ordre  et  de  modération.  Ajourner  encore,  même 
après  que  le  fantôme  du  congrès  s'est  évanoui,  ce  serait  mettre  gratuitement 
en  péril  l'ordre  et  la  paix.  Les  incidens  récens  qui  ont  effacé  la  politique  de 
Villafranca  ont  communiqué  aux  espérances  italiennes  une  impatience  qu'il 
faut  satisfaire.  Le  ministère  de  M.  de  Gavour  accomplira  donc  l'annexion. 
Pour  mieux  dire,  l'annexion  se  fera  d'elle-même  et  toute  seule,  lorsque  les 
députés  de  l'Italie  centrale  se  présenteront  à  la  barre  de  la  chambre  pié- 
montaise,  et  lorsque  cette  chambre,  trouvant  leurs  pouvoirs  en  bonne  et 
due  forme,  admettra  ces  députés  dans  son  sein.  Que  l'on  ait  recours,  au  pis 
aller,  à  un  nouvel  appel  au  vœu  populaire  dans  les  duchés,  la  seconde  vota- 
tion  confirmera  la  première,  et  pour  ce  qui  concerne  les  résolutions  des 
populations  de  la  Haute-Italie  sur  leur  propre  destinée,  tout  sera  dit. 

Tout  sera  dit  du  côté  des  Italiens,  oui;  mais  entre  les  Italiens  et  les  in- 
térêts que  touche  ou  blesse  leur  constitution  en  un  fort  état,  il  restera  de 
graves  questions  à  régler.  Quelle  attitude  prendra  l'Autriche  devant  des 
arrangemens  qui  déjouent  ses  espérances  de  Villafranca?  Que  deviendra 
cette  idée  de  l'annexion  de  la  Savoie  à  la  France,  qui,  à  peine  ébruitée, 
excite  des  émotions  si  diverses?  Enfin  l'indépendance  italienne  échappera- 
t-elle  aux  conséquences  de  l'ébranlement  de  la  puissance  temporelle  du 
pape? 

Le  moins  que  l'on  doive  attendre  de  l'Autriche,  c'est  assurément  une 
protestation.  Quelques-uns  prétendent  qu'il  y  aurait  même  à  redouter  de  sa 
part  des  résolutions  plus  téméraires,  et  croient  savoir  qu'un  acte  formel 
d'annexion  amènerait  immédiatement,  ou  une  attaque  contre  le  territoire 
sarde,  ou  l'invasion  de  l'Italie  centrale.  Certes  l'Autriche  devrait  avoir  en 
ce  moment  d'autres  pensées.  Frappée  dans  sa  puissance  et  dans  son  orgueil 
militaire,  ruinée  dans  ses  finances,  intérieurement  ébranlée  par  la  démora- 
lisation et  le  mécontentement  des  diverses  parties  de  son  empire,  son  salut 
n'est  point  dans  un  nouveau  coup  de  tête  belliqueux.  Au  sein  de  l'empire 
autrichien ,  €n  Allemagne,  en  Europe,  partout  l'on  sent  et  l'on  dit  que  la 
régénération  de  l'Autriche  est  à  un  autre  prix  :  ses  amis  et  ses  ennemis  sa- 
vent qu'elle  ne  peut  se  retremper  que  par  l'abdication  du  despotisme  qui 
l'a  perdue,  et  dans  la  liberté  rendue  à  ses  peuples.  Ce  serait  un  magnifique 
coup  de  théâtre  qui  transfigurerait  l'Autriche,  et  changerait  bien  des  situa- 
tions en  Europe,  que  l'inauguration  d'un  gouvernement  constitutionnel  li- 
béral et  populaire  dans  l'empire  du  Danube.  Si  la  maison  de  Habsbourg  a 
conservé  une  vraie  fierté,  si  elle  tient  encore  à  être  comptée  dans  le  monde, 
il  faudra  bien  qu'elle  appelle  à  son  aide  le  beau  désespoir  de  la  liberté. 
Dans  tous  les  cas,  en  faisant  l'annexion,  il  faut  que  le  Piémont  se  prépare 
à  défendre  un  tel  acte  contre  une  menace  d'agression  autrichienne.  La 
Lombardie  est  couverte  par  le  corps  d'armée  français  qui  y  tient  garnison. 
Il  n'est  pas  probable  que  l'Autriche  s'aventure  de  ce  côté.  C'est  sur  le  Pô 
i^^nférieur  et  dans  les  Romagnes  que  l'Autriche  malavisée  pourrait  tenter 

I 


TOME  XXY. 


754  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

<iuelque  entreprise.  Or  le  Piémont  s'apprête  à  parer  au  danger  de  ce  côté. 
Il  aura  sur  pied  au  printemps  une  armée  de  deux  cent  mille  hommes,  et 
croit  pouvoir  au  besoin  tenir  tête  à  TAutriche  sans  recourir  à  la  France  ou 
à  l'Angleterre. 

Est-il  vrai,  comme  on  Tentend  dire  depuis  quelque  temps,  que  le  Piémont, 
accomplissant  l'annexion,  devra  se  mettre  en  règle  du  côté  de  la  France  en 
lui  cédant  la  Savoie?  A  notre  avis,  la  perspective  de  l'annexion  de  la  Savoie 
à  la  France  a  été  intempestivement  soulevée  par  les  journaux.  Certes,  si  la 
Savoie  manifestait  spontanément  et  librement  la  volonté  de  se  donner  à  la 
France  ;  si  la  Suisse,  qui  a  des  droits  de  neutralisation  sur  une  partie  de  la 
Savoie,  les  abandonnait;  si  l'Europe  était  prête  à  sanctionner  une  rectifica- 
tion de  la  frontière  française  du  côté  des  Alpes,  nous  applaudirions  à  l'évé- 
nement qui  unirait  à  notre  pays  une  population  vaillante  et  nous  donnerait 
ce  que  l'on  appelle  une  frontière  naturelle.  Nous  craignons  seulement  que 
la  question  de  la  Savoie,  trop  tôt  agitée,  ne  soit  mûre  d'aucun  côté.  Elle  n'a 
point  été  encore  posée  officiellement.  La  réponse  de  lord  Granville  à  l'in- 
terpellation de  lord  Normanby  le  prouve  surabondammenj;,  suivant  nous. 
La  France  pourrait,  à  deux  points  de  vue,  désirer  l'annexion  de  la  Savoie. 
Suivant  les  traditions  d'une  politique  séculaire  qui,  nous  avons  essayé  de  le 
prouver  plusieurs  fois,  n'est  plus  applicable  à  notre  époque,  la  France  pour- 
rait considérer  comme  un  danger  la  formation  d'un  grand  royaume  dans  le 
nord  de  l'Italie,  si  cet  état  conservait  avec  la  Savoie  une  des  clés  les  plus 
importantes  de  notre  territoire.  C'est  là  le  point  de  vue  diplomatique  et  stra- 
tégique. La  France  encore  pourrait  travailler  à  s'assimiler  la  Savoie  en  re- 
vendiquant à  son  profit  cette  théorie  des  nationalités  qu'elle  a  épousée  dans 
la  politique  européenne.  Ces  deux  points  de  vue,  remarquons-le,  le  principe 
des  frontières  naturelles  et  le  principe  des  nationalités,  sont  loin  de  s'accor- 
der, le  plus  souvent  même  ils  s'excluent  radicalement  l'un  l'autre.  Remar- 
quons en  outre  que  la  France  ne  saurait  être  pressée  de  faire  un  choix  entre 
les  deux  principes  au  nom  desquels  elle  rechercherait  l'union  de  la  Savoie  : 
elle  a  fait  la  guerre  d'Italie  avec  des  professions  sincères  de  désintéresse- 
ment; bien  que  privée  de  plusieurs  de  ses  frontières  naturelles,  elle  n'a  ja- 
mais eu  plus  de  puissance  intrinsèque  et  effective  qu'aujourd'hui  ;  enfin,  si 
elle  entrait  dans  l'application  du  principe  des  nationalités  à  son  profit 
en  s'agrégeant  des  populations  parce  qu'elles  parlent  sa  langue,  elle  crée- 
rait un  précédent  qui  exciterait  de  nombreuses  inquiétudes  et  qui  mènerait 
loin.  Nous  ne  serions  donc  point  surpris  que  l'annexion  de  la  Savoie,  si  elle 
était  officiellement  posée,  et  elle  ne  l'est  pas,  ne  rencontrât  de  la  part  de 
l'Europe,  du  Piémont  et  de  la  Savoie,  des  objections  qu'il  serait  imprudent 
de  dédaigner. 

Les  objections  européennes  porteraient  évidemment  en  général  sur  les 
conséquences  que  pourrait  entraîner  l'application  à  la  rectification  des  fron- 
tières françaises  soit  du  principe  des  frontières  naturelles ,  soit  du  principe 
des  nationalités,  et  en  particulier  sur  les  intérêts  de  neutralité  de  la  Suisse. 
Certes  le  ministère  actuel  anglais  ne  peut  être  considéré  comme  défavorable 
au  gouvernement  français.  Lord  Granville,  tout  en  déclarant  qu'il  n'y  avait 
pas  à  ce  sujet  de  question  officiellement  engagée,  n'a  pas  caché  que  les  vues 


m 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  755 

du  cabinet  anglais  étaient  connues  de  notre  gouvernement.  En  Angleterre 
comme  en  France,  l'on  a  facilement  deviné  que  ces  vues  n'étaient  pas  favo- 
rables à  l'annexion  de  la  Savoie.  Nous  croyons  connaître  la  pensée  du  cabi- 
net britannique  à  cet  égard.  Dans  le  cas  où  il  paraîtrait  notoire  que  la  Sa- 
voie unie  au  Piémont  agrandi  en  Italie  serait  un  danger  pour  la  France,  l'An- 
gleterre, si  nous  ne  nous  trompons,  estime  qu'on  aurait  suffisamment  paré 
à  ce  danger  en  faisant  de  la  Savoie  deux  ou  trois  cantons  suisses  et  en  la 
neutralisant.  11  va  sans  dire  que,  même  dans  une  telle  hypothèse,  rien  ne 
devrait  être  décidé  que  conformément  au  vœu  des  populations  savoisiennes. 
Les  objections  du  Piémont,  examinées  de  bonne  foi,  méritent  d'être  prises 
en  sérieuse  considération.  La  Savoie  est  le  berceau  de  la  dynastie  sarde,  et 
tout  le  monde  comprendra  combien  il  en  coûterait  au  cœur  du  roi  Victor- 
Emmanuel  de  se  séparer  du  brave  pays  dont  les  destinées  ont  été  associées 
pendant  huit  siècles  à  la  fortune  et  à  la  gloire  de  sa  race.  L'agrandissement 
du  Piémont  du  côté  de  l'Italie  centrale  serait  un  affaiblissement  pour  lui  au 
point  de  vue  militaire,  s'il  fallait  le  payer  du  sacrifice  de  la  Savoie.  Sans  la 
forte  position  de  la  Savoie,  qui  lui  assure  pour  dernière  ligne  de  défense  les 
Alpes  cotiennes,  le  Piémont  ne  pourrait  tenir  tête  à  l'Autriche,  encore  moins 
résister  à  la  France,  si  nous  devenions  ses  ennemis.  Tant  que  l'Autriche  de- 
meure en  possession  d'une  partie  de  la  vallée  du  Pô,  le  Piémont  regarde 
comme  nécessaire  à  sa  sûreté  la  possession  d'une  partie  de  la  vallée  du 
Rhône.  Sans  cela,  il  ne  saurait  plus  où  placer  sa  capitale.  Il  ne  pourrait  la 
transporter  à  Milan,  ville  découverte,  à  trois  jours  de  marche  des  Autri- 
chiens, cantonnés  à  Mantoue  et  à  Vérone;  il  ne  pourrait  la  maintenir  à  Tu- 
rin, car  le  fort  de  l'Esseillon,  qui  est  en  Savoie,  n'est  qu'à  quelques  heures 
de  distance.  La  question,  au  point  de  vue  militaire,  ne  pourrait  changer 
pour  le  Piémont  que  le  jour  où  les  Autrichiens  auraient  abandonné  la  Vé- 
nétie.  Ce  jour-là,  le  principe  de  nationalité  aurait  reçu  en  Italie  une  appli- 
cation complète,  et  le  Piémont  ne  pourrait  résister  de  bonne  grâce  à  la 
revendication  de  ce  principe  de  l'autre  côté  des  Alpes.  Enfin  la  décision  su- 
prême de  la  question  doit,  dans  tous  les  cas,  être  laissée  aux  populations  sa- 
voisiennes elles-mêmes.  La  France  ne  pourrait  pas  invoquer  le  principe  des 
nationalités  pour  s'agrandir  aux  dépens  d'un  peuple  qui  voudrait  conserver 
sa  personnalité,  son  autonomie,  et  qui  se  souviendrait  obstinément  que,  bien 
que  réduit  aux  proportions  d'une  province,  il  a  su  se  conquérir  dans  l'his- 
toire la  place  d'une  nation  et  d'un  état.  Or,  il  faut  le  reconnaître,  la  Savoie 
ne  paraît  pas  prête  pour  le  moment  à  s'offrir  en  don  à  la  France.  Il  n'y  a 
eu  en  Savoie,  malgré  les  assertions  de  la  presse  française  de  second  ordre» 
qu'une  intrigue  séparatiste,  jamais  un  parti  de  l'annexion.  Par  dépit  contre 
la  guerre  de  l'indépendance  italienne,  par  rancune  contre  les  institutions 
constitutionnelles,  une  portion  du  parti  clérical,  fauteur  des  intérêts  autri- 
chiens en  Italie,  avait  imaginé,  sans  beaucoup  y  croire  lui-même,  un  mou- 
vement annexioniste.  La  pétition  séparatiste,  que  l'on  a  faussement  repré- 
sentée en  France  comme  l'expression  d'un  vœu  populaire,  n'avait  pas  réuni 
X  noms  connus  en  Savoie.  C'étaient  là  d'étranges  amis  pour  venir  au-de- 
nt  de  la  France.  Il  n'est  même  pas  sûr,  depuis  nos  démêlés  avec  Rome,  que 
ces  amis  de  la  papauté  nous  soient  demeurés  fidèles  ;  mais  ce  qui  est  cer- 
tain, c'est  que  les  imprudentes  exhortations  annexionistes  de  notre  presse 


756  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

officieuse  ont  ému  le  patriotisme  savoisien,  et  ont  provoqué  des  démonstra- 
tions dont  la  signification  n'est  plus  contestable.  Les  Savoisiens  veulent  con- 
server leur  histoire  et  leurs  institutions  libérales.  Ce  n'est  pas  au  moment 
où  ils  peuvent  revendiquer  une  si  large  part  de  gloire  dans  la  fortune  de  la 
maison  de  Savoie  qu'ils  veulent  «  se  plonger  et  disparaître,  suivant  le  mot 
d'une  proclamation  populaire,  dans  le  gouffre  d'une  grande  nation  centra- 
lisée; ils  ne  veulent  pas  échanger  les  larges  libertés  du  statut  contre  les  in- 
stitutions restrictives  sous  lesquelles  nous  ont  amenés  nos  vicissitudes  révo- 
lutionnaires. »  Ils  viennent  à  Ghambéry  de  donner  une  expression  touchante 
à  ces  sentimens.  Trois  mille  hommes,  sur  une  population  de  dix-sept  à  dix- 
huit  mille  habitans,  s'étaient  réunis,  malgré  une  neige  épaisse,  sur  le 
Champ-de-Mars  de  la  vieille  capitale,  conduits  par  une  députation  dont  un 
des  citoyens  qui  ont  obtenu  le  plus  de  voix  aux  dernières  élections  com- 
munales, M.  MarcBurdin,  avait  accepté  la  présidence  ;  cette  foule  se  rendit 
silencieuse  et  calme  devant  le  château.  La  députation  fut  reçue  par  le  gou- 
vernejir,  M.  le  marquis  Orso  Serra.  «  Nous  déclarons,  disait  l'adresse  lue 
par  le  conseiller  communal,  notre  volonté  de  continuer  à  faire  partie  inté- 
grante des  états  de  la  maison  de  Savoie ,  à  laquelle  notre  terre  a  servi  de 
berceau,  et  dont  nos  pères  ont  suivi  pendant  huit  siècles  les  glorieuses  des- 
tinées... Nous  sommes  résolus  à  rester  libres  sous  le  statut  constitutionnel 
que  Charles-Albert  le  magnanime  a  donné  à  la  nation.  Nous  sommes  con- 
vaincus qu'entre  notre  auguste  monarque  et  nous  tous  les  liens  ne  peuvent 
être  que  noblement  réciproques,  et  nous  serons  heureux  d'en  obtenir  l'as- 
surance. »  Ce  loyal  langage  a  reçu  la  réponse  qu'il  méritait.  M.  Orso  Serra 
donna  connaissance  à  la  députation  d'une  dépêche  ministérielle  reçue  le 
jour  même  :  elle  disait  que  «le  gouvernement  n'avait  jamais  eu  l'intention 
de  céder  la  Savoie,  et  que  quant  au  parti  qui  avait  levé  le  drapeau  de  la 
séparation,  l'on  n'avait  pas  même  à  lui  répondre.  »  Le  président  de  la  dépu- 
tation vint  rendre  compte  au  peuple  de  sa  mission,  et  la  foule  répondit  par 
les  cris  prolongés  de  vive  le  roi!  vive  la  constitution!  vive  la  Savoie!  L'on 
voit  donc  que  la  situation  actuelle  est  loin  de  présenter  les  conditions  qui 
permettraient  à  la  France  de  souhaiter  et  d'accepter  l'annexion  de  la  Savoie. 
Parmi  les  difficultés  avec  lesquelles  il  va  se  trouver  aux  prises,  nous 
sommes  sûrs  que  celle  qui  doit  le  plus  préoccuper  un  homme  de  l'esprit  de 
M.  de  Cavour  est  la  difficulté  romaine.  L'œuvre  de  l'indépendance  de  l'Ita- 
lie aujourd'hui  comme  avant  la  guerre  rencontre  encore  les  deux  mêmes 
obstacles  :  l'Autriche  et  Rome.  A  vrai  dire,  la  difficulté  romaine  est  la  con- 
séquence de  la  présence  des  Autrichiens  en  Italie;  la  plupart  des  fautes 
commises  en  ce  siècle  par  les  souverains  pontifes  dans  le  gouvernement  de 
leurs  états  ont  été  le  résultat  à  peu  près  inévitable  de  la  situation  occupée 
par  les  Autrichiens  dans  la  péninsule.  Il  faut,  sinon  excuser,  du  moins  ex- 
pliquer ces  fautes  par  l'embarras  où  se  trouvait  la  papauté,  soupçonnée  de 
prêter  appui  à  l'ennemi  de  l'indépendance  nationale ,  et  entraînée,  par  la 
défiance  même  qu'elle  inspirait,  à  se  soumettre  chaque  jour  davantage  à 
l'influence  autrichienne.  C'était  une  fatalité  de  situation.  L'on  peut  dire  que 
le  plus  grand  service  qu'il  soit  possible  de  rendre  à  la  papauté  serait  d'ob- 
tenir l'entière  exclusion  de  l'Autriche  des  territoires  italiens.  Un  funeste 
malentendu  cesserait  alors  du  même  coup  et  au  sein  de  l'église  et  en  Italie. 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  '  757 

La  cause  de  cet  antagonisme  entre  l'intérêt  religieux  et  l'intérêt  national, 
qui  trouble  le  présent  et  à  chaque  instant  met  tout  en  péril,  aurait  disparu. 
La  papauté  gagnerait  à  cet  événement  d'être  affranchie  de  ce  mélange  de 
scrupules  et  de  craintes  qui  l'a  liée  à  une  grande  puissance  catholique  re- 
poussée par  le  sentiment  national,  et  pourrait  recouvrer  la  confiance  de 
l'Italie.  La  cause  italienne  y  gagnerait,  outre  la  conquête  définitive  de  l'in- 
dépendance, cette  liberté  d'esprit  et  d'action  vis-à-vis  de  la  papauté  qui  lui 
permettrait,  dans  ses  rapports  avec  cette  grande  institution  religieuse  et 
politique,  de  ménager  les  intérêts  et  les  vœux  du  monde  catholique.  Nous 
ne  le  dissimulons  point,  tant  que  l'Autriche  occupera  la  Vénétie,  il  n'y  a 
rien  de  sérieux  à  tenter  ni  à  espérer  du  côté  d'une  réconciliation  si  dési- 
rable. Il  y  a  lieu  de  craindre  au  contraire  de  nouveaux  chocs  entre  la  pa- 
pauté et  la  cause  nationale.  On  ne  fait  que  traduire  littéralement  la  situa- 
tion où  va  entrer  la  péninsule  en  disant  que  l'annexion  est  comme  un  grand 
effort  politique  et  militaire  par  lequel  l'Italie  se  prépare  à  une  nouvelle  et 
suprême  lutte  avec  l'Autriche.  C'est  la  perspective  de  cette  lutte  qui  est  la 
raison  de  l'unité  politique  à  laquelle  va  s'essayer  l'Italie  du  nord  et  du 
centra;  c'est  par  les  apprêts  et  l'attente  de  cette  lutte  que  se  formera  et  se 
cimentera  la  nouvelle  union.  Quand  éclatera- t-elle?  Nous  n'avons  pas  la  pré- 
tention de  le  savoir.  Il  est  possible  et  nous  souhaitons  que  le  royaume  de 
l'Italie  supérieure  veuille  s'assimiler  fortement  les  diverses  parties  qui  vont 
le  composer  avant  de  tenter  de  nouvelles  entreprises;  mais  mille  incidens 
peuvent  tromper  et  brusquer,  au  milieu  d'élémens  si  inflammables,  les  in- 
tentions des  politiques  et  précipiter  le  choc.  En  tout  cas,  tant  que  durera  la 
trêve  entre  l'Autriche  et  l'Italie ,  il  faut  s'attendre  à  ne  pas  voir  cesser  les 
hostilités  périlleuses  entre  l'Italie  libérale  et  la  papauté.  Le  mouvement  ita- 
lien, obligé  de  se  détourner  de  son  objectif  naturel,  qui  est  l'Autriche, 
réagira  fatalement  contre  les  alliés  supposés  ou  réels  de  l'Autriche  dans  la 
péninsule,  et  semble  destiné  à  se  porter  contre  le  pouvoir  temporel  de  la 
papauté.  C'est  là  le  plus  grand  danger  actuel  de  l'Italie,  car,  par  le  trouble 
qu'il  entretient  dans  le  catholicisme,  il  l'expose  à  de  redoutables  diversions. 
La  gravité  même  de  ce  péril  redouble  l'intérêt  que  nous  portons  à  la  cause 
italienne.  Jamais  peuple  n'a  eu  à  remplir  encore  une  tâche  aussi  lourde; 
jamais  peuple  n'a  vu  ainsi  s'ajouter  contre  lui  aux  labeurs  d'une  lutte  pour 
l'indépendance  la  nécessité  de  soulever  sans  l'ébranler  la  plus  puissante  or- 
ganisation religieuse  qui  ait  existé  sur  la  terre.  La  considération  de  ce  péril 
doit  être  toujours  présente  à  l'esprit  des  chefs  du  mouvement  italien.  Qu'ils 
contiennent  les  entraînemens  de  leur  parti  contre  Rome,  qu'ils  évitent  de 
porter  de  nouveaux  coups  au  pouvoir  pontifical,  qu'ils  ne  tombent  point 
dans  la  faute  d'entamer  avec  la  cour  romaine  des  polémiques  oiseuses,  et  de 
fournir  la  réplique  à  des  encycliques  de  la  nature  de  celle  que  le  pape  vient 
de  publier.  Il  est  toujours  inutile,  il  est  souvent  dangereux  d'entamer  des 
controverses  et  d'entreprendre  des  duels  de  pi-incipes  avec  le  chef  spiri- 
tuel de  tant  de  millions  d'âmes,  et  de  mettre  à  travers  le  monde  les  con- 
sciences de  la  partie,  lorsque  les  intérêts  politiques  devraient  seuls  être  en 
jeu.  Que  les  hommes  d'état  italiens  s'efforcent,  pour  la  faire  bien,  de  ne  faire 
qu'une  chose  à  la  fois,  et  ne  donnent  pas  à  leurs  ennemis,  qui  les  y  pous- 
sent, le  change  d'une  révolution  religieuse  contre  une  lutte  d'indépendance 


758  '  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nationale.  Quel  que  soit  le  prix  que  nous  attachions  à  la  paix,  nous  aime- 
rions mieux  les  voir  faire  la  guerre  à  l'Autriche  que  s'attaquer  au  pape. 

Il  est  cependant  bien  regrettable  que,  malgré  la  bonne  tournure  qu'ont 
prise  et  que  conserveront  sans  doute,  sous  la  conduite  de  M.  de  Gavour,  les 
affaires  italiennes,  la  confiance  dans  la  paix  ait  tant  de  peine  à  s'établir  dans 
les  esprits.  Nous  aurions  particulièrement  besoin  en  France  aujourd'hui  de 
cette  sécurité  confiante  que  la  véritable  paix  inspire  pour  tirer  de  la  poli- 
tique commerciale  inaugurée  par  le  récent  programme  impérial  tout  le  profit 
qu'elle  comporte.  Si  les  combinaisons  diplomatiques  sont  la  politique  de  la 
guerre,  il  est  plus  vrai  encore  de  dire  que  les  réformes  douanières,  fiscales, 
économiques,  sont  la  politique  essentielle  de  la  paix.  Nous  aurions,  quant  à 
nous,  mauvaise  grâce  et  mauvaise  foi  à  ne  point  applaudir  à  la  plupart  des 
principes  exposés  dans  le  programme  impérial.  Nous  les  avons  depuis  long- 
temps maintes  fois  développés,  et  nous  en  demandions  récemment  encore  la 
réalisation,  au  moment  où  nous  défendions  contre  une  certaine  presse 
l'alliance  de  la  France  et  de  l'Angleterre.  Il  y  a  longtemps  déjà,  nous  débu- 
tions même  dans  la  Revue  en  racontant  la  politique  commerciale  de  l'Angle- 
terre, en  expliquant  le  système  des  réformes  de  M.  Huskisson  en  182%-1825 
et  de  la  révision  du  tarif  anglais  par  sir  Robert  Peel  en  18Zi2  (1).  Disons-le 
tout  de  suite,  le  programme  impérial  se  distingue  par  les  vues  d'ensemble 
qu'il  faut  en  effet  apporter  dans  l'étude  et  le  gouvernement  des  intérêts  éco- 
nomiques; mais  que  l'on  veuille  bien  nous  passer  une  délicatesse  de  dilet- 
tantisme politique  qu'il  est  sans  danger  d'exprimer  dans  notre  pays,  car  elle 
y  est  le  partage  d'un  infiniment  petit  nombre  d'esprits.  Nous  aurions  mieux 
aimé,  si  nous  avions  une  voix  aux  conseils  suprêmes,  que  la  France  eût 
été  convertie  à  la  liberté  commerciale  par  la  discussion  et  la  persuasion  rai- 
sonnée  que  par  un  miracle  de  la  grâce.  Au  temps  où  M.  Disraeli  essayait  de 
venger  les  protectionistes  anglais  contre  la  défection  pourtant  si  heureuse  de 
sir  Robert  Peel,  il  se  servait  d'une  comparaison  amusante  pour  représenter 
la  manœuvre  forcée  que  l'illustre  ministre  voulait  faire  exécuter  à  son  parti. 
Sir  Robert,  disait-il,  imitait  Gharlemagne  convertissant  les  Saxons  en  masse, 
et  d'un  coup  de  goupillon  faisant  transformer  des  millier^  de  païens  en  disci- 
ples du  Christ.  Peut-être  la  comparaison  nous  est-elle  pjus  applicable  qu'aux 
pTotectionistes  anglais,  car  ceux-ci  demeurèrent  longtemps  rebelles,  et  eurent 
besoin  d'arriver  au  pouvoir  en  1852  pour  consommer  leur  conversion.  Quel- 
ques journaux  anglais  ont  poussé  la  flatterie  jusqu'à  nous  envier  la  promp- 
titude à  faire  le  bien  que  nous  devons  à  nos  institutions,  et  qui  manque  à  la 
constitution  anglaise.  Sans  repousser  le  compliment,  nous  leur  ferons  obser- 
ver qu'ils  oublient  les  compensations  que  leur  offrent  les  lenteurs  des  insti- 
tutions britanniques.  En  Angleterre,  il  est  vrai,  le  mouvement  de  réforme 
commerciale  a  commencé  en  1820  par  la  célèbre  pétition  des  négocians  de 
Londres,  où  les  vrais  principes  de  la  liberté  étaient  si  admirablement  expri- 
més; mais  une  réforme  semblable  à  celle  que  nous  allons  accomplir  ne  se  fit 
pas  trop  longtemps  attendre,  puisque  les  mesures  de  M.  Huskisson,  qui  abo- 
lissaient les  prohibitions  et  fixaient  à  30  pour  100  de  la  valeur  le  maximum 

(1)  Politique  commerciale  de  V Angleterre  depuis  sir  Robert  Walpole  jusqu'à  sir  Robert 
Peel,  —  Revue  du  15  août  1843. 


REVUE.  —  CHRONIQUE. 


759 


des  droits  protecteurs,  étaient  votées  quatre  ou  cinq  ans  après.  Ainsi,  même 
avec  nos  façons  expéditives,  nous  ne  faisons  en  1860  que  ce  que  l'Angleterre 
avait  déjà  fait  en  1825.  Sans  doute  l'affranchissement  commercial  n'a  été  à 
peu  près  complet  chez  nos  voisins  qu'en  18Zi8,  à  l'époque  où  ils  ont  renoncé 
à  protéger  leur  marine  marchande.  De  1820  à  18Zi8,  du  point  de  départ  au 
but,  les  chambres  anglaises  ont  donc  perdu  leur  temps  à  multiplier  les  en- 
quêtes sur  l'état  des  diverses  industries  et  des  diverses  branches  du  com- 
merce; elles  ont  entassé  ces  compilations  fastidieuses  dans  des  centaines  de 
blue  books;  des  milliers  de  discours,  qui  remplissent  depuis  cette  époque  la 
moitié  au  moins  de  la  collection  de  Hansard,  ont  été  prononcés  dans  le  par- 
lement; enfin,  nous  le  reconnaissons,  pour  porter  le  dernier  coup  à  la  pro- 
tection, il  a  été  nécessaire  qu'une  association  gigantesque,  conduite  par 
MM.  Cobden  et  Bright,  ait,  pendant  huit  années,  agité  l'Angleterre  de  ses 
meetings  monstres,  et  ait  fait  retentir  tous  les  coins  du  royaume-uni  des 
accens  sensés,  spirituels  et  véhémens  de  son  éloquence  populaire.  Tout  cela 
est  exact,  et  voilà  certes  une  grande  dépense  d'efforts  pour  arriver  à  un  tel 
résultat!  L'Angleterre  n'aurait-elle  pourtant  rien  gagné  à  cette  longue  série 
d'enquêtes,  de  controverses,  de  contradictions,  de  harangues?  Elle  y  a  ga- 
gné, —  est-ce  à  nous  de  le  rappeler  à  des  journaux  anglais?  •—  outre  le  mé- 
rite d'arriver  d'elle-même  et  plus  vite  qu'aucun  autre  peuple  à  la  vérité ,  de 
faire  à  fond  l'éducation  économique  de  toutes  les  classes  de  sa  population, 
et  d'incarner  dans  l'esprit  de  ses  masses  les  vrais  principes  de  l'économie 
politique,—  résultat  immense  et  bienfaisant,  puisque,  lorsqu'on  demandait 
aux  hommes  d'état  anglais  en  18Zi8  pourquoi  les  classes  populaires  demeu- 
raient fermées  aux  absurdités  socialistes  qui  infestaient  le  continent,  ils 
pouvaient  répondre  :  C'est  que  nos  ouvriers  savent  l'économie  politique  !  — 
Où  l'avaient-ils  apprise,  si  ce  n'est  dans  cette  incessante  instruction  et  dans 
ces  vastes  débats  ouverts  sur  les  intérêts  industriels  et  commerciaux  du  pays? 
Quant  à  nous  Français,  jetés  à  l'eau,  nous  l'espérons  bien,  nous  appren- 
drons à  nager;  nous  excellons  dans  les  improvisations  soudaines.  Nous  avons 
au  surplus,  nous  le  répétons,  un  bon  guide  dans  le  programme  impérial. 
Plus  de  prohibitions,  plus  de  droits  sur  les  matières  premières,  réductions 
considérables  de  droits  sur  le  sucre  et  le  café,  ces  deux  grands  élémens  de 
l'alimentation  populaire,  perfectionnement  des  moyens  de  communication, 
efforts  pour  réduire  les  frais  de  transport ,  qui  sont  un  élément  si  impor- 
tant des  prix  de  revient  et  des  prix  de  vente,  système  de  protection  ramené 
à  des  conditions  rationnelles  et  dans  la  voie  des  adoucissemens  progressifs  ! 
le  programme  est  parfait.  Pour  réussir  dans  la  pratique,  il  exigera  un  grand 
développement  de  liberté  positive,  et  en  réussissant  il  formera  les  esprits  à 
la  liberté,  et  nous  préparera  même  à  l'usage  des  libertés  politiques.  Il  fau- 
dra, disons-nous,  que  nos  pouvoirs  nous  fassent  largesse  de  libertés  posi- 
tives, pour  que  nous  entrions  avec  tous  nos  avantages  naturels  dans  la  car- 
rière de  la  concurrence  étrangère  :  il  serait  impolitique  et  injuste  de  ne 
pas  nous  affranchir  de  ces  restrictions  administratives  que  ne  connaissent 
point  nos  concurrens;  il  sera  nécessaire  de  remanier  cette  partie  de  notre 
législation  qui  fait  obstacle  à  l'association  des  capitaux,  puisque  nous  avons 
à  lutter  contre  des  compétiteurs  qui  ont  sur  nous  l'avantage  d'une  plus 
grande  accumulation  de  capital  engagé  dans  l'industrie,  et  qu'en  outre 


760  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

leurs  lois  actuelles  leur  facilitent  toutes  les  formes  de  l'association.  Un  C 

fort  apprentissage  libéral  doit  sortir  de  ce  nouveau  régime  économique. 
En  effet,  les  intérêts  industriels,  stimulés  sans  relâche  par  la  concurrence 
étrangère,  seront  obligés  d'être  attentifs  aux  gênes  arbitraires  et  artifi-  ^ 

cielles,  administratives  ou  politiques,  qui  entraveront  leur  développement,  | 

d'être  hardis  et  prompts  à  demander  la  réforme  des  abus  qui  obstrueraient  | 

leur  marche.  Les  libertés  politiques,  la  liberté  d'association  et  de  réunion  | 

pour  se  concerter  sur  des  intérêts  collectifs,  la  liberté  de  la  presse  pour  | 

s'éclairer,  réclamer,  se  plaindre,  sont  au  bout  de  cette  voie.  L'état  lui-  i 

même,  en  renonçant  à  la  routine  dans  l'établissement  du  budget  des  re-  i 

cettes,  en  mettant  le  premier  au  jeu,  puisqu'il  s'expose  tout  d'abord  à  sa-  \ 

crifier  une  partie  de  son  revenu,  en  ouvrant  le  champ  des  expériences  en 
matière  de  taxation,  s'impose  la  nécessité  d'être  courageux,  instruit,  avisé  i 

dans  la  confection  de  ses  budgets,  et  il  sera  le  premier  intéressé  à  laisser  1 

pénétrer  dans  les  arcanes  des  finances  publiques  les  débats  investigateurs 
de  l'opinion.  Croyons  à  la  solidarité  des  libertés,  demandons  les  libertés  po- 
litiques pour  faire  réussir  les  libertés  commerciales,  espérons  du  moins  que 
Je  succès  des  unes  hâtera  le  progrès  des  autres. 

Parmi  les  articles  britanniques  qui  ne  rencontrent  point  encore  de  con- 
currence sur  notre  marché,  et  dont  la  libre  importation  est  un  incontes- 
table profit  pour  nous,  il  faut  compter  en  première  ligne  cette  catégorie  de 
produits  immatériels  qui  s'appellent  discussions  de  la  presse  et  des  chambres 
anglaises.  On  attendait  cette  année  de  ce  côté  de  la  Manche,  avec  une  curio- 
sité plus  vive  que  d'habitude,  l'ouverture  du  parlement.  L'on  avait  hâte  en 
effet  de  connaître  quelque  chose  de  précis  sur  le  traité  de  commerce  qui,  la 
veille  même  du  jour  où  le  parlement  se  rassemblait,  avait  été  signé  à  Paris. 
L'on  désirait  connaître  la  nature  et  la  portée  de  l'accord  qui  peut  régner 
entre  la  France  et  l'Angleterre  au  sujet  des  affaires  d'Italie.  La  curiosité  n'a 
pas  jusqu'à  présent  été  entièrement  satisfaite,  au  moins  sur  le  premier  de 
ces  points. 

Le  traité  a  été  annoncé  sans  doute;  mais  il  ne  pourra  être  soumis  au  par- 
lement qu'après  l'échange  des  ratifications.  L'effet  du  traité  devant  d'ailleurs 
produire  des  altérations  importantes  dans  quelques  branches  du  revenu,  le 
chancelier  de  l'échiquier,  M.  Gladstone,  soumettra  à  la  chambre  des  com- 
munes l'ensemble  de  son  budget  en  même  temps  que  le  traité.  Il  a  annoncé 
pour  le  6  février  cette  double  présentation.  En  attendant  les  révélations  oflS- 
cielleg,  nous  pensons  être  suffisamment  renseignés  sur  le  caractère  général 
du  traité.  Du  côté  de  la  France,  les  prohibitions  sont  entièrement  abandon- 
nées :  la  fixation  des  nouveaux  droits  ou  les  dégrèvemens  portent  sur  tous 
les  articles  manufacturés  qui  figurent  dans  notre  tarif;  le  principe  admis 
pour  la  tarification  nouvelle  est  celui  que  Huskisson  avait  inauguré  pour 
l'Angleterre  en  1825,  à  savoir  que  le  maximum  des  droits  protecteurs  ne 
dépassera  pas,  le  double  décime  compris,  30  pour  100  de  la  valeur  des  mar- 
chandises. Une  seule  exception  est  faite  à  ce  principe,  en  ce  qui  concerne 
les  fers  forgés,  qui  paieront,  double  décime  compris,  70  francs  par  tonne. 
Les  droits  seront  fixés,  conformément  à  ce  maximum  de  30  pour  100,  dans 
un  traité  ultérieur.  En  186Zi,  le  maximum  de  la  protection  sera  réduit  à  25 
pour  100,  et  le  droit  sur  les  fers  à  60  francs.  Quant  aux  négociateurs  an- 


KEVUE.  —  CHRONIQUE.  761 

glais,  ils  nous  ont  abandonné  leurs,  tarifs  avec  une  incontestable  libéralité  ; 
nous  y  avons  biffé  les  droits  sur  les  soieries  et  sur  d'autres  produits  manu- 
facturés; nous  avons  obtenu  pour  les  vins  peu  chargés  d'esprit,  c'est-à-dire 
pour  l'immense  majorité  des  vins  français,  une  réduction  grâce  à  laquelle 
les  vins  de  France  ne  seront  pas  plus  chers  à  Londres  qu'à  Paris,  et  sur  les 
esprits,  qui  procurent  à  l'échiquier  anglais  un  revenu  de  plus  de  20  millions 
de  francs,  la  réduction  qui  nous  est  accordée  nous  laisse  dans  des  conditions 
de  concurrence  à  peu  près  égale  avec  les  spiritueux  anglais,  qui  sont  soumis 
eux-mêmes  à  un  droit  d'excisé.  En  définitive,  nous  maintenons  de  notre  côté 
un  système  protecteur  assez  élevé,  et  les  Anglais  nous  donnent  la  liberté 
entière  de  leur  marché.  S'il  faut  juger  d'un  traité  de  commerce  d'après  la 
vieille  et  fausse  idée  de  la  réciprocité  des  avantages,  on  voit  que  nous  n'a- 
vons point  à  nous  plaindre.  M.  Cobden,  qui,  par  une  merveilleuse  bonne 
fortune,  vient,  en  s'associant  activement  à  la  négociation,  de  commencer 
l'éducation  économique  de  la  France  après  avoir  achevé  celle  de  l'Angleterre, 
n'a  point  marchandé  pour  son  pays  les  avantages  du^raité.  Une  grande  part 
de  l'honneur  de  cette  convention  revient  aussi  sans  doute  aux  négociateurs 
olficiels  de  la  France;  qu'on  nous  permette  de  compter  au  nombre  de  ceux 
qui  ont  le  plus  utilement  contribué  à  cet  heureux  ouvrage  M.  Michel  Che- 
valier, dont  le  zèle  et  la  persévérance  viennent  de  recevoir  ainsi  la  plus 
chère  récompense  que  puisse  envier  l'organe  d'une  grande  cause. 

Le  seul  défaut  de  cet  acte  remarquable,  c'est  d'être  un  traité  de  commerce. 
C'est  un  défaut  au  point  de  vue  économique  et  au  point  de  vue  politique. 
Depuis  que  les  vraies  doctrines  économiques  sont  accréditées  en  Angleterre, 
on  y  considère  avec  raison  un  traité  de  commerce  établissant  des  conces- 
sions réciproques  de  tarifs  comme  une  véritable  hérésie.  Il  peut  y  avoir  dans 
un  droit  de  douane  deux  élémens  :  un  élément  de  protection,  si  le  droit  est 
établi  pour  élever  une  barrière  contre  une  marchandise  étrangère,  ou  un 
élément  purement  fiscal,  si  le  droit  n'a  point  pour  objet  de  défendre  un  pro- 
duit indigène  contre  la  concurrence  étrangère,  s'il  n'est  perçu  qu'en  vue 
de  procurer  une  ressource  au  revenu  public.  Les  Anglais  ont  renoncé  à  pro- 
téger leurs  produits  par  des  droits,  et  ils  pensent  qu'en  agissant  ainsi,  un 
état  poursuit  son  véritable  avantage,  tandis  qu'il  commettrait  un  contre-sens 
et  une  absurdité,  s'il  subordonnait  le  bien  qu'il  peut  se  faire  à  lui-même  de 
la  sorte  à  la  volonté  que  pourrait  avoir  un  autre  état  de  lui  accorder  des 
concessions  de  tarifs.  Ils  ne  croient  donc  pas  à  la  théorie  de  la  réciprocité 
sur  laquelle  sont  basés  les  traités  de  commerce.  Leurs  droits  de  douane 
n'ayant  plus  qu'un  caractère  fiscal,  il  leur  paraît  répugner  à  l'indépendance 
d'un  grand  état  d'aliéner  par  traité  telle  ou  telle  branche  de  leur  revenu. 
C'est  au  nom  des  mêmes  principes  que  nous  élevions,  il  y  a  quinze  jours,  des 
objections  au  traité  de  commerce  dont  la  conclusion  était  encore  inconnue. 
Vainement  considère-t-on  les  conventions  de  ce  genre  comme  des  gages  d'al- 
liance :  les  Anglais  pensent  au  contraire  que  ce  sont  souvent  des  occasions 
de  contestations  et  de  conflits.  Comme  ces  traités  reposent  en  eff'et  sur  l'il- 
lusion de  la  réciprocité  et  qu'il  est  impossible  que  les  deux  parties  en  re- 
tirent des  avantages  équivalons,  il  arrive  que  celle  qui  a  été  déçue  dans  ses 
espérances  se  croit  injustement  lésée  et  réclame  vivement.  Ces  objections 
ont  été  présentées  ou  admises  par  la  plupart  des  orateurs  qui  se  sont  occu- 


762  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pés  du  traité  dans  les  premières  conversations  parlementaires;  elles  ont  été 
surtout  indiquées  avec  force  par  un  des  membres  les  plus  distingués  du 
parti  tory,  M.  Seymour  Fitzgerald,  qui  était  sous-secrétaire  d'état  des  affaires 
étrangères  dans  le  cabinet  de  lord  Derby.  Pour  toute  réponse,  lord  Pal- 
merston  est  convenu  que  la  forme  du  traité  avait  été  adoptée  comme  un 
expédient  pour  enlever  l'abolition  des  prohibitions  en  France  aux  entraves 
qu'elle  eût  rencontrées  dans  notre  mécanisme  constitutionnel  :  explication 
peu  flatteuse  pour  nous,  surtout  si  on  la  rapproche  de  la  déclaration  du  mi- 
nistre anglais,  ajoutant  avec  empressement  que  le  traité  serait  bientôt  sou- 
mis à  la  chambre  des  communes.  Malgré  le  pénible  effet]  de  ce  contraste, 
nous  désirons  que  le  parlement  anglais  se  laisse  convaincre  par  l'argument 
ministériel,  et  que  par  un  scrupule  d'orthodoxie  économique  les  représentans 
de  l'Angleterre  ne  fassent  point  échouer  le  premier  essai  de  libre  échange 
qui  se  tente  en  France. 

Sur  les  affaires  d'Italie,  les  Anglais  n'ont  eu  qu'à  demeurer  fidèles  à  eux- 
mêmes  pour  se  trouverid'accord  avec  la  politique  actuelle  de  la  France  :  les 
tories,  par  l'organe  de  M.  Disraeli,  disent,  comme  les  libéraux,  qu'il  faut 
laisser  les  Italiens  se  constituer  à  leur  guise.  Il  résulte  du  langage  des  mi- 
nistres que  l'accord  des  vues  existe  entre  la  France  et  l'Angleterre,  sans  qu'il 
ait  été  jugé  nécessaire  de  confirmer  par  un  engagement  écrit  l'entente  des 
deux  politiques.  On  a  généralement  trouvé  que  le  parlement  demeurait  plus 
froid  que  ne  l'avait  été  la  presse  dans  l'expression  de  la  satisfaction  sérieuse 
que  doit  lui  inspirer  l'union  amicale  des  deux  pays.  Dans  la  séance  où  l'on 
a  discuté  l'adresse,  la  chambre  des  communes  a  donné  pourtant  une  preuve 
de  bon  goût  à  laquelle  on  ne  doit  pas  être  insensible  en  France.  Le  jeune 
membre  qui  secondait  l'adresse,  lord  Henley,  s'était  laissé  emporter,  dans 
son  zèle  pour  l'alliance  actuelle  des  deux  pays,  à  une  diatribe  peu  conve- 
nable contre  les  anciens  gouvernemens  de  la  France.  M.  Disraeli,  prenant 
la  parole  après  le  jeune  lord,  a  protesté  contre  cette  injuste  maladresse  en 
des  termes  si  heureux  que  l'assemblée  entière  lui  a  répondu  par  de  bruyans 
applaudissemens.  Sous  le  coup  de  la  leçon  que  lui  donnaient  ainsi  ses  col- 
lègues, le  jeune  et  malheureux  débutant  parlementaire  n'a  cru  pouvoir 
mieux  faire  que  de  sortir  de  la  chambre.  e.  forcade. 


REVUE   MUSICALE. 

La  saison  musicale  se  dessine  et  prend  une  physionomie.  Des  nouveautés 
nous  sont  promises  à  tous  les  théâtres  lyriques  de  Paris',  des  débuts  plus  ou 
moins  éclatans  ont  eu  lieu  déjà,  ou  se  préparent  à  nous  surprendre;  des 
concerts  nombreux,  des  fêtes  musicales  de  toute  nature  sollicitent  notre 
attention,  des  publications  importantes  qui  touchent  à  l'histoire  ou  à  la 
théorie  de  l'art  demandent  à  être  appréciées.  L'esprit  s'agite,  et  si  les  fa- 
cultés créatrices  semblent  défaillir  depuis  quelques  années,  ce  n'est  pas  la 
bonne  volonté  qui  manque  aux  nouveau-venus  pour  s'inscrire  en  faux  contre 
la  décadence  et  l'affaiblissement  de  la  poésie  que  proclament  les  prophètes 
de  malheur.  A  Dieu  ne  plaise  que  nous  fassions  obstacle  à  quiconque  porte 


REVUE. 


CHRONIQUE. 


763 


en  soi  un  souffle  de  vie  et  d'espérance!  Qu'il  soit  le  bienvenu,  celui  qui  vien- 
dra nous  conter  quelque  chose  de  nouveau  !  soit  qu'il  chante  la  chanson  de 
son  village  sur  des  pipeaux  rustiques,  soit  qu'il  ait  une  plus  vaste  ambition, 
nous  l'écouterons  et  nous  nous  laisserons  charmer;  mais,  nocher  fidèle, 
nous  repousserons  de  notre  barque  le  téméraire  qui  voudrait  passer  à  l'île 
des  bienheureux  sans  payer  l'obole.  Montrez-nous  la  palme  des  élus,  et  il 
vous  sera  beaucoup  pardonné  par  la  critique,  qui  a  souci  de  sa  mission  et 
qui  sait  distinguer  la  vie  des  fausses  couleurs  que  revêt  la  mort. 

Le  Théâtre-Italien,  c'est  une  justice  à  lui  rendre,  fait  beaucoup  d'efforts 
pour  varier  son  répertoire  et  pour  renouveler  son  personnel.  Les  chanteurs 
de  toute  nation  paraissent  et  disparaissent  à  ce  bienheureux  théâtre  sans 
qu'on  se  rende  bien  compte  de  la  pensée  de  la  direction  qui  opère  tous  ces 
changemens.  Peut-être  la  direction  se  trompe-t-elle  en  pensant  que  ce  per- 
pétuel mouvement  de  va-et-vient  parmi  les  artistes  qu'elle  engage  précipi- 
tamment pour  quelques  représentations  puisse  séduire  le  public  et  fixer  son 
goût.  Une  troupe  bien  organisée  au  commencement  de  la  saison,  bien  diri- 
gée surtout  par  un  maestro  capable,  qui  aurait  l'autorité  nécessaire  pour  le 
choix  des  ouvrages  et  la  distribution  des  rôles,  vaudrait  mieux  pour  les  in- 
térêts de  la  direction  que  ces  oiseaux  de  passage  appartenant  à  des  climats 
diff'érens  qui  viennent  se  percher  au  Théâtre-Italien  pour  un  nombre  plus  ou 
moins  considérable  de  représentations.  D'ailleurs  il  faut  prendre  garde  de 
ne  point  abuser  du  droit  qu'on  vous  laisse  de  faire  entendre,  au  théâtre  de 
Cimarosa  et  de  Rossini,  des  virtuoses  qui  ne  sont  pas  nés  et  qui  n'ont  pas 
été  élevés  dans  le  pays  ove  il  bel  si  risuona.  Sans  être  trop  exigeant,  n'est- 
il  pas  permis  de  dire  qu'un  théâtre  qui  ne  donnerait  que  des  opéras  comme 
la  Marta  de  M.  de  Flottow,  dont  je  ne  veux  pas  dire  de  mal,  chantés  par 
des  artistes  habiles  qui  seraient  nés  aux  bords  de  la  Seine,  ne  serait  plus  un 
théâtre  italien,  c'est-à-dire  une  forme  de  l'art  représentant  une  manière 
particulière  de  sentir,  un  côté  original  de  la  fantaisie  humaine?  Il  y  a  des 
voix  italiennes,  un  accent  italien,  de  la  musique  italienne,  quelque  faible 
qu'on  la  suppose,  qu'on  ne  saurait  imiter,  et  qui  porte  l'empreinte  du  sol  et 
du  climat  de  celui  qui  l'a  créée.  Vous  me  donneriez  au  Théâtre-Italien  les 
plus  grands  chefs-d'œuvre  de  Beethoven,  Weber,  Mendelssohn,  que  je  serais 
frustré  dans  mon  attente,  et  n'aurais  pas  le  genre  de  plaisir  que  j'y  vais  cher- 
cher. On  ne  confondra  jamais  la  voix  chaude,  vibrante  et  sympathique  d'un 
chanteur  médiocre  comme  M.  Graziani  avec  l'organe  le  plus  riche  d'un  ar- 
tiste français  de  premier  ordre,  et  il  est  heureux  après  tout  qu'il  en  soit 
ainsi,  et  que  la  nature  des  choses  ne  puisse  être  altérée  par  l'art. 

Ce  qui  sent  bien  son  fruit  et  témoigne  de  l'arbre  qui  l'a  produit,  c'est 
l'opéra  en  trois  actes  Margherita  la  Mendicante,  dont  la  première  repré- 
sentation a  eu  lieu  au  Théâtre-Italien  le  2  janvier.  L'œuvre  a  été  faite  ex- 
pressément pour  le  public  parisien  par  deux  artistes  italiens,  qui  sont  bien 
de  leur  temps  et  de  leur  pays.  M.  Piave,  auteur  du  libretto  du  Trovatore  çt 
de  beaucoup  d'autres  sujets  traités  par  M.  Verdi,  a  eu  la  mauvaise  inspira- 
tion d'arranger  pour  un  jeune  compositeur  peu  connu  un  vieux  mélodrame 
de  MM.  Anicet  Bourgeois  et  Michel  Masson,  joué  au  théâtre  de  la  Gaieté  en 
1852  sous  le  titre  la  Mendiante.  C'est  l'histoire  lugubre  d'une  femme  qui 
quitte  son  mari,  Rodolphe  Berghem,  riche  armurier  4e  l'Allemagne,  pour 


76/i  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

suivre  un  comte  de  Rhendorf  qui  lui  plaît  davantage.  Marguerite,  la  femme 
infidèle,  a  laissé  à  son  mari  un  enfant  qu'elle  désire  revoir,  et  qui  devient 
l'instrument  d'une  réconciliation  suprême,  mais  après  des  péripéties  plus 
étranges  les  unes  que  les  autres.  Abandonnée  déjà  par  son  amant,  le  comte 
de  Rhendorf,  qui  s'est  marié  clandestinement,  Marguerite,  qui  depuis  quatre 
ans  n'a  pas  vu  sa  fille  Marie,  doit  pouvoir  bientôt  l'apercevoir  de  loin,  grâce 
à  l'intervention  d'une  amie  d'enfance,  lorsqu'un  orage  éclate,  et  la  foudre 
vient,  comme  un  coup  du  ciel,  la  priver  de  la  vue.  Voilà  donc  Marguerite, 
pauvre,  délaissée,  errante  et  aveugle,  qui  arrive  en  mendiant  à  la  foire  de 
Leipzig.  Des  saltimbanques  qui  exercent  sur  la  place  publique  leurs  tours 
périlleux  forcent  une  petite  fille  qu'ils  maltraitent  à  divertir  les  assistans, 
qui  plaignent  le  sort  de  la  pauvre  enfant  dont  ils  admirent  la  gentillesse. 
A  quelques  mots  échappés  aux  femmes  de  la  foule,  Marguerite  reconnaît  son 
enfant,  qui  a  été  volé  on  ne  sait  trop  comment,  et  qu'elle  arrache  violem- 
ment aux  mains  des  ravisseurs.  L'enfant  retrouvé  et  le  malheur  de  Margue- 
rite apaisent  la  colère  du  mari,  qui  pardonne  à  l'épouse  infidèle.  Ce  triste 
mélodrame  est  aussi  obscur  qu'ennuyeux,  et  nous  aurions  eu  de  la  peine  à 
en  comprendre  la  donnée,  si  nous  n'avions  parcouru  le  lihretto  de  M.  Piave, 
qui  est  écrit  dans  cette  langue  particulière  de  faux  lyrisme  que  semblent 
affectionner  les  Italiens  depuis  une  trentaine  d'années. 

La  musique  est  l'œuvre  d'un  jeune  violoncelliste  napolitain,  M.  Gaetano 
Braga,  qui  habite  Paris  depuis  quelques  années.  Nous  voudrions  n'avoir  que 
de  bonnes  paroles  à  dire  à  M.  Braga ,  qui  est  intelligent  et  qui  semble  rem- 
pli du  désir  de  bien  faire;  mais  l'art,  que  nous  devons  défendre  contre  les 
atteintes  des  téméraires,  et  l'ovation  ridicule  que  l'auteur  de  Margherita  la 
,  Mendicante  s'est  laissé  donner  par  une  trentaine  de  ses  compatriotes  qui  se 
croyaient  sans  doute  dans  un  petit  théâtre  d'Italie,  nous  forcent  à  dire  la 
vérité.  M.  Braga  est  un  imitateur  maladroit  de  M.  Verdi,  dont  il  emprunte  les 
idées,  sans  le  talent  et  la  vigueur,  qu'on  ne  saurait  contester  à  l'auteur  célè- 
bre de  JSahucco  et  du  Trovatore.  Or  nous  avons  trop  souvent  combattu  ici  la 
manière  et  les  allures  du  maître  pour  nous  montrer  plus  indulgent  envers  ses 
disciples.  On  assure  que  M.  Braga  n'en  est  pas  à  son  coup  d'essai ,  et  qu'il  a 
déjà  produit  en  Italie  et  à  Vienne  un  ou  deux  ouvrages  qui  lui  ont  valu  l'as- 
sentiment du  public  :  on  ne  s'en  douterait  pas  en  entendant  la  musique  de 
Margherita  la  Mendicante,  qu'on  n'aurait  pas  dû  accueillir  sur  un  théâtre 
comme  celui  de  Paris.  A  vrai  dire,  il  n'y  a  que  deux  morceaux  qui  méritent 
d'être  signalés  dans  l'opéra  de  M.  Braga  :  le  morceau  d'ensemble  qui  forme 
le  finale  du  second  acte,  ensemble  d'un  bel  efi"et,  qui  rappelle,  par  la  dispo- 
sition des  voix  et  leur  marche  ascendante  en  un  crescendo  vigoureux,  le 
finale  d'Ernani  de  M.  Verdi  et  celui  de  la  Lucia  de  Donizetti,  puis  le  qua- 
tuor du  troisième  acte ,  qui  nous  paraît  être  plus  original  et  appartenir  da- 
vantage à  M.  Braga.  Ni  l'air  que  chante  M.  Graziani  au  premier  acte,  —  Pur 
fra  la  cupa  tenebra,  —  ni  celui  de  Margherita,  —  Sol  di  que'  di  ragionami, 

—  ni  le  duo  entre  Margherita  et  son  mari  Rodolfo ,  —  Corne  céleste  cantico, 

—  ne  sont  des  inspirations  qui  indiquent  chez  M.  Braga  une  grande  abon- 
dance d'idées  musicales  vraiment  individuelles.  Malheureusement  l'art  du 
compositeur  napolitain  ne  compense  pas  cette  absence  d'originalité.  Son  or- 
chestre est  pauvre,  son  instrumentation  dépourvue  de  coloris,  les  récitatifs 


I     „-_     , 

^■surtout  mal  écrits,  et  l'absence  de  modulations  se  fait  vivement  sentir  dans 
^Htoute  la  partition  de  M.  Braga,  qui  semble  ignorer  complètement  les  res- 
^■sources  de  ce  moyen  puissant  de  variété.  Il  nous  en  coûte  de  porter  un  ju- 
^P^gement  aussi  sévère  sur  l'opéra  de  M.  Braga  et  d'aller  au-devant  du  reproche 
qu'on  nous  adresse  souvent,  de  n'admirer  que  les  œuvres  consacrées  des 
maîtres  et  d'être  impitoyable  pour  les  essais  de  la  jeunesse. 

Nous  espérons  bien  ne  jamais  cesser  d'aimer  ardemment  les  choses  par- 
faitement aimables,  et  de  nous  montrer  toujours  difficile  envers  ceux  qui 
n'ont  pas  de  l'art  une  idée  assez  élevée  pour  ne  s'être  pas  préparés  à  la 
lutte  par  des  études  sérieuses.  Ou  donnez-moi  une  simple  chanson  émue 
qui  me  révèle  la  passion  et  le  génie,  comme  l'a  fait  Bellini,  ou  prouvez-moi 
que  vous  avez  longtemps  pâli  aux  pieds  de  la  Muse  en  invoquant  son  amour. 
Les  arts  sont  le  luxe  de  la  vie.  L'état  n'a  besoin  ni  de  mauvais  peintres,  ni 
de  mauvais  musiciens,  ni  de  faux  poètes,  et  en  voyant  cette  foule  besoigneuse 
de  médiocrités  se  précipiter  dans  une  carrière  qui  ne  peut  être  parcourue 
avec  succès  que  par  un  petit  nombre  d'élus,  il  faut  dire  aux  critiques: 
Frappez,  soyez  impitoyables.  Dieu  reconnaîtra  les  siens!  L'exécution  de 
Ma rg hérita  la  Mendicante  a  été  à  la  hauteur  de  l'œuvre,  et  M"^  Borghi- 
Mamo,  qui  est  peut-être  une  des  causes  de  ce  mîsfatto,  n'a  trouvé  dans  le 
rôle  déclamatoire  de  l'héroïne  que  des  accens  exagérés.  Tout  nous  fait  donc 
espérer  que  la  leçon  a  été  bonne,  et  qu'on  ne  recommencera  pas  une  pareille 
épreuve  sur  le  Théâtre-Italien  de  Paris. 

M.  Giuglini,  l'agréable  ténor  dont  nous  avons  déjà  parlé,  a  paru  le  29  dé- 
cembre dans  le  rôle  d'Edgardo  des  Puritani.  Il  y  a  été  plus  à  son  aise  que 
dans  celui  de  Manrico  d'e7  Trovatore,  sans  parvenir  toutefois  à  satisfaire 
complètement  le  public.  La  voix  de  M.  Giuglini  manque  de  force  et  d'éten- 
due, car  elle  ne  possède  guère  qu'une  octave,  de  1'?/^  du  milieu  de  l'échelle 
à  son  homonyme  supérieur.  Dépourvue  également  de  flexibilité,  cette  voix 
toute  blan-che  de  M.  Giuglini  a  quelque  chose  de  féminin.  L'artiste  a  pour- 
tant de  la  sensibilité,  mais  peu  de  distinction,  et  son  style  est  composé  d'ori- 
peaux à  la  mode,  et  surtout  de  ce  point  d'orgue  sur  la  troisième  note  du 
'on  qu'affectionnent  tant  M.  Graziani  et  tous  les  chanteurs  du  jour.  Gepen- 
ant  M.  Giuglini  a  été  apprécié  dans  les  Puritains ^  et  on  lui  a  su  gré  de  ses 
•onnes  qualités,  quoiqu'elles  ne  fussent  pas  suffisantes  pour  faire  contre- 
oids  à  d'écrasans  souvenirs.  Ah!  //  tempo  passato  non  ritorna  più,  comme 
it  la  chanson.  Il  faut  en  prendre  son  parti  et  se  résigner  à  ne  plus  enten- 
re  un  répertoire  pour  lequel  il  n'y  a  plus  d'interprètes.  Qui  chantera  donc 
'es  Puritains  après  Rubini,  M.  Mario,  Lablache,  Tamburini  et  M"^  Grisi? 

Pour  dédommager  le  public  du  départ  de  M.  Giuglini,  qui  n*a  fait  à  Paris 
.u'une  très  courte  apparition,  l'administration  du  Théâtre-Italien  a  produit 
12  janvier  dans  la  Sonnambula  une  nouvelle  cantatrice,  née  aux  bords  de 
la  Seine  et  élevée  à  Paris.  Nous  voulons  parler  de  M"''  Marie  Battu,  fille  de 
'honorable  artiste  de  ce  nom,  qui  a  longtemps  rempli  les  fonctions  de  sous- 
hef  d'orchestre  de  l'Opéra.  M"'  Battu  est  encore  une  élève  de  M.  Duprez, 
.ont  l'école  féconde  fait  déjà  sentir  son  influence,  et  nous  avons  eu  occasion 
ie  mentionner  plusieurs  fois  son  nom  dans  les  pages  de  la  Revue.  Jeune, 
lodeste,  d'une  physionomie  intelligente,  et  suffisamment  préparée  au  ma- 
nège de  la  scène,  M'^'  Battu  n'a  éprouvé  d'abord  que  ce  léger  embarras  qui 


766  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ajoute  à  l'intérêt  qu'inspire  une  artiste  bien  élevée.  Sa  voix  est  un  soprano 
aigu,  d'une  étendue  au  moins  de  deux  octaves,  car  elle  peut  aller,  je  crois, 
jusqu'au  mi  supérieur  sans  broncher.  Le  timbre  en  est  pur,  mais  un  peu 
fiévreux  et  tremblotant  dans  certaines  cordes  du  milieu.  C'est  une  voix  fran- 
çaise, je  dirai  plus,  une  voix  parisienne,  qui  a  plus  de  mordant  que  de  so- 
norité, plus  de  vibration  que  de  force.  M'^®  Battu  est  l'une  des  élèves  de 
M.  Duprez  qui  vocalise  le  mieux,  et,  comme  toutes  les  écolières  aussi  de  ce 
grand  artiste.  M""  Battu  a  de  la  tenue  dans  le  style,  elle  sait  imprimer  à  la 
phrase  musicale  l'accent  qui  lui  est  propre.  C'est  une  qualité  rare  que  peu 
de  chanteurs  possèdent  de  nos  jours,  et  que  M.  Duprez  a  le  don  de  savoir 
communiquer  à  tous  ceux  qui  s'inspirent  de  ses  conseils.  Aussi  M"^  Battu 
a-t-elle  été  parfaitement  accueillie  dès  le  premier  air  qu'elle  chante  en  ar- 
rivant en  scène  :  Corne  per  me  sereno,  et  surtout  dans  le  délicieux  andante  : 
Sovra  il  seno  la  man  mi  posa,  qu'elle  a  dit  avec  plus  de  bravoure  et  de  har- 
diesse dans  l'attaque  des  notes  élevées  que  de  charme  et  d'émotion  intime. 
Ce  n'est  pas  que  M"''  Battu  manque  de  sensibilité,  mais  c'est  une  sensibilité 
nerveuse  qui  ne  rayonne  point,  et  n'a  pas  la- chaleur  pénétrante  du  fluide 
mystérieux  qui  s'échappe  directement  de  l'âme  émue.  Convenable  et  dis- 
tinguée dans  toutes  l^s  parties  de  ce  rôle  délicat  de  jeune  fille,  M'^^  Battu  a 
chanté  avec  un  éclat  tout  particulier  l'air  final,  élan  suprême  d'une  joie 
ineffable.  Nous  ne  voulons  pas  nous  appesantir  aujourd'hui  sur  quelques  lé- 
gers défauts  qu'on  pourrait  reprocher  à  M"*  Battu,  et  troubler  par  des  remar- 
ques inopportunes  le  succès  réel  qu'a  obtenu  cette  cantatrice  intéressante. 
Le  talent  de  M"^  Battu  a  beaucoup  de  rapport  avec  celui  de  M"^  Vandenheu- 
vel,  la  fille  de  M.  Duprez,  c'est-à-dire  que  l'art  y  est  plus  abondant  que  la  na- 
ture. En  entendant  chanter  M"®  Battu,  mes  souvenirs  se  reportaient  bien 
plus  loin,  car  il  me  semblait  entendre  parfois  M^^"  Alexandrine  Dupéron,  au- 
jourd'hui M"®  Duprez,  près  de  qui  j'avais  l'honneur  d'être  assis. 

Quelle  délicieuse  partition  que  la  Sonnambula  de  Bellini!  J'avoue  que 
c'est  l'œuvre  que  je  préfère  de  ce  bel  oiseau  de  paradis.  Bellini  a  pu  s'éle- 
ver plus  haut  dans  la  Norma,  révéler  des  qualités  plus  complexes  dans  les 
Puritains;  c'est  dans  la  Sonnambula  qu'il  a  versé  l'arôme  le  plus  pur  de 
son  mélodieux  génie.  Que  c'est  bien  là  une  vraie  bucolique  du  paj^s  de  Vir- 
gile et  de  Théocrite!  Un  village  tout  en  fête,  une  simple  villageoise  qui  se 
marie,  un  nuage  qui  s'élève  sur  des  amours  innocentes  et  printanières,  de 
grandes  douleurs  suscitées  par  une  petite  cause,  comme  il  sied  à  une  âme 
naïve  de  les  éprouver,  et  puis  la  réconciliation,  la  fête  de  la  vie  repre- 
nant son  cours,  voilà  le  thème  modulé  par  Bellini  sur  sa  zampogna,  sur  ses 
pipeaux  d'Arcadie.  Ce  n'est  point  un  docteur  que  Bellini,  un  maître  qui  ait 
longtemps  médité  et  beaucoup  appris;  c'est  un  adolescent  bien  doué  qui 
vient,  une  guitare  à  la  main,  nous  chanter  sa  peine,  //  suo  lam£nto,  qu'il 
accompagne  de  quelques  rustiques  accords. 

Il  più  tristo  de'  mortali... 

Qui  n'a  pas  entendu  chanter  cet  air  du  second  acte  de  la  Sonnambula  par 
Rubini  ne  peut  avoir  une  idée  de  la  puissance  du  sentiment,  de  la  puissance 
de  la  voix  humaine  et  de  l'art  italien  dans  les  plus  modestes  proportions. 
Jamais  l'Allemagne  ne  saura  produire  à  si  peu  de  frais  de  tels  effets. 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  7(57 

J'assistais  un  jour  à  une  leçon  de  chant  qu'un  maître  liabile  donnait  à  une 
îune  personne  de  seize  ans,  blonde  comme  les  blés.  Elle  tenait  un  lorgnon  à 
main  et  semblait  suivre  du  regard  la  page  de  musique  que  le  professeur, 
3sis  au  piano,  avait  devant  lui.  Il  lui  disait  et  s'efforçait  de  lui  faire  com- 
rendre  l'air  d'Amina  au  premier  acte  de  la  Sonnambula  :  Sovra  il  seno  la 
\an  mi  posa.  La  jeune  personne,  dont  j'observais  la  contenance  recueillie, 
îoutait  le  maître  sans  proférer  un  mot  et  sans  manifester  le  moindre  signe 
l'approbation,  lorsque  de  grosses  larmes  s'échappèrent  de  ses  beaux  yeux 
ileus  attendris.  Ces  larmes  ont  été  la  cause  première  d'une  destinée  étrange, 
fleine  de  trouble,  d'amour  et  de  poésie,  que  je  raconterai  un  jour  peut-être 
^ux  lecteurs  de  la  Revue. 

Le  Théâtre-Italien,  qui  est  décidément  en  veine  de  bon  vouloir,  a  repris  tout 
récemment,  le  2lx  janvier,  un  vieux  chef-d'œuvre  de  son  répertoire  :  //  Ma- 
trimonio  segreto  de  Cimarosa,  qu'on  n'a  pas  entendu  à  Paris  depuis  le  départ 
I  de  Lablache,  qui  était  sublime  dans  le  rôle  de  Geronimo.  Cette  musique 
I  délicieuse,  tissue  avec  trois  rayons  de  sentiment,  de  grâce  et  de  gaieté  inno- 
cente, remonte  à  l'année  1792,  où  elle  a  été  créée  et  mise  au  monde  sans 
doute  par  un  beau  printemps,  car  elle  en  a  la  fraîcheur  et  le  parfum.  Mon 
Dieu,  pourquoi  donc  l'Italie  a-t-elle  désappris  de  rire,  elle  qui  riait  si  bien 
nei  tempi  felici  !  Comment  la  patrie  de  Boccace,  de  l'Arioste,  du  Corrége,  de 
^^Cimarosa  et  de  Rossini  a-t-elle  changé  la  langue  divine  de  l'art  et  de  la  fan- 
lisie  heureuse  en  un  vil  patois  de  mélodrame?  Gomment...  mais  que  les 
irtisans  de  M.  Verdi  soient  tranquilles,  je  ne  toucherai  pas  aujourd'hui  à 
5ur  idole.  La  musique  du  Mariage  secret,  que  je  viens  de  savourer  comme 
in  élixir  de  longue  vie,  n'inspire  que  de  bons  sentimens.  Qui  ne  connaît  le 
Mariage  secret?  qui  n'a  entendu  ce  chef-d'œuvre  exécuté  à  Paris  par  les 
plus  grands  virtuoses  du  siècle,  depuis  Grivelli,  Barili  et  sa  femme,  jusqu'à 
Lablache,  Tamburini,  Rubini,  M"^^  Malibran  et  Sontag?  Aussi  ne  citerai-je 
pas  les  morceaux  saillans  d'une  partition  que  tout  le  monde  sait  par  cœur; 
je  me  permets  seulement  d'avouer,  à  ma  honte,  que  je  ne  connais  rien  de  plus 
beau  au  monde  que  l'air  du  ténor  :  Pria  che  spunti,  etc.,  et  que  je  donne- 
rais, de  grand  cœur,  ma  part  de  paradis  pour  avoir  écrit  le  duo  du  second 
acte  entre  Paolino  et  Carolina  fuyant  nuitamment  la  maison  paternelle.  Il 
ne  faudrait  même  pas  beaucoup  insister  pour  me  faire  évoquer  encore  de 
charmans  souvenirs  à  propos  de  c^  duo,  que  j'ai  entendu  chanter  du  haut 
d'un  balcon  par  une  belle  nuit  d'été... 

L'exécution  du  Matrimonio  segreto,  au  Théâtre-Italien,  n'est  pas  tout  à 
fait  ce  qu'on  pourrait  désirer  de  mieux.  Excepté  M°"^^  Penco,  Alboni  dans 
Fidalma,  et  M.  Badiali,  qui  chante  et  joue  le  rôle  du  comte  Robinson  en  ar- 
tiste de  la  vieille  roche,  tout  le  reste  du  personnel  est  au-dessous  de  la  mu- 
sique de  Cimarosa.  Il  manque  une  voix  de  basse  à  M.  Zucchini  pour  remplir 
le  personnage  important  de  Geronimo,  qu'il  joue  du  reste  avec  intelligence, 
et  quant  à  M.  Gardoni,  il  nous  est  impossible  de  supporter  sa  voix  grelot- 
tante dans  cette  musique  limpide,  dont  rien  ne  trouble  la  transparence.  Tout 
bien  compensé,  la  reprise  du  Mariage  secret  est  une  bonne  mesure,  qui  atti- 
rera au  Théâtre  -  Italien  tous  ceux  qui  n'ont  pas  perdu  le  goût  des  choses 
simples  et  éternellement  belles. 
L'art  musical  vient  encore  d'éprouver  une  perte  sensible.  M.  Girard,  chef 


768  EEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

^'orchestre  de  l'Opéra  et  de  la  Société  des  concerts,  est  mort  presque  subi- 
tement le  16  janvier,  après  avoir  conduit  les  deux  premiers  actes  des  Hu- 
guenots. C'était  un  homme  d'esprit  et  de  goût,  un  musicien  éclairé,  qui 
n'avait  peut-être  pas  toutes  les  qualités  désirables  pour  remplir  le  rôle  si 
important  d'un  chef  d'orchestre,  qui  exige  encore  plus  d'instinct  divinateur 
que  de  savoir.  M.  Girard,  qui  avait  de  la  tenue  et  de  la  fierté  dans  le  carac- 
tère, a  eu  l'honneur,  comme  chef  d'orchestre  de  la  Société  des  concerts,  de 
conserver  intacte  la  tradition  de  son  prédécesseur  Habeneck,  et  d'opposer 
une  vigoureuse  résistance  à  l'invasion  d'œuvres  impossibles  qui  menaçaient 
la  société  en  réclamant  une  place  dans  ses  programmes.  La  direction  de 
l'orchestre  de  l'Opéra  a  été  offerte  d'abord  à  M.  Gounod,  qui  l'a  refusée,  et 
puis  à  M.  Dietsch,  qui  succède  définitivement  à  M.  Girard.  M.  Dietsch  est 
un  artiste  de  talent,  un  compositeur  qui  s'est  fait  une  réputation  hono- 
rable dans  la  musique  religieuse.  Chef  du  chant  à  l'Opéra  depuis  une  ving- 
taine d'années,  connaissant  à  fond  le  répertoire ,  habitué  d'ailleurs  à  con- 
duire des  masses  chorales  et  un  orchestre  aux  solennités  de  l'église  de  la 
Madeleine,  où  il  remplit  les  fonctions  de  maître  de  chapelle,  M.  Dietsch 
paraît  être  digne  de  remplir  la  place  importante  qu'on  lui  a  offerte.  Que 
M.  Dietsch  n'oublie  pas  qu'un  chef  d'orchestre  a  charge  d'âmes,  et  qu'il  faut 
joindre  l'autorité  du  caractère  à  celle  du  talent  pour  se  faire  obéir  facile- 
ment par  des  musiciens  tels  que  ceux  qui  forment  l'orchestre  de  l'Opéra, 

On  sait  que  M.  Richard  Wagner,  le  bruyant  réformateur  de  l'opéra  alle- 
mand, dont  nous  avons  plusieurs  fois  cité  le  nom,  est  à  Paris.  Nous  avons 
été  des  premiers  à  annoncer  au  public  cette  bonne  nouvelle.  On  se  rappel- 
lera peut-être  qu'il  y  a  deux  ans  nous  fîmes  un  voyage  sur  les  bords  du 
Rhin  uniquement  pour  avoir  le  plaisir  d'entendre  un  opéra  de  M.  "Wagner 
qui  échappait  incessamment  à  nos  étreintes,  comme  cet  oiseau  mystérieux 
dont  on  entend  dans  les  bois  la  note  plaintive,  et  qui  fuit,  qui  s'éloigne  tou- 
jours, sans  qu'on  puisse  l'approcher.  M.  Wagner  est  venu  à  Paris  dans  la 
louable  intention  de  faire  connaître  ses  œuvres  et  d'agrandir  le  cercle  de 
sa  renommée.  Il  a  donc  organisé  trois  grands  concerts  au  Théâtre-Italien, 
dont  le  premier  a  eu  lieu  le  25  janvier;-  les  deux  autres  vont  suivre  dans 
l'espace  de  quinze  jours.  Nous  laisserons  M.  Wagner  développer  sa  pensée 
et  faire  tranquillement  son  sabbat.  Lorscyie  la  cause  nous  paraîtra  suffisam- 
ment entendue,  nous  jugerons  l'œuvre  du  réformateur  comme  nous  avons 
déjà  jugé  ses  théories,  avec  d'autant  plus  d'indépendance  que 

C'est  un  droit  qu'à  la  porte  on  achète  en  entrant. 

M.  Wagner  n'a  pas  daigné,  comme  c'est  l'usage,  nous  convier  à  la  fête  de 
son  esprit.  Cet  acte  de  haute  urbanité  de  la  part  d'un  démocrate  et  d'un 
proscrit  ne  troublera  pas  notre  bonne  humeur.  Pour  n'avoir  jamais  conspiré 
contre  aucun  gouvernement,  nous  n'en  aimons  pas  moins  la  liberté  pour 
nous  comme  pour  les  autres,  ce  que  nous  prouverons  à  M.  Wagner  en  ju- 
geant avec  équité  le  résultat  de  ses  efforts.  p.  scudo. 


V.  DE  Mars. 


LES  COMMENTAIRES 


D'UN    SOLDAT 


III. 

LES  DERNIERS  JOURS  DE  LA  GUERRE  DE  GRIMÉE. 


XL 


Le  général  Canrobert  voulut  reprendre  dans  l'armée  le  poste  qu'il 
occupait  au  commencement  de  la  campagne.  Il  alla  rejoindre  la  di- 
vision qu'il  avait  conduite  à  la  bataille  de  l'Aima.  Les  brigades  dont 
cette  division  se  composait  étaient  commandées,  l'une  par  le  géné- 
ral Yinoy,  l'autre  par  le  général  Espinasse,  officiers  intrépides,  des- 
tinés à  se  retrouver  encore  dans  cette  campagne  d'Italie  où  la  mort 
attendait  l'un  d'eux.  Les  troupes  que  le  général  Canrobert  allait  con- 
duire formaient  alors  un  corps  d'observation,  campé  sur  les  lisières 
de  notre  plateau,  du  côté  de  Balaclava.  J'accompagnai  dans  son  nou- 
veau bivouac  le  chef  que  j'étais  habitué  à  suivre,  et  près  duquel  j'eus 
le  bonheur  d'être  maintenu.  Ce  bivouac  était  d'un  aspect  moins  dé- 
solé que  la  plupart  de  ceux  qui  l'entouraient.  En  cet  endroit  un  peu 
écarté,  la  terre  avait  quelques  teintes  verdoyantes.  La  vue  était 
récréée  par  le  spectacle  de  la  vallée  qui  aboutit  à  Balaclava  d'un 
V     côté,  et  de  l'autre  à  la  Tchernaïa.  Ces  lieux  m'auraient  charmé  si 

tun  genre  de  préoccupation,  nouveau  pour  moi,  n'avait  point  fermé 
un  instant  mon  cœur  à  ses  jouissances  les  plus  familières. 


I 


(1)  Voyez  la  Bévue  du  15  janvier  et  du  1"  février. 

TOME   XXV.    —   15   FÉVRIER    1860. 


49 


770    4-«Jttfc«£**iài«*à^  ..  fiEVUE   DES    DEUX   MONDES.      -    -î-^ 

Nul  acte  d'abdication  qui  ne  porte  en  soi  une  secrète  tristesse, 
pour  ceux  surtout  qui  en  sont  les  témoins  et  qui  mesurent  toute 
l'étendue  du  sacrifice  sans  pouvoir  en  goûter  les  âpres  jouissances. 
Ainsi  la  première  soirée  que  passa  le  général  Ganrobert  dans  son 
nouveau  campement  m'a  laissé  une  impression  pénible  que  je  re- 
trouve encore.  Nous  dînions  chez  le  général  Espinasse,  qui  nous 
avait  offert  l'hospitalité  du  premier  jour.  L'heure  était  avancée  déjà, 
et  cependant  nous  étions  encore  à  table.  Dans  les  loisirs  forcés  que 
la  vie  militaire  mêle  soudain  à  une  activité  effrénée ,  on  cherche  à 
prolonger  le  moment  des  repas.  C'est  dans  les  camps  que  doit  être 
né  ce  vieux  proverbe  :  «  on  ne  vieillit  point  à  table.  »  Je  ne  sais  pas  si 
on  y  vieillit,  mais  je  sais  qu'on  y  est  atteint  parfois  d'une  mélancolie 
singulière.  Assis  devant  une  tasse  vide,  je  regardais,  derrière  la  fu- 
mée de  mon  cigare,  tous  ceux  qui  m'entouraient,  et  dont  plus  d'un 
a  du  reste  disparu  déjà  pour  toujours,  depuis  notre  hôte,  renversé 
par  les  balles  autrichiennes  à  Magenta,  jusqu'à  mon  voisin,  son  aide- 
de-camp,  enlevé,  à  quelques  jours  de  là,  dans  les  tranchées  par  un 
accès  foudroyant  de  choléra.  Je  songeais  à  tous  les  étranges  hasards 
qui  président  aux  réunions  humaines  et  décident  des  lieux  où  l'on 
se  retrouvera.  Dans  l'existence  qui  semble  la  plus  opposée  à  l'habi- 
tude, on  se  crée  si  facilement  une  manière  d'être  coutumière,  que 
mon  regard  et  mon  esprit  cherchaient  avec  une  sorte  d'inquiétude, 
sous  le  nouvel  abri  où  le  sort  m'avait  conduit,  les  parois  de  la  grande 
baraque  où,  la  veille  encore,  nous  prenions  nos  repas.  Gomment  le 
souvenir  de  cette  baraque,  peu  fait  pour  s'unir  cependant  à  des 
idées  de  splendeur,  me  ramenait-il  à  l'acte  dont  j'avais  alors  l'âme 
frappée?  C'est  ce  que  tout  le  monde  comprendra.  Et  comment  cette 
variété  de  pensées  avait-elle  fini  par  me  jeter  dans  une  sorte  de  son- 
gerie moitié  philosophique  et  moitié  maladive?  C'est  ce  que  com- 
prendront tous  les  rêveurs. 

La  conversation  était  tombée  peu  à  peu;  elle  ressemblait  à  ces 
foyers  refroidis  où  l'on  cherche  en  vain  à  rapprocher  deux  tisons 
renfrognés  et  décidés  à  ne  plus  se  communiquer  leur  chaleur.  Si  je 
rêvais,  quelques-uns  autour  de  moi  étaient  endormis.  Plus  d'une 
tête,  tantôt  s' inclinant,  tantôt  se  relevant  par  de  brusques  soubre- 
sauts, luttait  contre  la  main  pesante  du  sommeil.  Voilà  que  tout  à 
coup,  du  côté  des  tranchées,  éclate  une  de  ces  fusillades  qui  font 
songer  à  un  immense  feu  où  l'on  ne  cesserait  point  de  jeter  un  amas 
de  matières  pétillantes.  Sur  le  fond  de  notes  alertes  et  mordantes 
que  forme  la  mousqueterie  se  détachent  par  instans  les  bruits  vio- 
lens  et  lourds  de  pièces  tirant  à  toute  volée.  Évidemment  il  se  livre 
sous  les  murs  de  la  ville  quelque  ardent  combat.  Le  général  Ganro- 
bert me  regarde  alors.  ((  Montez  à  cheval,  me  dit-il,  et  allez  savoir 


COMMENTAIRES   D*UN   SOLDAT.  771 

ce  qui  se  passe;  vous  direz  au  major  de  tranchées  que  je  n'ai  plus 
le  droit  de  lui  faire  demander  des  renseignemens,  mais  que  je  lui 
saurai  gré  des  nouvelles  qu'il  me  donnera.  » 

Ainsi  la  sollicitude  pour  l'œuvre  qu'il  avait  dirigée  survivait,  chez 
le  général  en  chef  de  la  veille,  à  l'exercice  du  commandement,  sol- 
licitude profonde  et  sincère  qui  lui  faisait  former  pour  son  succes- 
seur des  vœux  bien  naturels ,  sans  aucun  doute  mais  où  plus  d'un 
cœur  peut-être  n'aurait  pas  apporté  la  même  ardeur  que  le  sien. 

J'avais  un  grand  trajet  à  accomplir  pour  arriver  jusqu'aux  atta- 
ques de  gauche,  où  se  passait  l'action.  J'étais  guidé  à  travers  les 
ténèbres,  dans  des  chemins  qui  n'étaient  plus  ceux  que  je  parcou- 
rais habituellement,  par  les  bruits  et  les  clartés  du  combat.  La  ville 
et  les  tranchées  à  l'horizon  ressemblaient  à  ces  régions  du  ciel  où 
éclatent  les  orages  des  nuits  d'été;  elles  formaient  une  sombre  con- 
trée où  se  succédaient  de  continuels  éclairs.  Parfois,  au-dessus  des 
nuages  brûlans  de  fumée  qui  créaient  dans  l'ombre  ce  royaume  des 
tempêtes ,  une  lueur  rapide  étincelait  dans  des  espaces  solitaires  : 
c'était  quelque  bombe  ou  quelque  obus,  devançant,  par  une  explo- 
sion imprévue,  le  terme  de  sa  course.  Je  m'acquittai  de  la  mission 
dont  j'étais  chargé,  et  j'appris  que,  pour  enserrer  de  plus  près  la 
ville,  on  avait  tenté  une  entreprise  qui  avait  réussi.  Je  revins  au 
milieu  de  la  nuit  porter  cette  nouvelle  au  général  Canrobert.  Je  le 
trouvai  couché  sous  la  modeste  tente  qu'il  avait  dressée  dans  son 
nouveau  bivouac.  Je  le  réveillai  ;  il  me  dit  quelques  paroles  affec- 
tueuses, et  j'allai  me  reposer  à  mon  tour.  Tel  fut  le  premier  jour  de 

I  notre  nouvelle  vie. 

f      Cette  nouvelle  vie  du  reste  ne  tarda  point  à  me  sembler  douce. 
Ce  n'est  pas  en  campagne  heureusement  que  l'on  peut  garder  long- 

( temps  une  pensée  chagrine.  Je  me  le  suis  répété  bien  souvent  :  la 
guerre,  c'est  la  paix  de  l'esprit.  Parmi  mes  meilleurs  souvenirs,  je 
dois  placer  notre  établissement  sur  les  rives  de  la  Tchernaïa,  éta- 
blissement qui  eut  lieu  quelques  jours  après  notre  départ  du  quar- 
tier-général. Depuis  le  combat  de  Balaclava,  les  Russes  avaient  con- 
servé des  postes  dans  une  partie  de  la  vallée  qui  longeait  notre 
plateau.  On  résolut  de  nettoyer  cette  vallée,  de  s'y  établir,  et  de 
prendre  la  Tchernaïa  pour  limite.  Le  général  Canrobert  fut  chargé 
de  cette  opération.  Au  milieu  d'une  admirable  nuit  de  printemps, 
nous  montons  à  cheval^  depuis  le  matin,  les  troupes  avaient  reçu 
l'ordre  de  se  tenir  prêtes.  Notre  colonne  s'ébranle  en  silence,  et 
nous  descendons  dans  la  vallée.  Les  sentiers  que  nous  sommes  obli- 
gés de  suivre  sont  faits  plutôt  pour  le  pied  des  chèvres  que  pour 
celui  des  chevaux.  Cependant  aucun  accident  ne  retarde  notre  mar- 
che. Nos  bêtes  semblent  heureuses  comme  nous  de  l'aventure  où 


772  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

elles  entrent.  Le  fait  est  que  pour  des  gens  habitués  à  l'existence 
sédentaire  d'un  siège  une  entreprise  au  grand  air,  en  plein  champ, 
à  travers  de  libres  espaces,  offrait  une  attrayante  nouveauté.  Je  ne 
saurais  rendre  l'état  de  joyeux  bien-être  et  comme  de  placide 
ivresse  où  me  plongea,  au  pied  de  nos  positions  abandonnées,  l'at- 
mosphère dont  je  me  sentis  entouré  tout  à  coup.  La  vallée  où  nous 
pénétrions  était  toute  remplie  de  hautes  herbes,  répandant  au  loin 
une  puissante  odeur.  Du  sein  de  ces  épaisses  prairies,  où  nos  che- 
vaux s'avançaient  du  pas  dont  ils  auraient  traversé  les  ondes  d'un 
gué,  je  contemplais,  en  levant  la  tête,  un  ciel  printanier  tout  rem- 
pli d'étoiles  doucement  tremblantes.  Je  laissais  mes  pensées  s'élever 
vers  ces  clartés  immortelles,  et  suivre  en  paix  ce  goût  mystérieux 
que  Dieu  nous  a  donné  pour  des  mondes  rêveurs  comme  des  âmes, 
gracieux  comme  des  fleurs.  Je  mettais  toutes  mes  forces  à  jouir  de 
ces  instans,  à  étreindre  l'heure  présente  au  milieu  de  ces  solitudes 
embaumées,  et  je  songeais  avec  joie  pourtant  aux  premières  heures 
qui  suivraient  cette  nuit.  Que  me  gardait  cette  aurore?  Je  l'ignorais. 
Peut-être  le  moment  où  elle  se  lèverait  serait-il  celui  qui  me  por- 
terait moi-même  aux  pays  inconnus  où  j'envoyais  mes  pensées  de 
la  nuit. 

Notre  marche  ne  fut  pas  inquiétée.  Seulement  quelques  coups  de 
fusil  tirés  par  des  vedettes  russes  nous  apprirent  qu'elle  était  con- 
nue. Cependant  nos  colonnes  continuaient  à  s'avancer  dans  un  si- 
lence qu'interrompait  uniquement  parfois  le  hennissement  des  che- 
vaux. Quand  les  étoiles  se  mirent  à  pâlir  et  l'aube  à  se  montrer,  ce 
fut  alors  soudain  un  bruit  de  clairons  et  de  tambours  répété  par 
tous  les  échos  de  la  vallée.  Nous  étions  à  quelques  pas  de  la  Tcher- 
naïa,  aux  lieux  où  l'action  devait  commencer.  Il  semble  que  les 
sons  retentissans  de  nos  fanfares  accélèrent  la  fuite  des  ombres.  La 
rivière,  le  vallon,  les  montagnes  nous  apparaissent  bientôt  dans  cette 
fraîche  et  vive  clarté  du  matin  qui  éblouit  les  yeux  sans  offenser  le 
cœur.  Ce  n'est  pas  la  diane  qui  salue  le  jour  dans  notre  colonne, 
c'est  la  charge.  Aux  accens  de  cet  air  passionné,  de  cette  Marseil- 
laise sans  souiliure,  notre  infanterie  franchit  au  pas  de  course  la 
rivière  que  la  cavalerie  a  passée  déjà,  et  s'élance  sur  une  redoute 
que  l'ennemi  abandonne.  Les  coups  de  fusil  animent  cette  scène  ma- 
tinale, le  canon  même  se  met  de  la  partie,  et  quelques  boulets,  tirés 
à  grande  distance  par  les  Russes,  viennent  écraser  à  nos  pieds  l'herbe 
encore  humide  de  la  rosée. 

Après  un  rapide  engagement,  nous  établissons  notre  bivouac  sur 
les  bords  de  la  Tchernaïa,  qui  devient  la  limite  de  notre  camp.  Nos 
tentes  s'élèvent  sur  des  collines  couvertes  de  gazon,  d'où  l'œil  em- 
brasse une  vaste  et  riante  contrée.  Les  hauteurs  qui  sont  en  face  de 


COMMENTAIRES   D  UN   SOLDAT.  773 

nous  sont  occupées  par  des  postes  russes.  C'est  là  que  tirent  con- 
tinuellement ces  batteries  taquines,  mais  d'ordinaire  inoffensives, 
désignées  par  les  troupes  sous  ces  sobriquets  bizarres  que  toute  l'ar- 
mée a  fini  par  adopter  :  Gringalet  et  Bilboquet,  Les  chevaux  que 
l'on  mène  à  l'abreuvoir,  les  hommes  qui  vont  chercher  du  vert  sur 
les  rives  de  la  Tchernaïa,  les  pêcheurs  passionnés  qui  veulent  char- 
mer les  loisirs  du  camp  et  améliorer  leur  souper  en  allant  à  la  quête 
des  écrevisses,  sont  sûrs  de  voir  bondir  auprès  d'eux  quelques  bou- 
lets. Ces  projectiles,  lancés  au  hasard,  qui  vont  presque  toujours 
s'enfouir  dans  le  gazon,  n'inspirent  guère  au  soldat  que  de  la  gaieté. 
J'assistai  un  matin  à  un  duel  des  plus  récréatifs  entre  l'une  de  ces 
batteries  et  un  canon  turc  d'une  grande  portée  que  voulait  essayer 
Omer-Pacha.  Le  général  en  chef  de  l'armée  musulmane  était  venu 
déjeuner  chez  le  général  Ganrobert.  Le  repas  fini,  il  proposa  une 
expérience  de  son  canon,  qu'il  avait  fait  conduire  sur  nos  hauteurs. 
On  établit  la  pièce  ottomane  en  face  d'une  redoute  ennemie,  et  le 
feu  commence.  Un  de  nos  boulets  traverse  la  Tchernaïa;  à  un  mou- 
vement que  les  lunettes  nous  permettent  d'observer  chez  nos  voi- 
sins, nous  pensons  qu'il  n'a  point  manqué  de  justesse  dans  sa  por- 
tée. Les  Russes  nous  ripostent  par  un  projectile  qui  décrit  une 
courbe  immense,  et  vient  labourer,  au-dessous  de  nous,  la  colline 
où  nous  sommes  campés.  Le  résultat  de  cette  canonnade  improvisée 
fut  en  définitive  des  plus  insignifians.  Je  crois  qu'aucun  boulet,  de 
part  et  d'autre,  n'atteignit  ce  jour-là  une  créature  vivante.  Cepen- 
dant cet  incident  est  resté  dans  un  coin  de  ma  mémoire,  parce  qu'il 
se  lie  pour  moi  à  certaines  idées  de  joyeuse  existence,  de  plaisirs 
imprévus  et  insoucians,  puis  parce  qu'il  m'a  fait  réfléchir,  une  fois 
de  plus,  à  toutes  les  étranges  révolutions  dont  les  armes  modernes 
menacent  la  guerre.  Où  s'arrêtera  la  force  de  cette  poudre,  que  l'on 
compare  sans  cesse  à  celle  de  l'imprimerie,  et  qui  a  ouvert  déjà  en 
effet  de  si  vastes  brèches  aux  flancs  du  vieux  monde  ? 

A  quelques  jours  de  cette  distraction  se  place  aussi  un  de  mes  meil- 
leurs souvenirs,  c'est-à-dire  la  reconnaissance  que  le  général  Morris 
fit  dans  la  vallée  de  Baïdar.  La  division  du  général  Canrobert  fai- 
sait partie  des  troupes  que  commandait  le  général  Morris  dans  cette 
opération.  Nous  partons  le  matin  au  lever  du  jour,  et  après  une  mar- 
che de  quelques  instans  nous  voilà  engagés  dans  la  vallée  de  Baïdar, 
qui,  à  cette  époque  de  l'année  (on  était  au  mois  de  juin),  me  parut 
une  réunion  d'enchantemens.  La  route  que  suivait  notre  colonne 
passait  entre  des  hauteurs  couronnées  d'arbres  touffus  et  serrés, 
remplis  les  uns  d'une  sombre  majesté,  les  autres  d'une  élégance 
altière.  La  forêt  montagneuse  dont  nous  sondions  les  profondeurs 
me  rappelait  la  forêt  chérie  des  romanciers  et  des  peintres  que  le 


77k  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

voisinage  de  Paris  empêche  seul  d'être  prise  au  sérieux  par  les  voya- 
geurs :  la  forêt  de  Fontainebleau.  Ce  sont  des  flots  de  verdure  jail- 
lissant entre  des  rochers,  tantôt  frémissant  à  leur  pied,  tantôt  sem- 
blant s'épancher  de  leurs  cimes. 

Baïdar,  où  notre  division  s'arrêta,  est  un  vaste  et  agréable  village, 
mais  qui  se  ressentait  de  la  guerre.  INombre  de  ses  habitans  l'avaient 
abandonné.  Ceux  qui  s'y  trouvaient  encore  au  moment  où  déboucha 
notre  colonne  vinrent  à  nous  avec  cet  empressement  mêlé  de  terreur 
que  montrent  les  populations  paisibles  aux  troupes  armées.  Après  un 
rapide  repas  pris  au  milieu  d'un  champ,  le  général  Canrobert  monte 
à  cheval  et  va  jusqu'aux  portes  de  Phoros.  Là  s'offre  à  mes  yeux  un 
tableau  qui  est  resté  dans  mon  esprit  à  l'état  d'image  éblouissante 
et  confuse.  Je  trouve  parfois  dans  ma  mémoire  une  impression  sin- 
gulière à  laquelle  je  me  livre  volontiers,  parce  qu'elle  me  remplit 
d'un  charme  immense.  Au  sein  de  la  chaude  lumière  dont  le  passé 
enveloppe  toute  chose,  certains  lieux  où  j'ai  vécu  quelques  momens 
à  peine  prennent  pour  moi  des  formes  vagues,  splendides  et  agran- 
dies. Je  respecte  ces  mirages,  dus  aux  jeux  de  l'imagination  et  du 
souvenir.  Seulement  je  veux  donner  pour  ce  qu'ils  sont  ces  fantômes 
de  paysages.  Je  me  reprocherais  un  mot  qui  changerait  pour  d'autres 
en  lignes  arrêtées  ce  qui  pour  moi  est  un  contour  indécis  et  entrevu. 
Je  ne  dirai  donc  rien  des  portes  de  Phoros,  si  ce  n'est  que  j'ai  pensé  à 
Claude  Lorrain  dans  ce  site  où  sont  amoncelées  toutes  les  richesses 
(^e  peut  souhaiter  le  pinceau,  depuis  les  hautes  et  sombres  pierres, 
les  bouquets  de  verdure,  les  arbres  isolés,  les  rochers  et  les  monta- 
gnes, jusqu'à  la  mystérieuse  figure  de  la  mer,  mêlant  à  toutes  ces 
merveilles  son  inhumaine  grandeur. 

Le  soir,  notre  colonne  regagna  son  bivouac.  Le  général  Canrobert 
se  détourna  un  instant  de  son  chemin  pour  aller  visiter  dans  les  bois 
une  charmante  villa  moscovite  qui ,  avec  ses  murailles  roses  et  son 
toit  vert,  ressemblait  de  loin  à  une  maison  de  fée.  En  approchant  du 
camp,  les  soldats  se  mirent  à  chanter.  Ils  étaient  gais;  ils  subissaient 
à  leur  insu  l'influence  d'un  beau  pays.  Un  régiment  de  zouaves  ar- 
rêté au  bord  de  la  route  par  une  disposition  militaire  et  un  bataillon 
de  chasseurs  à  pied  qui  continuait  sa  marche  s'apostrophaient  joyeu- 
sement. Les  chasseurs  imitaient  le  cri  du  chacal  ;  les  zouaves  répon- 
daient par  le  cri  du  corbeau.  On  aurait  dit  le  retour  d'une  fête  rus- 
tique. La  vie  militaire  s'ofl'rait  à  tous  les  esprits  sous  ses  formes  les 
plus  attrayantes.  En  cet  instant  même,  un  groupe  que  je  n'oublierai 
jamais  s'approcha  du  général  Canrobert.  C'était  une  famille  tartare, 
qui  se  composait  de  trois  personnes ,  un  vieillard ,  une  femme ,  un 
enfant.  Le  vieillard  s'appuyait  sur  le  bras  de  la  femme,  qui  tenait 
Fenfant  par  la  main.  Ces  trois  êtres  adressèrent  la  parole  au  général 


COMMENTAIRES    D  UN    SOLDAT.  775 

Canrobert,  qui  leur  donna  quelques  pièces  de  monnaie.  Ils  deman- 
daient l'aumône,  nous  dit  un  interprète,  au  nom  de  la  plus  com- 
plète des  misères.  La  guerre  les  avait  forcés  à  quitter  leur  toit.  Où 
allaient-ils?  Eux-mêmes  l'ignoraient.  Image  du  bonheur  détruit,  du 
foyer  frappé,  de  la  vie  errante,  ils  se  dessinaient  sur  ce  beau  cieï 
empourpré  par  un  soleil  couchant,  qui  pour  eux  n'éclairait  plus 
d'abri.  Ils  rappelaient,  dans  leur  détresse  imposante  par  sa  simpli- 
cité et  par  son  étendue,  les  premières  douleurs  de  ce  monde,  ces 
exilés  d'une  contrée  disparue  dont  nous  sommes  tous  les  descen- 
dans. 


XII. 

Le  7  juin,  dans  la  journée,  je  montai  à  cheval  et  je  me  dirigeai 
vers  les  attaques  de  droite.  Cette  partie  du  siège  devait  être  le 
''':•  théâtre  d'une  action  dont  le  général  Canrobert  désirait  avoir  de 
promptes  nouvelles.  J'arrivai,  vers  quatre  heures,  à  la  redoute  Vic- 
toria. A  quelque  distance,  en  avant  de  cette  redoute,  était  un  pla- 
teau entouré  d'une  gabionnade  qu'on  nommait  la  batterie  de  Lan- 
castre ,  parce  que  les  Anglais  avaient  établi  là  autrefois  les  canons  à 
immense  portée  dont  ils  voulaient  faire  l'essai  sur  Malakof.  Je  mis 
pied  à  terre,  et  je  gagnai  cet  endroit,  où  je  vis  bientôt  arriver  le 
nouveau  général  en  chef,  suivi  de  tout  son  état-major.  L'œil  devait 
embrasser  de  ce  lieu,  dans  tout  son  ensemble,  le  combat  près  de  se 
livrer.  En  face  de  nous  s'élevait  un  mamelon  hérissé  de  canons, 
que  l'on  appelait  le  mamelon  Vert.  Ce  mamelon  était  un  degré  sur 
lequel  il  fallait  poser  le  pied  pour  arriver  au  faîte  de  l'échelle  qui 
s'appelait  Malakof.  Nos  troupes  avaient  reçu  l'ordre  de  s'y  établir. 

Depuis  plusieurs  heures,  notre  feu  avait  redoublé  d'énergie  ;  la 
place  y  répondait  avec  furie  et  lançait  sans  interruption  des  projec- 
tiles désordonnés  qui  rappelaient  le  siège  à  ses  premiers  jours.  Tout 
à  coup  nos  batteries  se  taisent,  une  fusée  traverse  l'air  :  c'est  le  si- 

Ignal.  Nos  colonnes  s'élancent  au  pas  de  course  sur  le  mamelon  Vert. 
Alors  se  renouvelle  ce  miracle  d'impétuosité  et  d'audace  où  réside 
la  force  éternelle  de  l'armée  française.  Nos  hommes  ont  l'air  d'être 
portés  en  avant  par  le  souffle  des  canons  qui  tonnent  contre  eux.  Ils 
devancent  jusqu'aux  pensées,  jusqu'aux  espérances  des  chefs  qui 
les  ont  lancés.  A  peine  s'est-on  écrié  :  «  Ils  sont  partis,  »  que  Yqtl 
entend  dire  :  «  Voilà  des  pantalons  rouges  dans  la  redoute,  ils  sont 
ari'ivés  ;  ce  sont  bien  eux.  »  ïl  me  semble  voir  encore  en  ce  moment 
r  aide-de-camp  du  général  Pélissier,  le  spirituel  et  vaillant  colonel 
Gassaigne,  qui  devait  bientôt  mourir  à  son  tour  pour  l'œuvre  qui  le 
passionnait.  Assis  sur  les  gabions  qui  nous  entouraient,  le  visage 


776  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

rayonnant  d'enthousiasme,  il  se  livrait  à  toutes  les  émotions  d'un 
plaisir  militaire  et  d'une  joie  patriotique.  Si  l'un  de  ces  boulets  qui 
par  instans  venaient  tomber  et  bondir  autour  de  nous  l'eût  emporté, 
il  aurait  été  ravi  dans  la  mort,  comme  le  prêtre  frappé  à  l'autel. 

Il  arriva  malheureusement  à  nos  troupes  ce  qui  arrive  si  souvent 
chez  nous,  tantôt  aux  pensées,  tantôt  aux  hommes.  L'élan  fut  tel 
que  l'on  dépassa  le  but.  Derrière  la  redoute  qui  venait  d'être  con- 
quise apparaissait  Malakof,  s' élevant  comme  une  provocation  hé- 
roïque à  la  valeur  des  nôtres,  au  milieu  de  la  fumée  ardente  qui 
l'entourait.  Nos  soldats  ne  firent  qu'une  station  du  lieu  où  ils  de- 
vaient s'arrêter;  ils  poursuivirent  leur  course  sans  frein  sur  la  route 
qui  tentait  leurs  cœurs.  C'est  en  vain  que  le  clairon  sonne  la  retraite; 
ils  n'obéissent  plus  qu'à  la  voix  intérieure  qui  continue  à  leur  crier  : 
«  en  avant.  »  Quelques-uns  d'entre  eux  arrivent  ainsi  jusqu'au  fossé 
de  la  tour,  où  il  n'est  aucun  moyen  de  descendre.  Les  Russes  les 
accueillent  par  des  décharges  d'artillerie  et  de  mousqueterie  dont 
chaque  coup  cause  une  mort  ou  une  blessure.  Fouettées  par  une 
grêle  de  balles,  coupées  par  des  boulets,  écrasées  par  des  obus,  nos 
troupes  regagnent  à  grand'peine  ce  mamelon  qu'elles  ne  devaient 
point  dépasser.  L'ennemi  profite  du  désordre  qu'a  jeté  dans  leurs 
rangs  une  aveugle  entreprise;  elles  perdent  la  position  qu'un  effort 
si  heureux  et  si  puissant  leur  avait  donnée. 

Mais  les  Russes  n'ont  point  compté  sur  ces  élans  qui  font  chez 
nous,  d'une  réunion  d'hommes,  un  seul  être,  il  faut  même  dire  une 
seule  âme ,  servie  par  une  force  intelligente  et  indomptée  jusque 
dans  la  mort.  Nos  colonnes  se  reforment  en  quelques  instans  et  se 
précipitent  une  seconde  fois  sur  l'obstacle  qu'elles  ont  déjà  emporté. 
Elles  retrouvent,  élevée  à  une  puissance  nouvelle  par  la  douleur  et 
la  colère  d'un  revers,  l'impétuosité  de  leur  premier  assaut.  Cette 
route  marquée  par  leur  sang,  où  souffle  le  vent  de  la  mitraille,  où 
les  projectiles  éclatent  entre  des  cadavres,  elles  la  parcourent  de 
nouveau,  orage  humain  lancé  contre  un  orage  de  fer.  Elles  arrivent 
à  la  redoute.  Lorsqu'ils  sont  sur  les  baïonnettes  ennemies,  nos 
hommes  se  croient  sauvés,  et,  il  faut  le  reconnaître,  l'événement 
les  confirme  d'ordinaire  dans  cette  foi.  Les  Russes  sont  chassés  de 
leur  position,  où  notre  drapeau  est  planté,  et  qui  devient  désormais 
contre  eux  une  des  plus  terribles  attaques  du  siège. 

Je  racontai  ce  que  j'avais  vu  au  général  Canrobert.  Le  lendemain, 
mon  récit  fut  complété  par  le  colonel  de  La  Tour  du  Pin,  qui  nous 
avait  accompagnés  dans  notre  bivouac  de  la  Tchernaïa,  mais  qui  de 
là,  suivant  ses  habitudes,  courait  sur  tous  les  points  où  l'attirait  un 
nouveau  danger.  M.  de  La  Tour  du  Pin  était  de  ceux  qui  s'étaient 
laissé  entraîner  jusqu'au  pied  de  Malakof.  Il  se  justifiait  de  cet 


COMMENTAIRES   d'uN   SOLDAT.  777 

excès  d'ardeur  avec  une  aimable  et  attendrissante  bonhomie.  Il  était 
arrivé  jusqu'aux  bords  du  fossé,  et  de  là  il  avait  contemplé  la  cime 
où  plus  tard  il  devait  monter  et  tomber.  Cette  terrible  action  ne  me 
rendit  pas  tous  les  gens  à  qui  j'étais  attaché.  Ainsi  j'appris  avec  un 
profond  chagrin  la  mort  du  général  de  Lavarande,  que  j'avais  connu 
autrefois  en  Afrique,  et  que  j'avais  revu  avec  bonheur  sur  le  champ 
de  bataille  de  l'Aima.  Plein  d'entrain,  de  verve,  d'ardeur,  aimant  la 
guerre  pour  la  guerre,  comme  certains  artistes  aiment  l'art  pour 
l'art,  le  général  de  Lavarande  venait  souvent  passer  ses  soirées  sous 
la  tente  du  général  Ganrobert.  Il  était  de  ces  rares  esprits  qu'aucun 
obstacle  ne  rebute,  qui,  animés  d'une  jeune  et  puissante  confiance, 
envoient  gaiement  leurs  pensées  au-devant  des  périls  où  ils  doi- 
vent bientôt  se  jeter.  Un  boulet  emporta  cette  tête  hardie  et  joyeuse 
où  la  vue  se  reposait  avec  plaisir.  J'appris  le  même  jour  avec  tris- 
tesse la  mort  du  colonel  de  Brancion,  dont  l'âme  austère  et  vail- 
lante rappelait  les  âmes  des  croisés.  J'écris  ces  noms  en  passant, 
parce  qu'ils  répondent  à  des  visages  restés  dans  mon  souvenir. 
Combien  d'autres  noms  j'écrirais,  si  je  pouvais  nommer  ici  tous 
ceux  qui  ont  conquis  de  leur  sang  le  droit  de  cité  dans  un  royaume 
glorieux  et  infini,  quoiqu'il  se  compose  souvent  à  peine  de  quelques 
cœurs  ! 

Il  y  a  de  plus  douloureuses  apparitions  que  celles  des  hommes 
les  plus  regrettés,  ce  sont  les  apparitions  des  funestes  journées  de 
notre  histoire.  La  guerre  de  Crimée  n'a  compté  qu'un  jour  néfaste; 
me  voici  arrivé  à  ce  jour-là. 

C'était  le  18  juin,  terrible  date!  l'anniversaire  de  cette  immense 
bataille  où  s'abîmèrent  une  armée,  un  empire,  un  drapeau.  Un 
étrange  retour  des  choses  humaines  allait  montrer,  unis  dans  un 
suprême  effort,  combattant  pour  une  même  cause,  ceux  à  qui  cette 
date  rappelait  des  souvenirs  si  opposés  ;  cette  fois  un  même  deuil 
devait  couvrir,  pour  les  deux  nations  que  les  événemens  avaient 
rapprochées  l'une  de  l'autre,  cette  portion  du  temps  éclairée  pour 
elles  dans  le  passé  d'une  lumière  si  différente. 

Nous  savions,  le  17  juin  au  soir,  que  le  lendemain,  aux  premières 

»  heures  du  matin,  une  grande  attaque  serait  tentée  contre  la  ville. 
Pendant  le  combat  acharné  qui  allait  se  livrer  sur  les  remparts  de 
Sébastopol,  les  Russes  placés  en  face  de  nous  pouvaient  essayer  de 
forcer  nos  lignes.  Toutes  les  troupes  campées  sur  les  bords  de  la 
Tchernaïa  reçurent  Tordre  de  prendre  les  armes  le  18  au  lever  du 
jour.  Ce  lever  du  jour  fut  sinistre  malgré  un  chaud  et  brillant  so- 
leil écartant  sans  effort  les  ombres  transparentes  d'une  nuit  d'été. 
(Avec  les  clartés  de  l'aube,  il  s'éleva,  du  côté  de  la  ville,  une  fusil- 
lade surpassant  en  étendue  et  en  furie  toutes  celles  dont  avait  en- 


778  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

core  retenti  le  plateau.  On  se  rappelait,  en  entendant  cet  amas  de 
détonations  rapides  et  serrées,  ces  pluies  torrentielles  du  printemps 
s' ébattant  sur  les  cimes  d'une  forêt;  seulement  c'était  une  pluie  de 
feu  qui,  au  lieu  de  tomber  sur  des  arbres,  tombait  sur  des  hommes. 
Le  général  Ganrobert  parcourait  à  cheval  le  front  de  sa  division, 
rangée  en  bataille.  Il  s'arrêtait  souvent  pour  adresser  aux  soldats 
quelques  paroles  pleines  d'énergie  et  d'espérance.  On  lui  répondait 
par  des  acclamations.  L'intrépidité,  la  constance,  l'ardeur  même, 
étaient  sur  tous  les  visages.  Pourtant,  avec  cette  prescience  de  l'é- 
vénement, avec  ce  tact  sûr  et  prompt  que  la  guerre  donne  aux  com- 
battans  les  plus  obscurs,  chacun  sentait  déjà  ce  qui  se  passait  du 
côté  de  la  ville.  Cette  fusillade  était  trop  opiniâtre,  trop  fournie  et 
trop  prolongée  pour  permettre  de  croire  à  une  surprise.  Évidem- 
ment les  Russes  nous  avaient  attendus,  et  maintenant  s'environ- 
naient de  feux  que  tout  le  sang  des  nôtres  ne  pouvait  éteindre.  Ce 
bruit  si  violent,  si  emporté  de  mousqueterie,  se  confondit  bientôt 
dans  un  fracas  mille  fois  plus  écrasant  encore.  La  place  annonçait, 
par  le  tonnerre  continu  de  son  artillerie,  qu'elle  s'était  dégagée. de 
notre  étreinte,  qu'elle  avait  refait  l'espace  autour  d'elle.  En  effet, 
notre  attaque  avait  échoué  ;  nos  colonnes  rentraient  dans  les  tran- 
chées, où  un  déluge  de  fer  les  suivait. 

Nous  connaissions  déjà  la  mauvaise  nouvelle.  Il  était  midi;  nous 
prenions  tristement  notre  premier  repas  quand,  à  la  porte  d-e  la 
grande  tente  qui  nous  servait  de  salle  à  manger,  le  colonel  de  La 
Tour  du  Pin  nous  apparut  avec  un  visage  que  ne  saurait  oublier 
aucun  des  témoins  de  cette  scène.  Lui  d'habitude  le  calme  et  spi- 
rituel conteur  de  toutes  les  terribles  aventures,  le  témoin  souriant 
des  choses  sanglantes,  il  était  pâle,  défait,  abattu;  cette  âme  sans 
peur  avait  été  traversée  par  le  glaive  de  la  seule  douleur  qui  pou- 
vait l'atteindre.  Cet  échec  imprévu  de  nos  armes  semblait  l'avoir 
mortellement  blessé.  Le  général  Canrobert  fit  asseoir  à  ses  côtés 
cet  acteur  volontaire  de  tous  les  drames  où  le  canon  jouait  un  rôle, 
et  lui  demanda  avec  empressement  des  détails  sur  l'action  qui  ve- 
nait de  finir.  Alors  le  colonel  de  La  Tour  du  Pin  nous  raconta  en 
quelques  mots  ce  qu'il  avait  vu  et  ce  que  le  seul  bruit  du  combat 
nous  avait  fait  en  partie  deviner.  Nos  colonnes  avaient  été  écrasées 
parla  toute-puissance  d'un  feu  que  nulle  valeur  n'avait  pu  dompter. 

Celui  qui  nous  parlait  était  resté  lui-même,  pendant  des  heures 
entières,  sur  une  ligne  qu'aucun  homme  ne  pouvait  franchir  sans 
devenir  aussitôt  un  cadavre.  Cette  ligne  était  formée  par  des  corps 
couchés,  nous  disait-il,  comme  des  blés  après  un  ouragan.  Toutes 
les  énergies,  toutes  les  audaces,  tous  les  jets,  toutes  les  saillies  de 
notre  courage,  venaient  mourir  à  ces  implacables  limites.  En  nous 


COMMENTAIRES   d'uN   SOLDAT.  7711 

racontant  ces  faits  cruels,  le  colonel  de  La  Tour  du  Pin  avait  une 
poignante  éloquence;  on  croyait  retrouver  sur  ses  lèvres  l'antique 
malédiction  des  chevaliers  contre  les  engins  infernaux  qui  soumet- 
tent à  des  forces  aveugles  et  grossières  la  valeur  ailée  et  brillante 
des  grandes  âmes. 

Toute  l'armée  savait  que  les  généraux  Brunet  et  May r an  avaient 
été  mortellement  frappés  à  la  tête  de  leurs  divisions.  On  avait  ap- 
pris aussi  avec  une  singulière  rapidité  la  mort  du  colonel  de  La  Bous- 
sinière ,  officier  intelligent  et  intrépide,  qui  portait  sur  son  visage 
toutes  les  nobles  qualités  dont  il  était  doué  ;  mais  on  ignorait  quels 
amis  on  avait  perdus  dans  les  rangs  obscurs.  J'appris  bientôt  que 
cette  affaire  me  coûtait  un  aimable  et  jeune  compagnon,  le  lieute- 
nant Roger,  petit-fils  d'un  soldat  de  l'empire  et  fils  d'un  homme  que 
l'on  remarqua  parmi  les  plus  résolus  aux  journées  de  juin  18A8. 
Telle  est  la  séduction  de  la  jeunesse,  sa  puissance  éternelle  aux  lieux 
mêmes  où  tant  de  puissances  sont  mises  à  néant,  que  ce  vaillant  en- 
fant, par  son  trépas,  serra  d'une  longue  et  douloureuse  étreinte  tous 
les  cœurs  où  il  était  connu.  Je  le  regrettai,  pour  ma  part,  avec  une 
particulière  amertume.  En  même  temps  que  mille  souvenirs  de  îa 
patrie,  il  me  rappelait  mes  plus  vifs  et  mes  plus  joyeux  souvenii-s  de 
Grimée.  J'avais  passé  avec  lui  ma  première  soirée  sur  cette  terre,  où 
nos  espérances  prenaient  leur  volée,  et  qui  ne  s'était  point  encore 
creusée  pour  recevoir  un  seul  d'entre  nous.  Sa  figure  hardie  et  sou- 
riante me  faisait  plaisir  quand  je  le  rencontrais  dans  les  tranchées. 
Il  avait  ce  que  le  prince  de  Ligne  appelait,  dans  le  langage  élégant 
de  son  siècle,  «  une  jolie  bravoure.  »  Aussi  pouvait-on  lui  appliquer 
ces  paroles  du  poète  à  propos  d'une  vie  en  fleur  comme  la  sienne, 
suspendue  comme  la  sienne  au-dessus  du  trépas  :  «  Sa  bienvenue  luî 
riait  dans  tous  les  yeux.  »  Ce  n'estait  point  seulement  dans  mes  yeux 
qu'il  était  le  bienvenu,  c'était  encore  dans  une  partie  plus  profonde 
de  mon  être,  où  je  retrouve  avec  attendrissement  aujourd'hui  ce 
que  la  mort  nous  laisse  des  témoins  aimés  de  notre  vie. 

J'assistai,  dans  cette  journée  du  18  juin,  à  un  fait  qui  occupe  dans 
mon  esprit  une  place  à  part,  et  que  je  livre  aux  méditations  de  chacun. 
Suivant  moi,  ce  fait  ignoré  a  une  étrange  grandeur  et  crie  plus  haut 
que  bien  des  événemens  retentissans ;  mais  tous  ne  le  jugeront  pas 
de  la  même  manière,  ne  lui  accorderont  pas  la  même  force,  ne  lui 
reconnaîtront  pas  les  mêmes  signes.  Le  voici  tel  qu'il  m'a  frappé, 
dans  sa  simplicité  émouvante,  que  je  serais  désolé  d'altérer.  Le  gé- 
jnéral  Lafond  de  Yilliers,  blessé  à  l'attaque  du  matin,  avait  rendu  sa 
blessure  dangereuse  en  ne  voulant  point  se  retirer  du  feu.  De  retour 
à  son  bivouac,  il  m'avait  écrit  de  venir  le  trouver.  J'avais  quitté  les 
bords  de  la  Tchernaïa,  j'avais  gravi  ce  plateau  tout  rempli  des  émo- 


780  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

lions  d'une  nouvelle  lutte.  J'étais  entré  dans  la  tente  où  souffrait 
celui  que  je  désirais  voir,  et  j'y  étais  resté  longtemps.  A  l'heure  où 
je  regagnai  mon  camp,  le  soleil  commençait  à  se  coucher.  Je  ren- 
contrai un  aumônier  que  j'ai  retrouvé  depuis  en  Italie,  et  dont  le 
combat  du  matin  avait  rendu  toute  la  journée  le  ministère  néces- 
saire. Ce  prêtre  habitait  une  tente  voisine  de  la  mienne.  Je  fis  route 
avec  lui.  Nous  étions  arrivés  tous  deux,  lui  sur  sa  mule,  moi  sur 
mon  cheval,  à  la  rampe  qui  descend  du  plateau  dans  la  vallée.  Entre 
les  camps  que  nous  venions  de  quitter  et  ceux  que  nous  allions  re- 
joindre, nous  franchissions  des  espaces  presque  solitaires  où  l'âme 
se  reposait  avec  étonnement  dans  le  calme.  Nous  traversions  un 
paysage  touchant  et  sérieux,  que  cette  heure  de  la  journée,  l'heure 
émue  et  recueillie  par  excellence,  emplissait  d'un  immense  charme. 
Soudain  au  bord  de  la  route  que  nous  suivions,  à  mi-chemin  de  la 
vallée  et  du  plateau,  le  prêtre  aperçut  un  soldat,  étendu  sur  la  terre, 
qui  respirait  encore,  mais  dont  le  visage  portait  toutes  les  traces  de 
la  mort.  Il  me  confia  sa  mule,  mit  pied  à  terre  et  courut  vers  cet 
agonisant.  Je  le  vis  s'agenouiller,  appuyer  contre  sa  poitrine  une 
tête  alourdie,  et  ouvrir  la  bouche  pour  prononcer  des  paroles  que 
je  ne  pouvais  pas  entendre.  Au  bout  de  quelques  instans,  il  revint 
vers  moi,  et,  avisant  une  bande  de  soldats  sur  la  route,  les  appela 
pour  transporter  l'homme  qu'il  venait  de  tenir  dans  ses  bras.  Cet 
homme  n'était  déjà  plus  qu'un  cadavre. 

Nous  avions  repris  notre  course,  et  l'aumônier  cheminait  à  mes 
côtés  sans  me  parler.  Sortant  du  silence  tout  à  coup  :  «  Savez-vous, 
s'écria-t-il,  ce  que  m'a  dit  ce  pauvre  homme,  dont  j'ai  reçu  le  der- 
nier soupir?  Il  m'a  dit  :  —  Le  choléra  m'a  pris  il  y  a  deux  heures. 
Je  suis  tombé  à  cet  endroit  où  me  voici.  Au  moment  même  où  je 
vous  ai  aperçu,  je  priais  Dieu  avec  ^rveur  pour  qu'il  fît  passer  au- 
près de  moi  un  prêtre.  » 

Le  prêtre  était  passé. 

XIII. 

Quelques  jours  après  le  rude  combat  du  18  juin ,  la  division  du 
général  Ganrobert  reçut  l'ordre  de  monter  sur  le  plateau.  Elle  de- 
vait remplacer  aux  attaques  de  droite  l'ancienne  division  Mayran, 
que  le  feu  des  Russes  avait  décimée.  Ainsi  s'accomplissait  dans  toute 
son  étendue  le  plus  grand  acte  d'abnégation  dont  notre  histoire  mi- 
litaire fournisse  l'exemple  :  celui  qui,  si  récemment  encore,  avait 
une  armée  entière  sous  ses  ordres  venait,  dans  un  rang  secondaire, 
poursuivre  au  poste  le  plus  périlleux  l'œuvre  qu'il  avait  renoncé  à 
conduire. 


COMMENTAIRES   D  UN   SOLDAT.  781 

Notre  division  se  mit  en  route  un  matin  sous  un  soleil  ardent.  Au 
fur  et  à  mesure  que  nous  nous  éloignions  de  la  Tchernaïa  pour  nous 
rapprocher  de  notre  nouveau  bivouac,  nous  sentions  une  chaleur 
plus  pesante,  et  nous  parcourions  une  contrée  plus  morne.  iNous 
disions  adieu  à  la  fraîcheur,  aux  arbres,  à  la  verdure,  pour  rentrer 
dans  ces  régions  nues ,  arides ,  dévastées ,  où  depuis  tant  de  mois 
une  immense  réunion  d'hommes  s'offrait  à  tous  les  coups  dont  la 
chair  humaine  puisse  être  frappée.  Aux  extrémités  de  ce  plateau, 
foulé  par  tant  de  pas,  labouré  par  tant  de  boulets,  quelques  brins 
d'herbe  s'étaient  remontrés  au  printemps;  mais  au  centre  même 
de  cette  vaste  place  d'armes,  aucune  apparence  de  végétation  ne 
récréait  la  vue.  On  marchait  sur  un  sol  que  les  flammes  de  la  guerre 
semblaient  avoir  calciné.  Le  fer  et  le  plomb  remplaçaient  d'une  ma- 
nière bizarre  la  verdure  absente.  Ces  décorations  ingénieuses,  dont 
nos  soldats  aiment  à  égayer  leurs  bivouacs,  et  qui  d'habitude  se 
composent  de  gazon,  étaient  faites  avec  les  projectiles  lancés  par 
Sébastopol.  Des  boulets  de  toutes  dimensions,  disposés  comme  le 
buis  d'un  jardin,  formaient  çà  et  là  de  sombres  et  fantasques  bor- 
dures autour  des  tentes. 

L'endroit  même  où  le  général  Ganrobert  allait  s'établir  était  le 
plus  désolé  de  tout  le  camp.  Au  sein  d'un  vaste  carré,  formé  par  les 
lignes  des  bivouacs  voisins,  s'élevait,  sur  une  ten-e  dure  et  blan- 
châtre, une  baraque  qui  me  rappelait  ces  abris  où  la  fièvre  ronge 
quelques  malheureux  sous  le  ciel  des  colonies  meurtrières.  Cette 
baraque  avait  recelé  l'agonie  et  la  mort  du  général  Mayran.  On 
apercevait  de  ce  triste  logis  deux  autres  bâtimens  en  planches,  rap- 
pelant à  chacun  ses  doubles  destinées,  les  deux  étapes  du  chemin 
qui  conduisait  tant  d'entre  nous  au  cimetière,  l'ambulance  et  l'é- 
glise. Cette  église  avait  reçu  le  corps  du  général  Bizot.  Ce  n'est  pas 
du  reste  à  cet  humble  édifice  que  je  reprocherais  d'avoir  attristé  le 
paysage;  loin  de  là  :  il  en  était  au  contraire,  suivant  moi,  la  seule 
grâce  consolatrice.  Où  manque  le  feuillage  et  la  verdure,  on  est 
heureux  de  voir  s'élever  la  croix.  C'est  d'une  floraison  éternelle  que 
nous  parle  ce  bois  dépouillé.  Je  me  serais  bien  gardé,  si  je  l'avais 
pu,  de  transporter  ailleurs  cette  demeure  sacrée.  Quelquefois  un 
nuage  blanc  et  léger  semblait  presque  en  eflleurer  le  toit  :  c'était 
quelque  obus  ennemi ,  lancé  au  hasard ,  qui  éclatait  avant  de  tou- 
cher le  sol.  De  pareils  accidens  faisaient  bien.  Tout  ce  qui  évoque 
autour  d'un  symbole  religieux  les  périls,  les  souffrances  et  la  mi- 
sère, tout  ce  qui  ramène  notre  foi  à  ses  obscures  et  sanglantes  ori- 
gines, doit  être  accueilli  avec  bonheur.  Cette  petite  église,  à  portée 
de  canon,  où  tant  de  bières  hâtivement  clouées  ont  fait  une  halte 
rapide,  aura  peut-être  occupé  ici-bas  une  grande  place  parmi  les 


782  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

maisons  de  Dieu.  Gomme  l'ambulance  sa  voisine,  elle  exhalait  une 
odeur  de  souffrance;  seulement  c'était  l'odeur  de  la  souffrance  ac- 
ceptée en  ce  monde  et  bénie  dans  l'autre,  qui,  à  l'heure  de  la  liberté 
éternelle,  devient  la  plus  précieuse  essence  dont  puissent  se  par- 
fumer les  âmes. 

La  plus  féconde  imagination  s'épuiserait  vainement  à  chercher 
les  contrastes  que  nous  offre  à  chaque  pas  ce  monde  étrange  où  nous 
promène  la  guerre.  Près  des  édifices  dont  je  viens  de  parler,  près  de 
l'ambulance  et  de  l'église,  s'élevait  une  construction  d'une  nature 
originale  et  imprévue,  un  théâtre  célèbre  dans  le  camp  tout  entier 
sous  le  nom  de  Théâtre  des  Zouaves.  Imaginez-vous,  dans  des  pro- 
portions colossales ,  ce  jouet  qui  fait  le  bonheur  des  enfans ,  cette 
sorte  de  maison  carrée  qui  est  ornée  d'un  fronton  appuyé  sur  des 
pilastres,  et  qui  a  pour  devanture  une  toile  où  un  pinceau  primitif 
a  essayé  de  rendre  les  plis  majestueux  d'une  draperie  opulente.  Tel 
était  ce  théâtre  guerrier.  Il  s'élevait  sur  un  petit  mamelon  et  était 
entouré  d'un  hémicycle  formé  par  des  buttes  de  terre.  Les  specta- 
teurs prenaient  place  sur  ces  buttes.  Le  jour  où  je  le  vis  pour  la 
première  fois,  en  me  rendant  à  notre  nouveau  bivouac,  ce  lieu  des- 
tiné au  plaisir  était  en  deuil. 

Des  souvenirs  lugubres  planaient  sur  la  scène  abandonnée ,  et  les 
gradins  de  terre,  où  depuis  plusieurs  jours  nul  ne  s'était  assis,  fai- 
saient songer  à  des  tombes.  La  matinée  du  18  juin  avait  détruit  en 
quelques  heures,  presque  tout  entière,  la  troupe  des  sddats  ar- 
tistes. Les  boulets  russes  avaient  enlevé  le  père  noble,  l'amoureux, 
le  comique,  et  jusqu'à  la  jeune  première  elle-même ,  car,  ainsi  que 
sur  le  théâtre  antique,  les  rôles  de  femmes,  sur  le  théâtre  des  zoua- 
ves, étaient  joués  par  de  jeunes  garçons.  L'ingénue  déchirait  la  car- 
touche, maniait  le  fusil,  et  au  besoin  se  faisait  tuer.  La  dernière 
affaire  l'avait  prouvé.  On  dispensait  les  acteurs  des  corvées,  mais  on 
ne  les  dispensait  point  des  combats,  eux-mêmes  ne  l'auraient  pas 
voulu.  Ils  apprenaient  leur  rôle  dans  les  tranchées.  Le  relâche 
forcé  qui  eut  lieu  après  le  18  juin  est  le  plus  glorieux  incident  de 
leur  histoire.  Ce  fait,  qui  en  même  temps  nous  égaie  et  nous  atten- 
drit, montre  quelle  bizarre  et  redoutable  force  recèle  l'âme  fran- 
çaise. Gomment  lutter  avec  des  gens  qui  traitent  de  cette  manière  le 
péril,  qui  se  battent  entre  deux  couplets,  qui  descendent  d'un  tré- 
teau pour  entrer  dans  la  mort?  Le  théâtre  des  zouaves  ne  fut  point 
fermé  longtemps.  Une  nouvelle  troupe  se  reforma  bien  vite.  Gomme 
ma  tente  était  dans  le  voisinage  de  ce  spectacle,  souvent  le  soir, 
en  m'endormant,  je  prêtais  alternativement  l'oreille  au  bruit  du  ca- 
non, que  j'entendais  tonner  contre  les  tranchées  et  à  celui  des  cou- 
plets, qui  s'élançaient  da,ns  l'air  de  la  nuit.  Sous  mon  cerveau,  où 


COMMENTAIRES    d'UN    SOLDAT.  783 

elles  venaient  s'unir,  cette  voix  du  trépas  et  cette  voix  des  plus 
folles  gaietés  formaient  un  concert  dont  la  musique  d'aucun  maître 
ne  pourrait  me  rendre  la  mélancolie  imposante  et  la  poétique  bouf- 
fonnerie. 

A  peine  établi  dans  son  bivouac,  le  général  Ganrobert  se  mit  à 
monter  avec  sa  division  les  gardes  de  tranchées.  Ces  gardes  étaient 
fréquentes.  Notre  division  était  de  garde  un  jour;  le  jour  suivant, 
troupe  de  soutien.  C'était  avec  le  troisième  jour  seulement  que  nous 
arrivaient  quelques  instans  de  repos.  Notre  vie  du  reste,  pendant  les 
gardes  de  tranchées,  n'était  point  dépourvue  d'intérêt.  A  un  lieu, 
dont  j'ai  parlé  déjà,  sur  ce  plateau  occupé  autrefois  par  la  batterie 
de  Lancastre,  on  avait  construit  une  baraque  appuyée  à  une  gabion- 
nade  qu'elle  ne  dépassait  pas.  Cette  baraque  était  le  poste  assigné 
au  général  commandant  la  division  de  garde;  c'était  de  là  qu'il  par- 
tait pour  aller  faire  sa  tournée  dans  les  tranchées,  et  cette  tournée 
accomplie,  si  quelque  incident  venait  à  se  produire,  pour  se  rendre 
sur  le  point  où  sa  présence  était  nécessaire.  Ce  lieu  était  loin  de  me 
déplaire  :  il  était  élevé  ;  on  y  vivait  au  grand  air,  on  y  dominait  de 
vastes  espaces.  On  était  au  milieu  de  nos  attaques.  On  les  voyait  se 
dessiner  à  sa  droite,  à  sa  gauche  et  devant  soi.  Comme  le  poète  sur 
la  montagne,  on  avait  une  ville  couchée  à  ses  pieds,  et  une  ville 
bien  loin  d'être  endormie,  car  Sébastopol  était  devenue  un  volcan 
en  état  d'éruption  permanente.  La  respiration  de  cette  bruyante 
cité,  c'était  le  souffle  de  ses  canons.  Cependant,  avec  sa  ceinture 
d'éclairs  et  sa  couronne  de  fumée,  elle  avait  de  la  grâce.  Ce  siège, 
si  morne  l'hiver,  quand  on  le  voyait  les  pieds  dans  la  neige,  au  fond 
d'une  de  ces  tranchées  étroites,  tortueuses,  creusées  dans  un  sol 
déprimé,  qui  s'étendaient  devant  le  bastion  du  Mât,  avait,  l'été,  une 
splendeur  presque  joyeuse  quand  on  le  regardait  des  hauteurs  voi- 
sines de  Malakof.  Dans  le  paysage  que  l'on  embrassait  de  ces  posi- 
tions, la  mer  avait  une  place  importante,  et  la  mer,  toutes  les  fois 
que  le  soleil  l'inonde,  jette  sur  ses  rivages  l'enchantement  d'un  mi- 
roir magique.  Parfois,  malgré  les  images  sinistres  qui  s'y  réfléchis- 
saient, la  baie  de  Sébastopol  m'a  fait  songer  à  cette  baie  célèbre  de 
l'Italie  où  chaque  flot  a  bercé  un  songe  et  inspiré  un  chant. 

Les  jours  de  garde,  nous  dînions  à  la  batterie  de  Lancastre.  Le 
général  Canrobert  faisait  dresser  sa  table  sous  le  ciel,  à  côté  de  sa 
baraque,  derrière  les  gabions.  L'idée  lui  vint  de  donner  à  ces  repas 
l'entraînante  et  saine  gaieté  de  la  musique  militaire.  Chacun  des 
régimens  qu'il  commandait  fournissait  tour  à  tour  les  musiciens. 
Les  artistes  se  plaçaient  à  quelques  pas  de  nous,  et  tiraient  de  leurs 
instrumens  des  accords  que  les  souffles  du  soir  devaient  porter  par- 
fois jusqu'aux  oreilles  des  assiégeans.  Quoique  notre  salle  à  manger 


784  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

en  plein  air  fût  loin  du  canon  ennemi,  il  arrivait  bien  rarement  ce- 
pendant que  quelque  obus  ou  quelque  boulet  ne  passât  point  au- 
dessus  de  notre  table.  Nous  aurions  eu  mauvaise  grâce  à  nous 
plaindre  de  ces  projectiles  qui  faisaient  toute  l'originalité  et  toute 
l'élégance  du  festin. 

Toutefois,  en  dépit  de  la  musique,  du  soleil  et  de  quelques  joyeux 
incidens,  cette  vie,  qui  s'écoulait  presque  tout  entière  entre  des 
mourans  et  des  blessés,  devant  ces  mêmes  murs  que  nous  regar- 
dions depuis  si  longtemps,  causait  par  momens  à  l'esprit  une  cer- 
•  taine  fatigue.  Il  y  avait  des  heures  où  nous  ressemblions  à  ces  ha- 
bitans  des  cités  bruyantes,  qui  se  sentent  emportés  tout  à  coup  vers 
des  plaisirs  champêtres  par  une  attraction  passionnée.  Nous  avions 
envie  d'être  une  journée  sans  entendre  dans  nos  oreilles  un  bruit 
perpétuel  d'explosions  et  de  sifflemens,  sans  voir  à  chaque  minute 
la  poussière  soulevée  près  de  nous  par  un  morceau  de  fer,  sans  ren- 
contrer une  civière  ensanglantée,  ou  mettre  le  pied  sur  un  débris 
humain.  De  ce  désir  naquit  une  vraie  partie  de  campagne  concertée 
entre  le  général  Ganrobert  et  Omer-Pacha.  Il  fut  convenu  que  nous 
irions  déjeuner  au  Monastère  avec  le  chef  de  l'armée  turque  et  son 
état-major. 

J'ai  déjà  parlé  de  ce  couvent  grec,  situé  au  bord  de  la  mer,  près 
des  lieux  où  Oreste  retrouva  Iphigénie.  Je  n'avais  pas  revu,  depuis 
r avènement  du  printemps,  cette  demeure  et  ses  magnifiques  jar- 
dins, qui,  pour  la  première  fois,  m'étaient  apparus  un  jour  d'au- 
tomne. Quand  je  retournai  au  Monastère  par  une  matinée  de  juillet, 
les  arbres  y  livraient  aux  vents  de  la  mer  tout  le  trésor  de  leurs 
chevelures.  La  table  où  nous  devions  prendre  notre  repas  était  dres- 
sée sous  les  marronniers  d'une  terrasse,  d'où  j'apercevais,  au  milieu 
des  flots,  ces  poétiques  rochers  qui  m'avaient  gagné  le  cœur.  Pen- 
dant que  notre  déjeuner  s'apprêtait,  j'avisai  une  chapelle  ouverte  où 
les  moines  célébraient  un  office.  J'y  pénétrai  et  j'eus  sous  les  yeux 
une  scène  si  bizarre,  dans  les  circonstances  où  elle  s'offrait  à  moi, 
qu'en  me  la  rappelant  je  crois  presque  me  raconter  un  rêve. 

