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REVUE
DES
DEUX MONDES
XXX« ANNÉE. — SECONDE PÉRIODE
TOME XXV. — 1er j^^jviER 1860.
PARIS. — IMPRIMERIE DE î. CLAYE
lUI SAIMT-BENOIT, 7
REVUE
DES
DEUX MONDES
XXX« ANNÉE. — SECONDE PÉRIODE
TOME YINGT-CINQUIÈME
PARIS
BUREAD DE LA REVUE DES DEDX MONDES
RDE SAINT-BENOIT, 20
1860
AV
UNE
RÉFORME ADMINISTRATIVE
EN AFRIQUE
1858 — 1859.
I.
DES CONDITIONS DE NOTRE ÉTABLISSEMENT COLONIAL.
Peu de spectacles m'ont intéressé dans ma vie autant que celui que
présentait au début de l'automne de 1858 la capitale de nos posses-
sions africaines, et auquel m'a fait assister le hasard d'un séjour
très involontaire. Je ne voudrais pas jurer que la surprise ne fût pas
pour quelque chose dans mon plaisir, car en quittant la France,
fort malgré moi et pour des raisons assez pénibles, j'avais fait mon
sacrifice tout entier et ne m'attendais guère à en être récompensé.
Alger, l'avouerai-je à ma honte? ne m'inspirait que fort peu de cu-
riosité. L'Afrique française ne rappelait à ma pensée que des com-
bats très sanglans dont le souvenir était déjà fort effacé, des salles
de l'exposition universelle assez peu remarquables pour un igno-
rant, par-dessus tout des lectures ingrates, des articles de journaux
très ennuyeux, des questions ardues d'économie politique, de douane
et d'agriculture auxquelles beaucoup d'efforts n'avaient jamais réussi
à me rien faire comprendre. Je partais de plus sous une impression
de langueur qui était à ce moment fort générale, car, je ne sais si
on s'en souvient, la France, si vivement distraite depuis lors, était,
6 BEVUE DBS DEUX MONDES.
eo octobre 1858, entrée dans une de ces défaillances d*ennui, ma-
ladie périodique chez elle, et dont elle sort habituellement par des
tnûteoieiis brusques qui lui coûtent fort cher. Le déclin des aflaires'
coaunereÎBles, le dégoût et l'absence des discussions politiques,
ttwt contribuBÎt également à suspendre toute espèce d'animation.
Je m'embarquais donc la tristesse dans l'âme, et bien que laissant
Teonui derrière moi, je pensais qu'il saurait prendre les devans
pour m'attendre au port.
Men-"* puissance du ciel du midi! Lorsque, le 25 octobre
BU maiif . - une traversée monotone et pluvieuse, les premiers
rayons d'un soleil ardent vinrent se réfléchir sous mes yeux contre
les crêtes blanches de la ville mauresque, je sentis tout renaître en
moi, la curiosité comme le courage. Le paquebot des Messageries
impMalrs nous débarquait sur le quai, au pied d'un rocher à pic,
contre-fort naturel surmonté par les voûtes de maçonnerie qui sou-
tiennent la place du Gouvernement. On ne demeure guère à Alger
que sur cette place ou aux environs. Pour nous rendre à l'endroit où
nous devions loger, nous avions le choix ou de faire un immense
détour, afm de trouver une rampe douce le long des bâtimens de la
douane et de la marme, ou d'eplever en quelque sorte la position
d'assaut en grimpant une sorte d'escalier assez raide formé de gra-
dins fort délabrés. 11 n'était que cinq heures du matin; mais comme
il n'y avait eu Tau- ni un nuage, ni une brise, la chaleur était déjà
suffocante. Nous primes pourtant gaiement le dernier parti, tant l'on
éprouve de plaisir et l'on se sent de force à marcher en quittant cet
éHment perfide où la marche est si difficile. Nous gravîmes donc la
MMMée de la Pêcherie, fort bien appelée de ce nom, car ce n'est,
au fond, que le irrand marché au poisson de la ville. A cliaque pas,
'' ir les établis des commerçans en plein air qui
, __: pour y camper avec leur magasin ambulant.
' ^ presque tous des émigrés de ces bienheureuses popula-
u«»!is ue rEuro|>c méridionale, à qui le bruit est nécessaire pour
r'wrr. î^ longue cape de laine rouge et le petit chapeau de velours
Il noir permettaient bien de distinguer le marinier d'Amalfi
' Majorrjue ou de Valence; mais nul n'aurait pu dire si les
^ et confus dont ils assourdissaient nos oreilles avaient
' d'appartenir à l'Italie ou à l'Espagne. Fort peu émues
' ir.V.nnrinent, quelques vieilles négresses, coifl'ées d'un
i < ouleurs très voyantes, dormaient à côté d'un
p* («ifiiMn^rde fruim ou de légumes qu'elles semblaient avoir placé
|||P^r raequil de leur conscience et sans aucun souci d'en tirer le
«•jw^ro profit. Des Arabes enveloppés de leur burnous descen-
«Wwii dr U ville i pas Amptés, ou s'accroupissaient le long de
UNE REFORME ADMINISTRATIVE» EN AFRIQUE. 7
quelques pans de murs avec une gravité affectée, comme s'ils eus-
sent voulu montrer combien ce tumulte européen leur paraissait de
mauvais goût. A mesure que nous approchions du sommet, deux
monumens de nature très différente s'offraient plus nettement à nos
regards : à gauche (sur la place du Gouvernement), la statue de
M. le duc d'Orléans, de Marochetti, dans ce correct uniforme d'offi-
cier-général et dans cette pose académique que chacun connaît;
à droite, le minaret de la mosquée hanéfite, agréable échantillon
d'architecture mauresque faisant scintiller au soleil l'éclatante blan-
cheur de ses pierres granulées.
Il y avait sans doute dans ce bizarre mélange matière à regarder
et à réfléchir. Qu'on rie cependant, si l'on veut, de ce que peut pro-
duire une préoccupation habituelle et obstinée. Parmi tant d'ob-
jets confus et nouveaux qui éblouissaient et surprenaient mes re-
gards, j'eus encore la présence d'esprit nécessaire pour discerner
une petite affiche collée sur un pilier, et portant l'annonce d'une pu-
blication nouvelle, le Gouvernement de l Algérie ^ ce qu'il est, ce qu*iî
doit être. Ce titre me surprit, et plus que toute chose, plus encore
que le costume des passans ou l'architecture des maisons, m'avertit
que je n* étais plus en France. En France en effet (au moins depuis que
l'ordre est rétabli dans les esprits), en*matière de gouvernement ce
qui est doit être, et ce qui doit être est. C'est chose entendue : per-
sonne ne se permettrait, sinon de penser, au moins de dire le con-
traire, et la presse surtout, dûment avertie (ne voyez ici, je vous
prie, aucun jeu de mots), ne se permet pas de contester cette maxime.
Vous figurez-vous quel effet produirait sur les murailles de Paris
cette affiche : le Gouvernement de la France, ce qu'il est et ce qu*il
doit être! Ou le scandale des passans, ou quelque autre moyen aussi
expéditif aurait vite fait disparaître un prospectus si malencontreux.
J'étais donc averti par là même que j'allais trouver en Algérie
une latitude de discussion que je n'avais pas laissée sur l'autre bord
de la Méditerranée. Tout ce que je vis et entendis pendant les jours
suivans me confirma dans cette pensée. Conversation , publica-
tions, tout me parut porter le caractère d'une vivacité et d'une har-
diesse auxquelles je n'étais plus accoutumé. J'entendais discuter
tout haut dans les rues les actes de l'administration de la colonie,
en appelant les choses par le nom qu'elles portent dans le vocabu-
laire et les hommes par celui qu'ils ont reçu au baptême. Chaque
matin, deux journaux, représentant la résistance et le mouvement,
la conservation et l'opposition, établissaient sur les intérêts algé-
riens un débat en règle, qui ne semblait contenu par aucune limite,
même pas toujours par celles de la politesse. Il y eut même un
instant, Dieu me pardonne, une petite assemblée dont les séances
BSrUB DES DEUX MOTIDES.
étaient rapportées par la presse avec accompagnement
de plaisiiiteries et de commentaires. £n un mot, c'était le régime
parlementaire au petit pied. Je croyais rêver ou rajeunir.
Dne singularité nuisait pourtant à T^xactitude de cette reproduc-
tion et empêchait la miniature de ressembler tout à fait à T original.
Dans cette guerre faite aux pouvoirs existans et soutenue par eux,
l'attaque semblait jouir d'une liberté qui était refusée à la défense.
La presse assaillante, celle qui demandait la réforme complète et
radicale de tout le régime en vigueur dans la colonie, avait le verbe
haut et les coudées franches; elle abordait la question de front,
incriminait nominativement les administrateurs, recevait, provo-
quait même les dénonciations des administrés, faisait peser tantôt
sur les individus, tantôt sur les institutions en masse les plus graves
et parfois les plus injurieuses imputations. Les conservateurs au
contraire avaient le langage timide, et ne répondaient qu'à mots
couverts, par des insinuations détournées et des réticences signifi-
catives. Évidemment la lutte n'était pas égale, et les conditions en
éuûent troublées par ce qu'on appelait dans le bon temps du ré-
gime constitutionnel une influence extra-parlementaire. Je ne fus
pas longtemps sans être mis dans le secret de cette bizarrerie. C'é-
tait de Paris, et non d'Algef, que se faisait sentir cette force étran-
gère et supérieure qui soutenait l'opposition et décourageait la
réstHtance. 11 n'y avait pas longtemps en effet qu'une modification
importante venait d'être opérée au sommet même du pouvoir qui
présidait aux destinées de l'Algérie. Le poste de gouverneur-géné-
ral, dont la résidence était à Alger, avait été supprimé. A sa place,
un nouveau ministère était créé à Paris, réunissant dans ses attiû-
botions l'Algérie et toutes les colonies françaises d'outre-mer, et ce
n'était pas seulement le siège, c'était la nature même du pouvoir
et la qualité de son représentant qui changeaient. Jusque-là le gou-
verneur-général avait toujours été un militaire et le chef même de
Tannée d'Afrique. Le nouveau ministre était un prince dont la jeu-
oeeie ne e'était |>oint passée dans les camps, et qui n'avait figuré
qu'acddentellement a la i. i.» d'un corps d'armée. Cette substitution
était Kra?e: on s'alU'iulait généralement qu'elle ne serait pas la
•eûle, et que de la téu» la réforme passerait aux membres. L'ad-
muiittratloo âncienu- mpreinte de l'influence de l'armée, aur
rail une eompoeitiou . i ^.-i.iit inspirée d'un esprit moins miliuiires.
L41 régime du sal)rc finissait; le jour du pouvoir civil éUiit venu.
W était, diraient les gens bien informés, le dessein du prince-mi-
Mitra. En attendant, l'ancienne administration, déjà altérée dans
•ra traita eraentieb» ee croyait donc condamnée d'avance, et ne
plus que mollement des prérogatives conservées seule-
UNE REFORME ADMINISTRATIVE EN AFRIQUE. 9
ment à titre provisoire. Ses adversaires se vantaient de posséder la
pensée intime du chef suprême et faisaient croire à des confidences
par la vivacité de leur reconnaissance et de leurs hommages. L'état
que j'avais sous les yeux n'était donc pas tout à fait la liberté mal-
gré l'apparence à laquelle je m'étais d'abord laissé prendre, c'était
plus et c'était moins : c'était un mouvement d'innovation radical
qui partait du pouvoir supérieur, et pouvait, s'il durait trop long-
temps sans aboutir, dégénérer en anarchie.
Quelles causes avaient amené une situation si irrégulière? En
quoi avait démérité l'administration ainsi ostensiblement désavouée
par son supérieur naturel? Qui avait raison ici, de l'accusateur ou de
l'accusé? La lutte engagée sous nos yeux était-elle la vieille lutte de
la routine et du progrès, ou la lutte non moins ancienne de la sage
expérience contre l'esprit d'aventure? 11 m'eût été difficile de ne pas
me poser toutes ces questions ; tous les échos les renvoyaient à
mes oreilles , et dans les cafés comme dans les corps de garde on
ne parlait guère d'autre chose ; mais il n'était pas beaucoup plus aisé
pour un novice de les résoudre, car les opinions les plus contraires
se disputaient le terrain à l'aide des assertions les plus contradic-
toires. Les lecteurs de la Revue ont déjà été mis au courant du côté
le plus délicat et le plus complexe de ces problèmes par un écri-
vain distingué qui n'a peut-être qu'un tort, celui de connaître trop
bien dans le détail les affaires de f Algérie pour se donner la peine
d'en expliquer suffisamment les généralités aux ignorans d'outre-
mer. Après ce jugement d'un homme compétent, mais qui par cela
même a son opinion depuis longtemps faite, le coup d'oeil plus su-
perficiel, mais plus libre peut-être, d'un spectateur curieux, venu
sans prévention, et ne s'étant donné d'autre peine que d'ouvrir ses
yeux et ses oreilles, peut aussi avoir son utilité. Il s'agit d'ailleurs
d'intérêts graves où la France a engagé à longue échéance une bonne
partie de sa puissance, de sa richesse et de sa gloire : on ne saurait
lès envisager à trop de reprises et sous trop de faces. Ces intérêts
se plaignent volontiers d'être oubliés et méconnus; on ne saurait
faire trop souvent en leur nom appel à l'attention publique. Que la
patience du lecteur nous permette donc de revenir sur des points
qu'il connaît peut-être, et même de le reprendre d'un peu haut. Je
parle spécialement à ceux qui, comme moi naguère, ont toute leur
éducation à faire et sont obligés de tout apprendre pour comprendre
quelque chose. Je leur promets pourtant de ne remonter que jus-
qu'au déluge, et de les ramener très promptement.
10 lETUB DES DEUX MONDES.
I.
En lisant rhisloîre déjà longue de notre domination en Algérie,
eonnie en examinant les traces déjà profondes qu'elle a laissées sur
le 8dI« on est frappé du mélange de persévérance et d'incertitude
qoB les divers gouvernemens de la France ont porté dans cette
grande entreprise : persévérance dans l'effort, incertitude dans le
but. Je ne parle pas seulement de l'indécision si longtemps funeste
qui présida à la conduite de nos opérations militaires : on sait com-
bien de tactiques différentes furent essayées avant que l'Afrique eût
produit son grand général et enfanté sa véritable armée; l'on peut
compter encore de lieue en lieue, sur la route de Gonstantine et dans
les gorges de l'Atlas, les étapes de toutes nos fausses démarches,
marquées par le sang de nos soldats. Je ne parle pas seulement non
plus des confuses délibérations qui s'élevèrent si souvent, dans nos
conseils de gouvernement, sur les limites qu'il convenait d'imposer
à notre domination. L'occupation restreinte et l'occupation étendue
faisaient alors tous les frais du débat; l'une et l'autre ont été sin-
gulièrement dépassées, et la plus étendue d'alors paraîtrait aujour-
d'hui terriblement restreinte. Je ne parle pas enfin davantage de
toutes les révolutions qu'a subies l'organisation intérieure de l'Al-
gérie, et de ces volumes de décrets dont la collection effraie, mais
dont la lecture est heureusement inutile, parce que chaque page a
pris soin d'effacer et d'annuler la précédente. Ce qui est peut-être
plus singtdier, c'est que le doute ait porté non -seulement sur la
manière de s'y prendre pour atteindre le but, mais sur le but même
qu'on se proposait, c'est que pendant bien des années il n'y ait pas
eu parmi les juges les plus compétens deux personnes pleinement
d'accord sur le parti qu'on pouvait tirer de nos possessions africai-
nes, et qu'aujourd'hui, après tint de sang répandu, d'espace con-
quis, de lois faites et de livres écrits, beaucoup de confusion et d'in-
certitude règne encore à ce sujet dans l'esprit public.
Cette singularité s'explique par ce qu'il y eut d'accidentel et d' ar-
bitraire dans révénement qui a fait tomber l'Afrique septentrionale
•ons notre empire. Un point d'honneur a porté nos armes sur cette
plage, un point d'honneur les y a retenues et disséminées sur deux
eents \knnm de UTritoin?; mais de projet de conquête et d'espérance
deprofil, il n'y iMi avait rmlle trace dans l'esprit de ceux qui diri-
ijwwit la premi* rujon et qui en recueillirent les premiers
milts. Ce ne fut in % .nu «l'aucun plan arrêté ni même pour répondre
Lr^S^ilîî^* ' V*'"^ 'ï**** *^ France s'engagea dans une entreprise
Où eue reaeootrait l'inconnu en toutes choses, hommes, sol et cli-
UNE RÉFORME ADMINISTRATIVE EN AFRIQUE. li
mat'. Dans la nuit , surtout quand on ne sait pas bien où on veut al-
ler, il est naturel d'hésiter, d'errer beaucoup et de revenir plus
d'une fois sur ses pas. N'ayant aucun système préconçu, on fut à son
aise pour les essayer tous, les abandonner et les reprendre, en-
semble ou successivement : irrésolution d'autant plus naturelle que,
dans quelque voie qu'on s'engageât, quelque usage qu'on essayât de
faire du territoire conquis, on rencontrait des difficultés inattendues
et à la première apparence insurmontables. Présenter le tableau
complet de ces difficultés de manière à les embrasser d'un coup
d'œil, c'eût été peut-être alors faire acte de mauvais citoyen, en
décourageant les efforts d'une armée et d'une administration géné-
reuses. Aujourd'hui la France a reçu et donné tant de gages sur le
sol de l'Afrique que le découragement n'est plus à craindre. Aujour-
d'hui d'ailleurs beaucoup des obstacles sont surmontés, et la France
voit déjà poindre le jour qui justifiera et récompensera sa persévé-
rance. Un tel exposé, loin d'être dangereux, peut donc être utile pour
aider à mesurer le chemin parcouru, les fautes commises, les pro-
grès obtenus et la tâche qui reste encore à accomplir. Poser nette-
ment quelles étaient au début de l'opération les obscures données du
problème, c'est la meilleure manière de vérifier les erreurs com-
mises dans le calcul et les pas qui ont été faits vers la solution.
Il fut un temps où l'usage à faire d'une conquête n'était pas ma-
tière à longue délibération : il y en avait un tout simple, qui se
présentait tout naturellement, et dont le résultat était habituelle-
ment profitable. Les vainqueurs accouraient en masse et prenaient
individuellement, chacun pour son compte, possession d'un lot du
sol conquis. Le vaincu, spolié, réduit en servitude ou en vasselage,
ne conservait le plus souvent que le droit de cultiver pour autrui la
terre que le sort des armes lui avait enlevée. De nouveaux proprié-
taires, s' installant ainsi, au nom de la force, sur des sillons qu'ils
trouvaient creusés et dans des bâtimens qu'ils trouvaient construits,
formaient à la surface du pays une population enrichie et puissante,
qui ne tardait pas à y prendre racine. Personne dans l'antiquité ne
s'avisait de contester la légitimité d'un tel usage de la conquête, et
Rome elle-même, la conquérante habile et modérée par excellence,
l'adoucit en pratique, sans l'abandonner jamais en principe. Ses co-
lonies militaires, petites places fortes élevées au sein des provinces
soumises, dotées de biens-fonds à leurs dépens, s'élevaient comme
autant de témoins d'un droit qui cédait devant la politique, mais
non devant la justice. L'Évangile même, commenté, il est vrai, par
les Barbares, ne fit point disparaître cette brutale interprétation du
droit de conquête, et l'invasion germaine au contraire en fut l'écla-
tante consécration. La dépossession du sol devint plus que jamais
%f BEVUE DES DEUX MONDES.
rapaoftge du vainqueur. La vieille Europe fut à plusieurs reprises
dépeuplée cl repeuplée de cette étrange manière, et c'est à la der-
iiièra opération de cette nature qu elle ait subie sur une grande
échelle que l'Angleterre doit Theureux mélange de ses races diverses
^ la physionomie originale de son histoire.
Les pi^oédens en ce genre ne manquaient point sur la terre d*Afri-
<|iie. Romains, Vandales, Arabes et Turcs s'étaient rapidement suc-
cédé, tour à tour spoliateurs et spoliés, héritant de richesses ou de
rainée, de travaux ou de dévastations. Sans le coup de vent qui
le cbiasa de la côte, Charles - Quint réservait certainement le
aènie eort aux compagnons de Barberousse : aucun scrupule n'au-
rait retenu des Espagnols du xvi^ siècle, qui avaient fait leur ap-
prentissage de conquérans dans le Nouveau - Monde. Je ne vou-
drai même pas jurer que , si Louis XIV eût accompli sur Alger
les^ menaces que Bossuet faisait entendre du haut de la chaire,
U se fût montré plus réservé. Mais tel était le changement produit
dans les idées par le développement naturel d'une civilisation chré-
tienne, que le !•' juillet 1830, quand le maréchal de Bourmont put
contempler des hauteurs de la Casbah les élégantes villas qui par-
semaient déjà les coteaux de Mustapha et les pentes ombragées du
Sahel, la pensée, j'Bn suis sûr, ne vint ni à lui ni à son état-major
qu'ils pourraient aller s'y installer à aussi bon droit que Brian de
Bois-Guilbert sous le toit de Cédric le Saxon. Peu de jours avant,
dit-on, quelques Turcs, désirant fléchir le courroux du vainqueur
et sauver leur patrie de la ruine, avaient fait offrir sous main la
tète du dey, et ne comprirent pas trop pourquoi le roi de France
ne se montrait pas jaloux de recevoir ce genre de satisfaction. Ces
ardens patriotes durent être encore bien plus surpris lorsqu'ils lurent
dans Tarticle 5 de la capitulation que « la liberté de toutes les classes
d'habitans, leur religion, leurs propriétés, leur commerce et leur
industrie ne recevraient aucune atteinte. » Le moyen de comprendre
ce que fenaleot faire des gens qui se mettaient en campagne à tra-
jets les mers sans vouloir pour leur peine ni sang ni argent, sans
se soucier de tirer ni profit de leurs prises ni vengeance de leurs in-
Juresl
Quoi qu'il en soit, que l'honneur en revienne à la France et à
sss rsprftsentans, U demeura bien entendu dès le premier jour que
la cooquéte de l'Afrique était uno conquête non à la manière an-
clntte« nab à la moilo nouvelle de l'Europe, c'est-à-dire une con-
q^êUi purement politique, et non uno prise de possession du sol.
CéUtt un nouveau souverain qu'on proclamait, co irri.ii.iit pjis de
Moveaiu propriétaires qui s'établissaient. Restait il. ment àexa-
% et la question ne tarda pas à nalin m .,, .ims les esprits
UNE RÉFORiME ADMINISTRATIVE EN AFRIQUE, 13
les moins réfléchis, si la conquête, ainsi entendue et ainsi restreinte,
apportait avec elle des compensations suffisantes à ce qu'elle avait
coûté et devait coûter encore.
Du moment qu'une conquête n'offre plus les profits matériels, sen-
sibles, tangibles au doigt et à l'œil, qu'elle produisait autrefois, elle
ne peut rendre à la nation conquérante d'autres services que d'ac-
croître sa force politique. Du moment que ce n'est pas la cupidité
privée qu'elle est destinée à satisfaire, c'est à la puissance collective
de l'état vainqueur qu'elle doit venir en aide. Politique est sa na-
ture, politiques doivent être ses avantages; mais en fait d'avantages
politiques nous n'en connaissons réellement, tout compte fait, que de
deux sortes : ils sont pécuniaires ou militaires. Toutes les forces po-
litiques d'une nation (laissant de côté les forces morales, qui ne
trouvent guère d'appui dans les conquêtes) se traduisent en hommes
et en argent. Tout le problème de l'utilité d'une conquête, réduite
aux termes dans lesquels l'enferme la morale scrupuleuse de l'Eu-
rope moderne, consiste donc uniquement dans la question de savoir
si elle profite au trésor ou aux armées du vainqueur, si on peut le-
ver abondamment dans son sein des impôts et des soldats.
Or le moindre bon sens suffit pour concevou* qu'examinée à ce
point de vue purement arithmétique, la conquête d'un pays barbare
court toujours risque d'être un mauvais calcul. Un tel pays en effet
est en général pauvre, mal cultivé, médiocrement peuplé ; il tire de
maigres produits du sol qu'il cultive, et ses richesses, s'il en a,
purement naturelles, consommées directement par le producteur,
difficiles à échanger et à déplacer, offrent très peu de prise au
mécanisme le plus savant de nos perceptions financières. Il n f a
guère de pire matière imposable, pour parler le langage technique,
que celle des nations barbares. En revanche, elles sont beaucoup
plus prêtes à se battre qu'à payer, et le courage chez elles est moins
rare que les écus. Outre que leur manière de combattre est ra-
rement celle des armées civilisées, et qu'elles acceptent difficile-
ment le joug de la discipline, c'est leur fidélité, sinon leur valeur, qui
est douteuse. Les levées d'un pays conquis sont toujours des auxi-
liaires peu sûrs à encadrer dans une armée conquérante. Au jour
du besoin et du péril, le sentiment national froissé se réveille, et
la désertion n'est pas marquée à leurs yeux de l'empreinte ineffaçable
du déshonneur ; mais entre nations issues de la même civilisation la
bonne administration et la justice arrivent souvent assez vite à cicatri-
ser les traces sanglantes de la conquête. L'éducation , les croyances
communes triomphent, avec l'aide du temps, des distinctions natio-
nales, et forment comme une atmosphère bienfaisante dont la pression
rapproche les deux lèvres de la plaie. C'est ainsi que la reine d'An-
i^ BETL'E DES DEUX MONDES.
gleterre o'â point de meilleurs soldats que les anciens archers
(TÉicoM, et que T Alsace est, depuis un siècle au moins, la pépi-
Mn des meilleurs régimens français. D'un peuple barbare à un
peuple ctviUâé, au contraire, l'assimilation est d'autant plus longue
à ^opérer que sont plus profondes les différences. Tout contribue à
jiéparfr les nouveaux maîtres des nouveaux sujets, les croyances
auunt que \vs préjugés, les lois divines autant qu'humaines, parfois
las vertus autant que les vices. A faire tomber de telles barrières, la
justice, le bon gouvernement sen^nt peu : heureux encore quand
Us ne nuisent pas, car il n'est peut-être pas de points sur lesquels
lâ.civilisation et la barbarie s'entendent moins que sur ce qu elles
deoundent ou reprochent à leur gouvernement. Ce que l'une appelle
rordre parait à l'autre une insupportable tyrannie. Une oppression
intermittente lui paraît moins lourde à porter que cette gêne douce,
mais continue, cette équitable répartition d'un fardeau constant,
qui constitue pour nous une administration régulière. Une défiance
réciproque est donc pour des siècles peut-être la condition néces-
saire de deux élémens si contraires violemment rapprochés; il n'en
est pas qui rendent le commandement si pénible, ni surtout le re-
crutement des armées si dangereux.
Plus qu'aucune autre peut-être, la population qu'on trouvait
éparse sur le sol de la régence d'Alger offrait aux prétentions les
plus modérées de ses conquérans tous les genres de résistance » ac-
tive et négative. L'appeler une population barbare, c'eût été lui faire
tort, et de plus l'offenser grièvement, car son état était celui d'une
civilisation très imparfaite, mais en revanche très orgueilleuse. D'ori-
gifig plus récente que la nôtre, à qui elle a un moment disputé et
la possession du monde et la gloire des lettres et des arts, la civili-
saiion musulmane, bien que déchue aujourd'hui, n'en est pas moins
restée très fière. Peut-être cette fierté s'est-elle conservée plus intacte
encore dans les pays, comme était l'Afrique en 1830, préservés du
eoQlact de l'Europe, et pouvant par là échapper à la preuve trop
éfideole de leur décadence. Les promesses d'une religion qui s'ho-
nore de rendre à la jalouse unité divine un hommage en apparence
plus absolu que l'Évangile lui-même, le souvenir des prodiges du
rreissint et âm pompes de l' Alhambra, la vue, toute récente encore,
ém cbrélteis captif» dans le port d'Alger et des monceaux d'or en-
taMÉa par les tributs de l'Europe humiliée, des instincts belliqueux,
des armea imimrfaitea sans doute, mais merveilleusement appro-
Driéaa à la défense des forUfications naturelles du sol, tout contri-
bnaU à maiotaolrches les pasteurs de l'Atlas un sentiment de leur
tofte ^ UA espoir de secouer le Joug qui devaient en faire très long-
plus Intraitables des si^ets. Il n'y avait aucun espoir de
UNE RÉFORME ADMINISTRATIVE EN AFRIQUE. 15
les éblouir par ce prestige vainqueur de la raison et de la puissance
qui a fait tomber tant de sauvages et tant d'idoles au seul souffle
de la conquête chrétienne^. S'il y avait chez les habitans de l'Al-
gérie assez de civilisation pour qu'il fût impossible de les dompter
par surprise et de les prendre d'assaut, comme on peut faire des
sauvages de l'Océanie, il n'y en avait pourtant pas assez pour qu'on
pût établir aisément entre eux et nous une union fondée sur des
maximes communes de gouvernement. Ils n'en restaient pas moins
séparés de la société française par les plus profonds abîmes que la
diversité des principes et l'opposition des croyances puissent creu-
ser : ils différaient de nous par les fondemens mêmes sur lesquels
l'humanité repose, par les deux rocs auxquels sont attachés les pre-
miers anneaux du lien social, la constitution de la propriété et de
la famille. C'en était assez pour que de longtemps la possession d'un
tel pays ne pût être paisible, et par conséquent la conquête fruc-
tueuse. Il était trop évident qu'elle emprunterait pendant une période
indéfinie les forces et les ressources de la France, avant de lui en
fournir à son tour. Il faut ajouter, pour dresser complètement le bi-
lan de la conquête, que ces descendans 'd'Abraham, n'ayant pas fait,
depuis leur aïeul, un progrès dans la culture, se présentaient comme
les plus médiocres exploitans d'un beau sol, et par conséquent pro-
mettaient les plus mauvais payeurs d'impôt qu'on puisse imaginer.
Toutes ces considérations furent entrevues, sinon complètement
approfondies, du premier coup par la sagacité de l'instinct national.
Dès le lendemain de la victoire, avant qu'on sût bien quelles en se-
raient les conséquences, avant qu'on eût mesuré, même du regard,
les limites, encore moins parcouru l'étendue de l'héritage, une sorte
de cri public s'éleva pour avertir la France que conquérir l'Afrique
pour la posséder et s'en tenir là, ce serait la plus laborieuse et la plus
stérile des opérations. Un petit nombre, qui se croyaient prudens, en
conclurent qu'il fallait s'en aller au plus vite. La foule, éclairée par
des pressentimens plus justes, ou éblouie par le renom d'une pos-
session lointaine, décida au contraire qu'au lieu de se retirer du ri-
vage d'Afrique, il fallait s'y transporter en masse et en grand nom-
bre. Il n'y avait que quelques pouces de terrain possédés par nos
armes, que déjà l'idée d'une colonisation avait germé dans toutes les
têtes. Que dis-je? Le premier retour des bâtimens qui avaient an-
noncé la victoire ramenait déjà des colons. Il fut décidé, par ce ver-
dict de l'entraînement populaire, contre lequel il n'y a guère d'appel
possible, que l'Algérie, pour valoir quelque chose, n'était pas seule-
ment une conquête à détenir, mais une colonie à fonder.
Une colonie, le mot est bien vite prononcé : il y a des colonies de
beaucoup d'espèces, fondées dans bien des pensées, par bien des
1(1 * IBTUB DES DEUX MONDES.
iiio)eii« ei soiw bien des conditions différentes. Pour ne prendre que
lu plus aailkote et la plus importante aussi de ces distinctions, une
ftrande nation, en fondant une colonie au-delà des mers, peut se pro-
poMT l'un ou l'autre de ces deux buts : ou bien assurer un débou-
cbè certJÛJ) à son industrie et à son commerce, ou bien préparer à
récouleinent de sa population surabondante un réservoir d'émigra-
tioo. Bien que ces deux points de vue soient souvent confondus dans
U pratique, et que l'une de ces entreprises ait souvent conduit à
l'autre, il importe de ne pas les confondre; car suivant que l'un ou
l'autre de ces desseins préside à la formation d'une colonie, suivant
qu'il s'agit d'exporter dans la colonie en projet des hommes ou des
marchandises, ni la conduite à suivre, ni le lieu à choisir, ni les
înstrumens à employer, ni les obstacles à surmonter, ni les avan-
tages à recueillir, aucune des conditions en un mot n'est exacte-
ment pareille. Le régime intérieur de la colonie une fois fondée
ne peut non plus être le même, si la mère-patrie se propose d'y
établir un entrepôt commercial, ou si elle prétend en faire une
autre elle-même, sa continuation, sa reproduction et son image sur
un territoire éloigné.
Je ne sais si cette distinction fut aperçue aussi clairement que je
rétablis par les nations de l'Europe qui ont fondé depuis trois
aièdea tant d'illustres et florissantes colonies. Les spéculations de
ce genre n'ont jamais été très claires dans l'esprit ni des politiques
ni des publicistes de l'ancienne Europe, et l'étaient peut-être moins
i|lie jamais au moment du grand développement colonial qui a
«ivi les découvertes de Vasco de Gama et de Christophe Colomb.
L'histoire même de ce développement montre que, soit que les co-
lonisaieu(ï s'en rendissent ou non un compte exact, ce fut alors la
pensée commerciale qui domina presque exclusivement et qui régit
ces innombrables entreprises, dont beaucoup ont été si fécondes.
Presque toutes les colonies modernes ont été conçues au point de
\ui3 commercial : la preuve matérielle en subsiste dans les restes
de ce qu'on nomme par excellence en législation le système colo-
nie, ai longtamps en vigueur dans toute l'Europe, et dont les dé-
détedent encore dans nos lois contre les progrès de la
et l'activité envahissante de la liberté industrielle. Ce sys-
en effet, qui cons'iate, comme chacun sait, à établir entre les
, *->^ ^«*^ nouveaux sujeU d'un même état un échange de mo-
■opotas,--- à garantir à la métropole le privilège exclusif du marché
mm^pour ses pnKluiii* fabriqués, en assurant aux colonies un
pitrilége analogue jMiur leujs produits naturels sur le marché de la
métropole, — ce ayatème, di»-je, atteste très évidemment qu'aux
yetu de ONU qui l'inventèrent, le principal mérite et le but à pour-
UNE RÉFORME ADMINISTRATIVE EN AFRIQUE. 17
suivre dans la fondation des colonies étaient d'obtenir la régularité
des échanges commerciaux.
Et il y a une excellente raison pourque l'intérêt commercial ait ainsi
prévalu dans l'établissement de la plupart des colonies modernes :
c'est le commerce en effet qui, lui-même et lui seul, les a presque
toutes fondées. Presque toutes sont dues à cette audace d'initiative
qui en tout temps a caractérisé l'esprit des populations maritimes
et commerçantes. Quand les dernières années du xV siècle ouvri-
rent à la fois aux vaisseaux européens l'accès des trésors jusque-là
si difficilement abordables de l'extrême Orient et déroulèrent de-
vant l'imagination de l'ancien monde les perspectives éblouissantes
du nouveau, ce fut le commerce qui se précipita dans ces voies
à peine ouvertes. Tout l'appelait et rien ne l'arrêtait : l'élément
qu'il fallait vaincre lui était familier, et le prix de la course était
une innombrable profusion de richesses naturelles et inconnues à
échanger contre de très modiques quantités des produits les plus
grossiers de l'art européen. Aussi les premiers établissemens faits
sur les côtes des deux Indes, comme on disait alors, furent-ils des
comptoirs et des entrepôts. La conquête ne vint qu'à la suite du
commerce, puis l'émigration à la suite de la conquête, mais tou-
jours à l'aide du commerce et pour le soutenir tout en s' appuyant sur
lui. On prit possession des territoires nouvellement abordés ou dé-
couverts pour faire le commerce plus à l'aise à l'abri des incursions
des populations sauvages et de la rivalité des nations concurrentes.
Puis, là où l'on s'aperçut que les populations indigènes n'étaient ni
assez laborieuses ni assez intelligentes pour exploiter elles-mêmes,
avec une industrie suffisante, les richesses naturelles de leur propre
sol et fournir ainsi en abondance au commerce les denrées qu'il ve-
nait chercher, là où l'on put espérer que le travail européen serait à
la fois salubre et productif, on fit venir des populations d'Europe, et
on leur livra la terre à cultiver; mais ces émigrans, appelés et de-
vancés par les trafiquans, durent ainsi toujours au commerce les
avances comme la rémunération de leurs premiers travaux.
Les colonies ainsi fondées par l'esprit commercial ont pour une
nation le plus grand des avantages, celui de se faire à peu près
toutes seules. C'est un développement spontané dans lequel l'état
n'intervient que pour le régler et le protéger. La plupart des états
d'Europe ont eu, il est vrai, le grand tort d'étendre et de multiplier
la règle et la protection fort au-delà du nécessaire et même de
l'utile. Privilèges, monopoles, avances pécuniaires, subsides, règle-
mens douaniers de toute nature, toutes ces faveurs funestes, imagi-
nées par un faux patriotisme et par une fausse science, ont été prodi-
guées par tous les gouvernemens d'Europ? aux grandes compagnies
TOMK XW. 2
IS ^' BEVUE DES DEUX MONDES.
commerrantes qui se chargeaient d'établissemens en pays lointains.
Os inicrvenlions bénévoles ont fait aux établissemens commer-
ciaux plus (le mal que de bien. Elles ont souvent eu pour effet de
détourner de ses canaux naturels le cours de la richesse et de l'acti-
vilé nationales, et de faire vivre quelques jours d'une vie factice et sté-
rile des établissemens sans avenir. Les entreprises qui ont véritable-
meol prospéré ne leur ont jamais dû leur succès. Toujours et partout
(es établissemens commerciaux ont dû conserver ce caractère de spon-
tanéité sans lequel le commerce verrait tarir les deux sources qui
le font vivre : le crédit et le capital. C'est ce capital, aliment à la
fois et produit du commerce, qui, se transportant de lui-même par
l'appât du bénéfice, et jouant ainsi le rôle des héros des temps an-
tiques, des Cadmus et des Romulus, a choisi l'emplacement des
cités à bâtir, des ports à creuser, a percé les forêts et remonté les
fleuves. C'est lui aussi qui a disposé suivant ses convenances le
régime intérieur des sociétés nouvelles qui lui ont dû l'existence.
C'est lui qui a chassé devant lui les naturels paresseux de l'Amé-
rique pour les remplacer par des travailleurs plus actifs. Aux Indes
et dans les grandes îles de l'Océan asiatique, îY s'est borné à domp-
ter les indigènes en les employant. Il a régné sur ces populations
soumises, souvent en son propre nom, par l'organe des grandes com-
pagnies qu'il avait fondées, se faisant, pour le besoin des circon-
stances, législateur et même guerrier, et il n'y a pas longtemps
qa'ayant fait toute son œuvre, il a abdiqué à Java ou à Bombay
entre les mains du souverain politique.
La pensée de faire de l'Algérie une grande colonie commerciale,
une de ces colonies qui marchent toutes seules à l'aide des capi-
taux privés, et qui, si elles n'enrichissent pas toujours le trésor
public, alimentent l'industrie et par conséquent la richesse na-
tionale de la mère-patrie, était certainement très séduisante; mais il
y aurait à la réaliser une difficulté considérable, c'est, encore un coup,
que ces colonies-là, on ne les fait pas, elles se font. Ce sont des ag-
gkm^rations qui se groupent instinctivement autour d'une source
naturellement ouverte de profits et de richesses, comme la verdure
croit au bord des fleuves, et cette source consiste dans l'existence
d'un ou plusieurs produits appartenant exclusivement au sol de la
«Amie, que le commerce de la métropole a par là même un in-
tèfH dlrsci à venir chercher, en porUnt en échange les richesses
pli» savantes que fabrique une civilisation plus avancée. C'est le
J^Mti*ont joué les épices dans les Indes, les fourrures rares au
~^^ presque tons les pays du Nouveau-Monde les cultures
J^JJwies ou les mèuux précieux. Lorsque do pareils produits
"^ * sont exploités et connus, un courant de commerce, par
UNE REFORME ADMINISTRATIVE EN AFRIQUE. 19
suite de capitaux et au besoin d'émigration, s'établit de lui-même;
mais quand ils n'existent pas ou quand ils demeurent inconnus et
inaccessibles, il est évident qu'il ne suffît pas de la volonté du lé-
gislateur pour faire naître un mouvement auquel aucun intérêt actif
ne donne l'impulsion.
Or telle était malheureusement en 1830, telle est encore au fond,
quoique adoucie et en grande voie d'amélioration, la situation de
nos nouvelles possessions africaines. Si le commerce avait établi de
longue date sur la côte orientale de la Régence, à La Galle, quel-
ques pauvres établissemens destinés à la pêche du corail, ce n'é-
tait pas un faible objet de luxe d'un usage si limité qui pouvait at-
tirer à lui le flot de capital nécessaire pour peupler et développer
la colonisation d'une vaste province. Hors de là cependant l'Algérie,
au moins telle qu'elle sortait des mains des Arabes, n'offrait guère
autre chose que de l'huile, du blé et des troupeaux, toutes denrées
qu'à tort ou à raison la France se croit propre à produire mieux
que personne, et qu'elle aime mieux se demander à elle-même
qu'emprunter à autrui. Sans doute ce n'était pas là tout ce qu'une
si vaste région, placée sous un ciel si bienfaisant, pouvait rendre à
l'obstination ingénieuse d'un travail intelligent. D'autres trésors
étaient renfermés sous les couches épaisses de sa terre végétale,
ou se cachaient vdans les gorges et dans les entrailles de ses mon-
tagnes. Le soleil qui l'échauffé pouvait prêter vie même aux plantes
qui n'avaient pu naturellement germer sur le sol. On pouvait donc
espérer, soit de découvrir, soit de naturaliser en Algérie d'autres
produits que ceux qu'en avaient tirés la négligence et l'impré-
voyance de ses possesseurs; mais pour faire cette transformation, un
long travail, soit de recherches, soit d'acclimatation, était néces-
saire, et en attendant l'Algérie n'offrait au commerce aucun objet
d'exportation séduisant ou sérieux. Compter sur le commerce pour
fonder ou même hâter la colonie, c'eût donc été s'enfermer dans
un cercle vicieux d'où l'on n'aurait pu sortir, car, avant que le com-
merce y vînt chercher les produits qui l'alimentent, il fallait une
colonie, et une colonie en pleine activité, pour les faire naître.
Il fallait donc, faute de mieux et par l'impossibilité de toute autre
entreprise, ajourner les espérances commerciales, tenter en Algérie
ce que j'appellerai une œuvre de colonisation directe, c'est-à-dire
provoquer l'émigration de populations entières, n'ayant d'autre
but que de s'établir sur un nouveau sol pour y vivre ensuite, comme
les cultivateurs de nos campagnes, du travail quotidien de leurs
bras, d'un trafic domestique et intérieur, — une colonie destinée à
se suffire à elle-même et n'ayant d'autre fin qu'elle-même, non le
débouché ou le comptoir de la mère-patrie, mais sa prolongation
fO BEVL'E DES DEUX MONDES.
pour ainsi dire et sa reproduction. Il fallait songer, non à trouver de
Twain côté de la Méditerranée des Indes ou même des Antilles,
mais à y organiser de toute pièce et de propos délibéré de nouveaux
départemens français.
Or de toutes les entreprises coloniales on peut bien dire que
edle-là est assurément la plus grande, mais aussi la plus malaisée.
Le renom, le profit en sont peut-être sinon plus éclatans, au moins
plus durables que d'aucune autre, mais l'enfantement aussi en est
plus laborieux. Les colonies purement commerciales, promptes à
nallre, sont aussi promptes à périr; elles sont sujettes aux inter-
mittences, aux oscillations, à la mobilité continue du commerce
lui-même : de nouvelles voies ouvertes, une nouvelle impulsion
donnée soit à la navigation, soit à l'industrie, font parfois tarir
la source qui les alimente; elles périssent quand le courant qui
leur apportait la vie se détourne et les abandonne. Au contraire,
l'établissement d'une population de travailleurs ruraux sur une
rive éloignée, quand une fois il est accompli et a pris racine, est
un résultat permanent que le temps, loin d'alTaiblir, consacre et
développe. C'est un être nouveau auquel la mère-patrie a donné
le jour, et qui, s'il ne lui en témoigne pas toujours sa reconnais-
sance par sa soumission, lui procure au moins l'avantage d'étendre
l'influence de ses mœurs, de sa langue et de ses exemples, et de
perpétuer l'éclat de son nom à travers les âges. La récompense est
donc grande, quoi qu'il arrive; mais la peine, il faut le dire, est bien
en proportion de la récompense. Pour soulever ainsi des populations
agricoles et les transporter à distance, il faut un levier qui souvent
manque et plus souvent encore se brise entre les mains d'un gou-
vemement. 11 faut un concours de conditions assez rares à trouver,
et dans le sein de la contrée qui veut envoyer la colonie au dehors,
et à la surface du pays qui est destiné à lui servir de réceptacle.
Il faut, avant tout, qu'il se rencontre chez la nation colonisati'ice
uni» i>éptnière suffisamment abondante de sujets propres à l'émigra-
lion. Ou s'imagine» trop aisément en France que tout le monde est
bon à (aire uo colon, et principalement ceux qui ne sont pas bons à
•iiM chose. Dès qu'un homme se trouve mal chez lui, il croit que
eda suffit pour qu'il soit bien ailleurs. Un homme sans argent et hors
d'état d'en acquérir, sans ressources et sans valeur, un mauvais
sujet qui n'a rien, c'est celui-là qu'en France on regarde comme
naturellement destiné à émigrer. A merveille, s'il ne s'agit que de
wm délivrer jKiur n'en plu» entendre parler; mais si l'on prend le
molmirs souci de ce que l'émigration devient quand une fois elle a
fnnthï les men. Il faut bien reconnaître que le métier d'émigrant,
ttft des plus rudeii que puisse affronter l'activité humaine, exige,
UNE RÉFORME ADMINISTRATIVE EN AFRIQUE. 21
comme à peu près tous les métiers de ce monde, , une combinaison
particulière de ressources morales et matérielles.
A coup sûr, la première qualité du colon c'est l'audace. Celui qui
quitte à la fois la société et la famille, l'affection de ses proches et la
protection de ses lois, qui met l'orageuse barrière de l'océan entre
lui et ses souvenirs, entre son enfance et sa vieillesse, entre son
existence d'hier et celle de demain, — celui qui, se posant seul en
face d'une nature indomptée, reprend l'œuvre de la civilisation plus
de vingt siècles en arrière et recule ainsi dans le temps autant
qu'il avance dans l'espace, celui qui met le soc en terre sans bien
connaître ni les feux du soleil qu'il va braver, ni les miasmes près
de s'échapper du sillon qu'il va déchirer, celui-là certainement a plus
que le navigateur du poète un triple airain autour de la poitrine.
Mais si l'audace est indispensable, elle est pourtant insuffisante, ou
plutôt il y a plusieurs genres d'audaces, et celle qu'il faut au colon
est de la nature la plus rare. 11 y a une audace emportée qui se
précipite comme par un mouvement du sang au-devant d'un péril
promptement menaçant, mais rapidement surmonté, qui excelle à
emporter de haute lutte un résultat décisif, mais qui, mise à l'é-
preuve d'une lutte infructueuse et prolongée, se décourage et s'af-
faiblit comme un feu de paille qui s'éteint. Il y a une audace or-
gueilleuse qui s*exalte par les applaudissemens des spectateurs, qui
vise à l'éclat, à la gloire, et s'enivre elle-même du bruit qu'elle ré-
pand autour d'elle. Aucun de ces genres d'intrépidité, excellons sur
le champ de bataille, ne convient aux dangers très réels, mais d'un
aspect très ingrat, qui attendent le colon parvenu au lieu de son
aventureuse destination. Là point de charge à faire ou de bastion à
emporter sous les yeux et aux cris de camarades enthousiastes, mais
tous les déboires et tous les mécomptes de l'inexpérience, des tra-
vaux cent fois détruits et cent fois à recommencer, la souffrance in-
attendue de besoins qu'on ne se connaissait pas, parce qu'ils sont si
naturellement satisfaits dans nos sociétés civilisées qu'on oublie pres-
que qu'ils existent : la faim à r^issasier sans cuisinier et sans boulan-
ger, la maison à réparer sans charpentier, la fièvre à soigner sans
médecin et sans quinine, l'accablante monotonie de la solitude, le
tête-à-tête sans fm avec une nature silencieuse, voilà les épreuves
quotidiennes auxquelles est vouée la force d'âme du colon. Pour ne
point fléchir, il faut un courage rare et persévérant, prenant ses
racines dans l'obstination de la volonté, ou mieux encore, s'il se
peut, dans la conscience d'un devoir à remplir. Le goût de l'in-
connu, des voyages et du changement, qui naît du feu de la jeu-
nesse ou même du désordre des habitudes, est précisément le con-
traire de ce qui convient à une tâche si sévère. En un mot, pour faire
ff REYLE DES DEUX MONDES.
ui ' itmi qui ne meure pas à la peine, il faut un homme qui se
dt . courir une grande aventure sans être pourtant un aventurier.
Voilà pour les conditions morales. Encore si c'étaient les seules!
H^î« il y en a une tout aussi essentielle et beaucoup plus pro-
saïque encore : c'est non pas précisément d'être riche, mais du
moii» de n'être pas tout à fait pauvre; c'est d'avoir devant soi de
quoi vivre et de quoi travailler pendant une ou deux années pour
le moins sans rien attendre de son travail. C'est ici surtout que
rUnagination populaire prend ordinairement le change par la plus
déplorable des illusions. On se figure que ce sont les pauvres sur-
tout qu'il faut exporter dans une colonie naissante. « Il y a trop de
monde ici, dit- on volontiers à ceux qui se plaignent de leur sort;
les rangs sont trop serrés : allez là-bas sur les territoires nouveaux,
où il y a de la place. » Le conseil peut être bon s'il s'agit de se
rendre à une colonie déjà fondée, où il y a des capitaux transportés
et un certain nombre de propriétaires qui demandent à être aidés
par des ouvriers; mais pour passer les premiers jours et jeter les
premiers fondemens d'une colonie agricole, il n'y en a pas^e plus
certain d'être trompé par l'événement. Un adulte valide qui n'a que
•es deux bras pour toute richesse n'est à sa place au contraire que
dans une société déjà parvenue à un certain point de civilisation,
par l'excellente raison que c'est là seulement qu'il est sûr le matin
de pouvoir atteindre le soir sans mourir de faim. Nulle part en effet,
BOUS aucun ciel, quelque facile à remuer que soit la terre, les bras
ée l'homme ne suffisent à la cultiver; il lui faut des outils, une char-
rue, des semences. Nulle part non plus, quelque active que soit la
force végétale, la récolte ne suit d'assez près le labour pour que le
laboureur ne doive pas se mettre en peine d'avoir de quoi se nourrir
en l'attendant. La terre est un mauvais payeur qui ne solde pas ses
salaires jour à jour. Il faut donc à tout homme qui veut vivre de son
triYail une certaine somme d'avances représentée par les instru-
mens Décessalres à ce travail et par les provisions nécessaires à sa
nourriture. Dans les sociétés constituées, ces avances sont fournies
•u travailleur par ce mécanisme merveilleux qui fait servir l'avoir
des uns à soutenir le travail des autres. Dans les sociétés consti-
tuées* il y a des propriétaires et des fermiers pour employer et
•oorrir des Journaliers. Dans les sociétés constituées, il y a des
nabotts toutes bâties pour abriter, la nuit, le travailleur, moyen-
MBt un modique tayer payé à termes divisés. Tout cela n'existe
p^oo du moins n'existe qu'en germes informes sur le territoire
«More nu d'une colonie naissante, et surtout d'une colonie rurale.
Cet ailininOile appareil cireulatoire, cette pompe aspirante et Ibu-
teote qui, dans une TielUe société, porte la vie du centre aux extré-
UNE RÉFORME ADMINISTRATIVE EN AFRIQUE. 23
mités par les mille canaux du capital, ne s'y trouve encore qu'en
embryon et en rudiment. Tout colon doit donc ou s'associer à un ca-
pitaliste qui le défraie, ou, ce qui est plus sûr, être son capitaliste
à lui-même. Il faut arriver les poches pleines, portant avec soi ce
qui est nécessaire pour se vêtir, s'alimenter, bâtir sa demeure et
tracer son sillon. Une colonie à fonder n'est donc point, comme
beaucoup de gens se le représentent, une sorte de brelan ouvert où
un joueur qui a tout perdu peut encore courir une chance sans four-
nir de mise. Dans une colonie naissante, encore plus qu'ailleurs, il
n'y a que ceux qui ont déjà quelque chose qui ont chance d'acqué-
rir davantage.
On dira qu'en ce cas ce n'est pas la peine d'aller si loin, et qu'un
homme qui a reçu du ciel le courage et l'aisance, étant à peu près
sûr de faire fortune partout, n'a pas de raison de s'expatrier. Je ne
nie point qu'il n'y ait là, comme au début de beaucoup de choses,
un cercle vicieux d'où il est embarrassant de sortir. Il y a pourtant
une nation dans le monde qui a toujours merveilleusement réussi à
s'en dégager ; il y a une nation qui semble prédestinée, par ses in-
stitutions politiques comme par ses institutions sociales, à couvrir le
monde de colonies. C'est celle-là même qui est par excellence la
patrie de l'audace individuelle et la nourrice du capital. On a nommé
l'Angleterre : elle a débuté dans cette carrière par la plus singulière
des bonnes fortunes, et elle l'a due (ô faveur imméritée de la Pro-
vidence!) à ces mêmes agitations religieuses qui ont épuisé dans le
sein déchiré de la France le plus pur de notre sang. Ces puritains
qui, au début du xvii^ siècle, allèrent fuir le joug des Stuarts sur
les rives de la\irginie et de la Nouvelle-Angleterre; ces hommes,
appartenant presque tous aux classes aisées de la société et empor-
tant avec eux tout leur avoir pour ne rien laisser à leurs oppres-
seurs ; ces pères de famille de mœurs austères, possédés par une
conviction passionnée et pleins de cette indomptable confiance en
soi-même que donne l'orgueil du libre examen mêlé à l'aveuglement
du fanatisme, c'était là véritablement le type achevé et l'idéal du
colon. On ne s'étonne point que la nature la plus rebelle ait cédé à
l'étreinte de telles mains, et d'une telle pépinière la forêt qui est
sortie ne paraît pas trop majestueuse. Si l'Angleterre n'a pas tous les
jours de telles aventures coloniales, elle a pourtant toujours une ex-
cellente école de colons dans ces fortes institutions qui développent
dès le jeune âge chez chacun de ses enfans l'habitude virile de ne
compter que sur soi-même. Une éducation dirigée presque sans sur-
veillans, une justice rendue presque sans magistrats, une police
maintenue presque sans gendarmes, un sentiment partout répandu
d'indépendance et de responsabilité personnelles, tous les efforts
permis, mais très peu de soutien promis parle pouvoir à l'ambition
21 REVUE DES DEUX MONDES.
OU à rintérét privé, —ce régime, qui fournit à l'Angleterre des ci-
tovenn propres à toutes les professions de la vie publique, est aussi
le mieux fait pour assurer 1* hygiène morale qui convient à de futurs
colons. Une société qui se gouverne toute seule est la meilleure pré-
paration pour qui veut apprendre à se passer à la fois de société et
de gouvernement. Rien ne fortifie les membres pour de grandes
ooimes comme d'avoir marché de bonne heure sans lisières. Mais
ai les mœurs publiques préparent naturellement à l'Angleterre une
reœ de bons émigrans, la distribution de la richesse, telle que ses
lois Font faite et telle que ses habitudes la maintiennent, est aussi
meneilleusement propre à diriger vers les entreprises lointaines le
superflu des petits capitaux. Dans un pays où régnent la concentra-
tion de la propriété foncière et la domination presque exclusive de la
grande culture, où le sol est ainsi tout entier entre les mains de
riches propriétaires ou de gros fermiers, la condition du paysan
proprement dite, vivant indépendant sur un petit lot de terre,
semant et labourant avec ses épargnes, est ingrate et difficile. Les
petits capitaux dans un tel pays sont donc naturellement repousses
de la terre par la concurrence ruineuse et l'extension progressive
de la grande agriculture; s'ils tiennent à y rester attachés, c'est au
dehors et au loin qu'ils sont contraints de l'aller chercher. Aussi
c'est du *in des nombreuses familles des fermiers anglais que se
détachent chaque année les courageux setllers qui ont peuplé ses
poMessions d'outre-mer. Le père mort, un seul de ses huit ou dix
fils consene en vertu du droit de primogéniture son exploitation
tout entière. Les autres, pourvus d'une médiocre légitime, s'en vont
sans trop de regret chercher fortune ailleurs. Voyez-les débarquer
sur quelque côte de l'Australie et de la Nouvelle-Zélande. Ils arri-
veot bien nourris, bien vêtus, souvent avec les instrumens les plus
perfectionnés de la dernière exposition agricole de leur comté. Dès
le lendemain, ils sont à l'œuvre, les uns faisant paître les troupeaux
qu'eux-mêmes souvent ont amenés avec eux, d'autres défrichant la
forêt jKiur bâtir sur-le-champ leurs demeures. Bientôt anciens et
oouveaiHvenus se rapprochent et se groupent tout naturellement, à
l'image de leur patrie, en paroisses, puis en comtés. Ils se nomment
eui-mémes des atdtnnt'/i, des juges de paix, des sherilTs, se ras-
semblent d'eux-mêmes en jury pour rendre la justice, se divisent
«I haute et basse chambre : véritable essaim sorti de la ruche après
s'ètfS QOitiTi de sou meilleur miel, et prêts à en reproduire partout
riraiilleeuire exacte avec cette géométrie spontanée dont Dieu a
tiipoié6oeiuniislîiict(l).
^*^ ^rrr TT ^ ""■■tiilûiii 4*4mlcrttioo pi^MiitAt chaque année on Anp:lctorre
pif m tmmmm^tm royaiu ipéeialMMBt ditffte de ce nenrieo ne loisiont aucun douti»
tm la rirluui Muite 4*ii«e tféa grande pvtte Sea énlgrana anglais. Dan« les dt^poull-
I
UNE RÉFORME ADMINISTRATIVE EN AFRIQUE. 25
Le gouvernement de la France était bien loin de disposer, pour
l'entreprise que les événemens le contraignaient d'accomplir, d'in-
strumens si bien appropriés. En aucune autre matière peut-être, la
différence des races anglaise et française n'est, on le sait, plus sen-
sible. Une expérience malheureusement répétée sous beaucoup de
latitudes, et qui a abouti à faire passer à nos voisins la plupart de
nos meilleures colonies, a fort accrédité dans le monde la conviction
que nous sommes beaucoup moins doués qu'eux de ce qu*un phré-
nologue appellerait la faculté colonisatrice. Si l'analyse que nous
venons de faire est juste, elle fournira, je le crains, les raisons vé-
ritables de cette opinion vulgaire. A coup sûr, ce qui peut manquer
aux Français pour bien coloniser, ce n'est pas le courage d'entre-
prendre des choses dangereuses ou difficiles : une pareille accusation,
cette année-ci encore plus qu'aucune autre, serait aussi odieuse que
ridicule; mais le courage français, qui éblouit et subjugue le monde,
paraît avoir besoin de deux conditions pour briller de tout son éclat,
de camarades pour lui applaudir, et de bons maîtres pour lui com-
mander. C'est en société et en régiment que le Français est in-
comparable; isolé et sans guide, il s'inquiète, s'ennuie et se décou-
rage. Son naturel l'a fait sociable par excellence, et ses institutions
politiques l'ont habitué de longue date à être gouverné, adminis-
tré, régenté, surveillé, protégé à toute heure, sur tous les points.
On ne saurait imaginer de pire éducation pour affronter la solitude
et l'abandon, inévitables dans une colonie naissante. On sait de plus
combien l'esprit d'entreprise, l'initiative individuelle, sont rares et
faibles chez les plus riches d'entre nous : c'est d'hier que l'industrie
a imaginé de marcher toute seule, de remuer librement et d'associer
hardiment ses capitaux. Quanta nos populations rurales, la routine
et l'inertie régnent chez elles encore sans conteste. Faire comme son
père, au même lieu que lui, et sur le même champ s'il est possible,
mens faits chaque année des diverses catégories d'émigrans, les fermiers (soigneusement
distingués des ouvriers agricoles) figurent toujours pour un nombre très considérable;
de plus, malgré la libéralité avec laquelle le gouvernement anglais et les divers gouver-
ncmens coloniaux fournissent aux dépenses de voyage des émigrans, le nombre des émi-
grans qui vont à leurs frais (unassisted) dépasse habituellement ceux qui profitent de
l'assistance officielle. Il ne faut pas oublier d'ailleurs que cette nécessité d'être posses-
seur d'un certain capital pour émigrer avec fruit n'existe à l'état absolu que dans le
début d'une colonie. Dès qu'il y a dans une colonie soit des villes de commerce où
s'exercent diverses industries , soit des cultivateurs assez riches pour pouvoir payer des
journaliers, en un mot dès qu'une somme suffisante de capitaux est formée ou trans-
portée dans la colonie même, les simples ouvriers peuvent s'y rendre avec l'espérance
d'y trouver de l'emploi; mais l'essentiel est que le capital soit préparé avant la main-
d'œuvre ou transporté avec elle, ce qui ne peut arriver que par une première infusion
et même par un courant assez longtemps continué de colons pourvus de moyens^ d'exis-
tence et de travail.
^0 BSnJB DES DEUX MONDES.
e'est tootee que se permet Fimagination craintive d'un paysan. Nos
lois dvilcs viennent encore en aide à cette tendance en assurant à tous
les cohéritiers, dans chaque partage, non-seulement une part égale
5^w U fortune du père de famille, mais un fragment matérielle-
iMOt déchir<'î de chacun de ses immeubles. Tandis qu'en Angleterre
les petits capitaux agricoles sont chassés du sol national par la con-
centration de la propriété et de la culture, ils y sont retenus au
contraire en France par la division, constamment renouvelée, que
les prescriptions excessives du code civil rendent obligatoire. Bien •
loin d'être portés à s'élancer dans des contrées lointaines, ils restent
obstinément accroupis sur la terre à laquelle ils sont accoutumés,
ils s'en disputent, ils s'en arrachent les lambeaux : ils s'y cram-
ponnent et souvent s'y épuisent, et le travail le plus opiniâtre ne
réussit pas toujours à les empêcher de s'y engouffrer sans retour.
11 fallait donc s'attendre que la vraie matière émigrante, si on
ose parler ainsi, c'est-à-dire les cultivateurs pouiTus d'un petit ca-
pital, serait pour le gouvernement français très difficile à mettre en
mouvement vers l'Algérie, et resterait longtemps sourde à son appel.
Pour la décider à s'émouvoir, pour l'enlever de ce sol natal qui la
retient par tant d'attraits, il aurait fallu que des attraits plus puis-
sans encore se fissent sentir de l'autre côté de la Méditerranée. 11
aurait donc fallu que la culture en Algérie présentât des avantages
immédiats, sensibles, considérables, de nature à récompenser vite
les premiers qui s'y hasarderaient et à faire rapidement suivre leur
exemple. Or ces avantages ne pouvaient résulter que de deux con-
ditions indispensables l'une et l'autre à tout territoire qu'on veut
promptement coloniser : une extrême abondance de terres cultiva-
bles et une extrême facilité à les mettre en culture. Avoir plus de
terres et des terres plus aisément productives, parce qu'elles ne sont
pas épuisées , c'est la supériorité des pays nouveaux sur les pays
andeos, c'est le seul appât qui puisse diriger vers une colonie les
populations rurales. L'Algérie possédait-elle ce double avantage à
un assez haut degré pour attirer rapidement à elle un flot de colo-
nisation? Le nouvel établissement colonial trouvait-il ainsi au lieu
d'arrivée asees de facilités pour compenser celles qui lui manquaient,
nous venons de le voir, au point de départ? Dernier aspect de la
question qui n'était pas non plus entièrement satisfaisant.
Assurément ce n'est ni l'espace cultivable ni la fécondité latente
qui manquaient sinon à l'Algérie tout entière, au moins à cette lon-
gue et large bande qui s'étend entre les montagnes et la mer, et
qui a re^iu par excellence le nom de Tell (ttilus^ terre). 11 n'est pas
besoin d'être oonnalsseur^en agriculture, il suffit de traverser en ou-
vrant les yeux ce beau paVs« pour se convaincre qu'il est aimé du ciel
UNE RÉFORME ADMINISTRATIVE EN AFRIQUE. 27
autant que maltraité des hommes. Aux doutes élevés sur sa puis-
sance productive, l'Algérie a répondu par deux ou trois expériences
concluantes, qui ferment aujourd'hui la bouche aux plus incré-
dules. Les plus obstinés contradicteurs ne résisteraient pas par
exemple, j'en suis sûr, à une demi-heure de promenade dans les
jardins maraîchers qui s'étendent le long de la mer, à l'ouest d'Al-
ger, entre le faubourg de Moustapha et le fort de la Maison-Carrée.
Là, entre les derniers jours de décembre et le commencement de
juin, d'industrieux Mahonnais tirent d'une langue de terre étroite
que vient baigner la vague trois ou quatre récoltes de primeurs qui,
se succédant de six semaines en six semaines, s'en vont, grâce à la
vapeur et au chemin de fer, faire l'ornement de nos halles de Paris
et les délices de nos restaurans. 11 faut voir ces inteUigens insulaires
à l'œil vif et au visage ouvert, les bras nus, les jambes vêtues d'un
pantalon rouge enlevé à la défroque de nos armées, accroupis entre
deux rangées d'artichauts monstrueux ou de choux gigantesques.
Une barrière de roseaux à haute taille, frémissant au moindre
souffle, défend contre le vent de mer ce champ dont chaque motte
de terre est un trésor. Au centre s'élève une noria arabe, sorte de
roue grossière autour de laquelle des seaux sont enroulés, et qui,
par un double mouvement sur la même axe, va chercher l'eau dans
les profondeurs du sol, puis la répand autour d'elle. Sous cette as-
persion bienfaisante, la terre a vraiment l'air de se soulever par
la poussée intérieure des germes qui s'y développent. Tout à l' en-
tour une végétation luxuriante de plantes grasses, d'aloès, de cactus
et de figuiers de Barbarie rivalisent avec les produits de la culture,
comme pour attester que le labeur de l'homme n'est pas encore venu
à bout non -seulement d'épuiser, mais même d'absorber toutes les
forces de cette nature exubérante. Tout ce tableau, éclairé par un
soleil qui a la pureté lumineuse du printemps avec la puissance de
la canicule, porte dans l'âme un sentiment de prospérité et de con-
fiance qu'aucune brochure ou aucun discours en faveur de l'Algérie
n'avait jamais fait naître en moi. Les craintes élevées sur la salu-
brité du pays, plus sérieuses et mieux fondées, n'ont pas tenu da-
vantage devant un examen patient. Toute terre vide et inhabitée
est assurément sujette à des émanations dangereuses, et tout chan-
gement de latitude est une épreuve périlleuse pour des travailleurs;
mais l'exemple de plusieurs villages des environs d'Alger, où la fièvre
a décimé une première génération de colons, tandis qu'une seconde
y vit aujourd'hui dans d'excellentes conditions sanitaires, montre
qu'il n'y a rien dans ces influences morbides dont le temps et les
bons soins ne puissent triompher. Il n'y a rien là surtout qui dé-
passe les conditions communes de toute colonisation.
Du côté de la nature par conséquent, l'Algérie ne tient rien qui ne
58 BEVUE DES DEUX MONDES
rende aoo territoire éminemment propre à la colonisation qu'on lui
destine; mais le malheur, c'est que la nature n'y est ni neuve ni
vierge, c'est que les hommes y ont beaucoup vécu à côté d'elle pour
abuser d'elle. L'Algérie, telle qu'elle nous est tombée en partage,
n'était pas un pays inhabité, mais un pays mal habité, ce qui est
très différent pour toute expérience, mais surtout pour une coloni-
sation. Pour ne prendre que le côté le plus pratique et le plus étroit
de la question, il n'y a point d'agriculteur qui ne puisse dire com-
bien une terre encore inculte diffère, pour le profit qu'on en peut
tirer, d'une terre longtemps mal cultivée. Sur une terre inculte, si
l'homme n'a rien mis du sien, au moins il n'a rien ôté. Toutes les
forces vives et naturelles du sol ont été respectées et ont même été,
en certaine mesure, 'accumulées et thésaurisées dans son sein; mais
une terre mal cultivée est une terre à laquelle le possesseur a beau-
coup demandé et beaucoup pris sans lui rien rendre. L'Algérie tout
entière est cette terre-là. Dès qu'on s'avance un peu dans l'intérieur,
dès qu'on sort de la banlieue des villes, le spectacle qu'on aperçoit
n'est pas le désert, mais la dévastation. Ce sont les richesses natu-
relles prodiguées d'abord, puis étouffées dans leur germe, et qui
demandent, pour être rétablies dans leur abondance et leur vigueur
primitives, un travail presque aussi considérable et presque aussi
coûteux que celui qui est nécessaire à nos vieilles terres, fatiguées
par tant de siècles de culture et sollicitées par tant de bouches à
nourrir.
U faudrait des volumes pour raconter, et des connaissances plus
précises que je ne les possède, pour faire comprendre tout le mal
que les Arabes, avec leur vie déréglée et leurs détestables procédés
de culture, ont fait à un pays renommé autrefois comme le grenier
du monde. U en est un pourtant qui saute aux yeux les moins exer-
cés. Lm croupes arrondies des montagnes, assez semblables, dans
leur forme, aux pentes des Vosges et du Jura, sont couvertes au
printemps d'une teinte de verdure uniforme qui fait croire de loin
k l'exiiiteuce de vastes forêts comme celles qui couvrent nos monta-
gnes. Elles y croissaient autrefois, on n'en peut douter, et on en re-
trouve encore la trace sur les sommets assez élevés et assez écartés
Ijour avoir échappé à l'invasion musulmane; mais partout ailleurs
l'babitude barbare qu'ont les Arabes de brider tout le bois qu'ils
Uwivenl, pour former avec les cendres un détesUable fumier, a de-
|Hiis longtemps fait tomber toutes les hautes tiges, et la dent veni-
••ose lies cbèvres et des moutons qu'on laisse courir au hasard
oàÊrm les Jaunes plants à mesure qu'ils poussent. Toute la force
praductive s'épuise donc en broussailles épaisses, entre lesqu(»lles
rArabe trsee un léger sillon à fleur de terre, suffisant pour épuiser
fwumi les premières conduis du sol, sans en avoir nulle part pé-
UNE RÉFORME ADMIMSTRAïIVE EN AFRIQUE. 29
nétré ni aéré les profondeurs. Tel est le sol qu'on livre au pauvre
cultivateur européen, et sur lequel, avant d'essayer aucune culture,
il lui faut souvent consumer de longs mois à extirper d'odieux buis-
sons dont la plupart sont impropres même à faire un combustible
passable : triste situation, il îaut l'avouer, surtout si on la compare
à celle des colons d'Amérique, placés en face de ces grandes forêts
où la seule difficulté est de pénétrer. Une fois entré la hache à la
main, le colon américain tire de ses forêts d'abord les matériaux né-
cessaires à la construction de sa maison , puis des madriers gigan-
tesques et des bois excellens, qui, embarqués sur quelque grand
fleuve , vont se vendre chèrement dans les villes , enfin un sol en- . ^^
graissé par des couches séculaires de détritus végétaux et animaux.
Le colon français en Afrique n'a rien de pareil. A la vérité, ce qui lui
manque le plus, ce sont ces beaux fleuves d'Amérique, incomparables
moyens de communication tout préparés par la nature. Ce qu'on
nomme rivière en Algérie n'est rien de semblable : c'est un lit de
sable pendant neuf mois de l'année, et un torrent indomptable pen-
dant les trois autres. Sous ce rapport, c'est le ciel qui a été avare;
mais la maladresse humaine a beaucoup ajouté à cette faiblesse na-
turelle. Le déboisement systématique a sans mesure accru la séche-
resse du sol pendant la saison chaude; puis, quand viennent les
pluies torrentielles de l'hiver, les sources, taries la veille et gros-
sies le lendemain, ne rencontrent plus aucun des obstacles destinés
à prévenir leur débordement. De là ces inondations subites qui em-
portent tout devant elles, cultures, travaux d'art, chaussées, ponts,
transforment les plaines en marais d'eau stagnante, suspendent
toute communication et rendent toute voirie régulière impossible.
Tel est en Algérie le résultat de dix siècles de soumission à des con-
quérans à demi civilisés. Mieux vaudrait cent fois, pour le sol de
l'Algérie, avoir été possédé par des sauvages vivant du produit de
leur chasse que d'être tombé entre les mains de cultivateurs comme
les Arabes (1). Le passage du premier au second degré de civilisation
lui a été extrêmement funeste, et l'on peut affirmer que sur cent
dépenses imposées au colon qui veut mettre en culture le sol afri-
cain, s'il y en a une destinée à suppléer aux biens que Dieu ne lui
a pas donnés , il y en a quatre-vingt-dix-neuf dont le but est de
réparer le mal que les hommes lui ont fait.
Ce mal ne serait pourtant pas encore si grand, ni surtout si difficile
(l) Cette opinion est celle de l'écrivain qui a peut-être étudié avec le plus de soin les
conditions agricoles de l'Algérie, et dont les observations, déjà anciennes, ont été presque
toutes confirmées par l'expérience. « Il est certain, dit M. Moll (Colonisation et Agri-
culture de l'Algérie, t. I", p. 135), que l'Algérie serait beaucoup plus fertile et présen-
terait notamment une tout autre végétation forestière, si elle était restée quelques siè-
cles déserte ou habitée seulement par un peuple tout à fait sauvage. »
tO VETUB DES DEUX MONDES.
à corriger, si telle qu elle est cette terre, et dans l'état où elle se pré-
sente, elle était au moins livrée avec abondance et facile à obtenir.
Malheureusement, après avoir dévasté la terre, les Arabes (au point
de vue de la colonisation, c'est là le pire) la détiennent encore. D'a-
pits de récens documens officiels, ils sont deux millions environ, et
encore D*habitent-ils pas tous la région cultivable ou colonisable.
n faut retrancher les tribus du désert et les Maures commerçans des
Tilles, les anciennes populations kabyles qui vivent réfugiées sur
les hautes cimes de montagnes. C'est environ onze ou douze cent
mille hommes qui restent répandus dans les vallées, dans les plai-
nes, et jusqu'à mi-côte des pentes de l'Atlas. A eux seuls, ces douze
oeot mille hommes, à peu près la population d'un des grands dé-
fMuiemens de la France, n'occupent pas beaucoup moins de onze
à douze millions d'hectares, c'est-à-dire la moitié du sol cultivé
de l'Angleterre et le quart de celui de France. Ils occupent tout
cela, chose assez naturelle, puisque jusqu'à ces dernières années
personne n'était là pour le leur contester; mais, chose plus sin-
gulière, c'est de tout cela à peu près qu'ils ont besoin pour vivre.
Avec leur mode de culture et d'existence, chaque tribu arabe a
besoin pour subsister, et encore à de très pauvres conditions, de
rayonner sur une sphère immense de territoire. C'est ici la consé-
quence inévitable d'une propriété possédée à titre collectif, jointe
à une vie à peu près nomade. A très peu d'exceptions près, le terri-
toire appartenant à chaque tribu est possédé indivis par la tribu
tout entière, ou par des fractions de tribu. A peine les chefs les plus
considérables ont-ils quelques biens propres : la différence de for-
tune entre les riches et les pauvres ne consiste pas habituellement
dans la propriété d'une plus ou moins grande quantité de terres,
mais dans le droit de prélever une plus ou moins grande part du
produit de l'immeuble commun, ou d'y faire paître un plus ou
moiiiH grand nombre de troupeaux. Là même où, à l'origine, des
propr 11 ticulières ont existé et subsistent encore en droit, l'u-
9Ê^ . .le errante, les abus d'une sorte de féodalité envahis-
MOte, la confusion des titres, ont amené de véritables habitudes de
eommUnauti*. Ce communisme pratique a produit ses effets naturels.
La terre n'appartenant à personne, personne aussi ne s'ingénie ni ne
se latiguo à lui faire produire tout ce qu'elle peut rendre. 11 en faut
PiruHUé^^eQt trois ou quatre fois plus pour nourrir le môme nom-
» ^ïi*'*^"^ ^"® *^"® '® régime de la propriété individuelle.
TOUS les communaux, à cet égard, jouissent auprès des économistes
o^ réputation bien méritée. I^es propriétés de nos communes tfe
TOoee eHos-mèmes, «u sein de notre société, où tout vise à l'écono-
mie. n'échappent point à cette règle faUle : ce sont en général des
où à peine quelques troupeaux peuvent trouver leur subsis-
UNE RÉFORME ADMINISTRATIVE EN AFRIQUE. 31
tance, tandis qu'à côté d'eux la petite culture, sous l'aiguillon de la
propriété individuelle, résout souvent le problème de faire vivre une
famille de sept ou huit personnes sur un coin de terre qu'elles pour-
raient en se couchant couvrir tout entier de leur corps. Le Tell de
l'Algérie est une série de communaux de la pire espèce. De là le
singulier spectacle qui saisit d'étonnement le voyageur. Vous par-
courez des lieues entières où nulle trace de pas ou de charrue, de
culture ou de visite humaine, ne se laisse apercevoir. Les bruyères,
les cactus, y régnent seuls avec la fierté de l'indépendance. C'est le
désert, pensez-vous, ce sol est sorti tout droit" de la main de Dieu :
il attend le premier occupant. Détrompez-vous : il a un maître, et
même plusieurs. Ils y étaient encore il y a peu de mois : s'ils l'ont
quitté, c'est que telle source d'eau était tarie, ou telle veine de terre
épuisée; mais ils reparaîtront, sinon l'année qui court, au moins
celle qui vient. Et en attendant, si l'horizon est pur, vous pouvez
distinguer à travers les vapeurs du soir la fumée de leurs tentes,
et l'écho vous apportera les aboiemens des chiens qui en gardent
l'entrée.
Du moment que l'on voulait coloniser, il fallait nécessairement se
préoccuper de faire passer des Arabes aux Européens une partie au
moins du terrain si mal employé. C'est là qu'on rencontrait le der-
nier et non le moindre des problèmes de la colonisation. C'est là
qu'on venait se heurter contre une redoutable complication de dif-
ficultés matérielles et morales. La plus sérieuse n'était pas la résis-
tance armée que les Arabes pouvaient opposer à une réduction de
'ce genre, destinée à les atteindre dans leurs habitudes les plus an-
ciennes et les plus intimes., Bien que de la part de sujets aussi bel-
liqueux aucun genre de résistance ne fût à dédaigner, ce n'était
après tout là qu'une question de force, et une fois en train de vain-
cre et de conquérir, un peu plus ou un peu moins de force à dé-
ployer, ce n'est pas là ce qui est de nature à arrêter des armées fran-
çaises; mais derrière cette question de force s'élevait une bien plus
délicate question de droit. Avions-nous le droit de retirer aux Arabes
par voie de contrainte ce territoire dont ils abusent sans doute,
mais qu'ils tiennent pourtant de leurs aïeux, et sur lequel ils exer-
cent, au titre d'une occupation non contestée, une possession immé-
moriale? Pouvions-nous consommer un tel dépouillement sans rom-
pre l'engagement conclu par notre premier traité et plus encore
celui que nous avions contracté envers nous-mêmes de respecter les
propriétés de nos nouveaux sujets? Cette garantie solennelle que
nous avions généreusement donnée s'étendait-elle à cette propriété
inattendue, abusive, dévorante, pour ainsi parler, qui confisque et
engouffre les dons les plus précieux de la nature sans en jouir elle-
même et sans permettre qu'on en jouisse? Le droit d'user et d'à-
32 REVUE DES DEUX MONDES.
bu«»r, définition de la propriété selon les jurisconsultes, va-t-il
jusqu'à ne pas user du tout de deux cents lieues de territoire? Fal-
Uil-i! violer notre parole? Fallait-il exposer la colonisation entre-
priîie à mourir, devant des immensités désertes, du lent supplice de
Tantale? Je ne crois pas que jamais cas de conscience plus délicat
ait été posé à un conquérant honnête homme.
Let moyens les plus variés, les uns doux, les autres énergiques
* el sommaires, furent proposés dès le premier jour pour sortir de
celte diflTiculté, qui était au fond, dans un avenir plus ou moins éloi-
gné, le nœud vital de la colonisation. Les théories radicales, tou-
jours séduisantes pour beaucoup d'esprits, surtout quand la néces-
sité presse et que les obstacles impatientent, furent les premières à
te produire. Des écrivains soi-disant versés dans le droit musulman
ont sérieusement prétendu que le Coran ne permettait à ses fidèles
aucune propriété digne de ce nom, que le souverain politique,
dans la loi musulmane, était l'unique propriétaire, et que l'usufruit
seul des biens- fonds appartenait aux détenteurs, d'où il suivait
qu'en sa qualité d'héritier de Mahomet, le gouvernement français
pouvait à son gré déposséder tous les Arabes. Cette subtilité eût tout
arrangé en effet, tout excepté l'honneur, l'humanité et la conscience.
Des conseillers plus timorés ouvraient l'avis d'acquérir aux Arabes
leurs territoires par voie d'expropriation publique moyennant
échange ou indemnité, parti sans contredit beaucoup plus humain
et plus sage, mais qui lui-môme donnait naissance à des diflicultés
d'un autre ordre. Pour acquérir avec certitude en effet et à l'abri
des fraudes et des revendications, il faut commencer par déterminer
avec clarté la nature et l'étendue des droits du vendeur. Sans titi'e
de propriété positif, point d'acquisition bien assurée. Or c'est là jus-
tement ce qui manque aux tribus arabes, et ce qu'elles ne se sou-
cient guère de se procurer. Établies sur le territoire qu'elles détien-
nent au nom de coutumes mal définies, elles ne se mettent pas en
peine de bien savoir ce qu'elles ont, afin d'être plus à leur aise pour
prendre ou vendre au besoin ce qu'elles n'ont pas. Les limites de
leur propriété respective sont si confusément tracées, dans l'inté-
rieur de chaque tribu le mode de transmission et de partage est si
incertain, tant d'usages et de substitutions bizarres viennent à la
traverse du droit commun, et la bonne foi est si peu répandue dans
leur tilil q-: • îtf. transaction avec elles, pour ne pas donner ou-
verbire à . lU sans fin, doit être précédée de longues et mi-
" iuiions. Les premiers Français qui se risquèrent aux
pu,.. . -. \.^. i en firent Texpérience à leurs dépens : dix ans après
hiooQquéte, ils plaidaient souvent encore sans avoir pu être mis en
poUMlioo d'un bien imaginaire, ou qui n'avait jamais existé, ou qui
0 appartenait point au vendeur. Le système d'expropriation avec
I
UNE RÉFORME ADMINISTRATIVE EN AFRIQUE. 33
indemnité supposait donc comme opération préalable une vérifica-
tion générale de tous les titres de possession et l'établissement d'un
cadastre régulier, deux opérations qui, appliquées à ces territoires
immenses, effraient la pensée par leur complication et leur lon-
gueur. Ici encore se retrouvait sous une face nouvelle l'inconvénient
d'avoir affaire à une demi-civilisation. Avec des nations policées, on
traite en assurance; avec des tribus barbares, on n'a pas de droits
acquis à ménager; on les pousse devant soi : elles reculent, et tout
est dit. Mais les Arabes ont assez de droits sur le terrain qu'ils oc-
cupent pour qu'on ne puisse, sans blesser l'équité, les spolier admi-
nistrativement, pas assez pour qu'on puisse contracter avec eux
sans péril; ils en ont assez pour arrêter un vainqueur scrupuleux,
pas assez pour rassurer un acquéreur prudent.
Tel est exposé très imparfaitement et même (je crains qu'on ne s'en
doute pas) très brièvement l'ensemble et comme le cercle de diffi-
cultés dans lesquelles se trouvait enfermée à son début l'œuvre en-
treprise par l'occupation française en Afrique. De quelque côté qu'elle
se tournât, sous quelque point de vue qu'elle voulût envisager la
tâche qui lui était dévolue , elle rencontrait la route barrée dès le
premier pas. Voulait-elle se borner à une simple conquête? La con-
quête était laborieuse, sanglante et stérile. Demandait-elle appui au
commerce? Le commerce répondait qu'il vit d'échanges, et ne peut
rien porter là où il n'a rien à reprendre. Tentait-elle une colonisation
directe? Toute colonie agricole se compose de colons et de terres : il
y avait très peu de colons à trouver en France et très peu de terres
à leur donner en Afrique. C'est contre ces entraves de tout genre que
l'administration algérienne a lutté pendant ^ngt-huit ans, hésitant,
tâtonnant, mais ne renonçant jamais, essayant de tous les systèmes,
entrant dans toutes les voies avec une persévérance souvent heu-
reuse, parfois mal conseillée, toujours digne d'éloge. Il est grand
temps d'en venir à examiner quel résultat elle a obtenu, et parmi
tant d'obstacles qu'elle avait à vaincre, combien ont cédé à son ha-
bileté, combien ont résisté à ses efforts, combien même ont été ac-
crus par son inexpérience et sa maladresse; mai^ si on n'avait com-
mencé par mesurer l'étendue de la tâche, on ne serait ni assez juste
envers le succès obtenu, ni assez indulgent pour les fautes com-
mises.
Dans cet examen même, deux parts devront être faites, comme
nous l'avons annoncé : l'une pour l'ancienne administration, qui a
cessé moralement d'exister en 1858 avec la suppressidh des gou-
verneurs-généraux ; l'autre pour la nouvelle, qui commence avec la
création du ministère de l'Algérie, et qui, si elle n'a pas encore eu
le temps de beaucoup faire, a du moins beaucoup parlé, et dont on
TOME XXV. 3
Il BETUE DES DEUX MONDES.
peut donc jager les intentions, sinon les actes. Craignant de nous
fier uiiiquenifut dans cette comparaison à nos souvenirs et à nos ob-
senrations personnelles, nous avons fait choix, pour nous guider,
parmi la quantité très considérable d'écrits qu a fait éclore la crise
de l'année dernière, d'un petit nombre dont le nom se trouve inscrit
au bas de ces pages (1), non qu'ils aient tous à nos yeux une valeur
ni un mérite égal , mais parce qu'ils représentent des points de vue
diflèrens dont le parallèle peut être utile. Ab Jove principium.
Le premier en importance de ces divers documens est sans contre-
dit le travail de M. le colonel Ribourt, publié sous ce titre : le Gou-
Tcmnnent général de VAlgérie de 1852 à 1858. M. Ribourt a été
attaché à la personne de M. le maréchal Randon, dernier gouver-
neur-général, pendant toute la durée de son pouvoir, et l'a suivi
même, si je ne me trompe, dans sa promotion récente au ministère
de la guerre. C'est donc ici l'ancienne administration elle-même qui
se défend, et son témoignage a toute la valeur d'une pièce officielle,
eo même temps que l'autorité plus grande qui s'attache à la loyauté
généralement reconnue de son dernier représentant. En regard de
ce travail d'une source si élevée, nous prions qu'on nous pardonne
l'irrévérence de placer la brochure du journaliste le plus opposant
d'Alger, véritable satire qui a tous les défauts du genre et quel-
ques-uns de ses faciles mérites. Entre ces deux extrêmes viennent
s'interposer naturellement les travaux de deux écrivains distingués,
qui, sans faire à l'ancien système une opposition à outrance, ont
exprimé des vues de réforme modérée. Un recueil hebdomadaire
asseï peu répandu, mais rédigé avec soin, nous a fourni la série
très complète des pièces émanées du nouveau ministère, au moins
pendant la durée du pouvoir du prince qui l'a inauguré. Les faits
sur lesquels s'accordent des autorités si différentes doivent être né-
ceuttircment tenus pour avérés. Quant aux idées qui les divisent,
nous demandons la permission de n'en adopter aucune ni exclusi-
vement, ni aveuglément.
AXBERT DE BrOGLIE.
J^iL UGmmmtmÊmt d^AiQériê de 185t, par F. Ril)Ourt, colonel d'état-major; Paris,
^mAmk» m O», ^oal Volulro, 13. — n. L'Algérie, c« qu'elle est et ce qu'elle doU être ,
^jl^IfTy^^T^T**' ^^* **** '^"**** '"^^ "»® Babaxoun. — III. L'Àlgéne,
_r,?* *»«•*«••. dnoripHf §t ttatietiquê, par M. Jules Duval, secrétaire du conseil-
ÎS^T-.t' *? >'^^^*^ d'Orani ParU, Hachette et C»«, rue Pierro-Sarrazin , i4.—
êL^^'aS'JI ^^^*'**^^^ **• ''^'^' P»' Lowi» do Baudicour; Paris, Challamel
r*7 '•• "îf ■«•apr», M. — V. Moniteur de la Colonisation, journal hebdomadaire;
SALOMÉ
SCÈNES ET SOUVENIRS DE LA FORÊT-NOiRE.
I
lU n'est pas de chasseur du pays de Bade qui ne connaisse la
Herremviese, Les cerfs et les chevreuils errent en liberté sous l'om-
bre épaisse des sapins qui l'entourent; le coq de bruyère y chante
au printemps, la gelinotte y bat de l'aile. La plume ne saurait ren-
dre l'aspect de ce plateau, situé au cœur même de la Forêt-Noire,
et séparé par d'interminables futaies de la plaine que la charrue
féconde et que l'industrie anime; le pinceau le plus habile serait
maladroit à reproduire sur la toile les couleurs changeantes et la
désolation de ce paysage, fermé par une ceinture d'arbres sombres
et serrés. Qu'on se figure une prairie ovale cachée dans un pli de la
montagne ; les profondes colonnades des sapins montent en amphi-
théâtre tout alentour sans que le regard en puisse percer l'étendue
mystérieuse. On dirait qu'un géant a fauché un pan de la forêt pour
y faire pénétrer l'air et la lumière; mais le soleil ni le vent n'en ont
pu chasser la tristesse. Les eaux claires d'un ruisseau traversent la
prairie; quelques maisons se groupent autour d'une humble cha-
pelle, qui n'élève pas bien haut son petit clocher. Une auberge est
bâtie au bord de la route; des troupeaux de vaches paissent l'herbe
çà et là. On n'entend pas d'autres bruits que le son de la cloche ou
le beuglement des animaux qui ruminent; mais quand la bise souffle,
des rumeurs plaintives remplissent le plateau, la forêt désolée gémit,
et des murmures s'en élèvent qui prêtent une voix à la solitude pour
16 «EVITE DES DEUX MONDES.
pleurer. Selon que le ciel est bleu ou que les nuées se déchirent au
milieu du feuillage noir, le caractère de ce plateau peut être moins
sauvage sans cesser d'être mélancolique. Aux heures où le vent
d'hiver agite la forêt d'un premier frisson, où le brouillard qui
rampe sur les taillis des jeunes sapins estompe la montagne, la tris-
leate suinte du sol, descend des profondeurs du bois, monte de la
vallée, passe avec le son, et la Herrenwiese tout entière, cachée
dans les nuages, glacée par un froid sinistre, communique à l'âme
l'impression morne d'un tombeau. Et cependant, si on l'a visitée,
soit au printemps, quand mille fleurs pressées de s'épanouir étoi-
lent l'herbe des prés, soit en automne, quand la feuille tombe et
court parmi les sentiers, on ne peut s'empêcher de l'aimer, d'y
penser souvent, et de revoir en esprit les lignes sévères de la mon-
tagne qui l'enserre et les croupes sombres de la forêt qui profile
sur le ciel gris les flèches dentelées du mélèze et du sapin.
Lorsque le voyageur a tourné l'angle de la route escarpée qui
de Bfihl conduit à la Herrenwiese, il a devant lui toute l'étendue du
plateau, les modestes chalets à toits de planches groupés autour de
l'auberge, le ruisseau limpide qu'enjambent dé légers ponts, les
petits jardins où poussent quelques légumes entre des haies vives,
deux ou trois métairies perdues sur la lisière des grands bois. C'est
à p«Mne si quelques figures humaines animent le silence et l'immo-
bilité du paysage : une bergère qui tricote garde deux ou trois va-
ches; une pauvre femme, armée de la pioche ou du râteau, cultive
un petit coin de terre; un montagnard pousse devant lui des bœufs
qui traînent un chariot tout chargé de jeunes troncs fraîchement
coupAs. Si un coup de fusil éclate, de longs échos répercutent le son,
qui mule et se prolonge dans la montagne. Le ciel est bas; des
vapeurs glissent sur les crêtes de la forêt et voilent l'horizon. Tout
au fond du plateau, à l'autre extrémité de la Herrenwiese, s'ouvre
une vallée qui conduit à Forbach : on dirait un coin des Alpes
perdu dans la Forêt-Noire.
A ré|K>que ou commence ce récit, vers la fin du mois de janvier
iS4., à la tombée de la nuit, cinq personnes étaient réunies dans
la maison du garde k qui appartient le gouvernement des chasses
de la Herrenwiese. Une lampe de cuivre à deux branches, suspen-
due au plafond, éclairait la pièce du rez-de-chaussée, qui servait
tout à la fo'is de salon et de salle à manger â la famille. Cette pièce
était vaste, propre, un peu basse, garnie de bancs qui en faisaient
le i»iur, d'une large table bien luisante placée au milieu avec une
demi. douzaine d'escabeaux poussés dessous, iVun gros poêle de
fotm* qMi ronflait dans on coin, et dont les énormes tuyaux con-
louri !Vm „i vaguement la trompe formidal)le d'un éléphant.
*ft'
SCÈNES ET SOUVENIRS DE LA FORÊT-NOIRE. 37
Les cloisons, le plafond, le plancher, les meubles, tout était en bois
de sapin bien poli; nulle part un grain de poussière. Un râtelier
solide, cloué contre le mur principal, supportait deux ou trois fusils
de divers calibres, des poires à poudre, des sacs à plomb, des bon-
nets fourrés, et quelques-uns de ces manchons «en peau de renard
que les chasseurs portent au temps des battues. Un grand coucou,
dont le pendule grinçait bruyamment, sonnait les heures tout au-
près; chaque fois que l'aiguille annonçait une sonnerie nouvelle,
Toiseau mélancolique chantait. On aurait vainement cherché dans
les angles de cette pièce, chaude et tranquille, ces petites statues
de la Vierge que la foi catholique des montagnards couronne de
fleurs; point de christ non plus et point d'images de saints, mais
en place quelques vieilles gravures représentant des épisodes de
chasse et un assez beau portrait de Calvin dans un cadre de bois
noir. Tout au bas, une main inconnue avait tracé de l'écriture large
et ferme du xvii'^ siècle cette date : 10 juillet 1509, et plus bas ces
mots : Que la lumière soit, et la lumière fut, A côté du chef le plus
sévère de la réforme, un second portrait à la mine de plomb,
crayonné d'une manière large et à grands traits, représentait un
vieillard dont la physionomie était empreinte d'un caractère singu-
lier d'énergie et de sombre exaltation. On lisait au-dessous, mais
d'une autre écriture, la date du 17 octobre 1685, placée en vedette
au-dessus de ce verset de la Genèse : Je suis le Seigneur j votre
Dieu^ qui vous ai tires de VEgypte^ de la maison de servitude.
L'encre a\^ait un peu pâli. Non loin de ces portraits, dans un coin,
se dressait un vieux piano carré à pieds droits, accompagné de
quelques cahiers de musique dans leur casier. Des pots de bruyère
et de géranium ornaient l'appui des fenêtres. Un beau chien de la
race des épagneuls, à la robe noire, dormait auprès du poêle ; au-
dessus chantait une bouilloire pleine d'eau. La pluie fouettait par
rafales les volets fermés; on entendait le pétillement des gouttes
d'eau contre les ais de sapin, et à intervalles inégaux les sifîlemens
de la bise, qui secouait la robuste maison. Par une porte intérieure,
à demi ouverte, on apercevait une servante en train de frotter vigou-
reusement la vaisselle d'étain et de faïence sur le bord fraîchement
lavé d'un fourneau chargé d'ustensiles de cuivre. Elle fredonnait à
voix basse pour accompagner son travail. Dans la grande pièce,
aucun bruit, pas une parole, pas un son, si ce n'est le murmure in-
termittent d'un rouet dont une fileuse faisait tourner la manivelle.
Parmi les cinq personnes qu'on voyait là, quatre avaient entre
elles un air de famille, la cinquième paraissait étrangère; c'était un
jeune homme qui portait un costume de chasse, gilet, veste et pan-
talon de velours marron à côtes, avec des bottes de cuir de Russie
da jarret. Asâs deranl k grande table, la lète
1 écmiit; la pIvK sTaiTétah soorait, et souvent ansd il regar-
le petit gRMqpe, qû wmMait abaotbé tout eotM psur des oc-
<fif«nes. Ce ctowcf poorâît arw une trentaine tf an-
liai; i avait le râage pâle, sérieux et dom, les jeux bleus, des
el aojeiiK, les traits fins, la pbyâono-
», et, amme eootraste, une Imgae balafire blandie
qal uiff !Q«i le front et expirait sor la joœ. On poorait croire éga-
ksKBt qne c'était vn prafesBeor de FanÎTerâté de flqdelha^ en
trate de iôre aae cxeonioB sdentifiqoe, on qaelqœ jeone officier
de la ^,f ■■■■■« de Bastadt benreox d'égayer par la chasse les loisirs
d'an congé. Qnaad les yeux da jeone homme avaient fait le tonr de
la cfaunbre, ils s'anétaient pins kHigtemps, et avec nne complaî-
anee rêveuse, sor le profil d'one jeone fille qoi lisait à Fantre boat
de la table. D n'en détachait pins sm regard sans nn ^ort, et sa
■ttin paraiTiHÎt ensmte plus knte à éciîre. La jeone fiOe, objet de
cette attention, n'avait pas plos de dix-huit on dix-neuf ans; deux
de cheveux blonds, semblables à des fils de soie
adraient nn front pur, placide et légèrement bombé;
nn petit résean de veines bleues courait sor les tempes. Ses pao-.
et fraisées de longs dis, j[m>jetaient une ombre
mate de ses joœs. Aucune émotion ne pa-
ï, et jamais elle n'était distraite de sa lecture;
semMait oppressée, et sa poitrine se soo-
irrégnliers et profonds. Tout en elle avait une
frtie et dâicate; le corsage étroitement serré par un
ichn de nwnfnfline, sa taille plate, ses bras souples, ^nt Fun soo-
m tète pensive par une courbe harmonieuse, ses mains bru-
par le hàle, mais cFune forme charmante, son cou mince et
raod, ff ipifMiun sérieuse de sa bouche, faisaient songer à ces
Tierces qui enaetefiaKnt leur jeunesse dans les ombres d'un cloître
et mmààmi repetter nne patrie inconnue. Auprès d'eUe, un petit
des maisonnettes et des bonshommes sur une
de papier Manc il était bravement accroupi sur sa chaise,
«• ■• UMn^nât pan d'exposer son ceuvre à la lumière après chaque
«•■p de cvafon« A fair de son visage, on dev'mait que cet artiste
^ *« •» dannait nne pleine ^iprobation à ce qu'il faisait. Plus
W«f A eM dn patte* nn honuDe A chcfcm grisonnans, vigoureux,
••eel de laiSe aoyenni, aasis entre nn baquet plein d'eau et une
^iiaan fond de laquelle il y avait qnriques gouttes d'huile,
yf*^f^_^ ^^•t» ^Wi ftMil A deui coq», dont la crosse et la
Mwie, farniaa de cnifie, venaient d'être nettoyées et polies à
fcM. Ob rfrBaaiiiHli en lai le chef de U famille; U portait le rè-
SCÈNES ET SOUTEMRS DE LA FORÈT-NOrRE. S9
tement des gardes de la Forêt -Noire, la grande casaque de drap
gris, à paremens et à collet droit de couleur verte ; son chapeau de
feutre, également vert, orné d'un large ruban de soie et d'une co-
carde en plumes de coq de bruyère, reposait à ses pieds, chaussés
de grandes bottes en cuir noir qui montaient jusqu'au milieu des
cuisses. A portée de sa main , appuyée contre la cloison , on voyaûl
cette hachette à long manche avec laquelle les forestiers allemands
entaillent les arbres propres à être abattus. Quand par hasard le
garde relevait la tête, on apercevait un visage maigre, austère, au-
quel le sourire semblait étranger, et dont les yeux noirs, profondé-
ment enchâssés sous des sourcils touffus et mobiles, rappelaient, par
leur éclat et leur vivacité, ceux des oiseaux de proie. Ce visage ce-
pendant n effrayait pas; malgré la rigidité des traits et le feu du
regard, on y lisait la franchise, la droiture et la bonté, unies à l'ex-
pression d'une énergie sans égale. Après l'avoir examiné un instant,
on ne pouvait s'empêcher de jeter les yeux sur le portrait à la mine
de plomb suspendu au mur. Entre le vieillard que représentait ce
portrait et l'homme qui lavait son fusil, il y avait ime analogie qui
saisissait tout d'abord. En face du père de famiUe, une femme âgée,
vêtue de noir, filait lentement. De temps en temps, elle regardait le
petit garçon qui dessinait et lui souriait à la dérobée. Au premier
coup d'œil jeté dans cette vaste pièce et sur les personnes qui l'ha-
bitaient, ii était facile de reconnaître qu'on avait mis le pied dans
r intérieur austère d'une famille protestante.
Après qu'il eut achevé de fourbir son anne de prédilection et ra-
justé le canon dans le bois de la crosse, Jacob Royal mit à sa place,
dans le râtelier, le fusil oint légèrement d'une dernière couche
d'huile, se rapprocha de la table, prit un gros livre à fermoirs d'ar-
gent, et, tirant un escabeau, s'assit dans le voisinage de la lampe à
deux branches. — Celui qui n'a pas soin de son arme, dit-il, est
semblable à un homme qui ne donnerait à son serviteur ni le pain
ni le sel ; quand vient le jour de la mauvaise fortune, le ser\*iteur
abandonne la maison, et Thomme périt.
Pei-sonne ne répondit; le petit dessinateur suspendit un instant
la marche de son crayon , la plume du jeune chasseur cria sur le
papier, et Jacob, ayant ouvert son grand livre, lut silencieusement,
ses deux mains étendues sur la table. Le chasseur ne regaixia plus
la jeune fille. Le silence, déjà profond, devint plus profond encore.
Bientôt après le coucou chanta dix fois. Jacob ferma son livre.
— L'heure du repos est venue, dit-il; la nuit a été donnée à l'homme
pour qu'il fût délassé de ses fatigues; retirez-vous, mes enfans. Toi,
Salomé, va voir dans la cuisine, à l'étable et dans l'écurie, si tout
est en ordre et si les animaux ne manquent de rien. Le Seigneur
nous les a donnés, mais il faut êti*e bon pour eux.
^0 REVUE DES DEUX MONDES.
La jeune fille, qui lisait, se leva et sortit, tandis que son frère
serrait dans une boîte son crayon et son papier avec la docilité
muette d'un enfant qui pratique, sans la connaître, la sentence des
serviteurs arabes : « Entendre, c'est obéir. »
— Et toi, Rodolphe, poursuivit Jacob en s' adressant au chasseur,
cesse d'écrire; après cette longue journée de chasse, tu dois avoir
besoin de sommeil. Quiconque a vécu en paix dormira en paix, et
son réveil sera semblable à la fraîche lueur du matin.
Salomé rentra, et, secouant les gouttes de pluie qui argentaient
sa mante et ses cheveux, s'arrêta debout devant son père. — Tout
est bien, et les animaux reposent, dit-elle d'une voix lente et grave
qui avait la sonorité d'une cloche d'argent.
— A présent prions, mes enfans, reprit Jacob.
Toute la famille joignit les mains, la fileuse à la droite de Jacob,
Salomé et Zacharie à sa gauche. Le chasseur inclinait sa tête de
l'autre côté de la table. Le garde leva les yeux au ciel. — Toi qui
as tiré les Hébreux des mains des Égyptiens et rendu semblables
aux agneaux les lions qui menaçaient Daniel, protége-nous. Tu vois
le fond de nos cœurs et tu lis dans nos âmes. Inspire-nous, Sei-
gneur, la sainte résolution de marcher dans ta voie, et que ta mi-
séricorde s'étende sur cette maison!
Après que sa main se fut abaissée sur les fronts penchés de Sa-
lomé, de Zacharie et de la fileuse, Jacob se tourna vers le chasseur :
— Tu n'es pas de notre communion, ajouta-t-il; mais celui qui rend
aux enfans l'iniquité des pères jusqu'à la troisième et quatrième
génération connaît entre tous les hommes de bonne volonté et les
bénit. Adieu, mon fils, jusqu'à demain !
Salomé, qui s'était levée, approcha son front des lèvres de son
père; il l'embrassa, ainsi que Zacharie, qui fermait à demi les yeux,
et se retira. La fileuse prit l'enfant par la main et ouvrit une porte
voisine. Au moment où Salomé allait poser le pied sur l'escalier qui
conduisait à l'étage supérieur, le chasseur l'arrêta par le pan de sa
robe. — Ne me direz-vous rien, Salomé? Vous ne m'avez pas en-
core parlé, et j'ai vécu loin de vous tout aujourd'hui, dit-il.
^ Salomé se retourna. Elle tenait à la main un petit fiambeau qui
Téclairait tout entière. Elle était très pâle, et ses lèvres semblaient
agitées d'un mouvement nerveux. — Que le Seigneur méjuge, si
je fais mal! dit-elle avec effort, mais mon cœur n'est pas de pierre.
Voilà ma main... Dormez, Rodolphe, dormez tranquille, si une
bonne parole peut rendre la paix à vos nuits.
Un éclair de joie illumina le visage du chasseur; il s'empara de la
main qu'on lui tendait et la porta à ses lèvres. Salomé la retira vi-
vement, et monU l'escalier de bois, qui craquait sous ses pas trem-
blons. Un instant la lumière de sa lampe en éclaira l'obscurité, puis
SCÈNES ET SOUVENIRS DE LA FORÊT-NOIRE. Al
tout disparut, et l'on entendit dans le silence de la maison le bruit
d'une porte qu'on fermait.
— Ah ! dit le chasseur, pourquoi l'ai-je vue et pourquoi faut-il
que je l'aime? •
Comme il se retournait, il aperçut sur la table le livre que dans
son trouble Salomé avait oublié d'emporter. Il l'ouvrit et dessiiîa
avec une plume sur le feuillet marqué par un signet un R et un S
entrelacés. — Si quelque jour nous sommes séparés, murmura-t-il^
ces deux lettres, éternellement unies, lui rappelleront quelqu'un qui
loin d'elle la pleure et s'en souvient!
II.
Jacob Royal était depuis vingt ans garde des forêts domaniales
de la couronne grand-ducale de Bade à la Herrenvviese; il avait suc-
cédé à son père. Il avait alors une cinquantaine d'années à peu près..
Sa famille se composait, on le sait, de trois personnes : sa sœur Ruth,
qui était son aînée et qui portait depuis sa lointaine jeunesse le deuil
de son fiancé mort à Leipzig, Salomé et Zacharie. Ja^ob avait déjà
perdu deux enfans et sa femme, qu'il avait tendrement aimée, et
qu'il n'avait pas voulu remplacer. Tous les événemens qui avaient
laissé leurs traces dans sa vie, il les avait inscrits sur les marges
d'une grosse bible in-folio qui était dans la famille depuis une
longue suite d'années. D'autres marges étaient depuis longtemps
noircies et l'avaient été par des mains que la mort avait glacées
tour à tour. Lorsque Jacob feuilletait le soir ce lourd et respectable
volume qui devait être un jour remis à Zacharie, il y trouvait de
page en page les annales de sa famille, les dates des naissances,
des mariages, des décès, et en outre celles de certains faits considé-
rables dont les victimes avaient voulu que la mémoire fut conservée.
Des sentences religieuses, des emprunts faits à la Bible, des prières
énergiques et courtes, un mot, un cri où l'on sentait parfois tout le
déchirement d'une âme, accompagnaient ces dates et en traduisaient
le sens. C'était comme un écho des souffrances et des épreuves du
passé. Dans les heures d'angoisse, le cœur fort de Jacob se retrem-
pait dans cette lecture; il en sortait raffermi et résigné.
La famille de Jacob Royal était, comme son nom l'indique, d'ori-
gine française. Elle avait quitté le Haut-Languedoc à l'époque de
la révocation de l'édit de Nantes, et réussi, après maintes aventures
et non sans laisser aux mains des dragons de M. de Baville la tota-
lité de ses biens et quelques-uns de ses membres, à gagner l'Alfe-
magne, où elle avait trouvé la liberté d'adorer Dieu selon sa foi.
Comme un vol d'oiseaux voyageurs longtemps battus par l'orage
112 REVUE DES DEUX MONDES.
s'arrête sur le premier rivage qu'il rencontre, ainsi cette famille
d'exilés prit racine sur les bords du Rhin, et, lasse de sa course en-
sanglantée, ne chercha pas un autre refuge. Ces premiers fugi-
tifs, privés de tout, vêtus de quelques lambeaux d'étoffe, tendirent
leurs mains vers le ciel sur la terre de délivrance, et, armés de ce
courage qu'avaient eu leurs frères les puritains dans les forêts de
l'Amérique, ils demandèrent au travail les ressources qu'ils avaient
perdues. La première fois qu'ils s'assirent autour d'une table gros-
sière qu'ils avaient façonnée, sous un humble toit qu'ils avaient
bâti, et qu'ils mangèrent, réunis sous la main de l'aïeul, un pain
honnêtement gagné, ils remercièrent le Seigneur et entonnèrent un
hymne d'actions de grâces dans la langue de la patrie perdue. Ils
continuèrent comme ils avaient commencé, obéissant de père en fils
à cette tradition de constance et de résolution qu'ils avaient reçue
au berceau ; mais endurcis par les fatigues, les périls et les épreuves
de toutes sortes qu'une longue adversité avait fait passer sur tous
ceux de leur nom, ils revêtirent leur foi d'un caractère d'austérité
et de rigorisme qui les rendit semblables à ces sombres puritains
qui combattaient les cavaliers du roi Charles la Bible d'une main et
l'épée de l'autre. Au milieu d'un peuple et d'une civilisation qui
changeaient, ils ne changèrent pas. Tels ils arrivèrent à Kehl en
1686, tels on les retrouvait à la Herrenwiese en 18Zi.. Jamais un
Royal n'avait mêlé son sang au sang d'un catholique, si ce n'est
sur les champs de bataille. Les fils des proscrits et leurs filles s'al-
lièrent entre eux, puis s'allièrent aux familles protestantes du pays;
ils s'habituèrent à parler allemand sans oublier la langue maternelle,
qui, dans la bouche des descendans, avait conservé des formes an-
ciennes et des tours solennels qui étonnaient l'étranger. Ils appre-
naient le français dans la vieille bible emportée par l'aïeul. C'est alors
que cette habitude qu'ils avaient contractée d'emprunter à l'Ancien
Testament les noms qu'on donne aux nouveau-nés s'enracina dans
la famille. C'était comme un souvenir des proscriptions qu'ils subis-
saient après le peuple de Dieu et un hommage rendu au livre saint
auquel les calvinistes demandent chaque jour des consolations et des
enseignemens. Cette gravité qui naît du malheur et ce besoin de
solitude qu'éprouvent les cœurs blessés les avaient poussés loin des
grands centres d'habitation, vers les montagnes, et dès la seconde
génération le Schwartzwald était devenu une nouvelle patrie pour
cette tribu d'exilés. Parmi les descendans de David Royal, ceux-là
devinrent forestiers, ceux-ci fabricans d'horloges: tous vécurent
humblement, mais probes et gardant intact, dans des cœurs qui
semblaient faits d'un morceau de chêne, l'héritage d'honneur et de
loyauté qu'ils avaient reçu de leur père; toutefois, comme si l'air et
SCÈNES ET SOUVENIRS DE LA FORÊT-NOIRE. AS
le soleil du pays natal eussent manqué à leur poitrine, ils ne mul-
tiplièrent pas ainsi que les fils d'Israël, et leur nombre lentement
diminua plus qu'il ne s'accrut. En 18Zi., Jacob était le chef de la
famille; lui seul portait le nom de Royal dans la Forêt-Noire, et
après lui Zacharie seul devait en être le représentant.
Quand le père de Jacob avait été nommé à l'emploi de garde-
forêt, dans la pensée que la Herrenwiese serait éternellement l'asile
de sa famille, cette terre de Ghanaan que poursuivent les proscrits
et qu'ils trouvent si rarement, il s'était plu à embellir la maison
qu'il avait achetée du fruit de ses laborieuses économies et à l'agran-
dir pour qu'elle fût commode à ses enfans et aux enfans de ses en-
fans. De là ces communs amples et bien distribués, ces étables, ce
chenil, ce jardin, ce potager qui l'entouraient; de là ces curiosités
qui trompent les longues heures de l'isolement, ce petit ruisseau
qui s'arrondit et baigne une île faite d'un peu de terre et de quelques
racines entre lesquelles niche le canard , ces prairies et ces taillis
larges de six coudées où joue et court une paire de faisans apprivoisés,
cette colline tapissée de bruyère qu'un écolier franchirait d'un élan
et qui sert de retraite à toute une tribu de lapins que des bassets
à robes noires et à jambes torses poursuivent en jappant, ce sapin
mort sur lequel perche un milan fauve étonné de son oisiveté, cette
forêt enfermée entre quatre planches où bondissent deux chevreuils
dont les têtes fines et sauvages regardent le voyageur par- dessus
les jeunes pousses, ce lac qui tiendrait dans un boudoir et qu'a-
nime le vif frétillement des truites. Jacob, et après Jacob Salomé et
Zacharie avaient grandi dans cette enclave qui les avait amusés tout
petits, et à laquelle, plus grands, ils tenaient par mille souvenirs.
Si leur domaine n'était pas grand, ils avaient la prairie, le torrent,
et plus loin les profondeurs sans bornes de la forêt. Quels ravins ne
connaissaient-ils pas, dans quelle source n'avaient-ils pas étanché
leur soif, quelles pentes n'avaient-ils pas gravies! De la Hornis-
grinde au Wildersee, il n'était pas de coin sombre qu'ils n'eussent
exploré.
Dans la semaine, les soins du ménage occupaient les femmes; le
temps des hommes appartenait à la forêt : ils en surveillaient les
coupes, marquaient les arbres et chassaient. De lentes épargnes
amassées d'année en année avaient grossi le petit avoir de la fa-
mille. A dix -huit ans, et dans ces contrées pauvres, Salomé, qui
.avait six arpens de bonnes terres et 3,000 florins de dot, passait
pour un riche parti. Elle n'avait point encore fait de choix. Jamais
on ne la voyait aux danses qui réunissent la jeunesse du pays dans
l'auberge. Le dimanche, elle priait en famille. Personne ne filait
mieux qu'elle et ne préparait de meilleure toile. Elle était active,
^^ REVUE DES DEUX MONDES.
vigilante et douce. Si quelque bûcheron ou quelque ouvrier des car-
rières se blessait en travaillant, elle était la première à porter la
charpie et le linge nécessaires au pansement, la plus prompte et la
plus adroite à le soigner. Il y avait toujours dans la maison, grâce
à elle, un gros morceau de pain, une tranche de jambon et quelque
menue monnaie pour l'étudiant qui passe faisant le tour de la Fo-
rêt-Noire, ou le pauvre qui tend la main. On l'aimait dans tout le
canton, on lui reprochait seulement de ne jamais rire. Salomé faisait
tout silencieusement, son travail de chaque jour et le bien. On sa-
vait qu'elle regrettait sa mère et une petite sœur morte entre ses
bras; on ne savait pas si elle désirait quelque chose. L'ouvrage ter-
miné, quand le temps le permettait, Salomé avait coutume chaque
jour de se promener dans la montagne. Elle en connaissait tous les
sentiers, mais elle avait des coins de prédilection vers lesquels elle
dirigeait presque toujours ses pas. Souvent elle avait un livre à la
main. On la voyait, à travers les arbres, passer lentement, recueil-
lie dans une pensée intérieure qui jetait de nouvelles ombres sur
son front. Les étrangers, les touristes se retournaient pour la re-
garder, saisis d'un sentiment où la surprise se mêlait au respect;
les jeunes gens de l'endroit la saluaient sans s'arrêter. Salomé res-
tait de longues heures assise au pied d'un arbre dans les bruyères,
sur des hauteurs d'où sa vue perçait l'horizon, ou blottie à l'ombre
d'un rocher, dans un ravin, attentive et les mains sur les genoux.
Quelquefois elle lisait, et le passage d'un troupeau de bœufs ne l'au-
rait pas tirée de sa lecture ; quelquefois elle avait les yeux perdus
dans un brin d'herbe, et rien avant le soir ne l'arrachait à sa rêve-
rie. Alors elle rentrait au logis plus pâle encore malgré la marche et
le grand air, mais sereine et prête à tous les humbles devoirs d'une
ménagère. Les enfans l'aimaient et seuls osaient l'aborder.
Comment Rodolphe, qui n'appartenait pas à la famille et n'était
pas du pays, avait-il pénétré dans cet intérieur sévère et l'y voyait-on
déjà depuis quelques semaines? C'est ce qu'un hasard avait voulu.
Jacob ne le connaissait pas, Salomé ne l'avait jamais vu. Un jour
que Rodolphe chassait dans la Forêt-Noire, le brouillard l'avait sur-
pris; au milieu de ces masses épaisses de vapeur que le vent roulait
au travers de la montagne, il n'avait pas tardé à perdre son chemin.
Le soir était venu; la fatigue commençait à se faire sentir; quand il
s'arrêtait, le froid le saisissait. Chaque pas lui faisait rencontrer de
nouveaux sapins. Il savait qu'il n'y a point d'hôtes dangereux à re-
douter dans la forêt; mais la perspective d'une nuit à passer dans
cette humidité glaciale ne laissait pas de l'inquiéter. Comme il déses-
pérait d'atteindre une habitation et cherchait déjà l'abri d'un rocher
sous lequel il pût s'étendre, il entendit un bruit de pas sur les cail-
SCÈNES ET SOUVENIRS DE LA FORÊT-NOIRE. A5
loux. Rodolphe appela. Une voix lui répondit, et un homme précédé
d'un chien s'approcha de lui à grandes enjambées : c'était Jacob,
qui regagnait la Herrenwiese après une tournée dans les bois. La
présence du garde, sa parole ferme, l'espoir d'un gîte prochain,
tout rendit au chasseur la force qui lui manquait. 11 suivit résolu-
ment son guide. Si sombre qu'elle fût, la forêt n'avait pas de mys-
tères pour Jacob. Un arbre d'une forme particulière, une pierre, un
pan de mousse, un ruisseau, une croix, un vieux tronc renversé,
étaient autant de signes auxquels Jacob reconnaissait l'étroit sentier
couvert des ombres du brouillard. Le chien, qui répondait au nom
d'Hector, marchait devant eux, bondissant sur les pistes, disparais-
sant sous le couvert impénétrable des sapins et reparaissant tout à
coup joyeux, agile et la queue au vent. Au bout d'une heure, on en-
tendit au fond de la brume errante le son d'une cloche; bientôt
après, une lumière rougeâtre, élargie par la vapeur qui ondulait sur
le plateau, perça la nuit. — Nous y voici, dit Jacob. Quelques pas
encore les amenèrent devant la porte d'une vaste maison qui s'était
ouverte aux aboiemens d'Hector. Une jeune fdle était sur le seuil,
tenant une lampe de la main gauche, et de l'autre couvrant son
front pour mieux voir dans l'obscurité. Elle était petite, immobile et
grave, avec quelque chose en elle d'harmonieusement triste, intelli-
gent et doux qu'on n'est pas accoutumé à voir parmi les filles de la
campagne. Entrevue à cette clarté douteuse, elle semblait jolie. Exa-
minée à loisir et en pleine lumière, elle était mieux que cela. Les
traits du visage étaient fms, l'expression surtout en était remar-
quable. Elle avait le regard droit, ferme et clair. Jamais bouche
plus sérieuse ne fut plus aimable. H sembla à Rodolphe qu'il avait
déjà vu cette figure jeune et calme. Son souvenir ne lui en disait
pas davantage. Gomme il la regardait, Salomé se rangea pour lui
laisser le passage libre, et la voix mâle du garde lui dit d'entrer.
— Tu es chez Jacob Royal, reprit son guide, et, lui montrant un
siège près du poêle, il l'invita à s'asseoir.
Il se trouva justement que Rodolphe avait dans sa poche une
lettre que le grand-veneur de la cour de Rade lui avait donnée
pour le forestier de la Herrenwiese, où il avait l'intention de passer
deux ou trois jours à chasser le cerf. Il la tira de son portefeuille et
la présenta à Jacob, qui se leva pour la recevoir et la lut tête nue.
— Tu étais mon hôte, à présent tu es chez toi, reprit-il.
Un moment après, on vint les prévenir que le souper les atten-
dait, et Rodolphe s'assit à table à la place d'honneur, à coté de
Jacob et en face de Salomé.
Pendant la nuit, il eut un accès de fièvre causé par la fatigue et le
refroidissement. Un peu de délire le prit au matin. Quand il revint
45 REVUE DES DEUX MONDES.
à lui, son premier regard rencontra celui de Salomé, qui, debout
au pied du lit, préparait un breuvage. Il lui sembla qu'elle avait les
■yeux humides. — Tenez, lui dit-elle, voilà que la fièvre vous quitte,
ce ne sera rien. — - Il prit la tasse et but sans la perdre des yeux.
Elle ne baissa pas les siens. Il éprouvait un sentiment de bien-être
délicieux, et en même temps la profonde lassitude d'un homme qui
aurait fait cent lieues. La chambre dans laquelle il se trouvait était
blanche et gaie à l'œil; par la fenêtre, dont on avait écarté les
rideaux, on voyait la forêt éclairée par un vif rayon de soleil. La
lumière, qui entrait en gerbe et frappait le lit, enveloppait Salomé
d'un nimbe d'or. Les parfums de la bruyère et du genêt flottaient
dans l'air. Rodolphe chercha encore dans sa mémoire en quel lieu
et dans quelle circonstance il avait vu cette tête blonde, attentive à
veiller sur son sommeil; il ne trouva rien, et ferma les yeux pour
mieux savourer son repos. Jamais il n'avait été plus heureux. Vers
midi, Jacob entra et lui prit la main. — La fièvre s'en est allée,
lève-toi et viens respirer le grand air, dit le garde.
Le soir, au souper, Rodolphe reprit la place qu'il avait occupée
une fois. Sa serviette, passée dans un rouleau de bois de sapin en-
jolivé de sculptures, était devant lui; depuis la veille, il était de la
maison. Les eflets qu'il avait laissés à Buhl arrivèrent dans la jour-
née, apportés par un roulier; Jacob les prit à l'auberge où on les
avait déposés, et Rodolphe les trouva dans sa chambre en y ren-
trant.
Le lendemain au petit jour, Jacob se présenta devant son hôte, et
le pria de l'excuser s'il ne le menait pas à la chasse. — Une famille
de nos frères quitte la montagne, et va chercher au loin une terre où
des fruits plus abondans récompensent le travail; nous qui restons,
nous leur disons adieu, et leur offrons l'hospitalité du dernier repas.
Rodolphe suivit le garde. Toute la population de la Herrenwiese
était réunie sur le plateau ; ceux qui étaient en retard arrivaient à
grands pas, on les voyait sortir des massifs de la forêt, et tous se hâ-
taient pour serrer encore une fois la main des émigrans. Devant la
porte de l'auberge et sur la route, un grand nombre de chariots
tout attelés attendaient l'heure du départ; des mains prévoyantes
avaient étalé sur le gazon une provende que les pacifiques animaux
se partageaient; des femmes, des enfans, groupés autour des voi-
tures, échangeaient quelques paroles rares avec leurs voisins. Dans
ce jour solennel, les hommes avaient revêtu leurs habits de fête, la
longue redingote noire à doublure de laine blanche, le gilet rouge,
de grandes bottes, le bonnet fourré ou le chapeau de feutre à cornes;
les femmes portaient sur la tête la coiffe aux larges ailes de soie
noire reliaussées de broderies d'or. On couvrait de mets fumans et
SCÈNES ET SOUVENIRS DE LA FORÊT-NOIRE. 47
de brocs les tables de l'auberge. Quelques jeunes filles s'essuyaient
les yeux furtivement. Des fiancés, qui allaient être séparés pour un
long temps, s'embrassaient à l'écart, attendris, mais certains de ne
pas manquer à leur foi.
Dans ces pays d'où un courant d'émigration constante fait sortir
chaque année des tribus entières de pionniers, ces spectacles tou-
chans ne sont pas rares. Ils se renouvellent fréquemment au prin-
temps et en automne. Le recueillement est peint sur tous les visages;
on n'est pas triste, on est grave. Les amis se séparent; on va cher-
cher au loin des campagnes inconnues, et bien des yeux consultent
l'horizon, comme si l'on voulait y découvrir le secret de la vie nou-
velle vers laquelle courent de hardis explorateurs. Les re verra- t-on
jamais? L'expérience enseigne à ceux qui restent que la plupart de
ceux qui partent ne reviennent pas. Un jour les suivra-t-on? une
meilleure fortune attend-elle sur ces rivages lointains les frères qui
s'éloignent? Rodolphe, pénétré d'une singulière émotion, allait et
venait au milieu des groupes; les visages les plus ingénus expri-
maient une mâle résolution ; nul abattement, mais la volonté de bien
faire. Jacob se promenait sur la route avec les chefs de famille; il
causait gravement. Salomé le suivait, les bras passés autour de la
taille de deux de ses jeunes compagnes, auxquelles elle venait de
distribuer de légers souvenirs. Le garde se rapprocha de son hôte.
— Nous ne sommes tous ici-bas que des voyageurs, dit-il; un jour
on plante sa tente, le lendemain il faut ceindre ses reins et partu*.
J'ai fermé les yeux de mon père dans cette maison, mais qui peut
savoir si le matin n'est pas proche où je devrai, comme l'ont fait
mes aïeux, marcher sur le chemin de l'exil? Si telle est la volonté
de Dieu, ce jour-là je prendrai le bâton d'une main ferme, et, me
levant, je dirai : Seigneur, ton serviteur est prêt!
Cependant on apportait aux émigrans les humbles tributs de l'a-
mitié : l'un donnait un sac de blé, l'autre le soc d'une charrue,
celui-là une pièce de toile, celle-ci une petite corbeille pleine de
fil, d'aiguilles, de bobines et de ciseaux. Le nécessaire venait en
aide au nécessaire, c'était la dîme du souvenir. Les voyageurs re-
cevaient d'une main tranquille et serraient ces offrandes sur leurs
chariots. On se mit à table et on mangea en commun; puis, quand
on euj; vidé le dernier verre, avant que le soleil eut quitté f horizon,
les émigrans se levèrent. Les enfans furent assis dans les voitures,
et le cortège se mit en route , précédé par les anciens du pays et
suivi par toute la population, qui s'efforçait de rester calme. Quand
on fut arrivé sur la première pente des montagnes, à cet endroit où
la plaine apparaît au loin coupée par la ligne éclatante du Rhin,
semblable à une bande d'argent, on se sépara. — Que Dieu vous
48 REVUE DES DEUX MONDES.
donne un bon voyage! cria-t-on aux émigrans. Ceux-ci agitèrent
leurs chapeaux. Quelques femmes et de pauvres filles cachèrent
leurs têtes dans leurs tabliers pour qu'on ne vît pas leurs larmes,
et les montagnards regagnèrent leurs forêts.
C'était la première fois que Rodolphe assistait à une scène sem-
blable. Des mœurs nouvelles, des mœurs austères se révélaient à
lui. Ce qui l' étonnait le plus, c'était encore cette famille de protes-
tans, cette famille d'exilés perdue au fond de la Forêt-Noire, et
telle dans l'immuable ténacité de ses convictions et de ses habitudes
qu'un bloc de granit oublié par la mer au milieu des sables agités
sans cesse par le flux et le reflux. Le temps n'avait pas mordu sur
elle depuis l'époque lointaine où elle priait dans les Cévennes. La
nouveauté de ces grands spectacles qui avaient pour cadre une na-
ture forte à laquelle la main de l'homme semblait n'avoir pas tou-
ché, l'antique simplicité de ces mœurs primitives, la présence d'une
jeune fille dont le modèle ne lui était pas encore apparu, tout inté-
ressait le jeune voyageur au plus haut degré. Ce n'était plus une
question d'archéologie, un point de science obscur, une étude d'art,
c'était le cœur même de l'homme qu'il découvrait sous un aspect
nouveau, c'était surtout, au milieu d'une solitude sauvage, la grâce
sobre et chaste d'une femme dans tout l'attrait mystérieux d'une
beauté virginale qu'il avait entrevue autrefois. Rodolphe ne devait
passer que trois jours à la Herrenwiese ; il y était encore au bout de
deux mois. Il savait alors où il avait rencontré le visage de Salomé.
Rodolphe était Lorrain. Sa famille, qui habitait une petite ville
de l'ancienne province des Trois-Évêchés, se composait d'une mère
âgée et d'une sœur veuve qui avaient concentré toutes leurs affec-
tions sur lui. Il avait eu dès l'enfance l'humeur vagabonde. Dans la
maison de campagne où il passait à cette époque la belle saison, il
se perdait chaque jour au fond des bois; point de mésaventure gui
pût le contraindre le lendemain à rester au logis. A sa majorité et
après de solides études, il avait fait voir qu'il était propre à tout,
ce qui était peut-être cause qu'il n'avait jamais pu s'astreindre à
un^ travail régulier. II avait beaucoup voyagé, et à trente ans, lors-
qu'un hasard le conduisit à la Herrenwiese, il avait parcouru, sans
suite, mais avec bonheur, le cercle entier des connaissances hu-
maines, un jour s'adonnant à la botanique, le jour suivant à la con-
chyliologie et bientôt après à l'étude des langues mortes, sans négli-
ger toutefois la philosophie et la numismatique. Sa soif de science
n'était tempérée que par une inclination naturelle très forte à la rê-
verie, à laquelle se mêlait un goût singulier pour la chasse. Com-
ment s'arrangeait-il pour satisfaire toutes ces passions également
impétueuses? C'est ce qu'il aurait été fort en peine d'expliquer lui-
SCÈNES ET SOUVENIRS DE LA FORÊT-NOIRE. AO
même; toujours est-il que son cœur était comme une hôtellerie
où elles vivaient en paix, sûres qu'elles étaient que leur maître ou
leur esclave n'en trahirait jamais une seule au profit des autres.
Rodolphe avait hérité de son père une petite fortune que ses amis
estimaient à huit ou dix mille francs de rente. On ne sait pas ce
qu'il pouvait entreprendre et mener à bonne fm avec ce patrimoine :
études et voyages, chasses lointaines et longs travaux, rien ne l'em-
barrassait. 11 avait été tuer des daims au Canada et déchiffrer des
inscriptions à Balbek. A Paris, il vivait comme un cénobite, faisant
les plus longues courses à pied et entassant pêle-mêle des livres
et des curiosités rapportées de tous pays dans un petit apparte-
ment de la rue de Gourcelles, où il passait de longues heures à lire
et à fumer. C'était un nid où il aimait à s'abattre après des voyages
qui n'avaient pas d'autres règles que sa fantaisie et d'autres limites
que sa fatigue. Il arrivait quelquefois à Rome après être parti pour
Moscou, et s'en allait par contre à Bagdad après s'être mis en route
un matin pour Venise ; mais son humeur accommodante et la
promptitude, le zèle, le plaisir et la bonne grâce qu'il apportait à
rendre service aux personnes auxquelles il pouvait être utile, le fai-
saient aimer de toutes celles qui le connaissaient. Il aurait fait mille
lieues pour obliger un ami. Ajoutez à cet ensemble de qualités et
de bizarreries une absence totale d'ambition et le dédain le plus
sincère de la richesse, et on saura à peu près ce qu'était Rodolphe.
Son premier soin, quand il revenait d'une excursion, était de cou-
rir en Lorraine, dans la petite ville où vivait sa mère. 11 y passait
un temps où il trouvait autant de bonheur qu'il en apportait. Puis
un matin l'inquiétude le reprenait, il songeait à un problème sou-
levé par une lecture, à un pays qu'il n'avait pas vu, à une chasse
qu'il n'avait pas faite, et commençait à siffler en marchant un cer-
tain air que sa mère et sa sœur connaissaient bien. Un jour, les
bonnes créatures préparaient sa malle à son insu, et bientôt après
en l'embrassant lui disaient : — Va! — Et il partait comme le pi-
geon de la fable. Elles savaient toujours qu'il reviendrait.
Rodolphe comptait au nombre de ses amis un M. de Faverges,
qu'il avait rencontré en Syrie et bravement sauvé d'un mauvais pas
où s'étaient échangés force coups de carabine et de pistolet. M. de
Faverges, à moitié mort, n'avait dû la vie qu'au dévouement de
Rodolphe, qui, atteint lui-même d'un grand coup de sabre au
travers du visage, avait été tout à la fois pour son compatriote un
chirurgien et une sœur de charité. Ce M. de Faverges, plus âgé
que Rodolphe de quelques années, se trouva mêlé plus tard à de
grandes affaires industrielles où il ne lui fut pas difficile de gagner
deux ou trois millions. Malgré son opulence , le financier resta
50 REVUE DES DEUX MONDES.
Fami du voyageur, et s'efforça de lui donner en maintes circon-
stances des témoignages d'une reconnaissance que le poids de l'or
n'avait pas étouffée. Vingt fois il tenta de le pousser dans la voie où
il marchait si heureusement; ce résultat qu'il avait atteint, il le lui
promettait pour lui-même. Rodolphe, par bonté d'âme, acceptait,
et on le voyait pendant une semaine occupé sérieusement dans un
cabinet à grouper des chiffres; puis un jour il ne se faisait pas voir,
et on apprenait bientôt que Rodolphe avait passé la frontière. De
retour dans son entre-sol après une absence de trois mois, le fugitif
s'excusait de son mieux. — Il y a des êtres, disait-il, qui ne peuvent
pas s'empêcher de rester libres. — Oui, répondit une fois M. de Fa-
verges exaspéré, les hannetons et les sangliers! — Rodolphe sourit.
— Il est certain que l'étourderie de ceux-là et l'humeur sauvage de
ceux-ci sont incurables, reprit-il. Donc, s'ils meurent dans l'impé-
nitence finale, il ne faut pas leur en vouloir. — M. de Faverges re-
nonça à enrichir son ami, mais ne renonça pas à l'aimer. Le paon
revêtu de pierreries resta l'ami du bouvreuil hôte des forêts. Un
matin, et après cent courses entreprises au hasard, Rpdolphe était
parti tout à coup pour Fribourg en Brisgau, où il était entraîné par
l'espoir d'éclaircir une question d'architecture qui tenait depuis quel-
ques jours son esprit en haleine. Sa visite faite à cette merveilleuse
cathédrale, qui serait le chef-d'œuvre du grand Erwin de Steinbach,
si le Munster de Strasbourg n'existait pas, Rodolphe imagina de
.parcourir la Forêt-Noire à pied, en chasseur, et d'en sortir par Hei-
delberg, après y être entré par l'Hœllenthal. On a vu comment le
brouillard l'avait amené à la Herrenwiese.
L'allemand, qu'il avait bégayé au berceau, était une langue aussi
familière à Rodolphe que le français. Il pouvait se croire dans sa
patrie sur la rive droite comme sur la rive gauche du Rhin. Ce fut
dans la langue adoptive de Jacob Royal qu'il échangea ses premières
paroles avec Salomé. A peine installé chez le forestier, il avait chassé
d'abord avec lui; plus tard, quand Jacob dut surveiller des coupes,
Rodolphe parcourut le pays. Salomé en connaissait tous les sites et lui
servait parfois de guide. Cette silencieuse fille, qui au logis ne restait
pas une heure inactive, et qu'il avait pourtant surprise au bord du
ruisseau, les mains pendantes et les yeux perdus dans l'eau, l'inté-
ressait comme un problème. Jamais de sourire, jamais de rougeur
sur ce visage de neige. Un cœur battait-il sous ce fichu tranquille?
Que cachait ce front placide et rêveur? Que demandaient au ciel ces
yeux si clairs et si profonds, dont aucune ombre ne troublait tout à
coup la pureté? Sans qu'ils se fussent expliqués, il y avait entre eux
une secrète sympathie qui les faisait se retrouver avec plaisir. L'un
près de l'autre, ils étaient heureux. Salomé ne le disait pas, mais
SCÈNES ET SOUVENIRS DE LA FORÊT-NOIRE. 51
Rodolphe le devinait dans son regard. Zacharie les accompagnait
dans leurs promenades : il péchait des truites, et en attrapait quel-
ques-unes dans les torrens, bien que la saison ne fût pas encore
favorable. Tandis que l'enfant s'amusait, ils marchaient lentement,
regardant la forêt, la montagne, le ciel, et parlant bas.
Il y avait déjà un certain temps que Rodolphe habitait la maison
du garde, lorsque Salomé fut choisie par une femme du pays pour
être marraine de son enfant. La jeune mère aurait bien voulu asso-
cier Rodolphe à ce choix en qualité de parrain ; mais la différence
de religion s'y opposait. La cérémonie du baptême est une occasion
de fête dans ces parties reculées du Schwartzwald. Il est d'usage
de se réunir dans l'auberge du pays; les hommes et les femmes re-
vêtent leurs plus beaux habits; l'enfant, paré de langes tout neufs
et de couleurs vives, est couché sur un oreiller et dort sur un banc
au milieu de ceux qui seront un jour ses guides et ses soutiens ; la
marraine porte autour du front une couronne de fleurs naturelles,
un bouquet orne le chapeau du parrain; on s'asseoit autour des
tables et on se réjouit. Dans ces contrées, où l'éclatant soleil du
midi ne brille pas, la gravité est la compagne de tous les plaisirs,
les convives restent sérieux ; on choque les verres, on échange un
mot, un souhait, une espérance, puis on se tait. La rêverie qui est
dans l'air s'empare de tous les esprits. Lorsqu'un nouveau-venu
pousse la porte, chacun lui tend son verre; l'arrivant y trempe les
lèvres, rompt un morceau de pain et s'assoit. A son tour, il fait le
même accueil à ceux qui le suivent. C'est comme le témoignage de
l'hospitalité et l'affirmation d'une amitié cordiale, quelque chose
comme une communion villageoise.
Rodolphe avait suivi Salomé dans la grande salle de l'auberge.
Le parrain du petit enfant était auprès d'elle; c'était un beau jeune
homme, à l'air franc et résolu; il ne la quittait pas. La couronne de
fleurs des champs, glanées à grand'peine dans les bois et sur le pla-
teau, que Salomé portait sur la tête, rehaussait la grâce pensive et
le caractère poétique de son visage. Au milieu des compagnes de
ses travaux journaliers, elle semblait appartenir à un autre monde.
Un doux sourire entr' ouvrait ses lèvres quand elle offrait son verre
à un voisin; mais quel regard quand elle contemplait l'enfant dont
elle allait répondre devant Dieu! On voyait bien à l'accueil qu'on
lui faisait qu'elle était aimée; une sorte de respect empêchait seule-
ment que les témoignages d'affection allassent jusqu'à la familiarité.
Vers midi, elle se leva et sortit accompagnée de Zacharie. La
robe de laine blanche qu'elle portait tombait à longs plis sur ses
pieds. Rodolphe la suivit. Un moment, le jeune homme qu'une pa-
renté religieuse allait unir à Salomé s'arrêta sur le seuil de l'au-
52 REVUE DES DEUX MONDES.
berge, hésita, désirant peut-être un appel, puis rentra dans la maison
lentement. Au bout d'une heure, Rodolphe et Salomé étaient arri-
vés près d'un site sauvage aux environs du Wildersee; ils s'assirent
dans l'herbe, sous l'ombre de grands hêtres devant lesquels s'ou-
vrait un horizon de forêts. Autour d'eux, dans la bruyère épaisse,
des sapins vaincus par le vent se tordaient au ras du sol, et mê-
laient leurs rameaux verts aux ronces et aux buissons de houx. Des
nuages qui couraient dans le ciel jetaient de grandes ombres sur
la montagne; une solitude profonde les enveloppait. Salomé re-
garda du côté du couchant, d'où montaient lentement des flocons de
vapeur qui rampaient au flanc d'un ravin. Bientôt après, ces flocons
glissèrent au-dessus de la ligne de l'horizon, eflleurèrent un instant
la cime des arbres, puis se perdirent dans le ciel, où la lumière les
colora d'une teinte d'or. Les yeux de Salomé, qui les suivaient dans
leur vol, se mouillèrent, et sa poitrine se gonfla. — Où vont-ils?
murmura- t-elle.
Rodolphe lui prit la main, et, comme réveillé subitement : —
Qu'avez- vous? lui dit-il.
— Je ne sais. Je m'en veux de pleurer, et je pleure. Toutes les fois
qu'une circonstance particulière me tire de la quiétude accoutumée
où mes jours s'écoulent, je cède à cette sensation, à ce besoin. Mon
cœur est comme un vase plein qu'une main imprudente secoue; le
contenu du vase s'épanche au dehors. Et cependant le Seigneur ne
nous a pas octroyé le don des larmes pour les répandre sur des
maux imaginaires; elles nous soulagent dans les sérieuses afflictions
de la vie, et nous permettent encore de consoler ceux qui soufl'rent.
Pourquoi donc les miennes coulent -elles sans cause et sans tarir,
comme l'eau de cette source où tout à l'heure nous avons bu? Ah!
Dieu me châtiera pour des larmes si peu justifiées !
Il y eut un moment de silence. Rodolphe, ému, observait ce vi-
sage, animé alors de tous les feux et de tous les désordres d'un dés-
espoir qui faisait explosion. La glace s'était fondue : il y avait de la
flamme dans les yeux, de la douleur, mille passions dans le pli des
lèvres. La statue avait une âme et une voix.
— Ne me croyez pas folle, reprit Salomé avec un doux sourire,
qui anima sa bouche décolorée d'une grâce ineff'able. Il m'a semblé,
du premier jour que vous m'êtes apparu, que vous étiez un frère
qui veniez me secourir. Peut-être devinerez-vous ce que je ne de-
vine pas, et m'aidere^-vous à guérir. Je suis une pauvre fille igno-
rante, et vous venez des pays où l'on sait.
Amenée à parler d'elle-même par une de ces secousses violentes
et soudaines dont les natures les plus concentrées subissent à cer-
tains momens l'irrésistible empire, Salomé raconta à Rodolphe qu'une
SCÈNES ET SOUVENIRS DE LA FORÈT-NOIRE. 53
maladie de langueur qui l'avait menacée dans sa première adoles-
cence avait contraint son père à lui faire passer 'quelques années
dans un pensionnat de Garlsruhe, où son esprit s'était ouvert à de
nouvelles idées et plié à de nouveaux besoins, comme une terre
vigoureuse est pénétrée lentement par l'eau qui l'arrose. Elle avait
vécu au-delà de l'horizon de montagnes et de forêts où jusqu'alors
elle avait grandi. Quand elle y retourna, habituée à de jeunes et
fraîches amitiés qui l'y suivirent par le souvenir et quelque temps
l'entretinrent de choses qu'elle regrettait, l'espace, la régularité
méthodique, le bien-être acheté par le travail, le bruit du torrent,
les promenades sous l'ombre mouvante des bois ne lui suffirent
plus. Elle avait d'autres goûts, d'autres désirs. Son corps était guéri,
son âme était malade. Elle ne savait où épancher ce trésor amer de
connaissances qu'elle avait puisées au milieu de compagnes plus
riches. Les conversations des gens simples de la Herrenwiese rou-
laient sur un thème invariable : on s'occupait des récoltes, de la
coupe des bois, du prix des bestiaux; on ne souhaitait qu'un peu
plus d'aisance. Salomé était isolée au milieu de tous. L'inquiétude
de son âme était servie par une organisation nerveuse, une sensibi-
lité exquise qu'elle s'était appliquée à étouffer, mais qui réagissait.
Seul son père aurait pu la comprendre , mais le garde avait mis
sous ses pieds ces besoins et ces désirs tumultueux qu'il traitait de
vanités et de pièges suscités par l'esprit malin. Sa mère en mourant
-emporta le secret de cette angoisse. Lorsque Salomé s'aperçut que
les correspondances qui lui rappelaient les jours d'autrefois la trou-
blaient dans sa retraite, elle en rompit le fil délicat, mais sans re-
trouver le calme. La lecture de certains livres qu'elle avait rappor-
tés de la ville la» faisait tomber dans de longues rêveries d'où elle
sortait avec des- vertiges, le cœur tout palpitant. Soumise au renon-
cement par l'austérité d'une éducation puritaine, elle déchira ces
livres empoisonnés, et en dispersa les feuillets au vent; mais la
plaie vive saignait au plus profond de son cœur. Dans les com-
mencemens de son séjour à la Herrenwiese, après qu'elle eut quitté
€arlsruhe, sa principale, sa plus douce distraction avait été de chan-
ter en s'accompagnant du piano. Elle avait un sentiment très vif et
très sérieux de la musique, avec une voix sympathique, large,
étendue, qu'elle conduisait habilement. Salomé ne chantait jamais
que des morceaux des plus grands maîtres, et passait des heures
dans cette occupation où elle trouvait une source intarissable de
pures jouissances. Jacob aimait à l'écouter, malgré son éloigne-
ment pour les plaisirs profanes. Salomé avait bien vite reconnu
que la musique exerçait sur tout son être un empire encore plus
despotique que la lecture. Vainement, sollicitée par la raison, avait-
elle tenté d'y renoncer, vainement avait-elle voulu s'imposer un
5A * * REVUE DES DEUX MONDES.
sacrifice absolu : ses mains se promenaient toujours sur le clavier,
et souvent elle chantait le soir des airs qui troublaient son sommeil
et l'agitaient comme un arbrisseau secoué par la bise. Ainsi contre
tout Salomé luttait avec vaillance et résolution, et cependant elle
n'était pas encore maîtresse d'elle-même. De là ces longs silences
et cette tristesse où elle s'absorbait. Devait-elle espérer la guérison,
et les prières qu'elle adressait au Très-Haut seraient-elles exaucées?
Une rougeur fébrile passait sur le visage de Salomé pendant cette
confession, la première qu'elle eût faite; ses yeux, noyés dans l'es-
pace, étaient tout brillans de larmes. Rodolphe laissa tomber cette
émotion à laquelle la jeune fille ne cédait pas sans résistance, et lui
demanda bientôt après si elle n'avait jamais ouvert son âme à son
père ; peut-être consentirait-il à descendre pour elle dans les villes,
à quitter cette solitude où Salomé s'épuisait en luttes stériles; ne
r aimait-il pas assez pour lui faire tous les sacrifices? Salomé releva
la tête : — Et c'est parce qu'il m'aime comme le fruit de ses
entrailles que je ne lui en parlerai jamais! s'écria-t-elle avec un
feu extraordinaire. Moi, son enfant, l'arracher à cette chère mon-
tagne où son père a vécu, où ma mère est morte, où il a trouvé la
paix du foyer domestique, où chaque tronc d'arbre qu'il a vu gran-
dir est comme un compagnon de son enfance, où il est aimé, ho-
noré, libre!.. Ah ! plutôt que de lui porter ce coup, je réduirai mon
cœur en poudre !..
Elle appuya son front brûlant sur ses mains jointes, et garda le
silence. En ce moment, Zacharie, qui faisait rouler des pierres dans
le lac, revint en courant : — Il est tard et voilà le soleil qui se cou-
che, cria l'enfant du plus loin qu'il aperçut Rodolphe, il faut partir.
Salomé se leva : — Dieu m'envoie cette épreuve,* que son nom soit
béni! dit-elle. Et, marchant devant Rodolphe, elle entra d'un pas
ferme dans la forêt.
Cet entretien avait produit sur l'esprit du chasseur une impression
profonde. Il eut pour résultat de le rapprocher encore de Salomé.
Rodolphe était sûr à présent que le sang coulait sous cet épiderme
froid, et que la vie s'agitait dans ce sein comprimé. Il ne lui trou-
vait pas plus de charme, elle lui était plus sympathique. Les chasses
et les promenades continuèrent. Le froid descendit sur la monta-
gne, quelques flocons de neige, un vent plus âpre, annoncèrent l'hi-
ver; Rodolphe ne quitta pas la Herrenwiese.
III.
Cependant cette conversation, dans laquelle Salomé avait épan-
ché sa tristesse, ne se renouvela plus. A quelque temps de là, si elle
n'évitait pas la présence de Rodolphe, elle se montrait moins prompte
SCÈNES ET SOUVENIRS DE LA FORÊT-NQPRE. 55
à l'accompagner dans ses longues courses. Elle était rentrée dans
son silence et sa tranquillité morne, comme un volcan qui s'endort
après l'éruption. Seulement, quand le jeune chasseur lui parlait,
elle avait des tressaillemens subits et sur la peau des rougeurs fugi-
tives. Rodophe avait remarqué ce changement sans en pouvoir dé-
mêler la cause. Il en souffrait, et cherchait mille prétextes pour re-
nouer la chaîne rompue de sa chère confiance. Après des tentatives
infructueuses, un soir que Salomé s'était éloignée, comme il arrivait
de la chasse, il la rejoignit le long du ruisseau qui traverse la Her-
renwiese. — Que vous ai-je fait? dit-il. Ai-je trahi vos confidences?
Pourquoi me fuyez-vous? Ai-je eu le malheur de vous déplaire?
Si je ne suis plus un ami pour vous, dites-le-moi, et jamais vous ne
me re verrez.
Salomé devint plus blanche que les pierres lavées par l'eau du
torrent. — Dieu, qui connaît nos plus secrètes pensées, sait ce qui
se passe là, dit-elle en posant le doigt sur son corsage. La haine et
l'ingratitude ne sont pas entrées dans mon cœur. Si vous partez,
personne ne priera pour vous plus que Salomé.
Rodolphe resta.
A quelque temps de là, un jour qu'ils étaient assis sur un petit
banc dans le jardin, le visage tourné vers le soleil, un étudiant qui
passait sur la route s'arrêta et tendit sa casquette par-dessus la haie
avec ce geste calme et grave qui ennoblit la pauvreté. L'étudiant
voyageait et demandait l'aumône, l'aumône sainte qui derait l'ai-
der à cueillir les fruits de l'arbre de science. Salomé, que la prière
ne prenait jamais au dépourvu, tira du fond de sa poche quelques
pièces de monnaie où le cuivre se mêlait à l'argent, et ouvrit la
main dans la casquette de l'étudiant ; puis, courant vers la maison,
elle en revint avec un pain blanc et un verre rempli de vin. Le
voyageur vida le verre d'un trait, en secoua les gouttes sur le gazon,
et prit le pain. Salomé venait de se rasseoir auprès de Rodolphe. —
Que Dieu t'assiste! dit-elle en saluant l'étudiant de la main.
L'étudiant agita sa casquette. — Que Dieu bénisse ton union et
t'accorde une fille qui te ressemble! répondit-il. Et il passa.
Un flot de sang monta au visage de Salomé. Elle se leva d'un
bond, et s'éloigna en courant. Rodolphe n'osa pas la suivre.
Il arrive souvent qu'un mot éclaire d'un jour vif des sentimens
ensevelis dans les ténèbres du cœur. On les ignorait, on n'y pensait
pas la veille. Tout à coup ils font explosion, et le cœur qui les rece-
lait en est subitement envahi. C'est l'étincelle qui tombe sur la mine
chargée de poudre. Tout était «ilence, tout n'est plus que flammes
et tonnerre. Tandis que Rodolphe regardait fuir Salomé, il se sen-
tait remué jusque dans les entrailles. Un sang plus chaud circulait
56 • REVUE DES DEUX MONDES.
dans ses veines; il était attendri, ému; il avait peur, et son trouble
le remplissait d'une ivresse nouvelle; il n'osait point descendre en
lui-même, et chaque battement de son cœur lui criait qu'il aimait
Salomé. On sait que Rodolphe avait à maintes reprises traversé
Paris; mais la durée et la fréquence de ses voyages dans des con-
trées barbares, son goût pour la chasse et la rêverie, qui, dans se&
heures de paresse et de loisir, en faisait un hôte des campagnes^
• tout avait contribué à le sauver des plaisirs faciles et des séduc-
tions banales de la galanterie. Il avait conservé la jeunesse d'âme
et, jusqu'à un certain point, la naïveté de ces bénédictins qui tra-
versaient les années fougueuses de la vie entre les quatre murailles-
d'une bibliothèque. Cette éclosion de l'amour fut une fête pour Jlo-
dolphe, et il s'abandonna avec des délices infinies à la fraîcheur et
à l'impétuosité de ses sensations.
La soirée qui suivit cet incident fut silencieuse. Ruth filait et ca-
ressait Zacharie du regard; Jacob lisait le livre des Rois dans sa
grande bible. Salomé travaillait à un ouvrage d'aiguille. Elle ne re-
leva pas la tête une fois, et jamais ses yeux ne rencontrèrent ceux de
Rodolphe ; mais sa main tremblait sur la broderie, et à deux reprises,
dans sa précipitation, elle cassa le fil que l'aiguille fixait sur la ba-
tiste. Son père la pria de chanter. Elle posa son ouvrage sur la table
sans répondre et ouvrit le vieux clavecin. Elle prit au hasard, dans
un cahier de musique, une mélodie de Schubert, et chanta. Sa voix
était étouffée, mais avait en ce moment une expression singulière
qui en augmentait le charme indéfinissable. Ruth cessa d'agiter son
rouet; Zacharie tout doucement se retourna sur sa chaise et regarda
sa sœur; Jacob, la tête entre ses mains, écoutait les yeux fermés.
Quand Salomé arriva aux dernières mesures de V Adieu , sa voix
avait la douceur plaintive et la tristesse du vent qui pleure sur la
bruyère. Tout à coup elle s'arrêta, et son visage parut baigné de
larmes. — Salomé! cria Rodolphe. Mais déjà Jacob l'avait prise
entre ses bras. — Qu'as-tu? Parle! dit le père.
Salomé fit un effort pour se raffermir sur ses genoux. — Ce n'est
rien,... je suis lasse, dit-elle.
Elle fit signe de la main à Ruth, qui accourut, et elle monta len-
tement l'escalier de bois.
Jacob, debout, les traits contractés par le chagrin, la suivait des
yeux. — Seigneur, épargne ton serviteur! dit-il d'une voix haute.
Puis, se t(3urnant vers Rodolphe : — Sa mère me l'a donnée, re-
prit-il, et je me souviens qu'elle a été malade. Depuis lors je suis
inquiet comme l'oiseau dont le nid a été menacé, et j'élève mon
àme à Dieu pour qu'il veille sur Salomé. Toi que ton âge rapproche
de ma fille et rjue ton éducation a rendu habile dans des connais-
SCÈNES ET SOUVENIRS DE LA. FORÊT-NOIRE. 57
sances qui me manquent, ne sais-tu rien, n'appréhendes-tu rien?
Rodolphe secoua la tête sans répondre. Alors Jacob Royal re-
tourna à sa place, devant la table, et, ouvrant sa bible au livre des
Psaumes, se mit à lire.
Et Rodolphe l'entendait à demi-voix qui disait :
(( Seigneur, ne me reprenez pas dans votre fureur et ne me pu-
nissez pas dans votre colère,
(( Parce que j'ai été percé de vos flèches et que vous avez appe-
santi votre main sur moi.
(( A la vue de votre colère, il n'est resté rien de sain dans ma
chair, et à la vue de mes péchés, il n'y a plus aucune paix dans
mes os... »
A dix heures, sa voix murmurait encore au milieu d'un silence que
rien ne troublait. Rodolphe se leva. — Prie pour nous, mon fds, dit
le garde.
Le lendemain, Salomé parut à l'heure accoutumée; son visage ne
g-ardait plus aucune trace des langueurs et des abattemens de la
veille. Elle tendit son front à son père, et, prévenant la question
qu'il allait lui adresser : — Dieu a béni mon sommeil, dit-elle d'une
voix calme.
Que d'actions de grâces dans le regard que le père abaissa sur sa
fdle! Zacharie sauta au cou de sa sœur. — Ah! m'as-tu fait peur
hier!... Ne chante plus.
— Non, répondit Salomé.
Et elle ferma le piano, qui était resté ouvert.
Il y avait dans un village voisin le fils d'un éclusier dont la fa-
mille professait la religion réformée. 11 avait quelque aisance et
possédait une petite scierie sur les bords du torrent. Chaque an-
née, avec les profits qu'il en tirait, il achetait quelque arpent de
terre ou de bois. Jean était un jeune homme de vingt-six à vingt-
sept ans, probe, laborieux, de mœurs irréprochables; avec ce qu'il
avait amassé et l'expérience qu'il avait acquise dans le commerce
des sapins, on ne doutait pas qu'il ne s'établît un jour dans la val-
lée de la Murg. Il ne négligeait aucune occasion de voir les habi-
tans de la Herrenwiese. Un coreligionnaire était toujours le bien-
venu chez Jacob Royal; la bonne réputation de Jean rendait cet
accueil plus amical. On se marie de bonne heure dans la Forét-
Noire; on s'étonnait donc que l'éclusier n'eût pas encore introduit
une ménagère dans sa maison. La question de savoir quelle fille il
épouserait était en conséquence une de celles qu'on débattait le
plus volontiers dans les auberges du pays. Un matin, il quitta la
scierie après avoir prévenu qu'il ne déjeunerait pas au logis, et s'en-
fonça dans un sentier qui de son village conduisait par le plus court
58 REVUE DES DEUX MONDES. ' '
à la Herrenwiese. Les bûcherons qui travaillaient dans la forêt re-
marquèrent que Jean avait ses plus beaux habits, bien qu'il eût plu
la veille, et que le terrain fût mauvais. — Eh! eh ! dit l'un d'eux, il
n'a pas peur de gâter ses bottes ni de mouiller les pans de sa re-
dingote noire ! j'imagine qu'un mariage est au bout de la prome-
nade. — Bientôt après, le gilet écarlate et le bonnet de peau de
renard de Jean avaient disparu derrière un coude du sentier. Vers
midi, l'éclusier arriva sur le plateau. Jacob fumait sa pipe sur le
seuil de sa porte; Jean l'aborda, et ils causèrent en marchant à pe-
tits pas dans la prairie. Quand ils eurent fait trois ou quatre tours,
Jacob et Jean échangèrent une poignée de main, et ils entrèrent
dans la maison. Salomé travaillait; Rodolphe était non loin d'elle
qui lisait. Au premier regard, Rodolphe* reconnut le jeune homme
qui, dans la cérémonie du baptême dont il avait été témoin, avait
figuré comme parrain à côté de Salomé.
— Voilà Jean notre voisin , dit Jacob ; il marche selon les voies
du Seigneur, il est honnête selon le monde, il t'aime, et il vient me
demander si tu veux devenir sa femme.
Salomé se leva plus froide que le marbre. — Est-ce un ordre,
mon père? dit-elle.
— Non, répondit le garde ; je crois que Jean sera bon pour toi,
et que tu ne manqueras de rien dans sa maison.
— Vous êtes bon pour moi, et je ne manque de rien dans la vôtre,
répondit-elle.
Jacob prit la main de sa fille. — Tu as la jeunesse en partage, et
il est dans ma destinée de rendre compte de mes actions avant toi,
ajouta-t-il avec une sorte d'insistance; à l'heure de notre sépara-
tion, ce sera pour moi une consolation de penser que je laisserai ma
fille auprès de quelqu'un qui sera son ami et aura le droit de la
protéger.
Le regard de Salomé glissa sur Rodolphe. Le livre qu'il lisait
était tombé à ses pieds; il était affreusement pâle.
— Me permettez -vous d'attendre encore, mon père? répondit
Salomé d'une voix faible, je ne voudrais pas apporter à mon mari
un cœur qui ne fût pas tout à lui. Donnez-moi le temps de savoir
si je puis aimer Jean comme il m'aime.
Jacob Royal se tourna vers l'éclusier : — Tu l'as entendue, dit-il,
prends patience... D'ailleurs, si tu as besoin d'une compagne, et il
n'est pas bon que l'homme reste seul, n'hésite pas, cette maison te
sera toujours ouverte.
Tandis que Jacob parlait, Salomé s'appuyait d'une main contre la
chaise qu'elle avait quittée; elle tenait ses yeux baissés et tremblait
de rencontrer ceux de Rodolphe.
SCÈNES ET SOUVENIRS DE LA FORÊT-NOIRE. 59
— Qu'il soit fait selon la volonté de Salomé; dans un an, je re-
viendrai, dit l'éclusier, et si son cœur ne parle pas pour moi, je choi-
sirai une autre compagne.
La bouche de Salomé s'ouvrit comme pour lui dire : — Ne reve-
nez pas! mais l'excès de sa joie lui fit peur, et elle cacha sa tête
entre les bras de Ruth.
Une heure après, Rodolphe, qui rôdait autour de la maison, en vit
sortir Salomé. Elle prit un sentier qui côtoyait le bord du ruisseau,
et le descendit à pas lents; elle était seule; Rodolphe la suivit. Au
bout de quelques minutes, elle atteignit l'endroit où commence la
vallée qui se dirige vers Forbach. Quelques grands arbres qui
trempent leur pied dans l'eau y mêlent leur feuillage sur un talus
de gazon semé de grosses pierres. La journée avait été tiède et rap-
pelait les belles heures de l'automne envolé. Salomé s'assit au soleil
sur la mousse. D'une main distraite, elle jetait de petits cailloux
dans l'écume du torrent. Rodolphe s'approcha d'elle; Salomé atta-
cha sur lui ses yeux sans témoigner aucune surprise ; jamais son
regard n'avait été plus doux et plus triste. — Ah ! je vous aime ! s'é-
cria Rodolphe hors de lui.
— Et vous êtes catholique ! répondit Salomé sans retirer la main
qu'il avait saisie.
Un frisson parcourut tout le corps de Rodolphe. Que de choses
dans ce seul mot ! Il était aimé, et une barrière infranchissable les
séparait. Il ne voyait aucun moyen d'arriver jusqu'à ce cœur qui se
donnait à lui. Le saisissement l'empêcha de répondre. Il porta silen-
cieusement la main de Salomé à ses lèvres et la regarda avec une
sorte d'effroi. — Oui, vous m'aimez, reprit-elle la rougeur sur le front,
mais sans s'éloigner. Je l'ai compris en même temps que j'ai compris
que je vous aimais aussi. Peut-être est-ce un aveu que je ne devrais
pas vous faire ; cependant j'y trouve un charme douloureux qui m'y
fait succomber. D'ailleurs il n'est pas dans ma nature de mentir, et
mieux vaut tout de suite creuser ensemble une situation à laquelle
je ne vois pas d'issue. Nous serons deux à prendre la résolution qui
nous paraîtra la meilleure. Je vous sais honnête et bon; pendant
cette première nuit que vous avez passée sous notre toit, au milieu
du délire qui vous avait saisi, vous avez prononcé le nom de votre
mère; ce souvenir m'a donné une favorable opinion de votre cœur;
rien plus tard ne l'a démentie, et lentement je me suis attachée à
vous; à votre tour, vous emporterez de moi la pensée que je suis
une créature sincère qui n'aurait pas mieux demandé que de vous
dévouer sa vie. Malheureusement il y a entre nous un abîme qile
la plus longue patience et les efforts les plus constans ne parvien-
dront pas à combler. Vous savez de quel sang je sors; n'eussé-je
00- BEVUE DES DEUX MONDES.
pas enracinée en moi la foi de mes aïeux, leur long martyre est un
legs qui pèse sur ceux de notre nom et les engage tous. Si vous
changiez de croyance pour arriver jusqu'à moi, je vous estimerais
moins, et, vous estimant moins, je ne pourrais plus vous aimer. Si
je vous parle ainsi, c'est pour que vous me connaissiez tout entière.
Vous savez à présent pourquoi j'évitais ces promenades et ces ren-
contres que vous recherchiez. 11 n'en pouvait sortir rien de bon, et
pour vous, et pour moi; mais quand je me suis retirée, le mal était
fait; je l'ai'senti au trouble de mes nuits. Rien depuis lors n'a pu
me guérir, ni la méditation, ni la prière. Dieu n'a point béni mes
larmes. C'est la première fois, ce sera la dernière aussi que je vous
parlerai de ce triste amour. Il y a des blessures si cuisantes, qu'il
n'y faut pas toucher. Maintenant il serait à désirer que vous eussiez
le courage de partir. Vous aurez traversé cette solitude comme au-
trefois le fds d'Abraham traversa la Mésopotamie; seulement la fille
de Laban ne vous suivra pas. Il ne dépendra pas de moi que je vous
oublie, toute ma volonté et une longue suite de jours n'y suffiraient
pas; mais si mon père me présente un mari, je ne dois pas vous
cacher non plus qu'au premier signe de sa volonté j'obéirai.
Rodolphe était atterré. La raison lui criait que chaque parole de
Salomé était marquée au coin du bon sens et de la vérité. Elle lui
parlait un langage ferme et résolu; on ne devinait la tendresse pro-
fonde qui était en elle qu'à l'accent de la voix et à l'expression des
yeux. Tout son amour, tout son dévouement, tout son désespoir, y
semblaient réfugiés. Le chasseur la connaissait assez pour savoir
que rien désormais ne la ferait dévier de la route où elle voulait
marcher. Cependant il ne pouvait se résoudre à l'abandonner. Il re-
garda autour de lui le cercle de forêts dont un rayon de soleil oblique
rougissait les cimes, et la pensée de quitter ce petit coin de terre
où il avait rencontré Salomé lui serra le cœur. La Herrenvviese était
comme une patrie nouvelle pour lui. Il se hasarda à demander à sa
compagne si rien ne fléchirait Jacob Royal, et si par affection il ne
consentirait pas à lui donner sa fille. Salomé secoua la tête. — Est-ce
à moi, dit-elle, de lui porter ce coup terrible? Qu'a-t-il fait pour
que ces mains auxquelles il a enseigné la prière se dressent contre
lui et le déchirent? Non, non. Il a plu au Seigneur de nous envoyer
cette épreuve, acceptez-la comme je l'accepte!
Rodolphe et Salomé s'entretinrent encore quelques instans, puis
Salomé se leva. — Il faut nous séparer, dit-elle ; nos cœurs se sont
ouverts, ne les laissons pas s'amollir dans d'inutiles épanchemens..
La plaie est assez douloureuse sans qu'il soit besoin de l'élargir. En-
core une fois, donnez-moi votre main, puis adieu. Nous sommes
comme deux voyageurs qui se rencontrent dans le désert; une heure
SCÈNES ET fOUVENIRS DE LA FOBÊT-NOIRE. 61
ils se sont reposés à Tombre de la même oasis, et ont rafraîchi leurs
lèvres dans les eaux de la même fontaine, puis ils échangent une
dernière parole et s'enfoncent dans le sable, marchant vers des ho-
rizons divers. Cette vallée de larmes où nous errons n'est pas éter-
nelle, et nous ne faisons qu'y passer... Plus loin nous nous retrou-
verons.
Elle laissa sa main quelques minutes dans celle de Rodolphe et
le regarda longtemps, le cœur gonllé et les lèvres agitées d'un léger
tremblement. — A ce soir, dit-elle tout à coup; quand je vous re-
verrai, vous ne serez plus qu'un hôte pour moi. — Et elle s'éloigna
sans retourner la tête.
IV.
Rodolphe n'eut pas le courage de suivre le conseil diflicile que
lui avait donné Salomé. 11 ne partit pas, et la Herrenwiese le vit en-
core le lendemain et les jours suivans; mais ce fut vainement qu'il
tenta de renouer l'entretien avec la fdle de Jacob, et de la ramener
sur les choses qui l'occupaient sans cesse. Elle fut inilexible. Elle
n'y pensait pas moins, mais n'en laissait rien paraître. Son visage
blanc avait retrouvé la rigidité du marbre; on aurait pu croire, tant
il était impassible, que jamais le désordre et les flammes de la pas-
sion n'en avaient illuminé les traits. Elle vaquait silencieusement aux
soins du ménage avec cette même démarche tranquille qui n'était
ni lente ni pressée, cette même activité méthodique, cette même
vigilance minutieuse qui ne néglige aucun détail, et accorde une at-
tention égale aux bœufs qui ruminent dans l'étable et à l'oiseau qui
sautille dans sa cage. A présent qu'elle connaissait la cause de son
trouble, et qu'elle avait à lutter contre un mal dont l'origine était
visible, elle retrouvait pour le combattre toute son énergie et sa té-
nacité. Elle redoublait de soins pour être le moins souvent possible
avec elle-même, et cherchait à distraire sa pensée en appelant à son
aide des travaux qui la fatiguaient. Elle ne fléchissait pas dans sa
volonté, pareille à un soldat qui tient son drapeau levé au plus fort
de la^bataille. Quelquefois cependant, troublée parles longs regards
que Rodolphe attachait sur elle, et comme attendrie dans sa résis-
tance, elle était entraînée spontanément à lui accorder un mot,
ainsi qu'on l'a vu au commencement de cette histoire, mot rapide
qui la déchirait sans que Rodolphe en fut apaisé.
Un soir qu'il était dans sa chambre après une soirée muette que
la retraite de Salomé avait abrégée, Rodolphe se souvint de M. de
Faverges : il ne lui avait pas écrit depuis son départ pour Fribourg.
Il prit une plume et lui adressa une lettre où toute son âme se dé-
versa. Après le récit de l'aventure de chasse qui lui avait fait ren-
Ç2 REVUE DES DEUX MONDES.
contrer Jacob, après un portrait rapidement esquissé de Salomé, il
continuait en ces termes :
« Voilà pourquoi je suis resté à la Herrenwiese, et pourquoi j'y
reste encore. Le printemps m'y trouvera peut-être. Si j'attends
quelque chose, ce que je ne sais pas, certainement je n'espère rien.
Je suis soutenu par ce sentiment indéfinissable qui persiste dans le
cœur de l'homme, malgré la certitude absolue d'un malheur irré-
parable.
« Les idées dans lesquelles tu as été élevé, ce doute et cette ironie
qu'on respire avec l'air qui flotte sur les boulevards de Paris, ne te
permettront pas de comprendre que deux familles chrétiennes ne
puissent pas s'unir, parce qu'une différence dont les catholiques et
les protestans de nos salons soupçonnent à peine l'étendue sépare
leurs communions. Gela est cependant. Jacob Royal, dont j'estime
profondément le caractère, dont j'admire l'austérité, la constance,
et une certaine grandeur morale qu'on ne peut apprécier à distance,
mais qui frappe aussitôt qu'on vit dans son intimité, n'est pas un
protestant, pas même un calviniste, c'est un huguenot; comprends-
tu bien? un vrai fils de ces sectaires qui combattaient à La Rochelle
et qui mouraient en confessant leur foi. Il ne faudrait pas le pous-
ser beaucoup pour l'entendre crier : Vive CoUgnyî II prie et il
jeûne chaque année le jour de la Saint-Barthélémy, et chaque an-
née, le 17 octobre, il prend le deuil en souvenir de la révocation de
l'édit de Nantes. C'est moins un homme qu'une tradition et un prin-
cipe. J'ai le frisson quand il chante les psaumes de David, entouré de
ses serviteurs; alors je n'ai qu'à fermer les yeux pour me croire
dans une caverne des Cévennes au temps de la persécution de M. de
Villars. Un tel proscrit, le fils d'une pareille race, est inébranlable
comme les vieilles roches des montagnes d'où il sort. Il y a en lui
l'humilité du chrétien et l'orgueil de l'exilé. Son langage a une
forme et un caractère qui étonnent. Les terribles soldats contre les-
quels les Guises tournèrent leur épée ne devaient pas parler autre-
ment qu'il ne le fait; c'est l'écho d'un siècle qui dort dans la poudre
des tombeaux. Moi qui ai bu à la coupe de la raillerie mondaine,
j'en suis tout épouvanté, ainsi qu'un voyageur qui voit surgir du
milieu des sables la tête énorme d'un sphinx de granit.
« Tu devines ce que peut être Salomé, élevée par un tel serviteur
de Calvin dans la solitude austère de la Forêt-Noire. Tous les sabres
de mille dragons ne la feraient pas reculer. Il y a du sang de lionne
dans les veines de cette frêle créature, qui a la douceur d'un
agneau. Sa volonté est comme la tige d'un jeune chêne, toute droite
et inflexible; sa bonté, inépuisable comme les eaux bienfaisantes
d'un fleuve. Te souviens- tu de cette tête de Vierge d'un caractère
byzantin que nous admirions ensemble parmi les arabesques d'or et
SCÈNES ET SOUVENIRS DE LA FORÊT-NOIRE. OS
d'azur et les rinceaux de pourpre d'un vieux missel découvert à
Syracuse? Je ne me lassais pas de regarder cette figure candide
d'un caractère si singulier. La première fois que je vis Salomé, il me
sembla la reconnaître, moi qui ne l'avais jamais vue. Peu de temps
après, un jour que, couronnée de fleurs, elle tenait un enfant sur
les fonts baptismaux, une exclamation faillit m' échapper des lèvres.
Je ne m'étais pas troilipé en la reconnaissant. J'avais devant les
yeux cette tête de Yierge qui m'avait charmé, et dont le regard
mystique et la chevelure d'or illuminaient les marges jaunes du vé-
lin. Un trouble inexprimable s'est emparé de moi. J'ai vu dans cette
rencontre le doigt de la destinée. 11 y a si loin de Syracuse à la
Herrenwiese !
(( Ma vie s'écoule à regarder Salomé, à la suivre des yeux, à la
chercher, à m' enivrer de sa présence.. Nous n'échangeons pas qua-
tre paroles en une journée. Je sens bien que le bonheur serait auprès
d'elle. Jô ne puis pas y atteindre. Souvent je chasse tout un jour,
mais j'emporte son souvenir avec moi. Jacob, qui m'accompagne,
sourit quand je néglige de tirer un chevreuil qui part d'un taillis ou
quelque coq de bruyère qui de ses grands coups d'aile fait retentir
la voûte des bois. Hélas ! je ne pense qu'à Salomé, je ne vois que
Salomé î
« Et cependant tu sais si j'ai l'humeur romanesque! moi qui n'ai-
mais que les plantes et les coquilles, les médailles et la chasse, les
courses lointaines et les livres! Ah! que je donnerais tous ces biens
pour tenir sa petite main dans la mienne! Se peut-il que l'on change
si profondément et si rapidement?
« Il m'a fallu, misérable que je suis, tromper le bon Jacob pour
trouver un prétexte à ce long séjour que je fais dans la montagne.
La chasse n'y suffisait plus. On entend si rarement le son de mon
fusil dans la forêt! Je compose donc un herbier dans lequel je veux
collectionner toutes les plantes de la flore locale. J'en ramasse par-
ci par-là quelques-unes que je mets pr^rement sécher dans de
grandes feuilles de papier blanc qui font l'admiration de Zacharie.
Il ne comprend pas, le cher petit, pourquoi l'on gâte ainsi du beau
papier sur lequel on pourrait dessiner tant de bonshommes et tant
de maisonnettes; mais à ma collection j'aurai toujours grand soin
qu'il manque quelque fleur, une fougère, un brin de mousse. L'hon-
nête Jacob m'apporte souvent des plantes qui lui semblent curieuses.
Je rougis en les recevant.
(( Cette situation cependant ne peut pas durer. Salomé tient
toujours ce qu'elle promet. Chaque fois qu'une afl*aire ou un ha-
sard amène un étranger dans la maison du garde, s'il est jeune,
s'il est bien tourné, s'il la regarde attentivement, je tremble que cè-
ne soit le mari qu'elle a résolu d'accepter aussitôt que son père le
64 REVUE DES DEUX MONDES.
lui proposera. S'il passe la nuit sous le même toit qui nous abrite
tous, j'ai la fièvre. Je ne suis rassuré qu'au moment du départ. Rien
jusqu'à présent ne me fait soupçonner que le péril soit imminent;
mais demain, mais après-demain, qui sait?...
(( Personne dans la maison ne se doute de mon amour pour Sa-
lomé, personne, si ce n'est peut-être Ruth. Elle a, tout en agitant
son rouet, une manière de me regarder qui m'inquiète; l'amitié
particulière que me témoigne Zacharie, qui est son favori, et que
je ne laisse jamais manquer de crayons et de papier, me protège
seule. L'autre jour, en passant près de moi, elle a dit : — Dieu a
suscité les Philistins contre nous, et le repos d'Israël a été troublé!
« J'ai peur d'être seul si un malheur me frappe... »
Lorsque M. de Faverges reçut cette lettre, il n'avait par aventure
aucune affaire à terminer. La pluie tombait effroyablement; la sai-
son était maussade ; les maisons où il était accoutumé à passer ses
soirées semblaient s'être entendues pour fermer leurs portes. On
sait en outre qu'il aimait Rodolphe sincèrement. Il se décida brus-
quement à partir, et partit dans les vingt-quatre heures. La singu-
larité de l'aventure dans laquelle son ami était engagé n'était pas
une des moindres choses qui l'attiraient à la Herrenwiese.
Quand il y arriva, rien n'était changé dans la situation réciproque
de Rodolphe et de Salomé. — Ce qui était est encore, lui dit Ro-
dolphe; il me paraît seulement que je l'aime un peu plus.
Jacob Royal accueillit M. de Faverges comme un ami de son hôte.
Salomé ne fut ni embarrassée ni empressée. Une heure après l'en-
trée du voyageur dans la maison, on n'aurait pas pu croire qu'un
étranger en eût passé le seuil. Pendant la soirée, Salomé ne quitta
point l'aiguille, Ruth son rouet et Jacob sa vieille bible. Huit jours
s'écoulèrent ainsi. M. de Faverges étonné acquérait la conviction
que rien n'était exagéré dans la peinture que Rodolphe lui avait
faite de l'intérieur du garde. — Il faut que cette situation ait un
terme, dit-il à son ami : ilti'y a que l'égoïsme de l'amour qui puisse
t'empècher de voir la fatigue dont tous les traits de Salomé portent
l'empreinte; mais rien ne vaincra, j'en ai peur, l'obstination de
Jacob. Tu avais raison, c'est un formidable huguenot! La nuit j'en-
tends en rêve le choral de Luther. Quoi qu'il arrive, il est temps de
parler au forestier. Je m'en chargerai, si tu veux.
— Garde-t'en bien ! s'écria Rodolphe; il me faudra partir s'il dit
non!
M. de Faverges insista. — Si tu l'aimes à ce point que tu ne
puisses pas te passer de Salomé, abjure, dit-il; elle est femme, et
les femmes pardonnent les vilaines actions que l'amour fait com-
mettre.
— Pas elle! murmura Rodolphe.
SCÈNES ET SOUVENIRS DE LA FORÊT-NOIRE. 65
— Alors donne à ta passion un beau vernis d'héroïsme, et pars.
Elle te pleurera un temps. Épouse et mère, elle t'oubliera.
— Ah! tu me fais mourir! reprit Rodolphe en frissonnant.
Cependant la logique de M. de Faverges l'emporta. Rodolphe de-
manda quinze jours, et promit de se soumettre à tout ce que son
ami exigerait, si au bout de ce temps un incident n'avait apporté
aucun changement dans sa position. M. de Faverges accorda les
quinze jours. — Autant de perdu ! dit-il. Malgré sa philosophie mon-
daine, il était ému plus qu'il ne le laissait voir.
Un hasard fit naître cet incident, sur lequel, à vrai dire, Rodolphe
ne comptait pas, et qu'il redoutait plus encore qu'il ne le désirait.
On se souvient qu'il avait inscrit un R et un S entrelacés sur les
marges d'un livre que Salomé feuilletait souvent; c'était un livre de
religion qui lui venait de sa mère. Un jour, Jacob, l'ayant ouvert,
aperçut les deux lettres. Il appela sa fdle, et les lui montra. Salomé
comprit que le jour où le coup de hache devait être porté était venu.
— Est-ce toi qui as tracé là ces deux lettres? dit Jacob.
— Non, répondit Salomé, qui avait la mort dans l'âme.
— Les avais-tu vues déjà?
— Oui, reprit-elle avec l'accent ferme d'une personne qui ne veut
pas mentir.
— Et tu ne les as pas effacées ?
Salomé baissa la tête.
— Le malheur est entré dans ma maison! poursuivit le garde.
En ce moment, Rodolphe passait devant la porte. Salomé courut à
lui, et d'une voix haute : — Venez dire à mon père, s'écria-t-elle, que
je n'ai rien fait qui vous autorisât à penser qu'un jour je pourrais être
votre femme, que si mon cœur a été faible et abandonné d'en haut, je
n'ai pas cessé d'être une fdle soumise et reconnaissante, que je vous
ai montré le chemin du départ, et que le désespoir de vous perdre le
cédait au chagrin d'affliger celui qui me parle et qui me juge!
— C'est vrai, répondit Rodolphe, elle a été droite et courageuse;
elle m'a dit de partir, et je suis resté; elle m'a dit qu'elle se sou-
mettrait à votre volonté, et je suis resté... Je l'aimais, et la certitude
de votre refus m'a seule empêché de vous en faire l'aveu.
— C'est une consolation pour moi de penser que dans mon afflic-
tion Salomé n'a pas cessé de craindre Dieu et d'honorer son père,
reprit Jacob tristement. Qu'un rayon d'en haut l'éclairé! Toi, tu ne
peux plus rester ici; je t'ai accueilli comme un fds : demain, quand
le jour viendra, je serai ton guide, et tu quitteras cette maison.
— Je la quitterai, répondit Rodolphe, et on se sépara. En mon-
tant l'escalier, Salomé posa la main sur la rampe pour s'appuyer, ce
qu'elle ne faisait jamais.
TOME \XV. 5
66 REVUE DES DEUX MONDES.
L'heure du dîner vint. Jacob s'approcha de la table, et fit signe à
Rodolphe de s'asseoir. M. de Favergesjes regardait tous deux. Par
un geste machinal, il passait la main sur son front comme un homme
qui est la proie d'un rêve et s'efforce de le chasser. Les femmes ne
descendaient pas; cependant leur couvert était mis. Ruth parut enfin
au pied de l'escalier. — Que le Seigneur protège cette maison! dit-
elle avec l'accent du désespoir. Salomé est là- haut couchée sur
son lit, sans parole, sans haleine ; je l'appelle, elle ne m'entend pas;
le feu de la fièvre la dévore.
Jacob se leva tout droit. Tous les muscles de son visage trem-
blaient. — Tu l'as entendue, s'écria-t-il en saisissant la main de
Rodolphe, monte et sauve-la !
Lorsque Rodolphe eut pénétré dans cette chambre, où il n'était
jamais entré, il trouva Salomé toute raide et brûlante. Elle avait les
yeux fixes. Ruth raconta que dans la journée, et après l'entretien
qu'elle avait eu avec son père, Salomé était montée chez elle. Elle
était horriblement pâle, et il lui semblait qu'elle chancelait en mar-
chant. Malgré le froid, elle avait ouvert la fenêtre et longtemps ex-
posé sa tête nue au vent. Ruth lui avait alors demandé si elle était
malade. Salomé l'avait rassurée, et, prenant le livre que sa mère lui
avait laissé, elle l'avait ouvert. Elle lisait depuis quelque temps, .
lorsque tout à coup elle avait poussé un grand cri et s'était levée
en portant les mains à son front. Ruth l'avait reçue dans ses bras.
Depuis ce moment, Salomé était comme morte. On sait que Ro-
dolphe avait étudié presque toutes les sciences et pris ses grades
dans plus d'une faculté; il était un peu médecin comme il était un
peu chimiste, et avait eu occasion, depuis son arrivée à la Herren-
wiese, d'exercer son savoir dans les maisons du pays. Au premier
examen, il comprit que Salomé était menacée d'une congestion cé-
rébrale, produite certainement par la tension de sa volonté et par
l'ébranlement que l'explication dont elle avait été tout à la fois la
cause et l'objet avait déterminé dans cette frêle créature. Il ne la
quitta plus. En présence d'un mal réel qu'il fallait combattre éner-
giquement, Rodolphe recouvra toute sa présence d'esprit et tout son
sang-froid. Il conjura la crise par la vigueur et la promptitude des
réactifs, et put répondre, au bout de quelques heures, de la vie de
Salomé. Toute la nuit, il resta debout, la main et les yeux sur la
fille de Jacob. Ruth le servait sans ouvrir la bouche; quand il n'avait
pas besoin d'elle, la vieille fille retournait à son rouet et filait. Quel-
qucifois une grosse larme roulait sur sa joue ridée et mouillait le
chanvre. Jacob lisait dans sa bible. Avant de tourner le feuillet, il
levait les yeux et regardait tour à tour Rodolphe et Salomé. Quelle
angoisse sur ce visage qui voulait être impassible ! Puis il reprenait
sa lecture, et tout à coup on entendait, au milieu d'un profond si-
I
SCÈNES ET SOUVENIRS DE LA FORÊT-NOIRE. 67
lence, un bruit grave et doux qui remplissait la chambre : c'était
Jacob qui lisait à demi-voix quelques passages des prophètes ou de
l'Ecclésiaste.
Vers le matin, Salomé ouvrit les yeux, reconnut Rodolphe penché
sur elle, épiant la vie, et poussa un grand soupir. Jacob sauta sur
les mains de sa fille et tomba à genoux. Rodolphe se précipita hors
de la chambre. Il sanglotait. — J'ai élevé ma voix et fai crié au
Seigneur 'y fai poussé ma voix vers Dieu^ el il m! a exaucé! criait
Jacob les mains dressées vers le ciel.
Salomé était sauvée, mais il ne fallait pas la perdre de vue. 11 ne
fut plus question de départ. Pendant un mois, Rodolphe veilla au
chevet de la malade ; la convalescence fut longue et pleine de pé-
rils. Salomé ne semblait renaître que par la volonté qu elle avait de
se conserver à son père ; mais quand Rodolphe ne pouvait pas la
voir, ses yeux, malgré elle, s'attachaient sur lui avec une expres-
sion de douleur et de tendresse qui la transfigurait. Un soir que Ro-
dolphe, épuisé de fatigue, s'était endormi près d'elle à la suite d'une
crise passagère, Salomé prit doucement des ciseaux et coupa sur la
tête inclinée du jeune homme une boucle de cheveux qu'elle glissa
sous son oreiller. Ruth la surprit tandis que, d'une main faible, elle
caressait ce souvenir d'un amour condamné. — Ah! dit Salomé,
n'est-il pas mort pour moi?... C'est comme un brin d'herbe sur la
pierre d'un tombeau. — Ruth détourna la tête en pleurant.
Rientôt Salomé put quitter sa chambre. On profita du soleil de
midi pour lui faire respirer l'air dans le petit jardin. Elle s'appuya
sur le bras de son père afin d'essayer quelques pas sur l'herbe. Elle
promena ses regards encore voilés sur l'immense rideau de forêts
qui r entourait. Les hauteurs en étaient couvertes de neige. Le ciel
était pâle. « Comptez sur moi, je suis à vous, » dit-elle à son père
en lui pressant le bras.- Zacharie bondissait autour d'elle et pous-
sait des cris d'allégresse; Rodolphe la suivait d'un œil triste. Com-
bien peu de temps s'écoulerait avant le jour où il devait s'éloigner
pour ne plus revenir ! Il était heureux de voir Salomé debout, et re-
grettait cependant qu'elle n'eût plus besoin de lui. M. de Faverges
marchait auprès d'eux; vingt lettres le rappelaient à Paris, mais il
lui semblait que le boulevard des Italiens et l'Opéra étaient à mille
lieues de ce petit coin de montagne. Il avait pour Salomé le cœur
d'un frère. — Je conçois qu'on adore cette petite huguenote, gi-
sait-il à Rodolphe.
Quand cette vaillante fille eut reconquis la vie, elle prit un jour
le bras de M. de Faverges. — Vous avez tous nos secrets, dit-elle ;
ce n'est donc pas à vous que je cacherai rien de ce qui se passe
dans mon cœur. Il y a là une déchirure que la présence de Rodolphe
fait saigner de plus en plus; je ne dis pas qu'elle cicatrisera jamais :
68 REVUE DES DEUX MONDES.
il ne sait pas à quel point je l'aime; mais au nom même de cette vie
que son dévouement m'a rendue, je lui demande de partir. Il y a en
moi comme un renoncement au bonheur, mais non pas au devoir;
qu'il m'aide à en porter le poids! Le spectacle de son chagrin m'é-
puise et m'oblige à penser au mien : obtenez de lui qu'il me l'épar-
gne. Quand il ne serapjus là, vous l'aiderez à m'oublier et à guérir.
M. de Faverges ne se souvint plus qu'il était Parisien. — S'il
vous oubliait, ce serait un méchant homme, et je ne le reverrais ja-
mais! dit-il.
— Alors qu'il pense à moi comme à une amie et qu'il soit heu-
reux! S'il le devient un jour, vous me l'écrirez, et je serai plus tran-
quille.
M. de Faverges lui demanda la permission de faire une dernière
tentative auprès de Jacob.
— Faites! répondit Salomé en hochant la tête.
Le soir même, M. de Faverges prit à part son hôte. Tous les ar-
gumens que l'amitié la plus vive peut fournir, il les employa pour
ébranler la résolution du vieux puritain. Jacob l' écouta sans l'inter-
rompre; mais lorsque M. de Faverges se tut : — La mort me l'avait
prise, la mort me l'a rendue; la crainte de son aiguillon ne me fera
pas céder! répondit le huguenot.
Et comme l'ami de Rodolphe insistait, Jacob, frappant du pied la
terre, s'écria : — Aussi longtemps que je foulerai le sol de la patrie
allemande, jamais Salomé ne sera la femme d'un catholique, j'en
prends Dieu à témoin !
On était alors à une époque de l'année où tous les habitans de la
Forêt-Noire s'apprêtent à célébrer l'ouverture des écluses ou Schivel-
lung. Le bois abattu dans la montagne a été dirigé le long des cours
d'eau qui se déversent dans laMurg ou la Kintzig, afïluens du Rhin.
Quand on juge le moment opportun, les forestiers choisissent un
jour, on ouvre les portes gigantesques pratiquées dans les barrages
qui ferment les vallées, et la masse des eaux retenues dans d'im-
menses réservoirs gonflés par la fonte des neiges emporte dans son
élan les troncs de sapin et les énormes poutres empilés le long des
torrens. C'est une cérémonie imposante qui attire souvent un grand
coiTcours d'étrangers. On l'annonce plusieurs jours à l'avance; les
dernières coupes sont précipitées au fond des gorges, à portée du
flot, qui bientôt passera au-dessus des roches les plus hautes; le
fer des propriétaires a marqué les différentes pièces de bois qui doi-
vent alimenter les scieries des vallées inférieures. Les auberges bâ-
ties dans le voisinage des cours d'eau reçoivent la visite des mar-
SCÈNES ET SOUVENIRS DE LA FORET-NOIRE. 69
chands et des curieux. Le chasseur et le touriste pénètrent dans le
Schwartzwald, animé alors d'une vie plus active. M, de Faverges
avait manifesté le désir d'assister à l'ouverture des écluses, qui de-
vait avoir lieu vers la fin de la semaine. On ajourna le départ des
deux amis au lendemain de cette fête locale. Rodolphe comptait les
heures qui l'en séparaient. Il voyait à tout instant Salomé, et il évi-
tait de lui parler. Ils osaient à peine se regarder. La pauvre fille
avait le visage non moins désolé et non moins rigide cependant que
celui de la femme de Loth quand elle fut changée en statue de sel.
Quand arriva le matin du jour désigné par les forestiers, Jacob
partit de bonne heure avec M. de Faverges. Ils ne parlaient plus ni
les uns ni les autres de la chose qui faisait l'objet de leurs préoc-
cupations. Le garde laissait sans crainte Rodolphe à la maison ; il le
connaissait, et il connaissait aussi Salomé. Une sorte de pudeur, dont
cette âme inflexible avait le sentiment, ne lui permettait pas non
plus d'assister aux adieux que peut-être ils avaient à se faire.
Un fort barrage est pratiqué sur le cours du Schwartzenbach à une
petite lieue de la Herrenwiese. Un peu plus bas, en aval du tor-
rent et presque à son point de rencontre avec la Raumunzach, un
pont de pierre d'une seule arche enjambe le lit de roches du Schwar-
tzenbach, et domine une chute de huit ou dix mètres, où de grands
blocs de granit sont entassés dans un désordre pittoresque. A l'angle
même du confluent des deux cours d'eau, sur un pan de mousses et
de bruyères, les bûcherons établissent, à l'aide de quelques plan-
ches et de quelques brassées de fougères, des sièges pour les curieux
qu'attire la singularité de ce spectacle. Des feux de branches mortes
pétillent auprès de ces sièges rustiques. La gorge est étroite, pro-
fondément encaissée entre des pentes raides chargées de hauts sa-
pins; l'eau tout écumante fuit entre les quartiers de roc blanc,
plaqués çà et là de fortes ombres; le bruit du vent qui arrache d'é-
ternelles plaintes à la forêt se mêle au murmure du torrent; la lu-
mière qui pénètre au fond du ravin, et fait étinceler par places les
nappes d'eau, semble verte; on voit le ciel tout en haut comme une
bande d'azur pâle entre deux rangées d'arbres. Le paysage est ro-
mantique. Des gendarmes dont le casque brille écartent du pont les
imprudens qui cherchent à s'en approcher; de grands chariots atte-
lés de bœufs sont arrêtés sur la route ; des officiers enveloppés de la
longue capote grise, des étudians coiffés de la casquette hérédi-
taire des universités allemandes, des artistes qui déjà taillent leurs
crayons, vont et viennent dans les bois, ou se groupent autour des
feux ; quelques flocons de neige chargent encore la cime des plus
hauts sapins.
Le signal de l'ouverture des barrages venait d'être donné. Jacob,
que ses fonctions appelaient partout à la fois, avait abandonné M. de
70 REVUE DES DEUX MONDES.
Faverges dans la vallée après lui avoir indiqué le chemin à suivre.
Lui-même venait de quitter le pont jeté sur le torrent, lorsqu'en se
retournant il n'apej^çut plus son fils. — Et Zacharie? dit-il.
Il chercha du regard autour de lui, et ne vit rien» Il appela, et
Zacharie ne répondit pas.
— Je l'ai vu courir tout à l'heure le long du Schwartzenbach, il
s*en allait du côté de l'écluse, dit une voisine.
Jacob se sentit frissonner de la tête aux pieds, et s'élança sur les
bords du torrent. On entendait au loin le tumulte des eaux qui des-
cendaient la pente avec une effrayante rapidité et un grondement
terrible semblable au retentissement de cent canons bondissant sur
une chaussée d'airain. Tous les bruits s'effaçaient devant ce bruit.
Jacob jeta un regard dans le fond du ravin. Du même coup d'œil, il
vit comme un rempart mouvant fait de mille troncs de sapins rou-
lant sur un lit de pierres énormes, et en avant, au travers du ruis-
seau, essayant de fuir, son fils, que la poursuite d'un oiseau avait
amené là. Jacob voulut crier; sa voix fut étouffée par la clameur
du torrent. La peur paralysait Zacharie? il essaya de sauter sur la
rive, son pied glissa, et il tomba sur le genou. Jacob sentit une
sueur froide mouiller ses épaules ; il courait, mais les sapins et le
flot couraient plus vite que lui. C'est alors que M. de Faverges, qui
s* était égaré, sortit du milieu de la forêt; il vit l'enfant et le péril
où il était, s'élança d'un bond dans la rivière, le saisit entre ses
bras et sauta sur le bord au moment où l'écume bouillonnait autour
de lui et montait jusqu'à sa ceinture. Un effort suprême le mit hors
des atteintes du flot, mais une pièce de bois lancée par la violence
des eaux ricocha contre un pan de roches et le frappa au flanc. Il
ouvrit les bras et tomba évanoui auprès de Zacharie.
Quand il revint à lui, il était dans la maison de Jacob, à la Her-
renwiese. Il éprouvait une grande lassitude et une violente douleur
au côté. Salomé, inquiète et pâle, était près de son lit. Il se souvint
de tout ce qui s'était passé, et chercha Zacharie du regard. —L'en-
fant dort, il est bien, dit la voix grave de Salomé.
La secousse seule et la douleur avaient fait perdre connaissance à
M. de Faverges. Il n'avait aucun organe lésé. La pensée du service
immense qu'il avait rendu à Jacob ne lui permettait pas, ainsi qu'à
Rodolphe, d'accepter plus longtemps son hospitalité; il craignait,
en prolongeant son séjour à la Herrenwiese, qu'on ne l'accusât de
profiter de la reconnaissance de tous pour imposer son ami à la
famille. Aussitôt qu'il put se tenir debout, il prit la résolution de
partir, et en avertit Rodolphe, qui l'approuva. Le jour même, il bou-
cla sa valise et prévint Jacob que le lendemain il lui ferait ses adieux.
— Tu es un juste, et tu as sauvé mon fils bien-aimé! dit le garde,
à présent je suis à toi, et tout ce que j'ai est à toi.
SCÈNES ET SOUVENIRS DE LA FORÊT-NOIRE. 71
Une idée illumina M. de Faverges. — Eh bien 1 dit-il avec fer-
meté, si vous croyez me devoir quelque chose en récompense de ce
que j'ai fait, accordez à Rodolphe la main de votre fille.
Jacob devint pâle. — Qu'exiges-tu! s'écria-t-il, c'est comme si tu
m'enfonçais un poignard dans le cœur.
— Écoutez, continua M. de Faverges, mon ami porte au travers
du visage la trace d'une dette que j'ai contractée, aidez-moi à m'ac-
quitter, vous qui voulez être mon débiteur. Je n'exige rien, réflé-
chissez seulement.
— Ah ! tu es cruel, répondit Jacob.
Le soir, on s'assit à la table commune. Personne ne parlait et
personne ne mangeait. Zacharie, qui pleurait, se leva de sa place
avant la fm. Un sentiment de douleur, qui pour chacun des con-
vives avait des causes diverses et des profondeurs inégales, pesait
sur tout le monde. Jacob n'osait pas interroger Salomé, de peur que
le son de sa voix ne lui déchirât le cœur. Gomme on s'était tu pen-
dant le repas, on se tut encore après. Seul, M. de Faverges, qui ne
perdait pas Jacob des yeux, essaya d'ouvrir la bouche. On ne lui
répondit pas, et tout rentra dans le silence.
A six heures, Jacob se leva. C'était la dernière soirée que Ro-
dolphe devait passer avec Salomé. On se sépara sans échanger une
parole, chacun par un accord tacite ajournant au lendemain l'heure
des adieux.
La chambre que Rodolphe occupait était située au premier étage,
à côté de celle où Jacob avait son lit. Dans une autre partie du bâ-
timent, et séparées du logement du garde et de son hôte par un
mur de refend, se trouvaient celles de Ruth et de Salomé. Une sorte
d'anéantissement s'était emparé de Rodolphe après qu'il eut refermé
la porte sur lui. Il regardait tous les objets qui l'entouraient, et il
lui semblait que c'étaient autant d'amis dont il allait se séparer; il
étouffait. Par la fenêtre ouverte, Rodolphe voyait toute l'étendue
du plateau ; une lune froide en éclairait la solitude ; son cœur trou-
vait un aliment dans la tristesse de ce paysage silencieux. Comme
il écoutait vaguement les murmures de la forêt, il entendit comme
un gémissement sourd qui montait dans la nuit. Le moindre bruit
circule et retentit dans la sonorité de ces maisons de bois. Rodolphe
tendit l'oreille, et tout son cœur se fondit. Salomé priait et pleurait
à quelques pas de lui. Dans quel lieu n'eût-il pas reconnu le son de
sa voix ! Il pencha la tête pour mieux entendre ces douces plaintes,
qui lui disaient que tant d'amour répondait au sien. Alors une lu-
mière, qui filtrait par les fentes de la cloison voisine, attira son
attention; il s'en approcha machinalement, et regarda par les in-
terstices des planches. Jacob, assis devant une lampe, lisait dans
sa grande bible; il était tout habillé. La clarté de la lampe tombait
72 REVUE DES DEUX MONDES.
en plein sur son visage. Quelquefois il remuait les lèvres, et il en
sortait des paroles confuses extraites du livre saint. Les voix du père
et de la fille, à demi étouffées, semblaient se répondre. La prière et
la méditation invoquaient Dieu. Rodolphe cacha son front entre ses
mains; son cœur éclatait.
Le jour parut enfin. On se réunit dans la grande pièce du rez-de-
chaussée. Salomé servait le déjeuner; sa main tremblait, et l'on
voyait qu'elle était près de faiblir à chaque pas. Où étaient le calme
et le repos des anciens jours? On ne toucha pas aux mets qu'elle
avait préparés. L'aiguille de l'horloge s'approchait de l'heure où il
faudrait se dire adieu et prendre le bâton du voyage. On en enten-
dait les tintemens implacables, qui mesuraient lentement les mi-
nutes. M. de Faverges avait la gorge serrée. Il s'approcha de Jacob,
et lui posant la main sur le bras : — Eh bien ! dit^il, avez-vous ré-
fléchi?... Dans une heure, il sera trop tard.
Jacob leva les yeux sur sa fille. La décomposition de ce visage
adoré l'épouvanta. Que de larmes sous ces paupières rougies! que
d'angoisses dans le pli des lèvres! quelle pâleur mortelle sur le
front! Elle n'était pas vaincue, mais quel désespoir dans sa soumis-
sion ! Le cœur du père en fut tout à coup amolli comme une cire que
pénètre le feu. — Tu l'aimes donc bien! dit-il à Salomé.
— Regardez-moi et ne le demandez plus, répondit-elle d'une
voix brisée.
— Et tu es prête cependant, s'il part, à en épouser un autre?
— Si vous l'ordonnez, je vous obéirai; mais, si vous me laissez
libre, jamais je ne serai à personne.
On devinait à l'expression du visage de Jacob quelle lutte inté-
rieure le déchirait. Un instant il ferma les yeux et parut près de s'af-
faisser sur lui-même, puis, faisant un effort : — Que mes pères me
pardonnent! dit-il; un homm'e a sauvé la chair de ma chair et le
sang de mon sang au péril de sa vie... Qu'il soit fait selon sa
volonté !
11 prit la main de sa fille et la mit dans celle de Rodolphe. Sa-
lomé, qui avait été forte devant le désespoir, fut renversée par le
bonheur. Elle poussa un cri et tomba évanouie.
Le soir même, Jacob s'enferma dans sa chambre, et, prenant la
bible de ses ancêtres, il l'ouvrit au livre de Job. Il trempa une
plume dans l'encre, et d'une main ferme, sur la marge blanche
(lu premier feuillet, il écrivit ces mots : Cejonrd'hui, 27 avril ISA.,
j*ai donné ma fdle Salomé à un étranger du nom de Rodolphe. Et
plus bas, de cette même écriture qu'il tenait de son père, il écrivit :
Seigneur! Seigneur! Une larme qui grossissait lentement entre ses
cils tomba sur l'encre encore humide et tacha le papier. Combien
de taches semblables étaient éparses dans le livre et marquaient les
SCÈNES ET SOUVENIRS DE LA FORÊT-NOIRE. 73
étapes de cette voie douloureuse où les siens avaient marché ! Jacob
les égalait par les sacrifices et par l'épreuve.
La joie remplissait la maison du garde; seul Jacob ne pouvait sur-
monter une invincible tristesse. Les choses qu'il avait le plus aimées,
la cha§se, le travail, la méditation, le laissaient morne. On le voyait
errer au fond de ses vastes forêts et ne les quitter qu'à la nuit close.
Un chagrin dont il ne parlait jamais le rongeait. On le surprenait
parfois les yeux arrêtés sur le portrait de son aïeul, le visage bou-
leversé, les lèvres crispées et tremblantes ; alors, pendant toute une
soirée, la vieille bible restait fermée devant lui. Il semblait avoir fait
connaissance avec le remords. Le jour où pour la première fois on
publia les bans de Rodolphe et de Salomé, Jacob disparut dans la
montagne. Quand il revint le soir, il avait sur le front la pâleur d'un
cadavre.
Un matin, en traversant le plateau, il rencontra une longue file
de chariots qui descendaient vers la plaine, conduits par deux ou
trois familles d'émigrans.
— Adieu, Jacob! lui dit l'un d'eux.
Ce mot frappa le garde comme une inspiration d'en haut. — Et
moi aussi je partirai, cq sera une expiation, s'écria -t- il avec la
sombre exaltation que jadis avaient eue ses pères.
Sa résolution prise, rien ne l'en détourna plus. Jacob voyait dans
ce voyage qui allait le séparer de sa patrie d'élection, de ses amis,
de sa fille, le rachat d'une trahison dont ses ancêtres lui demande-
raient compte un jour. Il se frappait lui-même et se condamnait à
l'exil. Il poursuivit donc les préparatifs de son départ silencieuse-
ment, mais activement, et aux derniers jours du mois de mai on
apprit que Jacob Royal allait quitter la Herrenwiese. A l'insu des
siens, il s'était démis de ses fonctions de garde et avait tout pré-
paré pour une émigration lointaine. Avec Ruth, Zacharie et deux
ou trois serviteurs qui ne voulaient pas l'abandonner, il allait par-
tir pour l'Amérique. M. de Faverges avait été le premier prévenu
de ce projet. Aux observations que lui avait présentées l'ami de
Rodolphe : -^ Et mon serment, l'avez-vous oublié? avait répondu
Jacob; ne l'aurais-je pas prêté, et ce serment ne me contraindrait-il
pas à quitter l'Allemagne, croyez-vous que je puisse me résoudre
à ne jamais entendre la voix de celui qui sera le mari de ma fille se
mêler aux nôtres quand nous invoquerons le Dieu tout-puissant en
famille? Non! non! je pars.
Quand il fut impossible de cacher à Salomé quelle résolution
extrême son père avait prise, elle fut comme en sursaut tirée d'un
rêve. Son premier cri fut qu'elle partirait avec lui. Elle se jeta à ses
genoux pour obtenir la permission de le suivre. Jacob la serra sur
son cœur. — 11 a été écrit, dit-il, que la femme abandonnerait son
74 REVUE DES DEUX MONDES.
père et sa mère pour s'attacher à son mari, — Et il continua froi-
dement les préparatifs de son départ.
L'heure vint où des chariots pesamment chargés sortirent de la
cour. L'essieu criait sous le poids des meubles et des ustensiles
de ménage. Jacob n'avait pas voulu que sa fille l'accompagnât jus-
qu'à Bûhl, où le chemin de fer devait emporter vers Strasbourg et
la France la nouvelle colonie qui allait chercher les forêts vierges
du far-ivest» Il ne voulait pas prolonger l'agonie de la séparation.
La maison, le jardin, les terres, les bestiaux, tout était vendu. Les
habitans du hameau et les voisins s'étaient réunis sur la route pour
assister à ce départ, qui les navrait tous. Hector bondissait autour
des attelages.
Au moment de quitter cette maison qu'il ne devait plus revoir,
qu'il avait embellie avec amour, où son père était mort, où il était
né, où il avait toujours pensé qu'une main pieuse lui fermerait les
yeux, Jacob ôta son chapeau et regarda longtemps la prairie, les
chaumières, les montagnes, la forêt, le torrent. On aurait dit qu'il
voulait en emporter quelque chose dans son cœur. Le ciel était
clair, le printemps souriait. Tout le monde se taisait autour de
Jacob. Ruth s'essuyait les yeux; Zacharie,. distrait par sa jeunesse,
ne pensait qu'aux surprises du voyage et aux plaisirs du mouve-
ment; il embrassait Rodolphe et Salomé, courait, riait et pleurait
tout à la fois. Les serviteurs assujettissaient les jougs et veillaient
à ce que rien ne fût oublié.
Après qu'il eut assez contemplé la Herrenwiese, Jacob étreignit
sa fille sur son cœur, et, poussant un profond soupir, donna le
signal du départ. L'aiguillon piqua le flanc des bœufs, l'essieu
gémit, et les lourds chariots s'ébranlèrent.
— Je te la confie, c'est le meilleur de mon sang, dit Jacob à Ro-
dolphe en lui remettant Salomé, et, secouant la poussière de ses
pieds sur le seuil de la maison, il s'éloigna le dernier. Toute la foule
se découvrit.
— Dieu t'accompagne! criait-on de tous côtés,
— Dieu vous protège! répondit Jacob.
Bientôt après les chariots s'engagèrent dans la vallée qui descend
vers Buhl. On ne Içs voyait plus et on entendait encore le bruit des
roues. Au moment où Jacob, qui s'était retourné une dernière fois,
disparut derrière un pan de la forêt, Salomé jeta un cri et voulut
courir pour le rejoindre. Rodolphe, éperdu, l'entoura de ses bras.
Elle s'en dégagea et tomba sur ses genoux, les mains jointes.
— Seigneur, mon Dieu! pardonnez-moi! s'écria-t-elle.
— Il a été écrit : « Tu suivras ton mari, » dit une voix dans la foule.
Salomé se leva et suivit Rodolphe.
Amédée Achard.
LES DÉGÉNÉRESCENCES
DE
I
I
L'ESPÈCE HUMAINE
[. Traité des Dégénérescences physiques , intellectuelles et morales de l'espèce humaine, par
M. B.-A. Morel, Paris, 1857, in-S». — II. La Psychologie morbide dans ses rapports avec la
Philosophie de l'histoire, par M. J. Moreau, Paris, I8S9, in-S». — III. Traité philosophique et
physiologique de l'hérédité naturelle, par M. Prosper Lucas, Paris, 1847-1850, 2 vol. iii-8*. —
IV. Travaux de MM. Bailiarger, Brierre de Boisœont , Michéa , elc.
C'est un spectacle navrant et bien propre à rabaisser notre orgueil
que la vue de ces êtres abrutis, stupides et repoussans, qui, sous le
nom d'idiots, de démens, de gâteux, peuplent nos hospices et nos
asiles. En présence d'une pareille dégradation, on se demande in-
volontairement si l'homme que la maladie ou une infirmité de nais-
sance peut ravaler à ce point et ramener au niveau de la brute est
vraiment la créature privilégiée faite à l'image de Dieu. L'impres-
sion est encore plus pénible quand on se transporte dans certaines
régions montagneuses, en de hautes vallées où se rencontrent des
êtres non moins dégradés. On n'est plus ici dans le refuge offert
par la charité à la misère, à la maladie ou au vice. Tout au con-
traire dans ces régions alpestres promet la force, le bonheur et la
santé. L'air est pur, la verdure luxuriante, des eaux en apparence
limpides baignent d'admirables paysages, et cependant à chaque
village, à chaque habitation presque, on rencontre un malheureux
qui est comme dépossédé de sa qualité d'homme. Sa tête est énorme
ou mal conformée, son ventre est gonflé, son cou large est fré-
quemment chargé d'un goitre; ses extrémités sont grêles ou massi-
76 REVUE DES DEUX MONDES.
ves, sa démarche est mal assurée, son intelligence obtuse ou débile ;
il ne fait entendre que des sons inarticulés ou balbutie seulement
quelques mots; il est enfin condamné à une perpétuelle enfance,
sans avoir rien des grâces, du charme et de la naïveté de cet âge.
Tout en lui inspire l'horreur et le dégoût. C'est le crétin ! Assis à la
porte du chalet, de la chaumière, plongé dans une morne apathie,
l'œil languissant et sans vie, il semble avoir été placé sur notize
chemin comme les tombeaux qu'élevaient les anciens le long des
voies pour nous rappeler la vanité de nos grandeurs, la misère de
notre condition, en nous disant : Voilà jusqu'où peut tomber l'intel-
ligence dont vous êtes si fiers !
Les crétins sont cantonnés en de certaines localités, et constituent
pour quelques populations un véritable caractère ethnologique. Le
crétinisme n'est point un accident isolé, l'eflét passager d'une cause
morbide; c'est le résultat et comme le produit du climat et du sol.
Il y a des vallées qui donnent naissance au crétinisme, comme il y a
des terrains marécageux qui engendrent les fièvres. L'intelligence,
que cette maladie affecte profondément, n'est donc pas plus que le
corps à l'abri des influences physiques; elle s'abâtardit ou dégénère
quand le milieu au sein duquel l'individu se développe altère les
organes dont le jeu régulier lui est indispensable.
On fut longtemps sans pouvoir s'expliquer cette fatale action du
climat et du sol, du régime et du genre de vie, sur le cerveau et le
système nerveux. On .ne vit à l'origine dans l'idiotie, la démence et
le crétinisme, qu'un efî^et de ces impénétrables décrets de la Provi-
dence qui bouleversent nos idées, de charité et de justice. On attri-
bua ces affreuses infirmités tantat à la colère céleste, tantôt à l'in-
tervention d'êtres surnaturels et méchans. Quelques-uns même
tinrent ces misères pour un bienfait, et tandis que les gens éclairés
regardaient la perte de l'intelligence comme la dernière des cala-
mités, les pauvres montagnards bénissaient comme une grâce d'en
haut la naissance d'un crétin. En Orient, l'idiot, ainsi que le fou,
est pris pour un saint, un inspiré, un favori de fa Divinité. Les pro-
grès de la médecine redressèrent ces idées. En découvrant les causes
auxquelles sont dues les maladies de l'intelfigence et les dégénéres-
cences qu'elles amènent, la science constata que l'organisme jusque
dans ses aberrations est soumis à des lois qui ne sont elles-mêmes
que le résultat de celles qui entretiennent l'harmonie de l'univers.
Les médecins étudièrent ces maladies comme on étudie les espèces
en histoire naturelle ; ils classèrent les diff"érentes catégories d'idiots
et d'aliénés, en définirent les caractères et les rapports respectifs;
ils recherchèrent à quel ordre de causes pathologiques se rattachent
les altérations diverses de nos facultés, et reconnurent bientôt qu'on
ne pouvait les séparer d'autres dégénérescences, dues comme elles à
DÉGÉNÉRESCENCES DE L*ESPÈCE HUMAINE. 77
l'influence du climat, du sol, du régime, à l'absence de l'hygiène, à
une démoralisation précoce ou profonde, à la transmission hérédi-
taire d'un germe morbide.
Alors la question s'agrandit et se généralisa. Les plus graves pro-
blèmes d'anthropologie, de psychologie, d'économie sociale, se trou-
vèrent liés à l'étude en apparence circonscrite et spéciale du cré-
tinisme et de l'aliénation mentale; la pathologie des maladies de
l'intelligence ouvrit des aperçus nouveaux à des sciences qui l'a-
vaient trop longtemps dédaignée. C'est à ce point qu'a été amenée
depuis peu l'étude des dégénérescences humaines, dont le traite-
ment des idiots et des crétins n'est plus qu'un cas particulier. Les
anomalies de l'organisation doivent trouver leur place dans l'histoire
générale de l'humanité; elles en composent sans doute l'une des
plus tristes pages, mais cette page est la plus indispensable à mé-
diter, et c'est en vue de cette méditation qu'on me permettra d'es-
quisser un rapide exposé de faits trop généralement ignorés, et dont
on ne saurait cependant sans imprudence détourner les yeux.
L
L'homme a été créé d'après un type qui s'est perpétué depuis la
plus haute antiquité à laquelle on puisse remonter. Ce type, con-
stant dans ses caractères principaux, subit dans ses traits secon-
daires des modifications qui n'en changent point l'aspect général et
ne lui ôtent pas la propriété de se transmettre par la génération. La
variété de ces traits accessoires constitue la différence des races et
celle des individus. Né en des lieux divers et dans des conditions
variables, soumis à des genres de vie particuliers, l'homme tend
toujours à mettre le jeu de ses fonctions en équilibre avec les cir-
constances physiques qui réagissent contre son économie, et pour
cela il faut que certaines fonctions générales prédominent sur les
autres. De là pour chaque individu un mode spécial de phénomènes
physiologiques, mode qui se reflète dans la physionomie, les formes,
le port et jusque dans les gestes : c'est ce qu'on désigne par le mot
tempérament. Chaque homme a le sien ; mais à travers ces innom-
brables variétés de constitutions, on discerne quelques caractères
communs qui servent à répartir les tempéramens en un petit nombre
de classes. La production du tempérament n'est pas une dégénéres-
cence, c'est-à-dire une déviation irrégulière et maladive, une dé-
composition du type normal, affaiblissant la vitalité de l'individu et
de ses descendans. Sans doute la race peut prendre parfois le ca-
ractère d'un véritable abâtardissenaent, elle peut confiner à la dé-
générescence; mais elle s'en distingue profondément, parce que cet
abâtardissement est compatible avec le jeu régulier des fonctions,
78 REVUE DES DEUX MONDES.
tandis que la dégénérescence implique toujours une tendance à la
maladie ou à la destruction.
L'homme est incessamment exposé à l'action contraire de causes
extérieures ou de causes internes qui en sont le contre-coup ; mais
sa force de conservation lui permet de réagir contre elles. Toutefois,
si l'équilibre vient à être rompu, si la force vitale a le dessous, les
causes de désorganisation et de mort minent ses organes et finissent
par dévaster son économie. Ces causes sont-elles accidentelles ou
passagères, il ne se produit qu'une désorganisation partielle et mo-
mentanée, et si le mal n'est pas trop violent et que la vitalité soit
assez énergique pour soutenir la lutte, la perturbation trouve son
terme, et l'individu recouvre la santé. Lorsque les causes, au lieu
d'être fortuites ou inopinées, agissent d'une façon lente et continue,
il se produit des altérations graduelles qui permettent encore aux
fonctions de s'exercer, mais en dérangent incessamment la régula-
rité, introduisent dans l'économie un trouble habituel qui a pour
conséquence une véritable dégénérescence. Cette dégénérescence
ne s'offre bien souvent qu'avec le caractère d'un mal chronique et
invétéré, car on l'envisage d'ordinaire indépendamment des causes
qui l'ont déterminée; mais si on la rapproche des circonstances au
milieu desquelles elle a pris naissance, on s'assure bientôt que, loin
d'être un accident, elle tient à des causes générales d'où dépend à
certains égards l'existence de tous les êtres organisés.
Comme plusieurs de ces déviations maladives du type primordial
ne portent en apparence que sur certaines parties du système osseux
et musculaire, le cerveau et les nerfs, on ne sut pas de prime abord
apprécier combien l'organisme s'était écarté du type normal. C'est
la fréquence , la comparaison attentive de ces anomalies morbides
ou semi-morbides, qui nous révèle la présence de causes perturba-
trices profondes dont l'action peut se continuer ou s'étendre.
L'économie tout entière subit presque toujours l'influence d'un
trouble persistant dans les fonctions principales ou d'un défaut pro-
ûoncé dans la conformation des parties essentielles de notre corps.
Si le cerveau et le système nerveux sont attaqués, le trouble finit
par se transmeftre à d'autres appareils de l'économie, et la dégéné-
rescence se déclare. Est-ce au contraire une des fonctions animales
que dérange ou altère la maladie, l'intelligence et la sensibilité en
subissent à la longue l'influence déprimante. Le fait s'observe tous
les jours dans l'aliénation mentale. D'un côté, le maniaque perd
graduellement la locomotion ou la faculté de diriger librement ses
mouvemens; d'autre part, la folie se manifeste à la suite d'une foule
de désordres dan«f l'économie, de la dyspepsie ou difficulté de la di-
gestion, des troubles de la menstruation, des embarras de la gros-
sesse et de l'allaitement, enfin comme conséquence de certaines
DÉGÉNÉRESCENCES DE l'eSPÈCE HUMAINE. 79
maladies qui tendent à affaiblir la force génératrice. Il existe aussi
des altérations profondes du sang et des humeurs qui se traduisent
en de véritables dégénérescences et ont pour conséquence d'instal-
ler un trouble continu dans nos fonctions et le jeu de notre orga-
nisme.
Pour classer les différentes maladies qui aboutissent à la dégra-
dation de notre nature et détruisent en nous le principe mystérieux
qui préserve le type à travers tant de perturbations accidentelles,
il faut naturellement remonter aux causes qui les déterminent, dis-
tinguer et classer les diverses sortes d'action d'où peuvent résulter
des écarts profonds et persistans de la nature.
L'homme foule tous les jours le sol sous ses pieds; il aspire à
chaque minute dans ses poumons une partie de l'air qui l'environne;
il est soumis à l'action de la sécheresse et de l'humidité, de la cha-
leur et de la lumière; il absorbe des* miasmes délétères, il est ex-
posé au souffle de vents glacés ou énervans, et il porte sur toute la
surface du corps le poids d'une atmosphère tour à ^tour lourde ou
raréfiée. Ce sont là mille influences purement physiques qui modi-
fient sans cesse son économie, en contrarient le jeu, altèrent ou
affaiblissent les organes. On a ainsi une première catégorie de causes
par lesquelles la dégénérescence peut se produire, les causes physi-
ques.
L'homme n'est pas seulement livré à l'influence fatale des lieux et
de l'atmosphère, il subit encore celle du genre de vie auquel sa con-
dition le condamne, ou qu'il choisit de son plein gré : autrement dit,
le régime a, comme le climat, un effet considérable sur son organi-
sation. Nourriture, boissons, vêtemens, occupation de tous les jours,
sont autant d'élémens qui tendent à réagir contre les causes physi-
ques', ou dont l'action se combine avec elles. De là pour les dégé-
nérescences un second ordre de causes qui participent des lois gé-
nérales de la nature et des effets de la volonté humaine. On peut
les désigner sous le nom de physico-morales ou mixtes.
Mais la dégénérescence précède souvent chez l'individu l'action
des causes physiques et des causes physico- morales. Dès sa nais-
sance, l'homme peut présenter dans son type une altération pro-
fonde qui persiste en dépit du changement des milieux, ou bien il
apporte le germe d'une déviation maladive qui se manifeste à une
époque plus avancée de la vie. Dans le sein de la mère, l'évolution
de l'embryon peut s* opérer dans des conditions défavorables, et
l'être qui reçoit le jour offre alors dès le principe une organisation
maladive, une anomalie dans les formes, tendant à altérer sa santé,
à troubler ses fonctions, — ce que l'on appelle une monstruosité. On
doit donc reconnaître une troisième classe de causes pour la dégé-
nérescence, les causes natives ou congêniales.
■'#.f*
SO REVUE DES DEUX MONDES.
Le moral exerce sur le physique une influence de tous les instans.
Quelque maître qu'un homme se soit rendu de ses besoins, de ses
passions, c'est-à-dire de son organisation corporelle, il demeure
toujours soumis à la réaction de la matière sur l'esprit, réaction
moins prononcée aux époques où la vie intellectuelle est la plus
forte et la plus active, où les organes se trouvent dans un équilibre
plus parfait. L'influence du moral sur le physique n'est pas moins
constante que l'efl'et inverse; l'économie subit constamment le
contre-coup des pensées qui agitent l'esprit, des émotions, des cha-
grins auxquels nous sommes en proie. Si l'état de trouble et d'in-
quiétude où 'se trouve l'intelligence se continue et s'accroît, le cer-
veau, le système nerveux, ne tardent pas à réfléchir le mal moral
qui nous consume; nos sens se bouleversent, nos fonctions se dé-
rangent, et tandis que notre intelligence s'abaisse par l'eflet d'une
trop grande dépression ou d'une extrême surexcitation, l'orga-
nisme perd à son tour la régularité de ses mouvemens, les fonctions
se dépravent, et l'homme se dégrade. Il y a conséquemment une
quatrième et dernière classe de causes de dégénérescence, les causes
morales.
On pense bien que cette division quadripartite n'a rien d'absolu.
Ces quatre classes ne sont point séparées par des caractères nets et
tranchés, et le plus grand nombre des dégénérescences est dû à
l'action combinée de ces difféientes causes; mais, pour être compris
et convenablement exposés, les faits ont besoin d'être soumis à une
analyse qui sépare artificiellement ce que la nature a réuni. Vraie
dans ses linéamens généraux , la classification adoptée ici ne peut
que difficilement être appliquée dans le détail; elle est plutôt des-
tinée à faire concevoir les phénomènes physiologiques qu'à guider
dans leurs recherches l'observateur et le praticien. Toutefois il est
certaines dégénérescences dans lesquelles prédomine évidemment
l'un des quatre ordres de causes, et qui deviennent alors en quelque
sorte typiques. Je choisirai quelques-unes» de ces dégénérescences
pour faire comprendre ce qui se passe lorsque l'organisme se dé-
grade sous l'influence tranchée de l'une de ces causes, et caracté-
riser le mode d'action qui lui est propre.
Il nous faut revenir ici sur le crétin, ce type d'une des dégéné-
rescences les plus marquées de l'espèce humaine, et, après en avoir
tracé à grands traits la triste image, l'étudier dans ses détails ca-
ractéristiques. Les crétins sont presque toujours des êtres d'une
constitution scrofule use et rachitique. Quoiqu'on ne puisse se mé-
prendre à leur vue et les confondre avec des individus simplement
débiles ou maladifs, ils sont loin d'ofl'rir une constitution uniforme
et une apparence corporelle identique. Ainsi que l'a remarqué un
savant aliéniste , M. Ferras, certains crétins ont la taille ramassée.
D^IGÉNÉRESCENCES DE l' ESPÈCE HUMAINE. 81
les membres trapus, le cou gros et court, le crâne volumineux, la
face aplatie; d'autres se distinguent au contraire par l'élancement
du tronc, la gracilité des membres, la longueur et la flexibilité du
cou, les formes anguleuses du visage.
La distinction à établir entre les crétins ne tient pas seulement à
cette différence dans leur conformation; elle résulte aussi du carac-
tère propre qu'un grand nombre de crétins présente. Tandis qu'il
en est où l'on ne retrouve guère que le cachet ordinaire de l'idiotie
empreint sur une constitution cachexique et scrofuleuse, d'autres
offrent dans leur organisation, dans leur cerveau et leurs membres,
un véritable arrêt de développement, ainsi que l'a remarqué le doc-
teur Baillarger. Chez ces infortunés, l'évolution des organes n'a pu
s'opérer qu'incomplètement, les formes générales du corps sont celles
de très jeunes enfans; la dentition est retardée, le pouls conserve la
fréquence qu'il a dans le premier âge, la puberté n'est jamais appa-
rue, ou n'a commencé que fort tard; les inclinations, les goûts de-
meurent ceux de l'enfance même bien après l'âge adulte. Il existe
une telle dépendance entre les organes et la forme revêtue par l'in-
telligence qu'il suffit d'un changement artificiel d'âge ou de sexe pour
que l'esprit prenne immédiatement la tournure et les habitudes pro-
pres à l'âge ou au sexe auxquels on a en quelque sorte ramené les
organes. On sait que chez les eunuques les tendances de la femme
se manifestent du moment que les attributs de la virilité disparais-
sent. L'amour des petits enfans et le goût des chiffons ont été ob-
servés chez tous les eunuques; leur physionomie est celle de vieilles
femmes, de femmes qui ont perdu le charme de leur sexe sans en
avoir jamais présenté ni l'attrait ni l'éclat. De même les crétins arrê-
tés dans leur développement demeurent, par une sorte de castration
à laquelle les condamne la nature, de petits enfans à l'âge d'homme.
Ils sont même au-dessous de l'enfance, car leur intelligence ne sait
ni s'enrichir ni se fortifier : les uns sont des êtres muets, privés de
raison comme de voix articulée ; d'autres peuvent proférer des sons
intelligibles, parler même, mais leur langage trahit l'imbécillité de
leur esprit. Il semble que, toute grossière qu'elle soit, cette faculté
de penser ne s'exerce qu'avec peine et produise en eux une extrême
fatigue, car, d'après l'observation d'un médecin italien, Maffei, plu-
sieurs fois par jour, et comme périodiquement, leur intelligence
tombe dans un état de torpeur, et tout acte mental est alors chez
eux suspendu. Parvient-on à dresser quelques crétins, ceux dont l'in-
telligence est moins obtuse, à une occupation régulière et détermi-
née, ils ne s'en acquittent qu'automatiquement. Le moindre obstacle
qui se présente, la moindre difficulté qu'ils rencontrent, suffit pour
leur faire abandonner le travail ; jamais leur conception ne s'élève
82 REVUE DES DEUX MONDES.
au-dessus du fait à T accomplissement duquel ils ont été assujettis,
et leur éducation rappelle à cet égard, d'une manière remarquable,
celle que nous parvenons à donner aux animaux.
Le caractère endémique qu'offre incontestablement dans certains
cantons le crétinisme a fait étudier avec attention le climat et la
constitution géologique de ces localités, afm de saisir entre le cli-
mat, la constitution du sol et les altérations organiques d'où naît le
crétinisme, une liaison qui pût faire connaître la cause du mal et les
moyens d'y remédier. Cette étude a suggéré sur l'origine du créti-
nisme des opinions diverses, mais non inconciliables. Un prélat qui
réside non loin d'un pays particulièrement infecté de cette maladie
terrible, M. Billiet, archevêque de Ghambéry, a remarqué que le cré-
tinisme apparaît presque exclusivement sur les terrains d'argile et
de gypse. Un médecin, M. Grange, qui a entrepris divers voyages
pour étudier la cause de cette affection endémique, fut frappé de
voir que partout où les terrains magnésiens prédominent et où l'iode
manque, le goître et le crétinisme se manifestent; dès que cette
formation géognosique vient à disparaître, et que les terrains iodés
la remplacent, les deux maladies ne se présentent plus. L'opinion de
M. Grange se rapproche beaucoup de celle de M. Chatin. Aux yeux
de ce chimiste exercé, du moment que l'iode n'est pas contenu en
proportion suffisante dans l'air, les eaux potables et les plantes, le
crétinisme et le goître commencent à sévir. D'autres observateurs
ont confirmé le fait signalé par M. Chatin. Un savant russe. M, Ka-
chine, qui a observé le crétinisme et le goître sur les bords de l'Ou-
rof, affluent de l'Argoune, dans le district de Nertchinsk, adopte
l'explication du chimiste français. Quoi qu'il en soit de l'incertitude
qui peut régner encore sur la véritable modification du sol et de
l'atmosphère en contact avec lui, d'où résultent les deux maladies,
on est déjà assuré que c'est la géologie et la chimie minérale qui
nous révéleront la cause du caractère endémique du crétinisme. Les
lieux exercent, on le voit, une influencé considérable sur le déve-
loppement du cerveau et l'évolution des organes qui concourent
avec ce viscère à la vie. On a constaté en Ecosse que les hautes
terres [Highlands) donnent . trois fois plus d'idiots que les basses.
Cependant, s'il est certaines contrées, comme les vallées désolées
par le crétinisme, qui dégradent leurs habitans, d'autres sont pré-
destinées à être peuplées par les hommes les plus intelligens et
les plus beaux. Il est des cantons où l'existence ne se conserve
qu'avec peine, et se débat contre des causes déprimantes et des-
tructrices; il en est d'autres où la vie fleurit dans tout son éclat, où
notre espèce domine la nature et triomphe aisément de la maladie.
Entre les causes physico-morales, le régime et l'alimentation oc-
cupent certainement la plus grande place. Les substances solides ou
I
DÉGÉNÉRESCENCES DE L'eSPÈCE HUMAINE. 8S
liquides qui composent notre nourriture renouvellent sans cesse les
parties de notre corps et transmettent à notre économie le mouve-
ment et la force. Si ces alimens sont d'une nature contraire aux be-
soins de notre organisme , si la qualité en est mauvaise et la pré-
paration malsaine, le corps ne tarde pas à ressentir l'effet de cette
nourriture dangereuse; l'économie se trouble, les fonctions se dé-
rangent, et de là naît un mal qui ne fait que s'accroître avec l'usage
de ces alimens. Que la nourriture fournie par les végétaux participe
des altérations subies par ceux-ci sous des influences atmosphériques,
et le mal se répand sur toute une population, la santé des individus
s'ébranle, une véritable dégénérescence se produit. Des phénomènes
de ce genre ont été plus d'une fois observés : l'emploi de la farine
tirée du grain affecté de la maladie appelée ergot a engendré une
épidémie terrible, Vcrgotismcj qui a frappé des familles entières et
introduit chez certaines populations un principe de dégénérescence
et de mort. L'empoisonnement lent dû à l'usage de la farine de blé
ergoté non-seulement a produit des maladies aiguës et fait naître
des symptômes graves d'intoxication , mais la nature tout entière
de l'individu a été attaquée, les forces ont décliné, les fonctions di-
gestives se sont dérangées, les sens se sont émoussés, la cécité même
est apparue; l'intelligence enfin a été atteinte, elle est tombée dans
un incurable engourdissement ou une véritable aliénation.
Veut-on un exemple plus frappant des effets terribles que produit
sur notre espèce une nourriture malsaine ou l'usage d' alimens em-
poisonnés par le sol ou l'atmosphère? Étudions la pellagre. Cette
maladie, connue seulement depuis le xviii^ siècle, et qui sévit surtout
en Espagne, dans le nord de l'Italie et dans la France méridionale,
constitue une dégénérescence complète. Les fonctions essentielles
sont bouleversées, le cerveau et tous les nerfs qui s'y rattachent
profondément modifiés, la peau des poignets, des mains, des cous-
de-pied et parfois même du visage se couvre de boutons. Une dé-
bilité profonde se manifeste, et l'intelligence est en proie à un af-
freux délire. Eh bien ! ce mal n'a le plus souvent d'autre origine que
l'usage d'une farine extraite de céréales, et notamment de maïs, at-
teintes d'une altération particulière que les Italiens désignent sous
le nom de verderame (vert-de-gris), et qui est due à la présence
d'un champignon miscroscopique.
Les désordres portés dans notre économie par une alimentation
malsaine sont cependant moins graves que ceux qui proviennent de
l'abus des narcotiques et des boissons enivrantes. On a dressé dans
ces derniers temps des statistiques terribles qui montrent non-seu-
lement combien l'ivrognerie, le goût de l'opium, l'usage immodéré
du tabac engendrent de maladies, mais à quel point sont profondes
et persistantes les altérations qui en résultent pour l'organisme. Ces
84 REVUE DES DEUX MONDES.
altérations s'étendent sur la constitution de populations entières;
elles ébranlent les santés les meilleures et détruisent complètement
les plus faibles.
Tous les voyageurs qui ont visité la Chine, l'archipel indien, nous
signalent les effets désastreux de l'opium sur les habitans. L'intel-
ligence des fumeurs d'opium tombe dans un hébétement d'où elle
ne sort que pour devenir la proie d'un délire furieux. Les membres
se décharnent, la physionomie prend un aspect général de dégra-
dation et de misère morale. Mari, femme, enfans, sont successive-
ment moissonnés par cette horrible passion, véritable contagion
qui poursuit son influence abrutissante sur des générations succes-
sives. Le hachisch ou extrait de chanvre peut avoir des effets non
moins funestes, et chez les Orientaux qui en abusent, il détermine à
la longue un véritable état d'imbécillité. Sous l'empire de ce narco-
tique puissant, les sensations sont bouleversées, les facultés intel-
lectuelles perverties, et les hallucinations les plus étranges, varia-
bles comme les rêves suivant la disposition de chaque individu,
donnent tour à tour une félicité factice ou des souffrances imagi-
naires. Depuis la publication du curieux livre du docteur J. Moreau
sur le hachisch y on a tenté bien des expériences pour se rendre
compte de la nature du délire que ce narcotique produit. On s'est
souvent amusé de la surexcitation nerveuse extraordinaire qu'il dé-
veloppe. Ce jeu est périlleux, et l'on fera bien de laisser au médecin
l'administration du hachisch^ dont l'emploi peut être utile comme
médicament.
Je ne dirai rien du tabac; on en a tour à tour beaucoup médit et
parlé avec enthousiasme. Un spirituel critique, M. L. Peisse, s'est
chargé de répondre aux détracteurs du tabac; mais, en tenant
compte des exagérations, il faut confesser cependant que l'abus de.
ce narcotique offre aussi ses très réels dangers. Il est loin d'être
démontré que l'habitude de fumer ou de priser, dans des propor-
tions modérées, soit en aucune façon préjudiciable à la santé ; mais,
ainsi que le remarque le docteur Morel , le principe contenu dans
le tabac, la nicotine, étant un des poisons les plus énergiques que
l'on connaisse, on ne saurait nier que l'usage excessif de ce narco-
tique ne puisse avoir des dangers. Fumer est nuisible aux adultes
qui n'ont pas atteint tout leur développement, et à plus forte raison
aux enfans. Les jeunes fumeurs sont en général pâles et maigres,
et les fonctions de la nutrition ne s'exercent pas chez eux dans la
plénitude de leurs effets. Gela suffit pour nous montrer l'influence
fatale que pourrait avoir sur la génération un goût trop précoce
pour la pipe et le cigare, goût que la mode a produit, que l'oisiveté
entretient, et que la régie se garde bien de combattre.
Arrêtons -nous davantage sur les conséquences de l'ivrognerie,
DÉGÉNÉRESCENCES DE l' ESPÈCE HUMAINE. 85
qui sont plus profondes et plus visibles. L'abus des boissons alcoo-
liques engendre une maladie particulière qu'on a désignée sous le
nom à! alcoolisme chronique. Absorbé en proportions immodérées,
l'alcool modifie d'une manière funeste les élémens constitutifs du
sang et agit sur le système nerveux à la façon d'un principe intoxi-
cant. Un tremblement agite les membres; l'intelligence devient le
jouet d'hallucinations dont les illusions de l'ivresse sont le premier
symptôme {delinum tremens) ; elle s'affaiblit peu à peu et se dé-
prave ; des paralysies partielles se déclarent et envahissent bientôt
tout^e système musculaire. Les diverses affections qui dérivent de
l'excès des boissons alcooliques, de même que celles qui sont dues
à une alimentation viciée, prennent, dans certaines régions de lEu-
rope, un caractère de généralité qui en fait de véritables mala-
dies endémiques. Il est des pays où l'alcoolisme chronique sévit
avec fureur, où l' eau-de-vie devient le mal dominant et presque
exclusif. Un savant médecin suédois, M. Magnus Huss, a écrit sur
cette maladie un livre curieux, mais attristant, bien fait pour nous
inspirer l'horreur d'un vice dont la classe pauvre est surtout la vic-
time. Toutes les maladies auxquelles l'ivrognerie donne naissance
tendent à modifier d'une manière dangereuse notre économie et
aboutissent presque toujours à la mort. L'alcool a une double action,
l'une locale, qui se fait d'abord sentir et qui porte l'irritation dans
l'organe digestif, l'autre, plus générale, qui trouble la nutrition,
affaiblit la vitalité, les systèmes nerveux et circulatoire. Ainsi dé-
vasté par l'ivrognerie, le corps devient une proie facile pour la mort,
et tandis que chez le buveur la force procréatrice s'épuise, les causes
de destruction se multiplient. On ne s'étonnera donc pas que dans
certaines villes où l'ivrognerie est un vice à peu près universel la po-
pulation décroisse avec une effrayante rapidité. M. Magnus Huss
nous apprend qu'à Erkistuna, en Suède, l'une des villes où se
consomme le plus d'eau-de-vie, il est mort annuellement, de 1848
à 1850, un individu sur 33, tandis que dans les provinces de la
Suède où l'ivrognerie est moins invétérée, la statistique nous donne
un décès sur 49 individus. Et la preuve que c'est ici l'alcool qui
élève le chiffre de la mortalité, c'est que la proportion des décès
est notablement plus considérable pour les hommes que pour les
femmes. L'alcoolisme chronique est non-seulement un état patholo-
gique, mais une cause permanente, active, de dégénérescence; il
abâtardit la race, il exerce sur le type humain une influence qui
frappe les yeux au premier aspect. Le système musculaire est chez
le buveur dans un relâchement continu; le corps est amaigri, la
peau a pris une teinte gris jaunâtre; elle est sèche et rugueuse,
etl'épiderme s'écaille facilement; le tissu graisseux et le tissu cel-
lulaire deviennent le siège de modifications profondes et morbides,
86 REVUE DES DEUX MONDES.
en sorte que le corps et l'esprit participent de la même dégradation.
L'idiotie congéniale et les monstruosités nous apparaissent comme
les types les plus caractéristiques des dégénérescences natives.
L'homme apporte souvent en naissant le principe de la dégradation
qui doit l'atteindre à un certain âge. En vain il change de lieux, en
,vain il se conforme à un réginie propre à maintenir sa santé; le
germe du mal subsiste toujours, et à un certain moment il se déve-
loppe au détriment de l'intelligence et de l'économie. L'enfant était
prédestinée n'être qu'une créature imparfaite et abâtardie; une crise
se manifeste, et il est comme retranché de l'humanité.
Qu'au sein de la mère l'évolution de l'embryon ne s'opère pas
suivant les lois normales, que la femme enceinte soit victime d'un
accident, qu'elle contracte une maladie grave ou se trouve sous
l'empire d'un trouble plus ou moins prolongé, l'enfant qu'elle mettra
au monde gardera toute sa vie l'empreinte indélébile de la pertur-
bation produite durant la grossesse. Bien qu'en opposition avec la
marche ordinaire de la nature, la formation des monstres et des
êtres imparfaits s'opère d'après certaines lois; elle est dans une dé-
pendance étroite et nécessaire du genre d'accident qui l'amène.
C'est ce qu'a démontré M. Isidore Geoffroy Saint-Hilaire dans son
excellente Histoire des anomalies. Les lois suivies par la nature jus-
que dans ses aberrations sont si fatales que l'on peut presque à vo-
lonté produire telle ou telle anomalie, en faisant varier à dessein
les conditions défavorables où l'embryon se trouve placé. M. I. Geof-
froy Saint-Hilaire a expérimenté cette loi pour les oiseaux, dont
il troublait de diverses manières le développement pendant les pre-
miers jours de l'incubation.
Le sein de la mère devient le siège de véritables métamorphoses
d'autant plus complètes que la période intra-utérine est moins avan-
cée. Les appareils, les organes sont, suivant les circonstances per-
turbatrices, retardés dans leur développement, ou développés d'une
manière anomale et excessive ; c'est ainsi que le cerveau, les os du
crâne se trouvent parfois dans l'impossibilité de prendre la forme
et les dimensions nécessaires au jeu régulier de l'intelligence, que
l'épine dorsale est arrêtée dans sa formation et sa croissance. L'en-
• fant naît idiot, imbécile, hydrocéphale ou rachitique, et dès les
premiers jours, dès les premiers mois de l'existence, il donne les
signes de la dégénérescence qui doit l'atteindre. Une fois le cer-
veau et le système nerveux étiolés, contrariés dans leur action,
troublés dans leurs relations mutuelles, des désordres souvent plus
graves s'étendent à toute l'économie, et l'idiotie n'est alors que le
premier symptôme d'une dégradation qui frappe le type humain
tout entier. L'idiot au dernier degré végète et meurt prématurément.
On a rapporté des cas d'idiotie dans lesquels les instincts les plus
DÉGÉNÉRESCENCES DE l' ESPÈCE HUMAINE. 87
spontanés avaient même presque totalement disparu. La sensibilité
physique n'existait plus, les muscles flasques et relâchés ne pou-
vaient soutenir le corps assis ou debout; l'odorat, l'ouïe semblaient
à peine développés, et l'individu n'avait pas même l'instinct com-
mun à tous les animaux qui les porte à chercher leur nourriture
et à choisir celle qui leur convient.
Pour être congéniale, une maladie, une anomalie n'a pas toujours
besoin d'apparaître aux premiers momens de la vie; il est des cas
fréquens où l'idiotie ne se déclare qu'au bout de cinq ou six mois
et même davantage; jusque-là l'enfant n'annonçait rien qui fît pré-
sager l'horrible état auquel il était condamné. Le crétinisme ne se
déclare généralement qu'à un certain âge qui ne dépasse jamais
sept ans; mais l'enfant qui doit en être atteint offre en naissant des
signes qui ne trompent pas les gens de l'art.
A quoi tient cette apparition tardive de monstruosités dont le
principe est communiqué avec la vie et ne résulte pas des circon-
stances premières où le nouveau-né a été placé? C'est qu'après sa
naissance l'homme est loin encore d'avoir atteint le terme de sa
formation. Il se développe pendant toute l'enfance et la jeunesse; il
se décompose dès l'âge du retour, mais toujours en vertu d'un mou-
vement initial qui n'est autre que le don de la vie. Les cartilages
et les os s'épaississent; les viscères, les muscles, s'étendent, se
fortifient avant d'arriver à une période de décroissance variable
pour chaque individu. Chez l'enfant qui vient de naître, l'ossifica-
tion du crâne n'est pas complète; elle demande pour s'accomplir
un certain temps. Le cerveau a-t-il pris des dimensions exagérées,
cette ossification est retardée. C'est ce que l'on observe chez les
hydrocéphales. Les fontanelles (1) persistent plus longtemps, les su-
tures demeurent écartées, les os sont minces, transparens et quel-
quefois flexibles comme des cartilages. Le cerveau est-il au con-
traire atrophié, l'ossification du crâne est accélérée, ainsi que l'a
constaté le docteur Baillarger. Chez plusieurs idiots même, les fon-
tanelles n'existent déjà plus à la naissance, et c'est là une des causes
qui contribuent davantage à arrêter le développement de l'intelli-
gence, car chez l'homme, et chez l'homme seul, le cerveau croît et
se développe durant la vie. Selon l'anatomiste allemand Meckel, cinq
mois après la naissance, le cerveau de l'enfant a presque doublé de
poids ; ayant pesé d'abord 300 grammes, il en pèse alors environ 600.
Aussi c'est chez l'homme seulement que l'on observe des fontanelles
larges persistant pendant plusieurs années. Chez les singes, elles
sont très petites et disparaissent au bout de peu de temps ; sur le
(1) On nomme fontanelles les espaces membraneux que présentent les os du crân«
des enfans avant une complète ossiflcation. — Les sutures sont les articulations im-
mobiles qui réunissent les os du crâne et de la face.
88 REVUE DES DEUX MONDES.
crâne des autres animaux, c'est à peine si l'on en trouve quelques
traces. Un fait curieux et dont on doit la constatation à M. Gratio-
let, c'est que les nègres rappellent à cet égard les idiots et même
les singes. Chez eux, l'ossification complète des sutures est beau-
coup plus précoce que chez les blancs. Et tandis que certains
hommes de notre race gardent pendant toute leur vie les pièces os-
seuses de la tête distinctes et simplement encastrées les unes dans
les autres, les nègres et plusieurs races sauvages n'atteignent jamais
la vieillesse avant que les sutures ne se soient totalement ossifiées.
M. Gratiolet a même remarqué un ordre différent dans les oblitéra-
tions successives des sutures, en étudiant la tête des individus de
race européenne, puis celle des sauvages et des nègres. Chez les
nègres, le crâne se ferme d'abord dans sa partie antérieure; chez les
blancs, c'est la partie postérieure qui se soude la première. De là
dans la marche de l'intelligence un phénomène très différent; le
nègre, comme l'idiot, comme les individus dégénérés, voit promp-
tement le développement de ses facultés arrêté et comme empri-
sonné par l'enveloppe osseuse de la tête ; l'intelligence de certains
blancs, au contraire, peut s'accroître pendant une période très lon-
gue de la vie, puisque les sutures ne s'ossifient souvent qu'à la
vieillesse. M. Baillarger a rappelé qu'à l'autopsie de Pascal on avait
reconnu que la suture frontale était demeurée ouverte pendant toute
l'enfance, et n'avait pu se refermer à raison du prodigieux dévelop-
pement du cerveau; il s'était formé un calus qui avait entièrement
recouvert cette suture et que l'on sentait aisément au doigt.
Ce qu'oii vient de lire achève de démontrer que la dégénérescence
qu'on peut appeler congéniale n'est pas tant celle qui se manifeste
à la naissance que l'arrêt de développement dont sont frappés les
organes et l'appareil encéphalique en particulier, par suite d'un
principe agissant dans l'organisme et qui est communiqué avec la
vie. L'idiot, de même que le crétin et l'homme de race inférieure,
atteint plus tôt que nous le terme de son évolution intellectuelle;
il est jusqu'à un certain point comme le chimpanzé et certaines
grandes espèces de singes qui ne présentent toute leur intelligence
que pendant la jeunesse, et deviennent stupides et apathiques dès
qu'ils ont dépassé l'âge adulte. La vie même chez quelques idiots
s'accomplit et s'épuise dans une plus courte période; le crétin, par
exemple, dépasse rarement quarante ans.
L'homme en naissant est conséquemment prédestiné à monter ou
à descendre un nombre déterminé de degrés sur l'échelle de l'intel-
ligence. Cette échelle est comme celle que Jacob voyait en songe,
et le long de laquelle montaient et descendaient des anges; mais de
même qu'il y a certains échelons élevés que les esprits les mieux
doués et les plus puissans ne sauraient dépasser, il y en a -d'autres
I
DÉGÉNÉRESCENCES DE l' ESPÈCE HUMAINE. 89
qui constituent la limite inférieure, dernier terme de la dégradation
possible. Les monstruosités, les aberrations de la nature ont leurs
bornes. Précisément parce qu'elles résultent de l'action de certaines
causes qui tendent à déranger l'évolution régulière de l'individu,
elles ne peuvent totalement eiTacer le type dont la persistance résiste
pied à pied à l'action perturbatrice. Les anciens anatomistes, écrit
M. L Geoffroy Saint-Hiïaire, paraissent n'avoir pas même soupçonné
que les anomalies de l'organisation aient des limites, et à plus forte
raison qu'elles soient réductibles à des lois certaines et précises;
c'est ce qui explique ce que l'on a rapporté de quelques monstres,
fantastiques créations d'une imagination qui prêtait à la nature ses
caprices et ses conceptions impossibles.
Il me 'reste à examiner, pour achever de passer en revue les di-
verses causes de dégénérescences, celles que j'ai appelées morales.
L'observation a démontré que si les lésions du physique produi-
sent plus ordinairement le délire, l'aliénation mentale trouve son
origine la plus fréquente dans un trouble profond du moral. Quel-
ques statistiques dressées en France et en Angleterre, et dans les-
quelles les cas de folie sont rangés par causes, ont mis le fait en
évidence. Les passions et les vices, les préoccupations exclusives et
les chagrins, toutes les affections profondes de l'âme en un mot, réa-
gissent sur le cerveau et le système nerveux et peuvent y dévelop-
per des altérations^ aboutissant à une dégénérescence physique et
morale. Chez le fou, les idées ne sont pas seulement bouleversées;
à l'incohérence de la pensée s'associe une perversion plus ou moins
étendue des sentimens. Des croyances chimériques, des opinions
étranges provoquent des passions qui ne peuvent se contenir, et fa-
talement la surexcitation nerveuse imprime à tous nos sentimens
une violence qui en. fait des passions. L'intelligence n'est plus le
siège d'opérations régulières qu'appelle la volonté et que coordonne
le jugement, c'est l'instrument passif ou plutôt automatique d'une
foule de pensées et de conceptions se produisant à la façon des
rêves et se présentant avec une irrésistibilité qui enchaîne la volonté
et finit par l'anéantir. C'est assurément le dernier terme de la dé-
générescence morale, de l'abrutissement complet, puisque l'homme
perd alors ce qu'il y a en lui de plus noble et de plus élevé. Quoique
l'intelligence soit seule attaquée, le type physique ne peut échapper
à la dégradation dont le moral est atteint. Le fou ne tarde pas à
présenter dans ses traits, son regard, son aspect, ses mouvemens,
je ne sais quoi de désordonné et d'étrange qui produit sur notre
esprit une impression pénible, qui peut même agir assez vivement
pour troubler notre raison et nous communiquer la maladie mentale
que nous avoiis trop souvent sous les yeux ; de là cette contagion de
90 REVUE DES DEUX MONDES.
la folie plus d'une fois observée et dont le danger n'est pas un des
moindres motifs qui nécessitent la séquestration des aliénés.
Ainsi, lorsque l'intelligence ne peut plus réagir contre les influen-
ces qui l'inquiètent et l'agitent, lorsque l'équilibre est rompu entre
les passions et la raison, l'homme se dégrade au moral, puis au phy-
sique ; la folie paralytique et la démence sont le dernier terme de
cette dégénérescence maladive.
Rarement les quatre ordres de causes que je viens de signaler
agissent d'une manière isolée; d'ordinaire elles se réunissent, elles
se combinent dans des proportions diverses. Les écarts du régime
et l'insalubrité des lieux déterminent une prédisposition maladive,
un penchant à la dégénérescence qui participe du caractère phy-
sique et congénial. C'est ce qui a lieu pour le crétinisme. La pel-
lagre se confond souvent avec certains genres de folie paralytique,
et l'étude des aliénés a fait voir que c'est de préférence chez les
individus qui apportent en naissant un germe de maladie nerveuse
que les causes morales amènent la folie. Le crétinisme n'est parfois
que de l'idiotie, et l'idiotie à son tour est le produit fréquent de ma-
ladies qui se développent sous des influences climatologiques et
physico-morales. La folie aussi ne semble en bien des cas que le
résultat d'une perturbation de l'économie chez des personnes déjà
prédisposées à l'aliénation mentale. Certaines maladies aiguës ou
chroniques, telles que la pneumonie, la fièvre typhoïde , les fièvres
intermittentes, les affections organiques du cœur, entraînent à leur
suite, chez des individus d'une constitution intellectuelle délicate ,
un délire plus ou moins prolongé. En un mot, tous les troubles de
l'organisme sont dans une étroite relation, et dès qu'une cause
pousse l'homme sur la pente de la dégénérescence, les autres causes
agissent pour accélérer sa chute.
II.
Ces causes de dégénérescence, qu'on vient de voir réparties en
quatre classes, n'interviennent pas toujours d'une manière directe,
en altérant notre économie et portant le trouble dans nos fonctions;
les effets qui en résultent se prolongent bien au-delà de la vie des
individus, ou, pour parler avec les médecins, ils sont non-seule-
ment actuels, mais encore consécutifs. Le principe de la dégénéres-
cence se transmet héréditairement, et s'aggrave ou s'atténue suivant
que ceux qui le reçoivent sont placés dans des conditions propres
à en arrêter ou à en développer les effets. De là la possibilité pour
notre espèce d'une dégénérescence progressive et continue.
^ La médecine contemporaine a reconnu que l'hérédité physiolo-
gique et patliologique est un fait beaucoup plus général et plus
DÉGÉNÉRESCENCES DE l'eSPÈCE HUMAINE. 91
étendu qu'on ne l'avait d'abord supposé. Les statistiques ont dé-
montré la transmission héréditaire d'une foule d'affections chez ceux
qui n'ont pas pris un soin particulier et de tous les jours pour en
arrêter le germe : la phthisie , la goutte , le cancer, passent des
parens aux enfans, et tout donne à^ penser que, si l'on tenait un
registre plus exact des maladies dont chaque individu est atteint,
on constaterait bien des transmissions maladives qui ne sautent
point encore aux yeux. Le fait de l'hérédité nous est en outre ré-
vélé par l'apparition chez plusieurs générations successives de cer-
taines anomalies dans l'organisation. C'est ainsi que l'on a vu chez
divers individus d'une même famille, issus les uns des autres, la
main présenter six doigts, le corps offrir certaines difformités par-
ticulières ou même de légers signes de la peau, comme le pois chiche
[cirer] que Gicéron tenait de son père, et qui lui valut son surnom.
Mais ce sont avant tout les maladies du cerveau et du système ner-
veux qui présentent ce caractère de transmisslbilité. Les statistiques
sont à cet égard d'une triste éloquence : la grande majorité des alié-
nés, des idiots, des épileptiques, des individus affectés de ce dérè-
glement des mouvemens qu'on appelle chorée, descendent de per-
sonnes qui avaient eu de semblables maladies, ou chez lesquelles le
système nerveux était profondément altéré. L'hérédité a aussi été
reconnue pour la pellagre , maladie qui se transmet surtout par la
mère en suivant le sexe féminin; la surdi- mutité provient le plus
souvent de la constitution scorbutique des parens, et le docteur Alli-
bert a remarqué que la cécité de naissance apparaît parfois chez les
enfans de personnes affectées d'une extrême myopie.
Cette hérédité des maladies du cerveau et des organes de la sen-
sation se rattache du reste à un fait plus général, la transmission
plus ou moins complète de la constitution intellectuelle , liée elle-
même à celle de l'encéphale. Il y a longtemps qu'on a observé chez
les enfans la tournure d'esprit, le caractère, les penchans, les goûts
et même les manies et les tics de leurs parens. Chacun présente,
associés dans des proportions variables , les élémens du caractère
de son père et de sa mère, de même que dans notre visage on dis-
cerne presque toujours les traits des auteurs de nos jours; ordinai-
rement c'est la physionomie de l'un qui prédomine, mais il est rare
qu'on ne découvre pas, même chez l'enfant qui ressemble le plus
à l'un de ses ascendans, quelques détails empruntés à la figure de
l'autre, et de là, soit dit en passant, la diversité des impressions
que fait sur autrui la vue d'un enfant où tel reconnaît la physiono-
mie du père, tandis que tel autre y retrouve les traits de la mère.
Cette hérédité n'est donc pas la transmission intégrale et absolue
d'un certain patrimoine physiologique. Les parens atteints d'une
maladie ne la lèguent pas nécessairement à tous leurs enfans. Le
92 REVUE DES DI' MONDES.
mal, en passant d'une génération à l'autre, ne fait pas seulement
que s'accroître ou s'atténuer; il se modifie et se transforme. Comme
les maladies ne constituent pas des types définis et arrêtés, qu'elles
se lient les unes aux autres et varient dans leurs symptômes, sui-
vant les milieux au sein desquels elles se développent, l'héritage
d'une affection morbide ne saurait passer des ascendans aux enfans
en conservant toujours le même caractère et donnant lieu aux mêmes
phénomènes. Ce dont on hérite, c'est un principe de maladie et de
dégénérescence, et comme un canevas sur lequel le temps étendra
d'autres fils que ceux dont l'existence des parens a été tissue.
Un père, une mère atteints d'aliénation mentale donneront nais-
sance soit à un fou, soit à un épileptique, soit à un paralytique, en
un mot à un individu condamné à l'une de ces affections qui sem-
blent n'être que des métamorphoses d'un même principe morbifique,
et réciproquement l'une de ces affections pourra, dans la généra-
tion suivante, engendrer la folie. Ainsi que l'a remarqué le docteur
J. Moreau dans son intéressant ouvrage sur la Psychologie morbide j
c'est l'ignorance du véritable caractère de l'hérédité pathologique
qui en a fait souvent contester l'existence. « Ayant toujours la loi
des ressemblances devant les yeux et ne voyant dans l'hérédité que
la transmission des ascendans aux descendans de faits organiques
constamment semblables à eux-mêmes, l'on n'a eu le plus souvent,
écrit ce savant médecin, à constater que des résultats opposés à
ceux que l'on cherchait : c'est ainsi que l'on a vu des hommes doués
des plus éminentes qualités de l'esprit et du cœur donner le jour à
des enfans imbéciles ou presque complètement dénués du sens mo-
ral. )) Mais ces antinomies apparentes disparaissent lorsqu'au lieu
de s'en prendre aux phénomènes extérieurs, on interroge les con-
ditions mêmes de la vie et que l'on cherche le véritable état physio-
logique qui a donné naissance à des effets au premier abord opposés.