J'étais  au  milieu  d'un  sanctuaire  décoré  par  cet  art  byzantin  qui, 
dès  son  origine,  fut  consacré  à  la  reproduction  invariable  de  types 
mystérieux,  et  qui  lui-même  est  resté  un  mystère.  J'avais  autour  de 
moi  ces  pâles  figures  vêtues  de  draperies  aux  couleurs  claires,  qui 
semblent  s'évanouir  dans  leur  fond  d'or,  comme  des  visions  noc- 
turnes dans  les  premières  clartés  du  soleil.  Tout  un  côté  de  la  cha- 
pelle était  occupé  par  un  autel  enrichi  de  pierreries,  où  s'élevaient 
entre  des  vases  précieux  les  grands  chandeliers  symboliques  qui 
offrent  au  ciel,  à  l'extrémité  de  leurs  cierges  purs,  droits  et  blancs 
ainsi  que  des  lis,  la  flamme  vacillante  chargée  de  rappeler  la  fer- 


COMMENTAIRES    d'uN    SOLDAT.  785 

veur  tremblante  de  la  prière.  Devant  cet  autel  étaient  des  moines 
couverts  d'habits  sacerdotaux,  qui  transportaient  l'esprit  par  leurs 
formes  au  sein  des  âges  les  plus  lointains.  Ces  moines  chantaient, 
et  j'entendais  sans  cesse  revenir  dans  leurs  chants  le  nom  de  leur 
nouvel  empereur.  Ils  demandaient  à  Dieu  de  faire  triompher  la 
cause  et  les  armes  de  leur  patrie.  Dans  un  coin  du  temple  où  jail- 
lissaient si  librement  ces  hymnes,  un  étrange  personnage  se  livrait 
à  un  bruyant  et  violent  exercice.  C'était  le  sonneur  de  cloches  qui 
se  pendait  tour  à  tour  à  trois  ou  quatre  cordes  dont  les  oscillations 
déterminaient  le  plus  assourdissant  des  carillons.  Cet  être,  singuliè- 
rement semblable  à  une  des  plus  fantasques  créations  du  roman  mo- 
derne, était  nain  et  contrefait.  Son  corps  difforme  était  enveloppé 
d'une  robe  rouge  à  fleurs  d'or.  Ce  détail  complétait  le  tableau.  En 
promenant  mes  regards  sur  tous  les  objets  qui  m'environnaient,  je 
me  disais,  pour  me  rendre  compte  de  mes  impressions  :  «  Mé  voici 
à  quelques  pas  de  Sébastopol,  qui  m'envoyait  des  boulets  hier  et 
qui  m'en  lancera  demain  encore,  assistant  à  des  prières  pour  l'em- 
pereur Alexandre;  j'entends  les  cloches  d'un  couvent,  je  suis  dans 
une  chapelle,  mais  par  cette  porte  entrouverte,  sous  ces  grands 
arbres,  sur  cette  terrasse  qui  domine  la  mer,  j'aperçois  une  table 
dressée.  Je  vais  m'asseoir  à  cette  table,  et  j'y  déjeunerai  en  face  du 
général  en  chef  de  l'armée  turque!  » 

Le  lendemain  de  cette  journée  si  pareille  à  un  songe,  je  revoyais 
la  batterie  de  Lancastre  et  je  reprenais  ma  vie  ordinaire.  Au  fur  et 
à  mesure  que  nos  attaques  serraient  de  plus  près  nos  ennemis ,  les 
coups  de  la  place  tombaient  plus  drus  sur  la  tranchée,  et  nos  pertes 
journalières  devenaient  plus  graves.  Pendant  ce  siège,  qui  a  duré 
tant  de  mois,  notre  armée  ne  s'est  pas  abandonnée  une  seule  heure 
au  découragement  :  on  l'a  répété  bien  des  fois,  ce  sera  pour  elle 
l'honneur  impérissable  de  cette  guerre;  mais  il  y  avait  des  instans  où 
ces  sentimens  de  la  confiance ,  de  la  gaieté ,  de  la  verve  française , 
étaient  remplacés  dans  nos  rangs  par  un  sentiment  nouveau,  par  un 
sentiment  de  sombre  et  intrépide  résignation.  ((  Nous  y  passerons 
tous,  disaient  quelquefois  les  soldats  ;  peu  importe  du  reste  ce  qui 
adviendra  des  ouvriers,  pourvu  que  la  besogne  soit  faite.  » 

Malgré  ce  que  de  semblables  pensées  avaient  d'énergique  et  de 
noble,  le  général"  Canrobert,  avec  raison,  aimait  mieux  voir  s'épa- 
nouir dans  le  cerveau  des  siens  les  pensées  habituelles  à  notre  na- 
tion. Aussi,  dans  ses  visites  continuelles  à  la  tranchée,  avait-il  tou- 
jours dans  la  bouche  de  joyeux  propos.  Le  troupier  vis-à-vis  d'un 
chef  qui  lui  adresse  quelques  paroles  de  bonté,  c'est  un  courtisan 
vis-à-vis  de  son  souverain.  Seulement  c'est  un  courtisan  d'une 
loyauté  honnête  et  touchante;  avant  même  que  son  supérieur  ait 

TOME  XXV,  50 


786  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

parlé,  il  s'apprête  à  rire,  s'il  voit  qu'une  plaisanterie  va  naître,  et  à 
peine  cette  plaisanterie  est-elle  née  qu'il  l'accueille,  si  mince,  si 
chétive  soit-elle,  avec  tous  les  transports  d'une  affectueuse  hilarité. 
On  peut  donc  s'imaginer  l'empire  qu'exerçait  sur  une  semblable  na- 
ture le  général  Ganrobert  avec  cette  langue  imagée  et  vive  que  four- 
nit un  cœur  vaillant  à  un  esprit  bien  doué. 

Un  seul  trait  montrera  cet  empire.  J'ai  dit  quel  aspect  sinistre 
avait  à  la  droite  du  siège  l'entrée  de  nos  tranchées.  Les  ravins  où 
l'on  était  forcé  de  s'engager  pour  arriver  à  cette  partie  de  nos  tra- 
vaux évoquaient  le  génie  de  Salvator  Rosa.  C'étaient  les  paysages 
tourmentés  chers  à  ce  pinceau  hardi  et  violent  comme  un  glaive. 
Un  soir,  en  revenant  de  visiter  nos  tirailleurs,  le  général  Ganrobert 
cheminait  dans  un  de  ces  ravins.  Au  pied  d'une  montagne  sombre 
€t  farouôhe,  dont  les  plis  commençaient  à  se  remplir  des  ombres  de 
la  nuit,  il  aperçut  quelques  soldats  qui  remuaient  la  terre.  Il  s'ar- 
rêta pour  demander  à  ces  hommes  ce  qu'ils  faisaient.  Ils  lui  répon- 
dirent qu'ils  creusaient  des  tombes.  En  cet?  instant  même,  près  de 
ces  fossoyeurs  improvisés  passaient  d'autres  soldats  portant  sur  leurs 
épaules  une  civière.  Un  cadavre  singulier  reposait  sur  ce  lit  de  mort 
ambulant  :  c'était  un  homme  atteint  par  le  trépas  avec  une  telle  ra- 
pidité, qu'en  devenant  immobile  il  avait  gardé  toutes  les  attitudes 
de  la  vie,  et  s'était  changé  en  une  sorte  d'effrayante  statue.  Un  de 
ses  bras  s'était  raidi  le  long  de  son  corps,  mais  l'autre  bras  était  levé 
au  ciel.  La  mort  avait  donné  au  geste  de  ce  membre  livide  une  éner- 
gie que  je  ne  saurais  rendre.  On  eût  dit  un  appel  terrible  à  la  puis- 
sance divine.  Parmi  tous  les  objets  transformé3  que  la  guerre  a  fait 
passer  sous  mes  yeux,  aucun  peut-être  ne  m'a  paru  plus  émouvant 
que  ce  bras.  Il  y  a  dans  les  spectacles  extérieurs  d'invincibles  puis- 
sances que  les  âmes  les  plus  simples  subissent  souvent  à  leur  insu. 
Les  hommes  près  de  qui  le  général  Ganrobert  s'était  arrêté  sem- 
blaient soucieux.  Ge  qui  frappait  en  ce  moment  mes  regards  pesait 
évidemment  sur  leurs  cœurs. 

—  Eh  bien  !  mes  enfans,  leur  dit  le  général,  il  y  en  a  donc  beau- 
coup qui  ont  fait  le  grand  voyage  aujourd'hui? 

—  Oui,  mon  général,  lui  répondirent-ils,  et  demain  il  y  en  aura 
bien  d'autres  encore. 

—  Nous  le  ferons  tous,  reprit  alors  leur  chef,  c'est  bien  certain; 
mais  de  quel  lieu  partirons-nous,  et  quand  nous  mettrons-nous  en 
route?  Voilà  ce  que  je  ne  puis  pas  vous  dire. 

Appuyés  sur  leurs  pioches,  les  hommes  qui  travaillaient  dans  le 
ravin  se  mirent  à  rire.  L'humeur  gauloise  était  réveillée  et  reprenait 
sa  chanson  au  bord  de  ces  tombes. 


COMMENTAIRES   d'UN   SOLDAT.  787 


XIV. 


J'étais  bien  rarement  de  garde  aux  tranchées  sans  voir  arriver 
dans  l'après-midi  un  homme  aux  traits  réguliers,  à  la  taille  élan- 
cée, vêtu  de  cet  uniforme  britannique  qui  en  campagne  se  rapproche 
de  l'habit  bourgeois  :  c'était  le  général  Colin  Campbell,  comman- 
dant la  brigade  écossaise.  Sir  Colin  Campbell  avait  contracté  une 
étroite  amitié  avec  le  général  Yinoy,  dont  il  avait  été  le  voisin,  pen- 
dant les  premiers  jours  du  siège,  sur  les  hauteurs  de  Balaclava.  — 
Je  viens  rendre  visite  à  mon  ami^  —  disait-il  avec  son  accent  an- 
glais, donnant  à  ce  mot  :  ami  je. ne  sais  quoi  d'énergique  en  rap- 
port avec  le  sentiment  de  mâle  affection  que  témoignaient  ces  visites 
périlleuses.  Sir  Colin  Campbell  allait  trouver  son  ami  en  effet,  et 
l'accompagnait  dans  de  longues  promenades  sous  le  canon  de  Sé- 
bastopol.  Il  revenait  d'ordinaire  avec  un  sourire  de  satisfaction  sur 
les  lèvres,  heureux  d'un  progrès  que,  tout  en  courant,  il  avait  re- 
marqué dans  nos  travaux.  Il  me  rappelait,  au  sortir  de  ces  excur- 
sions, quand  il  reprenait  le  chemin  de  son  bivouac,  ces  gentils- 
hommes campagnards  de  son  pays,  gagnant  le  soir  le  château  où 
s'écoule  leur  saine  et  régulière  existence,  après  avoir  visité  une 
plantation  ou  une  prairie. 

Cette  vie  d'alors,  qu'il  me  serait  doux  de  ranimer  aujourd'hui,  a 
été  traversée  pour  moi  par  maintes  figures  que  je  ne  reverrai  plus- 
en  ce  monde.  Le  général  Canrobert  invita  un  soir,  à  cette  table  en 
plein  air  dont  je  parlais  tout  à  l'heure,  un  jeune  homme  ayant  des 
amitiés  nombreuses  hors  de  l'armée,  où  déjà  cependant  il  avait  su 
se  faire  connaître  et  apprécier.  Ancien  attaché  d'ambassade,  ce 
jeune  homme,  aux  heures  où  je  le  retrouvai,  était  dans  un  accou- 
trement sous  lequel  l'auraient  reconnu  avec  peine  ceux  qui  l'avaient 
vu  en  d'autres  temps  :  M.  de  Villeneuve,  en  quelques  jours,  s'était 
transformé  en  un  sergent  accompli  de  zouaves.  Sans  que  rien  sentît 
l'affectation  ni  en  quelque  sorte  la  mascarade  dans  cette  œuvre  im- 
portante de  son  cœur  à  laquelle  il  allait  donner  sa  vie,  il  portait  ses 
nouveaux  habits  avec  une  aisance,  une  liberté,  une  bonne  grâce  qui 
lui  conciliaient  tout  d'abord  la  bienveillance  de  chacun.  Homme  d'é- 
légance et  de  loisirs,  il  avait  senti  l'esprit  guerrier  passer  auprès  de 
lui,  et  il  était  entré  dans  nos  rangs  comme  on  entre  en  religion^ 
avec  foi,  avec  enthousiasme,  avec  ferveur,  avec  la  détermination 
bien  arrêtée  d'offrir  un  noble  et  utile  exemple  à  la  jeunesse  de  son 
siècle.  Ce  sentiment,  compris  de  tous,  semblait  approuvé  du  ciel 
même,  qui  lui  envoya  un  noble  trépas.  Quelques  jours  après  ce  dî- 
ner de  la  tranchée,  il  reçut  dans  une  attaque  de  nuit  une  blessure 
mortelle.  La  plume  éloquente  et  pieuse  d'une  personne  qui  lui  ap- 


788  REVUE    DES   DEUX  MONDES. 

partenait  a  retracé  cette  rapide  existence  se  résumant  dans  une  mort 
héroïque.  J'ai  voulu  le  nommer  à  mon  tour,  puisque  je  me  suis 
trouvé  sur  son  passage,  et  que  son  âme  m'est  pour  ainsi  dire  appa- 
rue à  la  lueur  même  du  coup  qui  l'a  frappé. 

On  ne  devrait  pas  s'étonner  quand  un  homme  obscur,  racontant 
la  guerre  comme  il  l'a  faite,  oublierait  des  trépas  illustres  pour  ac- 
corder une  place  importante  à  la  disparition  d'un  compagnon.  Je  ne 
veux  pourtant  point  passer  sous  silence  la  mort  de  lord  Raglan,  dont 
les  funérailles  furent  une  admirable  solennité.  J'accompagnai  le  gé- 
néral Ganrobert  à  ce  convoi,  qui  devait  ses  magnificences  guerrières 
au  concours  de  quatre  armées.  On  prétend  que  lord  Raglan  fut  at- 
teint le  18  juin  non  point  par  un  boulet,  mais  par  l'invincible  épée 
dont  le  ciel  arme  certaines  tristesses.  Quoiqu'il  n'appartînt  pas  aux 
générations  qu'il  voyait  tomber  autour  de  lui,  il  semblait  destiné  à 
rester  longtemps  encore  sur  cette  terre.  Une  sève  vigoureuse  ani- 
mait le  vieil  arbre  que  la  mort  avait  émondé  à  Waterloo.  Un  jour, 
après  une  courte  agonie,  lord  Raglan  s'éteignit  entre  les  bras  de  ses 
aides-de-camp.  C'était  un  homme  aimable  et  bon,  paré  de  glorieux 
souvenirs  pour  sa  patrie.  A  la  nouvelle  inattendue  qu'il  avait  cessé 
d'exister,  ce  fut  donc  chez  ses  compatriotes  une  légitime  affliction. 
On  résolut  d'envoyer  ses  dépouilles  en  Angleterre;  mais  pour  ga- 
gner le  navire  qui  devait  l'emporter,  son  corps  avait  une  longue 
route  à  parcourir.  11  fut  décidé  que  sur  cette  route  on  déploierait 
toutes  les  pompes  dont  les  armes  peuvent  entourer  un  cercueil.  Je 
me  rendis  avec  le  général  Ganrobert  à  cette  petite  maison  où  j'étais 
venu  si  souvent,  à  une  autre  époque,  passer  de  longues  heures,  de- 
visant, pendant  les  conférences  prolongées  des  généraux  en  chef, 
chez  un  officier  qui  devait,  lui  aussi,  sortir  dans  une  bière  de  cet 
humble  asile.  A  cette  maison  commençait  la  double  haie  de  soldats 
qui  bordaient  jusqu'à  Kamiesch  le  chemin  où  le  mort  devait  passer. 

Les  premiers  soldats  disposés  sur  cette  voie  funéraire  étaient  les 
highlanders]  appuyés  sur  leurs  fusils  renversés,  ces  hommes,  grands, 
vigoureux,  bien  taillés,  faisaient  songer,  par  leurs  attitudes  et  par 
leurs  formes,  aux  bas-reliefs  antiques.  Ils  évoquaient  la  pensée 
d'une  douleur  imposante  et  calme,  de  la  douleur  qui  sied  au  cœur 
d'une  puissante  nation.  On  se  sentait  ému  par  ces  figures,  non  point 
à  coup  sûr  de  la  tristesse  poignante  qui  parfois  se  met  à  sangloter 
soudain,  dans  un  coin  obscur  de  votre  âme,  au  convoi  d'un  être 
ignoré,  mais  de  cette  tristesse  des  deuils  publics ,  auguste  et  solen- 
nelle comme  le  temple  où  tout  un  peuple  accompagne  les  restes  d'un 
grand  homme.  Ce  qui  achevait  de  donner  à  cette  cérémonie  un  ca- 
ractère en  même  temps  lugubre  et  triomphal,  c'était  la  nature,  la 
forme  et  l'appareil  du  char  mortuaire.  On  avait  posé  le  cercueil  qui 
renfermait  l'ancien  général  en  chef  de  l'armée  anglaise  sur  une  pièce 


I 


COMMENTAIRES    d'uN    SOLDAT.  789 

de  canon  traînée  par  un  attelage  de  guerre,  et  le  voile  qui  recon- 
vrait  ce  cercueil  était  le  drapeau  même  de  la  Grande-Bretagne.  Ja- 
mais ]es  hommes  n'ont  jeté  sur  un  cadavre  plus  splendide  linceul. 
Ce  qu'il  y  avait  dans  cette  pompe  de  patriotique  et  de  guerrier  lui 
enlevait  la  vanité  dérisoire  dont  on  est  trop  souvent  offensé  aux  fu- 
nérailles opulentes.  Cet  étendard  semblait  communiquer  sa  vie  à  ce- 
lui qu'il  enveloppait  de  ses  plis  éclatans.  Ce  qu'on  croyait  voir  passer 
sur  cette  route  de  la  dernière  demeure,  ce  n'était  point,  comme  il 
arrive  trop  souvent,  quelque  chose  de  détruit,  de  déformé,  d'inerte, 
en  un  cruel  désaccord  avec  toutes  les  créations  d'un  art  fastueux, 
un  repas  apprêté  pour  les  vers  avec  une  ironique  magnificence; 
non,  c'était  un  être  vivant,  un  soldat  allant  trouver  son  Dieu  dans 
ie  drapeau  de  sa  patrie. 

Ainsi,  des  deux  généraux  en  chef  qui  avaient  commencé  cette 
guerre  à  la  tète  de  deux  armées,  l'un  était  mort,  l'autre  avait  dé- 
posé son  commandement.  Les  funérailles  que  je  viens  de  raconter 
eurent  lieu  à  l'instant  même  où  le  général  Canrobert,  rentré  vo- 
lontairement au  sein  de  l'armée,  poursuivait  la  tâche  de  tous  dans 
ce  qu'elle  avait  de  plus  rude  et  de  plus  laborieux.  Bientôt  l'ancien 
commandant  en  chef  de  l'armée  française  devait  quitter  cette  terre, 
où  le  premier  il  avait  planté  notre  drapeau,  qui^avait  reçu  le  sang 
de  ses  veines  sur  deux  champs  de  bataille,  à  laquelle  il  était  attaché 
enfui  par  tout  ce  qui  peut  unir  un  homme  de  guerre  et  une  contrée. 

XY. 

Le  général  Canrobert  a  dit  quelquefois  :  «  Je  suis  comme  Moïse  ; 
,  si  je  n'ai  point  pu  entrer  dans  la  terre  promise,  il  m'a  été  permis  de 
[#la  contempler.  »  Dans  les  dernières  gardes  de  tranchées,  il  la  voyait 
de  près  en  effet,  cette  terre  promise  à  notre  gloire.  Nos  travaux 
avaient  été  poussés  avec  tant  de  vigueur,  que  sur  certains  points, 
lorsqu'on  mettait  l'œil  à  un  créneau,  on  avait  le  regard  noyé  dans 
l'ombre  de  la  tour  Malakof.  On  semblait  presque  toucher  l'appari- 
tion irritante  qui  devait  un  jour  s'évanouir  au  contact  de  notre  dra- 
peau. 

Dans  une  de  ses  excursions  aux  extrêmes  limites  de  nos  attaques, 
le  général  Canrobert,  une  après-midi,  passait  à  un  endroit  où  quel- 
ques soldats  lui  dirent:  «Mon  général,  on  ne  passe  pas!  »  Aux  ques- 
tions du  général  étonné  sur  le  sens  de  ces  paroles,  les  soldats  fini- 
rent par  lui  répondre  :  «  C'est  le  feu  des  tirailleurs  russes  qui 
empêche  de  passer  par  là.  Le  chemin  a  été  ouvert  cette  nuit;  on  n'a 
pu  le  couvrir  encore;  un  officier  a  voulu  le  traverser  tout  à  l'heure, 
il  a  été  tué.  »  Il  arriva  ce  que  de  semblables  explications  devaient 
amener  :  le  général  Canrobert  entra  dans  le  chemin.  Je  me  rappe- 


790  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lais,  en  le  suivant,  les  chasses  princières  où  Ton  fait  passer  le  gibier 
devant  des  tireurs  commodément  établis;  mais  ce  chemin  n'était 
pas  d'une  trop  fâcheuse  longueur,  et  les  balles  que  lancent  les 
armes  de  précision  sont  souvent  aussi  capricieuses  que  leurs  aînées, 
les  balles  des  anciens  fusils.  Au  bout  d'un  instant,  nous  avions  tra- 
versé l'essaim  bruyant  des  abeilles  de  fer  déchaînées  autour  de 
nous,  et  nous  rentrions  dans  la  tranchée,  abri  d'une  sécurité  tem- 
pérée qui  devenait  un  foyer  hospitalier  au  sortir  de  ces  lieux.  Mal- 
heureusement une  triste  nouvelle  nous  y  attendait.  L'officier  tué 
sur  cette  route  dont  on  voulait  écarter  le  général  Ganrobert,  c'était 
Romieu,  vaillant  jeune  homme  qui  avait  jeté  hardiment  aux  échos 
des  champs  de  bataille  un  nom  souvent  répété  par  d'autres  échos. 
Romieu  avait  été  un  de  ces  volontaires  de  la  garde  mobile  qui  épou- 
sèrent sérieusement  la  condition  à  laquelle  ils  s'étaient  fiancés  dans 
une  heure  d'enthousiasme.  Je  le  retrouvai  un  jour  dans  la  galerie 
d'une  maison  arabe  que  l'on  avait  transformée  en  ambulance.  C'était 
en  Afrique,  à  Laghouat.  Il  avait  reçu  une  blessure  sous  le  ciel  du 
désert.  Maintenant  je  le  retrouvais  Une  dernière  fois,  mort  sous  le 
ciel  de  la  Grimée. 

Ce  souvenir  est  mon  dernier  souvenir  de  tranchée.  Un  matin  j'ap- 
pris que  le  général  Ganrobert  avait  reçu  l'ordre  de  retourner  en 
France.  J'appris  également  que  le  général  m'emmenait.  Dès  long- 
temps, mes  spahis  étaient  retournés  en  Afrique;  mon  régiment 
était  répandu  dans  la  province  de  Gonstantine,  qu'il  n'avait  jamais 
quittée  :  c'était  là  que  je  comptais  retourner  à  mon  tour  après  avoir 
passé  quelques  instans  dans  mon  pays.  Mes  destinées  en  avaient 
décidé  autrement,  et  sans  le  savoir  j'adressais  à  la  Grimée  de  courts 
adieux.  Ils  furent  tristes  cependant  ces  adieux,  car  ce  n'est  pas  im- 
punément que  l'on  abandonne  une  œuvre  où  l'on  avait  mis  toutes 
les  forces  de  son  âme.  Puis  les  compagnons  que  je  laissais  sur  ces 
rives  pleines  de  périls,  devais-je  les  revoir?  Évidemment  il  ne  me 
resterait  d'un  grand  nombre  d'entre  eux  que  le  sourire  affectueux 
dont  ils  saluaient  mon  départ,  et  qui  allait  dès  ce  moment  prendre 
place  parmi  les  reliques  de  mon  cœur.  Si  de  pareilles  émotions  m'a- 
gitaient dans  ma  situation  obscure,  on  peut  s'imaginer  de  quelles 
pensées  était  assailli  l'homme  qui  avait  été  le  chef  de  la  grande 
famille  dont  il  se  séparait. 

La  veille  de  son  départ,  le  général  Ganrobert  avait  passé  sa  divi- 
sion en  revue.  Gontrairement  à  ses  habitudes,  il  ne  s'était  arrêté 
devant  aucun  soldat.  On  sentait  qu'il  avait  hâte  d'en  finir  avec  une 
douloureuse  épreuve.  Le  morne  chagrin  dont  il  était  entouré  pesait 
sur  lui.  Le  jour  même  où  il  partit,  tous  les  chefs  de  corps,  tous  les 
officiers  que  les  travaux  du  siège  laissaient  disponibles  avaient  voulu 
lui  faire  cortège  jusqu'au  port.  Bien  des  regards  étaient  humides  de 


COMMENTAIRES    d'UN    SOLDAT.  791 

larmes,  parmi  les  regards  qui  s'attachaient  sur  lui,  au  moment  où 
il  s'éloigna  de  cette  terre  encore  sillonnée  de  ces  boulets  qu'il  avait 
bravés  tant  de  fois.  Le  général  Pélissier  l'accompagna  jusqu'au  na- 
vire où  il  s'embarquait.  Là  il  embrassa  dans  son  successeur  tous  ceux 
qu'il  quittait.  Bientôt  nous  reprenions  à  travers  les  mers  la  route  de 
la  France;  mais  la  patrie  elle-même,  à  l'horizon,  cotte  patrie  calme 
et  radieuse,  couronnée  de  ses  grâces  souriantes,  n'était  pas  une 
assez  puissante  apparition  pour  nous  faire  oublier  l'autre  patrie,  à 
la  sanglante  couronne ,  que  nous  laissions  derrière  nous. 

Ce  qui  est  resté  dans  mon  esprit  de  ce  nouveau  voyage  à  travers 
des  régions  déjà  parcourues,  c'est  un  incident  assez  curieux  de  notre 
passage  à  Gonstantinople.  En  arrivant  dans  cette  ville,  où  il  devait 
s'arrêter  quelques  heures,  le  général  Ganrobert  voulut  rendre  visite 
au  sultan.  Le  grand-seigneur,  lui  dit-on,  n'était  point  dans  son  pa- 
lais, mais  dans  une  sorte  de  pavillon  attenant,  je  crois,  à  une  mosquée 
où  il  se  rendait  quelquefois  pendant  le  jour.  Le  général  se  fit  con- 
duire à  ce  pavillon.  Il  pénètre  au  milieu  d'une  cour  entourée  d'une 
grille  derrière  laquelle  stationnait  une  foule  à  la  recherche  des  spec- 
tacles comme  la  foule  de  tous  les  pays.  Il  demande  à  voir  le  sultan. 
Un  gros  vizir  à  barbe  grise,  d'une  physionomie  joyeuse,  contenant 
avec  peine  son  embonpoint  dans  une  redingote  étriquée ,  lui  répond 
que  sa  hautesse  est  à  table,  et  qu'il  est  interdit  à  qui  que  ce  soit  de 
la  déranger  ;  mais  pendant  ce  colloque  une  pâle  figure  paraît  à  la 
fenêtre  du  pavillon  ;  le  sultan  est  venu  regarder  ce  qui  se  passait 
dans  sa  cour.  Le  voilà  soudain  qui  descend  et  qui  s'avance  au-de- 
vant du  général  Ganrobert  d'un  pas  précipité.  Je  puis  alors  contem- 
pler de  près  le  souverain  de  ce  vieux  monde  musulman ,  si  puissant 
autrefois  sous  ces  voiles  mystérieux  et  splendides  qui  ont  tant  perdu 
aujourd'hui  de  leur  splendeur  et  de  leur  mystère. 

Le  sultan  est  jeune  encore;  il  a  un  visage  doux,  un  sourire  gra- 
cieux et  triste,  une  voix  un  peu  faible,  dont  des  oreilles  respec- 
tueuses sont  accoutumées ,  on  le  sent ,  à  recueillir  pieusement  les 
moindres  murmures.  Ses  vêtemens  sont  ceux  de  tous  les  Turcs.  Son 
fez  n'a  point  d'ornement;  sa  redingote,  noire  et  droite,  est  un  peu 
large.  Ne  serait-il  pas  resté  un  seul  rayon  des  magnificences  orien- 
tales chez  le  descendant  de  tous  ces  éblouissans  fantômes  qu'on  ne 
peut  évoquer  sans  être  aveuglé  par  un  éclat  de  pierreries?  G' était 
ce  que  je  me  demandais  quand,  en  regardant  avec  soin  la  rare  ap- 
parition dont  me  gratifiait  le  hasard,  j'aperçus  entre  les  mains  de 
ce  souverain,  si  modestement  vêtu,  un  tissu  d'une  merveilleuse 
finesse  et  d'une  singulière  blancheur.  Dans  un  coin  de  ce  tissu  se 
détachait  une  fleur  délicate  et  étincelante,  brodée  avec  ces  soies  de 
l'Orient  qui  ont  gardé  des  couleurs  inconnues  à  nos  contrées.  C'é- 
tait son  mouchoir  que  chiffonnait  le  sultan ,  ce  célèbre  et  poétique 


792  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

mouchoir  qui  rappelle  tant  d'amoureuses  légendes.  Tout  le  luxe 
des  pays  musulmans,  toute  la  splendeur  où  s'épanouissait  la  race 
d'Aroun-al-Raschid,  s'étaient  réfugiées  dans  cette  petite  fleur.  Aussi 
j'en  ai  gardé  le  souvenir,  et  je  la  vois  à  demi  cachée,  comme  prête 
à  disparaître,  entre  les  plis  de  ce  tissu  que  froissaient  des  doigts  dis- 
traits, toutes  les  fois  que  je  viens  à  songer  au  maître  noir  vêtu  des 
rivages  éclatans  du  Bosphore. 

J'étais  en  France  depuis  quelques  semaines,  quand  j'appris  que 
j'étais  envoyé  par  avancement  dans  un  des  régimens  de  chasseurs 
d'Afrique  qui  faisaient  la  guerre  en  Grimée.  Je  partis  de  nouveau  : 
en  arrivant  à  Marseille,  je  trouvai  M.  de  La  Tour  du  Pin  mourant 
des  suites  d'une  blessure  qu'il  avait  reçue  pendant  mon  absence. 
On  avait  pu  le  transporter  en  France,  où  il  expirait  entouré  de  tous 
ceux  qui  avaient  partagé,  avec  l'honneur  et  le  drapeau,  la  meilleure 
part  de  son  cœur.  La  Providence  me  permettait  de  lui  serrer  encore 
une  fois  la  main.  Ce  fut  après  avoir  reçu  cette  dernière  étreinte  que 
je  retournai  suivre  au-delà  des  mers  cette  destinée  du  soldat,  sem- 
blable à  la  vision  d'Hamlet,  spectre  impérieux,  auquel  on  obéit  avec 
une  fiévreuse  ardeur,  sans  savoir  dans  quels  lieux  il  vous  entraîne 
et  quel  visage  il  vous  montrera. 

Ce  second  départ  pour  la  Grimée  n'était  point  pour  moi  la  même 
fête  que  ma  première  course  vers  ces  rives  où  s'étaient  passés  tant 
d'événemens.  En  retournant  vers  cette  contrée  que  j'avais  abordée 
autrefois,  entouré  d'un  si  joyeux  essaim  d'espérances,  j'avais  pour 
compagnes  de  voyage  maintes  tristesses  auxquelles  je  n'avais  pas- 
songé.  Qu'était  devenue  cette  guerre  que  j'avais  été  forcé  d'inter- 
rompre? Elle  avait  été,  comme  toujours,  brillante  et  glorieuse,  je  le 
savais  bien;  mais  ce  n'est  pas  vainement  qu'on  s'éloigne  des  êtres  ou 
des  choses.  J'allais  lui  retrouver  comme  un  visage  changé,  comme 
une  physionomie  nouvelle  et  inconnue.  Puis  ce  pays  où  l'on  vivait 
et  où  l'on  mourait  si  vite,  combien  me  rendrait-il  de  mes  amis,  et 
comment  me  les  rendrait-il?  Le  lit  de  mort  que  je  quittais  à  Mar- 
seille ne  me  donnait  que  trop  le  droit  de  me  livrer  à  ces  pensées. 
Pour  retrouver  l'hôte  de  ma  tente,  le  meilleur  compagnon  de  ma 
vie,  ce  n'est  point  au  milieu  des  mers,  ce  n'est  point  vers  aucune 
contrée  de  ce  monde  qu'il  aurait  fallu  m' élancer. 

XVL 

Ql^and  je  mis  le  pied  pour  la  seconde  fois  sur  les  rivages  de  la 
Grimée,  je  compris  en  effet  que  je  m'avançais  dans  un  pays  où  un 
acte  immense  venait  de  se  consommer.  Sébastopol  n'était  plus  qu'un 
amas  de  ruines.  Cette  tour  Malakof  que  j'avais  laissée  debout  et  me- 
naçante, fière  de  son  dernier  succès  contre  nos  armes,  était  tombée. 


COMMENTAIRES    d'uN    SOLDAT.  793 

Toute  œuvre  humaine,  quand  elle  est  accomplie,  exhale  un  parfum 
de  tristesse  qui  est  un  des  plus  étranges  mystères  de  ce  monde.  Plus 
l'œuvre  est  vaste,  plus  profonde  et  plus  pénétrante  est  cette  tris- 
tesse. 

Voilà  les  pensées  qui  se  levèrent  dans  mon  esprit  à  ce  moment  de 
mon  existence.  J'ai  l'habitude  de  m'interroger  avec  sévérité  et,  je 
l'espère,  de  me  juger  avec  justice.  Peut-être  n'aurais-je  point  senti 
se  dresser  dans  mon  cœur  cette  chaire  funèbre,  où  retentissait  une 
éloquence  désenchantée,  si  mes  destins  ne  m'avaient  point  éloigné 
de  l'entreprise  qui  s'était  achevée  loin  de  mes  yeux.  Ce  qui  est  cer- 
tain, c'est  que  chacun  de  mes  pas  sur  ce  sol  où  je  ne  pensais  plus 
marcher  éveillait  pour  moi  un  pénible  souvenir.  En  prêtant  une 
oreille  attentive  aux  bruits  lointains  dont  résonnait  la  campagne  dé- 
solée qui  s'étend  entre  Kamiesch  et  Sébastopol,  je  reconnaissais  bien 
encore  la  voix  du  canon;  mais  ce  n'était  plus  le  canon  des  ardentes 
luttes,  de  la  bataille  passionnée  et  haletante  dont  j'avais  emporté 
l'accent.  De  la  forteresse  isolée  où  on  les  avait  relégués,  les  Russes 
continuaient  à  nous  envoyer  quelques  boulets.  Ils  tiraient  sur  les 
soldats  qui,  pour  alimenter  le  feu  du  bivouac,  allaient  arracher  les 
poutres  des  maisons  en  ruines.  Leurs  projectiles  égarés,  vaine  con- 
solation de  leur  revers,  écrasaient  les  derniers  débris  de  leurs  toits, 
et  faisaient  éclater  dans  leurs  cimetières  jusqu'aux  pierres  de  leurs 
tombes. 

Je  vis  encore  tomber  la  neige  et  s'épanouir  la  verdure  dans  cette 
contrée  où  j'avais  déjà  vu  le  ciel  et  la  terre  changer  bien  souvent  de 
robe  et  d'humeur.  Je  pourrais  raconter  ma  vie  sous  la  nouvelle  tente 
qui  abrita  mes  songeries,  je  ne  l'essaierai  point.  Notre  existence  à 
chacun  est  semblable  à  un  cours  d'eau,  pour  me  servir  d'une  com- 
paraison biblique,  non  point  seulement  parce  qu'elle  va  se  perdre 
en  des  lieux  inconnus,  mais  parce  qu'elle  réfléchit  toutes  les  figures 
près  de  qui  Dieu  l'a  fait  passer.  Celui  dont  la  vie  n'est  qu'un  ruis- 
seau peut  réfléchir  d'immenses  images.  Qu'il  montre  son  humble 
miroir  au  moment  où  les  grands  reflets  s'y  projettent;  qu'il  le  cache 
quand  ces  reflets  ont  disparu.  Voilà  ce  que  je  me  suis  dit  en  com- 
mençant ce  récit,  et  voilà  pourquoi  je  ne  demanderai  plus  à  la  Cri- 
mée que  de  me  fournir  deux  tableaux. 

Je  commandais  un  jour  un  détachement  de  chasseurs  d'Afrique 
qui  montaient  la  garde  chez  le  général  de  Salles.  Successeur  du  gé- 
néral Pélissier  aux  attaques  de  gauche,  le  général  de  Salles  avait  di- 
rigé le  8  septembre  les  efl'orts  héroïques  qui  furent  tentés  contre 
d'insurmontables  obstacles.  L'envie  lui  prit,  par  une  belle  matinée 
d'hiver,  d'aller  voir  en  détail  tous  les  lieux  témoins  d'une  action 
immortelle,  depuis  ce  bastion  du  Mât,  devant  lequel  le  siège  était 
né,  jusqu'à  cette  tour  Malakof,  où  il  avait  si  glorieusement  fini.  J'ac- 


794  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

compagnai  le  général  dans  cette  excursion.  Plus  d'une  fois  déjà  j'a- 
vais erré  dans  Sébastopol,  mais  jamais  je  n'avais  aussi  complètement 
embrassé  l'ensemble  de  ces  imposantes  ruines.  Cette  ville  que  je 
retrouvais  dans  mon  souvenir  sous  tant  d'aspects  variés  et  vivans, 
qui  m'était  apparue  d'abord,  à  la  fin  d'une  journée  d'octobre,  calme, 
silencieuse  et  comme  endormie ,  reposant  son  front  paisible  dans  la 
clarté  d'un  soleil  couchant,  puis  que  j'avais  vue  ensuite  tant  de  fois 
violente,  irritée,  furieuse,  élevant  sa  tète  embrasée  dans  un  ciel  que 
ses  colères  remplissaient  d'éclairs  et  de  bruits,  maintenant  je  la 
voyais  morte,  et  morte  d'une  mort  si  violente  que  son  cadavre  était 
déformé.  Sauf  deux  ou  trois  édifices  restés  debout,  et  cependant 
terribles  à  voir,  rappelant  ces  blessés  qui,  par  un  effort  surhumain, 
conservent  encore  l'attitude  et  l'expression  de  la  vie  à  leur  chair 
sanglante  et  mutilée,  Sébastopol  n'offrait  plus  aux  regards  qu'une 
réunion  confuse  de  décombres.  Pressées  les  unes  contre  les  autres 
dans  un  vaste  espace,  ces  pierres,  arrachées  de  leurs  assises,  dé- 
pouillées de  leur  ciment,  ayant  perdu  toute  trace  des  formes  que  les 
hommes  leur  avaient  données,  ressemblaient  à  une  sorte  d'océan  à 
la  fois  houleux  et  immobile,-  à  des  vagues  pétrifiées  soudain,  par  une 
volonté  toute-puissante,  au  milieu  de  leurs  fureurs.  Yoilà  ce  qu'é- 
taient les  ruines  des  maisons.  Pourrais -je  dire  ce  qu'étaient  les 
ruines  des  forteresses?  Je  veux  seulement  parler  de  Malakof.  Sur  la 
plate-forme  où  cette  tour  s'était  effondrée,  les  débris  qui  domi- 
naient, c'étaient  des  débris  de  fer.  Éclats  de  bombes  épais  et  larges 
pareils  aux  fragmens  d'une  sphère,  éclats  d'obus  minces  et  menus, 
cruelles  miettes  d'un  fatal  banquet,  sombres  boulets  avec  des  taches 
de  sang  ;  balles  rondes,  balles  pointues,  toute  la  pluie  homicide  que 
répand  la  guerre  de  notre  temps,  les  jours  où  elle  ouvre  ses  réser- 
yoirs,  couvrait  encore  ce  coin  de  terre.  Je  descendis  de  cheval,  et  je 
visitai  avec  soin  ce  théâtre  restreint  d'une  action  si  puissante.  Mon 
esprit  n'avait  pas  besoin  d'un  grand  effort  pour  retrouver  dans  tous 
ses  détails  la  scène  que  ces  lieux  avaient  vue.  Chaque  madrier 
abattu,  chaque  fascine  arrachée  me  racontait  ce  qui  s'était  passé. 
Je  retrouvais  l'étreinte  brûlante  de  cette  tour  gorgée  de  canons,  et 
de  la  trombe  humaine  qui  était  venue  s'abattre  sur  elle.  C'était  là 
ce  que  me  montraient  mes  yeux.  Maintenant,  pour  retrouver  la 
puissance  cachée  qui  avait  lancé  cette  trombe  et  l'avait  faite  invin- 
cible, je  songeais  à  notre  armée,  dont  je  cherchais  le  souffle  en  mon 
cœur. 

La  dernière  fois  que  je  vis  Sébastopol,  ce  fut  au  printemps,  pres- 
que à  l'entrée  de  l'été.  Depuis  quelques  semaines,  nous  connaissions 
la  conclusion  de  la  paix,  et  nombre  de  troupes  déjà  étaient  rentrées 
en  France.  Sur  le  point  de  quittera  mon  tour  cette  terre  où  j'étais 
arrivé  parmi  les  premiers,  je  voulus  adresser  un  adieu  suprême  à 


H  la  ville  dont  mon  esprit  s'était  si  souvent  inquiété.  Cette  fois  je  partis 
^  seul  pour  l'excursion  où  ma  fantaisie  m'entraînait.  Je  trouvai  à  ces 
ruines  un  aspect  sous  lequel  je  ne  les  avais  pas  vues  encore.  Le  prin- 
temps, qui,  semblable  à  la  jeunesse,  joue  avec  toutes  les  afflictions  et 
toutes  les  majestés,  avait  paré  ces  débris  d'un  charme  inattendu  de 
verdure.  Un  grand  nombre  de  ces  maisons,  maintenant  gisantes  sur 
le  sol,  possédaient  autrefois  des  jardins  où  quelques  arbustes  avaient 
été  épargnés.  Ces  arbustes  avaient  fleuri  dans  le  deuil  de  leurs  an- 
ciens asiles,  et  les  voilà  qui,  élevant  leurs  têtes  entre  des  décombres, 
parfumaient  de  leurs  chevelures  la  cité  couchée  sur  son  lit  funèbre. 
J'étais  entré  dans  la  ville  par  un  cimetière  où  je  m'étais  longtemps 
arrêté.  Voisin  d'un  bastion  célèbre,  ce  cimetière  avait  été  le  théâtre 
d'une  lutte  acharnée;  pas  une  seule  de  ses  tombes  qui  ne  portât 
les  stigmates  de  ce  combat.  Une  chapelle  peinte  de  couleurs  claires, 
à  la  manière  orientale,  se  tenait  droite  et  solitaire  parmi  ces  sé- 
pulcres suppliciés  dont  elle  semblait  la  mère  douloureuse  ;  cette 
église  aussi  avait  cruellement  souffert  :  à  l'extérieur,  elle  montrait 
d'immenses  plaies,  et  son  intérieur,  où  je  pénétrai,  était  rempli 
d'une  tristesse  navrante.  Aucun  signe  sacré  ne  rayonnait  plus  dans 
ce  sanctuaire.  Sur  des  murailles  nues,  où  s'étaient  appuyées  des 
mains  sanglantes,  au  lieu  de  ces  figures,  semblables,  sur  leurs  fonds 
étincelans,  à  des  âmes  dans  l'extase  dorée  de  la  prière,  on  voyait 
des  inscriptions  soldatesques,  des  noms  obscurs  tracés  avec  la  pointe 
d'une  baïonnette,  de  bizarres  dessins  à  la  craie,  enfin  les  outrages 
dérisoires  dont  le  destin  accompagne  presque  toujours  ses  rigueurs; 
mais  autour  de  ce  temple  dévasté  régnait  dans  toute  sa  puissance 
[cette  grâce  printanière  dont  je  parlais  à  l'instant.  Une  herbe  émue 
[frémissait  aux  fentes  des  tombes,  et  les  plantes  grimpantes,  ces  bras 
aimans  et  mystérieux  de  la  nature,  commençaient  à  serrer  les  murs 
déchirés  de  la  chapelle  dans  leurs  vigoureux  enlacemens. 

J'avais  envie  de  visiter  depuis  longtemps  dans  Sébastopol  une  des 
rares  maisons  qui  avaient  survécu  à  l'assaut.  La  maison  que  je  vou- 
lais voir  était  un  assez  vaste  édifice  d'une  physionomie  agréable  et 
régulière,  dont  les  murs  blancs  étaient  Surmontés  par  un  de  ces 
toits  vert  tendre  chers  au  goût  moscovite.  On  l'avait  affectée,  de- 
puis notre  victoire,  à  diverses  destinations,  et  l'une  des  salles  ser- 
vait aux  séances  d'un  conseil  de  guerre.  J'étais  entré  dans  cette 
grande  pièce,  meublée  de  ces  bancs  en  bois  luisant  qui  décorent 
toute  enceinte  où  se  rend  la  justice,  et  que  je  ne  puis  jamais  regar- 
der sans  songer  aux  pauvres  hères  qui  me  semblent  y  avoir  laissé 
comme  les  traces  d'une  sueur  douloureuse.  Soudain  cette  chambre 
déserte  se  remplit  d'une  singulière  obscurité.  Je  m'approchai  de  la 
fenêtre,  et  je  m'aperçus  qu'un  orage  fondait  sur  la  ville,  un  de  ces 


796  KETUE  DES  DEUX  MONDES. 

orages  de  printemps ,  rapides,  passagers,  mais  violens,  qui  s'abat- 
tent tout  à  coup  sur  la  terre,  la  couvrent  d'une  ombre  sinistre,  mais 
s'évanouissent  au  bout  d'un  instant  dans  un  ciel  rafraîchi  et  par- 
fumé. Je  m'accoudai  sur  la  croisée  dont  je  m'étais  approché,  re- 
gardant les  jeux  de  la  tempête  au  milieu  d'une  ville  en  ruines,  et 
attendant  pour  sortir  de  mon  gîte  que  ces  sombres  ébats  fussent  ter- 
minés. Un  léger  bruit,  à  quelques  pas  de  moi,  me  fit  tourner  la  tête; 
j'aperçus,  sur  le  seuil  d'une  porte  qui  venait  de  s'ouvrir,  un  homme 
grand,  au  visage  sérieux,  tenant  un  bâton  à  la  main  et  vêtu  de  cette 
longue  capote  grise  que  portent  les  officiers  russes.  C'était  un  offi- 
cier russe  en  efî*et  qui  se  montrait  à  mes  yeux.  Cet  ancien  habitant 
de  Sébastopol ,  à  la  faveur  de  la  paix  nouvellement  conclue,  était 
-  venu  visiter  les  lieux  où  sa  cause  avait  noblement  succombé.  L'orage 
l'avait  surpris  à  travers  ces  chemins  autrefois  des  rues ,  des  rues 
bordées  de  maisons  connues  de  ses  yeux,  peut-être  de  son  cœur,  au- 
jourd'hui devenus  des  sillons  dans  un  champ  de  pierres.  Il  était 
entré,  pour  se  mettre  à  l'abri,  dans  la  seule  demeure  qui  près  de  lui 
fût  encore  debout.  Il  s'y  présentait  avec  une  dignité  modeste  et 
triste.  Il  me  demanda  en  français  s'il  lui  était  permis  de  pénétrer 
dans  la  pièce  où  ma  promenade  m'avait  conduit.  L'accent  et  les 
traits  de  ce  pèlerin,  errant  sur  le  sol  dévasté  de  son  pays,  restera 
au  fond  de  ma  mémoire.  J'ai  eu  là  une  de  ces  visions  qu'on  n'oublie 
point  :  les  années  peuvent  venir,  elles  n'empêcheront  pas  que  dans 
cette  image,  enfumée  et  jaunie  comme  la  toile  des  vieux  maîtres, 
une  émotion  puissante,  l'émotion  même  de  la  vie,  ne  réside  toujours. 
Dieu  nous  préserve  de  soufî'rir  jamais  dans  notre  patrie.  Nous 
ignorons  bien  souvent  quel  lien  nous  attache  à  cet  être  fait  de  ciel, 
d'âme  et  de  terre.  Beaucoup  de  gens  croient  leur  cœur  un  rocher  à 
l'endroit  d'émotions  qui  leur  semblent  vaines,  exagérées  ou  factices. 
Que  ce  rocher  soit  touché  soudain,  parla  baguette  de  quelque  grand 
événement,  d'une  joie  ou  d'une  douleur  publique,  ils  comprendront 
quelle  source  vient  d'en  jaillir,  aux  larmes  chaudes  qu'ils  sentiront 
dans  leurs  yeux.  A  mon  second  retour  de  Grimée,  je  retrouvai  la 
France  avec  bonheur.  Cette  fois  ma  joie  n'était  plus  empoisonnée 
par  la  pensée  de  ce  qui  se  passait  loin  de  moi.  Malgré  toutes  les 
clartés  lointaines  dont  mon  cerveau  était  rempli,  jamais  je  n'avais 
trouvé  tant  de  charme  à  l'air  que  je  respirais  de  nouveau.  J'ai  dit 
sur  la  Crimée  tout  ce  que  je  m'étais  proposé  de  dire.  C'est  vers  ce 
pays  que  notre  gloire  guerrière  s'est  élancée,  quand  elle  a  brisé  la 
pierre  du  sépulcre  où  on  la  croyait  ensevelie.  Maintenant  c'est  sous 
le  ciel  italien  que  nous  allons  retrouver  le  divin  fantôme. 

Paul  de  Molènes. 


r 


LE 


ROMAN  DE  FEMME 

EN  ANGLETERRE 


MISS   MULOCK. 

John  Halifax,  gentleman.  —  II.  The  Head  of  tlie  Family.  —  III.  Rmnantic  Tale^ 
—  IV.  A  Life  for  a  Life,  etc.  (1). 


I 


Elles  sont  nombreuses,  les  spinsters  lettrées  du  royaume-uni.  Sans 
même  parler  de  la  génération  passée,  est-il  besoin  de  nommer  miss 
Brontë,  miss  Graik,  miss  Yonge,  miss  Sewell,  miss.Kavanagh,  miss 
Evans  (2),  miss  Ogle  (3),  enfin  miss  Mulock,  l'auteur  de  John  Ila-^ 
lifax^  l'une  des  dernières  venues  et  l'une  des  plus  remarquables? 
Avant  de  nous  occuper  exclusivement  de  miss  Mulock,  il  est  bien 
permis,  ce  nous  semble,  de  réfléchir  sur  cette  espèce  de  phénomène 
social.  Que  signifient  ce  goût  si  marqué,  cette  aptitude  si  particu- 
lière des  misses  anglaises  pour  l'étude  et  la  peinture  des  passions 

(1)  Les  antres  ouvrages  de  miss  Mulock  sont  :  Olive,  the  Ogilvies,  Domestic  Stor.ies, 
Nothing  New,  A  Woman's  Thoughts  about  Women.  Encore  ne  donnons-nous  pas,  il 
s'en  faut,  le  catalogue  complet.  Nous  omettons  les  livres  destinés  à  l'enfance,  les  poé- 
sies, les  essais  dispersés  dans  les  journaux,  magazines,  etc. 

(2)  Miss  Evans  est  l'auteur  pseudonyme  des  Scènes  of  Clérical  Life  et  de  Adam  Bede, 
dont  la  Revue  a  rendu  compte  dans  ses  livraisons  du  15  août  1856  et  du  15  juin  1859. 

(3)  Sous  le  pseudonyme  d'Ashford  Owen,  miss  Ogle  a  fait  paraître  A  lost  Love,  que 
la  Bévue  a  donné  dans  ses  livraisons  du  15  juillet  et  du  1"  août  1859. 


798  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qu'elles  devraient,  ce  semble,  ne  connaître  que  par  ouï-dire?  Que 
signifie  aussi  cette  tendance,  si  nettement  accusée  dans  leurs  écrits, 
vers  l'analyse  des  problèmes  les  plus  sérieux,  les  plus  ardus,  et  jus- 
qu'à ces  derniers  temps  les  plus  inaccessibles  pour  une  femme, 
même  mariée?  Nous  admettons  bien,  pour  répondre  à  cette  dernière 
question,  que  les  romanciers  ont  montré  le  chemin  à  leurs  innocentes 
émules;  toujours  est-il  à  remarquer  que  celles-ci  deviennent  de  plus 
€n  plus  graves,  religieuses,  moralisantes  et  prédicatrices,  tandis  que 
les  modèles  dont  elles  semblent  s'être  inspirées  reviennent  de  plus 
en  plus  au  cadre  du  roman  pur  et  simple,  du  conte  d'autrefois,  écrit 
<(  pour  narrer,  non  pour  prouver,  »  pour  amuser  plus  que  pour  in- 
struire. Encore  quelques  pas  des  uns  et  des  autres  dans  cette  dou- 
ble voie,  et  l'on  pourrait  assister  à  un  curieux  échange  de  rôles  :  les 
hommes  brodant  au  tambour  et  faisant  de  la  tapisserie,  tandis  que 
ces  viriles  jeunes  personnes  (toutes  ne  sont  pas  si  jeunes,  il  faut  le 
croire)  les  rappelleront  au  culte  des  mâles  vertus,  leur  prêcheront 
les  grands  sacrifices,  les  austères  dévouemens,  et  tantôt  armées  de 
la  Bible,  tantôt  de  quelque  traité  d'économie  politique,  leur  diront 
€n  quel  sens  et  par  quels  moyens  les  grandes  réformes  sociales  peu- 
vent s'accomplir. 

Pour  le  moment,  il  suffit  de  constater  ce  qui  se  passe.  Les  hommes, 
mêlés  de  bonne  heure  et  pour  toujours  à  la  vie  de  plus  en  plus  active, 
de  plus  en  plus  absorbante,  que  nous  font  les  mœurs  actuelles,  se  trou- 
vent par  là  même  privés  des  loisirs  impérieusement  exigés  pour  la 
composition  de  ces  œuvres  longues  et  patientes  que  le  mot  de  «  ro- 
man »  qualifie  si  mal.  Ils  agissent  trop  pour  rêver  assez;  ils  se  dis- 
persent trop  pour  arriver  au  degré  voulu  de  concentration  et  d'at- 
tention. La  foule  humaine  passe  trop  rapide  et  trop  mobile  sous 
leurs  yeux  pour  qu'ils  puissent  en  détacher  des  types  choisis  avec 
réflexion,  étudiés  avec  amour.  Les  affaires  sont  là  d'ailleurs  qui  do- 
minent leur  pensée  et  réclament  leurs  soins  assidus  :  parmi  les 
affaires,  les  distractions  impérieuses,  elles  aussi,  qui  s'imposent  et 
ne  laissent  pas  son  cours  à  l'élaboration  continue  d'une  pensée  uni- 
que. Un  dîner  de  club  prépare  mal  à  une  scène  pathétique.  Suppo- 
sons Jean-Jacques  allant  retrouver  son  Héloïse  à  l'issue  d'un  mec- 
ling  philanthropique,  Bernardin  de  Saint-Pierre  pensant  à  Virginie 
au  sortir  d'une  exhibition  industrielle,  et  nous  aurons  une  idée  as- 
sez nette  de  la  situation  difficile  où  se  trouve  le  romancier  anglais 
de  nos  jours.  Faites-vous  au  contraire  l'idée  d'un  de  ces  intérieurs 
paisibles,  bien  ordonnés,  doucement  comfortables ,  tant  de  fois  dé- 
crits par  miss  Mulock  et  ces  autres  misses  dont  nous  venons  de 
parler  :  cottage  propret,  où  le  bois  de  chêne  brille  à  l'égal  du  cuivre, 
tant  le  cuivre  et  le  bois  sont  minutieusement  soignés  ;  partout  de3 


LE  ROMAN  DE  FEMME  EN  ANGLETERRE.  79^ 

tapis  qui  éteignent  le  bruit  des  pas,  partout  des  rideaux  qui  étei- 
gnent l'éclat  du  jour.  La  houille  flamlDe  dans  la  grille  d'acier  poli, 
la  bouilloire  chante  près  de  l'âtre  incandescent.  La  religion  du 
bien-être  a  là  ses  commandemens  très  absolus,  très  obéis.  La 
femme  et  les  filles,  —  quatre  ou  cinq  belles  jeunes  personnes,  — 
en  sont  les  prêtresses  assidues  et  laborieuses.  Le  joug  leur  pèse  à 
peine  et  leur  laisse  une  belle  dose  d'indépendance.  La  «  librairie 
circulante  )>  pourvoit  à  l'emploi  des  heures  de  loisir;  deux  fois  par 
mois,  plus  souvent  même,  elle  envoie  sur  ce  guéridon  encombré 
de  fleurs  une  vingtaine  de  ces  beaux  volumes  gaufrés  et  dorés  qui 
font  honte  à  la  parcimonie  des  éditeurs  du  continent.  Entre  le  cha- 
pitre de  la  Bible  qu'on  a  lu  le  matin  et  le  sermon  qu'on  lira  le  soir^ 
Charles  Dickens,  Thackeray,  E.  Bulwer,  Samuel  Warren,  Anthony 
Trollope,  Charles  Kingsley,  ont  leur  place,  et  ils  se  la  font  plus 
considérable  que  ne  la  voudraient  les  grands  parens,  toujours  un 
peu  inquiets  de  ces  intrus^  plus  ou  moins  périlleux.  Placez  dans  de 
telles  conditions  une  conception  vive ,  une  intelligence  active  et 
curieuse,  une  jeune  âme  vibrant  aux  moindres  souffles  venus  du 
beau  pays  des  rêves  :  il  est  aisé  de  prévoir  ce  qui  arrivera.  Ce  nid 
charmant  est  très  exactement  clos,  songez-y.  Nous  sommes  en  pro- 
vince. Les  garçons  de  la  famille  sont  dispersés  au  loin  et  n'amènent 
pas  d'amis.  Un  jeune  homme  étranger,  et  qu'on  pourrait  supposer 
dangereux,  pénétrerait  aussi  bien  derrière  les  estacades  du  Pei-ho 
que  derrière  les  haies  épineuses  qui  servent  de  remparts  à  cet  enclos 
verdoyant  et  fleuri.  D'ailleurs  les  don  Juan  sont  rares  chez  nos  voi- 

Isins,  et  Chérubin,  en  Angleterre,  a  juré  les  trente-neuf  articles  de  la 
liturgie  avant  d'être  reçu  à  Oxford  ou  à  Cambridge.  Que  vont  devenir 
les  songes  de  la  jolie  recluse?  à  quoi  se  prendra  sa  fantaisie  ailée^ 
qui,  comme  l'alouette  en  cage,  dévore  l'espace  étroit?  Cette  ques- 
tion n'a  pas  besoin  de  réponse  pour  qui  sait  combien  de  papier  azuré, 
combien  di  ultra  fine  steelpens,  combien  de  faveurs  blanches  ou  roses 
se  consomment  dans  un  intérieur  comme  celui  que  nous  venons  de 
décrire. 
Du  petit  bureau  où  se  dissimulent  timidement  les  premières  com- 
positions d'une  jeune  fdle ,  —  Dieu  sait  avec  quelle  émotion,  quel 
tremblement  et  dans  quel  profond  secret  elles  furent  commises  !  — 
par  quel  miracle  arrivent-elles  au  grand  jour?  Ceci  est  le  secret  ou 
d'un  père  orgueilleux,  ou  d'une  mère  économe,  ou  d'un  vieil  ami 
bien  avisé  qui  «  a  des  relations  à  Londres,  »  et  qui  sait  qu'une  cin- 
quantaine de  guinées  ne  seront  point  mal  venues, — tout  au  con- 
traire, —  dans  le  trésor  sagement  administré,  mais  parfois  insuffi- 
sant, où  ce  petit  monde  puise  sa  vie  de  chaque  jour.  De  manière  ou 
4' autre,  un  premier  oiseau  prend  son, vol,  un  premier  manuscrit  est 


I 


800  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

livré  aux  aventures  de  la  publicité.  Si  cette  redoutable  épreuve  est 
subie  sans  trop  d'insuccès,  quelle  joie,  quel  enivrement,  quelle  am- 
bition! A  côté  de  l'inspiration  littéraire,  à  côté  du  démon  poétique, 
le  génie  industriel,  —  un  génie  anglo-saxon,  —  vient  alors  essayer 
ses  ailes  ;  c'est,  après  tout,  le  génie  protecteur  du  foyer  domestique, 
le  génie  allemand  qui  habite  la  mine  d'or,  un  Ariel  qui  bat  monnaie, 
un  aimable  lutin  qui,  par  des  procédés  magiques,  transforme  en  un 
paquet  de  bank-notes  quelques  ramettes  de  cream-laid  barbouillées 
de  menus  caractères,  et  dont  l'épicier  du  coin  ne  donnerait  pas  six 
pence ^  —  après  les  avoir  pesées,  bien  entendu.  La  jeune  miss  se 
sent  doublement  rehaussée  à  ses  propres  yeux,  et  par  la  conscience 
de  son  talent,  et  par  le  rôle  nouveau  qu'il  lui  assigne.  Elle  était 
moins  qu'une  simple  femme,  elle  est  un  vaillant  et  productif  ouvrier. 
Elle  a  une  profession  lucrative  ;  elle  représente  un  capital  considé- 
rable. Elle  vaut^  comme  disent  les  Anglais,  elle  vaut  [she  is  ivorth) 
tant  de  livres  sterling  par  an.  Étonnez- vous  de  sa  joie,  étonnez-vous 
de  son  triomphe,  étonnez -vous  que  d'autres  aspirent  à  un  triomphe 
pareil  ! 

Nous  n'avons  pas  prétendu,  —  on  le  croira  sans  peine,  —  racon- 
ter ainsi  sous  forme  purement  hypothétique  la  biographie  de  miss 
Mulock  ;  mais  ce  que  nous  voulions  expliquer  dès  le  début  de  cette 
étude,  c'est  le  nombre  toujours  croissant,  chez  nos  voisins,  des 
jeunes  filles  qui  se  pressent  sur  les  traces  de  miss  Edgeworth  et  de 
miss  Burney  :  deux  grands  noms  d'autrefois,  dont  le  second  résiste 
moins  que  le  premier  à  la  dure  épreuve  du  temps.  Et  maintenant 
nous  allons  avoir  à  rechercher,  —  ce  qui  ne  sera  peut-être  ni  sans 
intérêt  ni  sans  profit,  —  quel  caractère  particulier  revêt  cette  litté- 
rature spéciale,  —  la  littérature  du  home,  du  coin  du  feu,  de  la  table 
à  thé,  —  quel  est  son  idéal,  quels  sont  ses  héros,  ses  tendances  et 
sa  portée. 

I. 

Il  nous  semble,  sans  avoir  vérifié  le  fait,  que  miss  Mulock  a  dû 
préluder  à  ses  romans  par  les  deux  séries  de  contes  romantiques  et 
d'histoires  domestiques  qu'on  réédite  en  ce  moment.  Ses  Romantic 
Taies  sont  des  compositions  de  courte  haleine ,  mais  fort  étudiées, 
où  se  révèle  un  goût  marqué  pour  les  poésies  légendaires  du  nord 
et  du  midi  de  l'Europe.  Ce  serait  chez  nous  chose  assez  extraordi- 
naire qu'une  jeune  fille  arrangeant  en  prose  poétique  une  visa  da- 
noise, et  nous  initiant  aux  mythes  de  la  théogonie  norse.  Ces  ex- 
cursions dans  le  passé  le  plus  lointain  et  dans  les  régions  les  moins 
connues  sont  familières  à  miss  Mulock.  Elle  nous  dira,  si  nous  vou- 


LE  ROMAN  DE  FEMME  EN  ANGLETERRE.  801 

Ions,  ce  qu'est  Yhyldemoer  ou  le  kong-tolv  (1).  Son  esprit  voyageur 
aime  aussi  la  Grèce  fabuleuse  et  les  rites  les  plus  antiques  du  culte 
hellénique.  Tel  de  ses  récits  {Erotion)  nous  fait  assister  aux  fêtes 
mystérieuses  de  Diane  Triformis^  telles  qu'on  les  célébrait  dans  ce 
temple  de  Tauride  où  Iphigénie,  fille  d'Agamemnon,  remplissait  les 
fonctions  de  grande- prêtresse.  Un  instant  après,  nous  sommes  à 
Rome,  sous  Dioclétien,  et  parmi  les  martyrs  de  la  foi  chrétienne. 
Cleomencs  the  Greek  est  comme  une  variante  de  la  Fabiola  du  car- 
dinal Wiseman.  L'auteur  de  cette  pâle  réminiscence  des  Martyrs  est 
plus  savant  peut-être,  mais  miss  Mulock  est  plus  pathétique.  The 
Rosicrucian  nous  transporte  en  pleine  Allemagne  du  moyen  âge, 
à  Cologne,  dans  ces  sombres  laboratoires  où,  après  la  mort  de  Chris- 
tian Rosencreutz,  ses  disciples  enfermèrent  les  secrets  de  leur  secte, 
révélés  en  fin  de  compte,  cent  vingt  ans  plus  tard,  par  l'alchimiste 
Michel  Meyer  (2).  Ces  brusques  transitions  d'un  temps  à  un  autre 
temps,  ces  voyages  d'une  mythologie  à  une  autre  mythologie,  ne 
laissent  pas,  comme  on  pense,  d'engendrer  quelque  fatigue,  et  l'es- 
prit se  lasse  promptement  de  ces  caprices  d'une  imagination  fer- 
v«ente  que  trop  d'études  diverses  semblent  surexciter.  On  s'en  aper- 
çoit au  plaisir  singulier  qu'on  éprouve  lorsque,  tout  au  bout  de  ce 
volume,  où  beaucoup  de  talent,  de  style  et  de  consciencieux  tra- 
vail a  été  assez  inutilement  prodigué,  on  rencontre  une  simple  fan- 
taisie dans  le  genre  des  Chrismas-Tales  de  Dickens.  Il  semble  que 
l'auteur,  au  contact  du  sol  natal  et  par  cela  seul  qu'il  traite  un  sujet 
)ntemporain,  retrouve  tout  à  coup  sa  force,  comme  le  lutteur  an- 
ique.  Par  l'effet  de  sa  juxtaposition  peut-être  autant  que  par  son 
lérite,  A  Life  Episode  brille  d'un  éclat  singulier  dans  ce  recueil, 
►ù  il  semble  avoir  été  admis  à  regret. 

Un  homme,  le  premier  venu,  —  donnons-lui,  pour  qu'il  en  ait  un, 
[e  nom  de  Tristan,  —  s'achemine  un  beau  soir  de  juin  à  travers  les 
•ues  de  Londres,  du  côté  de  la  Serpentine,  cette  petite  rivière  en 
liniature  si  connue  des  promeneurs  de  Hyde-Park.  Le  soleil  vient 
le  disparaître  à  l'horizon.  Quelques  pêcheurs  obstinés  continuent  à 
laisser  tomber  leurs  lignes.  Du  haut  de  l'unique  pont  jeté  sur  ce 
petit  affluent  de  la  Tamise ,  Tristan ,  qui  affecte  les  allures  de  la  flâ- 
nerie désintéressée,  les  contemple  avec  une  singulière  attention.  Son 
regard  ne  quitte  pas  la  surface  moirée  et  miroitante  des  flots  que 
plisse  la  brise;  mais  sa  pensée  accompagne  et  suit  la  ligne  jusqu'au 
fond  de  l'eau.  —  Qu'y  a-t-il  là?  se  demande-t-elle.  —  Du  repos,  se 

(1)  Vhyldemoer  est  un  lutin  danois  qu'on  suppose  habiter  l'intérieur  du  sureau.  Le 
kong-tolv  (roi -douze)  est  un  des  génies  couronnés  (elle-îcings)  qui  se  partagent  le. 
royaume  des  fées,  connu  sous  le  nom  de  Zealand. 

(2)  Dans  le  livre  intitulé  Themis  Aurea,  publié  en  1615. 

TOME  XXV.  51 


802  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

répond  l'homme  las  de  vivre  et  de  lutter.  —  Sans  creuser  plus  avant 
cette  pensée  de  mort,  il  attend.  L'heure  passe.  Les  pêcheurs,  un  à 
un,  quittent  le  bord.  Le  crépuscule  pâlit.  Quelques  rires  d'enfant, 
un  rouge-gorge  qui  chante  sous  les  feuilles,  on  n'entend  plus  que 
cela;  bientôt  on  n'entend  plus  rien.  Tristan  s'est  assis  sur  le  parapet 
du  pont.  Un  passant  le  regarde ,  comme  étonné  de  le  voir  là.  Par 
contenance  plutôt  que  par  appétit,  Tristan  tire  un  morceau  de  pain 
de  sa  poche.  L'instant  d'après  survient  une  pauvre  femme  portant 
un  enfant  dans  ses  bras.  L'enfant  affamé  regarde  le  pain  de  Tristan, 
qui  le  lui  donne  sans  regret,  que  dis-je?  avec  une  sorte  d'orgueil 
farouche.  —  a  Je  viens  de  donner  au  monde,  pense-t-il,  ce  que  le 
monde  ne  me  rendrait  peut-être  pas,  le  mauvais  débiteur  qu'il  est!  » 
Puis  l'attente  désespérée  recommence.  La  nuit  se  fait,  le  froid  vient. 
Une  sorte  de  torpeur  enveloppe  Tristan,  qui  n'entrevoit  plus  qu'à 
travers  un  vague  brouillard  l'onde  privée  de  reflets,  la  noire  sil- 
houette des  arbres  et  quelques  étoiles  perdues  dans  l'immensité  du 
ciel.  Le  parapet  auquel  le  malheureux  s'appuie  semble  tout  à  coup 
céder  sous  son  poids;  l'abîme  l'appelle,  il  s'y  laisse  aller;  l'eau 
l'enveloppe  de  sa  caresse  glacée,  la  mort  l'enserre  de  sa  froide 
étreinte...  Mais  au  lieu  de  l'anéantissement  qu'il  cherchait,  une  vo- 
lonté suprême,  un  effort  désespéré  le  ramènent  à  la  surface.  Une 
fois  là,  son  âme  ailée,  dégagée  des  liens  du  corps,  prend  son  essor 
et  plane,  invisible,  sur  le  monde  vivant.  Le  corps  lui-même,  qu'elle 
contemple  en  frissonnant,  —  car  elle  se  sent  coupable  de  meurtre, 
et  ce  corps  est  sa  victime,  —  flotte  au  gré  de  l'eau  paisible  qui  le 
berce  d'une  rive  à  l'autre  et  lui  donne,  par  ses  ondulations  indé- 
cises, une  bizarre  apparence  de  vie.  Cependant,  contre  le  remords 
qui  l'oppresse,  cette  âme  criminelle  veut  réagir.  —  «  Après  tout,  se 
dit-elle,  ce  monde  m'a  été  amer  et  dur.  J'y  ai  cherché  le  bien,  et 
ne  l'y  ai  point  trouvé.  Mes  prétendus  amis  m'ont  leurre  d'espérance, 
et  ont  laissé  la  faim  me  creuser  les  entrailles.  Jusqu'aux  miens, 
même  chair  et  même  sang  que  moi,  qui  m'ont  impitoyablement 
tourné  le  dos!  J'ai  eu  à  me  méfier  de  l'amour  lui-même,  et  mes 
méfiances  n'étaient-elles  pas  fondées?  Maintenant  encore  est-il  un 
seul  être  qui  s'occupe  de  ce  malheureux  que  la  mort  a  saisi?... 
Yoilà  ce  que  je  voudrais  savoir...  » 

A  peine  ce  vœu  posthume  est-il  formé  que,  sur  les  noires  ailes  de 
la  mort,  l'âme  se  sent  emportée  vers  la  grande  ville  endormie.  Elle 
arrive  devant  une  porte  à  laquelle  Tristan,  quelques  heures  aupa- 
ravant, était  venu  frapper;  cette  porte  ne  s'était  ouverte  un  instant 
que  pour  se  refermer  ensuite  sur  lui  comme  sur  un  solliciteur  im- 
portun et  pour  jamais  consigné.  Là  réside  un  de  ces  hommes  d'af- 
faires enrichis  par  le  travail,  endurcis  par  le  choc  continuel  des  in- 


LE  ROMAN  DE  FEMME  EN  ANGLETERRE.  803 

térêts  hostiles,  pour  qui  les  minutes  valent  des  heures,  dont  le  parler 
est  bref,  le  front  sévère,  l'abord  presque  terrifiant.  Tristan  est  venu 
à  lui  déjà  ulcéré  par  mille  espoirs  déçus,  mille  promesses  hypocrites, 
mille  insolens  refus.  Entre  le  riche  qu'on  obsède  et  le  pauvre  qui 
s'humilie  en  frémissant,  l'harmonie  ne  s'établit  pas  d'elle-même. 
Le  mépris  chez  le  premier,  chez  le  second  la  haine  envieuse  existent 
à  l'état  latent  avant  le  premier  mot  échangé.  Il  suffit  du  moindre 
heurt  pour  que  de  ces  deux  âmes  diversement  électrisées  jaillissent 
l'éclair  et  la  foudre,  et  c'est  ce  qui  est  arrivé  ce  jour-là;  mais  de- 
puis le  temps  a  marché.  Cet  homme  d'argent  si  préoccupé,  si  sou- 
cieux, si  raide  à  ses  heures  de  travail  et  devant  son  bureau,  le  voilà 
auprès  de  sa  femme  qui  l'entoure  de  mille  soins,  calmé,  humanisé 
par  la  présence  de  ses  enfans  qui  jouent  autour  de  lui,  sous  la  bé- 
nigne influence  du  foyer  qui  rayonne  et  de  la  lampe  qui  jette  ses 
plus  douces  clartés.  Le  banquier  s'efface,  le  père  de  famille  a  reparu. 
Le  nom  de  Tristan ,  comme  par  hasard ,  est  tombé  des  lèvres  de  sa 
femme,  ingénieusement  protectrice.  «  Pauvre  diable!  ne  pourrait-on 
rien  pour  lui?  »  La  première  réponse  se  devine  assez  :  «  un  imper- 
tinent,... un  sot,...  esprit  mal  fait,  susceptibilité  ridicule!...  »  Mais 
la  femme  insiste,  adroitement,  légèrement,  tournant  l'obstacle  sans 
le  heurter,  et  déjà  l'impitoyable  Crésus  reprend  sa  vraie  nature, 
plus  serviable  et  meilleure  qu'on  ne  veut  la  croire.  «  Après  tout,  dit 
le  banquier,  j'aurais  voulu  lui  être  utile,...  ne  fût-ce  que  par  égard 
pour  la  mémoire  de  son  père,...  un  bien  digne  homme,  et  que  j'ap- 
préciais à  sa  valeur. . .  —  Vous  trouverez  bien  quelque  chose  pour 
son  fils?  —  Eh!  sans  doute...  J'y  songe  déjà  depuis  quelques  jours... 
Je  crois  que  j'ai  son  affaire...  Nous  verrons  cela  dès  demain...  Pauvre 
Tristan!  » 

L'âme,  étonnée  et  confuse,  n'en  veut  pas  entendre  davantage.  Elle 
reprend  son  vol,  et  la  voici  qui,  sur  sa  route,  retrouve  la  triste  men- 
diante dont  l'enfant  a  reçu  le  dernier  morceau  de  pain  de  Tristan. 
Cette  femme  est  tombée  de  lassitude  au  coin  d'une  porte  où  vient 
la  relancer  un  ivatchman  d'apparence  rébarbative.  En  somme,  et 
-après  s'être  fait  rendre  compte  de  sa  pénible  situation,  le  ivatchman 
s'émeut,  lui  aussi,  comme  le  banquier  de  tout  à  l'heure,  et  par- 
tage son  frugal  souper  avec  la  pauvre  mère  affamée.  «  Eh  bien!  dit 
celle-ci,  le  monde  est  meilleur  qu'on  ne  le  fait...  Mange,  mon  petit 
Johnny,  mange  et  prends  patience!...  Demain  ne  sera  pas  long  à 
venir.  » 

Ces  derniers  mots  renferment  une  leçon  sévère  pour  l'âme  qui 
n'a  pas  voulu  attendre  ce  même  lendemain,  et  qui  commence  à  s'en 
repentir.  Elle  s'en  repentira  mieux  encore  quand  elle  verra  le  frère 
de  Tristan,  poursuivi  dans  ses  rêves  par  le  regret  des  différends  sur- 


80A  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Tenus  entre  eux,  se  lever  inquiet  pour  aller  s'assurer  de  son  retour- 
au  logis  commun.  Enfin,  et  c'est  la  punition  suprême,  par-dessus 
l'épaule  de  la  jeune  governess  que  Tristan  aimait  et  dont  il  a  crui 
pouvoir  soupçonner  la  tendresse,  son  âme  lit  une  lettre  où  sont  ex- 
primés avec  une  éloquence  simple  et  vraie  les  sentimens  les  plus^ 
purs,  les  plus  dévoués.  ((  Pourquoi  donc  m' avoir  ainsi  quittée?  Pour- 
quoi dire  que  je  ne  vous  ai  jamais  aimé,  vous,  Tristan,  ma  seule- 
joie,  ma  consolation  ici-bas?...  Depuis  mon  enfance,  je  n'ai  vécu 
que  pour  me  rendre  digne  de  vous.  C'est  la  pensée  d'être  votre 
femme  un  jour  qui  a  fait  ma  force  et  ma  pureté.  Et  parce  que  je  ne 
réponds  pas  à  l'appel  de  votre  désespoir,  parce  que  je  ne  vous  écoute- 
point  quand  vous  me  dites  :  «  Défions  le  sort,  sois  à  moi;  demaîn? 
nous  mourrons  ensemble!  »  vous  dites  que  je  ne  vous  aime  pas... 
Tous  dites  aussi  que  je  méprise  votre  pauvreté!...  Je  vous  pardonne 
jusqu'à  cette  pensée  outrageante...  Et  maintenant  écoutez -moi.- 
Fallût-il,  pauvres  tous  deux,  attendre  le  moment  de  nous  unir  jus- 
qu'au jour  où  l'âge  aura  blanchi  nos  têtes,  je  vous  attendrai,  mon 
ami...  Mais  ne  craignez  pas  ceci,...  prenez  courage...  Vous  monterez 
pas  à  pas  au  rang  qui  vous  est  dû...  Mon  amour  vous  sera  un  stimu- 
lant salutaire,  une  force,  une  énergie  toujours  nouvelles.  Vous  ne 
savez  pas  quels  obstacles  un  tel  amour  peut  dompter. . .  »  Ainsi  écrit 
Maud,  la  vaillante  et  dévouée  créature,  et  l'âme  errante,  l'âme  du 
mort,  devant  ce  témoignage  irrécusable  de  l'amour  qu'il  a  si  misé- 
rablement méconnu,  est  saisie  d'un  désespoir  inexprimable.  C'est 
alors,  c'est  au  plus  fort  de  cette  angoisse  amère  que  le  malheureux 
'Tristan  se  réveille,  sous  le  parapet  du  pont  de  la  Serpentine,  à  la 
clarté  sereine  d'une  pleine  lune  d'été.  Un  songe  salutaire  lui  a  mon- 
tré la  réalité,  qu'un  désespoir  prestigieux  dérobait  à  ses  yeux  trou- 
blés. 

Ce  récit  de  quelques  pages,  égaré  parmi  des  conceptions  beau- 
coup plus  ambitieuses,  nous  semble,  • —  et  ceci  est  une  simple  con- 
jecture ,  —  avoir  dû  être  un  des  pas  décisifs  que  l'auteur  a  faits 
vers  sa  véritable  voie,  celle  où  son  talent  s'est  pleinement  déve- 
loppé. Comme  beaucoup  d'imaginations  jeunes  et  ferventes,  miss 
Mulock,  imbue,  on  le  voit,  de  poésie  et  de  littérature  savante,  ris- 
quait d'étouffer,  par  excès  de  culture,  les  dons  naturels  qui  consti- 
tuent sa  valeur  individuelle,  son  originalité,  sa  puissance.  Certaines 
plantes  dépaysées  meurent  ainsi,  victimes  de  trop  de  soins,  dans  le 
sol  trop  riche  où  l'on  enfouit  leurs  vigoureuses  racines.  Si  elle  a 
échappé  à  ce  danger,  nous  sommes  tenté  d'affirmer  qu'elle  l'a  dû  à 
l'influence,  très  notable  sur  bien  d'autres  talens,  du  chef-d'œuvre 
de  miss  Brontë.  Jane  Eyre  date  de  18Zi7.  Deux  ans  après  parut  le 
maiden-novel  de  miss  Mulock,  the  Ogilvics,  début  remarquable  et 


k 


LE  ROMAN  DE  FEMME  EN  ANGLETERRE.  805 

remarqué,  où  la  critique  nota  des  pages  que  les  maîtres  du  genre 
eussent  signées  (1).  Olive,  the  Head  oflhe  Family,  Alice  Learmont, 
Agathcis  Ilusband,  se  succédèrent  ensuite  d'année  en  année  jus- 
qu'en 1856,  où  parut  le  roman  qu'on  estimait  encore  tout  récem- 
ment le  meilleur  titre  littéraire  de  miss  Mulock ,  puisque ,  obstinée 
à  cacher  son  nom,  elle  s'intitule  elle-même  V auteur  de  John  Ha- 
lifax. 

La  donnée  de  ce  livre  est  aussi  anglaise  que  possible.  C'est  la 
biographie  d'un  homme  parti  du  dernier  degré  de  la  misère,  et  qui 
s'élève  aux  premiers  rangs  de  l'ordre  social,  sans  jamais  déroger  à 
cette  noblesse  de  sentimens,  à  cette  délicatesse  particulière  dont  le 
génie  britannique  veut  faire  l'apanage  exclusif  d'une  caste,  le  don 
héréditaire  d'une  race  d'élite.  John  Halifax,  ce  pauvre  petit  garçon 
affamé  qu'on  nous  montre,  au  début  du  livre,  tout  heureux  de  ga- 
gner quelques  pence  en  s'attelant  au  fauteuil  roulant  d'un  jeune  in- 
valide ,  John  Halifax  est  en  eflèt  un  gentleman.  Sous  ses  guenilles, 
il  porte,  richesse  unique,  la  petite  bible  de  famille,  —  une  bible 
grecque-anglaise,  soit  dit  en  passant, — qui  atteste  ce  fait  important 
et  décisif.  Lisez  en  effet  ces  mots,  inscrits  au  revers  de  la  couver- 
ture :  Ceci  est  le  livre  de  Guy  Halifax.  —  Guy  Halifax,  gentleman, 
a  épousé  Muriel  Joyce  en  Van  du  Seigneur  \11^  et  le  17  mai.  — 
John  Halifax  est  né  /^  18  juin  1780.  —  Guy  Halifax  est  mort  le 
h  janvier  1781.  Le  livre  n'ajoute  pas  que  Muriel  Joyce  a  suivi  son 
mari  dans  la  tombe;  mais  comment  en  douter,  puisque  leur  enfant 
erre  maintenant  abandonné  à  la  grâce  de  Dieu,  couchant  l'hiver 
dans  les  granges,  l'été  à  la  belle  étoile,  et  gagnant  comme  il  peut, 
mais  sans  le  mendier  jamais,  ce  pain  quotidien  que  Dieu  ne  lui  donne 
pas  tous  les  jours? 

A  ce  dur  régime,  son  corps  s'est  endurci,  son  âme  s'est  fortifiée. 
Il  a  compris  que,  pour  un  duel  comme  celui  qui  est  engagé  entre 
lui  et  la  misère,  il  faut  une  indomptable  énergie.  «  Gomme  vous  êtes 
grand  et  fort  pour  votre  âge!  lui  dit,  non  sans  un  soupir  d'envie,  le 
pauvre  adolescent  infirme  qu'on  a  placé  pour  quelques  minutes  sous 
sa  protection.  —  Vous  trouvez?...  répond  John.  Tant  mieux!  j'aurai 
besoin  de  ma  force. —  Et  pourquoi? —  Pour  gagner  ma  vie. —  Quel 
a  été  votre  métier  jusqu'ici? — J'ai  fait  tous  ceux  qui  se  sont  offerts... 
Je  n'ai  appris  aucun  état.  —  Youdriez-vous  en  avoir  un?...  »  A  cette 
question  bienveillante,  John  Halifax  ne  répond  pas  tout  aussitôt.  H 
hésite,  car  il  veut  être  franc,  et  craint  que  sa  franchise  ne  soit  dé- 
placée. ((  J'ai  quelquefois  songé,  dit-il  enfin,  que  j'aimerais  à  être 

(1)  Par  exemple  la  mort  de  Leigh  Pennythorne,  qu'on  a  comparée  à  celle  du  petit 
Dombey  (dans  le  Dombey  and  Son  de  Dickens),  et  qui  n'a  été  trouvée  ni  moins  vraie  ni 
moins  touchante. 


806  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

comme  mon  père.  —  Et  qu'était-il,  votre  père?  —  Un  scholar  et  un 
gentleman.  )> 

Le  scholar  ne  sait  pas  encore  lire,  et  le  gentleman  est  fort  heu- 
reux de  trouver  chez  le  riche  tanneur  Abel  Fletcher,  —  le  père  du 
jeune  malade,  —  un  humble  emploi  de  charretier.  Figurez -vous 
l'enfant  de  bonne  race  chargé  d'aller  recueillir  de  ferme  en  ferme 
les  peaux  encore  saignantes  des  animaux  abattus,  et  de  ramener  à 
l'usine  ces  hideuses  dépouilles!  N'importe  :  c'est  une  industrie  régu- 
lière, honnête.  Elle  nourrit  son  homme;  John  n'en  demande  pas  da- 
vantage pour  le  moment.  L'avenir  amènera  d'autres  chances,  et  il 
s'en  fie  à  lui-même  pour  ne  les  point  laisser  perdre.  D'ailleurs  un 
sentiment  élevé  le  retiendrait,  à  défaut  de  toute  autre  considéra- 
tion, chez  Abel  Fletcher  :  c'est  l'amitié  qu'il  a  conçue  pour  le  pauvre 
enfant,  déshérité  de  la  nature,  dont  la  Providence  a  fait  l'instrument 
presque  passif  de  ce  changement  survenu  dans  sa  destinée.  John 
éprouve  pour  Phinéas  Fletcher  un  attachement  tout  à  la  fois  pater- 
nel et  fraternel;  il  le  protège  de  sa  force,  il  s'inquiète  de  le  voir  si 
maladif  et  si  frêle.  D'un  autre  côté/  il  sent  son  infériorité  d'éduca- 
tion :  il  s'étaie  des  lumières  que  son  ami  a  puisées  dans  le  com- 
merce des  livres.  Ils  se  comprennent,  ils  se  complètent;  chacun 
d'eux  se  sent  amoindri  par  l'absence  de  l'autre.  L'inégalité  de  leurs 
conditions  respectives  n'existe  pas  pour  eux  :  Phinéas  croit  ferme- 
ment à  l'avenir  de  John,  et  à  son  propre  avenir  tout  lui  défend  de 
croire.  Du  reste,  si  l'un  des  deux  mêle  quelque  raisonnement  subtil 
à  ces  effusions  sympathiques  qui  les  poussent  l'un  vers  l'autre,  ce 
n'est  certainement  pas  John  Halifax.  Un  jour  qu'il  s'apitoyait  sur 
l'état  maladif  de  Phinéas  :  —  Ne  me  plaignez  pas,  lui  répond  ce- 
lui-ci pour  le  consoler;  je  suis  au  fond  très  heureux  :  j'ai  un  bon 
père,  une  existence  paisible,  et  je  crois  que  j'ai  fini  par  trouver  ce 
qui  me  manquait,  —  un  ami. 

«  A  ce  mot,  continue  Phinéas,  il  sourit,  mais  parce  que  j'avais  souri  moi- 
même.  Je  vis  qu'il  ne  me  comprenait  pas.  Chez  lui,  comme  chez  presque 
toutes  les  natures  fortes  et  contenues,  était  une  certaine  lenteur  à  recevoir 
les  impressions  du  dehors.  A  la  vérité,  une  fois  reçues,  elles  y  sont  indélé- 
biles. Moi  qui  différais  de  lui  à  tant  d'égards,  et  entr'autres  par  la  prompti- 
tude, la  vivacité  de  mes  perceptions,  j'aimais  plutôt  en  lui  cette  résistance, 
cette  lenteur,  qui  auraient  dû  me  choquer.  Je  ne  fus  ni  blessé  ni  même  con- 
trarié qu'il  ne  parût  pas  apprécier,  comme  je  venais  de  le  lui  rendre,  tout 
ce  qu'il  était  devenu,  tout  ce  qu'il  pouvait  devenir  pour  moi.  Chaque  intona- 
tion de  sa  voix,  chaque  éclair  de  ses  yeux,  où  l'honnêteté  rayonnait,  me  révé- 
laient un  de  ces  caractères  chez  lesquels,  pour  un  seul  sentiment  qui  se  ma- 
nifeste, mille  autres  se  dissimulent  et  restent  muets:  caractères  solides  dont 
la  clé  de  voûte  peut  servir  de  base  à  toutes  les  affections,  et  dans  la  solidité 
desquels  toute  confiance  peut  être  placée.  Il  demandait  peut-être  une  longue 


LE   ROMAN   DE   FEJUME    EN   ANGLETERRE.  807 

étude  pour  être  compris;  mais  une  fois  compris,  on  comptait  sur  lui,  et  qui 
une  fois  s'y  était  fié  s'y  fiait  à  jamais.  » 

C'est  là,  remarquons-le,  le  trait  dis tinctif  du  gentleman^  une 
loyauté  inaltérable,  une  droiture  que  rien  ne  fausse.  John  Halifax 
est  appelé  à  déployer  ces  éminentes  qualités,  lorsque,  quelques  an- 
nées après  son  entrée  dans  l'usine,  où  peu  à  peu  il  s'est  élevé  au 
grade  de  commis,  éclate  une  de  ces  révoltes  que  la  famine  ramenait 
jadis  périodiquement  dans  les  districts  manufacturiers  de  la  Grande- 
Bretagne.  La  première  année  de  ce  siècle,  ou  si  l'on  veut  la  dernière 
du  siècle  passé,  fut  pour  ce  pays  prédestiné  à  tant  de  crises,  et  qui 
les  traverse  si  bien,  une  ère  de  graves  désordres.  La  force  publique 
ne  protégea  pas  toujours  ceux  qu'on  accusait  d'être  riches  contre 
ceux  qui  les  rendaient  responsables  de  la  misère  générale.  Abel 
Fletcher,  en  sa  qualité  de  quaker,  ne  pouvait  d'ailleurs  solliciter 
l'assistance  des  gens  de  guerre.  De  là.  une  situation  spécialement 
dangereuse.  John  Halifax,  l'unique  défenseur  de  l'usine  attaquée,  le 
seul  intermédiaire  entre  le  manufacturier  tenace  et  les  insurgés 
exaspérés  par  sa  résistance,  devient  l'arbitre  de  cette  lutte  impie, 
arbitre  impartial  s'il  en  fut  jamais ,  car  sa  reconnaissance  pour  son 
patron  ne  l'abuse  pas  sur  le  caractère  trop  rigide,  trop  absolu,  des 
refus  qu'il  oppose  aux  exigences  de  la  multitude  affamée,  et  d'un 
autre  côté  les  sympathies  naturelles  que  John  éprouve  pour  des 
souffrances  dont  il  a  connu  jadis  Tinsupportable  aiguillon  ne  lui 
font  pas  oublier  un  instant  que  ces  souffrances  ne  doivent  et  ne 
peuvent  jamais  trouver  leur  remède  dans  l'émeute  et  ses  dévasta- 
tions aveugles.  Il  intercède  vainement  auprès  d'Abel  Fletcher,  qui, 
plutôt  que  de  livrer  aux  riotcrs  affamés  la  farine  amoncelée  dans 
ses  greniers,  aime  mieux  la  jeter  sac  après  sac,  de  ses  propres  mains, 
dans  la  rivière  qui  fait  mouvoir  les  roues  de  sa  meunerie;  mais  enfin 
les  forces  épuisées  du  vieillard  trahissent  sa  volonté  de  ne  rien  con- 
céder à  l'impérieuse  nécessité  du  moment.  John  demeure  livré  à  ses 
propres  inspirations,  et  dans  la  fermeté  de  ses  actes,  tempérée  par 
la  modération  de  son  langage,  le  gentleman  se  retrouve  tout  entier. 
Il  est  d'ailleurs  mieux  placé  que  son  patron  pour  se  faire  écouter  de 
la  foule  irritée  :  il  a  vécu  dans  ses  rangs ,  il  ne  lui  est  ni  suspect  ni 
antipathique,  et  quand  un  des  insurgés  qui  viennent  incendier  l'u- 
sine lui  demande  s'il  a  jamais  su  ce  que  c'est  que  souffrir  la  faim, 
John  peut  répondre  en  toute  conscience  qu'il  l'a  soufferte  mainte  et 
mainte  fois,  argument  d'un  grand  poids  en  pareille  circonstance. 

L'usine  sauvée,  John  a  cessé  d'être  l'obhgé  d'Abel  Fletcher.  C'est 
bien  ainsi  que  l'entend  le  vieux  quaker,  toujours  austère  et  rude, 
mais  aussi  toujours  équitable.  Et  d'ailleurs,  cette  raison  manquât- 
elle,  l'infirmité  de  Phinéas,  son  fils  et  son  unique  héritier,  lui  ren- 
drait toujours  à  peu  près  indispensable  le  concours  de  cet  actif  et 


808  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

précieux  auxiliaire.  On  sent  s'établir  et  prendre  pied  dans  le  monde 
ce  jeune  homme  sérieux,  ferme,  inaccessible  aux  faiblesses  vul- 
gaires, et  qui,  par  l'énergie  propre  de  sa  nature,  l'élévation  de  ses 
instincts,  remonte  aux  régions  sociales  d'où  le  sort  l'avait  rudement 
précipité.  C'est  alors  que  pour  la  première  fois  une  passion  jusque- 
là  inutile,  et  par  conséquent  dédaignée,  se  fait  jour  dans  cette  exis- 
tence scrupuleusement  appliquée  à  son  but. 

Dans  une  ferme  où  Phinéas  et  John  sont  allés  ensemble  passer 
quelques  journées  de  printemps,  se  meurt  un  homme  que  les  dés- 
ordres et  les  chagrins  ont  usé  plus  que  les  années.  Auprès  de  lui 
veille  son  unique  enfant,  jeune  fille  au  front  sévère,  au  maintien 
triste  et  digne ,  réservée  en  sa  douleur,  et  comme  absorbée  par  son 
œuvre  de  dévouement  filial.  Phinéas  s'occupe  d'elle  plus  qu'elle  ne 
semble  le  désirer.  John  Halifax ,  moins  attentif  et  toujours  un  peu 
lent  en  ses  impressions,  semble  ne  pas  savoir  qu'elle  existe.  Dans 
les  relations  qui  s'établissent,  après  quelques  jours,  entre  les  quatre 
locataires  d'Enderley,  il  ne  joue  qu'un  rôle  tout  secondaire.  Il  n'est 
admis  aux  thés  de  M.  March,  —  homme  du  monde  et  gentleman^  — 
que  comme  le  compagnon  de  Phinéas  Fletcher,  fils  du  riche  négo- 
ciant; mais  il  est  de  ceux  à  qui  tout  commencement  importe  peu. 
Son  silence  expressif,  les  ménagemens  de  son  assiduité,  toujours 
opportune,  ont  déjà  favorablement  prédisposé  miss  March,  et  lorsque 
la  pauvre  jeune  fille  voit  rapidement  dépérir  le  malade  qu'elle  en- 
toure de  soins,  lorsque  la  mort  vient  frapper  entre  ses  bras  l'être  à 
qui,  depuis  des  années,  elle  se  consacrait  tout  entière,  ce  n'est  pas 
Phinéas  dont  elle  accepte  l'aide  bienveillante,  mais  inefficace  :  c'est 
John  Halifax  qui  a  le  bonheur  de  voir  agréer  ses  services,  offerts 
d'ailleurs  avec  une  délicatesse  chevaleresque. 

A  la  pensée  que  miss  March,  séparée  de  toute  sa  famille  par  les 
fautes  et  les  désordres  de  son  père,  n'a  plus  de  parens  ni  d'amis  sur 
lesquels  elle  puisse  compter,  l'âme  généreuse  de  John  Halifax  s'est 
émue.  Le  sentiment  qui  l'attirait  vers  elle  double  de  puissance.  La 
pauvreté  qu'elle  croit  et  déclare  être  son  partage  lui  semble,  à  lui, 
—  vaillamment  supportée  comme  elle  l'est,  —  la  plus  belle  et  la 
moins  périssable  des  dots.  —  «  Pauvre  miss  March!  »  s'est  écrié 
Phinéas.  «  Pourquoi  l' appelez-vous  pauvre?  reprend  John  avec  un 
peu  de  hauteur.  Elle  n'est  pas  femme  dont  il  faille  prendre  pitié. 
C'est  du  respect  qu'on  lui  doit.  Vous  le  penseriez  si  vous  l'aviez  vue 
ce  matin,  si  douce,  si  sage,  si  courageuse.  Phinéas!  —  et  ses  lèvres 
tremblaient,  —  c'est  à  une  femme  de  cette  sorte  que  songeait  Salo- 
mon  quand  il  disait  :  «  Son  prix  est  par-delà  celui  des  pierres  pré- 
cieuses. )) 

Mais  ce  joyau  qu'il  évalue  si  haut,  osera- t-il  en  ambitionner  la 
possession?  Il  n'a  que  vingt  et  un  ans.  Sa  carrière  commence  à  peine. 


I 


LE  ROMAN  DE  FEMME  EN  ANGLETERRE.  809 

11  n'est  encore  que  l'employé  d'un  maître  tanneur.  Miss  March  est 
du  monde,  elle.  Pour  aspirer  à  sa  main,  le  titre  de  gentleman  semble 
absolument  requis.  John  Halifax  sent  et  comprend  que  son  dévoue- 
ment n'a  pas  été  méconnu,  que  ses  qualités  sont  appréciées,  que 
son  affection  est  prisée  ce  qu'elle  vaut,  enfin,  pour  tout  dire  en  un 
mot,  qu'il  est  aimé.  Tout  cela  suffit-il?  Le  doute  en  Angleterre  est 
permis,  témoin  certaines  scènes  vraiment  caractéristiques.  —  Miss 
March  va  quitter  Enderley,  quelques  jours  après  les  funérailles  de 
son  père,  pour  aller  résider  à  Nortonbury,  —  la  ville  même  habitée 
par  les  Fletcher  et  par  John  Halifax ,  —  chez  des  parens  riches  et 
nobles  qui,  dans  sa  détresse,  l'appellent  auprès  d'eux.  Quand  elle 
annonce  sa  détermination  aux  deux  jeunes  gens,  c'est  d'un  air  pres- 
que joyeux  et  sans  se  douter  de  la  portée  qu'a  pour  eux  ce  parti 
décisif  : 

«  —  Je  resterai,  dit-elle,  quelques  semaines  chez  mes  parens.  Combien  de 
temps  passerez-vous  encore  à  Enderley? 

«  Je  ne  savais  au  juste  (1). 

«  —  Mais,  reprit-elle,  vous  résidez  ordinairement  à  Nortonbury...  J'espère 
bien,...  je  compte  que  vous  permettrez  à  mon  cousin,  M.  Britlivvood,  de 
vous  offrir  chez  lui  ses  remerciemens  et  les  miens  pour  les  bontés  dont  je 
vous  suis  redevable  en  ces  tristes  circonstances. 

«  Nous  ne  répondîmes  ni  l'un  ni  l'autre.  Miss  March  parut  étonnée,—  bles- 
sée, —  non,  je  dis  trop,  mécontente;  mais  son  regard,  venant  à  tomber  sur 
John,  perdit  son  expression  hautaine.  Il  redevint  humble  et  doux. 

«  —  Monsieur  Halifax,  reprit-elle,  je  ne  sais  rien  de  mon  cousin,  et  vous, 
je  vous  connais.  Me  direz-vous  en  toute  franchise,  —  vous  ne  parlez  jamais 
autrement,  —  s'il  y  a  quelque  chose  chez  M.  Brithvvood  qui  vous  rende  dés- 
agréable d'entrer  en  relations  avec  lui  ? 

a  _  C'est  lui  qui  me  regarderait  comme  indigne  de  cet  honneur.  —  Telle 
fut  la  réponse  de  John,  nettement  et  fermement  articulée. 

«  Miss  March  l'accueillit  par  un  sourire  d'incrédulité.  —  Quoi!  dit-elle, 
parce  que  vous  n'êtes  pas  des  plus  riches...  Qu'est-ce  que  cela  peut  faire?... 
C'est  assez  pour  moi  que  mes  amis  soient  des  gentlemen. 

«  —  M.  Brithvvood  et  beaucoup  d'autres  me  contesteraient  mes  droits  à 
ce  titre. 

«  Surprise,  —  et  cette  fois  un  peu  plus  que  surprise,  —  la  jeune  gentlewo- 
man  fit  un  mouvement  en  arrière.  —  Je  ne  vous  comprends  pas  tout  à  fait,* 
dit-elle. 

«  —  Permettez  donc  que  je  m'explique.  —  Et,  le  geste  involontaire  qu'elle 
venait  de  laisser  échapper  réveillant  en  lui  le  sentiment  de  sa  dignité,  il  lui 
fit  face  avec  un  mâle  orgueil.  —  Il  est  à  propos,  miss  March,  que  vous 
n'ignoriez  pas  plus  longtemps  qui  je  suis  et  ce  que  je  suis,  puisque  vous 
daignez  m'honorer  de  quelque  bienveillance.  Peut-être  eût-il  mieux  valu 
me  faire  connaître  plus  tôt;  mais  ici,  à  Enderley,  nous  vivions  sur  un  pied 
d'égalité,  de  bonne  affection... 

(1)  Le  récit  tout  entier  est  dans  la  bouche  d«  Phinéas  Fletcher. 


810  BEVUE   DES   DEUX   MONDES. 

«  —  En  effet,  je  n'en  jugeais  pas  autrement. 

«  —  Vous  me  pardonnerez  donc  de  ne  pas  vous  avoir  dit,...  ~  vous  ne 
m'interrogiez  point  et  je  n'étais  que  trop  disposé  à  l'oublier,  -—  que  nous 
ne  sommes  point  du  même  rang,  —  du  moins  la  société  ne  nous  envisage- 
t-elle  pas  comme  égaux,  —  et  je  puis  douter  que  vous-même  vouliez  nous 
accepter  désormais  à  titre  d'amis. 

«  —  Pourquoi  non  ? 

«  —  Parce  que  vous  êtes  une  gentlewoman  et  que  je  suis,  moi,  un  tra- 
desman  (1). 

«  Cet  aveu  fut  évidemment  pour  elle  un  grave  désappointement.  Il  n'en 
pouvait  être  qu'ainsi,  avec  l'éducation  qu'elle  avait  reçue.  Elle  s'assit,  ses 
longs  cils  s'abaissant  sur  ses  joues,  colorées  tout  à  coup  d'un  plus  vif  incar- 
nat, —  et  garda  un  silence  absolu. 

«  La  voix  de  John  se  raffermit,  son  accent  devint  plus  fier.  Il  ne  cherchait 
plus  ses  mots  maintenant. 

«  --  Mon  métier,  on  ne  manquera  pas  de  vous  l'apprendre  à  Nortonbury, 
est  celui  de  tanneur.  Je  suis  commis-apprenti  chez  Abel  Fletcher,  le  père 
de  Phinéas. 

«  —  Monsieur  Fletcher!...  —  Elle  leva  les  yeux  sur  moi.  Son  regard  ex- 
primait une  sorte  de  regret  triste  et  bienveillant. 

«  —Précisément...  Phinéas  est  un  peu  moins  que  moi  au-dessous  de  votre 
intérêt.  Il  est  riche,  lui;  il  a  été  bien  élevé...  J'ai  eu  à  me  former  moi- 
même...  Il  y  a  six  ans,  et  pas  davantage,  que  je  débarquais  à  Nortonbury 
comme  un  petit  mendiant...  Non,  cependant,  pas  ainsi...  Ou  je  travaillais, 
ou  je  me  passais  de  manger. 

«  L'accent  passionné  de  ses  paroles  força  pour  ainsi  dire  miss  March  à 
lever  les  yeux,  mais  elle  les  baissa  presque  aussitôt. 

«  —  Oui;...  Phinéas  me  trouva  dans  une  ruelle,  —  mourant  de  faim... 
Nous  étions  à  la  pluie,  en  face  de  la  maison  du  maire...  Une  petite  fille,  — 
vous  la  connaissez,  miss  March,  —  vint  sur  le  seuil  de  la  porte  et  me  jeta 
un  morceau  de  son  pain. 

«  Pour  le  coup  elle  tressaillit  :  —  Quoi!  s'écria-t-elle,  c'était  vous? 

«  —  C'était  moi. 

«  John  se  tut  ensuite  un  instant.  Quand  il  reprit  la  parole,  ce  fut  du  ton 
le  plus  doux  et  le  plus  pénétré.  ■—  Je  n'ai  jamais  oublié  cette  enfant.  Bien 
des  fois,  à  l'heure  où  le  mal  me  tentait,  son  souvenir  m'a  remis  dans  la 
bonne  voie,...  le  souvenir  de  sa  douce  figure  et  de  sa  compatissante  bonté!» 

Cette  bonté  qui  a  laissé  un  si  durable  souvenir  à  John  Halifax  avait 
failli  coûter  cher  à  miss  March.  En  lui  arrachant  brusquement  le 
couteau  dont  elle  s'était  servie  pour  partager  son  pain  avec  le  petit 
malheureux  qui  passait  devant  elle,  une  domestique  maladroite  lui 

(1)  Tradesman,  mot  à  mot  :  homme  de  métier,  un  homme  qui  gagne  sa  vie  à  travail- 
ler. Le  gentleman  et  la  gentlewoman,  par  opposition,  sont  de  condition  oisive  et  sub- 
sistent d'un  revenu  indépendant;  ils  sont  du  monde  et  conventionnellement  ont  droit 
à  certains  égards  ;  le  tradesman  n'en  est  pas ,  et  il  serait  en  bien  des  occasions  aussi 
déplacé  de  lui  accorder  tel  ou  tel  privilège  de  courtoisie  que  de  le  refuser  aux  gens  de 
la  classe  réputée  libro  par  exception.  *" 


LE    ROMAN   DE    FEMME    EN   ANGLETERRE.  811 

a  fait  une  profonde  entaille  au  poignet.  La  jeune  fille  porte  encore 
la  cicatrice  de  cette  blessure.  John,  avant  de  la  quitter,  —  et  pour 
jamais,  à  ce  qu'il  croit,  —  lui  demande  pour  faveur  unique  de  con- 
templer un  moment  cette  marque  qui  est  pour  lui  comme  un  stig- 
mate sacré.  Il  saisit  la  main  blessée  qu'elle  lui  laisse  prendre  dans 
un  moment  d'inexprimable  émotion,  et  ses  lèvres  se  posent  un  in- 
stant sur  la  trace  ineffaçable  de  leur  première  rencontre. 

Il  ne  faut  pas  croire  que  ce  soit  là  un  baiser  de  fiançailles.  Les  ro- 
mans de  miss  Mulock  ne  vont  pas  si  vite  en  besogne.  John  Halifax 
sait  que  miss  March  le  préférerait  à  bien  d'autres,  si  elle  pouvait  le 
regarder  comme  du  même  monde  qu'elle;  mais  il  sait  aussi  que  les 
barrières  qui  s'élèvent  entre  elle  et  lui  sont  à  peu  près  infranchis- 
sables. 11  le  sait,  cherche  sincèrement  à  l'oublier,  se  plonge  dans  le 
travail  comme  dans  les  eaux  du  Léthé,  chasse,  repousse  de  bonne 
foi  l'image  importune  et  chérie,  mais  tout  cela  vainement,  jusqu'au 
jour  où  il  se  trouve  tout  à  coup  rapproché  de  miss  March,  qui  chez 
ses  riches  parens  mène  une  existence  contraire  à  ses  goûts,  parmi 
des  êtres  qu'elle  ne  saurait  estimer.  Son  cousin  Brithwood  est  un 
de  ces  hommes  que  la  fortune  a  gâtés  de  bonne  heure,  et  dont  l'im- 
portance provinciale  a  développé  l'orgueil  aristocratique.  Sa  cousine, 
lady  Caroline  Ravenel,  jeune,  vive,  aimable  et  bonne,  élevée  à  la 
cour  de  Naples  par  la  célèbre  lady  Hamilton,  est  d'une  légèreté  de 
principes  qui  doit  tôt  ou  tard  la  compromettre  et  peut-être  la  per- 
dre. Les  mœurs  grossières  de  son  mari  la  révoltent,  et  c'est  à  peine 
si  elle  cache  le  mépris  qu'elle  ressent  pour  ce  grand  homme  de  pe- 
tite ville. 

C'est  un  caprice  de  cette  jeune  coquette  qui  appelle  John  Halifax 
dans  les  salons  ouverts  par  M.  Brithwood  à  l'aristocratie  du  comté. 
Elle  l'invite  à  titre  de  Uon^  car  le  rôle  qu'il  a  joué  dans  les  émeutes 
de  Nortonbury  l'a  rendu  populaire;  appelé  à  Londres  par  M.  Pitt,  qui 
a  ouvert  une  espèce  d'enquête  sur  ces  troubles  passagers,  sa  dépo- 
sition claire,  ferme,  impartiale,  a  été  remarquée  du  ministre  et  ci- 
tée dans  les  journaux.  John  est  donc  une  sorte  de  personnage.  Seu- 
lement, s'il  était  tenté  de  se  prendre  trop  au  sérieux,  il  doit  s'attendre 
à  voir  se  dresser  devant  lui  le  mépris  mal  déguisé,  l'hostilité  à  peine 
contenue  des  patriciens  auxquels  il  va  se  trouver  mêlé.  C'est  ce  qui 
ne  manque  pas  d'arriver.  M.  Brithwood  éprouve  un  secret  dépit  à 
voir  entrer  chez  lui,  sous  le  patronage  de  la  moqueuse  étourdie  qu'il 
a  pour  femme,  un  héros  de  tannerie.  Ses  hôtes  partagent  sa  sur- 
prise et  son  mécontentement.  Le  vide  se  fait  autour  de  Phinéas  et  de 
John,  venus,  —  on  devine  bien  pourquoi,  —  dans  ce  monde  où  ils 
sont  regardés  à  peu  près  comme  des  parias.  Lady  Caroline  seule, 
après  un  moment  d'hésitation,  a  pris  son  parti.  V homme  du  peuple, 
—  c'est  ainsi  qu'elle  envisage  et  nomme  John  Halifax,  —  s'est  pré- 


812  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

sente  à  elle  avec  plus  d'aisance  et  de  grâce  qu'elle  ne  lui  en  aurait 
supposé.  Elle  se  plaît  bientôt  à  sa  causerie  simple  et  sérieuse.  Le 
difficile  est  de  présenter  officiellement  cet  «  homme  de  rien  »  à  son 
vaniteux  époux.  En  effet,  dès  que  John  Halifax  lui  est  nommé,  le 
brutal  squircy  qui  jusqu'alors  avait  fermé  les  yeux  sur  la  présence 
des  deux  intrus,  se  croit  tenu  de  faire  «  une  exécution.  »  Les  termes 
peu  ménagés  dont  il  se  sert  provoquent  de  la  part  de  John,  insulté 
sous  les  yeux  de  miss  March,  des  réponses  irritées  qui  peu  à  peu 
font  dégénérer  en  une  véritable  scène  cette  simple  altercation.  Un 
moment  vient  où  les  lèvres  de  Brithwood  laissent  échapper  une 
insulte  qui  froisse  du  même  coup  deux  cœurs  généreux  : 

«  Ursula  March  traversa  le  salon  et  saisit  le  bras  de  Brithwood  :  —  Mon 
cousin,  lui  dit-elle,  ce  gentleman  ne  doit  pas  être  traité  devant  moi  autre- 
ment qu'en  gentleman.  Mon  père  lui  a  dû  plus  d'un  service. 

«  —  Au  diable  votre  père! 

«  La  main  droite  de  John  sortit  à  l'instant  même  du  gilet  où  il  l'avait  jus- 
que-là tenue  emprisonnée.  Elle  s'abattit  sur  l'épaule  du  riche  et  noble  manant. 

«  —  Taisez-vous!  lui  dit-il...  Vous  éviterez  un  malheur. 

«  Brithwood  se  dégagea  de  l'étreinte,  se  retourna  vivement,  et  frappa  John  : 
fatale  insulte,  la  plus  grave  de  toutes  celles  qu'un  homme  peut  infliger  à  un 
autre  homme,  et  qui,  à  cette  époque  surtout,  ne  se  lavait  qu'avec  du  sang! 

«  John  chancela.  Pendant  un  moment,  je  crus  qu'il  allait  se  jeter  sur  son 
adversaire  et  l'étendre  d'une  seule  atteinte  à  ses  pieds;  mais  il  ne  le  fit  point, 
il  ne  rendit  pas  coup  pour  coup. 

«  Quelqu'un  se  prit  à  dire  :  —  Il  ne  se  bat  point,  c'est  un  quaker. 

«  —  Non,  répondit-il,  toujours  immobile  et  debout.  Seulement  son  visage 
était  d'une  pâleur  de  spectre,  et  sa  voix  rauque  avait  d'étranges  intonations. 
Non!...  je  suis  un  chrétien. 

«  C'était  là  une  doctrine  nouvelle;  familière  peut-être  aux  oreilles  des 
chrétiens  de  Nortonbury,  elle  n'avait  guère  été  pratiquée  par  aucun  d'eux. 
Personne  n'imagina  de  lui  répondre.  Ils  ouvraient  tous  de  grands  yeux  et 
le  contemplaient  en  silence.  Deux  ou  trois  s'écartèrent  avec  des  sourires 
méprisans  et  en  levant  les  épaules.  Ursula  March  lui  tendit  une  main  amie. 
John  la  prit,  et  le  calme  se  fit  en  lui  à  l'instant  même. 

«  Alors  on  entendit  murmurer  ces  mots  :  —  M.  Brithwood  quitte  la  maison. 

«  —  Qu'il  s'en  aille  !  s'écria  miss  March,  dont  la  colère  éclatait  encore  dans 
ses  regards. 

«  —Pas  ainsi,...  cela  ne  doit  pas  être...  Il  faut  que  je  lui  parle...  Per- 
mettez... 

«  Et  John,  se  dégageant  doucement  de  la  main  qui  le  retenait  encore,  alla 
droit  à  son  brutal  antagoniste  :  —  Monsieur,  lui  dit-il,...  je  vous  supplie  de 
rester  chez  vous...  Je  me  retire  à  la  minute  même...  Et  pour  autant  que 
cela  peut  dépendre  de  moi,  nous  ne  nous  retrouverons  plus  en  face  l'un  de 
l'autre.  » 

John  Halifax  sort  effectivement,  laissant  son  adversaire  fort  ébahi, 
tout  le  monde  fort  interdit,  et  les  femmes  dans  une  véritable  admi- 


LE  ROMAN  DE  FEMME  EN  ANGLETERRE.  813 

i-n-tion.  Il  faut  croire  que,  dès  cette  époque  un  peu  reculée,  les  chré- 
tiiennes  de  Nortonbury  avaient  devancé  «  leurs  frères  »  de  l'autre 
sexe,  et  pressenti  les  progrès  moraux  qui  font  de  nos  jours  regar- 
der le  duel  comme  une  absurdité  criminelle.  Nous  ne  prêcherions  pas 
volontiers  la  thèse  contraire,  et  cependant  nous  aurions  eu  quelque 
peine  à  oser,  comme  miss  Mulock,  faire  briller,  étrange  auréole,  sur 
le  front  d'un  parfait  gentleman^  ce  soufflet  impuni  qui  étonne  notre 
logique,  prise  à  court. 

Qu'après  un  épisode  aussi  dramatique,  la  main  d'Ursula  March, 
—  cette  main  tendue  si  à  propos,  —  soit  tombée  défmitivement  dans 
celle  de  John  Halifax,  il  n'y  a  pas  là  de  quoi  surprendre.  En  se  ma- 
riant ,  nos  deux  amoureux  foulent  également  aux  pieds  les  inspira- 
tions de  leur  orgueil,  car  si  miss  March  déchoit  du  rang  social  qu'elle 
occupait  jusqu'alors,  John,  de  son  côté,  s'expose  à  voir  mal  inter- 
préter l'amour  qu'il  a  professé  pour  une  jeune  fdle  beaucoup  plus 
triche  que  lui.  Miss  March  était,  en  vertu  d'une  substitution  qu'elle 
ignorait,  ce  qu'on  appelle  «  une  héritière.  »  Heureusement  le  ciel 
vient  en  aide  à  notre  gentleman.  La  fortune  d'Ursula  est  déposée 
chez  son  cousin,  qui  est  aussi  quelque  peu  son  tuteur.  Désapprou- 
vant la  mésalliance  de  sa  pupille,  M.  Brithwood  saisit  ce  prétexte 
>de  ne  point  lui  payer  sa  dot  :  un  procès  l'y  contraindrait;  mais,  dans 
*des  circonstances  pareilles,  un  procès  serait  indigne  d'un  homme 
bien  né.  John  Halifax  ne  songe  même  pas  à  l'intenter.  H  est  trop 
:îieureux  de  prouver  à  sa  femme  d'abord,  puis  aux  méchans  esprits 
'4e  Nortonbury,  qu'aucune  vue  d'intérêt  n'a  souillé  ses  rêves  d'a- 
mour, trop  heureux  d'associer  complètement  à  sa  destinée  celle  qu'il 
z.  choisie  pour  compagne,  trop  heureux  qu'elle  vive  uniquement  de 
son  travail  et  lui  doive  tout  le  bien-être  dont  il  s'efforce  de  l'entou- 
rer. Dans  leur  humble  cottage^  au  prix  de  cette  dot  sacrifiée,  aucun 
de  ces  riches  parens  ne  viendra  troubler  leur  union  bénie.  La  belle 
lady  Caroline  elle-même  voudrait  vainement  y  frapper.  Si  reconnais- 
sant qu'il  soit  des  bontés  qu'elle  a  eues  pour  lui,  John  sait  fort  bien 
lui  interdire  tout  commerce  d'amitié  avec  sa  femme,  et  bien  lui  en 
prend,  car,  égarée  par  sa  vanité,  trompée  par  un  séducteur  de  pro- 
fession ,  Caroline  perd  peu  à  peu  tous  ses  droits  à  la  considération 
publique.  La  main  de  John  Halifax  l'a  retenue  un  instant  au  bord  de 
l'abîme  où  elle  va  tomber.  Cette  main  charitable  la  relève  plus  tard, 
lorsque,  pauvre,  vieille,  à  peu  près  idiote,  il  peut  sans  inconvénient 
l'abriter  sous  son  toit  hospitalier. 

A  ce  moment,  John  Halifax  a  parcouru  presque  toute  la  carrière 
dont  nous  venons  de  voir  les  débuts.  Armé  de  cette  ténacité  virile 
qui,  renouvelant  les  miracles  de  l'ancienne  foi,  «  transporte  les 
montagnes  et  des  collines  fait  des  vallées,  )>  il  a  lutté,  heureuse- 
ment lutté  contre  les  crises  industrielles  qui  menacent  périodique- 


8i/l  BEVUE    DES    DEUX   MONDES. 

nient  les  intrépides  manufacturiers  de  la  Grande-Bretagne.  Il  a  vu 
tour  à  tour  des  jours  de  succès  suivis  de  lendemains  désastreux.  11  a 
joué  son  va-tout  sur  l'avènement  de  cette  force  nouvelle  que  la  va- 
peur promettait,  et  qu'elle  a  donnée,  non  sans  ruines.  Abel  Fletcher 
est  mort,  lui  léguant  Phinéas,  qui  vieilli  tau  foyer  de  son  ami  comme 
le  lierre  vieillit  enroulé  au  tronc  du  chêne  robuste.  Nous  voyons 
naître  et  mourir  quelques-uns  des  enfans  qu'Ursula  March  donne  à 
John  Halifax.  Nous  voyons  l'industriel  influent  courtisé,  aux  jours 
de  luttes  électorales,  par  ces  mêmes  lords,  ces  mêmes  baronets.^ 
qui  jadis  le  regardaient  de  si  haut.  Nous  le  voyons  pratiquer  en  vrai 
gentleman  les  devoirs  civiques,  et,  à  force  d'énergie,  arracher  à  un 
rotten-horough  une  élection  libre.  Finalement,  après  bien  des  tra- 
verses et  quelques  triomphes,  bien  des  fatigues  et  quelques  joies, 
John  Halifax,  gentleman  bien  avéré,  tenu  pour  tel  par  les  plus  an- 
ciennes et  les  plus  altières  familles  du  comté,  avec  lesquelles  ses  en- 
fans  se  sont  unis  par  des  alliances  inespérées,  rend  paisiblement  son 
âme  à  Dieu,  certain  soir  d'été,  en  face  du  soleil  couchant,  sans  autre 
symptôme  de  maladie  que  la  fatigue  extrême  sous  laquelle  succom- 
bent fréquemment,  arrivés  au  bout  du  sillon,  ces  taureaux  labo- 
rieux qui  ont  donné  à  la  race  anglo-saxonne  son  nom  familier.  Ur- 
sula, sa  compagne  dévouée,  lui  survit  à  peine  quelques  heures. 
Phinéas  Fletcher  demeure  après  eux  pour  graver  leur  épitaphe  et 
raconter  leur  vie  exemplaire. 

n  ne  faut  pas  être  bien  expert  en  matière  de  romans  pour  devi- 
ner le  défaut  essentiel  de  celui-ci,  défaut  qu'il  partage  avec  la  plu- 
part de  ceux  qu'on  pourrait  appeler  ((  biographiques.  »  L'unité  d'ac- 
tion, la  concentration  d'intérêt  leur  faisant  dé/*aut,  ils  vivent  surtout 
par  le  détail.  Le  détail,  sans  cesse  appliqué  à  des  événemens  du 
même  ordre,  épisodes  d'enfance,  passions  du  jeune  âge,  catastrophes 
d'usine  ou  d'atelier,  noces,  baptêmes,  enterremens,  entraîne  à  d'iné- 
vitables redites,  à  une  sorte  de  bavardage  minutieux  dont  tout  l'art 
imaginable  ne  saurait  toujours  déguiser  l'inanité.  Les  personnages 
épisodiques  font  foule  dans  les  ouvrages  ainsi  conçus  ;  ils  distraient, 
éparpillent,  épuisent  parfois  l'attention.  Les  situations  s'esquissent 
trop  vite  ou  se  prolongent  au-delà  de  toute  équité  proportionnelle. 
Dans  le  premier  cas,  le  lecteur  est  déçu;  dans  le  second,  il  ressent 
une  sorte  de  lassitude  et  d'alanguissement  qui  ressemblent  fort  à  de 
l'ennui.  Tels  sont  les  périls  du  roman-biographie.  Miss  Mulock  ne 
les  a  pas  tous  évités  dans  John  Halifax,  et  néanmoins  elle  y  dé- 
ploie des  ressources  très  variées.  Les  épisodes  successifs  sont  adroi- 
tement enchaînés,  les  caractères  soutenus,  et  la  personnalité  mé- 
lancolique de  Phinéas  Fletcher  explique  l'espèce  de  clair-ohscur  qui 
atténue  dans  ce  long  récit,  dont  il  est  le  narrateur  fictif,  l'ensemble 
des  couleurs  et  des  effets. 


LE  ROMAN  DE  FEMME  EN  ANGLETERRE.  815 

John  Halifax  n'est, —  pour  parler  le  langage  des  ateliers,  — 
qu'une  répétition^  très  heureusement  réussie,  d'un  des  romans  an- 
térieurs de  miss  Mulock.  Dans  ce  dernier,  The  liead  ofthe  Family^ 
l'intérêt  s'attache  à  un  personnage  presque  du  même  ordre  que 
l'ouvrier  tanneur  devenu  gentleman.  Au  début  du  récit,  le  profes- 
seur Grœme  vient  de  mourir.  Il  a  péri  sur  une  terre  lointaine ,  vic- 
time d'une  de  ces  expéditions  scientifiques  qui  ont  honoré  les  pre- 
mières années  du  siècle.  Ninian  Grœme,  son  fds  aîné,  reste  le  seul 
chef,  le  protecteur  unique  d'une  famille  nombreuse.  C'est  une  scène 
assez  frappante  que  celle  où,  assis  en  face  de  l'aînée  de  ses  sœurs, 
la  seule  dont  il  puisse  espérer  quelque  assistance,  il  cherche  avec 
elle  à  sonder  l'avenir,  et  se  demande  comment  s'élèveront  tous  ces 
enfans,  jusqu'alors  soutenus  par  les  ressources  que  la  mort  du  sa- 
vant professeur  vient  de  tarir  tout  à  coup.  Ces  soucis  paternels 
soudainement  dévolus  à  un  jeune  homme,  la  dure  nécessité  où  il 
•est  de  sacrifier  tous  ses  goûts,  toutes  ses  espérances,  et  d'accepter, 
quelque  odieux  qu'il  lui  soit,  un  métier  immédiatement  lucratif, 
nous  remettent  en  mémoire  les  ambitions  secrètes  de  John  Halifax 
et  le  dégoût  que  lui  inspire  sa  vulgaire  industrie.  Ninian  se  résigne 
comme  John  à  une  lutte  inévitable.  Une  voiture  s'arrête  à  la  porte. 
Six  enfans  en  descendent  :  Esther  et  Ruth,  Edmund  et  Christina, 
Reuben  et  Charles.  Tous  se  rangent  en  cercle  autour  du  foyer.  Un 
grand  fauteuil  en  occcupe  le  coin.  C'est  là  que  s'asseyait  le  père;  ce 
fauteuil  reste  vide.  A  jNinian  maintenant  d'y  prendre  place.  Quel  trôi^e 
hérissé  d'épines! 

Et  ce  n'est  pas  tout.  Parmi  ces  têtes  blondes  et  brunes  se  glisse 
une  charmante  petite  pensionnaire  anglaise,  orpheline  de  mère,  et 
■dont  le  père,  absorbé  par  de  lointaines  spéculations,  ne  prend  au- 
cun soin.  Hope  Ansted,  —  c'est  son  nom,  —  petite  quakeresse  aux 
yeux  baissés,  aux  pas  furtifs,  au  doux  parler,  devient  bientôt,  entre 
tous  ces  enfans,  la  préférée  du  jeune  chef  de  famille.  Il  a  trente  et 
un  ans;  elle  en  a  dix-huit.  Cette  différence  d'âge,  —  énorme  en  An- 
gleterre, à  ce  qu'il  paraît,  —  lui  cache  à  lui-même  la  nature  de  cette 
affection  qu'il  ne  sait  pas  se  définir,  mais  qui  peu  à  peu  l'envahit  et 
le  domine.  Hope  devient  par  degrés,  —  et  ces  degrés  sont  marqués 
avec  une  délicatesse  infinie,  —  l'astre  voilé  de  l'existence  aride  et 
monotone  à  laquelle  Ninian  est  condamné.  Il  croit  l'aimer  comme 
un  père,  comme  un  frère  aîné;  il  n'ose  de  longtemps  s'avouer  qu'elle 
est  pour  lui  mieux  qu'une  sœur,  mieux  qu'une  fille.  Plus  franc  avec 
lui-même,  moins  défiant,  moins  timide,  il  aurait  toute  chance  d'être 
aimé  comme  il  aime.  Le  cœur  naïf  de  la  belle  enfant,  déjà  vivement 
ému  de  reconnaissance,  s'ouvrirait  sans  peine  à  un  sentiment  plus 
tendre;  mais  Ninian  Grœme  a  devant  lui  une  vie  si  chargée  de  de- 
voirs, si  pleine  de  soucis  divers,  si  absorbée  en  de  fatales  abnéga- 


816  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

tions,  qu  il  n'oserait  peut-être,  alors  même  qu'il  aurait  l'espoir  d'être 
accepté  par  Hope,  l'associer  au  partage  de  tant  de  dévouement. 

Le  grand  intérêt  du  livre  est  justement  dans  le  développement 
mystérieux  de  cette  passion,  sans  cesse  contrariée,  et  dont  celle  qui 
en  est  l'objet  n'aura  que  bien  plus  tard  la  révélation  inattendue. 
Hope  Ansted,  secrètement  aimée  de  son  tuteur,  inspire  aussi  une 
vive  passion  à  un  jeune  noble  irlandais  de  mœurs  très  légères,  qui,, 
sous  divers  noms,  promène  de  ville  en  ville  son  élégance  séductrice, 
sa  vivacité  spirituelle,  ses  enthousiasmes  faciles  et  passagers.  11  a. 
déjà  sur  la  conscience  la  perte  d'une  pauvre  fille  des  Highlands, 
Rachel  Armstrong,  dont  il  a  fasciné  l'esprit  crédule  et  trompé  la 
loyauté  par  un  mariage  à  la  validité  duquel  elle  a  tout  lieu  de  croire, 
mais  dont  les  preuves  lui  ont  été  adroitement  soustraites.  Hope  An- 
sted, enlevée  par  son  père  à  la  surveillance  de  Ninian  Grœme,  est 
exposée,  presque  sans  défense,  aux  entreprises  de  cet  habile  et 
opulent  libertin.  Nul  doute  que,  moins  protégée  par  sa  pureté  na- 
tive, elle  ne  succombât  à  son  tour.  Ne  pouvant  triompher  de  ses  ré>- 
sistances  à  moindre  prix,  Ulverston  finit  pourtant  par  l'épouser,  elle 
aussi.  Cette  fois  il  se  prend  à  son  propre  piège.  Il  se  croyait  libre ,^ 
et  devient,  aux  yeux  de  la  loi,  passible  des  peines  sévères  que  pro- 
voque la  bigamie.  Hope  Ansted,  qu'il  regardait  comme  sa  femme,  et 
qui  du  reste  ne  l'a  épousé  que  par  dévouement  filial,  se  trouve  un 
beau  jour  sans  état  légal,  mère  d'un  enfant  illégitime.  La  vraie  mis- 
tress  Ulverston  est  cette  Rachel  Armstrong,  que  le  désespoir  avait 
d'abord  rendue  folle,  et  qui  depuis,  revenue  à  la  raison,  a  cherché 
l'oubli  de  ses  longs  chagrins  dans  le  culte  des  arts.  Sous  un  nom 
d'emprunt,  elle  est  devenue  une  des  célébrités  dramatiques  de  l'An- 
gleterre... Après  cette  fatale  découverte,  Hope  se  réfugie,  colombe 
effarouchée,  dans  le  sein  de  la  famille  où  s'écoulait  naguère  son  heu- 
reuse enfance.  Les  bras  de  «  son  frère  »  INinian  lui  sont  ouverts. 
Elle  s'y  précipite  comme  dans  le  plus  sûr  abri  qu'elle  ait  au  monde. 
Une  nouvelle  ère  de  souffrance,  —  alors  qu'il  croyait  épuisée  la 
longue  série  de  ses  sacrifices,  —  va  recommencer  pour  le  généreux 
Grœme.  Cet  amour,  violemment  refoulé  jadis  et  sur  les  flammes  du- 
quel plusieurs  années  de  séparation  avaient  amoncelé  leurs  froides 
cendres,  cet  amour  renaîtra  sans  doute.  Il  faudra  combattre,  lutter 
encore,  alors  que  le  chef  de  famille  a  pu  espérer,  ses  sœurs  éta- 
blies, ses  frères  devenus  hommes,  que  le  temps  du  repos  était  enfin 
arrivé  pour  lui. 

Appréhensions  heureusement  vaines  :  Ulverston,  menacé  par  Ra- 
chel d'un  procès  scandaleux,  veut  s'y  soustraire  en  quittant  l'Angle- 
terre. Au  moment  de  s'embarquer,-  il  tombe  dans  la  mer  du  haut 
d'une  jetée  en  construction,  et  meurt  à  la  suite  de  cette  noyade 
incomplète  dans  les  bras  de  Rachel  Armstrong,  jusqu'alors  impla- 


\  LE  ROMAN  DE  FEMME  EN  ANGLETERRE.  817 


^P  perfide  à  qui  elle  venait  de  pardonner.  Cette  mort  et  celle  de  l'en- 
fant de  Hope  Ansted  préparent  un  dénoûment  qu'on  devine.  Hope, 
consolée  peu  à  peu  et  plus  que  jamais  liée  à  a  son  frère  »  par  les 
soins  qu'il  prend  d'elle,  les  bienfaits  dont  il  la  comble,  finira  par  com- 
prendre de  quel  ordre  est  l'affection  qu'il  lui  a  vouée  dès  sa  première 
jeunesse.  Et  le  jour  où  Ninian,  resté  seul  avec  sa  sœur  aînée  dans 
la  maison  d'où  leurs  «  enfans  »  se  sont  envolés  l'un  après  l'autre,  se 
verra  sur  le  point  d'être  abandonné  par  ce  dernier  membre  de  la  fa- 
mille dont  il  était  le  chef,  ce  jour-là,  que  fera  la  douce  et  reconnais- 
sante Hope  Ansted? 

Un  enfant  est  né  à  la.  plus  jeune  des  filles  qu'a  successivement 
mariées  le  sage  et  laborieux  Ninian;  on  le  baptise,  et,  pour  cette 
journée  heureuse,  Hope  vient  enfin  de  quitter,  après  des  années,  ses 
vêtemens  de  deuil.  Le  soir  est  consacré  à  des  joies  si  vives,  si  tur- 
bulentes, qu'elles  effarouchent  le  a  chef  de  la  famille,  »  ce  vieillard 
précoce  dont  le  front  s'est,  avant  l'âge,  couronné  de  cheveux  gris. 
{  Il  est  réfugié  dans  son  cabinet,  un  livre  à  la  main,  quand  un  léger 
coup  frappé  à  la  porte  le  fait  subitement  tressaillir,  comme  jadis. 
C'est  que  Hope  s'annonçait  ainsi  autrefois,  quand  elle  venait,  en 
toute  innocence ,  offrir  son  front  candide  aux  baisers  fraternels  de 
son  tuteur,  et  c'est  elle  en  effet  qui  apparaît  sur  le  seuil.  Elle  veut 
proposer  à  Ninian  de  partager  sa  solitude  après  le  départ  de  Lind- 
say,  la  sœur  aînée.  Ninian  d'abord  ne  répond  rien.  Ses  yeux  plon- 
;  gent  dans  ceux  de  Hope,  et  n'y  trouvent  que  l'expression  naïve 
d'une  bonne  et  douce  pensée;  rien  de  moins,  rien  de  plus.  Aussi 
n'accepte-t-il  pas  le  plan  de  vie  qu'elle  lui  déroule. 

«  —  Non,  Hope,...  répondit-il  enfin;  vous  ne  savez  pas  ce  que  vous  me 
demandez...  Ceci  ne  saurait  être... 

«  Son  accent  grave  et  froid  effraya  presque  la  douce  femme  qui  venait 
'  lui  apporter  cette  cordiale  requête.  —  Pourquoi  non?  ajouta-t-elle  cepen- 
dant d'un  air  intimidé. 

«  —  Se  peut-il  vraiment  que  vous  ne  le  sachiez  pas? 

«  En  ce  moment  sans  doute,  elle  entrevit-'comme  un  rayon  avant-coureur 
de  la  vérité,  car  une  teinte  rosée  vint  animer  ses  joues.  Ninian  continua, 
poussé  par  une  sorte  de  désespoir  aventureux  :  —  Ne  voyez-vous  pas  que  le 
monde  a  des  idées  différentes  des  vôtres,  et  que,  si  Lindsay  s'en  va,  vous 
ne  sauriez  demeurer  ici  seule  avec  moi,...  vous  qui  n'êtes  pas  ma  sœur? 

«  La  rougeur  de  Hope,  désormais  plus  marquée,  s'étendit  de  ses  joues  à 
son  front  et  à  son  cou,  qui  se  teignirent  du  pourpre  le  plus  vif.  S'il  l'avait  vue 
ainsi!  mais  il  avait  posé  sa  main  sur  ses  yeux.  Ceux  de  Hope,  au  bout  d'un 
instant,  se  levèrent  vers  lui.  Une  expression  nouvelle  les  animait  :  réserve 
mêlée  de  quelque  souffrance  et  aussi  de  quelque  sentiment  plus  intime, 
enfoui  plus  avant  que  les  deux  autres.  —  Il  me  faudra  donc  partir?  dit-elle. 

52 


I 


TOME     XXV. 


818  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Ninian  ne  répondit  pas.  Dans  le  son  de  cette  voix  chérie  et  surtout  dans 
l'espèce  d'agonie  où  il  sentait  son  cœur  se  débattre,  quelque  chose  l'aver- 
tissait que  sa  destinée  touchait  à  une  crise  décisive.  A  partir  du  moment  qui 
allait  suivre,  c'en  serait  fait  des  rapports  purement  fraternels  qui  jusque-là 
les  avaient  unis.  Hope  ajouta,  sur  un  ton  encore  moins  assuré  :  —  Peut-être 
en  effet  vaut-il  mieux  que  je  m'en  aille...  J'ai  été  pour  vous  un  pesant  far- 
deau,... un  pénible  souci,...  et,  bien  que  vous  ne  soyez  pas  mon  frère,  mon 
vrai  frère,...  vous  vous  êtes  montré  pour  moi  tout  aussi  dévoué,...  peut-être 
plus,...  qu'un  frère  n'eût  pu  l'être...  Dieu  vous  accorde  ses  bénédictions! 

«  Sa  voix  tremblait  ;  elle  semblait  lutter  contre  les  larmes  qui  montaient 
à  ses  yeux.  Cependant  il  se  taisait  encore,  et  le  silence  où  il  s'obstinait  la 
refoula  dans  une  tranquillité  apparente.  Elle  sembla  vouloir  se  lever  pour 
quitter  le  cabinet.  —  Je  ne  vous  occuperai  pas  plus  longtemps,  lui  dit-elle  ; 
seulement,  dès  que  vous  aurez  un  peu  de  loisir,  je  réclamerai  vos  bons  avis, 
vos  conseils  fraternels,  sur  ce  qu'il  me  reste  à  faire.  Vous  me  direz  com- 
ment je  dois  arranger  ma  vie,  s'il  faut  me  vouer  à  l'éducation,  m'offrir 
comme  dame  de  compagnie,...  bref  la  ligne  de  conduite  que  j'ai  à  tenir. 

«  —  Ah!  taisez-vous,..,  taisez-vous!...  s'écria-t-il  avec  un  gémissement 
sourd  et  la  main  tendue  vers  elle ,  bien  qu'en  même  temps  il  détournât  la 
tête. 

«  Hope,  à  ce  moment,  perdit  courage.  —  Ah!  le  méchant  monde,  frère, 
que  celui  où  nous  vivons  !  Moi  qui  comptais  demeurer  à  jamais  sous  votre 
garde,...  moi  qui  étais  si  heureuse  sous  votre  toit!... 

«  Ninian  serra  étroitement  la  main  qu'il  tenait  déjà.  Il  la  regarda  bien  en 
face  et  dit  :  —  Si  vous  le  voulez,  Hope,  il  n'est  qu'un  moyen... 

«  Elle  devinait  bien,  —  quelle  femme  s'y  fût  trompée?  —  ce  qu'il  voulait 
dire;  mais,  si  les  mots  étaient  clairs  pour  elle,  la  pensée  qui  les  avait  dictés 
restait  enveloppée  de  doute.  Elle  pâlit,  et  laissa  retomber  la  main  qu'il  lui 
avait  tendue. 

«  —  Je  comprends,...  dit  Ninian  avec  lenteur;  vous  sentez,  et  je  m'en 
doutais,  que  cela  est  impossible...  Pardonnez-moi  donc... 

«  Il  y  eut  là  un  long  silence  ;  Hope  le  rompit  à  la  fin.  —  J'ignore  ce  que 
j'aurais  à  vous  pardonner,  lui  dit -elle;  c'est  moi  qui,  à  plus  juste  titre, 
aurais  pu  vous  adresser  cette  prière...  Je  sais  ce  qu'il  y  a  de  noble  et  de 
généreux  dans  ces  mots  que  vous  venez  de  prononcer...  Après  tant  de  sacri- 
fices que  je  vous  ai  déjà  coûtés,  vous  m'offrez  encore  ce  dernier...  Vous 
vous  sacrifieriez  vous-même  à  mon  bien-être  et  à  mon  repos... 

«  Ninian  tressaillit  comme  hors  de  lui. 

«  —  Ah!  continua- t-elle,  ne  me  dites  rien...  Je  sais  qu'il  en  est  ainsi;  mais 
dois-je  accepter  une  telle  abnégation?...  Non,  un  honnête  homme  ne  voudra 

jamais  se  dégrader  en  donnant  son  nom  à  une  femme  comme  moi — 

Et  sa  voix  devenait  plus  tremblante.  —  Vous  moins  que  tout  autre,  vous,  le 
meilleur  de  tous  ceux  que  j'ai  connus!  Votre  choix  doit  s'arrêter  sur  un 
être  plus  heureux,  plus  honoré,...  sur  un  être  que  vous  puissiez  aimer. 