La folie, l'idiotie, c'est-à-dire ce qui est l'expression des plus graves
perturbations de la vie morale, contiennent en puissance ]es qua-
lités intellectuelles les plus transcendantes. L'hérédité, entendue
dans son véritable sens, implique la transmission des forces ner-
veuses ou vitales d'où les qualités morales tirent leur énergie et
leurs aberrations.
Le docteur P. Lucas, qui a écrit sur l'hérédité naturelle un traité
complet dont on ne saurait trop recommander la lecture, observe
que la métamorphose des maladies héréditaires est d'une double
nature. Tantôt elle ne s'offre que comme une simple transmutation
des formes d'une même maladie, tantôt elle constitue une transfor-
mation de l'espèce morbide même. Dans le premier cas, qui se ren-
contre surtout pour les maladies du système nerveux, l'enfant héçite
de la névropathie d'un de ses parens; dans le second, les ascendans
DÉGÉNÉRESCENCES DE l/ ESPECE HUMAINE. 95
atteints déjà d'un mal profond transmettent à leur progéniture une
débilité corporelle qui ouvre la porte à une foule de maux. Et qu'on
ne croie pas que, pour être transmis, le mal chez les parens doive
toujours être invétéré et profond. Qu'un accident, une maladie pas-
sagère ait frappé les auteurs de nos jours peu avant le moment où
ils nous transmettaient le germe de la vie, à ce moment même, et
nous hériterons des imperfections et des troubles auxquels ils avaient
été passagèrement soumis. Hésiode l'avait déjà observé quand, dans
son poème des Travaux et des Jours ^ il recommande de s'abstenir
des plaisirs de l'amour au retour des cérémonies funèbres, de crainte
de transmettre à l'enfant l'impression de mélancolie qu'elles lais-
sent au fond de l'âme. Une foule de physiologistes ont reconnu que
les en fans conçus dans l'ivresse présentent une intelligence lourde et
hébétée. Des faits de ce genre ont été aussi notés pour les animaux.
Les vétérinaires savent que les défauts que font naître chez les che-
vaux des blessures ou des coups passent souvent aux membres de
leurs poulains. Une semblable transmission de difformités résultant
d'accidens n'est pas rare dans notre espèce, et M. Lucas en citedif-
férenscas.
Quant à ce qu'on pourrait appeler les monstruosités morales, les
perversités précoces, les penchans instinctifs, irrésistibles, au vol,
au meurtre, au suicide, qui se manifestent parfois chez de très jeu-
nes enfans auxquels on avait pourtant inculqué d'excellens princi-
pes, monstruosités dont l'ouvrage de M. J. Moreau et les Annales
médico-psychologiques nous fournissent de nombreux exemples, il
faut en chercher le plus souvent la source dans l'état de désordre
moral où se trouvaient les parens quand ils ont engendré ces êtres
déchus. En effet, un abattement de l'esprit, une fatigue continue du
corps, un trouble cérébral même momentané, peuvent suffire pour
amener la perversion de nos sentimens et nous conduire aux actes
les plus contraires à notre nature et à notre éducation. C'est ce que
nous démontrent la calenture et ce que les matelots anglais appel-
lent the liorrors, transports subits qui parfois, sans délire préalable,
s'emparent de marins ou de soldats exposés à l'ardeur extrême du
soleil ou placés dans un réduit trop fortement chauffé par un poêle,
les poussent à se donner la mort, à se précipiter dans les flots. Con-
çus sous l'empire de ces désordres passagers, les enfans naissent
avec des instincts criminels, vrais types de dégénérescence morale.
Mais, dira-t-on, pourquoi tant d'irrégularité dans l'héritage? Pour-
quoi voit-on tantôt la transmission s'opérer dans un enfant ou chez
plusieurs, tantôt l'héritage légué comme par voie de substitution, et
la folie notamment sauter une génération? Ces irrégularités ne sont
qu'apparentes; elles tiennent au jeu complexe d'une foule de phé-
nomènes dont nous n'avons pu encore suivre la marche et découvrir
9A REVUE DES DEUX MONDES.
les lois. On a, il est vrai, récemment tenté de percer les ténèbres
de la conception; mais les observations sont encore trop impar-
faites pour qu'on soit assuré des résultats. Un médecin, M. Lhéri-
tier, a proposé des vues ingénieuses, fondées sur une étude atten-
tive d'un assez grand nombre de faits. Suivant ce physiologiste, il
faut, pour saisir les lois de la transmission, distinguer les organes
en trois classes, à savoir : les organes locomoteurs, ceu\ de la nu-
trition, et l'appareil nerveux central. Celui-ci se subdivise à son
tour en deux parties : l'une antérieure, qui comprend le cerveau et
le cordon antérieur de la moelle épinière, l'autre postérieure, em-
brassant le cervelet et le cordon postérieur de la moelle. Ces deux
subdivisions des organes de la troisième classe se lient respective-
ment aux deux premières; l'appareil locomoteur est dans une dé-
pendance directe de la partie postérieure du système nerveux cen-
tral, et l'appareil nutritif dans la dépendance de la partie antérieure
de ce même système.
C'est sur cette connexion que reposent, selon M. Lhéritier, les
lois de la ressemblance, c'est-à-dire le mode suivant lequel tel ou
tel ascendant transmet à sa progéniture telle ou telle série distincte
d'organes. Y a-t-il équilibre entr^ parens de la même variété, l'un
des deux transmet indifféremment l'une ou l'autre des deux séries
organiques. Si les parens sont de variétés différentes, le père donne
toujours la série postérieure, c'est-à-dire le cervelet et les organes
locomoteurs; la mère, au contraire, donne constamment la série
antérieure, c'est-à-dire les sens et le système nutritif. Ces lois, le
médecin français les déduit des faits reconnus dans le croisement
des animaux, et il croit les retrouver dans l'homme. Avertis des prin-
cipes posés par M. Lhéritier, c'est au public, aux physiologistes, de
les vérifier ou de les infirmer. Je n'ai point d'ailleurs à traiter ici
de l'hérédité physiologique proprement dite; ce qui me préoccupe,
c'est la question des dégénérescences, et par conséquent la trans-
mission des maladies. Le docteur P. Lucas remarque qu'une maladie
peut être transmise sous trois formes, autrement dit, à trois degrés
dilTérens de développement : d'abord comme simple aptitude idio-
syncrasique, c'est-à-dire comme une disposition organique à la-
quelle il ne faut que des circonstances favorables pour se traduire
en une maladie caractérisée; puis comme état rudimentaire, c'est-
à-dire sous une forme latente, en germe. Ici la disposition maladive
tend à un développement déterminé. Le germe morbide renferme
en lui une force spontanée qui donnera naissance au mal, si elle
n'est combattue. Enfin la maladie même peut passer des parens aux
enfans, avec son cortège propre de formes, de symptômes et de lé-
sions. Et dans ce dernier cas on doit dire que la dégénérescence
est fatale ; dans le second, on peut encore en éviter, en arrêter le
L
DÉGÉNÉRESCENCES DE l'eSPÈCE HUMAINE. 95
développement. Dans le premier, elle ne se produira que si l'on
s'entoure des circonstances propres à la faire naître.
Qu'on se reporte maintenant aux quatre grandes classes de causes
qui amènent la dégénérescence, qu'on les envisage dans leur trans-
mission héréditaire, et l'on reconnaîtra quel vaste réseau d'actions
morbides tendent à nous faire dévier de l'organisme normal. Telle
cause physique ou physico-morale devient pour le descendant de
l'individu qui y a été soumis une cause^morale ou congéniale. L'in-
fluence des lieux et l'insalubrité du régime ont-elles altéré et déjà
dégradé la constitution d'un individu, l'enfant .auquel il donne le
jour en subira l'influence, même transporté en d'autres climats et
soumis à un genre de vie difl'érent. Des idiots naissent ainsi de pa-
rens qui ont longtemps vécu dans des [cantons où règne le créti-
nisme. Nombre de fous et d'imbéciles ont eu pour pères des ivro-
gnes. Un père et une mère atteints, bien qu'à un faible degré, d'une
de ces maladies qui épuisent l'organisme et dévastent l'économie,
auront pour enfans des êtres frappés d'un mal plus profond ou d'une
infivmité plus incurable. Ces tristes vérités font mieux comprendre
le danger des alliances entre personnes de constitutions maladives
analogues, ou même de tempéramens identiques, car les tempéra-
mens sont comme les formes de gouvernement, ils succombent par
l'exagération de leur principe, et cependant ils sont fatalement en-
traînés à cette exagération. Chaque terhpérament porte donc en soi
le germe de sa destruction, et si deux tempéramens semblables se
trouvent associés, ces germes s'ajoutent chez l'enfant.
Les dangers des unions entre personnes du même sang et de
même famille ont été signalés par plusieurs médecins, MM. Morel,
Burdel et F. Devay. Les statistiques en mains, ces observateurs
montrent combien d'êtres dégénérés naissent d'unions contractées
entre parens, entre personnes atteintes d'un même principe mor-
bifique. Il est bon de rappeler ici leurs éloquentes plaintes; puis-
sent-elles monter jusqu'à ceux qui oublient que dans les mariages
la vraie convenance est l'harmonie des constitutions, et la fortune
la plus sûre la santé des enfans à naître !
La dégénérescence trouve ses bornes dans son excès même.
L'individu arrivé au dernier terme de l'abâtardissement, comme
certains crétins, ou afî'ecté de la plus énorme, de la plus complète
des monstruosités, est frappé de stérilité. Au bout d'un certain
nombre de générations, les familles de crétineux, de phthisiques,
d'aliénés, d'idiots, s'éteignent, et selon que la dégénérescence est
plus ou moins profonde, il faut plus ou moins de temps pour que
l'humanité soit purgée de ceux qui n'y propagent que la misère phy-
sique et morale. . Ces familles atteintes de dégénérescence sont
comme les races sauvages et dégradées auxquelles la Providence
96 REVUE DES DEUX MONDES.
paraît n'avoir assigné qu'une durée limitée, et qui disparaissent peu
à peu devant les progrès de la civilisation. De même que c'est par
le croisement des races qu'on peut arracher les descendans de ces
tribus dégénérées à la destruction qui les menace, c'est par les
unions physiquement bien assorties, par le balancement des tempé-
ramens contraires, qu'on peut relever les générations de la déchéance
à laquelle les. expose l'héritage de leurs pères.
III.
Les causes de dégénérescence une fois assignées et définies, leur
origine reconnue, se pose naturellement une question : tendent-
elles à s'accroître ou à diminuer, et la civilisation a-t-elle pour
effet d'affaiblir l'organisme, de favoriser l'abâtardissement? Pour
répondre à cette demande, il faut reprendre chacune des causes que
nous avons déjà énoncées et rechercher si elles sont en voie d'ex-
tension ou de décroissance.
D'abord, pour ne parler que des lieux et du régime, il est évident
que les causes de dégénérescence tendent à diminuer. Les marais sont
desséchés, les terres mises en culture, les habitations aérées, l'insa-
lubrité des alimens corrigée, les vêtemens mieux conditionnés et les
lois de l'hygiène plus généralement observées. Aussi la pellagre, le
crétinisme, comme les fièvres endémiques, perdent-ils tous les
jours du terrain et ont-ils en certains cantons presque complète-
ment disparu.
Tandis que les moyens préventifs sont mis en usage, la science et
la charité ont élevé des asiles consacrés au traitement des malheu-
reux atteints d'un mal que l'on n'a pu encore réussir à extirper. Les
idiots ont été l'objet d'une sollicitude toute particulière, et sans leur
rendre l'intelligence, on est parvenu cependant à tirer de leurs
facultés imparfaites un parti qui permet de les rendre à la société.
Les moins stupides ont pu recevoir une sorte d'éducation (1).
M. Niepce, dans un ouvrage sur le crétinisme, cite plusieurs exem-
ples d'invasion de ce mal arrêté à son début. On a fondé en vue
de son traitement des établissemens spéciaux. Un médecin distin-
gué, M. Guggenbuhl, dirige avec succès à l'Abendberg, en Suisse,
un de ces hospices. Le concours de moyens physiques et moraux
employés avec intelligence a relevé quelques-uns de ces infortunés
d'une dégradation qui semblait incurable. Les causes physiques et
les causes mixtes, si elles ne sauraient être complètement effacées,
trouvent donc dans les progrès de la raison et de la science un re-
mède de plus en plus efficace. Cependant le progrès est loin de se
(1) Voyez l'étude de M. Alphonse Esquiros dans la Revue du 45 avril 4847.
I
DÉGÉNÉRESCENCES DE l' ESPÈCE HUMAINE. 97
faire sur toute la ligne, et tandis que le plus grand nombre s'avance "
d'un pas assuré vers un état de choses meilleur, quelques-uns ré-
trogradent et trouvent dans les conditions nouvelles une cause d'a-
brutissement. L'ivrognerie, l'abus de l'opium et des narcotiques
tendent à s'accroître en différens pays, en Suède notamment pour le
premier de ces vices, dans la Chine pour le second. Le grand pro-
blème du paupérisme est intimement lié d'ailleurs à la question de
la dégénérescence; les statistiques publiées en Angleterre prouvent
que la misère est l'une des sources principales de l'aliénation men-
tale, et que là où elle diminue, cette maladie se présente moins
fréquemment. L'hygiène elle-même, que l'on observe plus volon-
tiers chez les classes éclairées, soufire encore à beaucoup d'égards
du système des manufactures. 11 suffit de se rendre dans nos pre-
mières cités industrielles pour se convaincre que l'agglomération
des individus soumis à des occupations sédentaires exerce sur leur
constitution physique et morale les plus fâcheux effets. La popula-
tion ouvrière de Lyon, de Lille, de Saint-Étienne , comme celle de
Manchester et de Birmingham, présente un cachet d'abâtardisse-
ment qui n'échappe pas à l'observateur le plus superficiel. L'homme
vit là comme dans une serre chaude, mais une serre dont Tair est
malsain et l'aménagement vicieux. M. I. Geoffroy Saint-Hilaire a re-
marqué que les œufs couvés artificiellement donnent fréquemment
naissance à des poussins mal conformés; dans la vie industrielle,
l'intérêt du manufacturier qui veut accélérer la production fait cou-
ver en quelque sorte artificiellement l'humaine activité : de là des
monstruosités morales et physiques plus fréquentes. Et puis cette
vie des manufactures traîne à sa suite une foule de vices et de dés-
ordres qui deviennent une cause encore plus funeste de dégradation.
Un des effets de notre civilisation, c'est le développement exces-
sif de certaines facultés. Pour être salutaire, l'exercice des organes
a besoin d'être harmonique et pondéré. S'exagère-t-elle, l'activité
passe à la surexcitation, et cette surexcitation fait" rentrer par la voie
des causes morales les maladies qu'on avait chassées par celle des
causes physiques. Le propre de l'excitation nerveuse, c'est de faire
chercher à celui qui en est atteint des moyens nouveaux de f entre-
tenir et de l'accroître. On court après les émotions, et l'on ne trouve
de plaisir que dans ce qui accroît f incendie intérieur qui nous con-
sume. Si la misère est évitée, et avec elle tout le triste cortège de
maux qu'elle entraîne, les excès et la recherche démesurée des ri-
chesses ramènent sous une autre forme les maux dont on se croyait
à l'abri. Les médecins dont j'ai parlé dans cette étude* ont constaté
le danger de cette vie surmenée qui rompt l'équilibre des fonctions
et produit la faiblesse par l'exagération même du travail.
TOME XXV. 7
98 REVUE DES DEUX MONDES.
On discute beaucoup dans le monde médical sur la question de
savoir si la folie tend ou non à devenir plus fréquente. La divergence
d'opinions tient à ce qu'on se place tour à tour à des points de vue
divers. Les formes de l'aliénation mentale changent avec l'état social
et dépendent des idées qui préoccupent les esprits ; les dégénéres-
cences se produisent dans une direction déterminée par la nature du
vice dont la société est infectée. Les organisations faibles, pour em-
ployer une expression médicale, se trouvent toujours dans une sorte
de diathèse qui les fait succomber dès qu'elles ont à souffrir d'une
perturbation physique ou morale, et la forme du dérangement de
l'esprit ou du trouble de l'économie reflète la nature de cette per-
turbation. Ce qui est ici l'effet de la misère, des mauvaises condi-
tions de l'alimentation, de l'exaltation des croyances religieuses,
est déterminé ailleurs par les anxiétés et les chagrins domestiques,
les revers de fortune, les agitations politiques, l'ambition déçue et
la trop constante application à un projet ou à une idée. Ainsi peu
importe le genre de trouble qui de l'intelligence réagit sur l'écono-
mie, ou de l'économie sur l'intelligence; la propension à la maladie,
voilà la véritable cause des dégénérescences du corps et de l'esprit,
et cette propension, cette aptitude, elle est le produit composé d'in-
fluences continues, dues aux diverses causes ci-dessus examinées et
transmises par la génération. Pour la combattre, il faut sans cesse
réagir contre ces mêmes causes et choisir pour chaque individu un
genre de vie et d'habitation qui en neutralise les effets. A ces condi-
ditions, des organisations nées faibles ou qu'ont épuisées de longs
écarts du régime physique et moral, commandé par leur constitution
particulière se fortifient et remontent les degrés d'une échelle d'où
une commotion subite, des perturbations continues les précipite-
raient infailliblement. C'est dans ce développement harmonique que
réside la vraie civilisation, et tant que nos efforts n'aboutiront pas à
régler sur tous les points le^ mouvemens sociaux et à équilibrer
pour chaque individu le jeu des fonctions et des facultés, on perdra
•souvent d'un côté le terrain qu'on aura gagné de l'autre.
Il ne faudrait pas s'exagérer le danger que font courir à l'huma-
nité certains écarts qui se sont jusqu'à présent montrés inséparables
du progrès. La société a en elle, comme la constitution des indivi-
dus, un instinct de conservation qui l'amène à son insu à rétablir
l'équilibre menacé; les remèdes à la dégénérescence se présentent
d'eux-mêmes, et le sentiment du mal dont nous souffrons nous sug-
gère des moyens de le combattre, sans avoir d'abord conscience de
reflicacité de mos expédiens. « Ce qu'il y a de plus remarquable dans
les lois qui gouvernent toutes choses, écrit Cabanis, c'est qu'étant
susceptibles d'altération, elles ne le sont pourtant que jusqu'à un
DÉGÉNÉRESCENCES DE L* ESPÈCE HUMAINE. 99
certain point; le désordre ne peut jamais passer certaines bornes,
qui paraissent avoir été fixées par la nature elle-même ; il semble
porter toujours en soi les principes du retour vers l'ordre ou de la
reproduction des phénomènes conservateurs. »
Les causes de dégénérescence non-seulement disparaissent par
les progrès de la science et de la raison, mais elles émoussent sur
nous leurs effets par l'habitude; elles n'agissent pas constamment
avec le même degré d'intensité. Les efforts que fait la nature pour
adapter la constitution des individus au climat dans lequel ils sont
destinés à vivre amènent chez eux une aptitude spéciale désignée
sous le nom d'acclimatation. Or l'acclimatation s'observe aussi, re-
marque le docteur Morel, chez les individus soumis à tel ou tel genre
de vie en soi-même insalubre , voués par état à telle ou telle indus-
trie. On a constaté que l'hygiène des uns ne peut être suivie impu-
nément par les autres, et que les ouvriers adaptés organiquement
par un effet de l'habitude à une industrie ne sauraient se livrer sans
danger à une autre industrie, quand même celle-ci serait moins
nuisible à la race en général.
Les variations continuelles de milieux, d'occupations et d'idées
que produit notre état social, si complexe dans ses rouages, si mo-
bile dans ses mouvemens, sont un puissant antidote contre les dan-
gers de ces actions constantes et répétées qui font dévier notre espèce
du type parfait de beauté et de santé pour lequel elle a été créée.
L'établissement des chemins de fer, la facilité des communications
permettent de fréquens changemens de lieux qui exercent sur notre
économie la plus salutaire influence. Les climats engendrent par
leurs effets excessifs des maladies qui ne trouvent leurs remèdes
que sous des climats contraires. A mesure que nos cités deviennent
des agglomérations plus populeuses et des foyers plus puissans
d'infection et de démoralisation, on sent davantage la nécessité de
les assainir, et le goût des champs se développe davantage chez
ceux qui habitent les villes ; une foule de gens vont chercher pen-
dant quelques mois à la campagne un air plus pur et une vie plus
calme.
Jadis bien des professions étaient héréditaires dans les familles ;
aujourd'hui la mobilité des positions sociales fait sans .cesse embras-
ser aux enfans des occupations différentes de celles de leurs pères.
C'est là un heureux changement, car il produit une sorte de croise-
ment intellectuel qui empêche la prépondérance exagérée de cer-
taines facultés. Chaque profession exerce une influence propre sur
l'économie; elle tend à fatiguer tel ou tel organe, elle réagit sur telle
ou telle de nos fonctions : d'où il suit que les individus qui exercent
de père en fds le même métier, le même état, sont de plus en plus
^00 REVUE DES DEUX MONDES.
exposés à la maladie que cet état engendre. C'est ce qu'on a observé
chez les castes hindoues. Le champ intellectuel est comme un ter-
rain labourable : il a besoin d'être assolé; il s'épuiserait à la longue
par une même culture, ce que produirait la continuité indéfinie des
mômes occupations.
On voit donc que tout ce qui tient à la santé publique est en voie
-de progrès. La propagation de l'instruction, quelque lente qu'elle
paraisse d'ailleurs, est cependant constante; la richesse intellec-
tuelle s'augmente, et, une fois augmentée, se transmet aux géné-
rations suivantes, car l'éducation et la souplesse de l'esprit sont des
i)ienfaits qui s'étendent d'eux-mêmes des ascendans aux descen-
-dans, non pas seulement parce qu'elles assurent dans la famille à
i' enfant des soins plus assidus pour le développement de son intel-
iigence, mais encore par suite d'une transmission physiologique
toute semblable à celle de la constitution organique et des formes
du corps. Les facultés acquises par les parens passent chez leurs
•enfans par le seul acte de la génération, et s'y manifestent spon-
tanément. On a déjà plus d'une fois remarqué que les sauvages,
transportés même dès leurs plus jeunes ans au sein de notre civili-
sation, se plient difficilement à ses mœurs et à ses idées, et ne mon-
trent pas pour nos sciences autant d'aptitude que les enfans des
lEuropéens. Nos formes sociales leur pèsent comme un joug auquel
•ils essaient de se soustraire, et l'on a cité plusieurs exemples de
jeunes Australiens élevés dans la colonie de la Nouvelle-Galles, et
que l'instinct avait ramenés dans le désert. Les Anglais ont été
frappés, dans les écoles de l'Hindoustan, de la différence marquée
de dispositions qu'offrent les enfans des brahmanes et ceux des
castes inférieures. Tandis que les premiers, issus de familles où l'in-
telligence» est cultivée depuis un temps immémorial , apprennent
avec facilité, les seconds profitent à peine de l'enseignement des
Européens.
Des faits analogues ont été remarqués pour les animaux domes-
tiques. Dès la naissance, ils se distinguent des animaux de leur es-
pèce demeurés sauvages; ils présentent sous forme d'instincts les
.aptitudes qu'une éducation attentive avait inculquées à leurs ascen-
dans. Leur dociUté est ainsi le fait d'une transmission héréditaire.
•On ne dresse qu'à grand'peine les chevaux nés dans des haras
libres, et même après avoir été assouplis, ils conservent un levain
persistant d'indocilité. Ce n'est pas seulement l'éducation donnée
par l'homme qui perfectionne l'intelligence de certaines races ani-
males; les facultés que la bête acquiert par le genre de vie qu'elle
mène se transmettent héréditairement aux petits qu'elle engendre.
Un fin observateur des animaux, George Leroy, a noté que, dans les
DÉGÉNÉRESCENCES DE l'eSPÈCE HUMAINE. 101
lieux ou l'on fait une guerre active aux renards, les renardeaux,
avant d'avoir pu acquérir aucune expérience, se montrent dès leur
première sortie du terrier plus précautionnés, plus rusés, plus dé-
fians que ne le sont les vieux renards dans les cantons où on ne leur
tend pas de pièges.
Ces faits, soit dit en passant, prouvent que les animaux ne sont
pas aussi stationnaires qu'on le répète souvent, qu'il y a pour eux
une sorte de civilisation et un progrès qu'on n'a pas assez constatés.
Rien n'établit que les animaux domestiques des peuples sauvages
soient aussi intelligens que ceux qui vivent près des hommes les
plus civilisés. Il peut y avoir une sorte de perfectibilité chez l'ani-
mal comme chez les races humaines inférieures ou abâtardies; mais
de même que pour ces races le mouvement ascensionnel est extrê-
mement lent tant que l'homme civilisé ne se fait pas leur éduca-
teur, l'animal ne s'élève qu'à des actes fort restreints d'intelligence
tant qu'il n'est pas placé dans la domesticité.
L'hérédité assure donc aux générations futures l'aptitude intel-
lectuelle que nous avons acquise comme les fruits de notre travail
et de notre expérience. Le fonds de santé, de vertu et de beauté
amassé par nous peut passer à nos descendans et s'accroître encore
entre leurs mains, s'ils savent l'exploiter avec économie. Nous mar-
chons toujours, il est vrai, sur le bord du précipice ; mais la dégé-
nérescence morale et physique est un moindre danger pour l'huma-
nité, quand ceux qui l'ont pour ainsi dire en leur pouvoir prennent
le soin de détourner de la tête de leurs enfans les effets désastreux
qu'elle ne manquerait pas d'avoir par suite de leur imprévoyance et
de leur égoïsme. Noblesse ou déchéance, tels sont les deux termes
entre lesquels oscille l'humanité. L'oscillation continuera encore
longtemps; mais, contrairement aux lois du pendule, tandis que la
moitié ascendante de la trajectoire s'allonge tous les jours, l'autre
moitié se raccourcit. Ne calomnions donc pas la civilisation; elle
nous a déjà sauvés de bien des causes de dégénérescence et de mi-
sère : la science, qui est par excellence son fruit, nous révèle peu à
peu les conditions nécessaires pour éviter les effets de celles qui
subsistent encore; elle nous montre sur quelles pentes l'homme
roule jusqu'à la dé^'adation, quels sommets il peut atteindre à
force de sagesse et de persévérance ; elle fait luire à notre horizon
un avenir plus prospère, vers lequel nous ne tendons qu'en lou-
voyant, mais qui est le terme marqué de notre navigation.
Alfred Maury.
L'ESPAGNE
DEPUIS
LE MINISTÈRE O'DONNELL
L'UNION LIBÉRALE, LES PARTIS POLITIQUES ET LA GUERRE DU MAROC.
Un de ces soufîles qui courent aujourd'hui en Europe jette l'Es-
pagne dans une guerre contre les barbares d'Afrique. Pour la pre-
mière fois depuis longtemps, les soldats espagnols vont porter le
drapeau de Gastille hors des frontières, sur d'autres champs de
bataille que ceux de la guerre civile ; ils vont faire ce que leurs
ancêtres du xvi^ siècle a^pelsàent une Jornada ^ quand ils allaient
dans cette même Afrique ou en Amérique. Un des plus curieux phé-
nomènes est la commotion électrique qui a soulevé la Péninsule à
cette perspective d'une campagne dans le Maroc. Qu'on ne s'y trompe
pas, c'est encore la guerre contre les Maures, et c'est ce qui a fait la
popularité de l'expédition du Maroc, comme «i sous le vernis mo-
derne l'âme de ce peuple n'était vraiment vivante que par le senti-
ment de son passé, de ses souvenirs et de ses traditions. Le jour où
le président du conseil, le général O'Donnell, a porté aux cortès de
Madrid le message de guerre, toutes les opinions ont oublié leurs
griefs et leurs ressentknens pour se confondre dans une pensée de
patriotisme. La presse elle-même a promis de servir en volontaire.
Une trêve s'est faite entre le gouvernement et les partis.
I
l'espagne et le ministère o'donnell. 103
C'est la fortune du général O'Donnell, dans une carrière politique
qui n'a point été sans agitations et sans incertitudes, de trouver
l'affermissement momentané de son pouvoir ministériel dans deux
actes qui répondent au même instant à des intérêts ou à des senti-
mens d'une nature diverse, et qui ne sont pas entièrement le fruit
du hasard. L'un de ces actes est la guerre du Maroc; l'autre est le
règlement obtenu dti saint-siége pour toutes les questions de désa-
mortissement ecclésiastique. Par l'arrangement avec Rome, le ca-
binet du général O'Donnell met fin sans violence à l'une des plus
délicates et des plus épineuses complications nées des révolutions
modernes de l'Espagne ; par l'expédition d'Afrique, il fait vibrer ce
sentiment patriotique plus fort et plus éclatant que toutes les pas-
sions des partis; il crée l'unanimité des opinions. Merveilleuse con-
corde assurément ! Est-ce à dire pourtant que par cette unanimité
tous les problèmes soient résolus, que tous les élémens de la situa-
tion intérieure de la Péninsule soient subitement transformés, et
que ce ministère même, qui existe depuis plus d'un an à Madrid,
sous la présidence du général O'Donnell, puisse se promettre un
avenir sans luttes, assis sur un ébranlement de l'opinion ? Toute la
vie récente de l'Espagne est la plus claire révélation de cet ordre
de problèmes intérieurs, qu'une nécessité heureuse de patriotisme
peut momentanément éclipser sans en supprimer le caractère per-
manent et essentiel.
Tout ce qui arrive en politique depuis quelque temps au-delà des
Pyrénées découle d'un fait dominant qui éclaire tous les autres, et
qui n'est même plus aujourd'hui particulier à l'Espagne : c'est la
dissolution des anciens partis. Depuis que le régime constitutionnel
existe à Madrid, deux grandes opinions, on le sait, se sont disputé
la prééminence : chacune a eu son jour; l'une et l'autre ont péri,
ou du moins ont vu diminuer notablement leur force et leur prestige.
Le parti modéré, qu'on pourrait appeler le vrai créateur de la mo-
narchie nouvelle au-delà des Pyrénées, a été puissant tant qu'il est
resté animé de l'esprit par lequel il s'était élevé au pouvoir; la dé-
cadence a commencé pour lui le jour où il a été livré à des dissen-
sions intérieures qui laissaient sans garantie le principe même des
institutions, lorsqu'il n'a plus eu strictement une politique, par-
tagé qu'il était en fractions ennemies qui avaient cessé de s'enten-
dre sur la direction essentielle du gouvernement. 11 a succombé par
l'excès des passions personnelles et des divisions, et une fatale série
de déviations, de démembremens, l'a conduit un jour en face de la
crise de 185Zi, dans laquelle il a disparu. Le parti progressiste, à
son tour, a eu ses périodes de règne au-delà des Pyrénées, en 1836,
en IS/iO, en 1855. Ses victoires, irrégulières et violentes, dues le
10/i REVUE DES DEUX MONDES.
plus souvent aux défaillances de ses adversaires encore plus qu'à
ses propres forces, ont toujours été précaires. La durée de ses do-
minations a eu pour limites l'impuissance de ses idées et son incu-
rable inaptitude à concilier les institutions libres avec la paix inté-
rieure, avec le sentiment monarchique du pays. Et lui aussi, dans
cette carrière pleine de victoires éphémères et de défaites prolongées,
il a eu ses divisions. Les uns ont voulu marcher toujours en avant
dans la voie d'un libéralisme indéfini qui allait rejoindre la démo-
cratie pure; d'autres ont senti la nécessité de se modérer, de devenir
plus pratiques, de telle sorte qu'en présence du parti modéré qui
périssait de ses incohérences, le parti progressiste est arrivé, lui-
même divisé, à la révolution de 185/i, héritant à l'improviste d'un
pouvoir qu'il n'était pas préparé à recueillir et dont il n'a plus su
que faire, placé entre la logique perturbatrice de ses idées et les
velléités à demi conservatrices d' une certaine fraction des anciens
exaltés. C'est ce qui a fait de cette révolution le modèle des con-
vulsions inutiles, un mouvement sans avenir qui est allé se perdre
un jour dans une émeute, au mois de juillet 1856, expirant au bout
de l'épée du général O'Donnell.
Je ne suis pas si loin qu'on le dirait de la situation présente; elle
est là au contraire en germe, cette situation, — dans cette impuis-
sance tour à tour constatée des deux opinions à vivre de leur an-
cienne vie, dans ce fractionnement qui a été l'inévitable origine de
combinaisons nouvelles. L'Espagne a offert un nouveau spectacle.
Tandis qu'une partie des anciens modérés se laissait entraîner par
ses instincts monarchiques jusqu'aux limites de l'absolutisme, que
les progressistes les plus ardens, de leur côté, allaient jusqu'au
radicalisme démocratique, il se formait entre les deux camps ex-
trêmes pour ainsi dire un terrain vague où se rencontraient les plus
libéraux parmi les conservateurs et les plus conservateurs parmi
les progressistes. C'est à travers cette série de métamorphoses
qu'on voit poindre une idée qui a eu ses orateurs et -ses publi-
cistes, M. Pacheco, M. Rios-Rosas, M. Pastor Diaz, qui a rapproché
quelquefois dans des alliances passagères des hommes venus de
bords opposés, mais qui n'était apparue au premier moment que
comme une aspiration inquiète ou comme un thème de polémique.
Elle a existé et elle est devenue une réalité politique le jour où elle
a eu, elle aussi, ce qui fait vivre tous les partis en Espagne, une
personnification militaire. Le général Narvaez a conduit longtemps
l'ancien parti modéré, qui lui a dû un règne prolongé et dont il est
peut-être encore l'espoir. Le parti progressiste s'est personnifié
dans le duc de la Victoire, qui l'a aidé à vivre et à mourir. O'Don-
nell s'est fait à son tour le représentant et le chef du parti nouveau
l'espagne et le ministère o'donnell. 105
ou de cette fusion de tous les partis qu'on a appelée Vimion libé-
rale. La variété même de sa vie, en lui suscitant plus d'un obsta-
cle, l'appelait peut-être aussi à ce rôle. Par ses traditions premières
et par son instinct monarchique, il tient malgré tout au parti con-
servateur; par le mouvement d'insurrection dont il prit l'initiative
en 185Zi et par une certaine solidarité avec l'esprit primitif de cette
révolution, il reste lié au libéralisme; par son caractère et, si l'on
veut, par son ambition personnelle, il n'était pas homme à laisser
fuir l'occasion de se créer une position distincte et supérieure en
politique. C'est ainsi que, profitant des circonstances, le général
O'Donnell a pu devenir l'homme d'une situation, le porte-drapeau
d'une politique qui n'était ni la politique du parti modéré, ni celle
des progressistes, et dont le moindre mérite à ses yeux n'était pas
sans doute d'avoir un premier poste à offrir, de n'exister pour
ainsi dire que par lui.
Le dernier règne du parti conservateur est peut-être ce qui a le
plus servi cette combinaison nouvelle; il en a du moins aidé l'avé-
nement. A dater du 12 octobre 1856, jour où les modérés retrou-
vent presque miraculeusement le pouvoir, quelle est en effet la si-
tuation de l'Espagne? Pendant deux ans, on voit les ministères
conservateurs se succéder, cherchant partout un point d'appui et
ne le trouvant jamais : le ministère Narvaez céd.ant à un souffle de
réaction et disparaissant devant l'opinion, dans une bourrasque
d'impopularité (15 octobre 1857); le ministère Armero-Mon es-
sayant de donner une couleur plus libérale à sa politique et tombant
devant le congrès (IZi janvier 1858); le ministère Isturiz s'effor-
çant de concilier toutes les divergences, d'éviter les chocs et les
luttes, et toujours prêt à périr de faiblesse. On en était là juste-
ment en 1858. La politique était à bout de voie en Espagne. Le
dernier de ces pouvoirs modérés, le ministère Isturiz, vacillait entre
toutes les influences contraires, héritier impuissant d'une situation
compromise. S'il se laissait aller à l'excès des entraînemens conser-
vateurs, il perdait le prestige et la force morale de la pensée de
conciliation qui avait été sa raison d'être à l'origine, et d'ailleurs
M. Isturiz n'était point l'homme d'une politique décidément réac-
tionnaire; s'il faisait un pas vers le libéralisme, il était menacé par
le congrès, dont il recevait un appui à demi protecteur, tempéré par
la méfiance et nullement sympathique. Il pouvait peut-être ajour-
ner encore les difficultés en se mettant pour le moment à l'abri des
querelles parlementaires par la clôture de la session, et il l'essayait
en effet le ili mai 1858; mais c'était là un expédient qui pouvait tout
au plus aider à gagner quelques mois, ce n'était pas une solution. Il
y a mieux : par le fait même de cette clôture précipitée des cham-
106 REVUE DES DEUX MONDES.
bres, le ministère avait fait un pas plus décisif qu'il ne le pensait;
il s'était créé d'avance à lui-même l'impossibilité de se retrouver
en présence d'une majorité froissée et irritée.
C'est alors que s'ouvrait l'inévitable crise. Cette crise était dans
la situation sans doute; elle était précipitée en ce moment par l'a-
vénement aux affaires d'un nouveau ministre de l'intérieur, M. Po-
sada Herrera, qui entrait au pouvoir avec l'idée arrêtée de prendre
entre les partis une attitude plus hardie. M. José Posada Herrera
avait été progressiste autrefois; comme bien d'autres, l'expérience
venant, il n'avait pas tardé à se rallier au parti conservateur. Sans
être un homme brillant et fécond en ressources, il avait professé
avec talent le droit administratif; il était en ce moment même fiscal
ou procureur-général au conseil d'état, et depuis quelque temps il
tendait visiblement à prendre un rôle plus actif dans la politique.
C'était un Galicien qui, faute de qualités brillantes, avait la téna-
cité et l'esprit pratique de son pays natal. M. Posada Herrera avait
fait de la suspension des chambres la condition de son entrée au
ministère, et il était logique, à dire vrai, lorsque peu de jours après
il proposait dans le conseil deux mesures tendant à créer une situa-
tion entièrement nouvelle, — la dissolution du congrès et la recti-
fication des listes électorales pour arriver à la formation d'un nou-
veau parlement. Il pensait, non sans quelque raison, que la clôture
précipitée de la session n'était qu'une inconséquence mortelle si elle
ne conduisait à la dissolution du congrès, et à ses yeux la première
condition d'un appel au pays était la révision des listes électorales,
composées de façon à ne donner qu'une représentation inexacte ou
incomplète de l'opinion publique. M. Posada Herrera soutenait ces
idées avec la hardiesse d'un homme qui voulait marcher en avant
sans se laisser asservir aux prétentions ou aux combinaisons routi-
nières des partis, sans dissimuler que désormais il ne voyait pour
la reine que deux sortes d'ennemis, les radicaux avec leur chimère
de république et les absolutistes avec leur rêve de restauration du
passé, — tous les autres, modérés ou progressistes, étant des con-
stitutionnels de nuances différentes qu'on devait s'efforcer de grou-
per autour du trône par un système de juste et tolérant libéralisme.
C'était assez pour ébranler le cabinet en mettant la division entre
les ministres. Les uns, — et le président du conseil, M. Isturiz, était
du nombre, — eussent peut-être volontiers suivi le ministre de l'in-
térieur; les autres se refusaient à sanctionner des actes dans les-
quels ils voyaient le désaveu de tout ce qu'avait fait le parti conser-
vateur depuis deux ans. On ne put s'entendre, et le cabinet Isturiz
disparaissait après moins de six mois d'existence. Au milieu de ces
incertitudes, la reine, prenant un parti décisif, donnait gain de
l' ESPAGNE ET. LE MINISTERE o'dONNELL. 107
cause à la politique soutenue par M. Posada Herrera, appuyée par
le ministre de la marine, le général Quesada, et elle appelait au
pouvoir l'homme le plus propre, par son autorité comme par sa
position, à personnifier cette politique, — le général don Leopoldo
O'Donnell. Ainsi naissait à travers toute sorte d'intimes péripéties
le cabinet du 30 juin 1858, dont le comte de Lucena devenait le
chef, où entraient MM. Saturnino Galderon Collantes, Pedro Sala-
verria, Santiago Fernandez Negrete, le marquis de Corvera, et où
M. Posada Herrera et le général Quesada restaient comme le trait
d'union entre le ministère Isturiz et la combinaison nouvelle. Toutes
les conditions politiques de l'Espagne se trouvaient subitement dé-
placées, et par un jeu bizarre des choses, O'Donnell remontait au
pouvoir l'anniversaire du jour où il avait livré le combat de Yical-
varo en 185/i, à la tête d'une sédition militaire.
A n'observer que l'apparente situation de l'Espagne, c'était une
péripétie fort inattendue. Depuis qu'il avait quitté le ministère, trois
mois après avoir dompté la révolution en J856, le général O'Don-
nell semblait plutôt réduit à une attitude défensive. On l'avait vu,
dans la session de 1857, obligé un jour de faire face à une agres-
sion directe et vive d'un membre du sénat, le général Eusebio Ca-
longe, qui le mettait en cause pour avoir porté la main sur la dis-
cipline militaire, en faisant de l'armée un instrument de sédition. Ce
défi, le comte de Lucena l'avait relevé avec hardiesse et avec hau-
teur, rappelant l'histoire de tous les partis et de tous les hommes
qui s'étaient alternativement insurgés depuis vingt ans, ravivant le
souvenir des extrémités où était arrivée l'Espagne en 185Zi, se jus-
tifiant par l'adhésion secrète ou avouée de beaucoup de modérés, et
se faisant une arme de la complicité du général Narvaez lui-même
dans toute cette opposition dont l'insurrection de Vicalvaro n'avait
été que le couronnement. Puis il finissait en disant fièrement : « Ma
reine et mon pays m'ont jugé, l'histoire me jugera. » Depuis ce mo-
ment, il s'était tu, restant toujours moins un chef de parti qu'une
personnalité considérable, entouré de quelques amis dévoués, mais
assez antipathique à la majorité des chambres. Cette antipathie
était d'ailleurs si réelle, si peu dissimulée, qu'au commencement de
la session de 1858 le général Calonge, le même qui s'était fait l'ac-
cusateur d' O'Donnell, avait été élu, par une sorte de distinction,
secrétaire du sénat, et il avait suffi au ministère du général Armero
de paraître incliner vers V union libérale et les amis du comte de
Lucena pour être renversé par un vote du congrès. Dans cet en-
semble de faits et de symptômes extérieurs, rien donc ne semblait
conduire à un ministère O'Donnell, comme à la solution naturelle
des difficultés du moment. A considérer de plus près les événemens,
cette évolution de la politique espagnole avait cependant pour elle
108 REVUE DES DEUX MONDES.
une certaine logique des choses; elle était le corollaire de tout ce
qui arrivait depuis deux ans, de l'impuissance du parti conserva-
teur à se reconstituer dans sa force et dans son unité, de l'incohé-
rence du parlement, de cette impossibilité de vivre dont tous les
ministères semblaient atteints. Toutes les combinaisons avaient
échoué; les modérés laissaient échapper le pouvoir, les progres-
sistes ne pouvaient y aspirer. L'avènement de Yunion libérale dans
ces conditions n'était qu'une expérience de plus dans l'histoire des
expériences contemporaines de l'Espagne.
Offrir à toutes les nuances constitutionnelles une juste représen-
tation dans la vie publique, rallier modérés et progressistes, sans
distinction d'origine, à un système de libéralisme monarchique in-
dépendant des combinaisons des anciens partis, créer, s'il était pos-
sible, un parti nouveau pour une situation nouvelle, en faisant appel
au pays et en renouvelant le congrès par des élections, telle était la
politique, ou, si l'on veut, l'ambition du général O'Donnell. Le plus
difficile pour le moment était d'assurer cette position, un peu en
Tair entre toutes les opinions, et dans ce système de fusion uni-
verselle, la première, la plus importante affaire, on le comprend,
était la distribution des emplois. Aussi, dès son entrée au pouvoir,
le cabinet du 30 juin procédait-il à un large remaniement de l'ad-
ministration, en appelant à toutes les fonctions des hommes de tous
les partis. Les principales positions dans l'armée étaient naturelle-
ment dévolues aux chefs militaires qui avaient toujours suivi O'Don-
nell depuis 185Zi, — aux généraux Ros de Olano, Serrano, Dulce,
Echague. Le conseil d'état était reconstitué, et comptait parmi ses
' nouveaux membres des progressistes comme MM. Luzurriaga, In-
fante, Lujan, d'anciens conservateurs tels que MM. Pidal, Bertran
de Lis, des modérés libéraux comme M. Bermudez de Castro et
M. Pacheco. Un ami du duc de la Yictoire, M. Santa-Gruz, deve-
nait président de la cour des comptes; un autre progressiste, écri-
vain distingué d'ailleurs, M. Modesto Lafuente, avait la direction
. des bibliothèques, et M. Miguel Roda passait à une des principales
administrations financières. Dans une promotion de nouveaux séna-
teurs figuraient M. Gortina, M. Gomez de la Serna, M. Gantero et le
général Prim, à côté de M. Pacheco et de M. Pastor Diaz. La fusion
était vraiment complète dans les hautes sphères comme dans les
plus obscures régions de l'administration, à Madrid comme dans le
reste du pays, et elle était même poussée si loin qu'il y eut un mo-
ment une province ayant tout à la fois un gouverneur civil progres-
siste, un secrétaire du gouvernement modéré et un commandant
militaire vicalvariste. G'était l'idéal du système, et la fusion ici
touchait presque à la confusion.
Distribuer des emplois et trouver des hommes de tous les partis
l'espagre et le ministère o'donnell. 109
empressés à les recevoir, ce n'était point cependant la plus grande
difficulté. La politique de Vunion libérale avait évidemment à se
révéler par des actes plus sérieux et plus significatifs, si elle vou-
lait être un système de gouvernement. Elle se manifestait tout d'a-
bord par l'adoption de cette mesure dont M. Posada Herrera s'était
fait le promoteur, qui avait hâté la dissolution du ministère Isturiz,
par la rectification des listes électorales (décret du 6 juillet 1858).
C'était une question assez simple en elle-même, quoiqu'elle ait fait
bien du bruit et qu'elle ait suscité les plus vives polémiques. La ré-
vision des listes électorales en Espagne doit se faire tous les deux
ans. Lorsque la législation de 18Zr5 reparaissait tout entière à l'is-
sue de la dernière révolution, le ministère Narvaez, ayant à convo-
quer un congrès, se trouvait dans un singulier embarras : les der-
nières listes dataient de 1853, elles n'avaient pu subir la révision
légale en 1855. Telles qu'elles étaient, elles servaient aux élections
nouvelles d'où sortait le congrès existant encore en 1858, et ce n'est
qu'après ces élections que la révision prescrite par la loi pouvait
être opérée par les municipalités, recomposées elles-mêmes. Cette
révision datait de 1857. Décréter une rectification nouvelle en 1858,
comme le faisait le cabinet O'Donnell à son avènement, c'était, di-
sait-on, une illégalité flagrante. C'était illégal sans doute, mais pas
beaucoup plus illégal que le procédé même du ministère Narvaez,
et pas beaucoup plus irrégulier que la composition des listes sou-
mises à la révision, ainsi qu'on l'a vu depuis. Ce qui donnait un ca-
ractère tout particulier de gravité à cette mesure, c'est le sens que
le cabinet nouveau y attachait, lorsqu'il disait dans son rapport à
la reine : « Par malhçur, et par une suite de causes dont l'énu-
mération et l'examen seraient inopportuns, c'est l'opinion générale
que, depuis l'introduction du système représentatif parmi nous, et
quelles que soient les doctrines politiques des partis qui se sont
succédé au pouvoir, la volonté du corps électoral a subi fréquem-
ment de funestes restrictions, et les élémens qui, d'après la loi, de-
vaient le composer ont été constamment dénaturés. Les conseillers
de votre majesté croient que le jour est venu où doit disparaître un
abus qui mine l'existence des institutions, qui tend à favoriser l'u-
surpation d'un des droits les plus précieux consacrés par la consti-
tution, et à fausser dans son origine l'expression de la véritable
opinion publique...» Pour parler ainsi, le cabinet s'appuyait sur
des faits qui ont pu être expliqués ou atténués sans être entière-
ment contestés. Ces listes soumises à une rectification étaient com-
posées de telle sorte que, dans certaines provinces, à Caceres no-
tamment, sur 2,733 électeurs 9Zil l'étaient sans droit; à La Corogne,
sur 796 inscrits, 300 ne payaient pas le cens fixé par la loi. Que le
lj[() BEVUE DES DEUX MONDESî
ministère, après cela, fût mû par la pensée de dégager d'un corps
électoral remanié un congrès mieux porté à goûter sa politique,
c'est ce qui n'est point douteux. Il est bien clair que là devait être
la véritable expression de l'opinion publique.
Cette rectification des listes électorales, accueillie avec joie par
les progressistes, vue avec une méfiance hostile par les modérés, ré-
solvait évidemment d'une façon implicite la question de l'existence
du congrès. Le ministère dans son langage faisait trop ouvertement
le procès du passé pour que tout ne dût pas être nouveau dans une
situation nouvelle. C'était même une condition de vie ou de mort. La
dissolution du congrès toutefois se trouvait un peu ajournée. D'abord
la reine Isabelle parcourait en ce moment les provinces des Asturies
et de la Galice avec toute sa cour et quelques-uns des ministres.
Elle prenait plaisir à conduire par la main le jeune prince des Astu-
ries aux rochers de Covadonga, berceau de la monarchie espagnole.
Pendant plus d'un mois, tout était aux ovations populaires, aux
fêtes et aux pèlerinages. La reine d'ailleurs n'était point peut-être
sans quelque perplexité. Après avoir consenti à la rectification des
listes électorales, elle en était à craindre que le général O'Donnell,
dans son système d'équilibre, n'inclinât trop vers les progressistes,
et que des élections accomplies dans ces conditions n'achavassent
la déroute du parti modéré, dont elle ne pouvait oublier la fidélité,
les services et l'intelligent appui. Ce n'est que le 11 septembre que
la reine, cédant aux conseils du général O'Donnell, signait à La Co-
rogne le décret qui dissolvait le congrès, ordonnait les élections nou-
velles, et fixait au 1" décembre la réunion des prochaines certes.
Ce n'étaient là toutefois que des révélations assez peu claires en-
core, assez peu significatives, de la pensée que le cabinet du 30 juin
portait au pouvoir. Une multitude d'employés étaient déplacés, les
listes électorales subissaient un complet remaniement, le congrès
était dissous; mais d'un autre côté la loi sur la presse, une loi ri-
goureuse due à l'initiative de M. Nocedal, et qui avait eu à essuyer
les plus ardentes et les plus justes censures, demeurait intacte. La
politique du ministère commençait à se dessiner en traits un peu
plus distincts dans deux actes presque simultanés, et où s'effaçait
du moins le caractère tout personnel de certaines mesures adoptées
depuis deux mois. L'un de ces actes était un décret qui faisait re-
vivre la loi de 1855 sur le désamortissement civil en réservant les
-questions de désamortissement ecclésiastique, qui devaient être l'ob-
jet d'une négociation nouvelle avec le saint-siége. Un autre acte
tout politique et d'une signification plus générale était la circulaire
adressée le 21 septembre par M. Posada Herrera aux gouverneurs
des provinces pour guider leur marche dans les élections et pour
l'espagne et le ministère o'donnell. 111 *
exposer les principes du gouvernement. Si quelquefois on avait pu
craindre une évolution trop décidément progressiste du cabinet, le
langage de M. Posada Herrera était de nature à rassurer sur ce
point. Le cabinet, par l'organe du ministre de l'intérieur, se pro-
nonçait nettement et péremptoirement pour la constitution telle
qu'elle existait avec les réformes récemment accomplies, en se ré-
servant tout bas, il est vrai, de ne point présenter la loi sur les
majorats, qui serait une conséquence de ces réformes. L'idée de
la fusion des partis ou de la création d'un parti nouveau affranchi
de toute solidarité compromettante avec le passé, cette idée était
du reste complaisamment développée de façon à frapper l'esprit des
électeurs.
« ... Les ministres actuels, disait M. Posada Herrera, ne cesseront de se-
conder les bienfaisantes intentions de sa majesté en contribuant pour leur
part à rétablir Tancienne grandeur de la monarchie sur les solides fonde-
Hiens de la prospérité publique, d'une moralité incontestable dans la ges-
tion des affaires et de l'exercice loyal du système représentatif, bien inesti-
mable que l'Espagne devra à la dynastie actuelle. Le gouvernement ne mé-
connaît pas les difficultés qu'il pourra rencontrer dans la pratique; mais
ces difficultés ne sont pas de telle sorte qu'elles ne puissent être vaincues...
Aux préjugés enracinés, aux dissensions locales et personnelles qui se dé-
guisent sous des noms politiques, vous pouvez opposer avec avantage les
principes du gouvernement. Celui-ci ne se croit pas obligé de favoriser des
partis qui prétendent fonder la monarchie, chacun sur une constitution
différente, qui aspirent à établir un système administratif, chacun suivant
ses vues propres, et qui voudraient livrer les fonctions de l'état à un per-
sonnel exclusif. Il n'admet pas que des partis de cette nature puissent
s'appeler constitutionnels, et il ne croit pas que la nation puisse en attendre
d'autres fruits que le despotisme ou l'anarchie. D'un autre côté, vous ne fe-
rez que vous conformer aux désirs du gouvernement en acceptant l'appui
de tous ceux qui veulent s'associer de bonne foi à une politique qui, en pre-
nant pour point de départ les institutions actuelles, a pour premier objet
d'en consolider l'exercice. Vous pouvez faire abstraction des dénominations,
quand ceux qui les portent n'ont point sur la dynastie, sur la constitution
et sur les principales questions politiques des opinions contraires à celles
du gouvernement. Il y a de toutes parts des hommes honorables qui con-
servent par tradition certaines dénominations qui ne signifient plus rien de
réel dans la plupart des cas; il y a aussi une jeunesse pleine de nobles aspi-
rations, obligée jusqu'ici de s'éloigner des affaires publiques ou de se fondre,
en abdiquant toute liberté, dans les anciens partis. Quand vous aurez obtenu
l'appui de cette classe de personnes, vous pourrez défier les colères intem-
pestives des factions extrêmes... »
La politique de Yunion libérale ou du cabinet O'Donnell, on la
pressentait sans doute; elle trouvait ici son expression adaptée aux
112 REVUE DES DEUX MONDES.
circonstances. On remarquera que, dépouillé de l'artifice du lan-
gage, ce système n'avait rien d'absolument nouveau; c'était un jeu
d'équilibre. Par la rectification des listes électorales et par la dis-
solution du congrès comme par l'appât des emplois publics, le ca-
binet s'efforçait d'attirer les progressistes; par ses déclarations dé-
cisives en faveur du maintien de la constitution réformée, il voulait
<îalmer les inquiétudes et les défiances des modérés. Le ministère
en était-il plus fort? Dans ces premiers momens, il avait à subir
plus d'une crise intime, que ses ennemis grossissaient en mettant
habilement en lumière les contradictions de cette politique, en sup-
posant des antagonismes dans le cabinet, en montrant ce faisceau
de volontés, de tendances, d'intérêts divers, toujours prêt à se dis-
soudre. Une de ces crises se cténouait par la retraite du général
<)uesada, ministre de la marine, qui, à l'insu du président du con-
seil, avait obtenu de la reine la nomination d'un amiral. Ce n'était
lien en apparence, et au fond l'existence du cabinet ne tint peut-
être qu'à un fil. Il n'y a qu'un amiral de la flotte en Espagne, et
justement parce qu'il est seul, il a une grande influence dans toutes
les affaires de la marine. Ce haut personnage était alors et est en-
core aujourd'hui le général Armero, que ses opinions rattachent à
Yunion libérale, La nomination d'un second amiral, qui avait peut-
être moins de goût pour la politique nouvelle, était comme une di-
minution indirecte de la position du général Armero et une atteinte
aux prérogatives du président du conseil. Le général O'Donnell prit
fort mal cette tentative d'indépendance d'un de ses collègues. Le
ministre de la marine dut se retirer, et fut remplacé par un ami dé-
Toué du chef du cabinet, par le général Macrohon (novembre 1858).
tjuant au nouvel amiral, il garda son grade, puisque la signature
xle la reine était engagée; mais il ne fut plus qu'un amiral hono-
raire. Le ministère naviguait à travers des écueils invisibles, en
même temps qu'il avait à faire face aux partis prêts à se retrouver
autour du scrutin.
Tout résidait en effet dans le degré de vitalité et de résistance
de ces partis, que le général O'Donnell prétendait supprimer ou
absorber. Quelles étaient les dispositions et l'attitude réelle des di-
verses fractions des anciennes opinions? Parmi les modérés, il en
était évidemment qui inclinaient depuis longtemps vers quelque
transaction semblable à celle de Yunion libérale, et qui n'éprou-
vaient nulle répugnance d'opinion à s'associer à la tentative du
comte de Lucena. M. Martinez de La Rosa acceptait la présidence
du conseil d'état; M. Mon se laissait volontiers nommer ambassa-
deur à Paris; le chef du dernier cabinet, M. Isturiz lui-même, allait
reprendre à Londres le poste de ministre de la reine, qu'il avait
l'espagne et le ministère o'donnell. J13
longtemps occupé. D'autres, et quelques-uns des chefs les plus
éminens du parti, tels que M. Bravo Murillo, semblaient se retirer
pour le moment de la lutte, non sans quelque découragement, et
étaient décidés à ne point livrer leur nom aux chances du scrutin.
Certains groupes modérés cependant n'avaient pu dissimuler leur
surprise, leur mécompte et leur irritation à l'avènement du cabinet
du 30 juin. S'il y eut une trêve au premier instant, cette trêve fut
de courte durée. Une vigoureuse et ardente opposition conserva-
trice s'était organisée aussitôt, et c'est dans la presse, — à demi
libre de fait, sinon légalement, puisque la loi de M. Nocedal sub-
sistait toujours, — que cette opposition allait faire la guerre, tantôt
par une ironie spirituelle et acérée, comme dans le journal VEstado,
tantôt par une dialectique implacable et animée, comme dans r£'^-
pana. Ces opposans marchaient avec un singulier ensemble : ils
accusaient le ministère de contribuer plus que tout autre à la dé-
composition du parti modéré, d'avoir fait un vrai coup d'état par
la dissolution du congrès et la rectification illégale des listes élec-
torales, laissant dans l'histoire un précédent que toutes les factions
pourraient invoquer à leur tour. Le général O'Donnell devenait sur-
tout le point de mire de ces hostilités. Ce n'était plus le sauveur
de 1856, c'était le chef révolté de ISbli, le factieux de Vicalvaro, à
qui on rappelait toutes les contradictions de sa vie, un ambitieux
arrivé au pouvoir en déguisant les intérêts d'une coterie semi-po-
litique, semi-militaire, sous le nom d'union libérale. Après le pré-
sident du conseil, M. Posada Herrera était le ministre le plus attaqué
comme principal auteur de la crise qui avait amené le cabinet du
30 juin, et M. Mon lui-même n'était point épargné pour son alliance
avec le général O'Donnell. Somme toute, il restait dans le parti mo-
déré un groupe peu nombreux, mais ardent d'opposition.
Le parti progressiste était visiblement celui qui avait le plus ga-
gné à un certain point de vue dans cette évolution de la politique
espagnole. Il retrouvait une certaine importance, il rentrait dans
les emplois publics, il était admis à participer aux affaires. Aussi
les hommes les plus sensés du parti ou les plus pressés d'arriver
s'étaient-ils hâtés de répondre aux avances du ministère, recevant
les demi-satisfactions qui leur étaient données en attendant mieux,
et se flattant d'exercer quelque influence sur le gouvernement en lui
prêtant leur appui. Ce n'était point l'affaire des progressistes d'opi-
nions plus exaltées, qui considéraient cette politique comme une dé-
fection et n'avaient que d'ironiques sévérités pour MM. Santa-Cruz,
Modesto Lafuente, Lujan, Infante, bien d'autres encore, qui avaient
accepté des fonctions publiques. Si pour les modérés le général Léo-
pold O'Donnell était redevenu le factieux de 185/i, pour les fauteurs
TOME XXV. 8
114 REVUE DES DEUX MONDES.
exaltés du progrès c'était l'homme de 1856, qui avait étouffé la ré-
volution, dissous par les armes l'assemblée constituante et la milice
nationale,— et l'un des chefs progressistes, M. Escosura, n'avait pas
moins d'invectives contre le comte de Lucena que l'opposition con-
servatrice la plus vive. « Sans discuter longuement ce document offi-
ciel, disait-il en parlant de la circulaire de M. Posada Herrera, il
est facile de voir que c'est une déclaration de guerre non-seule-
ment au parti progressiste, mais encore aux modérés, aux démo-
crates, aux absolutistes, à tout ce qui n'est pas le général O'Don-
nell. Voilà la vérité, telle est la situation. Nous autres Espagnols,
nous sommes arrivés à ce point qu'on nous dise : choisissez; entre
O'Donnelliste et factieux ^ il n'y a point de milieu. » Dans ce camp
du progrès avancé se trouvaient, outre M. Escosura, MM. Olozaga,
Madoz, Gorradi, Galvo Asensio, Salmeron, Aguirre, Sagasta, tous plus
ou moins mêlés à la révolution de 185/i. Aux approches de l'ou-
verture du scrutin, une junte progressiste se réunissait, et elle rédi-
geait, elle aussi, sa circulaire, qu'elle adressait aux électeurs pour
leur rappeler les principes du parti. Les progressistes, à vrai dire,
relevaient le drapeau de la constitution votée en 1855 et déchirée
par l'épée du général O'Donnell, de telle sorte que le ministère se
trouvait entre deux foyers extrêmes d'opposition. Et même parmi
les hommes des deux partis, modérés ou progressistes, dont il avait
fait ses alliés, était-il sûr de trouver toujours un appui bien solide?
Tout indiquait au contraire que progressistes et modérés ministé-
riels n'avaient qu'une foi médiocre en Y union libérale , et se tenaient
également prêts à recueillir l'héritage d'une situation qu'ils soute-
naient dans des vues différentes ; seulement les uns et les autres ne
remarquaient pas que cette situation avait pour garantie la volonté
d'un homme d'un caractère difficile à déconcerter, qui avait dit un
jour qu'il ne mourrait pas d'une apoplexie de légalité, et qui, en
remontant au pouvoir, était assurément décidé à ne rien négliger
pour s'y maintenir.
On n'a jamais vu en Espagne des élections tournant contre les
ministères qui les faisaient. Le résultat de ce mouvement électoral,
arrivé à son terme aux derniers jours d'octobre, reflétait d'ailleurs
fidèlement les complexités de la situation nouvelle de la péninsule.
L'opposition conservatrice était assez clair-semée. M. Nocedal, qui
sous le cabinet Narvaez avait triomphalement conduit le scrutin
d'où était sorti le dernier congrès, avait le sort réservé à tous les
ministres de l'intérieur espagnols dans les élections qu'ils ne diri-
gent plus : il ne parvenait pas même à se faire élire à Tolède. L'op-
position modérée ne comptait pas plus de trente membres, parmi
lesquels étaient le comte de San-Luis, le marquis de Pidal, MM. Gon-
l'espagne et le ministère o'donnell. 115
zalez Bravo, Egana, Moyano. Les progressistes j!??/r5, plus heureux
que dans les précédentes élections, formaient dans le nouveau con-
grès une petite phalange de vingt membres, dont les principaux
étaient MM. Olozaga, Madoz, Calvo Asensio, Sanchez Silva, Sagasta,
Aguirre. Le reste appartenait au ministère ou était revendiqué par
lui. Il était aisé de voir toutefois que cette majorité, si grande en
apparence, se composait des élémens les plus hétérogènes. Il y avait
des amis particuliers du général O'Donnell, le groupe distinct de
Yîuiion lihéraley des progressistes et des conservateurs ralliés, sur-
tout beaucoup d'inconnus et déjeunes gens entrant pour la première
fois dans la vie publique.
Le ministère ne triomphait pas moins. La difficulté pour lui, après
avoir franchi le défilé, des élections, était de maintenir un certain
ordre dans cette majorité bariolée, passablement incohérente, dont
il était censé représenter les aspirations encore plus que les opi-
nions, et qu'un accident parlementaire pouvait dissoudre à tout in-
stant, si l'on ne mettait un grand art à la conduire. C'est ainsi que
partis et ministère arrivaient à l'ouverture du congrès, fixée au
1" décembre 1858. Le cabinet du 30 juin n'avait point assurément
accompli de grandes œuvres en politique depuis son avènement. Il
avait vécu, il avait mis tous ses efforts à transformer une situation
qu'il voulait marquer de son empreinte; il ayait levé l'état de siège
dans les dernières provinces soumises au régime militaire; il an-
nonçait l'exécution définitive du désamortissement civil, des négo-
ciations nouvelles avec Rome pour le désamortissement des pro-
priétés religieuses, une loi sur la presse destinée à régler la libre
discussion des intérêts publics u sous la garantie du jugement par
le jury, » des mesures financières, un grand projet d'améliorations
matérielles ; c'était là le résumé du discours par lequel la reine ou-
vrait la session et où revenait la pensée favorite du ministère, a Une
politique prévoyante, disait la harangue royale, qui améliore le pré-
sent sans détixiire, qui réalise un progrès sûr, quoique lent, dans
toutes les parties du gouvernement de l'état, conciliera enfin les es-
prits de tous les Espagnols, et leur permettra de travailler ensemble
à l'affermissement de la prospérité de la nation et de la pratique
sincère du régime constitutionnel. »
Une parole de conciliation inaugurait heureusement sans nul
doute un parlement nouveau plein de dissonances, où le gouverne-
ment devait être obligé de rallier sans cesse une majorité vivant de
perpétuels compromis. Au fond, cette session, qui commençait le
l^"" décembre, était une épreuve sérieuse pour Viinion libérale^ elle
ne pouvait que dessiner d'une façon plus nette la situation en met-
tant en lumière l'attitude du ministère, le mouvement des partis,
415 REVUE DES DEUX MONDES.
le caractère des différentes politiques qui s'agitaient, et en deve-
nant l'occasion naturelle de toutes les explications. On s'expliqua,
on s'irrita, et le cabinet restait victorieux à l'issue de cette première
mêlée du débat de l'adresse. Le résultat d'ailleurs était moins cu-
rieux que la discussion elle-même , où se dévoilaient les vrais rap-
ports, les tendances et les forces respectives des opinions.
L'opposition modérée s'armait la première de tous ses griefs
contre le ministère. Par l'organe du marquis de Molins et du duc
de Rivas dans le sénat, de M. Gonzalez Bravo et de M. Moyano dans
le congrès, elle lui reprochait ses versatilités, ses inconséquences,
les innombrables destitutions par lesquelles .il s'était signalé, le
trouble qu'il avait jeté dans toutes les situations, l'incohérence qu'il
avait érigée en système; elle lui faisait un crime d'avoir rectifié
sans droit les listes d'élections et arbitrairement recomposé le corps
électoral, d'être irrespectueux pour le concordat, qu'il semblait évi-
ter systématiquement de mentionner en parlant de ses négociations
avec Rome, d'acheminer sans le vouloir ou sans le savoir la poli-
tique de l'Espagne vers les progressistes. Les modérés de l'oppo-
sition tenaient surtout à faire acte de vie, à protester contre l'arrêt
de déchéance si souvent lancé par le général O'Donnell contre l'an-
cien parti conservateur. Les progressistes purs, de leur côté, n'é-
taient point éloignés de tenir un langage analogue dans un sens
entièrement différent. Eux aussi, ils refusaient de se considérer
comme morts, et à leur tour ils accusaient le cabinet de faire toiit
ce qu'avaient fait les autres ministres modérés, d'être aussi arbi-
traire, aussi violent, aussi restrictif, en ajoutant aux actes quelques
promesses illusoires. « Vunion libérale, disait M. Galvo Asensio le
23 décembre 1858, a la mission de détruire; elle n'a rien créé, et
elle ne peut rien créer; elle ne sert qu'à alimenter des espérances
chez les plus candides, à offrir un refuge aux fatigués et la pâture
aux plus avides. Vunion libérale n'a ni traditions, ni histoire, ni
principes, et elle ne peut avoir d'avenir. » Il n'en arrivait pas moins
que ces accusations, venant d'oppositions contraires, antipathiques,
se détruisaient elles-mêmes, et tournaient au profit du ministère.
Lorsque M. Moyano, au nom des modérés, présentait un amende-
ment pour rappeler le concordat de 1851, passé sous silence dans le
discours royal, l'opposition progressiste votait avec les amis du
cabinet. Lorsque M. Galvo Asensio, au nom des progressistes, pré-
sentait de son côté un amendement pour réclamer l'extension du
droit électoral, et mettait ainsi en cause toute la législation consti-
tutionnelle, l'opposition modérée se retrouvait auprès du ministère;
M. Pidal votait avec là majorité. G'était une sorte d'équilibre; l'op-
position modérée préférait encore le ministère aux progressistes.
l'espagne et le ministère o'donnell. 117
et les progressistes préféraient le général O'Donnell et V union libé-
rale aux modérés.
Le général O'Donnell avait-il donc absolument tort lorsqu'il pro-
clamait incessamment la dissolution des anciens partis? Était-il
dénué de, perspicacité lorsqu'il comptait justement sur l'impuis-
sance inhérente à cette dissolution des opinions d'autrefois? Sans
doute, il pouvait s'exagérer à lui-même ce qu'il désirait, ce qui
entrait dans ses vues; il se montrait surtout plus homme d'expé-
dient qu'homme d'état, en pensant qu'avec des débris de partis il
pourrait faire un parti nouveau. La décomposition n'était pas moins
réelle; elle se découvrait naïvement dans ces discussions parlemen-
taires, et le général O'Donnell déployait toutes les ressources d'une
stratégie assez monotone, bien que le plus souvent heureuse, pour
prendre sur le fait, pour provoquer même ces explosions d'incohé-
rence, en mettant aux prises ceux qui accusaient l'ambiguïté de sa
politique et ceux qui lui reprochaient sa témérité. Un jour, vive-
ment attaqué dans le sénat par le duc de Rivas, le général O'Don-
nell se tournait vers son adversaire, mettant l'opposition en de-
meure de dévoiler à son tour ses idées, et il s'écriait : « Le duc de
Rivas approuve -t- il le programme de gouyernément que nous ex-
posa il y a un an M. Bravo Murillo? Sa seigneurie me dit que non,
je n'ai plus rien à ajouter. A côté de cette dénégation, mes paro-
les sembleraient pâles. Entre le duc de Rivas modéré et M. Bravo
Murillo également modéré, il n'y a donc point conformité de vues. »
Un autre jour, pressé dans le congrès par M. Olozaga, le comte de
Lucena, sortant brusquement de la politique, s'adressait à son an-
tagoniste et lui rappelait qu'il n'aurait pas refusé de servir comme
ambassadeur à Londres, tandis que lui O'Donnell devenait prési-
dent du conseil à Madrid le lli juillet 1856; puis, se tournant vers
un autre progressiste de l'opposition, le chef du cabinet disait :
(A M. Galvo Asensio accepterait-il des fonctions que je lui offrirais-?
— Non, répondait le député interpellé. — Et voilà justement la
contradiction entre M. Olozaga et M. Galvo Asensio, » ajoutait
O'Donnell.
Ainsi le duc de Rivas était un modéré, et il différait d'opinion
avec M. Bravo Murillo, dont la politique n'était point assurément
celle du comte de San-Luis ou de M. Pidal. Entre M. Galvo Asen-
sio et M. Olozaga, tous deux progressistes opposans, il y avait les
mêmes divergences, sans compter que les opinions de l'un et de
l'autre étaient incompatibles avec l'ordre constitutionnel existant.
Ges dissidences ou ces incompatibilités, le général O'Donnell les
constatait, il les exagérait même pour en tirer la justification de la
politique du ministère. G' était naturellement pour lui la moralité
118 BEVUE DES DEUX MONDES.
de la situation. « Ces débats, disait-il, n'ont-ils pas mis pleinement
en lumière le fractionnement des partis? N'en résulte-t-il pas cette
vérité, qu'aucun d'eux n'est à lui seul dans les conditions néces-
saires pour former un gouvernement capable de maintenir l'ordre,
la légalité, le trône de la reine et le régime constitutionnel? » Quel-
quefois aussi ces vivacités parlementaires, qui dégénèrent si sou-
vent en personnalités violentes et en confusion, servaient merveil-
leusement le général O'Donnell. Dans une circonstance, un de ces
souvenirs irritans qui mettent les partis auX prises en ravivant toutes
les antipathies du passé traversait subitement la discussion. Il s'a-
gissait de la statue de M. Mendizabal, et M. Mendizabal ramenait
aux vieilles luttes entre modérés et progressistes. Le tumulte enva-
hissait le congrès, et le président du conseil, saisissant l'à-propos,
se hâtait d'intervenir en pacificateur un peu sévère. « Qu'on rap-
pelle à l'ordre tous les députés, disait-il, nous discréditons le gou-
vernement représentatif. Une telle scène est un triomphe pour les
ennemis du régime constitutionnel. Je prie M. le président et le
congrès de mettre un terme à cette discussion, afin que nous ne
donnions pas aux ennemis du gouvernement représentatif le droit
de dire que ce régime qst impossible en Espagne. » Et ce tumulte
avait de plus pour le ministère l'avantage de faire disparaître cette
question de la statue de Mendizabal, qui était un véritable embar-
ras. C'est ainsi que le général O'Donnell manœuvrait sur le champ
de bataille parlementaire, portant le plus souvent la guerre chez ses
adversaires, profitant habilement des circonstances, s' armant à tout
instant de cette dissolution des partis, à laquelle il n'était point
étranger, et finissant par représenter sa politique comme la der-
nière et unique garantie du régime constitutionnel en Espagne. Ce
n'était pas, quoi qu'on en dise, d'un médiocre tacticien, à ne con-
sidérer que la situation personnelle du premier ministre.
Une autre difficulté, à vrai dire, était à vaincre pour le général
O'Donnell: c'était d'éviter les divisions dans son propre camp. Les
amis du ministère, modérés ou progressistes ralliés à Vunion libé-
rale, avaient tenu, eux aussi, à s'expliquer, à préciser leur posi-
tion et la mesure de l'appui qu'ils prêtaient au gouvernement. Les
progressistes surtout, dont l'évolution un peu subite n'avait point
échappé à la raillerie, se sentaient pressés de ne plus rester dans
le rôle de ministériels silencieux. Deux hommes notamment, M. Lu-
zurriaga dans le sénat, M. Modesto Lafuente dans le congrès, se
chargeaient de ces explications délicates, et leur langage pouvait se
résumer à peu près en ces termes : « Nous croyons que la société
n'est pas dans ses conditions normales, et quand nous voyons un
gouvernement disposé à soutenir l'ordre, le système parlementaire,
l'espagne et le ministère o'donnell. 119
les droits des chambres, nous nous plaçons à ses côtés pour empê-
cher de plus grands désastres, afin de l'aider à établir un régime
libéral; mais nous ne renonçons pas pour cela à nos idées, qui au-
ront leur jour par le progrès régulier de la raison publique, non par
la force matérielle des révolutions. Nous soutenons aujourd'hui le
cabinet parce que dans notre pensée c'est l'unique moyen d'assurer
l'avenir des idées libérales elles-mêmes et d'échapper à l'anarchie
d'un côté, au despotisme de l'autre. » Cette juxtaposition d'élémens
si divers imposait d'ailleurs au gouvernement une singulière réserve.
Le ministère sentait bien que s'il élevait des questions de principe
touchant à l'ordre politique, cette majorité complexe et fragile pou-
vait à tout instant voler en éclats, modérés et progressistes retour-
nant à leurs affinités naturelles. Aussi mettait-il tout son art à éviter
les périlleuses questions où on ne pouvait s'entendre, et par le fait
cette session, qui commençait par toutes les vivacités des débats
de l'adresse, continuait par la discussion de projets d'un ordre tout
spécial ou économique, tels que le budget, une loi affectant un cré-
dit extraordinaire de deux milliards de réaux à de grands travaux
publics, d'autres lois sur la compétence du conseil d'état ou sur le
recrutement. Une loi sur la, presse était présentée, et on se hâtait
prudemment de l'ensevelir dans le mystère d'une commission d'où
elle n'est point encore sortie. Ainsi ménagemens infinis pour une
majorité artificielle et équivoque, attitude passionnée, militante,
agressive vis-à-vis des oppositions , telle était sous sa double face
la politique du gouvernement.
L'antipathie entre le ministère et l'opposition conservatrice était
surtout très vive et arrivait à un degré d'irritation extrême; c'était
au fond une vieille et implacable querelle. Les modérés poursui-
vaient toujours dans le général O'Donnell le chef de la révolte mili-
taire du 28 juin 1854, et le comte de Lucena à son tour, sans vouloir
rentrer dans la discussion du passé , ne résistait pas à la tentation
de réveiller des souvenirs irritans, comme pour créer à sa prise
d'armes une sorte de légitimité rétrospective par l'indignité des
admxinistrations modérées qui avaient précédé la révolution. De là
un épisode qui surgissait tout à coup, et où, sous l'apparence d'une
question de moralité, se déguisaient assez peu les haines person-
nelles. Le mot de moralité joue un grand rôle dans les affaires de
l'Espagne depuis dix ans; il a été un programme de gouvernement,
il est devenu le prétexte d'une révolution. Les cortès constituantes,
issues de cette révolution, allaient fouiller tous les actes des cabi-
nets conservateurs depuis 18Zi3 pour y découvrir des traces d'im-
probité et de vénalité. Cet orage d'accusations avait semblé s'apai-
ser, lorsque le général O'Donnell, cédant à un dangereux désir de
120 REVUE DES DEUX MONDES.
représailles, le laissait éclater de nouveau par deux procès engagés
coup sur coup contre un membre du sénat et contre un ancien mi-
nistre; puis, par une coïncidence au moins malheureuse, le ministère
prenait l'initiative de la première de ces poursuites trois jours après
une discussion où le sénateur mis en cause, M. Manuel Lopez San-
taella, avait fait acte d'hostilité par son vote.
Deux fois ainsi en peu de temps le sénat se trouvait transformé
en cour de justice. M. Lopez Santaella était accusé comme ancien
commissaire de la cruzada^ et le sénat se déclarait incompétent (1).
M. Esteban Collantes était poursuivi comme ancien ministre des
travaux publics, au sujet d'une somme de près de neuf cent mille
réaux payée par l'état pour des fournitures qui n'avaient point été
faites, et il fut absous, parce qu'il n'y eut pas une majorité légale
suffisante pour le condamner. Tristes affaires où perçait trop l'irri-
tation politique ! On avait évidemment voulu, par le procès fait à
M. Esteban Collantes, atteindre un parti ou une opposition, et c'est
peut-être la tendance donnée à une accusation de ce genre qui avait
le mieux servi à préserver l'ancien ministre. Au fond, le verdict du
sénat qui absolvait M. Collantes avait un peu l'air d'un avertissement,
et en fin de compte ces procès répétés, qui ressemblaient à des em-
portemens d'humeur ou à des représailles, qui faisaient revivre tous
les souvenirs des divisions passées, n'étaient propres qu'à rendre
plus irréconciliables le ministère de ['union libérale et ses adver-
saires de l'ancien parti modéré. Il en résultait qu'à la fin de la ses-
sion, après six mois de luttes parlementaires, le général O'Donnell
se retrouvait dans la même position de combat et d'incertitude,
ayant vécu sans avoir moralement gagné, rencontrant en face de
lui des oppositions plus vives et plus ardentes, soutenu par une ma-
jorité qui ne l'avait point abandonné, mais qui n'était point devenue
un parti nouveau, et dont l'incohérence restait toujours le premier
caractère.
Un certain accord ne s'était manifesté entre les partis durant cette
longue session que dans les questions qui intéressaient et mettaient
en jeu le sentiment national, dans quelques affaires extérieures.
Lorsqu'au commencement de 1859 on connut à Madrid le message
présidentiel des États-Unis, où M. Buchanan, avec la tranquille
hardiesse d'un spéculateur accoutumé aux opérations heureuses,
proposait de tenter de nouveau des négociations pour acheter l'île
(1) La commission de la cruzadà, supprimée on 1851, était une institution d'origine
pontificale char^çée d'administrer les fonds provenant du placement des bulles du pape
en Espagne et des droits payés par les fidèles pour la dispense du maigre. Le commis-
saire, par la nature do ses fonctions, ne relevait que de Rome; le sénat l'a jugé ainsi
par son arrôt d'incompétence.
I
l' ESPAGNE ET LE MINISTÈRE o'dONNELL. 121
de Cuba, et laissait entrevoir dans le lointain la possibilité d'un ap-
pel à la loi omnipotente de la force, l'instinct espagnol se soulevait
d'un élan spontané et unanime dans le sénat et dans le congrès;
toutes les opinions, toutes les fractions d'opinions se serraient au-
tour du gouvernement pour opposer le faisceau de tous les patrio-
tismes aux audacieux calculs de la république américaine. C'était
aux premiers jours de janvier 1859. Lorsque la guerre d'Italie com-
mençait et obligeait les peuples les plus désintéressés dans la lutte
à augmenter leurs forces, à prendre une attitude d'observation et
d'attente, tous les partis se rallièrent aussi à la politique du cabi-
net, qui consistait dans une neutralité appuyée sur un accroisse-
ment du matériel de guerre et de l'armée jusqu'au chiffre de cent
mille hommes.
Ici cependant, sous cette neutralité admise comme un principe de
politique, on aurait pu distinguer une singulière diversité d'impres-
sions tenant aux affinités naturelles des opinions. Tous les partis
étaient d'accord avec le gouvernement sur la nécessité de s'armer
et de prendre une position de prévoyance; mais ils ne pensaient pas
tous de même sur la cause essentielle de la guerre. Le parti pro-
gressiste était le plus favorable à l'émancipation de l'Italie. A ses
yeux, c'était la révolution se réveillant tout à coup et retrouvant des
forces pour se répandre dans tous les pays. Ce n'était pas de quoi
faire aimer l'indépendance italienne en Espagne. Les progressistes
cependant ne confondaient pas dans leurs sympathies la cause de
l'Italie et la politique impériale française. Les modérés avaient
d'extrêmes méfiances à l'égard de la cause italienne, dans laquelle
ils ne voyaient qu'une machine de guerre préparée et dirigée dans
des desseins inconnus... Le sens libéral des affaires d'Italie leur
échappait entièrement. Pour tout dire, ils se plaçaient, sans le
vouloir peut-être, au point de vue absolutiste et autrichien dans
leur manière d'envisager la marche des événemens, et pendant
quelques mois on a eu l'étrange spectacle de tout un groupe de
journaux conservateurs espagnols mettant le zèle le plus curieux à
débrouiller les énigmes du télégraphe au profit des anciens maîtres
du nord de l'Italie, exagérant les forces de l'Autriche, déguisant
ses revers, diminuant les succès des armées alliées, donnant une
couleur purement révolutionnaire aux plus légitimes revendica-
tions des Italiens, poursuivant dans leurs polémiques le Piémont
et son roi. Entre ces deux camps opposés, le ministère et ses dé-
fenseurs tenaient en quelque sorte la balance. Moralement ils n'a-
vaient que des sympathies pour l'émancipation de l'Italie; mais en
même temps ils s'inquiétaient de l'extension possible d'une guerre
qui pouvait si gravement altérer l'ordre européen, en affaiblis-
122 BEVUE DES DEUX MONDES.
sant trop l'Autriche au centre de l'Europe et en créant indirecte-
ment un péril pour l'Espagne elle-même. Cette double pensée,
M. Pacheco la résumait dans la discussion du sénat en disant: « Je
ne cherche pas à le cacher, mon désir est que l'Italie soit indépen-
dante, qu'il y ait une puissance italienne, et je ne conçois pas qu'il
y ait un Espagnol qui n'ait le même désir. Je souhaite qu'un pays
qui nous est uni par tant de souvenirs historiques, par la ressem-
blance des institutions, — je parle ici de la Sardaigne, — et par
tant d'autres raisons, je souhaite, dis-je, que ce pays sorte victo-
rieux de la lutte; mais je souhaite aussi que l'Autriche reste grande
et forte, parce qu'il est nécessaire qu'il y ait au centre de l'Europe
une grande puissance réunissant des conditions de stabilité et de
force (11 mai 1859). »
Le gouvernement espagnol avait lui-même des devoirs particuliers.
Gomme représentant d'une monarchie catholique, il ne pouvait voir
avec indifférence des événemens où allaient s'agiter peut-être les
destinées temporelles du saint-siége: D'un autre côté, on ne pouvait
oublier au-delà des Pyrénées que les souverains espagnols sont les
chefs de la maison de Bourbon d'Italie, que les ambassadeurs de
la reine Isabelle étaient récemment encore les ambassadeurs des
ducs de Parme. De là une protestation du cabinet de Madrid pour
sauvegarder diplomatiquement les droits du duc de Parme. Au fond,
si on cherchait à analyser toutes les impressions diverses qui s'agi-
taient en Espagne au spectacle de la crise italienne, on y saisirait
peut-être bien des nuances, — une certaine sympathie naturelle pour
r affranchissement de l'Italie, une crainte instinctive de l'esprit ca-
tholique, un sentiment vague de ce que fut la puissance espagnole
autrefois au-delà des Alpes et de ce qu'elle n'est plus, une confiance
très limitée dans la politique de la France impériale, et par instans
une sorte d'inquiétude née des souvenirs de 1808 ou de quelques
autres petits faits plus récens. En tous les cas, la guerre d'Italie
avait, pour le général O'Donnell, le suprême avantage de créer une
grande préoccupation au moment de la "clôture des certes, et de le
laisser armé d'une force nouvelle au milieu de partis qui se voyaient
obligés de lui accorder une certaine liberté d'action dans la crise
européenne, sans renoncer, il est vrai, à leur opposition dans les
affaires intérieures.
Six mois sont passés. Une autre session s'est ouverte au mois
d'octobre, et elle a trouvé encore debout le cabinet du 30 juin 1858,
dont l'existence s'est prolongée assurément au-delà des prévisions
ou des espérances de ceux qui n'ont voulu, chercher la mesure de
sa durée que dans la valeur propre de sa politique. Deux choses
ont fait vivre le ministère, personnifié dans le général O'Donnell,
l'espagne et le ministère o'donnell. 123
durant cette période qui vient de s'écouler : c'est d'abord l'état des
partis, et surtout cette crise profonde que traverse depuis long-
temps le parti conservateur, le seul qui, dans les conditions ac-
tuelles, puisse aspirer à recueillir l'héritage du pouvoir. Entre le mi-
nistère et toute une fraction conservatrice, la guerre a commencé
depuis le premier jour, et elle continue encore. Les modérés ont
fait au comte de Lucena un crime de son avènement à la prési-
dence du conseil, sans remarquer qu'ils l'avaient préparé en ne
parvenant pas même à soutenir trois ministères sortis de leurs
rangs, en les laissant tomber l'un sur l'autre, et ils n'ont pas vu
depuis que toutes les fois qu'ils livraient bataille au chef du cabi-
net sans avoir à lui opposer un parti homogène, compacte, uni par
des doctrines précises, ils lui préparaient une facile victoire. C'est
l'éparpillement de toutes les forces de l'ancien parti conservateur
qui a été jusqu'ici la plus efficace garantie du ministère, comme
elle a été sa raison d'être à l'origine, outre que les modérés, cédant,
eux aussi, à ce souffle de réaction qui a emporté l'Europe, ont mis
trop peu de soins depuis longtemps à rassurer les instincts libéraux
de l'Espagne, laissant de la sorte le drapeau du libéralisme monar-
chique aux mains de qui voudrait le prendre.
Les modérés eux-mêmes n'ignorent pas que là est leur faiblesse;
aussi depuis quelque temps cherchent-ils à se rallier, à recomposer
l'ancien parti. Il y a eu notamment dans ces derniers mois des réu-
nions à Madrid et même à Paris, sous l'influence conciliatrice de la
reine Christine, pour arriver à une fusion des principaux élémens
conservateurs d'autrefois. Ce n'est point malheureusement une pe-
tite difficulté d'avoir à rapprocher des personnalités discordantes,
à concilier des rivalités, des ambitions, des antipathies, qui sont
nées au sein du pouvoir, que les défaites ont irritées plus qu'elles
ne les ont adoucies, et qui survivent aux fautes mêmes dont elles
ont été la cause essentielle, toujours prêtes à se réveiller au moindre
prétexte. Entre ces fractions diverses qui se groupent sous les noms
du général Narvaez, de M. Bravo Murillo ou du comte de San-Luis,
les froissemens naissent à chaque pas. Tous les ministères conser-
vateurs ont laissé des germes de désunion. Or, tant que la trace de
ces divisions subsistera et même tant qu'on n'aura pour remédier à
ce mal profond que des réconciliations artificielles et précaires,
l'ancien parti modéré manquera d'une force propre pour reprendre
le pouvoir : il restera ce qu'il a été depuis un an pour le ministère
du comte de Lucena, une opposition sérieuse, mais inefficace. Il aura
raison souvent contre le gouvernement qu'il combat; mais son
passé, ses fautes, ses incohérences se relèveront contre lui.
Une autre circonstance a fait vivre le cabinet du 30 juin 1858,
12ii REVUE DES DEUX MONDES.
c'est la présence à la tête du conseil d'un homme de volonté éner-
gique et résolue. V union libérale est une idée, cela est possible;
mais jusqu'à ce moment elle a été surtout un homme, rien n'est plus
certain. Otez le général O'Donnell, tous ces fragmens de partis si
laborieusement assemblés et retenus en faisceau par une main ferme
se disjoignent aussitôt. C'est O'Donnell qui a créé la situation ac-
tuelle et qui la soutient par ses combinaisons, par ses interventions
incessantes, par son autorité. Il s'ensuit seulement que tout dans la
politique tend à prendre un caractère personnel. Ce n*est pas que
les individualités vigoureuses, avec leur caractère ou leurs pas-
sions, n'aient une place légitime et même quelquefois une place né-
cessaire dans le mouvement des institutions libres. Il est des mo-
mens où ces individualités , avec leurs emportemens et leur manie
de prépondérance jalouse, ne laissent pas d'être la garantie des in-
stitutions et de devenir utiles à la liberté elle-même. L'erreur du
général O'Donnell n'est point d'avoir élevé un drapeau nouveau
dans la politique espagnole, fût-ce avec une arrière-pensée d'am-
bition. Rien n'est plus simple au contraire dans la condition de la
Péninsule telle que les bouleversemens contemporains l'ont faite.
Depuis vingt ans, l'Espagne flotte entre tous les excès, tantôt rame-
née au libéralisme par la peur des réactions outrées, tantôt rejetée
vers les principes conservateurs par la crainte de la révolution, et
ne cessant de nourrir à travers tout un certain idéal de gouverne-
ment constitutionnel conciliant et sensé.
C'est justement à cet idéal, à cet instinct que répond Yunion libé-
rale. Le comte de Lucena n'a donc été que simplement habile en
s' emparant à propos d'une idée née de la situation même du pays.
Son erreur est de songer moins à la réalisation politique de cette
idée qu'à tout ce qui peut fortifier son ascendant personnel à l'abri
de ce drapeau nouveau arboré au milieu des partis décomposés.
Nous ne citerons qu'un exemple : le cabinet du 80 juin 1858 arri-
vait au pouvoir avec de merveilleuses promesses de libérahsme ; le
régime de la presse notamment devait être amélioré. La loi si dure
faite il y a deux ans par M. Nocedal subsiste encore cependant; elle
est incessamment appliquée dans toute sa rigueur. Les journaux de
Madrid sont soumis à un système de saisies régulières et de con-
damnations périodiques dont ils reproduisent le triste bulletin. La
loi sur la presse est à faire, et d'un autre côté la politique ministé-
rielle a semblé par instans se résumer dans un remaniement d'em-
plois publics où se laissent trop apercevoir les combinaisons per-
sonnelles et les intérêts de coterie. O'Donnell, dit-on ironiquement,
a sa brigade irlandaise, comme il y avait autrefois les polacos du
comte de San-Luis. L'Espagne est-elle divisée en cinq districts mi-
l'espagne et le ministère o'donnell. 125
litaires, comme cela a été fait récemment un peu à l'exemple de la
France : ce sont les généraux les plus dévoués à la fortune du prési-
dent du conseil, ceux de Yicalvaro, qui ont le privilège de ces grands
commandemens. C'est le comte de Lucena qui est aujourd'hui gé-
néral en chef de l'armée d'Afrique sans cesser d'être chef du cabinet,
et ce sont ses aniis qui sont à la tête des divisions espagnoles. Le
mouvement naturel des institutions s'elFace un peu, et la personna-
lité d'un homme domine trop sous le voile d'une combinaison dé-
corée d'un nom brillant. En un mot, à ne considérer que certains
actes, le général O'Donnell semble se préoccuper bien moins de re-
nouveler sérieusement le cadre et les conditions de la politique
espagnole que de créer une situation où seul il puisse gouverner,
une de ces situations toujours risquées dont lui-même il révélait
tout à la fois la force et la faiblesse, en disant un jour devant le
parlement : « Le fait est qu'après nous je ne sais ce qui viendra. »
La condition première d'une telle politique, c'est de réussir, de
frapper l'attention, d'agir sans cesse sur ses amis et sur ses ennemis
par ce qu'elle fait ou- ce qu'elle promeî, quelquefois par des diver-
sions heureuses. C'est ainsi que le général O'Doiinell, qui n'ignore
pas les nécessités de sa situation, arrivait à la dernière session du
mois d'octobre en ayant à soumettre au parlement le résultat favo-
rable d'une négociation nouvelle avec Rome, comme il était conduit
par les circonstances à faire un appel au sentiment national espa-
gnol pour une guerre contre le Maroc : deux faits qui sont jusqu'à
ce moment le dernier mot de la politique du cabinet de Madrid. Ce
n'est pas la première fois, on le sait, que les ministères de l'Es-
pagne ont eu à négocier avec le saint-siége au sujet des propriétés
du clergé. Cette question qu'on croyait résolue par le concordat de
1851, et qui était remise en doute par les lois de 1855, a été la
source de mille difficultés. Le cabinet O'Donnell , dès son avène-
ment, faisait de la vente des biens du clergé et de l'exécution défi-
nitive du désamortissement civil et ecclésiastique un des points de
sa politique. Quant aux propriétés religieuses, il subordonnait seu-
lement la réalisation de sa pensée à une entente avec Rome ; mais
là était la difficulté. On se trouvait en présence d'un arrangement
tout récent qui validait les ventes opérées en vertu de la loi de
désamortissement de 1855, et qui assurait au clergé, en compensa-
tion, d'autres biens qui ne lui avaient pas appartenu jusque-là. Cet
arrangement, préparé par le ministère du général Narvaez, datait
à peine des premiers jours de 1858.
Demander à la cour de Rome de défaire le lendemain ce qu'elle
avait fait la veille était délicat. Le nonce du pape à Madrid, M^^'" Ra-
rilli, refusait nettement d'entrer dans cette négociation. C'est alors
126 REVUE DES DEUX MONDES.
que l'un des hommes les plus éminens de Vunion libérale^ M. Rios
Rosas, était choisi pour aller à Rome comme ambas-sadeur. Par le
caractère, par le talent, par son dévouement au catholicisme en
même temps que par le libéralisme éclairé et intelligent de ses opi-
nions, M. Rios Rosas offrait toute garantie à la cour romaine aussi
bien qu'au ministère qui l'envoyait. Il a été plus heureux qu'on ne
le lui prédisait avant son départ de Madrid, et à travers bien des
difficultés, il est vrai, il est arrivé à préparer une transaction nou-
velle, que le gouvernement s'est fait autoriser à sanctionner défi-
nitivement. Par suite du traité nouveau, l'église transmet à l'état
toutes les propriétés, et reçoit en échange des inscriptions de rente
qui ne pourront être transférées. L'état, devenu propriétaire, vend
tous les biens ecclésiastiques, et s'engage à porter de 170 millions
à 200 millions de réaux le chiffre inscrit au budget pour le clergé.
La forme, on le voit, est une cession consentie par l'église. L'église
cède ses biens à l'état, qui en fera ce qu'il voudra, à peu près
comme l'empereur d'Autriche cède la Lombardie à la France, di-
sait-on assez spirituellement à Madrid. De cette façon, le saint- siège
évite de livrer ostensiblement le principe du droit de propriété pour
l'église, et l'Espagne obtient en fait ce qu'on demande depuis si
longtemps, ce qui a fini par être accepté de tous les partis, la vente
d'une masse de biens dont la valeur ne s'élève pas à moins de
Il milliards de réaux. La guerre d' Italie n'a peut-être point été in-
utile à cet arrangement en faisant sentir au saiht-'siége la nécessité
de se ménager l'appui d'un état catholique. Quoi qu'il en soit, c'é-
tait un succès pour M. Rios Rosas, l'habile négociateur, et c'était
aussi un succès pour le gouvernement, qui résolvait le problème de
désarmer tout à la fois les progressistes par le désarmortissement
réel et les modérés par un accord avec Rome.
C'est au moment où le gouvernement espagnol venait à bout de
cette épineuse affaire qu'il se trouvait engagé dans une guerre avec
l'empire du Maroc, une vraie guerre, qui touche à tout ce que le
sentiment national a de plus intime et de plus ardent, aussi bien
qu'aux intérêts diplomatiques les plus divers, et qui a été un mo-
ment sur le point de prendre dès le début une importance euro-
péenne. Si le général O'Donnell n'est point allé au-devant de cette
guerre, on pourrait dire du moins qu'il l'a vue naître sans peine,
comme une grande diversion d'opinion qui lui assurait à lui-même
la possibilité d'aller chercher le prestige d'un nouvel éclat militaire.
Il n'a pas laissé fuir l'occasion de parler à l'imagination d'un peuple
qui a été grand, qui s'en souvient, et à qui de ses possessions d'au-
trefois, de ses tentatives de conquête en Afrique notamment, il ne
reste que quelques points du littoral méditerranéen, Melilla, Alhu-
l' ESPAGNE ET LE MINISTÈRE 0*DONNELL. 127
cernas, Penon de la Gomera et Geuta, poste avancé en terre maure.
Cette occasion a été une attaque nouvelle dirigée contre le terri-
toire espagnol qui environne Geuta par les tribus kabyles de l'An-
ghera. L'Espagne venait justement de signer avec le Maroc un traité
assurant autant que possible la défense de la place de Melilla et la
répression de la piraterie des Maures du Riff, lorsque les Kabyles
de l'Anghera violaient le territoire de Geuta, détruisaient un petit
ouvrage avancé et abattaient les armes espagnoles placées à la fron-
tière. Les armes de l'Espagne furent aussitôt relevées et désormais
défendues par la garnison. Geci se passait au mois d'août 1859. A
partir de ce moment commençait toute une série d'escarmouches,
d'hostilités* entre les tribus marocaines et la garnison espagnole.
G'est alors qu'on voit poindre l'idée de la guerre. Les préparatifs
militaires faits à l'occasion des affaires d'Italie allaient trouver une
destination. Le gouvernement de la reine Isabelle formait un corps
d'observation à Algésiras, et en même temps le représentant de l'Es-
pagne à Tanger, *M. Blanco del Yalle, recevait la mission de réclamer
du Maroc des satisfactions et des garanties nouvelles de sécurité.
On négociait donc appuyé sur les forces déjà peu à peu concentrées
à Algésiras.
Négociation singulière, pleine de subterfuges évasifs et de réti-
cences, où les prétentions de l'Espagne semblent grandir, se dévoi-
lent pour mieux dire, à mesure que les dépêches se succèdent, et
où les concessions, en apparence décisives, faites à l'origine par
le Maroc diminuent d'importance à mesure qu'on les serre de plus
près. M. Blanco del Valle demandait d'abord que les armes de l'Es-
pagne fussent solennellement replacées là où elles avaient été abat-
tues et saluées par les soldats du sultan marocain, que les coupables
de l'insulte commise fussent exemplairement punis, que le droit de
l'Espagne à élever des fortifications pour la défense du territoire
de Geuta fût reconnu, et que des mesures fussent adoptées en com-
mun pour prévenir le renouvellement de ces actes d'agression. Le
plénipotentiaire de l'empereur du Maroc à Tanger accédait à ces
quatre demandes. Tout semblait terminé par le fait même de cette
acceptation des conditions de l'Espagne; rien n'était fmi au con-
traire. D'abord l'empereur du Maroc mourait sur ces entrefaites, et
une solution définitive était nécessairement ajournée; puis lorsque
la négociation se renouait, M. Blanco del Valle en venait à préciser
la nature des garanties réclamées par l'Espagne; ces garanties con-
sistaient dans la possession des hauteurs avancées qui assurent la
défense de la ligne de Geuta. Le plénipotentiaire marocain souscri-
vait encore à cette proposition, bien qu'il feignît de n'en pas saisir
la portée. Quelles étaient en effet ces hauteurs avancées dont on par-
128 REVUE DES DEUX MONDES.
lait? La diplomatie espagnole, faisant alors un pas de plus, dési-
gnait comme point extrême de la frontière nouvelle à tracer la ligne
de la sierra de Bullones, qui est à quelques lieues en avant de
Ceuta, et alors aussi le représentant de l'empereur da Maroc, mal-
gré les pleins pouvoirs qu'il avait reçus, se déclarait sans instruc-
tions suffisantes ^our cette cession de territoire. De là, après des
délais successivement prorogés jusqu'au 15 octobre, la rupture di-
plomatique, suivie immédiatement de la déclaration de guerre, qui
est allée retentir en Espagne. On le remarquera, le cabinet de Ma-
drid aurait pu, sans nul doute, s'arrêter dès le premier moment,
après les concessions qui lui étaient faites, à la condition toutefois
de n'être point difficile sur l'exécution de ce qu'on lui accordait. Il
se trouvait placé entre des promesses probablement fort illusoires,
peu efficaces, et la nécessité d'aller chercher lui-même par les armes
les réparations et les garanties qu'il réclamait : il a choisi ce der-
nier parti; mais quelle était sa pensée et quel est encore le but
"qu'il poursuit? Ici la question apparaît sous un double aspect, dans
ses rapports avec l'intérêt ou plutôt le sentiment national espagnol
et avec les intérêts étrangers, prompts à s'émouvoir de tout conflit
naissant aux portes de la Méditerranée, dans le détroit de Gibraltar.
Cette guerre du Maroc a produit évidemment au-delà des Pyré-
nées une vive commotion d'opinion; elle est apparue entourée du
prestige des vieux souvenirs, comme Ja réalisation lointaine de la
pensée d'Isabelle la Catholique. Dès qu'on ne se contentait plus de
concessions modestes qui auraient peut-être pu maintenir la paix
sans compromettre la dignité du nom espagnol, l'esprit public a dû
s'attacher à cette idée qu'il allait chercher des compensations plus
larges comme prix de la lutte, qu'il allait à son tour servir un inté-
rêt de civilisation en plaçant la sécurité de ces côtes africaines sous
la protection de la puissance espagnole, et il s'est ému à la pensée
qu'il allait servir ces intérêts sous la forme populaire d'une guerre
contre les Arabes.
Ce n'est point d'aujourd'hui que l'Espagne voit dans ces contrées
du nord de l'Afrique un des champs naturels ouverts à son ambition
et à son activité. Elle n'a pas seulement pour guide son vieil instinct
d'antipathie contre le Maure, elle se retrouve en présence de ses
plus sérieuses traditions. Une instruction secrète, rédigée par le
ministre Florida Blanca, sous l'inspiration du roi Charles III, pour
la innied' cstado ou des affaires étrangères, révèle l'incessante pré-
occupation de la politique espagnole, et il est curieux de retrouver
ces souvenirs d'un autre temps. « Si l'empire turc périt dans la
grande révolution qui menace tout le Levant, — disait-on il y a près
d'un siècle à Madrid, — nous devons penser à acquérir la côte
L*ESPAGNE ET LE .MINISTÈRE o'dONNELL. J29
d'Afrique qui fait face à l'Espagne dans la Méditerranée, avant que
d'autres ne le fassent au préjudice de notre repos, de notre navi-
gation et de notre commerce. Ceci est un point inséparable de nos
intérêts, et sur lequel il faut toujours avoir l'œil fixé... Les pv'océdés
utiles et généreux du roi de Maroc pendant la guerre avec l'Angle-
terre exigent de notre part de la gratitude et de la réciprocité. Nous
devons tâcher de vivre en bonne amitié avec le prince maure et
avec son successeur, s'il veut s'y prêter. Si, par malheur, cela ne se
peut, nous devons aussi nous rendre maîtres de cette côte en pre-
nant et fortifiant Tanger. Faute de cela, nous n'aurons jamais de
sécurité dans le détroit; notre commerce et notre navigation ne
pourront fleurir dans la Méditerranée... » C'était encore le temps
des longues pensées en politique. L'Espagne s'est laissé devancer
dans cette œuvre de prise de possession du nord de l'Afrique; elle
n'a jamais renoncé entièrement à d'anciennes traditions. Il y a douze
ans à peu près, dans une de ces discussions sérieuses et élevées
comme il y en a eu quelquefois au sein du parlement espagnol, un
esprit aussi brillant que hardi, Donoso Cortès, traçait le programme
de ce qu'il appelait la politique des intérêts permanens pour l'Es-
pagne.
Aux yeux de Donoso Cortès, il y avait deux intérêts essentiels,
permanens pour la Péninsule, puisque sa position entre les Pyré-
nées et la mer ne lui permettait pas d'autres espoirs : il ne devait y
avoir à Lisbonne, à l'entrée du Tage, d'autre majesté que la majesté
portugaise; «la domination exclusive de l'Angleterre en Portugal
était un opprobre » pour tout gouvernement vivant à Madrid. Et
d'un autre côté l'Espagne devait avoir sa part dans la civilisation
du nord de l'Afrique; c'était une question d'honneur, de sécurité,
d'avenir. Il y a mieux : la France elle-même ne pouvait, sans la
coopération active de l'Espagne, s'assimiler sérieusement l'Afrique,
et Donoso Cortès en donnait les plus curieuses raisons, (}ont la pre-
mière était l'incompatibilité des génies et des caractères. « Entre la
civilisation française et la civilisation africaine, disait-il, il n'y a
aucun point de contact, et il y a toutes les solutions de continuité
possibles : solution de continuité géographique, puisque entre la
France et l'Afrique est l'Espagne; solution de continuité physique,
car le soleil espagnol brille entre le soleil français et le soleil afri-
cain; solution de continuité morale, car entre les mœurs raffinées,
cultivées, de la France et les mœurs barbares, primitives, de l'A-
fricain, il y a les mœurs espagnoles, à la fois primitives et culti-
vées; solution de continuité militaire, parce qu'entre le général fran-
çais et le chef africain il y a cette espèce qui sert de trait d'union,
\t guérillero d'Espagne; enfin solution de continuité religieuse, car
TOME XXV. 9
430 ' REVUE DES DEUX MONDES.
entre le catholicisme philosophique français et le mahométisme fa-
taliste de l'Africain il y a le catholicisme esf^agnol avec ses tendances
fatalistes et ses reflets orientaux... » Et l'orateur espagnol ajoutait :
« L'Europe croira-t-elle que c'est beaucoup exiger de demander une
influence sur des côtes barbares que nous touchons de la main et
dans un pays qui fait en quelque sorte partie de notre territoire...
Il est temps enfin d* appliquer cette politique aux afl"aires de l'état.
De grands événemens se préparent; le monde marche à la réunion
d'un congrès général ou à la guerre... Il faut que nous soyons
prêts. » Ainsi parlait Donoso Gortès en 1847.
L'opinion publique en Espagne a donné instinctivement à la
guerre actuelle ce caractère d'une revendication d'influence. Aussi,
lorsque le général O'Donnell se présentait devant les chambres por-
tant cette déclaration d'hostilité contre le Maroc, tous les partis se
sont associés dans un même sentiment pour offrir leur concours au
gouvernement. Les actes d'adhésion se sont succédé sous toutes
les formes. Les provinces basques, qui ont toujours le privilège d'un
régime spécial pour la conscription et les contributions, et qui
n'en sont que plus florissantes sans être moins patriotiques, ont
voté des fonds, pris l'initiative de la formation d'une légion. En un
mot, la guerre contre le Maure selon l'ordre du jour d'un des gé-
néraux de l'armée expéditionnaire, la guerre dans une pensée de
civilisation, d'action indépendante et de grandeur, sans autres limi-
tes que l'intérêt et l'honneur de l'Espagne, c'est là ce que l'opinion
publique a saisi d'abord et ce qui l'a entraînée. Est-ce là cependant
la guerre telle que le gouvernement a pu l'entendre, telle qu'il la
fera? 11 faut reconnaître que le ministère, en s' appuyant sur le sen-
timent national, oii il puisait une force pour marcher en avant, se
trouvait en même temps limité par d'autres conditions, d'autres
intérêts et d'autres politiques qui ne sont pas à Madrid.
La France, quant à elle, ne pouvait voir d'un œil jaloux ni la ré-
surrection militaire de l'Espagne, ni ses tentatives pour s'asseoir
dans cette partie du nord de l'Afrique où ses soldats campent au-
jourd'hui. La plupart des autres puissances de l'Europe ont un égal
intérêt à voir le littoral africain gardé, délivré de la piraterie bar-
baresque, qui menace encore leurs navires et leur commerce. Il n'en
est pas absolument de même de l'Angleterre, maîtresse de Gibraltar,
intéressée ou se croyant intéressée à préférer sur la côte du Maroc
une domination barbare à une domination civilisée, et toujours
portée à s'inquiéter des établissemens qui pourraient se former en
face de ses positions. L'Angleterre s'est émue dès le premier instant,
et elle a multiplié ses efforts pour retenir l'épée de l'Espagne d'a-
bord, puis pour circonscrire son cercle d'action, enfin pour placer
l'espagne et le ministère o'donnell. 131
sous sa propre sauvegarde Tindépendance du littoral africain. Pour
ttout dire, l'Angleterre a pris un peu envers l'Espagne en cette affaire
l'attitude d'un créancier dur et inflexible qui lie son débiteur et lui
impose des conditions. Que dit l'Angleterre par l'organe de lord
John Russell parlant au représentant britannique à Madrid? « Vous
êtes chargé de demander une déclaration écrite portant que, si dans
le cours des hostilités les troupes espagnoles occupent Tanger, cette
occupation sera temporaire et ne se prolongera pas au-delà de la
ratification d'un traité de paix entre l'Espagne et le Maroc, parce
que, si l'occupation devait durer jusqu'au paiement d'une indem-
nité, elle pourrait arriver à être permanente, et aux yeux du gou-
vernement de sa majesté, une occupation permanente serait incom-
patible avec la sécurité de Gibraltar (22 septembre 1859). » Et
quelques jours plus tard, le 15 octobre : « Vous direz au ministre
des affaires étrangères que le gouvernement de sa majesté désire
ardemment qu'il n'y ait aucun changement de possession territo-
riale sur la côte mauresque du détroit. L'importance qu'il donne à
cet objet n*est nullement douteuse, et il lui serait impossible, de
même qu'à toute autre puissance maritime, de voir avec indifférence
l'occupation permanente par l'Espagne d'une semblable position
sur cette côte, position qui permettrait de troubler dans le détroit
le passage des navires qui* fréquentent la Méditerranée pour les
opérations commerciales. »
Et que répond le cabinet de Madrid à ces significations assez im-
péi'ieuses? Le ministre des affaires étrangères, M. Calderon Collan-
tes, écrit en effet que si Tanger est occupé, il ne le sera que tem-
porairement, jusqu'à la ratification de la paix. En réservant une
certaine indépendance générale d'action et le choix des garanties
qui seront réclamées, il déclare néanmoins que «l'Espagne ne
prendra dans le détroit aucun point dont la position pourrait lui
assurer une supériorité périlleuse pour la navigation. » L'Angleterre
ne pouvait exiger mieux et plus. On a pu croire, on a supposé que
l'Espagne n'avait contracté ces obligations qu'après avoir pris le
conseil de la France, après avoir acquis la certitude qu'elle ne serait
point appuyée. Sans prétendre scruter ces mystères, on pourrait
peut-être dire tout le contraire, et de là est née l'importance pres-
que européenne qu'a paru prendre un moment la guerre du Maroc.
Le cabinet de Madrid, si nous ne nous trompons, s'est donc lié en
pleine connaissance de cause, lorsqu'il n'eût tenu qu'à lui de pré-
sumer qu'il pourrait marcher en avant, et s'il a pris ce parti, c'est vrai-
semblablement après avoir consulté la situation générale de l'Eu-
rope, en songeant que l'intérêt espagnol pourrait bien à un jour
donné ne pas prévaloir sur d'autres nécessités. Or ces engagemens.
J32 BEVUE DES DEUX MONDES.
ces limitations imposées à Taction de l'Espagne, toute cette partie
officielle et intime de la question africaine, c'est là ce que ne savait
pas l'opinion publique, et lorsque le jour s'est fait sur ces négocia-
tions, l'opinion et le gouvernement ont paru suivre des voies diffé-
rentes. Le mécompte de l'esprit public a éclaté ; il a redoublé lors-
que le cabinet est allé demander aux cortès l'aggravation de toutes
les contributions, car l'importance des appareils militaires et des
sacrifices financiers semblait dès lors disproportionnée avec le but
qu'on poursuivait.
On l'a dit avec raison à Madrid dans une brochure qui a paru
sous le titre de Aspecto diplomatico de la cuestion de Marruecos, et
dont la circulation a été interdite. Le principe même de la guerre
admis, il y avait deux politiques possibles pour le gouvernement de
la reine Isabelle; l'Espagne pouvait agir rapidement, vigoureuse-
ment, sans laisser au Maroc le temps de se réfugier dans les sub-
terfuges, en n'allant point au-delà d'un acte de justice sommaire,
d'une vengeance exemplaire tirée de l'outrage fait à son pavillon.
Par ce système, de grands sacrifices étaient épargnés au pays, la
diplomatie étrangère n'avait pas le temps d'intervenir, et l'Espagne
montrait par un coup de vigueur et d'éclat qu'elle savait au besoin
sauvegarder son honneur. Il y avait une autre politique, celle d'une
guerre acceptée avec toutes ses chances et ses sacrifices dans une
vue de civilisation et d'agrandissement moral et territorial; mais
alors il ne fallait pas se laisser lier par des engagemens dont la
dignité même du pays avait à souffrir. Chose étrange, le cabinet de
Madrid n'a exclusivement adopté aucune de ces politiques; mais il
les a mêlées, et en élevant ses forces et ses préparatifs au niveau
des plus grands desseins, il s'est laissé imposer d'avance un résultat
diplomatiquement restreint, ramené à une simple réparation d'in-
jure : dételle façon que le général O'Donnell s'est trouvé subitement
dans l'alternative de perdre pour sa position personnelle le prix de
la diversion patriotique qu'il avait recherchée, ou de suivre l'im-
pulsion du sentiment national en confiant l'interprétation de ses en-
gagemens à l'imprévu de la guerre et de la victoire, au risque de
renouveler une crise européenne dont le cabinet de Madrid avait
refusé de prendre la responsabilité à l'origine. Lorsque la France,
en 1830, allait à Alger, elle marchait aussi vers l'inconnu, elle ne
savait pas en partant ce qu'elle ferait; mais elle avait refusé de se
lier, et en suivant sa fortune, elle a pu quelquefois mécontenter l'An-
gleterre sans manquer à des engagemens comme ceux qui fixent en
ce moment une limite à l'épée de l'Espagne.
Voilà donc où l'Espagne se trouve conduite à travers une série
de luttes ou d'évolutions plus intimes qu'éclatantes, et dont le der-
l'espagne et le ministère o'donnell. 13â
nier mot n'est pas dit encore. La guerre du Maroc est venue tout
effacer : elle a été et elle ne cesse d'être une émouvante diversion
dans un pays depuis si longtemps replié en lui-même; elle ne change
pas l'essence de la politique espagnole, elle ne fait que jeter mo-
mentanément un voile sur une situation intérieure dont le princi-
pal caractère est l'indécision et la confusion. Le système du général
O'Donnell, ce système dont les circonstances expliquent l'avènement
et le succès jusqu'ici, avait l'avantage d'apparaître comme un re-
mède à ce mal profond et chronique, comme un moyen de consti-
tuer une situation nouvelle. En elle-même, l'idée du comte de Lu-
cena eât évidemment une idée heureuse qui a fait la force de celui
qui l'a adoptée comme un drapeau. Par le fait, elle s'est trop sou-
vent égarée dans des considérations d'intérêt personnel qui ont
paru quelquefois en atténuer les résultats, et si elle devait rester
avec ce caractère dominant d'une personnalité trop absorbante, elle
finirait à la longue par déguiser sous un air libéral une idée assez
absolutiste, celle de l'arbitrage d'un pouvoir supérieur à tous les
partis, indépendant des opinions organisées, se fortifiant ou croyant
se fortifier des divisions et des faiblesses de tous. Ceux qui préten-
dent gouverner sans les partis et ceux qui prétendent les amalga-
mer tous méconnaissent également les conditions de la liberté et du
système constitutionnel. Les partis sont un organisme essentiel de
ce régime ; ils sont la représentation vivante et légitime des tradi-
tions, des vœux, des instincts divers d'un pays; ce sont des forces
collectives qui, par leur contradiction même, empêchent toutes les
usurpations. C'est le jour où les partis ont commencé de se décom-
poser au-delà des Pyrénées, que le système constitutionnel a été
menacé par ceux qui voulaient le ramener vers l'absolutisme et par
ceux qui voulaient le pousser vers l'anarchie. C'est par les divisions
que le parti modéré, le plus vraiment constitutionnel de la Pénin-
sule, s'est affaibli; c'est en se reconstituant, en se ralliant sous le
drapeau d'une pensée sincère de libéralisme conservateur, qu'il
peut retrouver son ascendant, et alors une guerre comme celle du
Maroc ne sera plus seulement un épisode accidentel et heureux :
elle sera l'acte de vie d'une nation qui n'a besoin que d'avoir des
institutions stables et d'être conduite pour retrouver des destinées
nouvelles.
Charles de Mazade.
LA
MARINE FRANÇAISE
DANS LA GUERRE D'ITALIE
l'escadre de L'ADRIATIQUE. — LA FLOTTILLE DU LAC DE GARDE.
La marine française n'a point combattu dans la dernière guerre;
mais si l'occasion de la lutte lui a manqué, il a suffi de quelques opé-
rations brusquement interrompues pour montrer ce qu'on pourrait
attendre de nos escadres devant l'ennemi. La flotte de l'Adriatique,
la flottille du lac de Garde, ont traversé des épreuves chaque jour
renouvelées, avec une énergie, une persévérance, qui ne sont pas
entièrement restées stériles, et dont il est permis peut-être de rap--
peler le souvenir, quand on a été mêlé pour une part, si modeste
qu'elle soit, aux événemens de la dernière campagne. '
Comme auxiliaire de l'armée de terre, la marine française avait
à remplir dans les mers et les lacs d'Italie une tâche considérable.
Le but de nos eflbrts était la chute du quadrilatère. La victoire de
Solferino permettait de faire le siège de Peschiera et le blocus de
Mantoue, double entreprise qui réclamait impérieusement le con-
cours de la marine. Un dernier point d'attaque était Vérone, et ici
encore les mouvemens de la flotte devaient s'unir étroitement à
ceux de l'armée de terre. L'expédition maritime de l'Adriatique de-
vait nous livrer Venise et assurer l'occupation d'un point quelconque
f
LA FLOTTILLE DU LAC DE GARDE. 135
de la terre ferme , Ghioggia par exemple , destiné à recevoir des
troupes qui, reliées avec l'armée, auraient aisément refoulé les
Autrichiens derrière la Brenta et tourné enfin Vérone. L'expédition
de l'Adriatique était mieux qu'une simple diversion, c'était une at-
taque sérieuse, qui pouvait nous donner la Yénétie en faisant tom-
ber dans nos mains la plus importante des redoutables forteresses
regardées à juste titre comme la clé du pays. .
Dans la dernière guerre d'Italie, notre armée de terre formait
donc le centre, et l'escadre les deux ailes extrêmes de l'attaque. La
marine coupait les grandes lignes de communication de l'ennemi
avec le reste de l'empire par les voies rapides : d'un côté par Trieste,
Yenise et Trévise, de l'autre par Botzen, Roveredo et Riva. Les flancs
et les derrières de l'armée se trouvaient ainsi complètement cou-
Yerts. On suivait une tactique analogue à celle dont les résultats
avaient été si heureux dans la guerre de Crimée. En s' emparant de
Kertch, de lenikalé et des villes du littoral de la mer d'Azof, en brû-
lant les approvisionnemens des Russes, en interceptant la route des
renforts par le Don, et plus tard par le Dnieper, en démantelant
Kinburn, la marine avait alors resserré la guerre dans une presqu'île
qu'elle isolait du reste de la Russie. Le rôle si utile que la marine
avait rempli dans la guerre d'Orient, elle pouvait le reprendre avec
plus d'éclat encore dans la guerre d'Italie, soit en assurant la pré-
sence à temps de nos troupes sur les champs de bataille par des
transports multipliés, soit en protégeant, en secondant même leurs
manœuvres par de puissantes diversions.
Si l'on veut maintenant voir dans la marine non plus seulement
l'auxiliaire de l'armée de terre, mais un instrument de combat servi
par ses propres ressources, les travaux accomplis par la flottille dn
lac de Garde ne sont pas moins dignes d'attention, comme témoi-
gnage d'un emploi nouveau de la force navale. Devant Venise, on a
pu reconnaître combien il importe d'avoir toujours à la mer un ma-
tériel blindé et cuirassé, en prévision d'une attaque contre une place
forte maritime. Dans le lac de Garde, on a pressenti ce que pourrait
faire, si elle était jamais mise à l'œuvre, une marine de création
toute récente, appelée à porter des coups non moins redoutables
dans l'intérieur des terres que sur les côtes. Observés sur ces deux
théâtres d'action, d'abord dans l'Adriatique, puis sur le lac de
Garde, nos marins ont été, on s'en convaincra sans peine, les dignes
émules de nos soldats.
136 BEVUE DES DEUX MONDES.
Dès le commencement de la guerre, la marine autrichienne avait
renoncé à toute idée de lutte de bâtimens à bâtimens contre la ma-
rine française. L'ennemi s'enferma dans ses ports, coula une partie
de ses navires à l'entrée des passes, ou les désarma complètement
pour transporter les canons et les équipages dans les forts de la
terre ferme; il nous livra la mer, et nous permit ainsi de choisir
sûrement notre point d'attaque. En détruisant de leurs propres
mains un matériel assez considérable sans le faire combattre, les Au-
trichiens se mettaient dans une position des plus désavantageuses.
Les Américains en 1812, dans la guerre qu'ils soutinrent contre
l'Angleterre, avaient donné un plus noble exemple de ce que peut
une marine décidée à racheter, en présence de l'ennemi, l'infériorité
du nombre par la - rapidité des mouvçmens. Avec un petit nombre
de frégates à voiles d'une grande vitesse et armées d'une artil-
. lerie formidabk, ils battirent la mer, s' attaquant à leurs égaux en
force, tombant sur les faibles, et croisèrent jusque dans la Man-
che. Aidés de la vapeur, les Autrichiens pouvaient imiter cette tac-
tique. Profitant des nombreux refuges qu'offrent les archipels de
l'Adriatique et de la Méditerranée, ils pouvaient jeter le trouble
dans nos convois, causer des pertes énormes à notre commerce, et
nous empêcher d'agir en quelque sorte à coup sûr. Dans leur ma-
rine naissante, ils créaient ainsi une brillante tradition qui lui man-
que encore. Rien ne doit affaiblir l'énergie morale d'un corps d'of-
ficiers comme le suicide complet de toute une marine.
Servi par la maladroite attitude de l'Autriche, le contre-amiral
Jurien de La Gravière put donc partir avec une escadre réduite à
deux vaisseaux, une frégate et un aviso, pour croiser dans l'Adria-
tique. Il appareilla de Toulon le 20 mai 1859, et notifia le l'^'' juin,
à son arrivée devant Venise, le blocus effectif de tous les ports de
guerre de l'Autriche. L'escadre de blocus, comme elle s'appela,
trouva Venise dans un état formidable de défense. Les Autrichiens
avaient encore augmenté par des forts redoutables toutes les difîi-
* cultes que présentent les lagunes à l'attaque de cette place. Deux
îles, espèces de langues de terre très basses et très minces, forment
par leurs extrémités trois passes étroites. Ce sont, à commencer par
le nord, celles du Lido, de Malamocco et de Chioggia. Chacune de
ces îles était bornée par une ligne d'estacade et une rangée de na-
vires coulés. La première était défendue en outre par le fort du
Lido, la seconde par ceux d'Alberoni, de San-Pietro et la jetée de
Malamocco, la troisième par le fort et le bastion Caraman , le fort
LA FLOTTILLE DU LAC DE GARDE. 137
San-Felice et la ville de Ghioggia. Enfin , pour se rendre maître de
la route de Padoue, il fallait éteindre le feu du bastion et du pont
de Maderno et bombarder Brandolo. Tout ce système de défense
était complété par de nombreuses batteries disséminées de chaque
côté des lagunes. On était convaincu d'ailleurs que l'ennemi avait
remplacé ses canons de 18 et de 12 par des pièces de 30 venant de
sa flotte.
Pour triompher de tous ces obstacles, nos ports du nord armèrent
non-seulement la plupart de leurs navires, mais encore les canon-
nières de première et de deuxième classe qui s'y trouvaient depuis
la paix avec la Russie. Toulon prépara en outre les trois batteries
flottantes dont les services à Kinburn avaient été si bien appré-
ciés (1). On décréta le 23 mai la composition de l'escadre de guerre
proprement dite, qui fut divisée en deux catégories bien distinctes,
sous les ordres du vice -amiral Romain-Desfossés. La première se
composa de quatre vaisseaux à vapeur et de deux frégates à hélice. La
deuxième, la véritable escadre de siège, sous les ordres du contre-
amiral Bouët-Willaumez, renfermait deux divisions : la première
comprenant trois groupes, quatre frégates à roues, trois batteries
flottantes et cinq chaloupes canonnières; la deuxième, sous les or-
dres du capitaine de vaisseau Laroncière Le Noury, forte de qua-
torze canonnières de première et de deuxième classe, et de quatre
corvettes à vapeur à roues. Une division navale sarde de deux fré-
gates et de trois corvettes et avisos à vapeur devait se joindre à
l'escadre française. Un détachement d'artillerie de marine avec huit
mortiers à plaques, quatre compagnies d'infanterie de marine et au-
tant de matelots fusiliers, fortes de cent hommes chacune, furent
désignés pour être embarqués sur ces difl'érens bâtimens, comme
têtes de colonnes d'assaut, et fournir une garnison dans les îles et
les forts dont l'armée navale pouvait s'emparer. La flotte combinée
se trouvait ainsi portée au chiffre de cinquante-quatre bâtimens de
guerre de tous rangs, armés de plus de huit cents pièces de 30, 50,
80, de canons rayés, et montés par douze mille matelots. Yingt et un
transports de commerce chargés de vivres, munitions et charbon,
devaient suivre la flotte et pourvoir à son ravitaillement. L'escadre
du contre-amiral Jehenne, de quatre vaisseaux et de deux frégates à
hélice, restait en réserve à Toulon, pour faire face aux éventualités
et aux transports de troupes d'Algérie à Venise. Brest arma encore
quatre vaisseaux , qui furent placés sous les ordres du vice-amiral
Fourichon.
(1) Voyez, sur les batteries flottantes dar-s la guerre d'Orient, la Eevue du i" et du
15 février 1858.
138 REVUE DES DEUX MONDES.
Avant l'ouverture des hostilités, toutes les canonnières de pre-
mière et de deuxième classe avaient été transformées en bâtimens
de guerre ordinaires. Après leur retour de la Baltique et de la Mer-
Noire, on leur avait enlevé leur masque en bois avec son blindage,
composé de plaques en fer de 10 centimètres d'épaisseur; la mâture
avait été aussi augmentée. Cette opération avait été motivée par l'en-
voi probable de ces canonnières en Chine, en remplacement de celles
qui y sont depuis plus de trois ans. Dans une aussi longue traversée,
quoique les canonnières soient toujours remorquées ou convoyées,
il pouvait arriver des circonstances de mer qui leur eussent fait per-
dre leurs remorqueurs; l'on dut prévoir ce contre- temps et les ren-
dre capables de naviguer seules avec le secours de leurs voiles et
de leur machine. Aussi, dès leur arrivée à Toulon, on leur fit su-
bir une nouvelle transformation en vue d'une mission nouvelle. Le
mât de misaine fut augmenté, celui de beaupré enlevé et remplacé
par un plus faible, l'avant fut coupé, et l'on y contruisit un nouveau
masque blindé, percé de deux sabords, pour mettre en batterie deux
canons de 50. Ce travail, qu'on eut à faire lorsque déjà tous ces
petits bâtimens étaient armés et prêts à partir, prit de la fm de mai
jusqu'au milieu de juin.
Le 12, les qiiatre frégates- à roues, remorquant les trois batteries
flottantes, que le mode de construction et la faiblesse de la machine
empêchent de naviguer seules, appareillèrent de Toulon. Les canon-
nières, par groupes de trois ou quatre, et les transports partirent
du 12 au 18 juin à la remorque des vaisseaux. Le rendez-vous gé-
néral de l'escadre, passant par les bouches de Bonifacio et le détroit
de Messine, était Antivari, rade foraine sur les côtes du Monténé-
gro. Ce point de ralliement à l'entrée de la mer Adriatique était in-
dispensable à toute cette flotte, qui marchait lentement et par pe-
tites fractions. Malgré la grosseur de la mer et les mouvemens de
roulis qu'elle causait à tous les navires, on accosta les transports
comme les canonnières le long des vaisseaux, et l'on remplaça le
charbon consommé. Quatre jours furent employés à cette opération
longue, difficile et dangereuse pour des bâtimens mouillés en pleine
côte. Le 30 juin, à cinq heures du soir, l'amiral donna le signal
du départ. L'escadre avec ses transports fut divisée encore en trois
groupes, dont le dernier devait appareiller quinze heures après le
départ du premier. Le second point de relâche était l'île de Lossini.
Personne n'ignore que la mer Adriatique est sujette à des coups de
vent de nord-est qu'on appelle hora dans le pays, et dont la vio-
lence, proverbiale chez les marins, bouleverse tellement les eaux
du golfe qu'un bâtiment, même au mouillage, peut sombrer sur ses
ancres. Avec cet immense convoi, avec des bâtimens très petits
,LA FLOTTILLE DU LAC DE GARDE. 139
comme les chaloupes canonnières, ou naviguant mal comme les bat-
teries flottantes, avec un grand nombre de transports de guerre et
du commerce lourdement chargés de vivres et de charbon, il était
de la dernière imprudence d'aller croiser et mouiller en. pleine côte
devant Venise. Un désastre comme celui de Charles-Quint près d'Al-
ger, un ouragan comme celui du lA ilovembre 1854 à Sébastopol,
étaient deux dangers à éviter. Il fallait donc à nos vaisseaux un abri
contre la tempête, une retraite assurée, des magasins, des hôpitaux,
une base d'opération; en un mot, il nous fallait un Kamiesh. Le chok
de l'amiral se porta sur l'île de Lossini, une des plus grandes de
l'archipel de la côte de Dalmatie. Lossini a un port spacieux nommé
Augusto, parfaitement sûr, d'un abord facile et d'une défense aisée.
La position de cette île, à vingt lieues de Venise, très près de Pola,
en face d'Ancône et de Rimini, qui était alors la tête du télégraphe
franco-italien, permettait à l'escadre de surveiller les points les plus
intéressans de la côte, de resserrer son blocus, et plus tard de
prendre son élan, loin des regards de l'ennemi. L'importance stra-
tégique d'un pareil point était tellement évidente que tout le monde
croyait y trouver une résistance des plus énergiques.
Le premier groupe, parti d'Ântivari, sous les ordres de Tamiral
Desfossés, était composé des vaisseaux la Bretagne^ le Redoutable,
de la frégate à roues le Mogador remorquant la batterie flottante la
Lai')e, de huit canonnières, de la frégate sarde le Victor-Emmanuel ,
de deux avisos et du transport YAriége. Il se trouva le 3 juillet au
matin devant le port Augusto. L'escadre fit son entrée dans la passe
en ordre de bataille et en branle-bas de combat; mais il n'y avait
nul indice de défense, et l'on mouilla tranquillement à 300 mètres
de la ville, située au fond et au sud de cette magnifique rade fer-
mée. Les Autrichiens avaient tout évacué, oubliant ainsi qu'avec la
vapeur cette île devenait entre nos mains comme la première paral-
lèle creusée devant Venise.
Le 3 au soir, les huit compagnies formant les colonnes d'assaut fu-
rent débarquées. En attendant que l'ordre d'attaquer vînt à la flotte,
on employa les journées du 4, du 5 et du 6 à s'établir fortement
dans l'île et à compléter le charbon des bàtimens. On mit à terre
plus de 300 tonneaux de vivres, des munitions de toute espèce, des
outils et les appareils distillatoires pour faire de l'eau douce, dont
Lossini manque totalement. Les bàtimens de la flotte de siège, armés
à la hâte à Toulon, mais pourvus d'excellens matelots canonniers,
firent des exercices à feu. Les batteries flottantes, qui ne vont au
combat qu'avec leur coque, furent démâtées. Les vaisseaux se dé-
barrassèrent des cordes, des voiles et des mâts de perroquet, inu-
tiles dans un combat sous vapeur et à l'ancre, et dont la chute sur
£^0 REVUE DES DEUX MONDES.
le pont augmente les ravages des boulets et gêne le tir de l'artille-
rie. Sur vingt et un petits bâtimens du pays, appelés trahacoU, pris
pendant le blocus ou trouvés au port Augusto, on construisit des
plates -formes pour recevoir les mortiers et les canons -obusiers
de 0",16 des chaloupes. En un mot, par des travaux incessans de
jour et de nuit. Ton se prépara pour une lutte prochaine, et qui
devait être sérieuse.
L'attaque contre Venise et Ghioggia avait pour but, on le sait, de
nous relier à l'armée de terre; la présence d'un corps nombreux
de débarquement à bord des vaisseaux était donc absolument néces-
saire. Les marins de l'escadre pouvaient bien, après que le feu des
forts eût été éteint, tenter un coup de main hardi, occuper des bas-
tions; mais ils n'étaient pas assez nombreux pour enlever à l'abor-
dage et garder une ville de 25,000 habitans comme Ghioggia. Ils
eussent été assiégés après leur victoire, et le but que l'on se propo-
sait n'eût pas été atteint. Aussi, dès que la victoire de Solferino nous
eut assuré la ligne du Mincio, l'ordre fut expédié à une des divisions
de Paris de partir pour Toulon, de s'embarquer sur deux transports,
éi de former, sous le commandement du général Wimpfen, l'a-
vant-garde d'un corps d'armée qui devait venir plus tard d'Algérie
sur les bâtimens de l'escadre de l'amiral Jéhenne.
Le 5 juillet, trois mille hommes d'infanterie arrivèrent devant
Venise, où ils ne trouvèrent que l'escadre de blocus. Ils revinrent
aussitôt à Lossini, oii on les attendait avec une grande impatience,
car l'ordre d'attaquer pouvait venir d'un moment à l'autre, et sans
l'infanterie le rôle de la marine devant Venise se bornait à une
simple canonnade comme celle du 17 octobre devant Sébastopol.
Les soldats entassés sur les transports furent répartis sur ces vais-
seaux; on voulait ainsi rendre leur débarquement plus prompt lors-
que le moment serait venu. Enfin, le 7 juillet au matin, une dé-
pêche de l'empereur datée du 6 donnait l'ordre de marcher sur
Venise, et mettait un terme à l'impatience de tous ces braves gens.
L'activité redoubla; cette fièvre de gloire qui saisit tous les hommes
à l'approche d'un combat faisait oublier les fatigues. Quand le 8
au matin le signal d'appareiller fut hissé en tête du grand mât du
vaisseau amiral, tout le monde était prêt à faire joyeusement son
devoir.
Personne alors ne doutait du succès; les dispositions des Véni-
tiens en notre faveur étaient connues, et deux jours suffisaient à la
marine française pour triompher des obstacles longtemps amassés
par r ennemi. Tout le poids du combat devait porter principalement
sur les bâtimens blindés composant l'escadre dite de siège. Les
huit compagnies venues de Toulon, les fusiliers des vaisseaux, trois
I
I
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LA FLOTTILLE DU LAC DE GARDE. lÙÎ
cents gabiers armés de revolvers] et les troupes du général Wimpfen
devaient enlever les forts à mesure qu'ils eussent été éteints et dé-
mantelés. Les fonds de 10 mètres ne commençant qu'à plus d'un
mille marin du rivage (1) , les vaisseaux et les grandes frégates
étaient forcés de se tenir à cette distance de la place ; ils devaient
donc tirer à toute volée, puisqu'ils avaient peu de canons rayés,
et ne servaient en quelque sorte que comme moyen de puissante
diversion.
Cependant l'escadre s'avançait vers Venise. Une noble émulation
régnait parmi ces douze mille marins, car ils avaient l'armée à éga-
ler, et leur victoire ne devait-elle pas rendre la liberté à tout un
peuple?
II.
Vers le milieu du mois de mai 1859, une dépêche du ministre de
la marine ordonnait d'embarquer sur deux transports de l'état les
cinq chaloupes canonnières démontées qui se trouvaient dans l'arse-
nal de Toulon. Le contre-amiral Dupouy, un capitaine de frégate
chef d'état-major, cinq officiers de marine, un commissaire de divi-
sion, un chirurgien , un ingénieur, quatre-vingt-quinze matelots et
cent cinquante ouvriers de diflerens inétiers, tel était le personnel
d'une expédition dont la première étape était Gênes, mais dont le but
restait ignoré.
Pour peu qu'on ait étudié le caractère des marins, si accessibles
aux émotions généreuses, on comprendra facilement l'effet que pro-
duisit dans le port de Toulon l'annonce officielle d'une campagne
dont on parlait depuis longtemps sans trop y croire et sans en com-
prendre la portée. Pas un ne voulait perdre une si belle occasion de
conibattre à côté de l'armée de terre, car dans cette guerre, qui
commençait à peine, presque tous craignaient d'être employés à
un long blocus dans l'Adriatique ou à des transports continuels de
troupes entre Toulon et Gênes. La pensée de tous se détournait de
Venise : la marine autrichienne s'était déjà réfugiée dans ses ports-
les petites chaloupes semblaient donc en ce moment être les seuls
bâtimens qui dussent aller au feu. Aussi, sans distinction de grade,
chacun souhaitait-il ardemment d'être appelé à l'honneur de les
commander.
— Mais que pouvez- vous faire? demandait-on aux officiers dési-
gnés par l'amiral pour l'accompagner. — Vos navires sont trop pe-
tits, disait l'un; — trop grands, disait l'autre. — Annibal a passé les
(1) Le mille marin est de 1,854 mètres.
142 RETUE DES DEUX MONDES.
Alpes avec des éléphans, Napoléon avec des canons ; les traverserez-
Yous avec des canonnières? — Enfin, si vous présentez le flanc ou
l'arrière à un canon, si petit qu'en soit le calibre, il vous coulera. —
Cette dernière objection au succès de l'entreprise était sérieuse, car
les chaloupes étaient construites pour combattre exclusivement par
l'avant. L'unique canon de chaque chaloupe et les servans de la
bouche à feu y étaient abrités complètement par un énorme masque
en bois, blindé ou cuirassé avec des plaques en fer forgé de dix centi-
mètres d'épaisseur. Il était donc du devoir des capitaines de présen-
ter toujours l'avant à l'ennemi, comme un brave soldat sa baïonnette.
Toute fuite devenait plus dangereuse qu'un combat à outrance
contre des forces supérieures. Il fallait vaincre ou couler.
Les canonnières étaient au reste des bâtimens complets, pouvant
tenir la mer, d'une longueur de vingt-cinq mètres, et rappelant un
peu par leurs formes les cotres qui sillonnent la Manche. Elles n'a-
vaient point de noms, et, en attendant qu'un combat les eût glo-
rieusement baptisées, elles portaient tout simplement les numéros 6,
7, 8, 9 et 10. Avec leur machine à haute pression, de la force de
15 chevaux, elles atteignaient à quatre atmosphères plus de sept
nœuds (1). C'était tout ce qu'il fallait pour aller au feu et évoluer par
tous les t3mps. Leur tirant d'eau, d'un peu plus d'un mètre à l'ar-
rière, leur poids, évalué à 90 tonneaux, devaient bien augmenter
les difficultés de l'expédition dans laquelle on s'engageait; mais on
était pressé. En faire d'autres, plus légères, plus simples, mieux ap-
propriées aux transports par chemins de fer ou voitures , et à la
guerre des fleuves ou des lacs, cela n'eût- il paâ coûté trop de temps?
On préféra se servir d'un immense matériel de 800 tonneaux qui
était tout préparé.
Après les avoir complètement construites à La Seyne, on les avait
démontées, et chaque morceau, si petit qu'il fût, était étiqueté, nu-
méroté, et portait des points de repère. En peu de jours, le port de
Toulon embarqua sur XAriège et sur la lièvre cette immense quan-
tité de bois, de fer, de cuivre et de caisses. On rendit toute confu-
sion impossible : on donnait à chaque chaloupe une couleur par-
ticulière que portait chacune de ses parties, et on lui assignait à
bord, dans les cales des transports, une place distincte. Il fallut de
la part de tous un soin et une prévoyance inouis pour que rien
ne fût oublié, et que cette escadrille en lambeaux ou en herbe,
comme on l'appelait plaisamment, pût se suffire à elle-même pour
la reconstruction, le lancement, l'armement et les réparations après
un combat.
(1) Le nœud équivaut à un mille marin.
LA FLOTTILLE DU LAC DE GARDE. 143
On se trouva, dès le jour de l'arrivée à Gênes, à la fin de mai,
en présence d'un travail considérable causé autant par les difiicul-
tés inhérentes au déchargement d'un tel matériel que par l'exiguïté
de l'arsenal de guerre de la marine sarde. Il fallut toute l'adresse
et l'intelligence que les marins français déploient dans ce qu'on est
convenu d'appeler « travaux de force » pour extraire des flancs des
deux transports des poids aussi énormes que ceux des canons, des
masques et des chaudières. On était obligé de poser tous ces objets
à terre, sur le quai , pour les traîner à la main , sur une pente des
plus raides, jusque sous une grue qui les montait lentement sur des
wagons.
A ce moment, tous les transports de l'armée se faisaient par les
chemins de fer, dont le matériel était peu considérable. L'artillerie,
l'intendance, le génie et la marine s'arrachaient littéralement les
wagons. Dans un excès de zèle bien excusable, chacun voulait faire
passer son service avant celui des autres. On se demandait encore
de quel droit la flottille, avec sa mission inconnue, son utilité alors
discutable, prenait à elle seule autant de voitures. A Gênes en effet,
rien ne transpirait encore sur le but de l'expédition. Bien des gens,
en voyant une telle accumulation de matériel de forme inconnue, ne
pouvaient concevoir ce que des bâtimens de guerre pouvaient venir
faire ainsi en pleine terre. L'ordre vint bientôt d'échelonner les
cinq canonnières dans le nord du Piémont. On désencombrait ainsi
l'arsenal, et on facilitait l'envoi simultané de la flottille vers un point
qui devait être désigné plus tard. La canonnière n** 9 fut envoyée
à Alexandrie, le n" 10 à Gasale, le n*» 7 à Vercelli. Les chaloupes 6
et 8 restèrent à Gênes, Les wagons furent déchargés dans les gares,
et on attendit.
L'attente dura trois semaines; elle parut longue à ces matelots,
qui croyaient que le jour de leur débarquement en Italie serait
pour eux, comme pour l'armée, un jour de marche vers l'ennemi.
A chaque instant, dans les gares se croisaient des convois immenses
de troupes, avec des trains remplis de prisonniers. Nos soldats,
pleins de gaieté et d'entrain, disaient cordialement bonjour à leurs
ennemis de la veille; ils aidaient les blessés à descendre. Tout ce
monde attendait parfois deux ou trois heures que la voie unique
des chemins de fer pié montais fût dégagée. Quelques fantassins
montaient alors sur le sommet d'un wagon, et avec leurs bidons et
leurs gamelles en fer-blanc à défaut d'orchestre commençaient une
de ces parades interminables dans lesquelles nos troupiers excel-
lent; mais un coup de sifflet aigu rappelait bien vite les rieurs à la
vie réelle, et tous alors de courir après le train déjà en route. Par
les chaleurs accablantes qu'il faisait alors en Italie, ils se gar-
1/^4 REVUE DES DEUX MONDES.
daientbien de monter dans l'intérieur des voitures; assis sur les
marchepieds ou perchés sur Fimpériaje dans les tenues ou les po-
sitions les plus pittoresques, ils envoyaient aux populations rassem-
blées sur leur passage des cris de joie et des chants de guerre. Les
marins de leur côté craignaient de ne plus arriver à temps; chacun
s'informait avec anxiété de la profondeur du Pô, de celle du Tessin
et de toutes les rivières qui traversent la Lombardie. Elles ne sont
malheureusement pour la plupart que des torrens ou des maré-
cages, où, comme le disaient familièrement nos matelots, « un
youyou se serait échoué. » Ce fut alors que M. de Gavour proposa
de transporter une des canonnières à Arona, sur les bords du Lac-
Majeur, de l'y reconstruire et armer complètement pour donner la
chasse au Radetzky et au Benedek, qui désolaient ces rives et frap-
paient sur les habitans de fortes réquisitions. Les victoires de Ga-
ribaldi, en forçant ces deux corsaires de se réfugier dans un port
suisse, et la séquestration immédiate opérée par le gouvernement
helvétique firent abandonner ce projet. Il était douteux que l'on pût
ensuite démonter la canonnière pour la transporter ailleurs. L'ami-
ral, voyant lui-même que la profondeur du Pô n'était point assez
grande pour le tirant d'eau de la flottille, proposa d'y construire
cinq bateaux plats de 30 mètres de long, calant 70 centimètres,
munis des machines, canons et armemens des cinq chaloupes dé-
montées; mais l'empereur ne voulait pas que, sous aucun prétexte,
on touchât à la petite escadre pour un but étranger à celui qu'il
avait arrêté d'avance. Il permit s'eulement, à titre d'essai, la con-
struction d'une seule de ces longues barques à Gasale. On devait
prendre pour la faire naviguer et combattre tout ce qui se trouvait
sur une des cinq chaloupes complètement armées venues tout récem-
ment de Toulon à Gênes.
L'arrivée inopinée de ces bâtimens tout montés au moment où cha-
cun commençait à croire à l'inutilité de la marine impériale dans
l'intérieur de l'Italie causa bien de l'étonnement, et donna lieu à
bien des suppositions absurdes. Quelques jours après, on sut qu'un
ordre supérieur les avait appelés à renforcer la puissance de la flot-
tille. A une question de l'empereur demandant s'il était possible de
transporter ces chaloupes tout entières par les chemins de fer,
r amiral avait répondu affirmativement. Ce nouveau projet ne fut pas
toutefois mis à exécution. En effet, les forges et chantiers de la Mé-
diterranée promirent de livrer, dans un délai de quatre semaines,
cinq batteries flottantes démontées, à fonds plats, portant chacune
deux canons de 24 rayés, se chargeant parla culasse, et munies
de deux machines à haute pression de 15 chevaux, faisant mou-
voir deux hélices adaptées à chaque bord. Leur tirant d'eau était de
LA FLOTTILLE DU LAC DE GARDE. ilib
0'"70, et elles pouvaient être reconstruites en quatre-vingt-dix
heures. Ce renfort de batteries flottantes rendait inutile le concours
des chaloupes canonnières montées, qui furent renvoyées à l'escadre
de l'Adriatique, à l'exception du n** 5, destiné à armer le bateau le
Cffsale. C'eût été un beau spectacle cependant que celui de locomo-
tives remorquant à travers les terres cinq bâtimens de 90 tonneaux !
On eût rendu la chose praticable en réduisant chacun des bâtimens
à sa coque proprement dite, c'est-à-dire en lui enlevant les chau-
dières, les masques, les plaques, les machines et les emménage-
mens intérieurs, pour le ramener ainsi au poids de 42 tonneaux.
Les chaloupes, longues de 25 mètres, eussent été portées sur des
wagons plats à marchandises, pouvant recevoir un poids de 8 ou
10 tonneaux chacun. Pour hisser en quelque sorte ces masses
énormes sur les trucs, on eût introduit dans un des bassins de
Gênes un ponton à fond plat , sur lequel on eût établi des rails et
posé ces wagons. Chacune des chaloupes eût été alors solidement
assujettie sur les voitures. Le tout eût été remis à flot, remorqué et
échoué à Samperdarena, faubourg de Gênes, et les voitures eussent
été tirées à terre sur le chemin de fer d'Alexandrie. Seulement, sous
les tunnels et sous les ponts, on eût construit une voie provisoire
entre les deux déjà existantes, afin que les flancs des navires, ne
vinssent pas se heurter contre les parois, les piles ou les voûtes.
C'est au milieu de toutes ces préoccupations, de tous ces projets,
que l'on apprit la retraite des Autrichiens sur le Mincio. Ils se reti-
raient en faisant sauter les ponts et démolissant les chemins de fer
derrière eux. C'était de bonne guerre sans doute, mais fort inquié-
tant pour le passage futur de notre flottille. En France et dans les
pays ofl'rant de grandes ressources, on trouve facilement des char-
rettes capables de porter des poids au-dessus de deux ou trois ton-
neaux ; les voies ferrées ne sont point alors indispensables pour le
transport d'un matériel pesant. Malheureusement la Lombardie
avait déjà subi de fortes réquisitions de toute espèce, et les marins
n'avaient à leur disposition que des voitures à bœufs, impropres
par leur petitesse, leur légèreté et leur forme, au charroi des chau-
dières, des canons et des masques. Aussi l'écroulement des arches
des ponts du Tessin, de Vercelli, de Cassanno et de San-Marco, la
démolition probable du viaduc de Desenzano, haut de /i2 mètres,
semblaient devoir indéfiniment reculer le moment tant désiré de
marcher en avant.
Après la victoire de Solferino, la face des choses parut complè-
tement changée : la route de la Lombardie était libre, et l'ordre fut
immédiatement expédié à la flottille de se diriger le plus prompte-
ment possible, et par tous les moyens, vers le lac de Garde. Le but
TOME X\Y. 10
146 REVUE DES DEUX MONDES.
de la campagne était enfin divulgué : les cinq canonnières étaient
destinées à concourir à l'attaque et à la prise de Peschiera.
A Gênes, à Alexandrie, à Casale, à Vercelli, on chargea simul-
tanément, et en trois jours, les chaloupes. Vers la fm de juillet,
cent vingt wagons venaient à Novare, à Trecate et à San-Martino,
attendre le rétablissement du Ponte-Torino, la pose de la voie de
Magenta et la jonction des deux gares de Milan. Chacun se rappelle
que la destruction du pont sur le Tessin fut incomplète. Il put ser-
vir même longtemps ainsi au passage de nos colonnes et de l'artil-
lerie. Les Autrichiens, en faisant sauter les deux premières piles,
du côté de la Lombardie, croyaient que les arches, par la poussée
énorme qu'elles ont les unes sur les autres, tomberaient toutes en
même temps; mais les mines ne produisirent pas tout l'effet attendu:
les bases furent endommagées, les deux premières voûtes se cre-
vassèrent; quant au pont, devenu par le t«emps et la solidité des ma-
tériaux comme un vaste monolithe, il résista. Cependant, pour assu-
rer le passage des vivres, des canonnières et des parcs de siège, le
raccordement des chemins de fer piémontais et lombards était d'une
urgente nécessité. Bien des projets furent mis en avant et discutés.
L'un de ces plans se bornait à détourner le lit du Tessin par une di-
gue et à reprendre les travaux à sec. On dut d'ailleurs renoncer à se
servir du système de pont en bois dit « pont américain ; )> on man-
quait de poutres fortes, il eût fallu en aller chercher à Gênes; puis
les eaux de la rivière, avec leur vitesse de 2'" 33 par seconde, eussent
rendu très difficile la pose verticale de madriers énormes. M. Amil-
hau, ingénieur français des ponts et chaussées , était convaincu que
la base de la première pile, composée de blocs puissans reliés en-
core par du ciment romain, n'avait nullement souffert de l'explosion
des mines. Il demanda dix jours pour construire en briques une pile
et une arche nouvelles. Son plan fut adopté, et il se mit à l'œuvre
avec un zèle, une activité et une certitude de réussir que ni d'amères
critiques, ni la faiblesse des moyens mis à sa disposition ne purent
jamais ébranler.
Le village de San-Martino , avec ses trois maisons , une douane,
une auberge, un bureau de tabac et ses quinze habitans, dont quatre
douaniers et cinq gendarmes piémontais, se trouvait changé en
place forte de première classe. Les Autrichiens, craignant de nous
voir déboucher par Novare, avaient entouré le village de fortifica-
tions passagères, d'un développement de plusieurs kilomètres, ba-
layant et commandant toute la plaine unie qui sépare San-Martino
de Trécate. C'était une tête de pont formidable et une place d'armes
qui pouvait contenir cinquante mille hommes. Cet immense travail,
on le sait, fut rendu inutile par le mouvement tournant du mâré-
LA FLOTTILLE DU LAC DE GARDE. 147
chai Mac-Mahon. Des vivres, des munitions et des canons venaient
à chaque instant s'entasser autour de la petite gare de San-Martino
après avoir été déchargés des wagons. La traversée sur le fleuve se
faisait alors par deux ponts de bateaux construits de chaque côté de
Ponte-Tessino, l'un par nos pontonniers avec leur matériel, l'autre
par le commerce avec les grandes barques du Pô. Sur ces deux voies
de communication se croisaient d'immenses convois de charrettes
et de soldats rejoignant leurs corps, de longues files de prisonniers^
lombards chantant les airs nationaux de l'Italie. Des hauteurs de
San-Martino, sur les débris d'une batterie abandonnée par l'ennemi,
on voyait se dérouler un panorama immense, encadré par une vé-
gétation vigoureuse : devant soi Magenta, à sa gauche Turbigo, et à
ses pieds le fleuve, avec ses trois étages de canaux d'irrigation, sans
cesse traversés par cette fourmilière humaine pleine d'activité et
d'espérances. L'on assistait par la pensée à la grande bataille qui
s'était livrée en ces lieux il y avait si peu de temps, et l'on en res-
sentait encore les poignantes émotions. Puis, en voyant cette accu-
mulation de matériel, de vivres et de munitions arrêtés depuis quinze
jours par l'écroulement d'un pont, on comprenait toute l'étendue
d'une défaite qui viendrait priver l'armée de telles ressouices.
L'amiral, de son côté, sentait tout le prix du temps, et, sans at-
tendre la fm des travaux, fit décharger à Trécate et mettre sur des
charrettes tous les bois nécessaires à la construction de la canon-
nière n° 8, alors en tête du convoi. Cette canonnière passa le fleuve
sur le pont de bateaux construit par nos pontonniers, et fut rechar-
gée de l'autre côté sur des wagons lombards. Elle alla ainsi jusqu'au
pont de San-Marco, sur la Ghiese, qu'elle trouva démoli. On recom-
mença alors le même travail pour la porter enfin à Desenzano. Si
tous les ponts que l'ennemi avait fait sauter n'eussent pu être réta-
blis promptement, on eût construit des chemins de fer portatifs de
500 mètres de long, et les wagons les plus lourds auraient été traî-
nés par les routes ordinaires sur des rails qu'on eût disposés les
uns devant les autres à mesure que les voitures auraient laissé quel-
ques mètres de libres derrière elles. On n'eût reculé devant aucun
travail, si l'on eût cru gagner de la sorte seulement vingt-quatre
heures. C'est à l'annonce d'un prochain départ que les matelots et
ouvriers, en regardant leurs membres meurtris par tous ces trans-
ports, se demandaient si un jour ils seraient portés par ces bateaux
qu'ils avaient eux-mêmes tant portés sur leurs épaules. M. Amilhau
réussit à l'heure dite dans son gigantesque travail, et la flottille
passa la première comme pour en constater la solidité. Le lende-
main, elle partait pour Desenzano.
Quand des hauteurs de Lonato les marins découvrirent enfin ce
148 REVUE DES DEUX MONDES.
magnifique lac de Garde, une joie immense inonda le cœur de tous
ces braves gens. Ce fut comme après une longue et pénible traver-
sée, quand le cri de terre se fait entendre. Encore une fois les mi-
sères, les longues nuits pluvieuses sous la tente et dans les gares,
les interminables journées de labeur sous un soleil de plomb, tout
fut oublié. Ils étaient arrivés; le champ de bataille était devant eux,
et dans le lointain ils voyaient Peschiera, c'est-à-dire la victoire!
Le lac de Garde se trouve au fond d'un vaste entonnoir :. la gare
de Desenzano est, bien entendu, située sur les hauteurs. Une route
d'un kilomètre de long, espèce de montagne russe, la séparait des
chantiers, que l'amiral avait fait préparer et sonder avec soin. Il
fit également construire sur cette pente inquiétante un chemin de
fer, pour descendre, jusqu'à l'entrée de la ville et à grands ren-
forts de précautions, les wagons portant les poids les plus lourds.
Au bout de cette voie provisoire -se trouvait une grue qui posait à
terre ces chaudières de 7,000 kilogrammes, et les hommes s'y atte-
lèrent pour la dixième fois. Les pièces légères ou à peu près se dé-
chargeaient à la gnre, sur des chars ou sur le dos des équipages,
et venaient se grouper en ordre auprès des quilles déjà placées.
Desenzano se trouvait comme par enchantement changé en port
de mer. Les habitans regardaient curieusement ces hommes venus
de si loin, dont les allures, la gaieté constante et les mœurs leur
étaient complètement inconnues.' Ils se sentaient rassurés, et leurs
barques de pêche couvraient déjà le lac. S'ils refusèrent à joindre
leurs efforts aux travaux des marins malgré les offres les plus gra-
cieuses, c'est certes moins par manque de patriotisme que par l'effet
d'une habitude bien invétérée chez tous les paysans de ne jamais
travailler sans une honnête rétribution.
On se mit de tout cœur à la construction : les canons de Pes-
chiera, qu'on entendait sans cesse, et la vue des bateaux à vapeur
autrichiens, qui allaient et venaient de Riva à la ville assiégée, don-
naient à tous les travailleurs un entrain et un stimulant inconnus
dans nos arsenaux. Une batterie d'artillerie française à Desenzano,
une batterie piémontaise à la pointe de la presqu'île de Sermione
rendaient toute inspection des chantiers un peu trop dangereuse
pour l'ennemi, qui ne tenta du reste aucun coup de main. C'eût
été facile cependant avec des fusées incendiaires et des hommes
résolus qu'un de leurs vapeurs eût pu jeter sur la plage; mais déjà
Garibaldi, à Salo, avait coulé l'un de ces bâtimens à coups de ca-
non, et les défenseurs de Peschiera ne voulurent sans doute pas
s'exposer de nouveau à perdre ainsi leur seul moyen de communi-
cation avec l'empire.
Bien des officiers de toutes les armes, en voyant cette construction
LA FLOTTILLE DU LAC DE GARDE. 1^9
entreprise sur la plage de Desenzano, disaient : « Ils n'arriveront
pas à temps; nous prendrons la ville sans les marins! » Au premier
abord, ils semblaient avoir raison, surtout si Ton songe que pour
chaque canonnière il y avait un travail spécial à terminer rapide-
ment, et dont voici les détails : cinq mille trous à percer, autant
de chevilles à y enfoncer, puis à river, pour ajuster entre elles des
pièces de bois que la chaleur avait fait travailler. Un calfatage com-
plet était nécessaire en dehors, en dedans, et sur le pont. Enfin les
opérations du lancement, du montage des machines et de l'arme-
ment employaient bien du temps. L'expérience prouva heureuse-
ment que chaque chaloupe pouvait, en moins de dix jours, avec un
personnel de cent cinquante ouvriers de toutes les professions, être
prête à faire feu. Certainement elles n'eussent pas été entièrement
finies, elles eussent même été à peu près incapables dé naviguer
longtemps ainsi; mais, pour se battre quelques jours, il suffisait de
la coque avec sa machine, du masque avec ses plaques, du canon
avec sa plate-forme. On n'avait pas non plus assez d'ouvriers venus
de France pour pousser simultanément la construction des cinq bâ-
timens; mais ni Milan, ni Gênes, ni Toulon n'étaient bien loin, et
en présence d'une nécessité aussi impérieuse que la prise de Pes-
chiera, de cette place regardée comme la tête des écluses du Min-
cioet la clé de Mantoue, on n'eût hésité devant aucun sacrifice
d'hommes ou d'argent. La construction commença le 3 juillet; tout
pouvait donc être terminé bien avant le 15. Or, au moment.de
l'armistice, c'est-à-dire le 8, les Français et les Piémontais com-
mençaient seulement à recevoir leur matériel de siège et à creuser
les tranchées. Il leur était donc impossible, en cinq ou six jours,
de prendre la place , et par suite la flottille devait se trouver prête
bien avant même qu'on eût commencé les grands travaux du siège.
Quant à l'utilité de ce renfort, elle était incontestable. Nous ne
pouvions, sous aucun prétexte, laisser 'les Autrichiens maîtres du
lac : sans cesse ils auraient inquiété les nombreuses villes du litto-
ral, ou débarqué des troupes sur nos derrières. Il fallait aussi com-
pléter le blocus de Peschiera. Les chaloupes canonnières devaient
donc couler ou forcer de se réfugier dans les ports de la confédé-
ration helvétique les rares bateaux à vapeur en fer et à roues et les
barques à voiles et .à rames que l'ennemi possédait encore. Notre
feu prenait à revers tous les forts détachés qui entourent la partie
de la ville construite sur la rive droite du Mincio. Le service des
pièces et l'approvisionnement de cette ceinture par le corps de la
place devenait, sinon impossible, du moins fort difficile. Les cha-
loupes devaient, à un moment donné, par une nuit noire, lorsque les
approches eussent été terminées, lorsque l'assaut eût été résolu, em-
150 RFVUE DES DEUX MONDES.
barquer à leur bord, et dans des chalands qu'elles eussent remorqués,
assez de soldats pour tenter un coup de main hardi, enlever la ville
à l'abordage en entrant par le port. Elles étaient encore un moyen
de transport bien précieux pour l'armée, déjà loin du Mincio et sépa-
rée de la dernière station du chemin de fer par une distance assez
grande pour compromettre la régularité de ses approvisionnemens
en hommes, vivres, munitions, et l'évacuation de ses malades et
blessés. Peschiera pris, l'amiral se serait encore servi de ses puis-
sans engins de destruction contre Mantoue. Si les barrages du Min-
cio n'eussent pas permis aux bâtimens de passer tout entiers, il les
eût encore une fois démontés, transportés et reconstruits sur le Lac-
Supérieur, ou bien il aurait imaginé de nouveafux bateaux plats mus
par la vapeur. La digue qui sépare les deux lacs et joint Mantoue à
la citadelle eût été rompue à ooups de canon : alors, maîtres comme
nous l'entions des eaux du Mincio, nous pouvions produire une de
ces formidables inondations qui forcent une place à capituler presque
s-ans pouvoir se défendre. De pareils combats n'eussent pu être livrés
sans entraîner la destruction d'un ou plusieurs bâtimens de la flot-
tille. Quoi qu'il en soit, l'industrie avait tenu sa promesse, et bien
peu de jours avant l'armistice, la première des cinq batteries blin-
dées se trouvait à Gênes, chargée sur des wagons, prête à marcher
au premier signal. C'était un renfort de dix canons, augmenté encore
d'un radeau portant deux pièces rayées en construction a Desenzano,
et que les chaloupes eussent remorqué au feu.
Telle était la magnifique et glorieuse' mission confiée à l'énergie et
au courage des marins français. Personv.e ne doutera, je l'espère, que
devant une telle accumulation de forces sur le côté faible des deux
places de Peschiera et de Mantoue, elles ne fussent tombées au pou-
voir des alliés, si admirablement secondés par eau. Aucune marine,
je crois, ne peut trouver dans ses annales l'exemple de tant d'ob-
stacles vaincus en si peu de temps par une poignée d'hommes. Il
faut remonter jusqu'à Mahomet II pour trouver trace d'une entre-
prise de ce genre dans l'histoire. Encore, pour prendre Constanti-
nople, Mahomet II n'eut-il qu'à transporter pendant une demi-lieue,
de Soliman-Batchi au fond de la Gorne-d'Or, de très petites barques,
et il dut y employer toute son innombrable armée. Les Vénitiens
aussi, au temps de leur splendeur, construisirent des galères (les
canonnières de l'époque) sur ce même lac; mais ce fut en pleine
paix, sans but déterminé, et avec des bois venus, par le flottage,
du Pô dans le Mincio.
Ce transport par terre de notre flottille si heureusement accompli
révèle dès à présent le rôle que jouera désormais la marine française
dans les guerres continentales. Rien n'est plus facile en effet que de
LA FLOTTILLE DU LAC DE GARDE. 151
simplifier la construction des canonnières démontées-, d'en diminuer
et diviser les poids, pour les rendre aussi facilement transportables
par les voitures que le sont aujourd'hui les matériels de siège du
génie et de l'artillerie de terre. Les canonnières sont destinées à re-
morquer et à servir de défense à ces ponts de bateaux toujours si
difficiles à jeter sur les grands fleuves de l'Europe, sous le feu de
l'ennemi. Avec elles, un général en chef pourra choisir son lieu de
passage, sans que jamais le courant par sa force ou son obliquité, la
rivière par sa largeur ou sa profondeu-r, ou même des fortifications
de campagne, puissent l'arrêter un instant. Dans les retraites, avant
Ide s'échouer et de se faire sauter, elles sont capables de lutter des
journées entières contre une artillerie puissante; elles peuvent ainsi
empêcher soit le rétablissement immédiat d'un pont, soit le passage
en bac de colonnes ennemies. Ne seront- elles pas enfin une pré-
eieuse ressource pour la surveillance des mouvemens d'une armée
dont on voudra inquiéter les flancs et brûleries moyens de transport?
Depuis le 3 juillet 1859 jusqu'au 8, les habitans de Desenzano
entendirent nuit et jour retentir le bruit des instrumens, les chants
des ouvriers et les cris des sentinelles. Tout marchait rapidement;
bois, canons, chaudières, masques étaient descendus du haut de la
montagne, et déjà une canonnière se trouvait prête à être lancée. La
guerre maritime allait commencer sur le lac, et les habitans deman-
daient chaque jour l'heure du lancement, quand tout à coup, le 8
au matin, les premiers bruits d'un armistice conclu avec les Autri-
chiens commencèrent à se répandre. Au milieu de ces matelots et
de ces ouvriers, si intéressés à la continuation de la guerre, cette
nouvelle trouva bien des incrédules ; mais quelques heures après la
suspension d'armes jusqu'au 15 août fut annoncée officiellement. Les
outils tombèrent des mains des ouvriers, un silence de mort régna
dans les chantiers, le courage de continuer manquait à tous.
Le même repos, la même tristesse succédaient dans l'Adriatique
^ la même animation guerrière. La flotte de Venise, comme on Ta
vu, était le 8 au matin sous vapeur, quand VEylau, l'un des vais-
seaux de l'escadre de blocus, envoyé par l'amiral Jurien, vint le long
de la Bretagne porter la nouvelle inattendue. On continua d'avancer,
car nos marins ne la tenaient encore que de l'ennemi, et l'on pou-
vait craindre une ruse de guerre. Le 9 au matin, l'escadre mouil-
lait donc sur six lignes, devant Venise, en vue des dômes de Saint-
Marc, en face de Malamocco. A bord des bâtimens, on conservait
encore l'espoir que l'armistice ne serait pas suivi de la paix. Une
dépêche du quartier-général dissipa brusquement tous les doutes.
Les préliminaires de Villafranca étaient annoncés, et l'ordre était
donné de rallier Toulon en évacuant Lossini.
152 REVUE DES DEUX MONDES.
A Venise comme sur le lac de Garde, on touchait au but : quel-
ques heures encore, et tant d'efforts accomplis avec abnégation
trouvaient dans une victoire certaine leur plus douce récompense.
Depuis bien longtemps, la marine n'avait armé une flotte mieux
organisée, réunissant dans un plus parfait ensemble tous les pro-
grès, toutes les améliorations que les découvertes récentes et les
sciences ont apportés à l'artillerie, à la vapeur et au personnel.
' Comme à Navarin et en Grimée, la marine combattait pour une noble
cause : elle soutenait une nation qui souffrait, un peuple qui se
réveillait. Les regrets furent immenses, car dans cette guerre si glo-
rieuse pour l'armée de terre, la flotte n'avait pu faire entendre le
bruit.de ses canons. A côté de grandes victoires, elle ne pouvait
parler que de ses fatigues bravement supportées, de longues croi-
sières et de pénibles traversées. L'évacuation de Lossini se fit lente-
ment, comme à regret. Le jour de l'arrivée en Italie avait été salué
par d'unanimes cris de joie; au jour du départ, un même senti-
ment régnait dans tous les cœurs : c'était le regret de ne pas avoir
rendu la liberté à Venise.
A Desenzano, les travaux furent repris; l'empereur vint assister
au lancement de la canonnière n"* 6, et décida que tous ces bâtimens
seraient donnés au roi Victor-Emmanuel. La cérémonie de la mise
à l'eau fut pour l'armée, cantonnée aux environs du village, une fête
curieuse. Le rivage disparaissait littéralement sous des milliers de
soldats, et une imm.ense clameur retentit dans les airs quand la
canonnière pavoisée, glissant sur sa cale, entra dans le lac; puis
• peu à peu tout bruit cessa. L'armée, s'échelonnant par brigades, prit
la route de Lonato, et il n'y eue bientôt plus de Français à Desen-
zano que les marins de la flottille. Ges rivages, naguère si animés,
reprirent leur physionomie habituelle, et le calme du lac ne fut plus
troublé paries salves bruyantes de notre artillerie.
Ce fut le 16 août qu'eut lieu la remise des canonnières françaises
à la marine sarde. Le pavillon français, hissé sur chaque chaloupe,
fut salué de vingt et un coups de canon par l'artillerie de nos alliés.
Une division d'infanterie piémontaise échelonnée sur le rivage et
une batterie rendirent le salut coup pour coup. Lentement, bien
lentement môme, comme on le pense, nos marins retirèrent les cou-
leurs nationales. Tout était fmi : les canonnières préparées pour
l'attaque de Peschiera n'étaient plus françaises! Les capitaines et
les équipages quittèrent aussitôt ces bâtimens avec une douloureuse
émotion. Telle est la tristesse que ressentent tous les marins aban-
donnant leur navire, soit après un naufrage, un combat malheureux,
ou môme après un simple désarmement. N'est-ce pas comme un
vieil ami que l'on perd? Les matelots, dans leur langage figuré, en
p
LA FLOTTILLE DU LAC DE GARDE. 153
parlent toujours comme d'une chose animée qui sent, qui soulTre,
qui pense comme eux. Leur amour pour cette parcelle de la patrie,
amour que l'on retrouve aussi dans l'armée pour le régiment, ex-
plique bien des dévouemens et donne bien des victoires. Les ma-
rins du lac de Garde avaient pour ainsi dire porté leurs bâtimens
dans leurs bras; ils les avaient vus naître, grandir, marcher; puis
ils les avaient perdus pour toujours. Ils emportaient, il est vrai, ces
drapeaux que l'on venait de saluer avec tant de respect; mais ces
drapeaux étaient intacts, vierges du feu, et peu de jours avant ils
avaient vu passer des milliers de soldats fiers de montrer les leurs
hachés par la mitraille et les boulets ! La mission de la flottille en
Italie était terminée, et le 17 août les matelots du lac de Garde
comme ceux de Venise reprirent tristement le chemin de la patrie.
III.
Telle fut la douloureuse impression produite sur nos marins par
la nouvelle inattendue qui arrêtait la belle flotte de l'Adriatique
comme la vaillante flottille du lac de Garde dans un mouvement
commun vers la victoire. Après avoir exprimé dans toute sa vivacité
cette émotion du premier moment, on aimerait à dire quel senti-
ment lui succéda. Les ^ gens de cœur ne connaissent qu'un seul
adoucissement à certaines tristesses, c'est la certitude que de leurs
plus pénibles épreuves sortira quelque bien pour l'avenir. Cette
noble consolation n'a pas manqué à nos marins. S'ils ont pensé
d'abord avec un profond regret à ce qu'ils n'ont pu faire, ils se
sont plus tard rappelé, non sans quelque fierté, ce qu'ils avaient
fait. Ils n' avaient pas vaincu dans des combats, mais leurs rudes et
patiens travaux avaient constaté un résultat dont le pays a droit de
s'enorgueillir : c'est qu'il se forme en France une nouvelle marine,
dont il faut retracer brièvement le point de départ pour en mieux
faire entrevoir l'avenir.
Dès 185/i, au moment même où nous achevions la transformation
de notre marine à voile en marine à vapeur, on fut obligé d'ajouter
à la flotte des batteries flottantes et des canonnières destinées à se-
conder les opérations d'un siège par mer. C'était alors une marine
auxiliaire que l'on créait à côté de l'ancienne pour la compléter, car
avant l'apparition de ces nouveaux engins de destruction, il était
admis en principe qu'une batterie de terre de quatre pièces triom-
phait d'un vaisseau de cent. Qu'y a-t-il de vrai dans cette règle,
contredite glorieusement par ïes succès de Saint-Jean-d'Ulloa, de
Tanger, de Mogador? Ce qui est certain, c'est que des vaisseaux,
même vainqueurs dans un combat contre les forts d'une rade, avec
15/1 REVUE DES DEUX MONDES.
leur coque criblée de boulets, leurs mâtures et leurs machines ava-
riées, demanderont toujours dans les ports de longues réparations.
Si les Russes en 1854 eussent battu la mer avec leurs escadres,
si les Autrichiens en 1859 eussent fait sortir leur petite marine, les
conditions d'une lutte de bâtimens à bâtimens restaient les mêmes
qu'autrefois, avec un peu moins de durée dans la bataille, à cause
de la vapeur et de la justesse du tir, mais aussi avec de bien plus
fortes avaries en matériel. Vainqueurs ou vaincus, les vaisseaux doi-
vent rentrer au port après un combat. Une escadre de réserve est
donc indispensable, et si la guerre continue, si les rencontres se
multiplient, une marine comme la nôtre, dont le matériel est limité
à quarante vaisseaux, a promptement épuisé ses ressources. Heu-
reusement de grands progrès ont été accomplis. Depuis un an, la
marine blindée marche à pas de géant; l'artillerie de son côté pos-
sède aujourd'hui le canon rayé, se chargeant par la culasse, pou-
vant tirer dix coups à la minute, et portant à plus de il, 000 mètres
des boulets creux cylindro-coniques d'une puissance énorme. Chez
toutes les nations maritimes, le canon rayé deviendra le seul moyen
efficace de défendre les côtes, et composera l'armement des batte-
ries de tous les bâtimens de guerre.
Nos vaisseaux et nos frégates actuels, dans un temps très rappro-
ché et dans un cas d'attaque de place, peuvent donc être forcés de
s'éloigner encore du centre de l'action, sous peine d'être coulés:
leur rôle comme moyen efficace de diversion est encore amoindi'i;
mais dans une croisière ou dans une escadre, s'ils rencontrent un
seul des nouveaux bâtimens cuirassés., fût-il inférieur en force et en
vitesse, qu'arrivera- 1- il? Le vaisseau, filant douze nœuds, pren-
dra la fuite, ou, s'il veut combattre, le seul parti en apparence rai-
sonnable est de courir sur l'ennemi pour le couler par sa masse en
l'abordant; mais avant qu'il ait atteint son adversaire, il restera plus
de dix minutes exposé à son feu, si le bâtiment cuirassé est immo-
bile, et bien plus de temps encore, si ce bâtiment fuit devant lui»
D'ailleurs est- il sûr de le couler? L'avant pourra- 1- il subir un
pareil choc sans s'ouvrir? La machine ne se brisera-t-e*lle pas? Dès
ce moment, le vaisseau actuel ^st donc devenu à peu près inutile
comme instrument sérieux de guerre, et ne peut plus même être
pris comme unité dans le combat.
Cependant, si ces nouvelles batteries cuirassées exigeaient seule-
ment la disparition de l'ancien matériel, elles ne seraient qu'une
ti'ansformation de plus pour la flotte, et la forte dépense que ferait
ainsi la France ne changerait rien à la position maritime qu'elle oc-
cupe aujourd'hui, car les progrès marchent à peu près simultané-
ment chez tous les peuples, et l'équilibre actuel se rétablirait bien-
LA FLOTTILLE DU LAC DE GARDE. 155
tôt. Heureusement les avantages de cette nouvelle invention se feront
surtout sentir sur le personnel naviguant, dont elle change com-
plètement la composition.
Nous avons vu en effet déjà bien des progrès dans les formes des
bâtimens, — le vaisseau à trois ponts à voiles, les frégates à roues,
le vaisseau à hélice actuel; — mais toujours le même personnel
figurait à bord, c'est-à-dire presque exclusivement des matelots de
l'inscription maritime et très peu d'hommes de la conscription. Les
mâtures que l'on conservait dans un intérêt d'économie en temps
de paix , et sur tous les vaisseaux à vapeur à grande et à petite vi-
tesse, maintenaient quand même l'ancien système d'armement dans
la marine. Au contraire, les bâtimens blindés, destinés à attaquer
des places, à forcer des passes, à se battre contre leurs pareils, se-
ront construits pour se porter rapidement d'un point à un autre,
pour ne jamais sortir de l'Europe, c'est-à-dire de la Manche et de
la Méditerranée ; ils doivent être munis de fortes machiaes et faire
disparaître nos lourdes et incommodes mâtures. Les voiles carrées
leur nuisent et ne peuvent que les retarder; les voiles latines seules
suffisent pour les appuyer. Nous n'avons donc plus besoin d'un aussi
grand nombre de marins venant de l'inscription maritime; des ma-
telots canonniers et fusiliers, c'est-à-dire des hommes de l'inté-
rieur, peuvent être pris avec avantage, et alors seulement tombe
pour toujours cette terrible objection : « La France n'a pas assez de
marins! » Prenons des hommes de la conscription, apprenons-leur
le maniement du canon, du fusil et des rames dans les ports et sur
l'escadre d'évolution; renvoyons-les ensuite en congé renouvelable
comme fait l'armée, et nous aurons bientôt une réserve qui dou-
blera nos ressources sans un grand surcroît de dépense.
Toute la question est là, car l'essor de notre marine n'est arrêté
depuis des siècles que par l'insuffisance du personnel. On a intro-
duit, je le sais, depuis longtemps des hommes du recrutement dans
la composition des équipages de nos vaisseaux ; mais jamais on ne
les a pris comme la base, comme l'élément principal de notre force
maritime : on ne le pouvait pas. La flotte dite de guerre, conservant
ses mâtures et ses voiles, nous obligeait de faire du système de ma-
nœuvres- qu'elles entraînent un objet constant d'étude. La grande
préoccupation du moment était donc de former des marins, et l'on
rencontrait ainsi des difficultés insurmontables, lorsqu'il fallait
mettre promptement quelques vaisseaux sur le pied de guerre*
L'on n'avait pas de réserve exercée au canon ni au fusil, et c'est,
depuis l'invention de la vapeur, la première condition de force
d'une escadre. L'on perdait tout le bénéfice du recrutement, pour
ainsi dire illimité, des hommes venus de l'intérieur.
156 BEVUE DES DEUX MONDES.
Ainsi d'un côté la transformation de la flotte actuelle est devenue
nécessaire pour imiter les autres nations, mettre nos bâtimens à,
l'abri du canon rayé, et faire que la défense soit à la hauteur de
l'attaque. D'autre part, le personnel suit la révolution imprimée au
matériel, et nous permet de faire face à tous les armemens, à toutes
les difficultés particulières, de posséder en un mot une marine sé-
rieuse, homogène, débarrassée de tous ses bâtimens inutiles à la
guerre. Cette marine sera naturellement divisée en quatre catégo-
ries très distinctes : la première, composée de puissans navires cui-
rassés^ à grande vitesse^ montés surtout par des matelots fusiliers
et canonniers : ce sera la flotte de combat , de siège et de débarque-
ment'^ — la deuxième, renfermant assez de frégates et de bâtimens
inférieurs, également blindés, avec mâture (montés par un plus
grand nombre de vrais marins), pour assurer le service de nos sta-
tions lointaines : ce sera la flotte de campagne au long cours ^ — la
troisième, comprenant les transports actuels, les vaisseaux trop
vieux pour être rasés et cuirassés, enfin les frégates ou avisos en
bois, en fer^ à hélice et à roues : ce sera le train maritime; — la
dernière, avec ses canonnières de toutes les classes, dont l'activité
sur les fleuves et dans les débarquemens est suffisamment démon-
trée, formera Y escadre de flottille.
Avec son personnel pour ainsi dire inépuisable, puisque la con-
scription y tiendra une grande place, la construction de cette nou-
.velle flotte cuirassée ne sera plus qu'une affaire d'argent, et n'aura
de limite, comme puissance, que les ressources financières du pays.
Au point de vue du matériel, nous aurons une vraie flotte de
guerre pouvant combattre souvent sans se radouber, et réunissant
toutes les qualités qui lui sont indispensables : la force dans l'artil-
lerie, la rapidité dans les traversées et dans les évolutions, en-
fin l'économie dans la consommation du charbon. Au point de vue
du personnel, notre marine, se recrutant désormais en grande par-
tie comme l'armée, deviendra populaire comme elle. Ces milliers
d'hommes familiarisés avec la mer par un séjour de quelques an-
nées sur nos bâtimens et dans nos ports propageront dans leurs
foyers les instincts maritimes. Le goût d'un noble métier pénétrera
peu à peu dans les mœurs. Nous n'affaiblirons point l'armée en lui
prenant un plus grand nombre de conscrits qu'on ne le faisait au-
trefois; nous la compléterons en quelque sorte. Ces hommes faisant
partie de compagnies distinctes, ne contenant chacune qu'une seule
spécialité de canonniers, ou de fusiliers, ou de marins, avec un cadre
permanent d'officiers de marine, de sous-officiers et de quelques
vieux matelots, formeront des bataillons complets. Ils seront pour
les côtes et les ports la meilleure défense en temps de guerre. Dans
LA FLOTTILLE DU LAC DE GABDE. 157
les luttes futures sur mer, où l'abordage jouera un grand rôle, ces
hommes auront sur les ponts des navires, devenus de véritables
champs de bataille, tout l'entrain et la solidité des troupes de terre.
Aujourd'hui d'ailleurs les intérêts de la France ne l'appellent-ils pas
vers l'extrême Orient? La Chine, la Cochinchine, le Japon, Madagascar
sont des pays nouveaux à ouvrir et à explorer. La marine a donc
dans l'avenir un rôle immense qu'elle ne pourra remplir seule que
lorsqu'elle disposera de toutes les ressources possibles pour com-
battre souvent sans réparations, débarquer sur les côtes et marcher
dans l'intérieur avec ses propres hommes. L'on évitera ainsi la perte
énorme de monde que l'on subit lorsqu'on entasse sur des navires
et pour une expédition lointaine des soldats peu habitués à la mer,
à la nourriture du bord et aux lointains voyages. Tôt ou tard enfin
l'isthme de Suez sera percé, et notre marine de commerce pourra
doubler ses armemens avec d'autant plus de facilité que la plus
grande partie de ses matelots lui resteront, avec d'autant plus de
sûreté aussi qu'elle sera mieux protégée partout, si une guerre ma-
ritime venait à éclater.
En indiquant rapidement les avantages de cette nouvelle marine,
je n'oublie point que les institutions qui régissent,la flotte nous ont
assuré et nous assurent encore une position maritime respectable.
Ces institutions s'appliquaient admirablement à un ordre de choses
qui n'existe plus. Il y avait un équilibre parfait entre nos ressources
en matelots et le nombre de bâtimens à flot que l'on pouvait rigou-
reusement armer avec ces hommes spéciaux. D'ailleurs, si l'on exa-
mine le régime actuel de toutes les marines, on les voit toutes agir
d'après le même système. Les xVnglais ont comme nous une flotte
qui se recrute exclusivement parmi ses nombreux marins; mais,
comme nous aussi, ils subissent la nécessité de congédier fréquem-
ment leurs équipages. C'est une grande cause de faiblesse à côté
d'énormes déploiemens de force, car le départ de ces hommes in-
struits fait perdre aux escadres cette supériorité constante qu'elles
doivent avoir dans toutes les circonstances et à tous les momens de
paix ou de guerre. Cette manière de procéder dans les deux ma-
rines, pour la formation des équipages de la flotte, ressemble à
ce qui se passe en Prusse pour l'armée : elle est peu nombreuse en
temps de paix, et la landwehr vient la compléter lorsque les cir-
constances l'exigent; mais, tout en étant toujours disponible, cette
réserve n'est ni exercée ni équipée à un moment donné. Or dans
le siècle où nous vivons, où tout est une question de vitesse, où
les coups décisifs se portent avec rapidité, c'est un défaut capital
pour une marine de guerre que de ne pas avoir un personnel per-
manent. Puisque la profession de marin n'est plus indispensable à
158 REVUE DES DEUX MONDES.
bord des vaisseaux, il vaut mieux, pour les armer, prendre des
hommes dont le service dure sept années. On rend ainsi la plus
grande partie des matelots de l'inscription à leur véritable profes-
sion, le commerce, et on crée surtout ce qu'aucune puissance ne
possède encore, une marine militaire permanente.
Ce que nous indiquons n'est plus au reste un simple projet. La
France ne reste en arrière d'aucun progrès réel, et déjà les modi-
fications dont je viens de parler sont, sur une petite échelle, en
cours d'exécution. On envoie des officiers et huit cents matelots de
la conscription étudier à Lorient pendant six mois les manœuvres
d'infanterie, et le Suffren^ vaisseau-école des canonniers, forme
chaque année six cents chefs de pièce excellens. Il suffira d'imiter
dans chaque port ce qui se fait dans un, de transformer chaque vais-
seau de l'escadre d'évolution en une école sérieuse de canonnage, et
l'on pourra regarder dès ce jour les quatre frégates cuirassées ac-
tuellement sur les chantiers comme le noyau d'une flotte de guerre
qui fera disparaître l'ancienne avec ses bâtimens mixtes, son maté-
riel et son personnel limités.
Il y a sur notre infériorité navale un préjugé trop répandu en
France, et que ces pages auront peut-être servi à combattre. Une
nation comme la nôtre ne doit pas être purement militaire. La ma-
rine n'est point une arme de luxe ni un corps secondaire dans un
grand état, car les destinées des peuples ne se résolvent définitive-
ment que sur mer. Les Vénitiens, les Portugais, les Hollandais et les
Espagnols n'ont perdu leur suprématie que lorsqu'une mauvaise ad-
ministration des finances, les discordes intestines et les conquêtes
inutiles eurent amené le dépérissement de leur flotte. Et quand
l'Europe, tant de fois vaincue, triompha de la France dans les pre-
mières années de ce siècle, il faut se rappeler que nous n'avions pas
de marine, ou du moins pas d'hommes exercés et habitués à la mer
pour armer les cent quatre vaisseaux que nous possédions encore
en 1814. Pour la première fois donc, par les navires cuirassés, la
France devient une grande nation maritime; la flotte devient un
corps complet, permanent ^ en état de suffire à toutes les éventua-
lités : abordages, sièges, transports, débarquemens , expéditions
lointaines. Au lieu de vaisseaux, nous aurons de véritables forte-
resses flottantes, et si le métier y perd de sa poésie, la France y
gagnera le plus sûr instrument de sa grandeur. Nos opérations ma-
ritimes en Italie n'eussent-elles servi qu'à faire entrevoir cet ave-
nir, c'en serait assez pour qu'une belle part leur fût accordée dans
les souvenirs de la dernière campagne.
A. DES Yarannes.
I
LES DRAMES
BE
LA VIE LITTÉRAIRE
HENRI ET CHARLOTTE STIEGLITZ.
Briefe von Heinrîch Stieglitz an seîne Braut Charlotte, 2 vol., Leipzig 1859.
I
Il y a aujourd'hui vingt-cinq ans, un événement mystérieux et
tragique produisit une sorte de stupeur au sein de la société alle-
mande. Une jeune femme, d'une rare beauté, d'un esprit merveil-
leux,- enthousiaste des arts et de la gloire, s'était frappée au cœur
d'un coup de poignard, et sereine, impassible, elle était morte, la
main sur sa blessure^ sans qu'un cri de douleur fût sorti de sa poi-
trine. Mariée depuis six ans à un poète qui avait donné à ses débuts
d'assez belles espérances, elle l'aimait tendrement, elle en était ten-
drement et ardemment aimée. Pourquoi donc cet acte de désespoir?
Y avait-il quelque drame caché dans cette existence qui semblait si
heureuse? Les conjectures ne manquèrent pas, comme on pense;
mais la folie de la pauvre suicidée était d'une nature si particulière
que personne n'aurait pu la deviner. La femme du poète, on le sut
bientôt par ses confidences suprêmes, avait voulu réveiller par une
secousse horrible l'imagination engourdie de son mari. Ame géné-
reuse et vaillante, elle avait vu celui qu'elle aimait tomber dans une
sorte de mélancolie inerte; elle se disait que le mariage, la vie ré-
160 REVUE DES DEUX MONDES.
gulière, les vulgaires soucis du foyer avaient étouffé sous les cendres
les belles flammes de ses jeunes années; elle s'accusait, en un mot,
d'avoir tué un poète, et, moitié désespoir, moitié scrupule, elle se
crut obligée en conscience de lui rendre l'inspiration au prix même
de sa vie.
Une publication récente vient d'attirer de nouveau l'attention sur
la mort de Charlotte Stieglitz. Un neveu du poète, M. Louis Cûrtze,
a mis au jour deux volumes de lettres adressées par Henri Stieglitz
à sa fiancée Charlotte. On ne connaissait jusqu'à présent que les let-
tres et les confidences de la jeune femme, et on pouvait se deman-
der si son exaltation ne cachait pas quelque blessure secrète. Or les
lettres d'Henri Stieglitz montrent avec quelle tendresse il était atta-
ché à la compagne de sa vie, elles révèlent aussi dans l'affection
mutuelle des deux amans bien des germes funestes. Assurément il
n'y a plus de doute possible sur les motifs qui ont poussé Charlotte
à se donner la mort; ce n'est pas ici le désespoir des affections dé-
daignées ou trahies, c'est le sacrifice héroïque et horrible d'une âme
qui, engagée dans une voie fausse, croit s'apercevoir tout à coup
que sa vie est inutile et dangereuse à la tâche qu'elle s'est imposée.
Ils s'aimaient sans doute, mais de quel amour? Était-ce l'amour
simple, franc, loyal, prêt aux sacrifices continus et obscurs? N'était-
ce pas plutôt un amour prétentieux, subtil, très sincère d'abord, on
ne peut le nier, et cependant altéré d'avance par un mélange secret
d'égoïsme et d'orgueil? Pauvres âmes si cruellement frappées, voici
la punition de vos erreurs ; vous êtes devenues un problème de psy-
chologie morale, et il nous faut étudier, le scalpel à la main, les
étranges maladies dont vous nous présentez l'image. Nous n'oublie-
rons pas du moins ce que vous avez souffert; nous toucherons légè-
rement à vos blessui^s ; si graves que soient vos fautes, elles attes-
tent des ambitions élevées, et ce ne sont pas des cœurs vulgaires
qui connaîtront jamais vos angoisses.
Charlotte-Sophie Willhœft était née à Hambourg le 18 juin 1806.
Son père, riche négociant, ayant peu de temps après transporté son
commerce à Leipzig, ce fut dans cette ville que s'écoulèrent son en-
fance et sa jeunesse. On vit briller chez elle, dès ses premières an-
nées, les dons les plus heureux de l'intelligence et du cœur ; vive,
aimante, spirituelle, elle déployait de merveilleuses aptitudes avec
une précocité surprenante. Sa sensibilité était extrême. Tantôt folle-
ment rieuse, tantôt plongée en des rêveries étranges, on eût dit
qu'elle répondait aux appels d'un monde mystérieux. Sa mère, tour
à tour inquiète ou charmée, essayait vainement de modérer ses joies
et ses tristesses ; elle échappait à la règte par des élans soudains, et
il arrivait souvent que des paroles inattendues, comme de gracieuses
I
DRAMES DE LA VIE LITTERAIRE. 161
énigmes, déconcertaient tous ses mentors. L'enfant songeuse devint
une jeune fille pleine de séductions et de prestiges. Son cœur était
ouvert à toutes les impressions du beau, à tous les enchantemens
de l'art et de la pensée. D'abord, sous l'influence d'un maître qui
appartenait à la secte des méthodistes, une piété ardente et sombre
s'était emparée de son âme; elle méprisait ce monde, elle dédaignait
la vie active, et plus d'une fois, dans ses aspirations vers Dieu, des
pensées de suicide traversèrent son cerveau. Ses parens avaient
beau redoubler de vigilance pour l'arracher à ces périlleuses extases:
vaines instances, conseils inutiles ! elle vivait comme une religieuse
ascétique, cette protestante exaltée, et luttant contre ce corps de
mort qui la retenait loin de Jésus-Christ, elle s'imposait des priva-
tions meurtrières. Elle voulait mourir et aller trouver le Sauveur;
mais le Sauveur, dit très bien un de se^ biographes (1), est descendu
sur la terre, c'est sur la terre qu'il faut le chercher. Cet ardent
amour de la mort, cette soif impatiente de l'autre vie ne furent
qu'un-s crise chez Charlotte Willhoeft ; elle redescendit sur la terre,
et de ses communications avec Dieu elle ne garda que l'amour de
tout ce qui est divin parmi les hommes. La poésie, les arts, la mu-
sique, toutes les langues du monde idéal, tout ce qui met notre race
en communication avec les sphères supérieures, et aussi tout ce qui
peut nous y mériter un jour une place heureuse, l'amour, la bonté,
le bonheur de se sacrifier soi-même, la joie d'inspirer aux autres ces
sentimens célestes, le prosélytisme candide des belles âmes qui at-
tirent par la sympathie les intelligences indécises et les élèvent aux
choses éternelles, telles furent désormais les extases et les occupa-
tions de Charlotte. A la piété défiante et stérile succédait la piété
charitable et féconde. Elle chantait divinement, elle faisait aussi des
vers, car elle voyait tant de choses particulières dans ses mélodies
aimées qu'elle voulait les traduire autrement que par les accens de
sa voix. A des paroles insuffisantes elle substituait les siennes, et
celles-là mêmes, au bout de quelques jours, les trouvant incomplètes
encore, elle les remplaçait par des interprétations nouvelles. Croyait-
elle avoir reçu le don de poésie? Rien ne peut le faire supposer, mais
certainement elle s'était dit plus d'une fois : « Ah ! s'il m'était donné
de servir en quelque manière la cause sacrée de l'enthousiasme!...
On dit que les femmes allemandes des premiers âges remplissaient
ce rôle au milieu de nos ancêtres ; pourquoi ces temps ne sont-ils
plus? Est-ce notre race qui a changé? Pour moi, je sens qu'un tel
ministère, plus humble et plus caché sans doute, comme il convient à
notre société moderne, serait encore la vocation de ma vie. Sei vante
(1) Charlotte StiegHt;^, ein Denkmal, 1 vol. in-4% Berlin 1835.
TOME XXV. 11
162 KETUE DES DEUX MONDES.
et non prêtresse des inspirations d'en haut, que ne puis-je, sans sortir
de l'ombre, susciter et soutenir un esprit qui révélerait aux hommes
un aspect nouveau de l'éternelle poésie!... » Vagues rêveries, as-
pirations confuses, que je traduis avec trop de précision peut-être,
mais qui n'étaient pas cependant chez cette âme ardente et inquiète
un vain caprice de jeune fille. C'était bien, à certains égards, une
Germaine des temps primitifs au sein d'une société toute différente.
(( Les Germains, dit Tacite, croient qu'il y a chez les femmes quelque
chose de divin et de prophétique ; aussi ne dédaignent-ils pas leurs
conseils, et font-ils grand cas de leurs prédictions. » Ce quelque
chose de divin, Charlotte le sentait en elle, et au lieu de susciter
des héros, elle eût voulu créer un poète.
Charlotte venait d'accomplir à peine sa seizième année quand un
jour son frère introduisit dans la maison paternelle un de ses ca-
marades de l'université. Le nouveau-venu était un jeune homme de
dix-neuf ans nommé Henri Stieglitz. Né en 1803 à Arolsen, en
Westphalie, il avait commencé ses études d'université à Goettingue;
mais, compromis, à tort ou à raison , dans les agitations politiques
de la Burschenschaft, il avait dû quitter la célèbre école du Ha-
novre, et il était venu se réfugier à Leipzig. C'était un esprit grave,
austère, appliqué à de fortes études, et très enclin cependant aux
rêveries ambitieuses. En même temps qu'il étudiait en philologue
les monumens de la littérature antique, il se croyait appelé à régé-
nérer la poésie de son époque. Une intimité fraternelle ne tarda pas
à s'établir entre Charlotte et Henri ; ils passaient de longues heures
à échanger leurs rêves, à s'entretenir de poétiques théories et de
méditations religieuses. Henri appréciait dans Charlotte une intel-
ligence ouverte qui s'associait à toutes ses pensées, une confidente
dont l'attention ne se lassait pas, j'allais presque dire un camarade
plus bienveillant que ses compagnons habituels. Assez indifférent
d'ailleurs à sa grâce et à sa beauté, il ne devait l'aimer que plus
tard, et par réflexion seulement, si je Tose dire. Elle au contraire,
elle l'aimait d'avance : c'était le rêve de ses inquiètes années qui lui
était soudainement apparu; la vie désormais ne lui était plus à
charge, elle avait sa tâche à remplir, elle avait à enfanter un poète.
Que lui importait d'abord l'indifférence du brillant songeur? Elle le
voulait surtout amoureux de ses belles chimères et passionné pour
la gloire : il lui était doux d'aimer le poète sans qu'il le sût lui-
même, d'entretenir en lui l'inspiration, de l'encourager, de lui apla-
nir les voies, de le faire monter toujours jusqu'au rameau sacré, dût-
elle ne jamais partager avec lui son idéale couronne !
Un soir cependant il lui arriva de sentir l'amertume et le vide de
ce dévouement impossible. Charlotte avait passé la soirée, comme
elle faisait souvent, avec sa mère et Henri Stieglitz, écoutant ou
DRAMES DE LA VIE LITTERAIRE. 103
provoquant les effusions lyriques du songeur; rentrée dans sa cham-
bre, elle écrivit ces jnots : « Ne rien vouloir, ne rien savoir, ne rien
désirer, hors une seule chose, aimer; s'oublier soi-même dans le
bonheur de celui qu'on aime sans espérance et sans désir de retour,
c'est un état de l'âme qui nous égale aux anges, c'est le pressenti-
ment d'une félicité céleste! Voilà ce que tu m'enseignais, ô ma
mère! Pourquoi donc ne suis-je pas heureuse? Pourquoi donc cette
inquiétude involontaire qui me tourmente sans cesse? Pourquoi ce
désir qui oppresse ma poitrine , pourquoi cette continuelle attente,
comme si la minute qui va venir devait m' apporter un je ne sais
quoi dont je ne sais pas môme le nom? Si je pouvais faire pour lui
quelque chose de bien grand, de bien pénible, sans qu'il soupçon-
nât d'où cela lui vient! Si je pouvais, sans être vue de lui, détour-
ner de sa tête bien-aimée quelque grande infortune , quelque coup
terrible du destin et attirer sur moi ce malheur, et puis, silencieu-
sement enfermée en moi-même, lever les yeux vers lui du fond de
mon obscurité, et me réjouir à son joyeux sourire comme à un rayon
de soleil! Alors il me semble que je serais tranquille et heureuse
pour tout le reste de mes jours. — Cette soirée a été une des plus
belles de ma vie. Ce souvenir sera pour moi dans l'avenir comme
une étoile radieuse. Je sens que le calme se fait en mon âme. »
Exaltation et illusion! Charlotte croyait aimer; elle aimait les
subtilités de son cœur, elle aimait une occasion de souffrir et de se
dévouer. Bizarre esprit, âme généreuse et malade, au moment même
où elle parle du calme qui la pénètre, sa sérénité s'est enfuie pour
toujours, la voilà enchaînée à cette œuvre impossible qu'elle a si
imprudemment désirée. L'amour est un acte de foi; dès la première
heure, l'amante d'Henri Stieglitz se défie de celui qu'elle aime, elle
comprend très bien que c'est une débile nature, une imagination
superficielle; elle voit que l'inspiration féconde n'est pas là, que ce
poète dont elle voudrait être fière ne prendra jamais son essor, et
elle s'obstine à jouer son rôle auprès de lui comme une garde-ma-
lade au chevet d'un malheureux sans espoir. Supposez que ce goût
du sacrifice soit dirigé régulièrement et sainement mis à profit:
Charlotte Willhoeft sera une admirable sœur de charité; mais qu'est-
ce qu'une sœur de charité sans l'humilité des sentimens? Dans une
âme inquiète, bizarre, en proie à cette sensibilité maladive, le dé-
vouement ne sera qu'une forme de la mélancolie prétentieuse et le
déguisement du désespoir. J'ai de la peine à croire Charlotte quand
elle se dit prête à de^ sacrifices dont personne ne saura rien. Je
doute aussi qu'elle soit guérie, comme nous le pensions, de son dé-
goût de la vie active; des pensées sinistres, on le voit trop, se mêlent
sans cesse à ses projets d'avenir. Je connais ton secret, pauvre âme
désolée; ton amant, c'est la mort, et, j'en ai bien peur pour toi, la
■4lif
164 REVUE DES DEUX MONDES.
•mort volontairement cherchée, la mort combinée d'avance, fixée
d'avance à tel moment du drame, comme da^ns le scénario d'une
composition théâtrale. Et Henri Stieglitz, pouvons-nous croire qu'il
aimera Charlotte? Le jour où il devient son fiancé, il semble ne son-
ger qu'à lui-même; il se croit poète, il est avide de gloire, et comme
Charlotte, dans son délire, a développé chez lui cette confiance or-
gueilleuse, ce qu'il aime chez sa fiancée, ce sont ses propres illu-
sions, encouragées et soutenues par des fanfares qui ne se taisent
pas. Mais s'il s'aperçoit bientôt que ce sont des illusions en effet! si
ces fanfares de tous les instans ne font qu'entretenir son orgueil
sans enflammer son génie ! s'il est forcé de s'avouer à lui-même son
impuissance? Voilà le secret fatal de cette vie : exaltation et illusion
chez la jeune femme, impuissance et désespoir chez celui qui se
prenait pour un poète. Le jour où ils s'apercevront fun et l'autre
de leur méprise, un supplice épouvantable va commencer pour eux.
La vie littéraire, dans nos sociétés m'odernes, est féconde en
drames de toute sorte. Ces belles régions des lettres, pleines d'en-
chantemens et de clartés merveilleuses, mais habitées aussi par bien
des hôtes funestes, sont semées de pièges et de précipices. Je ne
parle pas seulement des inimitiés, des jalousies, plus violentes et
plus achp.^nées peut-être en ce pays que partout ailleurs, mais com-
munes en définitive à la nature humaine, et qui se retrouvent dans
toutes les conditions de la vie ; je parle des misères que chacun porte
en lui-même, des doutes qui harcèlent f esprit, des scrupules qui le
refroidissent, des alternatives d'enthousiasme et de défaillance, de
toutes les agitations intérieures qui peuvent tourmenter l'écrivain,
au moment où il va livrer sa pensée, à la foule. Il y a des heures où
l'homme le plus résolu, le plus aguerri aux batailles de la pensée,
se surprend tout à coup à envier le sort du plus humble et du plus
inconnu de ses contemporains, le sort même du moine qui s'est con-
damné à un silence éternel. Heureux pourtant cet esprit, au milieu
même de ces défaillances, car il sait bien qu'elles ne dureront pas!
Heureux celui qui souffre et qui se sent vivre! Le mal poignant,
terrible, le mal sans consolation, c'est d'en être.réduit au sentiment
-de l'impuissance. Ne dites pas que le remède est facile, et que
l'homme, écrivain ou artiste, philosophe ou poète, qui se sent im-
puissant à produire doit se hâter, s'il est sage, de quitter un théâtre
où l'attendent de perpétuels mécomptes. Cette sagesse lui est in-
terdite, et c'est précisément de là que vient son mal. L'impuissant
dont je parle n'est ni fartiste qui se décourage un instant pour se-
relever plus fort, ni le sot prétentieux qui ne se doute pas de sa nul-
lité; il a l'ardeur et l'enthousiasme, il aime le beau, il le voit ou
croit le voir, il le poursuit du cœur comme des yeux, et en même
temps, soit humilité excessive, soit faiblesse véritable, il estper-
I
DRAMES DE LA VIE LITTERAIRE. 165
suadé qu'il ne l'atteindra jamais. Ah! s'il pouvait détourner ses re-
gards de cet idéal qui le fascine! S'il pouvait renoncer à être un'
artiste par le désir, comme on peut renoncer à sa plume ou à son
pinceau! Cette résignation même ne mettrait pas fin à sa souffrance;
il aime le beau, et il est impuissant à le réaliser; il aime le beau, et
son impuissance, il en est convaincu, est aussi incurable que son
amour est invincible. Yoilà un supplice affreux, à coup sûr; voilà
une douleur subtile, aiguë, profonde, qui s'est rencontrée plus d'une
fois dans l'histoire de l'imagination humaine, mais qui jamais peut-
être ne s'est manifestée plus complètement que chez ces deux infor-
tunés, Charlotte Willhoeft et Henri Stieglitz.
Henri et Charlotte furent fiancés vers le milieu de l'année 1823,
et presque aussitôt le je'une poète partit pour Berlin afin d'y achever
ses études. Pourquoi ne restait-il pas à Leipzig? Pourquoi cette sé-
paration si brusque? M. Théodore Mundt, dans le livre où il a élevé
une sorte de monument funéraire à Charlotte , ne donne là-dessus
aucune explication satisfaisante. H laisse entendre seulement que
cette séparation , bien que douloureusement sentie , ne leur déplai-
sait point; ils y trouvaient un charme presque mystique et comme
un raffmement suprême, einen geivissen ûbergcistigcn Bei'z. Ce raf-
finement, n'était-ce pas le bonheur de rêver sans témoins, de pou-
voir continuer plus librement le rôle qu'ils s'étaient attribué tous
les deux? Hs n'étaient l'un pour l'autre qu'un prétexte, une occa-
sion de songeries. La vue de la réalité aurait pu les désabuser trop
tôt. Séparés ainsi, rien ne les gênait; ils se donnaient la note, ils se
renvoyaient la réplique, et chacun, poursuivant sa chimère, se livrait
à des monologues exaltés. La correspondance d'Henri et de Char-
lotte, très tendre et très amoureuse en apparence, peut se résumer
ainsi pour un lecteur attentif. — Henri : î^'est-ce pas, ô ma Char-
lotte bien-aimée, ô ma vie, ô mon âme, n'est-ce pas que je suis un
grand poète? — Charlotte : Oui, tu es un poète, un grand poète, et
si tu doutes de ta destinée, c'est moi qui te rendrai la foi. IN 'est-ce
pas, ô mon poète, que je suis pour ton génie une source d'inspira-
tion et de jeunesse éternelle? — C'est pour se tenir plus commodé-
ment ce langage qu'ils ont accepté sans beaucoup de peine une sé-
paration &i longtemps prolongée. De Berlin à Leipzig, la distance
n'est pas grande; Henri avait souvent des mois entiers de loisir et
de liberté : que ne prenait- il son bâton et son sac, l'étudiant voya-
geur, afin de venir passer quelques jours auprès de sa fiancée? Non,
l'absence d'Henri n'a pas duré moins de cinq ans, et pendant cette
longue période c'est à peine si quelques visites de loin en loin ont
rapproché les deux amans. En vain s' écrivaient -ils sans cesse :
« Quand te reverrai-je? J'ai besoin de te voir, de t'entendre; sans
toi, je ne suis rien, je ne puis rien, et je sens déjà le froid de la
166 REVUE DES DEUX MONDES.
mort. » En vain se prodiguent-ils sans mesure les noms les plus
doux, les plus tendres, les sermens les plus passionnés : à travers
ces effusions on sent une gêne secrète. La contrainte était bien plus
grande encore quand ils se retrouvaient en face l'un de l'autre.
Chez ce jeune homme inquiet, maladif, mécontent de lui-même, et
dont la sève intellectuelle semblait tarir de jour en jour, Charlotte
pouvait-elle reconnaître son idéal, l'idéal de ce poète orageux qu'elle
espérait diriger vers la gloire? Chez cette jeune fille, généreuse,
mais clairvoyante, enivrée d'illusions, mais capable aussi de com-
prendre la réalité des choses, Henri Stieglitz retrouvait-il cette ad-
miration perpétuelle , cet enthousiasme sans condition et sans ré-
serve, dont sa faiblesse avait besoin? Alors Henri repartait pour
Berlin, Charlotte rentrait dans sa solitude, et la correspondance re-
commençait de plus belle, avec des effusions lyriques, avec des pro-
testations amoureuses, où un lecteur superficiel pourrait bien voir
l'image la plus vive de l'enthousiasme et de la félicité.
Ouvrons-la, cette correspondance; sous les paroles ardentes et
sincères assurément quand elles furent écrites, cherchons la situa-
tion vraie , dont ces cœurs exaltés et malades ne se rendaient pas
compte eux-mêmes. Il y a deux choses qui remplissent toutes les
lettres d'Henri Stieglitz : d'abord ses projets, ses ambitions poéti-
ques, les visites qu'il fait aux écrivains célèbres, l'accueil qu'il re-
çoit d'eux, et puis les élans d'amour vers Charlotte, élans d'amour
qui ressemblent parfois à des cris de désespoir, lorsque le poète,
doutant de lui-même, commençant à comprendre la stérilité de son
esprit, se recommande en suppliant à la jeune femme qui l'admire,
et s'attache à elle comme à un foyer d'inspirations. Dès les pre-
mières lettres, on aperçoit ces deux préoccupations de sa pensée,
qui vont désormais se mêler, se croiser sans cesse, au point de de-
venir inséparables. « Toi, écrit-il à Charlotte, toi et mon cher, mon
fidèle Homère, vous ne me quittez pas, je vous emporte tous deux
avec moi. » Stieglitz, excellent philologue, disciple favori du célè-
bre Jacobs, avait toujours devant les yeux, en sa poétique ardeur,
les plus éclatans modèles de l'art, et il prétendait lutter avec ces
hommes que Montesquieu appelle les colosses de l'antiquité. A quoi
bon se mêler de poésie, si l'on ne peut du premier él?.n se pla-
cer auprès des plus grands maîtres? Henri Stieglitz voulait être
l'Homère de son époque. On l'eût fort embarrassé à coup sûr, en lui
demandant de quelle manière il comprenait sa tâche, quels sujets il
voulait traiter, à quelles idées il consacrerait ses inspirations, com-
ment enfin il serait pour l'Europe du xix^ siècle ce que fut Homère
pour les premiers temps de la race hellénique. N'importe, c'était un
Homère nouveau, ni plus ni moins, que l'impatient rêveur voulait
faire admirer aux hommes de son époque. L'enthousiasme d'Henri
DRAMES DE LA VIE LITTERAIRE. 167
Stieglitz est aussi ardent que sincère en ses premiers débuts; son
cœur bat, son esprit est ravi en extase par la vision du beau ; seule-
ment cet enthousiasme, pour avoir voulu viser trop haut, va se
perdre et se dissiper dans le vide. Enfermé dans un domaine bien
circonscrit, son talent aurait grandi de jour en jour; aux prises avec
l'impossible, cette imagination se consumera elle-même, et que res-
tera-t-il bientôt de ce brillant poète qui partait avec tant de con-
fiance pour conquérir le monde? Un pauvre malade, j'allais dire un
pauvre fou, qui lutte d'abord avec une certaine vigueur contre les
démons de son esprit, mais qui finit par s'engourdir dans sa morne
souffrance.
Henri Stieglitz semble avoir eu plus d'une fois le pressentiment
de cette destinée. Dans les premiers jours qui suivirent son départ
de Leipzig, pendant qu'il s'en allait de ville en ville, parcourant les
musées, visitant les écrivains illustres, rêvant à ses grands poèmes
homériques, il écrivait un matin à sa fiancée Charlotte : « Le soleil
n'est pas encore lev^, mais je pense à toi, et tout devient radieux
autour de moi. Oh! je te salue, soleil de ma vie, étoile si haut pla-
cée dans les sphères supérieures, et si près de moi cependant!...
Cette nuit je rêvais : un monstre se jetait sur moi, j'avais parfaite-
ment conscience de ma situation, comme si je me fusse trouvé en
état de veille, et en même temps j'étais paralysé par l'inertie du
sommeil; alors, ô bien-aimée, tu t'approchais sans armes, simple-
ment, comme tu es chaque jour, d'une main forte tu chassais le
monstre menaçant, et moi je continuais à dormir en repos. Rassuré
désormais, je reprends mon bâton de voyage, car j'ai ma bien-
aimée au fond de mon cœur, et mon âme marche vers la lumière...»
Ce monstre, ce malfaisant génie {Unhold) dont l'approche le para-
lysait, c'était le pressentiment et la crainte de son impuissance poé-
tique. Le rêve n'exprimait que trop bien la situation; très éveillé,
toutefois inerte, immobile, incapable d'agir et de montrer tout ce
qu'il valait, tel nous apparaît déjà l'ambitieux Stieglitz au moment
de son juvénile essor. Heureusement il se croit sauvé; Charlotte a
foi en lui, c'est la foi de Charlotte qui chasse les démons et qui dé-
truit les sortilèges. Ne vous étonnez pas si son amour pour elle se
transforme en une sorte d'adoration mystique. Ce n'est plus sa fian-
cée, c'est une sainte, une créature céleste investie de pouvoirs mys-
térieux, ou plutôt c'est la transfiguration et l'apothéose de son or-
gueil de poète. Un jour, à Bamberg, il entre dans la cathédrale, et,
tout protestant qu'il est, il se sent enivré par la solennité du culte,
l'harmonie des chants, l'éclat des cierges; il se jette à genoux,...
mais c'est lui-même qu'il faut laisser parler. « J'étais dans la cathé-
drale où l'on célébrait l'office divin; au-dessus de ma tête retentis-
sait le carillon des cloches, autour de moi étincelaient les cierges,
168 REVUE DES DEUX MONDES.
debout à l'autel était le prêtre enveloppé d'un nuage d'encens. Il
disait des paroles que je ne pouvais saisir, c'était un murmure plu-
tôt qu'une prononciation distincte; mais tout mon cœur était si
plein, si fervent, si complètement maître de lui-même et uni avec
Dieu, qu'il n'aurait pas battu plus saintement aux paroles de Jésus
dans le jardin des Olives. Je me précipitai à genoux, et, dans un
transport de piété, je me mis à prier. Tout à coup une image m' ap-
parut, une image... ô Charlotte! tu n'as jamais rien vu de si par-
fait. . . Quelle angélique pureté ! quelle douceur ! quel charme ravis-
sant! Ses yeux noirs lançaient des flammes qui pénétraient mon
âme tout entière, de noires tresses de cheveux couronnaient son
front si noble, le souffle qui s'exhalait de ses belles lèvres pourprées
était le souffle même de l'amour. Elle flottait devant moi, comme
un séraphin, dans un-e robe blanche que retenait au-dessous de la
poitrine un ruban légèrement rouge. Ah! ma bien-aimée, voir une
telle image et rester insensible, — que dis-je? rester insensible!
— voir cette sainte, et ne pas s'agenouiller devant elle dans un ra-
vissement de piété infinie, cela ne se peut. Eh bien! je te l'avoue-
rai, Charlotte, c'est ton image qui m' apparut, c'est ton fiancé qui
s'agenouilla, ivre de bonheur, et se mit à prier de toutes les forces
de son âme devant la pure vision qui s'inclinait vers lui. »
Nous sommes en Allemagne, dans un pays d'élan mystique, d'ef-
fusion religieuse, où l'amour emploie souvent le langage de la dévo-
tion; est-ce ainsi cependant que peut parler, dans tous, les pays du
monde, un cœur vraiment épris? est-ce ainsi que parle Werther?
Non, ce n'est pas l'amoureux qui prononce de telles prières, c'est le
poète découragé qui implore une assistance extérieure pour subve-
nir à sa faiblesse. «Je ne voudrais pas, disait le roi Lear de Shak-
speare, devenir fou! » Stieglitz semble dire d'une voix aussi na-
vrante : (( Je ne voudrais pas être frappé de paralysie intellectuelle.
A mon secours, Charlotte ! sauve-moi de moi-même^ rends-moi la
foi qui fait la vie, car je sens bien qu'il y a quelque chose dans cette
âme que gagne peu à peu un engourdissement meurtrier! » Ces
craintes, qui le poursuivent sans cesse, il les exprime sous maintes
formes. Tout à l'heure c'étaient des prières, des cris d'adoration,
dans lesquels nous démêlions aisément les inquiétudes de son es-
prit; maintenant c'est le récit d'une rencontre, d'un incident de
voyage, incident qui pour, tout autre que lui aurait passé inaperçu,
et ne mériterait guère d'être raconté, mais qui prend sous sa plume
un intérêt singulièrement vif :
« Je viens de ressentir une impression étrange, et j'en ai été si vivement
' saisi que j'ai absolument besoin d'apaiser mon trouble auprès de toi, ma
chère bien-aimée, avant de penser à autre cliose. Après le repas, j'étais entré
dans la fabrique située à l'extrémité du jardin, j'examinais le travail des
DRAMES DE LA VIE LITTERAIRE. 169
ouvriers, et j'avais déjà parcouru plusieurs salles, quand j'aperçus au milieu
des machines un homme qui me regardait fixement. Sa figure, où la mélan-
colie semblait avoir creusé depuis longtemps ses sillons, était empreinte
d'une expression rêveuse et romanesque; assez fort d'ailleurs, il était extrê-
mement pâle, et le feu de la vie n'éclatait que dans ses grands yeux d'un
bleu sombre. D'abord je ne l'avais regardé qu'en passant, mais involontaire-
ment mes yeux se reportèrent sur lui avec intérêt. Tout à coup il vint à moi
et me dit avec un accent étrange : « Mon cher jeune monsieur, n'êtes-vous
pas un poète? » Fort surpris, je lui demandai d'où lui venait cette conjec-
ture. « Oh! dit-il, je l'ai bien vu dès le premier jour, et chaque fois que je
vous ai observé dans le jardin, j'ai compris que je ne m'étais pas trompé. »
Que j'arrosasse les Heurs ou que je fisse manger les poules, que je fusse oc-
cupé à lire ou à écrire, à tout instant, disait-il, le poète brillait dans toute
ma personne, et c'était là ce qui l'avait attiré vers moi. Je lui dis qu'en effet
la poésie avait toujours eu pour mon âme un immense attrait, qu'elle était à
mes yeux le but suprême, le sommet de l'existence. « Oh ! moi aussi, je suis
né poète! s'écria- t-il avec un profond soupir, et j'aurais pu devenir quelque
chose! Mais tel est le destin : il nous donne des dispositions, il met en nous
des germes, puis, quand ces germes vont s'épanouir, il fait pleu«voir sur eux
la grêle, il les crible, il les écrase, et ce qu'il y avait de meilleur dans notre
nature est anéanti. Ah! que de bonnes choses ne détruisent pas le malheur,
la misère, et surtout le plus cruel des maux, un amour dédaigné ! » Au mo-
ment où il disait cela, de grosses larmes coulèrent de ses yeux, et il attacha
sur moi un regard immobile. Je lui témoignai de la sympathie, et comme
son camarade venait de sortir, il se mit à me raconter son histoire. Son
père, qui possédait un assez bon domaine dans les vallées du Harz, avait pris
grand soin de son enfance, et l'avait destiné à l'étude à cause de ses heu-
reuses dispositions; il y réussissait à merveille, bien que dominé par le goût
de la solitude et par une disposition à se concentrer en soi-même, disposi-
tion qui jamais cependant ne l'avait éloigné de la nature; il avait conçu un
plan qui ne le quittait pas , il méditait une grande épopée religieuse , à la
façon de la Messiade, mais plus vive, nullement abstraite, et de jour en jour
son inspiration se développait en lui avec une vigueur originale. Ce fut alors
que de grands malheurs, coup sur coup, vinrent frapper sa famille : son père
mourut de chagrin ; lui-même, il fut victime de ses tuteurs, et, voyant bien
qu'en de telles circonstances tous ses efforts seraient inutiles, il renonça
aux études. Il devint garçon boulanger, mais son amour de la poésie le suivit
encore dans ce nouvel état : il couvait toujours dans sa pensée le plan de
son épopée religieuse, et il passa plus d'une nuit à ruminer ses rêves. Il con-
tinuait aussi ses lectures. Bientôt il aima une jeune fille, et tout un monde
nouveau s'ouvrit à lui. Il voyait en elle la plus pure, la plus loyale des créa-
tures. Arrivé à ce point de son récit, il s'arrêta tout à coup et parut en proie
à une violente émotion. Ce silence, cette émotion subite, tout cela disait
assez combien il s'était fait d'illusions sur le compte de celle qu'il avait ai-
mée. Je ne l'interrogeai pas, et le laissai quelque temps plongé dans une
immobilité morne. J'appris ensuite que, poussé par le désespoir, il s'était
fait soldat, qu'il avait fait la campagne d'Espagne sousMasséna, qu'il avait
manqué à la subordination, et qu'étant passé devant un conseil de guerre,
170 REVUE DES DEUX MONDES.
il avait eu grand'peine à éviter une condamnation à mort. Plus tard, il avait
déserté, il avait erré longtemps par le monde, gagnant sa vie bien pénible-
ment, tantôt ici, tantôt là; enfin, à cette place même où je le voyais, il avait
trouvé, son pain assuré, au prix d'un rude labeur. L'unique joie qui lui restât
encore, c'était de sortir seul le dimanche et de s'abandonner à ses rêveries,
car il avait en horreur les vaines dissipations de ses semblables et leur
acharnement à des plaisirs frivoles. Je lui demandai s'il ne s'occupait pas
encore de ses projets poétiques. Il me répondit que toute grande inspiration
était éteinte ou brisée chez lui, que de temps à autre il écrivait encore'
quelques chants, mais qu'aucun de ces chants ne répondait à son idéal. « Je
vais vous eu montrer plusieurs, ajouta-t-il; vous, monsieur, vous me com-
prendrez. » Je le quittai tout ému ; je sentais que je n'aurais pu le voir plus
longtemps sans fondre en larmes; j'allai dans le jardin, où je lus quelques-
unes de ses poésies tracées d'une écriture parfaitement nette. Si la forme
n'en est pas toujours très pure, il y en a plusieurs qui révèlent un sentiment
profond; elles portent toutes la marque d'une mélancolie qui semble s'ac-
croître de jour en jour, et qui, je le crains bien, finira par la folie. Si je suis
plus calme moi-même, je reviendrai visiter ce pauvre homme, et je verrai
s'il est possible d'agir sur lui, d'adoucir son amertume. J'ai bien peur qu'on
ne puisse le guérir complètement; lui-même, il ne. semble pas le désirer!..»
Parmi les lettres passionnées d'Henri Stieglitz, au milieu de ces
élans d'enthousiasme qui recouvrent des inquiétudes si amères, cette
page touchante et simple produit une poignante impression. Nous
devinons sans peine ce qu'il a dû ressentir en écoutant les con-
fidences de ce pauvre diable. Troublé par ce singulier avertisse-
ment du hasard, il cherche pourtant à chasser les pressentimeas
qui l'assiègent. « Voilà encore un homme, ajoute-t-il, qui accuse
le destin d'avoir étouffé chez lui l'inspiration. Il se trompe. Ce
n'est pas la misère qui l'a perdu, c'est son esprit inquiet, sa nature
pusillanime, l'absence d'une volonté persévérante. » Lui, au con-
traire, on croit l'entendre s'écrier : Je suis poète, je vc.ix être
poète, je suis prêt à lutter contre tous les obstacles, et ce n'est pas
la persévérance qui me manquera.
Si ce viril sentiment de la volonté n'apparaissait par intervalles au
milieu des alarmes et des défaillances d'Henri Stieglitz, cette corres-
pondance enthousiaste ne serait que le journal d'une maladie ridi-
cule. On fermerait le livre avec impatience et l'on dirait au rêveur :
Renoncez à la poésie, puisque vous n'avez pas foi en vous-même.
Mais comment tenir ce langage à une âme si ardemment amoureuse
du beau et qui ne songe qu'à s'épurer, à se perfectionner sans cesse?
Gomment ne pas croire qu'il sortira quelque chose d'une prépara-
tion si scrupuleuse? Continuons de feuilleter ces confidences; si nous
ne voyons pas surgir un grand artiste, nous verrons du moins les
efforts d'un noble esprit qui s'est fait la plus haute idée de son art,
et qui marche pour ainsi dire vers le sanctuaire avec la ferveur et
DRAMES DE LA VIE LITTERAIRE. 171
les tremblemens d'un lévite. Chaque pas qu'il fait dans la vie, cha-
que épisode de ses voyages, chaque incident de ses études le ra-
mène toujours à la poésie. C'est pour être poète qu'il veut d'abord
être homme et soustraire son âme à toute pensée vulgaire. C'est pour
enrichir son inspiration future qu'il admire les splendeurs du jour
et les merveilles de la nuit, le tumulte des cités et le silence des fo-
rêts, le charme des vallées du Neckar et la sauvage majesté de la
Mer du Nord. Tout ce qu'il voit, tout ce qu'il entend sur sa route
peut trouver place un jour dans ses chants ; ainsi point de distrac-
tions, point de négligence, le poète doit tout savoir. Homère ne con-
naissait-il pas toute la civilisation de son temps? Henri Stieglitz
accomplit sa tâche en conscience : il interroge les ouvriers, il s'en-
tretient avec les paysans, et quand il vient de visiter la forteresse
prussienne construite sur les rochers qui font face à Coblentz, il
écrit tout joyeux à sa fiancée ; « J'ai beaucoup appris aujourd'hui;
moi qui aime à parler de navigation avec les marins, d'horticulture
avec les jardiniers , et de chasse avec les chasseurs, afin de réunir
ces notions diverses en un riche trésor que l'activité créatrice de
mon esprit saura employer en temps utile, j'ai été heureux d'acqué-
rir des notions claires et précises sur l'art des fortifications, car, je
le sens mieux de jour en jour, une riche provision d'études sur les
sujets les plus variés, voilà le trésor inaliénable du poète. » Vous
devinez d'après cela quel sera son enthousiasme quand il s'agira
pour lui d'études plus spécialement poétiques, quand il visitera les
écrivains en renom, quand les musées, les théâtres, les ateliers des
grands artistes lui révéleront leurs merveilles, quand M. Boeckh,
l'illustre philologue, lui expliquera l'organisation des cités helléni-
ques, quand Hegel l'admettra dans son intimité, quand l'auteur de
Freyschûlz ^ en des letti'es cordiales, le traitera comme un jeune
frère.
Cette correspondance d'Henri Stieglitz, si curieuse pour l'étude
psychologique du poète, offre donc en même temps un vif tableau
de l'Allemagne intellectuelle dans les dernières années de la restau-
ration. Maintes physionomies d'écrivains et d'artistes y sont dessi-
nées en quelques traits par un esprit ouvert à toutes les émotions
généreuses. Henri Stieglitz a déjà publié quelques pièces de vers
sur le soulèvement de la Grèce ; il a chanté les héros de l'indépen-
dance hellénique, il a fait appel aux sympathies de l'Europe en fa-
veur des soldats de Botzaris, et ses accens ont ému plus d'un cœur
en Allemagne. Ce n'est pas tout, des esprits austères, des maîtres
révérés, Jacobs à Gotha, Bouterweck à Goettingue, ont les yeux sur
le jeune écrivain; Bouterweck voit en lui l'héritier du brillant poète
Ernest Schulze, sitôt enlevé aux lettres, et qui associait aussi à
l'enthousiasme poétique les plus sévères études de philosophie grec-
172 REVUE DES DEUX MONDES.
que et latine. Précédé par cette réputation, accompagné de tant de
vœux et d'espérances, Henri Stieglitz est accueilli partout à bras
ouverts. Sa première visite, quand il va de Leipzig vers les contrées
du Rhin, est pour le vieux Jean-Paul Richter, établi alor^ à Bamberg.
Comme son cœur bat au moment où il monte l'escalier, où il va
frapper à la porte ! Et comme il est rassuré bientôt par l'hospitalité
cordiale de l'illustre vieillard !
Malheureusement cette cordialité est mêlée de prétentions pué-
riles, de coquetteries surannées. Henri Stieglitz était allé chez Jean-
Paul avec un de ses camarades, nommé Grosse, qui aspirait à deve-
nir poète dramatique; quand les deux amis eurent quitté l'auteur du
Titan ^ quand ils comparèrent le Jean -Paul de leurs songes avec ce
vieillard si amoureux de lui-méfme et fardé comme une coquette, ils
se serrèrent la main sans échanger une parole. Leur impression
avait été la même, mais ils se gardaient bien de l'exprimer, ne
voulant pas manquer au respect du génie. Ils sortirent de la ville,
toujours silencieux, et se trouvèrent bientôt sous de grands peu-
pliers qui frémissaient au vent. « Voilà l'image du poète, s'écria
l'un d'eux; ses racines sont vigoureusement plantées dans la terre
maternelle et sa tête s'élance dans le ciel, les airs se jouent dans son
feuillage frais, il est libre, il est fort, il est grand. » En face de ces
peupliers, Stieglitz et son ami se jurèrent l'un à l'autre de pour-
suivre courageusement leur tâche, de demeurer éternellement fidèles
à l'amour qu'ils avaient dans le cœur, a éire toujours vrais avec
eux-mêmes, de rester toujours simples. Hs ne s'apercevaient pas
qu'ils ne l'étaient guère en ce moment, et que le bon Jean-Paul,
avec ses légers ridicules, pouvait encore leur donner des leçons de
simplicité. Après Jean-Paul, voici un autre maître de la poésie de
ce temps-là, le vieux Voss, l'auteur de Louise. Stieglitz décrit avec
émotion cette mâle physionomie, ce jeune homme de soixante-
douze ans, jeune homme de corps et d'esprit, que les années ont à
peine touché de leur aile. La maison qu'il habite à Heidelberg est
bien celle qui convient au prince de l'idylle : c'est la campagne au
milieu de la ville; de ses fenêtres, il n'aperçoit que le INeckar et les
montagnes, et autour de lui quelle sécurité joyeuse ! quelle dignité
patriarcale! « Depuis longtemps, écrit Stieglitz à Charlotte, j'admi-
rais Voss de toute mon âme. J'honorais en lui le soldat de la lumière
et de la vérité, le promoteur des sciences, l'écrivain qui a rendu
tant de services à notre langue nationale , le traducteur inspiré des
trésors de la Grèce, le noble chantre des choses simples et de la
nature, et je m'étais fait de sa personne une image où a simplicité
la plus vraie s'alliait à une dignité parfaite. Cette image, je la voyais
maintenant devant moi... »
Accueilli par les poètes, par Jean -Paul et l'auteur de Louise^
DRA3IES DE LA VIE LITTERAIRE. 173
comme un disciple bien-aimé, il trouvera le même empressement
auprès des savans et dés philosophes de Berlin. Le grand Hegel
lui témoigne une tendresse paternelle; le géographe Charles Rit-
ter, les maîtres de la philologie, Boeckh et Buttmann, lui ouvrent
leur maison. Il est invité à toutes les fêtes de l'intelligence. Peu
tie temps après son arrivée à Berlin, le 2 juillet 182Zi, la société
philologique allemande célébrait l'anniversaire séculaire de la nais-
sance de Klopstock. Ce n'est pas d'hier, on le voit, que nos voi-
sins 'aiment à se rappeler les dates fécondes de leur xviif siècle
et qu'ils consacrent pieusement leurs souvenirs. En 182Zi, en 18A9,
en 1859, le jour qui, cent années auparavant, avait donné à l'Alle-
magne l'auteur de la Messiade^ l'auteur de Faust, l'auteur de Guil-
laume Tell, a pris rang parmi les fêtes nationales. Le 2 juillet 182/i,
Henri Stieglitz assistait donc à cette fête de Klopstock, et il en traçait
un curieux tableau à la confidente déboutes ses impressions. Chants
et discours, comme on pense, n'y manquèrent pas. Ce qui intéressa
le plus notre poétique voyageur, ce fut la présence de quelques
vétérans de la science et des lettres, anciens amis de l'illustre mort.
H y avait là le célèbre astronome Bode qui avait vécu de longues
années avec Klopstock, et c'était plaisir de lui entendre corner
maintes anecdotes sur le patriarche delà poésie allemande. Il y avait
aussi le vieux Wolke, un maître dans la science des langues germa-
niques, un prédécesseur des Grimm et des Lachmann, qui avait été
lié d'une amitié étroite avec le chantre d'^Abbadona. Ces fêtes de
l'esprit se renouvelaient sans cesse pour Henri Stieglitz. Berlin offrait
alors le spectacle d'une vie littéraire complète : d'un côté, une forte
université où professaient les Hegel, les Boeckh, les Ritter, les
Buttmann; de l'autre, une pléiade de poètes, d'humoristes, les uns
déjà célèbres, les autres qui se produisaient avec un éclat tout juvé-
nile. Stieglitz était venu à Berlin pour y achever très sérieusement
ses études d-e philologue, ^et aussi pour s'initier à cette philosophie
de Hegel, regardée alors par bien des esprits^ d'élite comme le der-
nier mot de la science humaine. Il vivait donc en étudiant, il suivait
les cours, il rédigeait des cahiers de notes, mais il fréquentait aussi
les représentans de la littérature libre. Au sortir d'une leçon de
Hegel, il rencontrait l'ingénieux poète Chamisso, il faisait connais-
sance avec Hoffmann, il assistait aux premières incartades d'Henri
Heine, il s'entretenait avec Wilhelm Schlegel, avec le poète roman-
tique Lamothe-Fouqué, avec Alexandre de Humboldt. Tous ces
talens si divers, il les jugeait d'un regard pénétrant et sûr. Cette
sagacité est vraiment digne de remarque chez un esprit si jeune
encore; on voit ce qu'Henri Stieglitz aurait pu faire si, au lieu de
s'obstiner à la poésie, il s'était résigné à suivre sa vocation véritable.
Il y avait en lui l'étoffe d'un grand critique, d'un sympathique his-
17/l REVUE DES DEUX MONDES.
torien de la littérature et des arts. Il sentait vivement et jugeait avec
finesse. Hoffmann, ce merveilleux conteur, Henri Stieglitz le com-
prend sans effort ; il voit immédiatement sa valeur, et sans dissimuler
ses défauts, il le classe à son rang. Henri Heine, complètement
inconnu encore, venait de lancer, pour ses débuts, quelques pièces
de vers humoristiques dont les gens graves ne parlaient qu'avec
dédain; Stieglitz déclare qu'il y a là un poète et un vrai poète. Tous
ses jugemens attestent ainsi un esprit indépendant ; on voit l'homme
qui pense à ses risques et périls, et qui ne répète pas les opinions
d' autrui.
Je ne sais s'il appréciait l'effrayante grandeur des doctrines de
Hegel ^ car il n'était pas spécialement philosophe. A voir pourtant
l'obstination acharnée qu'il apporte à l'étude du mystérieux maître,
on s'aperçoit bien qu'il faisait mieux que soupçonner l'importance de
ces théories et le rôle qu'elles devaient jouer dans la vie intellectuelle
de l'Allemagne; mais ce sont surtout les arts, la musique, la peinture,
les représentations théâtrales, qui fournissent à Henri Stieglitz l'oc-
casion de déployer son enthousiasme et son génie critique. C'était le
moment où les drames de Galderon, de Shakspeare, popularisés par
des traductions admirables, avaient pris possession de la scène alle-
mande; c'était l'époque où Weber traduisait avec tant d'originalité
l'inspiration romantique de son pays. Il faut entendre Henri Stieglitz
juger tout ce radieux épanouissement du romantisme germanique
pendant son séjour à Berlin. Quand il vient d'assister à un opéra de
Weber, à un drame de Galderon, à une tragédie d'Henri de Kleist, il
faut entendre, dans ses lettres'a Charlotte, ses cris de joie mêlés de
réflexions si vives, si lumineuses, et ses jugemens défmitifs si net-
tement formulés. En même temps qu'il comprend si bien les roman-
tiques, comme il aime le grand art classique et l'harmonie souve-
raine ! comme il parle de VAlceste de Gluck, du Doîi Juan de Mozart,
de Ylphîgénîe de Goethe ! Goethe est son maître; s'il n'a pas osé le
visiter dans sa retraite de Weimar, il le voit partout en esprit, il suit
partout sa trace; l'Allemagne entière lui parle de Goethe au moment
même où l'Allemagne semblait oublier le grand poète, au moment
où les générations nouvelles, par la voix de Wolfgang Menzel et de
Louis Boerne, allaient lancer contre l'auteur de Fcmst des accusations
si amères. Un jour, pendant une excursion en Westphalie, il va revoir
sa ville natale, Arolsen, et là il rencontre un de ses compatriotes, le
vieux peintre Tischbein , que Goethe avait connu si intimement en
Italie. Dans les Annales, dans le Voyage en Italie^ dans maintes
poésies lyriques de Goethe, le nom de Tischbein revient sans cesse.
Tischbein, l'auteur du grand tableau, si souvent reproduit parla
gravure, qui représente Goethe , en costume de voyage , assis et
méditant sur une colonne renversée à l'entrée de la campagne ro-
DRAMES DE LA VIE LITTERAIRE. 175
maine, Tischbein était surtout le peintre des détails de la nature ; il
excellait à représenter les animaux et les plantes ; il aimait à les étu-
dier un à un, comme un collectionneur qui range dans ses galeries
de précieux spécimens du monde physique ; un cheval, un arbre, un
rocher, il n'en demandait pas davantage, cela lui suffisait pour exé-
cuter une œuvre intéressante. Goethe, grand collectionneur aussi de
faits et d'observations de toute sorte, avait pu développer auprès de
Tischbein ces dispositions de son esprit; c'est du moins une conjec-
ture très sensée de la critique moderne, et je n'ai pas été médiocre-
ment surpris de voir Henri Stieglitz, dès 1825, indiquer ce rappro-
chement sans hésiter, a Toute la matinée, jusqu'à midi, écrit-il à
Charlotte, je suis resté avec Tischbein. L'excellent homme mérite
bien les témoignages que Goethe lui a rendus. Il y a bien peu de
peintres, parmi les modernes, qui aient saisi comme lui la nature,
qui aient guetté ses manifestations les plus originales, et avec quel
génie il sait représenter des choses insignifiantes en apparence, qui
prennent entre ses mains un intérêt inattendu ! Un arbre, une bran-
che, une feuille, une pierre, dont la forme présente tel ou tel aspect,
un oiseau qui vole, un lièvre ou un chien qui s'élance, l'âne qui
chemine humblement ou le cheval aux fières allures, fournissent une
riche matière à son pinceau. Ses animaux surtout méritent une men-
tion à part, c'est vraiment la vie même. Certainement Goethe, in-
spiré de bonne heure par un besoin semblable d'étudier l'individu, a
dû tirer un grand profit de son intimité avec un tel homme. Cela
résulte aussi de tout ce que l'aimable vieillard m'a raconté de leur
vie à Rome : oh ! combien de confidences qui me laissaient pénétrer
dans leur âme! tu penses si j'étais tout oreilles! C'est ainsi qu'il me
donna de très curieux détails sur la manière dont Goethe composa
son Iphigénie ; il était souvent dans une agitation extrême, il allait
et venait, puis tout à coup il s'élançait hors de chez lui, il détrui-
sait des parties entières de son œuvre, il les refaisait, il créait enfin
dans le trouble passionné de son âme cette œuvre qui nous remplit
d'admiration et de sympathie, cette œuvre qui égale les plus beaux
modèles de l'art grec, et qui, unissant à la perfection plastique la
profondeur des sentimens, est certainement la première parmi les
créations de ce genre; c'est la fleur de la beauté grecque et la fleur
de la pensée allemande merveilleusement unies. »
Occupé ainsi de poésie et d'art, de musique et de peinture^ de
métaphysique et de philologie, Henri Stieglitz grandissait de jour en
jour; mais c'était le critique et non le poète qui se développait chez
lui. Toutes les fois qu'il avait à montrer l'étendue de son savoir et
la sûreté de son jugement, il était assuré du succès. Le jour vint de
subir les épreuves qui devaient lui marquer sa place dans les rangs
de l'enseignement public ; il fut interrogé par les plus illustres
176 HE VUE DES DEUX MONDES.
maîtres et les juges les plus redoutables. Quand un homme tel que
M. Auguste Boeckh interroge un candidat sur la langue et la civili-
sation de la Grèce, quand un philosophe comme Hegel l'examine
sur les lois de la raison et la marche des idées, quand des historiens
comme Raumer et Ideler lui font débrouiller maints problèmes de
chronologie, maintes difficultés de T histoire politique, il faut être
bien sûr de soi pour ne pas trembler devant un pareil tribunal. Ces
épreuves furent une sorte de triomphe pour Henri Stieglitz. Boeckh,
Baumer, Ideler, le félicitèrent en amis, Hegel lui serra cordialement
la main; tous ces maîtres austères souriaient doucement au jeune
poète et semblaient lui dire tout bas : (( Viens avec nous ; ta voca-
tion, c'est la science. Renonce à tes ambitions poétiques, gardes-en
seulement un amour plus sincère, un sentiment plus vif de la beauté;
ce sera ton guide dans nos régions sévères, ce sera pour toi un gage
d'originalité parmi les maîtres de la critique. »
Ces avis salutaires, sa conscience les lui donna aussi plus d'une
fois, et ce fut toujours en vain. Il était décidé à ne pas les entendre.
Une autre voix, celle de l'orgueil ou du moins de l'illusion, l'entre-
tenait dans ses chimères. Et puis Charlotte était là qui croyait rem-
plir son devoir en protégeant le jeune poète contre ses défaillances.
Les découragemens d'Henri Stieglitz étaient comme les avertisse-
mens de son esprit ; Charlotte les combattait au nom de la poésie,
au nom de la gloire, et toutes ces flatteuses paroles dans la bouche
de la brillante jeune fille enivraient l'imagination du rêveur. Il lut-
tait alors contre lui-même, et il s'acharnait à la poursuite de l'im-
possible ; de là une agitation intérieure toujours plus vive chez lui,
et qui se traduisait par une irritabilité singulière. Tantôt il se glori-
fiait le plus naïvement du monde, tantôt il s'indignait de ne pas se
voir placé au premier rang des poètes et traité comme un maître. Un
soir, à souper, dans un salon de Berlin, Henri Stieglitz se trouva
placé auprès d'un certain M. Gehe, poète amateur que la poésie ne
tourmentait guère. Vers la fin du repas, Hegel, qui s'était levé de
table et qui passait auprès des deux convives, les aperçut et dit :
«Ah! voilà les deux poètes ensemble.» Stieglitz fut exaspéré de se voir
associé à ce rimeur ; il répondit avec une vivacité amère : (( Seriez-
vous bien content, monsieur le professeur, si quelqu'un, vous aper-
cevant par hasard auprès de M. Krug, vous disait : Voilà les deux
philosophes ! » Faire la leçon à Hegel, dire une impertinence à son
voisin de table, offenser le bonhomme Krug, qui n'était pas un pen-
seur méprisable, — tout cela n'est qu'une bagatelle pour Henri Stie-
glitz quand sa vanité l'enivre. Ces éloges qu'on ne lui prodigue pas
avec assez d'enthousiasme, cette place à part qu'on oublie de lui as-
srgner, il se les donnera lui-même dans ses lettres à Charlotte. Au
moment où il achevait en 1S27 une série de poèmes qui devaient pa-
DRAMES DE LA VIE LITTERAIRE. 177
raître six ans plus tard dans un grand recueil intitulé Tableaux de
rOrientj sa confiance en lui-même semble revenue tout entière. Il
envoie ces vers à sa fiancée, et les lui vante avec un enthousiasme
qui serait tout simplement risible, s'il n'y avait là toute autre chose
que la puérile vanité d'un rimeur. Prenez-y garde; il est heureux,
il triomphe, il affirme qu'il a écrit son chef-d'œuvre, il dit à Char-
lotte qu'en écrivant ces poèmes son âme était plongée dans une
ivresse céleste et qu'elle jouira en les lisant des mômes béatitudes :
croyez-vous qu'il dise cela d'une voix bien assurée? Non, sa voix
tremble ; il a douté, il a peur, le malheureux ! Il a par instans le
sentiment très net de son impuissance, et, voulant s'arracher à cette
révélation terrible, il donne à Charlotte Willhoeft le ton des éloges
qu'il est impatient de recevoir. Il y a, en un mot, au fond de cette
âme ardente, une désolation secrète et une farouche inquiétude. Ses
amis s'en apercevaient bien, et lui-même ne s'en cachait qu'à demi.
« Je me sens plus calme, écrivait-il à sa fiancée. Hegel a donné de
mes nouvelles à un de mes amis qui est à Paris en ce moment, et il
lui dit que j'ai bien plus de calme, de sérénité... Aucun éloge ne
pouvait m' être plus agréable; c'est à ce but que tendaient tous mes
efforts. )) Hélas! ces périodes de sérénité n'étaient pas longues. Pour
que la paix pût rentrer à jamais dans cette âme dévoyée, il aurait
fallu que Stieglitz eût le courage de dire: «de ne serai pas un grand
poète, je n'éblouirai pas le monde par les inventions de mon génie,
on ne me nommera pas auprès de Shakspeare ou de Goethe ; mais
je suis passionné pour le beau, j'expliquerai les mystères de l'art,
je commenterai les esprits créateurs, et je servirai la culture morale
de l'humanité à la place que m'assigne la Providence.» Henri Stie-
glitz ne l'a pas voulu, et il a continué à se débattre douloureusement
au milieu des contradictions de son intelligence.
Ajoutez à cela que pour épouser Charlotte Willhoeft il avait dû se
faire une position, et que les places par où il débutait dans la car-
rière des lettres étaient bien peu en rapport avec les ambitieuses
prétentions d'un poète. Pourvu d'un petit emploi à la bibliothèque
de Berlin, puis chargé d'une classe au gymnase, il souffrait, non pas
de remplir des fonctions trop modestes, mais de perdre ses loisirs et,
d'être retenu loin des sphères sublimes où aspirait son imagination.
' Ces nécessités de la vie aigrissaient encore son humeur. Il ressentit
bientôt les premières atteintes d'une maladie grave; l'exaltation et
les douleurs de son intelligence avaient exaspéré chez lui le système
nerveux, et ses nerfs ébranlés réagissant sur l'intelligence, la source
de son mal se renouvelait sans cesse. Abattu et irrité à la fois, attri-
buant à des causes tout extérieures cette impuissance, cette paraly-
sie poétique, qu'il aurait dû s'expliquer depuis longtemps, s'il avait
TOME XXV, 12
178 ' REVUE DES DEUX MONDES.
eu plus de clairvoyance et de modestie, il n'avait plus qu'un seul
refuge dans le monde, l'amour et l'admiration de Charlotte. Aussi
ses lettres, déjà si ardentes au début, prennent-elles dans les der-
niers temps un caractère particulier d'exaltation. La douleur y perce
à chaque ligne ; il y a des instans où le désespoir éclate : « 0 Char-
lotte! je ne suis plus moi-même; vais-je devenir une ombre, une
moitié d'homme, moi qui ai en horreur tout ce qui est incomplet,
inachevé, tout ce qui n'existe qu'à demi?... Ici tout est sans cou-
leur et sans vie. Ton amour seul est pour moi lumière, floraison,
sonorité. Me rendras -tu mon âme quand je te presserai dans mes
bras? Il le faudra bien, je n'en ai plus maintenant... » Quels ra-
vages ont faits dans l'intelligence d'Henri Stieglitz ces cinq années
d'études mal dirigées et d'exaltation solitaire! En 1823, il partait
heureux, inspiré, plein de vie et d'espoir; il revient en 1828 sombre,
malade, farouche, frappé d'inertie morale, et il crie à sa fiancée :
(( Me rendras-tu mon âme ?»
Me rendras-tu mon âme? C'est la question sinistre qui domine la
seconde partie de cette histoire. Henri Stieglitz arrive à Leipzig, au
mois de juillet 1828, pour épouser sa fiancée; la cérémonie termi-
née, ils doivent partir tous les deux, visiter les bords du Rhin, par-
courir la Westphalie, le Hanovre, et, de ville en ville, s'acheminer
jusqu'à Berlin, où Stieglitz est rappelé par ses fonctions au commen-
cement d'octobre. Ce jour, qu'ils invoquaient depuis cinq ans l'un
et l'autre avec une sorte d'impatience fiévreuse, le voici qui se lève
enfin. Hélas! quel désenchantement! Le poète l'a dit :
L'idéal tombe en poudre au toucher du réel.
La réalité qui s'offre à eux subitement avec une clarté désespérante,
c'est la situation qu'ils se cachaient dans les effusions de leurs let-
tres, ou dont ils espéraient triompher. Désormais plus d'illusions et
plus d'espoir. Charlotte voit très nettement ce qu'elle avait soup-
çonné'plus d'une fois : la maladie intellectuelle d'Henri, ses alter-
natives de surexcitation et de langueur, sa lutte secrète et impuis-
sante contre la nature de son esprit, enfin la méprise où il s'ot)stine
en se croyant un grand poète. Henri, de son côté, devine la pensée
de Charlotte, malgré le soin qu'elle met à la cacher; il n'espère
plus être sauvé par elle, et à l'heure où une nouvelle existence- de-
vrait commencer pour lui, il se sent la mort au fond de l'âme. Dou-
loureux contraste! Charlotte Willhoeft a vingt-deux ans; elle est belle,
elle est admirée de tous pour sa grâce si chaste, pour son esprit si
riche, et l'heureux jeune homme qui possédera ce trésor excite bien
des pensées d'envie; Henri Stieglitz a vingt-cinq ans, on l'admire
aussi pour ses qualités brillantes, on parle de son avenir d'écrivain.
Qu'ils font plaisir à voir, ce fier jeune homme, cette belle jeune
DRAMES DE LA YIE LITTERAIRE. 179
^B deux vers l'autel ! Eh bien ! sous ces apparences de bonheur il y a des
^f misères sans nom. Ce jeune homme à qui paraît sourire une desti-
née si radieuse, c'est un mourant incliné déjà sur son tombeau; cette
jeune femme que vous croyez si fière d'épouser un poète et de s'as-
socier à sa gloire, elle n'est que l'infirmière d'un malade condamné,
la gardienne d'un fou; elle le sait, elle sent qu'elle en devient folle
elle-même, et de sinistres pensées la dévorent. Les voilà mariés; ils
montent en voiture et partent pour les contrées du Rhin. Un de
leurs amis, qui a reçu les confidences de Charlotte, nous les peint
vivement dans ce premier tête-à-tête désolé : ils étaient là, silen-
cieux, mornes, et €omme étrangers l'un à l'autre, au motnent où le
fouet du postillon enlevait les chevaux , au moment où le jeune
époux est si heureux d'emporter sa conquête î
Dès ce jour, ce fut pour Charlotte une vie de luttes, d'eflbrts, de
préoccupations continuelles, un dévouement de toutes les heures.
Généreuse et spirituelle comme elle était, elle eut bientôt dissimulé
ses tristesses. L'inquiétude n'avait pas laissé de traces sur ce visage
charmant. Elle souriait, elle était heureuse, elle récitait les vers
d'Henri et lui en demandait de nouveaux. Dire toutes les délica-
tesses de son amour, toutes les ruses charmantes de sa piété conju-
gale, ce serait -chose impossible. Elle feignait l'espérance et la foi,
avec quelle grâce irrésistible! Bientôt, à force de répéter ce rôle et
de le jouer avec son cœur, elle y fut prise elle-même ; elle croyait
son mari sauvé, elle le voyait renaître à l'enthousiasme et concevoir
de nouveau ses ambitieux projets. « Que j'étais insensée, se disait-
- elle, de me tourmenter de la sorte! Ce n'était qu'une crise; elle est
finie, grâce à Dieu , et ce génie poétique qui me ravissait il y a cinq
ans, ce génie dont il a donné tant de preuves timides, va se mon-
trer dans la plénitude de sa force. IN'est-ce pas le sort des grands
I poètes de souffrir ainsi, de voir parfois leur imagination se voiler?
Un esprit médiocre est toujours semblable à lui-même , et ne con-
naît pas de telles angoisses. C'est à moi d'entretenir chez lui cette
pure ardeur et de chasser les démons. Ma xÀe a un but, mon rôle
va commencer! » Et dès le lendemain ce réveil d'un jour laissait
le malheureux poète plus abattu, plus désespéré qu'auparavant.
Après leur voyage aux provinces rhénanes, Henri et Charlotte
Stieglitz s'étaient établis à Berlin. Henri avait repris ses fonctions,
il faisait sa classe au gymnase et passait de longues heures à la bi-
bliothèque. En même temps il préparait son grand recueil poétique,
ces Tableaux de l'Orient, dont plusieurs parties avaient paru çà et
là, et qui, réunis dans un vaste cadre, devaient former en quelque
sorte le premier chant de l'épopée humaine au xix*^ siècle. H tra-
vaillait aussi à un drame intitulé SélÙ7î III^ dans lequel il voulait
180 REVUE DES DEUX MONDES.
exprimer son opinion sur T empire turc et sur les chefs qui avaient
essayé de le transformer. Ce n'étaient pas des pensées vulgaires qui
occupaient l'imagination d'Henri Stieglitz, c'étaient malheureuse-
ment des pensées vagues et confuses. Cet esprit si vif, si lumineux,
quand il jugeait les œuvres des grands artistes, semblait se couvrir
d'un voile dès qu'il voulait produire. Le critique avait des idées,
le poète n'avait que des instincts, instincts élevés et nobles, qui
languissaient faute de sève. Aussi, lorsque, fatigué de ses longues
séances à la bibliothèque, il rentrait chez lui, avide de travaux plus
brillans, impatient de s'élancer dans le domaine de l'idéal, cette
ardeur se dissipait bien vite devant les difficultés de l'art. Il n'avait
que des désirs et point de force. Charlotte du moins accomplissait
vaillamment sa tâche; elle luttait contre cette maladie terrible, et
plus d'une fois elle put croire qu'elle triompherait. Mais comment
peindre son martyre? Gomment raconter ses alternatives d'espoir et
de découragement? Pendant les cinq premières années de son ma-
riage (1828-1833), elle a sauvé le moribond et lui a fait traverser
victorieusement les plus effroyables crises. Si Henri Stieglitz a pu
terminer ses Tableaux de l' Orient y c'est que Charlotte lui tenait la
main, c'est qu elle le relevait sans cesse, c'est qu'elle le disputait
à la mort, au désespoir, à la folie, avec un dévouement aussi ingé-
nieux qu'obstiné. Le meilleur remède, assurément, pour Henri Stie-
glitz, c'eût été de renoncer à ses ambitions, de ne pas s'acharner à
une œuvre impossible, de rentrer simplement dans les voies de sa
nature. Charlotte pouvait-elle lui donner ce conseil? Non, il était
trop tard; l'inertie de l'infortuné songeur avait fait de tels progrès
que, s'il tenait encore à la vie intellectuelle, c'était par cet amoiir
insensé de la poésie. Qui eût brisé cette attache l'eût plongé dans
l'abîme.
Enfin ses Tableaux de V Orient étaient terminés; le premier vo-
lume avait paru à Leipzig en 1831, le quatrième en 1833. Ce ne
fut pas un succès comme l'avait rêvé le jeune poète à l'époque où
il suivait les cours de Boeckh et de Hegel , ce ne fut pas non plus
une chute. Henri Stieglitz prenait un rang distingué parmi les
poètes de second ordre. Un de ses principaux mérites, c'était la mé-
lodie du langage; on reconnaissait dans le maniement du rhythme
et l'ordonnance des paroles le musicien qui appréciait si parfai-
tement Mozart. L'imagination de l'auteur, assez vive bien que nul-
lement créatrice, c'est l'imagination de l'érudit qui s'échauffe à la
suite d'une lecture. Stieglitz. connaît tous les voyageurs qui ont vi-
sité l'Inde et la Perse; ce qu'ils ont vu, ce qu'ils ont raconté en
prose, il le chante après eux en vers sonores, et s'il ne nous donne
pas une image originale de ses propres sentimens , comme Goethe
dans le Divan oriental - occidental , il réussit du moins à tracer
I
I
DRAMES DE LA VIE LITTERAIRE. ' 181
l'exacte peinture des contrées et des peuples. Une seule fois peut-
être, dans les pièces sur la vallée de Cachemire, des impressions
personnelles viennent ajouter un intérêt vivant au charme un peu
superficiel de ses tableaux ; il écrivait ces vers à l'époque où, fiancé
avec Charlotte Willhoeft, il vivait loin d'elle à Berlin, et l'invoquait
comme sa libératrice. Quelque chose des transports du rêveur a
passé dan« les pages que nous signalons; ces chants sur la vallée
de Cachemire sont le poème de son amour. Quelle est cependant la
pensée générale qui domine et relie tous ces tableaux si variés? 11
n'est pas facile de la deviner. On reconnaît bien çà et là l'ancien audi-
teur de Hegel; il est évident que Stieglitz a entendu l'illustre maître
dans ses leçons sur la philosophie de l'histoire, et qu'il lui emprunte
plus d'une idée sur le rôle de la civilisation asiatique; tout cela est
bien vague néanmoins, et dans ce vaste panorama le regard ne sait où
s'arrêter. Ce n'est pas l'antique Orient que le poète a voulu peindre,
c'est l'Orient moderne, et très souvent celui du xix'^ siècle; voici des
Grecs, des Turcs, des Persans, des Arabes, des Hindous, des Chi-
nois, tous caractérisés assez nettement, et la variété du dessin, si-
non l'éclat des couleurs, révèle une main habile. Les Chinois sur-
tout, non pas les sages Chinois tant admirés de Voltaire, mais les
Chinois formalistes, prosaïques, baroques, si vivement flagellés par
Hegel, sont mis en scène avec une verve inattendue. Un savant phi-
losophe hégélien du centre gauche, M. Rosenkranz, qui est en même
temps un excellent juge littéraire, a signalé ce tableau de la Chine
moderne comme la partie la plus remarquable de l'œuvre d'Henri
Stieglitz (1). En m' associant très volontiers aux éloges de M. Rosen-
kranz, je demanderai toujours quel est le sens de cette fantasma-
gorie. Un demi-poète, un demi-philosophe, voilà ce que nous mon-
tre après tant d'études sérieuses et de brillantes promesses cet
élève chéri des Boeckh, des Hegel, des Bouterweck, qui aurait pu,
lui aussi, devenir maître à son tour et illustrer la critique.