«  —  Que  je  puisse  aimer!...  répéta-t-il  d'une  voix  brisée.  Il  la  voyait, 
comme  dans  le  brouillard  d'un  rêve,  debout  à  côté  de  son  fauteuil  et  ver- 
sant des  larmes  abondantes,  bien  que  ses  paroles  fussent  si  calmes,  si  mo- 
dérées! De  nouveau,  poussé  par  un  irrésistible  élan,  il  saisit  sa  main.  —  Un 


1^ 
I  LE   ROMAN   DE    FEMME    EN   ANGLETERRE.  81^ 

Itoot  encore,  et  n'ayez  aucune  crainte,  ma  sœur!  —  Elle  reprit  la  place 
jliqu'elle  avait  quittée.  —  Je  voudrais  vous  parler,  continua- t-il,  de,...  d'une 
personne  que  j'ai  bien  aimée...  Ceci  remonte  haut,  à  une  époque  dont  vous 
n'avez  certainement  pas  gardé  souvenir...  J'étais  un  homme  fait,...  presque 
vieux,  soyons  plus  franc...  Elle  était  à  peine  une  jeune  fille.  Je  ne  pouvais 
pas  me  marier...  L'eussé-je  pu,  elle  n'avait  pour  moi  que  de  l'indiiférence... 
Je  ne  lui  parlai  donc  pas  de  mon  amour,...  pas  une  seule  fois...  Je  la  sou- 
levais dans  mes  bras,  je  la  caressais,  je  l'appelais  mon  enfant,  ma.  petite 
chérie;...  mais  elle  ignora  tout,  et  toujours. 

«  Il  sentit  ici  trembler  la  main  de  Hope,  mais  la  garda  fortement  étreinte 
dans  la  sienne. 

«  —  J'aime  mieux  qu'il  en  ait  été  ainsi ,  reprit-il ,  et  qu'elle  n'ait  rien  de- 
viné, rien  su.  Peut-être  en  aurait-elle  conçu  plus  tard,...  trop  tard,...  quel- 
que chagrin...  Plus  tard  encore,  elle  ne  serait  pas  venue  aussi  volontiers, 
dans  les  crises  de  sa  vie,  chercher  auprès  de  moi  la  sécurité,  le  bien-être, 
la  tendresse  qui  lui  manquaient  ailleurs.  Elle  a  trouvé  tout  simple,  tout  na- 
turel de  les  recevoir  d'une  afTection  fraternelle...  Et  moi  cependant...  Ohl 
Dieu  qui  m'entends,  tu  sais  tout!...  » 

Hope  sait  tout,  elle  aussi,  et,  pénétrée  d'une  sorte  de  remords, 
elle  s'agenouille  involontairement  aux  pieds  de  son  généreux  pro- 
tecteur... —  Instruite  plus  tôt,  m'auriez-vous  aimé?  lui  demande- 
t-il  avec  angoisse. — Qui  sait?  répond-elle  en  sanglotant,  et  pourquoi 
n'avez- vous  point  essayé?...  Maintenant  suis-je  digne  d'un  cœur 
comme  le  vôtre?  —  Et  tandis  qu'elle  parle  ainsi,  ses  lèvres  effleu- 
^rent  la  main  de  Ninian,  cette  main  qui  l'a  soutenue,  guidée,  défen- 
lue.  Il  prononc?  alors,  non  sans  trembler,  le  mot  décisif...  Il  lui  de- 
lande  si  elle  pourra  jamais  se  faire  à  l'idée  de  l'avoir  pour  mari... 
ja  joue  brûlante  qui  reposait  sur  sa  main  ne  s'en  éloigne  pas... 
Pressée  de  répondre,  Hope  contemple  un  moment  avec  une  profonde 
imotion  cet  homme  qu'elle  a  toujours  entouré  d'un  respect  si  mé- 
rité, d'une  confiance  si  absolue...  Et  quand  Ninian  lui  ouvre  ses 
)ras  une  dernière  fois,  elle  s*y  laisse  aller,  lentement  et  doucement 
îlle  se  glisse  jusqu'à  son  cœur.  «Et  là  elle  resta,  pleurant  encore, 
lais  calme  désormais,  et  certaine  de  son  bonheur  à  venir.  » 
Nous  parlions  naguère  de  cette  solennité  un  peu  monotone,  de 
|bes  tons  gris  et  brumeux  qui  éteignent  dans  John  Halifax  la  viva- 
cité du  récit.  Il  y  a  plus  de  jeunesse,  de  vie,  de  lumière  et  de  gaieté 
lans  le  Chef  de  la  Famille,  ouvrage  antérieur  de  cinq  ans  à  l'his- 
►ire  du  gentleman.  Fille  d'une  mère  écossaise  et  d'un  père  irlan- 
lais,  miss  Mulock  y  a  peint  avec  talent  divers  types  appartenant 
LUX  deux  races  dont  elle  est  issue.  M.  Ansted  (le  père  de  Hope)  et 
Ulverston,  le  viveur  téméraire,  d'une  légèreté  si  cruelle,  d'une 
isouciance  si  gracieuse  et  si  étourdie,  appartiennent  bien  à  «  la 
rerte  Érin.  »  Les  membres  de  la  famille  Grœme ,  la  grave  Lind- 
ly,  Edmund  le  poète  bohème,  le  prosaïque  et  tenace  Reuben,  ré- 


820  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sument  en  revanche,  sous  presque  tous  ses  aspects,  le  caractère 
écossais.  A  part  quelques  exagérations,  la  figure  de  Rachel  Arm- 
strong  est  traitée  d'une  façon  remarquable,  et  les  élémens  divers  de 
sa  nature  passionnée  sont  tour  à  tour  mis  en  jeu  avec  un  tact,  une 
logique  qui  méritent  d'être  signalés.  Sa  loyauté,  sa  confiance  dé- 
vouée, indignement  trahies,  ont  allumé  chez  cette  enfant  des  mon- 
tagnes une  âpre  soif  de  vengeance.  La  haine  toujours  ravivée  qui 
fermente  en  elle  y  stimule  le  développement  des  instincts  poétiques. 
L'actrice  sublime  jaillit  pour  ainsi  dire  de  l'amante  abusée.  Elle 
trompe  et  satisfait  à  la  fois,  par  f essor  qu'elle  leur  donne  sur  la 
scène,  ces  fureurs  qui  ont  ébranlé  sa  raison,  et  qui,  dans  des  cir- 
constances données,  la  conduiraient  au  crime.  Calmée,  rassérénée 
par  là,  mais  toujours  implacable,  elle  est  en  même  temps,  sans  qu'on 
s'étonne  de  tels  contrastes,  amie  reconnaissante  et  dévouée  pour 
ceux  qui  lui  ont  tendu  la  main  dans  sa  chute ,  altière ,  impassible , 
dure  comme  le  marbre,  dans  ses  rapports  avec  le  commun  des 
hommes,  et  enfin,  envers  l'ingrat  qu'elle  ne  peut  arracher  de  son 
cœur,  malgré  lui  fidèle,  une  vraie  Némésis,  inexorable  et  frémis- 
sante. Ce  type,  à  lui  seul,  ferait  la  fortune  d'un  drame. 

II. 

Le  dernier  ouvrage  de  miss  Mulock,  A  Life  for  a  Life,  en  pro- 
grès marqué  sur  ceux  qui  l'ont  précédé,  atteste  qu'elle  est  encore 
loin  d'avoir  dit  son  dernier  mot.  Elle  semble  avoir  Compris  que  le 
roman  ne  peut  que  par  exception,  et  au  risque  de  graves  inconvé- 
niens ,  reproduire  une  vie  tout  entière ,  prise  au  berceau ,  menée  à 
la  tombe.  Ces  inconvéniens,  —  nous  les  avons  fait  ressortir,  nous  n'y 
reviendrons  pas,  —  l'auteur  de  John  Halifax  les  a  heureusement 
éludés,  en  resserrant  l'action  de  son  dernier  récit  dans  des  limites 
de  temps  relativement  étroites,  puisqu'elle  commence  quelques  mois 
à  peine  après  le  retour  des  troupes  anglaises  envoyées  en  Grimée. 

A  r état-major  d'un  de  ces  régimens  décimés  que  la  prise  de  Sé- 
bastopol  a  renvoyés  dans  leurs  foyers  est  attaché,  en  qualité  de  chi- 
rurgien-major, le  docteur  Urquhart,  un  homme  remarquable  à  bien 
des  égards ,  et  par  la  rigidité  de  ses  mœurs ,  et  par  une  abnégation 
poussée  au-delà  des  limites  du  devoir,  et  aussi  par  un  fonds  de  tris- 
tesse que  ne  dissipent  jamais  ni  les  sanglantes  distractions  de  la 
guerre,  ni  la  gaieté  des  fêtes  où  le  docteur  est  entraîné  parfois  mal- 
gré lui,  niinême  la  jouissance  si  légitime  et  si  vive  que  devraient  lui 
procurer  le  bien  qu'il  fait,  f  estime  dont  il  est  entouré,  la  recon- 
naissance qu'il  inspire.  Pour  que  tant  de  sombre  amertume  soit  au 
fond  d'une  existence  si  pure,  si  régulière,  si  utile,  quelle  flèche  ve- 
nimeuse le  docteur  traîne-t-il  donc  après  lui? 


tLE    ROMAN   DE    FEMME    EN    ANGLETERRE.  821 

Le  journal  intime  du  chirurgien  ne  nous  livre  pas  son  secret.  Ce 
ournal,  commencé  dans  une  heure  d'insupportable  ennui,  débute 
)ar  d'insignifians  memoranda  :  tel  soldat  guéri,  tel  autre  mort  à 
*hôpital;  réflexions  sur  les  blessures  d'armes  à  feu,  études  sur  cer- 
ains  cas  de  démence.  Tout  à  coup  cependant  s'y  détache  un  inci- 
dent bien  rare  dans  la  vie  du  docteur  :  il  est  allé  au  bal.  Une  jeune 
iille  s'y  est  rencontrée,  avec  laquelle  le  hasard  lui  a  fait  échanger 
quelques  paroles.  Parmi  ces  paroles,  —  simples  propos  en  l'air,  — 
il  en  est  une  qui  a  retenti  comme  un  glas  funèbre  à  l'oreille  de 
Max  Urquhart.  Après  avoir  exprimé  l'aversion  instinctive  qu'elle 
éprouve  pour  les  «  soldats,  »  cette  enfant  s'est  aperçue  qu'une  opi- 
nion pareille  pouvait  blesser  un  homme  appartenant  à  l'armée.  — 
Vous,  c'est  diiïerent!  lui  a-t-elle  dit,  vous  êtes  médecin.  Un  méde- 
cin n'est  pas  un  soldat.  Son  métier  est  de  sauver  la  vie,  non  de  la 
détruire...  Vous  n'avez  certainement  tué  personne?...  —  Le  docteur 
n'a  rien  répondu.  L'entretien,  jusque-là  confiant  et  gai,  a  langui 
tout  à  coup,  et  peut-être  le  mélancolique  Urquhart  n'en  aurait-il 
gardé  aucun  souvenir,  si,  demandant  à  l'un  de  ses  camarades  le  nom 
de  sa  jeune  interlocutrice,  il  n'avait  appris  avec  une  sorte  de  stu- 
peur qu'elle  s'appelait  miss  Johnston.  Ce  nom,  d'ailleurs  si  répandu, 
si  vulgaire,  se  marie  étrangement,  dans  la  conscience  du  docteur,  au 
lieu-commun  si  insignifiant  par  lequel  miss  Dora  (1)  Johnston  a  es- 
sayé de  réparer  une  maladresse.  Grâce  à  cette  bizarre  coïncidence, 
^^^e  double  incident,  si  futile  au  premier  abord,  prend  une  signifi- 
I^Hiation  menaçante.  Dora  lui  doit  d'avoir  fixé  particulièrement,  — 
sans  qu'elle  s'en  puisse  douter,  —  l'attention  de  son  grave  interlocu- 
teur, et  si  elle  le  savait,  peut-être  n'en  serait-elle  point  mécontente, 
car  la  singularité  des  incidens  qui  les  ont,  inconnus  l'un  à  l'autre, 
mis  en  rapport,  ce  premier  entretien,  où  elle  s'est  laissé  engager 
sans  savoir  comment,  où  elle  a  paru  blessante  sans  savoir  pourquoi, 
l^ki  ont  laissé  des  souvenirs  assez  marqués.  Nous  l'apprenons  aussi 
^^^ar  son  journal,  car  miss  Dora,  comme  le  docteur,  tient  à  jour  très 
scrupuleusement  la  chronique  quotidienne  de  sa  paisible  existence. 
I^fc  Chacun  des  deux  personnages,  dans  des  chapitres  régulièrement 
'^^Iternés ,  nous  fait  ainsi  part  de  ses  impressions  les  plus  fugitives  et 
les  plus  secrètes.  On  voit  naître,  on  verra  plus  tard  prendre  corps  et 

i ■croître  graduellement  un  .amour  improbable,  un  amour  fatal.  Le 
.^locteur  Urquhart,  chargé  par  un  de  ses  plus  jeunes  et  de  ses  plus 
brillans  camarades  d'aller  demander  la  main  de  miss  Lizabel  John- 
ston, se  trouve  introduit  ainsi  dans  une  demeure  dont  le  seuil  eut  dû 
lui  être  interdit  à  jamais.  Le  révérend  ministre  dont  il  sollicite  le 
consentement  paternel  lèverait  pour  le  maudire,  —  s'il  le  connaissait 


I 


(1)  Dora,  abréviation  de  Théodora. 


822  REVUE    DES   DEUX   xMONDES. 

mieux,  —  cette  main  qu'il  lui  tend  si  cordialement.  M.  Johnston  a 
trois  filles ,  Pénélope ,  Dora ,  Lizabel  :  nous  les  nommons  par  rang 
d'âge.  Les  soins  et  l'affection  dont  elles  l'entourent  ne  lui  font  pas- 
oublier  l'unique  fils  qu'il  a  perdu,  depuis  bien  des  années  déjà,  et 
dont  la  mort ,  évidemment  le  résultat  d'un  crime ,  est  restée  sans 
vengeance,  l'assassin  demeurant  inconnu.  L'assassin,  on  l'a  déjà 
pressenti,  n'est  autre  que  Max  Urquhart.  De  là  cet  écho  intérieur 
réveillé  par  les  inoffensives  paroles  de  Dora,  delà  cette  vague  ter- 
reur qu'il  éprouve  en  face  de  quiconque  porte  un  nom  plus  ou  moins 
semblable  à  celui  de  sa  victime. 

Le  hasard  a  tout  fait,  ou  plutôt  cette  fièvre  passagère  qu'un  bu- 
veur novice  sent  passer  dans  ses  veines  lorsqu'il  se  laisse  aller  aux 
premières  tentations  de  l'ivresse.  Max  Urquhart,  provoqué,  raillé, 
en  cet  état,  par  un  homme  plus  âgé  que  lui,  et  qui  s'était  complu  à 
le  faire  boire  outre  mesure,  s'est  jeté  sur  cet  homme,  et  cette  rixe 
de  nuit  a  fini  d'une  manière  tragique.  Précipité  violemment  sur  un 
monceau  de  pierres,  son  antagoniste  ne  s'est  plus  relevé.  Il  expira 
sans  même  reprendre  connaissance.  Trop  jeune  pour  apprécier  la 
valeur  légale  du  meurtre  accidentel  qu'il  venait  de  commettre,  Max 
quitta  sans  réflexion  le  théâtre  de  la  lutte.  Il  prit  la  fuite  au  lieu 
d'aller  au-devant  de  la  justice,  qui  avait  à  lui  demander  compte  de- 
là vie  d'Henry  Johnston,  et  qui,  vu  les  circonstances  du  crime,  l'eût 
à  peu  près  excusé.  En  se  dérobant  aux  peines  légères  qui  f  atten- 
daient, il  s'est  condamné  à  un  supplice  odieux,  à  une  dissimulation 
que  sa  conscience  réprouve,  et  dont  il  porte,  vingt  ans  de  suite,  le 
lourd  fardeau.  Aux  yeux  de  cet  homme  scrupuleusement  honnête, 
cette  expiation  est  loin  de  suffire.  Aussi  se  croit -il  tenu  de  donner 
une  vie  tout  entière, — sa  propre  vie,  si  longue  qu'elle  puisse  être, — 
en  échange  de  celle  dont  il  a  tranché  le  cours  :  a  life  for  a  life. 

On  comprend  assez  ce  que,  savamment  ménagée,  peut  fournir  de 
péripéties  la  situation  que  nous  venons  d'indiquer.  On  devine  aussi 
combien  la  forme  donnée  au  récit, — c'est  presque  celle  de  l'églogue 
antique,  —  prête  de  ressources  à  l'écrivain.  De  chapitre  en  chapitre, 
la  scène  change  :  d'abord  le  riant  presbytère,  les  trois  jeunes  filles 
devisant  sous  la  lampe,  tandis  que  leur  père  s'absorbe  en  ses  pieuses 
lectures;  Lizabel,  fiancée  heureuse,  frivole,  insouciante  et  gaie;  Pé- 
nélope, victime  patiente  d'un  amour  menteur,  bercée  dans  la  vaine 
espérance  d'un  hymen  qu'un  juste  sentiment  d'orgueil  lui  fera  refu- 
ser quand  elle  sera  désabusée  sur  le  compte  du  misérable  égoïste  à 
qui  elle  a  voulu  croire  obstinément;  Dora  enfin,  la  tranquille  et  vail- 
lante Dora,  en  qui  se  retrouve  encore  ce  mélange  de  modestie  et  de 
fermeté,  de  raison  et  de  tendresse,  de  docilité  dévouée  et  d'indé- 
pendance presque  virile ,  qui ,  depuis  le  succès  immense  des  Mé- 
moires (Tune  GouvernantCy  constitue,  chez  nos  voisins,  le  type  idéal 


LE    ROMAN    DE    FEMxME    EN    ANGLETERRE. 


82S 


f-des  héroïnes  de  roman.  Dora  Johnston  ressemble  à  Charlotte  Brontë 
plus  encore  qu'à  Jane  Eyre.  On  la  dirait  peinte  d'après  la  biographie 
que  mistress  Gaskell  nous  a  donnée  de  cette  jeune  fille  si  richement 
dotée  par  le  malheur,  et  qui  a  joui  si  peu  du  rayonnement  subit  de 
f:sa  vie  obscure  et  triste. 

A  deux  ou  trois  milles  du  presbytère,  dans  les  landes  désertes,  les 
troupes  campent.  Là,  sous  une  tente  dénuée  de  tout  comfort,  pres- 
^que  toujours  seul  pendant  les  quelques  heures  de  nuit  qu'il  y  passe, 
le  docteur  Urquhart  est  absorbé  en  lui-même.  Yingt  ans  d'expiation 
jont  calmé  ses  remords,  ses  travaux  acharnés  l'en  distrairaient  d'ail- 
fleurs  au  besoin;  mais  il  souffre  de  son  isolement,  et  de  la  certitude 
rque  cet  isolement  ne  saurait  finir.  Il  a  mis  un  masque  sur  son  vi- 
Lge,  et  ce  masque  ne  tombera  jamais.  Un  secret  dort  au  fond  de 
5on  cœur,  ce  cœur  restera  éternellement  fermé.  Autant  vaut  dire 
^qu'il  ne  connaîtra  jamais  ni  l'amitié,  ni  l'amour,  ni  le  bonheur.  Le 
^bonheur,  il  l'entrevoit  dans  ce  calme  et  riant  intérieur  des  Johnston 
foù  il  n'est  jamais  entré  sans  émotion,  où  le  rappelle  sans  cesse 
laint  souvenir  familier,  et  surtout  l'attrait  de  ce  vif  regard  qui  s'est 
[uelquefois  baissé  sous  le  sien ,  de  cette  gaieté  fine  et  mordante  qui 
'adoucit  et  jette  en  sa  présence  un  éclat  plus  doux. 

Max  a  pour  Dora  l'attrait  d'une  énigme  vivante.  Plus  il  se  défend 
les  occasions  de  la  voir,  —  alors  qu'elle  est  déjà  certaine  du  pen- 
chant secret  qu'il  ressent  pour  elle,  —  plus  elle  s'étonne,  s'inquiète, 
it  plus  il  tient  de  place  dans  sa  pensée.  Elle  le  compare  aux  jeunes 
jens  frivoles  qui  se  disputent  la  beauté  de  Lizabel,  au  froid  calcula- 
5ur  qui  se  joue  de  sa  sœur  aînée,  et  tous  ces  parallèles  le  relèvent 
ses  yeux.  C'est  bien  là  l'homme  qu'elle  a  rêvé,  le  maître  dont  elle 
icceptera  volontiers  l'empire,  l'être  fort,  sérieux,  religieux,  l'homme 
lu  devoir  et  du  sacrifice,  dont  une  simple  parole  vaut  un  serment, 
lont  un  serment  équivaut  à  l'arrêt  d'une  destinée.  S'il  aime  une 
fois,  il  aimera  jusqu'à  la  mort.  Si  on  l'aime,  il  ne  faudra  pas  l'aimer 
loins.  A  la  vérité,  Max  ne  veut  pas  aimer;  sa  réserve  le  prouve. 
Jerait-il  possible  qu'un  tel  homme  se  manquât  à  lui-même  de  parole? 
L'homme  propose  et  Dieu  dispose  :  Max  s'était  juré  de  ne  plus 
franchir  le  seuil  du  presbytère;  mais  le  révérend  Johnston,  victime 
l'un  accident,  a  besoin  de  soins  immédiats,  et  nul  médecin  n'est 
uissi  près  que  celui  du  camp.  Le  malade,  en  proie  à  de  violentes 
crises  nerveuses,  veut  être  suivi  de  près.  Une  intimité  forcée  s'éta- 
>lit  entre  ceux  qui  le  soignent,  et  c'est  justement  Dora  qui  est  pour 
tax  le  meilleur,  le  plus  utile  auxiliaire  :  situation  périlleuse  pour 
tous  deux.  Dans  les  intervalles  de  loisir  que  leur  laissent  les  péri- 
péties de  la  convalescence,  ils  traduisent  ensemble  le  Wallenstein  de 
Ichiller,  et  le  personnage  de  Max  Piccolomini  n'est  pas  étranger  au 
jQût  particulier  de  miss  Johnston  pour  ce  chef-d'œuvre.  Le  sort  de 


824  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Thekla  ne  lui  paraît  pas  non  plus  à  dédaigner.  Elle  ose  le  dire  ;  ses 
sœurs  l'en  plaisantent,  et  la  discussion  qui  s'engage  la  conduit  à  ex- 
poser une  de  ses  théories  qui  lui  gagne  évidemment  le  cœur  de  Max, 
déjà  un  peu  ébranlé.  Il  venait  de  risquer  une  remarque  en  faveur 
des  amoureux  de  Schiller,  mis,  selon  lui  avec  plus  de  patriotisme 
que  de  raison,  au-dessous  des  amans  de  Vérone.  Lizabel,  la  jolie  et 
frivole  Lizabel,  l'interrompt  par  un  éclat  de  rire  :  —  C'est  vous, 
Dora,  qui  rendez  le  docteur  si  expert  en  poésie...  — Et  comme  Max, 
un  peu  embarrassé,  ne  trouve  pas  immédiatement  à  riposter,  une 
voix  secourable,  —  celle  de  miss  Théodora,  —  s'élève  à  l'autre  bout 
de  la  table  à  thé  : 

«  —  Vous  parlez,  Lizabel,  de  ce  que  vous  ne  sauriez  comprendre.  Mon 
Max  et  ma  Thekla  vous  ont  toujours  été,  vous  seront  toujours  lettres  closes. 
Francis  (1),  lui  non  plus,  n'a  pas  la  clé  de  ces ,  deux  caractères,  bien  qu'il 
les  trouvât  merveilleux  quand,  il  y  a  quelques  années,  il  enseignait  Talle- 
mand  à  Pénélope. 

«  — Dora,  vous  passez  les  bornes  imposées  à  une  femme. 

«  —  Peu  importe,  répliqua-t-elle,  se  retournant  vers  sa  sœur  aînée,  et  ses 
yeux  lançaient  des  éclairs...  Demeurer  paisible  quand  on  entend  professer 
certaines  doctrines  est  bien  pire  que  de  manquer  aux  convenances  de  son 
sexe...  C'est  manquer  à  son  sexe  lui-même...  Libre  à  vous  de  penser  comme 
bon  vous  semble  sur  ce  sujet...  Mais  je  sais  ce  que  j'ai  toujours  cru,...  ce 
que  je  crois  encore. 

«  —Eh  bien!  s'écria  M.  Gharteris,  faites-nous  part  de  votre  croyance. 

«  —  Elle  hésita.  Ses  joues  étaient  en  feu.  Pourtant  elle  ne  céda  pas  et  re- 
prit courageusement  :  —  Je  crois,  en  dépit  de  tout  ce  que  vous  pourriez 
dire,  que  non-seulement  dans  les  livres,  mais  dans  le  monde,  il  existe  un 
genre  d'amour  parfaitement  pur  d'égoïsme,  d'une  sincérité,  d'une  fidélité 
absolue,  comme  celui  de  ma  Thekla  et  de  mon  Max.  Je  crois  que  cet  amour, 
—  fondé  sur  ce  qu'il  y  a  de  plus  droit  en  nous,  —  forme  ses  adeptes  à  con- 
sidérer d'abord  ce  qui  est  droit,  et  à  ne  songer  à  eux-mêmes  qu'en  seconde 
ligne.  S'il  le  faut,  ils  sauront  donc  subir  une  séparation  de  plusieurs  années, 
et  s'il  le  fallait  même,  une  séparation  éternelle. 

«  —  Merci  du  ciel  !  je  ne  donnerais  pas  un  Jarthing  d'un  homme  qui  ne 
ferait  pas  pour  moi  tout  au  monde,  fût-ce  le  mal. 

«  —  Et  moi,  Lizabel,  j'estimerais  cet  homme  un  lâche  égoïste,  que  je  pour- 
rais prendre  en  pitié,  mais  qu'il  me  serait  impossible  d'aimer  encore  après 
que,  pour  moi,  il  aurait  commis,  de  propos  délibéré,  une  action  mauvaise. 

«  Du  coin  où  je  m'étais  retiré  (c'est  le  docteur  qui  parle,  ne  l'oublions 
pas),  je  voyais  ce  jeune  visage  comme  lumineux  et  transformé  par  une  ex- 
pression qui  m'était  nouvelle.  Tout  ce  qu'il  y  a  de  puissance  dans  la  femme, 
d'enivrement  qui  rend  fou  et  qui  rend  heureux,  on  sentait  au  plus  profond 
de  son  cœur  que  cette  enfant  l'avait  en  elle.  Les  autres  continuaient  à  ba- 
varder. Je  l'entendis  bientôt  reprendre  la  parole  : 

«  —  Oui,  disait-elle,  oui,  vous  avez  raison,  Lizabel.  Je  n'attache  pas  une 

(4)  Francis  Gharteris  est  le  prétendu  de  Pénélop»  Johnston. 


LE  ROMAN  DE  FEMME  EN  ANGLETERRE.  825 

rès  grande  importance  à  savoir  si,  oui  ou  non,  deux  êtres  étroitement  atta- 
5hés  Fun  à  l'autre  vivront  assez  pour  être  mariés  l'un  à  l'autre.  En  un  sens, 
Ijls  sont  déjà  mariés,  et,  aussi  longtemps  qu'ils  continueront  à  s'aimer,  rien 
le  pourra  les  désunir.  Cela  me  semble  suffire. 

«  La  «plaisanterie»  parut  «  bonne  »  à  Lizabel  et  à  son  mari.  M.  Charteris 
^sarda  plus  sérieusement  une  remarque  ou  deux  auxquelles  miss  Théodora 
îfusa  de  répondre. 

«  —  Non,...  vous  m'avez  poussée  à  bout...  J'ai  parlé  malgré  moi;...  mais 
faifini...  Je  ne  discuterai  pas  plus  longtemps  ce  sujet. 
«  Sa  voix  frémissait  encore,  et  ses  petites  mains  nerveuses  pliaient,  frois- 
lient  la  nappe  étalée  devant  elle;  du  reste,  elle  était  parfaitement  immobile. 
Ses  traits,  ses  yeux  mêmes  restaient  en  place.  Peu  à  peu  la  flamme  de  ses 
joues  s'éteignit,  et  elle  devint  extrêmement  pâle;  mais  personne  ne  parut 
y  prendre  garde.  Ils  étaient  trop  pleins  d'eux-mêmes!  » 

Une  scène  remarquable  et  bien  étrangère  à  nos  mœurs  suit  de 
près  celle-ci.  A  propos  d'un  sermon  prêché  devant  la  famille  du  mi- 
nistre par  le  curate  qui  provisoirement  le  remplace,  Dora  et  le  doc- 
teur sont  amenés  à  traiter  ensemble  une  question  singulièrement 
intéressante  pour  ce  dernier  :  il  s'agit  de  savoir  au  juste  quel  sens  a 
la  doctrine  biblique  touchant  la  punition  réservée  au  meurtrier. 
C'est  Dora  qui  la  première  a  provoqué  les  explications  du  docteur, 
et  il  a  un  peu  rudement  écarté  ce  sujet  de  conversation;  mais  il  y 
revient  de  lui-même  : 

«  —  Croyez-vous,  lui  demande- t-il,  croyez-vous  comme  elles,  —  c'est  vos 
sœurs  dont  je  parle,  —  que  la  loi  mosaïque  est  encore  notre  loi  :  œil  pour 
œil,  dent  pour  dent,  vie  pour  vie,  et  ainsi  de  suite? 

«  Je  répondis  (c'est  Dora  qui  parle  à  son  tour)  que  je  ne  comprenais  pas 
bien. 

«  —  C'était  pourtant  là  le  sujet  du  sermon  :  savoir  si  celui  qui  prend  la 
vie  d'un  autre  perd  le  droit  de  vivre.  La  loi  de  Moïse  était  formelle  sur  ce 
point.  Le  meurtrier^  même  par  accident,  l'homme  coupable  de  meurtre  sim- 
ple {manslaugkter),  comme  on  dirait  maintenant,  n'était  point  en  sûreté 
hors  des  trois  cités  de  refuge.  Le  vengeur  du  sang,  venant  à  le  trouver  ail- 
leurs, pouvait  l'immoler. 

«  Je  lui  demandai  ce  qu'il  pensait  qu'on  devait  entendre  par  ces  mots  :  le 
vengeur  du  sang.  Était-ce  la  rétribution  divine  ou  humaine? 

«  —  Je  ne  puis  dire...  Comment  le  saurais-je?...  Pourquoi  m'adressez- 
vous  cette  question? 

«  J'aurais  pu  répondre  :  —  Parce  que  j'aime  à  vous  entendre  parler, 
^arce  que  personne  aussi  bien  que  vous  ne  résout  mes  doutes  et  ne  porte 
la  liimière  dans  mon  esprit.  —  Je  balbutiai  même  quelques  mots  en  ce 
sens;  mais  il  ne  semblait  pas  m'écouter,  ni  même  m'entendre.  —  Pensez- 
vous,  reprit-Il,  avec  le  ministre  de  ce  matin,  que,  sauf  des  cas  très  rares, 
nous,  chrétiens,  nous  n'avons  pas  le  droit  d'exiger  une  vie  en  paiement 
d'une  autre,  ou  croyez-vous,  vous  fondant  sur  le  dogme  aussi  bien  que  sur 
les  instincts  de  votre  raison,  que  tout  meurtrier  doit  être  pendu? 


826  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

«  J'ai  souvent  médité  cette  question,  que  le  docteur  Urquhart  paraît 
prendre  si  à  cœur.  En  lisant  dans  les  journaux  le  récit  des  exécutions  ca- 
pitales,  il  m'est  souvent  arrivé  de  me  sentir  prise  d'un  immense  dégoût.  Il 
m'est  arrivé  de  me  réveiller,  le  jour  où  la  sentence  devait  avoir  son  effet, 
dès  la  pointe  du  jour,  et  de  compter,  minute  à  minute,  ces  derniers  instans 
de  la  vie  du  malheureux  condamné,  —  jusqu'à  ce  que  mon  imagination  ex- 
citée me  représentât  la  scène  du  supplice  avec  ses  détails  presque  aussi 
odieux,  presque  aussi  révoltans  que  ceux  du  crime  lui-même.  Pourtant  affir- 
mer que  la  peine  de  mort  devrait  être  rayée  du  code!...  je  n'osai  aller  jus- 
que-là. Je  me  bornai  donc  à  lui  répéter  doucement  des  paroles  qui  justement 
me  revinrent  en  ce  moment  à  l'esprit  :  car  nous  savons  bien  que  le  metir^ 
trier  n'a  pas  en  lui  la  vie  éternelle. . . 

«  —  Mais  enfin,  disait-il,  si  le  meurtre  n'a  pas  été  prémédité,  pas  même 
voulu;...  si  la  vie  a  été  ôtée  par  quelqu'un,  —  cela  peut  se  supposer,  —  que 
la  colère  domine,  ou  dans  des  circonstances  qui  font  que  l'homme  n'est  plus 
lui-même;...  s'il  s'est  repenti  de  son  crime;...  s'il  l'a  expié  autant  que  cela, 
était  en  lui;...  si  en  échange  de  l'existence  anéantie  il  a  donné  la  sienne» 
non  pas  en  mourant  à  son  tour,  mais  en  subissant  le  long  tourment  de 
vivre?... 

«  — Oui,...  lui  dis-je,  il  m'est  facile  de  concevoir  l'existence  d'un  con- 
damné,... ne  le  fût-il  que  par  sa  conscience,...  un  duelliste  par  exemple,... 
comme  bien  plus  horrible  que  sa  mort  sur  un  échafaud. 

«  —  Vous  avez  raison...  J'ai  vu  des  exemples  qui  le  prouvent. 

«  Comme  les  souvenirs  auxquels  ces  mots  faisaient  allusion  paraissaient 
l'affecter  péniblement,  j'insinuai  que  ce  sujet,  qui  n'avait  rien  de  particu- 
lièrement agréable,  ne  devait  pas  nous  occuper  plus  longtemps.  —  A  quoi 
bon?...  commençai-je. 

«  — •  Peut-être  à  quelque  chose,  interrompit-il.  D'ailleurs  faut-il  reculer 
devant  la  recherche  d'une  vérité  parce  qu'elle  n'a  rien  d'agréable?  Ceci  ne 
vous  ressemble  guère. 

«  -T  J'espère  que  vous  me  jugez  mieux. 

«  Après  quelques  momens  de  silence,  il  continua  :  —  Cette  question  est 
une  de  celles  qui  m'ont  suggéré  le  plus  de  réflexions.  J'ai  là-dessus  mon 
opinion  bien  arrêtée.  Je  sais  ce  que  la  plupart  des  horitmes  pensent  à  ce 
sujet.  J'aimerais  à  savoir  comment  l'envisage  une  femme,...  une  chrétienne. 
Dites-moi  donc  si  vous  croyez  que  le  vengeur  du  sang  parcourt  le  royaume 
du  Christ  comme  jadis  la  terre  d'Israël,  levant  l'impôt  de  la  rétribution  ;  que,, 
pour  le  sang  versé  comme  pour  tout  autre  crime,  il  y  a  dans  ce  monde,  — 
quoi  qu'il  en  soit  de  l'autre,  —  expiation,  mais  non  pardon.  Pensez-y  bien... 
Répondez  à  loisir...  Ceci  est  une  question  immense. 

«  —  Je  le  sais...  C'est  la  grande  question  de  notre  époque. 

«  Le  docteur  Urquhart  avait  baissé  la  tête  sans  ajouter  un  mot;  à  peine 
s'il  aurait  pu  parler.  Je  ne  l'avais  jamais  vu  sous  le  coup  d'une  émotion  pa- 
reille. Son  agitation  m'arracha  tout  à  coup  à  cette  timidité  qui  m'empêche 
d'ordinaire  d'élever  la  voix  quand  on  traite  certains  sujets  sur  lesquels 
chacun  peut  réfléchir,  mais  dont  un  bien  petit  nombre  a  Je  droit  de  parler. 

a  —  Je  crois,  dis-je,  qu'en  développant  par  degrés  l'instruction  départie 
à  ses  créatures,  un  être  plus  divin  que  Moïse  nous  a  conduits  à  une  loi  plus 


LE  ROMAN  DE  FEMME  EN  ANGLETERRE.  827 

lute,  d'après  laquelle  la  seule  expiation  demandée  est  le  repentir,  le  re- 
mtir  et  la  soumission.  —  Hepentez-voiis...  Jllez,  et  ne  péchez  plus!...  Il  me 
[^mble,  pour  autant  que  j'en  peux  juger  et  comprendre  ce  que  je  lis  ici,  -— 
je  tenais  encore  ma  bible  en  mes  mains,  —  que  dans  tout  le  Nouveau-Testa- 
lent  et  dans  plusieurs  portions  de  l'Ancien,  une  doctrine  se  fait  jour,  qu'on 
le  saurait  méconnaître  :  savoir  qu'un  péché,  si  grand  qu'il  soit,  suivi  de  re- 
pentir et  de  rémission,  est  aux  yeux  de  Dieu,  —  et  devrait  être  aux  yeux 
des  hommes,  —  pardonné,  aboli,  effacé  à  tout  jamais. 

«  —  Que  D*ieu  vous  entende  et  vous  bénisse  !  dit  le  docteur,  et  il  me  quitta 
brusquement...  C'était  la  seconde  fois  qu'il  appelait  sur  ma  tête  les  bénédic- 
tions du  ciel.  » 

La  même  question ,  soulevée  en  présence  du  père  de  Dora ,  pro- 
voque une  déclaration  de  principes  beaucoup  plus  sévère.  Le  digne 
ministre  n'est  pas  de  ceux  qui  pactisent  avec  les  doctrines  nouvelles, 
€t  le  souvenir  de  la  mort  de  son  fils  ajoute  à  l'inflexibilité  de  son  or- 
thodoxie ;  mais  tandis  que,  sans  le  savoir,  il  élève  entre  lui  et  cet 
homme  qu'il  a  pris  en  gré,  qui  l'a  secouru  à  l'heure  du  péril,  qui 
peut-être  lui  a  sauvé  la  vie,  des  barrières  presque  infranchissables, 
le  sort  semble  prendre  à  tâche  de  rapprocher  Max  et  Dora,  qui,  dé- 
vorée de  fièvre,  dépérit  lentement,  tristement,  sous  les  yeux  du  doc- 
teur épouvanté.  Elle  est  découragée,  dégoûtée  de  la  vie,  sans  oser  se 
dire  à  elle-même  que  son  mal  est  de  ceux  que  l'amour  cause  et  que 
l'amour  guérit.  Elle  le  comprend  enfin  le  jour  où  Max  laisse  échap- 
per avec  une  sorte  de  colère  sourde,  —  la  colère  de  f  homme  de  cœur 
qui  manque  aux  engagemens  pris  vis-à-vis  de  lui-même,  —  le  se- 
cret de  l'attachement  profond  qu'elle  lui  a  inspiré  :  curieuse  conver- 
sation en  vérité  que  cette  gronderie  austère  à  la  suite  de  laquelle  le 
anédecin  prend  tout  à  coup  dans  sa  main  celle  de  sa  malade.  —  Ja- 
^nais,  dit-il,  je  n'ai  vu  main  si  frêle  et  si  mince...  Mous  disons  bien,... 
si  nous  ne  nous  revoyions  plus, ...  il  est  convenu  que  vous  vous  sou- 
viendrez de  ce  qui  a  été  dit.  Vous  ferez  votre  possible  pour  vous  réta- 
blir complètement, ...  de  manière  à  être  heureuse, ...  à  être  utile  aux 
autres.  Vous  ne  ferez  plus  fi  de  votre  vie;...  il  y  en  a  beaucoup  de 
plus  dures  à  supporter. . .  Vous  aurez  patience,  vous  aurez  foi,  vous  au- 
rez bon  espoir,  comme  il  convient  à  une  jeune  personne  si  aimée  de.. . 
tous.  C'est  ent-endu,  c'est  promis,  n'est-ce  pas?  —  C'est  promis.  — 
A-dieu  donc  !  —  Adieu. 

«  S'il  prit  mes  mains  on  si  je  les  lui  donnai,  je  n'en  sais  vraiment  rien, 
mais  ie  les  sentis  tout  à  coup  pressées  contre  sa  poitrine.  Et  il  me  regardait 
comme  »ni  ne  pouvait  se  résoudre  à  me  quitter,  ou  comme  s'il  lui  restait 
quelque  chose  à  me  dire  auparavant;  mais  au  moment  où  je  levai  les  yeux 
sur  lui,  tout  parut  s^éclaircir  entre  nous  sans  qu'un  seul  mot  eût  été  pro- 
noncé. Il  n'articula  que  ces  quatre  mots  :  —  Est-ce  là  ma  femme  ?  —  Oui, 
répondis-je.  —  Alors...  il  m'embrassa.  » 


828  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Accepté  si  simplement  par  Dora,  le  docteur  ne  trouve  pas  plus  de 
résistance  chez  le  père  de  sa  bien-aimée;  mais  un  doute,  un  scrupule 
de  conscience,  amènent  la  découverte  du  fatal  secret  suspendu  sur  la 
tête  des  deux  amans.  Le  spectre  sanglant  d'Henry  Johnston  se  dresse 
entre  eux.  — Mon  frère  tué  par  mon  mari!  s'écrie,  dans  le  récit  des 
émotions  qu'elle  ressentit  alors,  la  fidèle,  l'intrépide  Dora.  Elle  n'hé- 
site pas,  on  le  voit,  à  pratiquer  ses  doctrines.  Dussent-ils  ne  jamais 
être  unis,  le  meurtrier  d'Henry  n'en  est  pas  moins  celui  qu'elle  aime, 
et  par  conséquent  son  époux.  Ils  pourraient,  complices  d'une  fraude 
concertée  entre  eux,  artisans  du  même  mensonge,  taire  la  vérité  qui 
les  sépare.  Ni  Max  ni  elle  n'y  songent  un  moment,  car  leur  amour 
périrait  étouffé  dans  l'asile  mystérieux  et  souillé  qu'ils  lui  feraient 
ainsi.  Le  crime  sera  révélé.  Le  prêtre  inflexible,  le  père  impla- 
cable tiendra  dans  ses  mains  le  sort  de  Max.  S'il  n'use  pas  de  tous 
ses  droits,  s'il  ne  demande  pas  vengeance  aux  lois  de  son  pays,  Max 
se  réserve  de  se  dénoncer  lui-même,  et  Dora,  sur  le  point  de  l'en  dé- 
tourner, se  rappelle  à  temps  l'abnégation  sublime  qu'elle  admirait 
dans  la  Thekla  de  Schiller. 

L'aveu  du  meurtre,  courageusement  fait  par  Max  en  personne  au 
père  de  sa  victime,  qui  est  en  même  temps  le  père  de  sa  fiancée, 
était  une  des  scènes  les  plus  délicates  du  roman.  L'auteur  l'a  traitée 
avec  une  rare  hardiesse  et  un  rare  bonheur.  Le  vieillard,  après 
une  hésitation  poignante,  cède  aux  remontrances  de  sa  fille  aînée, 
qui  lui  fait  entendre  non  la  voix  de  la  pitié,  mais  celle  de  la  véritable 
justice  et  du  véritable  honneur.  Il  ne  poursuivra  donc  pas  le  meur- 
trier de  son  fils,  mais  en  même  temps  il  exigera  que  Max  s'interdise 
de  se  livrer  lui-même  à  la  justice  des  hommes.  Ce  secret  que  le  doc- 
teur a  gardé  si  longtemps  pour  son  propre  compte,  il  faudra  qu'il 
le  garde  pour  l'honneur  des  Johnston,  compromis  par  quelques-unes 
des  circonstances  qui  se  rattachent  à  la  mort  du  malheureux  et  cou- 
pable Henry.  Max  prête  Je  serment  qu'on  exige  de  lui.  En  revanche, 
il  a  celui  de  Dora,  qui  lui  tend,  à  la  fin  de  cette  pénible  entrevue,  sa 
main  délicate  :  «  Vous  verrez,  lui  dit-elle,  quelle  force  il  y  a  là-de- 
dans... »  En  effet,  l'absence  n'a  pas  d'action  sur  cette  ferme  volonté, 
sur  cette  constante  et  inaltérable  affection.  Heureuse  ou  malheureuse, 
de  près  comme  de  loin,  sûre  de  Max,  Dora  lui  appartiendra  toute  et 
toujours.  Elle  ne  vit  plus  que  par  et  pour  lui;  nulle  méfiance  ne  l'é- 
branle,  nulle  crainte  ne  f  arrête,  nul  chagrin  désormais  ne  triomphera 
de  ce  cœur  où  il  règne.  Lui,  de  son  côté,  n'abdique  aucun  des  droits 
qu'elle  lui  a  donnés.  C'est  à  sa  femme,  à  la  femme  que  l'avenir  lui 
doit,  qu'il  écrit  sans  arrière-pensée  ni  réserve;  c'est  à  elle  qu'il  ra- 
conte par  quel  redoublement  de  sacrifices  il  veut  achever  son  œuvre 
expiatoire,  à  elle  encore  qu'il  prescrit  les  bons  labeurs  par  lesquels 
il  l'y  associe.  Il  commande,  elle  obéit,  plus  fière  de  sa  docilité 


LE    ROMAN   DE    FEMME    EN   ANGLETERRE.  8^9 

[u* aucune  femme  ne  l'a  jamais  été  de  la  plus  large  indépendance. 

)on  père,  qui  ne  reconnaît  plus  dans  la  femme  aux  pensers  graves, 
l'activité  bienfaisante,  la  Dora  d'autrefois,  insouciante,  indolente, 

ïouvent  perdue  en  rêveries  sans  but  et  sans  profit,  s'étonne  de  la 

roir  si  changée.  Il  en  cherche  la  cause,  qu'elle  ne  lui  laisse  pas 
ignorer,  heureuse  de  confesser  hautement  le  nom  de  celui  pour  qui 
elle  s'est  ainsi  transformée.  «  Je  suis  sûr,  lui  dit-il  alors,  que  vous 
me  quitterez  quelque  jour  pour  aller  épouser  votre  Urquhart?...  » 
Et  comme,  hésitant,  elle  ne  répond  que  par  le  silence  :  «  Attendez 
au  moins  jusqu'à  ma  mort!  »  reprend  le  vieillard  attristé. 

Renonçant  à  son  emploi  dans  l'armée,  —  emploi  qu'il  trouve  trop 
relevé,  trop  peu  rude  pour  l'expiation  à  laquelle  il  s'est  voué,  —  le 
docteur  est  maintenant  le  médecin  d'une  prison.  Francis  Gharteris, 
l'ancien  prétendu  de  Pénélope,  continuant  la  vie  de  désordres  qui  l'a 
pour  jamais  séparé  d'elle,  devient  pour  un  temps  l'hôte  forcé  de 
cette  maison  pénitentiaire.  Un  mot  imprudent  qui  lui  échappe,  — 
Pénélope  jadis  n'avait  pas  cru  devoir  lui  taire  le  secret  d' Urquhart, 
—  éveille  sur  le  compte  du  docteur  des  soupçons  que  la  jalousie  et 
la  malveillance  se  chargent  de  grossir.  La  situation  de  Max  est  désor- 
mais intolérable.  Il  demande  lui-même  une  enquête,  ne  soupçonnant 
pas  d'où  provient  la  vague  rumeur  qui  de  tous  côtés  l'assiège  et  le 
mine.  Un  conseil  s'assemble.  Quelques  questions  lui  sont  adressées. 
A  l'une  d'elles,  il  ne  peut  répondre  sans  se  trahir.  Il  refuse  donc 
toute  explication.  Une  démission  forcée,  qui  équivaut  à  une  destitu- 
tion déshonorante,  est  la  conséquence  de  cet  incident  imprévu.  Des 
amis  dévoués ,  qui  le  croient  encore ,  nonobstant  son  équivoque  si- 
lence, incapable  d'un  de  ces  crimes  sur  lesquels  il  faut  appeler  le 
châtiment,  lui  offrent  un  asile  en  Amérique;  mais  cette  fois  son  parti 
est  pris.  Il  est  las  de  cette  impunité,  pire  pour  lui  que  toutes  les 
rigueurs  légales.  Il  veut  se  livrer  à  la  justice.  Il  redemande  au  père 
de  Dora  la  promesse  trop  légèrement  donnée  qui  le  lie  encore  ;  puis, 
sans  même  attendre  qu'on  l'ait  relevé  de  ce  serment,  il  provoque 
lui-même  une  instruction  judiciaire  dont  il  fournit  tous  les  élémens, 
affirme  sa  culpabilité,  que  personne  n'aurait  pu  établir,  et  se  voit 
condamné  par  ses  juges  émus  à  la  moindre  des  peines  inscrites 
dans  le  code  britannique  pour  le  crime  dont  il  doit  compte  à  la  so- 
ciété. Le  père  de  Dora,  cité  comme  témoin,  est  venu  en  toute  équité 
proclamer  la  haute  estime  que  lui  inspirent  le  repentir,  la  sincérité, 
la  droiture  de  l'homme  qui  a  tué  son  fils,  qui  va  lui  enlever  sa  fille 
chérie,  car,  on  le  devine  de  reste,  sa  peine  subie,  Max  quittera 
l'Angleterre,  et  Dora,  devenue  sa  femme,  ne  le  laissera  point  partir 
seul. 

L'analyse  de  ces  trois  ouvrages  suffit,  ce  nous  semble,  pour  don- 
ner l'idée  du  talent  de  miss  Mulock,  et  surtout  des  tendances  de  ce 


830  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

talent.  Elles  sont  étevées,  saines,  franchement  libérales,  strictement 
religieuses.  La  foi,  la  ferveur  même,  s'allient  fort  bien,  chez  l'au- 
teur deJokji  Halifax,  à  une  grande  indépendance  de  jugement, 
•de  vues  et  de  doctrines.  Sa  morale  est  sévère;  ni  la  liberté,  ni  la 
charité  n'en  sont  cependant  exclues.  Ces  femmes  anglaises  qui,  en 
si  grand  nombre  maintenant,  parlent  de  haut  à  la  foule  étonnée, 
semblent  prendre  à  cœur  de  faire  entrer  dans  des  voies  larges,  plus 
conformes  à  l'esprit  du  temps,  au  génie  du  siècle,  la  croyance  qu'elles 
professent,  croyance  qui  a  eu,  elle  aussi,  son  ère  d'austérité  bigote, 
ses  préjugés  étroits,  ses  rigueurs  impitoyables.  Soumises,  mais  in- 
telligentes et  courageuses;  pures,  mais  bien  informées  de  toute 
chose;  simples  de  cœur,  intrépides  d'esprit,  conservatrices  et  pro- 
gressives, elles  tentent,  dans  la  sphère  où  leur  action  peut  s'exercer, 
la  conciliation  du  passé  avec  le  présent.  Dans  la  pratique  de  cet 
apostolat  littéraire,  qu'elles  prennent  fort  au  sérieux,  et  qu'elles  ont 
raison ,  après  tout ,  de  regarder  comme  très  utile ,  elles  ne  montrent 
aucune  timidité,  aucun  embarras.  Elles  ne  s'effarouchent  d'aucune 
vérité,  si  étrange  que,  sous  leur  plume  virginale,  cette  vérité  puisse 
paraître.  En  songeant  à  leur  dédain  de  certaines  convenances  raffi- 
nées, au  pas  léger  dont  elles  franchissent,  hermines  immaculées,  le 
bourbier  des  réalités  humaines,  on  se  rappelle  involontairement  ces 
fdles  de  Lacédémone  qui  descendaient  sur  l'arène  de  la  palestre,  éta- 
lant aux  regards,  sans  une  pensée  qui  les  fît  rougir,  leur  héroïque 
nudité.  En  même  temps,  il  est  vrai,  averties  par  le  bon  sens  pra- 
tique et  difficile  à  égarer  qui  est  l'apanage  de  leur  race,  ces  belles 
prédicatrices  laissent  bien  rarement  passer  dans  leurs  écrits  une  de 
ces  idées  paradoxales  et  spécieuses  qui,  sous  un  faux  dehors  de 
philosophie  conciliante ,  donnent  cours  à  quelque  immoralité  hypo- 
crite. Leur  sincérité  audacieuse  n'a  rien  d'effronté;  leur  curiosité , 
qui  perce  bien  des  voiles  et  franchit  bien  des  limites,  n'a  rien  de 
commun  avec  cet  immonde  appétit  que  le  scandale  éveille.  Pour 
nous  servir  d'une  de  ces  comparaisons  bibliques  qui  leur  sont  fami- 
lières, elles  se  jettent  bravement  dans  la  fournaise  ardente,  et  la 
flamme  s'écarte  d'elles,  protégées  qu'elles  sont  par  le  Dieu  dont  elles 
propagent  la  parole. 

Miss  Mulock,  nous  l'avons  déjà  dit,  appartient  à  l'école  dont  miss 
Brontë  peut  être  regardée  comme  le  chef.  Qu'on  ne  s'y  méprenne  pas 
cependant,  elle  a  son  originalité  propre,  son  rôle  à  part.  Moins  indé- 
pendante, moins  individuelle  peut-être  que  l'auteur  de  Jane  EyfCj 
elle  possède  plus  à  fond  l'art  du  romancier,  sait  mieux  borner  ses 
développemens,  tourner  un  écueil,  se  débarrasser  d'un  personnage 
parasite,  accentuer  une  physionomie,  préparer  un  effet  dramatique. 
Comme  son  modèle,  elle  aime  à  étudier  l'incessante  action  des  faits 


LE    ROMAN   DE    FEMME    EN   ANGLETERRE.  831 

îxtérieurs  sur  le  caractère,  l'âme,  l'intelligence,  qui  en  subissent  le 
îhoc.  Elle  veut  se  rendre  compte  de  la  force  qui  résiste  et  de  la  fai- 
)lesse  qui  cède,  du  mensonge  qui  corrompt  et  de  la  vérité  qui  puri- 
ie;  elle  met  tour  à  tour  la  main,  avec  une  inquiétude  passionnée, 
ir  la  plaie  secrète  qui  s'envenime,  sur  le  ressort  qui  plie,  près  de 
>mpre.  L'idéal  qu'elle  cherche,  la  vertu  qu'elle  prône,  n'est  ni 
Idéal  des  rêveurs  extatiques  ni  la  vertu  stérile  des  ascètes,  mais 
aen  l'indomptable  et  inusable  ténacité  de  l'homme  fort,  de  la  femme 
Forte  selon  la  Bible.  Persistance  dans  une  volonté  droite,  fidélité 
lans  une  affection  que  la  raison  sanctionne,  sacrifice  de  tout  l'être 
m  devoir  humblement  compris,  aux  inspirations  lumineuses  d'une 
■^conscience  clairvoyante,  voilà,  en  résumé,  ce  qu'elle  veut  enseigner, 
et  ce  qu'elle  enseigne  le  plus  souvent  sans  emphase  pédante,  sans 
maladroite  insistance,  avec  une  insinuante  habileté,  et  plus  de  goût, 
de  finesse,  de  mesure  et  d'aisance  que  bien  d'autres.  Elle  est  d'ail- 
leurs remarquable  par  l'art  avec  lequel  elle  sait  grouper,  distribuer, 
soit  les  incidens,  soit  les  caractères.  Elle  obtient  ainsi  des  reliefs  net- 
tement accusés,  mais  sans  exagération.  Elle  ne  pousse  à  outrance  ni 
la  logique  des  événemens  ni  celle  des  passions,  évitant  ce  qui  le  plus 
souvent  empêche  un  roman  de  ressembler  à  la  vie.  Enfin  une  veine 
irlandaise  d'esprit  et  d'humour,  tempérant  sa  gravité  calédonienne 
et  puritaine,  circule  comme  une  bouffée  d'air  vivifiant  dans  ses  fic- 
tions ,  où  la  vivacité  de  la  forme  fait  heureusement  oublier  la  sévé- 
rité du  fond. 

Nous  nous  demandions,  au  début  de  ces  pages,  quel  résultat 
pourrait  avoir  l'espèce  de  croisade  féminine  dont  nous  venons  de 
définir  le  caractère.  Nous  nous  demandions  aussi  par  quel  phéno- 
mène bizarre  la  littérature  légère  devenait,  chez  nos  voisins,  plus- 
frivole  entre  les  mains  des  hommes,  plus  grave  quand  les  femmes 
s'en  mêlent.  Ce  sont  là  des  questions  plus  faciles  à  poser  qu'à  ré- 
soudre, et  qui  nous  entraîneraient  à  une  trop  longue  série  de  déve- 
loppemens,  si  nous  voulions  les  traiter  ex  professa.  Contentons-nous 
dès  lors  d'une  simple  remarque  consolante  pour  l'orgueil  masculin  : 
c'est  que  l'influence  des  idées  modernes,  celle  par  conséquent  des 
philosophes  contemporains,  s'accuse  très  nettement  dans  ces  œuvres 
féminines  dont  le  caractère  sérieux  nous  étonne.  En  y  regardant  de 
près,  on  voit  que  Thomas  Carlyle,  Arnold,  Emerson,  Channing, 
n'ont  pas  semé  vainement  leurs  paroles  inspirées.  Sachons  recon- 
naître aussi  qu'il  est  impossible  de  lire  des  romans  comme  John 
Halifax  sans  envier  sincèrement  à  nos  voisins  l'intervention  salu- 
taire du  rovnan  féminin  dans  l'éducation  des  jeunes  filles  appelées  à 
former  la  généraUon  qui  nous  suivra. 

E.-D.    FORGUES. 


LES 


TERRES  NOIRES 

DE   LA  RUSSIE 


«fc  I.     —    LE     PAYS. 

Ce  n'est  jamais  sans  quelque  émotion  qu'on  franchit  pour  la  pre- 
mière fois  la  frontière  d'un  pays  étranger.  Le  voyageur  est  impa- 
tient de  contrôler  par  la  vue  même  de  la  réalité  les  jugemens  con- 
tradictoires qu'il  a  pu  recueillir  sur  la  contrée  devenue  accessible  à 
ses  recherches.  J'éprouvai  surtout  cette  impression  à  mon  arrivée  en 
Russie.  Ce  grand  empire  a  pris  tard  sa  place  au  milieu  des  nations 
civilisées  ;  aujourd'hui  même,  pour  jouir  de  toutes  ses  ressources, 
il  lui  manque  encore  l'exploitation  libre  de  son  territoire.  Dans  ses 
plus  fertiles  provinces,  dans  les  terres  noires  par  exemple,  si  l'on 
ne  peut  qu'admirer  l'impulsion  donnée  à  certaines  branches  du  tra- 
vail agricole  et  de  la  production  industrielle,  on  est  forcé  trop  sou- 
vent aussi  de  reconnaître  la  fâcheuse  influence  exercée  par  le  ser- 
vage sur  la  vie  morale  des  populations.  C'est  ce  contraste  que  les 
réformes  promises  par  le  gouvernement  russe  pourront  faire  dispa- 
raître dans  un  avenir  dont  on  ne  peut  encore  fixer  la  date.  De  leur 
côté,  vingt-quatre  millions  de  serfs  n'attendent  que  le  bienfait  de 
l'afli-anchissement  pour  entrer  dans  la  voie  du  progrès  où  marche-it 
les  autres  peuples,  pour  développer  les  richesses  qui  dormen*  dans 
cette  précieuse  région.  Telle  est  la  situation  qu'un  longr  ^ejour  dans 
la  Russie  méridionale  m'a  permis  d'observer,  et  <ïiie  je  vais  essayer 
de  soumettre  à  un  rapide  examen. 


4. 
LES    TERRES    NOIRES   DE   LA   RUSSIE.  833 

La  Russie  méridionale  occupe  une  partie  de  cette  plaine  immense 
qui  commence  en  pointe  au  nord  de  l'Allemagne,  s'abaisse  insensi- 
blement, de  terrasse  en  terrasse,  à  travers  le  Jutland,  le  Holstein,  la 
Prusse  et  la  Pologne,  sans  rencontrer  de  montagnes,  et  vient  se  ter- 

►^  miner  à  l'est  au  grand  lac  de  la  Mer-Caspienne,  avec  une  dépression 4 
'  telle  que  le  niveau  du  sol  est  plus  bas  que  celui  de  la  Mer-Noire  et  par 
conséquent  de  la  Méditerranée.  Cette  plaine  se  continue  en  Asie,  où 
elle  couvre  des  espaces  beaucoup  plus  considérables  qu'en  Europe, 
et  on  la  retrouve  jusque  dans  l'empire  chinois.  Les  dépôts  qui  carac- 
térisent cette  immense  étendue  de  terres  paraissent  avoir  été  aban- 
donnés par  une  mer  limoneuse  et  tranquille;  ils  sont  disposés  en 
couches  régulières  et  horizontales.  Toutefois  les  différentes  assises 
ne  sont  pas  de  même  nature,  et  l'on  distingue  alternativement  des 
bancs  de  sables  plus  ou  moins  fins,  des  argiles  plus  ou  moins  calca- 
rifères.  Evidemment  ces  dépôts  limoneux,  épais  en  quelques  endroits 
de  200  mètres,  comme  à  Kiev,  au-dessus  de  la  vallée  du  Dnieper,  se 
sont  produits  avant  l'établissement  des  plaines  où  coulent  les  fleuves 
qui  descendent  du  nord,  le  Bug,  le  Dniester,  le  Dnieper,  le  Don,  le 
Volga  et  l'Oural,  peut-être  même  avant  l'apparition  de  la  Mer-]\oire 
et  de  la  Mer-Caspienne.  Les  géologues  pensent  que  cette  formation 
limoneuse  appartient  à  l'époque  diluvienne  qui  a  paru  à  la  suite  des 
terrains  subapennins,  et  qui  a  précédé  immédiatement  les  alluvions 
modernes.  Ce  qu'il  y  a  de  particulier  dans  la  nature  de  ce  dépôt  di- 
luvien, c'est  qu'on  n'y  rencontre  presque  aucun  débris  organique 
fossile,  ni  coquillages,  ni  cailloux  roulés.  La  base  de  ces  limons  est 
composée  de  sables  fins  très  blancs  que  recouvrent  des  sables  argi- 
leux et  calcaires  colorés  par  des  oxydes  métalliques;  dans  quelques 
endroits,  on  remarque  des  couches  marneuses  blanches  et  verdâtres; 
au-dessus,  quelques  lignes  peu  épaisses  renferment  des  débris  gra- 
nitiques. Enfin  le  dépôt  le  plus  récent  présente  des  argiles  sablon- 
neuses d'une  épaisseur  de  5  à  10  mètres,  qui  constituent  ces  ter- 
rains meubles  et  fertiles  connus  des  Anglais  sous  le  nom  de  loayns. 
De  la  base  orientale  des  Carpathes  jusqu'à  l'Oural,  la  dernière  couche 
argileuse  est  recouverte  d'un  humus  ou  terreau  noir  épais  d'environ 
60  centimètres.  Cette  région,  ainsi  enveloppée  de  terre  noire  et  qui 
porte  en  Russie  le  nom  de  tchornoziome,  est  la  partie  la  plus  fertile 
de  l'Europe,  où  elle  occupe  environ  100  millions  d'hectares  sur  les 
parallèles  qui  constituent  particulièrement  la  zone  botanique  des 
céréales.  Il  y  a  là  un  véritable  magasin  de  richesses  annuelles,  assu- 
rément plus  précieux  que  les  terrains  aurifères  de  la  Californie  et  de 
I l'Australie. 
Le  relief  du  terrain  qu'on  vient  de  décrire  se  compose  d'une  suite 
de  plateaux  elliptiques  terminés  par  des  vallées  à  chaque  extrémité 
TOME   XXV.  '  ^^ 


83A  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

de  leur  grand  diamèti-e,  qui  a  en  moyenne  2  kilomètres  de  long; 
ailleurs  les  plateaux  sont  bornés  par  des  gorges  étroites.  Dans  la 
saison  des  pluies,  l'eau,  en  s' écoulant  par  torrens,  forme  subite- 
ment des  ravins.  Souvent  même  les  chemins  se  trouvent  coupés  par 
^des  précipices  sur  lesquels  il  faut  jeter  des  ponts  de  bois.  L'absence 
de  fossés  le  long  des  routes  et  le  peu  de  résistance  du  terrain  limo- 
neux, qui  n'est  consolidé  par  aucune  pierre,  favorisent  singulière- 
ment ces  accidens. 

La  surface  des  plateaux  qui  dominent  les  terrains  de  la  Russie 
méridionale  offre  un  horizon  qui  s'étend  à  perte  de  vue  et  n'est  in- 
terrompu par  aucune  montagne.  Cette  circonstance,  jointe  à  la  rareté 
des  villages  et  des  habitations ,  contribue  à  priver  le  voyageur  des 
effets  pittoresques  qu'on  admire  dans  les  pays  accidentés.  Aussi 
faut-il  chercher  ailleurs  un  intérêt  que  ne  présentent  point  les  per- 
spectives de  la  contrée.  Ces  régions,  d'aspect  si  uniforme,  ont  été 
le  théâtre  de  graves  événemens  dont  le  nom  qu'elles  portaient  en- 
core il  y  a  moins  d'un  siècle,  —  l'Ukraine  [marche  ou  frontière)^ 
—  évoque  le  souvenir.  Cette  belle  province  de  l'Ukraine,  qui  cou- 
vrait une  surface  beaucoup  plus  grande  que  la  France,  était,  il  y  a 
trois  cents  ans,  absolument  inhabitée;  les  pasteurs  nomades  de 
l'Asie  venaient  y  dresser  leurs  tentes  pendant  la  belle  saison,  et  se 
retiraient  avec  leurs  troupeaux  à  l'approche  de  l'hiver.  Vers  le  mi- 
lieu du  XVI*  siècle,  les  Tartares,  chassés  des  gouvernemens  de  Kasan 
et  d'Astrakan,  furent  refoulés  sur  le  rivage  de  la  mer  d'Azof  et  dans 
la  presqu'île  de  Grimée.  Des  populations  libres  descendirent  alors 
de  la  Grande-Russie  et  s'établirent  dans  la  contrée  située  entre  le 
Dnieper  et  le  Don ,  tandis  que  des  peuples  de  la  Petite-Russie  vin- 
rent occuper  les  terres  de  la  rive  droite  du  Dnieper.  Ces  nouveaux 
habitans  prirent  le  nom  de  Cosaques  ukrainiens,  et  ils  se  donnèrent 
une  constitution  démocratique  dont  on  ne  retrouve  pas  d'exemple 
chez  les  autres  peuples  slaves.  Ils  élisaient  un  chef  nommé  hetmauy 
qui  exerçait  le  pouvoir  exécutif;  ils  menaient  une  vie  constamment 
guerrière.  L'Ukraine  était  un  refuge  ouvert  à  tous  les  hommes  qui, 
mécontens  de  leur  position,  préféraient  la  vie  du  camp  au  travail  de 
la  charrue.  Les  peuples  chrétiens  regardaient  les  Cosaques  comme 
une  avant-garde  contre  les  agressions  fréquentes  des  Tartares,  qui 
de  la  Crimée  menaçaient  de  venir  reprendre  les  contrées  qu'ils 
avaient  occupées  pendant  près  de  trois  siècles  ;  mais  bientôt  de  pro- 
tecteurs les  Cosaques  devinrent  les  persécuteurs  des  peuples  qui  les 
entouraient,  Moscovites,  Polonais  et  Tartares,  et  ils  coururent  sus, 
la  lance  à  la  main,  à  tous  les  voyageurs,  sans  autre  prétexte  que 
l'amour  du  pillage. 

Vers  le  milieu  du  xvii"  siècle,  cette  situation  était  modifiée  :  la 


LES    TERRES    NOIRES    DE    LA    RUSSIE.  835 

Russie  occupait  la  partie  de  l'Ukraine  voisine  du  Don;  elle  avait  élevé 
dans  cette  région  des  lignes  de  défense  dont  on  aperçoit  encore  les 
restes  sur  la  rive  gauche  du  Donetz,  affluent  de  ce  dernier  fleuve.  Les 
Tartares  s'étaient  fortifiés  du  côté  de  la  mer  d'Azof,  et  les  steppes 
immenses  qui  les  séparaient  des  nations  moscovites  restaient  inoc- 
cupés. Les  hetmans  étaient  parvenus  à  discipliner  peu  à  peu  les 
habitudes  militaires  des  Cosaques  de  l'Ukraine,  et  les  terres  situées 
en  dedans  des  retranchemens  étaient  cultivées.  Dès  l'année  1700, 
Pierre  le  Grand,  pour  récompenser  la  conduite  paisible  de  ces  po- 
pulations, leur  accorda  certains  privilèges  :  il  leur  permit  d'exercer 
leur  industrie  dans  les  villes,  d'établir  des  moulins,  des  pêcheries, 
des  auberges  et  des  distilleries  de  grains  avec  exemption  complète 
d'impôts.  Cependant,  quelques  années  plus  tard,  l'hetman  se  déclara 
pour  Charles  XII,  et  après  la  bataille  de  Pultava  Pierre  le  Grand  prit 
des  précautions  contre  ces  dangereux  guerriers.  Il  envoya  dans  la 
partie  orientale  de  l'Ukraine  des  régimens  réguliers  et  de  nouveaux 
colons,  que  les  troupes  durent  protéger.  Or  ces  colons  étaient  des 
serfs  appartenant  à  des  seigneurs  du  nord  de  la  Russie,  et  c'est  ainsi 
que  la  servitude  s'introduisit  dans  l'Ukraine,  province  libre  et  pour 
ainsi  dire  neutre  jusqu'aloi's.  Néanmoins  les  Cosaques  de  l'ouest  con- 
servèrent pendant  quelque  temps  leur  organisation  ancienne  et  leur 
indépendance  ;  mais  quand  Catherine  II  se  fut  emparée  de  la  partie 
de  l'Ukraine  située  à  la  droite  du  Dnieper,  les  Cosaques  durent  payer 
la  capitation,  et  leurs  privilèges  furent  réduits.  Enfin,  après  l'expul- 
sion des  Tartares  de  la  Crimée  et  la  défaite  des  Turcs,  la  tsarine 
pensa  que  les  Cosaques  de  l'Ukraine  étaient  plutôt  un  danger  qu'un 
secours  pour  la  Russie,  et  elle  profita  de  quelques  troubles  survenus 

armi  eux  pour  les  transporter  sur  les  bords  de  la  Mer-Noire,  où 
eur  présence  pouvait  avoir  son  utilité.  Là,  les  Cosaques  continuèrent 

e  jouir  d'une  partie  de  leurs  franchises;  mais  on  leur  enleva  l'élec- 
tion de  leur  hetman.  En  1780,  l'Ukraine,  dans  la  partie  située  entre 
le  Dnieper  et  le  Don,  devint  le  gouvernement  de  Kharkov,  et  de 
paisibles  agriculteurs,  rendus  serfs  par  le  seul  fait  de  la  conquête 
russe,  furent  établis  sur  les  terres  abandonnées. 

A  ces  souvenirs  du  passé  viennent  en  outre  se  mêler  pour  l'é- 
tranger qui  visite  la  Russie  les  impressions  très  variées,  quelquefois 
assez  pénibles,  de  la  vie  présente.  Quand  on  arrive  par  la  frontière 
du  royaume  de  Pologne,  après  avoir  traversé  le  Rug  sur  un  bac,  on 
s'aperçoit  qu'on  entre  dans  un  grand  empire.  A  la  largeur  des  routes, 
trois  fois  égale  à  celle  des  plus  grandes  voies  postales  de  notre  pays, 
on  pressent  que  la  terre  n'a  qu'une  médiocre  valeur,  et  que  l'espace 
n'est  guère  ménagé.  Il  n'y  a  pas  de  chaussées  dans  cette  région,  du 
moins  jusqu'à  Jitomir,  capitale  de  la  Volhynie;  à  chaque  poste,  un 


836  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

poteau  où  sont  peintes  les  couleurs  impériales  indique  la  distance 
j)arcourue  et  celle  qui  reste  encore  jusqu'au  prochain  relais.  Les 
chevaux  sont  de  petite  taille,  mais  ils  trottent  et  galopent  admira- 
blement bien;  les  cochers  qui  les  conduisent  ont  une  méthode  toute 
particulière  d'entretenir  leur  allure,  non  point  avec  le  fouet  pour- 
tant, car  un  lamechik  l'emploie  fort  rarement,  et  il  se  contente  de 
l'agiter  autour  de  sa  tête,  mais  par  une  espèce  de  conversation  que 
les  animaux  semblent  fort  bien  comprendre.  Noiil  mes  petits  amis, 
crie  le  postillon  d'une  voix  de  fausset,  allez  vite,  nous  aurons  pour 
boire;  dépêchez-vous,  le  maître  est  pressé;  noùl  non!  quelle  bonne 
avoine  il  y  a  là-bas  et  quelle  bonne  petite  herbe!  Non!  hioup!  De- 
puis le  départ  jusqu'à  l'arrivée,  le  postillon  n'interrompt  pas  un 
instant  cette  conversation,  assez  curieuse  par  l'accentuation  et  les 
nombreux  diminutifs  du  patois  russe;  aussi  le  voyageur  fait-il  régu- 
lièrement dix  verstes  ou  kilomètres  à  l'heure.  On  ne  trouve  d'ail- 
leurs en  cette  partie  de  la  Russie  ni  diligences  ni  aucun  autre  ser- 
vice particulier;  il  faut  avoir  recours  SiM pérédadnoc,  c'est-à-dire  à 
l'équipage  que  l'administration  des  postes  met  à  la  disposition  des 
voyageurs  :  c'est  une  caisse  en  bois  de  six  pieds  de  long  sur  trois  de 
large,  s' évasant  par  le  haut;  on  place  cette  caisse,  qui  ressemble 
assez  au  moule  dont  les  cantonniers  se  servent  en  France  pour  cuber 
les  cailloux  des  routes,  sur  deux  paires  de  roues  très  basses,  et  on 
attelle  quatre  chevaux  qui  partent  ventre  à  terre.  Le  mouvement  de 
secousse  est  exactement  celui  du  tombereau.  Voilà  le  seul  moyen 
de  voyager  vite  en  Russie,  et  l'on  fait  souvent  de  cette  façon  mille 
ou  quinze  cents  verstes  sans  s'arrêter. 

La  configuration  du  pays  facilite  singulièrement  ces  voyages  ra- 
pides. Partout  d'immenses  plaines  ou,  pour  employer  le  mot  local, 
des  steppes.  On  désigne  aujourd'hui  sous  ce  nom  en  Ukraine  les 
terres  laissées  en  repos  pendant  un  intervalle  qui  varie  de  cinq  à 
vingt  ans  et  les  terres  incultes  où  la  charrue  n'a  jamais  passé.  L'ex- 
ploitation agricole  consiste  presque  uniquement  en  céréales,  et 
comme  cette  culture  est  particulièrement  épuisante,  on  laisse,  après 
quelques  années  de  récolte,  les  champs  dans  un  repos  absolu.  Ces 
terres,  d'excellente  qualité,  se  recouvrent  promptement  alors  d'une 
luxuriante  végétation  de  plantes  vivaces  qui  atteignent  une  hau- 
teur de  deux  ou  trois  mètres.  Les  plantes  qui  se  développent  ainsi 
spontanément  appartiennent  à  des  familles  très  différentes;  dans 
les  premières  années,  ce  sont  les  graminées  qui  dominent;  puis  vien- 
nent des  espèces  plus  fibreuses,  comme  des  solanées,  des  atripli- 
cées  ;  enfin  ces  dernières  sont  à  leur  tour  remplacées  par  la  robuste 
famille  des  carduacées.  On  peut  estimer  par  l'inspection  des  plantes 
qui  y  végètent  le  nombre  des  années  de  repos  dont  les  steppes  ont 


LES    TERRES    NOIRES    DE    LA    RUSSIE.  837 

joui.  Les  chardons  les  plus  robustes  y  deviennent  presque  arbo- 
rescens  et  portent  d'énormes  fleurs  rouges.  Il  n'y  a  du  reste  dans 
ces  terrains  que  des  plantes  douces:  on  n'y  trouve  aucun  de  ces  in- 
dividus acides  dont  les  surfaces  incultes  des  sols  calcaires  sont  géné- 
ralement couvertes.  Au  bout  de  quelques  années,  les  élémens  miné- 
raux nécessaires  à  la  production  des  céréales  s' étant  reformés,  on 
ramène  la  charrue  sur  cette  espèce  de  jachère,  et  on  obtient  succes- 
sivement quelques  moissons  abondantes.  Tous  les  propriétaires  n'ont 
pas  recours  à  des  moyens  d'amélioration  aussi  longs  et  par  consé- 
quent aussi  coûteux  que  ceux  du  steppage.  Depuis  quelques  an- 
nées, le  nombre  des  terres  soumises  à  cet  énorme  repos  diminue 
beaucoup,  surtout  depuis  l'introduction  d'une  récolte  sarclée  indus- 
trielle, la  betterave  à  sucre,  dont  la  culture  s'étend  de  jour  en  jour. 
La  mise  en  exploitation  des  steppes  rappelle  en  certaines  circon- 
stances les  anciens  usages  des  peuples  émigrans.  Ces  terrains  se 
trouvent  quelquefois  à  une  distance  de  plusieurs  kilomètres  du  vil- 
lage central,  et  il  deviendrait  très  difficile  de  faire  chaque  jour  le 
voyage  d'aller  et  retour  avec  des  animaux  et  des  instrumens.  On 
établit  alors  un  campement  agricole  au  milieu  des  steppes;  on 
dresse  une  grande  tente  couverte  de  paille  pour  abriter  les  ouvriers 
pendant  la  nuit,  et  on  abandonne  les  animaux  au  libre  pâturage. 
L'effet  d'un  tel  cantonnement  est  très  pittoresque,  et  les  travaux 
s'y  exécutent  avec  une  gaieté  inusitée  qu'engendre,  soit  le  plus 
grand  rassemblement  des  ouvriers,  soit  une  certaine  liberté  dont 
ils  jouissent  plus  facilement  qu'au  village  seigneurial. 

Ce  genre  de  steppes  ne  donne  qu'une  faible  idée  des  immenses 
terrains  appelés  du  même  nom  qui,  de  la  rive  gauche  du  Dnieper 
s' étendant  au  fleuve  Oural  vers  le  nord  et  au  Caucase  vers  le  midi, 
occupent  en  Europe  quatre-vingt  mille  lieues  carrées  et  une  surface 
cinq  fois  plus  grande  en  Sibérie.  Ces  steppes  sont  des  déserts  fer- 
tiles d'une  dimension  trois  fois  égale  à  celle  de  la  France,  couverts 
d'une  puissante  végétation  qui  se  détruit  chaque  année,  et  dont  les 
débris  engraissent  le  sol.  Image  de  la  barbarie,  cette  végétation  vi- 
goureuse s' arrêtant  aux  plantes  herbacées  étouffe  et  anéantit  les  plus 
robustes  individus  du  règne  végétal,  les  arbres  les  plus  élevés.  Les 
chardons  s'y  montrent  serrés,  entrelacés,  hauts  de  quarante  pieds, 
et  remplacent  les  forêts  disparues.  Ces  riches  déserts  ont  eu  leur 
histoire,  que  nul  ne  sait  plus;  ils  ont  servi  de  stations  aux  peuples 
asiatiques  qui  sont  venus  peupler  l'Europe.  Des  monumens  nom- 
breux, placés  comme  de  mystérieux  hiéroglyphes,  attestent  que  des 
bras  humains  ont  remué  le  sol,  et  pour  être  simplement  de  la  terre 
recouverte  de  gazon,  ces  monumens  n'en  sont  pas  moins  sans  douter 
les  plus  anciens  de  l'Europe.  Les  campagnes  de  la  Russie  méridio- 


838  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nale  sont  couvertes  de  tertres  présentant  la  forme  circulaire  et  co- 
nique. La  circonférence  de  ces  buttes  artificielles,  dues  évidemment 
•à  l'industrie  des  hommes,  varie  à  l'infmi;  elles  ont  ordinairement 
cent  cinquante  pas  de  tour.  L'élévation  est  en  rapport  naturel  avec 
la  base;  toutefois  les  effets  du  temps  et  du  climat  ont  amené  sur 
toute  la  périphérie  des  dénudations  considérables.  Le  peuple  appelle 
ces  monumens  moguiles,  kurgans,  mots  russes  qui  signifient  tom- 
beaux ou  tumuli.  Il  ignore  l'origine  de  ces  tertres  et  se  borne  à  ré- 
pondre qu'ils  existaient  avant  Ventrée  y  l'arrivée-,  comme  d'ailleurs 
la  race  actuelle  n'est  fixée  dans  ce  pays  que  depuis  un  temps  rela- 
tivement très  court,  deux  ou  trois  siècles  au  plus,  on  ne  peut  rien 
conclure  de  cette  appellation.  Les  tumuli  qui  existent  en  France  ou 
en  Angleterre  n'ont  pas  du  tout  la  même  apparence  que  les  kurgans-, 
les  premiers  sont  moins  dégradés  au  sommet,  ils  ont  une  forme 
plus  conique.  Les  harrows  anglais  présentent  des  différences  aussi 
grandes,  et  il  est  impossible  à  un  observateur  d'admettre  que  cette 
multitude  de  kurgans  soient  des  monumens  funéraires.  Il  y  a  des 
endroits  où  Ton  compte  trente  kurgans  dans  un  kilomètre  carré,  et 
l'on  aurait  pu  ensevelir  une  armée  de  deux  cent  mille  hommes  avec 
la  terre  qui  a  été  remuée  pour  ces  constructions. 

Le  climat  de  la  Russie  méridionale,  qui  est  traversée  parle  50*  de- 
gré de  latitude,  est  bien  différent  de  celui  de  la  France  sur  le  même 
parallèle.  On  sait  que  les  parties  occidentales  des  continens  jouissent 
.toujours  d'une  température  plus  élevée  que  les  parties  orientales, 
et  ce  phénomène  constant  est  particulièrement  dû  à  1* effet  des  vents 
et  au  voisinage  des  mers.  Ainsi  les  départemens  du  Nord  et  du  Pas- 
de-Calais,  dont  le  parallélisme  est  à  peu  près  celui  de  l'Ukraine, 
n'éprouvent  pas  des  abaissemens  de  température  aussi  prononcés 
^que  cette  dernière  province.  Les  vents  du  sud-ouest,  qui  prédo- 
minent en  France,  arrivent  saturés  de  l'humidité  toujours  tempérée 
de  l'Océan,  et  entretiennent  en  toute  saison  un  état  très  favorable 
à  la  végétation.  Dans  la  Russie  méridionale,  la  transition  de  l'hiver 
à  l'été  est  très  brusque  :  le  printemps  et  l'automne  y  sont  pour 
ainsi  dire  supprimés;  la  végétation  se  développe  soudainement  dès 
la  fin  d'avril  et  ne  s'arrête  qu'à  l'équinoxe  d'automne.  Après  un 
'été  d'une  sécheresse  insupportable,  la  température  subit  en  sep- 
tembre un  brusque  revirement;  le  vent  du  nord-est  souffle  avec 
impétuosité  ;  le  soleil  ne  perd  pas  son  éclat,  mais  il  semble  perdre 
tout  à  coup  sa  chaleur.  Quelquefois  le  mois  d'octobre  offre  encore 
'de  belles  journées;  néanmoins,  après  cette  première  apparition  de 
rhiver,  l'usage  des  fourrures  devient  nécessaire.  Les  plus  grands 
abaissemens  de  température  ont  lieu  dans  les  mois  de  janvier  et  de 
février,  et  le  thermomètre  descend  quelquefois  à  25  degrés  au-des- 


LES    TERRES    BOIRES    DE    LA    RUSSIE.  839 

SOUS  de  zéro.  L'usage  du  traîneau,  si  commode  pour  voyager  dans 
un  pays  où  les  fleuves  et  les  étangs  gèlent,  où  les  routes  ne  pré- 
sentent pas  d'obstacles  résistans  comme  des  pierres,  n'est  guère 
possible  que  dans  les  deux  premiers  mois  de  l'année,  et  encore,  si 
le  dégel  survient  brusquement,  les  voyageurs  sont-ils  exposés  à  re- 
venir en  voiture  quand  ils  sont  partis  en  traîneau.  Il  y  a  sous  ce 
rapport  une  grande  différence  entre  le  climat  de  la  Petite-Russie  et 
celui  de  la  zone  voisine  au  nord  :  à  Moscou,  situé  sur  le  55^  paral- 
lèle, le  traînage  a  lieu  sans  interruption  pendant  toute  la  durée  de 
l'hiver;  aussi  les  habitans  de  la  Russie  méridionale  envient- ils  cette 
facilité  de  transport,  que  remplacera  bientôt  l'établissement  des 
chemins  de  fer. 

Le  50*  degré  de  latitude  se  trouve  au  centre  de  la  région  bota- 
nique la  plus  favorable  à  la  culture  des  céréales.  Toutes  les  se- 
mailles d'hiver  sont  ordinairement  terminées  au  1"  septembre.  La 
Russie  méridionale  ne  possède  pas  une  seule  plante  qui  soit  incon- 
nue à  la  flore  parisienne;  mais  beaucoup  d'espèces  acquièrent  une 
force  et  un  développement  étrangers  aux  végétaux  de  notre  climat. 
Toutefois  les  arbres  ne  répondent  point,  dans  la  région  des  terres 
noires  y  à  la  vigueur  des  plantes  herbacées;  on  n'y  rencontre  pas  ces 
beaux  chênes  qui  croissent  en  Allemagne  ou  dans  nos  départemens 
du  nord  et  de  Test;  les  sujets  les  plus  anciens  sont  rabougris,  noueux, 
presque  découronnés,  et  ils  n'atteignent  pas  une  grande  élévation. 
La  cause  de  ce  phénomène  est  sans  doute  dans  l'imperméabilité  du 
sous-sol,  qui  ne  ressemble  en  aucune  façon  à  la  couche  superficielle 
si  féconde,  et  renferme  des  sables  argileux  souvent  dépourvus  de 
calcaire.  Les  conifères  et  arbres  à  racines  horizontales  composent 
seuls  de  magnifiques  forêts. 

Telles  sont  les  conditions  du  pays  et  du  climat  ;  quant  aux  habi- 
tans ,  on  va  les  mieux  connaître  en  se  plaçant  dans  les  villes  et  les 
villages  qui  çà  et  là  rompent  l'uniformité  de  ces  vastes  plaines. 

II.   —  LA    POPULAïIOiX. 

,  Presque  tous  les  villages  de  la  région  des  terres  noires  ou  Petite- 
Russie  appartiennent  entièrement  à  des  propriétaires;  la  couronne 
en  possède  moins  que  dans  le  nord.  Chaque  village  ne  présente  or- 
dinairement que  deux  issues;  un  fossé  assez  profond  entoure  tout  le 
,^  groupe  des  habitations.  Un  poteau  placé  à  chacune  des  extrémités 
11^  indique  le  nom  du  village  et  celui  du  seigneur.  Pendant  la  saison 
d'été,  tant  que  la  terre  est  couverte  de  récoltes,  un  gardien,  abrité 
près  d'une  de  ces  issues  par  une  hutte  en  paille,  surveille  l'entrée  et 
la  sortie,  et  prévient  les  dégâts  que  pourraient  causeries  animaux  dans 

m 


8A0  REVUE  DES  DEUX  MONDES!*. 

les  cultures.  Les  maisons  des  paysans  sont  dispersées  dans  un  espace 
souvent  considérable  ;  chaque  habitation  est  isolée  et  séparée  de  sa 
voisine  par  une  clôture  en  planches  ou  en  branchages.  Les  villages  de 
la  Grande-Russie  consistent  au  contraire  en  deux  lignes  de  maisons 
serrées  les  unes  contre  les  autres  et  toutes  bâties  sur  le  même  plan  ; 
chaque  village  n'a  qu'une  seule  rue,  et  quelquefois  un  seul  côté  : 
cette  symétrie  ne  tarde  pas  à  sembler  monotone  et  même  triste. 
Aussi,  sous  ce  rapport,  les  villages  de  la  Petite-Russie  offrent-ils  un 
aspect  plus  réjouissant  et  plus  pittoresque.  L'étendue  de  l'enclos 
qui  renferme  chaque  famille  varie  suivant  les  lieux  et  aussi  suivant 
]«  caprice  des  propriétaires  ou  des  intendans.  Dans  les  bonnes  pro- 
priétés, la  chaumière  se  trouve  au  centre  d'un  terrain  d'environ 
10  ares  qui  constitue  le  jardin  potager  de  la  famille.  La  végétation 
est  ordinairement  très  vigoureuse  dans  ces  jardins;  on  y  voit  des 
arbres  fruitiers,  des  tournesols,  des  cucurbitacées ,  du  maïs,  des 
fleurs  aux  couleurs  éclatantes.  Le  Petit-Russien  aime  beaucoup  les 
(leurs,  et  les  jeunes  filles  s'en  font  d'agréables  parures.  Les  maisons, 
bâties  sur  un  plan  uniforme,  n'ont  qu'un  rez-de-chaussée  composé 
de  deux  pièces  d'environ  cinq  pas  en  tout  sens;  le  four  sépare  ces 
deux  chambres,  et  la  cheminée  sort  du  milieu  d'un  toit  surbaissé, 
couvert  en  chaume,  dont  les  deux  faces  sont  abattues  en  forme  de 
pavillon.  Chaque  pièce  est  éclairée  par  une  fenêtre  large  tout  au  plus 
d'un  pied  carré.  Cette  disposition,  qui  a  l'inconvénient  de  diminuer 
la  lumière,  est  appropriée  aux  exigences  du  climat  :  elle  préserve  du 
froid  pendant  l'hiver,  de  la  chaleur  pendant  l'été.  Comme  les  paysans 
ignorent  l'emploi  des  lits  et  qu'ils  se  couchent  sur  le  sol,  sans  jamais 
quitter  leurs  habits,  ils  n'éprouvent  pas  le  besoin  d'avoir  des  cham- 
bres spacieuses,  et  le  logement  de  toute  une  famille  ukrainienne 
n'est  guère  plus  grand  qu'une  couchette  de  paysans  du  Poitou.  La 
voûte  du  four  est  disposée  en  plate-forme,  de  façon  à  servir  de  lit  à 
trois  ou  quatre  personnes.  Quelques  pots  en  terre  représentent  toute 
la  vaisselle  :  un  banc  sert  de  table  à  toute  la  famille;  la  cuisine  se 
prépare  dans  le  four,  et  on  s'assied  sur  le  sol  pour  prendre  le  repas. 
Le  berceau  des  enfans,  suspendu  à  une  solive  du  plafond,  se  balance 
au  milieu  de  la  chambre,  et  quelques  tableaux  religieux  peints  sur, 
bois  complètent  l'ornementation  intérieure.  On  blanchit  les  chau- 
mières à  l'extérieur  au  moins  deux  fois  par  an,  et  c'est  un  usage 
presque  religieux  de  les  badigeonner  à  la  chaux  la  veille  des  grandes 
fêtes.  Des  plantes  grimpantes  couvrent  les  murs  pendant  l'été,  et 
donnent  à  ces  maisonnettes,  construites  en  bois  ou  en  pisé,  une  phy- 
sionomie assez  gaie.  Chaque  paysan  édifie  sa  demeure  et  l'entretient 
à  ses  frais  ;  mais  le  propriétaire  accorde  ordinairement  la  permission 
de  prendre  dans  ses  forêts  le  bois  nécessaire.  Lue  pareille  habitation 


LES    TERRES    NOIRES    DE    LA    RUSSIE.  841 

ne  coûte  guère  plus  de  60  à  100  francs.  Un  village  n'est  qu'une  ag- 
glomération d'un  nombre  plus  ou  moins  grand  de  chaumières  sem- 
blables. 

Ce  qu'on  peut  encore  remarquer  dans  un  village  petit-russien,  c'est 
l'église,  le  karchema^  puis  la  maison  seigneuriale.  Dans  les  villages 
de  faible  importance,  l'église  est  une  simple  tour  en  bois,  carrée, 
coiffée  de  la  calotte  verte  ;  mais  dans  les  grands  domaines  le  style 
byzantin  est  soigneusement  conservé ,  et  l'église,  bâtie  en  briques 
sur  le  plan  de  la  croix  grecque,  élève  dans  les  airs  sa  coupole  cen- 
trale, qui  dépasse  de  toute  sa  hauteur  les  quatre  petites  coupoles. 
Partout  la  peinture  vert-émeraude  reluit  au  soleil  :  c'est  la  couleur 
nationale.  Sauf  les  croix  plantées  au  sommet  des  coupoles,  on  se 
croirait  devant  quelque  mosquée  moresque.  Des  peintures  murales 
décorent  les  façades  des  églises  russes,  et  l'intérieur  de  ces  édifices 
est  paHout  couvert  des  couleurs  éclatantes  qui  caractérisent  le  culte 
grec.  La  maison  seigneuriale  est  d'ordinaire  habitée  par  un  inten- 
dant, les  seigneurs  étant  presque  toujours  absens  de  leurs  villages. 
Elle  est  construite  d'une  façon  un  peu  plus  élégante  que  les  chau- 
mières des  serfs;  un  portique  en  bois,  en  forme  d'architrave,  sert 
de  vestibule  au  milieu  de  la  façade.  On  trouve  pourtant  quelques 
châteaux  dans  certaines  propriétés  russes,  non  pas  de  ces  ma- 
noirs qui  rappellent  la  féodalité  par  leurs  tourelles  crénelées  et 
leurs  fossés,  mais  d'élégantes  et  belles  constructions,  d'une  époque 
récente,  et  qui  offrent  presque  toujours,  comme  les  temples  grecs, 
avec  un  seul  rez-de-chaussée  très  élevé,  deux  façades  à  quatre  co- 
lonnes isolées  et  surmontées  d'un  fronton.  Ces  constructions  sont 
en  briques  recouvertes  partout  d'une  teinte  blanche  qui  fatigue  la 
vue.  Les  toits  sont  en  tôle  de  fer  peinte  de  l'éternel  vert-émeraude. 
Le  karchema  ou  le  kabake  est  un  grand  bâtiment  traversé  dans  toute 
sa  longueur  par  une  remise  où  les  voyageurs  amènent  leurs  chevaux  : 
c'est  l'auberge  du  village,  et  le  tenancier  de  cette  dépendance  sei- 
gneuriale a  seul  le  privilège  de  débiter  l'eau-de-vie  aux  habitans. 
Le  karchema  joue  un  grand  rôle  dans  les  mœurs  de  la  popula- 
tion rurale;  c'est  là  que  tous  les  paysans,  hommes,  femmes,  vieil- 
lards, enfans,  passent  la  plus  grande  partie  des  jours  de  fête;  c'est 
là  que  toutes  les  économies  du  peuple  viennent  se  convertir  en 
étourdissement  et  en  ivresse.  Les  jeunes  filles  elles-mêmes  s'y  ren- 
dent, parées  de  leurs  plus  beaux  atours,    et  elles  y  forment  des 
danses  où  les  garçons  assistent  seulement  comme  spectateurs.  C'est 
au  son  d'un  air  mélancolique,  ordinairement  très  peu  varié,  que  les 
danseuses  exécutent  entre  elles  les  figures.  Si  même  le  joueur  or- 
dinaire de  vielle  ou  d'accordéon  fait  défaut,  on  danse  en  chantant 
toujours  sur  le  même  refrain.  C'est  au  karchema  qu'il  faut  observer  > 


8/i2  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

la  physionomie  des  paysans,  car  c'est  le  seul  lieu  de  réunion  où  les 
gestes  et  les  allures  soient  libres;  on  y  oublie  les  maux  de  toute  la 
semaine.  Malheureusement  aussi  on  y  perd  la  raison  dans  des  liba- 
tions réitérées.  Je  ne  crois  pas  que  les  Russes  aient  une  plus  grande 
passion  que  celle  du  karchema^  et  c'est  là  que  se  dépense  tout  l'ar- 
gent qui  entre  dans  le  village.  L'interdiction  de  ce  délicieux  rendez- 
vous  du  dimanche  passe  pour  la  plus  pénible  des  punitions. 

Les  villes  de  la  Russie  méridionale  sont  peu  attrayantes.  Les 
chefs-lieux  de  gouvernement  ou  les  villes  de  districts  possèdent  des 
églises  nombreuses,  aux  coupoles  vertes  ou  dorées,  des  palais  qui 
ressemblent  à  des  casernes.  Les  rues  sont  assez  larges,  mais  il  est 
à  peu  près  impossible  de  les  parcourir  à  pied  pendant  une  moitié  de 
l'année  à  cause  de  la  boue  et  des  inégalités  du  pavage.  Kiev,  qui  est 
l'ancienne  capitale  de  la  Petite-Russie,  a  pourtant  d'assez  beaux 
quartiers,  de  récente  construction ,  garnis  de  trottoirs  fort  bien  ali- 
gnés, beaucoup  de  maisons  neuves  à  plusieurs  étages,  des  jardins 
publics,  et  même  des  boulevards.  Cette  ville  est  placée  sur  une  émi- 
nence  qui  domine  la  large  vallée  du  Dnieper.  On  y  admire  un  pont 
suspendu  sur  une  longueur  de  plus  de  1,000  mètres,  dont  les  piles 
élégantes  sont  entièrement  montées  en  briques  de  Kiev,  d'une  qua- 
lité et  d'une  résistance  sans  pareilles.  Ce  magnifique  ouvrage  a  coûté 
environ  20  millions  de  francs.  Malgré  une  population  de  plus  de 
soixante  mille  habitans,  la  ville  de  Kiev  présente  un  aspect  de  tran- 
quillité et  même  de  monotonie  qui  reflète  assez  exactement  le  carac- 
tère des  populations  de  la  Russie  du  midi.  Il  n'y  a  de  mouvement 
qu'à  l'époque  des  foires,  où  tous  les  propriétaires  se  donnent  ren- 
dez-vous, et  où  les  affaires  les  plus  importantes  se  traitent  ordinai- 
rement par  contrat. 

Le  peu  de  ruines  archéologiques  que  présente  la  Russie  méridio- 
nale ne  saurait  éclairer  l'histoire  des  peuples  qui  ont  successive- 
ment occupé  cet  immense  territoire.  Le  système  de  construction  en 
usage  est  tel  que  les  ruines  disparaissent  complètement  dans  l'es- 
pace d'un  siècle.  La  pierre  est  fort  rare;  malgré  la  présence  de  quel- 
ques gisemens  granitiques,  on  l'emploie  très  peu  à  cause  du  prix 
de  revient,  qui  en  est  relativement  élevé.  La  brique  est  également 
fort  chère.  Aussi  les  incendies  sont-ils  le  fléau  d'une  contrée  où  toutes 
les  maisons  sont  construites  en  bois,  où,  pendant  la  plus  grande  par- 
tie de  l'année,  la  rigueur  du  climat  exige  un  chauffage  constant. 
Au  premier  cri  d'alarme,  les  paysans  commencent  par  transporter 
devant  leurs  maisons  les  chétifs  objets  qui  en  meublent  l'intérieur; 
cette  précaution  n'est  pas  inutile,  car  il  arrive  presque  toujours  que 
les  débris  enflammés  qui  s'échappent  du  foyer  de  l'incendie,  poussés 
par  le  vent,  propagent  le  désastre,  et  embrasent  rapidement  tout  le 


LES    TERRES    NOIRES    DE    LA   RUSSIE.  843^^ 

village.  On  ne  trouve  de  pompes  que  dans  un  petit  nombre  de 
grands  domaines.  Un  règlement  de  police  qui  prescrirait  l'emploi  de 
quelques  mesures  destinées  à  prévenir  les  incendies  rendrait  assuré- 
ment de  grands  services  aux  populations  rurales. 

Le  meilleur  observateur  de  l'antiquité,  Hippocrate,  soumet  les 
qualités  physiques  et  morales  de  l'homme  à  l'action  du  miUeu  où 
il  vit.  Le  peuple  de  la  Petite-Russie  se  ressent  des  influences  tem- 
pérées du  sol  qu'il  habite;  il  ne  fait  pas  preuve  de  grandes  ver- 
tus, mais  les  crimes  sont  très  rares.  Le  paysan  est  adroit,  intelli- 
gent, soumis,  il  aime  ses  frères,  c'est  ainsi  qu'il  appelle  tous  ses 
semblables;  les  vieillards  sont  traités  de  pères  ou  de  mères,  les- 
jeunes  filles  de  sœurs,  et  ces  mots  s'emploient  entre  gens  qui  ne  se 
connaissent  pas  et  se  voient  pour  la  première  fois.  Les  défauts  du 
Petit-Russien  sont  l'indolence,  la  dissimulation,  l'égoïsme  et  sur- 
tout l'ivrognerie;  mais  ces  défauts  ne  proviennent-ils  pas  de  son 
ignorance  et  de  la  position  qui  lui  est  faite  par  le  servage  (1)?  Sous 
le  rapport  de  la  vie  matérielle,  le  sort  des  paysans  de  la  Petite- 
Russie  est  moins  précaire  que  celui  des  ouvriers  agricoles  des  autres 
régions  asservies  et  même  de  quelques  pays  libres.  Il  ne  faut  point 
oublier  qu'ils  habitent  la  contrée  la  plus  riche  de  l'Europe,  et  que  la 
satisfaction  des  premiers  besoins  y  est  plus  facile  que  partout  ail- 
leurs. On  est  allé  jusqu'à  expliquer  par  ce  fait  l'indolence  et  le  peu 
d'activité  industrielle  des  habitans;  mais  c'est  prendre  ici  l'eflet 
pour  la  cause.  Le  travail  des  champs  n'est  praticable  que  pendant 
une  moitié  de  l'année,  et  laisse  de  nombreux  loisirs  durant  lesquels 
le  serf,  forcément  attaché  à  la  terre  seigneuriale,  tombe  dans  un  in- 
évitable engourdissement.  Aucune  idée  ambitieuse  ou  jalouse  ne 
vient  l'aiguillonner,  comme  dans  les  pays  où  le  travail  peut  aplanir 
les  distances  qui  séparent  les  diverses  classes  de  la  société.  Il  est 
excessivement  rare  qu'un  paysan  amasse  une  somme  suffisante  pour 
acheter  sa  liberté.  Aussi,  résigné  à  son  sort,  le  serf  borne-t-il  son 
ambition  à  récolter  assez  de  grains  pour  attendre  la  nouvelle  mois- 
son, à  recueillir  assez  de  bois  pour  se  chauffer  pendant  l'hiver.  Si  les 
provisions  laissent  un  excédant,  on  l'emploie  à  l'achat  de  quelques- 
vêtemens,  mais  le  plus  souvent  cette  faible  épargne  va  s'engloutir 
dans  les  débits  d'eau-de-vie.  Penser  à  l'avenir,  au  bonheur  des  en- 
fans,  cela  n'est  point  dans  les  habitudes  des  serfs  :  les  enfans  se- 
ront, comme  l'aïeul  et  le  père,  attachés  à  la  glèbe;  ils  vivront  de  la 
même  manière.  Aussi  le  pire  côté  du  servage  est-il  l'espèce  de  ni- 
veau qu'il  abaisse  sur  l'intelligence  et  la  prévoyance  humaines. 

(Ij  Nos  lecteurs  sont  déjà  suffisamment  édifiés  à  ce  sujet.  Voyez,  dans  la  livraison  du 
!•■■  juillet  1854,  l'étude  de  M.  Mérimée  s  ir  la  Littérature  et  le  Servage  en  Russie. 


844  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

L'habitant  de  la  Petite-Russie  offre  le  type  d'une  belle  race;  il 
a  la  taille  moyenne,  les  cheveux  blonds  ou  châtains,  la  démarche 
un  peu  lourde.  Les  vieillards  portent  toute  la  barbe;  les  jeunes  gens 
ne  laissent  pousser  que  les  moustaches.  On  ne  rencontre  point  parmi 
les  habitans  de  cette  région  l'affreux  type  kalmouk,  ces  narines  ou- 
vertes, ce  nez  camard  et  effacé,  qui  rappellent  les  peuples  barbares 
de  l'Asie.  Le  costume  national  se  compose  d'une  jaquette  en  étoffe 
de  bure  brune,  sans  boutons,  serrée  à  la  taille  par  une  longue  cein- 
ture rouge  ou  verte,  d'un  pantalon  de  toile  blanche  dont  les  fonds 
descendent  au  milieu  des  cuisses  comme  les  culottes  des  zouaves, 
et  dont  les  extrémités  sont  recouvertes  par  de  larges  bottes.  La  coif- 
fure est  ordinairement  un  bonnet  de  peau  d'agneau  noir  et  rond. 
En  hiver,  le  cojouk,  espèce  de  cafetan  en  peau  de  mouton,  remplace 
la  jaquette  d'été;  le  pantalon  est  encore  de  toile,  mais  les  jambes 
sont  enveloppées  avec  des  pièces  de  laine  qui  garnissent  les  bottes. 
Le  linge  est  grossier,  mais  soigneusement  entretenu.  Par-dessus  les 
autres  vêtemens  se  met  encore  le  kobéniak^  qui  est  muni  d'un  ca- 
puchon percé  de  deux  trous  pour  les  yeux.  La  physionomie  du  paysan 
change  du  reste  avec  les  saisons;  l'exercice  en  plein  air,  la  salutaire 
activité  de  la  vie  rurale,  donnent  au  travailleur  pendant  l'été  une 
apparence  de  contentement  et  de  bien-être.  En  hiver,  quand  le  froid 
engourdit  le  sang  et  les  membres,  le  Petit-Russien  s'enveloppe  de 
son  cojouk,  se  coiffe  de  son  bonnet  épais  et  fourré,  et  s'il  soulève 
une  pièce  de  bois,  ses  mains,  couvertes  d'énormes  mitaines,  sem- 
blent paralysées  (1). 

Les  paysannes  de  la  Petite-Russie  ont  un  costume  pittoresque  qui 
appartient  plutôt  à  l'Asie  qu'à  l'Europe;  on  se  rappelle  ces  vieilles 
images  de  l'art  byzantin,  où  les  vierges  sont  ornées  d'une  coiffure  en 
cerceau.  En  été,  les  jeunes  fdles  se  parent  de  fleurs  et  de  rubans  de 
couleur  éclatante  ;  elles  savent  ajuster  avec  art  les  feuilles,  les  épis, 
les  baies  de  quelques  fruits  rouges  comme  le  sorbier,  dans  leur 
chevelure,  dont  les  nattes  sont  relevées  en  couronne  ou- descendent 
sur  les  épaules.  Le  bandeau  virginal,  de  couleur  rouge,  se  place  sur 
le  sommet  de  la  tête  comme  un  diadème.  Un  collier  de  perles,  de 
corail  ou  de  verroterie  tourne  au  moins  douze  fois  autour  de  leiir 
cou  en  dessinant  un  croissant;  on  y  suspend  des  médailles  reîi- 

(1)  On  distingue  aisément  ce  rude  travailleur  des  paysans  de  la  Grande-Russie,  ame- 
nés en  nombreuses  bandes  dans  les  terres  noires  à  certaines  époques  qui  réclament  un 
supplément  de  bras.  Le  costume  du  Grand-Russien  consiste  en  un  bonnet  de  feutre 
blanc,  une  jaquette  de  même  couleur,  et  la  chaussure  est  invariablement  faite  d'écorces 
de  tilleul  serrées  autour  des  jambes  par  des  cordes  grossières.  Le  caractère  est  généra- 
lement plus  apathique.  Les  propriétaires  du  nord  de  la  Russie  expédient  ces  nègres 
blancs  par  centaines  pendant  la  belle  saison,  et  le  prix  de  location  de  ces  sujets  consti- 
tue le  profit  exclusif  du  seigneur. 


LES   TERRES    NOIRES    DE    LA    RUSSIE.  845 

gieuses  dont  les  peintures  sur  émail  imitent  la  mosaïque.  Une  bas- 
quine  en  toile  rouge  descend  jusqu'aux  genoux;  la  jupe  très  courte, 
ordinairement  blanche,  serrée  à  la  taille  par  une  écharpe  de  laine 
rouge,  laisse  passer  le  tour  brodé  de  la  chemise.  Les  jambes,  le 
plus  souvent  nues  jusqu'au-dessus  du  mollet,  sont  quelquefois 
chaussées  de  grandes  bottes  en  maroquin  rouge  ou  jaune;  mais  si 
les  villageoises  découvrent  presque  toujours  leurs  jambes,  elles  ont 
grand  soin  de  cacher  leurs  bras  jusqu'aux  poignets.  Tel  est  le  cos- 
tume éclatant  des  jours  de  fête.  On  se  rappelle  devant  cette  parure 
l'ancienne  splendeur  des  vètemens  de  la  Perse  ou  de  l'Egypte,  et 
c'est  peut-être  au  culte  de  l'église  grecque,  qui  a  toujours  gardé  les 
''goûts  iconophiles  de  l'ancienne  patrie,  qu'il  faut  attribuer  la  conser- 
vation de  cette  mode  antique. 

Les  filles  se  marient  de  très  bonne  heure ,  et  dès  que  le  mariage 
est  consommé,  l'épouse  doit  cacher  ses  cheveux  sous  un  turban, 
le  platoke.  Autrefois  même  on  coupait  la  chevelure  de  la  mariée,  et 
Ton  redit  encore  une  chanson  où  une  fiancée  dépouillée  de  ses  belles 
nattes  exprime  ses  regrets  avec  une  grâce  touchante  : 

«  0  mes  nattes,  mes  beaux  cheveux  dorés!  —  ce  n'est  pas  une,  ce  n'est 
pas  deux  années,  —  ce  n'est  pas  deux  années  que  je  vous  ai  tressées.  — 
Chaque  samedi  je  vous  baignais,  —  chaque  dimanche  je  vous  ornais,  —  et 
aujourd'hui  dans  une  heure  il  faut  vous  perdre  !  » 

[1  arrive  même  que  les  paysannes  qui  n'ont  point  eu  la  patience 
d'attendre  le  sacrement  sont  soumises,  dans  une  cérémonie  bizarre, 
à  l'humiliation  de  la  coiffure  àwplatoke.  Les  filles  et  les  garçons  du 
tvillage  se  rassemblent  ordinairement  un  jour  de  fête  :  ils  vont  cher- 
jcher  la  pauvre  malheureuse,  ils  l'entraînent  malgré  ses  pleurs,  et 
iprès  avoir  dénoué  ses  nattes  et  retiré  les  rubans,  ils  la  coiffent  du 
platoke.,  qu'il  ne  lui  est  plus  permis  de  quitter.  D'ordinaire,  le  com- 
plice de  la  pauvre  victime,  qu'on  appelle  désormais  pokritka  (1), 
intervient  dans  la  cérémonie  et  fournit  le  mouchoir,  ce  qui  indique, 
qu'il  est  prêt  à  réparer  sa  faute,  et  qu'il  accepte  l'union  qui  fera 
disparaître  l'ignominie  du  châtiment.  A  vrai  dire,  rien  ne  distingue 
une  jeune  fille  d'une  femme,  si  ce  n'est  le  platoke.  Ce  turban  est  un 
châle  de  laine  ou  de  coton  comme  celui  que  portent  nos  paysannes 
sur  leurs  épaules,  mais  qui,  roulé  autour  de  la  tête  de  façon  à  s'é- 
largir, rappelle  un  peu  le  kolback  d'un  tambour-major.  L'époux 
offre  le  platoke  à  sa  fiancée,  comme  chez  nous  on  offre  le  châle  des 
Indes,  qui,  rendu  à  sa  destination  primitive,  ne  devrait  être  qu'une 
coiffure. 

Les  mariages  se  célèbrent  avec  des  cérémonies  naïves  dont  l'ori- 

(1)  Voyez  l'histoire  d'une  Pokritka  dans  la  Berne  du  1"  novembre  1856. 


8A6  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

gine  est  sans  doute  fort  ancienne.  La  veille  du  jour  où  la  jeune  fille 
doit  appartenir  à  l'époux,  elle  va  trouver  ses  maîtres  et  quelques 
habitans  du  village;  elle  est  vêtue  simplement,  et  sa  chevelure  est 
éparse;  elle  se  jette  aux  genoux  de  tous  ceux  qu'elle  visite,  et  leur 
baise  les  pieds  en  demandant  pardon.  Les  autres  filles  du  village, 
qui  l'accompagnent,  sont  au  contraire  parées  de  leurs  plus  beaux 
ajustemens.  Il  est  d'usage  de  relever  et  d'embrasser  la  pénitente, 
qui  reçoit  un  léger  cadeau  et  offre  en  retour  un  petit  pain  de  forme 
symbolique.  Si  la  jeune  fille  se  marie  dans  un  autre  domaine  que  ce- 
lui de  son  seigneur,  elle  doit  payer  à  celui-ci  un  droit  de  sortie  ap- 
pelé vêvodnoé.  Le  sacrifice  de  la  chevelure  d'une  jeune  mariée  est 
ce  qu'il  y  a  de  plus  saillant  dans  la  cérémonie  des  noces;  voici  l'un 
des  couplets  qu'on  chante  le  plus  souvent  à  cette  occasion  : 

«  Où  est  ton  frère  aîné,  Marie,  —  qui  a  dénoué  tes  belles  nattes?  —  Qu'a- 
t-il  fait  des  rubans  qui  les  ornaient?  —  Les  a-t-il  jetés  dans  le  profond 
Dnieper?— ou  les  a-t-il  offerts  à  ta  sœur  cadette?  —  Tes  nattes,  Marie, 
étaient  serrées  comme  si  le  forgeron  les  eût  tressées.  —  Qu'il  vienne  à  pré- 
sent les  déforger,  —  et  pour  lui  seront  les  rubans  dorés.  » 

Enfin  la  cérémonie  se  termine  par  la  coiffure  du  turban ,  qu'une 
femme  âgée  enroule  autour  du  front  de  la  mariée,  en  lui  souhai- 
tant le  bonheur  : 

«  Je  couvre  ta  tête  du  platohe,  ô  ma  sœur,  —  et  je  te  donne  le  bonheur 
et  la  santé.  —  Sois  toujours  pure  comme  l'eau,  —  deviens  féconde  comme  la 
terre.  » 

Le  lendemain  de  la  noce,  la  cérémonie  n'est  pas  moins  bizarre; 
le  mari  mène  sa  femme  chez  tous  les  habitans  et  leur  montre  le  vê- 
tement de  la  première  nuit.  On  voit  combien  ces  usages  rappellent 
les  mœurs  patriarcales  des  plus  anciennes  sociétés.  Le  premier  jour 
de  mon  arrivée  en  Russie,  je  fus  témoin  d'un  spectacle  assez  éton- 
nant pour  un  étranger:  une  femme  d'environ  quarante  ans  venait  se 
plaindre  à  son  maître  d'avoir  été  battue  par  un  paysan.  Tout  en  ex- 
posant sa  plainte,  elle  enleva  sa  chemise,  qui  retomba  sur  sa  cein- 
ture, et  elle  montra  les  ecchymoses  qui  sillonnaient  son  torse  nu.  Il 
y  avait  là  beaucoup  de  monde;  mais  la  pauvre  femme,  tout  entière 
à  son  indignation,  n'éprouvait  aucun  sentiment  de  honte.  Ce  man- 
que de  pudeur  s'associe  en  définitive  à  un  sentiment  de  moralité 
assez  rare  en  Occident. 

Les  femmes  de  la  classe  aisée  suivent,  en  les  exagérant  quelque- 
fois, les  modes  parisiennes.  Elles  ne  portent  que  des  robes  d'été, 
même  en  hiver  ;  les  maisons  sont  si  bien  chauffées  que  les  étoffes 
de  laine  n'y  sont  pas  nécessaires,  et  à  l'extérieur  la  fourrure  dis- 
pense de  robes  chaudes;  d'ailleurs  les  femmes  sont  très  sédentaires, 


LES    TERRES    NOIRES    DE    LA   RUSSIE.  847 

et  passent  une  moitié  de  la  journée  à  faire  la  sieste.  Le  travail  des 
mains  est  fort  dédaigné,  même  la  broderie  ;  on  laisse  cette  occupa- 
tion aux  filles  de  chambre.  On  pourrait  croire  que  l'ennui  pénètre 
dans  des  intérieurs  aussi  tranquilles,  et  qu'une  vie  aussi  peu  ani- 
mée laisse  quelque  amertume  dans  l'esprit.  Nullement;  l'habitude 
est  plus  forte  que  la  nature.  Le  canapé  sert  constamment  de  lit  de 
repos;  le  journal  de  modes  distrait  un  moment;  le  reste  du  temps^ 
se  passe  à  prendre  le  thé,  à  fumer  des  cigarettes,  à  croquer  deâ         • 


amandes  de  citrouilles  ou  de  tournesol,  ou  encore  à  jouer  aux  cartes. 
La  classe  moyenne  est  représentée  par  les  habitans  qui  ne  sont 
point  serfs,  tels  que  les  marchands,  les  petits  nobles  polonais,  les 
employés  et  les  Juifs.  On  compte  trois  classes  de  commerçans,  qu'on 
-appelle  guildes;  la  première  guilde,  pour  laquelle  il  faut  déclarer 
un  actif  de  60,000  francs,  donne  privilège  pour  les  marchandises 
exotiques  :  les  banquiers,  les  armateurs  appartiennent  à  cette  classe, 
qui  paie  au  trésor  de  la  couronne  une  espèce  de  patente  fixe  an- 
nuelle de  10,000  francs.  La  deuxième  guilde  paie  un  droit  annuel 
de  2,200  francs;  ceux  qui  veulent  être  admis  dans  cette  catégorie 
doivent  justifier  d'un  capital  de  24,000  francs,  et  peuvent  exercer 
le  commerce  sur  toutes  les  marchandises  étrangères  ou  indigènes; 
mais  il  leur  est  interdit  d'élever  leurs  importations  au-dessus  de 
00,000  roubles  (360,000  francs),  chiffre  illusoire  du  reste  et  difficile 
à  contrôler.  La  troisième  guilde  paie  une  patente  de  800  francs,  qui 
*^  donne  seulement  le  droit  de  vendre  des  marchandises  achetées  chez 
les  commerçans  des  deux  autres  classes  ;  elle  doit  posséder  un  capi- 
tal de  10,000  francs.  Le  commerçant  qui  appartient  à  l'une  des  trois 
guildes  peut  établir  d'ailleurs  des  succursales  dans  tout  l'empire;  il 
en  résulte  que  de  nombreuses  maisons  de  commerce  se  fondent  sans 
payer  le  droit  des  guildes  en  empruntant  le  nom  des  patentés  in- 
scrits. On  ne  compte  dans  tout  l'empire  qu'environ  2,500  marchands 
dans  la  première  guilde,  6  ou  7,000  dans  la  deuxième,  et  170,000 
dans  la  troisième.  Il  existe  néanmoins  un  certain  nombre  d'indus- 
tries à  qui  l'on  délivre  un  certificat  et  qui  paient  une  patente  fixe; 
elles  comprennent  tout  le  petit  commerce,  qui  tend  à  se  répandre  de  > 
jour  en  jour.  Les  maîtrises  sont  inconnues,  et  chaque  ouvrier  peut  ' 
librement  exercer  une  professiorî  sans  qu'on  exige  de  lui  aucune  ga- 
rantie d'apprentissage.  On  trouve  dans  la  Petite-Russie  des  gens  qui 
font  tous  les  états  et  qui  n'en  connaissent  réellement  aucun.  Les  arti- 
cles confectionnés  sont  vendus  sur  place  aux  marchands,  qui  les 
transportent  dans  les  foires.  Les  objets  d'habillement,  de  ferronne- 

Irie,  de  cuivrerie,  d'ameublement,  sont  fabriqués  dans  des  villages 
où  tous  les  habitans  exercent  la  même  profession.  Il  y  a  des  com- 


848  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

bleaux  peints  sur  bois  qu'on  retrouve  clu  château  à  la  chaumière 
dans  toutes  les  maisons  russes. 

Les  descendans  des  Polonais  qui  habitaient  la  Petite-Russie  avant 
la  conquête  composent  une  partie  de  la  classe  bourgeoise  ;  ils  sont 
désignés  sous  le  nom  collectif  de  chliakta  ou  petite  noblesse.  Ils  pos- 
sèdent quelques  biens  immeubles  et  ils  ont  conservé  leurs  franchi- 
ses; c'est  particulièrement  cette  classe  qui  fournit  aux  seigneurs  les 
employés  de  leurs  domaines  :  ils  sont  intendans,  économes  ou  écri- 
vains dans  presque  toutes  les  fermes.  Enfin  les  Juifs  représentent 
aussi  un  élément  de  la  bourgeoisie.  Dès  qu'on  a  mis  le  pied  dans  une 
ville  de  la  Petite-Russie,  on  se  croirait  transporté  en  Palestine,  tant 
on  rencontre  de  Juifs  garnissant  les  places,  les  rues,  et  formant  le 
groupe  principal  de  la  population  ;  cette  nation  féconde  semble  avoir 
trouvé  la  terre  promise  dans  cette  fertile  contrée  :  elle  peuple  à  elle 
seule  les  trois  quarts  de  tous  les  bourgs  et  de  toutes  les  petites  villes. 
Dans  les  autres  pays  de  l'Europe,  les  Juifs  ne  se  distinguent  du  reste 
de  la  population  que  par  leurs  mœurs  et  leur  industrie  ;  dans  la  Pe- 
tite-Russie ,  ils  ont  conservé  leur  costume  national ,  et  il  est  impos- 
sible de  les  confondre  avec  les  autres  habitans. 

Le  séjour  des  grandes  villes  est  interdit  aux  Juifs;  mais  dans  les 
villes  de  second  ordre  et  dans  les  bourgs  [miestechkis),  où  la  rési-* 
dence  des  Israélites  est  tolérée,  ils  animent  tout  de  leur  activité.  Ils 
habitent  de  sales  maisons  en  bois,  sans  clôtures  et  sans  jardins,  qui 
contrastent  singulièrement  avec  l'air  de  propreté  des  chaumières  de 
paysans.  Presque  toutes  les  petites  villes  appartiennent  à  des  sei- 
gneurs qui  permettent  à  des  Juifs  marchands  de  bâtir  une  espèce 
de  baraque  de  foire  sur  un  terrain  rapproché  du  groupe  des  habi- 
tations rurales,  moyennant  une  faible  redevance  annuelle.  Il  s'est 
ainsi  formé  depuis  une  vingtaine  d'années  des  centres  de  population 
avec  des  élémens  tout  nouveaux.  L'indolence  naturelle  des  paysans, 
la  régularité  de  leur  vie  sédentaire,  leur  antipathie  et  leur  méfiance 
pour  toute  espèce  de  transactions,*  donnent  beau  jeu  à  l'âpreté  des 
spéculateurs  Israélites,  qui  ont  trouvé  le  moyen  de  vivre  et  de  s'en- 
richir en  mettant  les  producteurs  à  contribution  et  en  s' emparant 
de  toutes  les  denrées  dont  l'usage  est  le  plus  fréquent.  Tous  les 
Juifs  des  terres  noires  sont  marchands  ou  exercent  une  industrie 
quelconque.  Les  hommes  font  l'état  de  commissionnaires;  ils  louent 
des  chevaux  et  des  voitures;  presque  partout  ils  sont  aubergistes. 
Us  passent  pour  être  adroits  contrebandiers  et  receleurs  discrets.  Si 
l'on  excepte  quelques  failleurs  et  cordonniers,  ils  ne  se  livrent  point 
aux  états  manuels.  Leur  industrie  principale  s'exerce  sur  les  den- 
rées alimentaires  ;  ils  ont  presque  le  monopole  de  la  boucherie  et 
de  la  meunerie;  l'indolence  habituelle  des  habitans  laisse  toutes  les 


LES    TERRES    NOIRES    DE    LA    RUSSIE.  8/l9 

iffaires  entre  leurs  mains.  Aut^une  transaction  ne  se  fait  sans  l'inter- 
lédiaire  d'un  courtier  juif;  si  deux  propriétaires  qui  se  connaissent 
renient  conclure  un  marché  de  grains  ou  de  bestiaux,  au  lieu  de 
traiter  directement  entre  eux,  ils  font  intervenir  cet  agent.  Il  se 
trouve  parmi  les  Juifs  des  capitalistes  très  riches  ;  ils  ne  possèdent 
>as  de  biens-fonds,  toute  leur  fortune  est  en  portefeuille.  Tout  ce 
[ue  le  paysan  épargne,  peut-être  aussi  le  plus  clair  du  revenu  des 
propriétaires  passe  entre  leurs  mains.  On  se  ferait  difficilement  une 
Idée  du  mépris  attaché  à  leurs  personnes;  les  serfs  eux-mêmes  les 
jstiment  très  au-dessous  d'eux  et  ne  leur  parlent  qu'en  les  tutoyant 
comme  à  des  inférieurs.  Les  Juifs  ont  accepté  cette  position  dégra- 
dante, et  ils  s'en  consolent  en  s' enrichissant.  On  ne  comprend  guère 
comment  un  peuple  nombreux,  bien  supérieur  à  la  population  ru- 
rale par  l'intelligence,  la  position  et  surtout  la  sobriété,  a  pu  ac- 
cepter dans  la  société  un  rôle  aussi  humiliant.  Gomment  n'a-t-il 
pas  cherché  à  vivre  de  sa  propre  force,  à  créer  par  son  travail  des 
richesses  bien  faciles  à  développer  dans  un  pays  aussi  heureuse- 
ment situé?  Les  Juifs  ne  veulent  pas,  ne  savent  pas  créer  des  pro- 
duits; ce  qu'il  leur  faut,  c'est  une  existence  incertaine,  alimentée 
avec  les  profits  plus  ou  moins  licites  qu'ils  retirent  du  travail  d' au- 
trui, et  dont  ils  se  servent  pour  entretenir  leur  oisiveté  ascétique  et 
maladive. 

On  rencontre  dans  la  Petite-Russie  une  classe  d'habitans  qui  a  son 
origine  dans  le  servage  et  son  analogue  dans  ce  qu'on  appelait  aux 
colonies  le  nègre  marron.  On  désigne  sous  le  nom  de  bourlaques 
tous  les  ouvriers  qui  voyagent  dans  l'intérieur  du  pays  et  vont  louer 
leurs  services  dans  les  usines  et  dans  les  grandes  exploitations  ru- 
rales. Presque  tous  ces  hommes  sont  des  serfs  qui  ont  abandonné 
leurs  villages,  soit  pour  se  soustraire  aux  mauvais  traitemens  de 
leurs  maîtres,  soit  pour  toute  autre  cause.  Il  y  a  parmi  ces  aventu- 
riers des  gens  fort  honnêtes  ;  mais  le  nom  de  bourlaque  est  géné- 
ralement un  terme  de  mépris  qui  équivaut  à  celui  de  vagabond. 
Les  paysans  d'un  village  où  des  bourlaques  viennent  louer  leurs 
bras  ne  les  regardent  qu'avec  des  airs  de  supériorité  fort  réjouis- 
sans.  Une  fois  que  le  serf  réfractaire  a  quitté  son  maître  et  s'est 
exilé  de  son  village,  il  mène  une  vie  beaucoup  moins  heureuse  que 
dans  son  pays,  mais  il  n'y  retourne  jamais  de  plein  gré.  Il  y  a  des 
couples  de  bourlaques  qui  passent  leur  vie  à  parcourir  les  fermes 
et  les  fabriques  par  amour  de  l'indépendance.  Un  ménage  de  bour- 
laques change  de  place  douze  fois  par  an,  car  hommes  et  femmes 
louent  leurs  services  au  mois  et  par  paire.  Les  Juifs,  qui  sont  ordi- 
nairement les  entrepreneurs  de  la  main-d'œuvre  dans  les  fabriques, 
ont  une  manière  spéciale  de  retenir  ces  ouvriers  nomades,  et  ce 

54 


TOME  XXV, 


850  '  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

moyen  consiste  à  ne  pas  les  payer.  Le  pauvre  hourlaque  ne  peut 
aller  se  plaindre  à  la  police  ;  il  lui  faudrait  commencer  par  avouer 
sa  position  illégale.  Outre  les  bourlaques,  il  est  une  autre  classe 
d'ouvriers  libres  dont  les  manufacturiers  emploient  les  bras  par  une 
location  mensuelle  :  ce  sont  les  soldats  en  congé;  mais  autant  les 
bourlaques  sont  humbles  et  soumis,  autant  ceux-ci  sont  arrogans. 
Le  soldat  russe  doit  servir  vingt  années  :  au  bout  de  dix  années,  il 
est  licencié  si  l'on  est  en  temps  de  paix;  toutefois  il  doit  se  pré- 
senter, à  des  époques  périodiques,  dans  la  ville  de  son  district,  et 
se  tenir  toujours  prêt  à  partir.  Rentré  dans  la  vie  rurale  d'une  ma- 
nière temporaire,  le  soldat  ne  peut  se  marier  avant  l'expiration  de 
son  congé  définitif;  mais  il  n'est  plus  serf,  et  il  échappe  au  traite- 
ment correctionnel  de  son  ancien  maître  :  il  est  kazionnie^  c'est-à- 
dire  sujet  de  l'empereur.  Lorsque,  pour  une  levée  extraordinaire, 
on  enrôle  des  hommes  mariés,  la  femme  et  les  enfans  du  soldat  sont 
libres;  ils  appartiennent  au  tsar.  Les  soldats  en  congé  ou  libérés 
forment  une  catégorie  spéciale  d'ouvriers  libres  en  Russie;  ils  se 
louent  comme  domestiques  ou  comme  journaliers;  on  en  voit  quel- 
quefois servir  comme  portiers  dans  les  maisons  particulières,  avec 
la  poitrine  couverte  de  décorations  et  de  rubans  de  toutes  couleurs. 

Pour  trouver  réunis  tous  les  élémens  de  la  population  petite- 
russienne,  il  faut  aller  au  marché,  à  la  foire,  qu'on  nomme  le  bazar. 
C'est  ordinairement  le  dimanche  que  se  tiennent  ces  marchés,  dans 
les  petites  villes  placées  au  centre  d'une  douzaine  de  villages  qui 
appartiennent  quelquefois  au  même  seigneur.  Le  voyage  au  bazar  est 
l'une  des  grandes  affaires  de  la  vie  des  paysans;  c'est  là  qu'on  ap- 
prend les  événemens  de  la  semaine,  là  qu'on  retrouve  ses  connais- 
sances et  qu'on  voit  les  nouvelles  modes.  Aussi  les  prétextes  ne 
manquent  jamais  pour  faire  ce  voyage  du  dimanche;  on  ne  va  point 
au  bazar  sans  y  porter  quelques  denrées,  on  n'en  revient  pas  sans 
emplette  :  c'est  un  usage  consacré.  A  côté  des  produits  agricoles, 
exposés  sur  la  place  du  bazar,  sont  rangées  les  marchandises  de 
luxe,  étendues  sur  le  sol,  jamais  sur  des  bancs  :  ce  sont  des  bijoux 
faux,  des  grenailles  de  verroterie,  de  perles,  de  corail,  des  tresses, 
des  rubans,  des  étoffes  imprimées.  Tous  ces  objets  sont  spécialement 
vendus  par  des  Juives.  On  y  trouve  aussi  quantité  de  ces  tableaux 
religieux  peints  sur  bois  que  les  paysans  aiment  tant  à  placer  dans 
leurs  chaumières,  quelques  instrumens  de  musique  allemands,  et 
même  russes,  surtout  des  accordéons  et  des  chalumeaux  rustiques. 
Les  changeurs  juifs  ont  seuls  une  petite  table,  où  sont  étalées  les 
menues  monnaies  de  cuivre  et  d'argent  avec  lesquelles  ils  escomp- 
tent les  billets  de  crédit  impérial,  dont  les  paysans  se  débarrassent 
avec  une  perte  de  1  pour  100. 

On  sait  combien  il  a  fallu  d'efforts  en  France  pour  amener  l'usage 


k 


LES    TERRES    NOIRES    DE    LA   RUSSIE.  851 

exclusif  des  monnaies  décimales  et  pour  effacer  le  souvenir  des 
vieilles  pièces  métalliques.  La  même  difficulté  se  représente  dans 
la  Russie  méridionale,  et  les  mots  de  rouble  et  de  kopeck  n'ont 
point  encore  pénétré  dans  les  usages  villageois.  Il  en  est  de  même 
pour  les  poids  et  mesures ,  qui  du  reste  dérangeraient  le  système 
habituel  des  transactions  :  c'est  l'affaire  de  l'acheteur  d'estimer 
d'un  coup  d'œil  quelle  quantité  de  marchandise  est  contenue  dans 
le  sac  du  paysan,  c'est  l'affaire  de  celui-ci  de  vendre  au  plus  haut 
prix  la  moindre  quantité  possible.  Les  Juifs  sont  les  accapareurs  ha- 
bituels de  tout  ce  qui  arrive  sur  le  marché.  Leur  industrie  s'exerce 
sur  tout  ce  que  produit  le  paysan  :  ce  sont  eux  qui  achètent  les 
bestiaux,  et  ils  se  comportent  en  maquignons  parfaits.  Ils  transfor- 
ment un  animal  de  façon  à  le  rendre  méconnaissable;  ils  ajoutent 
au  besoin  des  dents ,  des  oreilles ,  et  même  des  queues.  On  cite  à 
ce  sujet  des  tours  de  ruse  et  d'adresse  qui  feraient  pâlir  la  répu- 
tation de  nos  prestidigitateurs.  Les  Juifs  ont  pour  concurrens  dans 
cette  spécialité  les  bohémiens  ou  zingaris.  Ce  singulier  peuple  pré- 
sente dans  l'empire  russe  la  physionomie  qu'on  lui  connaît  dans  les 
autres  nations.  Il  passe  l'hiver  en  Grimée  ou  vers  le  Caucase,  le 
plus  près  qu'il  peut  du  soleil;  il  remonte  au  nord  avec  l'hirondelle, 
choisit  une  station  où  la  vie  est  facile,  ordinairement  près  d'une 
petite  ville,  y  déploie  sa  tente  et  exerce  des  industries  variées.  Les 
hommes  parcourent  les  foires,  font  le  commerce  des  chevaux  dont 
le  prix  ne  dépasse  pas  un  rouble,  et  qu'ils  revendent  quatre  ou  cinq 
fois  plus  cher.  Les  femmes  mendient.  On  rencontre  un  grand  nombre 
de  ces  insoucians  zingaris  dans  le  midi  de  la  Russie,  il  y  en  a  même 
de  domiciliés  à  l'état  de  serfs,  surtout  dans  la  Bessarabie  et  dans  la 
Podolie;  mais  leurs  mœurs  nationales  ne  sont  que  très  peu  modifiées 
par  les  accidens  climatériques  et  les  usages  de  la  nation  qu'ils  fré- 
quentent depuis  un  temps  immémorial. 

Une  foire  montre  la  vie  des  populations  industrielles  de  la  Russie 
méridionale  sous  son  aspect  le  plus  joyeux.  Veut -on  la  connaître 
dans  toute  sa  réalité  sévère,  il  faut  observer  les  ouvriers  au  sein 
même  des  manufactures,  dans  l'endroit  curieux  où  ils  se  rassemblent 
tous,  et  qu'on  appelle  la  caserne.  Il  est  difficile  d'imaginer  un  tableau 
plus  repoussant  :  là  dorment  sur  des  planches  environ  trois  cents 
personnes  tout  habillées,  hommes  et  femmes  indistinctement,  les  uns 
ayant  les  pieds  contre  la  tête  des  autres;  des  émanations  suffocantes 
s'échappent  de  cette  galerie.  Ce  n'est  que  dans  l'entrepont  où  les  né- 
griers emmagasinent  la  marchandise  humaine  qu'ils  appellent  bois 
d'êbcne  qu'on  pourrait  rencontrer  un  aussi  horrible  spectacle.  Les 
ouvriers  du  reste  dorment  très  tranquillement  dans  cette  caserne, 
et  si  parfois  ils  se  plaignent,  ce  n'est  jamais  parce  qu'ils  manquent 
d'air,  mais  parce  qu'ils  n'ont  point  assez  chaud.  Il  est  vrai  qu'il  leur 


852  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

faut  une  température  de  hO  degrés.  Ils  sont  ordinairement  nourris 
par  les  entrepreneurs  des  fabriques;  sous  ce  rapport,  ils  sont  assez 
l3ien  traités  (1). 

Quand  la  population  d'un  pays  est  surtout  industrielle,  les  ali- 
mens  ordinaires  sont  de  bonne  qualité,  et  les  prix  s'équilibrent  d'a- 
près la  richesse  des  élémens  nutritifs  qu'ils  contiennent.  Les  alimens 
qui  composent  le  régime  du  serf  sont  à  un  prix  plus  bas  qu'en  tout 
autre  pays  de  l'Europe  :  le  pain  se  vend  moins  d'un  sou  la  livre,  et 
la  viande  deux  ou  trois  sous  ;  mais  il  faut  signaler  ici  une  singulière 
anomalie.  Tandis  que  depuis  quelques  années  la  consommation  du 
pain  de  froment  a  pris  une  grande  extension  en  Europe,  qu'en  Ir- 
lande môme  l'usage  du  pain  blanc  a  remplacé  la  nourriture  exclu- 
sive autrefois  fournie  par  les  pommes  de  terre,  la  Russie  méridionale, 
qui  de  tous  les  pays  de  l'Europe  exporte  le  plus  de  blé ,  est  préci- 
sément celui  où  l'usage  du  pain  de  froment  est  le  moins  répandu. 
L'emploi  du  seigle  est  exclusif  pour  tous  les  habitans,  serfs  et  libres, 
et  la  farine  de  froment  se  vend  régulièrement  de  30  à  50  pour  100, 
livrée  en  sac  et  au  moulin,  plus  cher  qu'à  la  halle  de  Paris.  Aussi 
peut-on  dire  que  le  froment  n'est  pour  l'agriculture  russe  qu'une 
récolte  purement  industrielle,  destinée  à  l'exportation.  La  farine  de 
blé  n'entre  dans  les  ménages  aisés  que  sous  la  forme  de  pâtisseries 
ou  de  pâtes  préparées  à  l'italienne.  Les  Petits-Russiens  prétendent 
que  le  pain  de  seigle  possède  une  acidité  particulièrement  salutaire. 
On  sait  que  la  valeur  nutritive  du  seigle  n'est  que  les  deux  tiers  de 
celle  du  froment,  et  ce  singulier  goût  pour  une  céréale  inférieure 
en  explique  la  culture  exclusive,  bien  que  les  frais  soient  les  mêmes 
que  pour  le  froment,  et  que  le  rendement  soit  moitié  moindre. 

La  Russie  méridionale  produit  une  assez  grande  quantité  de  vins  : 

(1)  Voici  la  note  détaillée  des  provisions  qui  doivent  être  fournies  aux  ouvriers  de  la 
fabrique  d'un  seigneur  de  la  Petite-Russie;  on  pourra  juger,  par  la  comparaison  des  prix, 
combien  la  vie  y  est  plus  facile  qu'en  France. 

Provisions  à  fournir  pour  chaque  ouvrier  pendant  un  mois. 

2  pouds  de  farine  de  seigle  (32  kilos        )  estimés  60  kopecks. 

1/2  poud    de  farine  de  sarrasin  (8                  )       —  16      — 

1/2  poud    de  gruau  de  millet  (  id.                )       —  17      — 

4  livres  de  sel  {1  kil.  636  g.)       —  6      — 
22  livres  de  viande  de  bœuf  (9                   )       —  44      — 

5  livres  de  lard  salé  (2         045     )       —  40      — 

Total  de  la  ration  d'un  mois 1  r.  83  kopecks  (7  fr.  32  c.) 

Le  kopeck  vaut  4  centimes,  le  rouble  4  francs.  On  remplace  la  viande  et  le  lard  par  le 
poisson  et  l'huile  pendant  le  carême  et  les  jours  maigres.  Cette  ration  mensuelle  coûte- 
rait deux  ou  trois  fois  autant  en  France;  chaque  ouvrier  reçoit  en  outre  une  triple 
ration  d'eau-de-vic  dont  la  dépense  par  mois  peut  s'élever  environ  à  3  francs,  ce  qui 
donne  pour  la  nourriture  des  travailleurs  adultes  une  somme  de  trente-deux  centimes 
par  jour;  les  cnfans  ne  consomment  guère  que  la  moitié  de  cette  ration. 


I 


LES    TERRES    BOIRES    DE    LA    RUSSIE.  853 


en  estimait,  il  y  a  quelques  années,  la  récolte  à  plus  de  200  mil- 
lions d'hectolitres.  La  moitié  environ  est  consommée  surplace  par  les 
peuples  vignerons  des  provinces  du  Caucase;  l'autre  partie,  dont  la 
récolte  se  fait  en  Grimée  ou  sur  le  littoral  de  la  Mer-Noire,  donne 
lieu  à  une  industrie  considérable ,  la  fabrication  des  vins  liquoreux 
de  tous  les  noms  possibles,  et  dont  les  habitans  de  la  Russie  du 
nord  sont  particulièrement  amateurs.  Du  reste,  le  vin  n'est  pas  une 
boisson  habituelle  aux  Petits-Russiens  ;  l'usage  de  l' eau-de-vie  lui 
fait  tort  ;  ce  sont  les  liquides  très  alcooliques  comme  le  xérès ,  et 
surtout  le  porter  anglais,  qu'on  préfère  au  meilleur  bourgogne.  Si 
les  Russes  consomment  beaucoup  de  Champagne,  c'est  que  ce  vin 
est  une  boisson  mousseuse  et  de  grand  luxe.  La  fabrication  de 
la  bière  a  peu  d'extension ,  quoique  les  élémens  en  soient  à  très 
bon  marché.  Le  peuple  compose  une  boisson  de  ménage  avec  des 
fruits  acides  ou  des  croûtes  de  pain  mis  en  fermentation  ;  c'est  un 
liquide  mousseux  nommé  kvas  qui  n'a  pas  une  grande  force  et  qu'on 
ne  boit  que  dans  les  maisons  où  l'eau-de-vie  ne  paraît  pas.  Enfin 
on  fait  encore  une  boisson  à  peu  près  semblable  avec  du  miel  et 
qu'on  vend  au  verre  sur  les  marchés,  comme  à  Paris  la  limonade. 