Henri Stieglitz fut-il mécontent de l'accueil un peu froid que re-
çut son panorama de l'Orient? ou bien se disait-il à lui-même que
c'était là une œuvre manquée? Ses irritations nerveuses, ses accès
d'humeur noire et de paralysie morale, interrompus quelque temps,
reparurent bientôt plus douloureux que jamais. C'est alors que
Charlotte lui conseilla de quitter ses fonctions de bibliothécaire , sa
place de professeur, et de partir pour la Russie. Ils avaient des pa-
rens à Saint-Pétersbourg, et Charlotte savait qu'ils trouveraient
auprès d'eux une généreuse assistance. « Il faut, écrivait-elle à son
mari, — car pendant les longues heures où Henri restait à la biblio-
. thèque elle passait son temps à écrire, à tracer des plans, à lui
(1) Zur Geschichte der deutschen Literatur, von Cari Rosenkranz, 1 vol., 183G.
182 REVUE DES DEUX MONDES.
préparer maintes surprises qui devaient réveiller son ardeur, — il
faut te mettre en mesure de faire un cours d'histoire littéraire com-
parée. Tu chercheras une place dans quelque université russe;...
pendant les vacances, nous voyagerons, nous irons en Allemagne ou
en Italie. Tu feras de nouveaux poèmes, et comme tu seras loin de
ton pays, tu y penseras avec regret, avec amour, et cet amour en-
flammera ton inspiration. L'Allemagne sera ta fiancée, ta fiancée
qu'une longue distance séparera de toi, et tu lui adresseras de brû-
lantes déclarations d'amour. Établi en Russie, tu n'en seras que plus
présent au cœur de l'Allemagne, tu seras un vrai poète allemand.
Tu attireras des compatriotes qui voudront suivre ton exemple , et
qui sait si dans une dizaine d'années nous n'aurons pas autour de
nous tout un cercle d'amis venus de la terre natale? Il n'est pas né-
cessaire que nous soyons à Saint-Pétersbourg, je demande seule-
ment une bonne université russe. Tu feras une leçon par jour, pas
davantage. Qui nous arrête? Essayons au printemps prochain, allons
faire à Saint-Pétersbourg une première tentative. C'est la lettre de
ton oncle qui a fait naître en moi tous ces projets. Quelle tâche que
celle-là ! enseigner la littérature allemande à la Russie, être un mis-
sionnaire de l'esprit humain, et en même temps créer des œuvres
nouvelles, faire fleurir ton jardin de poésie ! Je me mets à ta place,
et cette idée me transporte. Tu aurais là un rôle vraiment original.
Yeux-tu? oui. 0 Dieu bon, bénis notre projet! fa^s descendre sur
Henri l'inspiration féconde dans tes contrées du nord!... Pourquoi
nous en coûterait-il de partir? N'est-il pas présent en tout lieu, ce-
lui qui est la source de la vie et do l'esprit, celui qui est le bienfai-
teur immortel dans ce monde et dans l'éternité? »
Ils partirent aux premiers jours de l'été. Henri n'avait pas donné
sa déi?îission des places qu'il occupait à Berlin, il avait obte^nu seu-
lement un congé de plusieurs mois, et il en profita pour voilr assez
complètement la Russie. Son oncle, le baron Stieglitz, banquier à
Saint-Pétersbourg, les reçut à bras ouverts. C'était un homme in-
struit, libéral, très dévoué à son neveu et qui avait pour sa nièce une
tendre admiration. Si les projets de Charlotte ne se réalisèrent pas,
si Henri Stieglitz ne trouva pas une chaire à l'université de Dorpat
ou de Moscou, il retrouva du moins en Russie une partie de ses
forces et de sa santé. La vue d'un pays nouveau, l'étude des mœurs,
le mouvement, l'exercice, tout cela éveillait son esprit et l'arrachait
à ses sombres pensées. Le poète des Tableaux de V Orient aurait eu
besoin d'une vie active; sa vocation poétique, puisqu'il voulait abso-
lument être poète, c'était de courir le monde et de le peindre en cou-
rant. Plusieurs mois encore après son retour à Berlin, il ressentait
vivement la salutaire action de ce voyage. (( Henri est devenu un
autre homme,, écrivait Charlotte au baron Stieglitz; il fait gaiement
DRAMES DE LA VIE LITTERAIRE. 183
son travail de la bibliothèque, l'atmosphère des livres n'exerce plus
d'influence malsaine sur son esprit, il a maints projets dans la tête,
et déjà il s'est mis vaillamment à l'œuvre; j'espère que cette bonne
veine va durer. » Gomment ces espérances s'évanouirent-elles si
promptement? Au mois de février 183A, Charlotte commençait une
lettre par ces mots mélancoliques, empruntés au Don Carlos de
Schiller : « Les beaux jours d'Aranjuez sont passés. » Le mal d'Henri
venait d'éclater de nouveau avec une violence terrible. Lki écrivain
distingué, M. Théodore Mundt, qui voyait intimement Henri et
Charlotte Stieglitz pendant cette douloureuse période, nous a laissé
sur l'état de son ami des indications discrètes, voilées, et toutefois
très significatives. H est impossible de douter que la maladie du
pauvre poète ne fût bien plutôt morale que physique; c'était l'esprit
du moins, c'étaient les surexcitations et les mécomptes de l'esprit
qui avaient causé les souffrances corporelles, et s'il était urgent de
soigner ce corps si violemment ébranlé, il fallait surtout attaquer le
mal à la racine en cherchant un remède pour l'âme. « L'exaltation
de la sensibilité, dit M. Mundt, avait rompu l'harmonie naturelle, et
livré la Psyché intérieure avx caprices désordonnés du sang. » Char-
lotte aussi, on le voit par ses lettres, était persuadée qu'il fallait
agir sur l'âme. Elle commença toutefois par le traitement externe,
si l'on peut ainsi parler; les médecins avaient conseillé au malade
les bains de Kissingen, joli village de Bavière, situé sur les bords d€
la Saale, et dominé par les ruines du château de Bodenlauben. Ils y
passèrent six semaines (août et septembre 183Zi). « Au moment de
son départ, dit M. Théodore Mundt, mon pauvre ami était comme
un enfant malade, sans courage, sans énergie, passivement résigné
à la mort. Il ne savait plus rien faire par lui-même ; quand ils arri-
vaient dans une ville, et qu'on ne trouvait pas immédiatement une
chambre d'hôtel pour les recevoir, il restait immobile dans la rue et
se mettait à pleurer. » Les eaux de Kissingen ne changèrent presque
rien à la situation du malade; si les douleurs du corps étaient moins
vives, l'affaissement intellectuel et moral n'avait point diminué.
Toujours même inertie, même impuissance à reprendre possession
de soi-même. Charlotte avait épuisé tous les moyens de ranimer
cette âme engourdie : (( Si cette léthargie se prolonge, se disait-elle,
tout est fini pour jamais. L'heure décisive est venue; n'y eût-il
qu'un remède pour l'arracher à la mort, quel qu'il soit, je l'em-
ploierai. ))
Un médecin avait-il dit devant Charlotte qu'une vive secousse mo-
rale pourrait triompher de cette paralysie? était-ce une idée qu'elle
avait conçue elle-même, à force d'observer les péripéties du mal?
On a pu lui suggérer cette pensée ; il est certain qu'elle l'a nourrie,
l'a développée avec une ardeur et une persévérance singulières. Elle
i8A RETUE DES DEUX MONDES.
étudiait pour ainsi dire ce moyen de guérison ; elle faisait des ex-
périences en petit avant d'aller jusqu'au bout de son système. Un
jour, pendant une promenade, Henri Stieglitz s'était assis sur un
tronc d'arbre, et il demeurait plongé dans une sorte de stupeur;
Charlotte, qui l'accompagnait, l'abandonna tout à coup, le laissa seul
et s'en revint à la ville. Le lieu était solitaire; au bout de quelque
temps, le malade comprit que sa femme n'était plus là. Réveillé
soudain, il se leva, regarda autour de lui, sembla reprendre pos-
session du monde et de lui-même, sentit enfin l'obligation de vivre
et revint à sa maison dispos, alerte, heureux d'avoir vécu. L'expé-
rience avait réussi, Charlotte ne l'oublia pas. Cette idée d'une se-
cousse, d'une nécessité salutaire à subir, se retrouve sans cesse dans
les notes écrites de sa main, quelquefois même dans ses lettres à son
mari. Soit qu'elle délibère avec elle-même, soit qu'elle s'adresse au
pauvre malade, des paroles à demi voilées annoncent l'approche
d'un malheur, d'une séparation peut-être, qui forcera Stieglitz à re-
devenir un homme. Après l'inutile voyage à Kissingen, quand elle
eut vu l'état du malade empirer de jour en jour, quand elle eut vu
les douleurs physiques s'apaiser et au contraire la maladie morale,
la paralysie intellectuelle, continuer ses effrayans progrès, la pensée
sinistre qu'elle couvait depuis longtemps lui apparut d'heure en
heure comme le seul moyen de salut pour son mari, et par consé-
quent comme une impérieuse obligation pour elle-même. C'est alors
que la malheureuse exaltée, voulant préparer Henri Stieglitz, lui
adressait devant M. Mundt ces paroles, très sages en apparence,
dont le sens terrible ne fut connu que plus tard : « Nous sommes
dans la vie comme les soldats dans la bataille. H faut regarder la
mort en face, à tout instant il faut être prêt à la recevoir. Viendra
le moment où l'un de nous deux tombera. Si c'est moi que frappe la
première balle, alors, mon bon, mon cher camarade, garde toujours
ton rang, marche, marche toujours, avec un nouveau courage et
une vigueur nouvelle. »
Avant de se résoudre à l'acte horrible qui fascinait son esprit
comme l'idée d'un dévouement glorieux, Charlotte avait longtemps
débattu le pour et le contre avec une logique passionnée. Ses let-
tres, ses notes, des fragmens intimes, maintes pages éparses qu'a
publiées M. Mundt, composent pour le lecteur attentif une sorte de
délibération solennelle et lugubre. On dirait le monologue d'une
héroïne de tragédie, à la fin du quatrième acte, au moment qui va
précipiter la catastrophe. « C'est moi, se dit Charlotte, qui suis
cause de toutes les tortures de son esprit. Né poète, il avait besoin
de rester longtemps jeune et de laisser fleurir son imagination au
grand air, sans souci des choses matérielles de la vie. Quel âge
avait-il quand il m'a aimée? Vingt ans à peine, et aussitôt, pour se
DRAMES DE LA VIE LITTÉRAIRE. 185
marier avec moi, il s'est astreint à de durs labeurs, il a conquis à
la sueur de son front la place qui devait nous faire vivre, et cette
place, pour lui, c'était une étouffante servitude. Il se croyait assez
fort pour entretenir en lui l'inspiration au milieu des vulgaires sou-
cis de son emploi; cette lutte de l'idéal et de la réalité a brisé le cer-
veau du poète. L'inspiration s'est enfuie, et il en est devenu fou de
douleur. Ah! j'ai été son mauvais génie, moi qui avais l'ambition
de lui donner des ailes! C'est à moi qu'il a sacrifié sa gloire. Puis-
que je peux aujourd'hui lui rendre la santé, la force, l'ardeur, l'in-
spiration, tout ce qui semble l'abandonner à jamais, comment hé-
siterais-je? Ce n'est pas trop de ma vie pour acquitter ma dette. Je
mourrai, il le faut; Henri soufïrira, mais il est digne de souffrir, et
du sein de cette souffrance renaîtra son génie. Si pourtant,... ter-
rible doute ! si mon sacrifice allait être inutile ; si ma mort ne réus-
sissait pas à vaincre sa léthargie, à le régénérer dans l'amertume et
dans les larmes!... Non, non, c'est impossible! Henri n'est pas un
égoïste, encore moins un stoïcien superbe; le cœur est tout chez
lui, c'est là qu'il faut l'atteindre pour le réveiller tout entier. Yingt
fois, cent fois, j'ai fait l'épreuve de mes idées sur ce point; je sais
où je vais, je sais où je frappe. » Ainsi, en son déhre, s'exaltait
l'insensée; ainsi aveuglée par ses sophismes, l'ardente et généreuse
folle ne reculait pas devant le suicide pour accomplir ce qu'elle
croyait un devoir.
Dès que son parti fut pris, une joie radieuse illumina son âme.
Elle annonçait à tous la prochaine guérison du poète, au moment
même où ses amis commençaient à s'inquiéter de la persistance du
mal. Partis de Kissingen vers la fm de septembre, Henri et Char-
lotte , avant de rentrer à Berlin , avaient passé un mois à voyager
i flans le nord de l'Allemagne; ils étaient allés à Hanovre, à Arolsen,
pour voir la famille d'Henri, et partout on avait remarqué la con-
fiance de Charlotte. Quand elle revint à Berlin, elle était toute
Joyeuse. Elle rentra dans sa maison comme si elle eût rapporté de
5on voyage ce qu'elle cherchait depuis si longtemps, le salut de son
mari, la santé de son corps et de son âme. A la servante qui vint
lui ouvrir la porte , ses premières paroles furent celles-ci : « Cou-
rage ! courage ! nous allons commencer une vie nouvelle ! )> Singu-
lière joie sans doute, joie fébrile, inquiétante; mais qui pouvait
soupçonner tout ce qu'elle cachait d'horrible?
Deux mois s'écoulèrent. Charlotte n'avait fait que se confirmer
de jour en jour dans son projet. Le 29 décembre, elle devait assister
à une de ces soirées musicales , si appréciées en Allemagne , où les
œuvres des grands maîtres sont religieusement exécutées devant un
public choisi ; vers six heures, elle prétexta une grande lassitude et
décida son mari à partir seul. « Je reviendrai bientôt, dit Henri. —
186 REVUE DES DEUX MONDES.
Non, non, lui dit-elle avec insistance, il faut que tu entendes le
concert jusqu'au bout. C'est une expérience à faire; il faut e-ssayer
une fois encore si tu peux écouter de la musique sans que ton repos
en souffre. Efforce-toi de supporter ce Beethoven qui t'agite si vio-
lemment, lutte avec le puissant maître, et ne te laisse pas dompter
par lui. Entends- tu? sois calme, mon Henri! sois calme, v3t reviens
avec calme à la maison. Que deviendras- tu , maintenant que nous
avons fait tout ce qui pouvait te guérir? Tu n'as plus de ressources
que dans la résignation. Il faut donc que tu sois calme, que tu
t'exerces à te posséder toi-même. Quand l'homme a sacrifié tout ce
qu'il avait de plus précieux, alors seulement il gagne la délivrance
et la paix. La paix ! la paix ! n'est-c,3 pas pour la donner aux hommes
que notre Seigneur a fait le sacrifice de sa vie? » Ce furent ses der-
nières paroles; Henri, qui s'en souvint plus tard, n'y fit guère at-
tention au moment où elle les prononça. Elle avait d'ailleurs, et de-
puis quelque temps surtout, l'hab.itude de prononcer des sentences
bizarres, mystérieuses, «omme pour réveiller cette intelligence as-
soupie et l'obliger à réfléchir. Il n'y eut pas d'autres adieux. On eût
dit que , décidée à en finir, elle était impatiente de voir partir son
mari; ce fut elle qui lui donna le signal en lui tendant la main.
Henri pressa la main de Charlotte, l'embrassa au front, et sortit.
Charlotte était seule. C'était à sept heures qu'Henri s'était rendu
au concert, et il devait en revenir vers neuf heures. Elle avait deux
heures devant elle pour accomplir sa résolution. Il est impossible de
croire qu'elle ait hésité un seul instant ; point d'indécision, point de
hâte non plus ni d'excitation fébrile. Tout atteste que ce calme ef-
frayant ne s'est pas démenti une minute. M. Mundt, qui, le soir
même, à titre d'ami, a pu faire une sorte d'enquête dans la maison
désolée, M. Mundt, qui a recueilli tous les indices, consigné tous les
témoignages, suit Charlotte pas à pas, pour ainsi dire, pendant ces
deux terribles heures. Yoyez-la, elle est assise devant ce bureau où
tant de fois, pendant que son mari était absent, elle lui écrivait des
notes, des pensées détachées, des plans de voyage ou de vie nou-
velle, maintes fantaisies en prose ou en vers qui devaient le sur-
prendre au retour, l'égayer, le réveiller; elle est assise, elle lui
écrit ses adieux et ses recommandations dernières. L'écriture est
ferme, les lettres sont grandes et nettement dessinées; elle veut
frapper l'œil d'Henri en même temps qu'elle va frapper son âme;
elle veut que ce soit là un testament durable, un testament qui sera
consulté plus d'une fois, et que les pleurs n'effaceront pas. C'est un
adieu et une règle de conduite. Elle est persuadée que cette lettre
de mort contient un germe de vie, et elle s'applique à la tracer avec
un soin superstitieux. L'obstination de sa folie n'empêche pas ce-
pendant que le cœur de la femme, de la compagne dévouée, ne ré-
I
DRAMES DE LA VIE LITTERAIRE. 187
clame encore ses droits; plus d'une larme, on le voit bien, a mouillé
çà et là ces lignes impérieuses. Son testament achevé, elle se lève,
quitte le salon et entre dans sa chambre. Elle ferme les portes, puis
procède tranquillement à sa toilette de nuit. Elle se lave le visage,
arrange sa coiffure, et enferme ses cheveux sous le bonnet le plus
joli et le plus blanc qu'elle ait trouvé. Son peignoir aussi est d'une
blancheur éclatante ; elle veut mourir décemment et que son image
reste dans la mémoire d'Henri, noble encore et gracieuse au sein
de la mort. Henri avait acheté un couteau-poignard le jour où il
était parti avec elle pour les bords du Rhin, le lendemain de leur
mariage, au mois de juillet 1828 ; elle tient ce poignard à la main,
et elle entre dans son lit. Dès qu'elle est couchée, que sa tête repose
sur l'oreiller, et que sans doute elle a adressé à Henri un dernier
souvenir avec une invocation suprême à Dieu, elle appuie la lame
d'acier sur sa poitrine et se l'enfonce profondément dans le cœur.
Ensuite elle retire le poignard sanglant et le place auprès d'elle sur
le lit. De sa main droite, elle couvre sa blessure; de la gauche, elle
attire le drap jusqu'au-dessous de son visage, et reste là, immobile,
attendant la mort en silence. Pas un cri, pas un soupir ne s'échappa
de sa poitrine déchirée. A la fm cependant, toute l'énergie de son
âme ne put contenir d'involontaires gémissemens; sa respiration
haletante, suffoquée, la trahissait malgré elle. La servante qui veil-
lait dans l'antichambre accourt aussitôt, essaie vainement d'ouvrir,
et appelle des voisins à son aide; quand on enfonça la porte, Char-
lotte Stieglitz venait d'expirer...
Pourquoi le neveu d'Henri Stieglitz a-t-il réveillé ces affreux sou-
venirs en publiant la correspondance du poète avec sa fiancée ? En
vérité, je ne saurais le dire. Si M. Louis Gûrtze a voulu honorer la
mémoire d'Henri Stieglitz et repousser les accusations calomnieuses
dont il a été l'objet, sa sollicitude est bien tardive, et il y a long-
temps qu'elle n'était plus nécessaire. Je sais bien qu'après le fatal
événement dont nous venons de parler, bien des esprits se mirent à
glorifier Charlotte comme une héroïque victime. C'était le moment
où le saint-simonisme venait de pénétrer dans la littérature de nos
voisins ; les écrivains de la Jeune Allemagne prêchaient sur tous les
tons l'émancipation de la femme et la réforme de la société; le sui-
cide de Charlotte Stieglitz offrait un texte commode à ces rêveurs,
et les déclamations ne manquèrent pas. Quel monde, s'écriait-on,
que celui où une femme telle que Charlotte Stieglitz , un cœur si
pur, une ame si belle, une intelligence si riche, est obligée de cher-
cher un refuge dans la mort pour échapper à une situation intolé-
rable! Ces non-sens, et bien d'autres encore, étaient presque deve-
nus un lieu-commun dans la littérature sentimentale de 1835 à I8Z1O.
M. Théodore Mundt, qui s'est distingué depuis cette époque par de
^38 REVUE DES DEUX MONDES.
solides travaux et qui tout récemment encore vient de publier deux
remarquables volumes sur l'Italie, M. Mundt, alors un des chefs de
la Jeune Allemagne, ne craignit pas de présenter Charlotte comme
une sainte dont le christianisme de notre siècle a droit de s'enor-
gueillir. Il traitait de pharisiens ceux qui réprouvaient son crime^
et s'écriait avec emphase : « Il y a ici bien plus que la Lucrèce ro-
maine qui sacrifia sa vie au sentiment de l'honneur, et dont poètes
et peintres ont livré de si belles images à notre admiration. Ce n'est
pas d'admiration qu'il s'agit à l'égard de Charlotte, non, il faut con-
templer avec une émotion sainte un type sublime de l'humanité, un
être plein de vie, orné de tous les dons, à qui le sentiment chrétien
donne la force de se précipiter dans la mort(l). » Bien que M. Théo-
dore Mundt ne dise rien de fâcheux assurément sur le compte
d'Henri Stieglitz, il résulte de toutes ces phrases pompeuses que
Charlotte avait souffert, qu'elle n'avait pas trouvé dans son mariage
ce qu'elle avait le droit d'en attendre, que par conséquent Henri
Stieglitz était coupable, et peu à peu en effet cette opinion s'accré-
dita; on affirmait que Charlotte avait été longtemps victime des vio-
lences de son mari. Cette opinion, née dans un moment où l'esprit
public est naturellement porté à des conjectures de toute sorte, ne
tarda pas cependant à se dissiper; on sut bientôt qu'Henri Stieglitz
avait toujours aimé Charlotte, que Charlotte l'aimait aussi, que sa
mort même serait inexplicable sans cet amour, et M. Louis Cûrtze,
en fournissant de nouvelles preuves sur ce point, n'a rien ajouté à
ce qu'on savait déjà. Quel est donc l'intérêt de sa publication? Un
intérêt très vif, dont M. Louis Curtze ne paraît pas s'être rendu
compte. Il a donné sans doute, et c'était là son intention, des dé-
tails charmans sur l'esprit d'Henri Stieglitz, sur ses rêves de jeu-
nesse, sur son enthousiasme de la poésie et de l'art; mais il nous a
fourni en même temps, et je crois qu'il n'y songeait guère, le moyen
de connaître avec plus de précision les égaremens de ces deux âmes;
il nous a permis de comprendre que si Henri et Charlotte Stieglitz
s'aimaient beaucoup, ils ne s'aimaient pas de l'amour vrai; il a
obligé enfin la critique littéraire et morale à juger bien plus sévè-
rement qu'on ne le faisait jadis les deux béros de cette douloureuse
histoire.
Le mal d'Henri Stieglitz, la faute qui a désolé sa vie, c'est la va-
nité unie à l'entêtement. Il se croyait poète, il se croyait appelé à
égaler un jour les créations des plus grands maîtres, parce qu'il
avait un vif sentiment du beau, et malgré des avertissemens sans-
nombre, il s'est obstiné à suivre une voie qui n'était pas la sienne.
Il y a longtemps que la sagesse antique a dit au poète : Consultez
(i) Charlotte Stieglitz, ein Denkmal, 1 vol. in-4*; Berlin 1835.
I
DRAMES DE LA VIE LITTERAIRE. 189
VOS forces, ne chargez pas vos épaules d'un poids qu elles ne pour-
ront soulever.
Sumite materiam vestris, qui scribitis, aequam
Viribus, et versate diù quid ferre récusent,
Quid valsant humeri.
Si Henri Stieglitz eût écouté ces conseils, il se serait épargné bien
des tortures morales, et ses brillantes facultés eussent trouvé leur
emploi. Aimait-il véritablement Charlotte Willhoeft? Les détails que
nous avons donnés ne laissent guère de doute sur ce point; c'était
lui-même qu'il aimait, c'était sa propre image, poétiquement trans-
figurée, qu'il était heureux de contempler, comme dans un miroir,
dans l'enthousiasme trop confiant de la jeune femme. Charlotte, à
son tour, était-elle aussi dévouée qu'elle a pu le paraître? Il y a
bien des choses qui se contredisent dans les replis de ce caractère
étrange. La vanité opiniâtre est aussi un de ses mobiles : elle avait
rêvé le bonheur d'inspirer un artiste de génie et de partager sa
gloire; quand elle vit s'évanouir sa chimère, elle n'eut pas la force
de supporter une telle humiliation. J'entrevois bien de l'orgueil
dans ce dévouement qui s'affiche sans cesse; j'ai beau vouloir excu-
ser Charlotte, j'ai beau rassembler dans mon récit toutes les circon-
stances qui peuvent atténuer son crime : ma conscience me dit que
c'est là une tragédie lentement combinée, obstinément développée,
et que toutes les péripéties sont trop prévues pour que le dernier
acte nous émeuve. Supposez Charlotte vraiment dévouée à la tâche
que lui imposerait son amour ; elle éclairera son mari, elle le ramè-
nera par la main dans la voie plus modeste où son intelligence doit
se ranimer et fleurir, elle se gardera surtout d'exciter sa vanité poé-
tique, sachant bien qu'à cette excitation artificielle succédera bien-
tôt le désespoir de l'impuissance. Un écrivain allemand a dit : « Une
femme plus simple, moins spirituelle, moins vive, moins artiste,
aurait sauvé Stieglitz. » Rien de plus vrai. En lisant cette histoire,
on songe involontairement à ces simples et bonnes compagnes des
grands poètes, Marie de Lampérières, Catherine Romanet, auprès
desquelles Corneille et Racine, dans la simplicité de leur cœur, écri-
vaient leurs chefs-d'œuvre. L'Allemagne, le pays des mœurs patriar-
cales et des vertus de famille, aurait beaucoup d'exemples pareils
à citer. Charlotte elle-même sentait vivement la grâce et l'efficacité
d'un tel rôle. Un jour, à Prague, Charlotte et Henri étaient allés
voir un peintre, M. Fuhrich, et Charlotte écrivait le lendemain à un
ami : « Jamais je n'oublierai sa femme. Quelle simplicité! et que
cette simplicité est touchante, unie à un sentiment si profond, à une
intelligence si ouverte ! Son image est toujours devant moi comme
une figure du vieux temps, comme la femme de quelque vieil ar-
190 REVUE DES DEUX MONDES.
liste dans la Nuremberg du moyen âge. » Pourquoi donc n'a-t-elle
pas voulu être ce qu'elle sentait si bien? A ce type des femmes al-
lemandes pourquoi substituer un type si différent, une magicienne
tragique, une Circé brillante et funeste?
Bien des causes ont pu contribuer à nourrir l'exaltation de Char-
lotte Stieglitz. La période où elle a vécu était un moment de crise
pour l'Allemagne; jamais on n'avait vu plus de trouble dans la
pensée publique, jamais plus de systèmes, de rêveries, d'aspirations
incohérentes n'avaient surexcité les esprits. Les idées des Germains
primitifs sur la vertu prophétique de la femme, combinées d'une
façon fort étrange avec les prétentions du saint-simonisme, étaient
devenues une sorte d'évangile féminin prêché par des missionnaires
tour à tour mystiques ou sensuels. Les âmes les plus chastes, comme
Charlotte par exemple, y trouvaient des alimens à leur activité
inquiète, aussi bien que les plus ardentes natures. On voyait de tous
côtés se produire des Vellédas. La manière dont certains critiques
glorifiaient Rachel de Varnhagen et Bettina d'Arnim allumait dans
plus d'un cœur des convoitises passionnées. Le collège des prêtresses
de l'art et du génie augmentait de jour en jour. On voit dans les
lettres et les fragmens de Charlotte Stieglitz combien l'exemple de
Rachel et de Bettina préoccupait sa pensée. En même temps cette
religion de la sensibilité était, pour beaucoup de personnes, une
espèce de réaction contre le système de Hegel, une réplique à ce
dogmatisme impciieux qui anéantissait toute vie individuelle, et ne
laissait subsister dans le drame du monde qu'un seul acteur : l' éter-
nelle raison accomplissant son labeur infini. Henri et Charlotte
Stieglitz connaissaient personnellement Hegel ; après la mort du phi-
losophe, Charlotte avait des relations assez fréquentes avec sa veuve,
et, à voir le ton un peu dédaigneux qu'elle prend en parlant de cette
personne si simple, si modeste, on croit l'entendre dire : « Si j'avais
été la compagne d'un tel homme, j'aurais bien su modifier son sys-
tème; la sensibilité, cette révélation sainte, aurait réclamé sa part,
et la raison n'eût pas étouffa la vie du cœur. » N'ayant pu agir sur
le génie de Hegel, Charlotte voulait protester du moins contre la
tyrannie de la raison hégélienne. Elle le dit expressément dans les
notes qu'a publiées M. Mundt : (c Hegel est mort, le puissant, le
profond penseur; or, comme aucun de ses disciples n'est de force à
le remplacer, il y aura (tôt ou ta-rd? je ne sais, mais la chose est
nécessaire), il y aura une période où l'on verra renaître le sentiment,
l'amour, la foi, toutes les belles divinités opprimées, écrasées par
le despotisme brutal de l'esprit absolu; oui, elles se relèveront d'au-
tant plus fortes, cela est infaillible, n Cet amour, cette foi, quel
devait en être l'objet? Si Charlotte n'en dit rien, sa vie et sa mort
nous rcxpriment trop clairement ; amour vague, foi confuse, incohé-
DRAMES DE LA VIE LITTERAIRE. 191
rentes effusions de la sensibilité, voilà ce qui sortira de cette réac-
tion. Il faut pourtant une religion à ces âmes impatientes d'aimer
et de pleurer; cette religion, ce sera le culte des héros. Bettina
adore Goethe, Charlotte veut créer un Goethe nouveau qui sera son
idole et son œuvre. Ah ! rien de plus beau sans doute que les hom-
mages rendus aux héros de la vie morale, à ceux qui ont accompli
leur tâche ici-bas, et qui, n'étant plus sujets à nos misères, nous
apparaissent transfigurés par la gloire ! L'enthousiasme de tout un
peuple pour un Klopstock, un Goethe, un Schiller, est un de ces
spectacles qui fortifient le sentiment moral chez l'homme et ré-
jouissent le cœur de Dieu; mais professer ce culte pour un héros
qui n'existe pas encore! adorer un génie à venir! voilà certes une
puérile folie. Si l'idole se brise avant d'être formée, que devi-andra
le prêtre? L'idole de Charlotte s'est brisée, et Charlotte s'est tuée de
dépit. Y a-t-il en tout cela la moindre trace de sentiment religieux?
C'est une pensée chrétienne, dit M. Mundt, qui a inspiré Charlotte à
sa dernière heure. Hélas! c'est le contraire qui est vrai : Charlotte
n'était point chrétienne, et voilà pourquoi elle est morte.
On me dira peut-être : pourquoi un jugement si sévère? Char-
lotte Stieglitz n'a pas joué la comédie de la vanité; quels que fussent
les égaremens de son intelligence, c'était une créature de noble
race. Le martyr d'une erreur n'en est pas moins un martyr. Si elle
a péché par orgueil, sa mort est l'expiation de sa faute. Peut-on
méconnaître le dévouement d'une femme qui fait sans hésiter le sa-
crifice de sa vie, quand elle croit que ce sacrifice est nécessaire au
salut de celui qu'elle aime? — Non, répondrai-je, ne parlez pas de
ce dévouement horrible; invoquez seulement l'excuse de la folie.
Quelle perversion de toutes les idées morales et de tous les senti-
mens religieux dans cette pensée de Charlotte : Je me tuerai, mon
mari revivra ! Alfred de Musset a dit dans la Nuit de Mai :
Rien ne nous rend si grands qu'une grande douleur.
Les plus désespérés sont les chants les plus beaux,
Et j'en sais d'immortels qui sont de purs sanglots.
Mais ces douleurs qui régénèrent, est-ce à l'homme qu'il appartient
de les infliger volontairement à ses semblables? Dieu seul peut les
distribuer d'une manière féconde, c'est Dieu seul qui frappe et qui
relève. Quand une créature humaine prétend exercer ce rôle, elle
usurpe sottement les droits de la Providence, et son action, si tra-
gique, si émouvante qu'elle puisse sembler d'abord, devient aussi
ridicule par les résultats qu'elle était au fond blasphématoire et
impie.
Qu'a-t-il produit en effet, ce dévouement sublime? Charlotte,
J92 REVUE DES DEUX MONDES.
avant de se percer le cœur, avait écrit ces mots à^ Henri : « Tu ne
pouvais pas devenir plus malheureux, ô mon bien-aimé! mais tu
peux devenir plus heureux, grâce à un malheur véritable. Il y a
souvent une merveilleuse bénédiction sur le malheur; certainement
cette bénédiction descendra sur toi ! nous souffrions tous deux de la
même souffrance. Qu'aucun reproche ne soit jamais dirigé contre
toi : tu m'as beaucoup aimée! tu vas te trouver désormais dans une
situation meilleure, bien meilleure; pourquoi cela? Je le sens et ne
trouve pas de mots pour le dire. Nous nous retrouverons un jour,
plus Ifores, plus dégagés de nos liens! Mais il faut d'abord que tu
achèves ici la tâche de ta vie, il faut que tu fasses vaillamment ta
route par le monde. Salue tous ceux que j'aimais et qui me payaient
de retour. Adieu, à revoir dans l'éternité. Ta Charlotte. » Et elle
avait ajouté plus bas : « Ne te montre pas faible. Sois calme, sois
fort, sois grand. » Comment Henri Stieglitz a-t-il répondu à ces
recommandations? Ce génie que Charlotte devait faire jaillir mira-
culeusement de l'âme réveillée d'Henri, qu est-il devenu? Pendant
quinze années, le malheureux poète a erré comme une ombre à tra-
vers l'Allemagne et l'Italie. Le souvenir de la soirée du 29 décem-
bre 183/i semblait peser sur lui comme un odieux cauchemar. Son
corps était guéri, son âme était plus souffrante que jamais. Il ne
put rester longtemps à Berlin : il partit pour Munich , où il vécut
plusieurs mois dans les ateliers des artistes; puis, entraîné par son
inquiétude, par son besoin de se dérober aux hommes et de fuir la
vie active, il courut se cacher dans les montagnes du Tyrol. Il se
décida enfin à quitter l'Allemagne sans esprit de retour, et alla se
fixer à Venise. Bien qu'il n'eût p..,3 renoncé à la poésie, il produisit
peu pendant ces quinze années, et sans la triste célébrité de son
nom, les œuvres qu'il publia depuis la mort de Charlotte auraient à
peine mérité quelques lignes dans "l'histoire littéraire. Cette célé-
brité même ne lui fut pas favorable ; on lut avidement ses vers , et
on n'y trouva rien. Ici, c'était un Adieu à Berlin ^ poème humo- '
ristique où le monde littéraire de la capitale de- la Prusse était peint
avec une certaine vivacité; là, c'était un drame lyrique, la Fête de
Barrhus, espèce de symbole philosophique et social, symbole très
obscur, très peu intelligible, admiré d'un petit cercle d'amis et
condamné par la critique impartiale. Il faut citer encore un recueil
de chants intitulé Echos des montagnes de la Bavière et du Tyrol,
une cantate' dramatique en l'honneur de Mozart exécutée sur le
théâtre royal de Munich, et des récits de voyage insérés dansjes
journaux» Son dernier ouvrage. Souvenirs de Bo?ne et des états de
£ église pendant la première année de leur rajeunissement, est un
tableau assez curieux des commencemens du pontificat de Pie IX.
Henri Stieglitz raconte ce qu'il a vu à Rome en 1847 et dans les pre-
DRAMES DE LA VIE LITTERAIRE. 193
miers mois de 1848; il parle de Pie IX avec un sentiment libéral et
respectueux qui l'honore. Ce n'était pas là cependant le grand poète
à qui le suicide de Charlotte devait rendre violemment son inspira-
tion disparue. Le 2li août 18Zi9, Henri Stieglitz mourut à Ye-inse du
choléra; il aurait pu vivre bien des années encore sans réaliser ja-
mais l'idéal que Charlotte lui avait tracé avec la pointe. sanglante
de son poignard.
Le sacrifice de Charlotte fut donc un sacrifice inutile autant qu'un
sacrifice coupable; on l'avait dit depuis longtemps, et la publication
des lettres d'Henri Stieglitz est une occasion de le répéter. Pour
nous, au moment où cette correspondance reporte notre esprit sur
une période d'exaltation généreuse et folle, au moment où nous tra-
çons cette page de l'histoire intellectuelle et morale de notre siècle,
nous n'avons certes pas l'intention de prêcher nos contemporains.
Les réflexions que nous venons de faire, on le voit bien, ne s'adres-
sent pas aux générations présentes. Ceux qui liront cet épisode ne
ressemblent pas au public qui se passionnait, il y a vingt-cinq ans,
pour la malheureuse héroïne. Ce n'est pas de cette exaltation ma-
ladive que nous devons désormais nous défier. H n'y a plus de rê-
veuV, j'imagine, qui aime la poésie jusqu'à en devenir fou, si l'idéal
entrevu lui échappe; il n'y a plus de femme qui ait l'ambition de
créer un poète au prix même de sa vie. D'autres préoccupations
ont succédé aux nobles inquiétudes de l'âme. Avons -nous donc
eu tort de prendre des conclusions si sévères sur Henri et Charlotte
Stieglitz? Nous ne le pensons pas. Toutes ces choses se tiennent.
L'enthousiasme mal dirigé engendre la réaction du matérialisme.
Les générations qui s'exaltent à faux pour des principes décla-
matoires sont remplacées par les générations qui nient les prin-
cipes les plus saints. On mourait hier pour des rêveries ardentes,
on vit aujourd'hui pour des réalités vulgaires. C'est toujours la mort.
A Dieu ne plaise que nous regrettions une période où tant d'idées
malsaines fermentaient dans les esprits I Si elle a été le commence-
ment de nos misères d'aujourd'hui, nous devons espérer que le
cercle a été parcouru, et que la guérison est proche. Ne glorifions
pas le faux idéalisme en haine de la vulgarité morale. Des deux cô-
tés, sous des formes différentes, j'aperçois toujours le suicide. Ce-
lui-1^ seul sait vivre qui, concevant de grands désirs, plaçant haut
son idéal, se résigne pourtant avec courage aux plus douloureux
mécomptes, et qui, aussi éloigné de l'exaltation subtile que de la
platitude grossière, associe dans son cœur l'enthousiasme et la règle.
Saint-René Taillandier.
TOME XXV, 13
DE
L'ALIMENTATION PUBLIQUE
LE THE
SON RÔLE HYGIÉNIQUE ET SES DIVERSES PRÉPARATIONS.
Trois plantes exotiques fournissent la base des principales bois-^
sons alimentaires et aromatiques introduites aujourd'hui dans le ré-
gime habituel des nations. Depuis l'époque où l'usage de ces bois-
sons s'est établi, toutes n'ont pas rencontré une faveur égale. Pour
des causes que nous chercherons à expliquer, c'est tantôt l'une,
tantôt l'autre, qui a dominé dans la consommation générale; cha-
cune de ces boissons salutaires n'en concourt pas moins pour sa
part à développer le bienfaisant usage du sucre et à diminuer le
dangereux abus des liqueurs et préparations alcooliques.
On sait déjà comment on obtient du périsperme ou noyau d'une
petite cerise aigrelette cueillie sur un arbrisseau originaire d'Ara-
bie le produit remarquable connu sous le nom de café; on sait aussi
comment d'un fruit beaucoup plus volumineux on extrait les nom-
breuses amandes qui constituent le cacao (1). On prépare la boisson
connue sous le nom de thé avec des produits e»n apparence bien
différens, avec les feuilles d'un arbrisseau qui, dans certaines cir-
constances favorables de culture, atteint presque les proportions
d'un arbre de moyenne grandeur. La culture de l'arbre à thé, la
(1) Voyez la Revue des Deux Mondes du 15 septembre et du 1" novembre 1859.
DE l'alimentation PUBLIQUE. 195
dessiccation et l'exportation des précieuses feuilles d'où Ton tire le
breuvage si recherché en Chine et dans l'Europe du nord, le rôle
alimentaire de la plante aromatique, marquent l'ordre et les divi-
sions naturelles d'une étude dont le but principal serait de recher-
cher r influence que peut exercer l'usage du thé sur l'hygiène et la
salubrité publique.
I.
C'est dans la famille des camellias (1) que les botanistes rangent
la plante originaire de la Chine appelée tclui dans le Céleste-Em-
pire, tsjaa au Japon, tea en Angleterre, et thé en France. Pour le
consommateur, il n'existe guère que deux thés, le vert et le noir^
qui cependant ne diffèrent l'un de l'autre que par les effets des pro-
cédés de conservation. La science distingue le thea viridis ou thé
vert (c'est la variété que l'on cultive le plus généralement) du thea
bohœa^ recueilli, comme l'indique son nom, dans la province chi-
noise de Bohee, et du thea latifoUa ou thé à larges feuilles. C'est au
savant voyageur Kaempfer qu'on doit les premières notions exactes
sur cette plante, vaguement désignée comme une herbe par Lein-
schotten, omise par Tournefort dans sa classification méthodique, et
-classée à son vrai rang, d'après Kaempfer, par Desfontaines, Yente-
nat, de Jussieu, Richard et de Mirbel (2). Quant aux propriétés aro-
matiques du thé, aux moyens d'en obtenir une suave et bienfaisante
boisson, la Chine et le Japon les connurent à des temps très reculés,
et en livrèrent aussitôt le secret à l'Inde, à l'Arabie et à la Perse.
L'usage du thé ne se répandit au contraire que fort tard en Europe.
C'est dans le cours du xvii" siècle que l'on commença d'y apprécier,
grâce aux armateurs hollandais (3), la boisson tirée de la plante chi-
(1) Ainsi nommés du missionnaire morave Camellus.
(2) Cette classitication offrait quelques difficultés par suite des variations qui se pro-
duisent sous certaines influences dans la plante, dont les organes foliacés ofifrent d'ail-
leurs diverses particularités remarquables. Ainsi, dans une étude micrographique faite
en commun, nous avons découvert, M. de Mirbel et moi, une structure propre aux
feuilles persistantes, et qu'on retrouve dans celles du t\iea viridis quand elles sont arri-
vées à leur complet développement. Des organismes nouveaux, sortes de renforts qui
traversent le parenciiyme, s'étendent par degrés de l'une des faces du limbe vers l'autre,
et offrent l'aspect de cellules cylindroïdes irrégulières , étendant de nombreuses rami-
fications sous l'épiderme de chacune des deux faces des feuilles du thea viridis. Nous
avons dessiné ces singuliers organes, agrandis cinq cents fois par le microscope, ainsi que
las glandes spéciales disséminées en grand nombre dans les mêmes feuilles et qui recè-
lent la sécrétion de la précieuse essence, cause primitive de l'arôme du thé. (Voyez le
tome XXII des Mémoires de l'yAcadémie des Sciences.)
(3) L'habileté des Chinois vis-à-vis des Européens ne brilla guère dans leurs pre-
mières opérations comrherciales sur le thé. Les négocians néerlandais, voulant obtenir le
196 BEVUE DES DEUX MONDES.
noise. En 1769, l'Angleterre ne recevait cependant que cinquante-
six kilos de thé de la compagnie hollandaise des Indes (1). Quelques
années plus tôt, en 1763, le capitaine suédois Eckberg avait pu
amener vivant en Europe le frêle arbrisseau, grâce aux précautions
qu'il avait prises en plaçant, d'après les conseils de Linné, à son dé-
part de Canton pour Gothenbourg, des graines de l'arbre à thé, fraî-
chement recueillies, dans des pots remplis de terre argilo-sableuse.
En définitive, le rôle principal dans la culture et dans la préparation
du thé reste à la Chine, mieux placée qu'aucun autre pays pour ex-
ploiter cette ressource naturelle; c'est là aussi qu'il faut étudier les
opérations destinées à introduire ce précieux produit dans l'usage
.^t dans la consommation de l'Europe.
Les terres regardées comme les plus favorables à la végétation
productive du thé se trouvent en Chine sur les coteaux situés entre
le A5^ parallèle et l'équateur, plus particulièrement encore du 25®
au 33® degré de latitude, où les températures estivales de juillet et
août oscillent entre 33 et 38 degrés," tandis que, durant les mois
d'hiver les plus froids, le thermomètre peut descendre à zéro. Par-
tout en Chine on a pu constater que les terrains bas et humides,
les plaines mal égouttées, qui conviennent à la culture du riz, sont
très défavorables à la végétation du thé. Cet arbrisseau exige à la
fois un air habituellement humide et un sol comparativement sec,
léger, sablonneux, mais assez fertile pour se passer de riches fu-
mures, et compenser par la nourriture abondante fournie à la plante
l'affaiblissement que ne peut manquer de produire la cueillette ré-
pétée des feuilles. Ce n'est qu'exceptionnellement, et avec beau-
coup de ménagemens, que dans cette culture on peut mettre à profit
les irrigations. Si l'eau et l'humidité sont indispensables à certaines
époques pour le succès de la plantation, il faut les attendre seule-
ment des phénomènes météoriques, brouillards et pluies, qui se
reproduisent assez régulièrement dans les contrées privilégiées pour
la culture du thé. On a signalé, il est vrai, les beaux résultats ob-
tenus dans les plantations du district de Hwuy-chow, établies en
plaine, non loin de la ville de Tun-che, mais il importe de faire re-
marquer qu^ des coteaux avoisinent ces plantations florissantes, tra-
versées d'ailleurs par une rivière encaissée de cinq ou six mètres,
précieux produit par voie d'échange, expédièreot en Chine une certaine quantité de
feuilles sèches de sauge, dont rinfusion odorante était renommée en Hollande pour
■combattre diverses affections morbides. En retour de trois livres de feuilles de sauge,
4ont ils durent médiocrement goûter la saveur, les Chinois donnèrent une livre de leur
thé aux spéculateurs européens, et ceux-ci, bien avisés, vendirent de 30 à 100 fr. cette
livfe de thé, qui leur revenait à 50 centimes environ.
(1) En 1833, l'importation du thé s'élevait à 10 millions de kilos dans le royaume-uni ;
plu» que triplée vingt-cinq ans après, elle y dépassa 34 millions en 1858.
DE l'alimentation PUBLIQUE. 197
qui offre ainsi un moyen naturel d'assainissement ou d'égouttage'
spontané des eaux souterraines.
En Chine, les pluies abondantes commencent vers la fin du mois
d'avril, et par intervalles assez rapprochés se reproduisent jusqu'au
mois de juin. Ce n'est précisément qu'à l'époque où l'air se charge
de vapeurs aqueuses que les premiers bourgeons et les jeunes
feuilles encore couvertes d'un léger duvet, destinés à la prépara-
tion du thé péko, le plus estimé, doivent être cueillis, car alors la
plante n'est pas exposée à se dessécher vers les extrémités grêles
de ses rameaux. D'ailleurs les pluies sur lesquelles on a dû compter
tombent bientôt d'une façon assez abondante pour favoriser la pousse
et le développement des secondes feuilles, qui fournissent la plus
grande et la plus importante partie de la récolte.
Le thé généralement se propage à l'aide des semis; les graines
globuleuses oléifères de cette plante ne conservent leurs propriétés
germinatrices que stratifiées sous la terre. On les dépose dans de
petites cavités creusées en quinconce à des distances de 1 mètre,
1 mètre 1/2 ou 2 mètres au plus, les unes des autres, réservant le
maximum d'espace pour les cultures effectuées sur les terres les
plus riches et réciproquement. Il n'y a plus guère d'autres soins à
donner ensuite à la plantation que d'enlever les herbes parasites et
de biner la superficie du sol. Avant de cueillir les feuilles, on attend
qu'une végétation de trois années ait donné à l'arbuste une force
suffisante. Parfois on le recèpe près du tronc afin d'obtenir des re-
jetons plus vigoureux.
Les fermes nombreuses, mais de peu d'étendue, de 2 ou A hec-
tares environ, où l'on cultive le thé, dans les provinces du nord de
la Chine, présentent pour la plupart un terrain très fertile et légè-
rement sablonneux. Chaque fermier réserve sur le produit de sa pe-
tite plantation l'approvisionnement nécessaire à la consommation de
la famille; le surplus est destiné à la vente. La classe des petits cul-
tivateurs en Chine a conservé des mœurs patriarcales : on remarque
dans tous les travaux agricoles la direction suprême imprimée au
groupe des travailleurs, hommes, femmes et enfans, par le chef vé-
néré, grand-père ou aïeul. C'est à la coopération active de toute
une famille dans les opérations rurales, et au prix modique de la
nourriture, composée principalement de riz, de poissons et de
plantes alimentaires (courges, tubercules, fruits), que l'on doit at-
tribuer le bon marché de la main-d'œuvre, qui rendrait en beaucoup
de cas la concurrence bien difficile avec les produits chinois.
Dans l'intérieur des terres, vers la région montagneuse du Fo-
kien [pays heureux), à 600 ou 900 mètres au-dessus du niveau de
la mer, se rencontrent les principaux districts à thé noir, d'où vient
198 BEVUE DES DEUX MONDES.
la plus grande partie des produits consommés en Angleterre, en
Hollande, en Belgique et en France. La température du district de
Foo-chovv-soo, dans cette région , est intermédiaire entre celle de
Hong-kong au sud et celle de Shang-haï au nord; elle atteint de
30 à 36" 6 du thermomètre centésimal français de juin à la fm de
juillet, et descend de 33 à 35 degrés durant l'intervalle qui sépare
les mois d'août et de janvier. On comprendra sans peine que, sur
les coteaux du Fo-kien, situés au sud, la plante, végétant sous un
climat plus chaud, parvienne à une plus grande hauteur, qu'ainsi
les arbustes à thé noir près de Foo-chow soient plus élevés que les
arbrisseaux des districts à thés verts du nord. Ces distinctions au
surplus entre les contrées à thé vert et à thé noir ne sont fondées
que sur les habitudes locales de la fabrication , car, après de lon-
gues incertitudes et de nombreuses controverses, il demeure au-
jourd'hui constant, suivant les auteurs et les voyageurs les plus ac-
crédités, que les deux sortes de produits, si différens quant à leur
action dans l'économie animale, sont obtenues dans les meilleures
fermes chinoises avec les feuilles de la même plante, désignée par
les^ botanistes sous le nom de thea viridis.
Les caractères distinctifs entre les thés noir et vert, quelque no-
tables qu'ils soient, dépendent des procédés particuliers de prépa-
ration; mais ces thés ont aussi des caractères communs. Ce qui est
généralement reconnu par exemple, c'est que les premières pousses
des arbustes, jeunes organes foliacés couverts encore de leur duvet
à reflets blanchâtres, donneront toujours le thé le plus délicat, doué
de l'arôme le plus suave; la deuxième cueillette des feuilles, plus
développées, produira toujours aussi les thés les plus abondans,
parmi lesquels se rencontrent la plupart des qualités commerciales
estimées généralement en usage ; en récoltant les troisièmes et qua-
trièmes feuilles, plus grandes encore, offrant une plus forte struc-
ture, un tissu plus résistant, on ne saurait obtenir que les thés, verts
ou bruns, moins agréables au goût, exhalant une odeur moins douce
et n'ayant qu'une moindre valeur commerciale.
Suivant l'âge des feuilles recueillies, les procédés de dessiccation
varient. On obtient le thé vert normal par une dessiccation assez ra-
pide pour ne laisser que peu de prise aux fermentations ou alté-
rations spontanées, et conserver ainsi. le plus possible aux feuilles
la coloration naturelle; on produit le thé noir par une méthode dif-
férente : la dessiccation s'effectue plus lentement, et la feuille est
ainsi livrée à une sorte de macération qui en modifie la couleur et
rend aussi moins actives les propriétés de la plante. Ces deux mé-
thodes de dessiccation rappellent les procédés de fanage usités dans
nos campagnes, et qui nous donnent soit les foins desséchés ra-
DE l'alimentation PUBLIQUE. 199
pidement, dont la couleur verdâtre a peu changé, soit les foins
bruns, obtenus à l'aide d'altérations particulières. Pour les fourrages
comme pour le thé, ces différences de couleur correspondent à des
différences de propriétés. On a remarqué erî France que d'assez no-
tables dérangemens survenaient dans la santé des animaux nourris
avec des fourrages verts, tandis qu'on obtenait d'excellens effets des
mêmes plantes, soumises à une simple macération en tas durant
36 ou /i8 heures. Un de nos plus habiles agronomes, M. Decrom-
becque, a fondé sur ces observations une méthode qui lui permet
d'utiliser dans les rations alimentaires de ses animaux toutes les
feuilles vertes récoltées dans ses exploitations rurales. D'autres éle-
veurs, amis du progrès, ont été amenés à des tentatives plus har-
dies encore par l'analogie qu'on vient de signaler entre les procédés
de préparation du thé et des foins. Us ont essayé, non sans succès,
d'appliquer des infusions de foin à l'alimentation des jeunes ani-
maux de l'espèce bovine. Les analyses faites de ces liquides par un
savant professeur de chimie ont constaté que dans cette série d^ ex-
périences les novateurs étaient complètement d'accord avec les don-
nées fondamentales de la science.
11 ne suffit pas toutefois d'exposer en traits généraux les principes
de la culture et de la préparation du thé : c'est la pratique même
qu'il faut étudier. Plaçons-nous un moment au milieu d'une famille
chinoise, comprenant deux ou trois générations de travailleurs.
Hommes, femmes, vieillards, enfans, chacun ici a son rôle. La pre-
mière cueillette donnera, on le sait déjà, le thé le plus fm. C'est vers le
15 avril qu'on effectue cette importante récolte dans les nombreuses
fermes des districts à thé vert du nord, aux environs de ISing-po.
Les feuilles subissent sur un feu léger deux dessiccations entre les-
quelles a lieu une exposition à l'air. Ce premier produit est telle-
ment supérieur par la finesse de l'arôme, qu'on le réserve pour un
commerce exceptionnel, ou pour être offert en cadeau aux person-
nages éminens de l'empire. Il est connu sous la dénomination de
Jeune hyson, qui indique l'état des folioles encore jeunes employées
à le préparer. On s'expliquera aisément le haut prix et la rareté du
jeune hyson, si l'on tient compte des circonstances de la récolte.
Non-seulement en effet les bourgeons d'un faible volume produisent
peu et nécessitent une main-d'œuvre dispendieuse, mais encore, en
enlevant ainsi aux arbustes une proportion notable de leur sève as-
cendante avant que les organes foliacés soient assez développés pour
puiser dans l'atmosphère une partie de leur nourriture, on affaiblit
la plante, et la production totale s'amoindrit.
Cependant, lorsque les pluies sur lesquelles on compte dans cette
saison surviennent à temps, que la terre détrempée est en outre
200 BEVUE DES DEUX MONDES.
assez fertile pour fournir en abondance une sève nouvelle , le mal
est bientôt réparé : la végétation reprend son cours avec vigueur, et
dès les premières journées du mois de mai un riche feuillage aux
teintes vertes foncées décore les plantations, et fournit la récolte la
plus abondante, doublement productive, car le thé qui en provient
est d'une qualité meilleure et d'un prix plus élevé que celui des
deux ou troi^ cueillettes suivantes. Alors aussi la fleur de l'arbuste
est passée, les capsules renfermant les graines n'ont atteint que moi-
tié de leur volume; on les récolte avec les premières feuilles, dont
elles augmentent un peu le poids sans nuire à la qualité du produit.
A chacune des trois ou quatre époques de la récolte , en même
temps que s'effectue la cueillette des feuilles, les travaux de la pré-
paration commencent et se continuent dans l'ordre suivant. Les
feuilles, entassées dans des paniers de bambou et de jonc, sont ap-
portées aux ateliers de séchage, établis sous des hangars légers. Les
principaux ustensiles de ces usines peu dispendieuses sont de pe-
tites bassines en tôle encastrées au nombre de deux, trois, quatre
ou davantage, à la suite les unes des autres sur un seul fourneau
horizontal, recevant d'un foyer ordinaire la flamme qui s'étend sous
les tonds de toutes les bassines avant de se rendre dans un tronçon
de cheminée verticale d'où la fumée s'échappe à l'air libre. Der-
rière chaque bassine et de chaque côté s'élève une sorte de guérite
en briques qui isole les opérations et facilite le travail en permet-
tant de soustraire à l'action de la chaleur, de temps en temps,
une partie des feuilles que l'on rejette alors autour de la bassine
sur les parois inclinées et moins chaudes de la guérite. Un seul ou-
vrier est chargé du soin d'entretenir le feu aussi régulièrement
que possible, tandis que devant chaque bassine un des travailleurs
dirige l'action de la chaleur sur les feuilles en les remuant sans cesse,
soit à la main, soit, lorsque la température devient trop élevée,
à l'aide d'un petit balai en baguettes de bambou. 11 parvient de la
sorte à renouveler si bien toutes les surfaces en contact avec le fond
et les parois des bassines que toutes les feuilles éprouvent graduel-
lement un chaufi*age régulier et des réactions semblables, car il faut
qu'en cinq minutes environ les premiers efl'ets utiles se soient régu-
lièrement produits, c'est-à-dire que les feuillesse soient successive-
ment crispées à la première impression de la chaleur, puis amollies
sous l'influence de la vapeur aqueuse qu'elles-mêmes dégagent,
et qui en pénètre les tissus. On extravase ainsi partiellement les
sucs de la plante, et c'est alors qu'en vue de développer ces efl'ets,
sans laisser trop longtemps persister l'action du feu, chaque tra-
vailleur, au moment opportun, retirant de sa bassine les feuilles as-
souplies, les pose en tas sur une table à claire-voie formée de tiges
DE l'alimentation PUBLIQUE. 201
de bambou. Trois ou quatre ouvriers se placent autour de la ta-
ble de telle façon que chacun puisse rouler, pétrir, manipuler une
double poignée de ces feuilles, les presser et les étendre tour à tour,
facilitant ainsi l'exsudation, le mélange des liquides et l'évaporation
à l'air ambiant, qui, par degrés, concentre les sucs et prépare la des-
siccation ultime. Au bout de cinq minutes encore, ou un peu plus si
l'air ambiant est humide, le volume des feuilles se trouve réduit des
deux tiers ou des trois quarts ; on leur fait subir alors une sorte de
vannage avant de les étendre à l'air, qui doit continuer la dessicca-
tion sans trop la précipiter. Un temps un peu couvert est favorable,
tandis que sous un soleil ardent la dessiccation trop rapide, saisis-
sant une partie des sucs enfermés dans les cellules du parenchyme,
maintiendrait inégalement l'humidité intérieure. Après le vannage,
on procède au second chauffage des feuilles à demi desséchées : on
les replace dans les bassines, et chaque travailleur reprend son
rôle, l'un des ouvriers rallumant le leu et le dirigeant avec soin,
les autres agitant sans cesse les feuilles à la main, puis, à l'aide du
petit balai, les rejetant sur les plans inclinés autour de la bassine.
Toute l'opération, en y comprenant le double chauffage ainsi que
l'exposition intermédiaire à l'air libre, dure en moyenne une heure,
d'après les informations prises par un savant et spirituel botaniste
anglais, sir Robert Fortune (1), dans plusieurs des fermes spéciales
qu'il a visitées.
Dès que tout le travail de la dessiccation est terminé, on soumet
les pj'oduits à un criblage qui a pour objet d'éliminer la poussière
et de classer les thés : ceux qui offrent les feuilles les plus petites
sont les plus estimés, ceux dont les feuilles sont plus grandes et plus
inégales en volume ont une valeur moindre. On enferme chaque
sorte triée de cette manière dans des boîtes ou paniers à tissus ser-
rés, on foule les thés avec précaution, puis on les recouvre d'étoffe
double ou triple jusqu'au moment de les expédier; les sortes sont
alors plus fortement entassées dans des caisses hermétiquement
closes ornées de peintures et vernies. Le thé de couleur verdâtre
peu foncée ainsi obtenu et classé est d'une qualité supérieure et
généralement réservée pour le commerce intérieur; on le désigne
sous le nom de tsaou-tsing (thé séché en bassines). Une légère mo-
dification dans les procédés de préparation donne un produit un
peu moins délicat que l'on n'exporte guère non plus, si ce n'est par
les caravanes qui se rendent en Russie. On nomme hong-tsing ce
produit intermédiaire, qui correspond à un mélange de thé vert et
de thé brun. Quant aux thés noirs ^ ils sont en grande partie desti-
(1) Voyez, sur les voyages de sir Robert Fortune en Chine, la Revue du 1" juillet 1858.
202 REVUE DES DEUX MONDES.
nés à l'exportation par mer, et s'obtiennent par des procédés que
j'ai décrits rapidement, mais sur lesquels je crois devoir insister
pour en bien établir l'importance hygiénique. Les feuilles du thé
noir, au lieu d'être rapidement soumises à la dessiccation, sont,
après le premier chauffage, roulées et pétries plus énergiquement
que s'il s'agissait du thé vert. Elles sont ensuite exposées à l'air
pendant deux ou trois jours, et subissent ainsi une macération des
plus salutaires, que j'ai cru pouvoir comparer aux modifications du
même genre qu'on obtient dans les foins. Chauffées avec des soins
particuliers, les feuilles du thé noir acquièrent ainsi par degrés la
nuance brune, et arrivent plus lentement au terme utile de la des-
siccation.
Telles sont les diverses préparations qui transforment le thé en
objet de commerce. Entré dès lors dans la circulation générale des
produits alimentaires, il appelle un nouvel ordre de recherches.
II.
Le thé produit annuellement en Chine se consomme en grande
partie dans cet empire. Il détermine un mouvement d'échanges
considérable entre les cultivateurs des régions spécialement vouées
à la production du thé et les autres populations de ce grand pays.
D'autres échanges, et ceux qui méritent surtout de nous occuper ici,
se font entre les agriculteurs ou fermiers et les marchands chinois
qui exportent le thé dans les autres parties du monde. Il faut bien
dire que les producteurs et consommateurs chinois n'auraient garde
d'employer à leur usage certains thés qu'ils nous destinent, et qui
offrent les fausses apparences de qualités supérieures.
Chaque année, quand le moment est venu de faire leurs acquisi-
tions, les marchands de thé vont dans les petites villes des pays
producteurs ; ils achètent les produits obtenus par les fermiers ou
les prêtres cultivateurs (1). La plupart des fermes sont de trop mé-
diocre étendue pour produire un lot, ou, pour employer le terme
chinois, un chop représentant 600 caisses de chaque sorte. Il faut
donc que le marchand s'adresse à un certain nombre de produc-
teurs. Une fois les achats réalisés, il fait vider les caisses et com-
bine les sortes diverses, afin d'obtenir certaines qualités distinctes
de thé en réunissant ensemble les produits qui offrent entre eux les
plus grandes analogies. Souvent même il altère ces produits par des
manipulations dont quelques-unes ont pour but d'ajouter aux feuilles
(1) \j» temples chinois sont souvent les centres du commerce des exploitations agri-
coles.
DE l'alimentation PUBLIQUE. 203
desséchées des substances colorantes ou cristallines. A cet effet, le
marchand dispose d'un atelier complet; il est donc à la fois, sous
un certain point de vue, négociant et préparateur de thé. Chaque
chop formé de ces mélanges reçoit un nom désignant la qualité et
par suite la valeur comparative du thé qu'il contient. Les caisses
sont alors remises à des coolies^ et transportées ainsi à dos d'homme,
à travers monts et vallées, jusqu'aux fleuves qui communiquent avec
les cités où les attend le commerce européen. Chaque coolie ne
porte qu'une seule caisse quand le thé est de qualité siipéiieure.
Cette caisse trouve son point d'appui sur les épaules à l'aide de deux
tiges de bambou qui en rendent le transport facile. Jamais elle ne
doit reposer sur le sol, et, lorsqu'il s'arrête dans les auberges de la
route, le coolie doit la suspendre le long d'un mur à l'aide encore des
bambous qui lui ont servi à la porter. On comprend sans peine tout
ce que de pareils moyens de transport entraînent de dépenses et
de lenteurs. Entre les pays producteurs et les grandes villes d'ex-
portation telles que Canton ou Shang-haï, on a calculé que la durée
des transports variait de 1 mois à 6 semaines. La qualité du thé ne
souffre nullement, il est vrai, de ces longs voyages par terre, et l'on
sait que les thés si justement estimés sous le nom de thés de cara-
vane n'arrivent en Russie qu'après un parcours qui exige souvent
deux années de marche (1).
Malheureusement, à côté de quelques produits d'un goût délicat,
les marchands de thé livrent souvent des préparations dont nous
avons déjà signalé le caractère frauduleux. Ils abusent ainsi de la
supériorité reconnue à la Chine comme pays producteur de thé, car
les cultures de cette plante dans l'Inde, à Java, au Brésil, n'ont jus-
qu'ici qu'une bien faible importance. Des expositions moins favo-
rables, une main-d'œuvre plus dispendieuse, et moins exercée n'ont
pas permis encore à ces localités de produire des thés qui fussent
comparables, pour le prix de revient et les qualités, aux produits chi-
nois (2). Ces derniers seuls méritent de fixer notre attention. C'est
(1) Les transactions auxquelles donne lieu le thé entre la Russie et la Chine à la
foire de Novgorod représentent en moyenne par année une valeur de 35 millions,
c'est-à-dire plus du tiers de la somme produite par l'ensemble des opérations de cette
foire.-Il paraît certain au reste que, par suite de la multiplicité des intermédiaires, les
consommateurs européens paient le thé dix ou quinze fois plus cher qu'il ne coûte dans
les fermes ehinoises.
(2) Nous devons noter cependant qu'à l'exposition universelle ouverte à Paris en
1855, on a observé un fait assez étrange, qui a dû laisser dans l'esprit des visiteurs la
croyance qu'on était parvenu à préparer en France un thé indigène semblable aux pro-
duits inimitables jusque-là : l'un des exposans, habile arboriculteur, présenta des thés
provenant des cultures d'Angers, où cet arbrisseau prospère, et même des serres du Mu-
séum d'histoire naturelle de Paris, si bien préparés qu'on retrouvait dans les variétés
20A REVUE DES DEUX MONDES.
. relativement aux thés de Chine que la science a un intérêt véritable
à rechercher les propriétés de ces préparations, ainsi qu'à surveil-
ler, à'dénoncer les falsifications, en présence surtout des événement
qui, en appelant une armée anglo-française sur le sol chinois, ren-
dront sans doute nécessaire l'emploi du thé comme moyen de lutter
contre les influences pernicieuses du climat.
On l'a dit plus haut, les nombreuses variétés commerciales du
thé peuvent être ramenées à deux classes, les thés verts et les thés
noirs. Les premiers, lors même qu'ils ont été préparés dans les
meilleures conditions possibles, exempts de toute sophistication ou
mélange de substances insalubres, sont naturellement doués de
propriétés plus actives sur nos organes, et qui ne permettraient
guère à certaines personnes d'en faire habituellement usage. La
plupart des consommateurs mélangent en certaines proportions les
thés noirs avec les thés verts, autant afin d'éviter l'excitation trop
grande produite par ces derniers qu'en vue d'obtenir un arôme
mixte généralement plus agréable. On peut établir en thèse- géné-
rale que, dans la consommation habituelle, l'emploi du thé noir
est préférable à celui du thé vert; aussi ne doit-on pas s'étonner
de voir l'importance prédominante de l'introduction des thés noirs
dans toutes les contrées du monde. La différence serait plus grande
encore et la répulsion plus vive, si l'on savait mieux à quelles fal-
sifications sont sujettes certaines sortes de thés verts, tandis que
les thés noirs sont loin d'offrir de semblables chances d'altération.
Les Chinois à cet égard ont donné depuis longtemps l'exemple aux
falsificateurs de thés en différons pays; c'est du reste, il faut en
convenir, en vue de satisfaire, comme ils le disent eux-mêmes, le
goût des barbares étrangers^ et en même temps, ce qu'ils n'avouent
pas, d'accroître leurs propres bénéfices, qu'ils se livrent à ces pra-
tiques condamnables; c'est en un mot pour donner à leurs produits
imitant le souchong et le péko un arôme tout à fait comparable à celui des thés de
Chine. « Si l'auteur pouvait reproduire en grand , disions-nous alors , d'aussi bons
résultats de son mode de préparation (que nous n'avions pu vérifier), il aurait droit de
prétendre à l'une des plus hautes récompenses. » Bien nous prit de faire cette réserve,
car toutes les tentatives qui se sont succédé depuis n'ont point approché d'un pareil
résultat. Les thés mômes présentés à l'exposition universelle par la Société néerlandaise
de commerce et venant de Java, ceux envoyés du Brésil sous dix formes commerciales
n'étaient nullement comparables pour leur arôme- aux produits chinois, et nous en
sommes réduit à croire qu'une erreur accidentelle aura fait exposer comme produits in-
digènes français des produits venus du Céleste-Empire et sans doute destinés d'abord à
«ervir de t«rme de comparaison. Les échantillons de thés des possessions anglaises
dans les Indes orientales, et qui ont également figuré à l'exposition universelle de 4855,
avaient étxi préparés suivant les méthodes chinoises, mais ils conservaient encore une
odeur et une naveur herbacées bien différentes des qualités aromatiques et suaves du
véritable thé de Chine.
DE l'alimentation PUBLIQUE. 205
des apparences extérieures plus favorables à la vente qu'ils ont in-
venté certains mélanges et des manipulations spéciales.
Nous avons essayé d'expliquer les procédés de dessiccation des
feuilles de thé par une comparaison avec nos procédés de fanage.
Les falsifications auxquelles on soumet le produit de l'arbuste chi-
nois peuvent être également rapprochées de quelques autres essais
d'altérations frauduleuses auxquelles sont soumises diverses sub-
stances alimentaires d'un usage général. Nous ne citerons que deux
exemples. On sait que, traités suivant les méthodes de conservation
usuelles, les jeunes haricots verts simplement chauffés à 100 degrés
en vases hermétiquement clos, les cornichons confits au vinaigre et
la variété des prunes de reine-Claude confites au sirop alcoolisé,
éprouvent dans leur nuance naturelle un léger changement qui les
fait virer au vert sensiblement jaunâtre. Les fabricans s' efforcèrent
d'abord de conserver le plus possible à ces produits la coloration
normale à l'état frais. Voyant bientôt le goût du public se prononcer
en faveur de ces produits de plus belle apparence, ils essayèrent
d'aller plus loin, et bientôt présentèrent ces fruits doués d'une
nuance verte plus vive qu'à l'état naturel. Dès lors aussi les con-
sommateurs les préférèrent, .sans s'inquiéter des moyens plus ou
moins insalubres employés parfois pour produire ces belles teintes
artificielles, lors même que, pour un certain nombre des consom-
mateurs, il était avéré que souvent l'oxyde de cuivre devait con-
courir à procurer la coloration exigée.
Dans une préparation d'un genre tout différent, les anchois sou-
mis à la salaison et expédiés des bords de la mer dans toutes les
villes , on avait observé parfois une légère teinte rouge provenant
de petits êtres microscopiques, animaux et végétaux (1). Bientôt la
coloration rose, dont on ignorait l'origine, devint pour les consom-
mateurs l'attribut nécessaire de ces conserves et un indice de leur
bonne qualité. Ici le préjugé, à l'insu du public, pouvait être assez
juste, car les petits êtres rougeâtres qui flottent dans les eaux des
salines du midi surnagent malgré eux à l'instant où la concentration
du liquide atteint son" maximum et en recouvrent la superficie d'une
sorte de crème rouge qui exhale l'odeur légère de la violette. Dès
lors aussi le sel cristallise, c'est le plus pur qui se précipite le pre-
mier, entraînant avec lui les petits corps adhérens à sa surface. Ceux-
ci sont donc les témoins du fait de la première cristallisation, ol par
là même deviennent une garantie au moins de la bonne qualité du
sel. Malheureusement cette garantie est devenue illusoire depuis que
(1) Le V(?gétal globuliforme rouge nomnn^ protococcus salinus et de petits crustacés
branchiopodes appelés artemia salina laissant voir par transparence la plante microsco-
pique qu'ils ont avalée.
206 REVUE DES DEUX MONDES.
les marchands, afin de flatter la manie des acheteurs, ont employé à
profusion l'ocre rouge, qui colore maintenant avec une exagération
tout artificielle les barils pleins de ces petits poissons exposés en
vente aux regards du public.
Après de tels exemples, on ne saurait s'étonner que, connaissant
la juste renommée des thés verts de première qualité, réservés aux
personnages de l'empire chinois, la faveur du public ait été un mo-
ment acquise aux produits doués de cette nuance verte, qu'enfin
l'exagération de la couleur soit devenue, de la part des Chinois d'a-
bord, puis de quelques spéculateurs européens, un moyen de faciliter
la vente en flattant le goût du public. Rien n'est plus aisé d'ailleurs
que d'obtenir cette couleur si recherchée. Voici les pratiques que les
Chinois nous ont transmises, involontairement sans doute, car c'est
en analysant leurs produits que les moyens artificiels ont été décou-
verts. Ces procédés sont très simples. Ils sont de deux sortes sui-
vant que l'on veut rendre plus vive la coloration verte, ou que l'on
veut en outre ajouter l'apparence du duvet blanchâtre, indice de la
présence de ces jeunes bourgeons qui font reconnaître les thés de
qualité supérieure.
La coloration verte, et parfois d'un vert bleuâtre, s'obtenait au-
trefois au moyen du bleu de l'indigo et du jaune de curcuma. Le
mélange des deux couleurs produisait le vert plus ou moins intense,
avec un reflet bleuâtre si l'indigo dominait. Depuis la découverte
du bleu de Prusse, cette couleur minérale a complètement remplacé
l'indigo dans la coloration du thé en Chine, et la plupart des thés
verts reçoivent cette teinture (1). Quant à l'apparence de duvet si-
mulant l'aspect des jeunes feuilles ei des bourgeons, elle est produite
par le sulfate de chaux (plâtre) pulvérisé. Ces mêmes substances
ont été employées en France et en Angleterre, et très probable-
ment en d'autres pays, pour rendre aux thés détériorés par diverses
causes accidentelles l'apparence du thé vert normal. De telles fal-
sifications ne peuvent qu'être préjudiciables à la santé, soit qu'elles
dissimulent certaines altérations qui ont enlevé une partie des prin-
cipes utiles du thé naturel, soit par l'addition de substances plus
ou moins insalubres, le plâtre notamment, cause des effets malins
(1) C'est ce qui résulte des recherches nombreuses publiées à Londres par M. Wa-
rington, de la Société de pharmacie. Tous les échantillons de thés verts pris dans les
CAi/isc» demeurées intactes chez un des principaux négocians de cette ville offrirent des
quantités plus ou moins notables des matières colorantes employées à ces teintures arti-
ficielles, sans compter la poudre de plAtre cru ou calciné. Dans son remarquable mé-
moire sur la composition chimique du thé de qualités diverses et des infusions que l'on
<*ii obtient, M. Péligot a démontré en outre que ni l'oxyde ni les sels de cuivre ne font
partie des matière» colorantes usitées en Chine pour teindre les thés verts.
I
DE l'alimentation PUBLIQUE. 207
qu* éprouvent beaucoup de personnes de l'usage des eaux naturelles
séléniteuses.
La commission sanitaire de Londres, qui s'est formée spontané-
ment pour dévoiler les fraudes commerciales , et particulièrement
les falsifications de substances alimentaires, a trouvé chez les mar-
chands, dans un grand nombre d'échantillons de thé vert,, du bleu
de Prusse, du curcuma et de l'argile à porcelaine. Plusieurs de ces
échantillons consistaient en résidus d'infusions de thés falsifiés au
moyen de ces matières colorantes; d'autres contenaient des feuilles
de prunier et de camellia. Les thés noirs le plus généralement en
usage, notamment les congo et les souchong , étaient exempts de
ces mélanges frauduleux. Cependant même quelques thés de cette
classe , tels que le peko et la variété dite poudre à canon ^ avaient
été teints par la plombagine om mine de plomb (graphite). D'au-
tres contenaient des poussières de thé ou d'autres feuilles agglo-
mérées à l'aide de la gomme, additions qui d'ailleurs n'offraient
aucune chance d'insalubrité. Il a paru évident à la commission que
des importations considérables de faux thés préparés en Chine sont
destinées à falsifier les thés verts à Londres. La commission sanitaire
de Londres, qui publie les résultats de ses analyses et recherches
expérimentales micrographiques dans le journal de médecine inti-
tulé ihe Lancetj a résumé ses conclusions sur ce point en émettant
le vœu : 1^ qu'on diminuât le droit sur les thés noirs, afin d'en ac-
croître la consommation, et par cela même de restreindre l'usage
des thés verts, qui sont sujets aux falsifications les plus nombreuses
et les plus insalubres; 2° que tous les thés reconnus faux ou enta-
chés de fraude fussent saisis à la douane , et brûlés ou détruits par
un moyen quelconque.
Il résulte de cet ensemble de faits que les thés verts, souvent trop
actifs à l'état pur, sont sujets à de fréquentes détériorations arti-
ficielles qui les rendent insalubres, et qu'il est prudent en tout cas,
sinon de s'abstenir d'en faire usage, du moins de s'assurer qu'ils
n'ont éprouvé aucune falsification. Or ce n'est guère que parmi les
thés verts de qualités supérieures, assez rares chez nous, que l'on
peut rencontrer de semblables produits irréprochables.
Malgré ces altérations, bien propres à inquiéter les consomma-
teurs, le thé devient l'objet d'un commerce de plus en plus actif.
Les importations de thé en Angleterre, graduellement accrues, se
sont élevées, d'après les registres du consulat britannique de Can-
ton, en ISZiZi, à 23,637,000 kilos, dont les 3/4 sont restés dans la
consommation de la Grande-Bretagne. Elles ont atteint, je l'ai dit,
en 1858, 34, 234,000 kilos. Les documens venant de la même
source nous apprennent que durant l'année 1845 les expéditions
208 REVUE DES DEUX MONDES.
totales aux diverses contrées par les navires anglais et américains
se sont élevées à 7A, 719,557 kilos; si l'on y ajoute les 9 millions
de kilos exportés par Kiakhta et destinés au commerce avec la Rus-
sie, on reconnaîtra que l'empire du Milieu exportait dès lors au-
delà de 83 millions de kilos de thé, représentant plus de 166 mil-
lions de francs payés aux marchands chinois et une valeur dépas-
sant 1,666 millions aux lieux de consommation dans les différentes
contrées du globe. L'importance de ce commerce est en réalité bien
plus grande encore, car on n'a pu y comprendre ni les exportations
directes pour les contrées de l'Asie centrale, la Gochinchine, Ton-
quin, Siam, l'Afghanistan, ni les nombreuses importations effectuées
en tous pays sans déclarations officielles, afin d'éviter les droits
d'entrée. En tout cas, on peut dire que le thé est en Chine l'objet
du commerce le plus important, soit à l'intérieur de l'empire, soit à
l'extérieur.
Le commerce des États-Unis avec la Chine ne s'est développé
qu'après la guerre de l'indépendance : il aurait pris un plus grand
essor si la compagnie anglaise des Indes n'eût enlevé aux Américains
les importations au Canada, et si la concurrence des Hollandais ne
se fût de nouveau manifestée. Pour la Russie, les importations des
thés chinois s'élevaient dès 1823 à 2,132,9Zi2 kilos; graduellement
augmentées depuis lors, en J836 elles ont atteint 9,570,026 kilos,
y compris les importations par Odessa; elles dépassent aujourd'hui
cette quantité, qui, extraite des registres de la douane, ne pouvait
comprendre les nombreuses introductions effectuées sans déclara-
tion, en vue d'éviter les droits du fisc (1). Le transport jusqu'à
Nijni- Novgorod des thés et des diverses marchandises vendues à
Kiakhta se fait par terre et par eau. Cette dernière voie exige trois
étés très courts, car durant les intervalles la navigation sur les ca-
naux et les rivières est interrompue par la gelée.
Dans le commerce international du thé, la Russie occupe le
second rang depuis plus d'un demi-siècle; le premier rang, sous
ce rapport, appartient à l'Angleterre, où le développement de ce
commerce a fait des progrès plus rapides encore. En Angleterre, la
consommation du thé est d'ailleurs plus considérable qu'en tout
autre pays, la Chine exceptée. Malgré les entraves que toutes
(1) L'extension considérable du commerce général de la Russie avec la Chine et des
importations de thé, qui en forment la principale base, est due non^culement à la qua-
VïU'i supérieure des variétés de thés qui alimentent ces importations par la ïartarie chi-
noise, mais encore à des relations exceptionnellement amicales établies entre les deux
empires depuis l'épotjue des ambassades à Pékin de lobrands-Ides en 1693 et d'Ismaïlof
ei\ 1719, envoyées par Pierre le Grand; on sait que dès lors les Russes cultivèrent avec
grand soin ces relations synipathiques, qui leur ont assuré des privilèges qu'aucun
autre peuple n'est parvenu à obtenir jusqu'à nos jours.
DE l'alimentation PUBLIQUE. 209
les relations internationales rencontrent en Chine, le commerce
maritime des États-Unis se maintient au troisième rang, relative-
ment aux exportations de thé par le port de Canton : elles ont atteint
9 millions de kilos en 18/iO, les registres du consulat britannique
les portent à 7,169,000 kilos en 18/i/i; d'après les dernières études
de MM. Isidore Hedde, Ed. Renard, A. Haussmann et IN. Rondot,
délégués commerciaux attachés à la mission de France en Chine,
les exportations par navires américains se sont élevées en 18A5 à
20,757,256 kilos.
La restauration de la maison de Nassau, en rendant à la Hollande
sa productive colonie de Java, en lui rouvrant du même coup les re-
lations avec la Chine, semblait devoir lui offrir l'occasion favorable
d'un grand commerce sur les thés exportés de Canton, si les Anglais
n'eussent à son détriment accaparé ce commerce. Cependant, d'après
un document émané du ministère des finances de la Néerlande, la
consommation du thé dans ce pays se serait élevée à Zi50,000 kilo-
grammes en 1840; les exportations du port de Canton pour la même
destination sont évaluées à 1,059,000 kilogrammes, en iSlih, par le
consulat britannique. On sait d'ailleurs qu'une partie notable du thé
consommé par la Hollande vient des cultures de sa colonie de Java.
Quoi qu'il en soit, il est certain que la France, au point de vue
du commeix^e aussi bien que de la consommation des différentes
sortes de thé, occupe à peine le cinquième rang; les données pré-
cises publiées par nos états de douanes rie peuvent laisser aucun
doute sur ce point. Les importations représentant la moyenne an-
nuelle de notre commerce général durant une période de dix ans, de
1827 à 1836, étaient de 35/i,793 kilos; pendant la période décen-
nale suivante, elles se sont abaissées à 263,470 kilos; elle furent un
peu réduites encore de 1847 à 1856, et la moyenne de ces dix an-
nées ne dépassa pas 237,367 kilos. Les deux années suivantes, 1857
et 1858, ont présenté une moyenne annuelle plus forte même que
durant la première période, 422,603 kilos, représentant au moins
une valeur de 2,535,618 francs. On ne peut que bien augurer de ce
développement commercial , qui , pour la France , correspond à un
accroissement notable de la consommation du thé. De 233,768 ki-
los, chiffre qu'elle atteignait en 1857, cette consommation s'est éle-
vée à 262,538 kilos, soit de 13 pour 100, dans le cours de l'année
1858.
Le thé occupe, dans les pays spécialement producteurs, de
nombreuses populations d'ouvriers; il alimente un commerce con-
sidérable, tant dans l'intérieur de la Chine que dans le monde en-
tier. Quel est cependant le rôle hygiénique de ce produit? Quelle
en est l'influence sur la santé des peuples? La science a essayé de
TOME XXV. 14
210 REVUE DES DEUX MONDES.
répondre à cette question, et c'est en étudiant la composition même
^e la plante qu'elle a recueilli les données les plus précises. Après
avoir servi à guider le cultivateur et le commerçant, elle a voulu
encore fournir d'utiles lumières au consommateur.
III.
Le rôle hygiénique du thé a provoqué de nombreuses études qui
ont eu pour objet d'abord la composition de la plante, puis l'influence
que la boisson chinoise, soumise à une préparation convenable (1),
peut exercer suivant les climats, le système alimentaire, et même les
conditions sociales. Il y a là un ensemble de faits dont la science
s'est préoccupée avec d'autant plus de raison depuis quelque temps
qu'on entrevoyait l'époque où des rapports plus étroits s'étâ,bli-
raient forcément entre la Chine et l'Occident.
A certains égards , le thé présente de remarquables analogies avec
le café (2). Gomme celui-ci, il contient : 1° une essence en partie
(1) La préparation de l'infusion du thé est chose si connue que nous serions tenté de
n'en rien dire , s'il n'y avait à recommander d'utiles précautions dont on ignore assez
généralement l'importance. Nous ne parlons pas seulement des condilrions nécessaires
pour conserver au breuvage toute la finesse de son arôme, c'est-à-dire le choix de l'eau,
le moment où il convient de la verser dès les premiers signes de l'ébullition, la dose que
comporte une seule infusion, etc. Il y a d'autres soins à prendre, quand on soupçonne
le produit imprégné de quelque mélange insalubre, comme l'est quelcruefois le thé vert.
Au lieu de se contenter d'échauder la théière, il est bon de verser et de décanter rapi-
dement une première eau. On parvient ainsi, sans altérer l'arôme, à entraîner la teinture
€t les substances nuisibles frauduleusement ajoutées.
(2) Plusieurs savdns dont les noms ont acquis une juste célébrité se, sont occupés, en
Angleterre, en Allemagne, en Suède et en France, de déterminer la composition et la
structure des feuilles du thé. On peut citer notamment sir Humphry Davy, Berzelius,
Frank, Brande, Mulder, Steinhouse, Péligot, etc. Voici les résultats de l'analyse la pius
complète, effectuée par Mulder comparativement sur le thé vert et le thé noir :
Thé vert. Thé noir.
Huile essentielle 0,79 0,60
Chlorophylle 2,22 1,24
Cire 0,28 »
Résine 2,22 3,64
Gomme 8,56 7,28
Tanin. 17^80 12,88
Caféine 0,43 0,44
Matière extractive 22,80, 19,88
— foncée » ' 1,48
— ' colorante 23,60 19,12
Albumine 3 2,80
Fibre (cellulose) 17,08 28,^32
Substances minérales 5,56 5,24
~m "ÏÔÔ
Bepuis la publication do ces résultats dans le Traité de Chimie organique de M. Lie-
DE L* ALIMENTATION PUBLIQUE. 211
soluble clans l'eau, aromatique, à laquelle il doit principalement ses
propriétés caractéristiques; 2" de la caféine cristalli sable , amère,
identique avec celle du café, à peu près en égales proportions; 3*' des
substances azotéee semblables de composition à celles des orga-
nismes animaux, et pouvant concourir à la réparation de nos tissus;
h° des matières grasses, des substances mucilagineuses et salines
propres aussi à jouer un rôle dans l'alimentation, de la cellulose, etc.
A la vérité, une faible proportion, la moitié à peine, des principes
immédiats solubles peut passer en dissolution dans le breuvage tel
qu'on le prépare. Il faut même se garder alors d'extraire par l'eau
bouillante toute la quantité des produits solubles de la feuille de
thé, car on n'obtiendrait ainsi qu'une infusion acerbe, astringente
et surchargée du tanin que la feuille recèle. En tout cas, l'infusion,
si on l'a convenablement faite en employant une quantité de 20 gram-
mes de thé et 1 litre d'eau bouillante, ne contient guère en moyenne
qu'un peu plus de 6 grammes de la substance même de la feuille, le
tiers seulement de ce que renferme l'infusion du café telle qu'on
la prépare habituellement en faisant filtrer 1 litre d'eau bouillante
sur 100 grammes de café en poudre; encore dans celle-ci la quan-
tité de substance azotée se trouve-t-elle double de celle que contient
l'infusion de thé (1).
Entre les thés verts et les thés noirs, l'analyse signale des diffé-
rences notables, insuffisantes toutefois pour rendre compte entière-
ment des effets particuliers de chacune des préparations ainsi dési-
gnées, et surtout de l'action si énergique du thé vert sur certaines
personnes. Il aurait fallu, pour mener à bien cette curieuse dé-
monstration, extraire le principe actif spécial des thés vert et noir;
c'est jusqu'ici ce qu'on a tenté vainement. Les analyses de M. Péli-
got ont seulement fait reconnaître que le thé vert normal renferme
toujours en plus fortes proportions que le thé noir des principes
big, M. Péligot a démontré que les proportions de substances azotées admises par Mul-
der étaient trop faibles, qu'il fallait porter la caféine à 2 et môme 3 pour 400, et les
matières azotées neutres (albumine, caféine, etc.), à 20 centièmes environ. Il a en outre
déterminé d'une manière plus exacte les proportions des substances entraînées en disso-
lution par les première et deuxième infusions de thé.
(1) Certains peuples barbares ont cependant trouvé un curieux procédé pour faire
servir le thé à l'alimentation en utilisant les principes les plus alibiles de la plante et
en se garantissant de l'action trop énergique en ce cas du principe essentiel. « Le thé,
dit Victor Jacquemont, vient à Cachemyr, par caravanes au travers de la Tartarie chi-
noise et du Thibet... On le prépare avec du lait, du beurre, du sel et un sel alcalin
amer... En Kanawer, on fait bouillir les feuilles pendant une heure ou deux, puis on
jette l'eau, et l'on accommode ces feuilles cuites avec du beurre rance, de la farine et
de la chair de chèvre hachée. » Il ne peut rester de doute sur la propriété nutritive de ce
mélange dépourvu d'arôme délicat ; mais tout Européen partagera sans doute le senti-
ment du spirituel voyageur, lorsqu'il termine en disant : « C'est un ragoût détestable. »
212 BEVUE DES DEUX MONDES.
solubles ; la différence entre les deux thés est environ de 25 à 50
pour 100. En d'autres termes, les thés noirs ont donné pour 100 par-
ties en poids seulement de 31 à hi de substances solubles, tandis
qu on en a obtenu de AO à !iS des différens thés verts.
Quel est le rôle de la caféine dans le thé? C'est là une autre ques-
tion, qui a fourni à un célèbre chimiste d'outre-Rhin, M. Alfred
Mitscherlich, l'occasion d'un curieux mémoire, encore inconnu à la
plupart des lecteurs français (1). Jusqu'à ce jour, des hommes qui
font autorité dans la science étaient partagés sur le rôle de la ca-
féine. Les uns la regardaient comme dépourvue de propriétés ali-
mentaires, les autres comme pouvant participer à la nutrition en
raison de la dose considérable d'azote qu'elle renferme. Pour mon
compte, j'étais très disposé à croire avec les premiers que cette sub-
stance cristallisée, qui se sublime par la chaleur à un certain degré,
ne pouvait réunir les conditions que l'on rencontre dans les sub-
stances azotées propres à l'alimentation. Telles étaient les deux opi-
nions les plus répandues sur la caféine; seuls, des praticiens habiles
et un savant physiologiste avaient essayé sans résultat notable les
propriétés de la caféine à titre d'agent thérapeutique, lorsque M. A.
Mitscherlich est venu annoncer que la caféine offrait des propriétés
^toxiques et conclure de ces expériences quelle cause la mort, même
à -petites doses, en déterminant soit des convulsions de la moelle épi-
nière, soit une asphyxie dès le début, soit une paralysie consécutive.
Les doses ici sont en effet la chose importante ; suivant un vieil
adage, « Dieu a fait ici-bas tout par poids et mesures. )> Il faut
voir toutefois si les doses justifient la conclusion de M. A. Mitscher-
lich, du moins en ce qui pourrait intéresser l'homme. Le chimiste
allemand a étudié les effets de la caféine sur quatre animaux très
différens : une grenouille, une tanche, un jeune pigeon et un fort
lapin. Il suffira d'examiner les conditions de l'expérience faite sur
ce dernier animal, moins éloigné de l'homme que les autres (2). La
(1) J'en dois ta traduction par extrait à l'un de nos savans botanistes, M. Duchartre,
président de la Société botanique de France.
(2) ^ Quant à celles de ces expériences qui sont relatives aux poissons, il faudrait se gar-
der d'en tirer des conséquences applicables à l'homme. Ne sait-on point, par les curieux
essais de M. Bouchardat, que tous les poissons meurent dans une eau qui contient une si
faible dose d'acide qu'elle serait à peine perceptible par nos organes, qu'elle se trouve
môme bien inférieure à l'acidité naturelle des boissotis dont nous faisons un habituel
usage? Les expériences de M. A. Mitscherlich n'en auront pas moins d'intérêt aux yeux
de» physiologigtes, qui sans doute voudront les répéter. Voici les détails succincts de
ces expériences : une tanche longue de 3 pouces, mise dans une solution qui contenait
i millième de caféine, est morte en 15 minutes; une grenouille respirant 22 fois par
minute, placée dans un semblable liquide, est morte au bout de 3 heures; une gre-
nouille respirant 85 fois en une minute, ayant reçu 1/10« de gramme de caféine dans du
w
DE l'alimentation PUBLIQUE. 213
dose de caféine, li décigrammes , administrée dans de petites bou-
lettes de mie de pain, et qui aurait amené la mort d'un fort lapin
au bout delli heures AO minutes, représenterait, d'après la moyenne
des analyses, au moins 20 grammes de thé, c'est-à-dire une quan-
tité qui, employée dans la pratique habituelle des consommateurs
de thé, aurait produit au moins six tasses de l'infusion aromatique.
Admettons que la totalité de la caféine, quittant le parenchyme, aura
passé dans la solution qui constitue le breuvage : en ce cas même,
si l'on peut comparer le lapin à l'homme en tenant compte des dif-
férences de volume et de poids, on arrivera forcément à une consé-
quence des plus rassurantes pour les amateurs de thé. S'il faut, pour
empoisonner un petit animal pesant 1 kilo (et ce serait un beau la-
pin), 4 décigrammes de caféine correspondant à 20 grammes de thé
et à 6 tasses d'infusion, il faudrait pour empoisonner un homme du
poids moyen de 70 kilos 1,400 grammes de thé sec correspondant à
/i20 tasses ou 21 litres d'infusion; mais dans ce cas ce serait, même
en supprimant l'action de la caféine, appliquer la question à l'eau
chaude, qui suffirait largement pour déterminer la mort. Il faut donc
écarter toute possibilité d'empoisonnement subit pour l'homme par
la caféine.
Une objection plus sérieuse se fonderait sur certains effets des poi-
sons insidieux lentement accumulés dans nos organes et formant
au bout de plusieurs années la dose nécessaire pour déterminer un
empoisonnement rapide. Tels sont les effets bien réels et souvent
observés des lentes intoxications saturnines. On ne connaît rien de
semblable en ce qui concerne le thé ; les moyens de démonstration
expérimentale ne manqueraient pas cependant, si ce n'est chez
nous, dn moins parmi les populations qui consomment cent fois
plus de thé que nous, comme les Anglais, ou mille fois plus, comme
les Chinois. Ainsi donc, si la caféine à doses suffisantes est un poi-
son, elle n'est pas de la famille de ceux qui ont la funeste pro-
riété de s'accumuler dans nos organes.
Il est un dernier argument qui seul devrait nous rassurer plei-
nement : c'est que certains poisons, même des plus énergiques,
peuvent, étant réduits à de faibles proportions, on pourrait dire
aux doses convenables, devenir des agens salubres. Ne sait-on pas
que plusieurs expérimentateurs très habiles ont constaté la présence
de l'arsenic dans de bienfaisantes eaux minérales ? C'est ainsi que
l'illustre chimiste Thénard a constaté les proportions de ce radical
de tant de composés vénéneux, et sous l'une de ses formes les plus
pain, est morte en 6 heures; un jeune pigeon, ayant pris 1/8* de gramme de caféine dans
des pilules de mie de pain, est mort au bout de 3 heures 15 minutes.
21 A BEVUE DES DEUX MONDES.
toxiques, dans les eaux minérales abondamment distribuées en bois-
sons au Mont-Dore.
En définitive, la composition du thé est pleinement connue. Quant
à préciser les effets des divers principes contenus dans cette boisson,
la science doit attendre encore de nouvelles et plus complètes ex-
périences. Ce que nous savons d'ailleurs ne suffit-il pas déjà? Ne
possédons-nous pas aujourd'hui tous les moyens d'apprécier avec
justesse les avantages résultant de l'introduction du thé dans l'ali-
mentation humaine? Chacun sait que, pour l'homme à l'état de vi-
gueur et de santé, le thé offre un stimulant d'une suavité incompa-
rable, que pour le malade il est, sinon toujours un énergique agent
thérapeutique, du moins un adjuvant d^s plus précieux. Le mieux
est donc de s'en tenir à l'opinion de la majorité des savans, chi-
mistes ou physiologistes , sur les propriétés salutaires du thé , opi-
nion qui s'était fait jour en Europe dès le xvii'' siècle, non-seule-
ment grâce au savant voyageur Kœmpfer, mais aussi aux publications
des naturalistes les plus éminens de cette époque (1). Comme exemple
de l'heureuse influence alimentaire du thé, c'est la Chine qui s'offre
encore en première ligne, de même qu'elle nous enseigne les meil-
leurs procédés de préparation et de culture. Ici cependant il ne
faudrait pas trop se préoccuper des apparences. On a voulu expli-
quer l'embonpoint si général parmi les Chinois par l'usage constant
du riz et du thé. C'est dans leur alimentation trè-s compliquée qu'est
la véritable origine de cette obésité caractéristique. Le thé a seule-
ment pour effet de la favoriser, en excitant, en soutenant sans cesse
l'action digestive des organes : il nous sera aisé de le démontrer,
et ce ne sera pas sortir de notre sujet que de dire quelques mots
d'un régime d'alimentation qu'il importe à divers titres de bien
connaître, et qui a d'ailleurs le thé pour base principale (2).
Gomment les Chinois ont-ils été conduits de siècle en siècle, par
des traditions non interrompues, à suivre un régime d'alimentation
(1) Le thé a ce qu'on peut appeler sa littérature, et c'est en Hollande qu'on rencontre.
surtout d'intéressans travaux sur ce sujet. Citons les observations recueillies dès 1640
par le savant médecin hollandais Tulpius, la Dissertatio potus theœ de l'illustre Linné,
l'ouvrage de Cornélius Bontekoe s«ir VExcellente boisson du Thé, ouvrage traduit dans-
toutes les langues et propagé en divers pays par les nombreux agens de la compagnie
lw)I!andaise des Indes. En France, le thé a eu aussi ses apologistes, Morissct en 1648,
Souquet en 1057. En Angleterre Sydenham, en Allemagne Ettmuller, ont concouru à
populariser cette boisson alimentaire, contre laquelle s'étaient vainemeEt élevés Boerhaav&
et Van-Swieten.
(2) Je dois d'utiles rcnseignemcns sur ce sujet à l'obligeant concours de M. de Mon-
tlgny, notre consul à Shang-haï, ainsi qu'aux écrits d'intrépides et zélés voyageurs fran-
çais dam rextrf^mo Orient, MM. Casimir Leconte, Isidore Hedde, Natalis Rondot, Hauss-»
mann et Renard.
DE L* ALIMENTATION PUBLIQUE. 215
aussi bizarre, offrant à l'observateur un si grand nombre de curieux
détails? Pour le bien comprendre, il faut se rappeler les conditions
générales où se trouvent ces contrées, si populeuses que le manque
accidentel de récoltes y occasionne d'effroyables mortalités, si abon-
dantes en rizières, jardins, cultures de thé, que, faute de pâturages,
les animaux de l'espèce bovine,* trop rares, suffisent à peine aux tra-
vaux des champs. Aussi ne peut-on les engraisser pour le service de
la boucherie; le lait même des vaches, indispensable à l'élevage
des veaux destinés à l'entretien et au renouvellement de ces ani-
I maux de travail, est exclu du régime alimentaire des hommes.
C'est sans doute afin d'éviter tout c-hangement dans ces disposi-
tions, dictées par d' impérieuses exigences, qu'on s'est proposé d'in-
spirer aux Chinois une invincible aversion pour le lait. On y est par-
venu au point de faire repousser également de la consommation
tous les produits obtenus du lait. Pour justifier le dégoût que ce
liquide leur inspire, les Chinois disent que a c'est du sang blanc (1). »
Ce fut sans doute sous le puissant aiguillon de la faim que les
Chinois, à différentes époques, se décidèrent à essayer l'emploi d'a-
limens inusités jusque-là, mais qui depuis se sont introduits dans la
.nourriture habituelle de ces populations. Parmi les viandes ou au-
tres substances animales comestibles en Chine, on peut citer, chez
toutes les classes de la société, celles qu'on se procure en nourris-
sant jusqu'à complet engraissement, avec le riz cuit à l'eau, des
poissons secs et la desserte de la table : l** une race de chiens du
genre chien-loup , à oreilles droites, museau pointu et corps de cha-
cal, désignés par M. Geoffroy-Saint-Hilaire sous le nom de chiens
de boucherie de Chine, race caractérisée par la coloration noire de
l'intérieur de la gueule (2) ; 2^ une belle race de chats nourris et
engraissés également au logis, où les retiennent un collier et une
petite chaîne ; 3^ de gros rats dont la reproduction est favorisée par
des nichoirs en poterie représentant autant de volumineuses bou-
(1) On remarque cependant sur les marchés des villes chinoises un grand nombre de
fromages. En y regardant de plus près, il est facile de reconnaître que dans la confec-
tion de ces fromages le lait n'entre pour rien. Ils sont uniquement formés de graines
légumineuses (haricots, fèves, etc.) trempées, réduites en pâte, soumises à une sorte
de fermentation qui les désagrège, et développe une odeur légèrement aigre et putride,
non sans analogie avec l'odeur de certains fromages européens.
(2) Les voyageurs ont recueilli une curieuse anecdote qui montre combien ces habi-
tudes d'engraissement des chiens sont générales en Chine. Au moment où, peu d'années
avant le voyage de la commission française de 1844, M. de Besplat, capitaine de V Auda-
cieuse, faisait voile sur cette frégate pour Cherbourg, on vint lui annoncer que parmi le
bétail vivant embarqué, les marchands chinois avaient compris un chien, très gras à la
vérité. Le capitaine oi'donna qu'on lui laissât la vie sauve. L'ordre fut exécuté sans
■ peine, et. le chien se montra par d'intelligentes caresses reconnaissant de la grâce qui
lui était accordée.
216 REVUE DES DEUX MONDES.
teilles à goulots courts, faciles à boucher lorsqu'on veut s'emparer
de toute la nichée, et rangés côte à côte comme certains nichoirs à
pigeons dans nos colombiers (1).
Sous la dénomination di^ estomacs de poisson , les Chinois con-
somment les vessies natatoires épaisses du diodon (2) , qui four-
nissent des mets de consistance gélatineuse plus ou moins forte.
Parmi les alimens du même genre, ils ont une prédilection mar-
quée pour les ailerons de requins (sortes de nageoires partiellement
transformables en gélatine par l'ébullition dans l'eau). Ils recher-
chent volontiers les moules desséchées, dont l'odeur rance et la
couleur brune seraient loin de flatter notre goût et d'exciter notre
appétit; — une espèce de coquillage ou volute de couleur rose
orangé tacheté de brun (3) ; — des holothuries , dites limaces ou
biches de mer (4), recueillies ou pochées près des côtes, animaux
mous, à peau rude, ayant quelque ressemblance avec de très grosses
sangsues, que les Chinois fendent en deux pour en faire écouler un
abondant liquide, et dont ils obtiennent une sorte de potage muci-
lagineux, retenant les lambeaux rugueux et tenaces de la peau flot-
tans au milieu de ce liquide épaissi. Ils obtiennent encore un mets
gélatiniforme à l'aide de l'ébullition prolongée dans l'eau des ten-
dons de cerfs et de quelques autres animaux, après avoir, par une
énergique trituration, réduit ces tendons en fibrilles ressemblant aux
étoupes de chanvre. On sait que les tendons analogues extraits des
jambes des veaux, bœufs, vaches, moutons, sont employés en Eu-
rope pour la fabrication de la colle forte.
En Chine, on ne laisse pas, co.mme chez nous, perdre ou jeter au
(1) Les marchands de comestibles ne font aucun mystère sur les espèces d'animaux
qu'ils livrent aux consommateurs : les rats et les chats avec leurs longues queues, les-
chiens avec tous leurs attributs sont exposés en vente à tous les regards ; on les voit dé-
pouillés et pendus par le cou aux traverses et montâns des boutiques. Beaucoup d'autres
viandes sans doute sont consommées en Chine. « Celle do cochon, dit M. Geoffroy Saint-
Hilaire, est considérée comme de première qualité, le cheval et le chien sont ce qu'on
appellerait parmi nous des viandes de basse boucherie. »
(2) Pour la détermination des différentes parties des poissons, mollusques, etc., intro-
duits dans l'alimentation chinoise, j'ai été heureux de pouvoir recourir à l'obligeance du
savant M. Valenciennes , dont on connaît la parfaite compétence en histoire naturelle.
(3) Volula melo. Originaires des mers d'Afrique , ces volutes ont le pied charnu très
gros. On peut les comparer aux escargots que consomment également les Chinois. Depuis
longtemps en faveur dans quelques parties de la France, en Bourgogne, en Bretagne»
en Provence, les escargots arrivent maintenant en très grand nombre par les voies de fer
& Paris, et font presque concurrence aux huîtres.
(4) Les holothuries sont des zoophytes échinodermes qu'on trouve aux bords de la
mer, pourvus do suçoirs extensibles et rétractiles; ils sont partiellement remplis de
liquide, et no ressemblent guère aux animaux comestibles dont l'homme fait habituelle-
ment usage dans les différentes contrées de l'Europe.
I
DE l'alimentation PUBLIQUE. 217
fumier les chrysalides des vers à soie restées dans les cocons après
l'étouffage : ces chrysalides, rôties à la poêle comme des marrons,
constituent un mets qui passe pour agréable dans le Céleste-Em-
pire. Sur les marchés de quelques villes chinoises, à Canton même,
on observe encore, parmi les alimens que fournit le règne animal,
des grenouilles et des crapauds vivans ou dépouillés et mis en pa-
quet, des rats salés ou desséchés, et jusqu'à de grosses chenilles.
Quant aux lombrics ou vers de terre, ils ne font point partie des
comestibles mis en vente ; seulement on assure que , durant les di-
settes, ils sont au nombre des insuflisantes ressources péniblement
recherchées par les malheureuses populations des localités que dé-
solent ces périodiques famines (1). Des produits plus recherchés
sont ceux de la pêche (2), parmi lesquels se rencontre le fretin des
poissons, que les Chinois réduisent en hachis très menu et mé-
langent sous celte forme à d'autres alimens (3).
A tant d'excentriques moyens d'accroître et de ménager les res-
sources alimentaires du peuple chinois, il faut ajouter les fours à
incubation artificielle, réglés avec les plus grands soins, comme les
appareils de magnaneries. Il en est aux îles de Chusan qui contien-
nent plus de 5,000 œufs; on s'en sert principalement pour faire
éclore des œufs de canards. Ces fours sont construits d'ordinaire
auprès d'un canal ou d'un cours d'eau, afin que les petits soient fa-
cilement dirigés par quelques canes vers leur élément favori. De
cette fructueuse pratiq.ue est née sans doute l'habitude, d'abord
d'utiliser des œufs dont l'incubation se trouvait accidentellement
interrompue, puis d'introduire dans l'alimentation des œufs dont
on développait à volonté les germes par une incubation plus ou
moins prolongée, suivant la fantaisie des consommateurs, et jusqu'à
produire un petit poulet muni de tous ses organes. On ne saurait
reprocher du moins à une si jeune volaille de n'être pas assez ten-
dre. C'est encore par une conséquence de leur sollicitude extrême
(1) Il faut remarquer d'ailleurs qu'on trouve en Chine quelques denrées alimentaires
moins inconciliables avec le goût européen, des perdrix, des faisans, des bécasses, etc.
(2) Un des procédés curieux et assez productifs de la pèche en Chine consiste dans
l'emploi de cormorans bien dressés , placés à l'avant des bateaux , mais qui cependant
avaleraient toujours leur proie, péchant ainsi pour leur propre compte, si on ne leur
faisait forcément comprendre le sic vos non vobis en leur passant au cou un anneau qui
arrête les poissons au passage et permet aux hommes de s'en emparer. On ne laisse pas
toutefois le cormoran au dépourvu : il reçoit de temps à autre les rebuts de la pêche.
(3) Le seul épargné de tous ces produits de la pèche chinoise est le cyprinus auratus
triloba. Ce poisson bien connu, remarquable par sa vive coloration rose à reflets dorés,
comme par sa queue étalée en panache, sert de parure aux salons, où il est conservé
dans des vases de porcelaine remplis d'eau limpide, et fait aussi l'ornement des jar-
dins, où il peuple d'élégans viviers.
218 REVUE DES DEUX MONDES.
pour ménager les produits comestibles obtenus des animaux , que
les Chinois conservent les œufs vieux ou frais à l'aide de la saumyre
(solution saturée de sel) ou du sel marin cristallisé; ils préservent
même d'une putréfaction trop avancée les œufs qui ont déjà subi
une altération notable en les enveloppant dans une pâte de chaux,
de cendres et d'eau, qui bientôt forme une incrustation protectrice:
ce sont autant de vivres dont les jonques chinoises approvisionnent
les navires.
Les célèbres nids d'hirondelles nous offrent un dernier exemple de
cette ingénieuse aptitude qui porte la race chinoise, sous l'influence
d'un climat spécial, à varier et à multiplier indéfiniment les sub-
stances alimentaires. Ces nids comestibles, dont la nature était jus-
qu'à ce jour demeurée incertaine, ont été tour à tour attribués par
un grand nombre de voyageurs et de naturalistes célèbres, soit à
une écume de mer tenace, provenant des semences de la baleine,
ramassées par ces hirondelles sur les rochers (1), soit à des algues
gélatineuses, à des lichens, soit encore à du suc gastrique, à des
mélanges de zoophytes, de frai de poisson, ou à des mucus (2).
,11 est constant aujourd'hui que les nids comestibles d'hirondelles
sont formés par ime substance muqueuse d'une remarquable abon-
dance, mucus tout spécial sécrété au temps des amours de ces
petits oissaux. Importés bruts des îles de la Sonde, -les nids de sa-
langanes sont à Canton l'objet d'un minutieux nettoyage à la main;
classés par ordre de pureté et de blancheur, ils coûtent sur le mar-
ché de cette ville de 100 à 300 francs le kilo. Une qualité d'une,
exceptionnelle bla'Ucheur revient à 773 francs rendue dans Paris,
où elle se vend 1,000 francs le kilo (3). On prépare ces nids en les
maint-enant dans l'eau ou le bouillon à la température de 100 de-
grés pendant deux heures; ils sont alors réduits à des filamens
translucides représentant les assises du nid et disséminés dans une
solution mucilagineuse , offrant une consistance analogue à celle
des ailerons de requins préparés. Il est inutile peut-être d'ajouter
que le haut prix de cet aliment de luxe ne saurait être justifié par
une saveur extraordinairement agréable, moins encore par ses pro-
priétés nutritives exceptionnelles. On ne peut l'expliquer que par la
ferme confiance des Chinois et des Orientaux en général dans les
vertus aphrodisiaques attribuées à cette substance alimentaire.
(1) Willughby, 107C, Ornith. « Ex spuma maris basin scopulorum alluentis tenacem
quandam materiam colligunt sive ea baïœnanim seu aliorum piscium sit semen, ex qua
8U0S nidos aedificant. »
C2) Voyez les Comptes-rendus de l'Académie des Sciences, 1859, p. 521.
(3j Pour le potage d'une personne, il faut employer un nid et demi pesant 12 grammes
et coûtant, dans ce cas, 12 francs.
DE l'alimentation PUBLIQUE. 219
Le règne végétal n'a pas été moins hardiment exploité que le
règne animal par les Chinois. Seulement on ne rencontre plus ici
des alimens aussi éloignés des habitudes européennes. Le riz d'a-
bord, à titre de substance amylacée, remplit en Chine comme en
Europe un rôle semblable à celui du sucre et des fécules. Il ne
peut suffire seul à la réparation de nos organes, car les substances
azotées s'y trouvent moins nombreuses et en plus faibles propor-
tions que dans le froment, qui lui-même n'est pas assez riche sous
ce rapport. Préparé avec soin et combiné avec un régime habile-
ment varié comme celui des Chinois, le riz remplit un rôle utile. Le
procédé chinois pour la coction du Hz est des plus simples, et le
nombreux personnel de notre expédition fera bien de l'imiter. On
fait cuire cet aliment dans une chaudière ou une marmite évasée
à l'aide de la vapeur produite par un pe^jt volume d'eau, qui suffît
pour maintenir humide la paroi du fond correspondant à la por-
tion directement chauffée par le feu (1). Il faut environ 1 litre d'eau
pour 20 litres de riz. Dans cet état, on emploie le riz en Chine un
peu comme le pain en P'rance, durant les repas (2).
Au nombre des autres alimens tirés par les Chinois des végétaux
se rencontrent : 1" des tubercules, ignames, patates, produits de
plantes féculentes; 2'' des fruits à noyau et à pépins, en particulier
la remarquable pêche d'Amoy, les oranges dites mandarines^ des
graines de légumineuses, des haricots, des fèves, etc.; S'^ des feuilles
ou plantes herbacées, des choux, notamment le pcl-saîe^ dit pak-
soy, des algues marines qui fournissent des gelées alimentaires.
L'une de ces plantes donne aux industrieux Chinois une sorte d'ex-
trait qu'ils moulent en longues et légères bandelettes blanches, ven-
dues sous le nom de nionsse de Chine. La plus remarquable pro-
(1) La marmite à faire cuire le riz est au nombre des ustensiles de ménage qui dans
l€>s familles chinoises se transmettent de génération en génération.
(2) Souvent môme les repas sont terminés par une dernière ration de riz et précédés,
chez quelques grands personnages, par des sucreries plus ou moins abondantes et va-
riées; ces usages ont peut-être poi^r but et pour résultat utile d'éviter l'excitation aux
excès de table en donnant la première place aux plus sapides et plus agréables alimens.
Il résulte en outre de ces habitudes générales que la fabrication de sucreries nombreuses
et variées constitue une des plus importantes industries de l'empire, et que de très
grandes fortunes ont été acquises par les confiseurs, qui ont des comptoirs dans un
grand nombre de cités à la fois. Le bas prix du sucre et la grande abondance des fruits
Taries en Chine ont énormément développé la fabrication et la consommation des su-
creries de toute nature, et donné lieu à des exportations considérables de préparations
alimentaires. La production des fruits confits et autres friandises en Chine dépasse an-
nuellement 300 millions de kilog. La consommation du sucre en Cochinchine est plus
considérable encore, par suite du plus bas prix de ce produit, qui coûte seulement
1 sou 1/2 la livre, et de l'habitude générale de l'associer au riz dans l'alimentation or-
dinaire de la population.
220 REVUE DES DEUX MONDES."
priété de cette préparation est de faire prendre en gelée consistante
cinq cents fois son poids d'eau (dix fois plus que la colle de poisson).
Un tel régime alimentaire suppose des condimens variés qui fas-
sent disparaître la saveur assez fade des principaux mets. L'alimen-
tation chinoise sous ce rapport ne laisse rien à désirer. Le gingem-
bre, le poivre, le curcuma, la noix d'Arec, quelques autres épices, y
tiennent une grande place. Gomme préparation essentiellement pro-
pre au pays, il faut citer surtout un liquide doué d'une saveur forte,
mais assez agréable, nommé soya. Cette sauce nationale est préparée
dans chaque famille d'après des recettes diverses, mais qui admet-
tent toutes l'emploi d'une variété de haricots noirs, réduits par la
coction en une bouillie épaisse, soumise à une fermentation qui dé-
veloppe certains produits cryptogamiques analogues à ceux qjii'on
oberve dans les fromages conservés à Rochefort. La bouillie ainsi
obtenue forme une pâte qui, dégagée de ses moisissures et délayée
dans l'eau chaude, laisse surnager un liquide très savoureux, con-
servé en bouteilles par les Chinois, et connu dans le Céleste-Empire
sous le nom de soya.
Revenons au plus sain des condimens, c'est-à-dire au thé, dont
l'usage devient nécessaire quand, adoptant la coutume chinoise, on
associe au riz d'assez fortes proportions de substances animales di-
versement préparées (1) , quand surtout il faut suivre ce régime si
compliqué au milieu des influences malfaisantes d'un pays maréca-
geux. Les eaux ne deviennent en effet potables dans certaines par-
ties de la Chine que clarifiées à l'aide de l'alun (1/2 millième), ou
corrigées par l'ébuUition et l'infusion de thé, qui les purifient et les
dégagent de diverses matières organiques en fermentation. D'ail-
leurs les Chinois ne consomment que rarement des boissons froides,
et dan.3 ce cas les liquides préférés sont un vin de riz et un faible
alcool de céréales. Espérons qu'il sera facile à tous les Européens
conduits en Chine de s'habituer à un régime que semble réclamer
impérieusement la température du pays. L'usage du thé s'impose
dans les contrées humides à ceux même qui ne pouvaient le sup-
•
(1) On peut supposer que certains alimens de cette catégorie exciteront une certaine
répugnance chez les personnes non habituées à en faire usage. On évitera peut-être
cette répulsion, si l'on pousse jusqu'au bout les pratiques habituelles des Chinois, en fai-
sant comme eux hacher très menu toutes les viandes; de telle sorte, toutes différences
de formes entre lièvres, chevreuils, perdreaux, faisans, chiens, chats et rats disparais-
sent entièrement. Nous devons ajouter que les consommateurs indigènes, comme les
étrangers, ont toute facilité dans le choix des formes de ces préparations culinaires, car
le» rôtiHRCurs chinois sont très habiles; ils savent présenter aux acheteurs sous d'appé-
tistmiteB apparences les animaux rôtis entiers, môme très volumineux, tels par exemple
que les cochons, qu'il» suspendent à cet effet dans des fours en tôle au-dessus d'ua
brasier ardent.
r
DE l'alimentation PUBLIQUE. 221
porter, comme le prouve l'exemple de certains Français établis en
Angleterre (1).
Il y a un fait d'ailleurs qu'ont dû mettre en évidence nos études
sur les principales boissons alimentaires : c'est l'influence exercée
par le climat, les mœurs, les habitudes de travail, sur le dévelop-
pement de la consommation dans les divers pays. On combat les
chaleurs sèches de l'Afrique par le café, les chaleurs humides du
Nouveau-Monde par le chocolat, les émanations marécageuses sur
les divers points du globe par le thé. De là des difl"érences infinies
dans l'accueil fait à ces boissons en dehors des contrées d'où elles
sont originaires. Le café, qui soutient l'Arabe, forcément sobre
durant ses courses au désert, fournit de même un puissant auxi-
liaire au voyageur exposé à de longues fatigues, au laborieux mi-
neur, contraint, dans les Andes comme en Belgique, de compléter
des rations alimentaires à peine suffisantes. Le chocolat est recher-
ché dans tous les pays où règne une température énervante qui
fait adopter un breuvage nutritif de préférence à une alimentation
solide. Le thé, à son tour, avec la chaleur vivifiante et les douces
sensations qu'il répand dans toute l'économie, procure une excita-
tion générale, qui vient en aide aux forces digestives, augmente l'é-
nergie de l'organisme, et oppose une salutaire résistance à l'action
débilitante des influences paludéennes. Pour nous en tenir à cette
dernière boisson, à l'usage qu'on en fait et qu'on en devrait faire
en France, un premier point est également à noter : c'est que, notre
climat étant plus sec que celui de la Grande-Bretagne , les popula-
tions françaises sont soumises à d'autres conditions hygiéniques. Le
thé n'entre pas dans le régime habituel de l'alimentation; on le ré-
serve pour quelques soirées intimes, pour quelques réunions mon-
daines, etc. Ce n'est guère que contraints par la maladie et avertis
par leurs médecins que les gens de la campagne font usage de cette
infusion. Que de pays cependant où le thé pourrait exercer une
(1) Pour se défendre en Chine des influences malsaines du climat, bien plus redou-
tables que les armées, il faut introduire dans l'alimentation l'usage continuel de l'eau
clarifiée, des infusions de thé et des rations suffisamment nutritives, c'est-à-dire conte-
nant des doses bien équilibrées d'àlimens féculens ou farineux et de produits azotés ou
tirés des animaux. L'usage des viandes conservées devient ainsi indispensable aux Eu-
ropéens qui auraient de la répugnance pour la viande du pays, et, chose singulière,
cette branche de l'alimentation européenne est favorisée par la nation qui possède le
plus aujourd'hui les sympathies de la Chine. Depuis le siège de Sébastopol, un Français
a établi en Crimée, principalement avec le concours des capitalistes russes, une indus-
trie nouvelle qui utilise des débris animaux naguère perdus, et dont les premiers pro-
duits, expédiés en France sous forme de conserves alimentaires, viennent d'être achetés
par le gouvernement français, afin d'être ajoutés aux munitions embarquées pour l'ex-
pédition de Chine.
22*2 REVUE DES DEUX MONDES.
action bienfaisante ! Bornons-nous à signaler certains districts fié-
vreux de la Sologne et de la Dombes. L'usage du thé n'y amélio-
rerait-il pas, comme en Chine, comme dans la Grande-Bretagne,
les fâcheuses conditions de la vie humaine? On doit souhaiter que
des relations plus largement ouvertes avec l'empire de la Chine et
l'abaissement des droits mettent un jour ce produit de première
nécessité à la disposition des familles souffrantes de tant de loca-
lités dont l'atmosphère contient des germes de maladie et de mort.
Enfin, si l'on veut embrasser dans un rapide coup d'œil l'ensemble
des faits que nous" venons d'exposer, il sera facile d'en tirer aussi
quelques conséquences positives. Mieux qu'aucune autre contrée du
globe, la Chine réunit les conditions favorables à la culture du fhé.
Malheureusement, dans le commerce international avec le Céleste-
Empire, une partie notable des thés préparés en vue des exporta-
tions cachent sous de belles apparences des substances étrangères
insalubres. Puisque la culture et la production du thé nous sont re-
fusées, puisqu'au moyen d'une expédition dispendieuse on veut
s'assurer des relations meilleures avec le Céleste -Empire, il faut
non-seulement se garder d'imiter la Chine dans la préparation frau-
duleuse de la feuille aromatique, il faut encore déjouer de coupa-
bles manœuvres; il faut aussi s'efforcer de populariser le bienfai-
sant breuvage dans les contrées marécageuses de la France et du
nord de l'Europe, où il doit intervenir comme un agent thérapeu-
tique indispensable. Si le café et le chocolat se recommandent
par leurs qualités alimentaires, appréciables surtout dans les pays
chauds, le thé n'a pas un rôle moi«s utile à remplir en Europe,
soit dans nos villes, où ses propriétés toniques peuvent exercer une
action si salutaire, soit dans les campagnes déshéritées de la na-
ture, où il opposerait un énergique antidote aux malignes influences
du climat.
PaYEN, de rinstitut.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
I
31 décembre 1859.
Le mot seul de congrès avait eu une vertu magique d'apaisement. On allait
donc le tenir enfin, ce merveilleux spécifique de paix ! On se rassurait par
système. On ne voulait plus rien prévoir ni rien entendre. Les questions
italiennes! on les o-ubliait, on les ajournait jusqu'au moment où les médecins
consultans de l'Europe se réuniraient au palais du quai d'Orsay. Le congrès
reculait-il du 5 janvier au 19, tant mieux; c'étaient quinze jours de gagnés
pour ce suave et trop court far niente politique. Il est si doux de faire durer
les rêves où l'on se donne la joie d'espérer tout ce que l'on souhaite; la
seule chose préférable est de ne penser à rien. Eh bien I ce n'est pas nous
qui aurons le cœur de blâmer ceux qui, sachant estimer cette trêve, l'ont
voulu déguster sans distraction ; elle a duré moins longtemps encore qu'ils
ne semblaient pouvoir se le promettre. Nous ne savons si, au temps où nous
vivons, la France possède des astrologues : nous les prions naïvement de
nous dire si la fin de décembre et le commencement de janvier sont dé-
sormais destinés à être une époque climatérique pour notre politique. Force
• superstitieux l'affirmaient d'avance aux approches de cette fin d'année , et
vont le croire de plus belle, grâce à l'efi'et produit par une simple brochure :
Le Pape et le Congrès.
Cette brochure a fait tout le mal; mais avant d'aborder le monstre, encore
faut-il le reconnaître. Ici notre embarras est extrême, et nous n'avons d'au-
tre façon de nous en tirer que de le confesser franchement. La brochure est
anonyme; elle n'avoue pas son origine. D'où vient-elle? — Notre première
tâche est de déchiffrer cette énigme. Si elle est l'émanation spontanée d'un
écrivain isolé, elle ne doit être jugée que sur son simple mérite; c'est une
affaire de mince importance. Si elle est l'expression de la politique du gou-
vernement français, elle change de caractère : les opinions d'un gouverne-
ment sont des engagemens qui lient la nation, elles sont des actes gros
d'événemens. Dans la première hypothèse, la brochure n'eût fait ni une
22à REVUE DES DEUX MOiSDES.
vive ni une longue sensation. Les conclusions qu'elle donne ne sont point une
nouveauté. De nombreux écrivains libéraux se sont efforcés déjà de démon-
trer les incompatibilités du pouvoir spirituel de la papauté avec les con-
ditions d'un bon gouvernement dans les états soumis au pouvoir temporel du
saint-siége; les modérés, ceux qui se contentent de marcher avec les faits,
ont demandé que la séparation de la Romagne, déjà accomplie, fût sanction-
née par l'Europe; les plus modérés même se fussent tenus pour satisfaits
d'un gouvernement laïque établi dans les Romagnes sous forme de vice-
royauté ou de vicariat, et réuni au saint-siége par une simple vassalité. Si la
brochure eût été l'œuvre d'un écrivain ordinaire, elle n'eût apporté qu'une
adhésion particulière de plus aux opinions que nous venons d'indiquer : elle
n'eût point excité une grande attention ; tout au plus dans le camp libéral
eût-on raillé l'écrivain de la- singulière contradiction sur laquelle sa thèse
est bâtie, puisqu'il veut prouver à la fois, et que le pape doit nécessairement
être souverain temporel, et que le pape ne peut pas être un bon souverain;
on eût ri surtout de ce type de Romain, de ce moine contemplateur et ar-
tiste, fureteur d'antiquités et amateur de processions, cicérone de musées
et diseur de patenôtres, de ce civis romanus retranché du domaine de l'acti-
vité humaine : étrange fantaisie, où l'auteur résume les félicités qu'il destine
avec une si naïve inconséquence aux habitans de Rome. Peut-être eût- on
douté de la sincérité du catholicisme qu'il affecte tout en se cachant sous
la cagoule de l'anonyme. On eût fait honneur à l'écrivain en s'occupant
ainsi de son œuvre, et l'on eût pris congé de lui sans déplaisir. La chose est
bien différente si l'on doit lire dans la brochure la pensée d'un gouverne-
ment. L'opinion du publiciste iéolé était peu de chose en elle-même ; elle ne
valait que par la force et l'élévation du talent employé à l'exposer et à la
défendre. C'est tout le contraire pour un écrit gouvernemental : les lacunes
ou les chocs du raisonnement, la bizarrerie des conceptions, n'enlèveraient
point à un tel écrit son immense portée ; les conclusions pratiques restent
en effet malgré tout, et sont alors l'essentiel. Si, par exemple, la brochure
qui nous occupe avait l'origine qu'on lui prête, elle nous informerait des
directions nouvelles de la politique française ; elle nous annoncerait que la
France e,st disposée à prendre vis-à-vis du congrès le parti des faits accom-
plis en Italie, le parti de la Romagne contre une restauration papale, le
parti des duchés contre le rétablissement des archiducs ; elle nous appren-
drait que la France demanderait au congrès la révision des engagemens de
Villafranca. Une si grave signification n'eff"ace-t-elle pas l'effet d'une argu-
mentation mal enchaînée ou de quelques conceptions maladroites?
Nous revenons donc à la question. : la brochure le Pape et le Congrès est-
elle une production individuelle, ou exprime-t-elle la pensée du gouverne-
ment? L'on trouvera peut-être que c'est pousser trop loin la naïveté ou la
subtilité que de poser une question semblable, et que c'est avoir l'esprit
mal fait que ne pas accepter bonnement et simplement ce singulier écrit
avec le sens que le public y attache partout en France et à l'étranger. A un
tel reproche, notre réponse est facile. L'embarras que nous manifestons,
nous réprouvons sincèrement, et si cet étonnement des brochures anonymes
pouvait devenir un procédé gouvernemental, nous croirions rendre un véri-
REVUE. — CHRONIQUE. 225
table service au public et au pouvoir en exposant aujourd'hui les causes sé-
rieuses de notre embarras, car c'est le meilleur moyen de signaler le vice et
le péril d'un tel système. A nos yeux, il est d'un intérêt public éminent que
la véritable pensée du pouvoir sur les grandes questions politiques engagées
soit clairement exprimée. L'intérêt des affaires, nous le savons, ne permet
point aux gouvernemens de faire connaître leurs vues à toute heure; mais
lorsqu'un gouvernement juge utile d'éprouver ses desseins sur l'opinion pu-
blique, il ne faut pas qu'il y ait d'incertitude et d'ambiguïté dans sa pensée,
pas de méprise possible sur la forme où il juge à propos de la produire. Nous
ne craindrons pas de le dire : il y a là pour un gouvernement plus qu'une
mesure de prudence, il y a un devoir d'honneur. Pour prendre un exemple
dans la question actuelle, dans la question romaine et italienne, que d'in-
térêts élevés, respectables, pressans, sont attachés à l'interprétation de la
politique française, que l'on doive chercher oui ou non cette interprétation
dans une brochure ! Il y a l'intérêt des grands états européens convoqués
pour préparer de concert avec nous l'arrangement des affaires d'Italie; il y
a l'intérêt du monde catholique en général, du clergé et des catholiques
français en particulier, dont nous ne partageons pas les préjugés à l'endroit
de Rome, mais dont nous ne pouvons méconnaître que la voix a droit de se
faire entendre dans le règlement d'une question qui prend à leurs yeux la
gravité d'une question de liberté de conscience ; il y a l'intérêt des popula-
tions italiennes, qu'une impulsion mal comprise de la France pourrait pous-
ser intempestivement à une imprudente exaltation d'espérances ou précipi-
ter dans le désespoir; il y a enfin, quoique infimes, les intérêts du capital et
du travail, les intérêts des affaires, si sensibles aux accidens de la politique.
Nous ne nous tromperons pas en disant que ces intérêts divers ressentent
le même embarras que nous éprouvons nous-mêmes à propos de la bro-
chure. ÏÏs sont les uns et les autres réduits à une situation peu digne et peu
sûre : peu digne, car il est triste d'être obligé, pour régler sa conduite, de se
perdre en commentaires sur une expression problématique de la pensée du
gouvernement; peu sûre, car que faut-il pour changer en déception abso-
lue les plus plausibles inductions qui se puissent tirer d'un écrit anonyme?
Un désaveu, une note explicative du Moniteur, rien de plus.
La difficulté de se prononcer est grande pour des esprits sérieux et des
hommes de bonne foi : qu'on en juge. Si nous prenons pour guides les actes
officiels auxquels ont donné lieu les affaires d'Italie, il ne nous est pas per-
mis de voir dans la brochure la pensée du gouvernement français. D'abord
le Moniteur nous a maintes fois avertis qu'il était le seul organe du gou-
vernement, et qu'aucune publication n'avait qualité pour partager avec lui
cette fonction. Le gouvernement s'est d'ailleurs à plusieurs reprises expli-
qué sur les affaires d'Italie en des termes qui ne sauraient se concilier avec
les vues présentées dans la brochure. En commençant la guerre, l'empereur
n'a-t-il pas dit : « Nous n'allons pas en Italie fomenter le désordre ni ébran-
ler le pouvoir du saint-père, que nous avons replacé sur son trône ! » Dans
sa circulaire aux évêques, le ministre des cultes vers la même époque ne
repoussait-il pas la pensée que Vintégrité du pouvoir du saint-siége pût être
compromise par la guerre "d'Italie? Peu de temps après, à Rennes, à propos
TOME XXV. 15
226 REVUE DES DEUX MONDES.
de l'inauguration de l'archevêché, le nonce du pape ne rappelait-il pas « les
déclarations solennelles faites par l'empereur et l'illustre ministre ici pré-
sent, » et le ministre des cultes ainsi désigné ne répondait-il pas au nonce :
« Le cri de guerre retentit en Italie, et il n'a rien, grâce au ciel, qui puisse
eflfrayerle père des fidèles? C'est l'empereur en effet qui tient l'épée de la
France, et dans le feu des combats, au milieu des bataillons ennemis rompus
et dispersés, il n'oubliera jamais la modération des pensées, la puissance du
droit et le respect des choses saintes. » La paix de Villafranca ne faisait pas
allusion aux états du saint-père; mais elle annonçait la restauration des ar-
chiducs dans l'Italie centrale, des archiducs, qui cependant avaient pris parti
pour l'Autriche, ce qui semblait impliquer la conservation pure et simple
des droits du saint-père sur l'intégrité de son domaine temporel, puisque le
saint-père était demeuré neutre pendant la guerre et que sa neutralité avait
été reconnue par nous. On ne peut avoir oublié la fameuse note publiée par
le Moniteur le 9 septembre, où l'exécution complète du traité de Villa-
franca était si chaudement recommandée aux populations de l'Italie cen-
trale, où des mots si sévères, les mo*ts de passion et d'intrigue, étaient
employés pour qualifier les actes des gouvernemens provisoires, où les
meneurs du mouvement italien étaient accusés de plus se préoccuper de
petits succès partiels que de l'avenir de la patrie commune. Enfin la lettre
de l'empereur au roi de Sardaigne, qui semblait donner la mesure extrême
des concessions que le gouvernement français était disposé à faire aux vœux
de l'Italie centrale, est encore dans toutes les mémoires. L'on remarqua la
confiance extrême avec laquelle elle fut accueillie par les organes du parti
catholique. Après cette série de témoignages, avec cet ensemble d'évidences,
pour nous servir de l'énergique expression anglaise, aurait-on juridiquement
le droit d'attribuer au gouvernement français l'inspiration d'un écrit dont
la conclusion pratique est ainsi formulée : « Nous voudrions que le congrès
reconnût comme un principe esseiitiel de l'ordre européen la nécessité du
pouvoir temporel du pape? Pour nous, c'est là le point capital. Le principe
nous paraît ici avoir plus de valeur que la possession territoriale plus ou
moins grande qui en sera la conséquence naturelle. Quant à cette possession
elle-même, la ville de Rome en résume surtout l'importance; le reste n'est
que secondaire. » Nous ne le pensons pas. Pourtant voyez avec quel art,
quelles précautions, quelles habiletés de mise en scène la brochure a été
présentée au public! Le journal officiel n'a point parlé, il est vrai; mais les
journaux officieux, ceux que l'on a toutes raisons de croire bien informés,
ont employé tous les moyens pour nous y faire reconnaître une révélation
d'en haut. Avec quell(^ respectueuse admiration, avec quelle dévotion, pour
mieux dire, n'ont-ils point parlé de ces pages sacrées? Ne sont-ils pas allés
jusqu'à traiter d'opposition politique et de rébellion d'esprit de parti le
moindre geste de dissidence ou d'incrédulité? N'ont-ils pas voulu, avec le
zèle de la conviction la plus persuasive, nous forcer d'adorer sous les es-
pèces et apparences de la brochure le mystère de la présence réelle? Ne
faudrait-il voir là que les artifices d'une spéculation gigantesque sur la cu-
riosité et la crédulité publiques, la réclame la plus vaste, la mieux ourdie,
'la mieux soutenue qui ait encore amorcé l'opinion? Gomment ne pas com-
REVUE. — CHRONIQUE. 227
prendre et ne pas plaindre la perplexité dans laquelle nous sommes placés?
Nous courons le danger, — et ici Ton nous passera Toutrecuidance de par-
ler au nom de la diplomatie européenne, au nom des intérêts financiers et
industriels, au nom des populations italiennes, au nom. Dieu nous pardonne!
du pape lui-même, — nous courons le danger, ou de méconnaître et de
travestir la vraie politique du gouvernement, ou d'être dupes d'une mysti-
fication colossale. Le danger est grave, qu'on veuille bien le remarquer, car
l'ambiguïté et l'incertitude ne profitent qu'à ceux qui se croient favorisés
par la brochure ; ceux-là sont intéressés à croire, et s'exaltent dans la foi
que l'écrit anonyme encourage. Cette même ambiguïté désarme au contraire
ceux dont la brochure attaque les intérêts et les opinions; ceux-là sont offi-
ciellement obligés de ne pas croire à l'autorité de ce manifeste.' Au fond, cfe
procédé devrait être écarté, repoussé par tout le monde, car il peut être re-
tourné contre ceux qu'il sert passagèrement en apparence. Il compromet la
dignité des gouvernemens, il blesse la sincérité des opinions, il ébranle la
sûreté des relations. Nous répudions, quant à nous, pour les causes que nous
aimons, l'avantage de tels moyens. Nous ne voudrions pas l'emporter sur nos
adversaires par surprise. Nous croyons devoir la franchise à nos ennemis.
Aussi, malgré les profonds dissentimens qui nous séparent de M. l'évêque
d'Orléans, nous ne pouvons nous empêcher d'applaudir à ce cri de con-
science virile par lequel il demande à l'auteur de la brochure de rompre
l'anonyme. « Il faut un visage ici; il faut des yeux dont on puisse connaître
le regard, un homme enfin qui réponde de ses paroles. »
La brochure simplifiera- t-elle les difficultés de l'Italie? Malgré les objec-
tions que nous opposons à la forme de cet écrit, nous le souhaiterions sin-
cèrement; mais nous n'osons l'espérer. La brochure suppose en effet que
la question de la Romagne pourra être résolue par l'autorité du congrès, et
d'un autre côté elle passe sous silence la solution pratique et finale récla-
mée par l'Italie centrale, l'annexion au Piémont. Examinons à ces deux
points de vue les perspectives des questions italiennes.
L'on dit déjà, et c'est un des premiers effets de la publication anonyme,
que la convocation du congrès est encore retardée. Cela ne nous étonne
point. Il serait naturel que l'éclat de cette brochure eût porté quelques
gouvernemens à considérer une négociation préparatoire comme un préli-
minaire obligé de la réunion du congrès. Il importe beaucoup à des puis-
sances qui se réunissent en congrès d'être assurées d'avance de leur ac-
cord : autrement les délibérations mêmes du congrès pourraient donner
lieu à des scissions et à des luttes d'influences, à des traités particuliers, à
la formation d'alliances séparées, et se terminer par des conflits. Cet intérêt
est plus évident encore dans les circonstances où le prochain congrès est
appelé à se réunir. Ces circonstances sont loin de ressembler à celles où se
trouvait en 1815 le congrès de Vienne, dont la brochure invoque les précé-
dens avec trop peu de discernement. Le congrès de Vienne était la liquida-
tion d'une guerre de vingt ans, dans laquelle toutes les parties de l'Europe,
de Moscou à Cadix avaient été successivement ou simultanément engagées.
Tous les états continentaux avaient été remaniés ou transformés pendant
cette période, et la ruine de Napoléon laissait une masse énorme de terri-
228 REVUE DES DEUX MONDES.
toires dont il fallait opérer la distribution. En outre, le congrès de Vienne
n'avait à se mouvoir que dans les données de l'ancien droit européen, du
droit légitimiste, et ne devait pas rencontrer dans son œuvre les prétentions
d'un droit rival, du droit populaire. Enfin le congrès de Vienne n'avait pas
sa liberté d'action enchaînée : aucune des puissances qui le formaient n'a-
vait abdiqué pour ses résolutions la sanction de la force. ♦
Quel contraste avec le champ d'action et les facultés du prochain congrès
de Paris ! Celui-ci n'a pas de territoires à distribuer ; la guerre d'Italie n'a
donné lieu qu'à une conquête, celle de la Lombardie. L'emploi de cette con-
quête est déjà déterminé par le traité de Zurich. Dans le règlement de la si-
tuation du reste de l'Italie, une question de principe domine avant tout les
arrangemens territoriaux qu'il y aurait à prendre. Cette question de principe
est un conflit entre le principe légitimiste et le droit populaire. Il s'agit de
savoir d'abord qui l'emportera, du droit des souverains invoquant les traités
et les titres d'hérédité, ou du droit des populations manifestant leur souve-
raineté par leurs vœux. Personne n'admettra que cette question puisse être
éludée au sein du congrès ; il faudrait pour cela que les princes dépossédés
commençassent par faire au congrès l'abandon de leurs droits, s'en remet-
tant à lui pour les compensations qu'il saurait" leur procurer dans les arran-
gemens ultérieurs. Or cette abdication générale est parfaitement invraisem-
blable. Si cette question de principe se pose, et elle sera infailliblement
posée, nous voulons bien que la France et l'Angleterre se prononcent nette-
ment et sans réserve pour le droit populaire; mais il serait absolument chi-
mérique d'espérer qu'elles seraient suivies par les autres puissances. Les
autres puissances n'arracheront pas gratuitement de leurs couronnes le
rayon divin de la légitimité. N'attendez ni de la Russie, ni de la Prusse, ni
de l'Espagne un tel sacrifice et la consécration d'un tel précédent. Les puis-
sances qui s'appuient à la légitimité ne se croiront pas compétentes pour
abroger les titres des souverains dépossédés. En tout cas, ceux-ci ne leur re-
connaîtraient pas l'autorité de le faire. Si le droit légitimiste dépasse l'au-
torité d'un congrès, à plus forte raison le droit populaire décline-t-il un tel
tribunal lorsqu'il lui est contraire. L'autorité du congrès est donc contestable
en pareille matière et sera contestée des deux côtés. Enfin ce qui met le com-
ble aux difficultés du prochain congrès de Paris , c'est que , — la chose est
acquise par des déclarations répétées à satiété, — il renonce au pouvoir exé-
cutif; il n'emploiera pas la force à l'appui de ses décisions. De deux choses
l'une donc : ou le congrès se divisera sur les questions de principes et abou-
tira à une confusion, ou bien, si les cabinets sont devenus miraculeusement
sceptiques en matière de légitimité , le congrès empruntera à l'économie
politique le principe du laisser faire et permettra aux Italiens de s'arranger
comme ils voudront et comme ils pourront. Nous voulons bien céder au toiv
rent de l'opinion, attendre et demander comme tout le monde la réunion
d'un congrès ; mais nous avouerons que nous ne partageons pas l'engoue-
ment enfantin qu'inspire aujourd'hui cet expédient politique. Pour arriver
en effet au résultat que nous entrevoyons, l'on conviendra que ce n'est pas
la peine pour les puissances de se réunir en congrès.
Suivons une autre hypothèse. Supposons qu'on s'entende sur la question
#
REVUE. — CHRONIQUE.
2-29
de principe, supposons que dans le cas où la brochure n'aurait pas réussi
à convertir la cour de Rome, les cabinets consentent à passer outre et à mu-
tiler par un acte européen la souveraineté temporelle du chef de l'église;
supposons que TAutriche nous délie bénévolement des promesses de res-
tauration de Villafranca : le congrès aura alors des territoires à sa dispo-
sition, les Romagnes, Parme, Modène, la Toscane. On se trouvera encore
en face d'une question de principe. Les populations de l'Italie centrale ont
exprimé et répété un vœu : elles veulent être annexées au Piémont et for-
mer avec le Piémont un état qui, par ses seules forces, mette à l'abri l'in-
dépendance de la péninsule. Ce vœu de l'Italie centrale n'est point capri-
cieux ou chimérique; il est inspiré par un sentiment très net et très fort
des vraies conditions de l'indépendance de l'Italie. Les esprits élevés et cou-
rageux qui en ont été les promoteurs regardent l'annexion comme la con-
séquence nécessaire de la paix de Villafranca, puisque cette paix a laissé à
l'Autriche et les forteresses du quadrilatère et un pied sur la rive droite du
Pô. Pour résister au besoin à cette position menaçante de l'Autriche, en la
transformation morale de laquelle on leur permettra de n'avoir pas une foi
soudaine, ils veulent constituer un royaume puissant de l'Italie supérieure.
Ils se sont attachés à cette combinaison avec une jalouse et énergique con-
viction qu'ils ont communiquée aux populations gouvernées par eux. Le
plus remarquable des chefs de l'Italie centrale, M. Ricasoli, vient d'en don-
ner une preuve éclatante. Sa devise est l'annexion ou la mort. Le péril
qu'il redoute n'est point le retour des archiducs : c'est la formation d'un
royaume distinct dans l'Italie centrale. C'est de peur de prêter indirecte-
ment les mains à la préparation éventuelle d'un état de cette sorte, que,
dans l'incident Boncompagni, on l*a vu résister avec une opiniâtreté victo-
rieuse à l'absorption de la Toscane dans une régence commune aux quatre
états du centre : il a voulu que le sort de la Toscane demeurât exclusi-
vement lié à celui du Piémont, et ne se confondît pas dans une combi-
naison qui aurait présenté le cadre tout fait d'un nouveau royaume. Les
vues du baron Ricasoli sont partagées en cela par tout ce qu'il y a de
vivace et d'énergiquQ en Italie, par le parti national, devenu essentielle-
ment unitaire. La brochure ne fait aucune allusion à la politique d'initiative
des Italiens. La Romagne une fois officiellement détachée des états ponti-
ficaux, elle ne dit point ce qu'il en faudrait faire, elle n'ouvre pas la bouche
sur la combinaison territoriale à laquelle le congrès devrait l'agréger. Il y a
là pourtant un grand écueil pour la France et pour le congrès. Chercher à
créer un royaume de l'Italie centrale, c'est non-seulement susciter bien des
embarras entre les cabinets pour le choix d'un candidat à la nouvelle
royauté, c'est encore tourner contre soi le mouvement qui a prévalu en
Italie, contredire les vœux des populations, rouvrir peut-être la péninsule
aux menées révolutionnaires, en un mot s'attirer tous les inconvéniens
d'une lutte contre une tendance nationale après avoir assumé ceux d'une
rupture avec le droit légitimiste. Comment le congrès surmontera-t-il cette
difficulté, s'il a survécu aux autres? Nous sommes curieux de le voir.
Plus on avancera dans le développement des questions italiennes, et plus,
nous en sommes convaincus, il deviendra évident que la meilleure politique
230 REVUE DES DEUX MONDES.
est de laisser les Italiens résoudre entre eux les questions qui les concer-
nent. Il est possible que Ton arrive à cette conviction par Timpuissance
même des tentatives multipliées d'intervention que l'on aura essayées ; mais
combien il serait sage de nous épargner les frais de cette expérience et les
irritantes injustices qu'elle nous exposerait à commettre et en Italie et^
même dans le gouvernement intérieur de la France! Que l'on considère les
dangers qui résultent pour notre politique intérieure d'une politique d'in-
tervention constante dans les affaires d'Italie. Le nœud des questions ita-
liennes est à Rome, on le voit bien aujourd'hui. Que répondre aux catho-
liques et au clergé français, s'ils nous voient intervenir sans cesse dans la
péninsule? Il faut s'y attendre : ou ils voudront contraindre notre politique
à défendre l'autorité pontificale contre les plus légitimes réclamations de
l'Italie, ou ils rendront notre politique responsable de tous les échecs que
subira la papauté. Leur fermera-t-on la bouche? Ce serait injuste et impru-
dent, injuste, car il n'est pas permis de refuser aux grands intérêts du pays
et à leurs organes naturels les moyens d'exercer une influence légitime
sur la direction de la politique nationale; imprudent, parce que l'on s'expo-
serait à compliquer d'une question de liberté religieuse à l'intérieur une
question de politique étrangère. Qu'a-t-on gagné à- l'interdiction de la pu-
blication des mandemens? Nous avions refusé de croire à cette interdic-
tion. Le gouvernement a plusieurs fois protesté qu'il n'a et qu'il n'exerce
aucun pouvoir préventif sur les journaux, et en effet la législation ne lui en
confère aucun. Nous avions supposé que certains journaux cléricaux, qui
brillent plus par la violence que par le courage, et qui portent les épreuves
de leur cause avec assez peu de dignité pour s'amuser en ce moment à pour-
suivre de leurs bouffonneries vulgaires ceux qui les ont plus d'une fois dé-
fendus pour l'amour de la liberté, s'étaient rendus à un simple conseil, sa-
tisfaits comme ces avocats qui pensent avoir gagné leur procès lorsque le
juge les interrompt avec les mots sacramentels : « La cause est entendue. »
Il nous a bien fallu convenir de notre erreur lorsqu'on effet un journal offi-
cieux nous a prévenus avec une grande assurance que la publication des
mandemens est interdite. Chose curieuse, et phénomène commun en France
à cette heure ! ce journal amateur des interdictions est un des Abélards
qui chantent des épithalames enthousiastes, —Hymen! ô Hymenœe! — aux
fiançailles de l'Italie avec la liberté! Quel mal eût produit la publication
illimitée des mandemens? L'irritation du parti clérical contre la brochure
en eût-elle été plus violente? Nous ne le pensons pas.
Qu'auraient à dire au contraire les catholiques si l'on posait en principe
que la France laisse les Italiens maîtres de s'organiser comme ils l'entendent
en Italie, qu'elle a foi dans la vitalité et dans la sagesse de la cour de Rome,
et que le respect de l'autorité pontificale , autant que le respect de l'in-
dépendance d'un peuple, lui interdit d ' se mêler de leurs affaires? Cette
politique, sincèrement pratiquée, servirait plus efficacement que toutes les
Interventions les intérêts de la papauté en Italie. Une intervention est tou-
jours blessante pour ceux chez lesquels elle s'exerce : nécessairement igno-
rante et arbitraire, elle méconnaît les intérêts qu'elle veut protéger aussi
bien que ceux qu'elle vient combattre. Les antipathies de l'Italie moderne
REVUE. — CHRONIQUE. 231
et de la papauté sont nées de ces interventions aveugles et grossières. Ce
n'est pas plus en France qu'en Autriche et en Espagne que se peut trouver
la solution de la question romaine : c'est en Italie, car la question est essen-
tiellement italienne. Or il y a assez d'esprit, assez jle finesse et de sagacité
politique en Italie, aussi bien dans le parti libéral que dans la cour de Rome^
pour qu'on s'y puisse entendre sur les nécessités et les avantages mutuels
qui doivent lier l'Italie et Rome. Il ne faut pour cela qu'une chose : c'est
que des deux côtés l'on soit bien persuadé que l'on ne pourra plus recourir
à l'étranger, ou que l'on n'aura pas à subir une pression étrangère. — C'est
impossible, dira-t-on. Essayez. — Il y faudra trop de temps. Qu'importe le
temps, puisqu'il n'y a de naturel et de viable que ce qu'il enfante !
Ce qui vaudrait mieux à nos yeux pour la pacification de l'Italie que les
arrêts hypothétiques du congrès, c'est le parfait accord de la France et de
l'Angleterre. Protégé par la bienveillance des deux grandes nations occi-
dentales, le nouvel ordre de choses qui s'établirait dans l'Italie abandonnée
à elle-même pourrait se passer de la reconnaissance officielle des cabinets
puristes en fait de légitimité. Toutes les apparences indiquent de plus en
plus que l'on peut compter sur cet accord. En tout cas, l'Italie aura au con-
grès le représentant qu'elle y appelait avec une rare unanimité. M. de Ca-
vour nous arrivera muni d'instructions générales et de pleins pouvoirs. Il
sera chargé de démontrer au congrès que les votes de l'Italie centrale n'ont
pas été l'ouvrage d'un parti, d'une minorité, qu'ils ont été au contraire l'ex-
pression des vœux de la grande majorité des peuples; il défendra la légiti-
mité de ces votations; il séparera, comme il l'a fait déjà avec bonheur en
de nombreuses occasions, la cause italienne de la cause révolutionnaire ; il
défendra donc l'annexion, secondé par les démarches des députés de l'Italie
centrale. Parmi ces députés, celui que l'on désigne comme devant repré-
senter Parme, Modène et Bologne est M. Minghetti, un des esprits politiques
les plus remarquables de l'Italie. M. Minghetti est Bolonais ; il a été ministre
de Pie IX en 18/i8, et a eu depuis lors le rare mérite de vivre dans son pays
sans dévier de la ligne du libéralisme modéré. Lors du dernier voyage de
Pie IX à Bologne, le pape le fit appeler et eut avec lui un long entretien sur
les affaires du pays. Ce fut le seul membre de l'opposition que le saint-père
voulut voir : c'est assez dire quelle est la modération de ses opinions. Nous
ne savons encore si la Toscane enverra M. Peruzzi ou M. Matteucci. Au sur-
plus, la nomination de M. de Gavour a fortifié dans l'Italie centrale le mou-
vement annexioniste. L'on nous cite un curieux exemple de la puissance
qu'a dans toute la péninsule le nom seul de cet illustre homme d'état. Au
commencement de la guerre, la police de Naples, craignant des désordres,
s'avisa d'un curieux expédient. Elle fit fabriquer de fausses lettres, soi-di-
sant écrites par M. de Cavour, où il était recommandé aux patriotes napoli-
tains de demeurer calmes, et de ne pas compromettre le succès de la cause
italienne par des mouvemens intempestifs. L'on attribue à cette ingénieuse
exploitation du nom de M. de Cavour par la police le maintien de l'ordre à
Naples pendant l'époque si critique de la guerre. N'oublions pas les services
qu'un autre Italien illustre pourra rendre à son pays dans les circonstances
présentes. Nous voulons parler de M. Massimo d'Azeglio, dont le chaleureux
232 REVUE DES DEUX MONDES.
et loyal patriotisme éveille partout en Europe de nobleg sympathies. Ce vé-
téran de la cause italienne vient de publier une brochure : La politique et
le droit chrétien au point de vue de la question italienne. Cet honnête et im-
portant écrit devra être compté par le congrès comme un' des élémens les
plus sérieux de l'instruction que cette assemblée sera chargée de dresser.
Les évêques français pourraient trouver dans l'ouvrage de M. d'Azeglio d'in-
téressantes révélations sur les dangers que fait courir au sentiment reli-
gieux en Italie l'état actuel de la domination temporelle, et la preuve qu'au
lieu de protester contre d'urgentes réformes, la hiérarchie catholique ferait
bien mieux d'exhorter le pape à une transaction réclamée par les intérêts les
plus élevés de la religion.
Si les amis de la liberté avaient besoin de recevoir des leçons de patience,
ils en trouveraient d'éloquentes dans les tristes scènes dont les États-Unis
ont été récemment le théâtre. Un vieux fermier puritain, le malheureux
Brown, voué à-la cause de l'abolition de l'esclavage avec cette ténacité et
cette énergie religieuse que les émigrans du xvii* siècle ont transmises à leurs
descendans, exaspéré d'ailleurs par les violences sanguinaires et spoliatrices
exercées dans le Kansas, où il était établi, avait rêvé de porter un coup à
l'esclavage en délivrant les noirs de la Virginie, en assurant leur évasion,
et en les conduisant sur le territoire canadien. Ce malheureux violait sans
doute, par une telle entreprise, les lois positives de son pays; ce qui était
pire encore, il exposait les états du sud aux horreurs d'une guerre servile. Il
avait échoué; il était tombé blessé avec ses fils aux mains des autorités vir-
giniennes. Jugé, il avait reconnu lui-même avec une mâle droiture que la
loi ordonnait son supplice; mais de nombreuses circonstances, la sainteté
de ses intentions, la simplicité de son espri't, sa ferveur religieuse, sa fran-
chise, son courage, les maux qu'il avait soufferts, ses enfans sacrifiés, le re-
commandaient à la clémence publique. Tous les nobles cœurs des États-Unis
s'étaient émus en sa faveur. Les meetings et les congrégations religieuses
demandaient sa grâce. Des milliers de voix proclamaient que sa mort serait
une honte pour l'Amérique; d'autres glorifiaient et sanctifiaient d'avance son
supplice. «Voyez le nouveau saint! s'écriait à Tremont-Temple le grand écri-
vain américain Emerson; nul n'a été plus pur et plus brave parmi ceux que
l'amour des hommes a jamais conduits à la lutte et à la mort! Un nouveau
saint qui attend, encore son martyre, et qui, s'il le soufl're, rendra le gibet
aussi glorieux que la croix ! » Rien n'y a fait : les Virginiens ont été impi-
toyables, et ont effrayé et indigné le monde par leur implacable inhumanité.
Brown a été pendu. Les partisans de l'esclavage ont cru qu'il leur fallait
cette victime ; ils n'ont pas compris qu'ils donnaient au contraire un martyr
à la cause de l'affranchissement. Déjà en effet l'horreur et la fatalité de ce
supplice rejaillissent sur le parti de l'esclavage. De nombreux démocrates
se détachent de cette cause , qu'ils soutenaient par la plus inique des tac-
tiques politiques, et il semble que le congrès américain, en attendant des
luttes favorables à l'affranchissement, tiendra du moins à honneur déplacer
à sa tête un président qu'aucune complicité n'unisse avec le parti qui a sur
lui le sang de Brown.
Peutron prendre garde, au milieu de l'émotion nouvelle que les affaires
REVUE. — CHRONIQUE. 23â
d'Italie causent en Europe, aux résultats de la conférence de Wûrzbourg,
tels qu'ils ont été portés à la diète dans les propositions concertées des états
secondaires? Il sera assez tôt de s'occuper de ce travail de réforme partielle
tenté sur le pacte germanique lorsque la diète s'y sera sérieusement appli-
quée. Rien n'annonce malheureusement que l'Allemagne semble près de
sortir du marasme où elle est retombée après les excitations si vives de la
guerre. La Prusse, toujours condamnée aux velléités et aux hésitations, ne
fait rien pour mériter l'ascendant auquel elle aspire. L'Autriche, qui ne pou-
vait se rajeunir et recouvrer de nouvelles forces qu'en se retrempant dans
une politique libérale, fait de pénibles efforts, que paralyse la haine qu'elle
continue à nourrir contre la liberté religieuse et la liberté de la pensée. Il
n'y a en Autriche qu'un homme d'état de race, c'est le ministre des finances,
M. de Bruck, qui lutte avec un courage merveilleux contre la ruine des
finances autrichiennes; mais les ressources de ce courageux esprit ne s'é-
puiseront-elles pas à travers la politique étroite, bigote, intolérante, du ca-
binet auquel il appartient? Était-ce bien le moment pour la cour dé Vienne,
au lendemain d'un désastre, d'ajouter aux griefs politiques de la Hongrie le
frémissement d'une agitation religieuse par des mesures vexatoires dirigées
contre les protestans? Était-il opportun de bâillonner de nouveau la presse
et d'étouffer les controverses publiques dans un pays que la sénilité a con-
duit au bord d'un abîme? On dirait en vérité que le gouvernement autri-
chien veut donner raison à la prophétie découragée : Àustria morihunda,
que prononçaient naguère sur elle des voix qui ne demanderaient pas mieux
que de se tromper dans leurs tristes prévisions. Faisant allusion aux me-
sures restrictives auxquelles est de nouveau soumise la presse autrichienne,
un journal de Vienne disait naguère : « Les sujets qui appellent la discus-
sion, les questions qui sont sur les lèvres de tous les habitans de l'empire,
ne peuvent être abordés, dans les circonstances actuelles, sans le plus grand
danger par les journaux indépendans. Si l'année prochaine nous continuons
de garder le silence sur certains objets, que nos lecteurs le sachent, notre
silence ne doit être attribué ni à l'ignorance publique, ni à la négligence de
nos devoirs. » Voilà pour un journal un triste compliment de bonne année à
l'adresse du public. Les bons conseils ne manquent pourtant pas au gou-
vernement autrichien. Ses meilleurs amis les lui donnent avec force. Nous
croyons pouvoir citer parmi ceux-là l'un des plus influons publicistes de l'Al-
lemagne, le rédacteur en chef de la Gazette d'Augsbourg, M. Hermann Orges.
Ce vigoureux et libéral écrivain a été à coup sûr pour l'Autriche un partisan
utile cette année. Il n'hésite point cependant à blâmer l'inintelligence dont
le cabinet de Vienne fait preuve à l'égard des journaux. « Tout gouvernement,
écrit M. Orges, qui n'a rien à attendre de l'opinion publique et qui la redoute
au contraire doit naturellement, dans l'intérêt de sa conservation, oppri-
mer la presse; mais si des dangers viennent à le menacer au dehors et s'il
a besoin de l'appui de l'opinion, il ressent alors à fond les dommages causés
par le bâillonnement de la presse. Une presse libre peut seule en effet, à un
moment donné, procurer à un gouvernement des b'|as, des finances, et pro-
voquer l'enthousiasme qui inspire les grands sacrifices. Nous le disons avec
l'énergie la plus profonde et la plus convaincue, aucun pays plus que l'Au-
23A REVUE DES DEUX MONDES.
triche n'a besoin de la liberté de la pensée. » M. Orges signale avec une
vraie sagacité politique Tutilité d'une presse libre comme moyen d'influence
extérieure, et, dans un état composé de nationalités diverses et désunies,
comme moyen de ralliement et d'unité. L'Autriche a besoin de l'étranger,
puisque sans les capitaux du dehors elle ne peut mettre en valeur ses ri-
chesses naturelles, et elle est menacée dans l'unité de son empire par la
tendance des races à se disjoindre. Pour ce double motif, M. Orges l'exhorte
à se réconcilier avec l'esprit moderne. « C'est, dit-il, l'interprétation la plus
étroite de l'idée de nationalité qui sert de base aux ennemis de l'Autriche
dans leurs attaques contre elle. Au-dessus de l'idée de nationalité, il y a
pourtant l'idée de progrès. Presse libre, tribune libre, chaires libres, voilà
pour l'empire d'Autriche le commencement et la fin de toute réforme. »
L'écrivain de la Gazette d'Augshourg aurait pu signaler aux incorrigibles
absolutistes de Vienne le magnifique hommage que lord Palmerston vient
de rendre à la presse politique dans une réunion agricole à Romsey. Avec
le tact d'un homme qui connaît son siècle, le premier ministre d'Angle-
terre n'a pas craint de proclamer que la presse politique est un des plus
merveilleux, des plus féconds et des plus glorieux instrumens de progrès
de notre époque. Il s'adressait à un peuple qui comprend l'utile puissance
de ce levier intellectuel et moral , et qui sait estimer les avantages qu'il efl
retire. Il n'avait pas besoin de faire sentir à ses auditeurs l'aveuglement et
l'imbécillité des pays qui, mutilés volontaires, trouvent plus commode d'en-
chaîner cette force que de s'en servir. S'il eût parlé à ceux-là, il eût pu se
borner, pour leur édification, à une simple comparaison et à un simple con-
traste. Il n'aurait eu qu'à leur montrer, aux deux extrémités de la civilisa-
tion européenne, l'Angleterre et l'Autriche, l'une débordant de vie, grâce à
la liberté, l'autre débilitée, paralysée et vieillie par la compression, et leur
dire de choisir entre la destinée d'un empire et le sort de l'autre.
Il ne faudrait pas laisser croire que l'attention n'est due dans les affaires
du monde qu'^ ceux qui s'agitent, aux peuples dont la vie est toute pleine
de révolutions ou de guerres. C'est par les vues pratiques, même au mi-
lieu de discussions assez animées et de préoccupations au sujet de ses pos-
sessions transatlantiques, que la Hollande se distingue toujours. Les der-
nières crises de l'Europe ne pouvaient avoir qu'un retentissement indirect
en Hollande ; l'apaisement qui a suivi ne s'est fait sentir que par un petit
incident, la démission du ministre de la guerre, le général van Meurs, qui
a été remplacé par le baron de Casembroot. Le général van Meurs tenait,
à ce qu'il semble, à laisser encore sous les armes la milice appelée pendant
la guerre d'Italie, et ce désir était loin de répondre au vœu de l'opinion
générale , qui demandait le renvoi immédiat des miliciens dans leurs foyers
après le rétablissement de la paix. C'est le signe le plus évident des ten-
dances de l'esprit public. La nouvelle session qui s'est ouverte à La Haye, il
y a plus de deux mois déjà, est venue offrir un aliment à cet esprit. Pour
la Hollande , il y a toujours deux ordres de faits en instance, les questions
coloniales et les questions industrielles, les chemins de fer. Il y avait une
raison de plus récemment pour que les Hollandais se préoccupassent, non
sans une certaine anxiété, de leurs colonies des Indes orientales : un mas-
REVUE. — CHRONIQUE. 235
sacre a eu lieu au midi de Bornéo , dans le royaume de Banjermassin ; une
cinquantaine de personnes, hommes, femmes, enfans, ont été victimes d'une
recrudescence du fanatisme mahométan. Il y avait aussi des troubles tou-
jours renaissans à Sumatra, à Gélèbes. Une expédition avait été organisée
pour réprimer ces agitations; elle a été neutralisée par les maladies. Le
gouvernement s'est hâté d'envoyer des renforts, sans négliger de scruter les
causes de ce réveil du fanatisme mahométan aux Indes. On a cru voir une
des causes de cette recrudescence dans le nombre toujours croissant des
pèlerins qui font le voyage de La Mecque, et qui, à leur retour, mettent
tout en œuvre pour fanatiser les masses. C'est ce qui a donné l'idée d'une
ordonnance qui impose certaines conditions pour le voyage de La Mecque,
et fait peser une certaine responsabilité sur ceux qui font ce pèlerinage.
Ces faits, et des bruits évidemment exagérés sur l'état des esprits aux Indes,
ont causé une certaine émotion dans le pays et ravivé la lutte au sujet de
l'économie intérieure des possessions orientales et de la conduite des affaires
dans ces régions. C'est maintenant une levée de boucliers du parti conser-
vateur des Indes contre ce qu'il taxe d'application de principes par trop li-
béraux aux colonies. En même temps il s'acharne contre l'immixtion outrée
du parlement dans les affaires coloniales. Le ministre, M. Rochussen, tout
en observant une grande réserve, laisse percer son système, qui consiste à
se garder tout à la fois des vues rétrogrades et des réformes hasardées. Le
maintien de ce qui existe, c'est à quoi vise pour le moment sa politique;
plus tard, quand on saura le résultat de la nouvelle expédition partie, au
mois d'octobre, de Java contre Boni (Gélèbes), et quand on sera rassuré
complètement sur la situation des Indes, il sera opportun de revenir sur
bien des réformes, d'ouvrir de nouvelles discussions.
Quant aux affaires intérieures, la Hollande est tout entière aux questions
de chemins de fer, qui depuis le mois d'octobre ont rempli les discussions
des chambres. Le gouvernement a proposé un plan embrassant deux lignes,
celle du midi, de Rotterdam au Mœrdyk, et la ligne du nord-est, ayant pour
point de jonction la ville d'Arnhem. Ce projet a soulevé une vive opposition
de la part de la ville d'Amsterdam, de plusieurs parties de la Frise, de la
Gueldre, d'Utrecht, et de ce travail d'opposition est sorti un projet différent
de celui du gouvernement, proposant de faire d'Ltrecht le centre d'un ré-
seau. Tout le monde avait assurément de bonnes raisons. Les opposans se
plaignaient de voir la ville d'Amsterdam laissée de côté; les partisans du
gouvernement invoquaient surtout la nécessité de se mettre à l'œuvre et de
commencer, pour arriver promptement à rejoindre la ligne belge du Mœr-
dyk. A ces questions de tracés venaient se joindre les divergences sur la
construction par l'état ou par l'industrie privée. La loi, présentée par le gou-
vernement, discutée avec vivacité dans la seconde chambre, et votée à la
majorité de quelques voix seulement, vient maintenant de subir l'épreuve
d'un premier examen dans la première chambre ; on ignore encore le ré-
sultat de cette épreuve. Le pétitionnement d'ailleurs ne discontinue pas, et
la question est devenue plus compliquée, en ce que le ministère, pour don-
ner satisfaction aux vœux de la capitale , avait proposé en même temps le
plan du percement des dunes, travail hardi qui ouvrirait au port d'Amster-
236 REVUE DES DEUX MONDES.
dam une voie maritime et plus prompte et plus facile. Or ce plan a trouvé
une assez forte opposition au sein de la seconde chambre, en partie pour des
motifs financiers, en partie pour des motifs techniques. Quoi qu'il en soit,
cette opposition a été très mal reçue de la capitale, qui veut résolument
s'adresser au roi pour qu'il soit donné suite audit projet. Le ministère, ap-
puyé par une petite majorité seulement dans la seconde chambre lors du
vote des voies ferrées, incertain encore du vote de l'autre chambre, au mi-
lieu de l'expression bien vive des vœux des différentes parties du pays, se
trouve dans une situation difficile, malgré l'adoption du budget. La discus-
sion du budget s'est ressentie d'ailleurs du déplacement des partis sous l'in-
fluence des débats sur les chemins de fer; le point le plus saillant peut-être
a été l'adoption du chapitre de la guerre, bien que le nouveau ministère ait
refusé net la loi organique de l'armée, annoncée l'année dernière par son
prédécesseur sur les instances de la majorité. M. de Gasembroot a contesté
la constitutionnalité d'une pareille loi. Il ressort de tout ce qui précède que
la solution de la situation actuelle de la Hollande dépend en premier lieu
du vote de la première chambre concernant le projet des chemins de fer,
puis de la tournure des affaires aux Indes. On espère que, par des mesures
prises dans ces contrées, les nouvelles ne tarderont pas à devenir de plus
en plus satisfaisantes. » e. forcade.
ESSAIS ET NOTICES,
LE MARQUIS DE LAJATICO.
L'Italie vient de perdre un homme fait pour l'honorer et la servir dans
ses vicissitudes contemporaines, le marquis de Lajatico, qui était allé repré-
senter en Angleterre les intérêts nouveaux de la Toscane émancipée, et que
la mort a enlevé en quelques jours, avant qu'il n'eût achevé sa mission,
avant qu'il n'eût vu les destinées de sa patrie fixées suivant ses espérances.
Assurément tout passe vite aujourd'hui, les événemens se pressent, et les
hommes vont au pas de course. C'est bien le moment de se souvenir du mot
énergique : Prxterit figura mundi. Quelle sera désormais la figure du
monde, et qui peut se promettre d'assister au renouvellement des choses?
C'est à peine si l'attention, distraite par tout ce qui vit et s'agite, a le
temps de se détourner à la hâte vers ceux qui disparaissent dans la mêlée
aniverselle. Cet homme de bon conseil et ce galant homme qui vient de
mourir presque seul dans un hôtel de Londres, loin de Florence et loin des
siens, qui n'ont pu arriver pour sa dernière heure, ce grand seigneur ita-
lien était du moins de ceux qui en disparaissant laissent un vide, et dont le
REVUE. — CHRONIQUE. 237
nom reste attaché à toute une période de l'histoire de leur pays. Les der-
niers événemens ont donné à ce nom une notoriété plus étendue, plus
européenne. Il y a longtemps que le marquis de Lajatico s'était fait une
place distincte parmi les hommes sincèrement attachés à la cause de l'é-
mancipation et de l'organisation libérale de la péninsule. Par la loyauté de
son caractère et la droiture de son esprit, par son rang, par sa fortune, par
les positions éminentes qu'il avait occupées, et par ses interventions dans
des heures décisives, c'était un personnage politique fait pour représenter
le patriotisme italien dans ce qu'il a de plus juste et de plus pratique. Il
était difficile de ne voir que révolution et anarchie dans une cause si acti-
yement défendue par ce gentilhomme, propriétaire des plus beaux palais et
<les plus vastes domaines de Rome et de la Toscane, par ce diplomate fidèle
aux traditions de toute une famille de serviteurs de l'état, par ce politique
ami éprouvé de la monarchie et de la religion. Conspirateur, agitateur et
même homme d'opposition, le marquis de Lajatico ne l'avait jamais été ; c'é-
tait simplement un honnête homme indépendant, sentant avec son pays, et
dont la vie a une moralité singulièrement opportune, car elle prouve que
si la maison de Lorraine avait pu être sauvée à Florence, elle l'eût été par
celui qui a fait le dernier effort pour concilier l'attachement au prince et le
sentiment patriotique.
Ce diplomate italien qui vient de mourir, don Neri Gorsini, marquis de
Lajatico, était de la grande maison romaine des princes Gorsini. Son père
avait été sénateur de l'empire français, et fut plus tard sénateur de la ville
de Rome. Son oncle Neri Gorsini était à Vienne en 1815, chargé de défendre
les intérêts de la Toscane, et depuis il resta longtemps ministre du grand-
duc. Par ses alliances et par celles de ses enfans, le marquis de Lajatico te-
nait aux plus grandes familles, aux Rinuccini, aux Barberini de Rome, au
marquis Gino Capponi, le doyen du libéralisme toscan, dont une de ses filles
a épousé le petit-fils. Le second de ses fils est officier d'artillerie dans l'ar-
mée piémontaise, et a fait brillamment la dernière campagne. Et je ne dis
ceci que pour rappeler encore comment cette cause italienne, qu'on repré-
sente quelquefois comme une imagination de sectaires, rattache naturelle-
ment à elle tout ce qu'il y a de plus élevé, de plus intéressé même à la paix
publique et à la conservation sociale. Le marquis de Lajatico, dès sa jeu-
nesse, était destiné par tradition de famille à servir l'état : après de bril-
lantes études universitaires, il fut employé dans les bureaux du gouverne-
ment, et devint secrétaire-général du ministère des affaires étrangères; il
fut ensuite conseiller d'état, major-général, enfin gouverneur civil et mili-
taire de la ville de Livourne. C'est dans cette dernière et éminente position
qu'il se trouvait, lorsque l'avènement de Pie IX au pontificat en 18/i6 ouvrait
pour l'Italie l'ère d'une régénération presque inattendue.
Il ne faut pas l'oublier, c'est Pie IX qui le premier a dit à Tltalie contem-
poraine de se lever et de reprendre foi en ses destinées, et on sait ce que
cette magique parole réveilla d'espérances. Partout à la fois, à Rome, à Flo-
rence, à Pise, à Bologne, à Turin, les populations se ranimaient, tandis que
les gouvernemens commençaient à s'adoucir. Ce fut le temps des démon-
strations et des manifestations populaires. Livourne, l'une des plus turbulentes
238 REVUE DES DEUX MONDES.
villes de Tltalie, — elle Ta montré depuis en 18Zi8, — ne fut pas la dernière
à s'émouvoir; elle avait cependant une telle confiance dans le sage et libé-
ral esprit de son gouverneur, qu'elle se montra constamment docile à sa voix
au milieu de ces enivrantes agitations des premiers momens. Livourne ne se
trompait pas dans sa confiance, car le marquis de Lajatico, par les lumières
de son intelligence, par les inspirations de sa raison, appartenait d'avance
à ce mouvement de réformes qui commençait. Par sa qualité de fonction-
naire de l'état, il s'était naturellement tenu toujours en dehors de toutes
ces menées secrètes qui ont été pendant si longtemps la seule forme de la vie
politique au-delà des Alpes, le seul moyen employé par un grand nombre de
libéraux italiens pour travailler à l'affranchissement de leur pays; mais d'un
autre côté, dans l'intérieur de sa conscience, il ne se méprenait pas sur les
temps nouveaux. Son esprit était tout acquis à un large système de réformes;
sa fidélité au prince y voyait le gage de l'aff'ermissement de la dynastie
grand-ducale popularisée par une initiative généreuse, et dans l'indépen-
dance de sa situation personnelle, en dehors de tous les partis, il voyait un
moyen de travailler librement, selon ses convictions, à la résurrection na-
tionale et politique de l'Italie.
Conservateur et libéral à la fois, sincère par-dessus tout, le marquis de
Lajatico fut des premiers à cette époque à sentir la force irrésistible de ce
mouvement et les dangers dont il pouvait être la source, si l'on ne se hâtait
de le dominer par une direction intelligente et spontanée. Le gouverneur
de Livourne ne le cachait pas dans ses rapports officiels au grand-duc, dès
qu'il vit poindre les premières réformes, accueillies avec une sorte d'ivresse.
Son avis eût été d'organiser aussitôt dans les conditions les plus larges un
gouvernement consultatif, qui eût resserré le lien entre la dynastie et le
pays, en devenant l'expression tempérée et suffisante encore de tous les
vœux publics. Ces conseils, semblables à ceux que Rossi donnait à Rome, ne
furent point écoutés. On alla de concessions en concessions; on céda pas à
pas, tantôt en adoucissant le régime de la presse, tantôt en se laissant arra-
cher l'organisation d'une garde nationale. Il en résulta ce qui était facile à
prévoir, ce que le gouverneur de Livourne avait prédit dès la première
heure, — une série de faiblesses amenant pour le pouvoir une déconsidéra-
tion dont il ne se relevait un moinent que par des concessions toujours nou-
velles, à tel point que le grand-duc Léopold II se trouvait conduit, au mois
de septembre i8/i7, à chercher tous les moyens de fortifier son gouverne-
ment, et il appelait au ministère le marquis de Lajatico comme l'homme le
mieux fait pour ramener la confiance publique.
Tout marchait vite en ce temps, et il arriva une chose bien simple : ce
qui eût suffi au commencement de 18Zi7 ne suffisait plus au mois de septem-
bre. Le marquis de Lajatico le sentit, et il déclarait avec une nette har-
diesse au grand-duc qu'à ses yeux on ne pouvait désormais assurer l'ordre
et rester maître du mpuvement universel qu'en donnant une constitution
et en adoptant une politique franchement nationale. On vivait encore dans
de telles illusions au palais Pitti que le mot de constitution fut considéré
presque comme une offense. « Mais c'est appeler l'Autriche! » dit le grand-
duc. Le marquis de Lajatico répcJndit en invoquant les droits d'indépen-
mA
REVUE. — CHRONIQUE. 239
dance de la Toscane. De part et d'autre, c'était toucher au nœud de la ques-
tion. Le grand-duc repoussa dédaigneusement la proposition qui lui était
faite, et congédia assez durement le marquis de Lajatico, qui, en quittant
l'audience du prince, trouvait dans une antichambre le comte Serristori et
le général Proni, déjà désignés pour lui succéder au ministère et dans le
gouvernement de Livourne. C'était vraiment une disgrâce complète, et le
loyal conseiller se voyait réduit à quitter la Toscane elle-même pour avoir
osé exprimer au prince une opinion franche et prévoyante suggérée par
l'état du pays et de l'Italie tout entière. Les événemens vinrent cependant
donner bientôt raison au marquis de Lajatico. L'agitation allait toujours en
croissant, et cette constitution, qui était une impossibilité en septembre
18Zi7, qui « aurait appelé sur la Toscane les -malheurs d'une intervention
autrichienne, » cette constitution devenait une nécessité au mois de février
I8Z18. « Elle était, suivant le langage public du grand-duc, l'objet des vœux
les plus anciens et les plus ardens du prince, ainsi que de sa famille, le dé-
veloppement des institutions que son aïeul, son père et lui-même avaient
introduites dans le pays, et il s'empressait de la donner à son peuple, qu'il
croyait entièrement mûr pour en savoir profiter. » Ainsi parlait le préam-
bule du statut toscan. Les révolutions de Paris, de Milan et de Vienne ne
tardaient pas à imposer l'autre partie du programme du marquis de Laja-
tico, l'adoption d'une politique d'indépendance nationale en Italie.
Voilà donc la Toscane entrant dans le mouvement constitutionnel et na-
tional. Le grand-duc alors dut naturellement songer à l'homme qui, quatre
mois auparavant, lui avait proposé cette politique : le marquis de Lajatico
revint à Florence pour être tout à la fois ministre de la guerre et ministre
des affaires étrangères. Il y avait de sa part quelque mérite à prendre le
pouvoir dans des circonstances si rapidement aggravées, et où tout était
difficile. Il se mit à l'œuvre pourtant, nouant une alliance plus intime avec
le roi Charles- Albert, qui venait de passer le Tessin, et préparant à la hâte
une petite armée toscane pour l'envoyer en Lombardie. C'est ce petit corps
d'armée, fort incomplètement organisé, et à peine muni du plus strict né-
cessaire, qui se battit bravement sous les murs de Mantoue, dans les san-
glantes affaires de Gurtatone et de Montanara. Le nouveau ministre de la
guerre voulut lui-même aller visiter le camp ; il se trouva à une sortie de la
garnison de Mantoue, et s'élança intrépidement au plus chaud de la mêlée.
Le roi Charles-Albert, témoin de sa conduite, lui donna sur le champ de ba-
taille le grand cordon des saints Maurice et Lazare.
Ce n'était pas d'ailleurs une petite tâche que le marquis de Lajatico avait
acceptée comme ministre de la guerre , en se chargeant de reconstituer et
de développer les forces militaires d'un pays tel que la Toscane, où l'armée,
supprimée autrefois par le grand-duc Léopold F^ n'avait été postérieure-
ment rétablie que dans les limites fixées par le célèbre traité du 12 juin 1815
avec l'Autriche; ce traité assignait à la Toscane un contingent de six mille
hommes, qui, en cas de guerre, devait même passer sous les ordres d'un gé-
néral autrichien. Tout ce qui regardait l'armée avait donc été singulière-
ment négligé, et se trouvait à peu près à l'abandon en 18/i8. D'un autre côté,
le grand-duc Léopold II était loin de seconder d'un zèle chaleureux et actif
240 REVUE DES DEUX MONDES.
les projets de son ministre pour organiser des forces destinées à combattre
les soldats de l'Autriche. Le grand-duc disait, il est vrai, dans ses procla-
mations, en paraissant se glorifier, que « les soldats toscans avaient été les
premiers qui eussent marché à la conquête de Tindépendance sous les or-
dres du magnanime roi de Sardaigne ; » il excitait le pays et le parlement à
prêter leur concours « à la sainte cause de l'indépendance italienne, pour
hâter le terme victorieux de la guerre contre l'étranger ; » mais en même
temps, en bon archiduc, il ne laissait point d'entretenir, à l'insu de son mi-
nistère, des relations suivies avec l'empereur. Il agissait en prince un peu
trop pénétré de l'idée qu'il aurait à recourir de nouveau aux armées autri-
chiennes. Le marquis de Lajatico, comme ministre de la guerre, se trouvait
placé entre l'opinion, qui le pressait de réorganiser les forces militaires, et
le grand-duc, qui se croyait intéressé à retenir cet élan, à embarrasser tous
les projets par des lenteurs. C'était l'impuissance.
Le résultat de ce système ne pouvait être douteux. Les passions extrêmes
se firent une arme de l'inaction du gouvernement, des revers qui vinrent
bientôt compromettre la cause de l'indépendance italienne. L'agitation ne
fit que s'accroître en Toscane, l'émeute gronda à Livourne. Deux ministères
sombrèrent coup sur coup, et le grand-duc se trouva conduit en peu de
temps à accepter le ministère démocratique de MM. Guerrazzi et Monta-
nelli, dont le premier acte fut la dissolution des chambres. Tout n'était
point encore perdu cependant. Le parlement nouveau, issu des élections
faites à cette époque, était loin de répondre aux espérances du parti démo-
cratique : il reflétait dans son ensemble l'esprit de ce pays aux mœurs pai-
sibles, et où domine toujours le goût de l'ordre. Le marquis de Lajatico,
sondant résolument la situation, eût voulu que le grand-duc s'appuyât sur
ces précieux élémens d'ordre qui étaient dans le parlement, dans la garde
nationale, et rompît avec la révolution pour fonder un pouvoir franche-
ment constitutionnel et italien, mais en même temps décidé à faire face à
tous les désordres. L'entreprise était hardie et devait réussir. Aussi le mar-
quis de Lajatico fut-il navré lorsque le grand-duc, au lieu de lutter et de
vaincre, quittait Florence le 7 février 18Zi9 et partait secrètement, laissant
le pays sans gouvernement, sans direction. Il fit en ce moment l'œuvre d'un
bon citoyen : il concourut de son vote à l'organisation d'un gouvernement
de circonstance, le seul possible alors. Seulement il eut le courage de se
présenter dans le parlement envahi par la populace et de demander que ce
gouvernement de fait que la fuite du prince imposait fût constitué de façon
à représenter et à rassurer le pays, au lieu d'être le gouvernement exclusif
de la faction démocratique. Le marquis de Lajatico eut encore une lueur
d'espoir après cette triste débâcle : ce fut en apprenant que le grand-duc,
retiré dans une petite ville maritime de la Toscane, à San-Stefano, et en-
touré du corps diplomatique, avait accepté l'intervention piémontaise offerte
par Gioberti, alors premier ministre de Charles-Albert. Il embrassa chaleu-
reusement cette idée, dans laquelle il voyait le salut du régime constitu-
tionnel en Italie, et il se hâta d'écrire au grand-duc pour lui offrir de nou-
veau ses services. Malheureusement cette lettre fut interceptée et valut à
celui qui l'avait écrite d'être menacé d'un procès de trahison à Florence.
REVUE. — CHRONIQUE. 241
Le marquis de Lajatico avait dû s'expatrier en 18/i7 pour avoir osé propo-
ser une constitution à un prince absolu, et il se voyait réduit encore une
fois à s'exiler avec sa famille sous le gouvernement démocratique qui régnait
en Toscane.
Une plus vive amertume patriotique était réservée au marquis de Lajatico
dans ce second exil : c'était de voir le prince qui avait fini par refuser l'in-
tervention du Piémont rentrer bientôt à Florence avec le secours des armées
autrichiennes. La restauration du grand-duc se présentait pourtant sous de
plus favorables auspices; elle s'opérait par une réaction naturelle de l'opi-
nion, par ce mouvement spontané du 12 avril 18^9, œuvre du parti consti-
tutionnel modéré. Le grand-duc lui-même, retiré à Gaëte, n'avait point hé-
sité à ratifier au premier instant les promesses libérales faites en son nom.
On crut du moins avoir sauvé le statut. La déception du marquis de Lajatico
fut grande quand il vit les soldats de l'Autriche envahir malgré tout la Tos-
cane, qui s'était pacifiée d'elle-même, et le grand-duc oublier ses promesses,
suspendre d'abord, puis supprimer définitivement les institutions dont il
avait garanti l'existence. Ceux qui avaient pris l'initiative et la direction du
mouvement du 12 avril 18Zi9 avaient cru ramener un prince constitutionnel
et italien, ils avaient rendu le pouvoir à un archiduc plus autrichien et plus
absolu que jamais. Le marquis de Lajatico, revenu, lui aussi, à Florence
après ces orages, ne fit dès lors qu'une chose : il se réfugia dans son patrio-
tisme froissé, et ne voulut point désespérer. Il était si peu révolutionnaire
de son naturel que, malgré bien des mécomptes, il ne renonça point à la
pensée de travailler encore à concilier l'intérêt dynastique et l'intérêt du
pays. Oubliant ses griefs, surmontant des répugnances personnelles très
fortes, bravant la froideur qui l'attendait dans les régions officielles, il ne
kissa pas de conserver ses relations avec la cour. Les hommes d'opinions
plus vives blâmaient quelquefois ces ménagemens; ils voyaient une trans-
action presque coupable là où il n'y avait qu'un dévouement plus élevé au
bien public. Le marquis de Lajatico n'allait pas à la cour pour son intérêt
personnel, mais il gardait le droit de parler, même au risque de n'être point
entendu, et par lui l'opinion constitutionnelle avait en quelque sorte son
entrée au palais Pitti.
Tant qu'une certaine liberté de la presse survécut à la suppression de la
constitution, le marquis de Lajatico s'en servit avec ses amis pour donner
des avis prévoyans et sages avec autant de franchise que de modération.
Lorsque l'opinion publique n'eut plus aucun moyen légal de se faire en-
tendre, il resta étranger à tout acte qui aurait pu diminuer la valeur des
efforts que ses relations avec la cour et avec les hommes du gouvernement
lui permettaient de tenter. 11 attendait l'occasion, et cette occasion vint au
commencement de 1859. La fermentation était grande en Italie, et à Flo-
rence plus que partout. Des milliers de volontaires quittaient la Toscane
pour aller servir dans l'armée piéraontaise. Les soldats toscans eux-mêmes,
quoique placés sous les ordres d'un général autrichien, ne cachaient point
leurs sympathies pour la cause de leur pays. Des publications aussi fermes
que modérées reproduisaient toutes les vibrations du sentiment national.
Que faisait le grand-duc en présence de cette agitation des esprits ? Au pre-
242 REVUE DES DEUX MONDES.
mier moment, il n'aurait pas voulu séparer ses intérêts de ceux de TAu-
triche ; puis, pressé par les circonstances, il se montrait résolu à se réfugier
dans la neutralité. Le gouvernement s'efforçait d'attribuer toutes les mani-
festations publiques aux menées de quelques factieux. C'est alors que le
marquis de Lajatico se décidait à adresser au président du conseil, M. Bal-
dasseroni, la lettre du 18 mars, qui était un acte de patriote et de citoyen
dévoué à la dynastie. Il révélait toute l'étendue et la force de l'opinion na-
tionale, montrait le péril de la neutralité, et laissait entrevoir enfin que la
dynastie elle-même ne pouvait se sauver que si elle s'alliait avec le Piémont,
et si les jeunes princes allaient prendre part à la guerre. On lui répondit
que le grand-duc, plutôt que de rompre avec l'Autriche, quitterait de nou-
veau la Toscane, comme il l'avait fait en 18Zi9. Peu de jours après, ce loyal
et sage conseiller se présentait à un cercle de la cour, et il fut reçu avec
une froideur qui ne pouvait lui laisser de doute sur sa nouvelle disgrâce.
Les événemens se hâtaient cependant. L'ultimatum autrichien arrivait à
Turin, les soldats de la France commençaient à paraître au sommet des
Alpes; l'armée toscane s'émut alors, les rassemblemens populaires rempli-
rent les rues de Florence; la journée du 27 avril 1859 se leva pleine de me-
naces, et le grand-duc, à qui tout manquait à la fois, l'armée et le peuple,
se vit obligé de rappeler à lui le marquis de Lajatico, qui poussa le dévoue-
ment jusqu'à se charger en cette extrémité de former un nouveau minis-
tère. C'est l'histoire de cette tentative suprême que celui-ci a racontée dans
une lettre qu'il adressait peu après à son fils, et où il décrivait les brusques
et violentes péripéties de ces quelques heures. Le marquis de Lajatico se
faisait à lui-même l'illusion qu'on pouvait sauver encore la dynastie et le
grand-duc régnant par la politique de la lettre du 18 mars 1859, en reprenant
le drapeau tricolore comme signe de nationalité, en s'alliant au Piémont et
à la France, en entrant franchement dans la guerre qui se préparait. Il fut
détrompé quand il consulta ses amis et le premier entre tous, le marquis
Cosimo Ridolfi. Le grand-duc Léopold II s'était fait un irréparable tort en
manquant à toutes ses promesses de 18Zi9. On ne crut pas à sa sincérité, on
exigeait avant tout son abdication en faveur de son fils. Le marquis de La-
jatico dut rentrer au palais Pitti porteur de cette condition, sans laquelle les
amis de la dynastie ne croyaient plus pouvoir la sauver. « Je voudrais, a-t-il
dit avec une franchise pleine d'émotion, je voudrais que tous les hommes
politiques du monde fussent à même de juger en pleine connaissance l'acte
que je dus accomplir, parce que j'ai le ferme espoir qu'ils diraient tous
d'une seule voix que je ne pouvais ni ne devais faire autrement... »
La condition de l'abdication était dure sans doute ; elle n'impliquait ce-
pendant qu'un sacrifice personnel de la part d'un prince qui déjà s'était
montré prêt à reprendre le drapeau tricolore, à déclarer la guerre au chef
de sa famille, et à rejeter dans l'oubli des traités que la veille il déclarait
inviolables. Le grand-duc a dit depuis, dans une protestation datée de Fer-
rare : tt Plutôt que de me laisser contraindre à déclarer la guerre , je me
réfugie auprès d'un état ami auquel je suis lié par des traités de secours
réciproques. » C'était Inexact autant que malheureux. Léopold II avait tout
accepté : sa dignité n'aurait pas eu plus à souffrir d'un acte personnel d'ab-
REVUE. — CHRONIQUE. 243
négation que des pénibles concessions qu'il avait déjà faites ; il s'arrêta de-
vant cette nécessité de Tabdication. On sait le reste. La famille du grand-duc
quittait Florence au milieu d'un peuple silencieux, qui n'eut ni une injure
ni un mouvement de sympathie pour cette famille fugitive, qui se proscri-
vait elle-même faute de pouvoir se résigner à devenir nationale, et la Tos-
cane marchait à ses destinées nouvelles, s'alliant à la France et au Piémont,
s'organisant au sein d'un calme intérieur qui ne s'est point démenti. Le rôle
du marquis de Lajatico en ces dernières heures fut aussi loyal que simple
et patriotique. Il fit tout ce qu'il put pour sauver la dynastie, et quand tout
fut épuisé, il s'offrit encore pour garantir sa sûreté, fût-ce au risque de sa
propre vie, ce qui ne fut point heureusement nécessaire.
Libre désormais de tout engagement envers la maison de Lorraine, ayant
largement payé la dette de ses affections dynastiques, le marquis de Lajatico
n'avait plus qu'un devoir : c'était de se dévouer aux destinées nouvelles de
son pays; il accepta d'aller représenter la Toscane au camp des armées al-
liées en Italie. Par ses manières supérieures, par sa dignité facile, par le
désintéressement avec lequel il remplit la mission dont il était chargé , par
le sang-froid qu'il montra aux batailles de Palestre et de Solferino, pendant
lesquelles il se tint toujours à cheval au milieu de l'état-major du roi de
Sardaigne, le représentant de la Toscane faisait honneur à son pays, en
même temps qu'il lui rendait plus d'un service par ses rapports avec les
chefs souverains des deux armées. Il avait vu avec une véritable tristesse le
départ de la maison de Lorraine, et qui sait s'il ne croyait pas encore se-
crètement à la possibilité de son retour dans des conditions meilleures après
la conquête de l'indépendance ? Dès qu'il vit le grand-duc et ses fils prendre
place sans nécessité dans le camp autrichien contre l'Italie, il n'eut plus la
moindre illusion; l'incompatibilité était devenue radicale à ses yeux, tout
devait être fini. Le marquis de Lajatico fut l'un des premiers à penser dès
ce moment que la Toscane n'avait rien de mieux à faire que de s'annexer
au Piémont. Sa vive intelligence politique découvrit bientôt les difficultés
insurmontables qu'éprouverait tout gouvernement nouveau en Toscane. La
maison de Savoie avait pour lui l'avantage d'être une maison italienne forte
de sa popularité et d'offrir toutes les garanties d'ordre et de paix intérieure.
La formation d'un royaume constitutionnel sous le sceptre de la maison de
Savoie lui apparaissait enfin comme la combinaison la plus juste et la plus
pratique pour sauvegarder désormais l'indépendance italienne vis-à-vis de
l'étranger. C'est dans ce sens qu'il conseillait le nouveau gouvernement
toscan dès les premiers temps de son séjour au camp des armées alliées.
En adoptant cette pensée, devenue plus générale après la. paix de Villa-
franca, le marquis de Lajatico se montrait toujours le même, national, mo-
narchique, constitutionnel et conservateur. Son zèle ardent pour les inté-
rêts de son pays lui fit accepter après la paix d'aller représenter cette
politique à Paris et à Londres. 11 vit trois fois l'empereur des Français, en
juillet et en octobre, et se fit le défenseur des vœux des Toscans. Un jour
peut-être la correspondance du diplomate florentin offrira plus d'un trait
curieux à l'histoire, en même temps qu'elle sera un témoignage de plus de
son dévouement intelligent. Le marquis de Lajatico ne mettait du reste au-
t. . ■•
24A REVUE DES DEUX MONDES.
cune subtilité dans la diplomatie; il restait simplement un homme sincère
et franc. C'est en remplissant la patriotique mission de défendre les intérêts
de son pays qu'il est mort en Angleterre, surpris par un mal inattendu, et
au moment d'expirer il recommandait encore à son jeune secrétaire de per-
sévérer dans les sentimens qu'il lui avait inspirés.
Le marquis de Lajatico est donc mort comme il avait vécu, en patriote
honnête, sincère, quoique toujours modéré, et il a mérité que ses restes,
rapportés à Florence, fussent déposés dans l'église de Santa-Croce, à côté
de ceux des plus illustres citoyens toscans. Il y a pourtant dans une telle
vie une moralité qui tourne au profit de l'Italie, et qui est après tout une
lumière en politique. Lorsque ces dévouemens intelligens, éclairés, fidèles
jusqu'au bout, ne peuvent sauver une famille de princes, lorsqu'une incom-
patibilité radicale, absolue, fondée sur une antipathie de nationalité, éclate
périodiquement, et dans les heures les plus décisives, entre une maison ré-
gnante et un pays, c'est que les déchéances sont irrévocables, et que les
destinées sont accomplies. On veut y voir une œuvre de révolution, et ce
n'est que le triste fruit de fautes accumulées. ch. de mazade.
POESIES
LA BALLADE DU DÉSESPÉRÉ.
Qui frappe à ma porte à cette heure?
— Ouvre, c'est moi. — Quel est ton nom?
On n'entre pas dans ma demeure
A minuit ainsi, sans façon.
— Ouvre. — Ton nom? — La neige tombe,
Ouvre. ■— Ton nom? —Yite, ouvre-moi!
— Quel est ton nom ? — Ah ! dans sa tombe
Un cadavre n'a pas plus froid.
J'ai marché toute la journée
De l'ouest à l'est, du sud au nord.
A l'angle de ta cheminée
Laisse-moi m'asseoir. — Pas encorl
Quel est ton nom? — Je suis la gloire.
Je mène à l'immortalité.
- t I
REVUE. — CHRONIQUE. 2A5
— Passe, fantôme dérisoire !
— Donne-moi l'hospitalité.
Je suis l'amour et la jeunesse,
Ces deux belles moitiés de Dieu.
— Passe ton chemin : ma maîtresse
Depuis longtemps m'a dit adieu.
— Je suis l'art et la poésie :
On me proscrit. Vite, ouvre. — Non.
Je ne sais plus chanter ma mie,
Je ne sais même plus son nom.
— Ouvre-moi I je suis la richesse,
Et j'ai de Tor, de l'or toujours.
Je puis te rendre ta maîtresse.
— Peux-tu me rendre nos amours?
— - Ouvre-moi : je suis la puissance,
J'ai la pourpre. — Vœux superflus I
Peux-tu me rendre l'existence
De ceux qui ne reviendront plus?
— Si tu ne veux ouvrir ta porte
Qu'au voyageur qui dit son nom,
Je suis la mort : ouvre, j'apporte
Pour tous les maux la guérison.
Tu peux entendre à ma ceinture
Sonner les clés des noirs caveaux;
J'abriterai ta sépulture
De l'insulte des animaux.
— Entre chez moi, mai-gre étrangère,
Et pardonne à ma pauvreté.
C'est le foyer de la misère . '
Qui t'offre l'hospitalité.
Entre : je suis las de la vie,
Qui pour moi n'a plus d'avenir.
J'avais depuis longtemps l'envie.
Non le courage de mourir.
Entre sous mon toit, bois et mange,
Dors, et quand tu t'éveilleras,
246 REVUE DES DÏUX MONDES.
Pour payer ton écot, cher ange,
Dans tes bras tu m'emporteras.
Je t'attendais; je veux te suivre.
Où tu m'emmèneras, j'irai;
Mais laisse mon pauvre chien vivre,
Pour que je puisse être pleuré!
Henry Murger.
BOUQUET D'AUTOMNE.
ADIEU, jardin!
Voici l'automne, adieu les fleurs !
Que faire en un jardin sans roses,
Où sifflent des vents querelleurs?
Restons au logis, portes closes;
Voici l'automne, adieu les fleurs !
Voici l'automne, adieu les fleurs !
La terre en vain cherche à sourire ;
Les soleils sont froids et railleurs,
Les cœurs n'ont plus rien à se dire.
Voici l'automne, adieu les fleurs I
Voici l'hiver, vendange est faite ;
Cuve et pressoir vont s'épuiser.
L'ivresse est au bout de la fête.
Plus un raisin, plus un baiser !
Voici l'hiver, vendange est faite.
Voici l'hiver, vendange est faite.
Le givre a blanchi nos buissons ;
Du chêne il effeuille la tête ;
Plus de nids et plus de chansons !
Voici l'hiver, vendange est faite.
REVUE. — CHRONIQUE.
Eh bien! adieu, vigne et fcrêt,
Jardin sans fleurs, soleil sans flamme!
Rentrons dans Tasile secret,
Et visitons enfin notre âme.
Adieu, jardin, vigne et forêt!
Adieu, jardin, vigne et forêt !
J'aperçois dans un monde immense,
Où la nature disparaît.
Tout un printemps qui recommence.
Adieu, jardin, vigne et forêt!
II.
LE MOIS DES MORTS.
Novembre a mis, comme un suaire,
Sa longue robe de brouillards ;
Le soleil, dans les cieux blafards,
Semble une lampe mortuaire.
Les feuilles pendent en haillons
Au noir squelette de la vigne.
Et là-bas fument les sillons
Près de ces tombes qu'on aligne.
Le semeur, en grand appareil ,
Donne au champ la façon dernière ;
Comme un mort promis au réveil,
Le grain est couché sous la terre.
Mais rien ne parle encor d'espoir;
Tout s'endort et tout se recueille.
Tl n'est resté ni fleur ni feuille ;
La terre est grise, le ciel noir.
Connais-tu ces buissons moroses?
C'est l'aubépine et l'églantier.
Où sont les roses du sentier
Et les mains qui cueillaient ces roses?
248' " REVUE DES DEUX MONDES.
Dans ces prés ne retourne pas ;
Le bois mort que le vent y sème,
* Avec la trace de vos pas,
A caché le sentier lui-même.
Tu peux marcher jusqu'à la nuit,
Tu seras seul avec ton livre :
On refuse, hélas ! de te suivre
Où jadis on t'avait conduit.
Tu n'aurais là d'autre cortège
Qu'oiseaux noirs et loups aux abois;
L'hiver a changé dans les bois
Vos lits de mousse en lits de neige.
Voici l'heure où le souvenir
Peuple seul la forêt discrète ;
Sans y troubler aucune fête,
Les morts peuvent y revenir.
Au bord des étangs et des chaumes,
, A l'abri dans les chemins creux.
Tu peux converser avec eux ;
Suis pas à pas ces chers fantômes.
Ils te ramènent par la main
Dans ce passé que l'on t'envie.
Où les lambeaux de votre vie
Pendent aux buissons du chemin.
Qu'ont-ils fait de leurs premiers charmes.
Ces jardins aux vives couleurs,
Où l'on récolte moins de fleurs.
Hélas! qu'on n'y sème de larmes?
Voici les berceaux familiers
Où, dans la mousse et les pervenches.
Les baisers chantaient par milliers.
Comme les oiseaux sur les branches.
Mais ces arbres et ces soleils,
S'ils t'ont prêté l'ombre et la flamme,
S'ils t'ont donné leurs fruits vermeils,
Ont pris tous des parts de ton ame.
REVUE. — CHRONIQUE. 2/|9
Tu la jetais à tous les vents,
Pour un mot, pour un regard tendre...
Mais viens, et les morts vont te rendre ■ ^^
Ce qu'ont emporté les vivans ;
Car là-haut, sur les mêmes grèves,
Dans ces astres peuplés d'esprits,
Flottent à la fois les débris
Et les germes de tous nos rêves.
Là-haut, dans Timmatériel,
Tout va perdre et retrouver l'être ;
Quand les morts descendent du ciel,
C'est pour nous aider à renaître.
Pur de désirs et de remords.
Fais donc, sans terreurs insensées,
La moisson d'austères pensées
Oui se récolte au mois des morts.
III.
LA PREMIÈRE NEIGE.
Dans mon verger clos de buis,
Où je puis
Tout surveiller de ma chambre.
Mes deux pommiers, — quel malheur! —
Sont en fleur...
Et nous touchons à novembre.
Un caprice, un faux réveil -
Du soleil
Au printemps leur a fait croire ,
Et les fleurs imprudemment,
Un moment,
Ont blanchi l'écorce noire.
Mes pêchers, mon grand souci,
Vont ainsi
Rougir dans la matinée,
Et perdre à ce jeu trompeur,
J'en ai peur,
Leurs fruits de toute une année.
250 REVUE DES DEUX MONDES.
Mais un vent souffle du nord,
Apre et fort,
Et les avertit du piège.
Tout mon jardin réservé
Est sauvé!
Voici la première neige!
Tombe, ô neige, et tiens couverts
Les blés verts,
L'espoir des moissons prochaines ;
Étends sur eux le duvet
Qui revêt
Déjà le front des vieux chênes !
Viens marquer son dernier jour
A l'amour;
Arrête une folle sève :
^ S'il s'est trompé de saison.
En prison
Viens clore aussi mon donix rêve !
Sur mes cheveux tu descends;
Je t'y sens,
0 neige, et je m'en étonne.
Le soleil était si chaud!...
Il le faut,
Dis-moi bien que c'est l'automne.
Victor de Laprade,
de l'Académie française.
REVUE MUSICALE,
Le succès ^'Orphée au Théâtre-Lyrique s'accroît chaque jour, comme
nous l'avions prévu. 11 n'y a pas une personne qui se pique ou qui s'eflforce
de comprendre un peu les arts qui ne veuille entendre ce chef-d'œuvj:'e
d'un sentiment si profond et si pur, et qui ne revienne charmée, avec le
désir de l'entendre encore. M"« Viardot soutient dans le rôle principal,
qu'elle a véritablement créé, la réputation qu'elle s'est acquise, et elle sa-
REVUE. — CHRONIQUE. 251
tisfait jusqu'à ceux qui lui voudraient une voix plus jeune et d'un timbre
plus musical. C'est le triomphe de l'intelligence et du style sur la nature et
la résistance des organes matériels. De pareils événemens prouvent encore
une fois qu'il y a dans la musique , et même dans la musique dramatique,
des beautés impérissables qui ne demandent qu'à être bien interprétées
pour produire leur effet. Que les jeunes compositeurs se rassureipit donc, et
que la restauration d'un vieux chef-d'œuvre leur serve d'exemple, non pour
imiter la manière de Gluck, mais pour s'inspirer de son génie et pour créer
à leur tour des formes nouvelles ! C'est une profonde erreur de croire que
l'admiration des monumens du passé empêche en nous la puissance créa-
trice. L'amour enfante l'amour, la lumière produit la lumière. Il n'y a de
stérile que l'ignorance et le dédain.
Cependant on a repris à l'Opéra l'Ame en peine de M. de Flottow et VHer-
culanum de M. Félicien David pour la continuation des débuts de M""* Vest-
vali. Il nous serait impossible d'affirmer que cette belle personne a rencontré
dans le rôle d'Olympia, créé dans l'origine par M"*" Borghi-Mamo, un succès
plus significatif que celui qu'elle a obtenu dans Roméo et Juliette de Bellini.
La voix de M™" Vestvali manque un peu d'éclat, et son talent, qu'on ne sau-
rait contester sans injustice, ne produit pas l'effet décisif que le public est
en droit d'attendre. Il semble qu'on pourrait désirer à M""^ Yestvali, qui pro-
nonce et articule avec beaucoup de netteté, une certaine harmonie dans les
dons divers qui la distinguent. M. Gueymard, qui remplaçait M. Roger dans
le rôle d'Hélios, y a été plus heureux qu'on ne pouvait l'attendre, et il a dit
particulièrement le joli cantabîle de l'ivresse, au second acte, avec une émo*
tion communicative. Il a été parfaitement secondé par M"»' Gueymard, dont
la belle voix résiste et se conserve presque dans sa pureté première.
M. Roger, que nous venons de nommer, est heureusement rétabli de l'af-
freux accident qui l'a frappé l'été dernier. L'art est venu à son secours, et
une main postiche lui a été ajustée avec un artifice si bien dissimulé, que
M. Roger a pu paraître tout récemment, le 15 décembre, sur la scène de
l'Opéra, dans une représentation solennelle donnée à son bénéfice. Le pu-
blic, qui était accouru en foule, a fait à cet artiste distingué un accueil
plein de sympathie. M. Roger a chanté tour à tour un acte de la Dame
blanche, le quatrième acte de la Favorite avec M™* Gueymard, et le cin-
quième acte du Prophète avec M""^ Al boni. La soirée a été brillante, un peu
longue, et a produit vingt-trois mille francs. M. Roger doit être content de
l'ovation qu'on lui a faite, et qu'il mérite à bien des égards. Il serait dan-
gereux cependant d'attacher à cette belle représentation donnée en l'hon-
neur d'un artiste intelligent qui a fourni une brillante carrière une signifi-
cation qu'elle ne saurait avoir.
Puisque nous parlons de l'Opéra, il n'est pas hors de propos de dire un
mot de la nouvelle salle qu'on se propose de construire à Paris. On assure
que l'administration a déjà choisi l'emplacement sur lequel on doit l'édifier,
et que le plan même du monument qu'on destine à l'art musical est adopté
d'avance sans débats et sans concours public. C'est une grande affaire, ce
nous semble, que de bâtir un grand théâtre lyrique qui doit servir de mo-
dèle à toute la France, et qui sera le point de mire de l'Europe entière. Tant
252 REVUE DES DEUX MONDES.
de conditions d'élégance, de sécurité et de sonorité sont nécessaires pour
constituer une bonne salle qui doit être le temple d'un grand drame lyrique,
qu'il eût été à désirer qu'on appelât la discussion sur un projet qu'il sera
impossible de modifier plus tard. Ces scrupules nous sont inspirés par la
connaissance que nous avons de la salle actuelle du grand Opéra de Paris,
beaucoup trop vaste pour le charme et la conservation de la voix humaine,
et par la lecture d'une publication intéressante, Parallèle des 'principaux
théâtres modernes de l'Europe, de MM. Clément Coûtant et Joseph de Fi-
lippi. Des curieux renseignemens contenus dans cet ouvrage, il ressort que
c'est la naissance de l'Opéra qui a donné lieu à l'agrandissement indéfini des
salles de théâtre , et les grandes salles sont la cause de l'état déplorable où
se trouve aujourd'hui l'art de chanter. Au nom de l'art musical, qui ne s'ac-
commode pas des trop vastes enceintes pour produire ses effets les plus puis-
sans, au nom surtout des pauvres chanteurs, qui ne peuvent résister long-
temps aux efforts qu'ils sont obligés de faire, nous demandons que la nouvelle
salle de l'Opéra qu'on se propose de construire ne dépasse pas les propor-
tions de celle qui existe depuis quarante ans rue Lepelletier.
Le théâtre de l'Opéra-Comique n'a pas la main heureuse depuis quelque
temps. Les mauvais ouvrages s'y succèdent sans intermittence, et ces ou-
vrages mal venus n'y sont pas mieux exécutés pour cela. Qu'est-ce par
exemple qyi'Yvonne, opéra en trois actes que l'affiche qualifie de drame
lyrique? Un fastidieux mélodrame bâti sur la vieille donnée des bleus et des
blancs, l'antagonisme des royalistes et des républicains dans la guerre de
la Vendée, sujet usé aussi bien au théâtre que dans les romans. M. Scribe,
qui a commis ce gros péché, a voulu le faire partager à M. Limnander, com-
positeur de mérite qui a fait les Monténégrins, opéra en trois actes où l'on
remarquait d'heureuses inspirations. M. Limnander n'a pu cette fois conju-
rer l'influence du poème qu'il a eu la faiblesse d'accepter et pallier, par les
sons de sa musique, les interminables lamentations (^'Yvonne, une vieille fer-
mière vendéenne qui ne cesse de fatiguer le public de son amour pour son
fils Jean. L'action se passe en Bretagne, ce qui n'ajoute rien à l'agrément
diji sujet. Que dire de l'exécution d: Yvonne, où l'on peut louer quelques
morceaux qui, mieux placés, auraient produit un meilleur effet ? Qu'elle ne
rachète pas l'ennui mortel qui s'exhale, pendant trois actes et plusieurs ta-
bleaux, de cet interminable mélodrame, auquel on a fait de larges coupures
depuis la première représentation.
Après la sombre et larmoyante Yvonne, le même théâtre nous a donné le
sémillant Don Gregorio, opéra-comique en trois actes, dont le sujet n'est pas
moins connu, car il s'agit des vicissitudes d'un pauvre précepteur dans l'em-
barras. Le libretto de MM. de Leuven et Sauvage a été mis en musique par
M. Gabrielli, un Napolitain qui est fixé à Paris depuis quelques années, et à
qui l'on doit, à l'Opéra, un ou deux ballets de sa composition. Je ne sais pas
si M. Gabrielli a des idées; mais si cela lui arrive quelquefois, ce n'est pas
dans Don Gregorio, dont les fades gazouillemens ne peuvent intéresser per-
sonne. Si l'ouvrage de M. Gabrielli obtient un certain nombre de représen-
tations, on les devra à M. Couderc, qui joue le rôle principal, celui du pré-
cepteur dans l'embarras, avec son talent habituel, et à M"« Pannetrat, qui
REVUE. CHRONIQUE. 253
chante avec plus de bravoure que de charme des lieux-communs de vocali-
sation.
On se demande, en voyant de telles œuvres se produire sur un théâtre
aimé du public, qui possède un si riche répertoire, s'il n'y a plus de compo-
siteurs en France, et à quelle haute protection M. Gabrielli a dû une faveur
que rien ne justifie. Comment! il n'y a que trois théâtres lyriques pour un
peuple de trente-six millions d'âmes, et vous livrez l'Opéra et l'Opéra-Comi-
que, subventionnés par l'état pour essayer de grandes choses, à des médio-
crités obséquieuses qui viennent? prendre la place des artistes élevés aux
frais de la nation! Ou bien donnez la liberté des théâtres, que réclament de-
puis si longtemps le sens commun et les besoins de l'art, ou faites un meil-
leur usage de l'autorité que vous vous attribuez de diriger la fantaisie, qui
se passerait fort bien de votre contrôle. Le sort des jeunes compositeurs
français est vraiment digne de compassion. Non -seulement ils n'ont pas,
comme les peintres, les sculpteurs et les architectes, des commandes de
travaux de la part du gouvernement, mais on les prive encore de la faculté
de se produire sur les deux seuls théâtres subventionnés qui existent à
Paris. A cet état de choses vraiment déplorable, nous ne voyons qu'un re-
mède : la liberté des théâtres, la faculté laissée à chacun de chanter, de
danser et de siffler comme il l'entendra, sous la simple réserve de ne pas
blesser la décence publique. Toute autre mesure que la liberté des théâtres
ne sera jamais qu'un palliatif, et les arts en France ne cesseront pas d'être
entravés par le favoritisme et la bureaucratie.
Le Théâtre-Italien poursuit sa carrière sans grand éclat et sans grand
bruit. W^ Borghi-Mamo, après trois ans d'exil qu'elle a passés à l'Opéra, est
revenue à ses premières amours, et elle a fait sa rentrée par le rôle de Ro-
sine du Barbier de Séville. On s'est aperçu aussitôt que ce n'est pas impu-
nément que cette habile cantatrice a chanté dans une langue étrangère et
pour un public qu'on ne corrigera pas de préférer les cris dramatiques aux
sons qui charment l'oreille avant de toucher l'âme. M™^ Borghi-Mamo a
perdu quelque chose de ce timbre doux et mélancolique qui caractérisait sa
voix de mezzo-soprano, et les embellissemens qu'elle a cru devoir ajouter
au duo entre Rosine et Figaro ont paru à tout le monde d'un goût équivo-
que. Nous en dirons autant de l'air napolitain qu'elle chante pendant la leçon
que 'lui donne Almaviva, et qu'il faudrait laisser aux marchands de musique
qui débitent les chefs-d'œuvre de M. Offenbach. On sûitque l'administration
du Théâtre-Italien a commis l'incroyable étourderie de faire représenter le
26 novembre devant le public parisien Un Curioso accidente, sorte de pas-
tiche en deux actes composé de morceaux divers empruntés aux opéras de
la jeunesse de Rossini. Parmi les petits ouvrages qui ont servi à dégrossir la
main de l'auteur du Barbier de Séville se trouve une opérette en un acte,
l'Occasione fa il Ladro (l'occasion fait le larron), qui fut écrite à Venise
en 1812. Un poète italien qui habite Paris, M. Berettoni, a conçu le projet
de prendre cette pièce sous un titre nouveau et de l'enrichir de tous les
morceaux qu'il plairait à sa fantaisie d'y intercaler per fas et nef as. Cet
étrange oubli des convenances a fait sortir Rossini de sa réserve habituelle :
il a protesté par une lettre adressée à M. Galzado, directeur du Théâtre-
254 REVUE DES DEUX MONDES.
Italien, contre la qualification d'opéra nouveau que portait Taffiche en an-
nonçant la première représentation d'Un Cwioso accidente. La direction
s'est empressée de faire droit à la réclamation de l'illustre maestro, et Un
Curioso accidente n'a été donné qu'une seule fois. On a eu le temps d'y re-
marquer un très joli trio pour voix d'homme tiré délia Pietra del Paragone,
un duo pour deux femmes d'Aureliano in Palmira, et un rondeau que Ros-
sini avait écrit jadis pour M""^ Malibran.
On nous promet au Théâtre-Italien la reprise du Matrimonio segreto de
Cimarosa. A la bonne heure! revenez donc aUx vrais chefs-d'œuvre de votre
ancien répertoire, donnez-nous autre chose que des mélodrames illustrés
de cloches, d'enclumes et de marteaux, contez-nous de ces bonnes bêtises
d'autrefois, et laissez reposer un peu les histoires agréables d'enfans rôtis et
de tyrans de Padoue, d'autres lieux ! On chante Gluck au Théâtre-Lyrique,
rOpéra-Gomique paraît vouloir donner sur le théâtre de Monsigny et de
M. Auber le Don Juan de Mozart! Qui vous empêche de reprendre votre
bien, la Serva padrona et il Re Teodoro de Paisiello, Cosi fan tutte de
Mozart, la Camilla de Paer, le Cantatrîci villane de Fioravanti, la Prova
d'un opéra séria de Gneco, le Nozze di Dorina de Sarti, la Cosa rara de
Vincenzo Martini, etc.? Ah! malheureux que vous êtes, vous ne connaissez
pas la centième partie des trésors que vous possédez ! Il serait injuste ce-
pendant de ne pas savoir gré à l'administration du Théâtre-Italien du nou-
veau ténor qu'elle nous a fait entendre. M. Giuglini, qui chante à Londres
depuis plusieurs années, a débuté pour la première fois à Paris dans le rôle
de Manrico du Trovatore de M. Verdi. Sa voix est un ténor de demi-carac-
tère qui manque un peu de force et surtout de souplesse, mais dont les six
notes supérieures, d'ut à la, sont claires et charmantes. M. Giuglini, qui
est grand, gesticule un peu trop, et ne semble pas encore suffisamment
maître de la scène. Il a dit avec goût la sérénade du premier acte, l'andante
de l'air du troisième, ainsi que la phrase émue du Miserere. Parfaitement
secondé par M™** Cambardi, qui, dans le rôle de Leonora, a montré tout le
désir qu'elle a de bien faire, M. Giuglini a été assez bien accueilli par le pu-
blic, qui l'attend dans un opéra mieux approprié à ses moyens.
Le 10 novembre dernier, on a fêté à Paris , ainsi qu'à Londres et dans les
principales villes d'Allemagne, le centième anniversaire de la naissance de
Schiller, poète aimé par son génie, par une vie de labeur et de dévouement
à la plus noble des causes, l'indépendance et l'émancipation du genre hu-
main. Six cents musiciens, sous la direction de M. Pasdeloup, ont exécuté,
dans la grande salle du cirque des Champs-Elysées, une marche et une can-
tate que Meyerbeer avait composées pour la circonstance, plusieurs mor-
ceaux de Mendelssohn, l'ouverture d'Oberon de Weber et le finale de la neu-
vième symphonie de Beethoven. La salle était remplie jusqu'aux combles
par un public dont la plus grande partie était composée des compatriotes
de l'auteur de Don Carlos et de fFallenstein. Un discours plein de pensées
généreuses a été prononcé en allemand par le docteur Kalisch, et la séance
s'est terminée dans un meilleur ordre qu'elle n'avait commencé.
Puisque nous venons de parler de l'Allemagne , disons qu'elle vient de
perdre encore un compositeur distingué, Reissiger, qui est mort à Dresde
REVUE. CHRONIQUE. ' 255
le 7 novembre, âgé de soixante et un ans. Né le 31 janvier 1798 à Betzi, près
de Wittenberg, Reissiger, qui était le fils d'un musicien, fut initié de très
bonne heure aux principes de la musique. Envoyé à Tuniversité de Leipzig
en 1818, Reissiger s'adonna pendant quelque temps à l'étude de la théologie,
qui en Allemagne est la base de toute éducation libérale. Soutenu par des
amis généreux, Reissiger, qui était fort pauvre, reprit avec ardeur l'étude
de la composition sous la direction d'un nommé Schicht, qui fut pour lui un
bienfaiteur, et il se rendit à Vienne en 1821, où il composa son premier
opéra, qui ne fut pas représenté. En 1822, Reissiger quitta Vienne pour
aller à Munich prendre des conseils du célèbre compositeur Winter. Après
avoir obtenu beaucoup de succès par la composition d'une ouverture sur un
thème de cinq notes que lui avait donné Winter, Reissiger partit pour Leipzig
et pour Berlin, où le roi de Prusse, charmé de ses talens, lui donna les
moyens dr>, faire un voyage en Italie. Reissiger vint à Paris en 182Zi et sé-
journa dans cette grande ville pendant toute une année. Il se rendit en Ita-
lie, visita Milan, Bologne, Florence, Rome, Naples, et puis retourna à Ber-
lin à la fin de 1825, où il fut chargé de dresser le plan d'un conservatoire
de musique à l'instar de celui de Paris, qu'on voulait établir dans la capi-
tale de la Prusse. Au mois d'octobre 1826, Reissiger fut nommé directeur
de la musique du roi de Saxe à la place de Marschner, qui était appelé à
la cour de Hanovre, où il est encore. Reissiger a occupé ce poste jusqu'à
sa mort. Compositeur plus fécond qu'original, il a écrit cinq ou six opé-
ras qui ont eu du succès, une grande quantité de messes et de motets,
beaucoup de musique instrumentale. Imitateur facile de Weber surtout et
de beaucoup d'autres maîtres , Reissiger produisait incessamment et livrait
à la gravure tout ce qui s'échappait de ses mains. Il est l'auteur d'une jolie
valse qui circule dans le public sous ce titre menteur : la Dernière Pensée
de IVeher. Reissiger a réclamé lui-même dans les journaux la paternité de
cette heureuse inspiration. « La Dernière Pensée de fVeber, dit Reissiger
dans une lettre à un ami, a été composée^,par moi en 1822 et envoyée dans
la même année à l'éditeur Peters, à Leipzig, qui la fit graver à la suite de
mon trio, opéra 26. Je l'ai jouée souvent à Leipzig en public, et toujours
avec un grand succès. Je l'ai communiquée à Weber, qui en fut charmé, et
qui la jouait souvent. Cette valse a été publiée à Paris par un spéculateur
sous le titre qui l'a rendue populaire. » Puisque je touche en passant à cette
question délicate de l'authenticité de certaines compositions musicales, je
dirai aussi que la valse si populaire qu'on attribue à Beethoven est de Schu-
bert, et que l'admirable mélodie de V Adieu, qu'on a mise dans l'csuvre de
Schubert, est d'un compositeur modeste dont j'ai oublié le nom. Les erreurs
de ce genre sont innombrab4es dans le commerce de musique, surtout en
France et en Angleterre.
Un chanteur célèbre, qui pendant longtemps a fait les délices du Théâtre-
Italien, Tacchinardi, père de M'"^ Persiani, est mort aussi l'année dernière
à Florence, âgé de soixante-quinze ans. Né dans la capitale de la Toscane
en 1776, imitateur élégant de Babbini, un des plus admirables ténors ita-
liens du commencement de ce siècle, Tacchinardi, qui était un artiste
instruit et fort distingué, vint à Paris et débuta à l'Odéon, le U mai 1811,
256 REVUE DES DEUX MONDES.
dans un opéra de Zingarelli, la Dîstruzîone di Gerusalemme. Son physique
peu avantageux excita d'abord un certain étonnement, car on s'écria dans
la salle : « Il est bossu! » En effet, Tacchinardi avait la tête enfoncée dans
de grosses épaules qui faisaient saillie et avaient toute l'apparence d'une
difformité. C'était un chanteur brillant, mais un mauvais comédien que
Tacchinardi, dont le style fleuri formait un grand contraste avec celui de
Crivelli, ténor non moins remarquable qui partageait avec lui la faveur du
public parisien. Tacchinardi eut surtout un grand succès dans la Molinara
de Paisiello, tandis que Crivelli excitait l'admiration des connaisseurs dans
le rôle de Lindoro de la Nina du même compositeur. Tacchinardi est resté
à Paris jusqu'en 1815. Retiré à Florence depuis plusieurs années, Tacchi-
nardi a formé un grand nombre de bons élèves parmi lesquels il faut citer,
après M™^ Persiani, M"^* Frezzolini, dont nous avons pu admirer l'élégance et
la dolce ma est à.
Les concerts ont déjà commencé. C'est M. Sivori qui a brillamment inau-
guré la saison par quatre soirées qu'il a données dans la salle Beethoven.
Secondé par des artistes de mérite tels que MM. Accursi, Ney, Rigault et
surtout M. Ritter, pianiste au style vigoureux, net et d'une remarquable
précision, M. Sivori a charmé l'auditoire très distingué qu'il avait réuni au-
tour de son archet merveilleux. Du reste, on remarque dans toutes les direc-
tions de l'art musical un retour significatif vers les œuvres des vieux maî-
tres qui ont été consacrées par le temps et l'approbation des connaisseurs.
Un homme zélé, un chercheur patient et plein d'ardeur pour les bonnes
choses, M. Farrenc, a conçu le projet de réunir et de publier un choix des
meilleures compositions pour le piano, depuis les clavecinistes du xvi^ siècle
jusqu'aux larges et pathétiques inspirations de Beethoven. Le Trésor des Pia-
nistes, car tel est le titre de cette publication intéressante, réunira, dit
M. Farrenc, toutes les œuvres, pour piano seul, de Mozart, de Beethoven
et de Weber, toutes les œuvres remarquables d'Haydn et d'Emmanuel Bach,
une très grande partie de celles de Sébastien Bach , les meilleures pièces
de Dominique Scarlatti, les meilleures sonates de Clementi, les œuvres de
HumraeL Ainsi le Trésor des Pianistes mettra sous les yeux de l'amateur
et de l'artiste cette série de formes et de tâtonnemens successifs qui, depuis
William Bird, John Bull, Claudio Merulo, au xvi« siècle, jusqu'à Chopin, le
dernier des maîtres modernes, ont servi à manifester le génie de l'homme
dans une partie très importante de l'art musical. De pareilles publications
révèlent bien l'esprit investigateur de notre époque et le besoin que nous
éprouvons tous de connaître le passé pour mieux préparer l'avenir, car,
redisons-le en finissant, l'admiration des vieux monumens de l'art alimente
en nous la puissance créatrice, loin de l'empêcher. p. scldo.
V. DE Mars.
LES COMMENTAIRES
D'UN SOLDAT
I.
LES PREMIERS JOURS DE LA GUERRE DE CRIMÉE.
Dieu m'a permis jusqu'à présent d'assister à presque tous les
grands faits de guerre qui se sont accomplis depuis onze ou douze
ans. Puisse cette grâce m' être continuée! voilà le plus ardent de mes
vœux. J'avais entrepris de raconter l'expédition de Crimée, quand
est venue cette campagne d'Italie, si belle, si entraînante, si rapide,
qui a mis la France tout entière sous le charme, et rendu ce siècle
aux jours radieux de sa jeunesse. J'ai eu le bonheur de faire en-
core cette guerre, et en rentrant dans mon pays j'ai repris l'œuvre
commencée; seulement je l'ai agrandie de tout le champ nouveau
qu'il m'avait été donné de parcourir. Je réunis donc aujourd'hui,
sous un même titre, mes souvenirs de Crimée et d'Italie. Ce titre
indique l'endroit obscur d'où j'ai vu tant d'éblouissantes choses, et
partant le caractère de mon récit. L'œuvre qu'on va lire est étran-
gère à toute science militaire et à toute prétention historique. C'est
l'intérieur d'une âme où de vives et puissantes images se sont-réflé-
chies.
I.
On dit qu'il est agréable de se souvenir, je ne sais; pour ma part,
je laisserais volontiers reposer au plus profond de moi tout ce que
TOME XXV. — 15 JANVIER 1860. 17
258 REVUE DES DEUX MONDES.
Dieu a fait passer d'images dans mon esprit et d'émotions dans mon
cœur. Je n'aime point à dire aux pensées endormies : Levez-vous. Je
ne comprends pas d'évocation sans une sorte de trouble et de souf-
france. Ce n'est donc point assurément pour mon plaisir que je
remue aujourd'hui tout un passé qui plus d'une fois m'a fait trou-
ver aux heures présentes de la monotonie et de la pâleur; mais sans
me forger des devoirs imaginaires, sans me croire cette charge re-
doutable que crée le talent, je pense qu'il est des conditions et des
circonstances où l'on est coupable de s'imposer, plutôt de s'accorder
le silence. Si Join ville, si Villehardouin s'étaient livrés à cette pa-
resse de l'esprit, qui a tant de charme, et même à mon sens une
singulière apparence, sinon un fonds bien réel de grandeur, il est
une France héroïque et naïve que nous n'aurions jamais connue.
Continuons donc l'œuvre de nos pères en venant raconter, nous
aussi, à notre façon et à notre guise, ce qu'ont accompli sous nos
yeux de noble et de bon des gens de notre temps et de notre patrie.
J'ignore ce que nous garde l'avenir. Plusieurs croient que la guerre
est appelée à disparaître ; ils la regardent comme une impiété, comme
un fléau, comme un monstre qu'après des convulsions suprêmes le
monde rejettera enfin pour toujours de ses entrailles : je l'ai consi-
dérée de tout temps, moi, comme la plus haute et même la meil-
leure expression de la volonté divine. Je regarderais comme un jour
de colère et non point de bénédiction le jour où cette source mysté-
rieuse de l'expiation viendrait tout à coup à tarir. Grâce à Dieu, du
reste, je ne suis point menacé de voir ce jour-là, et en attendant ce
que rêvent les philosophes, je vais essayer de dire ce que j'ai vu.
J'étais en Afrique au moment où éclata la guerre de Grimée, et ici
je yeux tout de suite expliquer l'emploi d'une formule qui me pèse,
mais que je me suis décidé pourtant à ne pas rejeter. J'emploierai
souvent dans ce qu'on va lire le je et le moi. Ce qui est pour ceux-ci
de l'orgueil est de la modestie pour ceux-là. En parlant de lui-
même, l'homme qui n'a joué que le plus obscur des rôles dans ces
immenses drames où se décide le sort des nations fait, je crois, preuve
d'humilité. Ce n'est du reste aucune considération personnelle qui
m'a guidé en cette matière; je me suis dit tout simplement qu'une
chose qui m'est à cœur emprunterait à un mode de récit qui m'est
pénible un intérêt de plus. Le lecteur trouve une autorité rassu-
rante dans une forme de langage qui lui rappelle constamment que
l'écrivain a été le témoin même des faits dont s'occupe son esprit;
il est ainsi dans un contact plus immédiat, plus intime, plus ardent,
avec les choses et les hommes qu'on veut lui faire connaître. Cela
dit, je reprends la tâche que je me suis donnée.
J'étais donc en Afrique quand éclata une guerre gi" semblait à
COMMENTAIRES d'uN SOLDAT. 259
ses débuts devoir inaugurer une période séculaire de combats. J'ai
raconté autrefois, dans des pages écrites sous la vive et chaude im-
pression d'événemens déjcà bien loin de nous, les formidables gran-
deurs de la guerre civile (1). Les luttes soulevées parles passions
révolutionnaires paraissaient être les seules destinées à nos généra-
tions. Je ne veux pas, comme on le fait trop souvent, répudier au
nom des tristesses patriotiques les glorieux souvenirs d'actions éner-
giques et utiles. Ces nobles et rares apparitions de la vertu humaine,
qui sont la récompense des âmes altérées d'un amour viril de l'idéal,
je les ai rencontrées à certaines heures à travers les rues aussi bien
qu'à travers les champs de bataille. Je n'entends point nier pour
cela que la vraie , même la seule joie des âmes guerrières soit la
lutte hors de la patrie. Eh bien! c'est ce qui nous' était rendu tout à
coup.
Je servais dans un régiment de spahis. Le maréchal de Saint- Ar-
naud, qui avait si longtemps guerroyé en Algérie, et à qui la patrie
africaine était chère , voulut composer son escorte d'hommes dont
il aimait les mœurs, le costume, et qui lui rappelaient de précieux
souvenirs. On forma dans les trois régimens de spahis un détache-
ment de quatre-vingt-six hommes, sous les ordres d'un officier
qu'une promotion obligea de nous quitter en Turquie, et dont je
pris alors le commandement. Au milieu d'avril 185Zi, je partis d'Alger
avec quelques hommes et quelques chevaux, sur un petit bateau à
voile qui s'appelait Y Espérance. La navigation à voile sur ces mers
que sillonnent dans tous les sens des bateaux à vapeur, c'est le
voyage à cheval auprès du chemin de fer. Je me sentais sous l'em-
pire absolu des vents comme Ulysse et le pieux Énée. Cette im-
pression du reste était loin de me déplaire, car j'aime le passé, je
ne m'en cache point, et je bénis volontiers les accidens qui me
rejettent forcément dans ses bras.
Je m'embarquai à la fin d'une journée de printemps, vers quatre
heures, à ce moment aimé des rêveurs où l'âme semble secouer
l'oppression du jour, et prendre quelque chose de plus subtil, de
plus libre, de plus léger. J'ai toujours aimé l'Afrique; chaque pas
que j'ai fait à travers le monde m'a convaincu que c'était, de toutes
les contrées, celle où règne avec le plus de magnificence la poésie
des êtres inanimés. Le ciel africain a un regard que l'on emporte
sous son front comme le héros du poète allemand emportait le re-
gard de sa maîtresse ; tous ceux qui ont vécu dans sa lumière pen-
dant quelques années subissent une attraction qui bien souvent les
ramène à des rivages dont ik croyaient s'être éloignés pour toujours.
(1) Voyez la Garde mobile dans la Revue du l»"^ novembre 1849.
260 BEVUE DES DEUX MONDES.
Cependant l'aventure qui m'appelait en des pays inconnus avait trop
de charme pour laisser accès dans mon esprit aux tristesses cruelles.
J'avais, de la mélancolie humaine, ce que j'en souhaite aux cœurs
faits pour savourer les émotions les meilleures et les plus délicates
de ce monde.
Il faut savoir rendre justice à la vie, lorsque par hasard elle
veut bien secouer la monotonie qui lui est si familière pour prendre
un peu l'aspect et l'allure des choses rêvées. Je m'avançais avec un
plaisir dont parfois encore je retrouve les traces au fond de moi à
travers cette magnifique étendue de mer, lumineuse et chaude, qui
s'étend de l'Afrique aux pays orientaux. J'ai toujours aimé la Médi-
terranée ; maintenant que l'Océan se dépouille de mystère, comme
toutes les parties d'un globe exploré par tant de machines bruyantes
et d'êtres affairés, cette mer poétique par excellence, qui nous ra-
conte une si grande variété de fables et d'histoires, a repris toute sa
supériorité. Je me rappelle avec délices une matinée où j'aperçus
dans le lointain les côtes de la Sicile. Toute sorte d'aimables visions
me souriaient; se tenaient-elles sur les rivages que j'apercevais à
l'horizon, dans les rayons d'une clarté matinale, ou s'élevaient-elles
simplement de mon cœur ? Je ne sais. Je suivais, par nécessité, un
mode de voyage que je recommanderais volontiers à ceux qui se
promènent dans ce monde, comme on se promène dans une salle de
fête, pour le plaisir unique de leurs yeux : je n'abordais nulle part.
Ainsi tout ce qu'embrassait mon regard conservait pour moi l'at-
trait de l'inconnu et de l'inachevé. C'est de cette vague et lointaine
manière que j'ai aperçu les côtes de la Grèce. J'ai entrevu seulement
un matin le profil élégant et pur d'Athènes. Quoique l'air fût léger,
transparent et tout nuancé d'un rose joyeux qui aurait effarouché
les lugubres spectres du nord, c'est un fantôme qui m'est apparu,
mais un de ces fantômes amis du soleil, qu'évoquait l'esprit sans
terreur des poètes antiques.
La seule ville que j'aie visitée en passant est une petite ville de
l'Asie dont j'ai oublié le nom. Une absence complète de vent avait
arrêté le brick sur lequel j'étais embarqué. Je profitai de ce calme
pour me diriger, dans une chaloupe, vers la côte voisine avec un
sous-officier de spahis. Ce n'est jamais sans quelque émotion que
nous foulons une terre lointaine, et dont notre esprit s'est souvent
inquiété. Je me trouvai au milieu d'un paysage qui n'avait rien des
splendeurs africaines, et qui cependant ne manquait pas de charme.
J'aperçus, au détour d'un chemin creux, un de ces personnages qui
abondent encore aux pays orientaux oi^n'a point pénétré l'horrible
réforme du costume turc; c'était un vieillard à la longue barbe, coiffé
d'un de ces immenses turbans chers au pinceau des vieux maîtres, qui
COMMENTAIRES d'uN SOLDAT. 2(51
s'en allait paisiblement à ses affaires avec un luxe formidable de pis-
tolets et de poignards à la ceinture. « Qu'est devenu le temps où,
dans mes rêves d'enfant, je voyais passer Ali-Baba? » Je me rap-
pelai cette exclamation d'un écrivain anglais. Le digne homme qui
s'offrait à ma vue avait l'air de sortir tout vivant et tout armé des
pages de ce livre enchanteur, que je préfère à tous les poèmes de
tous les temps et de tous les peuples, — les Mille et une Nuits. Il
était assis sur une mule blanche, et fumait gravement dans une
longue pipe. Il appartenait à cette race heureuse qui s'enveloppe
d'un nuage pour traverser la vie. Il daigna à peine honorer d'un re-
gard les deux soldats du nord qui venaient apporter leurs secours à
son souverain. Je me rappelai aussi, car en voyage l'essaim des
souvenirs voltige sans cesse autour de nous : ce sont oiseaux char-
mans qui se posent sur maintes choses de la route, tantôt sur ce
toit, tantôt sur ce buisson, tantôt sur cet arbre, pour nous regarder
d'un air attendri et nous chanter des airs lointains; je me rappe-
lai un mot de M. de Chateaubriand. Un soir, dans le coin d'un salon
où régnait un aimable et gracieux esprit qui a disparu de cette
terre, un jeune homme encore possédé des premières curiosités de
la vie disputait l'auteur de René au silence. Avec la confiance que
peut avoir un enthousiasme sincèj-e à l'endroit des génies les plus
lassés, les plus meurtris, partant les plus irritables, il lui parlait
de ces grands voyages, la jeunesse et la poésie de ce siècle, d'où sont
sortis Atala, les JSatcheZy et une œuvre aimée de tous, Y Itinéraire
de Paris à Jérusalem. « Eh bien! dit tout à coup M. de Chateau-
briand, de ce que j'ai vu, hommes et choses, un seul souvenir me
frappe encore à présent, c'est celui d'un vieux Turc qui fumait sa
pipe accroupi sur des ruines. Qui sait si cet homme ne représen-
tait pas la vérité? » Assurément je ne prends pas au sérieux cette
boutade chagrine; je crois avec l'Évangile que prendre la bonne
place, c'est s'asseoir aux pieds du Seigneur, aux sources de la vie,
au foyer de l'activité spirituelle, et non point, comme ce vieux Turc
de l'illustre voyageur, s'étendre au seuil de la mort, entre la pa-
resse et la rêverie. Néanmoins ceux-là mêmes qui se dévouent avec
le plus de courage aux œuvres sur lesquelles repose toute vérité ter-
restre ou divine ont des momens où ils portent envie au repos de
l'animal en sa tanière, du cynique en son tonneau.
Revenons aux rivages d'Asie où j'abordais. Je vis là une de ces
villes que l'empire turc offre en grand nombre dans tous les lieux
où il s'étend. Vous avez affaire à un vrai mirage. De loin, c'est un
groupe de maisons élégantes et discrètes, mystérieuses et sourian-
tes; c'-est la ville orientale telle que la chante le poète. De près,
c'est un amas de vieilles masures, où s'agite un peuple en haillons.
262 REVUE DES DEUX MONDES.
Toutefois ces haillons et ces masures, à l'époque où je les vis,
étaient pénétrés de ce soleil dont quelques peintres vont quérir et
nous rapportent souvent un rayon, de telle sorte qu'il ne m'est pas
resté un trop mauvais souvenir de cette première excursion en Asie.
Pourtant je préfère à ce voyage celui que mes yeux et mon esprit
ont fait un soir aux champs où fut Troie. J'étais assis, au déclin du
jour, sur le pont de mon petit navire, lorsqu'on me montra une as-
sez vaste plaine toute couverte d'une végétation hardie et sombre.
C'était là, me disait-on, le théâtre de ce grand drame, aux émotions
immortelles, qu'Homère et Virgile font jouer encore en ce monde par
ces personnages de leurs cerveaux qui ont pris dans les nôtres le
droit de cité. Au fond d'un paysage qui me parut tout rempli d'un
charme austère et sacré, comme un paysage du Poussin, s'élevait
une haute montagne, droite, imposante et solitaire, telle que je me
représentais l'estrade où les dieux venaient assister aux combats
des héros. Ce coin de terre que j'ai si mal vu m'a frappé; je me fé-
licite de ne pas avoir posé le pied sur ce sol, que les ailes de mes
songeries et de mes souvenirs ont seules effleuré. Grâce à ce pèle-
rinage de mon regard, j'ai goûté une sorte de plaisir sur lequel je
n'ose plus guère compter, quoique je m'efforce souvent de le goû-
ter encore, ce plaisir, d'une particulière puissance entre toutes les
jouissances intellectuelles, que nous ont donné à tous, en un mo-
ment quelconque de notre vie, les arts et les lettres de l'antiquité.
J'ai retrouvé l'émotion dont mon cœur fut une fois saisi en lisant ce
passage où Virgile semble avoir enchâssé dans son splendide écrin
une larme empruntée aux sources les plus profondes de la tristesse
moderne : Sunt lacrymœ rerum; a il est des choses d'où jaillis-
sent les pleurs. » Ces ruines douteuses, perdues à un horizon loin-
tain, ont été saluées avec attendrissement par plus d'un qui s'en
allait comme moi assister avec insouciance à la destruction d'une
ville autrement puissante que ne le fut j^tmais la ville de Priam et
d'Hector. On a beau médire des poètes, il faut s'incliner devant
leur pouvoir; comme les prêtres et les femmes, ils gouvernent un
royaume dont nous sommes tous les habitans. Vous voulez les ban-
nir de votre cité, et c'est vous qui ne pouvez pas vous exiler du
monde invisible où ils vous enserrent.
Ce fut le 7 mai, vers trois ou quatre heures, que j'arrivai à Gal-
lipoli. Ce jour-là même,, le maréchal Saint-Arnaud venait prendre
son commandement; sa venue redoublait le mouvement de la ville
où il débarquait. J'aimerais à voir un jour, rendus à leur vie habi-
tuelle, les pays que j'ai parcourus alors que de rares et singulières
circonstances les animaient d'une vie insolite. Gallipoli doit avoir
d'ordinaire un aspect assez mélancolique. Ceux qui pourraient rêver
I
COMMENTAIRES d'uN SOLDAT. 263
r Orient avec un luxe éblouissant de palais, de clochetons et de mi-
narets éprouveraient en ces lieux à coup sûr une cruelle déception.
Il me semble pourtant que si quelque événement me faisait, en des
temps paisibles, l'habitant passager de cette ville, je ne me plain-
drais pas trop de mon sort. Elle est environnée d'énormes moulins à
vent, d'une physionomie honnête et primitive. Or j'ai toujours eu un
goût particulier pour ces innocens ennemis du héros de Cervantes.
Je trouve qu'ils donnent au paysage un caractère de rêveuse bonho-
mie. Les peintres allemands du temps d'Albert Durer étaient de mon
avis, car ils ne manquent jamais de placer quelque moulin à vent
dans ces jolies et naïves campagnes, propres, nettes, endimanchées,
qu'on aperçoit à travers la fenêtre de la chambre gothique, aux ba-
huts luisans, où un bel ange, avec un surplis de prêtre, adresse à
la vierge Marie la divine salutation conservée par notre église. Les
moulins à vent ne sont pas du reste les seuls agrémens de Gallipoli.
Là, comme dans toutes les villes turques, les pierres sont mêlées à
la verdure : les bazars ont ces toitures de rameaux qui font circuler
un jour si étrange à travers les rues tortueuses, et la plupart des
maisons ont des jardins , non point de ces jardins assurément où
s'épanouissent tous les enchantemens terrestres, mais des jardins
qu'il ne faut point dédaigner pourtant : le figuier et l'olivier, les
arbres de la Bible et de l'Evangile, se penchent au-dessus des mu-
railles lézardées, et font penser aux réduits modestes où quelque
sage bonheur pourrait se cacher.
Le jour dont je veux parler, cette ville, où retournent mes aon-
ges, n'appartenait guère à la rêverie. Elle était envahie par des
hommes de tous les pays et de toutes les races, que possédait une
vie fiévreuse. Là, pour la première fois, se rencontraient les deux
armées qui allaient figurer côte à côte sur les mêmes champs de
bataille. Cette armée anglaise, qu'Aima, Inkerman et le rude hi-
vernage de Sébastopol devaient si violemment éprouver, était alors
dans tout son éclat. A chaque pas, on heurtait des gardes de la
reine défiant le soleil d'Orient avec leurs bonnets à poil, des hîgh-
landcrs portant la poésie du nord dans la forme et les couleurs de
leur uniforme traditionnel, et ces riflemen tout vêtus de noir,
comme pour représenter le côté sombre, terrible, de cette guerre
moderne, dont leurs armes sont les plus sûrs et les plus meurtriers
instrumens. Tous ces soldats encombraient avec les nôtres mille ta-
vernes improvisées, car tous les vins, toutes les liqueurs de nos
contrées versaient déjà leur ivresse bruyante sur la terre consacrée
aux ivresses silencieuses du café, de l'opium et du hachisch. Les
Turcs, accroupis devant leurs portes, regardaient passer sans au-
cune émotion, ni d'enthousiasme, ni même de surprise, les étranges
264 REVUE DES DEUX MONDE?.
défenseurs que leur envoyait la destinée. Ils me rappelaient tous ce
vieil habitant de l'Asie dont je parlais tout à l'heure : ils semblaient
accepter les étranges scènes offertes à leurs regards comme on ac-
cepte dans un rêve les incroyables féeries dont on est environné, et
jusqu'aux impossibles métamorphoses dont on est soi-même l'objet.
Quant à nos soldats, ils étaient ce qu'ils sont toujours et en tous
lieux, gais, libres, insoucians, familiers : vraies alouettes gauloises,
allant sans crainte se poser partout, même sur l'épaule des manne-
quins les plus farouches, et chantant partout où elles se posent.
II.
Je restai quelques jours seulement à Gallipoli. Le maréchal Saint-
Arnaud se rendait à Gonstantinople, et les spahis étaient destinés à
lui servir d'escorte. Je reçus donc l'ordre de partir pour la capitale
de l'Orient. Le maréchal s'embarquait, mais les spahis devaient
aller le rejoindre par la voie de terre, avec ses bagages et quelques
officiers de son état-major. C'était encore un magnifique voyage que
m'offraient d'heureux hasards.
Quelles villes ai-je traversées, c'est ce que j'ai oublié aujourd'hui,
et je n'irai point chercher sur la carte des noms sortis de ma mé-
moire. L'oubli et le souvenir sont également des présens de Dieu,
je crois qu'il ne faut repousser ni l'un ni l'autre de ces dons. Si je
tâche de faire au souvenir un bon accueil, même quand il m' ap-
paraît sous les formes lugubres d'un fantôme, j'accueille toujours
l'oubli avec une joie secrète, et le voile qu'il laisse tomber soit
sur les hommes, soit sur les choses, je me garde bien de le soule-
ver. Je me rappelle seulement que j'avais d'aimables compagnons,
et que j'ai traversé de beaux paysages. La Turquie serait une ad-
mirable contrée, si elle était abandonnée à elle-même, ou livrée à
une race d'hommes intelligens et industrieux; mais on sent une
terre sur laquelle ont pesé des dominations à la fois indolentes et
farouches. De Gallipoli à Gonstantinople, on ne rencontre ni ces
forêts séculaires dont l'aspect orgueilleusement sauvage enfle le
cœur de pensées hostiles à la vie civilisée, ni ces bois savamment
aménagés, percés de routes élégantes et commodes, qui offrent à
l'esprit les utiles et rians côtés de l'industrie humaine. A chaque
instant des troncs mutilés, des arbustes frappés dans leur croissance,
partout des traces qui attestent l'esprit imprévoyant et insoucieux
d'une dévastation journalière. Et pourtant ce pays est d'un aspect
qui plaît aux yeux; il est éclairé, dans les jours d'été, par une douce
et majestueuse lumière. A l'attrait de ces grandes plaines bleues,
où les.hommes heureusement ne peuvent point laisser de vestige,
COMMENTAIRES d'uN SOLDAT. 265
il joint le charme de cette verdure opulente et sérieuse qu'aimait
le pinceau de Poussin. Je me suis arrêté dans plus d'un lieu où au-
rait pu se placer le tombeau qui réunit les bergers d'Arcadie. Puis,
malgré leur misère, les villes turques elles-mêmes ne sont ])oint un
spectacle trop offensant pour le regard du voyageur. La plupart
sont entourées de grands arbres, et si leurs maisons sont délabrées,
elles échappent, du moins, à la vulgarité : ce sont ces loques dis-
posées avec art dana l'accoutrement d'un hidalgo. Enfm soit une
fontaine à moitié cachée derrière un sombre bouquet de feuillage,
soit un cimetière chauffant au soleil les os de ses morts sous la
pierre blanche de ses tombes, quelque chose parle toujours à l'ima-
gination en ces campagnes visitées si souvent par nos songes.
Ce fut un soir, à l'entrée d'une grosse bourgade où nous faisions
séjour, que j'aperçus pour la jtremière fois cette bizarre espèce de
guerriers qu'on appelait les hachi-bozoucks. Je vis sur la route
qui passait devant ma tente un homme à cheval, précédé d'une
musique barbare et suivi d'une troupe nombreuse, mal armée et
mal montée. C'était un grand chef de l'Orient, qui menait ses vas-
saux au secours de l'islamisme en péril. Mes spahis, eux les élégans
cavaliers d'une terre où la race musulmane a vraiment conservé
quelque chose de gracieux et d'altier, rappelant les splendeurs mau-
resques des Espagnes, mes spahis regardaient avec un dédain pro-
fond ces sortes de malandrins allant en guerre dans un équipage
sordide. Il y avait là une collection de figures excentriques, une va-
riété de haillons réunissant toutes les couleurs et affectant toutes
les formes qui peuvent s'offrir aux débauches du crayon et du pin-
ceau. Je me sentis moins de sévérité que mes spahis pour cette
bohème guerrière. Je pris plaisir à regarder cet arrière -ban du
grand-seigneur. Un soleil couchant parsemait de paillettes d'or cette
multitude bigarrée. Je savais gré à ces braves gens d'être en quelque
sorte des visions vivantes, épargnant à mon cerveau la fatigue du
rêve. Je suivis de l'œil, aussi loin que possible, ces bizarres guer-
riers. Dans leur fantasque apparition, ils s'étaient conformés aux
règles de l'apparition antique. Les héros qui sortent de la tombe,
dans les pages d'Homère et de Virgile, apparaissent toujours avec
des vêtemens flétris, trahissant l'usure et l'abandon. Ainsi se pré-
sentaient ces fils d'Ismaël, ressuscitant au milieu d'une guerre mo-
derne avec les passions des anciens âges. Dieu n'a jamais permis
les résurrectioïis de longue durée; bon ou méchant, gracieux ou
terrible, tout ce que la mort a repris ne peut plus revenir qu'un
instant à la surface du sépulcre. Les bachi-bozoucks n'ont joué
qu'un rôle fugitif dans ces grandes luttes, où ils ne représentaient
que des choses mortes. Ces fantômes ont disparu quand le canon de
la Crimée a dissipé les brouillards où ils s'agitaient.
266 REVUE DES DEUX MONDES.
Ce fut un matin, vers midi, que j'entrai à Gonstantinople ; un so-
leil de juin, qui cependant ne jetait pas à la terre une chaleur trop
•écrasante, éclairait ce singulier amas de masures et de palais. J'ai
gardé de Gonstantinople un vif et bon souvenir. Cette ville ne m'a
point trompé : loin de là, au lieu de m' apporter des déceptions,
elle m'a donné plus d'une attrayante surprise. Qu'on la juge comme
on voudra, elle possède le plus grand attrait dont puisse être doué,
soit un homme, soit une chose, soit un objet de chair, soit un objet
de pierre ou de marbre. Elle est originale. Ses plus misérables mai-
sons ont un aspect attrayant de mystère. On y sent une vie voilée,
comme le visage de ses femmes. Suivant mes habitudes en voyage,
je n'ai rien visité de parti-pris. Je n'aurais pas visité la mosquée de
Sainte-Sophie, si je n'y avais été conduit un jour par le hasard, le
seul guide que j'aie jamais eu. Mon fatalisme en cette matière m'a
bien servi. Maintes fois la rencontre fortuite de quelque monument
isolé, de quelque lieu dédaigné, de quelque demeure obscure, m'a
fait éprouver des émotions plus profondes que l'aspect des édifices
les plus célèbres. Ainsi je fus frappé tout à coup à Gonstantinople,
dans un coin de rue, par une maison que je n'oublierai pas. Devant
cette maison peinte de rose et de safran, deux couleurs qu'affec-
tionnent les Turcs, régnait une petite terrasse où s'élevaient des
arbustes d'un vert sombre. Entre ces arbres se dressaient ces co-
lonnes funéraires surmontées de turbans , qui abondent dans les ci-
metières musulmans. Au pied d'une de ces colonnes, un immense
rosier étalait le luxe de ses fleurs éblouissantes. Je n'ai jamais res-
piré plus vivante poésie que celle de cette habitation inconnue. Ge
n'est point en Orient qu'Hamlet aurait jamais pu débiter son sinistre
monologue. Les Orientaux jouent avec la mort : elle est pour eux
un songe sans effroi, on dirait même tout rempli de charme. Les
cimetières de Gonstantinople sont de merveilleux jardins. G'est là
que les promeneurs abondent; nombre de tombes, comme les mai-
sons, sont peintes de vives couleurs. Les cyprès qui se dessinent
sur un ciel transparent ne répandent dans ces lieux, ouverts à tous,
que la mélancolie nécessaire pour agrandir et compléter la grâce de
toute chose terrestre.
Je traversai la ville tout entière, les vieux quartiers turcs, avec
leurs rues étroites, tortueuses, mal pavées, où se reposent, dans une
attitude d'idole, ces affreux chiens jaunes, respectés par les musul-
mans, qui s'indignent quand un étranger les dérange, puis Péra,
cette cité européenne, marquée au caractère effacé de la vie mo-
derne, et je parvins enfin à ces rives splendides du Bosphore, qui
méritent toute l'admiration dont elles sont en possession depuis tant
de siècles. G'est à ces rives assurément que je puis dire : Non, vous
ne m'avez pas trompé. Dans ce lieu unique, les mêmes eaux réflé-
CO^mENTAIRES d'UN SOLDAT. 267
chissent la face de deux mondes. L'Europe et l'Asie sont en pré-
sence l'une de l'autre, et semblent faire assaut de majesté. Que les
palais du Bosphore ressemblent un peu à une décoration théâtrale,
je le sais bien; que çà et là quelques édifices de bois peints in-
sultent à la pureté d'un goût austère, cela peut être vrai encore;
mais ce qui est bien certain, c'est que le regard et la pensée flottent
à travers toute sorte de magies. Pour quelques demeures en bois,
quelle série harmonieuse de palais, offrant fièrement au soleil leurs
colonnes de marbre ! Et sur ces rivages de l'Asie quels grands arbres,
élégans et altiers, répandant de leurs têtes épanouies, sur le gazon
qui entoure leurs pieds, une. ombre profonde et sereine! J'étais des-
tiné du reste à jouir pleinement de ces beaux lieux. Le maréchal
Saint- Arnaud occupait un palais à leni-Keuï, sur les rives mêmes
du Bosphore. Derrière ce palais, dans un jardin qui s'étendait aux
flancs d'une colline, on avait réservé un bivouac pour mes spahis.
Ceux à qui Dieu a permis de mener noblement l'existence de l'aven-
ture doivent être pénétrés d'une reconnaissance profonde envers
leur destinée; si quelquefois leur vie a les allures' d'un mauvais
songe, si par instans elle peut leur paraître le jouet de puissances
capricieuses et malfaisantes, combien de fois aussi elle leur offre
une réunion étrange d'enchantemens qu'ils n'auraient pas osé sou-
haiter! Je me trouvais, à la plus riante époque de l'année, dans le
plus beau paysage du monde, menant la seule vie que j'aie jamais
aimée. Tout autour de ma tente étaient dressées les tentes de mes
spahis. Nos chevaux, attachés à la corde, avaient pour mon esprit
et pour mes yeux ce genre de charme paisible que répand autour
d'elle l'existence des animaux, et tout en fumant ma pipe sur le
gazon, je voyais à l'horizon de mes songeries l'apparition désirée
d'une de ces grandes guerres dont notre armée si longtemps s'était
crue déshéi-itée.
Pendant notre séjour à leni-Keuï, il y eut une grande revue à
Daoud-Pacha. Le maréchal Saint-Arnaud avait voulu présenter au
sultan la division du prince Napoléon, qui venait s'embarquer à
Constantino'ple pour Yarna. Les spahis assistèrent à cette solennité.
Ils représentaient ce jour-là toute la cavalerie de notre armée.- Le
maréchal, qui les aimait, voulut, dans un sentiment de bienveillante
coquetterie à leur endroit , que leur défilé se fît aux plus vives al-
lures de la fantasia arabe. A un signal donné, toute cette troupe en
burnous rouges prit le galop de charge, s' envolant devant le sul-
tan comme une bande d'oiseaux aux ailes de pourpre. J'ai à peine
parlé de ces hommes, dont je garderai pourtant un vif souvenir, et
dont l'existence alors était si étroitement liée à la mienne. Les spa-
his envoyés à l'armée d'Orient avaient été choisis avec soin dans les
268 REVUE DE^ DEUX MONDES.
trois régimens qui composent la cavalerie indigène de l'Algérie :
c'étaient des gens de grande tente; plusieurs d'entre eux possé-
daient des serviteurs comme les hommes d'armes des temps passés.
Des cavaliers de la province d'Oran avaient des suivans montés sur
de beaux et vigoureux chevaux. Point de spahi qui n'eût des étriers
dorés et un burnous de soie blanche tranchant sur un burnous
rouge ; tous les haïcks étaient attachés par ces belles cordes en poil
de chameau, noires et luisantes, qui étaient le luxe de l'émir Abd-
el-Kader. Cette fière et brillante troupe s'était fort réjouie d'être
passée en revue par le sultan, et avec l'imagination arabe elle s'é-
tait représenté le grand-seigneur dans un habit fait de lune et de
soleil, comme les robes de Peau-d'Ane. Le modeste uniforme de sa
hautesse, qui ce jour-là pourtant avait attaché une aigrette à son fez,
fut une cruelle déception pour ces fils de l'Afrique. Sans Constan-
tinople, les spahis auraient jeté un irrévocable anathème à l'Orient;
mais cette ville d'étrange poésie trouva le chemin de leurs cœurs.
J'ai entendu maintes fois ces hommes, qui affectent l'indifférence où
les races guerrières placent souvent leur dignité, s'écrier : « Stam-
boul! Stamboul! » avec un accent d'admiration passionnée. En leur
qualité de musulmans, ils pouvaient visiter toutes les mosquées;
j'avoue que je n'ai point partagé leur enthousiasme pour Sainte-
Sophie. Cette grande basilique m'a paru toute remplie d'une sorte
de tristesse anglicane. Rien ne donne une idée plus haute de l'art
savant et merveilleux qui a élevé les édifices religieux du moyen
âge. Quand on regarde au dehors et à l'intérieur cette grande cou-
pole sans mystère, où la pensée s'ennuie et où le regard se brise
partout contre des surfaces dures et lisses, on songe avec un redou-
blement de tendresse aux profondeurs de nos cathédrales avec leur
fouillis de sculptures et leur peuple de statues. La nef gothique est
un immense vaisseau qui contient une réunion étrange de passagers
à coup sûr, puisqu'elle renferme des saints et des damnés, des anges
et des démons, des moines, des vierges folles et des animaux; mais
on sent qu'avec toute cette foule l'arche sacrée porte Dieu.
Vers les derniers jours du mois^de juin, le maréchal Saint- Arnaud
résolut^ de se rendre à "Varna, où l'armée expéditionnaire était pres-
que tout entière réunie. Je quittai les rives du Bosphore par une
matinée d'une douceur merveilleuse.- J'étais destiné à revoir ces
lieux, puisque je devais sortir du gouffre ardent où tant de mes
amis ont disparu; mais rien en ce monde ne nous apparaît deux fois
sous le même aspect, ni les visages humains, mobiles comme notre
pensée, changeans comme notre vie, ni même les paysages que
notre âme immortelle et infinie illumine de ses clartés ou voile de
son ombre. Les rives du Bosphore, quand je les ai revues, m'ont
COMMENTAIRES d'UN SOLDAT. 269
toujours paru d'une admirable beauté; seulement on vieillit vite
pendant la guerre, il leur manquait un rayon de ma jeunesse.
Le maréchal Saint-Arnaud s'embarqua sur un bâtiment à vapeur
qui remorquait la frégate où je pris place avec ma troupe. Cette
frégate était la Belle-Poule, peinte en noir depuis le jour où elle a
ramené en France les dépouilles mortelles de Napoléon P^ Malgré
cette sombre couleur, c'était un gracieux navire, où nous trouvâmes
cette hospitalité que les officiers de notre marine pratiquent avec
tant d'intelligence et de courtoisie. J'ai passé sur la Belle-Poule
une des bonnes soirées de ma vie. Nous étions sortis du Bosphore
au coucher du soleil; nombre d'embarcations, chargées de soldats
comme la nôtre, glissaient auprès de nous dans ce large détroit où
la mer a la paisible majesté d'un fleuve. Tous ces bâtimens de
guerre, quand ils se côtoyaient, s'envoyaient des vivat mêlés à un
bruit d'acclamations et de fanfares. Je me rappelle un groupe de
soldats agitant leurs képis au pied du grand mât -dans un navire
qui longea le nôtre, puis alla disparaître dans les dernières clartés
du soleil. Cette lumineuse apparition s'est souvent représentée à
mon esprit; elle avait quelque chose d'enthousiaste et d'héroïque.
Où allaient ces braves gens qui nous saluaient de leurs cris? Nous-
mêmes, où allions-nous? C'est ce que j'ignorais; mais nous savions
tous que nous allions sur une terre quelconque faire un acte d'ab-
négation et d'ardeur. De là ces sentimens éclatans, dans leur ex-
pression énergique et rapide, comme le ciel et la mer entre lesquels
ils s'élevaient.
En vingt-quatre heures, nous étions à Varna. Cette triste ville
nous apparut éclairée par une lumière oppressive et dure. On sait
avec quelle rapidité les nouvelles se sont toujours répandues aux
époques de grandes émotions ; bien avant ces inventions modernes
qui mêlent la matière à toute chose, elles traversaient l'air sur des
ailes invisibles. Nous étions encore en mer lorsqu'on nous apprit que
Silistrie échappait aux coups des Russes. C'était une grande gloire
pour les armées ottomanes, mais une cruelle déception pour les
troupes françaises et pour le maréchal Saint-Arnaud surtout, que
tant d'impérieux motifs poussaient au-devant de l'ennemi. Peut-
être cette nouvelle, qui reléguait dans un avenir incertain l'heure
des combats, nous fit-elle paraître Yarna plus triste que les hommes
et la nature ne l'ont fait. En touchant les rivages bulgares, je com-
pris les chagrins d'Ovide, qui, dit-on, est venu mourii; dans ce coin
du monde. Plus je voyage, plus je suis convaincu que la physiono-
mie d'une contrée ne dépend point de la terre, mais du ciel. Or le
ciel change à l' infini; dans cet immense royaume du bleu, où ne
semblent point exister de frontières, .Dieu a créé une incroyable va-
270 V REVUE DES DEUX MONDES. /
riété de régions, profondément distinctes les unes des autres par
l'éclat et la couleur de la lumière. Le ciel d'Athènes est pur, élé-
gant et fm comme les chefs-d'œuvre de l'éloquence ou de la poé-
sie athénienne. Le ciel de Gonstantinople est riche, éblouissant,
somptueux; il a gardé la magnificence perdue dans les états qu'il
éclaire. Le ciel de la Bulgarie est un ciel sauvage, lourd et grossier,
en harmonie avec les conducteurs ^arabas et leurs pesans atte-
lages.
Le jour de notre débarquement à Varna, il y avait dans l'air
une écrasante et malsaine chaleur, signe précurseur du fléau qui
allait bientôt nous atteindre, \arna ressemble du reste à la plupart
des villes turques. Des rues mal pavées, bordées de maisons en bois;
çà et là quelques cafés où des Turcs aux cheveux longs , aux fez
écourtés, aux redingotes mai faites, aux pantalons de nuances bizar-
res et de propreté douteuse, se livrent, autour d'un narghilé, à une
rêverie orientale plus morne que le spleen britannique; puis des
bazars avec un pêle-mêle d'objets où l'on trouve bien rarement soit
une forme, soit une couleur attrayante : voilà Varna. De plus, cette
cité délabrée a l'air rébarbatif des places fortes. De nombreux com-
bats se sont livrés sous ses murs, qui connaissent les boulets russes.
On peut apercevoir de ses remparts la hauteur où l'empereur Nico-
las a placé sa tente à une époque où il poursuivait déjà les rêves si
cruellement effarouchés par notre canon.
Le maréchal Saint-Arnaud s'établit à Varna dans une petite mai-
son située au détour d'une rue tortueuse, mais voisine de la mer.
Ce triste asile allait devenir le témoin de ses luttes héroïques contre
la douleur. Quant à moi, je traversai la ville à cheval avec mes
spahis, et j'allai installer mon bivouac aux portes mêmes de la cité,
sur une sorte de promenade publique, en face d'un grand bâti-
ment transformé déjà en hôpital, et que le choléra allait se charger
de remplir. La route qui longeait mon bivouac était traversée par
des gens de toute nature. Je retrouvai les bachi-bozoucks, dont la
réunion s'était opérée sous les» murs de Varna. Ces cosaques du
grand-seigneur passaient en longue file devant nos tentes, montés
sur leurs petits chevaux et portant des arsenaux à leur ceinture. Les
bachi-bozoucks étaient les fantaisies vivantes de Gallot; on pouvait
les prendre pour des diables, pour des bohèmes, pour toute sorte
de^ créatures, excepté pour des chrétiens, ce que du reste ils n'a-
vaient point la prétention d'être.
Une troupe dont l'aspect me causa quelque plaisir militaire, ce
fut un bataillon turc qui revenait de Silistrie. Ce bataillon avait
comme une lointaine ressemblance avec les hommes intrépides qui
couLureat à nos frontières le jour où de ses entrailles déchirées la
I
COMMENTAIRES d'uN SOLDAT. 271
république française tira quatorze armées. Il y avait sur les traits
basanés de ces soldats cette empreinte que les périls récens laissent
au visage des guerriers. Leurs vêtemens étaient en lambeaux, et
leurs fusils en bon état; leurs chaussures poudreuses et usées s'at-
tachaient par des cordes aux longues guêtres bulgares. En cet équi-
page, qui sentait le combat, la fatigue et la misère, ils avaient une
sorte d'entrain et de fierté qu'on trouve rarement chez l'armée tur-
que. Ceux-là seuls qui portent le nom français et qui se battent
sous notre drapeau me font éprouver de vraies émotions d'enthou-
siasme; ainsi le veut, à tort ou à raison, mon âme, que Dieu n'a
point faite cosmopolite comme mon corps. J'ai eu cependant presque
un battement de cœur pour ces Turcs de Silistrie, à qui je trouvais
un air de braves gens, et qui, au sortir des murs mitraillés dont ils
venaient de sauver l'honneur, avaient comme un rayon de gloire
au bout de leurs baïonnettes.
III.
Cependant le choléra fondait sur nous. C'est assurément dans la
Dobrutcha qu'il porta ses coups les plus cruels; mais Varna aussi
fut rudement traitée par le fléau. On m'ordonna de choisir le bi-
vouac qui me paraîtrait le plus salubre. J'allai m'établir au bord de
la mer, dans un vaste champ où j'ai passé des jours qui, malgré
leur tristesse, ont laissé dans ma mémoire un grand charme. Une
singulière volonté du destin fit que le mal dont les ravages m'en-
touraient ne m'enleva pas un seul homme. En dépit de la surveil-
lance que j'exerçais jusque sous leurs tentes, mes spahis dévoraient
des melons, des pastèques et toute sorte de fruits à peine mûrs; ces
continuelles imprudences ne livrèrent heureusement au fossoyeur
nul d'entre eux. Ils allaient jusqu'au seuil de la mort et ne le fran-
chissaient pas. Que de fois on m'a fait venir en toute hâte sous une
tente où je croyais trouver un mourant! ((Mohammed, Abdallah,
Cadour sont à l'agonie, » me criait-on. J'arrivais, et un spectacle
lugubre s'offrait à ma vue : une grande figure gisait à terre sur un
amas de burnous, entourée de personnages désolés que leurs vête-
mens flottans faisaient ressembler à des spectres. Le ciel a toujours
voulu qu'aucun de ces agonisans n'entrât définitivement dans le
trépas. Au bout de quelques heures, mon malade se relevait et re-
prenait possession de la vie. Ce qui se passait dans mon bivouac
n'était par malheur qu'une étrange exception à une terrible loi.
Ma tente s'élevait à côté de la route du cimetière, et je pouvais juger
de l'énergie du fléau par le nombre des convoie. Dans cette proces-
sion funèbre qui se déroulait incessamment sous mes yeux, je me
272 BEVUE DES DEUX MONDES.
rappelle quelques épisodes qui ne manquaient pas d'une grâce na-
vrante. En Turquie, on n'enveloppe pas les morts de ce linceul où
nous roulons ceux que nous avons le plus aimés. On revêt de leurs
plus brillans habits les êtres que l'on a perdus, et on les porte sous
le ciel, à visage découvert. Je me rappelle une jeune fille, presque
une enfant, que l'on portait ainsi; elle avait autour du front une
couronne de roses blanches; le jour auquel on la montrait pour la
dernière fois éclairait doucement sa chaste et frêle beauté; une
femme la suivait en pleurant, sa mère sans doute. J'aurais presque
pleuré comme la pauvre désolée dont la terre allait prendre l€
trésor.
Pourquoi cette poignante tristesse dont nous pénètrent quelques
détails obscurs d'un malheur isolé et cette profonde indifférence où
nous laissent parfois les plus formidables spectacles des calamités
publiques? Pourquoi ces, larmes dans nos yeux devant une mère qui
pleure son enfant et cette implacable sécheresse de notre regard
contemplant sur un champ de bataille ces immenses nappes de ca-
davres, voile sanglant que la gloire jette sur la terre pour nous
apparaître dans son éclat? Je n'en sais rien : cela est ainsi; je subis
sans la comprendre, comme tant d'autres, cette mystérieuse loi de
notre destin. Je dînais habituellement devant ma tente; ma table
était à quelques pas de cette voie funèbre continuellement couverte
de cercueils, et pourtant je songe avec plaisir à ces repas. Rien de
ce qui élève l'esprit, de ce qui fait appel aux parties énergiques et
hautes de notre nature ne laisse une trace vraiment pénible dans
notre souvenir. Dans le présent comme dans le passé, on ne se sent
vraiment opprimé que par les vulgarités de la vie. Un soir, pendant
un de ces repas, j'eus comme une vision céleste : je croyais à un
jeu de mon imagination. Ce n'était pourtant pas une illusion, c'était
bien une réalité qui occupait mon regard. J'aperçus, sur cette route
du cimetière, deux sœurs de charité, avec ces coiffes qui mettent à
leurs fronts recueillis comme deux ailes. La tête inclinée, les bras
sur leurs poitrines, elles marchaient de ce pas léger, droit et sûr,
qui semble représenter le trajet à travers la vie de ces âmes sans
souillures. La première blessure qui ait déchiré ma chair a été pan-
sée par des sœurs de charité. Ce n'est pas un vague sentiment de
poésie, c'est le solide lien d'une profonde reconnaissance qui m'at-
tache à ces pieuses filles. Jamais les deux patries qu'à certaines
heures nous confondons dans un même amour, la patrie d'ici-bas
et la patrie de là-haut, ne s'offrirent à moi sous des traits plus sen-
sibles et plus dignes qu'en cet instant. Depuis quelques jours, Varna
possédait des sœurs de charité. Sur cette terre musulmane, dans ce
pays où toute action vivifiante est frappée de stérilité par le mon-
COMMENTAIRES d'uN SOLDAT. 273
strueiix abaissement de la femme, notre société et notre religion
envoyaient ce qu'elles ont à la fois de plus délicat et de plus fort.
Il me semblait que ces deux humbles femmes répandaient autour
d'elles cette sorte de sérénité solennelle, 'de recueillement ému et
profond, qu'une croix solitaire suffit à verser sur un paysage. Je les
suivis du regard avec une vraie joie, et en leur adressant tout bas les
meilleures salutations de mon cœur.
La nuit, quand je m'endormais sous ma tente ou quanti je venais
à me réveiller tout à coup, il y avait un bruit que j'entendais sans
cesse : c'était celui de lourds chariots s' acheminant vers le cime-
tière. Le jour était consacré aux convois isolés; les convois qui por-
taient à la terre des hécatombes étaient réservés pour la nuit. Je
connaissais le cimetière voisin ; plus d'une triste cérémonie m'y
avait apppelé. Quand j'entendais dans les ténèbres le bruit de ces
chars funéraires, je me rappelais ces longues files de fosses creu-
sées la veille pour les morts du lendemain. Eh bien! je crois pou-
voir le dire, j'ai rarement goûté de plus paisibles sommeils qu'au
bord de ce chemin, dans mon bivouac de la Mer-Noire. La mort n'est
vraiment horrible que de loin et quand à de longs intervalles on ha-
sarde vers elle un regard furtif ; mais quand notre destinée nous
pousse à elle franchement, quand on en vient en quelque sorte à
dormir sur son sein, on lui trouve comme une douceur de nourrice.
Un soir aussi, sur cette mêmevroute où j'avais eu une vision an-
gélique, j'eus tout à coup une apparition amie; j'aperçus un homme
qui a joué dans mon existence militaire un grand rôle, le colonel de
La Tour du Pin. Toute l'armée a connu cet héroïque pèlerin du de-
voir et de l'honneur, qui, privé par une infirmité cruelle d'une situa-
tion régulière dans notre inflexible hiérarchie, avait fait pourtant son
clocher du drapeau, et vivait d'une vie exceptionnelle dans cette
patrie mouvante où un respect affectueux l'entourait. Comme on
peut s'en apercevoir déjà, j'évite de prononcer les noms propres. Je
garderai, je l'espère, jusqu'au bout de ma tâche une réserve que je
me suis imposée dès les premières lignes de ce récit; mais l'homme
dont je parle n'existe plus, et je crois qu'il est permis, peut-être
même juste et pieux, de rappeler certains morts à la vie avec tout
ce que nous pouvons trouver dans notre parole de force et de cha-
leur.
Le colonel de La Tour du Pin venait habiter ma tente, où je devais
le conserver pendant la plus grande partie de cette campagne. Cet
hôte précieux m'apportait, si loin de la France, un genre de jouis-
sances intellectuelles qu'il est rare de trouver, même dans ce
qu'on appelle les foyers de la civilisation et de la pensée. Il avait
un caractère qui, je crois, a dû être fort rare en tout temps, et qui
TOME XXV. 18
274 REVUE DES DEUX MONDES.
a particulièrement disparu de la société que les mœurs modernes
nous ont faite. Avec ses habitudes d'une simplicité presque exagérée,
sa vie sobre, dure, rompue à toutes les privations, il possédait la
seule élégance qu'il m'ait jamais été possible d'apprécier; il consi-
dérait l'esprit avec toutes ses grâces comme destiné uniquement à
servir les vouloirs généreux du cœur. Ainsi je me rappelle qu'un
jour, en me parlant d'un péril qu'avait couru sous ses yeux un
homme dont il aimait l'intelligence, il me disait: « Jamais je ne suis
' plus heureux qu'en voyant bravement s'exposer les gens chez qui
la pensée me paraît avoir quelque valeur. Si j'avais un conseil à
donner aux hommes réputés hommes de génie, je leur dirais : Menez
vôtre génie au danger; croyez qu'il vous impose non point le devoir
de vous ménager, mais un devoir tout contraire. » Son existence
entière ne fut que l'application de ces maximes. Ce Bayard avait
reçu du ciel le talent de Saint-Simon ; Dieu sait, pour employer le
langage de M. de Turenne, à quels périls il conduisait la carcasse
où résidait ce merveilleux esprit (1).
J'étais avec ce compagnon quand, un peu avant le tomber du
jour, j'aperçus une épaisse fumée qui venait du côté de Varna.
C'était le début de ce terrible incendie qui fut un si cruel chagrin pour
le maréchal Saint-Arnaud. Je courus aussitôt dans la ville, où régnait
une atmosphère embrasée; on m'enjoignit de regagner au plus vite
mon bivouac , de . garantir mes chevaux contre tout débris que des
explosions pourraient lancer, et d'attendre des ordres. Cependant
la nuit était arrivée, favorisant un de ces spectacles dont on sa-
voure à regret l'horreur. La ville entière semblait en flammes; le feu
détruisait les bazars. En dévorant tous ces abris en bois qui abon-
dent dans les pays musulmans, il jetait une lueur brillante et claire
comme celle dont se réjouissent les enfans autour d'un foyer pa-
triarcal. A côté de cette blanche lumière s'élevait une lumière rouge,
sanglante, sinistre; c'était la clarté de l'incendie s' attaquant à d'é-
normes poutres, se jetant avec une aveugle furie contre des con-
structions en pierres. Je me rappelle un minaret qui tout à coup
fut enlacé par de longs serpens de flammes; droit, élégant, ma-
jestueux, ce monument de la piété musulmane me fit songer au
Laocoon du sculpteur antique. Il semblait devenu un être vivant,
luttant contre une fatale étreinte ; après quelques instans d'une
véritable agonie, je le vis s'aff'aisser et disparaître. Cet incendie,
frappant tout à coup une ville ravagée par le choléra, avait comme
un caractère de fléau céleste dont le maréchal de Saint-Arnaud fut
(I) L« colonel de La Tour du Pin n'était pas seulement en effet un brave militaire»
c'était ausHi un écrivain distingué, et on peut voir de lui, dans la lievue, un récit d'un
vif intér<^t, VRxpédilion deConstantine, dans la livraison du 1" mars 1838.
COMMENTAIRES d'uN SOLDAT. 275
profondément attristé. Cet homme résolu montra en cette occasion
le dévouement qui allait toujours grandissant dans sa nature épui-
sée. Les flammes entouraient un bâtiment où l'on avait amassé une
énorme quantité de munitions et de poudre. On était sous la me-
nace incessante d'une explosion qui pouvait en un moment porter
de plus cruels coups à notre armée que la plus désastreuse bataille.
On avait enveloppé la poudrière de toiles mouillées, maintenues
énergiquement par quelques soldats sur des murs que la chaleur
envahissait déjà. Le maréchal resta constamment près de l'édifice
qu'une étincelle pouvait transformer en volcan. Il attendit pour se
retirer, lui qui avait un besoin si impérieux de repos, que tout péril
eût disparu, que l'incendie, combattu, traqué et enfin enfermé par
nos troupes dans un réduit où sa rage devenait impuissante, eût
fini par expirer. Varna*, au sortir de cette nuit, n'offrait point le
spectacle auquel je m'attendais. Les rues étaient, il est vrai, jon-
chées de débris; plus d'un monument était abattu ou effondré, les
bazars étaient devenus des monceaux de ruines ; mais les villes
d'Orient sont faites ainsi, que les plus grandes catastrophes n'y
produisent pas cette tristesse insolite dont le moindre accident
frappe nos villes. Ces cités, depuis les temps bibliques, sont accou-
tumées à être battues par l'aile de tous les fléaux. Que ce soit la
guerre, la peste ou l'incendie qui fondent sur elles, leur aspect de
morne paresse ou d'apathique désordre est toujours le même; elles
sont éternellement un chaos sur lequel se promène un esprit stérile
et indolent.
Quant à l'effet produit sur nos troupes par ce sinistre événement,
il était oublié déjà. Nos soldats couraient à travers les rues, riant de
mille incidens que faisaient naître les débris amoncelés sous leurs
pas. Bientôt une nouvelle qui se répandit dans les camps vint faire
disparaître jusqu'au souvenir de cet épisode : on apprit qu'une
expédition contre Sébastopol était résolue. Gomment les soldats
peuvent-ils connaître avec cette rapidité des secrets confiés à un
petit nombre d'hommes, sûrs, réfléchis, et gardés par ces hommes
religieusement? C'est ce qui a excité l'étonnement bien des fois. Il
semble que l'âme d'une armée ait comme la prescience de l'œuvre
qui va réclamer ses efforfs. Ce qui est certain, c'est que, quinze jours
avant notre départ, nul d'entre nous ne doutait du coup hardi que
nous allions porter en Grimée.
Nous n'étions point encore délivrés du choléra, mais c'était un
monstre rassasié, ne demandant plus que de rares victimes; puis
Tespoir d'une prochaine aventure, étrange, éclatante, hardie, avait
produit sur l'esprit français l'effet que l'on peut imaginer. On re-
gardait avec une curiosité avide tous les moyens de transport, vais-
^76 REVUE DES DEUX MONDES.
seaux, navires, chaloupes, qui s'accumulaient à Varna. Le moment
arriva enfin où les premières troupes reçurent l'ordre de s'embar-
quer sur cette flotte qui allait les porter à des périls inconnus et à
des victoires certaines. Malgré le singulier attrait que m'avait of-
fert mon bivouac de la Mer-Noire, j'abandonnai avec une joie pro-
fonde les rivages de la Bulgarie. J'occupais avec mes spahis une
frégate turque qui avait été mise tout entière à notre disposition.
Le capitaine de ce bâtiment, silencieux et réservé à la manière des
Orientaux quand ils se piquent de courtoisie, ne nous importunait
jamais de sa présence. Il s'était confiné sur son navire dans un ré-
duit qu'il ne quittait point. En aucun temps de ma vie et en aucun
lieu de ce monde, je n'ai plus goûté le charme tranquille de l'inté-
rieur qu'à cette époque de luttes imminentes, sur cette embarcation
confiée à une mer lointaine et baignant des côtes ennemies. Mes
spahis et leurs chevaux étaient établis sur le pont. Presque toutes
mes heures s'écoulaient dans un grand salon où je bivouaquais avec
les officiers de mon détachement. Le repas terminé, tandis que mes
compagnons prolongeaient la soirée en causant et fumant autour de
moi, je me couchais avec une indicible volupté dans un coin de cette
vaste pièce, et j'entrais dans des nuits qui resteront assurément
parmi les meilleures dont j'aurai joui en ce monde. Une nuit sur-
tout, — que le souvenir en soit béni! — je sentais sous le mouvant
plancher de ma chambre une mer assez grosse pour faire monter à
mon cerveau un léger parfum de danger sans le troubler dans sa
paresse par le souci d'un péril urgent et debout. Réveillé tout à
coup entre deux songes, je m'abandonnais aux mouvemens de la
puissante berceuse qui allait bientôt me rejeter dans le sommeil. Je
songeais avec une tristesse sans amertume à toute sorte de choses
passées, dépouillées de leur âpreté offensante par les espaces qui me
séparaient d'elles; puis j'entrevoyais, comme une image discrète et
charmante, comme cette statue voilée de la mystérieuse déesse chère
à l'imagination des anciens, l'avenir qui m'attendait sur le rivage où
me poussaient mes destinées.
11 y avait déjà plus d'une semaine que nous voguions dans la Mer-
Noire, quand tout à coup, à la fin d'une chaude journée, un mouve-
ment extraordinaire se manifesta dans la flotte. Nous étions en vue
de la Crimée, à la hauteur d'Eupatoria. Je ne puis m'empècher de
faire ici une réflexion qui s'est offerte à mon esprit plus d'une fois :
pour bien jouir de certains spectacles de la vie humaine, les meil-
leures places sont les plus obscures. Les grands événemens, quand
on ne connaît nul des laborieux efforts qui les amènent, ont une
sorte de charme théâtral que l'imagination goûte avec délices. Ce
sont des décorations qui se présentent à vous toutes dressées. Si au
COMMENTAIRES d'uN SOLDAT. 277
bonheur de ne pas avoir vu le machiniste vous pouvez ajouter celui
d'ignorer complètement pour quelle pièce la scène est préparée,
vous êtes un homme appelé à d'exquises et rares jouissances. C'est
une de ces jouissances-là que je goûtai devant Eupatoria. J'aperçus
soudain une ville qui, noyée dans les rayons du soleil couchant, sé-
parée de mon navire par de vastes et lumineux espaces, parée pour
moi de tout l'attrait de l'inconnu, 'me parut une agréable et majes-
tueuse cité. C'était, m'a-t-on dit depuis, une place assez misérable,
que les Russes ne jugèrent pas à propos de défendre, et où vivait,
dans la plus affreuse détresse, toute une population de Tartares.
En ce moment, Eupatoria me semblait une de ces villes que salue
de loin le voyageur, et où il envoie avant lui sa pensée impatiente.
Était-ce là que nous devions débarquer? Ces murailles silencieuses
allaient-elles s'animer tout à coup et s'entourer d'une ceinture de
fumée? Yoilà les questions que je me posais, avec la joie de ne point
pouvoir les résoudre. Notre flotte s'arrêta un moment; j'aperçus
une embarcation qui se détachait d'un vaisseau amiral et se dirigeait
vers le port ennemi. J'ai su depuis qu'Eupatoria s'était rendue à la
première sommation. Ce soir-là, je rentrai avec mes compagnons
dans la salle où s'écoulait notre vie, et je me mis gaiement à table,
en me livrant au souverain plaisir de ne rien comprendre à ce qui
se passait sous mes yeux. INous savions pourtant que nous touchions
au but de notre voyage. Un matin, les pavillons qui servent de si-
gnaux se mirent à monter et à descendre le long des mâtures avec
une singulière rapidité. On sentait qu'une heure décisive était ve-
nue. Devant nous s'étendait une vaste plage vers laquelle tous les
navires s'avançaient dans un ordre imposant et régulier. Évidem-
ment nous allions débarquer en Crimée. JN ombre d'entre nous avaient
espéré Une lutte navale. La guerre maritime devient rare. Tandis
que les instrumens destructeurs dont ils sont menacés atteignent
une étrange perfection, les navire^ prennent une organisation com-
pliquée et délicate comme l'organisme humain. Il y a telle partie
vive des vaisseaux à vapeur où un boulet peut causer d'irréparables
dommages. Un de ces grands bâtimens auxquels tant d'existences
sont confiées , que protègent tant de fermes intelligences , que dé-
fendent tant d'énergiques volontés, peut entrer tout entier dans la
mort en un seul instant, comme un homme frappé au cœur. La
première bataille vraiment digne de ce nom qui se livrera sur la
mer sera la plus redoutable et la plus splendide action à laquelle
puisse être conviée l'intrépidité humaine. La flotte russe resta dans
Sébastopol, et notre attente fut trompée; mais malgré l'absence de
tout combat, le jour de notre débarquement sur les rives de Cri-
mée n'en fut pas moins un de ces jours qui parlent au cœur avec
278 REVUE DES DEUX MONDES.
une toute-puissante éloquence , et laissent de longues traces dans
la pensée.
♦ ,Ce fut le maréchal Ganrobert, général de division alors, qui le
premier, entouré de quelques soldats, mit le pied sur ces rives
qu'embrassaient tant d'espérances et tant de regards. Ce fut lui qui
planta le drapeau français sur cette terre où la France allait appa-
raître aux nations dans le glorieux appareil qui lui sied si bien et
qui lui est si cher. Je vois encore le groupe formé sur la plage par
le général Ganrobert et les soldats qui l'entouraient. Je regardais
avec une joie profonde cette poignée d'hommes dominés par notre
drapeau, quand une embarcation s'approcha de mon navire. Un
aide-de-camp du maréchal Saint-Arnaud venait me donner l'ordre
de débarquer immédiatement avec ma troupe et de monter à che-
val aussitôt que nous aurions touché terre, pour aller battre le pays.
Cet ordre fut promptement exécuté. En quelques instans, mes spahis
et leurs chevaux furent sur les rives de la Crimée. Nous nous met-
tons promptement en selle et nous partons en avant, dans une di-
rection que le général Canrobert nous indique. Le temps était ad-
mirable. Le ili septembre, à Old-Fort, est resté dans ma mémoire
comme une de ces belles journées d'automne où l'on se meut avec
bonheur et liberté dans une atmosphère claire, limpide, salubre,
que n'altèrent ni le froid ni la chaleur. Les plaines qui s'étendaient
devant nous me rappelaient ces grands espaces que l'on trouve en
Afrique entre le Tell et le désert. Nos chevaux bondissaient gaie-
ment sur ce sol semblable à celui de leur patrie. Mes spahis se dé-
veloppaient en éclaireurs arec l'intelligence qu'ils apportent dans
tous les mouvemens de partisans. J'étais dans un de ces rares mo-
mens de la vie où nous croyons saisir cette vision qu'on appelle le
bonheur.
Je poussai ma reconnaissance jusqu'à l'endroit qui m'avait été
désigné sans rencontrer un seul ennemi; le jour de notre débarque-
ment, pas un cosaque ne se montra dans la campagne. Il y a d'or-
dinaire quelque chose d'inquiétant et d'irritant pour une armée à
s'avancer dans un pays qui ne lui est ni livré ni disputé. Les soldats
qui débarquaient en Crimée avaient une telle confiance que cette
sorte de menace occulte dont ils étaient entourés ne fut point pour
eux \e souci d'un instant.
Le soir, je dressai ma tente à quelques pas de la mer, près du
quartier-général. Quand il s'agit de souper, il se trouva que nous
n'avions ni pain ni viande ; mais nous possédions du biscuit et une
bouteille de vin de Champagne que nous réservions pour célébrer
notre première victoire; cette bouteille servit à fêter notre débar-
quement. Le vin de Champagne ne me plaît pas d'habitude. Comme
COMMENTAIRES D*UN SOLDAT. 279
ses poètes ordinaires, il a une fausse légèreté; mais les Français
trouvent un attrait à tout compatriote qu'ils rencontrent sur la terre
étrangère. Ce jour-là, je fis un cordial accueil au frivole et pédant
héros de la chanson classique, qui me parut transformé suivant mes
goûts, c'est-à-dire tout rempli de rêverie allemande et de bonhomie
guerrière.
Le lendemain, le premier aide-de-camp du maréchal Saint-Arnaud
me donna l'ordre de me porter avec mon détachement jusqu'à un
village où se trouvaient un fonctionnaire russe et un poste d'infan-
terie que je devais enlever. Un Tartare revêtu d'un burnous de spahi
me sej'vit de guide. Les ordres que l'on m'avait donnés furent ac-
complis. Le soir, je regagnais le camp français avec une chaise de
poste où était l'agent russe, qui à l'arrivée des spahis se disposait à
fuir, et quelques chariots de réquisition où j'avais fait monter les
soldats ennemis surpris par mes cavaliers. Le maréchal Saint-Ar-
naud était absent quand notre petite troupe revint avec ses prison-
niers. Il était monté à cheval pour visiter son bivouac. On profita de
cette circonstance pour placer aux deux côtés de sa tente les fusils
que nous venions .de prendre. C'étaient deux bien modestes tro-
phées à coup sur; le maréchal les vit cependant avec plaisir à son
rc'tour. Ces armes et ce petit groupe de personnages excitaient dans
le camp une curiosité que comprendront tous ceux qui ont assisté
aux débuts d'une guerre. Chacun est impatient de voir comment est
fait, comment est vêtu et armé l'adversaire qu'il va combattre. Les
premiers prisonniers ont pour les soldats une sorte d'attrait mysté-
rieux. Ceux qu'amenaient mes spahis confirmaient tout ce que j'avais
recueilli sur l'armée russe. Cette ardeur intelligente qu'expriment
les traits des soldats français, et qui devient à certaines heures une
si terrible puissance, manquait à ces honnêtes visages. Malgré tout
ce que j'ai entendu dire sur la discipline moscovite, mes premiers
rapports avec le sous-officier qui commandait ce poste ennemi me
causèrent une sorte de stupeur. C'était un vieux soldat rompu à la
discipline de son pays. Quand il eut rendu ses armes, je lui adressai
par la bouche d'un interprète quelques questions. Il m' écoutait la
main à son bonnet, les deux talons sur la même ligne, dans une atti-
tude si complètement immobile que la vie semblait s'être subitement
retirée de lui. Quand il me répondait, ses lèvres remuaient sans que
le mouvement se communiquât à aucune autre partie de son corps.
Notre entretien terminé, il fit face en arrière par un demi-tour len-
tement exécuté, et se mit à marcher en ligne droite d'un pas mé-
thodique. Il arriva que j'eus besoin de le rappeler; il s'arrêta subi-
tement et carrément,- sans déranger d'une ligne la position de ses
épaules et de sa tête, se retourna de mon côté par un second demi-
280 REVUE DES DEUX MONDES.
tour aussi correctement accompli que le premier, et se dirigea vers
moi de son pas cadencé jusqu'à une distance où il reprit, dans sa
complète immobilité, son attitude primitive. C'était bien là le sol-
dat russe dont nos devanciers nous ont si souvent entretenus, soldat
qu'il ne faut point mépriser toutefois. Dans ces êtres où une disci-
pline inflexible semble s'être efforcée d'anéantir jusqu'au dernier
vestige de la volonté humaine , il y a de nobles sentimens qui ne
sont pas détruits. Plus tard, en regardant les cadavres ennemis
qui encombraient si souvent nos tranchées, j'ai vu sur des visages
ensanglantés, et où la mort avait mis sa griffe, l'expression de la
constance, de la fermeté, même de l'enthousiasme. Heureusement
ces vertus-là résident aussi dans le cœur des nôtres, et elles ont,
pour se manifester, cette étrange, cette incontestable force, égale-
ment apte à toutes les œuvres, propre à toutes les luttes, qui s'ap-
pelle l'intelligence française.
IV.
Pour me servir d'une image orientale que l'on pardonnera peut-
être à un spahi, mes premiers jours sur la terre de Grimée sont au-
tant de perles dans l'écrin de mes souvenirs. Quand, à l'entrée d'un
de ces villages où l'on m'envoyait pousser des reconnaissances, j'a-
percevais le poteau chargé de l'aigle russe, j'éprouvais parfois des
élans de joie indicibles. Je songeais à 181Zi, à ces revers dont nous
avaient seules consolés autrefois quelques paroles, mais dont nous
consolaient maintenant des actions. Dans ma situation de combat-
tant obscur, je n'étais pas forcé, je ne me crois pas forcé encore de
porter au fond de moi la mansuétude du philosophe. Je me disais
tout bas, avec un immense mouvement de bonheur : u Me voici dans
leur pays; m'y voici à cheval et en armes, agissant, marchant dans
la vie, comme j'ai tant de fois agi et marché dans mes rêves! » Puis
cette existence de partisan a un si vif et si constant attrait ! Parcou-
rir des contrées inconnues, le regard errant, l'oreille au guet, s' in-
téressant à tout pli de terrain, se mettant en relation forcée avec
tout buisson et tout tronc d'arbre!... Tout à coup on aperçoit un
village; voilà une grosse affaire : pourra-t-on y pénétrer? L'ennemi
l'a quitté. Cette maison était occupée par un de- ses chefs; il faut la
fouiller. Alors commence un genre de passe-temps que, hors des
belliqueuses aventures, les protégés ou les compagnons du diable
boiteux pourraient seuls se procurer. On entre d'autorité dans un
intérieur où se trouvent à chaque pas les traces d'une vie brusque-
ment suspendue. On interroge maints objets d'où s'échappent des
révélations souvent bien étrangères à celles que vous cherchez. Sur
COMMENTAIRES d'uN SOLDAT. 281
ce clavier aux innombrables harmonies où la guerre a promené mon
âme, quelques accords ont résonné parfois qui m'ont en même
temps navré et charmé. Ainsi, dans une maison abandonnée qu'en-
vahissaient mes spahis, je me rappelle, au chevet d'un lit, une image
de madone. C'était une mater dolorosa. La sainte figure, avec son
glaive mystique dans la poitrine, élevant au ciel ses yeux agrandis
par des tristesses surhumaines et déchirés^ par deux grosses larmes,
semblait l'âme visible de la demeure où nous avaient conduits les
hasards.
Le 19 septembre au matin, notre camp fut levé; l'armée se por-
tait en avant. Les troupes françaises et anglaises réunies exécutèrent
une immense marche en bataille, qui occupait un vaste espace de
terrain, et prit un prodigieux espace de temps. On s'était mis en
mouvement au lever du jour, et ce fut vers deux heures de l'après-
midi que l'on arriva aux lieux où l'on devait camper, c'est-à-dire
en face des hauteurs qui dominent l'Aima. L'armée russe était éta-
blie sur ces hauteurs. Cette fois enfin, nous apercevions l'ennemi;
nous ne marchions plus vers un but inconnu, nous étions à cet in-
stant solennel des guerres où les périls que l'on cherche, dont on a
déjà senti la présence, mais que l'on n'a pas encore vus, vous ap-
paraissent enfin sous des formes nettes et précises. Ce moment était
encore plus solennel pour les fils d'une génération que l'on avait
presque habitués à désespérer de la gloire guerrière. Cette armée
qui se dressait devant nous, c'était un monde tout entier, auquel,
depuis le noble et sanglant- printemps de ce siècle, on défendait à
notre jeunesse de songer. Derrière ces baïonnettes ennemies, il y
avait pour nous comme un héritage perdu que nous allions repren-
dre, comme une patrie disparue où nous allions rentrer.
Vers trois heures, le maréchal Saint-Arnaud fit une reconnais-
sance, et le canon se mit à gronder. C'était la première fois que
nous entendions résonner en Europe , autre part que dans les rues
de nos villes, cette mâle et redoutable voix, qui étouffe sur les lèvres
tant de paroles mesquines et fait lever tant de grandes pensées dans
les cœurs. La reconnaissance poussée par le maréchal n'amena aucun
engagement sérieux, mais nous prouva que l'ennemi était disposé à
nous attendre, et avait même le désir de nous combattre. Les Russes
semblaient pleins de confiance. Un de leurs officiers adressa quel-
ques paroles d'une provocante ironie à un officier français qui, en
portant un ordre, s'était approché de leurs rangs. Le fait est que,
dans la position où ils comptaient nous recevoir, leur sécurité de-
vait être profonde. Ils avaient oublié ces anciens soldats qui furent
abattus par la seule catastrophe redoutée des Gaulois, qui ne furent
vaincus que le jour où tout un firmament de neige glacée vint à
282 BEVUE DES DEUX MONDES.
choir sur leurs têtes, et ces soldats nouveaux créés par nos guerres
africaines, élèves hardis, patiens, ingénieux, de l'aventure, de la
fatigue et de la misère, ils ne les connaissaient pas encore.
Si la confiance régnait sur les hauteurs, on peut dire qu'elle ré-
gnait encore plus dans la plaine ; elle y régnait en compagnie de
cette gaieté militaire, constant objet pour notre patrie d'un atten-
drissement et d'un orgueil maternels. Je -me rappelle encore en
quels termes un aide-de-camp du maréchal Saint- Arnaud, devenu
à la fin de cette guerre un vaillant conducteur de troupes, prédisait,
près d'un feu de bivouac, la journée du lendemain. Après avoir erré
dans le camp pendant quelques heures d'une belle soirée, jouissant
de tout ce qui m'entourait, de ce que j'entendais sur toutes les
bouches, de ce que je voyais sur tous les visages, j'ose le dire, de
ce que je sentais au fond de moi-même, je me retirai sous ma
tente. Nous étions sûrs de ne pas avoir d'alertes nocturnes; l'action
qui se préparait était trop importante, trop décisive, pour laisser à
ceux qui allaient y prendre part le loisir de se livrer à des escar-
mouches. Je pus donc m' étendre sur un lit de cantine pour goûter,
non point ce sommeil héroïque des César et des Turenne, auquel
je n'avais point le droit de prétendre, mais l'honnête sommeil de
La Tulipe ou de La Ramée, c'est-à-dire du soldat obscur, qui ne
joue que sa vie dans les grandes luttes où les glorieux jouent leur
gloire, et qui, une fois fortifié du côté de Dieu par un bout de prière,
s'établit dans une tranquillité bien facile du côté des hommes.
Le matin, quand sonna le réveil, le jour n'avait pas encore paru.
La troupe prit promptement les armes ; les premiers rayons du soleil
qui devait éclairer une de nos plus heureuses et de nos plus rapides
actions trouvèrent l'armée tout entière debout et prête à marcher.
Le maréchal Saint-Arnaud voulait donner au premier combat qui
allait renouer la chaîne interrompue de nos victoires ce caractère
d'entrain chevaleresque qui était un de ses plus vifs attraits. Tous
les drapeaux étaient déployés, et toutes les musiques faisaient en-
tendre ces accens aux étranges et puissantes ivresses qu'un héros
de Shàkspeare, le Maure de Venise, aux heures d'une douleur su-
prême, met parmi les enchantemens de ce monde qu'on abandonne
avec le plus de regret. Bien des bruits et bien des silences me sé-
parent aujourd'hui de ces sons, j'ai depuis entendu d'autres fan-
fares annoncer d'autres batailles; mais la musique de l'Aima est
restée dans mon esprit avec une force singulière : je l'entends ré-
sonner, ardente, joyeuse et fière, dans ces abîmes de notre mémoire
où s'agite l'amas des choses évanouies.
Depuis sa première jusqu'à sa dernière heure, la bataille de
l'Aima, pour me servir d'une expression chère à un grand écrivain
COMMENTAIRES d'uN SOLDAT. - 283
du XVII® siècle, sembla faite pour le plaisir des yeux. Notre armée
était rangée dans un ordre parfait. La division Bosquet, qui dans
cette journée formait notre droite, avait été renforcée du contingent
turc, placé sous les ordres du général Yusuf. Cette division devait
attaquer les Russes la première par un mouvement tournant dont
l'audace, poussée jusqu'à l'invraisemblance, était un moyen sur
lequel on comptait pour tromper et battre l'ennemi. La division
Ganrobert et la division du prince Napoléon devaient aborder les
obstacles de front. Une réserve vigoureuse était sous les ordres du
général Forey. Le ciel, qui ce jour-là était éclatant, le terrain, qui
était vaste , découvert, borné à notre droite par la mer, devant nous
par les hauteurs que couronnait l'ennemi, tout nous permettait de
bien voir et de bien comprendre l'action.
Tout à coup, à un signal donné, la division Bosquet se met en
route; mais la voilà qui s'arrête. J'ai su depuis la cause de cette
halte qu'amena la nécessité d'attendre l'armée anglaise; sur le mo-
ment, je ne me l'expliquai pa^, mais j'avais la ferme confiance que
n'importe à quelle heure et par quels moyens Dieu accorderait ce
jour-là une victoire éclatante à nos armes; il faisait beau, nous étions
gais. Les troupes formèrent les faisceaux, on prit le café, et je fumai
une pipe aux pieds de mon cheval avec ce vague et profond senti-
ment de bien-être que l'on éprouve parfois dans le creux d'un sillon,
au bord d'un fossé, par un temps de soleil : compensation provi-
dentielle à toutes les tristesses sans causes, embusquées aux heures
fâcheuses et aux maussades endroits de cette vie.
Pendant que les troupes prenaient le café, je vis passer auprès
de moi le colonel Clerc, ce vaillant oflîcier dont tout récemment
j'apprenais la mort sur le champ de bataille de Magenta. Je me
rappelle que j'échangeai quelques paroles avec lui. Il avait ce
doux et intrépide sourire qui est un des plus précieux présens que
Dieu puisse faire à un homme de guerre. Tout à coup les tam-
bours battirent l'assemblée, et l'armée entière reprit les armes.
La division Bosquet se porta en avant. On vit nos soldats franchir
la rivière, puis grimper comme des chèvres sur des roches qui sem-
blaient inaccessibles : il y eut un instant d'incertitude et d'angoisse.
Puis soudain un immense cri de joie partit de toutes les poitrines;
notre drapeau était sur les hauteurs. Voilà déjà plus d'une fois que
j'assiste aux glorieuses ascensions de cette mobile et radieuse image
de la patrie. Quand on voit monter de degré en degré, à travers des
nuages de fumée, jusqu'à la cime ardente où il doit s'établir, ce
signe sacré que bien souvent nombre de mains défaillantes se sont
transmis, on éprouve une de ces émotions dont, je l'espère, les an-
nées, la fatigue, l'habitude, toutes les ingrates puissances de ce
monde ne nous dépouillent pas.
28A REVUE DES DEUX MONDES.
Quand le mouvement de la division Bosquet est accompli, le canon
résonne sur les hauteurs. Des flocons d'une épaisse et blanche fu-
mée, qui ressemblent à des nuages tombés du ciel, sortent de tous
les plis, s'accrochent à toutes les aspérités des sommets que nous
allons gravir. De tous côtés, le combat s'engage. Le général Ganro-
bert, à qui le destin réserve dans un si prochain avenir le comman-
dement suprême, fait ce jour-là, pour me servir de ses expressions,
ses adieux à sa vie de soldat. 11 se jette avec ses tirailleurs sur les
obstacles que sa division doit enlever de front. Le maréchal Saint-
Arnaud semble triompher non-seulement des Russes, mais du mal
qui le torture depuis tant de jours et tant de nuits. Il est agile, il
est dispos, il manie vigoureusement son cheval ; il a sur les traits
cette bonne et noble expression qui lui gagne le cœur des soldats.
Il s'arrête un moment sur une colline d'où son regard peut embras-
ser toute l'action. Mes spahis, qui lui servent d'escorte, admirent
ces grandes luttes européennes dont ils n'avaient même pas la pen-
•sée. Pour moi, un des spectacles les plus dignes d'occuper les yeux
est un incendie allumé derrière l'Aima, en face d'une de nos batte-
ries qui envoie des boulets à toute volée. Un village dévoré tout en-
tier par les flammes répand cette belle lueur d'un rouge sanglant
que les maîtres de la peinture ont essayé souvent de reproduire ;
sur ce fond éclatant et sombre à la fois, nos canonniers et leurs
pièces se dessinent avec vigueur. La guerre a l'air d'avoir concentré
ses plus farouches énergies dans ce coin du tableau. Cependant çà
et là une poussière mêlée de fumée voltige sur le tertre où se tient
le maréchal. De tous côtés, l'air commence à se peupler de projec-
tiles; j'assiste à un merveilleux défilé. Si même sur les champs de
revue et de manœuvre on sent une sorte d'émotion dont on est tout
étonné lorsqu'au bruit du clairon et du tambour on voit marcher les
rangs agiles et alignés de nos soldats, que ne doit-on pas éprouver
quand on voit passer ces mêmes hommes courant à des destinées
inconnues, et soulevés de terre par l'enthousiasme, comme le sont
les saints, dit-on, par la prière !
Enfin nous allons franchir la rivière à notre tour. On ne veut pas
que les burnous rouges de mes spahis attirent une grêle de boulets
sur le maréchal. Je me porte en avant, et à soixante pas sur sa
droite; je trouve un gué et des passages que nos chevaux fran-
chissent sans peine. Quand je suis arrivé sur cette rive où Dieu avait
placé depuis des siècles pour nous attendre la victoire que nous
étions venus chercher de si loin, je m'arrête et je contemple une
scène qui est encore devant mes yeux. Le maréchal est au milieu
de l'Aima; l'eau jaillit sous les pieds de son cheval; à ses côtés, des
chasseurs à pied traversent la rivière; un clairon sonne la charge;
les projectiles passent au-dessus de ce groupe; quelques balles y
COxMMENTAlRES d'uN SOLDAT. 285
pénètrent; l'une de ces balles déchire le fanion que porte un jeune
sous-officier de chasseurs d'Afrique. Le maréchal paraît radieux; il
ne souffre plus, il est jeune. Il jouit et brille de cette faveur que les
victorieux reçoivent directement du ciel.
Je continue ma marche, et je parviens aux lieux où la lutte a eu
le plus d'opiniâtreté et de force, à un petit bâtiment en pierres
blanches, appelé le télégraphe^ qui est environné de cadavres, et
qui, décoré de notre drapeau, sert encore de cible aux boulets. Là
m'attendait une émotion que je ne veux point passer sous silence.
Il y a tel endroit dans les plus obscures existences où semble tout
à coup surgir un elfet préparé avec un étrange soin par la Provi-
dence. Sur cette cime où j'arrivais la joie au cœur, un soldat vint
m'ofirir son bidon et me tendre la main : cet homme était pour moi
le souvenir vivant d'un temps étrange et cher de ma vie. C'était un
de ces volontaires qui en I8Z18 me témoignèrent une généreuse af-
fection, et dont le sang mêlé au mien m'ouvrit la carrière où je mar-
che aujourd'hui. Cet enfant de Paris était soldat au l*""" zouaves; il
est mort caporal aux zouaves de la garde à la prise de Malakof. Les
régimens de zouaves exercent sur la jeunesse parisienne une séduc-
tion particulière. Leur poétique uniforme, leurs libres et audacieuses
allures, leur célébrité déjà légendaire malgré ce que leur origine
a de récent, en font de nos jours la plus vive expression de cette
chevalerie populaire qui date de Napoléon. En me séparant de mon
ancien compagnon, je sentis sur ma main quelque chose d'humide
et de chaud: une balle avait brisé les doigts que je venais de tou-
cher. Je me rappellerai toujours cette sanglante poignée de main
sur cette butte jonchée de morts; elle m'apportait à cette heure so-
lennelle de ma vie une mâle et douce étreinte de mon passé.
Les Français étaient maîtres des positions qu'ils devaient enlever;
mais l'armée anglaise n'avait pas encore accompli sa tâche. Elle
s'avançait sur notre gauche par masses profondes, se remuant avec
une imposante lenteur. J'étais placé de manière à ne rien perdre du
mouvement qu'exécutaient les gardes de la reine. Je voyais les bou-
lets russes entrer dans leurs rangs et enlever des files entières. Je
suivais aussi du regard leur artillerie, qui offrait le plus frappant
contraste avec la nôtre. L'artillerie française, ce jour-là, s'était
transformée en cavalerie légère ; elle avait franchi au galop ravins,
rivières, sentiers obstrués ou défoncés, et s'était portée à la pour-
suite de l'ennemi là où il semblait que l'on pût à peine envoyer quel-
ques tirailleurs. L'artillerie anglaise s'avançait à une grave allure
avec ses magnifiques attelages. Ce pas mesuré, cette marche mé-
thodique de nos alliés en face de positions redoutables qu'ils abor-
daient de front ne manquaient pas assurément de grandeur ; toute-
286 REVUE DES DEUX MONDES.
fois on ne pouvait s'empêcher de trouver quelque chose de stérile
à cet immense sacrifice d'hommes et de chevaux qu'un moment de
rapide élan eût évité. Nos troupes firent un mouvement vers la gau-
che. Le maréchal Saint-Arnaud voulait se diriger vers ses alliés et
prendre les Russes entre 'deux feux. A l'instant même où ce mouve-
ment s'exécutait, le drapeau britannique avait la gloire et l'heu-
reuse fortune du nôtre. L'armée anglaise avait atteint son but; tout
en marchant comme la statue du commandeur, elle était venue po-
ser sur son ennemi sa main puissante. La défaite était complète
pour les Russes, et l'on vit bientôt se retirer dans un lointain ho-
rizon de longues colonnes, d'où ne sortait plus qu'à de rares inter-
v'alles la fumée d'un coup de canon. Nos batteries envoyèrent encore
quelques boulets dans ces masses, et, lorsqu'elles devinrent tout à
fait confuses, on eut recours, pour les atteindre, aux fusées. A la
grande satisfaction de mes spahis, pour qui ce spectacle était une
féerie entraînante, les fuséens vinrent dresser leurs longs chevalets
garnis de ces tubes qui ressemblent aux lunettes des astronomes,
et quelques fusées, décrivant leurs courbes gracieuses, couron-
nèrent par un feu d'artifices les héroïques magnificences de cette
journée.
Le maréchal voulut parcourir le champ de bataille. Cette excur-
sion, à son début, n'avait point un caractère attristant. On sen-
tait encore dans l'air tous les souffles passionnés de la lutte. Les
régimens, debout et en armes sur les lieux où ils avaient combattu,
faisaient entendre des acclamations ardentes; tous les visages rayon-
naient. Ces êtres plus précieux et en quelque sorte même plus vi-
vans que les créatures humaines , les drapeaux , baissaient et rele-
vaient orgueilleusement, dans leur noble salut, ces plis où frémit
l'honneur du pays. Les blessés eux-mêmes, qui passaient sur des
civières , sur des fusils ou sur les épaules de leurs camarades , gar-
daient toute l'exaltation du combat; leurs paroles étaient chaudes
comme le sang qui sortait de leurs veines. Ils répondaient aux re-
gards mêlés de respect et de bonté que le maréchal leur adressait,
en se découvrant, par des regards brûlans où l'on sentait la douleur
étouffée dans les serres d'une joie triomphante. Peu à peu le spec-
tacle changea, et prit cette mélancolie des champs de bataille à
l'heure où l'enthousiasme, la gloire, tous les hôtes radieux, les quit-
tent en leur laissant deux hôtes sinistres, la mort et la souffrance.
11 n'y avait plus sous nos chevaux que des flaques de sang et
des cadavres. Çà et là, parmi ces monceaux de vêtemens souillés et
de chair sanglante, entre ces débris sans nom que fait la guerre,
quelque chose qui semblait vivre encore se soulevait lentement :
c'était un blessé cherchant, par un regard ou par un signe, à faire
i
COMMENTAIRES d'uN SOLDAT. 287
venir de son côté une civière. Le maréchal déploya, dans cette par-
tie pénible de la journée, la bonté d'une âme qui, aux approches de
la mort, se montrait pleine d'une constante et pratique élévation.
Il s'occupait avec une sollicitude chaleureuse, lui qui en ce moment
même souffrait si cruellement, des soins réclamés par tous les bles-
sés français ou russes. Parmi ces derniers, beaucoup étaient des
jeunes gens ayant de paisibles et douces figures où se peignait une
expression reconnaissante quand ils recevaient les secours de nos
soldats. Je crois en voir encore un enveloppé dans cette longue ca-
pote grise, lourde, épaisse et laineuse, rappelant la toison des mou-
tons, que portent tous les soldats du tsar, et coiffé d'un grand bon-
net à visière qui avait quelque analogie avec les vieilles coiffures de
nos conscrits. Ce brave garçon, à peine installé sur un de nos caco-
lets, avait allumé une pipe qu'il fumait avec une attendrissante bon-
homie. Le soldat a dans tous les pays quelque chose de l'enfant; il
en a la simplicité , la candeur, la douce bonne foi ^ pour prendre la
célèbre expression d'un poète. Cette sympathie dont on se sent tout
à coup ému pour ceux que l'on vient de combattre est un des argu-
mens philosophiques contre la guerre; pour moi, c'est au contraire
par excellence son côté noble, touchant et même divin. Ce qu'il y a
de poignant dans les tableaux que je serai souvent forcé dé repro-
duire n'ébranlera, j'en suis sûr, aucune des âmes vraiment tou-
chées de la grâce guerrière. Pour que rien ne manque au mystère
qui se célèbre sur le champ de bataille, il faut qu'il ait ses tristesses
comme ses joies, et sa charité comme sa furie.
vÂprès cette excursion, le maréchal revint à l'endroit où il comp-
tait établir un bivouac, c'est-à-dire près de ce télégraphe dont je
parlais tout à l'heure. Le soir commençait à venir, sa tente ne pou-
vait être dressée avant quelques heures; il eut froid. L'expression
de joyeuse énergie qui avait animé et illuminé son visage semblait
disparaître avec le soleil de la journée et les bruits de la bataille;
la souffrance reparaissait sur ses traits , envahis par- une pâleur
croissante. Il demanda un manteau; un de mes cavaliers se dé-
pouilla de son burnous rouge, et il s'étendit à terre sur ce grossier
vêtement. Pour lui faire place, on avait été obligé d'écarter quelques
cadavres russes, qui restèrent gisans à quelques pas de lui. Il y a
peu de temps, dans la petite cour d'une pauvre maison de Palestro,
je voyais ainsi, couché sur le sol, un rejeton de la vieille et belli-
queuse maison de Savoie, le roi Yictor-Emmanuel. On ne traverse
jamais sans émotion ces incidens, si fréquens à la guerre, qui nous
montrent les grands de ce monde en familiarité non-seulement avec
la mort, mais avec la fatigue et la misère, recevant les eaux du
ciel, reposant leurs membres lassés sur cette terre où à quelques
288 BEVUE DES DEUX MONDES.
pouces au-dessous d'eux s'étend l'immense et sombre empire de
l'égalité. Toutefois je ne sais pas si je serai jamais -appelé à voir
rien de plus profondément touchant que le spectacle dont je fus
alors le témoin. Ce vainqueur gisait sur le théâtre de son succès,
engagé déjà dans la mort presque aussi avant que les cadavres dont
il était entouré. Loin d'abaisser notre triomphe, loin d'humilier
notre gloire en la marquant au front de poussière , cette agonie
nie semblait, au contraire, donner quelque chose de plus grand,
de plus idéal encore à notre victoire. Elle la montrait planant au-
dessus de tous, fille immortelle d'êtres périssables. Le maréchal,
du reste, avait une âme à comprendre cet ordre de pensées, et en
ce moment, j'en suis certain, quelle que fut sa souffrance, il était
heureux. Aux premières heures de la journée, quand le canon re-
tentit sur les hauteurs ofi nos soldat^ et notre drapeau venaient
de monter, il s'était retourné vers son état-major, et se découvrant
avec cette grâce qui par instans a le caractère et la puissance de
l'enthousiasme : « Messieurs, avait-il dit, cette bataille s'appellera
la bataille de l'Aima. )> Maintenant il était couché entre des morts,
semblable à un mort lui-même ; mais il voyait vivante et debout
la victoire qu'il avait nommée.
Je voudrais en finir avec mes impressions de cette journée, que
je n'aurais pas cru retrouver si abondantes et si vives. Je m'aper-
çois que rien ne s'est effacé de mon esprit, des tableaux mouvans et
variés qui ce jour-là l'ont occupé. Ainsi, pendant ces tristes heures,
où le maréchal était étendu sur la terre, je me rappelle du côté de
la mer un immense et splendide pan de ciel où le soleil se cou-
chait. Je ne sais quel nuage ardent, quelle vapeur enflammée for-
mait, sur un fond de sombre azur, une immense figure d'or aux
contours vigoureux et nets. Cette figure, appartenant à cet étrange
et confus musée du ciel si cher aux enfans et aux poètes, me péné-
trait d'une admiration religieuse et attendrie. Elle ne me semblait
pas un accident de l'atmosphère, un jeu fortuit de la lumière et des
nuées; je trouvais qu'elle avait l'air d'une manifestation divine. En
tout cas, cette splendide et mystérieuse image, quels que soient son
sens et sa valeur, est entrée en moi, je l'y retrouve, et puisqu'elle
fait partie de mes souvenirs, parmi tous les fantômes que je con-
jure, j'évoque ce fantôme céleste.
L'armée française bivouaqua plusieurs jours sur le champ de ba-
taille. Aurait-on pu poursuivre les Russes et entrer avec eux dans
Sébastopol? C'est heureusement ce dont je n'ai point à m' occuper
I
COMMENTAIRES d'uN SOLDAT. 289
ici. Je raconte la guerre comme je l'ai vue, comme je l'ai faite, dans
le rang où le sort m'a placé. Ce que j'appelle au jour, c'est le té-
moignage de mes yeux et de mon cœur : je redemande à ceux-là
tout ce qu'ils ont vu, à celui-ci tout ce qu'il a ressenti. Le lende-
main de la bataille de l'Aima, on célébra la messe sous une tente,
dans le bivouac du maréchal. Cette tente, occupée par l'autel, lais-
sait peu de -place aux assistans. Je me tenais en dehors, et j'aper-
cevais seulement par derrière le victorieux de la veille. Deux choses
me frappèrent et m'émurent chez l'homme que j'examinais : le re-
cueillement de son attitude, l'empreinte de la mort répandue dans
tout ce que je voyais de sa personne. Il y avait déjà dans ce cou et
ce dos inclinés cet affaissement funèbre qui dénonce les corps prêts
à se transformer en dépouilles terrestres ; seulement, là où on sen-
tait la défaillance, presque l'absence des forces humaines, on sentait
aussi 4a présence d'une force divine. Le maréchal priait; il priait
avec sincérité, avec ferveur, de cette prière qui est elle-même un
présent de Dieu, le secret qu'il nous enseigne pour le vaincre. On
voyait que l'âme du vainqueur de l'Aima était appliquée tout entière
à cette suprême victoire.
On passa sur le champ de bataille quelques jours, consacrés à
évacuer les blessés, à renouveler les vivres, à s'occuper enfin de
ces mille détails qui sont les nécessités de la guerre, et bien souvent
l'irritation, le désespoir même des génies guerriers. Le 23 septembre
au matin, on se mit en marche. Les spahis et un escadron de chas-
seurs d'Afrique qui, à la bataille de l'Aima, avait été détaché au-
près du général Bosquet, formaient l' avant-garde. Nous éclairions
à une si grande distance, que plus d'une fois nos régimens d'infan-
terie, en apercevant se détacher sur l'horizon les silhouettes agran-
dies de nos chevaux, crurent à la présence d'une cavalerie ennemie;
mais l'armée russe avait opéré une retraite bien complète, et nul
combat, nulle escarmouche, n'inquiétèrent notre marche. Vers le
milieu de la matinée, nous arrivons sur les bords de la Katcha; nous
franchissons cette rivière, qui forme avec l'Aima et le Belbeck trois
lignes parallèles de défense entre Sébastopol et nous. Le pays où
nous nous établissons est ombragé ; le climat en semble doux ; la
Mer-Noire, assez mélancolique d'ordinaire, est presque riante dans
ces parages. Cette région nous fait comprendre la grâce italienne
que les Russes trouvent à la Crim.ée.
Dans cette journée du 23, nous avions entendu de longues et
sourdes détonations du côté de Sébastopol. Nous avions bien re-
connu la voix du canon; seulement ce canon ne ressemblait pas à
celui d'une bataille : il avait quelque chose de solitaire, de lugubre
et de désolé. C'est qu'il annonçait en effet un de ces partis violons
TOME XXV. 19
290 BEVUE DÈS DEUX MONDES.
que les peuples prennent à des heures désespérées. Les Russes cou-
laient cette flotte, leur orgueil, le résultat pour eux de si patiens et
de si ingénieux efforts. Ils transformaient leurs vaisseaux en barri-
cades sous-marines destinées à fermer leur port. Cet acte de fa-
rouche énergie, qui mettait à néant tout projet immédiat d'attaque
combinée entre nos troupes de terre et de mer, décida de notre
marche du lendemain.
J'ai su depuis ce qu'il y avait dans cette marche de hardiesse mi-
litaire; elle m'intéressa surtout au moment où elle s'accomplit par
les pays qu'elle me fit parcourir. Pour aller sur Balaclava, en prê-
tant audacieusement notre flanc à l'armée russe, il fallait s'engager
dans cette vallée du Belbeck, toute remplie d'arbres séculaires, et
cepei^dant d'un aspect plein de douceur. Les forêts ont mille phy-
sionomies différentes, comme tous les êtres et toutes les choses de
ce monde. Il en est de sauvages, de terribles, où l'on croit à chaque
instant que va résonner le rugissement de quelque bête formidable.
Il en est d'aimables, de paisibles, que l'on sent uniquement desti-
nées à des hôtes inoffensifs et gracieux. Phénomène plus étrange
encore ! il y a des forêts demeurées païennes, où circule, sur les va-
gues sonores d'un air obscurci par d'immenses ombres, l'antique
terreur des bois sacrés; puis je sais des forêts chrétiennes et che-
valeresques où l'on éprouve bien une émotion, mais l'émotion sou-
riante d'un rêve sans crainte, où l'on est sûr, si l'on doit rencontrer
des êtres surnaturels, de ne voir apparaître que ces fantômes am-
nistiés même par la foi rigoureuse du moyen âge, des sœurs d'Ur-
gande et de Morgane, ou bien ce bon, cet honnête cerf de saint Hubert
portant une croix au front, entre les branches gigantesques de son
bois. Malgré les ombres païennes qui sont en droit de hanter l'an-
cienne Chersonèse, surtout aussi près du plateau où Iphigénie fut
immolée, les forêts du Belbeck ont une poésie de fées, de châte-
laines et de cor enchanté. J'ai passé une journée heureuse à tra-
verser ces beaux lieux.
La journée du lendemain fut encore remplie pour moi d'at-
trayantes songeries, mais seulement à ses débuts. Malheureuse-
ment en campagne il y a mainte aspérité à laquelle s'accroche et se
déchire tout à coup la robe des songes. Cette marche, qui, pour le
soldat lui-même, avait été un plaisir, eut une triste issue ; elle nous
conduisit presque au milieu de la nuit à un détestable bivouac.
L'eau manquait, et les bagages, égarés dans de sombres sentiers, ne
parvenaient pas à nous rejoindre. Le troupier ne pouvait pas faire
sa soupe. Nombre d'officiers n'avaient même pas un morceau de
biscuit à rompre. J'étais parmi ces derniers. Assis aux pieds de
mon cheval, dans une désespérance absolue de souper et de gîte,
COMMENTAIRES d'UN SOLDAT. 291
je promenais un regard sans colère sur le pays qui m'entourait*,
mais je trouvais ses enchantemens bien effacés.
La journée du 23 avait été la dernière où le maréchal avait pu
continuer sa lutte héroïque contre la maladie; ce jour-là, on l'avait
encore vu, à cheval, attachant sur ses traits, par un effort attendris-
sant et victorieux, ce sourire qui plaisait tant aux soldats. La der-
nière vision nette , colorée , distincte, qui me reste de cette éner-
gique figure, je l'ai eue dans une route ombragée, à quelque distance
d'une villa russe située au milieu des bois. Le maréchal, tout en
chevauchant, adressait la parole à des zouaves, qui lui répondaient
en cette langue du troupier dont il goûtait si vivement les mâles
finesses, les rapides saillies, toutes les locutions étraages et impré-
vues. Depuis, un pâle visage au fond d'une voiture, une main affai-
blie essayant encore un geste de bonté, voilà tout ce que j'ai pu
entrevoir de l'homme vaillant et gracieux dont le nom s'unira tou-
jours à la gloire de notre jeune armée.
Le 23 septembre au soir, le maréchal fut en proie à de vives souf-
frances. Il passa une de ces nuits terribles, épreuves saqs nom de
son agonie, ses dernières et souveraines douleurs. Le lendeniain
matin, il en avait fini pour toujours avec cette vie d'action qui depuis
tant d'années était sa vie. Il ne pouvait plus monter à cheval. « Le
jour où il quitte le cheval, disent les Arabes, le guerrier se couche
au bord de sa fosse. » Le maréchal s'étendit au fond d'une voiture,
qu'escortèrent des spahis.
Pendant cette marche de flanc, je fis avec le gros de mon déta-
chement une excursion à travers des villages tartares. Il s'agissait
de rassembler tous les bœufs qu'on pourrait rencontrer dans la cam-
pagne, et de les conduire au quartier-général, où les habitans vien-
draient en réclamer le prix. Cette mission occupe une place agréable
dans mes souvenirs. Les Tartares étaient bien disposés pour nous.
Je trouvai des villages assez rians, où je fus reçu en grande pompe
par des hommes bizarrement vêtus. Je me rappelle entre autres un
propriétaire du pays qui portait une veste et un pantalon d'un rose
tendre sous une pelisse en velours noir. Ces braves gens, qui nous
traitaient en libérateurs, nous offraient du pain et du sel, sans
doute suivant un usage de leur nation. Je pense que les règles du
cérémonial doivent prescrire à ceux qui reçoivent ces honneurs de
toucher à peine au pain qu'on leur présente; mais j'avais ce jour-là
pour compagne la faim, mauvaise conseillère en toute matière,
disent les anciens, particulièrement je crois en matière d'étiquette.
Dans un village important, je mangeai avec avidité le pain qui m'é-
tait offert sans en laisser une seule miette.
C'était le général Canrobert qui m'avait ordonné cette excursion
à travers les villages tartares. J'appris sur les bords de la Tchernaïa
292 REVUE DES DEUX MONDES.
•que le maréchal Saint- Arnaud faisait des adieux définitifs à l'ar-
mée. On nous lut ce bel ordre du jour qui provoqua en Crimée un
viril attendrissement. Le maréchal avait hâte d'arriver à Balaclava,
où il devait s'embarquer pour la France. Le détachement des spahis
tout entier reçut l'ordre de l'escorter. La voiture qui portait ce glo-
rieux malade se mit en route par une matinée un peu brumeuse.
Les chemins que nous étions obligés de suivre offraient parfois de
fâcheux accidens de terrain; alors les spahis mettaient pied à terre
et soulevaient la voiture pour épargner au maréchal l'irritante souf-
france des cahots. En ces instans, notre voyage prenait un aspect
cruellement t/iste. Le chariot délabré où gisait celui qui tout récem-
ment encore était à cheval en avant de nous ressemblait à un char
mortuaire. Les hommes à manteaux flottans qui soutenaient cette
sorte de litière avaient l'air de porter un cercueil. Sans les pénibles
pensées qui ce jour-là régnaient de droit sur mon esprit, l'aspect de
Balaclava m'aurait charmé. 11 y a dans cette partie de l'Espagne qui
touche à nos frontières un humble port de mer appelé le Passage,
où s'embarqua autrefois le marquis de Lafayette pour aller offrir à
une nation jeune et altière sa chevaleresque épée. Le Passage est
tout à fait semblable à Balaclava. Sur ces deux points du globe, sé-
parés l'un de l'autre par tant d'espaces, les montagnes et la mer
contractent une même alliance. La Mer-Noire forme à Balaclava ce
que l'Océan forme au Passage, une vallée étroite et profonde où l'on
peut voir l'étrange spectacle de vaisseaux dominés par de grands
arbres, engagés entre des hauteurs verdoyantes d'où le chevrier et
ses chèvres les regardent passer.
A l'entrée de Balaclava, du côté de la mer, sur la plus haute cime,
s'élève un grand château démantelé ayant cette fière et sombre at-
titude que gardent tous les débris du moyen âge. C'est un château
construit autrefois par les Génois. Ces gens intrépides avaient poussé
jusqu'en ces lointains parages la course aventureuse de leurs na-
vires, et ils avaient accroché à ces sommets battus par les flots le
nid de pierre où s'établissait aux temps féodaux quiconque avait des
ailes et des serres. La maison que l'on avait préparée pour le ma-
réchal était au flanc d'un rocher, à l'extrémité du village. Un es-
calier en bo4S conduisait au seuil de cette humble demeure , sorte
de chalet négligé et solitaire, qui n'était pas dépourvue cependant
d'une grâce affligée en harmonie avec les poétiques tristesses qu'elle
rappellera désormais. On transporta le maréchal dans une petite
chambre où il passa la nuit. Le lendemain, on nous apprit qu'il s'em-
barquait. Ce dernier asile où ait dormi sur la terre celui qui allait
expirer si loin de son pays, au milieu d'une mer presque inconnue,,
est pour moi le souvenir suprême d'une vie que la mienne a obscu-
rément côtoyée. Je n'ai pas aperçu le maréchal pendant qu'on le
COMMENTAIRES D UN SOLDAT. 2S3
transportait sur le navire où il a rendu à Dieu son âme mûrie au feu
des héroïques sacrifices. J'ai su de sa mort uniquement ce que m'ont
raconté quelques officiers qui suivirent sa fortune. Fidèle à la loi que
je me suis imposée de décrire les seuls événemens qui se sont passés
sous mes yeux, je garderai le silence sur la scène à la fois funèbre
*et radieuse dont la Mer-Noire fut le théâtre; mais je crois pouvoir
sans témérité, sans orgueil, rendre un rapide hommage à l'homme
qui, le premier, m'a fait entendre le canon, et le canon victorieux
de la France, sur un champ de bataille européen.
Le maréchal Saint-Arnaud était l'un de ces hommes à qui semble
. confiée la tradition de cet esprit à la fois puissant et léger, net,
ferme, positif, pratique et pourtant enthousiaste jusqu'à la poésie,
que l'on appelle l'esprit français. Tout en lui était marqué au ca-
ractère de cette force violente et généreuse , capricieuse et sensée,
qui est en possession d'imposer ses lois à l'Europe, en même temps
séduite et irritée. Il s'est raconté lui-même dans des lettres desti-
nées à rester parmi les œuvres les plus vives de cette littérature
familière qui est une de nos richesses nationales. Avec la verve et la
grâce de sa franchise, il parle d'une jeunesse que va faire oublier
pour toujours sa fin, où l'environnera ce qu'il y a de plus glorieux et,
si l'on peut s'exprimer ainsi, de plus rédempteur dans la guerre. Pour
ma part, une chose m'a frappé : c'est, à travers toutes les phases
d'une existence où le danger et l'aventure sont continuellement ai-
més, fêtés, choyés, traités comme deux hôtes aimables et précieux,
un sentiment profond, énergique et digne de cette discipline sociale,
sans laquelle s'évanouit tout l'ordre de l'honneur et de la grandeur
militaires. Ainsi, quand arrive la révolution de février, cet homme,
dont l'âme et la vie avaient semblé jusqu'alors choses si gaies et
si audacieuses, est saisi d'une tristesse immense. Le maréchal de
Saint- Arnaud porte cette tristesse en Afrique, et avec un art connu
des cœurs intrépides il la tourne au bien du pays, car il en fait un
aiguillon de plus qui le pousse au-devant des périls. Sous l'empire
d'une incessante activité, cette nature reprend bientôt ses allures
coutumières de féconde et entraînante expansion. Revenu en France
à une heure décisive, arrivé tout à coup au faîte des grandeurs ter-
restres, le maréchal Saint -Arnaud fera-t-il alors ce que j'ai envie
d'appeler ses preuves de noblesse immortelle, c'est-à-dire saura-
t-il montrer que son âme n'était point rivée à la chaîne des ambi-
tions vulgaires, que là précisément où les frivoles et grossiers dé-
sirs placent leur but, il a salué un point de départ pour l'amour des
nobles et sérieuses splendeurs? L'entreprise où il a succombé est la
réponse à ces questions. Comblé de tout ce qu'on appelle les biens
de ce monde, il part pour une terre lointaine en emportant avec lui
une maladie implacable, dont les soins du foyer auraient pu seuls
-294 BEVUE DES DEUX MONDES.
prévenir ou tout au moins adoucir les morsures. Il quitte la région
du luxe, du bien-être, de la vie assurée, des choses préparées et
certaines, pour aborder, en compagnie de la souffrance, la région v
du danger, de la misère, de la fatigue et de l'inconnu. Son cœur,
qui s'est élevé, son esprit, qui s'est agrandi avec sa fortune, lui di-
sent qu'en de semblables régions on passe de l'œil des hommes sous
l'œil de Dieu ; il se revêt alors de cette piété qui a été sa dernière et
sa plus puissante armure. Le ciel accepte tous ses sacrifices; il con-
sacre ses efforts par la mystérieuse et terrible bénédiction des grandes
douleurs. Il frappe ce corps par des tortures semblables à celles que
peuvent infliger les plus cruels instrumens de supplice, un moment
même il envoie à cette âme ce désespoir rendu avec tant d'énergie
par des paroles connues de toute l'armée; mais cette nature un
instant obscurcie et abattue, il la relève et la fait resplendir par le
triomphe de la mort chrétienne. Si jamais une de ces haines bi-
zarres, amoureuses des profanations funèbres, qui s'en prennent
parfois aux plus illustres tombes, essayait d'attaquer le maréchal
Saint-Arnaud, cet homme de guerre aurait pour se défendre deux
sentinelles divines à qui sera éternellement confiée la garde de sa
mémoire, sa victoire et sa mort.
Quelques jours après le départ du maréchal Saint- Arnaud , les
spahis, devenus l'escorte du général Ganrobert, chevauchaient sur
ce vaste plateau où allaient se livrer tant de combats. Le général
Ganrobert faisait une reconnaissance. Il s'avança assez près de Sé-
bastopol pour que la place jugeât à propos de faire sortir un esca-
dron qui se déploya devant nous, mais sans essayer de nous inquié-
ter. J'aperçus alors cette ville redoutable, que bientôt je ne devais
plus entrevoir qu'à travers les créneaux de nos tranchées et derrière
la fumée d'une incessante bataille. Sébastopol me parut une grande
et imposante cité. Quelques dômes peints de ce vert éclatant dont
les Russes colorent volontiers leurs toitures lui donnaient un aspect
étrange, dont je fus charmé. Je pus voir que nos ennemis n'avaient
point coulé tous leurs vaisseaux, car dans cette baie profonde, qui sé-
pare la ville en deux parties, s'élevaient encore de nombreux navires
dont nous devions bientôt connaître les boulets. Ce qui certaine-
ment rehaussait la valeur du spectacle que nous avions sous les
yeux, c'était un attrait particulier de mystère. Cette ville silen-
cieuse, au fond de son gouffre qui allait devenir un nid de bombes,
derrière ses remparts qu'allaient sillonner nuit et jour les éclairs du
canon, éveillait en mon esprit une curiosité irritante. Transformée
par les enchantemens du danger, elle m' apparaissait comme une
terre promise, et je me demandais à qui d'entre nous était réservé
le bonheur d'y entrer.
Paul de Molènes.
UNE
RÉFORME ADMINISTRATIVE
EN AFRIQUE.
1858 — 1859.
II. ^
l'ancienne administration et les gouverneurs-généraux.
Les considérations exposées dans la première partie de cette
étude (i), nécessaires pour l'intelligence de toutes les questions,
nous ont pourtant fort éloigné de notre point de départ, et le lec-
teur, s'il a eu la patience de nous suivre dans ces longs développe-
mens, aura, je le crains, perdu de vue la crise de 1858, la querelle
du nouveau ministère et de l'ancienne administration, toute cette
agitation des esprits, en un mot, dont j'avais été le témoin en Afri-
que, et que j'ai tenté de dépeindre. Nous y revenons aujourd'hui
par un chemin encore indirect, en entreprenant d'examiner com-
ment les problèmes ardus de la colonisation et de la conquête avaient
été traités et résolus par cette ancienne administration durant les
vingt années pendant lesquelles elle a été représentée par des gou-
verneurs-généraux militaires animés de son esprit. Un tel examen
en effet ne nous conduit pas seulement à discuter les griefs dont
(1) Voyez la Revue du 1" janvier.
296 . -gsarspsrrwserr» REVUE DES DEUX MONDES.
l'ancienne administration s'est vue l'objet; il nous fait aussi mieux
comprendre les causes qui ont amené sa chute et l'émotion qui l'a
suivie.
I.
r Des diverses opérations que pouvait tenter le gouvernement de la
France pour établir avec profit sa domination en Algérie, une était
indispensable dans toutes les hypothèses et le préliminaire de toute
autre : c'était la soumission de tous les indigènes et la conquête
complète du pays. Conquérir pouvait n'être p^s suffisant, mais con-
quérir était nécessaire. Quelque usage qu'on veuille faire de sa
chose, la première condition, pour s'en servir à son gré, c'est d'en
être pleinement maître. Or, avec une chose qui consistait en une
étendue de territoire de 35 à AO millions d'hectares, parcourue par
une double chaîne de montagnes.sur lesquelles s'embranchent dix
ou douze lignes transversales de gorges étroites et de redoutables
contre-forts, et habitée par un million d'hommes armés jusqu'aux
dents, l'usage libre du droit de propriété n'était pas déjà une chose
facile à obtenir. Il n'y a pas fallu moins de vingt années, et quelles
années ! moins de cent combats, et quels combats 1 . . . Quel sang ré-
pandu et quelle gloire acquise ! Quels soldats ces vingt années ont
coûtés à la France, et quels généraux elles lui ont donnés î Disons-le
tout de suite : ces grands efforts ne sont rien, si on les compare
aux difficultés surmontées et au résultat obtenu. Il n'y a peut-être
jamais eu dans le monde de conquête plus laborieuse, mais il n'y
en a très certainement jamais eu de plus prompte, de plus humaine
et de plus complète.
En un quart de siècle, la France a établi sa domination sur un
quadrilatère dont une des dimensions n'a pas moins de deux cenA
cinquante lieues, et l'autre une longueur moyenne de cent. Cette
domination n'a de bornes, à vrai dire, que celles qu'elle s'impose
à elle-même. C'est la modération de la France qui forme la seule
limite de ses possessions. Ni à l'est ni à l'ouest, où elle ne rencontre
que des voisins sans force, ni au sud, où elle n'a d'autres ennemis
que les sables et le désert, rien ne l'arrête, et elle est libre de
prendre aujourd'hui en Afrique, à sa fantaisie, exactement tout ce
que la longueur de son bras peut atteindre et tout ce que la largeur
de sa main peut étreindre.
Dans l'intérieur de ces vastes possessions, il n'y a pas un point,
pas une retraite, un sommet, où ses soldats n'aient passé, et où un
désir de Paris ne soit un ordre souverain. Cette soumission à l'au-
torité politique française se manifeste par la plus incroyable sécurité
UNE RÉFORME ADMINISTRATIVE EN AFRIQUE. 207
dans la vie^et dans les relations privées. Dans un pays dépeuplé,
montagneux, véritable repaire de brigands, où l'on se battait encore
hier, entre des populations naturellement pillardes et meurtrières,
un Français peut circuler librement aujourd'hui sans emmener d'es-
corte et sans rencontrer de gendarmes. Un des écrits que nous avons
cités , le plus remarquable de tous et sur lequel nous aurons plus
d'une fois à revenir, exprime ce fait par une phrase aujourd'hui
proverbiale en Algérie : u Une femme, dit M. le colonel Ribourt,
pourrait aller aujourd'hui d'un bout à l'autre de la régence avec
une couronne d'or sur la tête, et arriver comme elle serait partie. »
Ce sont ]es Arabes qui ont fait cet adage, exprimant ainsi avec une
vérité saisissante que, pour obéir à la France, ils savent s'abstenir
dans l'occasion des deux objets que promet à leur pieuse convoitise
le paradis de Mahomet.
Le progrès d'une conquête, avons-nous .♦it, pour un esprit positif,
doit se traduire en définitive en argent et en hommes. D'année en
année, les contributions levées sur les Arabes augmentent de plus
d'un million en mayenne. « En J852, dit M. le colonel Ribourt,
l'impôt arabe rendait 6,197,000 fr.; en 1859, il a rendu trois fois
autant, 17,700,000 fr. » Plus de sept mille hommes de troupes indi-
gènes figuraient déjà en 1854 dans les cadres de l'armée d'Afrique,
et les mars de Sébastopol étaient témoins de leur obéissance et de
leur valeur. Il y a peu de mois, au moment où la paix inopinée de
Villafranca fut conclue, ce nombre, accru déjà dans l'intervalle,
allait être presque doublé par la création de nouveaux régimens,
sans qu'on éprouvât ni la moindre peine à en faire la levée, ni la
moindre résistance à les transporter sur les phamps de bataille les
plus éloignés, ni le plus léger doute sur leur fidélité au drapeau
français. On ne peut nier l'importance et la rapidité inattendue de
tels résultats. L'homme qui a certainement le plus contribué à les
amener, le grand maréchal Rugeaud, qui ne manquait de confiance
ni en lui-même ni en l'avenir, n'aurait pas osé, il y a quinze ans, se
les promettre. 11 faut vraiment l'impatience française pour trouver
qu'ils aient été trop longs à venir. En fait de conquête (disons-le
sans trop d'orgueil, car la conquête est par elle-même, nous l'avons
vu, un bien douteux), jamais rien ne s'est fait ni mieux ni plus
vite.
Je dirai sans détour, au risque de soulever, soit en Algérie, soit
en France, bien des contradictions passionnées, à quel secret,
dans ma pensée, il faut attribuer un succès si inespéré. Il réside
tout entier, suivant moi, dans la combinaison très heureuse qui,
mettant à profit les ressources variées de l'esprit français, a réussi
à organiser dans le sein de l'armée conquérante un véritable corps
-298 . t» t REVUE DES DEUX MONDES. lh ,3 at^
■ •
administratif. En général , pour tout pays , le lendemain d'une con-
quête est plus difficile que le jour même : ce n'est plus la bataille,
et ce n'est pas encore la paix; les gens qu'on a devant soi ne sont
plus des ennemis, et ne sont pas encore des concitoyens. Il faut
gouverner ceux qu'on vient de vaincre, il faut les gouverner dans
leur intérêt, sous peine d'être leur tyran, un peu aussi dans le sien,
sous peine d'être leur dupe. Le droit absolu de la guerre, qui est la
force, a fini; l'empire de la loi ne peut pas tout à fait commencer.
Dans cet état de transition, dans ce crépuscule, si on ose ainsi par-
ler, le système d'administration qui convient est la chose du monde
la plus difficile à trouver. Le régime militaire et le régime civil ont
tous les deux leurs inconvéniens ou leurs impossibilités. Le pouvoir
militaire pur et simple, le régime du camp, avec l'ordre du jour
pour loi et le conseil de guerres pour sanction, a l'avantage d'être
sûr et expéditif , mais il est violent et stérile , et ne fait faire aucun
pas vers une occupation solide. Le régime civil en revanche manque
de sa base naturelle, qui est le concours libre et bienveillant des
populations. Il s'avance entouré de ses lenteurs, de ses formalités,
toujours un peu routinières , mais sans rencontrer autour de lui la
confiance dont a besoin , pour se faire obéir sans effort , le mandat
paisible du magistrat. Il inspire moins de respect que le militaire,
sans soulever moins de répugnance. Un vainqueur en habit noir est
moins redouté, sans être moins détesté, qu'un vainqueur en uni-
forme.
En Algérie en particulier, l'établissement d'un régime civil sur
toute cette immense étendue de territoire qu'occupent les tribus
arabes était, au lendemain de leur soumission et à la veille de leur
rébellion, toujours possible et toujours menaçante, une idée qui ne
pouvait passer sérieusement par la tête d'aucun homme sensé. Il
est assez de mode parmi des publicistes algériens, aujourd'hui que
tout péril est sinon conjuré, du moins éloigné, d'exprimer à ce sujet
des regrets rétrospectifs et d'accuser le pouvoir militaire de n'avoir
point abdiqué sur-le-champ entre les mains du pouvoir civil. C'est
principalement parmi les populations européennes commerçant dans
les villes du littoral que ce regret trouve des échos. Ma conviction
très profonde est que, si pareille abdication avait été consommée, les
premiers à s'en repentir et à la faire rétracter seraient ceux-là mêmes
qui se plaignent aujourd'hui qu'elle n'ait pas eu lieu. J'ai déjà v^écu
assez pour voir chez des populations plus indépendantes, plus in-
dociles, plus civiles en un mot dans leurs habitudes que les com-
merçans d'Algérie, la dictature militaire non-seulement supportée
-avec patience, mais demandée avec instance, mais acceptée avec en-
thousiasme, pour de bien moindres périls que ceux qui menaçaient
1
I
Ux\E RÉFORME ADMINISTRATIVE EN AFRIQUE. 299^
naguère à tout instant la sécurité des Européens établis sur le sol
d'Afrique. Huit millions de propriétaires en France, et au plein jour
de la civilisation, ont trouvé le régime militaire nécessaire pour se
défendre contre quelques centaines de milliers de socialistes dés-
armés; je crois qu'on peut affirmer sans exagération qu'il était
convenable, au moins pour quelque temps encore, en Afrique, afin
^ de maintenir dans la soumission des vaincus belliqueux et bien ar-
més, dont le nombre était à celui de leurs vainqueurs dans la pro-
portion de cent contre un, au plus bas mot.
Le régime militaire était donc, à n'en pas douter, le seul possi-
ble, sinon pour la totalité, au moins pour les trois quarts et demi
du sol africain, c'est-à-dire pour toutes ces régions de l'intérieur
où la société arabe était encore organisée et puissante, et ce n'est
que là, comme on aura occasion de le dire un peu plus loin, qu'il
a été conservé dans toute sa rigueur; mais comment faire pour que
ce régime, indubitablement nécessaire, ne fût pas, comme c'est sa
tendance naturelle, à la fois brutal et provisoire, ne prenant soin
que de l'ordre extérieur pour le jour même, sans se préoccuper de
préparer les progrès ou la stabilité du lendemain? Ne pouvant faire
tout de suite une cité de l'Algérie, comment s'y prendre cependant
pour que la domination française y fût autre chose qu'un camp
prêt à être levé et pouvant être balayé du soir au lendemain?
C'est ici qu'est intervenue très à propos la conception ingénieuse
de former dans les rangs mêmes de l'armée un ordre d'officiers
qui, sans renoncer à faire partie des cadres, sans cesser d'être sol-
dats dans toute la force du terme, se destineraient cependant dès
leur jeunesse, d'une manière toute spéciale, à l'administration des
tribus soumises, et c'est ici encore qu'il faut admirer la souplesse
et la variété des aptitudes de l'armée française. Il a suffi de faire ap-
pel à la bonne volonté et au patriotisme pour que des jeunes gens
pleins d'avenir, à l'âge où régnent à la fois le goût des plaisirs et
les rêves de l'ambition, se soient présentés en grand nombre, offrant
de se consacrer tout entiers à l'étude d'une langue inconnue, de lois
compliquées, de mœurs à demi sauvages. Une fois préparés par ces
études spéciales, on a pu les distribuer dans tous les lieux qui pou-
vaient servir en quelque sorte de points d'attache à l'occupation fran-
çaise : tantôt dans les centres de gouvernemens militaires, à côté,
des officiers supérieurs, pour leur servir d'interprètes et d'instru-
mens, tantôt même seuls, dans de petits forts construits à la hâte,
avec une compagnie ou un bataillon, pour s'assurer des positions
importantes. Partout où ils ont été envoyés, ils ont accepté la tâche
assez ingrate de surveiller dans le détail tout l'intérieur des tribus,
d'entrer en communication directe avec leurs chefs, de s'enquérir à-
300 REVUE DES t)EUX MONDES.
la fois et de leurs besoins et de leurs intentions, de leurs désirs et de
leurs menaces; ils se sont chargés d'y maintenir le respect de notre
pouvoir et d'y faire pénétrer en même temps autant d'idées de mo-
ralité, de justice, de progrès social qu en comportait le tempérament
rebelle de l'islamisme. C'est ainsi qu'a été résolu le prolDième de
former sous le régime militaire une ad'ministration réelle, avec ses
traditions, ses règles et ses intentions bienveillantes. Partout où
l'armée s'est avancée, elle a porté avec elle une sorte de préfecture
en germe, avec la tunique, le ceinturon et le képi. J'ai défmi les
bureaux arabes, que je ne puis m' empêcher de considérer encore
aujourd'hui, malgré des préventions très répandues, comme la vé-
ritable cheville ouvrière de la conquête française.
Les bureaux arabes en effet ont senti dans ces derniers temps
l'inconstance de la popularité. La première fois qu'au lieu de Juifs
menteurs et de méprisables transfuges, qui avaient au début servi
d'intermédiaires entre les Français et les indigènes, on vit de bril-
lans officiers accepter le rôle chevaleresque de s'enfoncer dans des
retraites redoutées pour y devenir les pionniers de la civilisation
conquérante, ce généreux dévouement fut salué en Algérie même
avec un véritable enthousiasme, dont l'écho, répété par la presse,
résonna jusque dans l'enceinte des chambres parisiennes. Peu de
décrets ont été aussi bien accueillis que celui de ISlili, qui établit
un bureau d'affaires arabes auprès de chaque division et subdivision
militaire et sur chacun des autres points occupés par V armée oit le
besoin en serait reconnu. Aujourd'hui, par un retour dont ceux-là
seuls s'étonneraient qui ne connaissent pas la mobilité humaine, de
toute l'administration algérienne, il n'y a peut-être pas un point
plus vivement attaqué, et, je dois le dire, plus mollement défendu
que l'institution des bureaux arabes. Le bruit des attaques, comme
autrefois celui des éloges, a fini par passer la mer en se dénatu-
rant un peu pourtant dans le voyage. En Europe, grâce à l'impres-
sion encore vive laissée par un procès fameux, un chef de bureau
arabe apparaît volontiers aux imaginations comme un de ces pro-
consuls romains, dénoncés par Gicéron, qui pressuraient les pppu-
lations soumises de l'Orient, ou comme un de ces chefs espagnols
contre lesquels Las Casas a ému pour jamais l'indignation de la pos-
térité : c'est l'instrument vénal ou sanguinaire de toutes les vexa-
tions et de toutes les spoliations de la conquête. En Algérie, le genre
de reproches est tout opposé, bien que la vivacité en soit pareille.
Ce n'est point d'opprimer les indigènes que les bureaux arabes sont
accusés, c'est au contraire de s'être laissé gagner par eux pour les
protéger en toute chose aux dépens de la justice et des intérêts des
colons français. Rien ne surprend môme plus un nouveau débarqué
1
UNE RÉFORME ADMINISTRATIVE EN AFRIQUE. 301
que cette différence. Il arrive tout prêt à s'indigner au nom de l'hu-
manité outragée contre les rapines d'un Verres et d'un Pizarre trai-
tant les vaincus sans merci ni miséricorde. On lui demande la même
colère, mais au nom du patriotisme blessé par la complaisance cou-
pable que témoigne tel chef de bureau arabe en faveur de tel kaïd
ou de tel aga, et aux dépens de ses propres concitoyens.
J'ai plusieurs raisons pour ne point examiner en ce moment la
valeur de ces griefs contraires. La première, c'est que l'ordre des
idées les ramènera bientôt presque tous sous ma plume, en me per-
mettant d'en mieux faire comprendre l'origine et la portée, et par
conséquent de mieux faire la part entre la vérité et l'exagération.
La seconde, c'est que toutes ces accusations seraient aussi conci-
liables entre elles et aussi fondées en fait qu'elles sont excessives et
contradictoires, elles n'enlèveraient pas encore aux bureaux arabes
le mérite (le seul que je tienne à établir ici en ce moment) d'avoir
été les véritables instrumens de la conquête. Toutes les malversa-
tions qu'on leur prête seraient avérées, qu'il sérail toujours vrai que
sans eux il n'y aurait aujourd'hui en Algérie aucun gouvernement
régulier des populations arabes. A moins de supposer, par la plus
ridicule des hypothèses, qu'on eût pu établir au fond de chaque
gorge de l'Atlas et au centre de chaque oasis du désert un sous-
préfet, un juge de paix et une brigade de gendarmerie, il faut bien
reconnaître que l'établissement d'un corps administratif militaire
était le plus heureux tempérament qu'on pût apporter à la duraié
indispensable de l'état de siège. Sans l'institution qui a ainsi atta-
ché et en quelque sorte fait prendre racine sur le sol d'Afrique à
une partie qui n'est pas la moins distinguée de l'armée française,-
nous n'aurions aujourd'hui sur la face de nos possessions algériennes
que des officiers et des soldats changeant d'année en année par la
mobilité même de notre système de recrutement et d'avancement,
les uns sortant des plaines de la Beauce et les autres des garnisons
de l'Alsace, débarqués d'hier et prêts à se rembarquer le lendemain,
toujours dépaysés, toujours surpris, ne sortant jamais ni du provi-
soire ni de l'inconnu. Si notre pouvoir a pris en Afrique le caractère
de la stabilité et l'autorité de la permanence, si nous voyons clair
et pouvons marcher droit sur un sol qui était hier couvert de brous-
sailles et de ténèbres, si l'intérieur d'une tribu arabe nous est au-
jourd'hui à peu près aussi bien connu que celui d'un canton fran-
çaFs, si nous pénétrons dans le dernier détail et toutes les passions
qui l'animent et toutes les rivalités qui la divisent, si l'on peut lui
nommer un kaïd et estimer ses recettes et ses dépenses en connais-
sance de cause tout aussi bien qu'un préfet désigne un maire et
contrôle un budget municipal, si nous suivons à la trace un brigand
302 REVUE DES DEUX MONDES.
qui vole le bétail d'un colon ou un marabout qui prêche la guerre
sainte; si la police, en un mot, est aussi bien faite dans l'Atlas que
dans un quartier de Paris , il faut bien reconnaître que tout cela ne
s'est pas fait tout seul, et il faut bien en rapporter l'honneur aux
gens qui ont pris la peine d'y travailler.
Sans doute, comme le fait très bien observer un de leurs défen-
seurs éclairés, M. le colonel Ribourt, les bureaux arabes n'ont point
agi seuls dans l'accomplissement de cette tâche; ils n'ont même
jamais rien fait ni rien décidé par eux-mêmes. Simples bureaux et,
comme leurs noms l'indiquent, simples conseils des commandans
supérieurs, ils n'ont jamais été investis d'aucune responsabilité per-
sonnelle, et tous les actes émanés d'eux ont dû toujours être revê-
tus de la signature de leurs chefs; mais, d'une part, on sait quelle
est, même en pays civilisé, la puissance des bureaux, c'est-à-dire
de gens qui restent, qui savent et qui se souviennent, sur des chefs
d'administration qui ne font que passer au pouvoir, qui ont tout à
apprendre quand ils arrivent, et bien vite tout oublié dès qu'ils sont
partis. Les bureaux d'un ministère sont lé ministère lui-même, cent
fois plus que l'hôte passager du palais officiel. Cette force de la tra-
dition et de l'expérience, déjà si grande parmi nous, a dû se décu-
pler sur une terre inconnue, où le premier élément de toute com-
munication, la langue, faisant défaut aux nouveau-venus, les chefs,
pour se faire non-seulement obéir, mais comprendre, sont contraints
d'emprunter l'aide de leurs subordonnés. De plus, les jeunes offi-
ciers de 1844 sont des hommes mûrs aujourd'hui, et comme le ser-
rice des bureaux arabes a pu retarder, mais non arrêter leur avan-
cement, et a contribué souvent au contraire à mettre en relief leur
mérite, plus d'un est revenu sur la terre témoin de ses modestes
débuts avec les épaulettes d'officier- général et les fonctions de com-
mandant de division ou de subdivision militaire. D'autres, suivant
la voie administrative, sont parvenus aux emplois les plus élevés du
gouvernement central à Alger ou du ministère de la guerre à Paris.
Ils ont porté dans ces positions nouvelles les sentimens et les habi-
tudes de leur jeunesse. L'esprit des bureaux arabes est donc au fond
celui qui a prévalu dans toute l'administration conquérante de la
colonie. Ce qu'ils n'ont pas fait, ils l'ont suggéré; c'est à eux que
la France aurait le droit de s'en prendre en cas d'échec; c'est à eux
qu'elle doit savoir gré d'un succès qui tient du prodige.
Après eux, c'est l'ancienne administration, l'administration dés
gouverneui's-généraux, qui a le droit de s'en attribuer l'honneur,
puisque c'est elle qui a fondé les bureaux arabes, puis les a dirigés
et soutenus. C'est elle donc qui a le droit de dire à la France, comme
le proclame effectivement en son nom M. le colonel Ribourt, qu'elle
UNE RÉFORME ADMINISTRATIVE EN AFRIQUE. 303
a accompli et mené à fin la condition essentielle, l'opération sine
quâ non de tout établissement en Afrique, la conquête entière du
territoire. Généralement, à dire le vrai, c'est un mérite que ses
adversaires et ses successeurs ne lui contestent pas. Un peu so-
bres, un peu froids dans leur remerciement, enclins à rabaisser la
valeur du service pour diminuer le fardeau de la reconnaissance, ils
confessent pourtant très volontiers que, pour ce qui tient unique-
ment à la conquête, l'ancienne administration n'a rien laissé à dési-
rer ni à faire. C'est même de la plénitude de ce succès qu'ils s'em-
parent pour établir que l'ancien système, principalement destiné à
faciliter la conquête, a fait son temps avec elle, et que de nouvelles
nécessités appellent aujourd'hui de nouvelles institutions.
Sans entrer prématurément dans ce débat, on ne peut nier en
effet que plus le succès est complet, et plus il met en évidence une
vérité que tout le monde soupçonnait dès l'origine, à savoir que la
conquête de l'Algérie à elle seule ne peut être le but final de notre
établissement en Afrique, et que si on s'en tenait là et si on ne fai-
sait suivre la conquête de quelques opérations plus fructueuses, elle
serait pour la France une ruineuse affaire et un détestable calcul.
Nous avons sous les yeux, grâce à ce triomphe d'une rapidité ines-
pérée, les résultats de la conquête aussi complets qu'on pourra ja-
mais les obtenir : elle ne fera pas plus qu'elle n'a fait, et ne nous
donnera pas plus qu'elle ne nous donne. Nous en pouvons donc dres-
ser par passif et par actif l'incontestable bilan, et il ressort avec une
irrésistible éloquence des chiffres mêmes que nous invoquions tout
à l'heure comme les symptômes éclatans de l'affermissement de
notre pouvoir.
Nous avons enregistré par exemple avec plaisir les états que M. le
colonel Ribourt nous fournit sur l'accroissement progressif des con-
tributions payées par les Arabes; mais, envisagé à un autre point
de vue, il faut convenir que le tableau est moins satisfaisant. Qu'est-
ce en effet qu'un état de recettes, si l'on ne met en regard l'état de
dépenses? Or, si les populations arabes nous donnent aujourd'hui
de 15 à 18 millions, nous ne pouvons oublier que le budget total
de la colonie prévoit annuellement 75 millions de dépenses, dont
50 au plus bais mot sont indispensables pour tenir ces contribuables
dans l'état de soumission qui seul nous permet le droit de faire
payer tribut. La balance est aisée à faire : on voit que le déficit n'est
pas près d'être comblé.
Même observation pour les forces militaires que nous pouvons tirer
d'Algérie. Les bataillons indigènes, si connus maintenant sous le nom
de tiircosy ont figuré avec honneur sur nos champs de bataille , et
la terreur qu'ils répandent, l'étrangeté de leur costume, comptent
30A REVUE DES JDEDX MONDES.
au nombre des causes de notre merveilleux prestige : après la vic-
toire aussi, rien n'est plus propre à relever l'éclat d'une fête triom-
phale. Mais si pour lever sept, huit ou dix mille hommes sur le ter-
ritoire des Arabes, il nous faut le couvrir de cinquante mille Français
(ce qui est encore le minimum de l'armée d'occupation), ce serait
en vérité faire trop d'estime de la valeur musulmane que de consi-
dérer, en cas de guerre européenne, un tel échange comme avan-
tageux.
Cette situation peut s'améliorer, je le sais, par les progrès de la
civilisation, de la richesse chez les Arabes, par leur soumission plus
facile au joug français, et M. le colonel Ribourt signale à cet égard
des faits très encourageans ; mais en faisant à ces espérances le
plus large crédit, on voit qu'un temps indéfini s'écoulera encore
avant que l'équilibre s'établisse entre ce que la conquête nous
coûte et ce qu'elle nous rapporte, et la France ne peut se condam-
ner sans terme à de si ruineuses avances. Sur ce point, par con-
séquent, toutes les prévisions du bon sens national ont été véri-
fiées par l'événement, et il demeure démontré que la conquête elle
seule, si elle n'était le préliminaire de quelque autre entreprise, est
une opération stérile autant que glorieu^. Je me trompe : il est
pourtant un fruit que la France a déjà tiré de sa conquête, et qu'elle
n'avait pas prévu; elle doit aux efforts conquérans de son armée
en Afrique un bienfait inappréciable, et ce bienfait, faut-il le dire,
n'est autre que cette armée elle-même. L'armée d'Afrique est jus-
qu'à ce jour le meilleur produit que nous ait donné le sol africain.
C'est ici véritablement l'application de l'ancien apologue du fabu-
liste. Je ne sais si, en fouillant dans ses profondeurs le patrimoine
rocailleux assigné à leurs efforts , les fils vaillans et industrieux de
la France ont encore trouvé le trésor qui leur était promis ; mais je
sais bien que ce labeur a porté son salaire avec lui-même, en les
formant pour devenir la terreur et le modèle des armées de l'Eu-
rope entière. Cet avantage n'est pas dû seulement au fait matériel
d'une guerre continuée pendant trente années, tandis que la paix
régnait en Europe, et qui nous a permis, le jour venu, d'opposer
des armées aguerries à d'autres qui n'avaient jamais vu la fumée
d'une pièce d'artillerie. Outre ce profit inappréciable, le caractère
même de la guerre d'Afrique a contribué à développer, chez les
troupes qui en ont soutenu les rigueurs, des qualités qui avaient
souvent fait défaut à nos armées, et que leur constitution moderne
surtout leur rendait difficile d'acquérir. C'est ce qui a été expliqué
déjà ici môme avec une autorité qui rend toute redite superflue dans
le récit de la création de ces corps spéciaux nés en Afrique,- et qui,
sur les champs de bataille de Crimée et d'Italie, sont devenus, si-
' ■ f
UNE BÉFORME ADMINISTRATIVE EN AFRIQUE. 305
non les ressorts décisifs, au moins le brillant ornement de nos vic-
toires (1). Une modestie natm^elle, persistant sous le voile de l'ano-
nyme, n'a pas permis de compléter ces démonstrations en montrant
que l'Afrique avait été l'école des officiers tout aussi bien que des
soldats, et j'éprouve un véritable regret à sentir que le défaut ab-
solu de connaissance spéciale ne me permette pas de combler cette
lacune. Ai-je le droit pourtant d'affirmer qu'un des traits qui ont
frappé les plus ignorans pendant cette dernière guerre, la justesse,
la spontanéité des mouvemens particuliers de chaque petit corps
d'armée, se faisant jour dans l'impossibilité ou dans l'absence de
toute direction suprême, me paraît principalement dû aux épreuves
par lesquelles nos campagnes d'Afrique ont fait passer nos moindres
officiers? Avec un territoire à la fois très étendu et très coupé, avec
des ennemis dispersés en petites fractions et attaquant presque tou-
jours à r improviste, passant même à tout moment par surprise de
l'état de paix à celui de guerre, il n'est si petit commandant pré-
posé à la garde d'un fort qui n'ait eu à tel jour ou à telle heure une
expédition à diriger lui-même, peut-être à décider et à entreprendre
de son chef. Ainsi s'est formée et répandue dans tous les rangs l'ha-.
bitude du commandement et de la responsabilité personnelle, et à
côté de la discipline, qui obéit sans comprendre, l'esprit d'initiative,
qui sait prendre spontanément un parti. C'était là précisément ce
qu'on pouvait craindre de voir disparaître de nos armées démocra-
tiques, dans lesquelles, l'avancement étant lent, le droit de comman-
der arrive tard. La guerre d'Afrique a fait beaucoup de capitaines à
2,000 francs d'appointement, de petits ducs d'Enghien qui ont ga-
gné leur bataille à vingt-cinq ans. Joignez à cette excellente éduca-
tion celle qui naît du mélange constant de l'administration et de la
guerre, du devoir de négocier, de gouverner après avoir combattu,
d'éclairer et d'élever vers le bien ceux qu'on vient de vaincre. Son-
gez un peu au métier que font la plupart de nos officiers d'Afrique,
seuls avec quelques soldats au milieu de populations à la fois hos-
tiles et subjuguées, combattans hier, aujourd'hui administrateurs
et juges, constamment obligés de suppléer par l'autorité morale au
défaut de la force matérielle, et n'ayant que l'ennui de la solitude
pour se reposer des fatigues, du péril; puis comparez cet emploi
de la jeunesse à la vie que mène depuis dix ans l'élite de l'armée
autrichienne, se promenant par des nuits délicieuses sur les lagunes
de \enise sans autre devoir que de garder à vue des populations
molles et désarmées, et vous aurez peut-être le secret de beaucoup
de surprises. Vous comprendrez peut-être aussi comment dans
(1) Les Zouaves et les Chasseurs à pied, dans la Revue du 15 mars et du 1" avril 1855»
TOME XXV. 9ft
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d'autres temps et sous d'autres influences la même école pouvait
produire des hommes dont la fermeté d'âme se trouvait à la hau-
teur de toutes les situations de la vie. Les uns, nés sur les marches
du trône, se trouvaient prêts à prendre sans faiblir le chemin de l'exil
pour en illustrer les tristes loisirs; d'autres, n'ayant harangué que
des soldats, prenaient rang dès le premier jour à côté des maîtres
de l'éloquence parlementaire : dictateurs élus, ils savaient tour à
tour défendre leur pouvoir contre l'émeute et le déposer devant la
loi; arbitres des destinées de leur pays, ils refusaient de les vendre
pour l'appât des honneurs et des richesses. Soyez bénie, terre d'Afri-
que, malgré le sang et les sueurs qui vous ont baignée, et dussions-
nous ne rien recueillir jamais des biens que votre sein renferme!
Nous n'oublierons pas que vous avez nourri d'un suc généreux tant
d'âmes françaises que nous vous avons confiées; aux jours de nos
épreuves civiles, les soldats que vous avez formés nous ont sauvés
tour à tour de l'anarchie et du déshonneur, et quand est venu le
grand naufrage qui a englouti toutes nos libertés et nos plus chères
illusions , les uns nous ont offert la compensation de la gloire mili-
taire, d'autres nous tenaient en réserve, comme une consolation plus
précieuse encore, le spectacle de la dignité morale debout dans l'a-
baissement universel.
Toutefois cette excellente armée d'Afrique est trop patriotique
elle-même pour vouloir que la France paie 50 millions par an uni-
quement pour l'exercer, et la France elle-même ne peut vouloir
acheter toujours à ce prix élevé une pierre pour aiguiser ses armes.
De quelque côté par conséquent qu'on envisage la question, la né-
cessité de doubler la conquête par la colonisation, si on ne veut
faire trop longtemps un marché de dupe, apparaît avec évidence.
C'est donc sous ce nouvel aspect qu'il faut examiner les résultats de
vingt-huit années de l'ancienne administration. Nous savons déjà
les difficultés que la colonisation rencontrait; voyons si elles se sont
toutes réalisées et si on a réussi à les vaincre.
II.
Au premier rang parmi ces difficultés, nous avons fait figurer, on
se le rappelle, le défaut en Algérie d'un de ces produits spéciaux
qui assurent à une colonie naissante l'appui d'un commerce fruc-
tueux. L'Algérie n'avait naturellement rien chez elle qui ne fût en
France, rien par conséquent qui attirât vers .ses bords les espé-
rances du commerce : point de cultures tropicales, point d'épices,
point de mines d'or, partant pouit d'échange préexistant entre la
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métropole et le territoire destiné à porter sa colonie nouvelle, point
de flux naturel de capitaux vers ce territoire.
Ce défaut, qui s'est tra*duit dès le premier jour de notre occupa-
tion par une désastreuse inégalité entre les importations et les ex-
portations réciproques de la France et de l'Algérie, n'a point échappé
à l'administration coloniale; on peut même dire qu'il n'a cessé, en
la préoccupant, de la désespérer. L'établissement d'échanges mu-
tuels était tellement lié, dans les habitudes de tous nos hommes
d'état, avec l'idée même d'une colonie, que presque aucun de ceux
qui ont gouverné successivement l'Algérie n'a voulu prendre le parti
d'y renoncer. La découverte d'un ou plusieurs produits spéciaux
pouvant servir de pivot à tout le développement futur de l'Afrique
française a été véritablement la pierre philosophale à la recherche de
laquelle tous les gouvernans et tous les publicistes ont obstinément
attaché leurs efforts. M: le colonel Ribourt est en ce point l'écho
fidèle de la pensée non-seulement du dernier gouverneur- général
lui-même, mais de tous ses prédécesseurs, loi^qu'il dit quelque part
(( qu'un produit nouveau qui prejidrait place dans l'exportation de-
vrait être estimé à l'égal d'une victoire, » et lorsqu'il répète avec
complaisance cette phrase de l'illustre La Bourdonnais : « 11 suffit
d'une plante pour faire la richesse d'une colonie. » Les législateurs
de la métropole eux-mêmes n'ont pas cessé d'être dominés par la
même préoccupation : c'est elle qui a inspiré la disposition capitale
du régime douanier imposé par la loi de 1851 à tout le commerce
algérien. Cette loi en effet, en affranchissant de tout droit les pro-
duits naturels du sol africaij^i, tandis qu'elle soumet à un taiif élevé
tous les produits fabriqués dans la colonie, obéit instinctivement au
souvenir de l'ancien système colonial. Elle part toujours du prin-
cipe que le rôle idéal d'une colonie, c'est de fournir à la mère-pa-
trie, à des conditions exceptionnellement favorables, la matière pre-
mière de ses industries, et par là même l'aliment de son commerce.
Dans cette pensée, qui a sa grande part de vérité, quoiqu'elle ait
conduit plus d'une fois à l'adoption de mesures funestes, rien n'a
été négligé, avons-nous dit, pour procurer à l'Algérie les privilèges
dont au premier abord elle ne paraissait pas douée. Toutes les cul-
tures spéciales qui ont fait la fortune d'autres colonies ont été suc-
cessivement essayées et encouragées sans relâche. Le récit de ces
essais remplit à lui seul presque un tiers de' la brochure de M. le
colonel Ribourt. Dans de vastes pépinières fondées à la porte des
principales villes, on a tenté l'acclimatation de toutes les plantes qui
ne se refusaient pas absolument à prendre racine sur le sol d'Afrique
et à s'ouvrir à son soleil. Opium, tabac, cochenille, ricin, café, thé,
.vanille, soies, indigo, arachides, banane, coton, etc., tout a été à
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grands frais mis à l'épreuve, et dès qu'une ombre de succès cou-
ronnait des efforts coûteux, les résultats étaient proclamés très haut
dans les rapports officiels et étalés avec ostentation dans des expo-
sitions publiques, soit à Paris, soit à Alger. Puis la culture privée
était encouragée à imiter les efforts du gouvernement par des offres
gratuites de semences et la promesse de primes considérables. Le
comble de ces espérances et de ces efforts a porté principalement
dans ces derniers temps sur le coton. Ce serait une telle bonne for-
tune que de ravir à l'Amérique le trésor à l'aide duquel elle tient
l'Europe à sa discrétion, et force même à composition les hommes
d'état anglais les plus rebelles, qu'on n'a pas cru pouvoir trop faire
pour se l'assurer. Les mesures adoptées pour favoriser la culture
■du coton épuisent à peu près tout ce que l'imagination des gouver-
nemens, toujours très active en ce genre, a pu inventer en fait de
protection artificielle. Tandis qu'une prime de 20,000 francs a été
promise aux meilleurs produits, tous les cultivateurs de coton sans
distinction recevaient l'assurance que le gouvernement achèterait
leur récolte pendant cinq années à un prix rémunérateur, sauf à la
vendre lui-même au Havre à ses risques et périls. « A ce compte,
me disait un mauvais plaisant, on ferait pousser du vin sur les tours
Notre-Dame sans se ruiner. » De plus judicieux efforts étaient faits
«n même temps pour tirer du sein des montagnes les richesses mé-
tallurgiques pu minérales très réelles qu'elles renferment, surtout
dans la province de Constantine, et pour obtenir, par un reboisement
systématique, une plus grande abondance des bois précieux qui y
poussent naturellement, et que recherche déjà l'ébénisterie pari-
sienne. Enfin la sollicitude du gouvernement voulant à tout prix faire
de l'Algérie non-seulement un grand atelier de production commer-
ciale, mais une grande voie de transit, beaucoup d'activité était
déployée pour nouer des relations d'échange avec les populations
intérieures de l'Afrique, et pour s'ouvrir ainsi les portes de ces pro-
fondeurs inconnues où n'ont pénétré jusqu'à présent que par des re-
gards furtifs la curiosité de savans audacieux et la cupidité entrepre-
nante du commerce anglais.
Ce serait une entreprise trop longue que de passer en revue, pour
distribuer équitablement le blâme et l'éloge, cette série de mesures
toutes conçues dans un même esprit. Quelques-unes ont été fort
bien entendues et font en particulier beaucoup d'honneur à l'admi-
nistration de M. le maréchal Randon; d'autres portent au contraire
à un haut degré l'empreinte d'une tendance funeste, mais bien
commune chez les gouvernemens : la prétention de forcer la nature
des choses ou d'en précipiter artificiellement le cours. Une seule
remarque me dispensera d'entrer à cet égard dans un détail qui
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serait infini : c'est que parmi ces produits rares que l'on essaie soit
de naturaliser, soit de faire revivre en Algérie, ceux-là mêmes qui
offrent les meilleures chances d'avenir exigent, pour être accli-
matés, des avances considérables et une main-d'œuvre à la fois
abondante et intelligente. Ces cultures ne peuvent être poursuivies
avantageusement qu'à grands renforts de bras et de capitaux. C'est
dire qu'elles supposent une société déjà riche et peuplée, et ne
sont nullement propres à servir elles-mêmes d'attrait pour faire
venir sur la surface d'un sol encore nu la population et la richesse.
Ce sont des élémenè de prospérité qui pourront se développer dans
le sein de la colonie, quand elle aura déjà une existence assurée,
mais qui ne peuvent l'aider puissamment ni à naître ni à croître.
Dans l'état présent des choses, elles ne vivent que de protection,
c'est-à-dire qu'elles coûtent plus qu'elles ne rapportent, car toute
protection n'est qu'une manière de faire payer la différence au gou-
vernement, et le commerce, qui n'aime pas les productions chères
et même se méfie d'un bon marché factice et précaire, s'en détourne
naturellement. Disons même toute la vérité : sans vouloir décourager
absolument de généreuses tentatives, il est impossible d'avoir vécu
quelque temps en Algérie sans s'apercevoir que ni le climat ni le
sol ne sont assez distincts de ceux des contrées méridionales de
l'Europe pour qu'on puisse aspirer à leur faire porter avec abon-
dance des productions essentiellement différentes des nôtres. Les
espérances commerciales de l'Algérie ne doivent donc point reposer
principalement sur telle ou telle plante d'une culture rai'e et diffi-
cile; son véritable avenir, c'est de fournir un jour à l'Europe à bas
prix, et d'une qualité supérieure, le grand élément de son alimen-
tation quotidienne, le blé. L'Algérie ne sera jamais une grande
plantation de sucre, ni peut-être même de coton; mais elle peut et
doit être un jour le plus grand marché de céréales du monde, un
Odessa à trente-six heures de nos côtes. Cette perspective est bien
suffisante, surtout en présence du mouvement qui fait délaisser pres-
que partout en Europe l'agriculture pour l'industrie, ce que M. le
colonel Ribourt exprime très bien en disant que « l'Europe est de
moins en moins une ferme et de plus en plus une usine. » Cet ave-
nir se réalisera, mais quel jour? Le jour où il y aura en Afrique, au
lieu de misérables pâtres nomades, une population de laboureurs
assez intelligens et assez pourvus de capitaux pour exploiter la ri-
chesse naturelle du terrain et réparer les torts de ses détestables
possesseurs, c'est-à-dire encore le jour où la colonie sera fondée,
d'où l'on voit que l'expérience ramène à la conclusion même qu'il
avait été facile d'établir à priori ^ à savoir qu'en Algérie c'est la
colonisation qui appellera le commerce, et non le commerce qui
peut faire naître la colonie.
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Reste donc ce que j'ai appelé la colonisation directe, l'immigra-
tion des horfimes et non le transport des marchandises, et principa-
lement la colonisation agricole. C'est la seule entreprise qui puisse
être tentée et le noyau de toute autre. Où en est-elle? Sur ce point,
il n'y a rien de mieux à faire que de laisser parler les chiffres.
D'après M. le colonel Ribourt, la population européenne établie
sur toute la surface de la régence d'Alger s'élevait, à la fin de 1857,
au chiffre de 189,000 âmes. Dans les cinq dernières années, elle
s'augmentait annuellement d'environ 8 ou 10,000 âmes. En admet-
tant cet accroissement comme la base d'une progression arithmé-
tique constante, il faudrait encore près de vingt ans pour que l'Al-
gérie portât sur toute l'étendue de son territoire autant d'habitans
qu'un de nos départemens français ordinaire.
On ne peut nier que ce chiffre ne soit très faible; il devient moins
satisfaisant encore, si on le fait suivre d'un détail que M. le colonel
Ribourt ne nous donne pas. M. Ribourt ne nous dit pas comment
cette faible population est répartie entre les diverses professions
et les diverses localités, et surtout entre les villes et les campagnes.
M. Jules Duval paraît avoir à ce sujet des renseignemens plus précis;
il a établi ici même (1) que sur les 180,000 Européns qui habitaient
l'Algérie en 1857, 112,000 résidaient dans les villes, c'est-à-dire
appartiennent à l'administration, au commerce et à l'industrie;
23,000, répandus dans les campagnes, ne se livrent point à l'agri-
culture, mais au petit commerce, à la petite industrie des villages,
d'où il suit que le nombre des cultivateurs se réduit à /i 5,000 per-
sonnes, représentant à peu près 10,000 familles de colons. Cette
réduction donne singulièrement à réfléchir. Assurément nous ne
voulons pas dire qu'il n'y ait de colons sérieux que les cultivateurs,
et que ceux-ci seuls figurent utilement dans un effectif de coloni-
sation. Dans l'intérêt même de la culture, il faut partout à côté
d'elle autre chose qu'elle : partout où il y a des cultivateurs, ne
fût-ce que pou.r transporter, débiter et consommer leurs produits,
il faut bien des voituriers, des bouchers, des boulangers, des auber-
gistes, et même des cabaretiers. En Algérie en particulier, j'expli-
querai peut-être plus tard comment je crois que ce menu commerce
de détail, auquel l'émigration européenne se livre avec passion,
peut devenir un ressort utile de développement colonial. Toutefois,
si c'est là un accessoire indispensable, ce n'est jamais qu'un acces-
soire, et la culture est le principal : c'est le point fixe autour du-
quel gravitç tout ce petit mouvement industriel; il n'y a donc de
consommé, en fait de colonisation, d'enraciné, le nom l'indique, que
ce qui est fixé sur la terre. D'ailleurs la proportion d'un contre trois
(1) Livraison du 15 mai 1859.
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entre des populations industrielles et rurales, dans une contrée sur-
tout où il n'y a ni grande usine, ni manufacture, est évidemment
anormale. Elle ne s'explique que par un fait plus anormal encore, à
savoir la présence d'une immense armée d'occupation, qui a mille
besoins à satisfaire, et sert de débouché à toute une industrie d'a-
venture mobile comme elle. Les touristes qui ont représenté la co-
lonisation actuelle de l'Algérie comme consistant tout entière dans
la cantine de l'armée française ont fait un tableau sans doute fort
exagéré, et ont eu le grand tort de passer en raillant devant beau-
coup de travaux sérieux et modestes ; mais les caricatures les plus
inconvenantes n'ont de succès que parce qu'elles mettent grotesque-
ment en saillie un trait véritablement défectueux de l'original.
Personne ne conteste que tout cela ne soit triste et insuffisant.
C'est un résultat sans rapport avec les efforts faits, les années écou-
lées, les nobles vies sacrifiées, sans comparaison possible avec les
succès obtenus pendant le même laps de temps par d'autres nations
dans d'autres colonisations moins coûteuses, quoique plus lointaines,
et payées de bien moins de sang. A qui ou à quoi faut-il imputer ce
désappointement? La faute en est-elle à la nature même des choses,
à la difficulté de l'entreprise ou à la maladresse de l'administration?
Là est tout le nœud du débat entre l'ancienne administration et ses
adversaires. L'ancienne administration, du moins par l'organe de
M. le colonel Ribourt, ne conteste pas qu elle n'a pas fait tout ce
que la France espérait; mais elle assure qu'elle a fait tout ce qu'elle
pouvait et tout ce qui se pouvait, et que l'avenir fera le reste. Ses
adversaires prétendent que, bien loin de faire, elle a tout empêché,
et qu'à persévérer dans la même voie, l'avenir ne fera qu'empirer le
présent, et la colonie meurt au lieu de croître.
Nous aurions été bien mal compris, si les raisons que l'adminis-
tration ancienne peut faire valoir pour sa j ustification ne se présen-
taient ici d'elles-mêmes à l'esprit de tous nos lecteurs, car elles ne
sont guère que la répétition des considérations mêmes dont nous
avons pris à tâche de faire le tableau dans la première partie de ce
travail. La colonisation est si peu avancée, dit en substance l'an-
cienne administration, en premier lieu, parce que la France envoie
très peu de colons, et surtout très peu de colons pourvus des res-
sources matérielles et morales qui conviennent à ce genre d'établis-
sement. Ce ne peut être la faute de l'administration coloniale si les
gens en France n'aiment guère à se déplacer, et surtout s'ils répu-
gnent à s'aventurer là où ils n'ont pas toutes les protections et aussi
toutes les lisières de la société. Que faire par exemple avec des colons
qui, comme le raconte plaisamment M. le colonel Ribourt, écrivent
avant de se mettre en campagne pour demander s'ils trouveront au
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lieu de leur destination une église toute bâtie, un juge de paix, un
commissaire de police, et un marché pour tenir la foire régulièrement
un jour par semaine? La colonisation est si peu avancée, en second
lieu, en raison même des difficultés du terrain qui lui était réservé.
Ce n'est pas la faute de l'administration non plus s'il faut déblayer
deux fois ce terrain avant de le mettre en culture : une première
fois pour le débarrasser des possesseurs armés qui le détiennent, et
une seconde de la végétation parasite qui le couvre, s'il faut même,
à vrai dire, à l'Algérie (Jeux conquêtes, l'une politique et l'autre so-
ciale, l'une pour soumettre les populations et l'autre pour acquérir
la propriété du sol, et si, la première étant à peine achevée depuis
dix ans, la seconde ne peut être encore bien avancée.
Ce n'est pas nous qui contesterons, après en avoir établi nous-
mêmes tous les solides fondemens, la valeur de ces allégations. Nous
ne cesserons au contraire de répéter qu'en entreprenant la conquête
et la colonisation de l'Algérie, la France a voulu une chose très glo-
rieuse déjà, peut-être très lucrative plus tard, mais en attendant
très difficile. Il serait donc souverainement injuste à elle d'imputer
l'existence même de ces difficultés à l'administration qu'elle a char-
gée de les résoudre, et après s'être lancée dans cette voie semée
d'entraves, elle n'a pas le droit de s'en prendre au guide qui la
mène des obstacles qui retardent son char ou des cahots qui le se-
couent. Rien n'est plus injuste que de faire peser exclusivement ou
même principalement sur l'administration la responsabilité de dés-
appointemens qu'il était possible de prévoir, presque impossible
d'éviter, qui tiennent à des causes plus profondes et plus rebelles
à la volonté humaine. Gela dit cependant, nous devons tempérer
cet hommage rendu à la vérité par une restriction grave, qui em-
pêche, suivant nous, le juge le plus bienveillant de donner dans
le débat complètement gain de cause à l'accusé.
Voici cette restriction, dont les conséquences sont importantes :
c'est qu'on ne saurait être admis, en justice rigoureuse, à décliner
après coup une responsabilité, quand on a malheureusement commis
l'imprudence de l'assumer d'avance tout entière sur sa tête. Or telle
est, à n'en pas douter, la situation où s'est placée , dès le premier
jour, toute l'administration française en Algérie à l'égard du pro-
blème de la colonisation. Pénétrée des obstacles que lui opposait la
résistance combinée de l'esprit français et du sol africain, et ne vou-
lant pas que le public se décourageât par cette perspective, au lieu
de renvoyer une partie de sa tâche au temps, qui arrange tant de
choses, et de se décharger d'une autre sur l'industrie privée, elle
a pris le parti héroïque de trancher toutes les difficultés immédia-
tement, et à elle seule. Elle savait que la France envoyait peu de
UNE RÉFORME ADMINISTRATIVE EN AFRIQUE. 313
colons, et des colons mal pourvus des conditions requises; elle s'est
chargée elle-même d'appeler, de choisir et d'installer des colons,
en rassurant toutes leurs craintes et en dirigeant toutes leurs dé-
marches. Elle savait qu'il était difficile de mettre en culture les terres
d'Afrique, et plus difficile encore de s'en mettre en possession, que
la tentative d'enlever le terrain aux Arabes était semée de périls et
d'embûches, exposait à beaucoup de coups de fusil d'abord, et en-
suite à beaucoup de procès ; elle s'est chargée de fournir elle-même
à la colonisation, à l'abri de toute revendication possible, soit vio-
lente, soit litigieuse, tout le territoire qui lui serait nécessaire. Et
non-seulement elle s'est chargée de tout cela, mais elle a voulu en
être chargée seule, et à l'exclusion de tout autre; non-seulement
elle n'a fait aucun appel en ce genre au concours de l'initiative indi-
viduelle, mais elle a int04*dit à tout le monde de se mêler en aucune
manière de la colonisation autrement qu'avec son autorisation, à des
conditions marquées par elle, et pour ainsi dire avec son estampille.
Elle a voulu avoir en un mot la colonisation tout entière, hommes
et terres, en monopole et à l'entreprise : d'où il suit qu'ayant ainsi
tout pris à son compte, elle n'a pas absolument le droit de se
plaindre, si aujourd'hui on lui demande compte de tout.
Raconter la série de mesures par lesquelles l'état a ainsi entre-
pris en Algérie de se réserver successivement à lui-même la solu-
tion de toutes les difficultés de la colonisation, en se faisant fort de
les trancher, ce ne serait rien moins que tenter l'histoire adminis-
trative tout entière de la colonie, car cet esprit a vraiment tout
inspiré. Tous les gouverneurs-généraux successifs s'en sont péné-
trés, toutes les administrations civile et militaire y ont participé,
les particuliers eux-mêmes l'ont invoqué et y ont applaudi, et le
pouvoir législatif de la métropole s'y est plus d'une fois associé :
personne en ce genre n'a de reproche à faire à personne; mais deux
dispositions en particulier ont été comme la clé de voûte de tout le
système, et, se soutenant et se complétant l'une l'-autre, ont enfermé
la colonisation dans un cercle officiel, sans lui laisser aucune issue
pour s'échapper, s'il lui en prenait fantaisie, de la main du pouvoir.
La première de ces dispositions n'est autre que l'article ih de la
loi votée par l'assemblée législative en 1851, et qui est la charte de
la propriéité en Algérie. Cet article est ainsi conçu :
(( Chacun a le droit de jouir et de disposer de sa propriété de la
manière la plus absolue, en se conformant à la loi.
<( Néanmoins aucun droit de propriété et de jouissance portant
sur le sol du territoire d'une tribu ne pourra être aliéné au profit
de personnes étrangères à la tribu.
(( A l'état seul est réservée la faculté d'acquérir ces droits dans l'in-
3i4 BEVUE DES DEUX MONDES.
térêt des services publics ou de la colonisation, et de les rendre en
tout ou en partie susceptibles de libre transmission. »
Or comme en Algérie, à l'exception d'une bande étroite de littoral
et d'une petite banlieue autour des villes principales , tout le terri-
toire appartient plus ou moins à une tribu, cette disposition équi-
vaut à l'interdiction à tout étranger de s'établir dans l'intérieur du
pays, autrement qu'en s' adressant à l'état pour obtenir de lui un lot
de terre.
Maintenant, jusqu'en 1856, c'est M. le colonel Ribourt qui nous
l'apprend, l'état a eu pour principe à peu près absolu de ne jamais
vendre son terrain. La première et, je crois, la seule exception con-
sidérable à cette règle a été faite , il y a deux ans , pour trois ou
quatre milliers d'hectares dans la province d'Oran. Hors de là, l'état
ne vend point son terrain, il le donne. Il en donne telle partie qu'il
lui convient à telle personne qu'il lui plaît de choisir, la personne et
la partie désignée n'ayant jamais eu, du reste, de rapport l'une avec
l'autre, ni témoigné aucun désir de s'appartenir l'une à l'autre. C'est
le système des concessions, dans lequel il est bien entendu que l'é-
tat choisit son concessionnaire, et que le concessionnaire ne choi-
sit pas sa concession. De plus, l'état ne donne son terrain ni sans
charges, ni à titre défmitif : il le cède à la condition que celui qui s'y
établit pour le mettre en valeur fera un certain nombre de travaux
qui lui sont spécialement désignés, dans un délai marqué d'avance,
sous peine de se voir retirer la concession par déchéance. De là suit
évidemment cette conséquence, que, de 1840 à 1857, pas un colon
nouveau ne s'est établi en Algérie qu'avec la permission de l'état, et
sous son bon plaisir, dans le lieu que l'état avait choisi pour lui, et
pour s'y livrer aux travaux que l'état lui a prescrits. Un colon qui
met le pied en Algérie ressemble donc plus à un fonctionnaire du
gouvernement qu'à un paysan de nos campagnes, ou, si l'on veut
une comparaison plus exacte , un colon en Algérie est vis-à-vis de
l'état dans la situation d'un débitant de bureau de tabac. Il ne man-
que qu'une seule chose à l'assimilation, il est vrai, c'est la plus con-
solante : c'est la vente privilégiée des produits. Encore a-t-on vu
qu'en certains cas ce dernier point lui-même était venu compléter
la ressemblance.
Je sais parfaitement par quels motifs généreux l'état s'est trouvé
conduit à établir ainsi en Algérie, avec le mécanisme de ces deux dis-
positions combinées, une sorte de pompe aspirante et foulante qui
ramène tout à lui. Je sais bien que ce sont des embarras qu'on a
voulu éviter aux colons, et non des droits qu'on a voulu leur ravir,
que ce sont des ennuis et des périls présens et pressans, et non des
profits en lointaine expectative, dont l'état s'est ainsi réservé le mo-
UNE RÉFORME ADMINISTRATIVE EN AFRIQUE. '^^15
nopole. Les accusations d'abus de pouvoir et de tyrannie sont par-
faitement ridicules là où le pouvoir ne peut rien rapporter que des
soucis. En interdisant aux Européens le droit d'acquérir, l'adminis-
tration a eu pour but principal de les empêcher soit de s'aventurer
dans les retraites encore mal gardées de l'intérieur, soit de contrac-
ter à la légère avec des gens qui ne savent jamais bien ce qu'ils pos-
sèdent, et mettent d'autant moins de soin à l'apprendre qu'ils ne font
aucune difficulté d'aliéner ce qui ne leur appartient pas. Ce sont des
imprudences suivies d'inévitables malheurs, et des fraudes, sources
d'interminables procès, qu'elle a voulu prévenir. En concédant son
terrain avec des charges et des clauses résolutoires, elle a voulu as-
surer à l'Algérie des cultivateurs sérieux, réellement disposés à dé-
penser sur le sol leur argent et leur peine. Elle s'est proposé d'éloi-
gner ces spéculateurs, fléaux des colonies naissantes, qui achètent
à bas prix d'immenses étendues de terres, sans aucune intention de
les mettre en culture, mais avec le dessein de profiter, pour les re-
vendre à prime, des progrès futurs du pays, auxquels ils se dispen-
sent de contribuer, ou de l'engouement des nouveau-venus. Je ne
conteste aucune de ces intentions paternelles, je ne les trouve même
que trop bonnes et trop généreuses. J'accorde de plus la réalité
des inconvéniens dont l'administration s'est si préoccupée, et je con-
viens qu'il n'est pas permis à un critique, et qu'il le serait encore
moins à un réformateur, de renoncer à ces mesures préventives sans
avoir songé à quelque moyen de les remplacer; mais il n'est besoin
ni d'accuser aucune intention, ni de méconnaître aucune éventualité
fâcheuse, il suffit de l'exposé des faits pour se convaincre que tous
ces remèdes sommaires n'ont rien empêché, et qu'ils sont, à bien
des titres, plus fâcheux que les maux eux-mêmes.
Le premier inconvénient qu'ils présentent, et le plus grave à nos
yeux, c'est de rendre en droit, sinon en fait, l'administration respon-
sable de tout ce qui se passe, ou plutôt de tout ce qui ne se passe pas,
d'un bout de la régence à l'autre. Du moment que l'administration
s'est arrangée pour qu'il n'y eût en Algérie d'autres colons que ceux
qu'elle a laissés s'y établir, c'est elle naturellement, et même jus-
qu'à un certain point légitimement, qu'on accuse, s'il n'y en pas da-
vantage. Et parmi les colons eux-mêmes, quand chacun d'eux n'a
d'autres terres que celles que l'administration lui a assignées, et
ne peut y faire d'autres travaux que ceux que l'administration lui a
prescrits, c'est elle encore naturellement, et jusqu'à un certain point
légitimement, qu'il accuse, si la terre n'est point aussi fertile ou ses
travaux aussi profitables qu'il l'espérait. Ainsi s'engendre ou plutôt
s'enracine dans les esprits de tous les habitans de la France nouvelle
une disposition à laquelle l'ancienne France malheureusement ne les
S16 BEVUE DES DEUX MONDES.
a que trop bien préparés : je veux dire l'habitude d'accuser le gou-
vernement de tout ce qui arrive, corollaire d'une autre tendance
aussi funeste et plus méprisable, qui est de ne jamais compter
sur soi-même, et d'attendre tout de la protection d'un maître. En
France, on le sait, nous passons alternativement d'une de ces dis-
positions à l'autre; notre histoire se divise en deux sortes de pé-
riodes intermittentes : celle où nous- prions notre gouvernement de
tout faire pour nous, et celle où nous nous en prenons à lui de tout
ce que nous l'avons prié de faire. Après une assez longue station
dans la seconde période, nous sommes rentrés aujourd'hui, jusqu'à
nouvel ordre, dans la première. L'Algérie en est restée ou plutôt
revenue où nous en étions il y a douze ans, et, en vertu de la loi
physique qui veut que la réaction égale toujours l'action, l'im-
patience contre les procédés administratifs est en proportion de
l'ingérence véritablement excessive qu'on lui a permise. En entre-
prenant de préserver la colonie naissante de toutes les traverses
auxquelles ce genre d'établissement est nécessairement exposé, l'an-
cienne administration a rendu à la France et aux colons, ou plutôt
s'est rendu à elle-même le mauvais service d'entretenir des .illusions
qu'on lui reproché amèrement quand l'événement vient les démen-
tir. Elle n'a laissé ni Jes colons ni la France regarder en face la vé-
rité rude qu'ils avaient résolu d'affronter; elle a interposé entre eux
et la nature des choses le fantôme d'une protection impuissante qui
les fait vivre dans un monde d'espérances d'abord, puis de griefs
imaginaires, et qui, après les avoir séduits comme un mirage, finit
par les oppresser comme un cauchemar.
Cette protection est impuissante, disons-nous, et c'est encore ce
qu'on en peut dire de mieux, car si elle pouvait quelque chose, elle
serait funeste. Bien loin d'attirer, elle éloignerait de la colonie les
deux élémens qui forment ce que j'ai appelé la véritable matière
émlgrante, l'esprit d'entreprise et les capitaux. La combinaison de
ces deux élémens est rare partout, plus rare encore en France
qu'ailleurs, mais elle est pourtant indispensable, et je ne sais en
vérité lequel des deux est plus rebelle et plus antipathique à la pro-
tection administrative. Un bon, un vrai colon, avons -nous dit, est
celui qui sait se passer de société et de gouvernement : il faut qu'il
se suffise à lui-même pour pouvoir s'aventurer dans des régions où
tout manque; mais un tel homme, précisément parce qu'il est tel, a
l'horreur instinctive de la tutelle et des tuteurs. Il ne quitte géné-
ralement son pays, et principalement un pays comme la France, où
la vie, Dieu merci, est facile et où le travail n'est pas sans récom-
pense, que parce que les règlemens auxquels sont assujetties les so-
ciétés bien policées lui paraissent trop gêner l'indépendance de ses
UNE BÉFORME ADMINISTRATIVE EN AFRIQUE. 317
mouvemens. Allez proposer à cet homme-là de venir s'établir dans
une contrée à la condition de n'y posséder qu'après avoir demandé
la permission à M. le préfet et sauf à rendre compte de sa propriété
à M. l'inspecteur: il n'est point de mers à traverser et point de sau-
vages à affronter qu'il ne préfère à un tel régime. Quant au capital,
c'est bien autre chose; il est, comme Ta dit excellemment M. le co-
lonel Ribourt lui-même , « une force capricieuse et indomptée que
personne ne gouverne, et qui ne s'établit que dans les lieux où toutes
choses lui plaisent. )> Tous tant que nous sommes qui ne vivons pas
exclusivement de notre travail^ nous sommes plus ou moins des
capitalistes. Interrogeons-nous nous-mêmes : qui est-ce qui vou-
drait dépenser une partie sérieuse de sa fortune sur une terre qu'il
n'aurait pas choisie, dont il pourrait être privé au gré du gouverne-
ment, et la dépenser en travaux dont l'ordonnance et la distribution
ne lui appartiendraient pas? Je ne dis pas que ces règlemens soient
l'unique cause qui empêche le capital de se rendre en Algérie; il est
fort occupé, je le sais, en ce moment; il a beaucoup d'affaires, de
bonnes affaires, en Europe, et pas beaucoup le temps de penser à
l'Afrique. Il n'est pas sûr qu'il affluerait en Afrique, s.i ces règlemens
n'existaient pas; mais ce qui est certain, c'est qu'il n'y viendra pas
tant qu'ils existeront. M. le colonel Ribourt constate cette absence
de l'esprit d'entreprise chez les Français et la répugnance des capi-.
taux pour l'Algérie, et il en conclut que, puisqu'oil ne pouvait avoir
des colons entreprenans et riches, il a bien fallu, à tout prix, faute
de mieux, en installer, à grand renfort de protections officielles, de
timides et de pauvres. Ma conclusion serait directement in-verse.
S'il n'y a d'autres colons possibles à chercher en France que ceux
qui veulent trouver en arrivant leur lit pour ainsi dire tout fait, il
n'y a, à mon sens, qu'une seule réponse à faire à ces messieurs si
bien appris, c'est de les prier de rester chez eux. C'est là qu'ils
trouveront des routes toutes dressées, avec des agens des ponts
et chaussées pour en mesurer les pentes , et des cantonniers pour
en casser les cailloux, des agens des eaux et forêts pour leur ap-
prendre à aménager leurs arbres, les obliger à les tailler et leur
défendre de les couper, des marchés pour vendre leurs blés et des
maires pour leur en fixer la mercunale, — la besogne de vivre en un
mot toute taillée, et au besoin un joui:nal ou un sous-préfet pour
leur faire une opinion politique. L'administration aura beau faire,, ,
elle aura beau multiplier les précautions et les dépenses; elle ne
leur procurera pas toutes ces douceurs en terre d'Afrique. Vainement
aura-t-elle soin de les parquer dans des villages tirés au cordeau,
le long des grandes routes, afin de leur procurer avec toutes les sé-
curités toutes les jouissances de la vie commune, y compris celles
318 REVUE DES DEUX MONDES.
du billard et du cabaret; vainement créera -t- elle à grands frais
tout un personnel d'inspecteurs et de médecins de colonisation : elle
n'empêchera pas que le métier de pionnier d'une société naissante
ne soit laborieux, et qu'il n'y faille à tout instant payer de sa per-
sonne. Elle ne taillera pas de lisières assez longues pour soutenir
sur un territoire dépeuplé de grands enfans qui ne savent pas mar-
cher seuls. Ce sont des malheureux destinés à souffrir, et par con-
séquent des mécontens très prompts à se plaindre. Quant aux co-
lons pauvres, qu'attire uniquement la perspective d'une concession
de terres soi-disant gratuites, ce sont avant tout ceux-là qu'il faut
bannir, quand ce ne serait que pour proclamer bien haut cet axiome
d'économie politique que toute notre population rurale méconnaît
encore, à savoir : que la terre est une ruine et non une fortune entre
les mains de celui qui n'a pas d'argent pour l'exploiter, et qu'il n'a
rien de plus pressé que de s'en défaire. Quand cette vérité sera mieux
connue non-seulement en Algérie, mais en France, notre richesse
agricole sera rapidement décuplée, et les adversaires du code civil
auront perdu leur plus grand argument.
Au demeurant, l'épreuve est faite et parfaite : le système de
l'installation officielle des colons a décidément et solennellem^ent
échoué. C'est échouer en effet que d'aboutir au résultat suivant,
constaté par le gouvernement lui-même dans ses statistiques : en
vingt années, 19Zi,000 hectares seulement concédés, c'est-à-dire
une étendue que couvriraient aisément cinquante grands proprié-
taires de France ; sur ces 194,000 hectares, 31,000 seulement assurés
en propriétés définitives à leurs concessionnaires, 31,000 seulement
par conséquent sur lesquels les concessionnaires aient accompli
les travaux que l'état leur imposait. Sur tout le reste, les travaux
se sont trouvés impossibles à faire et les colons incapables de s'en
acquitter. L'état alors, ne voulant ni se départir de son droit, ni ex-
pulser des malheureux qu'il avait fait venir, a pris le parti de pro-
longer indéfiniment le délai; mesure charitable assurément, mais
qui a pour effet de maintenir toute la nouvelle propriété d'Algérie
dans une situation précaire et provisoire, et de bannir par là toute
confiance et tout progrès. Ce système n'a donc pas produit le seul
résultat qu'on pût s'en promettre, celui de faire cultiver sérieuse-
ment la terre. Il y avait déjà chez les Arabes une propriété collec-
tive; on a créé chez les Européens une propriété conditionnelle : je
doute que l'échange ait valu ce qu'il a coûté.
Ce système stérile de protection excessive, d'où résulte une res-
ponsabilité écrasante, est à nos yeux le principal, sinon l'unique
tort de l'ancienne administration, et c'est, comme je l'ai dit, un
tort qu'elle s'est fait à elle-même encore plus qu'au public. Mon
I
UNE RÉFORME ADMINISTRATIVE EN AFRIQUE. 31 î)
dessein, en l'exposant avec franchise, n'est nullement de m' associer
aux déclamations injustes qui ont poursuivi dans leur disgrâce d'ex-
cellens serviteurs du pays, dont l'estime est un honneur pour ceux
qui ont eu l'avantage d'approcher d'eux. C'est au contraire qu'a-
mené par la suite de ce travail à les défendre contre ces déclama-
tions mêmes, et surtout contre les procédés peu courtois de leurs
successeurs , il était indispensable de faire comprendre la véritable
origine de la crise qui a préparé, causé et suivi leur retraite. C'est
à cette source en effet, et à cette source à peu près unique, qu'a
pris naissance le sentiment qui a déterminé la chute de l'ancienne
administration et qui fait encore aujourd'hui le péril réel de la colo-
nie; je veux dire l'hostilité assez déclarée d'une partie de la popu-
lation civile contre l'autorité militaire. •♦
IIL
En se faisant l'entrepreneur général de la colonisation, l'ancienne
administration, avons-nous dit, s'exposait imprudemment à se voir
imputer par l'opinion publique toutes les lenteurs et tous les échecs
inévitables de l'entreprise. Ce résultat effectivement n'a pas man-
qué; mais le malheur ou plutôt le caprice de l'opinion a voulu que
ce ne soit pas l'administration tout entière, le gouvernement en gé-
néral, mais une seule branche (il est vrai la principale) de l'admi-
nistration, le pouvoir militaire, qui ait porté le poids de cette impo-
pularité. C'est au pouvoir militaire, c'est au régime du sabre, comme
on l'appelle, que l'opposition de la colonie a hautement attribué la
langueur de son développement, et ne se faisant pas faute des insi-
nuations charitables dont toute opposition se nourrit, ce n'est pas
seulement l'habileté, ce sont les^ intentions qu'elle a accusées. A ses
yeux, ces règlemens excessifs dont la colonisation a été entourée et
pour ainsi dire emmaillottée n'ont pas eu pour principe, comme
nous le pensons, un désir de protection excessive ; ils ont été con-
çus au contraire e^ appliqués dans un dessein prémédité de com-
pression. L'armée, qui disposait en souveraine de l'ancienne admi-
nistration, n'a pas voulu que la colonie se développât, et cela par
une raison que l'on trouve toute simple et qu'on ne craint pas de
dire tout haut : c'est qu'en se développant l'Afrique serait devenue
nécessairement plus civile et moins militaire; l'importance du rôle
de l'armée aurait décru, la convenance de son pouvoir administratif
aurait diminué peu à peu et fini par disparaître le jour où, au lieu
d'avoir des Arabes à vaincre ou à contenir, on aurait eu des Euro-
péens à gouverner. En un mot, l'armée n'a pas voulu de Français
320 REVUE DES DEUX MONDES.
en Algérie, parce que les Arabes sont la raison d'être des bureaux
arabes.
Voilà ce qu'on dit, voilà ce qu'on imprime publiquement à Alger
dans les ouvrages graves et dans des feuilles acerbes. A force d'être
dit, cela finit par être cru. Un peu de mémoire pourtant, à défaut
d'un peu de réflexion, suffirait pour démontrer que rien ne peut
être moins fondé. On peut penser tout ce qu'on veut des règlemens
de la colonisation officielle, et l'on vient de voir suffisamment que
je n'en pense aucun bien, il est loisible même de leur imputer tout
le malaise de la colonie, bien qu'à mes yeux ce soit faire la part des
hommes trop grande et celle de la- nature trop petite; mais il n'y a
qu'une seule chose qu'on ne puisse pas faire, sans être rudement
démenti par les faits : c'est d'imputer l'invention de ces règlemens à
l'autorité militaire. Tout le monde, comme je l'ai dit, civils et mili-
taires, sous le frac comme sous l'uniforme, tout ce qui s'est mêlé de
penser, d'agir ou d'écrire au sujet de l'Algérie pendant les premiers
temps de la colonisation, chambres, publicistes, a contribué pour
sa part à élever cet édifice artificiel. Le système des concessions en
particulier n'est de l'invention de personne; il est de tradition dans
les colonies françaises, auxquelles, à la vérité, il n'a pas porté
bonheur. Le Canada et la Guyane (triste souvenir et triste spec-
tacle) n'ont jamais vécu à d'autres conditions, quoiqu'ils n'aient ja-
mais eu d'armée à nourrir, ni de pouvoir militaire à défendre. Il
n'y a que bien peu d'années que l'Amérique et l'Angleterre y ont
solennellement renoncé. C'est un reste de tout le vieux système pro-
tectioniste et prohibitif, dont les débris embarrassent encore l'ave-
nir industriel du monde. Quant à l'interdiction d'acquérir en terri-
toire de tribu, ce sont bien en effet les gouverneurs militaires qui en
ont pris l'initiative; mais, à peine mise au jour, cette mesure a été
consacrée par les plus grandes autorités civiles qu'il y ait au monde.
La chambre des députés en 1847 et l'assemblée législative en 1850
l'ont adoptée. Et par quels organes pensez-vous que ces deux assem-
blées se soient prononcées dans ce sens? Peut-être par quelques-uns
des généraux africains, si puissans alors et si brillans dans nos as-
semblées? Nullement : en 1847, ce fut l'illustre et regrettable M. de
Tocqueville, peu partisan à coup sûr du régime du sabre et moins
encore des règlemens administratifs, ce fut lui, revenant d'une mis-
sion parlementaire, accomplie au grand péril de sa santé déjà chan-
celante,'dans l'unique pensée d'aller contrôler les abus du pouvoir
militaire; ce fut lui, disons-nous, qui conclut, dans des termes qu'on
peut lire encore au Moniteur^ à la nécessité absolue d'appuyer toute
propriété en Algérie sur un titre originairement donné par l'état.
En 1851, l'Algérie avait ce qu'elle réclame vainement encore au-
UNE RÉF0R3IE ADMINISTRATIVE EN AFRIQUE. 321
jourd'hui, des députés à l'assemblée, et des députés peu favorables
en général au gouverneur militaire de la colonie. Ce fut l'un d'eux
qui fit lé rapport de la loi dont l'article lli fait partie. S'il y a eu
erreur, c'est l'erreur de tout le monde, et du mal produit tout le
monde est également criminel.
A qui fera-t-on penser d'ailleurs que si l'Algérie, au lieu d'être
gouvernée par des militaires, était tombée en partage à des agens
de l'administration civile, ceux-ci se seraient montrés moins pressés
d'accaparer toute l'action colonisatrice et plus favorables à la liberté
des transactions ? L'administration civile, nous la connaissons, ayant
le bonheur de vivre en France sous la loi d'un système administratif
très complet, de très illustre origine, et qui fait (n'est-ce pas la
phrase stéréotypée?) l'admiration et l'envie de l'Europe entière.
Je suis prêt à reconnaître à cette administration toutes les qualités^
sauf le goût de la liberté économique et la réserve en matière de
règlemens. S'il y a en France et en Europe un ordre d' agens qui
soient convaincus que l'état doit se mêler de tout et fait mieux
toutes choses que les particuliers, ce sont assurément nos fonction-
naires civils sans distinction, préfets, directeurs des ponts et chaus-
sées, ou des eaux et forêts, inspecteurs d'académie, présidens de
bureaux de bienfaisance, ou chefs de division des ministères du
commerce, des travaux publics ou des cultes. De quoi, en France»
est-ce que l'administration civile n'a pas le désir de se mêler, et en
quoi est-ce qu'elle n'a pas la prétention d'exceller? Pour ma part,
entre ce que j'ai trouvé en Afrique et ce que j'ai toujours vu en
France, je ne reconnais qu'une différence du plus au moins, expli-
cable par les circonstances. L'administration est déjà persuadée
parmi nous que si nous lui laissions drainer nos champs, aménager
nos forêts, élever nos enfans, soigner nos malades, distribuer nos
aumônes, partager nos successions, chacune de ces fonctions so-
ciales s'opérerait avec beaucoup plus d'ordre, de régularité et d'é-
conomie : elle ne néglige aucune occasion de nous en convaincre,
et n'est arrêtée dans cet envahissement que par l'usage malheureu-
sement ancien de la propriété privée, ce îaneste Jus ahutendi impru-
demment conservé par le droit romain. En Algérie, sur un terraia
vierge, où cet abus n'a pas encore pris racine, il est tout naturel
qu'elle ne se soit pas pressée de le laisser naître. Si l'armée a été
l'instrument de cette manière de voir, ce n'est pas en tant qu'armée
qu'elle a agi, c'est en tant qu'administration. Ce n'est point chez
elle arrogance de militaire, c'est conscience et conviction de fonc-
tionnaire, voilà tout.
D'où vient donc que c'est à l'armée, à l'armée à peu près seule,
que s'est attachée après coup l'impopularité résultant de règle-
TOME XXV. 21
322 REVUE DES DEUX MONDES.
mens auxquels tout le monde a également concouru? Deux raisons
très simples expliquent sans l'excuser cette injustice de l'opinion.
La première, c'est que l'impatience populaire n'est jamais raison-
née, et que ceux qui souffrent se rendent mal compte de l'origine
de leurs souffrances, et s'en prennent à la première cause qui se
présente à leur imagination. Or, sous l'ancienne administration,
l'armée n'était pas tout en Algérie, comme on se plaît à le dire, car
il y a plus de dix ans qu'il y a des autorités et des institutions ci-
viles, des magistrats et des préfets; mais il est certain qu'elle avait
la plus grande et la première place. Le chef de l'administration était
constamment un militaire, et le pouvoir suprême n'y apparaissait
que revêtu de l'uniforme. C'est donc l'uniforme qu'on a attaqué, au
lieu du pouvoir dont il était le symbole. On a pris le signe pour la
chose signifiée; c'est une transposition d'idées si naturelle qu'elle
a sa place marquée en rhétorique. Une seconde raison, plus natu-
relle encore, découle de la répartition même du pouvoir faite sous
l'ancienne administration entre le petit nombre d'institutions civiles
déjà existantes et la grande masse de l'autorité militaire.
Cette répartition, remaniée à plusieurs reprises, avait été établie
pour la dernière fois en iSZiS, non par nature d'attributions, mais par
zones territoriales. Nos possessions africaines ont été divisées alors
en deux ordres de territoires, le territoire civil et le territoire mili-
taire. En territoire civil, la justice et l'administration sont exercées
à peu près comme en France ; en territoire militaire, ce sont les gé-
néraux qui administrent et les conseils de guerre qui jugent. Dans
la pensée d'ailleurs fort sage du législateur, le territoire civil a dû
comprendre toutes les contrées habitées par une population euro-
péenne ou par des Arabes convertis aux mœurs sédentaires de l'Eu-
rope; Iç territoire militaire doit embrasser au contraire toutes celles
où la vieille société arabe règne à peu près sans partage : c'est dire
assez que le premier a toujours été destiné à s'étendre et le second
à se restreindre progressivement par suite des développemens mêmes
de la colonisation. En attendant, on a attribué au territoire civil à
peu près toutes les villes considérables où étaient établis des com-
merçans européens ou des Maures depuis longtemps livrés au trafic
et au jardinage. Les vastes contrées de l'intérieur au contraire, les
pentes ou les plateaulx de montagnes, les profondeurs des vallées où
les tribus arabes dressent leurs tentes et font paître leurs troupeaux,
ont formé le domaine du territoire militaire.
Cette division était fort naturelle; malheureusement elle a eu
pour résultat de faire échapper le territoire civil presque tout entier
à tous les règlemens officiels de la colonisation, tandis que le terri-
toire militaire presque tout entier aussi y est resté assujetti. Dans
UNE RÉFORME ADMINISTRATIVE EN AFRIQUE. 323
les villes en effet et aux portes des villes, la propriété particulière
existe de tout temps , et même elle est parvenue à un assez grand
degré de morcellement. Dans les villes et aux portes des villes, la
tribu proprement dite , depuis longtemps tenue en respect par les
garnisons turques, puis repoussée (quand elle n'a pas été décimée)
par nos armées, ne fait plus que de lointaines et rares apparitions»
Dès lors l'interdîction d'acquérir, spécialement attribuée par la loi
au territoire de tribu, ne trouvait plus son application. En territoire
militaire au contraire, la tribu régnant presque exclusivement, l'ap-
plication en est générale et ne souffre guère d'exception. De plus, la
bande étroite de territoire attribuée au domaine civil étant presque
tout entière appropriée, ce n'est pas là que le gouvernement pou-
vait se livrer à des essais officiels de colonisation ; dans les immenses
étendues des territoires militaires au contraire, le village officiel
pouvait se déployer tout à l'aise. C'est donc presque exclusivement
sur le territoire militaire que le problème de la colonisation s'est
débattu, et s'est trouvé enserré dans les règlemens de tout genre
que l'ancienne administration lui a imposés. L'Algérie s'est trouvée
partagée comme en deux régions : l'une, qualifiée de civile, où ré-
gnait une liberté comparative de transactions; l'autre, qualifiée de
militaire, à l'entrée de laquelle s'élevait une barrière gardée par une
sentinelle. Il était assez facile dès lors de faire croire aux gens qui
ne réfléchissent pas que cette barrière avait été inventée par l'armée
pour empêcher la colonisation de passer. L'armée se justifie très
bien en disant que cette barrière n'a arrêté personne, parce qu'aucun
bataillon d'émigrans n'a jamais essayé de la forcer. Je ne dis pas le
contraire; mais alors à quoi bon la barrière?
C'est ainsi que s'explique le malentendu qui a mis au compte de
l'armée tout un système d'administration dont elle a pu être l'in-
strument, mais dont elle ne peut revendiquer l'invention; c'est
ainsi que se sont accréditées sur elle les calomnies qui circulent
aujourd'hui^ et que beaucoup de bouches honnêtes répètent; c'est
ainsi que s'est envenimée une hostilité funeste entre l'élément civil
et l'élément militaire. Est-ce là tout? N'y a-t-il pas à cette inimitié
d'autres causes plus secrètes, sans être moins puissantes? Je me
garderais bien de l'affirmer. Dans les rapports publics, les choses
se passent entre les hommes exactement comme dans les relations
privées : quand deux personnes naturellement amies tombent en
différend, soyez sûr que les griefs qu'on allègue tout haut ne sont
jamais les véritables ou du moins les seuls. A côté des motifs qu'on
avoue, il y a les motifs qu'on n'avoue pas, peut-être qu'on ne s'a-
voue pas à soi-même. A côté des torts positifs, il y a mille procédés
de dé tari fugitifs et insaisissables : il y a les sentimens qui ne s' ex-
324 REVUE DES DEUX MONDES.
priment point , mais qui se trahissent, les inflexions de voix, les
mouvemens de physionomie qui blessent. Je demande à l'ancienne
administration, avant de passer à l'examen de conscience beaucoup
plus chargée de ses successeurs , la permission d'achever sur ces-
points délicats sa confession tout entière.
L'armée a été placée très longtemps en Algérie dans une situa-
tion tout exceptionnelle : non-seulement elle y jouissait de l'exercice
exclusif du pouvoir, mais elle disposait du monopole de la consi-
tlération morale. Gomme, de très bonne heure après la conquête,
la guerre d'Afrique a pris des proportions redoutables, le gouver-
nement français n'a pas manqué d'envoyer dès le premier jour sur
ce théâtre ses généraux les plus distingués. Comme d'ailleurs, dans-
la paix universelle qui régnait alors, les plaines d'Afrique étaient le
seul champ ouvert à l'ardeur militaire, c'est vers ce point de mire
que se sont dirigées de tous les rangs de l'armée française toutes,
les ambitions généreuses. C'est là que le talent a brillé, c'est là que
la gloire a rapidement justifié la fortune. L'armée d'Afrique est de-
venue très promptement le plus beau fleuron et comme le premier
choix de l'armée française. Il s'en faut que la population civile
(administration comme administrés) ait eu l'occasion de s'élever à
la même hauteur. Les premiers spéculateurs qui se hasardent sur
im terrain inconnu ne sont généralement pas les plus honnêtes, et
les modestes fonctions civiles qui pouvaient s'offrir dans une colonie
-encore en état de siège n'étaient l'objet d'aucune sollicitation ar^
dente. Le gouvernement les offrait ou plutôt les imposait aux gens
qu'il avait le désir d'éloigner, non d'avancer, à ceux qu'il voulait
faire non pas briller, mais disparaître. L'Afrique, séparée de nous
par plusieurs jours de mer, paraissait aux courtes vues de beaucoup
de directeurs de ministères un lieu fait tout exprès, où des fonction-
naires tarés et des prêtres mal famés pouvaient aller à l'ombre expier
leurs erreurs. De ce rapprochement ainsi opéré entre l'élite d'une
classe et le rebut de l'autre résultait une inégalité morale profonde,
qui plaçait l'armée sur un véritable piédestal. C'était une sorte d'a-
ristocratie naturelle dont on jouissait avec d'autant moins de scru-
pules que c'était l'honneur lui-même qui creusait la séparation.
Oserai-je dire que l'armée a gardé en Algérie trop de souvenirs d'un
état de choses heureusement changé? Elle ne s'est point assez
aperçue que, par le temps et le travail, le niveau de la population
civile s'élevait insensiblement à côté d'elle; elle n'a pas assez re-
marqué qu'un labeur longtemps ingrat, et par là même méritoire^
avait créé dans les rangs des commerçans , quelquefois même des
cultivateurs, des fortunes dont l'origine seule est un titre d'estime,
•et dont l'acquisition est un véritable service public. A cette œuvre
I
UNE RÉFORME ADMINISTRATIVE EN AFRIQUE. 325
naturelle des années s'est joint l'effet d'une direction plus intelli-
gente dans les choix venus de "la métropole : sous l'influence de
chefs pleins de vertus et de lumières, la magistrature et le clergé
ont repris dans la considération publique la place légitime qui leur
appartient. Tout ce progrès , auquel le dernier gouverneur-général
en particulier a très efficacement concouru, n'a peut-être pas été
généralement assez apprécié dans les rangs inférieurs de l'armée,
c'est-à-dire dans ceux où les rapports avec les populations sont
journaliers. Là, je ne sais quelle habitude de hauteur est restée in-
hérente à l'uniforme, et l'usage n'est point encore passé d'enve-
lopper toute la population civile dans quelques expressions dédai-
gneuses. J'ai entendu sortir moi-même ces expressions de bouches
rieuses, tandis qu'elles allaient enfanter dans des cœurs honnêtes
d'assez amers ressentimens. Ce vocabulaire du mépris, les Arabes,
sincèrement dévoués au culte du sabre et de plus passés maîtres
dans l'art de flatter, se chargent eux-mêmes de l'enrichir. Il faut
voir de quel air ils aiment à laisser tomber de leurs lèvres ce nom
de mercanti, le seul qu'ils appliquent indistinctement à tout ce qui
n'a pas l'épée au côté! Il faut les voir surtout quand un officier est
là pour les entendre! Les officiers^ égaient de ces qualifications, et
j'en ai ri plus d'une fois avec eux ; mais si je n'eusse été là de pas-
sage, humble mcrcanti que j'étais, je n'aurais peut-être pas li
d'aussi bon cœur.
Cette considération ne paraîtra frivole qu'à ceux qui ne savent
pas qu'entre Français la vanité est la chose du monde la plus sé-
rieuse, surtout quand on a le malheur de l'offenser. Une autre source
de dissentiment entre la population civile et l'armée, latente aussi
et visible seulement dans ses effets, se trouve dans la condition
même des populations dont le gouvernement est resté exclusivement
réservé au pouvoir militaire. C'est à l'armée, avons-nous dit, qu'a
été spécialement dévolue l'administration de toute cette partie de
la société arabe qui vit encore à l'état de tribu. En acceptant cet
héritage des mains des Turcs d'abord en 1830, puis d'Abd-el-Kader
après la pacification de I8Z18, les chefs militaires ont pris le parti
très sage de ne point tenter dans le régime intérieur de la tribu une
réforme prématurée, et d'accepter les cadres de la société arabe
comme le temps les avait faits et comme la fortune les leur livrait.
Ils se sont réservé seulement.les prérogatives de la suzeraineté po-
litique, en laissant à la tribu elle-même sa constitution, son orga-
nisation et sa police. Ils désignent, au nom de la France, les chefs
qui, sous des titres et avec des attributions diverses, commandent à
une ou à plusieurs de ces petites associations; ils fixent le montant
de l'impôt, ils exercent la haute justice criminelle et capitale. Pour
326 REVUE DES DEUX MONDES.
tout le reste, la tribu vit à sa mode et s'administre elle-même.
Même en matière financière et judiciaire , cette liberté subsiste au
premier degré, car c'est la tribu qui, sous sa responsabilité collec-
tive, perçoit les contributions dont elle est grevée, c'est elle aussi
qui, en cas de délit, commence les instructions et les recherches,
et s'oblige, sous peine d'une amende déterminée, à livrer le cou-
pable à la justice française.
La tribu reste donc , malgré la conquête , comme une sorte de
noyau intact, comme une monade : disposition fort sage dans le
principe, qui a eu pour premier effet d'accommoder également le
vaincu et le vainqueur, en évitant à l'un les frais d'une adminis-
tration coûteuse, à l'autre l'importunité de l'ingérence quotidienne
d'une main étrangère. On n'aurait pu remplacer cette administra-
tion de la tribu par elle-même qu'en créant un énorme personnel
d'agens français, et cette substitution ruineuse n'eût été qu'une
source de froissemens et de révoltes internationales. Disposition
fort sage, disons-nous, à une condition cependant, c'est que ce
maintien de la tribu soit regardé comme un état provisoire, et non
comme une constitution définitive. On ne peut se dissimuler en
effet que l'existence de la tribu est un grand obstacle à tout pro-
grès social en Algérie, car les conditions essentielles à cette nature
de communauté sont destructives de tout développement soit de ri-
chesse, soit de colonisation. Le régime de tribu entraîne presque
nécessairement la propriété collective, c'est-à-dire la stérilité et peu
à peu la ruine du meilleur sol. C'est la tribu qui, pour subsister, a
besoin d'étendre sur des espaces inoccupés la molle étreinte de ses
bras oisifs, et maintient ainsi le désert oriental sur les plages où la
vie européenne pouvait vouloir se répandre. 11 n'est donc permis de
respecter aujourd'hui l'intégrité de la tribu qu'avec l'intention bien
arrêtée de la miner graduellement et de la faire disparaître le plus
tôt possible. En théorie, tout le monde en convient; en pratique, ce
gouvernement à deux degrés, cette espèce de suzeraineté féodale,
qui ne laisse à l'épaulette française que l'éclat et les hautes réalités
du pouvoir, sans aucun des ennuis de l'administration de détail,
est un rouage commode et coulant auquel on a quelque peine à
renoncer. Le pouvoir, quel qu'il soit, même militaire, est conser-
vateur de sa nature. L'axiome quieta ne moveas est sa devise. Or la
tribu en ce moment est tranquille, elle obéit sans résistance ; pour-
quoi y toucher sans motif? Il sera temps demain autant qu'aujour-
d'hui. Le lendemain vient, et il y a la même raison pour ne pas
faire plus que la veille. Lorsque la colonisation arrive, elle a l'in-
convénient de troubler ce repos : elle demande des terres, et ne
peut en prendre qu'en refoulant la tribu dans ses limites. Elle de-
UNE r.ÉFORME ADMINISTRATIVE EN AFRIQUE. 327
mande aussi des bras pour labourer, et n'en obtient qu en débau-
chant aux grandes familles de la tribu un certain nombre de leurs
vassaux. La tribu naturellement se débat et se défend contre ces exi-
gences. A la suite des colons, par conséquent, arrivent toujours les
réclamations, les contestations, les récriminations. Il faudrait avoir
une âme administrative surhumaine pour n'en point concevoir un
peu d'ennui. Cet ennui redouble surtout si la colonisation est repré-
sentée par un certain type de caractères que connaissent pour leur
malheur tous les diplomates et tous les marins qui ont eu affaire aux
Français établis au dehors. Ce sont des aventuriers à la fois brouil-
lons et timides, ne voulant suivre aucun conseil et ne sachant pour-
tant pas se tirer d'embarras tout seuls, croyant qu'un Français n'est
tenu à rien envers le reste du genre humain, et que le gouvernement
français n'a d'autre devoir que d'appuyer toutes les demandes mal
fondées de ses nationaux et de faire acquitter toutes leurs créances
véreuses. Ils font le malheur de tous les agens par leurs réclamations
sans fondement, par leurs transactions sans probité. Ces gens-là en
Algérie se rencontrent fréquemment, et ils y étalent la double pré-
tention de crier eux-mêmes très haut contre le régime du sabre, et
d'exercer contre les Arabes, pour leur compte et à leur profit, tous
les droits et même tous les excès de la conquête. De plus, la colo-
nisation dans leur personne se présente sans capitaux, c'est-à-dire
sans avenir, faisant beaucoup de bruit aujourd'hui pour peu de be-
sogne, et prête à disparaître demain. On conçoit que les chefs mi-
litaires ne trouvent pas toujours que l'embarras qu'elle leur cause
soit compensé par le profit que la France en retire, et qu'ils met-
tent peu d'empressement à l'accueillir; mais on conçoit aussi com-
ment les journaux d'Alger retentissent souvent des gémissemens de
tous les colons qui, après avoir échoué dans leurs entreprises agri-
coles, cherchent un gagne-pain dans la presse, et accusent la mal-
veillance des chefs militaires pour les Français et leur tendresse
intéressée pour les indigènes.
Une disposition de détail, insignifiante en apparence, a porté au
comble ces mauvais sentimens réciproques. Nous avons parlé des
bureaux arabes, et de la part importante qu'ils ont prise à l'affer-
missement si rapide de notre conquête. Les bureaux arabes sont vé-
ritablement le grand ressort de toute l'administration militaire : ils
en sont dans le présent la pièce principale, et la pépinière pour l'a-
venir. C'est par eux qu'elle agit et en eux qu'elle s'incarne. Or, par
une division d'attributions conçue dans les meilleures intentions
du monde, les bureaux arabes en territoire militaire ont été spé-
cialement affectés au gouvernement des indigènes, et spécialement
aussi on leur a interdit toute jns;érence dans les affaires. des colons
328 REVUE DES DEUX MOiNDES.
et dans le service de la colonisation. Je ne doute pas que cette ex-
clusion n ait été dictée par la pensée de ne pas soumettre, même en
territoire militaire, les colons français à la même autorité, et par
conséquent aux mêmes habitudes de commandement que les Arabes.
Probablement aussi, on a voulu ouvrir un recours et exercer un con-
trôle contre les abus d'un pouvoir unique. C'est donc dans une in-
tention bienveillante pour les colons qu'on les a retirés à la juri-
diction des bureaux arabes, et soumis à celle de commandans des
places fortes répandues dans l'intérieur. Je doute cependant que le
résultat ait été conforme à l'intention. On est arrivé ainsi à détacher
des intérêts et de l'avenir de la colonisation toute la partie jeune, ar-
dente et distinguée de l'administration militaire. Les bureaux arabes,
n'étant pas chargés de veiller à la colonisation, ne s'en sont natu-
rellement pas occupés. Or, de ne point s'occuper d'une chose à ne
s'en point soucier, même à la prendre en déplaisance, il n'y a pour
des esprits actifs qu'un pas très aisément franchi. Tandis que les
bureaux arabes ne voyaient qu'avec indifférence, et souvent avec
un certain dénigrement, les très maigres et très chétifs essais de la
colonisation, ils portaient au contraire sur le gouvernement des in-
digènes , devenu leur attribution spéciale , toute leur attention et
toutes leurs lumières. C'est ainsi qu'ils sont arrivés à faire jouer
tous les ressorts de ce gouvernement avec une perfection infinie.
De plus, à force de vivre ainsi en tête-à-tête avec les Arabes, un
certain nombre de ces officiers se sont pris véritablement d'une
sorte de goût sincère pour eux. Ce ne sont pas les moins distingués,
ce sont au contraire ceux dont l'esprit est le plus orné de littéra-
ture qui se sont ainsi passionnés pour un mode de société très dif-
férent de nos habitudes, par un de ces plaisirs romanesques na-
turels aux imaginations blasées de notre époque. J'en ai entendu
plusieurs, et du premier mérite, après de longues années passées
<lans les bureaux arabes, parler avec une exaltation presque tendre
de la vie patriarcale que mène un grand chef de tribu, sous sa
tente, entre ses enfans, ses vassaux, ses troupeaux, ses chevaux et
ses armes. Ce sentiment se mêlait, chez eux, à une sorte de frater-
nité chevaleresque contractée, sur les champs de bataille du Maroc
et du désert, avec les chefs de tribu qui servent dans nos armées.
Enfin beaucoup de nos militaires ont des dispositions naturellement
religieuses. La lecture précoce de Voltaire, l'atmosphère des plaisan-
teries de corps de garde, ont souvent fermé leurs yeux aux vérités
touchantes de la religion chrétienne : sous l'humble vêtement des
missionnaires français, ils méconnaissent ou méprisent la foi; mais
l'extérieur grave, la décence solennelle de la piété musulmane, les
prend par surprise et les touche, et ils en parlent avec admiration.
UNE RÉFORME ADMINISTRATIVE EN AFRIQUE. 329
Faut- il s'en étonner, quand il n'y a pas longtemps que l'islamisme
était à la mode, même dans les mandemens épiscopaux? Toutes ces
causes diverses ont concouru à former dans l'armée d'Afrique ce que
j'appellerai un sentiment philarahe très honorable assurément pour
des vainqueurs (car c'est', je crois, la première fois que des conqué-
rans aient été atteints de cette faiblesse), mais qui paraît excessive
et même inquiétante à la colonie européenne.
La France et Paris n'ont-ils pas été initiés à cette tendance par
de brillans écrits, publiés, je crois, ici même, et qui, grâce à un
vrai mérite littéraire, sont devenus le manuel qu'on donne à em-
porter à tous les touristes en Algérie? Je veux parler des ouvrages
de M. le général Daumas, dans lesquels la vie des enfans d'Ismaël
était dépeinte avec une verve communicative d'illusion et d'enthou-
siasme. M. le général Daumas, un des organisateurs des bureaux
arabes, était alors directeur des affaires générales d'Algérie au mi-
nistère de la guerre. A ce titre, il passait pour plus influent dans
l'administration que M. le maréchal Randon lui-même. Des gens
bien informés prétendaient savoir que le ministère contrariait sou-
vent de Paris le gouverneur- général dans ses intentions bienveil-
lantes pour la colonisation, et je dois dire que certaines réserves si-
gnificatives de M. le colonel Ribourt semblent accréditer un peu ce
soupçon. Quoi qu'il en soit, grâce à la position autant qu'au talent
de M. le général Daumas, ses écrits ont contribué plus que toute
chose à accréditer en Afrique une opinion que j'ai rencontrée chez
les colons les plus estimables : à savoir que l'armée, après avoir
été l'instrument de la conquête, est devenue l'ennemie de la coloni-
sation, qu'elle a les colons en mépris, les Arabes en prédilection, et
qu'elle a fondé sa domination sur le maintien indéfini de la société
musulmane.
Telles sont, aussi impartialement exposées qu'il m'a été possible,
les causes, les unes secrètes, les autres publiques, en partie fon-
dées et en plus grande partie imaginaires, qui, en mettant aux prises
les élémens civils et militaires de la colonie , y avaient produit au
début de l'année 1858 un état de malaise assez prononcé, et jetait
sur l'ancienne administration une assez forte teinte de singularité.
Cette situation était digne sans doute d'attirer l'attention la plus sé-
rieuse du gouvernement, car si l'armée était devenue moins popu-
laire, elle n'était pas devenue pour cela moins nécessaire en Afri-
que. Son concours, non pas seulement ce concours inerte qui naît de
l'obéissance passive, mais ce concours actif et zélé qui avait fait
de l'Afrique, depuis dix-sept ans, l'œuvre de prédilection de l'armée
française, était aussi indispensable que jamais. On avait toujours
besoin, et de sa valeur pour maintenir l'ordre, et de ses lumières
330 REVUE DES DEUX MONDES.
pour diriger la conquête, et de ses bras pour achever les travaux
publics, et même de ses bouches pour consommer les produits. Tout
ce qui menaçait son juste crédit était donc un véritable péril pour la
société naissante. La création du ministère de l'Algérie en 1858, le
changement d'administration qui en a été la suite, en attestant une
préoccupation spéciale du gouvernement pour les intérêts africains,
devaient donc avoir pour but principal de porter remède à cet état
de choses inquiétant. Il nous reste à faire voir comment le remède a
eu au contraire pour effet immédiat d'exaspérer le mal et de le por-
ter à un degré qui a rendu pour un moment en Algérie tout gouver-
nement impossible. Ce sera le sujet d'une autre étude; je dois arrêter
ici des développemens qui ont pris une dimension inattendue, mais
dans le cours desquels personne, j'espère, ne trouvera que j'aie été
ingrat pour aucun service ou injuste pour aucune intention.
Je ne voudrais pourtant pas poser la plume sans avoir réparé le tort
involontaire que plusieurs des considérations que j'ai développées
pourraient faire dans l'esprit des lecteurs à l'Algérie et à son ave-
nir. J'ai cru devoir exposer sans détour les difficultés de la coloni-
sation, les périls auxquels elle a été exposée, les lenteurs des succès
qu'elle a obtenus, les frais considérables qu'elle a entraînés. En ma-
tière si grave, la vérité a tous les droits comme aussi tous les avan-
tages. Les illusions ne servent qu'à préparer les désappointemens,
qui à leur tour produisent les découragemens. La conquête de l'Al-
gérie n'a marché d'un pas rapide que lorsqu'un homme de bien, qui
devait se trouver plus tard un grand homme de guerre, a eu le cou-
rage de dire à la tribune qu'il lui fallait pour l'accomplir une armée
de cent mille hommes, et qu'à moindres frais il ne s'en chargeait
pas. La colonisation même n'entrera dans une voie sérieuse de pro-
grès que quand la France saura bien nettement qu'elle doit coûter
beaucoup de peine, beaucoup de temps et beaucoup d'argent. Quand
on n'a pas bien mesuré l'étendue des sacrifices, on n'avance pas da-
vantage; mais on s'impatiente de ne pas avancer, et l'impatience
retarde au lieu de hâter. Je n'ai donc point hésité à confesser les
désavantages que l'Algérie présente par rapport à d'autres terrains
et à d'autres essais de colonisation; mais je manquerais à la justice
si je ne mettais en regard un avantage qui les compense tous, s'il ne
les dépasse pas. C'est tout simplement le charme que l'Afrique
exerce sur ceux qui l'habitent, et même sur ceux qui la traversent.
Où réside précisément ce charme? C'est ce que personne de ceux
qui l'éprouvent ne saurait bien dire; mais il est certain que qui a vu
cette terre attrayante ne l'oublie pas, et qui s'y est fixé une fois
ne la quitte plus. L'Algérie attire très peu jusqu'à présent, il faut
en convenir, mais elle retient tous ceux qu'elle attire. Ils y restent.
I
UNE BÉFORME ADMINISTRATIVE EN AFRIQUE. 331
ils y reviennent, malgré les déceptions, les souffrances, trop payés
de la ruine et de la fièvre par un rayon de son soleil, et trouvant
à côté d'elle la terre natale elle-même froide et décolorée. Cet atta-
chement qu'inspire l'Algérie, et qui est à lui seul une grande force
pour la colonisation, j'en ai eu le spectacle, même chez de pauvres
familles à qui l'émigration ne semblait pas avoir porté bonheur, et
j'en ai ressenti à mon tour l'impression comme son hôte passager.
A quoi tient-il que ce sentiment devienne plus général et surtout
plus contagieux? A peu de chose peut-être, à quelque mode nou-
velle par exemple qui entraînerait sur la rive africaine tout ce cou-
rant de pèlerins du plaisir qui vont aujourd'hui servilement, sur les
pas les uns des autres, porter aux bords du Rhin ou en Italie leur loi-
sir et leur argent. Le jour où tout ce monde ambulant dont l'Europe
regorge, et q«i commence à la trouver trop étroite, voudra essayer
de l'Afrique pour son plaisir, je lui garantis qu'il sera payé de sa
peine, et il n'en faudrait probablement pas davantage pour décider
la fortune de la colonie. En particulier, je ne puis guère compren-
dre que tant de nos compatriotes, jeunes, riches et oisifs, se pré-
cipitent chaque année, à la suite des Anglais, vers des contrées qui
n'ont plus de mystères, tandis qu'on n'a pu encore l'autre jour,
même par l'appât d'un train de plaisir, réunir un nombre de voya-
geurs suffisant pour aller à quarante-huit heures de nos côtes visiter
un des plus beaux pays de la terre et, au sein de tous les souvenirs
qui rappellent notre gloire, étudier un des plus curieux problèmes
qui engagent nos intérêts.
Je sais ce qui appelle vers l'Italie, vers la Grèce, vers l'Orient : la
magie des souvenirs et la trace lumineuse du passé. Oserais-je dire
pourtant, sans manquer de respect aux grandes mémoires, que ces
vieilles terres, qui ont tant produit et tant souffert, ne présentent
le plus souvent aujourd'hui qu'une empreinte effacée, et que cette
fécondité sanglante de leur sein tant de fois déchiré les a épuisées
et amaigries au point de les rendre méconnaissables? Croit-on par
exemple que l'antique Judée, après avoir supporté ravage^ sur ra-
vages et conquête sur conquête, ressemble aujourd'hui à la terre
promise telle qu'elle apparut à la sortie du désert aux éclaireurs de
Moïse ? Non, la vigne et le figuier ont cessé de croître sur le sol de
Chanaan, et nulle herbe ne pousse plus dans la prairie où le fils
d'Isaac menait paître ses troupeaux. J'ai souvent pensé, en me pro-
menant en Algérie, que cette terre moins désolée, parcourue aussi
par des enfans d'Abraham, me représentait mieux ce que devait
être l'Orient dans l'adolescence du monde, du temps de sa gloire et
avant sa grande ruine. J'entends dire que le Liban n'a plus de cè-
dres, et que Salomon y chercherait en vain les lambris d'un se-
cond temple. J'ai pu voir en Afrique cet arbre biblique couvrir de
332 REVUE DES DEUX MONDES.
vingt -cinq mille rejetons une montagne entière et parfumer l'air
de ses exhalaisons embaumées, et quand le vent s'engouffrait sous
l'envergure majestueuse de leurs rameaux, j'ai ouï passer la voix
du Seigneur, vox Domim confringentis cedros. J'ai dû à l'Afrique
aussi, mais cette fois à l'Afrique nouvelle et française, l'apparition
toute vivante d'un autre passé presque aussi cher à mon imagination.
Si, pour retrouver les traces de l'activité féconde de la vie monas-
tique qui au iv*" siècle de l'ère chrétienne a fait refleurir le désert,
j'eusse été interroger les retraites mêmes de la Thébaïde, je n'y au-
rais probablement trouvé que quelques moines coptes répétant d'une
voix nasillarde des légendes dignes de risée, mêlées à de sottes héré-
sies métaphysiques. L'exploitation agricole des trappistes de Staouéli
à la porte d'Alger m'a donné le spectacle des fils de saint Benoît mê-
lant de nouveau sur une terre abandonnée la prière au travail. Je
me suis assis (je crois que c'était le jour même où de grands jour-
naux de Paris trouvaient de bon goût de railler agréablement ces
serviteurs de Dieu et de la France) dans le petit cimetière où repo-
sent quatorze d'entre eux qui en une seule année ont payé de leur
vie le concours donné par une foi impérissable à une civilisation
renaissante, et là, au pied de la croix, sous un soleil de feu qui fai-
sait scintiller à l'horizon les vagues de la Méditerranée, suivant du
regard à travers la plaine semée de palmiers les frères laboureurs,
reconnaissables de loin à leurs capotes brunes, j'ai éprouvé pour
un moment une illusion complète. Je me croyais transporté aux
jours d'Antoine et de Pacôme, ou plutôt ni le temps passé ni le
temps présent n'existaient plus pour moi. Quatorze siècles écoulés
et tant de révolutions avaient disparu de ma pensée; il n'y restait
plus que ce qui ne change pas, les cieux, l'océan et l'Évangile.
C'est ce renouvellement de vie qui fait l'originalité du spectacle
moral et matériel que présente l'Algérie de nos jours. Que d'autres
terres aient plus de souvenirs; celle-ci a plus d'espérance, et c'est
bien, je pense, quelque chose. Il y a même dans son état présent, qui
est une transition peu ménagée d'une barbarie enracinée à une civi-
lisation importée, la source des plus piquans contrastes en même
temps que des plus curieuses comparaisons, et ceux qui aiment à
penser autant que ceux qui aiment à rire trouvent à se satisfaire dans
les moindres incidens du voyage. Vous partez par une belle route
stratégique, bourgeoisement, en voiture, comme on quitte ou du
moins comme on quittait Paris avant qu'il y eût des chemins de fer.
A cinq minutes de la ville, qui est-ce qui encombre la voie et qui
heurte vos glaces? C'est un troupeau de chameaux chargés de dattes
encore fraîches et cueillies dans les oasis du Soudan. Un peu plus
loin, la route s'arrête : il faut vous lancer, au travers des palmiers
nains et des lentisques, au galop d'un cheval dont les naseaux fré-
I
b
I
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UNE RÉF0R3IE ADMINISTRATIVE EN AFRIQUE. 333
missans sont pleins d'écume. Vous voilà bien loin du monde et des
hommes, et Mazeppa lui-mêi.«ie ne respirait pas un air plus libre.
Mais regardez ce fil ténu qui oscille à l'horizon : c'est le télégraphe
•électrique; c'est la civilisation, qui, sur les ailes de la science, vous
:suit, vous rejoint et vous devance. Prenez garde, vous passerez trop
près de ces huttes informes d'où une petite fumée s'éiève au travers
des branches de feuillage flétri ou d'une tenture de poil de chameau.
d'est l'équipage d'une tribu en campagne, et au pas de vos chevaux
les femmes épouvantées s'enfuient, et les dogues s'élancent en ru-
gissant. Inclinez plutôt de l'autre côté de la plaine, là où vous en-
tendez retentir des chants joyeux. Non, vous ne vous trompez pas,
ce sont bien des airs d'opéra-comique. Vous avez rencontré le bi-
vouac d'un bataillon de chasseurs à pied qui change de garnison.
ils sont arrivés il y a une heure à peine, tout couverts de sueur
et de poussière; leurs armes sont déjà reluisantes de propreté, et
leurs visages tout éclairés d'un joie cordiale. Braves enfans! leur
mâle jeunesse est pleine de bonhomie et de force : ils répondent en
souriant au salut qu'on leur adresse. Hélas! le dernier courrier de
France apportait des bruits de guerre. Dans un an, combien de ces
rires si francs auront cessé de se faire entendre! combien de ces
nobles cœurs auront cessé de battre!
Le contraste ne naît pas seulement à chacun de vos pas du rap-
prochement des mœurs diverses, il a pénétré dans l'intérieur même
des caractères. Il y a maintenant dans l'esprit de tout habitant de
l'Algérie, Français ou Arabe, un mélange singulier et fait à doses
diverses de deux civilisations différentes. Aussi tout homme en Al-
gérie, le premier venu qu'on rencontre, vaut la peine qu'on cause
avec lui : il a toujours ou senti ou pensé quelque chose d'une ma-
nière originale. Il ne faut donc négliger de converser ni avec votre
postillon, qui est un ancien zouave et vous racontera les exploits
du général Lamoricière, ni avec votre voisin de table d'hôte, qui est
un fouriériste cherchant quelque piirt la terre promise de V associa-
tion^ ni avec votre compagne de route, qui est une pauvre mère par-
tie d'un petit village de France pour aller faire une prière sur îe
champ de bataille où son fils est mort. La conversation des chefs
militaires français de tous les grades est surtout, pour ceux qui ont
l'avantage de les approcher, pleine d'intérêt par la variété de leurs
connaissances, par la singularité de leurs aventures et quelquefois
aussi des habitudes qu'elles ont fait naître. On rencontre parmi eux
de ces types qu'affectionnait le grand romancier du Nouveau-Monde:
ce sont des enfans de l'Europe adoptés par le désert, quelque chose
comme OEil-de-Faucon sous l'uniforme. Un d'entre eux, enfant de
la colonie, il est vrai, et un de ses premiers-nés, convenait avec moi
qu'à force d'avoir habitué ses regards aux longs horizons du Sahara
334 REVUE DES DEUX MONDES.
et suivi clans ces espaces mouvans la course de la gazelle et du cha-
meau, il ne pouvait plus vivre dans des murailles, et que la seule
vue d'une clôture ou. d'une haie lui coupait la respiration. A dire le
vrai, rien qu'à le voir, à contempler la vigueur athlétique de ses
membres et le souffle puissant qui soulevait les colonnes de sa poi-
trine, je me serais douté que l'immensité' était son élément. Chez
d'autres au contraire, l'étude des mœurs et des langues de l'Orient
a entretenu et développé la culture de l'intelligence, et tel petit fort,
perdu dans la montagne, où v(jus arrivez après une journée de fa-
tigue et d'orage, vous réserve la surprise de trouver au coin d'un
feu hospitalier tous les plaisirs d'une conversation spirituelle et l'as-
pect charmant du bonheur conjugal.
Mais ce sont les chefs arabes avant tout qui sont curieux à con-
naître par le singulier amalgame qu'ils font déjà de leurs coutumes
natales et des inspirations qui naissent du contact des Français. Le
plus bizarre, mais le plus déplaisant aussi de ces produits d'ordre
composite, c'est l'Arabe qui a été à Paris et qui parle le français à
peu près couramment. En général, il a rapporté de son voyage toute
sorte de lumières puisées à deux grandes écoles de philosophie , le
café et le théâtre. Il s'élève au-dessus des préjugés de la loi musul-
mane en en gardant toutes les libertés. Il boit du vin, mais il a plu-
sieurs femmes, et raconte les incidens de ses divers intérieurs avec
toute la liberté grivoise d'un roué qui parle à souper de ses maî-
tresses. Ces propos, que j'ai eu le bonheur de n'entendre que de se-
conde main, produisent lin effet singulier, et que je ne croyais pas
possible. Ils dénaturent et, Dieu me pardonne, je crois qu'ils pro-
fanent l'institution de la polygamie, dont la jalousie et le mystère
sont évidemment des correctifs nécessaires. Un harem où la curio-
sité pénètre et que ne garde point un eunuque avec un grand sabre
prend l'apparence d'un établissement d'un tout autre caractère. Avec
quel repos d'esprit, en sortant de cette atmosphère de deux corrup-
tions mélangées, on s'assoit dan^ la demeure d'un vieux croyant,
d'un hadji qui revient de La Mecque, qui vous attend sur le pas de sa
porte, environné de ses fils, de ses pâtres, et au milieu de l'affluence
des troupeaux qui descendent de la montagne ! Je souhaite aussi à
tout le monde, pour compléter cette variété de portraits, la rencontre
vraiment unique qui a terminé une de mes dernières excursions. En
m' arrêtant à l'étape du milieu du jour, je fus surpris d'entendre
sortir de dessous la cape blanche de mon hôte, au lieu du salama-
lek ordinaire, un bonjour français prononcé avec le plus pur accent
de Paris. Mon guide, se penchant vers moi, m'avertit à l'oreille que
j'avais devant moi un soldat français qui, ayant fini son temps de
service, avait imaginé de se faire musulman pour épouser la fille
d'un kaïd auquel il avait l'espérance de succéder. J'avais donc sous
UNE RÉFORME ADMINISTRATIVE EN AFRIQUE. 335
les yeux le scélérat maudit de toutes les chroniques de croisade,
le traître de tous les romans de chevalerie, le renégat! Je frémis
involontairement. Le monstre en question s'aperçut probablement
de mon sentiment, car, s' approchant de moi d'ua air piteux : « Je
le sais bien, me dit-il, je ne devrais pas porter cet habit-là; mais
la tribu avait besoin d'un chef dévoué aux Français, et il faut bien
servir son pays. D'ailleurs j'ai des enfans à élever, et j'espère obte-
nir pour eux une bourse au lycée d'Alger. » A ces étranges expres-
sions du patriotisme et de' l'amour paternel, je ne sais pourquoi je
me sentis moins dépaysé, et je reconnus malgré moi un compatriote.
Au fait, si nos révolutions étaient religieuses au lieu d'être politi-
ques, si l'on changeait d'habits toutes les fois qu'on change de prin-
cipes, combien seraient variés les symboles et riche la garde-robe
de nos meilleurs pères de famille! Heureusement nous sauvons
mieux les apparences : nos défections, qui nous prennent l'hon-
neur, respectent la religion et les uniformes.
Mais le temps presse, il faut revenir. Voici déjà Médéah, ancienne
capitale des beys de Titeri, aujourd'hui ville de guerre française,
qui tient à la gorge l'un des passages les plus étroits de l'Atlag. La
diligence qui nous emporte, au premier lever de l'aurore, descend
au triple galop les routes hardiment jetées par nos ingénieurs sur
les flancs escarpés de l'entonnoir où coule le torrent de la Chifla.
A ce bruit, qui se confond avec celui des flots, de petits singes
verts accourent et passent au travers des arbres leurs yeux brillans
de curiosité et d'effroi. Bientôt se déroule la vaste plaine de la Mi-
tidja, que la colonisation naissante a déjà parsemée, avec trop de
luxe peut-être, de blanches maisons rurales. Hâtons -nous pour
arriver à la chute du jour sur les hauteurs du Sahel, d'où se dé-
couvre tout l'amphithéâtre au fond duquel Alger repose. G' est l'heure
où dans la vieille cité de Barberousse les femmes mauresques font
leur apparition sur leurs terrasses pour respirer la brise marine,
tandis qu'à leurs pieds les constructions européennes de la ville
basse se reflètent clans les eaux dormantes du port. A droite, la mer
mourant sur le rivage enlace d'une frange de dentelles les jardins
potagers de l'Hamma; à gauche, elle écume contre les brisans de la
pointe Pescade. Dans le lointain, les neiges du Jurjura se teignent
de rose; à l'horizon s'évanouit la vapeur d'un paquebot qui, au re-
tour du soleil, saluera les côtes d'Europe. Hier c'était le désert, au-
jourd'hui c'est déjà la France ! Huit jours ont suffi pour peupler la
mémoire d'intarissables souvenirs, et laisser dans l'âme toutes les
émotions que font naître les scènes splendides de la nature et les
jouissances de l'orgueil patriotique.
Albert de Broglie.
SOUVENIRS
D'UN AMIRAL
LA MARINE DE LA RESTAURATION.
UNE EXPÉDITION ANGLO-FRANÇAISE APRÈS 1815.
I.
J'avais commencé mon éducation de marin pendant les dernières
années du règne de Louis XYI (1); je l'avais complétée, sous la ré-
publique et sous l'empire, en mettant à profit, dans les épreuves du
commandement, les leçons et les exemples de cette grande géné-
ration qui, même après les Duquesne, les Tourville et les Duguay-
Trouin, est restée pour moi la plus glorieuse expression de la marine
française (2). Au moment où le cours naturel des choses semblait
devoir offrir un plus large emploi à mon activité, un ébranlement
général mettait en question l'existence môme de notre établissement
naval. La chute de l'empire était un événement que je n'avais jamais
prévu. Lorsque j'appris l'entrée des alliés à Paris, j'eus quelque
peine à envisager d'un œil calme les chances que l'avenir pouvait
me réserver encore. L'ère des combats semblait fermée pour long-
^1) Voyez la première série de ces Souvenirs dans les livraisons du 15 décembre 1857,
du !•% du 15 janvier et du 1" février 1858.
(2) Voyez la seconde série dans les livraisons du 15 septembre, du 1" et 15 octobre,
du i" novembre 1858.
SOUVENIRS d'un MARIN. 337
temps. Le métier de marin heureusement a cette supériorité sur ce-
lui de soldat, qu'il subit une transformation moins complète quand
l'état de paix succède au temps de guerre. La plupart des qualités
dont il faut faire preuve en présence de l'ennemi, la fermeté, la
décision, le coup d'oeil prompt et sûr, sont encore les dons natu-
rels que les chances les plus vulgaires de la navigation viennent
mettre constamment en relief.
L'avancement néanmoins se trouvait suspendu pour un temps indé-
terminé dans l'armée navale. Nos rangs, déjà trop serrés, avaient dû
s'ouvrir pour recevoir les officiers de l'ancienne marine qui avaient
survécu aux misères de l'exil ou échappé au désastre de Quiberon.
L'ordonnance du 1'' juillet I8I/1 établit qu'il ne serait fait de pro-
motions dans le personnel de la flotte que lorsque les cadres en au-
raient été ramenés, soit par des mesures administratives, soit par
les extinctions naturelles, aux limites réglementaires. Je dus donc
me trouver fort heureux d'obtenir, au milieu du découragement
universel, le commandement d'une division navale dont l'armement
avait lieu à Brest et à Rochefort. Cette division était destinée à
reprendre possession de la colonie de Bourbon, que le traité de Paris
venait de restituer à la France, et la mission qui m'était confiée allait
me permettre d'observer à leur début les rapports nouveaux qu'une
paix encore inquiète et soupçonneuse devait établir entre la France
et l'Angleterre.
Le 16 novembre d 814, j'appareillai de la rade de l'île d'Aix, avec
trois corvettes de charge et la frégate la Psyché^ sur laquelle flottait
mon guidon de commandement. Après quatre-vingts jours d'une
pénible navigation, nous jetâmes l'ancre au fond de la baie de la
Table, mouillage habituel des navires qui s'arrêtent au cap de Bonne-
Espérance. L'embarcation que je m'étais empressé d'expédier à terre
se croisa avec celle que le gouverneur et l'amiral anglais m'en-
voyaient pour m' offrir leurs services. Dès que je me fus acquitté
des saluts d'usage, j'allai rendre visite aux autorités de la colonie.
Nos anciens ennemis se montrèrent d'une pohtesse exquise, et je
dois ajouter que, pendant tout le temps que nous passâmes au Cap,
nous n'eûmes qu'à nous louer de la délicatesse de leurs procédés.
Le gouverneur, lord Somerset, et l'amiral Taylor, dont l'escadre
était en ce moment mouillée à Simon's-Bay, nous comblèrent à
l'envi des plus gracieuses prévenances.
J'avais espéré qu'en touchant au cap de Bonne-Espérance, j'y
trouverais les ordres du gouvernement anglais pour la remise de
l'île Bourbon; mais d'après les explications qui me furent données
par les autorités du Cap, la cession, de Bourbon était du ressort du
gouverneur de l'Ile-de-France. Je regrettai beaucoup d'avoir à mon-
TOME XXV, 22
338 REVUE DES DEUX MONDES.
' trer notre pavillon devant cette dernière île, car je prévoyais l'émo-
tion qu'y causerait la vue de nos bâtimens. Le l*"^ avril 1815, nous
mouillâmes v^rs neuf heures du soir à l'entrée du Port-Louis. Le
lendemain, dans la matinée, je me rendis chez le gouverneur. Mal-
gré des formes polies, l'accueil que me fit ce haut fonctionnaire me
parut empreint d'une extrême froideur; je crus pouvoir me dispen-
ser de répondre aux invitations qui me furent adressées, en prétex-
tant la nécessité de veiller par moi-même aux préparatifs du départ.
Il convenait en effet de ne pas prolonger le séjour de la division au
Port-Louis : notre présence y avait produit une grande fermentation.
Décidés à s'insurger, les habitans se croyaient assez forts pour exé-
cuter à eux seuls leur projet; ils ne demandaient que mon appro-
bation. En la donnant, je n'aurais préparé à nos malheureux com-
patriotes qu'un avenir plus lamentable encore, et j'aurais commis
un acte indigne d'un galant homme. J'éprouvais donc une extrême
impatience d'échapper à ces dangereuses sollicitations. Un commis-
saire anglais devait nous accompagner à Bourbon. Je le pressai vive-
ment de nous épargner tout délai inutile. A la nuit tombante, le
délégué de sa majesté britannique était à bord de la Psyché^ et je
me hâtais de quitter des parages où le pavillon français ne s'est ja-
mais montré sans y réveiller le souvenir de temps plus heureux et
la haine de la domination étrangère.
Poussés par un vent frais, nous arrivâmes le surlendemain en vue
de l'île Bourbon. La rade de Saint-Denis, sur laquelle nous lais-
sâmes tomber l'ancre, me sembla fort peu sûre; mais jamais, dans
les archipels mêmes de la Malaisie, mes regards n'avaient rencon-
tré de spectacle plus enchanteur. Pour la beauté pittoresque des
sites, l'île Bourbon n'a rien à envier aux Moluques. Un volcan dont
les éruptions sont fréquentes domine, de son front sillonné de larges
coulées de lave, les hautes montagnes de l'intérieur. De riantes col-,
lines couvertes d'une perpétuelle verdure s'échelonnent du pied des
montagnes à la mer. Cette végétation vigoureuse indique un sol
propre à toutes les espèces de culture, et en effet la fertilité de
Bourbon ne connaît pas d'égale. Le climat y est exempt de ces ter-
ribles épidémies qui désolent les Antilles. Les ouragans sont le seul
fléau qu'on y redoute. Le peu d'ambition des habitans, la simplicité
de leurs mœurs, la fécondité du sol, la douceur de la température,
font de cette île lointaine un véritable paradis terrestre où l'exis-
tence se prolonge souvent bien au-delà du terme ordinaire.
Il ne manque à Bourbon qu'un port. Des tentatives ont été faites
pour en créer sur divers points de la côte, mais toujours sans suc-
cès. Malgré ses côtes abruptes et ses rivages en quelque sorte inac-
cessibles, cette île n'en est pas moins, par sa situation géogra-
SOUVENIRS d'un MARIN. 339
phique et son admirable fertilité, une possession dont chaque jour
doit nous faire apprécier davantage la valeur. Une telle restitu-
tion prouvait que dans les desseins de l'Europe l'anéantissement
de la marine française eût été considéré comme un trouble regret-
table dans l'équilibre du monde. J'avais quitté la France sous une
impression douloureuse; j'en oubliai presque l'amertume en me
trouvant associé à un événement qui me laissait entrevoir, au mi-
lieu des tristesses de récens désastres, quelques-unes des consé-
quences les plus bienfaisantes de la paix.
Le 13 mai 1815, un mois environ avant la bataille de Waterloo,
nous étions prêts à faire voile pour rentrer à Brest. Des navires ar-
rivant d'Europe nous apprirent qu'au moment de leur départ il ré-
gnait en France une grande agitation. Tout faisait présumer que la
paix ne serait pas de longue durée. Je prévins en conséquence les
capitaines de la division que nous ne relâcherions nulle part, et je
leur assignai divers points de rendez-vous en cas de séparation. Ce
fut dans cette situation douteuse, et avec l'anxiété d'un homme qui
se souvenait encore de la rupture de la paix d'Amiens, que je pris
congé de la colonie de Bourbon. Je tenais déjà pour certain qu'une
révolution avait éclaté ou était imminente en France. Si, heureux
jusqu'au bout, je parvenais à tromper la poursuite des nombreux
ennemis répandus sur ma route, sous quel pavillon devrais-je me
présenter à mes compatriotes?
En appareillant de la rade de Saint-Paul , nous nous dirigeâmes
sur le cap de Bonne-Espérance. Mon intention était de m' approcher
de la côte d'Afrique, afm de profiter des courans qui, le long de
terre, devaient m'être favorables. Nous eûmes assez beau temps
les deux premiers jours de notre navigation; m-ais, à la hauteur de
l'île de Madagascar, nous fûmes assaillis par de violens orages,
accompagnés de grêlons d'une grosseur prodigieuse. Nous étions
à l'époque du changement de mousson, toujours marquée par de
nombreuses tourmentes. La frégate fatiguait tellement qu'elle fai-
sait eau de toutes parts, et que nous étions obligés de tenir con-
stamment une partie de l'équipage aux pompes. Nous n'avions fait
cependant aucune avarie; mais, dans une nuit des plus obscures,
la Psyché reçut plusieurs coups de mer, dont l'un, nous prenant
par la hanche, défonça cinq sabords à la fois. J'avais eu heureu-
sement le soin de faire condamner les panneaux de la batterie, et
ce fut sans doute à cette précaution que nous dûmes de ne pas
couler sur place. Il était environ quatre heures du matin; je venais
de quitter le pont et de me mettre au lit quand cette effroyable
avalanche déferla sur nous. La commotion qu'en reçut la frégate
fut si forte que je crus qu'elle avait le côté de tribord enfoncé. La
5/l0 REVUE DES DEUX MONDES.
batterie était complètement submergée. C'était une scène de dès-
ordre et de désolation impossible à décrire. Ce ne fut pas sans peine
que je parvins à monter sur le pont. Je donnai aussitôt l'ordre à
l'officier de quart de laisser arriver vent arrière et de gouverner
en présentant soigneusement la poupe à la lame. Quand le jour
se fit, nous n'aperçûmes plus autour de nous que deux de nos cor-
vettes; la troisième, obligée de céder à la violence de l'ouragan et
emportée près de la côte d'Afrique, s'était réfugiée dans la baie
de Lagoa, où elle avait pu réparer ses avaries. Quarante-huit heures
après cette échauffourée, nous étions tous de nouveau réunis. La
violence des vents d'ouest cependant ne s'apaisait pas. La Psy-
^héy ébranlée par tant de secousses, menaçait à chaque instant de
se découdre. Les poutres qui soutiennent les ponts jouaient d'une
manière effrayante dans leurs encastremens ; à chaque coup de rou-
lis, les ponts eux-mêmes se séparaient de plusieurs pouces de la
muraille. Je dus faire usage des grands moyens. De forts cordages
raidis au cabestan furent passés d'un bord à l'autre sous la carène,
et resserrèrent tant bien que mal les diverses parties de notre char-
pente : c'est ce qu'on appelle cintrer un bâtiment. J'avais peine à
m' expliquer comment une frégate toute neuve, construite sur les
plans de M. Sané et douée de qualités nautiques fort remarquables,
pouvait manquer aussi complètement de solidité. A notre retour à
Brest, lorsqu'on fit entrer la Psyché dans le bassin pour lui faire
subir un grand radoub, le mystère se trouva dévoilé. La Psyché
avait été construite en Hollande par des entrepreneurs qui étaient
parvenus à surprendre la bonne foi de l'ingénieur français chargé
de les surveiller. Partout où des chevilles de cuivre auraient dû
être employées, on leur avait substitué une simple rondelle de mé-
tal. La tête des chevilles existait, on n'avait supprimé que la tige.
Ces coupables fraudes se sont reproduites dans tous les temps et
dans toutes les marines. En Angleterre, le comte de Dundonald, le
vaillant capitaine Gochrane, les avait signalées à l'indignation pu-
blique. La perte du. Blenheim, qui, portant le pavillon du contre-
amiral Troubridge, disparut pendant la dernière guerre dans les
parages mêmes où la Psyché avait failli sombrer, n'eut peut-être
d'autre cause que ces infâmes supercheries, auxquelles de hautes
influences parlementaires se faisaient alors un jeu de prêter les
mains, tant il est vrai que, sous tous les régimes, les intérêts de
Fétat se sont vus trop souvent sacrifiés à des considérations person-
nelles. Les abus maritimes [naval abuses) ont été bien longtemps
une des plaies les plus hideuses de la constitution anglaise. La po-
litique en avait fait pour ainsi dire un instrument avoué de corrup-
tion électorale. La marine française, protégée par de meilleures
SOUVENIRS d'un MARIN. 341
règles administratives, mais privée de la surveillance jalouse de
l'opinion publique, eût-elle pu se flatter, sous l'empire, d'échapper
ZM ver rongeur qui désolait la marine britannique (1)?
Dès que nous eûmes doublé le cap de Bonne-Espérance, je diri-
geai ma route sur l'île de Sainte -Hélène, ne doutant pas que les
Anglais ne nous cherchassent partout ailleurs que dans le voisinage
de leurs possessions. Je reconnus successivement cette île et l'île de
l'Ascension. Peu de jours après, je passai entre l'archipel du cap
Vert et la côte d'Afrique. A la hauteur de l'île Santiago, la plus im-
portante des îles du Cap-Vert, nous rencontrâmes un navire espagnol
qui venait de Cuba. Les nouvelles que nous donna ce bâtiment me
laissèrent encore dans l'incertitude sur l'état politique de l'Europe.
Le lendemain, nous aperçûmes* une goélette venant du nord qui se
dirigeait sur nous vent arrière. Nous arborâmes aussitôt nos cou-
leurs : dès que ce bâtiment vit notre pavillon blanc, il changea brus-
quement de route et prit une direction qui ne tarda pas à l'éloigner.
J€ ne voulus pas perdre mon temps à le poursuivre; mais ma per-
plexité, je l'avoue, était extrême. Je ne crois pas que jamais officier
se soit trouvé dans une position plus difficile. Tout me faisait pré-
voir que j'aurais bientôt à opter entre mes sympathies et mes ser-
mens, qu'il me faudrait ou séparer ma cause de celle de mon pays,
ou manquer à la foi que j'avais jurée. De gros vents du sud-ouest
nous firent traverser rapidement l'archipel des Açores. En peu de
jours, nous eûmes franchi l'espace qui nous séparait du golfe de
Gascogne. La vue de plusieurs bâtimens portant comme nous le pa-
villon blanc dissipa les inquiétudes qui m'avaient rendu cette longue
ti^aversée si pénible. Rien n'était donc changé en France! La Pro-
vidence avait épargné à notre malheureux pays de nouvelles épreu-
ves, à nos cœurs si troublés de nouvelles incertitudes! Ainsi que
me le prescrivaient mes instructions, je dirigeai sur le port de
Rochefort les trois corvettes de charge, et avec la Psyché je fis
route pour le port de Brest. Aucun pilote ne vint à notre rencontre.
En arrivant dans la baie de Bertheaume, je remarquai avec surprise
(1) Dans les premières années de ce siècle, les arsenaux anglais, suivant l'énergique et
triviale expression de l'amiral Jervis, puaient la corruption. On faisait fortune en falsi-
fiant les vivres des malades, des blessés et des prisonniers, en vendant aux matelots des
«ffets détestables à des prix extravagans, en louant à des conditions fabuleuses des
transports inutiles qui passaient jusqu'à trois années sans bouger du port, « en suppri-
mant la tige des chevilles de cuivre qui devaient assurer la solidité des constructions, en
la remplaçant par une tête et une pointe de même métal. » C'est probablement à cette
fraude infernale (hellish) qu'il faut aussi attribuer la perte du vaisseau VYork de soixante-
quatre canons. VAlbion de soixante-quatorze faillit sombrer pour la même raison, et ce
fut cet événement qui fit découvrir la criminelle pratique qu'on eût à peine osé sans cela
-soupçonner. (Brenton, Vie de lord Saint -Vincent.)
m
342 REVUE DES DEUX MONDES.
que les forts de la côte avaient des garnisons dont l'uniforme
ressemblait à s'y méprendre à celui des équipages de haut bord.
Ces équipages cependant étaient déjà dissous au moment de notre
départ de France; le gouvernement de la restauration s'était em-
pressé de les licencier. Aucune batterie n'arborait de pavillon pour
répondre au nôtre. La frégate la Prégely l'unique bâtiment qui fût
alors en rade, n'en portait pas davantage. Tout prenait à nos yeux
dans cette baie déserte un air de mystère et de consternation. Un
canot de la Prégel monté par un officier vint, avant que nous fus-
sions mouillés, nous interdire toute communication avec la terre.
Quelques mots suffirent pour nous apprendre ce qui s'était passé en
France depuis notre départ : les cent-jours venaient de finir, mais
ils n'avaient pas existé pour nous.. L'empire relevé et une seconde
fois terrassé, l'antique dynastie des Bourbons reprenant le chemin
de l'exil et ramenée de nouveau dans son royaume, le destin du
monde deux fois changé en quelques heures, tout cela s'était ac-
compli pendant le temps que nous avions mis à venir de Bourbon à
Brest.
Il n'y a que les marins pour lesquels une pareille page de l'his-
toire contemporaine puisse n'être qu'une page blanche. Les plus
grands événemens, autrefois surtout que le service des courriers
d'outre-mer n'était pas établi comme il l'est aujourd'hui, pouvaient
parcourir le cercle complet de leur évolution sans que les bâtimens
engagés dans des campagnes lointaines en eussent le moindre soup-
çon. On comprend les cruelles anxiétés qui, durant les temps de
troubles, devaient agiter alors l'esprit d'un chef d'expédition.- En
pareille circonstance, le parti le plus sûr sera toujours, j'en suis
convaincu, le parti le plus honnête. Un homme de cœur ne tra-
hit pas le drapeau qui kii a été confié. Le voyage de la Psyché n'a
fait que confirmer pour moi la leçon de morale que j'avais reçue de
cette longue campagne d'exploration à laquelle l'ambitieux empres-
sement de M. de Mauvoisis avait valu en 1794 une issue si funeste.
Quiconque ne songera point à se faire un marchepied des épreuves
de la patrie et cherchera avec un cœur simple à distinguer le chemin
du devoir traversera plus heureusement ces jours de crise que les
esprits subtils qui s'efforcent de devancer les événemens pour en
escompter les bénéfices.
Le ministre de la marine avait prescrit de désarmer la frégate la
Psyché aussitôt que nous arriverions à Brest. Dès que cette opération
fut terminée et que j'eus fait au port la remise de la frégate, je
rentrai dans la vie privée.
Un an environ après mon retour de l'île Bourbon, je fus compris
dans une promotion de douze contre-amiraux. C'était une faveui*
SOUVENIRS d'un MARIN. 343
exceptionnelle dans un temps où les anciens officiers de l'empire
n'avaient pas encore cessé d'être considérés comme suspects. Mes
nouveaux collègues étaient tous en effet de vieux officiers rentrés
en 1814 dans le corps. La restauration acquittait envers eux une
dette d'honneur et de reconnaissance. Sans doute elle eût pu rem-
plir les cadres de la marine de serviteurs plus valides, mais non
plus dévoués ou plus honorables. Les gouvernemens, il faudrait le
comprendre, ont souvent des devoirs qu'ils ne sauraient méconnaître
sans forfaire à leur principe. Malheureusement, lorsque ce principe
môme est impopulaire, comment se flatter que les conséquences en
seront acceptées sans murmure? Les jeunes officiers, qui voyaient
tout espoir d'avancement anéanti par ces récompenses, ne pouvaient
que les trouver injustes et ridicules. Les brillans compagnons de
d'Estaing et de Suffren, courbés en 1816 sous le poids des ans,
éloignés pendant un long exil de la mer, ne pouvaient plus trouver
une place convenable dans la marine nouvelle. Ils ne firent, à vrai
dire, que la traverser. Le 12 septembre 1817, M. le comte Mole fut
nommé ministre de la marine, et le 22 octobre de la même année,
sept cents officiers , dont douze officiers-généraux et quatre-vingt-
seize capitaines de vaisseau, furent admis à la retraite. Dans cette
cruelle et nécessaire réforme, la plupart des officiers qu'une injuste
antipathie s'était empressée de désigner sous le nom de rentrans
avaient disparu; mais les coups n'avaient point porté que sur eux.
Pour les frapper, il avait fallu faire de nombreux sacrifices à l'opi-
nion qui les défendait. Des listes d'épuration furent dressées, et la
proscription atteignit sans ménagement tous ceux xdont on soup-
çonnait les principes. Ce travail, fait avec plus de passion que de
discernement, enleva à la marine un grand nombre de jeunes offi-'
ciers sur lesquels le corps fondait de légitimes espérances; d'autres,
d'un mérite déjà éprouvé, avaient été écartés également. Par un
heureux retour, on ne tarda pas à les rappeler au service. Il n'en
résulta pas moins de tous ces malheurs individuels une situation
meilleure pour ceux que la terrible ordonnance avait épargnés.
L'avenir commença à se dégager des nuages qui l'avaient jusqu'a-
lors obscurci. La marine de la restauration s'éleva sur les ruines de
la vieille marine de Louis XYI et sur celles de la marine de l'em-
pire. Elle date en réalité du ministère de M. le baron Portai, qui
succéda à M. le comte Mole le 29 décembre 1818. M. Portai a eu le
privilège de laisser dans notre corps un souvenir vraiment sympa-
thique. On lui sut gré du noble langage qu'il employa pour défendre
notre établissement naval, menacé par le découragement public. On
applaudit à la netteté avec laquelle il posa devant le roi et devant
le pays cette grave question de la conservation ou de l'abandon de
844 REVUE DES DEUX MONDES.
la marine française, question qu'on s'étudiait à éluder parce que
personne ne se sentait le courage de la résoudre; mais peut-être
eût-on plus admiré encore le zèle et la constance de M. le baron
Portai, si l'on eût bien su apprécier dans quelles conditions il rece-
vait l'établissement qu'il avait entrepris de sauver.
Le traité du 30 mai 1814 avait stipulé que les bâtimens de guerre,
l'artillerie, les munitions navales que renfermaient les places mari-
times dont la remise nous était imposée , seraient partagés entre la
France et les états auxquels ces places allaient appartenir, dans la
proportion de deux tiers pour la France, un tiers pour les états étran-
gers. Les vaisseaux appartenant à la Hollande, nommément la flotte
du Texel, avaient été intégralement dévolus au royaume des Pays-
Bas. Après ces durs sacrifices, il nous restait encore soixante et onze
vaisseaux et quarante et une frégates, tant à flot que sur les chan-
tiers. Malheureusement la plupart de ces bâtimens avaient été con-
struits avec des bois mal assortis et trop fraîchement coupés. C'é-
tait, dans une certaine mesure, cette flotte du vice-roi d'Egypte, si
florissante en ISliO et dont il ne reste plus aujourd'hui un navire.
En principe, aucune espèce de bois ne devrait être mise en œuvre
avant trois ans d'abattage. Le bois qu'on fait servir trop tôt aux con-
structions navales fermente , se corrompt et se détériore prompte-
ment; mais en temps de guerre il faut avant tout pourvoir aux be-
soins impérieux du moment. Aussi les flottes improvisées dans ces
conditions d'urgence ont-elles généralement peu de durée.
Les charges qu'une double invasion avait fait peser sur là, France
avaient obligé les charftbres et le gouvernement à réduire au strict
nécessaire la dotation de la marine. Les crédits alloués au ministèr-e
n'avaient pas, depuis 1815, dépassé en moyenne lili millions. Sous
l'ancienne monarchie, dans les années de paix, de 178/i à 1789, la
marine en avait reçu 64 , qui , eu égard à la différence des prix dQ
matière et de main-d'œuvre, représentaient en 1817 plus de 89 mil-
lions. Un vaisseau de 80 canons ne coûtait en eflet, avant la révolu-
tion, que 1,400,000 francs; il coûtait 2 millions daiis les premières
années de la restauration. Il coûterait le double aujourd'hui, si on
lui donnait une machine de 8 ou 900 chevaux. 11 est bon, comme
on voit, de s'entendre quand on veut comparer le budget d'une
époque à celui d'une autre. Les fonds manquant pour entretenir
notre matériel naval, le dépérissement de la flotte marchait à grands
pas. A la fin de 1817, on ne comptait plus que trente et un vaisseaux
et vingt-neuf frégates à flot qui fussent encore en état de tenir la
mer; quatorze vaisseaux étaient en construction : on devait mettre
six ans à les achever. Or dans six ans dix- huit vaisseaux au moins
auraient disparu. Construisît-on deux vaisseaux par an, — et c'était
SOUVENIRS d'un MARIN. 3/l5
à coup sûr l'hypothèse la plus favorable, — en 1823 la flotte serait
forcément réduite à vingt-six ou vingt-sept vaisseaux !
« Je l'affirme sans hésiter, disait M. le baron Portai dans son
rapport au roi, notre puissance navale est en péril. Les progrès
de la destruction s'étendent avec une telle rapidité que, si l'on per-
sévérait dan^e même système, la marine, après avoir consommé
500 millions ^ plus, aurait totalement cessé d'exister en 1830. »
Il fallait donc, suivant l'énergique expression du ministre, « re-
noncer à l'institution pour épargner la dépense, ou accepter les dé-
penses indispensables pour conserver l'institution. » La question
ainsi posée, le ministre établit les bases de ce qu'on appela depuis
lors le budget normal^ c'est-à-dire le budget nécessaire au service
courant des armemens, à l'entretien et au renouvellement pério-
dique du matériel naval. La composition de la flotte fut fixée, d'un
commun accord entre le gouvernement et les chambres, à qua-
rante vaisseaux, cinquante frégates et quatre-vingts bâtimens de
rang inférieur. Tel est le chiffre modeste que tous les régimes qui
se sont succédé depuis quarante ans se sont proposé d'atteindre.
La valeur d'une pareille flotte descendue des chantiers et mise en
état de prendre la mer était évaluée en 1818 à 176 millions. Abs-
traction faite des machines, qui vaudraient bien à elles seules une
centaine de millions, on aurait à peine aujourd'hui la moitié de
cette flotte pour le même prix. Les évaluations du ministre étaient
donc probablement fort loin d'être exagérées. Il estimait que les
vaisseaux, sur leur première construction, dureraient quatorze ans,
qu'au bout de ce temps, ils devraient subir une refonte dont les
frais représenteraient à peu près la moitié d'une construction neuve,
et que, sur cette refonte, ils subsisteraient sept années encore. La
durée moyenne du gréement pouvait être de huit ans, celle de la
mât^u'e et du matériel d'artillerie de vingt, des bouches à feu de
cinquante. Le renouvellement de la flotte, coques et armement, exi-
geait, d'après ces calculs, une dépense annuelle d'environ 15 mil-
lions; mais il ne suffisait pas de renouveler ce matériel, il fallait
encore l'entretenir : nouvelle dépense à inscrire au budget normal.
En somme, une fois la flotte de 176 millions créée, il fallait, pour
ne pas la laisser décroître, lui affecter une rente annuelle de 20 mil-
lions, c'est-à-dire de 11 à 12 pour 100 de sa valeur première. L'en-
tretien des établissemens à teri*e, celui des colonies et des chiourmes,
la solde du personnel, avaient le même caractère de nécessité. Tout
compte fait, le budget normal de la marine et des colonies sous la
restauration eût dû être de 65 millions. On l'a fixé de nos jours,
avec la même rigueur d'appréciation, à lAO millions, 18 pour les
colonies, 122 pour la marine.
346 BEVUE DES DEUX MONDES.
Que pouvait-on objecter aux raisons du ministre? L'épuisement
du pays et l'obligation où l'on se trouvait de ménager ses finances?
La situation cependant s'améliorait chaque jour. La paix et l'indus-
trie développaient rapidement les richesses naturelles de la France.
Le moment approchait où l'extrême économie, n'étant plus une né-
cessité, pouvait devenir une faute. Ainsi, lorsqu'il était prouvé jus-
qu'à l'évidence que 65 millions étaient le budget indispensable, il
fallait avoir l'excuse d'une situation obérée pour n'accorder en 1818
que /i3 millions à M. le comte Mole, que lih en 1819 à son succes-
seur. Si, dans les années suivantes, le budget de la marine s'éleva
successivement à 47, à 55 et jusqu'à 67 millions, ce ne fut qu'à la.
faveur des crédits supplémentaires arrachés aux chambres par les
complications du moment. Des fonds furent votés pour les arme-
mens que nécessita la guerre d'Espagne. Il n'en fut attribué ni à
l'accroissement ni au renouvellement de la flotte.
Le programme auquel on avait souscrit n'était donc pas aux yeux
des majorités parlementaires un programme sérieux, puisqu'on re-
fusait obstinément au ministre les moyens de l'accomplir. En effet,
on ne croyait plus en France à l'avenir de la marine. Les hommes
d'état en avaient pris leur parti. Ils répétaient à qui voulait les en-
tendre que le prodigieux développement de la marine anglaise de-
vait nous interdire toute pensée de retour à la guerre d'escadres,
qu'en face d'une puissance qui possédait cent trente-cinq vaisseaux
et cent vingt frégates, six mille officiers et cent soixante-quatorze
mille matelots, notre unique • ambition devait être de harceler le
commerce ennemi. De petites divisions de frégates atteindraient
mieux ce but que des escadres nombreuses, dont la réunion ne
nous préparerait que de nouvelles catastrophes. Pour l'Angleterre,
la marine était la vie même de l'état, le palladium des libertés pu-
bliques, le boulevard de l'indépendance nationale. Pour la France,
elle n'était qu'un surcroît de force, et, si on l'eût osé, on eût dit un
objet de luxe. C'est ainsi que, contre 100 millions prélevés par l'ar-
mée de terre sur le budget général de l'état, l'ancienne monarchie
en avait accordé Zi5 à la marine, l'empire 31, et que la restauration
ne lui en attribuait plus que 29.
Ce découragement était exagéré. La France sans contredit ne de-
vait pas prétendre à devenir à la fois la première des puissances
con^tinentales et la première des puissances maritimes ; mais de très
bons esprits pensaient encore, avec le général Foy, « que nous de-
vions être sur mer incontestablement les premiers après ceux dont la
force maritime était sans égale, et qu'à ceux-là mêmes notre armée
navale pouvait être redoutable, comme la tête de colonne des flottes
des deux hémisphères. » Si la guerre d'escadres n'était plus pos-
SOUVENIRS d'un MARIN. 3/i7
sible dans une lutte où la France se serait trouvée sans alliés contre
l'Angleterre, c'était encore la seule guerre qui convînt à une coali-
tion maritime; c'était aussi la seule qui pût nous donner un avan-
tage marqué sur les marines secondaires. Ne préparer une marine
que pour la guerre de course, c'était donc engager l'avenir et porter
la plus grave atteinte à la puissance nationale. Un pareil efface-
ment ne tendait à rien moins qu'à nous rejeter au rang de la Prusse
ou de l'Espagne. Aussi de temps en temps, aux plain-tes éloquentes
du ministre, à ses cris de détresse, répondaient dans les chambres
quelques voix sympathiques. « Que reste- t-il de notre établissement
naval? disait M. le comte Beugnot. Des vaisseaux succombant sous
l'effet d'un dépérissement accéléré, des monumens en ruines, des
colonies abandonnées à elles-mêmes î »
Le dépérissement du matériel, la mutilation même du corps des
officiers, n'étaient cependant que les plaies visibles. Depuis cinq
ans, suivant les paroles énergiques du général Foy, (( notre marine
avait été promenée de désorganisation en désorganisation. )> Le 10
mai 1814, une ordonnance du roi avait prescrit la dissolution des
équipages de haut bord; le 29 novembre 1815, les préfectures ma-
ritimes avaient été abolies; le 31 janvier 1816, les écoles navales de
Brest et de Toulon avaient été supprimées. On avait ainsi fait table
rase des institutions maritimes de l'empire, sans nous rendre ni les
ressources, ni la discipline sociale, ni l'esprit de tradition, auxquels
l'empire, instruit par ses revers, s'était eftbrcé de suppléer. On avait
sacrifié des équipages fortement organisés pour leur substituer le re-
but des choix du commerce. On avait livré le service des ports à de
déplorables conflits. On avait transporté le collège naval à Angou-
lê.me, sans avoir une seule raison sérieuse à donner pour ce déplace-
ment. Il était évident qu'on n'avait qu'un seul but : répudier comme
un legs désastreux tout ce qui venait d'un autre régime. C'était ce
courant d'opinion passionnée qu'il fallait remonter. Il fallait avoir
le courage de reconnaître que l'empire, sur bien des points, avait
eu l'esprit juste, qu'il avait merveilleusement compris ce qu'exi-
geait une situation essentiellement nouvelle, et qu'en dehors des
institutions maritimes dont on s'était si mal à propos hâté de se dé-
faire, il n'y avait ni avenir ni salut pour notr€ établissement naval.
Habituer le roi et les princes à ces idées hardies, y ramener douce-
ment les gardiens trop jaloux de la fortune publique, faire appel
tour à tour à la prudence poU tique et à l'enthousiasme populaire,
arrêter ainsi, au prix de mille efforts, notre marine sur la pente de
ce déficit où ses derniers vaisseaux eussent été s'engloutir, tel fut
pendant douze ans le rôle des ministres qui se transmirent avec le
portefeuille de la marine une situation souvent désespérée. Ces mi-
ZliS ' REVUE DES DEUX MONDES.
nistres, je ne crains pas de le dire , ont sauvé la marine française.
Sans eux, le vœu de l'Angleterre se trouverait aujourd'hui accompli.
Si jamais cette marine, soustraite par leur énergique prévoyance au
plus grave péril qu'elle ait encore couru, peut contribuer à la gloire
et à la sécurité de la France, la reconnaissance publique devra pré-
server de l'oubli les noms de MM. Portai, de^ Glermont- Tonnerre,
Chabrol, Hyde de Neuville et d'Haussez.
II-
Peu de temps après ma promotion au grade de contre-amiral,
j'avais eu le malheur de perdre mon père. Je vivais à Brest fort
retiré, n'entretenant de relations qu'avec ma famille et un petit
nombre d'amis sur lesquels je pouvais compter. Bien que je fusse
loin d'avoir à me plaindre moi-même, il me semblait que ceux qui
avaient été moins heureux que moi, qui avaient vu leur carrière
brusquement arrêtée, leur avenir détruit, n'en avaient que plus de
droits à ma sympathie. Je compatissais à leurs peines sans m' effrayer
des interprétations qu'on pourrait donner à mes démarches ou à mes
paroles; mais je n'aurais point voulu m' associer à des vœux qui, fort
légitimes chez ceux que le nouveau régime avait persécutés, n'eus-
sent été de ma part que déloyauté et ingratitude. Le temps cepen-
dant ne pouvait manquer de venir en aide à la politique. Le calme
peu à peu rentrait dans les esprits et opérait insensiblement des rap-
prochemens que dans les premières années on eût crus impossibles.
Le 10 décembre 1818, le roi Louis XVIII fit connaître aux chambres
que les armées étrangères avaient complètement évacué le territoire
français. Cette grande mesure, que le souverain appelait non sans
raison la libération de la patrie, ne devait plus laisser dans tous les
cœurs honnêtes que le désir d'effacer par l'union et la concorde jus-
qu'au dernier souvenir de nos humiliations et de nos malheurs.
Ce fut sous ces heureux auspices que M. le baron Portai entra au
ministère. Sans me connaître, sans que j'eusse en aucune façon pro-
voqué sa bienveillance, il me confia le commandement en chef des
forces navales françaises dans la Méditerranée. Je me rendis aus-
sitôt à Paris, et de là à Toulon, où j'arborai mon pavillon sur le vais-
seau le Centaure. Le court séjour que je fis à Paris fut employé à
recevoir du ministre de la marine et du ministre des affaires étran-
gères les instructions relatives à l'importante mission qui allait m' être
confiée en qualité de commissaire du roi auprès des régences barba-
resques. Le gouvernement britannique avait désigné de son côté,
pour remplir les mêmes fonctions, le contre-amiral Freemantle, qui
commandait les forces navales de l'Angleterre dans la Méditerra-
SOUVENIRS d'un MARIN. 349
née. Nous devions agir de concert. Notre mission avait été décidée
dans le congrès des puissances européennes assemblé à Aix-la-Cha-
pelle. La France et l'Angleterre étaient chargées de sommer, au
nom de l'Europe, les régences d'Alger, de Tunis et de Tripoli de re-
noncer à leurs habitudes invétérées de piraterie. Les deux com-
missaires devaient se rejoindre à Mahon, et l'époque de leur réu-
nion fut fixée au 28 juillet 1819.
A mon arrivée à Toulon, le 19 juin, le vaisseau le Centaure venait
d'être traîné en rade avec les ouvriers, qui devaient compléter ses
installations et achever son armement. Tout était encore sur ce vais-
seau, jeté précipitamment hors du port, dans un désordre et une
confusion inexprimables. Rien ne s'oublie plus vite que la manière
dont on doit s'y prendre pour armer méthodiquement des vaisseaux.
Que la jeune marine d'aujourd'hui, si fière de l'ordre qui préside
à ses armemens, les suspende pendant cinq ou six ans, et elle se
trouvera tout aussi empruntée que l'était en 1819 la division navale
que j'avais pour tâche de ramener tout à coup à des habitudes per-
dues et à des traditions effacées. Le Centaure n'avait été doté d'au-
cun des perfectionnemens que l'expérience avait déjà fait adopter
dans les dernières années de l'empire sur la plupart des bâtimens
de notre marine. La moitié des hamacs ne pouvait prendre place
dans les bastingages et errait au hasard dans l' entre-pont. L'eau des
ponts supérieurs ne trouvait d'écoulement à l'extérieur que par la
batterie basse, entretenue ainsi dans un état d'humidité continuel;
des panneaux étroits et mal distribués ne laissaient pénétrer dans
l'intérieur du navire qu'un air avare et un jour insuffisant.
L'équipage se formait lentement : les matelots, levés dans les
quartiers de l'inscription maritime, arrivaient à bord l'un après
l'autre, encore vêtus de costumes étranges et dans une ignorance
complète des moindres usages d'un bâtiment de guerre. La plupart
avaient vécu jusque-là du petit cabotage ou de la pêche. Ils n'a-
vaient jamais navigué de nuit ou sur un bâtiment à voiles'carrées,
et se trouvaient fort étonnés de leur nouvelle demeure. Aussi sem-
blaient-ils considérer avec une sorte de curiosité craintive tout cet
attirail militaire dont ils ne comprenaient pas bien l'emploi, et dont
assurément aucun d'eux n'eut osé se servir. On sentait cependant
qu'il y avait dans ces hommes, pour la plupart habitués à la mer,
l'étoffe de bons marins; mais c'eût été se faire une singulière illu-
sion que de s'imaginer qu'ils l'étaient déjà.
Quelle différence avec ces vaillans équipages de haut bord qu'oit
avait si imprudemment licenciés! Ceux-là n'étaient étrangers à au-
cune des manœuvres d'un navire de guerre. Moins bien amarinés
sans doute que les équipages anglais, ils étaient peut-être mieux
que ces derniers exercés aux mouvemens qui exigent de l'ensemble
550 REVUE DES DEUX MONDES.
et de la méthode. Quand nos escadres eurent cessé de tenir la mer,
les flottes britanniques devinrent moins actives et ne se préparèrent
plus avec la même ardeur au combat. Vers la fm de la dernière
guerre, la plupart des vaisseaux de ligne anglais mettaient près de
douze heures pour changer un mât de hune; nos vaisseaux de 1813
exécutaient cette manœuvre en trente -cinq minutes. Fallait -il s'en
étonner? Nous croyions avoir tout à apprendre; les Anglais s'ima-
ginaient tout savoir. Leur flotte de la Méditerranée, retirée pendant
six mois sur douze à Minorque, jugeait inutile de se livrer à aucun,
exercice ; elle restait au mouillage, les voiles déverguées, gréant à
peine une fois par mois ses perroquets de peur d'en user les drisses,
et se contentant de recevoir chaque jour, par ses éclaireurs éche-
lonnés jusqu'à Toulon, des nouvelles de notre escadre. Tout était
bien changé depuis cette époque. Les Anglais avaient encore leurs
admirables matelots; nous n'avions plus les institutions qui pouvaient
jusqu'à un certain point suppléer à l'inexpérience des nôtres.
Le commandement du Centaure avait été confié par le ministre à
de si bonnes mains, que je m'inquiétai peu du spectacle que pré-
sentait ce vaisseau la première fois que je le visitai. J'avais, sous la ré-
publique, entrepris plus d'une campagne dans de pires conditions,
et la mer n'était plus, comme alors, couverte de vaisseaux enne-
mis. Les ofliciers qui formaient l' état-major du Centaure n'avaient
pas tous une égale habitude de la navigation; c'était une consé-
quence inévitable du malheur des temps. Ofliciers et matelots, cha-
cun avait dû faire en majeure partie son apprentissage dans les
rades. La campagne de l'amiral Ganteaume à Gorfou avait été dans
la Méditerranée le tour du monde de bien des gens; mais des
hommes intelligens et animés du désir de bien faire s'instruisent à
tout âge. Il ne leur faut qu'une bonne école et un bon maître. Le
maître était trouvé : c'était le brave et habile capitaine du Cen-
taure-^ l'école, ce serait la mer avec ses leçons de tous les jours et
de toutes les heures.
Le 14 juillet 1819, je reçus les dernières instructions du ministre
des aflàires étrangères. Nos travaux n'étaient point complètement
achevés; il ne me fut possible de partir pour Mahon que le 21, et
encore dans un très grand désordre. La Renommée s'était rangée sous
mon pavillon. J'adressai au capitaine de cette frégate des instruc-
tions sur ce qu'il aurait à faire pour éviter une séparation ou pour
me rejoindre, si cette séparation avait lieu pendant le court trajet
que nous allions entreprendre. G'est une précaution que je n'ai ja-
mais oubliée et que je recommande en paix aussi bien qu'en guerre
à tous les chefs d'escadre. Le soir même, les vents, à la suite d'un
orage, passèrent au nord -ouest. Tout annonçait un beau temps.
J'en profitai pour mettre sous voilée; à deux heures du matin, nous
SOUVENIRS d'un MARIN. 351
venions à peine de doubler le cap Sepet, que la mer devint excessi-
vement grosse, et qu'un coup de vent des plus violens se déclara.
Pendant les deux jours que dura cette tempête, j'éprouvai les plus
vives inquiétudes sur la solidité de notre mâture. Notre gréement
était neuf. Malgré la précaution que nous avions prise avant le dé-
part de le raidir peu à peu tous les jours, il avait tellement allongé
que les mâts se trouvaient à peu près abandonnés à eux-mêmes.
Nous naviguions sous le petit hunier, avec tous les ris pris; les
mouvemens de roulis étaient si brusques, qu'il était fort difficile
de se tenir sur le pont. Des six cent trente-cinq hommes qui com-
posaient notre équipage, quatre-vingts à peine se montrèrent insen-
sibles au mal de mer. C'étaient les seuls dont on pût attendre quel-
ques services. Aussi, lorsque le coup de vent éclata, ce ne fut
qu'après plusieurs heures de travail que nous pûmes parvenir à
serrer nos voiles. Quoique neuf, le vaisseau avait néanmoins souf-
fert. Il faisait de l'eau , et toutes ses cloisons, ainsi que sa menui-
serie, avaient été démontées. Quant au dommage éprouvé par la
mâture, il n'était pas sans gravité. La grand' vergue et la vergue
de grand hunier étaient craquées; les mâts heureusement étaient
sans avarie. Nous avions été traités comme la flotte de Villeneuve à
sa première sortie de Toulon, et, comme cette flotte, nous le méri-
tions, car c'est folie d'aller affronter les tempêtes sans s'être pré-
paré à les recevoir.
Le 22 juillet, nous étions en vue de Minorque, à la distance de
sept ou huit lieues. Je restai dans cette position jusqu'au 27, afin
d'organiser un peu notre équipage. Les exercices auxquels nous
nous livrâmes me prouvèrent que nos gens étaient animés de la
meilleure volonté; mais je vis avec regret qu'ils avaient tout à ap-
prendre. En entrant dans Mahon, je m'étonnai de ne point y trou-
ver le vaisseau le Roche fort , que montait le contre-amiral anglais.
On m'apprit que ce bâtiment était à Païenne le 17 juillet, qu'il avait
dû en partir pour se rendre à Milazzo : on ne l'attendait pas à Minor-
que. Ces renseignemens me firent craindre que les .ordres du gou-
vernement britannique ne fussent pas encore parvenus à l'amiral
anglais, ou bien que le vaisseau le Roche fort n'eût éprouvé le même
coup de vent que nous, et que, moins heureux que le Centaure^ il
n'eût fait des avaries assez considérables pour l'obliger à relâcher.
J'aurais dû songer que ce qui est un ouragan pour un vaisseau
mal équipé est à peine un coup de vent pour celui qui compte déjà
plusieurs années d'armement.
Je trouvai au mouillage de Mahon plusieurs navires de guerre
étrangers : un vaisseau espagnol, un vaisseau américain, une fré-
gate sarde et une corvette hollandaise. Tout était nouveau pour nos
regards, habitués à ne contempler que des navires français. Je vi-
352 BEVUE DES DEUX MONDES.
sitai quelqiies-uns de ces bâtimens dans le plus grand détail, et je
n*eus pas de peine à reconnaître combien l'isolement dans lequel
nous avions vécu pendant vingt ans nous avait laissés en ar-
rière. Le vaisseau espagnol venait de La Havane. Il avait été dirigé
sur Mahon pour y subir une longue quarantaine. La mauvaise tenue
de ce bâtiment ne justifiait que trop les scrupules de la commission
sanitaire. Un extérieur aussi sale et aussi délabré ne pouvait don-
ner qu'une mauvaise idée de la santé dé l'équipage. Il n'en était
pas de même de la frégate sarde. Construite à Gênes par nos ingé-
nieurs, elle avait la plus belle apparence. Elle reprit la mer peu de
temps après notre arrivée, et je n'eus point l'occasion de m' assurer
si cette bonne mine n'était pas trompeuse. Lorsqu'elle passa à
poupe du Centaure j elle nous salua du pavillon. Nous remarquâmes
<jue tous les commandemens se faisaient en français et qu'ils étaient
exécutés avec beaucoup de célérité. La corvette hollandaise offrait,
sous tous les rapports, une tenue remarquable. Avant même de pé-
nétrer à bord, on reconnaissait un bâtiment habité par une race soi-
gneuse, pour laquelle la propreté est moins une affaire de discipline
que d'habitude. Les peuples rnéridionaux sont de véritables artistes;
ils en ont, la plupart du temps, les allures négligées; les vertus ma-
ritimes, l'ordre, le silence, la patience, la régularité, ne sont point
dans leurs instincts. Ils peuvent cependant se plier aux exigences
d'un seiTice qui leur est presque toujours antipathique; mais c'est
comme l'arc courbé par une main puissante, qui se redresse dès
qu'on l'abandonne à lui-même.
Le bâtiment qui devait plus qu'aucun autre attirer mon attention
était le vaisseau américain. Nous étions encore sous l'impression des
étonnans succès obtenus par la marine des États-Unis dans les deux
années de guerre qu'elle avait soutenue contre l'Angleterre. Il me
suffit de visiter le vaisseau que j'avais sous les yeux pour avoir le
«ecret de ces triomphes. Le Franklin était un vaisseau à deux ponts
construit dans des dimensions et armé avec un soin qui lui eussent
permis de se mesurer sans trop de désavantage avec un vaisseau à
trois ponts. En introduisant dans les rangs de sa flotte des vaisseaux
de ligne, le congrès américain n'avait pas voulu que ces bâtimens
pussent compromettre la gloire acquise par les frégates de l'Union.
Les frégates avaient été des vaisseaux déguisés; les vaisseaux, à leur
tour, cachèrent sous leurs deux batteries la force effective d'un trois-
ponts anglais. Tout ce que l'industrie d'un peuple opulent et ingé-
nieux avait pu imaginer pour accroître la valeur militaire d'un pa-
reil bâtiment se trouvait réuni à bord du Franklin. On s'était
proposé de faire du premier vaisseau qui devait porter le pavillon
étoile un navire sans égal, la plus haute expression de l'art mari-
time à cette époque. Cependant la construction d'un vaisseau exige
SOUVENIRS D*UN MARIN. 353
une précision dans les calculs qui n'est pas toujours à la portée
d'un constructeur de frégates. Le Franklin ^ mis en mer, s'était
trouvé surchargé. Sa batterie basse avait à peine quatre pieds au-
dessus du niveau de la mer. Si ce magnifique navire avait eu à
combattre avec un vent frais, il n'eût pu se servir de toute son ar-
tillerie. Ce grave inconvénient ne me semblait point complètement
racheté par d'excellentes dispositions intérieures. Il l'était encore
moins par un luxe de détail et de propreté que je jugeais à bon droit
superflu. On n'avait employé pour les ponts que des bois choisis;
les bordages étaient sans un nœud, tous d'égale largeur et assem-
blés de manière à n'offrir entre eux que des coutures excessivement
étroites. Ce parquet si net et si uni me paraissait trop beau pour
qu'on ne craignît point un peu d'y faire rouler des canons. Aussi
étais-je tenté de croire que l'instruction militaire de l'équipage pou-
vait bien être sacrifiée parfois au désir de maintenir dans toute sa
fraîcheur et dans tout son lustre ce noble échantillon de la marine
américaine. Rien ne se ressemblait moins que les emménagemens
de ce bâtiment et les nôtres. Sur le Franklin^ le charpentage était
de la menuiserie, la menuiserie un véritable travail d'ébéniste. L'air
circulait partout; les embarcations, au lieu d'encombrer la batte-
' rie haute, reposaient sur le pont supérieur ou étaient suspendues à
des arcs-boutans extérieurs. L'entre-pont était éclairé par de nom-
breux verres lenticulaires, et n'offrait pas ces épaisses ténèbres qui
en faisaient chez nous un asile propice aux malfaiteurs. La pro-
preté des cuisines, placées en avant du mât de misaine, excita
surtout mon admiration. Une large cheminée, un vaste panneau
s' ouvrant sur le pont, facilitaient l'écoulement de la fumée, et les
alentours n'étaient pas, comme à bord du Centaure, constamment
noircis par la suie. Entre les pièces d'artillerie étaient suspendues
des tables où pouvaient s'asseoir huit ou dix personnes. Sur chacune
de ces tables, on voyait, symétriquement rangés, une gamelle, un
bidon aux cercles polis et brillans, un gobelet de ferblanc et une
bible.
Le Franklin portait cent bouches à feu, des canons de 32 dans
ses batteries, des caronades du même calibre sur son pont. Outre
les gargoussiers ordinaires, de grandes boîtes en plomb accrochées
^à la muraille contenaient pour chaque pièce quatre gargousses. Les
canonniers avaient ainsi sous la main dix coups à tirer avant d'avoir
besoin de recourir à la soute aux poudres, avantage inestimable, si
l'on songe qu'à part i^n approvisionnement peu considérable, nous
avions encore l'habitude de remplir nos gargousses pendant le com-
bat, au fur et à mesure des consommations. Il est inutile que je
m'étende sur la composition de l'équipage qui montait le Franklin,
TOME XXY. 23
354 REVUE DES DEUX MONDES.
On sait que les Américains n'hésitaient pas alors à choisir leurs ma-
telots parmi les meilleurs de toutes les nations. Ils les attiraient
par une solde très élevée et les maintenaient dans le devoir par une
discipline excessivement sévère. Jamais équipage ne m'avait pré-
senté l'aspect de vigueur, de santé, de bien-être qu'offrait cette réu-
nion de matelots d'élite avec leurs poitrines nues, leur grand collet
de chem-ise retombant sur une veste de drap bleu, et leurs larges
pantalons sans bretelles serrés à la ceinture.
J'avais hâte de comparer le vaisseau le Rochefort à ce navire si
supérieur aux nôtres. Je me demandais si cette nouvelle visite ne
me réconcilierait pas un peu avec nos armemens, et n'aurait point
pour résultat de me faire considérer le Franklin comme un type
exceptionnel, bon tout au' plus pour une marine peu nombreuse,
mais que les grands états maritimes devaient, par une sage écono-
mie, s'abstenir d'imiter. Le Rochefort arriva le 31 août à Mahon,
accompagné d'une frégate et de quelques bâtimens légers. Ce vais-
seau s'était dirigé sur Toulon afin de hâter notre réunion. Ne m'y
trouvant point, il était revenu sur ses pas. J'étais peu tenté de me
plaindre de ce contre-temps , car si l'amiral Freemantle fût arrivé
plus tôt au rendez-vous, il aurait trouvé le Centaure dans un état
qui eût été bien loin de flatter mon amour-propre. Grâce au retard
qu'avait éprouvé notre jonction, j'avais pu me reconnaître un peu
dans notre affreux chaos, et j'avais mis ce délai à profit pour exercer
nos hommes, qui, mis en présence de navires étrangers, faisaient
chaque jour de sensibles progrès. Il n'est pas de marins plus prompts
que les nôtres à subir la noble influence de l'émulation. C'est un
sang généreux que toute occasion de lutte excite. Rebelle aux exhor-
tations, il lui faut pour s'échauffer les regards de la foule. Le moin-
dre novice sur nos bâtimens est aussi sensible que l'officier au point
d'honneur.
Le Rochefort avait été construit en Angleterre par un ingénieur
français, M. Baralier. C'était un vaisseau de 80, dont la carène re-
produisait fidèlement les formes des beaux vaisseaux de M. Sané,
mais dont les parties hautes avaient été avantageusement modifiées.
La batterie basse du Rochefort n'était pas à demi submergée comme
celle du Franklin. Quant aux installations intérieures, la plupart de
celles qui m'avaient frappé à bord du vaisseau américain se retrou-
vaient à bord du vaisseau anglais. Je dirai même que plusieurs des
dispositions adoptées à bord de ce dernier bâtiment me semblèrent
beaucoup plus militaires. On reconnaissait dans l'organisation du
vaisseau le Rochefort l'austère simplicité de la vieille marine de
guerre, dans celle du Franklin l'ambitieuse fantaisie du novateur.
On comprenait, en examinant de près les installations du Roche-
SOUVENIRS D*UN MARIN. 355
fortj que les véritables progrès ne se réalisent qu'à la mer, que dans
les rades les observations n'ont qu'un champ nécessairement limité,
et qu'il est sur ces eaux tranquilles des améliorations qu'on ne dé-
couvrira jamais parce qu'on n'en sentira jamais le besoin. Le vais-
seau de l'amiral Freemantle était, à très peu de chose près, ce qu'ont
été en 18ZiO nos meilleurs vaisseaux de ligne. Que dire de celui qui
portait mon pavillon? Avec son lest en pierres, ses câbles de chan-
vre séchant dans les batteries ou pourrissant dans la cale, ses ton-
neaux de bois d'où l'eau ne sortait que corrompue et exhalant une
odeur infecte, ses longs mâts de hune chancelant sous une voile dé-
mesurée, ses mâts de perroquet surmontés du mâtereau tremblant
sur lequel se hissait la vergue de cacatois; avec son pont coupé d'un
gaillard à l'autre, son avant ouvert à la vague, sa poulaine au ni-
veau de la deuxième batterie, son monstre mythologique à cheval
sur l'extrémité de la guibre, le Centaure ressemblait un peu à une
marine de Joseph Yernet. Tout cela nous avait paru beau autrefois,
essentiellement marin et d'un type achevé ; mais cette infatuation
commençait à se dissiper. La fréquentation des marines étrangères
devait insensiblement nous dessiller les yeux, et nul doute que si nous
n'eussions eu à lutter contre la routine aveugle des ports, notre
marine n'eût point attendu si longtemps les progrès que les offi-
ciers revenant de la mer lui ont fait accomplir.
III.
L'histoire ne présente peut-être pas d'autre exemple de nations
voisines devenues aussi complètement étrangères l'une à l'autre que
l'étaient les deux nations riveraines de la Manche, quand la paix de
1815 les mit de nouveau en contact. J'éprouvais toute autre chose
que de la sympathie pour un peuple que je considérais comme l'en-
nemi naturel et invétéré de la France. Cependant je ne pouvais me
défendre d'un certain mouvement de curiosité en songeant que j'al-
lais, par la force des choses et par la nature même de ma mission,
être appelé à vivre en quelque sorte dans l'intimité de gens pour
lesquels je n'avais jusqu'alors professé que les sentimens communs
à tous mes frères d'armes. Ce n'était rien que d'avoir étudié jusque
dans ses moindres détails l'intérieur d'un navire anglais, d'avoir vu
de près ces installations et ces habitudes si différentes des nôtres;
il me restait à connaître un vieux compagnon de Nelson, à tendre
la main à un homme qui avait combattu pendant plus de vingt ans
contre nous, qui avait commandé un vaisseau à Trafalgar et qui pou-
vait avoir gardé autant d'orgueil de ses victoires que j'avais conservé
de ressentiment de nos défaites.
Dès que le Rochefort eut jeté l'ancre dans le port de Mahon, sa-
356 REVUE DES DEUX MONDES.
chant qu'il devait être soumis à une quarantaine de quatre jours ^
j'envoyai un officier complimenter l'amiral sur son arrivée et lui
demander une entrevue au lazaret. Le contre -amiral Freemantle
venait d'être nommé vice-amiral, et je craignais que la supériorité
de son grade ne lui donnât des prétentions que je me sentais peu
disposé à reconnaître ; mais sa politesse et sa condescendance à mes
moindres avis dissipèrent promptement mes appréhensions. L'ami-
ral Freemantle s'exprimait avec facilité en français. 11 sut mettre
tant de naturel et de bienveillance dans ce premier entretien, qu'en
dépit de mes résolutions, ma raideur n'y put tenir. Je me sentis in-
vinciblement gagné par cette bonhomie sans affectation, qui n'ex-
cluait ni la retenue ni la dignité. Ma conscience, je ne le dissimule
pas, se révoltait bien un peu contre cette sympathie si subite. Mal-
gré l'attrait auquel je me laissais insensiblement entraîner, je mar-
chandais encore en secret ma confiance. En attendant, je me promis
de ne pas me trouver en reste de bons procédés avec un amiral si
courtois. Notre réunion au lazaret ne nous permettant pas de nous
expliquer avec tout le secret désirable, je me décidai à me mettre
spontanément en quarantaine, et j'acceptai le dîner qui me fut offert
à bord du Roche fort. Nous convînmes d'ailleurs qu'aussitôt après le
repas nous mettrions sous voiles. En effet, le soir même, nous quit-
tâmes le port de Mahon et fîmes route pour la rade d'Alger, où nous
mouillâmes le 3 septembre 1819.
Lorsque nous parûmes dans la baie, les batteries du port saluè-
rent successivement le pavillon français et le pavillon anglais de
vingt et un coups de canon. Nous rendîmes immédiatement ces sa-
luts, et à peine l'ancre fut-elle au fond que nous reçûmes la visite
de nos consuls. Après avoir conféré avec ces deux agens de l'objet de
notre mission, nous arrêtâmes, l'amiral Freemantle et moi, que nous
ferions demander pour le lendemain une audience au dey. Son altesse
s'empressa d'accéder à cette demande, mais elle signifia aux consuls
que nous ne pourrions être accompagnés de plus de deux officiers.