«  Dis-moi  ce  que  tu  manges,  je  te  dirai  qui  tu  es,  »  a  écrit  Brillât- 
Savarin  en  paraphrasant  un  vieux  proverbe;  c'est  qu'en  effet  l'ali- 
mentation d'un  peuple  indique  non -seulement  ses  mœurs  et  ses 
habitudes,  mais  encore  ses  passions.  Une  nourriture  succulente,  raffi- 
née, indique  un  peuple  spirituel,  élégant;  une  alimentation  co- 
pieuse ,  mais  peu  recherchée  et  d'une  préparation  culinaire  à  peu 
près  nulle,  dénote  un  peuple  simple,  qui  en  est  encore  aux  premiers 
bienfaits  de  la  civilisation.  Il  y  a  dans  la  Petite-Russie  deux  mets 
nationaux  qui  sont  la  base  indispensable  du  régime  quotidien.  Ces 
deux  ragoûts  essentiels  s'appellent  l'un  le  borche ,  l'autre  le  kâche. 
Le  borclie  est  un  potage  fabriqué  avec  des  légumes  aigris,  particu- 
lièrement des  choux  et  des  betteraves,  auxquels  on  ajoute  un  mor- 
ceau de  viande  de  bœuf  ou  de  lard  salé.  Si  l'on  juge  de  la  qualité 
indigeste  de  ce  mets  favori  par  son  énergie  purgative,  on  sera  surpris 
d'apprendre  que  rien  au  monde  ne  surpasse  la  valeur  de  cet  aliment 
pour  un  estomac  petit-russien.  Dans  les  jours  maigres,  la  viande 
€st  supprimée  et  remplacée  par  l'huile  ou  le  poisson.  Aucun  mets 
de  la  cuisine  française  n'offre  quelque  analogie  avec  le  borche,  et 
quoique  la  choucroute  allemande  soit  aussi  composée  de  choux 
fermentes,  il  n'y  a  pas  la  moindre  ressemblance  entre  ces  deux  pré- 
parations. Le  bouillon  du  borche  se  mélange  avec  les  légumes;^  il  a 
ordinairement  une  couleur  rose;  l'odeur  en  est  acide,  mais  d'une 
acidité  pénétrante  qui  rappelle  le  faro  de  Bruxelles.  Quant  au  kâche, 
c'est  un  aliment  farineux,  l'ancien  brouet  des  Spartiates;  il  n'a  au- 
cune odeur  particulière,  et  se  prépare  avec  les  grains  émondés  du 


85A  REVUE    DES   DEUX   MONDES.  ' 

millet  ou  du  sarrasin  que  l'on  fait  crever  et  cuire  au  four  dans  un 
vase  d'eau;  on  ajoute  sur  le  tout,  réduit  en  pâte  très  épaisse,  quel- 
ques cuillerées  de  graisse  ou  d'huile,  et  l'on  mange  le  plus  chaud 
possible;  ce  mets  passe  pour  être  d'une  digestion  facile.  Ce  n'est 
pas  seulement  dans  les  cabanes  des  serfs  qu'on  fait  un  usage  quo- 
tidien du  borche  et  du  kâche;  les  mêmes  alimens  paraissent  inva- 
riablement sur  la  table  des  maisons  aisées. 

Lorsqu'on  a  observé  dans  tous  ses  détails  la  vie  matérielle  d'un 
pays,  il  reste  à  se  demander  dans  quelle  mesure  ces  habitudes  jour- 
nalières nuisent  ou  concourent  à  la  prospérité  de  la  population,  c'est- 
à-dire  si  le  nombre  des  habitans  s' accroît  ou  diminue.  Sans  rechercher 
si  ce  phénomène  dépend  plutôt  du  climat  que  de  la  forme  des  gou- 
vernemens,  on  ne  peut  méconnaître  que  l'accroissement  de  la  popu- 
lation est  le  critérium  de  la  somme  de  bien-être  répandue  dans  une 
contrée.  Dans  les  pays  où  les  instrumens  de  travail  sont  à  la  portée 
des  habitans,  où  le  sol  est  fertile,  la  population  se  développe  spon- 
tanément :  la  famille  est  une  richesse  en  pareille  circonstance  ;  mais 
dans  les  contrées  où  le  sol  est  ingrat,  où  des  crises  fréquentes  para- 
lysent l'industrie,  la  famille  est  au  contraire  une  charge.  En  Russie, 
chaque  recensement  annonce  une  augmentation  dans  la  population 
libre  et  une  diminution  dans  les  familles  serves.  On  attribue  la  mor- 
talité qui  décime  celles-ci  à  l'influence  du  climat,  tandis  qu'en  réalité 
c'est  à  la  négligence  des  habitans  que  revient  la  plus  grande  part  de 
responsabilité.  L'étranger  qui  parcourt  les  provinces  de  la  Petite-Rus- 
sie pendant  l'hiver  est  témoin  du  peu  de  précautions  que  les  parens 
prennent  pour  protéger  les  enfans  contre  la  rigueur  de  la  tempéra- 
ture; on  ne  peut  guère  traverser  un  village  par  un  froid  de  15  de- 
grés sans  que  des  enfans  en  chemise  se  montrent  devant  leur  chau- 
mière, courant  dans  la  neige,  les  pieds  nus.  Quant  aux  personnes 
adultes,  elles  quittent  une  espèce  d'étuve  où  la  température  atteint 
souvent  ZiO  degrés  de  chaleur  pour  traverser  la  rue  sans  chaussures 
et  à  peine  vêtues.  Il  résulte  nécessairement  de  cette  brusque  tran- 
sition des  maladies  inflammatoires  qui  emportent  chaque  année  une 
grande  quantité  d' habitans.  Les  serfs  prétendent  que  ceux  de  leurs 
enfans  qui  succombent  ainsi  n'auraient  pu  vivre  longtemps,  et  que 
ceux  qui  doivent  résister  sont  insensibles  à  cette  sorte  d'accidens.  Il 
est  bien  certain  que  des  soins  plus  attentifs,  et  surtout  une  instruc- 
tion élémentaire  plus  étendue,  mettraient  les  paysans  à  l'abri  de 
cette  cause  de  dépopulation. 

III.  —  l'agriculture  et  les  débouchés. 

Si  les  points  de  vue  pittoresques  sont  rares  dans  la  Russie  méri- 
dionale, au  temps  de  la  moisson,  les  récoltes  présentent  un  spec- 


LES    TERRES    BOIRES    DE    LA    RUSSIE.  855 

tacle  grandiose.  Les  fertiles  contrées  de  la  Beauce  et  de  la  Brie  ne 
peuvent  donner  qu'une  faible  idée  de  l'immense  étendue  de  ces  cul- 
tures. Elles  sont  encore  soumises,  pour  la  plupart,  à  l'assolement 
triennal.  Il  serait  injuste  de  méconnaître  les  services  que  la  simpli- 
cité et  la  régularité  de  cet  assolement  ont  rendus  à  l'agriculture  pen- 
dant quatre  siècles  ;  c'est  de  tous  les  systèmes,  non  pas  le  plus  pro- 
ductif, mais  celui  qui  demande  le  moins  de  travail  et  qui  assure  le 
rendement  le  plus  uniforme.  L'introduction  de  l'assolement  triennal 
joua  un  grand  rôle  dans  la  vie  des  peuples  à  une  époque  où  la  va- 
leur des  engrais  n'était  pas  connue;  s'il  tend  aujourd'hui  à  dispa- 
raître devant  les  progrès  de  la  science  et  les  besoins  croissans  des 
nations,  il  n'en  est  pas  moins  le  seul  raisonnable  dans  les  pays  arrié- 
rés, où  une  mauvaise  méthode  vaut  encore  mieux  en  définitive  que 
l'absence  de  toute  méthode. 

On  sème  dans  les  terres  noires  les  céréales  d'hiver  plus  tôt  qu'en 
France;  dès  que  les  moissons  sont  terminées,  vers  le  milieu  du  mois 
d'août,  la  charrue  se  promène  sur  les  jachères,  qui  ont  déjà  reçu  un 
premier  labour.  Le  seigle  est  la  culture  la  plus  importante  que  les 
paysans  aient  l'habitude  de  demander  aux  terres  seigneuriales.  Le 
froment  ne  se  cultive  guère  que  sur  les  domaines  réservés  des  sei- 
gneurs ou  des  petits  propriétaires.  On  sème  l'avoine,  le  sarrasin,  le 
millet  sur  le  champ  qui  a  produit  du  seigle  l'année  précédente; 
quant  à  celui  qui  a  déjà  fourni  deux  récoltes,  il  reste  en  jachère  et 
retourne  à  l'indivision,  en  sorte  que  le  serf  n'a  aucun  intérêt  à  amé- 
liorer le  champ  qu'il  exploite  seulement  pour  deux  années.  Le  chan- 
vre se  cultive  dans  des  lieux  choisis,  ordinairement  situés  près  du 
bord  des  étangs;  enfin  on  aperçoit  encore  quelques  carrés  de  lin,  de 
pommes  de  terre  et  de  camelîne.  Yoilà  toutes  les  plantes  qui  crois- 
sent en  plein  champ;  le  chou,  la  betterave,  le  maïs,  le  tournesol  et 
les  concombres  composent  à  peu  près  toute  la  culture  de  Yagradelz 
ou  potager  d'une  chaumière  russe.  La  moisson  des  céréales  d'hiver 
commence  ordinairement  vers  le  milieu  de  juillet;  celle  des  avoines 
suit  immédiatement;  on  se  sert  de  la  faucille  pour  les  premiers 
grains,  de  la  faux  pour  les  seconds.  Les  machines  à  faucher  ne  tar- 
deront point  à  prendre  possession  de  ce  pays  de  grande  culture,  où 
les  plaines  ne  présentent  aucune  espèce  d'obstacles. 

S'il  est  un  spectacle  qui  doive  étonner  un  agriculteur  français,  c'est 
celui  de  tant  d'excellentes  terres  du  tchornoziome  abandonnées  à  la 
G'dlture  du  seigle.  Il  n'y  a  en  France  que  les  terres  de  la  Limagne 
qui  puissent  rivaliser  avec  celles-ci,  et  si  l'on  y  cultivait  cette  cé- 
réale au  lieu  de  froment,  on  crierait  à  la  barbarie.  Cette  coutume 
disparaîtra  sans  doute  avec  le  préjugé  qui  retarde  encore  l'emploi  des 
engrais.  Il  existe  en  France  quelques  contrées  peu  fertiles  où,  il  y  a 
trente  ans,  les  habitans  ne  cultivaient  pas  le  froment  et  ne  recueil- 


856  REVUE    DES    DEi;X    MONDES. 

laient  que  de  maigres  récoltes  de  seigle,  dont  ils  faisaient  leur  nour- 
riture quotidienne;  aujourd'hui  d'excellentes  moissons  de  blé  ont 
complètement  remplacé  le  seigle.  Cette  transformation  est  due  an 
meilleur  aménagement  des  fumiers,  à  l'entretien  d'un  bétail  plus 
nombreux,  à  l'introduction  dans  l'assolement  du  trèfle  et  des  ré- 
coltes-racines. Si  des  pays  presque  stériles  ont  pu  modifier  si  heu- 
reusement leur  production  annuelle,  que  ne  peut-on  attendre  de  la 
meilleure  région  de  l'Europe! 

On  estime  la  production  totale  de  la  Russie  en  céréales  à  5ZiO  mil- 
lions d'hectolitres,  dont  300  millions  sont  consommés  sur  place  ou 
employés  à  la  distillation;  120  millions  d'hectolitres  sont  consacrés 
aux  semailles;  le  reste  s'expédie  dans  le  nord  de  l'empire,  sauf  en- 
viron 8  millions  d'hectolitres  de  froment,  qui  sont  exportés  annuel- 
lement en  Europe;  ce  dernier  chiffre  d'exportation  a  quelquefois 
doublé  dans  certaines  années  de  disette.  La  nature  a  été  merveil- 
leusement prodigue  envers  la  partie  méridionale  de  la  Russie.  D'ex- 
cellentes récoltes  y  sont  obtenues  sans  le  secours  des  engrais,  et  les 
plantes  trouvent  dans  l'humus  tous  les  élémens  qui  leur  sont  néces- 
saires. Ces  heureuses  conditions  dureront  tant  que  les  récoltes  n'au- 
ront point  épuisé  les  ressources  contenues  dans  le  sol  superficiel,  et 
par  des  labours  plus  profonds  il  sera  encore  possible  de  ramener  à 
la  surface  des  élémens  de  fertilité  qui  dorment  aujourd'hui  en 
attendant  un  rôle  actif.  Les  travaux  du  labourage  sont  si  faciles  dans- 
ce  sol  meuble  et  uni,  que  les  frais  d'exploitation  agricole  se  trouvent 
réduits  à  des  prix  beaucoup  moins  élevés  que  partout  ailleurs.  En 
France,  la  seule  dépense  de  F  engrais  s'élève  quelquefois  à  la  moitié 
de  la  récolte;  ici  cette  dépense  est  supprimée,  et  le  froment,  qui  re- 
vient chez  nous  à  12  ou  ili  fr.  l'hectolitre,  ne  coûte  pas  plus  du 
quart  au  cultivateur  petit-russien.  Il  faut  ajouter  que  ce  faible  prix 
de  revient  pourrait  encore  éprouver  des  réductions,  si  f  usage  ra- 
tionnel des  engrais  permettait  d'augmenter  du  double  le  produit  des 
récoltes. 

On  est  aujourd'hui  parfaitement  d'accord  sur  le  rôle  nécessaire 
des  engrais  en  agriculture,  et  c'est  un  axiome  vérifié  par  tous  les 
agronomes  que  le  produit  des  récoltes  est  toujours  en  proportion 
de  la  fumure  employée.  La  France  consomme  des  engrais  pour  un 
milliard  à  peu  près  ;  elle  en  perd  au  moins  autant  chaque  année  en 
négligeant  des  matières  de  diverse  nature,  et  il  faudrait  quatre  ou 
cinq  fois  cette  quantité  pour  amener  l'agriculture  nationale  au  plus 
haut  degré  de  fertilité.  Si  un  fermier  disait  en  France  qu'il  a  trop 
d'engrais,  on  ne  le  prendrait  pas  plus  au  sérieux  qu'un  homme  qui 
se  plaindrait  d'avoir  trop  d'argent.  Eh  bien!  quand  on  parcourt  les 
domaines  de  la  Petite-Russie,  on  entend  cette  parole  tous  les  jours. 
On  n'y  connaît  point  malheureusement  le  rôle  physiologique  de  cette' 


I 


LES    TERRES    NOIRES    DE    LA    RUSSIE.  857 


TYiatière  première  de  l' agriculture,  on  croit  même  qu'elle  nuit  à  la 
qualité  des  produits.  Les  engrais  sont  tellement  méprisés  que  pour 
s'en  débarrasser  on  les  jette  dans  les  étangs  et  dans  les  cours  d'eau, 
au  point  que  des  rivières  autrefois  navigables  sont  actuellement  ob- 
struées, et  que  le  passage  des  bateaux  y  est  impossible.  En  quelques 
endroits,  on  recueille  le  fumier,  mais  pour  le  convertir  en  briquettes 
larges  et  plates,  et  l'employer  comme  combustible  pour  le  chauffage 
des  maisons,  où  il  donne  à  peu  près  la  même  chaleur  que  la  tourbe. 
La  valeur  des  engrais  perdus  chaque  année  égale  au  moins  celle  de 
îa  récolte.  Le  paysan  petit-russien  obtient  sans  fumer  quatre  grains 
pour  un,  soit  huit  ou  dix  hectolitres  par  hectare,  parce  que  les  élé- 
mens  nécessaires  aux  plantes  existent  dans  le  sol  des  terres  noires-^ 
s'il  appliquait  à  la  culture  l'engrais  qu'il  méprise,  il  recueillerait 
huit  ou  dix  grains  pour  un,  soit  vingt  hectolitres,  et  cette  récolte  ne 
serait  pas  encore  dans  la  proportion  de  la  puissance  du  sol,  car  plus 
un  champ  possède  de  profondeur  et  d'ameublissement,  plus  il  est 
susceptible  de  supporter  l'engrais  et  de  mûrir  une  forte  récolte. 
Quelle  somme  énorme  perdue  chaque  année!  Que  de  centaines  de 
'kilomètres  de  chemins  de  fer  on  pourrait  établir  avec  la  valeur  de 
ces  engrais  jetés  à  l'eau! 

Il  faudrait  remonter  à  l'enfance  de  l'art  agricole  pour  trouver  des 
instrumens  plus  élémentaires  que  ceux  dont  l'usage  est  répandu 
chez  les  paysans  de  la  Petite-Russie.  La  terre  est  dans  un  tel  état 
d'ameublissement,  que  les  façons  s'y  donnent  avec  des  outils  de  la 
plus  grande  simplicité.  La  seule  résistance  que  la  charrue  rencontre 
dans  le  sol  est  due  à  la  présence  des  racines  de  la  culture  précé- 
dente. Dans  les  terres  qui  ont  été  abandonnées  au  steppage,  la  dif- 
ficulté du  labour  est  pourtant  assez  grande,  parce  que  les  terres  y 
sont  en  quelque  sorte  feutrées  par  les  racines  entre-croisées.  Les  gros 
labours  s'exécutent  avec  une  charrue  à  avant-train  dont  le  soc  sou- 
lève des  bandes  de  douze  pouces  de  largeur  sur  trois  pouces  de  pro- 
fondeur. On  se  sert  plus  ordinairement  d'une  araire  plus  simple  en- 
core que  celle  de  Triptolème  :  une  bûche  grossière,  longue  d'environ 
trois  pieds,  reçoit  dans  son  centre  un  piquet  long  d'un  pied.  Quant 
au  travail  fourni  par  cette  machine  embryonnaire,  il  n'est  pas  plus 
mauvais  que  celui  de  Yariot  dont  on  se  sert  dans  le  midi  de  la 
France.  Le  laboureur  attelle  sa  paire  de  bœufs  aux  deux  extrémités 
de  la  bûche,  et  il  marche  devant  ses  animaux  sans  regarder  le  sillon 
tracé  par  le  soc.  Avec  un  tel  engin,  la  surface  du  sol  est  remuée,  non 
retournée.  D'ailleurs  on  n'emploie  cet  instrument  que  pour  le  se- 
cond labour,  et  immédiatement  avant  la  semaille.  Un  homme  peut 
dans  sa  journée  travailler  environ  deux  hectares  :  qu'ajouter  encore 
sur  la  facilité  du  sol  et  la  faible  dépense  que  nécessite  la  culture  de 
ces  terres  fortunées?  Les  autres  instrumens  sont  en  rapport  avec 


858  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

cette  singulière  charrue  ;  le  paysan  confectionne  lui-même  son  maté- 
riel agricole,  et  pour  tout  fabriquer,  il  n'a  dans  sa  chaumière  qu'un 
seul  outil,  une  hache  à  main. 

L'exploitation  agricole  des  propriétaires  est  meilleure,  et  il  entre 
dans  leurs  instrumens  un  peu  plus  de  fer  ou  de  fonte.  Néanmoins  le 
matériel  agricole  ne  constitue  point  encore  ici  une  grande  dépense. 
J'ai  visité  un  domaine  où  six  cents  hectares  environ  sont  mis  an- 
nuellement en  culture  :  les  charrettes,  les  charrues,  les  herses,  enfm 
tout  le  matériel  qui  avait  servi  à  l'exploitation  précédente  avait  été 
estimé  par  le  fermier  lui-même  au  total  de  220  francs.  Qu'on  juge 
par  ce  chiffre  des  progrès  que  la  mécanique  agricole  devra  faire 
dans  ce  pays  !  Il  est  cependant  de  grands  propriétaires  qui  dirigent 
eux-mêmes  la  culture  de  plus  de  dix  mille  hectares  avec  une  rare 
intelligence,  qui  reçoivent  tous  les  nouveaux  instrumens  de  l'Europe 
occidentale  et  même  de  l'Amérique,  qui  savent  les  adapter  à  la  na- 
ture de  leurs  terres  ;  mais  ce  ne  sont  là  que  des  exceptions  qui,  pour 
être  brillantes,  n'en  font  que  mieux  contraste  avec  la  situation  gé- 
nérale. 

Il  existait  en  Russie,  d'après  un  recensement  officiel  publié  il  y  a 
quelques  années,  vingt-cinq  millions  de  têtes  de  gros  bétail.  Ce 
nombre  égalait  celui  que  l'Autriche,  la  Prusse  et  la  France  possé- 
daient ensemble  à  la  même  époque.  Les  provinces  de  la  Petite-Russie 
sont  les  plus  riches  en  bétail,  et  la  race  d'Ukraine  se  distingue  par 
d'excellentes -qualités.  La  couleur  du  bœuf  ukrainien  est  invariable- 
ment d'un  gris  ardoisé,  qui  devient  clair  sous  le  ventre  en  passant 
au  noir  sur  toutes  les  extrémités.  Sa  tête  régulière',  symétrique,  se 
termine  en  pointe,  tapering^  comme  disent  les  Anglais;  elle  est  ornée 
d'une  paire  de  longues  cornes  marbrées  qui  dessinent  un  croissant 
vertical.  Le  regard  du  bœuf  de  l'Ukraine  est  doux,  légèrement  obli- 
que; son  aptitude  est  plutôt  celle  d'un  animal  de  trait  que  d'une 
bête  d'engraissement  :  ses  formes  osseuses,  saillantes,  n'offrent  pas 
ces  parties  cubiques  des  races  perfectionnées  pour  la  boucherie; 
mais  les  pieds  sont  fins  et  les  jambes  bien  tournées.  Malheureuse- 
ment tout  laisse  à  désirer  dans  l'entretien  et  la  reproduction  de  cette 
race,  qui,  pour  la  taille,  n'a  point  de  rivale  en  Europe.  Pour  retrouver 
la  race  ukrainienne  dans  sa  pureté  primitive,  il  faut  visiter  les  belles 
gulyas  de  la  Hongrie,  où  les  plus  grands  soins  ont  été  apportés  à  l'a- 
mélioration de  ce  bétail ,  où  les  excellentes  prairies  de  la  Theiss  ont 
été  mises  à  sa  disposition.  Aucun  pays  ne  saurait  pourtant  se  créer 
plus  facilement  que  la  Petite-Russie  d'excellens  pâturages.  Les  pla- 
teaux qui  composent  la  plus  grande  partie  du  sol  sont  coupés  par  des 
vallées  où  tombent  les  alluvions  pluviales  entraînées  des  sommets. 
Ces  vallées  pourraient  être  transformées  en  prairies  qui  couvriraient 
environ  le  dixième  du  territoire  :  il  suffirait  d'établir  quelques  fossés 


I 


LES    TERRES    NOIRES    DE    LA    RUSSIE.  859 

d'écoulement  pour  obtenir  des  herbages  aussi  fins  que  ceux  de  la 
Normandie,  qui  recouvrent  comme  ici  des  terrains  tourbeux.  On 
n'aperçoit  au  contraire  que  des  marécages  où  la  plus  vigoureuse  vé- 
gétation ne  produit  que  des  roseaux  gigantesques  et  des  plantes  d'un 
usage  impossible;  on  fauche  seulement  les  prés  secs  appuyés  aux 
flancs  des  coteaux,  et  qui  ne  peuvent  donner  une  seconde  récolte. 
Les  prairies  naturelles ,  celles  du  fond  des  vallées ,  ne  servent  ab- 
solument qu'au  pâturage  libre.  Pour  se  faire  une  idée  de  la  rus- 
ticité et  de  la  sobriété  du  bétail  à  cornes,  il  faut  voir  quelle  né- 
i,4igence  on  apporte  dans  l'abri  et  la  nourriture  de  ces  animaux. 
On  trouve  des  centaines  de  bœufs  enfermés  dans  une  espèce  de 
[)arc  autour  duquel  n'existe  pas  toujours  un  mauvais  abri  en  paille 
ou  en  roseaux.  Ils  passent  ainsi  l'hiver  jour  et  nuit  exposés  au  vent. 
On  leur  distribue  pour  toute  ration  une  maigre  prébende  de  paille 
de  seigle  ou  de  sarrasin.  La  nature  les  protège,  il  est  vrai,  contre 
le  froid  par  une  fourrure  plus  abondante  que  dans  nos  climats.  Si 
le  dégel  arrive,  c'est  un  aspect  plus  triste  encore;  les  animaux  sta- 
tionnent dans  une  eau  putride  et  dévorent  la  litière  qu'on  leur  a 
donnée  au  commencement  de  l'hiver.  Aussi  n'est-il  pas  rare  de  voir 
toute  une  étable ,  attaquée  de  maladies  inflammatoires ,  succomber 
à  des  accidens  dont  leurs  maîtres  s'étonnent  beaucoup  de  ne  pas 
deviner  la  cause. 

L'entretien  des  vaches  n'est  ni  plus  humain  ni  plus  intelligent  : 
on  les  voit  errer  dans  les  cours  et  dans  les  rues  des  villages,  fouiller 
dans  les  tas  de  fumier  et  ronger  les  branchages  secs  qui  forment  les 
clôtures  des  habitations.  Aucun  pansage,  aucune  précaution  pour  les 
garantir  du  froid;  elles  couchent,  comme  les  bœufs,  à  la  belle  étoile, 
quelque  temps  qu'il  fasse.  Un  animal  qui  reçoit  à  peine  une  alimen- 
tation suffisante  pour  vivre  ne  peut  donner  un  excédant  de  sécrétion 
laiteuse,  car,  on  l'a  souvent  répété,  une  vache  laitière  est  comme  un 
coffre  d'où  l'on  ne  peut  retirer  que  ce  qu'on  y  a  placé.  Aussi  l'in- 
dustrie des  produits  lactifères  est-elle  extrêmement  réduite ,  et  le 
beurre  se  vend  plus  cher  dans  les  campagnes  russes  que  dans  les 
plus  grandes  villes  de  France.  On  donne  pour  raison  de  cette  cherté 
que  la  race  ukrainienne  n'est  pas  bonne  laitière;  mais  la  meilleure 
vache  du  Yorkshire,  soumise  à  une  semblable  ration,  ne  donnerait 
pas  plus  de  lait.  Le  peuple  petit -russien  est  imbu  d'un  singulier 
préjugé,  qui  toutefqis  a  pour  objet  la  multiplication  de  l'espèce  bo- 
vine :  c'est  qu'il  ne  faut  jamais  sevrer  un  veau ,  parce  que  la  mère 
ne  consent  à  donner  un  peu  de  lait  qu'à  la  condition  que  son  rejeton 
en  boira  la  moitié.  Quelque  absurde  que  paraisse  cette  opinion,  elle 
est  universellement  acceptée,  et  l'on  n'abat  des  veaux  que  par  acci- 
dent. C'est  sans  doute  un  préjugé  religieux  particulier  aux  races  des 
pasteurs  nomades;  il  y  a  deux  siècles,  on  condamnait  à  mort  qui- 


860  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

conque  était  convaincu  d'avoir  mangé  de  la  chair  de  veau.  Enfin  la 
production  du  laitage  est  encore  paralysée  par  certaines  prescrip- 
tions religieuses  :  le  régime  du  lait  et  de  ses  composés,  considérés 
comme  alimens  gras,  est  prohibé  par  le  dogme  de  l'église  russe,  en 
sorte  que  le  peuple  est  privé  de  cette  nourriture  pendant  les  jours 
maigres  et  les  carêmes,  si  nombreux  dans  le  rite  grec.  L'huile  rem- 
place le  beurre  et  la  graisse  dans  l'alimentation  des  habitans,  et 
cette  observance,  qui  convenait  assez  à  un  pays  couvert  d'oliviers, 
a  conservé  son  rigorisme  dans  une  nation  où  la  culture  des  plantes 
oléagineuses  est  à  peu  près  inconnue.  Du  reste,  cette  prohibition 
existait  dans  les  premiers  temps  du  christianisme,  et  les  catholiques 
romains  eux-mêmes  s'abstiennent  en  Russie  de  laitage  pendant  le 
carême. 

La  valeur  du  bétail  subit  depuis  quelques  années  une  augmenta- 
tion continue.  Une  bonne  paire  de  bœufs  de  travail  se  vend  300  fr., 
une  vache  moyenne  120  fr.:  la  viande  de  boucherie  n'a  pas  une 
grande  valeur,  car  c'est  toujours  du  bétail  maigre  qu'on  abat.  Les 
travaux  d'agriculture,  les  transports  se  font  principalement  par  les 
bœufs.  L'une  des  principales  sources  de  revenus  de  l'agriculture 
dans  la  Russie  méridionale  est  celle  des  cuirs  et  des  suifs  ;  on  abat 
une  énorme  quantité  de  bêtes  à  cornes  uniquement  en  vue  de  la 
dépouille.  C'est  en  automne  que  cette  destruction  a  lieu;  la  viande 
est  à  peu  près  perdue  :  on  en  fait  toutefois  un  extrait  qui  a  la  couleur 
du  chocolat,  et  que  l'on  vend  sous  le  nom  de  tablettes  de  bouillon. 

Les  forêts  couvraient  autrefois,  dans  la  Petite-Russie,  de  grands 
espaces,  transformés  depuis  en  terres  labourables.  A  l'époque  où  les 
arts  industriels  s'introduisirent  dans  cette  fertile  région,  la  valeur 
des  forêts  était  à  peu  près  nulle  ;  mais  les  besoins  des  distilleries, 
des  sucreries  et  des  autres  fabriques  à  vapeur  en  firent  hausser  le 
prix.  Le  bois  est  jusqu'à  présent  le  seul  combustible  employé  à  la 
production  de  la  vapeur,  et  les  usines  ont  fait,  depuis  une  vingtaine 
d'années,  une  espèce  de  vide  autour  d'elles.  Aujourd'hui  la  rareté 
du  combustible  menace  l'industrie  d'une  crise  inévitable.  Toutefois 
les  grandes  variations  des  prix  pourront  protéger  les  usines  de  quel- 
ques contrées  pendant  longtemps  encore.  Ainsi  dans  certaines  fabri- 
ques le  bois  coûte  seulement  deux  ou  trois  francs  le  stère,  tandis 
que  dans  les  usines  qui  ont  éclairci  les  forêts  autour  d'elles,  le  prix 
du  stère  monte  à  huit  francs.  Les  chemins  de  fer  viendront  bientôt 
ajouter  leur  énorme  consommation  à  celle  des  usines  et  amoindrir 
encore  les  ressources  du  combustible.  Le  sol  géologique  de  la  Russie, 
qui  contient  tant  de  richesses,  est  assez  médiocre  sous  ce  rapport. 
Les  terrains  houillers  ne  se  présentent  que  dans  les  Monts-Ourals 
et  sur  de  faibles  étendues  ;  le  bassin  du  Donetz,  qui  appartient  à  la 
formation  devonienne,  contient  des  anthracites  qu'on  exploite  de- 


I 


LES    TERRES    BOIRES    DE    LA    RUSSIE.  861 

puis  quelques  années,  mais  sur  une  petite  échelle;  quelques  dépôts 
de  lignites,  qui  apparaissent  dans  certains  endroits  de  l'Ukraine, 
pourront  peut-être  sinon  alimenter  les  machines,  du  moins  fournir 
quelque  appoint  à  la  consommation.  Quant  aux  combustibles  tour- 
l)eux,  ils  existent  en  abondance,  mais  ils  s'épuisent  vite  et  ne  se 
reproduisent  que  lentement;  ils  n'ont  pas  d'ailleurs  été  jusqu'à 
présent  l'objet  de  recherches  suffisantes. 

Le  gouvernement  a  depuis  longtemps  songé  à  prévenir  la  crise 
industrielle  que  le  déboisement  prépare  à  la  Russie  méridionale.  Dès 
18*28,  un  ukase  a  garanti  à  tout  paysan  de  la  couronne  qui  plante- 
rait un  arbre  ou  une  vigne  dans  une  toise  carrée  la  propriété  de  cette 
toise  exempte  d'impôts  pendant  dix  ans;  mais  la  plantation  des  ar- 
l)res  donne  des  revenus  si  tardifs,  que  les  habitans  n'ont  pas  compris 
l'avantage  de  cet  ukase  :  le  Russe  aime  à  jouir  promptement,  et  les 
habitudes  du  peuple  nomade  n'ont  point  encore  tout  à  fait  disparu 
en  hii.  Tant  que  les  habitans  ne  seront  pas  attachés  au  sol  par  leur 
intérêt  personnel  et  l'amour  de  leurs  propriétés,  ils  ne  construiront 
rien  de  solide,  à  plus  forte  raison  ne  s'occuperont-ils  pas  du  re- 
boisement, culture  coûteuse,  puisqu'elle  ne  rapporte  que  dans  un 
avenir  éloigné.  Comment  un  fermier  songerait-il  à  planter  une  forêt 
sur  un  domaine  d'où  il  pourra  être  évincé  à  l'expiration  de  son  bail? 
Le  reboisement  ne  peut  être  opéré  que  par  des  peuples  que  retien- 
dront au  sol  les  liens  puissans  de  la  propriété  et  de  l'hérédité.  Une 
autre  circonstance  s'oppose  encore  à  la  plantation  des  forêts,  c'est 
le  haut  intérêt  de  l'argent,  qui  ne  pourra  diminuer  que  le  jour  où 
l'introduction  de  bonnes  méthodes  agricoles,  doublant  le  produit 
des  terres,  rendra  inutile  le  secours  de  l'argent  étranger  au  pays. 

IV.  —  LA  PRODUCTION'  INDUSTRIELLE. 

L'élan  pacifique  de  1815  eut  son  retentissement  en  Russie  comme 
dans  le  reste  de  l'Europe.  Moscou,  que  le  peuple  russe  s'imagine 
encore  avoir  été  détruit  par  les  Français,  Moscou,  la  ville  sainte, 
put  renaître  de  ses  cendres,  mais  en  se  transformant,  et,  grâce  à 
l'industrie  manufacturière,  elle  s'apprêta  k  recommencer  une  vie 
nouvelle.  Malgré  les  difficultés  que  créaient  à  la  Russie  l'inexpé- 
rience des  populations,  le  haut  prix  d'établissement  des  usines, 
des  matières  premières,  et  surtout  le  défaut  de  voies  de  communi- 
cation, l'industrie  prit  en  quelques  années  un  tel  développement, 
que  dès  1822  le  gouvernement  crut  devoir  renoncer  au  système  de 
prohibition  absolue.  On  établit  un  tarif  protecteur  des  intérêts  indi- 
gènes, mais  favorable  à  l'introduction  des  machines  et  des  denrées 
exotiques.  Les  tarifs  douaniers  successivement  publiés  par  le  gou- 
vernement sont  une  preuve  remarquable  des  progrès  accomplis  par 


862  "         REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

les  manufactures  russes,  qui  donneront  évidemment  les  meilleurs  ré- 
sultats avec  l'émancipation  des  serfs  et  l'établissement  des  chemins 
de  fer. 

L'agriculture  est  la  grande  source  des  industries  nationales  (1). 
L'industrie  du  chanvre  et  du  lin,  qui  se  place  au  premier  rang,  oc- 
cupe aussi  le  plus  de  bras  en  Russie,  car  elle  s'exploite  pour  ainsi 
dire  en  famille.  Les  paysans  se  servent  de  toile  pour  leurs  vêtemens, 
le  linge  de  coton  est  encore  fort  peu  répandu ,  et  seulement  parmi 
le  peuple  des  villes.  Quatre  millions  et  demi  d'ouvriers  environ 
vivent  de  cette  industrie ,  surtout  pendant  le  chômage  des  travaux 
agricoles. 

L'industrie  des  cuirs  entretient  quatre  cent  mille  ouvriers.  Une 
grande  partie  des  habitans  portent  des  vêtemens  de  peaux  de  mouton 
pendant  une  moitié  de  l'année.  Les  peaux  forment  du  reste  un  grand 
article  d'exportation,  qui  s'élève  annuellement  à  plus  de  2  millions 
de  kilos.  Toutefois  cette  branche  d'industrie  perd  beaucoup  de  sa  va- 
leur par  la  négligence  qu'on  apporte  dans  le  dépouillement  des  ani- 
maux :  on  n'insuffle  pas  les  cadavres,. et  les  peaux  sont  souvent  cre- 
vées par  le  couteau  des  ouvriers.  L'industrie  du  suif  et  de  la  graisse, 
provenant  particulièrement  des  animaux  abattus  en  automne,  est 
l'une  de  celles  qui  rapportent  le  plus  à  l'agriculture  des  terres  noires. 
L'exportation  s'élève  au  chiffre  annuel  de  60  millions  de  francs,  et  on 
estime  que  les  industries  nationales  de  savonnerie,  de  stéarine,  etc., 
s'exercent  sur  une  valeur  brute  égale  à  celle  de  l'exportation. 

La  fabrication  des  draps,  qui  semblait  devoir  prospérer  dans  une 
contrée  essentiellement  agricole,  n'a  pas  donné  tous  les  résultats 
qu'en  attendaient  les  propriétaires;  beaucoup  d'usines  sont  actuel- 
lement fermées.  Les  produits  sont  pourtant  de  belle  qualité,  et  le 
gouvernement  les  protège  par  le  tarif  douanier  et  par  des  traités  de 
commerce  avec  les  nations  asiatiques,  surtout  avec  la  Chine.  Envi- 
ron trois  cent  mille  ouvriers  sont  employés  à  cette  industrie,  qui  rap- 
porte annuellement  200  millions  de  francs. 

La  difficulté  de  transporter  les  grains,  le  bas  prix  des  céréales 
dans  les  années  d'abondance,  l'avantage  de  consommer  sur  place 
des  produits  qui  laissent  un  résidu  favorable  pour  les  bestiaux,  et 
l'exploitation  avantageuse  des  forêts,  sans  valeur  il  y  a  trente  ans 
faute  de  débouchés,  toutes  ces  raisons  engagèrent  les  seigneurs  à 
établir  des  distilleries  sur  leurs  terres.  De  grands  bénéfices  furent 
réalisés,  surtout  par  ceux  qui  introduisirent  les  premiers  appareils 

(i)  On  peut  en  juger  par  le  tableau  suivant,  qui  représente  l'échelle  des  principales 
industries  de  l'empire:  1»  chanvre  et  lin,  2°  cuirs  et  applications,  3°  coton,  4"  fer, 
5°  laines,  6°  distillation  des  grains,  7"  suif  et  graisses,  8»  tabacs  indigènes  et  exotiques, 
9°  soies  et  applications,  iO"  cuivre,  11°  orfèvrerie  et  bijouterie,  12°  sucre  de  betteraves, 
13«  papeterie,  14«  briqueterie. 


I 

H  LES    TERRES    NOIRES    DE    LA    RUSSIE.  863 

»)erfectionnés  de  la  France.  Le  droit  d'accise  que  le  gouvernement  a 
■établi  sur  l'eau-de-vie  est  considérable.  Néanmoins  cette  industrie 
commence  à  donner  de  moindres  profits,  soit  à  cause  de  la  cherté 
et  de  la  rareté  du  combustible,  soit  parce  que  la  valeur  des  grains 
'  a  subi  une  grande  augmentation  ;  beaucoup  de  distilleries  sont  ac- 
tuellement en  non-activité.  Le  prix  de  cette  boisson  varie  suivant 
les  lieux  et  suivant  la  quantité  qu'on  achète;  une  futaille  d'environ 
cent  litres  se  vend  ordinairement  à  raison  de  50  centimes  le  htre  ; 
une  mesure  de  douze  litres  se  vend  environ  12  francs,  et  le  prix 
augmente  ainsi  en  raison  de  la  moindre  quantité  débitée.  Dans  la 
Grande-Russie,  la  couronne  se  réserve  le  monopole  de  la  distillation 
et  de  la  vente,  et  elle  adjuge  aux  enchères  l'un  et  l'autre  droit  à 
des  compagnies.  Dans  les  anciennes  provinces  polonaises  et  dans 
la  Petite-Russie,  les  propriétaires  ont  conservé  la  liberté  de  distil- 
ler leurs  grains  en  payant  un  certain  droit. 

C'est  ordinairement  le  seigle,  quelquefois  l'orge,  jamais  le  fro- 
ment, qu'on  emploie  à  la  distillation  de  l'eau-de-vie;  ce  liquide 
pèse  environ  50  degrés  alcoolimètres  ;  il  possède  une  odeur  empy- 
reumatique  moins  désagréable  toutefois  que  l'alcool  de  la  betterave 
ou  que  le  détestable  fuselel  des  Allemands.  On  lui  donne  quelque- 
fois une  couleur  verte  au  moyen  d'infusions  de  plantes  riches  en 
huile  essentielle  et  même  narcotique.  Il  ne  faut  point  méconnaître 
que  cette  liqueur,  par  le  carbone  qu'elle  contient,  est  un  véritable 
aliment  de  respiration,  et  que  son  usage  peut  avoir  une  certaine 
influence  tonique  et  digestive  dans  un  climat  où  le  thermomètre 
descend  quelquefois  à  25  et  même  30  degrés  au-dessous  de  zéro  ; 
mais  les  abus  sont  inévitables,  et  cette  fatale  boisson  corrompt  les 
mœurs  d'un  peuple  naturellement  bien  doué.  L'ivrognerie  est  le 
fléau  de  la  population  russe;  il  est  tel  village  où  dans  certains  jours 
de  fête  toute  la  population  adulte  de  l'un  et  l'autre  sexe  est  dans 
un  état  complet  d'ivresse.  De  plus  le  caractère  de  cette  ivresse  n'est 
pas  la  gaieté  verbeuse  et  la  belle  humeur  que  donnent  nos  vins  de 
France;  c'est  au  contraire  un  sentiment  profond  de  tristesse  et  de 
mélancolie.  Quel  qu'en  soit  le  revenu  fiscal  et  industriel,  on  peut 
affirmer  que  l'eau-de-vie  cause  à  la  Russie  d'immenses  dommages 
autant  par  son  action  malfaisante  que  par  les  chômages  qu'elle  oc- 
casionne. 
La  culture  du  tabac  n'est  l'objet  d'aucun  monopole  en  Russie; 
ette  plante  végète  librement  dans  Xagradeiz  du  paysan.  Dans  quel- 
ues  villages,  cette  culture  a  pris  une  extension  considérable,  et  la 
aturalisation  du  tabac  turc  produit  de  grands  bénéfices.  Quelques 
olons  allemands  ont  tiré  un  excellent  parti  de  cette  plante,  qu'ils 
réparent  à  la  manière  de  leur  pays.  Un  droit  assez  modéré  existe  à 
'entrée  des  tabacs  étrangers.  Néanmoins  les  tabacs  turcs  importés 


864  REVUE    DES   DEUX   3I0KDES. 

OU  ceux  de  même  espèce  cultivés  en  Russie  se  vendent  plus  cher 
que  les  meilleures  espèces  de  tabacs  d'Amérique  en  France.  Le  com- 
merce du  tabac  est  encore  alimenté  par  la  contrebande,  très  difficile 
à  réprimer  dans  un  empire  qui  a  plus  de  six  mille  lieues  de  fron- 
tières. 

Le  mûrier  blanc  peut  prospérer  dans  les  provinces  méridionales, 
et  surtout  en  Grimée;  mais  on  n'a  fait  que  d'insignifiantes  tentatives 
pour  y  introduire  la  culture  du  ver  à  soie.  Dans  les  provinces  russes 
du  Caucase,  cette  culture  est  au  contraire  la  source  d'une  prospérité 
remarquable.  Les  soies  de  France  et  d'Italie,  qui  sont  indispensables 
à  l'industrie  indigène  pour  l'établissement  des  soieri^  de  bonnes 
qualités,  arrivent  toutes  fdées.  Cette  importation  a  lieu  par  la  Prusse 
et  les  villes  libres  d'Allemagne,  et  non  directement  par  les  états  pro- 
ducteurs. La  valeur  des  soies  fdées  est  des  quatre-vingt-cinq  cen- 
tièmes de  l'importation  étrangère.  Cette  industrie  occupe  quarante 
mille  ouvriers. 

La  fabrication  du  sucre  de  betteraves  convenait  parfaitement  à  la 
Russie,  qui  n'a  pas  de  colonies,  et  dont  le  territoire  est  éminem- 
ment propre  à  la  culture  de  cette  racine.  Il  existe  en  ce  moment 
dans  la  zone  des  terres  noires  plus  de  quatre  cents  usines  en  acti- 
vité. Les  sucreries  indigènes  ont  rendu  au  pays  le  double  service  de 
lui  assurer  une  denrée  de  première  nécessité  et  de  modifier  avanta- 
geusement l'assolement  triennal.  Dans  tous  les  pays  d'Europe  où  la 
culture  des  racines  s'est  emparée  de  l'assolement,  le  nombre  des 
bestiaux  s'est  accru,  et  la  production  des  céréales  a  suivi  une  marche 
proportionnelle.  Enfin  la  fabrication  du  sucre  de  betteraves  procure 
du  travail  à  des  milliers  d'ouvriers  aussi  bien  à  l'époque  des  travaux 
agricoles  que  pendant  la  saison  d'hiver,  où  les  autres  occupations 
sont  forcément  interrompues.  Le  gouvernement  n'a  pas  méconnu  ces 
avantages,  et  la  protection  qu'il  accorde  aux  fabricans  de  sucre  équi- 
vaut à  100  pour  100  de  la  valeur  du  sucre  colonial.  Le  chiffre  élevé 
de  cette  protection  indique  pourtant  que  cette  industrie  n'a  pas  en- 
core atteint  son  plus  grand  développement.  On  estime  la  consom- 
mation annuelle  du  sucre  en  Russie  à  60  millions  de  kilos,  et  l'in- 
dustrie indigène  fournit  environ  la  moitié  de  cette  quantité.  On  doit 
admirer  la  blancheur  et  la  bonne  fabrication  du  sucre  russe.  Chose 
étonnante,  dans  un  pays  où  de  toute  l'Europe  la  consommation  du 
sucre  atteint  le  moindre  chiffre  par  tête  d'habitant,  le  sucre  raffiné 
doit  être  de  la  plus  grande  pureté  pour  trouver  un  débit  certain. 
Cette  exigence  des  consommateurs  tient  à  deux  causes  :  la  première, 
c'est  que  les  classes  aisées  seules  consomment  ce  produit;  la  seconde 
provient  de  l'usage  du  thé.  La  plupart  des  buveurs  de  thé  ne  laissent 
pas  fondre  le  sucre  dans  l'infusion,  mais  ils  le  mettent  dans  la  bou- 
che par  petits  morceaux,  et  ils  boivent  ainsi  le  liquide,  qui  s'édul- 


LES    TERRES    NOIRES    DE    LA   RUSSIE.  865 

core  au  passage.  Aussi  les  raïïîneurs  doivent -ils  fournir  à  la  con- 
sommation des  sucres  très  durs,  qui  n'auraient  aucun  succès  dans 
les  autres  pays,  où  le  sucre  le  plus  soluble  est  estimé  le  meilleur. 

Le  thé  joue  un  grand  rôle  dans  la  vie  des  peuples  de  la  Russie, 
■^t  l'usage  s'en  répand  de  jour  en  jour  dans  les  classes  inférieures; 
pourtant  il  n'y  a  guère  plus  d'un  siècle  que  cette  plante  aromatique 
.a  fait  la  conquête  de  l'empire.  Dans  toutes  les  classes  de  la  popula- 
tion libre,  le  thé  paraît  sur  la  table  deux  fois  par  jour  et  donne  son 
mom  à  deux  repas.  Le  samovar  est  la  bouilloire  nationale,  inconnue 
•chez  les  autres  peuples,  qui  sert  à  la  préparation  du  thé;  c'est  une 
'Chaudière  hémisphérique  en  cuivre,  au  centre  de  laquelle  un  ré- 
chaud reçoit  le  charbon,  qui  s'allume  par  le  tirage  d'un  petit  tuyau 
mobile.  La  théière  se  place  sur  le  sommet  du  tuyau;  elle  est  très 
'petite  et  n'est  destinée  qu'à  contenir  l'essence  de  la  plante.  A  la 
base  de  la  chaudière  est  placé  un  robinet  par  où  s'écoule  l'eau  bouil- 
lante ;  on  verse  dans  un  verre  quelques  gouttes  de  l'essence  conte- 
nue dans  la  théière,  puis  on  le  remplit  d'eau  bouillante.  Les  Russes 
ne  connaissent  pas  ces  charmantes  tasses  chinoises  tant  estimées 
des  amateurs  anglais  et  français;  ils  se  servent  tout  simplement  de 
verres  à  boire  ordinaires.  Le  nombre  de  verres  absorbé  par  un  seul 
;îndividu  s'élève  souvent  à  dix  ou  douze,  qui  représentent  au  moins 
le  volume  de  trente  tasses  de  Chine  (1).  Presque  tout  le  thé  con- 
sommé en  Russie  arrive  par  caravanes,  et  il  coûte  beaucoup  plus 
-cher  qu'en  France,  où  les  navires  le  transportent  de  Canton;  il  vaut 
<30  francs  le  kilogramme.  L'affranchissement  des  serfs  augmentera 
:1a  consommation  du  thé  dans  une  très  forte  proportion  ;  déjà  le  sa- 
movar commence  à  se  faire  voir  dans  les  chaumières  des  paysans. 
^Peut-être  la  Russie  devra-t-elle  à  cette  boisson  salutaire  d'écarter 
les  dangers  dont  la  menace  l'abus  de  l' eau-de-vie,  bien  que  l'infu- 
:sion  de  la  plante  chinoise,  prise  en  grande  quantité,  pousse  rapi- 
'dement,  dit-on,  à  l'embonpoint. 

Le  commerce  de  détail  souffre  beaucoup  de  la  difficulté  des 
■transports  ;  pour  citer  un  seul  exemple ,  le  fer,  qui  revient  à  Perm 
à  lùO  francs  la  tonne,  se  vend  560  francs  dans  les  provinces  méri- 
dionales. Sans  insister  sur  les  avantages  qu'on  attend  de  l'établis- 
sement des  chen^ins  de  fer,  bornons-nous  à  montrer  comment  les 
marchands  russes  comprennent  la  vente  au  détail.  Une  boutique 
ressemble  à  un  véritable  bazar  où  se  trouvent  réunis  les  articles  les 
plus  divers  :  des  comestibles  et  des  objets  de  quincaillerie,  des 
étoffes  et  de  la  vaisselle,  du  fer  et  des  harnais  de  chevaux,  des 

(1)  Voyez,  sur  la  valeur  alimentaire  de  cette  boisson,  l'étude  de  M.  Payen  dans  la. 
JHevue  du  1"  janvier  1860. 

TOME  XXV,  ^^ 


BEVUE    DES    DEUX   MONDES. 

chaussures  et  des  coiffures,  etc.  Rien  n'est  plus  curieux  que  le  calme 
et  l'indifférence  du  négociant  en  présence  des  acheteurs;  enveloppé 
dans  une  fourrure  de  mouton,  assis  sur  un  ballot,  le  koupetz  ne  fa- 
tigue pas  le  client  par  des  propositions  importunes;  à  peine  daigne- 
t-il  laisser  tomber  de  sa  bouche  quelques  monosyllabes.  «  Avez-vous 
cet  article?  —  Non.  —  Quelque  chose  d'approchant?  —  Peut-être. 
—  C'est  trop  cher.  —  Possible.  —  Cela  ne  vaut  que  tant.  »  Jamais 
le  marchand  russe  ne  répond  à  cette  dernière  observation  ;  il  remet 
l'objet  en  place  et  revient  s'asseoir  à  sa  porte  les  bras  croisés.  Ce 
n'est  pas  tout  d'ailleurs  d'acheter  chez  un  marchand  russe  :  il  faut 
encore  payer,  mais  en  monnaie  qui  lui  convienne  ;  est-il  obligé  de 
rendre  de  la  monnaie,  il  préfère  reprendre  sa  marchandise,  et  le  mar- 
ché devient  nul.  Il  se  produit  en  Russie  un  phénomène  monétaire 
assez  singulier  :  c'est  l'absence  presque  complète  de  monnaie  d'or  et 
d'argent.  Tandis  que  chez  les  autres  nations  de  l'Europe  la  monnaie 
d'or  a  subi  une  espèce  de  dépréciation,  puisqu'elle  se  vendait  à 
prime  il  y  a  une  dizaine  d'années  et  qu'elle  circule  au  pair  aujour- 
d'hui, en  Russie  elle  ne  paraît  avoir  pris  aucune  extension.  La 
monnaie  d'argent  est  presque  aussi  rare,  et  la  menue  monnaie  du 
même  métal  donne  lieu  à  un  agio  considérable.  Le  gouvernement 
a  émis,  pour  remplacer  les  espèces  métalliques,  des  coupons  de 
1  rouble  [h  fr.),  de  3,  de  5,  de  10,  de  25,  de  50  et  de  100  roubles. 
Ces  billets  ont  naturellement  un  cours  forcé.  Or  la  rareté  du  numé- 
raire métallique  est  devenue  telle  qu'il  n'est  possible  de  changer 
un  billet  de  crédit  impérial  qu'en  subissant  une  perte  qui  varie, 
suivant  les  lieux,  de  1  à  2  pour  100.  Cette  circonstance  a  enfanté 
une  industrie  lucrative,  dont  les  consommateurs  paient  les  frais 
et  dont  le  gouvernement  ne  profite  aucunement.  Voici  le  calcul  qui 
peut  expliquer  cette  singulière  anomalie  économique  d'une  valeur 
créée  avec  un  papier-monnaie  fixe  :  un  billet  de  100  francs  change 
de  mains  tous  les  dix  jours,  et  perd  à  chaque  mutation  un  escompte 
arbitraire  de  un  pour  cent  au  minimum^  soit  3  pour  100  par  mois 
et  trente-six  pour  cent  par  année.  Ainsi  une  valeur  monétaire  inva- 
riable, et  qui  représente  le  crédit  du  gouvernement,  devient  le  point 
de  départ  d'une  industrie  qui  prélève  36  pour  100  chaque  année, 
et  cela  par  le  fait  seul  de  la  rareté  des  menues  monnaies  d'argent. 
On  doit  s'étonner  que  les  économistes  russes  n'aient  point  encore 
signalé  cette  bizarrerie. 

L'exportation  des  métaux  précieux  est  formellement  interdite, 
et  en  présence  de  la  rareté  du  numéraire  métallique  on  se  demande 
ce  qu'ont  pu  devenir  les  monnaies  frappées  en  abondance  dej)uis  un 
siècle.  On  prétend  que  les  serfs,  qui  ne  se  soucient  guère  de  papier- 
monnaie  et  dont  l'ignorance  est  telle  qu'ils  ne  savent  pas  distinguer 


LES    TERRES    NOIRES    DE    LA    RUSSIE.  867 

les  chiffres  qui  indiquent  les  diverses  valeurs,  retirent  de  la  circu- 
lation toutes  les  pièces  métalliques  qui  arrivent  dans  leurs  mains. 
On  cite  même  des  paysans  possesseurs  de  sommes  considérables, 
qu'ils  tiennent  cachées  et  dont  ils  ne  retirent  aucun  intérêt,  tant  ils 
•craignent  d'être  dépouillés  par  leurs  seigneurs.  Si  ce  fait  est  réel,  et 
il  est  affirmé  par  des  hommes  qui  connaissent  parfaitement  le  pays, 
•dès  que  les  serfs  auront  le  droit  de  racheter  leur  liberté ,  il  faut 
s'attendre  à  voir  reparaître  dans  la  circulation  une  masse  considé- 
rable de  monnaie  métallique.  Il  se  trouve  parmi  les  paysans  serfs 
des  hommes  actifs,  sobres  et  adroits,  des  hommes  qui  tirent  parti 
de  tout  ce  que  produit  la  terre;  ceux  qui  ont  des  bestiaux  font,  indé- 
pendamment de  la  corvée  qu'ils  doivent  à  leur  seigneur,  des  trans- 
ports de  bois  ou  d'autres  denrées,  et  ces  charrois  sont  payés  aussi 
cher  que  dans  les  autres  pays  de  l'Europe  :  il  est  donc  évident  que 
le  fruit  de  ces  travaux  s'accumule  en  épargnes  secrètes,  puisque  le 
serf  n'a  pas  le  droit  d'acquérir,  et  que,  s'il  veut  acheter  sa  liberté, 
il  doit  bien  se  garder  d'avouer  ce  qu'il  possède,  car  alors  sa  rançon 
s'élèverait  en  proportion  de  son  capital. 

Tels  sont  les  aspects  variés  sous  lesquels  s'offre  le  travail  agricole 
€t  industriel  au  voyageur  qui  traverse  les  terres  noires  de  la  Russie. 
Quelle  impression  d'ensemble  peut-on  dégager  de  ces  mille  détails? 
•Quel  fait  principal  domine  cette  grande  diversité  d'efforts?  Ce  fait, 
n'est-ce  pas  le  contraste  affligeant  du  dépérissement  de  la  popula- 
tion et  de  l'activité  du  travail?  Le  sol  de  la  Petite-Russie  est  d'une 
richesse  sans  égale;  la  production  entretient  dans  le  pays  une  puis- 
sante vie  commerciale.  Pourquoi  donc  ce  mouvement  de  décrois- 
sance observé  dans  le  chiffre  de  la  population?  On  devine  trop  à 
quelle  cause  il  faut  l'attribuer;  c'est  à  une  tradition  d'insouciance, 
presque  de  dédain  pour  tous  les  soins  de  la  vie  matérielle,  entre- 
tenue chez  les  paysans  par  le  régime  du  servage.  Que  ce  régime  dis- 
paraisse, et  on  peut  croire  que  la  sollicitude  imposée  au  travailleur 
libre  entraînera  un  changement  moral  dont  les  résultats  salutaires 
ne  se  feront  pas  attendre.  Tout  invite  la  Russie  à  tenter  résolument 
cette  grande  expérience,  sans  oublier  toutefois  qu'elle  doit  se  com- 
biner avec  une  forte  impulsion  donnée  aux  entreprises  industrielles 
et  aux  grands  travaux  publics.  Si  la  Russie  avait  su  depuis  un  siècle 
comprendre  le  rôle  pacifique  et  civilisateur  que  lui  assignaient  la 
richesse  et  l'étendue  de  ses  territoires,  il  est  à  croire  que  le  chiffre 
de  ses  habitans  aurait  grandi  à  l'égal  de  celui  des  Américains  du 
Nord,  et  que  l'Europe  compterait  aujourd'hui  un  empire  aussi  peuplé 

que  la  Chine. 

J.  Sanrey. 


RIVALITÉ 

DE  CHARLES-QUINT 

ET 

DE  FRANÇOIS  F" 


LE  CONNÉTABLE   DE  BOURBON.  • 

SA   CONJURATION  AVEC   CHARLES-QUINT   ET  HENRI  VIII   CONTRE   FRANÇOIS   I« 
—  INVASION   DE  lA  FRANCE   EN   1523. 


r  L 

Le  connétable  de  Bourbon  était  en  France  le  dernier  grand  sou- 
verain féodal.  Il  y  possédait,  à  titre  de  fief  ou  d'apanage,  des  pro- 
vinces entières.  Le  duché  de  Bourbonnais ,  le  duché  et  le  dau- 
phiné  d'Auvergne ,  le  comté  de  Montpensier,  le  comté  de  Forez,  le 
comté  de  La  Marche,  auxquels  se  rattachaient  vers  le  sud  les 
vicomtes  de  Cariât  et  de  Murât ,  les  seigneuries  de  Gombrailles , 
de  La  Roche-en-Regniers  et  d'Annonay,  le  rendaient  maître  d'un 
territoire  aussi  compact  qu'étendu  dans  le  centre  même  du  royaume. 
Ce  vaste  territoire  se  prolongeait  du  côté  de  l'est  jusqu'à  la  Bresse 
par  l'importante  seigneurie  du  Beaujolais,  qui  longeait  la  rive  droite 
de  la  Saône,  et  p?ir  la  principauté  de  Bombes,  assise  sur  la  rive- 

(1)  Voyez,  sur  cette  lutte  et  quelques  incidens  antérieurs,  la  Revue  du  15  janvier' 1854,^ 
du  15  mars  et  du  1"  avril  1858. 


LE  CONNETABLE  DE  BOURBON.  869 

gauche.  Outre  la  domination  qu'il  exerçait  ainsi  de  Bellac  à  Trévoux, 
de  Moulins  à  Annonay,  le  connétable  de  Bourbon  avait  en  Poitou  le 
duché  de  Ghâtellerault,  en  Picardie  le  comté  de  Glermont,  dotation 
primitive  du  sixième  fils  de  saint  Louis,  dont  il  tirait  son  origine. 
Possesseur  de  tant  de  pays,  il  devait  être  un  sujet  suspect  pour 
François  P%  même  en  restant  dans  l'obéissance,  et  pouvait  lui  deve- 
nir un  ennemi  redoutable,  s'il  en  sortait. 

^  Des  dynasties  provinciales  issues  de  la  dynastie  centrale  des  Capé- 
tiens, celle  des  Bourbons  demeurait  la  seule.  Les  maisons  apanagées 
de  Bourgogne  et  de  Bretagne,  qui  avaient  suscité  tant  de  guerres 
intestines,  appuyé  tant  d'invasions  étrangères ,  avaient  pris  fm  récem- 
ment. Avec  Charles  le  Téméraire  s'était  éteinte  la  postérité  mascu- 
line de  ces  ducs  de  Bourgogne,  qui,  détachés  les  derniers  de  la  tige 
royale ,  avaient  fondé  la  plus  formidable  puissance  au  nord  de  la 
France ,  possédé  presque  tous  les  pays  depuis  les  cimes  du  Jura 
jusqu'aux  bords  du  Zuyderzée,  disposé  longtemps  de  Paris,  soulevé 
plusieurs  fois  le  royaume,  fait  asseoir  sur  le  trône  aux  fleurs  de  lis 
le  roi  d'Angleterre,  et  tenu  en  échec  Louis  XI  lui-même.  Ce  monar- 
que heureux  et  habile,  profitant  d'un  concours  de  circonstances 
qu'il  ne  dépendait  pas  de  lui  de  faire  naître,  mais  qu'il  avait  eu 
l'adresse  de  ne  pas  laisser  échapper,  avait  su  rattacher  à  la  cou- 
ronne les  états  de  plusieurs  grandes  maisons  apanagées.  En  peu 
d'années,  il  avait  recouvré  le  duché  d'Anjou  par  la  mort  du  roi  Bené, 
en  qui  finissait  la  descendance  masculine  directe  de  la  seconde  mai- 
son d'Anjou,  et,  en  même  temps  qu'il  était  rentré  dans  le  comté  du 
Maine,  il  avait  acquis  le  comté  de  Provence  par  le  magnifique  legs 
qu'il  avait  obtenu  de  Charles  III  expirant.  Il  avait  repris  la  riche  pro- 
vince de  Bourgogne  en  vertu  du  droit  de  réversibilité  à  la  couronne 
qu'il  avait  fait  valoir  les  armes  à  la  main  avec  non  moins  d'effi- 
cacité que  d' à-propos,  lorsqu' avait  succombé  devant  Nancy  son  qua- 
trième duc,  ne  laissant  qu'une  fille  pour  lui  succéder.  Enfin,  im- 
médiatement après  lui,  la  vaste  et  indépendante  Bretagne  avait  été 
incorporée  au  royaume  par  le  mariage  de  son  fils  Charles  YIII  avec 
la  duchesse  Anne,  unie  ensuite  à  Louis  XII,  et  dont  la  fille  et  l'héri- 
tière Claude  avait  épousé  François  I". 

Ces  incorporations  de  provinces  avaient  accru  la  force  de  la  mo- 
narchie en  même  temps  qu'elles  avaient  augmenté  l'étendue  de  la 
France  ;  elles  semblaient  avoir  également  affermi  la  paix  intérieure 
dans  le  royaume.  Avec  les  ducs  de  Bourgogne  et  de  Bretagne  avaient 
disparu  les  périls  des  troubles  féodaux,  et,  en  ne  rencontrant  plus 
l'assistance  de  vassaux  aussi  puissans,  les  invasions  étrangères  de- 
venaient moins  faciles  et  moins  fréquentes.  La  maison  féminine  de 
Bourgogne,  qui  conservait  la  Franche-Comté  sur  le  flanc  oriental  de 


870  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

la  France,  était  au  fond  séparée  du  royaume.  Unie  d'abord  à  la 
maison  d'Autriche,  puis  aux  maisons  de  Gastille  et  d'Aragon,  toutes 
représentées  alors  par  Gharles-Quint,  qui  en  était  le  commun  héri- 
tier, elle  avait  cessé  d'être  dangereuse  au  dedans,  bien  que  du 
dehors  elle  restât  toujours  menaçante.  Le  souverain  des  Pays-Bas 
ne  pouvait  plus  troubler  la  France  par  des  soulèvemens ,  il  ne  pou- 
vait l'attaquer  que  parla  guerre.  Si  les  rois  d'Angleterre,  dans  leurs 
descentes  sur  le  continent,  devaient  rencontrer  encore  l'appui  de  ses 
armées,  ils  n'avaient  plus  à  compter  sur  les  forces  de  provinces  dis- 
sidentes comme  la  Bourgogne  ou  la  Bretagne,  sur  les  mouvemens 
d'une  capitale  insurgée  comme  Paris,  sur  les  prises  d'armes  d'un 
parti  féodal  comme  la  faction  bourguignonne. 

Mais  ce  danger  pouvait  renaître  par  la  révolte  et  à  l'instigation  du 
chef  de  la  grande  maison  qui  se  maintenait  encore  au  centre  du 
royaume.  Le  duc  de  Bourbon  vivait  en  vrai  souverain  dans  ses 
immenses  domaines.  Il  tenait  à  Moulins  une  cour  brillante.  Il  y  était 
entouré  de  la  noblesse  de  ses  duchés  et  de  ses  comtés,  qui  lui  con- 
servait le  dévouement  féodal.  Il  avait  une  nombreuse  garde;  il 
levait  des  impôts ,  il  assemblait  les  états  du  pays ,  il  nommait  ses 
tribunaux  de  justice  et  sa  cour  des  comptes;  il  pouvait  mettre  une 
armée  sur  pied ,  il  entretenait  sur  plusieurs  points  de  son  territoire 
des  forteresses  en  bon  état ,  et  lorsqu'il  cessait  de  vivre ,  ses  restes 
étaient  portés  avec  une  pompe  toute  royale  dans  les  caveaux  de 
l'abbaye  de  Souvigny,  qui  était  pour  les  ducs  de  Bourbon  ce  que 
l'abbaye  de  Saint-Denis  était  pour  les  rois  de  France.  A  la  mort  du 
duc  Pierre  en  1503,  on  avait  vu  près  de  dix-sept  cents  officiers  de 
sa  maison  (1)  l'accompagner  jusqu'à  la  célèbre  nécropole  bénédic- 
tine qui  s'élevait  à  deux  lieues  des  tours  de  Bourbon -l'Archambault, 
et  qui  ne  devait  pas  recevoir  les  dépouilles  exilées  du  connétable, 
son  successeur  et  son  gendre. 

Celui-ci,  monté  au  trône  ducal  sous  le  nom  de  Charles  III,  y  était 
arrivé  et  comme  représentant  mâle  de  la  deuxième  ligne  de  la  mai- 
son de  Bourbon  et  comme  mari  de  l'héritière  directe  de  la  première 
ligne  restée  sans  descendance  masculine.  Il  appartenait  à  la  branche 
cadette  des  Bourbon -Montpensier,  et  il  avait  épousé  Suzanne  de 
Bourbon,  fille  unique  du  duc  Pierre  et  d'Anne  de  France,  en  qui 
prenait  fm  la  branche  aînée,  jusque-là  régnante.  Il  avait  obtenu 
toutes  les  possessions  de  la  maison  de  Bourbon  en  réunissant  les 
droits  des  deux  branches.  A  l'office  de  grand-chambrier  de  France, 
héréditaire  dans  la  maison  de  Bourbon,  il  avait  joint  l'office  de  con- 

(1)  Histoire  de  la  Maison  de  Bourbon,  par  Désormeaux;  in-i",  Paris,  Imprimerie 
royale,  1776;  t.  II,  p.  367. 


LE  CONNETABLE  DE  BOURBON.  871 

nétable,  dont  l'épée,  mise  aux  mains  de  plusieurs  des  ducs  ses  pré- 
décesseurs, avait  été  confiée  aux  siennes  par  François  P''  l'année 
même  de  son  avènement  à  la  couronne. 

Le  connétable  de  Bourbon  était  aussi  dangereux  qu'il  était  puis- 
sant (1).  Il  avait  de  fortes  qualités.  D'un  esprit  ferme,  d'une  âme 
ardente,  d'un  caractère  résolu,  il  pouvait  ou  bien  servir  ou  beau- 
coup nuire.  Très  actif,  fort  appliqué,  non  moins  audacieux  que 
persévérant,  il  était  capable  de  concourir  avec  habileté  aux  plus 
patriotiques  desseins  et  de  s'engager  par  orgueil  dans  les  plus  dé- 
testables rébellions.  C'était  un  vaillant  capitaine  et  un  politique 
hasardeux.  Il  avait  une  douceur  froide  à  travers  laquelle  perçait 
une  intraitable  fierté,  et  sous  les  apparences  les  plus  tranquilles  il 
cachait  la  plus  ambitieuse  agitation.  Il  est  tout  entier  dans  ce  por- 
trait saisissant  qu'a  tracé  de  lui  la  main  de  Titien,  lorsque,  dépouillé 
de  ses  états,  réduit  à  combattre  son  roi  et  prêt  à  envahir  son  pays, 
le  connétable  fugitif  avait  changé  la  vieille  et  prophétique  devise 
de  sa  maison,  \  espérance  y  qu'un  Bourbon  devait  réaliser,  avant  la 
fin  du  siècle,  dans  ce  qu'elle  avait  de  plus  haut,  en  cette  devise  ter- 
rible et  extrême  :  omnis  spes  m  ferro  est^  toute  mon  espérance  est 
dans  le  fer.  Sur  ce  front  hautain,  dans  ce  regard  pénétrant  et  som- 
bre, aux  mouvemens  décidés  de  cette  bouche  ferme,  sous  les  traits 
hardis  de  ce  visage  passionné,  on  reconnaît  l'humeur  altière,  on 
aperçoit  les  profondeurs  dangereuses,  on  surprend  les  détermina- 
tions violentes  du  personnage  désespéré  qui  aurait  pu  être  un  grand 
prince,  et  qui  fut  réduit  à  devenir  un  grand  aventurier.  C'est  bien 
là  le  vassal  orgueilleux  et  vindicatif  auquel  on  avait  entendu  dire 
que  sa  fidélité  résisterait  à  l'offre  d'un  royaume,  mais  ne  résisterait 
pas  à  un  affront  (2).  C'est  bien  là  le  serviteur  d'abord  glorieux  de 
son  pays  qu'une  offense  et  une  injustice  en  rendirent  f  ennemi  fu- 
neste, qui  répondit  à  f  injure  par  la  trahison,  à  la  spoliation  par 
la  guerre.  C'est  bien  là  le  célèbre  révolté  et  le  fougueux  capitaine 

(1)  En  1516,  le  provéditeur  vénitien  de  Brescia,  Andréa  Trevisani,  ambassadeur  à 
Milan,  disait  de  lui  au  conseil  des  pregadi  :  «  Questo  ducha  di  Borbon...  a  anni  29. 
Prosperoso  traze  uno  palo  di  ferro  molto  gajardamente,  terne  Dio,  è  devoto,  human  e 
liberalissimo;  ha  de  intrada  scudi  120  milia,  e  per  il  stado  di  la  madré  (Anne  de 
France},  scudi  20  milia;  poi  ha  per  l'officio  di  gran  contestabile  in  Franza  scudi  2,000  al 
mese,  et  ha  grande  autorità,  e  come  li  disse  Mons'  di  Longavilla,  governator  di  Pavia, 
pol  disponer  di  la  mita  del  exercito  del  re  ancora  chel  re  non  volesse  a  quai  impresa  li 
par.  »  Mss.  Sumario  di  la  Relazione  di  ser  Andréa  Trivixam...  fatta  in  pregadi  à  di 
novembrio  I'616,  dans  Sanuto. 

(2)  «  Borbonius...  in  ore  habebat  Aquitani  ejus  scitum  rcsponsum  qui  rogatus  a  Ca- 
rolo  septimo,  quo  tandem  praemio  impelli  posset,  ut  fidem  sibi  tôt  magnis  rébus  per- 
spectam  falleret  :  «  Non  tuo,  inquit,  hère,  regno,  non  orbis  imperio  adduci  possifn,  contu- 
melia  tamen  et  stomachosa  injuria  possim.  »  Ferronius,  De  Rébus  Gestis  Gallorum,  etc., 
in-fol.  Basileae,  lib.  vi,  f.  136. 


872  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qui  vainquit  François  P^  à  Pavie,  assiégea  Clément  YII  dans  Rome, 
et  fmit  sa  tragique  destinée  les  armes  à  la  main,  en  montant  à  l'as- 
saut de  la  ville  éternelle. 

Charles  de  Bourbon  avait  été  élevé  à  la  cour  de  sa  tante  Anne  de 
France,  qui,  sous  le  nom  de  dame  de  Beaujeu,  avait  gouverné  si 
virilement  le  royaume  pendant  la  minorité  de  son  frère  Charles  YIII, 
et  avait  continué,  sans  cruauté,  la  politique  habile  de  son  père 
Louis  XI.  Cette  femme  prévoyante  avait  pourvu  avec  un  soin  vigi- 
lant à  la  forte  éducation  du  jeune  prince  (1),  qu'elle  savait  être  l'hé- 
ritier naturel  des  Bourbons  et  dont  elle  devait  plus  tard  faire  son 
gendre.  De  bonne  heure,  Charles  de  Bourbon  était  devenu  un  che- 
valier accompli  et  s'était  montré  homme  de  guerre  aussi  distingué 
que  vaillant.  A  peine  âgé  de  dix-neuf  ans,  il  avait  commandé,  en 
1508,  à  la  bataille  d'Aygnadel,  les  deux  cents  pensionnaires  du  roi 
qui,  avec  les  hommes  de  leur  suite,  formaient  une  troupe  de  quinze 
cents  à  deux  mille  combattans.  A  leur  tête,  il  avait  exécuté,  avec 
autant  de  vigueur  que  d' à-propos,  une  charge  décisive,  et  il  avait 
contribué  au  gain  de  cette  célèbre  journée,  où  avait  été  renversée 
en  quelques  heures  la  puissance  que  les  Vénitiens  avaient  si  lente- 
ment acquise  dans  la  Lombardie  orientale  (2).  Lorsque  la  défaite  de 
Novare,  la  perte  de  l'Italie,  l'invasion  de  la  Bourgogne  par  les  Suisses 
eurent  attristé  de  revers  nombreux  le  règne  de  l'excellent  et  inha- 
bile Louis  XII,  le  duc  Charles  de  Bourbon  avait  été  chargé,  en  151il, 
de  couvrir  la  frontière  menacée  de  l'est  et  de  repousser  les  périls  aux- 
quels était  exposé  le  territoire  même  de  la  France.  Il  l'avait  fait  vite 
et  bien.  Il  avait  mis  en  état  de  défense  des  provinces  ouvertes  qu'il 
délivra  des  soldats  débandés,  et  il  avait  introduit  une  rigoureuse 
discipline  parmi  des  troupes  qui,  à  cette  époque,  n'en  supportaient 
pas  (3). 

Investi  peu  de  temps. après  de  l'office  de  connétable  par  Fran- 
çois P'",  il  prit  part  à  la  campagne  d'Italie  qui  suivit  l'avènement 
de  ce  monarque  au  trône,  et  pendant  les  deux  jours  que  dura  la 
rude  bataille  de  Marignan,  il  commanda  en  capitaine  et  combattit 
en  homme  d'armes.  Reconnu  pour  l'un  des  principaux  auteurs  de 

(1)  «  Bien  faisoit-elle  nourrir  et  entretenir  le  dit  comte  Charles,  lui  faisant  aprandre 
le  latin  à  certaines  heures  du  jour,  et  quelquefois  à  courir  la  lance,  piquer  les  chevaux, 
tirer  de  l'arc  où  il  étoit  enclin  ;  autres  fois  aller  à  la  chasse  ou  à  la  volerie,  et  aussi  an 
tous  autres  déduits  et  passe-tans  où  l'on  a  accoutumé  d'induire  les  grans  seigneurs,  et  à 
tout  le  dit  comte  Charles  s'adonnoit  très  bien,  et  luy  seoit  bien  de  faire  tout  ce  où  il  se 
vouloit  amployer,  et  comme  à  jeune  seigneur  de  bonne  nature  et  de  bonne  inclination.» 
Histoire  de  Bourbon  écrite  par  son  secrétaire  Marillac,  publiée  dans  Desseins  de  Pro* 
fessions  nobles  et  publiques,  par  Antoine  de  Laval;  in-4'',  Paris  1013,  p.  237  r°. 

(2)  Histoire  de  Bourbon,  par  Marillac,  p.  248  v"  et  246. 

(3)  Marillac,  p.  257  v  et  258. 


LE  CONNÉTABLE  DE  BOURBON.  873 

cette  importante  victoire,  il  fut  laissé  par  François  P""  comme  son 
lieutenant-général  au-delà  des  monts.  Il  avait  contribué  à  conquérir 
le  Milanais  sur  le  duc  Sforza,  que  soutenaient  les  Suisses,  restés  jus- 
qu'alors invincibles;  il  sut  le  conserver  contre  les  agressions  de  l'em- 
pereur Maximilien,  qui  était  descendu  en  Italie  à  la  tête  d'une  armée 
formidable.  Ces  grands  services  qu'il  avait  rendus  à  la  couronne 
furent  presque  aussitôt  suivis  de  sa  disgrâce.  Huit  mois  après  la 
victoire  de  Marignan,  deux  mois  après  l'évacuation  de  la  Lombardie 
par  l'empereur  Maximilien,  François  V^  rappela  le  connétable  de 
Bourbon,  qui  avait  sauvé  le  duché  de  Milan,  et  il  mit  à  sa  place  le 
maréchal  de  Lautrec,  qui  devait  le  perdre.  Dès  ce  moment,  soit  par 
une  ingrate  légèreté  de  François  P%  soit  par  une  défiance  préma- 
turée de  sa  part,  le  connétable,  tombé  dans  la  défaveur,  avait  été 
dépouillé  de  toute  autorité,  n'avait  point  été  remboursé  de  ce  qu'il 
avait  dépensé  pour  l'utilité  du  roi  en  Italie,  ni  payé  de  ses  pensions 
comme  grand-chambrier  de  France,  comme  gouverneur  de  Langue- 
doc et  comme  connétable. 

Relégué  dans  ses  états,  il  avait  paru  de  temps  en  temps  à  la  cour, 
en  grand-officier  négligé,  en  serviteur  encore  soumis,  en  prince  du 
sang  maltraité  ;  mais  il  y  avait  paru  avec  splendeur  et  avec  fierté. 
La  suite  de  ses  gentilshommes  et  son  éclat  fastueux,  en  laissant 
trop  voir  sa  puissance,  avaient  ajouté  à  sa  défaveur.  Il  avait  dé- 
ployé une  magnificence  remarquée  et  montré  beaucoup  de  hauteur 
à  la  célèbre  entrevue  du  camp  du  Drap-d'Or,  où  le  roi  d'Angleterre 
et  le  roi  de  France  s'étaient  promis  une  amitié  «  inaltérable  »  qui 
n'avait  pas  duré  plus  d'une  année.  Lorsque  François  l"  avait  par- 
couru le  Poitou  et  la  Guienne,  le  connétable  était  allé  le  recevoir 
dans  son  duché  de  Ghâtellerault,  où  il  lui  avait  offert,  avec  la  plus 
dispendieuse  hospitalité,  les  plaisirs  recherchés  des  plus  belles 
chasses.  C'est  là  que  le  roi,  visitant  le  magnifique  château  qu'avait 
fait  élever  dans  le  voisinage  son  favori  Bonnivet,  demanda  au  con- 
nétable, comme  en  le  narguant,  ce  qu'il  en  pensait.  «  Je  pense,  ré- 
pondit-il avec  son  esprit  altier  et  acéré,  que  la  cage  est  trop  grande 
et  trop  belle  pour  l'oiseau.  —  Ce  que  vous  en  dites,  ajouta  le  roi, 
c'est  par  envie.  —  Gomment  votre  majesté  peut-elle  croire,  re- 
partit le  connétable,  que  je  porte  envie  à  un  gentilhomme  dont  les 
ancêtres  ont  été  heureux  d'être  les  écuyers  des  miens  (1)?  » 

A  l'époque  de  la  rupture  de  François  l''  et  de  Gharles  -  Quint ,  le 
connétable  ne  fut  point  compris  dans  la  distribution  des  quatre 
grands  commandemens  militaires  de  la  Picardie,  de  la  Champagne, 

(1)  Mss.  Béthune,  vol.  8i9'2,  f.  2  y".  Brantôme,  Vies  des  grands  Capitaines,  t.  II, 
p.  158. 


874  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

de  la  Guienne,  de  la  Lombardie,  qu'avait  formés  François  P''  pour 
faire  face  à  l'ennemi  sur  ses  diverses  frontières.  Ces  grands  com- 
mandemens  avaient  été  donnés  au  timide  duc  d'Alençon,  au  mé- 
diocre duc  de  Vendôme,  à  l'arrogant  Bonnivet,  à  l'inconsidéré  Lau- 
trec  (1).  L'affront  d'une  aussi  opiniâtre  défaveur  fut  vivement  ressenti 
par  le  connétable  de  Bourbon,  qui  reçut  bientôt  une  injure  plus  di- 
recte et  moins  supportable.  Mandé  à  l'armée  de  Picardie  lors  de  la 
première  campagne,  il  y  était  venu  avec  six  mille  hommes  de  pied 
et  trois  cents  hommes  d'armes  levés  dans  ses  états.  En  cette  ren- 
contre, où  les  forces  qu'il  amenait  devaient  être  d'un  si  grand 
service  et  méritaient  un  si  haut  prix,  il  subit  une  impardonnable 
humiliation.  L'office  de  connétable  donnait  droit  au  commandement 
de  r avant-garde.  Ce  commandement,  dont  il  s'était  acquitté  avec 
tant  de  gloire  en  1515,  et  qu'il  aurait  rempli  avec  non  moins  de 
succès  en  1521 ,  lui  fut  alors  ôté.  François  P*"  en  chargea  le  duc 
d'Alençon,  qui  le  servit  mollement  vers  Yalenciennes,  et  qui  plus 
tard  l'abandonna  lâchement  sur  le  champ  de  bataille  de  Pavie. 
Placé  sous  les  yeux  et  comme  sous  la  surveillance  du  roi,  le  conné- 
table fut  profondément  blessé  de  cette  offense,  dont  il  ne  se  plaignit 
point,  mais  qu'il  n'oublia  jamais. 

Il  semble  que  François  P%  en  butte  à  tant  d'ennemis  extérieurs, 
n'aurait  pas  dû  leur  donner  un  redoutable  auxiliaire  dans  son  propre 
royaume.  Ayant  contre  lui  l'empereur,  le  roi  d'Angleterre,  le  pape, 
la  plupart  des  états  d'Italie,  étant  expulsé  de  cette  péninsule  et 
voulant  y  rentrer,  disposé  à  continuer  la  guerre  et  préparant  tout 
pour  recouvrer  Milan,  la  politique  comme  l'intérêt  lui  conseillaient 
de  ménager  le  connétable  de  Bourbon  et  de  se  servir  de  lui.  Il  fit 
tout  le  contraire.  A  la  continuité  de  la  disgrâce  s'ajouta  alors  pour 
le  connétable  la  menace  de  la  spoliation,  et  après  l'avoir  si  forte- 
ment offensé,  François  I"  le  désespéra.  De  concert  avec  Louise  de 
Savoie,  sa  mère,  il  revendiqua  les  biens  de  la  maison  de  Bourbon. 

Le  connétable  avait  perdu  sa  femme  au  printemps  de  1521.  Le 
fils  qu'elle  avait  mis  au  monde  en  1517,  et  dont  le  roi  avait  été  le 
parrain,  était  mort.  Depuis,  elle  en  avait  eu  deux  à  la  fois,  qui,  nés 
avant  terme,  n'avaient  pas  vécu.  Le  connétable  était  sans  enfans  :  la 
fille  unique  et  l'héritière  directe  du  duc  Pierre  et  d'Anne  de  France 
avait  confirmé,  en  1519,  par  son  testament  la  donation  qu'elle  lui 
avait  faite  de  ses  biens  et  de  ses  droits  en  1505;  les  nombreuses 
possessions  de  la  maison  de  Bourbon  lui  revenaient  donc,  ou  de  son 
chef,  ou  du  chef  de  sa  femme.  Ce  qui  pouvait  être  considéré  comme 

(1)  Histoire  de  Bourbon,  suite  de  Marillac,  par  le  sieur  de  Laval,  p.  279  v*.  Mémoires 
àe  Du  Bellay,  collection  Petitot,  t.  XVII,  p.  303-304, 


LE  CONNÉTABLE  DE  BOURBON.  875 

transmissible  aux  femmes  lui  était  dévolu  par  la  donation  et  le  tes- 
tament de  la  duchesse  Suzanne,  et  il  tenait,  du  droit  féodal  et  de  la 
constitution  monarchique  des  apanages,  ce  qui  était  réservé  aux 
mâles.  Louise  de  Savoie  réclama  néanmoins  les  possessions  fémi- 
nines, et  François  P''  voulut  faire  retourner  à  la  couronne  les  pos- 
sessions masculines  comprises  dans  cet  immense  héritage,  ouvert, 
selon  eux,  par  la  mort  de  Suzanne  de  Bourbon. 

Cette  revendication,  si  peu  opportune  politiquement,  était-elle  au 
moins  fondée  en  justice?  Le  droit  d'après  lequel  se  transmettaient  les 
diverses  provinces  appartenant  à  la  maison  de  Bourbon  avait  varié. 
Le  comté  de  Clermont  en  Beauvoisis,  donné  en  apanage  à  Robert,  le 
sixième  fils  de  saint  Louis  et  le  fondateur  de  cette  grande  maison, 
était  d'abord  seul  soumis  à  la  loi  salique  de  la  masculinité  et  devait 
revenir  à  la  couronne,  si  les  héritiers  mâles  manquaient.  Le  duché  de 
Bourbonnais,  les  comtés  de  Forez  et  de  la  Marche,  la  principauté  de 
Dombes,  les  seigneuries  de  Beaujolais  et  de  Gombrailles,  acquis  par 
mariage  ou  par  succession,  ne  reconnaissaient  dans  leur  transmission 
que  la  règle  féodale  ordinaire.  Les  mâles  y  avaient  la  préférence  sur 
les  femmes  (1),  mais  à  défaut  de  mâles  les  femmes  en  héritaient. 
Après  lAOO,  la  constitution  qui  régissait  la  plupart  de  ces  biens  chan- 
gea sous  le  duc  Jean  P%  fils  de  Louis  II.  Ce  prince  épousa  Marie  de 
Berri,  fille  unique  du  duc  de  Berri;  frère  du  roi  Charles  Y  et  oncle  du 
roi  Charles  YI.  Le  duc  de  Berri  ne  tenait  pas  seulement  en  apanage 
la  province  dont  il  portait  le  nom,  il  possédait  encore,  et  au  même 
titre,  le  duché  d'Auvergne  et  le  comté  de  Montpensier.  En  unissant 
sa  fille  Marie  à  Jean  P%  il  obtint  du  roi  Charles  YI  que  le  duché  d'Au- 
vergne et  le  comté  de  Montpensier  lui  seraient  accordés  en  contrat 
de  mariage  et  seraient  portés  par  elle  dans  la  maison  de  Bourbon,  à 
la  condition  toutefois  que  les  provinces  possédées  par  la  maison  de 
Bourbon  passeraient  de  la  loi  féminine  de  succession  sous  la  loi  mas- 
culine des  apanages.  La  dévolution  à  la  couronne  du  duché  d'Au- 
vergne et  du  comté  de  Montpensier  était  retardée;  mais  pour  prix 
de  ce  retard  la  réversibilité  du  duché  de  Bourbonnais,  du  comté  du 
Forez  (2),  etc.,  lui  était  plus  sûrement  et  plus  promptement  acquise, 
puisque  désormais  les  mâles  seuls  pouvaient  les  recevoir  en  héritage. 
Cet  arrangement,  autorisé  par  Charles  YI,  confirmé  par  Charles  YII, 
était  avantageux  à  la  royauté,  dont  il  ajournait,  mais  dont  il  étendait 
les  droits  (3).  Les  biens  de  la  maison  de  Bourbon  étaient  transformés 

(1)  Histoire  de  Bourbon,  par  Marillac,  p.  231  r". 

(2)  Marillac,  p.  231  v».  —  Etienne  Pasquier,  Recherches  de  la  France,  liv.  vi,  c.  x, 
f.  556-557.  —  Voir  aussi  Histoire  généalogique  de  la  maison  de  France,  par  Scevolc  et 
Louis  de  Sainte-Marthe,  t.  II,  p.  38,  39. 

(3)  «  Le  roy  Charles  septième,  par  lètres  expresses  et  patantes,  narration  faite  de  la 


876  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

en  apanage  par  le  nouveau  contrat,  qui  en  changeait  la  nature  et 
en  limitait  la  transmission. 

Cette  maison  se  divisa  alors  en  deux  lignes  sous  Charles  et  Louis, 
fils  de  Jean  P^  Charles  eut  comme  aîné  la  part  la  plus  considérable 
de  l'héritage  :  il  fut  duc  de  Bourbonnais  et  d'Auvergne,  comte  de 
Glermont  et  de  Forez,  seigneur  de  Beaujolais  et  prince  de  Dombes. 
Louis ,  le  cadet,  reçut  en  apanage  le  comté  de  Montpensier,  la  sei- 
gneurie de  Combrailles;  il  eut  le  tiers  et  il  acquit  ensuite  la  presque 
totalité  du  dauphiné  d'Auvergne.  Le  droit  éventuel  à  l'héritage 
des  Bourbons  que  la  convention  de  1400  assurait  aux  mâles  de  la 
deuxième  ligne  en  cas  de  défaillance  des  mâles  de  la  première  fut 
exposé  à  plusieurs  atteintes  dans  le  cours  du  xv^  siècle.  Les  ducs  de 
Bourbon  essayèrent  de  rendre  cet  héritage  féminin  en  faveur  des 
filles  qui  naîtraient  d'eux  (1)  et  au  détriment  des  comtes  de  Mont- 
pensier, leurs  collatéraux  ;  mais  les  comtes  de  Montpensier,  par  des 
protestations  (2)  opportunes  et  par  des  actes  conservatoires,  pour- 
vurent avec  continuité  au  maintien  de  leur  droit.  La  dernière  et  la 
plus  dangereuse  des  tentatives  faites  pour  les  en  dépouiller  eut  lieu 
sous  le  duc  Pierre  II,  qui  les  avait  reconnus  comme  ses  héritiers 
légaux  en  1488  (3),  et  qui  en  1498  obtint  du  trop  facile  Louis  XII 
des  lettres  patentes  autorisant  sa  fille  Suzanne  de  Bourbon  et  les 
descendans  de  sa  fille  à  lui  succéder.  Les  comtes  Louis  et  Charles 
de  Montpensier  attaquèrent,  l'un  après  fautre,  les  dispositions  irré- 
gulières de  ces  lettres  patentes  surprises  à  la  condescendance  de 
Louis  XII.  Ce  prince,  qui  n'avait  été  injuste  que  par  bonté,  répara 
lui-même  avec  sagesse  le  tort  qu'il  avait  fait  avec  ignorance.  Après 
la  mort  du  duc  Pierre,  il  maria  le  comte  Charles,  représentant  les 
Montpensier,  et  la  duchesse  Suzanne,  héritière  des  Bourbons,  en 
1505,  afin  de  confondre,  par  leur  union,  les  droits  que  l'un  tenait 
de  sa  naissance  et  l'autre  de  sa  concession  (4).  Anne  de  France,  mère 
de  Suzanne  et  tante  de  Charles,  provoqua  elle-même  cette  union,  qui 

dite  donation  du  duché  d'Auvergne,  et  qu'elle  étoit  au  profit  et  avantage  du  roy  et  du 
royaume,  veu  le  retour  du  duché  de  Bourbonnois  à  la  couronne  en  défaut  de  mâles, 
loua,  ratifia  et  aprouva  la  dite  donation,  et  furent  les  dites  lètres  leuës,  publiées  et  an- 
registrées  au  parlement  et  en  la  chambre  des  comptes.  »  Plaidoyer  de  Montholon  pour 
le  connétable  de  Bourbon  du  12  février  1522,  à  la  suite  de  VHistoire  de  Bourbon, 
p.  284  r». 

(1)  Les  ducs  Jean  II  et  Pierre  II. 

(2)  Le  comte  Gilbert  de  Montpensier  protesta  contre  la  tentative  du  duc  Jean  II  et  les 
comtes  Louis  et  Charles  de  Montpensier  contre  celle  du  duc  Pierre  II.  —  Voyez  dans 
VHistoire  de  Bourbon,  par  Marillac,  p.  231  v°,  p.  234  r"  et  p.  238. 

(3)  Histoire  de  Bourbon,  etc.,  par  Marillac,  p.  230  v%  232  r%  233  v%  234  r*».  —  Etienne 
Pasquier,  RecJierches  de  la  France,  ibid.,  p.  557,  558. 

(4)  Voyez  Marillac,  qui  prit  part  à  ces  transactions,  p.  239,  240,  241,  242  r»  et  v%  et 
Etienne  Pasquier,  f.  558,  559. 


LE    CO^'^'ÉTABLE    DE   BOURBON.  877 

assurait  par  mariage  à  sa  fille  ce  qui  lui  aurait  été  contesté  par  suc- 
cession, et  qui  mettait  un  terme  aux  désaccords  des  deux  lignes  de  la 
maison  de  Bourbon.  Le  comte  de  Montpensier,  devenu  duc  de  Bour- 
'bonnais  et  d'Auvergne,  demeura  possesseur  sans  trouble  de  tous 
les  biens  des  deux  lignes  tant  que  dura  son  mariage  ;  mais,  lorsque 
"Suzanne  mourut  en  1521,  ne  laissant  point  d'héritier  qui  perpétuât 
3a  mce  et  qui  reçût  les  domaines  des  Bourbons  de  la  branche  aînée, 
la  contestation  commença,  bien  que  Suzanne  eût  pris  tous  les  moyens 
'de  la  prévenir  et  de  l'éviter.  Ce  qui  pouvait  lui  revenir,  elle  l'avait 
'Cédé  à  son  mari  par  une  donation  fortifiée  d'un  testament. 

Y  avait-il  quelque  incertitude  sur  la  transmission  de  la  totalité 
ou  d'une  partie  de  l'héritage?  Si  l'on  considérait  le  caractère  ex- 
clusivement masculin  qu'avaient  pris  depuis  1400  les  duchés  de 
-Bourbonnais  et  d'Auvergne,  le  comté  de  Forez  etc.,  et  qu'avait 
consacré  l'adhésion  expresse  ou  tacite  de  tant  de  rois,  le  con- 
nétable, comme  dernier  représentant  mâle  de  cette  branche  des 
Bourbons,  en  était  le  possesseur  substitué.  Si  l'on  considérait  la  na- 
ture particulière  de  certains  biens  restés  transmissibles  aux  femmes, 
tels  que  la  seigneurie  de  Beaujolais  et  la  principauté  de  Bombes,  le 
connétable,  comme  donataire  d'abord  et  légataire  ensuite  de  Su- 
.zanne,  en  était  le  légitime  héritier.  Ainsi  le  voulait  à  cette  époque 
'la  règle  des  héritages,  et  ce  n'était  pas  à  un  autre  titre  que  Louis  XI 
avait  acquis  le  comté  de  Provence,  dont  le  testament  de  Charles  lïl 
avait  disposé  en  sa  faveur,  et  qui  sans  cela  serait  revenu  au  duc 
René  II  de  Lorraine,  parent  le  plus  rapproché  de  Charles  III.  Le 
double  droit  du  connétable  ne  paraissait  donc  pas  douteux  :  il  lui 
était  assuré  par  la  loi  monarchique  des  apanages  en  ce  qui  concer- 
nait les  grands  fiefs  de  sa  maison  restés  ou  devenus  masculins , 
par  la  loi  romaine  et  par  l'usage  en  ce  qui  concernait  les  possessions 
dont  les  femmes  pouvaient  être  les  héritières  ou  les  donatrices. 

Cependant  la  mère  du  roi  lui  contesta  les  uns,  et  le  roi  lui-même 
•revendiqua  les  autres.  La  duchesse  d'Angoulême  descendait  par  les 
femmes  de  la  maison  de  Bourbon.  Nièce  du  duc  Pierre  et  cou- 
sine-germaine de  la  duchesse  Suzanne,  elle  était  d'un  degré  plus 
Tapprochée  de  l'héritage  que  le  connétable  de  Bourbon.  S' autori- 
sant de  cette  proximité  plus  grande,  elle  réclama  comme  étant 
ouverte  la  succession  de  la  duchesse  Suzanne.  Elle  invoqua  la  cou- 
tume ancienne,  mais  depuis  1/iOO  annulée,  qui  rendait  transmis- 
rsible  aux  femmes  le  Bourbonnais  et  ses  dépendances,  et  elle  s'ap- 
ipuya  également  sur  la  concession  récente,  mais  irrégulière,  que 
ILouis  XII  avait  faite  en  lZi98  à  la  fille  du  duc  Pierre.  Louise  de  Savoie 
y  fut  poussée  par  une  avidité  funeste  et  une  prétention  inconsidé- 
rée qu'encouragèrent  les  pernicieux  conseils  du  chancelier  Du  Prat. 


878  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Celui-ci  mit  la  tortueuse  habileté  de  l'homme  de  loi  au  service  de- 
la  cupidité  passionnée  de  la  régente.  Louise  de  Savoie  voulait-elle 
épouser  le  connétable  ou  le  dépouiller?  Les  contemporains  les  mieux 
instruits  ont  cru  qu'elle  espérait  l'amener  à  une  transaction  matri- 
moniale semblable  à  celle  qui  avait  terminé  en  1505  le  différend 
entre  les  deux  lignes  par  le  mariage  de  Charles  et  de  Suzanne  (1). 
Si  elle  ne  parvenait  pas  à  y  décider  le  connétable,  plus  jeune  qu'elle, 
et  qui  ressentait  à  son  égard  un  dégoût  mêlé  d'animosité,  elle  comp- 
tait sur  ses  titres  spécieux  comme  plus  proche  parente,  sur  son  au- 
torité comme  mère  du  roi,  sur  la  faiblesse  du  parlement,  soumis  à 
l'influence  du  chancelier,  pour  l'en  punir  en  le  dépossédant. 

Elle  intenta  donc  un  procès  au  connétable.  Dans  quel  moment  le 
fit-elle?  Lorsque  François  P%  en  butte  à  une  coalition  extérieure 
formidable,  avait  besoin  de  tenir  unies  toutes  les  forces  de  son 
royaume,  et  d'en  disposer  contre  les  ennemis  qui  projetaient  de  lui 
enlever  ses  conquêtes  en  Italie  et  d'envahir  même  les  frontières  de 
France.  Non-seulement  il  laissa  sa  mère  poursuivre  le  connétable, 
mais  il  se  joignit  à  elle.  Il  réclama  les  possessions  apanagères  comme 
échues  au  domaine  royal.  Le  connétable  était  ainsi  menacé  de  perdre 
tout  ce  qui,  dans  l'héritage  des  Bourbons,  étant  féminin,  serait  dé- 
volu à  la  duchesse  d'Angoulême,  et  étant  masculin  serait  annexé  à 
la  couronne.  La  mauvaise  volonté  et  la  puissance  de  ses  deux  adver- 
saires lui  firent  craindre  une  spoliation  complète.  La  ruine  allait 
s'ajouter  à  la  disgrâce,  et  cette  imminente  iniquité  mit  le  comble  à 
toutes  les  anciennes  offenses.  Près  de  tomber  de  la  plus  haute  posi- 
tion dans  l'abaissement  le  plus  insupportable  à  son  orgueil,  d'une 
opulence  presque  royale  dans  une  détresse  humiliante,  il  n'y  tint 
point.  Son  cœur  altier  se  révolta  à  cette  pensée,  et  tout  en  soutenant 
ses  droits  il  prépara  ses  vengeances. 

(1)  Henri  VIII  disait  à  l'ambassadeur  de  Charles-Quint  :  «Il  n^y  a  eu  malcontentement 
entre  le  roi  François  et  le  dict  de  Bourbon  sinon  a  cause  qu'il  n'a  volu  espouser  madame 
la  régente,  qui  l'ayme  fort.  »  (Dépêche  de  Louis  de  Praet  à  l'empereur  du  8  mai  1523, 
Archives  impériales  et  royales  de  Vienne.) — L'historien  contemporain  Belcarius  dit  :  «Ga- 
rolo  Borbonio...  infensa  erat  Ludovica  Sabaudiana  Francisci  mater;  quibus  de  causis  non 
satis  proditur  :  alii  quod  fœmina  jam  natu  grandior  Borbonii  tertium  duntaxat,  aut 
quartum,  et  tricesimum  annum  agentis  matrimonium  ambiret,  a  quo  eundem  abhorrere» 
resciisset.  »  Belcarius,  Commentarii  Rerum  gallicarum,  lib.  vu,  f.  528.  —  Antoine  de 
Laval,  capitaine  du  château  de  Moulins  et  continuateur  de  Marillac,  dit  expressément  : 
«  Il  fait  (le  connétable)  des  réponces  rudes  à  ceux  qui  luy  parloient  de  faire  une  seconde 
transaction  semblable  à  celle  qu'il  fit  avec  feue  madame  Suzanne.  On  dit  encore  parmi 
nous  les  mots  dont  il  usoit,  qui  sont  un  peu  trop  crus  et  piquans  pour  être  redits.  »  — 
Desseins  de  Professiojis  nobles,  etc.,  f.  282  v". 


LE  CONNETABLE  DE  BOURBON.  879 


IL 

Il  traita  secrètement  avec  Charles-Quint.  Des  relations  s'étaient 
•déjà  établies  entre  eux  avant  la  rupture  de  l'empereur  et  de  Fran- 
çois P''.  Le  connétable,  au  su  du  roi  et  avec  son  agrément,  avait  en- 
voyé l'un  de  ses  affidés,  Philibert  de  Saint-Romain,  seigneur  de 
Lurcy,  auprès  de  Charles-Quint,  pour  négocier  un  arrangement  re- 
latif au  duché  de  Sessa,  dans  le  royaume  de  Naples,  sur  lequel  il 
conservait  des  prétentions.  Il  avait  offert  des  chevaux,  des  haque- 
nées,  des  lévriers,  des  arbalètes  et  des  épieux  de  chasse  en  présent 
à  l'empereur,  qui,  de  son  côté,  avait  dépêché  le  seigneur  de  Lon- 
gueval  et  un  gentilhomme  nommé  Trollière  vers  le  connétable  pour 
le  remercier  et  l'honorer  (1).  Charles-Quint  mettait  autant  de  soin 
à  acquérir  de  nouveaux  amis  que  François  V"  montrait  de  négli- 
gence à  conserver  ses  anciens  serviteurs.  Aussi  devait-il  s'attacher 
tous  ceux  que  son  imprudent  rival  éloignait  de  lui.  Il  n'oublia  rien, 
quelques  mois  après  la  mort  de  Suzanne  de  Bourbon ,  pour  gagner 
le  connétable,  qu'il  savait  être  disgracié  sans  qu'il  fût  encore  prêt 
à  devenir  rebelle.  Il  n'était  pas  lui-même  en  guerre  avec  Fran- 
çois r'"".  Il  avait  fait  dire  au  connétable  par  le  prévôt  d'Utrecht, 
Philibert  Naturelli,  son  ambassadeur  à  la  cour  de  France  :  <(  Mon- 
sieur, vous  êtes  maintenant  à  marier;  l'empereur  mon  maître,  qui 
vous  aime,  a  une  sœur  dont  j'ai  charge  de  vous  parler,  si  vous  y 
voulez  entendre  (2).  »  Le  connétable  fit  remercier  l'empereur  de 
cette  proposition,  qui  ne  fut  dans  ce  moment  ni  rejetée  ni  admise. 
Un  peu  plus  tard,  après  que  la  guerre  eut  été  déclarée,  et  lorsque 
la  duchesse  d'Angoulême  et  François  P""  eurent  réclamé  les  biens 
de  la  maison  de  Bourbon,  le  connétable,  non  moins  certain  de  sa 
ruine  que  persuadé  de   son  droit,  chercha  dans  ce  mariage  un 
moyen  de  se  soutenir  ou  de  se  venger.  La  duchesse  Anne  elle- 
même  fut  de  cet  avis.  La  fdle  de  Louis  XI,  qui  avait  gouverné  le 
royaume  de  France  avec  tant  de  fermeté  et  de  bonheur  pendant  la 
jeunesse  de  son  frère  Charles  VIII ,  en  maintenant  à  l'autorité  sa 
force  et  au  territoire  ses  agrandissemens,  avait  changé  de  maximes 
en  changeant  de  position.  La  duchesse  de  Bourbonnais  ne  pensait 
plus  comme  avait  agi  la  régente  de  France.  Elle  chercha  des  appuis 
à  la  grandeur  de  la  maison  dans  laquelle  elle  était  entrée,  et  dont 

(1)  Dépositions  du  chancelier  de  Bourbonnais  Popillon,  f.  243  r",  de  Saint-Bonnet, 
f.  49  v",  de  Velu  Petit-Dé,  f.  76  r%  dans  le  vol.  484  de  la  collection  Dupuy,  qui  contient 
toutes  les  pièces  du  procès  criminel  du  connétable  de  Bourbon  aux  mss.  do  la  Biblio- 
thèque impériale. 

(2)  Interrogatoire  de  l'évoque  d'Autun.  Mss.  Dupuy,  n«  484,  f.  230  r"  et  y\ 


S80  REVUE    DES   DEUX   MONDES.  . 

l'édifice  était  près  de  crouler  par  la  mort  de  sa  fille  Suzanne.  Ce  qu'ar- 
valent  fait  tous  les  grands  feudataires  du  royaume,  ce  qu'avaient 
fait  tous  les  princes  du  sang  royal,  lorsqu'ils  étaient  en  opposition 
d'intérêt  avec  la  couronne,  ce  qu'avaient  fait  récemment  encore 
les  ducs  de  Bourgogne,  les  ducs  de  Bretagne  et  Louis  XI,  n'étant 
que  dauphin,  et  ce  qui  devait  se  faire  pendant  tout  le  cours  du 
xvi^  et  jusqu'au  milieu  du  xvii^  siècle  par  les  rois  de  Navarre,  les 
ducs  d'Orléans  et  les  princes  de  Gondé,  elle  le  conseilla  au  conné- 
table son  gendre  avant  de  mourir.  «Mon  fils,  lui  avait-elle  dit, 
considérez  que  la  maison  de  Bourbon  a  été  alliée  de  la  maison  de 
Bourgogne,  et  que  durant  cette  alliance  elle  a  toujours  fleuri  et  été' 
en  prospérité.  Vous  voyez  à  cette  heure  ici  les  affaires  que  nous 
avons,  et  le  procès  que  on  vous  met  sus  ne  procède  que  à  faute  d'al- 
liance. Je  vous  prie  et  commande  que  vous  preniez  l'alliance  de 
l'empereur.  Promettez-moi  d'y  faire  toutes  les  diligences  que  vous 
pourrez,  et  j'en  mourrai  plus  contente  (1).  »  Le  connétable  n'eut  pas 
de  peine  à  suivre  un  conseil  qu'Anne  de  France  croyait  conforme  a 
son  intérêt,  et  que  lui  suggérait  sa  propre  passion. 

Dès  l'été  de  1522,  dans  la  seconde  campagne  sur  la  frontière  de 
France  et  des  Pays-Bas,  il  ouvrit  à  ce  sujet  une  négociation  secrète 
par  l'entremise  du  sénéchal  de  Bourbonnais,  d'Escars,  seigneur  de 
La  Yauguyon,  La  Goussière,  La-Tour-de-Bar,  etc.,  et  capitaine  de 
cinquante  hommes  d'armes.  Enfermé  dans  Thérouanne,  qu'assié- 
geaient les  impériaux,  d'Escars  demanda  à  Ghabot  de  Brion,  l'ua 
des  favoris  de  François  P%  et  qui  commandait  la  place  attaquée,  la» 
permission  d'aller  conférer  avec  Adrien  de  Groy,  seigneur  de  Beau- 
rain,  second  chambellan  de  Gharles-Quint,  pour  l'échange  d'une 
terre  qu'il  possédait  en  Flandre  (2).  Sous  prétexte  de  cet  échange  ,.- 
il  instruisit  alors  Beaurain  des  sujets  de  mécontentement  qu'avait 
le  connétable,  et  de  l'intention  où  il  était  d'accepter  les  anciennes, 
offres  de  l'empereur.  Le  connétable  ne  désirait  pas  seulement  de 
s'allier  à  Gharles-Quint,  il  proposait  de  se  révolter  contre  Fran- 
çois P^  Victime  de  l'injustice  royale,  il  se  présentait  comme  le  futur 
libérateur  du  pays.  Il  s'élevait  contre  le  gouvernement  désordonné,, 
arbitraire,  onéreux,  d'un  prince  plongé  dans  les  plaisirs,  livré  aux, 
emportemens  de  ses  passions,  et  il  se  disait  résolu  à  réformer  l'état 
et  à  redresser  l'insolente  conduite  du  roi,  qui  accablait  le  royaume,, 

(1)  Déposition  de  l'évoque  d'Autun,  f.  230. 

(2)  Déposition  de  Perot  de  W^arthy  du  17  septembre.  —  Ibid.,  f.  37  v"  et  38  r°.  «  This. 
overture  was  now  of  late  renowed ,  under  colour  of  a  subtile  and  craftie  practise ,  by  a», 
capitain  being  now  in  Tirwen  (Thérouanne)  named  M""  de  Carcs  (d'Escars),  etc.  »  Instruc- 
tions données  par  Henri  VIII  à  Th.  Boleyn  et  à  Richard  Sampson,  envoyés  auprès  dû; 
l'empereur  en  octobre  1522,  —  State  Papers,  t.  VI,  part,  v,  p.  104,  London,  in-4%  1849. 


LE  CONNÉTABLE  DE  BOURBON.  881 

l'appauvrissait  et  le  mettait  sur  le  penchant  de  sa  ruine.  Si  l'em- 
pereur lui  donnait  l'une  de  ses  sœurs  en  mariage,  il  était  disposé  à 
se  soulever  dans  l'intérieur  'de  la  France  et  à  joindre  ses  forces  aux 
forces  espagnoles  et  anglaises  (1).  11  y  mettrait  en  mouvement  cinq 
cents  hommes  d'armes  et  huit  ou  dix  mille  hommes  de  pied,  au  mo- 
ment où  les  troupes  de  Charles-Quint  et  d'Henri  "VIIl  paraîtraient 
sur  les  frontières  du  royaume.  Il  faisait  demander  que  l'empereur  et 
le  roi  d'Angleterre,  dont  il  ne  craignait  pas  de  flatter  les  plus  am- 
bitieuses convoitises  et  de  ranimer  les  prétentions  à  la  couronne  (2) 
de  France,  envoyassent  des  personnages  de  confiance  et  d'autorité 
dans  le  voisinage  de  sa  principauté  de  Bombes,  à  Bourg  en  Bresse, 
où  il  dépêcherait  lui-même  son  chancelier,  pour  se  mettre  d'accord 
sur  les  points  importans  et  dresser  un  traité  en  règle. 

Beaurain  communiqua  au  comte  de  Surrey,  amiral  d'Angleterre, 
qui  commandait  sur  le  continent  les  troupes  d'Henri  YIII,  les  pro- 
positions du  connétable,  afin  qu'il  en  instruisît  le  roi  son  maître,  et 
il  les  porta  lui-même,  vers  la  fin  de  l'automne,  en  Espagne,  où 
l'empereur  s'était  rendu  depuis  quelques  mois.  Dès  ce  moment,  des 
rapports  suivis  et  secrets  s'établirent  entre  le  connétable,  l'empe- 
reur et  le  roi  d'Angleterre,  pour  concerter  la  révolte  au  dedans  et 
l'invasion  du  dehors.  Henri  YIII  se  montra  tout  d'abord  très  favo- 
rable aux  projets  de  Bourbon  et  prêt  à  conclure  une  alliance  avec 
lui,  il  fit  même  presser  Charles-Quint  par  ses  deux  ambassadeurs, 
Richard  Sampson  et  Thomas  Boleyn,  d'envoyer  au  plus  tôt  Beaurain 
muni  des  instructions  et  des  pouvoirs  nécessaires  pour  traiter  (3). 
Beaurain  arriva  en  Angleterre  au  commencement  de  février  1523  (A). 
Il  trouva  Henri  YIII ,  naguère  si  zélé ,  singulièrement  refroidi.  Ce 

(1)  H  The  duke  of  Burbon  not  being  contented  with  the  inordinate  and  sensuall  gover- 
naunce  that  is  used  by  the  French  king,  is  much  inclined  and  in  maner  dctermined  to 
refourme  and  redresse  the  insolent  demeanures  of  the  said  king.»  Henri  VIII  ajoute  que 
le  duc  do  Bourbon  y  a  été  induit  par  plusieurs  importans  conseillers  aussi  bien  que  «  by 
loss  of  such  landes,  dominions  and  seniories  as  he  possessed  outwardly,  as  also  the  im- 
poverisching  and  in  maner  destriiccion  of  his  reame;...  mynding  therefore  not  oonely 
to  hâve  aliaunce  with  the  empereur  by  mariage  of  oon  of  his  susters,  but  also,  in  the 
same  may  be  assuredly  promised  to  take  effecte,  to  jôyne  with  the  king  and  the  em- 
perour  with  his  strengîit  and  power  at  such  tyme  as  they  shall  make  actuall  ware  in 
Fraunce.  »  —  State  Papers,  p.  103, 104. 

(2)  «  The  said  duke...  considering  also  that  the  king  had  title  to  the  crowne  of 
Fraunce,  was  contented  it  shuld  be  notified  unto  the  kinges  Highnes.  »  Ibid.,  p.  104. 

(3)  «  For  whiche  purpose  the  kinges  grâce  thiketh  right  expédient  that  the  cmperour 
shuld  scnd  thider  Mons""  de  Beuren,  with  auctoritie  power  and  instructions  suffîcient» 
liko  as  the  kinges  Highnes  shall  auctorisc  summe  convenable  personne  scmblably  to 
doo  for  his  parte,  etc.  »  IbkL,  p.  104-1G5. 

(4)  Dépêches  manuscrites  de  l'évèque  de  Badajoz  et  de  Louis  de  Praet,  ambassadeurs 
de  Charlcs-Quint  en  Angleterre,  du  5  et  du  13  février  1523.  --  Archives  impériales  et 
royales  de  Vienne. 

TOME   XXV.  56 


SB2  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

prince  parut  même  mécontent  de  sa  rupture  avec  François  P'",  qui 
l'exposait  à  de  grands  périls,  l'obligeait  à  des  armemens  ruineux, 
€t  l'avait  réduit  à  des  sacrifices  jusque-là  sans  compensation.  Henri 
se  plaignait  de  n'avoir  pas  été  remboursé  encore  par  l'empereur  des 
150,000  écus  d'or  qu'il  lui  avait  prêtés,  de  n'avoir  rien  reçu  de 
l'indemnité  de  100,000  écus  d'or  que  Charles-Quint  s'était  engagé 
à  lui  payer  en  dédommagement  de  la  pension  annuelle  que  lui  don- 
nait le  roi  de  France,  et  à  laquelle  il  avait  renoncé  pour  embrasser 
une  alliance  dont  il  ne  sentait  que  les  charges,  et  qui  ne  lui  appor- 
tait que  des  dangers.  Il  dit  qu'il  avait  à  repousser  sur  la  frontière 
d'Ecosse  l'agression  du  duc  d'Albany,  qu'il  avait  à  préserver  l'An- 
gleterre de  l'invasion  dont  la  menaçait  Richard  de  La  Poole,  dernier 
représentant  du  parti  dynastique  de  la  rose  blanche  ;  qu'il  devait 
envoyer  contre  l'Ecosse  une  armée  de  trente  mille  hommes  sous  son 
lieutenant-général  le  grand-trésorier,  pourvoir  à  la  subsistance  de 
cette  armée  au  moyen  d'une  flotte  chargée  de  vivres,  et  qui,  montée 
par  quatre  mille  bons  soldats ,  attaquerait  Edimbourg  du  côté  de  la 
mer;  qu'il  équipait  une  autre  flotte  pour  garder  le  canal  de  la  Man- 
che et  assurer  les  communications  entre  les  Pays-Bas  et  l'Espagne; 
qu'il  tiendrait  de  plus  vingt-cinq  mille  hommes  de  Douvres  à  Fal- 
mouth,  sous  le  commandement  de  son  beau-frère  le  duc  de  Suffolk, 
pour  défendre  la  côte  d'Angleterre;  qu'enfin  il  se  proposait  de  lever 
une  grande  armée  de  réserve  à  la  tête  de  laquelle  il  se  placerait  lui- 
même.  Il  annonçait  que  jusqu'à  ce  qu'il  eût  affermi  la  sûreté  inté- 
rieure de  son  royaume  par  la  soumission  des  Écossais  et  la  défaite 
de  la  rose  blanche,  et  qu'il  eût  amassé  dans  ses  coffres  assez  d'aî- 
gent  pour  suffire  à  la  solde  de  ses  troupes  pendant  une  année,  il  ne 
s'engagerait  dans  rien  de  sérieux  sur  le  continent  (1).  Il  semblait 
suspecter,  sinon  les  intentions,  du  moins  la  puissance  de  l'empereur, 
qu'il  savait  mal  obéi  en  Espagne,  et  qui,  dénué  d'argent,  était  à  ses 
yeux  hors  d'état  de  faire  face  aux  engagemens  qu'il  avait  contractés 
et  d'entretenir  les  armées  qu'il  avait  promis  de  mettre  sur  pied.  Il 
reprochait  à  son  inexact  confédéré  de  n'avoir  rempli  aucune  de  ses 
obligations,  tandis  que  lui  avait  été  fidèle  à  toutes  les  siennes,  et  il 
voulait  renvoyer  la  grande  entreprise  projetée  contre  la  France  à 
l'année  1525. 

C'est  dans  ces  dispositions  qu'il  reçut  et  qu'il  fit  partir  Beaurain; 
mais  bientôt,  avec  la  mobilité  soudaine  qu'il  portait  dans  ses  des- 
seins comme  dans  ses  alliances,  il  revint  à  d'autres  sentimens.  Il 

(1)  Dépêche,  du  20  janvier,  de  l'évêque  de  Badajoz  et  de  Louis  de  Praet  à  Charles- 
Quint.  Archives  impériales  et  royales  de  Vienne.  —  Wolsey  le  dit  en  grande  partie  dans 
sa  dépêche  de  janvier  1523  à  TU  Boleyn  et  à  Rich.  Sampson.— Sfafe  Papers,  t.  VI,  p.  113 
à  120. 


I 


LE  CONNÉTABLE  DE  BOURBON.  88S 


autorisa  ses  ambassadeurs  auprès  de  Charles-Quint  à  tout  concerter 
pour  le  soulèvement  du  duc  de  Bourbon  (1)  et  pour  l'invasion  de  la 
France.  Il  leur  permit  d'offrir  la  moitié  de  l'argent  qu'exigerait  la 
levée  des  gens  de  cheval  et  des  hommes  de  pied  que  le  connétable 
mettrait  en  campagne,  et  de  déterminer  avec  quelles  forces  et  dans 
quel  moment  on  attaquerait  François  P^  dans  son  royaume.  La  dou- 
ble négociation  du  traité  avec  le  duc  de  Bourbon  et  de  l'expédition 
en  France,  après  s'être  poursuivie  quelque  temps  à  Yalladolid,  fut 
continuée  à  Londres,  où  les  plénipotentiaires  de  Charles-Quint  et 
d'Henri  VIII  convinrent,  en  mai  1523  (2),  des  moyens  et  de  l'époque 
de  la  grande  agression,  et  où  Beaurain  arriva  de  nouveau  le  19  juin 
pour  régler  tout  ce  qui  pouvait  faciliter  la  rébellion  (3)  et  la  prise 
d'armes  du  duc  de  Bourbon. 

Conformément  à  ses  instructions  (A),  Beaurain  devait  avant  tout 
proposer  au  roi  d'Angleterre  et  obtenir  de  lui  qu'il  contribuât  à  la 
solde  des  cinq  cents  hommes  d'armes  et  des  dix  mille  hommes  de 
pied  à  la  tête  desquels  se  placerait  le  connétable  révolté  (5).  Après 
s'être  assuré  du  concours  d'Henri  YIII,  il  avait  à  se  rendre  à  Bourg 
en  Bresse,  où  le  connétable  avait  promis  de  se  trouver,  et  là  traiter 
de  son  mariage  soit  avec  Éléonore,  veuve  du  roi  de  Portugal ,  soit 
avec  Catherine,  la  plus  jeune  des  sœurs  de  Charles-Quint;  convenir 
que,  dans  les  dix  jours  qui  suivraient  l'entrée  des  deux  princes 
alliés  sur  le  territoire  de  la  France,  il  se  déclarerait  et  joindrait  ses 
troupes  à  l'armée  d'invasion:  lui  garantir,  aussitôt  qu'il  serait  dé- 
claré, le  paiement  successif  de  200,000  couronnes  pour  l'entretien 
de  ses  hommes  de  guerre  ;  lui  demander  d'ouvrir  ses  villes  aux  con- 
fédérés, qui  recevi^ient  des  vivres  dans  ses  états  ;  enfin  lui  promet- 
tre, en  concluant  une  ligue  offensive  et  défensive,  qu'il  serait  sou- 
tenu envers  et  contre  tous,  et  que  l'empereur  et  le  roi  d'Angleterre 
ne  feraient  ni  paix  ni  trêve  sans  l'y  comprendre.  Beaurain  avait 
charge  de  s'enquérir  de  lui  sur  quels  points  de  la  France  il  conve- 
nait le  mieux  de  diriger  l'invasion,  quels  étaient  les  personnages 

(1)  Henri  VIII  dit  à  Louis  de  Praet  :  u  Touchant  l'affaire  de  Bourbon,  puisque  l'empe- 
reur l'a  tant  à  cœur,  j'envoyrai  par  delà  mon  povoir  à  mes  ambassadeurs  avec  instruc- 
tions telles  dont  l'empereur  aura  cause  d'estre  content  pour  bcsongner  conjoyntement 
sur  le  dict  affaire.  »  Dépêche  manuscrite  de  Louis  de  Praet  à  Charles-Quint  du  8  mai  1523. 
—  Ai'chives  impériales  et  royales  de  Vienne. 

(2)  Dépêches  manuscrites  du  1"  juin  de  Louis  de  Praet  à  l'empereur,  et  de  Louis  do 
Praet  et  de  Jehan  de  Marnix  au  même. 

(3)  «  Sire,  en  suyvant  la  charge  qu'il  a  pieu  à  vostre  majesté  bailler  à  moy  Beaurain, 
j'ay  fait  telle  diligence  que  suis  arrivé  en  cette  ville  de  Londres  hier  xix  de  ce  mois.  » 
Dépêche  d'Adrien  de  Groy  et  de  Louis  de  Praet  à  l'empereur,  du  21  juin. 

(4)  Ces  instructions,  données  le  28  mai  à  Valladolid,  sont  imprimées  dans  le  tome  VI 
des  State  Papers,  p.  151,  note  2,  et  p.  152. 

(5^  Dépèches  de  Beaurain  et  de  Louis  de  Praet  du  21  imn.  Archives  impériales  et  royales 
de  Vienne. 


88/l  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

qui  tenaient  soJi  parti,  si  le  duc  de  Lorraine,  son  beau-frère,  le  duc 
de  Vendôme  et  le  comte  de  Saint-Paul,  ses  cousins,  Jean  d'Albret, 
roi  de  Navarre ,  partageaient  ses  mécontentemens  et  adhéraient  à 
ses  desseins  (1). 

Le  cardinal  Wolsey  remit  des  articles  conçus  dans  ce  sens  à  Beau- 
rain  au  moment  de  son  départ  (2).  En  même  temps,  londocteur 
Knight,  ambassadeur  de  Henri  YIIÏ  auprès  de  Marguerite  d'Autri- 
che, tante  de  Charles-Quint  et  gouvernante  des  Pays-Bas,  dut  suivre 
Beaurain,  chargé  d'une  mission  semblable  à  la  sienne.  «  Le  duc  de 
Bourbon,  disait  Henri  YIII  dans  ses  instructions,  qui  est  un  homme 
d'un  noble  et  vertueux  courage,  voyant  combien ,  par  le  désordre, 
le  mauvais  gouvernement  et  l'extravagante  conduite  du  roi  François, 
le  royaume  de  France  est  tombé  dans  un  misérable  état,  surchargé 
qu'il  est  de  tailles,  d'exactions  et  d'autres  impositions  indues,  outre 
les  autres  grandes  et  journalières  indignités  et  iniquités  dont  l'ac- 
cable le  roi  des  Français,  et  sentant  que  le  commun  peuple  ne  peut 
pas  les  supporter  plus  longtemps,  il  a  appliqué  son  esprit  et  mis  ses 
soins  à  lui  donner  assistance  et  à  opérer  le  redressement  de  ces 
énormités  (3).  »  Il  ajoutait  que,  fort  aimé  et  fort  estimé  dans  le 
royaume  de  France,  dont  il  voulait  la  réforme,  le  duc  de  Bourbon 
s'était  adressé  à  l'empereur  et  à  lui,  roi  d'Angleterre,  et  qu'il  serait 
sans  aucun  doute  suivi  de  beaucoup  de  nobles  hommes  et  du  peuple 
réduit  en  servitude  et  désireux  d'en  sortir.  Il  prescrivait  au  docteur 
Knight  de  se  rendre  en  poste  à  Bâle,  comme  pour  aller  en  Suisse, 
et  de  se  transporter  de  là,  sous  un  déguisement,  jusqu'à  Bourg  en 
Bresse,  où  il  trouverait  Beaurain  et  le  connétable.  Henri  YIII,  qui 
prétendait  être  l'héritier  légitime  de  la  couronne  de  France,  exigeait 
que  le  duc  de  Bourbon  lui  prêtât  serment  (Zi),  après  quoi  il  autorisait 
à  conclure  tous  les  arrangemens  proposés.  Le  docteur  Knight  par- 
tit de  Bruxelles  à  la  dérobée,  et  s'achemina,  en  suivant  le  tortueux 
itinéraire  qui  lui  était  tracé,  vers  la  ville  de  Bourg  en  Bresse,  où 
Beaurain,  arrivé  au  commencement  de  juillet,  s'était  enfermé  dans 
l'abbaye  de  Brou  (5). 

(1)  Instructions  de  l'empereur  à  Beaurain,  du  28  mai  1523,  publiées  dans  le  sixième 
volume  des  State  Papers,  p.  151,  note  2. 

(2)  Ces  articles,  intitulés  Memoriale  eorumque  Dominus  de  Beaureyn  tractabit  cum 
illustrissimo  duce  Burbonio  pro  communi  bénéficia  utriùsque  majestatis,  sont  imprimés 
dans  le  sixième  volume  des  State  Papers,  p.  153  et  154. 

(3)  «  Instructions  given  by  the  kinges  highnes  to  bis  trusty  clerc  and  counsaillour 
master  William  Knyght.  »>  State  Papers,  t.  VI,  p.  131. 

(4)  Le  duc  de  Bourbon  devait  le  reconnaître  pour  «  bis  suppreme  and  soverayn  lord 
makyng  otbe  and  fidelitie  as  to  the  rightful  inberitour  of  the  said  crowne  of  Fraunce.  » 
State  Papers,  p.  137. 

<5)  Dépêche  de  L.  de  Praet  à  Charles  V  du  9  août  1523.  —  Arch.  imp.  et  roy.  de 
Vienne.  ' 


I 


LE  CONNÉTABLE  DE  BOURBON.  885 


Le  connétable  n'avait  point  paru.  Reculait-il  devant  les  criminels 
engagemens  qui  allaient  faire  de  lui  un  traître  envers  la  couronne 
€t  un  ennemi  de  sa  patrie,  le  rendre  coupable  d'une  dangereuse 
révolte  et  complice  d'une  odieuse  invasion?  ou  bien  avait-il  craint 
de  donner  l'éveil  sur  ses  projets  et  de  les  compromettre  par  un 
voyage  qu'il  ne  pourrait  pas  cacher  et  qui  exciterait  la  défiance  de 
François  P%  déjà  instruit  en  partie  de  ses  relations?  Il  était  loin  de 
se  repentir,  et  son  animosité  croissante  le  portait  aux  résolutions 
extrêmes.  Le  procès  qui  devait  le  dépouiller  de  ses  biens  suivait 
son  cours.  Depuis  plus  d'un  an,  on  le  plaidait  devant  le  parlement 
de  Paris,  qui  avait  plus  le  désir  que  la  force  d'être  juste.  Deux  célè- 
bres avocats,  Bouchard  et  Montholon,  avaient  défendu  les  droits  de 
sa  belle-mère ,  Anne  de  France,  et  les  siens,  contre  les  prétentions 
de  la  duchesse  d'Angoulême  et  les  réclamations  de  François  I", 
dont  l'astucieux  avocat  Poyet  et  F  avocat-général  Lizet  s'étaient  faits 
les  soutiens  hardis  et  infatigables  (1).  Le  roi  s'était  approprié  déjà 
le  comté  de  La  Marche,  le  comté  de  Gien,  la  vicomte  de  Murât,  et 
toutes  les  possessions  données  par  Louis  XI  et  Charles  YIII  à  Anne 
de  France ,  transmises  par  Anne  de  France  à  Suzanne  et  léguées  au 
connétable  (2).  Il  avait  ainsi  déclaré  revenus  à  la  couronne  les  do- 
maines qui  en  avaient  été  le  plus  récemment  détachés,  et  il  avait 
annulé  de  lui-même  la  donation  que  le  connétable  en  avait  reçue  de 
sa  femme  et  de  sa  belle-mère.  Pour  mieux  montrer  son  dessein,  au 
lieu  de  les  incorporer  au  domaine  royal,  François  P""  les  avait  accor- 
dés à  la  duchesse  d'Angoulême.  Le  connétable  avait  mis  opposition 
à  cette  saisie  prématurée  et  à  ce  don  contestable. 

La  cause  entière  était  pendante  devant  le  parlement ,  où  le  duc , 
menacé  d'une  dépossession  prochaine,  avait  perdu,  depuis  le  mois 
de  décembre  1522,  sa  puissante  auxiliaire  Anne  de  France,  qui, 
renouvelant  ses  anciennes  dispositions  avant  de  mourir,  l'avait  laissé 
son  légataire  universel.  Bien  qu'il  se  regardât  comme  héritier  sub- 
stitué de  la  partie  masculine  de  cette  succession  et  comme  héritier 
doublement  désigné  de  la  partie  féminine ,  il  sentait  que  l'autorité 
de  ses  adversaires  l'emporterait  sur  son  droit.  Le  parlement  traî- 
nait l'affaire  en  longueur  ;  c'était  toute  la  justice  que  le  connétable 
pouvait  attendre  de  lui  :  il  n'avait  à  espérer  que  dans  le  désistement 
improbable  du  roi  et  de  la  régente.  Si  le  roi  et  la  régente  avaient 
renoncé  à  le  dépouiller,  il  aurait  cessé  de  s'entendre  avec  leurs 
ennemis. 

(1)  Suite  de  VHistoire  de  Bourbon,  par  Marillac,  f.  282  v°  à  293,  contenant  les  extraits 
des  plaidoyers.  —  Journal  d'un  Bourgeois  de  Paris,  publié  par  la  Société  de  l'Histoire 
de  France.  Paris,  chez  J.  Renouard,  1854,  p.  150  à  152. 

(2)  Par  donation  du  6  septembre  4522.— Voyez  cette  donation  slmx  Archives  impériales, 
—  Voyez  aussi  Journal  d'un  Bourgeois  de  Paris,  p.  151. 


886  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Il  fit  auprès  d'eux  une  tentative  au  printemps  de  1523.  Au  mo- 
ment où  sa  cause  se  plaidait  devant  la  justice,  entre  les  deux  voya- 
ges de  Beaurain  en  Angleterre  pour  y  négocier  sa  défection,  le 
connétable  se  rendit  à  la  cour.  Il  y  parut  à  l'heure  où  le  roi  Fran- 
çois P""  et  la  reine  Claude  étaient  à  table  dans  des  salles  séparées. 
Il  se  présenta  d'abord  devant  la  reine ,  qui  l'invita  à  s'asseoir  près 
d'elle.  Informé  de  son  arrivée,  François  I"  acheva  rapidement  de 
dîner  et  vint  dans  la  chambre  de  la  reine.  Le  duc,  en  voyant  le  roi, 
se  leva  pour  lui  rendre  ses  devoirs  (1).  «  Il  paraît,  lui  dit  brusque- 
ment le  roi,  que  vous  êtes  marié  ou  sur  le  point  de  l'être.  Est-il 
vrai?  ))  —  Le  duc  répondit  que  non;  le  roi  répliqua  que  si,  et  qu'il 
le  savait;  il  ajouta  qu'il  connaissait  ses  pratiques  avec  l'empereur  et 
répéta  plusieurs  fois  qu'il  s'en  souviendrait.  ((  Alors,  sire,  repartit 
le  duc,  c'est  une  menace  ;  je  n'ai  pas  mérité  un  semblable  traite- 
ment. »  —  Après  le  diner,  il  se  rendit  à  son  hôtel,  situé  près  du 
Louvre,  où  beaucoup  de  gentilshommes  l'accompagnèrent  en  lui  fai- 
sant cortège. 

Il  partit  ensuite  pour  aller  attaquer  une  bande  de  soldats  aven- 
turiers qui  ravageaient,  sans  rencontrer  d'obstacle,  les  bords  de  la 
Champagne  et  de  la  Bourgogne  du  côté  de  Paris  (2).  Ce  fut  la  der- 
nière fois  qu'il  exerça  ses  fonctions  de  connétable.  Après  les  avoir 
dispersés,  il  retourna  dans  le  Bourbonnais  en  disant  tout  haut  qu'il 
renverrait  à  François  P"*  son  collier  de  l'ordre  de  Saint-Michel  et  son 
épée  de  connétable,  parce  qu'il  aimait  mieux  aller  vivre  pauvre  hors- 
de  France  que  d'être  si  peu  estimé  dans  le  royaume.  Deux  seigneurs 
de  la  cour  passant  par  le  Bourbonnais  le  visitèrent  au  château  de 
Moulins.  Le  connétable  demanda  à  Saint-André,  l'un  d'eux,  ce  que 
le  roi  voulait  faire  de  lui  et  ce  qu'ils  en  avaient  entendu.  Saint- 
André  lui  répondit  que  le  roi  n'aspirait  point  à  ses  héritages  et  qu'il 
serait  plus  disposé  à  les  lui  donner  qu'à  les  lui  prendre.  Le  conné- 
table leur  proposa  de  porter  à  François  P''  une  lettre  pour  le  remer- 
cier des  bonnes  paroles  qu'il  avait  reçues  d'eux;  mais  ils  s'excusèrent 
l'un  et  l'autre  de  s'en  charger.  Le  connétable  vit  dans  ce  refus  le 
signe  des  véritables  dispositions  du  roi.  Il  appela  ces  deux  seigneurs 
des  affectez  (3),  parce  qu'ils  n'auraient  pas  dû  décliner  son  message 
à  François  I",  si  François  P"  eût  réellement  manifesté  les  intentions 
qu'ils  lui  avaient  attribuées.  Il  apprit  au  contraire  que  le  chancelier 
Du  Prat  conseillait  de  le  réduire  à  la  condition  d'un  gentilhomme 
de  quatre  mille  livres  de  rente  (A).  Outré  au  dernier  point,  n'espé- 

(1)  Cette  scène  fut  racontée  par  l'empereur  au  docteur  Sampson,  qui  l'écrivit  à  Wolsey 
dans  sa  dépftche  du  23  mars.  —  Musée  britannique  Vespasien,  c.  ii,  f.  117,  original. 
(:2)  Intcn-ogatoire  d'Escars.  —  Mss.  484,  f.  251. 

(3)  Déposition  d'Antoine  de  Chabannes,  évoque  du  Puy.  —  Mss.  484,  f.  183  r"  et  v". 

(4)  Interrogatoire  de  l'évêque  d'Autun  du  26  octobre.  —  Mss.  Dupuy,  n"  484,  f.  221  y*;: 


LE    CONINÉTABLE    DE    BOURBON.  887 

feint  rien  du  roi,  comptant  peu  sur  le  parlement ,  il  dit  avec  une 
ertume  altière  «  qu'il  attendait  des  nouvelles  de  son  procès  pour 
savoir  s'il  serait  duc  ou  Charles  (1).  »  L'issue  n'en  était  pas  éloi- 
gnée et  ne  pouvait  guère  être  douteuse.  Sous  la  pression  irrésis- 
tible de  l'autorité  royale,  le  parlement  allait  prononcer  le  séquestre 
des  biens  contestés  (2),  comme  prélude  de  la  dépossession  du  conné- 
table, auquel  il  les  retirerait  pour  les  adjuger  plus  tard  à  la  duchesse 
d'Angoulême  et  à  François  V". 

Ce  fut  pendant  qu'il  était  agité  de  ces  craintes  et  en  proie  à  ces 
ressentimens  que  le  duc  de  Bourbon  apprit  l'arrivée  de  Beaurain  à 
Bourg  en  Bresse.  Il  fallait  se  décider  à  traiter  ou  à  rompre  avec 
Charles-Quint,  rester  soumis  à  François  P'  malgré  de  profonds  mé- 
,  -contentemens ,  ou  se  révolter  contre  lui  au  mépris  des  plus  saintes 
obligations.  Le  duc  de  Bourbon  se  décida  pour  la  rébellion  et  la 
vengeance  ;  il  fut  prêt  à  conclure  le  pacte  funeste  qui,  avec  la  puis- 
sance du  roi,  menaçait  l'intégrité  du  royaume.  Il  n'alla  cependant 
point  à  Bourg,  de  peur  de  se  trahir.  Sous  le  prétexte  d'un  pèleri- 
nage à  Notre-Dame  du  Puy,  il  se  rendit  dans  la  partie  la  plus  mon- 
tagneuse de  ses  états,  et  il  s'établit  à  Montbrison,  capitale  du  Haut- 
-  Forez,  avec  toute  sa  maison  (3).  G' est  là  qu'il  fit  venir  l'ambassadeur 
•de  Charles-Quint,  que  n'avait  pu  joindre  à  Bourg  l'envoyé  de 
Henri  YIII ,  master  Knight,  arrêté  en  route  par  divers  incidens.  Le 
connétable  dépêcha  vers  Beaurain  deux  de  ses  gentilshommes,  qui 
le  conduisirent,  à  travers  la  principauté  de  Dombes,  le  Beaujolais,  le 
Forez,  jusqu'à  Montbrison,  où  il  entra  le  soir  du  17  juillet,  suivi  de 
Loquingham,  capitaine  au  service  de  l'empereur,  et  de  Château,  son 
secrétaire.  Il  fut  enfermé  pendant  deux  jours  dans  une  pièce  voisine 
'de  la  chambre  du  connétable,  et  n'en  sortait  que  la  nuit  pour  traiter 
mystérieusement  avec  lui  (4). 

Le  connétable  avait  réuni  à  Montbrison  un  grand  nombre  de  ceux 
sur  lesquels  il  pouvait  compter.  Avant  d'y  arriver,  il  avait  eu  à  Va- 
rennes  un  long  entretien  avec  Aymard  de  Prie,  seigneur  de  Montpou- 
pon,  de  La  Mothe,  de  Lézillé,  etc.,  et  capitaine  de  cinquante  hommes 
d'armes  des  ordonnances  du  roi,  par  l'aide  duquel  il  croyait  pouvoir 
se  rendre  maître  de  Dijon.  Il  était  accompagné  de  deux  hommes 

(1)  Interrogatoire  de  Saint-Bonnet  du  24  septembre.  —  Mss.  Dupuy,  f.  43  r». 

(2)  Suite  de  V Histoire  de  Bourbon,  p.  293  v". 

(3)  Dans  sa  dépêche  du  9  août,  L.  de  Praet,  après  avoir  appris  de  Château,  qui.  était 
envoyé  à  Londres  par  Beaurain,  tout  ce  qui  s'était  passé  à  Montbrison,  l'écrivait  à  l'em- 
pereur en  lui  envoyant  copie  du  traité  conclu  avec  le  duc  de  Bourbon  :  «  Le  dit  Grasien 
revint  accompagné  de  deux  gentilshommes  qui  menèrent  le  dit  Beaurain  et  sa  compagnie 
jusques  en  une  villette  nommée  Montbrison.  Le  d.  Bourbon  vint  parler  au  d.  Beaurain 
de  nuit,  etc.  »  —  Arch.  imp.  et  roy.  de  Vienne. 

(4)  Déposition  de  Saint-Bonnet.  —  Mss.  n«  484,  f.  43  r«  et  v^  —  Déposition  d'Ann« 
du  Peloux,  f.  71  Y*. 


888  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

d'église,  ses  confidens  et  ses  conseillers,  Antoine  de  Ghabannes, 
évêque  du  Puy,  frère  du  maréchal  de  La  Palisse,  et  Jacques  Hurault, 
évêque  d'Autun.  Tansanne,  seigneur  de  Ghezelles,  Philippe  des 
Escures,  seigneur  de  Quinsay-le-Chastel,  ses  chambellans;  Jean  de 
Bavant,  Anne  du  Peloux,  Jacques  de  Beaumont,  seigneur  de  Saligny, 
ses  maîtres  d'hôtel;  le  lieutenant  de  sa  compagnie  d'hommes  d'ar- 
mes, Antoine  d'Espinat,  et  d'Espinat  le  jeune,  seigneur  de  Goulom- 
biers;  Robert  de  Grossone,  seigneur  de  Montcoubelin,  Hector  d'An- 
geray,  seigneur  de  Bruzon,  Hugues  Nagu,  seigneur  de  Yarennes;  les 
seigneurs  de  La  Souche,  de  Pompérant,  de  Lallière,  de  Lurcy,  de 
Gharency,  et  une  foule  de  jeunes  gentilshommes  du  Bourbonnais, 
de  l'Auvergne,  du  Forez,  du  Beaujolais  (1),  attachés  à  sa  personne, 
dévoués  à  ses  projets,  lui  formaient  une  cour,  et  ils  étaient  prêts  à 
prendre  les  armes  pour  lui. 

H  avait  fait  venir  des  bords  du  Rhône  à  Montbrison  le  personnage 
qui,  avec  René  de  Bretagne,  comte  de  Penthièvre,  vicomte  de  Bri- 
dier  et  seigneur  de  Boussac,  était  le  plus  considérable  de  ses  parti- 
sans :  Jean  de  Poitiers,  seigneur  de  Saint-Yallier  et  comte  de  Yalen- 
tinois  ('2).  Saint-Vallier  descendait  d'une  des  plus  anciennes  familles 
de  France  ;  il  avait  occupé  de  grands  emplois  et  rendu  à  la  couronne 
d'éclatans  services.  Gouverneur  du  Dauphiné  sous  Louis  XH,  il  avait 
levé  et  conduit  à  ses  frais  en  Italie,  sous  François  P'",  sept  ou  huit 
mille  hommes  de  pied,  s'était  vaillamment  coirîporté  à  la  prise 
de  Milan  et  à  la  bataille  de  la  Biccoca,  avait  dépensé  plus  de 
100,000  écus  dont  il  n'avait  pas  été  remboursé  (3),  se  plaignait 
d'être  négligé  par  le  roi,  bien  qu'il  fût  chevalier  de  son  ordre  et 
capitaine  des  cent  gentilshommes  de  sa  maison,  et  d'avoir  été 
trompé  par  la  duchesse  d'Angoulême,  qui,  malgré  sa  promesse,  ne 
lui  restituait  pas  le  comté  de  Yalentinois.  Il  avait  pour  gendre  Louis 
de  Brézé,  comte  de  Maulevrier,  grand-sénéchal  de  Normandie,  au- 
quel il  avait  marié  sa  fdle,  la  célèbre  Diane  de  Poitiers,  alors  dans 
tout  l'éclat  de  la  jeunesse  et  de  la  beauté.  Puissant  par  sa  position 
et  par  sa  parenté,  Saint-Yallier  était  redoutable  par  son  caractère, 
aussi  hardi  que  véhément.  Le  connétable  n'avait  pas  eu  de  peine  à 
le  faire  entrer  dans  ses  desseins.  Après  s'être  déchaîné  contre  Fran- 
çois P%  qui  attentait  à  ses  droits,  et  surtout  contre  la  duchesse 
d'Angoulême,  qui  voulait  dépouiller  la  maison  de  Bourbon ,  où  elle 

(1)  Mss.  Dupuy,  n"  484  passim. 

(2)  Marquis  de  Cotron,  vicomte  d'Estoille,  baron  de  Glerieu,  de  Serignan,  de  Glialançoa 
et  de  Florac,  seigneur  de  Privas,  de  Corbempré,  etc. —  Histoire  généalogique  des  Comtes, 
de  Valentinois  et  de  Diois,  seigneurs  de  Saint-Vallier,  etc.,  de  la  maison  de  Poitiers, 
par  André  Du  Chesne.  Paris,  in-i",  4C38,  p.  105. 

(3)  Interrogatoire  de  Saint-Vallier  du  12  octobre  1523.  —  Mss.  Dupuy,  n»  484,  f.  172  r* 
et  173  \\ 


I 

IV  lE  CONNÉTABLE  DE  BOURBON.  889 

avait  été  nourrie,  le  connétable  avait  dit  à  Saint-Vallier  :  «  Cousin, 
tu  es  aussi  maltraité  que  moi;  veux-tu  jurer  de  ne  rien  dire  de  ce 
que  je  vais  te  confier  (1)?  »  Saint-Vallier,  l'ayant  juré  sur  un  reli- 
quaire qui  contenait  du  bois  de  la  vraie  croix,  et  que  le  connétable 
portait  toujours  à  son  cou,  reçut  confidence  de  la  conjuration,  à  la- 
quelle il  participa. 

Ce  fut  en  sa  présence  que  le  connétable  traita  avec  Beaurain  dans 
la  nuit  du  samedi  18  juillet  1523  (2).  Amené  auprès  de  lui  vers  onze 
heures  du  soir,  l'ambassadeur  de  Charles-Quint  remit  au  duc  de 
Bourbon  les  lettres  de  créance  de  son  maître.  ((  Mon  cousin,  lui  écri- 
vait l'empereur,  je  vous  envoie  le  sieur  de  Beaurain,  mon  second 
chambellan.  Je  vous  prie  le  croire  comme  moi-même,  et,  ce  faisant, 
vous  me  trouverez  toujours  vostre  bon  cousin  et  amy.  »  Beaurain 
communiqua  ensuite  au  connétable  les  instructions  qu'il  avait  reçues 
de  l'empereur,  les  articles  qu'il  était  chargé  de  proposer  à  son  accep- 
tation de  la  part  de  Charles-Quint  comme  de  la  part  de  Henri  YIII, 
et,  de  concert  avec  lui,  il  dressa  un  traité  de  mariage  et  de  confédé- 
ration. Il  fut  stipulé  que  le  duc  de  Bourbon  épouserait  très  prochai- 
nement ou  la  reine  de  Portugal  ou  l'infante  Catherine  avec  une  dot  de 
200,000  écus,  et  qu'il  s'unirait  à  l'empereur  envers  et  contre  tous,  ' 
sans  excepter  personne.  Dans  la  ligue  offensive  et  défensive  qu'il 
conclut  avec  Charles-Quint,  il  s'engagea  à  attaquer  François  P^", 
mais  il  ne  consentit  point  encore  à  reconnaître  Henri  YIII  comme  %^*» 
roi  de  France.  Offrant  d'être  l'allié  du  roi  d'Angleterre  sans  pro- 
mettre de  devenir  son  sujet,  il  s'en  remit  sur  ce  point  à  ce  que  dé- 
ciderait l'empereur.  La  ligue  devait  être  suivie  d'une  invasion  par  le 
I  dehors  et  d'un  soulèvement  à  l'intérieur.  Il  fut  convenu  que  l'em- 
pereur pénétrerait  en  France  par  le  quartier  de  Narbonne  avec  dix- 
huit  mille  Espagnols,  dix  mille  lansquenets  allemands,  deux  mille 
hommes  d'armes,  quatre  mille  hommes  de  cavalerie  légère;  que  le 
roi  d'Angleterre  descendrait  en  même  temps  sur  les  côtes  occiden-  '^ 
taies  du  royaume  avec  quinze  mille  Anglais  et  cinq  cents  chevaux, 
auxquels  se  joindraient  trois  mille  hommes  de  pied  et  trois  mille 
hommes  d'armes  levés  dans  les  Pays-Bas;  que  cette  invasion  si- 
multanée s'exécuterait  aussitôt  que  le  roi  François  P''  aurait  quitté 
Lyon,  où  il  devait  se  rendre  vers  le  milieu  d'août,  pour  passer  en 
\  Italie  et  y  commander  son  armée  ;  que,  dix  jours  après  l'agression  de 
^  l'empereur  et  du  roi  d'Angleterre,  le  duc  de  Bourbon  se  déclarerait 
•  et  se  mettrait  aux  champs  avec  les  troupes  qu'il  tiendrait  prêtes  et 
dix  mille  lansquenets  qu'on  enrôlerait  pour  lui  en  Allemagne,  qui 
descendraient  en  Franche-Comté,  d'où  il  les  dirigerait  sur  le  point 


I 


1)  Interrogatoire  et  aveux  du  23  octobre  1523.  —  Ihid.^  f.  207. 
!)  Déposition  de  Saint-Bonnet  du  24  septembre.  —  Ihid.,  f.  43  v» 


890  REYUE    DES   DEUX   MONDES. 

le  plus  favorable,  et  qui  seraient  payés  au  moyen  de  200,000  écus 
fournis  au  connétable  par  Charles-Quint  et  par  Henri  VIII.  L'archi- 
duc Ferdinand,  délégué  de  son  frère  en  Allemagne  et  représentant, 
de  son  autorité  impériale,  était  compris  dans  ce  traité,  où  il  fut  for-^ 
mellement  établi  qu'on  ne  ferait  aucun  accord  avec  l'ennemi  com-* 
mun,  sans  y  comprendre  le  duc  de  Bourbon  (1). 

La  nécessité  du  secret  et  l'évidence  du  péril  n'avaient  pas  permis 
d'appeler  des  gens  de  robe  longue  et  de  donner  à  un  pareil  traité^ 
des  formes  solennelles  (2).  Il  fut  rédigé  sous  des  formes  simples  par- 
Château,  secrétaire  de  Beaurain,  et  transcrit  à  deux  exemplaires, 
dont  l'un  devait  être  porté  à  Charles-Quint  et  l'autre  rester  entre  les- 
mains  de  Bourbon.  Le  connétable  et  Beaurain  le  revêtirent  de  leurs 
seings  privés  et  en  jurèrent  sur  les  Évangiles  la  fidèle  observation, 
le  connétable  en  son  nom,  Beaurain  au  nom  de  l'empereur  (3).  Lors- 
que tout  eut  été  conclu,  le  connétable  fit  entrer  vers  minuit  Saint- 
Bonnet,  seigneur  de  Bruzon,  qu'il  se  proposait  de  dépêcher  en  Es- 
pagne. Après  avoir  pris  son  serment,  il  lui  dit  :  «  Je  vous  veux 
envoyer  devers  l'empereur,  auquel  vous  direz  que  je  me  recom- 
mande très  humblement  à  sa  bonne  grâce,  que  je  le  prie  de  me^ 
donner  sa  sœur  en  mariage,  et  que,  en  me  faisant  cet  honneur,  il 
me  trouvera  son  serviteur,  son  bon  frère  et  ami  (li).  ))  Saint-Bonnet 
ayant  accepté  cette  mission,  le  connétable  lui  remit  une  lettre  de 
créance  et  dit  à  l'envoyé  de  l'empereur,  d'après  les  conseils  duquel 
Saint-Bonnet  eut  ordre  de  se  conduire  entièrement  :  «  Monsieur  de 
Beaurain,  voici  le  gentilhomme  qui  ira  avec  vous.  » 

Dans  la  nuit  même,  une  ou  deux  heures  avant  le  jour,  ils  parti- 
rent pour  Gênes,  où  ils  devaient  s'embarquer.  Ils  traversèrent  les 
montagnes  du  Forez  accompagnés  de  Lallière  et  François  du  Peloux, 
dont  le  premier  les  quitta  dans  la  principauté  de  Dombes  et  le  se- 
cond retourna  vers  le  connétable,  après  les  avoir  conduits  jusqu'en 
Bresse.  Arrivés  là,  Beaurain  écrivit  en  chiffres  plusieurs  dépêches 
qu'il  adressa,  avec  une  copie  du  traité,  à  l'archiduc  Ferdinand  par 

(1)  La  copie  de  ces  articles,  dont  Saint-Valli^  rapporte  assez  fidèlement  les  stipula- 
tions, fut  portée  en  Angleterre  par  le  secrétaire  Château  et  envoyée  par  Louis  de  Praet 
à  Charles-Quint  dans  sa  dépêche  du  9  août.  —  Arch.  imp.  et  roy.  de  Vienne.  —  J'ea- 
donne  ici  l'extrait. 

(2)  «  Item,  que  pour  le  dangier  de  déceler  cette  affaire  et  aussi  pour  la  haste  qu'il  re- 
quiert, n'avoit  este  possible  que  aucunes  gens  de  longue  robe  eussent  esté  presens  à  con- 
clure lad.  lighe  afin  de  la  mectre  en  forme  de  lettres  patentes  selon  la  coutume.  »  — 
Dépêche  du  9  août. 

(3)  «  Et  jura  le  dict  Bourbon  pour  sa  part,  et  le  dict  de  Beaurain  de  la  vostre  sur  les- 
saincts  Évangilles,  l'effcct  et  articles  qui  s'en  suivent,  lesquelx  furent  mis  en  escrit  en, 
deux  billets  de  la  main  du  d,  de  Beaurain,  et  signés  des  seings  manuels  des  deux  sieurs, 
dont  l'ung  demeure  auprès  du  d.  de  Bourbon  et  l'autre  émpourta  le  d.  de  Beaurain  pour 
le  montrer  à  votre  majesté.  »  —  Dépêche  du  9  août. 

(4)  Déposition  de  Saint-Bonnet  du  24  septembre.  —  Mss.  484,  f.  43  v". 


LE  CONNETABLE  DE  BOURBON.  891 

capitaine  Loquingham,  à  Henri  YIII  par  le  secrétaire  Gliâteau.  Il 
invita  le  frère  de  l'empereur  à  faire  lever  immédiatement  les  dix 
mille  lansquenets  à  la  tête  desquels  devait  se  mettre  le  duc  de  Bour- 
bon au  moment  de  sa  révolte,  et  il  proposa  au  roi  d'Angleterre  de 
ratifier  ce  traité  en  ce  qui  le  concernait,  ou  d'en  conclure  prompte- 
ment  un  semblable.  Il  se  rendit  ensuite  le  plus  vite  qu'il  put  à 
€ênes  pour  gagner  de  là  l'Espagne,  y  rendre  compte  à  l'empereur 
de  ce  qu'il  avait  conclu  en  son  nom,  et  hâter  les  préparatifs  de  l'in- 
vasion convenue. 

Le  lendemain  de  cet  engagement  du  connétable  de  France  avec 
le  plus  redoutable  ennemi  de  son  pays,  Saint-Yallier,  épouvanté, 
s'il  faut  l'en  croire,  de  l'énormité  d'un  pareil  attentat  et  de  ses  fu- 
nestes suites,  chercha  à  en  détourner  Bourbon  par  les  plus  vraies 
comme  par  les  plus  pathétiques  raisons.  «  Monsieur,  lui  dit-il,  avec 
cette  alliance  que  l'on  vous  présente,  vous  devez  être  cause  que 
l'empereur  et  le  roi  d'Angleterre,  les  Allemands,  Espagnols  et  An- 
glais entreront  enjrance.  Pensez  au  gros  mal  qui  s'en  suivra,  tant 
^n  effusion  de  sang  humain  que  destructions  de  villes,  bonnes  mai- 
sons, églises,  forcements  de  femmes  et  autres  calamités  qui  vien- 
nent de  la  guerre,  et  considérez  que  vous  estes  sorti  de  la  maison 
*de  France  et  l'un  des  principaux  princes  qui  soient  aujourd'huy 
dans  le  royaulme  et  tant  aymé  et  estimé  de  tout  le  monde  que  chas- 
>€un  se  réjouist  de  vous  veoir.  Et  si  vous  venez  à  estre  occasion  de 
la  ruyne  de  ce  royaulme,  vous  serez  la  plus  maudite  personne  qui 
jamais  fust,  et  les  malédictions  qu'on  vous  donnera  dureront  mille 
ans  après  vostre  mort.  Songez  aussi  à  la  grande  trahison  que  vous 
faites;  après  que  le  roy  sera  party  pour  l'Italie  et  vous  aura  laissé 
en  France  se  fiant  de  vous,  vous  irez  luy  donner  à  dos  et  le  des- 
truire  ainsi  que  son  royaulme.  Je  vous  prie  pour  l'amour  de  Dieu  de 
'Considérer  tout  cela,  et  si  vous  n'avez  égard  au  roy,  à  madame  sa 
mère,  lesquels  vous  dites  vous  tenir  tort,  au  moins  ayez  égard  à  la 
reine  et  à  messieurs  ses  enfans.  Ne  veuillez  causer  la  perdition  de 
ce  royaulme,  dont  les  ennemis,  après  que  vous  les  aurez  introduits, 
vous  chasseront  vous-même  (1).  » 

Le  connétable,  ému  au  dire  de  Saint-Vallier,  répondit  :  ((  Cousin, 
que  veux-tu  que  je  fasse?  Le  roi  et  madame  me  veulent  détruire. 
Déjà  ils  ont  pris  une  partie  de  ce  que  j'ai.  —  Monsieur,  répliqua 
Saint-Vallier,  laissez,  je  vous  prie,  toutes  ces  meschantes  entre- 
prises; recommandez-vous  à  Dieu  et  parlez  franchement  au  roy.» 
—  Le  connétable  sembla  disposé  à  abandonner  ses  pernicieux  des- 
seins; mais  s'il  fut  ébranlé  un  moment,  il  se  remit  bientôt.  Les  ani- 
mosités  passionnées  et  les  intérêts  menacés  qui  les  lui  avaient  fait 

(1)  Interrogatoire  de  Saint-Vallier  du  23  octobre.  —  Mss.  Dupuy,  n"  484,  f.  214  r»  et  v». 


892  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

concevoir  les  lui  firent  reprendre  ou  poursuivre.  Il  donna  l'ordre  de  , 
fortifier  et  de  munir  de  canons,  de  poudre  et  de  vivres  ses  deux 
principales  places,  Ghantelle  et  Cariât  (1).  11  se  livra  à  des  prépa- 
ratifs mystérieux  dans  ses  états.  Il  avait  mandé  auprès  de  lui  le 
capitaine  La  Clayette,  qui  commandait  sa  compagnie  d'hommes  j 
d'armes,  et  le  capitaine  Saint -Saphorin,  qui  avait  servi  sous  ses  | 
ordres  en  Italie  et  devait  lever  quatre  mille  fantassins  dans  le  pays  | 
de  Vaud  et  le  Faucigny  (2).  Il  fit  partir  pour  la  Savoie  Antoine  de  l 
Chabannes,  évèque  du  Puy,  chargé  de  demander  au  duc  son  parent  I 
de  se  déclarer  en  sa  faveur  (3) .  Une  troupe  de  mille  hommes  de  pied  . 
devait  être  introduite  dans  Dijon  par  Aymard  de  Prie,  qui  y  tenait  f 
garnison  avec  ses  gens  d'armes  (â).  Le  connétable,  le  jour  où  il  se  \ 
déclarerait,  comptait  entraîner  dans  sa  révolte  deux  mille  gentils-  | 
hommes  dont  il  assurait  avoir  la  parole  (5).  Il  écrivit  à  deux  jeunes 
seigneurs  normands  qui  avaient  servi  sous  ses  ordres  et  qu  il  avait 
comblés  de  ses  générosités  et  de  ses  bonnes  grâces ,  à  Jacques  de 
Matignon  et  à  Jacques  d'Argouges,  de  se  rendre  à  Yendôme,  où 
Lurcy,  son  agent  infatigable,  leur  ferait  une  communication  de  sa 
part  (6).  Il  espérait  les  gagner  aisément  à  son  entreprise  et  faciliter, 
avec  leur  aide,  la  descente  de  l'armée  anglaise  en  Normandie  et  foc- 
cupation  de  cette  province  par  Henri  VIII.  Le  corps  malade  et  l'âme 
agitée,  il  partit  ensuite  de  Montbrison  en  litière  (7),  et  il  retourna 
lentement  à  Moulins  attendre  que  tous  ces  ressorts  jouassent  à  la 
fois ,  après  que  François  P'"  aurait  passé  les  Alpes  et  serait  allé  re- 
conquérir le  duché  de  Milan,  en  laissant  son  royaume  exposé  à  l'in- 
vasion et  prêt  à  la  révolte. 

(1)  «  Le  dict  seigneur  a  retiré  dedans  deux  fortes  places  force  vivres  et  artillerye, 
c'est  assavoir  dedans  Ghantelle  et  dedans  Cariât  et  en  chacune  d'icelles  a  mis  cinquante 
ou  soixante  hommes.  »  Lettre  du  capitaine  de  La  Clayette  à  la  duchesse  d'Angoulême. 
Mss.  Dupuy,  f.  114  r". 

(2)  «  Le  capitaine  Saint-Saphorin  fut  à  Montbrison  cet  esté  passé  cependant  que  le 
connestable  y  estoit,  alors  que  la  monstre  fut  faicte  de  la  compagnie  du  dict  connes- 
table.  ))  —  Déposition  de  Baudemanche  du  28  novembre.  —  Ibicl.,  f.  254  r".  —  Le  conné- 
table envoya  l'archer  Baudemanche  le  31  août  auprès  de  Saint-Saphorin  et  lui  dit  : 
«  Allez-vous-en  devers  luy  et  sachez  si  les  quatre  mille  hommes  sont  prêts  et  en  quelle 
sorte  ils  veulent  être  payés,  combien  d'argent  il  lui  fauldra.  »  —  Déposition  de  Baude- 
manche du  23  septembre.  —  Ibid.,  f.  38  v". 

(3)  Interrogatoire  de  l'évoque  du  Puy  du  6  et  7  septembre.  —  Ibid.,  f.  11  r";  du 
21  octobre,  f.  185  r". 

(4)  «  Messire  Aymar  de  Prye  devoit  mestre  mil  hommes  de  pied  dedans  Dijon,  et  en 
mestre  dehors  Beaumont  son  lieutenant,  pour  après  mestre  la  dite  ville  es  mains  du 
connestable.  »  —  Déposition  de  d'Argouges,  d'après  Lurcy.  —  Ibid.,  f.  6. 

(5)  Dépositions  de  l'évêque  du  Puy,  f.  183  r°  et  189  r°,  n"  484. 

(6)  Dépositions  de  d'Argouges  et  de  Matignon.  —  Ibid.,  f.  5  v°  et  7  r». 

(7)  Déposition  de  l'évêque  d'Autun.  —  Ibid.,  f.  22  r\ 


LE  CONNÉTABLE  DE  BOURBON.  89S 

III. 

François  P''  avait  achevé  les  grands  et  coûteux  préparatifs  de  l'ex- 
pédition qu'il  devait  cette  fois  conduire  lui-même.  Il  avait  tiré  de 
l'argent  de  partout,  fait  des  emprunts  à  l'Hôtel-de-YiHe  de  Paris,, 
aliéné  les  biens  de  la  couronne,  pris  l'or  et  l'argent  qu'il  avait  trouvés^ 
dans  les  églises,  mis  sur  le  peuple  de  plus  pesantes  charges,  mé~ 
contenté  les  gens  de  justice  et  de  finance  en  multipliant  les  créations 
d'offices  qui  grossissaient  leurs  rangs  d'acheteurs  ignorans  ou  avides; 
dont  l'adjonction  diminuait  leur  importance  ou  leurs  profits.  Il' 
avait  concentré  vers  l'est  la  partie  la  plus  considérable  de  ses  trou- 
pes, sous  les  ordres  de  l' amiral -Bonnivet,  qui  l'avait  précédé  à  Lyoïï 
et  qui  le  devança  en  Italie.  Il  avait  envoyé  Lautrec  en  Gascogne  et 
Lescun  en  Languedoc  pour  y  défendre  ces  deux  frontières  contre  les 
Espagnols,  si  les  Espagnols  y  descendaient  par  la  Navarre  ou  le 
Roussillon.  11  opposait  des  forces  assez  médiocres  à  l'empereur  du 
côté  des  Pyrénées,  mais  il  comptait  détourner  Henri  YIIÏ  d' une- 
agression  en  Picardie  ou  en  Normandie  par  des  attaques  qui  le  re- 
tiendraient dans  son  royaume.  Il  le  menaçait  d'une  tentative  de  ré- 
volution dynastique  par  l'envoi  de  Richard  de  La  Poole,  dernier 
représentant  de  la  maison  d'York,  et  il  expédiait  sur  une  flotte,  avec 
des  soldats  et  de  l'argent,  le  duc  d'Albany,  qui,  débarqué  à  Edim- 
bourg, devait,  à  la  tête  d'une  armée  écossaise,  marcher  contre  la 
frontière  septentrionale  de  l'Angleterre. 

Avant  son  départ,  François  I",  suivi  de  la  reine  Claude,  sa  femme, 
de  la  duchesse  d'Angoulême,  sa  mère,  et  de  toute  sa  noblesse,  alla 
à  Saint- Denis  invoquer  pour  ses  armes  l'appui  du  patron  de  la 
France  (1).  Il  se  prosterna  pieusement  devant  la  ch^se  du  saint  ex- 
posée sur  l'autel  de  la  vieille  basilique,  comme  aux  jours  des  grands 
dangers  et  des  solennités  patriotiques.  Le  lendemain ,  revenu  à  Pa- 
ris, il  se  rendit  processionnellement  du  palais  des  Tournelles  à  la 
Sainte-Chapelle,  pour  y  faire  ses  dévotions  et  visiter  les  reliques 
qu'y  avait  apportées  d'Orient  le  plus  religieux  et  le  plus  vénéré  de  ses 
prédécesseurs.  Il  n'avait  pas  quitté  Paris  sans  paraître  à  l'Hôtel-de- 
Yille,  prendre  congé  du  prévôt  des  marchands  et  des  échevins,  les 
remercier  de  l'aide  qu'il  avait  obtenue  d'eux  pour  ses  guerres,  leur 
recommander  les  intérêts  du  royaume  et  l'obéissance  envers  sa  mère„ 
qu'il  laissait  régente.  Il  partit  ensuite  pour  se  rendre  à  Lyon,  en  sé- 
journant à  Fontainebleau,  et  fut  accompagné  jusqu'à  Gien  par  la 
reine  Claude  et  la  duchesse  d'Angoulême,  qui  s'embarquèrent  sur 
la  Loire  et  descendirent  vers  Blois. 

(1)  Le  23  juillet  1523.  —  Journal  d'un  Bourgeois  de  Paris  sous  François  /",  p.  130. 


894  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Il  connaissait  vaguement  les  pratiques  du  connétable  avec  lés 
ennemis  du  royaume.  Avant  qu'il  quittât  Paris,  on  lui  avait  conseillé 
de  ne  pas  le  laisser  en  France  lorsqu'il  en  sortirait  (1).  Il  avait  vu  à 
Oien  d'Escars,  l'un  des  serviteurs  alarmés  et  des  complices  attié- 
dis du  connétable,  et  il  lui  avait  dit  :  «  Si  j'étois  aussi  soupçonneux 
que  le  feu  roi  Louis  XI,  j'aurois  grande  occasion  d'entrer  en  dé- 
fiance du  seigneur  connétable,. car  on  m'a  rapporté  qu'il  est  curieux 
d'avoir  des  nouvelles  d'Angleterre,  d'Allemagne,  d'Espagne,  de 
quoi  il  pourroit  bien  se  passer  (2).»  Il  en  savait  plus  qu'il  n'en  disait. 
Il  croyait  que  le  connétable,  dont  il  avait  appris  les  menées  en  Sa- 
voie, n'était  pas  sans  engagement  avec  l'étranger,  et  il  prétendit 
que  l'Anglais  Jernigam  était  venu  prendre  son  serment  en  Bour- 
bonnais. Il  ajouta  qu'il  se  proposait  lui-même  de  le  voir  en  y  pas- 
sant, et,  après  une  franche  explication,  de  s'en  faire  suivre  au-delà 
des  Alpes.  Sans  trahir  le  connétable,  d'Escars  intimidé  approuva 
beaucoup  le  projet  qu'avait  le  roi  de  ne  pas  le  laisser  en  France; 
mais  sur  la  route  même  du  Bourbonnais,  François  P^  reçut  de  bien 
autres  informations. 

Matignon  et  d'Argouges,  les  deux  gentilshommes  normands  vers 
lesquels  le  connétable  avait  dépêché  Lurcy,  s'étaient  trouvés  dans 
les  premiers  jours  d'août  à  Vendôme,  où  Lurcy  leur  avait  donné 
rendez- vous.  Chacun  d'eux  y  était  venu  suivi  de  cinq  ou  six  che- 
vaux, croyant  que  le  connétable  était  de  l'expédition  d'Itahe  et  vou- 
lait les  mener  avec  lui.  Au  lieu  de  leur  adresser  cette  invitation, 
comme  ils  s'y  attendaient,  Lurcy  les  conduisit  dans  une  chambre 
isolée  de  l'hôtellerie  des  Trois-Bois,  où  ils  étaient  descendus,  et  là, 
après  leur  avoir  fait  jurer  de  ne  rien  révéler  de  ce  qu'il  allait  leur 
dire,  il  leur  parla  du  mariage  convenu  du  connétable  avec  la  sœur 
de  l'empereur,  du  voyage  de  Beaurain,  qui  était  venu  conclure  ce 
mariage  à  Montbrison ,  des  dix  mille  lansquenets  qui  devaient  entrer 
par  la  Bresse  dans  le  royaume,  lorsque  le  roi  aurait  passé  les  monts, 
de  l'armée  espagnole  qui  pénétrerait  en  Languedoc  par  Perpignan, 
de  l'armée  anglaise  qui  était  attendue  sur  les  côtes  de  France,  de  la 
troupe  qu'Aymard  de  Prie  introduirait  dans  Dijon,  des  bandes  de 
«oldats  que  commanderaient  Lallière,  Peloux,  Godinières.  Puis,  sup- 
posant que  Matignon  et  d'Argouges  n'hésiteraient  pas  à  embrasser 
le  parti  du  connétable,  il  leur  proposa  de  faciliter  l'accès  et  l'occu- 
pation de  la  Normandie  à  l'amiral  d'Angleterre  (3).  Il  ajouta  qu'ils 
régiraient  cette  province  lorsque  le  connétable,  à  la  tête  de  ses 
troupes  et  de  celles  de  l'empereur,  aurait  pris  Lyon  et  marcherait  au 
centre  du  royaume,  dont  il  se  ferait  d'abord  gouverneur,  ensuite  roi. 

(1)  Interrogatoire  de  Popillon,  du  7  octobre.  —  Mss.  n"  484,  f.  IGG  \\ 

(2)  Interrogatoire  du  7  octobre.  —  Ibid.,  f.  166  V. 

(3)  Dépositions  de  d'Argouges  et  de  Matignon.  —  Ibid.,  f.  5  V,  6  et  7. 


LE  CONNETABLE  DE  BOURBON.  895 

Dans  ses  confidences,  non  moins  outrées  que  criminelles,  Lurcy 
alla  jusqu'à  dire  qu'il  avait  été  question  d'arrêter  François  P'"  quand 
a  traverserait  le  Bourbonnais,  de  lui  mettre,  ainsi  qu'il  s'exprimait, 
un  chaperon  en  gorge  et  de  l'enfermer  à  Ghantelle.  Il  se  vantait 
même  d'avoir  opiné  pour  qu'on  le  tuât,  ce  à  quoi  le  connétable  n'a- 
vait pas  voulu  consentir.  Une  machination  aussi  odieuse  révolta  les 
deux  gentilshommes  normands  et  les  remplit  d'effroi.  Ils  s'en  éton- 
nèrent de  la  part  du  connétable.  D'Argouges  refusa  sur-le-champ 
d'y  entrer,  et  répondit  qu'il  ne  serait  jamais  traître  au  roi  et  à  son 
pays.  Matignon  demanda  une  nuit  pour  réfléchir  à  une  proposition 
de  telle  conséquence,  et  déclara  le  lendemain  qu'il  aimerait  mieux 
être  mort  que  de  l'accepter.  Non-seulement  ils  désapprouvèrent  l'un 
et  l'autre  la  conjuration,  mais  ils  la  dénoncèrent.  Ils  dirent  en  con- 
fession à  l'évêque  de  Lisieux  tout  ce  qu'ils  avaient  appris  de  la  bou- 
che de  Lurcy,  et  l'évêque  de  Lisieux  se  hâta  d'en  instruire  le  grand- 
sénéchal  de  Normandie  (1).  Celui-ci  ne  perdit  pas  un  moment  pour 
en  informer  le  roi.  Il  fit  partir  deux  courriers  avec  une  lettre  écrite 
en  duplicata  (2),  et  dans  laquelle  il  prévenait  François  V^  de  l'inva- 
sion qu'avaient  pi*éparée  ses  ennemis,  et  que  devait  seconder  un  des 
plus  gros  personnages  de  son  royaume  et  de  son  sang.  Il  lui  indiqua 
et  les  dangers  que  courait  son  état,  et  ceux  dont  était  menacée  sa 
personne.  «  Sire,  lui  écrivait-il,  il  est  besoin  aussi  de  vous  garder, 
car  il  a  esté  parole  de  vous  essayer  à  prendre  entre  cy  et  Lyon,  et 
de  vous  mener  en  une  place  forte  qui  est  dedans  le  pays  du  Bour- 
bonnais ou  à  l'entrée  de  l'Auvergne.  » 

François  P""  reçut  la  lettre  du  grand-sénéchal  de  Normandie  à 
Saint-Pierre-le-Moustier,  le  15  août,  avant-veille  du  jour  où  il  de- 
vait entrer  dans  Moulins.  Sans  être  troublé  d'un  péril  dont  la  ré- 
vélation lui  arrivait  si  à  propos,  il  s'entoura  de  précautions  et  se 
rendit  le  plus  fort  pendant  son  passage  dans  le  Bourbonnais.  Le 
connétable  n'était  pas  venu  à  sa  rencontre  et  lui  avait  envoyé  Bobert 
de  Grossone  avec  des  lettres  pour  s'excuser  de  ne  l'avoir  pas  pu, 
retenu  qu'il  était  dans  sa  chambre  par  une  maladie  qui  l'empêchait 
d'en  sortir  (3).  François  P"  envoya  l'ordre  au  bâtard  de  Savoie, 
grand-maître  de  France,  qui  avait  déjà  dépassé  Moulins,  d'y  revenir 
avec  ses  lansquenets.  Ayant  fait  battre  les  champs  par  une  grosse 
troupe  que  commandait  le  duc  de  Longueville,  il  s'avança,  au  milieu 
de  ses  gardes,  vers  la  capitale  des  états  du  connétable.  En  y  arri- 
vant, il  se  logea  au  château,  dont  il  prit  les  clés,  s'y  garda  avec  une 

(1)  Lettre  missive  du  grand-sénéchal  de  Normandie  de  Breszé  au  roy,  écrite  d'Harûeur 
le  10  août.  —  Mss.,  f.  108. 

(2)  «  Je  vous  fais  courre  deux  courriers,  de  peur  qu'il  n'en  tombe  un  malade,  qui  ne 
savent  rien  de  ce  que  je  vous  escrips.  »  —  Ibid.,  f.  109. 

(3)  Déposition  de  Robert  de  Grossone.  —  Ibid.,  f.  79  v° 


896  -^EVUE    DES    DEUX    MONDES. 

vigilance  défiante  et  fit  surveiller  la  ville  par  le  guet,  qui  fut  relevé 
trois  fois  dans  la  nuit. 

Le  connétable  était  malade,  et  il  affectait  de  F  être  encore  plus 
qu'il  ne  l'était.  François  I"  eut  avec  lui  un  entretien  dans  lequel  il 
ne  lui  cacha  point  ce  qu'il  avait  appris  de  ses  criminelles  relations 
avec  les  ennemis  de  l'état  et  les  siens.  Sans  les  nier,  le  connétable 
les  atténua.  Il  prétendit  que  l'empereur  l'avait  fait  rechercher  en 
lui  envoyant  un  de  ses  serviteurs,  mais  il  assura  qu'il  avait  rejeté 
ses  offres.  Il  désavoua  donc  son  mariage  avec  la  sœur  de  Charles- 
Quint  et  son  alliance  avec  les  ennemis  du  royaume.  François  P'', 
sans  peut-être  ajouter  une  foi  entière  à  son  désaveu,  s'en  contenta. 
On  lui  conseillait  de  le  faire  arrêter  comme  un  conspirateur  et 
comme  un  traître;  il  ne  le  voulut  point,  soit  qu'il  craignît  l'effet  que 
produirait  l'emprisonnement  du  second  prince  du  sang,  soit  qu'il 
ne  crût  pas  pouvoir  établir  suffisamment  sa  trahison,  soit  plutôt 
qu'il  espérât  le  ramener  en  lui  témoignant  de  la  confiance  et  en  le 
traitant  avec  cordialité.  Préférant  l'indulgence  à  la  rigueur,  il  affecta 
une  générosité  habile,  quoiqu'un  peu  tardive.  Il  promit  au  conné- 
table la  restitution  de  ses  biens,  si  le  parlement  lui  était  défavorable 
dans  son  arrêt,  et  lui  offrit,  en  l'emmenant  de  l'autre  côté  des  Alpes, 
de  partager  avec  lui  le  commandement  de  l'armée,  dont  chacun 
d'eux  conduirait  une  moitié  (I).  Il  croyait  apaiser  par  la  cette  âme 
farouche,  guérir  ce  cœur  ulcéré,  gagner  cet  esprit  superbe.  Il  se 
flattait  surtout  de  rompre  ses  desseins,  quels  qu'ils  fussent,  et  de 
prévenir  tout  danger  de  sa  part  en  rendant  par  sa  présence  en  Italie 
sa  défection  impossible  en  France.  C'est  ainsi  qu'il  partit  de  Mou- 
lins, après  s'être  assuré  que  le  connétable,  qui  se  montra  soumis  et 
reconnaissant  (2),  le  suivrait  bientôt  à  Lyon.  Il  fit  cependant  de- 
meurer auprès  de  lui  La  Roche-Beaucourt,  qui  ne  devait  pas  le  quit- 
ter avant  qu'il  fût  prêt  à  se  mettre  en  route,  et  ce  qui  prouvait 
que  François  I"  avait  moins  de  confiance  qu'il  n'en  montrait,  c'est 
qu'il  laissa  derrière  lui  le  bâtard  de  Savoie  et  ses  lansquenets 
comme  pour  couvrir  sa  marche. 

Le  connétable  de  Bourbon  avait  promis  d'accompagner  le  roi  en 
Italie  et  de  le  joindre  à  Lyon  sans  avoir  l'intention  de  tenir  sa  pro- 
messe. Il  se  sentait  trop  engagé  avec  l'empereur  pour  rompre  avec 
lui.  Beaurain  avait  porté  en  Espagne  le  traité  signé  de  sa  main,  et 
Saint-Bonnet,  qui  devait  accompagner  Beaurain,  étant  revenu  dé 
Gênes  sans  avoir  rempli  sa  mission,  le  connétable  avait  fait  partir 
deux  des  siens  pour  se  rendre,  l'un  par  la  voie  de  Bayonne,  l'autre 
par  la  voie  de  Perpignan,  auprès  de  Charles-Quint,  avec  des  lettres 

(1)  Ce  qu'il  lui  fit  répéter  par  Perot  de  Wartliy.  —  Déposition  de  Perot  de  Warthy 
du  15  septembre.  —  Mss.,  f.  28  v°. 

(2)  Interrogatoire  de  Popillon.  —  Ibid.,  f.  167  v». 


LE  CONNETABLE  DE  BOURBON.  897 

dans  lesquelles  il  confirmait  ses  engagemens  (1).  Il  se  croyait  d'ail- 
leurs trop  compromis  dans  l'esprit  du  roi  pour  espérer  rentrer  sin- 
cèrement en  grâce,  et  il  ne  comptait  pas  sur  l'exécution  de  pro- 
messes qu'il  croyait  arrachées  par  la  nécessité  et  variables  comme 
elle.  Il  s'obstina  dans  son  entreprise,  et  afin  de  pouvoir  l'accomplir, 
il  évita  de  se  rendre  auprès  de  François  V^  tout  en  se  montrant  dis- 
posé à  le  suivre,  dans  l'espérance  que  François  P^  se  déciderait  à 
passer  les  Alpes  sans  qu'il  l'eût  rejoint.  Il  différa  ainsi  près  de  deux 
semaines  son  départ  pour  Lyon ,  où  le  roi  persévéra  prudemment  à 
l'attendre. 

Ce  prince,  lassé  et  inquiet  de  si  longs  retards,  fit  partir  en  poste 
un  gentilhomme  de  sa  chambre,  Perot  de  Warthy,  pour  presser  la 
venue  du  connétable.  Warthy  le  trouva  étendu  sur  son  lit  et  s'ac- 
quitta de  sa  commission  en  lui  renouvelant  de  la  part  du  roi  toutes 
les  assurances  que  le  roi  lui  avait  données  récemment  à  Moulins  (2). 
Le  connétable  chargea  Warthy  de  remercier  François  V'  et  de  lui 
dire  qu'il  se  sentait  un  peu  mieux,  qu'il  s'était  promené  quelques 
instans  sur  sa  mule  dans  la  matinée,  qu'il  irait  le  lendemain  au  parc 
de  Moulins  pour  s'accoutumer  à  l'air  et  au  mouvement,  qu'il  délo- 
gerait dans  trois  jours  au  plus  tard,  et  servirait  le  roi  partout  où  il 
voudrait  le  mettre.  Gomme  François  P'  exprimait  l'ardent  désir  de 
se  trouver  en  Lombardie,  où  pour  cent  mille  écus,  faisait-il  dire  au 
connétable,  //  voudrait  être  déjà  (3),  le  connétable  lui  donna  par 
Warthy  le  conseil  indirect  de  s'y  transporter  au  plus  vite,  en  soute- 
nant que  sur  toutes  choses  il  avait  besoin  de  diligence  {h). 

Malgré  cette  insinuation  et  sa  propre  envie,  le  roi  ne  bougea  pas 
de  Lyon.  jN'y  voyant  pas  arriver  le  connétable,  il  dépêcha  de  nou- 
veau vers  lui  Perot  de  Warthy  le  mardi  l'^''  septembre.  Cette  fois 
Warthy  rencontra  le  connétable  en  route.  Il  le  trouva  à  Saint-Gerand- 
de-Vaux,  à  une  lieue  de  Varennes.  Il  avait  l'ordre  de  ne  plus  le 
quitter,  de  le  prévenir  que  le  roi  n'attendait  que  lui  pour  passer  en 
Italie,  et  d'ajouter  qu'il  laisserait  aux  environs  de  Lyon  une  troupe 
de  quatre  ou  cinq  mille  hommes  à  cause  du  grand  nombre  de  lans- 
quenets qui  s'amassaient  du  côté  de  la  Bourgogne.  C'étaient  les  lans- 
quenets qui,  levés  en  Allemagne  et  placés  sous  le  commandement  des 
comtes  Guillaume  et  Félix  de  Furstenberg,  devaient  joindre  le  duc  de 
Bourbon  après  que  le  roi  François  P''  aurait  franchi  les  Alpes. 

(1)  Déposition  de  Saint-Bonnet  du  25  septembre.  —  Ihid.,  f.  51  V. 

(2)  Déposition  de  Warthy.  —  Ibid.,  f.  28  v°. 

(3)  Il  chargeait  Robert  de  Grossone  de  lui  annoncer  «(  que  les  affaires  de  Milan  se 
portoient  très  bien,  et  qu'il  eust  voulu  avoir  donné  cent  mille  écus  pour  qu'il  eust  esté 
où  estoit  monseigneur  l'admirai.  »  Déposition  de  Robert  de  Grossone.  —  ïbid.,  f.  80  r». 

(4)  Déposition  de  W^arthy.  —  Ihid.,  f.  29  v". 


898  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

Le  connétable  voyageait  en  litière  et  fort  lentement.  Il  arriva  à  La 
Palisse  le  jeudi  matin  3  septembre.  Il  annonça  à  Warthy  qu'il  irait 
le  lendemain  à  Lallière,  de  là  à  Changy,  puis  à  Roanne,  et  qu'il  se 
rendrait  à  Lyon  en  faisant  trois  lieues  chaque  jour;  mais  dans  la  nuit 
du  jeudi  au  vendredi,  le  mal  du  connétable  s' étant  aggravé,  comme 
les  médecins  le  dirent  à  Warthy,  le  connétable  ne  sortit  pas  de  La 
Palisse.  Ce  fut  bien  pis  le  lendemain.  Pendant  toute  la  nuit,  les  gens 
du  connétable  avaient  été  sur  pied ,  allant ,  venant ,  parlant  à  haute 
voix,  demandant  et  apportant  des  remèdes,  et  le  matin  Warthy  fut 
prévenu  par  les  médecins  que  le  connétable,  beaucoup  plus  souf- 
frant et  en  proie  à  la  fièvre ,  ne  pouvait  pas  se  mettre  en  route  sans 
un  véritable  danger.  Le  connétable  le  lui  confirma  bientôt  lui-même. 
L'ayant  fait  appeler  auprès  de  son  lit  :  —  «  Je  me  sens,  lui  dit -il, 
la  personne  la  plus  malheureuse  du  monde  de  ne  pas  pouvoir  servir 
le  roi.  Si  je  passais  outre ,  les  médecins  qui  sont  là  ne  répondraient 
pas  de  ma  vie,  et  je  suis  encore  plus  mal  que  ne  le  croient  les  mé- 
decins. Je  ne  serai  jamais  plus  en  état  de  faire  service  au  roi.  Je 
retourne  vers  mon  air  natal,  et  si  je  retrouve  un  jour  de  santé,  j'irai 
vers  le  roi  (1).  »  Il  se  tourna  ensuite  comme  accablé  et  se  tut. 

Warthy  lui  exprima  sa  surprise  et  le  mécontentement  qu'éprou- 
verait le  roi  à  cette  nouvelle.  ((  Il  en  sera,  dit-il,  terriblement 
marri.  »  Ayant  appris  que  le  connétable  devait  ce  jour-là  coucher 
à  Gayete  et  faire  quatre  lieues  en  retournant  sur  ses  pas,  tandis 
qu'il  prétendait  ne  pas  pouvoir  en  faire  trois  en  s'avançant  du  côté 
de  Lyon,  il  n'eut  plus  aucun  doute  sur  la  perfidie  de  ses  intentions. 
Il  courut  en  informer  le  roi,  auprès  duquel  il  se  rendit  à  franc  étrier, 
et  arriva  le  soir  même  vers  minuit. 

François  I"  fut  encore  moins  disposé  à  sortir  du  royaume  sur  la 
foi  de  la  maladie  feinte  du  connétable  et  de  son  impuissance  affec- 
tée qu'il  ne  l'avait  été  sur  la  promesse  de  sa  prompte  arrivée.  Dans^ 
la  nuit  même,  il  fit  arrêter  Saint-Vallier,  qui  était  à  sa  cour  comme 
capitaine  des  cent  gentilshommes  de  sa  maison,  Aymard  de  Prie,  qui 
commandait  une  de  ses  compagnies  d'ordonnance ,  Antoine  de  Gha- 
bannes,  évêque  du  Puy,  qui  était  revenu  de  Savoie  sans  avoir  réussi 
auprès  du  duc,  et  quelques  autres  personnages  qui  étaient  de  la  con- 
juration. Le  6  septembre  au  matin,  il  dépêcha  une  troisième  fois, 
Warthy  vers  le  connétable,  avec  charge  de  lui  dire  combien  il  trou- 
vait étrange  qu'il  eût  assez  de  force  pour  retourner  à  Moulins,  tan- 
dis qu'il  en  manquait  pour  se  rendre  à  Lyon,  que  jusqu'alors  il 
n'avait  pas  voulu  croire  aux  projets  qu'on  lui  attribuait,  et  dont 
maintenant  il  commençait  à  ne  plus  douter  en  voyant  qu'il  faisait 

(1)  Déposition  de  Warthy,  ibid.,  f.  31  et  32. 


I 


LE  CONNÉTABLE  DE  BOURBON.  899 

tant  de  difficulté  de  venir  le  joindre ,  qu'il  ne  lui  avait  déclaré  à 
Moulins  que  la  moitié  de  ce  qu'il  savait  parce  qu'il  ne  supposait  pas 
le  reste  vrai,  car  sans  cela  il  l'aurait  fait  arrêter,  comme  il  en  avait 
le  moyen.  Il  l'engageait  à  songer  à  son  honneur  et  à  son  bien,  et  le 
pressait  de  se  justifier.  Il  ajoutait  que,  s'il  y  parvenait,  personne  en 
son  royaume  n'en  serait  plus  aise  que  lui,  et  s'il  restait  quelque  chose 
à  sa  charge,  il  userait  plus  en  son  endroit  de  miséricorde  que  de  jus- 
tice (1).  Il  fit  marcher  en  même  temps  vers  le  Bourbonnais  son  oncle 
le  bâtard  de  Savoie,  grand-maître  de  France,  et  le  maréchal  de  La 
Palisse,  Jacques  de  Chabannes,  à  la  tête  de  quelques  mille  hommes 
de  pied  et  de  quatre  ou  cinq  cents  chevaux  pour  s'emparer  du  con- 
nétable, s'il  n'obéissait  point. 

Bien  que  ses  desseins  fussent  découverts,  Bourbon  n'y  avait  pas 
renoncé.  Il  avait  ordonné  des  levées  dans  ses  états.  Il  avait  convo- 
qué la  noblesse  à  Riom  pour  l'arrière-ban.  Le  31  août,  jour  même 
où  il  s'était  mis  en  route  en  feignant  d'aller  à  Lyon ,  il  avait  envoyé 
l'un  de  ses  serviteurs,  l'archer  Baudemanche,  au  capitaine  Saint- 
Saphorin,  qui  avait  servi  dix  ans  dans  sa  compagnie,  afin  de  savoir 
si  les  quatre  mille  hommes  qu'il  devait  lever  pour  lui  dans  le  pays 
de  Vaud  et  dans  le  Faucigny  étaient  prêts  à  se  mettre  aux  champs  (2). 
Pendant  la  nuit  du  6  septembre,  lorsqu'il  revenait  sur  ses  pas,  il 
avait  reçu  secrètement  à  Gayete  sir  John  Russell,  parti  d'Angleterre 
avec  le  secrétaire  Château  et  le  capitaine  Loquingham  et  muni  des 
pouvoirs  de  Henri  YIII  (3).  Lallière  était  allé  le  chercher  à  Boiirg  en 
Bresse  (A)  et  l'avait  conduit,  non  sans  risque,  au  centre  de  la  France, 
où  le  connétable  avait  traité  avec  lui,  après  l'arrestation  de  ses  com- 
plices à  Lyon,  et  lorsque  les  troupes  du  bâtard  de  Savoie  et  du  ma- 
réchal de  La  Palisse  s'avançaient  pour  le  prendre.  Dans  cette  nuit 
du  6  au  7  septembre ,  une  ligue  offensive  et  défensive ,  semblable  à 
celle  qui  avait  été  conclue  à  Montbrison  entre  Charles-Quint  et  le 
duc  de  Bourbon,  fut  conclue  à  Gayete  entre  le  duc  de  Bourbon  et 
Henri  VIII.  Il  fut  convenu  que  le  roi  d'Angleterre  ferait  descendre 
son  armée  en  Picardie,  comme  l'empereur  conduirait  la  sienne  en 
Languedoc,  qu'il  fournirait  les  cent  mille  écus  destinés  au  paiement 
partiel  des  lansquenets  du  connétable,  qui  de  son  côté  aiderait  le  roi 
d'Angleterre  et  l'empereur  dans  leur  invasion  de  la  France  et  atta- 
querait François  P%  avec  lequel  il  ne  s'accorderait  pas  plus  sans  eux 
qu'eux  ne  feraient  la  paix  sans  lui.  Bourbon  ne  consentit  point  en- 

(1)  Déposition  de  Warthy,  ibid. 

(2)  Déposition  de  Baudemanche  du  23  septembre.  —  Ibid.,  f.  38  v". 

(3)  Instructions  et  pouvoirs  de  sir  John  Russell.  Mss.  Brit.  Vespas.,  c.  ii,  6(5,  et  State 
Papers,  t.  VI,  p.  163  à  166. 

(4)  Lettre  de  Château  à  de  Praet.  Ibid.,  Vespas.,  c.  ii,  165. 


900  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

core  à  reconnaître  les  droits  d'Henri  VIII  au  royaume  de  France  et 
à  lui  prêter  serment  comme  à  son  souverain.  Ces  divers  points  furent 
lemis  à  la  décision  de  l'empereur  (1). 

Après  la  conclusion  du  traité,  sir  John  Russell  repartit  pour  l'An- 
gleterre afm  d'en  presser  l'exécution ,  Château  alla  dans  les  Pays- 
Bas  inviter  le  comte  de  Buren  à  joindre  les  troupes  flamandes  à  l'ar- 
mée anglaise  descendue  sur  les  côtés  de  la  Picardie ,  et  Loquingham 
se  rendit  auprès  des  lansquenets  pour  les  conduire  au  connétable  à 
travers  le  Beaujolais  et  le  Forez  (2).  Le  connétable  avait  déjà  dépê- 
ché Lurcy  vers  l'archiduc  Ferdinand,  qui  occupait  le  Wurtemberg , 
pris  sur  le  duc  Ulrich,  ancien  allié  de  François  P%  pour  lui  faire 
recommander  de  venir  à  son  secours,  s'il  le  savait  en  nécessité  (3). 
Il  annonça  en  même  temps  qu'il  courait  s'enfermer  dans  une  de  ses 
plus  fortes  places,  où  il  pourrait  se  défendre  plusieurs  mois  [h)  et 
d'où,  assisté  par  ses  confédérés  du  dehors  et  ses  amis  du  dedans,  il 
tiendrait  tout  ce  qu'il  avait  promis. 

Averti  en  effet  de  l'approche  du  bâtard  de  Savoie  et  du  maréchal 
de  La  Palisse,  il  se  mit  de  grand  matin  en  marche  pour  Chantelle, 
qu'il  croyait  et  qu'autour  de  lui  on  regardait  comme  aussi  difficile 
à  prendre  que  le  château  de  Milan.  C'est  là  qu'il  comptait  attendre 
l'entrée  des  lansquenets  par  le  Beaujolais,  l'attaque  des  Anglais  et 
des  Flamands  en  Picardie,  la  venue  des  Espagnols  en  Languedoc 
et  leur  mouvement  combiné  vers  le  centre  de  la  France.  Sorti  de 
Gayete  dans  sa  litière,  il  demanda  un  cheval  pour  aller  plus  vite, 
passa  l'Allier  au  bac  de  Varennes,  fit  six  lieues  d'une  seule  traite  et 
ne  s'arrêta  que  lorsqu'il  fut  entré  dans  Chantelle,  où  il  arriva  à  une 
heure  après  midi  (5).  Le  danger  avait  dissipé  son  mal  ou  le  lui  avait 
fait  surmonter. 

Warthy,  qui  le  suivait  de  près,  ne  tarda  pas  à  le  joindre.  Après 
avoir  attendu  quelque  temps  hors  de  la  place,  il  y  fut  introduit  par 
l'ordre  du  connétable,  qu'il  trouva  assis  sur  son  lit,  vêtu,  comme 
un  malade,  d'une  robe  contre-pointée ,  et  la  tête  enveloppée  d'une 

(1)  Les  articles  du  traité  en  français  tirés  des  Miscell.  Letters  Hen.  VIII,  troisième 
série,  vol.  VIII,  n"  20,  et  sur  lesquels  Henri  VIII  a  écrit  de  sa  propre  main  :  Thartichs 
passyd  w^  the  duke  off  Burbon,  sont  publiés  p.  174  et  175  du  sixième  volume  des  State 
Paper  s. 

(2)  Lettres  de  Loquingham  et  de  Château  à  Beaurain,  du  9  septembre,  dans  les  Mss. 
Dupuy,  vol.  484,  f.  133. 

(3)  Déposition  de  l'évêque  d'Autun.  —  Ibid.,  f.  20. 

(4)  «  Le  dict  seigneur  de  Bourbon  nous  a  dict  que  de  celuy  pas  s'en  alloit  retirer  en  une 
sienne  maison  forte,  laquelle  il  avoit  faict  fournir  de  vivres,  artillerye  et  autres  choses 
nécessaires  suffisamment  pour  se  garder  deux  ou  trois  mois.  »  Lettre  de  Château  et  de 
Loquingham  à  Beaurain,  du  9  septembre.  —  Ibid.,  f.  134. 

(5)  Dépositions  de  Saint-Bonnet,  ibid.,  f.  48;  —  de  l'évêque  d'Autun,  f.  87  v°;  —  de 
Desguières,  f.  58  r»  ;  —  de  Warthy,  f.  33  r». 


LE  CONNÉTABLE  DE  BOURBON.  901 

coiffe  de  taffetas  piqué  (1).  a  Monsieur  de  Warthy,  lui  dit  le  conné- 
table en  le  voyant,  vous  me  chaussez  les  éperons  de  bien  près.  — 
Monseigneur,  lui  répondit  Warthy,  vous  les  avez  meilleurs  que  je 
ne  croyais.  —  Pensez-vous  que  je  n'ai  pas  agi  sagement,  si,  n'ayant 
qu'un  doigt  de  vie,  je  l'ai  mis  en  avant  pour  éviter  la  fureur  du  roi? 
—  Comment!  monseigneur,  répliqua  Warthy,  le  roi  n'a  jamais  été 
furieux  envers  aucun  homme,  et  encore  moins  le  serait-il  en  votre 
endroit.  —  Non,  non,  continua  le  connétable,  je  sais  bien  que  M.  le 
grand-maître  et  M.  le  maréchal  de  Ghabannes  sont  partis  de  Lyon 
avec  les  deux  cents  gentilshommes,  les  archers  de  la  garde  et  quatre 
ou  cinq  mille  lansquenets  pour  me  prendre  ;  c'est  ce  qui  m'a  fait 
venir  en  cette  maison  en  attendant  que  le  roi  me  veuille  ouïr  (2).  » 
11  s'éleva  alors  contre  ceux  qui,  disait-il,  l'avaient  menteusement 
accusé,  désigna  Popillon,  son  chancelier,  d'Escars,  son  chambellan, 
et  les  deux  gentilshommes  normands  Matignon  et  d'Argouges.  Il 
tint  ensuite  conseil  avec  les  siens ,  hors  de  la  présence  de  Warthy, 
pour  savoir  s'il  s'enfermerait  dans  Ghantelle  et  s'y  défendrait.  La 
place  ayant  été  trouvée  moins  forte  qu'on  ne  l'avait  cru  d'abord, 
quoiqu'il  y  eût  quinze  ou  seize  pièces  d'artillerie,  il  ne  fut  pas  jugé 
prudent  d'y  rester.  Dans  la  crainte  que  les  troupes  qui  s'avançaient 
ne  la  cernassent  le  lendemain  et  ne  l'empêchassent  d'en  sortir,  il 
résolut  de  se  réfugier  vers  une  place  d'un  plus  difficile  accès,  dans 
les  montagnes  du  centre.  Afin  de  donner  le  change  sur  ses  inten- 
tions, il  fit  venir  Warthy,  lui  remit  une  lettre  pour  le  roi  et  le  char- 
gea de  deux  autres  lettres  pour  le  grand-maître  et  le  maréchal  de 
Ghabannes.  Il  demandait  à  ceux-ci  d'arrêter  leurs  lansquenets  et 
leurs  hommes  d'armes  jusqu'au  lendemain  deux  heures  après  midi, 
promettant  de  ne  pas  bouger  de  Ghantelle  et  offrant  de  s'aboucher 
avec  eux  pour  se  justifier.  Il  ajouta  devant  Warthy  que,  s'il  sortait 
de  Ghantelle ,  ce  ne  serait  que  pour  se  rendre  à  quelques  lieues  de 
là  et  qu'il  ne  s'éloignerait  point.  —  a  Et  où  iriez-vous,  monseigneur? 
lui  dit  Warthy,  croyant  qu'il  lui  serait  impossible  de  fuir;  si  vous 
vouliez  sortir  du  royaume,  vous  ne  le  sauriez,  le  roi  y  a  pourvu  par- 
tout. —  Non,  non,  repartit  le  connétable,  je  ne  veux  point  sortir, 
car  j'ai  des  amis  et  des  serviteurs  (3).  » 

Warthy  prit  congé  de  lui  et  partit  accompagné  de  l'évêque  d'An- 
tun,  qui  portait  à  François  P'  une  sorte  d'ultimatum  ainsi  conçu  : 
((  Pourvu  qu'il  plaise  au  roy  luy  rendre  ses  biens,  monseigneur  d« 
Bourbon  promet  de  bien  le  servir  et  de  bon  cœur,  en  tous  endroits 
et  toutes  les  fois  qu'il  lui  conviendra.  En  témoing  de  ce,  il  a  signé 

(1)  Déposition  de  Warthj%  —  Mss.  Dupuy,  f.  33  v°. 

(2)  Déposition  de  W^arthy.  —  Ibid.,  f.  33  v»  et  34  r. 

(3)  Déposition  de  Perot  de  Warthy.  —  Ibid.,  484,  f.  35  v". 


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'902  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

les  présentes  et  prie  le  roy  qu'il  luy  plaise  pardonner  à  ceux  aux- 
quels il  veut  mal  pour  cette  affaire.  Charles  (1).  »  Le  connétable  ne 
comptait  aucunement  sur  cette  négociation,  et  en  se  séparant  de 
l'évêque  d'Autun,  il  lui  dit  :  «  Adieu,  mon  évêque,  je  m'en  vais  ga- 
gner Garlat,  et  de  Cariât  je  me  déroberai  avec  cinq  ou  six  chevaux 
pour  m' acheminer  en  Espagne.  »  L'évêque,  arrivé  dans  le  camp 
royal,  soutint  que  le  roi  devait  rendre  ses  terres  au  connétable,  s'il 
ne  voulait  pas  faire  éclater  en  France  la  plus  grande  guerre  qu'on  y 
eût  jamais  vue.  Le  surlendemain,  le  bâtard  de  Savoie  le  retint  pri- 
sonnier. Selon  le  désir  exprimé  par  le  connétable ,  le  maréchal  de 
Chabannes  n'en  avait  pas  moins  arrêté  ses  troupes  et  chargé  le  ba- 
ron de  Curton  d'aller  lui  dire  que  l'armée  ne  dépasserait  point  La 
Palisse,  et  convenir  du  lieu  où  ils  pourraient  conférer  ensemble; 
mais  Curton,  en  entrant  dans  Chantelle,  n'y  trouva  plus  le  connétable. 
Le  mardi  8  septembre,  vers  une  heure  du  matin,  le  connétable, 
monté  sur  sa  mule  et  suivi  de  tous  les  siens ,  avait  pris  le  chemin 
des  montagnes  (2).  Il  emportait  de  vingt-cinq  à  trente  mille  écus  d'or 
€Ousus  dans  douze  ou  quinze  casaques,  dont  chacune  était  confiée  à 
un  homme  de  sa  suite  (3).  Il  s'arrêta  un  moment  pour  entendre  la 
messe  à  Montaigut  en  Gombrailles,  après  avoir  fait  sept  lieues  de 
pays.  S' étant  ensuite  remis  en  route ,  il  passa  par  le  château  de  La- 
ifayette,  où  il  prit  son  vin,  et  dont  le  seigneur  eut  un  long  entretien 
•  avec  lui  et  l'accompagna  pendant  quelque  temps.  Il  parcourut,  non 
sans  effort,  dix-huit  lieues  dans  cette  première  journée,  et,  abattu 
;par  le  mal,  il  se  fit  déposer  deux  fois  sous  des  arbres,  presque  éva- 
noui (4) .  Il  alla  coucher  au  château  d'Herment,  où  l'avaient  précédé 
deux  de  ses  fourriers,  qui  avaient  averti  le  châtelain  Henri  Arnauld 
et  les  consuls  de  la  ville  de  préparer  les  logis  pour  le  connétable  et 
cent  vingt  chevaux  de  sa  suite  (5).  Arrivé  à  la  nuit  tombante  et  fort 
las,  il  se  jeta  sur  un  lit,  demanda  au  châtelain  Henri  Arnauld  la 
distance  qui  séparait  Herment  de  Cariât,  écrivit  une  lettre  à  la  no- 
blesse d'Auvergne  réunie  à  Riom  pour  l' arrière-ban,  et  se  retira 
après  avoir  soupe.  Les  gentilshommes  qui  lui  avaient  fait  cortège,  et 
qui  étaient  présens  le  soir  à  son  repas,  se  trouvèrent  à  cheval,. le 
lendemain,  à  deux  heures  après  minuit,  devant  le  château.  Ils 


(4)  Lettres  et  instructions  données  à  l'évêque  d'Autun,  envoyé  vers  le  roi  par  le  con- 
nétable. —  Mss.,  f.  25  et  26. 

(2)  Déposition  de  Saint-Bonnet.  —  Ibid.,  f.  48  r». 

(3)  Ibid.,  f.  50,  et  dépositions  de  Symone  Bryon,  f.  56  r%  et  de  Desguières,  f.  58  v\ 

(4)  «  Le  connétable  se  trouva  fort  las,  tellement  que  par  deux  fois  il  descendit  soubs 
quelques  arbres  fort  esvanoy  et  portant  très  mauvais  visage  embéguiné  d'un  couvre- 
chef.  »  —  Déposition  de  Desguières,  f.  58. 

(5)  Déposition  de  Henri  Arnauld,  châtelain  d'Herment.  —  Ibid.,  f.  93  r*. 


LE  CONNETABLE  DE  BOURBON.  903 

croyaient,  comme  on  l'avait  dit  la  veille,  aller  à  Cariât  (1).  Ce  ne 
fut  pas  sans  surprise  et  sans  mécontentement  qu'ils  apprirent  la 
fuite  du  connétable.  Un  de  ses  valets  de  chambre,  nommé  Bartholmé, 
leur  annonça  qu'il  était  parti  en  petite  compagnie.  François  du  Pe- 
loux,  qui  était  sans  doute  dans  sa  confidence,  et  qui  le  rejoignit 
bientôt  avec  quelques  autres,  s'écria  alors  :  Sauve  qui  peut,  «Il 
eût  mieux  valu,  dit  Robert  de  Grossone,  se  faire  tuer  avec  ses  gen- 
tilshommes que  s'exposer  à  être  pris  comme  un  valet.  Je  pense  m' être 
acquitté  de  la  nourriture  que  j'ai  reçue  chez  lui.  Yous  m'êtes  témoins 
que  je  ne  l'ai  pas  laissé,  c'est  lui  qui  me  laisse  (2).  »  La  troupe  se 
dispersa.  Peloux,  Lallière,  Tansannes,  Saint -Bonnet,  Desguières, 
Brion,  etc.,  se  sauvèrent  de  château  en  château,  emportant  avec 
eux  quelques-unes  des  casaques  doublées  d'écus  d'or,  et  se  dirigè- 
rent vers  la  Franche-Comté  (3). 

Le  connétable  n'avait  pas  encore  quitté  le  château  d'Herment.  Il 
s'était  enfermé  dans  sa  chambre  avec  ceux  qui  devaient  être  les 
compagnons  peu  nombreux  de  sa  fuite  (4).  A  l'aube  du  jour,  il  se 
mit  en  route,  précédé  du  châtelain  Henri  Arnauld,  qui  dut  lui  servir 
de  guide.  Il  avait  laissé  la  robe  de  velours  qu'il  portait  à  son  arri- 
vée, et  s'était  vêtu  d'une  robe  courte  de  laine  noire  appartenant  à 
l'un  de  ses  gens.  Deux  gentilshommes  de  ses  plus  affidés,  Pompe- 
rant  et  Godinières,  le  suivaient  seuls  avec  son  médecin,  Jean  de 
L'Hospital,  et  deux  de  ses  valets  de  chambre,  ayant  chacun  un  au- 
bergeon  rempli  d'or,  et  mettant  tour  à  tour  sur  la  croupe  de  leur 
cheval  une  petite  malle  qui  pesait  beaucoup  pour  son  volume,  et 
dans  laquelle  étaient  probablement  les  pierreries  et  les  joyaux  du 
connétable.  Le  châtelain  d'Herment  avait  reçu  défense  de  le  dési- 
gner, même  involontairement,  par  ses  respects,  et,  pour  qu'on  ne 
le  cherchât  point  sous  le  déguisement  qu'il  avait  pris,  le  connétable 
ne  se  distinguait  d'aucun  des  siens.  Ils  mangeaient  tous  à  la  même 
table,  et  quittaient  chaque  matin,  avant  le  jour,  le  gîte  où  ils  s'é- 
taient arrêtés  la  veille  (5) . 

Dans  la  première  journée,  les  fugitifs  arrivèrent  à  Condat.  Henri 
Arnauld  ne  connaissait  plus  la  route.  Le  connétable  prit  alors  pour 
guide  un  cordonnier  du  pays  qui  le  mena  jusqu'à  Farrières;  mais  là 


(1)  Mss.,  f.  93,  et  déposition  de  Saint-Bonnet,  f.  48  r". 

(2)  Déposition  de  Robert  de  Grossone,  ihid.,  f. 

(3)  D(^ position  de  Desguières,  f.  59. 

(4)  Déposition  du  châtelain  d'Herment,  f.  94  r". 

(5)  Tous  ces  détails  et  la  désignation  de  tous  les  lieux  par  où  passa  le  connétable  dans 
sa  fiute  sont  contraires  au  récit  de  Du  Bellay,  qui  a  servi  de  fondement  à  l'histoire  :  ils 
sont  tirés  de  la  déposition  d'Henri  Arnauld,  qui  accompagna  le  connétable  du  château 
d'Herment  au  château  de  Pomperant,  non  loin  de  Saint-Flour.  —  Ihid.^  fol.  92  à  98. 


904  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ni  le  châtelain  ni  le  cordonnier  <(  ne  savaient  plus  chemin  ni  voie.  » 
Cependant  le  connétable  les  garda  encore  l'un  et  l'autre  pour  pan- 
ser les  chevaux,  et  peut-être  aussi  afin  qu'ils  ne  missent  personne 
sur  ses  traces,  s'il  les  laissait  partir.  Il  avait  traversé  ce  jour-là  les 
montagnes  du  Cantal,  et,  se  dirigeant  tant  bien  que  mal  vers  l'est, 
il  alla  coucher  à  Ruynes,  au-dessous  de  Saint-Flour.  A  deux  lieues 
de  cette  ville ,  il  rencontra  sur  la  route  même  une  compagnie  de 
sept  ou  huit  cents  hommes  de  pied  du  pays  de  Gascogne,  qui  de 
Lyon  se  dirigeaient  du  côté  de  Rayonne,  sans  doute  afin  de  s'y  joindre 
à  Lautrec  et  de  l'aider  à  repousser  l'invasion  prévue  de  Charles- 
Quint.  Le  connétable  les  vit  passer  sans  se  cacher  d'eux  et  sans  en 
être  reconnu.  De  Ruynes,  il  fut  conduit  le  lendemain  au  château  de 
La  Garde  par  Pomperant,  qui  en  était  seigneur.  Il  demeura  quatre 
jours  pleins  dans  ce  château,  où  il  garda  son  déguisement  et  s'assit 
pendant  les  repas  au-dessous  de  Pomperant,  qui  tenait  le  haut  bout 
de  la  table.  x\*près  avoir  attendu  là,  du  vendredi  11  au  mardi  matin 
15  septembre,  des  nouvelles  qu'il  avait  envoyé  prendre  par  Rar- 
tholmé ,  et  qui  vraisemblablement  ne  le  satisfirent  pas ,  il  congédia 
ses  guides  et  se  remit  en  route. 

Où  alla-t-il?  Tout  ce  qu'il  avait  préparé,  sans  assez  de  prompti- 
tude et  de  précision,  avait  échoué.  Ses  menées  avaient  été  décou- 
vertes, ses  ruses  déconcertées,  ses  mouvemens  intérieurs  rendus 
impossibles.  François  P%  avec  une  défiance  opiniâtre  et  une  résolu- 
tion habile,  l'avait  attendu  à  Lyon  et  fait  poursuivre  en  Rourbon- 
nais.  La  place  de  Ghantelle  n'avait  pas  été  trouvée  suffisamment 
forte  pour  y  rester  et  pour  s'y  défendre  jusqu'à  la  venue  des  lans- 
quenets (1).  Il  n'était  pas  probable  que  Cariât  offrîj;  un  asile  plus  sûr, 
et  le  connétable  ne  songeait  pas  à  s'y  renfermer  après  avoir  licencié 
les  braves  et  nombreux  gentilshommes  dévoués  à  sa  fortune.  Ce 
qu'il  y  avait  de  mieux  pour  lui  était  d'aller  joindre  en  Franche- 
Comté  les  lansquenets  qu'il  ne  pouvait  plus  attendre  au  cœur  du 
royaume;  mais  les  chemins  étaient  gardés  de  ce  côté  par  les  troupes 
de  François  P%  qui  avait  fait  publier  sa  trahison  à  son  de  trompe  et 
promis  dix  mille  écus  d'or  à  qui  le  prendrait  ou  le  livrerait  (2).  C'est 
peut-être  ce  qui  le  décida  à  se  diriger  vers  l'Espagne,  après  avoir 
paru  dans  Cariât  sans  s'y  arrêter  (3).  Du  15  septembre  au  3  octo- 

(1)  Déposition  de  Warthy,  d'après  l'évêque  d'Autun.  t—  Mss.  484,  f.  36  r". 

(2)  «  Voulons  estpe  publié  à  son  de  trompe  que  s'il  y  en  a  aucun  qui  nous  livre  et 
mette  entre  les  mains  la  personne  du  dit  connestable,  que  nous  luy  donnerons  la  somme 
de  dix  mille  escus  d'or  soleil,  et  luy  ferons  d'autres  biens  et  honneurs  tant  qu'il  en 
sera  mémoire  perpétuelle  du  service  qu'il  aura  faict  à  la  couronne  et  chose  publique  de 
France.  »  Proclamation  de  François  1*%  de  Lyon,  septembre.  —  Mss.  Clairambault,  Mé- 
langes, vol.  XXXVI,  f.  8777. 

(3)  Déposition  du  châtelain  d'Herment.  —Ibid.,  f.  97  v*. 


LE  CONNETABLE  DE  BOURBON.  905 

bre  (1),  on  ne  sait  pendant  trois  semaines  ce  qu'il  fit  et  ce  qu'il  de- 
vint. Il  est  à  croire  seulement  qu'il  gagna,  à  travers  les  régions 
montagneuses  du  centre,  la  frontière  orientale  du  Languedoc,  qui 
était  à  Saulces,  au-dessus  de  Narbonne  (2),  pour  se  réunir  à  l'empe- 
reur, dont  les  troupes  auraient  dû  se  trouver  alors  en  Roussillon.  La 
frontière  cependant  était  gardée  par  le  maréchal  de  Foix,  et  l'armée 
de  Charles-Quint  n'avait  point  paru.  Le  connétable  rebroussa  chemin, 
remonta  vers  Lyon,  passa  le  Rhône  à  deux  reprises,  non  sans  diffi- 
culté et  surtout  sans  péril,  en  allant  du  Yi\^arais  dans  le  Viennois  et 
le  Dauphiné,  et  du  Dauphiné  dans  la  Franche-Comté.  Après  de  dan- 
gereuses rencontres  (3),  ayant  plusieurs  fois  traversé  ou  côtoyé  des 
bandes  de  soldats  qui  se  rendaient  au  camp  de  Lyon  ou  s'achemi- 
naient vers  l'Italie,  après  avoir  failli  tomber  entre  les  mains  de  ceux 
qui  le  cherchaient,  il  arriva  à  Saint-Claude  et  s'y  trouva  enfin  en 
sûreté.  Le  cardinal  de  Labaume,  évêque  souverain  de  Genève  et  zélé 
partisan  de  l'empereur,  lui  donna  une  forte  escorte  de  cavalerie,  et 
bientôt  il  fut  joint  par  Lurcy,  Lallière,  Du  Peloux,  Espinat,  Mont- 
bardon  Tansannes,  Le  Peschin,  et  la  plupart  de  ceux  qui  l'avaient 
quitté  à  Herment.  Il  fit  son  entrée  dans  Besançon  le  9  octobre,  et 
après  un  mois  perdu  depuis  son  départ  de  Chantelle  il  comptait  se 
mettre  à  la  tête  des  dix  mille  lansquenets  que  les  comtes  Guillaume 
et  Félix  de  Furstenberg  avaient  levés  pour  lui,  et  des  quatre  mille 
Vaudois  qu'il  avait  demandés  au  capitaine  Saint-Saphorin. 

François  I",  auquel  avait  échappé  Bourbon  et  qui  avait  ordonné 
la  saisie  de  ses  états,  fit  plusieurs  tentatives  encore  pour  enlever 
aux  ennemis  du  royaume  ce  dangereux  auxiliaire.  C'était  avec  peine 
qu'il  se  trouvait  détourné  de  son  expédition  d'Italie,  et  il  restait 
plein  d'inquiétudes  sur  la  fidélité  intérieure  de  la  France.  Il  offrit 
au  redoutable  fugitif  la  restitution  immédiate  de  ses  biens,  le  rem- 
boursement sur  le  trésor  royal  de  ce  qui  lui  était  dû,  le  rétablisse- 
ment de  ses  pensions  et  l'assurance  qu'elles  seraient  payées  avec 

(1)  «  Et  m'adverlissoit  ma  ditte  dame  (Marguerite  d'Autriche,  gouvernante  des  Pays- 
Bas)  de  l'arrivée  du  s'"  de  Bourbon  à  Besançon  environ  le  3^  du  mois  passé.  »  Lettre  de 
Louis  de  Praet  à  Charles  V,  du  7  novembre  1523.  Archives  impériales  et  royales  de 
Vienn". 

(2)  Louis  de  Praet  ayant  interrogé  un  gentilhomme  de  Savoie  que  le  duc  de  Bourbon 
avait  envoyé  à  Londres  pour  y  réclamer  l'exécution  du  traité,  sur  ce  qu'il  était  devenu 
après  avoir  quitté  ses  états,  ce  gentilhomme  lui  répondit  :  «  Qu'il  avoit  entendu  que  le 
dit  sieur  avoit  esté  jusques  aux  marches  et  frontières  de  Saulce,  à  intention  de  se  tirer 
devers  vostre  majesté;  mais  voyant  (ju'il  ne  povoit  passer  sans  grand  péril  et  dangier  de 
sa  personne,  s'estoit  mis  au  retour,  et  passant  à  trois  ou  quatre  lieues  près  de  Lyon,  où 
estoit  lors  le  roy  François,  arriva  à  Saint-Claude  en  vostre  comté  de  Bourgoingne,  auquel 
lieu  l'évesque  de  Genève  l'assista  de  gens  et  de  montures,  et  l'accompagna  jusques  au 
dit  Besançon.  »  —  Dépêche  de  Louis  de  Praet  à  l'empereur  du  9  novembre.  Ibid. 

(3)  D'après  le  récit  de  Du  Bellay;  —  tome  XVI  de  la  collection  Petitot,  p.  415  à  418. 


906  BEVUE    DES   DEUX   MONDES. 

exactitude.  Bourbon  refusa  tout.  «  Il  est  trop  tard,  »  répondit-il. 
L'envoyé  de  François  P""  lui  demanda  alors  de  rendre  l'épée  de  con- 
nétable et  le  collier  de  Tordre  de  Saint-Michel.  «  Yous  direz  au  roi, 
repartit  Bourbon,  qu'il  m'a  ôté  l'épée  de  connétable  le  jour  où  il 
m'ôta  le  commandement  de  l'avant- garde  pour  le  donner  à  M.  d'A- 
lençon.  Quant  au  collier  de  son  ordre,  vous  le  trouverez  à  Ghantelle 
sous  le  chevet  de  mon  lit  (1).  »  François  V"  eut  recours  aussi,  pour 
ramener  Bourbon,  à  la  duchesse  de  Lorraine,  sa  sœur,  qui  ne  réussit 
pas  mieux.  Après  l'avoir  fait  sonder,  elle  écrivit  à  François  P'"  que 
le  duc  son  frère  «  était  délibéré  de  suivre  son  entreprise,  et  qu'il  se 
proposait  de  tirer  vers  la  Flandre ,  par  la  Lorraine ,  avec  dix-huit 
cents  chevaux  et  dix  mille  hommes  de  pied,  et  de  se  joindre  au  roi 
d'Angleterre  (2).  » 

Selon  le  plan  convenu,  les  troupes  de  la  coalition  devaient  atta- 
quer la  France  sur  plusieurs  points.  Prospero  Golonna,  qui  com- 
mandait en  Italie  l'armée  impériale,  avait  reçu  de  Charles-Quint 
l'ordre  de  pénétrer  en  Provence,  lorsqu'il  aurait  repoussé  l'armée 
française,  conduite  dans  la  Lombardie  par  l'amiral  Bonnivet  (3).  Sur 
la  frontière  du  nord-ouest,  l'invasion  avait  déjà  commencé  de  la 
part  des  Anglais  et  des  Flamands.  Henri  YIIÏ  n'avait  pas  attendu 
l'issue  de  la  négociation  dont  il  avait  chargé  sir  John  Russell  auprès 
du  duc  de  Bourbon  pour  entrer  en  campagne.  Il  avait  embarqué, 
sous  les  ordres  de  son  beau-frère  le  duc  de  Suflblk,  quinze  mille 
hommes  de  pied  et  environ  mille  chevaux.  Cette  armée,  fort  résolue 
et  bien  payée,  avait  pris  terre  à  Calais  avant  la  fm  d'août  (A).  Dès 
les  premiers  jours  de  septembre,  le  comte  de  Buren  s'était  réuni  à 
elle  avec  trois  mille  hommes  de  cavalerie  des  Pays-Bas,  trois  ou 
quatre  mille  lansquenets  et  deux  mille  deux  cents  chariots  pour 
transporter  les  munitions  et  les  bagages  des  troupes  combinées  (5). 
Dans  le  même  temps  que  les  Anglo-Flamands  marchaient  en  Pi- 
cardie, les  dix  mille  Allemands  levés  par  les  comtes  de  Furstenberg 


(i)  Mss.  de  la  Bibliothèque  impériale.  —  Glaîrambault,  Mélanges,  vol.  36,  f.  8771.  — 
Du  Bellay,  collection  Petitot,  t.  XVII,  p.  418.  —  Brantôme,  Vies  des  grands  Capitaines^ 
Bourbon,  t.  I",  p.  182. 

(2)  Lettre  de  Renée  de  Bourbon  à  François  I"  du  14  octobre  1523,  —  Mss.  Dupuy, 
V.  484,  f.  102. 

(3)  Lettre  de  Charles  V  au  duc  de  Sessa,  du  13  juillet,  dans  la  Correspondance  de 
Charles-Quint  avec  Adrien  VI  et  le  duc  de  Sessa ,  publiée  par  M.  Gachard.  —  In-S", 
Bruxelles,  1859,  p.  193. 

(4)  History  ofthe  Reign  of  Henry  VIII,  etc.,  by  Sharon  Turner,  third  edit.  1828,  1. 1", 
p.  112,  etc.  — Turner  raconte  toute  cette  guerre  en  France  et  en  Ecosse  en  se  servant 
des  papiers  d'état  et  des  documens  authentiques. 

(5)  Advertissement  du  Gueldrois  venant  d'Angleterre  sur  l'état  de  l'armée  anglaise,  de 
Calais,  etc.  —  Très  curieux  et  très  exact.  —Mss.  484,  f.  105  à  108. 


p 


LE  CONNETABLE  DE  BOURBON.  907 

avaient  paru  vers  la  Bresse,  prêts  à  pénétrer  en  France  par  la  fron- 
tière de  l'est.  Au  sud,  les  Espagnols,  renforcés  par  les  lansquenets 
que  Charles-Quint  avait  fait  venir  de  Zélande,  traversaient  les  Py- 
rénées dans  l'intention  de  se  porter  sur  Bayonne  et  sur  un  autre 
point  important  de  la  Guienne,  dont  l'empereur  croyait  se  rendre 
maître  facilement  à  l'aide  des  intelligences  qu'il  s'y  était  ména- 
gées (I). 

François  I"  semblait  pris  au  dépourvu.  Il  avait  envoyé  la  plus 
grande  partie  de  ses  forces  en  Italie  et  en  Ecosse  pour  s'emparer 
du  Milanais  et  inquiéter  par  une  diversion  le  roi  d'Angleterre.  Tan- 
dis qu'au  dehors  il  prenait  ainsi  l'offensive,  il  avait  négligé  la  dé- 
fense de  ses  propres  états.  Hormis  quelques  places  de  la  frontière, 
telles  que  Boulogne,  Thérouanne,  Douions,  etc.,  qui  étaient  bien 
fortifiées,  les  villes  de  l'intérieur  n'avaient  ni  remparts  pour  les  pro- 
téger, ni  garnisons  pour  les  défendre.  Si  les  ennemis  marchaient 
droit  sur  Paris,  comme  ils  en  avaient  le  projet,  il  était  à  craindre 
qu'aucun  obstacle  ne  les  empêchât  d'y  entrer.  Le  vaillant  et  expé- 
rimenté seigneur  de  La  Trémouille,  que  François  V^  avait  chargé 
de  secourir  la  Picardie,  dès  qu'il  avait  appris  la  descente  des  Anglais 
dans  cette  province,  n'y  avait  trouvé  que  fort  peu  de  monde  à  leur 
opposer  (2).  Avec  les  faibles  troupes  dont  il  disposait,  La  Trémouille 
avait  cherché,  par  d'habiles  et  rapides  manœuvres,  à  arrêter  ou  à 
troubler  la  marche  des  Anglo-Flamands.  Ceux-ci  avaient  paru  de- 
vant Doulens,  qu'ils  avaient  sommé  de  se  rendre;  mais  cette  ville, 
assez  forte  pour  exiger  un  siège  régulier,  leur  ayant  résisté,  ils 
avaient  passé  outre  après  être  restés  quelques  jours  sous  ses  mu- 
railles. Ils  s'étaient  avancés  vers  Bray-sur-Somme,  qu'ils  avaient 
pris  et  brûlé,  afin  de  donner  l'épouvante  aux  autres  villes  et  de  les 
déterminer  à  ouvrir  leurs  portes  dans  la  crainte  d'essuyer  un  sort 
semblable.  Franchissant  la  rivière,  dont  les  troupes  françaises  leur 
disputèrent  vainement  le  passage,  ils  se  portèrent,  après  les  avoir 
culbutées,  devant  Roye  et  devant  Montdidier,  qui  n'hésitèrent  pas 
à  les  recevoir.  De  cette  ville,  où  ils  crurent  que  les  lansquenets  du 
duc  de  Bourbon  pourraient  les  joindre  pour  marcher  en  force  sur 
Paris,  leurs  coureurs  se  montrèrent  jusqu'à  Compiègne,  Clermont- 
en-Beauvoisis  et  Senlis  (3).  Ces  villes,  effrayées,  firent  demander  du 

(1)  Lettre  de  Charles-Quint  au  duc  de  Sessa  du  4  oct.  Correspondance,  etc.,  p.  198.— 
Du  Bellay,  t.  XVII,  p.  424. 

(2)  ((  Le  pays  estoit  merveilleusement  mal  porveu;...  il  n'y  avoit  gens  de  pied  ni 
gendarmerie,  n  Lettre  de  d'Escars,  écrite  le  il  septembre  de  Montreuil  au  chancelier  du 
Bourbonnais  Popillon.  —  Mss.,  vol.  484,  f.  110.  —  Du  Bellay,  t.  XVII,  p.  434. 

(3)  Lettre  de  François  I"  à  l'amiral  Bonnivet  et  au  maréchal  de  Montmorency,  du 
22  octobre,  dans  les  Mss.  Balaze,  v.  \^S  f.  200.  -  Journal  d'un  Bourgeois  de  Pans, 
p.  170  à  174. 


908  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

secours  à  Paris,  en  annonçant  que,  hors  d'état  de  se  défendre,  elles 
se  rendraient  à  l'ennemi  dès  qu'il  arriverait  sous  leurs  murailles. 
Paris  n'était  pas  dans  un  effroi  moins  grand.  Le  prévôt  des  mar- 
chands et  les  échevins  dépêchèrent  en  poste  un  messager  à  Lyon, 
pour  avertir  le  roi  du  danger  où  était  la  capitale  du  royaume.  Les 
quarteniers  et  les  dizainiers  allèrent  de  maison  en  maison  afin  d'en- 
rôler les  habitans  qui  devaient  prendre  les  armes  et  garder  la  ville. 
On  s'attendait  chaque  jour  à  voir  déboucher  les  Anglais  et  les  Fla- 
mands dans  la  plaine  de  Saint-Denis,  et,  pour  mieux  entendre  tous 
les  bruits  qui  avertiraient  de  leur  approche,  il  fut  interdit  de  sonner 
les  cloches  à  la  solennité  de  la  Toussaint  (1). 

Le  l^'"  novembre,  le  duc  de  Vendôme  arriva  dans  Paris,  où  Chabot 
de  Brion  était  entré  la  veille.  François  P''  les  y  avait  envoyés  l'un  et 
l'autre  de  Lyon,  celui-ci  afin  de  raffermir  les  habitans  et  de  faire 
prendre  sur-le-champ  les  mesures  nécessaires  à  la  sûreté  de  la  ville, 
celui-là  pour  en  être  le  gouverneur  à  la  place  de  son  frère,  le  comte 
de  Saint-Paul,  qui  était  à  l'armée  d'Italie.  Brion,  le  jour  même  de 
son  arrivée,  se  présenta  au  parlement,  qu'il  convoqua  extraordinai- 
rement  de  la  part  du  roi  (2).  Il  y  exposa  avec  une  patriotique  véhé- 
mence tout  ce  qu'avait  de  criminel  et  de  dangereux  la  trahison  du 
connétable,  devenu  l'ennemi  du  royaume  comme  du  roi,  puisqu'il 
menaçait  l'intégrité  de  l'un  ainsi  que  la  couronne  de  l'autre.  Il  pré- 
tendit même  que  l'empereur,  le  roi  d'Angleterre  et  le  duc  de  Bour- 
bon avaient  projeté  de  partager  le  royaume  quand  le  roi  aurait  passé 
les  monts,  que  le  duc  de  Bourbon  devait  faire  couronner  le  roi  d'An- 
gleterre dans  Paris,  qui  serait  compris  au  lot  de  ce  prince  avec  l'Ile- 
de-France,  la  Picardie,  la  Normandie  et  la  Guienne,  qu'à  l'empereur 
demeureraient  la  Bourgogne,  la  Champagne,  le  Lyonnais,  le  Dau- 
phiné,  le  Languedoc  et  la  Provence ,  que  le  duc  de  Bourbon  aurait 
le  Poitou,  l'Anjou,  le  Maine,  la  Touraine,  le  Berri,  l'Auvergne,  réunis 
à  ses  pays  patrimoniaux,  avec  150,000  écus  d'or  que  lui  paieraient 
l'empereur  et  le  roi  d'Angleterre,  qui  le  reconnaîtraient  et  le  laisse- 
raient régent  en  France.  Après  avoir  affirmé,  au  nom  du  roi,  les  par- 
ticularités supposées  de  ce  dépècement  du  royaume,  afin  de  rendre 
plus  odieux  le  grand  traître  et  les  ennemis  invétérés  auxquels  en  était 
attribué  le  dessein.  Chabot  de  Brion  annonça  que  le  roi  s'occupait  à 
délivrer  ses  frontières  envahies.  Il  fit  connaître  les  mesures  mili- 
taires qu'il  avait  prises,  et  il  insista  principalement  sur  l'importance 
qu'il  attachait  à  la  possession  de  Paris  :  «  Le  seigneur  roi,  dit- il, 
plutôt  que  de  perdre  Paris,  aimeroit  mieux  se  perdre  lui-même.  Il 

,  i(i)  Journal  d'un  Bourgeois  de  Paris,  p.  174  à  178.  • 
(2)  Relation  de  cette  séance  dans  les  Mss.  Glairambault.  Mélanges,  vol,  36,  f.  8729. 


LE  CONNÉTABLE  DE  BOURBON.  909 

est  délibéré  de  vivre  et  de  mourir  avec  ceux  de  la  ville  de  Paris,  et 
s'apprête  à  les  défendre.  S'il  en  étoit  empêché  et  n'y  pouvoit  venir 
en  personne,  il  y  enverroit  femme,  enfans,  mère  et  tout  ce  qu'il  a, 
car  il  est  assuré  que  quand  il  auroit  perdu  le  reste  du  royaume  et 
qu'il  auroit  la  ville  d.e  Paris,  il  recouvre roit  aisément  ce  qu'il  auroit 
perdu.  »  Il  ajouta  que  le  roi,  resté  encore  à  Lyon  pour  repousser  les 
périls  qui  de  divers  côtés  fondaient  sur  le  royaume,  consultait  sa 
cour  de  parlement,  et  lui  demandait  de  pourvoir  à  la  conservation 
de  son  état.  Les  présidens  et  les  conseillers  du  parlement  répon- 
dirent qu'ils  étaient  prêts  à  faire  pour  le  roi  ce  que  leurs  prédéces- 
seurs avaient  fait  en  pareil  cas  pour  les  rois  précédens,  que  ceux 
de  la  compagnie  et  ceux  de  la  ville  de  Paris  le  serviraient  et  lui  obéi- 
raient, qu'il  leur  déplaisait  que  messire  Charles  de  Bourbon  eût  été 
si  mal  conseillé  de  prendre  autre  parti  que  celui  du  roi,  et  que 
c'étaient  là  des  matières  de  grosse  importance  auxquelles  la  cour  ne 
saurait  pourvoir.  Ils  ajoutèrent  qu'ils  accompliraient  les  volontés  du 
roi  comme  de  vrais  et  loyaux  sujets  y  étaient  tenus. 

Le  surlendemain,  le  duc  de  Vendôme,  le  seigneur  de  Brion  et  les 
principaux  membres  du  parlement  se  rendirent  à  l'Hôtel-de-Yille,  où 
les  attendaient  le  prévôt  des  marchands  et  les  échevins.  Là  Vendôme 
fit  des  communications  semblables  à  celles  qu'avait  faites  Brion.  L'as- 
semblée décida  de  pourvoir  tout  de  suite  à  la  défense  de  Paris.  Elle 
prescrivit  d'y  creuser  des  tranchées  et  d'y  élever  des  remparts  du 
côté  de  la  Picardie.  Une  taille  de  seize  mille  livres  fut  imposée  aux 
habitans  pour  solder  deux  mille  hommes  de  pied.  On  leva  les  francs 
archers  de  la  prévôté  et  de  la  vicomte  de  Paris  qui  n'avaient  pas  été 
convoqués  depuis  bien  longtemps.  Le  prévôt  des  marchands  et  les 
échevins  ordonnèrent  de  tendre  les  chaînes  de  fer  aux  lieux  accoutu- 
més, et  l'on  se  mit  à  l'œuvre  pour  remparer  les  faubourgs  de  Saint- 
Honoré  et  de  Saint-Denis  et  les  enceindre  de  grands  fossés  (1). 


IV. 

François  I"^  était  à  Lyon  plein  d'alarmes.  Il  y  était  resté  avec  une 
partie  des  troupes  qui  devaient  descendre  en  Italie.  L'attaque  com- 
binée des  ennemis  qui  envahissaient  la  France  par  plusieurs  côtés , 
l'évasion  heureuse  du  connétable  qui  s'entourait  d'hommes  d'armes 
et  levait  des  gens  de  pied  en  Franche-Comté  dans  l'intention  de  les 
joindre  aux  lansquenets  et  de  marcher  ensuite  vers  Paris  de  concert 
avec  les  Anglais  et  les  Flamands,  le  décidèrent  aux  efforts  les  plus 
grauds,  quoique  les  moins  prompts,  afin  de  préserver  son  royaume. 

(1)  Journal  d'un  Bourgeois  de  Paris,  p.  178  à  180. 


910  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

Pendant  que  Chabot  de  Brion  et  le  duc  de  Vendôme  se  rendaient 
dans  la  capitale  menacée,  il  avait  donné  l'ordre  au  grand-sénéchal 
de  Brezé  de  lever  six  mille  hommes  de  pied,  de  réunir  tous  les  gen- 
tilshommes de  Normandie  et  de  les  conduire  sur  ce  point  avec  les 
cent  lances  de  la  compagnie  de  Lude.  Il  avait  prescrit  de  mener  en 
Picardie  les  quatre  cents  hommes  d'armes  qui  étaient  en  Bretagne 
et  de  transporter  d'Orléans  à  Paris  vingt-cinq  grosses  pièces  d'artil- 
lerie sur  roues.  Il  avait  en  même  temps  chargé  le  comte  de  Guise  et 
le  comte  d'Orval,  ses  lieutenans  en  Bourgogne  et  en  Champagne, 
de  veiller  à  la  défense  de  leur  province,  d'y  entraver  la  marche  des 
lansquenets  avec  les  troupes  qu'ils  avaient  sous  la  main,  qu'il  ren- 
força des  compagnies  d'hommes  d'armes  des  ducs  d'Alençon  et  de 
Yendôme.  Ils  devaient  retirer  les  vivres  du  plat  pays,  rompre  les 
fers  des  moulins ,  abattre  les  fours ,  empêcher  ainsi  les  Allemands 
de  subsister  sur  leur  route  et  les  assaillir,  quand  ils  pourraient  le 
faire  avec  assez  de  monde  et  de  succès.  «  En  toutes  choses,  écrivait 
François  P%  sera  si  bien  pourvu  de  tous  costez  que  j'espère,  moyen- 
nant l'aide  de  Dieu,  les  contraindre  à  se  retirer  à  leur  grosse  honte, 
perte  et  dommage  (1).  » 

11  n'était  pas  non  plus  sans  crainte  sur  l'état  intérieur  du  royaume. 
Il  croyait  la  conjuration  plus  étendue  et  plus  redoutable  qu'elle  ne 
l'était  réellement.  Bien  qu'il  en  eût  saisi  les  principaux  complices 
ou  qu'il  les  eût  forcés  à  se  dérober  aux  poursuites  en  sortant  de 
France,  comme  l'avait  fait  le  comte  de  Penthièvre,  il  craignait 
que  Bourbon  n'eût  beaucoup  d'adhérens  secrets  prêts  à  se  soulever 
en  sa  faveur.  Il  avait  fait  transporter  au  château  de  Loches  Saint- 
Vallier,  Aymard  de  Prie ,  les  évêques  d'Autun  et  du  Puy,  le  chan- 
celier du  Bourbonnais  Popillon ,  seigneur  de  Parey,  et  sur  ses  ordres 
LaTrémouille  y  avait  envoyé  d'Escars,  qui  servait  en  Picardie  et  dont 
il  avait  appris  ou  soupçonné  la  complicité.  Il  avait  désigné  pour  les 
entendre  et  les  juger  le  premier  président  du  parlement  de  Paris 
de  Selve ,  le  président  des  enquêtes  de  Loynes ,  le  maître  des  re- 
quêtes Salât  et  le  conseiller  Papillon.  Ces  commissaires  procédaient 
avec  une  régularité  que  François  P""  trouva  intempestive  et  mon- 
traient des  ménagemens  qui  le  surprirent.  Il  les  pressa  de  pénétrer 
jusqu'au  fond  de  la  conjuration  dont  l'entière  connaissance  importait 
à.  la  trajiquillité  royale  et  intéressait  la  sécurité  publique.  «  Messire 
Charles  de  Bourbon,  leur  écrivit-il,  est  avec  un  gros  nombre  d'Alle- 
mands entré  en  armes  dans  la  Bourgogne;  les  rois  d'Espagne  et 
d'Angleterre  sont  aussi  en  armes  contre  nous  et  nostre  royaulme  à 

(l)  Lettre  de  François,  du  27  octobre,  à  l'amiral  Bonnivet  et  au  maréchal  de  Montmo- 
rency. Ms9.  Baluze,  n»  ^J^,  f.  180.  —  Journal  d'un  Bourgeois  de  Paris,  p.  180,  181.  — 
Du  Bellay,  t.  XYII,  p.  421,  422. 


LE  CONNETABLE  DE  BOURBON.  911 

grosse  puissance,  sur  le  fondement  de  cette  conjuration  prétendant 
y  avoir  des  intelligences  qui  se  déclareront  quand  ils  seront  dans  le 
pays.  Il  est  donc  besoin  que  vacquiez  à  cette  affaire  avec  la  plus 
grande  diligence  et  que  tiriez  la  vérité  de  ceux  que  vous  avez  entre 
les  mains,  par  torture  ou  autrement,  toutes  choses  cessantes.  L'af- 
faire en  soi  est  privilégiée,  et  il  n'est  requis  d'y  garder  les  solemni- 
tez  que  l'on  fait  en  aultres  cas.  La  vérité  sceue  à  heure  et  à  temps, 
on  pourra  obvier  à  plus  gros  inconvénielit ,  ce  qui  seroit  impossible 
après  que  les  fauteurs  de  la  conjuration  se  seroient  déclarés  en  por- 
tant faveur,  aide  et  secours  à  nos  ennemis.  Nous  vous  prions  de 
rechef  de  bien  peser  cela  et  de  nous  oster  de  la  peine  où  nous 
sommes  (1).  » 

Peu  satisfait  des  lenteurs  des  commissaires  et  des  aveux  insuffi- 
sans  qu'ils  avaient  obtenus  des  prisonniers,  courroucé  des  disposi- 
tions à  l'indulgence  qu'ils  laissaient  apercevoir,  il  leur  adressa  dix 
jours  après  une  lettre  plus  vive,  en  leur  reprochant  de  ne  lui  avoir 
rien  appris  qu'il  ne  sût  déjà,  et  de  ne  pas  répondre  à  sa  confiance 
par  leur  dévouement,  a  La  conspiration,  déloyauté,  parjurement  et 
trahison  de  Charles  de  Bourbon,  leur  dit-il,  est  plus  que  notoire, 
puisqu'il  est  en  armes  contre  nous  et  nostre  royaulme  avec  nos  en- 
nemis; mais  ce  qui  est  nécessaire  à  sçavoir  et  où  gist  le  fonde- 
ment de  l'affaire  pour  la  conservation  de  nous,  de  nos  sujets,  estât 
et  royaulme,  est  d'entendre  quels  sont  ceux  qui  tiennent  la  main  à 
la  dite  conspiration,  car  il  n'est  pas  vraisemblable  que  Charles  de 
Bourbon  eût  entrepris  une  telle  folie,  s'il  n'eût  trouvé  gens  sur  les- 
quels il  comptât  pour  en  conduire  l'exécution...  Afin  que  nous  sa- 
chions à  qui  nous  devons  nous  fier  et  de  qui  nous  devons  nous  dé- 
fier, il  est  besoin  de  connoître  ceux  qui  tiennent  le  parti  du  dit 
Bourbon...  Advisez  de  mettre  prompte  fin  en  cette  affaire,  qui  est  de 
l'importance  et  conséquence  que  chacun  connoît.  Il  ne  faut  y  pro- 
céder froidement,  mais  virilement  et  vertueusement,  et  n'épargner 
ceux  qui  ont  été  si  méchans,  déloyaux,  parjures  et  traîtres  que  de 
savoir,  sans  la  révéler,  la  menée  qui  se  faisoit,  et  que  nos  enne- 
mis exécutent  pour  ruiner  entièrement  nous,  nos  enfans,  sujets  et 
royaume  (2).  »  Il  se  reiusait  à  renvoyer  la  connaissance  et  la  déci- 
sion du  procès  au  parlement,  comme  le  lui  insinuaient  les  commis- 
saires, dont  il  accusait  la  faiblesse  et  gourmandait  la  timidité.  «  Nous 
vous  avons  choisis,  leur  disait-il,  pour  votre  savoir,  votre  prudhom- 
mie  et  la  singulière  foi  qu'avons  en  vous.  Montrez  que  vous  êtes  tels 
que  jusques  ici  nous  vous  avons  estimés,  et  ne  nous  donnez  pas  à 

(1)  Lettre  de  François  P%  écrite  de  Lyon  le  20  octobre,  dans  le  Mss.  48i,  f.  129. 

(2)  Lettre  de  François  I",  écrite  le  1*'  novembre,  aux  commissaires  délégués  pour 
instruire  le  procès.  —  Ibid.,  f.  129  v"  à  131  V. 


912  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

connoître  que  par  pusillanimité  vous  voulez  vous  décharger  de  cette 
affaire.  Il  faut  découvrir,  et  par  torture,  si  besoin  est,  quels  sont  les 
conjurateurs  et  conspirateurs,  afin  que  nous  y  pourvoyions  à  temps 
et  ne  soyions  pas  surpris.  Saint-Yallier  et  d'Escars  savent  tout... 
Nos  ennemis  sont  de  tous  costés  en  nostre  royaulme,  et  Bourbon  fait 
gros  amas  de  gens  du  costé  de  cette  ville.  Vous  voyez  l'imminent 
péril  qui  est  à  nos  portes.  Parquoy  pourvoyez-y  en  sorte  que  mal, 
dont  Dieu  nous  veuille  garder,  ne  nous  advienne.  » 

Heureusement  le  péril  se  dissipa  plus  vite  qu'il  ne  devait  l'espé- 
rer, et  moins  par  la  prévoyance  de  ses  mesures  que  par  les  hésita- 
tions, le  défaut  de  concert  et  l'impuissance  de  ses  ennemis.  L'armée 
anglo-flamande  n'avait  pas  continué  sa  marche  sur  Paris.  Elle  avait 
voulu  auparavant  opérer  sa  jonction  avec  les  lansquenets  du  duc  de 
Bourbon,  au-devant  desquels  elle  était  allée  vers  les  confins  de  la 
Picardie  et  de  la  Champagne.  Ceux-ci,  après  avoir  attendu  quelque 
temps  le  connétable,  que  sa  fuite  au  sud  de  la  France  avait  empê- 
ché de  se  mettre  à  leur  tête,  s'étaient  dirigés  du  côté  de  l'ouest 
pour  se  réunir  à  l'armée  anglo-flamande  (1).  Conduits  par  les  comtes 
Guillaume  et  Félix  de  Furstenberg,  ils  avaient  assiégé  et  pris  la 
place  de  Goiffy  à  six  lieues  de  Lan  grès.  Passant  ensuite  la  Meuse 
au-dessus  de  Neufchâteau,  ils  avaient  tourné  vers  la  partie  occiden- 
tale de  la  Champagne,  et  s'étaient  emparés  du  château  de  Monte- 
claire,  près  de  la  Marne,  entre  Chaumont  et  Joinville  (2)  ;  mais  là  ils 
rencontrèrent  des  obstacles  qu'ils  ne  purent  pas  surmonter.  Le 
comte  de  Guise,  avec  sa  compagnie  d'hommes  d'armes  et  les  com- 
pagnies de  Vendôme  et  d'Alençon,  que  François  I"  avait  envoyées 
en  Bourgogne,  s'était  joint  au  comte  d'Orval  à  Chaumont.  Il  côtoya 
les  lansquenets,  qui  manquaient  de  chevaux,  et  les  empêcha  de  four- 
rager. Il  les  harcela  à  tel  point  qu'il  les  réduisit  à  mourir  de  faim 
ou  à  battre  en  retraite.  Les  lansquenets  se  décidèrent  à  prendre  ce 
dernier  parti.  Sans  attendre  que  le  connétable,  qui  levait  un  peu  tard 
de  la  cavalerie  en  Franche-Comté,  vînt  les  renforcer  et  les  secourir, 
ils  retournèrent  sur  leurs  pas.  Ils  repassèrent  la  Meuse  à  Neufchâ- 
teau, et  entrèrent  en  Lorraine  après  avoir  perdu  beaucoup  de  monde 
au  passage  de  la  rivière,  où  le  comte  de  Guise  les  devança,  les  sur- 
prit et  les  culbuta. 

Privée  de  ce  renfort,  l'armée  anglo-flamande  n'osa  pas  s'avancer 
davantage.  Bien  que  Henri  YIII  eût  préparé  l'envoi  de  six  mille 
hommes  de  plus  sur  le  continent,  la  guerre,  que  les  confédérés  étaient 
convenus  de  ne  pas  même  suspendre  pendant  l'hiver  (3) ,  devint 

(1)  Dépêche  de  L.  de  Praet  du  10  octobre.  —  Arch.  imp.  et  roy.  de  Vienne. 

(2)  Mémoires  de  Du  Bellay,  t.  XVII,  p.  431,  432. 

(3)  Dépêche  de  L.  de  Praet  à  l'empereur  du  9  novembre  {Archives  imp.  et  roy. 


LE  CONNETABLE  DE  BOURBON.  913 

impossible  à  continuer  de  leur  part.  La  gouvernante  des  Pays-Bas, 
Marguerite  d'Autriche ,  déclara  que  toutes  ses  ressources  étaient 
épuisées,  qu'elle  n'avait  plus  d'argent,  qu'elle  ne  pouvait  pas  sol- 
der plus  longtemps  les  troupes  flamandes  commandées  parle  comte 
de  Buren.  Si  les  Anglais  voulaient  conserver  ce  corps  auxiliaire,  elle 
offrait  de  le  leur  laisser,  pourvu  qu'ils  le  payassent  (1).  Ce  n'était 
pas  l'intention  de  Henri  YIII,  dont  les  dépenses  avaient  été  t^ès  con- 
sidérables sans  être  bien  fructueuses.  Il  avait  eu  à  entretenir  plu- 
sieurs armées,  et  celle  qui  avait  envahi  la  France,  et  celle  qui, 
après  avoir  défendu  les  frontières  de  l'Angleterre  contre  les  attaques 
du  duc  d'Albany,  avait  pénétré  en  Ecosse,  qu'elle  avait  ravagée,  et 
celle  qui  gardait  le  canal  de  la  Manche.  Il  se  plaignit  vivement  du 
départ  trop  prompt  des  lansquenets,  qui  s'étaient  éloignés  sans 
avoir  rien  fait;  des  lenteurs  du  duc  de  Bourbon,  qui  n'avait  su  ni 
soulever  ses  états,  ni  rejoindre  à  temps  la  troupe  levée  pour  lui;  de 
l'abandon  où  la  gouvernante  des  Pays-Bas  laissait  les  Anglais  en  Pi- 
cardie, s'il  ne  prenait  pas  à  sa  solde  le  corps  auxiliaire  qui  devait 
être  défrayé  par  l'empereur  ;  de  la  discontinuation  d'une  guerre  qu'on 
s'était  engagé  à  poursuivre  durant  l'hiver.  Il  trouva  que  c'était  le 
charger  de  tout  le  fardeau  de  l'entreprise,  dont  les  avantages  étaient 
certains  pour  l'empereur  et  fort  éventuels  pour  lui.  Il  refusa  de 
garder  à  ce  prix  les  troupes  flamandes,  qui  faute  de  paiement  se 
replièrent  sur  Yalenciennes.  L'armée  anglaise  à  son  tour  fut  obligée 
de  repasser  la  Somme.  N'ayant  plus  de  cavalerie,  réduite  chaque 
jour  en  nombre  par  le  mauvais  temps  et  les  maladies,  elle  aban- 
donna Montdidier,  Roye,  Bray,  qu'elle  pilla,  et  le  duc  de  Suffolk  la 
reconduisit  à  Calais,  où  elle  rentra  vers  la  fm  de  novembre  (2). 

Les  plans  des  confédérés,  qui  n'avaient  réussi  ni  au  centre  du 
royaume  par  un  soulèvement,  ni  au  nord  par  une  invasion,  n'eu- 
rent pas  une  meilleure  issue  au  midi,  par  l'irruption  qu'y  fit  Char- 
les-Quint. Avec  vingt-cinq  mille  fantassins,  trois  mille  hommes 
d'armes  et  trois  mille  chevau-légers,  l'empereur  devait  franchir  les 
Pyrénées  en  même  temps  que  l'armée  de  Henri  YIII  passerait  La 
Manche;  mais  il  avait  annoncé  plus  qu'il  ne  pouvait  accomplir.  Outre 
une  certaine  lenteur  naturelle,  qui  du  caractère  s'étendait  à  la  con- 
duite, et  qui,  dans  ce  qu'il  faisait,  le  mettait  constamment  en  retard 
sur  ce  qu'il  voulait,  il  était  retenu  par  la  pénurie  de  ses  moyens. 
Ses  forces  se  trouvaient  toujours  disproportionnées  à  ses  desseins. 

(le  Vienne).  —  Lettre  de  Wolsey  à  Sampson  et  à  Jernigam ,  ambassadeurs  d'Henri  VIII 
auprès  de  Charles  V,  du  8  novembre  {State  Papers,  vol.  VI,  p.  185  à  187). 

(1)  Ibid.  Dépêches  du  19  novembre  et  du  9  décembre. 

(2)  Dépêches  des  9  et  19  novembre  et  du  9  décembre.  Ibid.  —  Lettre  de  Wolsey  à 
Sampson  et  h  Jernigam  du  4  décembre.  State  Papers,  t.  VI,  p.  201  à  206. 


91  à  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Moins  actif  qu'opiniâtre,  il  était  aussi  plus  entreprenant  que  puis- 
sant. L'argent  lui  manquait  sans  cesse.  Afin  de  payer  l'armée  qui 
défendait  l'Italie,  de  fournir  à  la  solde  des  lansquenets  de  Bourbon, 
d'entretenir  le  corps  auxiliaire  des  Pays-Bas,  de  former  et  de  mettre 
en  mouvement  les  troupes  destinées  à  envahir  le  sud  de  la  France, 
il  lui  en  fallait  beaucoup  plus  qu'il  n'en  avait.  Il  avait  demandé  aux 
cortès  d^s  subsides  qui  lui  étaient  accordés  avec  parcimonie  et  par 
annuités  (1).  Il  avait  taxé  les  ordres  de  chevalerie,  imposé  le  clergé, 
levé  la  cruzada^  pris  même  l'argent  venu  des  Indes,  et  dont  la  plus 
grande  partie  appartenait  à  ses  sujets  (2).  Néanmoins  les  sommes 
qu'il  avait  retirées  ou  qu'il  s'appropriait  ainsi  étaient  insuffisantes 
pour  ses  besoins. 

Charles-Quint  avait  eu  de  plus  à  lutter  contre  la  mauvaise  vo- 
lonté de  ses  peuples.  Les  grands  de  Gastille,  qui  avaient  naguère 
soumis  les  comuneros,  conservaient  le  vieil  esprit  de  l'indépendance 
espagnole  et  ne  se  montraient  pas  disposés  à  seconder  ses  projets 
extérieurs;  ils  lui  avaient  amené  beaucoup  moins  de  troupes  qu'il 
n'en  avait  attendu,  et  ces  troupes  n'étaient  ni  bien  zélées,  ni  même 
assez  obéissantes  (3).  Il  leur  avait  fait  passer  les  Pyrénées  en  sep- 
tembre, non  du  côté  de  Perpignan  comme  on  en  était  d'abord  con- 
venu, mais  du  côté  de  Bayonne,  où  il  s'était  ménagé  des  intelligences. 
Son  armée,  qui  comptait  presque  autant  d'Allemands  que  d'Espa- 
gnols, se  porta  sur  cette  ville,  qu'elle  espérait  surprendre  et  enlever; 
mais  Lautrec,  que  François  P""  avait  chargé  de  la  garde  de  cette  fron- 
tière, se  montra  plus  prévoyant  et  plus  résolu  qu'il  ne  l'avait  été  en 
Italie  :  il  se  jeta  dans  Bayonne  et  s'y  défendit  vaillamment.  Durant 
plusieurs  jours,  il  n'en  quitta  point  les  murailles  et  fit  face  au  danger 
avec  une  infatigable  vigilance  et  une  intrépidité  désespérée  (4).  Il 
parvint  ainsi  à  repousser  les  attaques  de  l'armée  ennemie,  que  de- 
vaient seconder,  du  côté  de  la  mer,  les  efforts  d'une  flotte  dont  les 
vents  empêchèrent  l'approche.  Plus  heureux  en  Guienne  qu'en  Lom- 
bardie,  Lautrec  couvrit  le  sud-ouest  de  la  France,  que  les  Espagnols 
évacuèrent  après  leur  infructueuse  tentative  sur  Bayonne. 

Charles-Quint  ne  vit  pas,  sans  quelque  trouble  et  sans  un  peu  de 

(1)  Les  cortès  de  Gastille,  réunies  à  Palencia  en  juillet  1623,  «  le  servieron  con  quatro 
ciento  nail  ducados  pagados  en  très  anos.  »  Sandoval,  Historia  de  Carlos-Quinto,  lib.  xi, 

S  XV. 

(2)  Dépêche  de  Sampson,  etc.,  à  Henri  VIII,  du  12  novembre,  à  Pampelune.  5tafe  Par- 
vers,  t.  VI,  p.  193. 

(3)  Charles-Quint  en  fit  lui-même  l'aveu  aux  ambassadeurs  d'Angleterre.  Dépêche  de 
Sampson  et  Jernigam  à  Henri  VIII,  du  12,  à  Pampelune.  State  Papers,  t.  VI,  p.  192.  — 
Charles-Quint  le  dit  aussi  au  duc  de  Sessa  dans  sa  lettre  du  2  octobre.  Correspondance, 
etc.,  p.  198. 

(4)  Mémoires  de  Du  Bellay,  t.  XVII,  p.  424,  425. 


LE  CONNÉTABLE  DE  BOURBON.  915 

confusion ,  les  résultats  humilians  de  projets  si  vastes  et  en  peu  de 
temps  rendus  si  vains.  La  France,  qui,  à  l'automne  de  1523,  devait 
être  soulevée  au  centre  et  envahie  par  les  extrémités ,  était  partout 
paisible  et  sur  tous  les  points  délivrée  avant  la  fm  de  l'année.  Le 
grand  rebelle  sur  lequel  il  avait  compté  pour  susciter  des  embarras 
intérieurs  à  son  rival  François  I"  était  fugitif  et  impuissant.  Quittant 
la  Franche-Comté,  comme  il  avait  quitté  le  royaume,  Bourbon  s'a- 
cheminait assez  tristement  vers  Gênes  et  allait  demander  en  Espagne 
la  sœur  de  Charles-Quint,  condition  de  son  inefficace  alliance  et  prix 
convenu  de  son  inutile  révolte.  Les  lansquenets  avaient  regagné 
l'Allemagne  à  moitié  débandés;  les  Flamands  étaient  rentrés  en 
pillant  dans  les  Pays-Bas  ;  les  Anglais  mécontens  avaient  été  rap- 
pelés dans  leur  île  par  Henri  YIII,  plein  de  regret  et  d'aigreur;  les 
Espagnols,  réduits  en  nombre,  avaient  repassé  les  Pyrénées,  après 
avoir  paru  un  instant  sur  le  territoire  français  sans  y  prendre  une 
seule  ville  et  sans  y  avancer  d'un  pas.  Charles-Quint  fut  réduit  à  se 
justifier,  auprès  des  ambassadeurs  de  son  allié  Henri  YIII,  de  la  fai- 
blesse de  ses  efforts,  et  à  leur  expliquer  l'inexécution  involontaire 
d'une  partie  de  ses  engagemens.  Il  fallut  convenir  qu'il  avait  moins 
pu  qu'il  n'avait  promis,  et  faire  le  pénible  aveu  des  obstacles  directs 
ou  des  résistances  détournées  qui,  dans  son  royaume  de  Castille, 
s'opposaient  à  ses  desseins  ou  arrêtaient  ses  volontés.  Il  se  plaignit 
d'avoir  été  trompé  par  certains  personnages  dont  il  ne  manquerait 
pas  de  se  souvenir  pour  les  châtier,  lorsqu'il  y  verrait  de  l'oppor- 
tunité (1).  Il  ne  commandait  pas  encore  en  maître  à  ceux  qui  l'avaient 
rendu  victorieux  à  Yillalar.  Cependant  il  ne  se  découragea  point. 
De  Pampelune,  où  il  s'était  établi  et  où  il  avait  transporté  toute  son 
artillerie,  il  faisait  lever  en  Aragon  des  troupes  qu'il  croyait  devoir 
être  plus  dociles,  et  il  se  préparait  à  entreprendre  une  campagne 
d'hiver.  Il  envoyait  en  même  temps  Beaurain  à  la  rencontre  du  duc 
de  Bourbon  (2),  pour  le  charger  d'être  son  lieutenant-général  en 
Italie  et  d'y  représenter  sa  personne.  La  campagne  n'était  point  ter- 
minée dans  cette  péninsule  :  l'armée  française  et  l'armée  impériale 
y  étaient  encore  en  présence  et  combattaient,  la  première  pour  re- 
prendre, la  seconde  pour  conserver  le  duché  de  Milan. 

MiGNET. 

(1)  Dépêche  du  12  novembre,  écrite  par  Sampson  et  Jernigam  à  Henri  VIIL  —  State 
Papers,  t.  VI,  p.  192.  , 

(2)  Dépêche  du  18  décembre,  écrite  de  Pampelune  par  Sampson  et  Jernigam  à  Wolsey. 
—  State  Paper  s,  t.  VI,  p.  215. 


ÉTUDES  MORALES. 


LE  SALAIRE 


ET 


LE  TRAVAIL  DES  FEMMES 


LES  FEMMES  DANS  LA   FABRIQUE  LYONNAISE. 


Gomme  il  faut  que  tout  soit  attaqué  en  ce  monde,  et  jusqu'aux 
choses  les  plus  saintes,  la  famille  elle-même  a  eu  de  nos  jours  ses 
ennemis.  Nous  sommes  heureusement  débarrassés  de  ces  étranges 
théories,  qui,  pour  réformer  la  société,  commençaient  par  outrager 
la  nature;  mais  les  transformations  rapides  de  l'industrie,  en  appe- 
lant de  plus  en  plus  les  femmes  dans  les  ateliers  et  en  les  arrachant 
à  leurs  devoirs  d'épouses  et  de  mères,  créent  pour  la  famille  un  pé- 
ril d'une  espèce  toute  différente  et  beaucoup  plus  grave.  Faut-il 
s'opposer,  coûte  que  coûte,  aux  progrès  du  mal?  Faut-il  le  subir 
comme  une  nécessité  de  notre  temps  et  se  borner  à  chercher  des 
palliatifs?  C'est  un  problème  d'autant  plus  difficile  à  résoudre  qu'il 
intéresse  à  la  fois  la  morale,  la  législation  et  l'industrie. 

Les  esprits  absolus,  qui  se  portent  toujours  aux  extrémités,  de- 
mandent que  les  femmes  ne  soient  astreintes  à  aucun  travail  merce- 
naire. Diriger  leur  maison ,  plaire  à  leur  mari,  élever  leurs  enfans, 
voilà,  suivant  eux,  toute  la  destinée  des  femmes.  Ils  ont,  pour  sou- 


p 


LE    SALAERE    DES    FEMMES.  9l7 

tenir  leur  opinion,  des  raisons  de  deux  sortes.  Les  unes,  que  l'on 
pourrait  appeler  des  raisons  poétiques,  roulent  sur  la  faiblesse  de  la 
femme,  sur  ses  grâces,  sur  ses  vertus,  sur  la  protection  qui  lui  est 
due,  sur  l'autorité  que  nous  nous  attribuons  à  son  endroit,  et  qui  doit 
être  compensée  et  légitimée  par  nos  sacrifices  ;  ces  sortes  de  raisons 
ne  sont  pas  les  moins  puissantes  pour  convaincre  les  femmes  elles- 
mêmes  et  cette  autre  partie  de  l'humanité  qui  adopte  volontiers  la 
manière  de  voir  des  femmes,  qui  ne  connaît  encore  la  vie  que  par  ses 
rêves  et  ses  espérances.  Des  raisons  d'un  ordre  plus  élevé  se  tirent 
des  soins  de  la  maternité  et  de  l'importance  capitale  de  l'éducation. 
Il  faut  un  dévouement  de  tous  les  instans  pour  surveiller  le  dévelop- 
pement de  ces  jeunes  plantes  d'abord  si  frêles,  pour  former  à  la 
science  austère  de  la  vie  ces  âmes  si  pures  et  si  confiantes ,  qui  re- 
çoivent d'une  mère  leurs  premiers  sentimens  avec  leurs  premières 
idées,  et  qui  en  conserveront  à  jamais  la  douce  et  forte  empreinte. 
Cette  théorie,  comme  beaucoup  d'autres,  a  une  apparence  admi- 
rable; mais  elle  a  plus  d'apparence  que  de  réalité.  De  ce  que  le  prin- 
cipal devoir  des  femmes  est  de  plaire  à  leur  mari  et  d'élever  leurs 
enfans,  il  n'est  pas  raisonnable,  il  n'est  pas  permis  de  conclure  que 
ce  soit  là  leur  seul  devoir.  Dans  les  familles  riches,  cette  conclusion 
est  pourtant  acceptée  comme  une  vérité  inattaquable  ;  les  hommes 
et  les  femmes  tombent  d'accord  qu'à  l'exception  des  devoirs  de 
mères  de  famille,  les  femmes  n'ont  rien  à  faire  en  ce  monde.  Et 
comme  pour  la  plupart  d'entre  elles  cette  unique  occupation,  même 
consciencieusement  remplie,  laisse  encore  vacantes  de  longues  heu- 
res, elles  se  condamnent  scrupuleusement  au  supplice  et  au  malheur 
de  l'oisiveté,  atrophiant  leur  esprit  par  ce  régime  contre  nature, 
exaltant  et  faussant  leur  sensibilité,  tombant  par  leur  faute  dans  des 
affectations  puériles  et  dans  des  langueurs  maladives  qu'un  travail 
modéré  leur  épargnerait.  Ce  préjugé  est  poussé  si  loin  qu'il  y  a  telle 
famille  bourgeoise  dont  le  chef  ne  parvient  que  difficilement  par  un 
labeur  obstiné  à  satisfaire  les  besoins,  tandis  que  sa  femme,  épouse 
vertueuse,  tendre  mère,  capable  de  dévouement  et  de  sacrifice, 
passe  son  temps  à  faire  des  visites,  à  jouer  du  piano,  à  broder  quel- 
que collerette.  C'est  à  Lyon  particulièrement  que  cette  oisiveté  des 
femmes  de  la  bourgeoisie  est  complète  :  non-seulement  les  femmes 
des  fabricans  n'aident  pas  leurs  maris  dans  leurs  comptes,  dans 
leur  correspondance,  dans  la  surveillance  de  leurs  magasins,  comme 
cela  se  fait  avec  beaucoup  d'avantage  dans  les  autres  industries; 
mais  elles  demeurent  ignorantes  du  mouvement  des  affaires  au  point 
de  ne  pas  savoir  si  l'inventaire  de  l'année  les  ruine  ou  les  enrichit. 
C'est  bien  peu  respecter  les  femmes,  c'est  en  faire  bien  peu  de  cas, 
que  de  perdre  ainsi  volontairement  ce  qu'elles  ont  d'esprit  d'ordre, 


918  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

de  bon  goût,  de  rectitude  morale,  je  dirai  même  de  disposition  à 
l'activité,  car  les  femmes,  quand  nos  préjugés  ne  les  gâtent  point, 
aiment  le  travail,  elles  sont  industrieuses  ;  ces  mollesses  et  ces  lan- 
gueurs où  nous  voyons  tomber  leurs  esprits  et  leurs  organes  leur 
viennent  de  nous  et  non  pas  de  la  nature.  Même  pour  la  seule  tâche 
dont  elles  sont  encore  en  possession,  pour  la  tâche  d'élever  leurs 
filles  et  de  commencer  l'éducation  de  leurs  fils,  croit-on  qu'elles  y 
soient  propres,  quand  elles  ne  donnent  point  l'exemple  d'une  acti- 
vité sagement  dirigée,  quand  leur  esprit  manque  de  cette  solidité 
que  peuvent  seuls  donner  le  contact  des  affaires  et  l'habitude  des 
réflexions  sérieuses?  Admettons  que  les  femmes  soient  aussi  frivoles 
qu'on  le  prétend,  ce  qui  est  loin  d'être  établi  :  on  ne  comprendra 
jamais  quel  intérêt  la*  société  peut  avoir  à  entretenir,  à  développer 
cette  frivolité,  ou  pourquoi  notre  monde  affairé  et  pratique  s'efforce 
de  conserver  aux  femmes  le  triste  privilège  d'une  vie  à  peu  près 
inoccupée. 

Il  faut  avouer  que,  si  les  femmes  riches  ne  travaillent  pas  assez, 
en  revanche  la  plupart  des  femmes  pauvres  travaillent  trop.  C'est 
pour  elles  que  les  soins  du  ménage  sont  pénibles  et  absorbans.  Il  y 
a  une  grande  différence  entre  donner  des  ordres  à  une  servante  ou 
être  soi-même  la  servante,  entre  surveiller  la  nourrice,  la  gouver- 
nante, l'institutrice,  ou  suffire,  sans  aucun  secours,  à  tous  les  be- 
soins du  corps  et  de  l'esprit  de  son  enfant.  Les  heureux  du  monde 
qui  se  contentent  de  secourir  les  pauvres  de  loin  ne  se  doutent  guère 
de  toutes  les  peines  qu'il  faut  se  donner  pour  la  moindre  chose  quand 
l'argent  manque,  de  la  bienfaisante  activité  que  déploie  une  mère 
de  famille  dans  son  humble  ménage,  pour  que  le  mari,  en  revenant 
de  la  fatigue,  ne  sente  pas  trop  son  dénûment,  pour  que  les  enfans 
soient  tenus  avec  propreté ,  et  ne  souffrent  ni  du  froid  ni  de  la  faim. 
Souvent,  dans  un  coin  de  la  mansarde,  à  côté  du  berceau  du  nou- 
veau-né, est  le  grabat  de  l'aïeul,  retombé  à  la  charge  des  siens  après 
une  dure  vie  de  travail.  La  pauvre  femme  suffit  à  tout,  levée  avant 
le  jolir,  couchée  la  dernière.  S'il  lui  reste  un  moment  de  répit  quand 
sa  besogne  de  chaque  jour  est  terminée,  elle  s'arme  de  son  aiguille 
et  confectionne  ou  raccommode  les  habits  de  toute  la  famille,  car 
elle  est  la  providence  des  siens  en  toutes  choses,  c'est  elle  qui  s'in- 
quiète de  leurs  maladies,  qui  prévoit  leurs  besoins,  qui  sollicite  les 
fournisseurs,  apaise  les  créanciers,  fait  d'innocens  et  impuissans  ef- 
forts pour  cacher  l'excès  de  la  misère  commune,  et  trouve  encore, 
au  milieu  de  ses  soucis  et  de  ses  peines ,  une  caresse ,  un  mot  sorti 
du  cœur,  pour  encourager  son  mari  et  pour  consoler  ses  enfans. 
Plût  à  Dieu  qu'on  n'eût  pas  d'autre  tâche  à  imposer  à  ces  patientes 
et  courageuses  esclaves  du  devoir,  qui  se  chargent  avec  tant  de  dé- 


LE    SALAIRE   DES   FEMxMES.  919 

vouement  et  d'abnégation  de  procurer  à  ceux  qu'elles  aiment  la 
santé  de  l'âme  et  du  corps  !  Mais  il  ne  s'agit  pas  ici  de  rêver  :  ce 
n'est  pas  pour  le  superflu  que  l'ouvrier  travaille,  c'est  pour  le  né- 
cessaire, et  avec  le  nécessaire  il  n'y  a  pas  d'accommodement.  11  est 
malheureusement  évident  que,  si  la  moyenne  du  salaire  d'un  bon 
ouvrier  bien  occupé  est  de  deux  francs  par  jour,  et  que  la  somme 
nécessaire  pour  faire  vivre  très  strictement  sa  famille  soit  de  trois 
francs,  le  meilleur  conseil  que  l'on  puisse  donner  à  la  mère,  c'est 
de  prendre  un  état  et  de  s'efforcer  de  gagner  vingt  sous.  Cette  con- 
clusion est  inexorable,  et  il  n'y  a  pas  de  théorie,  il  n'y  a  pas  d'élo- 
quence, il  n'y  a  pas  même  de  sentiment  qui  puisse  tenir  contre  une 
démonstration  de  ce  genre. 

Il  ne  reste  donc  qu'un  refuge  à  ceux  qui  veulent  exempter  la 
femme  de  tout  travail  mercenaire  :  c'est  de  prétendre  qu'en  fait  le 
salaire  d'un  ouvrier  suffit  pour  le  nourrir  lui  et  les  siens.  Il  ne  faut, 
hélas!  qu'ouvrir  les  yeux  pour  se  convaincre  du  contraire.  «  En  tout 
genre  de  travail,  dit  Turgot,  il  doit  arriver  et  il  arrive  en  effet  que 
le  salaire  de  l'ouvrier  se  borne  à  ce  qui  est  nécessaire  pour  lui  pro- 
curer la  subsistance.  »  C'est  en  vertu  de  ce  principe  que  les  manu- 
facturiers ont  substitué  peu  à  peu  le  travail  des  femmes  à  celui  des 
hommes,  et  l'on  sait  ce  qui  serait  arrivé,  au  grand  détriment  de 
l'espèce  humaine  et  au  grand  préjudice  de  la  morale,  si  le  législa- 
teur ne  s'était  empressé  de  protéger  les  enfans  contre  les  terribles 
nécessités  de  la  concurrence.  Il  n'est  donc  pas  permis  d'espérer  que 
le  salaire  d'un  ouvrier  soit  jamais  très  supérieur  à  ses  besoins,  ou, 
ce  qui  est  la  même  chose,  que  l'ouvrier,  par  son  seul  travail,  suffise 
à  ses  besoins  et  à  ceux  de  toute  une  famille.  Il  ne  faut  pas  oublier 
non  plus  que  la  richesse  d'un  peuple  résulte  du  rapport  qui  s'établit 
entre  sa  consommation  et  sa  production.  Si  la  France,  nourrissant 
le  même  nombre  d'ouvriers,  produisait  tout  à  coup  une  quantité 
moindre  de  travail,  il  est  clair,  ses  dépenses  restant  les  mêmes  et 
ses  bénéfices  diminuant,  que  son  industrie  subirait  une  crise.  Aussi 
ne  peut-elle  ni  restreindre  pour  les  hommes  la  durée  du  travail,  ni 
se  priver  du  travail  des  femmes  et,  dans  une  certaine  mesure,  de 
celui  des  enfans,  à  moins  que  les  peuples  rivaux  ne  fassent  en 
même  temps  le  même  sacrifice.  Toutes  ces  propositions  étant  des 
vérités  d'évidence,  on  peut  regarder  comme  établi  que  le  travail  de 
la  femme  est  nécessaire  à  l'industrie,  et  que  le  salaire  de  la  femme 
est  nécessaire  à  la  famille. 

On  dit  que  cette  dure  nécessité  n'a  pas  été  connue  de  nos  pères; 
mais  nous  ne  sommes  plus  au  temps  où  la  mère  de  famille  filait  le 
lin  et  tissait  la  toile  pour  les  usages  domestiques.  La  véritable  écono- 
mie consiste  désormais  à  travailler  fructueusement  pour  l'industrie, 


920  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

à  recevoir  d'elle  les  produits  qu'elle  livre  à  bas  prix  aux  consomma- 
teurs. Ainsi  le  même  travail,  en  changeant  de  nature,  produit  des 
résultats  plus  avantageux,  et  la  tâche  des  femmes  s'est  modifiée  sans 
s'accroître. 

Il  y  aurait  toutefois  quelque  exagération  à  regarder  comme  un 
malheur  social  cette  obligation  qui  leur  est  imposée  de  contribuer 
par  leur  travail  personnel  à  l'allégement  des  charges  communes. 
Le  travail  en  lui-même  est  salutaire  pour  le  corps  et  pour  l'âme,  il 
est  pour  l'un  et  pour  l'autre  la  meilleure  des  disciplines.  Loin  de 
dégrader  celui  qui  s'y  livre,  il  le  grandit  et  l'honore.  Jamais  un 
homme  de  cœur  ne  verra  sans  quelque  respect  les  nobles  stigmates 
du  travail  sur  les  mains  de  l'ouvrier.  La  pitié,  pour  être  saine  à  celui 
qui  l'éprouve  et  profitable  à  celui  qui  en  est  l'objet,  doit  être  fondée 
sur  des  infortunes  réelles.  C'est  l'excès  du  travail  qui  est  une  peine 
et  un  malheur,  mais  non  pas  le  travail.  Ce  qu'on  peut  espérer,  ce 
qu'il  faut  demander  avec  une  ardeur  infatigable  à  Dieu  et  à  la  so- 
ciété, c'est  que  le  travail  des  femmes  soit  équitablement  rétribué, 
qu'il  n'excède  pas  la  mesure  de  leurs  forces,  et  qu'il  ne  les  enlève 
pas  à  leur  vocation  naturelle,  en  rendant  le  foyer  désert  et  l'enfant 
orphelin. 

Le  travail,  pour  les  femmes  comme  pour  les  hommes,  est  de  trois 
sortes  :  le  travail  isolé,  le  travail  de  fabrique,  et  le  travail  des  ma- 
nufactures. Le  travail  isolé  est  le  seul  qui  convienne  aux  femmes,  le 
seul  qui  leur  permette  d'être  épouses  et  mères;  cependant  il  devient 
chaque  jour  plus  rare  et  plus  improductif,  la  manufacture  absorbe 
tout,  et  la  fabrique  elle-même,  forme  intermédiaire  entre  le  travail 
isolé  et  la  manufacture,  est  menacée  de  périr,  c'est-à-dire  de  se 
transformer.  On  pense  généralement  que,  si  elle  se  transforme  en 
manufacture,  ce  sera  un  grand  progrès  pour  l'industrie,  et  il  sera 
facile  de  montrer  que,  si  elle  se  changeait  au  contraire  en  travail 
isolé,  ce  serait  un  grand  avantage  pour  la  morale.  Nos  conclusions 
ne  vont  pas  plus  loin.  Il  y  a  une  nécessité  qui  domine  toutes  les  au- 
tres, c'est  la  nécessité  d'avoir  du  pain.  Malgré  tous  les  dangers  du 
travail  en  commun,  surtout  pour  les  femmes,  il  est  encore  possible 
de  vivre  honnêtement  dans  un  atelier,  et  s'il  fallait  opter  entre  l'en- 
vahissement des  manufactures  et  la  ruine  de  notre  industrie,  la  sa- 
gesse voudrait  qu'on  préférât  les  manufactures;  mais  oa n'a  pas  en- 
core jusqu'ici  démontré  la  nécessité,  l'urgence  de  cette  révolution, 
et  puisque  la  question  est  pendante,  puisque  de  bons  esprits  peuvent 
hésiter  sur  les  résultats  matériels  du  système  nouveau  qui  tend  à 
s'établir,  il  est  bon  de  plaider  par  des  faits,  sans  exagération,  sans 
affectation,  la  cause  de  la  morale. 


LE    SALAIRE    DES    FEMMES.  921 


^  Nous  n'avons  pas  eu  en  France  de  ces  magnifiques  enquêtes  que 
l'on  fait  en  Angleterre  avec  tant  de  dépenses  et  de  fruit;  mais  nous 
possédons  un  grand  nombre  de  livres  (1)  où  la  situation  de  nos  ate- 
liers est  décrite  avec  un  soin  minutieux,  jugée  avec  une  parfaite  in- 
telligence des  conditions  et  des  besoins  de  l'industrie.  Rien  n'est 
plus  attachant  que  la  lecture  de  quelques-uns  de  ces  ouvrages.  Les 
ateliers  qu'ils  décrivent,  les  mœurs  qu'ils  racontent,  les  horizons 
qu'ils  ouvrent  à  la  pensée,  ont  à  la  fois  le  charme  d'un  voyage  de 
découverte  et  l'autorité  d'un  livre  de  morale.  Pénétrons  à  leur  suite 
dans  les  ateliers  de  la  fabrique  lyonnaise,  car  c'est  surtout  l'indus- 
trie de  la  soie,  dont  Lyon  est  le  chef-lieu  en  France  et  même  en  Eu- 
rope, qui  a  échappé  jusqu'ici,  au  moins  chez  nous,  au  régime  de  la 
manufacture. 