3e désignai mon capitaine de pavillon et mon chef d'état-major; l'a-
miral anglais fit de son côté un choix à peu près semblable. Nous
nous rendîmes d'abord, chacun de notre côté, chez nos consuls res-
pectifs, où nous attendaient des chevaux. De là, ainsi que nous en
étions convenus, nous nous dirigeâmes vers la porte de la Kas-
bah, séjour habituel du dey Hussein. On ne parvenait à cette forte-
resse, qui domine la ville, qu'en gravissant des rues fort étroites
et des pentes excessivement rapides. Une garde nombreuse, armée
de longs bâtons, se tenait rangée à l'entrée du palais; elle ne per-
mettait tfen approcher que chapeau bas, et avec toutes les appa-
rences du respect. Avant d'arriver devant cette farouche demeure,
les consuls nous firent mettre pied à terre. Un guide nous intro-
I
SOUVENIRS d'un MARIN. 357
duisit dans une longue galerie, sur laquelle s'ouvrait un apparte-
ment de moyenne grandeur. C'était à la porte de ce salon que nous
attendait le dey d'Alger. Nos pieds de giaours auraient sans doute
souillé le somptueux tapis que l'étiquette nous défendait de fouler.
Son altesse était assise dans un grand fauteuil doré, qui bien certai-
nement avait jadis appartenu à une église : le dossier portait encore
une colombe sculptée. Selon l'usage turc, on nous présenta sur des
plateaux des tasses de café. Seul, j'avais remercié. Le dey me fit
demander en souriant si je craignais d'être empoisonné. Je ne pus
m' empêcher à mon tour de sourire de la question, et j'y répondis
en avalant le liquide pâteux que contenait la tasse qui m'avait été
offerte.' L'amiral Freemantle avait voulu que je portasse le premier
la parole à Alger : il devait la prendre à Tunis; à Tripoli, la priorité
me serait encore dévolue. Le consul de France, qui parlait la langue
turque comme sa langue maternelle, voulut bien se charger de me
servir d'interprète; mais, afm que nos notifications fussent par-
faitement comprises, je remis en même temps au dey la traduction
écrite que j'en avais fait faire.
« Prince (disions-nous à ce chef d'une insolente milice), les puissances de
l'Europe, qui se sont réunies l'année dernière à Aix-la-Chapelle, ont déféré
à la France et à la Grande-Bretagne le soin de faire des représentations sé-
rieuses aux régences barbaresques sur la nécessité de mettre un terme aux
déprédations et aux violences exercées par leurs bâtimens. Nous venons, au
nom de sa majesté le roi de France et de Navarre, de sa majesté le roi du
royaume-uni de la Grande-Bretagne et de l'Irlande, vous notifier les dispo-
sitions des gouvernemens de l'Europe. Ces gouvernemens sont irrévocable-
ment décidés à faire cesser un système de piraterie qui n'est pas seulement
contraire aux intérêts de tous les états, mais qui tend encore à détruire
tout espoir de prospérité chez ceux qui le mettent en pratique. Si les ré-
gences barbaresques persistaient dans un pareil système, elles provoque-
raient contre elles une ligue générale, et elles doivent considérer, avant
qu'il soit trop tard , que l'effet d'une telle ligue pourrait mettre en danger
leur existence même.
« Veuillez donc bien , prince , nous donner les assurances que leurs ma-
jestés les rois de France et de la Grande-Bretagne attendent de vous , et
qu'elles sont impatientes de transmettre à leurs alliés, sur un objet qu'elles
ont profondément à cœur; mais dans une circonstance aussi grave des pro-
messes verbales ne suffiraient pas : il s'agit d'un pacte solennel de la plus
haute importance pour la sécurité des navigateurs et du commerce de tous
les états. Puisque nous vous déclarons par écrit les intentions des puissances
alliées, nous sommes fondés à croire que vous répondrez de la même ma-
nière à une telle démarche. »
La diplomatie n'existerait pas que les Turcs l'auraient inventée.
Qui peut se flatter d'avoir jamais obtenu de ces grands temporisa-
teurs une réponse nette et catégorique? Le dey d'Alger se trouvait
358 REVUE DES DEUX MONDES.
en présence de méfaits notoires. Depuis Barberousse, les corsaires
algériens n'avaient cessé d'infester la Méditerranée et de courir sus
à tous les pavillons ; ils étaient la terreur du commerce et tenaient
les côtes de Sardaigne et d'Espagne dans de constantes alarmes.
Les rivages de l'Afrique septentrionale, dont aucune voile n'appro-
chait sans effroi, étaient devenus une véritable Tauride. Cependant
l'impassible Hussein ne parut nullement ému de nos reproches. Il
chargea les consuls, qui remplissaient en cette occasion l'office de
drogmans, de nous répondre qu'il n'avait jamais fait tort à aucune
nation européenne, et qu'il était dans l'intention de régler toujours
ses démarches envers les puissances européennes d'après les mêmes
principes, mais qu'il ne lui paraissait point nécessaire def nous
donner cette réponse par écrit. INous insistâmes en vain. Le dey fut
inflexible. Il ne se refusait pas à renouveler verbalement les assu-
rances les plus pacifiques et les plus solennelles, mais il pré-
tendait que, n'ayant reçu aucune pièce revêtue de la signature des
souverains, il croyait devoir également réserver la sienne.
Une seconde audience n'eut pas un meilleur succès. « N'ai-je
donc plus le droit, disait le dey, de faire la gijerre à mes ennemis ?
— Cette question, répondions -nous, est complètement étrangère à
notre mission. Nous pouvons cependant vous faire observer qu'une
guerre injustement déclarée attirerait probablement sur vous les
forces combinées de toutes les grandes puissances de l'Europe. —
Déclarez-moi donc franchement que je dois brûler mes arméniens!
— Non, conservez-les, comme le font les autres puissances, pour
protéger un commerce tranquille ; ne les employez pas à inquiéter
celui de toutes les nations. » Ce n'était pas le compte de son altesse
africaine. « Je suis bien décidée, répétait-elle, à respecter les traités
vis-à-vis des nations qui sont en paix avec moi et qui entretiennent
à Alger des agens accrédités; je défendrai à mes bâtimens de les
inquiéter en aucune manière, mais je ne puis me désister du droit
de visiter tous les navires sans distinction, car ce n'est qu'ainsi que
je puis reconnaître mes amis de mes ennemis. »
Le dey d'Alger avait sans doute puisé ses notions de droit ma-
ritime dans les ouvrages de quelque jurisconsulte anglais. Nous lui
représentâmes que c'était précisément sur ce point que les hautes
puissances fondaient leurs réclamations. En arrêtant les navires,
dont ses croiseurs finissaient par trouver les papiers en règle, Hus-
sein-Pacha leur causait un tort considérable, puisqu' après les avoir
empêchés de continuer leur route et leur avoir ainsi fait perdre un
temps précieux, il les rendait sujets à une quarantaine onéreuse.
Le dey n'ignorait aucun des argumens que les défenseurs du droit
de visite avaient si souvent invoqués en faveur de leur thèse. « Il
pouvait, disait-il, avoir demain la guerre avec la régence de Tunis.
SOUVENIRS d'un MARIN. 359
Dès lors il lui importait de s'assurer si ses ennemis ne cherchaient
point à lui échapper en arborant un pavillon ami. D'ailleurs, ajouta-
t-il en élevant la voix, je ne reconnais pour amies que les nations
qui ont des agens à Alger (il voulait parler des nations qui, sous
forme de présens, consentaient à lui payer tribut). Toutes les autres,
je les tiens pour ennemies, et les traiterai comme telles tant qu'elles
n'auront pas envoyé faire leur paix avec cette régence. » L'inso-
lence de ce barbare me parut insupportable. Bien que son ton eût
été jusque-là fort modéré et que j'eusse remarqué dans ses maniè-
res un certain fonds d'obligeance^ je jugeai que nous ne parvien-
drions pas à triompher de son obstination. J'interrogeai l'amiral
Freemantle du regard, et nous nous levâmes pour nous retirer ;
mais avant de partir, je déclarai une dernière fois au dey que « si
c'était réellement son intention de continuer à exercer la piraterie
contre le commerce européen, il devait s'attendre à voir fondre un
jour ou l'autre sur lui le courroux des puissances qu'il aurait pro-
voquées. )) Ces paroles étaient prophétiques; je me les suis rappe-
lées le jour où notre drapeau flotta sur la plage de Sidi-Ferruch.
Qui sait si le dey, vaincu, obligé de se confier à notre clémence, ne
se souvint pas aussi des menaces que dix ans plus tôt un amiral fran-
çais lui avait laissées pour adieux ?
A Tunis, où nous arrivâmes le 28 septembre 1819, nous trou-
vâmes des dispositions plus conciliantes, mais non plus de sincérité.
Mahmoud-Pacha, maître du trône de « Tunis la bien gardée, » con-
sentit à répondre à notre notification par un document que j'ai con-
servé, et dont je crois devoir reproduire ici la traduction fidèle :
« Qu'on nomme voleur et pirate celui qui s'empare de bâtimens ou de
marchandises sans motifs, qu'y a-t-il de plus juste? Quant à nous, grâces
en soient rendues à Dieu, on n'a jamais ouï dire que nous ayons jamais
rien commis de pareil. Est-il donc convenable que nous recevions une sem-
blable intimation de votre part, quand il est avéré que, dans un temps qut
n'est pas encore bien éloigné, on a manqué aux traités d'amitié qu'on avait
contractés envers nous? On est venu prendre dans nos ports des bâtimens
ennemis que notre pavillon aurait dû protéger (1); ces bâtimens, nous en
avons payé la valeur aux propriétaires. Plus tard, nous en avons demandé
la restitution à ceux qui s'en étaient injustement emparés; nous a-t-on seu-
lement répondu? Vous nous dites que toutes les puissances de l'Europe sont
convenues de nous obliger à cesser nos armemens. Si nous n'y consentons
pas, ces puissances se ligueront contre nous. Que nous nous repentions
alors, et il sera trop tard. Sans doute en ce moment nous n'avons point
d'ennemis à combattre : nous n'avons donc nulle intention de mettre en
(1) Ceci était particulièrement à l'adresse de l'amiral Freemantle. Les Anglais avaient
en effet enlevé, pendant la dernière guerre, des corsaires français et leurs prises sous les
canons du fort de La Goulette.
360 REVUE DES DEUX MONDES.
mer des corsaires; mais personne n'ignore que nous dépendons d'un grand
monarque, le sultan, que Dieu conserve! Si la guerre se déclarait entre la
Porte-Ottomane et une nation européenne, nous aurions un devoir à rem-
plir. Notre religion et la foi que nous avons jurée à notre seigneur nous
commanderaient de lui porter tous les secours qui dépendraient de nous,
hommes, subsides, bâtimens. Gomment donc consentir à la demande que
vous nous faites de ne plus armer de navires? Si nous vous écoutions, que
pourrions-nous répondre à la Porte-Ottomane le jour où elle aurait à re-
quérir notre assistance?
« Voilà tout ce que nous avons à vous dire. C'est l'exacte vérité. Si main-
tenant vous voulez mépriser la justice et venir nous inquiéter sans aucun
motif, il y a un Dieu puissant qui veille sur tous. »
Quand nous étions arrivés à Alger, la peste y avait cessé depuis
vingt jours : à Tunis, elle régnait encore ; elle avait fait des ravages
horribles dans la régence. Le pays en était, disait-on, dépeuplé. Il
serait difficile de rendre l'impression pénible que nous éprouvâmes
en traversant l'espace qui sépare la ville du bord de la mer. Nous
étions en automne; un soleil ardent brûlait les restes de la végé-
tation; la terre, dépouillée de ses récoltes, semblait frappée de sté-
rilité. En pénétrant dans les rues de Tunis, nous les trouvâmes dé-
sertes. Il s'exhalait de cette vaste cité, encombrée d'immondices,
je ne sais quelle odeur infecte et cadavéreuse qui rappelait celle
d'une tombe fraîchement remuée. Les maisons consulaires étaient
protégées par une quarantaine rigoureuse. Tous les objets qu'on y
faisait venir de l'extérieur étaient soigneusement soumis à une pu-
rification préalable; mais cette précaution ne suffisait pas pour éloi-
gner complètement le danger de la contagion. Le vent de mer, qui
souffle généralement pendant les heures les plus chaudes du jour,
soulève des tourbillons de poussière au milieu desquels peut se ca-
cher le germe du fléau. Une plume, une feuille d'arbre, un fil, tout
était un sujet de terreur pour les habitans de cette malheureuse
cité. La crainte qui les dominait les condamnait à se renfermer
dans des appartemens dont on osait à peine renouveler l'air. Aux en-
nuis de cette vie, toujours troublée par l'idée de la mort, il fallait
ajouter le supplice d'une chaleur étouffante. Ce fut donc avec joie
qu'après avoir pris congé du bey de Tunis et lui avoir renouvelé
nos sommations, nous abandonnâmes le l*''' octobre 1819 cette terre
empestée.
Il ne nous restait plus à faire connaître la volonté des puissances
qu'à une seule régence, celle de Tripoli. Le 7 octobre, nous étions de-
vant ce port. Le temps était peu favorable. Une brume épaisse cou-
vrait toute la côte, qui, dans cette partie, est extrêmement basse et
paraît submergée. On en est à quelques milles qu'on ne distingue
encore que le sommet des arbres. La mer déferlait avec force sur
SOUVENIRS d'un MARIN. â6t '
la plage. Il était impossible de songer à mouiller sur une rade fo-
raine par un temps semblable. Le soir heureusement le vent s'a-
paisa. Nous gouvernâmes sur la forteresse, et lorsque nous en fûmes
à la distance d'environ deux lieues, nous laissâmes tomber l'ancre,
par trente brasses d'eau, sur un fond de sable et de corail.
Nous commencions à être familiarisés ,avec l'appareil guerrier
dont s'entouraient alors les souverains barbaresques ; notre entre-
vue avec le bey de Tripoli nous offrit cependant un spectacle qui
ne laissa pas d'exciter notre intérêt. Une troupe nombreuse vêtue à
la turque, mais la tête couverte d'une simple calotte rouge, formait
une double haie sur notre passage. Chaque soldat était armé d'un
fusil qu'il tenait renversé, le bout du canon posé à terre, appuyant
le bras droit sur la crosse, délicatement incrustée d'écaillé et de
nacre. La contenance martiale de ces gardes, l'éclat de leurs armes
rappelaient le beau temps des janissaires. Le bey était assis sur soa
trône, entouré de ses enfans, de ses niinistres et de ses grands offi-
ciers. Des fauteuils avaient été disposés pour nous et notre suite. Je
présentai à son altesse, qui nous reçut avec une extrême bienveil-
lance, les notifications que nous avions déjà remises au dey d'Alger
et au bey de Tunis. Dès qu'il eut entendu la lecture de ce docu-
ment, que le chancelier du consulat de France lui traduisit en ita-
lien, le chef de la régence de Tripoli, dont la conscience se trou-
vait sans doute plus à l'aise que celle de ses confrères, répondit sans
hésiter que « son père et son grand-père avaient toujours eu l'ami-
tié des Européens, et qu'il voulait la conserver à ses enfans. » Sidi-
Yousef-Karamanti ajoutait que nous recevrions dans peu d'heures
la réponse par écrit que nous avions demandée. Cette réponse nous
fut en effet transmise avant que nos divisions eussent quitté le port;
elle était aussi brève et aussi satisfaisante que possible.
Ainsi se termina ma première campagne diplomatique. Le côté
délicat et épineux de cette mission était celui auquel le congrès eu-
ropéen avait le moins songé. 11 n'était pas besoin de chercher deux
amiraux bien habiles pour remplir auprès des régences barbares-
ques l'office de hérauts d'armes; mais il fallait montrer à des yeux
qu'on n'abuse point aisément un amiral français et un amiral anglais
sincèrement disposés à agir de concert. La longue impunité des ré-
gences était venue de nos querelles avec l'Angleterre. Les ports de
la côte d'Afrique nous étaient précieux pour y conduire nos prises
ou pour y ravitailler nos corsaires. Longtemps le dey d'Alger avait
été un de nos alliés secrets, allié que l'amiral Nelson, lorsqu'il croi-
sait en 1803 devant Toulon, voulut plus d'une fois punir de sa con-
nivence. Comment donc persuader à ces chefs astucieux et barbares
que nous étions les interprètes d'une résolution sérieuse? Ils sa-
vaient de quel prix pouvait être pour nous leur amitié. Gomment les
362 REVUE DES DEUX MONDES.
convaincre que la France et la Grande-Bretagne étaient d'accord
pour la répudier, s'ils ne changeaient pas à l'instant de conduite?
Nous n'avions d'autre moyen, l'amiral Freemantle et moi, de modi-
fier le cours de leurs idées et de faire quelque impression sur leur
esprit que de leur donner le spectacle d'une entente parfaite. Nos
relations ne pouvaient manquer d'être fréquentes; une mutuelle
sympathie les rendit intimes. L'amiral Freemantle est bien certai-
nement le seul Anglais pour lequel j'aie jamais éprouvé un senti-
ment d'affection; mais je ne pouvais demeurer insensible à tant d'ur-
banité, de franchise et de loyauté. Nous ne nous quittâmes point
sans émotion. Je devais faire route pour Toulon; l'amiral allait se
rendre à Naples. Souvent il m'avait entretenu du plaisir qu'il aurait
à me présenter à sa famille, qui devait habiter l'Italie aussi long-
temps qu'il conserverait le commandement des forces navales de la
Grande-Bretagne dans la Méditerranée. En arrivant à Naples, cet
excellent homme témoigna un si vif désir de me revoir, que M. le
duc de Narbonne, notre ambassadeur, crut devoir en écrire au mi-
nistre de la marine. Le Centaure venait d'achever quelques répara-
tions dont j'avais signalé l'urgence, et je m'apprêtais à partir pour
Brest, quand je reçus l'ordre de montrer en passant notre pavillon
devant Naples, de m'y arrêter pendant quelques jours et de conti-
nuer ensuite ma route pour les côtes de Bretagne. Je me préparai
avec joie à exécuter ces nouvelles instructions. J'étais heureux de
penser que j'allais avoir l'occasion d'exprimer à l'amiral Freemantle
quel prix j'attachais aux sentimens qu'il m'avait conservés; mais
cette triste vie ne se compose que de déceptions. Deux jours avant
mon arrivée à Naples, l'amiral Freemantle était mort d'une indispo-
sition subite. Cette vigoureuse santé, qui avait bravé vingt ans d'in-
tempéries, qui avait traversé sans fléchir deux longues guerres, s'af-
faissa tout à coup. La veille, tout semblait promettre un demi-siècle
de vie à ce corps de fer qui enfermait, une conscience tranquille. Le
ciel en avait ordonné autrement. L'amiral avait été frappé dans toute
sa force. Il avait disparu comme si un gouffre se fût ouvert sous ses
pas. Lorsque je me présentai pour le voir, impatient de serrer dans
mes mains cette main si loyale , on venait à peine d' emporter son
cercueil.
Les peuples, j'en suis convaincu, ne se haïssent souvent que parce
qu'ils ne se connaissent pas. Je n'avais pas été moins étonné de ren-
contrer dans la marine anglaise un cœur honnête et droit que ne
l'avait été l'amiral Collingwood de se trouver en présence d'un offi-
cier français qui ne fut pas fanfaron. La différence des climats, des
religions, des constitutions politiques, ne met pas entre les hommes
d'aussi grandes distances qu'on serait fente de le supposer. Ce sont
surtout les préjugés qui les séparent. J'ai eu peu d'occasions d'en-
SOUVENIRS d'un MARIN. 363
trer en relations avec des officiers anglais depuis le jour où je par-
courais les côtes des régences barbaresques en compagnie de l'ami-
ral Freemantle; mais deux mois de cette intimité, dont j'ai toujours
gardé le souvenir, ont suffi pour dissiper en partie les préventions
que je nourrissais contre une race ennemie. Je ne me sens pas en-
core de force à beaucoup aimer les Anglais; je reconnais cependant
volontiers quelle influence aurait sur les destins du monde le rap-
prochement sincère de ces deux nations qui semblent n'avoir été
créées si voisines et si dissemblables que pour se compléter l'une
par l'autre. Que fut-il arrivé si, dès 1820, l'alliance de la France et
de l'Angleterre eût été une alliance sérieuse? Au retour des com-
missaires qui avaient été sommer les régences barbaresques de
changer de conduite, une flotte anglo-française fût partie des ports
où à toute éventualité on eût dû la tenir rassemblée. A ce signal
d'une résolution irrévocable, le dey d'Alger, comme celui de Tunis,
comme celui de Tripoli, aurait probablement cessé de refuser les
garanties qu'on lui demandait. S'il eût persisté dans sa mauvaise
foi, ce que le roi Charles X s'est chargé d'accomplir dix ans plus
tard, malgré les menaces de l'Angleterre, se serait accompli avec
le concours et le plein assentiment de cette puissance. Lorsqu'au
contraire tout tendait à prouver à des chefs fort bien instruits au
fond de nos discordes que l'entente de la France et de la Grande-
Bretagne n'était qu'apparente, et ne serait suivie d'aucune démar-
che décisive, fallait-il s'étonner que les notifications d'un congrès
eussent à peine le don de les émouvoir?
La marine française, je crois l'avoir déjà fait comprendre, se trou-
vait, après la paix de 1815, dans un état de délabrement, moral plus
encore que matériel, qui pouvait faire douter qu'il lui fût désormais
réservé de longs jours. L'Europe cependant ne s'était adressée qu'à
la France pour lui demander d'aller signifier aux régences barba-
resques, de concert avec l'Angleterre, le jugement rendu par le tri-
bunal de la civilisation. Elle s'était souvenue qu'il n'y avait jamais
eu que deux grandes puissances maritimes dans le monde, et c'était
sur le concours de ces pavillons, si récemment ennemis, qu'elle avait
compté pour faire prévaloir au sein de cours barbares ses justes
réclamations. Ce n'est pas en vain qu'une nation a de glorieuses
annales. Les découragemens d'une situation transitoire ne pouvaient
effacer de nos fastes militaires les deux grandes époques pendant
lesquelles nos vaisseaux avaient disputé l'empire de la mer aux An-
glais. Ils ne pouvaient les effacer davantage de la mémoire de l'Eu-
rope. En rétablissant l'ancien ordre des choses et l'ancien équilibre,
les hommes d'état n'auraient point été conséquens, s'ils eussent un
instant songé à admettre la dictature navale d'une seule puissance.
Rentrée dans ses limites de 1789, la France ne pouvait reprendre
364 REVUE DES DEUX MONDES.
la place que lui assignaient les calculs des hommes d'état qu en
retrouvant l'importance maritime qu'elle avait eue sous le règne de
Louis XVI ; mais que de plaies étaient à fermer avant que ces vues
judicieuses pussent sortir du domaine de la politique purement spé-
culative! que d'épreuves notre marine avait à traverser! que de
difficultés pour vivre avant de songer à croître! En 1820, il fallait
encore se borner à recueillir, comme les épaves d'un grand et sou-
dain naufrage, les vaisseaux qui n'avaient pas péri, les hommes qui
n'avaient pas été dispersés, les traditions qui ne s'étaient pas com-
plètement évanouies. En France, heureusement rien n'est jamais
désespéré. Partout ailleurs, peut-être même dans cette Angleterre
si habituée à la persévérance , la marine eût été engloutie par un
désastre semblable à celui qui menaça en 1815 l'existence de notre
établissement naval. Chez nous, grâce à un heureux choc d'idées,
grâce à une opposition pour ainsi dire providentielle de sentimens,
la marine trouva la protection du pouvoir quand l'opinion publique
Fabandonnait, la bienveillance de l'opinion publique quand le pou-
voir paraissait hésiter à la favoriser dans son développement. Le
souvenir de ces crises ne peut que nous inspirer une mâle et gé-
néreuse confiance. Pour qu'il existe encore après la paix de 1815,
comme après celle de 1763, une grande marine française, il faut
que celui qui dirige d'en haut tous les événemens de ce monde ait
eu ses raisons pour ne pas la laisser périr.
La mission qui m'avait été confiée était la conséquence naturelle
du mouvement d'idées qui marqua les premières années de la res-
tauration. J'ai souvent entendu dire alors, par des gens dont je me
serais bien gardé d'épouser les utopies, que la France et l'Angle-
terre devaient s'unir étroitement pour assurer le bonheur et la tran-
quillité de l'Europe. Ce projet, chimérique, je le crois, il y a qua-
rante ans, pourrait bien être devenu une idée pratique aujourd'hui.
Quelle ambition en effet ne viendrait se briser à l'infranchissable
obstacle que lui opposerait la solidarité politique de ces deux puis-
sans peuples, dont les forces, depuis un demi-siècle, ont tant grandi
par leurs rivalités mêmes, et dont les préjugés tendent à s'effacer
davantage chaque jour? Ce beau rêve de quelques esprits habitués
à tenir trop peu de compte des passions humaines , la paix univer-
selle, — j'en ose à peine prononcer le nom sans sourire, — c'est
tout simplement, au point où nous en sommes, une sincère alliance
entre l'Angleterre et la France; mais quand donc cette alliance,
telle que je la conçois, — union cordiale et fière qui satisferait au
même degré 1* amour-propre des deux peuples, — cessera-t-elle
d'être, elle aussi, un rêve?
E. JuRiEN DE La Gravière.
DE
LA MÉTAPHYSIQUE
ET DE SON AVENIR
La Métaphysique et la Science, ou Principes de Métaphysique positive,
par M. Éiienne Vacherot.
Un des faits les plus graves qui ont marqué ces trente dernières
années, dans l'ordre intellectuel, est la cessation subite de toutes
les grandes spéculations philosophiques. Je ne sais si depuis le
moyen âge le même phénomène s'est produit avec un caractère
aussi frappant. Descartes, dans la première moitié du xvii' siècle,
succédait à un mouvement d'une prodigieuse activité, et dont le
défaut avait été bien plutôt la présomption que la réserve. Le car-
tésianisme, Leibnitz, Locke, l'école française, remplissent la fin du
XVII* et tout le xviii*' siècle, sans que le découragement se fasse
jour dans Cette succession continue de systèmes rivaux. Quand
les dernières conséquences du cartésianisme et du sensualisme
ont été tirées , et que le scepticisme de Hume a paru un mo-
ment en recueillir l'héritage, l'Ecosse avec son honnête droiture,
l'Allemagne avec sa profondeur d'esprit et sa pénétration, relè-
vent la pensée européenne épuisée et posent un nouveau point de
départ pour la pensée. On sait la brillante évolution que l'Alle-
magne pendant plus d'un demi-siècle a exécutée devant le monde,
étonné de tant de dons nouveaux, de ce langage étrange et atta-
chant, de cette vigoureuse originalité qui faisait revivre sous le ciel
.*m:>-
366 REVUE DES DEUX MONDES.
brumeux du tiord les beaux jours de Socrate, d'Aristote et de Pla-
ton. La France, de son côté, ne restait point oisive. M. Cousin y
créait, avec une éloquence inconnue jusque-là en philosophie, le
genre de spéculations approprié à notre temps, tandis que d'autres
écoles parallèles continuaient modestement leur œuvro et s'obsti-
naient à ne point abdiquer. On peut dire que jusqu'en 1830 la pen-
sée philosophique de l'Europe n'avait pas un instant sommeillé, et
que, depuis le jour où elle déchira les langes de la scolastique, elle
ne s'était pas arrêtée pour peser la légitimité de sa tentative et ses
chances d'avenir.
Si nous parcourons au contraire les vingt-cinq ou trente der-
nières années, nous sommes frappés du singulier silence que la phi-
losophie semble y garder. Hegel est mort, laissant son héritage à
des disciples qui semblent vouloir écarteler leur maître et traîner
ses membres aux quatre vents du ciel. Schelling se survit à lui-
même, promettant sans cesse une nouvelle philosophie, et, quand
il veut tenir ses promesses, n'aboutissant qu'à des répétitions im-
puissantes, où se trahissent plus que jamais les côtés faibles de sa
nature plus poétique que scientifique. M. Cousin envisage son œuvre
comme achevée, puisqu'il se croit libre de montrer ce que peut en
d'autres voies son incomparable esprit. L'école écossaise se perd en
de fines analyses de mots, où le souci des grands problèmes dispa-
raît. Une seule école reste debout, active, pleine d'espérance, s' at-
tribuant l'avenir, l'école dite positive -^ mais celle-là ne fait point
exception à la loi que je signale, car son premier principe est
justement la négation de toute métaphysique, et c'est aux funé-
railles de la spéculation abstraite qu'elle nous ferait assister, si ses
vœux et ses prédictions arrivaient à se réaliser.
Ce qu'il y a de plus grave, c'est que ce sommeil de trente ans
ne paraît pas près de finir. La pierre qui pèse sur la philosophie
paraît si bien scellée qu'on est tenté de dire d'elle ce que Pétrarque
disait de l'Italie : Bormirà sempre e non fia chi la svegli. D'où
viendrait en effet le système nouveau capable de passionner en-
core les esprits et de rallier des disciples convaincus ? Serait-ce de
l'Allemagne? Je sais que l'Allemagne a moins souffert que le reste
de l'Europe de la réaction intellectuelle qui a marqué le milieu de
notre siècle. Cette réaction, qui chez nous peut compter encore (sous
des formes très diverses) quinze ou vingt ans de triomphe assuré,
est déjà finie en Prusse par la ruine du parti peu sérieux des Stahl
et des lïengstenbQrg. L'Allemagne, délivrée de cette éclipse pas-
sagère, va revenir à sa vie habituelle, à la réflexion savante, à la
religion épurée; mais recommencera-t-elle à créer des systèmes
comme ceux qu'elle a vus éclore au commencement de ce siècle? Je
AVENIR DE LA MÉTAPHYSIQUE. 367
ne le crois pas (1). Les jeunes adeptes que la philosophie propre-
ment dite y compte encore paraissent aspirer à toute autre chose qu'à
l'originalité ; chose étrange î c'est vers la philosophie française, soit
vers le matérialisme du dernier siècle, soit vers l'éclectisme de celui-
ci, qu'ils semblent tourner leurs regards. — L'Angleterre et l'Ecosse
nous réserveraient-elles quelque surprise philosophique? Non en-
core. M. Hamilton a clos par la critique le développement si ori-
ginal des écoles d'Edimbourg et de Glasgow. L'Angleterre est en
progrès intellectuel : dans vingt-cinq ans, Oxford, transformé sur le
modèle des universités allemandes, sera devenu le plus brillant foyer
de culture germanique qu'il y aura au monde; mais ce n'est pas
vers la spéculation abstraite que se porte ce mouvement. — Quant
à la France, la moindre des critiques qu'il soit permis de faire de
son état actuel est qu'on n'y voit guère poindre de système nou-
veau (2). Les esprits sérieux y ont d'autres soucis, et pour ma part
je plaindrais celui que son étoile aurait prédestiné à faire école
parmi nous. Socrate fut heureux de vivre dans un temps où le pen-
seur n'avait à redouter que la ciguë... De toutes parts, l'incapacité
philosophique de l'esprit moderne semble donc constatée. Je vois
l'avenir des sciences historiques : il est immense, et si ces grandes
études triomphent des obstacles qui s'opposent à leurs progrès,
nous arriverons un jour à connaître l'humanité avec beaucoup de
précision. Je vois l'avenir des sciences naturelles : il est incalcu-
lable, et si ces belles sciences ne sont pas arrêtées par l'esprit étroit
d'application qui tend à y dominer, nous posséderons un jour sur
la matière et sur la vie des connaissances et des pouvoirs impos-
sibles à limiter; mais je ne vois pas l'avenir de la philosophie, dans
le sens ancien de ce mot. Hegel, Hamilton, M. Cousin ont posé tous
trois à leur façon, et tous trois d'une manière glorieuse, la fatale
borne après laquelle la spéculation métaphysique n'a plus qu'à se
reposer. Ce ne sont pas là des fondateurs comme Descartes, comme
Thomas Reid, comme Kant; ce sont des hommes chargés de dire
le dernier mot d'un vaste travail de pensée. On parle encore après
eux, souvent avec talent, parfois avec profondeur; on ne crée plus,
(i) Voir à ce sujet un très intéressant article de M. Jûrgen Bona Meyer dans le Jour-
nal de philosophie de MM. Fichte et Ulrici, 1859, p. 286 et suiv.
(2) Certes il serait injuste de méconnaître le mérite de quelques récens écrits phi-
losophiques qui révèlent une remarquable vigueur d'analyse. Je citerai comme exem-
ples Vlntroduction à l'Esthétique de M. Noël Séguin (Paris, 1859), œuvre d'un penseur
fort original, dont l'esprit offre de singuliers rapports avec celui de Hegel; les Essais
de critique générale de M. Charles Renouvier (Paris, t. I", 1854, t. II, 1859), livre
austère, digne d'être médité ; les beaux travaux de M. Vera sur la philosophie de He-
gel. Mais l'isolement et l'injuste oubli où restent ces travaux sont la meilleure confir-
mation du fait que je constate ici.
368 REVUE DES DEUX MONDES.
car les seules pensées fécondes sont celles qui éclosent et qui n'ont
pas encore atteint ce degré de précision après lequel il n'y a plus
que la sèche exposition de l'école et le formalisme de l'enseigne-
ment traditionnel.
Ce qui peut faire croire en effet que cette extinction de la méta-
physique n'est pas une simple déchéance transitoire, comme il y en
a dans l'histoire de toutes les sciences, c'est que d'autres études
semblent hériter d'elle et se partager ses dépouilles. Les études re-
ligieuses, que la philosoj^hie proprement dite traite toujours avec
quelque dédain, parce qu'elle n'en voit pas la portée, ont repris de-
puis dix ans un intérêt auquel on ne pouvait s'attendre. Les sciences
positives, d'un autre côté, ont conquis beaucoup d'esprits qu'à d'au-
tres époques la philosophie abstraite eût vraisemblablement attirés.
Les vrais philosophes se sont faits philologues, chimistes, physiolo-
gistes; on a cessé de regarder l'âme individuelle comme un objet
direct de science positive. On a vu que la vie a son point de départ
dans la force et le mouvement, et sa dernière résultante dans l'hu-
manité. Au lieu de se renfermer dans le monde étroit de la psycho-
logie, on a rayonné au-dessus et au-dessous ; au lieu de disséquer
l'âme en facultés, on a cherché les racines par lesquelles elle plonge
en terre, les rameaux par lesquels elle touche au ciel. On a compris
que l'humanité n'est pas une chose aussi simple qu'on le croyait
d'abord, qu'elle se compose, comme la planète qui la porte, de dé-
bris de mondes disparus. Aux vieilles tentatives d'explication uni-
verselle se sont substituées des séries de patientes investigations
sur la nature et l'histoire. La philosophie semble ainsi aspirer à re-
devenir ce qu'elle était à l'origine, la science universelle; mais au
lieu d'essayer de résoudre le problème de l'univers par de rapides
intuitions, on a vu qu'il fallait d'abord analyser tous les élémens
dont l'univers se compose, et construire la science du tout par la
science isolée des parties. Au milieu de ce vaste mouvement, con-
tinué avec courage par d'ardens esprits, à travers des circonstances
si contraires, que devient la métaphysique? Reste-t-il une place
pour elle dans la classification nouvelle des sciences à laquelle le
siècle semble amené ? Y a-t-il une science des vérités premières,
dont toutes les autres soient tributaires, ou bien la métaphysique
n'est-elle que le résultat général de toutes les sciences, et le jour
de son grand avènement sera-t-il justement le jour où elle disparaî-
tra du nombre des sciences particulières? C'est là un problème qui
se présente chaque jour à tout homme réfléchi, et sans la solution
duquel on ne peut se faire une idée de l'avenir réservé aux spécula-
tions de l'entendement humain.
AVENIR DE LA MÉTAPHYSIQUE. 369
Un des esprits les plus exercés de notre temps aux méditations phi-
losophiques, un penseur plein d'élévation et de vigueur, M. Yacherot,
a fait de ce problème le sujet d'un ouvrage remarquable à plus d'un
titre. L'aisance, la clarté, la finesse de la discussion font du livre de
M. Yacherot un véritable événement dans l'histoire de la philosophie
contemporaine. Nous n'étions pas habitués depuis longtemps à cette
allure franche et vive, à ce dévouement sans bornes à la vérité, qui
ne recule devant aucun doute, à cette bonne foi profonde, si diffé-
rente de la bonne foi superficielle, laquelle suffit pour faire l'hon-
nête homme, mais ne suffit pas pour faire le philosophe. L'admission
de M. Yacherot dans la grande famille des penseurs ne date pas, du
reste, de l'ouvrage dont nous parlons. On se rappelle que par le
troisième volume de sa belle Histoire de V école d'Alexandrie il se
sépara nettement de l'enseignement officiel ; on se rappelle aussi
avec quel courage il accepta les conséquences de cette séparation.
M. Yacherot, quand il publia son écrit principal, était directeur des
études à l'École normale. En Allemagne, des directeurs de sémi-
naires, des professeurs, des pasteurs ont professé cent fois des doc-
trines aussi libres que celles que renfermait le volume en question;
jamais, si ce n'est pendant la réaction heureusement close des der-
nières années, on n'a songé à les destituer pour cela. L'idée n'est
point venue hors de France qu'un professeur qui enseigne est l'état
enseignant, que sa doctrine doit être considérée comme celle de
l'état, et que par une suite nécessaire l'état a le droit de la lui dic-
ter. La conséquence évidente d'un tel système, c'est que l'état, c'est-
à-dire dans le cas dont il s'agit le ministre de l'instruction publique,
ait une philosophie, une science. Il est inadmissible en effet que le
professeur prête à l'état sa philosophie, et si l'état est responsable
de tout ce qui se dit dans les chaires, l'ordre administratif ne sera
parfait que le jour où les bureaux enseigneront, c'est-à-dire enver-
ront aux professeurs des cahiers tout faits qu'ils devront débiter.
Nos enfans verront sans doute ce beau jour. En attendant, on en-
trevoit sans peine comment une pareille tentative d'administrer la
philosophie est la destraction de toute liberté , et aussi comment
elle condamne l'enseignement philosophique à la médiocrité, la mé-
diocrité seule étant capable d'accepter de telles conditions et de les
exécuter sans faiblir. M. Yacherot subit le contre -coup de cette
fausse idée, qui pèsera d'une manière si grave sur les destinées de
notre pays. Il échangea le droit d'enseigner d'inoffensives banalités
contre le droit de penser; il acheta par le sacrifice de ses fonctions le
TOMF XW. 24
370 REVUE DES DEUX MONDES.
droit d'être. Par là il se plaça entre ceux dont le jugement compte
pour un jugement d'homme, qui veulent être autre chose qu'un ai-
rain sonnant, et n'entendent pas, pour les commodités de la vie,
perdre les motifs de vivre : propter vilam vivendi perdere causas.
Dans la première période de son activité philosophique, M. Va-
cherot paraît comme un disciple de cette philosophie qu'on est con-
venu de rattacher à M. Cousin, quoiqu'elle soit bien loin de re-
présenter toute l'étendue de cet admirable esprit. Tout ce qui est
fécond est riche de guerres, et c'est la gloire de M. Cousin d'avoir
su contenir dans son sein des élémens très divers et destinés à se
séparer. Dogmatique par un côté, critique par un autre, cet homme
éminent, qui grandira chaque jour à la condition qu'on place sa
gloire où elle est en réalité, non dans la création d'une philosophie
d'école, mais dans l'éveil des esprits auquel il a présidé^ servit de
point de départ à deux directions fort différentes, l'une de haute
histoire de l'esprit humain, l'autre d'organisation pratique de la
philosophie. La première, qui était la plus élevée, ne pouvait être
faite pour des disciples. La grande pensée qui domina les cours de
1828 et 1829 n'était pas de nature à servir de fondement à une
école officielle. Il fallait pour ce dernier but une sorte de catéchisme
capable de contenir les uns, de rassurer les autres; mais de telles
limites, nécessaires pour les esprits timides, devaient sembler trop
étroites aux esprits actifs. 3% là des déchiremens inévitables, qui
ont séparé du maître ceux de ses disciples qui, en violant une moi-
tié de son programme, en réalisaient peut-être le mieux la plus
sérieuse moitié.
Si j'étais né pour être chef d'école, j'aurais eu un travers singu-
lier : je n'aurais aimé que ceux de mes disciples qui se seraient dé-
tachés de moi. Parfois on est tenté de croire que, malgré certaines
rudesses obligées, M. Cousin doit aussi avoir un faible pour les dis-
ciples rebelles qui représentent le mieux le côté le plus important
de sa grande entreprise. Ce qu'il y a de certain, c'est que sa vraie
gloire est bien moins d'avoir créé une orthodoxie philosophique
que d'avoir soulevé un mouvement par suite duquel plusieurs des
bases qu'il avait posées seront peut-être ébranlées. Ceux de ses dis-
ciples auxquels il a appris à chercher sont ceux qui lui rendent le
meilleur hommage, à une condition, bien entendu, c'est qu'ils n'ou-
blient pas ce qu'ils doivent à leur maître, car il est permis d'être in-
fidèle, jamais d'être ingrat. Une école quelque peu active ne saurait
borner sa mission à refaire éternellement le même livre sur la spi-
ritualité de l'âme et l'existence de Dieu. Ce sont là ou des choses si
claires qu'elles n'ont pas besoin d'être démontrées, ou, quand on les
prend par l'analyse, des choses si obscures qu'elles ne sont pas dé-
AVENIR DE LA MÉTAPHYSIQUE. 371
montrables. Les dogmes de ce genre (Kant l'a vu avec une sagacité
merveilleuse), non susceptibles de preuves spéculatives, mais évi-
dens pour d'autres raisons, n'avancent à rien tandis qu'ils ne sont
pas convertis en sentiment. Une école qui s'y renferme ne produira
qu'une série d'écrits monotones, superflus pour les uns, insuflisans
pour les autres, et qui ne convertiront personne. « La philosophie
française contemporaine, dit très bien M. Yacherot, l'école éclectique
surtout, a excellé dans la critique des idées métaphysiques fausses,
étroites et grossières, par lesquelles le xviii'' siècle avait cru pouvoir
remplacer définitivement les belles, mais quelque peu chimériques
abstractions.de la philosophie antérieure. Elle a ainsi préparé le ter-
rain sur lequel la science nouvelle, la vraie métaphysique du xix* siè-
cle, pourra élever ses constructions; mais elle serait dans une grande
illusion, si elle croyait avoir fait davantage. Son œuvre dogmatique,
sauf de rares et fort incomplètes tentatives, se réduit à la réinstalla-
tion de l'ancienne métaphysique sur les ruines de la philosophie de
la sensation. C'est Platon, Descartes, Malebranche, Bossuet, Féne-
lon, Leibnitz, Clarke, qui en font à peu près tous les frais; méthodes,
principes, idées, argumens, rien n'est bien nouveau dans la méta-
physique de notre temps. Ce sont les mêmes élémens épurés et
combinés avec un art fort ingénieux, et exprimés dans une langue
plus simple et plus scientifique. Cette métaphysique peut bien faire
illusion aux esprits novices qui ignorent que la critique de Kant et
de son école l'a ruinée jusque dans ses fondemens; mais tous ceux
qui en France ne sont pas restés étrangers au mouvement philoso-
phique de l'Allemagne, depuis Kant jusqu'à Hegel, n'en sauraient
être dupes. On la goûte, on l'admire comme histoire; mais on ne la
prend pas au sérieux comme science. A son endroit, on en reste aux
conclusions de la philosophie critique. Donc la question métaphy-
sique, en France du moins, est plus neuve qu'elle n'en a l'air. Tout
ce qu'on nous donne aujourd'hui sous ce nom date au moins du
xvir siècle; il n'y a de nouveau que la forme. C'est ce qui fait que
la science et la critique n'y attachent qu'un intérêt historique. »
Dieu me garde de déprécier une tentative qui a eu certes son côté
honorable, bien qu'on ne puisse lui attribuer une très grande place
dans l'histoire de l'esprit humain ! Donner à la philosophie une forme
qui lui permit d'entrer dans les écoles publiques, en ménageant les
idées étroites qu'on se fait en France de la responsabilité de l'état,
et par conséquent sans blesser aucune des croyances que l'état est
obligé de respecter, était certes une pensée honnête et libérale. Faire
de l'École normale le séminaire de cette philosophie orthodoxe était
une pensée féconde, à laquelle il n'a manqué pour produire des
fruits que ce qui manque à toutes les créations de l'état dans un
372 ^ BEVUE DES DEUX MONDES.
pays révolutionnaire, la durée. Mais, comme il arrive toujours dans
les choses humaines, en prenant un parti aussi décisif, on engageait
gravement l'avenir; en servant d'un côté la philosophie, on lui por-
tait de l'autre un grand préjudice. J'ose dire en effet qu'à n'envisager
que le bien de la science, il eût beaucoup mieux valu que l'École nor-
male n'eût pas d'enseignement philosophique. Un tel enseignement
donne aux jeunes esprits une assurance exagérée et les accoutume
à cette erreur, que la philosophie et la théologie naturelles peuvent
être réduites à des programmes et dressées en questionnaires d'exa-
men.- Il leur fait croire qu'on peut arriver de plain-pied aux géné-
ralités sans avoir passé par l'étude des détails; il les détourne de la
science proprement dite. Voilà comment l'École normale a fait plus
et moins qu'elle ne devait. Elle a donné des écrivains, des publicistes,
des hommes de cœur et de talent. Sans parler même de son âge
héroïque, où, comme tous les établissemens nouveaux non encore
liés par des règlemens et dans la ferveur de la fondation, elle a pro-
duit des fruits qu'il serait injuste de demander à son âge de pré-
tendus perfectionnemens et de pédagogie artificielle, puis-je oublier
que c'est de son sein, grâce, il est vrai, à une de ces ruptures qu'on
trouve au début de presque toutes les carrières originales, que sont
sortis quelques esprits qui, par des mérites très divers, ont attiré
tout d'abord et au plus haut degré l'attention du public? D'un autre
côté, puis-je oublier que cette brillante pépinière n'a rien formé de
ce qu'on est en droit d'attendre d'une école, qu'elle n'a pas^donné
un helléniste, pas un orientaliste, pas un géographe, pas un épigra-
phiste, et avant l'école d'Athènes pas un archéologue? Pédante sans
être savante, elle voulut créer ce qui ne se crée pas, des historiens,
des- philosophes, sans s'apercevoir que la philosophie est un art dont
le secret ne s'apprend pas, tandis que les connaissances qui servent
à l'alimenter et à l'exciter s'apprennent. Ainsi, malgré tant de sé-
rieux services (et vraiment quand je pense à quelques-uns des maî-
tres et des élèves qu'elle peut réclamer, je suis tenté d'effacer la
page que je viens d'écrire), l'École normale est restée presque sté-
rile pour le progrès de la grande science. Avec son histoire de se-
conde main et sa philosophie de confiance, elle n'a produit que peu
de ces laborieux ouvriers qui se mettent à la tête de la tranchée pour
la continuer. Plus portés à prendre la science par le sommet que par
la base, ceux qu'elle a formés ont eu rarement le courage de pré-
férer aux succès faciles du talent l'abnégation du chercheur qui se
condamne à ignorer pour qu'on sache après lui.
Sans déprécier ce que l'enseignement philosophique de nos jours
a eu d'honorable, il est donc permis de trouver qu'il a plus nui que
servi aux vrais progrès de la pensée. En habituant les esprits à se con-
AVENIR DE LA METAPHYSIQUE. 373
tenter de ces formules qui n'ont de prix que quand on sait les dé-
tails auxquels elles correspondent, il a nui à la curiosité, refroidi le
zèle pour les recherches originales, diminué le goût des faits, qui
seuls peuvent servir de fondement aux vues générales, et produit
cette inacceptable prétention du philosophe, aspirant à régenter
toutes les sciences et prétendant tenir dans ses formules la loi uni-
verselle des choses. Rien de plus dangereux pour la solide culture
de l'esprit que les tours au moyen desquels l'homme se persuade
qu'il sait, quand en réalité il ne sait pas. Le dédain du philosophe
pour toute autre étude que la sienne est parfaitement légitime, si
la philosophie est la science des sciences, s'il existe réellement un
moyen pour arriver à la vérité autrement que par l'étude patiente
et attentive. Si au contraire le philosophe fait la même chose que
les savans des sciences naturelles et historiques, mais le fait sans
connaissances spéciales, que veulent dire ces airs de supériorité?
Gomment parler du monde et de l'homme sans avoir épuisé tout ce
que les méthodes d'investigation peuvent nous fournir sur la con-
stitution du monde et sur les vertus cachées de l'humanité?
La sécheresse et le peu d'efficacité morale des livres de philoso-
phie n'ont pas d'autre cause. L'impression littéraire parfois pénible
que laissent ces sortes de livres ne vient- elle pas de ce que le
philosophe tue la poule aux œufs d'or, et, en réduisant tout à des
formules abstraites, rend l'art impossible? L'habileté de l'écrivain
consiste à avoir une philosophie, mais à la cacher; le public doit
voir les ruisseaux qui sortent du paradis, mais non les sources d'où
ils jaillissent; il doit entendre le son sans voir l'instrument qui le
rend. Le philosophe au contraire , comme le théologien , comme le
juriste, comme les scolastiques en général, prétend tout dire sans
arrière-plan; chaque livre de philosophie, s'il réalisait son pro-
gramme, épuiserait l'infini. Après avoir lu les ouvrages de ce genre,
on est tenté de se demander : Que fera l'auteur désormais, puisqu'il
a dit son dernier mot? La vraie science ne se livre pas d'un seul
coup; elle est toujours relative, toujours incomplète, toujours per-
fectible. Une science des sciences qui rendrait les autres inutiles
serait le tombeau de l'esprit humain, et aurait les mêmes consé-
quences qu'une révélation ; en nous donnant le dogme absolu, elle
couperait court à tout mouvement de l'esprit, à toute recherche.
L'ennui du ciel des scolastiques serait à peine comparable à celui
des contemplateurs oisifs d'une vérité sans nuance qui, n'étant pas
trouvée, ne serait pas aimée, et à laquelle chacun n'aurait pas le
droit de donner le cachet de son individualité.
Le livre de M. Vacherot dissipera-t-il les préjugés que beaucoup
d'esprits délicats et d'esprits scientifiques sont arrivés à concevoir
37A . REVUE DES DEUX MONDES.
de nos jours contre la métaphysique? J'en doute, et une considéra-
tion toute superficielle m'inspire d'abord quelque prévention. Les
deux gros volumes de l'ingénieux penseur sont consacrés à prouver
que la métaphysique existe. Ainsi ne procèdent pas les sciences na-
turelles et historiques. Les premiers géologues n'ont pas fait des
volumes pour prouver que la géologie existe ; ils ont fait de la géo-
logie. Les fondateurs de la philologie comparée n'ont pas écrit pour
prouver que cette façon de considérer les langues constitue une
science réelle; ils ont fait de la philologie comparée. Si la méta-
physique était une science, comme semble l'entendre M. Vacherot,
depuis dix-huit mois que son livre a paru, elle serait fondée, accep-
tée, organisée. Deux ans après le premier manifeste de M. Bopp, la
philologie comparée était de droit commun dans toutes les écoles
savantes; deux ans après les premiers écrits de Guvier, l'anatomie
comparée comptait des adeptes nombreux. Cette différence-là est
pleine de conséquences. La métaphysique ressemble trop à ces sou-
tras bouddhiques, vastes portiques, préambules sans fm, où tout
se passe à annoncer une révélation excellente. Cinquante pages de
théorie prouveraient plus pour la réalité de la métaphysique que
les douze cents pages de M. Yacherot, pages excellentes, pleines de
charme et de véritable solidité, mais dont la valeur résulte beaucoup
moins de la doctrine qu'elles fondent que de l'excellente critique
qu'elles renferment, et dont l'auteur, dédaigneux de ce qui fait son
principal mérite, semble bien à tort faire peu de cas.
Certes il est un côté par lequel je partage entièrement l'opinion
de M. Yacherot. Si l'on entend par métaphysique le droit et le pou-
voir qu'a l'homme de s'élever au-dessus des faits, d'en voir les lois,
la raison, l'harmonie, la poésie, la beauté (toutes choses essentiel-
lement métaphysiques en un sens); si l'on veut dire que nulle limite
ne peut être tracée à l'esprit humain, qu'il ira toujours montant l'é-
chelle infinie de la spéculation (et pour moi je pense qu'il n'est pas
dans l'univers d'intelligence supérieure à celle de l'homme, en sorte
que le plus grand génie de notre planète est vraiment le prêtre du
monde, puisqu'il en est la plus haute réflexion); si la science qu'on
oppose à la métaphysique est ce vulgaire empirisme satisfait de sa
médiocrité, qui est la négation de toute philosophie, oui, je l'avoue,
il y a une métaphysique : rien n'est au-dessus de l'homme, et le
vieil adage quœ supra nosyquid ad nos? est un non-sens. Mais si
l'on veut dire qu'il existe une science première, contenant les prin-
cipes de toutes les autres, une science qui peut à elle seule, et par
des combinaisons abstraites, nous mener à la vérité sur Dieu, le
monde, l'homme, je ne vois pas la nécessité d'une telle catégorie
du savoir humain. Cette science est partout et n'est nulle part; elle
AVENIR DE LA MÉTAPHYSIQUE. 375
ïi'est rien si elle n'est tout. Il n'y a pas de vérité qui n'ait son point
de départ dans l'expérience scientifique, qui ne sorte directement
ou indirectement d'un laboratoire ou d'une bibliothèque, car tout
ce que nous savons, nous le savons par l'étude de la nature ou de
l'histoire. Sans doute la science de la nature et de l'histoire n'exis-
terait pas sans les formules essentielles de l'entendement; nous ne
verrions pas la poésie du monde, si nous ne portions en nous-mêmes
le foyer de toute lumière et de toute poésie. Ce ne sont pas des
chimères, comme le croient les esprits bornés, que ces mots d'infini,
d'absolu, de substance, d'universel. Tout cela constitue un ensemble
de notions indispensables pour la bonne discipline de l'esprit, qu'on
peut appeler logique ou critique de l'esprit humain; mais tout cela
n'est pas la métaphysique. Kant, le grand promoteur dans les temps
modernes de cette critique de l'esprit humain, proteste qu'il n'est
pas un métaphysicien. Aristote, qui l'a fondée dans l'antiquité, ne
cherche à construire la science que par l'étude des faits et l'obser-
vation des détails.
M. Vacherot convient de la difi'érence essentielle qui existe entre
la métaphysique et les autres branches du savoir humain. « La
métaphysique, dit- il, n'est pas encore une science; » « mais,
ajoute-t-il ailleurs, le temps n'est pas fort éloigné où la philo-
sophie naturelle en était là, aussi incertaine dans ses principes que
dans ses théories. En deux siècles, elle a regagné le temps perdu en
hypothèses, et à en voir les magnifiques résultats et les merveilleux
progrès, on croirait qu'elle date de la plus haute antiquité. Pourquoi
la métaphysique ne ferait-elle pas de même? Elle n'est en retard
que de deux siècles. » Cette pensée revient à chaque page de son
livre; je ne peux l'admettre sans réserve. La métaphysique n'est
pas une science jeune; elle est née la première des sciences, c'est
la plus vieille de toutes. Les autres sciences ont eu leur enfance et
leurs progrès; la métaphysique et la logique ont été parfaites du
premier coup, comme tout ce qui n'est pas fécond. Elles sont sus-
ceptibles de progrès dans l'exposition, mais ne laissent point de
place à des découvertes réelles. On peut exposer la théorie du
syllogisme d'une manière plus commode que ne l'a fait Aristote,
mais on ne saurait l'améliorer ni la compléter. Créées une fois pour
toutes, ces théories restent comme des algorithmes fixes, non comme
des sciences capables de perfectionnement.
Semblable en cela à l'objet infini dont elle s'occupe, la philoso-
phie offre donc cette singularité, qu'on peut dire avec presque au-
tant de raison qu'elle est et qu'elle n'est pas. La nier, c'est décou-
ronner l'esprit humain.; l'admettre comme une science distincte,
c'est contredire la tendance générale des études de notre temps.
376 REVUE DES DEUX MONDES.
Un seul moyen reste, suivant moi, pour tirer la philosophie de cette
situation indécise, c'est de convenir qu'elle est moins une science
qu'un côté de toutes les sciences. Qu'on me permette une compa-
raison vulgaire : la philosophie est l'assaisonnement sans lequel tous
les mets sont insipides, mais qui à lui seul ne constitue pas un ali-
ment. Ce n'est pas à des sciences particulières, telles que la chi-
mie, la physique, etc., qu'on doit l'assimiler; on sera mieux dans
le vrai en rangeant le mot de philosophie dans la même catégorie
que les mots d^art et de poésie. La plus humble comme la plus
sublime intelligence a eu sa façon de concevoir le monde; chaque
tête pensante a été à sa guise le miroir de l'univers; chaque être
vivant a eu son rêve qui l'a charmé, élevé, consolé : grandiose ou
mesquin, plat ou sublime, ce rêve a été sa philosophie. Voilà pour-
quoi l'histoire de la philosophie ne ressemble nullement à l'histoire
des autres sciences; elle n'a pas de développement régulier, elle
ne procède point par des acquisitions successives. L'individualité de
chaque penseur s'y reflète. Prenez les Annales de physique et de
chimie, vous y trouverez des mémoires qui dénotent plus ou moins
d'habileté; mais vous n'en trouverez aucun qui vous donne quelque
indice sur le caractère moral de l'auteur. Il n'en est pas de même
en philosophie. La philosophie, c'est l'homme même; chacun naît
avec sa philosophie comme avec son style. Cela est si vrai que l'ori-
ginalité personnelle est en philosophie la qualité la plus requise,
tandis que dans les sciences positives la vérité des résultats est la
seule chose à considérer.
On fera toujours de la philosophie, comme on fera toujours de la
poésie; mais de même que j'ai des craintes pour l'avenir de la plu-
part des genres de poésie sans avoir de craintes pour l'avenir de la
poésie elle-même, ainsi je crois peu à l'avenir de la philosophie, en-
visagée comme une science spéciale, sans avoir le moindre doute
sur l'éternelle persistance du sentiment philosophique. Peut-être
viendra-t-il un jour où l'on fera toute chose poétiquement et philo-
sophiquement, sans faire précisément de poésie et de philosophie.
Quels sont déjà, de notre temps, les interprètes de la grande poésie»
de celle qui sort de la nature et de l'âme, comme une éternelle
plainte et un divin gémissement? Quelques poètes sans doute, fidèles
encore à la tradition philosophique ou religieuse, mais surtout des
savans, des critiques. On ne croit plus ni aux systèmes ni aux fic-
tions. Nous ne concevons pas plus la possibilité d'une nouvelle hy-
pothèse philosophique que nous ne concevons la possibilité d'une
épopée. La critique a fermé pour longtemps la voie à ces grandes
productions qui supposent une certaine spontanéité naïve. On ne
s'émeut pas devant un décor percé à jour dont on voit les machines.
AVENIR DE LA MÉTAPHYSIQUE. 377
INous sourions d'avance des efforts que va faire le poète pour nous
tromper; nous savons d'avance que le système qu'on nous propose
n'échappera pas plus que ses devanciers à la loi fatale de la cadu-
cité. Une telle pensée suffit pour arrêter tout élan. Il faudrait rede-
venir grossier pour s'y soustraire, car un béotien seul peut ne pas
ignorer que toutes les formules sont essentiellement incomplètes,
que les prétentions de la philosophie ne sont pas plus justifiées que
celles de la théologie, qu'elle aboutit à un dogmatisme aussi insup-
portable. Peut-être, quand nous serons vieux et incapables de tout
comprendre, fmirons-nous par oublier à ce point l'expérience de
trois mille ans d'histoire et notre propre expérience; mais, tandis
que nous serons assez sains et assez forts pour ne pas sacrifier une
moitié de la vérité à l'autre, nous ne poserons jamais devant nos
yeux un écran volontaire, nous n'élèverons jamais autour de nous
les murs d'une prison, nous ne nous attribuerons jamais un privilège
d'infaillibilité en sachant bien que l'avenir refuserait de le ratifier.
II.
Ce n'est donc pas nier la philosophie, c'est la relever et l'enno-
bhr que de déclarer qu'elle n'est pas une science particulière, mais
qu'elle est le résultat général de toutes les sciences, le son, la lu-
mière, la vibration qui sort de l'éther divin que tout porte en soi. Au
fond, telle a été la conception de tous les grands philosophes. Aris-
tote est l'encyclopédiste de son temps; Roger Bacon, le vrai prince
de la pensée du moyen âge, fut un positiviste à sa manière ; Descar-
tes a tout compris, excepté les sciences historiques dont il ne vit pas
l'importance; Leibnitz, lui, est une mer sans rivage : il dévore toute
science, même la science chimérique, la scolastique, l'alchimie; Kant
savait ce que savait son siècle. Tous les grands philosophes ont été
de grands savans, et les momens où la philosophie a été une spé-
cialité ont été des momens d'abaissement. Tel fut bien le second âge
du cartésianisme, représenté par Malebranche. Telle fut, au plus
haut degré, la stérile scolastique de la fin du moyen âge. De nos
jours, les tentatives absolues de Schelling et de Hegel ont de même
plutôt nui que servi au progrès de nos connaissances, en détournant
les jeunes gens des recherches spéciales, en portant les esprits à se
contenter trop facilement et à croire qu'on peut penser avec des for-
mules. Le tourniquet de Raimond Lulle, qui devait servir à trouver
toute vérité et à réfuter toute erreur, n'aurait pas eu d'effets beau-
coup plus désastreux que cette logique prétendue avec laquelle on
a cru pouvoir se passer d'étude et de patient labeur. En résumé,
philosopher, c'est connaître l'univers. L'univers se compose de deux
378 REVUE DES DEUX MONDES.
mondes, le monde physique et le monde moral, la nature et l'hu-
manité. L'étude de la nature et de l'humanité est donc toute la
philosophie.
En général, c'est par l'étude de la nature qu'on est arrivé jusqu'ici
à la philosophie ; mais je ne crois pas me tromper en disant que
c'est aux sciences du second groupe, à celles de l'humanité, qu'on
demandera désormais les élémens des plus hautes spéculations. La
psychologie part de l'hypothèse d'une humanité parfaitement ho-
mogène, qui aurait toujours été telljp que nous la voyons, et cette
hypothèse renferme une part de vérité, car il y a vraiment des attri-
buts communs de l'espèce humaine qui en constituent l'unité; mais
elle renferme aussi une erreur grave , ou plutôt elle méconnaît une
vérité fondamentale, révélée par l'histoire : c'est que l'humanité n'est
pas un corps simple et ne peut être traitée comme telle. L'homme
doué des dix ou douze facultés que distingue le psychologue est
une fiction; dans la réalité, on est plus ou moins homme, plus ou
moins fds de Dieu. On a de Dieu et de vérité ce dont on est capa-
ble et ce qu'on mérite. Je ne vois pas de raisons pour qu'un Papou
soit immortel. Au lieu de prendre la nature humaine, comme la pre-
naient Thomas Reid et Dugald Stewart, pour une révélation écrite
d'un seul jet, pour une bible inspirée et parfaite dès son premier
jour, on en est venu à y voir des retouches et des additions succes-
sives. Des mondes. civilisés ont précédé le nôtre, et nous vivons de
leurs débris. La science de l'humanité a subi de la sorte une révolu-
tion analogue à celle de la géologie. La planète dont la formation
s^expliquait autrefois en deux mots : « Dieu créa le ciel et la terre, »
est devenue un ensemble d'étages superposés de couches succes-
sives.
Je sais que le rôle que j'attribue ici aux sciences historiques pa-
raîtra à plusieurs personnes la négation même de la philosophie.
Le livre de M. Yacherot est destiné à protester, au nom de la méta-
physique, contre cet envahissement universel de l'histoire, et quel-
ques-unes des meilleures pages de son livre (1) sont consacrées à
critiquer la direction que je viens d'indiquer. J'avoue que, dans l'é-
tat actuel des études historiques et philologiques, la prétention que
je viens d'énoncer pour elles peut paraître exagérée. Les sciences
physiques sont comprises depuis plus de deux cents ans ; les sciences
de l'humanité sont encore dans leur enfance, très peu de personnes
en voient le but et l'unité.. Pour désigner l'ensemble de travaux qui
les composent, on né trouve d'autre mot que celui d^ érudition, le-
quel est chez nous à peu près synonyme de hors-d' œuvre amusant et
(1) Tome I", p. 301 et suivantes.
AVENIR DE LA METAPHYSIQUE. 379
e passe-temps agréable. On comprend le physicien et le chimiste,
comprend l'artiste et le poète; mais l'érudit n*est aux yeux du
gaire, et même de bien des esprits délicats, qu'un meuble inutile,
elque chose d'analogue à ces vieux abbés lettrés qui faisaient partie
l'ameublement d'un château, au même titre que la bibliothèque,
se figure volontiers que c'est parce qu'il ne peut pas produire
'il recherche et commente les œuvres d' autrui. Le vague qui
lane sur l'objet de ses études, cette latitude presque indéfinie qui
nferme sous le même nom des recherches si diverses, font croife
volontiers qu'il n'est qu'un amateur qui se promène dans la variété
e ses travaux, et fait des explorations dans le passé, à peu près
tomme certains animaux fouisseurs creusent des souterrains pour le
plaisir d'en faire.
Il y a là une très grande méprise entretenue et par la distraction
Idu public, et aussi, il faut le dire, par la faute des érudits, qui trop
bouvent ne voient dans leurs tnavaux que l'aliment d'une curiosité
Éssez frivole. Certes il ne faut pas médire de la curiosité. Elle est
un élément essentiel de l'organisation humaine et la moitié de la
volupté de la vie. Le curieux et l'amateur peuvent rendre à la science
d'éminens services, mais ils ne sont ni le savant ni le philosophe. "
La science n'a réellement qu'un seul objet digne d'elle : c'est de
résoudre l'énigme des choses, c'est de dire à l'homme le mot de
l'univers et de sa propre destinée. Entre tous les phénomènes livrés
à notre étude , l'existence et le développement de l'humanité sont
le plus extraordinaire! Or comment connaître l'humanité, si ce n'est
parles procédés mêmes qui nous servent à connaître la nature, je veux
dire en recherchant les traces qui sont restées de ses révolutions suc-
cessives? L'histoire n'est possible que par l'étude immédiate des mo-
numens, et ces monumens ne sont pas abordables sans les recherches
spéciales du philologue ou de l'antiquaire. Toute forme du passé
suffit à elle seule pour remplir une laborieuse existence. Une langue
ii^ancienne et souvent à moitié inconnue, une paléographie spéciale,
^hne archéologie et une histoire péniblement déchiffrées, voilà plus
qu'il n'en faut pour absorber tous les efforts de l'investigateur le
plus patient, si d'humbles artisans n'ont consacré de longs tra-
vaux à extraire de la carrière et à réunir les matériaux avec les-
quels il doit reconstruire l'édifice du passé. La révolution littéraire
qui depuis 1820 a changé la face des études historiques, ou, pour
mieux. dire, qui a fondé l'histoire parmi nous, aurait-elle été pos-
sible sans les grandes collections du xvii^ et du xviii'' siècle? Mabil-
lon, Muratori, Baluze, Ducange, n'étaient ni de grands philosophes
ni de grands écrivains, et pourtant ils ont plus fait pour la vraie
philosophie que tant d'esprits systématiques qui ont voulu con-
380 REVUE DES DEUX MONDES.
struire avec leur imagination l'édifice des choses, et qui ne laisse-
ront rien parmi les acquisitions définitives de l'esprit humain.
Le rôle de l'historien et du philologue est donc rigoureusement pa-
rallèle à celui du physicien, du naturaliste, du chimiste. L'union
de la philologie et de la philosophie, de l'érudition et de la pensée,
devrait être le caractère du travail intellectuel de notre époque. Le
penseur suppose l'érudit, et, ne fût-ce qu'en vue de la sévère dis-
cipline de l'esprit, il faudrait faire peu de cas du philosophe qui
n'aurait pas travaillé une fois dans sa vie à éclaircir quelque point
spécial de la science. Sans doute les deux rôles peuvent se séparer,
et un tel partage est même souvent désirable ; mais il faudrait au
moins qu'un commerce intime s'établit entre ces fonctions diverses.
Pour apprécier la valeur des sciences historiques, il ne faut pas se
demander ce que vaut telle obscure dissertation, telle monographie,
destinée, quand elle aura porté son fruit, à rester oubliée. Il faut
prendre dans son ensemble la révolution opérée par la philologie,
examiner ce que l'esprit humain était avant la culture philologique,
ce qu'il est devenu depuis qu'il l'a subie, quels changemens la con-
naissance critique de l'antiquité a introduits dans la manière de voir
des modernes. Or une histoire attentive de l'esprit humain depuis
le xv*" siècle démontrerait, ce me semble, que les plus importantes
révolutions de la pensée moderne ont été amenées directement ou
indirectement par des conquêtes philologiques. La renaissance et
la réforme sont nées à la suite d'une révolution en philologie. Le
xviu*' siècle, quoique superficiel en érudition, arrive à ses résultats
bien plus par la critique, l'histoire ou la science positive que par
l'abstraction métaphysique. La critique universelle est le seul ca-
ractère qu'on puisse assigner à la pensée délicate, fuyante, insai-
sissable du xix^ : les railleurs de la critique ne savent faire eux-
mêmes que de la critique; leurs livres n'ont de valeur que par là.
Saisir la physionomie des choses, voilà toute la philosophie, et ce-
lui-là en approcherait le plus qui pourrait mener parallèlement plu-
sieurs existences, afin d'explorer tous les sentiers de la pensée. Ce
qu'un seul individu ne peut faire, l'esprit humain le fera, car il ne
meurt pas, et tous travaillent pour lui. Direz-vous que ceux qui au-
ront contribué à cette œuvre, qui auront poli une des faces de ce
diamant, enlevé une parcelle des scories qui en voilent l'éclat natif,
ne sont que des pédans, des oisifs, des esprits lourds, qui, étrangers
au monde des vivans, se réfugient dans celui des momies et dans
les nécropoles?
Ce qu'on appelle Y érudition n'est donc pas, comme on le croit
souvent, une simple fantaisie : c'est une science sérieuse, ayant un
but philosophique élevé; c'est la science des produits de l'esprit hu-
I
Mr
AVENIR DE LA MÉTAPHYSIQUE. 381
main. A ce point de vue, les littératures les plus étrangères à notre
goût, celles qui nous transportent le plus loin de l'état actuel, sont
précisément les plus importantes. L'anatomie comparée tire bien
plus de résultats de l'observation des animaux inférieurs que de
l'étude des espèces supérieures. Guvier aurait pu disséquer toute sa
vie des animaux domestiques sans soupçonner les hauts problèmes
que lui ont révélés les mollusques et les annélides. De môme les
productions en apparence les plus insignifiantes sont souvent les
plus précieuses aux yeux du critique, parce qu'elles mettent vive-
ment en relief des traits qui, dans les œuvres réfléchies, ont moms
de saillie et d'originalité. La plus humble des littératures primi-
tives en apprend plus sur l'histoire de l'esprit humain que l'étude
des chefs-d'œuvre des littératures modernes. En ce sens, les folies
elles-mêmes ont leur intérêt et leur prix. Il est plus facile en effet
d'étudier les natures diverses dans leurs momens de crise que dans
leur état naturel, où la régularité de la vie ne laisse voir qu'une ha-
bitude calme et uniforme. Dans ces ébullitions au contraire, tous
les secrets intimes remontent à la surface et s'offrent d'eux-mêmes
à l'observation.
Hàtons-nous de le dire : il serait injuste d'exiger du savant la
conscience toujours immédiate du but de son travail. Est-il néces-
saire que l'ouvrier qui extrait des blocs de la carrière ait l'idée du
monument auquel ils sont destinés? En étudiant les origines de cha-
que science, on trouve que les premiers pas ont été faits presque
toujours sans une vue bien distincte de l'objet à atteindre, et que
les études philologiques en particulier doivent une extrême recon-
naissance à des esprits médiocres, qui les premiers en ont posé les
conditions matérielles. Il est même des œuvres de patience aux-
quelles s'astreindraient difficilement des hommes dominés par des
besoins philosophiques trop exigeans. Peu de philosophes auraient
le courage et l'abnégation nécessaires pour se résigner à l'humble
labeur du lexicographe, et pourtant le plus beau livre de généra-
lités n'a pas eu sur la science une aussi grande influence que le
dictionnaire, très médiocrement philosophique, par lequel Wilson
a rendu possibles en Europe les études sanscrites.
Les spécialités scientifiques sont le grand scandale des gens du
monde, comme les généralités sont le scandale des savans. La vérité
est, ce me semble, que les spécialités n'ont de sens qu'en vue des
généralités, mais que les généralités à leur tour ne sont rendues pos-
sibles que par les études les plus minutieuses. Les hommes voués aux
recherches spéciales ont souvent le tort de croire que leurs travaux
ont leur propre fin en eux-mêmes; leur spécialité devient ainsi un
petit monde où ils se renferment obstinément et dédaigneusement;
382 REVUE DES DEUX MONDES.
toute combinaison étendue les alarme et leur semble de peu de va-
leur. Certes, s'ils se bornaient à faire la guerre aux généralités
hasardées, aux aperçus superficiels, on ne pourrait qu'applaudir
à leur sévérité. Je conçois à merveille qu'une date heureusement
rétablie, une circonstance d'un fait important retrouvée, une his-
toire obscure éclaircie, aient plus de valeur que des volumes entiers
dans le genre de ceux qui s'intitulent souvent philosophie de V his-
toire-^ mais ce n'est point par elles-mêmes que de telles découvertes
valent quelque chose. C'est dans la philosophie qu'il faut chercher
la véritable valeur de la philologie. Là est la dignité de toute re-
cherche particulière et des derniers détails d'érudition, qui n'ont
point de sens pour les esprits superficiels et légers. Il n'y a pas de
recherche inutile ou frivole; il n'est pas d'étude, quelque mince
qu'en paraisse l'objet, qui n'apporte son trait de lumière à la science
du tout, à la vraie philosophie des réalités. Les résultats généraux
qui ne s'appuient pas sur la connaissance des détails sont nécessai-
rement creux et factices, tandis que les recherches particulières,
même dénuées de l'esprit philosophique, peuvent être du plus grand
prix, quand elles sont exactes et conduites suivant une sévère, mé-
thode. L'esprit de la science est cette communauté intellectuelle qui
rattache l'un à l'autre l'érudit et le penseur, fait^à chacun d'eux sa
gloire méritée, et confond dans une même fin leurs rôles divers.
Des monographies sur tous les points de la science, telle devrait
donc être l'œuvre du xix^ siècle, œuvre pénible, humble, laborieuse,
exigeant le dévouement le plus désintéressé, mais solide, durable, et
d'ailleurs immensément relevée par la grandeur du but final. Certes
il serait plus doux et plus flatteur pour la vanité de cueillir de prime
abord le fruit, qui ne sera mûr peut-être que pour un avenir loin-
tain. Il faut une vertu scientifique bien profonde pour s'arrêter sur
cette pente et s'interdire la précipitation, quand la nature humaine
tout entière réclame la solution définitive. Les héros de la science
sont ceux qui, capables des vues les plus élevées, ont pu se défendre
toute généralité anticipée, et se résigner par vertu scientifique à
n'être que d'humbles travailleurs. Pour plusieurs , c'est là un léger
sacrifice. Les vrais méritans sont ceux qui, tout en comprenant
d'une manière élevée le but suprême, se dévouent au rude métier
de manœuvres, et se condamnent à ne voir que le sillon qu'ils creu-
sent. En apparence , ces patiens investigateurs perdent leur temps
et leur peine. Il n'y a pas pour eux de public ; ils sont lus de trois
ou quatre personnes, quelquefois de celui-là seul qui reprendra le
même travail. Eh bien! les monographies sont encore ce qui reste
le plus. Un livre de généralités est nécessairement dépassé au bout
de dix années; une monographie, étant un fait dans la science, une
AVENIR DE LA MÉTAPHYSIQUE. 383
pierre posée dans l'édifice, est en un sens éternelle dans ses ré-
sultats. On pourra négliger le nom de l'auteur, elle-même pourra
tomber dans l'oubli; mais les résultats qu'elle a contribué à établir
demeurent. Les historiens du xyii*" et du xviii'' siècle qui ont pré-
tendu écrire et se faire lire, Mézerai, Daniel, Yelly, sont mainte-
nant parfaitement délaissés. Les travaux des bénédictins, qui n'ont
prétendu que recueillir des matériaux, sont aujourd'hui, bien que
susceptibles d'être fort améliorés, aussi neufs que le jour où ils pa-
rurent.
Le peu de résultats qu'auront amenés certaines branches des
études philologiques ne saurait même devenir une objection contre
ces études. La science en effet se présente toujours à l'homme ainsi
qu'une terre inconnue. Les premiers navigateurs qui découvrirent
l'Amérique étaient bien loin de soupçonner les formes exactes et les
relations véritables des parties de ce nouveau monde. L'attraction
du succm n'était aux yeux des anciens physiciens qu'un phénomène
curieux, jusqu'au jour où, sur ce fait isolé, vint s'élever unie science.
Il ne faut pas demander aux investigations scientifiques l'ordre ri-
goureux de la logique, pas plus qu'on ne peut demander d'avance
au voyageur le plan de ses découvertes , ni à celui qui creuse une
mine le compte des richesses qui en sortiront. La science est un
édifice séculaire, qui ne pourra s'élever que par l'accumulation de
masses gigantesques. Une vie laborieuse ne sera qu'une pierre ob-
scure et sans nom dans ces constructions immenses. N'importe : on
aura sa place dans le temple, on aura contribué à la solidité de' ses
assises. Sur les monumens de Persépolis, on voit les différentes na-
tions tributaires du roi de Perse représentées par un personnage qui
porte le costume de son pays et tient entre les mains les produc-
tions de sa province pour en faire hommage au souverain. Telle
est l'humanité ; chaque nation, chaque forme intellectuelle, reli-
gieuse , morale , laisse après elle une courte expression qui en est
comme le type abrégé et expressif, et qui demeure pour représen-
ter les millions d'hommes à jamais oubliés qui ont vécu et qui sont
morts groupés autour d'elle. La science, comme toutes les autres
faces de l'œuvre humaine, doit être esquissée de cette large ma-
nière. Il ne faut pas que les résultats scientifiques soient maigre-
ment et isolément atteints ; il faut que le résultat final qui restera
dans le domaine de l'esprit humain soit extrait d'un vaste amas de
vérités particulières. De même qu'aucun homme n'est inutile dans
l'humanité, de même aucun travailleur n'est inutile dans le champ
de la science. De ce qu'on enlève f échafaudage quand l'édifice est
terminé, s'ensuit-il que ceux qui l'ont construit n'ont travaillé qu'à
une œuvre frivole et sans durée?
384 REVUE DES DEUX MONDES.
Tout a ainsi sa place dans la grande œuvre que poursuit l'es-
prit humain à travers les siècles. Le penseur ne peut rien sans le sa-
vant, le savant ne vaut quelque chose qu'en vue du penseur. L'un
et l'autre sont eux-mêmes, pour employer le style des mathémati-
ques, des fonctions dans un plus vaste ensemble , qui est le dévelop-
pement complet de la conscience du monde se faisant par l'huma-
nité. Un beau sentiment vaut une belle pensée, une belle pensée vaut
une belle action, une vie de science vaut une vie de vertu. L'homme
accompli serait celui qui pourrait être à la fois poète, philosophe,
savant, homme vertueux, et cela non pas par intervalles (il ne le
serait alors que médiocrement), mais par une intime pénétration à
tous les momens de sa vie, qui serait poète alors qu'il est philoso-
phe, philosophe alors qu'il est savant, chez qui, en un mot, tous les
élémens de l'humanité se réuniraient en une parfaite harmonie ,
comme dans l'humanité même. Le modèle de la perfection en effet
nous est donné par la nature humaine. Or la nature humaine çst à la
.fois savante, curieuse, poétique, passionnée.
Si le métaphysicien est le poète qui rend l'esprit et la vie de
tout cela, je l'admets et le couronne; mais s'il ne fait que substi-
tuer l'abstraction à la vie, je préfère le savant qui me révèle la na-
ture et l'histoire, car dans la nature et l'histoire je vois bien mieux
le divin que dans des formules abstraites d'une théodicée artificielle
et d'une ontologie sans rapports avec les faits. L'absolu de la justice
et de la raison ne se manifeste que dans l'humanité : envisagé hors de
l'humanité, cet absolu n'est qu'une abstraction; envisagé dans l'hu-
manité, il est une réalité. Et ne dites pas que la forme qu'il revêt
entre les mains de l'homme le souille et l'abaisse. Non, non; l'in-
fini n'existe que quand il revêt une forme finie. Dieu ne se voit que
dans ses incarnations. La critique, qui sait voir le divin de toute
chose, est ainsi la condition de la religion et de la philosophie épu-
rée, j'ajouterai de toute morale forte et éclairée. Ce qui élève
l'homme ne peut que l'améliorer, a La philosophie critique, dit
M. Vacherot, n'aime pas les fanatiques, comprend peu les martyrs,
et ne se pique guère d'inspirer les héros. » Qu'en savez-vous? La
force morale n'est pas le fruit d'un syllogisme. Comprendre toute
chose n'est pas tout absoudre; l'école critique attend encore qu'on
la prenne en flagrant délit de faiblesse. Son dogme est la foi au di-
vin et à la grande participation que l'homme y a. Sa morale s'ap-
puie sur le sentiment de la noblesse humaine et sur un fondement
plus sûr encore. 11 ne faut faire dépendre la morale d'aucun sys-
tème. Fiez-vous à celui qui la porte dans les besoins de sa nature,
car lors môme que l'abaissement du siècle infligerait un démenti à
la bonne opinion qu'il a de son espèce, sa propre conscience suffi-
I
AVENIR DE LA METAPHYSIQUE. 385
rait pour lui inspirer le respect de lui-même et lui faire défier le
sourire de ceux qui pensent que la vertu est toujours une jactance
ou une duperie.
Certes, si ceux qui nous blâment de n'être que les secrétaires de
l'esprit humain nous apportaient la vérité complète avec ses signes
évidens, nous n'aurions qu'à tomber à genoux et à rejeter sur le
second plan nos humbles recherches; mais une longue expérience
nous a appris que la raison seule ne crée pas la vérité. Malebranche
prêchant à l'homme de rester renfermé en lui-même pour y cher-
cher le verbe, qui lui enseignera toute chose, ne serait plus écouté.
L'homme obstinément renfermé en lui-même n'y trouvera que le
êve. Si, au lieu de dédaigner l'histoire de l'esprit humain, comme
le tableau futile de tout ce que les autres ont pensé , l'orgueilleux
oratorien eût bien voulu regarder le monde et l'humanité, combien
horizon se fût élargi! de combien de préjugés se fût-il dégagé!
11 eût vu les méandres infinis de la légende et de l'histoire; il eût
vu la trame sans fin des créations divines, et si à ce spectacle il eût
perdu sa foi étroite, il y eût gagné le sens de la vraie théologie,
qui est la science du monde et de l'humanité, la science de l'uni-
versel devenir^ aboutissant comme culte à la poésie et à l'art, et
par-dessus tout à la morale. Ltudiez donc, disons-nous à ceux qu'a-
nime encore la noble curiosité, étudiez en philosophes la chimie,
la physiologie et l'histoire. Disséquez toute vie, analysez toute sub-
stance, apprenez toute langue, comparez toute littérature; que cha-
que mot du passé nous livre tout ce qu'il recèle, que chaque coin
du sol nous rende les débris qu'il contient. Fouillez la vieille Phé-
nicie : on ne sait pas ce que cache cette terre ; interrogez en géo-
logues les plateaux de l'Asie que l'homme habita d'abord; fouillez
Suse, fouillez l'Yémen, fouillez Babylone. Qu'est-ce qu'Éden? qu'est-
ce que Saba? qu'est-ce qu'Ophir? Apprenez-moi si, après tant d'hu-
manités écroulées, la nôtre croulera à son tour, si les sages peuvent
espérer de la diriger un peu, ou bien si c'est une loi fatale d'expier
le rafiinement par la faiblesse. Dites-moi les secrets de la naissance
et de la mort, les secrets de la pierre et du métal, les secrets de la
cellule dernière où naît la vie. Qui sait si l'infini réel est aussi vaste
qu'on le suppose? Et la grande loi qui nous donnera le pouvoir sur
l'atome (quand nous l'aurons, remarquez- le, nous serons maîtres du
monde), qui sait si elle nous échappera toujours?
lïl.
11 serait injuste de dire que M. Yacherot s'est contenté de prê-
cher les avantages et les droits de la métaphysique : son livre ren-
TOME XXV. 25
S86 RETUE DES DEUX MONDES •
ferme une théodicée, développement de celle que T auteur avait déjà
esquissée dans le troisième volume de son Ecole d* Alexandrie, et
que je regarde comme la plus originale que notre pays ait produite
en notre siècle. Elle peut se résumer en cette phrase : Dieu est l'idée
du monde, et le monde la réalité de Dieu. « S'obstiner à réunir sur
im même sujet la perfection et la réalité, c'est se condamner aux
contradictions les plus palpables. Il suffit de lire saint Augustin,
Malebranche, Fénelon, Leibnitz, pour s'en convaincre. La critique
de Kant, si forte qu'elle soit, est peut-être moins décisive que 1&
spectacle de telles subtilités. Un Dieu parfait ou un Dieu réel : il
faut que la théologie choisisse. Le Dieu parfait n'est qu'un idéal;
mais c'est encore, comme tel, le plus digne objet de la théologie,
car qui dit idéal dit la plus haute et la plus pure vérité. Quant au
Dieu réel, il vit, il se développe dans l'immensité de l'espace et
dans l'éternité du temps; il nous apparaît sous la variété infinie des
formes qui le manifestent : c'est le cosmos. Avec ses imperfections
et ses lacunes, c'est encore un Dieu bien grand et bien beau pour
qui le comprend, le voit et le contemple des yeux de la science et
de la philosophie. Le panthéisme s'en contente; mais c'est la gloire
de la pensée humaine de remonter plus haut... Pour nous, le monde,
n'étant pas moins que l'être en soi lui-même, dans la série de ses
manifestations à travers l'espace et le temps, possède l'infinité, la
nécessité, l'indépendance, l'universalité et tous les attributs méta-
physiques que les théologiens réservent exclusivement à Dieu. Il est
clair dès lors qu'il se suffît à lui-même quant à son existence, à
son mouvement, à son organisation et à sa conservation, et n'a nul
besoin d'un principe hypercosmique. Or, du moment que Dieu n'est
plus conçu comme la substance ou la cause du monde, il n'y a plus
d'absurdité à le ramener à n'être plus que le suprême idéal de la
vie universelle. C'est même, à notre sens, la seule conception qui
sauve la théologie des deux écueils contre lesquels elle va heurter
tour à tour : la doctrine de la création ex nihilo et le panthéisme. »
Yoilà des formules très ingénieuses et très riches de vérité. La con-
tradiction qu'implique toute théodicée, et qu'elle implique nécessai-
rement, puisque son objet est de définir l'infini, n'a jamais été mieux
prévenue; mais il faut voir si de telles formules ont à un assez haut
degré le caractère de résultats scientifiques et acquis pour constituer
une métaphysique positive. — Et d'abord n'accordons que le dédain
aux vaines accusations d'athéisme que les esprits étroits ont toujours
élevées contre les hommes les plus religieux, parce que ceux-ci ont
craint de déroger à la majesté divine en la limitant par une formule
quelconque. Refuser de déterminer Dieu n'est pas le nier; cette ré-
serve est bien plutôt l'efTet d'une profonde piété, qui tremble de blas-
I
AVENIR DE LA METAPHYSIQUE. 387
phémer en disant ce qu'il n'est pas. On ne saurait accorder que pour
la satisfaction de quelques esprits timides le philosophe soit obligé
de se gêner en son langage, et de se retrancher un trait fort ou ex-
pressif. (( Jadis, dit très bien M. Yacherot, l'athéisme était la calom-
nie de tous les docteurs en théologie contre les philosophes qui n'ac-
ceptaient pas sans réserve le Dieu de leurs églises. Aujourd'hui que
la philosophie a rompu avec toutes les traditions de l'empirisme du
dernier siècle, les théologiens ont substitué à l'accusation d'athéisme
celle de panthéisme. Le mot spirituel de M. Cousin sur ce petit
spectre évoqué à l'usage des sacristies est d'une parfaite justesse.
Le jeu est habile en ce que la calomnie gagne en vraisemblance
sans rien perdre de sa gravité. Le panthéisme tel qu'ils le présen-
tent, moins absurde peut-être, est encore plus immoral et plus
dangereux que l'athéisme. Le premier supprime Dieu, dont les attri-
buts métaphysiques sont indifférens à la morale; le second sup-
prime la liberté et le devoir, c'est-à-dire tout ce qui fait la valeur
de la vie humaine.
Cette injuste accusation mise à part, peut-on dire que la théodi-
cée de M. Yacherot soit de nature à satisfaire toutes les exigences
de l'âme, et qu'un idéal de perfection qui a pour lui la vérité,
mais non la réalité, comme les figures abstraites des géomètres,
soit vraiment ce qu'adore l'humanité? Un fait immense donne au
premier coup d'oeil raison à M. Yacherot. La théodicée n'a aucun
fondement expérimental. L'existence et la nature d'un être ne se
prouvent que par ses actes particuliers, individuels, volontaires, et,
si la Divinité avait voulu être perçue par le sens scientifique, nous
découvririons dans le gouvernement général du monde des actes
portant le cachet de ce qui est libre et voulu ; la météorologie de-
vrait être sans cesse dérangée par l'effet des prières des hommes,
l'astronomie parfois en défaut. Or aucun cas d'une telle dérogation
n'a été scientifiquement constaté; aucun miracle ne s'est produit
devant un corps savant; tous ceux que l'on raconte ou bien sont
le fruit de l'imagination et de la légende, ou bien se sont passés
devant des témoins qui n'avaient pas les moyens nécessaires pour
se garantir des illusions et juger du caractère miraculeux d'un fait.
C'est ce que Malebranche a parfaitement résumé dans ce mot : Dieu
n'agit pas par des volontés particulières. Loin de révéler Dieu, la
nature est immorale; le bien et le mal lui sont indifférens. Jamais
avalanche ne s'est arrêtée pour ne pas écraser un honnête homme;
le soleil n'a pâli devant aucun crime; la terre boit le sang du juste
comme le sang du pécheur. L'histoire de même est un scandale per-
manent au point de vue de la morale. L'histoire, comme la nature,
révèle des lois; mais, pas plus que la nature, elle ne révèle un plan
388 REVUE DES DEUX MONDES.
tracé d'avance. Sans doute il y a de l'harmonie dans la nature : sans
<;ela elle n'existerait pas; mais, si l'on tient compte de l' infinité des
-cas, qui assure l'existence à tout ce qui est possible, et de la flexi-
bilité d'accommodation, qui fait que chaque être aspire à se mettre
en équilibre avec les conditions extérieures, on cesse de trouver
place dans le monde pour un choix à priori. Toutes les théories qui
supposaient des lois intentionnelles dans la configuration des conti-
Tiens, dans les distances des planètes, etc., se sont trouvées en dé-
faut. — Demander la Divinité à l'expérience, c'est donc s'abuser.
L'explication mécanique de la constitution du monde, telle que l'ont
conçue Descartes, Huyghens, Newton, Laplace, n'est pas complète
dans ses détails; mais elle est inébranlable dans son principe. M. Va-
cherot a eu raison de chercher, pour arriver à Dieu , une voie plus
sûre.
Mais peut-on dire que l'abstraction soit ici plus efficace que l'ex-
périence, et qu'elle suffise pour révéler à l'homme cette cause pre-
mière, dont, à vrai dire, il cherche plutôt à découvrir la nature qu'à
démontrer l'existence? Descartes, le premier, tenta cette voie, et s'y
■montra au-dessous de son génie. Mathématicien sans pareil, physi-
cien moins heureux, moraliste et psychologue de second ordre.
Descartes fut toujours un théologien fort incomplet. Égaré par ses
habitudes géométriques et la nature un peu sèche de son esprit, ne
TOyant dans le corps que l'étendue (Berkeley et Malebranche, ses
Trais disciples, furent conséquens en tirant de ses principes l'idéa-
lisme absolu), il ne comprit jamais la vie; l'histoire, la physiologie,
la chimie, les grandes sciences de notre temps, n'existèrent point
pour lui. Peut-être une vue incomplète de la nature humaine a-t-elle
également porté M. Yacherot à cette théodicée toute spéculative. Ce
qui révèle le vrai Dieu, c'est le sentiment moral. Si l'humanité n'était
qu'intelligente, elle serait athée; mais l'humanité, les grandes races
surtout, ont trouvé en elles un instinct divin, dont la force, l'origi-
nalité, la richesse éclatent dans l'histoire avec une splendeur inouie.
Le devoir, le dévouement, le sacrifice, toutes choses dont l'histoire
est pleine, sont inexplicables sans Dieu. Si l'on récuse ce grand té-
moignage de la nature, il faut être conséquent; il faut avouer que
tous les honnêtes gens ont été des dupes , il faut traiter de fous les
martyrs de tous les siècles, il faut plaindre Jésus d'être mort à
trente-trois ans; qui sait en effet s'il ne s'est pas retranché trente ou
quarante ans de vie heureuse sous les figuiers de la Galilée? Mais
soutenir cela, c'est contredire aussi formellement le témoignage de
la nature humaine que quand on nie la véracité de la perception
des sens. Dans les deux cas, la répugnance est égale, et l'esprit se
trouve placé dans la même impossibilité de douter.
I
AVENIR DE LA METAPHYSIQUE. 389
D'accord avec M. Vacherot sur l'insuffisance du déisme vulgaire,
je me sépare donc de lui sur la nature des procédés qui conviennent
à la théodicée. L'horreur instinctive de tous les grands esprits pour
les formules qui tendent à faire de Dieu quelque chose ne doit pas
nous rejeter dans l'idéalisme abstrait. Dieu est le produit de la con-
science, non de la science et de la métaphysique. Ce n'est pas la
raison, c'est le sentiment qui détermine Dieu. Voilà pourquoi l'art,
la poésie et la religion sont, en théodicée, supérieurs à la philoso-
phie. Le poète, l'artiste et l'homme pieux, en acceptant franchement
les symboles, sont en un sens plus conséquens que le philosophe ;
celui-ci en effet a la prétention de se passer de tout langage figuré,
et ne s'en passe pas en réalité, puisque les théories les plus abstraites
sur la Divinité sont des symboles à leur manière. Toute phrase appli-
quée à un objet infmi est un mythe; elle renferme dans des termes
limités et exclusifs ce qui est illimité. 11 y a certes fort loin de la
grossière imagination qui dégrade la Divinité à la formule philoso-
phique, qui cherche à l'élever au-dessus des erreurs populaires;
mais au fond l'impuissance est la même. La tentative d'expliquer
l'ineffable par des mots est aussi désespérée que celle de l'expli-
quer par des récits ou des images : la langue , condamnée à cette
torture, proteste, hurle, détonne; chaque phrase implique un hia-
tus immense. Toute proposition appliquée à Dieu est impertinente,
une seule exceptée : 11 est.
L'anthropomorphisme populaire est le grand écueil que la théo-
dicée philosophique cherche à éviter, et elle a raison; mais il est
un anthropomorphisme dont il lui est impossible de se débarrasser,
et qui est inhérent à sa tentative même : c'est l'anthropomorphisme
psychologique. Toutes les expressions dont se sert la théodicée pour
expliquer la nature et les attributs de Dieu impliquent une psycho-
logie finie. On transporte à Dieu tout ce qui dans l'homme a le ca-
ractère de la perfection, liberté, intelligence, etc., sans remarquer
que ces mots sont la négation même de l'infinité. Est-il besoin d'a-
jouter que les mots de nécessité, d'inconscience, etc., seraient en-
core bien plus absurdes? La vérité est que ces mots sont tous rela-
tifs à l'homme et n'ont pas de sens appliqués à Dieu. Fait -on Dieu
personnel , Strauss intervient et dit avec raison : « La personnalité
est un moi concentré en lui-même par opposition à un autre moi;
l'absolu au contraire est l'infini qui embrasse et contient tout, qui
par conséquent n'exclut rien. Une personnalité absolue est donc un
non-sens, une idée absurde. Dieu n'est pas une personne à côté et
au-dessus d'autres personnes... La personnalité de Dieu ne doit pas
être conçue comme individuelle, mais comme une personnalité to-
tale, universelle, et au lieu de personnifier l'absolu, il faut appren-
/
REVUE DES DEUX MONDES.
Are à le concevoir comme se personnifiant à l'infmi. » Le fait- on
impersonnel, la conscience proteste, car nous ne concevons l'exis-
tence que sous forme personnelle, et dire que Dieu est impersonnel,
c'est dire, selon notre manière de penser, qu'il n'existe pas. De ces
deux théories, l'une n'est pas vraie, l'autre n'est pas fausse. Ni l'une
ni l'autre ne porte sur un terrain solide; toutes deux impliquent une
contradiction. Osons enfin écarter comme secondaires et libres au
plus haut degré ces questions condamnées par leur exposé même à
ne recevoir jamais de solution. Osons dire qu'elles n'importent que
médiocrement à la religion. Du moment qu'on croit à la liberté, à
l'esprit, on croit à Dieu. Aimer Dieu, connaître Dieu, c'est aimer ce
qui est beau et bon, connaître ce qui est vrai. L'homme religieux est
celui qui sait trouver en tout le divin , non celui qui professe sur
la Divinité quelque aride et inintelligible formule. Le problème de la
cause suprême nous déborde et nous échappe; il se résout en poèmes
{ces poèmes sont les religions), non en lois, ou s'il faut parler ici
de lois, ce sont celles de la physique, de l'astronomie, de l'histoire,
qui seules sont les lois de l'être et ont une pleine réalité.
Je reconnais les bons côtés du déisme, et je lui accorde une place
élevée dans l'histoire de l'esprit humain; mais je ne peux admettre
qu'il soit la formule définitive où toutes les religions doivent abou-
tir et se perdre. Sa clarté apparente l'empêchera toujours d'être une
religion. Les hommes ne se rattachent entre eux que par leurs
croyances particulières. Une religion qui serait aussi claire que la
géométrie n'inspirerait ni amour ni haine. Gela seul crée un lien
entre les hommes qui implique un choix libre et personnel : plus la
vérité est évidente, moins elle est relevée; on ne se passionne que
pour ce qui est obscur, car l'évidence exclut toute option indivi-
duelle. — Cette évidence d'ailleurs est-elle de nature à mettre le
déisme à l'abri de la critique? Nullement. Le déisme a son symbole;
ses formes, pour n'avoir rien de plastique, n'en sont pas moins fort
arrêtées. Telle n'est pas la religion du philosophe critique. Il n'essaie
pas de dépouiller les ^religions de leurs dogmes particuliers ; il ne
croit pas qu'en analysant les diverses croyances, on trouverait la
vérité au fond du creuset. Une telle opération ne donnerait que le
néant et le vide, chaque chose n'ayant son prix que par la forme
particulière qui l'enveloppe et la caractérise. Mais il prend tout sym-
bole pour ce qu'il est, pour une expression particulière d'un sen-
timent qui ne saurait tromper. La vérité d'un symbole, on le com-
prend dès lors, n'est pas en raison de sa simplicité. Aux yeux du
déiste, l'islamisme devrait passer pour la meilleure des religions;
aux yeux du critique, l'islamisme est une religion très défectueuse,
qui a fait plus de mal que de bien à l'espèce humaine. Laissons les
i
AVENIR DE LA. MÉTAPHYSIQUE. 391
religions parler de Dieu, et craignons de les détruire en les simpli-
fiant. Ne nous proclamons pas supérieurs à elles; leurs formules ne
sont qu'un peu plus mythiques que les nôtres, et elles ont d'im-
menses avantages où nous n'atteindrons jamais. Une phrase est une
limite et prête à l'objection; une hymne, une harmonie n'y prêtent
pas, car elles n'ont rien de dialectique; elles ne tranchent rien de
controversable. Les dogmes des catholiques nous blessent, et leurs
vieilles églises nous enchantent. Les confessions de foi des protes-
tans ne nous satisfont guère, et la poésie austère de leur culte nous
ravit. Le vieux judaïsme ne nous plaît pas, et ses psaumes sont en-
core notre consolation. La liberté absolue des styles doit être per-
mise dans la prière. Ne serait-il pas fâcheux, parce que la musique
de Mozart est sublime, que celle de Beethoven n'existât point?
Laisser l'idée religieuse dans sa plus complète indétermination,
tenir à la fois pour ces deux propositions : 1^ « la religion sera éter-
nelle dans l'humanité, » 2° « tous les symboles religieux sont atta-
quables et périssables, » telle serait donc, si le sentiment des sages
pouvait être celui du grand nombre, la vraie théologie de notre
temps. Tous ceux qui travaillent à montrer au-delà des symboles le
sentiment pur, qui en fait l'âme, travaillent pour l'avenir. A quoi
fixerez -vous en effet la religion, si cette base immortelle ne vous
suffit point? A un fait historique où vous croirez voir les caractères
d'une révélation? Les sciences historiques protesteront et vous prou-
veront que la Divinité n'a pas été exclusivement présente à un point
de r espace et de la durée. — A un faux spiritualisme fondé sur une
notion erronée de la substance , et qui mériterait bien mieux le nom
de matérialisme, puisqu'il méconnaît ce qui réellement constitue
l'être? Les sciences physiologiques protesteront; elles vous diront
qu'elles ne voient point le moment où fâme telle que vous l'enten-
dez vient s'ajouter au corps, et que rien d'expérimental ne leur ré-
vèle une telle infusion. — Tenez-vous-en donc à ceci : L'humanité
est de nature transcendante ; quis Deits incertum est^ habitat Beus,
Ahî voilà ce qu'aucune science ne niera, ce que toute science pro-
clame. Aucune formule ne répondra jamais aux problèmes infinis de
Dieu et de la destinée de f homme : il sera toujours impossible de
dire sur ces sujets-là un mot qui ne soit absurde à sa manière; mais
ce qu'il importe de remarquer, c'est que la négation appliquée à de
tels problèmes est bien plus absurde encore. L'athéisme est en un
sens le plus grossier des anthropomorphismes. L'athée voit avec jus-
tesse que Dieu n'agit pas en ce monde à la façon d'un homme; il en
conclut qu'il n'existe pas; il croirait s'il voyait un miracle, en d'au-
tres termes, si Dieu agissait comme force finie en vue d'un but dé-
terminé. Le matérialisme systématique est de même une flagrante
contradiction, puisque, pour rabaisser la nature humaine, il exerce
392 REVUE DES DEUX MONDES.
justement les vertus et les facultés qui font la noblesse de cette na-
ture, l'amour désintéressé du vrai, la passion du savoir et les pro-
cédés les plus relevés du jugement et de la raison.
En résumé, ce qui sort de l'histoire de la religion et de la philo-
sophie, ce n'est pas une série d'aphorismes, comme le voudraient les
éclectiques superficiels. Si les vérités morales étaient des résultats
mathématiquement démontrés, elles perdraient tout leur prix ; elles
cesseraient même d'être morales, puisqu'il n'y aurait pas plus de
mérite à les croire qu'à croire la géométrie et à s'arrêter devant le
code pénal. Il faut admettre ce qui est obscur comme obscur. L'obscur
est ce qui nous dépasse, et s'impose à nous en nous délassant. Ce
qui est simplement ajDSurde n'est pas obscur. Si la religion était une
pure chimère, il y a longtemps qu'elle aurait disparu; si elle était
susceptible d'une formule définitive, il y a. longtemps que cette for-
mule serait trouvée. Il en faut dire autant de la philosophie : elle est
un signe entre tant d'autres, un témoin, quoique non le plus éclatant,
de ce mystère infini que nous entrevoyons dans un nuage, et sur le-
quel il sera toujours aussi impossible à l'homme de se satisfaire que
d'abdiquer la recherche. La gloire de la philosophie n'est pas de ré-
soudre le problème, mais de le poser, car le poser, c'est en attester
la réalité , et c'est là tout ce que peut l'homme en une matière où,
par la nature même du sujet, il ne peut posséder que des lambeaux
de vérité.
0 Père céleste, j'ignore ce que tu nous réserves. Cette foi, que tu
ne nous permets pas d'^acer de nos cœurs, est-elle une consolation
que tu as ménagée pour nous rendre supportable notre destinée
fragile? Est-ce là une bienfaisante illusion que ta pitié a savamment
combinée , ou bien un instinct profond , une révélation qui suffit à
ceux qui en sont dignes? Est-ce le désespoir qui a raison, et la vérité
serait- elle triste? Tu n'as pas voulu que ces doutes reçussent une
claire réponse, afin que la foi au bien ne restât pas sans mérite, et
que la vertu ne fût pas un calcul. Une claire révélation eût assimilé
l'âme noble à l'âme vulgaire; l'évidence en pareille matière eût été
une atteinte à notre liberté. C'est de nos dispositions intérieures
que tu as voulu faire dépendre notre foi. Dans tout ce qui est objet
de science et de discussion rationnelle, tu as livré la vérité aux plus
ingénieux; dans l'ordre moral et religieux, tu as jugé qu'elle devait
appartenir aux meilleurs. Il eût été inique que le génie et l'esprit
constituassent ici un privilège, et que les croyances qui doivent être
le bien commun de tous fussent le fruit d'un raisonnement plus ou
moins bien conduit, de recherches plus ou moins favorisées. Sois
béni pour ton mystère, béni pour t'être caché, béni pour avoir ré-
servé la pleine liberté de nos cœurs !
Ernest Renan.
SCÈNES ET SOUVENIRS
DU
BAS-LANGUEDOC
LES FIANCES DE LA GARDIOLE.
Il n'est personne dans le Bas-Languedoc qui n'ait entendu parler
des garrigues, et particulièrement des garrigues de la Gardiole. On
nomme ainsi une petite chaîne de montagnes dénudées, qui dresse
entre Frontignan et Montpellier ses cimes rocailleuses et stériles.
Les collines de la Gardiole dominent d'un côté le majestueux bassin
de la Méditerranée, de l'autre la riche plaine de Launac. Au pre-
mier aspect, elles forment un ensemble triste et sévère. Observées
de plus près, elles offrent des beautés pittoresques et des richesses
naturelles qu'on ne pouvait d'abord soupçonner. On respire sur ces
plateaux une brise tonique imprégnée des vivifiantes émanations de
la mer; çà et là un gazon fm et ras, bien connu des habitans sous le
nom de baou, étale ses petites touffes sur le roc, au grand conten-
tement des moutons et des chèvres, qui recherchent à l'envi cette
graminée appétissante. Quelques plantes aromatiques, les aspho-
dèles, les sarriettes, l'aspic, Isl fri goule ou thym, quelques arbris-
seaux, les genévriers, les lentisques, les genêts, et surtout les gar~
59A REVUE DES DEUX MONDES.
rigs (1), couvrent la lande inculte de leur végétation parfumée. De
petites sources murmurent au fond de grottes mystérieuses. Dans
ces solitudes privilégiées qui ne connaissent point l'hiver, tout exhale
des senteurs balsamiques, jusqu'aux cailloux, qui reçoivent tour à
tour les morsures de la tramontane (vent du nord), les rayons du so-
leil, le sel de la mer et la poussière fécondante des plantes aroriiati-
ques. Les plantes participent de la vie robuste du pays; elles crois-
sent, sans connaître la protection de l'ombre ni la fraîcheur de la
rosée, tantôt sur les flancs d'une colline ravinée, tantôt le long
d'une lande pierreuse. Il est telles de ces fleurs qui, semblables à
des plumes légères, s'envolent à la moindre brise et disséminent
partout leurs germes fécondans ; on en voit qui, revêtues d'écaillés,
entre-choquent leurs grappes brillantes et sonores comme des casta-
gnettes lilliputiennes. Celles-là ressemblent à de petits balais, celles-
ci ont la forme de nids d'oiseaux, et servent de refuge pendant la
nuit à tout un peuple microscopique. Les vents impétueux du prin-
temps, les cavaliers, si redoutés dans les plaines cultivées, si fu-
nestes aux oliviers, aux vignes, aux épis, sont au contraire bienfai-
sans pour ces plantes agrestes; les cistes et le fenouil se retrempent
dans les mêmes souflles implacables que le laboureur et le vigneron
maudissent comme un fléau. Tel est l'aspect des garrigues de la
Gardiole, tels sont aussi quelques-uns des charmans détails qu'on
y découvre quand on ne se borne pas à les traverser, quand on a le
courage de s'y arrêter plus d'un jour.
Bûcherons de ces coteaux pelés, les garrigaires sont les pauvres
de la contrée. Ils forment une tribu spéciale à laquelle ces landes
sauvages servent de royaume, sans que personne songe à leur en
contester la possession, car les paysans regardent les garrigues
comme le bien naturel des indigens. Seuls à ne rien posséder dans
un pays où chacun a son coin de terre, les garrigaires peuvent ainsi
jouir d'une espèce de domaine commun. La liberté et le grand air
sont pour eux les premiers des biens. Ils partent au point du jour
pour leurs collines pierreuses, et n'en reviennent qu'après le cou-
cher du soleil. Ayant peu de rapports avec le reste des villageois,
ils sont considérés comme une peuplade à demi sauvage : un paysan
vis-à-vis d'un garrigaire est aussi convaincu de sa supériorité
qu'un bourgeois vis-à-vis d'un vagabond. Frappés par la même
misère, réunis par le même intérêt et obéissant aux mêmes cou-
tumes, les bûcherons de la Gardiole vivent et se marient entre eux.
Leurs journées se passent à recueillir, aidés de leurs femmes et de
(1) Tel est le nom donné au chêne épineux, appelé aussi porte-kermès, et qui fournit
en effet le kermès végétal, autrefois employé par les teinturiers.
SCÈNES ET SOUVENIRS DU BAS-LANGUEDOC. S95
leurs enfans, les agrestes trésors de la lande. Arrivés sur les col-
lines, les uns arrachent à grands coups de pioche les chênes épineux
qui croissent sur les rochers; les autres (ce sont les femmes) déta-
chent à l'aide d'un marteau l'écorce des racines du même arbuste
pour la vendre aux tanneurs. Le produit de la récolte journalière est
rapporté dans de grands sacs chargés sur des ânes, fidèles compa-
gnons de la tribu. Ceux qui ont habité les villages voisins des garri-
gues ont dû garder le souvenir de ces troupes d'hommes, de femmes,
d' enfans, qu'on voit revenir chaque soir, portant de grandes gerbes
de thym. Tous reviennent alertes et bruyans comme ils étaient partis,
seulement leurs habits sont imprégnés de senteurs aromatiques, et
tout colorés de cette rouge poussière qui s'échappe des racines du
chêne épineux.
Une seule cause de trouble pèse sur cette existence uniforme.
Chaque année, la conscription enlève à la forte race des garrigaires
ses rejetons les plus vigoureux. Les riches paysans de la plaine ont
un éloignement marqué pour la carrière militaire ; aussi ne man-
quent-ils jamais de consacrer leurs épargnes à faire l'achat d'un
remplaçant. Trop pauvres pour rien amasser, les garrigaires sont
donc les seuls soldats que fournit la contrée ; mais leur vie et leur
bonheur semblent attachés à leurs collines, et c'est avec désespoir
qu'ils disent adieu au désert pierreux dont l'atmosphère vivifiante
a bercé leur jeunesse. Sous le drapeau même, une sorte de fraternité
mystérieuse s'établit entre les garrigaires; les enfans de la lande
se reconnaissent bien vite et conservent au régiment les liens de
la tribu.
Il y a peu d'années, un de ces malheureux garrigaires était re-
venu au pays après avoir fait son temps de service; il allait deve-
nir père. Le pauvre homme ne possédait pas même un âne pour
rapporter le soir au village son butin de chêne épineux. Sa femme,
la brune Sicardoiine (1) , déjà arrondie par son doux fardeau , l'ac-
compagnait tous les jours vaillamment sur la colline. Cependant,
malgré un travail opiniâtre, le ménage n'avait pu encore faire l'em-
plette d'un berceau ni de langes pour recevoir le nouveau-né. Un
jour, rassemblant tout son courage, le garrigaire prit la résolution
désespérée d'aller travailler aux salines de Frontignan. C'était l'épo-
que de la levée du sel ; on payait largement les ouvriers : au bout
de quelques semaines, il pouvait être de retour avec un petit pécule.
Sa femme pleura et voulut en vain le retenir. — Tu sais bien qu'on
ne revient guère de ce pays fiévreux, dit-elle: pécaire, je ne te re-
(1) Sicardoune est le féminin de Sicard. Dans le midi, les fils des paysans ne sont
pas seuls à porter le nom paternel ; on le féminise pour les filles , qui le conservent
même après leur mariage.
396 REVUE DES DEUX MONDES.
verrai plus! — Ces tristes paroles étaient une prédiction. Le garri-
gaire partit et ne revint pas. Saisi par une de ces fièvres malignes
qui désolent les abords de Frontignan, il mourut sur le sable brû-
lant de la plage. La Sicar donne en devint à moitié folle, et chacun
crut que son enfant serait victime d'une si violente douleur. Ce-
pendant les tressaillemens de son sein, en lui disant qu'elle serait
bientôt mère, lui donnèrent la force de surmonter son chagrin, et
elle reprit courageusement le chemin de la Gardiole. Les efforts de
la courageuse femme ne restèrent point stériles. Quelques orages
avaient amolli le sol et rendu moins pénible l'extraction des racines
du chêne épineux. D'un autre côté, les garrigaires ^ qui savaient
bien que la secourir autrement serait l'humilier, se trouvaient comme
par hasard tour à tour sur son chemin, pour la soulager de son faix
et le mettre sur le bât de leur âne. Elle ne reprenait son fagot qu'à
l'entrée du village. — Il est bien lourd en effet, — disait -elle. Et
elle rentrait dans sa masure, toute fière de sa journée, sans s'aper-
cevoir que son butin s'était doublé en route.
La colline où la pauvre veuve venait chaque jour établir son pe-
tit campement s'appelle la garrigue de Saint-Félix; elle tire son
nom d'un ancien monastère dont les ruines sont une des curiosités
de la Gardiole. Dans cette partie de la contrée, moins haute que les
mamelons qui l'entourent, abritée du mistral (vent du sud) et peu
ravinée par les torrens, la garrigaire trouvait en plus grand nombre
qu'ailleurs des racines séculaires , derniers vestiges de la forêt qui
recouvrit autrefois ces montagnes. Bien que délabrées, les mu-
railles de l'église de l'ancien cloître lui offraient un abri contre les
orages; l'eau toujours fraîche de la citerne de l'abbaye la désalté-
rait aux jours des grandes chaleurs. Libre et solitaire , elle avait là
enfin la triste consolation de pouvoir pleurer.
C'était un heureux hasard qui avait désigné à la Sicardoune cet
emplacement. Les ruines de Saint-Félix servaient en effet d'habita-
tion à un homme qui devait donner un second père à l'enfant dont
elle attendait la naissance. Cet homme était un vieillard connu sous
le surnom caractéristique de Pitançoii, qui rappelait l'époque où ses
parens, contraints par la misère, lui mesuraient à regret la nourri-
ture. Devenu grand et fort, il avait dû partir pour l'armée. On était
au commencement du premier empire; enflammé, dès sa première
campagne, de cette ardeur martiale qui brûlait alors dans tant de
poitrines, Pitançou se distingua parmi les plus braves et devint bien-
tôt le sergent Pitance. L'odeur de la poudre, le bruit du canon,
l'éclat des uniformes, les dangers de la guerre, lui parurent dès lors
autrement séduisans que le^lésert pierreux de la Gardiole, et lorsque
le temps de son service militaire fut révolu, au lieu de rentrer dans
I
SCÈNES ET SOUVENIRS DU BAS-LANGUEDOC. 397
son village, il resta à l'armée. Cependant, après le retour des Bour-
bons, son corps ayant été licencié. Pitance revint à ses garrigues. La
consolation du soldat fut de raconter ses campagnes et de boire à la
santé de son général; mais la première curiosité satisfaite, on laissa
le sergent vider tout seul son verre de carthagcne et exalter la bra-
voure de la vieille garde ; son enthousiasme guerrier, si exception-
nel dans un pays où la carrière militaire ne provoque rien moins que
de la sympathie, fut regardé comme une monomanie étrange.
Lorsqu'il eut dissipé ses dernières économies au cabaret du vil-
lage, Pitance s'arrangea une retraite dans les ruines de Saint-Félix.
Il défricha le sol autour du cloître, y planta de la vigne et des lé-
gumes, et, pour se mettre mieux à l'abri des importuns, il entoura
sa conquête d'un double mur en pierres sèches. Il allait vendre ses
récoltes à Gigean, grand et beau village assis au pied de la Gardiole,
et trouva ainsi de quoi vivre dans ce petit domaine disputé aux
cailloux. Un jour pourtant. Pitance reconnut avec tristesse que ses
ressources devenaient insuffisantes , car sa capote de soldat tombait
en lambeaux et sa tirelire ne contenait que quelques sous, produit
de la vente de ses derniers oignons ; mais il aima mieux croiser sur
sa poitrine sa pauvre redingote déchirée que de reprendre la veste
du garrigaire. IN' avait-il pas juré de vivre et de mourir avec son
habit de bataille? Afin de pouvoir renouveler son uniforme, le
vieillard, renonçant à la vie sédentaire, se fit distillateur ambulant.
On vit alors Pitance aller à travers le pays, de garrigue en garrigue
et de maison en maison, suivi du seul être vivant qu'il eût retrouvé
au foyer paternel, c'est-à-dire d'un vieux roussin portant son alam-
bic. L'ancien soldat avait appris bien des choses dans le cours de
sa vie. Lorsque dans ses excursions il rencontrait un miol (mulet)
fourbu, un enfant pleurant de la piqûre d'un frelon, un détartreur (1)
blessé par son couperet, il pansait, prêchait, conseillait si bien les
uns et les autres, qu'en reprenant la bride de son âne, il les laissait
tous guéris ou satisfaits. On le surnomma Yestarloga (astrologue),
car, disait-on, il connaissait l'avenir aussi bien que le passé, et les
secrètes vertus des plantes en même temps que la science des as-
tres. Un jour pourtant, on ne vit plus le sergent descendre la gar-
rigue avec son uniforme en haillons, son alambic, son âne, ses
gerbes aromatiques et ses graves conseils, car ce jour-là Pitance, la
bourse suffisamment garnie, s'était dirigé vers Montpellier. Le même
soir, il en revenait triomphalement enveloppé d'une capote neuve.
Sa plus grande ambition, celle d'être vêtu comme au temps de sa
carrière militaire, étant ainsi réalisée, l'ancien soldat, renonçant à
'(1) On appelle ainsi les ouvriers qui détachent le tartre de l'intérieur des foudres.
3Ô8 REVUE DES DEUX MONDES.
la chimie champêtre, ne quitta plus son petit domaine de Saint-
Félix.
Cependant un berceau d'osier avait pris place au pied du lit de la
Sicardoiine y et quelques langes grossiers étaient plies à côté des
habits du défunt, pour recevoir l'enfant qui devait être la consola-
tion de la veuve. La veille de l'Assomption, il plut beaucoup, et la
garrigairej désirant mettre à profit un temps favorable à l'extrac-
tion du chêne épineux, s'achemina le lendemain, avant le jour, vers
la Gardiole. Elle y arriva comme le soleil mirait ses premiers feux dans
les gouttelettes de pluie suspendues aux buissons. Je ne sais com-
ment il se fit que la veuve se rappela tout à coup que l'Assomption
était un jour de fête, qu'il fallait célébrer en s' abstenant du travail de
la semaine. Mettant donc de côté sa trinca (pioche), elle se contenta
d'arracher çà et là des frigonles (tiges de thym) pour alimenter son
foyer pendant l*hiver. Habituée à un rude labeur, la Sicardouney
qui considérait cette facile besogne comme une sorte de distraction,
allait joindre des cistes et de V aspic à sa provision de thym, lors-
que, prise soudainement de douleurs aiguës, elle s'affaissa près d'un
rocher. Quelques instans après, la garrigaîre devenait mère d'une
jolie petite fille dont une gerbe de frigoule fut le premier berceau.
Vers la fin du jour, portant son enfant dans les bras, la Sicar-
donne se leva péniblement pour reprendre le chemin du village;
mais la pauvre femme était si faible qu'elle retomba sur la terre.
Dans le lointain résonnaient les chants des garrigaîres qui reve-
naient de leur travail ; ils descendaient bruyamment le petit sentier
où d'ordinaire la veuve les attendait avec son fagot. Elle les appela,
mais sans pouvoir se faire entendre. L'enfant, à peine emmaillotté
dans le tablier et le fichu de sa mère , grelottait à la fraîcheur du
soir. Tout en le serrant contre son sein, la Sicardoune sentit ses
forces l'abandonner. Heureusement un secours inespéré lui arriva
dans ce moment suprême. Après s'être occupé tout le jour à greffer
les figuiers sauvages qui s'élèvent entre les fentes des plus hautes
murailles du cloître, Yestarloga descendait les marches disjointes
des ruines de Saint-Félix. Il crut entendre des gémissemens. Il écouta
avec attention, et bientôt, s' étant dirigé du côté d'où partaient les
plaintes, il arriva près de la Sicardoune^ qui se mourait en tâchant
de réchauffer son nouveau -né. Le visage décoloré de la pauvre
mère s'illumina d'un éclair de joie, et tendant son enfant à Pitance :
— Elle va se trouver orpheline, dit-elle ; vous êtes seul comme elle,
le ciel vous la donne pour fille...
Et pendant que son nouveau-né criait sur son sein, la Sicar-
doune expira.
Pitance et les garrigaîres de la Gardiole accompagnèrent seuls
I
SCÈNES ET SOUVENIRS DU BAS-LANGUEDOC. 399
le pauvre convoi de la veuve. Ce ne fut qu'avec peine et en se coti-
sant qu'ils purent en acquitter les frais. Tandis que le précom du
village jetait sur la fosse les dernières pelletées de terre, Vestar-
loga^ prenant dans ses bras l'orpheline, qu'on avait couchée sur la
bière, déclara l'adopter, et jura de remplir fidèlement le dernier
vœu de la Sicardoune, — Elle s'appellera la Frigoulelie en souvenir
de sa naissance au milieu de la garrigue et de la gerbe de frigoule
qui lui a servi de berceau, dit-il.
Et, suivi d'une chèvre qui devait servir de nourrice, Pitance, avec
l'enfant roulé dans un pan de sa capote, remonta la colline au haut
de laquelle s'élevait sa pittoresque retraite.
II.
Les ruines qui servaient de gîte à Xestarloga étaient celles du cloî-
tre de Saint-Félix- de-Monceau, fondé vers le xi*^ siècle et abandonné
par les religieuses vers le milieu du xviii®. Dans l'église se trouve
encore la voûte du iriforium-^ c'était la tribune où les bénédictines
de Saint-Félix se réunissaient pour la prière. L'élévation graduelle
des terres avait transformé le triforium en souterrain. Dans ce ré-
duit assez misérable, le vieux sergent avait commencé par étaler
une couverture sur une botte de paille : ce lit grossier, souvenir de
la vie des camps, lui suffisait; mais dès que le berceau de la Fri-
goulette fut placé dans l'ancienne tribune des bénédictines de Saint-
Félix, l'aspect de ce triste asile ne tarda pas à se transformer.
Pitance commença par débarrasser l'église de toutes les pierres
qu'on y avait entassées; il s'en servit pour élever de nouveaux murs
autour de ses défrichemens, ce qui donnait de loin à la colline l'air
d'un véritable labyrinthe. 11 abattit, bien qu'en soupirant, quelques
figuiers; mais ne fallait-il pas du jour à la petite créature à laquelle
il allait servir de père? Or Yestarloga n'avait plus qu'une idée, c'é-
tait de rendre heureux son enfant d'adoption. De joyeux rayons de
soleil glissèrent donc dans le triforium déblayé ; quelques meubles
grossiers en bois de noyer entourèrent le berceau; des nids d'oi-
seaux, des coquilles et des fleurs y furent apportés en guise de
jouets, et le bruit de petits sabots résonnant sur les dalles du cloître
interrompit bientôt le chant monotone des rainettes de la citerne.
Lorsque la Frigoulette eut quatre ans , Pitance commença à lui
raconter l'histoire de ses campagnes. Les enfans aiment à entendre
les mêmes récits, et lorsque le soir la petite fille, sautant sur ses
genoux et lui donnant sa pipe et son tabac, s'apprêtait à l'écouter,
le vieux soldat se sentait délassé de ses fatigues. Gourant tout le
jour au soleil, grimpant partout où grimpait sa chèvre, libre comme
AOO REVUE DES DEUX MONDES.
l'oiseau, joyeuse comme le printemps, l'orpheline atteignit sa quin-
zième année sans connaître et sans désirer une autre existence que
celle qui s'écoulait sur sa garrigue déserte. Le visage de la Frigou-
lette offrait une étrange harmonie : c'était une même teinte dorée
et comme lumineuse qui, répandue sur toute sa personne, donnait
à son teint un éclat saisissant, à sa chevelure les reflets de l'ambre,
il ses yeux des jets d'étincelle. Ces tons si chauds et si vigoureux,
unis à une grande délicatesse de traits, rendaient séduisante l'en-
fant des garrigues. Petite, déjà un peu forte, mais bien prise dans
sa taille, ses moindres gestes annonçaient de la résolution et de la
vivacité, et si le calme régnait encore dans son cœur, on devinait
que la passion ne tarderait pas à s'y éveiller.
Pendant que l'enfant de la Sicar donne devenait ainsi une belle
jeune fdle. Pitance vieillissait doucement, sans songer que sa vie
pourrait changer d'un jour à l'autre. Déjà la Frigoulette, au lieu de
sauter sur les genoux de son père adoptif en lui demandant une his-
toire, courait volontiers le soir à la rencontre des garrigaires. Elle
avait prié plusieurs fois Vestarloga de l'emmener avec lui à Fronti-
gnan ou à Mireval, et dans le triforium un miroir apparut un jour
au pied du lit de la jeune fdle.
L'abbaye ruinée de Saint-Félix est voisine d'un gouffre dans le-
quel, pendant les années de grande sécheresse, les habitans de Gi-
gean allaient autrefois jeter une petite figurine de plomb qui avait
le pouvoir, disaient-ils, de faire cesser le fléau. Une procession spé-
ciale escortait la figurine, et la cérémonie s'accomplissait avec une
certaine pompe rustique. Or, vers le milieu de l'été où l'orpheline
atteignit ses quinze ans, les villageois, inquiets d'une sécheresse
prolongée, se mirent en devoir d'accomplir le pèlerinage de Pîerre-
Tintante (ainsi s'appelle le gouffre de Saint-Félix). Les garrigaires
assurent, dans leur naïveté, que ce trou est insondable, et que, tra-
versant toute l'épaisseur du globe, il aboutit à nos antipodes. La
procession de Pierre-Tintante, qui ne se renouvelait que fort rare-
ment, était un véritable événement pour le village. Depuis huit
jours, on ne s'entretenait que de cette solennité, et chacun s'y pré-
parait avec ardeur. Les jeunes filles arrangeaient déjà leurs robes
blanches et leurs voiles de gaze, les garçons leurs sacs de pénitens
et leurs encensoirs argentés; le curé avait fait emplette d'une étole
neuve, et les dévotes avaient ajouté de beaux panaches blancs au
dais de la paroisse.
ha Fngoulctte seule ignorait la fête dont il était tant question.
Depuis quelques jours, au lieu de descendre à Gigean, elle allait,
vers midi, s'asseoir sur les ruines d'un aqueduc de l'époque carlo-
vingienne, dont le ciment rougit encore le sol qui entoure Pierre-
SCÈNES ET SOUVENIRS DU BAS-LANGUEDOC. hOl
Tintante. Elle restait là, le regard fixé vers une petite grotte, rendez-
vous de quelques garrigaïrcs qui s'y retrouvaient à l'heure du ré~
cate (repas de midi). Parmi eux, un jeune homme au teint bronzé,
à la taille vigoureuse et souple, se faisait remarquer par sa bonne
mine et sa gaieté. On l'appelait Brunélou. Depuis les beaux jours,,
bien que ce ne fût guère son chemin, il s'en revenait au village en.
passant par Saint-Félix. La Frigoulette lui souriait en tricotant de-
vant les ruines, et la route eût-elle été plus longue encore, le jeune
garrigaïre n'aurait point hésité à la prendre.
Lorsque la procession de Gigean arriva à Pierre-Tintanle^ l'orphe-
line, assise sur la roche rougeâtre qui domine ce gouffre, regardait
la grotte avec anxiété, car bien que XAngclus eût été sonné depuis
longtemps, Brunélou n'avait point encore paru au rccaie de la tribu.
Dans sa préoccupation, la jeune fille ne vit le brillant cortège que
lorsqu'il défila au pied de la colline. Obéissant à un mouvement
spontané, elle se mêla pieusement aux rangs de la procession; mais,
quel supplice pour l'enfant des garrigues de marcher ainsi douce-
ment et les yeux baissés ! Devant elle, la file des pénitens villageois,
le capuchon rabattu sur le visage, comme aux jours de grande cé-
rémonie, faisait voltiger dans l'air ses encensoirs et ses parfums..
Attirés par je ne sais quel mystérieux aimant, les yeux de la jeune
fille s'attachaient avec obstination sur un des pénitens. Celui qu'elle
observait ainsi releva tout à coup la tête et dirigea sur l'orpheline le&
deux trous qui servaient de fenêtres à ses yeux : un lumineux rayon
sembla jaillir de ces ouvertures, et la Frigoulette tressaillit vive-
ment. Elle ne s'était pas trompée, le pénitent était Brunélou, et, les
joues colorées d'une pudique rougeur, elle suivit, sans oser de nou-
veau lever les yeux, la marche des fidèles. Seulement, lorsque la.
procession dut revenir à Gigean, et qu'il fallut la quitter pour re-
monter à Saint-Félix, la jeune fille, ne pouvant réprimer l'élan de
son cœur, se retourna plusieurs fois pour envoyer un dernier adieui
au jeune pénitent qui descendait la colline en faisant briller au so-
leil sa cassolette argentée.
Pitance, debout devant sa vigne, avait assisté de loin à cette pe-
tite scène. Il soupira en pensant qu'une vie nouvelle allait se révéler
à l'orpheline, et que les ruines de Saint-Félix, la vieille chèvre et le
labyrinthe de pierre seraient bientôt peut-être oubliés par elle. Vers
le soir, le calme et le silence étaient rendus à la garrigue ; le soleil
empourprait la grande roche de Pierre-T intante, la chèvre dormait
près d'un mur, Yestarloga sardait les dernières mauvaises herbes
de sa vigne, et la Frigoulette était accoudée sur l'aqueduc carlo-
vingien ; mais elle n'y était plus seule : près d'elle, la silhouette vi-
goureuse de Brunélou se dessinait sur le ciel radieux du couchant,.
TOME XXV. 26
/l02 REVUE DES DEUX MONDES.
— Je suis tout heureux, disait le jeune homme à l'orpheline, vous
m'avez ceconnu sous mon sac de pénitent. Nos mères sont mortes la
même année, et mon père Brunel était aux salines avec le vôtre. Je
sais travailler et nous nous aimons. En attendant que nous puissions
faire un bon ménage de garrigaîres^ nous pouvons former un joyeux
couple de fringaîres (amoureux).
Pitance, qui revenait son faix sous le bras, fronça d'abord le sour-
cil à l'idée de cette amourette, qui , en devenant sérieuse, menaçait
de déranger bientôt l'harmonie de sa vie. Il essaya de la combattre
en disant qu'il avait la responsabilité de la conduite et du bonheur
de la Frigoulette^ et qu'il la trouvait trop jeune pour songer au ma-
riage; mais les jeunes gens lui répondirent qu'à l'exemple de la
plupart des paysans ils étaient disposés à rester de longues années
simples fringaîres. Les coutumes traditionnelles sont les véritables
lois du village, et Yestarloga se vit forcé d'écouter, comme témoin
officiel, le premier tutoiement que les fiancés s'empressèrent d'é-
changer devant lui.
Un mois après la procession de Pierre-Tîntante, on aurait eu bien
de la peine à reconnaître dans la Frigoulette l'insouciante enfant de
Saint-Félix. Plus de courses folles à travers la colline, plus de jeux
avec la vieille chèvre. Le lendemain de la procession, l'orpheline, en
remplaçant la cagnote d'indienne de la fillette par le bonnet à den-
telle de la jeune fille, avait commencé une vie nouvelle. Par un de
ces contrastes fréquens dans les organisations méridionales , cette
âme ardente, douée d'une raison précoce, pensa au devoir le jour
où la passion entra dans son cœur; l'idée du travail se mêla désor-
mais à celle du plaisir, celle du mariage à celle de l'amour, et un
soir, au retour de la danse, la Frigoulette annonça à son père adop-
tif qu elle allait dès le lendemain prendre la trinca de sa pauvre
mère et se joindre aux garrigaîres ^ afin d'amasser sa petite dot.
Uestarloga resta donc seul tout le jour, dans un assez triste tête-à-
tête avec sa vieille chèvre. — Ne vaudrait-il pas mieux pour la Fri-
goulette ^ se disait Pitance, m' aider tranquillement à arrondir ce do-
maine, qui sera le sien? Pourquoi donc va-t-elle se meurtrir les
mains et se déchirer la jupe à écorcer le garrig de son fringaîre?
— Mais lorsque le soir, son fagot sur la tête, la jeune fille revenait
en redisant le refrain qu'avait chanté Brunel, le pauvre Pitance com-
prenait que, partagé par l'amour, tout travail est un bonheur.
Saint-Félix ne tarda pas non plus à changer d'aspect. De jeunes
garrigaîresy récentes amies de la Frigoulette^ firent résonner les
ruines sonores des frais éclats de leurs voix joyeuses ; des colpor-
teurs y arrivèrent tour à tour pour essayer de tenter par leurs ru-
bans et leurs dentelles la coquetterie de la nouvelle promise. La
SCÈNES ET SOUVENIRS DU BAS-LANGUEDOC. AOS
vieille chèvre était morte, et sa dernière chevrette, la tchouna (1),
cabriolait sur les murs du labyrinthe de ruines que le vieux sergent
appelait son domaine. La Frigoulette conservait d'ordinaire le cos-
tume de toile dç sa tribu; en revanche, on la voyait les jours de fête
descendre la colline les épaules enveloppées d'un grand châle, la
tête couverte d''un bonnet à fleurs, les pieds cachés par une jupe
trop longue, et la taille serrée dans un corset baleiné. Elle perdait
ainsi beaucoup de sa grâce et de sa beauté ; mais elle obéissait à ce
désir immodéré qu'éprouve toute jeune garrigaire de se métamor-
phoser quelquefois en grisette, afin de pouvoir se mêler sans rougir
aux danses et aux promenades des villageoises. Ces pauvres filles
dépensent souvent les revenus du travail de toute une année pour
cette toilette ridicule, qui, sans réussir à efiacer leur type caracté-
ristique, leur enlève tout cachet d'originalité. Si alertes et si pro-
vocantes avec le grand chapeau, le jupon court et la basquine au
vent, ces brunes paysannes deviennent pour la plupart gauches,
empruntées et vulgaires sous les rubans et les bijoux. Heureuse-
ment la Frigoulette était si gracieuse, elle savait si bien se draper
dans son châle, faire onduler sa robe et voltiger les nœuds de son
bonnet, que Brunélou se sentait tout fier de la promener sur le che-
min du petit village de Montbazin.
C'est sur ce chemin poudreux que les amoureux du pays se don-
nent rendez-vous le dimanche, s'attendent, se retrouvent et babil-
lent ensemble. C'est un lieu béni par l'amour. Là tout fringaîre
peut faire en liberté la cour à sa promise, car cette route qui sépare
Gigean de Montbazin est le Greina-Green des garrigaïres. Seule-
ment, au lieu d'une forge enfumée, c'est le moulin frais et fleuri
de Jufïet qui est le but du voyage, et la bénédiction du ministre
d'emprunt est remplacée ici par des sermens d'amour que l'eau
semble redire en murmurant. Le seuil des murs délabrés d'un vieil
arceau qui s'élève à l'entrée du village est pour les parens un véri-
table observatoire, car du haut des quelques marches disjointes qui
supportent cette petite voûte de pierre, ils peuvent suivre du regard
la promenade des fringaîres. Quelques granns (aïeules) y épluchent
les fruits et les légumes destinés à leurs coiifiments (2), tout en sur-
veillant les premiers pas des jeunes filles sur le chemin de Juffet;
les pères y fument leur pipe et y froncent le sourcil en regardant au
loin; les enfans interrompent leurs jeux pour découvrir un nouveau
couple; les dévotes passent rapidement et les yeux baissés; quel-
ques vieilles filles soupirent à la vue des jeunes et jolies promises
(1) Nom que les garrigaires donnent à leur chèvre.
(2) Confiture dont le moût de raisin est la base.
JiOA REVUE DES DEUX 3I0NDES.
suspendues au bras de leur fiancé, et les mères prudentes y font
sentinelle, afin d'empêcher fille ou garçon de franchir cette limite.
Fidèle à l'usage qui exige que tout couple amoureux soit sous la
surveillance d'un mentor, Pitance accompagnait la Frigouleite jus-
qu'à l'arceau, et tandis que le bonnet rose de l'orpheline s'agitait
sur la route de JufTet, le profil du vieux soldat se dessinait immo-
bile sur un des gradins de la porte du village. Libres et passionnés,
les garrigaïres^ qui sembleraient entraînés par leur genre de vie à
ime certaine légèreté de mœurs, sont au contraire pleins de rete-
nue. Par un scrupule dont il est facile de saisir toute la délicatesse,
il n'y a point d'amour sur les landes incultes des garrigues, il n'y
a que le travail. Les fringaires ne se voient que sur le chemin de
Juffet. La Frigouleite et Brunélou, qui se trouvaient si souvent seuls
sur la colline, se sentaient aussi émus sur la route de Montbazin
que s'il se fût agi d'une première entrevue. Tantôt ils couraient, et,
cachés dans la poussière qu'ils soulevaient autour d'eux, ils se pen-
chaient l'un vers l'autre pour se dire à demi-voix qu'ils s'aimeraient
toujours. D'autres fois ils essayaient d'échapper à une chaîne de
fillettes malicieuses, et demandaient au grand noyer de JufTet de les
abriter sous ses rameaux tutélaires. Ils reprenaient leur course au
moindre bruit de pas ; mais quels francs éclats de rire , lorsque les
nouveaux arrivans étaient des fringaires poursuivis comme eux! Le
noyer était large et discret; tous ensemble s'y reposaient, tous y
parlaient d'amour.
En an s'était à peine écoulé, et grâce à sa vie laborieuse, comme
aussi à la tirelire de Yestarloga^ la Frigoulctte possédait la chaîne
d'or, le clavier d'argent et la pièce de toile qui forment le trousseau
et la dot des garrigaires. De son côté, Brunélou avait acheté un
terrain au bas de la colline pour y faire construire la maisonnette
de ses noces. On s'était entendu avec le maçon; la petite demeure,
Lâtie au printemps, devait être payée aux vendanges. Cependant
les jeunes gens étaient préoccupés; ils n'allaient plus à la danse;
la Frigouleite ne quittait pas ses habits de toile , et au lieu de se
promener sur le chemin de Montbazin , les deux amoureux restaient
à Saint-Félix pour causer de longues heures avec Pitance. Le vieil-
lard semblait au contraire plus joyeux qu'à l'ordinaire, et sa gaieté
formait un assez singulier contraste avec la mélancolie des jeunes
fiancés. Brunélou venait d'accomplir sa vingt et unième année; le
moment de la conscription approchait, et pendant que les deux gar-
rigaîres se demandaient en tremblant si leur bonheur n'allait pas
tout d'un coup s'anéantir, l'ancien sergent se sentait heureux à l'idée
d'avoir bientôt comme un successeur à l'armée.
Le jour du tirage au sort étant arrivé, la Frigouleite n'eut pas le
SCÈNES ET SOUVENIRS DU BAS-LANGUEDOC. * A05
courage de descendre à Gigean. Elle resta seule à Saint-Félix, et
s asseyant devant la grande porte des ruines, la tchouna à ses pieds,
elle regarda la commune (mairie), dont les murs blancs se dessi-
naient dans le lointain. Pitance avait accompagné Brunélou au vil-
lage. Le pauvre garrigaire^ ému par un triste pressentiment, trem-
bla si fort au moment de prendre son numéro, que le vieux sergent
dut tirer à sa place. Le chiflVe 1 fut celui qu'il tira de l'urne. —
C'est un heureux présage, dit l'ancien soldat en élevant le billet au-
dessus de sa tête ; quand on part avec le premier numéro, on ne
peut rester en arrière... Mais le jeune homme avait pâli et ne l'é-
coutait pas. Il pensait à la Frigoulette^ qui allait rester veuve avant
les noces; il pensait à ses garrigues, qu'il ne reverrait plus de bien
longtemps qu'en songe, à sa maisonnette, qu'on bâtirait sans lui,
aux cabrioles de la tchouna, au chemin de Montbazin, à la liberté
perdue...
Quand la Frigoulctte connut le résultat du tirage , elle ne pleura
pas. En face de l'événement accompli, elle retrouva son énergie
tout entière. Comprenant qu'il fallait avant tout raffermir le courage
de celui qu'elle aimait, elle cueillit précipitamment quelques touifes
de romarin, de fenouil et de fri goule, enleva les plus beaux rubans à
es bonnets, et descendit en courant le petit sentier de la monta-
gne, suivie de la chèvre, qui bondissait de roche en roche pour la
suivre. La jeune fille arriva au milieu du groupe que formaient les
conscrits sur la place de la commune, au moment où Pitance , en
versant de fortes rasades d'un vin capiteux aux garrigaïres , leur
vantait les charmes de la vie militaire. Elle s'avança d'un pas assuré
vers Brunélou, et ornant ses habits et son chapeau de rubans et
de fleurs : — Ces bouquets se faneront, dit-elle, mais garde -les
toujours; le parfum des plantes de la garrigue ne passe jamais, et
en le respirant, tu te croiras encore parmi nous. Conserve aussi ces
rubans, ce sont ceux dont j'aimais à me parer lorsque tu me con-
duisais au chemin de Montbazin. Je te jure de né plus orner mes
coiffes, de ne plus me promener à JufTet tant que tu seras soldat.
Une larme roula dans les yeux de Brunélou ; la Frigoulette était
bien pâle, on voyait qu'un douloureux combat se livrait en son âme;
sa parole était brève, son geste saccadé, mais sa voix restait ferme.
— Puisque rien ne peut t' empêcher de partir, ajouta-t-elle, nous
devons songer à ton retour; c'est pour nous désormais la meilleure
pensée. Je vais bien travailler pendant que tu feras ton temjjs, et
j'achèverai de payer et de meubler notre maisonnette afin qu'il ne
reste plus qu'à nous marier dès que tu reviendras.
Tous les conscrits étaient déjà décorés de fleurs et de rubans.
Tristes enseignes de leur nouveau sort, les numéros qu'ils avaient
406 BEVUE DES DEUX MONDES.
tirés s'étalaient en gros caractères sur leurs chapeaux. Les vieux
parens pleuraient sur le seuil de la commune ^ tandis qu'avec l'é-
goïsme propre à l'enfance, les jeunes garçons, encore loin de ce
moment redoutable, criaient et gambadaient autour des futurs sol-
dats. Le tambourin et le hautbois arrivèrent, mais sans gaieté cette
fois, et une triste farandole masculine commença à défder sur la
place de Gigean. Bien que ce fût un dimanche, les jeunes fdles avaient
conservé en signe de tristesse leurs habits de toile. Elles regardaient
en silence, et les yeux humides, la ronde des conscrits. L'une avait
parmi eux son fiancé, l'autre son frère; celle-ci avait déjà vu partir
ainsi son fringairej celle-là pensait que la conscription prochaine
enlèverait peut-être le sien. Toutes, réunies par un même sentiment,
restaient appuyées, mornes, immobiles, contre les murs des mai-
sons. Et parfois, semblables à ces cris d'oiseaux qui effraient les airs
quand l'orage vient de briser un nid, les sanglots de quelques mères
retentissaient douloureusement dans les rues du village.
Les paysans du midi sont très sobres, et l'ivresse est presque
inconnue dans ce pays de vignobles. Aussi les conscrits n'ont-ils pas
même la consolation de pouvoir noyer passagèrement leur douleur
dans le vin. Ils tâchent néanmoins de s'étourdir et s'efforcent de
prendre un certain air vainqueur ; mais cette joie d'emprunt fait mal.
Rien n'est plus navrant que leurs refrains belliqueux chantés avec
des larmes dans la voix, leurs farandoles dansées sans entrain. S'il
est permis à un paysan méridional de parler de l'armée avec terreur
avant le moment du tirage au sort, le courage lui est imposé dès
qu'il est conscrit. Brunélou le garrigaïre n'existait donc plus déjà,
le soldat Brunel l'avait remplacé, et la contrainte imposée à son cœur
augmentait encore sa souffrance.
Ce furent de tristes jours que ceux qui s'écoulèrentjusqu'au mo-
ment du départ pour le dépôt militaire. En vain Pitance, l'œil brillant
et la capote remise à neuf, s'efforçait-il d'éveiller des goûts belli-
queux dans l'âme des conscrits. Ils partirent un matin, une heure
plus tôt qu'on ne croyait, afin d'éviter l'angoisse des adieux. Avant
le lever du soleil, ils étaient en chemin, marchant d'un pas décidé,
mais toutefois sans chansons. Sur cette route obscure et déserte, ils
pensaient tous au bonheur qu'ils laissaient derrière eux, et nul ne
songeait à retenir les larmes qui coulaient sur ses joues. Brunélou,
un peu en avant, balançait sur son épaule un petit paquet au bout
d'un bâton, et regardait à ses pieds pour ne plus voir le pays qu'il
allait quitter. Il lui sembla tout à coup que son petit paquet deve-
nait plus lourd. Quelles furent sa joie et sa surprise d'apercevoir
en se retournant, éclairée par les premiers rayons de l'aube, la
Frigoulcttc, hissée sur une de ces pyramides de pierres dressées
SCÈNES ET SOUVENIRS DU BAS-LANGUEDOC. A07
symétriquement aux bords de la route par le cantonnier! Tenant à
la main un foulard neuf et une flasquette (gourde) de vieux vin de
Frontignan, elle tâchait de glisser le tout dans le paquet de Brunélou.
Ayant deviné le départ furtif des conscrits, la pauvre fille était allée
les attendre dans la plaine de Launac. Elle voulait revoir une fois
encore son fiancé et lui laisser un souvenir; mais, afin de lui épar-
gner l'émotion d'une dernière entrevue, elle l'avait guetté derrière
un gros mûrier, espérant de là remettre, sans qu'il s'en doutât, le
petit présent dans son paquet. Brunélou serra la jeune fille contre
son cœur. La chèvre bondissait autour d'eux. A ce moment parut Pi-
tance, portant le drapeau de la commune, à la tête d'un peloton de
villageois qui venaient faire la conduite aux conscrits. Un hautbois-
jouait aigrement la Marseillaise; dans le lointain, quelques grands
chapeaux qui se dessinaient sur la route annonçaient que les femmes
suivaient de près. — Vous croyez donc, dit Vestarloga aux conscrits,
que l'on peut tromper ainsi un vieux sergent et se sauver sans crier
gare! Le village tout entier est derrière moi pour vous serrer la
main. J'ai voulu vous accompagner avec le drapeau de la commune,
et si j'avais dix ans de moins, je marcherais à votre tête pour vous
montrer le chemin de la gloire.
Le soleil commençait à réchauffer la campagne; le hautbois exé-
cutait la Marseillaise avec un entrain croissant. Les enfans accou-
raient de tous côtés, les femmes gémissaient assises sur les tas de
pierres de la route, et les conscrits étaient toujours à la même place,
serrant la main de leurs promises, et regardant avec douleur les
garrigues, qui se doraient des premiers feux de l'aurore. — Allons,
enfans! s'écria Pitance, il est l'heure de se mettre en marche; mais
je vois bien que pour vous donner le courage d'avancer, il faut que
les jeunes filles s'éloignent... Frigoulette, ajouta-t-il en prenant la
main de l'orpheline, qui se laissa emmener avec une placidité auto-
matique, donne l'exemple, et tes compagnes te suivront, à moins
qu'elles ne veuillent se proposer au régiment comme cantinières.
Les jeunes paysannes s'en retournèrent à pas lents vers la Gar-
diole, tandis que les conscrits, comme réveillés en sursaut, repre-
naient leur marche sur le ruban poudreux de la grand' route. La
chèvre familière, la tchouna^ courut d'abord de Brunélou à la Fri-
gouleite, et de la Frigoulette à Brunélou; mais l'orpheline et le jeune
soldat se trouvèrent bientôt fort éloignés l'un de l'autre, et la che-
vrette dut se décider à suivre l'un des deux. Empreint d'une étrange
mélancolie, le regard de l'animal se fixa sur le jeune paysan; puis
tout d'un coup , après être restée quelques secondes immobile , la
tchouna partit comme une flèche dans la direction de Saint-Félix.
— Pécaire! pensa le jeune homme, j'ai déjà dit adieu aux garrigues,
puisque ma chèvre m'abandonne !
408 REVUE DES DEUX MONDES.
On était arrivé en effet devant les premières maisons de Fa-
brègues : la Gardiole finit là. Brunélou offrit alors à ses compa-
gnons de boire à la gar gamelle (1) le vieux vin que lui avait donné
sa promise. — Ce sera le dernier souvenir amigtous (amical) du vil-
lage, dit-il.
On vida la flasquette en silence ; un bruit de pas retentit sur la
grand' route, et aucune parole ne sortit plus des lèvres des con-
scrits.
III.
Bien des mois se passèrent sans apporter des nouvelles de Bru-
nélou. Pitance, étant allé s'informer du jeune conscrit à Montpel-
lier, apprit qu'il avait été dirigé vers Strasbourg, et ce fut là tout.
Fidèles à leurs fiancés, mais remplies de courage, les filles des
garrigues ensevelissent leur tristesse au fond de leur âme. Pour
ne pas ajouter des regrets superflus aux douleurs du foyer, elles
oublient en apparence le pauvre soldat pour lequel elles prient
en secret. Obéissant à la loi du pays, la Frîgoulette n'osait donc
plus parler de Brunélou. Gomme elle le lui avait promis, elle ne
quittait plus ses habits de toile ; suivie de sa chevrette, elle par-
tait au jour avec sa trinca pour ne revenir qu'à la nuit; la tchouna
ne manquait jamais de la suivre. C'est à tort qu'on regarde le pay-
san comme isolé au milieu de son champ : dans le ciel, sur la terre,
parmi les animaux ou les plantes, il y a pour lui tout un monde in-
connu, qu'il voit, qu'il entend, qu'il observe ou qu'il devine. Un
quadrupède, chèvre ou mouton, partage d'ordinaire la solitude du
garrigaire. Traité en ami, ce compagnon du désert fait comme par-
tie de la famille. La Frîgoulette parlait souvent de Brunélou à la
tchouna^ et la chevrette, se tournant d'un air piteux vers la grand'-
route, semblait répondre à la jeune fille. L'été arriva, la sécheresse
durcit la terre, et seule à son travail, la pauvre fille eut bien de la
peine à rapporter chaque soir un peu de chêne épineux à Saint-Félix.
Cependant la maisonnette était bâtie, et la Frîgoulette se plaisait à
contempler les murs fraîchement crépis de l'humble demeure; mais
il fallait bientôt songer à la payer, si l'on ne voulait la voir passer
en des mains étrangères, et la Frîgoulette n'avait pu encore donner
au maçon qu'un mince à- compte. D'un autre côté, le labyrinthe de
Xcslarloga avait beaucoup souffert; les cavalîers, la grêle avaient ra-
vagé ses vignes, et pour tout remettre en état, le vieux Pitance tra-
vaillait sans relâche. La Frîgoulette alla chercher de la besogne aux
(1) Boire à la garuamelle est une politesse qu'on se doit en goûtant tour à tour à la
môme bouteille : c'est faire tomber le liquide dans le gosier sans toucher le goulot avee
les lèvres.
SCÈNES ET SOUVENIRS DU BAS-LANGUEDOC. AOO
tuîlières (1) qui se trouvent au bas de la colline de Saint-Félix ; elle
gagna là quelques bonnes journées en mettant à profit les dernières
forces du vieil âne de Xestarloga.
Une grande nouvelle vint bientôt fournir un aliment aux conver-
sations des garrigaïres : la guerre de Grimée venait d'éclater. Pi-
tance descendait tous les soirs à Gigean pour entendre lire à la
société du village le Messager du Midi. Ghaque soir aussi^ la P>i-
goulette le questionnait avec anxiété. Un jour Pitance et la Frigou-
lette apprirent, par une lette de Brunélou, que son régiment était
parti pour l'Orient. Le garri genre ^ ne sachant ni lire ni écrire, avait
pris pour secrétaire un de ses camarades. Le sergent se mit à chan-
ter d'une voix cassée un vieux refrain de combat pendant que la
Frigoidette pleurait en silence. Bientôt la jeune fille parut se rele-
ver sous le poids de la douleur. — Qui sait? se disait-elle. Le régi-
ment de Brunélou peut s'embarquer à Gette!...
A partir de ce jour, mue par une secrète espérance, elle alla cha-
que matin s'informer à Gette si aucun navire n'appareillait pour
l'Orient. En marchant d'un bon pas, la Frigoulette ne mettait guère
plus d'une heure pour se rendre de Saint-Félix au pont de la Pey-
rade, qui, jeté sur l'étang de Thau, fait à la ville de Gette une im-
posante entrée; mais il lui fallait traverser toute la ville pour arriver
au port, et afin d'être de retour de bonne heure aux garrigues, la
pauvre enfant descendait la colline aux premières lueurs de l'aube.
Elle s'asseyait souvent de longues heures le dimanche sur un des
bancs de pierre froide qui entourent la plate-forme du môle Saint-
Louis; elle examinait de là tous les vaisseaux en partance. — Ge sera
peut-être un de ces bâtimens qui emportera Brunélou, pensait-elle.
Un port de mer est une espèce de Babel où les navires rappellent
par leurs physionomies et leurs allures spéciales le pays auquel
ils appartiennent. On voit à Gette des galiotes à la coque luisante,
à la proue d'acajou, qui font penser aux bourgmestres flegmatiques
et pansus, aux fraîches ménagères de la Hollande. Des stemners
américains, effilés et blancs comme des mouettes, s'y rencontrent
avec des tartanes espagnoles où des matelots roulés dans leurs pit-
toresques guenilles étalent leur indolence. Dé légers cutters anglais
se croisent avec d'orgueilleux paquebots de Marseille, couronnés
d'un blanc panache de vapeur. Là Grèce est représentée par une
vieille felouque à laquelle de nombreuses avaries prêtent je ne sais
quel poétique charme , la Finlande par un sloop si étroit et si long
qu'on dirait une immense pirogue. Hélas! de tous ces navires aux
(I) On appelle ainsi les carrières de terre glaise, fort recherchées dans un pays où les
maisons sont toutes couvertes de tuiles et pavées de briques.
41Ô REVUE DES DEUX MONDES.
mille formes que contemplait avidement la Frigoulette^ pas un seul
n'appareilla pour la Crimée î La jeune garrigaire apprit un jour que
le régiment de son fiancé s'était depuis un mois embarqué à Mar-
seille, et que de temps à autre quelques soldats malades ou blessés
revenaient déjà de l'Orient. — Ce n'est plus son départ, c'est le re-
tour de Brunélou que j'attendrai, dit-elle. — Et, au lieu de s'infor-
mer des jiavires en partance, l'orpheline se tint désormais au courant
de ceux qui arrivaient dans le port.
Un dimanche soir, la mer mugissait avec force ; ses vagues écu-
meuses entouraient la jetée comme de blanches flammes et s'engouf-
fraient dans les anfractuosités des roches. La Frigoulette s'était
assise sur un banc à l'extrémité du môle. Plongée dans une morne
contemplation, elle n'avait pas remarqué une autre jeune fille, à peu
près de son âge', brune, élancée, vêtue d'une jupe écourtée et aux
vives couleurs, qui se tenait debout à quelques pas, observant de
même l'horizon avec anxiété. Le jour tombait, la plate -forme était
déserte, et la Frigoulette se levait pour retourner à Saint- Félix,
quand l'inconnue , qui venait de la considérer avec quelque atten-
tion, lui prit la main. — Le vôtre est sans doute aussi en Orient?
lui dit-elle d'un accent triste et doux. — La Fingoulette ne répondit
qu'en serrant la main qu'on lui tendait. Les deux jeunes filles, dont
les cœurs s'étaient compris, descendirent ensemble vers le faubourg
en échangeant de mutuelles confidences. Elles avaient traversé dès
l'enfance à peu près les mêmes épreuves. Il se forma bien vite entre
elles une de ces amitiés spontanées, qui sont souvent les plus dura-
bles et les meilleures.
La nouvelle amie de la Frigoulette s'appelait la Cahride (de ca-
bra ^ chèvre). Elle avait en effet toute la légèreté et la maigreur de
ce gracieux animal. Ses traits allongés et purs n'étaient pas dé-
pourvus de charme; sa taille souple conservait de l'élégance sous les
haillons qui n'en dissimulaient qu'imparfaitement la finesse. Son
pied mignon effleurait à peine la terre ; le regard de ses grands yeux
noirs était un peu fixe, et sa bouche bien dessinée aimait à rire.
C'était une beauté sévère animée par un caractère enjoué, et l'union
de ce galbe aux lignes antiques avec une humeur insouciante et
joyeuse offrait un singulier mélange. La Cabride appartenait à une
de ces familles de pêcheurs nomades, de ces gitanos maritimes qui
errent dans les mers du midi de l'Europe, comme leurs frères errent
sur la terre. Cette tribu, qui a ses mœurs et ses croyances, a aussi
son idiome particulier : c'est la langue franque, composée d'italien,
d'espagnol, de grec et de languedocien. Les gitanos maritimes, qui
ne possèdent jamais d'autre asile qu'une pauvre barque, se rencon-
trent dans l'Adriatique, dans l'Archipel, dans la Méditerranée, par-
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SCÈNES ET SOUVENIRS DU BAS-LANGUEDOC. Ali
tout enfin où il y a du soleil. On les voit, vivant de peu, roulés dans
leurs nippes bariolées. Bien que très misérables, ils ne sont jamais
repoussans, car ils appartiennent à ces types libres, fiers et indé-
pendans, qui, en refusant de recevoir le sceau de la civilisation,
semblent avoir gardé le secret de la beauté primitive.' La Cabride
aimait un pêcheur de sa tribu, nommé Cigalou (de cigale) à cause
de sa bruyante gaieté. Requis par l'inscription maritime, le jeune
homme avait dû partir comme matelot pour la Grimée , et depuis ce
moment la Cabride allait tous les jours sur le môle, regardant si le
vaisseau de son fiancé n'apparaissait pas à l'horizon.
La gitana et la garrigairCj tout en causant, arrivèrent devant
une vieille tartane amarrée dans un angle du port : c'était la de-
meure de la Cabride. Accroupi sur les lambeaux d'un filet, le timo-
nier, qu'on appelait le nanei (nain), épluchait des bijues (1) pour le
souper. C'était une espèce de gnome, brun comme un mulâtre, les
cheveux crépus, les yeux enfoncés, le visage ridé, et le corps si grêle
u on l'eût pris pour un enfant de huit ans, quoiqu'il eût dépassé la
trentaine. Le nanet restait presque toujours accroupi. Ses membres
fluets et tortus s'enchevêtraient si bien les uns dans les autres qu'il
ressemblait à un nain mal conformé et non à un homme de taille
ordinaire; c'est là ce qui lui avait valu son surnom, bien qu'il fût
plutôt grand que petit. Lorsqu'il se redressait, ce qui était fort rare,
il ressemblait à un géant décharné. Gitano de terre, le nanet était
de lui-même passé à l'état de gitano maritijne. Le pauvre timonier
était né sur les bords du Tanaro, en Piémont, dans le village de
Sparvara. Sa mère, le seul être qu'il aimât au monde avant d'avoir
connu la Cabride, lui avait été enlevée de bonne heure. Il avait aus-
sitôt quitté son village pour se soustraire aux mauvais traitemens
d'une marâtre, et, arrivé à Gênes, il n'avait pas eu de 'peine à se
placer sur une barque de gitanos maritimes^ où il avait augmenté
le nombre de ces mousses rachitiques qui grouillent sur les ponts
des tartanes ou grimacent en haut de leurs mâts. Cependant le nanet
devint peu à peu un des timoniers les plus habiles de la tribu mari-
time où il était entré. L'intelligence n'était point exclue de cette âme
refoulée dans un triste corps : seulement, concentrée sur un point,
elle semblait s'y être développée au préjudice des autres facultés.
En dehors de la manœuvre du gouvernail, il paraissait un pauvre
idiot.
De même que son esprit n'avait pu se plier qu'à une seule apti-
tude, de même son cœur n'avait su comprendre qu'une seule affec-
tion. Il n'aimait que la Cabride, mais il l'aimait avec passion, avec
(1) Mollusques de peu de valeur.
412 REVUE DES DEUX MONDES.
délire.^De beaucoup plus âgé qu'elle, il l'avait aimée d'abord comme
sa fille, la berçant et la soignant avec tendresse, puis comme sa
sœur, et il était redevenu enfant pour jouer avec elle. "Plus tard, il
l'avait chérie comme une amie, car elle seule était douce et bonne
pour lui; enfin l'amitié avait fait place à l'amour, et dès lors à toutes
les tortures de la jalousie. Une seule fois le nanet s'était senti heu-
reux : c'était lorsqu'il avait vu Cigalou partir pour l'Orient. Le pau-
vre être disgracié ne se faisait pourtant aucune illusion sur lui-
même : il savait bien que la jeune fille le regarderait toujours comme
une espèce de monstre et que si elle lui témoignait de l'affection, ce
n'était que par charité; mais il voulait l'aimer comme un serviteur
pourrait aimer la reine la plus fière. Il se résignait à n'être compté
pour rien en ce monde, pourvu que la Cahride lui adressât parfois
un sourire et une parole compatissante. Près d'elle, il se sentait heu-
reux, et de véritables hallucinations l'enlevaient aux misères ter-
restres. Couché à sa place habituelle près du gouvernail, les yeux
tournés vers la mer ou vers le ciel, il semblait suivre du regard de
fantastiques images se déroulant sous l'azur. Oubliant ainsi sa triste
destinée, il se croyait transporté dans une patrie céleste. Jeune et
beau, il était aimé de la Cabridcj et les liens du mariage les en-
chaînaient l'un à l'autre! Depuis dix ans, la même chimère inondait
chaque jour son cœur de la même joie. De ce qui se passait alors
autour de lui, il ne voyait qu'une chose, c'était la Cabride allant,
venant sur le pont et se penchant vers lui pour chercher quelque
cordage ou quelque canastel (corbeille). La figure jeune et gaie de
la gitana, se détachant seule du cadre qui l'entourait, ajoutait à ses
rêves une illusion nouvelle. Quel était donc ce mirage qui le condui-
sait dans un autre monde et lui donnait la double faculté de s'isoler
de la vie réelle sans cesser de voir l'objet aimé? Dormait-il les yeux
ouverts ou était-il éveillé? Il l'ignorait lui-même; l'étrange somno-
lence qui le berçait si délicieusement était un don mystérieux envoyé
par la Providence à cette pauvre créature déshéritée.
IV.
La Cabride et la Frigoulelte se retrouvèrent souvent sur le môle
pour parler ensemble de Brunel et de Cigalou; mais bientôt les
jours, devenus plus courts, rendirent difficiles les courses de la gar-
rigaire à Cette. Vers la fin de l'automne, la jeune fille dut même y
renoncer, afin de ne pas sacrifier son travail. Un matin, bien qu'à
regret, elle dit donc adieu à la gitana, et désormais elle ne quitta
plus la garrigue.
Un jour d'hiver, la Frigoulelte, un peu rêveuse, s'était assise sous
SCÈNES ET SOUVENIRS DU BAS-LANGUEDOC. 41$
un cazalet (1) ; elle suivait des yeux le cours bourbeux de la combe
(torrent) qui formait comme un serpent blanchâtre autour de la
colline. Les pluies, qui avaient fait venirXd. combe ^ avaient purifié
l'atmosphère, rafraîchi la campagne et rasséréné le ciel. C'était
une de ces journées pures et calmes où la nature semble se reposer
de ses récens combats et goûter après la tourmente la douceur du
silence. Vcslarloga ramassait pour la tchouna des feuilles sèches,
et la chèvre, couchée aux pieds de sa maîtresse, regardait d'un œil
alangui sa litière future, lorsque la Frigoulette, tressaillant tout à
coup, se leva, pâlit et retomba presque évanouie, car devant la
combe de Saint -Félix elle venait d'apercevoir un soldat, et ce sol-
dat..., c'était Brunel! La tchouna partit comme un trait, et se mit à
lécher les mains du jeune homme. Pitance admirait la médaille d'ar-
gent qui brillait sur sa poitrine, mais la garrigaïre, comme pétrifiée,
pleurait et tendait les bras à son fringaîre sans pouvoir faire un
pas. Le soldat eut bientôt franchi les dernières roches qui le sépa-
raient de sa promise, et dès que ses tendres embrassemens eurent
appris à la jeune fille que ce doux spectacle n'était point un rêve,
la joie rendit bien vite leur éclat aux yeux de la Frigoulette et le
sourire à ses lèvres.
La guerre d'Orient venait de se terminer glorieusement, et Bru-
nel, comme beaucoup de soldats, ayant obtenu un congé, revenait
à son village. Par un heureux hasard, son régiment avait débarqué
à Cette, et de là aux garrigues de la Gardiole il n'avait fait qu'unr
saut. Pitance promena en triomphe le jeune militaire et son uni-
forme dans tout le territoire de Gigean. Chacun accourut vers le sol-
dat pour lui serrer la main. Brunel éprouvait une grande joie à pro-
mener son pompon jaune dans la campagne natale, à retrouver sa
promise si johe, et le brave Pitance toujours dévoué. Il jeta plus
d'un regard d'envie à la maisonnette qui l'attendait au bas de la
colline, et le dimanche étant arrivé, il offrit avec bonheur son bras
à la Frigoulette pour la conduire au moulin de Juffet.
La jeune fille mit ce jour-là le bonnet rose et la robe de labrador
qui dormaient depuis si longtemps dans f armoire; mais une sin-
gulière inquiétude se mêlait à sa joie. Elle se sentait comme mal à
l'aise en s' appuyant sur le bras du soldat; elle regrettait le temps
où son fiancé portait la veste du garrigaire. Une mélancolie ex-
trême la saisissait à l'aspect de cet uniforme banal, qui, faisant de
Brunel un militaire pareil à tant d'autres, semblait effacer en lui le
type unique de son amour. Vers le soir, elle ne put résister au dé-
(1) Abris élevés sur la cime des plus hautes garrigues pour garantir les bergers, le&
chasseurs et les garrigaïres du vent, du soleil ou de la pluie. Ce sont de grosses pierres
superposées les unes aux autres en forme de paravent.
414 BEVUE DES DEUX MONDES.
sir de le prier timidement de reprendre sa veste de toile ; mais Bru-
nélou, flatté de se voir l'objet de l'attention générale, lui répondit
avec un peu de brusquerie. En voyant l'indifférence de son fiancé
pour les habits des garrigues, la Frigoulette ne put retenir une
larme. Cette déception ne fut que le prélude d'une suite de petites
souffrances qui, comme des piqûres d'épingle, déchirèrent inces-
samment le cœur de la jeune fille.
Quelques jours se passèrent sans que chez Brunélou l'homme des
garrigues reparût sous le soldat. Heureusement l'influence du pays
natal ne pouvait tarder à se faire sentir. Le soldat avait commencé
par passer de longues heures à fumer avec le sergent au cabaret du
village en parlant d'Inkerman et de Malakof; mais bientôt aux images
de la guerre récente vinrent se mêler les douces visions de la jeu-
nesse. Un matin, la Frigoulette partit pour aller arracher le garrîg
sur les plateaux de la Gardiole. Yêtue d'une jupe, d'un pet-en-Vair
blanc, coiffée de son chapeau de feutre, qui lui faisait autour de la
tête une noire auréole, elle était précédée de la tchouna et suivie du
vieux roussin, qui, ragaillardi par l'air vif et par la marche, trottinait
assez lestement sur le petit sentier de la colline. Sans pouvoir s'expli-
quer si le hasard ou un secret désir l'y avait poussée, la garrîg aire ar-
riva près du cazalet où son fiancé l'avait un jour surprise par son re-
tour, et elle y établit son campement. La Frigoulette était triste, et sa
mélancolie redoublait au milieu de cette campagne riante, qui étalait
autour d'elle son charme et ses parfums comme pour lui faire regret-
ter plus encore la présence de celui qu'elle aimait. La Frigoulette
voyait se dessiner au loin les jolis coteaux qui dominent le chemin
de Montbazin , et semblaient abriter sous leurs remparts charmans
le souvenir de ses amours. Elle se rappelait les temps heureux où,
suspendue au bras de Brunel, elle ne connaissait encore ni la tris-
tesse du départ, ni les larmes de l'absence, ni la déception du re-
tour. Elle se demandait avec anxiété si son fiancé reprendrait ja-
mais sa veste de campagnard, et si la maisonnette pourrait jamais
se décorer d'un balcon et se garnir de meubles. Depuis qu'elle avait
vu le jeune homme en tunique et en shako parler de Malakof plutôt
que des récoltes, et boire sec au lieu de travailler aux garrigues,
elle se disait qu'elle n'avait plus d'amoureux, et de grosses larmes
coulaient lentement sur ses joues.
Tout à coup la Frigoulette poussa un grand cri, car un refrain
bien connu avait retenti sur la Gardiole ; la tchouna cabriola comme
au temps où elle n'était encore qu'une simple chevrette, et Brunélou
parut en guêtres et en veste de toile, le chapeau bien un peu sur
r.oreille, mais la trinca et le sac de garrigaire sur l'épaule; il mon-
tait gaiement la combe^ maintenant tarie. Cette fois la surprise et le
SCÈNES ET SOUVENIRS DU BAS-LANGUEDOC. Al 5
bonheur ne paralysèrent plus la paysanne, qui courut se jeter dans
les bras de son fiancé.
— Voilà le véritable jour de ton retour, lui dit-elle ; comme un
enfant égaré, tu reviens enfm à la Gardiole.
— J.e fumais ma pipe devant Pierre-Tintante, dit Brunel, et je
m'ennuyais, comme cela m' arrive depuis quelque temps, lorsque je
t'ai vue passer avec ta chèvre. Tes habits de toile, le parfum de la
frigoule, les souvenirs du passé m'ont fait tressaillir, et j'ai com-
pris alors que si je languissais^ c'est que je n'étais plus garrigaire.
J'ai donc quitté l3ien vite l'uniforme, et il m'a semblé qu'en repre-
nant les habits de la liberté je devenais un autre homme.
Ce fut une journée de bonheur. Brunélou le garrigaîre était re-
venu, comme disait la, Frigoulette. Seul, Vestarloga soupira, car si
la jeune fille avait retrouvé son fiancé, le sergent en revanche ve-
nait de perdre son soldat. Il eut beau remettre sur le tapis Austerlitz
et Inkerman, montrer ses épaulettes et son pompon jaunes, parler
à Brunel du camp ou de la garnison ; celui-ci , redevenu paysan et
abrité sous la douce égide de sa promise, resta sourd à toutes les
provocations du bonhomme. — Nous valions mieux autrefois, disait
Pitance; ce n'est pas un grenadier de la vieille garde qui aurait ainsi
abdiqué l'uniforme. — Et tout en plantant des embarbés (1) dans un
coin de son labyrinthe, le vieux sergent jetait des regards complai-
sans sur. les chevrons qui décoraient ses manches.
Le congé de Brunel se renouvela facilement. On avait oublié le
régiment, la guerre et l'uniforme; on reparlait d'avenir, de ma-
riage. Le garrigaîre était toujours soldat, il est vrai; mais de la
crainte que Brunélou ne fût rappelé au service avant le bienheureux
moment des noces, il n'était jamais question. Il semblait que par-
ler du régiment, ce serait attirer le malheur.
Il fallut bien pourtant, un jour, revenir à la triste réalité. On tou-
chait au printemps de 1859, la guerre avec l'Autriche venait d'écla-
ter, et un matin le brigadier de gendarmerie de Gigean montait à
Saint-Félix pour avertir Brunel de se tenir prêt à reprendre les
armes d'un moment à l'autre. Quel coup pour la Frigoulette! Elle
savait maintenant qu'il y avait un double danger pour son fiancé,
celui de foubli en même temps que celui de la guerre, et la per-
spective de cette séparation nouvelle l'épouvanta plus encore que
n'avait pu le faire la première. Une grande agitation régnait d'ail-
leurs dans le village, car la campagne d'Italie trouvait dans tous
les cœurs un écho sympathique. Les garrigaires eux-mêmes s'en-
gageaient volontairement aux refrains bruyans de la Marseillaise.
Pour la première fois, de chaleureuses acclamations accueillaient le
(1) Boutures de plants de vigne.
Slil6 REVUE DES DEUX MONDES.
départ des conscrits; on leur tressait des couronnes de fleurs, on
décorait leurs fusils de bauquets, on les accompagnait longtemps
avec des chants et des bravos. Heureux de vivre encore, Pitance
s'enrouait à force de crier, se grisait en buvant au souvenir de la
vieille garde, aux futurs triomphes des jeunes soldats, et tâchait
de faire passer dans le cœur de Brunélou un peu de ce feu sacré
>qui fait les braves. Des conscrits et des soldats venaient de tous
côtés se joindre à la petite cohorte qui partait de Gigean. Chacun
arrivait décoré de fleurs ou de rameaux. La Frigoulette seule n'eut
point le courage d'orner le fusil de son fiancé du thym et du fenouil
de la garrigue, mais elle le pria d'emmener la tchouna avec lui. —
Je sais, dit-elle, qu'il est souvent permis en campagne d'avoir im
chien ou une chèvre au régiment. Prends notre tchouna^ elle te rap-
pellera tout ce que tu laisses ici, et avec elle il ne te sera plus pos-
sible d'oublier un seul jour ton pays.
Tout ému, Brunélou prit la chèvre en laisse; mais c'était une pré-,
caution superflue , car le pauvre animal , la tête basse et la queue
immobile, semblait résigné à subir la volonté de sa maîtresse.
La colonne des conscrits et des soldats en congé partit enfin. On
entendit longtemps résonner leurs couplets joyeux dans l'air calme
d'une belle journée, et pour mieux s'étourdir sans doute, Brunélou
chanta plus fort que les autres.
Gomme par le passé. Pitance se dirigea chaque matin vers Gigean
pour y entendre lire les bulletins de l'armée d'Italie, qui, tirés du
Moniteur j étaient collés à la porte de la commune^ et chaque soir la
Frigoulette attendit les nouvelles avec la même anxiété.
Un colporteur arriva un dimanche au village avec quelques gros-
sières cartes d'Italie. Vestarloga en acheta une et la porta à l'or-
pheline. Cette dernière crut d'abord qu'elle ne pourrait jamais rien
comprendre aux petits zigzags bleus, verts ou jaunes qui désignaient
îa situation des pays amis ou ennemis ; mais le sergent, qui se sou-
venait de ses anciennes campagnes, lui fit un vrai cours de stratégie.
Parmi toutes les positions de nos corps d'armée, la jeune fille ne
voulut connaître qu'un seul point, celui où, disait-on, campait alors
ie régiment de Brunel. La Frigoulette subissait le sort trop commun
aux fiancées des garrigaîres. Que de femmes sur les plateaux de la
(îardiole dont la vie se partage en deux périodes par suite du départ
forcé des enfans de la lande ! Une attente inquiète remplit de lon-
gues années, puis vient le mariage avec la dure nécessité du labeur
"quotidien...
A chaque nouvelle victoire remportée en Italie, la population des
SCÈNES ET SOUVENIRS DU BAS-LANGUEDOC. 417
garrigues s'abandonnait à de bruyantes manifestations de joie. Les
collines s'illuminaient comme les vallées. — Pécairel se disait la
FrigoukUe ^ plus triste encore au milieu de la joie commune. Bru-
nélou était là peut-être! Brunélou vit-il encore? — Pitance essayait
vainement de la rassurer. Bientôt malheureusement ces consola-
tions mêmes, si stériles qu'elles fussent, manquèrent à la jeune fdle.
Le vieillard fut atteint par une de ces fièvres intermittentes qui sé-
vissent dans le pays dès le retour du printemps. Grelottant au soleil.
Pitance n'eut plus la force de descendre au village, et la jeune fille
n'osa plus le quitter. La chaleur commençait à devenir excessive, et
comme il n'arrive que trop souvent dans les étés brûlans du midi,
les accès de fièvre de Pitance prirent rapidement un caractère grave.
Mandé en grande hâte, le médecin arriva comme le malade entrait
dans le second accès de sa fièvre maligne. Il ' . trouva très dange-
reusement atteint et crut devoir avertir l'orpheline que si la résine de
quina n'empêchait pas le retour de la fièvre, le vieillard succombe-
rait peut-être au troisième accès. Hélas! la cruelle fièvre reparut le
lendemain avec une intensité nouvelle, et la T^'n^oi^/^'//^ dut prier une
garrtgaire qui travaillait aux environs d'aller chercher le capélan.
Les tristes cérémonies qui précèdent la mort s'accomplirent. Après
le capélan vint une vieille mos qui cumulait au village les fonc-
tions de garde-malade, de pleureuse et d'ensevelisseuse; mais 1'^^-
tarloga ayant fait comprendre, dans un moment de lucidité, qu'il
voulait rester seul avec la FrigoulettCj la mos prit son chapelet et
alla dire dans un angle du triforium les prières des agonisans, La
nuit était venue, et des coups de tonnerre de plus en plus rappro-
chés annonçaient un violent orage. Le vieux soldat se leva sur son
séant et se fit apporter la carte d'Italie. L'ébranlement causé par la
tempête avait déterminé chez le moribond une crise suprême, où
son intelligence avait retrouvé toute sa lucidité. Il voulut une der-
nière fois expliquer à la Frigoulette la position des armées enne-
mies. — Je te montre tout cela, lui dit-il, car ta place n'est plus
à Saint-Félix. Le bon Dieu semble me rappeler à lui pour te laisser
la liberté. Que ferais-tu ici de ta jeunesse et de ta force? Pendant
que les hommes marchent et se battent, ne se trouvera-t-il pas des
femmes pour panser leurs blessures, soutenir leur courage et con-
soler leurs derniers momens? Pars pour l'Italie; va rejoindre Bru-
nel. Je te connais assez pour être sûr que tu feras ton devoir...
Le baiser de l'orpheline et la promesse qu'elle fit de se rendre en
Italie furent les dernières choses d'ici-bas dont le vieillard eut la
conscience. Il parla longtemps encore, et avec une véhémence ex-
traordinaire; mais des paroles incohérentes tombèrent seules de ses
lèvres. A cette agitation convulsive succéda une sorte d'affaissement
TOME XXV. * 27
418 RETUE DES DEUX MONDES.
qui coïncidait avec la fin de l'orage. La Frigoiilette se laissa un mo-
ment aller a'u sommeil. Réveillée en sursaut par les premières clar-
tés du jour, elle se demanda si l'orage, l'agonie de Yestarloga et son
dernier vœu, tout cela n'était pas un rêve; mais, éclairé par un
rayon du soleil levant, le cadavre jaune et ridé de Pitance, serrant
dans ses mains crispées la capote militaire dont les larges pans
l'entouraient d'un gris linceul, la ramena bientôt à la réalité. En
même temps les prières que la vieille ensevelisseuse récitait d'une
voix cassée, en aspergeant le 'mort d'eau bénite, semblaient lui dire
qu'elle était une seconde fois orpheline.
Pitance fut enterré dans le cloître de Saint-Félix , et tout le vil-
lage suivit son convoi. On rendit à la mémoire du soldat les hon-
neurs militaires. L'uniforme du vieux sergent fut placé sur sa bière ;
le tambourin de la commune essaya quelques roulemens lugubres,
et le garde champêtre tira d'un vieux fusil quelques mousquetades ;
puis la Frigoul'ette se retrouva seule dans la sombre retraite où s'é-
tait écoulée sa jeunesse. Cette solitude l'effrayait. Elle résolut de ne
pas différer son départ. La maisonnette du bas de la colline sem-
blait l'appeler : c'était là qu'elle s'était promis de vivre avec Brunel,
c'est là qu'elle transporta les meubles du triforium. Un vêtement
de couleur sombre remplaça son pet-en-Vair de toile , et pour por-
ter un vrai deuil d'orpheline, elle cacha ses beaux cheveux sous
deux coiffes, l'une blanche, l'autre noire, le tout surmonté d'un fichu
noir noué en fanchon. Ainsi coiffée et serrée dans un petit châle noir
dont les bouts étaient renfermés dans un long tablier, la Frigoulette
avait tout l'air d'une religieuse.
Les préparatifs du long voyage qu'elle avait résolu d'accomplir
avaient été terminés en quelques jours; mais comment se rendre en
Italie quand ses dernières ressources venaient d'être épuisées par la
maladie de Pitance? Dans cette perplexité, la jeune fille se souvint
de la Cabride, et quelques heures après elle était à Cette, sur la tar-
tane de la gitam, La Cabride surveillait deux enfans qui s'ébat-
taient joyeusement sur le pont. Le nanet contemplait ce groupe d'un
air hébété. La Cabride fit un très bon accueil à la Frigoulette,
— Ton fringaire a été rappelé, lui dit-elle; je te plains, car tu n'as
pas d'enfans pour égayer ta demeure. Cigalou a été redemandé de
son côté, et il est devant Venise avec la flotte; mais, tu le vois, je
n'ai guère le temps de m'ennuyer.
La garrigaire apprit à la gitana la mort de Pitance, et lui témoi-
îçna son désir d'accomplir la dernière volonté du sergent. — Au-
rai8-tu le courage de faire la traversée sur ma vieille tartane?
reprit la gitana; je te donnerais le nanet pour pilote. Il te condui-
rait à (iônes. 11 connaît ce |,rajet, car il l'a fait assez souvent dans
I
I
SCÈNES ET SOUVENIRS DU BAS-LANGUEDOC. 419
son enfance; ce serait l'affaire de quelques jours, et je trouverais
bien une barque parmi les miens pour m' abriter pendant votre ab-
sence. Je dois t' avertir seulement qu'il faudra quelquefois aider à
la manœuvre; tout seul, le nanet ne pourrait jamais venir à bout
d'une si longue traversée. Il faudra hisser, carguèr la voile, la plier,
ramer peut-être; mais je t'ai vue à l'ouvrage, et ne suis point en
peine de toi.
Et comme la paysanne hésitait à l'idée d'un si long tête-à-tête
avec le gitano : — Le nanet n'est pas un homme, ce n'est qu'un
timonier, ajouta la Cabride en riant; si tu ne lui parles pas, il ne
t'adressera jamais une parole.
La Frigoulette , se décida enfin à accepter la cordiale proposition
de son amie, et l'on s'occupa de radouber un peu la vieille tartane.
On visita les agrès, on lessiva le pont, on lesta la cale, on rajusta le
gouvernail, à la barre duquel le nanet s'établit tristement. Depuis
vingt ans, le pauvre être n,' avait jamais quitté la Cabride^ et bien
qu'un gitano ne pût considérer comme long et pénible le voyage de
Gênes, une des villes où les hommes de leur tribu se trouvent le
plus à l'aise, il se sentait ému comme à la veille d'une éternelle sé-
paration. Au regret du départ se joignait encore la répugnance de
revoir un pays qu'il avait voulu fuir à jamais. Cependant, toujours
docile aux moindres désirs de la Cabride^ il parvint même à lui ca-
cher sa souliVance, et, rongeant son frein, il s'établit au timon d'un
air si impassible, que la gitana en fut presque blessée. — La Fri-
goulette est bien bonne d'avoir fait attention à cet idiot, il ne sent
rien! dit-elle. Croirait-on, à le voir s'en aller si froidement, que
nous habitons ensemble la même barque depuis longues années? —
La Cabride n'avait pas aperçu les pleurs qui brûlaient les yeux du
nanet y et qu'il essuyait furtivement.
La vieille tartane, rajeunie et presque pimpante, partit donc un
matin de Cette, ayant pour tout équipage le nanet et la Frigoulette,
Le vent était propice, et, comme si elle se fût souvenue des traver-
sées de son bon temps, la tartane vogua avec prestesse dans la di-
rection de l'Italie, mais sans trop perdre de vue la côte. Lorsque la
brise n'allait pas au gré de son désir, le nanet ramait avec ses petits
bras osseux, qui semblaient pourvus de muscles de fer. Son activité
ne se ralentissait jamais, pas même la nuit, et à la lueur du falot
la Frigoulette le voyait quelquefois se livrer à des travaux qui au-
raient fait reculer les hommes les plus robustes.
La traversée, qui devait durer peu de jours, touchait à son terme,
quand une nuit la jeune fille se laissa aller à un vague .mouvement
de joie. Une sorte de pressentiment lui disait qu elle reverrait bien-
tôt Brunélou. Cherchant à épancher les sentimens qui l'agitaient et
420 BEVUE DES DEUX MONDES.
ne pouvant échanger aucune parole avec son silencieux compagnon,
elle se mit à chanter à demi-voix un vieux refrain des garrigues. La
poésie en était naïve et le rhythme fort simple. Gomme toute chan-
son des montagnes, la mesure en était très lente, et la jeune fille
en augmentait le charme en la ralentissant encore. En fait de chant,
le nanet ne connaissait que ces espèces de cadences monotones dont
les gitanos maritimes accompagnent leurs travaux : rauques mélo-
pées qui se déroulent en même temps que leurs cordages, et dont
l'homophonie est si complète que ce qui semble la voix d'un seul
homme est d'ordinaire le résultat d'un chœur nombreux. Ému par
la douce voix de la garrigaîre^ par les paroles de la chanson , qui
avaient une certaine analogie avec sa situation, et par cette har-
monie musicale, si nouvelle pour lui, le nanet descendit doucement
du timon, arriva jusqu'à la Frigoulette^ et, fixant sur elle un œil
pénétrant, il l' écouta en retenant son souffle. La jeune fille, ayant
entendu un faible bruit, se retourna et aperçut le nanet accroupi
près d'elle. Un cri lui échappa.
— Pardonnez-moi, dit-il en regagnant tout confus le gouvernail;
mais votre voix m'a si fortement remué que je n'ai pu résister au
désir de l'écouter de plus près.
Aussi heureuse qu'étonnée d'entendre un tel langage dans la
bouche du nanet ^ la Frigoulette alla s'asseoir non loin de lui.
— Je chanterai tant que vous voudrez, dit-elle; mais, pour ne
pas retarder la marche de la tartane, c'est moi qui me rapprochera
de vous.
— Je crois entendre ma mère, disait le gitanoj elle m'endormait
ainsi. — Et de grosses larmes coulaient sur ses joues ridées.
Deux sentimens pouvaient seuls, eii dehors de son amour pour
la Cabridej remuer le cœur du pauvre être : c'était le souvenir et
la reconnaissance. A son insu, la Frigoulette les avait réveillés tous
deux à la fois.
YL
Le lendemain , avant le soir, la Frigoulette et le gitano étaient à
Gênes. Par un singulier hasard, la nouvelle de la paix conclue à
Villafranca se répandait dans la ville au moment même où la tar-
tane abordait dans le port. — La paix, la paix est faite! s'écriait-on
parU)ut. — ^ La paix! se disait la Frigoulette en pleurant; mais Bru-
nélou vit-il encore?
Et l'orpheline ne songea plus qu'aux moyens de retrouver son
fiancé. 11 n'était pas facile d'obtenir des renseienemens précis sur
la situation des divers régimens. Certains bataiUons commençaient
i'^^K''
I
SCÈNES ET SOUVEMBS DU BAS-LANGUEDOC. 021
à revenir en France, d'autres campaient encore en Italie; ceux-ci
partaient par Turin, ceux-là s'embarquaient à Gênes. Le rianet ne
put se résoudre à se séparer de la Frigoulette quand il la vit dans
une telle perplexité.
— Gomme je vous ai conduit sur la mer, je vous guiderai sur la
terre, lui dit-il, car je ne saurais oublier combien vous avez été
bonne pour moi. J'ai appris qu un régiment d'infanterie doit partir
pour Toulon un de ces jours. Il campe en attendant près de Spar-
vara. G' est le village où je suis né. Peut-être pourra-t-on là vous
donner quelques indices sur Brunel. Je me rappelle ce pays, et je
trouverai mon chemin. Toute garrigaire est bonne marcheuse. En
route donc ! Et si vous avez appris sur la mer que le pauvre idiot
n'est pas muet, vous verrez, j'espère, que sur la terre il sait courir
aussi, malgré sa difformité.
Reconnaissant en effet, avec la mémoire de l'enfance, les moindres
ravins, le gitano épargna à la paysanne bien des pas inutiles. Lais-
sant de côté les chemins battus, il allait en avant, escaladant les
roches, passant au travers des broussailles et sautant par-dessus les
haies. Avec ses jambes grêles, ses genoux cagneux et ses membres
enchevêtrés les uns dans les autres, il ne marchait pas, il se mou-
vait à la façon de ces insectes vulgairement nommés prie-Dieu^ qui,
sans voler, sans ramper et sans sauter, se transportent en un clin
d'œil, au moyen de leurs longues et minces pattes, à une grande
distance. La Frigoulette le regardait avec surprise. Malgré son pas
égal et ferme, la fille des garrigues avait bien de la peine à suivre
le pauvre estropié. Après quelques heures de marche, les voyageurs
arrivèrent devant quelques collines rocailleuses. — Sparvara est
derrière ce monticule, dit le hanet avec un soupir.
La jeune fille croyait se retrouver dans les garrigues du midi de
la France. C'était le même ciel bleu et limpide, le même air vif et
salubre, les mêmes fleurettes un peu brûlées, les mêmes parfums
toniques. La garrigaïre ne put résister au désir de se reposer un
peu au milieu de ce joyeux tableau qui lui rappelait son pays. Elle
s'assit donc à l'abri d'un rocher, et ferma les yeux comme pour
mieux respirer les balsamiques senteurs. L'image de la maisonnette
de Gigean et du bonheur rêvé vint mystérieusement s'emparer de
son esprit. Recueillie dans une douce mélancolie, elle se laissait aller
à une rêverie charmante. Tout à coup elle tressaillit et regarda au-
tour d'elle avec étonnement : un refrain des garrigues, accompagné
des sons aigres du hautbois, venait de retentir. Ge refrain était celui
d'une farandole bien connue des paysans de la Gardiole. Émue et
surprise, elle se redressa, monta sur une roche, et poussa un cri
strident qui résonna dans l'espace, — le cri familier des garrigaires.,
522 RETUE DES DEUX MONDES.
le gisdement, qui indique à volonté le moment des récates^ l'heure
du départ ou du retour, le passage d'un garde ou l'approche d'un
orage, quand il n'est pas un signal de ralliement pour la tribu tout
entière. La voix de la paysanne vibrait encore dans l'air, qu'un cri
pareil au sien, mais plus accentué, lui répondit.
— Ce n'est pas Brunélou, dit la jeune fdle, il ^/«^/e mieux que
cela; mais certainement c'est un de ses camarades, sans doute un
soldait garngaîre, et je vais enfin avoir des nouvelles de mon fiancé.
Pécaïre! si j'allais apprendre un malheur!
Elle allait courir dans la direction de la voix qui venait de lui ré-
pondre; mais elle se rappela que le nmiet était là. Pouvait-elle le
quitter sans un adieu, et pouvait-elle souffrir qu'il restât plus long-
temps loin de la Cabride, maintenant qu'elle était sûre de retrouver
des amis, des enfans de la garrigue? Le nanet comprit le regard de
la jeune fille et son serrement de main. Il contempla quelque temps
avec des yeux humides celle qui avait eu des paroles de consolation
pour sa misère; puis il descendit brusquement le monticule, et la
jeune fille put le voir presque aussitôt, comme un gigantesque gril-
lon, sautiller sur la route de Gênes. La Frigoulelte se mit alors à
franchir les dernières roches qui la séparaient d'un plateau d'où la
vue devait s'étendre au loin. A peine arrivée au sommet, elle em-
brassa d'un coup d'œil toutes les tentes du régiment étalées dans
la plaine. De loin en loin, des feux, s' échappant de quelques pierres
entassées, indiquaient les cuisines, tandis que çà et là des chevaux,
broutant un rare gazon, signalaient les tentes des officiers supé-
rieurs. Des faisceaux de fusils brillaient au soleil, des soldats dor-
maient sous les arbres, et les cantinières mettaient en ordre les
fourgons. Au premier plan, quelques fantassins formaient un groupe
animé qui se détachait vigoureusement. Trapus, mais agiles, les
épaules carrées, le teint bruni et l'œil vif, ils avaient un type et une
allure spéciale dont le cachet original les faisait distinguer entre
tous : c'étaient les enfans de la Gardiole. Unis par cette fraternité
qui commence au berceau, ils étaient aussi inséparables à l'armée
qu'au village. Ils parlaient tour à tour ensemble du pays et des pro-
mises, de leurs chefs et du foyer. L'un, le tambourin de la paroisse,
était devenu tambour du régiment. De son côté, le hautbois se trou-
vait enrôlé dans la musique militaire. Gomme les frères siamois, ces
deux anciens acolytes ne se séparaient jamais. Bien souvent ils ré-
galaient leurs camarades d'un air de farandole qui les faisait à la
fois sourire et pleurer. La cuisine en plein vent des soldats garri-
gaireit, artistement élevée sur quelques pierres, rappelait, au milieu
du caïnp, les constructions improvisées du distillateur ambulant des
garrigues, tandis que les fortes senteurs d'ail et de plantes aromati-
I
SCÈNES ET SOUVENIRS DU BAS-LANGUEDOC. A23
ques qui s'échappaient de la marmite trahissaient un de ces ragoûts
épicés dont les méridionaux sont si friands. Ui^ chèvre blanche
mâchonnait quelques tronçons de carottes auprès du groupe des
fantassins de la Gardiole : c'était la tchouiia. Le pauvre animal pa-
raissait triste. Regrettait-il ses garrigues, ou pensait- il à son maître?
Brunélou n'était point en effet parmi ses camarades, et la Frîgou-
letle observait avec une mortelle inquiétude ces visages mâles et
basanés qui portaient l'empreinte d'une stoïque résignation. Ces sol-
dats, qui nç se plaignaient jamais, souffraient pourtant d'un mal
constant : ils étaient calmes et forts ; mais comme ces saules puis-
sans qui, rongés par les vers, ne tombent que le jour où leur tronc
est percé de part en part, leurs cœurs se trouvaient sourdement
minés par la nostalgie. Vainement la Frigoulette tâchait -elle de
saisir sur les traits impassibles des soldats garrigaîres l'empreinte
de la tristesse ou des regrets qui devait être pour elle l'indice du
sort de Brunel.
Cependant le hautbois, après avoir fait entendre des airs du pays,
se mit à jouer de toute la forcé de ses poumons une farandole des
plus énergiques. Le tambour fut aussitôt de la partie. Les soldats
garrigaîres ne purent résister à ces accens nationaux qui semblaient
les transporter au milieu des joies de leur village. Ils se mirent à
battre ces espèces d'entrechats que la jeunesse de Gigean exécute
avec tant d'agilité aux farandoles du dimanche. Le hautbois accé-
léra peu à peu la mesure de la farandole, et tous, formant une
chaîne, tournèrent en mille anneaux autour de la ichouna en pous-
sant des gisclemens rhythmés.
— Puisqu'ils danspnt la farandole, Brunélou n'est pas mort! dit
\^ Frigoulette avec joie. Quittant sa cachette, elle fit entendre de
nouveau le cri de ralliement de sa tribu et s'avança vers les dan-
seurs. La tchoiina, la première, reconnut la jeune fille, bondit à ses
côtés, et lécha ses mains en bêlant. Les danses cessèrent aussitôt,
et l'orpheline vit les enfans de la Gardiole se presser autour d'elle^
On lui apprit que, légèrement blessé à la bataille de Solferino,
Brunel avait été transporté à l'hôpital militaire de Milan; mais il
dépendait de la Frigoulette d'êire en quelques jours auprès de lui;
le soir même, un convoi de malades était dirigé sur Milan : elle
pouvait y prendre place.
On devine les derniers incidens de cette histoire. Partie le jour
même de la rencontre des soldats garrigaîres, la Frigoulette arri-
vait rapidement au chenet de Brunel, dont ses soins hâtaient la con-
valescence, en attendant que ses démarches assurassent au soldat la
libération des deux années de service qu'il avait encore à faire.
42A REVUE DES DEUX MONDES.
Deux mois après la rentrée des troupes d'Italie à Paris, le vil-
lage de Gigean était en liesse. On y célébrait le mariage des fian-
cés de la Gardiole, Brunélou et la Frigoulette. Malgré sa blessure,
qui laissait à son front une large cicatrice, le marié avait fort bon air
avec sa veste ronde et son gilet à fleurs, tandis que la blancheur du
chapelet (coiffure de fleurs d'oranger) semblait donner un nouvel
éclat au teint vermeil de la nobia (mariée). Pour laisser aux mos le
temps de préparer le repas, la noce tout entière, selon l'usage, se
promena au sortir de l'église sur le chemin de Montbazin. Le
joyeux hautbois l'accompagna de ses accents champêtres, et des
nuées de dragées, dont le plâtre est la matière principale, furent
lancées par les invités aux enfans du village. Un joyeux repas réu-
nit ensuite dans la petite maison de la garrigue tous les amis des
mariés, parmi lesquels la Cahride et le nanet ne furent pas oubliés.
La poêle chantait sur les sarmens, les missous mijotaient dans les
toupis (pots), des rôtis de toute sorte flambaient à la broche. La
pauvreté de la terraille (vaisselle) étalée sur la table contrastait
avec la magnificence du menu. Une coutume locale expliquait cet
excès de simplicité : pour rappeler aux nouveaux époux que ce qui
appartient au passé, l'insouciance, la jeunesse et le plaisir, est à
jamais brisé dans leur vie, les invités, joignant l'action au pré-
cepte, cassent, le soir des noces, toute la terraille de la maison.
C'est au dessert, au moment où les dragées pleuvent sur les as-
siettes, où le vin capiteux du pays a exalté les têtes et délié les
langues, que la terraille, à grand bruit, se brise en mille éclats. Yers
la fin du jour, un vrai tumulte se fit donc entendre dans la maison-
nette, et comme un feu de joie, une vive lumière s'échappa du bal-
con; mais la croisée se ferma bientôt, et le silence et l'obscurité ne
tardèrent pas à envelopper la petite demeure.
A peine le toit de briques se dorait-il, le lendemain, des premiers
rayons du soleil, que la fenêtre se rouvrit. Déjà vêtue de la jupe de
toile et du chapeau de feutre , la Frigoulette y apparut préparant
le récate de la journée, pendant que devant la porte Brunélou har-
nachait un bel âne qui avait remplacé le vieux roussin. Les nouveaux
époux partirent joyeusement pour la garrigue.
— Voilà des nohis qui ne languiront pas ensemble! dirent les
paysans en les voyant passer.
M'"*^ Louis Figuier.
LE
ROMAN SATIRIQUE
EN RUSSIE
I. Ticitcha Douche [Mille Atnes^ PétersbourgJ8!î9. — II. Povrejdennoi [le Afononiane).
Londres 4854.
Le roman est depuis quelques années, on le sait, une des formes
littéraires par lesquelles l'esprit russe manifeste le plus volontiers
ses inquiétudes, ses tristesses et ses espérances. Aucun des abus
dont la Russie cherche en ce moment à secouer le fardeau n'a
échappé à la sévère vigilance des conteurs, transformés en mora-
listes. Après avoir subi tour à tour les influences de l'Angleterre,
de l'Allemagne et de la France, le roman s'est empreint en Russie
d'un caractère tout national. C'est la pensée des classes intelligentes
de l'empire qu'il a réussi à exprimer tantôt avec une finesse, une
émotion sympathique, tantôt avec une verve amère. La satire a
pris de plus en plus possession d'un domaine qui semblait aban-
donné à l'imitation des littératures étrangères, et bientôt il s'est
formé tout un groupe d'œuvres particulières, où il faut chercher
l'expression sincère du génie national en même temps qu'un cu-
rieux symptôme de la transformation morale dont l'empire des tsars
est aujourd'hui le théâtre.
Ce développement si marqué de la satire, qu' est-il après tout, si-
non un retour aux instincts traditionnels de la société russe ? De tout
temps, la corruption des classes supérieures a fourni un large thème
426 REVUE DES DEUX MONDES.
aux plaintes ou aux railleries des poètes populaires. Il circule depuis
longues années dans les campagnes de la Russie un conte bizarre,
dont l'auteur et la date sont également inconnus, et qui, sous ce
titre : r Enterrement du Chat, a été regardé comme le portrait d'un
mauvais prince. On ne sait contre quel despote est dirigée cette
<:urieuse parodie : les uns croient reconnaître Ivan le Terrible, les
autres Pierre P"". Ce qui reste hors de doute, c'est la verve comique
qui s'y révèle avec un élan et sous des formes entièrement propres
au pays. Il était impossible que la littérature se rapprochât des
classes populaires en Russie sans se pénétrer de leur esprit caus-
tique. A la fm du siècle dernier, tandis que l'imitation des œuvres
étrangères dominait chez la plupart des écrivains, cette humeur sa-
tirique persistait chez quelques représentans plus fidèles des ten-
dances nationales, dont elle assurait le succès. Une foule de recueils
exclusivement consacrés à la satire datent de cette époque, dont le
fabuliste Krylof est resté la personnification populaire. Ce mouve-
ment critique, empreint d'un vif patriotisme , était principalement
dirigé contre la faveur que les classes élevées témoignaient aux cou-
tumes et aux modes étrangères. Plus tard, la pensée satirique pé-
nétra dans le roman, et s'y traduisit avec autant de vigueur, mais
avec moins d'unité. Si l'on embrasse en effet dans leur ensemble les
divers récits où se manifeste cette tendance, il faut y reconnaître
deux courans d'idées, deux ordres d'aspirations. D'une part, on ren-
'Contre ce que nous nommerions en France Y école réaliste. Cette
école, dont Nicolas Gogol est le père, a nettement tracé son pro-
gramme. La guerre aux abus, aux partisans surannés d'un statu quo
impossible, tel est le mot d'ordre que semble avoir pris toute une
famille d'énergiques conteurs, les uns, comme Grigorovitch , dé-
voilant les souffrances du paysan, les autres, comme Ghtédrine,
s' attaquant aux coupables violences du clergé (1), d'autres enfin,
comme M. Pisemski, portant hardiment la lumière dans la vie de
ces classes trop nombreuses qui spéculent sur les abus du système
actuel d'administration. En regard de cette tendance, toute dirigée
vers la satire de mœurs et la situation intérieure de l'empire, on
peut en distinguer une autre plus philosophique, mais qui ne fait
que poindre en quelque sorte, et dont M. Alexandre Hertzen (2)
est le vrai représentant. Quelques esquisses de M. Hertzen offrent un
spécimen de la satire morale, cosmopolite, telle que l'esprit russe
pourra la comprendre un jour.
M. Pisemski marque incontestablement le dernier progrès de l'é-
(1) Voyez sur Grigorovitch et Chtidrine la Revue du 15 juillet 1855 et du 1" juin 1858.
(2) Voyez sur M. Hertzen la livraison du 15 juillet 1854.
LE ROMAN SATIRIQUE EN RUSSIE. 427
cole réaliste. A l'influence de Gogol, qui restreignait trop souvent
le roman à une étude minutieuse des faits de la vie journalière, il
a substitué en maint endroit la touche rude, les énergiques aspira-
tions que nous avons signalées dans les poésies de M. Nekrassof (1),
et qui répondent mieux aux dispositions nouvelles du jeune public
russe. Par sa famille, M. Pisemski appartient à la classe moyenne;
son père était un petit propriétaire du gouvernement de Kostroma,
situé dans le nord de la Russie, et il y exerçait de modestes fonc-
tions dans l'administration publique. Mêlé dès l'enfance à ce monde
de petits employés qu'il devait si vivement décrire, M. Pisemski ap-
prit à connaître bien des désordres et des faiblesses que des observa-
teurs superficiels ne peuvent soupçonner. 11 passa d'abord plusieurs
amiées à l'université de Moscou, puis il en sortit pour occuper un
emploi dans le service civil. Il résolut alors de consacrer les loisirs
de sa carrière administrative à résumer ses observations et ses sou-
venirs. Ses premières esquisses, encore très imparfaites, révélèrent
en lui un vif penchant à raille?" les mœurs de ses compatriotes. Dans
une étude écrite en 1850, le Matelas^ il fit la guerre à cette hu-
meur paresseuse trop commune encore en Russie, et mit en scène
un de ces caractères indolens, effacés, qui abondent dans la société
russe. Un autre essai, le Comique, montra au contraire l'homme
supérieur se heurtant dans cette même société à mille déceptions,
qui finissent par troubler son intelligence. Une œuvre beaucoup plus
étendue fit mieux connaître encore l'auteur. C'était un roman inti-
tulé îin Mariage par amour ^ où M. Pisemski cherchait à prouver
que les natures inférieures sont incapables d'aimer. 11 y flétrit avec
une indignation éloquente le mensonge et l'afi^ctation dont il avait
vu de bonne heure régner autour de lui la triste influence. Un jeune
homme perdu de dettes et qui veut se marier, une jeune fille dont
le père promet effrontément une dot considérable, tous deux jouant
la richesse, feignant l'amour, finissant par s'épouser et condamnés
bientôt à une vie misérable, telle est la donnée que traita M. Pi-
semski, en ne laissant dans l'ombre aucun des enseignemens qui
ressortaient d'un pareil sujet. Ce qui donne à ce roman sia véritable
originalité, c'est la gaieté qui persiste chez l'auteur en dépit d'un
thème si sombre, la franchise impitoyable avec laquelle il fustige le
monde équivoque où il conduit le lecteur. C'est à ce signe' qu'on
reconnaît le véritable esprit satirique, et on ne peut s'étonner qu'a-
près avoir écrit le Mariage par amour ^ M. Pisemski se soit cru ap-
pelé à continuer au théâtre la tâche commencée avec bonheur dans
le roman.
(1) Voyez la livraison du 15 décembre 1858.
128 REVUE DES DEUX MONDES.
U Hypocondriaque est l'éternelle comédie des collatéraux avides
se pressant autour d'un malade. C'est d'abord une parente éloignée,
M"" Belogrivof, pauvre veuve qui arrive avec son fils, et qui abrège
l'existence du moribond par ses plaintes, ses soupirs, par l'insistance
qu'elle met à se faire porter sur son testament. Après elle, le mal-
heureux Dournopetchine se voit assiégé par une demoiselle Koro-
nitch qu'il avait courtisée il y a une dizaine d'années, et qui n'a
point perdu l'espoir de finir ses jours avec lui dans une légitime
anion. Pour l'y décider, elle invoque le secours d'un jeune officier,
son frère, qui remplit sa tâche d'intimidation avec un impitoyable
acharnement. Ce n'est pas tout; le malade voit encore paraître un
cousin dont il ignorait jusqu'à l'existence, et qui le menace d'un
procès s'il ne lui compte une assez forte somme d'argent. Si l'in-
trigue d'une pareille comédie n'est pas très neuve, si les situations
qu'elle expose ne s'enchaînent pas rigoureusement les unes aux
autres, ce qui lui donne sa véritable valeur, c'est la gaieté qui l'in-
spire, la verve qui anime les personnages; c'est qu'il s'y rencontre
en un mot quantité de ces remarques originales, de ces détails cu-
rieux, qui préparent peu à peu la voie à un théâtre véritablement
national.
Le talent de M. Pisemski s'est révélé d'une manière plus complète
dans un roman qui a été l'un des grands succès de la littérature
russe en 1859. Qu'est-ce donc que ce livre appelé Mille Ames?
C'est la satire de l'ambition vulgaire, c'est le tableau fidèle des
mœurs de cette classe administrative à laquelle l'auteur a lui-même
longtemps appartenu; il représente d'ailleurs une des formes les
plus récentes du roman satirique en Russie. On peut distinguer deux
parties dans Mille Ames, L'auteur prend un fonctionnaire russe au
début de sa carrière, et le montre d'abord poursuivant, à travers
quelques aventures romanesques, un riche mariage avec une âpreté
qui rencontre enfin le succès. Plus tard, c'est encore le même per-
sonnage qui s'offre à nous. Devenu chef du gouvernement d'une pro-
vince, cet homme, qui a réussi par l'intrigue, combat l'intrigue elle-
même avec un acharnement étrange, et comme si l'origine de sa
fortune lui faisait horreur, il s'applique à frapper tous ceux qui vou-
draient réussir par de semblables moyens. Ainsi s'expliquerait l'in-
eorruptibilité de plus d'un fonctionnaire russe, qui cherche à faire
oublier de tristes précédens par un excès de sévérité, et croit répa-
rer des erreurs de jeunesse par des abus de pouvoir; telle est peut-
être la principale application morale qu'on peut tirer du livre, et
c est ce dont on pourra se convaincre par un rapide examen du récit
et des caractères tels que l'auteur les a conçus.
Dans une petite ville de province, le directeur du collège, Petre
LE ROMAN SATIRIQUE EN RUSSIE. A29
Mikaïlovitch Godnef, est mis à la retraite, et l'arrêté ministériel dé-
signe à sa place un jeune élève de l'université de Moscou, qui donne
les plus belles espérances. Cette nouvelle est reçue avec un chagrin
mêlé de résignation par trois personnes que le romancier présente
tout de suite au lecteur : le vieux directeur lui-même, sa fille Nasti-
neka, et le frère de M. Godnef, capitaine en retraite. Le plus rési-
gné des trois est précisément M. Godnef, véritable Russe de l'an-
cienne école, un peu railleur, mais sans méchanceté, fidèle aux
mœurs patriarcales, qui deviennent de plus en plus rares dans la
classe lettrée du pays. Pourquoi se plaindrait-il après tout? Veuf
depuis quelques années, il peut encore vivre dans une certaine ai-
sance, et sa fille unique sera là pour égayer ses vieux jours. INasti-
neka est douée d'un extérieur agréable, et de plus, pour son mal-
heur, d'une vive imagination. Rien de commun entre elle et ces
jeunes provinciales dont l'auteur trace le portrait en quelques lignes
légèrement moqueuses, dirigées contre les instincts positifs et pro-
saïques de la génération nouvelle. Au lieu de ces jeunes personnes
qui autrefois pleuraient en lisant Marlinsky et Pouchkine, on ne
rencontre plus en effet que des m*aîtresses de maison formées avant
le mariage, déjà exercées à calculer les avantages d'un bon parti ^
plus familiarisées certainement avec de vulgaires romans français
qu'avec la poésie russe. Telle n'est point Nastineka Godnef. Elle est
restée vraiment russe; les livres français qu'elle a lus, productions
éloquentes et passionnées des premières années qui, suivirent 1830,
n'ont fait que développer son penchant à l'enthousiasme, et la pré-
parer peut-être à de grandes souffrances. Quant au capitaine en
retraite Phleguetone Mikhaïlovitch , il vit paisiblement d'une pen-
sion de cent roubles dans un petit logement voisin de la maison du
vieux professeur. C'est un homme taciturne et grave; après son frère
et sa nièce, sa chienne Diana tient la première place dans ses affec-
tions; après Diana viennent les oiseaux, qu'il élève par centaines,
se créant ainsi d'innocentes occupations auxquelles il ne s'arrache
que pour venir passer quelques heures chez son frère. On le voit
alors traverser la rue, serré dans un vieil uniforme de petite tenue,
fumant dans une pipe de bois un tabac commun qu'il porte dans un
sac de cuir brodé par sa nièce. Voilà le groupe en présence duquel
va se trouver le nouveau directeur du collège, M. Jacques Kalino-
vitch, sortant de l'université de Moscou, jeune homme intelligent
et instruit, mais sans naissance et sans fortune, bien décidé par
conséquent à tirer le meilleur parti possible de la place obscure qu'il
vient occuper.
Kalinovitch est reçu par le vieux directeur avec une hospitalité
cordiale; il s'installe au collège et accueille avec une dignité froide
A 30 REVUE DES DEUX MONDES.
les complimens des professeurs ses subordonnés, tous types de ces
excentricités qu'un cercle étroit d'occupations développe dans cer-
taines existences. Ici, c'est M. Exametrof, qui aime un peu trop à
s'enivrer le jour où il touche ses appointemens ; là, M. Lebedof,
grand chasseur qui a tué plus de trente ours de sa propre main ;
plus loin, M. Romiantsof, dont la tenue irréprochable ne rachète
pas le caractère bas et rampant. Ce n'est pas tout cependant que
de s'installer au collège; il faut se présenter aux autorités du lieu.
L'excellent M. Godnef met son équipage à la disposition du jeune
directeur. Qu'on imagine un drochki à roues colossales traîné par
une rosse à la tête énorme, aux grosses jambes recouvertes d'un
poil épais, et conduit par le gardien du collège affublé pour la cir-
constance d'un armiak (1) de paysan. La première visite est pour
le gorodnitche (maire) ; mais le magistrat est inabordable , il pré-
tend recevoir ses visiteurs au bureau de police, et Kalinovitch se
voit forcé de se retirer en lui laissant sa carte. Une autre notabilité
à laquelle le directeur doit présenter ses hommages est la veuve
d'un général qui compte parmi les grands propriétaires de la pro-
vince. Ici la réception n'est guère meilleure, mais on rencontre
déjà quelques-uns des personnages qui joueront un rôle principal
dans le roman : la générale d'abord, arrogante et froide; sa fille
Pauline, non moins hautaine, mais spirituelle et gracieuse. Lors-
que Kalinovitch, interrogé sur le motif de sa visite, se présente
comme le nouveau directeur du collège, il peut lire une expression
de dédain sur le front de la noble dame, qui s'entretient aussitôt
avec sa fille d'affaires intimes, sur lesquelles il est impossible au
visiteur de placer un mot. Kalinovitch comprend qu'il est importun
et se retire. Faut-il le suivre chez les autres représentans de l'ad-
ministration et de la noblesse dans la ville , chez le directeur des
domaines, toujours en guerre avec Yispravnik à cause de ses excur-
sions intéressées sur les terres de la couronne, — chez l'avoué, tou-
jours à la piste de la moindre chicane dont il espère tirer quelque
profit, — chez le médecin du district, qui, au sujet de l'emploi
des sommes affectées au service de l'hôpital, est également devenu
l'ennemi du maire? Chez les marchands, mêmes inimitiés, mêmes
jiilousies que chez les fonctionnaires. Qu'arrive-t-il? Le nouveau
directeur est bientôt convaincu qu'il ne pourra vivre à l'aise dans ce
monde vulgaire, et c'est dans la maison de M. Godnef qu'il passera
ses heures de loisir. Ici l»on entrevoit le point de départ du roman.
L afnbition et la légèreté de Kalinovitch feront deux victimes : la
lille de M. Godnef d'abord, la fille de la générale ensuite.
(1) Long vôUjment eu forme de tunique.
LE ROMAN SATIRIQUE EN RUSSIE. IlM
Inflexible pour les écarts du prochain, Kalinovitch n'est que trop
complaisant pour les faiblesses de son propre cœur. Il a été accueilli
comme un fils par M. Godnef. C'est sous son toit qu'il vient oublier
les ennuis du collège et de la petite ville. Il rencontre dans Nas-
tineka un esprit énergique et curieux qui l'attire et ne tarde pas à
le charmer. Une grande, une périlleuse intimité s'établit, et un soir
il faut bien reconnaître quel abîme on côtoie. Ce soir-là, le capitaine
avait pris le tlié chez M. Godnef avec Nastineka et Kalinovitch. Il
avait vu Kalinovitch, se levant de table, échanger avec Nastineka un
regard qui semblait trahir une entente particulière. En proie à une
vague inquiétude, il ne voulut pas rentrer chez lui avant d'avoir
passé devant la maison de Kalinovitch. La nuit était avancée, la ville
était complètement muette. Le capitaine, n'ayant rien aperçu de
suspect, revint devant la maison de son frère. Une ombre qui se
glissa vers cette maison, puis un homme arrêté devant la porte de
M. Godnef et la barbouillant de goudron (1), c'étaient là des révé-
lations cruelles, qui demeurèrent néanmoins inutiles. Aux avertisse-
mens donnés sur-le-champ par le capitaine, Nastineka sut répondre
par d'habiles explications qui tranquillisèrent son père, et les deux
amans continuèrent de se voir en secret, sans tenir compte des bruits
qui couraient dans la ville.
Ces bruits étaient trop fondés pour que M. Godnef dût y fermer
longtemps l'oreille; mais le père de Nastineka s'abandonne à un
excès de confiance qui achève de peindre ce caractère, et d'en op-
poser la générosité au froid égoïsme de Kalinovitch , que des rêves
d'ambition ne tardent pas à disputer aux rêves d'amour. Des suc-
cès littéraires (Kalinovitch écrit des romans que le public russe
accueille avec plaisir) le placent sur une pente dangereuse, et lui
font entrevoir la popularité, achetée au prix de mille aventures.
Pour comprendre dans toute son étendue l'influence que ces succès
vont avoir sur les destinées de Kalinovitch, il faut se transporter un
moment dans la maison de la générale.
Trois personnes sont réunies dans un brillant salon. La vieille
générale est étendue sur un fauteuil; une attaque de paralysie l'a
plongée dans un état voisin de l'idiotisme; sa fille Pauline est assise
à quelques pas d'elle, à côté d'un homme qui a su garder dans
la maturité l'aisance gracieuse et les dehors mêmes de la jeunesse.
Ce dernier est le prince Raminsky, propriétaire du voisinage, un
proche parent de la maîtresse de la maison. Ce personnage, que
M. Godnef a surnommé le Talleyrand de la province, est le repré-
sentant d'une classe d'hommes très nombreuse en Russie.
(i) Il est d'usage en Russie d'enduire de goudron les portes d'une maison habitée par
une femme dont la conduite est scandaleuse.
432 REVUE DES DEUX MONDES.
« Autrefois aide-de-camp d'un général qui mettait son amour-propre à
ne s'entourer que d'officiers accomplis, il vivait maintenant dans ses terres en
grand seigneur. Quoiqu'il eût déjà près de la cinquantaine, le prince pouvait
encore passer pour un fort bel homme, et l'élégance de sa mise lui donnait
un cachet tout particulier. Tout le gouvernement le connaissait; il abordait
les riches propriétaires et les hauts fonctionnaires avec une courtoisie recher-
chée qui touchait au respect, et se montrait poli et affectueux à l'égard des
négocians et des employés d'un ordre inférieur. Quoiqu'il aimât à plaisan-
ter, jamais il ne se permettait un mot blessant; mais avec toutes ces qua-
lités, le prince n'en savait pas moins se faire obéir par sa femme et ses en-
fans comme le maître le plus absolu. Arrivait-il qu'une mère de famille dans
la misère ou quelque fonctionnaire ivrogne- et destitué pour concussion vînt
le supplier d'intercéder à Pétersbourg, il se chargeait avec empressement
de leurs suppliques; il est vrai qu'elles restaient ordinairement sans réponse.
Le prince avait trois fils, dont deux servaient dans les chevaliers-gardes, et
une fille qui dès son enfance avait été entourée de gouvernantes étrangères.
Il passait une partie de l'hiver à Pétersbourg, et deux ans auparavant il s'é-
tait rendu en Allemagne avec toute sa famille pour raison de santé. Il n'avait
eu pour tout héritage de son père que trois cents paysans , et sa femme
n'était pas riche. Cependant sa vie luxueuse n'avait pas dérangé sa for-
tune, qui avait même augmenté, car il possédait maintenant trois mille
paysans. Différens bruits circulaient à ce propos dans le gouvernement :
on disait qu'il avait fait ses choux gras (1) dans la construction d'un édi-
fice élevé aux frais de la noblesse et qui s'était bientôt écroulé, dans une
grande compagnie industrielle dont il avait été le directeur, et qu'une
faillite avait dissoute. D'autres affirmaient que la source de ces richesses
mystérieuses devait se trouver dans l'intimité qui existait entre lui et la
famille de la générale. Cette intimité était expliquée diversement. Les uns
étaient surtout frappés de l'amitié que lui témoignait la vieille générale,
amitié fort étrange il est vrai, car la générale, malgré son avarice, lui
avait prêté, ainsi que le prouvaient les livres du notaire de la ville, vingt-
cinq mille roubles argent. On soutenait aussi que le prince était encore
plus cher à W" Pauline qu'à sa mère, et qu'il passait des heures entières
avec elle, enfermé dans son cabinet, après le coucher de la générale ^ mais
tous ces bruits couraient à la sourdine, ceux mêmes qui y ajoutaient foi
se gardaient bien de les répandre : chacun, étant l'obligé du prince ou du
moins accablé par lui de prévehances, était intéressé à le ménager. »
Tel est le personnage qui se trouve assis à côté de M"*" Pauline
dans le salon de la générale. Celle-ci vient de s'assoupir, et le
prince engage avec sa voisine une conversation significative :
« ~ Comme vous avez maigri, ma cousine! dit le prince à voix basse.
« — Demandez-moi plutôt, reprit Pauline en soupirant, comment je ne
(i) Ces mots sont en français dans le texte russe. On retrouve ici une de ces fautes de
goût si fréquentCR chez les écrivains étrangers qui nous empruntent souvent, comme
autaut do fiiicusy», le» plus triviales locutions d'un monde vulgaire.
LE ROMAN SATIRIQUE EN RUSSIE. 433
suis pas morte! J'ai tant souffert depuis quelque temps. Passer cinq ans
dans cette petite ville, où je ne vois pas un être humain, et maintenant
cette maladie qui augmente encore ses caprices, et cette avarice révoltante !
Il y a des momens où je rêve un changement complet dans ma situation.
it _ Patience! reprit le prince, tout mal a sa fin, et je crois que la fin de
tout cela ne se fera pas attendre longtemps.
M Çt il tourna les yeux du côté de la générale. — A propos, l'affaire de
Moscou avance-t-elle?
« — Gela s'est terminé comme je le prévoyais. Elle ne veut pas me ma-
rier parce qu'elle serait obligée de me doter. Cependant il faut en finir, je
veux absolument me marier pour sortir de cet esclavage. J'ai droit à cinq
cents paysans que m'a laissés mon père.
« — Sans doute, reprit le prince, il faut vous marier absolument, quand
même vous devriez fuir la maison. Malheureusement ici vous ne trouverez
jamais un mari convenable; il faut aller à Moscou.
« — Jamais elle n'y consentira. Lorsqu'elle est tombée malade, je l'ai sup-
pliée à genoux de se rendre à Moscou pour consulter les médecins. Elle s'y
est refusée ; l'argent lui est plus cher que la vie.
« — Pauline, es-tu ici? s'écria la générale en bâillant.
« — Oui, maman. — Et elle s'approcha immédiatement d'une table sur
laquelle se trouvait un paquet de livres apportés par le prince.
« — Que fais- tu ?
« — Je parcours les livres.
« — Quels livres?
« — Des journaux, ma tante, répondit vivement le prince. — Et, se frap-
pant le front comme s'il lui était venu une idée, il dit à Pauline : — Vous
y trouverez un roman du directeur du collège. On en dit du bien.
« — Du directeur ? dit Pauline en clignant les yeux. Je crois qu'il est venu
nous rendre visite.
«—Vraiment?
« — Oui, mais ma mère l'a très mal reçu, et il n'est plus revenu.
« — De quoi parlez- vous? dit la générale.
« — De livres, ma tante. — Et se tournant de nouveau vers Pauline : —
Foilà notre homme, ajouta-t-il en souriant. Occupez-vous de lui ; c'est un
jeune homme très comme il faut.
« — Pourquoi pas? lui répondit Pauline en souriant aussi; il m'a beaucoup
plu, il est fort aimable. »
Le prince s'empresse de donner suite à l'heureuse idée qu'il vient
d'émettre, et, grâce à ses démarches, Kalinovitch se présente peu
de jours après chez la générale. Celle-ci le reconnaît à peine, mais
le prince l'accable de prévenances, le supplie de venir leur faire la
lecture de son dernier roman, et Pauline joint ses instances à celles
du prince. On prend jour pour cette lecture, et Kalinovitch sort de
l'hôtel de la générale tout glorieux de l'accueil qu'on lui a fait.
Pourquoi le prince veut-il marier Pauline? — Pour jouir plus
sûrement d'une fortune dont, une fois mariée à un jeune homme
TOME XXV. 28
A3A REVUE DES DEUX MONDES.
qui lui devra la richesse, elle disposera en souveraine : triste et
odieux calcul qui amène une série de tentatives habilement con-
duites, et dont le seul but est d'amener un mariage entre Kalino-
vitch et Pauline! Une soirée de lecture, une excursion à cheval, un
bal, il n'en faut pas davantage pour troubler la raison du directeur
de collège. Un moment même ce n'est plus sur Pauline, c'est sur la
fille du prince Raminsky, brillante et aristocratique personne, qu'il
ose porter un regard téméraire. Que devient alors la pauvre Nasti-
neka? Elle n'est pas encore délaissée, et Kalinovitch affecte toujours
auprès d'elle un certain empressement; mais elle n'ignore pas l'ac-
cueil que font au directeur la générale et sa fille. Elle ne pense à
l'avenir qu'avec une douloureuse inquiétude.
Yoici cependant le discours que tient un jour le prince Raminsky
à Kalinovitch :
« — Vous êtes maintenant reçu dans la maison de la générale... Pourquoi
ne songeriez-vous pas sérieusement à M"* Pauline? Quel avenir pour vous
et votre talent'. Mille âmes, mon cher monsieur, un bien parfaitement ad-
ministré, et un capital dont personne ne connaît encore au juste le mon-
tant! Avec cela, vous pouvez aller où bon vous semble, à Pétersbourg, à
Moscou, à Odessa, et même dans les pays étrangers... Vous pourrez choisir
le lieu le plus favorable à vos inspirations...
« Cette proposition bouleversa complètement Kalinovitch. Il affecta de
prendre la chose pour une plaisanterie; mais, après avoir quitté le prince,
il passa en revue toutes les circonstances de sa vie depuis qu'il était venu
se fixer dans cette petite ville : d'abord cet amour de Nastineka, auquel il
s'était abandonné sans réflexion , et qui avait établi entre eux un lien dont
l'intimité ne lui permettait plus de la quitter sans manquer à l'honneur,
puis le succès littéraire auquel il ne s'attendait pas, et enfin le succès en-
core moins prévu qu'il avait obtenu dans la maison de la générale... Mais
Nastineka?... Impossible de l'épouser maintenant... Alors ne valait-il pas
mieux en finir résolument? C'était le conseil que lui donnait la raison; sa
conscience toutefois en était révoltée. »
Kalinovitch, en définitive, se hâte de demander un congé de trois
mois pour se donner la liberté nécessaire en si grave occurrence.
Le congé obtenu, il vient faire ses adieux aux Godnef. Lorsqu'il
a exposé les motifs qui l'engagent à partir pour Pétersbourg, l'hon-
nête xM. Godnef n'y trouve point à redire, et Nastineka se soumet
aussi en apparence à cette dure nécessité. Seulement, le soir même
du jour où il leur avait annoncé son prochain départ, elle le prie
de l'accompagner.
• — Où veux-tu aller? lui demanda le jeune homme.
« -- Sur la tombe de ma mère, lui répondit Nastineka. Il y a longtemps
que je ne suis allée prier là, et je veux que tu me suives.
« Arrivée dans le cimetière, Nastineka s'arrête devant une tombe à moi-
LE ROMAN SATIRIQUE EN RUSSIE. Û35
tié cachée sous les hautes herbes. Elle s'y agenouille , et l'oblige à en faire
autant. Puis, se tournant vers lui, et d'une voix mal assurée :
« _ Jure-moi, Jacques, dit-elle, jure-moi que tu ne m'abandonneras ja-»
mais, que je serai ta femme, ton amie. Sans cela, comment puis-je espérer
que ma mère me pardonne? Voilà trois nuits que je la vois toute en larmes;
elle soufifre de ma conduite !
« — A quoi bon tout ce mélodrame? lui répondit Kalinovitch.
« -— Non» Jacques, il le faut absolument. Je n'aurai pas d'autre consola-
tion quand tu seras parti.
« — Je le jure,... dit-il. '
« Au même instant, une masse noire sortit avec bruit de l'herbe touffue
et s'envola. Kalinovitch tressaillit; Nastineka ne bougea. pas. — Qu'as-tu?
dit-elle. C'est un corbeau!
« — Des scènes pareilles sont faites pour déranger les nerfs des jolies
femmes, reprit Kalinovitch avec humeur.
« Rentré à la maison, il s'aperçut qu'il n'était pas encore au bout de ses
peines. Nastineka lui déclara avec beaucoup de calme qu'avant de partir il
était indispensable qu'il la demandât en mariage. Kalinovitch s'efforça de lui
faire comprendre qu'il serait toujours temps de faire cette démarche à son
retour; mais rien ne put vaincre l'obstination de la jeune fille, et Kalino-
vitch se décida à lui donner cette dernière satisfaction, non sans caresser
une arrière-pensée. Bien lui en prit, car au moment où M. Godnef le pres-
sait dans ses bras en l'appelant « mon gendre, » le capitaine, qui avait ap-
pris la nouvelle du prochain départ, entrait dans la maison avec des inten-
tions fort peu pacifiques. »
Après avoir supporté toutes ces pénibles scènes, Kalinovitch
prend congé de ses hôtes et part pour Pél^rsbourg. Les épreuves
qui l'attendent dans cette ville achèvent de le transformer. Désor-
mais il est trempé pour de plus fortes luttes. Exalté par l'orgueil,
il se prépare à une vie nouvelle. Il se dévouera au bien- de soii pays,
il s'attaquera aux désordres qui le minent. Le mariage que le prince
Raminsky lui a proposé lui ouvre cette brillante et laborieuse car-
rière. Il épouse Pauline. Possesseur de ^nille âmes^ il obtient bientôt
le poste de vice-gouverneur dans la province même où il a dirigé
un collège de petite ville. Nous entrons dans la seconde partie du
roman. Kalinovitch est devenu désormais le représentant de cette
nouvelle école d'employés intelhgens, intègres, actifs, qui ont mis
toutes leurs qualités au service de l'état,' et qui, véritables doctri-
naires du despotisme, apportent dans l'exercice de leurs fonctions
toute l'inflexibilité que donnent des convictions étroites, mais bien
arrêtées. Reste à savoir si son passé ne lui créera pas d'insurmon-
tables obstacles. Il est des tâches qu'il faut aborder avec une con-
science pure: Kalinovitch l'a oublié, et on va le voir victime de son
erreur.
A son arrivée au chef-lieu, le nouveau vice-gouverneur reçoit de
son chef immédiat et de tous ses subordonnés l'accueil le plus gra-
436 REVUE DES DEUX MONDES.
cieux. Quel spectacle s'offre à Kalinovitch 1 Toutes les apparences de
l'ordre déguisant mal toutes les variétés de la fraude, du vice ou de
l'incapacité : ici des concussionnaires, plus loin de faux savai^,
partout d'audacieux aventuriers qui apportent dans l'administration
cet esprit nomade, une des forces et des faiblesses de la race slave,
et qui profitent de l'insuffisance des institutions pour passer avec
une incroyable aisance d'une fonction à l'autre, parcourant ainsi en
peu d'années le camp beaucoup trop vaste de l'armée administra-
tive en Russie. Le nouveau vice-gouverneur ne promène pas seule-
ment sur ces groupes serviles le regard dédaigneux du parvenu qui
se croit sûr de sa fortune : il est résolu à les combattre ouverte-
ment; le présomptueux élève de Moscou, mécontent à bon droit de
sa première campagne contre un collège de petite ville, va s'atta-
quer à un gouvernement de province.
Le gouverneur le comble de politesses, et lui expose ses prin-
cipes d'administration. Ces principes sont fort simples : les bureaux
qui dépendent du gouvernement forment autant de corps distincts
qui se jalousent, et, pour ne point s'y faire d'ennemis, le gouver-
neur ne s'immisce en aucune façon dans leurs attributions. Au reste
tous les employés sont excellons, et l'ordre le plus parfait règne
dans toute l'administration. Kalinovitch ne partage point cette ma-
nière de voir; il commence par établir dans tous les bureaux qui
sont sous sa dépendance immédiate un ordre tel que toute exaction
y devient impossible. Gela fait, il demande à son chef de destituer
les fonctionnaires auxquels celui-ci tient le plus. Le gouverneur
essaie vainement de prendre leur défense ; Kalinovitch le prévient
que si droit n'est point fait à sa demande, il s'adressera au ministre.
L'indulgence que manifestait le gouverneur n'était point, il faut le
dire, tout à fait excusable : il avait une part dans les exactions que
commettaient ses subordonnés, ainsi que cela se pratique ordinai-
rement. Les sévérités de Kalinovitch font du bruit dans la ville; on
s'indigne contre le vice-gouverneur. 11 se forme néanmoins un parti
qui le soutient. Kalinovitch a pour lui la jeune génération, toujours
portée à faire de l'opposition, à déclamer contre la corruption ad-
ministrative, et cela non sans raison le plus souvent.
Kalinovitch, ne l'oublions pas cependant, est regardé par le prince
Raminsky comme sa créature. C'est le prince qui a fait réussir son
mariage avec Pauline, ce mariage auquel Kalinovitch doit sa posi-
tion. Le but du prince n'a pas été seulement de soustraire Pauline
à la tutelle d'une mère avare, de se créer une influence sur la ges-
tion de ses biens; il a voulu se ménager dans la haute administration
de l'empire un utile instrument, et il a cru le trouver dans Kali-
novitch. Ce prince, ambitieux et remuant personnage, type de l'es-
prit de spéculation et d'aventure qui anime certains nobles russes,
LE ROMAN SATIRIQUE EN RUSSIE. AS?
a fini par marier sa propre fille à un riche industriel, M. Tchet-
verikof. 11 se flatte d'exercer ainsi une puissante influence. Il se
trompe. Son gendre, M. Tchetverikof lui-même, mandé par le vice-
gouverneur, se voit fort mal reçu. Kalinovitch s'est promis de faire
rendre gorge à ce millionnaire. Il l'invite à donner une dizaine de
mille roubles pour les embellissemens de la ville. Menacé de perdre
les bonnes grâces du haut fonctionnaire , le traitant est forcé de
s'exécuter. Kalinovitch bientôt se débarrasse du gouverneur lui-
même, compromis dans des affaires scandaleuses et forcé d'aller
rendre compte de sa conduite à Pétersbourg, Puis vient le tour du
prince, que la manie de spéculer a contraint à des actes fraudu-
leux. Un marché pour la construction d'une chaussée doit être passé
prochainement. Le prince figure parmi les soumissionnaires, qui
sont convoqués par le vice-gouverneur, devenu gouverneur provi-
soire, devant le comité des constructions publiques.
« — Bien, messieurs! dit Kalinovitch avec une émotion mal contenue aux
soumissionnaires. — Puis, se tournant vers son secrétaire: — Donnez-moi les
cautionnemens qui sont fournis pour la soumission.
« Le secrétaire lui remit une liasse de papiers.
« — Ils y sont tous? lui demanda Kalinovitch en le regardant fixement.
« — Oui, votre excellence, répondit le secrétaire d'une voix tremblante.
« Le vice-gouverneur chercha dans les pièces ; il en prit une.
« — Toutes ces pièces ont été examinées par vous, dit-il aux membres de
la commission; mais je viens de recevoir du tribunal de Penza une déclara-
tion constatant qu'un des actes de propriété produits par Tun des soumis-
sionnaires est entaché de faux...
« A l'appui de ces paroles, le vice-gouverneur tira de sa poche une lettre
qu'il remit aux membres de la commission. Toutes les figures s'allongèrent,
celle du prince s'empourpra.
« — C'est pourquoi, messieurs, dit Kalinovitch aux assistans, les soumis-
sions ne seront point admises aujourd'hui. — Et il remit toutes les pièces
dans son portefeuille. — Ce faux qui nous est dénoncé doit être jugé.
« Ayant dit cela, le vice-gouverneur salua précipitamment les membres
de la commission, comme s'il avait eu hâte de terminer promptement cette
scène pénible, et sortit. Le prince se précipita sur ses pas; Kalinovitch lui
dit quelques mots à voix basse. La figure du prince prit aussitôt une teinte
livide. Quelques-uns des scribes le virent chanceler; il descendit l'escalier, et
trouva dans le vestibule le maître de police, qui le fit monter avec lui en
voiture.
« Le soir du même jour, une grande nouvelle se répandit dans la ville; le
prince Raminsky, accusé d'avoir produit une pièce taxée de faux, avait été
mis en prison.
« Un pareil acte de rigueur acheva de déchaîner contre le vice-gouver-
neur tous les fonctionnaires et toutes les personnes bien pensantes de la
ville. Oser mettre sous les verrous un noble, un homme aussi accompli et
aussi aimable que le prince Raminsky! Le maréchal de la noblesse en porta
438 REVUE DES DEUX MONDES.
plainte au ministre. Ces dispositions n'effrayèrent nullement le vice-gouver-
neur; il enjoignit au contraire aux procureurs de veiller à ce que le prison-
nier ne s'échappât point. L'enquête fut commencée par le maître de police,
et l'on prétendit que, tant par la cruauté naturelle de son caractère que
pour être agréable au vice-gouverneur, il obligeait le prince à rester debout
devant lui, deux et trois heures de suite, durant les interrogatoires. On pré-
tendit aussi que des passans avaient entendu des cris et des gémissemens
dans la prison, ce qui semblait indiquer que les personnes impliquées dans
cette affaire étaient soumises à des a^tes de violence, en d'autres terûies à
la question. » ■>imii^h^^
..i ^, —
La fille du prince veut cependant assurer un protecteur au pri-
sonnier. Son mari, craignant d'être compromis dans l'affaire, l'a
quittée brusquement sous le prétexte d'un lointain et indispensable
voyage. La jeune princesse se fait donc solliciteuse ; elle vient trou-
ver Pauline, qui lui révèle la cause de l'arrestation : le prince s'est
fait de Kalinovitch un irréconciliable ennemi en lui rappelant d'une
façon blessante l'origine de sa fortune. Pauline consent néanmoins à
voirie prisonnier, à lui faire parvenir quelques secours. Elle se rend
à la prison; on lui ouvre la cellule où languit le malheureux Ra-
minsky. Qu' arrive- t-il? Au moment où elle va quitter le prince, un
peu raffermi et consolé, le gouverneur paraît, suivi du directeur de
la prison, pâle et tremblant.
« — Les dames s'intéressent tellement à votre sort, mon prince, dit Kali-
novitch avec une émotion mal contenue, que je ne puis leur défendre de ve-
nir vous voir, quoique cela soit tout à fait contraire à l'ordonnance.
« — J'en suis fort reconnaissant! lui répondit le prince.
« — Mais je vois que l'on vous a mal logé, et je vais donner des ordres en
conséquence. Allons! dit-il à sa femme, qui était plus morte que vive, je suis
venu vous chercher. Sortons... Au revoir, prince.
« Et il emmena sa femme.
« La voiture les attendait à la porte ; Kalinovitch monta le dernier, et
ferma violemment la portière. Chemin faisant, le cocher crut entendre du
bruit; il lui sembla que ses maîtres parlaient à haute voix. Lorsqu'on arriva,
Kalinovitch descendit le premier, et il se retira immédiatement dans son
cabinet. Un laquais fut obligé d'aider Pauline à descendre ; elle marchait
avec peine, et un capuchon soigneusement rabattu cachait sa figure.
« La visite du vice-gouverneur à la prison eut plusieurs conséquences. Le
prince fut transféré dans un cabanon où l'on avait renfermé peu de temps
auparavant un noble arrêté pour vol à main armée. Le commandant du ba-
taillon donna ordre aux officiers de garde à la prison de ne laisser pénétrer
personne auprès du prince Raminsky. Le vice-gouverneur demanda de son
Côté à l'administration de destituer le directeur de la prison. »
Kalinovitch manque ici de prudence. Destituer le directeur de la
prison, n'est-ce pas donner un puissant auxiliaire au prisonnier? Le
prince ne va-t-il pas trouver un appui dans le fonctionnaire desti-
«
I
I
LE ROMAN SATIRIQUE EN RUSSIE. A 39
tué? C'est ce qui arrive en effet. L'entrevue où Raminsky et le di-
recteur arrêtent un plan de conduite «d'où sortira la ruine de Kali-
novitch est un des plus fidèles tableaux qu'on ait tracés des régions
inférieures de l'administration russe. Il y a là des traits d'une vé-
rité cruelle. Le prince reçoit dans son cachot la visite du directeur
en disgrâce, qui, le verre en main, convient avec lui des moyens
d'acheter le silence ou les aveux favorables de quelques complices
engagés dans la même affaire. A la suite de cet entretien, le di-
recteur, dont une forte récompense stimule le zèle, part pour Pé-
tersbourg, où il va défendre la cause du prince , et cette cause est
d'avance gagnée.
Le roman touche alors à sa fin. Cette guerre aux abus faite par un
ambitieux, cette étrange lutte d'un parvenu contre les hommes dont
il s'est servi pour assurer sa fortune, se termine avec le tableau
que l'écrivain a voulu tracer des mœurs administratives. Une ren-
contre inattendue est le prélude du dénoûment. Dans une troupe
de comédiens, autorisée par le gouverneur lui-même à donner
quelques représentations, se trouve Nastineka, qui s'est jetée dans
la vie d'artiste par désespoir d'amour. Elle écrit à Kalinovitch, dont
les souvenirs se réveillent. L'incorruptible gouverneur n'ose pas
refuser un rendez-vous; mais au retour d'une soirée passée furti-
vement chez l'actrice, il trouve sa maison en désordre. Des caisses
sont entassées sous le vestibule. Pauline, indignée de la conduite
de son -mari, est partie pour Pétersbourg, se promettant de sauver
le prince. Elle laisse une lettre qui avertit Kalinovitch qu'elle sait
tout. ((Votre dernier procédé à mon égard, lui dit-elle, me donne le
droit de vous quitter. » Cette fuite est le commencement de la ruine
de Kalinovitch. Bientôt des bruits défavorables au gouverneur com-
mencent à circuler dans la ville. Une scène violente éclate entre Ka-
linovitch et le chef de la police à l'occasion d'un incendie qui amène
un conflit d'attributions. Le gouvernement supérieur est saisi de
l'affaire, et se prononce contre Kalinovitch, qui est destitué. De la
classe des administrateurs il passe à celle non moins nombreuse des
mécontens, et n'a d'autre consolatrice que Nastineka, qui le suit à
Moscou. Pauline, qui est restée à Pétersbourg, y finit bientôt dans
l'isolement une existence abrégée par la douleur. Le plus heureux
de tous ces personnages qui ont poursuivi ensemble la fortune est
le prince, qui se voit réhabilité à la suite de la disgrâce de Kalino-
vitch, et rentre dans ses terres avec sa fille et son gendre. Devenu
veuf, Kalinovitch finit par épouser Nastineka; mais l'actrice ne vit
plus que pour le théâtre, et son mari achève tristement, sous le
poids de sa dédaigneuse pitié, l'existence dont l'auteur n'a voulu
retracer que la période la plus agitée, la plus instructive.
Telle est la fable imaginée par M. Pisemski pour mettre en pré-
^40 REVUE DES DEUX MONDES.
sence la vieille et la nouvelle Russie. Dans la première partie, c'est
la petite ville qu'il retrace avec ses ridicules traditionnels, mais aussi
avec ses mœurs simples et patriarcales. Dans la seconde, une autre
société s'offre à nous, fiévreuse, hautaine, partagée entre un vague
désir d'améliorations morales et une recherche ardente du bien-être
matériel. C'est dans le tableau de la classe des propriétaires que
M. Pisemski s'est surtout montré original. On avait peint avant lui
les paysans, les bourgeois, les petits employés. Les types de sei-
gneurs campagnards et de hauts fonctionnaires qu'on rencontre
dans Mille Ames sont d'une vérité parfaite. De tels hommes pour-
raient jouer en Russie un rôle considérable : ils sont placés entre la
haute noblesse des villes et le peuple ; ils pourraient initier la classe
inférieure aux principes et aux formes de la civilisation occiden-
tale. Malheureusement la plupart ne sont guère propres à remplir
cette tâche. Quel triste et pourtant quel fidèle portrait que celui du
prince Raminsky, de ce grand seigneur instruit, élégant, affable,
mais dénué de tout sentiment moral! Si la fortune eût continué à
le favoriser, il aurait réussi à dissimuler les faiblesses dont il se rend
coupable; mais aux premiers revers qui l'éprouvent, il laisse voir
la profonde corruption que cachent ces apparences séduisantes. Au
reste, il ne faudrait pas le juger avec trop de sévérité : l'éducation
que reçoivent en Russie les gens du monde et l'impunité dont ils
jouissent sont après tout des titres à l'indulgence. Les femmes que
l'auteur fait figurer à côté du prince Raminsky doivent être appré-
ciées au même point de vue; aucun frein, pas même celui de l'opi-
nion publique, ne les retient au milieu des séductions et des épreuves
de la vie. L'état social même de la Russie est pour beaucoup dans
les erreurs qu'elles commettent.
Les personnages du roman de Mille Ames peuvent se partager en
deux groupes correspondant aux deux parties du roman : il y a
d'une part les habitans de la petite ville, de l'autre ceux de Péters-
bourg. Parmi les premiers, il eh est sur lesquels l'analyse du récit
ne permettait point d'insister, et qui méritent quelque attention. Il
faut citer d'abord le vieux gardien du collège, Terka, personnifica-
tion heureuse de l'opiniâtreté brutale de l'homme du peuple qui ar-
rive à exercer une sorte d'autorité. Rien ne saurait le faire agir con-
tre son gré : un seul argument, le bâton, pourrait peut-être en venir
à bout; mais son maître, M. Godnef, est trop bon chrétien* pour y
avoir recours. On retrouve le même don de grossière persévérance
chez un autre personnage du collège, le professeur de mathématiques
Lebedof ; seulement cette opiniâtreté lui sert à des fins qui en font
presque une vertu. Dans les premiers temps de son séjour à X., le
professeur ne se bornait pas à faire la guerre aux ours du pays; dans
ses momens de loisir, il a eu le bonheur de gagner une petite somme
LE ROMAN SATIRIQUE EN RUSSIE. lllli
d'argent au jeu, et ce gain a développé en lui la passion des cartes
à un tel point qu'il s'est mis en rapport avec tous les joueurs de la
ville. Il ne dédaigne même pas les laquais. Ce n'est pas l'amour de
l'argent qui le pousse, mais le besoin d'émotions. Cependant son
bonheur a un terme; il ne craint pas d'engager une partie avec un
marchand qui passe pour le plus adroit joueur de toute la ville. Cette
imprudence lui coûtera cher : il reperd tout ce qu'il avait gagné,
et cinq mille roubles en plus. Pour un pauvre employé comme lui,
cette somme est énorme; néanmoins il n'hésite pas à donner une
reconnaissance au marchand, quoiqu'il sache fort bien que celui-ci
l'a trompé. A partir de ce moment, Lebedof consacre les deux tiers
de ses appointemens à l'extinction de sa dette, et se soumet aux
plus dures privations. Retiré dans une pauvre chaumière, au fond
du faubourg, il vit comme un pauvre paysan, et ne reprend son
premier genre de vie que lorsque son créancier est entièrement payé.
Telle est la nature humaine en Russie. On dirait un sol vierge où tout
favorise une rapide croissance, et si l'on y rencontre quelquefois des
créations monstrueuses, d'odieux exemples de dépravation, la piété
austère, le dévouement poussé jusqu'à l'héroïsme, comptent aussi
de nombreux représentans. On dirait un arbre aux branches flétries,
et dont les racines sont pleines de vigueur. On rencontre dans le
cours du l'Oman plusieurs personnages qui, comme Lebedof, l'hon-
nête M. Godnef et son frère, cachent sous une rude enveloppe, des
qualités qui deviennent de plus en plus rares en Russie dans les
classes supérieures, et l'auteur a bien fait de les mettre en évidence,
car sans cela on pourrait désespérer de l'avenir du pays.
A Pétersbourg, c'est un monde différent et avec moins d'origina-
lité. Un égoïste viveur, Belavine, qui grossit le nombre des courtisans
de la comédienne Nastineka et finit par lui préférer une grossière
esclave, tel est l'un des types de cette fausse civilisation qui semble
en Russie d'origine étrangère, et que l'auteur combat avec vivacité.
Depuis le règne de l'empereur Nicolas, une sorte de réaction s'est
manifestée dans la littérature russe à l'égard des étrangers de toute
classe qui habitent le pays. C'est Gogol qui a donné le signal de
cette réaction, et il a été suivi par la foule des romanciers. M. Tour-
guenef lui-même n'a point résisté à cette tendance nationale; ses
Béais d'un Chasseur nous représentent un Français placé dans une
situation pitoyable, et il semble se complaire dans cette peinture.
Cette fâcheuse tendance, encouragée par le parti slave, se développe
de jour en jour. Les hommes qui, par leurs habitudes et leurs sen-
timens, appartiennent à la civilisation occidentale, semblent même
s'en rapprocher, et M. Hertzen à son tour prêche en quelque sorte,
dans ses derniers écrits, une croisade contre l'influence étrangère.
442 REVUE DES DEUX MONDES.
Il faut souhaiter, dans l'intérêt de la Russie, que l'esprit satirique
de ses écrivains s'inspire d'un autre mobile.
Le succès de M. Pisemski s'explique heureusement par d'autres
causes, et, si on peut lui reprocher sa sévérité pour les imitateurs
de l'étranger, on ne l'accusera pas du moins de trop caresser l'a-
mour-propre national. Le mérite de l'écrivain, on a pu le voir, est
d'arriver par la simple combinaison des événemens aux effets que
recherche la satire. Le romancier a su dévoiler sans vains ména-
gemens les faiblesses, les erreurs des classes moyennes de la société
russe, de celles qui ont en main aujourd'hui la plus lourde tâche,
et de qui dépend l'avenir du pays. M. Pisemski d'ailleurs n'a pas
voulu seulement faire haïr le vice. Il laisse entrevoir à son pays
ces mêmes perspectives idéales vers lesquelles le poète Nekrassof
tourne aussi ses regards; il répond de cette façon à un sentiment
général parmi ses compatriotes. Le roman satirique, compris de la
sorte, peut rendre de grands services ^ la Russie. Jusqu'ici, le
roman russe se contentait de marcher sur les traces de Gogol. Un
petit nombre d'écrivains, tels que MM. Grigorovitch et Tourgue-
nef, avaient seuls essayé d'attirer l'attention du public sur le mal-
heureux sort des paysans. Ceux qui mettaient en scène les employés
russes se bornaient, ainsi que Gogol l'avait fait, à flétrir leurs habi-
tudes de concussion. Il était impossible de s'en tenir là; les fonc-
tionnaires russes offrent un champ beaucoup plus vaste à l'étude
du moraliste et à l'observation du romancier. Les désordres qui
régnent dans l'administration ne proviennent pas uniquement de
la cupidité des hommes qui la composent : il faut ajouter à cette
honteuse faiblesse l'ignorance profonde, l'insouciance, l'incorrigi-
ble paresse, la servilité, par-dessus tout les habitudes d'intempé-
rance si répandues dans la classe des fonctionnaires. C'est ce que
les romanciers s'abstenaient de décrire, car il leur était interdit
d'éclairer de pareils faits. Les changemens qui se sont opérés en
Russie depuis la mort de l'empereur Nicolas ont fait tomber les en-
ti-aves. Cette liberté a déterminé dans la satire morale un progrès
dont témoigne le roman de Mille Ames. M. Pisemski n'a laissé dans
l'ombre aucun détail de la vie publique ou de la vie privée des fonc-
tionnaires russes. Cependant ce qui a surtout attiré le public, c'est
moins peut-être cette exacte description que la vérité du caractère
de Kalinovitch. Ce personnage n'est et ne pouvait être complète-
ment imaginaire; il existe dans l'administration impériale un grand
nombre de jeunes gens intelligens et instruits qui, comme Kalino-
vitch, s'élèvent par le déshonneur, parce qu'ils ne consentent point
à végéter dans l'obscurité et la misère. Aucun effort honorable ne
saurait en effet les tirer de cette malheureuse situation; l'insou-
LE ROMAN SATIRIQUE EN RUSSIE. /JÙS
ciance et l'incapacité de leurs supérieurs, complètement étrangers
la plupart du temps aux devoirs de leurs fonctions, l'indifférence du
public pour le mérite intellectuel et moral, tout conspire contre leur
légitime ambition. C'est pour rendre cette vérité encore plus frap-
pante que M. Pisemski a opposé la destinée du prince Raminsky à
celle de son principal personnage. Pourquoi ce dernier succombe-
t41 dans la lutte hardie qu'il a engagée avec son indigne protec-
teur? C'est que la fuite de sa femme le dépouille de son opulence et
par conséquent de son influence, tandis que son rival, quoique criblé
de dettes, impose encore par son titre et ses propriétés. L'auteur de
Mille Ames a frappé juste, car son succès a tenu surtout à la cou-
rageuse protestation dont il s'est rendu l' organe.
La société russe doit déjà beaucoup aux efforts de ses romanciers
depuis le jour où Gogol a pu s'attaquer aux vices des employés, et
c'est sans contredit à l'émotion produite par les tableaux si vrais de
la misère du paysan. russe qu'il faut attribuer les tentatives de ré-
formes que l'on fait aujourd'hui. La satire littéraire a eu encore un
autre résultat : si elle n'est pas assez forte pour déraciner complè-
tement les vices, elle est du moins puissante contre les ridicules.
Parmi les romanciers russes qui, sans prétendre à la même influence
morale que M. Tourguenef et M. Pisemski, ont observé des types
nouveaux, il faut citer M. Grigorovitch. Tout récemment, dans le
Chat et la Souris.^ M. Grigorovitch a mis en scène avec talent un
fermier des eaux-de-vie, classe d'hommes qui, par leurs immenses
richesses, par leur genre de prétentions, rappellent un peu nos an-
ciens fermiers -généraux. Quanta M. Ghtédrine, le spirituel auteur
des Scènes de la Province, il a fort habilement reproduit certaines
variétés de fonctionnaires dont il n'existait pas le moindre échantil-
lon du temps de Gogol. C'est ainsi qu'il a esquissé en quelques pages
le portrait d'un employé qui, à l'exemple du prince Raminsky, n'em-
prunte les dehors d'un homme parfaitement civilisé que pour légiti-
mer en quelque sorte la bassesse de sa conduite. C'est un type vrai-
ment nouveau en Russie; pourtant ce n'est point dans l'intérieur de
l'empire qu'on le trouvera : les fonctionnaires y sont encore fort in-
cultes. C'est dans les capitales, dans les plus hautes régions admi-
nistratives, parmi les jeunes fonctionnaires, les favoris des ministres
et leurs auxiliaires les plus intelligens, que se rencontrent le plus
souvent les hommes policés dont M. Chtédrine nous trace le portrait.
On a pu même les voir à Paris, car ils voyagent; mais dès qu'ils
mettent le pied sur une terre étrangère, ils donnent ordinairement
plus de gravité à leur maintien, plus de dignité à leurs discours, et
on les prendrait volontiers pour des administrateurs modèles. L'ad-
ministration russe n'a pas de plus chauds défenseurs qu'eux. Ils
s'efforcent de faire croire que sa triste réputation en Europe est le
/iii4 REVUE DES DEUX MONDES.
résultat de la calomnie, et qu'elle ne le cède en rien sous le rapport
moral aux administrations des contrées civilisées. Souvent même ils
ne se contentent pas de le soutenir de vive voix dans les salons ; ils
prennent la plume et adressent aux journaux étrangers des notes
conçues dans le même esprit, et dans l'espoir d'en tirer bon profit
plus tard pour leur avancement. Écoutons M. Ghtédrine dans le récit
où il crayonne l'employé russe cherchant à présenter ses roueries
comme des perfectionnemens empruntés à la civilisation occidentale.
L'imprudent discoureur fait sans le savoir la meilleure satire de la
classe à laquelle il appartient, et qu'il croit défendre.
« Je déteste moi-même les pots-de-vin. Les pots-de-vin, c'est bon, je vous
le répète, pour la plèbe du métier. Nous autres, nous considérons les choses
d'un autre point de vue : nous ne connaissons pas les pots-de-vin, mais
les intérêts de l'administration. Je ne demande que ce qui m'est dû, et ne
cherche nullement à savoir comment on me le fournit. Je me borne à surveil-
ler les dififérens services, comme par exemple les postes, l'impôt pour l'en-
tretien des routes, le recrutement Tout cela doit rapporter (1),
« Je suis un homme comme il faut, je suis un enfant du siècle; il me faut
de bons cigares et une bonne bouteille de Ghâteau-Laffitte. Je suis obligé,
— vous m'entendez? — je suis obligé de me mettre avec soin, il m'est né-
cessaire d'avoir un intérieur comfortable, — le gouvernement me doit tout
cela. Je suis garçon, et par conséquent il me faut une belle. J'ai l'esprit
cultivé, j'ai des vues étendues, et par conséquent il faut que rien ne me
trouble dans mes méditations, ni la misère ni aucun souci, afin que je puisse
me consacrer entièrement à l'administration. Comment pourrai-je me livrer
à l'étude de quelque projet philanthropique, si mon esprit n'est pas libre,
si je dois perpétuellement songer aux moyens de suffire à ma subsistance?
Afin d'être vraimept utile au pays, il faut que je sois gai et dispos. Tout cela
est fort compréhensible. Zenon serait de nos jours un fort mauvais adminis-
trateur. C'est pourquoi j'évite avec soin tout ce qui est de nature à troubler
le calme de ma vie. Pourtant que voulez-vous? je rencontre à tout instant
de fâcheuses circonstances. Ainsi, par exemple, aujourd'hui même un paysan
est venu me trouver. On lui a pris son fils comme recrue; il y a eu dans
sa famille un partage volontaire...