Les  bonnes  ouvrières  de  Lyon  aiment  leur  état  ;  elles  en  parlent 
volontiers,  souvent  avec  esprit,  et  il  est  vrai  que  ces  métiers  si  pro- 
pres, ces  belles  étoffes  si  souples  et  si  brillantes  ont  quelque  chose 
d'attrayant  pour  les  mains  et  pour  les  yeux  d'une  femme.  Quand  on 
entre  dans  un  atelier,  c'est  toujours  la  maîtresse  qui  en  fait  les  hon- 
neurs, et  qui  répond  avec  un  visible  plaisir  et  beaucoup  de  netteté 
aux  questions  des  visiteurs.  L'une  de  celles  qu'on  appelle  les  canuses 
disait  dernièrement,  devant  une  commission  d'enquête,  que  la  soie 
est  le  domaine  des  femmes,  et  qu'elles  y  trouvent  du  travail  depuis 
la  feuille  de  mûrier  où  l'on  élève  le  ver  jusqu'à  l'atelier  où  l'on  fa- 
çonne la  robe  et  le  chapeau.  11  y  a  en  effet  toute  une  armée  d'ou- 
vrières de  toute  sorte  sans  cesse  occupées  sur  ce  frêle  brin  de  soie. 
On  étonnerait  beaucoup  la  plupart  des  femmes  du  monde  en  leur 
apprenant  combien  il  a  fallu  de  peine  pour  faire  leur  plus  simple 
robe,  par  combien  de  mains  elle  a  passé.  Nous  avons  d'abord  toute 
le  grande  industrie  agricole,  l'industrie  de  la  production,  car  la 
tnce  produit  une  grande  partie  de  la  soie  qu'elle  met  en  œuvre, 
et  elle  en  fournit  même  à  l'Angleterre  concurremment  avec  l'Asie. 
Il  faut  surveiller  avec  une  sollicitude  de  tous  les  instans,  depuis  sa 
naissance  jusqu'à  sa  métamorphose,  ce  petit  ver  qui  se  nourrit  de  la 
feuille  du  mûrier,  et  qui,  à  force  de  filer,  se  crée  cette  précieuse 
enveloppe  qu'on  appelle  le  cocon.  Quand  le  cocon  est  formé  et  qu'on 
a  débarrassé  delà  bourre,  on  saisit  les  fils  de  soie  et  on  commence 
à  les  tirer,  en  en  réunissant  au  moins  trois  et  quelquefois  vingt,  sui- 
vant la  grosseur  qu'on  veut  obtenir.  Les  brins  élémentaires  qu'on 

(1)  Nous  citerons  notamment  le  dernier  ouvrage  de  M.  Louis  Reybaud,  Études  sur 
le  Régime  des  Manufactures. 


922  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

obtient  ainsi  par  le  tirage  sont  ce  que  l'on  appelle  la  soie  grége.  On 
les  emploie  sous  cette  forme  à  la  fabrication  des  baréges,  d'une  par- 
tie de  la  rubanerie,  de  la  gaze  de  soie,  etc.,  et  tout  le  reste  de  la 
soie  grége  est  dévidé,  tordu  et  doublé  avant  d'être  mis  en  œuvre. 
Ces  diverses  opérations  constituent  le  moulinage,  après  lequel  la 
soie,  suivant  la  force  de  l'assemblage,  le  degré  et  la  nature  de  la 
torsion,  se  divise  en  fil  de  trame  et  en  organsin  ou  fil  de  chaîne. 
C'est  à  ce  moment-là  qii' elle  est  livrée  aux  chimistes,  qui  commen- 
cent par  la  décreuser  pour  lui  enlever  la  gomme  qu'elle  contient, 
lui  donner  de  la  flexibilité  et  de  l'éclat,  et  la  disposer  à  recevoir 
plus  facilement  la  matière  colorante.  Une  fois  teinte,  les  dévideuses 
s'en  emparent,  et  enroulent  la  soie  des  écheveaux  sur  des  bobines, 
ou  la  disposent  sur  des  canettes  pour  former  la  trame. 

Les  ourdisseuses  sont  chargées  d'une  opération  plus  délicate,  qui 
consiste  à  assembler  parallèlement  entre  eux,  à  une  égale  longueur 
et  sous  la  même  tension,  un  certain  nombre  de  fils  dont  l'ensemble 
a  reçu  le  nom  de  chaîne.  Quand  la  chaîne  est  toute  préparée,  on 
l'enlève  de  l'ourdissoir  et  on  la  dispose  sur  le  cylindre  ensouple  du 
métier  à  tisser;  c'est  ce  qu'on  appelle  le  montage.  Si  l'étoffe  qu'on 
va  commencer  est  toute  semblable  à  celle  qu'on  vient  de  finir,  on 
rattache  chacun  des  nouveaux  fils  à  l'extrémité  des  fils  correspon- 
dans  de  l'ancienne  chaîne;  cette  opération^  qui  peut  se  répéter  in- 
définiment, qui  simplifie  le  travail  parce  que  toutes  les  pièces  qu'on 
fait  successivement  ne  sont  plus  pour  l'ouvrier  qu'une  seule  et  même 
pièce,  est  faite  par  les  rattacheuses  ou  tordeuses.  Si  au  contraire  l'é- 
toffe nouvelle  a  un  nombre  de  fils  différent,  il  est  impossible  de 
souder  la  nouvelle  chaîne  à  la  chaîne  précédente,  et  il  faut  intro- 
duire directement  tous  les  fils  dans  les  maillons  du  métier.  Les  re- 
metteuses sont  chargées  de  ce  travail.  Après  elles,  le  métier  se  trouve 
prêt,  et  il  ne  reste  plus  qu'à  tisser  l'étoffe. 

Cependant,  lorsqu'il  ne  s'agit  pas  d'un  uni.  mais  d'un  façonné, 
le  tisseur,  avant  de  se  mettre  à  l'œuvre,  a  besoin  du  concours  d'un 
nouveau  personnel  assez  nombreux.  En  effet,  il  faut  d'abord  créer 
les  ornemens  que  doit  recevoir  l'étoffe;  c'est  l'affaire  du  dessina- 
teur, un  véritable  artiste,  dont  la  profession  demande  beaucoup  de 
goût  et  d'habileté.  Il  fait  avec  des  fils  de  soie  ce  que  le  mosaïste 
fait  avec  ses  cailloux  diversement  coloriés,  ou  plutôt,  car  le  mo- 
saïste n'est  qu'un  reproducteur,  le  dessinateur  ressemble  à  l'artiste 
verrier,  qui  éblouit  les  yeux  par  les  mille  combinaisons  de  sa  mer- 
veilleuse joaillerie.  Le  dessin  achevé,  il  faut  le  mettre  en  carte  y 
opération  assez  analogue  à  celle  d'un  architecte  qui  dessine  la  coupe 
de  son  édifice  après  en  avoir  dessiné  l'élévation.  Mettre  un  dessin 
en  carte,  c'est  faire  sur  un  papier  quadrillé  le  plan  du  tissu  que  l'on 


# 


LE    SALAIRE    DES    FEMMES.  923 

veut  produire,  en  marquant  minutieusement  la  place  de  chaque  fil. 
\près  la  mise  en  carte  vient  encore  le  Usage,  qui  a  pour  but  de  dis- 
tinguer, sur  les  fds  de  la  chaîne ,  les  points  qui  doivent  être  appa- 
rens  et  ceux  qui  doivent  passer  à  l'envers  du  tissu.  L'ouvrière  fait 
cette  opération  sur  un  cadre  tendu  de  fds  qui'simulent  la  chaîne,  et 
parmi  lesquels  elle  sépare  les  fds  apparens  ou  cachés  au  moyen  de 
ficelles  qui  à  leur  tour  simulent  la  trame.  On  se  sert  de  ce  cadre 
pour  préparer  des  cartons  percés  de  trous  que  Ton  met  en  contact 
avec  le  mécanisme  chargé  de  faire  mouvoir  les  fds  de  la  chaîne  sur 
le  métier.  Ces  cartons  une  fois  posés ,  le  tisseur  peut  commencer  sa 
besogne.  Tout  ce  travail,  qui  emploie  tant  de  bras,  coûte  tant  de 
soins  et  dure  si  longtemps,  n'est  donc,  à  proprement  parler,  que 
la  préparation  du  travail.  Enfin,  lorsque  le  tisseur  à  son  tour  a  fini 
sa  tâche  et  rendu  la  pièce  fabriquée  au  négociant  qui  lui  avait  con- 
fié les  fils,  celui-ci,  dans  la  plupart  des  cas,  la  dépose  encore  chez 
l'apprôteur,  qui  la  nettoie,  lui  donne  le  brillant,  et,  s'il  y  a  lieu,  cer- 
taines apparences  particulières ,  celles  par  exemple  de  la  moire  ou 
des  étoffes  gaufrées.  L'art  des  apprêts  constitue  à  lui  seul  une  grande 
et  difficile  spécialité. 

N'est-ce  pas  là,  comme  nous  le  disions,  une  véritable  armée  d'ar- 
tistes, d'ouvriers,  d'industriels  de  toute  sorte?  Dans  cette  armée, 
on  retrouve  partout  les  femmes.  D'abord  dans  la  magnanerie,  où 
l'on  élève  le  ver  à  soie.  Le  tirage  ou  filage  se  fait  exclusivement  par 
elles  ;  elles  concourent  avec  les  hommes  à  la  plupart  des  opérations 
du  moulinage.  Les  hommes  sont  en  plus  grand  nombre  dans  les  ate- 
liers de  teinture,  et  les  femmes  n'y  sont  employées  qu'à  des  travaux 
accessoires,  tels  que  le  pliage  ;  mais  dans  les  spécialités  qui  vien- 
nent ensuite,  jusqu'au  tissage,  il  n'y  a  que  le  dessin  et  la  mise  en 
carte  qui  soient  exclusivement  dévolus  aux  hommes  :  le  lisage  se 
fait  indifféremment  par  des  hommes  ou  par  des  femmes  ;  puis  vien- 
nent les  devideuses  et  canetières,  les  ourdisseuses,  les  tordeuses, 
les  remetteuses.  Enfin,  pour  le  tissage  proprement  dit,  c'est-à-dire 
pour  r  industrie  en  somme  la  plus  importante  et  qui  emploie  le  per- 
sonnel le  plus  nombreux,  plus  d'un  tiers  des  métiers  dans  la  ville 
de  Lyon  (il  n'y  en  a  pas  moins  de  soixante-douze  mille) ,  et  peut- 
être  les  deux  tiers  dans  la  grande  banlieue,  sont  occupés  par  des 
femmes. 

On  comprend  aisément  pourquoi  la  présence  des  hommes  est  né- 
cessaire dans  les  ateliers  du  moulinage  et  de  la  teinture.  Cependant, 
à  mesure  que  les  machines  du  moulinage  se  perfectionnent,  les 
hommes  cèdent  la  place  aux  femmes ,  qui  finiront  par  être  elles- 
mêmes  remplacées  par  les  enfans.  On  croirait  au  premier  abord 
que  l'industrie  du  dessinateur  pour  étoffes  est  faite  exprès  pour  les 
femmes.  C'est  un  joli  travail,  sédentaire,  peu  fatigant,  bien  rétribué, 


02/l  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qui  ne  demande  en  apparence  que  du  goût.  Et  qui  sait  mieux  que 
les  femmes  choisir  un  dessin  ou  assortir  des  couleurs?  Néanmoins  il 
est  constaté  par  une  longue  suite  d'expériences,  toutes  infructueuses, 
quelles  ne  savent  pas  inventer  des  combinaisons;  leur  aptitude  est 
de  les  bien  juger  et  d'en  tirer  bon  parti.  Quand  nous  voyons  des 
châles,  des  soieries,-  des  papiers  peints,  des  dentelles,  dont  l'aspect 
général  nous  frappe  par  l'élégance  ou  la  richesse,  sans  que  nous 
nous  rendions  un  compte  très  exact  du  dessin,  nous  ne  pensons 
guère  que  la  faculté  dominante  de  l'artiste  qui  fait  les  patrons  ou 
modèles  est  plutôt  la  création  que  le  goût,  et  pourtant  il  en  est  ainsi  : 
une  belle  étoffe  à  dessin  riche,  tou(fu,  élégant,  est  tout  un  petit 
poème.  L'opération  de  la  mise  en  carte  pourrait  se  faire  par  des 
femmes,  et  se  fait  généralement  par  des  hommes.  A  ce  petit  nombre 
d'exceptions  près,  les  femmes  sont  plus  nombreuses  que  les  hommes 
dans  tous  les  ateliers  de  l'industrie  de  la  soie.  En  Allemagne,  le  tis- 
sage se  fait  presque  exclusivement  par  leurs  mains.  Il  ne  faut,  pour 
tisser,  que  de  l'adresse,  de  l'assiduité,  de  la  propreté;  les  velours 
seuls  exigent  de  la  force. 

Ce  n'est  point  assez  cependant  que  d'avoir  dénombré  les  batail- 
lons; il  faut  à  présent  entrer  dans  les  rangs,  et  se  rendre  compte 
des  conditions  d'existence  des  membres  les  plus  importans  de  cette 
armée  :  commençons  par  les  capitaines. 

La  première  fois  qu'on  va  visiter  un  fabricant  lyonnais,  on  s'at- 
tend à  entrer  dans  d'immenses  ateliers,  à  entendre  le  bruit  d'une 
machine  à  vapeur,  à  voir  d'innombrables  métiers  en  mouvement,  à 
être  entouré  d'un  monde  d'ouvriers.  On  trouve  un  comptoir,  quel- 
ques magasins  silencieux  et  deux  ou  trois  hommes  occupés  sur  un 
bureau  à  des  écritures.  C'est  que  le  fabricant  est  un  entrepreneur 
qui  achète  la  soie  en  écheveaux,  la  fait  tisser  hors  de  chez  lui,  dans 
des  ateliers  dont  il  n'est  ni  le  propriétaire,  ni  le  du^ecteur,  et  la  re- 
vend ensuite  au  commerce  de  détail.  Son  industrie  comprend  trois 
parties  :  acheter  la  soie,  surveiller  la  fabrication,  vendre  l'étoffe.  Il 
n'y  a  peut-être  pas  de  profession  qui,  par  sa  nature,  soit  sournise  à 
des  chances  plus  variables,  et  demande  la  réunion  d'un  plus  grand 
nombre  de  qualités  très  rares.  Cela  tient  principalement  à  deux 
causes  :  — l'une,  c'est  le  prix  de  la  matière  première,  qui  vaut  litté- 
ralement son  pesant  d'or;  l'autre,  c'est  la  nature  capricieuse  de  la 
mode,  qui  règne  souverainement  sur  l'industrie  de  la  soie.  L'achat 
est  soumis  à  toutes  les  chances  de  l'agriculture,  la  vente  à  tous  les 
caprices  de  la  fantaisie.  Ainsi,  soit  que  l'on  considère  l'approvision- 
ment  en  matières  ou  l'approvisionnement  en  tissus,  la  valeur  de 
l'inventaire  peut  varier  d'un  moment  à  l'autre  dans  des  proportions 
énormes.  A  ces  conditions,  qui  exigent  évidemment  dans  un  degré 
supérieur  toutes  les  qualités  d'un  commerçant,  s'ajoute  encore,  pour 


LE    SALAIRE    DES    FEMMES.  925 

le  fabricant  de  soieries,  l'obligation  de  choisir  les  nuances  et  les 
dessins,  et  de  les  faire  exécuter  avec  goût;  il  faut  donc  qu'il  soit  à 
la  fois  négociant  et  artiste.  Si  l'on  songe  maintenant  à  l'influence 
qu'il  exerce,  par  ses  achats  sur  les  magnaneries,  par  ses  commandes 
sur  la  population  ouvrière,  par  ses  ventes  sur  le  commerce  des  nou- 
veautés, on  comprendra  quelle  est  l'importance  exceptionnelle  de 
son  rôle  dans  l'industrie.  Avec  deux  ou  trois  commis  de  magasin  et 
autant  de  commis  de  ronde  qui  composent  tout  son  état-major,  il  a 
sur  la  richesse  nationale  une  influence  plus  réelle,  plus  personnelle 
que  des  directeurs  d'usines  qui  emploient  douze  cents  ouvriers,  et 
construisent  des  chemins  de  fer  de  plusieurs  kilomètres  pour  le  ser- 
vice exclusif  de  leurs  établissemens. 

L'auxiliaire  immédiat  du  fabricant  lyonnais  est  un  simple  arti-" 
san.  Quand  le  fabricant  a  acheté  la  soie,  quand  il  l'a  fait  mouliner 
et  teindre,  il  appelle  un  ouvrier  auquel  il  confie  la  quantité  de  ma- 
tière nécessaire  pour  faire  une  pièce.  L'ouvrier  emporte  cette  soie 
chez  lui,  avec  les  dessins  et  les  cartons  quand  il  y  a  lieu  ;  il  la  fait 
disposer  sur  son  métier  par  une  ourdisseuse  et  une  remetteuse,  et 
quand  la  pièce  d'étoffe  est  achevée  et  qu'il  la  rapporte  au  patron, 
celui-ci  lui  paie  sa  fabrication  par  mètre  courant.  L'ouvrier,  dans  ces 
conditions,  est  donc  un  entrepreneur;  il  ne  dépend  de  son  patron  que 
comme  tout  fabricant  dépend  de  celui  qui  lui  donne  de  l'ouvrage. 

S'il  n'y  avait  d'autre  élément  dans  la  fabrique  lyonnaise  que  le 
négociant  qui  fait  la  commande  et  l'ouvrier  qui  l'exécute,  l'industrie 
du  tissage  appartiendrait  à  ce  que  nous  avons  appelé  le  travail  isolé; 
mais  il  est  bien  rare  que  l'ouvrier  qui  possède  un  métier  n'en  pos- 
sède qu'un  seul  :  en  général,  il  en  a  au  moins  deux  et  au  plus  six. 
Une  chambre  où  cinq  ou  six  métiers  sont  occupés  par  autant  d'ou- 
vriers est  un  atelier;  ce  n'est  plus  le  travail  isolé,  ce  n'est  pas  non 
plus  la  manufacture,  c'est  ce  que  l'on  appelle  proprement  la  fa- 
brique. 

La  plupart  des  ateliers  sont  situés  dans  des  rues  étroites,  malpro- 
pres, à  l'aspect  désolé.  On  monte  un  vieil  escalier  médiocrement 
entretenu,  et  l'on  se  trouve  dans  une  pièce  assez  vaste,  bien  éclai- 
rée, munie  d'un  petit  poêle  en  fonte,,  et  très  souvent  voisine  d'une 
espèce  de  petit  salon  où  la  maîtresse  de  la  maison  vous  reçoit.  Les 
métiers  sont  disposés  à  côté  l'un  de  l'autre,  de  manière  à  profiter  le 
plus  possible  de  la  lumière.  Dans  certains  ateliers,  il  n'y  a  pas 
d'autre  homme  que  le  maître,  ou  d'autre  femme  que  la  maîtresse; 
quelquefois  les  deux  sexes  sont  mêlés.  Ces  chefs  d'ateliers  forment 
une  classe  très  intéressante  et  très  curieuse,  qu'on  ne  retrouve  pas 
ailleurs,  car  ils  sont  très  décidément  des  ouvriers,  et  ne  cherchent 
pas,  comme  la  plupart  des  maîtres  dans  les  autres  corps  d'état,  à 
s'afTdier  à  la  bourgeoisie.  Qu'ils  soient  fds  de  maîtres  ou  qu'ils  soient 


926  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

arrivés  à  s'établir  après  avoir  longtemps  travaillé  comme  compa- 
gnons, ils  font  leur  journée  dans  l'atelier  comme  tous  les  autres  : 
leur  travail  est  rétribué  par  le  fabricant  de  la  même  façon,  au  même 
prix;  ils  dirigent  leurs  apprentis,  mais  ils  ne  se  mêlent  pas  du  tra- 
vail des  compagnons;  ils  n'ont  sur  eux  d'autre  autorité  que  celle 
d'un  propriétaire  sur  son  locataire.  Ils  portent  le  même  costume,  et 
les  dimanches  se  réunissent  dans  les  mêmes  lieux  de  plaisir.  S'ils 
ont  l'esprit  plus  ouvert,  ce  n'est  pas  que  leur  éducation  soit  diffé- 
rente; c'est  que  le  sentiment  et  le  souci  de  la  propriété  donnent 
toujours  quelque  force  au  jugement  et  une  certaine  régularité  à  la 
conduite.  Ils  se  connaissent  entre  eux,  s'apprécient,  tiennent  à  l'es- 
time de  leurs  voisins,  et  entrent  volontiers  dans  des  associations  de 
secours  mutuels,  non-seulement  par  de  louables  vues  d'épargne, 
mais  pour  se  procurer  une  force  de  résistance  contre  les  patrons. 
La  preuve  de  ce  dernier  fait,  c'est  qu'il  existe  à  Lyon  plus  de  cent 
soixante  sociétés  de  secours  mutuels,  et  que,  quand  on  a  essayé  de 
les  réunir  en  une  société  générale,  très  peu  de  chefs  d'ateliers  s'y 
sont  prêtés,  tant  ils  craignent  de  ne  pas  rester  maîtres  d'eux-mêmes. 
Les  sources  de  leurs  bénéfices  sont  de  trois  sortes  :  ils  ont  d'abord 
le  produit  de  leur  journée  de  travail  comme  tous  les  autres  ou- 
vriers; puis  ils  prélèvent  pour  location  du  métier  la  moitié  du  sa- 
laire gagné  par  les  compagnons  :  on  calcule  qu'en  tenant  compte 
du  loyer,  du  chauffage  et  de  l'éclairage,  cette  moitié  se  trouve  ré- 
duite à  un  quart;  enfin  chaque  apprenti  leur  paie,  pour  frais  d'ap- 
prentissage, une  somme  assez  élevée  ou  leur  abandonne  pendant 
plusieurs  années  le  produit  de  sa  main-d'œuvre.  Un  chef  d'atelier 
propriétaire  de  six  métiers  en  bon  état,  qui  a  de  nombreuses  com- 
mandes, des  compagnons  laborieux  et  capables,  avec  un  apprenti, 
est  certainement  dans  l'aisance.  Il  travaille  treize  heures  par  jour, 
mais  c'est  la  condition  de  tous  les  ouvriers,  et  au  moins  il  travaille 
chez  lui,  près  de  sa  femme  et  de  ses  enfans,  sans  être  gêné  par  un 
surveillant  ou  par  un  contre-maître,  et  en  tirant  de  son  industrie  un 
salaire  relativement  très  élevé.  A  ne  considérer  que  ces  traits  géné- 
raux de  sa  situation,  il  est  certainement  permis  de  le  compter  parmi 
les  ouvriers  les  plus  favorisés»  Une  population  ouvrière  dont  un  tiers 
environ  est  composé  de  chefs  d'ateliers  présente  d'importantes  ga- 
ranties d'ordre  et  de  moralité,  et  la  perspective  de  devenir  chefs 
d'ateliers  à  leur  tour  est  pour  les  compagnons  un  encouragement  à 
la  bonne  conduite  et  à  l'économie. 

La  situation  du  simple  compagnon  est  de  tout  point  différente 
de  celle  du  maître.  D'abord  il  est  réduit  à  son  propre  salaire,  et  il 
en  perd  chaque  jour  la  moitié,  disons  le  quart,  pour  plus  d'exac- 
titude, puisqu'il  perdrait  toujours  l'autre  quart  en  frais  généraux. 
Ensuite  il  travaille  hors  de  chez  lui,  ce  qui  implique  une  certaine 


LE    SALAIRE    DES   FEMMES.  9^ 

dépendance;  il  n'a  ni  famille  ni  intérieur.  Il  rentre  dans  un  garni 
après  treize  heures  de  travail;  s'il  ne  gagne  pas  assez  pour  partager 
l'ordinaire  du  maître,  il  se  nourrit  mal  dans  un  cabaret.  Une  vie 
sans  foyer  est  presque  fatalement  une  vie  de  désordre,  car  l'éco- 
nomie n'est  conseillée  au  célibataire  que  par  la  raison,  tandis  que 
c'est  le  cœur  qui  la  conseille  au  père  de  famille.  Dans  un  temps  qui 
n'est  pas  encore  très  éloigné  de  nous,  le  compagnon  s'attachait  à  la 
famille  du  maître,  et  trouvait  dans  ces  rapports  un  adoucissement  à 
sa  solitude;  mais  peu  à  peu  un  abîme  s'est  creusé  entre  ces  deux 
ouvriers,  dont  l'un  n'a  que  ses  bras,  tandis  que  l'autre  a  un  établis- 
sement et  un  capital.  Les  compagnons  sont  devenus  nomades,  cou- 
rant d'atelier  en  atelier,  faisant  leur  tâche  à  côté  du  maître  pen- 
dant tout  le  jour,  sans  le  prendre  pour  confident,  sans  lui  donner  et 
sans  lui  demander  de  l'affection,  de  jour  en  jour  moins  honnêtes, 
moins  réfléchis  et  moins  à  l'abri  d'une  vieillesse  malheureuse. 

L'apprentissage  se  fait  dans  de  mauvaises  conditions.  11  est  d'u- 
sage que  l'apprenti  abandonne  au  maître  le  produit  de  son  travail 
pendant  quatre  années,  contrat  onéreux  qui  met  l'eiifant  à  la  charge 
du  père  de  famille  dans  un  âge  où  il  a  déjà  toute  sa  vigueur.  11  en 
résulte  que  le  métier  de  tisseur  ne  peut  être  appris  par  la  partie 
la  plus  pauvre  de  la  population ,  et  que  les  ouvriers  aisés ,  épuisés 
par  les  sacrifices  que  ces  quatre  années  leur  imposent,  ne  peuvent 
plus  songer  à  exonérer  leurs  enfans  du  service  militaire.  On  a  peine 
à  se  rendre  compte  d'une  exigence  aussi  disproportionnée,  car  le 
métier  de  tisseur  s'apprend  en  six  mois.  Les  pères  de  famille  ra- 
chètent, quand  ils  le  peuvent,  une  portion  de  ces  quatre  années 
d'esclavage  par  une  somme  qui  s'élève  quelquefois  à  500  francs. 
Voilà  en  gros  quelle  est  la  situation  du  maître,  du  compagnon  et  de 
l'apprenti.  Tout  ce  que  nous  venons  de  dire  s'applique  également 
aux  hommes  et  aux  femmes  ;  mais  il  y  a  des  différences  nécessaires, 
et  qu'il  faut  maintenant  examiner. 

II. 

Constatons  d'abord  un  fait  très  important  à  l'honneur  de  l'indus- 
trie lyonnaise,  c'est  que  l'ouvraison  est  payée  à  tant  le  mètre,  sans 
aucune  différence  pour  les  hommes  et  pour  les  femmes.  11  n'en  ré- 
sulte pas  que  la  moyenne  du  salaire  soit  la  même  pour  les  deux 
sexes,  car  si  la  moyenne  pour  un  homme  s'élève,  par  exemple,  à 
2  francs  50  centimes,  elle  n'atteint  pas  1  franc  75  centimes  pour 
une  femme.  La  raison  en  est  toute  simple  :  il  faut  plus  d'adresse 
et  d'agilité  que  de  force  pour  conduire  un  métier  ordinaire  ;  mais  il 
faut  plus  de  force  que  n'en  possède  ordinairement  une  femme  pour 
faire  mouvoir  les  métiers  qui  tissent  des  pièces  de  grande  largeur, 


928  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

OU  les  métiers  pour  velours  et  certaines  étoffes  façonnées.  Quelques 
femmes  tissent  des  velours;  on  en  citait  une  dernièrement  qui,  grâce 
à  une  vigueur  exceptionnelle  et  en  travaillant  quatorze  heures  par 
jour,  gagnait  des  journées  égales  à  celles  du  meilleur  ouvrier.  La 
pauvre  fille  avait  une  jeune  sœur  aveugle  à  pourvoir;  elle  est  morte 
à  la  peine  dans  la  fleur  de  l'âge,  et  sans  avoir  pu  réaliser  entière- 
ment la  pensée  pour  laquelle  elle  donnait  sa  vie.  La  charité,  si  active 
à  Lyon,  a  sur-le-champ  adopté  la  sœur  orpheline.  Plusieurs  femmes, 
chargées  de  famille  et  trouvant  dans  leur  cœur  la  source  d'un  cou- 
rage inépuisable,  compensent  ainsi  par  leur  activité  ce  qui  leur  man- 
que de  force,  et  arrivent  à  égaler  les  journées  des  hommes  en  tra- 
vaillant plus  longtemps.  Ce  sont  là  de  rares  exceptions.  Il  ne  faut 
pas  souhaiter  qu'elles  se  multiplient,  puisque  ces  excès  de  travail 
sont  infailliblement  funestes  à  la  santé  des  ouvrières.  Le  salaire 
des  femmes  reste  donc  inférieur  à  celui  des  hommes  ;  mais  elles  re- 
çoivent ce  qu'elles  ont  réellement  gagné,  le  fabricant  acquitte  ce 
qu'il  croit  être  le  juste  prix  du  service  reçu  :  ce  n'est  pas  de  lui  que 
les  femmes  peuvent  se  plaindre,  mais  seulement  de  la  nature,  qui 
leur  a  refusé  des  forces  égales  aux  nôtres. 

On  voit  que  le  principe  d'après  lequel  la  rémunération  est  ré- 
partie dans  la  fabrique  lyonnaise  est  le  principe  libéral,  celui  qui 
dit  :  à  chacun  suivant  ses  œuvres.  Si  l'on  cherchait  bien,  on  recon- 
naîtrait que  ce  principe  est  le  fondement  du  droit  de  propriété.  Aussi 
quelques  écoles  socialistes  lui  ont-elles  opposé  un  principe  tout  dif- 
férent, et  dont  on  sait  la  formule  :  à  chacun  suivant  ses  besoins! 
Gomme  le  droit  de  propriété  sort  du  premier  de  ces  deux  principes, 
le  droit  au  travail  sort  du  second.  Le  premier  principe  mesure  la 
rétribution  sur  le  service,  parce  qu'il  reconnaît  le  droit  de  celui  qui 
paie,  et  le  second  mesure  la  rétribution  sur  les  besoins  du  travail- 
leur, parce  qu'il  ne  reconnaît  de  droits  qu'à  celui  qui  est  payé.  Or, 
quoique  le  socialisme  soit  chassé  de  nos  institutions,  de  nos  lois  et 
de  nos  usages,  il  envahit  sournoisement  le  domaine  de  l'industrie. 
Ce  sont  les  manufactures  qui  le  ramènent  de  tous  côtés,  malgré  la 
guerre  théorique  que  leurs  chefs  lui  ont  faite  et  lui  feraient  certai- 
nement encore.  Le  socialisme  brutal  réclamait  pour  l'ouvrier  inca- 
pable ou  fainéant  un  salaire  qu'il  ne  gagnait  pas  :  il  attentait  à  la 
propriété.  Les  manufacturiers  qui  paient  un  service  moins  qu'il  ne 
vaut,  parce  que  l'ouvrier  qui  le  rend  a  peu  de  besoins  ou  beaucoup 
de  résignation,  attentent  à  la  justice.  A  l'époque  du  grand  dévelop- 
pement des  manufactures  en  Angleterre,  les  bras  ayant  été  brus- 
quement abandonnés  pour  la  vapeur,  et  l'ouvrier  ayant  cessé  par 
conséquent  d'être  lui-même  une  force  pour  devenir  le  guide  et  le 
surveillant  d'une  force  mécanique,  on  remplaça  partout  les  hofnmes 
par  des  femmes,  qui  rendaient  le  même  service,  et  qui,  dépensant 


ILE    SALAIRE   DES    FEMMES.  929 

moins,  se  contentaient  d'un  moindre  salaire.  On  vit  les  hommes, 
inotcupés,  inutiles,  garder  la  maison  et  les  enfans,  tandis  que  les 
femmes  vivaient  à  l'atelier,  et,  prenant  le  rôle  de  l'homme,  en  pre- 
naient aussi  jusqu'à  un  certain  point  les  habitudes.  Bientôt  les  fabri- 
cans  cessèrent  de  mesurer  la  rétribution  sur  les  besoins,  —  il  n'y  a 
plus  de  règle  en  dehors  de  la  règle,  —  eî  comme  les  femmes  n'ont 
ni  l'esprit  de  résistance  qui  anime  les  hommes,  ni  la  force  nécessaire 
pour  se  faire  rendre  justice,  on  poussa  aux  derniers  excès  la  réduc- 
tion des  salaires.  Il  y  eut  même  des  ateliers  où  l'on  rechercha  de 
préférence  les  femmes  qui  avaient  des  enfans  à  leur  charge,  parce 
que,  dans  leur  désir  de  donner  du  pain  à  leur  famille,  elles  ne  recu- 
laient devant  aucun  travail,  et  acceptaient  avec  empressement  des 
prolongations  de  journée  qui  dévoraient  en  peu  de  temps  leurs  forces 
et  leur  vie.  Quand  les  machines  devinrent  de  plus  en  plus  puissantes 
et  la  surveillance  de  plus  en  plus  facile,  l'ardeur  du  gain,  aiguil- 
lonnée par  la  concurrence,  remplaça  la  femme  par  l'enfant,  détrui- 
sant ainsi  les  adultes  par  le  chômage  et  les  enfans  par  la  fatigue. 
De  tels  résultats  méritent  d'être  pesés  par  les  partisans  du  droit  au 
travail;  on  peut  dire  que  c'est  leur  arme  qui  se  retourne  contre  eux. 
C'est  pour  avoir  voulu  entamer  le  capital  au  nom  du  besoin  qu'ils 
voient  le  capital  rejeter  les  hommes,  épuiser  et  rançonner  les  femmes 
et  les  enfans.  C'est  donc  un  grand  titre  d'honneur  pour  la  fabrique 
■  yonnaise  d'être  constamment  restée  dans  le  vrai,  et  d'avoir  toujours 
i)ayé  le  service  rendu  sans  acception  des  personnes. 

La  maîtresse  d'atelier  est  rémunérée,  de  même  que  son  mari,  au 
prorata  de  l'étoffe  qu'elle  a  tissée.  Si  l'on  ne  regardait  que  ces  ou- 
vrières privilégiées,  on  pourrait  dire  que  la  fabrique  de  Lyon  a  ré- 
solu le  problème  de  traiter  équitablement  les  femmes.  Une  maîtresse 
d'atelier,  n'ayant  pas  le  loyer  de  son  métier  à  payer  peut,  sans  trop 
de  fatigue,  gagner  li  francs  dans  sa  journée.  Sur  ces  A  francs,  il 
faut  défalquer  un  quart  pour  les  frais,  ce  qui  porte  encore  la  journée 
à  3  francs,  et  comme  le  ménage,  outre  le  salaire  du  mari  et  de  la 
femme,  opère  un  prélèvement  sur  la  journée  de  chaque  compagnon, 
le  bénéfice  s'élève  en  moyenne  à  5  ou  7  francs  pour  la  femme,  à 
6  ou  8  pour  le  mari.  Il  ne  faut  pas  oublier  toutefois  que  les  crises 
de  l'industrie  se  traduisent  immédiatement  pour  le  chef  d'atelier  en 
ruine  complète,  qu'il  dépend  pour  avoir  de  l'ouvrage  de  la  bonne 
volonté  du  fabricant  et  de  ses  commis,  et  que,  même  en  supposant 
toutes  les  chances  propices,  il  subit  une  interruption  forcée  de  tra- 
vail chaque  fois  qu'une  pièce  est  finie  et  qu'il  faut  en  disposer  une 
autre  sur  le  métier.  Les  fabricans  qui  favorisent  un  maître  tisseur 
lui  donnent  des  pièces  à  longue  chaîne,  ou  dont  l'ourdissage  se  fait 
avec  rapidité,  afin  de  lui  épargner  des  pertes  de  tem])S.  Malgré  ces 

T|-»\«P    vvv  "«^ 


930  KEYUE    DES    DEUX   MONDES. 

inconvéniens,  on  peut  dire  qu'une  ouvrière  placée  à  la  tête  d'un 
atelier  reçoit  pour  ses  peines  un  salaire  convenable. 

Elle  exerce. d'ailleurs  son  industrie  dans  des  conditions  excel- 
lentes. Sauf  l'obligation  de  rendre  l'étoffe  à  des  époques  détermi- 
nées, ce  qui  même  n'a  pas  toujours  lieu,  elle  est  affranchie  de  toute 
surveillance.  Elle  travaille  chez  elle  à  côté  de  son  mari,  elle  peut 
avoir  ses  enfans  sous  la  main,  et  reste  maîtresse  de  partager  son 
temps  au  mieux  de  ses  intérêts  entre  les  soins  du  ménage  et  son 
travail  industriel.  Sa  santé,  sa  moralité,  son  bonheur  domestique  ne 
sont  pas  menacés  par  sa  profession.  Un  point  qu'il  faut  seulement 
indiquer  dans  les  habitudes  de  la  place  peut  donner  lieu  à  des  in- 
quiétudes. L'usage  de  Lyon  veut  que  la  femme  du  maître  serve 
d'intermédiaire  entre  son  mari  et  les  fabricans.  Ce  n'est  pas  le  mari 
qui  va  chercher  l'ouvrage  à  faire  ou  rapporter  l'ouvrage  fait,  c'est 
la  femme.  Une  fois  la  pièce  achevée,  enlevée  du  cylindre,  propre- 
ment pliée,  la  maîtresse  met  son  plus  beau  bonnet  et  sa  meilleure 
robe,  et  s'en  va  affronter  les  reproches  ou  recevoir  les  complimens  du 
patron  qui  l'emploie.  Quand  la  femme  est  jolie  et  que  le  patron  ou 
ses  commis  sont  jeunes ,  il  peut  assurément  en  résulter  des  abus  au 
point  de  vue  des  mœurs.  Beaucoup  de  plaintes  se  sont  élevées  à  ce 
sujet;  il  y  a  eu  de  grandes  exa§férations.  La  plupart  des  négocians 
sont  des  hommes  sérieux,  incapables  de  profiter  de  leur  position 
pour  porter  le  trouble  dans  un  ménage  qui  dépend  entièrement 
d'eux.  Les  maîtresses  tisseuses,  de  leur  côté,  sont  presque  toutes 
des  personnes  sensées  et  réservées ,  fières  à  juste  titre  de  conduire 
un  atelier  et  de  gagner  leur  vie  par  le  travail.  Quand  on  les  inter- 
roge sur  les  relations  établies  entre  elles  et  les  fabricans,  loin  de 
s'en  plaindre,  elles  en  paraissent  charmées.  Est-ce  seulement  une 
petite  vanité  ?  Est-ce  le  plaisir  de  faire  une  course  de  temps  à  autre 
et  un  bout  de  toilette?  Est-ce  l'autorité  que  cette  fonction  leur  as- 
sure dans  le  ménage  ?  Il  y  a  un  peu  de  tout  cela,  et  tout  cela  ne 
vaut  rien.  C'est  toujours  une  chose  regrettable  pour  le  bon  ordre  de 
la  famille  que  de  donner  à  la  femme  une  importance  trop  grande 
dans  la  conclusion  des  marchés,  et  par  conséquent  dans  la  direction 
des  affaires  communes.  Pour  peu  qu'elle  soit  adroite  et  laborieuse, 
elle  gagne  autant  que  son  mari  par  son  travail  personriel,  et  alors 
l'autorité  du  chef  de  famille  n'a  plus  de  raison  d'être.  Il  faut  tou- 
jours souhaiter  que  les  faits  soient  d'accord  avec  les  institutions. 

Quand  on  voit,  le  dinianche,  toute  la  population  des  ateliers  af- 
fluer dans  les  lieux  de  plaisir  qui  environnent  la  ville ,  il  est  assez 
difficile  de  distinguer  la  simple  ouvrière  de  la  maîtresse.  Toutes  ces 
femmes  ont  le  même  goût  pour  la  toilette ,  et  la  plus  humble  mou- 
linière  fait  volontiers  des  sacrifices  pour  être  vêtue  avec  élégance. 


I 


LE    SALAIRE   DES   FEMMES.  931 

Cependant  il  y  a  un  abîme  entre  la  destinée  de  ces  deux  femmes, 
dont  l'une  a  une  famille  et  une  position  aisée  et  assurée,  tandis  que 
l'autre  vit  seule,  réduite,  quand  elle  ne  chôme  pas,  au  salaire  insuf- 
fisant de  la  journée.  Il  est  bien  difficile  d'établir  la  moyenne  de  ce 
salaire;  les  écrivains  les  mieux  renseignés  n'y  sont  pas  parvenus,  et 
les  commissaires  chargés  de  faire  des  enquêtes  au  nom  de  la  cham- 
bre de  commerce  n'ont  donné  que  des  à-peu-près.  Quand  on  inter- 
roge sur  les  lieux  les  patrons  et  les  ouvriers,  ils  semblent  incertains 
et  hésitans.  C'est  qu'indépendamment  des  fluctuations  de  la  place, 
mille  circonstances  peuvent  modifier  le  gain  de  la  journée.  Il  y  a  des 
étoffes  qui  rendent  plus  que  d'autres;  il  y  en  a  dont  le  montage  est 
lent,  difficile,  fréquemment  renouvelé,  source  de  pertes  énormes, 
car  il  faut  payer  la  remetteuse  et  chômer  pendant  qu'elle  travaille; 
il  y  a  surtout  des  ouvrières  appliquées  et  robustes,  et  d'autres  qui 
se  découragent  facilement  ou  que  leurs  forces  trahissent.  La  santé 
d'une  ouvrière  entre  pour  beaucoup  dans  la  détermination  de  ses 
bénéfices,  la  volonté  pour  plus  encore,  car  une  volonté  énergique 
tire  parti  d'un  corps  malade  et  d'une  force  épuisée.  Les  supputations 
les  plus  favorables  ne  permettent  pas  d'évaluer  en  moyenne  le  sa- 
laire d'une  tisseuse  à  plus  de  1  franc  50  centimes.  Portons,  pour 
mettre  tout  au  mieux,  la  moyenne  des  salaires  à  1  franc  75  centimes 
par  jour,  ce  qui  donnerait  525  francs  par  an  pour  trois  cents  jours 
de  travail.  Avec  1  franc  75  centimes  par  jour,  chiffre  exagéré  évi- 
demment, on  peut  vivre,  mais  on  vit  très  mal.  Si  l'on  ne  prélève  sur 
le  revenu  de  l'année  que  72  francs  (20  centimes  par  jour)  pour  le 
logement,  ce  logement  sera  un  taudis.  Si  on  ne  met  pas  plus  de 
150  francs  pour  le  blanchissage,  la  chaussure  et  le  vêtement,  à  coup 
sûr  on  sera  bien  au-dessous  du  plus  indispensable  nécessaire.  Il  ne 
reste  qu'environ  80  centimes  par  jour  pour  la  nourriture,  lel  dé- 
penses imprévues  et  les  frais  professionnels,  à  la  vérité  presque  in- 
signifians.  Si  nous  avions  pris  1  franc  50  centimes  pour  point  de 
départ,  le  chiffre  de  la  dépense  journalière  tombait  à  55  centimes! 
La  plupart  des  tisseuses  se  nourrissent  dans  l'atelier  avec  la  famille 
du  maître;  cette  combinaison,  qui  n'est  pas  toujours  praticable,  est 
de  beaucoup  la  meilleure.  Quoique  les  femmes  soient  naturellement 
sobres,  quoiqu'elles  aient  en  général  moins  besoin  que  les  hommes 
d'une  nourriture  réparatrice,  on  doit  songer  que  les  tisseuses  font 
un  métier  assez  fatigant,  et  que  la  force  leur  est  nécessaire,  ne 
fût-ce  qu«  pour  gagneç  une  bonne  journée.  Être  misérablement  lo- 
gée, pauvrement  vêtue,  assez  mal  nourrie,  et  avec  cela  travailler, 
au  minimum,  douze  heures  par  jour,  voilà  quel  est  le  sort  matériel 
^'une  ouvrière  tisseuse  placée  dans  des  conditions  favorables  de 
santé  et  de  travail. 

Cependant  il  faut  bien  le  dire  à  présent,  et  on  ne  le  dit  pas  sans 


932  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

avoir  le  cœur  serré,  les  tisseuses  sont  des  ouvrières  privilégiées: 
elles  sont,  après  les  maîtresses,  l'aristocratie  de  la  fabrique.  Les 
ovalistes  ou  moulinières,  qui  travaillent  constamment  debout  pen- 
dant treize  heures,  ne  gagnent  que  8  francs  par  semaine;  à  cer- 
taines époques,  leur  salaire  est  tombé  à  70  centimes  par  jour.  En 
général,  elles  se  nourrissent  chez  les  maîtres,  qui  leur  trempent  une 
soupe  le  matin  pour  5  centimes,  et  leur  fournissent  un  plat  à  midi 
pour  25  centimes,  le  pain  restant  à  leurs  frais  ainsi  que  le  vin,  si 
elles  en  boivent.  La  soupe  des  ovalistes  est  passée  en  proverbe  à 
Lyon.  Cette  nourriture  insuffisante  absorbe  les  deux  tiers  de  leur 
salaire,  si  chèrement  gagné.  Les  devideuscs^  surtout  les  devîdeuses 
de  trames^  ne  sont  pas  dans  des  conditions  meilleures.  Elles  tra- 
vaillent chez  des  maîtresses  qui  prélèvent  la  moitié  de  leur  salaire, 
comme  cela  se  pratique  dans  les  ateliers  de  tissage.  La  journée, 
après  ce  prélèvement,  flotte  entre  1  fr.  et  1  fr.  25  c.  pour  treize  ou 
quatorze  heures  de  travail.  On  leur  trempe  la  soupe  deux  fois  par 
jour.  Les  devideuses  d'organsin  gagnent  un  peu  plus,  parce  qu'elles 
travaillent  pour  les  fabricans  et  non  pour  les  chefs  d'ateliers,  et 
parce  que  l'organsin  (la  soie  des  chaînes)  a  en  général  plus  de  va- 
leur que  le  fil  de  trame.  Les  canetières^  qui  disposent  la  soie  sur  les 
canettes,  ne  gagnent  que  1  fr.  pour  des  journées  de  douze  heures. 
On  leur  trempe  la  soupe  deux  fois,  comme  aux  devideuses.  Les 
ourdisseuses^  dont  le  salaire  est  aussi  de  1  franc  à  1  franc  25  cent. 
.par  jour,  sont  nourries  par  les  maîtres  qui  les  emploient.  Dans  les 
bons  ateliers,  on  a  une  ourdisseuse  à  l'année  pour  100,  125  ou 
150  francs  de  gages.  Gela  est  plus  avantageux  pour  l'ouvrière,  parce 
qu'elle  est  nourrie,  blanchie  et  logée;  mais  alors  elle  se  charge  des 
groj  ouvrages  de  la  maison ,  où  elle  est  plutôt  considérée  comme 
servante  que  comme  ouvrière.  Les  gages  d'une  domestique  ordi- 
naire dans  une  maison  bourgeoise  de  Lyon  sont  plus  élevés.  Les 
metteuses  en  mains  sont  mieux  traitées  que  les  ourdisseuses  :  leur 
journée  est  de  2  fr.  au  moins,  et  leurs  gages,  quand  on  les  prend  à 
l'année,  sont  de  200  à  250  francs.  C'est  qu'elles  travaillent  pour  les 
fabricans,  et  qu'elles  sont  employées  à  un  métier  où  le  vol  qu'on 
appelle  le  piquage  d'once  est  assez  facile.  Leur  besogne  consiste  à 
subdiviser  un  paquet  d'un  certain  poids  en  portions  plus  petites, 
désignées  sous  les  noms  de  m,ainsj  pantines  et  flottes.  La  pantine  se 
compose  de  deux,  trois  ou  quatre  flottes,  et  il  faut  quatre  pantines 
pour  faire  une  main.  Les  liceuses,  qui  fabriquent  les  lices  ou  réseaux 
de  longues  mailles  entre  lesquelles  passent  les  fds  de  la  chaîne  des 
étofî'es,  ont  un  état  peu  fatigant,  mais  qui  ne  donne  pas  de  quoi 
vivre.  Les  liseuses,  qui  font  les  cadres  au  moyen  desquels  on  perce 
les  cartons,  gagne^it  quelquefois  par  jour  jusqu'à  1  franc  ib  cent.; 
elles  sont  sujettes  à  de  fréquens  chômages.  Les  tordeuses,  qui  pla- 


LE    SALAIRE    DES    FEMMES.  933 

cent  la  nouvelle  pièce  sur  le  métier,  peuvent  en  placer  deux  par 
jour,  et  gagnent  pour  chaque  pièce  1  franc  50  centimes.  Les  remet- 
teuses  sont  encore  plus  favorisées  ;  ce  sont  elles  qui  changent  la  dis- 
position du  métier,  quand  la  nouvelle  chaîne  est  formée  de  plus  de 
fils  que  la  précédente.  On  leur  paie  5  centimes  par  portée,  ce  qui 
peut  leur  faire  des  journées  de  h  francs,  et  même  plus.  Une  bonne 
remetteuse  est  très  recherchée,  parce  que  le  tisseur  a  les  bras  croi- 
sés pendant  qu'elle  travaille,  et  qu'il  a  par  conséquent  intérêt  à 
obtenir  les  services  d'une  remetteuse  habile,  et  à  l'avoir  sous  la 
main  quand  il  en  a  besoin.  Comme  ces  ouvrières  passent  leur  vie  à 
courir  d'atelier  en  atelier,  ce  sont  ordinairement  des  femmes  d'un 
certain  âge.  On  va  les  chercher  chez  elles,  on  les  nourrit  dans  la 
maison  où  elles  travaillent ,  et  ordinairement  on  leur  fait  un  petit 
régal.  Le  soir,  on  les  reconduit  en  famille.  Ce  sont  les  fêtes  de  l'a- 
telier. 

Dans  tous  ces  calculs,  nous  n'avons  tenu  aucun  compte  des  trois 
fléaux  qui  rendent  la  position  de  l'ouvrier  si  précaire  :  le  chômage, 
la  maladie  et  la  vieillesse.  Même  quand  le  commerce  est  florissant 
et  la  fabrique  en  pleine  activité,  l'ouvrier  n'est  jamais  à  l'abri  du 
chômage.  Il  y  a  des  corps  d'état  où  il  est  en  quelque  sorte  chro- 
nique. Les  remetteuses,  dont  le  salaire  est  très  élevé,  chôment  en 
général  trois  jours  par  semaine;  elles  n'ont  presque  plus  d'ouvrage 
dès  que  le  commerce  se  ralentit.  On  comprend  qu'il  en  soit  de 
même  des  liseuses  et  de  toutes  les  professions  qui  tiennent  aux  va- 
riations de  la  mode.  Les  tisseurs  ont  plus  de  fixité,  sans  pouvoir  ce- 
pendant être  sûrs  du  lendemain.  Tantôt,  en  arrivant  à  l'atelier,  on 
apprend  que  le  maître  n'a  pas  de  commande,  tantôt  c'est  une  pièce 
d'un  nouveau  dessin  qu'il  faut  monter,  et  la  remetteuse  n'est  pas 
prête.  On  perd  un  temps  incalculable  en  courses  dans  les  ateliers, 
si  l'on  est  simple  ouvrier,  et  chez  les  patrons,  si  l'on  est  maître.  Les 
Anglais  disent  proverbialement  que  le  temps  c'est  de  l'argent;  il 
faut  changer  cela  pour  les  ouvriers  :  pour  eux,  le  temps  est  du  pain. 
Pendant  qu'une  malheureuse  femme  va  d'atelier  en  atelier,  deman- 
dant du  travail  sans  en  trouver,  l'heure  du  repas  arrive  bien  vite. 
Comment  montera-t-elle  les  mains  vides  ce  long  escalier  au  bout 
duquel  l'attendent  ses  enfans,  déjà  exténués  par  les  privations?  S'il 
y  a  un  malade  dans  le  grenier,  comment  aura-t-elle  une  drogue 
chez  le  pharmacien,  un  peu  de  viande  pour  faire  un  bouillon,  une 
couverture  pour  remplacer  le  feu? 

De  temps  en  temps  il  survient  dans  les  régions  élevées  du  com- 
merce une  de  ces  crises  que  signalent  tant  de  sinistres  à  la  Bourse. 
Tout  le  monde  est  frappé,  mais  c'est  dans  l'industrie  surtout  que  le 
contre-coup  est  terrible.  Du  jour  au  lendemain,  les  fabricans  arrê- 
tent leurs  commandes.  Aussitôt  tousles  ateliers  se  vident,  la  pous- 


^ 


034  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

sière  les  envahit,  les  métiers  dégarnis  ressemblent  à  des  ruines  lu- 
gubres. Le  ménage  du  maître  vit  quelques  jours  sur  ses  épargnes; 
l'argent  épuisé,  et  il  s'épuise  bien  vite,  le  pain  manque  absolument, 
car  il  n'y  a  pas  de  crédit  possible,  si  la  crise  menace  d'être  longue. 
Le  loyer  court  cependant,  comme  l'impôt,  pour  cet  atelier  désert; 
c'est  ce  qui  précipite  la  catastrophe.  On  porte  au  mont-de-piété  sa 
vaisselle,  sa  literie,  ses  vêtemens  de  chaque  jour.  L'ouvrier  qui  n'a 
rien,  pas  d'épargne,  pas  d'effets,  est  mis  à  l'aumône  d'un  seul  coup. 
Il  devient  mendiant  avec  un  cœur  courageux  et  des  bras  robustes. 
'En  1836,  on  ramasse  un  ouvrier  sur  le  quai  de  la  Charité,  exténué, 
presque  moribond.  «  C'est  de  honte  que  je  meurs,  »  dit-il  pendant 
qu'on  le  porte  à  l'hôpital.  A  Lyon,  le  fléau  frappe  à  la  fois  quatre- 
vingt  mille  âmes  dans  la  ville  et  quatre-vingt-dix  mille  dans  la  po- 
pulation rurale.  La  peste  et  la  famine  ne  sont  rien  auprès.  La  ville 
est  effrayante  et  navrante  le  soir.  Tout  est  éteint  et  morne  dans  les 
quartiers  laborieux.  Les  femmes  se  glissent  comme  des  ombres,  ten- 
dant la  main  pour  que  leurs  enfans  ne  meurent  pas,  ou  chantent 
avec  des  sanglots  dans  la  voix,  et  le  visage  tourné  vers  la  muraille 
de  peur  d'être  reconnues. 

En  dehors  de  ces  désastres  qui  accablent  une  population  entière, 
il  y  a  des  malheurs  attachés  à  la  nature  humaine,  mais  dont  les 
conséquences  sont  particulièrement  terribles  pour  ceux  qui  vivent 
du  travail  de  leurs  mains.  La  maladie  n'est  que  la  maladie  pour 
le  riche;  pour  l'ouvrier,  elle  est  fatalement  la  ruine.  Dès  le  premier 
jour  qu'il  passe  sur  le  lit  de  douleur,  la  paie  est  supprimée;  en 
même  temps  la  dépense  augmente.  Il  faut  payer  le  médecin,  le 
pharmacien.  Hélas!  il  faudrait  aussi  avoir  de  la  propreté  autour 
du  malade,  donner  de  l'air  à  cette  poitrine  embrasée.  On  a  pour 
ressource  l'hôpital,  quand  l'hôpital  ne  manque  pas  de  lits.  On  trouve 
là  le  repos,  des  soins  intelligens,  des  remèdes;  mais  l'inquiétude 
torture  ce  corps  brisé  autant  que  la  maladie.  Que  devenir  pendant 
la  convalescence?  Gomment  retrouver  un  métier,  des  commandes? 
Si  c'est  une  femme,  une  mère,  où  vont  ses  enfans  tandis  qu'elle 
est  là  gisante  et  impuissante? 

Il  y  a  aussi  la  vieillesse,  longue  et  incurable  maladie.  On  fait  des 
calculs  sur  le  salaire  des  ouvriers  ;  li  centimes  pour  le  logement, 
75  pour  la  nourriture;  mais  combien  pour  l'épargne?  Si  chaque 
jour,  pendant  la  santé  et  la  force,  il  n'a  pas  le  courage  de  se  retran- 
cher le  superflu  et  quelquefois  de  prendre  sur  le  nécessaire,  quand 
ses  yeux  ne  voient  plus,  quand  ses  mains  tremblent,  il  tombe  à  la 
merci  des  siens,  ou,  s'il  n'a  pas  de  famille,  à  la  charge  de  la  cha- 
rité. Reconnaissons  toutefois  que  l'industrie  de  la  soie  est  une  des 
plus  salubres.  Les  ateliers  sont  propres  et  bien  aérés.  Le  travail  est 
fatigant,  sans  demander  une  grande  dépense  de  force.  Il  n'engendre 


LE    SALAIRE    DES    FEMMES.  935 

aucune  maladie  spéciale.  La  navette  peut  encore  être  lancée  par  les 
mains  débiles  d'un  vieillard.  Il  arrive  fréquemment  qu'on  est  obligé 
de  faire  aux  vieux  parens  une  sorte  de  violence  pour  leur  imposer 
l'oisiveté.  Ils  aiment  leur  profession  ;  cela  est  en  quelque  sorte  dans 
le  sang,  c'est  la  vertu  locale  et  l'une  des  causes  de  la  supériorité  de 
la  fabrique  lyonnaise.  Ils  ont,  comme  tous  les  Lyonnais,  un  senti- 
ment profond  de  l'indépendance.  Ils  se  croient  dégradés  en  devenant 
inutiles.  On  ose  à  peine  leur  dire  que  leur  tissu  n'est  plus  assez  égal 
et  assez  serré,  et  que  le  métier  qu'ils  occupent  rapporterait  davan- 
tage entre  des  mains  plus  jeunes  et  plus  actives. 

Jusqu'ici  nous  n'avons  point  parlé  des  enfans,  des  apprenties.  Quel- 
ques-unes des  professions  que  nous  avons  successivement  passées 
en  revue  exigent  à  peine  un  apprentissage.  Au  contraire,  on  a  vu 
que,  pour  arriver  à  être  tisseuse,  il  fallait  faire  un  apprentissage 
de  quatre  ans,  c'est-à-dire  donner  son  temps  et  son  travail  depuis 
l'âge  de  treize  ans  environ  jusqu'à  dix-sept  ou  dix-huit.  Il  y  a  peu 
de  familles  en  état  de  suffire  pendant  quatre  années  à  l'entretien  et 
à  la  nourriture  d'une  enfant  dont  le  travail  est  improductif.  Le 
nombre  de  celles  qui  peuvent  racheter  deux  ans  d'apprentissage  en 
payant  li  ou  500  francs  est  encore  plus  restreint.  L'apprentissage 
proprement  dit  ne  demande  pas  plus  de  six  mois  pour  une  fille  in- 
telligente et  adroite,  de  sorte  que  le  maître  d'atelier  profite  seul 
pendant  plus  de  trois  ans  du  travail  de  la  jeune  ouvrière.  Il  est  bien 
clair  que,  surtout  dans  les  deux  dernières  années,  elle  gagne  des 
journées  presque  complètes,  et  le  prix  élevé  du  rachat  montre  l'im- 
portance des  bénéfices  réalisés  par  le  maître.  Son  intérêt  est  donc  de 
contraindre  l'apprentie  à  travailler  énergiquement  pendant  toutes 
les  heures  qu'elle  lui  doit.  L'usage  fixe  la  journée  à  huit  heures; 
mais  très  souvent  l'apprentie  la  prolonge  de  deux  heures,  et  même 
de  quatre,  malgré  les  prescriptions  de  la  loi  sur  les  contrats  d'ap- 
prentissage, et  le  bénéfice  de  ce  travail  est  partagé  par  moitié  entre 
elle  et  le  maître.  Voilà  donc  une  enfant  de  quatorze  ans,  à  l'âge  où 
la  santé  des  jeunes  filles  demande  tant  de  ménagemens,  livrée  à  un 
travail  qui  épuiserait  les  forces  d'une  grande  personne,  et  jusqu'ici 
la  société  est  désarmée  devant  un  tel  abus. 

On  sait  combien  on  a  eu  de  peine  à  introduire  dans  la  législation 
des  lois  protectrices  pour  les  enfans.  En  Angleterre,  où  les  usines 
emploient  un  si  formidable  outillage,  les  manufacturiers  ont  intérêt 
à  prolonger  la  durée  de  la  journée  pour  tirer  le  plus  de  parti  pos- 
sible de  ces  coûteuses  machines;  ils  résistent  donc  avec  énergie  à 
toute  limitation  des  heures  de  travail.  Le  premier  sir  Robert  Peel 
eut  plus  d'un  assaut  à  livrer  avant  d'emporter  le  bill  de  1802,  qui 
limitait  le  travail  des  apprentis  à  douze  heures  effectives,  sur  les- 
quelles devait  être  pris  le  temps  de  l'instruction  élémentaire,  et 


936  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

qui  interdisait  de  les  faire  travailler  entre  neuf  heures  du  soir  et 
six  heures  du  matin.  Et  comme  le  bill  n'imposait  ces  restrictions 
qu'au  travail  des  apprentis,  et  non  au  travail  des  enfans,  les  fabri- 
cans  en  furent  quittes  pour  ne  plus  signer  de  contrats  d'apprentis- 
sage. La  loi  protectrice  de  1802  fut  étendue  en  1819  à  tous  les 
enfans,  apprentis  ou  non,  au-dessous  de  seize  ans.  En  1825,  trois 
heures  furent  retranchées  au  travail  de  chaque  samedi.  En  1833, 
sur  la  proposition  de  lord  Ashley,  on  divisa  les  enfans  en  deux  caté- 
gories :  de  13  à  18  ans,  ils  travaillèrent  69  heures  par  semaine,  soit 
11  heures  1/2  par  jour;  de  8  à  13  ans,  leur  journée  fut  limitée  à 
8  heures.  Enfin  le  15  mars  iSl\l\  sir  Robert  Peel  le  ministre  fit  ré- 
duire à  6  heures  1/2  le  travail  des  enfans  dans  cette  dernière  classe. 
Un  personnel  salarié,  créé  par  la  loi  de  1833  et  composé  de  quatre 
inspecteurs-généraux  et  de  nombreux  sous-inspecteurs,  tient  la  main 
à  l'exécution  des  règlemens. 

Il  est  digne  de  remarque  que  la  France  a  encore  plus  de  peine 
que  l'Angleterre  à  s'accommoder  du  principe  de  la  limitation  du  tra- 
vail des  enfans.  En  général,  le  citoyen  est  beaucoup  plus  passif  de 
ce  côté-ci  du  détroit;  la  centralisation,  qui  règne  despotiquement 
sur  nous  depuis  plusieurs  siècles,  nous  a  déshabitués  de  l'initiative, 
et  l'on  nous  gouverne  en  une  foule  de  choses  que  nos  voisins  n'aban- 
donneraient pas  à  la  tutelle  de  leur  gouvernement.  En  revanche,  les 
Anglais,  qui  ont  moins  de  lois,  leur  obéissent  mieux  et  plus  volon- 
tiers; c'est  peut-être  parce  qu'on  ne  leur  impose  que  les  lois  les 
plus  indispensables.  Notre  loi  sur  le  travail  des  enfans  date  de  18Zil; 
elle  admet,  comme  la  loi  anglaise",  la  distinction  proposée  par  Wil- 
berforce  en  1819  entre  les  plus  jeunes  enfans  et  les  adolescens.  La 
première  classe  comprend  en  Angleterre  les  enfans  de  8  à  13  ans; 
en  France,  ceux  de  8  à  12  :  ainsi  la  protection  se  relâche  chez  nous 
un  an  plus  tôt.  En  Prusse,  il  faut  avoir  ili  ans  pour  entrer  dans 
une  manufacture.  Les  enfans  de  8  à  12  ans  peuvent  travailler  chez 
nous  8  heures  sur  2/i,  et  par  conséquent  1  heure  1/2  de  plus  qu'en 
Angleterre,  ce  qui  est  très  considérable  :  8  heures  de  travail  pour 
un  enfant  de  8  ans!  Chez  nos  voisins,  les  enfans  d'un  âge  plus 
avancé  ne  peuvent  être  employés  au  travail  effectif  que  pendant 
11  heures  1/2  sur  2/i;  nous  tolérons  12  heures  de  travail  effectif. 
Enfin,  malgré  notre  ruineuse  et  énervante  manie  de  créer  à  tout 
propos  des  fonctionnaires,  nous  n'avons  pas  d'inspection  réelle  pour 
le  travail  des  enfans,  ce  qui  rend  la  loi  impuissante  et  presque  inu- 
tile. La  loi  française  ne  s'applique  d'ailleurs  qu'aux  manufactures, 
usines  et  ateliers  à  moteur  mécanique  ou  à  feu  continu,  et  aux  fa- 
briques occupant  plus  de  vingt  ouvriers  réunis  en  atelier.  Or  les 
ateliers  de  la  fabrique  lyonnaise  ne  renferment  jamais  plus  de  six 
ouvriers,  et  l'administration  n'a  pas  usé  du  droit  qui  lui  est  con- 


LE    SALAIRE    DES    FEMMES.  937 

féré  par  l'article  7  de  la  loi,  d'étendre  les  prohibitions.  Il  en  résulte 
que  le  travail  des  enfans  n'est  protégé  que  par  la  loi  sur  les  con- 
trats d'apprentissage  et  par  la  coutume  locale,  qui  peut  être  im- 
punément enfreinte,  et  qui  l'est  tous  les  jours.  Cette  infraction  est 
d'autant  plus  regrettable  que  la  plupart  des  enfans  employés  dans 
la  fabrique  lyonnaise  ne  sont  pas  de  Lyon,  et  qu'il  ne  s'agit  pas  ici 
de  ces  ateliers  où  l'apprenti  travaille  à  la  journée  et  se  tient  pendant 
un  temps  déterminé  à  la  disposition  d'un  ouvrier  ou  d'un  contre- 
maître, leur  servant  quelquefois  d'auxiliaire  et  trop  souvent  de 
commissionnaire.  Dans  un  atelier  de  tissage  où  chacun  a  son  mé- 
tier, l'apprenti  aussi  bien  que  le  compagnon,  et  où  tout  le  monde 
est  tâcheron,  les  avantages  du  contrat  sont  pour  le  maître  en  raison 
directe  du  travail  qu'il  obtient  de  son  apprenti,  de  sorte  qu'il  a  in- 
térêt non-seulement  à  le  faire  travailler  longtemps,  mais  à  le  faire 
travailler  énergiquement.  La  loi  manque  donc  précisément  là  où 
elle  eût  été  très  nécessaire.  Quand  on  se  promène  le  soir  dans  les 
rues  tortueuses  de  la  Croix-Rousse,  et  qu'on  voit  dans  les  étages 
supérieurs  ces  fenêtres  éclairées  derrière  lesquelles  retentit  sourde- 
ment le  bruit  de  la  barre,  on  a  le  cœur  serré  en  pensant  à  ces  pau- 
vres fdles  qui  sont  là  depuis  six  heures  du  matin,  pauvrement  vê- 
tues, à  peine  nourries,  lançant  et  relançant  la  navette  sans  repos  ni 
trêve,  courbées  sur  cette  barre  trop  pesante  pour  leurs  jeunes  bras, 
la  poitrine  fatiguée  par  leur  attitude,  ne  respirant  plus  le  grand  air, 
l'air  du  dehors,  l'air  de  la  campagne,  si  nécessaire  à  leur  dévelop- 
pement. Où  vont-elles  en  sortant  de  là  dans  la  nuit  noire?  Trou- 
vent-elles au  moins  la  solitude  dans  l'asile  qui  les  reçoit?  N'obéis- 
sent-elles pas  à  cet  instinct  de  la  nature,  si  vif  dans  la  jeunesse,  et 
qui  devient  si  impérieux  après  de  longues  journées  d'un  travail  in- 
cessant, à  l'instinct  qui  nous  pousse  à  chercher  une  diversion?  Et 
dans  cette  absence  de  bons  conseils,  de  bons  exemples,  ne  deman- 
dent-elles pas  cette  diversion  à  la  débauche,  comme  beaucoup 
d'hommes,  dans  une  situation  moins  triste,  demandent  l'oubli  à 
l'ivresse  (1)? 

Quoique  le  métier  de  couturière  et  même  celui  de  modiste  ne 
soient  guère  lucratifs,  les  familles  lyonnaises  hésitent  depuis  long- 
temps à  faire  entrer  leurs  filles  dans  la  fabrique.  On  a  été  obligé  de 
chercher  au  loin  des  apprenties.  Quand  la  banlieue  n'en  a  plus 
fourni,  on  est  allé  jusqu'en  Dauphiné,  jusqu'en  Provence,  jusqu'en 
Auvergne.  Avec  le  temps,  les  pères  de  famille  ont  pris  des  scru- 
pules. Ils  se  sont  demandé  ce  que  deviendraient  leurs  enfans  dans 
cette  grande  ville.  Ils  ont  remarqué  que  les  jeunes  ouvrières  trou- 

;i)  En  général,  les  ouvriers  do  Lyon  ne  sont  pas  adonnés  à  l'ivrognerie.  M.  Villermé, 
qui  a  étudié  de  très  près  les  ouvriers  de  Lyon  ea  1835,  et  (jui  les  a  observés  dans  les 
cabarets  et  dans  les  cafés,  déclare  n'avoir  rencontré  qu'un  seul  homme  ivre. 


938  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

valent  difficilement  un  mari,  quand  elles  n'avaient  pas  vécu  dans  le 
sein  d'une  famille  pendant  leur  apprentissage.  Pour  remédier  en 
partie  à  ces  maux  et  pour  calmer  ces  justes  appréhensions,  un  fa- 
bricant, sorti  lui-même  des  ateliers  et  devenu  riche  par  des  mira- 
cles d'économie,  a  eu  l'idée  de  transformer  l'apprentissage  en  une 
sorte  d'internat.  Il  a  bâti  tout  exprès  à  quelques  lieues  de  Lyon  un 
établissement  considérable,  fabrique,  école  ou  couvent,  comme  on 
voudra  l'appeler.  L'idée  a  prospéré,  et  il  y  a  maintenant  trois  maisons 
de  ce  genre,  l'une  à  Injurieux  pour  les  taffetas,  une  autre  à  Tarare 
pour  la  peluche,  et  la  troisième  à  La  Séauve  pour  les  rubans.  Les 
jeunes  filles,  en  y  entrant,  signent  un  engagement  de  trois  années, 
non  compris  un  mois  d'essai  obligé.  On  y  reçoit  aussi  des  ouvrières, 
qui  contractent  un  engagement  de  dix-huit  mois. 

Le  règlement  est  partout  extrêmement  sévère.  Dans  une  de  ces 
maisons  par  exemple ,  le  travail  commence  à  cinq  heures  un  quart 
du  matin  et  finit  à  huit  heures  un  quart  du  soir.  Sur  cet  espace  de 
quinze  heures,  cinquante  minutes  sont  accordées  le  matin  pour  dé- 
jeuner et  faire  les  lits,  une  heure  pour  dîner  et  se  reposer,  ce  qui 
laisse  un  peu  plus  de  douze  heures  de  travail  effectif.  La  journée 
finie,  on  soupe,  on  dit  la  prière,  et  tout  le  monde  est  couché  à  neuf 
heures.  Les  apprenties  n'ont  droit  qu'à  une  sortie  toutes  les  six  se- 
maines. On  ne  trouve  dans  le  règlement  d'autre  trace  d'enseigne- 
ment élémentaire  qu'une  école  du  dimanche  :  un  enseignement  aussi 
rare,  donné  à  des  enfans  fatiguées  par  le  travail  de  la  semaine,  est 
à  peu  près  illusoire;  on  aurait  agi  autrement  en  Angleterre  ou  en 
Allemagne.  Il  faut  dire,  comme  atténuation,  qu'on  ne  reçoit  pas 
d' enfans  au-dessous  de  treize  ans.  La  journée  du  dimanche  se  passe 
assez  tristement  jusqu'à  deux  heures  :  service  religieux  matin  et 
soir,  catéchisme,  école,  une  récréation  plus  longue  que  pendant  la 
semaine.  Après  vêpres,  si  le  temps  le  permet,  on  fait  une  prome- 
nade en  commun,  et  sous  la  surveillance  des  sœurs,  jusqu'à  la 
chute  du  jour.  En  cas  de  mauvais  temps,  on  remplace  la  promenade 
par  des  lectures  à  haute  voix.  Les  ouvrières  sont  soumises  au  règle- 
ment comme  les  apprenties;  elles  doivent  la  même  obéissance  aux 
sœurs.  En  semaine,  toutes  les  habitantes  de  la  maison  sont  con- 
stamment surveillées,  comme  dans  une  pension  ordinaire  de  jeunes 
filles.  Il  est  plus  que  probable  que  les  pensionnaires  de  ces  établis- 
semens  sont  mieux  nourries,  mieux  couchées,  mieux  soignées  dans 
leurs  maladies  que  les  apprenties  et  les  ouvrières  de  Lyon;  mais  ces 
douze  heures  de  travail  surveillé,  ce  dimanche  passé  tout  entier  à 
l'église  ou  à  l'école,  égayé  seulement,  quand  il  fait  beau,  par  une 
promenade  qui  ne  commence  jamais  avant  trois  heures  de  l'après- 
midi,  cette  interdiction  presque  absolue  de  communications  avec  le 
dehors,  constituent  un  régime  qui  effraie  l'imagination,  Les  autres 


LE    SALAIRE    DES    FEMMES.  939 

jeunes  filles  ont  au  moins  la  liberté  de  leurs  dimanches,  une  li- 
berté relative  dans  les  ateliers,  peut-être  quelquefois  une  prome- 
nade ou  une  causerie  le  soir  après  la  journée  de  travail.  Ici  tout  est 
bien  austère  pour  des  enfans  de  treize  à  dix-huit  ans.  C'est  bien 
plus  que  le  couvent,  car  c'est  le  couvent  avec  douze  heures  de  tra- 
vail. On  se  demande  en  quoi  ce  régime  peut  différer  de  celui  d'une 
maison  de  correction.  Cependant  au  premier  appel  les  familles  sont 
accourues,  preuve  évidente  qu'elles  avaient  le  sentiment  du  péril 
auquel  le  séjour  de  Lyon  expose  les  apprenties  sur  lesquelles  les 
parens  ne  peuvent  pas  veiller.  Quoique  ces  fondations  ne  datent  pas 
de  loin,  on  a  déjà  pu  constater  que  les  jeunes  filles  trouvent  plus 
aisément  à  se  marier  en  sortant  de  Jujurieux.  Les  fabricans  qui  ont 
fondé  ces  écoles  n'en  retirent  pas  de  profit,  obligés  qu'ils  sont  de 
marcher  en  tout  temps  à  cause  de  leur  personnel  et  de  leur  outil- 
lage. En  un  mot,  c'est  rendre  un  service  aux  jeunes  ouvrières  lyon- 
naises que  de  les  enfermer  pendant  trois  ans,  en  les  assujettissant  à 
un  travail  de  douze  heures  par  jour.  Ce  seul  fait  éclaire  mieux  leur 
situation  que  tous  les  détails  dans  lesquels  nous  sommes  entrés. 
L'archevêque  de  Lyon  vient  de  fonder  une  communauté  de  reli- 
gieuses pour  fournir  des  surveillantes  aux  fabricans  qui  voudront 
entrer  dans  la  voie  des  pensionnats  d'ouvrières.  Il  est  impossible  de 
ne  pas  reconnaître  qu'en  agissant  ainsi  il  reste  dans  le  véritable  es- 
prit de  l'église  catholique,  et  il  faut  ajouter  que  cette  transforma- 
tion de  la  condition  des  jeunes  ouvrières  est  un  progrès  sur  ce  qui 
existe  aujourd'hui,  car  le  plus  grand  intérêt  d'un  père  et  d'une  mère 
obligés  de  se  séparer  de  leur  fille  est  d'être  rassurés  sur  sa  conduite 
morale.  On  nous  permettra  cependant  d'avouer  d'une  manière  gé- 
nérale notre  éloignement  pour  ces  agglomérations  de  personnes,  qui 
substituent  la  communauté  à  la  famille,  le  règlement  à  l'affection. 
Cet  internement  peut  être  un  bien  par  comparaison  ;  mais  en  lui- 
même  il  est  un  mal. 


IIL 


Il  est  assez  curieux  de  remarquer  que,  tandis  que  le  clergé  ca- 
tholique, poursuivant  un  but  désintéressé  et  charitable,  pousse  à  la 
transformation  de  la  fabrique  en  manufacture,  certains  économistes 
y  poussent  aussi  par  des  raisons  tout  opposées,  pour  diminuer  les 
frais  de  la  fabrication  par  l'emploi  du  moteur  mécanique.  De  tous 
côtés,  on  semble  prévoir  le  moment  où  le  moteur  mécanique  chas- 
sera la  force  humaine.  On  n'aura  pas  même  besoin  de  recourir  à  la 
vapeur,  puisque  les  départemens  de  l'Isère,  de  l'Ardèche,  de  la  Loire 
et  de  la  Haute-Loire  sont  sillonnés  en  tout  sens  par  de  nombreux 


91x0  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

cours  d'eau.  Si  une  fois  les  grandes  maisons  lyonnaises  en  prennent 
leur  parti,  il  est  difficile  qu  elles  n'entraînent  pas  toutes  les  autres. 
Des  essais  ont  été  faits  avec  bonheur  pour  les  étoffes  les  plus  sim- 
ples, qui  exigent  peu  d'habileté  de  main-d'œuvre,  et  notamment 
pour  les  crêpes.  Il  y  a  donc  là  une  question  à  examiner,  car  on  ne 
connaîtrait  pas  la  situation  vraie  des  ouvrières,  si  on  ne  tenait  point 
compte  de  la  possibilité  d'une  transformation  aussi  radicale. 

Il  est  à  peine  nécessaire  de  dire  quelle  est  la  cause  qui  fait  pré- 
sager la  transformation  prochaine  de  la  fabrique  lyonnaise  en  ma- 
nufacture. On  a  calculé  que  quatre  ouvriers  aidés  par  un  moteur 
mécanique  font  la  besogne  de  douze.  En  mettant  pour  le  prix  d'a- 
chat, l'alimentation  ou  l'entretien  d'une  machine  hydraulique,  une 
somme  équivalente  au  salaire  de  deux  ouvriers,  on  dépasse  certai- 
nement le  chiffre  des  frais,  et  on  a  encore  une  économie  nette  de 
moitié  sur  la  main-d'œuvre  du  tissage.  Peu  importe  que  ces  chiffres 
soient  contestés  :  il  suffît  que  l'économie  soit  certaine  et  considé- 
rable. Or,  dès  qu'un  fabricant  réalisera  une  économie  de  moitié  sur 
la  main-d'œuvre,  il  abaissera  ses  prix  de  manière  à  accaparer  le 
marché,  et  ses  concurrens  seront  forcés  de  l'imiter  ou  de  se  retirer. 
On  ne  peut  ni  recourir  à  des  prohibitions,  puisque  les  prohibitions 
sont  effacées  de  notre  code  commercial,  ni  protéger  la  fabrique  fran- 
çaise au  moyen  d'un  droit,  puisqu'il  s'agit  surtout  de  l'exportation 
et  que  le  marché  national  n'écoule  que  la  moindre  partie  de  nos 
produits  (1),  ni  surtout  renoncer  à  une  branche  d'industrie  jusqu'ici* 
florissante,  et  qui  nous  donne  à  la  fois  de  l'argent,  du  travail  et  de 
la  gloire.  Pourquoi  ne  reconnaîtrions-:nous  pas  de  bonne  grâce  que 
ces  conclusions  sont  d'une  évidence  irrésistible,  les  prémisses  étant 
données,  et  que,  s'il  est  une  fois  établi  que  la  fabrique  étrangère 
peut  fournir  des  produits  aussi  parfaits  que  les  nôtres  à  des  prix 
inférieurs,  il  faudra  se  hâter  de  lui  emprunter  ses  moyens  de  fabri- 
cation ? 

Cependant  voici  un  fait  bien  digne  aussi  d'attention.  Il  y  a  déjà 
longtemps  que  les  fabricans  anglais  appliquent  le  système  des  ma- 
nufactures à  l'industrie  de  la  soie,  ce  qui  n'empêche  pas  Lyon,  et 
en  général  toute  la  fabrique  française,  de  s'en  tenir  à  l'ancienne 
méthode,  et  de  garder  néanmoins  son  rang  sur  le  marché.  Quelle 
est  la  cause  de  ce  phénomène? 

S'il  ne  s'agissait  que  d'une  simple  hésitation,  d'un  retard,  rien 
ne  serait  plus  facile  à  expliquer.  La  place  de  Lyon  a  deux  caractères 
qui  lui  sont  propres  :  une  extrême  prudence,  une  extrême  solidité. 
Les  négocians  ont  résisté  jusqu'ici  à  la  tentation  d'augmenter  leurs 

(1)  L'Autriche,  la  Suisse,  le  Zollvercin  et  l'Angleterre  produisent  ensemble  des  tissus 
de  soie  pour  une  somme  que  M.  Louis  Reybaud  évalue  à  409  millions  de  francs,  tandis 
que  la  France  en  produit  à  elle  seule  pour  532  millions. 


LE    SALAIRE    DES    FEMMES.  9A1 

affaires  par  le  crédit.  Ils  achètent  la  soie  à  soixante  jours,  sous  la 
condition  de  payer  l'intérêt  du  prix,  s'ils  vont  jusqu'au  terme,  et  de 
ne  pas  payer  d'intérêts,  s'ils  effectuent  le  paiement  dans  les  dix 
jours.  Il  est  bien  rare  qu'ils  ne  s'affranchissent  pas  des  intérêts  par 
un  paiement  anticipé  ;  un  négociant  qui  ne  solde  pas  ses  achats  dans 
les  dix  jours  de  la  livraison  porte  infailliblement  atteinte  à  son  cré- 
dit commercial.  Ils  traitent  avec  leurs  acheteurs  dans  les  mêmes 
conditions.  Gomme  ils  sont  soumis,  ainsi  que  nous  l'avons  vu,  aux 
chances  de  la  récolte  et  à  celles  de  la  mode,  ils  ne  veulent  pas  se 
charger  en  outre  des  chances  du  crédit.  Ce  sont  des  négocians  de  la 
vieille  roche,  spéculant  à  coup  sûr,  autant  du  moins  que  le  permet 
l'incertitude  des  prévisions  humaines.  La  place  de  Lyon  compte  à 
peine  une  faillite  par  an.  Malgré  cette  extrême  prudence,  la  matière 
première  représentant  à  peu  près  la  moitié  de  la  valeur  des  tissus, 
les  crises  prennent  très  vite  des  proportions  considérables  ;  aussi  les 
négocians  ne  font- ils  jamais  d'approvisionnemens  supérieurs  aux 
besoins  présumés  d'une  saison.  Au  moindre  signe  de  diminution  dans 
la  vente,  ils  restreignent  leurs  achats  s'il  se  peut,  et  en  tout  cas  leurs 
commandes.  S'ils  fabriquaient  eux-mêmes  comme  les  Anglais,  ils 
auraient  un  personnel  d'ouvriers  sur  les  bras,  un  outillage  considé- 
rable, de  vastes  terrains  occupés,  ou  se  verraient  contraints,  dans  les 
momens  de  crise,  de  fabriquer  coûte  que  coûte  pour  ne  pas  laisser 
improductif  un  capital  aussi  important.  C'est  précisément  ce  qui  rend 
lourdes  pour  leurs  fondateurs  les  écoles  d'apprentissage  de  Juju- 
rieux,  de  Tarare  et  de  La  Séauve.  Quand  tous  les  ateliers  sont  fer- 
més parce  qu'on  ne  trouve  plus  d'écoulement  pour  les  produits, 
Jujurieux  n'en  a  pas  moins  ses  trois  cents  ouvrières  à  nourrir.  Au 
contraire,  le  fabricant  lyonnais,  qui  commande  à  chaque  compagnon 
une  pièce  à  la  fois,  voyant  le  marché  se  restreindre,  ne  renouvelle 
pas  sa  commande,  et  tout  est  dit. 

On  comprendrait  donc,  avec  ces  habitudes  invétérées  dont  quel- 
ques-unes sont  des  traits  de  caractère,  que  le  commerce  de  Lyon 
pût  hésiter;  mais  il  fait  plus  :  il  se  tient  inébranlable  dans  ses  an- 
ciennes allures.  Les  statistiques  les  plus  exactes  ne  portent  qu'cà 
cinq  mille  seulement  le  nombre  des  métiers  mus  par  des  moteurs 
mécaniques,  et  ils  sont  presque  tous  placés  hors  de  Lyon  et  du  dé- 
partement du  Rhône.  A  Lyon  même,  le  moteur  mécanique  n'a  en- 
core fait  de  conquêtes  importantes  que  parmi  les  théoriciens.  Le 
commerce  a  donc  provisoirement  trouvé  le  moyen  de  soutenir  la 
concurrence  contre  les  prix  anglais.  A-t-il  pour  cela  fait  quelques 
sacrifices,  et  renoncé  par  exemple  aux  étoffes  unies  pour  se  rejeter 
uniquement  sur  les  articles  de  goût?  Il  ne  l'a  pas  fait' et  ne  pouvait 
pas  le  faire.  Jusqu'à  présent,  la  supériorité  de  la  fabrique  lyonnaise 
au  point  de  vue  de  l'art  n'est  pas  menacée;  cette  supériorité  incon- 


942  RETUE    DES   DEUX   MONDES. 

testable  tient  à  diverses  causes  :  aux  dessinateurs  sans  doute ,  qui 
sont  les  premiers  du  monde ,  mais  aussi  au  goût  exercé  des  fabri- 
cans  et  des  ouvriers.  L'Angleterre  fonde  d'excellentes  écoles  de  des- 
sin, et,  comme  si  elle  se  défiait  elle-même  de  ses  aptitudes,  elle 
prend  à  Lyon  ses  dessinateurs  et  jusqu'à  ses  modèles.  Rien  n'y  fait. 
Nos  produits  conservent  une  telle  supériorité,  que  le  principal  effort 
de  la  fabrique  étrangère  consiste  à  nous  copier.  En  ce  sens,  Lyon 
est  devenu  une  fabrique  d'échantillonnage  universel.  Les  reproduc- 
tions mêmes  ne  sont  point  parfaites.  L'ouvrier  anglais  ou  allemand 
imite  scrupuleusement  la  pièce  :  dessin,  couleurs,  nuances,  tout  se  re- 
trouve dans  la  copie,  excepté  une  certaine  physionomie  de  l'original 
qui  lui  donne  son  cachet.  Nous  restons  donc  les  maîtres  pour  la  haute 
fantaisie,  le  grand  luxe;  mais  ce  n'est  là  que  la  fleur  de  la  fabrique. 
La  force  du  commerce  est  dans  les  étoffes  courantes  ;  si  nous  étions 
battus  sur  ce  dernier  point,  la  fabrication  des  étoffes  de  luxe  ne 
serait  plus  qu'une  partie  relativement  très  insignifiante  de  la  ri- 
chesse nationale,  et  il  n'est  pas  même  certain  qu'on  pût  la  continuer 
longtemps  dans  ces  conditions,  parce  qu'il  faut  qu'une  industrie 
soit  montée  sur  un  grand  pied  pour  être  florissante,  et  que  les  ou- 
vriers d'élite  se  recrutent  dans  la  masse  des  ouvriers  ordinaires.  La 
vérité  est  que  Lyon  a  lutté,  pour  les  étoffes  de  luxe,  par  la  supério- 
rité de  ses  produits,  et  pour  les  étoffes  courantes,  par  la  dissémina- 
tion commencée  et  chaque  jour  croissante  des  métiers  dans  la  ban- 
lieue, ce  qui  a  permis  de  réaliser  d'importantes  économies  sur  la 
main-d'œuvre,  et  par  conséquent  de  tenir  les  prix  de  vente  au  ni- 
veau des  étoffes  étrangères. 

Cette  dissémination  des  métiers  hors  de  Lyon  est  un  fait  d'une 
importance  capitale  :  elle  nous  préservera  de  la  manufacture,  ce  qui 
est  un  grand  bien  pour  la  morale;  elle  donnera  aux  femmes  un 
travail  isolé  et  sédentaire,  ce  qui  peut  être  le  salut  de  la  famille  ; 
elle  luttera,  au  grand  profit  de  l'ordre  et  au  grand  bénéfice  des  ou- 
vriers, contre  la  dépopulation  des  campagnes  ;  elle  servira  en  même 
temps  les  intérêts  de  l'industrie  et  ceux  de  l'agriculture.  C'est  vers 
ce  but  assurément  que  doivent  tendre  de  tous  leurs  vœux,  de  tous 
leurs  efforts,  tous  ceux  qui  s'intéressent  au  sort  des  femmes,  à  la 
restauration  des  vertus  de  la  famille.  M.  Villermé  déclarait  déjà 
en  1835  que  les  compagnons  qui  fabriquent  les  étoffes  unies  légères 
gagnaient  à  peine  de  quoi  yivre.  A  plus  forte  raison,  le  salaire  des 
femmes  était  alors,  est  encore  aujourd'hui  insuffisant;  cependant  il 
n'y  a  aucun  reproche  à  faire  au  commerce,  aucune  réforme  à  lui 
proposer,  tant  que  la  fabrication  restera  concentrée  dans  la  ville.  Il 
faut  que  les  femmes  puissent  se  marier,  et  que  les  femmes  mariées 
puissent  rester  tout  le  jour  au  domicile  commun,  pour  y  être  la  pro- 
vidence et  la  personnification  de  la  famille.  A  Lyon,  les  ouvrières  se 


LE    SALAIRE   DES   FEMMES.  943 

marient  difficilement,  parce  que  la  débauche  y  est  facile  pour  les 
hommes,  et  parce  que,  les  femmes  gagnant  à  peine  le  nécessaire 
pour  elles-  mêmes ,  les  enfans  retombent  à  la  charge  du  mari.  Une 
fois  mariées,  si  elles  n'ont  pas  un  capital  pour  acheter  un  métier, 
elles  continuent  à  fréquenter  l'atelier  treize  heures  par  jour,  ce  qui 
réduit  à  l'état  d'orphelins  des  enfans  dont  le  père  et  la  mère  sont 
vivans  et  valides.  Tout  change,  si  la  fabrique,  au  lieu  de  se  concen- 
trer à  Lyon,  se  répand  hors  de  la  ville.  Les  femmes  contractent  des 
mariages  réguliers  ;  elles  contribuent  doublement,  par  leur  salaire  et 
par  leurs  soins,  à  l'aisance  commune,  elles  vivent  constamment  au 
milieu  de  leurs  enfans,  ce  qui  est  pour  ainsi  dire  leur  atmosphère 
vitale.  En  même  temps,  le  commerce  lyonnais,  loin  de  s'appauvrir 
par  cette  transformation,  réalise  des  économies  qui  le  mettent  en 
état  de  tenir  tête  à  la  concurrence  anglaise. 

Tout  le  monde  comprend  que  l'ouvrier  des  campagnes,  dépensant 
moitié  moins  que  l'ouvrier  des  villes,  peut  se  contenter  d'un  salaire 
moitié  moindre.  Ce  n'est  point  ici  comme  pour  la  substitution  des 
femmes  aux  hommes  et  des  enfans  aux  femmes  dans  les  manufac- 
tures; il  ne  s'agit  pas  de  spéculer  sur  les  privations  que  l'ouvrier  de 
la  campagne  peut  supporter,  car  si  les  objets  de  consommation  lui 
coûtent  moitié  moins  qu'à  l'ouvrier  de  la  ville,  il  reçoit  un  salaire 
égal  en  touchant  une  somme  d'argent  moitié  moindre.  A  la  vérité, 
pour  que  cette  proposition  soit  juste,  il  faut  supposer  que  tout  l'ar- 
gent de  l'ouvrier  est  immédiatement  consommé  pour  ses  besoins,  et 
qu'il  ne  fait  pas  d'épargne;  il  serait  donc  équitable  de  lui  tenir 
compte  de  cette  différence  :  l'économie  pour  le  fabricant  n'en  serait 
pas  moins  énorme.  Disons  sur-le-champ,  à  l'honneur  de  la  fabrique 
lyonnaise,  qu'il  y  a  tout  lieu  de  compter  que,  si  l'exemple  donné  par 
quelques-unes  des  maisons  les  plus  fortes  et  les  plus  intelligentes  de 
décentraliser  le  travail  vient  à  se  généraliser,  les  salaires  seront  éta- 
blis sur  un  pied  raisonnable.  On  calcule  que,  dans  l'état  actuel,  les 
capitaux  employés  dans  la  fabrique  de  la  soie  ne  rendent  pas  au-delà 
de  10  pour  100,  ce  qui  prouve  que  les  exigences  du  capital  ne  sont 
pas  exagérées. 

Une  autre  économie  considérable  et  toute  spéciale  résultant  de  la 
décentralisation  serait  la  suppression  du  chef  d'atelier.  A  Lyon,  tout 
maître  tisseur  prélève  de  droit  la  moitié  du  salaire  gagné  par  les 
compagnons.  Si,  par  exemple,  le  travail  d'un  compagnon  produit 
8  francs  par  jour,  le  commerçant  débourse  8  francs,  et  l'ouvrier  n'en 
touche  que  4.  2  francs  à  peu  près  représentent  les  frais  généraux; 
il  y  a  donc  2  autres  francs  qui  accroissent  la  part  du  chef  d'atelier 
sans  utilité  réelle. 

Assurément,  comme  il  n'y  a  ni  droit  de  maîtrise,  ni  brevet,  ni  rien 
de  semblable,  et  que  la  différence  entre  le  maître  et  le  compagnon 


9hh  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tient  uniquement  à  la  possession  du  métier,  on  pourrait  croire  que 
la  même  distinction  se  reproduira  à  la  campagne  pour  les  mêmes 
motifs;  mais  il  faut  remarquer  que  l'achat  du  métier  sera  moins  dif- 
ficile pour  l'ouvrier  rural.  Un  métier  pour  tisser  les  châles  ne  coûte 
pas  moins  de  12  ou  1,500  francs;  c'est  le  prix  ordinaire  à  Saint- 
Étienne  pour  la  fabrique  des  rubans.  Un  métier  à  tisser  ordinaire, 
tel  qu'il  en  faudrait  aux  ouvriers  de  la  banlieue  lyonnaise,  ne  coûte 
pas  plus  de  150  francs,  et  il  en  coûterait  en  outre  depuis  30  jus- 
qu'à 150  francs,  suivant  le  nombre  des  crochets,  pour  le  transformer 
en  métier  à  la  Jacquard.  Or  l'apprentissage  à  la  ville  coûte  quatre 
années  de  temps,  ou  une  année  et  ZiOO  francs;  il  est  clair  qu'à  la 
campagne  il  sera  facile  de  faire  une  économie  de  plus  de  200  francs 
sur  cette  dépense  ;  on  peut  donc  dire,  sans  rien  exagérer,  que  le 
métier  ne  coûtera  rien.  D'ailleurs  pourquoi  la  maison  n'achèterait- 
elle  pas  le  métier  à  son  propre  compte,  comme  cela  se  pratique  déjà 
dans  plusieurs  maisons  importantes?  Si  la  charge  paraissait  trop 
lourde,  le  négociant  pourrait  se  couvrir  au  moyen  d'annuités.  La  fa- 
brique de  Lyon  élèverait  ainsi  les  compagnons  au  rang  de  maîtres 
sans  se  grever.  Les  manufacturiers  de  Mulhouse  transforment  par 
un  procédé  analogue  les  ouvriers  en  propriétaires.  Rien  ne  saurait 
mieux  convenir  au  rôle  des  chefs  d'industrie  et  aux  sentimens  qui 
les  animent. 

11  importe  d'ailleurs  extrêmement  de  ne  pas  oublier  que  l'emploi 
du  rtioteur  mécanique  peut  très  bien  se  concilier  avec  l'établissement 
des  métiers  ruraux.  La  houille  est  abondante  à  Lyon  et  à  Saint- 
Etienne;  les  chutes  d'eau  ne  man([uent  pas  dans  la  banlieue  lyon- 
naise, qui  comprend,  au  point  de  vue  industriel,  l'Isère,  l'Ardèche, 
la  Loire  et  la  Haute-Loire.  Il  n'est  pas  nécessaire  qu'une  machine, 
quand  elle  coûte  peu,  fasse  mouvoir  un  grand  nombre  de  métiers  à 
la  fois.  M.  Louis  Reybaud  raconte  qu'à  Elberfeld,  quand  le  premier 
moteur  mécanique  fut  introduit,  les  ouvriers,  comme  partout,  se 
crurent  perdus;  mais  au  lieu  de  s'attrouper  et  de  briser  les  appa- 
reils, comme  ils  n'auraient  pas  manqué  de  le  faire  ailleurs,  ils  atten- 
dirent patiemment  le  résultat  de  l'épreuve,  non  sans  une  secrète 
espérance  de  la  voir  échouer.  Les  machines  réussirent.  Que  firent  les 
ouvriers?  Ils  en  achetèrent.  Ils  luttèrent  avec  des  machines  de  six 
chevaux  contre  des. machines  de  trente-cinq  chevaux,  et  ils  luttèrent 
avec  succès.  On  pourrait  donc  à  la  rigueur  avoir  à  la  campagne,  au 
lieu  de  métiers  isolés,  des  ateliers  restreints,  et  cela  vaudrait  tou- 
jours mieux  pour  les  mœurs  que  des  manufactures,  et  surtout  des 
manufactures  à  la  ville.  On  y  réunirait  les  femmes  d'une  même  fa- 
mille avec  tous  les  avantages  du  travail  isolé.  Si  nous  étions  moins 
indifférons  sur  la  morale,  nous  trouverions  fréquemment  que  l'inté- 
rêt du  bon  ordre  et  des  bonnes  moeurs  se  concilie  très  bien  avec  le 


LE    SALAIRE    DES   FEMMES.  9/i5 

progrès  économique;  mais  c'est  un  malheur  de  notre  société  que  les 
moralistes  dédaignent  les  questions  industrielles,  au  risque  de  se 
rendre  impuissans,  tandis  que  les  intérêts  consentent  à  peine  à  tenir 
compte  des  questions  morales. 

Les  défenseurs  de  l'agglomération  prétendent  qu'on  ne  peut  con- 
fier de  la  soie  à  de  grandes  distances,  comme  s'il  n'était  pas  tout 
aussi  facile  de  se  renseigner  sur  un  paysan  demeurant  chez  lui,  dans 
son  village  natal ,  que  sur  un  ouvrier  perdu  au  milieu  de  Lyon ,  à 
cinquante  lieues  de  sa  famille.  Ils  insistent  sur  la  nécessité  de  sur- 
veiller le  travail  pour  que  le  dessin  soit  bien  exécuté,  la  trame  ser- 
rée également,  le  tissage  fait  avec  propreté.  La  réponse  est  facile. 
Ce  n'est  pas  en  général  le  commerçant  lui-même  qui  exerce  cette 
surveillance,  ce  sont  des  commis  qu'on  appelle  commis  de  ronde j 
il  s'agit  tout  au  plus  d'en  augmenter  le  nombre,  ou  de  leur  donner 
un  cheval,  comme  à  Saint-Etienne  et  à  Saint-Ghamond.  D'ailleurs 
on  fera  faire  à  Lyon,  sous  les  yeux  des  négocians,  les  façonnés,  qui 
sont  une  affaire  de  goût  et  qui  peuvent  braver  l'élévation  des  prix; 
le  travail  rural  ne  sera  que  pour  les  unis,  qui  n'exigent  pas  une 
surveillance  aussi  assidue.  Enfin  on  voit  des  difficultés  dans  les  dé- 
placemens  de  l'ouvrier,  de  la  matière  première,  des  tissus;  mais  il 
est  clair  qu'il  se  créera  des  centres  secondaires,  qu'on  installera  des 
comptoirs  :  toutes  ces  difficultés  prétendues  ne  sont  que  des  nou- 
veautés, et  dans  notre  pays  très  routinier  et  très  peu  entreprenant, 
toute  nouveauté  paraît  longtemps  une  impossibilité. 

Il  y  a  peut-être  plus  de  force  réelle  dans  l'objection  qui  consiste 
à  dire  qu'il  faut  être  laboureur  ou  tisseur,  et  qu'on  ne  saurait  être 
à  la  fois  l'un  et  l'autre;  qu'un  paysan  qui,  dans  le  moment  où  la 
terre  ne  le  réclame  pas,  se  met  ru  métier  pour  utiliser  son  chô- 
mage travaille  nécessairement  sans  propreté  et  sans  délicatesse.  Il 
est  certain  que  la  théorie  des  alternances  proposée  par  Owen  en 
1818,  et  qui  fait  d'une  profession  industrielle  la  compagne  complai- 
sante et  soumise  de  l'agriculture,  ne  tient  pas  contre  les  difficultés 
pratiques,  quand  il  s'agit  d'une  profession  qui  exige  du  goût,  de 
l'adresse,  une  main  légère.  A  Crefeld,  où  quelques  laboureurs  em- 
ploient le  mauvais  temps  à  tisser,  on  n'obtient  d'eux  que  des  ou- 
vrages de  qualité  très  inférieure;  mais  à  Crefeld  aussi  la  plupart  des 
métiers  à  tisser  ruraux  sont  tenus  par  des  femmes,  et  ceux-là  réus- 
sissent à  merveille.  A  Zurich,  les  femmes  occupent  cinq  métiers  sur 
six.  Voilà  le  vrai,  voilà  un  partage  intelligent  du  travail  :  à  l'homme, 
la  charrue,  la  bêche,  le  râteau;  à  la  femme,  la  navette  et  le  fil  de 
soie.  Le  mari  vit  au  grand  air,  bravant  la  pluie  ou  le  soleil;  la 
femme  reste  sédentaire,  n'interrompant  son  travail  que  pour  vaquer 
aux  menus  ouvrages  de  la  maison.  Ces  campagnardes,  qui  ne  re- 

TOME  X\V. 


•9/16  REVUE    DES    DEUX   MONDES.  * 

muent  pas  le  hoyau,  ont  bien  vite  la  main  légère  ;  elles  apprennent 
bien  vite  à  exagérer  la  propreté,  et  leur  maison  y  gagne  en  même 
temps  que  leur  état.  Souffrons,  puisqu'il  le  faut,  qu'un  homme  manie 
la  navette  et  reste  assis  à  l'ombre  treize  heures  par  jour;  cependant 
il  vaut  mieux  pour  lui  suivre  ses  grands  bœufs  et  marcher  dans  la 
terre  fraîchement  remuée.  Il  est  plus  à  sa  place  dans  les  sillons  de 
son  champ,  dans  les  herbes  humides  de  ses  prés.  Il  y  déploie  mieux 
sa  vigueur,  il  y  sent  plus  complètement  sa  dignité.  Ce  mâle  labeur 
est  fortifiant  pour  son  corps  et  pour  son  âme.  La  femme  au  con- 
traire ne  s'accoutume  que  malaisément  à  ces  brusques  transitions  du 
froid  ou  du  chaud;  elle  a  peine  à  conduire  un  attelage,  ses  mains  ne 
sont  pas  faites  pour  la  pioche  et  le  râteau  ;  son  corps  succombe  sous 
le  faix  des  grandes  gerbes  qu'il  faut  porter  au  chariot  ou  à  la  meule. 
Pendant  qu'elle  sarcle  ou  qu'elle  fauche,  dépensant  beaucoup  de 
peine  pour  peu  de  besogne,  la  maison  reste  vide  et  l'enfant  est  aban- 
donné. On  se  plaint  de  la  désertion  de  la  campagne;  à  quoi  tient- 
elle?  A  l'abaissement  des  salaires.  —  Les  manœuvres  vont  se  faire 
journaliers  à  la  ville  parce  que  le  travail  dans  les  villes  se  paie  moi- 
tié plus  ;  le  père  envoie  ses  enfans  en  apprentissage  à  Lyon  parce 
qu'il  y  gagnera  plus  tard  des  journées  de  !i  francs,  tandis  qu'il  ar- 
rive difficilement  à  1  fr.  ou  à  1  fr.  50  dans  les  plaines  du  Dauphiné. 
Si  dans  chaque  ferme  les  femmes  gagnaient  de  bonnes  journées  au 
travail  de  la  soie,  il  en  résulterait  une  grande  aisance  pour  la  mai- 
son; le  laboureur,  privé  du  concours  de  sa  femme  et  de  ses  filles, 
appellerait  un  ouvrier  à  son  aide  en  le  payant  bien.  Un  bon  ouvrier 
fait  la  besogne  de  trois  femmes.  Le  premier  principe  économique  est 
d'appliquer  tout  producteur  à  l'ouvrage  auquel  il  est  propre. 

Les  résistances,  autant  qu'on  peut  le  présumer,  viendront  d'en  bas 
plutôt  que  d'en  haut.  L'esprit  de  routine  retient  seul  encore  les  fabri- 
cans;  mais  les  chefs  d'atelier  ont  tout  à  perdre  à  cette  transformation. 
Il  s'agit  pour  eux  de  rentrer  dans  les  rangs  des  simples  ouvriers,  et 
de  renoncer  à  l'importance  individuelle  et  collective  que  comporte 
leur  situation  actuelle.  Les  compagnons,  qui  ne  pourraient  que  ga- 
gner à  la  suppression  des  maîtres,  y  répugnent  aussi  :  le  séjour  de 
la  ville  a  un  grand  attrait  pour  eux;  ils  ne  pourraient  plus  se  faire 
aux  habitudes  de  la  campagne.  On  trouve  ce  sentiment  même  chez 
les  femmes.  La  ville  les  tente  par  leurs  mauvais  côtés,  par  le  luxe, 
par  les  plaisirs,  les  spectacles.  Une  fois  habituées  à  ne  dépendre  que 
d'elles-mêmes  aux  heures  où  l'atelier  ne  les  réclame  pas,  elles  ne 
pensent  pas  volontiers  à  reprendre  le  joug  des  habitudes  domesti- 
ques, ce  joug  si  doux  à  porter  quand  on  n'a  pas  fait  l'essai  d'une 
liberté  maladive  et  fatale.  Au  fond,  il  ne  peut  être  question  de  ren- 
voyer chez  eux  les  ouvriers  de  la  ville;  tout  ce  qu'on  peut  faire,  c'est 


LE    SALAIRE    DES   FEMMES.  947 

de  diminuer  progressivement  le  nombre  des  ateliers  de  Lyon,  en 
multipliant  les  commandes  au  dehors.  L'exemple  de  plusieurs  mai- 
sons importantes  prouve  que  cela  est  praticable.  En  Suisse,  en  Alle- 
magne, on  ne  procède  pas  autrement.  La  moitié  de  la  fabrication  de 
Yiersen  et  de  Grefeld  se  fait  ainsi  à  domicile,  loin  des  grands  centres 
de  population.  Pourquoi  ce  qui  se  fait  avec  un  plein  succès  à  Yier- 
sen, pourquoi  ce  que  font  avec  un  succès  égal  certains  négocians  de 
Lyon  ne  se  ferait-il  pas  par  tous  les  autres? 

Il  est  bien  à  craindre  d'ailleurs  qu'on  ne  puisse  maintenir  long- 
temps les  habitudes  actuelles  en  présence  des  concurrens  étrangers. 
Il  faudra  recourir  à  la  dissémination  des  ateliers  ou  au  moteur  mé- 
canique. Le  premier  procédé  n'a  que  de  bons  résultats;  le  second 
n'est  pas  sans  inconvéniens. 

D'abord  il  faudrait  que  le  commerce  de  Lyon  renonçât  à  toutes 
ses  façons  d'agir.  Dans  son  organisation  actuelle,  rien  ne  lui  est  plus 
facile  que  de  suivre  les  variations  de  la  mode.  Cette  aptitude  à  se 
transformer  est  une  des  conditions  de  son  succès,  que  l'outillage  en 
grand  et  le  travail  par  masses  feraient  disparaître.  C'est  là,  dans  cette 
industrie  spéciale ,  un  inconvénient  réel  des  machines ,  et  il  a  plus 
d'importance  chez  nous  que  chez  nos  voisins,  dont  les  modes  ont 
une  certaine  fixité,  surtout  pour  les  étoffes  courantes.  Non-seule- 
ment le  négociant  de  Lyon  peut  changer  ses  dessins  en  un  clin  d'œil, 
mais  il  peut  ralentir  ou  suspendre  sa  fabrication  suivant  les  besoins. 
Au  contraire,  du  moment  qu'on  a  de  vastes  ateliers,  un  immense 
loyer  sur  les  bras ,  des  machines,  des  impôts  à  payer,  des  ouvriers 
enrégimentés  par  centaines,  on  ne  peut  plus,  comme  aujourd'hui, 
attendre  la  commande  ou  ne  la  devancer  qu'avec  réserve,  diminuer 
quand  il  le  faut  sa  fabrication,  ou  même  l'arrêter  tout  à  fait.  Il  y  a 
des  frais  courans  qui  en  très  peu  de  jours  constitueraient  des  pertes 
considérables,  si  on  gardait  à  sa  charge  dans  une  inaction  complète 
tant  de  bras  et  tant  de  métiers.  La  nécessité  de  travailler  dans  les 
crises  entraîne  l'obligation  de  recourir  au  crédit,  car  on  ne  pourrait 
plus  atténuer  les  effets  du  chômage  de  la  vente  par  le  chômage  de 
la  fabrication.  Yoilà  tout  Lyon  en  quelque  sorte  bouleversé,  la  soli- 
dité proverbiale  de  la  place  compromise,  tous  les  rapports  changés 
avec  les  producteurs  de  soie,  les  ouvriers  et  les  marchands.  Le  fa- 
bricant ne  se  reconnaîtrait  plus  lui-même.  Le  chef  d'une  grande 
usine  qui  emploie  quatre  ou  cinq  cents  ouvriers  n'a  rien  de  commun 
avec  le  fabricant  que  nous  connaissons,  que  rien  ne  détourne  des 
deux  opérations  fondamentales  de  son  industrie,  l'achat  des  matières 
premières  et  la  surveillance  de  la  fabrication.  Quant  à  l'ouvrier,  il 
périt  en  quelque  sorte  dans  ce  changement;  c'est  l'eau  et  la  vapeur 
qui  le  remplacent.  On  dit  que  les  crises  seraient  moins  fréquentes, 


9/18  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

mais  à  quelle  condition?  A  la  condition  d'être  cent  fois  plus  redou- 
tables quand  elles  éclateraient,  car  la  modération  des  achats  n'en- 
traîne qu'une  suspension  de  travail,  tandis  que  la  faillite  d'un  négo- 
ciant a  pour  conséquence  la  suppression  des  métiers.  Au  milieu  de 
cette  métamorphose  universelle,  nos  produits  conserveraient-ils  leur 
supériorité?  Gela  est  peut-être  douteux.  Il  est  très  difficile  d'appré- 
cier les  causes  de  la  supériorité  en  matière  de  goût;  on  peut  dire  au 
moins  que  trois  personnes  concourent  à  la  perfection  de  nos  soieries: 
le  dessinateur,  le  fabricant  et  l'ouvrier.  La  preuve  que  la  supério- 
rité du  dessin  n'est  pas  tout,  c'est  que  nos  modèles  sont  copiés  par- 
tout avec  la  dernière  exactitude,  et  ne  sont  égalés  nulle  part.  Quand 
nous  aurons  remplacé  la  main  de  l'homme  par  des  machines,  peut- 
être  devrons-nous  nous  estimer  heureux  de  réussir  aussi  bien  que 
les  Anglais. 

Faisons-nous,  en  parlant  ainsi,  la  guerre  aux  machines,  à  la  va- 
peur, et  à  tout  ce  qu'on  est  convenu  d'appeler  la  grande  industrie? 
Le  ciel  nous  en  préserve.  Le  moteur  mécanique  est  un  progrès  réel, 
puisqu'il  exempte  de  plus  en  plus  les  hommes  de  l'obligation  d'être 
des  bras,  et  qu'il  leur  permet  de  plus  en  plus  d'être  des  intelli- 
gences. Il  augmente  le  bien-être  des  ouvriers,  puisqu'il  met  à  leur 
portée  des  meubles,  des  étoffes,  qui  étaient  encore,  il  y  a  moins  de 
cent  ans,  des  objets  de  grand  luxe.  Le  mètre  de  coton,  qui  coûte 
aujourd'hui  1  franc,  aurait  coûté  3  francs  avant  la  révolution;  la 
consommation  des  produits  manufacturés  était  en  1788  de  38  francs 
pour  chaque  habitant,  et  de  125  francs  en  1847;  mais  nous  ne  par- 
lons ici  que  de  l'industrie  de  la  soie,  dont  la  situation  est  toute  par- 
ticulière, et  nous  ne  faisons  pas  de  thèse  générale.  Il  y  a  certaine- 
ment quelques  industries  où  l'on  peut  forcer  la  fabrication  pour 
forcer  le  marché;  quant  au  marché  de  la  soie,  aujourd'hui  immense, 
il  paraît  avoir  atteint  tout  son  développement.  Lutter  par  la  fabri- 
cation grossière  et  les  bas  prix  contre  le  lin  et  le  coton  serait  une 
entreprise  ruineuse  pour  le  producteur  et  sans  utilité  réelle  pour  le 
consommateur.  Il  ne  serait  donc  pas  à  propos,  dans  cette  question, 
de  répéter  que  l'intérêt  de  la  consommation  prime  tout,  et  que  si 
la  machine  produit  de  meilleurs  résultats  ou  les  mêmes  résultats  à 
moindre  prix,  on  doit  appeler  la  machine,  parce  que  l'intérêt  du 
fabricant,  comparé  à  celui  du  consommateur,  est  toujours  éphé- 
mère, la  force  délaissée  ne  manquant  jamais,  au  bout  de  quelque 
temps,  de  trouver  un  emploi  utile.  La  question  est  toute  différente. 
L'humanité  peut  se  passer  d'avoir  un  plus  grand  nombre  de  robes 
de  soie;  maïs  la  France  ne  peut  pas  laisser  l'industriç  de  la  soie 
sortir  de  chez  elle.  Il  n'y  a  au  fond  à  se  préoccuper  que  de  la  con- 
currence, et  tant  que  le  travail  isolé  nous  permettra  de  tenir  tête 


LE    SALAIRE    DES    FEMMES.  9Z|9 

aux  manufactures,  nous  n'aurons  pas  de  motif,  au  point  de  vue 
industriel,  de  renoncer  au  travail  isolé. 

Certes  aucun  esprit  sensé  ne  voudrait  résister  à  l'établissement 
des  manufactures,  s'il  fallait  opter  entre  elles  et  la  ruine  de  notre 
fabrique.  Cependant,  si  l'industrie  nationale  peut  être  sauvée  par  un 
autre  moyen,  il  est  bien  permis  de  souhaiter  que  la  famille  de  l'ou- 
vrier échappe  à  ce  nouveau  fléau  dont  on  la  menace,  —  la  famille, 
dis-je,  car  c'est  elle  qui  souffre  chaque  fois  qu'une  branche  de  tra- 
vail isolé  est  détruite  au  profit  du  travail  en  commun.  Ces  grandes 
simplifications  de  l'industrie,  qui  produisent  tant  de  merveilles  parce  . 
qu'elles  multiplient  indéfiniment  les  forces  disponibles,  ont  le  .mal- 
heur de  désorganiser  la  plus  simple,  la  plus  naturelle  et  la  plus  né- 
cessaire de  toutes  les  associations.  Elles  améliorent  évidemment  la 
vie  matérielle,  mais  elles  menacent  quelquefois  la  vie  morale.  La 
société  supporterait  cette  calamité,  si  les  hommes  seuls  étaient  en- 
régimentés au  service  du  noir  génie  de  la  vapeur,  car  après  tout  la 
tâche  principale  de  l'homme  dans  la  famille  est  de  l'édifier  par  son 
exemple  et  de  la  faire  vivre  par  son  salaire.  Le  père  de  famille  n'a 
pas  besoin  de  rester  tout  le  jour  parmi  les  siens.  Quand  il  revient  le 
soir,  portant  ses  outils,  après  douze  ou  treize  heures  de  fatigue,  et 
qu'il  s'assoit  à  son  foyer,  près  de  sa  femme,  avec  ses  enfans  pen- 
dus à  son  cou,  il  n'est  personne  autour  de  lui  qui  ne  bénisse  le  tra- 
vail qui  donne  à  toute  la  maison  la  sécurité  et  le  bien-être.  Rien 
qu'en  pressant  ses  mains  calleuses,  son  jeune  fds  s'instruit  des  né- 
cessités et  des  consolations  de  la  vie.  Mais  si,  à  l'aube  du  jour,  la 
mère  prend  le  même  chemin  que  son  mari,  laissant  le  plus  jeune  en- 
fant à  la  crèche,  envoyant  l'aîné  à  l'école  ou  à  l'apprentissage,  tout 
est  contre  nature,  tout  souffre,  —  la  mère  éloignée  de  ses  enfans, 
l'enfant  privé  des  leçons  et  de  la  tendresse  de  la  mère,  le  mari  qui 
sent  profondément  l'abandon  et  l'isolement  de  tout  ce  qu'il  aime. 
S'il  y  a  une  chose  que  la  nature  nous  enseigne  avec  évidence,  c'est 
que  la  femme  est  faite  pour  être  protégée,  pour  vivre,  jeune  fille, 
auprès  de  sa  mère,  épouse,  sous  la  garde  et  l'autorité  de  son  mari. 
L'arracher  dès  l'enfance  à  cet  abri  nécessaire,  lui  imposer  dans  un 
atelier  une  sorte  de  vie  publique,  c'est  blesser  tous  ses  instincts  , 
alarmer  sa  pudeur,  la  priver  du  seul  milieu  où  elle  puisse  vraiment 
être  heureuse.  Trop  souvent  l'atelier  où  on  la  conduit  est  mixte,  et 
elle  se  voit  obligée  de  vivre  au  milieu  des  hommes,  dans  un  contact 
perpétuel  avec  eux.  N'est -il  pas  à  craindre  que  les  opinions  libres 
et  quelquefois  immorales  qui  ont  cours  parmi  les  ouvriers  ne  se 
communiquent  à  leurs  compagnes?  Quand  môme  elles  échapperaient 
aux  autres  périls,  il  est  presque  impossible  que  leur  esprit  demeure 
chaste.  Il  est  trop  évident  d'ailleurs  que,  dans  une  grande  réunion 


950  BEVUE    DES   DEUX   MONDES. 

de  femmes,  il  y  en  a  que  le  vice  a  flétries  ;  cependant  les  femmea 
honnêtes  qui  gagnent  leur  vie  dans  le  même  atelier  travaillent  tout 
le  jour  côte  à  côte  avec  elles;  elles  subissent  leur  contact  et  peut- 
être  leur  amitié,  car  il  n'est  guère  possible  d'isoler  son  âme  dans 
cette  promiscuité  forcée. 

Ce  qui  caractérise  la  situation  des  femmes  travaillant  en  commun 
dans  un  atelier,  c'est  qu'elles  souffrent  par  leurs  vertus.  Otez-leur 
les  vertus  de  leur  sexe,  et  il  n'y  aura  plus  de  motif  pour  les  plaindre. 
Le  travail  n'est  pas  plus  fatigant  à  l'atelier  que  dans  la  mansarde,  et 
il  s'y  fait  souvent  dans  de  meilleures  conditions  pour  la  santé  et  le 
bien-être  de  l'ouvrière.  On  peut  même  penser  qu'à  ce  point  de  vue 
la  manufacture  est  plus  avantageuse  que  la  fabrique  proprement 
dite  :  il  est  bien  entendu  que  cette  remarque  ne  s'applique  pas  aux 
professions  insalubres.  Plus  la  manufacture  devient  considérable,  et 
plus  le  patron  s'élève  en  richesse,  en  importance  sociale;  en  même 
temps  qu'il  s'élève,  il  comprend  mieux  ses  devoirs  envers  les  instru- 
mens  vivans  de  sa  fortune,  et  il  a  plus  de  moyens  pour  les  remplir. 
Certes  on  rencontre  encore  un  très  grand  nombre  d'ateliers  où  le 
patron  n'est  qu'un  calculateur  sans  cesse  préoccupé  d'augmenter  la 
•vente  et  de  diminuer  les  frais  aux  dépens  de  qui  il  appartiendra; 
mais  qui  ne  sait  que  déjà  quelques-unes  de  nos  grandes  industries 
rivalisent  à  qui  fera  le  plus  de  bien  aux  ouvriers?  Quand  on  con- 
struit les  ateliers,  au  lieu  de  ménager  l'espace  pour  diminuer  la  dé- 
pense, on  veille  à  faire  arriver  à  flots  l'air  et  la  lumière,  ces  deux 
puissans  véhicules  de  la  vie  et  de  la  santé.  Quand  une  industrie  a 
des  effets  délétères,  on  demande  à  la  science  des  outils,  des  remèdes, 
pour  diminuer  au  moins  un  malheur  qu'on  ne  peut  supprimer.  Tan- 
tôt on  organise  dans  les  ateliers  un  système  de  primes,  tantôt  on 
fonde  des  caisses  locales  de  secours.  Les  fabricans  s'occupent  de 
l'approvisionnement  pour  les  ouvriers;  ils  rendent  leur  vie  meilleure 
et  moins  chère  en  supprimant  les  intermédiaires  coûteux.  Sur  diffé- 
rens  points  du  territoire,  de  véritables  hommes  de  bien  ont  créé 
autour  de  leurs  ateliers  des  colonies  où  l'ouvrier  trouve  à  bas  prix 
un  logement  commode,  un  jardin,  des  soins  pour  ses  maladies,  des 
livres  même,  la  chance  de  devenir  un  jour  propriétaire  de  sa  mai- 
son par  voie  d'amortissement,  non-seulement  le  bien-être,  mais  un 
peu  de  luxe,  en  un  mot  des  conditions  meilleures  que  ce  qu'il  au- 
rait pu  réaliser  par  le  travail  le  plus  opiniâtre  et  le  plus  heureux, 
s'il  était  demeuré  livré  à  ses  propres  forces.  Ces  fondations  n'ont 
pas  le  caractère  transitoire  des  œuvres  de  bienfaisance;  elles  ne  dis- 
paraîtront pas  avec  les  hommes  éclairés  qui  en  ont  pris  l'initiative. 
Tout  indique  au  contraire  qu'elles  sont  les  premiers  et  honorables 
essais  d'un  système  qui  tend  à  s'établir  et  à  se  généraliser.  D'abord, 


LE    SALAIRE    DES    FEMMES.  951 

point  essentiel,  l'ouvrier  les  accepte  avec  empressement,  ce  qui 
prouve  qu'elles  sont  conçues  dans  un  esprit  véritablement  pratique. 
Quant  aux  patrons,  ils  ont  intérêt  à  les  maintenir,  même  au  prix 
d'assez  grands  sacrifices,  car  s'il  y  a  un  point  désormais  acquis  à  la 
science,  c'est  que  le  meilleur  ouvrier,  le  plus  productif  et  le  plus 
habile,  est  l'ouvrier  bien  nourri,  bien  logé,  content  de  son  sort,  ha- 
bitué à  la  propreté  et  à  la  prévoyance.  Nos  chefs  d'industrie  com- 
prennent, comme  l'aristocratie  anglaise,  qu'il  faut  prévenir  les  dan- 
gers du  socialisme  en  réalisant  sans  lui  le  bien  qu'il  rêve,  et  qu'il 
ne  pourrait  accomplir.  La  philosophie  morale,  dont  les  préceptes 
se  répandent  chaque  jour,  leur  apprend  qu'enrichis  par  le  travail 
de  leurs  ouvriers,  ils  ne  sont  pas  quittes  envers  eux  quand  ils  leur 
ont  payé  un  juste  salaire,  et  qu'au-dessus  des  devoirs  réglés  par  la 
loi  il  y  en  a  d'autres  plus  étendus  qui  ne  relèvent  que  de  Dieu  et  de 
la  conscience. 

La  même  sollicitude  qui  veille  au  bien-être  des  ouvriers  s'est 
étendue  sur  leurs  enfans.  A  Manchester,  en  18A7,  quand  l'industrie 
commençait  à  remplacer  partout  les  hommes  par  des  femmes,  un 
grand  nombre  de  malheureuses  mères  n'avaient  d'autre  ressource 
que  de  confier  leurs  enfans  à  la  mamelle  à  des  gardiennes  merce- 
naires qui  en  réunissaient  le  plus  grand  nombre  possible  dans  des 
chambres  malsaines,  où  toutes  les  conditions  de  la  santé  et  de  la  vie 
leur  manquaient.  Pour  réduire  au  silence  et  à  l'immobilité  ces  pau- 
vres créatures,  on  leur  faisait  prendre  des  doses  d'opium.  A  la  même 
date,  par  une  conséquence  terrible,  le  quart  des  individus  qui  mou- 
raient n'avait  pas  dix-huit  mois,  la  moitié  n'avait  pas  dix  ans.  Au- 
jourd'hui, en  France  comme  en  Angleterre,  l'institution  des  crè- 
ches s'est  multipliée.  Il  n'y  a  pas  de  grand  centre  industriel  qui 
n'en  soit  pourvu.  A  la  crèche  succède  immédiatement  l'asile,  puis 
à  l'asile  l'école  primaire.  L'enfant  est  soigné  et  protégé  depuis  sa 
naissance  jusqu'au  commencement  de  l'apprentissage.  Ceux  qui 
n'ont  jamais  vu  ni  une  crèche  ni  un  asile  ne  savent  pas  avec  quelle 
intelligence  ces  utiles  établissemens  sont  organisés,  à  quelle  active 
surveillance  ils  sont  soumis,  avec  quel  dévouement  on  s'y  occupe 
de  la  santé  et  du  bien-être  des  enfans.  Grâce  à  la  crèche  et  à  l'asile, 
l'enfant  du  pauvre  ne  connaît  plus  ni  le  froid,  ni  la  faim,  ni  la  mal- 
propreté, ni  le  vagabondage.  La  mère  dans  son  atelier  peut  être 
tranquille  sur  le  sort  de  son  nourrisson. 

Que  lui  manque-t-il  donc  à  cette  femme,  à  cette  mère,  pour  être 
heureuse  ?  Il  lui  manque  la  présence  de  son  enfant.  Si  tout  se.  rédui- 
sait en  ce  monde  à  avoir  un  abri  pour  sa  tête,  des  vêtemens,  de  la 
nourriture,  il  n'y  aurait  rien  à  redire  à  cette  vie  en  commun.  Le 
pain  est  abondant,  la  nourriture  est  saine,  le  corps  ne  souffre  pas  ; 


952  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

mais  l'âme  souffre.  Cette  femme  à  chaque  instant  est  blessée  clans 
sa  pudeur,  menacée  dans  sa  chasteté  ;  cette  épouse  vit  loin  de  son 
mari,  ne  prenant  pas  même  ses  repas  avec  lui,  et  ne  le  retrouvant 
que  le  soir,  quand  ils  arrivent  l'un  et  l'autre  de  leurs  ateliers,  épuisés 
et  haletans;  cette  mère  n'embrasse  pas  son  enfant  à  la  clarté  du  so- 
leil, elle  ne  le  tient  pas  dans  ses  bras,  elle  ne  le  dévore  pas  de  ses 
yeux  charmés,  elle  n'assiste  pas  à  ses  premiers  bégaiemens,  elle  n'a 
pas  les  prémices  de  ses  premiers  sourires.  Étrange  illusion  de  ces 
mécaniciens  de  la  vie  sociale  qui  font  tout  par  des  rouages  :  la  crè- 
che pour  l'enfant  au  berceau,  l'atelier  pour  l'âge  mûr,  l'hospice 
pour  la  maladie  et  la  vieillesse  !  Ils  songent  à  tous  les  besoins  de  la 
nature  humaine,  excepté  à  ceux  du  cœur,  dont  ils  ne  sentent  pas  les 
battemens.  Ils  auront  grand  soin  de  mesurer  la  quantité  d'air  et  de 
nourriture  qu'il  faut  à  une  ouvrière,  ils  proposeront  des  lois  pour 
que  son  travail  ne  soit  pas  prolongé  au-delà  de  ses  forces  ;  mais  ils 
ne  feront  rien  pour  que  cette  ouvrière  puisse  être  une  femme.  Ils  ne 
savent  pas  que  la  femme  n'est  grande  que  par  l'amour,  et  que  l'a- 
mour ne  se  développe  et  ne  se  fortifie  que  dans  le  sanctuaire  de  la 
famille. 

Quand  on  aura  donné  la  dernière  perfection  aux  ateliers,  aux 
crèches,  aux  écoles,  aux  hôpitaux,  quand  il  sera  bien  démontré  que, 
grâce  à  ces  conquêtes  de  la  philanthropie,  l'ouvrier  trouve  plus  de 
comfort  dans  la  vie  commune  qu'il  n'en  pourrait  rêver  dans  la  vie 
de  famille,  le  seul  fait  que  les  femmes  sont  entraînées  avec  leurs 
maris  et  leurs  enfans  dans  cette  nouvelle  organisation  où  les  affec- 
tions intimes  ont  si  peu  de  place  constituera  un  véritable  malheur 
social.  Les  femmes  sont  faites  pour  cacher  leur  vie,  pour  chercher 
le  bonheur  dans  des  affections  exclusives,  et  pour  gouverner  en  paix 
ce  monde  restreint  de  la  famille,  nécessaire  à  leur  tendresse  native. 
La  manufacture,  qui  a  quelque  chose  du  couvent  et  de  la  caserne, 
sépare  les  membres  de  la  famille  contre  le  vœu  de  la  nature  ;  elle 
substitue  à  l'autorité  du  mari  et  du  père  l'autorité  du  règlement,  du 
patron  et  du  contre-maître,  et  les  froids  enseignemens  du  maître 
d'école  à  cette  morale  vivante  qu'une  mère  fait  pénétrer  avec  ses 
baisers  et  ses  larmes  dans  le  cœur  de  son  enfant.  Pour  que  les  mœurs 
conservent  ou  retrouvent  leur  pureté  et  leur  énergie,  la  première 
de  toutes  les  conditions,  c'est  que  la  femme  retourne  auprès  du 
foyer,  la  mère  auprès  du  berceau.  Il  faut  que  le.chef  de  la  famille 
puisse  exercer  la  puissance  tutélaire  qu'il  tient  de  Dieu  et  de  la  na- 
ture, que  la  femme  trouve  dans  son  mari  le  guide,  le  protecteur, 
l'ami  fidèle  et  fort  dont  elle  a  besoin,  que  l'enfant  s'habitue  sans  y 
penser  aux  soins  et  à  la  tendresse  de  sa  mère.  Il  faut  môme  qu'il  y 
ait  quelque  part  un  lieu  consacré  par  les  joies  et  les  souffrances  com- 


LE    SALAIRE    DES    FEMMES.  953 

mîmes,  une  humble  maison,  un  grenier,  si  Dieu  n'a  pas  été  plus 
clément,  qui  soit  pour  tous  les  membres  de  la  famille  comme  une 
patrie  plus  étroite  et  plus  chère^  à  laquelle  on  songe  pendant  le  tra- 
vail et  la  peine,  et  qui  reste  dans  les  souvenirs  de  toute  la  vie  as- 
socié à  la  pensée  des  êtres  aimés  que  l'on  a  perdus.  Comme  il  n'y  a 
pas  de  religion  sans  un  temple,  il  n'y  a  pas  de  famille  sans  l'intimité 
du  foyer  domestique.  L'enfant  qui  a  dormi  dans  le  berceau  banal  de 
la  crèche,  et  qui  n'a  pas  été  embrassé  à  la  lumière  du  jour  par  les 
deux  seuls  êtres  dans  le  monde  qui  l'aiment  d'un  amour  exclusif, 
n'est  pas  armé  pour  les  luttes  de  la  vie.  Il  n'a  pas  comme  nous  ce 
fonds  de  religion  tendre  et  puissante  qui  nous  console  à  notre  insu, 
qui  nous  écarte  du  mal  sans  que  nous  ayons  la  peine  de  faire  un 
effort,  et  nous  porte  vers  le  bien  comme  par  une  secrète  analogie  de 
nature.  Au  jour  des  cruelles  épreuves,  quand  on  croirait  que  le  cœur 
est  desséché  à  force  de  dédaigner  ou  à  force  de  souffrir,  tout  à  coup 
on  se  rappelle,  comme  dans  une  vision  enchantée,  ces  mille  riens 
([u'on  ne  pourrait  pas  raconter  et  qui  font  tressaillir,  ces  pleurs,  ces 
baisers,  ce  cher  sourire,  ce  grave  et  doux  enseignement  murmuré 
d'une  voix  si  touchante.  La  source  vive  de  la  morale  n'est  que  là. 
Nous  pouvons  écrire  des  livres  et  faire  des  théories  sur  le  devoir  et 
le  sacrifice;  mais  les  véritables  professeurs  de  morale,  ce  sont  les 
femmes.  Ce  sont  elles  qui  conseillent  doucement  le  bien,  qui  récom- 
pensent le  dévouement  par  une  caresse,  qui  donnent,  quand  il  le 
faut,  l'exemple  du  courage  et  l'exemple  plus  difficile  de  la  résigna- 
tion, qui  enseignent  à  leurs  enfans  le  charme  des  sentimens  tendres 
et  les  fières  et  sévères  lois  de  l'honneur.  Oui,  jusque  sous  le  chaume, 
et  dans  les  mansardes  de  nos  villes,  et  dans  ces  caves  où  ne  pénètre 
jamais  le  soleil,  il  n'y  a  pas  une  mère  qui  ne  souffle  à  son  enfant 
l'honneur  en  même  temps  que  la  vie.  C'est  là,  près  de  cet  humble 
foyer,  dans  cette  communauté  de  misère,  de  soucis  et  de  tendresse, 
que  se  créent  les  amours  durables,  que  s'enfantent  les  saintes  et 
énergiques  résolutions;  c'est  là  que  se  trempent  les  caractères;  c'est 
là  aussi  que  les  femmes  peuvent  être  heureuses,  en  dépit  du  travail, 
au  milieu  des  privations.  Toutes  les  améliorations  matérielles  se- 
ront les  bienvenues;  mais  si  vous  voulez  adoucir  le  sort  des  ou- 
vrières et  en  même  temps  donner  des  garanties  à  l'ordfe,  raviver 
les  bons  sentimens,  faire  comprendre,  faire  aimer  la  jjatrie  et  la  jus- 
tice, ne  séparez  pas  les  enfans  de  leurs  mères  ! 

Jules  Simoin. 


LE  PROGRAMME 


DE   LA   PAIX 


Après  les  deux  guerres  formidables  qui  ont  éclaté  coup  sur  coup 
depuis  cinq  ans,  et  qui  nous  ont  coûté  tant  d'hommes  et  tant  d'ar- 
gent, on  ne  peut  qu'accueillir  avec  une  joie  profonde  l'annonce  d'une 
nouvelle  ère  de  paix  et  de  travail.  Le  monde  a  suffisamment  vu  ce 
qu'a  su  faire  notre  incomparable  armée  pour  défendre  l'indépen- 
dance de  l'empire  turc  et  pour  donner  la  Lombardie  au  Piémont. 
La  France  va  enfin  s'occuper  d'elle-même  et  réaliser  le  célèbre  pro- 
gramme :  V empire j  c'est  la  paix.  Notre  alliance  avec  l'Angleterre, 
un  moment  compromise ,  est  devenue  subitement  plus  intime  que 
jamais,  et  les  pompeux  éloges  que  les  journaux  anglais  ont  prodi- 
gués à  notre  gouvernement  donnent  lieu  de  croire  que  cette  union 
rajeunie  sera  durable.  En  même  temps  la  paix  conclue  à  Zurich  avec 
l'Autriche,  en  exécution  des  préliminaires  de  Yillafranca,  va  sans 
doute  nous  permettre  de  retirer  nos  troupes  d'Italie.  Certes,  si  nous 
ne  déclarons  pas  une  nouvelle  guerre,  personne  ne  nous  la  décla- 
rera. Nou#  pouvons  donc  substituer  sans  crainte  au  laurier  stérile 
des  batailles  les  fruits  bienfaisans  de  la  paix. 

Ce  qui:  domine  dans  le  nouveau  programme  tracé  par  une  main 
toute-puissante,  c'est  l'intention  d'appliquer  plus  complètement  dé- 
sormais au  gouvernement  des  intérêts  nationaux  les  principes  de 
l'économie  politique.  Nul  ne  peut  recevoir  cette  assurance  avec  plus 
de  satisfaction  que  les  économistes.  Il  y  a  bien  encore,  dans  l'ex- 
posé de  ce  grand  projet,  quelques  parties  que  la  théorie  économique 


LE    PROGRAMME    DE    LA   PAIX.  955 

ne  saurait  approuver;  mais  ces  accessoires  perdent  beaucoup  de  leur 
importance  devant  la  donnée  générale.  L'opinion  publique  ne  s'y 
est  trompée,  ni  en  France,  ni  à  l'étranger.  Ce  que  tout  le  monde  a  vu 
et  compris  du  premier  mot,  c'est  la  tendance  marquée  vers  une  plus 
grande  liberté  de  commerce  et  d'industrie,  en  attendant  cet  autre 
genre  de  liberté  qui  doit  former  un  jour  le  couronnement  de  l'édi- 
fice, et  qui  ne  peut  manquer  de  suivre  tôt  ou  tard  la  première,  car 
tout  s'enchaîne  dans  le  développement  successif  des  élémens  de  la 
prospérité  publique 

Qu'il  nous  soit  permis  cependant  d'exprimer  avant  tout  une  ré- 
serve et  un  regret.  Fermement  attachés  au  principe  de  liberté,  en 
économie  comme  en  politique,  nous  n'en  comprenons  le  triomphe 
que  par  la  discussion.  Tout  ce  qui  tend  à  l'imposer  par  voie  d'auto- 
rité nous  paraît  contraire  au  principe  même.  Lorsque  le  free  trade 
l'a  emporté  en  Angleterre,  il  n'a  réussi  que  par  la  puissance  de  l'opi- 
nion, après  une  série  d'enquêtes  et  de  libres  luttes,  qui  ont  fini  par 
dégager  la  vérité.  Ses  promoteurs  n'ont  jamais  demandé  à  la  reine 
Victoria  de  décréter  à  elle  seule  cette  innovation  si  contestée,  eux- 
mêmes  ne  l'auraient  pas  acceptée  de  ses  mains.  Une  enquête  nou- 
velle n'aurait,  dit-on,  rien  produit  en  France.  Qu'en  sait-on?  L'en- 
quête de  l'année  dernière  sur  la  législation  des  céréales  a  précisément 
prouvé  le  contraire,  en  montrant  que  les  idées  de  liberté  commer- 
ciale font  de  grands  progrès  parmi  les  agriculteurs,  puisqu'une  ques- 
tion qui  les  trouvait  autrefois  unanimes  dans  leur  opposition  les 
trouve  aujourd'hui  partagés. 

Quand  même  une  discussion  analogue  n'aurait  pas  dû  avoir  tout 
à  fait  le  même  succès  auprès  des  manufacturiers,  était-ee  une  raison 
sufiisante  pour  s'en  passer?  Si  l'enquête  n'avait  pas  amené  la  solu- 
tion de  toutes  les  questions,  elle  en  aurait  toujours  éclairé  quelques- 
unes;  on  aurait  fait  quelques  pas  de  plus,  et  on  en  aurait  préparé 
d'autres  pour  un  avenir  plus  ou  moins  rapproché.  Y  avait-il  donc 
un  tel  péril  en  la  demeure  qu'il  devînt  urgent  et  nécessaire  de  tout 
faire  à  la  fois?  La  nouvelle  révolution  économique,  puisque  c'est  le 
mot  consacré,  ne  portera,  selon  nous,  aucune  des  conséquences  ex- 
trêmes qu'on  lui  attribue  des  deux  parts.  Considérée  en  elle-même, 
•elle  est  certainement  un  bien,  mais  dont  les  effets  seront  peu  sen- 
sibles, au  moins  à  l'origine.  Le  système  protecteur  n'était  plus,  quoi 
qu'on  en  dise,  la  base  de  notre  organisation  économique.  Une  nation 
qui  fait  annuellement  avec  le  reste  du  monde  pour  quatre  milliards 
d'échanges  ne  peut  pas  être  considérée  comme  vivant  dans  l'isole- 
ment commercial.  Notre  commerce  extérieur  s'accroissait  avec  rapi- 
dité, puisqu'il  a  quintuplé  depuis  1815,  et,  sans  aucun  doute,  il 
aurait  grandi  encore  dans  tous  les  cas. 


956  RETUË  DES  DEUX  MONDES. 

i 

Est-il  besoin  de  rappeler  ici  les  principales  lois,  votées  après  dis- 
cussion préalable,  qui  ont  successivement  amélioré  notre  régime 
douanier  :  sous  la  monarchie  constitutionnelle,  la  loi  du  9  février 
1832,  qui  a  organisé  sur  de  larges  bases  les  entrepôts  et  le  transit; 
celle  du  15  avril  de  la  même  année,  qui  a  supprimé  la  prohibition 
éventuelle  d'entrée  et  de  sortie  pour  les  grains;  celles  des  2  et  5 
juillet  1836,  rendues  à  la  suite  de  l'enquête  de  1834,  qui  ontaboh 
plusieurs  prohibitions  et  réduit  les  droits  sur  un  grand  nombre 
d'articles;  celle  du  25  juin  iShO,  portant  approbation  du  traité  avec 
la  Hollande;  celle  du  6  mai  18Zil,  qui  a  prononcé  encore  de  nou- 
velles réductions;  celles  de  18/i5  et  1846,  approbatives  des  conven- 
tions passées  avec  la  Belgique  et  la  Sardaigne;  celle  de  18Z|7,  qui  a 
suspendu  pour  la  première  fois  l'échelle  mobile;  sous  la  républi- 
que, le  renouvellement  du  traité  de  1843  avec  la  Sardaigne  et  l'ap- 
probation du  traité  de  1847  avec  les  Deux-Siciles ;  sous  l'empire 
enfin,  les  lois  de  1856,  1857  et  1859,  qui  ont  consacré  de  nouvelles 
et  nombreuses  réductions  de  droits? 

Sans  doute  ces  victoires  successives  ont  été  disputées  pied  à  pied, 
surtout  sous  la  monarchie  parlementaire.  Les  ministres  les  plus 
éclairés  et  les  plus  fermes  se  sont  vus  contraints  de  céder  sur  bien  des 
points  pour  en  gagner  d'autres.  Sous  tous  les  gouvernemens,  une 
coalition  habile  et  puissante,  retranchée  dans  le  sein  des  chambres 
législatives,  n'a  cessé  de  tenir  en  échec  le  pouvoir.  Toutes  les  fois  que 
le  drapeau  de  la  liberté  commerciale  s'est  élevé  quelque  part,  on  l'a 
violemment  abattu  et  foulé  aux  pieds  ;  mais  si  la  théorie  était  hon- 
nie et  proscrite,  l'application  l'était  moins.  Dieu  merci.  Malgré  ces 
résistances  passionnées,  on  a  toujours  marché  depuis  trente  ans 
dans  le  sens  de  la  liberté,  si  bien  vque  ce  qui  reste  à  faire  ne  saurait 
se  comparer  à  ce  qui  s'est  fait,  en  matière  de  douane  du  moins. 
'  Le  sentiment  national  a  toujours  montré  une  susceptibilité  parti- 
culière quand  il  s'est  agi  de  traités  de  commerce  avec  les  nations 
étrangères  et  spécialement  avec  l'Angleterre.  Renfermée  dans  des 
limites  raisonnables,  cette  répugnance  se  comprend  et  se  justifie. 
"Les  Anglais,  bien  plus  avancés  que  nous  en  connaissances  écono- 
miques, viennent  de  montrer  qu'ils  la  partagent.  Quand  une  nation 
réforme  chez  elle  son  tarif,  elle  n'a  de  compte  à  rendre  qu'à  elle- 
même;  elle  peut,  si  elle  s'aperçoit  qu'elle  se  trompe,  revenir  sur 
ses  pas.  Quand  elle  s'est  liée  par  un  engagement  bilatéral,  elle  ne 
le  peut  plus.  Si  cette  considération  ne  suffit  pas  pour  faire  exclure 
systématiquement  tout  1(||ité  de  commerce,  elle  doit  au  moins  ap- 
prendre aux  gouvernemens  à  n'aborder  qu'avec  une  extrême  pru- 
dence ces  négociations  délicates. 

Loin  de  nous  la  passion  aveugle  qui  anime  contre  l'Angletene 


I 


LE    PROGRAMME    DE    LA   PAIX.  957 


I 


tant  de  Français  égarés.  Nous  avons  toujours  aimé,  toujours  désiré 
l'alliance;  nous  la  croyons  également  commandée  par  les  intérêts 
des  deux  parties  et  par  l'intérêt  plus  grand  encore  de  l'humanité 
tout  entière.  Seulement,  pour  la  cimenter,  un  traité  ne  paraissait 
pas  nécessaire.  La  France  et  l'Angleterre  ne  l'ont  pas  attendu  pour 
se  lier  par  un  commerce  actif;  ce  commerce  s'élève  aujourd'hui  à 
700  millions  par  an,  et  il  ne  cesse  de  s'accroître;  depuis  dix  ans 
seulement,  il  a  doublé.  Qu'on  cherche  à  l'activer  encore  par  des  ré- 
ductions réciproques  de  tarifs,  rien  de  mieux;  qu'on  s'entende  pour 
prononcer  à  la  fois  ces  réductions  des  deux  parts,  rien  de  mieux 
encore.  Le  danger  consiste  uniquement  à  s'engager  pour  l'avenir. 
L'alliance  même  peut  en  souffrir  à  cause  des  craintes,  exagérées  sans 
doute,  mais  profondes,  que  suscitent  chez  nous  de  pareils  engage- 
mens  avec  une  nation  riche  et  hardie  dont  on  redoute  l'esprit  d'en- 
treprise. L'indépendance  dans  la  bonne  harmonie,  voilà  la  vraie  po- 
litique des  deux  gouvernemens. 

Définitif  en  ce  qui  concerne  la  France,  en  vertu  des  pouvoirs  ex- 
traordinaires que  l'empereur  tient  de  la  constitution,  le  traité  est  en 
ce  moment  soumis  à  l'approbation  du  parlement  anglais.  Nous  igno- 
rons quel  en  sera  le  sort,  car  il  soulève  une  assez  vive  opposition. 
Nous  allons  raisonner  dans  l'hypothèse  la  plus  probable,  celle  de 
l'adoption.  Il  ne  contient  d'ailleurs  qu'une  partie  du  nouveau  pro- 
gramme, la  plus  importante,  il  est  vrai. 

Commençons  par  les  matières  premières,  qui  vont  désormais, 
dit-on,  entrer  en  franchise  de  droits.  Cette  annonce  serait  des  plus 
heureuses ,  si  elle  apportait  un  changement  notable  à  ce  qui  existe  ; 
mais  il  paraît  difficile  d'en  attendre  une  influence  appréciable  sur 
les  prix,  quelque  chose  comme  l'inauguration  de  la  fameuse  vie  à 
bon  marché.  C'est  ici  surtout  que  ce  qui  reste  à  faire  n'est  rien 
auprès  de  ce  qui  est  fait.  Les  matières  premières  sont  de  plusieurs 
sortes  :  celles  qui  servent  à  la  subsistance  pubîi([ue,  comme  la  viande 
et  le  blé;  celles  qui  servent  à  la  confection  des  tissus,  comme  la 
soie,  la  laine,  le  coton,  le  lin  et  le  chanvre;  celles  qui  servent  aux 
autres  industries,  comme  le  bois,  la  houille,  les  minerais. 

Pour  la  viande,  il  n'y  a  rien  à  faire,  puisque  l'ancien  droit  pro- 
tecteur, soit  sur  les  animaux  vivans,  soit  sur  les  viandes  fraîches  et 
salées,  a  été  supprimé  depuis  six  ans.  Pour  le  blé,  il  est  mamte- 
nant  démontré  par  les  faits  que  l'échelle  mobile  n'exerce  sur  les  prix 
qu'une  action  insensible,  et  qui  se  résout  beaucoup  plus  en  baisse 
qu'en  hausse,  par  les  obstacles  qu  elle  met  à  l'exportation  et  par  la 
désorganisation  qu'elle  apporte  dans  le  commerce  des  grahis.  Elle 
Tient  d'ailleurs  d'être  rétablie,  et  on  ne  parle  pas  de  l'abolir. 

Pour  les  soies,  les  lins  et  les  chanvres,  il  n'y  a  rien  à  faire,  le 


^58  RETUE   DES   DEUX  MONDES. 

droit  actuel  étant  nominal.  Pour  les  laines,  la  question  prend  plus 
d'importance  en  apparence,  elle  n'en  a  aucune  en  réalité.  On  avait 
essayé  dans  d'autres  temps  de  protéger  les  laines  françaises  par  un 
droit  de  30  pour  100  sur  les  laines  étrangères;  ce  droit  a  été  suc- 
cessivement réduit  de  manière  à  n'être  plus  en  réalité  que  de  6  ou  7 
pour  100.  Sur  une  introduction  totale  de  400,000  quintaux  métri- 
ques de  laines,  valant  au  moins  120  millions  de  francs,  les  droits 
perçus  se  sont  élevés  à  7,600,000  francs  en  1859.  Il  importe  fort 
peu  aux  laines  indigènes,  comme  à  la  fabrication  des  lainages, 
qu'un  pareil  droit  soit  maintenu  ou  non.  Le  trésor  lui-même  y  a  fort 
peu  d'intérêt,  en  ce  sens  que,  la  plus  grande  partie  des  droits  per- 
çus étant  restituée  au  moyen  de  la  combinaison  justement  suspecte 
du  drawhack,  l'émolument  réel  du  trésor  se  réduit  à  un  ou  deux 
millions  au  plus.  La  suppression  du  droit  aura  cet  avantage  qu'elle 
nous  débarrassera  du  drawback.  Voilà  tout.  Le  prix  des  laines  in- 
digènes n'en  sera  pas  diminué  d'un  centime,  et  le  consommateur 
n'y  gagnera  rien. 

Pour  les  cotons,  le  droit  est  plus  élevé.  Sur  une  importation  to- 
tale de  816,000  quintaux  métriques  de  coton  brut,  valant  ensemble 
150  millions  au  moins,  il  a  été  perçu  en  1859  pour  19  millions  de 
droits,  soit  12  pour  100  environ.  La  valeur  du  coton  brut  entrant 
pour  un  tiers  dans  la  valeur  moyenne  des  cotonnades,  la  diminution 
possible  sur  le  prix  de  ces  tissus,  par  la  suppression  complète  du 
droit,  serait  de  h  pour  100.  Ce  qui  coûte  aujourd'hui  100  francs 
n'en  coûterait  donc  que  96,  à  la  condition  toutefois  que  le  consom- 
mateur profite  de  toute  la  réduction,  et  il  est  probable  que  le  pro- 
ducteur américain,  le  marchand  en  gros,  l'armateur,  le  fabricant,  le 
marchand  au  détail,  chercheront  à  en  prendre  leur  part.  L'importa- 
tion du  coton  a  fait  déjà  d'immenses  progrès  depuis  quarante  ans  : 
de  12  millions  de  kilos  en  1816,  elle  s'est  élevée  à  82  millions  de 
kilos  en  1859;  elle  ne  peut  guère  aller  plus  vite.  Le  coton  étant 
d'ailleurs  un  produit  exotique  qui  n'a  pas  en  France  de  similaire, 
la  question  de  protection  est  ici  hors  de  cause,  et  la  suppression  du 
droit  n'a  jamais  trouvé  de  contradicteurs  que  parmi  ceux  que  pré- 
occupe l'équilibre  du  budget. 

Pour  les  bois  et  les  minerais,  il  n'y  a  rien  à  faire,  les  uns  et  les 
autres  entrant  déjà  en  franchise  de  droits,  ou  à  peu  près.  On  peut 
au  contraire  réclamer,  comme  conséquence  du  principe,  l'abolition 
de  la  prohibition  de  sortie  qui  frappe  nos  bois  et  nos  écorces.  Res- 
tent les  houilles. 

Il  est  entré  50  millions  de  quintaux  métriques  de  houilles  en  1859, 
et  les  droits  perçus  se  sont  élevés  à  10  millions  de  fr.,  soit  20  cen- 
times en  moyenne  par  quintal  métrique.  Là  aussi,  les  anciens  droits 


LE    PROGRAMME    DE    LA    PAIX.  95^ 

protecteurs  ont  disparu  depuis  longtemps.  Le  droit  actuel  varie, 
comme  on  sait,  suivant  les  zones  :  il  est  de  10  centimes  sur  la  fron- 
tière d'Allemagne,  de  15  sur  celle  de  Belgique,  de  30  sur  la  côte  d^ 
l'Océan  qui  fait  face  à  l'Angleterre,  plus  les  deux  décimes  de  guerre. 
Le  droit  sur  les  houilles  anglaises  est  réduit  par  le  traité  au  même 
taux  que  sur  les  houilles  belges,  c'est-à-dire  à  15  centimes.  Le  prix 
de  la  houiUe  est  avant  tout  une  question  de  transport.  Le  quintal 
métrique,  qui  vaut  en  moyenne  1  franc  sur  le  carreau  de  la  mine, 
se  vend  2  francs,  3  francs,  h  francs,  5  francs,  et  même  6  francs  aux 
consommateurs,  suivant  qu'ils  sont  plus  ou  moins  éloignés  du  lieu 
de  production.  Que  peut  faire  sur  ces  prix  une  différence  de  15  cen- 
times, portée  à  18  par  le  double  décime?  Il  suffit  d'une  distance  de 
quelques  lieues  pour  grever  la  houille  de  frais  de  transport  équi- 
valens,  surtout  quand  une  partie,  même  très  faible,  du  trajet  se  fait 
par  les  routes  de  terre. 

Quelques  journaux  ont  avancé  que  le  droit  actuel  sur  les  houilles 
anglaises  était  prohibitif.  Voici  qui  prouve  le  contraire  :  l'introduc- 
tion des  houilles  anglaises  n'a  pas  atteint  en  1859  moins  de  12  mil- 
lions de  quintaux  métriques,  et  elle  aurait  certainement  continué 
son  mouvement  ascensionnel  sous  l'empire  du  droit  existant.  Cette 
importation  va  sans  doute  s'accroître  encore  par  la  réduction  du 
droit;  tant  mieux,  nous  en  avons  grand  besoin.  Les  houilles  belges 
entraient  au  même  droit;  elles  ne  suffisent  plus.  Les  houilles  fran- 
çaises ,  quels  que  soient  leurs  progrès,  peuvent  de  moins  en  moins 
alimenter  la  consommation  nationale.  Depuis  1815,  la  consomma- 
tion totale  de  la  houille  a  décuplé  en  France;  elle  s'est  élevée  de 
12  millions  de  quintaux  à  120.  La  houille  française  en  fournissait 
les  trois  quarts  en  1815,  ou  9  millions  de  quintaux  sur  12;  elle  n'en 
fournit  plus  aujourd'hui  que  les  sept  douzièmes»  ou  70  millions  sur 
120.  Suivant  toute  apparence,  la  consommation  doit  quintupler  au 
moins  d'ici  à  la  fm  du  siècle,  et  il  y  a  place  pour  tout  le  monde 
dans  cet  immense  débouché.  La  houille  servant  à  transporter  la 
houille,  notre  production  houillère  elle-même  est  intéressée  à  tout 
ce  qui  peut  réduire  les  prix  et  par  conséquent  les  frais  de  transport. 

Le  nouveau  régime  ne  peut  donc  avoir  aucun  effet  sur  le  prix  des 
matières  premières,  excepté  le  coton  et  la  houille ,  et  même,  pour 
ces  deux  articles,  l'amélioration  sera  peu  sensible.  Les  défenseurs 
de  la  liberté  commerciale  n'ont  pas  tout  à  fait  perdu  leur  temps 
jusqu'ici,  puisqu'ils  sont  arrivés  à  faire  réduire  les  droits  sur  les 
matières  premières  à  des  taux  insignifians.  La  presque  totalité  de 
nos  importations,  qui  atteignent  aujourd'hui  (^^wa:*  milliards,  se 
compose  de  matières  premières  :  à  quoi  il  convient  d'ajouter  que  la 
franchise  absolue  de  tout  droit,  même  pour  les  matières  premières, 


960  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

n'a  jamais  été  considérée  comme  nécessaire.  Tant  qu'il  y  aura  des 
impôts  établis  sur  les  denrées  d'origine  française,  il  est  juste  d'en 
établir  aussi  sur  les  denrées  d'origine  étrangère.  On  a  toujours  re- 
connu qu'un  di'oït  fiscal  de  5  pour  100  sur  les  matières  premières 
n'avait  rien  que  de  légitime  (1).  La  législature  est  restée  libre  pour 
ce  qui  concerne  le  droit  actuel  sur  la  laine  et  le  coton,  dont  la  sup- 
pression n'est  pas  stipulée  dans  le  traité.  Cette  suppression  priverait 
le  trésor  d'une  vingtaine  de  millions  par  an,  draw^backs  déduits,  sans 
compensation  possible.  Une  simple  réduction  vaudrait  peut-être 
mieux . 

On  range  depuis  quelque  temps  dans  les  objets  de  première  né- 
cessité les  sucres  et  les  cafés.  Ce  n'est  pas  ainsi  qu'on  les  avait  con- 
sidérés jusqu'ici;  on  avait  cru  pouvoir  les  imposer  fortement,  comme 
objets  de  luxe.  Le  droit  perçu  doublait  la  valeur  de  la  denrée,  et  le 
revenu  annuel  du  trésor  s'élevait  à  cent  millions  sur  les  sucres  et  à 
trente  millions  sur  les  cafés.  11  s'agit  maintenant,  dit-on,  de  réduire 
le  droit  de  moitié,  ce  qui  constituerait  le  trésor  en  perte  de  soixante- 
cinq  millions  par  an  ;  mais  ce  déficit  serait  probablement  regagné 
assez  vite,  car  une  diminution  d'un  quart  sur  le  prix  vénal  des  sucres 
et  des  cafés  ne  pourrait  que  donner  un  nouvel  essor  à  la  consom- 
mation, qui  a  déjà  décuplé  depuis  1815  malgré  les  droits  élevés.  Ici 
l'amélioration  serait  réelle.  11  y  a  d'ailleurs,  pour  les  sucres  surtout, 
une  considération  décisive.  Nous  consommons  trois  sortes  de  sucre, 
le  sucre  colonial,  le  sucre  étranger,  le  sucre  indigène.  Le  droit  perçu 
sur  chacun  des  trois  devra  évidemment  être  réduit  dans  la  même 
proportion.  Or  le  transport  des  sucres  coloniaux  et  étrangers  a  une 
importance  de  premier  ordre  pour  notre  navigation  maritime,  et 
l'importance  agricole  des  sucres  indigènes  est  plus  grande  encore. 
En  facilitant  la  consommation  du  sucre,  on  donnera  un  sérieux  en- 
couragement à  deux  de  nos  principales  industries,  l'agriculture  et 
la  navigation.  Cette  réduction  était  depuis  longtemps  demandée, 
elle  ne  pouvait  manquer  d'arriver.  Comme  pour  le  cofon,  la  ques- 
tion est  toute  fiscale  et  n'a  rien  de  commun  avec  la  protection. 
.  Passons  maintenant  aux  produits  manufacturés,  les  seuls  qui  sou- 
lèvent la  question  du  système  protecteur. 

D'abord  se  présentent  les  prohibitions.  Malgré  des  améliorations 
successives,  nous  frappons  encore  d'exclusion  absolue  les  fils  et  tis- 
sus de  laine,  les  fils  et  tissus  de  coton,  les  vêtemens  confectionnés, 
les  peaux  préparées,  les  plaqués,  la  coutellerie,  la  poterie,  les  verres 
et  cristaux,  les  voitures  suspendues,  la  tabletterie,  etc.  Il  n'y  a  qu'un 


^l)  Il  doit  nous  ôtre  permis  de  rappeler  que  nous  avons  déjà  exprimé  les  mêmes  idées 
dans  la  Revue  du  1"  mai  1856  :  la  Liberté  commerciale. 


LE    PROGRAMxME    DE    LA   PAIX.  961 

mot  pour  caractériser  ce  système  d'exclusion  :  il  déshonore  notre 
tarif.  La  prohibition  est  un  des  plus  tristes  legs  de  la  révolution  et 
de  l'empire;  elle  a  pris  naissance  en  1793,  lors  de  la  guerre  de  la 
convention  contre  l'Angleterre,  et  s'est  tout  à  fait  enracinée  sous 
•rempire,  à  l'abri  des  absurdités  du  blocus  continental.  Au  retour  de 
la  paix,  la  restauration  a  eu  le  tort  de  maintenir  cette  mesure  de 
:guerre;  elle  n'a  pas  tardé  à  s'en  repentir.  Dès  1816,  M.  de  Saint- 
Cricq  proposait  de  supprimer  les  prohibitions  et  de  les  remplacer 
par  un  droit  de  15  à  18  pour  100;  cette  offre  fut  repoussée  par  les 
■chambres.  Sous  la  monarchie  de  1830,  la  même  tentative  a  été  faite 
à  plusieurs  reprises  par  le  gouvernement,  qui  a  fini  par  arracher 
plusieurs  concessions  de  détail,  mais  qui  n'a  pu  ébranler  le  prin- 
cipe. En  1847  cependant  la.question  avait  paru  mûre,  et  un  pi'ojet 
•de  loi  avait  été  présenté,  qui  portait  un  coup  décisif  à  la  prohibition; 
ce  projet  a  disparu  dans  la  malheureuse  révolution  de  février,  qui  a 
ajourné  tant  d'œuvres  utiles.  Le  gouvernement  impérial  l'a  repris 
en  1856,  mais  a  cru  devoir  l'ajourner  encore  devant  l'opposition 
^présumée  du  corps  législatif. 

Il  est  à  regretter  que  cette  question  se  présente  aujourd'hui, 
compliquée  des  appréhensions  que  suscite  un  engagement  inter- 
national. Livrée  à  elle-même,  le  gouvernement  l'eût  probablement 
emportée  en  1856,  s'il  avait  insisté,  et  plus  probablement  encore  le 
succès  eût  été  complet  et  définitif  en  1861.  Le  traité  n'en  a  pas 
avancé  le  moment,  puisque  la  levée  des  prohibitions  n'aura  lieu 
qu'à  la  même  époque.  Quoi  qu'il  en  soit,  nous  ne  pouvons  qu'ap- 
plaudir au  principe.  Toutes  les  nations  ont  renoncé  à  cet  engin 
barbare,  le  tour  de  la  France  doit  venir  enfin.  Que  le  traité  devienne 
'exécutoire  ou  non ,  il  est  bien  à  désirer  que  des  mesures  législa- 
rtives,  librement  adoptées  après  examen  contradictoire  et  public,  lè- 
vent la  prohibition  pour  les  marchandises  étrangères  de  toute  ori- 
gine, comme  pour  les  marchandises  anglaises. 

Quant  à  l'effet,  il  sera  nul,  ou  peu  s'en  faut.  La  prohibition  a  fait 
beaucoup  de  mal  depuis  quarante  ans,  en  retardant  le  progrès  de 
nos  industries;  aujourd'hui  elle  n'est  plus  qu'inutile.  La  concurrence 
Intérieure  a  fini  par  produire  à  la  longue  les  mêmes  résultats  qu' an- 
crait produits  plus  tôt  la  concurrence  étrangère.  Nos  manufactures 
■sont  devenues,  en  dépit  de  la  prohibition,  assez  puissantes  pour  ne 
«craindre  désormais  personne.  Même  sans  parler  des  expositions  uni- 
n^erselles  de  Londres  et  de  Paris,  qui  ont  démontré  jusqu'à  l'évidence 
la  supériorité  de  la  plupart  de  nos  produits,  nous  en  avons  tous  les 
Jours  sous  nos  yeux  une  preuve  sans  réplique.  Nous  rencontrons  sur 
'les  marchés  étrangers  la  concurrence  des  marchandises  prohibées 
chez  nous,  et  nous  en  triomphons.  La  presque  totalité  de  nos  expor- 

ffOME  XXV.  61 


062 


REVUE    DES   DEUX   MONDES. 


tations,  qui  atteignent  aujourd'hui  deux  milliards^  se  compose  de 
produits  manufacturés.  Nous  exportons  pour  200  millions  de  tissus 
de  laine,  pour  75  millions  de  tissus  de  coton,  pour  100  millions  de 
tabletterie,  pour  100  millions  de  peaux  ouvrées,  pour  70  millions 
^  de  vêtemens,  pour  30  millions  de  poteries  et  de  cristaux,  etc.  Puis- 
que nous  soutenons  la  concurrence  à  l'étranger,  malgré  les  droits 
d'entrée  et  les  frais  de  transport,  nous  la  soutiendrons  bien  chez 
nous  sans  tous  ces  frais.  Le  traité  conserve  d'ailleurs  un  droit  pro- 
tecteur de  25  à  30  pour  100,  qui  suffit  et  au-delà.  En  Algérie,  les 
prohibitions  sont  déjà  supprimées  et  remplacées  par  le  même  droit, 
et  il  n'entre  presque  pas  de  marchandises  étrangères.  Il  en  sera  de 
même  en  France,  on  peut  y  compter. 

Un  seul  article  fait  question,  c'est  le  fer.  Les  fers  étrangers  ne 
sont  pas  précisément  prohibés,  mais  ils  sont  encore  frappés,  après 
des  réductions  successives,  d'un  droit  de  12  francs  par  quintal  mé- 
trique, à  peu  près  prohibitif.  Le  traité  de  commerce  réduit  les  droits 
sur  le  fer  de  provenance  anglaise  à  7  francs  jusqu'au  1*^'  octobre 
186/i,  et  à  6  francs  à  partir  de  cette  époque,  tous  décimes  compris. 
Dans  le  cours  ordinaire  des  choses,  ces  droits  suffiraient  pour  sau- 
vegarder la  production  nationale;  mais  on  ne  peut  se  dissimuler 
que  la  réduction  arrive  dans  un  moment  inopportun.  C'est  en  1853 
et  185Zi,  quand  le  prix  des,  fers  français  avait  dépassé  toutes  les 
bornes,  qu'il  fallait  réduire  les  droits;  en  abaissant  d'un  tiers  au 
moins  le  prix  des  rails,  on  aurait  rendu  moins  coûteuse  l'exécution 
des  chemins  de  fer,  et,  ce  qui  n'aurait  pas  eu  moins  d' à-propos,  on 
aurait  évité  de  donner  à  nos  forges  des  bénéfices  excessifs  et  tem- 
poraires, qui  ne  pouvaient  pas  se  soutenir.  Aujourd'hui  la  consom- 
mation s' étant  fortement  réduite  par  la  crise  commerciale  qui  a 
suivi  les  guerres  d'Orient  et  d'Italie,  le  prix  des  fers  a  baissé,  et  à 
la  prospérité  artificielle  des  années  précédentes  a  succédé  pour  les 
forges  un  état  de  malaise  et  de  souffrance  que  le  traité  avec  l'An- 
gleterre vient  aggraver. 

Un  des  plus  grands  inconvéniens  du  système  protecteur,  c'est  de 
créer  pour  les  industries  protégées  une  sorte  de  droit  acquis,  qui  ne 
permet  pas  de  les  livrer  tout  à  coup  aux  hasards  de  la  concurrence 
après  les  avoir  habituées  à  un  autre  régime.  Sans  aucun  doute,  si 
la  protection  n'avait  jamais  existé,  nos  forges  seraient  aujourd'hui 
beaucoup  plus  prospères,  comme  toutes  les  industries  dont  le  fer 
est  la  matière  première.  Fondées  dans  des  conditions  naturelles  que 
rien  ne  pourrait  ébranler,  exercées,  fortifiées  par  un  régime  de  li- 
berté, favorisées  par  un  plus  grand  nombre  de  communications  per- 
fectionnées, dont  le  fer  à  meilleur  marché  aurait  facilité  l'établis- 
sement ,  elles  auraient  traversé  depuis  longtemps  la  période  débile 


I 


LE   PROGRAMME   DE   LA   PAIX.  963 

des  débuts.  Malheureusement  il  n'en  est  pas  ainsi  :  elles  ne  sont 
pas  arrivées,  comme  les  industries  des  tissus,  à  ce  point  où  la  con- 
currence intérieure  a  produit  les  mêmes  effets  que  la  concurrence 
étrangère.  Affaiblies  par  la  protection,  elles  ont  encore  besoin  d'être 
défendues  contre  les  fers  anglais.  jNous  ignorons,  faute  d'enquête 
préalable,  jusqu'à  quel  point  elles  le  seront  par  les  nouveaux  droits. 
Tout  ce  qu'on  peut  dire,  c'est  qu'il  serait  douloureux  pour  les  par- 
tisans de  la  liberté  commerciale  de  voir  inaugurer  le  triomphe  de 
leurs  idées  par  des  catastrophes  dans  une  de  nos  plus  vitales  indus- 
tries. Si  ce  malheur  arrivait,  nous  ne  pouvons  que  décliner  d'avance 
toute  solidarité.  Ce  n'est  pas  la  doctrine  de  la  libre  concurrence, 
c'est  la  manière  dont  elle  est  appliquée  qui  peut  seule  être  respon- 
sable des  conséquences  possibles  d'une  trop  grande  précipitation. 

Nous  avons  rapidement  passé  en  revue  tout  ce  qui  touche  à  notre 
régime  douanier.  On  voit  maintenant  pourquoi  nous  n'attendons  pas 
de  grands  résultats  de  la  réforme  annoncée,  et  pourquoi  nous  au- 
rions préféré  la  voir  s'accomplir,  même  au  prix  de  quelques  retards, 
par  les  m.oyens  ordinaires  de  la  discussion.  Le  fait  capital,  vérita- 
blement important,  c'est  l'abandon  formel  du  principe  protecteur. 
Voilà  un  grand  pas  assurément,  même  quand  les  applications  im- 
médiates n'auraient  que  peu  de  portée;  mais  il  ne  sera  véritable- 
ment certain  qu'autant  que  l'opinion  publique  l'aura  sanctionné.  11 
faut  toujours  en  revenir  à  la  discussion  :  mieux  eût  valu  l'avoir  avant 
qu'après.  N'oublions  pas  qu'en  pareille  matière  le  mal  d'imagina- 
tion a  sa  gravité.  La  protection,  excepté  pour  le  fer,  n'est  plus 
qu'une  fausse  apparence,  un  mot  vide  de  sens,  qui  peut  disparaître 
sans  inconvéniens  comme  sans  grands  avantages;  mais  les  esprits 
n'y  sont  pas  préparés,  et  tant  que  la  discussion  ne  les  aura  pas 
éclairés,  ils  peuvent  s'alarmer  outre  mesure.  C'est  ce  qu'il  eût  été 
désirable  d'éviter. 

Parmi  les  fantômes  qu'éveille  ce  mot  si  redouté  de  libre  échangCy 
il  en  est  un,  le  plus  effrayant  de  tous,  qu'il  faut  absolument  dissi- 
per. On  a  cru,  sur  la  foi  de  quelques  paroles  imprudentes,  que  cha- 
que nation  avait  un  nombre  très  limité  d'industries  naturelles  que 
la  libre  concurrence  entre  les  peuples  laisserait  seules  debout.  De  là 
chez  chaque  producteur  la  crainte  de  se  trouver  parmi  les  industries 
condamnées,  et  l'imagination  aidant,  on  arrivait  bien  vite  à  se  per- 
suader qu'en  France  aucune  production,- ni  industrielle,  ni  même 
agricole,  ne  pouvait  se  soutenir  sans  protection.  Cette  illusion  sin- 
gulière a  fait  tout  le  mal.  On  ne  saurait  redire  assez  qu'il  n'en  est 
rien,  que  la  Providence  a  rendu  au  contraire  les  grandes  industries 
possibles  partout  à  la  fois,  qu'au  lieu  d'être  la  règle,  les  produits 
réellement  localisés  sont  l'exception,  et  que,  pour  ceux-là,  la  pro- 


964  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

tection  ne  peut  rien.  Nous  aurons  beau  faire,  nous  ne  parviendrons 
jamais  à  produire  ce  qui  ne  peut  venir  que  sous  le  climat  des  tropi- 
ques. Quant  aux  objets  de  grande  consommation,  le  commerce  exté- 
rieur, même  le  plus  libre,  ne  peut  fournir  qu'un  appoint;  avant 
tout,  chaque  peuple  trouve  dans  son  propre  sol  et  dans  son  propre 
travail  ce  qui  lui  est  le  plus  nécessaire,  et  l'économie  des  frais  ûe 
transport  suffit  pour  que  les  producteurs  nationaux  aient  un  privilège 
naturel  sur  tous  les  autres.  On  le  voit  bien  maintenant  par  ce  qui  se 
passe  pour  celles  de  nos  industries  qui  ne  sont  pas  protégées  ou  qui 
ne  le  sont  que  'de  nom,  et  notamment  pour  l'agriculture. 

Une  crainte  d'un  autre  genre  préoccupe  en  ce  moment  quelques- 
esprits.  La  réduction  considérable  accordée  par  les  Anglais  sur  le 
droit  d'entrée  qui  frappait  nos  vins  arrive  aussi  dans  un  moment  peu 
opportun;  le  vin  étant  aujourd'hui  rare  et  cher  en  France,  on  s'est 
imaginé  qu'il  allait  devenir  tout  à  coup  plus  rare  et  plus  cher.  Qu'onp 
se  rassure.  Les  habitudes  d'un  grand  peuple  ne  changent  pas  en  un> 
jour  ;  le  goût  du  vin  français  ne  pénétrera  que  lentement  dans  la 
masse  de  la  population  anglaise,  accoutumée  à  d'autres  boissons.. 
En  même  temps  la  production  du  vin  s'accroîtra  chez  nous,  car  nous- 
avons  encore  bien  des  terres  improductives  qui  peuvent  se  transfor- 
mer en  vignobles,  et  le  fléau  qui  a  atteint  la  vigne  ne  durera  pas 
toujours.  Ceux  de  nos  vins  qu'on  a  brûlés  jusqu'ici  pour  faire  de 
r eau-de-vie  fourniront  au  besoin  un  bon  supplément.  L'extension^ 
des  débouchés  amènera  nos  producteurs  à  perfectionner  leurs  pro- 
cédés de  culture  et  de  fabrication.  Ce  sont  d'ailleurs  les  droits  et 
les  frais  de  toute  nature  qui  grèvent  le  prix  du  vin  pour  la  plupart 
des  consommateurs;  la  valeur  du  vin  lui-même  n'y  entre  que  pour 
une  faible  part. 

INous  ne  dirons  que  quelques  mots  sur  les  autres  parties  du  pro- 
gramme. La  lettre  impériale  insiste  avec  grande  raison  sur  la  né- 
cessité impérieuse  de  nouvelles  voies  de  communication.  Là  est  en 
eifet  l'intérêt  principal  de  l'agriculture  et  de  l'industrie.  Avant  18/i8^ 
un  crédit  annuel  de  150  millions  figurait  au  budget  pour  les  travaux 
publics  ;  ce  crédit  avait  été  considérablement  réduit,  il  serait  bien 
utile  de  le  rétablir.  Par  sommes  gigantesques  se  comptent  les  tra- 
vaux dont  la  France  a  besoin  pour  s'élever  au  niveau  de  la  plupart 
de  ses  voisins.  Le  réseau  actuel  des  chemins  de  fer  a  coûté  quatre 
milliards j  dont  trois  à  la  charge  des  compagnies  et  un  à  la  charge 
de  l'état.  L'étendue  de  ce  réseau  doit  être  plus  que  doublée  pour 
suffire  aux  besoins  les  plus  pressans;  c'est  donc  encore  une  dépense 
de  quatre  milliards  qu'il  faut  s'imposer  pour  ce  seul  objet,  et  l'état, 
suivant  toute  apparence,  sera  encore  appelé  à  y  concourir,  comme- 
il  a  concouru  au  réseau  existant.  En  même  temps,  il  a  à  terminer 


lE    PR0GRAM3IE    DE    LA.   PAIX.  965 

les  routes,  les  ports,  les  canaux,  et  à  exécuter  les  travaux  prescrits 
par  une  autre  lettre  impériale  pour  parer  aux  ravages  périodiques 
des  inondations. 

On  annonce  l'intention  de  réduire  autant  que  possible  les  frais  de 
transport  et  d'établir  à  cet  effet  une  juste  concurrence  entre  les 
chemins  de  fer  et  les  canaux.  Cette  partie  du  programme  est  des 
plus  séduisantes,  mais  en  même  temps  des  plus  difficiles  à  réaliser. 
Les  trois  quarts  au  moins  de  nos  canaux  se  concentrent  dans  un 
quart  du  territoire;  trente-six  départemens  n'en  ont  pas  du  tout, 
trente  autres  en  ont  si  peu  qu'il  ne  vaut  pas  la  peine  d'en  parler. 
Non-seulement  la  concurrence  est  impossible  partout  où  les  canaux 
n'existent  pas,  mais  même  pour  quelques-uns  des  canaux  existans 
les  chemins  de  fer  ont  pris  leurs  précautions.  Tels  sont  le  canal  la- 
téral à  la  Garonne  et  le  canal  des  deux  mers,  qui  appartiennent 
aujourd'hui,  le  premier  en  toute  propriété,  le  second  par  un  bail  à 
long  terme,  à  la  compagnie  des  chemins  de  fer  du  Midi.  La  con- 
currence ne  pourra  réellement  s'établir  que  dans  dix  ou  douze  dé- 
partemens, et  là  elle  existe  déjà. 

On  paraît,  il  est  vrai,  disposé  à  supprimer  tout  à  fait  les  droits  de 
péage  sur  les  canaux;  ces  droits  suffisent  à  peine  aujourd'hui  à  l'en- 
tretien de  nos  voies  artificielles  de  navigation.  Il  serait  sans  doute 
fort  heureux  qu'on  pût  supprimer  d'un  mot  les  frais  en  toute  chose; 
mais  puisque  nous  sommes  disposés  à  suivre  désormais  les  règles 
d'une  bonne  économie  politique,  nous  ne  devons  pas  oublier  que  les 
canaux  ont  coûté  à  construire  et  qu'ils  coûtent  à  entretenir.  Rejeter 
complètement  sur  la  totalité  des  contribuables,  qu'ils  se  servent  ou 
non  des  canaux,  les  frais  d'établissement  et  d'entretien,  serait  un 
acte  peu  conforme  aux  principes;  rien  pour  rien,  c'est  la  devise  de 
l'économie  politique.  Pourquoi  les  soixante  départemens  qui  man- 
quent de  canaux  contribueraient-ils  à  payer  des  dépenses  dont  ils 
ne  profitent  pas?  L'existence  seule  des  canaux  constitue  déjà  un  as- 
sez grand  privilège  pour  les  industries  riveraines.  Tous  les  canaux 
ne  sont  pas  d'ailleurs  sous  la  main  de  l'état,  et  il  a  fort  à  faire  pour 
les  y  mettre. 

La  concurrence  des  canaux  manquant  généralement  pour  con- 
traindre les  chemins  de  fer  à  baisser  leurs  tarifs,  il  est  difficile  de 
comprendre  comment  le  gouvernement  pourra  les  y  amener.  Les 
tarifs  ont  été  réglés  par  des  conventions  entre  l'état  et  les  compa- 
gnies. Gomment  revenir  sur  un  contrat  solennel?  On  aurait  pu  es- 
pérer dans  d'autres  temps  établir  une  concurrence  entre  les  chemins 
de  fer  eux-mêmes;  ce  moyen  est  devenu  impossible  depuis  les  fu- 
sions qui  ont  mis  toutes  les  lignes  entre  les  mains  d'un  très  petit 
nombre  de  compagnies.  D'un  autre  côté,  on  a  habitué  les  action- 


966  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

iiaires  à  des  revenus  qui  s'élèvent  pour  certains  chemins  jusqu'à  25 
pour  100  du  capital  d'émission,  et  qui  ont  doublé  ou  triplé  la  va- 
leur des  actions  primitives.  Gomment  revenir  sur  ces  bénéfices,  qui 
constituent  à  leur  tour  une  autre  sorte  de  droits  acquis?  Quand  on 
est  une  fois  sorti  à  ce  point  du  régime  de  la  libre  concurrence,  il  est 
bien  difficile  d'y  rentrer.  Le  gouvernement  ne  peut  même  pas  avoir 
recours,  pour  vaincre  la  résistance  possible  des  chemins  de  fer,  à 
des  concessions  de  voies  nouvelles,  car  les  compagnies  ont  absorbé 
d'avance  les  chemins  à  faire  comme  les  chemins  faits,  et  on  éprouve 
déjà  quelques  difficultés  à  trouver  l'argent  nécessaire  pour  les  tra- 
vaux concédés. 

11  n'y  a  pas  de  labyrinthe  sans  issue.  On  peut  espérer  qu'à  l'aide 
de  concessions  mutuelles,  tout  finira  par  s'arranger.  Probablement 
le  trésor  public  paiera  la  plus  grande  partie  des  frais  du  rapproche- 
ment, soit  par  la  suppression  de  l'impôt  récemment  établi  sur  les 
valeurs  mobilières,  soit  de  toute  autre  façon.  S'il  ne  doit  nous  en 
coûter  que  l'impôt  sur  les  valeurs  mobilières,  ce  ne  sera  pas  un 
bien  grand  malheur,  car  on  n'y  perdra  qu'une  vaine  tracasserie  qui 
rapporte  au  trésor  public  un  pauvre  revenu.  Si,  au  contraire,  nous 
ne  devions  acheter  une  réduction  dans  les  tarifs  des  lignes  existantes 
qu'en  sacrifiant  ou  en  retardant  quelques-unes  des  lignes  à  con- 
struire, ce  serait  la  payer  trop  cher.  Les  contrées  qui  n'ont  pas  en- 
core de  chemins  de  fer  y  perdraient  plus  que  n'y  gagneraient  les 
autres.  Avant  tout,  il  faut  diminuer  la  distance  toujours  croissante 
qui  nous  sépare  des  Anglais,  des  Belges,  des  Allemands,  pour  l'ex- 
tension de  nos  voies  ferrées. 

Que  dire  de  cette  partie  du  projet  qui  consiste  à  faire  des  prêts  à 
l'agriculture  et  à  l'industrie?  Nous  entrons  ici  dans  un  ordre  d'idées- 
tout  différent,  et  même  opposé.  La  théorie  économique  repousse  ce 
mode  d'intervention  de  l'état  dans  les  intérêts  privés.  Le  fameux 
prêt  des  100  millions  pour  le  drainage  n'a  pas  si  pleinement  réussi 
qu'il  constitue  un  précédent  bien  favorable.  La  loi  a  été  votée  en 
1856,  et  les  prêts  effectués  jusqu'à  ce  jour  sur  les  100  millions  n'ar- 
rivent pas  à  500,000  francs.  Attendons  les  nouveaux  projets  de  loi 
pour  nous  rendre  compte  de  ce  qu'on  veut  faire. 

Remarquons  cependant  dès  à  présent  qu'avec  la  meilleure  volonté 
du  monde,  l'état  ne  peut  pas  prêter  à  tous  ceux  qui  ont  besoin 
d'emprunter.  Il  faut  donc  établir  des  catégories,  des  exceptions,  des 
privilèges,  et  comme  l'état  ne  peut  disposer  que  de  l'argent  des 
contribuables,  il  faut  en  définitive  qu'il  prenne  à  tous  pour  donner  à 
quelques-uns.  Là  est  le  vice  radical  de  ces  combinaisons  artificielles; 
elles  finissent  toujours  par  tourner  au  profit  des  mieux  placés  et  des 
plus  remuans,  aux  dépens  de  la  généralité  du  public.  Telle  n'est 


LE    PROGRAMME    DE    LA.   PAIX.  967 

pas  la  doctrine  de  la  liberté  économique.  Il  ne  suffit  pas  de  l'appli- 
quer en  matière  de  douanes  ;  il  faut  encore  en  pénétrer  la  société 
tout  entière,  l'introduire  dans  les  mœurs,  dans  les  idées,  dans  tous 
les  ordres  de  faits  et  d'intérêts.  Rien  n'est  plus  contraire  à  ce  noble 
et  fécond  principe  que  l'appel  incessant  aux  secours  de  l'état.  Les 
monopoles  dont  on  se  plaint  n'ont  pas  d'autre  origine.  L'état  n'a 
charge  que  des  intérêts  généraux.  Dès  l'instant  qu'on  s'habitue  à 
chercher  hors  de  soi,  hors  des  lois  qui  régissent  tout  le  monde,  un 
point  d'appui  exceptionnel  et  privilégié,  le  véritable  esprit  d'entre- 
prise disparaît,  et  en  encourageant  quelques  efforts  partiels,  faibles 
et  mal  dirigés,  l'état  brise  le  seul  ressort  qui  puisse  agir  partout  à 
la  fois,  parce  qu'il  se  retrouve  tout  entier  dans  chaque  personne. 

L'opération  du  reboisement  des  montagnes  soulève  moins  de 
doutée,  en  ce  qu'on  l'a  toujours  regardée  comme  ne  pouvant  être 
entreprise  et  menée  à  bien  que  par  l'état.  Là  encore,  comme  pour 
l'abolition  des  prohibitions,  on  retrouve  un  précédent  considérable. 
Un  rapport  du  ministre  des  finances,  inséré  au  Moniteur  du  3  fé- 
vrier, constate  qu'un  projet  de  loi  à  cet  effet  avait  été  présenté  en 
18/i7.  Des  études  faites  alors  et  reproduites  aujourd'hui  portent  à 
1,133,000  hectares  l'étendue  des  terrains  à  reboiser.  La  plus  grande 
partie  se  trouve  dans  les  Alpes,  les  Pyrénées,  les  Cévennes,  les 
montagnes  de  l'Auvergne.  Sans  la  révolution  de  février,  les  travaux 
de  reboisement  seraient  commencés  depuis  dix  ans;  il  est  bien 
temps  de  les  reprendre. 

Un  autre  rapport  signé  de  trois  ministres,  et  inséré  au  Monileur 
du  21  janvier,  fait  connaître  un  projet  plus  nouveau  et  plus  difficile. 
Ceux  des  terrains  communaux  qui  seront  reconnus  cultivables  par 
un  décret  impérial,  délibéré  en  conseil  d'état,  devront  être  défri- 
chés, assainis  et  mis  en  culture  par  les  communes  elles-mêmes,  et 
à  leur  défaut  par  l'état.  Ce  plan  est  encore  une  dérogation  aux  prin- 
cipes de  l'économie  politique,  en  ce  qu'il  fait  faire  par  l'état  ce  qui 
est  ordinairement  confié  aux  intérêts  privés.  Il  n'en  est  pas  de  la 
mise  en  culture  comme  du  boisement  :  d'un  côté,  il  suffit  de  semer 
une  fois  et  de  garder  ensuite,  pour  laisser  à  elle-même  la  puissante 
végétation  des  grands  arbres;  de  l'autre,  il  faut  défricher,  assainir, 
irriguer,  bâtir  des  fermes,  les  peupler  d'hommes  et  de  bétail,  fumer, 
ensemencer,  récolter,  puis  labourer,  fumer,  semer  encore,  et  ainsi 
de  suite.  Pour  se  trouver  en  bénéfice  au  bout  de  tous  ces  frais,  il 
faut  une  surveillance  incessante,  que  l'état  ne  peut  pas  exercer. 
Qu'est-ce  d'ailleurs  qu'une  somme  de  10  millions  pour  une  si  colos- 
sale entreprise?  Avec  100  francs  par  hectare,  on  peut  boiser  une 
terre  inculte;  pour  la  mettre  en  culture,  il  en  faut  au  moins  1,000. 
Même  en  admettant,  ce  qui  est  fort  douteux,  que  l'état  rentre  dans 


968  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

ses  avances,  les  formalités  préliminaires  prendront  toujours  beau- 
coup de  temps,  et  si  l'on  arrive  à  mettre  en  culture  un  millier  d'hec- 
tares par  an,  ce  sera  beaucoup.  A  ce  compte,  il  faudrait  trois  mille 
ans  pour  défricher  les  communaux  incultes,  dont  l'étendue  s'élève, 
d'après  le  rapport  des  trois  ministres,  à  3  millions  d'hectares. 

Suivant  toute  apparence,  quand  ce  projet  aura  été  mieux  étudié 
dans  ses  détails,  le  gouvernement  sera  amené  à  y  renoncer.  Il  est 
beaucoup  plus  simple  de  vendre  les  communaux  sans  se  donner  la 
peine  de  les  cultiver.  Ce  dernier  système,  préconisé  de  tout  temps 
par  les  économistes,  a  cet  avantage  qu'en  vendant  leurs  terrains,  les 
communes  en  touchent  le  prix  et  peuvent  l'appliquer  à  leurs  be- 
soins ,  tandis  que  le  projet  des  trois  ministres  leur  enlève,  dans  cer- 
tains cas,  la  moitié  de  leur  propriété. 

Dès  qu'il  s'agit  de  l'agriculture,  tout  prend  bien  vite  de  telles  pro- 
portions, que  l'intervention  directe  de  l'état,  si  puissant  qu'il  soit, 
s'y  montre  encore  plus  faible  et  plus  imperceptible  qu'ailleurs.  L'é- 
tat peut  quelque  chose  sur  des  points  isolés  et  perdus  dans  l'im- 
mensité du  territoire;  il  ne  peut  rien  sur  l'ensemble  que  par  des 
mesures  générales,  qui  n'agissent  qu'indirectement.  Telle  est  en 
première  ligne  l'extension  des  communications,  il  faut  toujours  en 
revenir  là.  Il  n'y  a  pas  de  somme  employée  par  l'état  sur  un  point 
donné,  en  travaux  de  culture,  qui  ne  puisse  être  plus  utilement 
consacrée  à  faire  un  chemin.  Supposons  donc  qu'au  lieu  d'affecter 
10  millions  au  défrichement,  l'état  les  distribue  entre  tous  les  dé- 
partemens  pour  y  hâter  l'exécution  des  chemins  vicinaux;  à  raison 
de  120,000  fr.  par  département,  ce  secours  se  fera  sentir  sur  tous 
les  points  à  la  fois,  principalement  sur  ceux  qui,  d'après  le  dernier 
rapport  de  M.  le  ministre  de  l'intérieur,  ne  pourront  pas  terminer 
avant  un  siècle  leurs  chemins  commencés.  Sur  un  total  de  83,000  ki- 
lomètres de  chemins  vicinaux  à  l'état  d'entretien,  58,000  se  trouvent 
dans  43  départemens,  et  25,000  seulement  dans  les  Z|3  autres.  Si 
les  premiers  ne  sont  pas  encore  suffisamment  pourvus ,  que  faut-il 
penser  des  seconds? 

Le  nouveau  programme  soulève  enfin  une  grande  difficulté,  celle 
des  voies  et  moyens.  Réduire  les  recettes  du  trésor  de  près  de 
100  millions,  augmenter  les  dépenses  de  50  millions  au  moins, 
en  présence  d'un  budget  où  les  dépenses  ont  déjà  excédé  les  recettes 
de  2  milliards  et  demi  depuis  cinq  ans,  cette  conduite  ne  se  com- 
prendrait pas,  si  l'ensemble  des  dépenses  ne  devait  se  réduire  en 
même  temps  de  manière  à  rentrer  dans  l'équilibre,  ou  du  moins  à 
s'en  rapprocher.  La  réduction  indispensable  ne  peut  s'opérer  que 
sur  les  dépenses  militaires.  Les  deux  ministères  de  la  guerre  et  de 
la  marine  ont  absorbé  900  millions  par  an  dans  ces  derniers  temps. 


LE   PROGRAMME    DE    LA   PAIX.  969 

OU  le  double  de  ce  qu'ils  coûtaient  autrefois.  On  veut,  dit-on,  les 
ramener  à  l'état  normal;  c'est  là  sans  comparaison  la  meilleure  nou- 
velle qu'on  puisse  nous  donner.  La  question  douanière,  ainsi  que 
toute  autre  question  économique,  disparaît  devant  celle-là.  Zi50  mil- 
lions par  an,  c'est  déjà  bien  assez  pour  tenir  sur  un  pied  formidable 
nos  forces  de  terre  et  de  mer;  avec  un  budget  militaire  de  450  mil- 
lions, la  monarchie  de  1830  a  conquis  l'Algérie,  affranchi  la  Bel- 
gique, occupé  Ancône,  mené  à  bien  les  expéditions  de  Lisbonne,  du 
Mexique  et  de  Maroc,  créé  enfin  cette  armée  et  cette  marine  qui 
se  sont  montrées  avec  tant  d'éclat  dans  les  rudes  campagnes  de 
Crimée  et  d'Italie. 

N'examinons  pas  si  les  Zi50  millions  annuels  dépensés  en  sus  de- 
puis cinq  ans  ont  porté  des  résultats  proportionnellement  supérieurs, 
et  si  la  France  n'aurait  pas  mieux  fait,  même  dans  l'intérêt  de  sa 
puissance  extérieure,  d'employer  chez  elle  à  des  chemins  de  fer  les 
2  milliards  et  demi  que  lui  coûtent  les  deux  dernières  guerres. 
Ce  sont  là  des  faits  accomplis.  Contentons -nous  de  dire  que,  si 
450  millions  par  an  font  réellement  retour  à  l'avenir  aux  travaux 
paisibles  de  l'agriculture  et  de  l'industrie,  ils  constitueront  la  plus 
magnifique  subvention  qui  puisse  leur  être  accordée.  Tout  devient 
possible  alors,  tout  devient  facile.  Il  n'y  a  plus  à  s'occuper  de  diri- 
ger les  capitaux  vers  les  travaux  productifs;  ils  y  vont  d'eux-mêmes. 
L'agriculture  surtout,  qui  a  souffert  la  première  du  manque  de  bras 
et  d'argent,  sera  la  première  à  se  relever,  quand  cette  gigantesque 
saignée  cessera  de  l'épuiser. 

On  se  plaint  avec  raison  que  les  fonds  français  soient  à  une  si 
grande  distance  des  fonds  anglais.  Notre  3  pour  100  a  beaucoup  de 
peine  à  se  maintenir  à  70  francs,  quand  le  3  pour  100  anglais  reste 
à  95.  Cette  affligeante  infériorité  tient  à  plusieurs  causes,  dont  la 
principale  est  sans  contredit  l'usage  immodéré  qu'on  a  fait  du  crédit 
public  pour  subvenir  aux  dépenses  militaires.  Que  l'équilibre  du 
budget  se  rétablisse  par  la  réduction  annoncée,  et  tout  nouvel  em- 
prunt devenant  inutile,  nos  fonds  publics  reprendront  leur  élasticité 
et  entraîneront  avec  eux  toutes  les  valeurs,  soit  mobilières,  soit  im- 
mobilières. Les  compagnies  de  chemins  de  fer,  qui  se  plaignent  de 
ne  pouvoir  emprunter  qu'à  un  taux  excessif,  verront  hausser  le  prix 
de  leurs  obligations  quand  l'état  cessera  de  leur  faire  concurrence 
par  ses  propres  émissions.  L'intérêt  de  l'argent,  surexcité  par  d'é- 
normes emprunts  contractés  à  des  taux  onéreux,  baissera  naturelle- 
ment partout  quand  le  grand-livre  sera  fermé,  et  à  une  situation 
violente,  pleine  de  périls,  succédera  une  situation  naturelle,  déten- 
due, qui  pourra  faciliter  la  transition  de  nos  industries  vers  un  ré- 
gime plus  libre,  l'abaissement  des  frais  de  transport,  l'exécution 


970  BEVUE    DES   DEUX   MONDES. 

des  chemins  de  fer  et  l'adoucissement  graduel  des  prix  en  toute 
chose. 

Si  au  contraire  nous  courions  à  de  nouveaux  combats,  si  la  cause 
première  de  l'inflammation  générale  des  prix,  l'exagération  des  dé- 
penses militaires,  se  maintenait,  rien  ne  serait  possible,  quoi  qu'on 
fasse.  Le  déficit  croissant  du  budget  ne  pourrait  être  comblé  que  par 
de  nouveaux  emprunts,  et  tous  les  phénomènes  économiques  dont 
nous  sommes  témoins  persisteraient,  aggravés  encore  par  la  fatigue 
du  marché,  le  mécontentement  de  nos  manufacturiers,  la  crise  pro- 
bable de  nos  industries  métallurgiques,  l'inquiétude  qu'excite  la 
question  religieuse,  enfin  par  les  chances  que  ne  peut  manquer  d'en- 
traîner un  état  de  guerre  prolongé ,  quelles  que  soient  la  bravoure 
de  nos  soldats,  l'habileté  de  nos  généraux  et  la  perfection  de  notre 
armement. 

Ces  dangers  paraissent  conjurés  pour  le  moment;  ils  ne  le  seront 
tout  à  fait  qu'autant  que  la  France  voudra  bien  prendre  la  peine  de 
veiller  sur  ses  affaires.  La  constitution  actuelle  lui  en  donne  les 
moyens,  pourvu  qu'elle  se  décide  à  en  user.  Le  sénat,  le  conseil  d'é- 
tat, le  corps  législatif,  ont  conservé  assez  de  pouvoir  pour  rendre 
impossible  ce  qu'ils  voudront  empêcher.  Si  la  liberté  économique  a 
porté  de  si  grands  fruits  en  Angleterre,  c'est  qu'elle  s'y  développe 
sous  la  garantie  de  la  liberté  politique  :  nous  ne  pouvons  attendre 
les  mêmes  effets  que  sous  l'influence  des  mêmes  causes.  L'usage  des 
droits  politiques  ne  se  donne  pas,  il  se  prend.  Sous  toutes  les  formes 
de  gouvernement,  une  nation  est  maîtresse  d'elle-même  dès  qu'elle 
veut  l'être,  elle  n'a  même  pas  besoin  d'un  grand  effort  de  volonté, 
surtout  quand  il  s'agit  de  conserver  le  premier  des  biens,  celui  qui 
seul  rend  possibles  tous  les  autres  :  la  paix.  Repoussons  donc  ce  lau- 
rier sanglant  que,  suivant  l'heureuse  expression  de  lord  Brougham, 
le  tentateur  a  toujours  offert  à  la  race  gauloise  quand  il  a  voulu  la 
tromper,  et  le  reste  nous  sera  donné  par  surcroît. 

LÉONCE   DE    LaVERGNE. 


EPISODE 


VOYAGE  D'AGRÉMENT 


CHARLES  DE  MARCENY  A  HENRI  DE  MARCENY. 

(Aux  soins  de  MM.  Lancefield,  Innikm  et  O,  Hare  street.  Calcutta,  Bengale,  via  Marseille  et  Suez.) 

Paris,  10  juin  1857. 

M  M.  G.  de  Marceny  présente  ses  complimens  au  très  honorable  vicomte 
Delamere,  et  le  prie  de  vouloir  bien  lui  indiquer  le  jour  et  l'heure  où  il 
pourrait  lui  remettre  un  paquet  à  son  adresse,  qu'il  a  reçu  de  Minpooree.  » 
Paris,  7  juin  4  857. 

«  Le  vicomte  Delamere  présente  ses  complimens  à  M.  G.  de  Marceny,  et 
regrette  que  ses  nombreuses  occupations  ne  lui  permettent  pas  de  le  rece- 
voir. » 

Windsor's  Hôtel,  8  juin  1857. 


Ceci,  mon  bien  cher  Henri,  authentique,  transcrit  sur  l'original, 
lettres,  points  et  virgules,  dûment  paraphé  :  ne  varietur.  Et  tu  com- 
prendras sans  peine  d'ailleurs  que  la  seconde  pièce  offre  trop  peu 
d'alimens  à  mon  amour-propre  pour  que  l'on  me  soupçonne  un  in- 
stant, avec  quelque  apparence  de  raison,  d'avoir  altéré  à  mon  avan- 
tage dans  cette  copie  le  texte  original.  Je  t'avouerai  très  franchement 
qu'en  lisant  cette  réponse  si  hautaine,  qui  frise  de  si  près  l'imperti- 
nence (je  ne  crois  pas  en  qualifier  les  termes  avec  trop  de  sévérité), 
une  émotion  digne  d'un  cœur  de  vingt  ans  a  empourpré  mon  visage; 


972  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

d'un  geste  nerveux  j'ai  froissé  l'inconvenante  épître,  et  sans  plus 
tarder  j'ai  mis  la  main  à  la  plume  pour  convoquer  le  ban  et  l'ar- 
rière-ban  des  quelques  mauvaises  têtes  qui  me  font  encore  l'hon- 
neur de  m' accorder  leur  amitié.  Non  pas  que  je  t'en  aie  voulu  un 
seul  instant,  pauvre  ami,  d'avoir  attiré  sur  ma  tête,  —  une  tête  en 
cheveux  blancs,  hélas  !  —  cette  tuile  saugrenue  :  notre  affection  re- 
monte à  trop  vieille  date  pour  que  j'aie  pu  garder  rancune  un  seul 
seul  instant  de  cette  catastrophe;  mais  je  me  sentais  remué  au  plus 
profond  des  entrailles  en  voyant  récompenser  ma  démarche  cour- 
toise par  un  procédé  plein  de  brutalité.  Si  je  pouvais  me  repro- 
cher quelque  chose,  c'était  d'avoir  péché  par  excès  de  zèle  et  de 
politesse.  L'urbanité  française  m'avait  seule  engagé  à  demander 
audience  pour  remettre  en  main  propre  un  paquet  que  j'aurais  pu 
envoyer  par  un  commissionnaire.  Si  j'ai  bonne  mémoire,  ta  lettre 
dernière  ne  contenait  aucune  recommandation  particulière  au  su- 
jet de  cette  damnée  boîte  de  Pandore  qui  m'est  arrivée  avec  elle. 

Tous  les  argumens  du  premier  mouvement  n'eurent  pas  de  peine 
à  me  persuader  de  mener  les  choses  carrément,  suivant  les  règles 
du  code  du  point  d'honneur,  pour  montrer  à  ce  très  honorable  mal- 
appris de  quel  bois  nous  nous  chauffons  en  France.  La  première 
lettre  de  convocation  rédigée  et  dûment  adressée  à  d'Havrecourt,  un 
méticuleux  de  première  force,  comme  tu  le  sais,  j'ai  voulu  relire  la 
prose  objet  de  mon  courroux.  Une  seconde  lecture  n'était  pas  ache- 
vée que  mon  bon  sens  élevait  la  voix  et  essayait  timidement  de  me 
faire  comprendre  que  la  chose  ne  demandait  pas  mort  d'homme  et 
pourrait  s'arranger  avec  quelques  expressions  de  regrets,  sinon 
d'excuses,  qu'en  un  mot  ce  volcan  de  d'Havrecourt  était  le  dernier 
auquel  je  devais  confier  la  vie  et  l'honneur  d'un  homme  marié  et 
père  de  famille,  car  nous  portons  galamment,  mais  nous  portons 
enfin  ces  chevrons  de  la  vie. 

Partagé  entre  deux  opinions  contraires  également  bien  motivées, 
grande  fut  ma  perplexité.  Pour  sortir  d'embarras,  arriver  à  concilier 
dans  une  résolution  logique  la  colère  et  le  bon  sens,  j'entamai  une 
série  de  promenades  autour  de  ma  chambre.  Malheureusement  l'ac- 
tivité du  corps  ne  fit  pas  luire  la  lumière  dans  mon  esprit  troublé  par 
le  doute.  Enfin,  averti  par  la  fatigue  de  mes  jambes  de  l'heure  avan- 
cée de  la  soirée,  je  conclus  que  la  nuit  porte  conseil,  et  que  je  n'avais 
rien  de  mieux  à  faire  qu'à  me  mettre  au  lit.  Te  dire  qu'un  sommeil  ré- 
parateur vint  bientôt  clore  ma  paupière  serait  abuser  de  la  vérité.  La 
lutte  commencée  dans  ma  promenade  se  poursuivit,  au  sein  des  ténè- 
bres, dans  un  interminable  rêve.  Le  vieux  don  Diègue,  le  poing  sur 
la  hanche,  ne  m'avait  pas  salué  d'une  voix  de  capitan  de  l'apostrophe 
classique  :  «  Charles^  as-tu  du  cœur?...  »  qu'une  figure  placide  de 


EPISODE    D  UN   VOYAGE    d' AGREMENT.  973 

^jfuter  familias  me  reprochait  mes  appétits  sanguinaires  avec  les 
H^ithètes  de  ((ferrailleur, mousquetaire  gris, étourneau  de  quarante 
ans.  »  Au  matin,  lorsqu  après  une  nuit  des  plus  agitées  je  me  déci- 
dai à  sortir  du  lit,  douze  heures  de  méditations  m'avaient  amené  à 
■conclure  qu'avant  de  m'arrêter  à  une  décision  solennelle,  la  plus 
simple  prudence  me  faisait  un  devoir  de  prendre  quelques  rensei- 
gnemens  sur  le  personnage  dont  le  manque  de  savoir-vivre  avait  dé- 
chaîné la  tempête  de  mes  furieuses  humeurs.  Cette  réflexion  tardive, 
anais  salutaire,  m'était  à  peine  venue  à  la  pensée  que  j'ouvrais  mon 
Peeragc  à  l'article  :  Delamere^  viscoiint  [Ulick  William  G.  C.  B. 
^.  C.  //.)  of  Bearliaven,  c.  Cork^  and  Baron  Southdowny  c.  Dublin  in 
the  Pccrage  of  Ireland^  commissioner  of  the  Boy  al  Military  Collège 
sand  Boy  al  Military  Asylian,  a  gênerai  offlcer  in  the  army,  colonel  of 
^heW^  foot;  boni  at  Cork,  9^^  February  1787!..  Si  je  suis  tou- 
jours d'une  certaine  force  sur  le  fleuret,  je  n'ai  pas  encore  appris  à 
jouer  de  la  béquille;  aussi  cette  date,  tombant  comme  une  douche 
glacée  sur  mon  cerveau,  fit  évanouir  comme  par  enchantement  tous 
les  rêves  de  carnage  qu'il  se  plaisait  à  nourrir  depuis  la  veille. 

J'ai  à  peine  retracé  à  ton  intention  les  diverses  péripéties  de  ce 
•drame  intime,  que  je  m'en  veux  presque  déjà  de  cette  confidence. 
Avec  la  susceptibilité  qui  te  caractérise,  n'es-tu  pas  capable  de  voir 
'dans  ce  récit  un  reproche  présenté  avec  art,  un  avertissement  dé- 
guisé de  ne  plus  mettre  en  réquisition,  comme  tu  l'as  fait  jusqu'ici, 
mes  petits  services?  Pour  Dieu!  cher  Henri,  garde-toi  de  donner  une 
pareille  interprétation  à  cette  effusion  de  ma  plume  ;  ne  m'oblige 
pas  à  déclarer,  vaincu  et  repentant,  que  j'ai  cédé  à  un  emportement 
puéril,  qu'aveuglé  par  la  colère,  j'ai  laissé  passer  inaperçue  la  for- 
mule très  atténuante  :  ((  nombreuses  occupations.  »  Pourquoi  les 
nombreuses  occupations  de  cet  illustre  étranger  ne  l'auraient-elles 
pas  empêché  de  me  recevoir?  Je  ne  vois  rien  de  par  trop  fantastique 
'dans  cette  supposition. 

Il  est  donc  bien  entendu  que  je  reste  comme  par  le  passé  ton  en- 
voyé extraordinaire  et  ministre  plénipotentiaire  à  Paris.  Ne  suis -je 
-pas  payé,  et  au-delà,  de  mes  rares  services  par  les  lettres  pleines 
<d'intérêt  où  tu  me  retraces  avec  des  couleurs  si  vives  les  épisodes 
variés  de  ce  voyage  d'agrément  dont  j'ai  regretté  déjà  tant  de  fois  de 
ne  point  partager  avec  toi  les  émotions  et  les  fatigues?  Quel  monde 
^en  effet  que  ce  monde  de  l'Inde,  où  la  nature  et  les  hommes  se 
montrent  si  différens  de  ce  qu'ils  sont  en  Europe  !  L'imagination  du 
peintre  ou  du  poète  ne  saurait  inventer  les  détails  que  tu  nous  as 
donnés  sur  la  foire  d'Hurdwar  avec  ses  pèlerins  venus  de  toutes 
ies  parties  du  continent  de  l'Inde,  ses  fakirs  hideux,  toute  cette 
multitude  enfin  qu'une  foi  puérile  et  ardente  pousse  au  milieu  des 


î>7/l  REVUE    DES    DEUX  MONDES. 

eaux  sacrées.  Et  le  palais  du  roi  de  Dehli!  et  le  Tarjc  d'Agra,  cette 
poétique  mosquée  de  marbre  blanc!  Que  de  souvenirs  pour  toi, 
que  de  choses  à  raconter  à  tes  amis  ! 

Ce  n'est  pas  sans  intention  que  je  viens  d'écrire  le  nom  célèbre- 
du  Tarje,  qui  me  sert  de  transition  pour  te  demander  de  réparer  un 
méfait  dont  mon  héritier  présomptif  s'est  rendu  coupable.  Suivant 
tes  recommandations,  j'avais  fait  monter  en  broche  la  mosaïque  du 
Tarje  que  tu  m'as  envoyée,  et  offert  ce  bijou  de  ta  part  à  ma  femme; 
mais  la  première  fois  que  Pauline  se  servit  de  l'épingle  pour  atta- 
cher son  chàle,  master  Henri,  émerveillé  de  cette  nouveauté,  voulut 
en  apprécier  tous  les  détails,  et  réclama  la  broche  ^vec  des  accens  si 
énergiques  que  ma  femme  n'eut  pas  le  courage  de  lui  tenir  tête.  Sa 
confiance  ne  fut  pas  justifiée  :  au  bout  de  quelques  instans,  la  mo- 
saïque s'échappait  des  mains  de  l'enfant,  et  s'éparpillait  en  mor- 
ceaux sur  le  marbre  de  la  cheminée.  Tu  comprends  facilement  le 
chagrin  de  Pauline;  aussi  me  fais-je  une  joie  de  lui  présenter  bien- 
tôt, grâce  à  toi,  -la  jumelle  de  l'épingle  qu'elle  a  tant  regrettée. 

Garde-toi  bien  surtout  de  conclure  de  ce  récit  que  mon  prince 
charmant  soit  un  enfant  gâté  et  volontaire.  Je  te  le  donne  pour  un 
petit  être  plein  de  bonnes  qualités  et  de  belle  humeur,  lorsqu'il 
n'a  ni  faim  ni  soif,  et  que  ses  dents  le  laissent  en  repos.  Je  n'ai  pas 
au  reste  besoin  de  flatter  le  tableau  pour  recommander  ynaster 
Henri  à  ton  indulgente  tendresse  ;  je  ne  saurais  douter  que  tu  n'aies^ 
conservé  ton  amour  instinctif  pour  les  enfans.  Si  j'en  voulais  une 
preuve,  je  la  trouverais  dans  l'affection  que  tes  lettres  témoignent 
pour  ce  charmant  petit  Anglais  qui  s'est  épris  pour  toi  de  folle  pas- 
sion, et  qui  dans  son  baragouin  exotique  te  salue  du  nom  pompeux 
de  frenchman  sahibl  en  langue  vulgaire  :  seigneur  français  sans 
doute.  Quelque  habitué  que  tu  puisses  être  à  ces  bizarres  appella- 
tions, je  n'en  suis  pas  moins  convaincu  que  les  noms  de  cousin 
Henri ^  plus  respectueusement  oncle  Henri,  que  ton  filleul  murmure 
déjà  d'une  voix  fort  intelligible,  arriveront  en  temps  et  lieu  tout 
droit  à  ton  cœur. 

Tu  dois  comprendre  par  ces  lignes  avec  quel  soin  je  lis,  relis,  étu- 
die ta  correspondance.  Je  ne  cherche  pas  seulement  dans  tes  lettres 
des  études  de  mœurs  ou  de  paysages ,  mais  des  détails  sur  ta  vie 
intime,  sur  les  émotions  de  ton  cœur.  Tu  ne  saurais  croire  combien 
j'ai  de  reconnaissance  pour  les  hôtes  affectueux  que  tu  rencontres 
sur  ta  route,  combien  je  serais  heureux  de  rendre  un  jour  à  quel- 
ques-uns d'entre  eux  les  bons  procédés  dont  ils  t'ont  comblé.  Au 
milieu  de  ces  braves  gens  qui,  sur  la  terre  étrangère,  t'ont  accueilli 
à  leurs  foyers  en  vieil  ami,  il  en  est  deux  surtout  qui  ont  vivement 
piqué  ma  curiosité.  Ai-je  besoin  de  te  nommer  ces  hôtes  de  Mn- 


ÉPISODE    d'un   voyage    d' AGREMENT.  975 

pooree  dont  tu  m'as  tracé  un  portrait  si  flatteur  :  le  major  Hammer- 
ton,  ce  type  du  gentleman  accompli,  lady  Suzann,  sa  femme,  qui 
sait  allier  la  simplicité  de  la  femme  du  soldat  à  la  distinction  d'une 
patricienne?  Tu  reconnais  ta  prose!  Je  voudrais  connaître  tous  les 
membres  de  cette  aimable  famille,  même  Bukt-Khan,  cette  manière 
de  sauvage  apprivoisé  que  le  petit  ami  du  frenchman  sahib  mène 
à  la  baguette.  Ce  sont  au  reste  là  vœux  superflus.  Au  moment  où  je 
trace  ces  lignes,  l'expédition  de  chasse  que  tu  méditais  au  départ 
de  ta  dernière  lettre  doit  être  terminée,  et  tu  t'es  sans  doute  rap- 
proché de  cette  Europe  où  des  cœurs  bien  chauds  t'attendent  avec 
impatience. 

Charles. 

LE    MÊME    AU    MEME. 

Mont-sur-Seine,  2  août  1857. 

Bonhomme  revient  à  l'instant  de  Paris,  cher  Henri,  sans  me  rap- 
porter de  lettre  de  toi,  et  avec  des  renseignemens  pris  par  mon  ordre 
au  bureau  de  poste  de  la  rue  de  Sèze  qui  me  mettent  l'âme  à  l'en- 
vers. Depuis  que  j'ai  reçu  ta  lettre  datée  de  Minpooree,  il  est  ar- 
rivé trois  malles  de  l'Inde,  deux  via  Calcutta^  la  troisième  via  Bom- 
bay! Tu  m'avais  habitué  à  tant  d'exactitude  que  je  ne  sais  comment 
expliquer  ce  silence,  en  ce  moment  surtout  où  j'aurais  besoin  de 
recevoir  régulièrement  de  tes  nouvelles.  Ignores-tu  donc  l'impres- 
sion profonde  que  les  catastrophes  de  Dehli  et  de  Meerut  ont  faite  en 
Europe  ?  Même  en  ce  petit  pays  calme  et  ignoré,  où  les  événemens 
qui  remuent  le  monde  semblent  passer  inaperçus,  la  lutte  commen- 
cée le  11  mai  dans  les  rues  de  Meerut  agite  tous  les  esprits.  L'abbé 
Ledoux,  le  chevalier  de  Lagazette,  M.  Pistolet,  les  trois  fortes  tètes 
politiques  de  l'endroit,  n'ont  pas  d'autre  sujet  de  conversation,  j'al- 
lais dire  de  préoccupation.  Que  Dieu  te  protège,  mon  bien -aimé 
cousin:  qu'il  dirige  ta  course  au  milieu  de  ce  voyage  d'agrément 
que  je  maudis  bien  plus  en  ce  moment  que  je  n'y  ai  jamais  ap- 
plaudi !  A  en  croire  ta  lettre  du  24  avril,  la  dernière  qui  me  soit  par- 
venue, et  déjà  vieille  de  près  de  quatre  mois  ;  à  en  croire,  dis-je,  ta 
lettre  du  24  avril,  en  quittant  Minpooree  tu  devais,  après  une  ex- 
pédition de  chasse  de  quinze  jours  ou  trois  semaines,  faite  en  com- 
pagnie du  major  Hammerton,  redescendre  vers  le  sud.  Si  tu  as  per- 
sévéré dans  ce  projet,  la  carte  de  l'Inde,  que  j'étudie  sérieusement 
depuis  quinze  jours,  me  montre  que  tu  devais  te  trouver  en  dehors 
des  événemens  de  l'insurrection,  confinée,  aux  dernières  nouvelles, 
dans  les  provinces  du  nord  et  le  royaume  d'Oude...  Mais  auras- tu 
pu  mettre  ce  plan  à  exécution?  ta  sagesse  aura-t-eile  compris  les 
bruits  avant-coureurs  de  ces  grands  désastres?  C'est  là  ce  que  je 


076  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

n'ose  espérer  !  Il  faut  bien  le  reconnaître,  toutes  les  prévisions  de 
tes  lettres  ont  été  trompées  par  l'événement.  Où  tu  avais  vu  des  po- 
pulations résignées  au  joug  étranger,  plus  heureuses  sous  leurs 
maîtres  européens  qu'elles  ne  l'ont  jamais  été  sous  le  sceptre  de  fer 
des  tyrans  indigènes,  une  armée  bien  disciplinée  et  fidèle,  comme 
par  une  soudaine  métamorphose  se  révèlent  des  soldats  rebelles, 
des  multitudes  furieuses,  tyrans  inhumains  qui  frappent  sans  re- 
lâche et  sans  pitié  la  faiblesse  et  l'enfance  !  Non  pas  que  je  te  re- 
proche sévèrement  de  n'avoir  vu  de  ce  pays  que  la  surface,  ce  que 
l'on  t'a  permis  d'en  voir  :  les  faits,  hélas!  disent  assez  que  tu  t'es 
laissé  enguirlander  par  les  prévenances  de  tes  hôtes,  sans  rien  de- 
viner des  passions  qui  bouillonnaient  au  sein  du  Ilot  populaire.  Je 
l'ai  dit  et  je  le  répète,  je  constate  le  fait  sans  blâmer  ton  manque  de 
perspicacité,  car  qui  me  dit  qu'à  ta  place  j'aurais  été  plus  clair- 
voyant? De  loin  même,  tes  hôtes  de  ces  pays  reculés  ont  conquis 
toutes  mes  sympathies,  et  le  major  Hammerton,  lady  Suzann  sont 
pour  moi  comme  de  vieux  amis  dont  le  sort,  au  milieu  de  ces  tra- 
giques événemens,  me  préoccupe  plus  que  tu  ne  saurais  croire. 

Ceci  m'invite  tout  naturellement  à  revenir  sur  le  sujet  de  ce  ma- 
lencontreux paquet  que  tu  m'as  envoyé  de  Minpooree.  Gomme  tu 
as  pu  le  voir  par  F  en- tête  de  cette  lettre,  depuis  quinze  jours  nous 
sommes  installés  à  Mont.  Ma  femme,  comme  à  son  ordinaire,  a  bien 
voulu  se  charger  de  surveiller  les  préparatifs  du  départ,  et  pendant 
qu  elle  remplissait  ce  devoir  conjugal  avec  son  zèle  accoutumé,  ses 
yeux  ont  rencontré,  dans  mon  cabinet,  ton  envoi  de  Minpooree,  en- 
core revêtu  de  son  enveloppe  primitive  de  toile  cirée.  Tu  ne  saurais 
croire  avec  quelle  véhémence  Pauline,  à  cette  vue,  m'a  reproché 
mon  apparente  négligence,  si  bien  que  pour  me  justifier  j'ai  dû 
lui  raconter  piteusement  les  déboires  de  ma  correspondance  avec 
lord  Delamere.  Te  dirai-je  ce  que  cette  folle  tête  a  conclu  de  cette- 
mélancolique  histoire?  Rien  autre  cho^e,  sinon  que  je  n'avais  pas 
compris  un  mot  à  ma  mission,  et  que  le  paquet,  pour  suivre  tes  in- 
tentions et  celles  de  l'expéditeur,  devait  être  remis  par  un  commis- 
sionnaire, sans  autre  forme  de  politesse,  à  l'hôtel  Windsor.  A  cela 
j'aurais  pu  répondre  que  le  vicomte  Delamere  avait  quitté  l'hôtel 
pour  faire  un  voyage  en  Suisse,  sans  laisser  d'adresse  assez  cer- 
taine pour  que  je  pusse  lui  expédier  son  bien;  mais  ces  explications> 
n'auraient  pas  arrêté  les  mille  et  une  divagations  auxquelles  Pau- 
line s'est  livrée  au  sujet  de  cette  malheureuse  boîte  à  malice...  Il 
s'est  agi  d'abord  d'en  deviner  le  contenu  :  un  instant  on  a  hésité  entre 
des  perles,  des  bijoux  indiens,  un  autre  kohinoorl...  Enfin  il  a  été 
décidé,  mais  irrévocablement  décidé  que  la  boîte  contenait  des  por- 
traits! Et  pourquoi  des  portraits,  s'il  vous  plaît?  Parce  que  ma  ro- 


EPISODE   D  UN   VOYAGE    D  AGREMEN^.  977 

manesque  épouse,  qui,  une  fois  lancée  dans  le  champ  des  suppo- 
sitions, ne  s'arrête  pas  à  mi-chemin,  prétend  avoir  découvert  de 
prime-saut  les  causes  de  la  façon  peu  bienveillante  dont  le  vicomte 
Delamere  a  accueilli,  il  y  a  deux  mois,  mes  avances.  Si  nous  ne 
sommes  plus  au  temps  où  les  rois  épousaient  des  bergères,  nous  ne 
sommes  pas  encore  arrivés  à  ceux  où  les  filles  de  l'aristocratie  an- 
glaise épouseront  des  majors  au  service  de  l'honorable  compagnie 
des  Indes;  la  phrase  est  de  ma  femme.  Il  est  donc  bien  établi,  et 
par  l'autorité  du  Pcerage,  qu'il  y  a  dans  la  vie  de  tes  amis  de  Min- 
pooree  quelque  gros  mystère,  quelque  drame  peut-être.  En  pré- 
sence de  cette  puissante  argumentation,  je  n'ai  pu  que  me  tenir  les 
côtes  et  conclure,  puisque  ma  femme  le  veut  ainsi,  que  la  boîte 
contient  des  portraits  destinés  à  fléchir  le  courroux  d'un  père  irrité. 
Je  te  demande  mille  pardons  d'avoir  occupé  ton  temps  à  lire  ces  fa- 
riboles, mais  j'ai  pensé  que  le  roman  de  Pauline  pourrait  te  donner 
un  bon  moment  d'hilarité,  sans  te  laisser  une  trop  mauvaise  opinion 
de  son  bon  sens... 

C'est  toujours  dominé  par  les  plus  cruelles  inquiétudes  à  ton  en- 
droit que  je  reprends  cette  lettre  le  même  jour,  à  minuit.  Le  récit 
des  catastrophes  de  l'Inde  est  dans  toutes  les  bouches,  remplit  toutes 
les  feuilles.  Et  que  de  contradictions  dans  les  mille  bruits  que  ré- 
pète la  voix  publique  !  Ceux-ci,  et  c'est  le  petit  nombre,  ne  voient 
dans  les  insurrections  de  Meerut  et  de  Dehli  que  des  tempêtes  pas- 
sagères, dont  la  bonne  fortune  de  l'Angleterre  triomphera  facile- 
ment. Ceux-là  au  contraire ,  prophètes  de  malheur,  annoncent  bru- 
talement que  la  puissance  de  l'Angleterre  en  ces  contrées  lointaines 
a  vu  luire  son  dernier  soleil!  Pour  te  donner  une  idée  de  l'étrange 
bouleversement  des  esprits  dans  cette  malheureuse  question  des  ci- 
payes,  permets-moi  de  crayonner  à  ton  intention  quelques  détails 
d'une  discussion  dont  le  salon  de  Mont  a  été  ce  soir  le  théâtre. 

Ma  belle-mère  et  ma  femme  viennent  de  se  retirer.  Quoique  nous 
soyons  au  cœur  de  l'été,  la  nuit  est  froide  et  pluvieuse  :  le  claque- 
ment des  Persiennes  agitées  par  des  rafales  tumultueuses  et  les 
aboiemens  des  chiens  de  garde  troublent  seuls  le  sombre  silence 
qui  règne  aux  alentours  du  château.  Le  chevalier  de  Lagazette,  assis 
sur  une  causeuse  au  coin  de  la  cheminée ,  manœuvre  une  taba- 
tière d'or  entre  ses  doigts  avec  une  gracieuse  dextérité  qui  sent  son 
xviii*^  siècle.  Notre  nouveau  voisin,  qui  a  beaucoup  vu,  beaucoup 
retenu,  fort  intéressant  en  un  mot  à  ses  momens  lucides,  assez  fré- 
quens  malgré  ses  quatre-vingt-cinq  ans,  a  passé  sa  jeunesse  dans 
l'armée  de  sa  majesté  britannique,  où  il  a  atteint  le  grade  de  lieu- 
tenant-colonel, et  une  pension  pour  bons  services  de  guerre,  qu'il 
touche  du  gouvernement  anglais,  est  la  plus  claire  partie  de  son  re- 

62 


TOME  XXV. 


078  ,       REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

venu.  M.  Pistolet,  le  receveur  des  contributions  de  Mont,  cœur  chaud, 
petite  cervelle  qui  n'a  pas  résisté  victorieusement  au  vertige  démo- 
cratique de  1848,  trempe  méthodiquement  une  sandwich  dans  une 
tasse  de  thé.  Je  feuillette  sur  la  table  ronde,  en  compagnie  de  l'abbé 
Ledoux,  un  album  nouveau  de  Gham.  Tu  vois  l'ordre  de  combat 
dans  tous  ses  détails.  Il  est  dix  heures  cinq;  le  chevalier  de  Laga- 
zette,  avec  un  accent  digne  de  son  collègue  de  Moncade,  ouvre  le  feu 
par  ces  mots  agressifs,  lancés  à  l'adresse  de  M.  Pistolet  :  —  Eh  bien! 
il  paraît  que  nos  amis  les  ennemis  sont  rudement  menés  là-bas? 

M.  Pistolet  répondit  à  ces  paroles,  en  homme  peu  curieux  de  com- 
mencer la  lutte,  qu'il  ne  savait  pas  que  des  nouvelles  récentes  fussent 
arrivées  des  Indes,  et  que  sa  feuille  du  moins  n'en  faisait  pas  mention. 

Dès  le  début  de  cette  conversation,  l'abbé  Ledoux  avait  dressé  les 
oreilles  comme  le  cheval  de  guerre  aux  fanfares  de  la  trompette,  et 
sans  vouloir  comprendre  les  dispositions  pacifiques  dont  témoignait 
l'attitude  de  M.  Pistolet,  il  compléta  le  mouvement  d'attaque  du 
chevalier  par  ces  mots  :  —  On  a  bien  raison  de  dire  qu'il  n'y  a  pires 
sourds  que  ceux  qui  ne  veulent  pas  entendre  !  Si  vous  voulez  des 
nouvelles,  il  faut  les  chercher  où  on  les  trouve. 

—  Et  où  cela,  je  vous  prie?  demanda  le  receveur  avec  la  douceur 
de  l'agneau  de  la  fable  interpellé  par  messire  loup. 

—  Dans  les  journaux  sérieux,  reprit  impérativement  l'abbé. 

—  Je  puis  vous  assurer,  mon  cher  monsieur  Pistolet,  dit  le  che- 
valier en  coupant  la  parole  à  l'abbé  sans  beaucoup  de  cérémonie, 
que,  quelque  désastreuses  que  soient  les  nouvelles  publiées,  les 
nouvelles  tenues  secrètes  par  le  gouvernement  anglais  avec  cette 
perfidie  qui  le  caractérise  le  sont  bien  plus  encore!  L'Inde  entière 
se  rallie  comme  un  seul  homme  autour  du  drapeau  de  la  légiti- 
mité. En  un  mot,  la  situation  est  telle  que  l'orgueilleuse  Albion, 
courbant  la  tête,  les  mains  jointes,  demande  au  gouvernement  fran- 
çais de  lui  prêter  cent  mille  hommes  !  Sans  ce  secours,  l'Inde  est  à 
jamais  perdue  pour  nos  voisins,  car  il  n'y  a  pas  cent  soldats  valides 
dans  toute  l'Angleterre!  —  Et  le  chevalier  poursuivit  avec  une  exal- 
tation croissante  :  L'oriflamme  planté  sur  la  sainte  mosquée  de  Dehli 
rallie  sous  ses  plis  vénérés  les  populations  natives.  Des  sujets  fidèles 
et  idolâtres  viennent  par  milliers  jurer  de  mourir  sous  les  yeuxet 
pour  la  cause  du  légitime  héritier  des  Tamerlans  !  Runjet-Singh,  à 
la  tête  de  cent  mille  hommes  de  troupes  régulières,  marche  au  se- 
cours de  son  royal  frère  de  Dehli... 

—  Mais  Runjet-Singh  est  mort,  tout  aussi  mort  que  Charlemagne 
ou  Sixte-Quint,  interrompit  bruyamment  M.  Pistolet. 

—  Monsieur,  vous  n'êtes  pas  Français  !  reprit  le  chevalier  avec 
une  grande  sévérité. 


ÉPISODE   d'un    voyage    d' AGREMENT.  979 

J'avais  assisté  en  spectateur  muet  à  cette  polémique,  lorsque  l'a- 
postrophe colérique  du  chevalier  me  fit  craindre  que  le  débat  ne 
prît  les  proportions  d'une  querelle  entre  héros  d'Homère,  familiers 
avec  l'invective.  Ces  prévisions  ne  furent  pas  trompées  :  des  lèvres 
frémissantes  de  colère  murmuraient  toute  sorte  d'épithètes  mal- 
sonnantes et  dissonantes,  lorsque  Bonhomme  vint  heureusement 
mettre  un  terme  à  la  querelle  en  annonçant  l'arrivée  du  cabriolet 
du  chevalier. 

Mon  attitude  silencieuse  en  présence  de  ce  brûlant  conflit  te 
donne  une  juste  idée  des  sentimens  de  mon  cœur,  aussi  éloignés 
d'un  anglophobie  puérile  que  d'un  anglomanie  exagérée.  D'une 
part,  et  je  ne  te  le  cache  pas,  je  suis  loin  de  considérer  comme  un 
irréparable  malheur  que  nos  voisins  d'outre-mer  aient  sur  les  bras 
des  affaires  sérieuses,  que  le  paratonnerre  des  révolutions  indiennes 
détourne  de  l'Europe  cette  activité  inquiète  et  tracassière  de  la  po- 
litique anglaise  dont  elle  a  tant  eu  à  souffrir.  De  l'autre,  je  vois  des 
soldats  rebelles  à  leur  drapeau,  des  bêtes  fauves  dont  les  excès  font 
rougir  l'humanité  ;  je  me  rappelle  les  hôtes  excellons  que  tu  as  ren- 
contrés sur  ta  route;  je  pense  à  toi,  à  tes  jours  compromis  dans 
quelque  horrible  catastrophe ,  et  je  maudis  les  révolutions  et  les 
révolutionnaires,  quelque  part  et  sous  quelque  forme  qu'ils  se  pré- 
sentent ! 

Je  veux  cependant,  à  tout  prix,  sortir  de  l'incertitude  où  je  suis 
plongé,  avoir  sur  ce  qui  se  passe  autour  de  toi,  à  défaut  de  tes 
lettres,  des  renseignemens  exacts;  aussi  je  me  décide  à  aller  les 
chercher  aux  sources  mêmes.  La  presse  de  Londres  traite  assez  bru- 
talement les  affaires  de  l'état  :  les  correspondances  de  Sébastopol 
attestent  assez  avec  quelle  fougueuse  énergie  les  plumes  anglaises 
dénoncent  les  malheurs  publics.  Ce  rôle  de  censeur  impitoyable 
qu'il  a  pris  dans  la  guerre  de  Crimée,  le  Times  n'y  faillira  pas  sans 
doute  dans  la  guerre  de  l'Inde.  Aussi,  pour  me  défendre  à  ton  endroit 
de  craintes  exagérées  comme  de  fausses  espérances,  je  me  décide 
à  prendre  un  abonnement  à  la  célèbre  feuille  anglaise.  Je  lis  en- 
core assez  couramment  l'anglais  pour  venir  à  bout,  mon  diction- 
naire à  la  main,  des  lettres  indiennes  [from  our  own  correspondent) 
du  Léviathan  du  journalisme.  Adieu,  je  te  quitte  pour  écrire  à  l'édi- 
teur du  Times  et  lui  demander  sa  feuille. 

LE    MÊME    AU    MÊME. 

Paris,  8  août  1857. 

Que  je  te  donne,  mon  cher  Henri,  sans  préambule  et  avec  tous 
les  détails  qu'il  comporte,  le  récit  de  l'aventure  très  triste  et  trè.s 


980  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

extraordinaire  dans  laquelle  le  hasard  vient  de  me  réserver  un  rôle 
actif.  Hier,  avant  le  déjeuner,  j'ai  reçu  avec  le  premier  numéro  de 
mon  abonnement  au  Times  une  lettre  de  mon  homme  d'affaires  qui 
m'appelait  immédiatement  à  Paris,  et,  après  un  repas  pris  en  toute 
hâte,  je  suis  monté  dans  le  phaéton  pour  aller  rejoindre  à  Nogent  le 
train  direct  de  Mulhouse.  Les  deux  petits  gris  firent  merveille,  et 
j'arrivai  à  la  station  en  même  temps  que  le  convoi.  Au  moment  où 
un  homme  du  train  mettait  la  main  à  mon  intention  sur  la  poignée 
d'une  portière,  l'unique  voyageur  du  compartiment  désigné,  un 
homme  d'un  âge  avancé,  d'une  belle  et  imposante  figure,  demanda 
à  mon  introducteur,  avec  un  accent  qui  ne  laissait  aucun  doute  sur 
sa  nationalité,  s'il  n'y  aurait  pas  moyen  d'acheter  une  feuille  du 
jour.  —  Vous  aurez  des  journaux  à  Montereau,  comme  je  vous  l'ai 
dit  quatre  fois  depuis  ce  matin,  cria  le  conducteur  du  ton  d'un 
homme  fatigué  de  répondre  à  des  questions  oiseuses,  et  le  convoi 
se  remit  en  marche.  Si  ce  court  dialogue  m'avait  fait  reconnaître 
tdans  mon  voisin  un  Russe,  un  Chinois,  je  n'aurais  certes  pas  man- 
qué, bon  compagnon  comme  je  me  pique  de  Fêtre,  de  lui  offrir  de 
partager  avec  moi  les  feuilles  du  Times  qui  se  trouvaient  dans  mon 
paletot;  mais  les  quelques  paroles  lancées  au  conducteur  ne  pou- 
vaient sortir  que  d'une  bouche  anglaise  :  or  je  sais  par  expérience 
qu'il  faut  se  garder  de  faire  à  messieurs  nos  voisins,  sans  introduc- 
tion préalable,  des  avances  premières  qui  peuvent  ne  pas  être  tou- 
jours appréciées  à  leur  juste  valeur.  Bien  résolu  donc,  cette  fois  du 
moins,  à  ne  pas  pécher  par  excès  d'urbanité,  je  m'accoudai  dans 
mon  coin,  et  fus  bientôt  perdu  dans  les  colonnes  du  journal  anglais; 
mais  j'avais  trop  présumé  de  mon  savoir  :  à  peine  eus-je  parcouru 
de  l'œil  les  premières  lignes  d'une  correspondance  indienne,  qu'il 
me  fallut  reconnaître,  à  ma  grande  confusion,  que,  faute  d^wn  pocket 
dictionary^  il  était  parfaitement  inutile  que  je  continuasse  ma  lec- 
ture. Sans  poursuivre  donc  plus  longtemps  un  travail  stérile,  je  dé- 
posai le  volumineux  journal  à  côté  de  moi,  et  entamai  résolument 
l'examen  des  dossiers  de  l'affaire  qui  m'appelait  à  Paris,  non  sans 
savourer  de  temps  à  autre  du  coin  de  l'œil  la  gêne  de  mon  voisin, 
qui,  partagé  entre  le  désir  de  posséder  la  feuille  et  l'embarras  de 
demander  une  faveur  à  un  inconnu,  attachait  sur  le  journal  des  re- 
gards pleins  de  convoitise. 

Nous  arrivâmes  ainsi  sans  mot  dire  à  Montereau.  Le  train  n'était 
pas  encore  arrêté,  que  mon  compagnon  avait  passé  la  tête  à  la  por- 
tière, et  appelait  du  geste  et  de  la  voix  le  débitant  de  feuilles  publi- 
ques. L'honnête  négociant  avait  dû  faire  pleine  recette,  car  il  ne  put 
offrir  à  l'étranger  que  des  publications  illustrées  et  un  assortiment 
varié  d'almanachs.  Ce  n'était  pas  assez  sans  doute  pour  satisfaire 


EPISODE    D  UN   VOYAGE    D  AGREMENT.  981 

sa  curiosité,  car  il  se  renfonça  dans  son  coin  en  se  frappant  le  front 
d'un  geste  plein  d'impatience.  Sa  noble  figure  révélait  une  si  pro- 
fonde anxiété,  que  je  n'eus  pas  le  courage  de  continuer  plus  long- 
temps cette  maussade  plaisanterie,  et,  saisissant  le  Times  de  la  main 
droite,  j'invitai  le  vieillard  à  en  prendre  lecture.  Le  tremblement 
nerveux  avec  lequel  ses  doigts  déplièrent  les  feuilles  du  journal, 
l'ardeur  fiévreuse  de  son  regard,  disaient  assez  les  anxiétés  qui  agi- 
taient son  âme.  Tout  honteux  d'avoir  tant  tardé  à  me  décider  à  cette 
démarche  courtoise,  je  repris,  pour  cacher  ma  confusion,  avec  un 
nouvel  acharnement  l'étude  de  mes  paperasses,  dont  quelques- 
imes  n'étaient  pas  dénuées  d'intérêt.  A  l'arrêt  de  la  station  voisine, 
lorsque  pour  la  première  fois  je  quittai  mon  dossier  du  regard, 
un  spectacle  que  je  n'oublierai  jamais  s'offrit  à  ma  vue.  Mon  voi- 
sin, le  nez  sur  le  papier,  dévorait  des  yeux,  dans  toute  l'acception 
du  mot,  un  passage  imprimé  au  bas  du  journal  en  petit  caractère. 
En  cet  instant,  comme  si  toute  pensée  de  doute  ou  d'espoir  venait 
de  s'évanouir  dans  son  cœur,  les  feuilles  s'échappèrent  de  ses  mains, 
son  corps  se  releva  brusquement  comme  un  arc  qui  se  détend,  et 
ses  lèvres  contractées  laissèrent  échapper  les  mots  :  Oh  Gody., 
Cod,..,  good  Godî 

Cette  scène  navrante  trouva  un  puissant  écho  dans, mon  cœur.  Je 
pensai  immédiatement  aux  désastres  de  l'Inde,  à  ces  horribles  mas- 
sacres qui  ont  désolé  tant  de  familles  anglaises,  et  une  voix  secrète 
m'avertit  que  j'avais  à  mes  côtés  un  homme  cruellement  éprouvé 
dans  ses  plus  chères  affections.  L'attitude  de  mon  voisin  accusait,  à 
ne  s'y  point  méprendre,  un  cœur  brisé  par  une  mortelle  douleur. 
Le  corps  était  campé  droit  et  immobile  contre  les  parois  de  la  voi- 
ture, les  mains  inertes,  l'œil  fixe  et  sanguinolent,  la  respiration  sac- 
cadée. Je  demeurai  préoccupé  à  un  tel  degré  par  cet  étrange  mys- 
tère, que  le  reste  du  trajet  s'accomplit  sans  que  j'eusse  conscience 
du  temps.  Le  train  était  arrêté  depuis  quelques  instans  sous  la  gare 
de  Paris;  mon  compagnon  demeurait  immobile  dans  son  coin,  et 
j'hésitais  à  rompre  le  silence  et  à  l'avertir  que  nous  étions  arrivés 
à  destination,  lorsqu'un  valet  de  pied  en  petite  livrée  se  présenta 
respectueusement  à  la  portière.  A  sa  vue,  le  voyageur  parut  re- 
prendre ses  sens,  et,  acceptant  le  bras  que  lui  offrait  le  nouvel  arri- 
vant, descendit  les  degrés  du  marchepied.  Je  les  eus  bientôt  tous 
deux  perdus  de  vue  au  milieu  de  la  foule. 

Retenu  toute  la  journée  dehors  par  le  soin  de  mes  affaires,  je  ne 
rentrai  au  logis  que  vers  minuit.  Au  milieu  des  agitations  de  la 
journée,  le  souvenir  du  drame  du  chemin  de  fer  était  complètement 
sorti  de  ma  mémoire,  lorsque  le  portier  m'annonça  qu'un  «  mon- 
sieur âgé  »  était  venu  me  demander  à  plusieurs  reprises,  et  avait  en 


982  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

désespoir  de  cause  laissé  sa  carte.  La  carte  qui  me  fut  remise  était 
ainsi  conçue  :  The  Right  Honorable  Viscount  Delamere  G.  C.  B.  Au 
bas  du  carton,  une  main  tremblante  avait  tracé  au  crayon  les  mots  : 
Will  call  to  morroiv  at  9  o'clock. 

Tu  sais  la  facilité  de  mon  humeur,  tu  sais  combien  peu  je  suis 
propre  à  nourrir  une  vendetta  à  long  terme  ;  cependant,  à  la  vue  des 
noms  inscrits  sur  la  pâte  porcelainée,  mes  griefs  contre  le  futur  vi- 
siteur se  réveillèrent  avec  toute  l'énergie  du  premier  jour,  et  je  fis 
le  serment  de  n'accorder  sous  aucun  prétexte  un  rendez-vous,  de- 
mandé d'ailleurs  avec  un  sans-façon  tout  britannique.  Serment  d'i- 
vrogne, comme  tu  t'en  doutes!  Après  une  nuit  passablement  agitée, 
où  je  pesai  et  repesai  avec  la  conscience  d'un  Minos  les  torts  du 
vicomte  Delamere  et  mes  droits  à  une  éclatante  réparation ,  je  me 
décidai  à  le  recevoir,  en  me  réservant  de  lui  faire  comprendre,  par 
la  froide  dignité  de  mon  accueil,  combien  j'avais  été  blessé  de  son 
inexplicable  procédé. 

Neuf  heures  sonnaient  à  la  pendule  de  mon  cabinet;  je  venais  de 
placer  sur  mon  bureau  le  paquet  à  l'adresse  de  lord  Delamere.  Rasé 
de  frais,  debout  devant  la  cheminée,  j'attendais  mon  visiteur  dans 
une  tenue  fort  imposante.  Déjà,  à  plusieurs  reprises,  j'avais  médité 
le  petit  salut  de  tête  tout  de  circonstance  avec  lequel  je  me  pro- 
mettais d'entrer  en  matière,  lorsqu'à  ma  grande  surprise  je  recon- 
nus, dans  le  vieillard  auquel  Bonhomme  ouvrit  les  deux  battans  de 
la  porte  de  ma  chambre,  mon  compagnon  du  chemin  de  fer.  Tout  ce 
que  le  visage  d'un  homme  peut  exprimer  de  navrantes  douleurs  se 
lisait  sur  les  traits  crispés,  dans  les  yeux  rougis  du  nouvel  arrivant, 

—  Monsieur,  me  dit-il  d'une  voix  qu'un  tremblement  nerveux 
rendait  .presque  inintelligible ,  il  y  a  deux  mois ,  vous  avez  eu  la 
bonté,  avec  la  courtoisie  qui  distingue  votre  nation ,  de  faire  envers 
moi  une  démarche  de  politesse  à  laquelle  j'ai  répondu  par  un  pro- 
cédé plein  de  hauteur.  Vous  voudrez  bien  peut-être  aujourd'hui 
oublier  mes  torts  en  présence  du  terrible  malheur  dont  je  suis  ac- 
cablé. 

On  ne  peut  plus  ému  de  ce  préambule,  je  répondis  par  quelques 
phrases  banales  dont  je  te  fais  grâce. 

—  Je  n'attendais  pas  moins  de  vous,  reprit  l'étranger;  la  douleur 
d'un  père  trouve  toujours  un  écho  bienveillant  dans  le  cœur  géné- 
reux d'un  Français.  Hélas  !  j'en  ai  déjà  fait  la  cruelle  expérience, 
n'est-ce  pas  un  de  vos  plus  braves  généraux  qui  m'a  transmis  les 
dernières  paroles  de  mon  fds ,  frappé  à  mort  sur  le  champ  funèbre 
de  Balaclava? 

Je  n'avais  pas  besoin,  je  t'assure,  de  ce  titre  du  vicomte  Dela- 
mere à  la  sympathie  de  tout  cœur  qui  a. battu  d'une  ardeur  patrio- 


ÉPISODE    D*UN   VOYAGE    d' AGREMENT.  983 

tique  au  récit  des  hauts  faits  du  siège  de  Sébastopol,  pour  oublier 
les  petites  rancunes  que  j'avais  pu  conserver  contre  mon  visiteur, 
et  ne  voir  en  lui  qu'un  homme  cruellement  éprouvé  par  quelque 
récent  malheur,  le  père  de  ces  %ôtes  excellens  qui,  dans  ton  loin- 
tain voyage,  t'ont  accueilli  comme  un  vieil  ami.  Pauvres  gens!  les 
«dernières  nouvelles  annonçaient  -  elles  donc  qu'ils  avaient  péri  au 
.milieu  d'une  de  ces  tueries  dont  le  nord  de  l'Inde  a  été,  dont  il  est 
sans  doute  encore  le  théâtre?  Et  toi-même,  as-tu  pu  échapper  à 
ces  sanglantes  catastrophes?  Tu  comprends  les  pensées  funèbres 
qui  m'assaillirent  en  cet  instant,  pensées  qui  ne  m'ont  pas  quitté 
depuis. 

Lord  Delamere  continua  après  une  pause  :  —  Pardonnez-moi  ces 
paroles  incohérentes;  dans  la  douleur  où  je  suis,  mes  idées  se  con- 
fondent! Tout  entier  à  mon  malheur,  j'oublie  que  je  dois  vous  ex- 
pliquer l'étrange  lettre  dont  vous  voulez  bien  en  cet  instant  ne  pas 
garder  souvenir. 

Je  ne  pus  ici  qu'assurer  de  nouveau  mon  interlocuteur  que  j'a- 
vais compris  du  premier  moment  que,  dans  son  court  séjour  à  Pa- 
ris, il  n'eût  pas  eu  le  temps  de  recevoir  ma  visite;  mais  j'aurais  pu 
m' épargner  ces  frais  de  rhétorique  de  salon.  L'expression  du  visage 
de  lord  Delamere  disait  assez  que  mes  paroles  bourdonnaient  à  son 
oreille  sans  y  produire  plus  d'impression  que  mes  traits  n'en  avaient 
laissé  la  veille  dans  son  souvenir. 

Le  vicomte  poursuivit  :  —  Hélas!  c'est  une  histoire  de  tous  les 
jours  que  j'ai  à  vous  raconter,  l'histoire  d'un  père  qui  a  immolé  aux 
préjugés  de  la  naissance,  à  son  orgueil  offensé,  les  plus  chers  inté- 
rêts de  son  cœur.  Cinq  ans,  bourreau  de  mon  bonheur,  je  suis  resté 
inflexible  devant  les  tendres  appels  de  ma  fille.  Cinq  ans,  entouré 
moi-même  de  toutes  les  jouissances  de  la  fortune,  j'ai  condamné  la 
malheureuse  enfant  à  un  exil  lointain,  sous  des  climats  meurtriers, 
et  il  a  fallu,  pour  ramener  mon  cœur  aux  sentimens  de  la  nature, 
qu'une  horrible  catastrophe  vînt  frapper  ces  êtres  précieux  que  je 
repoussais  sans  pitié.  Je  viens  de  vous  en  dire  assez  pour  expliquer, 
sinon  excuser  ma  conduite  envers  vous,  et  vous  comprenez  main- 
tenant que  je  vous  redemande,  comme  ce  que  j'ai  de  plus  précieux 
au  monde,  ce  dernier  souvenir  de  ma  fdle  que  vous  conservez  depuis 
deux  mois. 

—  Je  me  serais  fait,  mylord,  un  devoir  de  vous  l'envoyer  il  y  a^ 
longtemps,  si  j'avais  su  votre  adresse;  mais  les  renseignemens  qui 
m'ont  été  donnés  à  l'hôtel  Windsor  étaient  si  vagues  que  je  n'ai  pas 
osé  me  dessaisir  du  paquet  confié  à  mes  soins.  J'aurais  un  véritable 
plaisir  à  vous  le  remettre  moi-même,  continuai-je  en  prenant  sur 
mon  bureau  l'enveloppe  de  toile  cirée,  si  je  ne  le  faisais  en  d'aussi 


984  KEYUE    DES   DEUX   MONDES. 

douloureuses  circonstances.  Permettez-moi  cependant  de  vous  rap- 
peler que  les  nouvelles  de  l'Inde  sont  bien  contradictoires  à  cette 
heure.  Les  dépêches  de  la  télégraphie  électrique  fourmillent  d'er- 
reurs, au  milieu  desquelles  il  est  plus  que  difficile  de  discerner  la 
vérité. 

—  Non,  monsieur,  le  doute  ne  m'est  plus  permis  !  Depuis  le  mo- 
ment où  hier  un  étranger  m'a  prêté  dans  le  chemin  de  fer  la  feuille 
anglaise  qui  m'a  appris  la  fatale  nouvelle,  jusqu'à  deux  heures  de 
la  nuit  j'ai  voulu  croire  que  le  massacre  des  habitans  européens  de 
Minpooree  n'était  qu'une  vaine  rumeur  de  journal;  mais  une  dé- 
pêche télégraphique,  que  j'ai  reçue  dans  la  nuit  de  YEast-India- 
House,  confirme  dans  tous  ses  détails  le  récit  du  Times.  Ma  fdle, 
son  époux,  son  enfant,  sont  tombés  sous  les  coups  de  ces  tigres  à 
face  humaine,  et  vous  tenez  en  ce  moment  entre  les  mains  tout  ce 
qui  me  reste  de  ces  tendres  victimes  de  l'orgueil  d'un  père,  ajouta 
le  vieillard,  qui  se  leva  machinalement  de  son  fauteuil  pour  recevoir 
le  paquet  que  je  lui  offrais. 

La  pâleur  répandue  sur  le  visage  de  lord  Delamere  attestait  assez 
les  émotions  et  les  remords  de  son  cœur.  D'une  main  tremblante 
il  rompit  les  cachets  qui  scellaient  l'enveloppe  de  toile  cirée;  mais 
en  cet  instant  ses  forces  lui  manquèrent  tout  à  coup,  ses  jambes 
se  dérobèrent  sous  lui,  et  il  fut  obligé  de  s'appuyer  contre  mon  bu- 
reau. Je  crus  de  mon  devoir  de  lui  abréger  l'angoisse  de  la  triste 
besogne  qu'il  avait  commencée,  et  tirai  moi-même  de  leur  enve- 
loppe de  bois  et  de  carton  deux  photographies  d'une  fort  belle  exé- 
cution. La  première  représentait  une  femme  à  la  fleur  de  l'âge, 
dont  les  traits  fins  et  délicats  réalisaient  la  gracieuse  description 
que  tu  m'as  donnée  de  lady  Suzann  Hammerton.  Un  petit  enfant  de 
deux  ans  environ,  aux  cheveux  bouclés,  à  la  rieuse  physionomie, 
vêtu  d'un  costume  de  highlander,  avait  servi  de  modèle  pour  la' se- 
conde. Les  souvenirs  qu'un  visage  aimé  ravivèrent  dans  le  cœur  du 
vieillard  inondèrent  son  cœur  d'un  torrent  de  douleur  qu'il  ne  put 
maîtriser,  et  des  larmes  bienfaisantes  coulèrent  à  flots  le  long  de 
ses  joues. 

Quelques  instans  après,  je  reconduisis  lord  Delamere  à  sa  voiture, 
et  le  quittai  en  lui  demandant  la  permission  d'aller  le  soir  même  lui 
rendre  sa  visite.  Pauline,  qui  arrive  de  Mont  à  cinq  heures,  viendra 
avec  moi.  Les  femmes  ont  de  merveilleux  secrets  pour  panser  les 
plaies  de  l'âme,  et  je  ne  doute  pas  que  la  mienne  n'accepte  avec 
joie  la  mission  consolatrice  que  je  veux  lui  confier. 

Voici  bien  du  papier  noirci  ;  ma  lettre  doit  être  à  la  poste  dans 
une  demi-heure,  et  je  ne  t'ai  pas  dit  encore  un  mot  des  anxiétés  de 
mon  cœur  à  ton  endroit.  Cher  ami,  compagnon  de  mes  jeunes  an- 


ÉPISODE    d'un   voyage    d' AGREMENT.  985 

nées,  que  Dieu  te  protège,  qu'il  te  rende  bientôt  à  ta  patrie,  à  ton 
vieil  et  affectionné  cousin  ! 


HENRI  DE  MARCENY  A  CHARLES  DE  MARCÉNY. 

32,  rue  Neuve-des-Mathurins,  Paris.  Via  Calcutta  et  Egypte. 

Jongle  de  Deyrah,  18  mai  1857. 

We  keep  the  sabhath  to  day^  mon  bon  vieil  ami,  et  cependant  je  ne 
crois  pas  en  outrager  la  sainteté  en  profitant  de  mon  oisiveté  pour 
te  donner  au  long  de  mes  nouvelles.  Depuis  ma  dernière  lettre,  j'ai 
fait  pas  mal  de  chemin  et  de  besogne.  Tous  mes  amis  de  Minpooree, 
le  major  Hammerton,  Utile  Jimmy,  le  docteur  Hall  et  moi-même, 
sommes  réunis  en  déplacement  de  chasse  dans  la  jongle  de  Deyrah, 
contrée  chère  à  juste  titre  au  sportsman  de  l'Inde;  quant  à  lady  Su- 
zann,  elle  avait  quitté  Minpooree  avant  notre  départ  pour  aller  assis- 
ter à  Nawabgunge,  la  grande  station  militaire  des  environs,  au  ma- 
riage d'une  de  ses  jeunes  amies.  Depuis  près  de  quinze  jours,  nous 
sommes  installés  sous  la  tente,  où  il  fait  chaud,  je  t'assure;  mais  la 
nouveauté  de  cette  existence,  fétrangeté  de  nos  rencontres  quoti- 
diennes avec  les  plus  beaux  animaux  de  la  création  donnent  à  la  vie 
une  animation  devant  laquelle  disparaissent  les  privations  et  les 
fatigues.  Parler  de  mes  privations  et  de  mes  fatigues,  c'est  un  peu 
trop  abuser  du  privilège  d'exagération  accordé  aux  voyageurs;  je 
ramène  donc  les  choses  à  la  plus  stricte  réalité,  en  tirant  à  ton  in- 
tention une  photographie  de  notre  établissement  et  de  notre  vie  de 
tous  les  jours.  C'est  aux  limites  de  la  jongle  qui  s'étend  vers  le 
nord,  à  proximité  d'un  vaste  tank^  que  nous  avons  planté  notre 
camp,  dont  tu  te  représenteras  difficilement  l'importance  et  l'éten- 
due. Avec  tes  idées  rétrécies  de  comfort  européen,  tu  ne  te  doutes 
pas  probablement  que  trois  chasseurs  aient  besoin  d'une  douzaine 
d'éléphans,  d'autant  de  chevaux,  et  de  quelque  chose  comme  cent 
cinquante  serviteurs  :  syccs^  cuisiniers,  berats,  khonsommahs ,  ab- 
darsj  mistis^  métors,  et  autres  variétés  de  l'espèce  domestique,  j'al- 
lais dire  de  l'espèce  humaine,  sans  lesquelles  l'Européen  ne  saurait 
se  déplacer  en  ces  contrées  lointaines. 

Le  camp  se  compose  d'une  grande  tente  [mess  tent)  où  nous  pre- 
nons nos  repas,  et  de  quatre  tentes  de  moindre  dimension.  L'une 
d'elles,  vide  en  ce  moment,  est  destinée  à  un  officier  d'artillerie  que 
nous  attendons  aujourd'hui  ou  demain.  Les  autres  tentes  qui  servent 
de  chambre  à  coucher  à  Hammerton,  au  docteur  Hall  et  à  moi-même, 
équipées  uniformément  et  avec  une  grande  simplicité,  ne  laissent 
cependant  rien  à  désirer  au  point  de  vue  du  comfort  de  leurs  hôtes. 


M 


986  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

Mon  ameublement  se  compose  d'un  lit  de  fer,  d'un  lavabo  portatif  à 
cuvette  de  cuivre,  d'une  table  à  pliant,  et,  en  guise  de  commode,  de 
pettarahs  (boîtes  d'étain  qui  renferment  nos  effets  de  toilette).  Sous 
un  auvent  de  toile,  au  côté  droit  de  la  tente,  mon  noir  serviteur, 
accroupi,  n'attend  qu'un  signal  pour  apparaître  le  feu  ouïe  hillatee- 
pannee  [soda-ivater)  à  la  main.  Le  soleil  est  dissimulé  sous  un  épais 
manteau  de  nuages;  aussi,  quoique  ma  montre  marque  bien  près  de 
neuf  heures,  je  n'ai  pas  encore  senti  le  besoin  de  faire  placer  à  la 
porte  les  tatties^  sorte  de  paravens  en  vétiver,  et  qui,  incessamment 
arrosés  par  un  homme  affecté  exclusivement  à  ce  travail,  conservent 
sous  la  tente  une  fraîcheur  délicieuse.  J'embrasse  en  ce  moment  du 
regard  une  scène  des  plus  originales,  que  je  prendrai  la  liberté  de 
décrire  pour  ton  instruction. 

Notre  meute  d'éléphans  est  répandue  sur  les  bords  et  au  milieu 
des  eaux  du  tank  dans  les  attitudes  les  plus  diverses.  Celui-ci,  im- 
mobile sur  ses  jambes  au  bord  de  l'eau,  la  trompe  perpendiculaire, 
semble  pêcher  à  la  ligne.  Au  profond  du  tassin,  en  voici  un  autre 
qui  s'amuse  malicieusement  à  disparaître  sous  les  eaux,  en  entraî- 
nant avec  lui  son  mahout  cramponné  à  ses  oreilles.  Sur  la  droite,  mon 
compagnon  de  sport,  Y Ami-de-la-Liine^  l'un  des  plus  vaillans  de  la 
bande,  et  qui  comme  tel  m'est  échu  en  partage  dans  nos  expéditions, 
Y  Ami -de-la- Lune  j  dis-je,  savoure  le  dolce  far  niente  du  bain  avec 
autant  de  sybaritisme  que  pourrait  le  faire  un  vieux  Turc.  Couché 
sur  le  flanc,  l'air  languissant,  la  pose  voluptueuse,  il  cueille  de  sa 
trompe  l'eau  à  la  surface  pour  la  faire  voltiger  en  gerbes  autour  de 
lui  en  manière  de  passe -temps,  tandis  qu'un  mahout  et  un  sycCy 
la  pierre  ponce  à  la  main,  lui  labourent  énergiquement  les  côtes. 
Je  pourrais  continuer  ici  mon  énumération  à  la  manière  classique 
et  te  donner  les  noms  de  ces  courageuses  bêtes,  véritables  amis  de 
l'homme  :  \q  Fïls-dU- Rajah ^  Y Étoile-du-Matin,  \^  Pomme- Grenade j 
célèbre  entre  tous  par  la  régularité  et  T épaisseur  du  bouquet  de 
poils  qui  termine  sa  queue,  l'une  des  plus  grandes  beautés  qu'un 
éléphant  puisse  posséder  aux  yeux  des  natifs  :  t'en  serais-tu  jamais 
douté,  profane?  Mais  je  ne  veux  pas  abuser  du  genre  descriptif  et 
termine  le  tableau  par  un  crayon  du  cortège  de  master  Jimmy,  qui 
rentre  en  ce  moment  de  sa  promenade  du  matin.  A  la  tête  du  petit 
cheval,  un  syce  qui  le  conduit  par  la  bride;  au  côté  droit  de  la  selle, 
le  fidèle  Bukt-Khan  soutient  son  petit  maître  d'une  main  pleine  de 
sollicitude;  au  côté  gauche,  un  porteur  d'ombrelle,  l'arme  au  vent. 
Le  poney  s'est  arrêté  à  la  porte  de  la  tente,  et  Jimmy,  m' envoyant 
force  baisers,  m'a  crié  de  sa  voix  enfantine  :  Frenchman  sahib,  salami 
puis  le  cortège  s'est  remis  en  marche,  suivi  à  distance  d'une  ayak 
qui  ne  porte  rien,  à  l'instar  du  page  au  convoi  de  M.  de  Marlborough.. 


I 


ÉrisoDE  d'un  voyage  d'agrément.  987 

Il  est  grand  temps  de  te  dire  quelques  mots  de  nos  plaisirs  cyné- 
gétiques, pig  sticking  et  chasse  à  tir.  Si  nous  n'avons  pas  encore  eu 
des  succès  pareils  à  ceux  du  docteur  Hall,  qui,  dans  son  déplacement 
de  l'année  dernière,  en  ces  mêmes  parages,  a  tué  dix-neuf  tigres, 
nous  ne  pouvons  pas  trop  nous  plaindre  :  vingt-trois  pigs  (cochons 
sauvages)  embrochés  à  la  lance,  un  effectif  respectable  de  daims, 
floricans,  poules  sauvages,  perdrix,  deux  paons!  et  enfin  hier,  jour 
solennel,  pour  moi  surtout,  un  premier  tigre,  avec  les  épisodes  de 
chasse  les  plus  émouvans.  Le  tigre  nous  avait  été  signalé  dans  une 
partie  de  la  jongle  assez  éloignée  du  camp,  et  d'un  si  difficile  parcours 
qu'Hammerton  hésita  longtemps  avant  de  nous  mener  à  sa  recher- 
che. Nous  n'étions  pas  en  chasse  depuis  une  heure  que  les  dangers 
du  terrain  nous  furent  révélés  par  un  accident  assez  curieux.  La 
ligne  d'éléphans  était  arrivée  au  bord  d'un  nullah  (fossé  vaseux) 
de  mauvaise  apparence,  et  l'un  des  mahouls,  avec  l'irréflexion  si 
commune  chez  les  natifs,  entreprit  de  le  faire  traverser  à  sa  mon- 
ture. L'éléphant  se  refusa  d'abord  à  tenter  cette  épreuve;  mais 
bientôt,  ramené  à  l'obéissance  à  coups  de  pique,  il  entra  dans  le 
fossé  le  front  en  sang.  Dès  les  premiers  pas,  on  put  juger  du  sort 
qui  l'attendait.  En  effet,  avant  d'avoir  atteint  le  milieu  du  fossé,  le 
pauvre  animal  était  cloué,  incapable  de  mouvement,  dans  la  vase 
qui  lui  montait  jusqu'à  mi-jambe.  La  situation  était  critique,  car  il 
n'est  pas  rare  de  voir  des  hommes  et  des  animaux  disparaître  dans 
ces  bourbiers;  mais  la  sagacité  de  l'éléphant  ne  se  démentit  pas  dans 
cet  instant  suprême.  Comme  s'il  eût  compris  qu'en  se  débattant  il 
n'eût  fait  qu'aggraver  en  vain  sa  position,  il  se  coucha  sur  le  flanc,  se 
contentant  de  suivre  d'un  œil  intelligent  les  préparatifs  de  secours 
que  nous  organisions  sur  les  bords  du  nullah,  Mahouts,  syces  et 
-chasseurs  travaillaient  à  i'envi  à  lier  des  fascines  que  l'on  jetait  sous 
la  tête  de  l'animal,  en  vue  de  donner  quelque  solidité  au  terrain. 
Pendant  une  longue  demi -heure  que  dura  ce  travail,  l'éléphant, 
comme  bien  convaincu  de  nos  excellentes  intentions  à  son  endroit , 
ne  donnait  signe  de  vie  que  pour  tàter  légèrement  du  pied  le  lit  de 
fascines  déposé,  devant  lui,  ne  voulant  risquer  qu'à  bon  escient  un 
•effort  suprême  et  libérateur.  Le  docteur  Hall,  sportsman  exercé,  eut 
encore  l'idée  d'un  autre  moyen  de  sauvetage.  Sur  son  ordre,  un 
.^yce  enroula  sous  le  corps  de  l'éléphant  embourbé  une  corde  dont 
il  vint  passer  une  des  extrémités  dans  l'anneau  de  la  trompe  de 
VAmi-de-la-Lune,  le  plus  fort  et  le  plus  intelligent  de  la  bande.  La 
mission  qui  venait  d'être  confiée  à  la  sagacité  de  mon  porteur  n'é- 
tait pas  au-dessus  de  son  intelligence;  aussi  fut-ce  avec  étonne- 
ment  qu'on  le  vit  manifester  une  mauvaise  volonté  inaccoutumée, 
et,  malgré  le  commandement  de  son  mahout,  laisser  tomber  la  corde 


988  REVUE   DES    DEUX   MOINDES. 

de  sa  trompe.  Un  violent  coup  de  pique  fut  le  juste  châtiment  de 
cette  apparente  désobéissance,  et  \  Ami -de -la-Lune,  sensible  à 
cet  outrage,  enlevant  le  fdin  par  un  coup  de  tête,  le  fit  voler  en 
éclats  avec  la  même  facilité  que  j'aurais  eu  à  briser  un  léger  fd  de 
soie.  Au  toucher  de  la  corde,  l'intelligent  animal  avait  compris 
qu'elle  n'était  pas  assez  forte  pour  soulever  le  poids  de  son  cama- 
rade. Cet  avertissement  profita  au  docteur  Hall,  qui  fit  immédiate- 
ment croiser  un  triple  filin  sous  le  corps  de  l'éléphant  en  détresse. 
Sans  témoigner  une  juste  rancune  pour  un  mauvais  procédé,  VAmi- 
de-la-lMiie,  lorsqu'on  lui  remit  la  nouvelle  corde,  la  tendit,  comme 
pour  se  rendre  compte  de  sa  puissance  de  résistance.  Satisfaite  sans 
doute  de  cette  expérience,  la  prudente  bête,  sans  attendre  les  ordres 
de  son  mahout,  se  prit  à  haler  vigoureusement,  et  sans  saccades. 
Averti,  par  la  tension  du  filin,  du  secours  opportun  qui  lui  était 
prêté,  l'éléphant  embourbé,  par  un  effort  vigoureux,  se  remit  sur 
jambes,  traversa  d'un  pas  discret  le  pont  de  fascines,  et  reprit  pied 
sur  la  terre  ferme,  à  notre  plus  grande  satisfaction. 

La  fortune  parut  vouloir  nous  tenir  compte  de  ces  labeurs,  car 
nous  nous  étions  à  peine  remis  en  chasse,  que,  comme  à  un  signal, 
tous  les  éléphans  de  la  ligne  faisaient  entendre  le  cri  d'alarme  et 
repliaient  prudemment  les  anneaux  de  leurs  trompes.  Ces  prépa- 
ratifs de  combat  dénoncent  le  voisinage  de  l'ennemi  avec  tout  au- 
tant de  certitude  que  l'arrêt  du  chien  le  voisinage  du  gibier.  Bien- 
tôt en  effet  nous  vîmes  dans  une  clairière  le  tigre  qui  se  retirait 
au  petit  pas  devant  la  ligne  des  chasseurs,  et  trois  coups  de  fusil 
accompagnèrent  sa  retraite.  Toute  cette  scène  passa  comme  une 
apparition  devant  mes  yeux  éblouis,  et  je  ne  me  rendais  pas  en- 
core bien  compte  que  je  venais  de  saluer  le  roi  des  jongles  dans 
son  domaine,  lorsqu'à  la  voix  puissante  d'Hammerton,  notre  esca- 
dron se  mit  d'une  vive  allure  à  la  poursuite  de  l'ennemi.  C'était,  je 
te  l'assure,  un  étrange  spectacle,  et  le  crayon  d'un  maître  pourrait 
seul  reproduire  cette  charge  de  grosse  cavalerie  dans  toute  l'accep- 
tion du  mot  :  les  gestes  passionnés  des  mahoiits,  l'ardeur  guerrière 
de  nos  montures,  les  convulsions  des  arbres  déracinés  sous  leurs 
pas,  les  efforts  désespérés  de  nos  porteurs  d'ombrelles,  cramponnés 
dans  une  position  d'équilibre  instable  au  dos  des  hoivdahs.  Je  dois 
ajouter,  pour  être  vrai,  qu'au  bout  de  cinq  minutes  je  voyais  avec 
une  intime  satisfaction  V Ami-de-la-Lune  et  ses  confrères  modé- 
rer leur  allure ,  car  mes  trois  fusils  et  moi-même  avions  eu  notre 
bonne  part  de  sauts  et  de  soubresauts  dans  ce  steeple-chase  impro- 
visé. Les  taches  de  sang  que  nous  rencontrions  incessamment  indi- 
quaient la  route  suivie  par  le  pauvre  monstre ,  fort  écloppé  sans 
doute,  car  en  général  les  tigres  blessés  chargent  résolument  leurs 


9S9 

adversaires.  Alléchés  par  la  détresse  évidente  de  notre  ennemi,  nous 
continuâmes  à  suivre  ses  pas,  nous  attendant  à  chaque  instant  à  le 
voir  surgir  devant  nos  fusils.  Deux  heures  s'écoulèrent  inutilement 
dans  cette  recherche  pleine  d'anxiétés.  Le  soleil  commençait  à  des- 
cendre à  l'horizon,  lorsque  nous  arrivâmes  à  un  inextricable  fourré 
de  lianes,  de  palmiers-nains,  de  bambous,  sorte  de  citadelle  végé- 
tale, dans  les  profondeurs  de  laquelle  il  y  avait  toute  chance  que 
notre  ennemi  eût  trouvé  un  asile.  Nous  atteignions  à  peine  les  limites 
de  cette  enceinte,  que  les  rugissemens  terribles  qui  saluèrent  notre 
approche  ne  nous  permirent  plus  de  douter  du  voisinage  de  l'en- 
nemi. Fatigue  d'une  course  de  deux  heures,  satiété  des  émotions  du 
sport^  poltronnerie  peut-être,  je  constate,  sans  me  charger  de  l'ex- 
pliquer, l'impression  profonde  que  ces  accens  caverneux  produisi- 
rent sur  les  éléphans,  qui  complétèrent  un  demi  à-droite,  et  s'en 
allèrent,  comme  Jean,  par  où  ils  étaient  venus,  plus  vite  même  qu'ils 
n'étaient  venus.  Inutile  d'ajouter  que  V Ami-de-la-Lune  se  montrait 
digne  de  sa  vieille  renommée ,  et  restait  immobile  aux  abords  de  la 
jongle,  en  compagnie  de  deux  ou  trois  vieux  routiers  de  la  bande. 
A  trois  reprises,  les  fuyards  furent  vigoureusement  ramenés,  et  l'on 
essaya  d'enlever  d'assaut  le  terrible  rempart  d'épines;  à  trois  re- 
prises aussi,  la  colonne  de  brèche  fut  repoussée  par  ces  terribles  ru- 
gissemens, dont  l'orchestre  le  plus  cuivré  ne  saurait  reproduire  les 
intonations  prodigieuses.  Il  fallait  définitivement  renoncer  à  battre 
cette  maudite  jongle  au  moyen  des  éléphans,  et,  pour  terminer  vic- 
torieusement la  lutte ,  trouver  un  moyen  de  débusquer  le  tigre  de 
son  repaire.  Ce  fut  en  vain  toutefois  que  Bukt-Khan  s'élança  du  how- 
dah  où  il  avait  pris  place  derrière  son  maître,  et  s'avança  bravement 
dans  le  fourré  pour  y  lancer  des  poignées  de  chinese-crackers  Cl). 
Comprenant  sans  doute  les  dangers  qui  l'attendaient  en  terrain  dé- 
couvert, le  tigre  s'obstinait  à  ne  pas  franchir  les  limites  de  son  im- 
pénétrable asile. 

—  Qu'en  dites-vous,  monsieur?  me  dit  le  docteur  Hall  d'un  air 
passablement  narquois.  Il  faut  perdre  la  peau,  ou  aller  la  chercher 
nous-mêmes. 

—  Je  dis  que  je  suis  prêt  à  vous  suivre,  repris-je  non  sans  pen- 
ser que  nous  allions  assez  légèrement  nous  mettre  dans  la  gueule 
du  tigre,  sinon  du  loup. 

—  Apportez  les  échelles!  continua  le  docteur,  interpellant  en  lan- 
gage natif  le  serviteur  préposé  à  la  garde  de  ce  meuble  indispen- 
sable. 


(1)  Sorte  de  pétard  employé  dans  l'Inde  pour  effrayer  les  cochons  sauvages  et  les  faire 
sortir  des  jongles. 


990  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

Le  noir  domestique,  fidèle  interprète  des  lois  de  la  civilité  puérile 
et  honnête,  me  présenta  l'échelle,  et  je  venais  d'en  franchir  les  pre- 
miers degrés,  lorsqu'un  rugissement  terrible  se  fit  entendre;  il  y 
eut  ensuite  lin  moment  de  silence,  puis  une  voix  victorieuse  jeta 
aux  échos  le  cri  de  hallali, 

—  Dix  contre  un,  dit  Hammerton,  que  cet  enragé  de  Bukt-Khan 
vient  encore  de  faire  des  siennes  ! 

Et  en  effet,  profitant  d'un  moment  où  son  maître  avait  le  dos 
tourné,  Bukt-Khan,  armé  d'une  lance  et  d'un  bouclier,  s'était  glissé 
sous  la  jongle  comme  un  serpent,  et,  arrivé  près  du  tigre  en  ram- 
pant, l'avait  frappé  au  cœur  du  fer  de  sa  pique.  Dix  natifs  se  préci- 
pitèrent à  fenvi  au  plus  épais  du  fourré  et  rapportèrent  bientôt  le 
corps  inanimé  de  notre  adversaire.  C'était  un  jeune  mâle  de  trois 
ans  environ,  me  dit  le  docteur  Hall,  fort  expert  en  ces  matières.  11 
mesurait  onze  pieds  neuf  lignes  du  museau  à  l'extrémité  de  la 
queue.  Tu  verras  sa  peau  un  de  ces  jours,  car  je  compte  Foffrir  en 
présent  à  Pauline.  Alors  et  seulement  alors  je  compris  combien  j'a- 
vais eu  chaud  et  soif  pendant  les  deux  dernières  heures,  et  vidai 
coup  sur  coup  trois  bouteilles  de  soda-ivater.  A  ta  santé,  cousin! 

Es^tu  fatigué  de  ces  récits?  Mon  amour-propre  d'auteur  et  d'ac- 
teur veut  croire  que  non;  aussi,  pour  les  compléter,  te  conduirai- 
je  sous  le  mess  lent  le  soir  même  de  cette  victoire,  au  moment  du 
pass-ivine.  Hall,  Hammerton  et  moi,  nous  sommes  comfortablement 
installés  autour  d'une  table  qui  nous  offre  les  ressources  variées 
d'un  dessert  appétissant,  d'un  haut-brion  distingué  et  d'excellens 
cheeroots  n*  2. 

—  Vous  avez  admiré  l'audace  de  Bukt-Khan,  dit  Hall  m'interpel- 
lant  directement.  Le  drôle  n'en  fait  jamais  d'autres.  Une  fois  qu'il 
a  flairé  le  tigre,  impossible  de  le  tenir  en  laisse  :  il  faut  qu'il  rap- 
porte. 

—  n  devrait  pourtant,  interrompit  Hammerton,  savoir  mieux 
qu'un  autre  ce  qu'il  en  coûte  de  se  trouver  à  portée  des  griffes  d'un 
tigre.  Dix  ans  n'ont  pas  effacé  de  son  épaule  droite  la  terrible  bles- 
sure qu'il  a  reçue  d'un  tigre  agonisant  quand  il  chassait  avec  moi  sur 
les  territoires  du  Nizam;  mais  ni  l'expérience,  ni  mes  remontrances, 
ni  mes  ordres  n'ont  jamais  pu  modérer  son  ardeur,  et  quant  à  user 
de  sévérité,  le  priver  de  m' accompagner  aux  jours  de  sport ^  son 
plus  grand  plaisir,  je  n'en  ai  vraiment  pas  le  courage. 

—  Il  est  de  fait  que  sa  fidélité  mérite  toute  votre  indulgence,  re- 
prit Hall;  j'en  peux  parler  savamment.  L'année  dernière,  lors  de  la 
maladie  de  lUlle  Jimmy,  lady  Suzann  elle-même  ne  prodiguait  pas 
au  petit  malade  des  soins  plus  tendres  que  ce  colosse  à  moustaches 
d'une  aune  et  à  figure  d'anthropophage.  Six  semaines  il  a  eu  la 


EPISODE   d'un   voyage    d' AGREMENT.  991 

constance  de  renoncer  à  son  hoivkah  de  crainte  d'apporter,  en  ren- 
trant dans  la  chambre  du  cher  enfant,  une  senteur  nuisible!..  —  Le 
docteur  poursuivit  en  s' animant  :  Bukt-Khan,  monsieur,  est  une  des 
variétés  les  plus  intéressantes  de  l'espèce  indienne,  le  serviteur  du 
bon  vieux  temps,  dont  le  dévouement  primitif  ne  le  cède  en  rien 
au  dévouement  des  Galeb  et  des  Vendredi,  Hammerton  aurait  com- 
mandé ce  soir  à  son  féal  serviteur,  entre  la  poire  et  le  fromage,  de 
nous  expédier  tous  deux  dans  la  nuit  pour  l'autre  monde,  que  ni 
l'un  ni  l'autre  nous  ne  verrions  demain  la  lumière  du  soleil.  Les  or- 
dres de  son  maître  sont  sacrés  pour  Bukt-Khan;  son  maître,  c'est  son 
fétiche,  son  gooroo.  Je  me  hâte  d'ajouter,  pour  ne  pas  vous  don- 
ner une  idée  trop  avantageuse  de  la  race  indienne,  que  Bukt-Khan 
est  unique  en  son  genre,  et  que  vous  pourriez  chercher  de  Peshawur  ' 
à  Calcutta  sans  trouver  son  pareil.  Le  sentiment  de  la  reconnais- 
sance n'existe  pas  plus  dans  le  cœur  de  l'Indien  que  le  mot  dans  sa 
langue.  Aussi,  pour  vous  éviter  de  cruelles  désillusions,  pénétrez- 
vous  de  cette  vérité,  que  le  bien  que  vous  semez  autour  de  vous  ne 
produira  jamais  qu'une  récolte  de  noire  ingratitude.  En  voulez-vous 
un  exemple?  Vous  avez  peut-être  remarqué  un  ryot  qui,  au  moment 
du  départ  pour  la  chasse,  m'a  retenu  un  assez  long  temps  au  seuil 
de  ma  tente? 

—  Ah  !  ah  !  toujours  le  ryot  qui  vous  réclame  ses  honoraires  de 
malade!  interrompit  Hammerton  avec  un  sourire. 

—  Monsieur  ne  connaît  pas  cette  anecdote ,  reprit  vivement  le 
docteur  en  homme  qui  sent  le  besoin  de  motiver  la  nouvelle  édition 
d'un  récit  familier  à  son  auditoire. 

—  Vous  n'avez  pas  besoin  d'excuse;  l'anecdote  est  curieuse,  et, 
sans  compliment,  vous  la  narrez  fort  bien,  dit  le  major  avec  un  im- 
perturbable sérieux. 

Sans  se  faire  prier  davantage,  le  docteur  poursuivit  :  —  En  reve- 
nant l'année  dernière  à  Minpooree  d'un  petit  voyage  à  quelques 
milles  de  la  station,  dans  l'obscurité  de  la  nuit  mes  deux  bérats  de 
devant  culbutèrent  sur  un  objet  placé  en  travers  de  la  route.  Une 
fois  sorti  de  la  bagarre,  je  reconnus  que  l'obstacle  n'était  rien  autre 
chose  qu'un  homme  qui  se  tordait  sous  les  premières  atteintes  d'une 
violente  attaque  de  choléra.  Sans  perdre  de  temps,  j'administrai  au 
moribond  une  dose  de  laudanum,  et  pour  compléter  ma  bonne  ac- 
tion, lui  cédant  ma  place  dans  l^palki^  regagnai  la  station  à  pied. 
Grâce  à  un  traitement  énergique ,  à  huit  jours  de  là  le  moricaud 
était  sur  jambes;  mais  ce  fut  au  bout  d'un  mois  seulement  que,  voyant 
qu'il  engraissait  à  vue  d'oeil,  je  me  résolus  à  lui  faire  comprendre 
qu'il  n'avait  plus  besoin  de  mes  services  médicaux  et  pouvait  rentrer 
dans  ses  foyers.  Savez-vous  ce  qu'il  répondit  à  cette  ouverture?... 