« — A propos (demande l'interlocuteur de ce digne fonctionnaire), que
veulent dire ces partages dont j'entends parler depuis quelque temps?
« — Un partage volontaire? Cela signifie qu'on se sépare volontairement.
Certaines femmes ne peuvent pas vivre ensemble, ou bien un beau-père
montre trop de complaisance pour sa belle-fille, — et voilà que la famille
veut se séparer! — Impossible de le souffrir! 11 est posé en principe par tous
les économistes que dans tout travail les forces agissantes doivent être le
plus concentrées possible. Par malheur, le paysan ne comprend rien à ces
rîfisonnemens-là ; en fait de science, il n'y entend absolument rien ; il con-
sidère toutes les choses d'un point de vue matériel, étroit, du haut de
8on fumier en quelque sorte; il ne voit en tout cela que des circonstances
(t) 1^8 moto soulignés sont en français dans l'original.
LE ROMAN SATIRIQUE EN RUSSIE. • 445
de famille, et n'a pas la moindre idée de la question économique... Mais re-
venons au fait. Je vous ai dit que j'avais reçu la visite d'un paysan qui m'a
supplié d'entrer dans sa position. Je lui ai dit de s'adresser aux autorités de
son village. Ils ont un maire, un écrivain, que sais-je? Tout cela est fait
pour leur bien. Figurez-vous que le paysan se jeta à mes pieds, et se mit à
les embrasser en pleurant. J'en étais confus, car enfin c'est toujours un
homme. Il paraît que la demande du paysan avait été repoussée de tous cô-
tés; j'étais son seul espoir. Gomment trouvez-vous cela? Il ne pouvait pas
se mettre dans la tête que je n'étais nullement chargé de débrouiller ses
affaires de famille. Surveiller les employés inférieurs, composer des projets
pour leur bien, suivre attentivement la marche de toute la machine, qui
sans cela pourrait sortir de la voie, voilà quelle est ma mission administra-
tive ! Peu m'importe qu'un Kousemka ou un Prochka soit injustement pris
pour recrue. Qu'est-ce que cela fait au gouvernement, je vous le demande
un peu ?
« — Et qu'avez-vous fait du paysan ?
« — Je l'ai chassé, bien entendu... Remarquez à quel point ils sont encore
arriérés, combien ils sont encore loin de pouvoir jouir des bienfaits de la
civilisation. On leur a reconnu le droit de délibérer en commun et de nom-
mer les membres du tribunal qui les juge ; c'est presque un self-govern-
ment, et pourtant ils viennent encore ramper à mes pieds. Et pourquoi ce
pauvre homme le fait-il? Répondez-moi. N'est-ce point parce que, grâce au
zèle que j'apporte dans mes fonctions administratives, il comprend instinc-
tivement que les paysans et leurs délibérations ne signifient absolument
rien , que mon coup d'œil exercé peut seul éclairer le chaos, le labyrinthe
sans issue au milieu duquel ils essaient en vain de se retrouver?...
« Bien des gens s'élèvent contre le principe créateur du régime adminis-
tratif, parce qu'il tend à pénétrer de plus en plus toutes les forces vives de
l'empire. Quel mal y a-t-il à cela, je vous le demande? N'est-il point natu-
rel qu'un principe général et énergique s'impose peu à peu à toutes les
manifestations accidentelles ou passagères? S'élever contre cela, c'est don-
ner un démenti à notre histoire, à tout notre passé, à toute notre organisa-
tion actuelle. Jetez les yeux autour de vous : tout ce que vous voyez est le
fruit de l'administration. Qui vous a donné la commune rurale? L'adminis-
tration. Le commerce? L'administration. L'industrie manufacturière? L'ad-
ministration encore. Pour le comprendre, il faut réunir tout cela dans le
même foyer. Fous allez me dire que cela est désolant, et moi je me per-
mettrai de soutenir le contraire. Tout cela marche, et marche assez bien;
par conséquent cet ordre de choses a sa raison d'être. Si nous nous étions
développés naturellement. Dieu sait comment nous aurions marché; peut-
être trop à droite, ou à gauche... Vous ne sauriez croire combien tout le
fatras que l'on débite à ce sujet me met en colère.
« On parle beaucoup, depuis quelque temps, de liberté et de civilisation!
Ah! il faut avoir vécu au milieu des paysans pour savoir ce qu'ils valent.
Pourquoi les troubler? S'ils aiment tant le repos, c'est que le sommeil leur
est doux. Il faut sans aucun doute introduire parmi eux quelques nouveau-
tés, afin de leur prouver que l'on pense constamment à améliorer leur sort.
Ainsi par exemple j'ai conçu dernièrement un projet de lampes économiques
[^l^Q • REVUE DES DEUX MONDES.
pour éclairer les isba. Gela est commode et peut en même temps apporter
de grands avantages à l'état, car l'armée a besoin de soldats bien portans, et
les malheureux sont aveuglés par la fumée de leurs maudites loutchina (1).
Eh bien ! vous ne vous figurez pas la peine que nous éprouvons à leur faire
adopter tout cela! Rappelez-vous l'histoire des pommes.de terre : ils n'en
voulaient pas entendre parler; Je vous jure sur mes grands dieux que nous
avons eu autant de tracas avec ces maudites pommes de terre que s'il avait
été question de les ramener à l'idolâtrie.
« On reproche aux fonctionnaires de prendre des pots-de-vin ; quelques
écrivains se sont même beaucoup exercés sur ce sujet. Sans doute je ne
justifie pas cette coutume : c'est vilain, J'en tombe d'accord; mais pourquoi
le font-ils, je vous le demande? N'est-ce point parte que le fonctionnaire
est, après tout, un élément organique supérieur, relativement à toute cettei
masse d'êtres incultes? S'il n'en était pas ainsi, soyez sûr que les abus
contre lesquels on s'élève ne pourraient pas avoir lieu. Cela se justifie donc
au point de vue historique, physiologique et ethnographique... Tout est
pour le mieux dans le meilleur des mondes , comme le dit notre ami Pan-
gloss. Mais en voilà assez sur ce sujet. Si nous buvions une bouteille de bon
vin? Qu'en pensez-vous? J'ai là un vin comme vous n'en avez peut-être
jamais bu.»
C'est contre cet optimisme prétentieux des fonctionnaires et des
propriétaires que le roman satirique dirige le plus volontiers ses
attaques. Il y a là en effet mieux qu'une veine comique à exploiter.
L'administration commence à se réveiller de sa funeste torpeur; il
est bon que l'opinion l'encourage et l'excite. Un fait récent, dont la
Sibérie a été le théâtre, a prouvé jusqu'où peut aller en Russie la
tyrannie administrative, et il a montré aussi combien il serait urgent
de téprimer les écarts des fonctionnaires formés sur le modèle du
héros de M. Chtédrine. Depuis près de dix ans, la ville et le district
d'Irkoutsk sont remplis de jeunes employés, sortant des écoles de
Pétersbourg, qui, au lieu de se consacrer à l'exercice de leurs fonc-
tions, passent leur temps à boire et à jouer. Ils vivent généralement
entre eux et méprisent tous les employés d'une origine obscure. Il
y a peu d'années, un nouveau fonctionnaire, M. Néklioudof, arriva à
Irkoutsk ; il avait été mis à la disposition du gouverneur de la Sibé-
rie orientale, le général Mouravief, et celui-ci lui confia plusieurs
missions importantes; il l'envoya notamment en courrier à Pékin.
Quoique, par sa naissance et par son éducation, M. Néklioudof eût pu
se faire admettre parmi les jeunes fonctionnaires de la ville, il s'en
tenait éloigné. Cette circonstance et la faveur dont il jouissait sou-
levèrent contre lui la haine de cette jeunesse dorée. L'occasion de
lui faire un mauvais parti ne tarda point à se présenter ; un certain
Héklémichef, membre du conseil administratif de la province et chef
de la coterie des jeunes fonctionnaires, s' étant rencontré avec lui
(i) Eclata de bois de sapin que les paysans brûlent pour éclairer leurs chaumières.
LE ROMAN SATIRIQL'E EN RUSSIE. * !ili7
dans un salon de la ville, l'accusa publiquement d'avoir détourné
une partie des fonds qui lui avaient été confiés pour sa mission à
Pékin. Le lendemain, M. Néklioudof, instruit de cette calomnie , se
rendit chez M. Béklémichef pour lui en demander raison. Celui-ci
l'ayant accueilli avec insolence, il lui donna un soufflet. Une lutte s'en-
gagea entre eux, et les gens de M. Béklémichef étant intervenus,
M. Néklioudof fut entraîné et conduit à la m^àison de police; mais on
ne l'y retint pas longtemps. On craignait que M. Néklioudof, privé de
tout appui à Irkoutsk depuis le départ du général Mouravief, alors
sur les bords de l'Amour, ne reculât devant une rencontre et ne
quittât la ville. Afin d'empêcher son départ, des plantons de la po-
lice avaient été postés à toutes les portes, avec ordre de lui faire re-
brousser chemin s'il s'y présentait. Le duel eut lieu quelques jours
après; mais il ne fut point permis àM. Néklioudof de choisir pour se-
cond un de ses amis : on lui imposa un homme de la coterie. De plus,
aucun médecin ne fut invité à assister au combat. Le maître de police
se tenait sur un clocher voisin, d'où il pouvait voir avec une lunette
toutes les circonstances de la lutte. Le malheureux Néklioudof tomba;
quelques heures après seulement, on vint relever son corps, et il
fut ramené dans une voiture fermée. Le sentiment d'indignation
que souleva la fin mystérieuse de ce fonctionnaire se manifesta par
le concours de toutes les classes, qui assistèrent à son convoi. La
loi religieuse refuse en Russie les prières de l'église aux individus
tués en duel; cependant l'archevêque, se rangeant à l'opinion du
public, autorisa un office spécial. Quelques jours après, les vitres
des fenêtres de M. Béklémichef furent brisées par le peuple, et les
élèves du gymnase le traitèrent publiquement d'assassin. Une croix
a été élevée sur la tombe de M. Néklioudof, et quoiqu'il n'ait aucun
parent à Irkoutsk, cette tombe est couverte de fleurs. A peine revenu
des bords de l'Amour, le général Mouravief s'empressa d'ordonner
une enquête; mais le rapport conclut en première instance que le duel
s'était passé suivant les règles ordinaires, et l'afi'aire en est restée là.
Dans un pays où de tels désordres se commettent, la satire doit
se faire en quelque sorte pratique et combattre l'ennemi, c'est-à-
dire la mauvaise administration, corps à corps. Il ne faut pas s'é-
tonner si elle se produit rarement encore en Russie sous la forme
philosophique et générale. Hors de l'empire toutefois, elle se sent
plus à l'aise, et les écrits russes publiés à Londres, ceux notamment
de M. Alex. Hertzen, se distinguent par une assez grande liberté
d'allures. On en jugera par un récit humoristique appelé le Mono-
mane^ et où M. Hertzen met en scène un noble moscovite devenu,
sous l'influence d'un chagrin d'amour, un rêveur de la famille
d'Hamlet. C'est sur les bords enchantés du golfe de Gênes que
M. Hertzen a rencontré ce singulier personnage de la société russe.
/^/^8 REVUE DES DEUX MONDES.
« Cet homme m' apparut, dit- il ^ comme une de ces mystérieuses
figures de sorciers, de pèlerins, de cénobites, qu'évoquent devant
nous les légendes du moyen âge, comm^ pour nous préparer à des
luttes pénibles, à des coups imprévus » Le maladif héros de
M. Hertzen parcourt l'Italie sous la surveillance affectueuse d'un
médecin bon vivant, qui fait avec son pâle et morne compagnon
un piquant contraste. Où donc est ici la satire? se demandera- t-on.
Elle est dans les discours mêmes du monomane, dont le médecin
trace ainsi le portrait :
« On trouverait difficilement un exemplaire pareil dans toute l'Italie. C'est
un original comme il n'y en a pas ! La machine était bonne ; mais elle s'est
un peu détraquée. Je suis chargé de la raccommoder. Il venait ici; j'ai eu la
malheureuse idée de vous nommer, et il a eu peur. C'est un hypocondria-
que qui tombe dans la manie; il passe quelquefois des journées entières sans
ouvrir la bouche, et d'autres fois il parle, parle, et dit des choses qui font
dresser les cheveux. Il ne croit à rien, à rien absolument. C'est au point
que moi, qui ne suis guère crédule pourtant, je suis forcé de reconnaître
qu'il va trop loin. Au fond, il est très doux et il est très bon. Il n'avait
d'ailleurs aucune envie de voyager; mais ses parens l'ont décidé... Vous
comprenez; ils voulaient s'en débarrasser, d'autant plus qu'ils se méfiaient
de sa langue... Il voulait se rendre à la campagne, chez sa sœur; mais
celle-ci a craint qu'il ne se mît à prêcher le communisme aux paysans, et
les redevances auraient pu en souffrir. Il consentit enfin à partir^ mais pour
se rendre dans le sud de l'Italie. Il se dirige vers la Galabre, et votre très
humble serviteur l'y accompagne en qualité de leib-medic (médecin intime).
Vous m'avouerez qu'il a choisi un singulier pays; on n'y rencontre, dit-on,
que des bandits et des prêtres. C'est pourquoi, en passant par Marseille, je
me suis acheté un revolcer... N'allez pas croire pourtant que ce soit un fou
à lier. Il me témoigne même de l'attachement à sa manière, quoiqu'il me
contredise à tout propos. Je suis du reste très satisfait; je reçois mille rou-
bles argent par an, et suis défrayé de tout, même de cigares. Il est sur ce
chapitre d'une délicatesse extrême. Et puis le plaisir de voyager a bien son
prix! Enfin il faut que je vous présente mon original.
« — Laissez-le en paix ! A quoi bon ?
« — Je veux vous l'amener. Vous aurez bientôt fait connaissance. C'est un
excellent homme, et il serait même un homme d'esprit, s'il...
« — S'il n'était pas fou.
tt — C'est un malheur... auquel vous êtes fort indifférent à coup sûr; mais
lui, il a besoin de distraction. Cela lui fait du bien.
« Le monomane entra bientôt d'un air timide, me salua plus profon-
dément qu'il n'aurait convenu, et avec un sourire forcé. L'excessive mobi-
lité des muscles de sa figure imprimait à ses traits une étrange et insaisis-
sable expression qui changeait à tout instant; la tristesse, l'ironie, parfois
la simplicité, s'y peignaient successivement. On remarquait dans ses yeux,
qui pour l'ordinaire ne regardaient rien, quelque chose qui révélait la ré-
flexion concentrée et un grand travail intérieur ; les rides qui couronnaient
ses sourcils confirmaient la justesse de cette indication. Ce n'était pas sans
LE ROMAN SATIRIQUE EN RUSSIE. /JA9
raison et en peu de temps que son cerveau avait pu imprimer un tel carac-
tère à son enveloppe osseuse, et ce n'est pas sans raison que les muscles
<ie sa figure avaient acquis cette mobilité.
„ _ Evgueni Nikolaïevitch , lui dit le médecin , permettez-moi de vous
présenter un ancien ami que je ne pensais assurément pas retrouver ici.
« Evgueni Nikolaïevitch sourit et balbutia sourdement : — Je suis heu-
reux... Un hasard... tout à fait imprévu... Excusez-moi... Y a-t-il longtemps
que vous avez quitté la Russie?
« — Il y a cinq ans.
M — Et vous vous êtes habitué au genre de vie de ce pays-ci? reprit-il, et
il rougit.
« — Parfaitement.
« — Cependant vous conviendrez que Texistence que Ton mène loin de la
Russie est désagréable, ennuyeuse.
« — Autant qu'en Russie, ajouta le docteur avec insouciance.
« A ces mots et contre mon attente, Evgueni Nikolaïevitch fut pris d'un
rire convulsif qu'il essaya vainement de calmer à plusieurs reprises. Lors-
qu'il y eut réussi, il me dit d'une voix encore altérée :
« —Figurez-vous que le docteur me soutient... Ah! ah! Je prétends que
Je globe terrestre est une planète manquée ou malade, et lui me répond
que c'est une absurdité. Pourtant le moyen de comprendre sans cela qu'il
•est aussi ennuyeux de vivre à l'étranger que chez soi ?
« Il se remit à rire avec une telle violence que les veines de son front se
gonflèrent de sang. Le docteur le regardait à la dérobée avec une expression
<ie supériorité si marquée, que je me sentis pris de compassion.
« — Pourquoi les planètes ne seraient-elles pas malades? me demanda
•sérieusement Evgueni Nikolaïevitch. Les hommes le sont bien. »
La terre et l'humanité sont donc malades. D'où viendra la guéri-
son? La question est bien faite pour tourmenter un esprit chagrin,
€t l'hypocondriaque de M. Hertzen développe sur ce sujet les vues
les plus singulières :
« Les hommes qui ont vainement tenté de devenir des anges feraient bien
cle se rapprocher des animaux. Tous les animaux sauvages sont formés pour
le milieu où ils doivent vivre; un changement leur est presque toujours
fatal. L'eau des rivières nous semble plus propre et plus agréable que l'eau
de mer; mais si vous y mettez un mollusque marin, il meurt. L'homme est
loin d'être aussi heureusement doué par la nature qu'on veut bien le dire;
Je développement maladif de ses nerfs et de sa cervelle lui fait rechercher
«n genre de vie qui ne lui convient pas, une existence d'un ordre supérieur,
mais au sein de laquelle il se tourmente, languit et se meurt. Partout où
les hommes ont surmonté cette maladie, ils se sont apaisés, ils sont satis-
faits, et pourraient connaître le bonheur si. on les laissait en repos. Consi-
dérez toute cette suite de générations qui se succèdent dans les Indes, la
nature les a comblées de ses dons; elles ne connaissent pas la peste de la vie
politique et administrative; elles ne connaissent pas la domination maladive
TOME XXV. 29
/i50 REVUE DES DEUX MONDES.
de rintelligence sur toutes les autres fonctions de l'organisme ; Thistoire
universelle les a oubliées, et ces générations ont vécu comme il convient
aux hommes de vivre pour être heureux, comme il leur est possible de
vivre, jusqu'à la fondation de cette maudite compagnie des Indes-Orientales,
qui a tout gâté.
„ _ Avouez, lui dit le docteur, que le peuple se trouve encore, chez nous
autres Russes, à peu près dans les conditions que vous venez de retracer.
« — Cela serait une preuve convaincante de la vérité de mon opinion. Ce
que vous nommez peuple est précisément l'espèce humaine; mais on ne
permet point au peuple de vivre à sa guise, voilà le mal. La civilisation se
paie horriblement cher : l'administration, la religion, l'armée, épuisent les
classes inférieures. Quoi de plus navrant qu'une pareille situation? A nos
pieds bouillonne une foule écrasée de travaux, épuisée par la faim ; sur nos
têtes, en voici une autre qui se flétrit et se débat écrasée par la pensée, ac-
cablée par les efforts qu'elle fait pour atteindre à des résultats dont la pour-
suite est aussi vaine que la possibilité de fournir du pain aux affamés. Puis,
entre ces deux maladies, entre ces deux modes de souffrances, entre la
fièvre d'une existence mauvaise et la consomption des nerfs surexcités, qu'y
a-t-il? La fleur de la civilisation, ses fils chéris, l'unique classe d'hommes qui
jouit tant bien que mal de la vie, — nos petits propriétaires en Russie, et
ici les boutiquiers. Mais la nature ne se laisse point outrager;... elle est im*
pitoyable dans ses châtimens comme le bourreau...
« Ici, Evgueni Nikolaïevitch se mit à marcher dans la chambre; mais il
s'arrêta tout à coup devant un miroir. Voyez, reprit-il, cette face... Ahl
ah! ahl c'est vraiment horrible. Comparez le premier venu de nos pay-
sans avec moi , avec cette nouvelle varietas qui a échappé à Blumenbach ,
le type caucasien- citadin, auquel appartiennent les fonctionnaires et les
boutiq\iiers, les savans, les nobles, en un mot tous les crétins et les albinos
qui peuplent le monde civilisé, race faible, sans muscles, percluse de rhu-
matismes, et avec cela bête, méchante, vulgaire, infirme, gauche ! J'en suis
un beau spécimen, moi, vieillard de trente-cinq ans, être inutile, qui ai
passé toute ma vie comme un pied de cresson élevé pendant l'hiver au bord
d'une fontaine. Ahî quelle horreur! Non, non, cela ne peut pas durer; c'est
trop stupide!... Quand pourrai-je reposer dans le sein de la nature?... Ces-
sez de bâtir et de rebâtir sans fin la tour babylonienne de l'ordre social ;
abattez-la, et que tout soit fini ! Cessez de poursuivre l'impossible ! Il n'est
permis qu'aux jeunes filles amoureuses de souhaiter des ailes, de rêver von
einer besseren JSatur, von einem anderen Sonnenlichte (1) ! Il est temps de
revenir à la couche paisible de la nature, au grand air, à l'indépendance
sauvage, à la liberté puissante de l'état primitif!
« — En d'autres termes, dit le docteur, vous voudriez voir les hommes
reprendre la vie des forêts?...
«— Les hommes- vivront toujours en troupeaux, reprit doctoralement
notre original. *
« — Evgueni Nikolaïevitch, lui dis-je, quel vilain tour l'espèce humaine
(1) « Une meilleure nature, un autre soleil, »
LE ROMAN SATIRIQUE EN RUSSIE. Û5i
jouera à la philosophie de l'histoire et au progrès indéfini de la société,
lorsque, guéris de leur mal chronique, Vhistoria-morbus, ils se mettront à
vivre paisiblement par troupeaux! »
Ainsi se termine cette douloureuse sortie contre les sociétés à la
fois arriérées et impatientes, où le développement intellectuel ne se
produit qu'à la faveur d'une surexcitation maladive; mais il ne suffit
pas à M. Hertzen de railler l'humanité par l'organe de ce sombre dis-
coureur ; le conteur finit par se moquer de son propre héros. Voyez
plutôt comment il explique ces impitoyables sarcasmes! Evgueni
INikolaïevitch a courtisé une servante, une esclave; il a cru être
aimé, il a comblé de bienfaits la jeune Ouliana, et celle-ci lui a
préféré un laquais ivrogne et voleur. Tel est le concours d'incidens
vulgaires auxquels Evgueni Nikolaïevitch doit d'être devenu un aus-
tère moraliste. C'est sous l'influence de la douleur causée par cette
déception qu'il s'est recueilli, qu'il s'est isolé du monde, et qu'il
a fini par déclarer l'humanité malade. Il a été dupé par des escla-
ves, par des êtres incultes et grossiers. Qu*en conclura- t-il? C'est
que dans un monde où la matière triomphe de l'esprit, toute supé-
riorité intellectuelle n'est qu'une manifestation maladive. Étrange
et ironique doctrine, qui sert en définitive la cause qu'elle semble
attaquer, car personne ne lira le Monomane de M. Hel'tzen sans
prendre intérêt à ces maladies de l'âme, qui sont chez l'homme le
signe d'une vie supérieure, et pour l'humanité tout entière l'agent
même du progrès !
Mélange singulier de traditions violentes et de jouissances raffi-
nées, d'énergie brutale et de naïve indolence, la civilisation russe
donne surtout naissance à des personnalités morales telles qu'Ev-
gueni Nikolaïevitch, caractères dont l'indécision est le principal
trait, attirés vers les sphères supérieures par un sincère amour du
bien et du beau, et néanmoins retenus à la terre par la chaîne des
plaisirs faciles et des voluptés grossières. L'idéal existe en eux,
mais comme un levain qui ne fermente pas : c'est ici comme par-
tout ailleurs la volonté aux prises avec la nécessité, mais ne par-
venant jamais à dominer le cours fatal des événemens vulgaires. En
France, le roman a longuement analysé cet état moral, dont les
variétés sont inépuisables; en Russie, la satire, qui le prend aujour-
d'hui pour objet de son étude, est moins la description violente et
indignée de nos vices que f exposition indulgente et railleuse de
nos défaillances : malgré ce ton adouci, elle n'en subit pas moins
une véritable transformation, elle n'en devient pas moins philoso-
phique. Au lieu de s'attaquer aux abus journaliers de la vie pra-
tique, elle dirige ses coups plus haut; c'est la vie morale et intel-
lectuelle qu'elle cherche à réhabiliter, la vie grossière et servile
2^52 i^EVUE DES DEUX MONDES.
qu'elle s'attache à combattre. A ce dernier point de vue, elle prend
une importance toute particulière, et devient une arme politique ►
Pour montrer d'ailleurs avec quelle hardiesse elle remplit cette der-
nière tâche, il faut encore citer en finissant une spirituelle page où
M. Hertzen énumère avec une profonde et navrante ironie les droits
du peuple russe (1).
« Toutes les classes de la société russe jouissent de droits tellement éten-
dus, que le monde européen ne saurait en avoir aucune idée. Passons-les
successivement en revue.
« Par une marque de bienveillance particulière , tout noble est dès l'en-
fance une propriété de la couronne, physiquement, moralement et intellec-
tuellement. Il a le droit d'entrer au service, si on veut bien l'accepter, de
prendre sa retraite quand on la lui accorde, et de se rendre partout où il
plaira au gouvernement. Enfin il est affranchi de tout châtiment corporel ^
à moins qu'on ne juge à propos de lui faire sentir le poids du bâton (2).
« Les employés ont le droit de se taire devant leurs supérieurs , et d'ac-
cabler leurs inférieurs d'injures et de mauvais traitemens tant qu'ils en
auront la force. Ils sont responsables des fautes de leurs chefs, et peuvent
rejeter les méfaits qu'ils commettent eux-mêmes sur leurs subordonnés. Ils
ont le droit de considérer les caisses de l'état comme les mines d'or de la
Californie, et les poches des solliciteurs comme des billets de loterie. Retirés
du service, ils sont dispensés de rendre des visites de corps, et se méta-
morphosent en zéros.
« Le clergé a le droit de ne jamais se raser ni se couper les cheveux. lî
peut ne point croire en Dieu, pourvu qu'il prie pour le tsar. Il est libre de
ne ramener aucune brebis égarée au bercail, mais il doit veiller à la rentrée
des dîmes allouées à l'église. Aucune punition corporelle ne saurait lui être
infligée tant qu'il porte la soutane, mais il peut être fait soldat et battu en
uniforme.
«Les marchands ont le droit d'assister à certaines fêtes du palais, où
pourtant ils sont tenus de payer leur entrée, et d'être conduits à la maison
de police, d'où ils ne peuvent sortir sans mettre la main à la poche. Pleine
et entière liberté leur est en outre accordée de frauder dans le poids et la
mesure de leurs marchandises, ainsi que de surfaire leurs comptes, à la con-
dition qu'ils témoignent de leur dévouement à la police par des cadeaux et
des contributions mensuelles. Ceux d'entre eux qui offriront au gouverne-
ment des sommes considérables recevront gratuitement des médailles d'hon-
neur, dont ils paieront deux ou trois fois le prix aux employés chargés de
les répartir. Enfin, lorsqu'ils se seront entièrement ruinés en livrant des
fournitures au gouvernement, celui-ci leur accordera pour leurs vieux jours
(1) Ce morceau a été récemment publié dans la Cloche^ journal russe qui s'imprime
à Londres.
('2) Par un privilège spécial, les 'nobles russes ne peuvent point être condamnés à unr
châtiment corporel; mais on prononce leur dégradation, et ils se trouvent alors placés
k tous égard» sur le môme pied que les autres sujets de l'empire.
LE ROMAN SATIRIQUE EN RUSSIE. A53
des titres honorifiques, quMis pourront transmettre à leurs enfans et petits-
enfans.
« Les bourgeois ont le droit de vivre s'ils ne savent rien, et de mourir de
faim lorsqu'ils ont appris quelque chose... En outre, il est accordé à tout
homme de cette classe qui sait un métier d'être incorporé au premier re-
crutement dans un atelier militaire, et de ne plus s'appartenir.
« Conformément à cette sentence de l'Évangile : Rendez à César ce qui est
à César, tout laboureur a le droit de payer des impôts au tsar, une rede-
vance à son seigneur, et de donner de l'argent à tous ceux qui en exigeront
avec menace. Il lui est accordé en outre le privilège de ne jamais obtenir
justice devant les tribunaux, et de ne point oser même se plaindre à Dieu
des coups de bâton qu'il reçoit, des abus et des exactions dont il est jour-
nellement victime. Après les travaux accablans qu'il est tenu de faire pour
son maître, il lui sera permis de travailler pour son propre compte, afin de
s'acheter un morceau de pain de seigle et un verre d'eau-de-vie. Enfin la
punition la plus sévère qu'on puisse lui appliquer est l'exil en Sibérie, où il
devient libre!... »
On ne peut douter maintenant que les deux formes de récit dont
nous avons voulu donner une idée ne soient appelées à tenir une
grande place dans le mouvement intellectuel de l'empire des tsars.
La satire philosophique s'attaque aux principes vicieux de l'ancienne
politique russe, tandis que la satire morale fait une intrépide guerre
de détail aux mille abus nés de ces principes. Depuis quelques an-
nées, cet esprit d'amère critique se retrouve partout, au théâtre,
dans la poésie, dans le roman. MM. Ostrovski, Soukovo-Kabiline
sur la scène, MM. Pavlof, Tchernichevski dans la critique, sont les
dignes auxiliaires de MM. Nekrassof, Hertzen, Pisemski. La passion
du jeu, l'ivrognerie, la corruption, tous les vices qui entravent les
progrès de la civilisation en Russie trouvent en eux d'impitoyables
censeurs. Aux éloges que méritent les satiriques russes, nous n'a-
jouterons en finissant qu'une seule réserve. Ce n'est pas assez de
combattre les abus qui pèsent sur un pays, quand on ne lui montre
pas les élémens de progrès qu'il possède. Or un élément essentiel
de progrès pour la Russie, c'est l'aptitude de l'esprit slave à com-
prendre et à s'approprier ce qu'il rencontre de vital ou de bienfai-
sant dans les mœurs et les institutions étrangères. Pourquoi donc les
satiriques de l'une et l'autre école s'entendent-ils dans un sentiment
commun de défiance vis-à-vis des sociétés occidentales? Il est bien
d'exalter l'esprit national; mais l'encourager à une stérile haine de
l'étranger, ce serait le conduire à une incurable impuissance.
H. Delaveau.
ÉTUDES
D'ÉCONOMIE FORESTIÈRE
LA SYLVICULTURE EN FRANCE ET EN ALLEMAGNE.
1. — Cours de Culture des Bois, par MM. Lorentz et Parade, Nancy 4857.
II. — Die Forstwissenscliaft nach einer praktischen Ansicht (la Science forestière au point de vue
pratique), von Dr W. Pfeil, Leipzig, 5e édition, 1859.
Il est bien peu de personnes qui, en parcourant une forêt, se
rendent un compte exact de l'influence que la main de l'homme
peut avoir sur la végétation. Pour les uns, la forêt n'est qu'un or-
nement de la campagne, bon tout au plus à varier la monotonie du
paysage, et à faire ressortir par son vert feuillage les teintes dorées
des moissons ou la blancheur éclatante d'un rocher illuminé par le
soleil; pour d'autres, elle ne fait qu'entraver les progrès de l'agri-
culture, en usurpant la place due à la pomme de terre ou à la bette-
rave. Pour la plupart enfin, les forêts ont l'avantage de donner sans
soins ni culture, bon an mal an, à peu près les mêmes produits;
elles sont à ce titre des propriétés fort agréables, puisqu'elles four-
nissent un revenu régulier sans aucun déboursé, et que, n'exigeant
aucun renouvellement de bail, elles évitent les discussions avec les
métayers, suppriment les mauvaises années, écartent enfin les chan-
ces de non-paiement du fermage. A coup sûr, on surprendrait bien
du monde, chez nous du moins, en venant prétendre qu'elles con-
stituent une exploitation qui, pour être profitable, demande comme
ÉTUDES d'Économie forestière. 455
toute autre des soins minutieux, et qu'il existe une science qui s'en
occupe d'une manière spéciale. Cette ignorance est en effet si gé-
nérale en France, qu'à l'exposition universelle de 1855 les produits
forestiers ont été classés parmi les produits naturels qui peuvent
s'obtenir sans culture. M. L. de Lavergne a signalé dans la Revue
même (1) l'erreur d'une telle appréciation et montré les graves con-
séquences qu'elle comporte. Cette erreur, que nos voisins d'outre-
Rhin n'auraient certainement pas commise, ne date pas d'aujour-
d'hui. Lorsqu'on parcourt en effet la longue liste des ouvrages qui
s'occupent des forêts, on est étonné du petit nombre de ceux qui
traitent delà sylviculture proprement dite. La jurisprudence fores-
tière, l'emploi des bois dans la marine ou l'industrie, des considé-
rations générales sur l'utilité de la conservation des forêts, tel est
le thème ordinaire de ces nombreuses publications. Ce ne sont pas
des forestiers, mais des administrateurs, des avocats, des marins,
des industriels, des officiers d'artillerie ou des négocians qui entre-
tiennent le public de ces questions : il faut leur en savoir gré, car
ils montrent ainsi à combien d'intérêts divers la science forestière
se rattache; mais on ne peut exiger d'eux qu'ils en parlent à un
point de vue technique qui leur est complètement inconnu.
Toutefois, pour être peu nombreux, nos ouvrages de sylviculture
ne sont inférieurs à ceux d'aucune branche de l'économie rurale,
et les mémoires de Buffon sur les forêts, les traités de Duhamel sur
les Semis et plantations et sur l'Exploitation des bois, le Cours de
culture des bois de MM. Lorentz et Parade, ne nous laissent plus
rien à envier à personne. Si ces ouvrages ne sont guère connus que
d'un public spécial et restreint, il n'en faut point accuser le faible
intérêt qu'offre ce genre d'études, il en est au contraire bien peu
de plus attrayans : cela tient uniquement à ce que la sylviculture
n'est pour ainsi dire pas scientifiquement représentée à Paris. De-
puis Duhamel en effet, c'est-à-dire depuis un siècle environ, aucun
fauteuil ne lui a été réservé à l'Académie des Sciences, où l'on voit
cependant figurer des branches beaucoup moins importantes de l'é-
conomie rurale, telles que l'art vétérinaire et l'horticulture. Aucune
chaire publique ne lui est consacrée : sauf les cours très élémen-
taires des écoles d'agriculture de Grignon et de La Saussaie, elle
n'est plus, depuis la suppression de l'Institut de Versailles, ensei-
gnée qu'à l'École forestière. Or cette école, dont le siège est Nancy,
est exclusivement destinée à former des agens pour l'administration
des forêts de l'état et des communes : elle n'admet pas d'élèves libres,
(1) Voyez la Revue du 4" décembre 4855, les Essences forestières à l'exposition uni-
verselle, par M. L. de Lavergne.
A 56 REVUE DES DEUX MONDES.
et n'a dès lors qu une influence fort restreinte sur la diffusion dans
le public des doctrines qu'elle professe.
Les Allemands ne comprennent pas notre indifférence à cet en-
droit, eux qui attachent à l'économie forestière une importance telle
que cette étude est le complément indispensable de toute éducation
achevée, et qu'elle est exigée pour certaines fonctions qui, comme
la diplomatie par exemple, n'ont cependant avec elle aucun rap-
port. Sans pousser les choses aussi loin, ni adopter leur devise, qui
paraît être ante omnia sylvœ, nous voudrions voir le public français
dédaigner moins une science qui, à l'intérêt réel qu'elle présente,
joint une utilité pratique incontestable. C'est dans cette intention
que, donnant suite à quelques études sur l'économie forestière (1),
nous nous proposons de faire connaître ici les principes sur lesquels
repose la sylviculture, de rappeler les phases diverses qu'elle a tra-
versées avant de se constituer d'une manière définitive, d'indiquer
les progrès dont elle nous paraît encore susceptible en France comme
en Allemagne.
I.
Des différentes espèces d'arbres qui croissent dans nos climats,
les uns nous donnent des fruits comestibles, tandis que les autres
sont exclusivement propres à la production ligneuse. Transformés
par une culture incessante, par la greffe et par la taille, les pre-
miers perdent peu à peu leur aspect primitif, et en les comparant à
leurs congénères qu'on trouve dans les forêts, on pourrait douter
qu'ils aient une origine commune, si de temps à autre la nature ne
reprenait ses droits en exigeant l'emploi de sauvageons pour rajeu-
nir une sève épuisée. Les autres, qu'on a pour ce fait appelés arbres
sauvages, végètent au contraire en liberté, restent toujours sem-
blables à eux-mêmes, et peuvent se reproduire sans l'intervention
de l'homme. L'étude de la production des fruits est du ressort de
l'arboriculture, celle de la production des bois constitue la sylvicul-
ture ; la première ne porte que sur les arbres considérés isolément,
tandis que la seconde ne s'occupe guère que de ceux qui croissent
en massif. Considérée comme art, la sylviculture comprend non-seu-
lement l'exploitation des forêts, mais encore l'ensemble des travaux
et des moyens divers d'en accroître le produit. Elle n'est pas uni-
forme ni invariable dans ses principes, car elle doit, comme l'agri-
culture, se modifier suivant les circonstances. Le progrès pour elle
est dans l'adoption de modes de traitement de plus en plus con-
(1) Voyez la Revue du \» février et du 15 juin 1859.
ÉTUDES d'Économie forestière. A 5 7
formes aux lois de la physiologie végétale, dans l'exécution de tra-
vaux de culture et d'entretien de plus en plus complets et mieux
entendus. L'agriculture, on le sait, admet deux systèmes d'exploita-
tion : l'une, c'est la culture intensive, se propose de porter le sol à
son plus haut point de production ; elle exige par conséquent une
quantité considérable de travail et de capital. L'autre est la culture
extensivej qui n'en emploie au contraire que le moins possible, et
nécessite, pour donner les mêmes produits, une étendue de terrain
beaucoup plus grande que la première. Ces deux systèmes vont se
retrouver en présence dans le traitement des forêts.
Tous les arbres de nos forêts ne sont pas également précieux :
ceux-ci, comme le chêne, le hêtre, le sapin, ont une fibre résistante
qui les fait rechercher dans les arts industriels, et leur a valu le nom
de bois durs; ceux-là, comme le tremble, le saule, l'aulne, le tilleul,
ont une texture lâche qui les rend impropres à presque tous les
usages : on leur donne généralement la qualification de bois tendres
ou bois blancs. Multiplier les premiers au détriment des seconds,
en activer l'accroissement, en assurer la reproduction, tel doit être
le principal but du forestier.
Comme tous les végétaux, les arbres produisent des semences
d'où naissent d'autres arbres semblables à ceux qui les ont pro-
duites. Les unes, lourdes et volumineuses, comme le gland et la
faîne, s'écartent peu du pied dont elles proviennent: les générations
nouvelles qu'elles engendrent se succèdent presque sur place et
n'envahissent qu'à la longue, et de proche en proche, les terres voi-
sines. Les autres, petites, légères, tantôt munies d'une aile, comme
celles du pin, de l'érable et du bouleau, tantôt enveloppées d'ai-
grettes cotonneuses, comme celles du saule ou du tremble, sont
emportées au loin par les vents : elles prennent possession de tout
coin de terre inoccupé, sentinelles avancées d'une forêt qui les sui-
vra bientôt. Mais la semence n'est pas toujours le seul moyen de
reproduction : la plupart des espèces ieuillues ont la propriété de
fournir des rejets ou des drageons, c'est-à-dire que, l'arbre étant
coupé, la souche restée en terre donne spontanément naissance à
un ou plusieurs brins, qui deviennent autant d'arbres nouveaux
groupés sur un même point. Cette faculté , dont les arbres résineux
sont dépourvus, n'est cependant pas indéfinie; elle diminue à me-
sure que les souches vieillissent, et disparaît après un certain nom-
bre d'exploitations. Ces deux modes de reproduction servent de base
aux deux systèmes de culture forestière dont nous avons parlé, —
Ja futaie et le taillis (1).
(1) Bien des personnes emploient fréquemment le mot taillis pour désigner une partie
/i58 REVUE DES DEUX MONDES.
Le taillis, qui est de beaucoup le plus ancien, n'exige que fort
peu de soin. C'est la sylviculture à l'état rudimentaire. Gomme il
repose essentiellement sur la reproduction des souches, on se borne
en général à veiller à ce qu'elles conservent leur vigueur le plus
longtemps possible. On évite à cet effet d'exploiter les taillis trop
jeunes ou trop âgés : dans le premier cas, les souches, fatiguées
par des exploitations répétées, s'épuiseraient rapidement; dans le
second, elles n'auraient plus la vitalité nécessaire pour donner des
rejets vigoureux. Dans nos climats, c'est, suivant les essences, entre
quinze et quarante ans qu'il convient d'exploiter les taillis. Dans les
forêts gérées en France par l'administration, la limite inférieure a
été fixée à vingt-cinq ans, à moins cependant qu'il ne s'agisse de
bois tendres, dont la croissance rapide permet de devancer l'époque
nomiale. Des révolutions (1) aussi courtes ne peuvent évidemment
donner de bois de fortes dimensions, et sauf quelques exceptions,
comme les écorces de chêne par exemple, les produits du taillis sont
exclusivement propres au chauffage. C'est pour éviter cet inconvé.-
nient qu'on a imaginé un sfstème mixte, appelé taillis composé ou
taillis-sous- futaie. Il consiste à laisser sur pied, à chaque exploita-
tion, un certain nombre d'arbres destinés à acquérir tout le dévelop-
pement dont ils sont susceptibles, et à fournir, lorsqu'ils ont atteint
leur maturité, des bois propres aux constructions et à l'industrie.
Ces arbres, qu'on a soin de répartir le plus régulièrement possible,
portent, suivant leur âge, les noms de baliveaux (2), modernes ou
anciens : dénominations fort singulières, dont il est difficile aujour-
d'hui de déterminer l'origine. La plupart des forêts des environs de
Paris, celles de Meudon, de Bondy, de Fausse -Repose, de Ver-
rières, etc., sont exploitées en taillis-sous-futaie; les bois de Bou-
logne et de Yincennes l'étaient également avant leur transformation
en promenades publiques, comme il est facile de s'en assurer d'un
côté aux rejets de souches qui forment les cépées, de l'autre aux
arbres plus âgés qu'on rencontre épars dans les massifs.
Le taillis composé est déjà un progrès sur le taillis simple, puis-
qu'il donne des produits plus précieux; mais il lui est supérieur
encore à un autre point de vue, en ce qu'il assure davantage la
conservation des bonnes essences. Après quelques révolutions en
de forêt peu âgée; c'est une erreur : ce mot ne doit s'appliquer qu'aux bois crus sur
•ouches.
(1) On appelle révolution {turnus) le nombre d'années fixé pour l'exploitation d'une
forftt, parce qu'elles forment un cycle à l'expiration duquel les mêmes parties reviennent
en tour d'exploitation.
Ci) Lfi mot baliveau vient très probablement de balivi, nom qu'on donnait chez les
Romains aux magistrats chargés de la surveillance des forôts.
ÉTUDES d'Économie forestière. /i59
effet, les souches épuisées ne donnent plus que des rejets languis-
sans, bientôt étouffés par les épines et les bois blancs, qui envahis-
sent les jeunes coupes. Tandis que, dans les taillis simples, il faut
avoir recours à des plantations pour conserver l'essence primitive,
dans les taillis -sous -futaie les semences fournies par les réserves
contribuent à la perpétuation de la forêt. Néanmoins ce mode de
traitement doit lui-même céder le pas à la futaie.
Destinée à donner des bois de fortes dimensions, la futaie conduit
à laisser les arbres sur pied jusqu'à un âge avancé, mais variable,
suivant les essences et les localités. Tandis que les chênes, dans un
sol qui leur. convient, peuvent, sans donner aucun signe de dépé-
rissement, se maintenir pendant deux ou trois cents ans, les pins
ne dépassent guère cent vingt ans, et les bois blancs, dans les ter-
rains humides, languissent et meurent avant même d'avoir atteint
leur cinquantième année. A un âge aussi reculé, la reproduction
des souches est impossible; aussi les futaies ne peuvent-elles se
régénérer que par les semences.
Avant la découverte de la méthode actuellement en vigueur, les
systèmes employés laissaient beaucoup à désirer. En Allemagne, où
dominaient les forêts résineuses, on pratiquait le jardinage^ qui
consiste à enlever çà et là, sans aucun ordre, les arbres arrivés à
maturité. En France, on exploitait les forêts à tire et aire, c'est-à-
dire de proche en proche, en abattant intégralement ou à peu près
tous les bois compris dans la coupe. Ces systèmes présentaient de
graves inconvéniens en ce qu'ils entravaient la croissance des arbres
et ne garantissaient en aucune façon le repeuplement des parties
exploitées; ils sont aujourd'hui complètement abandonnés l'un et
l'autre, et remplacés par la méthode connue sous le nom de mé-
thode du réensemencernent naturel et des éclaircies^ ou méthode alle-
mande. Cette méthode consiste, d'après la définition qu'en a donnée
M. Parade, à exploiter les futaies de manière à en assurer le repeu-
plement naturel et complet, à en favoriser le plus possible la crois-
sance depuis la première jeunesse jusqu'au moment de l'exploita-
tion. Elle repose sur des faits simples, observés dans la nature et en
harmonie avec les principes de la physiologie végétale.
Il n'y a plus en France de forêts vierges , mais nous en avons
qui, faute d'exploitations régulières, permettent de suivre plus ou
moins la marche de la végétation abandonnée à elle-même. Lorsque
les arbres sont arrivés à maturité, leurs semences donnent naturel-
lement naissance à des plants qui, après avoir végété pendant quelque
temps, périssent, faute d'air et de lumière, étouffés sous le feuil-
lage du massif principal. Cette stérile génération s'opère ainsi cha-
que année jusqu'à ce que les arbres qui forment l'étage supérieur
^^Wf
460 REVUE DES DEUX MONDES.
aient atteint le terme de leur existence ; ils tombent alors et dis-
paraissent, rendant au sol, par leur décomposition, les élémens
qu'ils en ont tirés pendant leur vie. La place qu'ils abandonnent est
immédiatement occupée par la jeune génération qui végète à leur
pied, n'attendant qu'un peu de soleil pour prendre son essor. Dans
les premiers temps, ces jeunes plants sont très serrés; mais, à me-
sure qu'ils se développent et qu'il leur faut plus d'espace, le nombre
en diminue : les plus faibles disparaissent, dominés et étouffés par
les autres, qui ne peuvent s'accroître qu'à leurs dépens. Chaque
année en voit succomber de nouveaux, jusqu'à ce que le massif,
ayant atteint toute sa croissance, commence à dépérir lui-même
après avoir laissé place à un nouveau peuplement.
Il y a dans la forêt de Fontainebleau de magnifiques futaies bien
connues, celles de la Tillaie et du Gros-Fouteau. A cause de leur
proximité de la ville, dont elles sont les plus belles promenades,
elles n'ont été depuis fort longtemps soumises à aucune exploita-
tion; aussi présentent-elles exactement l'aspect d'une forêt à l'état
naturel. Au-dessus, formant l'étage supérieur, vous voyez des chênes
de quatre à cinq siècles, vétérans de la forêt, aux dimensions colos-
sales, et qui ont presque tous un caractère historique. Autour d'eux
çà et là, des chênes et des hêtres de cent à cent cinquante ans, rem-
plaçant ceux que le temps et la foudre ont déjà fait tomber, domi-
nent eux-mêmes des semis de différons âges, de hêtre et de charme,
qui leur succéderont un jour. Telles sont les phases diverses de la
végétation forestière abandonnée à elle-même : elle est envahis-
sante, et, si l'homme ne lui opposait pas d'obstacles, elle ne tarde-
rait pas à recouvrir entièrement la surface de la terre. Grâce à leurs
dimensions, à leur longévité, à leurs racines, qui s'étendent dans
toutes les directions et s'emparent du terrain, les arbres se propa-
gent au détriment de toutes les autres plantes, et une fois installés
sur un point, ils ne peuvent en être chassés que par le fer ou le feu.
Des contrées abandonnées par leurs habitans se sont naturellement
transformées en forêts. De nombreuses ruines romaines trouvées
dans les forêts des Vosges et de l'Alsace attestent que l'emplacement
qu'elles occupent aujourd'hui était autrefois cultivé. Au xv' siècle,
c'était un dicton populaire en France que les guerres des Anglais y
avaient fait pousser le bois.
Puisque telle est la puissance de la propagation naturelle, c'est à
la seconder que devront tendre tous les efforts du forestier, afin
d'utiliser tous les produits ligneux qui dans la nature se perdent
sans profit. La méthode par laquelle on y arrive, s' appuyant sur
l'observation des phénomènes qu'on vient d'indiquer, comprend
deux ordres de coupes essentiellement distincts, les coupes de ré-
ÉTUDES d'ÉCOXOMIE FORESTIÈRE. A 61
génération et les coupes d'amélioration] voici en peu de mots en
quoi ils consistent.
Les conditions nécessaires à toute régénération sont, nous l'avons
vu, l'ensemencement du terrain, l'abri donné pendant les premières
années aux jeunes plants nouvellement germes, enfin la participa-
tion progressive de ces jeunes plants aux influences atmosphériques.
€es conditions se réalisent par trois opérations successives. La pre-
mière, appelée coupe d' ensemencement ou coupe sombre, a pour but
d'assurer l'ensemencement naturel et complet du terrain; elle con-
siste à enlever dans le massif un certain nombre d'arbres, un tiers
environ ; les autres, laissés sur pied, sont destinés à produire de lar
graine en quantité suffisante. Une fois l'ensemencement produit, il
faut habituer le jeune recru à l'action de la lumière; on y arrive par
l'enlèvement d'une partie des arbres qu'on avait d'abord consei*vés :
c'est la coupe claire. Enfin, quand le jeune peuplement est assez
fort pour n'avoir plus rien à redouter ni des gelées printanières ni de
l'action directe des rayons solaires, on procède à la coupe définitive^
c'est-cà-dire à l'extraction des derniers arbres qui restaient encore,
et l'on se trouve en face d'une nouvelle forêt, dont il faudra diriger
la croissance. Toutes ces opérations demandent beaucoup de tact et
de prudence, car le nombre et la disposition des arbres réservés,
l'époque de l'enlèvement successif, dépendent du tempérament plus
ou moins robuste des jeunes plants, du couvert plus ou moins épais
des réserves, de la nature et de l'exposition du terrain. C'est la saine
appréciation de ces différentes circonstances qui constitue l'habileté
du sylviculteur.
Pour que la jeune forêt obtenue donne un jour aussi son contin-
gent de produits, il faut, dès les premières années, s'occuper d'en
améliorer la qualité et d'en augmenter la quantité au moyen des
coupes d'amélioration. Si elle était abandonnée à elle-même, les
épines, les ronces, les morts-bois, les bois tendres, dont la crois-
sance est si rapide, ne tarderaient pas à prendre le dessus, à étouf-
fer les essences plus précieuses : il faut donc commencer par extraire
au plus tôt ces végétaux nuisibles, vraies plantes parasites des fo-
rêts, et répéter cette opération, qu'on appelle coupe de nettoiement ^
jusqu'à ce que les bonnes essences n'aient plus rien à redouter.
Une fois ce résultat obtenu, c'est-à-dire vers la vingtième année
environ, il reste à aider la jeune forêt dans sa croissance en acti-
vant sa végétation. On enlève à cet effet les bois dominés et rachi-
tiques qui, destinés à périr un jour, consommeraient en pure perte,
si on les conservait, les substances nutritives du sol, et empêche-
raient le développement des brins plus vigoureux. Ces enlèvemens
successifs, qui se répètent en général tous les vingt ans, et qu'on
462 REVUE DES DEUX MONDES.
appelle coupes d' éclair ci es ^ donnent aux arbres conservés toujours
plus d'air, plus d'espace, et leur permettent d'arriver dans des con-
ditions satisfaisantes à l'âge de l'exploitation.
Cette méthode , dont toutes les opérations concourent au même
but, — la pei'pétuation de la forêt et l'augmentation de sa produc-
tion, — est donc beaucoup plus parfaite que celles qu elle a rem-
placées, puisque celles-ci laissaient ce soin au hasard. D'un autre
côté, à contenance égale, elle donne des produits plus considéra-
bles et plus précieux que le taillis , et constitue par conséquent un
système de sylviculture plus perfectionné, plus intensif. On se sou-
vient encore des tristes débats auxquels donna lieu l'application de
cette méthode aux forêts de la couronne dans les dernières années
du règne de Louis-Philippe. Accusée par l'opposition d'avoir effec-
tué des coupes sombres et rainé par là des propriétés nationales
dont elle n'était qu'usufruitière, l'administration de la liste civile
n'eut pas de peine à se justifier devant les chambres (1) ; mais cette
accusation n'en laissa pas moins dans le public une impression fâ-
cheuse, à laquelle le mot de coupe sombre n'a certes pas été étran-
ger. Nous savons maintenant à quoi nous en tenir sur la significa-
tion de ce terme, qui, bien loin d'impliquer l'idée d'une mauvaise
action commise dans l'ombre, était pour ces forêts une garantie d'a-
venir et de perpétuation. Il est permis de croire que, si les auteurs
de ces attaques avaient été plus au courant de la question, ils se
seraient bien gardés de condamner aussi légèrement une méthode
qui se propose de porter les forêts à leur maximum de production,
et qui est en ce moment l'expression la plus élevée de l'art fores-
tier. Appliquée depuis longtemps en Allemagne, elle n'a été intro-
duite chez nous que depuis cinquante ans environ par M. Lorentz,
qui peut être considéré pour ce fait comme le créateur de la sylvi-
culture en France. Un aperçu historique de la question nous fera
mieux comprendre l'importance d'un tel service.
IL
La sylviculture, au point de vue scientifique, a ses annales fort
différentes de celles des forêts mêmes ou de l'administration fores-
tière. Il faut remarquer cependant l'intérêt qu'il y a presque tou-
jours à rapprocher des progrès de la science les actes de l'adminis-
tration, qui, tout en gardant son indépendance, subit dans une
certaine mesure l'action de la première. Bien avant que celle-ci fût
(1) Notamment par l'organe de M. de Montalivet devant la chambre des pairs ea
1847.
ÉTUDES d'Économie forestière. 463
constituée, il existait des règlemens pour la conservation et l'ex-
ploitation des forêts, et des magistrats pour les faire exécuter. Ces
règlemens, d'où dépendait par conséquent la situation plus ou
moins prospère de la propriété forestière, se modifièrent peu à
peu, à mesure que la science elle-même fit des progrès et fut
mieux connue , et ils finirent par être en complète harmonie avec
ses préceptes. Dans l'antiquité, la physiologie végétale était ab-
solument ignorée, ce qui n'empêcha pas les Grecs comme les Ro-
mains de garantir les forêts contre les exploitations abusives, en
les soustrayant à l'appropriation particulière, et d'assurer leur con-
servation en les consacrant aux dieux. Au dire de Suétone en effet,
Ancus Martius, le quatrième roi des Romains, les réunit au domaine
public et en confia la surveillance à des magistrats spéciaux. Cette
charge devint même si importante que, sous la république, elle fut
remise aux consuls :
Si canimus sylvas, sylvre sint consule dignse,
a dit Virgile. On peut avoir une idée de la science forestière à cette
époque en lisant l'ouvrage sur l'agriculture de Porcins Caton, plus
connu sous le nom de Caton l'Ancien. Pour lui, elle se borne, ou à
peu près, à ne couper les arbres que pendant le déclin de la lune et
à faire, avant toute exploitation, le sacrifice d'un porc au dieu au-
quel la forêt est consacrée. Son ouvrage, comme celui de Columelle,
de Arboribus, qui est beaucoup moins ancien, renferme cependant
des détails assez complets sur la culture des arbres fruitiers. La greffe,
les marcottes, les soins à donner à la vigne, l'éducation des oliviers
et des châtaigniers, y sont l'objet de chapitres fort intéressans; mais
quant à la sylviculture proprement dite, il n'en est nullement ques-
tion.
Durant le moyen âge, les forêts continuent à être l'objet de dis-
positions spéciales et de règlemens sévères qui se succèdent sans
interruption, depuis les Gapitulaires de Gharlemagne, sans qu'on
soupçonne même l'existence d'une science forestière. Les idées ré-
pandues alors à ce sujet étaient fort singulières. Bien qu'on n'igno-
rât point que la génération des arbres sauvages pût se faire par les
semences, on s'imaginait que la terre avait en outre la faculté de
leur donner spontanément naissance, sans graine d'aucune sorte, et
par sa propre puissance. Cette singulière théorie est exposée tout au
long dans un ouvrage qui eut, lorsqu'il parut, un succès prodigieux :
il est intitulé le Livide des Proufits champesires et riiraidx^ compilé
par maistre Pierre de Crescences et translaté depuis en langage
françois, 1A86. Compilation de tout ce qui avait paru sur l'agricul-
IlQll REYUE DES DEUX MONDES.
ture, il avait été écrit en italien, et fut traduit en français par ordre
de Charles Y (1).
V Olivier de Serres, qui vécut dans le xvi* siècle, semble encore par-
tager le même préjugé. Voici en effet la définition qu'il donne des
forêts dans son Théâtre d'Agriculture et Mesnage des Champs :^
({ Quand on parle des bois en général, s'entend des sauvages, nom
appartenant à toute espèce d'arbres qui n'ont pas été apprivoisés
par artifice, lesquels la terre produit naturellement^ dont se forment
les grandes forêts, quand par longues guerres, pestes, famines, et
autres changemens (esquels les hommes sont sujets), les pays se
déshabitant, et les terres, demeurant désertes, se revestent des
plantes susdites, mais avec distinction des lieux et des races. » Oli-
vier de Serres ne paraît cependant avoir qu'une confiance limitée
dans cette reproduction spontanée, puisqu'il recommande l'emploi
des trois seuls procédés artificiels que nous connaissions encore au-
jourd'hui : le rejet, la semence et la branche (bouture). Beaucoup
plus avancé que tous ceux qui l'ont précédé, l'auteur du Théâtre
d'agricidture s'occupe sérieusement de l'exploitation des forêts, aux-
quelles il consacre un livre tout entier de son remarquable ouvrage.
Pour la première fois apparaît la distinction entre le taillis et la fu-
taye, qu'il nomme aussi for est, sans que cependant les deux modes
de traitement y soient clairement définis. Il conseille, dans la plan-
tation des futaies, de mélanger les essences, afin d'avoir plus de di-
versité, et de laisser croître les ronces et les arbrisseaux pour don-
ner un aspect plus toufiu et favoriser le développement du gibier.
Comme Caton, il insiste sur le point de la lune où l'abatage des
arbres doit être effectué. A son avis, quand il l'a été pendant que
la lune croît, les souches rejettent plus facilement; mais la durée
du bois est plus grande si l'arbre a été coupé pendant le déclin : il
en conclut qu'il y a profit à exploiter les taillis et bois de feu pen-
dant la phase ascendante, et le bois de service pendant la phase
descendante de la lune. Ce préjugé s'est maintenu assez vivace pour
que Duhamel, au siècle dernier, ait cru devoir le combattre par des
expériences directes. Il n'a pas cependant complètement disparu en-
core, et dans bien des pays les bûcherons se refusent à abattre les
arbres de fortes dimensions, si la lune n'est pas dans la phase favo-
rable. Olivier de Serres termine son livre sur les forêts en recom-
(1) « Les bois, y est-il dit, qui viennent do leur nature, si naissent de la semence et
humeur contenue en la matrice de la terre, qui par la vertu du ciel saillent en hault,
où ils se dressent en souches de diverses plantes, selon la diversité de l'humeur et do»
lieux où il» croissent. » — Et afin qu'on no so méprenne pas sur le sens de ses parole»
il ajoute : ««Et vient aussy sans l'ayde d'homme, quand la semence chict (tombe) à
terre ou que les oyseauk les apportent, ou que les eaux les maynent. »
ÉTUDES d'Économie forestière. li^b
mandant aux propriétaires de prendre garde à ce que l'amour du
lucre ne les pousse à couper trop de bois et à dépouiller leurs pro-
priétés do cette belle végétation (1) : conseil sage, mais bien peu
suivi.
L'exploitation dos ibrrls, tant royales que particulières, ne repo-
sait donc sur aucun principe sciontilique; elle était en quelque sorte
abandoiHiée au hasard, quand intervint la liinieuse ordonnance de
KUH), l'un des titres les plus sérieux de Colbert h la reconnaissance
de la postérité. l^*ovo(piée par la pénurie toujours croissante des bois
de chaulVage et des bois de marine, i)ar la diminution graduelle du
sol boisé, par dos abus sans nombre, elle embrassait des mesures de
police, des règlemens jugés nécessaires pour la conservation et la
bonne administration des forêts. Les dis[)ositions de l'ordonnance
de \M^\) étaient si sévères qu'elle souleva de toutes parts une vive
opposition, et qu'il fallut un lit de justice pour en obtenir l'enregis-
trement. C'est à la fermeté de (iolbert dans cette circonstance que
nous devons la conservation des forêts qui nous restent encore. Eu
harmonie avec les connaissances scientifiques de l'époque, l'ordon-
nance prescrivit, pour l'exploitation des futaies, l'application uniforme
de la méthode à tire et aire, qui consiste, connue on l'a vu, à elVectuer
les coupes de proche en proche, et sans rien laisser en arrièie < on .
ne devait réserver à chaque exploitation que dix arbres par arpent
(vingt par hectare), et autant que possible des chênes. On connaît
les inconvéniens de cette méthode. Les arbres, abandonnés à eux-
mêmes pendant toute la durée delà révolution, croissaient en massif
trop serré pour acquérir de belles dimensions. Ceux (|u'on réser-
vait dans les coupes, trop peu nombreux pour assurer le repeuple-
ment du terrain, séchaient sur pied, ou étaient déracinés par les
vents, et peu à peu, faute d'une régénération sullisante, les bonnes
essences disparaissaient pour faire place aux bois tendres. De ma-
gnifiques massifs de forêts ne laissaient ainsi souvent après eux que
des vides et des clairières. Cette uniformité de régime imposée à
toutes les forêts de France, à celles des Pyrénées connue à celles du
Jura, à celles des Ardennes comme à celles de la Bretagne, contri-
bua en outre à tuer tout esprit d'initiative chez les olliciers fores-
tiers, (pii ne furent plus entre les mains du pouvoir ([ue des agens
d'exécution auxquels toute connaissance théorique ou pratique de-
(l) « Vous advisoroz quo la douceur do l'argent no vaus trompe et que l'iniportunité
des marchands no vous fasse couper plus de bois que la portôe do vos forôts, do peur
qu'en cxrrdant elles ne demeurent dt^sortes ou di^pouilU^es; mais plutôt, tombant dan»
l'autre extréniitr, en vendre moins quo trop, par lequel moyen vos forôts se trouveront
toujours bien remplies, et vous restera cette liberUJ quo d'eu vendre quand il vous
plaira. »
TOMK XXV. 30
A66 REVUE DES DEUX MONDES.
venait inutile. Néanmoins, à l'époque où il fut mis en vigueur, ce
système, tout vicieux qu'il était, valait mieux encore que l'arbi-
traire qui avait régné jusque-là, car il introduisit une certaine régu-
larité là où il n'y avait que désordre et incurie.
Où en était pendant ce temps la sylviculture en Allemagne? D'après
M. le docteur Pfeil, . conseiller supérieur des forêts en Prusse, un
des premiers ouvrages forestiers qui aient été publiés est dû à un
certain docteur Agricola , médecin à Ratisbonne ; le titre en est au
moins curieux : Essai nouveau et inouiy mais fondé sur la nature et
la raison^ d'une multiplication universelle de tous les arbres, ar-
bustes, fleurs et plantes, expérimenté pour la première fois en théo-
rie et en pratique, et orné de plusieurs gravures rares, 1716. Dans
, cet ouvrage, écrit à une époque où l'alchimie était en honneur, et
où les esprits les plus sérieux étaient convaincus de la possibilité
de transformer la nature des choses, le docteur Agricola cherche à
prouver comment on peut hâter la croissance des bois par des moyens
artificiels; son livre est un mélange de connaissances physiologiques
assez rares pour le temps et^de superstitions absurdes. A côté de
fort bonnes choses sur la greffe, on trouve un moyen théologique de
faire renaître de ses cendres le bois consumé par le feu et d'obtenir
par un mélange de cendres de diverses espèces de bois les hybrides
les plus extraordinaires (1). A l'ouvrage d' Agricola succéda, en
1732, le Traité de la Culture des arbres sauvages, par Carlo witz,
augmenté et commenté par Bernard de Rohr; il ne le cède en rien
au premier par la singularité des doctrines qu'il renferme. L'auteur
y fait mention, entre autres, d'une espèce d'arbre qui a de la pudeur,
et il combat le système de Linné comme contraire à la décence.
Cette disposition à tout rapporter à des causes supérieures et ex-
traordinaires était alors générale, et l'Allemagne, on le voit, n'avait
sur ce point rien à envier à la France ; mais le mouvement philoso-
phique qui commençait alors à se manifester ne tarda pas à porter
ses fruits : la méthode baconienne introduite dans la science faisait
abandonner les théories toutes faites, les doctrines empiriques, et
l'on demandait à l'observation des faits la vraie raison des choses.
Les forêts furent les premières à profiter de ce retour au bon sens,
parce qu'elles avaient été un des sujets sur lesquels l'imagination
publique s'était livrée aux excentricités les plus grotesques. C'est à
Réaumur, Buffon et Duhamel que nous devons les premiers travaux
réellement sérieux sur les forêts, et c'est dans leurs ouvrages qu'on
trouve pour la première fois exposée clairement la théorie des éclair-
oies successives.
(1) De la Science forestière en Allemagne au dix-huitième siècle, par M. Maurice
B\och\ Annales forestières, juin 1850.
w
ÉTUDES d'Économie forestière. 467
grand-maître des eaux et forêts , dont on peut encore voir le tom-
beau et la statue dans l'église de Saint-Germain-l'Auxerrois, avait
vivement recommandé ces opérations comme favorables à l'accrois-
sement des bois, et prédit que les coupes à tire et aire, alors géné-
ralement employées, amèneraient un jour le dépérissement de nos
forêts. Naturellement ses contemporains le traitèrent de rêveur, et le
système qu'il combattait fut sanctionné par l'ordonnance, d'ailleurs
si sage, de 1669; mais son idée était juste et devait triompher un
jour, patiens quia œterna. Dans le cours de ses importans travaux
sur la physique générale, sur la métallurgie du fer et sur les arts
céramiques, Réaumur avait eu souvent à s'occuper de l'emploi du
bois : il ne tarda pas à comprendre qu'il est peu de sujets plus
dignes d'attention que l'étude des moyens d'en accroître la produc-
tion. Dans un mémoire présenté à l'Académie des Sciences en 1721,
après avoir constaté la pénurie croissante des bois d' œuvre comme
des bois de feu, il insiste sur la nécessité d'augmenter l'étendue de
nos futaies, et propose d'y consacrer une partie des taillis de l'état,
des communes, et même des particuliers. Suivant lui, on pourrait
obtenir cette transformation en laissant croître naturellement ces
taillis et en se bornant à enlever les brins surabondans au fur et
à mesure de leur développement. C'était là le principe des éclair-
cies appliqué à la conversion des taillis en futaies. Cependant les
opinions et les travaux de Réaumur n'avaient guère franchi les
limites du corps savant auquel ils s'adressaient. Les officiers fores-
tiers, ignorans pour la plupart, si ce n'est en matière de droit et de
jurisprudence, les traitaient de théories inapplicables ou funestes;
il suffisait qu'elles fussent contraires à l'ordonnance pour qu'elles
fussent condamnées. Les propriétaires de bois, sauf quelques rares
exceptions, plus soucieux de leurs plaisirs que de leurs intérêts,
laissaient le soin de leurs domaines à des intendans, qui, quand ils
étaient consciencieux, ne croyaient pouvoir mieux faire que ce que
faisait la maîtrise des eaux et forêts dans les bois du roi et des gens
de main-morte. Aussi est-il probable que les idées de Réaumur au-
raient eu le même sort que celles de son prédécesseur Tristan de Ros-
taing, si Duhamel du Monceau n'en avait fait le point de départ d'une
partie de ses travaux. Après avoir exposé et discuté ces théories dans
un mémoire adressé à l'Académie en 1755, il les reproduisit dans
son traité des Semis et Plantations des arbres et de leur culture^ qui
fut publié peu après et traduit en allemand par Schoellenbach dès
1763. Sans être absolument conforme à ce qu'elle est devenue de-
puis, la méthode des éclaircies indiquée par Duhamel renferme les
points les plus essentiels de l'opération ainsi nommée : grâce à lui, la
A68 REVUE DES DEUX MONDES.
cause était gagnée, du moins théoriquement. Le Traité de la phy-
sique des arbres et celui de Y exploitation des bois complètent les
travaux forestiers de cet homme éminent, auquel ils valurent la
position d'inspecteur général de la marine. — Contemporain de Du-
hamel, Buffon se livra comme lui à de nombreuses et curieuses ex-
périences sur les propriétés des bois et la culture des forêts; il fit
de ces matières l'objet de plusieurs mémoires adressés à l'Académie
en 1774, dans lesquels on retrouve encore, exposée très clairement,
toute la théorie des éclaircies et des nettoiemens (1).
Voilà le premier ordre de coupes dont se compose la méthode
du réensemencement naturel et des éclaircies, celui des coupes d'a-
mélioration, né et constitué sur le sol français. Nos voisins, il est
vrai, nous contestent la priorité de la découverte comme celle de
l'application; mais cette prétention paraît bien peu fondée quand on
voit leurs auteurs les plus autorisés, comme Moser et Burgsdorff en
1757 et en 1788, c'est-à-dire bien après Réaumur et Duhamel, com-
battre en principe les coupes d'éclaircie et ne les admettre que très
exceptionnellement dans les bois déjà vieux. Ce n'est qu'en 1791,
alors qu'en France les idées de Duhamel étaient fort répandues parmi
les agronomes , sinon parmi les forestiers , et que Yarenne de Fe-
nille avait produit ses deux fameux mémoires sur l'aménagement
des taillis et des futaies, que Hartig, qui fut depuis grand-maître
des forêts en Prusse , fit paraître son Instruction sur la Culture des
Bois [Amveisung zur Holzzucht), où il expose la théorie des éclair-
cies et la relie à celle des coupes de régénération, qu'il venait de
découvrir.
Ainsi les coupes d'amélioration ont une origine fort différente de
celle des coupes de régénération , et beaucoup plus ancienne : les
premières sont incontestablement françaises, les autres nous vien-
nent d'Allemagne. Autant en effet les auteurs français se sont oc-
cupés, avec un remarquable esprit d'observation, de l'éducation des
futaies, autant l'idée de les régénérer par la voie naturelle leur a
fait défaut. Yarenne de Feuille y serait arrivé sans doute, s'il n'a-
vait péri en 03, victime, comme Lavoisier, de la terreur révolution-
naire. Quoi qu'il en soit, après avoir parfaitement reconnu et signalé
(1) « Dans les bois composés de chênes, hêtres, charmes, frênes, où il se trouve d'au-
tres essences d'un accroissement plus prompt, telles que trembles, bouleaux, marceaux,
coudriers, etc., il y a du bénéfice à faire couper, au bout de douze à quinze ans, ces der-
nières espèces; on coupe en même temps les épines et autres mauvais bois. Cette opé«
ration ne fait qu'éclaircir le taillis, et bien loin do lui porter préjudice, elle en accélère
l'accroissement. Le chêne, le hêtre et autres grands arbres n'en croissent que plus vite,
en sorte qu'il y a le double avantage de tirer d'avance une partie de son revenu par la
vcnUi de ces bois blancs, et de trouver encore un taillis tout composé de bois de bonnes
essences et d'un plus gros volume. »
é
ÉTUDES d'Économie forestière. A69
les vices de la méthode à tire et aire, on n'y vit en France d'autre
remède que l'abatage à blanc étoc, l'ésouchement et le repeuple-
ment artificiel par voie de semis ou de plantations. Le mouvement
imprimé en ce sens fut même fort remarquable , et sous cette in-
fluence, des repeuplemens considérables furent exécutés dans la
plupart des bois du roi. C'est de cette époque que datent les im-
menses plantations de chênes purs effectuées par M. Pannelier d'An-
nel dans les forêts de Fontainebleau, Compiègne, Saint-Germain,
et autres des environs de Paris. C'est à ces travaux, dont l'impor-
nce nous effraie aujourd'hui, que l'on doit la conservation de ces
masses imposantes.
En Allemagne, la méthode du jardinage généralement en vigueur
était depuis longtemps condamnée, comme chez nous la méthode
'tire et aire, par tous les praticiens intelligens; de tous côtés, on
herchait à substituer à cet enlèvement des arbres épars , arrivés à
maturité, un système plus rationnel, qui entraverait moins la mar-
che de la végétation et diminuerait les dégâts que ces extractions
multipliées causaient au peuplement, quand Hartig découvrit la
théorie des coupes de régénération. Reliée à celle des coupes d'é-
claircie et publi'ée par lui en 1791, elle donna naissance à cette mé-
thode si belle et si simple que nous avons exposée en commençant.
Elle opérait une révolution fondamentale qui marquait une ère nou-
velle dans la sylviculture. Son but, bien défini, était d'élever sur
une surface donnée le plus grand nombre possible d'arbres les mieux
conformés et les meilleurs, en assurant la reproduction indéfinie de
ces arbres par le réensemencement naturel. La méthode des coupes
de régénération se répandit rapidement, grâce aux leçons et aux
ouvrages de Hartig, de Cotta et de tant d'autres. Entre tous, il faut
citer M. le docteur Pfeil, directeur de l'écQle forestière de Prusse,
qui s'adonna surtout à l'étude des procédés matériels d'exécution.
Son ouvrage, Bie Forsiwissenschaft nach eîner praktischen Ansichty
écrit avec une grande clarté et une grande précision , choses rares
chez un Allemand, renferme à ce point de vue les renseignemens
les plus complets; il contribua puissamment à vulgariser des doc-
trines qui reçurent bientôt une application générale. L'Allemagne
ne fut point ingrate envers Hartig; promu pendant sa vie au poste
éminent de grand-maître des forêts en Prusse, il reçut après sa
mort le plus bel hommage qu'un forestier p,ût désirer. Une sous-
cription ouverte en Allemagne, en France et en Pologne permit
d'élever à sa mémoire un monument dans la forêt de la Faisanderie,
près de Darmstadt (1).
(1) Ce monument porte, en allemand bien entendu, une inscription dont voici la
A7Ô BEVUE DES DEUX MONDES.
Pendant que la science forestière marchait ainsi à pas de géant
en Allemagne, elle languissait en France, étouffée par la tourmente
révolutionnaire. Ce ne fut qu'en 1802, quand la gestion des forêts
de l'état fut confiée à une administration spéciale, qu'on vit renaître
les principes scientifiques oubliés depuis longtemps. En 1803 parut
le Traité de V Aménagement des Forets de Perthuis, et peu après,
en 1805, une traduction de l'ouvrage de Hartig, par Baudrillart, le
père d'un de nos professeurs d'économie politique (1). En même
temps l'administration supérieure envoya dans les provinces nou-
vellement conquises des agens chargés d'y organiser le service fo-
restier. De ce nombre fut M. Lorentz, qui, d'abord dans le Pala-
tinat (département du Mont-Tonnerre), ensuite dans le Hanovre,
sut bientôt se distinguer d'une manière toute particulière. En rap-
port avec les agens de l'Allemagne, il embrassa leurs doctrines
avec ardeur, et quand les événemens l'eurent rappelé en France, il
fut le premier à les appliquer chez nous et le plus zélé à les pro-
pager. Tel était l'état des choses, lorsqu'on 1824 le gouvernement
résolut de satisfaire un vœu depuis longtemps exprimé en fondant
une école forestière. M. Lorentz en fut nommé le directeur; un meil-
traduction littérale : « A la mémoire du d' G. L. Hartig, — né à Glandenbach , dans la
Haute-Hesse, — le 11 septembre 1744; — mort à Berlin, — comme grand-maître des
forêts de Prusse, — le 4 février 1837; — ses élèves et admirateurs — d'Allemagne, de
France et de Pologne. — 1840. »
Cette inscription est accompagnée de quelques vers qui rappellent les titres de Hartig
à la reconnaissance de la postérité. On a essayé de la traduire en français; nous en
citons le début et la fin :
Ici, dans la forêt aux ombres verdoyantes,
S'élève un monument qui nous parle de toi,
De toi, dont les leçons, à tons encor présentes,
Nous serviront toujours de précepte et de loi...
Voyageurs, honorons la mémoire du maître
Qui fut de nos forêts le régénérateur.
Et gloire au grand Hartig ! Nous lui devrons peut-être
Le salut du pays, la \ie et le bonheur.
(Voyez, dans les Annales forestières^ novembre 1858, Souvenir dune excursion en
Allemagne, par J. Chalot.)
(1) Chef de division à l'administration des forêts, cet homme modeste consacra sa
longue et laborieuse carrière à une science qu'il avait embrassée avec passion. Il publia
un Traité général des Eaux et Forêts comprenant : 1° un recueil chronologique des
règlemens forestiers, 2° un dictionnaire général des eaux et forêts, 3o un dictionnaire
des chasses, 4» un dictionnaire des pêches. Ce volumineux ouvrage, qui n'a pas moins
de douze volumes in-4% est incontestablement ce qu'on peut trouver de plus complet
sur ces diflférens sujets et sur l'histoire de l'administration. Outre ce travail de bénédic-
tin, nous avons encore de lui un commentaire du code forestier, la traduction des ou-
vrages de Hartig et différens mémoires sur les propriétés des bois. Ses immenses travaux
lui ont mérité la reconnaissance de tous ceux qui ont quelque souci de la prospérité de
nos forêts.
I
I
ÉTUDES d'Économie forestière. A7i
leur choix n'était pas possible. Son caractère à la fois plein de dignité
€t de bonté, son rare mérite comme forestier praticien, un jugement
et un tact exquis, enfin les éminens services qu'il avait rendus dans
les divers postes qu'il avait occupés le désignaient entre tous pour
ce poste important. Inutile de dire qu'il sut justifier la confiance de
l'administration. Grâce à lui, l'instruction forestière de l'école fut
mise immédiatement au niveau de ce qu'elle était en Allemagne.
Puissamment secondé dans son œuvre par M. Parade, aujourd'hui
directeur de l'école et disciple lui-même du savant Cotta, il se con-
sacra tout entier à l'enseignement et à la vulgarisation des doctrines
dont il avait eu en Allemagne occasion d'apprécier la valeur. Déplo-
rant, comme autrefois Bufïbn et Duhamel , la disparition de nos fu-
taies, que l'ignorance et les besoins financiers avaient détruites, et
convaincu que le taillis n'est qu'un système contre nature, rudi-
:mentaire dans ses procédés et incompatible avec une sylviculture
^perfectionnée, M. Lorentz devint le plus ardent défenseur des fu-
taies. Il parvint, par une lutte incessante et après bien des efforts,
à faire triompher et sanctionner par l'ordonnance réglementaire de
1827, en attendant qu'elle passe dans les faits, cette idée cepen-
dant si simple, que l'état n'est pas propriétaire de forêts au même
titre qu'un particulier, qu'il a un but plus élevé à poursuivre que
celui d'en obtenir le taux de placement le plus avantageux. Aidé de
ses notes et de ses conseils, M. Parade publia le Cours élémentaire
de Culture des bois, dont la première édition remonte à 1836. Cet
ouvrage est à la fois si complet, si clair, si méthodique, que, pour
le fond comme pour la forme, les Allemands n'ont rien qui puisse
lui être comparé. Tandis qu'ils possèdent des traités de sylviculture
sans nombre, nous n'avons guère que celui-là; mais à quoi nous
servirait-il d'en avoir d'autres, puisque, malgré sa forme élémen-
taire et son titre plus que modeste, il n'est aucune des questions
les plus délicates de la science forestière qui n'y soit abordée et
traitée avec l'autorité que donne le savoir uni à l'expérience, et
que tout autre ouvrage ne pourrait guère que répéter, et répéter
moins bien, ce qui se trouve dans celui-là? C'est le privilège des
maîtres de faire des œuvres entières qui n'ont besoin ni d'être com-
mentées ni d'être complétées, et de rendre inutile, pour bien long-
temps du moins, toute nouvelle tentative dans le même champ d'ob-
servations.
III.
Nous avons cru devoir insister sur les phases diverses par les-
quelles passa nécessairement la sylviculture avant de devenir ce
472 REVUE DES DEUX MONDES.
qu elle est aujourd'hui. Il est toujours curieux de voir comment les
doctrines d'abord les plus universellement repoussées finissent par
s'imposer avec une telle autorité, qu'elles sont revendiquées par
ceux-là mêmes qui en avaient été les plus rudes adversaires. Dans
l'ordre philosophique et moral, comme dans l'ordre physique et
matériel, il est dans la nature de l'homme de chercher la vérité
d'abord dans le mystère et de demander la solution des problèmes
scientifiques et sociaux aux théories les plus compliquées et les plus
absurdes. Il semble qu'il ait horreur du simple et du naturel : ce
n'est en effet qu'après des efforts d'imagination inouis qu'il finit par
où il aurait dû commencer, par consulter sa raison. Cette longue
et pénible élaboration de la science forestière a encore une autre
cause. Les difficultés qu'ont rencontrées toutes les sciences avant
de se constituer se compliquaient pour elle d'un obstacle nouveau,
la question de temps. Bien différentes des autres cultures, les forêts
demandent un temps fort long pour donner des produits utiles, et
ce n'est qu'après bien des années d'application qu'on peut appré-
cier le mérite des différens modes de traitement. Réaumur et Buffon
avaient souvent exprimé le regret que l'absence de faits constatés
avant eux ne leur permît pas d'étudier et d'approfondir davantage
les phénomènes de la végétation forestière, et ils avaient vivement
insisté sur la nécessité de laisser à leurs descendans un certain
nombre de documens précis, qui pourraient servir de base à de nou-
velles observations et devenir les élémens d'une science positive.
C'est pour cette raison que ces esprits investigateurs entreprirent
leurs belles expériences, dont quelques-unes ont duré de vingt-cinq
à trente ans, sur la croissance des arbres, l'écorcement préalable, la
résistance des bois, la faculté germinative des différens terrains, etc.
De son côté, Duhamel avait mis à l'essai différens systèmes d'ex-
ploitation, et s'était occupé des moyens de produire des bois en
vue d'un usage déterminé : il pensait qu'on pouvait assurer à jamais
les approvisionnemens de la marine en donnant artificiellement aux
arbres, au lieu de les laisser croître au hasard, les courbes recher-
chées dans les constructions navales. Malheureusement les expé-
riences de Duhamel n'ont pas été continuées; elles étaient de trop
longue haleine pour des particuliers, et l'état, qui seul eût été à
même de les suivre et de les entreprendre sur une assez grande
échelle, a toujours été, à l'endroit de ses forêts, trop exclusivement
absorbé par des préoccupations financières. Loin de les considérer
comme des propriétés d'une nature spéciale, dont il n'est le déten-
teur que pour en retirer les produits les plus utiles et les plus con-
sidérables, il n'a jamais vu en elles qu'une source de revenus pécu-
niaires qu'il cherchait à augmenter, tout en restreignant le plus
ê
ÉTUDES d'Économie forestière. 473
possible les avances nécessaires à une exploitation convenable...
Qu'on ne croie pas cependant que les capitaux engagés pour cet ob-
jet l'eussent été en pure perte, et que l'augmentation des produits
n'eût pas compensé l'intérêt de la somme dépensée : des faits nom-
breux prouvent au contraire que, comme les propriétés rurales, les
forêts produisent en raison des soins dont elles sont l'objet. Des ex-
périences concluantes à cet égard ont été faites par M. E. Che-
vandier, directeur de la manufacture de glaces de Girey, qui ne se
contente pas d'être un des plus grands industriels de France, mais
qui est encore un chimiste de premier ordre.
M. Ghevandier a commencé par déterminer la composition élé-
mentaire des tissus ligneux et la proportion dans laquelle ces divers
élémens entrent dans un hectare de forêt, suivant l'âge et les es-
sences. Il a reconnu ainsi qu'un hectare de taillis de chênes et
de hêtres , âgé de vingt ans , situé dans des conditions normales,
représente 39,080 kilogrammes de carbone, 30,820 kilogrammes
d'oxygène, A, 380 kilogrammes d'hydrogène, 680 kilogrammes
d'azote et 1,000 kilogrammes de matières minérales, qui consti-
tuent les cendres. Puisque telles sont les substances dont le bois se
compose, il est naturel de penser que toute cause qui en augmen-
tera la quantité disponible devra être favorable à la végétation, et
contribuera à hâter la croissance des arbres ; il ne reste donc qu'à
se demander comment cette quantité peut être artificiellement aug-
mentée. G' était là le sujet d'une nouvelle série d'expériences que
M. Ghevandier exécuta avec le même bonheur que les premières, en
s' appuyant sur les données de la physiologie végétale.
Le carbone est puisé dans l'atmosphère par les feuilles, qui, après
avoir décomposé l'acide carbonique qu'elle renferme, rejettent l'oxy-
gène et s'assimilent le carbone sous l'influence de la lumière. Cet
élément se trouve répandu dans l'air en assez grande abondance
pour satisfaire aux exigences de la végétation la plus active. Il suffît
que, par un traitement rationnel, les arbres soient mis à même de
pouvoir en absorber la plus grande quantité possible. Il n'en est
pas ainsi des autres principes constituans , sur la présence desquels
la main de l'homme peut avoir une action plus directe. L'hydro-
gène et l'oxygène en effet proviennent de la décomposition de l'eau
contenue dans le sol et absorbée par les racines ; cette eau charrie
en outre, sous forme de sels solubles, l'azote et les substances mi-
nérales, qui entrent également dans la composition du bois. L'eau
agit ainsi de deux manières : directement, en fournissant à l'arbre
une partie des élémens mêmes qui le constituent; indirectement,
comme véhicule des matières solubles qui lui sont nécessaires. La
privation d'eau a donc pour effet de rendre impossible une végéta-
«
474 REVUE DES DEUX MONDES.
tion que l'abondance du liquide peut au contraire activer singu-
lièrement. En partant de ces données, M. Ghevandier se demanda
si les irrigations , dont on connaît la puissance en agriculture , ne
pourraient pas être appliquées avec avantage à la culture des forêts.
Les expériences qu'il entreprit, suivies avec le plus grand soin pen~
dant plusieurs années, furent l'objet d'un mémoire adressé à l'Aca-
démie des Sciences en ISkli. Il résulte des chiffres indiqués que
des irrigations bien entendues, effectuées dans une forêt, pourraient
en augmenter la production ligneuse dans le rapport de 1 à 7, et
le revenu en argent dans le rapport de 1 à 12. Ces résultats sont si
extraordinaires qu'on serait tenté de les croire erronés, s'il n'avait
en quelque sorte été donné à tout le monde d'en vérifier l'exacti-
tude. Un des faits qui ont le plus vivement frappé les hommes
spéciaux à l'exposition universelle de 1855 fut le résultat obtenu
par M. Ghambrelent de Bordeaux. Il n'avait rien qui attirât les re-
gards; c'étaient quelques pieds de chênes et de pins maritimes re-
légués dans un coin de l'annexe agricole : pauvre spectacle pour
des yeux éblouis encore par les merveilles du palais principal et
les splendeurs de la rotonde ! Cependant ces arbres étaient un pro-
dige de végétation, car ils n'avaient que quatre ans, et à leurs di-
mensions ils paraissaient en avoir quinze. Ils n'avaient pas moins de
5 à 6 mètres de haut et de 25 à 30 centimètres de tour. Ils prove-
naient de plantations effectuées dans les landes de Bordeaux, dans
lesquelles des irrigations bien conduites avaient produit cette crois-
sance extraordinaire. Le jury apprécia du reste comme elle le mé-
ritait cette heureuse tentative, et fit décorer l'exposant.
M. Chevandier ne s'arrêta pas en si beau chemin : il lui restait à
vérifier l'influence des sels minéraux sur le développement des bois.
Il étudia à cet effet, pour des essences diverses, l'action de vingt-
deux substances différentes, destinées à agir les unes comme sources
d'azote, les autres comme élémens minéraux, d'autres enfin comme
agens spéciaux. Il constata ainsi que quelques-unes seulement peu-
vent être employées avec succès en sylviculture, notamment l'oxy-
sulfure de calcium, le chlorhydrate d'ammoniaque et les cendres de
bois; mais il pense que l'emploi de ces substances doit en général
se restreindre aux jeunes bois, parce que la dose nécessaire pour
des parties plus âgées cesserait de le rendre profitable. Dans cer-
tains cas cependant, ces amendemens pourraient être exécutés pres-
que sans frais; ainsi les cendres résultant de la combustion des dé-
bris des exploitations forestières répandues sur le sol après la coupe
augmenteraient la production ligneuse de 20 pour 100. On pourrait
également, dans le voisinage des fabriques de soude, tirer un parti
avantageux des résidus encombrans et insalubres de cette industrie^
#
ÉTUDES d'Économie forestière. â75
Ces diverses expériences ont confirmé en outre un fait très pré-
cieux à noter : c'est que les substances minérales qui entrent dans
la composition du bois ne s'y rencontrent pas d'une manière inva-
riable, et dans les mêmes proportions, pour les mêmes essences,
qu'elles se substituent fréquemment les unes aux autres, et que
par suite la composition chimique du sol n'a pas pour la végétation
forestière l'importance qu'on avait cru lui reconnaître d'abord. On
a rencontré en effet des forêts dans les terrains les plus divers : le
chêne se plaît dans les plaines argileuses du centre de la France, le
pin maritime sur les rivages sablonneux de l'Océan, et le sapin sur
les croupes granitiques des Vosges : cette heureuse diversité d'es-
sences, dont chacune a des propriétés et des exigences spéciales,
permet de tirer parti, pour la production ligneuse, des terres les
plus rebelles à toute autre végétation. Il y a plus : une même es-
sence peut prospérer sur des sols très diOérens, et il n'est pas rare
de rencontrer le chêne dans les sables et le pin dans les terres fortes.
Buffon a constaté par de curieuses expériences que les glands ger-
maient dans tous les terrains, même dans les cailloux roulés, bien
que les jeunes plants ne fussent point partout également vigoureux.
Il résulte de là que le sol agit plutôt comme support et comme in-
termédiaire que comme agent direct de végétation, et que ses pro-
priétés physiques, telles que son hygroscopicité et sa compacité,
ont une plus grande influence que les propriétés chimiques des élé-
mens dont il est formé. Le mode de traitement devient alors en syl-
viculture le point capital, car c'est de lui, beaucoup plus que de la
nature du sol, que dépendent surtout la quotité et la qualité de la
production ligneuse. Il est facile dès lors de se rendre compte de
la supériorité de la futaie sur le taillis, et de comprendre pourquoi,
dans un temps donné, elle fournit des produits plus considérables.
Dans la futaie en effet, toutes les opérations concourent à favoriser
l'accroissement des arbres : les éclaircies périodiques leur permet-
tent de se développer en toute liberté et de puiser dans l'atmosphère
tout le carbone dont ils ont besoin, eu égard à leurs dimensions ; le
sol, constamment couvert et protégé contre les influences atmo-
sphériques par un dôme de verdure et par une couche épaisse de
feuilles mortes que les pluies et les vents ne peuvent entraîner,
conserve sa fraîcheur et son humidité, si nécessaires à la végétation.
Mis à même de s'assimiler la plus grande quantité possible des sub-
stances élémentaires dont ils sont composés, les arbres acquièrent
ainsi toutes les dimensions dont ils sont susceptibles. Dans les taillis
■au contraire, les rejets, crus en massif trop serré, s'entravent dans
leur croissance en restreignant par leur nombre l'espace nécessaire
à chacun d'eux; le sol, périodiquement découvert par les exploita-
/i76 REVUE DES DEUX MONDES.
tions, lavé par les pluies, brûlé par le soleil, perd son humidité et
sa fertilité, et les arbres, privés en partie des élémens indispensa-
bles, n'ont le plus souvent qu'une végétation rachitique et languis-
sante.
Les fâcheux effets de ce mode de traitement, moins sensibles dans
les terrains argileux, naturellement humides, se font au contraire
cruellement sentir dans les terrains secs, tels que ceux composés de
calcaire ou de silice, dont le défaut d'hygroscopicité n'est pas com-
battu par un couvert constant et par la présence d'une certaine pro-
portion d'humus. Dans des sols de cette nature, la futaie n'est pas
seulement plus productive, elle est nécessaire, car le taillis ruine-
rait infailliblement la forêt. On peut se convaincre de ce fait dans la
forêt de Fontainebleau, où, à côté des magnifiques futaies de la Til-
laie et du Gros-Fouteau, dont nous avons parlé, et de celles bien
connues des artistes, de Barbizon et des Yentes à la Reine, se trou-
vent de maigres taillis, dégénérant en clairières, dont les cépées
éparses sont entremêlées de bouquets de pins, témoins irrécusables
des vides toujours plus grands que chaque exploitation vient occa-
sionner. Le sol cependant est le même de part et d'autre : il se com-
pose d'environ 97 pour 100 de sable siliceux et de 3 pour 100 d'ar-
gile ; mais, dans le premier cas, la futaie lui a conservé une fertilité
que le traitement du taillis lui a enlevée dans le second. Ces faits
viennent à l'appui d'une opinion admise par tous les forestiers d'ou-
tre-Rhin, c'est qu'un terrain imprudemment découvert ne reprend
que fort difficilement ses qualités premières. 11 faut, pour les lui
rendre, soit avoir recours à des amendemens, soit le repeupler pro-
visoirement avec une essence comme le pin, dont la constitution ro-
buste s'accommode des terres les plus arides.
Cette nécessité de conserver constamment un couvert a conduit
les Allemands à un système d'exploitation fort curieux, et dont nous
n'avons en France rien qui approche : nous voulons parler des fu-
taies à double étage qu'on rencontre dans le Spessart. Le chêne, qui
est de beaucoup l'essence la plus précieuse, ne peut que difficile-
ment être élevé à l'état pur, parce que son feuillage^ peu épais et
déchiqueté, est insuffisant pour protéger le sol contre l'irradiation
solaire. Il importe donc de le mélanger avec une autre essence,
comme le hêtre, qui puisse compléter le couvert; mais le chêne est
une essence douée d'une rare longévité, qui n'acquiert toutes ses
dimensions, et par conséquent toute sa valeur, qu'à un âge fort
avancé, tandis que le hêtre veut être exploité beaucoup plus jeune.
Pour concilier ces conditions contradictoires, on a imaginé de créer
une double forêt, l'une de chêne pur, dont la révolution est fixée à
deux cents ans, et l'autre de hêtre, qui, végétant sous celle-ci.
ÉTUDES d'Économie forestière. A77
forme en quelque sorte un étage inférieur, et s'exploite deux fois
pendant le même laps de temps. Quoique la principale fonction de
celle-ci soit surtout de couvrir le terrain, elle donne néanmoins des
produits fort considérables, qui augmentent sensiblement le revenu
de la forêt. Ce système, d'une application fort simple, est donc un
pas de plus dans la voie du progrès, un procédé de culture plus in-
tensif et plus perfectionné, qui à ce titre devrait être plus répandu.
Ce point n'est pas le seul à l'égard duquel les Allemands nous
sont supérieurs. Ils n'ont pas toujours, il est vrai, l'esprit très pra-
tique ; mais en ce qui concerne les forêts ils sont plus praticiens, ce
qui n'est pas tout à fait la même chose. L'exécution des repeuple-
mens artificiels notamment est arrivée chez eux à un très haut point
de perfection, et l'ouvrage de M. Pfeil est Là pour nous en con-
vaincre. Son chapitre des semis et des plantations est certainement
un des plus complets de son livre, et à coup sûr le plus intéressant
pour un lecteur français. L'exposé et la discussion des différentes
méthodes employées dénotent chez l'auteur un grand sens pratique,
un jugement très sûr, et surtout une vive pénétration de l'impor-
tance de son sujet. Il n'en est pas en effet qui soit plus digne de l'at-
tention du sylviculteur. Les repeuplemens artificiels sont indispen-
sables à la conservation des taillis, qui, ne se reproduisant que par
rejets, finiraient infailliblement par se détériorer, si des plantations
nouvelles ne venaient de temps % autre remplacer les souches épui-
sées. D'un autre côté, quoique le traitement des futaies repose sur
la régénération naturelle de ces massifs, il arrive souvent que le but
n'est pas atteint d'une rhanière complète, et qu'il faut recourir à des
moyens artificiels pour achever l'œuvre de la nature. Ce sont des
clairières à repeupler, des vides à reboiser, des essences nouvelles
à introduire, travaux difficiles et minutieux dans lesquels les Alle-
mands, il faut le reconnaître, nous laissent bien loin derrière eux.
Il en est de même des soins qu'ils donnent à leurs forêts pour remé-
dier aux dommages causés par la gelée, le givre, les insectes, le gi-
bier. Tandis qu'en France nous laissons en général agir la nature,
que nous reculons devant une dépense souvent minime pour arrêter
à ses débuts une invasion de chenilles, nous exposant ainsi à perdre
l'accroissement de toute une année, les Allemands se montrent meil-
leurs calculateurs; ils cherchent d'abord à prévenir le mal, et s'ils
n'y parviennent, ils l'attaquent directement, et ils s'en trouvent bien.
Il est encore d'autres améliorations dont on pourrait certainement
tirer grand profit et qui constitueraient un progrès réel ; de ce nom-
bre seraient l'introduction et la culture, concurremment avec nos
essences indigènes , de certaines essences exotiques. Nous n'avons
guère en France que des bois communs , propres seulement au
A 78 * ' REVUE DES DEUX MONDES.
chauffage et aux constructions ; les bois d'ébénisterie nous font à
peu près défaut, et les bois précieux nous manquent totalement. On
se souvient des magnifiques échantillons qui ont été envoyés à l'ex-
position de 1855 par l'Australie, la Guyane, le Canada. Parmi ces
nombreuses espèces, dont les unes peuvent acquérir un poli des
plus brillans, dont les autres, à peu près incorruptibles, seraient
fort précieuses pour les constructions navales, il en est beaucoup
qui végètent dans des conditions de sol et de climat absolument
semblables à celles qu'elles rencontreraient chez nous, et qui, selon
toute probabilité, pourraient y prospérer. Pourquoi n'essaierait-on
pas, par exemple, d'acclimater Y eucalyptus de la Nouvelle-Galles du
Sud, dont la croissance est si rapide, et qui, à la dureté de son bois
et à la beauté de ses nuances, joint une inaltérabilité presque abso-
lue, ou le Pinus Washingtoma, ce colosse de la Californie, qui n'at-
teint pas moins de 100 mètres de long sur 10 mètres de tour? Un
premier pas a déjà été fait, et il est encourageant; le cèdre, le pin
weymouth, le vernis du Japon, le peuplier de Virginie, sont des es-
sences devenues françaises, qui permettent de bien augurer de nou-
velles tentatives. Ce serait à l'état de prendre l'initiative (1); possé-
dant des forêts sur tous les points de la France , il serait plus à
même que personne de faire des essais sur une assez grande échelle
€t de mettre ces essences exotiques dans les conditions qui se rap-
prochent le plus de celles où elles se trouvent dans leurs pays d'ori-
gine, et par conséquent les plus favorables à l'acclimatation.
Les divers travaux que nous venons d'énumérer ont pour effet
d'augmenter la quantité ou d'améliorer la qualité de la production
ligneuse. Ils sont, on a pu s'en convaincre, de tout point compara-
bles aux procédés perfectionnés employés en agriculture, et l'ap-
plication de ces principes aux forêts constitue une sylviculture que
nous pouvons à iDon droit qualifier d'intensive. Il y a entre la futaie
et le taillis la même différence qu'entre le système des assolemens
et celui des jachères; l'usage des irrigations, l'exécution de repeu-
plemens artificiels et l'introduction d'essences exotiques sont pour
la sylviculture des progrès de même ordre que le drainage, l'em-
ploi d'amendemens spéciaux ou une plus grande profondeur des
(1) Louis XVI, que ces questions préoccupaient beaucoup, avait envoyé Michaux en
Amérique dans cette intention. Ce naturaliste s'est livré à une étude approfondie des
diverses essences dont l'acclimatation lui paraissait possible : il avait particulièrement
signalé le chêne rouge, le quercitron, le cyprès chauve, le pin de Riga, etc., comme
pouvant s'accommoder du climat de la France, et il avait expédié des graines et des
plantes qui ont servi à faire des essais à Rambouillet, au bois de Boulogne et au parc de
Monceaux. La plupart de ces essais ont réussi , et il est' à regretter qu'ils n'aient pas été
«uivi» et exécutéa avec plus de persévérance..
ÉTUDES d'Économie forestièbe. A7^
défonces pour l'agriculture. M. G. Rosclier, dans un mémoirç dont
nous avons eu occasion de parler dans une précédente étude (1),
prétend que, toutes choses égales d'ailleurs, dans un pays et à une
époque déterminés, la culture forestière est toujours moins intensive
que toute autre, parce qu'elle exige pour une contenance donnée
moins de travail et moins de capital. Nous ne.sommes point, quant à
nous, très convaincu de la justesse de cette appréciation, car il nou&
semble que le plus ou moins d'intensité d'une culture doit se mesu-
rer aux produits plus ou moins considérables qu'elle fournit et non
à la quantité plus ou moins grande de travail et de capital qu'elle
réclame; ce sont là des moyens dont l'emploi, ce nous semble, ne
constitue un progrès que s'il est judicieux. D'ailleurs, si la culture
forestière nécessite en général moins de main-d'œuvre qu'une cul-
ture agricole de même étendue, le capital qui lui est nécessaire est
bien autrement considérable. Ce n'est pas, il est vrai, un capital de
même nature que celui que représentent les bâtimens d'exploita-
tion, les instrumens aratoires ou les bestiaux : c'est un capital im-
, mobilisé dans la superficie de la forêt, capital qui s'est formé lui-
lême par la seule puissance de la végétation et la non-réalisation
de la production antérieure, mais dont il faut néanmoins tenir
compte. Ce qui le prouve, c'est qu'il varie beaucoup, suivant le
mode de traitement adopté. Une futaie aménagée à 150 ou 200 ana
représente, par la valeur de la superficie, un capital engagé beau-
coup plus considérable qu'un taillis aménagé à 20 ans, et constitue,
comme nous l'avons vu, une culture plus perfectionnée.
Du reste, pas plus que pour les champs, un accroissement d'in-
tensité dans la culture n'est toujours pour les forêts une opération
avantageuse. C'est une erreur fort répandue que l'agricalture inten-
sive est toujours préférable; mais c'est une erreur, et les gouver-
nemens n'ont pas peu contribué à la propager en encourageant
partout et toujours l'emploi des procédés les plus parfaits, et par
conséquent les plus dispendieux. La supériorité de tel ou tel sys-
tème dépend, en effet, des circonstances économiques au milieu
desquelles on se trouve, telles que la valeur des terres, le prix de
la main-d'œuvre et l'abondance des capitaux. Ce que le cultivateur
doit avoir en vue, c'est de tirer le meilleur parti possible des agens
de production dont il dispose, et d'employer de préférence ceux
qui sont au meilleur marché. En Amérique, où des terrains immen-
ses sont presque sans valeur, mais où la main-d'œuvre est chère
et le loyer des capitaux élevé, il y a bénéfice à cultiver de grandes
(1) Ein nationalcekonomisches Hauptprincip der Forstwissenschaft, von W. Roscher.
— Voyez la Revue du 15 juin 1859, — les Forêts et l'Agriculture.
ASO REVUE DES DEUX MONDES.
étendues avec le moins de sacrifices possibles ; la culture exten-
sive y est plus avantageuse. En Angleterre, en France, en Alle-
magne, où tout coin de terre est occupé, où la moindre parcelle
se paie fort cher, mais où la main-d'œuvre et les capitaux sont re-
lativement à bon marché, il y a profit à faire de la culture inten-
sive. C'est en effet à force de travail et de capital, par des drainages
bien entendus, des labours profonds, des fumures abondantes, un
assolement régulier, qu'on parvient à porter le sol à son plus haut
point de production, et ce serait une faute de calcul que d'y man-
quer. Il y a donc également perte pour la société, soit qu'on né-
glige l'application des procédés de culture perfectionnée là où ils
sont utiles, soit qu'on les emploie là où rien ne les réclame.
A ce point de vue, la sylviculture doit obéir aux mêmes lois que
l'agriculture, et, comme elle, se modifier suivant les conditions éco-
nomiques des différons pays. Aux contrées pourvues de grandes
forêts et médiocrement peuplées, les systèmes d'exploitation élé-
mentaires et peu coûteux; aux contrées civilisées, où une popu-
lation dense exige qu'on demande au sol to^is les produits qu'il peut
fournir, la futaie avec tous les procédés de culture que la science*
nous enseigne. Autant il serait ridicule d'appliquer aux forêts sans
limites du Brésil et du Canada la méthode à double étage du Spes-
sart, autant il est illogique, dans nos pays où chaque parcelle de terre
a une valeur considérable, d'abandonner à la nature le soin de faire
pousser les arbres et de borner sa sollicitude à couper, tous les vingt
ou vingt-cinq ans, les maigres produits qu'il aura plu au hasard de
laisser venir. Seulement la première condition d'une culture fores-
tière bien entendue, c'est la diffusion des principes scientifiques
dont nous venons d'esquisser les traits principaux. 11 n'y a pas bien
longtemps qu'on a compris tout le parti qu'on peut tirer de l'appli-
cation de la science à Fagriculture, et de toutes parts déjà l'accrois-
sement de la production agricole et l'augmentation du bien-être de
la population rurale en attestent les heureux effets. Nous croyons que
le tour de la sylviculture est arrivé, et qu'il est temps de faire pour
elle ce qu'on a fait pour sa sœur aînée. On arriverait aisément à lui
donner la place qu elle mérite, si, comme on l'a fait depuis long-
temps déjà en Allemagne, on comblait enfin chez nous une lacune
regrettable dans l'enseignement supérieur.
• J. Glavé.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
U janvier 1860.
Si nous étions vains (nous gp disons pas orgueilleux), nous nous applau-
dirions à cœur-joie de ce qui s'est passé depuis quinze jours. La politique
des préliminaires de Villafranca, qui, dès le premier moment, nous avait
paru d'une exécution impossible, est abandonnée. Nous avions été trouvés
téméraires pour avoir osé en signaler les contradictions et les inconsé-
quences dans le plus énergique manifeste de cette politique, — la note du
Moniteur du 9 septembre. Nous attaquer au Moniteur, qui nous menaçait de
ne plus faire la guerre pour une idée ! Ne pas même se laisser convaincre
par la lettre de l'empereur au roi de Sardaigne, cet effort héroïque et su-
prême où les arrangemens de Villafranca étaient si chaudement recomman-
dés à l'Italie, et où on lisait ces mots : « Il était nécessaire de conclure un
traité qui assurât autant que possible l'indépendance de l'Italie, et qui pût
satisfaire le Piémont et les vœux des populations, sans pour cela blesser le
sentiment catholique ou le droit des souverains auxquels s'intéressait l'Eu-
rope! » Ne pas se rendre à cette adjuration sévère contenue dans la même
lettre : « Il est de l'intérêt de votre majesté et de la péninsule de me secon-
der dans le développement de ce plan, afin qu'il produise les meilleurs ré-
sultats possibles, car votre majesté le saurait oublier que je suis lié par le
traité, et je ne puis, dans le congrès qui est sur le point de s'ouvrir, me
soustraire à mes engagemens. Le rôle de la France est tracé d'avance... »
Oser douter que des intentions si sincères et des déclarations si nettes
pussent empêcher les principes posés d'enfanter leurs conséquences natu-
relles, quelle audace! L'on voit maintenant que semblable audace ne porte
pas toujours malheur. Il paraît que les vœux des populations italiennes ont
pour le moment plus de chance d'être satisfaits que le sentiment catho-
lique ou les droits des princes auxquels s'intéressait l'Europe. Nous ne savons
s'il y aura un congrès; mais, s'il y en a un, comme nous ne pouvons nous
TOME XXV. . 31
482 REVUE DES DEUX MONDES.
soustraire à nos engagemens, nous devons supposer que nous serons déliés
par qui de droit des obligations du traité. Le dernier mot reste enfin à cette
inexorable logique des faits, si opportunément invoquée par l'empereur dans
sa récente lettre au saint-père ; mais cette inexorable logique des faits est-
elle près d'achever son œuvre? Nous ne le croyons point, et c'est une des
raisons pour lesquelles nous ne sommes pas fiers de voir aujourd'hui le gou-
vernement incliner si ouvertement vers les opinions que nous soutenons
depuis six mois.
Qu'un changement se soit opéré dans la politique du gouvernement sur
les questions italiennes , on le pressentait depuis quelque temps , on le de-
vinait, on en pouvait même jurer depuis la publication de la fameuse bro-
chure; mais enfin la retraite de M. le comte Walewski et la publication de
la lettre de l'empereur au saint-père nous l'ont officiellement appris. Malgré
le principe constitutionnel en vigueur de l'irresponsabilité ministérielle,
nos ministres des affaires étrangères ont , conservé, il faut le dire à leur
honneur, la tradition parlementaire, et se tiennent pour responsables en-
vers l'opinion de leur consistance politique. MM. Drouyn de Lhuys et Wa-
lewski ont donné, sous ce rapport, des exemples dont il doit être tenu
compte. Quoi qu'il en soit, nous avons à déterminer la portée des modifica-
tions survenues dans Ja politique du gouvernement, à étudier les questions
délicates et graves que les actes récens ont |ait naître, et à chercher les
rapports qui existent entre la nouvelle politique et les dispositions présentes
des populations italiennes.
A notre avis, le changement de la politique impériale est exprimé surtout
dans le passage de la lettre au saint-père où l'empereur avoue son impuis-
sance à arrêter dans les Romagnes « l'établissement du nouveau régime. » Il
est permis sans doute d'étendre le bénéfice de cet aveu d'impuissance aux
autres parties de l'Italie centrale, Parme, Modène et Toscane. Si l'empereur
croit ne rien pouvoir pour la restauration du pape, qui a été neutre dans
la dernière guerre, à plus forte raison doit-il penser ne rieq pouvoir pour
la restauration des archiducs, alliés avoués de l'empereur d'Autriche. Il y a
donc eu deux périodes dans la politique française depuis Villafranca : l'une
pendant laquelle le gouvernement impérial croit les restaurations possibles
dans l'Italie centrale, l'autre où il les juge impossibles. La première de ces
périodes, dont le caractère est surtout exprimé par l'article du Moniteur du
9 septembre et par la lettre au roi de Sardaigne, est décidément close.
L'autre est celle où nous sommes entrés depuis peu : elle est inaugurée par
ce fait important, que la politique impériale se reconnaît impuissante à ar-
rêter l'établissement des nouveaux régimes, et en conséquence déclare fran-
chement qu'elle renonce à restaurer les anciens. En arrêtant à cette limite
la nouvelle politique impériale, nous n'avons rien à y redire au nom des
opinions que nous avons soutenues dans la question italienne. Nous n'avons
point appelé, nous aurions au contraire désiré pouvoir détourner la guerre
d'Italie. Nous eussions voulu, en tout cas, que la France ne se fût engagée
dans cette guerre qu'après de vastes et profondes discussions publiques où
tous les intérêts du pays eussent pu se faire entendre, où toutes les diffi-
cultés politiques inhérentes à cette entreprise, et qui ont l'air aujourd'hui
i
mLé
REVUE. — CHRONIQUE. ^83
de nous prendre à Timproviste, eussent été prévues, calculées, et par con-
quent rapprochées des solutions légitimes et naturelles. La guerre a éclaté
algré nous. La guerre est un de ces terribles faits à l'empire desquels le
patriotisme et la politique rationnelle ne se peuvent dérober. Le bon sens
pratique ne consistait plus à gémir rétrospectivement sur les causes de la
guerre ou à critiquer les volontés qui nous avaient entraînés dans la série
de conséquences fatales qu'elle crée. Il n'est permis qu'aux gérontes de co-
médie de crier sans fin pour l'amusement du parterre : « Mais qu'allait- il
faire dans cette galère? » Une fois dans la maudite galère, il n'est question
que d'arriver au port. La guerre commencée, l'enjeu risqué, il fallait gagner
la partie, c'est-à-dire atteindre l'objet de la guerre, fonder l'indépendance
de l'Italie. Cette indépendance se pouvait-elle assurer par des combinaisons
artificielles et chimériques, conçues à priori et imposées par une politique
étrangère aux répugnances des populations italiennes? Nous ne le pensions
point, et c'est pourquoi nous avons souhaité et prédit aux arrangemens de
Villafranca le sort qu'ils éprouvent aujourd'hui. A notre avis, si l'Italie est
capable d'être indépendante, les Italiens seuls sont capables de trouver la
forme, le cadre, les défenses permanentes de son indépendance. Dans une
telle œuvre, le succès ne dépend que des Italiens : à eux seuls il faut laisser
le mérite de la réussite ou la peine de l'échec. Toute immixtion étrangère
dans la nouvelle formation de l'Italie, outre qu'elle produirait d'inévitables
avortemens, ferait retomber sur les souverains et les peuples qui l'auraient
commise de longues et redoutables responsabilités, et perpétuerait ce foyer
de troubles et de révolutions que la France a tenté d'éteindre au prix de si
grands risques et de si grands sacrifices. Laissons les Italiens décider du
sort de l'Italie, évitons les immixtions aussi bien que les interventions. Sur
ce point, la nouvelle politique impériale nous donne raison en partie, puis-
qu'après avoir écarté les moyens de coercition, elle renonce même aux
moyens de persuasion pour rétablir les anciens régimes dans les provinces
affranchies de l'Italie centrale.
Nous disons que cette nouvelle politique vient en partie sur notre ter-
rain. En effet, si sur le fond des choses elle s'accorde avec ce que nous
avons toujours demandé, nous avons le regret de dire que, par la forme
sous laquelle elle nous a été révélée, elle soulève des questions nouvelles et
très graves qui dépassent l'Italie, et que, par les moyens à l'aide desquels
elle semble vouloir atteindre son but, elle n'affranchit pas suffisamment,
selon nous, la France des compromissions auxquelles nous sommes exposés
dans le maniement des affaires italiennes.
La forme sous laquelle le gouvernement a fait connaître ses vues sur la
question romaine, une brochure et une lettre impériale, nous paraît dan-
gereuse, et nous espérons qu'il nous sera permis de dire franchement pour-
quoi. Cette forme, à nos yeux, a eu l'inconvénient de substituer une ques-
tion de principe à une question de fait. Le fait était déjà hérissé de bien
des difficultés. Les Romagnes, après le départ des Autrichiens, qui les oc-
cupaient et les opprimaient depuis onze ans, se sont déclarées indépen-
dantes, et ont usé de leur indépendance pour exprimer la volonté d'être
unies au Piémont. Nous qui professons le principe général que les peuples
484 REVUE DES DEUX MONDES.
ont le droit de s'affranchir des mauvais gouvernemens et de se constituer
librement sous le régime de leur choix, et qui dans la question particulière
de l'Italie pensons qu'il faut laisser les Italiens s'organiser comme ils l'en-
tendent, nous n'aurions rencontré dans la question des Romagnes que les
difficultés inhérentes au fait lui-même. Sans doute ce fait excite et doit en-
tretenir chez les catholiques dans le monde entier une vive émotion et un
grand mécontentement. Toutefois les catholiques appartenant aux nations
dont la constitution est fondée sur la revendication du droit populaire, les
catholiques de France et d'Angleterre, n'auraient eu aucune plainte légitime
à adresser à leurs gouvernemens, lorsque ces gouvernemens auraient pu
leur dire : — Nous sommes tenus par notre constitution même de respecter
le droit populaire partout où il s'exerce. Fidèles à ce principe, nous ne
voulons pratiquer ni intervention ni ingérence en Italie; nous y laissons les
gouvernemens et les peuples régler leurs différends comme ils voudront et
comme ils pourront. — Ni les catholiques français ni les catholiques anglais
n'auraient pu avec justice s'élever contre une pareille politique et afficher
Texigence que leurs gouvernemens démentissent leur origine et leur prin-
cipe politique pour rétablir par la force l'autorité du saint-siége sur les Ro-
magnes. Si le pape n'eût pu recouvrer ces provinces, il serait arrivé ce que
l'on a vu bien des fois dans l'histoire moderne. Le souverain dépossédé eût
protesté contre le fait accompli : quelques puissances attachées à la légiti-
mité auraient refusé de le reconn-aître; on eût laissé le temps accumuler ce
nohibre variable d'années qui est nécessaire pour donner à un fait la dé-
cente parure de la légitimité. Il n'eût même pas été défendu d'espérer qu'un
jour un pape pieux, tout en retenant pour l'honneur du principe le titre
nominal de sa souveraineté évanouie , jugerait utile d'entrer en relations
avec les populations détachées du domaine pontifical et de reconnaître leur
nouveau régime. Parcourez la liste des souverains de l'Europe : il en est
plusieurs qui portent les titres de souverainetés qui ne leur appartiennent
pas, et qui n'en vivent pas moins en bonne amitié avec les possesseurs réels.
Le roi de Sardaigne lui-même par exemple n'est-il pas roi de Chypre et de
Jérusalem, et songe-t-il à disputer ces fantastiques royaumes au Grand-
Turc?
Ainsi les principes du droit populaire que la France s'est appropriés en
1789 et l'aveu d'une politique de non-intervention en Italie nous suffisaient
pour laisser s'accomplir le fait de la séparation des Romagnes, sans que
nous eussions à nous exposer aux récriminations légitimes des catholiques
français qui croient le temporel nécessaire à l'indépendance du spirituel,
sans que nous eussions à courir le danger gratuit d'attrister le cœur du
saint-père ou de blesser en lui le souverain. La publication d'une brochure
où l'anonymie transparente a laissé voir l'initiative gouvernementale et la
publicité donnée à une lettre impériale nous ont enlevé ce bénéfice de la
neutralité officielle. En dépit de quelques contradictions, la brochure a mis
gratuitement en question le principe du pouvoir temporel du pape, et a
fourni un prétexte à l'allocution pontificale du 1" janvier. Quant à la publi-
cation de la lettre de l'empereur, il nous est impossible, malgré la meilleure
volonté, de croire qu'elle pifisse réparer le mal. Pourquoi du moins la lettre
I
REVUE. — CHRONIQUE. '485
li'a-t-elle pas devancé la brochure? Le pape n'eût point sans doute prononcé
le discours du i^' janvier, la letU-e n'aurait pas été publiée, et un regret-
table éclat eût été prévenu. Nous ne comprenons pas au surplus l'intérêt
que peut avoir un gouvernement à entamer une controverse sur le prin-
cipe d'une souveraineté étrangère et sur la mesure de son domaine. La
question purement italienne, la question de fait de la séparation des Ro-
magnes, disparaît ici sous des intérêts et des droits bien plus vastes. On
veut sans doute adresser au pape de bons conseils; mais la publicité donnée
à de tels coneeils agit infailliblement contre les intentions apparentes qui
les ont dictés. Toutes les souverainetés, quels que soient le régime poli-
tique qu'elles représentent et l'étendue de leur puissance, sont égales de-
vant le droit public. Cette convention d'égalité est leur mutuelle garantie.
C'est pour éviter le péril qu'il y aurait à engager dans des relations directes
la dignité des souverains, déjà protégée par le secret des rapports diploma-
jtiques, qu'une longue tradition européenne veut que les souverains traitent
entre eux par des ministres. Ces intermédiaires sont faits exprès pour pré-
venir ou amortir les chocs que pourrait amener le contact trop direct des
souverains, pour empêcher les souverains de se commettre dans des conflits
qui deviendraient irréconciliables une fois leur dignité engagée. Ce sont là
des précautions, nous le répétons, qui protègent tous les gouvernemens^
les républiques comme les monarchies, les souverainetés démocratiques
comme celles du droit divin. Ces précautions sont écartées par la publicité
donnée aux lettres impériales. Il y a là un danger général que la courtoisie
de la forme ne suffit pas à conjurer. On nous accordera en outre qu'il est
fort rare, si cela s'est jamais vu, qu'un souverain cède aux conseils qui lui
sont publiquement adressés par un autre souverain. La publicité en effet
imprime à ces conseils, malgré tous les adoucissemens du style, un ca-
ractère impératif, et elle enlève en tout cas à celui qui les reçoit le mérite
de l'initiative, l'attitude et la bonne grâce de l'indépendance. Pourquoi d'ail-
leurs discuter avec le pape sur l'étendue de son domaine temporel? On sait
bien que les papes prêtent serment à leur avènement de conserver intact le
domaine de saint Pierre : ce serment, impuissant contre la force des faits,
les oblige pourtant à la revendication permanente de ce qu'ils considèrent
comme des droits, et l'on conviendra que, s'il est des princes pour lesquels
un serment même politique doit être un lien sacré, ce sont les papes. Pour-
quoi s'engager dans une polémique qui met fatalement aux prises le droit
légitimiste et le droit populaire, lutte sans issue entre gouvernemens, et
qui n'a eu jusqu'à présent d'autre arbitre dans le monde que la force? Il suf-
fisait d'ailleurs de prévenir le pape que la France ne pouvait permettre que
la force fût employée pour rétablir son pouvoir dans les Romagnes. Le pape
n'eût eu rien à dire à une politique justifiée par les principes constitutifs de
la France moderne. Était-il nécessaire d'aller plus loin, et de lui demander
l'abdication d'un droit dont le maintien lui est imposé comme un devoir par
son serment? N'était-ce pas fournir prétexte à la méprise, affectée, nous le
savons, de ceux qui à tort, nous le voulons bien, essaieraient de dire que,
dans ce cas et en tenant compte de la différence des puissances, demander
le sacrifice, c'est l'imposer? Une telle discussion n'était-elle pas de nature .à
486 REYUE DES DEUX MONDES.
soulever des réclamations plausibles au sein du clergé et des catholiques
français, qui ne peuvent oublier un acte récent et erroné, suivant nous, de la
politique française, l'expédition de Rome de 18/i9, acte erroné, disons-nous,
que nous expions tous en ce moment, mais qui avait eu le grand avantage
légal, si nous pouvons ainsi dire, d'être décidé en pleine république, sous
le couvert de ces institutions représentatives où toutes les grandes in-
fluences du pays pouvaient librement et en pleine lumière agir sur la direc-
tion de la politique générale? Enfin, au point de vue purement italien, ces
conseils donnés de haut, si favorables qu'ils soient au fond à la cause de l'in-
dépendance italienne, ne courent-ils point le danger, en se répétant, d'être
représentés comme une immixtion étrangère ? Le droit populaire ne perd-il
pas quelque chose de son prestige à recevoir du dehors une protection si
marquée? Ne devons-nous pas prendre garde, si nous voulons que quelque
chose de vraiment indépendant et de durable se fonde en Italie, de laisser
voir trop fortement l'empreinte française?
Tels sont les doutes sérieux et les scrupules dont nous ne pouvons nous
défendre devant les difficultés d'une autre sorte que la politique du gouver-
nement a, en se modifiant, rencontrées ou soulevées dans la politique ita-
lienne. Les difficultés sont grandes, tout le monde le reconnaît : c'est même
le seul point sur lequel le saint-père et l'empereur se soient rencontrés dans
le discours et la lettre qui viennent de se croiser entre Paris et Rome. Le
pape prie Dieu de faire descendre ses grâces et ses lumières sur l'empereur,
« afin que, par le secours de ces lumières, il puisse marcher sûrement dans
sa voie difficile, » et l'empereur espère que sa sainteté « comprendra la dif-
ficulté de sa situation. » Ces difficultés sont, il faut le reconnaître, atté-
nuées par le concours moral que nous pouvons attendre de l'Angleterre.
Malgré les bruits qui ont été récemment prodigués par une partie de la
presse anglaise, nous croyons qu'il est sage de n'accueillir qu'avec réserve
tout ce que l'on rapporte sur la nature et la portée de ce concours. Nous
ne voulons pas savoir si le voyage de lord Gowley autour duquel ont roulé
tant de rumeurs avait un objet politique précis. Nous ne pensons pas qu'en
Angleterre au moins on ait jamais eu l'idée de cimenter par un traité avec la
France et la Sardaigne une triple alliance dans le genre de cette quadruple
alliance qui se forma en 183Zi entre la France, l'Angleterre, l'Espagne et le
Portugal. On parle maintenant d'un traité de commerce qui se négocierait
entre Paris et Londres. Nous avons peu de confiance en cette nouvelle. Nous
applaudirions médiocrement à la conclusion d'un traité de commerce. Par-
tisans de la liberté commerciale, nous sommes convaincus que c'est par des
réformes de tarifs d'une application générale et non par des traités de com-
merce qu'elle doit se réaliser. Le point de départ de toute politique com-
merciale éclairée doit être celui-ci. Il faut qu'un pays soit amené à abaisser
ses tarifs par la conviction que ses intérêts généraux le lui commandent; il
faut qu'il soit pénétré de cette vérité de bon sens, qu'en payant les produits
dont il a besoin à leurs prix naturels, il gagne en richesse une somme bien
plus considérable encore que celle qu'il payait aux industries protégées
sous forme de droits de douane; il faut qu'il comprenne, comme l'Angle-
terre, qu'en réduisant ses tarifs, il ferait une excellente affaire, lors même
REVUE. — CHRONIQUE. A87
qu'aucun pays étranger ne le paierait de réciprocité. Une réforme des ta-
rifs serait une œuvre de raison, d'équité et d'égalité, dans laquelle on
ménagerait des compensations naturelles aux industries dont on réduirait
la protection ; l'équité et l'égalité sont bien plus difficiles à obtenir dans les
dispositions restreintes d'un traité de commerce. Une réforme des tarifs
serait une mesure d'intérêt public dont tous les motifs seraient exclusive-
ment puisés dans les intérêts généraux de la nation; un traité de commerce
aurait pour le moins l'air de favoriser certains intérêts aux dépens d'un
grand nombre d'autres, et ceux qui se croiraient lésés ne manqueraient pas
d'y dénoncer une concession commerciale faite à l'Angleterre en vue d'un
intérêt politique. Il est donc sage, croyons-nous, de rayer un traité de com-
merce de la liste des amorces qui doivent nous rapprocher de l'Angleterre.
Encore quelques jours de patience, et nous apprendrons du parlement an-
glais lui-même la vérité sur la situation de l'Europe et les bases positives,
s'il en existe, de la nouvelle alliance occidentale. Contentons-nous, en at-
tendant, des évidentes raisons morales qui doivent nous assurer le concours
de l'Angleterre dans le règlement des affaires italiennes. Les Anglais seraient
d'iiumeur difficile, s'ils ne faisaient volontiers avec nous la nouvelle cam-
pagne d'Italie. Ce que nous semblons vouloir aujourd'hui et ce que nous
nous apprêtons à faire est justement ce qu'ils n'ont cessé de demander de-
puis la paix de Villafranca. Notre excellente presse officieuse s'est assez
longtemps escrimée contre leur insupportable outrecuidance; elle leur a re-
proché assez violemment de vouloir confisquer les profits d'une guerre où
ils n'avaient risqué ni* un homme ni un shilling; elle a assez raillé leur dé-
cadence ; elle les a assez menacés de les exclure du concert européen et des
affaires du continent! Convertie aujourd'hui par six mois de discussion et
toujours satisfaite et fière, elle enregistre avec une imperturbable complai-
sance les bonnes nouvelles que certains journaux de Londres veulent bien
lui expédier sur les progrès de l'entente cordiale et sur les projets con-
certés entre la France et l'Angleterre pour l'organisation de l'Italie. Si hau-
tains que soient les Anglais, comment n'assisteraient-ils pas à un tel spec-
tacle le rira aux lèvres et en battant des mains ?
Si dans la diplomatie française quelqu'un est à la hauteur des difficultés
que l'alliance anglaise ne suffit point à extirper de la situation, c'est notre
nouveau ministre des affaires étrangères. Personne ne contestera que
M. Thouvenel ne doive son élévation à son seul mérite. Cette fois c'est bien
le soldat qui est arrivé jeune encore, grade par grade, et par d'évidens ser-
vices, au premier poste de sa carrière. Nous attendons de M. Thouvenel des
vues élevées et une conduite ferme et résolue. Puisqu'on n'a point encore
absolument cessé de parler de congrès, nous serions bien aises, pour l'a-
mour de l'art, de le voir réussir dans ce tour de force, et puisque l'on parle
plus que jamais d'un projet de royaume de l'Italie centrale, nou^ faisons
des vœux pour qu'il ne soit point obligé d'user ses éminentes facultés à cou-
vrir d'une apparence de vie des combinaisons repoussées par la nature des
choses et par les esprits les plus sains et les plus vigoureux de l'Italie.
Notre crainte en effet, et nous revenons ainsi aux difficultés pratiques des
questions italiennes, est que l'on n'y aggrave ces difficultés en s'efforçant
488 REVUE DES DEUX MONDES.
d'établir des organisations arbitraires et sans racines dans les choses ni dans
les hommes. La première difficulté de la situation actuelle de l'Italie, c'est
que la guerre entreprise l'année dernière a été interrompue, mais non ache-
vée, par la paix de Viilafranca. La guerre n'a pas été finie, puisque l'Au-
triche est restée maîtresse de la Vénétie avec la formidable position mili-
taire du quadrilatère et l'accès de la rive di'oite du Pô. De cette guerre et
de cette paix brusquées sont nées les deux difficultés de la situation pré-
sente, la difficulté romaine et l'annexion. Si le programme de la guerre eût
été rempli, et si l'Italie avait été rendue libre jusqu'à l'Adriatique, trois
choses nous paraissent démontrées : c'est que premièrement un congrès
n'eût point été nécessaire, secondement que toutes les provinces de l'Italie
centrale n'eussent pas demandé, du moins avec la ténacité qu'elles ont mon-
trée depuis six mois, à être unies au Piémont, troisièmement que le divorce
entre le saint-père et ses sujets ne se fût pas accompli, et qu'entre les Ita-
liens affranchis de la crainte de l'étranger, cherchant leur constitution dé-
finitive, et le pape délivré de l'odieuse protection autrichienne, une entente
eût pu s'établir. L'on a jugé un congrès nécessaire pour appuyer d'une sanc-
tion européenne un état de choses factice , et qui n'avait point de chance
d'exister par la propre force des intérêts et des idées en Italie. Les Ita-
liens, de leur côté, ont jugé l'annexion nécessaire pour constituer une force
militaire nationale qui pût achever l'affranchissement de l'It^jlie et défen-
dre son indépendance. Dans ce mouvement, le pape demeurait condamné,
comme souverain temporel, à ces indécisions qui l'ont brouillé depuis i8Zi8
avec le parti militant de l'indépendance, et les chefs de ce parti ont sa-
crifié à la cause de rafi"ranchissement, pour laquelle il fallait se préparer à
combattre encore, l'intérêt de la papauté, qui est pourtant un intérêt si
essentiellement italien, et auquel aucun homme d'état véritable de la pé-
ninsule ne saurait refuser une grande et haute place dans la réorganisation
définitive de l'Italie rendue à elle-même. Le meilleur parti à tirer encore
de cette confusion pour une puissance comme la France , qui n'a pas voulu
achever la guerre qu'elle avait commencée, et qui s'est créé une triste
nécessité d'intervention et d'immixtion perpétuelles tant que l'Italie ne se-
rait pas assez forte pour pouvoir défendre seule son indépendance, c^était
de laisser faire les Italiens et de ne pas s'opposer à l'annexion. Il ne paraît
pas que nous soyons arrivés encore à cette conclusion pratique, puisqu'on
parle toujours de la création éventuelle d'un royaume de l'Italie centrale;
mais pour créer un royaume de l'Italie centrale, dont aucun homme sérieux
ne veut en Italie, il faut lui chercher des étais en Europe, il faut poursuivre
l'expédient d'un congrès, il faut demander au pape et aux archiducs des re-
nonciations qui permettent au congrès de disposer des Romagnes, de la Tos-
cane, de Modène, de Parme : sans renonciations semblables, comment le
droit légitimiste et le droit populaire pourraient-ils s'affronter l'un l'autre
devant une assemblée de représentans de souverains? Congrès et renoncia-
tions fuient donc de compagnie devant la main qui les cherche et croit pou-
voir les saisir. En attendant, en Italie, les faits qui tendent naturellement à
s accomplir sont entravés, suspendus. Rien ne s'achève, ne se prépare, ne
erend cette force naturelle dont nous devrions hâter au contraire la forma-
REVUE. — CHRONIQUE. 489
lion, afin de nous dégager au plus vite des responsabilités et des nécessités
de Fintervention. Nous laissons les choses en péril en poursuivant les fan-
tômes.
Ceci n'est point une simple spéculation fondée sur des conjectures. L'état
même de l'Italie nous prouve les dangers du provisoire, et il n'y a pas dans
la lettre de l'empereur de mot plus vrai que celui-ci : « Enfin cette incerti-
tude ne peut pas durer toujours. » Jetons un rapide coup d'œil sur les points
les plus importans de la péninsule. Commençons par le Piémont. Le Pié-
mont se constitue- t-il? Montre- t-il dans sa nouvelle fortune cette sûreté et
cette vigueur d'allures qui le distinguaient sous la conduite de M. de Ga-
vour? Assurément non. Il a à sa tête un ministère qui se considérait comme
transitoire, qui dure au-delà de ses prévisions et de sa volonté, qui est de-
puis trois semaines à l'état de crise chronique. Des intrigues, de petites
manœuvres, des mouvemens inexplicables, et qui annoncent une étrange
confusion d'hommes et d'idées, les rapprochemens de M. Ratazzi et de
MAI. Brofferio, les fausses démarches de Garibaldi, les démissions offertes
^Hpar MM. de Lamarmora, Dabormida, Oytana, et reprises sur les instances
^Hàu roi, les froissemens ressentis par les Lombards, toutes ces circonstances
JPauxquelles nous ne voudrions pas nous arrêter, mais qu'il faut signaler
^ pourtant, car il y aurait péril à les laisser se répéter, démontrent que le
ministère piémontais est insuffisant, et qu'il serait grand temps que M. de
Cavour reprît le pouvoir. Malheureusement un obstacle empêche, paraît-il,
M. de Cavour de rentrer aux affaires : il repousse, dit-on, de toutes ses forces
la création d'un royaume de l'Italie centrale. Comment voit- on au sein
même de l'Italie centrale ce projet de royaume? Il n'y a pas à parler de
Parme et de Modène, dont les tendances à l'annexion au Piémont sont con-
nues depuis longtemps; Parme du reste a été promise à la Sardaigne dans la
lettre de l'empereur du 20 octobre. Les Romagnes et la Toscane, qui forme-
raient le royaume projeté, sont plus novices dans le mouvement annexioniste.
M. Ricasoli pensait à l'union avec le Piémont dès I8Z18; mais la masse paisible
de la population toscane n'est pas arrivée par élan et par enthousiasme à
l'annexion : elle ne demandait que l'indépendance vis-à-vis de l'étranger et
l'ordre intérieur, et c'est pour s'assurer cette double garantie d'ordre et
d'indépendance qu'elle a compris depuis Villafranca qu'il fallait appuyer la
Toscane au royaume militaire de la Haute-Italie. M. Ricasoli s'est fait l'éner-
gique représentant de cette conviction raisonnée, et, comme nous avons
déjà eu l'occasion de le dire, c'est pour ne point entrer dans le cadre tout
fait d'un royaume de l'Italie centrale qu'il a voulu amoindrir la régence de
M. Boncompagni, poussant peut être la jalousie jusqu'au point de ne pas pro-
fiter des avantages que cette régence offrait à une meilleure organisation
des ressources militaires de la Toscane. Quant aux Romagnes, on sait qu'a-
yant I8Z18 elles aspiraient à s'unir à la Toscane. On sait aussi que, depuis
cette époque, les mazziniens, c'est-à-dire les républicains unitaires, avaient
pris la direction des libéraux, très nombreux et très énergiques, de ces pro-
▼inces. Ce que l'on connaît moins en France, c'est comment les républicains
Tomagnols ont été convertis à l'annexion piémontaise par cette association
nationale qui couvrait l'Italie avant la guerre, et qui était dirigée par MM. La-
490 REVUE DES DEUX MONDES.
farina et Garibaldi. Les Romagnols au fond sont demeurés républicains;
en acceptant le roi Victor-Emmanuel , ils ne se sont pas rendus à la foi mo-
narchique; ils ne contractent en quelque sorte qu'un lien exceptionnel
et personnel au roi vaillant. Ils redeviendraient infailliblement républi-
cains, si on leur offrait un autre prince dans la combinaison d'un royaume
central. De bons observateurs regardent comme probable que cette solution
serait repoussée même par les armes dans les Romagnes, et ne serait tolérée
qu'avec une morne résignation par les Toscans. Mais qu'arriverait-il une
fois ce royaume formé? On aurait établi un gouvernement sans racines dans
le pays, ne pouvant compter sur le concours d'aucun homme considérable,
constamment miné par le parti habile et vigoureux qui aurait à sa tête le
baron Ricasoli, et qui au-delà des Apennins s'appuierait sur l'énergie roma-
gnole. Florence, la paisible Florence, deviendrait un foyer de luttes ardentes,
de mazzinisme, d'anarchie. L'on n'aurait fondé que le désordre. Est-il sage,
est-il prudent, nous le demandons, de subordonner à un expédient aussi
problématique qu'un royaume de l'Italie centrale, qui coûte d'ailleurs d'aussi
graves infractions que l'annexion au droit légitimiste, qui soulève par con-
séquent les mêmes difficultés européennes, l'intérêt si urgent de l'organi-
sation sérieuse des forces et des ressources de l'Italie sous la direction du
Piémont et l'intérêt qui appelle à la tête du Piémont lui-même l'homme le
plus capable de le conduire dans cette crise?
L'incertitude des questions étrangères et la perplexité absorbante qu'elle
excite chez les esprits réfléchis sont regrettables à plusieurs points de vue.
Les dangers extérieurs détournent l'attention des questions intérieures.
Parmi ces questions, il en est pourtant auxquelles nous voudrions pouvoir
nous arrêter à loisir, car elles intéressent le mouvement et les manifesta-
tions de la vie publique. Mentionnons ces conflits municipaux qui ont ré-
cemment frappé l'attention publique. Après les manifestations qui ont été
faites à plusieurs reprises par des personnages importans du régime ;ictuel
en faveur de la décentralisation, nous ne nous serions pas attendus, par
exemple, à voir l'ancienne municipalité marseillaise succomber dans sa
lutte avec le préfet des Bouches-du-Rhône. Nous devons surtout signaler,
parmi les faits intérieurs qui se sont produits récemment, une consultation
délibérée et rédigée, sur la demande de M. d'Haussonville, par le bâtonnier
et les anciens bâtonniers de l'ordre des avocats, et revêtue des adhésions de
l'élite du barreau de Paris. La question spéciale qui a motivé cet acte est in-
téressante sans doute, puisqu'il s'agit de savoir si un imprimeur peut refuser
d'imprimer un écrit sous prétexte que cet écrit aurait été dans un journal
l'objet d'un avertissement. Cependant la question générale traitée dans la con-
sultation des bâtonniers est bien plus importante. Il s'agit d'établir le terrain
légal sur lequel les citoyens peuvent poursuivre la réforme de la législation
de la presse. Nous avons trouvé dans la consultation des bâtonniers la con-
firmation de deux opinions que nous avions précédemment développées
ici sur le même sujet, à savoir que la critique d'une législation existante
est toujours permise, et ne saurait être assimilée à une attaque contre les
lois, et que le moyen constitutionnel d'obtenir la réforme de la législation
de la presse est de s'adresser au sénat par voie de pétition. L'autorité des
REVUE. — CHRONIQUE. 491
jurisconsultes les plus éminens est sur ce point un précieux appui pour la
cause libérale. 11 dépend maintenant des hommes modérés et résolus qui
croient qu'un élargissement des libertés de la presse est réclamé par l'in-
térêt public de mettre à profit ce puissant appui. e. forcade.
ESSAIS ET NOTICES.
DE QUELHIJES ECRITS SDR LA PAPAUTE.
Pie IX et la France en i8i9 et en i8ô9, par M. le comte de Montalembert. — II. La France,
l'Emjnre et la Papauté, question de droit public, par M. Villeniain, — III. La Politique et le
Droit chrétien au point de vue de la question italienne, par M. Massiiuo d'Azeglio. — IV. Da
Domaine temporel des Papes, par M. G. B. Giorgilii.
Au milieu des agitations du temps où nous vivons, les événemens infligent
parfois des anxiétés cruelles à tous les esprits sincères qui veulent garder
leur fidélité à des intérêts également puissans, et qui ont la prétention de
ne point subir l'inexorable fatalité de ces duels à outrance entre tous les
droits, entre toutes les forces du monde moral et politique. Une question
est née il y a un an, ou plutôt elle n'est pas née il y a un an, elle n'a fait
que se réveiller avec une intensité nouvelle et ardente. Elle avait à peine
éclaté, que tout se précipitait vers la guerre avec un irrésistible emporte-
ment de logique, et la^uerre en Italie, on le sentait bien, c'était le champ
ouvert à tous les problèmes accumulés au sein de la péninsule , à tous les
sentimens comprimés de nationalité, à tous les désirs de réforme intérieure,
à toutes les luttes de principes et d'intérêts. La paix est venue à son tour,
une paix aussi imprévue que la guerre elle-même; mais si on peut toujours,
au premier commandement, arrêter des armées disciplinées sur le champ de
bataille qu'elles viennent de se disputer, et qui est encore teint de leur sang,
on n'arrête pas aussi subitement un peuple dans son élan vers tout ce qu'il
recherche et tout ce qu'il désire. On avait fait la paix entre la France et
l'Autriche, on n'avait pas résolu le problème de la situation nouvelle de
l'Italie , qui restait à demi armée , poursuivant en quelque sorte la guerre
dans la paix, se prononçant pour des combinaisons nationales, se donnant
des gouvernemens, et arrivant enfin à soulever la plus grave, la plus déli-
cate des questions, celle de l'existence temporelle du saint-siége, par la sé-
paration de la Romagne. C'est le spectacle que nous avons eu sous les yeux
depuis six mois, et qui nous conduit aujourd'hui à une crise où sont enga-
gés à la fois tous les intérêts catholiques et libéraux.
5*92 REVUE DES DEUX MONDES*
Un phénomène curieux dans cette série d'événemens, c'est le rôle actif et
prépondérant de l'opinion, de cette opinion qu'on appelait un jour la reine
du monde, et qui l'est réellement plus qu'on ne croit. Tandis que la diplo-
matie s'évertue à découvrir des combinaisons qui fuient toujours et à pré-
parer un congrès dont on ne peut définir les prérogatives réelles ni la sphère
d'action, dont la réunion môme est peut-être désormais un problème, l'opi-
nion exerce un visible empire. N'a-t-elle point été , nouveauté singulière,
quelque peu chargée d'interpréter et de limiter les engagemens diplomati-
ques qui ont marqué la fin de la dernière guerre? Ce que nous voulons dire,
c'est que si l'opinion n'a pas toujours dicté tout ce qui s'est fait depuis six
mois au-delà des Alpes, elle n'a point été sans influence sur l'attitude des
gouvernemens et sur cette direction des politiques qui a permis à l'Italie
centrale de s'organiser, de prendre position et d'attendre, si bien que la pé-
ninsule arrive au congrès, si congrès il y a, avec une situation qui peut se
placer sous la sauvegarde d'un droit de souveraineté nationale et de six
mois d'un ordre régulier.
A vrai dire, le point grave aujourd'hui n'est pas de savoir ce qui arrivera
du duché de Modène et du grand-duché de Toscane; la question supé-
rieure et décisive, on le sent à l'émotion croissante qu'elle suscite, cette
question est à Bologne : elle est dans ce qu'on fera d'une des plus belles
provinces des états de l'église et de l'existence. temporelle elle-même du
saint-siége. Et ici encore, à travers les restrictions et les difficultés qu'il
lui faut vaincre, l'opinion n'a-t-elle point à quelque degré sa part d'in-
fluence et d'action? C'est l'opinion du clergé ou du moins d'une partie du
clergé qui se fait jour dans les mandemens de l'épiscopat français, surtout
dans les dernières lettres de M. l'évêque d'Orléans et de M. l'évêque d'Ar-
ras. M. yillemain intervient à son tour pour défendre l'intégrité des droits
territoriaux du saint-siége. M. de Montalembert n'avait point attendu ce mo-
ment pour prêter au souverain pontife l'appui de sa véhémente parole. D'au-
tres, venant d'un pôle opposé, ne cachent point l'espérance de voir le pon-
tificat temporel disparaître dans cette crise, et dans ce combat d'opinion
enfin l'Italie apparaît représentée par M. Giorgini, l'auteur d'une brochure
sur le Pouvoir temporel des Papes, par M. Massimo d'Azeglio, l'auteur du
livre récent de la Politique et le Droit chrétien au point de vue de la ques-
tion italienne. A la veille d'un congrès possible , devant l'opinion confu-
sément agitée, la papauté temporelle se trouve ainsi placée entre ceux qui
lui veulent tout ravir, ceux qui voudraient la restaurer dans l'intégralité de
ses droits politiques, et ceux qui, comme l'auteur de la brochure sur le
Pape et le Congrès, proposent de lui créer une situation intermédiaire, ex-
ceptionnelle, la situation d'un pouvoir aff"ranchi de soins temporels au mi-
lieu d'une population adonnée à la contemplation et aux arts!
Assurément on ne peut être surpris qu'un tel débat, qui touche aux plus
intimes croyances, fasse vibrer les passions les plus ardentes et excite par-
tout une sorte d'attente inquiète. Au- fond cependant, quelle est la réalité
des choses? La papauté temporelle souffre évidemment aujourd'hui de bien
des fautes politiques commises en son nom depuis longtemps, et le moment
est sans doute venu pour elle de chercher de nouveaux gages de puissance
REVUE. — CHRONIQUE. 493
et de durée, de se raffermir dans des conditions nouvelles, fût-ce au prix de
l'abandon d'une province qu'on ne pourrait désormais lui rendre que par la
force. C'est là le fait assez grave pour devenir un des plus épineux pro-
blèmes de la politique, et qui dans sa gravité même toutefois ne saurait cer-
tainement être élevée jusqu'à la hauteur d'une atteinte portée à la puissance
spirituelle du souverain pontife. S'il est encore des théoriciens absolus, et
il y en a, nous la» savons trop, en France aussi bien qu'à Rome, qui s'effor-
cent d'étendre au pouvoir temporel le caractère indiscutable du pouvoir re-
ligieux, ils trouvent peu d'écho. Gela est si vrai que M. l'évêque d'Arras lui-
même n'hésite nullement à admettre qu'on puisse, comme catholique, se
complaire dans ce qu'il appelle cette hypothèse mystique du père commun
des fidèles n'ayant plus à s'occuper de son temporel et pouvant donner ex-
clusivement tous ses soins au salut et à la perfection des âmes. Il en résulte
que la souveraineté temporelle du saint-siége est un fait essentiellement
politique; elle s'est formée, comme toutes les souverainetés, par des ces-
sions, par des donations, par des traités, quelquefois même par la conquête,
et elle reste soumise aux mêmes vicissitudes. Sans doute, à un certain point
de vue, il y a un caractère exceptionnel dans cette souveraineté. L'existence
temporelle du pape est la garantie de son indépendance comme pontife. Les
raisons sur lesquelles se fonde cette alliance des deux pouvoirs dans une
même main, tout le monde les connaît. Pour la dignité de sa puissance,
pour la liberté de son action, le souverain pontife ne peut être ni Français,
ni Autrichien, ni Espagnol; mais cette existence temporelle indépendante
n'est point par elle-même en dehors des lois et des conditions ordinaires de
la politique. En un mot, les droits souverains du pape dans ses rapports avec
ces états sont, comme tous les droits de ce monde, limités par d'autres
droits, notamment par ceux des populations, qui peuvent aspirer légitime-
ment à être gouvernées dans un esprit de nationalité et suivant des prin-
cipes conformes à la civilisation de leur temps.
Il y dans la dernière lettre de M. l'évêque d'Orléans un passage remar-
quable où l'éminent prélat ouvre un dialogue singulier avec Fauteur de la
brochure sur le Pape et le Congrès. « Le pape doit vivre sans armée, dit
l'auteur de la brochure. — Et pourquoi cela? répond M. l'abbé Dupanloup;
qu'est-ce qui l'empêche d'avoir une armée, non pour attaquer, mais pour se
défendre et protéger l'ordre public? — Le pouvoir pontifical, poursuit l'au-
teur du Pape, est incompatible avec un état de quelque étendue. Il n'est
possible que s'il est exempt de toutes les conditions ordinaires du pouvoir,
c'est-à-dire de tout ce qui constitue son activité, ses développemens, ses
progrès. Il doit vivre sans représentation législative, sans code et sans jus-
tice. Ses lois seront enchaînées aux dogmes, son activité sera paralysée par
la tradition, son patriotisme sera condamné par sa foi... —Et par quelle
raison tout cela? reprend M. l'évêque d'Orléans; est-ce que les dogmes
catholiques dispensent une nation d'avoir des lois, un code, une justice?
Est-ce que par hasard les bonnes lois et la bonne justice sont incompatibles
avec les dogmes catholiques ? Depuis quand la foi condamne-t-elle le patrio-
tisme? » Oui, en effet, pourrait- on dire avec M. l'évêque d'Orléans, pour-
quoi tout cela? Il n'y a rien assurément d'incompatible entre le catholicisme
ii9A RETUE DES DEUX MONDES.
et tout ce*qui constitue un bon gouvernement. Rien n'empêche que le gou-
vernement pontifical ait l'esprit patriotique, de bonnes lois, une armée, des
finances régulières, une justice environnée de garanties. Et cependant tout
ce que M. l'évêque d'Orléans déclare si parfaitement conciliable avec l'in-
violabilité du dogme catholique existe-t-il à Rome? Et s'il n'en est pas ainsi,
pourquoi cela? Parce que depuis longtemps la papauté est malheureusement
entraînée et compromise dans son existence temporelle pf r les conseillers
qui s'efforcent de la faire autrichienne, et qui résument sa politique dans ce
mot : pas de concessions !
Le malheur de la papauté contemporaine, c'est justement de ne s'être
point toujours inspirée de ces pontifes patriotes dont M. Dupanloup cite
l'exemple ; c'est au contraire de s'être insensiblement laissé entraîner vers
l'Autriche au point de s'absorber en elle,' de vivre de son secours et d'ac-
cepter politiquement une connivence ou une solidarité de principe et de
domination dont le cabinet de Vienne était trop intéressé à se servir pour
ne point la rechercher et l'imposer. Ce n'est pas qu'il n'y ait eu parfois des
velléités d'indépendance et de nationalité. Il fut un temps où le cardinal
Gonsalvi surveillait avec défiance les envahissemens croissans de l'Autriche,
et le pape actuel. Pie IX, on s'en souvient, écrivait un jour à l'empereur de
renoncer à « une domination qui ne serait ni noble ni heureuse, puisqu'elle
ne reposerait que sur le fer,... de ne pas mettre son honneur dans des ten-
tatives sanglantes contre la nation italienne. » Mais ce n'est là qu'une lueur
faible et intermittente. La vraie et fatale tradition de la cour romaine de-
puis 1815 est dans l'alliance avec l'Autriche, dans une sorte d'identification
d^intérêts, au point que depuis quarante-cinq ans l'empereur a été à coup
sûr beaucoup plus que le pape le maître de Bologne. Ni l'Autriche ni les
autorités pontificales ne s'en cachaient guère au reste. « Après nous être
entendu avec le gouvernement militaire autrichien, » disaient les édits des
délégats apostoliques, tandis que les chefs autrichiens inscrivaient de leur
côté en tête de leurs arrêtés : « l'impérial et royal gouvernement civil et
militaire résidant à Bologne ordonne... » Nous ne citerons qu'un fait récem-
ment dévoilé. Un jour le commissaire pontifical proposait de ramasser tous
les suspects à Bologne et de les envoyer comme recrues au maréchal Ra-
detzky, lequel les refusait, et le légat écrivait au cardinal Antonelli : « C'en
est fait de l'espérance placée dans la déclaration du ministère autrichien
relativement au projet d'incorporer dans les régimens impériaux la tourbe
de nos vagabonds...» Que voulez-vous dire aux Romagnols s'ils finissent par
se lasser de ce régime et par confondre dans leur ressentiment l'Autriche
et l'autorité pontificale elle-même, dépopularisée par dix ans d'occupation
étrangère? Faudra-t-il, comme on le fait, accuser leur ingratitude?
Les conseillers de la papauté n'ont pas été plus heureux, et ne l'ont pas
moins compromise par le système politique qu'ils lui ont imposé dans le
gouvernement des États-Romains. Point de concessions I tel est le dernier
mot de cette politique, plus forte que toutes les volontés des pontifes eux-
mêmes. « L'immobilité n'est point une conséquence du dogme catholique, »
dit justement M. Dupanloup. Non, mais elle peut être un fait de gouverne-
ment, et elle est le dogme de la cour romaine, si bien que les réformes elles-
I
BEVUE. — CHRONIQUE. 495
mêmes sont impuissantes. Les édits rendus par Pie IX depuis la restauration
de 18Zi9 n'ont-ils pas été une lettre morte? Les institutions les. plus modestes
sont-eWes réellement autre chose qu'un nom? On Ta vu récemment encore:
il y a à Rome une consulte des finances qui s'est réunie. Le jour de la réu-
nion de la consulte, le président, le cardinal Savelli, adressait un discours
au pape, et il se permettait d'exprimer quelques conseils bien timides au
sujet des dépenses croissantes et de l'exagération des crédits additiontiels.
Le lendemain, le cardinal Savelli était remplacé, et autorisé à prendre un
repos devenu nécessaire à sa santé. La crainte de tout mouvement, un cer-
tain effroi de l'esprit moderne, voilà le mal éternel... Et cependant il y a
longtemps déjà que les puissances européennes ont cherché à éclairer le
saint-siége. Dans la politique contemporaine, il y a, si Ton me passe le
terme, toute une tradition de conseils dont les premiers remontent au mé-
morandum de 1831. Il y a quatre ans encore, la situation alarmante des
états de l'église était constatée au congrès de Paris, et les conseillers de la
cour de Rome auraient pu, ce semble, voir la lumière jaillir de ces débats
diplomatiques; ils auraient pu comprendre que le moment était venu, et
que la plus dangereuse des politiques était de laisser s'accumuler les griefs,
de se laisser devancer par la désaffection des populations. On n'en a rien
fait; on a préféré rester dans l'immobilité, louvoyer sans cesse et se réfugier
dans une faiblesse invulnérable sans doute contre les violences despotiques,
mais qui n'est point à l'abri de la force des choses, de la loi souveraine qui
règle la marche des sociétés humaines.
Qu'en est-il résulté ? On l'a vu suffisamment : cette politique a cpnduit tout
droit à une situation telle que le jour où les Autrichiens quittaient Bologne,
au mois de juin 1859, l'autorité pontificale cessait d'exister, et que, le jour
où l'armée française quitterait Rome, la puissance temporeHe du saint-siége
serait vraisemblablement fort en péril au centre même de la catholicité.
Faut-il donc, comme M. l'évêque 'd'Orléans et M. de Montalembert, en accu-
ser uniquement les révolutionnaires, une tourbe de démagogues? Non; si
l'on veut être vrai, il faut en accuser deux choses qui ont droit au respect
de tous les hommes sérieux, qui sont honorées dans tous les pays et que
nosu ne devons pas traiter légèrement, parce qu'elles se retrouvent dans les
États-Romains : l'esprit de nationalité, qui est en souffrance depuis si long-
temps à Bologne, et un besoin de réformes civiles qu'on n'a pas su satisfaire.
Qu'on nous permette de croire que tout l'épiscopat ne pense pas absolument
comme M. l'abbé Dupanloup. M. d'Azeglio cite dans sa brochure une lettre
d'un évêque français qui allait vraiment fort loin, et qui écrivait il y a peu
de temps : « Si le saint-siége vient à être privé de son temporel, il pourra
bien en faire son meâ culpd. Cette soustraction d'autorité temporelle aura
lieu cependant si le pape ne donne pas à ses états une constitution sur une
large échelle. L'absolutisme n'est plus de mise en Europe ; c'est pour cela
que l'Autriche a été chassée d'Italie. » — « Que prétendons-nous de plus ? »
ajoute fort justement M. d'ASfeglio.Et qu'on observe ici un fait singulier; qu'on
remarque comment les politiques inertes ou peu prévoyantes compromet-
tent souvent les causes qu'elles prétendent sauver, comment elles finissent
par rendre possible ce qui ressemblait à une utopie. 11 y a trente ans, Rossi,
A 96 REVUE DES DEUX MONDES.
qui était alors à Genève, proposait de constituer la Romagne en une sorte
de principauté indépendante sous la suzeraineté du saint-père; mais lui-
même il considérait son idée presque comme un rêve, bien qu'il s'appuyât
sur les plus fortes raisons. Il y a quatre ans, M. de Gavour reprenait cette
idée dans le congrès de Paris, et on reléguait encore cette combinaison
dans le domaine des chimères. Quatre ans se sont écoulés, et la séparation
de la Romagne est un fait accompli, sur lequel on peut argumenter sans
pouvoir le méconnaître. Voilà comment marchent les choses quand les
hommes ne savent pas les conduire ou les prévenir.
La séparation de la Romagne est un fait accompli, un de ces faits avec
lesquels la chaleureuse éloquence de M, Tévêque d'Orléans ne veut point
compter, mais avec lesquels la politique est bien obligée de compter. La
décision même d'un congrès n'y peut rien changer, si elle est dépourvue
d'une sanction matérielle. En un mot, il faut la force contre ce fait. Em-
ploiera-t-on la force pour ramener la Romagne sous le sceptre du souverain
pontife? On a déclaré en toute occasion qu'il n'en serait rien; mais en outre
nous avouons pour notre part que nous ne le désirons ni dans l'intérêt libé-
ral, ni dans l'intérêt catholique, car enfin de quoi s'agit-il? Voici une popu-
lation séparée par l'Apennin du reste des états pontificaux, accoutumée à
subir l'occupation étrangère, et qui un jour d'un mouvement spontané dis-
pose d'elle-même sans qu'il y ait une résistance. Ses vœux sont-ils une at-
teinte à l'ordre social? Cette population porte-t-elle en son sein quelque
foyer incendiaire? Elle est restée jusqu'ici dans l'ordre le plus complet, elle
veut s'unir au Piémont pour avoir le droit d'être italienne et pour être
libéralement gouvernée. Qu'irions-nous faire dès lors à Bologne? Irions-
nous imposer aux Romagnols et aux autres Italiens du centre des gouver-
nemens qu'ils repoussent? Ce serait le plus solennel démenti de tous les
principes libéraux, sans que la sécurité des gouvernemens restaurés fût
mieux assise. Rien n'est mieux assurément que de signaler les contradic-
tions, les inconséquences de toutes les politiques, qui sont responsables de
ce qu'elles font; mais ce serait, il nous semble, une inconséquence d'un
autre genre de la part des libéraux français de vouloir être libres à Paris
et de disputer aux Italiens le droit de l'être à Florence et à Bologne. Et
le catholicisme, que pourrait-il gagner au rétablissement par les armes de
l'autorité pontificale dans la Romagne? Il y a longtemps qu'on connaît les
désastreuses conséquences morales de ces occupations, de ces interventions,
de cet emploi permanent de la force. La religion perd ce que la politique
ne gagne même pas. Le prince temporel a des sujets domptés, contenus par
la force étrangère et ulcérés jusqu'à Tathéisme, qui finissent par confondre
le pouvoir religieux et le pouvoir politique. Les protestans ont espéré quel-
quefois profiter de cet état violent, et les défenseurs du saint-siége l'ont
craint au point de donner le signal d'alarme. C'était une erreur des uns et
des autres, ainsi que le remarque M. d'Azeglio. Les Italiens ne peuvent être
protestans; ils sont catholiques par tradition, par essence, par nature. Que
le pape soit restauré à Bologne pour j vivre dans les mêmes conditions,
cette plaie ne fera que s'aggraver. Le catholicisme et le libéralisme ont ici
le môme intérêt.
I
REVUE. — CHRONIQUE. A97
Et puis, nous en France, que pouvons-nous répondre aux Italiens, qui nous
tiennent à peu près ce langage par Torgane de M. le professeur Giorgini de
Florence? « La France, dit-on, est un pays catholique. Si grand que soit
l'intérêt que lui inspire la cause de Tindépendance italienne, elle ne peut
souffrir que les droits du saint-siége soient méconnus... Si la France est ca-
tholique, si tout ce qui afflige le saint-père l'afflige, qu'elle nous donne donc
l'exemple de cette déférence, de cette soumission filiale qu'elle exige de
nous!... La France a des lois organiques qui sont contre le droit canonique,
qui lèsent la liberté de l'église. Napoléon les fit approuver par son corps
législatif; malgré toutes les protestations de î ome, elles subsistent encore :
abolissez les lois organiques. — La France possède Avignon. Le pape avait
à la possession d'Avignon des titres non moins clairs, non moins valides que
ceux qu'il revendique sur les légations; le cardinal Gonsalvi protesta au
congrès de Vienne contre l'annexion de cette ville à la France : restituez
Avignon... Quand ces actes seront accomplis, venez alors nous parler de nos
devoirs; mais tant qu'il y aura une doctrine des droits du pape faite exprès
pour l'Italie, ne vous étonnez pas si l'Italie écoute peu vos conseils, ou, pour
mieux dire, si elle cherche ailleurs que dans l'Univers l'expression de la
pensée et de la volonté de la France... » Et réellement, quand on se place
au point de vue du droit traditionnel, du principe absolu de la légitimité,
ainsi que le fait M. Villemain dans sa brochure, il n'y a rieti à répondre à
l'étrange revendication de la ville d'Avignon que nous adresse M. Giorgini
au nom du pape. Le droit est, ou il n'est pas. L'assemblée constituante n'a-
vait pas plus la légitimité pour elle en annexant le pays venaissin à la France
que les légations en se proclamant indépendantes. Et ici, on peut le remar-
quer, M. de Montalembert se montre plus libéral que M. Villemain, car il
fait une plus grande part au principe de la souveraineté nationale; seule-
ment M. de Montalembert veut que la souveraineté nationale ait raison dans
ces hautes et exceptionnelles manifestations par lesquelles elle s'atteste.
Nous n'en disconvenons pas; mais il reste à savoir si les Romagnols, qui ont
vécu pendant plus de vingt-cinq ans depuis 1815 sous le joug de l'Autriche,
ont tort de vouloir être Italiens, et si ce sont des démagogues parce qu'ils
portent une force de plus dans une monarchie qui, dans la pensée de tous,
est destinée à défendre l'indépendance commune.
Il faut revenir à la réalité. Une chose est certaine : à côté du droit tradi-
tionnel du saint-siége, q^ii a pour lui le prestige de l'ancienneté, mais qui,
au point de vue diplomatique, n'a d'autre consécration que les traités de
1815, il s'est élevé un autre droit, celui de la souveraineté nationale, qui
s'appuie aujourd'hui sur le fait accompli de la séparation de la Romagne.
Dès que la pensée d'une intervention par la force est écartée , et elle doit
l'être, à notre sens, dans l'intérêt du catholicisme autant que dans l'intérêt
libéral, que reste-t-il à faire pour l'Europe, si ce n'est k travailler à la coor-
dination la plus favorable de toutes ces situations irrégulières qui se sont
produites en Italie sous l'impulsion du sentiment national bien plus que
d'une idée de révolution? « L'Europe, dit M. Villemain, a depuis trois quarts
de siècle épuisé bien des combinaisons de la force et du hasard;... mais elle
n'est pas arrivée à une conclusion qui doive se résumer ainsi : là où une
TOME XXV. 32
Zi98 REVUE DES DEUX MONDES.
partie des sujets dépendant d'une souveraineté reconnue se sera, n'importe
à quelle occasion, séparée de cette souveraineté, et aura, sous une forme
générale quelconque, manifesté son vœu, il y aura lieu pour l'Europe de vé-
rifier en congrès le fait accompli, et d'enregistrer la création d'une souve-
raineté nouvelle... » Mais au contraire l'exemple d'une situation exactement
analogue est là, ce nous semble, à nos portes : c'est la Belgique, qui s'est
détachée des Pays-Bas, qui a manifesté son vœu, et dont l'Europe a enre-
gistré la naissance en vérifiant le fait accompli, et alors même le catholi-
cisme s'est réjoui autant que le libéralisme. Il n'y a donc ici rien d'absolu-
ment nouveau, et lorsque M. Villemain, en rappelant les titres de grandeur,
le passé de la papauté, ajoute : « Tout cela est-il vain souvenir, curiosité
d'histoire et de littérature? A la bonne heure; mais que toutes les souverai-
netés d'Europe, que toutes les maisons régnantes se tiennent bien averties
alors qu'il n'y a pas de droit réel résultant de la durée, de la tradition con-
tinue!... » Lorsque M. Villemain parle ainsi, on ne peut s'empêcher de se
souvenir qu'il y a eu un jour en France une souveraineté qui avait aussi
pour elle la durée, l'éclat des souvenirs, et qui ne fut pas moins emportée
pour être remplacée par un gouvernement dont l'éminent académicien ne
conteste pas sans doute la légitimité. Le monde est plein de ces événemens.
C'est qu'en effet la vie des peuples n'est qu'une série de transactions entre
l'ordre ancien et l'ordre nouveau, entre des droits traditionnnels et les
droits que le mouvement des choses fait surgir. Quand la transaction ne se
réalise pas naturellement, pacifiquement, la lutte éclate. Ce qui se passe
aujourd'hui en Italie n'est qu'un épisode de ce drame permanent et quel-
quefois douloureux.
D'ailleurs, lorsqu'on parle de la souveraineté politique du saint-siége, en
revendiquant pour elle l'intégrité de son existence territoriale, il ne faiit
pas s'y méprendre : cette souveraineté est réelle , elle est utile au monde,
elle représente en certains momens la seule force morale capable de lutter
avec certains despotismes outrés ; elle repose sur des titres que nul ne peut
contester. On ne peut cependant méconnaître aussi ce qu'il y a depuis long-
temps d'anormal dans la situation des états de l'église au point de vue de
cette souveraineté même, qui ne se soutient qu'à l'aide des secours étran-
gers. La séparation de la Romagne, dites-vous, est moins grave par l'étendue
de territoire qu'elle retire au saint-siége que par l'atteinte qu'elle porte à
la dignité du principat temporel de la papauté! Nous ne méconnaissons pas
ce qu'il y a de sérieux dans la fatalité de ces événemens; mais lorsque l'au-
torité de l'Autriche se substituait partout à l'autorité pontificale, à Bologne,
dans le gouvernement civil comme dans le gouvernement militaire, lorsque
les jugeraens prononcés contre des sujets romains étaient visés à Mantoue
et à Vérone, l'indépendance politique du saint-siége était-elle bien entière?
Ce n'est donc point d'aujourd'hui que la souveraineté temporelle du pape
souffre d'atteintes de plus d'une sorte. Et quand on ramènerait maintenant
Tautorité du souverain pontife à Bologne, à quoi arriverait-on ? Il faudrait
l'y soutenir, la faire vivre, la défendre, toujours en garde en face de popu-
lations dont la persistance de sentiment est attestée, depuis dix ans sur-
tout, par l'invariabilité de la répression. Sans doute de cette lutte de tous les
I
I
REVUE. — CHRONIQUE. Zi99
droits, de tous les principes, de toutes les forces, de grandes, d'immenses
difficultés naissent pour la politique contemporaine, et parmi toutes les com-
binaisons, tous les expédiens qu'on propose, il n'y en a point où il n'y ait
infiniment à redire, à commencer par le projet de transformer les Romains
en un peuple de camaldules lettrés, efféminés et contemplatifs.
L'embarras est partout, car si les Romagnols ont aujourd'hui le droit de se
soustraire à la domination pontificale, pourquoi les autres parties des États-
Romains n'auraient-elles pas le même droit? Et si l'Europe s'offre aujour-
d'hui à garantir au pape le reste de ses possessions à la condition de l'aban-
don de la Romagne, pourquoi ne pourrait-elle pas garantir dès ce moment
l'intégrité de ses droits souverains? Mais que prouve cela? C'est qu'au-des-
sus de tout et en dehors de toutes les combinaisons de la diplomatie, qu'il
doive cesser d'étendre son sceptre sur la Romagne, ou qu'on découvre quel-
que moyen extrême de conciliation, le souverain pontife est peut-être le
seul qui puisse trouver dans sa conscience, dans le sentiment de la situa-
tion du monde, le secret d'une solution qui rassure à la fois tous les inté-
rêts, qui promette même à la papauté des destinées nouvelles en Italie. Il le
peut toujours par quelque noble et généreuse initiative. La papauté est au-
jourd'hui entourée de conseillers de plus d'une sorte. Il en est, et de fort
éloquens, qui lui disent : Persistez, souffrez, ayez cette grande force de l'é-
glise, la patience; dans vos droits anciens, défendez le droit public. M. Vil-
lemain même prononce les noms de Louis XVI et de Charles P% en disant
que la papauté n'aura point de ces illustres victimes , et que d'ailleurs la
papauté ne meurt pas. Pour nous, nous croyons l'âme de Pie IX à la hau-
teur de tous les sacrifices ; mais il y a heureusement des luttes qui ne sont
plus de ce temps. La grande affaire aujourd'hui, il nous semble, c'est
moins de se résigner que d'agir, et pour notre part, d'une voix si humble
qu'elle soit, nous demanderions plutôt à Pie IX de marcher, de chercher
son appui et sa force dans l'Italie réconciliée, dans la liberté vraie et juste,
— et la liberté elle-même, plus qu'on ne le pense, viendra en aide au ca-
tholicisme. CH. DE MAZADE.
ETUDES AGRICOLES SUR LA BOMBES,
*par M. DuBosT, ingénieur-draineur.
Si courte qu'ait été la durée de l'Institut national agronomique de Versailles,
fondé par une loi en 18Zi8 et^supprimé par un décret en 1852, cet établisse-
ment a eu le temps de former quelques élèves qui lui font honneur aujourd'hui.
Même sans parler de ceux qui dirigent de grandes exploitations rurales, soit
en France, soit à l'étranger, il en est qui commencent à se distinguer dans
diverses carrières. L'un d'eux, M. Lejourdan, a été mis par ses compatriotes
à la tête des cultures du beau jardin zoologique de Marseille; un autre,
M. Lesage, vient de publier une nouvelle traduction du célèbre Voyage en
France d'Arthur Young en 1787, 1788 et 1789; un troisième, M. Dubost, s'est
fait- ingénieur-draineur dans le département de l'Ain, maintenant un des
500 REVUE DES DEUX MONDES.
premiers de France pour l'étendue des terrains drainés, De plus, dans l'in-
tervalle que lui laissent ses travaux, M. Dubost vient de publier une excel-
lente étude sur cette partie du département de l'Ain qu'on appelait autrefois
la principauté de Dombes, et qui forme aujourd'hui l'arrondissement de
Trévoux.
La Dombes est un vaste plateau de près de 100,000 hectares, borné à
l'ouest par la. Saône, à l'est par l'Ain, au midi par le Rhône. Quand on sort
des rians paysages de la Bresse pour mettre le pied sur ce plateau, les prai-
ries verdoyantes disparaissent, et à leur place s'étendent d'immenses fla-
ques d'eau où de chétifs animaux cherchent dans la vase une chétive nour-
riture. Les cultures riches et variées font place à de maigres récoltes, à des
champs nus ou couverts de fougères, et parsemés de loin en loin de quel-
ques bouleaux. L'homme lui-même a pris le cachet du pays; la fièvre l'a ra-
bougri, et, si loin que le regard puisse s'égarer, on aura bien vite compté
les rares demeures des habitans. D'où vient cet aspect désolé? Quelle cause
a semé sur cette vaste surface la fièvre et la pauvreté?
Le plateau de la Dombes n'est pas précisément plat; le point le plus élevé
est à 300 mètres au-dessus du niveau de la mer et à 130 mètres environ au-
dessus de la Saône. Tous les cours d'eau y oût une pente suffisante pour un
rapide écoulement. Le sol n'y est pas monotone et dépourvu d'accidens,
chaque vallée principale se subdivise en vallées secondaires, qui, en se ra-
mifiant elles-mêmes, forment une succession d'ondulations aussi agréables
à l'œil que favorables à la culture; mais ces avantages sont fort atténués par
la nature géologique. M. Dubost entre à ce sujet dans les détails les plus
précis, d'après les travaux de x\IM. Élie de Beaumont, Emile Benoît et Pou-
riau. La première couche, formant le sol arable, est un composé de silice et
d'argile; la seconde couche, ou sous-sol, une argile ferrugineuse d'une pro-
fondeur moyenne de 9 à 10 mètres ; la troisième , un gravier perméable et
calcaire d'une grande épaisseur, et qui n'affleure à la surface que dans la cou-
pure des vallées principales. Cette constitution a l'inconvénient naturel de re-
tenir les eaux à la superficie jusqu'à ce que l'évaporation les fasse disparaître.
Un grand écart des températures moyennes, des chaleurs intenses en été,
des froids rigoureux en hiver, une énorme quantité d'eau pluviale, la per-
sistance des vents du nord et la fréquence des orages, tels sont les carac-
tères généraux du climat dans cette région de la France. La quantité d'eau
pluviale que reçoit la Dombes est presque double de celle qui tombe an-
nuellement sous le climat de Paris, et cependant le nombre des jours plu-
vieux y est inférieur ; il n'y a en moyenne que 115 jours de pluie par an.
€e qui manque le plus à la Dombes, ce sont des abris; de mémoire d'homme,
on n'a cessé d'y défricher les bois et de détruire les rideaux d'arbres. La
partie centrale, la plus élevée et par conséquent la plus accessible au vent,
est aussi la plus déboisée. Les cours d'eau, par le défaut de curage et d'en-
tretien, ont été enpombrés et rétrécis, et ne présentent plus qu'url débouché
insuffisant. Les pluies torrentielles n'étant pas rares, il en résulte des débor-
demens périodiques. Les eaux pluviales sont très chargées d'ammoniaque,
et par conséquent très fertilisantes; mais on a négligé jusqu'ici de les utiliser
pour la culture. On a remarqué que les momens de l'année où les fièvres se-
I
I
REVUE. — CHRONIQUE. 501
vissent avec le plus d'intensité, c'est-à-dire les mois d'août et de septembre,
coïncident avec l'époque où l'évaporation est la plus forte et où l'atmosphère
est par conséquent plus chargée d'ammoniaque.
Ces faits expliquent l'insalubrité de la Bombes, cause première du défaut
de culture et de population; mais M. Dubost fait remarquer que les vices
du sol et du climat sont loin d'être invincibles. Depuis quelques années, un
service spécial d'ingénieurs a été organisé aux frais de l'état pour le cu-
rage et l'élargissement des rivières; quelques années encore, et le plus
grand danger des pluies excessives sera conjuré. En même temps, d'heu-
reuses expériences ont démontré que, sur beaucoup de points, le drainage
tubulaire réussit parfaitement; sur d'autres, des défoncemens et des la-
bours profonds ont amené une amélioration sensible. Le sol arable contient
une dose de calcaire très faible et insuffisante pour entretenir une forte vé-
gétation ; mais la couche de gravier calcaire qui soutient le sous-sol peut être
utilisée pour des marnages dans le voisinage des points d'affleurement. La
Dombes est d'ailleurs entourée de pays calcaires, où la chaux se fabrique
pour l'exportation. On peut s'y procurer aujourd'hui la chaux à raison de
1 fr. 25 c. l'hectolitre.
Malheureusement l'insalubrité naturelle de la Dombes a été fort accrue
par une cause artificielle qui se retrouve dans d'autres parties de la France,
mais qui n'a pris nulle part un aussi grand développement : c'est l'établisse-
ment de nombreux étangs. Ainsi que tous les hommes fortement convaincus,
M. Dubost exagère l'influence des étangs en les présentant comme la cause
unique de l'insalubrité : à coup sûr, il ne se trompe pas en leur attribuant
une action pernicieuse sur la santé et la force des habitans. Si ce n'est pas
la seule cause du mal, c'est une des plus puissantes.
La population de l'arrondissement de Trévoux est, d'après le recensement
de 1856, de 90,000 habitans, ou 61 en moyenne par 100 hectares; mais la ré-
partition de cette population est très inégale ; extrêmement dense sur les bords
de la Saône, du Rhône et de l'Ain, elle va en se raréfiant à mesure qu'on se
rapproche du centre. La population de la Dombes d'étangs proprement dite
est de 25,000 habitans sur une surface de 76,000 hectares, ou de 33 en
moyenne par 100 hectares. Considérée en elle-même, cette population dé-
passe celle des grandes Landes, de la Sologne, de la Brenne, des cantons
montagneux de la Lozère et des Alpes; mais M. Dubost fait remarquer qu'elle
ne s'accroît pas naturellement par l'excès des naissances sur les décès, et
qu'elle ne s'entretient que par une immigration constante des pays voisins.
Attirés par l'appât de salaires élevés, les travailleurs des environs viennent
volontiers s'y établir, bien qu'ils paient tous un large tribut à ce climat in-
hospitalier. D'après d'autres renseignemens, il y aurait en Dombes un ex-
cédant régulier de naissances sur les décès, mais si faible qu'il ne contrarie
pas l'assertion de M. Dubost. La durée moyenne de la vie est de vingt-huit
ans, c'est-à-dire équivalente à la moyenne nationale avant 1789 et inférieure
à peu près d'un tiers à notre moyenne actuelle; dans quelques communes,
elle n'est que de dix-huit à vingt ans.
Pendant qu'un bon valet de ferme se contente d'un gage de 200 fr. dans
les pays environnans, il n'exigera pas moins de 300 à 350 fr. en Dombes, et
502 REVUE DES DEUX MONDES.
cette élévation des salaires s'aggrave encore des interruptions de travail que
rend fréquentes l'invasion des fièvres. Par suite de ces interruptions, le sa-
laire moyen doit être au moins de 2 fr. 50 c. par journée de travail effectif.
De plus, lorsque vient l'époque de la moisson et du battage, la Dombes n'a
plus assez de bras par elle-même. Alors des pays voisins vient s'abattre une
véritable armée de travailleurs temporaires ; leur salaire, qui leur est payé
en nature, consiste dans le cinquième environ du produit de la récolte ; c'est
ce qu'on nomme les affanures. En sus de cette proportion déjà énorme, ces
ouvriers sont nourris.
La Dombes était autrefois composée de grandes terres appartenant aux
principales familles de France, au clergé, à la magistrature de Lyon. Quel-
ques-unes de ces terres sont restées aux héritiers naturels de leurs anciens
possesseurs; la plupart ont été aliénées ou partagées. On y trouve quelques
propriétés au-dessus de 1,000 hectares, celles de 200 à 500 sont fort nom-
breuses, celles au-dessous de 100 hectares fort rares; on peut fixer à 200 hec-
tares l'étendue moyenne. C'est, comme on voit, un pays de grande propriété.
La rente nominale du sol peut être évaluée à 2Zi ou 25 fr. par hectare, mais
l'impôt et les mécomptes de tout genre la réduisent à 18 ou 20 fr. La plu-
part des propriétaires ne résident pas, l'insalubrité les éloigne; ils habitent
Lyon ou les bords de la Saône, et ne viennent que de loin en loin faire quel-
ques parties de chasse ou chercher leurs revenus. Il y a vingt ans environ,
vers 18/i0, la Dombes a paru un moment se régénérer : un grand nombre de
capitalistes lyonnais y ont fait des acquisitions et ont entrepris des amélio-
rations agricoles; ce mouvement, mal dirigé, a dissipé' inutilement beau-
coup de capitaux. A la suite de la révolution de février, de nombreuses
catastrophes ont éclaté, qui ont rejeté le pays dans l'abandon.
M. Dubost explique fort bien les causes de ces déplorables échecs; ce sont
les mêmes qui se retrouvent partout, et qui ont donné une si mauvaise ré-
putation aux entreprises agricoles en général. Ces cultivateurs inexpéri-
mentés ont voulu tout faire à la fois : ils ont commencé par immobiliser une
grande partie de leurs capitaux dans des constructions dispendieuses, des
châteaux, des fermes immenses; ils ont étendu leurs terres arables bien au-
delà de ce que permettaient leurs ressources en engrais, employé inconsi-
dérément la chaux, qui est à la fois le plus utile et le plus dangereux des
stimulans ; ils ont desséché et défriché à tort et à travers, élevé à l'excès la
demande de travail, par conséquent le taux des salaires et le prix des ma-
tériaux. Cette règle n'a pas d'ailleurs été sans exception; M. Dubost annonce
que, dans une seconde partie de son travail, qui doit paraître plus tard, il
racontera en détail des succès agricoles aussi éclatans que les revers, et
qui prouveront qu'en aucun pays le sage emploi des capitaux n'est appelé
à jouer un rôle plus fécond.
Dans l'état actuel, les propriétaires, ne résidant pas, sont forcés de confier à
d'autres l'exploitation du sol. La culture est plus divisée que la propriété, sans
l'être beaucoup ; l'étendue du plus grand nombre des domaines est comprise
entre ZiO et 60 hectares ; on peut fixer à ce dernier chiffre la contenance
moyenne. Le capital d'exploitation est évalué à 110 francs par hectare de la
superficie totale et à 150 francs par hectare en culture. Comme dans toute la
REVUE. — CHRONIQUEi 503
moitié méridionale de la France, ce capital n'appartient pas à la culture,
mais à la propriété. Le mode d'exploitation est tantôt le fermage, tantôt le
métayage : on peut dire assez exactement que la moitié des exploitations est
soumise au premier de ces régimes, et l'autre moitié au second. Sous ce rap-
port, la Dombes paraît encore supérieure à la moyenne de la France méri-
dionale, où la proportion des métayers aux fermiers est beaucoup plus grande;
mais il y a fermiers et fermiers, et ceux de la Dombes ne paraissent pas appar-
tenir à la meilleure espèce. N'ayant que de petits profits, ils ne s'en servent
que pour vivre plus commodément, et ne songent à l'avenir ni pour eux ni
pour le sol. L'institution déplorable des fermiers généraux, qui se main-
tient dans d'autres parties du centre, et qui existait autrefois dans toute la
Dombes, n'y a plus qu'un très petit nombre de représentans.
La surface des quarante-deux communes qui forment plus spécialement
la Dombes d'étangs peut se décomposer ainsi :
Étangs. li,000 hectares.
Bois 12,000 —
• Terres arables 34,000 —
Prés 8,000 —
Pâturages t 4,000 —
Bâtimcns, chemins, cours, etc 4,000 —
Total 76,000 hectares.
Les étangs couvrent donc le cinquième environ de la surface totale. Ils sont
établis dans le creux des vallées secondaires ou dans les plis de terrain qui
viennent y aboutir ; les eaux y sont retenues par des chaussées transversales
à la pente du sol. On les trouve fréquemment disposés en chapelet^ c'est-à-
dire à la suite l'un de l'autre, et séj5arés par une seule chaussée. Ces étangs
sont alternativement couverts d'eau et cultivés en céréales; la période en
eau porte le nom d'évolage et dure généralement deux ans. La période de
culture porte le nom d'assec et ne dure qu'une année. Rien de plus compli-
qué que la propriété : non-seulement l'évolage et l'assec appartiennent le
plus souvent à des propriétaires différens, mais encore il se rencontre quel-
quefois que l'évolage d'un même étang a plusieurs propriétaires, et plus
fréquemment l'assec en a un nombre considérable. Les propriétaires de pies
ou parcelles d'assec ont sur l'évolage des droits d'abreuvage et de pâturage,
à moins qu'ils ne les aient aliénés. Enfin les étangs sont soumis à des servi-
tudes les uns à l'égard des autres par leur position réciproque.
Ces étangs n'existaient pas au xiii* siècle : les redevances féodales exigées
des vassaux par les seigneurs jusqu'à cette époque ne font pas mention du
produit des étangs; celles dont on a retrouvé les titres portent sur le blé, le
seigle, l'avoine, le foin, le vin, le miel; aucune n'est stipulée en poisson.
Les documens du temps attestent d'ailleurs que le pays était autrefois cou-
vert de villages et de mas nombreux dont on ne retrouve aujourd'hui les
traces qu'en fouillant le sol, et notamment celui des étangs. Des paroisses
ont entièrement disparu, et les églises des paroisses actuelles sont toutes
trop grandes pour la population. M. Dul:ost fait à ce sujet une observation
904 RPVUE DES DEUX MONDES.
ingénieuse qui mérite d'être vraie : le morcellement actuel de Tassée serait,
suivant lui, le reste d'un ancien morcellement du sol qui aurait survécu à
rétablissement des étangs, et qui attesterait dans une certaine mesure l'an-
cienne densité de la population. On attribue aux guerres féodales des xiv®
et XV- siècles la dépopulation du pays. Ces causes, quelles qu'elles soient,
n'ont pas été particulières à la Bombes, elles ont agi sur la France entière,
car la population nationale avait diminué partout, après la guerre de cent
ans contre les Anglais, dans une effrayante proportion. Ce qui est particulier
à la Dombes, à la Brenne, à la Sologne, c'est la création des étangs à la
suite de la dépopulation. L'ancien système de culture n'étant plus possible
faute de bras, on imagina, partout où la nature du sol et l'abondance des
eaux s'y prêtaient, ce nouveau mode d'exploitation. Le plus grand nombre
des étangs de la Dombes datent des xv*^ etxvi^ siècles; on a sur leur origine
des documens certains.
On trouve encore dans la coutume locale des marques évidentes de la
faveur autrefois accordée aux étangs par la législation. Quiconque possé-
dait un .emplacement convenable pour une chaussée avait le droit d'en éle-
ver une et d'inonder les terrains supérieurs, à la charge de laisser aux pos-
sesseurs de ces fonds la jouissance de l'assec et les droits de pâture pendant
la culture en eau, et de leur payer une indemnité réglée par arbitres et s'é-
levant en moyenne à la moitié de la valeur des fonds inondés. Ce privilège
avait été poussé si loin qu'on avait dépouillé les fonds supérieurs de la
faculté d'utiliser les eaux pluviales. Le possesseur de l'évolage avait la pro-
priété absolue de ces eaux dans tout le bassin hydrographique qui alimen-
tait l'étang. Pour que l'évolagiste eût intérêt à payer la moitié de la valeur
des fonds inondés et à faire les frais de la construction d'une chaussée,
il fallait que la valeur de l'évolage, aujourd'hui à peine égale à la valeur de
l'assec, fût bien supérieure. Ce qui explique la vogue des étangs au moment
où ils ont été créés, c'est le bénéfice exceptionnel qu'on retirait de la vente
du poisson. Par sa position entre trois grands cours d'eau, la Dombes ex-
portait son poisson non-seulement à Lyon, mais jusqu'en Savoie, en Dau-
phiné et en Provence. Le blé au contraire ne pouvait s'exporter que dans
un rayon très restreint, le mauvais état des routes et les entraves de la lé-
gislation y mettaient un obstacle infranchissable ; il était d'ailleurs obtenu
trop chèrement et en trop petite quantité pour pouvoir donner lieu à un
commerce quelconque, tandis que le poisson n'exigeait presque pas de main-
d'œuvre, une fois la chaussée construite. Les mœurs religieuses avaient
l)uissamment contribué à étendre ce débouché par la multiplicité des cou-
yens et la fréquence des jours maigres; bon nombre de congrégations étaient
propriétaires en Dombes et y produisaient leur approvisionnement.
Un auteur local, nommé Collet, qui écrivait à la fin du xvii^ siècle, en
1695, s'est fait l'interprète de cette vogue. « Ces eaux, dit-il, rendent le fonds
où elles ont croupi gras et fertile, sans autre fumier et amendement; on y
met du poisson qui croît, se nourrit, s'augmente et s'engraisse en peu de
temps, et s'y multiplie à l'infini. La quantité de poissons qu'on a achetée
cinquante ou soixante sols pour empoissonner un étang se vend après un an
et demi ou deux ans deux cents francs au moins, car le prix le plus com-
I
REVUE. — CHRONIQUE. 505
THun du millier d'empoissonnage est de trois livres, et le moindre prix des
poissons de deux ans est de vingt livres le cent. // n'y a donc aucune espèce
de biens et de revenus plus considérables que ceux des étangs; il n'y en a
point de plus sûrs, parce que tout ce qui gâte les vignes et les blés ne fait
aucun mal aux étangs. Nous ne devons pas porter envie aux autres provinces
qui cueillent les vins les plus précieux, et qui ne passent pas un jour sans
crainte et sans péril ; leurs revenus sont plus délicieux et plus recherchés,
les nôtres sont plus sûrs. »
Un autre document du même temps et même un peu plus ancien, puis-
qu'il date de 1683, nous révèle cependant qu'une opposition aux étangs avait
dès lors commencé à se produire; c'était devenu une question de caste. Un
édit bursal ayant mis un impôt de trois livre^ur chaque cent de poissons
qui sortirait de la province, le premier syndic du tiers-état prit la défense
de cet impôt dans un mémoire dont voici un passage : « Ceux qui ont intérêt
à empêcher l'effet de cet édit sont messieurs de l'église et de la noblesse qui
possèdent presque tous les étangs, le tiers-état n'en possédant pas la cen-
tième partie. Il serait avantageux au tiers-état que l'imposition fût si grande
sur le poisson, que la noblesse et l'église fussent contraints de tenir tou-
jours à sec leurs étangs, tant parce que l'air serait meilleur au pays, et
l'on ne serait pas si sujet aux maladies, que parce qu'il abonderait en foins,
dont ils sont en disette, les meilleurs fonds étant occupés par les eaux, et
la province s'en peuplerait davantage. »
Malgré cette protestation, qui jette un jour curieux sur l'histoire du pays,
messieurs de l'église et de la noblesse l'emportèrent, et pendant tout le cours
du xviii^ siècle on continua à bâtir de nouvelles chaussées et à créer de nou-
veaux étangs. La Dombes formait encore à cette époque une principauté
particulière ; il y a un siècle à peine qu'elle a été définitivement réunie à la
couronne, en 1762. Parmi les possessions de la fameuse Mademoiselle, la
principauté de Dombes était considérée comme une des plus riches, et
quand elle voulut faire reconnaître par Louis XIV son mariage avec Lauzun,
ce fut cette principauté que le roi lui demanda en échange pour le duc du
Maine. Jusqu'à la veille de 1789, le prince souverain de Dombes a eu son
hôtel des monnaies, ses tribunaux, ses lois, sa chancellerie, ses états parti-
culiers; ses revenus étaient évalués à plus de 300,000 livres. Nul doute que
le produit des étangs ne fût pour beaucoup dans cette richesse féodale. Une
terre en Dombes a été longtemps, à cause de ce produit, très recherchée. Il
paraît même que vers les premières années du siècle dernier les seigneurs
déportèrent sur les bords de la Saône et du Rhône une partie de la popula-
tion de l'intérieur pour être moins gênés dans l'exercice de cette industrie,
et en vérité, le système des étangs une fois admis, c'était ce qu'il y avait de
mieux à faire.
Le dictionnaire d'Expilly, publié en 176Zi, vante la douceur du climat de
la Dombes, la fertilité du sol, la sagesse de son gouvernement , et termine
ainsi cette description flatteuse : « En un mot, la Dombes est un des meil-
leurs et des plus beaux pays du royaume. »
Encore aujourd'hui, après une baisse sensible dans le prix du poisson, on
retire en moyenne tous les deux ans, par hectare d'étangs, 165 kilogrammes
506 REVUE DES DEUX MONDES.
de poisson, qui, à 60 francs les 100 kilos pris sur la chaussée, forment une
valeur de 100 francs environ. L'empoissonnement a coûté 15 francs, les frais
de pêche sont de 10 francs; restent 75 francs pour la rente du sol, l'impôt
et le profit de l'exploitant pendant deux ans, soit à peu près 30 fr. par an
pour le propriétaire. Le revenu de l'année d'assec paraît un peu plus élevé.
Durant l'évolage, le sol s'est enrichi de détritus animaux et végétaux qui
lui tiennent lieu d'une bonne fumure. Le quart de la surface annuellement
en assec est habituellement cultivé en blé ; les trois autres quarts portent de
l'avoine. Grâce à ce mode ingénieux d'exploitation, qui a été souvent décrit
et vanté par les auteurs, le revenu du sol inondé dépa'sse beaucoup, soit
comme produit brut, soit comme produit net, celui des terres arables envi-
ronnantes. La culture en eau, considérée isolément, a donc encore des
avantages apparens; mais M. Dubost pense, comme le syndic du tiers-état
de 1683, que ces avantages sont plus que compensés par l'insalubrité. Il fait
d'ailleurs remarquer, avec le même syndic, qu'étant placés dans le fond des
vallées, les étangs occupent les parties les plus naturellement fertiles, et
qui donneraient dans tous les cas le plus de produits.
Le bétail ne souffre pas moins que les hommes de cette situation générale.
L'espèce chevaline en Dombes a un passé brillant. L'histoire a conservé le
souvenir de quelques chevaux dombistes montés par des rois de France et par
des princes de la maison de Savoie dans des expéditions militaires. La créa-
tion des étangs, en donnant aux chevaux un régime aqueux et de mauvaises
conditions hygiéniques, a fait dégénérer la race. Le bétail à cornes est plus
chétif encore; il vit exclusivement dans de mauvais pâturages pendant huit
mois de l'année , et ne reçoit d'alimens en hiver qu'avec une extrême par-
cimonie. Tout le foin récolté servant à nourrir les chevaux et les bœufs de
travail, il ne reste pour les vaches et les élèves que de la paille. Il y aurait
profit à réduire de moitié le nombre de ces animaux, pour les mieux nour-
rir, car ce n'est pas la quantité de bétail qui importe, c'est la quantité de
fourrage à consommer. La Dombes n'a que peu de moutons, et beauooup
d'entre eux meurent de la cachexie.
M. Dubost estime que les 3Zi,000 hectares de terres arables, déduction faite
des étangs, des prairies et des bois, se divisent à peu près ainsi : une moitié
en céréales d'hiver, un tiers en jachères, un sixième en cultures de prin-
temps et d'été. Cette distribution, qui se retrouve dans toute la moitié mé-
ridionale de la France, est des plus vicieuses. C'est l'ancien assolement bien-
nal, un peu amélioré, mais n'ayant pas encore perdu ses principaux défauts,
l'étendue beaucoup trop grande consacrée aux céréales, et l'étendue non
moins excessive des jachères. L'engrais manquant par suite de cette mau-
vaise distribution , on n'obtient en grains qu'une faible récolte : on évalue
en moyenne le produit en froment, semence déduite, à 10 hectolitres par
hectare, et le produit en seigle à 9. Voilà de bien pauvres rendemens, com-
parés avec ceux qu'on obtient dans les pays bien cultivés; il ne faut pourtant
pas s'imaginer qu'ils soient exceptionnels : ils égalent la moyenne attribuée
à la France entière par les statistiques, et bien certainement ils dépassent la
moyenne obtenue dans le centre et dans le midi. M. Dubost se laisse quel-
quefois entraîner par une ardeur bien naturelle ; en voyant le triste état de
REVUE. — CHRONIQUE. 507
la Bombes, il force un peu les couleurs. Cette exagération n'était pas né-
cessaire. Qu'on puisse ou non en dire autant de bien d'autres pays, l'état de
la Dombes n'en est pas moins regrettable en soi. La Bresse est un peu plus
éloignée du débouché commun , elle n'a pas un sol beaucoup meilleur ; elle
a été aussi couverte d'étangs, et elle est aujourd'hui deux fois plus riche.
D'après ce qui précède, on doit facilement deviner que M. Dubost conclut
à la nécessité de dessécher les étangs. Ces étangs produisant aujourd'hui de
l'engrais au lieu d'en consommer, le dessèchement serait fatal, s'ils étaient
transformés en terres arables. Aussi n'est-ce pas des terres, mais des prai-
ries, qu'il voudrait mettre à la place. Ces prairies arrosées augmenteraient
dans une forte proportion la quantité des fourrages , et par conséquent des
engrais. Il évalue à la moitié de la surface actuelle des étangs, soit 7,000 hec-
tares, ceux qui pourraient être avantageusement convertis en prairies; les
7,000 hectares restans devraient se changer en pâturages. En même temps,
l'étendue des prairies artificielles et des racines devrait s'accroître, de ma-
nière à couvrir la presque totalité des jachères, et les 76,000 hectares de la
Dombes d'étangs arriveraient à la répartition suivante :
Prairies naturelles 15,000 hectares.
Pâturages 11,000 —
Bois 1*2,000 —
Céréales d'hiver 17,000 —
Prairies artificielles, racines , etc 17,000 —
Cours, chemins, etc 4,000 —
I
Total. 76,000 hectares.
Il ne saurait être douteux que cette répartition, qui consacrerait à la
production des engrais les trois quarts du sol en culture , ne fût infiniment
supérieure à l'ancienne. La suppression des étangs ferait disparaître la prin-
cipale cause de l'insalubrité , et la Dombes deviendrait ce qu'elle doit être
par son extrême proximité d'un débouché comme Lyon, un des plus riches
pays de culture de France.
L'unique question est dans la transition. M. Dubost évalue à 725 fr. par
hectare les frais de transformation des étangs en prairies. Les élémens nous
manquent pour discuter ce chiffre, nous ne pouvons que l'accepter. La con-
version d'un étang de 10 hectares coûtera donc 7,250 fr. L'augmentation de
valeur et de produit doit-elle être partout suffisante pour rémunérer une
pareille dépense? Même en supposant que la rémunération soit assurée, où
trouvera-t-on les capitaux nécessaires pour cette entreprise? Dans l'état
actuel de la propriété en Dombes , et avec la direction si malheureusement
imprimée aux capitaux depuis quelques années, il est peu probable qu'on
arrive de longtemps à réunir les 5 ou 6 millions qu'exigera le dessèchement
des étangs et la somme bien autrement considérable que demandera l'amé-
lioration générale du sol. L'opération ne peut donc se faire que lentement,
au fur et à mesure des ressources. Suivant l'habitude universelle en France,
on n'a pas manqué d'invoquer en Dombes l'intervention de l'état pour venir
en aide à la transformation désirée. Dans une certaine mesure, cette inter-
508 REVUE DES DEUX MONDES.
vention est justifiée par la situation exceptionnelle du pays; mais, si puissant
que soit l'état, il ne peut pas tout. Outre qu'on ne saurait sans injustice im-
poser au reste de la France de trop grands sacrifices en faveur d'une localité
quelconque, si intéressante qu'elle soit, quand tant d'autres auraient besoin
de secours, il est difficile d'employer utilement sur un point donné au-delà
d'une somme déterminée ; tout excès de crédit conduit au gaspillage. D'un
autre côté, l'état ne peut pas procéder par voie de coercition pure et simple,
et sans y joindre des secours en argent, à moins de violer le droit de pro-
priété et de faire en définitive plus de mal que de bien. Son action légitime
et efficace se t4*ouve contenue dans d'assez étroites limites.
A une époque où l'on ne doutait de rien, en 1790, quelques communes de
la Bombes demandèrent à l'assemblée nationale d'ordonner la suppression
immédiate des étangs. Un propriétaire du pays, parfaitement compétent,
Varenne de Fenille, écrivit sur ce sujet un très bon mémoire, publié dans
le recueil de la Société royale d'Agriculture de Paris. Varenne de Fenille
ne peut être considéré comme un partisan des étangs ; il avait été au con-
traire fortement attaqué comme un novateur dangereux pour en avoir dit ce
qu'en dit aujourd'hui M. Dubost. La première partie de son mémoire est con-
sacrée , à démontrer de nouveau contre ces attaques l'utilité du dessèche-
ment; mais dans la seconde il combat avec non moins de force ceux qui
demandaient un dessèchement général et subit. « Cette proposition, dit-il,
mettrait à la place d'un mal très grand un mal plus grand encore, en ce
qu'elle aurait pour eff"et de méta^norphoser les étangs en marais; on dirait
un homme qui, atteint d'une maladie grave et sachant qu'il doit prendre
successivement plusieurs remèdes, proposerait à son médecin de les lui ad-
ministrer tous le même jour. » C'est la même idée qui a été résumée plus
tard dans ce distique latin :
Incidit in Scyllam curans vitare Gharybdim,
Et stagnum fugiens incidit in paludem.
Varenne de Fenille s'élève formellement contre toute idée d'employer la
contrainte pour forcer les propriétaires à détruire leurs étangs ; le moyen
qu'il propose consiste à imposer un peu plus les étangs en eau et un peu
moins les étangs desséchés, afin d'amener les propriétaires à les dessécher
progressivement, volontairement, sans commotion et sans violence.
Malgré ces sages observations, l'assemblée nationale rendit le 11 septem-
bre 1792 un décret ainsi conçu : « Lorsque des étangs, d'après les avis et
procès-verbaux des gens de l'art, pourront occasionner, par la stagnation
de leurs eaux, des maladies épidémiques ou épizootiques, ou que^ par leur
position, ils seront sujets à des inondations qui envahissent et ravagent les
propriétés inférieures, les conseils-généraux des départemens seront auto-
risés à en ordonner la destruction, sur la demande formelle des conseils-
généraux des communes et d'après avis des administrateurs du district. »
Ce décret ouvrait, comme on voit, une assez large porte à l'arbitraire, puis-
qu'il autorisait la destruction des étangs sans indemnité; mais, comme il
admettait encore quelques formalités pour constater l'insalubrité, la mesure
REVUE. CHRONIQUE. 509
parut insuffisante aux gens pressés, et»le IZi frimaire an ii (Zi septembre
1793), la convention rendît le décret suivant, un des monumens les plus cu-
rieux de rignorance et de la violence révolutionnaires :
« Art. 1". Tous les étangs et lacs de la république qu'on est dans l'usage
de mettre à sec pour les pêches, ceux dont les eaux sont rassemblées par
des digues et des chaussées, tous ceux enfin dont la pente du terrain per-
met le dessèchement, seront mis à sec avant le 15 pluviôse prochain (en
deux mois), par l'enlèreinent des bondes et coupure des chaussées, et ne
pourront plus être remis en étangs, le tout sous peine de confiscation au
profit des citoijens non propriétaires.
« Art. 2. Le sol des étangs desséchés sera ensemencé en graines de maïs,
ou planté en légumes propres à la subsistance de l'homme, par les proprié-
taires, fermiers ou métayers, et si les empêchemens ou délais proviennent
du défaut d'arrangement entre les propriétaires, fermiers ou métayers à
cause des conditions des fermes, les propriétaires seuls en seront responsa-
bles, sous les peines portées par l'article i". »
Cette odieuse et ridicule loi ne fut pas exécutée et ne pouvait pas l'être.
Non-seulement tous les propriétaires d'étangs auraient été ruinés du coup,
ce qui importait fort peu à la convention, mais la coupure des chaussées,
sans les travaux complémentaires qu'exige l'aménagement des eaux, aurait
doublé l'insalubrité , inondé les fonds inférieurs, tari la source principale
d'engrais, et rendu le*pays tout entier inhabitable et incultivable, malgré la
clause monumentale qui ordonnait de semer immédiatement les étangs en
graines de maïs et en légumes propres à k nourriture de l'homme. Ce qu'il y
a de plus curieux, c'est que l'administration publique, qui régissait alors les
biens de l'église et des émigrés placés sous le séquestre, c'est-à-dire une
grande partie des étangs, n'exécuta pas elle-même ces prescriptions. Dès
l'année suivante, il fallut révoquer la loi, et en vendant les biens confisqués, la
nation vendit les évolages comme le reste, en garantissant aux acquéreurs
la pleine propriété. La loi de 1792 elle-même, quoique non abrogée, est res-
tée une lettre morte pendant plus d'un demi-siècle, parce qu'elle présentait
en petit les mêmes dangers que celle de 1793 en grand.
En 1856, une loi nouvelle a été rendue, mais celle-ci ne mérite que des
éloges; TeAtrême complication des droits sur les étangs mettait un obstacle
très grave au dessèchement en rendant les licitations à peu près impossi-
bles, alors qu'on avait affaire à vingt ou trente intéressés pour des surfaces
de 12 ou 15 hectares ; la loi nouvelle a déclaré rachetables les servitudes
de toute nature et simplifié beaucoup la procédure à suivre. En même temps,
le gouvernement a institué un service spécial d'ingénieurs pour le curage
des rivières, et fait commencer l'exécution d'un réseau de chemins qui doit
diviser le pays comme un damier. De plus, la Dombes se trouve placée de-
puis quelques années au milieu d'un triangle de chemins de fer, et on y a
établi à la Saulsaie une école régionale d'agriculture, entretenue par l'état.
Ces conditions nouvelles suffiraient pour amener avec le temps la révolution
agricole.
On ne s'en est pourtant pas contenté, et sous l'impulsion de cet esprit
d'impatience qui a déjà plusieurs fois porté malheur à la Dombes, un autre
510 REVUE DES DEUX MONDES,
projet de loi a été présenté au corps législatif dans sa dernière session. Ce
projet n'est pas encore converti en loi ; il reste par conséquent soumis à la
discussion. Le corps législatif a heureusement sursis au vote en demandant
un plus ample informé. Gomme la loi de la convention, ce projet enveloppe
dans une suspicion commune tous les étangs de la Bombes, et permet d'en
ordonner la suppression, sans autre formalité qu'un décret rendu dans la
forme des règlemens d'administration publique. Seulement, comme les idées
économiques ont fait. quelques progrès depuis 1793, au lieu d'exiger la des-
truction des étangs en deux mois, le projet accorde un délai de quinze ans,
et il ne parle pas des ensemencemens en graine de maïs. De plus, il consacre
une somme de 2,500,000 fr., prise sur le budget de l'état, pour être disti-
buée en prime aux propriétaires qui dessécheraient volontairement, et une
autre somme de 2 millions pour leur être prêtée à 3 pour 100. Les intérêts
menacés se sont défendus (1), et tout permet d'espérer aujourd'hui que la
partie coercitive du projet sera abandonnée; si l'on veut absolument de la
coercition, la loi de 1792 est plus que suffisante. Quant à l'autre partie, l'af-
fectation des Ix millions et demi en primes et prêts, elle a naturellement plus
de succès auprès des propriétaires dombistes, mais on peut douter qu'elle en
ait autant auprès de la généralité des contribuables. Cette somme, ajoutée
à que ce que l'état dépense déjà en Bombes, dépasse ce qu'il est raison-
nable de consacrer à cette destination. Il ne s'agit après tout que de
lZi,000 hectares; la subvention serait donc de 320 fr. ^ar hectare, dont plus
de moitié en pur don, et sans compter les travaux extraordinaires. C'est
trop. Rien n'est plus fécond en abus de toute sorte, plus contraire à une
bonne direction du travail, plus nuisible au véritable esprit d'entreprise,
que ce système arbitraire de primes distribuées Bien sait comment.
Il faut rendre cette justice à M. Bubost qu'il n'a rien demandé de pareil.
Quel que soit son désir de voir disparaître les étangs, il respecte trop le droit
de propriété pour avoir recours à la contrainte, au moins sous une forme gé-
nérale, et il a un sentiment trop éclairé de la justice distributive pour attendre
des contribuables des sacrifices excessifs. La loi de 1792, combinée avec celle
de 1856, lui suffit. « Cette loi, dit-il en propres termes, peut désormais pour-
suivre pacifiquement son œuvre et rendre peu à peu à ce pays la salubrité;
le dessèchement des étangs aura lieu, sans secousse trop tDrusque, tout le
monde le désire, mais inévitablement. » Nous irions même un peu plus loin
que lui. 11 manque quelque chose à la loi de 1792 pour la rendre applicable :
c'est la juste et préalable indemnité due aux propriétaires d'étangs recon-
nus insalubres dans les formes voulues par cette loi, et dont la destruction
serait ordonnée. Un crédit annuel de 50,000 francs pendant dix ans suffirait
probablement pour ces indemnités; à raison de 250 fr. par hectare, il per-
mettrait de dessécher 200 hectares d'étangs insalubres par an, ou 2,000 hec-
tares en tout (2) ; le reste viendra de soi.
(i) Conseil-général de l'Ain, session de 1859; rapport fait au nom d'une commission
chargée de donner son avis sur le projet de loi relatif à la suppression des étangs.
(2) Le conseil-général do l'Ain porte à 385 fr. la valeur moyenne des évolages, mai»
cette évaluation paraît exagérée, en ce sens que la valeur de Vassec, qui ne représente
aujourd'hui qu'une année sur trois, et qui y ajouterait désormais les deux autres, devrait
REVUE. — CHRONIQUE. 511
Avant tout, ici comme ailleur3, l'action des intérêts privés. Cette action
n'a pas été inerte, même avant la loi.de 1856 et en l'absence de tout encou-
ragement exceptionnel. On estimait à 20,000 hectares, en 1790, l'étendue
des étangs, qui n'est plus aujourd'hui que de lZi,000 ; ils ont reculé de plus
d'un quart, et ce premier progrès n'est pas dû aux lois révolutionnaires, il
s'est accompli tout entier depuis 1815. En même temps, la durée moyenne
de la vie a monté de 20 ans à 28, la population a passé de 18,000 âmes à
25,000, le froment a gagné du terrain sur le seigle, les prairies artificielles
ont pris naissance, les fermiers-généraux ont disparu, tout a marché. En
admettant que les nouvelles mesures accélèrent le mouvement, on peut es-
pérer que, d'ici à la fin du siècle, la Dombes sera délivrée de ses étangs;
c'est tout ce qui est possible. On ne peut essayer d'aller plus vite sans tout
bouleverser.
On sait ce qui est arrivé pour le drainage depuis le fameux prêt des
100 millions. Chacun a espéré drainer son bien aux frais de l'état, et les tra-
vaux particuliers ont cessé presque partout ; puis, on s'est aperçu qu'il fal-
lait remplir une foule de formalités pour obtenir l'argent de l'état, et on y a
renoncé. Ce qui devait, disait-on, exciter les travaux du drainage n'a servi
qu'à les ralentir. Qu'on prenne garde d'en faire autant pour la Dombes. Tout
ce qui se fait artificiellement se fait mal. Le principe de l'indemnité, si juste
qu'il soit, a lui-même des inconvéniens , s'il n'est pas appliqué avec une
grande réserve, car il faut éviter que les propriétaires d'étangs aient intérêt
à ne pas dessécher eux-mêmes et à attendre de se faire exproprier. Il n'y a
que des considérations d'extrême urgence qui puissent justifier l'application
de la loi de 1792, et par suite l'indemnité qui en est la conséquence forcée.
Pour être vraiment utile, cette indemnité doit être réduite au strict néces-
saire et seulement pour les étangs les plus manifestement dangereux. Rien
ne prouve que la Dombes ait intérêt à dessécher tous ses étangs sans ex-
ception; il est au contraire très-probable qu'on aura avantage à en conser-
ver une partie, soit pour relever les eaux dans un intérêt d'irrigation, soit
pour alimenter des usines, soit pour tout autre motif, quand la question de
salubrité ne sera plus enjeu.
En attendant, une conclusion manque au travail d'ailleurs si remarquable
de M. Dubost-, il la réserve sans doute pour la seconde partie. C'est l'indica-
tion détaillée de la meilleure marche à suivre par les intérêts privés pour .
l'amélioration agricole et sociale de la Dombes, en sus du dessèchement des
étangs. Il a bien indiqué en termes généraux les principaux vices à corriger
dans l'organisation actuelle : les remèdes, selon toute apparence, consistent
dans l'adoption d'un système plus pastoral, dans l'achat d'engrais et d'amen-
demens, dans l'emploi des machines; mais ce sujet vaut la peine d'être traité à
fond. Tant que les terres arables ne rapporteront que 15 ou 16 francs par hec-
tare, tandis que les étangs rapportent le double, la cause première des étangs
s'accroître et faire en partie compensation ; c'est une question de licitartion entre les
intéressés. Nul ne peut prétendre à fixer d'avance l'indemnité due aux propriétaires des
évolages supprimés; cette indemnité devra varier suivant les cas, et ne poiirra être jus-
tement appréciée pour chaque étang qu'après un débat contradictoire; il ne s'agit ici
que d'une évaluation générale et approximative.
512 REVUE DES DEUX MONDES.
persistera. M. Dubost combat avec raison l'idée qui a été mise en avant de
créer un plus grand nombre de ferme»; on n'a déjà dépensé que trop d'ar-
gent dans des constructions improductives, et le nombre des hommes n'est
déjà que trop grand pour le produit brut et pour la salubrité. Mieux vaudrait
moins d'hommes et plus d'animaux, ou au moins des animauxmieux nourris.
La population humaine viendra plus tard, elle doit suivre l'assainissement
et non le précéder. Il doit être possible de démontrer, preuves en main,
comment une étendue de cent hectares par exemple , qui occupe trois fa-
milles de cultivateurs, avec un supplément extraordinaire de bras en été,
pourrait n'en occuper que deux sans supplément, et donner à la fois, sans
une trop forte émission de capital, une rente plus élevée et un plus grand
profit. M. Dubost nous doit cette démonstration, accompagnée d'exemples
positifs. Il aura beaucoup fait alors pour la Bombes. Les propriétaires se-
ront encouragés par la perspective de nouveaux bénéfices à dessécher eux-
mêmes, et les cultivateurs moins nombreux deviendront moins sensibles
aux effets du climat par suite d'un meilleur régime.
Un dernier point mérite enfin d'être éclairci. M. Dubost affirme qu'en
Dombes l'hectare de bois rapporte 30 francs de revenu net; les bouleaux
surtout viendraient admirablement et donneraient un bon produit. S'il en
est ainsi, les propriétaires auraient un véritable intérêt à planter et à semer
des bois ; ce serait fort heureux, car les arbres sont par tout pays un des
plus sûrs moyens de combattre l'insalubrité. Varenne de Feuille recomman-
dait déjà très vivement les plantations en 1790.
Rien n'est plus chimérique que la prétention de passer sans transition d'un
état misérable à une condition brillante. On ne défait pas en un jour l'œuvre
de trois siècles. La Dombes paraît propre à rivaliser dans un temps donné
avec ce que nous avons de mieux, mais elle a beaucoup) de chemin à faire
pour en arriver là; ce chemin ne peut se faire que pas à pas. Nos plus riches
provinces n'étaient pas, il y a cent ans, dans une condition meilleure : elles
ont marché progressivement: que la Dombes fasse de même. Sans doute il
faut moins de temps aujourd'hui pour les progrès agricoles, mais il en fau-
dra toujours, quoi qu'on fasse. Le quart environ du territoire national n'est
ni beaucoup plus florissant ni beaucoup plus peuplé, et la plupart de ces
contrées en souffrance n'ont ni les trois rivières de la Dombes, ni ses che-
mins de fer, ni le voisinage de Lyon, ni les secours de l'état pour les tra-
vaux publics, ni l'école régionale. Si l'état a d'autres secours à donner, qu'il
songe à les répartir suivant les besoins. 11 est de mode aujourd'hui de cher-
cher partout des capitaux pour l'agriculture; ces capitaux n'ont qu'un dé-
faut, ils n'existent pas. C'est à l'agriculture elle-même de les former, comme
elle a déjà formé ceux dont elle dispose. La Dombes ne peut pas être affran-
chie de cette loi commune. léonce de lavergne.
V. DE Mars.
M" DE MARÇAY
Le rivage le plus riant ne peut réussir à enlever à la mer ce carac-
tère de monotonie et de grandeur qui ne permet pas de la regarder
longtemps sans être assailli de tristes pensées. Noiis étions sortis
presque gais , mon vieil ami M. d' Hersent et moi , pour faire notre
promenade du soir sur une des plus jolies plages de la Normandie;
mais bientôt, dociles à la même impression et sans avoir besoin de
nous la communiquer, nous nous étions écartés de la foule des pro-
meneurs pour aller nous asseoir sur des rochers que la marée basse
laissait à découvert, et d'où nous pouvions voir chaque flot venir à
son tour expirer en murmurant sur le sable. Après nous être laissé
quelque temps bercer par ce bruit mélancolique, nous en vînmes à
échanger nos pensées, et nous nous aperçûmes sans trop de surprise
que notre esprit avait suivi le même chemin. Nous songions tous
deux à l'immensité de l'univers, à la fatalité de ses lois, au peu de
place qu'y occupent nos destinées particulières, au néant de nos
douleurs et de nos joies, au profond mystère dans lequel nous vi-
vons enveloppés.
— Que de fois, me disait mon vieil ami, les poètes ont comparé
notre existence à ces flots un moment soulevés sur la mer pour être
aussitôt brisés sur la plage, et combien ils ont eu raison ! En peu
plus ou un peu moins de hauteur, quelques secondes de plus ou de
moins de durée, quelques flocons de plus ou de moins dans leur
frange d'écume, voilà tout ce qui les distingue les uns des autres,
et pendant un seul instant, car ils sont bientôt égaux dans le néant.
Que ne nous est-il donné de passer comme eux , sans jouir et sans
souffrir, sans nous envier les uns les autres, sans nous débattre avec
TOME XXV. — 1" FÉVRIER 1860. 33
514 REVUE DES DEUX MONDES.
emportement contre le sort! Et pourtant quel beau 'spectacle que
celui d'une âme fière en lutte avec elle-même, en lutte avec sa des-
tinée, qui ne veut pas se rendre, et qui traverse le monde en com-
battant! J'ai connu quelques-unes de ces âmes, une entre autres,
qui était pleine de grandes pensées et animée de l'ambition la plus
noble, mais^qui se trompait sur elle-même et sur son rôle parmi les
hommes, car elle n'avait été envoyée ici -bas, à ce qu'il semble,
que pour souffrir sans profit pour personne. Vous avez sans doute
entendu parler du comte de Ferni, peut-être même l'avez-vous ren-
contré dans le monde?
— Je l'ai seulement entrevu, répondis-je, et je ne sais de lui
que'^deux choses : c'est que vous l'honoriez d'une amitié particu-
lière, et que, pendant un voyage à Saint-Pétersbourg, il a perdu
subitement la raison et la vie.
— J'adpiets volontiers, dit M. d'Hersent avec un triste sourire,
que mon ami Ferni est mort fou, car les passions les plus naturelles,
lorsqu'elles produisent des résolutions si extraordinaires, méritent
le nom de folie; mais il n'était pas fou de la façon dont la science
et le monde l'entendent, et vous le comprendrez aisément, lorsque
vous connaîtrez la vérité sur cette histoire.
I.
J'ai connu Ferni très jeune encore dans une des cours d'Italie où
j'étais alors ministre. C'était un esprit plein de feu, élevé dans les
doctrines libérales qui commençaient à émouvoir son pays ; il avait
un caractère loyal, une volonté énergique, avec une rare intelli-
gence du temps où il vivait, des moyens qui pouvaient convenir le
mieux à l'accomplissement de ses desseins. Si heureusement doué
de toute-façon par la nature, si peu chimérique et si résolu, ce jeune
homme me parut destiné à servir utilement son pays, et m'inspira
bientôt une vive affection. ïe l'aimais pour lui-même, je l'aimais
aussi pour la cause dont il me semblait devoir être un jour le sou-
tien.
Bientôt les événemens nous séparèrent. Je fus rappelé en France,
et l'Italie entière fut enveloppée dans de stériles agitations, dont
vous savez aussi bien que moi l'histoire. Je suivis de loin le sort de
mon jeune ami dans cette mêlée. Il y montra du sens, de l'esprit et
du courage; mais la malheureuse destinée de son pays l'emporta,
et ses efforts agrandirent sa réputation sans servir sa cause. L'anar-
chie blessait sa raison, le despotisme humiliait son cœur; il prit
bientôt l'habitude de vivre hors de son pays sans renoncer à l'es-
MADAME DE MARÇAY. 515
poir de lui donner un jour l'ordre et la liberté. Il parcourut quelque
temps l'Europe, accueilli partout avec l'attention dont il était digne.
Plusieurs fois il ne fit que traverser la France; mais, il y a deux ans,
il parut vouloir prolonger son séjour parmi nous, et, comme mon
amitié pour lui n'avait été nullement refroidie par son absence, je
me félicitai vivement de sa résolution. Quinze jours ne s'étaient pas
écoulés depuis son arrivée à Paris, que, venant un soir me trouver
dans ma loge aux Italiens, il y rencontra M'"^ de Marçay.
Vous avez trop présent le souvenir de cette aimable personne pour
qu'il soit nécessaire de vous la peindre; mais vous n'avez pu la con-
naître aussi bien que moi, admirateur ému de tant de noblesse d'âme
et témoin d'un malheur si achevé sous les apparences de la vie la
plus brillante et la plus heureuse. Elle était fort jeune lorsqu'on la
maria à un homme qu'il lui était impossible d'aimer, et qu'avait
seulement frappé l'éclat surprenant de sa beauté. M. de Marçay avait
bien été capable de sentir l'étrange séduction que cette jeune fille
exerçait autour d'elle sans même en avoir conscience; mais il ne
pouvait en aucune façon apprécier ce qu'il y avait d'élevé dans le
cœur et dans l'esprit d'une femme qui eût fait le bonheur et l'or-
gueil des hommes les plus distingués de son temps. Après deux
années d'une union malheureuse, et troublée par des débats que
M'"^ de Marçay supportait avec une rare dignité, mais qui humi-
liaient son âme délicate et fière, M. de Marçay se rendit enfin la
justice de reconnaître qu'il ne pouvait vivre avec sa femme et se
retira à Saint-Pétersbourg, où l'appelaient à la fois le soin de ses
affaires et d'anciennes relations.
Ce fut une époque nouvelle dans la vie de M""^ de Marçay, et aux
yeux de tous elle parut parfaitement heureuse. Comme le monde ne
pouvait lui reprocher aucun tort, comme sa présence suffisait pour
embellir et animer un salon, et qu'il semblait impossible à ceux qui
la connaissaient de se plaire où elle n'était pas, elle était fort re-
cherchée et entourée de plus d'hommages que n'en aurait pu dési-
rer la femme la plus insatiable d'admiration et de succès. Ce qui
entretenait autour de M™^ de Marçay cette foule empressée de pré-
tendans, c'est qu'aucun ne passait pour avoir réussi, et il paraissait
impossible que le cœur d'une si belle personne, qui semblait créée
pour inspirer l'amour et pour le sentir, ne finît point par s'émouvoir.
En même temps la grâce accomplie de M™^ de Marçay, l'engageant et
involontaire abandon de ses manières, puis encore, pour ne rien ou-
blier, la fatuité à laquelle n'échappent pas complètement les hommes
les plus spirituels, faisaient croire à plusieurs que ce cœur était sur le
point de se rendre. Elle le niait hautement quand elle le croyait néces-
saire et s'efforçait avec franchise de ne laisser d'illusion à personne;
516 REVUE DES DEUX MONDES.
mais cette franchise même était une séduction nouvelle, et plutôt
que de la prendre au mot, on aimait mieux vivre à ses pieds dans
de continuelles alternatives de crainte elr d'espérance. Retenant
ainsi sans effort et certainement sans calcul auprès d'elle nombre de
gens qui ne pouvaient se résigner à ne plus la voir et qui étaient
sans cesse hésitans entre l'amour et l'amitié, M™^ de Marçay ne de-
vait pas manquer d'exciter la jalousie de plus d'une femme incapable
de garder une cour si nombreuse à si bon marché, et la redoutable
accusation de coquetterie ne tarda pas à peser sur cette tête char-
mante. « C'est Gélimène, » disait-on volontiers ; mais les plus mal-
veillans étaient aussitôt obligés d'ajouter : « C'est Célimène sans
perfidie, sans billets hypocrites, sans complimens menteurs, et elle
ne courra jamais le risque de rencontrer son cinquième acte.» —
Telle était à peu près la situation de M'"'' de Marçay dans le monde
lorsque Ferni la vit la première fois. Je ne puis songer sans tris-
tesse à cette première rencontre. Ferni m'a dit cent fois depuis
qu'il n'avait ce soir-là aucune raison de me voir, qu'il était passé de-
;;^ant le théâtre, puis revenu sur ses pas ; enfin il était entré comme
poussé par la main pesante du sort. Quelques nuits d'insomnie
avaient ajouté à la grâce naturelle de M'"'' de Marçay l'attrait d'une
touchante langueur. Ses cheveux blonds étaient négligemment re-
jetés en arrière comme si elle était fatiguée de leur poids, sa tête
était appuyée sur sa main, et elle laissait errer son regard distrait
dans la salle; mais lorsqu'elle se retourna au nom de mon ami, quel
charme dans ses mouvemens, quel sourire sur ses lèvres, quelle
douceur dans ses yeux! Tout son être semblait dire : Aimez-moi.
C'était l'incarnation vivante du beau vers de Lucrèce :
Mulier toto jactans è corpore amorem.
Et pourtant, j'ose le dire, elle ne songeait guère en ce moment à
inspirer de l'amour, ou plutôt elle n'y songeait jamais; elle était
ainsi, quoi qu'elle pût faire, et elle regardait Ferni comme elle avait
ce soir-là regardé vingt personnes, si ce n'est qu'elle ne pouvait
s'empêcher de lui témoigner quelque curiosité et quelque intérêt,
parce qu'elle m'avait souvent entendu parler de son mérite et de ses
malheurs. Elle l'entretint donc avec esprit et avec bonté de son
pays et de ses aventures; elle le loua discrètement, lui fît quelques
questions, et sourit en le voyant si embarrassé pour lui répondre.
Il balbutiait en effet quelques mots sans suite, et paraissait subite-
ment enivré; mais les habitudes de l'homme du monde le rappe-
lèrent bientôt à. lui-même : il sut trouver quelques phrases banales
pour couvrir son trouble, et sortit précipitamment.
MADAME DE MARÇAY. 517
— Votre ami est bien extraordinaire, me dit en riant M'"*' de Mar-
çay; je ne l'aurais pas cru si timide.
— Il ne l'est ordinairement pas plus qu'il ne faut; mais vos beaux
yeux l'ont troublé outre mesure, et le voilà sans doute amoureux
de vous, comme tant d'autres.
— J'en serais bien fâchée, dit M'"'' de Marçay; j'aurais eu du
plaisir à le connaître, et me voilà forcée de reconduire. Avouez qu'il
est dur de ne pouvoir trouver dans le monde quelques amis désin-
téressés. Vous êtes une rare et bien heureuse exception.
— Ce sont mes cheveux blancs qui me sauvent; mais mon ami
Ferni n'est pas un amoureux ordinaire, et ce qu'il m'a semblé déjà
éprouver près de vous m'inquiète. Je le connais bien mal, ou il por-
tera dans l'amour l'ardeur et l'opiniâtreté qu'il a reçues de la na-
ture pour un plus utile usage.
— Vous allez bien vite, cher monsieur d' Hersent! Plaideriez-vous
sa cause?
— Non, certes, car je l'aime tendrement, et je vous saurai gré de
lui dire non du premier coup et assez nettement pour le décourager.
— Cela est mal à vous de me parler comme à une coquette, car
vous savez bien que la coquetterie me fait horreur, et que je ne
trompe personne. Si M. de Ferni fait la sottise de me faire la cour,
il aura ce non bien net que vous demandez si prudemment pour lui,
et j'y perdrai peut-être un ami, car puisque vous l'avez jugé digne
d'être le vôtre, il fût sans doute devenu le mien.
Peu de temps après, Ferni s'était déclaré, et ayant reçu la ré-
ponse la plus franche du monde et l'assurance formelle qu'il n'a-
vait rien à espérer, il quitta Paris. — C'est pour toujours, me dit-il
en m'embrassant. — Deux mois plus tard, il entrait chez moi.
— Je reviens guéri, me dit-il en riant, ou peu s'en faut. Vous
avez dû me trouver bien bizarre. Je ne sais ce qui m'a rendu si
maladroit auprès de votre aimable amie. Qu'il ne soit plus question
de ces enfantillages; je suis redevenu moi-même. Parlons de l'Italie.
Je ne me sentis point rassuré par l'air tranquille et le ton léger
de Ferni, et allant droit au fait : — Retournerez-vous chez M'"^ de
Marçay? lui dis-je en le regardant bien en face.
— Certainement, répondit- il de l'air le plus indifférent. Il me semble
difficile de n'y pas retourner. Croiriez-vous que, malgré ma sottise,
elle a eu la bonté de s'apercevoir de mon absence, de la regretter et
de demander à quelqu'un qui me l'a répété pourquoi j'avais si subi-
tement quitté Paris? Je lui dois bien une visite, et je la ferai, ne fût-
ce que pour effacer la triste impression que j'ai dû lui laisser.
— Écoutez-moi, Ferni, lui dis-je aussitôt avec une émotion sin-
cère. Je vous aime comme mon fils, et j'ai le droit de vous parler
518 REVUE DES DEUX MONDES.
comme le ferait un père. Ne retournez point chez M'"^ de'Marçay. Je
ne suis pas sûr de vous. Que vous le sentiez ou non, la vraie cause
de votre retour, c'est ce témoignage banal d'intérêt que, par pure
politesse, M'"^ de Marçay vous a donné après votre départ. Je suis
certain comme si je le voyais que si vous retournez chez elle, quoi-
qu'elle ne soit nullement changée à votre égard, vous ne trouverez
pas une seconde fois la force de partir. Ce n'est pas une coquette,
bien que le monde ait assez de prétextes et puisse citer assez
d'exemples pour le croire. La coquetterie la plus habile ne pour-
rait donner à M'"^ de Marçay plus de pouvoir que ne lui en a donné
la nature pour retenir invinciblement auprès d'elle ceux qui l'ont
une fois aimée. A vrai dire, vous ne l'aimez pas encore assez pour
qu'il vous soit impossible d'éviter ce malheur. Vous avez été vio-
lemment ému, je le veux bien, d'une première rencontre, soit que
le genre particulier de sa beauté ait répondu à votre inclination na-
turelle, soit que vous fussiez ce soir-là disposé à vous laisser sé-
duire; mais qu'est-ce que cette surprise de l'imagination à côté de
la servitude où vous fera certainement tomber la fréquentation de
cette aimable femme? Si vous n'aviez comme tant d'autres rien de
mieux à faire en ce monde-, je vous dirais volontiers : Aimez inuti-
lement M'"*" de Marçay; c'est une occupation plus noble que le jeu
ou la débauche. Mais considérez si vous êtes disposé à faire de cet
amour la grande affaire de votre vie : c'est tout ou rien; je vous
l'assure, il faut choisir.
Je lui aurais parlé plus longtemps encore si je n'avais senti que,
malgré l'apparence de l'attention la plus respectueuse, il m' écou-
tait à peine et ne changeait point de résolution.
— Que vous êtes bon et que je vous aime! me dit-il; mais vous
prêchez un converti. Causons d'affaires plus sérieuses.
Il retourna dès le lendemain chez M'"^ de Marçay, y revint quel-
ques jours après, puis plus souvent, puis presque tous les jours, et
compta bientôt parmi les plus fidèles habitués de sa maison. J'étais
avec M'"® de Marçay la personne qu'il voyait le plus assidûment, et
après elle, j'en suis sûr, la personne qu'il aimait le plus au monde.
Il avait renoncé à me cacher la vérité; j'avais renoncé de mon côté
à des conseils inutiles ; nous causions sans cesse et librement de
son mal, et c'est avec ses confidences journalières que je vous achè-
verai ce triste récit.
M'"« de Marçay l'avait revu sans embarras, sans lui laisser croire
en aucune façon que ce départ et ce retour fussent pour elle des af-
faires importantes, sans s'y montrer non plus complètement indiffé-
rente. Ferni avait retrouvé tout son sang-froid, au moins en appa-
rence; il évitait soigneusement tout ce qui pouvait amener une
MADAME DE MARÇAY. 519
explication ou provoquer une rupture. Ils prirent donc l'habitude
de causer ensemble, avec une certaine confiance, des mille choses
du monde et de la vie, de l'art, de la politique, de tout ce qui pou-
vait intéresser deux esprits vraiment distingués , et bien faits pour
s'entendre. Cette confiance augmentait chaque jour, et plus leurs
entretiens devenaient fréquens et sincères, plus ils étaient surpris
de juger de la même façon tant de choses et tant de gens, d'avoir
le même éloignement pour les mêmes défauts, la même sévérité
pour les mêmes bassesses, la même sympathie pour tous les genres
de grandeur. Alors arriva ce que j'avais prévu : Ferni sentit son
amour devenir aussi profond, aussi incurable, qu'il avait d'abord
paru violent et léger. Ce n'était plus seulement ses cheveux, son
regard, sa voix, son geste, qu'il adorait en elle; c'était le moindre
mouvement de son âme, le moindre éclair de son esprit, cette per-
pétuelle consonnance qui les faisait ensemble, et comme à leur insu,
vivre d'un même sentiment et d'une même pensée. — Ah! que je la
connaissais peu quand je croyais la connaître, me disait -il sou-
vent, et que je l'aimais d'une façon indigne d'elle quand je croyais
l'aimer!... Yous qui êtes son ami, appréciez- vous à son prix cette
divine créature? Savez-vous à quel point elle est intelligente et gé-
néreuse, comme le beau et le grand l'émeuvent, comme elle devine
tout ce qu'elle ignore, comme elle juge finement le monde, comme
elle est'tendre et loyale en amitié, comme on pourrait marcher avec
courage et aller loin, soutenu par son cœur! Est-il donc écrit là-
haut que je ne serai jamais aimé d'elle? — Qui n'eût été touché
d'entendre Ferni parler de la sorte, et de voir son regard, ordinai-
rement ferme et fier, obscurci par les larmes? Le plus souvent j'es-
sayais de sourire et de le consoler. — Yous allez un peu vite , lui
disais-je, en fait d'apothéoses. Certes personne ne sent mieux que
moi quel est le mérite de M'"^ de Marçay, et combien elle est supé-
rieure à la plupart des femmes; mais tout ce qu'elle fait et tout ce
qu'elle dit vous paraît plus admirable que de raison, parce que tout
cela vient d'elle, et que vous avez autant de plaisir à l'entendre qu'à
la voir. Yous cédez à cet éternel mirage de l'amour, qui, depuis
Adam, nous fait paraître beau et vrai tout ce qui sort d'une bouche
qu'on aime.
Je voyais cependant Ferni s'avancer par le plus doux chemin vers
une crise nouvelle, et cette crise ne se fit pas longtemps attendre.
M'"*^ de Marçây commençait à lui porter une véritable affection, et
comme cette affection était sans doute fort éloignée de l'amour et
ne lui causait aucun trouble, elle ne faisait aucun effort pour la ca-
cher. Elle témoignait du plaisir à le voir, du regret à le sentir ab-
sent, et l'amical abandon de ses manières donnait un grand charme
5â0 REVUE DES DEUX MONDES.
à leurs longues causeries ; mais ce qui n'avait aucune importance
aux yeux de M'"^ de Marcay en prenait chaque jour davantage aux
yeux de mon malheureux ami. Il lui paraissait impossible que cette
intimité croissante, que cet accord chaque jour plus étroit de leurs
sentimens et de leurs pensées n'aboutit point à l'amour, ou du moins
à cette langueur indulgente qui amène souvent une plus grande
faiblesse. Il jouissait donc avec délices du moindre gage de la sym-
pathie de M'"^ de Marcay, d'abord pour le plaisir 'immédiat dont
iLse sentait l'âme inondée, puis comme d'une promesse muette d'un
avenir plus heureux. Quand il avait par hasard causé de longues
heures avec elle en lui tenant la main, sans qu'elle songeât à la
reprendre, quand il avait pu, sans qu'elle parût s'en offenser ou
même le sentir, presser longtemps cette main si chère contre ses
lèvres, il revenait enivré, plus troublé que je n'aurais voulu, mais
si heureux que je n'avais plus le courage de l'attrister par des pré-
dictions fâcheuses.
Il lui laissa voir enfin à elle-même l'espérance qui commençait à
l'envahir. Il en vint peu à peu aux supplications les plus vives; il
tomba, peut-être avec plus d'esprit qu'un autre, mais aussi fatale-
ment qu'aucun autre, dans l'argumentation stérile et naïve de ces,
amans malheureux qui s'efforcent de prouver à celles qui les repous-
sent qu'elles ont le plus grand tort de ne pas les aimer, qu'il serait
de leur intérêt et presque de leur devoir de le faire, et qu'elles trou-
veraient un bonheur assuré dans cet amour. Elle lui répondit avec
fermeté, mais avec douceur et presque avec tendresse, qu'il lui était
impossible de l'aimer, et que cela n'arriverait jamais. Elle semblait
attristée de l'idée qu'elle pourrait perdre par ses refus un ami qui
lui était déjà cher; mais elleparaissait résolue à le perdre plutôt
que de l'entretenir dans une vaine espérance. Ferni persistait ce-
pendant avec une opiniâtre énergie dans ses raisonnemens et dans
ses prières; elle s'émut de ses souffrances, et essaya d'y mettre un
terme par un aveu dont je ne pouvais alors apprécier la sincérité,
mais qui, vrai ou faux, devait coûter également à cette belle âme.
C'était au commencement du mois de janvier. M'"' de Marcay at-
tendait Ferni ce jour-là et voulait lui donner un petit calendrier en
bois sculpté que vous avez pu voir sur mon bureau, car. Ferni me
l'a laissé, avec quelques autres objets, en partant pour Saint-Pé-
tersbourg. Il entra avec l'agitation qui le dominait depuis quelques
jours, prit les mains de M'"^ de Marcay avec tendresse, et commença
presque aussitôt à lui parler de son amour et de ses peines. Elle
l'interrompit doucement pour lui offrir son petit présent, qu'il ac-
cepta avec une joie enfantine, comme s'il oubliait un instant tout le
wste; mais bientôt, montrant du doigt, avec un triste sourire, la
MADAME DE MARÇAY. 5*21
longue suite de jours contenus dans ce petit espace, il demanda à
M'"^ de Marçay si elle se doutait de ce que la destinée avait pu
écrire sur cette page encore fermée de leur vie, si leur amitié, que
son amour ébranlait sans cesse, pourrait durer jusqu'au bout de
cette année, et si lui-même enfin pourrait vivre longtemps ainsi à
côté d'elle et sans elle. Puis, passant de cette idée à une plainte qui
lui était familière, il s'écria qu'elle était une étrange créature, que
vivre sans aimer à son âge et avec sa beauté était une sorte d'in-
firmité morale et de sacrilège, que pour lui il se résignerait plus
aisément à son malheur, s'il pouvait croire que le cœur qui lui
était refusé appartînt à un autre, et qu'elle aimât au moins quel-
qu'un sur la terre, au lieu d'y passer comme une belle et froide
statue.
Ferni parlait avec feu, et eût sans doute continué longtemps en-
core; mais tout à coup il s'arrêta, pâlit et parut avoir peine à se
soutenir. Il avait entendu M'"^ de Marçay lui dire : — Et si je ne
méritais pas tous ces reproches, s'il y avait en effet quelqu'un?....
— Quelqu'un! s'écria Ferni, confondu de surprise et oubliant
qu'un instant auparavant il déclarait extraordinaire et presque re-
grettable que ce quelqu'un n'existât pas. Mais cela ne peut pas être!
poursuivit-il avec une anxiété douloureuse. Je connais tous ceux qui
vous entourent, et Dieu sait si j'ai cherché à deviner s'il en était un
seul parmi eux qu'il vous fût possible d'aimer! IN on, vous n'aimçz
personne. — Et il ajouta d'une voix suppliante : — N'est-ce pas
que ce quelqu'un n'existe pas, que vous venez de l'inventer pour
me guérir, que c'est un charitable mensonge?... Vous ne répondez
pas, vous voulez me convaincre qu'il existe; jurez-le donc. — Et il
la dévorait des yeux, épiant le moindre mouvement de ce beau
visage.
Elle était très pâle; mais elle leva aussitôt la main, et dit d'une
voix altérée : — Je le jure î
Ferni était debout et tenait l'autre main de M"""" de Marçay dans
les siennes. 11 rejeta cette main avec une sorte d'horreur et se diri-
gea vers la porte; mais il ne l'avait pas encore touchée qu'il enten-
dit M'"*^ de Marçay lui dire : — Vous ne voulez donc plus de mon
petit souvenir? — Et elle lui tendait le calendrier. Cettç voix, ce
geste allèrent à l'âme de Ferni et changèrent brusquement le cours
de ses idées. Il revint à elle, se jeta à ses pieds, couvrit ses mains
de baisers, lui dit tendrement adieu, et sortit presque heureux , au
milieu de son infortune, de s'être séparé sans emportement injuste
d'une personne qu'il avait tant aimée, et qui, même après un sem-
blable aveu, lui paraissait encore, à son grand étonnement, ce qu'il
avait de plus cher au monde.
§22 REVUE DES DEUX MONDES.
Malgré l'amère douceur qu'il avait trouvée dans ses adieux à
M'"^ de Marçay, Ferni avait résolu de ne plus la voir, et, doutant
avec raison de son courage, il voulut de nouveau quitter Paris. Il
marqua de noir cette funeste journée sur le calendrier qu'il avait
reçu d'elle, fit ses préparatifs de voyage, et arrangea tout pour s'é-
loigner le lendemain ; mais, pendant la dernière journée qu'il devait
passer parmi nous, il rencontra un ami de M'"^ de Marçay qui s'é-
tonna du changement de ses traits, et apprit avec surprise la nou-
velle de ce prompt départ... Le hasard fit que M""^ de Marçay fut
presque aussitôt instruite de cette rencontre, et moins d'une heure
après Ferni recevait un billet d'elle. On avait appris qu'il était
souffrant et sur le point de partir; quitterait-il ainsi Paris sans dire
adieu à ses amis ?
Je serais le premier à blâmer M'"^ de Marçay, si la coquetterie avait
eu la plus légère part à cette démarche ; mais la pitié seule avait
conduit sa plume. Elle voyait avec regret s'éloigner un ami déjà
bien cher; elle ne pouvait se résoudre à le laisser partir désespéré.
Ferni accourut chez M'"*" de Marçay dans un trouble extrême, lui
parlant tantôt avec douceur, tantôt avec amertume, et s' efforçant de
justifier un départ qu'elle remarquait comme un acte de faiblesse.
— Ce qui me chasse d'ici, s'écriait-il, c'est la douleur intolérable
que j'éprouve à ne pouvoir plus vous regarder sans penser que vous
êtes à un autre, et par votre libre volonté, qu'en ce moment même
peut-être vous venez de le voir.
Elle lui fit signe en souriant qu'il n'en était rien, et comme il la
regardait d'un air égaré, elle ajouta : — Il est bien loin d'ici, et
vous ne courez guère le risque de le rencontrer, ni moi non plus ;
des centaines de lieues nous séparent.
Toutes les douleurs et toutes les joies sont relatives pour la pau-
vre nature humaine, et Ferni, qui souffrait cruellement depuis deux
jours, se sentit presque délivré de son supplice. Il ne songeait plus
à la triste réalité de cet autre amour, à l'existence certaine d'un ri-
val heureux; il était tout entier à cette idée qu'ici du moins M'"^ de
Marçay ne lui était enlevée ni disputée par personne, qu'ici du moins
nul homme n'était plus près que lui de son cœur. Il s'assit à ses
pieds, lui prit une main qu'elle laissa reposer sur ses genoux, dans
la main de son ami, et l'heure passa pour Ferni triste et délicieuse,
^ndis qu'il entretenait M'"*^ de Marçay de ses illusions détruites,
aes projets d'ambition et des rêves de bonheur qu'il avait formés
pendant qu'il espérait encore être un jour aimé d'elle, de son ave-
nir à jamais désolé par un incurable et inutile amour. Elle lui ré-
pondit avec douceur, l'exhortant à la résignation et au courage,
flattant son orgueil, réveillant son ambition, lui montrant le charme
MADAME DE MARÇAY. 523
de l'étroite amitié qui pouvait toujours les unir. Tous deux parlaient
à voix basse, et leur entretien était souvent interrompu par de longs
silences. Ferni pressait de temps à autre avec passion la main qui
lui était livrée, et, machinalement sans doute, M'"*" de Marçay lui
rendait son étreinte. Quiconque les eût considérés ainsi, incli-
nés l'un vers l'autre, les yeux humides, parlant à demi -voix
ou se taisant, comme perdus dans leurs pensées, les eût certaine-
ment pris pour deux amans sincères doucement enivrés de leur
bonheur, et oubliant, dans l'échange de leurs tendres promesses,
que le temps passe et que le monde existe. Qui aurait jamais cru,
au contraire, avoir sous les yeux une femme résolue à ne point
se rendre, un homme consumé par les fureurs de la jalousie et de
l'amour?
Ferni lui-même s'y laissa presque tromper et reprit quelque es-
pérance. Aussi le lendemain fut-il étonné d'être reçu avec un peu
de froideur. Il voulut rompre cette glace, reprendre l'éternel sujet
de son amour; on lui répondit si nettement que c'était peine inutile,
on parut si étonné et si fatigué qu'il en parlât encore, qu'il sortit
accablé et sérieusement dégoûté de la vie. Cette fois ce fut moi qui
le pressai de partir. Ces émotions si constantes et si vives avaient
altéré sa santé, et je commençais à craindre pour sa raison. Il était
devenu presque incapable de travail et même d'attention suivie pour
aucune chose. Un ouvrage qu'il avait entrepris sur l'Italie, et dont
une partie déjà publiée lui avait fait honneur, restait interrompu, et
il y avait peu d'apparence qu'il pût jamais reprendre la plume. Ses
amis commençaient à remarquer sa sombre tristesse et ses distrac-
tions continuelles. « Ce pauvre Ferni ne va pas bien, » disait-on au-
tour de lui d'un air mystérieux. Je jugeai qu'il fallait l'éloigner à
tout prix, et je le conjurai de faire un long voyage. Je vis avec tris-
tesse que sa volonté même était atteinte, et que la volonté d' autrui
avait sur lui pour la première fois quelque empire. Lui qui ordinai-
rement ne savait ce que c'était que d'obéir, il m' obéit ce jour-là
avec une docilité d'enfant et une sorte d'accablement qui me dé-
chira l'âme. Je l'aimais plus tendrement que jamais, et j'étais navré
de le voir partir. Plût à Dieu cependant qu'il ne fût jamais revenu!
II.
Ce qui me porte surtout, poursuivit M. d' Hersent après un instant
de silence, à voir dans l'histoire de mon ami la main de la fatalité
et une sorte de jeu cruel de la nature, c'est que je n'ai jamais pu
bien comprendre pourquoi il a été impossible à M'"^ de Marçay d'ai-
52A REVUE DES DEUX MONDES.
mer Ferçi. Il est bien rare qu'une intimité aussi étroite qu'était la
leur, nouée à leur âge et poursuivie au milieu d'une liberté presque
entière, n'aboutisse point à l'amour. Ferni n'avait rien en lui qui
pût déplaire à M'"^ de Marçay, et elle n'éprouvait point évidemment
pour lui une de ces répugnances insurmontables qui parfois sépa-
rent deux personnes faites d'ailleurs pour s'aimer. Puisque vous avez
vu Ferni, vous vous souvenez sans doute qu'il plaisait générale-
ment. M'"*" de Marçay acceptait sans trop s'en plaindre les bruits du
monde, car son intimité avec Ferni avait tous les caractères d'un
amour partagé, et si quelques fms observateurs doutaient encore du
succès de Ferni, si lui-même évitait de son mieux tout ce qui pou-
vait y faire croire, les esprits superficiels, qui forment toujours la
majorité, n'en doutaient pas.
Quant à ce qu'on appelle en amour l'union des âmes, elle était
entre eux aussi complète qu'on peut l'imaginer, et lorsque nous
serons à Paris, je pourrai vous en convaincre en vous faisant lire
leurs lettres où s'épanchait toute leur âme. Quoique étranger, Ferni
écrivait purement notre langue, et la passion qui l'inspirait l'empor-
tait souvent jusqu'à l'éloquence. Vous ne trouverez aucune trace de
mauvais goût ou d'affectation dans ses lettres, tout y est vrai, élevé,
sincère ; seulement il faut faire la part de l'amour qui lui montre
dans M'"^ de Marçay plus de perfections et plus de charmes encore
que le ciel ne lui en avait fatalement accordé. Ce qui me surprit
extrêmement quand j'eus entre les mains toutes ces lettres, c'est
que les plus fortes et les plus éloquentes étaient précisément écrites
dans le temps même où Ferni était incapable de tout travail. Il re-
trouvait pour se plaindre de ses maux, pour convaincre M'"^ de
Marçay et pour l'attendrir, toute la vigueur de pensée et de langage
qu'il semblait avoir perdue pour tout le reste. Il le sentait lui-même :
« Je ne suis bon désormais qu'à vous écrire, dit-il un jour à la fm
d'une de ses lettres. J'irais ainsi jusqu'à demain, et plus loin, et tou-
jours. Voilà certainement mes moins mauvais écrits, mais ils ne me
conduiront pas même à la gloire. » A coup sûr, on ne peut publier
ces lettres, bien que la mémoire de Ferni ni de M'"'' de Marçay n'eût
pas sans doute à en souffrir; mais nous pourrons les relire, et j'é-
prouve un amer plaisir à y voir revivre avec toutes ses douleurs l'âme
ardente et déchirée de mon ami.
Que vous dirai-je des lettres de M'"'' de Marçay? Vous n'imagi-
nerez pas, avant de les avoir lues, qu'on puisse être à la fois si in-
flexible et si tendre, donner et retenir, fuir et se rapprocher, consçler
sans guérir, refuser toute espérance sans tuer tout amour, inspirer
à la fois et d'une manière si délicate tant d'admiration, de tendresse,
de crainte et de désir. Et dans tout cela pas un mot à effacer, pas
MADAME DE MARÇAY. 525
un mot à reprendre, rien qui ne soit irréprochable aux yeux même
du monde. Ah ! sublime et cruel instinct de la nature, l'art ne vous
égalera jamais !
Je fus un peu effrayé de revoir après moins de trois mois Ferni à
Paris , mais je fus surpris et heureux de le trouver beaucoup plus
calme et infiniment plus raisonnable qu'avant son départ.
— J'ai beaucoup réfléchi, me dit-il, depuis que je vous ai vu, et,
comme vous le pensez bien, c'est à la seule chose qui m'occupera
désormais en ce monde. Je vois clairement aujourd'hui la cause vé-
ritable de mes souffrances, ou plutôt l'occasion, toujours la même,
de laquelle naissent entre M'"^ de Marçay et moi ces crises perpé-
tuelles qui ébranlent ma raison. Tout le mal vient de mon incurable
manie d'aller au-devant d'explications qui me déchirent et de pro-
voquer par mes prières des refus qui m'accablent. Si je prenais le
parti de jouir du présent sans songer à l'avenir, ou du moins sans
contraiiMre par mes questions M'"*^ de Marçay à m'ôter toute espé-
rance, qui m'empêcherait de vivre paisible et presque heureux au-
près d'elle? Est-il au monde une intimité plus douce que ne l'était
naguère, que ne le sera de nouveau la nôtre? Peut-il exister, même
entre des personnes qui s'aiment, plus d'abandon et plus de con-
fiance? Pourquoi ne pas jouir des biens que le sort nous donne?
J'en ai senti le prix depuis que je les ai follement perdus. J'ai vécu
près d'elle dans une agitation bien douloureuse, mais que vous di-
rai-je de la vie que j'ai menée loin d'elle? C'était quelque chose de
plus que la solitude, c'était le néant. Il me semblait étouffer, faute
d'air et de lumière. Je ne veux plus partir, je veux la voir tous les
jours; mais je ne veux plus lui rien demander. Je veux jouir de
l'heure présente et me figurer l'avenir à ma guise; je veux me nour-
rir d'illusions, et je ne lui donnerai plus aucune occasion de les dé-
truire. Laissons faire le temps; nous sommes jeunes tous deux, fai-
sons crédit de quelques mauvais jours à la fortune.
Ferni tint parole; il reprit avec M'"*" de Marçay sa vie d'autrefois,
•mais il en bannit avec soin les agitations et les tempêtes. Plus de
questions précises, plus de plaintes, plus de prières, rien autre chose
que le muet et constant témoignage d'un invincible amour, car il
n'était pas au pouvoir de Ferni soit de cesser d'aimer M""" de Mar-
çay, soit de lui cacher qu'il l'aimât. S'il laissait comme malgré lui
son âme tout entière s'échapper dans chaque geste et dans chaque
parole, il ne disait rien, il ne faisait rien qui put contraindre M'"'' de
Marçay à se défendre et à soulFler sur ses rêves. Elle l'entendait
pourtant sans qu'il parlât, et se sentait comme assiégée en silence
par un opiniâtre adversaire : aussi se faisait- elle parfois un devoir
de conscience de l'avertir qu'il avait tort d'espérer, qu'il n'était pas
526 REVUE DES DEUX MONDES.
plus avancé qu'auparavant, et qu'il ne le serait jamais davantage;
mais alors, au lieu de s'emporter comme autrefois contre le sort ou
contre elle, Ferni lui disait en souriant : — A qui en avez-vous? Qui
vous a rien demandé? Qui vous dit que je supplie et que j'espère?
— Vos yeux me le disent, et je leur réponds sincèrement comme
toujours.
Il avait en effet, malgré lui, de temps à autre une façon de re-
garder M'"*" de Marçay qui en disait plus que toutes les paroles, et
à son tour elle laissait passer à son insu dans son regard la pitié
dont elle avait l'âme atteinte. Elle mettait alors la main devant ses
yeux, et lui disait en riant : — Voulez-vous bien ne pas me regar-
der ainsi?
Il prenait cette main, la baisait avec une sorte de fureur, et l'on
parlait d'autre chose.
Ils avaient pris l'habitude de tout se dire, et il la consultait sur
toute chose. Il avait repris le goût du travail, il s'intéressait de
nouveau aux affaires de son pays. La vive intelligence et le noble
cœur de M™^ de Marçay suivaient Ferni dans toutes ses pensées. Ils
se voyaient sans cesse au théâtre et dans le monde, et il leur suffi-
sait d'être un jour sans se voir pour sentir aussitôt qu'ils avaient
une infinité de choses à se dire. La moindre interruption dans leur
intimité leur apprenait à tous deux combien ils s'étaient devenus
nécessaires, combien l'affection, la confiance et l'habitude avaient
étroitement entrelacé leur vie.
Ils vivaient donc dans une sorte de calme, et Ferni, qui prenait
plus d'intérêt aux moindres actions de M'"^ de Marçay qu'à tout le
reste de l'univers, suivait avec curiosité l'existence de cette jeune
femme si admirée, si enviée, si courtisée et, au moins en apparence,
si peu sensible à tant d'hommages. Elle avait la cour la plus nom-
breuse et la mieux fournie qu'on ait peut-être jamais vue autour
d'une belle personne, et les âges les plus divers, comme les condi-
tions les plus variées, y étaient représentés. Ferni plaisantait parfois
M'»« de Marçay sur un certain nombre d'hommes mûrs qui n'étaient
pas les moins ardens de ses admirateurs. Il l'appelait « Suzanne
entre les vingt vieillards. »
Mais ce qui confondait Ferni de surprise, ce fut la vue d'un cer-
tain tiroir rempli de lettres qu'elle remit en ordre de très bonne
grâce devant lui, un jour qu'elle partait pour la campagne. M'"*' de
Marçay en fit l'examen, et Ferni l'aidait en riant dans ce travail. Elle
lui cachait certaines lettres, et il ne demandait à en voir aucune ;
mais il en parcourut plusieurs et put se convaincre qu'il ne connais-
sait encore que très imparfaitement le nombre des adorateurs dont
M'"« de Marçay contenait et calmait les transports soit par son
MADAME DE MARÇAY. 527
silence, soit par de sages réponses expédiées dans toutes les parties
du monde.
— Est-il possible, s'écria enfin Ferni, saisi d'une sorte d'admira-
tion craintive, que vous puissiez suffire à un pareil labeur et mener
de front tant de gens et tant d'affaires? Quoi! au milieu même de
nos agitations les plus vives, quand vous paraissiez si émue de ma
folie, si amicalement occupée de me guérir, vous aviez le temps et
le courage d'entretenir le feu de toutes ces correspondances et de
tenir tête à tant de monde ! Vous êtes à vous seule tout un minis-
tère, ajoutait-il en riant, et si j'avais pu porter dans les affaires la
moitié de cette présence d'esprit et de cette activité, j'aurais peut-
être affranchi mon pays.
— Vous me raillez, cher comte, et vous êtes injuste, lui dit-elle
avec un air de noblesse et de bonté qui le rendit un peu honteux de
sa sottise. Si vous pouviez lire toutes ces lettres, si vous connais-
siez tous ceux qui les ont écrites, si vous saviez quels titres ils peu-
vent avoir à mon amitié, à ma reconnaissance, à ma sympathie, à
ma pitié si vous voulez, vous ne traiteriez point comme un calcul de
coquetterie une conduite fort naturelle et inspirée par le seul sen-
timent de la justice; mais vous êtes un égoïste et vous avez la pré-
tention de tout juger sans rien savoir. Tout cela s'expliquera de
soi-même ; mettez-y un peu de patience ; vous savez que dans dix
ans je dois vous raconter toute ma vie.
Elle avait en effet pris l'habitude de le renvoyer à dix ans toutes
les fois qu'il la pressait un peu soit sur son rival inconnu, soit sur
quelque autre sujet dont elle ne voulait point parler.
— Dans dix ans, nous serons tous morts, disait alors Ferni, qui
ne croyait pas si bien dire.
La vie de Ferni me paraissait cependant avoir pris un cours plus
tranquille, et j'espérais enfin voir sa liaison avec M'"'' de Marçay
aboutir à un dénoûment paisible, soit qu'elle se laissât gagner par
tant d'amour, soit que l'amitié qu'elle lui accordait finît par lui suf-
fire. Un jour que nous étions entourés de cartes et de livres et que
je le voyais avec plaisir s'animer avec moi dans le débat d'une
question intéressante : — La tête est libre, lui dis-je en riant, et le
cœur le deviendra bientôt.
— En vérité vous avez raison, me répondit-il sur le même ton, et
tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes. — Mais il lui
fut impossible de se contenir un instant de plus ; il laissa tomber sa
tête dans ses mains, et lorsqu'il la releva, je vis que son visage était
baigné de larmes.
— Je suis perdu, me dit-il en marchant avec agitation dans la
chambre. Je me sens et je m'observe, comme ferait le médecin le
528 REVUE DES DEUX MONDES.
plus habile rongé par un mal mortel. Je ne sais pourquoi je l'aime
ainsi et tous les jours davantage. N'est-elle pas comme moi pous-
sière et cendre? Ne puis-je donc pas trouver ailleurs dans le monde
autant de beauté, de grâce, de douceur, d'amitié même, et par-
dessus tout cela un peu d'amour? Mais c'est moi qui ne puis aimer
ailleurs! Je suis comme aveuglé pour tout le reste et je ne vois plus
qu'elle au monde, sans doute parce qu'il est écrit qu'elle ne m'ai-
mera jamais. Ce mot à^ jamais vous fait sourire? Hélas! que de fois
j'en ai souri moi-même! Que de fois je l'ai crue près de s'émouvoir!