992  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

A  peu  près  ceci  :  Que  je  lui  avais  sauvé  la  vie  pour  mon  plaisir,  et 
qu'en  bonne  justice,  sous  peine  de  manquer  aux  obligations  que  j'a- 
vais contractées  envers  lui,  je  lui  devais  les  moyens  d'en  soutenir 
le  fardeau!...  Jamais  bastonnade  n'eût  sans  doute  été  mieux  appli- 
quée que  sur  le  dos  de  cet  impudent  personnage  ;  il  me  sembla  ce- 
pendant plus  original  de  jouer  mon  rôle  de  dupe  jusqu'au  bout,  et 
d'acheter  par  un  backshih  le  départ  de  l'hôte  importun.  Ajouterai-je 
que  ce  nouvel  acte  de  condescendance  n'a  fait  qu'encourager  le 
drôle  dans  ses  prétentions,  et  qu'il  ne  manque  jamais  deux  ou  trois 
fois  l'an  de  venir  me  rappeler  ses  incontestables  titres  à  ma  grati- 
tude ?  Voilà  les  natifs,  monsieur  :  incapables  de  croire  à  un  acte  de 
générosité  désintéressée  !  Le  droit  du  plus  fort  est  le  seul  que  leur 
nature  pervertie  reconnaisse;  le  gouvernement  du  sabre,  le  seul 
gouvernement  qu'ils  puissent  comprendre  et  respecter.  Aussi  ne 
suis-je  pas  sans  crainte  lorsque  je  vois  nos  hommes  d'état  hésiter  à 
sévir  contre  l'insubordination,  tranchons  le  mot,  la  révolte  des  ré- 
gimens  de  Berhampoore  et  de  Barrackpoore,  et  tous  les  officiers  du 
service  qui  ne  sont  pas  des  échappés  de  Bedlam  ou  d'Exeter-Hall, 
—  je  ne  fais  pas  de  différence,  —  sont  de  mon  avis.  Il  ne  faut  pas 
plus  que  la  faiblesse  avec  laquelle  on  temporise  à  Calcutta  avec  les 
cipayes  rebelles  des  35^  et  39^  pour  faire  couper  le  cou  un  de  ces 
beaux  matins  à  tout  ce  qu'il  y  a  d'Européens  dans  l'Inde! 

—  Vous  voilà  encore  avec  vos  sombres  pronostics ,  Hall  !  inter- 
rompit Hammerton. 

—  Et  croyez-vous,  Hammerton,  croyez-vous,  dites-le-moi  la 
main  sur  la  conscience,  que  l'avenir  ne  soit  pas  chargé  des  plus 
sombres  nuages? -reprit  le  docteur  en  regardant  fixement  entre  les 
deux  yeux  son  interlocuteur. 

—  Pour  vous  répondre  très  franchement,  je  ne  saurais  nier  qu'il 
n'y  ait  une  grande  inquiétude  dans  le  pays;  mais  c'est  la  loi  fatale 
de  notre  puissance  dans  l'Inde.  Depuis  un  siècle  qu'elle  existe,  ja- 
mais nous  n'avons  joui  d'une  période  de  dix  ans  de  paix.  Nous 
sommes  en  1857,  la  seconde  guerre  du  Pendjab  a  neuf  ans  de  date, 
nous  devons  donc  nous  attendre  à  quelque  explosion  ;  mais  de  quel 
côté  viendra-t-elle?  C'est  là  la  question!  11  ne  me  surprendrait  pas 
que  les  hart)itans  de  l'Oude  profitassent  de  la  saison  des  pluies  pour 
prendre  les  armes.  Quant  à  une  insurrection  de  l'armée  du  Ben- 
gale,... allons  donc!  la  chose  ne  vaut  pas  la  peine  d'être  discutée, 
c'est  de  la  fantasmagorie  triple. 

—  Dieu  me  garde,  Hammerton,  de  vouloir  jouer  devant  notre 
hôte  le  rôle  de  prophète  de  malheur!  reprit  le  docteur  avec  une 
grande  solennité;  mais,  je  vous  l'ai  dit,  je  vous  le  répète,  si  l'on  ne 
se  décide  pas  à  faire  un  grand  exemple,  à  décimer,  oui ,  décimer. 


EPISODE   d'un   voyage    d' AGRÉMENT.  993 

I  c'est  le  vrai  moyen,  la  brigade  de  Barrackpoore,  avant  six  mois  toute 
l'armée  du  Bengale  sera  en  insurrection.  L'esprit  de  sédition  court 
les  bazars  et  les  campemens  militaires.  En  doutez-vous  pour  un 
instant?  Aujourd'hui,  sous  prétexte  de  caste,  les  cipayes  refusent 
•la  cartouche  Enfield;  demain  ils  auront  découvert  que  le  contact 
des  officiers  européens  menace  leur  salut  dans  l'autre  monde,  et  ils 
prieront  très  respectueusement  le  gouvernement  de  nous  mettre  à 
la  porte  pour  nous  remplacer  par  de  huileux  subadars.  Des  prophé- 
ties circulent,  vous  les  avez  eues  entre  les  mains  tout  comme  moi, 
qui  annoncent  que  1857,  la  centième  année  de  la  puissance  anglaise 
dans  l'Inde,  en  sera  la  dernière  ;  mais  qui  songe  à  poursuivre  les 
auteurs  de  ces  pamphlets  incendiaires ,  qui  peuvent  avoir  une  telle 
influence  sur  l'esprit  superstitieux  des  natifs?  Ce  n'est  ni  vous,  ni 
moi,  ni  le  gouvernement,  qui  a  bien  autre  chose  à  faire.  Voilà  pour 
les  intrigues  qui  agitent  les  bas-fonds  de  la  société  indigène.  Quant 
aux  classes  élevées,  croyez-vous  que  les  princes  dépossédés,  malgré 
les  listes  civiles  extravagantes  que  nous  leur  payons,  ne  soufflent 
pas  de  tous  leurs  poumons  pour  attiser  le  feu  de  la  révolte?  L'esprit 
de  sédition  est  partout,  et  nos  moyens  de  répression,  quels  sont-ils? 
Nos  troupes  européennes, ^les  seules  sur  lesquelles  nous  puissions 
compter,  sont  moins  nombreuses  aujourd'hui  qu'elles  ne  l'ont  jamais 
été  :  les  natifs  ne  le  savent  que  trop,  et  c'est  là  le  secret  de  leur  au- 
dace. Pas  un  régiment  européen  sur  tout  le  parcours  du  Great- 
Trunk-Road  de  Calcutta  à  Meerut!  pas  un  soldat  blanc  pour  garder 
l'immense  arsenal  de  Delhi!  L'imprévoyance  anglaise  n'atteint-elle 
pas  ici  les  limites  de  la  folie?...  Pas  de  police  militaire,  pas  plus  au 
reste  que  de  police  civile,  pour  vous  mettre  sur  la  trace  des  com- 
plots qui  se  trament  dans  l'ombre!  En  voulez-vous  une  preuve?  Yoici 
ce  qui  a  été  dernièrement  découvert  à  Barrackpoore,  ainsi  que  me  le 
mande  Smith,  l' aide-de-camp  du  brigadier  :  en  1826,  un  brahmine 
de  haute  caste,  chef  de  la  révolte  du  47^  régiment,  fut  pendu  au 
bord  du  grand  Tank.  A  la  place  où  fut  dressée  la  potence  s'élève 
aujourd'hui  un  banian  sacré,  objet  de  la  vénération  des  fidèles!  Et 
ce  n'est  pas  tout,  les  vases  de  cuivre  du  pendu,  les  petits  instrumens 
de  son  métier,  encensoirs  et  autres,  étaient  encore  gardés  religieu- 
sement, il  n'y  a  pas  plus  de  quinze  jours,  dans  le  corps  de  garde 
de  Barrackpoore,  et  adorés,  comme  les  reliques  d'un  saint,  par  nos 
loyaux  cipayes  ! 

—  De  la  véracité  de  tout  ce  que  vous  venez  de  dire.  Hall,  je  suis 
aussi  pénétré  que  vous,  reprit  Hammerton  d'un  air  pensif,  plus  pé- 
nétré même  que  vous,  car  en  des  jours  de  crise  votre  personne  seule 
serait  exposée,  et  moi  je  suis  époux,  je  suis  père...  —  Il  poursuivit 
après  une  pause  :  —  Et  cependant  je  ne  crois  pas  que  ces  misérables 

63 


99A  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

cipayes,  je  les  ai  vus  au  feu  et  je  sais  ce  qu'ils  valent,  je  ne  crois  pas, 
dis-je,  que  ces  misérables  cipayes  puissent  arrêter  la  course  victo- 
rieuse de  l'étoile  de  la  vieille  Angleterre.  J'ai  confiance  en  la  bra- 
voure de  nos  soldats  européens,  j'ai  confiance  en  ces  hommes  de  la 
vieille  école  qui  sauront  porter  haut  et  ferme  au  milieu  des  dangers 
le  drapeau  de  notre  glorieuse  reine.  Les  deux  Lawrence,  Outram, 
Chamberlain,  ces  hommes-là  valent  des  armées,  et  quels  que  soient 
les  périls  dans  lesquels  des  demi-mesures  nous  auront  fait  tomber, 
leur  courage  éprouvé  saura  nous  en  tirer...  Voici  une  bien  longue, 
bien  sérieuse  conversation,  mon  cher  hôte,  et  il  ne  nous  reste  qu'à 
nous  excuser,  Hall  et  moi,  de  vous  l'avoir  fait  subir,  car  il  est  bien 
décidément  inutile  d'attendre  Jones,  qui  ne  viendra  pas  ce  soir, 
commepl  nous  l'avait  promis.         p^  -    ^^^  | 

En  cet  instant,  l'on  entendit  un  bruit  confus  de  voix  au  dehors 
de  la  tente,  et  un  domestique  en  franchit  le  seuil  pour  remettre  à 
Hammerton  une  lettre  qu'un  péon  venait  d'apporter  de  Nawab- 
gunge.  Le  capitaine  Jones  annonçait  en  quelques  lignes  à  son  ami 
que  les  bruits  d'une  insurrection  à  Meerut,  en  circulation  depuis 
quelques  jours,  avaient  pris  tout  à  coup  une  telle  consistance  que 
le  brigadier  commandant  à  Nawabgunge  lui  avait  refusé  la  permis- 
sion de  venir  nous  rejoindre. 

—  Que  dites-vous  de  tout  ceci?  fit  Hall,  rompant  le  silence  solen- 
nel avec  lequel  nous  avions  accueilli  ces  graves  nouvelles. 

—  Je  dis  qu'il  ne  peut  y  avoir  un  mot  de  vrai  dans  ces  bruits,  re- 
prit Hammerton,  par  la  grande  raison  que  nous  avons  à  Meerut  une 
force  européenne  respectable,  le  régiment  des  riffles  et  celui  des 
carabiniers.  Si  Jack  cipaye  médite  de  funestes  projets,  il  ne  com- 
mencera pas  bien  certainement  par  mettre  le  feu  aux  poudres  dans 
une  station  aussi  bien  gardée  que  Meerut. 

—  Depuis  vingt-cinq  ans  que  je  suis  au  service  de  Old  John  Com- 
pany ^  interrompit  Hall,  j'ai  toujours  remarqué  que  pour  pénétrer 
les  plans  des  natifs ,  il  fallait  bien  se  garder  de  prendre  le  bon  sens 
pour  guide.  Annoncez  l'improbable,  l'impossible,  lorsqu'il  s'agit  d'é- 
venter les  machinations  de  cette  maudite  engeance,  et  je  parie 
cent  contre  un  que  le  fait  accompli  viendra  vérifier  vos  prédictions. 
Aussi,  Hammerton,  suis-jeloin  d'être  aussi  rassuré  que  vous  l'êtes. 
Je  crois  sincèrement  que  le  11  mai  l'on  a  joué  à  Meerut  le  premier 
acte  d'un  grand  drame  dont  Dieu  seul  sait  si  nous  verrons  la  fin; 
ce  qui  ne  doit  pas  nous  empêcher  de  dormir  encore,  cette  nuit  du 
moins,  sur  nos  deux  oreilles.  Messieurs,  bonsoir... 

Au  moment  où  je  venais  de  reproduire  à  ton  intention  ce  dialogue 
qui  m'a  vivement  frappé,  Hammerton  est  entré  sous  ma  tente  pour 
m' annoncer  que  des  nouvelles  ultérieures,  arrivées  ce  matin,  ne  lui 
laissaient  plus  aucun  doute  sur  la  gravité  des  événemens  de  Meerut, 


EPISODE   D  UN   VOYAGE    d' AGRÉMENT.  995 

et  l'obligeaient  à  se  rendre  immédiatement  à  son  poste.  Quant  à  moi, 
je  me  mets  en  route,  sous  la  conduite  de  Bukt-Khan,  au  coucher  du 
soleil  pour  Nawabgunge.  C'est  un  voyage  de  cent  cinquante  milles 
environ,  dont  je  ferai  la  première  partie  à  dos  d'éléphant,  mode  de 
locomotion  assez  primitif;  mais  grâce  à  un  express  qui  va  partir  à 
l'instant,  je  trouverai  un  dawk  préparé  à  mi-chemin.  J'ai  voulu 
d'abord  refuser  les  services  du  fidèle  serviteur  d'Hammerton,  mais 
mon  hôte  m'a  fait  observer  qu'en  tout  état  de  choses  Bukt-Khan  de- 
vait partir  pour  Nawabgunge  où  il  va  se  mettre  aux  ordres  de  lady 
Suzann,  qu'il  ramènera  immédiatement  à  Minpooree.  Impossible 
donc  de  refuser  cette  nouvelle  preuve  de  l'affection  de  mon  excel- 
lent hôte.  Aussi  tu  comprendras  sans  peine  la  profonde  tristesse  qui 
s'empara  de  moi  lorsque  je  lui  fis  mes  adieux.  En  m'éloignant  de  ce 
noble  représentant  de  la  race  européenne  en  ces  contrées  lointaines 
au  milieu  de  si  lugubres  circonstances ,  une  véritable  tristesse  op- 
pressait mon  cœur;  il  me  semblait  que  je  quittais  un  vieil  ami.  Je 
n'ai  pas  éprouvé  un  moindre  chagrin  à  me  séparer  de  little  Jimmy. 
L'affection  que  ce  cher  enfant  m'a  témoignée  dès  le  premier  jour  m'a 
pénétré  jusqu'au  fond  de  l'âme.  Croirais-tu  que  le  cortège  de  mes 
amis  était  déjà  à  une  assez  grande  distance  des  tentes,  que  le  cher 
petit ,  la  tête  à  la  portière  du  palanquin ,  dans  lequel  il  avait  pris 
place  entre  les  genoux  de  son  père ,  me  saluait  de  la  main  en  me 
criant  en  signe  d'adieu  :  Frenchmansahih^  salami  —  Sweet  Unie 
boy!  le  reverrai-je  jamais?  Au  diable  les  idées  noires! 

V express  qui  va  commander  mon  dawk  doit,  suivant  toute  pro- 
babilité, rejoindre  le  courrier  qui  porte  la  prochaine  malle;  aussi  je 
termine  à  la  hâte  cette  longue  lettre.  Je  sais  combien  tu  es  prompt 
à  t' inquiéter  à  mon  endroit,  et  je  ne  peux  me  dissimuler  que  l'in- 
surrection de  Meerut  aura  un  sinistre  retentissement  en  Europe.  Je 
veux  donc  que  tu  saches  à  n'en  pas  douter,  et  le  plus  tôt  possible, 
que  le  18  mai,  à  deux  heures  de  l'après-midi,  j'étais  sain  de  corps 
et  d'esprit,  et  à  toi  de  cœur  comme  toujours. 

Henri. 


LE    MÊME    AU    MÊME. 


Nawabgunge,  6  juin  1857. 


Comme  je  te  l'ai  promis  dans,  ma  dernière  lettre,  mon  cher  ami, 
je  ne  laisserai  pas  partir  cette  malle  sans  te  donner  de  mes  nou- 
velles. Ta  tendresse  éprouvée,  la  gravité  des  événemens  qui  se 
passent  autour  de  moi  me  sont  un  sûr  garant  que  mes  lettres,  quel- 
que rapprochées  qu'elles  soient,  seront  toujours  les  bienvenues  en- 
tre tes  mains.  Grâce  au  ciel  cependant,  je  n'aurai  point  à  te  parler 
de  mes  dangers.  Jusqu'ici,  ma  bonne  étoile  de  voyageur  a  pris  soin 


996  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

d'éloigner  de  ma  route  toutes  ces  scènes  de  carnage  dont  les  jour- 
naux te  donneront  le  palpitant  récit;  je  n'ai  pas  même  encore  senti 
l'odeur  de  la  poudre,  et  je  t'écris  en  ce  moment  d'une  retraite  qui 
défierait  au  besoin  toutes  les  forces  rebelles  de  l'Inde.  Inutile  d'a- 
jouter que  je  ne  quitterai  qu'à  bon  escient  le  fort  de  Nawabgunge, 
car,  comme  dit  je  ne  sais  plus  quel  vaudeville,  je  ne  me  console- 
rais de  ma  vie  de  laisser  mes  os  dans  ce  voyage  d'agrément,  si  bien 
commencé,  et  qui  se  termine  au  milieu  des  catastrophes  d'un  drame 
militaire  dont  nul  ne  saurait  prévoir  la  fm.  Je  me  laisse  entraîner 
ici  à  l'exagération  du  moment.  Prévoir  la  fm  de  cette  insurrection 
sans  chef,  sans  drapeau,  c'est  chose  facile;  niais  qui  pourrait  dire 
les  crimes  de  lèse-humanité  qui  ensanglanteront  cette  sombre  page 
de  l'histoire  de  l'Angleterre?  Il  nous  est  arrivé  ici  des  relations  au- 
thentiques des  massacres  de  Delhi  et  de  Meerut  qui  font  dresser  les 
cheveux  sur  la  tête,  et  justifient,  et  au-delà,  mon  antipathie  instinc- 
tive pour  cette  horrible  race  jaune;  mais  de  ceci  plus  au  long  tout 
à  l'heure  :  je  reprends  l'ordre  chronologique  des  faits. 

Parti  du  camp  le  18  au  soir  en  compagnie  de  Bukt-Khan,  montés 
tous  deux  sur  le  dos  hospitalier  de  Y Ami-de-la-Lune,  j'ai  trouvé, 
comme  je  l'espérais,  un  palanquin  à  mi-chemin  et  des  relais  de  bé- 
rats  échelonnés  aux  diverses  stations  de  la  route.  J'aurais  fait  en  un 
mot  un  voyage  assez  agréable,  si  les  deux  derniers  jours  je  n'avais 
été  assailli  par  les  vents  chauds,  phénomène  atmosphérique  inex- 
pliqué, et  dont  je  ne  puis  te  donner  une  meilleure  idée  qu'en  disant 
que,  si,  fermant  les  yeux,  vous  exposez  vos  mains  à  l'action  de  ce 
souffle  dévorant,  vous  pouvez  croire  que  vos  doigts  sont  à  la  bouche 
d'un  brasier  ardent.  Je  ne  saurais  terminer  l'esquisse  de  mon  voyage 
sans  dire  un  mot  des  attentions  et  des  soins  que  le  fidèle  Bukt-Khan 
n'a  cessé  de  me  prodiguer.  Grâce  à  son  incessante  sollicitude,  j'ai 
pu  jouir  aux  bungaloivs  de  la  route  de  tous  les  comforts  dont  ces 
établissemens  soat  susceptibles  :  des  tatties  bien  arrosées,  de  l'eau 
tiède,  la  poule  grasse,  ou  prétendue  telle,  de  la  basse  cour! 

Arrivé  à  Nawabgunge  le  24  vers  trois  heures  de  l'après-midi,  j'éta- 
blis mon  domicile  au  dawk-bungaloiv,  et  envoyai  Bukt-Khan  por- 
ter à  lady  Suzann  des  nouvelles  de  son  mari  et  de  son  fils,  me  pro- 
mettant pendant  son  absence  de  prendre  une  légère  compensation 
des  insomnies  des  nuits  précédentes.  Je  venais  à  peine  de  fermer 
les  yeux,  que  Bukt-Khan  était  de  retour,  porteur  d'une  lettre  qui 
m'était  adressée  par  le  commîssioner  du  district,  hôte  de  lady  Su- 
zann. Dans  cette  lettre,  ce  haut  fonctionnaire  s'excusait  de  ce  que 
ses  devoirs  multiples  en  ce  jour  solennel  ne  lui  permissent  pas  de 
venir  me  rendre  visite  au  bungalow^  et  me  priait  d'assister  au  bal 
qu'il  donnait  le  soir  même  en  l'honneur  de  l'anniversaire  de  la  nais- 
sance de  sa  majesté  la  reine  Yictoria.  A  huit  heures,  après  un  assez 


I 


EPISODE    D  UN   VOYAGE   d' AGREMENT.  997 

modeste  dîner,  toujours  la  poule  maigre!  cravaté  de  blanc,  dans  la 
tenue  noire  la  plus  correcte,  je  montais  dans  un  gharri  de  louage 
qui  devait  me  conduire  à  la  villa  du  commissioner,  située  à  peu  de 
distance  des  lignes  du  régiment  natif  attaché  à  la  brigade  de  Nawab- 
gunge. 

Lady  Suzann  me  reçut  avec  la  bonne  grâce  qu  elle  possède  à  un 
si  haut  degré,  et,  me  prenant  sous  son  patronage,  m'introduisit  aux 
diverses  notabilités  de  la  station.  Tu  comprends  que  mes  premières 
paroles  furent  pour  demander  des  nouvelles  des  événemens  de  Mee- 
rut,  dont  je  n'avais  pas  entendu  parler  depuis  mon  départ  de  la 
jongle;  mais  je  ne  reçus  que  des  réponses  évasives,  comme  si,  par 
un  accord  tacite,  il  avait  été  convenu  entre  les  invités  de  ne  pas  je- 
ter l'ombre  d'un  si  triste  sujet  sur  les  joies  de  cette  fête.  Sans  pou- 
voir rivaliser  par  le  nombre  avec  un  raout  élégant  de  Londres  ou  de 
Paris,  l'assemblée  était  nombreuse  :  une  demi-douzaine  de  rajahs 
faisaient  acte  de  loyauté  en  promenant  dans  les  salons  leurs  beaux 
diamans,  leurs  robes  de  mousseline  et  leurs  figures  de  pain  d'épice. 
Des  officiers  en  brillant  uniforme,  des  civilians  et  des  planteurs  en 
habit  noir,  quelques  jeunes  misses  nouvellement  arrivées  d'Europe, 
ainsi  que  l'attestaient  les  fraîches  couleurs  de  leurs  visages,  for- 
maient les  traits  principaux  du  tableau,  que  je  complète  par  deux 
mots  de  la  bande  du  régiment  natif  :  un  assez  mauvais  orchestre, 
composé  de  liai f- castes  en  uniforme  ventre  de  biche,  galonné  de 
jaune,  où  l'on  retrouvait  de  frappantes  ressemblances  avec  les  singes 
musiciens  échappés  il  y  a  quelque  vingt  ans  au  spirituel  crayon  de 
Granville. 

Dominé  par  un  sentiment  de  tristesse  involontaire,  il  me  semblait 
reconnaître  sur  tous  les  visages  l'influence  des  sombres  pensées  qui 
agitaient  mon  cœur.  Un  détail  assez  insignifiant  me  frappa  vivement. 
Adossé  à  l'encoignure  d'une  porte,  je  suivais  de  l'œil  un  quadrille, 
lorsqu'en  me  détournant  pour  livrer  passage  à  un  couple  retarda- 
taire, mes  yeux  tombèrent  machinalement  sur  le  brigadier  et  le  ca- 
pitaine Jones  de  l'artillerie,  qui,  retirés  dans  un  coin  de  la  veran- 
dahy  comparaient  leurs  montres.  J'étais  en  train  de  bâtir  sur  ce 
simple  incident  une  pyramide  de  conjectures,  lorsque  lady  Suzann 
s'approcha  de  moi,  me  prit  le  bras,  et  me  dit  :  —  Parlons  français, 
et  menez -moi  prendre  une  tasse  de  thé.  —  Assez  surpris  de  ce  dé- 
but, je  m'inclinai  en  signe  d'assentiment,  et  nous  descendîmes  l'es- 
calier sans  mot  dire.  Au  lieu  de  diriger  ses  pas  vers  la  salle  du  buf- 
fet, où  une  demi-douzaine  de  noirs  konsommahs  distribuaient  d'une 
main  libérale  le  thé,  les  sirops  et  les  sandwichs,  lady  Suzann  me 
fit  traverser  le  vestibule  et  entra  sous  la  galerie  inférieure  et  exté- 
rieure de  la  villa. 

—  Je  ne  vous  ai  pas  imposé  un  trop  grand  sacrifice  en  vous  enlevant 


998  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

à  la  danse,  me  dit  ma  compagne;  nous  aurons  ici  beaucoup  plus  d'air, 
beaucoup  moins  de  cette  horrible  musique,  et  serons  en  un  mot 
beaucoup  mieux,  vous  pour  entendre,  moi  pour  vous  dire  l'épreuve 
à  laquelle  je  vais  mettre  votre  amitié  pour  moi  et  les  miens. 

—  Vos  bontés,  lady  Suzann,  l'amitié  qu'Hammerton  m'a  témoi- 
gnée, ont  laissé  dans  mon  cœur  un  souvenir  ineffaçable,  et  je  suis 
heureux  que  vous  puissiez  mettre  à  contribution  mes  services. 

—  C'est  ce  dont  je  suis  si  bien  convaincue,  que  je  n'hésite  pas  à 
aborder  avec  vous  un  sujet  bien  pénible  pour  mon  cœur.  —  Lady 
Suzann  poursuivit  après  une  pause  :  —  Le  vicomte  Delamere,  mon 
père,  dont  le  nom  est  haut  placé  dans  l'aristocratie  anglaise,  avait 
rêvé  pour  sa  fille  une  place  plus  élevée  encore  ;  aussi  depuis  cinq 
ans  ne  m'a-t-il  pas  encore  pardonné  un  mariage  qui  a  ruiné  ses  es- 
péra»ces.  Mes  appels  les  plus  tendres,  l'intervention  de  ses  amis 
n'ont  pu  fléchir  son  implacable  courroux.  Dernièrement,  pour  mettre 
sous  ses  yeux  le  portrait  de  son  petit-fds,  j'ai  dû,  par  un  innocent 
subterfuge,  avoir  recours  à  votre  obligeance  et  employer  le  minis- 
tère d'un  de  vos  amis;  mais  si  je  connais  bien  cette  implacable  vo- 
lonté, je  n'ose  espérer  que  les  traits  de  l'innocent  chérubin  aient 
pu  la  faire  fléchir.  S'il  ne  s'agissait  que  de  moi,  de  mes  intérêts, 
j'accepterais  ce  châtiment  mérité  en  silence,  car  aujourd'hui  je 
n'hésiterais  pas  plus  que  je  l'ai  fait  il  y  a  cinq  ans  à  unir  mon  sort 
à  l'époux  de  mon  choix,  malgré  la  volonté  de  mon  père.  Tout  le 
bonheur  dont  le  plus  tendre  des  hommes  peut  embellir  la  vie  d'une 
compagne  adorée,  Hammerton  me  l'a  donné,  et  je  n'échangerais  pas 
ma  place  à  son  foyer  pour  le  trône  de  la  reine  d'Angleterre;  mais  il 
s'agit  des  intérêts  de  mon  fils,  de  son  avenir.  Je  me  suis  décidée  à 
-envoyer  little  Jimmy  sans  retard  en  Europe,  et  aussitôt  de  retour  à 
Minpooree,  j'obtiendrai  d' Hammerton  qu'il  se  résigne  à  ce  sacrifice 
nécessaire  dans  l'intérêt  de  la  santé  et  de  l'éducation  de  notre  en- 
fant. Je  rougis  de  le  dire,  il  balbutie  à  peine  quelques  mots  d'an- 
glais, vous  le  savez,  et  serait  incapable  de  dire  le  nom  de  son  père. 
Puis-je  compter  que,  loin  des  siens,  mon  fils  trouvera  toujours  en 
vous  un  protecteur,  un  ami?  —  Tu  comprends  que  cet  appel  d'une 
mère  ne  me  trouva  pas  insensible,  et  qu'en  quelques  mots  partis 
du  cœur  je  m'engageai  à  me  montrer  digne  de  la  confiance  dont 
m'honorait  cette  noble  femme. 

—  Votre  promesse,  reprit  lady  Suzann  d'une  voix  émue,  me  rend 
bien  heureuse.  Depuis  que  je  connais  les  terribles  événemens  de 
Meerut,  vous  ne  savez  pas  à  quel  point  je  suis  préoccupée  du  sort  de 
ce  pauvre  petit,  que  les  hasards  de  la  guerre  peuvent  laisser  sans 
soutien. 

—  Fier  comme  je  le  suis  de  l'affection  dont  vous  venez  de  me 
donner  une  irrécusable  preuve,  permettez-moi  de  vous  reprocher 


ÉPISODE    d'un   voyage    d' AGREMENT.*  999 

ces  idées  noires,  que  rien  ne  semble  justifier.  Une  infime  fraction 
seulement  de  l'armée  du  Bengale  a  trahi  son  drapeau,  mais  le  grand 
nombre  des  régimens  reste,  il  restera  fidèle  aux  maîtres  dont  il 
mange  le  sel.  Ici  même,  ou  les  apparences  sont  trompeuses,  ou  per- 
sonne ne  suspecte  le  bon  vouloir  du  régiment  indigène  dont  nous 
pouvons,  des  fenêtres  de  cette  maison,  apercevoir  les  lignes... 

Pour  toute  réponse,  lady  Suzann  s'arrêta  devant  une  des  fenêtres 
du  rez-de-chaussée  et  souleva  discrètement  la  natte  doublée  de  toile 
bleue  qui  en  fermait  l'ouverture.  Le  rideau  se  rabaissa  immédiate- 
ment sous  l'impulsion  d'une  main  vigoureuse  ;  mais  j'avais  eu  le 
temps  d'apercevoir  au  fond  d'une  vaste  chambre  une  vingtaine  d'ar- 
tilleurs couchés  sur  des  planches,  des  fusils  en  faisceaux,  deux  pièces 
de  canon  et  des  caisses  à  gargousses,  tout  l'appareil  en  un  mot 
d'un  avant-poste  en  présence  de  l'ennemi. 

Je  n'étais  pas  encore  remis  de  la  profonde  surprise  que  j'avais 
éprouvée  à  la  vue  de  ce  spectacle  fort  inattendu,  quand  lady  Su- 
zann reprit  de  sa  voix  la  plus  calme  :  —  Le  brigadier  a  entre  les 
mains  des  preuves  palpables  des  mauvaises  dispositions  des  cipayes, 
et  pour  mettre  les  invités  du  bal  à  l'abri  d'un  coup  de  main,  on  a 
fait  entrer  secrètement  hier  soir  dans  la  villa  cette  petite  garnison. 
Les  pauvres  soldats  enfermés  dans  ce  misérable  réduit  depuis  vingt- 
quatre  heures  ont  dû  passer  bien  tristement  l'anniversaire  de  la 
naissance  de  notre  bonne  reine. 

—  Il  est  impossible,  lady  Suzann,  que,  dans  un  pareil  état  de 
choses,  vous  pensiez  un  instant  à  retourner  seule  à  Minpooree. 

—  La  place  de  la  femme  d'un  soldat  est  près  des  champs  de  ba- 
itaille.  Je  saurais  trouver  sur  ma  route  les  plus  grands  dangers  que 
je  n'hésiterais  pas  à  les  affronter  pour  rejoindre  mon  cher  Hammer- 
ton  :  à  ses  côtés,  je  dois  vivre  et  mourir.  Jeune  fille,  si  j'ai  bravé 
la  malédiction  d'un  père  adoré  pour  unir  mon  sort  au  sien,  mon 
dévouement  à  mon  époux  servira  d'expiation  à  cette  faute  de  ma 
jeunesse.  Dites  bien  à  mon  père,  si  je  ne  dois  plus  le  revoir,  que 
j'ai  tenu  le  serment  fait  au  pied  des  autels  avec  une  fidélité  digne 
du  sang  qui  coule  dans  mes  veines  ;  mais  je  ne  veux  pas  abuser  de 
vos  momens.  Je  vous  écrirai  de  Minpooree ,  car  il  est  possible  que 
je  vous  voie  en  cet  instant  pour  la  dernière  fois  et  que  je  me  mette 
en  route  demain.  —  Ce  disant,  lady  Suzann  me  tendit  sa  main,  que 
je  pressai  respectueusement  sur  mes  lèvres,  et  nous  prîmes  tous 
deux  le  chemin  de  la  salle  du  souper,  où  toute  la  compagnie  était 
réunie  depuis  quelque  temps. 

Le  repas  tirait  à  sa  fin,  et  la  table  autour  de  laquelle  avaient  pris 
-place  les  convives  ne  présentait  plus  que  le  triste  spectacle  de  car- 
casses de  dindons,  de  pâtés  défoncés,  de  gelées  en  ruisseau  et  de 
bouteilles  vides.  Lorsque  nous  entrâmes  dans  la  salle,  le  commis- 


1000  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

sioner^  debout  à  la  place  d'honneur,  venait  de  prononcer  les  pa- 
roles sacramentelles  :  Ladies  and  gentlemen^  fill  up  your  glasses^  et 
le  feu  de  file  des  bouchons  qui  sautaient  en  l'air  de  toutes  parts 
prouvait  assez  que  chaque  convive  répondait  à  cette  invitation.  Lady 
Suzann  et  moi-même  nous  nous  empressâmes  de  suivre  cet  exemple. 
Il  se  fit  alors  un  profond  silence ,  au  milieu  duquel  l'amphitryon 
porta  la  santé  de  sa  très  gracieuse  majesté  la  reine  Victoria,  toast  qui 
fut  salué  des  plus  bruyantes  acclamations.  Ce  patriotique  devoir  ac- 
compli, tous  les  invités  reprirent  le  chemin  de  la  salle  de  bal. 

Inutile  d'ajouter  que  les  préparatifs  de  combat  que  j'avais  vus  à 
l'étage  inférieur  avaient  piqué  au  plus  vif  ma  curiosité.  Aussi,  le 
souper  fini,  loin  de  regagner  mes  pénates,  comme  je  l'eusse  fait  en 
toute  autre  circonstance,  je  me  mêlai  de  nouveau  à  la  foule  des 
danseurs,  résolu  à  ne  pas  quitter  la  fête  avant  les  violons.  Ma  pa- 
tience fut  mise  à  une  rude  épreuve,  à  laquelle,  je  peux  me  rendre 
cette  justice,  elle  résista  victorieusement.  Trois  heures  venaient  de 
sonner  que  l'on  entamait  un  cotillon  où,  en  désespoir  de  cause  et  à 
la  demande  de  lady  Suzann,  je  pris  place  en  compagnie  d'une  jeune 
Écossaise  qu'un  aide-de-camp  oublieux  avait  laissée  sans  partner. 
L'habile  chorégraphe  qui  avait  pris  la  direction  de  la  danse  semblait 
devoir  la  prolonger,  à  l'aide  des  combinaisons  les  plus  variées,  jus- 
qu'au lever  au  moins  du  soleil,  lorsque  l' aide-de-camp  reparut  dans 
la  salle.  Il  avait  échangé  sa  grande  tenue  écarlate  contre  la  redin- 
gote bleue  à  brandebourgs,  portait  un  sabre  au  côté  et  un  revolver 
à  la  ceinture.  D'un  pas  rapide  il  parcourut  le  cercle  des  danseurs, 
et  tous  les  officiers  qui  en  faisaient  partie,  saluant  respectueusement 
leurs  danseuses,  sortirent  du  bal  à  sa  suite.  Il  n'y  avait  pas  à  en 
douter  :  si  le  cotillon  était  terminé ,  une  autre  danse  plus  sérieuse 
allait  commencer. 

Le  piétinement  des  chevaux,  le  sourd  roulement  des  canons  et 
des  caissons  retentissaient  dans  le  lointain.  Des  fenêtres  de  la  villa 
qui  ouvraient  sur  le  Meïdan,  l'on  put  reconnaître  à  l'indécise  clarté 
d'un  pâle  crépuscule  quatre  pièces  d'artillerie  attelées,  et  les  deux 
compagnies  du  3"^  de  fusiliers  du  Bengale  qui  se  dirigeaient  vers 
les  lignes  des  cipayes.  —  Si  vous  voulez  monter  avec  moi  sur  la  ter- 
rasse, nous  pourrons  mieux  juger  des  événemens  qui  vont  décider 
de  notre  sort  et  de  celui  de  ces  malheureuses  femmes ,  —  me  dit  le 
commissioner  à  l'oreille.  L'instinct  du  danger  avait  indiqué  cette  place 
de  refuge  à  ces  pauvres  affligées,  et  nous  fûmes  suivis  dans  notre 
ascension  de  tout  le  personnel  féminin,  sans  exception,  de  la  fête. 

Vivrais-je  cent  ans,  je  n'oublierais  pas  le  spectacle  étrange  que  la 
terrasse  de  la  villa  présentait  en  cet  instant  à  mes  regards.  Une  cin- 
quantaine de  femmes  en  toilette  de  bal  se  pressaient  contre  la  ba- 
lustrade de  pierre,  le  col  tendu,  l'œil  animé  d'une  ardeur  fébrile, 


ÉPISODE   d'un    voyage    d' AGREMENT.  1001 

cherchant  au  milieu  de  la  colonne  européenne  un  père,  un  frère,  un 
mari  que  l'on  ne  devait  peut-être  plus  revoir  !..  Des  sanglots  étouffés, 
des  prières  murmurées  à  voix  basse,  interrompaient  seuls  le  silence 
de  mort  qui  pesait  sur  l'assemblée.  Quatre  hommes,  — le  commissio- 
ner,  son  secrétaire ,  le  padre  de  la  station ,  et  moi-même,  —  sui- 
vaient cette  scène  de  deuil  avec  l'émotion  involontaire  que  même  les 
plus  braves  éprouvent  à  l'approche  du  danger.  Des  teintes  pourpres 
commençaient  à  éclairer  l'horizon  :  la  nature  endormie  se  réveillait 
aux  premiers  feux  du  matin,  parée  de  ce  charme  indéfinissable  qui 
en  ces  brûlantes  latitudes  disparaît  avec  les  premiers  rayons  du 
soleil.  L'alarme  avait  été  donnée  dans  les  lignes  des  cipayes.  A  l'ap- 
pel des  tambours,  des  fantômes  blancs  paraissaient  et  disparaissaient 
sous  le  vert  feuillage  des  manguiers,  à  l'ombre  desquels  s'élevaient 
les  huttes  de  bambous,  habitations  primitives  de  la  troupe  indigène. 
En  peu  de  minutes,  le  régiment  fut  formé  en  une  masse  imposante 
sur  le  Meïdan,  à  quelque  distance  en  avant  du  rideau  d'arbres  qui 
bordait  la  plaine.  Alors  une  scène  vraiment  héroïque  vint  faire  battre 
mon  cœur  à  pulsations  redoublées.  De  la  colonne  européenne,  immo- 
bile depuis  quelques  instans,  un  homme  à  cheval  partit  au  petit  pas, 
et  s'avança  jusqu'à  toucher  les  baïonnettes  des  cipayes.  Cet  homme, 
c'était  le  brigadier;  malgré  la  distance,  sa  femme,  une  de  nos  infor- 
tunées compagnes,  l'avait  reconnu,  car  elle  tomba  à  genoux,  et  leva 
les  mains  au  ciel  d'un  geste  plein  de  terreur  et  de  désespoir!... 
Un  Dieu  clément  daigna  exaucer  cette  prière  suprême...  Soit  que 
les  cipayes  fussent  touchés  de  la  confiance  que  leur  témoignait  un 
vieux  guerrier  blanchi  dans  leurs  rangs,  soit  qu'il  ne  vissent  point 
sans  crainte  le  rapide  mouvement  par  lequel  les  deux  compagnies 
de  fusihers  s'étaient  échelonnées  sur  leurs  flancs,  tandis  que  les  piè- 
ces d'artillerie  se  mettaient  en  position  de  combat,  le  premier  rang 
du  régiment  s'abaissa  comme  un  seul  homme,  et  déposa  ses  fusils  à 
terre.  England  for  everï  God  save  the  Queenl  cria  le  commissioner, 
qui  reconnut  le  premier  que  la  journée  était  gagnée!...  Je  puis  t'as- 
surer  que  je  fis  chorus  de  tous  mes  poumons  aux  hourrahs  frénéti- 
ques qui  accompagnèrent  ce  cri  de  victoire,  car  du  premier  moment 
j'étais  parfaitement  convaincu  que,  si  bien  en  règle  que  fût  mon 
passeport,  les  camarades  des  bouchers  de  Meerut  n'auraient  pas  les 
moindres  égards  pour  le  mandat  d'aide  et  de  protection  que  M.  le 
préfet  de  police,  et  après  lui  M.  le  consul  de  France  à  Calcutta, 
avaient  tiré  à  mon  intention  sur  les  autorités  étrangères. 

Une  journée  assez  bien  employée,  comme  tu  as  pu  t'en  con- 
raincre,  mon  cher  ami!  Celles  qui  suivirent  furent  moins  agitées. 
En  me  réveillant  le  lendemain  vers  quatre  heures  de  l'après-midi, 
je  trouvai  quelques  lignes  par  lesquelles  lady  Suzann  m'apprenait 
son  départ.  Dieu  merci,  je  sais  aujourd'hui  qu'un  éclatant  succès  a. 


1002  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

couronné  son  imprudence,  et  qu'elle  est  arrivée  heureusement  à 
Minpooree.  Quant  à  ce  qui  se  passe  sur  le  territoire  de  l'insurrec- 
tion, je  ne  saurais  t'en  parler  avec  certitude,  si  contradictoires  sont 
les  mille  bruits  qui  volent  dans  l'air;  mais  tu  peux  compter  en  tout 
état  de  cause  sur  ma  prudence.  Je  veux  revoir  la  France,  mes  vieux 
amis,  te  serrer  dans  mes  bras,  si  Dieu  me  favorise,  dans  trois  mois 
en  un  mot  être  à  Mont  pour  l'ouverture  de  la  chasse.  Tiens-toi  pour 
averti  cependant  que  si  Miss  (à  propos  de  Miss,  Joseph  a-t-il  pu  la 
déshabituer  de  donner  des  poussées  aux  lièvres?),  tiens -toi  pour 
averti,  dis-je,  que  si  Miss  me  fait  lever  d'une  luzerne  une  compa- 
gnie de  cipayes,  je  ne  te  promets  point  de  ne  pas  faire  coup  double. 
Trêve  de  plaisanteries,  je  redeviens  sérieux  comme  le  sujet  le  de- 
mande. Résolu  comme  je  le  suis  à  ne  pas  affronter  des  dangers  inu- 
tiles, je  dois  me  laisser  guider  dans  mes  plans  de  retour  par  les 
hommes  qui  connaissent  le  pays,  et  il  a  été  convenu  entre  le  corn- 
missioner  et  moi  que  je  ne  quitterais  Nawabgunge  que  lorsqu'il 
m'aurait  donné  le  signal  du  départ.  Je  te  réitère  ma  parole  que  rien 
ne  saurait  me  faire  départir  de  cette  prudente  résolution.  Distribue 
autour  de  toi  tendresses  et  souvenirs.  Je  t'embrasse. 

Henri. 

LE    MÊME    AD     MÊME. 

Nawabgunge,  28  juin  1857. 

Il  me  faut,  mon  cher  Charles,  rassembler  tout  mon  courage  pour 
te  donner  de  mes  nouvelles  au  milieu  de  la  profonde  affliction  dont 
mon  cœur  est  accablé.  Hier  nous  avons  appris  dans  ses  détails  les 
plus  poignans  le  crime  exécrable  dont  la  station  de  Minpooree  a  été 
le  théâtre.  Toute  l'aimable  famille  dont  je  t'ai  entretenu  si  longue- 
ment et  à  tant  de  reprises  a  péri  dans  une  de  ces  scènes  sanglantes 
dont  nul  ne  pourra  lire  le  récit  d'un  œil  sec. 

Depuis  près  de  quinze  jours,  des  bruits  fugitifs,  dont  il  était  im- 
possible de  découvrir  la  source,  annonçaient  que  le  régiment  irré- 
gulier en  garnison  à  Minpooree  s'était  révolté  et  avait  massacré  les 
Européens  de  la  station.  A  plusieurs  reprises,  les  amis  d'Hammer- 
ton,  justement  alarmés,  avaient  demandé  au  brigadier  d'organiser 
une  petite  expédition  destinée  à  délivrer,  s'il  en  était  temps  encore, 
le  major  et  les  siens.  Lié  par  des  ordres  formels  qui  lui  prescrivent 
de  ne  pas  distraire,  sous  aucun  prétexte,  un  seul  homme  de  la  faible 
garnison  de  Nawabgunge,  point  stratégique  de  la  plus  haute  impor- 
tance qui  commande  les  communications  entre  le  Gange  et  l'Inde 
centrale,  le  brigadier  n'avait  pu  se  rendre  aux  instances  des  amis 
d'Hammerton.  11  y  a  quelques  jours,  la  nouvelle  de  la  catastrophe 
de  Minpooree  avait  pris  une  telle  consistance  que  le  commissioner, 
ami  d'enfance  d'Hammerton,  se  décida  à  envoyer  un  émissaire  près 


ÉPISODE  d'un  voyage  d'agrÉxMent.  1003 

de  lui.  Il  fit  choix  d'un  half-caste,  musicien  du  régiment  natif,  qui, 
par  sa  parfaite  connaissance  des  langues  du  pays  et  son  teint  oli- 
vâtre, devait  facilement  échapper  aux  bandes  de  pillards  dont  toutes 
les  campagnes  sont  déjà  infestées.  Une  récompense  de  200  roupies 
avait  été  promise  au  half-caste^  s'il  parvenait  à  gagner  Minpooree. 
Hier  cet  envoyé  est  revenu  de  son  expédition  avec  des  détails  qui 
ont  navré  tous  les  cœurs ,  car  personne  ne  pouvait  approcher  lady 
Suzann  et  son  mari  sans  payer  à  ce  noble  couple  un  juste  tribut 
de  respect  et  d'amitié.  Yoici  les  faits  tels  qu'ils  m'ont  été  racontés 
par  le  commissioner  lui-même  :  le  9  juin  au  matin,  le  régiment 
d'irréguliers  commandé  par  Hammerton ,  dont  jusque-là  rien  n'a- 
vait fait  soupçonner  la  fidélité ,  se  mit  en  révolte  ouverte ,  pilla  le 
Irésor  public,  et  vint  attaquer  le  bungalow  où  le  major,  sa  femme, 
le  docteur  Hall  et  quelques  serviteurs  fidèles  avaient  cherché  un  re- 
fuge. Trois  jours,  ces  deux  braves  tinrent  en  échec  la  multitude  des 
assaillans.  Et  qu'on  me  parle  maintenant  de  l'héroïsme  de  Léonidas 
et  de  ses  Spartiates  aux  Thermopyles!  Vingt  assauts  avaient  été 
repoussés;  mais  les  munitions  commençaient  à  s'épuiser,  et  le  doc- 
teur Hall,  frappé  d'une  balle  à  la  poitrine,  rendait  le  dernier  soupir 
sur  le  parquet  de  ce  petit  salon  où  j'ai  passé  de  si  heureux  momens! 
Saisi  d'un  désespoir  suprême,  Hammerton  étendit  d'un  coup  de  feu 
lady  Suzann  à  ses  pieds  et  se  fit  sauter  la  cervelle.  Les  cadavres, 
livrés  aux  insultes  d'une  multitude  furieuse,  furent  décapités,  et  les 
trois  têtes  de  nos  pauvres  amis  sont  encore  en  ce  moment  fichées 
sur  des  piques  en  avant  du  camp  où  sont  établis  ces  cannibales.  Les 
monstres  de  93  ont  trouvé  des  maîtres... 

Quant  à  little  Jimmy,  notre  émissaire  n'a  pu  obtenir  aucuns  ren- 
seignemens  sur  son  compte  ;  mais  il  est  certain  que  ni  son  corps  ni 
celui  du  fidèle  Bukt-Khan  n'ont  été  retrouvés  au  milieu  des  ruines 
du  bungaloiv  incendié  après  pillage.  L'on  dit  même  qu'un  homme 
portant  un  petit  enfant  dans  ses  bras^  dont  la  course  se  dirigeait 
vers  le  Gange,  a  été  traqué  pendant  plusieurs  jours  par  les  sol- 
dats rebelles  dans  les  jongles  voisines  de  Minpooree,  et  a  enfin 
réussi  à  échapper  à  leurs  poursuites.  Cet  homme  aura-t-il  pu  pré- 
server son  précieux  fardeau  contre  la  faim,  la  soif,  les  ardeurs  du 
soleil,  les  bêtes  fauves?  Aura-t-il  réussi  à  gagner  un  port  de  refuge? 
Je  ne  vois  dans  ces  détails  qu'un  si  faible  sujet  d'espérances,  que 
mon  cœur  pleure  parmi  les  victimes  de  cette  sanglante  catastrophe 
le  cher  petit  Jimmy.  Pauvre,  pauvre  enfant!...  c'est  les  larmes  aux 
yeux  que  je  pense  à  ses  innocentes  caresses,  à  cette  tendresse  in- 
stinctive dont  il  me  donnait  chaque  jour  des  preuves.  Croirais-tu 
que  vingt  fois  la  nuit  dernière  j'ai  cru  entendre  sa  voix  enfantine 
murmurer  à  mon  oreille  la  phrase  familière  :  Frenchman  sahib,  sa- 
lami.,. Parlons  d'autre  chose. 


1004  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Je  continue  et  continuerai  à  tenir  la  promesse  que  je  t'ai  faite, 
dans  ma  dernière  lettre,  de  ne  pas  m' exposer  étourdiment  pour 
abréger  mon  séjour  en  ce  triste  pays.  Ceci  bien  compris  de  nous 
deux,  je  vais  pour  te  mettre  en  garde,  quant  à  l'époque  de  mon  re- 
tour, contre  de  vaines  craintes  ou  de  non  moins  vaines  espérances, 
je  vais,  dis-je,  t' exposer  franchement  l'état  des  choses.  Les  affaires 
des  Anglais  vont  mal,  de  mal  en  pis.  Si  l'insurrection  se  communique 
au  Pendjab,  ce  qui  n'est  malheureusement  que  trop  probable.  Dieu 
sait  ce  qu'il  en  coûtera  d'or  et  de  sang  à  nos  voisins  pour  rétablir 
leur  autorité  sur  le  domaine  indien.  Heureusement  pour  l'Angle- 
terre, l'homme  qui  préside  en  ce  moment  aux  destinées  des  pro- 
vinces du  nord,  sir  John  Lawrence,  est  capable  de  tout,  même  de 
l'impossible  !  Son  nom  est  vénéré  par  les  Sikhs  à  l'égal  de  celui  d'un 
prophète,  d'un  gooroo^  et  peut-être  par  un  chef-d'œuvre  d'habileté 
et  de  courage  parviendra- t-il  non-seulement  à  maintenir  dans  l'o- 
béissance les  vieilles  bandes  de  Runjet-Sing,  mais  encore  à  les  faire 
marcher  au  secours  de  leurs  anciens  ennemis.  Que  l'Angleterre  pré- 
pare alors  pour  sir  John  la  couronne  triomphale,  qu'elle  élève  en  son 
honneur  sa  plus  haute  colonne  !  Jamais  homme  n'a  mérité  de  son 
pays  comme  le  présent  proconsul  du  Pendjab  aura  mérité  du  sien. 

Je  ne  m'étends  pas  sur  ces  considérations,  qui  ne  t'intéressent 
que  médiocrement,  et  reviens  à  mes  projets  de  retour.  Pour  que 
je  puisse  me  mettre  en  route  en  toute  sécurité,  il  n'est  pas  in- 
dispensable que  l'autorité  britannique  soit  rétablie  de  Calcutta  à. 
Peshawur;  il  suffit  que  la  route  de  Nawabgunge  à  Mirzapore  soit 
délivrée  des  maraudeurs  qui  l'infestent  en  ce  moment.  Arrivé  à  Mir- 
zapore, j'attendrai  le  passage  d'un  des  steamers  de  YIndia  gênerai 
steam  navigation  Company^  qui  desservent  la  ligne  de  Calcutta  à 
Allahabad,  et  une  fois  à  bord,  je  serai  aussi  en  sûreté,  crois-en  ma 
parole,  que  je  le  serais  sur  la  place  Louis  XV.  Il  s'agit  donc  d'at- 
tendre à  Nawabgunge  l'arrivée  de  la  première  colonne  expédition- 
naire chargée  de  rétablir  les  communications  entre  cette  station  et 
Mirzapore.  Or,  si  cette  expédition  n'est  pas  encore  partie,  elle  ne 
peut  tarder  à  se  mettre  en  marche.  Nawabgunge  commande,  je  te 
l'ai  dit,  les  communications  entre  la  présidence  du  Bengale  et  l'Inde 
centrale,  et  il  est  impossible  que  l'importance  de  cette  position  stra- 
tégique échappe  au  commandant  en  chef,  lorsqu'il  aura  pourvu 
aux  difficultés  du  premier  moment.  Déjà  sans  doute  nous  aurions 
été  secourus,  si  la  gravité  des  événemens  n'avait  forcé  de  diriger 
en  toute  hâte  les  renforts  venus  à  Calcutta  de  Madras  et  de  Bombay 
sur  Cawnpore  et  Lucknow.  Ces  deux  places,  serrées  de  près  par 
l'ennemi,  inspirent  les  plus  vives  inquiétudes,  et  déjà  plusieurs  fois 
il  nous  a  été  annoncé  que  les  deux  garnisons  européennes  avaient 
dû  subir  l'ignominie  d'une  capitulation.  Quant  à  nous,  nous  pou- 


I 


EPISODE   d'un   voyage   d' AGREMENT.  1005 

vons  attendre  longtemps  encore  sans  courir  aucun  danger  sérieux. 
Les  fortifications  de  Nawabgunge,  chose  rare,  unique,  puis-je  dire, 
dans  l'Inde,  sont  dans  l'état  le  plus  respectable  et  ne  sauraient  être 
emportées  que  par  un  siège  en  règle,  opération  militaire  dont  les 
cipayes  révoltés  sont  incapables.  L'arsenal  regorge  de  munitions  de 
guerre,  les  provisions  de  bouche  sont  en  abondance;  par  une  fa- 
veur spéciale  de  la  Providence,  l'état  sanitaire  de  la  garnison  est  on 
ne  peut  plus  satisfaisant;  enfin  l'attitude  de  nos  cipayes  désarmés 
laisse  si  peu  à  désirer,  que  depuis  le  2 A  mai  il  a  suffi  d'en  pendre 
une  demi-douzaine  pour  décourager  les  autres  et  maintenir  le  régi- 
ment dans  la  plus  stricte  discipline. 

Malgré  tous  ces  avantages  relatifs  de  ma  présente  résidence,  je 
ne  saurais  te  dire  le  profond  sentiment  de  tristesse  dont  je  suis  par- 
fois accablé.  Et  en  effet  tout  est  deuil  autour  de  moi!  Pas  une  des 
cinquante  familles  réfugiées  dans  le  fort  qui  n'ait  été  frappée  dans 
ses  plus  chères  affections;  moi-même,  n'ai-je  pas  à  pleurer  les  bons 
et  sincères  amis  victimes  de  la  catastrophe  de  Minpooree?  De  plus, 
depuis  près  de  trois  mois,  je  n'ai  pas  reçu  une  seule  lettre  d'Europe. 
Bien  souvent  déjà  je  me  suis  demandé  par  quelle  étrange  aberration 
d'esprit  j'étais  dominé  lorsque  j'ai  quitté  mon  bon  Paris,  mes  vieux 
amis  pour  me  lancer  dans  les  aventures  d'un  voyage  d'agrément  : 
c'est  ainsi,  tu  ne  l'as  pas  oublié  sans  doute,  que  nous  appelions  tous 
deux  au  départ  mon  excursion  vers  les  pays  qu'arrose  le  Gange!... 
Mais  qui  pouvait  prévoir  les  désastres  que  je  devais  rencontrer  sur 
la  fin  de  ma  route?  Assurément  ce  n'est  pas  moi.  Ce  qui  se  passe 
sous  mes  yeux  aujourd'hui  est  si  loin  de  toutes  mes  prévisions  que 
^je  me  demande  souvent  si  je  ne  suis  pas  le  jouet  d'un  rêve!  Non, 
malheureusement  non!...  L'histoire  de  l'Inde  pendant  ces  derniers 
mois  est  riche  en  forfaits  qui  déshonorent  l'humanité;  un  sang  inno- 
cent crie  vengeance,  et  parmi  les  victimes  mon  cœur  éploré  compte 
de  précieux  amis.  Sans  nouvelles  de  toi  comme  je  le  suis,  j'ignore 
si  tu  as  pu  remettre  au  vicomte  Delamere  le  petit  paquet  que  je  t'ai 
envoyé  pour  lui  dans  le  courant  d'avril.  Au  cas  où  tu  n'aurais  pu 
encore  t' acquitter  de  cette  commission,  je  te  serais  bien  reconnais- 
sant de  faire  tirer  à  mon  intention  une  épreuve  des  deux  photogra- 
phies qu'il  renferme.  J'aurais  un  triste  et  vrai  bonheur  à  trouver, 
en  rentrant  dans  mes  foyers,  l'image  de  lady  Suzann  et  celle  du  petit 
ami  du  frenchman  snhib,..  A  toi.  Henri. 

LE     MÉM.E    AU     MÊME. 

A  bord  du  Flat-Kalee,  Pelletreau's  Ghaut, 
Mirzapore,  19  août  1857. 

N'accuse  pas  ma  paresse,  mon  cher  et  bon  Charles,  de  la  longue 
interruption  dont  vient  d'être  frappée, notre  correspondance.  Depuis 


1006  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

ma  lettre  du  24  juin,  deux  fois  je  t'ai  écrit,  et  deux  fois  le  péon 
porteur  de  la  malle  a  été  arrêté  par  des  maraudeurs  qui  ont  brisé 
les  boîtes  à  dépêches  et  jeté  les  lettres  au  vent.  Je  connais  si  bien 
les  anxiétés  dont  ton  cœur  est  agité  à  mon  endroit,  que  je  tiens  dès 
le  début  à  t' expliquer  les  causes  de  mon  long  et  involontaire  silence. 
J^  ajoute  rai  sans  plus  tarder  la  bonne  nouvelle  que  tu  ne  saurais  plus 
nourrir,  avec  quelque  apparence  de  raison,  la  moindre  inquiétude 
sur  mon  sort.  Les  myriades  de  pandys  qui  désolent  ces  contrées 
sont  impuissans  désormais  à  toucher  un  cheveu  de  ma  tête.  Deux 
mots  pour  suppléer  à  mes  lettres  perdues  et  rétablir  l'ordre  chro- 
nologique des  faits.  C'est  dans  les  premiers  jours  d'août  que  la  pe- 
tite colonie  européenne  réfugiée  au  sein  des  remparts  de  Nawab- 
gunge  vit  arriver  avec  un  bonheur  indicible  une  colonne  de  secours 
composée  d'un  régiment  sikh  et  de  quelques  volontaires  du  Ben  gai 
yeomanry  cavalry.  Deux  mortels  mois  de  détention  avaient  épuisé 
ma  patience;  aussi,  disant  adieu  à  des  compagnons  de  captivité  au 
milieu  desquels  j'avais  rencontré  plus  d'un  cœur  sympathique,  je 
profitai  du  retour  de  l'expédition  pour  gagner,  sous  son  escorte,  la 
station  de  Mirzapore.  Après  six  jours  de  marche  dans  des  plaines 
métamorphosées  en  lacs  par  les  pluies  diluviennes  de  la  saison,  le 
convoi  entrait  dans  Mirzapore  sans  avoir  vu  l'ennemi  et  sans  avoir 
couru  d'autre  danger  que  celui  de  disparaître  dans  les  boues.  Par 
un  hasard  inespéré,  le  Flat-Kalee  et  le  steamer  Lady  Thackwell  se 
trouvaient  à  l'ancre  dans  la  rivière  à  mon  arrivée,  et  sans  prendre 
langue  à  Mirzapore,  je  me  rendis  immédiatement  à  bord  du  bateau. 
J'avais  à  craindre  que  les  soins  des  opérations  militaires  ne  vins- 
sent retarder  le  retour  du  bateau  à  vapeur  à  Calcutta,  car  en  ces 
jours  de  crise  un  steamer  vaut  presque  une  armée  :  heureusement 
les  machines  du  Lady  Thackivell  réclament  des  réparations  ur- 
gentes, et  il  reprendra  sa  course  vers  le  Bengale  aussitôt  après  l'ar- 
rivée d'un  convoi  de  malades  et  de  blessés  attendu  à  chaque  instant 
d'AUahabad.  Tu  vois  que  l'heureuse  influence  de  mon  étoile  (car 
décidément  j'ai  une  étoile)  ne  s'est  pas  démentie  un  seul  instant  au 
milieu  de  cet  effrayant  cataclysme.  Je  dois  compter  parmi  ses  fa- 
veurs signalées  la  rencontre  qu'elle  m'a  ménagée  avec  une  an- 
cienne connaissance.  Le  capitaine  Smith,  qui  commande  le  Lady 
Thackwell  y  est  le  même  qui  m'a  conduit,  il  y  a  six  mois,  de  Calcutta 
à  Bénarès,  et  dont  je  t'ai  dit  en  temps  et  lieu  les  mille  et  une  pré- 
venances. Le  capitaine  Smith  a  été  mêlé  à  ces  combats  héroïques 
dans  lesquels  une  poignée  d'Anglais  à  soutenu  si  dignement,  contre 
des  milliers  de  barbares,  l'honneur  du  monde  civilisé.  Aussi  l'anxiété 
et  les  fatigues  de  ces  terribles  journées  ont  laissé  sur  son  front  des 
traces  ineffaçables.  Il  a  dû  me  décliner  son  nom  pour  que  je  recon- 
nusse sous  ses  traits  flétris  le  joyeux  compagnon  avec  lequel,  en  dé- 


ÉPISODE   d'un   voyage    d' AGREMENT.  1007 

cembre  dernier,  j'ai  passé  plus  d'une  journée  bien  employée;  mais 
qui  a  vu,  le  29  juillet,  le  terrible  puits  de  Cawnpore  comblé  de  ca- 
davres de  femmes  et  d'enfans  a  contemplé  une  de  ces  scènes  qui 
font  blanchir  les  cheveux,  et  pèsent  comme  un  remords  sur  la  vie 
d'un  homme!...  Deux  cents  femmes  et  enfans  sans  défense  égor- 
gés après  capitulation!  l'un  des  plus  grands  forfaits  qu'ait  jamais 
éclairés  la  lumière  du  soleil!  Aussi  tu  ne  saurais  t' imaginer  l'exas- 
pération des  troupes  anglaises;  c'est  au  cri  de  rememher  Cawnpore 
qu'ils  enlèvent  les  pandys  à  la  fourchette,  suivant  la  belle  méta- 
phore gastronomique  des  zouaves.  Vouviimipandy?  Sans  doute  parce 
qu'il  en  sera  beaucoup  pendu,  ce  dont  je  ne  m'afflige  que  médio- 
crement, quoiqu'il  soit  injuste  d'envelopper  toute  la  race  indienne 
dans  un  immense  anathème. 

Au  milieu  de  ces  infâmes  trahisons,  de  ces  exécrables  assassinats, 
qui  resteront  illustres  dans  les  fastes  du  crime,  des  traits  d'une  ad- 
mirable fidélité  viennent  consoler  l'humanité.  Quel  dévouement  plus 
touchant  que  celui  de  ce  serviteur  dont  le  capitaine  Smith  me  ra- 
contait hier  soir  la  mort  héroïque?  Le  18  juin,  le  Lady  Thackwellj 
ayant  à  bord  le  2*^  bataillon  du  l^'"  régiment  de  fusiliers  de  Madras, 
avait  passé  la  nuit  à  l'ancre  à  quelques  milles  au-dessus  de  Mirza- 
pore.  Au  matin,  lorsqu'on  levait  l'ancre,  le  capitaine  Smith  aperçut 
sur  la  rive  droite  du  fleuve  un  indigène  qui  adressait  au  steamer  des 
gestes  désespérés.  La  crise  était  à  son  apogée  :  quelques  baïon- 
nettes européennes  pouvaient  suffire  pour  ramener  la  victoire  sous  le 
drapeau  de  la  reine,  et  le  capitaine  Smith  dut  donner  l'ordre  du 
départ,  sans  tenir  compte  des  signaux  de  détresse  partis  du  rivage. 
Le  natif  suivit  longtemps  la  course  du  steamer,  et  ce  ne  fut  que 
vers  neuf  heures  qu'on  le  perdit  de  vue.  Comme  d'usage,  on  jeta 
l'ancre  au  coucher  du  soleil  après  une  course  d'environ  quarante 
milles.  A  une  heure  assez  avancée  de  la  soirée,Ue  capitaine  se  trou- 
vait sur  la  dunette  en  compagnie  de  quelques  officiers,  lorsqu'un 
natif  gagne  le  steamer  à  la  nage,  se  cramponne  à  l'échelle  par  un 
effort  suprême,  et  vient  déposer  un  enfant  au  milieu  du  groupe  des 
passagers.  L'on  reconnut  bientôt,  sous  la  couche  de  suie  dont  son 
visage  était  couvert,  un  petit  garçon  européen  d'environ  deux  ans. 
Quant  au  natif,  sa  tâche  accomplie,  sans  mot  dire,  il  se  coucha  sur 
le  pont,  et  s'endormit  pour  ne  plus  se  réveiller.  Une  balle  lui  avait 
brisé  la  mâchoire  :  ses  pieds,  horriblement  mutilés,  annonçaient 
qu'il  venait  d'achever  un  long  voyage,  mais  l'on  ne  put  trouver  sur 
lui  aucun  indice  qui  révélât  d'où  il  était  venu.  Le  pauvre  chérubin, 
comme  la  plupart  des  enfans  blancs  élevés  dans  l'Inde,  s'exprimait 
dans  un  inintelligible  mélange  d'anglais  et  d'hindostani.  Interrogé 
à  plusieurs  reprises  sur  son  nom  et  celui  de  ses  parens,  il  n'a  pu 
répondre  que  par  les  appellations  familières  de  Babay . . ,  Johny  ou 


1008  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

Jimmyy..  hoy.  Le  capitaine  Smith,  homme  au  cœur  bien  placé,  a 
compris  qu'envoyer  cet  enfant  à  Calcutta,  c'était  renoncer  à  tout  ja- 
mais à  établir  son  identité.  Aussi  l'a-t-il  pris  à  sa  charge  et  placé 
en  pension  chez  sa  sœur,  qui  habite  Dinajepore,  station  voisine  de 
Bénarès.  L'enfant  se  trouve  en  ce  moment  dans  cet  asile,  et  le  capi- 
taine Smith  m'a  promis  que  nous  irions  lui  rendre  visite  à  notre  pas- 
sage à  Dinajepore. 

Non  pas,  mon  cher  Charles,  que  je  puisse  croire  pour  un  instant 
que  ce  pauvre  abandonné  soit  le  fils  de  mes  malheureux  amis  de 
Minpooree.  La  révolte  de  Minpooree  a  éclaté  le  12  juin;  une  distance 
de  près  de  cent  lieues  sépare  Minpooree  de  l'endroit  où  l'enfant  a 
été  recueilli.  Cent  lieues  en  moins  de  six  jours,  sous  un  ciel  inclé- 
ment, au  milieu  de  jongles  impénétrables,  une  pareille  entreprise 
dépasse  les  forces  humaines.  Ces  simples  observations  te  disent  assez 
que  je  ne  me  fais  pas  de  vaines  illusions  au  sujet  de  cet  enfant...  Et 
cependant  ce  récit  a  versé  un  baume  bienfaisant  sur  les  blessures  de 
mon  cœur.  Qui  m'assure  qu'un  ange  miséricordieux  n'a  pas  aussi 
couvert  de  son  aile  le  petit  ami  du  frenchman  sahib? 

Flat-Kalçe,  en  vue  de  Dinajepore,  5  septembre  1857. 

Que  je  consigne  ici  sans  plus  tarder,  et  dans  tous  ses  détails,  le 
récit  d'une  des  plus  heureuses  journées  de  ma  vie!  Hier,  à  cinq 
heures,  le  steamer  accostait  le  ghauf  de  Dinajepore,  et  je  descen- 
dais à  terre,  en  compagnie  du  capitaine  Smith,  pour  aller  rendre  vi- 
site à  sa  sœur.  Déjà  mistress  Harry  avait  été  prévenue  de  l'arrivée 
de  son  frère,  et  nous  la  trouvâmes  au  ghaut^  où  toute  la  population 
blanche  de  la  station  s'était  portée  à  notre  rencontre.  La  tristesse 
peinte  sur  tous  les  visages  disait  assez  les  anxiétés  au  milieu  des- 
quelles la  petite  colonie  européenne  avait  vécu  depuis  plus  de  trois 
mois.  Vingt  fois  Smith  fut  obligé  de  répéter  les  heureuses  nouvelles 
des  récentes  victoires  d'Havelock  avant  que  l'on  nous  permît  de 
continuer  notre  route  et  de  rejoindre  mistress  Harry  au  bungaloiv, 
où,  les  premiers  complimens  de  bienvenue  échangés,  elle  nous  avait 
précédés.  Depuis  le  matin,  une  agitation  extraordinaire  s'était  em- 
parée de  mes  esprits.  J'avais  eu  beau  comparer  les  dates  et  les  dis- 
tances, me  prouver  qu'il  était  matériellement  impossible  qu'un 
homme  parti  de  Minpooree  le  fatal  12  juin  eût  pu  rejoindre  le  18 
le  steamer  dans  sa  course  vers  Allahabad  :  ces  froids  raisonnemens 
n'étaient  point  parvenus  à  étouffer  les  secrètes  espérances  de  mon 
cœur.  Aussi,  lorsque  j'arrivai  à  la  porte  de  la  chambre  où  les  enfans 
prenaient  leur  repas  du  soir,  une  sorte  de  défaillance  paralysa  mes 
jambes,  et  je  m'arrêtai  sous  la  verandah  pour  ne  pas  divulguer  un 
trouble  qui  me  semblait  puéril.  —  Entrez  donc!  me  cria  le  capitaine 


J 


EPISODE   DUN    VOYAGE    d' AGREMENT.  1009 

Smith,  qui  m'avait  précédé  dans  la  salle  à  manger,  hère  is  the  dear 
Utile  fellow.  —  Obéissant  à  cet  appel,  je  franchis  le  seuil  de  la 
porte,  et  aperçus  mon  compagnon  qui  caressait  la  tête  blonde  et 
bouclée  d'un  enfant  assis  au  haut  bout  de  la  table.  En  cet  instant, 
j'éprouvai  une  des  plus  douces  et  des  plus  violentes  émotions  qui 
aient  jamais  agité  mes  sens...  Et  ce  n'était  pas  une  illusion!  Le 
pauvre  petit,  après  m' avoir  pendant  un  instant  dévisagé  de  ses  deux 
grands  yeux  bleus,  tendit  vers  moi  les  bras  et  me  cria  de  sa  voix 
argentine  :  Frenchman  sahib,  salami.,.  Ai-je  besoin  d'ajouter  que 
des  deux  mains  j'enlevai  Jimmy  de  sa  chaise  et  fondis  en  larmes  en 
le  pressant  sur  mon  cœur? 

Le  premier  moment  d'émotion  passé,  j'expliquai  au  capitaine 
Smith  les  secrets  de  famille  dont  la  pauvre  lady  Suzann  m'avait  fait 
le  dépositaire,  et  j'obtins  de  lui,  non  sans  peine,  qu'il  me  permît 
d'emmener  Jimmy  avec  moi.  L'enfant  est  en  ce  moment  dans  ma 
cabine,  et  prendra  passage  sur  le  steamer  qui  doit  me  ramener  en 
Europe.  Après  t' avoir  serré  la  main,  je  me  mettrai  en  route  pour 
présenter  mon  petit  orphelin  à  son  grand-père,  et  si  le  vicomte  De- 
laraere  se  montre  rebelle  aux  sentimens  de  la  nature,  ma  résolution 
est  prise,  je  servirai  de  père  au  pauvre  abandonné.  Je  connais  trop 
les  nobles  sentimens  de  ton  cœur  pour  croire  un  seul  instant  que 
les  intérêts  de  ton  fils  puissent  te  faire  voir  avec  jalousie  l'affec- 
tion que  je  porte  à  ce  petit  Moïse  que  j'ai  sauvé  des  eaux. 

Henri. 

Bengal-Club-Chowringhee,  29  septembre  1857. 

Dieu  soit  loué  !  me  voilà  de  nouveau  en  pleine  civilisation  !  Cham- 
pagne frappé  à  l'ordinaire!  Arrivé  hier  à  Calcutta  assez  avant  dans 
la  nuit,  ce  matin  j'ai  reçu  par  Lancefield  la  série  de  ta  correspon- 
dance. Un  steamer  met  à  la  mer  aujourd'hui  même  pour  aller  cher- 
cher des  troupes  à  Suez ,  et  quoique  je  compte  partir  au  premier 
jour,  je  ne  veux  pas  perdre  cette  opportunité  pour  te  donner  de 
mes  nouvelles  et  de  celles  de  mon  petit  pupille.  Rassure  un  vieil- 
Lard  affligé  :  dans  deux  mois  au  plus  tard,  il  embrassera  le  fils  de 
la  chère  et  malheureuse  lady  Suzann!  Au  moment  où  je  t'écris,  le 
canon  de  Fort-William  annonce  que  Wilson  et  ses  héroïques  soldats 
sont  maîtres  de  Delhi.  Hier,  le  télégraphe  électrique  a  apporté  la 
nouvelle  certaine  que  la  garnison  de  Lucknow  avait  été  secourue 
par  l'expédition  que  commandent  Havelock  et  Outram,  le  Bayard 
de  l'armée  des  Indes...  —  Victoire  à  la  peau  blanche  sur  toute  la 
ligne!  —  Ilurrah,.,.  up,..,  up,...  up,...  Ilurrah,  one  cheer  more 
for  old  Outram  !  Hurrah  ! 

W"^  Fridotjn. 

TOME  XXV.  "* 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


14  février  4860. 


La  nécessité  d'écrire  à  jour  fixe  sur  les  événemens  contemporains  entraîne 
de  nombreux  inconvéniens  ;  le  plus  fâcheux  à  notre  gré  est  la  discordance 
qui  existe  souvent  entre  les  dates  marquées  par  une  périodicité  inflexible  et 
le  développement  des  faits  politiques.  Il  faut  juger  la  pièce  avant  d'en  avoir 
pu  suivre  jusqu'au  bout  l'exposition  confuse  ou  à  l'instant  où  une  péripétie 
capricieuse  va  la  précipiter  à  un  dénoûment  imprévu  :  ainsi  le  veut  le  retour 
de  ces  dates  fatales  qui  se  jouent  du  synchronisme  des  événemens,  et  tel  est 
le  désagrément  que  nous  éprouvons  particulièrement  aujourd'hui. 

Il  nous  semble  en  eflfet  que  nous  sommes  arrivés  au  moment  où  certains 
courans  politiques  qui  avaient  marché  jusqu'ici  parallèlement  s'embarras- 
sent et  se  ralentissent  en  se  rencontrant  et  en  se  mêlant.  Ces  eaux  qui 
semblent  s'arrêter  reprendront  bientôt  sans  doute  un  cours  décidé  ;  mais 
nous  devant  qui  à  cette  heure  elles  tournent  sur  elles-mêmes  en  un  tour- 
billon paresseux,  nous  qui  ne  pourrions  sans  la  plus  sotte  fatuité  nous  figu- 
rer que  nous  voyons  à  quelques  pas  devant  nous,  sommes-nous  en  état  de 
prédire  dans  quelle  direction  elles  finiront  par  s'écouler  ?  Expliquons  clai- 
rement notre  embarras.  Nous  sommes  en  présence  de  plusieurs  faits  géné- 
raux :  l'alliance  anglaise  et  la  reconstitution  de  l'Italie  centrale.  La  pente 
de  l'alliance  anglaise  semblait  déterminée  et  par  le  traité  de  commerce  que 
nous  avons  conclu  avec  l'Angleterre,  et  par  l'adhésion  que  notre  gouver- 
nement paraissait  donner  aux  vues  de  l'Angleterre  sur  la  réorganisation  de 
l'Italie.  Il  semblait  également  que  l'arrivée  de  M.  de  Gavour  au  pouvoir  dût 
hâter  la  réorganisation  de  la  péninsule  dans  les  conditions  du  droit  popu- 
laire et  des  principes  libéraux.  On  allait  donc  à  un  dénoûment  qui  n'était 
pas  sans  doute  exempt  de  difficultés  et  de  périls,  mais  qui  était  clair  et  lo- 
gique. Une  donnée  politique  que  nous  ne  voulons  pas  juger  en  ce  moment, 
la  perspective  de  l'annexion  de  la  Savoie  et  du  comté  de  Nice  à  la  France,  a 
été  récemment  introduite  dans  les  discussions  publiques  par  des  voies  qui 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  1011 

ne  sont  pourtant  point  officielles,  et  toute  sorte  d'incertitudes  se  sont  aus- 
sitôt attachées  aux  solutions  espérées.  Un  véhément  débat  de  la  chambre  des 
lords  a  saisi  en  quelque  sorte  l'Europe  de  la  question  de  Savoie;  aujourd'hui 
même  la  chambre  des  communes  devait  la  discuter  à  propos  d'une  motion 
annoncée  de  M.  Kinglake.  Un  des  membres  les  plus  éminens  de  la  pairie  an- 
glaise, lord  Grey,  a  exprimé  le  regret  qu'avant  de  signer  le  traité  de  com- 
merce, le  gouvernement  britannique  n'eût  pas  demandé  des  assurances  po- 
sitives sur  les  projets  que  l'on  prête  à  notre  gouvernement  à  l'égard  de  la 
Savoie.  A  en  juger  par  le  langage  de  quelques  hommes  d'état  anglais,  on 
dirait  que  ce  prétexte  de  la  Savoie  va  être  exploité  comme  une  clause  réso- 
lutoire contre  les  projets  politiques  qu'on  eût  crus  le  mieux  arrêtés.  Une  ré- 
serve fondée  sur  un  mystérieux  sous-entendu  est  attachée  pour  ainsi  dire  à 
toutes  les  résolutions  dont  on  attendait  l'accomplissement. 

M.  Disraeli  déclare  nettement  que,  dans  le  jugement  que  les  communes 
auront  à  porter  sur  le  budget  de  M.  Gladstone,  les  considérations  politiques 
doivent  dominer  les  considérations  financières.  Ce  n'est  point  seulement  le 
sort  du  traité  de  commerce  que  compromettent  auprès  de  certains  esprits 
ces  singulières  incertitudes.  Des  pessimistes,  dont  les  impressions  sont  re- 
flétées par  la  presse  étrangère,  y  veulent  voir  une  nouvelle  source  de  con- 
fusion pour  la  conduite  des  afl'aires  italiennes.  Suivant  eux,  les  relations  de 
la  France  et  de  la  Sardaigne  seraient  refroidies  par  les  divergences  de  vues 
qu'aurait  fait  éclater  entre  les  cabinets  de  Paris  et  de  Turin  la  question  de 
la  Savoie  et  du  comté  de  Nice.  La  réponse  de  l'Autriche,  celle  de  la  Russie, 
aux  ouvertures  que  la  France  leur  a  faites  en  leur  communiquant  les  quatre 
propositions  de  lord  John  Russell,  ne  sont  pas  encore  connues.  La  France 
elle-même  ne  s'est  pas  encore  engagée  vis-à-vis  de  celle  de,  ces  propositions 
qui  abandonne  à  l'Italie  du  centre  la  liberté  de  prononcer  sur  son  futur  état 
politique,  et  qui  l'autorise  implicitement  à  s'annexer  au  Piémont.  Suivant 
les  défians  dont  nous  répétons  ici  les  doutes,  il  n'y  a  encore  sur  ce  point 
qu'une  négociation  ouverte  :  la  France  n'a  pas  dit  son  dernier  mot,  et,  elle 
aussi,  elle  demeure  libre  de  subordonner  sa  décision  finale  aux  éventualités 
qui  pourront  se  produire.  Ces  craintes  sont  peut-être  par  trop  subtiles;  elles 
sont  probablement  absurdes,  lorsqu'elles  vont  jusqu'à  supposer  un  retour 
de  la  France  à  la  politique  de  Villafranca  et  de  Zurich.  Elles  peignent  pour- 
tant le  caractère  de  la  situation  qui  les  inspire.  Il  y  a  certainement  un  lien 
secret,  un  obscur  sine  quâ  non,  un  mystérieux  je  ne  sais  quoi,  par  lequel 
les  questions  à  cette  heure  engagées  sont  unies  en  une  mutuelle  dépen- 
dance. Nous  ne  voudrions  pas  croire  que  ce  lien  fût  l'affaire  de  Savoie,  si 
évidemment  secondaire,  lorsqu'on  la  compare  aux  grandes  questions  dont 
on  prétend  qu'elle  peut  compromettre  l'issue.  Quoi  qu'il  en  soit,  dans  peu 
de  jours,  ces  ténèbres,  et  les  fantômes  qui  les  peuplent,  se  dissiperont;  les 
grandes  discussions  qui  vont  s'ouvrir  à  la  chambre  des  communes  sur  le 
traité  de  commerce  et  le  budget  de  M.  Gladstone  verseront  la  lumière  à  flots 
sur  l'état  réel  de  l'Europe  ;  les  réponses  de  l'Autriche  et  de  la  Russie  seront 
arrivées.  Mais  l'on  voit  combien  il  est  fâcheux  pour  nous  d'être  privés  du 
bénéfice  de  ce  court  délai,  et  d'être  séparés  même  de  si  peu  du  moment  où 
les  choses  doivent  au  grand  jour  reprendre  le  droit  chemin. 

Du  moins,  avant  de  nous  embarrasser  dans  les  rapprochemens  et  les  con- 


1012  BEVUE    DES    DEUX   MONDES, 

jectures  auxquelles  sur  beaucoup  de  points  notre  ignorance  demeure  con- 
damnée, parlons  de  ce  qui  nous  est  connu,  parlons  du  traité  de  commerce 
et  du  magnifique  discours  dans  lequel  M.  Gladstone  vient  de  tracer  devant 
la  chambre  des  communes  l'exposé  des  finances  anglaises  et  le  plan  de  son 
budget. 

Il  était^impossible  de  faire  à  la  France  les  honneurs  du  traité  de  com- 
merce que  TAngleterre  a  conclu  avec  nous  par  un  chef-d'œuvre  oratoire 
plus  splendide  que  celui  que  vient  d'accomplir  M.  Gladstone.  Qu'on  nous 
pardonne  si  nous  nous  abandonnons  naïvement  à  la  joie  sereine  qu'inspire 
une  si  savante,  une  si  puissante  et  si  aimable  éloquence  à  tous  ceux  à  qui 
répugne  l'invasion  de  la  barbarie  dans  la  politique,  à  tous  ceux  qui  rêvent 
de  voir  consacrer  au  gouvernement  des  sociétés  civilisées  les  efforts  les 
plus  vigoureux  de  l'intelligence,  les  plus  glorieuses  prouesses  du  talent,  les 
perfections  les  plus  exquises  de  Tart.  Voilà  un  simple  citoyen  qui  vient  ex- 
pliquer à  son  pays  —  quoi?  ce  que  d'autres  appelleraient  ses  intérêts  les 
plus  infimes,  ses  affaires  de  ménage,  sa  situation  financière,  son  budget. 
Ge  citoyen  va  faire  plus  encore  :  il  est  ministre  des  finances  ;  ses  collègues, 
son  parti,  ses  compatriotes,  sa  gracieuse  souveraine,  lui  ont  donné  et  lui 
reconnaissent  le  pouvoir  d'arrêter  le  devis  des  dépenses  de  l'empire,  et  de 
soumettre  à  ses  expérimentations  les  revenus  publics.  Il  est  le  premier  juge 
des  efforts  financiers  que  prescrivent  à  son  pays  l'intérêt  de  sa  sûreté  et  le 
soin  de  sa  grandeur;  il  est  le  premier  arbitre  des  impôts;  il  remanie  les 
taxes,  il  supprime  les  unes,  il  réduit  les  autres,  il  en  crée  de  nouvelles.  Il 
vient  rendre  compte  de  ce  double  travail  et  justifier  les  dispositions  qu'il  a 
prises.  Dans  cette  œuvre ,  il  rencontre  les  plus  grands  et  les  plus  humbles 
intérêts  :  ceux  du  pays  et  ceux  des  particuliers,  ceux  des  propriétaires  et 
ceux  des  travailleurs,  ceux  des  riches  et  ceux  des  pauvres,  ceux  des  nations 
éti^angères  auxquelles  il  a  préparé,  par  ses  combinaisons  ingénieuses  et  har- 
dies, des  avantages  de  consommation  ou  des  débouchés  de  produits.  Il  prend 
Fun  après  l'autre  ces  intérêts  à  témoin  des  profits  qu'il  leur  a  ménagés,  ou, 
avec  une  sollicitude  éclairée,  et  par  une  argumentation  persuasive,  il  gagne 
leur  consentement  aux  sacrifices  qu'il  leur  demande.  Qu'il  soit  parvenu  à 
établir  une  balance  équitable  entre  le  devis  qu'il  a  arrêté  pour  les  dépenses 
publiques  et  l'estimation  des  recettes  probables  préparées  par  ses  combi- 
naisons ,  et  ce  premier  succès  sera  le  gage  de  l'adhésion  générale  qu'obtien- 
dront ses  plans.  Cet  homme,  du  reste,  quel  est-il?  Dans  une  nation  de  com- 
merçans,  d'industriels,  de  banquiers,  chez  un  peuple  qu'un  génie  attardé 
dans  la  guerre  a  si  ridiculement  appelé  un  peuple  de  boutiquiers,  est-ce 
un  praticien  sorti  de  la  poussière  des  comptoirs  et  grandi  par  le  négoce? 
Non,  c'est  un  lauréat  d'université,  que  les  études  littéraires  ont  façonné 
à  la  politique,  un  pur  lettré  qui  hier  encore,  dans  les  vacances  que  lui  don- 
nait un  éloignement  momentané  du  pouvoir,  commentait  Homère  avec  pas- 
sion; c'est  un  esprit  profondément  cultivé,  qui,  à  l'école  de  sir  Robert  Peel, 
s'est  ouvert  à  tous  les  grands  intérêts  de  son  pays ,  aussi  habile  et  aussi 
prompt  à  en  expliquer  les  complexités  qu'à  les  discerner  et  à  les  embrasser 
lui-même.  Se  présente-t-il  avec  ce  pédantisme,  cette  morgue,  cette  intolé- 
rance oppressive  que  les  peuples  despotiquement  gouvernés  ont  tant  de 
peine  à  séparer  de  l'idée  qu'ils  se  font  d'un  ministre?  Non,  c'est  un  gentle- 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  1015 

man.  Jamais  il  n'a  eu  la  sotte  idée  d'adorer  dans  sa  personne  le  principe 
d'autorité  et  la  féroce  vanité  d'inculquer  à  ses  concitoyens,  par  des  abus  de 
pouvoir,  ce  culte  absurde  et  odieux.  Il  est  ministre  d'un  peuple  libre,  et 
par  conséquent  n'a  d'autorité  qu'à  la  condition  d'avoir  raison.  Il  ne  songe 
donc  pas  à  imposer  ses  opinions  à  des  adversaires  bâillonnés.  Au  contraire, 
il  vient  à  une  assemblée  d'égaux,  avec  cette  simplicité  modeste  qui  est  la 
meilleure  parure  de  la  supériorité  véritable,  soumettre  le  résultat  de  ses 
travaux,  exposer  ses  convictions  raisonnées.  Il  appelle  la  discussion  sur  ses 
projets  tantôt  avec  une  gracieuse  bonhomie ,  tantôt  avec  une  chaleur  élo- 
quente. Loin  d'imposer  silence  à  la  contradiction,  il  la  provoque  au  nom  de 
l'intérêt  public  et  d'une  émulation  généreuse.  Il  a  l'estime  et  l'applaudisse- 
ment de  ses  rivaux  politiques  :  il  est  une  des  gloires  vivantes  de  sa  nation. 
Les  étrangers  intéressés  à  son  budget  par  leurs  traités  de  commerce  se 
demandent  avec  regret  pourquoi  il  n'en  est  pas  des  hommes  comme  des 
choses,  pourquoi  il  n'est  pas  possible  qu'entre  deux  grands  peuples  le  libre 
échange  des  produits  soit  inauguré  par  le  libre  échange  de  tels  talens,  de 
tels  caractères  et  de  telles  mœurs  publiques. 

Hélas!  le  discours  de  M.  Gladstone  ne  sera  malheureusement  point  payé 
de  réciprocité  du  côté  de  la  France.  S'il  existe  par  hasard  en  France  un 
homme  capable  d'expliquer  avec  ampleur  au  pays  l'importance  du  nouveau 
traité  de  commerce  et  de  la  nouvelle  politique  commerciale  au  point  de 
vue  de  nos  finances  et  de  notre  développement  industriel,  grâce  à  certaines 
prohibitions  conservées  encore  par  la  douane  de  la  pensée,  cet  homme  est 
inconnu  du  public,  et  vraisemblablement  s'ignore  lui-même.  Dans  notre  in- 
digence, approprions-nous  au  moins  M.  Gladstone  :  la  circonstance  ne  nous 
autorise-t-elle  pas  suffisamment  à  faire  de  lui,  en  passant,  notre  chancelier 
de  l'échiquier? 

Quand  on  examine  le  plan  financier  de  M.  Gladstone  et  le  dessin  de  son 
vaste  discours,  on  s'aperçoit  aisément  que  le  traité  de  commerce  est  le 
centre  autour  duquel  vient  s'arranger  l'ordonnance  de  ses  dispositions  finan- 
cières et  de  ses  moyens  oratoires.  Quelle  eût  été,  sans  le  traité,  la  position 
de  M.  Gladstone  se  préparant  à  dresser  son  budget?  La  tâche  de  toute  façon 
eût  été  pénible.  Il  fallait  faire  face  à  une  dépense  de  70  millions  sterling, 
plus  de  1,750  millions  de  francs.  C'est  l'accroissement  des  dépenses  mili- 
taires et  navales  qui  a  porté  à  ce  chifiTre  énorme,  et  qu'on  eût  cru  impossible 
il  y  a  peu  d'années,  les  dépenses  du  budget  anglais.  L'armée  et  la  milice 
absorbent  seules,  dans  l'exercice  qui  va  s'ouvrir,  395  millions  de  francs,  et 
la  marine  un  peu  plus  de  347  millions,  ce  qui  fait,  pour  les  deux  chapitres 
réunis  des  dépenses  de  guerre,  plus  de  742  millions.  11  fallait  donc  pourvoir 
à  1,750  millions;  les  ressources  fournies  par  le  budget  des  recettes,  établi 
sur  les  dernières  bases  légales,  ne  s'élevaient  qu'à  60,700,000  livres  sterling, 
soit  en  francs  un  peu  plus  de  1,517  millions.  Le  chancelier  de  l'échiquier 
était  donc  en  présence  d'un  déficit  de  t233  millions.  Il  est  vrai  que  ce  déficit 
n'existait  que  dans  la  supposition  où  Yincome-tax  ne  serait  pas  renouvelé 
pour  le  prochain  exercice,  et  où  l'on  ne  maintiendrait  pas  non  plus  la  sur- 
taxe provisoire  qui  a  été  établie  sur  le  sucre  et  le  thé  depuis  la  guerre 
d'Orient.  Cette  surtaxe,  dont  la  continuation  est  très  impopulaire,  donne  à 
l'échiquier  un  produit  annuel  de  52  millions  et  demi.  Dans  cette  situation, 


1014  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

si  M.  Gladstone  n'eût  pas  eu  à  s'occuper  des  élémens  nouveaux  de  pertur- 
bation qu'apportait  dans  ses  comptes  le  récent  traité  de  commerce  avec  la 
France,  il  eût  pu  couvrir  le  déficit  de  deux  façons  :  il  aurait  pu  demander 
à  la  chambre  des  communes  de  maintenir  encore  pour  l'année  la  surtaxe  du 
sucre  et  du  thé,  et  une  taxe  sur  le  revenu  de  9  pence  par  livre,  soit  de  3  3/Zi 
pour  100,  C'eût  été  là,  dans  les  idées  anglaises,  un  triste  budget,  un  bud- 
get stationnaire ,  sans  innovation,  sans  progrès,  sans  adoucissement  pour  la 
masse  des  consommateurs,  sans  stimulant  pour  l'industrie  et  le  commerce. 
L'effet  en  eût  été  d'autant  plus  pénible  que  cette  année  même  expirait  une 
charge  importante  des  finances  anglaises,  le  service  de  ces  emprunts  amor- 
tissables par  remboursemens  annuels  que  l'on  appelait  les  longues  annui- 
tés. De  ce  chef,  l'année  1860-61  se  trouvait  affranchie  d'un  service  de  plus 
de  53  millions.  Ce  soulagement  était  attendu  depuis  plusieurs  années  comme 
devant  fournir  l'occasion  de  nouveaux  dégrèvemens  de  taxes,  de  nouvelles 
expériences  sur  le  j-evenu.  Dans  l'hypothèse  du  budget  timide  et  restreint 
dont  nous  parlons,  l'extinction  des  annuités  eût  été  marquée  par  une  dé- 
ception pour  les  classes  populaires.  Si  M.  Gladstone  eût  voulu  échapper  à 
cette  déception,  il  eût  pu  appliquer  l'économie  provenant  de  l'extinction  des 
annuités  à  la  suppression  de  la  surtaxe  du  sucre  et  du  thé  ;  seulement  il  eût 
eu  besoin  alors  d'un  impôt  sur  le  revenu,  qui  se  fût  élevé  au  sou  pour  livre 
ou  à  5  pour  100.  De  la  sorte  l'Angleterre,  en  augmentant  son  impôt  direct, 
eût  eu  au  moins  la  consolation  de  continuer  ces  dégrèvemens  sur  les  contri- 
butions indirectes  qui  lui  tiennent  tant  à  cœur. 

Mais  le  traité  de  commerce  avec  la  France  ne  permettait  point  une  com- 
binaison aussi  simple.  La  première  conséquence  de  ce  traité  devait  être 
d'accroître  le  déficit  des  finances  anglaises.  Au  point  de  vue  fiscal,  le  traité 
agit  d'une  façon  contraire  sur  les  deux  pays.  En  France,  le  traité,  remplaçant 
des  prohibitions  par  des  droits  protecteurs,  amènera  l'importation  de  mar- 
chandises anglaises  qui  paieront  à  l'entrée,  et  il  accroîtra  le  revenu  de  nos 
douanes.  En  Angleterre,  l'effet  obtenu  sera  différent.  Les  Anglais  avaient 
conservé  sur  quelques  marchandises  produites  par  la  France  certains  droits 
protecteurs  :  ils  y  renoncent,  et  font  par  là  une  perte  sèche  de  revenu. 
Sur  d'autres  produits,  les  vins  et  les  esprits  par  exemple,  ils  percevaient 
des  droits  fiscaux  :  ils  opèrent  des  réductions  considérables  sur  ces  droits, 
et  comme  ils  donnent  le  profit  de  ces  réductions  non -seulement  à  la 
France,  avec  laquelle  ils  ont  traité,  mais  à  toutes  les  provenances  et  à  tous 
les  pays,  ils  font  un  sacrifice  notable  de  leur  revenu.  M.  Gladstone  estime 
ce  sacrifice  à  1,737,000  livres,  ou  un  peu  plus  de  Zi3  millions  de  francs  :  c'est 
en  effet  la  somme  dont  profiteront  les  consommateurs  anglais  par  l'abolition 
ou  la  diminution  des  droits;  mais  il  pense  que,  par  l'accroissement  de  la 
consommation,  le  trésor  recouvrera  dès  la  première  année  35  pour  100  des 
sommes  dont  il  fait  l'abandon.  Cette  prévision  un  peu  optimiste  laisserait 
encore  à  30  millions  de  francs  le  déficit  que  le  traité  de  commerce  inflige 
au  revenu  britannique. 

Devant  cet  accroissement  de  déficit  que  lui  apportait  le  traité  de  com- 
merce avec  la  France,  M.  Gladstone  a  pris  un  parti  héroïque.  Il  a  renoncé 
aux  budgets  de  routine  et  d'expédiens,  qui,  tant  bien  que  mal,  mais  sans 
gloire,  pouvaient  aligner  le  revenu  à  la  dépense.  Il  a  voulu  construire  un 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  1015 

de  ces  budgets  audacieux  et  savans  qui  impriment  une  puissante  impulsion 
aux  intérêts,  saisissent  les  imaginations,  et  deviennent  le  type  d'une  ère 
financière.  Ainsi  avait  fait  sir  Robert  Peel  en  18Zi2,  ainsi  avait  fait  M.  Glad- 
stone lui-même  en  1853.  Dans  sa  pensée,  1860  devait  laisser  une  empreinte 
semblable  dans  Thistoire  financière  de  l'Angleterre.  L'occasion  était  bonne 
pour  frapper  deux  grands  coups.  D'un  côté,  il  fallait  signaler  à  l'Angleterre 
l'énormité  de  dépenses  où  la  poussent  la  nécessité  des  temps  ou  ses  propres 
entraînemens  :  M.  Gladstone  le  pacifique,  M.  Gladstone  l'ennemi  des  dé- 
penses militaires  n'a  pas  été  fâché  sans  doute  de  redoubler  l'enseignement 
de  ce  spectacle,  en  montrant  avec  éclat  à  son  pays  les  efi-orts  et  les  res- 
sources de  taxation  que  réclament  ces  attrayantes  et  ruineuses  prodigalités. 
D'un  autre  côté,  M.  Gladstone  a  voulu  apprendre  à  l'Angleterre  que  la  né- 
cessité des  grandes  dépenses  ne  laissait  pas  périmer  la  nécessité  des  grandes 
réformes  qui  aident  aux  progrès  de  l'industrie  et  entretiennent  le  bien-être 
au  sein  du  peuple.  C'est  aux  époques,  a-t-il  déclaré,  où  l'état  demande  le 
plus  de  sacrifices  aux  citoyens  qu'il  doit  favoriser  avec  le  plus  de  libéralité 
le  développement  de  la  richesse  parmi  eux,  en  les  afi'ranchissant  des  ob- 
structions fiscales  qui  les  embarrassent.  Arrivé  à  cette  résolution,  où  le  con- 
duisaient les  conséquences  matérielles  et  morales  de  notre  traité  de  com- 
merce, M.  Gladstone  en  a  pris  à  son  aise  avec  le  déficit.  Au  lieu  d'user  son 
ingéniosité  et  ses  moyens  d'action  à  replâtrer  des  lézardes  et  à  boucher  des 
trous,  M.  Gladstone  a  abattu  des  pans  de  muraille  afin  de  rebâtir  les  parties 
ruinées  de  l'édifice.  11  a  profité  de  la  maladie  des  faits  pour  redemander  aux 
principes  généraux  leur  saine  vertu.  Au  déficit  causé  par  le  traité  français  il 
a  ajouté  ceux  qu'entraînait  la  suppression  des  derniers  abus  ou  l'opportu- 
nité d'heureuses  réformes.  On  ne  pouvait  justifier  le  traité  de  commerce 
devant  un  public  anglais  qu'en  le  faisant  coïncider  avec  la  disparition  des 
derniers  vestiges  des  droits  protecteurs.  M.  Gladstone  a  pris  le  tarif  anglais; 
il  en  a  biffé  tout  ce  qui  avait  encore  l'apparence  d'une  protection;  il  a  fait 
lui-même  ainsi  de  ses  propres  mains  un  déficit  d'environ  26  millions  de  francs. 
Désormais  le  tarif  anglais  est  bien  le  tarif  du  libre  échange.  11  comptait  en- 
core 1,163  articles  en  18Zi5,  Zi66  en  1853|,  Zil9  en  1859.  Après  les  change- 
mens  proposés  par  M.  Gladstone,  il  n'en  contiendra  que  Zi8,  qui  ne  peuvent 
plus  avoir  d'effet  protecteur,  qui  ne  sont  maintenus  que  comme  moyens  de 
revenus.  M.  Gladstone  ne  s'est  pas  arrêté  là.  11  a  voulu  donner  à  la  classe 
des  consommateurs  un  allégement  sensible.  C'était  le  cas,  dira-t-on,  de  faire 
remise  au  public  de  la  surtaxe  du  sucre  et  du  thé.  Le  sacrifice  eût  été  trop 
fort  pour  l'échiquier  au  gré  de  M.  Gladstone,  et  d'ailleurs  l'augmentation  du 
produit  des  droits  sur  le  thé  et  le  sucre  lui  a  paru  prouver  que  ces  droits 
ne  pesaient  pas  trop  lourdement  sur  la  consommation.  M.  Gladstone  a  cher- 
ché ailleurs  cette  largesse  qu'il  voulait  faire  au  public ,  largesse  qui  pût, 
avec  l'eff'acement  des  protections,  faire  dignement  cortège  au  traité  français 
et  léguer  à  l'avenir  un  souvenir  reconnaissant  de  la  présente  année  finan- 
cière. 11  l'a  trouvée  dans  les  droits  sur  le  papier  qu'il  supprime,  laissant 
ainsi  dans  le  revenu  un  nouveau  vide  de  25  millions  de  francs. 

Tous  ces  déficits  extraordinaires,  provenant  du  traité  de  commerce,  de 
l'abolition  des  dernières  protections  et  du  droit  sur  le  papier,  de  quelques 
réductions  sur  les  droits  d'excisé,  équivalent,  réunis,  à  une  remise  faite  à  la 


1016  REVUE    DES   DEUX   MOiNDES. 

consommation  commerciale  annuelle  anglaise  de  U  millions  sterling,  ou  en- 
viron 100  millions  de  francs.  M.  Gladstone,  comptant  qu'une  remise  aussi 
considérable  faite  au  public  donnera  une  impulsion  énergique  à  la  consom- 
mation, pense  que  Téchiquier  regagnera  dès  la  première  année  environ 
'il  millions  sur  cette  somme,  ce  qui  réduirait  à  79  millions  la  perte  du  tré- 
sor. 11  faut  ajouter  en  conséquence  ces  79  millions  au  déficit  primitif  qui 
résultait  de  la  comparaison  des  dépenses  avec  les  revenus  ordinaires  de 
cette  année  :  or  ce  déficit  s'élevait  déjà  à  235  millions.  Il  y  avait  donc  à 
trouver  les  ressources  nécessaires  pour  combler  cette  balance  de  314  mil- 
lions. M.  Gladstone  y  pourvoit  d'abord  en  maintenant  la  surtaxe  du  sucre  et 
du  thé,  ensuite  en  faisant  quelques  économies  peu  importantes  sur  les  frais 
de  perception  de  l'impôt,  ou  en  tirant  de  nouvelles  ressources  d'une  taxe 
légère  sur  l'enregistrement  des  marchandises  aux  bureaux  de  douane,  puis 
en  recouvrant  des  droits  dus  par  les  brasseries  et  la  production  du  hou- 
blon, droits  dont  l'administration  ajournait  jusqu'à  présent  de  plusieurs 
mois  la  perception,  et  dont  elle  faisait  ainsi  en  quelque  sorte  l'avance  aux 
contribuables,  enfin  en  demandant  le  renouvellement  de  Vîncome-tax  sur  la 
base  de  10  pence  pour  livre,  ou  U  pour  100  sur  les  revenus  de  150  livres  et 
au-dessus,  et  de  7  pence  sur  les  revenus  inférieurs  à  150  livres,  en  stipulant 
l'acquittement  de  trois  termes  de  cet  income-tax  avant  la  fin  de  l'année.  Les 
crédits  retirés  sur  le  malt  et  le  houblon  procureront  une  ressource  de  35  mil- 
lions de  francs;  les  trois  termes  de  V income-tax  recouvrables  dans  le  courant 
de  cette  année  donneront  environ  222  millions.  Il  y  a  une  observation  im- 
portante à  faire  sur  les  crédits  du  malt  et  du  houblon  :  ils  ne  constituent  pas 
une  ressource  permanente,  ils  ne  profiteront  qu'au  revenu  de  cette  année. 
Si  par  conséquent  il  ne  devait  pas  y  avoir  l'année  prochaine  de  diminution 
de  dépenses,  il  faudrait  les  remplacer  par  une  autre  ressource.  En  ce  sens, 
le  budget  des  recettes  de  M.  Gladstone  ne  présente  pas  tout  à  fait  le  type 
d'un  budget  définitif.  On  dirait  que  le  chancelier  de  l'échiquier  a  voulu  res- 
serrer la  liberté  d'action  de  la  chambre  des  communes  et  de  son  pays  dans 
les  termes  d'une  option  étroite.  «  Choisissez,  semble-t-il  leur  dire  implici- 
tement, entre  la  réduction  de  vos  dépenses  et  l'augmentation  de  l'impôt  du 
revenu  ;  ou  vous  dépenserez  moins  pour  la  marine  et  pour  l'armée,  ou  vous 
paierez  l'an  prochain  1  shilling  pour  livre,  ou  5  pour  100  de  taxe  sur  le  re- 
venu. »  La  signification  du  budget  de  M.  Gladstone  est  claire  :  la  réduction 
des  droits  sur  le  sucre  et  le  thé  étant  encore  ajournée,  le  premier  dégrève- 
ment futur  appartenant  ainsi  par  droit  d'antériorité  à  un  grand  impôt  de 
consommation,  il  est  évident  que  l'impôt  direct  sous  forme  de  taxe  de  re- 
venu devient  un  élément  permanent  des  finances  anglaises. 

Tel  est  à  grands  traits  le  budget  de  M.  Gladstone.  On  voit  que  c'est  une 
conception  courageuse,  systématique  et  vaste.  Nous  serions  fort  surpris  si 
ce  plan,  autant  par  les  risques  actuels  qu'il  affronte  que  par  les  principes 
qu'il  engage  pour  l'avenir,  ne  soulevait  pas  au  sein  du  parlement  anglais- 
une  vive  opposition.  Des  libéraux  prudens  pourront  reprocher  à  M.  Glad- 
stone d'avoir  de  gaieté  de  cœur  sacrifié,  dans  un  moment  de  gêne,  une  trop 
grande  portion  du  revenu;  ils  pourront  élever  des  doutes  sur  ses  évaluations, 
peut-être  un  peu  complaisantes,  sur  les  accroissemens  de  consommation  qu'il 
attend  comme  conséquence  de  l'abaissement  de  certains  droits.  Ils  pourront 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  '  1017 

dire  que  les  avantages  que  le  traité  français  promet  au  commerce  anglais  se 
produiront  lentement,  tandis  que  les  effets  de  ce  traité,  au  point  de  vue  fis- 
cal, se  manifesteront  par  la  diminution  certaine  et  immédiate  du  revenu 
britannique;  ils  objecteront  surtout  qu'il  est  pénible,  pour  la  nation  an- 
glaise prise  en  masse,  d'échanger  une  taxe  comme  celle  sur  les  vins  et  les 
eaux-de-vie,  qui  n'affectait  que  les  classes  riches,  qui  la  payaient  volontiers 
pour  leur  agrément  et  leur  plaisir,  contre  une  aggravation  de  l'impôt  du 
revenu,  qui  pèse  si  lourdement  sur  les  classes  peu  aisées.  Les  membres  du 
parti  tory  vont  se  réunir  chez  lord  Derby  pour  concerter  leur  conduite  dans 
la  discussion  du  budget  anglais.  Nous  serions  surpris  s'ils  ne  s'entendaient 
pas  pour  combattre  le  traité  par  des  diversions  cherchées  dans  la  politique, 
et  s'ils  ne  reprochaient  pas  au  budget  de  M.  Gladstone  de  préparer  dans  les 
finances  anglaises  la  prédominance  du  système  des  taxes  directes  sur  le 
système  des  impôts  indirects,  que  préconise  avec  tant  d'ardeur  l'école  de 
MM.  Bright  et  Gobden.  M.  Gladstone  a  prévenu  dans  son  beau  discours  la 
plupart  de  ces  objections  avec  infiniment  d'adresse,  de  bon  sens  pratique, 
de  chaleur  d'âme  et  d'élévation  intellectuelle.  Il  a  d'abord  un  grand  avocat, 
la  nécessité  qui  a  porté  les  dépenses  du  gouvernement  anglais  au  point  où 
elles  sont  arrivées.  Il  a  un  puissant  appui  dans  les  principes  de  la  liberté 
commerciale  et  de  la  politique  financière,  éprouvés  déjà  par  tant  d'expé- 
riences heureuses  en  Angleterre  ;  le  succès  de  ces  expériences  ne  lui  four- 
nit pas  seulement  toute  sprte  d'illustrations  lumineuses  en  faveur  de  ses 
argumens,  il  lui  donne  la  foi  dans  la  réussite  finale  du  système  à  l'applica- 
tion duquel  il  met  la  dernière  main.  Quels  encouragemens  dans  les  exemples 
qu'il  peut  citer!  Dans  les  dix  années  qui  s'écoulèrent  de  1832  à  I8Z1I,  le  gou- 
vernement anglais  n'avait  diminué  les  droits  de  douane  et  d'excisé  qu'à  rai- 
son d'un  peu  plus  de  3  millions  par  an.  Pendant  cette  même  période,  le 
revenu  indirect  n'augmentait  en  moyenne  que  d'un  peu  plus  de  h  millions 
annuellement,  et  les  exportations  annuelles  de  l'Angleterre  ne  s'accrois- 
saient que  de  38  millions.  Quel  changement  dans  les  douze  années  écoulées 
de  18Z|2  à  1853!  Le  trésor,  dans  cette  période,  remet  à  la  consommation  une 
moyenne  de  25  millions  de  taxes  par  an  :  le  produit  des  impôts  indirects 
s'accroît  annuellement  de  5  millions  et  demi,  et  le  commerce  extérieur 
augmente  ses  exportations  à  raison  de  107  millions  chaque  année.  Les  sta- 
tistiques de  Vincome-tax  confirment  éloquemment  ces  chiffres.  En  1853, 
trois  catégories  de  revenus  sur  lesquelles  la  taxe  était  perçue,  catégories 
représentant  les  profits  de  la  propriété  foncière,  ceux  du  commerce  et  des 
professions,  s'élevaient  à  la  somme  de  Ix  milliards  300  millions.  En  1859,  les 
mêmes  catégories  accusaient  une  somme  de  revenus  de  5  milliards  :  en  six 
ans,  la  richesse  publique  s'était  accrue  de  16  1/2  pour  100.  Après  de  pareils 
faits,  M.  Gladstone  n'est-il  pas  autorisé  à  présenter  la  remise  de  100  millions 
de  taxes  qu'il  est  disposé  à  faire  cette  année  comme  devant  être  également 
féconde  et  pour  le  revenu  indirect  et  pour  l'extension  du  commerce  anglais? 
Sur  le  traité  de  commerce,  sa  grande  habileté  a  été  de  montrer  que  de  la 
part  de  l'Angleterre  aucun  principe  du  libre  échange  n'y  était  sacrifié,  puis- 
que ce  traité  n'accordait  pas  de  privilèges  aux  produits  français,  et  que  tout 
ce  qui  était  stipulé  en  faveur  de  ces  produits  serait  accordé  à  ceux  des  au- 
tres nations.  Abordant  le  côté  politique  de  la  question,  il  a  dit  éloquemment  ; 


1018  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

«  Les  relations  commerciales  de  la  France  et  de  l'Angleterre  ont  toujours 
eu  un  caractère  politique.  Quelle  est  l'histoire  du  système  de  prohibition 
•qui  s'était  élevé  entre  les  deux  pays?  La  voici.  Ennemis  au  moment  de  la  ré- 
volution de  1688,  les  deux  peuples  ont  continué  et  perpétué  leur  hostilité  par 
des  droits  prohibitifs.  Et  je  ne  conteste  pas  qu'ils  n'aient  ainsi  atteint  leur 
but,  non  au  point  de  vue  économique,— à  cet  égard  le  système  était  ruineux 
pour  les  deux  pays,  —  mais  au  point  de  vue  politique.  C'est  justement  parce 
que  cette  politique  n'a  été  que  trop  efficace  que  je  vous  invite  à  la  renverser 
par  une  législation  contraire.  Si  vous  voulez  lier  d'amitié  ces  deux  grandes 
nations  dont  les  conflits  ont  si  souvent  ébranlé  le  monde,  défaites,  dans  l'in- 
térêt de  vos  vues  actu-elles,  ce  que  vos  pères  avaient  fait  dans  la  logique  des 
sentimens  qui  les  animaient,  et  poursuivez  avec  constance  un  objet  plus  bien- 
faisant. Il  y  a  eu  une  époque  où  des  relations  d'amitié  existaient  entre  les 
gouvernemens  d'Angleterre  et  de  France  :  c'était  l'époque  des  Stuarts,  et 
c'est  une  sombre  page  de  nos  annales,  parce  que  l'union  était  formée  dans 
un  esprit  d'ambition  dominatrice  d'un  côté,  de  basse  et  vile  servilité  de 
l'autre  ;  mais  ce  n'était  pas  l'union  de  deux  peuples ,  c'était  l'union  de  deux 
gouvernemens.  L'union  actuelle  doit  être,  non  celle  des  gouvernemens,  mais 
celle  des  nations.  »  Qui  n'applaudirait  à  un  vœu  si  généreux,  même  lors- 
qu'on voit  M.  Gladstone  oublier,  dans  la  chaleur  du  discours,  ce  que  recon- 
naissait lord  Palmerston  dans  la  discussion  de  l'adresse ,  à  savoir  que  si  la 
France  eût  été  aussi  éclairée  que  son  gouvernement  et  aussi  unie  à  l'Angle- 
terre en  matière  de  politique  commerciale  que  M.  Gladstone  le  souhaite,  ce 
n'est  point  par  un  traité  de  commerce,  c'est  par  une  mesure  législative  que 
la  France  eût  abrogé  les  prohibitions  et  réformé  ses  tarifs? 

A  tant  de  talens  et  de  qualités  qui  le  rendent  digne  d'admiration  et  de 
sympathie,  M.  Gladâtone  joint  une  candeur  généreuse,  qui  lui  donne  l'ai- 
mable physionomie  d'un  Grandison  politique.  Certes  nous  ne  lui  reproche- 
rons point  un  excès  d'effusion,  nous  qui  voudrions  de  si  bon  cœur  voir  ses 
honnêtes  romans  transformer  la  réalité.  Nous  continuons  au  contraire  à  es- 
pérer que  notre  éducation  publique  gagnera  aux  réformes  économiques 
auxquelles  l'Angleterre  nous  encourage.  Nous  voulons  croire  que  la  liberté 
politique,  qui  seule  peut  maintenir  ces  unions  de  peuples  rêvées  par  M.  Glad- 
stone, profitera  chez  nous  des  progrès  de  la  liberté  commerciale,  et  nous 
avons  confiance  que  nous  aussi  nous  serons  capables  de  comprendre  et 
d'applaudir  des  paroles  aussi  belles  que  celles  par  lesquelles  M.  Gladstone  a 
terminé  son  exposé  devant  la  chambre  des  communes.  «  En  résumé,  je  puis 
le  dire,  j'espère  que  cette  chambre  ne  reculera  pas  devant  l'accomplisse- 
ment de  son  devoir.  Après  tout  ce  qu'elle  a  fait  en  faveur  des  masses  par  le 
courage  et  la  résolution  de  ses  réformes  commerciales,  et  non-seulement 
en  faveur  des  masses,  mais  au  profit  de  toutes  les  classes,  au  profit  du  trône 
et  des  institutions  du  pays,  je  suis  convaincu  que  la  chambre  ne  refusera 
pas  de  marcher  hardiment  dans  la  route  où  elle  a  déjà  recueilli  de  si  hono- 
rables récompenses.  En  agissant  ainsi,  vous  pourrez  répandre  de  nouveaux 
bienfaits  sur  le  peuple,  et  les  meilleurs  des  bienfaits,  car  vous  ne  forgez  pas 
pour  les  hommes  des  soutiens  artificiels  avec  lesquels  vous  vous  chargiez 
d'accomplir  pour  eux  ce  qu'ils  doivent  faire  eux-mêmes  ;  au  contraire,  vous 
élargissez  leurs  ressources,  vous  donnez  à  leur  travail  toute  sa  valeur,  vous 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  1019 

faites  appel  en  eux  au  sentiment  de  la  responsabilité,  et  vous  ne  paralysez 
pas  leur  indépendance.  Autrefois,  quand  les  souverains  voyageaient,  ils 
faisaient  jeter  de  l'argent  au  peuple  par  leurs  hérauts.  C'était  peut-être  un 
beau  spectacle;  mais  c'est  un  beau  spectacle  aussi,  au  temps  où  nous  vi- 
vons, qu'une  souveraine  mise  en  mesure,  par  la  sagesse  de  son  grand-con- 
seil assemblé  en  parlement,  de  distribuer  ses  largesses  au  peuple  sous  la 
forme  de  sages  et  prudentes  lois,  qui,  sans  ébranler  les  fondemens  du  devoir, 
brisent  les  entraves  qui  enchaînaient  l'industrie,  donnent  au  travail  de  nou- 
veaux stimulans  et  de  nouvelles  récompenses,  et  qui  conquièrent  chaque 
année  au  trône  et  aux  institutions  du  pays  la  gratitude,  la  confiance  et  l'a- 
mour d'un  peuple  uni.  Qu'il  me  soit  permis  de  dire  à  ceux  qui  se  préoccu- 
pent justement  de  nos  défenses  nationales  que  ce  qui  nourrit  la  flamme  du 
patriotisme  au  cœur  des  hommes,  ce  qui  les  unit,  ce  qui  accroît  leur  con- 
fiance dans  leurs  chefs,  ce  qui  leur  apporte  la  conviction  qu'ils  sont  traités 
justement,  et  que  nous,  leurs  représentans,  nous  travaillons  sans  cesse  à  leur 
bien,  n'est  point  une  petite,  une  faible,  une  passagère  portion  de  la  défense 
nationale.  Nous  recommandons  ce  plan  à  votre  impartial  et  pénétrant  exa- 
men. Nous  ne  faisons  appel  ni  à  votre  généreuse  confiance,  ni  à  votre  com- 
passion. Nous  ne  demandons  qu'une  enquête  et  une  discussion  impartiales; 
nous  savons  que  vous  traiterez  ce  plan  avec  justice,  et  nous  espérons  qu'il 
obtiendra  l'approbation  du  parlement  et  celle  du  peuple  de  cet  empire.  » 

Pourquoi  faut-il  que  ces  nobles  plans,  ces  glorieux  labeurs,  ces  accens 
éloquens  du  gouvernement  parlementaire,  qui  font  tant  d'honneur  à  l'hu- 
manité, soient  troublés  par  de  secrètes  dissonances,  et  que  le  ricanement 
de  la  défiance  vienne  à  tout  moment  glacer  cet  enthousiasme?  Avec  la  poli- 
tique des  réformes  commerciales,  avec  la  politique  du  travail  et  de  la  paix, 
tout  devient  clair  et  facile;  la  sécurité  rentre  dans  les  es'prits,  on  ne  songe 
qu'à  ce  qui  élève  les  peuples  dans  les  voies  du  bien-être,  de  la  liberté  et  de 
la  dignité  morale.  Que  les  mystères,  les  convoitises,  les  jalousies,  les  chi- 
canes de  la  politique  extérieure  se  mettent  de  la  partie,  et  tout  au  contraire 
se  déconcerte  et  s'efi'are.  On  a  pu,  dans  la  même  semaine,  juger  de  ce  con- 
traste en  Angleterre,  en  comparant  la  séance  de  la  chambre  des  lords  où  il 
a  été  question  des  affaires  de  Savoie  à  la  séance  de  la  chambre  des  com- 
munes où  M.  Gladstone  a  présenté  son  plan  financier.  L'on  en  pourra  peut- 
être  juger  encore  par  l'influence  que  les  préoccupations  de  la  politique  ex- 
térieure exerceront  sur  la  discussion  du  budget.  Nous  avons,  quant  à  nous, 
exprimé  notre  opinion  sur  cette  affaire  de  Savoie,  et  notre  intention  n'est 
point  d'y  revenir  longuement.  De  toute  façon,  nous  regardons  la  question 
comme  malencontreusement  et  maladroitement  engagée.  Nous  nous  sen- 
tons assez  bons  Français  pour  ne  point  être  indifférens  à  un  agrandissement 
du  territoire  national ,  si  cet  agrandissement  pouvait  être  obtenu  par  des 
moyens  honorables  et  sans  exciter  contre  nous  d'irritation  et  de  défiance. 
Nous  sommes  en  même  temps  trop  bons  Français,  nous  avons  une  trop 
haute  idée  de  la  puissance  actuelle  et  effective  de  notre  pays  pour  croire 
que  cette  puissance  ait  besoin  d'être  accrue  ou  protégée  par  une  acquisi- 
tion quelconque  de  territoire.  Nous  craindrions  au  contraire  de  voir  s'affai- 
blir le  prestige  moral  de  la  France,  si  elle  se  montrait  capable  de  sacrifier 


1020  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

des  intérêts  importans  et  de  soulever  en  Europe  des  difficultés  graves  pour 
la  mince  satisfaction  de  gagner  un  lopin  de  montagnes.  Si  nous  regardons 
aux  faits  connus,  il  nous  paraît  téméraire  d'engager  dans  l'opinion  un  débat 
sur  l'annexion  de  la  Savoie.  D'abord  il  n'a  pas  été  possible  encore  de  citer 
une  parole  officielle  ou  un  acte  du  gouvernement  français  d'où  l'on  pût  in- 
férer qu'il  a  émis  avec  précision  une  telle  exigence,  qu'il  en  a  établi  les 
conditions  et  fixé  l'échéance.  La  version  la  plus  plausible  est  que  la  cession 
de  la  Savoie  eût  pu  s'accomplir  dans  le  cas  où  la  Vénétie  eût  été  conquise 
sur  l'Autriche  et  transférée  au  Piémont.  Cette  condition  ne  s'est  pas  réali- 
sée :  la  remplacerait-on  par  l'éventualité  de  l'annexion  de  l'Italie  centrale? 
Le  Piémont  semble  dire  le  contraire,  si  l'on  en  juge  par  les  assurances  de 
M.  de  Gavour,  que  lord  Granville  a  fait  connaître  à  la  chambre  des  lords. 
La  Savoie  au  surplus  doit  en  tout  ceci  être  consultée.  Il  faut  tenir  compte 
aussi  d'un  bon  chien  de  garde,  la  Suisse,  qui  entend  partager  le  déjeuner^ 
s'il  lui  est  impossible  de  le  défendre  et  de  le  conserver  intact.  Les  préten- 
tions, pour  ne  pas  dire  les  droits  de  la  Suisse,  nous  détourneraient,  quant  à 
nous,  de  convoiter  la  Savoie.  Pour  nous  donner  la  satisfaction  d'une  fron- 
tière naturelle,  il  nous  faudrait  en  effet  consentir  à  un  partage.  La  Suisse 
aurait  un  morceau  de  la  Savoie,  le  Piémont  en  garderait  un  pour  protéger 
Turin,  et  nous  nous  adjugerions  le  troisième.  Ce  partage  d'un  petit  pays,  qui 
a  une  histoire  glorieuse  et  qui  possède  des  institutions  libérales  très  avan- 
cées, nous  paraîtrait  une  chose  peu  édifiante  au  siècle  où  nous  sommes;  la 
France  ne  réaliserait  pas  une  grande  idée,  et  ne  s'attirerait  pas  un  grand 
honneur  en  y  coopérant. 

Une  autre  considération  puisée  et  dans  la  disposition  des  esprits  en  Sa- 
voie, et  dans  l'état  actuel  de  l'Italie  centrale,  augmenterait  nos  répugnances 
personnelles  contre  une  telle  combinaison.  Le  parti  séparatiste  en  Savoie 
était,  comme  on  sait,  le  parti  clérical  :  le  zèle  annexioniste  de  ce  parti  s'é- 
tait quelque  peu  refroidi  depuis  nos  dernières  difficultés  avec  Rome;  mais  les 
événemens  imminens  dans  l'Italie  centrale  peuvent  ranimer  l'hostilité  des 
cléricaux  savoisiens  contre  M.  de  Gavour  et  la  politique  italienne  du  Pié- 
mont. Nous  touchons  à  la  crise  de  l'Italie  centrale.  La  France  a  transmis  à 
l'Autriche  les  propositions  anglaises.  Si  les  analyses  qui  ont  été  publiées  de 
la  dépêche  de  M.  Thouvenel  sont  exactes,  la  France  s'approprie  implicite- 
ment ces  propositions  :  elle  fait  valoir  l'œuvre  de  persuasion  qu'elle  a  inu- 
tilement tentée  dans  les  duchés,  et  se  plaint  que  l'Autriche,  en  refusant  de 
promulguer  les  réformes  promises,  ait  rendu  impossible  l'exécution  des  sti- 
pulations de  Villafranca;  elle  demande  donc  à  Vienne  ce  qu'elle  a  demandé 
à  Rome  pour  la  Romagne,  non  l'abdication  d'un  droit,  mais  la  résignation  pa- 
cifique au  fait  accompli.  JNous  croyons  que  les  journaux  ont  parlé  prématu- 
rément de  la  réponse  de  l'Autriche;  mais  si  elle  n'est  point  arrivée  encore, 
elle  est  aisée  à  prévoir.  L'Autriche  maintiendra  par  une  protestation  les 
droits  que  les  traités  lui  confèrent,  et  regardera  passer  les  événemens. 
Alors  s'accomplira  ce  que  nous  appelons  la  crise  de  l'Italie  centrale-  Nous 
ne  cherchons  pas  à  deviner  les  moyens  qui  seront  employés  pour  accomplir 
l'annexion.  Y  aura-t-il  de  nouvelles  votations  sur  l'annexion  même  dans  les 
duchés  et  dans  la  Romagne?  Emploiera- t-on  le  suffrage  universel  ou  la  loi 


KEniE.  —  CHRONIQUE.  1021 

électorale  sarde?  L'opiniâtreté  du  dictateur  de  Florence,  qui  jusqu'à  présent 
lui  a  SI  bien  réussi,  triomphera-t-elle  encore?  Ces  détails,  obscurcis  par  des 
bruits  contradictoires,  nous  paraissent  peu  importans.  Quels  que  soient  les 
moyens  qui  doivent  être  mis  en  usage,  tout  se  prépare  pour  l'annexion.  On 
annonce  comme  devant  paraître  incessamment  un  manifeste  du  roi  de  Sar> 
daigne  aux  populations  de  l'Italie  centrale.  Le  roi,  dit-on,  se  prononcera 
dans  ce  document  en  termes  si  formels  sur  l'annexion ,  que  les  assemblées 
de  l'Italie  centrale  devront  regarder  leur  tâche  comme  finie.  Elles  se  réu- 
niront une  dernière  fois  pour  prendre  acte  de  l'acceptation  par  le  roi  Victor- 
Emmanuel  de  leurs  vœux  d'annexion.  Elles  se  dissoudront,  et  l'on  procédera 
aux  élections  des  députés  au  parlement  piémontais,  auxquelles  on  se  pré- 
pare partout  avec  activité.  A  cette  période,  l'occupation  militaire  du  centre 
de  l'Italie  par  les  troupes  sardes,  occupation  prévue  par  les  propositions 
anglaises,  aura  lieu.  Ce  sera  un  moment  solennel  et  grave.  C'est  sans  doute 
le  moment  qu'attendra  l'Autriche  pour  lancer  sa  protestation.  Nous  persis- 
tons à  penser  qu'elle  se  contentera  de  protester,  quoique  l'ardeur  avec  la- 
quelle le  Piémont  pousse  ses  préparatifs  militaires  et  le  travail  de  ses  arse- 
naux semble  annoncer  d'autres  craintes.  On  dit  en  effet  que  le  Piémont  achète 
six  mille  chevaux  et  mille  mulets,  et  qu'il  a  commandé  des  canons  par  cen- 
taines en  Suède  et  en  Angleterre.  Nous  comprenons  que  le  Piémont  prenne 
ses  précautions  contre  des  événemens  possibles,  bien  qu'il  ne  nous  paraisse 
point  que  ce  soit  contre  l'Autriche  qu'il  ait  à  utiliser  immmédiatement  ces 
préparatifs.  Non,  au  moment  où  se  fera  l'annexion  et  où  s'accomplira  ma- 
tériellement la  lésion  du  droit  ancien  qui  régissait  l'Italie  centrale,  la  grosse 
affaire  du  Piémont  ne  sera  point  encore  avec  l'Autriche,  qui  ne  lui  opposera 
qu'une  protestation  diplomatique.  La  véritable,  la  grave  difficulté  se  lèvera 
du  côté  de  Rome.  Cette  difficulté,  qui  est  prochaine,  se  présentera  peut-être 
sous  deux  formes.  Il  y  a  des  fermens  d'insurrections  dans  les  Marches  et 
dans  rOmbrie  :  ils  pourraient  éclater  inopinément  par  le  fait  seul  de  l'an- 
nexion, et  amener  un  nouveau  et  périlleux  démembrement  de  l'état  pontifi- 
cal; mais  lors  même  que  les  exhortations  des  chefs  politiques  parviendraient 
à  contenir  les  impatiences  des  Marches  et  de  l'Ombrie,  il  faut  s'attendre  à 
une  explosion  d'un  autre  ordre.  On  assure,  et  nous  n'avons  pas  de  peine  à  le 
croire,  que  l'on  prépare  à  Rome  une  excommunication  formelle  contre  le  roî 
de  Sardaigne,  laquelle  serait  lancée  au  moment  où  l'annexion  se  réaliserait 
par  l'occupation  piémontaise  de  la  Romagne.  On  fait  courir  bien  d'autres 
bruits  sur  les  résolutions  extrêmes  de  la  cour  de  Rome.  On  va  jusqu'à  dire 
que  le  pape  prend  ses  mesures  pour  le  cas  où  il  se  verrait  privé  de  sa  li- 
berté, et  aurait  remis,  tant  les  imaginations  exaltées  vont  loin  dans  le  chi- 
mérique et  dans  l'absurde,  ses  pouvoirs  spirituels  au  cardinal  Wiseman.  Ce 
sont  là  de  tristes  et  regrettables  extrémités  qui  ne  peuvent  manquer  de  pro- 
duire un  grave  ébranlement  dans  le  monde  moral.  Nous  avons  toujours  fait 
des  vœux  pour  qu'elles  fussent  évitées,  et  nous  espérons  jusqu'au  dernier 
moment  que  tous  les  tempéramens  possibles  seront  employés  pour  les  con- 
jurer; mais  ce  sont  des  conséquences  qu'il  faut  bien  avoir  le  courage  de 
regarder  en  face,  quand  même  on  réussirait  à  les  prévenir. 
De  telles  éventualités  ranimeront  sans  doute  en  Savoie  un  parti  sépara- 


1022  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

tiste  en  jetant  rirritation  au  sein  du  parti  clérical.  Les  chocs  de  la  politique 
piémontaise  et  de  la  cour  de  Rome  pousseront  certainement  vers  l'annexion 
à  la  France  une  portion  de  la  population  savoisienne;  mais  nous  poserons 
ici  une  simple  question.  Est-ce  bien  au  moment  où  l'inexorable  logique  des 
faits  consommerait  en  Italie ,  au  profit  de  la  Sardaigne,  le  déchirement  des 
stipulations  de  Villafranca  d'une  part,  le  démembrement  de  Tétat  pontifi- 
cal de  l'autre,  que  nous  serions  fondés  à  réclamer  de  la  Sardaigne  une  ces- 
sion corrélative  à  des  actes  que  nous  accepterions  dans  le  domaine  des  faits 
nécessaires,  mais  dont  nous  repousserions  la  solidarité  légale?  Évidemment 
les  journaux  qui  ont  si  intempestivement  agité  l'annexion  de  la  Savoie  n'ont 
pas  songé  à  la  gravité  morale  d'une  semblable  question,  et  ont  mal  compris 
le  sentiment  cle  l'honneur  national.  Lord  Palmerston,  en  demandant  aujour- 
d'hui même  l'ajournement  de  la  motion  de  M.  Kinglake  relative  à  la  Savoie, 
confirme  l'opinion  que  nous  avons  exprimée  dès  le  premier  moment  :  c'est 
par  étourderie  que  cette  question  a  été  introduite  dans  les  discussions  pu- 
bliques, et  les  intérêts  européens  qui  y  sont  engagés  seraient  compromis 
par  des  controverses  prématurées.  e.  forcade. 


Nous  croyions  que  M.  Richard  Wagner  avait  terminé,  au  Théâtre-Ita- 
lien, le  cours  de  son  expérimentation  sur  le  public  parisien,  et  nous  pen- 
sions que  les  trois  concerts  qu'il  a  donnés  l'avaient  sufl[isamment  édifié  sur 
l'aptitude  du  peuple  français  à  devancer  les  générations  futures  dans  la  com- 
préhension de  la  musique  de  l'avenir.  Notre  jugement  était  prêt,  lorsque 
nous  avons  appris  que  M.  Wagner,  qui  est  assez  riche  pour  payer  sa  gloire, 
convie  de  nouveau  le  public  à  une  quatrième  épreuve,  où  il  fera  entendre 
des  morceaux  de  sa  composition  que  ne  contenait  pas,  assure- t-on,  le  pro- 
gramme des  trois  concerts  auxquels  nous  avons  assisté.  Ne  voulant  pas  que 
le  bruyant  réformateur  puisse  nous  accuser  d'un  déni  de  justice  et  nous 
opposer,  comme  on  dit  au  palais,  une  fin  de  non-recevoir,  nous  retardons 
jusqu'au  1"  mars  la  publication  de  notre  étude  sur  l'auteur  du  Tannhauser 
et  du  Lohengrin.  Il  tempo  è  galant'uomo,  disent  judicieusement  les  Italiens. 

p.    SCUDO. 


V.  DE  Mars. 


TABLE  DES  MATIÈRES 


DU 


YINGT-CINQUIÈME  VOLUME, 


SECONDE  PÉRIODE.  —  XXXe  ANNÉE. 


JANVIER—   FÉVRIER   1860. 


Livraison  dn  ier  Janvier. 

Une  Réforme  administrative  en  Afrique.  —  I.  —  Des  Conditions  de  notre  éta- 
blissement COLONIAL ,  par  M.  Albert  de  BROGLIE , 5 

Salomé  ,  Scènes  de  la  Forét-Noire  ,  par  M.  Amédée  AGHARD 35 

Les  Dégénérescences  de  l'Espèce  humaine.  —  Origines  et  Effets  de  l'Idiotisme 

et  du  Crétinisme  ,  par  M.  Alfred  MAURY,  de  l'Institut 75 

L'Espagne  et  le  Gouvernement  constitutionnel  depuis  le  ministère  O'Donnell. 

—  Les  Partis  et  la  Guerre  du  Maroc  ,  par  M.  Charles  de  MAZADE 402 

ik  Marine  française  dans  la  Guerre  d'Italie.  —  L'Escadre  de  l'Adriatique  et 

LA  Flottille  du  lac  de  Garde  ,  par  M.  A.  des  VARANNES 134 

-ES   Drames  de   la  Vie   littéraire.  —   Charlotte   et   Henri   Stieglitz,   par 

M.  Saint-René  TAILLANDIER 159 

)e  l'Alimentation  publique.  —  Le  Thé,  son  Rôle  hygiénique  et  les  diverses 

Préparations  chinoises  ,  par  M.  A.  PAYEN ,  de  l'Académie  des  Sciences. . .      194 

"Chronique  de  la  quinzaine  ,  Histoire  Politique  et  Littéraire 223 

'SAIS  et  Notices.  —  Le  Marquis  de  Lajatico  et  la  Toscane 236 

RSIES.  —  La  Ballade  du  Désespéré,  par  M.  Henry  MURGER.  —  Bouquet 

d'Automne,  par  M.  V.  de  LAPRADE 244 

ÎVUE  Musicale,  par  M.  P.  SCUDO 250 

Livraison  da  15  Janvier. 

J'""  Commentaires  d'un  Soldat.  —  I.  —  Les  premiers  Jours  de  la  Guerre  de 

Crimée,  par  M.  Paul  de  MOLÉNES 257 

Cixii  Réforme  administrative  en  Afrique.  —  II.  —  L'ancienne  Administration  et 

les  Gouverneurs-Généraux  ,  par  M.  Albert  de  BROGLIE 295 

ENiRS  d'un  Amiral,  troisième  série.  —  La  Marine  sous  la  Restauration.  — 
—  Une  Expédition  anglo-française  après  1815,  par  M.  E.  JURIEN  de  LA 

WIÈRE 336 

Métaphysique  et  de  son  Avenir,  par  M.  Ernest  RENAN,  de  l'Institut..      365 


102/i  TABLE    DES    MATIÈRES. 

Scènes  et  Souvenirs  du  Bas-Languedoc.  —  Les  Fiancés  de  la  Gardiole  ,  par 

M-»"  L.  FIGUIER 393 

Le  Roman  satirique  bt  les  Mœurs  administratives  en  Russie.  —  Mille  Ames, 

de  M.  Pisemski,  etc.,  par  M.  H.  DELAVEAU 425 

Études  d'Économie  forestière.  —  La  Sylviculture  en  France  et  en  Allemagne, 

par  M.  J.  GLAVÉ , 454 

€hronique  de  la  quinzaine  ,  Histoire  Politique  et  Littéraire 481 

Essais  et  Notices.  —  La  Bombes,  par  M.  Léonce  de  LAVERGNE,  de  l'Institut.      499 

Livraison  du  1er  Février. 

Madame  de  Marçay 513 

La  Théologie  naturelle  en  Angleterre,  par  M.  Charles  de  RÉMUSAT,  de 

l'Académie  Française 537 

Les    Commentaires   d'un    Soldat.  —  II.  —  L'Hiver   devant   Sébastopol  ,   par 

M.  Paul  de  MOLÈNES 574 

Voyage  dans  la  Nouvelle-Grenade,  paysages  de  la  nature  tropicale.  —  II.  — 

Sainte-Marthe  et  la  Horqueta  ,  par  M.  Elisée  RECLUS 609 

Souvenirs  d'un  Amiral,  troisième  série.  —  II.  —  Une  Campagne  dans  la  Mer 

DU  Sud,  par  M.  E.  JURIEN  de  La  GRAVIÉRE 636 

Les  deux  Stephenson  ,  par  M.  Auguste  LAUGEL 664 

Des  Études  nouvelles  sur  le  Somnambulisme.  —  Le  Somnambulisme  naturel  et 

l'Hypnotisme  ,  par  M.  Alfred  MAURY,  de  l'Institut 689 

Pindare  et  l'Art  grec  ,  par  M.  L.  VITET,  de  l'Académie  Française 711 

La  Question  des  Tarifs  de  Chemins  de  fer,  par  M.  LAMÉ-FLEURY 727 

Chronique  de  la  quinzaine  ,  Histoire  Politique  et  Littéraire 749 

Revue  Musicale,  par  M.  P.  SCUDO 762 

Livraison  du  15  Février. 

Les  Commentaires  d'un  Soldat.  —  III.  —  Les  Derniers  Jours  de  la  Guerre  de 

Crimée,  par  M.  Paul  de  MOLÈNES 769 

Le  Roman  de  Femme  en  Angleterre.  —  Miss  Mulock,  par  M.  E.-D.  FORGUES.      797 

Les  Terres  Noires  de  la  Russie  ,  Scènes  et  Souvenirs  de  la  Vie  rurale  et  serve, 

par  M.  J.  SANREY 832 

Rivalité  de  Charles-Quint  et  de  François  P^  —  Le  Connétable  de  Bourbon. 

—  Sa  Conjuration  avec  Charles-Quint  et  Henri  VIII  contre  François  P'. 

—  Invasion  de  la  France  en  1523,  par  M.  MIGNET,  de  l'Académie  Fran- 
çaise  •      ^^^ 

Études  morales. —  Le  Salaire  et  le  Travail  des  Femmes. —  Les  Femmes  dans 

LA  fabrique  lyonnaise,  par  M.  Jules  SIMON ^^^ 

Le  Programme  de  la  Paix,  par  M.  Léonce  de  LAVERGNE,  de  l'Institut 954 

Épisode  d'un  Voyage  d'agrément,  Récit  de  la  Vie  anglo-indienne,  par  M.  le  M""" 

'       FRIDOLIN ^^* 

Chronique  de  la  quinzaine,  Histoire  Politique  et  Littéraire 1010 

errata   de   ce  volume. 

Article  :  L'Escadre  de  l'Adriatique  et  la  Flottille  du  lac  de  Garde;  page  136,  ligne  29, 
au  lieu  de  «  le  20  mai  1859,  »  lisez  :  le  5  mai;  même  ligne,  au  lieu  du  «  1"  juin,  »  lisez  : 
le  46  mai;  page  137,  ligne  3,  au  lieu  de  «  Maderno,  »  lisez  :  Madonn,  et  au  heu  de 
«  Brandolo,  »  lisez  Brondolo. 

Article  :  Pindare  et  l'Art  grec;  page  720,  ligne  9,  au  lieu  de  «  complète,  »  lisez: 
vornplote. 


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Paris.  —  Imprimerie  de  J.  CLAYE,  rue  Saint-Benoit,  7. 


AP 
20 
R5 

per.2 
t-25 


Revue  des  deux  mondes 


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'  CARDS  OR  SLIPS  FROM  THIS  POCKET 

UNIVERSITY  OF  TORONTO  LIBRARY 


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