Que de fois j'ai interprété dans le sens de mes vœux son geste, son
regard, sa parole ! Si vous pouviez vous intéresser à toutes les mi-
sères qui composent mon existence, je vous dirais les circonstances
insignifiantes qui suffisaient pour me faire vivre pendant plusieurs
jours dans une sorte d'ivresse, comme si l'heure était enfin venue où
elle allait m' aimer. Mais quel affreux réveil, quelle chute profonde
après ces momens d'espoir et d'oubli! Avez-vous vu parfois une
pauvre mouche privée d'ailes gravir péniblement la plume d'un éco-
lier? Elle monte jusqu'au faîte; mais au moment où elle va l'attein-
dre, son persécuteur retourne la plume, et la victime remonte sans
fm ni repos jusqu'à ce qu'on ait assez de ce jeu et qu'on l'écrase.
Voilà mon supplice : il est pire encore, car je le comprends tandis
que je l'endure; j'ai mes ailes, et je ne veux point les ouvrir; j'aime
mon enfer, et j'éclate en larmes et en prières lorsqu'on veut m'en
tirer...
Je laissai Ferni parler, et toute consolation me parut cette fois
inutile. J'avais touché la blessure que je croyais fermée, et le sang
avait coulé de nouveau. Peu de temps après cet entretien, M'"^ de
Marçay partit, accompagnée d'une amie, pour passer l'été dans un
petit port de la Bretagne où Ferni ne tarda pas à la rejoindre. La
solitude, la liberté, la vue de la nature rendirent leur intimité plus
étroite encore et plus tendre. Ils étaient presque inséparables; ils
faisaient ensemble le soir de longues promenades, et, sous le ciel
étoile, M'^^ de Marçay se faisait expliquer par Ferni le mystérieux
arrangement des mondes, et les lois de ce vaste univers. Ils redes-
cendaient sur la terre, et les sujets ne faisaient guère défaut à leurs
causeries. Ferni en venait enfin à ses peines, et M'"'' de Marçay l'é-
coutait avec douceur. Ils paraissaient si naïvement heureux d'être
ensemble que M'"'^ de Marçay disait en riant : — Ceux qui nous voient
doivent se dire : Yoilà deux amoureux qui passent!
L'oisiveté de la campagne donne, vous le savez, plus de prix
encore aux nouvelles de Paris. Ils avaient donc pris l'habitude de
lire ensemble leurs lettres, et le plus souvent d'écrire ensemble
les réponses. Ferni remarqua bientôt que certaines lettres ne lui
I
MADAME DE MARÇAY. 529
étaient pas montrées, et que ces lettres avaient sur l'humeur de
M'"'' de Marçay une visible influence. Il sentit dès lors qu'elle ne
l'avait décidément pas trompé en lui avouant qu'elle appartenait à
un autre, et il n'eut point de repos qu'il n'eût réussi à tout ap-
prendre, comme un condamné qui veut entendre son arrêt. Il soup-
çonnait qui pouvait être ce rival heureux. Quelques bruits vagues,
d'autres indices plus clairs qui l'eussent depuis longtemps con-
vaincu, si mon rnalheureux ami n'eût voulu espérer contre toute
espérance, avaient dirigé la pensée de Ferni sur un jeune marin
parti pour un long voyage peu de temps avant la rencontre de
M'"° de Marçay et de Ferni dans ma loge. Ferni prit un jour à part
l'amie qui avait accompagné M'"" de Marçay, et lui dit de l'air le
plus naturel : — On ne se conduit donc pas bien là-bas? M'"*' de
Marçay n'est pas toujours contente de ses lettres?
— Vous savez donc que c'est lui, je ne croyais pas qu'elle vous
l'eût nommé?
— Je le savais, répondit Ferni. — Et il eut le courage de deman-
der et d'écouter l'histoire de la liaison de M"''' de Marçay avec son
rival. Il apprit qu'une longue absence et les propos du monde avaient
plus d'une fois refroidi leur union, qu'au milieu de l'hiver était ar-
rivée une lettre qai ressemblait fort à une rupture. Ferni se sou-
vint en effet qu'un jour M'"'' de Marçay, arrachant à un bouquet
une violette, avait murmuré devant lui :' — On m'a brisée comme
cette fleur. — Et le même soir, comme ils lisaient ensemble la
lettre sublime de dona Julia à don Juan, M™*" de Marçay avait
laissé échapper quelques larmes. Avec quelle amertume Ferni se
rappela ces circonstances! — Sa vie a donc toujours été double, se
dit-il, et je n'en ai jamais eu que la moindre part. Je vivais tout en
elle : la meilleure moitié de son âme était loin de moi ! — Et son
cœur se serrait à la pensée de cette différence et de sa solitude. Il
voulut ne rien ignorer pourtant, et questionna longtemps encore ; il
apprit enfm que le retour de ce jeune homme pouvait se faire at-
tendre peut-être un mois, peut-être davantage, qu'une réconcilia-
tion était en tout cas nécessaire, et pouvait être douteuse ou fragile.
Ferni se défia de la première impression que lui causait la certi-
tude de son malheur. Il se dit rappelé par une affaire et partit pour
Paris. Après m' avoir communiqué ses angoisses et pris le temps de
réfléchir, il résolut d'attendre les événemens et de ne rien changer
dans sa conduite avec M™*" de Marçay. — Je n'ai jamais été aussi
heureux que là-bas, me dit-il; j'y veux retourner. Ne songeons pas
à l'avenir... Le jour où il faudra la quitter, ou j'en mourrai, ou ma
guérison sera complète. De toute façon, je suis bien sûr de ne plus
la revoir aussitôt qu'elle aura revu celui qu'elle aime.
TOME XXV. 3i
530 REVUE DES DEUX MONDES.
Il repartit donc sur-le-champ, et la fortune, qui allait l'accabler
d'un dernier coup, lui accorda encore quelques beaux jours. Soit
que M""^ de Marçay se sentît émue d'une passion si opiniâtre et si
profonde, soit qu'elle fût prise pour lui de pitié en songeant à l'a-
venir, elle l'accueillit cette fois avec une véritable tendresse. Je puis
vous parler avec une entière franchise de ces derniers jours de leur
intimité, puisque tous deux ne sont plus, et que l'histoire vraie de
cette passion vous intéresse. M'"^ de Marçay n'avait jamais été avec
lui si enjouée, si affectueuse, si confiante; elle le raillait et le flat-
tait tour à tour. — Je vous déteste, — lui disait-elle en riant, et
elle s'appuyait sur lui avec langueur. Elle avait cessé de se fâcher
ou de le fuir quand il approchait ses lèvres de son front, denses
cheveux, de son cou. Ces détails vous font sourire, et vous vous de-
mandez sans doute pourquoi Ferni s'arrêtait si docilement. Vous ne
savez pas à quel point l'âme de mon ami s'était pliée à cette servi-
tude , comme il tremblait de perdre cette femme en un instant et
pour toujours, que de fois il était déjà retombé d'illusions presque
aussi douces. Il ne se sentait plus à l'épreuve d'une chute pareille,
et dans l'agitation suprême où était son âme, il avait le pressenti-
ment qu'être repoussé cette fois, c'était périr. Il arriva ainsi, enivré
d'amour, de crainte et d'espérance, jusqu'au jour qui devait mettre
une fin violente à sa longue épreuve.
C'était un jour d'orage, et tous deux s'étaient sentis en même
temps accablés et irrités par cette lourde atmosphère. Sur le soir,
le ciel étant couvert de nuages, un vent assez fort se leva, et l'on
entendit au loin le bruit du tonnerre. M™^ de Marçay proposa une
promenade en voiture ; on fit atteler, et ils partirent. A peine étaient-
ils en route, que Ferni voulut attirer M'"*^ de Marçay près de lui.
— Laissez -moi, dit -elle, j'ai reçu aujourd'hui une potion cal-
mante.
— Une lettre de lui? dit-il avec anxiété. Donnez-la-moi, je vous
en prie.
— Vous le voulez vraiment? La voici. — Et elle lui tendit la
lettre.
Ferni prit cette lettre et se mit à la lire. Il était assis dans le fond
de la voiture, elle était en face de lui, et elle le regardait. Le jour
tombait rapidement; à travers les nuages chargés d'électricité passait
encore un peu de lumière de couleur livide. Ferni lisait avec peine,
mais il déchifl'rait tout, parce qu'il voulait tout lire, et ces banales
formules de l'amour satisfait prenaient à ses yeux un intérêt extra-
ordinaire. Quand il eut fini, il tendit la lettre à M'"« de Marçay. —
Elle est fort tendre, lui dit-il, et il paraît fort joyeux de son pro-
chain retour; cependant je crois qu'une autre femme que vous fe-
I
MADAME DE MARÇAY. 531
rait aussi bien son affaire, tandis qu'il n'y a pour moi que vous au
monde.
— Voilà une parole injuste, et vous n'en savez rien.
— Il est vrai que je n'en suis pas bon juge, répondit Ferni. —
Et, s' enfonçant dans un coin de la voiture, il garda le silence. Un in-
stant après, M'"^ de Marcay s'aperçut qu'il pleurait; elle vint s'as-
seoir près de lui et lui prit la main. — Du courage, disait-elle,
soyez calme.
Mais sa douleur, un moment contenue, éclatait enfin en mou-
vemens convulsifs et en larmes abondantes. — Que vais-je devenir?
murmura-t-il ; tout est fini. Non-seulement je n'espère plus rien,
mais je perds tout au monde. Il va revenir, et je ne vous verrai plus.
— Vous me verrez toujours, interrompit-elle.
— Jamais! continua-t-il, et même aurai-je la force de l'attendre?
0 fatale habitude de tout vous demander, de tout vous dire, de pen-
ser et de respirer à vos pieds! Il me semble qu'il n'y a plus per-
sonne sur la terre.
— Vous ne me quitterez pas.
— Ah! l'affreuse solitude; je me vois moi-même comme un enfant
qu'on arrache avant le temps du sein de sa mère et qu'on jette sur
la route aux pieds des passans. Qui va me parler, me consoler? qui
puis-je écouter et souffrir? qui me grondera, me louera doucement?
qui me donnera de chers petits conseils comme les vôtres?
— Moi ! toujours moi ! disait-elle en lui pressant les mains ; mais il
l'entendait à peine et continuait d'une voix brisée par les pleurs : —
Languirai-je seul ou chercherai-je inutilement quelque femme qui
vous ressemble? Où est-elle, la créature que je ferai semblant d'ai-
mer?— Et il prononçait obstinément certains noms qui les faisaient
sourire tous deux au milieu des larmes ; mais il retombait auss tôt
dans son désespoir, attirait M'"*" de Marçay avec rage, puis l' écar-
tait de lui brusquement, la saisissait encore et paraissait sur le
point d'expirer de douleur à ses côtés. Les éclairs jetaient à chaque
moment une vive lueur sur leurs visages émus , et les sanglots de
Ferni étaient sans cesse couverts par les éclats de la foudre. Ils ar-
rivèrent ainsi au bord de la mer, où ils quittèrent la voiture et allè-
rent s'asseoir auprès de quelques personnes de leur connaissance,
attirées en ce lieu par la sombre beauté de cet orage. Ferni trouvait
ce spectacle en harmonie avec l'état de son cœur et prenait un amer
plaisir à le contempler. La mer était couverte d'un voile' obscur, et
l'on ne pouvait la distinguer du ciel; mais d'éblouissans éclairs dé-
chiraient par instans les nues et inondaient d'une rapide lumière la
vaste étendue des flots. L'on entendait presque en même temps le
grondement du tonnerre, puis tout rentrait dans l'obscurité, et l'on
532 REVUE DES DEUX MONDES.
ne voyait plus que l'écume phosphorescente des vagues qui venaient
se briser en gémissant sur la plage. M'"' de Marçay était assise près
de Ferni ; elle avait attiré sa main sous son manteau et la pressait
affectueusement sur son cœur. Il pleurait en silence, entendait à
peine ce qui se disait autour de lui et évitait de répondre lorsqu'on
lui parlait, de peur que l'on ne remarquât l'altération de sa voix;
mais peu à peu un changement se fit dans cette âme aimante et
mobile. Il oublia une dernière fois tout ce qui venait de l'agiter, et
se laissant aller presque sans y penser au bonheur de se voir encore
si près d'elle, de sentir battre son cœur et de la croire touchée de
ses maux, il jouit d'un repos délicieux après une émotion si violente.
La pluie commença bientôt à tomber; on se leva, et ils rentrèrent
sans se parler.
A' peine furent-ils seuls que Ferni revint au sentiment de la réa-
lité, et de nouveau ses yeux se remplirent de larmes; mais elle le fit
asseoir doucement près d'elle et lui proposa de lire ensemble. Il
était tellement habitué à lui obéir, qu'il trouva cela tout naturel.
Elle lisait haut, d'une voix enfantine, s' arrêtant sans cesse pour
sourire et le regarder. Il l'arrêtait plus souvent encore par ses bai-
sers, et si souvent qu'il fallut cesser de lire. Elle paraissait n'avoir
pas la force de se défendre, et se laissait aller avec langueur à ses
caresses. Enfin leurs lèvres se rencontrèrent, et Ferni, qui n'a ja-
mais menti, m'a juré qu'ils avaient mis tous deux la même ardeur
dans ce dernier baiser; mais aussitôt cette étrange créature parut
le haïr aussi sincèrement qu'un instant auparavant elle avait paru
l'aimer. Elle s'échappa brusquement de ses mains, courut à la fe-
nêtre, l'ouvrit et s'assit sur le bord, le regardant d'un air de colère
et de défi. Éperdu de douleur, il voulut l'en arracher. M'"' de Marçay
trouva des mots si cruels, elle eut si bien l'art de le blesser et de le
confondre, qu'il recula, se croyant le jouet d'un horrible rêve et
prenant en dégoût la création tout entière. Le jour commençait à
poindre lorsqu'il rentra chez lui.
En moins d'un instant, il avait pris, pour n'y plus revenir, une
résolution bizarre et fatale, et ce fut avec le calme d'une âme éner-
gique, décidée sur son sort, que le lendemain il entra chez elle. Il
ne pouvait revenir de sa surprise en la regardant. Non-seulement les
émotions diverses qu'elle avait paru éprouver la veille, et dont il se
sentait brisé, n'avaient laissé aucune trace sur ce charmant visage,
mais elle était éblouissante de fraîcheur; jamais son teint n'avait été
plus transparent, jamais ses traits n'avaient été plus harmonieux ni
plus calmes, et lorsqu'elle leva sur lui ses grands yeux limpides, il
crut sentir vaguement qu'elle n'avait point d'âme. Cependant il de-
vait l'aimer jusqu'au dernier soupir, et d'ailleurs il avait irrévoca-
MADAME DE MARÇAY. 533
blement arrêté sa ligne de conduite. Comme elle lui demandait de
ses nouvelles, il répondit qu'il avait eu les nerfs fort malades à la
suite de cet orage, et qu'elle avait dû s'en apercevoir. — J'aime mieux
ne pas entendre parler de cela, lui répondit-elle. D'ailleurs ce n'est
point votre faute, mais la mienne. — Et elle ajouta en baissant la
voix : — Tout autre que vous m'aurait prise en horreur.
— Cela n'est pas en mon pouvoir, répondit-il avec tristesse.
Et, baisant la main de M'"'^ de Marçay, il lui dit qu'il était obligé
de faire un petit voyage, et qu'il était venu lui dire adieu.
— C'est au revoir qu'il faut dire, reprit-elle en souriant, et à
bientôt. Que ferais-je sans vous?
Ces derniers mots étaient habituels à M'^^ de Marçay, lorsque
Ferni parlait d'éloignement ou de rupture. Elle avait une façon,
moitié enjouée, moitié sérieuse, de les dire, qui ravissait Ferni, et
qui l'eût décidé à tout plutôt que de s'éloigner d'elle. Ce jour-là, il
ne put les entendre sans que son cœur fût près de se rompre. Ce-
pendant il put répondre avec assez de calme : — J'espère certaine-
ment vous revoir.
Et, lui serrant une dernière fois la main, il sortit.
Le dessein qu'il avait conçu avait quelque chose d'insensé et de cri-
minel, et se ressentait du trouble de la nuit fatale qui l'avait enfanté;
mais une fois décidé à l'accomplir, Ferni retrouva pour l'exécuter sa
présence d'esprit et son énergie accoutumées. Il partit pour Saint-
Pétersbourg, et, afm qu'on ne vît dans ce départ qu'une chose toute
naturelle, il se fit appeler par un de ses amis qui habitait cette ville.
A peine arrivé en Russie, il donna quelques signes d'un dérange-
ment d'esprit qui trompa tout le monde; puis il parut redevenir
complètement maître de sa raison, et vécut comme à l'ordinaire
avec ses amis. Il avait connu jadis M. de Marçay, et renoua con-
naissance avec lui. Il l'amena, je ne sais comment, à venir s'exercer
au tir au pistolet, et s'attacha à montrer ce jour-là une agitation ex-
traordinaire. Enfin, dans un moment où deux pistolets se trouvaient
chargés et où son tour de tirer était venu, il se plaignit à haute
voix de visions et de fantômes qui lui étaient envoyés par ses per-
sécuteurs. Presque aussitôt il se détourna subitement du but, fit feu,
et M. de Marçay tomba mort. Avant qu'on eût le temps de faire un
mouvement autour de lui, Ferni avait pris le second pistolet et s'é-
tait fait sauter la cervelle. Cet accident, qui parut l'effet d'un accès
subit de folie, afiligea tout le monde à Saint-Pétersbourg, et vous
vous souvenez qu'il causa dans Paris, où Ferni s'était fait générale-
ment aimer, la plus pénible surprise. Le suicide de Ferni ne laissait
à personne la possibilité de penser que sa prétendue liaison avec
53/1 REVUE DES DEUX MONDES.
M™* de Marçay eût été pour quelque chose dans ce double malheur.
On le regretta d'ailleurs universellement, et presque tous les jour-
naux de l'Europe déplorèrent sa fm prématurée.
Je ne savais moi-même que penser, lorsque je reçus une lettre que
mon malheureux ami avait pris soin de me faire parvenir. Il m'y
remerciait en peu de mots, et avec effusion, de la tendresse pater-
nelle que je lui avais toujours montrée. Il me priait de ne point le
juger précipitamment, et ajoutait qu'une lettre que M'"^ de Marçay
devait recevoir m'expliquerait sa conduite. H me conjurait enfin d'a-
voir toujours la même amitié pour elle, et plus encore, si vous pou-
vez, ajoutait-il, car vous devez reporter sur elle toute l'affection que
vous aviez pour moi. — Le soir même, je lus la lettre qu'il avait
écrite à M'"^ de Marçay; elle était à peu près conçue en ces termes :
« Pourquoi mon amour a-t-il grandi à côté de votre froideur?
pourquoi a-t-il résisté à votre amour avoué pour un autre? pour-
quoi enfin a-t-il survécu aux affreuses secousses de ces derniers
jours? C'est ce que je ne puis comprendre; mais il n'en est pas
moins vrai que je meurs à cause de vous et en vous aimant. J'ai
voulu vous rendre un dernier service. La vie de M. de Marçay
n'importe à personne, et je ne me fais pas grande conscience de la
prendre pour vous donner une liberté qui va vous devenir néces-
saire. Vous allez revoir celui que vous aimez. Son âge, sa légèreté
peut-être , à coup sûr la nécessité de se marier, rendraient votre
union bien fragile, si M. de Marçay vivait encore. Je sais d'ailleurs
que vous n'êtes nullement insensible à l'opinion du monde, qui
pourrait vous devenir un jour injustement sévère. Mariez-vous donc.
Je ne vous demande même pas de vous souvenir que j'aurai été
pour quelque chose dans ce bonheur. En tout cas, j'ai la consolation
de n'avoir point troublé votre repos autant que ceux qui vous con-
naissent imparfaitement pourraient le croire. Je me suis bien sou-
vent demandé depuis huit jours s'il valait mieux pour moi vous
avoir connue que d'avoir mené la vie très différente à laquelle je
me croyais destiné. Pourtant, tout bien considéré, je me crois en-
core votre obligé. Vous perdre au moment où je pensais vous at-
teindre était l'enfer; mais vous espérer était le ciel. Vous m'avez
torturé, mais vous m'avez fait vivre, et, grâce à vous, l'âme que je
rends à Dieu ou au néant aura connu en xe monde des émotions
plus fortes qu'il n'est donné d'en sentir à la plupart des hommes.
Je souhaite ardemment que vous soyez heureuse ; je souhaite aussi
que, si mon nom frappe parfois votre oreille, il n'éveille en vous
aucun sentiment de regret ni d'amertume. Vous n'avez voulu me
faire aucun mal, et vous n'êtes point coupable de mes douleurs.
MADAME DE 3IARÇAY. 535
Vous avez suivi votre destinée, et vous n'avez été que l'instrument
de la mienne. »
Cette lettre parut émouvoir M'"*' de Marçay, que la mort de Ferni
avait surprise et vivement affligée; mais elle ne sentit ce qu'elle
avait perdu avec lui que quelque temps après sa mort. Il fallut le
retour de son rival et les diverses contrariétés qui suivirent ce re-
tour pour lui remettre pleinement en mémoire l'être aimable et vrai-
ment bon qui avait tant souffert à ses pieds. Elle comprit qu'elle
n'avait eu d'autre raison pour ne point l'aimer que son engagement
envers un autre, et qu'une froideur naturelle qui lui faisait toujours
attendre en vain une sorte de mouvement intérieur et comme un
signal d'aimer. J'évitais de lui parler de Ferni, mais je m'aperçus
bientôt qu'elle parlait de lui volontiers, et cherchait les occasions
d'amener son nom sur mes lèvres. Elle me rappelait, et parfois avec
attendrissement, telle parole, telle action de mon ami qui l'avait
frappée. — Vous souvenez-vous, me disait-elle, comme il parlait de
telle chose, comme il était ému de telle autre? Je le vois encore en-
trant chez moi presque tous les jours avec son air triste ou joyeux,
selon la disposition qu'il croyait lire sur mon visage. Gomme il avait
plaisir à me parler et à m'entendre! comme il m'interrogeait du re-
gard et comme il paraissait vraiment m' aimer! J'avais pris l'habi-
tude de tout cela, et quelquefois, quand j'entends sonner son heure
accoutumée, je regarde machinalement du côté de la porte, comme
si je m'attendais à le voir entrer. N'est-ce pas que vous l'aimiez
beaucoup? Vous m'avez toujours dit que c'était un noble cœur.
J'avais peine à retenir mes larmes en voyant revivre ainsi mon
ami dans les paroles de M'"^ de Marçay; mais un nouveau chagrin
ne tarda pas à s'ajouter au regret amer que la mort de Ferni m'a-
vait laissé dans l'âme. Je voyais M'"^ de Marçay s'éteindre insensi-
blement à son tour. Son cœur battait souvent à l'étouffer, elle avait
des crises nerveuses très fréquentes, et ne connaissait guère plus de
repos. Elle abusait inutilement de l'opium. Cette étrange créature
n'en était pas moins belle. Aussitôt que son deuil fut passé, elle
rentra dans le monde; elle semblait y chercher une distraction plutôt
qu'un plaisir. Sa tristesse ne lui avait rien ôté de son charme; sa
langueur était devenue plus touchante. Ce fut aux Italiens, dans ma
loge, qu'un vaisseau de son cœur se brisa et qu'elle fut assez dou-
cement surprise par la mort. Elle était à cette place même où Ferni
l'avait vue pour la première fois, et il n'y avait pas un instant qu'un
visiteur étant entré,- elle s'était retournée pour lui sourire. Cela lui
arrivait rarement sans que l'image de Ferni ne me traversât l'esprit,
et cette fois le geste, le sourire, avaient si bien été les mêmes que je
536 REVUE DES DEUX MONDES.
n'avais pu échapper à ce cruel souvenir. Un moment après, elle n'é-
tait plus.
M. d'Hersent s'arrêta, et je ne» pus m' empêcher de lui dire : —
Qu'était-ce au juste que M'"^ de Marçay? Était-elle vraiment la per-
sonne que Ferni a si violemment aimée, ou ne faut-il voir en elle
qu'une femme ordinaire, un peu plus coquettte et un peu plus in-
sensible que de raison ?
— Qui le saura jamais? répondit M. d'Hersent avec quelque
amertume. Tout ce qui est en ce monde a-t-il un prix véritable ou
seulement la valeur qu'y attachent notre cœur et nos yeux? Voyez
ce ciel étoile, cette mer immense; pour vous et pour moi, que de
poésie, que de grandeur!... Le pêcheur qui est derrière nous ne
voit dans ce ciel que des points brillans qui l'aident sur la mer à re-
trouver son chemin , et la mer lui paraît un immense réservoir de
poissons qui le nourrissent le plus souvent et quelquefois le dévo-
rent. Qui a tort et qui a raison de lui ou de nous deux? Ou plutôt
n'avons-nous pas tous également raison, et le ciel et la mer ne sont-
ils pas également tout cela? Ce que nous aimons vaut après tout ce
que nous valons nous-mêmes. Pour moi, je croirais volontiers que
M'"® de Marçay était à la fois la créature singulière et sublime que
Ferni a tant aimée et la femme insignifiante qui a aimé si facilement
son rival! Elle était l'un et l'autre sans doute et autre chose eacore
que nul œil humain n'aperçut en elle, car la nature est infinie dans
ses œuvres, et elle n'a pas créé une âme qui n'ait autant de pro-
fondeurs inconnues que l'Océan. Ce qu'il y a de certain, c'est qu'elle
a rarement formé une aussi belle et aussi aimable personne, et que
la lame qui a déchiré le cœur de Ferni était un des ouvrages de ce
genre les plus finement travaillés et les mieux réussis qu'on ait
jamais vus dans le monde.
M. d'Hersent se tut, et comme la nuit était venue, nous nous re-
tirâmes lentement devant la mer montante , dont la voix plaintive
avait accompagné ce triste récit.
LA
THEOLOGIE NATURELLE
EN ANGLETERRE
I- The necessary Existence of God, by W. Gillespie. — II. Faiih in God and modem Atheism,
by J. Buchanan. — IH. Christian T/ie/sw, by R. Thompson. — IV. The Limits of religions
Thouyht, by H. Mansel.
Quelques momens avant de boire la ciguë, Socrate disait à ses
disciples éplorés qu'il était sûr de la divine bonté. Il suffirait que
ces paroles eussent été prononcées ou du moins écrites aux envi-
rons de la quatre-vingt-quatorzième olympiade pour qu'il fût difficile
de refuser à la raison humaine la faculté de s'élever par ses propres
forces à la certitude de l'existence de Dieu. Et comme on ne saurait
apparemment parler de Dieu sans en concevoir quelque idée, cette
notion, quelle qu'elle soit, est déjà, suivant l'étymologie du mot,
une certaine théologie. Et comme cette théologie est due à la lu-
mière naturelle, il est donc vrai qu'il y a une théologie naturelle.
Ainsi l'ont pensé, d'accord avec les philosophes, les plus grands doc-
teurs de l'église. Il serait inutile de le rappeler, si dans ces derniers
temps il ne s'était rencontré des esprits acharnés à le contester. On
comprend malaisément pourquoi, s'ils n'étaient résolus à tout dé-
truire ensemble, la révélation et la raison. Comment fonder la pre-
mière en effet sans la seconde? Comment ne pas dire, avec un saint
admiré de saint Louis, que <( l'existence de Dieu est une de ces véri-
tés qui ne sont pas des articles de foi, mais qui servent aux articles
de foi de préambules, et que la foi suppose la connaissance natu-
538 REVUE DES DEUX MONDES.
relie, comme la grâce la nature, et la perfection le perfectible ? »
Ce n est donc menacer aucune croyance que de. chercher à fon-
der par la raison celle qui soutient toutes les autres, et l'intérêt le
plus légitime s'attache aux travaux récens inspirés par un sujet
éternellement nouveau. Dieu est pour le moins aussi vieux que le
monde, et cependant le monde doit continuer de faire effort pour le
connaître sous peine de renoncer à se connaître lui-même. Ce sera
toujours le plus digne emploi des forces de l'esprit humain que de
rétablir incessamment son droit de croire en Dieu contre ceux qui le
lui disputent, et qui veulent lui couper les ailes sous prétexte de
briser ses fers. Dans chaque pays, à toute époque, cette vérité si
haute et si vulgaire prend la forme d'une question, sans cesser
d'être attestée par le commun langage, et cette forme suit dans ses
variations l'état des esprits et des sciences. Les doutes n'ont pas tou-
jours la même origine ni la même expression, les argumens doivent
se modifier avec les objections, ou bien, sous la diversité des mots
et des sentimens, il est bon de montrer un fonds immuable de lu-
mière et d'obscurité qui tient aux conditions du problème. Là aussi
il y a du permanent et du passager. Ce qui persiste, c'est la vérité à
connaître; ce qui varie, c'est la connaissance de la vérité. En France
par exemple, la politique dispose en grande partie de la religion et
de la philosophie; l'une ou l'autre est en crédit suivant que la poli-
tique est à l'espérance ou au découragement. Delà les vicissitudes des
choses éternelles. Cependant éternelles sont les vérités fondamen-
tales, et la raison, en y revenant sans cesse, remonte à sa source et
revendique son privilège de naissance. Il peut donc être utile et il
est toujours à propos d'observer le mouvement et le résultat des
études concernant les principes de toute religion dans les sociétés
les plus éclairées. En Angleterre, la préoccupation n'en est jamais
interrompue, et la théologie naturelle y est une science classique
qui n'est pas négligée un instant. Elle y est regardée comme indis-
pensable à la théologie chrétienne, qui sans elle languirait. Sans in-
sister sur les rapports de l'une et de l'autre théologie, surtout sans
nous engager dans les nuages de la haute métaphysique, nous vou-
lons essayer de ramener l'attention des lecteurs sur l'état réel des
recherches de théodicée, et montrer que les travaux de la science
correspondent aux idées les plus simples, les plus usuelles, dans
lesquelles tout le monde a été élevé.
I.
Je voudrais donc d'abord, non pas exposer philosophiquement,
mais raconter comment nous sommes amenés dans la vie réelle à
LA THÉOLOGIE NATURELLE EN ANGLETERRE. 539
l'idée de Dieu, et à toutes les pensées comme à tous les sentimens
dont cette idée est le fondement. Les métaphysiciens aiment à en
chercher l'origine dans la nature de l'esprit humain. Ils s'attachent
à prouver qu'elle lui est aussi nécessaire que les lois mêmes dq son
activité, et fait corps pour ainsi dire avec la raison : noble et légi-
time ambition, que je suis loin de leur reprocher, .et que j'ai ressen-
tie quelquefois; mais notre prétention est ici plus modeste. Ce sont
des faits positifs que je voudrais retracer; c'est aux souvenirs de
chacun de nous que j'entends m'adresser, et cherchant à les ranger
dans leur ordre historique, je voudrais les suivre pas à pas, et re-
monter les degrés de la pensée et de la croyance religieuse.
Il me semble que la première révélation de Dieu est faite à l'en-
fance dans les. termes par lesquels commence la Bible. Ces paroles
si simples, et qui expriment le fait le plus solennel que le temps ^t
reçu dans son sein, l'orphelin seul les entend pour la première fois
d'une autre bouche que de celle d'une mère. C'est la mère qui se
réserve d'annoncer au fruit de ses entrailles la vérité qui l'éclairé et
la console, soit que, dirigeant les yeux de l'enfant sur un livre de
gravures, elle lui montre, dans quelque lointaine copie des peintures
de Michel- Ange ou de Raphaël, les premières scènes de la création,
soit que, promenant son doigt sur les pages usées d'un petit livre
d'histoire sainte, elle lui fasse épeler ces mots : « Au commence-
ment, Dieu créa le ciel et la terre. »
Dieu a fait le monde, telle est l'idée générale dont la Genèse, abré-
gée pour l'enfance, lui donne la forme narrative; mais en même
temps cette idée, sous sa forme abstraite, prend place dans la rai-
son naissante. Elle y est reçue à la faveur d'une notion fondamen-
tale que la raison a déjà conçue et appliquée des milliers de fois,
quoiqu'elle n'en connaisse distinctement ni l'origine, ni l'expression,
ni l'universalité. Cette notion est celle que les philosophes appellent
la notion de cause. C'est parce que nous savons préalablement qu'un
fait qui commence a une cause, quoique nous soyons encore inca-
pables de nous prononcer à nous-mêmes ce principe général, que
dès nos plus tendres années nous concevons ce qu'on nous apprend,
quand on nous dit que le monde a commencé et qu'il est l'ouvrage
de Dieu.
De cette notion de cause, nous faisons dans cette circonstance une
application par analogie ; car aucune expérience ne nous a nettement
suggéré l'idée d'une cause créatrice. Nous n'avons connu que des
effets nouveaux, produits par une cause externe ou interne dans
ce qui existait déjà. Nous n'avons vu changer que la forme de la
matière. Les effets mêmes, plus directement, plus irréfragablement
connus, qui se passent en nous, ne sont que des phénomènes nou-
5A0 BEVUE DES DEUX MONDES.
veaux dans un être durable qui les a précédés. C'est donc, je 4e ré-
pète, par analogie que de l'action des causes connues nous indui-
sons la possibilité d'une cause créatrice, c'est-à-dire d'une cause qui
produise à la fois la substance et le phénomène. Si, comme il arrive
quelquefois, souvent même, mêlant le sacré et le profane, on com-
binait l'enseignement juif avec la tradition hellénique, et l'on met-
tait le chaos d'Hésiode ou d'Ovide en arrière delà création, l'action
de la cause divine serait un peu plus comparable à celle des causes
que nous avons vues agir. Je dis comparable, car en toute hypothèse
la cause divine ne peut être exactement assimilée à aucune des causes
que discerne l'expérience. Elle serait créatrice encore, quand la ma-
tière serait éternelle. La naissance des êtres déterminés bien com-
prise implique déjà ce que nous entendons d'essentiel par création.
Mais n'oublions pas que nous parlons des enfans, et que ces pro-
blèmes les touchent peu. A peine quelque question jetée en passant
par ce besoin de comprendre qui s'éveille et s'endort tour à tour
dans leur intelligence est- elle venue embarrasser un moment la
mère souriante, plus fière de ce que l'enfant lui demande qu'humi-
liée de ne pouvoir répondre. Ces curiosités s'allument et s'éteignent
comme des lueurs passagères, et l'esprit reste sans trop d'effort
dans ce brouillard qui remplit tous les abords de l' infini. Ce qu'il
saisit mieux, ce qu'on craint moins de lui représenter, ce sont les
preuves partout visibles de l'existence d'un suprême auteur des
choses. On ne parle guère à un enfant des objets de l'histoire
naturelle sans lui faire remarquer, quelquefois même un peu à la
légère, des combinaisons de moyens et de buts qu'on aperçoit ou
qu'on croit apercevoir dans l'ordre général des phénomènes. Après
avoir enseigné le fait de la création, grâce à l'idée de la cause qu'A-
ristote nommait efficiente, on cherche à expliquer l'ensemble et
l'harmonie des choses créées par la notion de la cause qu'Aristote
nommait finale. On montre dans les merveilles de la nature le ré-
sultat d'un art souverain. On ne craint même pas d'insister outre
mesure sur ce point de vue, et l'on remplit l'esprit du jeune disci-
ple de suppositions spécieuses, subtiles, hasardées, qui passent à la
faveur d'une idée fondamentalement vraie, l'ordre du monde.
Cependant cette idée ne peut être tenue pour un certain degré de
connaissance théologique que lorsqu'elle a été développée en un rai-
sonnement qui prouve ce qu'il suppose. Or, quelque parti qu'on ait
pris de ne point faire de philosophie avec les enfans, on ne manque
guère de leur communiquer de .bonne heure l'argument métaphy-
sique que notre pédanterie désigne sous le nom d'argument phy-
8100- théologique. A défaut de toute autre voie, en voici une par
laquelle il parvenait nécessairement aux enfans élevés au commen-
LA THKOLOGTE NATURELLE E\ ANGLETERRE. 5/|l
cernent de ce siècle. Un des premiers ouvrages qui servaient à leur
apprendre le latin était un traité de morale connu dans les classes
sous le no«i de Selcclœ. Le premier livre est intitulé de Bien , et
dans ce premier livre un des premiers paragraphes qu'il fallait ex-
pliquer peut se traduire ainsi : a De même que si l'on entre dans
une maison, un gymnase ou un forum, dès qu'on voit en toutes
choses l'ordre, la mesure, la discipline, on ne peut penser que tout
cela ait lieu sans cause, mais on comprend qu'il y a quelqu'un qui
commande et qui est obéi; de même et bien plus encore, à la vue
de tant de changemens , de tant de vicissitudes, de l'ordonnance
régulière d'autant et d'aussi grandes choses que les corps célestes,
ordonnance dont l'immense et infinie antiquité ne s'est jamais dé-
mentie, on doit nécessairement prononcer que tant de mouvemens
de la nature sont gouvernés par quelque intelligence. » Je me rap-
pelle ces mots, tirés de CÎcéron dans son traité de la Nature des
Dieux ^ comme la première expression générale que j'aie entendue
de l'argument pris du spectacle du monde en faveur de l'existence
d'un ordonnateur suprême.
C'est ainsi que la croyance en Dieu est érigée en une notion claire,
accessible, saisissante, et qui, bien que familière, populaire même,
est restée philosophique. Parmi les anciens et les modernes, elle a
inspiré une foule de belles pages , et même des ouvrages entiers ,
qui 6e lisent encore avec profit. A mesure que la science de la na-
ture s'est perfectionnée, l'argument a transformé ses applications;
mais, employé avec plus de discernement, appuyé sur des faits
mieux avérés et mieux connus, il n'a pas changé au fond et n'a
rien perdu de sa nature. Il a été consacré en quelque sorte par la
science moderne, il a pris rang parmi les principes de la philoso-
phie naturelle le jour où, dans le livre qui en est le code fonda-
mental, le révélateur du système du monde en a tiré pour conclu-
sion générale, sehoUiim générale^ l'existence d'une cause première,
dont l'intelligence et la volonté sont l'origine de l'univers, qui lui
est soumis (1).
Cette idée scientifique et philosophique est aussi une idée chré-
tienne; c'est Yoltaire lui-même qui la retrouve dans le verset : « Les
cieux racontent la gloire de Dieu, cœli enarrant gloriam Bel. »
Prise absolument et sans commentaire, elle ne conduit guère qu'à
,1a notion d^un dieu ordonnateur du monde, qui n'en est créateur
qu'autant qu'il l'a produit sous la forme du ciel et de la terre : il
n'est l'auteur que du Cosmos phénoménp^l que décrit Humboldt, et
que la science observe et calcule ; mais cette idée se concilie égale-
(l) Phil. Nat. Princip. matîu, L m, Schol. gen. et Optic, l. m, q. 31.
542 REVUE DES DEUX MONDES.
ment avec la notion d'un créateur absolu, qui a tout fait, la forme
et la matière du monde, et qui a tiré du néant l'existence de toutes
choses, excepté lui. Ce second sens de l'argument est le plus géné-
ralement reçu, grâce à l'interprétation orthodoxe du début de la
Genèse. C'est ainsi véritablement qu'il est identifié avec la croyance
chrétienne.
La critique moderne a serré de si près cet argument, elle s'est
tellement prévalu de l'abus qu'on en avait pu faire. Bacon et Des-
cartes ont si sévèrement proscrit les causes finales du domaine de la
science, qu'il est bon peut-être d'insister sur la valeur d'une consi-
dération théologique qu'il ne faut ni exagérer ni rejeter.
Ceux qui la nient afm de nier ce qu'on en conclut, c'est-à-dire
Dieu même, veulent que l'ordre du monde soit l'ouvrage du hasard
ou de la nécessité. Ces deux mots se retrouvaient sans cesse sous la
plume des attirées du dernier siècle. Ils expriment deux hypothèses,
dont la première est certainement la plus absurde, car la supposi-
tion du hasard nie l'ordre lui-même. Le sens du mot, si le mot
hasard est définissable, est la coïncidence des disparates. Si tout
est fortuit dans la nature, la stabilité en est bannie. Les phénomènes
actuels ont pu coïncider une fois , mais le hasard et la permanence
impliquent. Quant à la nécessité, ce n'est plus avec la stabilité
qu'elle serait incompatible, c'est. Newton l'a dit, avec la variation.
La nécessité, pour mériter son nom, doit être aveugle. Et comment
une nécessité aveugle aurait-elle produit la diversité, la succession,
le retour des phénomènes? Si elle n'est pas aveugle, la nécessité
n'est plus que le nom profane de l'ordre divin. Cet ordre, étant le
résultat durable de lois constantes , dont quelques-unes sont éter-
nelles, a reçu comme l'empreinte d'une intelligence et d'une vo-
lonté immuables. Dieu est l'être nécessaire, et il a imprimé aux
choses cette nécessité secondaire qui n'est que la stabilité de leur
nature, condition de la possibilité de l'être. Maintenant que tout,
dans les rapports des choses, soit moyen et but, que tout résulte
d'une adaptation dont notre intelligence aurait le secret, c'est affir-
mer bien au-delà de ce que nous révèlent l'expérience et la raison,
c'est réaliser tout ce qu'on imagine. L'existence de Dieu n'a pas
besoin pour être prouvée de cette finalité universelle; il sufiit qu'il
y ait lieu de reconnaître dans la nature un certain dessein , comme
disent les théologiens anglais, et, sans en multiplier les preuves
autant qu'ils l'ont fait, il peut être permis d'en donner une.
Je ne sais si tout le monde a réfléchi que, s'il n'y avait pas d'yeux,
la couleur n'existerait pas. En lui-même, et abstraction faite du
sens et de l'organe de la vue, le monde est incolore. Je ne dis pas
qu'en l'absence de l'homme et des animaux la cause de la couleur
LA THÉOLOGIE NATURELLE EN ANGLETERRE. 543
cesserait d'exister. La lumière serait : les ondulations de l'étlier
continueraient de s'accomplir, et la structure des corps demeurerait
telle qu'ils se comporteraient avec les rayons lumineux de manière à
produire ces différences d'effets possibles sur des organes possibles,
différences que nous appelons couleurs; mais tandis que les con-
ditions d'existence de la matière subsisteraient, tandis que les pla-
nètes dans leur course, la neige et la pluie dans leur chute suivraient
les lois de la pesanteur, tandis que la chaleur du soleil fondrait les
glaces et durcirait la terre, et que les végétaux s'élèveraient verti-
calement et s'étendraient latéralement par le volume de leurs troncs
et la projection de leurs branches, tandis qu'en un mot aucune des
lois de la physique, de la chimie, ne serait suspendue, tous les phé-
nomènes de l'optique seraient réduits à des phénomènes de méca-
nique, et la lumière et l'ombre, en tant qu'elles produisent, avivent,
éteignent des teintes diverses que nos sensations seules nous ap-
prennent à distinguer, seraient comme si elles n'étaient pas. Elles
existeraient comme causes, non comme effets.
Supposez maintenant que l'homme ou d'autres êtres vivans vins-
sent au monde avec cet organe de la vue, si artistement composé
dans toutes les espèces que la nature en a douées, et que la lumière
n'existât pas^ ou plutôt que rien dans la constitution de la lumière
et des corps ne fût disposé de manière à produire sur cet organe la
sensation de la couleur, si le monde en un mot était incolore, ou
même rigoureusement monochrome, sans aucune diversité d'ombre
et de teinte, il serait invisible. L'organe de la vue serait comme nul.
Rien n'est visible, les formes comme les distances, qu'à l'aide de la
couleur. Sans la couleur, la vue n'ajouterait rien absolument aux
connaissances que nous obtenons par le toucher, dont elle est l'utile
auxiliaire.
Ainsi d'une part la couleur, le phénomène de couleur n'est pas
nécessaire. L'ordre général de la nature n'en a pas besoin, le sys-
tème du monde peut s'en passer. D'un autre côté, l'œil et la vue
seraient inutiles et comme non avenus, si la constitution de la lu-
mière et des corps n'était pas telle que de certaines affections très
connues en résultassent éventuellement pour cet organe. Mainte-
nant qui voudra soutenir que c'est par hasard que la rencontre des
ondulations lumineuses et des surfaces étendues produit, en sus
de leur rôle dans le système du monde, cet effet additionnel qu'on
appelle la visibilité pour de certaines machines organiques qui pou-
vaient ne pas exister, ou bien que c'est par une aveugle nécessité,
que certains êtres qui n'ont pas toujours été sur la terre y sont sur-
venus munis d'un appareil compliqué tel que toute la mécanique
de l'optique, parfaitement indépendante en soi de leur existence.
5ii/!i REVUE DES DEUX MONDES.
lui occasionne des affections aboutissant à des sensations et à des
notions sans aucun rapport de ressemblance assignable avec les
causes physiques qui les déterminent? Le monde est invisible en soi,
il n'est visible qu'à la condition qu'il y ait des yeux, il le devient
dès qu'il y en a. Comment ne pas croire que les yeux sont faits pour
voir, et que le monde est fait, entre autres choses, pour être vu?
Gomment ne pas croire que le phénomène de la couleur, médium
indispensable entre l'objet et le sens, est un moyen prédéterminé?
Nous sommes donc loin de rejeter avec le dédain de quelques
philosophes religieux la preuve la plus usuelle et la plus saisissable
de l'existence de Dieu, celle qui compose à elle seule à peu près
toute la philosophie théologique de bien des hommes éclairés.
Mais reprenons cette éducation religieuse que nous avons promis
de suivre pas à pas. Si nous feuilletions encore les livres qu'on met
dans les mains des plus jeunes écoliers, nous y trouverions bien
vite des passages où ils apprennent, en supposant qu'ils ne l'aient
pas appris de la bouche de leurs parens, que tous les peuples ont
reconnu telle chose que la Divinité. Cicéron, ce grand instituteur
de toute jeunesse classiquement élevée , se complaît autant à invo-
quer à l'appui de la croyance en Dieu le consentement général que
l'ordre de l'univers. Le consentement général est une autorité impo-
sante; l'esprit en est naturellement touché, et peut-être est-ce pour
les grandes masses de l'humanité une des principales sources de
toute foi religieuse que la déférence à une tradition à peu près uni-
verselle. Le respect, la sympathie, l'imitation, l'habitude, d'autres
principes encore de notre nature nous portent à penser comme les
autres ont pensé, et s'il en était différemment, la vie serait beaucoup
trop courte pour découvrir par nous-mêmes tout ce que nos devan-
ciers ont trouvé par l'expérience ou la réflexion. Le consentement
général n'est donc pas en soi une preuve à dédaigner, ce n'est pas
du moins l'efficacité qui lui manque, et cette preuve a été admise
et développée par d'habiles gens. L'église l'a employée dans ses
cours de théologie.
Je ne crois pas qu'en fait de métaphysique religieuse, la grande
majorité des gens qui ont reçu de l'éducation aille beaucoup au-
delà de ce qui vient d'être dit. A cela se réduit assez communément
toute la théologie naturelle. Je devrais ajouter quelques développe-
mens qu'on y joint d'ordinaire sur les attributs de la Divinité et
les conséquences morales qui en résultent pour les hommes, si, du
moment où la théodicée touche au sentiment et au devoir, elle ne
devenait presque toujours, au lieu d'une simple philosophie, une
religion proprement dite. C'est en général au nom du christianisme,
c'est dans le langage qu'il enseigne et sous les formes qu'il prescrit,
LA THÉOLOGIE NATURELLE EN ANGLETERRE. 5/15
que les rapports de l'homme à Dieu sont annoncés à la jemiesse.
C'est grâce à cette transformation toute-puissante que des vérités
abstraites , qui seraient arides ou indifférentes pour beaucoup d'es-
prits, s'emparent de l'âme, et peuvent devenir pour une nature
heureusement douée l'aliment le plus pur et le plus sain de l'intel-
ligence, la plus auguste règle de la volonté, la plus pénétrante
consolation du cœur. Tout le monde, comme nous disons en Europe
^t en Amérique, est élevé dans le christianisme, tout le monde est
chrétien, au moins dans une certaine mesure, et c'est grâce à ce
-saint enseignement des nations et des familles que des deux plus
^nobles parties du monde s'élève ce cri universel, ce cri du respect
•et de l'amour : Notre Père qui êtes aux deux!
La foi n'est pas cependant partout la même, elle a ses diversités;
•^lle manque à un grand nombre, et là où l'on n'aperçoit plus l'homme
de la grâce, il faut parler encore à l'homme de la nature. D'ailleurs,
de même que sans s'arrêter aux merveilles sensibles de l'univers, en
écartant pour ainsi dire les plus beaux phénomènes, il est permis
'€t il est utile de regarder le système du monde comme un problème
purement mathématique et de ne voir dans le ciel étoile que la
mécanique céleste, c'est un droit et une fonction de la raison que
de s'abstraire elle-même de la religion, et de chercher à déterminer
sous leur forme la plus rigoureuse et la plus scientifique les pures
Idées qui sont comme l'essence de nos croyances morales et reli-
g^ieuses. Le ciel de l'âme aussi a sa géométrie.
Les théologiens éclairés , les Bossuet et les Fénelon , sont loin de
répudier cette théodicée philosophique, et c'est le métier des mé-
taphysiciens que d'en reprendre incessamment l'étude. Sans les
suivre dans les recherches épineuses dont elle est semée, nous
devons donc continuer à exposer le plus clairement que nous pour-
rons le progrès ordinaire des idées religieuses comme idées pures,
^ême en nous réduisant à celle-ci, la preuve de l'existence de Dieu.
Cette preuve est double jusqu'ici, le consentement général et
Tordre du monde. Le ciel nous préserve de chercher à ruiner l'une
ou l'autre : à Kant seul cette témérité est permise, mais il faut
bien mesurer la portée, fixer la valeur de la double preuve, fût-ce
-afin d'expliquer pourquoi l'esprit humain ne s'en est pas contenté.
Quelque autorité qu'on attribue au consentement général, il n'est
pas une preuve péremptoire pour un philosophe ni pour jm chré-
tien, une preuve du moins qui puisse être admise sans restriction
par l'un ni par l'autre. Pour le philosophe, la constance et la perpé-
tuité d'un témoignage ne démontrent pas autant la réalité de la chose
témoignée que la permanence dans la nature humaine d'une raison
^e croire ce qu'elle affirme. Ce peut être vérité, ce peut être erreur.
TOME XXV, 35
5A6 BETUE DES DEUX MONDES.
Il y a, si Ton veut, présomption de vérité; mais il n'y a preuve que
d'un fait permanent de notre nature qui engendre et motive le con-
sentement à une certaine idée. C'est ce fait qu'il faut démêler, étu-
dier, afin de savoir si sa réalité prouve la vérité de ce qu'il atteste.
Cela ramène à chercher dans l'esprit humain et dans la raison même
l'origine et la garantie de l'idée religieuse. C'est ce qu'ont fait les
philosophes lorsqu'ils ont prouvé Dieu par l'idée de Dieu.
Pour le chrétien, l'accord de l'humanité le persuade de l'existence
et de l'unité de Dieu bien moins que la foi dans une révélation spé-
ciale et primitive. La certitude, sinon la vérité de cette double
croyance est pour lui bien plutôt le privilège d'une race élue que le
patrimoine commun de l'espèce. Elle a été confirmée, cette croyance,
développée, complétée par les diverses théophanies dont l'Ancien
Testament contient le récit, et surtout par la plus grande de toutes,
sujet divin du Nouveau Testament. Le christianisme est essentielle-
ment une tradition particulière. Toutes les traditions, hors la chré-
tienne, sont entachées d'erreur ou d'imposture; elles s' appellent <le
fausses religions : on ne voit donc pas comment le consentement aux-
fausses poun-ait servir à établir un dogme de la vraie. Aussi, tandis
qu'autrefois le consentement général était cité en preuve par les
théologiens, il est maintenant représenté comme un souvenir afiai-
bli, comme une traduction altérée de la révélation primi4:ive. Sui-
vant cette doctrine, qui est nouvelle, mais qui a fait d'assez grands
progrès dans l'église, la tradition générale doit toute sa valeur à ce
qu'elle a conservé de la tradition particulière. L'humanité n'a ajouté
que du faux au vrai de la révélation première. C'est donc le chris-
tianisme qui fonde l'opinion universelle du monde, et non l'opinion
universelle du monde qui appuie un seul des dogmes du christia-
nisme. Quoi qu'on pense de cette théorie un peu hasardée, il de-
meure que le consentement général mérite plutôt considération qu'il
ne commande l'adhésion. En fait, il n'en exerce pas moins une
grande influence; en fait, il se présente dans la réalité pour chacun
de nous comme un fragment local et national. La religion est pour
chacun de nous une tradition de famille et une institution sociale. A
ce titre, elle est revêtue d'une grande autorité, et c'est ainsi res-
treint que le consentement de tous détermine le nôtre. Cependant
on remarquera qu'il nous attache au moins autant à ce qui est par-
ticulier qu'à ce qui est universel dans les croyances. Demandez à un
Ecossais pourquoi il est presbytérien, à un Anglais pourquoi il est
épiâcopal, à un Français pourquoi il est catholique : sa réponse sincère
sera la plnpart du temps qu'il est de l'église dans laquelle il est né.
Le consentement de la majorité, et par suite celui de l'universalité,
n'est donc pas une preuve logique, mais il se pourrait qu'il fût un
moyen de persuasion plus.puissgjît qu'une preuve logique. Cepen-
LA THÉOLOGIE NATURELLE EN ANGLETERRE. 547
dant il reste établi, je crois, que, comme pierre de touche du con-
sentement général allégué en preuve de l'existence et de l'unité de
Dieu, le philosophe devra recourir à l'étude de l'esprit humain, le
chrétien à la révélation, et l'un et l'autre s'appuieront am^i sur
des preuves d'un ordre qui leur paraît supérieur.
Venons à la preuve par l'ordre du monde. Elle a généralement
autorisé les déistes à élever leur temple idéal Beo oplimo maxbnOy
mais ils ont avec raison traduit cette belle inscription par ces mots :
Au Dieu très bon et très grand. C'est en effet ce que prouve et tout
ce que prouve l'argument, un Dieu très bon et très grand, et à part
quelques métaphysiciens, les anciens les plus éclairés ne se sont
pas formé une autre idée de Dieu. Le spectacle du Cosmos avec ses
beautés, mais aussi avec ses imperfections, ses incohérences, avec
l'antagonisme des forces qui le régissent, n'atteste que le triomphe
laborieux du principe de l'ordre sur le désordre, et partant une in-
telligence qui partout a laissé son empreinte, celle de la sagesse et
de la bonté, en assurant la durée et l'harmonie de son ouvrage. Ge-
' pendant la beauté de l'ensemble n'est que celle d'un système où,
tout compte fait, le»bien l'emporte sur le mal. Sans doute il est bon,
sans doute il est sage et puissant, celui qui a réglé cet ordre et qui
le conserve; on ne peut se lasser d'admirer par quelles combinai-
sons profondes, par quels savans artifices tout est réglé et maintenu
de manière à surmonter des obstacles toujours subsistans, à résister
à des causes de destruction toujours agissantes, enfin quelle habileté
suprême semble à chaque instant sauver l'univers. Partout se décèle
un sublime architecte; mais tout ce spectacle ne nous révélerait pas,
si nous n'en puisions ailleurs la connaissance, un Dieu tout-puis-
sant et infini, le Dieu créateur de la foi, le Dieu parfait de la méta-
physique.
Si donc nous voulons nous élever à quelque connaissance de la
nature de Dieu et concilier son existence avec ses attributs, l'argu-
ment en question ne peut plus suffire au chrétien non plus qu'au
philosophe, et l'un et l'autre sont obligés de chercher dans la révé-
lation et dans la raison une notion moins imparfaite de la Divinité
ou une démonstration de son existence qui soit plus en rapport avec
ses perfections.
Ici le christianisme nous enseigne des dogmes qui ne sont qu'à
lui. Une révélation devait nous apprendre ce que nous aurions
Ignoré sans elle. C'est ainsi que l'église nous révèle le dogme de la
Trinité. Malgré les analogies qu'on a prétendu trouver dans Platon
et les Alexandrins, je persiste à croire que l'idée de la Trinité est
essentiellement chrétienne, et que l'esprit humain ne s'y serait
point élevé par lui-même. Il faut donc laisser à la théologie posi-
^we les dogmes révélés et connus^seuleuient par la révélation. Il y
558 BEVUE DES DEUX MONDES.
a dans le christianisme des vérités plus générales, Je veux dire plus-
généralement connues, puisqu'elles sont communes à l'orthodoxe,
à l'arien, au déiste, même au païen ou au mahométan éclairé. Ces
notions que le christianisme enseigne sans les discuter ni les dé-
montrer sont par exemple celles-ci : Dieu est un esprit, — Dieu est
parfait, — Dieu est le créateur du monde.
Ces notions chrétiennes, se rencontrant aussi dans certaines
théodicées philosophiques, sont donc aussi des notions de la raison,
de la pure raison; car apparemment aucune sensation, aucune
expérience ne nous les suggère. Pour que Dieu soit créateur, il faut
que tout ait commencé; or c'est dans l'esprit humain seulement que
nous pouvons trouver cette idée, soit comme principe démontré,,
soit comme croyance naturelle. Il n'est certes pas moins vrai que
ni la perfection, ni lanotion-d'un pur esprit n'ont été dérivées d'une
expérience actuelle, et la raison seule est capable de pareilles con-
ceptions. Si donc il était possible de fonder l'existence de Dieu sur
ime de ces idées, par exemple sur celle de sa perfection, cette dé-
monstration ne serait point, comme la preuve tirée de l'ordre dm
monde ou du consentement universel, dérivée d'iîn fait d'expérience
ou de perception directe, une preuve à jjosteriori. Elle pourrait par
conséquent être à un certain point qualifiée de preuve // priorL
Toutes les preuves de ce genre, étant puisées directement dans
l'esprit humain, ont plus ou moins ce caractère général de tirer de
l'idée de Dieu l'existence de Dieu.
C'est surtout à Descartes, comme chacun sait, qu'il faut recourir
pour connaître ce genre de preuves. Il en a donné deux distinctes
qu'on a confondues à tort, et dont la meilleure est celle où il fait
entrer l'idée de cause. Elles ont été si souvent exposées qu'il est
inutile d'y revenir. Rappelons seulement que la principale de ces-
preuves n'est pas entièrement originale, et qu'on pourrait en re-
chercher le type initial dans saint Anselme, dans saint Augustin et
jusque dans Platon; ajoutons que la preuve ou les preuves de Des-
cartes ne sont pas les seules qui aient été dites à priori; plus d'une
fois à tort ou à raison, on a cru pouvoir démontrer l'existence de
Dieu par sa nature même, ce qui est le propre de ces sortes de
démonstrations. Or comme la nature de Dieu n'est pas objet d'ex-
périence, mais notion purement rationnelle, c'est donc toujoui-s à
l'idée de Dieu qu'il a fallu revenir pour remonter jusqu'à lui, et
tel est en effet le procédé cartésien, et malheureusement pour Des-
cartes, le procédé cartésien a été celui de Spinoza. Le danger de la^
preuve par l'idée de Dieu, c'est le spinozisme. Je rappelle le dangei*
pour qu'on ait soin de l'éviter.
LA THÉOLOGIE NATURELLE EN ANGLETERRE. 549
II.
Cicéron nous a conservé clans sa version latine un beau passage
d'Aristote où l'admiration religieuse que doit inspirer le spectacle
de l'univers est vivement peinte, et il range l'écrivain grec parmi les
philosophes à qui l'ordre a révélé l'ordonnateur. Il aurait pu ajou-
ter que c'est Aristote qui a mis dans la science la cause finale sous
son nom, et qu'il en a fait pour ainsi dire la loi de la nature, en
répétant sans cesse ces mots pris longtemps pour axiome : (( La na-
ture ne fait rien en vain. » Une fois même il s'oublie, et il appelle
la nature Dieu. Cependant ne serait-ce pas là une doctrine exoté-
rique qui voilait sa vraie pensée et dissimulait sa métaphysique?
Quand il veut arriver à Dieu même, il le cherche dans la constitu-
tion de l'être, et ne le déduit ni ne l'induit de l'expérience de choses
sensibles. C'est tout au plus le premier ciel (et le premier ciel n'est
pas Dieu) qu'il conclut de l'existence du mouvement par la néces-
sité d'un premier moteur; mais le Dieu vrai, l'acte pur, la pensée de
la pensée, il semble l'atteindre directement et l'affirmer à priori^
quoique ce ne soit au fond qu'un corollaire de sa métaphysique.
Cependant ce Dieu-là n'est ni l'auteur ni l'ordonnateur intelligent
du monde qu'il ne peut connaître, lui qui ne pourrait sans déchéance
avoir mis la main à la nature. C'est ainsi que chez les philosophes
d'Alexandrie l'artiste divin, le démiurge à qui le monde doit l'har-
monie, la beauté, la réalité actuelle, est néanmoins placé bien au-
dessous du premier principe.
Cette inconséquence ou cette duplicité de doctrine ou de méthode
dans Aristote a permis à la philosophie du moyen âge de faire tour
à tour la théologie à priori et à posteriori. Le passage d'un pro-
cédé à l'autre, d'un point de vue à l'autre point de vue, est si fa-
cile qu'il nous échappe quelquefois, et que nous ne nous aperce-
vons pas toujours que nous avons changé de voie. A proprement
parler, rien dans la science n'est rigoureusement à priori , puisque
l'homme est toujours donné, et avec l'homme l'esprit humain. Nos
principes les plus élevés, ceux que nous imposons à l'expérience et
que nous ne tenons pas d'elle, ne font pas cependant leur apparition
dans l'esprit préalablement à toute perception extérieure, à toute
conscience de nos opérations intérieures. On peut donc imaginer ai-
sément que tout est inféré à posteriori de nos connaissances empi-
riques, et les disciples les plus fervens d'Aristote ont pu croire lui
être fidèles en niant toute notion directe de la Divinité, et en ratta-
chant cette notion à la sensation même. Saint Thomas d'Aquin, tout
pénétré qu'il est de la métaphysique de 'son maître, soutient obsti-
nément comme une vérité essentielle que, Dieu ne pouvant nous
550 REVUE DES DEUX MONDES.
être connu par lui-même, son existence a besoin d'être démontrée,
qu elle ne peut l'être que par son effet, qu'en un mot « notre en-
tendement est conduit par les choses sensibles à la connaissance
divine, c'est-à-dire à connaître de Dieil qnil est. »
En effet, l'argument de la nécessité d'un premier moteur, qui tient
la plus grande place dans la scolastique peut à la rigueur être rat-
taché à l'expérience, et saint Thomas, qui y insiste encore plus que
sur l'argument tiré des fins du gouvernement du monde, s'est, de
son aveu, classé parmi ceux qui n'admettent en théologie naturelle
que des preuves à posteriori. Je sais bien que parmi celles qu'il
admet, on en pourrait désigner qui n'ont point ce caractère, et qui
même offrent une certaine analogie avec les preuves à priori du
cartésianisme; mais il ne s'en est pas aperçu, il doit être jugé par
ses intentions : l'inconséquence d'Aristote l'a gagné à son insu, et
Arnauld a eu raison de l'opposer à Descartes.
Toute la scolastique n'est pas dans saint Thomas, et l'on pourrait,
en cette grave matière, lui trouver des adversaires; mais au moment
où la scolastique s'écroule. Bacon, en France et Descartes en Angle-
terre s'élèvent à la fois contre Aristote, l'un pour fonder une mé-
thode plus empirique que la sienne, l'autre pour établir une autre
méthode d'observation; l'un pour raffermir par l'induction mieux
traitée la science à posteriori^ l'autre pour donner dans la con~
science une base expérimentale à la science à priori -, l'un pour
montrer Dieu au sommet des phénomènes, l'autre pour le montrer
à la source des idées, tous deux d'accord cependant pour chasser
la considération des causes finales de la connaissance de la nature.
Dans la proscription dont il les frappe. Bacon certainement exa-
gère la sévérité. Elles n'ont point fait à la physique tout le mal
qu'il leur impute. Elles mériteraient d'ailleurs toutes ses accusations
qu'elles ne devraient pas disparaître à son commandement, et la rai-
son persisterait à reconnaître une harmonie intelligente dans l'ordre
de l'univers. Moins le cosmos semble la perfection réalisée, plus les
combinaisons qui en assurent la durée et la stabilité attestent un
profond dessein. Il faut nier l'ordre ou concevoir une intelligence
cause de l'ordre. Bacon lui-même a confessé que la Providence peut
être connue par ses ouvrages, et il n'a pas découragé ses compa-
triotes, si fidèles à sa gloire, du soin de chercher dans la nature des
marques d'une suprême sagesse. Bien au contraire, ils se sont adon-
nés avec une persistance infatigable à cette investigation. C'est le
sujet d'une multitude de bons livres anglais. Dans aucun pays, il ne
s'est publié autant de traités de théologie naturelle où fût faite une
plus grande part à la contemplation de l'ordre universel. La téléo-
logie a été longtemps en Angleterre la base de la théologie.
Cette démonstration appuyée -sur les sciences naturelles devait
LA THÉOLOGIE NATURELLE EN ANGLETERRE. 551
particulièrement toucher une nation qui aime à fonder toute con-
naissance certaine sur l'expérience et l'induction, et comme il est
rare que l'esprit humain ne contracte pas une partialité exclusive
pour la méthode qu'il préfère, on compte en petit nombre les écri-
vains anglais qui se montrent sensibles aux preuves à priori de
l'existence de Dieu et surtout qui daignent accorder une sérieuse
attention aux deux argumentations de Descartes. Un Anglais car-
tésien est difTicile à trouver, même à l'époque oii le cartésianisme
portait le trouble dans les deux universités, et Malebranche, plus
heureux que son maître, eut du moins un disciple éminent dans
John Norris, que Locke a pris la peine de réfuter.
Ce n'est pas qu'on ne pût prouver à Cudworth, à Locke lui-
même, que leurs argumens en faveur de l'existence de Dieu n'em-
pruntent pas beaucoup plus à l'expérience que ceux de Descartes;
mais il faut descendre jusqu'à Samuel Clarke pour trouver un Anglais
de quelque renommée qui tente résolument d'établir à priori
l'existence de Dieu. Clarke avait passé par Descartes pour arriver
à Newton, et quoiqu'il ait rejeté la philosophie du premier avec
sa physique, on sent toujours qu'il a traversé son école. Ce n'est
pas un pur baconien, ni un disciple de Hobbes qui eût écrit le
Traité de V existence et des attributs de Bien.
L'auteur de ce célèbre ouvrage ne cache pas qu'il n'est point
content de la preuve à posteriori. Les phénomènes naturels prou-
veraient tout au plus qu'il y a eu, depuis que ces phénomènes ont com-
mencé, un être assez sage et assez puissant pour les produire et les
conserver; mais que cette cause première ait existé ou doive exister
de toute éternité, ils ne le prouvent pas, et jamais de l'existence de
l'imparfait on ne déduira valablement l'existence de la perfection.
La preuve à posteriori ne peut servir à établir un seul des attributs
de Dieu, et qu'est-ce que Dieu sans aucun attribut divin ? Quant à
la preuve à priori^ elle prétend bien, il est vrai, démontrer l'exis-
tence par les attributs mômes ; mais les difficultés que rencontre'
l'argument principal de Descartes attestent assez qu'il n'est pas
suffisamment clair et démonstratif, et on répugnera toujours à con-
clure de la possibilité de concevoir l'existence au nombre des per-
fections d'un être qui les aurait toutes à l'existence certaine de cet
être. La véritable manière de prouver Dieu serait donc, comme l'a dit
Leibnitz, « de chercher la raison de l'existence du monde, qui est l'as-
semblage entier des choses contingentes, dans la substance qui porte
la raison de son existence avec elle. » C'est là ce que Clarke a essayé.
Il pose d'abord que quelque chose existe de toute éternité, puisque
quelque chose existe aujourd'hui, ou que l'existence de l'être con-
tingent prouve celle de l'être nécessaire. Puis il établit déductive-
ment que l'être nécessaire est nécessairement indépendant, im-
552 REVUE DES DEUX MONDES.
muable, infini, intelligent, etc. Enfin il démontre toute la série des
attributs divins. C'est dans la nécessité, dans la conception de l'être
nécessaire, qu'il voit le caractère d'une preuve véritablement à
priori. La sienne lui paraît mériter ce titre, en ce qu'elle se fonde
sur une conception immédiate et nécessaire, quoiqu'elle suppose la
connaissance préalable de l'existence des choses, et que cette con-
naissance soit expérimentale. ^
Glarke ajoute bien à cette démonstration une autre idée beaucoup
plus hardie, beaucoup plus hasardée, qu'il tenait probablement de
Newton, et qui a provoqué son importante controverse avec Leibnitz;
mais cette doctrine, qui identifiait en quelque sorte l'espace et le
temps avec la Divinité, n'est pas inséparable de sa démonstration,
qui seule nous occupe ici et qui ne passa pas sans objection. Il eut
à répondre aux lettres polémiques d'un gentilhomme du Glocester-
shire, qui n'était pas autre que le célèbre Butler, à cette époque
étudiant en théologie dans une académie dissidente de ce comté.
Il y avait alors dans l'église anglicane un docteur Waterland, moins
connu que Butler, mais encore cité comme un des meilleurs inter-
prètes de la doctrine orthodoxe de la Trinité. Clarke professait avec
ménagement l'arianisme mitigé de son maître Newton, et la ques-
tion fondamentale de la divinité de Jésus-Christ était alors l'objet
des débats des théologiens. Daniel Waterland^ qui avait figuré avec
honneur dans la discussion, eut même une conférence sur le vrai
sens du dogme avec le docteur Clarke devant la reine Caroline,
alors princesse de Galles, renommée pour son esprit, ses goûts de
métaphysique, et correspondante de Leibnitz. Malgré sa foi vive et
ombrageuse, le docteur avait traversé la dispute sans rompre abso-
lument avec son adversaire, et il ne l'a jamais combattu qu'avec de
justes égards. Leurs dissidences théologiques s'étendirent néanmoins
jusqu'à la philosophie, et Waterland joignit comme appendice aux
recherches de Law sur les idées de temps et d'espace une lettre ou
viissertation sur l'argument à priori tendant à prouver l'existence
d'une première cause.
Dans cet ouvrage, fort digne d'être lu, Waterland s'occupe d'abord
de la nouveauté de l'argument, et après en avoir fait remonter la
condamnation jusqu'à Clément d'Alexandrie, il soutient que saint
Anselme lui-même ne l'eût pas approuvé sous sa forme nouvelle.
C'est, selon lui, l'étude de la métaphysique d'Aristote dans les
mauvaises traductions du moyen âge et dans les commentaires des
Arabes qui a pu seule inspirer une prétention téméraire, réprouvée
par les plus grands des scolastiques. En première ligne, le maître
de saint Tiiomas, Albert le Grand, dit en propres termes : « La
créature fait connaître Dieu à posteriori. » Boger Bacon, Bichard
de Middieton, Duns Scot (je ne cite que les autorités britanniques)
I
LA THÉOLOGIE NATURELLE EN ANGLETERRE. 553
ont été d'accord avec de grands docteurs étrangers pour contester
la possibilité de prouver Dieu à priori^ et plus récemment Cul-
verwell, l'auteur d'un traité estimé sur la religion suivant la lu-
mière naturelle, Gudworth, l'évêque Barlow, l'archevêque Tillot-
son, enfin Humphrey Ditton, qui a écrit postérieurement à Clarke,
se sont rangés à la même opinion.
Il y aurait bien quelques remarques à faire sur la manière dont
Waterland discute les autorités qu'il cite; mais il vaut mieux l'en-
tendre lui-même quand il conteste à l'argument de Clarke d'être
valable à priori^ puisque c'est une conclusion d'une nécessité de
conception à une nécessité d'existence. C'est au fond le reproche si
souvent adressé à la preuve de Descartes , de passer gratuitement
de l'existence idéale à l'existence réelle. Comment d'ailleurs prou-
ver à priori l'existence d'une preinière cause, puisque rien n'a la
priorité sur elle? Dieu ne peut avoir de principe que lui-même. Or
la tentative audacieuse d'une démonstration impossible offre le dan-
ger d'ébranler la vérité qu'elle veut affermir. Elle suppose la fai-
blesse de toutes les preuves qu'elle tend à remplacer; elle les con-
damne pour se justifier, et comme elle ne réussit pas dans sa
justification, elle met l'existence de Dieu au rang des théorèmes à
démontrer.
Malgré la sévérité de ce jugement, la voie où était entré Clarke
n'a pas été abandonnée : son autorité, si grande dans la première
moitié du xvii" siècle, a un peu baissé; mais elle n'est pas annulée.
Coleridge, implacable pour toute école qui ne relevait pas de Pla-
ton, dit quelque part qu'il soupçonne Clarke d'avoir été surfait. En
marchandant, nous lui laisserons pourtant encore une grande va-
leur, et dans toute recherche sur le théisme, il devra conserver une
honorable place. Après lui, sans se laisser décourager ni par son
exemple ni par ses objections, des écrivains qui ne sont guère con-
nus qu'en Angleterre, le révérend Moses Lowman, l'évêque Hugh
Hamilton, ont encore essayé de démontrer à priori l'existence de
Dieu, et il n'y a guère que quinze ans qu'un Écossais, William. Gil-
lespie, a entrepris, après une revue de tous les argumens de ses
prédécesseurs, d'en présenter un nouveau qui échappât à toutes les
critiques qu'ils ont à ses yeux justement encourues.
L'ouvrage de M. Gillespie est certainement intéressant et curieux.
Il est intéressant, parce qu'il est impossible de discuter avec plus
de bonne foi, de faire de plus consciencieux efforts pour mettre dans
tout leur jour et ses propres idées et ses objections aux idées des
autres. On sent qu'il a vivement à cœur de ne faire injustice à per-
sonne, de ne tromper personne, et de livrer sa pensée tout entière à
l'examen qu'il semble provoquer. L'ouvrage est curieux aussi par
la thèse à laquelle il est consacré. La voici : supposé qu'il y ait une
554 REVUE DES DEUX MONDES.
substance existant nécessairement, cause intelligente de toutes
choses, il est démontrable que cette substance est infiniment éten-
due. Cette idée a pour but d'employer en preuve de l'existence de
Dieu l'impossibilité où nous sommes de concevoir une limite à l'es-
pace. De cette première proposition : l'étendue infinie ou l'infinité
d*étendue existe nécessairement, — de ce principe démontré lui-
même par voie psychologique, l'auteur déduit, avec tout l'appareil des
formes géométriques, que cette infinité d'étendue est nécessairement
un être, un être simple, unique, qu'il en est de même de l'infinité de
durée, et qu'enfin cet être infiniment étendu et durable est néces-
sairement intelligent, omniscient, tout-puissant, entièrement libre,
complètement heureux, parfaitement bon.
M. Gillespie raconte ensuite qu'une fois en possession de cette
argumentation, publiée, je crois, vers 1837, il vit un jour aux
vitres d'une petite boutique de libraire, dans une des grandes rues
d'Edimbourg, une nouvelle édition de F Age de la Raison de Thomas
Payne, et qu'il entra alors pour représenter au vendeur que c'était
un livre infâme; mais il trouva dans la boutique quelqu'un qui lui
apprit qu'une société d'athées se réunissait dans la ville tous les
dimanches soir. Il se mit aussitôt en rapport avec un membre de
cette société, et, lui donnant pour elle un exemplaire de sa démon-
stration, il le chargea de lui porter de sa part le défi de la réfuter.
Une personne fut désignée comme prête à répondre; mais cette per-
sonne ayant finalement refusé la provocation , il la renouvela dans
une adresse imprimée à V Aréopage ou Société zététique (1) de
Glasgow. Cette association, plus nombreuse, plus habile, plus in-
struite que celle d'Edimbourg, professe, dit-il, les mêmes principes
d'athéisme. Elle lui fit connaître par écrit que son défi était accepté
dans les termes où il l'avait posé, et, comme une de ses conditions
était que la discussion ne serait pas orale, on lui annonçait qu'un,
membre de la société lui préparait une réponse qu'elle imprimerait
à ses frais. En conséquence il reçut l'année suivante, avec une lettre
de la même main, un exemplaire d'une Réfutation de t Argument à
priori tant de Samuel Clarke que de M. Gillespie^ par Antitheos.
C'est pour répliquer à cet ouvrage qu'il a publié une troisième édi-
tion du sien. Il y discute avec beaucoup de soin soit les critiques,
soit la thèse de son adversaire , qui ne me paraît pas avoir donné
beaucoup de force et de nouveauté au triste lieu-commun dont il a
pris la défense. Si M. Gillespie ne met pas un grand talent au service
d*une cause sacrée, c'est un réviseur méthodique de doctrines et
d'argumens, et dans son nouvel effort pour éclaircir et fortifier ses
raisonnemens, il les suit pied à pied, les développe avec une con-
(i) Zététiqt^, qui cherche, un des noms donnés aux sceptiques.
LA THÉOLOGIE NATURELLE EN ANGLETERRE. 555
science exemplaire, et, conduit par les nécessités de sa thèse à discu-
ter les différentes théories de l'espace, il en donne le tableau analy-
tique, et met ainsi le lecteur en mesure d'apprécier en parfaite con-
naissance de cause la valeur de sa découverte. Je doute qu'elle reste
comme un progrès dans la science, mais elle nous a valu un livre que
les gens faisant profession de métaphysique ne liront pas sans profit.
III.
Pas moins que Clarke, qui écrivait cent ans avant lui, M. Gillespie
ne s'est montré sévère pour les preuves ou considérations qu'on
emploie communément au service de la croyance en Dieu. Il a nié
de nouveau la possibilité de tirer d'aucune l'infinité d'un seul des
attributs divins. On ne peut guère croire cependant que, plus que
le docteur Clarke, il fasse renoncer ses compatriotes à demander à
la nature de confesser son auteur. 11 ne se passe guère d'année sans
que la Grande-Bretagne voie paraître plusieurs essais sur la théo-
logie naturelle, où les sciences profanes sont appelées au secours de
la science sacrée. Généralement fidèles à l'exemple de Newton, les
physiciens anglais ne se lassent jamais d'en revenir là; mais pour
la plupart ils vont plus loin, et pénètrent jusque dans le domaine de
la théologie révélée. Il y a même des institutions publiques des-
tinées à encourager ce double genre de recherches. Robert Boyle,
que son siècle mettait comme physicien peu au-dessous de Newton,
avait maintes fois soutenu dans ses écrits l'harmonie des conclu-
sions de la philosophie naturelle avec les dogmes de la religion.
C'est l'objet de l'ouvrage auquel il a donné ce titre singulier : The
Christian vîrtuoso. Et, non content d'avoir plaidé la cause par ses
propres écrits, il a institué, sous la surveillance de Févêque de
Londres, des lectures ou sermons publics pour la défense de la
religion naturelle et révélée. On a recueilli une partie de ces dis-
cours; l'ouvrage de Clarke a même commencé par en être un. A la
seule inspection des titres, on ne voit pas que l'argument des causes
finales dans la nature ait été proscrit de la chaire : il tient une grande
place dans le premier discours, la Folie de V Athéisme^ par le doc-
teur Bentley, et c'est le sujet du seizième, ou de la Bcmonstration
d'e l'Existence et des Attributs de Dieu d'après les œuvres de la Créa-
tion ^ par Derham.
Le révérend Francis Henri Egerton, comte de Bridgewater, qui a
résidé longtemps à Paris et qui y est mort en 1829 sans y laisser,
que je sache, la réputation d'un apôtre, avait composé et imprimé
sans le publier un ouvrage pour la défense du christianisme. Par
son testament, il a mis une somme de 8,000 livres sterling à la dis-
position du président de k Société royale de Londres pour défrayer
556 REVUE DES DEUX MONDES.
la publication d'un ou plusieurs ouvrages sur la puissance, la sa-
gesse et la bonté de Dieu manifestées dans la création. Chaque ou-
vrage devait être imprimé à mille exemplaires, et tous les profits
de la vente appartenir aux auteurs. Il est résulté de cette fondation
huit ouvrages dont les auteurs ne sont pas inconnus au-dejà du dé-
troit, Thomas Ghalmers, Kidd, Whewell, sir Charles Bell, Buckland,
Kirby, Prout, Roget. Ces huit ouvrages composent la collection des
Bridgewater treatises , auxquels on en adjoint ordinairement un
neuvième, un fragment de Charles Babbage publié en 1837. Cette
collection est terminée, et le vœu du testateur est accompli.
Enfin en Ulh un négociant d'Aberdeen, nommé Burnett, a en
mourant légué une somme de 1,600 livres sterling pour être distri-
buée tous les quarante ans en deux parts, — l'une .des trois quarts,
l'autre du quart, — aux auteurs des deux meilleurs écrits sur l'exis-
tence de Dieu et l'excellence de la religion, prouvées d'abord par
des raisons indépendantes de la révélation, puis par des raisons
prises dans la doctrine chrétienne. Les trois juges du concours
doivent être élus par les ministres de l'éghse et les professeurs des
collèges de la ville d'Aberdeen, et à la première échéance, qui a eu
lieu en 1814, le grand prix a été décerné au docteur Brown, prin-
cipal du collège du Maréchal, et le second à l'archevêque actuel de
Cantorbery, le révérend John Bird Sumner. En 1854, les juges du
concours, parmi lesquels figurait M. Henri Rogers, ne reçurent pas
moins de deux cent huit ouvrages. Ils en distinguèrent douze, dont
trois furent mis hors ligne ; le premier prix fut obtenu par M. Thomp-
son, et le second par le révérend John Tulloch, principal du collège
de Saint- Andrews. L'ouvrage de M. Thompson, Théisme chrétien^ a
paru la même année que la Foi en Dieu et V athéisme moderne com-
parés, par M. Buchanan. Nous signalerons ces deux ouvrages remar-
quables dans la multitude de ceux qui paraissent sur le même sujet.
En Angleterre, la théologie naturelle, quoique distinguée de la
théologie révélée, en est, comme nous l'avons dit, rarement sépa-
rée, et presque jamais la séparation n'arrive jusqu'au divorce. C'est
donc les yeux fixés sur le christianisme, l'esprit rempli des ensei-
gnemens de l'Écriture, que M. James Buchanan, alors professeur
de théologie apologétique à Edimbourg et maintenant successeur de
Chalmers dans la chaire de théologie systématique, a mis en con-
traste la foi en Dieu avec l'athéisme. Son ouvrage n'en est pas
moins tout éclairé des lumières de la science humaine, et il se re-
commande aux philosophes comme aux simples fidèles. Il dénote
une connaissance et une intelligence des problèmes et des systèmes
dans leur dernier état qu'on voudrait trouver dans les écrits de tous
nos professeurs de théologie.
En admettant avec un écrivain français, M. Bouchitté, que le
LA THÉOLOGIE NATURELLE EN ANGLETERRE. 557
'dioix des preuves de l'existence de Dieu a été dans un certain rap-
'port avec les progrès de l'esprit humain, M. Buclianan pense qu'au-
cune sorte de preuve n'a été inconnue à aucune époque, et que
toutes les preuves ontologiques ou pliysico-théologiques, à priori
-et à posteriori y doivent être concurremment employées, quoique
rangées avec ordre, et composer ce qu'il appelle la preuve de Dieu.
•Giaacun des argumens particuliers n'est en quelque sorte qu'une des
parties, une des considérations graduées dont l'ensemble établit
dans l'esprit la conviction religieuse. Ainsi de ce fait d'évidence na-
turelle que quelque chose existe, il résulte indubitablement qu'il
existe quelque chose par soi-même et de toute éternité. Les athées
ne le nieraient pas, et c'est déjà la preuve que le passager peut croire
à l'éternel, et le fini à l'infini. Puis l'existence de l'esprit, c'est-à-
dire d'un être qui pense, veut, a conscience de sa pensée et de sa
volonté, quelle que soit d'ailleurs sa nature, est également un fait ir-
réfragable. Or, comme cette existence, qui est celle de l'homme, a
commencé, elle a une cause, et cette cause ne peut être mécanique,
car elle ne peut manquer d'attributs qui répondent à ceux de son
€fïet. Cette conscience de l'être intelligent comprend un certain
ordre de pensées qui, étant essentiellement morales ou oflrant le
caractère de l'obligation, se rapportent à une loi, et il suit que l'au-
teur intelligent de l'être intelligent est nécessairement législateur.
D'un autre côté, il est impossible de contempler le monde sans
éprouver une impression suivie d'une réflexion, et l'une et l'autre
sont successivement la poésie et la philosophie de la nature. Cette
philosophie nous montre partout les marques d'un dessein, et ce
dessein, M. Buchanan, comme tous les écrivains de son île, se plaît
aie prouver, à Y illustrer par des exemples nombreux, trop nom-
breux même; car il faut une critique plus sévère dans le choix des
enchaînemens de phénomènes qui peuvent attester l'adaptation des
moyens à une fin. L'observation lui montre des vestiges de création
ou du moins de commencement des choses. La prétention même d'é-
crire l'histoire naturelle de cette production successive l'a consta-
tée comme un fait. Que les espèces organiques aient commencé au
moins n'est pas douteux, et leur existence actuelle atteste un créa-
teur, ou tout au moins un formateur. Parvenu ainsi à la notion
d'une cause intelligente, si, au lieu d'étudier l'objet qui la suggère,
on considère le sujet qui la conçoit, on peut concevoir avec saint
Anselme ou Descartes l'être absolument parfait, avec Clark e l'être
nécessaire, et Viinité de dessein dans rimivcrs, l'harmonie de ce que
suggère l'objet ef conçoit le sujet, donne l'unité de Dieu. Enfin,
comme il y a une corrélation évidente entre les propriétés de la ma-
tière et les facultés de l'homme, comme les premières ne paraissent
pas nécessaires, mais contingentes, il apparaît ici la plus grande
558 REYUE DES DEUX MONDES.
des causes finales, l'adaptation réciproque du Cosmos et de l'esprit
humain, et cette nouvelle considération de l'unité écarte l'idée
d'une matière préexistante et première indépendante de Dieu.
Une fois la conviction obtenue que la finalité est la loi du monde,
nous pouvons, nous devons supposer que toute chose a une fin,
même quand cette fin nous est inconnue. C'est la réponse qu'il faut
faire aux objections tirées de l'existence du mal contre celle de Dieu.
Nous connaissons trop peu l'ordre pour affirmer que le mal n'ait
pas sa raison. Mais il n'est pas nécessaire de tout connaître pour se
fier à l'idée de cause, c'est-à-dire à l'un de ces principes impérieux
que le scepticisme seul peut méconnaître. En vertu de ce principe
et d'autres semblables, nous reconnaissons dans l'univers et ses
phénomènes l'existence et l'ordre, la cause de l'existence et de l'or-
dre, quelque chose enfin de la nature même de cette cause. Cette
théologie fondamentale repose sur une philosophie de l'esprit hu-
main qui n'est plus contestée.
Cependant l'athéisme existe, et même il a fait de récens progrès,
que M. Buchanan date de la révolution française, car avec saint Paul
il appelle athée quiconque vit sans Dieu. Aussi compte-t-il dans,
l'athéisme quatre doctrines assez différentes : celle qui soutient d'a-^
près Aristote l'éternelle existence du Cosmos édin^ sa matière* et dans-
sa forme, puis celle qui, en admettant le commencement du monde,
lui présuppose, d'après Épicure, l'éternité de la matière et du mou-
vement, puis encore celle qui tient Dieu et le monde pour coéternels,
le premier ayant la supériorité non l'antériorité, ou la doctrine stoï-
cienne; enfin le panthéisme. La seconde de ces hypothèses peut se
'combiner avec une théorie de développement qui a reçu des em-
plois bien divers. Tantôt, appliquée à l'univers physique, elle le fait
sortir par degrés d'un état nébulaire supposé par Herschell et adopté
par Laplace; tantôt, confondant comme Oken la physique et la phy-
siologie, elle change l'atome en un point infusoire qu'elle élève peu
à peu à l'organisation, à la végétation, à la vie, à la sensibilité; tan-
tôt encore, prenant la marche de l'humanité pour le mieux connu des
progrès, elle distingue trois états nécessairement successifs de l'esprit
et de la société, le théologique, le métaphysique, le scientifique, et
c'est alors le positivisme d'Auguste Comte; tantôt enfin elle s'étend
à la religion elle-même, et la représente comme progressive avec
les âges, en sorte que l'inspiration primitive aurait besoin des efforts
de l'humanité pour que les vérités révélées s'éclaircissent et s'épu-
rent. Cette dernière théorie, qui paraît celle du père Newman, une
des lumières du catholicisme anglais, est rapprochée des systèmes
d'athéisme, parce qu'en accordant au temps le pouvoir de modifier
ridée de la Divinité, elle tend à obscurcir et à ébranler le fondement
de la théologie naturelle.
LA THÉOLOGIE NATURELLE EN ANGLETERRE. 550
Ces exemples indiquent jusqu'à quels détails est arrivé M. Bucha-
nan dans sa revue des doctrines qui lui paraissent mettre en péril
la croyance en Dieu. Il va sans dire qu'il en regarde le panthéisme
comme l'ennemi le plus direct, et il ne lui ménage pas les coups. H
l'attaque sous toutes ses formes, sans épargner aucune des hypothèses
du matérialisme ou du fatalisme. Je suis obligé de dire que parmi
les doctrines qui l'inquiètent se classe un certain libéralisme reli-
gieux qu'il attribue aux écoles spiritualistes françaises; le caractère
de cette doctrine lui paraît être de reconnaître, par voie d'éclec-
tisme, certains principes communs à toutes les croyances tenues
pour sacrées, et de faire consister la religion dans un état de l'âme,
toujours disposée à embrasser avec plus d'assurance et d'ardeur cer-
taines idées sous la forme d'une révélation que sous celle d'une phi-
losophie. D'une religion subjective, dit-il, le fond serait indifférent.
Quoi qu'il en soit de ce dernier jugement, M. Buchanan, après
cette revue qui serait difficilement plus complète, résume tous les
caractères et toutes les conséquences de la manifestation naturelle
de Dieu. Il est loin de contester qu'à elle seule elle nous impose
des devoirs envers l'être souverain qu'elle nous fait connaître; mais
elle ne prouve pas qu'elle soit l'unique manifestation de la Divhiité,
et nous sommes tous nés au sein d'une croyance qui admet une ma-
nifestation surnaturelle, une révélation proprement dite, dont les
monumens nous environnent. Il nous faut donc accepter la vérité
de cette imposante tradition, ou l'expliquer par une autre cause
que sa divine origine, et cela serait le sujet d'un nouvel ouvrage.
Dès à présent l'auteur remarque les rapports de la manifestation
surnaturelle avec la manifestation naturelle. L'une confirme l'autre,
elles se répondent, et le christianisme éclaircit les obscurités, rem-
plit les lacunes, satisfait les besoins que la philosophie religieuse
avait laissé subsister. Là encore se montre une convenance, une
adaptation, une finalité du même genre que celle qui, visible dans
le monde, a servi à fonder la théologie naturelle. Ne serait-ce pas le
cas d'en tirer les mêmes conséquences pour la religion révélée? Tou-
tefois, et quoique celle-ci s*eule puisse devenir réellement une religion
pratique, M. Buchanan ne voudrait pas qu'on s'attachât exclusive-
ment aux vérités particulières qu'elle enseigne. Malgré tant d'eflbrts •
pour mettre à la mode cette- étroite manière de penser, la médita-
tion des vérités universelles ne doit pas être abandonnée, et elle pro-
fite même à la foi dans l'Évangile.
Cette analyse ne peut donner qu'une imparfaite idée de fouvrage
de M. Buchanan-, dont le mérite est dans les détails. Non que l'au-
teur ait cherché à relever ses pensées par des effets de style : il écrit
avec clarté, avec justesse, avec mesure, et rien de plus; mais son
ouvrage vaut surtout à mes yeux par l'exactitude avec laquelle il a
^00 REVUE DES DEUX MONDJES.
- recueilli, classé, analysé, les questions, les solutions, les objections
et les variantes des doctrines principales. On ne saurait souscrire à
tous ses jugemens , mais on ne peut disconvenir qu'il n'ait tout dis-
posé avec méthode, exposé avec loyauté, commenté avec intelli-
gence. C'est un tableau étendu et fidèle de tous les états connus de
la pensée et de la croyance en Europe sur les fondemens de toute
religion. On s'aperçoit, en lisant l'ouvrage, que c'est un cours écrit,
et l'auteur s'est plus occupé d'enseigner que de plaire; ceux qui ai-
jnent à apprendre ne lui en sauront pas moins de gré : son ouvrage
est de ceux qui fourniraient un aliment inépuisable à la réflexion.
Quant au fond de la doctrine, elle est assurément saine et louable,
.quoiqu'elle ne paraisse pas satisfaisante de tout point, et qu'elle ne
soit pas établie partout avec une puissance irrésistible. En général,
.l'auteur expose encore mieux qu'il ne discute. Il ne voit pas toujoui^
les difficultés dans toute leur force, il ne fait pas toujours pour les
vaincre des efforts proportionnés à leur gravité. Il donne quelquefois-
dès assertions pour des démonstrations , et suivant le génie écossais
il se fie à l'empire naturel de ce qu'il croit la vérité sur un esprit
droit : il a plus de sens que de dialectique. Il a fait encore un de ces-
livres qui ne persuaderont guère que ceux qui sont déjà persuadés;
mais sont-ils nombreux, les livres dont la puissance aille plus loisi^
que cela?
Nous risquerions peut-être de nous répéter et d'énoncer, sous une
forme sommaire qui ne laisserait pas apercevoir les différences»
les mêmes questions et les mêmes solutions, si maintenant nous
suivions dans sa marche l'auteur du Théisme chrétien. M. Thompso»
diffère peu de M. Buchanan par la manière générale de considérer soa
sujet, et il est remarquable qu'ayant travaillé dans la solitude, ainsi
qu'il nous l'apprend, et ne donnant aucun signe d'affiliation à au-
cune université, ni même d'attachement particulier à aucun maître,
il ait publié un ouvrage dont l'esprit offre tant d'analogies avec
l'esprit qui anime l'ouvrage du professeur de théologie d'Edimbourg »^
Les deux publications sont de la même année, et à moins que l'uii
n'ait suivi les cours de l'autre, cet accord sans concert est un titre
de plus à r intérêt du public. D'ailleurs une attentive comparaison
ferait ressortir plus d'une différence. Si le livre de M. Thompso»
contient moins dé détails, indique des lectures moins variées, offre
à l'étudiant sérieux, au philosophe de profession moins d'occasions
de recherches et de vérifications à faire, il est mieux composé, il va
mieux aux lecteurs ordinaires. C'est un ouvrage bien fait, qui, avec
plus d'ordre et de variété, s'empare de l'esprit et le dirige mieux.
dans la voie que l'auteur aparcourue. En même temps que fauteur du
Théisme chrétien fait une plus grande part, suivant la prescription dit
programme, à l'apologie de la théologie chrétienne, il porte dans U
LA THÉOLOGIE NATURELLE EN ANGLETERRE. 561
défense de la théologie naturelle plus de philosophie. S'il paraît peu
connaître les maîtres de l'antiquité, il a lu avec fruit les principaux
modernes, il est plein de Leibnitz et se montre familier avec Male-
branche. Justement persuadé qu'on ne peut rien discuter ni rien
établir touchant les vérités de cet ordre, si l'on n'a d'abord posé les
fondemens et déterminé les procédés de la connaissance humaine,
il commence par une psychologie médiocrement originale, mais sage
et correcte, et qu'auraient approuvée Reid et Hamilton. Il établit
surtout que la philosophie est loin d'être, comme l'ont prétendu par
une singulière coalition les partisans d'un naturalisme empirique et
ceux d'un surnaturaUsme dogmatique, une école de variations et
de discords, et que certaines conséquences des théories de Locke,
de Berkeley ou de Kant, ne suffisent pas pour donner gain de cause
au scepticisme. Locke, Berkeley et Kant lui-même ont leur part
d'affirmation, et quoi qu'on pense de leurs objections contre cer-
taines croyances du sens commun, les principes de la religion natu-
relle seront établis, s'ils le sont aussi bien que ces croyances mêmes,
si l'existence de Dieu n'est pas plus douteuse que notre propre exis-
tence ou celle du monde extérieur. Or c'est à une certitude égale que
M. Thompson entend amener les vérités dont il s'occupe. Il y réus-
sit d'une manière que d'excellens esprits trouveront suffisante, en
montrant que, bien qu'aucune preuve particulière ne soit de tout
point parfaite, leur nombre et leur accord forment une évidence
convaincante contre laquelle il ne s'élève que les difficultés com-
munes à toute connaissance humaine. Point de savoir qui ne soit
mêlé d'ignorance, point de connaissance où il n'y ait de l'inconnu.
Gomment donc n'y en aurait-il pas dans la connaissance de Dieu? On
voit que M. Thompson, comme M. Buchanan, forme de toutes les
preuves particulières une preuve multiple et concordante ; c'est
ainsi que, sans affaiblir la certitude générale qui en résulte, il peut
limiter la valeur de chaque argument isolé , et cette appréciation
est faite avec autant de bonne foi que de sagacité.
Sûr de ce premier point d'appui, il se livre avec confiance à la
recherche des attributs de Dieu, ou, comme il dit, il contemple
dans la nature la manifestation du caractère divin. C'est alors qu'il
voit éclater, avec la sagesse, la sainteté et la bonté de Dieu, et qu'il
scrute ce que nous pouvons découvrir du plan de la création. Les
grands prol3lèmes de l'univers physique et du monde moral passent
devant lui. Dans sa manière de les poser et de les résoudre ou de les
éclaircir, on retrouve tout ce que la raison a pu concevoir jusqu'ici
d'évident, de persuasif ou de plausible sur des problèmes compa-
rables souvent à ceux que l'algèbre appelle indéterminés, parce
qu'ils contiennent plus d'inconnues que d'équations. Le quatrième
TOME XXY. 36
562 REVUE DES DEUX MONDES.
livre est consacré à la manifestation du caractère divin, non plus
dans la nature, mais dans l'Écriture sainte, et l'auteur soutient avec
la même justesse de sens et de langage contre le déisme une thèse
correspondante à celle qu'il a soutenue dans les trois premiers
livres contre l'athéisme. Ce morceau d'apologétique pourrait être
plus étendu et plus développé; tel qu'il est, il ne manque pas de
solidité, et rien de bien essentiel n'y est omis. Je le regarde comme
un excellent abrégé des principes et des raisonnemens de la théo-
logie orthodoxe contre le rationalisme encore chrétien ou purement
philosophique. En tout, la lecture de cet ouvrage peut être con-
seillée à quiconque veut, sans se perdre dans l'examen technique
et minutieux des controverses, se rendre raison des dogmes natu-
rels et révélés, et prendre parti avec connaissance de cause dans
un débat qui inquiète le monde. Je ne m'étonne pas que le livre du
Théisme chrétien ait eu en Angleterre un succès très général, et
qu'il en paraisse, par livraisons d'une feuille, une édition populaire*
IV.
Les deux ouvrages dont nous venons de parler représentent avec
fidélité et avec une certaine distinction l'état d'esprit et le mouve-
ment des opinions de nos voisins en ce qui touche la philosophie
religieuse. On en pourrait citer d'autres d'un mérite moindre, mais
qui auraient la même signification. Ce qui nous frappe particulière-
ment dans ceux-ci, c'est une connaissance et une préoccupation
manifeste de la philosophie contemporaine. Les deux auteurs ne
se montrent étrangers à aucune doctrine de quelque renom, et ils
suivent les questions dans les dernières transformations qu'elles ont
subies. Cependant on peut dire qu'ils écrivent en hommes qui sa-
vent la philosophie plutôt qu'en philosophes. Ils n'ont point à cœur
d'établir, par la critique ou la discussion, quelque négation ou
quelque vérité nouvelle. On sait d'avance quelle sera leur thèse, et
d'avance on devine quels adversaires ils vont combattre. Il n'en est
pas de même lorsqu'on ouvre le livre d'un philosophe proprement
dit. S'il n'a pas encore produit de système, on se demande, avant
de lire la première page, ce qu'il veut et à qui il en veut, et l'on
commence avec incertitude et curiosité. C'est dans cette disposition
d'esprit qu'on doit aborder un ouvrage qui a fait du bruit en An-
gleterre depuis un ou deux ans, sous ce titre significatif : Examen*
des Limites de la pensée religieuse. Sur ces mots seuls, on se doute
qu'on a affaire à un ouvrage de philosophie.
L'auteur, M. Mansel, a débuté, je crois, par des Prolégomènes de
Logique qui lui ont mérité les éloges de son maître, sir William Ha-
milton, dont il publie en ce moment avec M. Veitch les leçons iné-
LA THÉOLOGIE NATURELLE EN ANGLETERRE. 563
dites. Il est aujourd'hui lecteur de philosophie morale et métaphy-
sique à Magdalen-Gollege, dans l'université d'Oxford. Sa compétence
est donc entière pour attaquer par leur côté philosophique les pro-
blèmes de la théodicée; mais sa position académique, son titre
à'o.Tonien, sa* qualité de membre de l'église établie, ne permettent
guère de soupçonner en lui un théologien téméraire, faible ou com-
plaisant sur l'orthodoxie. En effet, il ne l'est pas, et son livre at-
teste une véritable sévérité dans la foi, et même une certaine ar-
deur chrétienne qui n'affecte pas l'impartialité. Cependant il est
bien de cette école écossaise, devenue plus difficile et plus stricte
en dialectique par son commerce avec l'école de Kant, et telle que
Ta faite et laissée sir William Hamilton. L'œuvre de cet éminent
penseur est surtout en effet d'avoir plus étroitement combiné l'ob-
servation et la critique, d'avoir cherché à corriger, par une plus
grande recherche de subtile exactitude, ce laisser-aller, cette sorte
de crédulité systématique que l'on reproch*ait à ses prédécesseurs,
sans compter le secours de vaste et minutieuse ériidition philoso-
phique qu'il est venu apporter à l'ignorance un peu volontaire de
Reid et de ses contemporains. A-t-il par là réussi à changer la fonte
en acier, à donner plus de force, plus de trempe, plus de pointe, à
la doctrine qu'il a ainsi reforgée? Est-il parvenu à en chasser le
dernier grain de scepticisme qu'elle contient? C'est une question;
mais il est certain que dans le* parti-pris avec lequel Thomas Reid
proscrit presque toutes les conclusions de la métaphysique ancienne
et moderne, dans cette continuelle inscription de faux contre presque
toutes les théories de la science, ne respire pas une grande con-
fiance dans la raison, mère de la métaphysique et de la science.
Lorsque, de son côté, Kant est venu attaquer l'une et l'autre, et
contester leurs droits et leurs dires, il poursuivait une œuvre plus
analogue qu'on ne le croirait d'abord à celle dû professeur de Glas-
gow. Le rationalisme critique de l'un est sur la même voie que l'ap-
pel au sens commun de l'autre, et pour l'honneur de la philosophie
spéculative, c'est presque la même chose que de soutenir qu'il faut
s'en rapporter à certaines croyances instinctives, parce qu'elles
sont des faits, ou que, pour être des faits, elles n'en courent pas
moins le risque d'être des illusions. En toute chose, le fait séparé
du droit est d'une médiocre valeur. Si donc, formé et aguerri par
l'étude de la philosophie grecque et de la philosophie germanique,
Hamilton a porté plus de rigueur dans l'enseignement des Écossais,
il n'est pas sûr qu'il ait affermi les bases de leur doctrine. Et lors-
qu'il a insisté sur ce point, mis par lui dans un jour nouveau, que,
la détermination étant à la fois la forme et l'essence de la connais-
sance, rien ne pouvait être connu que limité conditionnellement, il
a éliminé de la science l'absolu et l'infini, il a encore rapproché^
56A REVUE DES DEUX MONDES.
exhaussé les barrières de l'esprit humain, et mis en interdit une
bonne partie de la métaphysique et presque toute la théologie reçue.
Je le remarque, parce que M. Mansel s'est montré son fidèle, disciple,
et qu'à tomber dans les mains d'un philosophe, la théologie n'a rien
gagné comme science, si même elle n'y a compromis jusqu'à ce titre
modeste de servante de la foi que lui avait conservé la scolastique.
Il existe à Oxford une fondation de John Bampton, chanoine de
Salisbury. C'est un legs destiné à rémunérer chaque année l'auteur
de huit lectures pour la défense des principes essentiels du chris-
tianisme. Gomme l'enseignement religieux ne fait pas faute à l'uni-
versité, l'usage s'est introduit de consacrer ces leçons à l'examen
de quelques questions nouvelles ou à l'exposition de quelques nou-
velles vues qui intéressent la philosophie de l'orthodoxie. Elles of-
frent par là même un attrait particulier de curiosité, et sont comme
un cours supérieur de théologie transcendante. C'est par les Bamp-
ton Lectures que, dans te temps, le docteur Hampden produisit une
nouvelle critique de l'interprétation du dogme qui parut une cen-
sure des trente-neuf articles de l'église, et qui l'aurait exposé à être
déclaré schismatique, si, au lieu de cela, il n'était devenu évêque.
C'est par les Bampton Lectures que le révérend Henri Mansel intro-
duit une doctrine qui ne lui vaudra pas les mêmes attaques qu'au
docteur Hampden, mais qui, suivie dans toute's ses applications,
pourrait bien atteindre plus gravement les formulaires et les con-
fessions de foi libellées en termes d'école, car au fond M. Mansel
a consacré son court passage dans une chaire de théologie à démon-
trer qu'il n'y a pas de théologie.
Il ne le dit pas aussi crûment , et surtout il ne cherche pas à dé-
gager ainsi la religion de la science pour la désarmer : il pense au
contraire assurer son empire en le limitant, et la délivrer d'une en-
nemie en la délivrant d'une infidèle alliée. Pour bien faire connaî-
tre son livre, écrit avec beaucoup de talçnt, où partout se montrent
une foi vive, une conviction sincère, la sagacité et la lucidité d'un
esprit vraiment philosophique, il faudrait disposer de plus d'espace
que nous n'osons en prendre ici. Qu'il nous suffise de dire qu'aux
premières pages la défiance de l'auteur se déclare contre le dogma-
tisme et le rationalisme. Sans être nécessairement hostiles au chris-
tianisme, tous deux, même à pieuse intention, peuvent l'altérer ou
l'afTaiblir, l'un en ajoutant, l'autre en retranchant à l'Écriture; l'un
en traduisant sous forme de dogmes scientifiquement déduits les
croyances évangéliques, l'autre en les réduisant à des abstractions
dont elles ne seraient plus que les figures symboliques. Dans Tune
et l'autre tentative se trahit la prétention d'obtenir une connaissance
de Dieu plus égale à lui, plus divine, parce qu'elle serait moins
humaine. On se figure qu'elle le sera moins en eflet, quand on l'aura
LA THÉOLOGIE NATURELLE EX ANGLETERRE. 565
■fcomme si c'était agrandir la notion de Dieu que de la simplifier,
y comme si les qualifications abstraites que nous lui donnons pour
attributs étaient moins des idées humaines que les traits sous les-
quels notre imagination le personnifie. La notion de Dieu poursuivie
par la science suppose une philosophie de l'infini, c'est-à-dire une
philosophie impossible. Cette critique, dont l'origine est fort recon-
naissable, conclut à la nécessité de porter l'examen non sur l'objet,
mais sur le sujet de la religion, non sur la théologie naturelle ou
révélée, mais sur l'esprit humain dans ses rapports avec ce dont
elle traite. Au lieu de prétendre en vain à une idée didactique de
Dieu qui serve ensuite à contrôler les dogmes particuliers, on doit
étudier la pensée religieuse en elle-même, c'est-à-dire l'intelligence
ou la raison relativement à Dieu, et l'on trouvera que la connais-
sance, astreinte comme elle est à la forme de la conscience, suppose
dans son objet la limitation, la relation, It temps, toutes choses
que l'on exclut à priori de la Divinité; on trouvera, en d'autres
termes, que, le fini ne pouvant concevoir l'infini, le personnel ne
pouvant concevoir l'absolu, il y a contradiction entre le sujet et
l'objet. Or, comme la contradiction ne peut être une qualité des
choses, elle est dans la manière de penser; elle est ici dans une
prétendue science des choses divines, et trouver Dieu par la raison
est impossible. Cependant l'idée de Dieu, la croyance en Dieu est
dans l'humanité. C'est qu'elle n'y est pas de par la raison pure. En
fait, elle vit sous la forme concrète d'un sentiment profond de dé-
pendance envers un maître souverain et d'obligation morale envers
un législateur. Ces croyances mêmes ne sont pas dans notre esprit
sous cette expression aride et générale ; elles ont plus de couleur,
plus de relief, plus de corps, et elles n'en exercent que plus d'em-
pire, elles n'en satisfont que mieux tous les besoins de notre nature.
C'est qu'elles n'ont pas pour but la perfection de la connaissance,
mais la perfection morale; c'est qu'elles sont plutôt régulatives
qu'instructives, et par conséquent il ne faut pas en demander la
démonstration scientifique. Il suffit qu'elles soient appuyées d'un
concours de raisons probables, et qu'adressées pour ainsi dire à
toutes les parties de nous-mêmes , sans contenter exclusivement la
raison spéculative, elles s'emparent de l'homme tout entier. Les
conséquences de cette théorie générale en faveur de la révélation
se présentent d'elles-mêmes, et l'on sent que M. Mansel a pu trouver
là le point d'appui d'une nouvelle apologie du christianisme.
Ce que nous ne pouvons qu'indiquer ici, c'est le parti qu'a su
tirer de cette théologie critique un esprit vigoureux formé aux
€xercices d'une école vraiment philosophique; nous pouvons ga-
rantir à tous ceux qui s'attachent à l'étude sacrée ou profane de la
566 REVUE DES DEUX MONDES.
théodicée qu'ils trouveront dans l'ouvrage de M. Mansel sur toutes
les questions et toutes les solutions tantôt des vues, tantôt des dis-
cussions qu'on fera bien désormais d'avoir présentes, quand on
voudra s'en mêler. Je ne conseillerais pas plus à un esprit ferme
de s'embarquer dans ces recherches sans connaître les huit leçons
de M. Mansel que sans avoir approfondi la critique kantienne contre
les antinomies de la raison; mais, après cet éloge, grand sans doute,
il faudra que l'habile dialecticien nous permette de lui dire ce que
le lecteur aura déjà pensé : c'est que l'idée de transporter l'exanîen
de l'objet de la religion au sujet qui la conçoit, et de convaincre de
contradiction la raison aux prises avec l'infmi, est le procédé de
Kant doublé d'une argumentation de Hamilton; c'est que le recours,
en désespoir de métaphysique, aux croyances positives non raison-
nées, mais puissantes sur la conscience pratique, pour remplacer
ou confondre les conceptions de la raison spéculative, n'est que
l'application à la religion de la méthode des Écossais en philosophie
combinée avec une imitation à fm chrétienne du subterfuge respec-
table par lequel Kant, pour sauver la religion, l'a réduite à la mo-
rale. Seulement le philosophe par là sécularisait la religion; c'est
la morale que M. Mansel sanctifie. Dans les deux cas, je crains bien
que, si l'on plonge au fond de la doctrine, on ne rapporte, au lieu
de la vérité, le scepticisme. Ceci exige quelques développemens.
M. Mansel n'échappe pas au sort trop commun des philosophes,
il triomphe dans la critique. La vérité nous force à en convenir, les
généralités des meilleures théologies offrent des difficultés insolu-
bles et prêtent à des objections accablantes. Il n'est nullement cer-
tain qu'objections et difficultés résultent toutes nécessairement et
de la nature du sujet et de celle de l'esprit humain. Sans doute
l'essence divine est insondable, notre intelligence sans doute et
faillible et bornée ne doit jamais mieux sentir sa faiblesse qu'en
présence de la suprême intelligence ; mais, avant de supprimer tout
rapport purement intellectuel entre notre esprit et Dieu, il faudrait
avoir la certitude que plusieurs des obscurités qui les séparent ne
sont pas le résultat naturel, mais accidentel, de certaines erreurs
nullement inévitables de la raison. Je suis prêt à concéder que la
théodicée, même dans l'église, a empiété par-delà la raison et la foi,
et que, grâce à quelques affirmations téméraires et malheureuses,
elle s'est créé de grands embarras et a donné quelques facilités à
l'athéisme. Quant à moi, je n'hésite pas, et j'en accuse principa-
lement Aristote. Il n'a pas eu moins que la prétention de connaître
intimement la nature de l'être; c'est là qu'il a voulu trouver Dieu.
Il le définit pour ainsi dire tout entier. Pendant tout le moyen âge,
de pieux docteurs ne se sont pas fait le moindre scrupule de sui-
vre cet exemple, comme si l'Écriture ne les avait pas dans vingt
LA THÉOLOGIE NATURELLE EN ANGLETERRE. 567
passages mis en garde contre une semblable témérité. Il serait aisé
de montrer combien d'attributions contradictoires sont restées de
la philosophie scolastique dans la théodicée moderne et ont parti-
culièrement servi à la fortune du panthéisme; mais de certains excès
de doctrine, de certaines imprudences de la spéculation conclure à
un fonds de contradiction incurable dans toute science théologique,
c'est reproduire le plan d'attaque de tous les ennemis de la philo-
sophie contre elle, c'est suivre la marche de tous ceux qui ont voulu
forcer la raison au scepticisme. Me répondrez-vous : Qu'importe, si
le procédé est légitime et si l'attaque porte coup? Ici je n'appren-
drai rien à M. Mansel en disant que tout scepticisme lance lui-même
le trait qui revient le frapper. La contradiction qu'il inrpute, il y
tombe. M. Mansel a pris pour épigraphe ces mots de Hamilton :
« Aucune difficulté ne s'élève en théologie qui ne se soit préalable-
ment élevée en philosophie. » De cette proposition, qui d'ailleurs
voudrait être expliquée, qu'entend-il inférer? Que les difficultés
sont surmontables ou qu'elles ne le sont pas? Solubles, il faut les
résoudre en théologie comme en philosophie. Insolubles, fermons
nos livres et taisons-nous. M. Mansel est pour les difficultés insolu-
bles. Il en trouve autant dans l'hypothèse de l'incrédulité que dans
celle de la foi. Tant mieux; mais ce n'est pas la question. Il en
trouve autant dans la théologie naturelle, autant dans la théologie
dogmatique, quand il ne s'agit même que de l'idée de Dieu. Ainsi la
foi, dès qu'elle est science à un certain degré, est contradictoire et
tombe sous les coups de la dialectique. Pour elle donc point de sa-
lut, si elle ne devient étrangère à toute dialectique, si elle ne de-
meure la foi sans la science. Dans cet état, elle peut défier les objec-
tions; le raisonnement, parfaitement valable quand on l'emploie
contre l'une, n'est plus de mise avec l'autre. Pour quel motif? On
ne le dit pas. Pourquoi? Je le comprends, si c'est l'inquisition qui
l'interdit. Je le comprends encore, si le raisonnement est sans puis-
sance effective. Mais nous parlons en liberté, et il n'est que trop
vrai que la foi la moins raisonnée ne résiste pas toujours à des ar-
gumentations qu'on prétend tirer du sens commun; or ce n'est pas
l'en défendre que de lui conseiller de ne rien écouter. La discus-
sion est ouverte, et puisqu'on discute, il faut raisonner. Ce serait
prendre un singulier moyen de se tirer de péril que de s'abstenir,
sur ce fondement que le raisonnement est pliable en tout sens, que
les philosophies les plus religieuses, les théologies les plus ortho-
doxes recèlent des contradictions, et qu'en d'autres termes on ne
peut rien savoir de Dieu. Au fond, c'est à cette conséquence que
pourrait être poussé M. Mansel. S'il dirige des critiques contre les
notions théologiques, c'est apparemment parce qu'il croit ces criti-
ques bonnes, et il les croit bonnes, parce qu'elles sont communes à
568 REVUE DES DEUX MONDES.
la théologie et à la philosophie. C'est dire que la raison n'édifie rien
qu'elle ne puisse détruire. Le procès intenté à la théodicée est fait
à la raison même. Il est donc impossible de disculper M. Mansel,
malgré tout son esprit, d'être atteint du mal que Platon appelait
misologie. La chose est grave pour un philosophe, et s'il était fidèle
en philosophie à la méthode qu'il nous a fait connaître, son cours-
devrait être un cours de scepticisme. *
11 ne serait pas le premier qui aurait enseigné le scepticisme sans-
être sceptique, et voulu affermir les croyances en décriant les idées»
Tel est assurément l'espoir de M. Mansel, lorsqu'il réduit presque
toutes nos connaissances théologiques au sentiment de la dépen-
dance et* de l'obligation; mais en alléguant ces deux sentimens ou
ces deux croyances comme des faits, il néglige d'en assigner l'ori-
gine et de nous dire comment il fonde leur autorité. S'il entend que
c'est ainsi et sous cette* forme que fidée de Dieu pénètre pour la
première fois dans les esprits, le fait aurait besoin d'être établi, et
je crois qu'en réalité la simple notion d'un Créateur précède sou-
vent ridée plus développée d'une relation de dépendance et de de-
voir. S'il veut dire que cette relation est intuitivement reconnue
dès l'origine des sociétés, il faudrait refaire l'histoire, qui nous
montre trop souvent, chez les peuples naissans, pour toute religion
la crainte de quelques puissances malfaisantes qui seront tout ce
qu'on voudra, excepté Dieu lui-même. Le culte d'un roi législateur
au lieu d'un tyran capricieux n'est dans sa pureté la croyance po-
pulaire que chez des nations éclairées par des lumières surnatu-
relles ou formées par les progrès de la civilisation à la réflexion et à
la raison. Si ce sont en effet les lumières surnaturelles que M. Man-
sel invoque, s'il veut dire que les croyances qu'il recommande sont
le fond du christianisme, que c'est par elles qu'il faut commencer et
qu'on peut finir, le conseil peut être bon, la leçon utile. Cepen-
dant, outre que c'est s'adresser, non pas à la pensée religieuse de
l'humanité, mais à la seule pensée chrétienne, c'est dire qu'on a la
foi quand on a la foi, et qu'à ceux qui ne l'ont pas, ce n'est pas la
peine d'en parler. Il n'importe guère qu'ils sachent s'il y a un Dieu-
Que diriez -vous en effet, si la connaissance de Dieu est pour le
cœur, et non pour la raison, à celui qui ne ressent pas cette pieuse
crainte? Et s'il manque du sentiment, comment lui donnerez-vous
l'idée? Il s'en passera. Les idées religieuses sont essentiellement
pratiques, et qui ne s'en sert pas n'a pas besoin d'en avoir. Cette
conséquence serait dure, et quoique l'auteur ne l'ait pas tirée de
ses principes, il conviendra que considérer les idées religieuses
comme sentimens, non comme vérités, c'est ne leur accorder d'au-
tre prix que le bien qu'elles font. Je ne veux pas rappeler que
cette manière de raisonner peut être et souvent a été employée à
LA THÉOLOGIE NATURELLE EN ANGLETERRE. 569
la défense de l'erreur, et qu'elle profiterait même à des religions
fausses; bornons -nous à dire que c'est l'opposé de l'enseignement
religieux dans tous les pays chrétiens. La réponse à la question :
'Qu'est-ce que Dieu? contient dans tous les catéchismes catho-
liques une définition ou du moins renonciation d'une série d'at-
tributs qui ne peut être comprise que par un acte de la raison
pure, et le dogme de la Trinité y est ensuite expliqué en termes abs-
traits qui sont éminemment scientifiques. Avant de nous enseigner
tous nos devoirs, on tient à nous apprendre envers qui ils nous lient.
Je n'ai point sous les yeux les livres d'instruction chrétienne desti-
nés à la jeunesse en Angleterre; mais dans le Symbole d'Athanase,
prescrit à l'église anglicane, je' lis des passages, et dans les articles
de foi qu'elle professe des articles, comme le premier et le second,
qui expriment certainement de la métaphysique sacrée, et qui ne
sont pas en eux-mêmes des préceptes de morale ou des appels au
sentiment. Ce serait donc mutiler l'enseignement chrétien et divi-
ser la foi que d'inférer de ce que l'un et l'autre doivent aboutir à
la pratique et régler l'âme et la vie que l'instruction n'est pas en
même temps leur but. Ce serait tendre à mettre les œuvres au-
dessus de la foi, et faire pour le christianisme ce que Kant a fait
pour la religion naturelle, ne lui décerner d'autorité qu'en vertu de
la morale. Cet excès vaudrait mieux, je l'accorde, que l'excès con-
traire, et le pasteur ferait plus de bien à son troupeau en l' intimi-
dant par la puissance d'un maître qu'en l'appelant à méditer les
perfections de l'auteur de tout bien; mais ce serait une nouveauté
4ians toutes les églises, et je ne crois pas qu'à la longue la religion
gagnât beaucoup à cet aveu sans cesse répété, que, les notions les
plus hautes et les plus générales sur lesquelles elle s'appuie étant
toutes sujettes à l'accusation d'être contradictoires, elle n'a pour
-elle que des probabilités, et peut se passer d'autres preuves, parce
qu'elle est régulative et non spéculative.
Saint Paul dit en termes exprès : u Nous connaissons en partie ,
€n partie nous prophétisons, et quand le parfait sera venu, le par-
tiel disparaîtra. » C'est-à-dire, en langage moderne, nous avons
une part de science, une part de révélation, et ce n'est qu'avec Dieu
que cessera cette connaissance imparfaite. Ces mots sont la vérité
même. Et il ajoute : « A présent nous ne voyons que par le miroir,
nous ne savons qu'énigmatiquement; » ce qui revient à dire qu'à
présent notre connaissance est indirecte et remplie d'obscurités.
•Ces paroles, en nous avertissant de l'imperfection obligée de notre
savoir sur la terre, nous autorisent à déterminer, selon nos for-
«ces, notre part de gnose et notre part de prophétie, c'est-à-dire à
discerner ce qui est science et ce qui est révélation. Là est le fonde-
ment de la distinction entre les deux théologies, et l'on ne peut
570 REVUE DES DEUX MONDES.
anéantir l'une au profit de l'autre, encore moins dans toutes deux
ce qui est savoir pour s'en tenir à l'inspiration, sans nous ôter une
des deux parts que nous accorde l'apôtre. L'Écriture comme la phi-
losophie consacre donc les deux sources où les théologiens philo-
sophes cherchent à puiser la vérité, et prémunit les Buchanan et
les Thompson contre le découragement où le kantisme mystique de
M. Mansel les voudrait plonger.
V.
Le meilleur fruit à retirer de la lecture de son ouvrage comme de
tout autre inspiré par la philosophie critique, c'est la résolution de
n'adopter sans un sévère examen aucune des vues métaphysiques
admises en théodicée; c'est de ne pas accepter par une confiance
excessive dans les traditions de l'école toutes les énonciations sur
la Divinité que les hommes ont cherché à jeter, pour le combler,
dans le vide de leur ignorance. Aussi rien ne paraît-il plus utile et
plus opportun que d'appliquer à cette partie sacrée de la métaphy-
sique les méthodes de vérification qui ont eu de si heureux succès
dans d'autres régions de la philosophie, et qui, en limitant peut-
être le champ qu'elle parcourt, y ont assuré sa marche et son droit
même de propriété. Je ne veux pas avoir tant parlé des autres sans
m'exposer moi-même. Pour se permettre autant la critique, il faut
savoir l'encourir, et puis, quand il s'agit d'un tel sujet, il y a un air
de puérile timidité à parler sans cesse de questions, de problèmes,
d'objections, et à se tenir sur la réserve comme si l'on craignait de se
commettre en les abordant. Ce n'est pas un de ces points d'extrême
théorie qu'on peut laisser à décider à d'autres, en attendant pa-
tiemment qu'ils aient pris la peine de le faire pour savgir qu'en
penser.
Dieu est une idée, et tant que notre condition ne changera pas, iî
ne sera qu'une idée, non pas en soi, il est la réalité même, mais
pour la raison. Dans les questions philosophiques qui touchent aux
existences, nous avons d'ordinaire pour nous instruire la conscience
et la perception. Les phénomènes de notre vie intérieure, les opé-
rations et les lois de notre esprit nous sont signifiés par la plus irré-
sistible des autorités, la conscience, et depuis Descartes il n'est plus
guère permis de méconnaître dans la pensée le signe et la preuve
de l'existence. La perception, c'est-à-dire ce jugement naturel que
nos sensations nous suggèrent touchant leur cause extérieure, nous
atteste une réalité indépendante de nous, qu'un pyrrhonisme in-
sensé parvient à contester, non à rendre douteuse. Enfin un rapport
constant, un accord au moins suffisant entre les lois des phéno-
mènes et les principes de notre raison nous révèle une harmonie-
LA THÉOLOGIE NATURELLE EN ANGLETERRE. 571
générale entre ce qui est moi et ce qui n'est pas moi. De là une
foule de connaissances qui peuvent avoir leurs lacunes, leurs obscu-
rités et leurs incertitudes; mais quelques questions qui s'élèvent sur
les existences ainsi connues et garanties, on n'y perd jamais la lu-
mière ni l'appui des connaissances directes. L'expérience trop dé-
criée par certains philosophes, mais j'entends l'expérience interne
et externe, celle de la sensibilité et de la raison combinées, est un
flambeau que rien ne peut éteindre.
Assurément, de la conscience et de la perception, des connais-
sances directes qu'on leur doit, on peut dériver la notion de Dieu;
mais Dieu n'est pas pour cela l'objet de la perception ni de la con-
science. La notion de Dieu sera toujours l'œuvre pure de la raison:
c'est ce que nous entendions en disant que pour l'humanité Dieu est
une idée.
Or les notions qui sont pour nous plus qu'une idée, qui tiennent
immédiatement de la conscience ou de la perception, ont cette pro-
priété d'être ce que les philosophes appellent représentables. L'ima-
gination peut se représenter nos actes intimes, les phénomènes
extérieurs, l'expérience qui les combine et éclaire les choses par la
pensée. La connaissance de Dieu obtenue par la raison, qui élève
seule les questions d'origine, ne peut pas, ne doit pas être repré-
sentée : elle ne peut être que conçue. Il n'en est pas ainsi de toutes
les idées qui semblent aussi purement rationnelles. Les vérités
géométriques n'ont toute leur nécessité, toute leur exactitude que
comme vérités idéales; mais on peut en une certaine mesure se
les représenter, soit en concevant des figures imaginaires, soit en
les appliquant aux formes réelles des objets de la sensibilité. L'idée
de cause, le principe de causalité, comme on dit, est un pur prin-
cipe de l'intelligence; mais outre qu'à chaque instant l'expérience
nous en fournit des applications au moins apparentes, on ne doit
plus guère ignorer après Maine de Biran comment nous pouvons
nous représenter la cause en acte, comme un fait de conscience que
nous reproduisons à volonté.
Cette faculté nous est refusée, quand nous pensons à Dieu; je
parle philosophiquement et de l'humanité telle qu'elle est. Pour que
la notion de Dieu comportât une certaine représentation, il faudrait
être Abraham ou Moïse, ou plutôt un de ces hommes choisis qui
virent avec une joie pleine de frayeur et de respect celui qui venait
k eux en marchant sur la mer de Galilée. C'est précisément le ca-
ractère et le privilège de la révélation que de faire cesser jusqu'à
un certain point cette pure idéalité de Dieu, que de satisfaire à un
besoin de la nature humaine qui voudrait ne croire aux existences
que susceptibles de représentation, que de nous rendre en une cer-
taine mesure Dieu même représentable. Et cependant pour la pos-
B72 REYUE DES DEUX MONDES.
té rite cette repfésentation indirecte n'est que transmise par la foi,
ce n'est qu'un souvenir emprunté à la tradition. Assurément la notion
de Dieu en est plus vive et plus puissante, et ses effets pratiques en
sont plus certains, plus étendus, plus faciles; mais il est de l'essence
du souvenir, de la tradition, des connaissances fondées sur des évé-
nemens historiques, de se prouver autrement que les connaissances
qui se dérivent de la nature de l'homme et du monde. Aussi d'un
avis unanime, de saint Thomas d'Aquin au révérend Henri Manseî,
les- deux théologies, celle de la raison pure, celle de la révélation,
comportent des preuves différentes, s'adressent différemment aux
facultés de notre esprit, et comme l'une suppose l'autre, il faut les
admettre toutes deux, et traiter de chacune séparément. Par consé-
quent il ne faut pas demander à la théodicée philosophique, à celle
pour qui Dieu est une pure idée, d'employer et de satisfaire nos fa-
cultés représentatives. Ce serait une faute de méthode; une habi-
tude invétérée peut nous porter à la commettre, mais cette faute a
engendré bien des idolâtries et des superstitions, et elle est la source
de plus d'une erreur moins grossière, mais dangereuse encore, qui
altère et obscurcit de très estimables théologies. Gptte seule consi-
dération suffit pour nous avertir de ne pas souscrire sans restriction
à cette j^ensée de Hamilton qui assimile aux difficultés de la philoso-
phie celles de la théologie. Les faits de la perception et de la con-
science ne peuvent donner naissance aux mêmes problèmes que les
pures conceptions de la raison.
Néanmoins, si la théologie rationnelle a ses difficultés particu-
lières, elle est possible, puisqu'elle existe. Gomment donc la raison,
nonobstant toute clameur de scepticisme, s'élève-t-elle irrésistible-
ment à l'idée de Dieu?
Kant a dit du sublime, dans une phrase sublime elle-même, qu'il
éclatait dans le ciel étoile et la conscience du devoir; mais, sublimes
tous deux, l'un et l'autre spectacle peuvent aussi manifester Dieu à
la pensée. Si l'on daigne se rappeler ce que nous disions en com-
mençant des deux principales preuves de la Divinité, ne les retrou-
vera-t-on pas dans la contemplation de la voûte céleste et du beau
moral, astre de l'âme? Oui, par un acte de la raison qui n'en est
pas même le plus difficile effort, par une conception de l'esprit qui
n'est ni contradictoire ni hasardée, nous affirmons ces deux propo-
sitions ; Dieu est l'auteur du monde, Dieu est le bien. J'ai beau re-
garder, je ne puis apercevoir par quel côté le criticisme pourrait
surprendre à ces deux croyances une difficulté logique invincible.
Que l'existence du monde, réduit même à l'ordre actuel, suppose et
atteste un auteur, que l'idée du bien dans notre esprit suppose et
atteste également un type, une origine, une cause, c'est chose plus
facile à établir qu'à contester, et telles sont les deux preuves ou les
LA THÉOLOGIE NATURELLE EN ANGLETERRE* 573
deux conceptions irrésistibles qui s'unissent, se pénètrent l'une
l'autre et se combinent en une certaine connaissance de Dieu; car,
bien que nous conseillions une grande circonspection dans le déve-
loppement de ces notions générales et simples, on peut ajouter, par
exemple sur la foi de l'ordre visible du monde, que la cause en est
intelligente; on peut dire, sur la foi de notre propre pensée, que
Dieu est le bien souverain, suprême, parfait, en ce sens qu'ainsi
que dit saint Anselme, rien de meilleur ne peut être conçu. Ainsi
Dieu est le bien suprême et la cause intelligente du monde; de là
il ne faut pas grand raisonnement, il ne faut que regarder dans la
conscience, pour connaître d'une manière générale les rapports et
les devoirs qui nous unissent à lui. C'est la nature même qui lie en
nous ces notions de la Divinité à des sentimens qui sont le fond de
toute piété.
Yoilà, je crois, l'essentiel de toute philosophie religieuse. Je ne
nie pas que la réflexion ne puisse développer encore ces notions né-
cessaires; mais il y faut beaucoup de prudence, et c'est ici qu'on
doit écouter les conseils critiques de Kant et de M. Mansel. On peut
étendre un peu la science de Dieu, en disant ce qu'il n'est pas : en-
core est-il sage de ne pas trop s'avancer. On ne doit pas, malgré
de grands exemples, dans le vain espoir d'approcher d'une défini-
tion parfaite de Dieu, lui multiplier des attributs inventés par le
raisonnement, et se jeter ainsi dans un abkne d'insolubles. Il semble
que quelques écrivains aient pris à tâche, en parlant de Dieu, de
le composer de contradictions pour le mettre hors des conditions
de tout être et de le rendre impossible pour le rendre plus surna-
turel. Des théologiens eux-mêmes n'ont pas plus évité cette faute
que les philosophes.
« Il nous suffit, dit Leibnitz, d'un certain ce que c'est; mais le
comment nous passe et ne nous est point nécessaire. » Parce qu'en
nous représentant les choses directement connues, nous croyons
mieux savoir comment elles sont, nous nous épuisons en efforts pour
nous rendre Dieu représentable. Gomment en effet, sous quelle forme
se représenter la cause du monde ou la perfection? Il ne faut qu'en
concevoir l'idée, voilà tout. La difficulté vient de ce que, malgré un
penchant naturel à en réaliser l'objet, on ne peut, sans quelque tein-
ture de la dialectique platonicienne, montrer aisément que dans ce
cas l'idée même suppose une existence aussi sûrement que dans les
cas ordinaires le font la conscience et la perception. L'existence sur
la foi de l'idée est la conception la plus élevée de la raison pure, et
elle n'appartient qu'à la philosophie.
Charles de Rémusat.
LES COMMENTAIRES
D'UN SOLDAT
II.
L'HIVER DEVANT SÉBASTOPOL
(f
YI.
Le jour où le général Ganrobert fit sa première reconnaissance
sous les murs de Sébastopol (1), le plateau destiné au bivouac des
armées assiégeantes me parut un site merveilleux. Cette terre que
j'ai vue ensuite si nue, si aride, si dévastée, qui semblait ne plus
produire que des obus et des boulets, cette terre alors était sou-
riante, parée de verdure, couverte d'ombrages, parsemée de mai-
sons à la physionomie patriarcale et opulente, où les riches familles
de la ville venaient sans doute passer leurs loisirs. Le général Gan-
robert voulut visiter un édifice que j'ai vu souvent depuis, et ja-
mais sans indifférence : c'était un grand bâtiment appelé le Monas-
tère^ situé sur les rives de la Mer-Noire, tout près de l'endroit
consacré au souvenir d'Iphigénie. Ce monastère, habité par des
moines dont les prières n'ont pas été troublées un seul jour, est
resté pour moi un des lieux les plus agréables et les plus émouvans
de ce monde. Il s'appuie à un bois inculte que, par un caprice obs-
tiné de mon esprit, je n'ai jamais pu parcourir sans me rappeler
le plus vivant, le plus romanesque et le plus bizarre à mon sens de
(1) Voyez la Revue du 15 janvier. ^
COMMENTAIRES D*UN SOLDAT. 575
tous les récits d'Hoffmann, le Majorât. C'est dans un bois semblable
que je me représente ces chasseurs fantasques, jouets des puissances
invisibles, poursuivis par des rêves étranges et d'idéales amours. Si
les bois du Monastère ont une poésie germanique, le Monastère
même a une poésie tout italienne. Quoiqu'il soit habité par des^
moines grecs, il est frère de ces couvens qui s'épanouissent entre
des eaux vives et des vignes grimpantes sur cette terre où la reli-
gion, comme la Madeleine d'un grand maître, s'étend sous des om-
brages enchantés. Cette pieuse demeure a des jardins disposés en
terrasse au bord de la mer, où l'on arrive par d'élégans et spacieux
escaliers. Ainsi se trouvent échelonnés les uns au-dessus des autres
des arbres aux chevelures épaisses. Le promeneur, aux étages les
plus élevés, peut voir tous ces flots de verdure se balancer à jes
pieds. Au bout de ces jardins, c'est la mer couronnant cette grâce
de sa majesté, et toutefois gracieuse elle-même dans son apparition
éblouissante en ces lieux privilégiés, car l'horizon du Monastère
n'est point cette morne étendue d'eau, sans cadre, sans limite, qui
a quelque chose de pesant et d'oppresseur. La mer se montre la
entre des rochers aux formes harmonieuses et hardies, de vrais ro-
chers antiques, faits pour être entourés par les Océanides et fournir
un piédestal à Prométhée.
Le supérieur du couvent vint recevoir le général Canrobert. C'é-
tait un homme âgé déjà, aux traits réguliers, à la longue barbe,
portant le costume religieux avec beaucoup de grâce et de dignité.
Le général lui promit de veiller sur son monastère, où l'on mit sur-
le-champ un poste. J'ai su depuis que le sergent qui commandait
les hommes préposés à la garde de cette pieuse demeure avait, avec
la bonhomie enjouée de nos soldats, conquis l'affection de toute la
communauté. En toutes les contrées où le pousse l'esprit de géné-
reuse aventure dont notre pays est animé, le 'soldat français est tou-
jours le même. Je l'ai vu en Afrique, le lendemain d'un combat
dans les montagnes, aider le Kabyle qu'il avait vaincu la veille à
bâter un âne ou à porter un fardeau. L'histoire rapporte que les
Gaulois étaient ainsi. Ce génie expansif et secourable, qui fait sou-
rire par les formes familières dont il se revêt, est cependant peut-
être une des forces les plus sérieuses de notre nation. Ce n'est pas
avec une portion de son cœur que la France remporte ces étranges
victoires, ardentes comme la foi du moyen âge, pures comme les
vertus antiques; c'est avec son cœur tout entier. Chez elle, la bonté
et le courage vont du même pas; seulement c'est d'un pas leste,
hardi, joyeux, et qui n'est point fâché d'être réglé par les accens du*
tambour.
Je me rappelle que l'on fit remarquer au général Canrobert une
sorte de cabine construite à l'extrémité du jardin, sur le rivage
576 REVUE DES DEUX MONDES.
de la mer. Là vivait, lui dit- on, un moine qui depuis soixante ans
n'avait pas quitté cette retraite, même pour remonter aux étages su-
périeurs de son couvent. Quelles pensées devait avoir sur ce monde
cet homme vivant en compagnie des flots, au pied de cette terrasse
qu'il avait renoncé à gravir ! J'ai songé plus d'une fois à ce soli-
taire. Quand on leur signale une de ces âmes qui, sans recourir à
la ressource impie du suicide, ont devancé le temps où nous devons
tous entrer au sein des choses éternelles, les hommes engagés dans
les voies bruyantes de cette terre sont parfois saisis de singulières
rêveries. Je livre ce vieux moine aux songeurs de toutes les condi-
tions; c'est à peine s'il avait entendu le bruit de notre canon. Il doit
être encore dans sa cabane, sur les rives où ses pieds ont pris ra-
cine, à moins que la mort, qu'il étreint depuis tant d'années, ne l'ait
enfin enlevé.
V Notre reconnaissance sous Sébastopol fut suivie de notre installa-
tion dans le bivouac où nous devions si longtemps rester. Le général
Canrobert s'établit près d'une maison détruite, dont bientôt tous les
débris disparurent. A l'époque où se dressèrent nos tentes, le jardin
de cette maison en ruines existait tout entier encore : c'était un jar-
din paisible, avec d'étroites allées bordées d'arbres fruitiers. Une de
ces allées, resserrée entre deux haies de pruniers, se liait pour moi
à d'intimes et lointaines pensées. Je trouvais un charme singulier à ce
lieu, le charme de ces vieilles demeures, revues après nombre d'an-
nées par quelque hasard de la vie , où l'on s'avance le cœur ému et
comme oppressé , faisant sortir à chaque pas des murs lézardés , de
l'herbe poussée dans la cour, maints souvenirs semblables à ces
oiseaux familiers qui voltigent un instant autour de vous, puis s'ar-
rêtent pour vous regarder. La guerre et les voyages ont augmenté
mon attachement pour des objets qui ne sont ni de chair ni de sang.
Il m'est arrivé continuellement d'être pris d'une affection subite
pour quelques troncs d'arbres et un coin de terre. Partout nous ren-
controns tout d'un coup avec étonnement et surprise quelque chose
de nous. D'où viennent, dans ces lieux inconnus où le hasard seul
nous a conduits, ces lambeaux retrouvés de notre vie? Quels souffles
les ont enlevés de notre cœur et dispersés ainsi sur tous les points du
monde?
Rien de plus simple que le bivouac du quartier - général derrière
lequel j'étais campé. Le maréchal Saint -Arnaud avait laissé à son
successeur une de ces grandes tentes arabes, off'rant à leur sommet
une seule arête qui forme une ligne festonnée. Cette tente , que je
n'ai jamais pu voir sans me rappeler nos guerres africaines, qui
bien des fois l'hiver, par un ciel brumeux, m'a fait songer, avec un
serrement de cœur, au généreux soleil dont elle avait été si long-
temps imprégnée, cette tente servait de salle à manger au général
L
COMMENTAIRES d'uN SOLDAT. 577
avant la construction d'une grande baraque qui plus tard opposa
aux brises de la mauvaise saison ses planches disjointes. Quant à
l'abri même où demeurait le commandant en chef de l'armée, c'était
une tente grossière qu'un étroit fossé et un petit mur de boue en-
tourèrent seuls aux jours rigoureux, tente bien connue du soldat,
dont l'aspect avait quelque chose de glacé lorsque la toile était toute
rigide de neige , et qui par cela même pourtant a certes réchauffé
plus d'un cœur, en y faisant pénétrer la toute-puissante vertu de
l'exemple.
J'avais établi ma demeure auprès d'un pan de mur isolé, dont les
pierres désunies ne semblaient se soutenir que par une loi mysté-
rieuse d'équilibre. Si ces pierres étaient une menace, elles étaient
aussi une protection, car elles opposaient un obstacle aux vents
d'automne qui commençaient à souffler sur notre plateau. Derrière
ce frêle rempart, j'habitais une de ces grandes tentes que l'on ap-
pelle tentes de campement par opposition à ces tentes-abris que les
soldats portent sur leur dos. M. de La Tour du Pin partageait avec
moi cette vaste maison de toile, où se réunissaient aux heures des
repas tous les officiers de mon détachement. Cette tente n'est pas
un des plus mauvais gîtes où mes destinées m'aient logé. Je com-
mençai à m'y familiariser avec cette singulière vie, en même temps
aventureuse et sédentaire, que désormais nous allions mener. Les
débuts de cette existence n'avaient rien de rude. Le ciel était en-
core clément : dans le pays qui nous entourait, les maisons s'effon-
draient, les arbres étaient frappés; mais l'œuvre de destruction qui
allait donner à nos yeux des spectacles si désolés était bien loin d'ê-
tre accomplie. Nous marchions à travers des campagnes vivantes.
Pour ma part, je faisais chaque jour des excursions dont je rappor-
tais une sorte de gaieté qui avait quelque chose de profond et de
doux. Cette gaieté, comment ne l'aurais-je pas eue? J'avais de la
liberté ce qu'en comporte ma vie, de l'insouciance ce qu'en comporte
mon. âme. Enfm le danger se montrait à moi sous cette forme et
dans cette mesure où il flatte d'ordinaire tous les goûts.
Sébastopol n'avait pas tardé à sortir de son silence. Quand ils
avaient vu tout le mouvement qui se faisait autour d'eux, les Russes
s'étaient mis à nous envoyer des projectiles, lancés par ces pièces
de canon au calibre gigantesque, à la portée démesurée, dont leurs
forteresses étaient garnies. Par instans, dans les lieux où l'on pou-
vait se croire le plus en sûreté, en traversant le sentier d'un ravin,
en longeant quelque maison isolée, on entendait dans l'air un long
bruissement, puis sur le sol le son pesant d'un corps qui tombe.
C'était quelque boulet égaré qui venait se jeter à travers notre pro-
menade. Quelquefois du sein des herbes froissées s'élevait un petit
TOME XXV. 37
578 ' REVUE DES DEUX MONDES.
nuage de fumée, accompagné de ce bruit métallique, d'une mélan-
colie singulière, que font les projectiles creux en se brisant. C'était
quelque obus ou quelque bombe venant lancer leur accent péné-
trant au milieu de nos rêves et de nos pensées. Dans les excur-
sions marquées par ces continuels incidens, j'ai songé souvent à
un livre de Jean-Jacques fort admiré de ma jeunesse, les Rêveries
d'un promeneur solitaire. Je me demandais quel parti pourrait tirer
de tout ce qui s'offrait à mes yeux un être doué de cette parole
merveilleuse qui communique à tout ce qu'elle touche une souve-
raine et impérissable vertu. Imaginez-vous un seul moment tous ces
phénomènes d'un monde plein de grandeur et d'imprévu se produi-
sant sous les pas d'un homme assez puissant pour faire jaillir l'élo-
quence des- faits les plus humbles et les plus habituels de cette
terre : quelle œuvre étrange et splendide viendrait prendre place
parmi les œuvres de l'intelligence humaine! Mais une loi secrète
veut que d'ordinaire ce que j'appellerai les grandes apparitions de
cette vie ne se présentent point à ceux qui pourraient les décrire.
Peut-être Dieu a-t-il, dans sa sagesse, résolu de garder à la région
de la mort, du sacrifice et du péril, tout le sublime attrait de son
mystère, en n'y conduisant pas ceux qui possèdent l'art, le goût et
le vouloir de dire, ou en les frappant tout à coup d'une sorte de
discrétion altière aussitôt qu'ils y ont pénétré.
Le premier officier qu'ait atteint le canon de Sébastopol fut un
capitaine du génie, Schmitz, qui aujourd'hui a sa place dans un
petit cimetière, à l'endroit même où il est tombé. Toutes les fois
que le nom d'un mort vient s'offrir à 'mon esprit,' je trouve un pieux
plaisir à l'écrire. Schmitz commence pour moi cette longue proces-
sion d'ombres amies que je pourrais évoquer de la Grimée. Je me
rappelle le jour et le moment où l'on vint m' apprendre sa mort.
Depuis, tous les jours et presque toutes les heures devaient être
marqués par des trépas.
Dès que nos travaux d'attaque furent sérieusement commencés,
le feu de la place prit quelque chose de régulier et de soutenu. Les
Russes n'envoyèrent plus à travers la campagne autant d'obus voya-
geurs et de boulets vagabonds ; ils essayèrent de diriger tous leurs
feux sur nos travailleurs. Toutefois, pendant cette partie du siège,
ils furent continuellement trahis par la longue portée de leurs
pièces. Tout autour de Sébastopol, au-«lessus de nos tranchées com-
mencées, nombre de projectiles venaient encore bondir presque à
l'entrée de nos camps. Le soldat attendait avec impatience le mo-
ment où notre canon allait répondre au canon russe. Le jour où
notre feu s'ouvrit fut un jour d'allégresse universelle. Je n'étais ap-
pelé du côté de la ville par, aucun service; mais, entraîné par le
sentiment public, j'allai avec quelques officiers de mon détachement
^ COMMENTAIRES d'uN SOLDAT. 579
voir ce qui se passait vers ces murs entourés d'une ceinture blanche
comme un navire qui lance d'incessantes bordées. Les premières
heures de cette matinée sont restées dans mes souvenirs gaies, sou-
riantes et lumineuses, enfin avec un attrait tout particulier, sem-
blable à un attrait de jeunesse, que je m'explique par les espé-
rances dont nos cœurs étaient remplies. Nous courions à travers la
campagne. L'âme humaine prête tellement son existence à ce qui
l'entoure, que les boulets mêmes dont les bonds parfois arrivaient
jusqu'à nous me semblaient avoir quelque chose de joyeux. Mal-
heureusement notre attente fut trompée. Bien des heures sanglantes
nous séparaient du succès que chacun déjà saluait avec tant de con-
fiant enthousiasme. Quelques bâtimens apparens placés à l'entrée
de la ville, troués par nos boulets, déchirés par nos obus, deve-
naient de véritables haillons de pierres ; mais les forts ennemis res-
taient intacts, ou du moins subissaient des dégâts qui ne se trahis-
saient point par le ralentissement de leur feu. Les coups de notre
artillerie au contraire étaient évidemment moins pressés. Soudain
on entend un bruit retentissant et prolongé, se détachant avec une
prodigieuse vigueur de tous les sons dont l'oreille est assourdie. Ce
bruit est accompagné d'un nuage de fumée épaisse et brune : c'est
une explosion. Un magasin à poudre vient de sauter dans une de
nos batteries. Sébastopol montra dans la journée du 17 octobre
185Zi quelle puissance de défense elle pouvait déployer. Autour de
cette ville, c'était une autre ville tout entière que notre armée allait
être obligée de construire. Je regagnai tristement ma tente; puis,
Dieu merci, comme en campagne il n'est point de chagrin qui dure,
je pensai que ce siège, en se prolongeant, amènerait mille incidens
curieux, déroulerait toute la série de ces grands spectacles qui sont
d'abord les fêtes des yeux, plus tard les richesses du cœur.
Les spectacles héroïques ne devaient point longtemps se faire at-
tendre. Le 24 octobre au matin, nous entendons le canon du côté
de Balaclava. Je reçois l'ordre de faire monter mes spahis à cheval
et d'escorter le général en chef. Il n'y a plus dans l'air cette lumière
et cette chaleur que réunissait le ciel de l'Aima. Nous sommes à la
fin de l'automne; nous marchons vers les mauvais jours. Cependant
l'atmosphère a encore de la transparence et de la douceur. Nous
traversons au galop une vaste étendue de terrain , et nous arrivons
aux limites de notre plateau.
A notre droite s'élèvent les hauteurs de Balaclava; au-dessous de
nous s'étend cette vallée profonde qui est bornée par la Tchernaïa;
en face de nous, l'extrême horizon du paysage est formé par cette
admirable chaîne de montagnes aux cimes d'une blancheur écla-
tante, aux feux violets et diamantés, dont le Tchaderdagh fait partie.
Toutes nos troupes ont pris les armes. Le général en chef s'arrête
580 REVUE DES DEUX MONDES.
de sa personne auprès d'une redoute où est établie une batterie
turque. Je mets pied à terre et j'entre dans cette redoute, d'où par-
tent à de longs intervalles des coups de canon qui nous attirent
quelques projectiles russes, mais des projectiles maladroits, déchi-
rant à nos pieds les mamelons sur lesquels nous nous sommes
établis.
Lord Raglan vient de rejoindre le général Canrobert; une confé-
rence qui s'établit entre ces deux chefs me donne tout le loisir d'exa-
miner la vaste scène que peuvent embrasser mes yeux. Les Russes,
qui ont surpris quatre redoutes occupées par les Turcs dans fci val-
lée de la Tchernaïa, en avant des lignes anglaises, attaquent Bala-
clava. Une portion de leur cavalerie se dirige vers les highlanders,
qui les attendent de pied ferme. Tout à coup voilà deux régimens
anglais qui s'ébranlent et viennent couvrir cette infanterie. Ce sont
deux régimens de dragons : l'un de ces régimens porte le casque;
l'autre, si ce n'était la couleur écarlate de l'habit, rappellerait en
tous points les grenadiers à cheval de notre vieille garde. C'est le
régiment écossais des dragons gris ; ces cavaliers doivent leur nom
à la robe de leur monture. Ils sont tous d'une haute stature, que
leurs bonnets à poil fait paraître plus élevée encore. Russes, An-
glais, se précipitent les uns sur les autres. Nous avons ce spectacle
si rare à la guerre d'un vrai combat de cavalerie. On voit se croiser
les lames de sabre, on entend le bruit des coups de pistolet et de
ces énergiques hurrahs qui sortent avec tant de puissance des poi-
trines britanniques. Cette action est de courte durée. Les Russes
sont battus; ils se retirent, laissant sur le champ de bataille des ca-
davres d'hommes et de chevaux dont quelques heures après les
amateurs de grands coups admiraient 'les larges blessures. J'avoue
que ce combat m'avait charmé. Épris avant tout des choses passées,
j'avais vu avec joie en plein xix*" siècle une chevaleresque Angle-
terre que je n'aurais jamais pensé rencontrer hors des pages de
Shakspeare. Ces dragons gris me faisaient tous songer à Hotspur;
je les avais appréciés pour la première fois dans notre marche de
flanc. Débarqués après la bataille de l'Aima, ils étaient venus nous
• rejoindre en traversant avec une intrépide confiance un pays occupé
par l'armée russe. Nous les avions vus déboucher un matin au mi-
lieu de ces forêts où se pressaient nos bataillons. On les avait ac-
cueillis avec chaleur; leur aspect avait causé une sorte d'émotion;
leur conduite venait de répondre aux martiales espérances qu'avaient
fait naître leurs allures. J'avais l'esprit tout occupé de ce grand et
éclatant tournoi, prouvant qu'il ne faut désespérer en ce monde
d'aucune tradition, et que l'oriflamme des anciens âges peut trou-
ver encore à certains jours, chez les peuples même mordus le plus
profondément au cœur par l'industrie, des mains vaillantes pour le
COMMEINTAIRES d'UN SOLDAT. 581
porter, quand tout à coup commença une action bien plus émou-
vante encore que celle dont je venais d'être le témoin.
Me voici arrivé à cette étrange charge de la brigade légère qui a
entouré d'une popularité béroïque lord Cardigan et ses hussards.
Ces hussards, je les aperçois encore avec leurs pantalons amarante
et leurs pelisses bleues à tresses jonquille, enfin dans toute l'at-
trayante élégance d'un de ces uniformes justement chers au cœur
et aux yeux des jeunes gens. Ils chargent, mais contre qui? contre
quoi? On n'aperçoit devant eux, autour d'eux, que des masses de
baïonnettes et des redoutes garnies de canons. Aussi ne tardent-
ils pas à disparaître dans une fumée blonde, tant les éclairs qui la
sillonnent sont nombreux et pressés. Par momens on les entrevoit
dans une vraie clarté d'apothéose; puis le nuage ardent se reforme
autour d'eux. Enfin cette charge est finie, les voilà qui reviennent,
ou plutôt voilà l'âme de cette troupe qui revient dans quelques être
miraculeusement préservés. Yoilà le souffle, voilà le nom de cette
famille militaire ramenés par quelques débris ; dans la plupart de
ses membres, cette famille n'existe plus.
Maintenant quel but a été atteint? qu'a produit en passant sur ce
ch^ip de bataille ce tourbillon d'hommes et de chevaux si rapide-
ment disparus? Voilà ce qu'on se demande à la fin de ce combat, si
l'on peut même appeler ainsi cette lutte d'hommes contre de la mi-
traille et des boulets. Le caractère anglais fait vivre l'un à côté de
l'autre deux esprits de la nature la plus opposée, dont les contrastes
excitent toujours notre étonnement. L'un de ces esprits est froid,
calculateur, traitant souvent avec une singulière dureté, mêlée de
morgue et de colère , toutes les pensées entraînantes , auxquelles
s'ouvre sans cesse l'âme de notre pays. C'est à cet esprit que la race
britannique confie la conduite habituelle de ses intérêts dans le
monde. L'autre esprit est violent, emporté, bafouant tout à coup
la prudence humaine avec une verve de témérité dont notre audace
elle-même s'étonne. Je crois que la charge de lord Cardigan fut une
boutade de cet esprit-là : une magnifique et immortelle boutade!
Notre cavalerie ne fut pas inactive à Balaclava. Au moment où la
vaillante troupe dont j'ai essayé de peindre l'élan était ramenée
comme par un vent de feu, je vis briller au soleil ces vestes bleu
clair si justement redoutées des Arabes. Deux escadrons du A*' chas-
seurs d'Afrique, lancés par le général d'Allonville, faisaient, pour
dégager le flanc des Anglais, une charge intelligente et heureuse..
C'est là mon dernier souvenir de ce combat. Les Russes renoncèrent
à leur attaque, ils n'essayèrent même pas d'occuper les redoutes
qu'ils avaient prises aux Turcs le matin. Le général Canrobert des-
cendit dans la vallée, où il resta longtemps. Nous apercevions les
troupes ennemies, mais devenues immobiles, formant devant nous.
582 REVUE DES DEUX MONDES.
dans l'espace, des taches noires ou de sombres lignes qu'aucune
clarté n'illuminait plus. Bientôt je sentis sur mes épaules cette fraî-
cheur du soir qui, à la fm des journées d'automne, est toute rem-
plie de tristesse, comme les larmes qu'elle suspend à chaque brin
d'herbe. Ces grandes ombres, si chères aux poètes, commencèrent à
s'étendre sur la vallée. Chacun reprit le cl?emin de son bivouac. Je
trouvai dans ma tente avec une joie profonde le colonel de La Tour
du Pin, qui avait pris part en volontaire à la charge de la cavalerie
anglaise. Un boulet, en brisant la jambe de son cheval, l'avait arrêté
dans sa course. Il revenait sans blessure de cette sanglante mêlée,
où l'avaient entraîné le goût de l'aventure, les séductions du péril
et les antiques traditions de l'esprit guerrier chez notre nation.
VII.
' Un des plus grands épisodes assurément de la guerre que j'essaie
de raconter n'occupe qu'un point dans ma mémoire, seulement
c'est un point rouge et brûlant. Je veux parler de la bataille d'In-
kerman. Là, plus que jamais, j'appliquerai dans toute leur rigueur
les règles que je me suis imposées; je donnerai uniquement de ce
vaste tableau l'espace étroit que mon 'regard a parcouru. Ce qu'un
soldat peut apercevoir à travers des rideaux de fumée, dans le coin
obscur où le hasard l'a placé, voilà tout ce que je prétends dire.
Gomment s'enchaînaient entre eux des faits qui ne m'ont apparu
qu'isolés? quelle composition formait cet amas de personnages dont
je n'ai vu qu'un nombre restreint? quel ensemble présentait enfin
cette action dont je n'étais moi-même qu'un humble détail? Ce sont
des questions pour lesquelles je n'ai point de réponse. Ceux-là seuls
doivent me lire qui, pénétrés de la maxime antique, trouvent un
intérêt pour l'homme dans tout ce qui est humain, aiment à savoir
comment s'offrent au premier venu, comment demain s'offriraient à
eux ces rapides et formidables événemens dont s'occupe un siècle,
ces heures qui ont des ailes et un glaive , comme les anges de la
Bible.
Le 5 novembre, je m'éveillai sous ma tente, ne sachant point s'il
faisait nuit ou jour, car la toile qui m'environnait de toutes parts
était tellement obscurcie et pénétrée par une longue pluie, qu'elle
était devenue un obstacle inexpugnable pour la faible lumière d'une
matinée d'automne. Tout à coup il me sembla entendre, dans plu-
sieurs directions à la fois, un bruit d'artillerie et de mousqueterie ;
puis ma tente s'ouvrit brusquement, un sous-officier m'apportait
Tordre de monter à cheval avec tous mes spahis. En quelques mi-
nutes, mes chevaux furent scellés, mes hommes prêts. Mon déta-
chement se trouva sous les armes devant la tente du général en
COMMENTAIRES d'uN SOLDAT. 58S
chef, qu'il devait escorter. Le général Canrobert parut bientôt, il
monta à cheval, et, suivi de tous ses officiers, il se dirigea au galop
du côté de Balaclava. J'ai vu quelquefois la guerre planer sur les
rues des villes, plus souvent je l'ai vue planer sur des campagnes;
mais toujours en ces momens qui précèdent les extrêmes périls et
les énergiques efforts, j'ai trouvé une physionomie semblable aux
lieux où les dangers allaient s'abattre. Ces espaces, où dans un in-
stant vont se croiser les projectiles et se pousser les flots des mê-
lées, sont envahis par une solitude qui a quelque chose d'ardent et
d'inquiet. Les troupes, en se groupant pour combattre, laissent des
vides autour d'elles. Rien de plus menaçant et de plus sévère que
ne l'était, au moment où je me reporte, l'aspect de notre plateau.
Le ciel, tout chargé de brouillards et de pluie, abaissait sur nous
un vaste voile d'un gris uniforme. Le sol où galopaient les chevaux,
était glissant et détrempé. Les tentes se détachaient à peine, aux
plus prochains horizons, sur le fond de morne et pâle lumière qui
les entourait. Pourtant le regard parcourait encore assez d'étendue
pour apercevoir de temps en temps avec netteté de longues rangièes
de baïonnettes, indiquant que l'armée entière avait pris les armes.
Le général en chef courait de toute la vitesse de son cheval vers les
lieux où se faisaient entendre les détonations. Ce fut ainsi qu'en le
suivant j'atteignis à peu près l'endroit d'où quelques jours aupara-
vant j'avais assisté au combî^t de Balaclava. Là étaient dirigés quel-
ques boulets russes. Des bataillons ennemis groupés à nos pied^s
semblaient tenter une attaque. Le général en chef reconnut sans
doute d'un seul coup d'oeil que cette attaque était simulée, car ce
fut à peine s'il arrêta son cheval pour jeter un regard dans la vallée;
il reprit la course rapide qui jusqu'alors l'avait emporté, et bientôt
se trouva aux lieux mêmes où devait se décider le sort de la journée.
Plus nous approchions de cet étroit champ clos où furent enfer-
més les combattans d'ïnkerman, plus l'obscurité se faisait autour de
nous ; la fumée se mêlait au brouillard, et formait une région de té-
nèbres où cependant j'ai vu se détacher plus d'une figure que je
n'oublierai pas; puis l'air se remplissait d'un concert dont il me
semble encore que par instans je retrouve chaque note dans mes
oreilles. C'était ce sifflement aigu des balles qui fait songer au fouet
des furies, le gémissement de l'obus, triste et pénétrant comme la
voix d'un instrument qui se brise, enfin ce long frémissement de la
bombe que l'on dirait produit par les ailes de quelque gigantesque
oiseau. Dans cette course, qui avait les allures que les ballades alle-
mandes prêtent aux chasses magiques, mes spahis traversèrent le
camp de ces tirailleurs algériens qui allaient conquérir une si écla-
tante et si juste gloire. A la vue des haïks et des burnous rouges,
une explosion de clameurs joyeuses sortit de cette troupe musul-
584 REVUE DES DEUX MONDES.
mane. Les enfans guerriers de l'Algérie échangèrent à travers ce
brouillard des sourires où rayonnait le soleil de leur pays. Bientôt
à côté de mes cavaliers je vis un détachement de chasseurs d'Afri-
que; c'était l'escorte du général Bosquet, qui venait de sa personne
se porter au-devant du général Ganrobert.
Cette rencontre avait lieu vers un point du plateau où l'on avait
établi un télégraphe ; quelques pas encore, et nous allions nous trou-
ver sur le théâtre même de l'action. J'avais eu à la bataille de l'Aima
la vision splendide d'une victoire; un instant la bataille d'Inkerman
me fit comprendre ce que pouvait être un héroïque revers. Nous
étions parvenus au camp des Anglais. Les boulets avaient renversé
toutes, les tentes, et on voyait couchés sur une terre presque aussi
humide de sang que de pluie ces magnifiques grenadiers de la reine,
l'orgueil de leur armée et de leur nation. Tous ne gisaient point sur
le sol pourtant, et ce qui m'a le plus frappé peut-être dans cette
journée où j'essaie en ce moment de revivre, c'est une petite troupe
de ces intrépides soldats contraints à se replier sous le feu écrasant
des Russes. Je les apercevais sous ce ciel brumeux, marchant de ce
pas lent et solennel dont on suit les convois funèbres, et se retour-
nant de temps en temps. Conîme ils avaient la capote grise et le
bonnet à poil, ils me rappelèrent tout à coup de nobles et déchirans
souvenirs. Il me sembla que je lisais vivante, dans les caractères
mêmes où Dieu et le sang français l'ont tracée, une de ces pages
immortelles que nous ne voudrions pas arracher de notre histoire
malgré tout ce qu'elles remuent de douleur en nous. De là une sorte
d'attendrissement étrange qui resserrait et pourtant exaltait mon
cœur.
Les émotions nées pour moi de cette illusion ne pouvaient pas
être de longue durée. L'action avait une trop vigoureuse étreinte
pour ne pas étouffer toute songerie. Le bruit redoublait, le feu de-
venait à chaque instant plus vif. Je ne sais si ce fut le brouillard
ou la fumée qui se dissipa un moment, mais je vis à une assez courte
distance de grandes masses grises, sillonnées dans toute leur éten-
due par une ligne de rapides éclairs : c'étaient les Russes, établis
sur notre plateau, où ils essayaient de nous foudroyer. Je compris
alors ce qui se passait; je vis qu'il allait y avoir entre deux armées
une lutte semblable à celle de deux athlètes au bord d'un abîme.
Ces Russes, dont nos pères disaient : « Il faut les tuer deux fois, »
étaient là sur ces hauteurs , dans ce coin de terre où nous avions
planté notre drapeau, entre la mer et des bastions ennemis toujours
grondant, toujours fumant. Ce fut alors qu'eut lieu cet effort su-
prême qui couvrit nos camps de leurs cadavres, et finit par les jeter
brisés au pied de nos positions.
Pendant quelques instans, je perdis de vue le général Canrobert,
COMMENTAIRES d'uN SOLDAT. 585
qui disparut au milieu de la fumée. Il avait voulu aller reconnaître
lui-même et sans escorte les endroits où devait se porter la furie,
française, indispensable cette fois, mais qu'il s'agissait de diriger.
Cette furie, j'entendais dire autour de moi qu'une charge spontanée
du général Bourbaki l'avait déjà fait connaître aux Russes. Seule-
ment cette charge avait été exécutée par une poignée d'hommes :
c'étaient maintenant des régimens entiers qui devaient la renou-
veler. Cependant les feux ennemis redoublaient d'intensité. Je me
rappelle un coin du champ de bataille où mes spahis restèrent
assez longtemps avec quelques hommes du li^ hussards, les chas-
seurs d'Afrique qui escortaient le général Bosquet, et le fanion du
général en chef, porté par le jeune sous-officier qui avait accompa-
gné le maréchal Saint-Arnaud à la bataille de l'Aima. Nous avions
à notre gauche ce moulin d'Inkerman dont on fit, je crois, plus
tard une poudrière. C'était une sorte de tour à l'aspect mélancolique
et délabré, d'un assez heureux effet au milieu de ce paysage animé
d'une si terrible vie. A peu près en face de nous était le bassin du
carénage, car quelques projectiles de vaste dimension, décrivant
d'immenses courbes, nous parurent envoyés par la marine russe.
Du reste, il était difficile de reconnaître d'où soufflait cet ouragan
de fer qui balayait notre plateau. Tandis qu'au-dessus de nos têtes
l'air s'emplissait de mugissemens, la terre à nos pieds recevait toute
sorte de meurtrissures. C'était tantôt le boulet venant exécuter une
série de bonds désordonnés avec cette brusquerie incivile qui lui a
valu son surnom soldatesque, tantôt l'obus tombant lourdement sur
le sol pour s'y briser et jaillir en mille éclats qui faisaient tournoyer
les chevaux. Il n'est rien, comme on l'a répété tant de fois, dont
l'esprit français ne s'amuse. Un sous-officier de hussards me fait
remarquer que des projectiles viennent successivement de briser la
selle arabe de mon maréchal-des-logis fourrier et d'atteindre dans
leurs montures mon brigadier-fourrier et mon maréchal-des-logis
chef. (( Décidément, me dit-il, les Russes veulent démolir tous vos
comptables. »
Nos voisins les chasseurs d'Afrique sont encore plus maltraités
que nous. Un de leurs officiers est gravement blessé à la poitrine,
et une bombe, tombant d'aplomb sur leurs têtes, leur écrase sept
ou huit hommes. Je vois reparaître le général en chef avec le bras
en écharpe; il vient de recevoir une blessure à l'épaule. En ce mo-
ment même, une colonne d'infanterie passe devant lui au pas de
charge; j'entends quelques voix qui s'écrient : « Il est encore
blessé! » L'entrain de ces hommes qui tout à l'heure avait fait de
ce jour brumeux une journée radieuse, on peut l'admirer, on peut
le deviner, on peut le sentir, on ne peut le rendre. Je vis, entre
autres, un vieux sous-officier à chevrons serrant entre ses dents, au
586 REVUE DES DEUX MONDES.
coin de sa bouche, sous une moustache brûlée, une pipe noircie,
une pipe sœur assurément de cette pipe héroïque qui figure dans le
testament de La Tulipe. Cet homme marche comme le vrai fantassin
de notre pays : le cœur bat à regarder ses pieds. Un boulet arrive
de plein fouet, et enlève une file à côté de lui; il ne ralentit pas
cette marche intrépide, seulement il tourne une seconde la tête, et
le regard qui se peint dans ses yeux, je l'ai emporté dans ma mé-
moire : il y a toute la poésie du devoir et toute la philosophie des
batailles dans le regard de ce soldat.
Le général Ganrobert se promène dans l'espace enflammé où est
resserrée l'action. Je vois passer, vers le moulin d'Inkerman, un
homme qui se dirige vers lui : c'est lord Raglan. Le chef de l'armée
anglaise monte un beau cheval qu'il manie avec aisance malgré son
bras mutilé; son visage, soigneusement rasé, est empreint de ce
calme qu'on n'a jamais pris en défaut. Je me rappelle qu'au mo-
ment même où il aborde le général Ganrobert, un boulet décrit une
courbe au-dessus de sa tête et vient tomber à ses pieds. Un entre-
tien a lieu entre les deux généraux. Quelles paroles échangèrent-iis?
Je l'ignore; je sais seulement que notre infanterie continue à se ruer
contre les Russes. Bientôt, dans cet air brumeux qu'on se prend à
respirer tout à coup avec joie, avec ivresse, avec fierté, on sent la
présence de la victoire.
A peine notre succès était-il décidé, que le ciel eut envers nous
cette bonne grâce de s'éclaircir un peu. Un instant même, sa teinte
grise s'éclaira d'un pâle rayon de soleil; cette fugitive clarté s'éva-
nouit bien vite, mais la pluie cessa entièrement, et le brouillard ne
reparut plus. A l'heure où se tiraient les derniers coups de canon,
je parcourus le champ de bataille. Je crois que l'on a vu bien rare-
ment, sur un terrain aussi limité, pareil entassement de cadavres.
En quelques endroits, Ton était obligé de descendre de cheval. Les
corps étaient amoncelés les uns sur les autres; c'était une véritable
foule à travers laquelle il fallait se frayer un passage, mais une
foule d'êtres inanimés et couchés sur le sol. Dans cette population
de morts, deux hommes attiraient l'attention universelle : c'étaient
deux Russes, blonds tous deux, tous deux d'une, taille élancée, se
ressemblant par les traits de leurs visages et par toutes les formes
de leurs personnes. Ces deux jeunes gens, les deux frères sans
doute, avaient voulu s'unir dans la mort : chacun avait fait de son
bras un oreiller pour son compagnon; les mains qui n'étaient pas
engagées sous leurs têtes s'étreignaient sur leurs poitrines. Il y
avait dans ce groupe ainsi enlacé quelque chose qui aurait tenté un
sculpteur. Un calme plein de noblesse et de douceur régnait sur ces
figures, qui ne rappelaient en. rien le type tartare. Je songeai, je ne
sais trop pourquoi, à ce couple fraternel de l'antiquité qui, en ré-
COMMENTAIRES d'uN SOLDAT. 5S7
compense d'un acte de piété filiale, reçut du ciel une mort rapide
et sans terreur. Ces deux cadavres sont restés dans mon esprit pré-
cisément parce qu'ils m'ont semblé tout différons de ce que sont
d'ordinaire les dépouilles dont se couvrent les champs de bataille.
Ces corps dont la vie s'est si brusquement retirée ont produit
presque toujours sur moi une impression qu'au premier abord on
est tenté de repousser comme pernicieuse et cruelle, mais qui, à
l'examen au contraire, me semble toute remplie de consolation et
d'enseignement. Je trouve que pour la plupart ce sont de véritables
haillons, ne rappelant plus rien des souilles qui leur prêtaient, il
y a quelques momens à peine, tant d'émouvantes apparences. Si
jamais la Psyché antique, devenue désormais l'âme chrétienne, m'a
semblé une prisonnière ailée dont tout à coup la geôle s'écroule,
assurément c'est à la guerre. Les sanglans débris dont le sol est
jonché après une chaude action paraissent des ruines que la terre
aura le droit d'enserrer, où rien n'est resté de ce qui appartenait
au ciel. Et quand on vient à se rappeler devant ces objets muets,
froids, déformés, devant ces choses sans nom, comme l'a dit le
plus éloquent orateur de notre église, quand on vient à ise rappeler
les créatures vivantes, passionnées, radieuses, que ces mêmes ob-
jets, que ces mêmes choses étaient tout à l'heure, on sent d'une
manière invincible, avec une raison enflammée et soulevée par la
foi, que cette matière où nulle parcelle n'est demeurée visible d'un
si riche, d'un si éblouissant trésor, n'est point cette mystérieuse
puissance, ce soin, cette tendresse de Dieu, qui mérite de s'appeler
l'homme.
Ce ne fut point seulement la mort qui affaiblit l'armée russe à
Inkerman, cette journée nous donna un grand nombre de prison-
niers. Je vois encore les longues colonnes d'ennemis vaincus que
l'on dirigeait vers nos camps; parmi ces soldats que nous livrait le
sort des armes, j'en remarquai un surtout : c'était un blessé; un
projectile qui l'avait atteint au visage avait causé chez lui un de
ces étranges phénomènes que produisent les blessures des armes
modernes. Il était vivant, bien vivant, il marchait même d'un pas
ferme. Cependant sa face tout entière n'était qu'une immense plaie.
Le regard était parti de ses yeux sanglans et déchirés. On eût dit
une de ces vigoureuses études d'écorché auxquelles se plaisent par-
fois de grands peintres. C'est toujours dans quelques figures que se
résume en définitive pour notre intelligence impuissante la pen-
sée des plus vastes actions. Cet homme à la taille haute et droite,
se tenant debout, s' avançant encore sous le voile rouge que sa bles-
sure collait à ses traits, représentait admirablement, à mon sens,
la vaillante armée que nous venions de vaincre. Inkerman est assu-
rément une des batailles où de tous les côtés on a déployé le plus
588 BEVUE DES DEUX MONDES.
d'énergie. Couvert d'un lambeau humain ou d'un morceau de fer,
chaque pouce du terrain où s'était passée cette lutte disait ce jour-
là ce que dans trois armées on avait tenté et accompli.
En regagnant mon bivouac, je passai devant une grande tente où
était établie l'ambulance anglaise. Deux piles semblables à ces mon-
ceaux de boulets qu'élève l'artillerie flanquaient cet asile des cou-
rageuses douleurs. Seulement ces piles étaient formées -de bras et
de jambes. Je le répéterai sans cesse, je n'éprouve aucune répu-
gnance à retracer les tableaux de cette nature. Ils n'ont jamais ar-
rêté sur le seuil de notre carrière un seul de ceux que Dieu avait
destinés à y marcher. Loin de là, je suis convaincu qu'ils excitent
les âmes. Il y a deux mondes remplis de souffles trop violens pour
que la raison humaine essaie d'y hasarder sa lampe; elle y serait
éteinte sur-le-champ. On ne peut y marcher qu'avec deux flam-
beaux plus forts que tous les vents de la terre, avec l'enthousiasme
et la foi. Ces deux mondes que chacun a nommés, que chacun a
reconnus, celui des combats, celui de la prière, celui des champs
de bataille, celui de l'église, arborent hardiment, à leurs entrées,
les enseignes de leur gloire, qui sont des images de supplice, des
instrumens de mort et de tortures.
J'ai entendu raconter maintes choses d'ïnkerman; j'ai dit le peu
que j'en avais vu. Pendant que nous soutenions à l'extrémité de
notre plateau cette lutte acharnée que termina une victoire si né-
cessaire, nous entendions à notre gauche, du côté de la mer, le ca-
non des Russes tentant une violente entreprise contre nos tranchées.
Je regrette de ne point pouvoir raconter ces combats, où le général
de Lourmel trouva une mort qui pénétra de regret et d'admiration
toute l'armée. J'ai ignoré certainement et j'ai bien mal vu peut-
être nombre de choses qui se passaient près de moi et presque sous
mes yeux; comment donc pourrais-je retracer, en suivant les lois
que je me suis prescrites, ce qui s'est passé si loin de mon regard?
Ce qu'on saisira, je l'espère, à travers mes souvenirs, tels qu'ils
sortent aujourd'hui de mon esprit, c'est le caractère même de la
brillante et terrible action à laquelle j'ai assisté. La même gloire
environne Aima et Inkerman; mais ce sont deux journées bien difl'é-
rentes toutefois : l'une gracieuse et sereine, l'autre sombre et vio-
lente, représentent la guerre sous le double aspect où elle s'offre sans
cesse. La Crimée devait tour à tour demander à nos soldats tout ce
qu'on peut attendre de leurs âmes. Nous les avons vus emporter
d'assaut leur première victoire , puis, par un héroïque élan, chasser
Tennemi des hauteurs où ils ont placé leurs drapeaux. A présent
nous allons les voir constans, résignés, opiniâtres, donner au monde
Fexemple des seules vertus qu'on était tenté de leur refuser. Ce
n*est plus seulement contre les hommes qu'ils soutiendront leur
COMMEiXTAIRES d'uN SOLDAT. 58«0
infatigable lutte. Plus d'une fois, dans la tranchée, la neige fon-
dra sous les gouttes de leur sang. Ils prendront leur revanche des
boulets et des frimas qui ont combattu leurs pères.
YIII.
INeuf jours après la bataille d'Inkerman, l'hiver inaugurait son
règne sur notre plateau avec un cruel appareil. Le lA novembre fut
marqué par une tempête que Ton peut placer parmi les plus rudes
épreuves de notre armée. J'étais couché sous la tente que je parta-
geais avec M. de La ïc^ur du Pin. Tout à coup je suis réveillé par
une secousse violente. Je sens le heurt d'un bâton à ma tête : c'est
mon abri avec ses supports qui vient de s'écrouler sur moi. Je me
dégage de la toile humide qui m'enveloppe; je me trouve alors sur
un sol où tombe une pluie mêlée de neige et que parcourent les ra-
fales d'un vent furieux. A quelque distance du gîte que venait de
m' enlever l'ouragan était une tente turque habitée par un officier
de mon détachement. Les tentes turques, grâce à leur forme sphé-
rique, offrent une incroyable résistance à la tempête. Mon compa-
gnon et moi nous trouvons donc un nouvel asile; mais, je l'avoue,
je regrette ma maison. Je m'étais attaché à ce logis passager et am-
bulant, comme si je l'avais reçu par héritage. Le soir même d'In-
kerman, j'y avais passé quelques bons instans, entouré d'amis que
j'étais heureux de revoir. J'avais retrouvé sur le seuil de cette de-
meure, maintenant abattue, le colonel de La Tour du Pin, avec une
blessure à la joue qu'il avait reçue en allant se mêler à nos tirail-
leurs. Pourtant mon désastre est bien peu de chose auprès de tous
ceux dont je suis le témoin.
Derrière le quartier-général s'élève un vaste bâtiment de bois où
l'on a établi une ambulance. Le vent s'attaque aux charpentes de
ce récent édifice, qui s'écroule bientôt, comme un rempart emporté
par une volée de boulets. On entend alors un de ces bruits douloureux
qui vont éveiller au fond du cœur des échos dont on est longtemps
à se délivrer. Ce sont les cris des blessés, qui reçoivent dans leurs
corps meurtris de nouvelles atteintes, qui gisent sur une terre gla-
cée, et dont la pluie fouette les plaies. La vaste étendue .de nos
camps offre un aspect que les flots seuls me semblaient pouvoir
prendre pendant les tempêtes. Au-dessus de nos tentes s'étend un
vaste ciel d'une couleur blanchâtre, qui ressemble lui-même à une
immense voile déchirée par un ouragan. Ce n'est pas l'obscurité qui
nous entoure, mais quelque chose de mille fois plus cruel, cette
teinte morne, ingrate et dure, qui se joue sur la cime des vagues
autour des navires près de sombrer. Les arbres qui ornaient et pro-
tégeaient les lieux où la guerre nous a conduits ont déjà presque
590 REVUE DES DEUX MONDES.
tous disparu. Rien ne s'oppose plus aux jeux terribles des vents à
travers ces espaces dévastés, qui en maints endroits n'ont pas d'au-
' très confins que la mer. Dieu sait tout ce que nous envoie de bruits
lugubres et de souffles désordonnés ce redoutable voisinage des ré-
gions où l'homme n'exerce qu'un empire incertain, où de tout temps
il a cru se sentir dans le royaume d'esprits désespérés et insoumis. Je
me rappelle avec plaisir cependant la soirée et la nuit qui suivirent
pour moi cette tempête. Malgré des obstacles de toute nature, notre
cuisinier, qui avait son laboratoire en plein air, était parvenu, après
des efforts surhumains, à nous faire cuire du riz, et nous avions
reçu le matin même des rations d'eau-de-vie. On nous servit donc,
sous cette tente turque qui avait bravé l'oiiragan, une vaste gamelle
remplie d'une soupe épaisse et fumante, dont le seul aspect avait
quelque chose de réchauffant et de consolateur. Le plus grand, le
plus magnifique des livres a rendu immortel un plat de lentilles;
je ne vois point de quel droit je dédaignerais le souvenir de ce riz
bienfaisant pour lequel j'ai gardé une vraie et profonde reconnais-
sance. D'ailleurs, j'en suis convaincu, depuis bien longtemps les re-
pas ont dans notre vie un tout autre rôle que leur rôle visible et
matériel. C'est ce que nous a indiqué lui-même le divin fondateur
de notre religion en choisissant pour les plus touchantes communi-
cations de son âme céleste l'heure de la réfection corporelle. Si les
mets dont se repaissent la mollesse et l'oisiveté peuvent devenir
parfois de funestes embûches, il n'y a que bénédiction à coup sûr
dans la nourriture austère qui soutient une vie de labeur. Travail-
ler, répète-t-on souvent, c'est prier; eh bien! manger, c'est plus
d'une fois remercier Dieu. Yoilà qui me permet, je l'espère, de glo-
rifier mon plat de riz. Maintenant je parlerai dans aine langue plus
profane du punch qui, le soir du 14 novembre, égaya notre tente,
grâce à notre eau-de-vie de distribution. On avait retrouvé au fond
d'une cantine quelques morceaux de sucre. On les jeta dans une
gamelle où fut versée l' eau-de-vie, et bientôt au milieu de nous
s'élevèrent ces belles flammes bleues que l'on se prend toujours à
saluer comme les apparitions d'un pays féerique, tant elles ont
■ quelque chose d'attrayant, de spirituel et de mystérieux. Puis cha-
cun de nous alluma sa pipe et s'établit, derrière les nuages du tabac,
dans un bien-être inespéré. La soirée finie, on s'enveloppa de tout
ce qu'on put trouver de couvertures et de burnous pour braver le
Iroid de la nuit; nous étions serrés les uns contre les autres dans un
espace si étroit que ce froid ne nous atteignit point. A demi engagé
dans le sommeil, j'entendais notre tente soutenir une lutte désespé-
rée contre la tempête. Par momens, le bâton qui servait de support
craquait comme Ip mât d'un navire, et .un véritable tonnerre roulait
dans les plis de la toile sonore. Tous ces bruits se confondaient pour
COMMENTAIRES d'UN SOLDAT. 591
moi avec les frémissemens de l'aile des songes qui m'emportaient
dans les profondeurs de leur royaume. Je goûtais dans sa béatitude
cette paix connue de tous ceux qui savent combien, malgré des cimes
inquiètes, d'implacables abîmes, de cruels sentiers, la vie des péril-
leuses aventures est une vallée qui abonde en heureux et calmes
réduits.
Peu de temps après cette rude journée du lA novembre, il se
fit un grand changement dans ma situation. La petite troupe que
je commandais reçut l'ordre de retourner en Afrique. Les spahis,
comme on l'a répété souvent, ne se recrutent point de la même ma-
nière que les tirailleurs algériens. Ce sont des personnages impor-
tans, appartenant à la noblesse de leurs tribus. La guerre comme ils
la pratiquent dans leur pays, c'est-à-dire à l'automne ou au prin-
temps , quelque expédition rapide qui les rend à leurs tentes avec
des prouesses à raconter, voilà ce qu'ils recherchent et ce qu'ils
aiment; mais cette guerre longue, âpre, patiente, qui demande les
vertus de la pauvreté, répugne à leurs natures sensuelles. Doués
d'une élégante et généreuse bravoure , toutes les fois qu'il y a de la
poudre dans l'air ils sont gais, ils sont fiers, ils s'épanouissent; quand
cette excitante odeur vient à leur manquer, quand ils ne sentent au-
tour d'eux que la misère, une sombre tristesse les prend. Puis il
était arrivé à mon détachement ce qui arrive si vite en campagne à
toute troupe légère, il avait bien diminué. Enfin il fut décidé que les
spahis regagneraient leurs foyers. J'éprouvai de vives angoisses.
Abandonner au milieu de son cours cette entreprise dont j'avais vu
les débuts, laisser tout à coup, sans en connaître la fin, ce grand
drame qui me captivait si puissamment, cela me semblait une cruelle
chose. Le général en chef consentit à me prendre pour officier d'or-
donnance. Je pus suivre dès lors avec un intérêt nouveau tous ces
faits énergiques et brûlans qui entraînaient tant d'existences dans
leur continuel mouvement.
J'allai m' établir au quartier-général, sous une tente turque dres-^
sée au-dessus d'un vaste trou. Le colonel de La Tour du Pin, qui
partageait avec moi ce nouveau gîte , en a vanté les charmes dans
des lettres que je voudrais pouvoir transcrire ici. Cette tente ronde,
formée d'une étoffe blanche et cotonneuse, lui faisait, disait-il, l'ef-
fet d'une coupole d'albâtre, et lui donnait, à son réveil, toute sorte de
riantes idées. Notre coupole fut bien promptement obscurcie par
toutes les scories que la boue et la neige attachèrent à ses parois ;
cependant je lui ai toujours trouvé de la grâce; puis le trou que re-
couvrait ce dôme était un gîte philosophique où j'ai passé d'excel-
lentes heures. Un troupier, quelque peu versé dans l'art du fumiste,
avait pratiqué, à l'une de ses extrémités, une cheminée dont on ne
pouvait point se servir, mais qui donnait quelque chose de patriar-
592 REVUE DES DEUX MONDES.
cal à notre logis et nous permettait de croire à des pénates. Deux
lits, deux escabeaux et une petite table formaient notre mobilier. ^
Cette petite table était quelquefois chargée de bons livres que nous '
lisions avec un incroyable plaisir. Jamais je n'ai goûté comme en
campagne ce commerce avec les esprits disparus que permet la ma-
gie du livre. A moitié sorti de ce monde, habitant d'une région qui
n'est ni la mort ni la vie, on abandonne son cœur avec complaisance
aux pensées que lui envoient des âmes qu'on rejoindra peut-être
dans quelques heures. Puis on juge de maintes choses avec une sin-
gulière bonne foi et une bien profonde douceur. Peut-être revien-
drai-je sur les lectures que nous avons faites sous cette tente turque.
En tout cas, je rends ici hommage aux aimables hôtes qui sont venus
nous y tenir compagnie. M'"*" de Sévigné, entre autres, a pénétré
dans notre trou; elle r.a réjoui de sa belle humeur, enchanté de son
beau langage; elle l'a éclairé un moment par l'apparition de cette
sereine et touchante élégance dont elle sut faire une sœur de sa rai-
son et de sa piété.
Tel était le réduit que je quittais sans cesse pour accompagner le
général Ganrobert dans ses courses continuelles aux tranchées. Dès
mes premiers pas dans cet immense labyrinthe qui allait s'agrandis-
sant et se compliquant chaque jour, je compris que j'avais sous les
yeux une œuvre unique peut-être entre toutes celles qu'ait jamais fait
entreprendre la guerre. C'était une ville tout entière, avec des rues in-
nombrables, que notre armée construisait autour de Sébastopol. Ce fut
un dimanche que, pour la première fois, je pénétrai avec le général
en chef dans cette cité nouvelle, s' attachant aux flancs de l'ancienne
cité qu'elle voulait détruire, comme un vaisseau dans un combat naval
s'attache aux flancs d'un autre vaisseau. Les tranchées les plus éloi-
gnées de la place, celles qu'on avait construites les pren^ières, me rap-
pelaient ces rues désertes que l'on trouve parfois dans les faubourgs
des villes les plus populeuses. Elles servaient encore de passage à nos
soldats, mais nulle troupe n'y résidait plus. Elles n'étaient animées
çà et là que par quelques boulets perdus, par quelque bombe lourde
et maladroite parvenue au bout de son vol pesant. Au fur et à me-
sure que l'on se rapprochait des murs ennemis, le spectacle chan-
geait. Maints bruits, maints mouvemens nous annonçaient que des
faubourgs nous passions aux quartiers vivans et tumultueux. L'air
commençait à se remplir d'un vague bourdonnement de balles; au
lieu de la bombe fatiguée, du boulet hors d' haleine, nous sentions
passer au-dessus de nous la bombe dans la période ascendante de
sa course, le boulet dans toute la furie de son premier jet. Loin de
traverser des rues désertes, on traversait des rues peuplées comme
celles des villes aux jours de fête, et ofirant mille scènes variées. De
temps en temps on apercevait le long d'une gabionnade une toile ta-
COMMENTAIRES d'UN SOLDAT. 593
chée de sang tendue entre deux brancards : c'était la civière. Malgré
son aspect lugubre, cette machine ne répandait aucune tristesse au-
tour d'elle; tout à coup elle emportait un mort ou un blessé, puis
revenait prendre sa place parmi des gens dont la vie se continuait
paisiblement. Plus d'un officier lisait quelque vieux journal, tout en
surveillant ses tirailleurs, qui de leur côté lançaient tranquillement
leur coup de fusil entre deux bouffées de tabac. Le général en chef
se plaisait à eïitretenir chez le soldat cette utile et sage insouciance.
Bien souvent il s'arrêtait pour adresser à un troupier, qui l' écoutait
tout en déchirant sa cartouche, quelques mots pleins d'un enseigne-
ment salutaire, dont le brusque passage d'un projectile rendait le
sens plus saisissant et le caractère plus élevé ; je me rappelle entre
.autres un boulet qui vint à fouetter l'air tout à coup sur sa tête et
sur celle de son interlocuteur pendant qu'il parlait de cette commu-
nion dans le péril que nous offre perpétuellement la guerre. Jamais,
dans aucune réunion humaine, nul incident ne contribuera plus ef-
ficacement que ce boulet à un irrésistible effet d'éloquence.
J'entendis ce jour-là dans les tranchées un son que l'air y a porté
plus d'une fois, et que jamais, pour ma part, je n'ai recueilli avec
indifférence. Sébastopol renfermait de nombreuses églises. Tout à
coup voilà qu'aux bruits divers dont nos oreilles sont frappées il se
mêle une paisible et lointaine harmonie : ce sont les cloches qui
prennent leurs graves ébats. Je me rappelle alors les pages élo-
quentes de René^ et avec ces pages bien d'autres choses, car dès les
premiers jours de ma vie, longtemps avant de comprendre le génie
qui leur a rendu un immortel hommage, j'avais pour les cloches une
tendre vénération. Je mè les représentais dans leurs donjons aériens,
sous les formes de hautes et brillantes dames, tenant à la race des
fées malgré la sainteté de leurs demeures. Les ondes sonores dont
elles remplissent l'air des villes , qui envahissent jusqu'à l'atmo-
sphère de la chambre où se ferment chaque soir nos yeux, se liaient
dans mon esprit à la pensée de robes majestueuses secouant de leurs
plis frémissans toute sorte d'harmonieux trésors. Les cloches de Sé-
bastopol éveillèrent au fond de moi tout ce chœur de pensées et
d'images. Seulement, en venant nous trouver Mnsi à travers le fra-
cas du canon, les fées de mon enfance me semblaient avoir pris
quelque chose de ces saintes femmes qu'aucun péril n'arrête quand
elles veulent accomplir en ce monde leur œuvre toute-puissante de
douceur.
Le général en chef allait régulièrement aux tranchées. Raconter
une de nos journées, c'est les raconter toutes. Si, comme le pensait
ce René dont à l'instant même le souvenir vient de s'offrir à moi, le
bonheur est dans la monotonie, je puis dire que j'avais trouvé le
TOME X\V. * 38
594 REVUE DES DEUX MONDES.
bonheur. Le bruit du canon était devenu pour nou^ un bruit sem-
blable à celui de la mer pour qui en habite les rives. Il jetait dans
notre existence une sorte de grandeur rêveuse dont nous avions à
peine la conscience. Quand le soir, après de longues heures passées
aux tranchées, je me couchais dans le trou que j^ai décrit, je l'écou-
tais avec plaisir ; je trouvais à cette voix lointaine le charme endor-
meur des vagues en ce moment où la douce chaleur d'une lumière
créatrice commence à se répandre dans notre cerveau , et où nos
pensées se transforment pour devenir ces êtres vivans qu'on nomme
des songes.
Je sais encore un lieu et une heure où cette voix incessante du
canon prenait un caractère 'étrange : c'était la petite chapelle en
planches qu'on avait construite à l'extrémité du quartier-général,
et l'heure de la messe le dimanche. Que ceux dont l'âme est remplie
d'un goût secret pour tout ce qui est marqué au sceau des grandes
tristesses mettent un instant la tête dans leurs mains, et tâchent de
voir ce que je vais essayer de dire. Par un jour froid et brumeux,
quelques hommes sont rassemblés dans une baraque aux cloisons
minces et sillonnées de larges fissures. Le froid pénètre de tous cô-
tés dans ce réduit. Il est huit heures, c'est-à-dire une heure âpre,
revêche, pleine d'ingrats malaises dans les matinées de décembre.
Au seuil de la porte entrouverte commence une nappe de neige,
dont quelques flocons ont envahi le sanctuaire sous le pied des
fidèles, marquant les pas de chacun par une trace humide et glacée.
En ce pauvre temple point de lumière adoucie et voilée ; une morne
et rude clarté, venant d'un ciel dont les espaces blanchâtres se
montrent à travers des vitres grossières. Devant un autel aussi
simple qu'un autel puisse l'être, paré uniquement des objets indis-
pensables à l'exercice de notre culte, un prêtre célèbre le mystère
de la messe. Au murmure régulier de ses prières se mêle un bruit
uniforme et continu : c'est la voix du canon qui gronde là-bas, dans
la tranchée, où vont aller tout à l'heure ceux qui se recueillent en
ce moment. Je me rappelle une de ces explosions du canon accom-
pagnant tout à coup les magnifiques paroles du credo : a je crois en
Dieu, créateur des choses visibles et invisibles. » Ces choses invi-
sibles, la voix qui parvenait à nos oreilles nous avertissait qu'elles
étaient près de nous, que notre vie déjà leur appartenait autant
qu'à tous les objets sensibles dont nous étions environnés.
Quelquefois pourtant, sur ce fond de bruits monotones dont notre
atmosphère était remplie, se détachaient soudain de grands bruits
violens, furieux, exaspérés. Tout à coup le soir, ou bien au milieu
de la nuit, éclatait une longue et ardente fusillade, rappelant, par
ses pétillemens pressés et impétueux, les feux d'artifices à leur
bouquet : c'était la ville et la tranchée qui, lasses de rester en face
COMMENTAIRES d'uN SOLDAT. 595
l'une de l'autre à se faire une guerre de canonnade, s'abordaient et
se prenaient corps à corps , après avoir échangé à bout portant les
feux d'une intrépide mousqueterie. Ces luttes nocturnes éveillaient
la sollicitude du général en chef, qui voulait en connaître tous les
détails et en récompensait soigneusement les héros ; mais cette sol-
licitude , ce qui va la faire éclater dans toute sa puissance et toute
son étendue, c'est la saison où nous sommes engagés.
J'ai été témoin, avec toute une armée, de la force expansive que
•peut trouver une âme animée par un sentiment du devoir qui touche
à ce qu'il y a de plus passionné dans la charité. Ces soldats français
que l'on accuse, comme la nation dont ils sortent, de rencontrer
dans la vigueur même de leur nature un obstacle à toute entreprise
qui demande une obéissance résignée aux lois invincibles de la né-
cessité et du temps, il faut les maintenir, sinon dans l'inaction, du
moins dans un état de laborieuse et meurtrière attente, où l'on exi-
gera d'eux incessamment les sacrifices dont leurs instincts les éloi-
gnent le plus. Ce jour si désiré de l'assaut, où leurs âmes se repose-
raient par avance, s'ils pouvaient en avoir à leur horizon l'apparition
nette et distincte, ils ne le connaîtront même point, ils ne sauront pas
quand ils le verront luire. En attendant ce moment, que dérobent à
leurs yeux les brumes d'un obscjir et hasardeux avenir, il faut qu'ils
restent attachés dans le fossé qu'ils ont creusé, derrière le gabion
qu'ils ont élevé, à une terre rougie de leur sang, et cela pendant
des mois entiers, dans une saison inclémente, sous la'verge glacée
du froid! Que j'aimerais à pouvoir rendre l'aspect de nos camps par
certaines matinées d'hiver! Le ciel et la terre, également blancs, ne
semblent composer qu'un immense suaire. Il y a pourtant quelque
chose qui s'agite dans les plis de ce linceul : c'est la population
guerrière de notre plateau. En regardant avec attention le sol, on
aperçoit çà et là comme un amas de petits monticules se confondant
par leur couleur avec la neige dont ils sont entourés, et qu'ils do-
minent à peine : ce sont les tentes-abris. Là sont accroupis quelques
hommes derrière ce rempart d'une toile couverte par l'humidité des
nuits d'un enduit qui glace et meurtrit les doigts. Poursuivez avec
attention l'examen de ce terrain, et vous distinguerez aussi, je ne
sais trop à quels signes, à des sillons creusés par des roues, à une
surface luisante et dure où l'on sent la pression des pas, vous dis-
tinguerez des espaces que l'on appelle des routes. Sur ces routes,
vous voyez se mouvoir de longues files d'êtres en capotes grises,
sans armes et pliant sous de pesans fardeaux : ce sont nos soldats
qui reviennent du port de Kamiesh, où ils ont été chercher des
boulets. Pour rendre ce que ces hommes m'ont bien souvent fait
éprouver, j'ai besoin d'aller une fois de plus chercher une image
dans ce sanctuaire peuplé de formes impérissables, qui toutes ré-
596 REVUE DES DEUX MONDES.
pondent si mystérieusement aux grandes émotions et aux grandes
scènes de l'âme et de la vie humaine. J'ai vu, dans ces soldats por-
tant des boulets, notre armée entière portant le signe de cette mort
violente qu elle accepte à toute heure avec- une soumission glo-
rieuse; j'ai pu penser au Christ qui porte sa croix.
Si les camps même ont ce triste aspect, quel spectacle offrira la
tranchée! C'est là qu'il faut entrer un matin, quand les troupes
n'ont pas été relevées encore. Imaginez -vous ces hommes qui
viennent de passer sous le ciel, dans un fossé, appuyés à une ga-
bionnade, toute une nuit de décembre ou de janvier! Quelques-uns
d'entre eux ont trouvé dans le froid un ennemi si âpre, si furieux,
qu'à cette bataille des frimas ils ont reçu d'inguérissables bles-
sures. Les voilà impotens : ils ont eu une main ou un pied gelé.
Mais le plus grand nombre est debout, dispos, poursuivant sa labo-
rieuse tâche avec une indomptable énergie. Si la nuit qui vient de
finir a été marquée par quelque entreprise des assiégés, les civières
qui se dressent entre les parapets sont toutes rigides d'un sang
glacé, et çà et là, tout .en marchant sur la neige, on se rougit les
pieds. Le jour qui vient de succéder aux ténèbres dans ces lieux de
mort et de souffrance ressemble à ce jour que les passagers d'un
navire perdu voient se lever sur les implacables solitudes d'une
mer haineuse et sans pitié. Il vient ajouter à la cruauté des objets
qu'il éclaire, en versant sur eux, avec sa lumière, le pesant ennui
des choses cent fois revues et répétées. Ainsi à travers son créneau
le tirailleur, quand les ombres se dissipent, aperçoit devant lui
cette même ville au front morne, où la vie ne se trahit que par la
fumée du canon. La tranchée se remontre à lui sous ses traits inva-
riables. Les balles écrêtent la cime des parapets; un boulet qui ren-
verse un gabion, une bombe qui éclate dans le fossé, continuent la
série des accidens quotidiens. Rien n'est changé autour de cet
homme, ni dans son cœur heureusement.
C'est à ce cœur que le chef dont je veux parler ne cessera pas
de s'adresser un instant. Rien de plus singulier, même de plus
émouvant, que la visite du général Canrobert aux tranchées les
jours où l'hiver redoublait de rigueur. Non-seulement on n'enten-
dait point sur ses pas une seule plainte, un seul murmure, mais sa
venue au contraire était fêtée par un concert de paroles joyeuses.
Tous ces braves gens, devant lesquels il passait, trouvaient pour le
saluer un sourire, sourire attendrissant, sourire sacré comme les
souffrances d'où leur simple et touchant héroïsme le faisait jaillir.
Quant à lui, il s'arrêtait sans cesse, dans ses courses prolongées
souvent jusqu'à la nuit, pour adresser à l'un et à l'autre quelques
mots d'encouragement familier. Les endroits qu'il choisissait de
préférence pour ses stations étaient ceux où l'on était le moins à
COMMENTAIRES d'uN SOLDAT. . 597
couvert des feux ennemis, où passaient le plus de boulets, où sif-
flaient le plus de balles. Il n'y avait point là entraînement aveugle
d'une bravoure irréfléchie : c'était le calcul instinctif d'une géné-
reuse intelligence. Plus d'une fois, comme en^ une occasion que je
rappelais tout à l'heure, balles et boulets se mêlèrent à ses entre-
tiens avec un heureux à-propos. Ces images sensibles du péril don-
naient aux plus modestes discours une hauteur et une portée que,
je crois, l'on demanderait en vain à toutes les ressources de l'art
oratoire.
Il n'y avait point dans la vie journalière du soldat de détails que
le général en chef craignit d'aborder. Une nuit avait été particu-
lièrement marquée par une abondante pUiie de neige. Cette pluie
s'était arrêtée tout à coup, et, sous les souflles du matin, cet amas
de neiges tombées était devenu dur, rigide : la lave glaciale s'était
figée. Les chevaux ne pouvaient point marcher sur une surface
glissante où les hommes même étaient obligés de s'avancer avec
précaution. Le général sortit à pied; je l'accompagnais. Il se diri-
gea vers le bivouac d'un régiment nouvellement arrivé. La mort
semblait régner sous ces tentes dressées de la veille, au sein de ce
pays désolé. Sauf les sentinelles, aucun homme n'était debout.
L'unique moyen de soutenir la lutte à laquelle ils étaient appelés
manquait à ces nouveau-venus. Ils n'avaient point de bois. Où en
trouver sur ce plateau transformé en désert, qui ne semblait plus
produire que des boulets? Le général se penche vers une tente; il
appelle, il secoue quelques hommes, pressés les uns contre les
autres, cherchant l'oubli de leurs misères dans l'engourdissement
d'un funeste repos. 11 les engage à faire du feu. On attache sur lui
des regards étonnés. « Nous n'avons pas de bois. — Allons, mes
enfans, suivez-moi. » Ils l'accompagnent; au bout de quelques pas,
le voilà qui s'arrête, et du bout de sa canne il désigne, au milieu
d'une surface blanche et unie, quelques pousses noires, minces,
frêles, presque imperceptibles, de petites branches semblables à
des brins d'herbes que le moindre vent eût fait frissonner, a Voilà
du bois, » leur dit-il. Les soldats se mettent à rire, ils croient à
une plaisanterie qu'ils ne comprennent pas; mais ils sont distraits
et un peu réchauffés par le mouvement, ce qui est déjà quelque
chose. Le général s'écrie ensuite : a Qu'on aille me chercher une
pioche. )) La pioche arrive, et sous les yeux du chef, qui dirige la
fouille, on remue la neige, puis la terre, à l'endroit où s'élèvent ces
tiges menues. Bientôt c'est un vrai trésor que l'on découvre. Une
énorme souche dessine l'un après l'autre ses contours rugueux, et
finit par apparaître tout entière aux regards des travailleurs ébahis.
a Partout, leur dit le général, où vous verrez ces pousses brunes
que vous dédaigniez tout à l'heure, donnez un coup de pioche, et
598 REVUE DES DEUX MONDES.
TOUS trouverez une bûche de Noël. » Voilà un régiment réveillé, des
corps réchauffés, et des esprits enrichis d'une de ces leçons pra-
tiques, chères à tous ceux que Dieu a faits pour être les pasteurs des
guerriers.
IX.
Je crois que l'on a maintenant une idée exacte de notre vie pen-
dant cet hiver. Pour ma part, je songe à ce temps avec plaisir, et je
ne pense pas que le charme de ces heures soit uniquement pour moi
la lumière dont le passé revêt toute chose. Pour tous ceux que cer-
taines parties du monde . extérieur ont profondément lassés et qui
n'ont jamais perdu l'habitude de hanter le monde intérieur, mon
existence d'alors eût été d'une douceur secrète. Un Werther s'y se-
rait guéri, un René s'y serait consolé. J'avais autour de moi ce que
j'aime le mieux du mouvement terrestre, ce qui assurément en est
le moins froissant , même pour les esprits les plus étrangers à mes
goûts, si ce sont des esprits fiers, délicats et aisément offensés. J'a-
vais sous les yeux ce mouvement de la guerre qui épargne les âmes
aux dépens des corps; j'étais livré à cette action, d'une généreuse et
facile nature, qui ne vous impose aucun devoir fâcheux, ne vous cen-
triste par aucune obligation mesquine, qui, au lieu de vous lier à la
vulgarité, vous en affranchit, qui vous permet de vous créer dans le
bruit tout un royaume d'enchantemens solitaires et silencieux. Je
saluai sous ma tente le l*""" janvier avec mélancolie assurément, mais
avec quelle absence d'amertume! Si ce jour m' apparaissait sans le
cortège bien-aimé, et pour la plupart d'entre nous toutefois si dou-
loureusement éclairci, des affections pieuses et anciennes, de quelle
sotte et irritante escorte il était dégagé! Le l^'' janvier au matin, en
ouvrant ma tente, je promenai mes regards avec une muette satis-
faction sur le tapis de neige immaculée qui m'entourait. Je pensai à
ce pavé de Paris , qui à cette époque semble receler dans sa boue
plus noire et plus sordide qu'à l'ordinaire toutes les agitations vul-
gaires de la grande cité.
J'appris un jour, au milieu de nos solitudes guerrières, une nou-
velle qui, loin de nous, dut servir de texte à bien des entretiens.
Lord Raglan n'habitait certes pas une demeure somptueuse, mais
il n'était point établi sous la tente, comme le général en chef de
l'armée française. Il occupait, dans la direction du champ de bataille
d'inkerman, une petite maison qui s'était conservée à l'abri de toute
dévastation. Je ne sais quel pouvait être avant nous le propriétaire
de ce modeste asile. A l'extrémité d'une grande cour semblable à
une cour de ferme s'élevait une sorte de pavillon couvert en tuiles,
qui, dans un temps et dans un pays oîi chaque chose aurait eu son
I
COMMENTAIRES D*UN SOLDAT. 599
aspect habituel, n'aurait attiré les yeux par aucun* caractère frap-
pant. A cette époque de destruction, dans ces régions bouleversées,
cette habitation avait la profonde originalité d'être une maison tran-
quillement assise sur ses fondemens. Aussi j'y allais toujours avec
plaisir. Malgré ma prédilection pour la tente, je respirais volontiers
entre ces murs comme un parfum oublié de civilisation. Puis je
trouvais à cette maisonnette quelque chose de patriarcal qui me ré-
jouissait dans ces contrées tourmentées. Enfin la chambre où je res-
tais d'ordinaire pendant que le général Ganrobert conférait avec lord
Raglan était habitée par un officier aimable et bon, destiné à ne plus
revoir le pays d'où j'évoque aujourd'hui son souvenir. C'est dans la
chambre du colonel Vico que me parvint la nouvelle dont je veux
parler. Comme tous les lieux où s'est produite pour nous l'apparition
soudaine de quelque grand événement, cette pièce est restée dans
ma mémoire pleine d'une clarté qui n'en laisse pas dans l'obscurité
un seul coin.
Sur un mur blanchi à la chaux, le crayon du colonel Vico avait
' dessiné une petite scène composée avec une singulière élégance.
C'était une scène de bal. Des femmes assises entre des candélabres
et des fleurs nous rappelaient une vie dont nous étions séparés
comme par la pierre d'un sépulcre. J'avais un goût particulier pour
ce dessin. Je le contemplais à la manière dont les enfans contem-
plent les gravures, en envoyant mon esprit s'y promener. Le jour
dont je parle, mes pensées et celles de mon hôte prirent une allure
imprévue. La conférence des généraux en chef se prolongeait;
l'ombre commençait à envahir notre chambre, et l'ombre est comme
. le son : elle recèle toujours en elle quelque chose de vibrant et
d'ému. L'un de nous se prit à dire : « Si nous allions apprendre
quelque grande nouvelle! Il me semble qu'il y a quelque grande
nouvelle dans l'air. » Et là-dessus longues dissertations sur tous
les signes mystérieux qui trahissent la présence encore secrète de
quelque nouveauté dans notre vie. Au milieu de ces propos, un aide-
de-camp de lord Raglan entre brusquement et nous dit : a Messieurs,
l'empereur Nicolas est mort. »
Quand un de ces hommes que Dieu a faits grands et radieux
comme des étoiles vient à choir tout à coup, des hauteurs qu'il oc-
cupait, dans l'abîme éternel, c'est pour chacun de nous une sur-
prise toujours renaissante. Le cri biblique : comment le puissant
est-il tombé? s'échappe d'un millier d'âmes obscures. Les plus sim-
ples, devenant philosophes à leur insu, se perdent en méditations
infinies sur ces illustres trépas. L'empereur Nicolas était un de ces
souverains qui prennent pour loi suprême de leurs actions le mot
célèbre de Louis XI Y, et partant, agrandissent ici-bas jusqu'à des
proportions immenses les formes visi])les de leur figure, en aspirant,
600 REVUE DES DEUX MONDES.
pour le confontire avec leur propre souffle, le souffle d'une nation
tout entière. Ses ennemis eux-mêmes n'ont jamais imaginé de lui
contester sa grandeur. Les officiers inconnus renfermés dans cette
petite chambre pleine de ténèbres se mirent à deviser sur cette mort.
Une illusion inhérente à cette puissante espèce d'événemens leur fit
croire un instant que tout autour d'eux allait changer. Le bruit mo-
notone du canon tonnant au loin dans la tranchée les rappela bientôt
aux réalités de leur existence présente. Pour nous en effet, rien n'é-
tait changé. En admettant qu'un jour ce que nous apprenions alors
dût exercer quelque action décisive sur le monde, ce jour, même
prochain, ne luirait que pour un certain nombre d'entre nous. La
guerre est loin de rétrécir nos horizons, puisqu'elle nous rapproche
de l'avenir immortel; mais elle supprime l'avenir terrestre. De là
cette insouciance à laquelle le soldat revient bien vite, après avoir
sacrifié un instant par habitude à ces dieux de la vie coutumière qui
s'appellent l'inquiétude et l'espérance.
Ce que je viens de raconter se passait au mois de mars. Les tra-
vaux du siège à cette époque venaient de prendre encore un nouveau
développement. L'attaque de la tour Malakof avait été décidée; cette
décision avait entraîné sur notre droite la construction de tranchées
armées et nombreuses comme celles de notre gauche. L'entrée de ces
tranchées était quelque chose de merveilleux. Imaginez-vous un im-
mense ravin s' étendant entre des rochers à pic d'où l'on montait, par
une rampe abrupte, aux terrains accidentés que couronnaient nos
canons et nos soldats. J'ai pénétré dans ce ravin à bien des heures
du jour et de la nuit, et j'y ai constamment éprouvé le sentiment
d'une puissante admiration. Une nuit surtout, ces lieux m'ont offert
un spectacle d'une majesté sinistre et sauvage qui réclamerait un
peintre et un poète. Sur ma tête, entre les immenses parois du
gouffre où je cheminais, j'apercevais un ciel lugubre; une lune sem-
blable à une divinité redoutable et voilée se montrait derrière une
nuée en même temps noire et transparente comme un crêpe funèbre.
Pour que rien ne manquât à la sombre tristesse du tableau, quelques
oiseaux de ténèbres battaient de leurs ailes les flancs déchirés des
rochers. Je vis quelque chose s'avancer au fond de ce Tartare; je
reconnus une civière sur laquelle était jeté un cadavre. Après avoir
marché quelques instans dans cette vallée de deuil, on trouvait à
droite le chemin montant qui conduisait à nos travaux. Sur cette
route, dans l'excavation d'un roc, habitait le major de tranchée.
Quand le feu de la place était ardent, quelques obus envoyaient sou-
vent leurs éclats jusqu'au seuil de ce logis d'anachorète.
Les boulets du reste étaient devenus plus communs que les pierres
dans ces ravins de Sébastopol, qui, suivant une étrange loi de ce que
je serais tenté d'appeler la poétique providentielle, étaient dans une
COMMENTAIRES d'UN SOLDAT. 601
si émouvante harmonie avec tout ce qu'ils encadraient. C'était sur-
tout derrière nos batteries que ces ravins s'emplissaient de projec-
tiles. Un brûlant amas de fer lancé par la place allait s'enfoncer en
partie dans ces gorges profondes où l'on était sans cesse forcé d'er-
rer. Dans les sentiers que l'on suivait au fond de ces vallées rocail-
leuses, les bombes jetaient parfois la nuit une lumière utile. Je ra-
conterais avec plaisir plus d'une excursion nocturne dans ces lieux
à la fois bruyans et déserts, si je ne craignais de lasser ceux qui me
suivent en les promenant éternellement dans le cercle où notre ac-
tivité était renfermée.
Malgré ce qu'il avait d'inflexible, ce cercle cependant, à certaines
heures, apparaissait tout illuminé et agrandi par le puissant éclat
des spectacles imprévus. Un soir, je ne me rappelle plus à quelle
époque, je sais seulement que c'était le jour où l'on ouvrit avec la
poudre ces tranchées que les soldats baptisèrent du nom expressif
d'entoAnoirs, on put vraiment se croire transporté à l'une des scènes
entrevues par les sublimes visionnaires des saints livres. L'explosion
de nos mines , le feu de nos attaques , les décharges de la ville fai-
sant tonner à la fois toutes ses pièces, avaient produit un oura-
gan humain d'un aspect aussi formidable que les tempêtes mêmes
de Dieu. Le sol tremblait sous ces incessantes détonations, et le
paysage entier, ce paysage sans arbres, sans maisons, ce royaume
visible de la destruction, était sillonné dans ses vastes espaces par
de tels éclairs, que les chevaux tournaient sur eux-mêmes, en proie
â de folles terreurs. Je suis peu frappé d'ordinaire par la grandeur
des objets matériels. Le reflet d'une âme ardente sur un visage no-
blement passionné me frappe plus que la lueur d'un incendie sur
les murailles d'un palais. Je trouve qu'il est difficile aux choses les
plus puissantes d'atteindre les hauteurs où nous porte la moindre de
nos pensées. Eh bien! je dois dire que ce soir-là le fer et la poudre
me parurent mériter un sincère hommage ; ils avaient une grandeur
d'êtres vivans, on pourrait même dire d'êtres surnaturels, car ils se
montraient dans la splendide horreur qui devait environner aux âges
bibliques les anges chargés des colères célestes.
Cependant notre armée s'était considérablement augmentée. Au
milieu même de l'hiver, nous avions vu arriver la garde impériale.
Je l'avoue, les premiers grenadiers que j'aperçus en faction, sous un
ciel neigeux, devant de longues files de tentes, me causèrent une
impression de plaisir. Je ne crois pas à la puérilité des uniformes.
Ces couleurs éclatantes, ces ornemens étranges, que.de tout temps
et en tout pays nous voyons la guerre adopter pour le costume de
ses desservans, ont, suivant moi, un sens profond. Comme l'habit
du prêtre, l'habit du soldat désigne un homme que sa condition met
à part du reste de la société. Par ce qu'il a de bizarre, d'insolite.
602 ' REYUE DES DEUX MONDES.
parfois d'inexplicable dans ses élégances, de farouche, presque de
sauvage dans sa majesté , le costume militaire représente les idées,
les instincts , la passion , la foi en un mot dont il est un des signes
extérieurs. La folie de l'épée, comme la folie de la croix, s'exprime
au dehors par cet appareil qui étonne et blesse même quelques
froides intelligences, mais qui conquiert après tout des milliers de
cœurs généreux. Parmi les vêtemens guerriers, ceux qui sont con-
sacrés par quelque glorieux événement de notre histoire, qui rap-
pellent quelques grandes émotions patriotiques, ne deviennent-ils
pas quelque chose de semblable au drapeau, c'est-à-dire des objets
que l'âme a faits siens, où elle salue sous la matière tout un ordre
de nobles pensées? Pour en revenir à mes grenadiers, je vis avec
joie, sous ce ciel brumeux, dans ce pays lointain, près de cette ville
entourée de fumée, ce bonnet qui me parlait d'Austerlitz et de
Moscou.
Ce fut à Kamiesh que le général en chef visita les premières
troupes de la garde, au moment où elles venaient de débarquer; Je
m'aperçois que je n'ai pas encore parlé de Kamiesh. C'était un port
excellent, mais un triste village. Sur les bords de la baie providen-
tielle où s'entassaient les vaisseaux qui nous apportaient nos muni-
tions et nos vivres, une colonie de marchands s'était installée. A côté
des demeures mercantiles s'élevaient de grandes constructions où
l'intendance avait ses magasins. Un seul mode d'édifice existait pour
cette variété d'usages : c'était la baraque, cette sœur vulgaire de la
tente, qui ne vous attache point. plus solidement qu'elle à la terre
où le sort vous a envoyé, et n'a point cet aspect attrayant, cette élé-
gance aérienne de la toile, mobile, légère, soumise à tous les vents,
comme les destinées qu'elle abrite.
Je ne hais point les palais en bois que les rives du Bosphore mê-
lent à leurs palais de marbre; ils sont peints, ils sont sciilptés, ils
ont l'ambition de plaire aux yeux, ils expriment à leur manière le
louable et gracieux désir d'être un ornement en ce monde. Malheu-
reusement nos baraques de la Mer-Noire ne les rappelaient guère.
Quand ces habitations maussades, négligées, chétives, s' appuyant
à un sol détrempé, dessinaient sur un ciel gris leurs toitures char-
gées d'un amas de neiges boueuses, nous aurions senti le spleen
ouvrir ses ailes noires au fond de notre cœur, si le spleen n'était pas
une harpie réservée par une volonté divine aux lieux où vivent l'oi-
siveté et le luxe.
Je ne puis songer à ce pauvre village, grelottant sous un ciel d'hi-
ver, sans me rappeler une rencontre que je fis un soir dans ses envi-
rons. J'aperçus à pied, sur la route que suivaient les convois et les
corvées, un homme jeune encore vêtu d'un habit ecclésiastique. Cet
humble voyageur portait le nom d'un de ces brillans seigneurs qui
C03IMENTAIRES d'uN SOLDAT. 6Q3
vinrent en Grimée, au temps de la grande Catherine, dans cette ex-
cursion mêlée de périls et de fêtes que le prince de Ligne a racon-
tée avec tant de verve. J'ai eu de tout temps pour le prince de Ligne
une tendresse particulière ; il avait, comme Hamilton et M'"'' de Sé-
vigné, cette parole fée qui doue de charmes étranges et imprévus
tout ce qu'elle touche. En voyant devant moi le prêtre dont je parle
en ce moment, je retrouvai, étincelantes en un coin de ma mémoire,
les lignes que consacre à l'un de ses ascendans le plus spirituel et le
plus généreux courtisan du dernier siècle. En quel appareil cet ob-
scur visiteur des âmes abordait cette contrée, parcpurue autrefois
par un des siens avec tant de pompe ! Mon esprit se plut en ces ré-
flexions. Quelle mystérieuse vertu aura toujours le sacrifice! n'im-
porte sous quelles formes il traverse cette terre, dès qu'il vous cô-
toie, vous voilà ému. Qu'une goutte, une seule goutte du sang dont
il féconde éternellement le monde vienne à tomber par hasard sur
votre cœur, même en hiver, sous un ciel glacé, une fleur ardente s'y
épanouit.
La voie où vient de m' engager le hasard de mes pensées et de
mes souvenirs me conduit tout naturellement à des régions que je
me reprocherais d'oublier. Je veux parler des lieux où nos soldats
soutiennent contre la soufl'rance, dépouillée de la pourpre des ba-
tailles, contre la douleur nue, repoussante, hideuse, leurs suprêmes,
leurs plus courageuses luttes : je veux parler des ambulances. L'am-
bulance qui m'aie plus frappé est celle du quartier-général. Depuis
l'accident qui avait renversé le 14 novembre tout un édifice de plan-
ches sur les lits de nos malades, on avait creusé, près du quartier-
général, une vaste tranchée que l'on avait recouverte en toile. Le gé-
néral en chef visitait souvent les blessés. Je pénétrai un jour, sur
ses pas , dans cette galerie souterraine où se pressaient des couches
alignées en longues files. Ce jour-là, l'air était froid, le vent âpre et
chargé de neige; mais la plus. rude, la plus cruelle bise semblait
quelque chose tle bienfaisant lorsqu'elle venait vous frapper au visage
dans cette atmosphère embrasée, par des souffles fiévreux, d'une cha-
leur oppressive et malsaine. Les deux extrémités de ce corridor lu-
gubre étaient seules éclairées par la pâle lumière du dehors ; toutes
les autres parties étaient envahies par une ombre où l'on distinguait
à peine çà et là, autour d'une chair morbide, quelque linge ensan-
glanté. Comme il arrive cependant au sein de toutes ténèbres, la vue
semblait acquérir bientôt une puissance indépendante de ses lois
ordinaires ; avec cette étrange force que donnent tout à coup au re-
gard l'émotion de certains spectacles et l'énergie de 4a volonté, on
voyait dans ses moindres détails un cruel et sublime tableau. Ce
sacrifice dont je parlais tout à l'heure^ je ne le côtoyais plus cette
60/l REVUE DES DEUX MONDES.
fois, je l'embrassais, je le pénétrais, je descendais dans ses profon-
deurs sacrées, je sondais ses redoutables mystères.
Le général en chef trouvait dans son cœur des paroles pleines' de
vie qui ranimaient tour à tour ces patiens sur leur douloureux gra-
bat. Il répétait à ces élus de la souffrance les mots magiques qui
font donner à nos soldats, avec un sourire, jusqu'à la dernière goutte
de leur sang. Il parlait au mutilé de l'accueil qui fêterait son retour
parmi les siens, à l'agonisant de ces amours qui fleurissent jusque
dans le trépas, de Dieu et de la patrie. Je n'oublierai jamais cette
revue d'hommes rangés pour la plupart sur le seuil d'un autre
monde. Elle resplendissait d'une grandeur idéale plus éblouissante
mille fois que toutes les grandeurs visibles. Au lieu de visages ani-
més, de formes robustes, l'œil ne voyait que des figures hâves, toutes
semblables à des fantômes; au lieu d'uniformes étincelans, c'étaient
des draps trempés déjà par les sueurs de maintes agonies; enfin tout
l'appareil de la misère, tous les apprêts du sépulcre remplaçaient
l'appareil de la gloire et les apprêts du combat. Mais on sentait là
quelque ^hose de plus émouvant que le roulement du tambour et
même que le salut altier du drapeau ; on sentait à cette revue de
mourans, non plus les signes, mais la présence même des choses
invisibles et sacrées pour lesquelles on embrasse la mort.
X.
Le général en chef m'ordonna un matin de monter à cheval et de
l'accompagner. Il prit la route des tranchées de droite. Tout à coup
il's' arrêta devant une grande baraque où j'entrai avec lui. Dans le
coin de cette baraque, on avait dressé un lit où était couché, avec
une blessure mortelle, le général Bizot.
Il m'avait été permis bien souvent de voir le général Bizot dans
les tranchées. C'était une bravoure à part que celle dont était doué
ce chef intrépide de notre génie : c'était une bravoure en harmonie
avec la nature même de l'arme qu'il contribuait si puissamment à
illustrer. Sans cesse debout sur les parapets, poursuivant sa tâche
savante avec une calme et infatigable ardeur, il avait l'air de ne
compter pour rien les projectiles de toute sorte dont il était en-
touré. Un matin, au détour d'une tranchée, cet homme, qui depuis
plusieurs mois chaque jour bravait impunément la mort, fut atteint
par une balle qui lui brisa la mâchoire et causa dans son corps tout
entier de graves désordres. Une grande perte fut imminente pour
notre armée.
Nul homme ne pouvait mieux comprendre et plus aimer que le
général Canrobert ce cœur droit et honnête du général Bizot, ce
COMMEXTAIIIES d'uN SOLDAT. 005
cœur semblable à une lampe utile, où brillait constamment une
flamme pure, entretenue par une huile précieuse : l'amour du de-
voir servi par le goût du travail. Aussi ce fut avec une triste émotion
que le général en chef pénétra sous l'abri où gisait son compagnon
et son ami. Le géfiérat Bizot avait la tête enveloppée de bandages.
Quand il vit s'approcher de son lit le chef sous lequel il servait, avec
un sentiment de déférence militaire qui eut quelque chose de sin-
gulièrement touchant, il essaya de se soulever. Il pouvait encore
parler, seulement sa parole se ressentait de la nature même de sa
blessure : elle avait déjà le son profond et voilé que la mort donne à
la parole humaine. Après avoir remercié le général en chef, il lui
dit que tout allait bien. Il ne parlait pas, bien entendu, de son en-
veloppe brisée, où il sentait la vie près de disparaître, mais du siège
de Sébastopol, dont il avait reçu à l'instant même de bonnes nou-
velles. Il était arrivé sans effort, par le seul fait de cette blessure
mortelle, à ce qui est assurément le plus parfait état de l'âme, à une
complète abnégation. Il ne tenait plus à ce monde que par son inté-
rêt à l'œuvre pour laquelle il allait mourir.
Quelques jours après, on l'ensevelissait à quelque distance du
moulin d'Inkerman, en face de ces tranchées où il avait erré si sou-
vent. On entendait tonner à ces émouvantes funérailles, non point
un canon de parade, mais le canon du combat, qui ne mesurait pas
ses coups, et qui, à l'heure même où nous conduisions ce deuil,
créait plus d'un deuil obscur. Autour de la bière qu'allait enfouir
cette terre déjà gorgée de tant de morts, se tenait la plus étrange
réunion d'hommes qui ait peut-être jamais assisté à une cérémonie
funèbre. Le général Ganrobert, lord Raglan, Omer-Pacha, les chefs
de trois armées, tous trois de religions différentes, étaient debout
près de la sombre ouverture où il faut que chacun soit jeté à son
tour pour aller aux régions de la lumière.
Le général Ganrobert voulut prononcer quelques paroles avant le
bruit de cette première pelletée de terre qui est elle-même d'une si
terrible éloquence. Sous la double inspiration de ce qui l'entourait
et de ce qui se passait dans son cœur, il trouva des accens d'une
merveilleuse puissance. Il eut des pensées d'une lueur hardie et im-
prévue. Après avoir évoqué en quelques mots celui dont le cercueil
était devant lui, après avoir appelé l'hommage de tous sur une exis-
tence que sa parole venait de rendre visible et lumineuse au bord
de cette fosse : « Dieu, s'écria-t-il, devait à un pareil honmie une
récompense; cette récompense, il la lui a donnée par la mort que
doit ambitionner chacun de nous. »
Ce rapide discours produisit une impression profonde sur un au-
ditoire ému déjà. Il ramena les esprits à l'ordre de pensées dont ils
ne doivent jamais s'écarter aux jours où les mâles enthousiasmes
606 REVUE DES DEUX MONDES.
sont nécessaires. Le général Bizot était aimé; sa mort avait causé
une de ces tristesses si rares en ces momens où la mémoire est im^
puissante à retenir les noms de tous ceux qui succombent. Sa sim-
plicité, sa bonté, sa valeur prodigue et sans faste, lui avaient con-
quis plus d'une affection que peut-être il ne soupçonnait point. Les
sapeurs qui creusaient sa fosse, ceux qui portaient sa bière, avaient
des larmes dans les yeux. Un attendrissement si contagieux se ré-
pandit dans la foule, quand le général Ganrobert éleva la voix pour
lui adresser les adieux suprêmes, qu'un de mes voisins, jeune offi-
cier égyptien attaché à l'état-major d'Omer-Pacha, .se mit à fondre
en larmes. Malgré ce qu'elle avait de bizarre, la sensibilité de ce
pauvre musulman me toucha. Je contemplais ce visage oriental,
éclairé par deux grands yeux noirs tout rayonnans de pleurs, avec
une surprise bien exempte de toute ironie; je songeais à ces fra-
ternités inattendues qu'engendre la guerre, et à ces lois impéné-
trables du destin, qui peut donner à votre convoi des pleureurs sur
qui vous comptiez si peu.
Si les scènes lugubres abondaient forcément dans notre vie,
nombre de spectacles vivans et joyeux trouvaient aussi moyen de s'y
placer. Puisque je viens de nommer Omer-Pacha, je ne dois point
passer sous silence les souvenirs que son arrivée m'a laissés. Rien de
plus curieux que les troupes égyptiennes qui débarquèrent avec lui
en Grimée. Malgré leur costume européen, ces guerriers, enlevés
aux rives du Nil, avaient quelque chose d'insolite que je considérais
comme une bonne fortune pour mes yeux. Dans une grande revue
qui fut passée près de Kamiesch, je me rappelle avec un plaisir tout
particulier des sapeurs nègres, en tabliers rouges, qui semblaient
appartenir uniquement à un royaume dont les intérêts pourtant
n'étaient pas en jeu, le royaume de la fantaisie. Quant à Omer-Pa-
cha, il n'avait rien dans sa personne qui fit songer à l'Orient. Son
origine était sur ses traits, également étrangers à la béatitude som-
nolente des Asiatiques ou aux farouches ardeurs des Africains.
Un jour, au milieu d'un champ presque vert, car le printemps
commençait à refleurir en dépit des hommes sur notre terre san-
glante, une tout autre armée que l'armée turque offrit aussi une fête
à mes regards. Les Piémontais venaient de nous rejoindre. J'aper-
çus pour la première fois ces troupes élégantes que j'étais destiné à
revoir dans une guerre si différente de celle où elles m' apparais-
saient. Les hommes portent toujours avec eux quelque chose de leur
patrie. Dans le poétique uniforme des bersaglieri, j'entrevis cette
Italie que j'avais saluée jusqu'alors de si loin, en gagnant soit l'Afri-
que, soit la Turquie, à l'horizon des mers ou derrière les cimes des
montagnes. Dans ses habitudes, dans ses allures encore plus que
dans ses vôtemens, l'armée piémontaise nous apportait la figure, le
COMMENTAIRES d'uN SOLDAT. 607
caractère, le souffle du pays qui nous l'envoyait. Ainsi, au milieu de
ce champ décoré d'une verdure naissante où j'arrivai un après-midi,
une musique militaire bien dirigée, composée d'exécutans habiles
et nombreux, jetait à nos oreilles assourdies par le canon une vive
et légère harmonie. Que jouait cette musique? Je l'ai oublié; mais,
je me rappelle encore l'essaim d'images qu'elle a poussées dans
mon esprit, tournoyant dans ses flots comme des atomes dorés dans
un rayon de soleil.
L'armée anglaise nous offrait, elle aussi, ses passe -temps na-
tionaux. A quelque distance de Balaclava, près d'un amas misé-
rable de maisons que l'on appelait Carani ^ s'étendait une vaste
plaine où les Anglais avaient organisé des courses. Les chevaux de
toute nature étaient admis dans ces fêtes hippiques, les bêtes déli-
cates et précieuses appartenant à la cavalerie de nos alliés, les éner-
giques montures que nous fournit l'Algérie, enfin jusqu'à ces petits
chevaux turcs et tartares que le ciel a faits pour les longues rou-
tes, les âpres sentiers et les rudes labeurs. Je prenais un plaisir ex-
trême à ces courses, qui empruntaient leur plus grand attrait aux
circonstances et aux lieux. Les Anglais, qui sont accoutumés à dé-
fendre avec tant d'opiniâtreté leurs habitudes contre toutes les
forces de la vie extérieure, apportaient dans ce divertissement une
ardeur consciencieuse. Un jour, dans une de ces suspensions d'armes
qu'amène quelquefois, après des sorties vigoureuses, le désir com-
mun aux assiégeans et aux assiégés d'ensevelir paisiblement leurs
morts, un officier français vint à parler au milieu d'un groupe d'of-
ficiers russes des courses de Carani; ce propos, qu'aucune prémé-
ditation n'avait inspiré, montrait à nos adversaires, dans l'armée des
alliés, une sérénité d'esprit et une liberté d'allures qu'ils étaient du
reste dignes de comprendre.
Puisque j'ai entrepris d'esquisser un tableau des scènes que pré-
sentait ce vaste siège , des mœurs qu'avait créées cette longue
guerre, je ne dois pas laisser dans l'ombre l'aspect qu'offraient nos
tranchées aux heures rapides des armistices. Aussitôt que le dra-
peau blanc, signe d'interruption du feu, s'élevait sur un des bas-
tions de la ville assiégée, on voyait nos parapets se garnir des bonnes
et franches figures de nos soldats. En face de nos parallèles, der-
rière les ouvrages avancés des Russes, se montraient d'autres vi-
sages, pour la plupart aussi animés d'une expression de curiosité
sans fiel. Ce n'étaient plus des ennemis, c'étaient des voisins qui se
regardaient. Chaque tirailleur reconnaissait au-dessus du créneau
qui répondait au sien l'être avec qui, pendant de fougues heures,
il avait échangé des coups de fusil. Des deux côtés, on s'examinait
sans colère, même avec une sorte de bienveillance. La gaieté fran-
çaise s'abandonnait parfois à des plaisanteries reçues avec cette
608 REVUE DES DEUX MONDES.
bonhomie qui est de toutes les armées. Quand le drapeau qui indi-
quait cette trêve venait à s'abaisser, toutes les têtes se retiraient
en même temps derrière leurs abris habituels, et quand le signe pa-
cifique avait entièrement disparu, le feu reprenait de part et d'au-
tre, les balles recommençaient à venir se loger dans les gabionnades
ou se promener en sifflant dans les tranchées. Il est arrivé plus d'une
fois, dans ces courts intervalles entre la guerre des longues heures
et la paix d'un moment , qu'une tête curieuse semblait sur le point
de s'attarder au-dessus d'un parapet ou d'une embuscade. Alors, en
face d'elle, un geste charitable, lui indiquait d'avoir promptement à
se rendre invisible. Peut-être ces faits sembleront-ils à quelques
hommes une arme contre la guerre. Empruntant à Jean- Jacques ses
accens indignés à propos de la superstition païenne, ils s'écrieront :
(( Vous voyez bien que l'instinct moral la repousse des cœurs. » Pour
moi, dans les actes de cette nature, je salue ce sentiment à la fois
humain et altier, délicat et viril, qui porte avec tant de jeunesse un
vieil et glorieux nom, destiné, je l'espère, à ne pas s'éteindre encore,
qui s'appelle la chevalerie.
Notre vie était remplie de tous les incidens que je viens de pein-
dre, quand arriva un événement qui a laissé en moi des traces vives
et profondes encore, malgré les années écoulées. Un matin, le géné-
ral en chef réunit autour de lui ses officiers, et leur apprit qu'il
abandonnait son commandement. Je sus alors, par mes propres im-
pressions, ce que l'âme humaine peut avoir parfois d'impersonnel,
comment à certaines heures on peut sentir soudain toutes les énergies
de sa vie se mouvoir dans une existence complètement étrangère à
la sienne. Ce que j'éprouvai fut ressenti par tous les cœurs avec une
force que je ne saurais rendre. Cette résolution, pleine d'une si in-
contestable grandeur, produisit une émotion dont il serait impos-
sible aujourd'hui de faire comprendre toute l'étendue et toute la
puissance. « L'abdication du général Ganrobert, écrivait M. de La
Tour du Pin, c'est la mort de M. de Turenne. Voilà une armée en-
tière dans l'attendrissement. » Le capitaine expérimenté et hardi que
cet acte inattendu portait aux degrés les plus élevés du commande-
ment en avait le premier apprécié la générosité et la noblesse avec
une chaleur connue de tous. On se répétait sous les tentes des en-
tretiens entre le général Ganrobert et son successeur ; ces entretiens
sont acquis désormais à l'histoire : il y règne un caractère que l'on
est toujours tenté de refuser à son époque, et qu'on est convenu de-
puis des siècles d'appeler un caractère antique, pour le reléguer dans
les plus lointaines régions du temps.
Paul de Molènes.
LA
NOUVELLE-GRENADE
PAYSAGES DE LA NATURE TROPICALE.
IT.
SAINTE-MARTHE ET LA HORQUETA. *
I.
Sainte-Marthe est située dans un paradis terrestre. Assise au bord
d'une plage qui se déploie en forme de conque marine, elle groupe
ses maisons blanches sous le feuillage des palmiers et rayonne au
soleil comme un diamant enchâssé dans une émeraude. Autour de la
ville, la plaine, s' arrondissant en un vaste cirque, se relève en molles
ondulations vers la base des montagnes. Celles-ci étagent l'un au-
dessus de l'autre leurs gigantesques gradins diversement nuancés
par la végétation qui les recouvre et l'air transparent dont l'azur
s'épaissit autour des hautes cimes; des nuées s'effrangent en lon-
gues traînées blanches dans les vallées supérieures, s'enroulent en
écharpes sur les sommets, et de cet amoncellement de nuées, de
pics, de montagnes de toute forme, jaillit la superbe Horqueta, dont
le double cône, dressé au-dessus de l'horizon, semble régner sur
l'espace immense. Les énormes contre-forts sur lesquels s'appuie le
■■ pic à deux têtes projettent à droite et à gauche deux chaînes de
(1) Voyez la Revue du l^"" décembre 1859.
TOME XXV. 39
610 REVUE DES DEUX MONDES.
montagnes qui se recourbent autour de la plaine de Sainte-Marthe,
abaissent par une succession de chutes gracieuses la longue arête
de leurs cimes, et de chaque côté du port vont plonger dans la mer
leurs hardis promontoires portant chacun une vieille forteresse
ruinée. Ainsi la plaine semble soulevée entre les bras du géant
Horqueta et doucement inclinée comme une corbeille de feuillage
vers les flots éblouissans de lumière. Le promontoire du nord se
continue par une chaîne sous-marine et se redresse au-dessus de
l'eau pour, former le Morillon et le Morro, îles rocheuses qui servent
de brise-lames au port. L'ensemble du paysage enfermé dans cette
enceinte est d'une harmonie indescriptible : tout est rhythmique
dans ce monde à part, limité vers le continent, mais ouvert du côté
de l'infini des eaux; tout semble avoir suivi la même loi d'ondulation
depuis les hautes montagnes aux cimes arrondies jusqu'aux lignes
d'écume, faiblement tracées sur le sable. Aussi qu'il est doux de
contempler cet admirable tableau ! On regarde , on regarde sans
cesse, et l'on ne sent point les heures s'envoler. Le soir surtout,
quand le bord inférieur du soleil commence à plonger dans la mer
et que l'eau tranquille vient soupirer au pied des falaises, la plaine
verte, les vallées obscures de la sierra, les nuages roses et les som-
mets lointains, saupoudrés d'une poussière de feu, présentent un
spectacle si beau qu'on cesse de vivre par la pensée et qu'on ne sent
plus que la volupté de voir. Ceux qui ont eu le bonheur d'avoir sous
les yeux ce paysage grandiose ne l'oublient jamais. Un de mes amis
grenadins, auquel, avant d'aller à Sainte-Marthe, j'avais demandé
quelques renseignemens, ne put me répondre que par un sourire
de regret et par ce mot : hélas !
L'intérieur de la ville ne s'harmonise pas avec la magnificence de
la nature qui l'environne. Sainte-Marthe est le premier établissement
que les Espagnols aient fondé sur la côte-ferme grenadine, et, malgré
l'ancienneté de cette origine, malgré son excellent port et son titre
de capitale du Magdalena, malgré la splendeur que l'avenir lui ré-
serve sans doute, elle compte au plus une population de quatre mille
habitans. Les rues, larges et coupées à angles droits, comme celles
de toutes les cités âgées de moins de quatre siècles, n'ont jamais été
pavées; pendant les jours de forte brise, elles n'offrent à la vue qu'une
perspective de tourbillons de sable où le passant n'ose pas s'aven-
turer. Les maisons sont en général basses et mal construites ; dans
les faubourgs, elles ne sont même que de simples cabanes en pieux
et en terre ; les toits en feuilles de palmiers sont peuplés de scor-
pions, d'araignées innombrables. En 1825, trois siècles après la
fondation de Sainte-Marthe, un tremblement de terre renversa plus
de cent maisons, lézarda la cathédrale et les quatre églises. Depuis
LA INOUVELLE-GRENADE. 611
cette époque, les monceaux de briques rompues et de plâtras n'ont
pas été déblayés, les ruines n'ont pas été consolidées, les lézardes
bâillent de plus en plus; seulement le temps a décoré d'arbustes
les murailles penchantes, et sur la haute coupole de l'Iglesia-Mayor
tressé une verte guirlande toute bariolée de fleurs jaunes et rouges.
Dans cette ville, encore aussi délabrée que le lendemain du trem-
blement de terre, je ne vis qu'une maisonnette neuve et les fonde-
mens d'un édifice inachevé qui devait servir à un grand collège
provincial. La demeure du plus riche commerçant de la ville, jadis
véritable palais, n'offre plus, du côté de la mer, qu'un ensemble de
ruines; des murs chancelans entourent le jardin rempli de débris
amoncelés; des fûts de colonnes, des chapiteaux jonchent le sol; des
arbres épineux croissent au milieu des pierres. Malgré ces traces du
désastre de 1825, Sainte-Marthe est loin de produire sur l'esprit la
môme impression lugubre que Carthagène: les rues sont plus larges,
les maisons que n'a pas renversées le tremblement de terre sont blan-
chies à la chaux ou peintes de couleurs gaies, et puis la nature est
si belle qu'elle jette un reflet de sa beauté sur la ville tapie à ses
pieds au milieu des arbres. Depuis le partage de la Nouvelle - Gre-
nade en huit républiques fédératives. Sainte - Marthe a voté la con-
struction d'un phare sur le Morro, établi plusieurs institutions d'uti-
lité publique, fondé une école d'enseignement supérieur. Puisse-t-elle
tenir à honneur de mériter son titre de capitale d'un état souverain !
Devant les maisons , au centre de la vaste courbe dessinée par la
plage, s'élèvent les ruines d'un ancien fort dont les murailles à demi
rongées s'émiettent pierre à pierre dans les flots envahissans. Les
hongos de la Gienega, chargés de bananes, de poissons, de noix de
coco, ancrent au pied de la forteresse, et c'est au milieu des blocs
de pierre, sur le sommet des remparts, que les Indiens étalent leurs
denrées. Les femmes de la ville, en général assez court vêtues, y
viennent en foule chercher leurs provisions de la journée. Rien de
pittoresque comme ce marché tenu en plein air, sur des murs qui
surplombent la vague bleue.
Les grands navires d'Europe et des États-Unis mouillent àun kilo-
mètre plus au nord, au fond même de l'anse et au pied du promon-
toire qui la protège contre les vents du nord et les vents d'est. La
plage qui s'étend entre le port et la ville est bordée d'un côté par la
mer, de l'autre par des salines quelquefois inondées. Le soir, elle sert
de promenade à toute la population, et les piétons, les cavaliers, les
voitures la parcourent en tout sens. La douane, un entrepôt ruiné,
une jetée, quelques tentes de feuillage dressées au-dessus des bal-
lots de marchandises, sont les seules constructions élevées sur le
port, qui, loin d'apparaître comme un centre d'activité, semble plu-
612 REVUE DES DEUX MONDES.
tôt un lieu de plaisir. A tout instant du jour, des nageurs blancs et
noirs plongent du haut de la jetée, s'ébattent comme des tritons au-
tour des navires et changent l'eau bleue en une vaste étendue d'é-
cume; les samhos oisifs restés sur la rive et les matelots appuyés
contre le bordage des navires jugent des exploits des nageurs, et
par de longs applaudissemens rendent hommage au plus habile.
Aussitôt après les premières heures dé la matinée, consacrées au
marché, les places et les rues de Sainte-Marthe perdent la physio-
nomie affairée que leur avait donnée le concours des Indiens, et le
far niente y devient aussi général que sur le port : les quatre ou
cinq cents boutiques ouvertes à tous les coins de rue et offrant aux
acheteurs une petite provision de bananes, de cassave, d'allumettes
chimiques et de chicha se désemplissent ; les habitans de Gaïra, de
Mamatoco, de Masinga se retirent en caravane, poussant devant eux
une longue procession d'ânes et de mulets. Alors les Samarios, res-
tés en possession de la ville, commencent leur sieste, ou bien, s' as-
seyant au seuil des portes, conversent gaiement sur les incidens de
la matinée, tandis que les sefioritas, à l'extrémité des frais corri-
dors, se bercent dans leurs hamacs suspendus aux colonnes des pa-
tios. A mesure que la chaleur augmente, les 'voix s'éteignent peu à
peu, les insectes mêmes cessent de bourdonner : on dirait que la
ville entière repose et s'alanguit sous une atmosphère de volupté.
Le travail semble un effort inutile dans cet heureux climat , où la
paix descend des montagnes vertes et du ciel azuré. Gomment blâ-
mer ces populations de s'abandonner à la joie physique de vivre
lorsque tout les y invite? La faim et le froid ne les torturent jamais;
la perspective de la misère ne se présente point devant leurs esprits;
l'impitoyable industrie ne les pousse pas en avant de son aiguillon
d'airain. Geux dont tous les besoins sont immédiatement satisfaits
par la bienveillante nature ne cherchent guère à réagir contre elle
par le travail et jouissent paresseusement de ses bienfaits : ils sont
encore les enfans de la terre, et leur vie s'écoule en paix comme
celle des grands arbres et des fleurs. Souvent aussi la chaleur, sans
être accablante à cause de la brise qui la tempère toujours, est tel-
lement forte que toute activité devient fatigue, car Sainte -Marthe
est située sous l'équateur météorologique du monde, et la tempéra-
ture moyenne y est de 29 degrés centigrades. Quand les vallées et
les plateaux de la Sierra-Nevada seront peuplés par des centaines
do milliers d'agriculteurs, alors les Samarios, aujourd'hui si peu
actifs, seront entraînés dans le grand tourbillon du travail, et le
commerce aux bras immenses s'emparera de Sainte-Marthe comme
il s'est emparé de tant d'autres villes tropicales qui s'endormaient
aussi sous un ciel enchanteur. De nos jours, la capitale de l'état du
I
LA NOLVELLE-GRENADE. 61 S
Magdalena ne fait guère que le commerce de transit : elle reçoit de
l'étranger des cargaisons d'étoffes, marchandises peu encombrantes
qu'on peut facilement expédier vers les marchés de l'intérieur; en
échange, elle envoie en Angleterre une grande partie de l'or obtenu
par les mineurs de l'état d'Antioquia, et en Allemagne quelques
chargemens de tabac. Le total des importations et des exportations
s'élève à environ 15 millions de francs par an. Qu'il serait facile
d'augmenter cette somme, comparativement insignifiante, si l'on
voulait s'adonner sérieusement à la culture du sol!
Gomme tous les habitans de Sainte-Marthe, je me sentis moi-
même dès les premiers jours enivré de cet air voluptueux et chargé
d'arômes qui s'élevait de la plaine. Cependant mes heures ne se per-
dirent pas entièrement : bien accueilli dans toutes les maisons où je
me présentai, je me fis des amis qui s'empressèrent de répondre à
mes diverses questions avec une obligeance toute castillane ; en me
promenant sur la plage, je liai conversation aussi souvent que pos-
sible avec les pêcheurs indiens ou métis; de toutes les manières, je
tâchai d'étudier sur le vif les mœurs, les croyances, les habitudes
de la population. Pour connaître les principaux produits. de la plaine,
je n'eus qu'à errer le long des sentiers et à pénétrer dans les jar-
dins, où l'on m'offrait des fruits de toute espèce à des prix d'une in-
croyable modicité. C'étaient des figues, des bananes de plusieurs
variétés, puis des nisperos à la chair couleur de sang, des ananas,
des papayes, des ciruelas ou prunes des tropiques, des agiiacates
(avocats), des mangos à l'odeur de térébenthine, des goyaves, le
maranon ou pomme d'acajou, dont le parfum vaut à lui seul un fes-
tin, le guanahano, qui rappelle le goût des fraises dans le vin sucré,
et tant d'autres productions exquises dont la nomenclature exigerait
un dictionnaire en règle. Dans cette plaine fortunée et sur les pentes
de ces montagnes où le soleil mûrit d'un même rayon les. fruits les
plus suaves de tous les climats, il ne serait pas difficile de redevenir
frugivore comme nos premiers pères, et d'abandonner l'affreux ré-
gime de la chair et du sang pour celui des végétaux qui croissent
spontanément du sein de la terre.
Sous nos tristes climats du nord, pendant la saison d'hiver, bien
des actes de la vie causent une véritable souffrance. Le matin sur-
tout, il faut presque de la force d'âme pour s'éveiller résolument,
prendre plaisir au ruissellement de l'eau glacée sur le corps, aux
caresses mordantes de l'air extérieur qui fait une irruption soudaine
par la fenêtre entr' ouverte. Combien au contraire le réveil est §uave
et délicieux dans les doux pays du midi, dans une plaine comme
celle de Sainte-Marthe! Les vagues parfums des corolles qui s'en-
trouvrent viennent flotter dans la chambre, les oiseaux battent de
614 REVUE DES DEUX MONDES.
Faile et gazouillent leurs mille chansons, l'ombre du feuillage se
dessine sur la muraille blanche et joue avec les rayons naissans.
On respire avec enivrement , on se sent renouvelé par cette atmo-
sphère si douce, si fraîche, si vivifiante.
Dès le point du jour, les cavaliers et les piétons couvrent les che-
mins qui mènent au petit fleuve Manzanarès, ainsi nommé par les
conquistadores en souvenir du ruisseau de Madrid, et chacun va
choisir une anse ombragée pour y faire ses ablutions du matin. Le
sentier que je prenais d'ordinaire passe à travers les jardins. Les
hautes herbes en tapissent si bien les bords, les arbres pressés en-
trelacent si bien leurs branches en, forme de voûte, qu'on pourrait
se croire dans un immense berceau de verdure. Le soleil fait péné-
trer çà et là une aiguille de lumière, et par de rares échappées ap-
paraissent les feuilles en panache des cocotiers se balançant à dix
mètres au-dessus des arbres du chemin. Les ciruclas jonchent le sol,
les émanations des fleurs épanouies et des fruits mûrs se répandent
dans l'air. Somment on rencontre de jolies Indiennes passant au trot
sur leurs ânes, et l'on échange le salut d'usage : « Ave Mariai —
Sin peccado concehida. )> Arrivés au pont du Manzanarès, monu-
ment remarquable dans son genre, puisqu'il est le seul de la pro-
vince, mais se composant simplement d'un tablier en bois assez mal
posé sur des culées déjà lézardées et penchantes, les groupes se
séparent, chaque baigneur descend la berge en s' aidant des bran-
ches des caracolis ou des mimosas, et va s'étendre sur le sable mi-
cacé de la rivière, semblable aune mosaïque d'or et d'argent. A cette
heure matinale, tous les oiseaux chantent, les essaims de mous-
tiques ne tourbillonnent pas encore dans l'air, la chaleur du soleil
n'a pas traversé l'épais branchage des arbres, et l'eau, à peine des-
cendue des montagnes, garde encore la fraîcheur du rocher. Après
quelques minutes de ce bain délicieux, on remonte sur la rive, puis
on se disperse dans les jardins avoisinans. Telles se passent les ma-
tinées à Sainte-Marthe.
Une grande partie de la journée est employée à faire la sieste,
du moins par les hommes, car les femmes, actives dans tous les
pays du monde, n'interrompent que rarement leurs travaux de mé-
nage. Quand la chaleur était trop forte pour me permettre une ex-
cursion le long du fleuve ou de la plage, il ne me restait qu'à m'é-
tendre dans mon hamac, un livre à la main. La maison que j'avais
louée pour la modique somme de vingt francs par mois était vaste,
bien ombragée, entourée d'un beau jardin. Quelques jeunes gens,
avides d'apprendre comme le sont sans exception tous les Néo-Gre-
nadins, venaient converser avec moi et m' interroger avec la char-
mante liberté du pays; étranger à peine débarqué, je trouvais déjà
LA NOUVELLE-GREXADE. 61Ô
dans ma nouvelle patrie bien plus de sympathique affection qu'an
n'en trouve d'ordinaire dans sa ville natale. Une chose qui me frappa
d'abord, c'est la remarquable intelligence de tous les jeunes gens
que je connus à Sainte -Marthe. Ils s'expriment avec une élégante
facilité et s'élèvent naturellement à une éloquence quelquefois ver-
beuse, mais toujours entraînante. Outre l'espagnol, ils parlent en
général une ou deux langues vivantes, le français, l'anglais, l'al-
lemand ou le hollandais. Très curieux de tout ce qui vient de l'é-
tranger, ils savent se procurer une certaine éducation superficielle
qui leur permet de converser sur tous les sujets. Cette éducation,
ils la doivent entièrement à eux-mêmes, car dans les écoles la dis-
cipline est complètement nulle, et pour agir sur les enfans il faut
leur parler comme à des hommes libres. Les institutions républi-
caines ont donné dans tous les pays d'Amérique un tel ressort à la
volonté que les enfans comme les hommes n'admettent plus l'obéis-
sance. Pour se faire respecter, les professeurs doivent simplement
prendre le titre d'ami, et, loin de faire usage de la moindre auto-
rité, n'agir que par la douceur. En Louisiane, un directeur français
ayant introduit dans son collège une discipline sévère, les jeunes
gens se mutinèrent et brûlèrent l'établissement.
Chez ces enfans, si chatouilleux sur la question de leur dignité
personnelle, le point d'honneur est heureusement très exalté et l'é-
mulation peut leur faire opérer des prodiges. 11 suffit de leur mon-
trer de la confiance pour qu'ils cherchent aussitôt à la justifier par
leur activité. En cela, les hommes de la Nouvelle-Grenade ne diffè-*
rent nullement des enfans, et dès qu'ils sentiront leur honneur en-
gagé à faire prospérer leur pays, à fonder des écoles, à ouvrir des
routes, à cultiver leurs vastes territoires, il est certain qu'ils feront
tout ce qu'il est possible d'attendre d'eux. Le point d'honneur est le
principal levier avec lequel on pourra soulever ce peuple et le lan-
cer dans la voie du progrès; c'est la grande vertu qui révélera toutes
les autres. Ces vertus sont nombreuses i si l'on^peut reprocher aux
Colombiens une certaine paresse morale, on ne peut nier leur intel-
ligence, leur bravoure, leur affabilité et surtout leur modestie. Avec
quelle grâce touchante ne rejettent-ils pas leur propre patrie dans
l'ombre lorsqu'ils parlent de la France, qui pour eux est le repré-
sentant le plus glorieux des races latines !
Le jeune homme le plus remarquable avec lequel je liai connais-
sance s'appelait Ramon Diaz. C'était un mulâtre âgé de dix-huit ans
à peine; il avait eu le temps déjà d'acquérir une instruction solide*
En compagnie d'un voyageur européen, il avait étudié l'ornitholo-
gie et la botanique dans la plaine qui entoure la ville; après le dé- «
part de l'explorateur étranger, il avait continué ses recherches tout
616 REVUE DES DEUX MONDES.
seul. Aidé ensuite de quelques livres, il avait su rédiger pour son
usage personnel des cours de philosophie, de littérature, de géomé-
trie. Cependant la variété de ses connaissances lîe lui avait pas in-
spiré la moindre ambition ; il restait sans fausse honte dans la tienda
de sa mère, où il vendait peut-être une quinzaine de bananes par
jour. S'il était sans ambition, il n'était point sans orgueil, et savait
bien que ce n'est pas la position sociale, mais la dignité personnelle
qui fait la valeur de l'homme.
Ramon Diaz et ses amis n'étaient pas seuls à égayer mes journées;
j'avais aussi d'autres visiteurs : le singe attaché à une longue corde,
qui, las de se balancer à une branche, venait de temps en temps
me donner une accolade ; le perroquet, qui me récitait les noms de
tous les enfants du quartier et s'interrompait souvent par le cri de
hurrol burro! (âne! âne!), appris sans doute des Indiens, qui en-
couragent ainsi leurs montures ; la petite perruche verte , qui pen-
chait la tête d'un air timide et câlin, comme pour demander un
baiser, puis lustrait avec son bec ses ailes étendues, et gazouillait
joyeusement quand je lui jetais les fruits rouges du cactus. Ainsi
entouré d'amis, et d'ailleurs un peu affaibli par la chaleur, je ne pou-
vais consacrer toutes mes heures au travail. Cependant mes études ,
pour n'être pas austères, n'en étaient pas moins profitables. On peut
apprendre aussi même eh jouissant, et le balancement de mon ha-
mac , les ombres des feuilles découpées sur le parquet à travers
les colonnes de bois du patio, la vue de la coupole lézardée de la
cathédrale se dessinant en violet sur le fond bleu du ciel, toutes ces
choses servaient à graver irrévocablement dans mon esprit chacune
de mes réflexions. Dans le silence du cabinet, surtout pendant les
nuits froides et lugubres de nos pays du nord, celui qui cherche la
vérité la découvre nue dans toute sa majesté sereine, et peut la re-
garder face à face sans que rien vienne troubler, sa contemplation.
Cette conquête a quelque chose d'héroïque ; elle est certes la plus
essentiellement humaine, mais elle est solitaire pour ainsi dire et
n'emprunte sa poésie à rien de ce qui l'entoure. Au milieu de la na-
ture tropicale, cette puissante magicienne qui embellit tous les ob-
jets, chaque pensée devient en même temps un tableau ; les froides
abstractions du nord s'harmonisent avec le milieu qui les environne,
et souvent une idée attend pour pénétrer dans l'esprit qu'un rayon
de soleil se fasse jour à travers le feuillage. Les âmes vibrent à
l'unisson de la grande âme de la terre.
Avec la soirée viennent les bals et les promenades. Les joueurs
de tambourin et de castagnettes se réunissent au coin des rues et
improvisent des concerts que des enfans imitent de loin à grand
PBnfort de chaudrons et de crécelles. Les jeunes filles se rassem-
Là NOUVELLE-GRENADE. 617
Lient chez celle de leurs amies qui célèbre sa fête patronale, et
dansent autour d'un reposoir décoré de fleurs et de guirlandes; à
côté de l'image de la patronne sont suspendus tous les objets pré-
cieux qu'on a pu trouver dans la maison : des colliers, des bracelets,
des éventails, des pièces d'étoffe, de vieilles estampes françaises
représentant l'ensevelissement d'Atala ou la mort de Poniatowski.
Les ménétriers, jouant avec une espèce de furie leurs aigres ritour-
nelles, sont juchés sur des meubles recouverts de pièces de calicot,
et ne se reposent que d'heure en heure pour absorber à la hâte un
verre de chicha. Entre qui veut, soit pour danser, soit pour goûter
aux rafraîchissemens qui circulent aux frais de l'hôte et de ses
ninas. La maison devient propriété publique, et cela tous les soirs
jusqu'à l'anniversaire de la fête d'une autre jeune fille.
Grâce à la beauté des nuits, les promeneurs sont encore plus
nombreux sur la plage que les danseurs dans les salles de bal. Ceux
qui n'ont pas vu la splendeur des nuits tropicales ne peuvent se
figurer combien sont douces les heures passées sous la lumière voi-
lée des nuits équatoriales ; ils ne savent pas jusqu'où peut s'élever
la jouissance exquise de l'être physique caressé par la limpide atmo-
sphère qui le baigne : tous les sens sont flattés à la fois, et chaque
mouvement est si doux à faire qu'on pourrait se croire dégagé des
chaînes de la pesanteur. Le ciel, où les étoiles scintillent avec une
clarté quatre fois plus grande que dans la zone tempérée (1), est
presque toujours libre de nuages, et l'on y peut contempler tout
entière l'arche flamboyante de la voie lactée. La lumière zodiacale,
que la plupart des astronomes américains prétendent être un anneau
semblable à celui de Saturne, arrondit son orbe immense à l'occi-
dent ; au sud, apparaissent comme des flocons de neige les nuages
magellaniques, groupes de constellations aussi vastes que notre ciel
et cependant perdus comme une vapeur dans l' infini de l'espace. Â
chaque instant, des étoiles fdantes, beaucoup plus volumineuses en
apparence que celles de nos climats et laissant toujours derrière elles
de longues traînées de diverses couleurs, traversent le ciel dans tous
les sens. Parfois on dirait les fusées d'un feu d'artifices; cependant
je n'ai jamais entendu la moindre explosion. Cette circonstance, le
nombre et le volume des étoiles fdantes semblent donner un grand
poids à l'opinion des sa vans qui ne voient dans la plupart de ces
météores autre chose que la combustion spontanée des gaz échappés
aux marécages. En effet, il ne fermente nulle part autant de matières
putrescibles que dans les lagunes des forêts tropicales, et les gaz qui
s'en élèvent constamment suffisent sans aucun doute à. former de
(i) D'après A!exanJie de Humboldt.
618 REVUE DES DEUX MONDES.
Téritables nuages dans les régions supérieures de l'atmosphère.
Une chose contribue encore à augmenter l'influence presque eni-
vrante des nuits tropicales sur l'organisme : les parfums des jardins
et de la forêt. Les fleurs de chaque espèce s'ouvrent l'une après
l'autre et versent dans l'air la senteur spéciale qui les distingue.
Quelques-unes de ces odeurs, entre autres celle du palmier corua,
font une irruption soudaine et envahissent brusquement l'atmo-
sphère; d'autres, plus discrètes, s'insinuent avec lenteur et s'em-
parent graduellement des sens, mais toutes se succèdent dans un
ordre régulier et produisent ainsi une vraie gamme de parfums. A
l'imitation de Linné, qfui proposait de construire une horloge de
fleurs où les heures seraient marquées par l'épanouissement des
corolles, MM. Spix et Martius, les célèbres explorateurs du Brésil,
voulaient faire une horloge tropicale où chaque division du temps
eût été indiquée par une odeur difl'érente, s' échappant d'une fleur
entr'ouverte comme la fumée s'échappe de l'encensoir.
II.
Après m' être installé à Sainte-Marthe, il me restait à faire quel-
ques excursions à travers la plaine et dans les montagnes qui l'en-
ferment de leur gigantesque amphithéâtre. Ma première course fut
pour le promontoire qui borde du côté du nord les salines et le port
de Sainte-Marthe, et dont les falaises abruptes commandent si fière-
ment les flots. Grâce à une ravine étroite ouverte par les eaux de
pluie dans les rochers d'ardoise, je pus gravir, non sans peine, jus-
qu^à l'arête vive du promontoire, où m'attendait un spectacle magni-
fique. A mes pieds, du côté de l'est, se déployait le port de Taganga,
plus ouvert, mais beaucoup plus vaste que celui de Sainte -Marthe,
et cependant bien rarement visité, si ce n'est par une goélette de
contrebandiers ou une barque d'Indiens. Malgré mon désir de con-
templer plus longtemps les deux golfes si gracieusement arrondis de
chaque côté de la chaîne étroite, la violence du vent me força bientôt
à descendre un grand escalier de roches et à me tapir sur le sable
dans une grotte défendue des vagues par des récifs en désordre.
Le vent alizé se fait toujours sentir avec une très grande force à
une certaine hauteur au-dessus du niveau de la mer; à la surface
même des vagues, il est retardé par la friction de l'eau sur laquelle
il glisse, tandis que plus haut il n'éprouve aucune résistance et
souffle avec toute son énergie : toujours les voiles supérieures des
navires sont plus fortement gonflées que les basses voiles. Au
moyen do petites hélices fixées sur les mâts , on pourrait mesurer
rintensité du vent à diverses hauteurs et refaire pour les courans
LA NOUVELLE-GRENADE. 619
atmosphériques les calculs que l'ingénieur de Prony a faits pour
les fleuves : on apprendrait ainsi à quelle hauteur au-dessus du
niveau de la mer se fait sentir le maximum de force du vent alizé
dans chaque saison et dans chaque latitude. Ce travail, qui, pour
être complet et concluant, demanderait du reste de très nom-
breuses expériences, serait rendu plus facile par la régularité avec
laquelle ce vent de la zone tropicale souffle sur les eaux; loin de se
propager, comme les vents de nos climats, par une succession de
bouffées «violentes que séparent des intervalles de repos, la brise
alizée se meut à travers l'espace avec une impulsion toujours égale:
c'est un courant dont la vitesse ne change pas.
Ma seconde excursion fut plus longue et moins facile que la pre-
mière. Il s'agissait de traverser à son embouchure le fleuve Manza-
narès, de longer la plage jusqu'aux ruines du fort de San-Garlos et
de gravir la montagne qui le domine. Rien de plus aisé en appa-
rence; mais je comptais sans une république de chiens sauvages,
qui avaient établi leur campement sur la rive gauche du fleuve, et
ne laissaient pas sans bataille envahir leur domaine. A peine avais-je
traversé la barre, longue levée de sable alternativement baignée par
les eaux douces du Manzanarès et les eaux salées de la mer, que je
vis cinq mâtins vigoureux se lever d'un bond des hautes herbes où
ils étaient couchés et s'élancer vers moi, l'œil ardent, le cou tendu-
En un instant, j'étais environné, et les cinq gueules furieuses s'ou-
vraient pour me dévorer, lorsque, me saisissant d'un morceau de
bois échoué sur le sable, je cassai la mâchoire à l'animal le plus
acharné. Ce fut un coup de théâtre; les mâtins s'arrêtent, remuent
la queue en signe d'affection, et se couchent à mes pieds. Plus que
tous les autres, le chien à la mâchoire pendante et ensanglantée me
regarde avec une servile tendresse. Ce revirement soudain valut
pour moi, je l'avoue, la lecture d'un long article d'histoire ou de
philosophie. Que d'hommes, que de peuples se sont ainsi courbés
sous la main qui les frappait! Combien d'esclaves n'y a-t-il pas eu
Amérique qui ont gémi sous le fouet du commandeur, qui n'ont
jamais pu goûter les plus simples joies de la famille, et qui cepen-
dant aiment lâchement leurs maîtres, et sacrifieraient même leur
vie pour eux !
Une demi-heure après, j'arrivais au fort de San-Carlos, dont les
bastions se dressent sur un rocher en travers de la plage. Les mu-
railles sont démantelées, les canons, exposés depuis plus d'un siè-
cle à l'âpre vent de la mer, tombent par écailles rouilleuses, l'Océaa
s'est creusé des grottes dans les casemates. Rien de plus paisible
que tout cet appareil de guerre ébréché par le temps ; nulle part on
ne peut mieux rêver qu'au pied de ces remparts qui depuis si long-
620 REVUE DES DEUX MONDES.
temps ont cessé de menacer les navires. Malheureusement, du haut
du fort, on jouit d'une vue assez bornée, si ce n'est du côté de la
mer, qui se déploie à l'occident dans toute son immensité, et l'on
ne voit du côté de la terre qu'un étroit horizon de rochers et de
cactus. Pour contempler dans toute sa beauté le panorama de la
plaine, il faut se risquer sur les pentes très escarpées de la mon-
tagne au pied de laquelle a été bâti le fort. Les difficultés de l'as-
cension commencent à la base même du mont. Les roches ardoisées
dont il se compose sont formées d'une masse très friable qui se dé-
sagrège sous le pied et roule en débris le long des escarpemens.
Les seules plantes qui croissent dans les anfractuosités appartien-
nent à la famille des cactus, et sont hérissées de formidables épines;
le sol même est tout jonché de ces dards acérés. Pour gravir à tra-
vers ces pierres qui cèdent sous les pas, où l'on court risque à cha-
que instant de perdre l'équilibre, il faut poser son pied avec la plus
grande prudence entre les épines et insinuer délicatement son corps
sous les troncs et les rameaux entrelacés des cactus. Un seul faux
pas causé par une pierre roulante, un seul geste maladroit, et l'on
peut s'aveugler ou se blesser grièvement en s' enfonçant dans les
chairs comme des paquets d'épingles. Jadis les Espagnols de la Co-
lombie plantaient aux abords de leurs forteresses des rangées de
cactus, et ces fortifications végétales étaient plus difficiles à fran-
chir que des murailles et des fossés.
Afin de mieux connaître l'aspect général de ces montagnes où je
désirais m' établir, et me familiariser en même temps avec les dan-
gers qu'elles offrent, je résolus de m'enfoncer dans la montana (1)
et de m' élever aussi haut que possible sur les flancs de la Horqueta.
Quand je demandai quelques renseignemens sur cette montagne, on
voulut me dissuader et m' effrayer par la description d'une foule de
dangers imaginaires : on me parla de serpens et de tigres (jaguars);
un Indien, fort en arithmétique, prétendit même qu'il y avait exac-
tement une trentaine de ces animaux , quatorze mâles et seize fe-
melles, rôdant sur les pentes de la Horqueta. Un autre m'affn-ma
qu'il existait dans les vallées supérieures une tribu de sauvages qui
avaient pour habitude d'assassiner les étrangers au moyen de flè-
ches trempées dans le venin du curare. Un troisième soutint que
les montagnes étaient enchantées, et que, parmi les naturels, d'ha-
biles sorciers s'entendaient avec le diable pour garder l'entrée de
leurs défilés. Celui qui franchit la première gorge, me disait-on,
doit bj-aver des torrens de pluie qui descendent du ciel en vérita-
bles cataractes. Si la force et le courage ne lui manquent pas, et
(1) Forêt vierge.
LA KOUVELLE-GRENADE. 621
qu'il atteigne le second défilé, il est assailli par un ouragan de neige;
si, malgré la tempête, il continue à gravir le roc, alors le diable en
personne vient à sa rencontre et montre ses cornes au voyageur obs-
tiné. Cette fable s'appuie sur un fond de vérité et peut donner aux
gens superstitieux une vague idée de la superposition des climats
sur les flancs des hautes montagnes. En effet, la Sierra-Nevada, po-
Bée comme une barrière gigantesque en travers du chemin suivi par
les vents alizés, reçoit dans ses vallées toutes les vapeurs qui s'élè-
vent de la mer; l'après-midi, vers deux heures ou trois heures au
plus tard, même pendant les deux saisons des sécheresses annuelles,
alors qu'un impitoyable azur s'étend sur la plaine, l'orage éclate
dans la sierra, et les vapeurs se précipitent en torrens de pluie
dans les vallées inférieures, en ouragans de neige sur les pentes
élevées. Plus haut encore s'étendent les paramos^ plateaux dé-
serts où ceux qui ne sont pas habitués aux courses de montagnes
sont souvent pris de vertige; ce vertige, à quoi l'attribuer, si ce
n'est aux maléfices du démon? Je craignais peu les sortilèges; mais
en l'absence de guides je ne pouvais guère me flatter de découvrir
seul les défilés praticables et les' sentiers frayés par les tapirs à tra-
vers les fourrés. A Sainte -Marthe, pas un seul homme, blanc, noir
ou sambo, n'avait pénétré dans la sierra jusqu'à la base de la Hor-
queta. Quarante jours avant mon arrivée, une dizaine d'hommes,
munis de provisions et d'armes, étaient partis pour la montagne dans
l'espoir d'obtenir du gouvernement une concession de 16,000 hec-
tares de terres excellentes , promise à celui ou à ceux qui découvri-
raient un col facile par lequel on pourrait tracer un sentier jusqu'à
la ville de Yalle-Dupar, située en droite ligne à vingt-cinq lieues au
sud-est; mais l'expédition, loin de franchir la crête de la sierra, re-
descendit par une vallée latérale au village de la Fundacion, près de
la Gienega. Il est certainement incontestable que ces montagnes sont
d'un très difficile accès; cependant on ne peut trop s'étonner qu'un
sommet haut de plus de Â,000 mètres et se dressant à moins de
quatre lieues de distance de Sainte-Marthe soit resté complètement
inexploré jusqu'à ce jour. Les pics les plus élevés n'ont pas même
reçu de noms, et personne n'a jamais su me dire quel était le San-
Lorenzo, souvent cité dans les ouvrages de Humboldt. Je présume
que ce grand voyageur désignait ainsi la Horqueta.
Ne pouvant trouver aucun Espagnol qui voulût me servir de
guide, je me rappelai la promesse que j'avais faite à mon ami Zamba
Simonguama et je résolus d'aller le visiter dans son village de Bonda
pour me faire accompagner par lui dans la montagne. Je deman-
dai naïvement où était situé Bonda, mais on me regarda d'un air
étonné. « No hay génie en la sierra (il n'y a personne dans la
622 REVUE DES DEUX MONDES.
sierra). — Comment! les villages sont déserts? — No, pera no hay
gente, le digOj no hay que Chinos (non, mais il n'y a personne,
vous dis- je, il n'y a que des Chinois).» Doublement étonné par
cette assertion contradictoire qui niait l'existence d'habitans dans
les villages et affirmait en même temps que des Chinois s'y étaient
établis, j'insistai pour avoir la clé de cette énigme, et j'appris que
les habitans de la plaine, blancs et noirs, étaient seuls connus sous
le nom de gente (gens); quant aux Indiens, ils n'avaient pas droit
au titre d'hommes, ils n'étaient que des Chinois. Ce nom, de même
que celui d'Indiens, évidemment imposé aux indigènes de l'Amé-
rique par les premiers conquistadores, est une nouvelle preuve
que les Espagnols étaient fermement persuadés d'avoir découvert
les côtes orientales de l'Asie. Christophe Colomb croyait que les
côtes de Veragua, près de Portobello, étaient à neuf journées de
marche de l'embouchure du Gange. Pour lui, l'île de Cuba n'était
autre que le Japon ou royaume de Cipango, la Côte- Ferme était
une péninsule de la vaste et mystérieuse Terra Sinensis, et les
Peaux-Rouges étaient des Chinois ou des Indiens. Dans l'embarras
du choix, on leur donna les deux noms, dont l'un a été adopté en
Europe, tandis que l'autre s'est perpétué dans le pays jusqu'à nos
jours. Longtemps les fiers Castillans refusèrent le nom d'hommes
aux indigènes et les traitèrent comme des bêtes brutes. Les nègres
importés d'Afrique ne furent pas respectés davantage dans l'ori-
gine; mais, par suite des croisemens et de l'abolition de l'esclavage,
le mélange entre blancs et noirs s'opéra graduellement, tandis que
les Indiens restaient à l'écart dans leurs vallées montagneuses. Peu
à peu les nègres et les mulâtres , avec leur outrecuidance naïve et
la puissance d'assimilation qui les distingue, se sont rangés hardi-
ment dans la gente, et laissent aux Indiens seuls la qualification
dédaigneuse de ninguno (personne). Il va sans dire que nul ne fait
cette distinction injurieuse dans les états plus civilisés de la Nou-
velle-Grenade, sur les hauts plateaux, où les Indiens forment la
plus grande partie de la population et sont depuis longtemps nés à
la vie politique. Les tribus indiennes qui ne sont point encore fu-
sionnées dans la masse du peuple et vivent à part dans leurs vil-
lages ou leurs ranchos sont les seules que les habitans des villes
se permettent de traiter ainsi ; elles forment tout au plus la- ving-
tième partie de la population néo-grenadine.
Le désir de voir ces Chinos ne pouvait qu'augmenter mon ardeur
pour l'excursion de la Horqueta. Mon ami Ramon Diaz s'offrit à
m' accompagner jusqu'à Mamatoco, village indien situé à une lieue
de Sainte-Marthe, sur la rive gauche du Manzanarès. Le large sen-
tier qui mène à ce village traverse les jardins, longe au nord de la
I
LA NOUVELLE-GRENADE. 623
plaine la base de la chaîne montagneuse, puis s'engage dans un
défilé entre cette chaîne et quelques mamelons rocheux couverts de
cactus. C'est par là que, pendant les fortes crues, le Manzanarès
déverse ses eaux et menace la ville de Sainte-Marthe. Dans chacune
de ses inondations, il apporte avec lui d'énormes quantités de sable
qui recouvrent les chemins de leur masse mouvante et rendent la
marcha extrêmement pénible. Au-delà du fleuve, que l'on traverse
à gué, la route devient excellente, et l'on atteint en quelques mi-
nutes le village de Mamatoco, longue rue bordée de cabanes et
aboutissant à une petite place où s'élève une maison à fenêtres et à
vérandah, appartenant au consul anglais.
Presque tous les Indiens, hommes, femmes et enfans, étaient
occupés dans leurs jardins et dans leurs champs de cannes; la rue
était déserte, et les seuls habitans du village semblaient être les
vautours gallinazos, perchés sur les toits de feuilles de palmier.
Rien de spécial ne me retenant à Mamatoco, je pris congé de Ramon
Diaz après avoir demandé les renseignemens nécessaires, et je
m'empressai de gravir le sentier montueux qui mène à travers les
forêts à la belle vallée de Bonda. Mon ancien compagnon de voyage,
Simon guama, me reçut avec une explosion de joie et courut appeler
tous ses amis pour fêter avec eux ma bienvenue par une bouteille
de chiclui] ensuite il me servit un repas de fruits et à^ pichipi-
chis (1), et me fit promettre de passer la nuit dans sa cabane. Pour
m'en faire les honneurs, il mê montra ses outils, ses instrumens et
jusqu'à ses habits; mais il oublia de me présenter à sa femme. In-
dienne effarée, dont la chevelure en désordre flottait au vent comme
une crinière de cheval. Jamais son mari ne lui adressait la parole;
il se contentait de lui donner par signes des ordres qu'elle compre-
nait du reste admirablement, et s'empressait d'exécuter aussitôt.
Devant les étrangers, la femme de l'Indien est toujours une esclave
muette. D'où vient cet effacement absolu de l'épouse, lorsqu'elle
voit pénétrer un tiers dans la cabane conjugale? Peut-être d'un raf-
finement de jalousie chez l'époux. Avec cette religion qu'il met en
général dans tous ses actes, il considère sa femme plutôt comme une
institution que comme une personne ; elle est sa propriété par ex-
cellence, et pour mieux la sauvegarder, il ne veut pas même qu'elle
soit admirée. Le musulman voile sa femme; plus jaloux encore,
l'Indien l'abaisse systématiquement devant l'étranger : il en fait une
esclave, lui défend la parole, presque le regard, lui ôte toute indi-
vidualité et la supprime pour ainsi dire.
(1) Petits coquillages bivalves offrant une certaine ressemblance avec le cardium escu-
lentum.
624 REVUE DES DEUX MONDES.
Mon titre de Français me valut un accueil empressé de la part
de tous les Indiens invités par Zamba. Les pirates français, qui jadis
écumaient la mer des Antilles et qui ont laissé tant de sanglans sou-
venirs sur les côtes de la Colombie et de l'Amérique centrale, n'en
voulaient qu'aux frégates, aux plantations, aux villes espagnoles, et
dans leurs- expéditions prenaient souvent les Indiens pour compa-
gnons de meurtre et d'incendie. De là sans doute cette popularité
qui s'attache au nom de Français. Malgré moi, je devenais solidaire
des anciens pirates de l'île à la Tortue.
De même que les autres tribus de la Sierra-Nevada de Sainte-
Marthe, toutes connues par les noms de leurs villages, Gaïra, Ma-
matoco, Masinga, Taganga, la tribu des Bondas descend de l'ancien
peuple des Taironas, qui, lors de l'arrivée des Espagnols, cultivait
les vallées et les pentes des montagnes jusqu'au pied même des
glaces, et pouvait, dit-on, mettre plus de cinquante mille combat-
tans sous les armes. Plus d'une fois il repoussa les Espagnols en
bataille rangée, et la plage de Gaïra garde encore le souvenir d'une
lutte terrible où toute une armée d'envahisseurs blancs fut exter-
minée jusqu'au dernier homme. Cependant les Indiens, attaqués
de nouveau, durent à la fm céder devant la discipline et les armes
à feu des Européens, et probablement ils ne doivent qu'aux re-
traites de leurs montagnes d'avoir en partie échappé au fer et à
la flamme. Aujourd'hui les descendans des antiques Taironas sont
dans un état de transition. Ils ne sont pas encore entrés dans le cou-
rant de la vie civilisée, comme leurs frères des états de Santander
et de Boyacà, et cependant ils ne vivent plus dans la fière et sau-
vage liberté d'autrefois. Ils ne parlent même plus la langue de leurs
pères, et depuis la guerre de l'indépendance, qui les a transformés
en soldats et en citoyens, ils ont perdu le sentiment de la petite
patrie locale pour se rattacher à la grande patrie grenadine. C'est
dans ce nouveau patriotisme qu'est le germe de leur régénération
future.
Les caciques des Indiens de la sierra n'ont jamais eu qu'une au-
torité librement consentie par tous les membres de la tribu ; mais
autrefois cette autorité décidait sur tous les procès, prononçait tous
les jugemens d'une manière absolue et sans appel. Aujourd'hui les
caciques ne sont en réalité que de simples juges de paix, et toutes
les affaires importantes doivent être portées devant le tribunal de
Sainte-Marthe. Simonguama l'avait appris à ses dépens. S'il eût été
jugé dans sa tribu, il n'aurait certainement pas été condamné à la
forte peine qu'il avait dû subir pour avoir pénétré de nuit dans la
cabane 4' un mulâtre de Mamatoco et l'avoir complètement pillée.
Chaque peuple a sa morale : aux yeux des autres Bondas, Zamba
LA NOUVELLE-GRENADE. 625
n'avait commis qu'une peccadille, et quand il revint dnpresidiOy il
n'avait rien perdu de sa dignité personnelle.
Malgré les apparences, la religion des Indiens de la sierra diffère
également de celle des Samarios. Il est vrai qu'ils n'adorent plus le
soleil : en général, ils ont même dans leur cabane une petite image
de la Vierge fixée à un pieu par une épingle ou par un clou ; mais
ils ne sont pas catholiques pour cela. La sainte Vierge leur semble
une bonne petite déesse, suffisante tout au plus à la protection du
foyer, mais complètement impuissante au dehors de la cabane.
Qu'ils franchissent le seuil de leurs portes, aussitôt ils voi-ent les
deux grandes pointes bleues de la Horqueta se dresser au-dessus
des forêts et des pics. Cette double cime, c'est la grande, la redou-
table déesse de toutes les tribus qui vivent sous son ombre; c'est
elle qui arrache des nuages au ciel pour les ceindre autour de son
front, c'est elle qui épanche les torrens de ses gorges et de ses val-
lées, elle qui mugit par la voix des orages; la plaine qui s'étend à
ses pieds est fertilisée par ses pluies et par ses ruisseaux. IN' est -ce
pas à elle qu'il faut reporter tout hommage pour la croissance des»
plantes et pour la nourriture journalière? N'est-ce pas devant elle
qu'il faut trembler quand elle lance la tempête dans les vallées qui
l'entourent?
Depuis son retour des galères, Zamba Simonguama avait eu déjà
le temps de se faire industriel et de monter une petite sucrerie.
Pendant les quelques instans de répit que me laissait son hospitalité,
trop empressée peut-être, je tâchai d'examiner en détail tous ses
appareils de fabrication. De même que ceux de toutes les modestes
usines de la sierra, ils se réduisaient à bien peu de chose; mais ils
ne m'en semblèrent pas moins respectables comme le type originel
des machines compliquées et savantes que l'on voit aujourd'hui dans
les usines importantes d'Europe et d'Amérique. Un âne attaché à un
manège fait tourner l'un sur l'autre deux rouleaux à engrenages de
bois; un enfant introduit le petit bout de la canne à sucre entre les
deux rouleaux, la canne est écrasée, et le vin de canne s'écoule par
un tuyau de bambou dans une énorme calebasse où un second en-
fant, muni d'une calebasse plus petite, puise le jus pour le transva-
ser dans la marmite qui sert à la fois de grande, de flambeau, de si-
rop et de batterie [i). Cette marmite, soutenue par quelques briques,
repose sur un fourneau creusé dans le sol, de sorte que, pour acti-
ver le feu, le chauffeur est obligé de sauter dans un trou de plus
d'un mètre de profondeur. Toutes les vingt-quatre heures, on verse
(1) Noms des quatre chaudières dans lesquelles le vin de canne doit passer successi-
vement avant d'être tiré.
TOME x\v. , 40
626 REVUE DES DEUX MONDES.
le sirop de la marmite dans un baquet où il se fige lentement, puis
on le découpe en panelas^ petits pains rectangulaires qui forment
avec les bananes la base de l'alimentation dans les provinces sep-
tentrionales de la Nouvelle-Grenade; il arrive souvent que des In-
diens et des nègres se contentent de sucre à leurs repas. J'ai calculé
que sur les côtes atlantiques de la Colombie chaque personne mange
plus de cent cinquante kilogrammes de sucre par an. Dans aucun
pays du monde, pas même dans les Antilles, la consommation de
cette denrée n'est aussi considérable; nulle part aussi la canne n'est
plus riche en sucre, et bien que les moyens d'extraction soient tout
à fait primitifs , cependant le rendement du vin de canne en sucre
cristallisé est d'environ seize pour cent.
La nuit venue, Simonguama, voulant me donner l'hospitalité en vé-
ritable caballero^ fit déployer par sa femme une grande toile neuve
tissée avec les feuilles fibreuses de l'agave; puis, montant sur un
tronc 'de gayac qui servait alternativement de chaise et de table,
parvint à hisser cette toile sur mon lit, espèce de claie fixée au-des-
sous du toit. Jamais peut-être un Indien n'avait montré pareil luxe,
et je manifestais ma reconnaissance à Zamba lorsque tout à coup un
scorpion long de près d'un demi-pied tomba d'un pli de la toile.
Mes remerciemens expirèrent sur mes lèvres, et ce fut avec une vé-
ritable frayeur que je grimpai sur ma couche. Ma nuit fut assez peu
comfortable, je l'avoue; il me semblait à chaque instant qu'un autre
scorpion allait me plonger son dard dans les chairs. Le lendemain,
en descendant du perchoir de cannes sauvages sur lequel j'avais si
désagréablement passé la nuit à dix pieds au-dessus du sol, j'en-
gageai Simonguama à m' accompagner à la Horqueta; mais il m'a-
voua ne pas connaître cette région des montagnes et n'avoir par-
couru que les sierritas du voisinage. Il s'offrit en même temps à me
conduire jusqu'à Masinga, village situé au sommet d'une terrasse
très élevée d'où l'on jouit d'une vue admirable sur la mer et sur la
plaine de Sainte-Marthe. Il m'affirmait que là je trouverais facile-
ment un guide. En effet, à peine eus-je adressé ma demande au ca-
poral ou cacique des Indiens de Masinga, que celui-ci me présenta
un jeune homme qui, disait-il, pourrait me mener « en toda parte
del mundo » (dans toutes les parties du monde). Je me hâtai de con-
clure le marché avec ce guide incomparable, et nous partîmes aus-
sitôt.
Pendant plusieurs heures consécutives, nous marchâmes à tra-
vers la forêt, sur le versant d'une vallée où nous entendions rouler
un torrent, puis nous suivîmes un chemin frayé par les chèvres au
milieu de pâturages, et vers deux heures de l'après-midi nous arri-
vâmes sur un plateau aride où se perdait toute trace de sentier. En
face, bien au-dessus de nos têtes, apparaissait, bleue et sereine, la
LA NOUVELLE-GRENADE. ' 627
double tête de la Horqueta, séparée de nous par un profond abîme;
en nous retournant, nous pouvions encore apercevoir la plaine éta-
lant sa ceinture verte autour du bassin tranquille du port. Le guide,
qui jusque-là avait marché d'un pas ferme, donnait des signes d'in-
quiétude; il était évidemment arrivé au bout de ce monde qu'il con-
naissait si bien, et ce fut à mon tour de le conduire. Je montai d'a-
bord sur un grand pdadcro (1), espérant pouvoir contourner du
côté du sud la grande vallée qui s'étend au pied de la Horqueta;
mais je vis qu'il fallait nécessairement franchir ce gouffre, et, choi-
sissant pour descendre une gorge dont les pentes étaient couvertes
d'un fourré de cannes épineuses, je descendis de mon mieux dans
le lit du torrent. Les bords en étaient ombragés par une végétation
tellement enchevêtrée que pour avancer il nous était souvent plus
facile de nous glisser de branche en branche comme des singes que
de ramper sur le sol. Après nous être déchiré les vêtemens, les
mains et le visage, nous parvînmes à atteindre le plateau qui domine
l'autre rive; mais, arrivés à la lisière de la forêt qui s'étend sur les
pentes mêmes de la montagne, il nous fut impossible de franchir la
barrière des troncs, des lianes, des parasites entrelacés. En même
temps un orage menaçant se formait sur nos têtes. 11 fallut bien cé-
der aux plaintes de mon guide et me décider à faire ignominieuse-
ment volte-face. Ainsi qu'on me l'avait prédit à Sainte-Marthe, les
sortilèges du diable l'avaient emporté.
Pour redescendre à Masinga, le chemin le plus commode me
sembla le lit du torrent dont nous avions longé la vallée. Ce fut une
descente pénible : pendant plus de deux heures, sous une pluie bat-
tante, il nous fallut bondir de degré en degré sur un immense esca-
lier dont les marches sont des rochers et des troncs d'arbre jetés au
hasard. Tous ceux qui sont habitués aux courses de montagnes savent
que, pour descendre ainsi, il faut s'en remettre entièrement à son
instinct et laisser se réfugier dans les membres l'intelligence qu'on
a ordinairement dans la tête; réfléchir, alors qu'un pied s'arrête
sur la pointe d'un roc et que l'autre se balance dans l'espace, c'est
tomber, et tomber, c'est se fendre le crâne. Tantôt il faut sauter par-
dessus une branche d'arbre, tantôt ramper au-dessous, puis s'élancer
sur un rocher au milieu de l'eau blanche d'écume, se tenir en équi-
libre sur le bord d'un précipice, appuyer son pied sur l'anfractuosité
d'une paroi verticale et savoir se retenir à une branche de bois mort
sans la briser, aune touffe d'herbe sans l'arracher.
Nous descendions ainsi, lorsque tout à coup je ressentis à l'œil
une vive douleur; une guêpe du pays, la conchahona, dont j'avais
par mégarde frappé le nid suspendu à une branche d'arbre, venait
(1) Monticule de roches dénudées par les agens atmosphériques.
^28 REVUE DES DEUX MONDES.
de me percer la paupière. En quelques secondes, l'œil piqué était
entièrement fermé, et l'autre ne laissait passer la lumière qu'à
travers une fente étroite. Je n'y voyais plus qu'à peine, et je me
laissais péniblement glisser de bloc en bloc, quand soudain je me
trouvai dans l'eau jusqu'à mi -corps. Heureusement que les pre-
mières maisons de Masinga n'étaient pas éloignées; je m'y traînai
péniblement à l'aide de mon guide, et j'allai chez le caporal récla-
mer l'hospitalité à laquelle ma qualité d'étranger me donnait droit.
Mon hôte mit aussitôt une compresse sur mes yeux, me hissa sur
la claie de cannes sauvages attachée aux poutres du toit; puis il
s'empressa d'aller chercher le médecin-sorcier du village. Celui-ci,
jeune encore et de plus haute taille que ne le sont en général les
hommes de sa tribu, était d'une beauté rare; mais il laissait presque
toujours errer son regard comme s'il rêvait : on comprenait à son
air étrange, à sa démarche hésitante, qu'il vivait dans la solitude
en communion avec la nature. Il me caressa longuement la figure
comme les Indiens ont l'habitude de le faire à leurs malades, puis
m'appliqua sur la paupière une feuille de naranjito (1). En peu de
minutes, je me sentis complètement guéri.
m.
Pendant mon séjour de quelques semaines à Sainte-Marthe, j'avais
déjà pu m' apercevoir qu'il me serait assez difficile de fonder une
exploitation agricole telle que je l'entendais. Presque toute la plaine
est divisée en parcelles d'assez médiocre étendue, appartenant à des
métis et à des noirs qui cultivent eux-mêmes les arbres fruitiers et
viennent tous les matins porter à la ville le produit de leur cueillette.
Je ne pouvais guère penser à entrer en association avec l'un de ces
agriculteurs, braves gens vivant sans aucune préoccupation de
l'avenir, et passant leur vie, assez paresseuse d'ailleurs, en disputes
au sujet des conduits d'irrigation, souvent accaparés au profit d'un
seul. Quant aux vallées et aux pentes de la sierra, dont les terrains,
d'une exubérante fertilité, suffiraient pour nourrir amplement un
demi-million d'hommes, ils ont été concédés depuis longtemps à
quelques grands capitalistes qui ne veulent ni vendre ni cultiver,
et, dans le vague espoir d'une future colonisation entreprise sur une
échelle gigantesque, refusent d'aliéner la moindre partie de leur
immense territoire. Ils ne l'ont jamais visité, jamais ils n'ont essayé
d'en parcourir les solitudes, ils en ignorent même la véritable éten-
due; mais du moins peuvent-ils chaque soir, en se promenant le long
(1) Arbuste dont la feuille ressemble à celle de l'oranger.
LA NOUVELLE-GRENADE. 629
de la plage , contempler les montagnes bleues , les vallées pleines
d'ombre qui leur appartiennent, et se dire avec satisfaction : Tout
cet horizon est à moi î
Les pentes de la Sierra-Nevada faisant face à Sainte-Marthe sont
les seules qui aient été monopolisées en prévision des immigrations
futures ; les autres versans et la plus grande partie de la chaîne cen-
trale n'ont encore été concédés à personne par le gouvernement de
la république, et tout colon sérieux peut s'y établir sans passer sous
les fourches caudines d'un premier cessionnaire. Malheureusement
ces régions sont tout à fait inaccessibles aux voyageurs partis de
Sainte-Marthe, et, pour pénétrer dans l'intérieur même du massif
de la sierra, il faut nécessairement choisir comme point de départ
la ville de Rio-Hacha, ou les villages situés au midi dans la grande
vallée du Rio-Gésar. Je devais donc me résoudre à quitter cet Eldo-
rado de la plaine du Manzanarès; mais afin d'en jouir aussi long-
temps que possible, je résolus de compléter dans les environs de
Sainte-Marthe mes études préliminaires sur l'agriculture des plantes
tropicales.
A cette époque, les seules exploitations importantes du district
étaient celles de San-Pedro et de Minca, appartenant toutes les
deux au même propriétaire, senor Joachim Mier, le plus riche com-
merçant de la ville. San-Pedro est situé non loin de Mamatoco,
entre le Manzanarès et son principal affluent, descendu des gorges
de la Horqueta. L'eau, cet élément nécessaire des plantes, coule en
murmurant dans les petits aqueducs ménagés le long des canaux de
service ; des arbres gigantesques croissant au bord du fleuve ba-
lancent leur feuillage d'un vert sombre au-dessus des vastes champs
de cannes; dans le jardin, d'où s'échappent des parfums irl'itans, se
montrent d'innombrables arbustes couverts de fleurs qui s'étalent
en nappes ou ruissellent en cascades sur les branches inclinées; par-
tout la nature fait son œuvre en mère généreuse et donne des pro-
duits magnifiques presque sans l'intervention du travail de l'homme.
La ferme contraste assez péniblement avec la végétation exubérante
qui l'environne. Les bâtimens d'exploitation sont en mauvais état;
les cours sont dépavées; la machine à vapeur, toute détraquée,
fonctionne rarement, et la plus grande partie du vin de canne est
distillée et transformée en chicha. C'est à San-Pedro, dans une mo-
deste chambre delà maison d'habitation, que mourut en 1830 le gé-
néral Bolivar, accusé par ses concitoyens d'avoir attenté aux libertés
de sa patrie et d'avoir gouverné en empereur la république dont on
l'avait élu président.
Minca, ainsi nommée d'une tribu d'Indiens qui jadis habitait cette
partie de la sierra, est l'une des plus anciennes plantations de café
du Nouveau-Monde, et les produits en sont célèbres par toutes les
630 REVUE DES DEUX MONDES.
côtes de la mer des Caraïbes. Aussi les cafés de Gucutà, de la Sierra-
Negra et d'autres provenances en usurpent-ils souvent le nom. Les
étrangers qui font un séjour de quelques semaines à Sainte-Marthe
ne manquent pas d'aller visiter Minca, et, malgré la fatigue d'une
marche de cinq heures par des chemins raboteux, ne regrettent ja-
mais cette excursion, la seule qu'on puisse faire sans danger dans
la sierra proprement dite. Après avoir contourné l'usine de San-
Pedro, on gravit successivement les pentes arides de plusieurs pe-
laderos y puis on suit le bord d'une gorge profonde que l'on devine
plutôt qu'on ne la voit, tant les arbres y sont pressés l'un contre
l'autre. Quand, de l'étroit sentier où l'on est comme suspendu, on se
penche pour regarder au fond de la vallée, on n'a sous les yeux qu'un
abîme de feuillage, un mélange inextricable de troncs, de lianes
et de feuilles. A peine voit-on briller un point blanc, un flocon d'é-
cume qui indique le passage du torrent dont les cascades mugissent
pourtant comme un orage. Bien au-dessus du sentier, les mêmes
arbres dont on n'a pu distinguer au fond du gouffre les troncs ca-
chés par un amas de feuilles entrelacent leurs cimes, et ne lais-
sent passer à travers leurs branches qu'une vague et mystérieuse
lumière. Le sol lui-même sur lequel on marche disparaît sous les
plantes de toute espèce : on pourrait se croire perdu dans un océan
de verdure. Il m' arriva même une fois de ne pouvoir aucunement
me rendre compte du paysage environnant , il me sembla que je
passais sur un pont de verdure jeté au-dessus d'un torrent dont
j'entendais l'eau mugir à une grande profondeur; mais les arbres
qui se dressaient à droite et à gauche étaient si bien enguirlandés
de parasites en fleurs, les abords du pont étaient tellement embar-
rassés de hauts arbustes entremêlés, que je n'ai pu voir s'il était dû
au travail de l'homme, ou s'il n'était autre chose qu'une arche de
rocher percée par le torrent. On comprend que, dans une nature
aussi fougueuse , le sentier soit très souvent oblitéré par la végéta-
tion, obstrué par des arbres abattus, raviné par des inondations
soudaines ; cependant à côté de ce chemin , dont les courbes et les
zigzags changent tous les ans sous les pas des animaux et des pié-
tons, on voit encore l'ancien chemin des Indiens Mincas, pavé de
dalles de granit quelquefois longues de plus d'un mètre. Quand la
pente de la montagne est très rapide, ces dalles sont disposées
en marches d'escalier; le plus souvent elles sont posées à plat sur
le sol incliné, et forment un pavé glissant sur lequel les montures
n'osent s'aventurer, surtout en temps de pluie. D'ailleurs ce chemin
ne tourne aucun obstacle, et gravit les collines escarpées, descend
à pic dans les vallées, sans dévier de la ligne droite; on voit qu'il a
été construit par une race de montagnards auxquels la fatigue était
inconnue. Aujourd'hui il ne reste plus de ces Indiens que le nom et
I
LA NOUVELLE-GRENADE. 631
cette route monumentale, à côté de laquelle les Espïignols n'ont su
tracer qu'un sentier coupé de fondrières.
Du sommet d'un rocher escarpé que traverse le chemin, on dé-
couvre tout à coup la plantation de Minca, vaste clairière que la fo-
rêt environne de toutes parts de ses flots de verdure. Un pont jeté
sur le torrent de Gaïra, puis une avenue d'orangers, conduisent à
l'habitation principale, située à 600 mètres de hauteur, à mi-pente
d'un contre -fort de la Horqueta, et dominant une gorge sauvage
qui s'arrondit en demi-cercle au pied de la montagne. Malheureu-
sement cette caféterie n'était pas mieux tenue que la sucrerie de
San-Pedro. Les caféiers, plantés en quinconces, de trois en trois
mètres, étaient couverts de mousse; de rares cerises mêlaient leur
rouge éclatant au vert du feuillage; des herbes perçaient à travers
le sol battu de l'aire où l'on étale les baies pour en faire sécher l'en-
veloppe. Les ouvriers semblaient beaucoup plus soucieux de faire la
sieste que de sarcler les champs. Chose étonnante! dans cette plan-
tation si fertile, où l'on n'a qu'à semer au hasard pour que la terre
produise au centuple, où l'on pourrait faire croître dans le mêihe
verger tous les arbres fruitiers du globe, on n'a pas songé à défri-
cher une partie de la forêt pour y établir une bananerie ou un jar-
din potager, et tous les matins il faut qu'une caravane de peones (1),
d'ânes et de mulets aille chercher à Sainte-Marthe, à cinq lieues de
distance, les provisions de chaque jour. Quand je me fus présenté
moi-même au capataz Fortunato, le brave homme fut vraiment ef-
frayé de mon arrivée inattendue, et put à grand'peine découvrir
dans la plantation quatre bananes et une panela xiOMV remplir en-
vers moi les premiers devoirs de l'hospitalité. D'ordinaire les visi-
teurs apportent des vivres avec eux, afm de n'être pas réduits pour
tout repas à quelques tasses de café.
La décadence de Minca date de l'abolition de l'esclavage. Avant
cette époque, un grand nombre de nègres travaillaient, non point
sous le fouet, car il était bien rare en Colombie que les esclaves fus-
sent maltraités par leurs maîtres, mais sous une surveillance con-
stante, une contrainte morale à laquelle il leur était presque impos-
sible d'échapper. Ils donnaient tous les jours un travail presque
gratuit, et que le maître fût présent ou éloigné, l'ouvrage ne s'en
faisait pas moins dans la saison favorable, les produits se recueil-
laient au temps voulu, et l'argent payé pour les récoltes aflluait ré-
gulièrement dans la caisse. Lorsque la liberté fut rendue aux es-
claves, les maîtres se gardèrent bien de rien changer à leur système
d'agriculture, et suivirent avec scrupule leurs anciens erremens :
au lieu de se transporter dans leurs propriétés, d'y surveiller eux-
(1) Ouvriers, terrassiers, manœuvres.
632 • REVUE DES DEUX MONDES.
mêmes le travail, ils se déchargèrent sur un capataz du soin de
chercher des ouvriers, de régler les prix, et ils virent leurs rentes
diminuer peu à peu. Dans un pays comme la Nouvelle-Grenade, où
chaque homme libre peut avoir un domaine, où les exigences de la
vie matérielle, réduites au minimum, ne demandent qu'un travail
insignifiant, tout propriétaire doit, afm de prospérer lui-même, in-
téresser directement le travailleur à sa prospérité. Quelque temps
après mon départ de Sainte -Marthe, M. Joachim Mier fit venir de
Gênes une cinquantaine d'agriculteurs, avec lesquels il espérait re-
faire de Minca une propriété florissante. Ces Italiens passèrent dans
le far niente le plus absolu les trois mois de leur engagement, puis
aussitôt après se dispersèrent ça et là, travaillant, défrichant pour
leur propre compte ; la plupart se sont réunis sur le bord de la Gie-
nega de Sainte - Marthe , dans un village de formation récente, la
Fundacion. Là, près de cent familles européennes s'adonnent à la
culture du tabac et des arbres fruitiers; dans l'espace de quatre ou
cinq ans, sous la seule impulsion du travail libre, ce point est de-
venu le centre agricole le plus important des côtes de la Nouvelle-
Grenade.
A mon retour de Minca, j'eus l'occasion de voir une fois de plus
combien il est facile de s'enrichir par le travail agricole dans les ré-
gions montagneuses de la Nouvelle-Grenade. Au fond d'un vallon,
j'aperçus un sentier latéral serpentant entre les tiges pressées des
hihaos (1); je le suivis avec une certaine curiosité, et bientôt je me
trouvai dans une clairière, devant un hangar réduit aux plus simples
proportions, et consistant uniquement en un grand toit de feuilles
de palmier reposant sur quatre pieux. Dans un hamac suspendu par
de longues cordes aux poutrelles du toit se balançait un vieillard de
fière mine, lisant paisiblement un journal. A côté de lui, deux peo-
nes dormaient sur des nattes ; un mulet, attaché à un pieu du han-
gar, mâchait languissamment des épis de maïs; çà et là étaient épars
des machctesj des selles, des vêtemens, des marmites, des assiettes;
dans un coin, entre deux pierres noircies par la fumée, quelques
charbons achevaient de s'éteindre. Au bruit que je fis en frôlant les
feuilles de bihao, le vieillard se retourna, et, tout joyeux de voir un
caballero étranger, s'empressa de se lever à demi dans son ha-
mac, et m'invita courtoisement à me reposer à l'ombre de son
toit. Dès que j'eus accepté son offre, il réveilla un de ses p cônes, fit
tendre un second hamac pour moi, puis ordonna de rallumer le feu
et de me préparer une tasse ^aljenjibre (2). Trop poli pour me ques-
(1) Heliconia bihai, bananier des singes. C'est une plante qu'au premier abord on ne
peut s'empôcher de confondre avec le bananier.
(2) Boisson exquise et salutaire produite par l'infusion d'une racine de gingembre
dans une eau fortement sucrée.
LA NOUVELLE-GRENADE. 633
tionner sur le but de ma promenade, il se hâta de prévenir mes ex-
plications en me racontant lui-même comment il en était venu à
s'établir ainsi dans un rancho perdu au milieu des forêts. Devenu
héritier, depuis quelques mois seulement, d'un territoire de plu-
sieurs lieues carrées, senor Collantes, frappé d'une inspiration sou-
daine, avait pris la résolution, bien étrange aux yeux de ses amis,
d'aller cultiver une partie de son vaste domaine. Choisissant, près
du chemin de Minca, un vallon abondamment arrosé et dépourvu
de grands arbres, il y fit mettre le feu sur plusieurs points à la fois,
€t l'incendie, se propageant avec rapidité à travers les hautes her-
bes, forma bientôt une vaste clairière où se dressaient encore çà et
là quelques troncs noircis. Deux ou trois jours suffirent pour que le
rancho fût élevé au milieu des cendres; le hamac y fut suspendu, et
senor Collantes s*y installa comme sur un trône. Sans se déranger
de sa position horizontale, il surveillait d'un coup d'œil tous les tra-
vaux agricoles et indiquait du geste dans quelle partie du vallon ou
des collines environnantes il fallait semer le tabac, planter les ba-
naniers ou les cannes à sucre. Il prenait ses repas avec les ouvriers,
buvait avec eux Xaljenjihrc ou le café, et ne manquait jamais, bien
avant le fort de la chaleur, de les rappeler pour la grande sieste.
Tous les trois ou quatre jours, un 'peon allait à la ville chercher les,
journaux, les lettres et les provisions ; une fois toutes les semaines,
quelque ami ou bien un étranger allant à Minca venait rendre une
visite au vieillard; celui-ci, vrai philosophe, n'en demandait pas
davantage pour être heureux. Il était à l'abri de la pluie; son ha-
mac et sa couverture lui tenaient lieu de tous les comforts que l'on
croit nécessaires dans les villes ; son journal lui apprenait ce qui se
passait de par le monde ; il voyait ondoyer sous la brise ses bana-
niers et ses cannes : que pouvait -il désirer de plus? D'ailleurs son
entreprise devait immanquablement réussir, car ses dépenses étaient
presque nulles, ses récoltes étaient vendues d'avance à un prix
élevé, et il avait eu soin de s'assurer en tout temps le travail des
peones en faisant d'eux ses associés.
Pour étudier la pratique de l'agriculture tropicale, j'aurais peut-
être bien fait de demander à senor Collantes l'hospitalité pendant
deux ou trois semaines ; mais je préférai m' établir dans le voisinage
de la ville, chez un jeune et intelligent Italien qui, depuis plus d'un
an, possédait à une demi-lieue de Sainte-Marthe une rosa (1) où il
cultivait les espèces d'arbres fruitiers les plus importantes et quel-
ques plantes industrielles. Ce jeune homme, heureux de rencontrer
un compatriote, car dans l'Amérique du Sud tous les Latins se disent
frères, accueillit ma demande avec joie, et sous sa direction je me
(1) Rose : dans la Nouvelle-Grenade, on appelle ainsi les jardins et les vergers.
634 REVUE DES DEUX MONDES.
mis immédiatement à l'œuvre. Dans l'espace de quelques semaines,
j'appris à reconnaître les diverses variétés de fruits et de semences;
je plantai une rangée de bananiers, j'aidai à réparer une partie du
canal d'irrigation, je m'essayai tant bien que mal à faire de la fécule
de manioc, tout cela au grand ébahissement d'un sambo qui gagnait
en maugréant ses quarante sous par jour, et ne pouvait comprendre
qu'un homme dans son bon sens pût trouver quelque plaisir au tra-
vail. J'en prenais cependant J)eaucoup, et, pour faire encore mieux
mon apprentissage, j'avais l'intention d'acheter un charmant jar-
din d'un hectare de superficie, situé sur le bord du Manzanarès et
parfaitement arrosé. On me l'offrait avec sa maisonnette et tous ses
arbres fruitiers pour la modique somme de 38 francs. J'étais sur le
point de conclure le marché, lorsqu'en allant consulter mon Italien
je le trouvai étendu sur son lit, le crâne fracassé ; dans une rixe
survenue après boire, un compagnon de bouteille lui avait asséné
un terrible coup de bâton. Cette aventure refroidit mon zèle, et ne
trouvant personne qui pût me servir de professeur à la place d'An-
dréa Giustoni, je résolus de ne plus différer mon départ pour la ville
de Rio-Hacha.
Je pouvais choisir la voie de terre ou celle de mer : la première
me semblait infiniment plus agréable; mais nous étions au commen-
cement de la saison pluvieuse, et sans m' entourer d'une foule de pré-
cautions que je n'étais pas en mesure de prendre alors, il m'eût été
impossible de faire transporter mes effets le long de la plage. D'ail-
leurs la course eût été horriblement fatigante. Les courriers de la
poste, les seuls auxquels j'aurais pu demander de me servir de gui-
des, font en trois jours le trajet de 175 kilomètres entre Sainte-
Marthe et Rio-Hacha; cependant il n'y a pas même de chemin frayé
d'une ville à l'autre, et il faut nécessairement suivre le bord de la
mer entre l'eau bondissante et les hautes falaises dont le flot vient
ronger la base. Souvent on doit saisir le moment précis où la vague
se retire et courir en s' élançant dans l'eau jusqu'à mi-corps pour
tourner l'extrémité d'un promontoire. Si l'on hésite un seul instant,
la vague revient tourbillonner au-dessus du voyageur et le roule à
travers les pierres éparses ou le broie contre la falaise. Vingt fleuves
débouchent dans la mer entre Sainte-Marthe et Rio-Hacha. Pendant
la saison des sécheresses, la plupart déversent leurs eaux dans une
lagune marécageuse séparée de la mer par un cordon littoral ; mais
pendant la saison des pluies ils s'ouvrent à travers les sables de
nombreuses embouchures toujours changeantes, et parfois les cour-
riej-s, dans leur marche de trois jours, ont à traverser plus de cent
bras d'eau courante. Lorsque ces fleuves ne sont pas très profonds,
on peut suivre la barre marquée par la ligne blanche des brisans;
mais, tout en marchant sur le sable qui cède sous les pas, il ne faut
LA NOUVELLE-GRENADE. 635
pas oublier de donner à droite et à gauche des coups de machcte^
afin d'effrayer les monstres, crocodiles ou requins, qui pourraient
rôder dans le voisinage. Si l'eau est trop profonde ou le courant trop
rapide pour qu'on puisse la passer à gué, on s'attache .solidement
sous les bras deux outres ou balsas^ afin de garder la tête et la poi-
trine hors de feau, et, le sabre à la main, on traverse ainsi l'em-
bouchure. Pendant les deux premiers tiers du chemin, on ne trouve
qu'un seul rancho où l'on puisse obtenir quelque secours en cas d'ac-
cident. Aussi l'administration a-t-elle choisi pour courriers de jeunes
Indiens, marcheurs que rien ne lasse, et qui pourraient au besoin
fournir la course entière sans se reposer un instant; à leur arrivée,
ils semblent encore aussi frais qu'au moment du départ. Ils sont
toujours au nombre de trois, afin de pouvoir intimider les jaguars;
l'un porte sur le dos la malle des dépêches, le second est chargé du
sac des provisions, au troisième sont confiées les armes et les outres.
Chaque course est payée environ 20 francs.
Certain d'arriver à demi mort si j'essayais de suivre ces terribles
marcheurs, je pris le parti plus sage d'aller par mer, d'autant plus
que pour pénétrer dans l'intérieur de la sierra, comme j'en avais
l'intention, je devais suivre plus tard la partie la plus intéressante
de ce chemin. J'allai choisir ma cabine dans la goélette Margarita^
en partance pour Rio-Hacha, et je dis adieu à tous mes amis, puis à
cette ville de Sainte-Marthe, si belle au milieu de ses jardins, à
l'ombre de ses grandes montagnes. A peine avions-nous dépassé le
Morro qu'elle disparut tout à coup comme un rêve, le plus beau que
j'aie fait de ma vie, et la Sierra-Nevada, les promontoires et les îles
furent cachés par des milliards de papillons blancs tourbillonnant
autour de nous comme une immense trombe. Durant toute la tra-
versée, ce nuage mouvant nous cacha le panorama de la chaîne, et
pour abréger les heures, je fus forcé de recourir à ma petite biblio-
thèque. Quel ne fut pas mon étonnement en ouvrant mes livres, en
apparence intacts, de les trouver presque entièrement évidés comme
des boîtes dont on aurait enlevé le contenu! Pendant mon séjour à
Sainte-Marthe, en l'espace de quelques semaines, les termites avaient
tout dévoré, sauf les couvertures et les tranches, et de l'œuvre
entière d'un philosophe célèbre il ne me restait plus que le titre
imprimé en belles lettres majuscules.
Après une traversée de deux jours, nous arrivâmes dans l'après-
midi en vue des escarpemens ou barrancos d'argile rouge qui
prolongent à l'ouest la côte de Rio-Hacha, et le jour même je
débarquai sur la longue jetée du port.
Elisée Reclus.
SOUVENIRS
D'UN AMIRAL
LA MARINE DE LA RESTAURATION
DNE CAMPAGNE DANS LA MER DU SUD.
I.
Le gouvernement de la restauration avait accueilli avec bienveil-
lance les divers rapports que je lui avais adressés au retour de ma
campagne sur les côtes des régences barbaresques (1). Il ne tarda
pas à me confier une nouvelle mission, gage incontestable de sa sol-
licitude éclairée et active pour le développement de notre commerce
maritime. J'allais cette fois rencontrer, non plus le concours, mais
l'opposition à peine dissimulée de l'Angleterre, car si les intérêts
politiques des deux pays ont été trop longtemps rivaux, les intérêts
commerciaux l'ont été bien davantage, et ceux-ci, dans leur âpreté,
sont les plus inconciliables et les plus exigeans de tous. A peine le
vaisseau le Centaure^ conduit de Toulon à Brest et complètement
réarmé dans ce dernier port, eut-il été ramené en rade, que je
reçus l'ordre de me tenir prêt à partir pour la Mer du Sud. Les riches
colonies qu'avait fondées l'Espagne dans ces contrées lointaines pro-
clamaient l'une après l'autre leur indépendance, et* la liberté du
(1) Voyez la Revue du 15 janvier.
SOUVENIRS d'un MARIN. 637
commerce y succédait au monopole jaloux qui les avait exploitéeî^
pendant près de trois siècles. Le devoir de la France était de reven-
diquer sa part des avantages que promettait à l'industrie euro-
péenne ce nouvel état de choses. Les Anglais, fidèles à leurs tradi-
tions, avaient pris sur nous les devans. Ils dépeignaient la France
comme un pays épuisé par des guerres continuelles, sans marine,
sans finances, incapable de mettre en mer le moindre armement. Il
importait de démentir ces bruits intéressés et d'assurer à notre com-
merce une protection sans laquelle nous l'eussions vu exposé à mille
avanies. Jamais vaisseau de ligne français n'avait doublé le cap
Horn. Le ministre des affaires étrangères, M. le baron Pasquier,
d'accord avec le ministre de la marine, jugea qu'un vaisseau pou-
vait seul donner aux populations sur l'esprit desquelles nous vou-
lions agir une idée convenable de notre puissance navale. La frégate
la Renommée, qui avait accompagné déjà le vaisseau le Centaure sur
les côtes d'Afrique, lui fut encore adjointe pour cette seconde cam-
pagne.
Sans la double usurpation qui proclama la déchéance de la mai-
son de Bragance et fit momentanément descendre du trône d'Es-
pagne les héritiers de Philippe V, l'on peut se demander si le
Nouveau-Monde catholique aurait eu, comme le Nouveau-Monde
protestant, sa révolution. Les colonies de l'Amérique du Sud ne
songèrent à se gouverner elles-mêmes que le j6ur où l'étranger fut
le maître dans la métropole. L'affranchissement les surprit à l' im-
proviste. Leur éducation politique était tout entière à faire, et une
révolution imprévue faisait tomber leurs lisières avant qu'elles eus-
sent appris à marcher. Bien qu'une même impulsion animât tous
les insurgés, bien qu'ils sentissent instinctivement que leurs causes
étaient solidaires, nulle pensée d'unité ne parut présider à leurs
efforts. Chaque soulèvement fut f effet de souffrances ou d'ambi-
tions locales, et l'Espagne vit ses possessions d'outre-mer se déta-
cher l'une après l'autre de sa domination, en conservant la forme
administrative sous laquelle elle les avait constituées. Entre ces di-
verses provinces, peuplées par la même race, la nature avait élevé
des frontières qui les rendaient presque étrangères l'une à l'autre.
Aussi chacune de ces possessions lointaines avait-elle eu, dès les
premiers jours de la conquête, une existence distincte. Il était diffi-
cile qu'un lien fédératif parvînt à les réunir. Ce fut peut-être le rêve
de quelques-uns des chefs de la révolution, ce fut surtout celui du
plus éminent d'entre eux; mais la force des choses devait l'empor-
ter sur de vaines théories, et le morcellement des nouveaux états
n'a fait jusqu'ici que s'accroître.
Au moment où je reçus mes dernières instructions, vers le milieu
638 REVUE DES DEUX MONDES.
de l'année 1820, la lutte, terminée à l'avantage des insurgés sur les
rives de la Plata et dans la province du Chili, n'était point encore
engagée au Pérou; elle se prolongeait avec un acharnement in-
croyable dans la Colombie , mais sans grande apparence de succès
pour l'Espagne. La cause de cette puissance gagnait au contraire
du terrain au Mexique. En pareille circonstance, la neutralité la
plus absolue était de rigueur, et le ministre en faisait le premier
devoir de la mission que j'allais remplir; il me prescrivait d'assurer
à notre commerce les garanties qu'exigeait l'instabilité du pouvoir
dans ces états nouveaux, et m'invitait à recueillir tous les rensei-
gnemens propres à éclairer le gouvernement du roi sur l'avenir
d'un mouvement qu'on ne voulait encore ni reconnaître ni dés-
avouer. La tâche était délicate; je ne pouvais cependant qu'être
flatté du rôle qu'on m'attribuait. Sans avoir l'importance des évé-
nemens qui préparèrent l'émancipation des États-Unis, l'insurrec-
tion à laquelle les colonies de l'Amérique méridionale dupent leur
indépendance n'en est pas moins le fait capital de la période qui
sépare la chute de l'empire de la révolution de juillet. Il y avait
donc un certain honneur à être choisi pour l'observer, il y avait
aussi d'intéressans souvenirs à se promettre d'une semblable cam-
pagne.
Le 6 juin 1820, la brise s' étant élevée du nord-ouest, je fis signal
à la division de mettre sous voiles. A huit heures du matin, nous
étions par le travers de la chaussée de Sein. Les côtes de Bretagne
avaient disparu. On oublie trop vite les angoisses du départ; si on
se les rappelait dans toute leur amertume, il faut bien le dire, il
n'y aurait plus de marins. Le vent avait successivement tourné au
nord, puis à l'est; nous fdions près de dix nœuds à l'heure. Penché
sur le bastingage, je suivais des yeux ce sillage rapide, dont le
murmure semblait moins parler d'éloignement que de prompt re-
tour. C'est ainsi que l'espoir rentre insensiblement, et comme à son
insu, dans le cœur du marin : espoir incorrigible, qui n'entrevoit
jamais que des retours heureux !
Quatre jours 9,près notre départ de Brest, nous étions devant
l'embouchure du Tage. Les pilotes vinrent à bord, et nous allâmes
jeter l'ancre au-dessus de la tour de Bélem. Le gouvernement avait
voulu que nous pussions apporter au roi Jean YI, retiré depuis 1808
au Brésil, des nouvelles récentes de son royaume; celles que nous
recueillîmes n'étaient pas de nature à réjouir le cœur d'un souve-
rain. On connaît la situation admirable de Lisbonne : peu de villes
ont offert le spectacle d'utie plus grande opulence; mais l'éloigne-
mcnt de la cour et l'influence dominante des Anglais avaient depuis
quelques années porté la plus funeste atteinte à la prospérité de cette
SOUVENIRS D UN MARIN,
639
partie de la Péninsule. Le Portugal, à son tour, était devenu une
colonie. En 1820, il avait deux métropoles, Londres et Rio-Janeiro.
L'industrie nationale n'y existait pas même de nom. La beauté du
climat, la richesse des productions agricoles ne faisaient que mieux
ressortir la misère des habitans. Malgré sa profonde apathie, le
peuple était mécontent; les troupes, mal payées et misérablement
vêtues, se montraient animées du plus mauvais esprit. L'atmosphère
était comme imprégnée de ces miasmes malsains qui précèdent les
révoluticfns.
Nous ne nous arrêtâmes dans le Tage que quelques jours. Le
18 août, nous étions mouillés dans la rade de Rio-Janeiro. Le Brésil
avait déjà pris rang parmi les grandes puissances commerciales. Ses
exportations annuelles pour l'Europe s'élevaient en 1820 à 150 mil-
lions de francs; ses consommations d'objets européens ne dépas-
saient pas encore 60 millions, sur lesquels l'Angleterre comptait
AO millions pour sa part, la France 10, le Portugal et les autres
nations réunies le même chiffre. Le principal objet d'importation
ne venait pas d'Europe, mais de la côte d'Afrique. On sait que, par
une clause spéciale, le Brésil avait obtenu le privilège de faire jus-
qu'en 1830 la traite au sud de l'équateur. Il se hâtait d'exploiter
cette précieuse tolérance , et recevait chaque année des comptoirs
portugais environ quatre-vingt mille nègres.
Pendant que l'Angleterre introduisait au Brésil des tissus de laine
et de coton de tout genre, de la quincaillerie, et plusieurs autres
articles de détail, la France y envoyait des farines, du beurre salé,
des vins, des eaux-de-vie, des meubles, des soieries, et surtout des
objets de mode. En vertu d'un traité conclu en 1810, les droits
d'importation payés par les Anglais étaient de 15 pour 100 d'après
les évaluations mêmes de leurs factures; ceux qu'il nous fallait su-
bir se montaient à 24 pour 100, et n'avaient d'autre base que les
appréciations arbitraires de la douane (1). L'état de notre commerce
au Brésil, particulièrement à Rio-Janeiro, était tel alors que, sans
la passion que montraient les Brésiliens pour quelques-unes de nos
marchandises, sans l'élégance inimitable d'un certain nombre de
nos produits, toute transaction nous serait devenue impossible. -Il
n'y avait point de temps à perdre pour obtenir la réforme d'une
situation si préjudiciable à nos intérêts; j'en signalai l'urgence, et
indiquai comme un des moyens qui pourraient le mieux assurer le
succès des négociations l'apparition plus fréquente de nos forces na-
^ (1) C'est ainsi que, pendant mon séjour à Rio-Janeiro, deux harpes d'une valeur iden-
tique, l'une française, l'autre anglaise, acquittèrent, la première 450 francs de droits, la
seconde 9 francs.
QllO REVUE DES DEUX MONDES.
vales dans ces parages, où l'on s'était fait à la longue une trop mince
idée de notre puissance.
Dès 1820, nos compatriotes témoignaient un grand penchant à
émigrer au Brésil. La ville seule de Rio-Janeiro comptait, sur une
population de cent trente à cent quarante mille âmes, trois mille
Français, qui propageaient au Brésil le goût de nos produits; les
capitaux qui pouvaient se former au sein de cette population labo-
rieuse devaient refluer tôt ou tard vers la France. Ces émigrés avaient
donc des droits incontestables à notre protection. Le roi -Jean \I ne
les voyait pas sans plaisir apporter dans ses vastes états leur indus-
trie et leur activité; il daigna m'en donner lui-même l'assurance,
lorsque je lui fus présenté avec les officiers de la division. Ce sou-
verain débonnaire, qui n'aimait que le repos, et auquel le repos fut
constamment refusé, se trouvait fort heureux au Brésil. La douceur
de son administration le faisait aimer de ses sujets. Il n'avait pour
toute armée qu'un cadre de seize mille hommes, dont la moitié tout
au plus se trouvait sous les drapeaux. Il ne lui en fallait pas tant
pour être à l'abri des insurrections dans un pays où sa présence était
considérée comme un bienfait ; mais il fallait que ces troupes fussent
fidèles et que le vent de la révolte ne traversât pas l'Atlantique.
Nous prîmes congé du roi Jean YI dans les premiers jours de sep-
tembre, et le 13 du même mois nous appareillâmes de Rio-Janeiro
pour continuer notre voyage vers le sud. Avant de me diriger sur
l'embouchure de la Plata, j'avais résolu de m' arrêter dans la baie de
Sainte-Catherine. Je savais que j'y trouverais un excellent mouil-
lage, et j'attachais un grand intérêt à connaître les ressources que
cette baie profonde pouvait offrir à nos croiseurs en temps de guerre.
.L'île de Sainte-Catherine, située par 27 degrés de latitude, pres-
que à la hmite de la zone tropicale, est séparée du continent par un
détroit large au plus de deux ou trois lieues ; elle présente une lon-
gueur de neuf lieues sur une largeur de deux lieues et demie. Les
bords en sont généralement escarpés; l'intérieur, inégal, montueux,
coupé par une infinité de ruisseaux , offre partout le spectacle de la
végétation la plus vigoureuse. Le climat de Sainte-Catherine rappelle
celui des fabuleuses Hespérides. La température y est douce, l'air
sec et salubre. Le sol peut recevoir avec un égal avantage les pro-
ductions des deux zones. La canne à sucre, le caféier, le bananier,
l'ananas, le tabac, s'y cultivent à côté du pêcher et de toutes les
plantes potagères de l'Europe. Le cotonnier seul n'y a jamais bien
réussi; ses produits sont restés inférieurs en qualité à ceux du co-
tonnier de Bahia ou de Fernambouc.
Les habitans de Sainte-Catherine, lorsque je les visitai, n'avaient
eu presque aucune relation avec les Européens. Un sol complaisant
SOUVENIRS d'un MARIN. 6Ai
fournissait sans peine à leurs besoins : ils ne lui demandaient pas
davantage. Sur la lisière odorante d'un bois d'orangers, dont les
fruits abandonnés jonchaient partout la terre, chaque famille se con-
tentait de défricher un étroit espace de terrain pour y bâtir une mo-
deste cabane et y semer un peu de blé ou de maïs. Des volailles,
quelques bestiaux, et surtout les produits de la pêche, ajoutaient
de faciles ressources à cette récolte. Le poisson, préparé et séché
au soleil, était mis en réserve pour les mauvais jours de l'hiver.
L'existence matérielle se trouvait ainsi assurée. Les vêtemens mêmes
étaient tissés avec le coton indigène. Ces heureux insulaires sont
originaires des Açores, qu'ils ont abandonnées pour fuir les exi-
gences et les exactions de la métropole. Comme tous les peuples
dont la vie est facile, ils sont doux, affables, hospitaliers. L'admi-
rable climat de Sainte-Catherine n'a fait que fortifier une race chez
qui le sang des Maures s'unit à celui des Germains. Les femmes sont
généralement belles; les hommes ont le teint brun, les traits régu-
liers, les membres vigoureux et souples. Le gouvernement portu-
gais n'avait pas encore établi d'une façon bien complète son auto-
rité dans cette île. Le recrutement militaire y rencontrait surtout
d'opiniâtres résistances. Les habitans se cachaient dans les bois pour
échapper à un service qui leur était odieux. Un bataillon de huit
cents hommes venait d'être envoyé de Bahia pour les faire rentrer
dans le devoir; un fort avait été construit sur l'île, à l'entrée du
goulet, et deux routes percées à travers la forêt assuraient les com-
munications avec l'intérieur. La soumission prochaine des conscrits
réfractaires était donc assurée.
S'il faut subir un joug, si l'on ne peut échapper à cette loi fatale,
mieux vaut du moins le joug d'un pouvoir régulier que celui d'une
tyrannie mobile et capricieuse. Le Brésil n'était certes pas en 1820
un paradis terrestre; mais les républiques que j'allais visiter étaient
plus éloignées encore d'en présenter l'image. Le nouveau continent
était à cette époque pour les âmes paisibles, pour ces bienheureux
pacifiques dont parle l'Évangile, un séjour aussi peu enviable que
les contrées les plus troublées de notre vieux monde. La vie, hélas!
est partout un combat; en 1820, on eût pu ajouter... surtout en
Amérique !
Les ports du Nouveau-Monde situés au sud de l'ôquateur, ceux
même que baigne l'Atlantique, n'avaient été que rarement visités par
notre marine. La jalousie commerciale nous en avait exclus avant
^^ révolution; la suprématie de la marine anglaise nous en avait
ferm(^ l'accès tant qu'avait duré l'empire. Au Brésil, nous commen-
cions à nous créer des relations fructueuses; j'avais pu m'en as-
surer pendant mon séjour devant Rio-Janeiro. Il me restait à savoir
TOME XXV. 41
642 REVUE DES DEUX MONDES.
quel accueil serait fait à notre commerce dans les états indépen-
dans qui confinaient aux provinces brésiliennes. La plaine qui s'é-
tend le long des deux rives de la Plata, de l'Océan jusqu'à Santa-F,é,
est en général très fertile. Excepté le bois, tout ce qui subvient aux
besoins ordinaires de la vie y croît abondamment. La véritable ri--
chesse de cette contrée consiste surtout dans les vastes pâturages
où errent en liberté d'immenses troupeaux de bœufs, de moutons,
de chevaux et de mules. Les exportations des provinces de la Plata
se composent presque exclusivement de cuirs et de suif pour l'Eu-
rope, de viande boucanée pour le Brésil ou les colonies espagnoles.
L'Europe, en retour, y envoie des soieries, des tissus de coton et de
laine, des eaux^de-vie et des vins. Malheureusement la guerre ci-
vile avait décimé ces troupeaux, devenus tour à tour la proie de
l'un et de l'autre parti. Les bestiaux commençaient à devenir rares
sur les bords de la Plata. Le moment semblait donc peu favorable
pour y nouer des relations commerciales. L'apparition de notre pa-
villon dans ce fleuve, où l'on était si peu habitué à le voir flotter,
n'en devait pas être*pour cela moins utile : elle rappellerait à tous
ces partis, mutuellement achai^nés à leur perte, que la France, sans
vouloir s'immiscer en aucune façon dans leurs querelles, était bien
décidée à ne pas souffrir que nos compatriotes ou leurs intérêts en
fussent victimes.
Le 29 septembre 1820, je sortis de la baie de Sainte-Catherine et
je me dirigeai vers l'embouchure de la Plata. Sur la rive gauche dé
ce fleuve, entre l'Uruguay et le cap Sainte-Marie, on rencontre les
villes de Maldonado et de Montevideo ; sur la rive droite, au fond
du golfe immense dont Montevideo et Maldonado occupent l'entrée,
s'élève la ville de Buenos-Ayres. Le 12 octobre, je mouillai devant
Maldonado. Cette rade est complètement exposée aux vents du large.
Un terrain inculte et sablonneux nous conduisit à la ville, distante
d'un quart de lieue environ du rivage. Les rues, bien alignées et
très spacieuses, étaient désertes. Les maisons, bâties en briques
rouges, n'ont d'autre étage qu'un rez-de-chaussée; la plupart tom-
baient en ruines. Deux églises s'élevaient du milieu de ces ma-
sures. Dans l'une, dont la façade dégradée accusait un long aban-
don, on avait creusé de vastes fosses encore découvertes où gisaient
entassés les cadavres des soldats tués pendant les derniers troubles.
Cette ville, délaissée par ses habitans, avait un aspect sinistre. Je ne
pus du reste m'y arrêter plus d'un jour. Au moment même où nous
jetions l'ancre sur la rade de Maldonado, Buenos-Ayres venait d'être
enlevé d'assaut par un de ces chefs de partisans qui se succédaient
alors si rapidement au pouvoir; un pareil événement m'imposait le
devoir de me rapprocher d'une ville où la fortune et la vie de nos
^ SOUVENIRS d'un MARIN. 6/l3
compatriotes pouvaient être en péril. Je portai mon pavillon sur la
Renommée, dont le tirant d'eau, bien inférieur à celui du Cenlaurè,
devait me permettre de remonter, s'il le fallait, jusque devant Buenos-
Âyres, et j'allai immédiatement avec cette frégate prendre le mouil-
lage de Montevideo. Là, j'appris en quelques heures quelle était à
peu près la situation politique du pays, quels partis le divisaient,
quelles influences y exerçaient tour à tour leur ascendant.
Vers la fm de 1819, le parti français avait pris le dessus à Buenos-
Ayres. La forme républicaine ne semblait promettre à ces provinces
que de sanglantes discordes et d'interminables orages. Quelques
personnes songèrent à demander à l'Europe un prince étranger. Des
propositions furent d'abord adressées à notre gouvernement. Les au-
torités de Buenos-Ayres offraient sur les bords de la Plata un trône
constitutionnel à M. le duc d'Orléans. Cette démarche n'eut aucun
succès. Les vœux du congrès, secrètement consulté, parurent se réu-
nir alors sur le prince de Lucques. Tout était préparé, les conditions
faites. Ce plan aurait obtenu bientôt l'approbation unanime du pays,
lorsqu'une indiscrétion éveilla l'attention de nos éternels rivaux. Les
Anglais, avertis, n'hésitèrent pas à déjouer cette prétendue intrigue
par une révolution; ils unirent leurs elTorts à ceux de quelques mé-
contens, et parvinrent à renverser le directeur Puyredon en prêtant
leur appui à Saratea, son ennemi personnel. Ce fâcheux antago-
nisme, qui se révélait entre l'Angleterre et la France sur un terrain
où les intérêts directs des deux nations n'étaient pas enjeu, ne mon-
trait que trop l'inanité des espérances qu'aurait pu faire naître dans
mon esprit la campagne que je venais d'accomplir, il y avait à
peine quelques mois, de concert avec le vice-amiral Freemantle.
11 devrait cependant répugner aux instincts généreux de deux puis-
sans peuples de sacrifier toujours le bonheur et la tranquilhté des
états secondaires aux préoccupations de leurs jalouses querelles.
Montevideo avait été occupé par des troupes portugaises ; Puyre-
don s'y réfugia. A partir de ce moment, l'anarchie fut complète
dans la province de Buenos-Ayres. Tous ceux qui purent rassembler
quelques forces aspirèrent au gouvernement et se firent entre eux
une guerre acharnée. Enfin, le h octobre 1820, un ami de Puyredon,
Martin Rodriguez, fut proclamé gouverneur-général par les élec-
Lteurs des provinces; il parut devant Buenos-Ayres à la tête de quatre
mille hommes, et l'enleva le jour même de vive force. Près de quatre
cents personnes furent tuées ou blessées dans cet assaut. Rodriguez
«lontrait une grande sévérité. Quelques individus avaient été con-
damnés à mort; contre un plus grand nombre, la peine de l'exil avait
été prononcée. Montevideo voyait accourir en foule les émigrés et les
proscrits. Une telle rigueur faisait penser que cette révolution serait
644 REVUE DES DEUX MONDES.
la dernière. Les précédentes avaient eu lieu sans effusion de sang, et
la succession rapide de pareilles crises avait accrédité l'idée qu'on
pouvait parvenir sans danger au pouvoir : encouragement certain
pour les ambitieux et les fauteurs de troubles. Grâce à l'avènement
de Martin Rodriguez, partisan, je l'ai dit, de Puyredon, notre par-
tisan lui-même, la présence du pavillon français devant Buenos-
Ayres était devenue inutile. Dans l'état de fermentation où se trou-
vait le pays, elle n'eût pu que compromettre le petit nombre de
Français qui ne s'étaient pas encore réfugiés à Montevideo. Les iii-
dépendanSy — tel était le nom qu'avaient pris les républicains de la
Plata, — se montraient avant tout fort jaloux des Européens, dont
la supériorité blessait leur orgueil; ils se fussent à l'instant réunis
contre le pouvoir soupçonné de pactiser avec eux. Tant que l'ordre
ne serait pas mieux • affermi dans ces malheureuses provinces , la
France n'avait rien à en attendre. L'instabilité du gouvernement
rendait toute négociation souverainement dangereuse. Le chef qui
eût accordé à notre commerce quelques conditions favorables n'au-
rait pu en garantir l'exécution : cet avantage illusoire fût devenu
pour ceux qui en auraient été l'objet un tort impardonnable aux
yeux de son successeur.
Pendant que la guerre civile exerçait ses dévastations sur la rive
droite du fleuve, à Montevideo on jouissait d'une tranquillité rela-
tive. Seul, le général Artigas tenait encore la campagne avec une
armée de pillards et d'assassins, qu'il continuait à recruter par la
violence. C'était pour éloigner ce bandit redouté que le gouverne-
ment de Buenos-Ayres , au temps du directeur Puyredon, s'était
prêté à l'occupation de la province de Montevideo par les Portugais.
Malgré la tranquillité que la présence de ces troupes étrangères
procurait aux habitans, l'inimitié des deux races n'en subsistait pas
moins. On ne pouvait douter que, si les indépendans de la Plata
parvenaient jamais à s'entendre et à fonder un gouvernement plus
stable et plus régulier, le premier usage qu'ils feraient de leur puis-
sance serait d'expulser les Portugais d'un territoire où ils ne souf-
fraient leur présence qu'à regret. Quant à l'Espagne, elle devait re-
noncer à toute domination à Buenos-Ayres comme à Montevideo. En
déployant un peu plus de vigueur cependant, cette puissance, dans
les premières années qui suivirent la paix de 1815, eût pu sauver
encore ses possessions d'outre-mer. C'était avant tout sur les rives de
la Plata qu'il importait de se maintenir. Il fallait commencer par
rétablir l'ordre dans les provinces qui avaient les premières donn^
l'exemple de la sédition. Une armée de sept ou huit mille hommes y
eût suffi quand le pays, déchiré par des querelles intestines, était
incapable d'organiser la moindre résistance. Les habitans des villes
SOUVENIRS d'un MARIN. 645
auraient vraisemblablement accueilli avec une secrète sympathie
des efforts dont le succès eût assuré le prompt rétablissement de
l'ordre. On n'aurait eu contre soi que les gens de la campagne.
Ceux-là malheureusement avaient fait l'essai de leur force. C'était
de cette classe ignorante et grossière que les ambitieux se servaient
pour repousser toute idée d'accommodement avec l'Espagne et pour
se disputer le pouvoir.
L'instinct du self-govcmmcnt^ il faut bien le reconnaître, n'a pas
été départi à tous les peuples aussi largement qu'aux Américains du
Nord. Il est des peuples éternellement enfans qui semblent deman-
der une éternelle tutelle. Il y avait donc autant de patriotisme que de
sagesse dans le projet qu'avaient fait échouer les menées des Anglais.
« Nous ne pourrions, me disaient à Montevideo les partisans d'un gou-
vernement monarchique, ajouter aucune foi aux offres des Espagnols.
Leur gouvernement n'est pas plus stable que le nôtre, et ce qu'il'
nous promettrait aujourd'hui serait désavoué demain. Nous voulons
être une nation; mais il nous faut à la tête de l'état un homme d'un
grand nom qui nous assure de solides alliances, et dont la considéra-
tion personnelle décourage les espérances des factieux. » Les années
qui ont suivi le passage de notre division dans la Plata ne se sont que
trop chargées de prouver à quel point ce raisonnement était juste.
Le Brésil a vu sa prospérité grandir de jour en jour; la république
argentine semble avoir banni à jamais la paix de ses rivages. Je ne
suis pas plus qu'un autre insensible aux charmes de la liberté; mais
je ne crois pas qu'un honnête homme puisse se sentir véritablement
libre dans un pays qui ne connaît plus le respect des lois.
IL
Le 18 novembre 1820, nous étions prêts à reprendre la mer. Nous
quittâmes le mouillage de Maldonado par une belle matinée de
printemps, car, au sud de l'équateur, le mois de novembre, c'est
le mois de mai de nos contrées. Dès que nous eûmes traversé la
vaste et dangereuse embouchure de la Plata, nous fîmes route sous
toutes voiles vers le sud, pour doubler le cap Horn et entrer dans
r Océan-Pacifique. Je m'éloignai sans regret d'un pays où tout me
rappelait que vingt longues années s'étaient écoulées depuis le jour
où je l'avais visité pour la première fois. Yingt années sont beau-
coup dans la vie d'un homme; elles ne sont rien dans la vie d'un
pays. Malheureusement ces vingt années renfermaient une révolu-
tion,* et par les ruines qu'elles avaient entassées, elles avaient fait
aux malheureuses provinces de la Plata une décrépitude précoce.
J'allais retrouver, il est vrai , sur la rive occidentale du continent
646 REVUE DES DEUX MONDES.
américain d'autres colonies en voie de transformation; mais là du
moins je n'aurais pas à repousser sans cesse comme un fantôme im-
portun quelques-uns des plus chers souvenirs de ma jeunesse. Les
ruines, si j'en rencontrais, ne seraient pour moi que les débris d'un
passé inconnu. Je me trouverais d'ailleurs en présence de républi-
cains encore occupés à conquérir leur indépendance. C'est une
heure favorable aux états naissans. La période délicate dans tout
enfantement politique, c'est celle où les partis, n'ayant plus rien à
craindre de l'ennemi commun, s'abandonnent sans réserve au be-
soin de se haïr et au bonheur de se déchirer.
Le 9 décembre, nous étions par le travers du cap Horn. Nous n'a-
vions pas un seul malade, et nos équipages avaient conservé toute
leur gaieté. Des jours sans nuits étaient un spectacle nouveau pour
jios jeunes marins, qui les passaient presque tout entiers à danser
sur le gaillard d'arrière. Je leur fis annoncer qu'ils étaient sur le
premier vaisseau français qui eût doublé le cap Horn. Avec des
équipages tels que les nôtres, il ne faut jamais négliger de faire
appel à l'amour-propre : c'est un moyen de leur faire supporter
•sans murmure bien des fatigues et bien des misères. Des vents
d'ouest-sud-ouest nous obligèrent à remonter vers le sud, jusqu'au
-60*' degré de latitude. Le froid était devenu très rigoureux. Nos
marins n'avaient pas les chauds et comfortables vêtemens des ba-
leiniers; ils souffrirent beaucoup, et plus d'un eut les pieds gelés.
Doubler le cap Horn est devenu un jeu depuis le temps de l'ami-
ral Anson. A cette époque même, ce n'était pas une action aussi
hardie que bien des navigateurs ont voulu le faire entendre. Cha-
que saison a pour cette navigation ses avantages. L'hiver, on a des
vents moins constamment contraires; l'été, on est favorisé par la
longueur des jours. Le récit fort intéressant que nous a laissé lord
Anson des épreuves de son long voyage fut notre seul guide dans le
passage du cap Horn. Ainsi que l'illustre amiral anglais, nous
éprouvâmes de fréquens coups de vent interrompus par de courts
intervalles de calme, et nous ressentîmes l'effet des courans qui
l'avaient entraîné dans l'est. Nous passâmes en vue de Valdivia sans
nous y arrêter. J'ignorais si ce port était propre à recevoir des vais-
seaux, car je n'avais emporté de France' aucun plan des côtes du
Chili, et depuis notre départ de la Plata nous faisions un véritable
voyage de découvertes. Le 30 décembre, nous donnâmes hardiment
et à tout hasard dans la baie de La Conception. Ce port est sans
contredit le meilleur et le plus sûr de la côte du Chili. C'est le seul
qui, en toute saison, puisse offrir à une escadre les moyens de se
•réparer, de remplacer son eau, son bois, et de se procurer à des
prix modérés les rafraîchissemens nécessaires. M. de La Pérouse
SOUVENIRS d'un MARIN. 647
avait visité avant nous la province de La Conception : la relation
de ses voyages en contenait une description très détaillée ; mais la
guerre avait rendu méconnaissable cette heureuse et florissante
partie du Chili. La Conception ne présentait plus en d820 que le
spectacle douloureux d'une ville saccagée plusieurs fois par l'en-
nemi. Les campagnes abandonnées restaient sans culture, et le
commerce avait déserté des rivages où il ne trouvait plus ni profits
ni sécurité. Aussi la population de La Conception, qui, au moment
du passage de La Pérouse, s'élevait à quinze mille âmes, se trou-
vait-elle déjà réduite en 1820 à huit mille habitans.
Bien que le parti des indépendans eût remporté des victoires
décisives, la guerre civile n'était pas complètement terminée dans
les provinces du Chili. Les habitans des montagnes, dirigés par les
moines, qui avaient conservé sur leur esprit une très grande in-
fluence, combattaient encore pour la cause royale. A leur tête mar-
chait un Chilien, le fameux Benavidès, à qui la connaissance parfaite
du pays donnait pour cette guerre de partisans de très grands avan-
tages. Les royalistes du Chili se battaient en héros et mouraient en
martyrs. S'ils avaient le malheur de tomber dans les mains de l'en-
nemi, ils réclamaient pour toute faveur qu'on leur laissât le temps
de prier pour le roi; leur prière achevée, ils s'offraient d'eux-mêmes
au coup mortel : ne demandant point de merci, ils n'en accordaient
pas. Bien souvent les indépendans àVaient proposé des échanges de
prisonniers; ces offres avaient été repoussées avec dédain. 11 y avait
seulement quelques mois que Benavidès s'était emparé de La Con-
ception. Le général Freyre, qui commandait au nom de la république
dans la province, avait dû se retirer avec les milices et le peu de
troupes restées disponibles dans la ville voisine de Talcahuana, si-
tuée à l'entrée de la baie. Le 25 novembre 1820, il avait fait une
sortie et engagé une action qui n'avait pas duré moins de deux
jours. Les royalistes avaient été complètement battus; ils avaient
laissé sept cents hommes sur le champ de bataille et trois cents pri-
sonniers au pouvoir du vainqueur.
Si la métropole avait réussi à armer en faveur de sa cause quel-
ques bandes de paysans fanatiques, le Chili avait trouvé dans les
peuplades sauvages qui vivent au-delà du Biobio des alliés dont le
concours avait une bien autre importance. Depuis la conquête du
Nouveau-Monde, ces peuplades, connues sous le nom d^Araucanos,
avaient toujours été les ennemis les plus acharnés des Espagnols.
Elles combattent à cheval. Leurs armes sont la lance, l'arc, la fronde,
le lasso et les boules. Il n'est pas sur le continent de l'Amérique de
cavalerie qui puisse résister à celle des Araucanos. Avant de charger,
ces Indiens dénouent leur chevelure et la laissent tomber autour de
648 REVUE DES DEUX MONDES.
leur tête de manière à s'en couvrir jusqu'à la ceinture. Un cri aigu
donne le signal de l'attaque. Tous fondent à la fois sur l'ennemi,
se faisant avec une incroyable adresse un bouclier du corps de leurs
chevaux ; ils évitent ainsi la première décharge des armes à feu.
Leur choc est terrible, et les renforts continuels qu'ils reçoivent les
empêchent de sentir leurs pertes. Gagnés par les indépendans, les
Araucanos fournirent à l'armée chilienne quatre mille cavaliers
aguerris. Chaque jour diminuait donc les chances que pouvait avoir
conservées l'Espagne de rétablir son autorité dans ces colonies loin-
taines; mais tant qu'il restait à cette puissance un pied sur le con-
tinent américain, les colons émancipés pouvaient craindre quelque
brusque retour de fortune. Affranchi par les secours qu'il avait reçus
de Buenos-Ayres, le Chili devait au soin de sa propre sécurité de
tenter à son tour l'affranchissement du Pérou. Une expédition con-
sidérable venait de partir de Valparaiso et de La Conception, se
dirigeant vers la rade de Lima. L'œuvre d'émancipation semblait
approcher de son dénoûment, et tout me commandait de redoubler
de circonspeotion.
Les Chiliens sont naturellement hospitaliers, et de notre côté nous
accordons facilement notre sympathie aux étrangers, surtout à ceux
qui ont arboré l'étendard de la révolte. Une grande intimité ne tarda
donc pas à s'établir entre les officiers de nos bâtimens et les habi-
tans de La Conception. C'était à qui, parmi ces derniers, obtiendrait
l'honneur de recevoir sous son toit un des compatriotes de La Pé-
rouse. Le souvenir de l'illustre navigateur était encore vivant dans
cette ville, qu'il avait visitée en 1785. Des vieillards, des mères de
famille, qu'un pareil souvenir rajeunissait de près de quarante ans,
se plaisaient à nous montrer l'endroit où les marins de la Boussole
3t de \ Astrolabe avaient dressé leurs tentes. Mes relations officielles
avec le général Freyre prirent aussi, et presque malgré moi, un de-
gré inusité de confiance. Ce général était alors âgé de trente-quatre
à trente-cinq ans. Il passait pour habile politique et avait en mainte
occasion donné des preuves incontestables de bravoure personnelle.
La douceur et la générosité de son caractère le faisaient aimer de
tous les Chiliens. 11 m'engagea vivement à ne pas poursuivre mon
voyage sans toucher à Valparaiso. Cette relâche me mettrait, disait-
Il, en rapports directs avec le président O'Higgins, et m'éclairerait
pleinement sur la véritable situation du pays.
Je cédai à ces instances; mais, lorsque j'arrivai à Valparaiso, le
14 janvier 1821, ce fut à Santiago même, à Santiago, siège du gou-
vernement et capitale de la république du Chili, que le gouverneur
don Luiz de la Cruz essaya de m' entraîner. Il avait reçu l'ordre de
m* accompagner en personne; des voitures devaient être mises à ma
SOUVENIRS D*UN MARIN. 6^9
disposition, et, par l'ordre exprès du suprême directeur, un hôtel
était préparé pour me recevoir. Je n'étais pas homme à commettre
une si lourde faute. Ce voyage, auquel on voulait donner tant d'é-
clat, eût été représenté comme une reconnaissance tacite des droits
de la république. La France, il faut en convenir, aurait eu mauvaise
grâce à prendre sur ce point l'initiative; elle était l'alliée de l'Es-
pagne, et ne pouvait donner à l'égard de cette puissance l'exemple
des mauvais procédés. Je me sentais sur un terrain glissant, où le
moindre faux pas pouvait avoir les plus graves conséquences. Loin
de vouloir trancher du diplomate, je jugeai à propos de me renfer-
mer plus que jamais dans mon rôle d'amiral. Je refusai nettement
de faire le voyage auquel on m'invitait d'une façon si pressante.
Tout ce que je pus promettre, ce fut d'attendre quelques jours en-
core à Valparaiso l'arrivée du directeur suprême, dont le général
Freyre m'avait fait espérer la visite; mais le directeur, justement
soucieux de sa dignité, resta à Santiago.
On tenait cependant à savoir ce que j'étais venu faire sur les côtes
du Chili. La question était trop naturelle pour que je pusse m'en
montrer blessé. Le ministre de l'intérieur et des affaires étrangères,
don Joachim d'Echaveria, fut chargé de me la poser avec tous les
ménagemens dont les chancelleries se sont de temps immémorial
fidèlement transmis le secret.
« Le gouvernement chilien, m'écrivit don Joachim, s'attendait à être fidè-
lement instruit de l'objet que s'est proposé sa majesté très chrétienne en
vous envoyant dans ces parages. Ce n'est que par un avis du gouverneur de
La Conception qu'il a appris, il y a quelques jours, le but de votre voyage.
Vous venez, écrit ce gouverneur, manifester la sympathie de la France pour
les états indépendans de l'Amérique, et établir avec eux des relations d'ami-
tié et de commerce. Une semblable mission n'exigeait point peut-être l'en-
voi si coûteux d'une division navale. Vous ne devez donc pas vous étonner
que les citoj^ens de cette république en aient, au premier abord, conçu
quelques alarmes. Son excellence le directeur suprême eût été heureuse
de se concerter personnellement avec votre seigneurie, certaine que cet
entretien eût dissipé tous les doutes et donné de nouveaux gages à l'indé-
pendance du pays; mais son excellence est informée que vous vous propo-
sez de quitter prochainement les côtes du Chili et de vous diriger vers le
port du Gallao, qui est en ce moment bloqué par nos forces de terre et de
mer. La neutralité qu'ont fidèlement observée jusqu'ici les puissances étran-
gères, la conduite libérale et généreuse de cette république, le respect dont
elle n'a cessé de faire preuve envers le pavillon de la France, nous donnent
lieu d'espérer que votre seigneurie ne nous refusera pas une explication
qui nous tranquillise sur le but de son voyage. Si votre seigneurie ne veut
pas que nos craintes soient encore augmentées, elle consentira à différer
son apparition sur les côtes du Pérou, jusqu'au jour où l'occupation de ce
650 REVUE DES DEUX MONDES.
pays par nos troupes assurera à la division qu'elle commande un mouillage
paisible. »
Cette lettre demandait une réponse. Je la fis aussi nette que le
permettait la situation ambiguë dans laquelle nos relations avec
l'Espagne devaient nous maintenir. Je réitérai les assurances d'une
stricte neutralité, et je rappelai que j'attendais en retour, pour les
armateurs français, assistance et protection. Quant aux inquiétudes
manifestées au sujet du prochain départ de la division pour les côtes
du Pérou, je laissai entendre que je les considérais comme une iur
jure gratuite faite à notre loyauté, et je m'abstins de les réfuter.
Notre politique n'était point à double face : elle était expectante.
Quelques mots l'auraient exposée dans toute sa sincérité; mais ces
mots, nous ne pouvions pas les dire. Nous ne pouvions pas avouer
que nous n'attendions qu'un succès plus complet pour nous décla-
rer. Quant à moi, je ne mettais pas un instant en doute l'issue de
cette insurrection. La lutte que les Chiliens soutenaient depuis plu-
sieurs années les avait aguerris. C'est d'ailleurs une race belliqueuse
et tenace. Le Chili pouvait mettre sur pied douze mille hommes de
troupes régulières et joindre à cette armée des milices plus nom-
breuses encore. Plusieurs officiers français servaient à cette époque
dans l'armée chilienne. Les victoires de Maypu et de Chacabuco, si
célèbres dans les annales du Chili, furent dues en partie à leur cou-
.rage. Si j'en croyais les informations que je recueillis pendant mon
rapide passage dans la Mer du Sud, toute cette partie de l'histoire
américaine serait à refaire, mais je n'ai aucun goût pour les révi-
sions historiques ; ce ne sont la plupart du temps que de présomp-
tueuses tentatives ou d'ingénieux paradoxes : il faut laisser la gloire
à qui eut la responsabilité.
Le Chili est sans contredit le plus beau pays de l'Amérique méri-
dionale. Situé sous la zone tempérée, il ne connaît ni la rigueur
des hivers ni les chaleurs excessives de l'été. Le sol, partout ferti-
lisé par un grand nombre de rivières, rend presque sans effort des
récoltes abondantes. Chacune de ses provinces se distingue par des
produits différens. La province de La Conception renferme d'im-
menses forets; elle est riche en vins, en blé, en bestiaux et en laine.
La province de Santiago, moins grande, mais proportionnellement
plus peuplée, fournit, outre du blé, du chanvre et des fruits de toute
espèce; elle possède aussi de nombreux troupeaux. La province de
Coquimbo, qui occupe la partie septentrionale du Chili , est avant
tout propre à la culture des denrées coloniales : on y récolte .le co-
ton et la canne à sucre. Mais les plus grandes richesses de cette
terre privilégiée ne sont pas à la surface. L'objet du travail et des
SOUVENIRS d'un MARIN. 651
spéculations de toutes les classes d'habitans, ce sont les mines abon-
dantes d'argent et de cuivre que renferme le territoire des trois pro-
vinces. De telles ressources devaient attirer le commerce européen.
Le commerce, à son tour, devait, avec le goût du luxe et des aisances
de la vie, faire pénétrer dans ces contrées naturellement indolentes
les habitudes salutaires du travail. Dès l'année 1821 , tous les ob-
jets provenant de nos manufactures jouissaient au Chili de la vogue
exceptionnelle qu'ils avaient rencontrée au Brésil. Pour en soutenir
la concurrence, les Anglais n'avaient pas trouvé d'autre moyen que
d'employer la contrefaçon. On vit à cette époque leurs draps porter
frauduleusement la marque de nos fabriques. L'engouement des
Chiliens pour les produits de l'industrie française fut de courte du-
rée; le Chili n'en est pas moins devenu un des meilleurs marchés
de notre commerce d'outre -mer. Le chiffre total de nos échanges
avec cette république, qui ne compte pas un million et demi d'ha-
bitans, s'élève aujourd'hui à près de 72 millions de francs. On com-
prend l'importance qu'il y avait à sauvegarder de bonne heure nos
intérêts dans cet état naissant, et à ne pas nous y laisser supplanter
par nos rivaux.
Des anciennes possessions espagnoles dans l'Amérique méridio-
nale, il ne me restait plus à visiter que le Pérou. L'autorité royale
se maintenait encore intacte dans cette province. L'armée chilienne,
débarquée sur la côle méridionale, s'avançait, il est vrai, vers la
capitale, mais avec une prudente lenteur. Le 18 janvier 1821, je
partis de Valparaiso pour me rendre, ainsi que je l'avais annoncé,
devant Lima. La veille de mon arrivée sur la rade du Callao, une
révolution militaire avait fait passer le pouvoir aux mains du géné-
ral Lacerna. On accordait généralement au nouveau vice-roi de
grands talens militaires. Il avait la confiance des troupes, et c'était
sur lui que se fondait le dernier espoir des partisans de l'Espagne.
L'entrevue à laquelle il s'empressa de me convier me laissa une idée
aussi favorable de sa capacité que de sa courtoisie. Je trouvai un
homme d'une cinquantaine d'années, dont la figure ouverte et la
contenance assurée me plurent à la première vue. Le général La-
cerna parlait avec une très grande facilité le français ; il avait long-
temps résidé à Nancy, où, pendant une partie de la guerre de la
Péninsule, il fut retenu prisonnier sur parole.
Je pus juger dans cette entrevue que le vice-roi n'était pas sans
inquiétude sur sa situation, quoiqu'il exagérât beaucoup ses forces
et ses ressources. Il ne put me dissimuler que si l'Espagne tardait
à lui envoyer des secours, la position deviendrait très critique. Il
portait à neuf mille hommes la force de l'armée espagnole. Des ren-
seignemens plus exacts me donnaient à penser que l'effectif réel en
652 REVUE DES DEUX MONDES.
était bien moins considérable. Je ne pouvais me défendre d'une sé-
rieuse sympathie pour cette poignée de braves qui, au milieu d'un
pays déjà frémissant, restaient fidèles à leur drapeau; mais je n'étais
point libre d'obéir à mon penchant. Trop d'indices m'avertissaient
que la cause de l'Espagne était définitivement perdue. Lui prêter le
moindre appui, c'eût été se compromettre sans la sauver. Je crus
donc devoir résister aux instances que m'adressait le général La-
cerna pour obtenir que je prolongeasse mon séjour sur la rade du
Gallao. « Notre présence, me disait-il, avait produit un excellent
effet sur l'esprit des habitans de Lima. » Si nous avions rassuré les
royalistes, nous devions au même titre alarmer les indépendans.
Rien ne m'autorisait à assumer ce rôle. Arrivé, le 31 janvier 1821,
devant Lima, je fixai irrévocablement mon départ au k février.
Je voulus mettre cependant à profit le peu de temps que je de-
vais passer sur les côtes du Pérou pour en visiter au moins la capi-
tale. Nous ne connaissions la ville de Lima que par les récits fabu-
leux des moines et des flibustiers. Je savais que, pendant plus de
deux siècles, de prodigieuses richesses s'y étaient accumulées, et
que dans ce pays, où le fer était rare, l'argent, méritant son nom
de vil métal, se voyait souvent consacré aux plus vulgaires usages.
En réalité, cette ville, où j'aurais vu, je crois, avec moins d'étonne-
mentque l'élève du docteur Pangloss, déjeunes garçons, pour jouer
au palet dans les rues, se servir d'émeraudes et de rubis, cette ville
dont la renommée nous avait tant vanté l'opulence fantastique, est
une de celles dont l'aspect m'a semblé le plus modeste et le moins
oriental. Le trait qui m'en a le plus frappé est celui-ci : sur une
population de cent à cent dix mille âmes , les deux tiers des habi-
tans étaient des femmes; l'autre tiers comptait près de dix mille
moines. Le luxe de toute ville espagnole, ce sont les églises et les
couvens : on comptait à Lima en 1821 soixante-quinze de ces édi-
fices;, c'étaient les seuls monumens de la capitale du Pérou. Le palais
même du vice -roi me sembla d'apparence assez chétive. J'y pus
cependant contempler dans une vaste galerie les portraits de tous
les vice-rois qui avaient exercé le gouvernement du Pérou depuis
Pizarre. L'un d'eux était cet O'Higgins qui signala son administra-
tion par d'utiles réformes, et dont le petit-fils était devenu, au
moment de notre passage dans la Mer du Sud, le directeur suprême
de la république du Chili.
Le dénoùment que j'avais prévu se fit peu attendre. Quand l'heure
marquée par le destin a sonné, tout semble se réunir pour hâter la
chute des empires. On eût pu croire que la constitution libérale adop-
tée en Espagne mettrait un terme aux révolutions des colonies. Ce
fut pour la révolte un nouvel aliment. Le clergé, qui avait jusque-là
SOUVENIRS d'un MARIN. 65S
employé son influence en faveur de la mère-patrie, changea subi-
tement de conduite et de langage. La haine des principes procla-
més par la métropole suffit pour gagner à la cause de l'indépen-
dance les vœux de la sainte milice qui n'avait cessé de combattre
pour le maintien de l'autorité royale. L'armée se trouva, comme la
population, partagée en deux camps, et la discipline militaire subit
l'ébranlement général de la chose publique. Malgré tant de chances
contraires, les Espagnols auraient encore pu sauver leur domination
au Pérou, s'ils avaient conservé l'empire de la mer; mais ils laissè-
rent une division chilienne, composée de deux ou trois navires ache-
tés au commerce, prendre un ascendant marqué dans la Mer du Sud.
Une de leurs frégates fut capturée dans la baie de La Conception.
Une autre, YEsmeralda, fut enlevée sous le canon des forts du Cal-
lao par des embarcations que commandait lord Gochrane en per-
sonne. De deux vaisseaux expédiés d'Europe, l'un, démâté sous
Téquateur par un violent orage, fut obligé de rentrer en Espagne;
le second disparut en doublant le cap Horn. Toute communication
se trouva coupée entre l'armée du Pérou et la mère-patrie. Ce qui
doit étonner, c'est que cette armée ait pu prolonger aussi longtemps
sa résistance. De bien grands événemens peuvent souvent être dé-
cidés par des forces presque insignifiantes. Sans sa flotte, qui ne
compta jamais qu'un vaisseau de soixante canons, trois frégates, une
corvette, quatre bricks, quatre goélettes et neuf transports, le Chili
eût peut-être été incapable de maintenir son indépendance. A coup
sûr, il n'eût point auèsi efficacement contribué à l'affranchissement
du Pérou.
Ce ne fut point cependant le Chili qui eut la gloire d'expulser les
derniers Espagnols du sol américain. Cet honneur était réservé aux
soldats de la Colombie et au général Bolivar. Le Pérou ne prit par lui-
même qu'une assez faible part à sa propre délivrance; il n'avait pas
au même degré que les autres provinces espagnoles la haine de
l'étranger : trop heureux s'il eût pu échapper jusqu'au bout à la
fièvre révolutionnaire qui faisait ainsi tomber l'un après l'autre les
plus nobles fleurons de la couronne d'Aragon et de Castille ! Il fal-
lait laisser aux graves descendans des j^ères pèlerins de l'Amérique
du Nord les institutions auxquelles les avait si bien préparés tout
un siècle de vertus austères. Autre peuple, autre gouvernement.
Cette race aimable, au langage emphatique et sonore, aux instincts
capricieux, que l'ardeur des aventures avait conduite jusque sur le
revers occidental des Andes, avait sans doute aussi, dans les desseins
d'en haut, sa mission providentielle; mais je serais tenté de croire
que ce n'était pas celle de fonder une république.
Quand on songe aux antipathies qui séparaient autrefois et qui
654 REVUE DES DEUX MONDES.
séparent encore, bien qu'à un moindre degré, la race néo-latine et
la race anglo-saxonne, on a peine à comprendre que les colonies,
e^agnoles aient pu avoir un instant la pensée d'emprunter aux
États-Unis leur programme politique et leurs institutions. Peu de
temps avant mon arrivée sur la rade du Gallao, un tragique incident
était venu manifester cette antipathie instinctive de la façon la plus
frappante et en même temps la plus cruelle. L'enlèvement de la
frégate espagnole Y Esmeralda avait vivement blessé l'orgueil et le
point d'honneur castillans. L'amour-propre national ne pouvait se
résignei: à reconnaître dans ce brillant fait d'armes le triomphe de
l'audace sur l'incurie et l'imprévoyance. La frégate anglaise XAn-
dromaque était mouillée à très petite distance de V Estneirilda peu-
dant la nuit où lord Cochrane avait enlevé le bâtiment espagnol.
Des marins de V Esmeralda , qui, après avoir déserté leur poste au
milieu de l'action, étaient parvenus à gagner la terre à la nage, as-
surèrent que Y Andromaque avait servi de point de réunion aux em-
barcations chiliennes, que des canots anglais avaient prêté à lord
Cochrane leur concours, et que c'était à l'aide des amarres qu'ils
avaient fournies que Y Esmeralda avait pu être emmenée aussi ra-
pidement hors de la portée des forts. La crédulité populaire accueil-
lit avec empressement cette version. Des Anglais se virent insultés
dans Lima, et le capitaine de Y Andromaque ne jugea pas prudent
de rester mouillé sous le canon du Gallao. Il conduisit sa frégate à
la hauteur de l'île San-Lorenzo, et c'est là que nous le trouvâmes à
notre arrivée. Le Macedonian^ frégate américaine, était également
à l'ancre près de Y Esmeralda le jour où lord Cochrane exécuta son
coup de main. Les Américains n'échappèrent pas plus que les An-
glais aux soupçons des Espagnols. Le lendemain même, un canot
ayant voulu communiquer avec la terre , fut invité par la garde du
fort Saint-Philippe à ne point accoster. L'officier qui commandait
l'embarcation ne tint aucun compte de cet avis. A peine eut-il mis
pied à terre qu'il fut assailli par une multitude furieuse. Les sol-
dats espagnols firent de vains efforts pour le sauver : il tomba vic-
time de son imprudence, et avec lui périrent les seize hommes qui
montaient le canot du Macedonian.
Si je ne me trompe, ce qui peut expliquer ces terribles haines de
races, c'est moins le souvenir de longues guerres et d'antiques que-
relles que la différence même des tempéramens. Le sang latin est
prompt à s'émouvoir. Le flegmatique dédain que l'habitant du nord
oppose à ses enthousiasmes comme à ses emportemens l'irrite et
1 hufnilie. II devine sous cette enveloppe épaisse dont son esprit se
raille une force morale qu'il ne peut s'empêcher d'envier, mais dont
il ne veut pas subir le joug. C'est encore Abel et Caïn. Il ne faut
SOUVENIRS d'un MARIN. 655
qu'une funeste inspiration pour les mettre aux prises. Peu aimés
des Chiliens, auxquels ils ne marchandaient pas cependant leurs
secours, les Anglais ne rencontraient au Pérou qu'éloignement et
méfiance; mais la prétention des Anglais n'est pas, on le sait, de
se faire aimer. Oderint dîim mctuantj telle a été de tout temps leur
devise. Malgré la haine dont on payait leurs allures hautaines, ils
avaient déjà fait passer une partie de l'argent du Pérou dans les
coffres de la banque de Londres. On ne citait pas en 1821 un seul
navire anglais de guerre ou de commerce qui eût quitté T Océan-
Pacifique sans emporter en Europe des sommes considérables.
Ainsi, dans la Mer du Sud comme ailleurs, le commerce britan-
nique s'était assuré déjà le premier rang; mais je ne croyais pas
impossible, grâce aux sympathies qu'on nous témoignait, de le lui
disputer.
Le h février 1821, comme j'en avais prévenu le général Lacerna,
nous appareillâmes de la rade du Callao pour rentrer en Europe.
Le 10 mars, nous doublions de nouveau le cap Horn, et le 7 avril
nous entrions dans la baie de Rio- Janeiro. Une grande nouvelle nous
y attendait. Le 29 septembre 1820, M'"'' la duchesse de Berri avait
donné au roi, à la famille royale et à la France ce prince dont la nais-
sance, assurant l'avenir, eût pu être le gage d'une réconciliation du-
rable entre tous les partis. Malheureusement les partis ne se récon-
cilient pas, si ce n'est pour travailler à la ruine de ce qui existe. Le
sentiment monarchique n'était pas seulement éteint en France, il
menaçait de s'éteindre en Europe. Les premiers mots que me dit le
roi Jean YI, lorsque j'eus l'honneur de lui être de nouveau présenté,
furent ceux-ci : (( Les affaires de cette grande ville vont mal, mon-
sieur l'amiral; c'est comme partout. »
Rien ne dénonçait cependant à Rio -Janeiro une bien sérieuse
agitation : le roi, par des réformes administratives, s'était efforcé
d'endormir l'esprit révolutionnaire; mais -les provinces du Brésil
avaient de constantes communications avec le Portugal, et pour le
Portugal l'exemple de l'Espagne avait été contagieux. Le peuple et
l'armée exigèrent une constitution. D' une constitution à une abdi-
cation il n'y a qu'un pas. Dès que la confiance a cessé d'exister
entre le souverain et les sujets, la retraite est généralement le parti
le plus sage; elle est toujours le parti le plus sûr. C'est ce que
pensa le bon roi Jean YI, fort peu soucieux de jouer le rôle de
Charles P^ ou celui de Louis XYI. Le 22 avril, un décret nomma
le prince royal dom Pedro lieutenant-général du royaume du Bré-
sil, et trois jours après sa majesté très fidèle s'embarquait à bord
du vaisseau qui portait son nom. La reine l'y avait précédé avec
toute la cour. La flotte portugaise mit à l'instant sous voiles et fît
6.56 REVUE DES DEUX MONDES.
route pour Lisbonne. La séparation du Brésil et du Portugal se trou-
vait accomplie.
Ce grave événement semblait clore ma campagne. Parti de Rio-
Janeiro le 5 mai, je ne m'arrêtai que quelques jours à Bahia. Il ne
me restait plus qu'à toucher aux Antilles avant d'opérer mon retour
en France; mais, arrivé à la Martinique, j'y appris que la lutte qui
se poursuivait avec acharnement sur la côte de Colombie entre les
royalistes et l'armée de Bolivar avait mis en péril la sûreté de plu-
sieurs de nos bâtimens de commerce. Après en avoir conféré avec le
gouverneur de la Martinique et le contre-amiral qui commandait
alors la station des Antilles, je me décidai à me porter devant La
Guayra et Puerto-Cabello pour y faire respecter le pavillon du roi.
Je devais longer ainsi la côte ferme, remonter ensuite au vent de
Saint-Domingue, suivre toute la côte septentrionale de cette île,
passer de là entre la Jamaïque et l'île de Cuba, toucher à La Ha-
vane, et me diriger de ce point vers les côtes des États-Unis, der-
nière étape d'où je partirais complètement ravitaillé pour traverser
J' Atlantique.
Dans les premiers jours de juillet, j'arrivai en vue de La Guayra. '
Bien que le pavillon espagnol y flottât encore, la situation de la gar-
nison était désespérée. Bolivar venait de gagner la bataille de Ca-
rabobo sur les généraux La Torre et Morales ; il les avait contraints
à se réfugier dans Puerto-Cabello et avait investi La Guayra avec un
corps de quatre mille hommes. Il tenait renfermés dans cette place,
qu'avaient abandonnée ses habitans, le colonel Pereyra et neuf cents
soldats espagnols. Depuis deux jours, cette malheureuse garnison
n'avait eu pour toute nourriture que quelques cannes à sucre. La
vue du drapeau français rendit un peu d'espoir aux assiégés. Le co-
lonel Pereyra me fit dire qu'il était résolu à s'ensevelir sous les dé-
combres de Ja place avec ses Indiens et ses nègres, si l'ennemi ne
les recevait pas à merci, mais qu'il me suppliait de sauver les Euro-
péens, pour lesquels le vainqueur serait sans pitié. Il fallait prendre
une prompte résolution : les Espagnols n'avaient plus de munitions,
la plupart des canons de la place étaient encloués, et une attaque de
vive force pouvait avoir lieu d'un instant à l'autre. Cette attaque
aurait eu facilement raison de soldats exténués de fatigue et mou-
rant d'inanition. Pouvais-je cependant venir aussi ouvertement au
secours de l'armée royaliste? La soustraire aux conséquences iné-
vitables de sa défaite, n'était-ce pas frustrer le vainqueur et man-
quer à la rigoureuse neutralité qui m'était prescrite? Je n'hésitai
pas longtemps; je connaissais trop bien le caractère impitoyable des
guerres civiles. Si je rejetais la prière de ces braves soldats, je les
livrais à une mort certaine. A aucun prix, je n'aurais voulu souiller
SOUVENIRS d'un MARIN. 657
mon nom d'un pareil refus. Cependant, avant de prendre un parti
dont je ne me dissimulais point la gravité, je voulus essayer de con-
cilier ce qu'exigeaient le soin de mon honneur et le respect du droit
international; Je songeai à faire appel aux sentimens élevés que la
voix publique prêtait au général Bolivar. Mon espoir ne fut pas déçu.
J'avais fait demander au général de consentir à l'embarquement des
troupes espagnoles sur les bâtimens de ma division, prenant de mon
côté l'engagement de ne débarquer ces troupes qu'à Puerto-Gabello.
Dès le lendemain, le colonel don José Pereyra recevait du libérateur,
général en chef, président de la république de Colombie, cette courte
dépêche : « Par considération pour les vaillantes troupes que vous
commandez, j'adhère aux articles de la capitulation que vous avez
arrêtée de concert avec les officiers de la division française. Je l'ap-
prouve dans toutes ses parties, et j'espère qu'en exécution de cette
convention la place de La Guayra sera remise dans deux heures aux
armes de la république. »
Informé sur-le-champ de l'issue presque inespérée d'une négo-
ciation si délicate, j'envoyai mon premier aide-de-camp à terre pour
qu'il s'entendît avec le colonel Pereyra sur les moyens d'activer au-
tant que possible l'évacuation de la ville et l'embarquement des
troupes. Je chargeai en même temps cet officier de porter mes re-
merciemens au général Bolivar, a C'est à moi, répondit le général,
de remercier et de féliciter M. l'amiral. La conduite qu'il a tenue en
cette circonstance est un témoignage irrécusable des loyales inten-
tions de la France. 11 m'a fourni en même temps l'occasion de prou-
ver au monde, et en particulier à l'Espagne, que nous ne faisons pas
pas la guerre en barbares. Le colonel Pereyra est un excellent mili-
taire qui défend avec une constance incroyable une cause injuste et
perdue. Je lui ai accordé une capitulation qu'il ne pouvait raisonna-
blement espérer; je la lui ai accordée parce que je suis sûr qu'il se
fût défendu jusqu'à la dernière extrémité. C'eût encore été du sang
inutilement répandu. Nous devons tous les deux à M. l'amiral de l'a-
voir épargné. »
Je trouvai , je l'avoue, une véritable grandeur dans ces paroles,
et je ne pus m'empêcher de me sentir honoré de l'opinioQ flatteuse
que le président de la république colombienne voulait bien expri-
mer sur mon compte. Bolivar n'était plus alors un chef de parti-
sans, soutenant avec plus ou moins de succès une lutte factieuse
contre l'autorité de son roi légitime : c'était un général illustre, sa-
lué par ses compatriotes du nom de libérateur et cité dans l'Europe
entière comme le plus vaillant champion de l'indépendance amé-
ricaine. Bolivar n'occupera pas dans l'histoire le même rang que
Washington. L'histoire tient moins compte aux héros des vertus
TOME XXV. 42
658 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'ils ont déployées que des œuvres qu'ils ont accomplies. Fonder
un état dont les destinées pussent marcher de pair avec celles de
l'Union américaine ne pouvait être l'œuvre d'un seul homme : il y
eût fallu le concours d'un peuple; mais pour donner le jour à ces
chétives républiques du Nouveau-Monde, que le moindre souffle
pouvait éteindre et qu'une anarchie périodique n'a cessé d'ébranler,
pour les préserver d'une dissolution immédiate, pour les défendre
contre l'ennemi étranger, les protéger contre l'ennemi intérieur,
Bolivar dépensa peut-être plus d'énergie, plus de ressources, plus
d'abnégation et de magnanimité que l'heureux fondateur des États-
Unis. Il fut, lui aussi, un grand homme de Plutarque.
Avant de quitter La Guayra, je réclamai la protection du libéra-
teur pour le commerce français dans les villes qui dépendaient déjà
de son gouvernement, ou que le sort des armes ferait tomber en
son pouvoir, a Vous pouvez, me fit-il répondre, assurer M. l'amiral
que le commerce français ne sera nulle part aussi protégé que dans
la république de Colombie. Nous avons dernièrement pris deux fois
Caracas, la ville la plus attachée à l'Espagne. Aucun désordre n'y
a eu lieu, même envers les Espagnols. Que ferions-nous donc pour
une nation qui donne en ce moment au monde dans notre guerre de
famille un si bel exemple de neutralité ! »
Le II juillet, à dix heures du matin, les troupes espagnoles qui
occupaient La Guayra s'acheminèrent vers la plage. Les canots de
la division française étaient prêts à les recevoir. L'embarquement ne
put s'effectuer qu'avec les plus grandes difficultés. La mer défer-
lait violemment sur le rivage. Nos canots n'auraient pu s'en appro-
cher sans courir le risque d'être engloutis; ils durent rester mouillés
en dehors de la barre. Les malheureux Espagnols, pour atteindre
ces embarcations, étaient forcés de s'avancer dans l'eau jusqu'aux
épaules; des femmes mêmes, épuisées par. les affreuses privations
qu'elles venaient de subir, se voyaient réduites à cette cruelle né-
cessité. C'était un spectacle à la fois touchant et douloureux. A une
heure, il ne restait plus à terre que le colonel Pereyra et quelques
officiers. Un canot que j'avais fait réserver pour eux les conduisit à
bord du Centaure. Leur mâle physionomie s'éclaira d'un rayon de
joie quand ils reconnurent, rangées en faisceaux, les armes de leurs
soldats, que, malgré l'état de la mer, nous étions parvenus à sauver.
Je ne me rappelle pas sans émotion les sentimens généreux que
manifesta dans cette circonstance le brave équipage du Centaure,
Transis de froid, pouvant à peine se soutenir, les Espagnols étaient
montés à bord de notre vaisseau dans un état de détresse et de dé-
nùment qui ne rappelait que trop toutes les souffrances qu'ils ve-
naient d'endujrer. Ils y étaient à peine depuis quelques minutes qu'il
1^'
SOUVENIRS d'un MARIN. 65Ç>
eût été difficile de les distinguer de nos matelots. Chacun s'empres-
sant à l'envi autour d'eux, ils s'étaient trouvés en un clin d'œil dé-
barrassés de leurs haillons humides et enveloppés dans de chauds
vêtemens. C'était à qui de nos jeunes marins viendrait le premier
au secours de ces vieux militaires, la plupart blessés ou couverte
d'honorables cicatrices. Le matelot français a souvent la malice,
mais il a aussi la sensibilité et la candeur d'un enfant.
Après l'évacuation de La Guayra, le général Bolivar y fit son en-
trée, et le pavillon colombien fut à l'instant arboré sur la citadelle.
De mon côté, je fis signal à la division de mettre sous voiles, et je
me dirigeai vers Puerto-Cabello. Nous étions le lendemain mouillés
devant ce port. Le vice-roi du Mexique et celui de la Nouvelle-Gre-
nade y étaient arrivés le jour même où nous sauvions la garnison
de La Guayra. Je rencontrai ces grands personnages réunis chez le
général La Torre. J'obtins d'eux de tristes détails sur l'état des af-
faires de l'Espagne dans cette partie de l'Amérique. L'armée royale,
forte à peine de quatre mille hommes, était complètement décou-
ragée. Un envoyé de la république était venu à Puerto-Cabello offrir
un armistice, et Bolivar lui-même était attendu dans peu de jours à
Yalencia, où l'on espérait que la paix pourrait se conclure. Depuis
huit ans, l'Espagne épuisait dans cette lutte inégale ses armées et ses
trésors. Le moment était venu de céder à l'ascendant du libérateur.
Je n'avais aucun motif pour m'arrêter devant Puerto-Cabello;
J'en repartis aussitôt que j'eus mis à terre la garnison de La Guayra.
Ainsi que j'en étais convenu avec le gouverneur de la Martinique,
je visitai, sans toucher sur aucun point, toute la côte septentrionale
de Saint-Domingue. Il m'était prescrit de ne pas inspirer d'inquié-
tudes au gouvernement du président Boyer, avec lequel on songeait
dès lors à s'entendre. Je revis ainsi le cap Français et le môle Saint-
Nicolas, où les forts et la ville me parurent également abandonnés.
Partout des ruines, partout des rades désertes, telles étaient les
œuvres que me présentait à chaque pas le fatal génie de la révo-
lution.
Arrivé à La Havane, je retrouvai des gens auxquels l'exemple de
tant de maux n'avait rien appris. Fatigués des entraves que l'Es-
pagne mettait à leur commerce, les habitans de Cuba auraient
voulu, eux aussi, secouer le joug de la métropole et proclamer leur
union avec le Mexique. Aujourd'hui c'est dans l'annexion aux États-
Unis que les mécontens ont mis leur espoir. Tout n'est point parfait
sans doute dans l'administration coloniale de l'Espagne, mais il faut
que des abus soient bien graves et bien profondément odieux pour
n'être pas encore préférables aux inévitables conséquences d'une
émancipation violente. L'île de Cuba, sous ce joug qu'elle voudrait
660 REVUE DES DEUX MONDES.
répudier, a vu dépérir à côté d'elle la Jamaïque pendant qu'elle de-
venait la rivale de Java. Pourquoi donc vouloir échanger cette pros-
périté qui ne fait que s'accroître contre le vain mirage d'une situa-
tion meilleure? C'est ainsi que parlent les sages; par malheur, la
philosophie des peuples leur a depuis longtemps enseigné une autre
logique. L'ivresse hébète les sens, l'ivresse abrège la vie. Faut-il
donc pour cela renoncer au plaisir de s'enivrer? L'homme, cet être
raisonnable dont se rit si tristement le poète, a besoin d'un exci-
tant nerveux, vin, alcool, opium, ou changemens politiques. Yous
le trouverez toujours de l'avis du chantre de Don Juan :
• And the best of life is but intoxication.
Le II août, nous adressâmes nos derniers adieux à cette race pas-
sionnée, si pleine de grandeurs et de contrastes, qui a conquis la
moitié du Nouveau-Monde, qui, après l'avoir dépeuplé, l'a couvert
de cités florissantes, et qui, depuis trente ans, ne sait plus y entas-
ser que des ruines. Nous franchîmes le canal de Bahama, et nous
nous dirigeâmes vers des rivages où nous attendaient un autre peu-
ple, d'autres mœurs et de nouvelles leçons. Le 26 août 1821, nous
étions sur la rade de Staten-Island, dans la baie de New-York. Quel
magnifique spectacle présentaient alors les États-Unis ! Comme tout
y respirait le bien-être et la liberté, mais le bien-être honnête, la
liberté décente! La prospérité publique n'y cachait pas les hideux
ulcères de nos vieilles monarchies ; le corps social tout entier était
sain et robuste; des mœurs pures, un esprit profondément religieux
et l'amour du travail avaient consolidé dès le principe les institu-
tions naissantes. Je venais de passer près de quatorze mois au mi-
lieu de populations qui ne connaissaient plus aucun frein et n'obéis-
saient qu'au caprice du moment, qui, misérables jouets de quelques
chefs de bandes, se croyaient libres parce qu'elles pouvaient pério-
diquement changer à leur gré de tyrans. Ici au contraire je pouvais
admirer l'activité féconde d'un grand peuple qui, justement fier
d'avoir secoué toute entrave, avait su régler lui-même ses volontés
et discipliner ses passions. Longtemps encore après être rentré en
France, je racontais avec enthousiasme les merveilles dont mon sé-
jour sur la rade de New-York m'avait rendu témoin : ces bateaux à
vapeur qui déjà se croisaient en tout sens sur la rade, ces immenses
navires de commerce accourant vers New-York des quatre coins du
monde, cette multitude toujours occupée, où pas un citoyen ne por-
tait la livrée de la misère, ces paysans qu'une carriole élégante
transportait au marché, et qu'en tout autre pays j'aurais pris pour
des dandies allant à leurs plaisirs ou pour des négocians allant à
SOUVENIRS d'un MARIN. 661
leurs affaires! Ce dernier trait du mobile tableau qui passait chaque
jour sous mes yeux était celui qui me frappait le plus. Je ne pou-
vais m' empêcher de comparer dans ma pensée ces heureux cam-
pagnards aux Celtes à demi sauvages de notre pauvre Bretagne. Je
me demandais quelle barrière avait pu arrêter chez nous la marche
de la civilisation et quel véhicule si puissant en avait hâté les pro-
grès de l'autre côté de l'Atlantique. « La liberté! » étais-je quelque-
fois tenté de me répondre; mais la liberté a des fruits différens sui-
vant le sol qui en reçoit le germe. Il n'est point vrai d'ailleurs que ce
soit la liberté seule qui ait fait la grandeur des États-Unis. Cette gran-
deur, il la faut bien plutôt attribuer à la salutaire pratique des rigides
devoirs qu'impose un sévère christianisme. Les Américains du Nord
ont été jusqu'ici guidés par la nuée lumineuse qui conduisait les
Hébreux dans le désert. Que leurs croyances s'émoussent, et nous
verrons comment ils supporteront cette dangereuse possession de
soi-même, qui est le grand écueil des individus et des peuples ! Le
peuple américain n'a point connu d'enfance. Il est né avec la sa-
gesse de l'âge mûr; mais depuis quelques années peut-être trop de
sang étranger est-il venu se mêler à celui de la vigoureuse généra-
tion qui avait hérité des vertus d'un autre âge. En plus d'une occa-
sion déjà, la voix des aventuriers a pu étouffer celle des descendans
de Franklin et de Washington. Ce n'est plus tout à fait là, je le
crains, l'Amérique que j'ai connue. Peu m'importe que des horizons
infinis se soient tout à coup ouverts devant elle, qu'elle abaisse les
montagnes, qu'elle défriche les forêts, qu'elle joigne les océans. Je
Me me laisserai pas éblouir par ces prodiges. Les Américains sont
devenus trop turbulens pour moi. Je comprends que de nobles cœurs
préfèrent la liberté périlleuse à la servitude facile-, mais est-il donc
impossible d'échapper à cette alternative? En 1821, l'Amérique eût
pu être la seconde patrie de mon choix; il me semble qu'aujour-
d'hui je ne lui donnerais plus la même préférence parmi les pays
libres.
Nous avions jeté l'ancre devant New- York le 26 août 1821; j'en
partis le 12 septembre. Un secret pressentiment me disait de me
hâter. J'avais cependant abrégé autant que possible chacune de nos
relâches. Les yeux et le cœur constamment tournés vers la France,
je comptais avec impatience les jours qui m'en séparaient. Je n'ar-
rivai au port que pour recueillir le dernier soupir de ma femme. Il
€st des douleurs qu'on profane en les racontant. Je n'oserais d'ail-
leurs arrêter ma pensée sur les angoisses de ce cruel retour. Tout
ce que je puis dire, c'est qu'à partir de ce moment, mon existence
a été brisée. Si j'ai survécu à un deuil aussi profond, c'est que j'a-
vais à remplir un devoir que la douce compagne de ma vie ne pou-
662 REVUE DES DEUX MONDES.
vait plus partager avec moi. Je ne voudrais point m' exposer à dé-
courager de généreuses vocation^. Il ne faut pas cependant qu'on
ignore les poignantes épreuves qui attendent trop souvent le marin.
Si une humeur hardie vous entraîne vers cette rude profession, s'il
vous faut à tout prix courir à la poursuite des rêves de votre en-
fance, je ne vous en détourne pas, entrez dans la carrière où mes
cheveux ont de bonne heure blanchi; mais portez-y, jeunes gens, de
sérieuses pensées, car là plus qu'ailleurs, je vous en préviens, vous
aurez à pratiquer la religion du sacrifice.
Malgré les douloureux souvenirs que m'a laissés cette campagne
dans la Mer du Sudf je ne la considère pas moins comme une des
plus intéressantes que j'aie faites. L'émancipation des états améri-
cains et l'abolition de la traite ont marqué une étape nouvelle dans
l'histoire de l'humanité; elles ont clos à jamais l'ère des exploita-
tions coloniales et leur ont substitué le bienfait des échanges volon-
taires. L'Angleterre, — plus d'un économiste en a fait la remarque,
— n'a point eu à regretter l'affranchissement des États-Unis. Le
commerce, dans cet événement, a gagné tout ce que semblait perdre
la politique. Si l'on en excepte l'Inde, où les conditions trop âpres
de la/onquête tendront nécessairement à se modifier, on peut dire
que les colonies anglaises n'ont plus à revendiquer qu'une bien faible
part dans la prospérité du royaume-uni. Le commerce international
est la mine féconde, l'intarissable trésor où, depuis près de soixante
ans, nos voisins vont incessamment puiser leurs richesses. Ainsi que
nous commencions à le reconnaître dès 1820, c'est l'art de fabri-
quer, d'acheter et de vendre qui a donné naissance à cette puissance
colossale, dont le développement ne cache point d'autre mystère
que celui du travail opiniâtre uni à la sagacité commerciale et à
la longue habitude des grandes transactions.
Si le temps des colonies est passé, la prépondérance qu'ont su
prendre les négocians anglais sur la plupart des marchés étrangers
où nous les rencontrons peut bien être pour nous un sujet d'émula-
tion; elle ne saurait être un motif de découragement ou d'envie. Il
n'est point aujourd'hui de terrain où la France ne puisse accepter
hardiment la rivalité de l'Angleterre. Nous l'avons vue porter dans
les arts de la paix la rapidité de conception, l'ardeur d'exécution,
la furie en un mot, qui la rendent si redoutable sur les champs de
bataille. Dans quel autre pays l'industrie a-t-elle pris, depuis 1815,
un si soudain et si miraculeux essor? A quelle autre contrée chaque
année de paix a-t-elle aussi merveilleusement profité? Bien que les
expéditions lointaines aient eu de tout temps le fâcheux privilège
a ellrayer notre audace, nous n'en avons pas moins su prendre de
bonne heure notre place sur les marchés nouveaux que l'indépen-
SOUVENIRS d'un MARIN. 663
•dance proclamée par les colonies de l'Amérique du Sud ouvrait,
en 1820, aux entreprises de l'Europe. Même au-delà du cap Horn,
nous avons donc, depuis près d'un demi-siècle, de sérieux intérêts
à surveiller, nous y avons surtout de précieux germes à fomenter
et à faire éclore.
Je ne veux pas me défendre d'une prédilection secrète pour des
relations que j'ai, dans une certaine mesure, contribué à fonder :
je ne m'exagère point assurément la portée de mon intervention en
cette circonstance; mais je puis me rendre la justice que j'ai été un
des premiers à pressentir et à signaler les conséquences économi-
ques des événemens qui s'étaient accomplis pour ainsi dire sous mes
yeux. Le rapport qu'au retour de cette campagne j'adressai au baron
Portai fut de la part du cabinet français l'objet d'un examen aussi
bienveillant qu'attentif. Le développement de nos intérêts commer-
ciaux était alors la grande question du jour. C'était, on doit s'en
souvenir, l'objet avoué de notre ambition, le thème favori des médi-
tations des ministres, et, qu'on me passe l'expression, le hobby-
horse de l'époque. Lorsqu'on songe à la situation que nous avaient
faite vingt-deux années consécutives de guerre , il y aurait de l'in-
gratitude à méconnaître la tendance bienfaisante de ces préoccupa-
tions pacifiques. Jusqu'à son dernier jour, la restauration, accablée
sous le poids des gloires et des malheurs d'un autre règne, a vai-
nement cherché à réconcilier la France avec le passé et à se récon-
cilier elle-même avec l'avenir; il faut rendre du moins hommage à
ses efforts. Non contente de ranimer notre industrie mourante, de rou-
vrir à notre navigation marchande tous les ports dont une influence
hostile l'avait exclue, elle ne se lassait point, avec un budget bien
réduit, d'aller chercher, jusqu'au-delà des caps que notre pavillon
ne savait plus doubler, des débouchés nouveaux pour les richesses
naturelles de notre sol , des marchés inexploités pour les produits
de nos manufactures. Elle espérait nous désabuser ainsi des gran-
deurs de la guerre et nous apprendre à aimer les douceurs de la
paix; mais la paix doit être autre chose que le loisir et le bien-être
matériel des peuples. Sans quelque œuvre émouvante à laquelle une
grande nation trouve à s'attacher, on peut être certain que l'oisiveté
sera pour elle une mauvaise et dangereuse conseillère.
E. JuRiEN DE La Gravière.
LES
DEUX STEPHENSON
Life of George Stephenson, by Srailes; i vol., London, Miirray.
L'Angleterre peut s'enorgueillir à bon droit de sa puissance poli-
tique, des longues luttes qu'elle a soutenues pour la liberté, de ses-
institutions également bien placées à l'abri des empiétemens de la
royauté et des aveugles excès de la démagogie. Du haut de son île»
elle se vante d'assister avec tranquillité aux orages périodiques de
la politique européenne , et voit le flot des révolutions expirer de-
vant sa blanche falaise, comme cet Océan même qui l'environne de
toutes parts. Elle est fière de sa puissante marine, de son antique
aristocratie , de ses communes , dont les débats tiennent le monde
attentif et préoccupent au même degré les amis et les détracteurs
du gouvernement parlementaire. Pourtant ce que l'Anglais montre
de préférence à l'étranger qui visite son île, ce ne sont pas les salles
de Westminster, où tant de voix éloquentes se sont fait entendre
en faveur des plus illustres causes, ni les demeures somptueuses de
sa noblesse, ni tant de monumens des plus terribles victoires; ce
sont les usines, les ports, les docks, les canaux, les mines, les
fermes, les chemins de fer de la Grande-Bretagne.
La grandeur politique de l'Angleterre a en effet les racines les
plus profondes dans son activité sociale : l'amour du travail est le
trait le plus caractéristique de la forte race qui habite ce coin de
terre que les Romains appelaient le bout du monde, et qui est aujour-
LES DEUX STEPHEXSON. 665
•d'hui l'un des centres du monde. Ce qui, pour les peuples du midi,
plus capricieux, plus indolens, est une fatigue, une dure nécessité,
un devoir qu'on n'accepte qu'en le maudissant, est pour l' Anglo-
Saxon la raison de la vie, le sel de l'existence. Pour lui, le travail
€St moins un pioyen qu'un but; l'oisiveté même est plus active en
Angleterre qu'ailleurs, et la complication des conventions sociales
y fait de la vie élégante une véritable fatigue. Voyez encore de quelle
manière travaille un ouvrier anglais, un forgeron par exemple. A la
rouge lueur des fournaises, le sérieux qu'il garde a quelque chose
d'eflrayant; le Français trouve moyen de jeter une remarque ou
une plaisanterie entre deux coups de marteau; le Vulcain anglais
ne s'interrompt jamais, et son instrument retombe sur le fer sans
relâche, avec l'implacabilité du destin. Tout se fait et se mène ainsi
dans cette île, le labeur manuel, la banque, les grandes affaires, la
politique; rien de chimérique dans les esprits : l'utile et le réel do-
minent tout. Allez dans l'office de l'une de ces puissantes maisons
où princes et peuples vont solliciter des emprunts : dans quelque
rue fangeuse de la Cité ; vous verrez des salles basses et sombres où
nos manieurs d'argent français, dont les dernières années ont vu
•éclore l'éphémère fortune, rougiraient de vivre un seul jour. Qui
parle de fictions parlementaires? Il faut avoir oublié l'histoire des
Stuarts , tant de ministres décapités ou enfermés à la Tour. . . Nel-
son, le jour du combat de Trafalgar, ne perd point son temps à de
longues proclamations : « L'Angleterre, dit-il à ses marins, attend
de chaque homme qu'il fasse son devoir. »
Les races sont comme les organes divers de l'humanité; chacune
semble avoir une tâche différente à remplir. La destinée de la race
anglo-saxonne est comme tracée dans son histoire entière, dans ses
grandes entreprises de colonisation, dans le défrichement de l'Amé-
rique, dans le sillage de ces innombrables vaisseaux qui traversent
tous les océans et se chargent des dépouilles de l'univers. Prenant
au sérieux le mot biblique : « tu gagneras ton pain à la sueur de
ton front, » l'Anglo-Saxon s'est mis à la tâche avec une ardeur que
rien ne refroidit, que rien n'arrête, et avec le pain il a conquis l'or,
la puissance, la force physique et morale, la fierté. Pris d'une véri-
table fièvre d'activité, il ne s'est point contenté de suffire à ses pro-
pres besoins; il s'est mis à travailler pour le genre humain, il a fa-
briqué des étoffes, des armes, des instrumens pour le monde entier;
il envoie ses missionnaires au centre de l'Afrique pour offrir à des
tribus sauvages les produits de Manchester et de Sheffield; il rapporte
tissé à l'Américain le coton qui vient des États-Unis ; il fera demain,
si l'on veut, des joujoux pour Nuremberg et des chapeaux de paille
pour Panama. Pour être une des maîtresses du monde, l'Angleterre
s'est faite la première servante de l'humanité.
666 REVUE DES DEUX MONDES.
Dans cette immense fourmilière du travail , nul ne compte sur
autrui ; il faut faire son chemin tout seul , marcher sans retourner
la tête, lutter sans murmure, sans plainte, contre tous ks obstacles.
Malheur aux vaincus ! la pitié les soulage, mais les relève rarement.
C'est à la force de résistance, à l'obstination que se mesure la va-
leur des hommes ; une intelligence vive et passionnée , des facultés
brillantes leur sont moins utiles que la volonté et le caractère,
armures plus solides pour le combat de la vie. Il n'y a rien qu'un
véritable Anglo-Saxon vénère, admire à l'égal d'un homme qui,
suivant la mâle expression de son langage, s'est fait lui-même, qui
de la pauvreté, de l'obscurité, des bas-fonds où l'ignorance et la mi-
sère retiennent leurs milliers d'esclaves, s'est, par un lent et conti-
nuel effort, élevé jusqu'à la richesse, à la renommée, à la puissance :
si cet homme a eu le singulier bonheur, en travaillant à sa propre
fortune, d'améliorer la condition générale de ses semblables, d'a-
jouter quelque lustre à la gloire de son pays, d'ouvrir un courant
nouveau à l'activité humaine, il prend place alors parmi les favoris
de l'opinion, et la popularité lui jette toutes ses couronnes.
De telles gloires deviennent une véritable force pour les nations :
les bienfaits rendus par ceux qui conquièrent ainsi la renommée sont
de plus d'une sorte; ils ne sont pas tout entiers dans les décou-
vertes , dans les services personnels , ils se centuplent et se multi-
plient à l'infmi dans les âmes. L'exemple de pareilles destinées ré-
veille l'ambition des plus humbles, vivifie l'activité sociale, s'empare
de l'imagination populaire; que de héros n'a pas suscités dans nos
armées françaises le souvenir vivant de tant de soldats sortis des
rangs les plus infimes et devenus de grands capitaines, des conqué-
rans, des rois! En Angleterre, la classe ouvrière a eu aussi ses héros,
car on peut bien donner ce nom à des hommes qui, sans aucun se-
cours, sans capital, sans patronage, ont réussi à remporter les plus
éclatantes victoires dans les luttes pacifiques de l'industrie, et, par
le simple effort de leur intelligence , ont fait faire à la civilisation
des pas plus décisifs que tant de capitaines et d'hommes d'état. Parmi
ces hommes , il en est peu dont la vie soit aussi instructive , aussi
attachante que celle de George Stephenson, l'inventeur de la loco-
motive et le promoteur des chemins de fer. Gomme un rayon qui se
glisse dans une nuit obscure, dans combien de chaumières, de tristes
réduits, le petit livre qui résume cette existence si bien remplie n'a-
t-il pas du laisser une consolation et une espérance! L'histoire de
cet honnête et courageux ouvrier, à qui notre temps doit un de ces
services signalés qui marquent en quelque sorte une des grandes
étapes de la civilisation, est une des lectures les plus fortifiantes
qu'on puisse recommander. On voudrait voir ce livre traduit dans
toutes les langues, et répandu surtout parmi les classes populaires,
LES DEUX STEPIIENSON. 667
auxquelles il apprendrait ce que peuvent le travail intelligent, la
patience active et la probité,
Newcastle est, comme tout le monde le sait, le centre de l'un des
plus riches districts houillers de la Grande-Bretagne. A quelque dis-
tance de cette ville est un petit village nommé Wylam : on n'y voit
que peu 'de paysans; autour d'un puits d'extraction de houille se
sont groupées les chétives habitations des ouvriers mineurs. C'est
dans l'une de ces humbles demeures, encore debout cependant au-
jourd'hui, que naquit le 9 juin 1781 George Stephenson. Son père,
Robert Stephenson, gardait la pompe d'épuisement de la mine. Les
premières impressions que reçut le jeune enfant au milieu de ce noir
pays de charbon ne durent jamais s'effacer, et déterminèrent sans
doute sa vocation. Dès cette époque, la houille, en sortant des puits
d'extraction, était chargée sur des wagons qui roulaient sur des
rails, quelquefois en fonte, quelquefois en bois, jusqu'aux quais d'em-
barquement de la Tyne. La famille de Robert Stephenson était nom-
breuse, il avait six enfans; comme les trains passaient devant sa
maison même, l'aîné, George, avait charge de surveiller ses frères
et sœurs et de les empêcher de jouer sur la voie au moment du pas-
sage des trains. Son esprit fut ainsi, dès le plus bas âge, familiarisé
avec les wagons, les rails, la houille, et la grande découverte des
chemins de fer, déposée en germe dans son imagination enfantine,
n'attendit plus pour mûrir que l'âge et les circonstances favorables.
La jeunesse de George Stephenson ne connut jamais le loisir : sitôt
qu'il sut marcher, il dut se rendre utile. A Dewley-Burn, où son père
s'était établi après avoir quitté Wylam, il gardait les vaches d'une
voisine pour les préserver de la rencontre des trains chargés de
houille; il devait aussi, le soir venu, fermer les barrières sur tous
les points où des chemins traversaient la voie. Quand il en avait le
temps, le petit pâtre s'amusait à chercher des nids; plus souvent
on le voyait occupé à fabriquer, avec de la terre glaise, de petits
modèles de machines à l'image de celle que lui avait montrée son
père à l'entrée de la mine. Pendant quelque temps, on le fit travail-
ler dans les champs, extrah'e des racines , pousser la charrue ; mais
son ambition était d'être admis au nombre des ouvriers de la mine.
Il obtint rapidement cette faveur, et débuta par l'emploi modeste
de nettoyeur de charbon ; bientôt on lui donna à conduire un che-
val de manège ; enfm il put, comme apprenti, rester avec son père
et s'occuper de la machine de Dewley : il n'avait que quatorze ans
et se trouvait au comble de tous ses vœux.
La mine de Dewley épuisée, la famille se rendit à Newburn.
€eorge et le plus âgé de ses frères aidaient leur père à la machine ;
les quatre autres enfans étaient employés aux travaux extérieurs de
la mine. Pour toute cette famille, on n'avait qu'une chambre assez
668 REVUE DES DEUX MONDES.
petite; tout ce monde y vivait en commun et y couchait la nuit. La
misère était grande, les vivres coûtaient cher. Là guerre avec Na-
poléon , alors dans toute sa fureur, mettait les classes ouvrières de
l'Angleterre aux plus terribles épreuves. Heureusement qu'un nou-
veau charbonnage ayant été ouvert aux environs de Newburn, George
y fut appelé, et, suivant les règles de la hiérarchie habituelle, élevé
au rang de nettoyeur de la pompe. Il avait dix-sept ans seulement;
malgré sa jeunesse, on n'hésita pas à lui confier ce poste assez im-
portant à cause des soins scrupuleux et du zèle qu'il apportait dans-
ses fonctions. Son travail régulier l'absorbait entièrement pendant
douze heures chaque jour; mais plus d'une heure supplémentaire
était consacrée à nettoyer la machine, à la démonter, pour l'étu-
dier dans toutes les parties et se familiariser avec tous les organes.
George Stephenson comprit bientôt que pour achever son éducation
il lui était indispensable d'apprendre à lire. Bien qu'homme fait, il
se mit à l'école, et malgré la modicité de son salaire, il en consacra
une partie à payer des leçons de lecture, d'écriture et d'arithmé-
tique. On le voyait dans la j.ournée, assis près de sa machine, écrire
ou faire des calculs sur une ardoise.
Pendant qu'il continuait à s'occuper de la pompe d'extraction,
George Stephenson se familiarisait avec la manœuvre du frein. Oft
appelle ainsi dans les charbonnages l'appareil destiné à régler le
mouvement des charges de houille qui montent du fond de la mine,.
de telle façon qu'elles viennent s'arrêter précisément à l'ouverture
du puits où on les attend. Ce travail demande à la fois de l'adresse
et de l'habitude; Stephenson fut nommé garde-frein. Cette nouvelle
fonction lui laissait assez de loisirs pour qu'il pût exercer en même
temps le métier de cordonnier. Il apprit à raccommoder les sou-
liers, et ce fut de cette façon qu'il réussit à mettre de côté sa pre-
•mière guinée. Il conserva soigneusement ce trésor. La première
obole qu'on ôte au présent pour la réserver à l'avenir n'est-elle pas^
le secret des plus grandes fortunes?
Quand on est âgé d'un peu plus de vingt ans, et qu'on voit quel-
ques souverains briller dans son tiroir, à quoi songe-t-on tout na-
turellement? A se marier. C'est ce que fit George Stephenson. Il
fabriqua pour Fanny lîenderson la plus belle paire de souliers qui
fût encore sortie de ses mains. Fanny devint bientôt sa femme, et
les jeunes mariés allèrent s'établir à Willington-Quay, sur les bords>
de la Tyne. Nous y retrouvons encore Stephenson garde-frein, déjà
tourmenté par son imagination inventive, et, comme tant d'autres
avant et après lui, cherchant sérieusement le mouvement perpétuel.
Tout en dépensant à la poursuite d'une chimère les ressources de
son ingénieux esprit, U ne négligeait pas les réalités de la vie; il
continuait à faire modestement des souliers; il était aussi devenu.
LES DEUX STEPHENSOIV. 669
comme il le disait, le médecin de toutes les montres et horloges du
voisinage, qu'il réparait aussi bien qu'un homme du métier. C'est à
Willington-Quay que naquit Robert Stephenson. Sa naissance n'au-
rait pu être accueillie avec plus de joie, si l'on avait connu la bril-
lante destinée qui l'attendait; mais ce bonheur domestique ne fut
pas long : la jeune mère mourut peu après. Stephenson se vit obligé
de quitter son enfant pour aller tout au fond de l'Ecosse réparer
une machine d'épuisement. Il part le bâton à la main, et fait tout le
voyage à pied; il revient de même, pour économiser son gain. Il ap-
prend à son arrivée que durant son absence son père a été horrible-
ment brûlé par un jet de vapeur, que, devenu aveugle par suite de
cet accident, il est tombé dans la misère la plus profonde. George
se hâte, avec ses petites économies, de payer les dettes contractées
pendant la maladie, et d'assurer à son père un asile pour sa triste
vieillesse.
A ce moment, l'Angleterre, menacée dans son existence, se pré-
parait à une lutte désespérée. De 1807 à 1808, elle n'eut pas moins
de sept cent mille hommes sous les armes. George Stephenson fut dé-
signé pour entrer dans la milice. Pour échapper au service militaire,
il dut s'acheter un remplaçant et sacrifier le reste de ses économies.
Un moment il s'abandonna au désespoir, et songeait à quitter son
pays pour émigrer aux États-Unis. Causant plus tard avec un ami
des pensées qui l'assiégeaient à cette époque : « Yous connaissez,
lui disait-il, le chemin de ma maison à Killingworth ; je me rappelle
l'avoir suivi en pleurant amèrement, car j'ignorais où la destinée
allait me jeter. » Il y a ainsi dans la vie de presque tous les hommes
un tournant dangereux, un moment plein de périls, d'angoisses, où
tout semble se conjurer comme pour tenter leur courage, leur pa-
tience, souvent leur honneur. C'est dans ces épreuves critiques que
les faibles succombent et se perdent sans retour; ceux que touche
la main divine y deviennent plus forts, et s'affermissent à jamais
contre toutes les défaillances. Sortis vainqueurs de la lutte, ils n'ont
plus qu'à marcher de victoire en victoire.
George Stephenson ne recula pas un instant devant les devoirs
que lui imposait sa difficile position. Son fds grandissait et avait be-
soin d'éducation. « Dans la première partie de ma carrière, disait-il
plus tard à ce sujet, quand Robert était un petit garçon, je vis com-
bien mon éducation était insuffisante, et je me promis de ne pas le
laisser souffrir de la même privation. Je voulus le mettre à l'école
et lui faire donner une instruction libérale; mais j'étais un pauvre
homme. Comment pensez-vous que je fis? Je me mis à raccommoder
les montres des voisins la nuit, quand mon travail de jour était fini,
et c'est ainsi que je me procurai les moyens d'élever mon fils. »
Tout en faisant métier d'horloger et accidentellement aussi de
^70 REVUE DES DEUX MONDES.
cordonnier, Stephenson s'occupait avec une extrême ardeur de mé-
canique. Il introduisait dans la disposition et l'organisme des ma-
chines toute sorte d'améliorations. On commençait à venir le con-
sulter d'assez loin à ce sujet, et sa réputation se répandait peu à peu.
Il avait réussi à remettre en état et à faire fonctionner régulière-
ment quelques machines d'épuisement ou d'extraction dont tout le
monde avait désespéré, et quelques-unes de ces cures merveilleuses
lui assurèrent bientôt une position exceptionnelle parmi tous les
hommes de sa profession. Il profita de ce retour de fortune pour étu-
dier davantage, se familiariser avec l'arithmétique, apprendre à des-
siner des plans ; il acquit aussi quelques notions scientifiques sur la
mécanique et la chimie. Son fds, qu'il avait placé dans une aca-
démie de Newcastle, lui envoyait sur ces sujets des livres qu'il
lisait avec une avide curiosité.
Ce fut vers cette époque que l'esprit entreprenant et ingénieux
de Stephenson aborda l'étude d'un sujet nouveau, d'où il devait
tirer les plus magnifiques et les plus fécondes découvertes. On se
préoccupait vivement, dans tout le bassin houiller de Newcastle, de
moyens économiques pour ^;ransporter le charbon des puits d'ex-
traction aux points d'embarquement. En faisant rouler les wagons
sur des rails en bois et en fer, on avait déjà réalisé un très grand
progrès : il s'agissait maintenant de trouver une force motrice nou-
velle, en employant la force expansive de la vapeur. dans des ma-
chines mobiles elles-mêmes sur les rails et capables de remorquer
les trains auxquels elles seraient attelées. Bien des essais de loco-
motives avaient été tentés; mais ces premiers appareils pourraient
moins bien soutenir la comparaison avec nos locomotives actuelles
que les premières machines à vapeur fixes avec celles que nous ad-
mirons aujourd'hui dans nos grands ateliers industriels. Animer en
quelque sorte le fer et la fonte, lancer une machine sur des rails à
la tête d'un long convoi, donner à ce moteur aveugle la stabilité en
même temps que la vitesse, en régler tous les mouvemens, les pré-
cipiter ou les ralentir à volonté plus facilement que le cavalier le
plus habile modifie l'allure de son cheval, tel était le problème au-
quel il fallait trouver une solution. George Stephenson avait appro-
fondi avec tant de soin tout ce qui concerne les organismes des
machines, que, voyant marcher sur le chemin (tramway) de la mine
de Kenton et Coxlodge une petite locomotive inventée par Blenkin-
sop à Leeds, il s'écria tout de suite : « Il me semble que je pour-
rais mieux que cela faire marcher une machine sur ses pieds. » Le
voilà immédiatement à l'œuvre, étudiant tout ce qui avait été fait
dans ce genre, essayant toute sorte de combinaisons nouvelles.
Bientôt, sans le secours d'ouvriers constructeurs spéciaux', sans
matériel convenable, il parvient à achever une locomotive. Cette
LES DEUX STEPHENSON. 671
machine marchait avec infiniment plus de facilité que toutes celles
qui l'avaient précédée. Pourtant la vitesse ne dépassait pas encore
celle d'un cheval, et l'expérience démontra qu'elle ne présentait au-
cune économie sur l'emploi des moteurs animés. Le tirage y était
très insuffisant, et Stephenson dut chercher à l'activer. Gomme les
voisins se plaignaient de tous côtés du bruit affreux que faisait la
vapeur en s' échappant dans l'atmosphère après avoir travaillé dans
les cylindres de la locomotive, il songea à envoyer cette vapeur
dans la cheminée. Ce fut un véritable trait de lumière. L'espèce
d'expiration régulière ainsi obtenue donne naissance à un tirage
extraordinaire qu'on n'aurait pu produire par aucun autre moyen.
C'est en partie grâce à ce simple et ingénieux artifice que les loco-
motives peuvent atteindre les vitesses formidables qu'on leur im-
prime aujourd'hui. Cette invention fut essayée par Stephenson en
1815, dans une nouvelle machine, qui reçut aussi beaucoup de per-
fectionnemens mécaniques très importans, et où l'on retrouve déjà,
bien qu'en caractères encore imparfaits, les traits principaux de
la locomotive moderne.
Stephenson reconnut que les rails en fonte et les coussinets dans
lesquels ceux-ci se trouvaient adaptés étaient extrêmement impar-
faits sur les tramways des charbonnages du Northumberland et du
Durham. Les ressauts violens imprimés à la machine locomotive
par suite des inégalités et des imperfections de la voie, la fa-
tigue excessive des organes qui résultait de ces chocs, rendaient
l'exploitation presque aussi coûteuse dans le nouveau système que
dans les anciens. Il comprit qu'à un appareil d'une grande délica-
tesse mécanique devait correspondre une voie d'une perfection nou-
velle. Pour en montrer la parfaite solidarité, il se plaisait à appeler
familièrement le rail et la machine « le mari et la femme. » 11 sub-
stitua bientôt aux roues en fonte des locomotives des roues entou-
rées de bandages en fer, changea la forme des rails, altéra aussi
celle des coussinets, de façon à mieux assurer la rigidité de la voie.
Chaque jour il perfectionnait son système sur quelque point.
Vers 1818, les amis de Stephenson lui conseillèrent d'essayer sa
nouvelle locomotive sur les routes ordinaires. Faire circuler des ma-
chines à vapeur sur toutes les routes du royaume était alors le rêve
favori de tous les esprits amoureux de progrès. La sagacité de Ste-
phenson ne se laissa pas entraîner par de semblables illusions; il
savait trop bien avec quelle difficulté sa locomotive parcourait le
chemin de fer de la mine de Killingworth. Il voulut cependant faire
quelques expériences sur la résistance que les voitures rencontrent
en parcourant les routes. Il inventa pour l'occasion un dyimmomèlre^
ou mesureur de résistances, sans avoir la moindre connaissance
préalable des appareils de ce genre, dont le principe, très peu com-
672 REVUE DES DEUX MONDES.
pris à cette époque par les personnes même familières avec la méca-
nique, a, de nos jours seulement, reçu de nombreuses et très utiles
applications. Par ses expériences, Stephenson put se convaincre de
l'inutilité des efforts de ceux qui cherchaient à faire circuler de
lourdes machines à vapeur sur les routes ordinaires, où les pentes
atteignent des inclinaisons trop fortes. Il comprit que les locomo-
tives y rencontreraient des résistances insurmontables, et qu'il était
de toute nécessité de tracer pour ces nouveaux moteurs des voies
d'une perfection géométrique, aussi rapprochées que possible de
l'horizontalité parfaite. Cette conviction ne s'effaça jamais de son
esprit, et le guida plus tard, toutes les fois qu'il dut tracer le par-
cours d'un chemin de fer. A l'époque où il tenta ses premiers essais,
les erreurs les plus étranges étaient répandues sur ce sujet, que
son bon sens pratique élucida si rapidement. Tout le monde alors
par exemple croyait qu'une locomotive ne pourrait rouler que sur
une surface rugueuse, et qu'elle trouverait plus d'adhérence sur
une route caillouteuse que sur des rails métalliques et polis. On dé-
montrait très savamment que, sur de semblables barres de fer, les
roues tourneraient sur elles-mêmes sans avancer. Pendant ce temps
les machines de Stephenson n'en parcouraient pas moins le chemin
de fer de Killingworth ; mais cette belle expérience restait à peu
près inconnue. Killingworth était trop loin de Londres pour attirer
l'attention de la Société royale ou même des grands ingénieurs en
renom. L'obscurité de Stephenson, son humble extraction, sa mo-
destie même, l'isolaient encore plus que la distance.
Stephenson songeait de nouveau à émigrer aux États-Unis : en
voyant les premiers bateaux à vapeur monter et descendre la Tyne,
il avait conçu l'idée d'introduire la navigation à vapeur sur les
grands lacs de l'Amérique du Nord. Il ne donna heureusement pas
suite à ce projet, parce qu'on vint lui demander de construire, de
la mine de Helton aux bords de la Wear, près de Sunderland, un
chemin de fer du développement, alors inusité, de huit milles. La
nature très accidentée du terrain ne lui permit point de faire une
voie entièrement horizontale, et il dut combiner des paliers hori-
zontaux avec de longs plans inclinés : les premiers étaient desservis
par des locomotives, les seconds par des machines fixes, remor-
quant les trains à l'aide d'un câble. Le jour où le chemin de fer fut
inauguré, tous les gens du pays virent avec stupéfaction le cheval
de fer remorquer, avec une vitesse de quatre milles à l'heure, un
train composé de dix-sept wagons et pesant soixante-quatre tonnes.
Pendant l'année 1817, un quaker, M. Pèase, forma avec quelques-
uns de ses amis et coreligionnaires le projet d'établir une ligne de
chemin de fei;de Stockton-sur-Tees à Darlington, centre d'un riche
district houiller : on commença les premières études ; mais quand
LES DEUX STEPHENSON. 673
la demande arriva au parlement, le duc de Gleveland fit rejeter ce
qu'on nommait plaisamment « la ligne des quakers, » parce qu'elle
devait passer le long d'un de ses parcs. Après de nouvelles études
et de patiens efforts, on réussit à obtenir, dans la session suivante,
un bill qui autorisait la construction d'un chemin de fer où des wa-
gons seraient traînés «par des hommes, des chevaux, ou autre-
ment. )) La locomotive, comme on voit, n'était pas même nommée.
Stephenson alla pourtant trouver M. Pease, et lui recommanda l'em-
ploi des machines à vapeur. Les manières simples, le bon sens résolu
de Stephenson firent une profonde impression sur f esprit du qua-
ker. Il alla visiter Killingworth, et, converti aux opinions de Ste-
phenson, il obtint en 1823 un nouveau projet pour rétablissement
d'un chemin de fer à locomotives. En outre, il s'associa avec son
nouveau protégé pour fonder à Newcastle un atelier de construction
de locomotives, et le fit nommer ingénieur du chemin de fer de
Darlington à Stockton aux appointemens de 300 livres sterling. Le
champ était désormais ouvert devant Stephenson : il décida la com-
pagnie à adopter l'emploi de rails en fer au lieu de rails en fonte;
il fixa lui-même la largeur de la voie, dessina les plans de trois
locomotives. Pour augmenter la puissance de ces machines, il con-
duisit la flamme, dans le trajet du foyer à la cheminée, par un large
tube qui traversait la chaudière. Il donnait ainsi librement carrière
à son imagination inventive ; il avait dès lors conscience de la ré-
volution que ses locomotives allaient bientôt opérer. Un jour, assis
dans une petite auberge de Stockton avec son fils Robert et John
Dixon, devenu lui-même depuis un grand ingénieur, il prononça ces
paroles que par la suite Dixon se plaisait à rappeler : (( Maintenant,
mes jeunes amis, je vais vous le dire, je pense que vous vivrez assez
pour voir le jour (pour ma part, je ne le verrai peut-être pas) où
les chemins de fer détrôneront toutes les autres voies de communi-
cation dans ce pays, — où les dépêches iront en chemin de fer,
où les voies ferrées deviendront le grand chemin du roi et de tous
ses sujets. Le temps approche où il sera moins coûteux à un ouvrier
de voyager en chemin de fer que de marcher à pied. Je §ais qu'il
y aura de grandes, presque d'insurmontables difficultés à vaincre;
mais ce que j'ai dit doit arriver aussi sûrement que nous existons.
Je désire seulement voir ce jour, bien que je puisse à peine F espé-
rer, car je sais combien est lent tout progrès humain, et avec quelle
difficulté j'ai fait adopter la locomotive, malgré le succès de f expé-
rience continuée depuis plus de deux ans à Killingworth. »
Le chemin de fer de Stockton à Darlington fut inauguré le 27 sep-
tembre 1825; au milieu d'un immense concours de population, la
première locomotive remorqua un train de trente -huit voilnires
TOME XXV. ' 43
67A ' RETUE DES DEUX MONDES.
chargées les unes de charbon, les autres de curieux. On n'y voyait
qu'une seule voiture à voyageurs proprement dite, sorte de lourd
omnibus, sans élégance, construit sur les dessins et à la demande
de Stephenson ; mais on songeait encore si peu à voyager sur les
chemins de fer, que les directeurs, uniquement préoccupés du trans-
port du charbon, abandonnèrent à un entrepreneur le droit de cir-
culer sur la voie avec cet omnibus, traîné par deux chevaux. On
parcourut d'abord une fois par jour seulement la distance de Dar-
lington à Stockton ; les voyageurs affluèrent presque aussitôt, et de
nouvelles voitures furent construites; la concurrence de plusieurs
entrepreneurs rendit le service ordinaire du chemin de fer de plus
en plus difficile , et la compagnie dut se décider à reprendre elle-
même en main le transport combiné des marchandises et des voya-
geurs. Les bénéfices s'accrurent au-delà de toute espérance : on
n'avait jamais compté que sur un transport annuel de 10,000 tonnes
de charbon à Stockton. Au bout de peu de temps, le chiffré s'éle-
vait à 500,000 tonnes, et au point d'embarquement, alors désert, on
voyait s'élever la ville, aujourd'hui si florissante, de Middleborough,
qui compte déjà plus de quinze mille habitans.
Cette première victoire de George Stephenson fut suivie de nou-
veaux et rapides succès : Manchester commençait à prendre le gi-
gantesque développement qui a fait de cette ville le centre industriel
le plus important de la Grande-Bretagne, et lui a valu dans la
représentation nationale une place en quelque sorte exceptionnelle.
Manchester reçoit du port de Liverpool le coton brut qui est mis en
œuvre dans ses nombreuses filatures : à l'époque dont nous parlons,
le transport se faisait sur les canaux ; mais durant les grands froids
les bateaux étaient arrêtés par la glace, et il arrivait quelquefois
que la matière première restait plus longtemps en route de Liver-
pool à Manchester que des ports des États-Unis aux ports anglais.
On songea, pour assurer plus de régularité et de célérité aux 'trans-
ports, à établir entre les deux villes une voie ferrée. A plusieurs
reprises, on envoya des agens à Stockton pour examiner le sys-
tème de Stephenson et l'interroger lui-même; enfin on lui confia
les premières études de la ligne projetée. Cette mission n'était pas
sans danger : les fermiers et les laboureurs du pays se montraient
des plus hostiles à une entreprise qu'on leur avait fait considérer
comme très menaçante pour leurs intérêts; ils s'opposèrent souvent
avec une extrême brutalité aux études préliminaires sur le terrain.
Les tenanciers des lords Derby et Sefton et les employés d'un ca-
nal, qui était la propriété du duc de Bridgewater, se montrèrent par-
ticulièrement obstinés. A Knowley, Stephenson fut chassé lui-même
par les fermiers de lord Derby, et l'accès des terres du noble duc
I
I
LES DEUX STEPHENSON. 675
lui fut interdit sous les menaces les plus sévères; il fallut revenir en
force pour opérer à la hâte quelques nivellemens. Pour tromper la
surveillance des gardes du duc de Bridgewater, on eut recours à*la
ruse : on tira des coups de fusil la nuit pour les entraîner sur la trace
de prétendus braconniers ; pendant cette fausse alerte, on fit préci-
pitamment un lever de plan au clair de lune.
Le bill relatif au chemin de fer de Liverpool à Manchester fut dis-
cuté au mois de mars 1825 par un comité de la chambre des com-
munes; il y rencontra une opposition formidable. Stephenson dut
prendre place dans ce qu'on nomme en langage parlementaire le
iviitness-box pour fournir des explications sur son projet et répon-
dre aux objeotions de ses adversaires. Pour un homme qui sait mieux
agir que discuter et parler, il n'y a pas d'épreuve plus terrible que
de se trouver en face de personnes habituées à tous les artifices et
à tous les détours de la polémique. Outre les hommes de loi, Ste-
phenson avait d'ailleurs à combattre des ingénieurs bien connus,
qui tous déclaraient son' projet inadmissible, la vitesse qu'il s'en-
gageait à obtenir chimérique, et en tout cas pleine de dangers. Le
tracé ne trouvait pas plus grâce devant eux que l'emploi de la lo-
comotive; on contestait surtout la possibilité de franchir l'immense
tourbière de Ghat-Moss, située entre Liverpool et Manchester, où
Stephenson avait hardiment proposé de faire passer son chemin de
fer.
Pendant le long assaut qu'il eut à subir, Stephenson trouva, mal-
gré son embarras, quelques répliques assez heureuses. Un chemin
de fer, lui demandait-on, dans le cas où il serait assez solide pour
supporter le poids d'un convoi animé d'une vitesse de quatre milles
à l'heure, pourrait-il résister à la pression qui résulterait d'une vi-
tesse de douze milles (c'est celle que Stephenson s'engageait à at-
teindre)? «Je suppose, répondit-il, que plus d'une personne ici a
patiné sur la glace ; en ce cas , ces personnes doivent savoir que la
glace les supporte mieux quand elles vont très vite que lorsqu'elles
glissent lentement : quand on avance avec beaucoup de rapidité, le
poids, en une certaine façon, devient insensible. » Un autre mem-
bre du comité lui posait l'objection suivante : « Admettez qu'une
de vos machines circule sur la voie avec une vitesse de neuf ou dix
milles par heure, et qu'une vache par hasard s'y rencontre ; ne se-
rait-ce pas là une circonstance bien fâcheuse ? — Oui , lui fut-il ré-
pondu, très fâcheuse en effet pour la vache ! »
L'autorité professionnelle des hommes spéciaux consultés par le
comité de la chambre des communes et l'éloquence des membres
opposans firent rejeter le bill. Il faut citer textuellement quelques-
unes des triomphantes déclarations sous lesquelles on parvint à ac-
cabler le malheureux Stephenson ! « Aucun ingénieur dans son bon
676 REVUE DES DEUX MONDES.
sens n'aurait pu songer à traverser Chat-Moss pour joindre par un
chemin de fer Liverpool et Manchester. On ne pourrait y établir une
voie ferrée sans enfoncer dans la tourbière. — Chaque partie de ce
projet montre que cet homme (Stephenson) s'est appliqué à un
sujet dont il n'a aucune connaissance , et où il ne peut apporter
aucun élément scientifique. — Les machines locomotives dépendent
dans leur action du temps : un coup de vent assez fort pour gêner
la navigation sur la Mersey rendrait impossible le voyage d'une
locomotive. »
Les directeurs du chemin projeté ne furent point découragés par
cette première défaite, et recommencèrent de.^nouvelles études; seu-
lement, comme on avait tiré grand parti dans le comité des com-
munes de quelques erreurs de détail découvertes dans les- plans,
levés, on l'a vu, avec tant de précipitation et de difficulté, l'exé-
cution des études supplémentaires fut confiée à des ingénieurs
d'une grande notoriété : ils s'écartèrent des domaines de lord Sef-
ton, passèrent aussi loin que possible de la résidence de lord Derby:
enfin, en ce qui concernait l'emploi des locomotives, on ne réclama
dans le nouveau bill l'insertion d'aucune clause particulière auto-
risant la compagnie à user de ce nouveau moteur. Au cas où l'on
reviendrait plus tard à ce projet, on se soumettait d'avance à toutes
les restrictions, à toutes les mesures de prudence que le parlement
pourrait imposer. A ces conditions, le bill passa; Stephenson fut
nommé ingénieur en chef, et mit aussitôt la main à la partie de son
chemin de fer qu'on avait hautement proclamée « impossible. » Les
premiers chantiers furent installés sur la tourbière de Chat-Moss.
Pour 'traverser ce terrain spongieux, toujours imbibé d'eau, élas-
tique, obéissant à la moindre pression, Stephenson eut l'idée hardie
de construire une sorte de grand radeau avec des pièces de bois, de
la mousse desséchée et des terres rapportées. Ce radeau devait être
assez large pour que le poids d'un train, réparti sur une très grande
surface, ne pût déterminer aucun affaissement permanent du sol.
Nous ne pouvons raconter ici en détail quelles difficultés Stephenson
eut à vaincre pour exécuter ce vrai chemin de fer flottant. Plus d'une
fois on voulut arrêter le travail, mais l'opiniâtreté de l'ingénieur
triompha de tous les obstacles, et quand le chemin de fer fut ouvert,
on dut reconnaître que la voie n'était nulle part plus sûre qu'à tra-
vers ce marécage, où l'on craignait de voir les trains s'enfoncer et
disparaître.
Stephenson dirigea lui-môme et jusque dans les moindres détails
l'exécution de tous les travaux d'art du chemin de Liverpool à Man-
chester. Dans cette tâche difficile, pour laquelle on n'avait encore
ni précédons ni modèles, il fit preuve d'une remarquable aptitude
d'organisateur, qualité non moins nécessaire aux grands ingénieurs
LES DEUX Stephensox. 677
que les connaissances techniques. La voie terminée, les directeurs
durent choisir un système de traction : les ingénieurs consultés sur
ce point recommandèrent unanimement l'emploi de machines à va-
peur fixes , réparties de distance en distance sur toute la longueur
du chemin, et devant, à l'aide d'un câble, remorquer ies trains
d'une station à l'autre. Stephenson, seul contre tous, patronait la
locomotive et défendait son opinion avec modestie, mais avec une
fermeté imperturbable, contre les plus célèbres autorités. Sur ses
instances , on alla visiter à plusieurs reprises le chemin de fer de
Darlington à Stockton, desservi par les locomotives sorties de .ses
ateliers de Newcastle. Les directeurs, dans leur embarras, eurent
l'heureuse idée d'ouvrir un concours où ils appelèrent les ingénieurs
de tous les pays: un prix de 500 livres sterling était offert à celui
qui, le 10 octobre 1829, présenterait une locomotive, pesant six
tonnes au plus, capable de remorquer vingt tonnes à la vitesse de
dix milles par heure. Stephenson se prépara avec ardeur à une
épreuve d'où dépendaient sa réputation et son avenir. Il avait depuis
quelque temps mis à la tête de son atelier de construction de New-
castle son fils Robert, revenu de l'Amérique du Sud, où il était allé
exploiter des mines d'argent. Le père et le fils se mirent à l'œuvre
avec un zèle égal, et s'appliquèrent à donner à leur locomotive une
puissance nouvelle. Le principal défaut de ces machines consistait
dans la production insuffisante de vapeur; l'ébullition n'y était pas
assez active, parce que la flamme n'échauffait la chaudière que sur
une trop» petite surface dans le trajet du foyer à la cheminée. Pour
agrandir la surface de chaujfey Stephenson avait bien, comme on
l'a vu déjà , introduit à l'intérieur de la chaudière un grand
tube où circulait la flamme; mais ce moyen était encore insuffisant.
Ln Français, M. Marc Séguin, attaché au petit chemin de fer de
Saint-É tienne, avait, en 1829, découvert la véritable chaudière qui
convient aux locomotives; on la nomme chaudière tubulaire ^ parce
qu'elle est sur toute la longueur traversée par un grand nombre de
tubes creux qui servent de conduits à la flamme : la masse de l'eau,
par ce moyen aussi simple qu'énergique, n'est plus seulement
échauffée parles simples parois d'un récipient qui la contient, mais
par une multitude de canaux qui apportent la chaleur dans toutes
les parties. M. Henry Booth, secrétaire du chemin de fer de Liver-
pool à Manchester, sans avoir, paraît-il, connaissance des heu-
reux essais de M. Séguin, eut la même idée que lui, la soumit à
George Stephenson, qui en comprit immédiatement la portée et
l'adopta avec empressement. Dès longtemps il avait, contrairement
à tous les ingénieurs de son époque, compris que la vitesse des lo-
comotives était intimement liée aux dimensions de la surface de
chauffe, et que, pour atteindre une célérité encore inconnue, il suf-
678 REVUE DES DEUX MONDES.
fisait d'obtenir la production rapide et facile d'une immense quan-
tité de vapeur.
Le problème était désormais résolu dans toutes ses parties : d'un
côté, par l'agrandissement de la surface de chauffe dans les chau-
dières tubfcilaires; de l'autre, par l'activité imprimée au tirage, que
Stephenson obtenait en donnant issue dans la cheminée à la vapeur
expulsée des cylindres où elle accomplit son travail. Ce double ca-
ractère est, on peut le dire, le trait fondamental de la locomotive ;
le reste n'est que détail mécanique. Ces conditions de succès se
trouvaient pour la première fois combinées dans la machine soumise
par Stephenson à l'examen des juges du concours, et Rocket^ c'était
le nom de cette locomotive, obtint le prix, que trois autres machines
essayèrent à peine de lui disputer : a la stupéfaction générale , on
la vit marcher par momens à la vitesse, alors incroyable, de 35 milles
par heure. Il ne fut plus question de machines fixes, et bientôt le
train d'inauguration parcourut la voie de Liverpool à Manchester.
On vota des resolutions où l'on exalta l'habileté et l'infatigable per-
sévérance de l'homme qui, peu de temps auparavant, était encore
traité avec tant de dédain, et l'ancien ouvrier mineur prit tout d'un
coup place au premier rang des ingénieurs et des inventeurs de son
pays.
Si la cause des chemins de fer était gagnée , de grands travaux
étaient encore nécessaires pour en améliorer le matériel. Stephenson
s'y appliqua avec autant de patience que de sagacité. Il donna plus
de rigidité à la voie , en augmentant le poids des rails, en les fixant
les uns aux autres' avec plus de soin. Les voitures à voyageurs n'a-
vaient d'abord été construites que sur le modèle des lourds wagons
de houille : il fallut en établir de plus commodes, douées à la fois
de solidité et d'élasticité. Stephenson imagina le premier le mode
de suspension actuel, ainsi que les ressorts destinés à amortir les
chocs violens des voitures les unes contre les autres; il inventa un
moyen pour lubrifier convenablement les essieux, désormais doués
d'une vélocité extraordinaire, construisit des freins pour arrêter les
trains en marche; mais l'objet principal de ses études était toujours
la locomotive même , dont il s'efforça constamment d'augmenter la
puissance et la stabilité.
Malgré l'éclatant succès obtenu par Stephenson, on continuait
d'attaquer l'invention nouvelle; on parlait d'effroyables accidens,
purement imaginaires. Le parlement, appelé à concerter des me-
sures pour le perfectionnement des voies de communication du
royaume, feignit d'ignorer l'existence du chemin de fer de Manches-
ter à Liverpool, et vota des sommes considérables pour l'améliora-
tion des routes ordinaires. Le comité recommandait seulement l'es-
sai des locomotives sur ces routes; on ne comprenait pas encore que
LES DEUX STEPHENSON. 679
la machine à vapeur et la voie ferrée ne sont que les organes corré-
latifs d'un même système, et que vouloir lancer des locomotives sur
les routes ordinaires, c'est inviter des voyageurs à monter dans un
train qui déraille. L'intérêt privé discerna plus rapidement que ne
pouvait le faire une assemblée politique l'avantage incontestable
des nouvelles voies de communication, et l'on vit se former ces puis-
santes sociétés qui, sans patronage, se passant de l'appui du gouver-
nement, réussirent, par les seules ressources du crédit, à couvrir
l'Angleterre d'un réseau serré de chemins de fer, à exécuter dans
l'espace de quelques années le plus gigantesque ensemble de tra-
vaux dont aucun âge puisse se glorifier. Stephenson avait sa place
marquée dans ces grandes entreprises : après le chemin de fer de
Liverpool à Manchester, il construisit une petite ligne de Canter-
bury à Whitstable. Son fils Robert fut nommé, quoique fort jeune
encore, directeur du chemin de Leicester et Swannington, destiné
à ouvrir des débouchés aux districts houillers du comté de Leices-
ter. On vit alors les ingénieurs qui avaient employé leur autorité
à combattre les premiers projets de George Stephenson construire
eux-mêmes ces chemins de fer dont ils avaient si bien démontré
l'absurdité. Stephenson et son fils firent pour leur part le réseau du
Lancashire, dont l'industrieuse Manchester est le centre, et bientôt
ils songèrent à relier cette ville à Birmingham, et Birmingham
même à Londres. Ce dernier projet excita une opposition inouie :
des meetings eurent lieu dans toutes les villes où devait passer la
longue artère destinée à décupler les forces productives de la Grande-
Bretagne, et l'on y vota les résolutions les plus violentes et les plus
absurdes. En dépit de toutes ces résistances, les études furent exé-
cutées. Les directeurs n'épargnèrent aucune tentative pour se conci-
lier les propriétaires ; leur bill, admis après de longues discussions
par la chambre des communes, fut rejeté par les lords. L'année sui-
vante, il passa sans conteste; mais dans l'intervalle on avait été obligé
déporter le chiffre des achats de terrain de 250,000 à 750,000 livres
sterling; les frais de parlement s'élevaient jusqu'à 72,868 livres.
Des charges semblables pèsent encore aujourd'hui sur la plupart
des chemins de fer anglais , et sont la principale cause des faibles
dividendes qu'ils distribuent. La concurrence des lignes, l'abus des
emprunts, une mauvaise administration financière, la multiplication
des embranchemens, achevèrent le mal; mais à l'époque où fut
commencée la ligne de Londres à Birmingham , on ne pouvait en-
core prévoir tous ces mécomptes, et l'on entrait à peine dans ce
qu'on pourrait appeler l'âge d'or des chemins de fer.
La ligne de Londres à Birmingham fut, à cause de la longueur
du parcours, divisée en dix-huit sections, dont les travaux furent
confiés à autant d'entrepreneurs différens. Tout dans cette industrie
680 REVUE DES DEUX MONDES.
aujourd'hui si puissante était à créer : on ne connaissait pas encore
xes grands entrepreneurs qui peuvent transporter partout un im-
mense matériel et un personnel bien dressé , et qui construisent les
voies avec une merveilleuse rapidité. Des dix -huit entrepreneurs
du chemin de Londres à Birmingham, onze furent ruinés, et la com-
pagnie dut reprendre leurs travaux. Quelques-uns, il est vrai, eurent
à surmonter des difficultés inattendues : la tranchée de Blisworth
et le tunnel de Kilsby sont encore aujourd'hui cités parmi les plus
formidables travaux de ce genre. On vit sur les nouveaux chemins
de fer se former peu à peu un type spécial d'ouvriers terrassiers.
Les navvieSy c'est ainsi qu'on les nomme. en Angleterre, ont un cos-
tume particulier; sans demeure fixe, ils vont sans cesse d'un chan-
tier de terrassement à un autre; doués d'une force extraordinaire,
on les voit quelquefois travailler pendant seize heures de suite ; leurs
immenses brouettes sont toujours chargées de trois à quatre cents
livres de déblais. Associés par petits groupes au nombre de dix ou
douze, ils font leurs conditions avec les entrepreneurs, et quand
l'un d'entre eux ne travaille pas suffisamment, il est exclu du groupe
[gang) par ses camarades eux-mêmes.
Depuis le jour où fut commencé le chemin de Londres à Birmin-
gham, il ne se fit pas une voie ferrée en Angleterre que George Ste-
phenson n'eût à s'en occuper. Il s'établit d'abord à Alton-Grange,
dans le comté de Leicester; il y avait commencé l'exploitation d'une
mine de charbon, ce qui ne l'empêchait pas de consacrer une acti-
vité incessante à ses ateliers de construction de INewcastle et aux
nombreuses lignes de chemin de fer au sujet desquelles il était con-
sulté. Il dictait quelquefois des lettres pendant douze heures de
suite, car il avait appris l'écriture si tard qu'il n'aima jamais à tenir
la plume lui-même. Tout le réseau ferré qui relie York, Manchester,
Leeds, Sheffield, Derby et Birmingham, fut exécuté sous sa direc-
tion. Pendant la construction du chemin de Derby à Leeds, il vint
se fixer dans le beau domaine de Tapton-House : il y était à la tête
d'importans charbonnages, et créa tout auprès les usines à fer de
Glay-Cross. Le temps du repos était arrivé pour lui; peu à peu il
se retira des grandes entreprises de chemins de fer, laissant à ses
élèves, surtout à son fils, le soin de compléter son œuvre. Son repos
même ne fut point inactif; de tous côtés, on ne cessait de réclamer,
sinon sa coopération, au moins ses conseils. Le roi des Belges, qui
de très bonne heure fut pénétré de l'importance des chemins de fer,
consulta le grand ingénieur anglais au sujet du réseau qui devait
unir les diverses parties de son royaume. Stephenson fit deux voyages
en Belgifjue; il visita avec un extrême intérêt les grands districts
houillers du pays, et reçut du roi Léopold la croix de chevalier, seule
distinction honorifique qu'il accepta durant sa longue carrière. Il
LES DEUX STEPHENSON. 681
avait toujours refusé de prendre un siège au parlement; durant son
ministère, sir Robert Peel lui offrit inutilement à plusieurs reprises
le titre de baronet. L'ancien ouvrier mineur aimait à dire malicieu-
sement: ((On m'appelait autrefois George Stephenson tout court; au-
jourd'hui on m'appelle George Stephenson, esquive j Tapton-Ilouse.»
Outre la Belgique, il visita l'Espagne en compagnie de sir Joshua
Walmsley, qui était en négociation avec le gouvernement espagnol
au sujet de l'ouverture d'une ligne de chemin de fer de Madrid à
la baie de Biscaye. Il traversa rapidement la France, examina avec
un très vif intérêt les travaux du chemin de fer d'Orléans et de
Tours. Arrivé en Espagne, il parcourut la ligne projetée, mais ne
fut satisfait du résultat de ses études ni au point de vue technique
ni au point de vue commercial. Sur ses conseils, la compagnie an-
glaise abandonna l'entreprise. Il faut remarquer ici que Stephen-
son, accusé au commencement de sa carrière d'être un esprit aven-
tureux et amoureux de chimères, se montrait au contraire toujours
réservé, timoré même toutes les fois qu'on invoquait son autorité.
Ces craintes résultaient d'une scrupuleuse honnêteté; il ne voulait
pas qu'on fît appel au crédit public sans s'être assuré les meilleures
chances de succès. Il n'était point, comme se sont montrés tant
d'autres ingénieurs, uniquement préoccupé de laisser dans de dis-
pendieux et magnifiques travaux d'art un monument élevé à sa
propre gloire. Il évitait avec un soin extrême tout ce qui pouvait
aggraver les dépenses, et son système constant a été en matière de
tracé de chercher la voie la plus facile, dût-elle être la plus longue.
Fortement persuadé que la locomotive perd ses principaux avan-
tages quand on lui donne à gravir des rampes trop inclinées, il était
partisan des pentes très faibles; mais on vit bientôt se former contre
lui Une école d'ingénieurs qui allèrent jusqu'à soutenir qu'une suc-
cession de montées et de descentes était préférable à un tracé hori-
zontal. De nos jours, on a pu reconnaître l'absurdité d'une pareille
doctrine. Si les progrès opérés dans la construction des locomotives
permettent d'être beaucoup moins réservé que Stephenson, les in-
génieurs ne s'écartent pourtant des règles qu'il suivait que lors-
qu'une nécessité rigoureuse les y contraint.
Après les luttes qu'il lui fallut soutenir en faveur de son système
de tracé, Stephenson eut à défendre la locomotive elle-même contre
la compétition d'un système nouveau qui porte le nom de système
atmosphérique. Presque tout le monde le connaît en France par l'ap-
plication qui en a été faite à Saint-Germain : on sait que les convois,
au lieu d'être remorqués par une machine, sont entraînés par un
piston qui se meut dans un long tube, où l'on fait le vide au moyen
de puissans appareils pneumatiques; l'air pousse le piston du côté
où le vide s'opère, et les voitures qui s'y attachent obéissent à la
682 REVUE DES DEUX MONDES.
même impulsion. Hautement préconisé par. des ingénieurs célèbres,
notamment par Brunel et par sir William Gubitt, puissamment pa-
troné dans le parlement, le système nouveau fut bientôt opposé à
l'invention de George Stephenson. Ce ne fut pas sans quelque émo-
tion que celui-ci alla pour la première fois, avec M. Yignolles, visiter
un modèle de chemin atmosphérique; il l'examina quelque temps
-avec une extrême attention, puis, avec une grande assurance :
« Ceci, dit-il, ne pourra réussir; qu'est-ce autre chose que la ma-
chine fixe avec un câble, sous forme nouvelle? » jugement plein de
justesse, que le temps a confirmé. Le système atmosphérique est
aujourd'hui abandonné, et malgré tout ce qu'il a d'ingénieux, il
finira peut-être par tomber dans l'oubli.
La sagacité de Stephenson s'exerça plus d'une fois sur des sujets
bien étrangers à la mécanique. A l'époque où il était encore em-
ployé dans des mines, il découvrit une lampe de sûreté, sans con-
naître les essais du même genre faits par le célèbre chimiste sir Hum-
phry Davy : si son nom n'eût été alors si obscur, Stephenson aurait
peut-être partagé avec Davy la gloire de cette utile invention , qui
a contribué si puissamment à diminuer le nombre des victimes dans
les mines de charbon. Se promenant un jour avec le docteur Buck-
land, bien connu par ses travaux scientifiques, sur la terrasse de
Drayton, résidence de sir Robert Peel, Stephenson vit passer de loin
un convoi suivi de son long panache de fumée : a Eh î Buckland, lui
dit-il, j'ai une question à vous poser. Me direz-vous quel est le pou-
voir qui fait marcher ce train? — Mais, répondit son interlocuteur,
je suppose que c'est une de vos grosses machines. — Oui, mais qui
fait aller la machine? — Sans doute un bon mécanicien de New-
castle. — Que penseriez-vous si c'était la lumière du soleil? — Com-
ment? répond le docteur. — C!est pourtant cela même. C'est de la
lumière emmagasinée dans la terre pendant des myriades d'années,
de la lumière absorbée par des plantes, et nécessaire à la condensa-
tion du carbone pendant qu'elles se développaient. Maintenant, après
avoir été ensevelie durant de longs âges dans les couches de houille,
cette lumière latente nous est rendue, elle se délivre, elle travaille
dans cette locomotive pour le plus grand bien de l'humanité. )) Sans
s'en douter, Stephenson développait ainsi une des plus admirables
inductions de la science moderne, c'est-à-dire la transformation ré-
ciproque de la lumière et de la chaleur en travail mécanique. Ce phé-
nomène est devenu l'objet des plus curieuses études, et M. Grove
n'a pas manqué de rapporter cette boutade de Stephenson dans son
remarquable ouvrage sur la Corrélation des Forces physiques.
George Stephenson passa la fin de sa vie à Tapton-House. Il avait
toujours aimé avec passion la vie rurale; il s'occupait avec intérêt
de ses fleurs, de sa basse-cour, de ses fermes, de perfectionnemens
LES DEUX STEPHENSON. 683
agricoles; son existence était devenue tout à fait celle d'un country-
gentleman anglais. Dans ses rapports avec les propriétaires, ses voi-
sins, il apportait une simplicité et une bonhomie qui font trop sou-
vent défaut à ceux qui ont été les artisans de leur propre fortune.
Il rappelait volontiers les souvenirs de sa pénible jeunesse, mais il
le faisait sans faux orgueil et sans affectation. « Je viens de Gal-
lerton (près Newcastle), disait-il un jour à un de ses amis; j'ai revu
les champs où je tirais des navets à 2 pence la journée. » Il n'allait
plus que rarement à Londres; il y assistait aux conférences tenues
dans le bureau de son fils, véritable ministère des travaux publics
de la Grande-Bretagne; cependant il revenait toujours avec plaisir
à Tapton. Mille ouvriers occupés dans ses mines et ses forges le re-
gardaient comme un père : il faisait élever des écoles, créait des
caisses de secours et de prévoyance, ouvrait des salles de lecture ;
jusqu'au dernier moment, il s'occupa du bien-être de ceux qui l'en-
touraient. Il mourut le 12 août 18/i8, à l'âge de soixante-sept ans,
léguant à ses concitoyens l'exemple de ce que peut la persévérance,
jointe à l'intégrité du caractère, et au monde la plus admirable et'
la plus féconde découverte des temps modernes.
Robert Stephenson, qui pendant si longtemps avait secondé son
père dans ses travaux, devait encore agrandir la gloire du nom qu'il
portait. Une partie considérable du réseau des chemins de fer de la
Grande-Bretagne fut construite sous sa direction, et il présida aux
études et à l'établissement des voies ferrées dans beaucoup de pays
étrangers : la Norvège et la Toscane lui doivent leur réseau; il s'oc-
cupa aussi des chemins de fer du Danemark, de l'Allemagne, de la
Suisse, du Canada, de l'Inde anglaise; la ligne d'Alexandrie au Caire
est l'une de ses œuvres. Parmi les grands travaux d'art qu'on lui
doit, il faut citer le pont sur la Tyne à Newcastle, construit en bois
et en fer, les tunnels et les remblais du chemin de fer de Chester à
Holyhead, les ponts de Conway et Britannia, sur le détroit de Menai,
les ponts du Nil, le pont Victoria, qui unit les deux rives du Saint-
Laurent au Canada.
Ces grands ouvrages ont été en quelque sorte le dernier terme
des progrès que l'industrie des chemins de fer a su réaliser dans
l'une des branches les plus importantes de l'art de la construction.
Les premiers ponts en pierre avaient des arches circulaires, qu'il
fallait élever à une très grande hauteur, quand on voulait leur don-
ner des dimensions assez grandes pour que la navigation ne fût pas
gênée. On substitua graduellement aux cintres pleins des arches
surbaissées, d'une portée de plus en plus hardie. Puis, pour obtenir
des portées encore plus grandes, on remplaça la pierre par la fonte
et le fer. Enfin l'attention des ingénieurs se porta sur le système
des ponts suspendus : on revenait ainsi, par un long détour, au
684 « REVUE DES DEUX MONDES.
pont des peuples à demi civilisés. Changez en fortes chaînes, en
câbles de fer, les légers cordages que les habitans de l'Amérique du
Sud et de l'Inde jettent au-dessus de leurs immenses cours d'eau,
et vous aurez le pont suspendu moderne. Il y a pourtant un pont
plus simple encore que le pont de cordages, c'est le pont des mon-
tagnes, le sapin appuyé sur deux rochers au-dessus d'un précipice.
Le principe de ce pont rustique a été d'abord appliqué aux États-
Unis sous sa forme nouvelle : les ponts de bois en treillis, qui tra-
versent tous les fleuves d'Amérique , ne sont autre chose que de
grandes poutres artificielles jetées entre les deux rives, assez rigides
pour ne pas plier sous les plus lourdes charges, assez légères pour
qu'on puisse franchir par ce moyen les portées les plus extraordi-
naires. Aujourd'hui ces grandes poutres creuses se font surtout en
fer, soit avec de la tôle, soit avec des barres dont le treillis imite tout
à fait les treillis de bois des ponts américains. La première et la plus
célèbre application de ce système nouveau fut faite par Stephenson
au détroit de Menai.
Le pont Britannia est un immense tube formé par des pièces de
tôle rivées les unes aux autres. Ce tunnel aérien, de forme rectan-
gulaire, unit le Gœrnarvon à l'île d'Anglesea. Trois piles seulement
le supportent; deux sont appuyées sur les rivages opposés, la troi-
sième sur un rocher qui surgit dans le détroit. Cette troisième pile,
nommée la Tour-Britannia, s'élève à deux cent trente pieds au-des-
sus du niveau moyen de la mer. Aux deux extrémités du tube, les
maçonneries qui servent d'appui au pont ont jusqu'à cent soixante
pieds d'élévation. Les vaisseaux passent librement sous le noir tube
saspendu à cette immense hauteur. Les flots tourmentés du canal de
Saint-George assiègent en vain les masses formidables qui le sou-
tiennent, et leur éternel murmure se mêle au tonnerre retentissant
des trains qui s'engouflrent dans la grande galerie de fer.
Yeut-on savoir comment Robert Stephenson parvint à élever ces
lourdes masses de tôle sur les piliers qui les supportent? Ja^iais
opération plus grandiose ne fut exécutée par des moyens plus sim-
ples et plus ingénieusement combinés. Le tube fut construit sur le
rivage même de la mer, sur un plancher en bois soutenu par d'im-
menses pontons plats. Les vaisseaux, chargés de tôle et de fer, ve-
inaient s'y décharger; des machines à vapeur y étaient installées
pour découper la tôle, creuser les trous destinés à recevoir les rivets
qui assujettissent les plaques contiguës. Ces rivets étaient martelés
à la main, et l'on peut avoir une idée du spectacle que devait four-
nir le tube en construction, quand on songe qu'il n'y entre pas
moins de deux millions de ces rivets en fer. Le plancher sur lequel
reposaient les chantiers était supporté par quatre pontons de cent
pieds de longueur. Tant que le tube resta inachevé, ces bateaux de-
LES DEUX STEPHENSON. 685
meure rent échoués et remplis d'eau. Le tube pesait 1,800 tonnes, et
l'on avait calculé que les pontons, une fois vidés, s'élèveraient avec
une force d'ascension qui n'était pas inférieure à 3,200 tonnes.
Quand tout donc fut terminé, on n'eut qu'à fermer les valves par
où chaque jour les eaux s'introduisaient à la marée montante :
le flux arriva, et l'on vit la masse énorme du tube s'élever graduel-
lement sans la moindre difficulté. Soulevé par la forte pression
de l'Océan, le radeau flottant fut remorqué par des bateaux à va-
peur jusqu'aux piles en maçonnerie. Le tube fut amené sur des ap-
puis qu'on avait préparés. Les valves des pontons rouvertes, ceux-ci
se séparèrent du tube et descendirent au fond de l'eau. Le tube lui-
même resta isolé sur ses appuis provisoires. Cette difficile opération
avait été si bien préparée, qu elle put être terminée dans l'espace
d'une seule marée et sans qu'aucun accident vînt l'interrompre. Une
opération non moins difficile restait encore à faire : il fallait hisser
le tube jusqu'au sommet des piles. Cette fois encore on eût recours
à la force motrice de l'eau; une presse hydraulique avait été instal-
lée dans la Tour-Britannia, à quarante pieds au-dessus de l'éléva-
tion que le pont devait atteindre. L'extrémité de la grande masse
de tôle se rattachait par de puissantes chaînes et des barres de fer
au piston, que soulevait lentement la force irrésistible de l'eau dans
la presse hydraulique. Chaque fois que le tube s'était élevé de six
pieds, on le maintenait immobile pendant que le lourd piston redes-
cendait. Puisque nouvelle ascension avait lieu, et c'est ainsi que
graduellement l'extrémité du tube finit par attdndre jusqu'à la hau-
teur du pilier. Une opération toute semblable se faisait pendant ce
temps à l'autre extrémité, et la longue masse de fer se trouva ainsi
amenée à sa place définitive. Elle fut soumise ensuite aux plus sé-
vères épreuves. Les trains les plus lourds ne la faisaient fléchir que
d'un demi-pouce au plus, et l'on calcule que cette déviation n'est
pas plus forte que celle qui résulte de la dilatation du métal quand
le soleil échauffe fortement le tube pendant une heure environ.
Avec ses portées de quatre cent soixante pieds, le pont Britan-
nia ouvrit une ère nouvelle dans les annales de la construction.
Encouragé par cet essai , Bobert Stephenson éleva sur des propor-
tions plus grandioses encore le pont Victoria, qui relie les deux
rives du grand fleuve Saint-Laurent au Canada. Cette œuvre, à peine
achevée, n'a pas encore été l'objet d'une description détaillée; mais
dès à présent on la range parmi les chefs-d'œuvre de l'art moderne.
Les rapports entre le Canada et les États-Unis vont en recevoir une
activité inconnue, et la belle colonie du nord de l'Amérique re-
cueillera bientôt les fruits de l'entreprise hardie tentée par Bobert
Stephenson et secondée par les capitaux de l'Angleterre. C'est par
686 REVUE DES DEUX MONDES.
cette route que les bois, les fers du Canada, les marchandises an-
glaises, vont s'échanger contre les céréales et le coton des États-
Unis ; le majestueux Saint-Laurent, avec la chaîne des grands lacs,
divisait tout le nord du continent américain en deux régions dis-
tinctes, qui aujourd'hui sont mises en communication par le port
de Montréal. Cette œuvre gigantesque a été accomplie dans les con-
ditions les plus difficiles, sous un climat d'une rigueur excessive,
dans un fleuve dont les débâcles sont extrêmement redoutables. Tous
ces obstacles ont été heureusement vaincus; les piles colossales du
pont de ^Stephenson peuvent soutenir l'assaut des glaces, et sur ces
assises inébranlables s'appuie le tube en fer le plus solide et le mieux
ajusté qu'on ait encore vu.
Robert Stephenson construisit encore deux ponts tubulaires sur le
chemin de fer d'Egypte, l'un sur la branche du INil de Damiette, l'autre
au-dessus du large canal qui passe près de Basket-al-Seba. Les
trains, au lieu d'entrer, comme pour le pont Britannia, à l'intérieur
du tunnel rectangulaire, passent sur le sommet du tube. Quand il fut
question de percer l'isthme de Suez par un canal de grande navi-
gation, Robert Stephenson se prononça nettement contre ce projet à
la chambre des communes. Il n'avait, il est vrai, visité que très ra-
pidement l'isthme, et il faut croire aujourd'hui, sur le témoignage
des personnes qui ont pu l'explorer à loisir, que les difficultés d'exé-
cution entrevues par l'éminent ingénieur anglais ne sont point in-
surmontables, comme il le pensait : ce qui ne saurait être douteux,
c'est qu'elles ne peuvent être vaincues qu'au prix de très lourds
^ sacrifices. Quand on aura écarté de ce débat toutes les considéra-
tions qui pendant longtemps en ont entretenu la vivacité, il restera
" à examiner si ces sacrifices peuvent être suffisamment compensés.
Dans ce jugement impartial et définitif, il faudra tenir compte de
la concurrence du chemin de fer égyptien, mettre en balance l'éco-
nomie de temps obtenue dans certains cas en traversant l'isthme
et la dépense résultant du péage du canal, noter enfin l'accroisse-
ment graduel du tonnage des navires qui font le commerce de l'Inde
et des mers de la Chine, les délais inévitables dans la navigation
sur canaux. En discutant ces élémens complexes, on sera peut-être
ramené à l'avis de Robert Stephenson, et il serait possible qu'en
Egypte, comme dans l'Amérique centrale, les voies ferrées héri-
tassent des brillantes destinées d'abord promises aux canaux de
grande navigation.
On se tromperait fort, en tout cas, si l'on croyait que l'opposition
de Robert Stephenson au projet d'ouverture de l'isthme de Suez lui
fût inspirée par de mauvais sentimens à l'égard de la France : le
grand ingénieur avait pour notre pays une vive admiration , et je
LES DEUX STEPHENSON. 687
ne pourrais en citer de meilleure preuve que le discours prononcé
par lui, il y a peu d'années, devant la société des ingénieurs civils
de l'Angleterre, sur les mérites comparés des chemins de fer an-
glais et français. Jamais on ne nous rendit justice avec plus de com-
pétence en même temps qu'avec plus de franchise. Robert Stephen-
son mettait en regard la situation très prospère de notre industrie
des chemins de fer avec l'état de cette industrie en Angleterre, les
magnifiques dividendes de nos grandes lignes avec les maigres re-
venus du réseau de la Grande-Bretagne. Cette différence s'explique
en partie, comme il le rappelait, par les lourdes charges qu'ont im-
posées aux compagnies anglaises les exigences absurdes des pro-
priétaires, les frais des bills du parlement, et par la concurrence
des diverses parties du réseau anglais, dont le tracé n'a été assu-
jetti à aucune règle. Les chemins de fer de la Grande-Bretagne ont
été construits sans la participation de l'état, qui n'a fourni aux com-
pagnies ni l'appui direct de ses finances ni le prestige de son crédit.
En France, les sociétés fondées pour la construction et l'exploitation
de nos voies ferrées n'ont pas eu à lutter contre les mêmes difficul-
tés, et de plus elles ont été puissamment secondées par le gouverne-
ment. Garanties d'une manière à peu près certaine contre la concur-
rence, armées de la loi d'expropriation publique la plus commode
et la plus expéditive, elles ont reçu de l'état des faveurs exception-
nelles par les subventions et les garanties d'intérêt; leurs charges
ont été ainsi diminuées, leur crédit consolidé. L'état a mis en outre à
la disposition des compagnies les ingénieurs élevés dans ses propres
écoles. En peu d'années, on les a vus couvrir la France de magnifi-
ques travaux d'art, et introduire dans le service et l'ex 3loitation de
nos chemins de fer une organisation si admirablement ordonnée,
qu'elle peut aujourd'hui servir de modèle à tous les pays, et que
l'Autriche, la Russie, l'Espagne, sont venues successivement récla-
mer notre concours pour exécuter et organiser leur réseau.
Contraste singulier, tandis que nos plus éminens ingénieurs sont,
sauf quelques brillantes exceptions, d'anciens élèves de l'École po-
lytechnique, où ils ont reçu l'enseignement le plus savant et le plus
complet qui se donne dans le monde entier, les grands ingénieurs
de la Grande-Bretagne ont été presque tous des hommes d'une con-
dition obscure, sans éducation scientifique. Nous avons raconté lon-
guement les épreuves du pauvre ouvrier mineur qui devint le pro-
moteur des chemins de fer; son fils Robert ne fréquenta les écoles
que pendant deux ans seulement : le reste de son éducation se fit
dans les mines, sur les chantiers, dans les ateliers. On peut en dire
autant pour Locke, John Dixon, Thomas Gouch, Swanwich, ingé-
nieurs bien connus en Angleterre et tous élevés à l'école de George
688 REVUE DES DEUX MONDES.
Stephenson. Quand celui-ci commença ses premiers travaux, il s'ad-
joignit quelques jeunes gens obscurs, mais choisis avec soin, leur
donna de bonne heure l'habitude de la responsabilité, les mit aux
prises avec de grandes difficultés. Presque tous sont devenus des
hommes distingués dans leur profession , et ont toujours conservé
pour leur maître les sentimens de la plus affectueuse reconnaissance.
Son fils Robert Stephenson en recueillit aussi une grande part; mais
sa popularité dépassait bien les bornes de l'existence profession-
nelle : plus mêlé au monde que son père, longtemps membre du par-
lement, il avait acquis par son talent une influence considérable
dans la société anglaise, tout en méritant l'estime universelle par
sa bonté, sa générosité, son caractère droit et sympathique. Il
mourut dans le mois de novembre 1859, léguant 625,000 francs à
diverses institutions publiques; il se montra surtout généreux en-
vers celles de Newcastle, prouvant ainsi qu'il n'avait point oublié
la province où il était né, où il avait passé sa laborieuse jeunesse.
Le jour de ses funérailles, des milliers d'ouvriers quittèrent les fa-
briques de Newcastle pour célébrer un service en son honneur. Dans
le port de cette ville ainsi qu'à Gateshead, Sunderland, Shields,
Whitby, les navires prirent le deuil. En même temps, les portes
de Westminster-Abbey s'ouvraient à Londres pour recevoir les restes
de l'illustre ingénieur : l'Angleterre lui conférait ainsi le plus grand
honneur qu'elle puisse accorder à l'un des siens.
Le célèbre constructeur des grands ponts tubulaires du détroit de
Menai, du Canada et de l'Egypte repose aujourd'hui au milieu des
grands hommes qui par les armes, la vertu, le génie, ont porté dans
le monde entier le nom de la l'Angleterre. Ne devrait-on pas aussi
déposer à Westminster les restes de George Stephenson lui-même?
Comme ils étaient unis dans la vie, George et Robert devraient l'être
dans la mort. La gloire ne peut se disputer par lambeaux entre un
père et un fils; néanmoins c'est dans George Stephenson que la pos-
térité reconnaîtra toujours le véritable créateur des chemins de fer.
Tandis que les siècles ont effacé le souvenir des inventeurs des temps
passés, tout en nous transmettant leur^ bienfaits, son nom sera
légué à l'avenir le plus lointain et grandira toujours, à mesure que,
par le mélange pacifique des peuples et des races, s'accomplira la
grande révolution sociale dont il a été l'un des instrumens, et dont
nous entrevoyons seulement la brillante aurore.
Auguste Laugel.
LE
SOMNAMBULISME NATUREL
ET L'HYPNOTISME
I. Les Magnétiseurs jugés par eux-mêmes, nouvelle enquête sur le Magnétisme animal, par
M. G. Mabru. — II. Histoire du merveilleux dans les temps modernes, par M. L. Figuier. —
III. Traité complet du Magnétisme animal, par M. le baron Dupotet. — IV. Mémoire sur le
Somnambulisme et le Magnétisme animal, par M. le général Noizet. — V. De la Catalepsie,
par M. T. Puel. — VI. Dernières communications faites à l'Académie des Sciences et à la
Société médico-psychologique sur l'hypnotisme et le somnambulisme naturel.
La multiplicité des phénomènes dont l'univers se compose n'est
qu'apparente; les forces physiques, toutes nombreuses qu'elles sem-
blent, ne sont que des manifestations diverses des mêmes principes,
toujours actifs, mais dont les effets varient suivant leur mode d'ap-
plication et la durée de leur action. Réciproquement le phénomène
le plus simple exige le concours d'une multitude de ces actions va-
riées prises par nous pour autant de forces distinctes. Donc il n'y a
pas de fait isolé dans la nature, de fait en désaccord avec l'ordre
général. Tout phénomène est une des conséquences des lois univer-
selles. Ces lois, si elles ne sont pas également connues dans la com-
plexité de leurs applications, les faits que nous avons continuelle-
ment sous les yeux nous en indiquent au moins le caractère et là
marche. Aussi les esprits critiques, élevés à l'école de l'expérience
scientifique, se refusent- ils à accepter ces systèmes spéculatifs et
ces théories du surnaturel qui impliquent dans l'univers l'existence
TOME XXV. 44
690 REVUE DES DEUX MONDES.
de phénomènes en. désaccord avec les principes qui le régissent. Un
fait de ce genre est-il proclamé, la science le soumet à son examen
et prouve bientôt qu'il faut n'y reconnaître que l'effet de forces ana-
logues à celles qui interviennent dans les phénomènes déjà obser-
vés, mais qui agissent alors d'une manière différente.
Cette remarque trouve son application dans ce que l'on a dit du
magnétisme animal ou mesmérisme. Tant que la réalité des phéno-
mènes n'avait point été suffisamment établie, tant qu'une expéri-
mentation sévère n'avait pas mis en garde contre la fraude et l'illu-
sion, la prétention des magnétiseurs de produire un ordre de faits
contraires aux lois physiologiques fut traitée avec dédain par les
savans, car cette prétention constituait à elle seule un légitime mo-
tif de suspicion; mais du jour où quelques-uns des faits magnéti-
ques furent soumis à une observation sérieuse et vérifiés par des
esprits prudens, ce qui se présentait avec l'apparence du merveil-
leux n'offrit bientôt plus que de nouveaux effets à enregistrer de la
part des agens qui président à la sensibilité et à la vie. Alors le ma-
gnétisme animal entra dans une voie vraiment scientifique, et une
partie des obscurités qui l'enveloppent encore fut dissipée.
Cette révolution est toute récente , elle ne fait véritablement que
commencer. Après trois quarts de siècle de charlatanerie et d'illu-
minisme (1), des phénomènes singuliers, de prime abord étranges,
ont été éclairés par la physiologie et la pathologie, et tout le cortège
de merveilleux dont on les avait entourés s'est évanoui pour laisser
place à des actions' nerveuses qu'il s'agit maintenant d'étudier sous
leurs diverses formes et à tous les degrés d'intensité. Les commu-
nications récentes faites à l'Institut au sujet de l'hypnotisme, en
promettant à la science des aperçus nouveaux, sont venues confir-
mer les idées que certains physiologistes s'étaient faites du véritable
caractère du somnambulisme artificiel. Nous allons essayer de ré-
sumer l'histoire de ces événemens scientifiques, qui ont commencé
comme tant d'autres par une période de fables et de chimères, et
dont le premier résultat doit être de nous faire mieux juger de l'é-
tendue et de la variété des phénomènes de la vie.
I.
Un des premiers observateurs qui aient entrepris avec une com-
plète bonne foi, et suivant une méthode toute rationnelle, des expé-
riences sur le magnétisme animal, le docteur Alexandre Bertrand,
comprit fort bien que les phénomènes de cet ordre, s'ils existent, ne
(1) Voyez l'article de M. L. Poisse, dang la Revue des Deux Mondes du 1" mars 1842.
LE SOMNAMBULISME NATUREL ET l' HYPNOTISME. 691
sauraient être des faits à part, des manifestations où la nature se
contredit elle-même. Dans deux ouvrages publiés il y a maintenant
plus de trente ans, il entreprit de rechercher à quel ordre de faits
physiologiques et pathologiques se rattachaient les effets étranges
qu'il avait observés. Il reconnaissait tout ce qu'il y a de ridicule et
d'arbitraire dans la théorie d'un fluide magnétique animal que Mes-
mer prétendait identifier à ce que l'on appelait jadis fluide électri-
que, et dont ce rêveur substituait l'intervention aux actions qui ré-
sultent du jeu de notre économie. 11 trouva dans ce qui avait été
rapporté des possédés du démon , et en particulier des religieuses
de Loudun, des prophètes protestans des Cévennes, des convulsion-
naires de Saint-Médard, et d'autres singularités historiques, la
preuve que le somnambulisme artificiel n'est qu'une forme de l'ex-
tase cataleptique, affection rare, mais positive, qui se produit de
temps cà autre épidémiquement. C'est à peu près la thèse que vient
de reprendre M. Louis Figuier dans son Histoire du merveilleux.
Pour que ce rapprochement fut tout à fait décisif, il eût fallu avoir
sous les yeux et observer à nouveau ces curieuses épidémies men-
tales. Les uns n'y voyaient que de la folie et rattachaient aux trou-
bles intellectuels qui sévissent parfois comme une contagion ce qui
semblait au docteur Bertrand une affection spéciale et un désordre
particulier; les autres, prévenus par les fraudes et les supercheries
qu'ils avaient surprises dans les exercices de somnambulisme aux-
.quels on les avait fait assister, ne cherchaient qu'illusion et charla-
tanerie dans les possessions , l'enthousiasme des camisards et les
convulsions produites au tombeau du diacre Paris. Quelque sé-
rieuses et sincères que fussent les observations de Bertrand, de
Georget, et de divers médecins convaincus de la réalité du magné-
tisme animal, on devait cependant se tenir en garde contre des en-
traînemens auxquels de grands esprits n'ont souvent pas échappé.
Sans parler de Swedenborg, qui associait des connaissances minéra-
logiques et physiques positives aux idées les plus chimériques et aux
illusions les plus incroyables sur les phénomènes de la nature, d'au-
tres savans ont été le jouet de leur propre imagination en présence
d'un semblant de merveilleux. Descartes tenait pour chose sérieuse
les rêveries des rose-croix, et il voulut s'affilier à leur société. Un
célèbre naturaliste allemand, le compagnon du capitaine Cook,
George Forster, avoue être lui-même tombé pendant un temps dans
toutes les extravagances de l'illuminisme et de l'alchimie. Le fin et
spirituel observateur Ramond ne sut pas d'abord se défendre contre
les impostures de Cagliostro, et Arago se laissa quelques instans
abuser par la vue d'une prétendue fille électrique, Angélique Cottin.
Ainsi, sans faire injure aux hommes éminens qui avaient admis la
692 REVUE DES DEUX MO.\DES.
réalité des effets du somnambulisme artificiel, on pouvait encore
supposer que leurs expériences n'étaient pas absolument concluantes.
La difficulté pour vérifier l'exactitude des faits, c'est que les phéno-
mènes qui appartiennent au système nerveux, évidemment en jeu
dans le magnétisme animal, ne se présentent jamais avec une con-
stance et une régularité qui permettent d'en bien saisir les condi-
tions et la loi. ,Rien n'est plus mobile et plus capricieux que les affec-
tions névropathiques. Ce qui agit aujourd'hui peut n'agirpas demain.
La maladie nerveuse est un vrai Protée qui se transforme de minute
en minute, et chaque cas d'hystérie, d'hypocondrie, s'offre avec un
caractère différent qui se modifie à toute heure. Il en est de même de
l'aliénation mentale; les symptômes psychiques en sont extraordi-
nairement multiples et divers. Chaque folie a son genre de délire
particulier. La grande objection que l'on adresse au magnétisme ani-
mal, et que reproduit M. Mabru dans un livre destiné à le combattre,
n'est donc pas concluante. Sans doute, s'il existait, comme l'avan-
cent les magnétiseurs dé profession , un fluide magnétique animal
auquel se rapportent tous les faits de l'ordre intellectuel et moral,
nous devrions retrouver dans sa distribution et son mode d'action
la même constance qu'on observe dans l'électricité et le magnétisme
terrestre ; mais cette théorie chimérique ne saurait soutenir un long
examen : c'est, comme l'a montré M. Mabru, un tissu d'extrava-
gances et de contradictions. La question n'est pas là : il s'agit de vé-
rifier des faits physiologiques et pathologiques dont l'irrégularité ne
peut éveiller notre scepticisme , puisque les affections dont ils dé-
pendent sont elles-mêmes capricieuses et variables dans leurs symp-
tômes.
Il y a dans le magnétisme animal un premier fait qui s'est trop
souvent vérifié pour qu'on en puisse raisonnablement contester la
réalité, c'est le sommeil et l'insensibilité. Or nous rencontrons, en
dehors des phénomènes provoqués par ses pratiques, des maladies
ou des états dans lesquels s'observent des phénomènes tout sembla-
bles. Bien que la catalepsie soit une maladie peu commune, on en
a étudié aujourd'hui trop de cas pour qu'il y ait du doute sur le ca-
ractère qui lui est propre. L'homme est pris d'une sorte de saisisse-
ment, il devient subitement immobile et insensible; sa volonté se
retire ou cesse de pouvoir commander à ses membres, qui gardent
dès lors la position qu'ils avaient au moment de l'invasion du mal,
oti dans laquelle on les laisse placés. Si la maladie est très pronon-
cée, on a beau donner aux jambes, aux bras, à la tête, les attitudes
les plus forcées, leur imposer les conditions d'équilibre les plus dif-
ficiles à conserver, le corps demeure presque indéfiniment dans cette
position fatigante. Le cataleptique n'est point en proie à la fièvre;
LE SOMNAMBULISME NATUREL ET L HYPNOTISME.
693
son économie intérieure ne semble pas réellement troublée ; les bat-
temens du cœur, la respiration, les mouvemens de l'intestin s'exé-
cutent comme dans l'état normal; les muscles seuls deviennent in-
capables de déplacemens spontanés, et subissent, à la manière des
corps inertes, l'impulsion des forces extérieures. La catalepsie peut
être plus ou moins complète ; elle reparaît par intermittence, et dé-
bute quelquefois sans phénomènes précurseurs. L'intelligence s'en-
gourdit, mais cet engourdissement est fréquemment précédé de
rêves pénibles et d'un véritable délire. L'homme peut donc acci-
dentellement tomber dans un sommeil fort analogue à celui qui se
produit sous l'influence des procédés usités par les magnétiseurs,
et si l'on doit garder des doutes sur la réalité du somnambulisme
présenté par quelques sujets de profession, le fait en lui-même n'offre
rien du moins qui soit en désaccord avec ce qui s'observe chez cer-
tains malades.
Voilà pour le sommeil. Passons à l'insensibilité. Il est constant que
des somnambules respirent impunément de l'ammoniaque très con-
centré, se laissent pincer, chatouiller, piquer et même blesser, sans
manifester la moindre douleur et donner le plus léger signe de
sensibilité. Un célèbre chirurgien, M. Jules Cloquet, déclare avoir ex-
tirpé une tumeur au sein droit d'une femme plongée dans un som-
meil magnétique, sans qu'il ait observé chez elle le moindre senti-
ment de douleur. Depuis, en 18A6, les docteurs Loysel et Gibon,
de Cherbourg, ont fait l'ablation d'une glande cancéreuse à une
femme endormie par un magnétiseur, et qui est demeurée insen-
sible pendant toute l'opération. L'année suivante, un médecin de
Poitiers pratiquait une opération également douloureuse sur une
sommambule qui ne manifesta pas plus de sensibilité. Ces faits,
bien que parfaitement attestés, avaient cependant soulevé quelques
doutes; mais depuis la découverte des anesthésiques, ce qui parais-
sait un miracle est devenu un phénomène journalier. Par l'action
toxique, prudemment employée, de l'éther sulfurique, du chloro-
forme, de l'amylène, on détermine une insensibilité complète, et
l'on reproduit maintenant en quelques minutes ce qui excitait, il
y a vingt ans, l'étonnement du docteur Cloquet. Dans le sommeil
amené par l'inhalation des anesthésiques reparaissent pr^que les
mêmes circonstances que dans la catalepsie. L'insensibilité des
somnambules, pas plus que le relâchement de leurs muscles, la
perte de leur volonté, n'est donc en contradiction avec la physio^
logie, et si l'usage des toxiques donne lieu aux phénomènes de la
catalepsie et de l'hystérie, pourquoi les mêmes phénomènes ner-
veux ne seraient-ils pas engendrés par d'autres procédés?
Le sommeil profond et l'insensibilité, points de départ du som-
694 REVUE DES DEUX MONDES.
nambulisme artificiel, n'en sont pas les effets les plus singuliers.
Outre ces phénomènes , il se produit souvent encore un développe-
ment particulier, une exaltation de la sensibilité, une surexcitation
des facultés intellectuelles. C'est ici que nous entrons dans le do-
maine de ce que l'on a appelé le merveilleux du magnétisme.
Depuis longtemps, on avait constaté chez les ïiystériques des
effets nerveux du même ordre que ceux qu'on rapporte au som-
meil magnétique. Le vulgaire, toujours disposé à faire intervenir
le surnaturel pour expliquer ce qui sort des phénomènes qui lui
sont familiers, voyait, comme les magnétiseurs, du merveilleux
dans tous ces effets. L'hystérie est assurément l'une des maladies
les plus bizarres qui se puissent rencontrer. La personne qui en est
attaquée passe tour à tour d'un état d'anéantissement total, dont
l'apparence peut être même celle de la mort, à une surexcitation
prodigieuse qui imprime aux sens un degré de finesse et d'acuité
inconnu dans l'état normal. Chez les éthérisés mêmes, certains sens,
avant d'être engourdis, passent aussi par une période de surexcita-
tion. L'ouïe par exemple, comme l'a observé le professeur Gerdy,
assez émoussée déjà pour ne plus percevoir les mots articulés,
entend cependant les sons avec un retentissement qui en double
et triple l'intensité. Le bruit le plus léger faisait éprouver à la som-
nambule cataleptique décrite par M. le docteur Puel une sorte de
secousse électrique. Ce développement soudain et inaccoutumé de la
sensibilité nerveuse a été pris pour un don particulier. On a supposé
que ces hystériques étaient inspirés par les esprits ou lutines par le
démon. Gomme il leur suffisait de la plus légère sensation pour être
avertis de la présence d'une personne ou d'un objet, comme leur
ouïe et leur vue s'étendaient fort loin, on admettait qu'ils étaient
doués d'une véritable divination, d'une vertu prophétique. Ge qui
confirmait les esprits superstitieux dans cette opinion, c'est que les
malades, durant leur accès, montrent une puissance de mémoire,
une facilité et une clarté d'élocution tout à fait extraordinaires. En
proie à des hallucinations , à des visions habituellement en rapport
avec les idées qui les préoccupent, ou provoqués par les sensations
internes et bizarres qui se produisent chez eux , ils racontent d'un
ton inspiré et convaincu ce qu'ils ont vu pendant leur délire, et ces
récits étaient jadis acceptés comme autant de révélations. Les chro-
niqueurs et les annalistes du moyen âge sont remplis de faits de
cette sorte, que l'on retrouve également dans l'antiquité'et chez les
peuples sauvages. L'intelligence est dans une si étroite dépendance
du système nerveux que des troubles profonds n'affectent jamais ce-
lui-ci sans qu'un délire, presque toujours associé au développement
excessif de certaines facultés intellectuelles, ne se produise consé-
LE SOMNAMBULISME NATUREL ET l' HYPNOTISME. 695
cutivement. C'est ce qu'on observe tous les jours dans l'aliénation
mentale. On est étonné de la force de mémoire de certains fous, de
leur loquacité, qui arrive parfois jusqu'à l'éloquence. Yan Swieten a
cité le cas d'une jeune couturière qui n'avait jamais manifesté les
moindres dispositions pour la poésie, et qui se mit à faire des vers
dans le délire de la fièvre. M. Michéa remarque que, dans l'espèce
de folie appelée excitation maniaque^ les analogies de mots, les si-
militudes de consonnances se présentent si rapidement à l'esprit du
malade qu'il a une extrême facilité à faire des calembours et se rap-
pelle plutôt les vers que la prose. Le Tasse se sentait plus inspiré
dans ses accès de folie que pendant ses intervalles lucides. Et M. Mi-
chéa observa lui-même à l'hospice de Bicêtre un garçon boucher
qui , dans un accès de manie , se mit à débiter des passages de la
Phèdre de Racine; il ne l'avait lue cependant qu'une fois, et après
avoir recouvré son bon sens, il n'en put retrouver un seul vers.
Érasme affirmée avoir entendu un jeune homme de Spolète qui, dans
un délire provoqué par la présence de vers intestinaux, parlait cou-
ramment l'allemand, dont il n'avait qu'une faible teinture. Des gens
simples etignorans, saisis d'une monomanie religieuse, d'une folie
raisonnante, font preuve d'une connaissance des textes sacrés et des
matières théologiques qui a lieu de surprendre. Les citations qu'ils
ont entendues dans un sermon , les oraisons qui ont frappé leurs
oreilles pendant l'office divin leur reviennent tout à coup à l'esprit,
et ils les savent distribuer à propos dans des discours qui ont tout
le ton de l'inspiration. Coleridge, en sa Biographie littéraire ^ a
rapporté l'exemple d'une servante folle qui, bien que complètement
illettrée, répétait des sentences grecques tirées d'un père de l'église
qu'elle avait accidentellement entendu lire à haute voix par le pas-
teur au service duquel elle se trouvait.
Ce développement extraordinaire de la mémoire a été signalé chez
les somnambules magnétiques. Déjà dans le sommeil simple, en
rêve, nous retrouvons le souvenir d'objets, de figures, de passages
d'auteurs qui durant la veille semblait totalement eff'acé. Chez les
somnambules naturels, ce ravivement du souvenir est encore plus
prononcé. Un médecin italien, Pezzi, rapporte que son neveu, sujet à
des accès de somnambulisme, avait un jour cherché à se rappeler
un passage d'un discours sur l'enthousiasme dans les beaux -arts.
Ses efforts avaient été impuissans ; tombé dans un de ses accès, non-
seulement il retrouva le passage tant cherché, mais il cita le volume,
la page, l'alinéa. Et puisque je parle des somnambules naturels, je
ferai remarquer qu'on a bien souvent rencontré dans leurs réponses
cette même précision, cette même propriété de termes et jusqu'à
cette éloquence observée dans le langage d'une foule d'hystériques.
696 REVUE DES DEUX MONDES.
Le somnambule naturel rêve en action : il marche, il agit, il converse
sous l'empire du songe qui l'occupe, et dans lequel les sensations
externes, comme dans plusieurs rêves ordinaires, interviennent à
titre d'élémens générateurs. Somnambules et hystériques, catalep-
tiques et extatiques, ont tous leurs visions ou leurs songes, reflets
plus ou moins complets de leurs sensations et de leurs idées. Le
même phénomène se produit dans l'emploi des anesthésiques ; les
personnes soumises à l'éthérisation ont presque toujours des rêves
qui sont liés à l'état physiologique ou pathologique dans lequel elles
se trouvent. Lors des premières expériences qui furent tentées en
France sur les inhalations éthériques, un célèbre chirurgien, M. Lau-
gier, ayant fait respirer à une jeune de fille de dix-sept ans, qu'il
devait amputer de la cuisse, un mélange d'air et de vapeur d'éther,
cette jeune fille, d'un esprit évidemment mystique,' tomba dans
une véritable extase. Réveillée après l'opération, elle se plaignit
d'être revenue parmi les hommes ^ et rapporta que pendant son
sommeil elle avait vu Dieu et les anges. Il n'est pas jusqu'aux ani-
maux qui n'éprouvent le même effet, et le docteur Sandras a remar-
qué que des chiens auxquels il avait fait respirer du chloroforme
poussaient des cris et faisaient des gestes indiquant clairement qu'ils
étaient tourmentés par des songes ou une sorte de délire. Plus ré-
cemnlent, l'emploi de l'amylène a donné lieu aux mêmes observa-
tions. Des jeunes filles traitées par le docteur Robert furent prises
d'un délire singulier, accompagné de cris, de rires et de sanglots.
On connaît d'ailleurs les visions extatiques que procurent l'opium et
le hachisch.
Il est donc tout naturel que le somnambulisme artificiel, qui
amène un état nerveux analogue à celui qui s'observe dans l'hysté-
rie, la catalepsie, le somnambulisme naturel, et par suite dans l'in-
halation des anesthésiques, reproduise des effets du même genre.
Aussi n'y a-t-il rien de merveilleux dans ce qu'on a rapporté, chez
les personnes magnétisées , de l'hyperesthésie ou surexcitation des
sens, du ravivement de la mémoire et des visions, qui sont parfois
dans un rapport assez exact avec ce que le somnambule pouvait sa-
voir ou sentir de la réalité des faits. C'est ftiute d'apprécier le carac-
tère du phénomène que les esprits enthousiastes, de même que le
crédule public du moyen âge, ont été chercher des explications sur-
naturelles. Dans ces phénomènes, déjà fort singuliers par eux-
mêmes, il suffit d'exagérer un peu la dose d'étrangeté pour arriver
au merveilleux, et, sous l'empire de l'étonnement provoqué par des
phénomènes inattendus, on ajoute comme à son insu dans la ba-
lance de son esprit le surpoids qui la fait trébucher du côté de
l'absurde.
I
LE SOMNAMBULISME NATUREL ET L* HYPNOTISME. (597
Les efTets du magnétisme animal sont à ce point liés aux affec-
tions nerveuses qui ont été rappelées plus haut, qu'ils débutent
souvent de la même façon. Un grand adepte de la doctrine, M. le
baron Dupotet, esprit peu critique, mais sincère, nous apprend que
les personnes qu'on commence à magnétiser sont fréquemment sai-
sies de convulsions assez prolongées. Or c'est précisément ce qui
a lieu dans l'emploi des anesthésiques et ce qui constitue un des
symptômes fondamentaux de l'hystérie. Plusieurs personnes sou-
mises à l'inhalalion de l'éther sont tombées dans une sorte d'épi-
lepsie ou de fureur, et j'ai eu moi-même occasion d'observer le fait
chez des personnes magnétisées. L'an dernier, le tribunal de Douai
était appelé à juger une affaire dans laquelle il s'agissait d'une affec-
tion épileptiforme déterminée par l'emploi du magnétisme animal.
Pour achever de.se convaincre de l'étroite parenté des faits ma-
gnétiques et de ceux de la pathologie nerveuse, il n'y a qu'à étudier
le somnambulisme naturel. Dès le principe, on avait été frappé des
ressemblances qui existent entre l'état où est plongé le magnétisé
et celui qu'offrent les somnambules proprement dits. C'est même
cette ressemblance qui fit conclure à l'identité des deux phénomènes
et conduisit à étendre le nom de somnambulisme à l'état magnéti-
que. Cette confusion nuisit beaucoup aux progrès des connaissances
positives sur les effets du magnétisme animal. Comme il était plus
facile de magnétiser des individus que de trouver et d'observer des
personnes saisies par un véritable accès de somnambulisme , toute
l'attention se porta sur ce qu'on appela le somnambulisme artificiel,
et l'on négligea le somnambulisme naturel ou essentiel. Alexandre
Bertrand ramena l'attention sur ce dernier état, mais il se borna à
recueillir dans les livres des faits qui n'avaient point été soumis à
un suffisant contrôle , non pas que ces faits doivent être tenus pour
apocryphes, mais ceux qui les ont rapportés n'avaient pas noté les
circonstances importantes, décisives pour l'appréciation de la vé-
ritable nature du phénomène. Un autre expérimentateur sérieux,
M. le général du génie Noizet, n'a fait dans son mémoire que re-
produire les mêmes témoignages, a Je n'ai parlé du somnambulisme
naturel, écrit-il, que parce qu'il est connu de tout le monde.» Cela
est inexact, car rien n'avait été moins étudié que cet état, bien que
beaucoup de gens en discourent par ouï-dire. On s'était borné à des
constatations superficielles, on n'avait presque jamais cherché à vé-
rifier par quelle voie les sensations arrivent au somnambule. Der-
nièrement une société médicale fondée en vue du progrès de la
pathologie mentale, la Société médico- psychologique, a fait du
somnambulisme naturel le sujet d'une nouvelle enquête et de re-
cherches spéciales. Il est résulté de certaines communications que
698 REVUE DES DEUX MONDES.
cet état, tout étrange qu'il est, n'implique pas un renversement
des lois physiologiques. Déjà on avait proposé diverses théories plu-
tôt fondées sur une conception à priori que sur des observations
positives. On reconnaissait bien dans les actes du somnambule,
comme dans le rêve, un ravivement excessif de la mémoire; mais
ce phénomène ne suffit pas pour rendre compte de tous les actes.
Quelques exemples vont nous en convaincre. Le célèbre somnam-
bule Gastelli traduisait dans ses accès de l'italien en français, et
cherchait ses mots dans le dictionnaire. Un pharmacieif somnam-
bule, dont l'histoire est racontée par le professeur Soave de Pavie,
se relevait la nuit pour préparer ses médicamens, et quand il était
embarrassé, il allait consulter les ordonnances des médecins dépo-
sées dans un tiroir. Quelque puissante que soit la mémoire, il est
impossible d'admettre que Gastelli sût par cœur et page par page
le dictionnaire italien-français, que l'apothicaire de Pavie relût sim-
plement en pensée des ordonnances déjà gravées dans son esprit.
Ainsi les somnambules voient, et cependant leur œil reste insensible
à la lumière; ils n'aperçoivent rien de ce qui les entoure, et pour-
suivent dans un monde réel l'accomplissement d'idées imaginaires.
Ce fait accrédita l'opinion que le somnambule sent, perçoit par
d'autres voies, d'autres organes que les gens éveillés; mais c'est là
une pure supposition, et l'observation a établi déjà depuis long-
temps que dans l'état de somnambulisriie naturel tous les sens ne
sont pas fermés. Sans parler du tact, qui est notoirement assez dé-
veloppé', l'ouïe n'est manifestement que dans un engourdissement
imparfait, comme il arrive fréquemment dans le sommeil simple;
car la personne endormie fait parfois intervenir dans ses rêves les
bruits qui viennent frapper son oreille. Plusieurs somnambules sont
même sensibles à l'action de la lumière. Gastelli, ayant éteint la
chandelle placée sur sa table pendant son travail, fut à tâtons la
rallumer dans la cuisine. Cependant, si l'œil continue de voir, sa
faculté visuelle n'est certainement pas toute semblable à la nôtre,
puisque les somnambules s'acquittent dans les ténèbres des travaux
les plus difficiles, et marchent avec assurance sur les toits et les
gouttières, où pendant le jour ils auraient grand'peine à se con-
duire tout éveillés.
Le docteur Michéa a fait remarquer qu'il suffit pour expliquer ce
phénomène d'admettre une légère modification dans l'appareil vi-
suel. La faculté de voir dans l'obscurité n'est pas un fait inoui. Les
hiboux, les rats, les chats ont la rétine si impressionnable qu'ils dis-
tinguent nettement les objets de nuit; il est bien d'autres animaux
dont les habitudes nocturnes impliquent la même faculté. Il suffit
donc d'une surexcitation de l'organe de la vue analogue à cette sur-
I
LE SOMNAMBULISME NATUREL ET l' HYPNOTISME. 699
excitation de l'ouïe qui fait percevoir à l'hystérique les bruits les
plus légers, pour que notre œil acquière une faculté que possèdent
d'autres êtres. Ne sait-on pas que les personnes atteintes de nycta-
lopie ne peuvent voir que dans les ténèbres? La dilatation considé-
rable de la pupille a été justement constatée chez les somnambules,
et il n'est pas dès lors nécessaire de recourir à une transposition des
sens pour expliquer les actes qu'ils accomplissent dans leurs songes.
La vue n'est point d'ailleurs le seul organe surexcité; le tact qti'on
trouve déjà si délicat chez les aveugles de naissance vient, comme
la mémoire, en aide à la vue, et ce sens participe aussi de l'hypé-
resthésie des autres.
L'étude du somnambulisme naturel montre que ce n'est au fond
qu'un songe en action, un de ces sommeils dans lesquels les sens
continuent de transmettre certaines impressions, les membres et la
voix d'obéir à la volonté, ainsi que cela s'observe dans des som-
meils agités où l'on parle et gesticule. Le somnambule agit confor-
mément aux images qui se déroulent devant son imagination, et
absorb#en elles, il ne voit, il n'entend que pour rapporter à son
rêve ce qui frappe sa vue ou son oreille surexcitée. Si on lui parle,
il répond en suivant le cours de ses idées et, ainsi que le rêveur,
sans comparer les visions dont il est dominé aux objets réels qui lui
en révéleraient la nature fantastique. C'est ce qui se produit dans
le somnambulisme magnétique. La personne magnétisée n'entend
que la voix de son magnétiseur ; elle demeure étrangère à tout ce
qui se passe autour d'elle. Elle est, comme le somnambule naturel,
absorbée dans une idée, dans un acte, et voilà pourquoi l'un et l'au-
tre y apportent une extrême précision. Aussi les somnambules vont-
ils jusqu'à faire, endormis, ce qu'ils ne sauraient exécuter éveillés;
le développement de leur mémoire se rattache vraisemblablement
aussi à cette concentration absolue de l'attention sur un seul objet.
En résumé, si le somnambulisme naturel implique une plus grande
activité nerveuse, ou même lorsqu'il est associé à la catalepsie, à
l'hystérie, un état maladif, il n'en est pas moins une forme particu-
lière du sommeil, et le somnambulisme artificiel n'est à son tour
qu'une forme plus développée et spéciale du somnambulisme natu-
rel. C'est ce qu'a fort bien constaté le général Noizet, qui reconnaît
dans ces trois états trois degrés d'un même phénomène.
Ainsi envisagé, le somnambulisme perd son caractère merveil-
leux et rentre dans un ordre de phénomènes dont il nous permet
de compléter l'explication. Ces données nous amènent en même
temps à réduire à leur juste valeur les faits les plus étranges entre
ceux qu'avaient rapportés les magnétiseurs, et comme ces faits ont
tour à tour provoqué une incrédulité absolue et une folle supersti-
700 REVUE DES DEUX MONDES.
tion, il est bon de s'y arrêter un instant afin de chercher si un fond
de vérité ne s'y trouve pas défiguré par la crédulité et le mensonge.
Les somnambules naturels ne voient pas , ainsi qu'on l'avait
avancé, sans l'intervention de l'appareil visuel. On croyait de même,
d'après des observations inexactes (1), que les magnétisés distin-
guent par le creux de l'estomac, par l'occiput, par le front et jus-
que par le bout des doigts. Alexandre Bertrand avait admis le fait.
Voici l'origine de l'erreur : les somnambules, comme les hystéri-
ques, lorsqu'ils sont en proie à une violente crise nerveuse dont ils
rapportent surtout le siège à l'épigastre, s'imaginent, ainsi que bon
nombre d'hallucinés, éprouver des sensations en des parties de leur
corps qui n'en sont nullement affectées. C'est là un phénomène de
sympathie maladive analogue à ce qu'éprouvent les jeunes filles at-
teintes de chlorose , et qui croient, au bruit du sang circulant dans
leurs artères et réagissant fortement sur leur ouïe, entendre des
chants harmonieux. La preuve que l'on voulait tirer du somnam-
bulisme naturel en faveur de la transposition des sens dans l'état
magnétique s'évanouit d'ailleurs, vérification attentive faite au phé-
nomène.
Voilà pour un premier prodige; passons à un second. On a beau-
coup parlé de la prévision des somnambules magnétiques. L'origine
de cette croyance doit être cherchée dans les visions, les rêves plus
ou moins en rapport avec la réalité qu'ont les cataleptiques et les
somnambules , et dans lesquels , avec un peu de complaisance , on a
pu trouver une sorte d'intuition du passé, du lointain ou du futur.
De ces prétendues prophéties, il n'y en a aucune qui se soit sérieu-
sement réalisée. M. Mabru nous en fournit des spécimens curieux
peu faits pour recommander l'esprit et le jugement des somnam-
bules, si tant est que somnambules il y eût, car le plus souvent ces
diseuses de bonne aventure aux gages d'un charlatan sont beaucoup
plus éveillées que les assistans. 11 est un autre genre de prévisions
sur lequel on a de préférence insisté , et qui sert de prétexte pour
exploiter de crédules malades. C'est la vision à travers le corps d' au-
trui, l'intuition thérapeutique, la prévision des remèdes. Ce sont là
de pures chimères qui trouvent peut-être leur explication dans un
sentiment parfois assez exact qu'ont des malades devenus somnam-
bules du traitement qui leur convient. Bien des personnes souflrantes
présentent le même instinct, manifeste d'ailleurs chez les animaux,
sans être douées pour cela de facultés magnétiques; mais la pré-
tention de guérir les infirmités et les douleurs de malheureux qui
(1 ) Voyez, sur la prétendue vision des somnambules à travers les corps opaques et
relîct supposé de l'occlusion des yeux, la Médecine et les Médecins, par M. Peisse, t. P%
p. 08 et suiv.
LE SOMNAMBULISME ÎS'ATUREL ET l' HYPNOTISME. 701
n'obtiennent rien de la mcklecine est trop favorable aux intérêts de
certains magnétiseurs pour qu'ils en confessent l'inanité. Ces som-
nambules, qui possèdent, dit-on, la science médicale infuse, n'ont
pu découvrir un seul spécifique, et se traînent dans les voies battues
du Codex sans le comprendre.
De l'aveu des observateurs sérieux et sincères, la connaissance
des maladies se réduit chez les somnambules à la conscience plus
ou moins claire des modifications organiques qui s'opèrent ou se
préparent en eux. C'est là un phénomène dont le magnétisme ani-
mal ne saurait réclamer le monopole. Dans bien des maladies, et
surtout dans les maladies nerveuses, la conscience de la crise qui
va se produire se révèle d'une manière frappante; mais ce senti-
ment, plus souvent vague que précis, n'est en réalité qu'un premier
symptôme. Des aliénés, des hystériques, prédisent leur accès; les
épileptiques reconnaissent fréquemment, à un malaise précurseur,
l'invasion prochaine de la crise. Que cette faculté de prévoir les
changemens qui vont s'opérer dans l'organisme soit plus prononcée
chez des personnes telles que les somnambules , dont la sensibilité
est surexcitée, cela se conçoit, sans qu'on ait besoin de supposer un
don prophétique particulier. D'ailleurs, si, dans quelques cas, les
somnambules prédisent exactement l'instant où surviendra ou ces-
sera une crise d'une certaine nature, il leur arrive aussi de se trom-
per grossièrement, de l'aVeu même des adeptes du magnétisme ani-
mal, et ils ne prévoient jamais les circonstances indépendantes ou
accessoires qui peuvent avancer, arrêter ou retarder l'invasion du
mal ou le moment de la guérison. Ces prédictions, quelquefois sur-
prenantes par leur exactitude, tiennent d'ailleurs aussi à un senti-
ment prononcé du temps, qui a été constaté par des observateurs
de bonne foi, le général Noizet en particulier, et tout récemment par
le docteur Puel chez une cataleptique dont il a soumis l'observa-
tion à l'Académie de médecine. Le sommeil ordinaire nous fournit
des exemples d'un pareil sentiment. Certaines personnes ne se réveil-
lent-elles pas précisément à l'heure qu'elles ont arrêtée dans leur
esprit? Les animaux, qui n'ont ni montres ni horloges, possèdent
aussi le même instinct, et tel chien de ma connaissance sait avec la
dernière précision à quelle heure on lui apportera son dîner. C'est
là une nouvelle analogie entre le sommeil et l'état somnambulique,
bonne à noter ; toutefois le fait en lui-même demande encore une
dernière vérification.
Le souvenir se présente non-seulement avec une extrême vivacité
dans l'état somnambulique, mais il s'exerce d'une crise à l'autre de
telle façon qu'on voit le somnambule accomplir, dans un certain ac-
cès, des actes.qui sont la conséquence de ceux qu'il avait commencés
702 REVUE DES DEUX MONDES.
durant l'accès précédent, quoique pendant l'intervalle lucide la no-
tion en fût complètement oubliée. Ce fait singulier a été observé de
la manière la plus concluante par MM. Archambault et Meslet sur
une somnambule naturelle, cataleptique et hystérique. En proie,
pendant ses accès, à une mononanie de suicide qui disparaissait du-
rant la veille, et dont elle n'avait pas même alors l'idée, elle ache-
vait, dans des crises successives, de préparer les moyens de se don-
ner la mort. De même, chez les somnambules magnétisés, le souvenir
des réponses données dans un accès précédent, effacé pendant l'in-
tervalle, revient avec une extrême lucidité. Un fait tout semblable
se passe pour les rêves, et j'ai moi-même poursuivi en songe une
suite d'actes imaginaires commencés dans des rêves précédens, et
qu« je me rappelais fort bien alors, quoique éveillé je les eusse tota-
lement oubliés. Ce curieux phénomène a beaucoup contribué à faire
admettre que l'état somnambulique est une existence intellectuelle
à part qui nous transporte dans un monde impénétrable à la pensée
de l'homme éveillé; mais il ne faut chercher en ceci qu'un ravive-
ment de souvenirs du même ordre que ceux que j'ai déjà indiqués.
Enfm plusieurs observateurs affirment avoir constaté, dans des cas,
il est vrai, rares, et pour des idées très simples, une communication
de la pensée du magnétiseur au magnétisé. J'avoue que le fait me
paraît fort problématique; mais ce que je dirai plus loin de l'hyp-
notisme fera comprendre comment un phénomène de cette nature,
s'il était démontré, trouverait encore une explication qui ne néces-
siterait aucune des relations surnaturelles que l'on a voulu en con-
clure.
II.
On vient de voir que les faits vraiment avérés du somnambulisme
artificiel n'offrent rien d'incompatible avec ceux que fournit l'ob-
servation médicale, et pour ce motif on n'a pas de raisons d'en
contester la possibilité; mais si ces phénomènes sont possibles, et
rentrent dans la catégorie de ceux qu'on a maintes fois constatés,
se produisent-ils réellement par l'emploi des procédés dont les ma-
gnétiseurs font usage? Si le fluide magnétique est une entité chi-
mérique, comment ces passes et ces gestes singuliers qu'on appelle
magnétîsalion peuvent-ils amener un état voisin de la catalepsie, et
déterminer artificiellement une faculté telle que le somnambulisme,
qui semble idiosyncrasique? Cette seconde question se présente ici
naturellement, et la réponse que l'on y doit faire sert de contre-
épreuve à la précédente vérification.
Bien des personnes reconnaissaient la possibilité et la réalité
LE SOMNAMBULISME NATUREL ET L HYPNOTISME.
703
de certains phénomènes magnétiques, mais elles niaient absolu-
ment que la magnétisation y fût pour quelque chose. Elles obser-
vaient que les procédés dont les magnétiseurs font usage sont extrê-
mement divers et sans connexité bien sensible entre eux, que la
faculté dite magnétique agit très différemment sur les individus et
n'aboutit le plus souvent à aucun résultat; elles en concluaient que
la cause véritable des phénomènes est l'impression faite sur l'ima-
gination de l'individu magnétisé. Ceux qui tombent dans l'état som-
nambulique sont déjà presque toujours en proie à une affection ner-
veuse ou possèdent un tempérament très impressionnable. Sous
l'empire d'une préoccupation, d'une sorte d'attente craintive, ils
finissent par entrer dans une véritable crise hystérique ou catalep-
tique, et l'on rapporte au magnétisme animal des effets nerveux
simplement dus à la maladie passagère qui se déclare.
Cette opinion est assurément plausible, et elle s'appuie sur des
observations en apparence décisives. Un partisan enthousiaste du
magnétisme animal dont j'ai déjà invoqué le témoignage, le baron
Dupotet, rapporte que, s'étant placé près de certaines personnes
persuadées qu'il allait les magnétiser, il les vit tomber dans l'état
somnambulique, quoiqu'il n'eût employé aucun procédé de magné-
tisation et n'en eût pas même la pensée. Ce serait donc une pure
influence de l'imagination qui produirait tous les résultats du ma-
gnétisme. Quelques magnétiseurs, le célèbre abbé Faria par exem-
ple , n'ont eu recours pour endormir leurs malades qu'% la seule
force de la volonté; il les regardait fixement, et au seul mot de dor-
mez, le sommeil s'emparait d'eux. On peut facilement, j'en conviens,
abuser un magnétiseur si confiant dans la vertu de son regard; mais
'le général Noizet lui-même déclare avoir subi F influence de ce ter-
rible dormez. A peine l'eut-il entendu qu'un voile épais se répandit
sur ses yeux; une défaillance s'empara de lui, accompagnée d'une
sueur légère et d'une forte oppression à l'estomac; toutefois, quoi-
qu'il ait répété l'expérience, l'émotion n'alla point jusqu'au sommeil.
Tout cela ressemble certainement beaucoup à des effets de l'imagi-
nation, et quand on compare la différence profonde qui sépare les
procédés de Mesmer de ceux de M. de Puységur, on est frappé de la
similitude des résultats déterminés par des méthodes si diverses, et
l'on se trouve naturellement porté à ne voir dans le magnétisme,
comme dans les opérations du magicien, qu'un moyen de fi'apper
les esprits et de les préparer à toutes les illusions.
Toutefois il faut craindre ici de se payer de mots. Comme l'ont
demandé avec raison les défenseurs du magnétisme animal, qu'est-
ce qu'agir sur l'imagination? en quoi cela consiste-t-il , et cette ex-
pression n'aurait-elle pas une élasticité qui dispenserait d'aller au
704 BEVUE DES DEUX MONDES.
fond du phénomène? Il est évident que toutes les fois qu'un fait
psychologique se produit en nous , il s'accomplit un fait physiologi-
que correspondant. Le délire du fébricitant, comme l'hallucination
du maniaque, tient à un certain trouble dans l'action cérébrale et
nerveuse, qui, pour n'être pas encore défini et connu, n'en a pas
moins son caractère particulier. Que l'imagination soit frappée, cela
peut être , mais que se passe-t-il dans notre économie lorsqu'un
pareil phénomène psychologique a lieu ? Les récentes observations
faites sur l'hypnotisme vont nous fournir la réponse.
Il y a quinze ans , un médecin de Manchester, le docteur James
Braid, qui s'occupait de magnétisme, découvrit un procédé nouveau
pour jeter ses patiens dans le sommeil somnambulique. Il prenait un
objet brillant, un porte-lancette par exemple, et le tenait devant la
personne qu'il se proposait d'endormir, à une distance de 30 cen-
timètres environ des yeux , dans une position telle que celle-ci pût
avoir le regard constamment fixé sur le porte-lancette présenté un
peu au-dessus du front ; il invitait le patient à ne plus penser qu'à
l'objet tenu de façon à offusquer sa vue. Voici ce qui se produisait
alors. Les pupilles de la personne soumise à l'expérience, après s'être
un instant contractées , se dilataient fortement , les yeux affectaient
ensuite une sorte de mouvement de fluctuation;* puis le sommeil ca-
taleptique se déclarait, les sens et certaines facultés mentales en-
traient dans une exaltation singulière, les muscles affectaient une
extrême mobilité; enfin à cette période de surexcitation succédait
une période de torpeur et d'immobilité avec insensibilité.
Dernièrement deux médecins, MM. Azam et Broca, ont expéri-
menté à l'hôpital Necker, sur de jeunes femmes qu'ils voulaient
opérer, le procédé décrit par Braid. Le succès a été complet : les
malades sont tombées dans une anesthésie manifeste; leurs mem-
bres avaient pris la rigidité cataleptique, et restaient insensibles
aux pincemens et aux piqûres, en sorte que l'opération a pu être
pratiquée sans douleur. Ce n'est qu'après avoir enlevé le corps bril-
lant de devant les yeux et à l'aide d'une friction légère qui y fut faite,
d'une insufflation d'air froid, à plus de vingt minutes après le dé-
but de l'accès cataleptique, que l'une des malades fut réveillée. Ce
procédé de réveil est, comme on voit, tout semblable à celui dont
usent les magnétiseurs à l'égard de leurs somnambules.
N'y a-t-il là encore qu'une influence d'imagination? Gela paraît
difficile. Certainement un effet pathologique s'est produit; mais
voici qui va nous en convaincre davantage. M. Michéa a expéri-
menté sur des poules et des. coqs auxquels il maintenait la tête, et
sur le bec desquels il avait, à partir de la racine, tracé une ligne
droite avec du blanc d'Espagne. L'oiseau était placé sur un banc de
LE SOMNAMBULISME NATUREL ET l' HYPNOTISME. 705
bois peint en vert ou sur du carreau que touchait son bec, et la
ligne blanche était prolongée assez loin sur ce carreau ou ce banc.
Au bout de quelques minutes, l'animal, qui avant l'opération se rai-
dissait fortement sur ses pattes et avait les yeux très mobiles, com-
mençait à clignoter les paupières, puis ses muscles se relâchèrent,
l'anesthésie et la catalepsie se déclarèrent; le gallinacé ne sentait
plus les pincemens et les piqûres d'aiguille. Le réveil fut générale-
ment annoncé par un léger cri de l'animai, qui reprit ses mouvemens
et chercha à s'échapper. Cette expérience curieuse avait déjà été
décrite, il y a plus de deux siècles, par le père Kircher, sous le nom
(ïactinobolisme, dans son Ars tnagna; mais l'explication qu'en pro-
pose le savant jésuite est inadmissible. M. Guerry l'a retrouvée éga-
lement consignée, avec des détails qui ne permettent pas de se
méprendre, dans un ouvrage aujourd'hui fort rare, les Deliciœ
physico -mathematicœ de Daniel Schwenter, publié en 1636. La
chose était aussi connue des bateleurs, qui se la transmettaient
comme un secret magique pour endormir à volonté les coqs.
En présence de pareilles expériences plusieurs fois répétées, il
n'est plus possible d'admettre un simple effet de l'imagination, il y
a quelque chose de plus. Sans doute un véritable vertige se produit
par suite de la fixité du regard ébloui, et ce vertige, il y a déjà
longtemps qu'on l'avait constaté, et que la superstition s'en était
emparée. Dans la première moitié du xvi^ siècle, des moines du
mont Athos s'imaginaient, après être restés longtemps les yeux tour-
nés vers leur nombril et l'esprit absorbé dans cette contemplation,
apercevoir la lumière divine dont Jésus-Christ était environné sur
le Thabor. On les appela pour cette raison omphalopsychiques ou
ombilicalns '^ le singulier procédé qu'ils employaient pour aperce-
voir Dieu avait été déjà préconisé au xi*" siècle par un abbé du mo-
nastère de Xérocerque à Constantin ople , Siméon, dans son Traité
spirituel. Il y est fait mention de l'espèce de sommeil ainsi produit
et des visions obtenues de la sorte.
C'est donc par la fixité du regard sur un objet de nature à attirer
notre attention et à impressionner notre rétine, par l'absorption de
la pensée dans cette contemplation, qu'un vertige, suivi de catalep-
sie, se déclare. Dans l'opinion des physiologistes, cette pratique a
pour effet d'amener une hypérémie ou pléthore du cerveau, qui est
la source du phénomène. On voit de même l'afflux du sang dans le
cerveau, accompagné d'une certaine surexcitation nerveuse, déter-
miner différens accidens névropathiques. Chez les jeunes filles ou les
femmes dont la circulation et les fonctions périodiques ne sont pas
convenablement réglées, l'hystérie n'a pas d'autre cause. L'atten-
tion excessive amène toujours un peu d' hypérémie cérébrale. Le doc-
TOME XXV. 45
706 REVUE DES DEUX MONDES.
teur Baillarger a cité l'exemple d'un jeune homme qui tombait en
épilepsie dès qu'en lisant, un mot venait à l'embarrasser et provo-
quait de sa part plus d'attention que de coutume.. Une trop vive
impression sur la rétine produit le même effet, et le docteur Piorry
a rapporté qu'une jeune fille devint épileptique pour avoir regardé
fixement le soleil. Ainsi que l'a fait observer un célèbre physiolo-
giste italien, M. Tigri, dans une note adressée récemment à TAca-
démie des Sciences, les procédés mis en usage par les magnétiseurs
ont les mêmes effets que l'hypnotisation, puisqu'on prescrit au pa-
tient de tenir le regard constamment dirigé sur les yeux du ma-
gnétiseur, placé ordinairement plus haut que lui, attendu qu'il est
debout, et le magnétisé couché ou assis. Cette attitude détermine
chez le dernier un strabisme convergent prolongé, qui, joint à l'at-
tention qu'on lui recommande de garder, le jette dans un état de
vertige identique à celui qu'ont obtenu Braid et ses imitateurs, ver-
tige qui a pour conséquence la catalepsie.
Les pratiques mises en usage pour magnétiser ne sont donc point
illusoires ; elles ont leur effet, mais cet effet ne se produit pas de la-
manière que supposent les défenseurs du magnétisme animal. Toute
la vertu qu'elles possèdent tient à ce qu'elles déterminent une at-
tention excessive, qui aboutit, chez des organisations nerveuses dé-
licates, à un état hystérique ou cataleptique. Voilà pourquoi il n'y
a de sujets propres à être magnétisés que ceux qui sont facilement
impressionnables ou dont les nerfe-sont déjà malades. L'hypnotisme
ne réussit aussi que chez les personnes de pareille constitution. Les
anesthésiques même n'agissent pas également sur tous les tempéra-
mens, et il est des personnes complètement rebelles à l'action de
l'étheret de l'amylène. Sil'impressionnabilitéest telle que le regard
suffise à provoquer le vertige, quand ce regard est, comme celui de
l'abbé Faria, doué d'une vivacité et d'une force qui troublent ou
effraient, l'œil du magnétiseur jouera le même rôle que le porte-
lancette ou la plaque de métal poli. C'est ce qui paraît avoir eu lieu
pour les religieuses de Loudun; le regard d'Urbain Grandier les je-
teit hors d'elles-mêmes, et tous les phénomènes de la catalepsie et
de l'hystérie se déclarèrent chez elles une fois qu'elles eurent long-
temps contemplé sa figure, sous l'empire d'un mélange de frayeur
ou d'amour bien fait pour bouleverser leur faible imagination.
Ajoutons qu'une fois la maladie nerveuse déclarée, elle se pro-
page par imitation. Tous les médecins savent que les affections de
ce genre sont contagieuses par la vue seule. L' épilepsie, fhystérie,
la folie se gagnent de la sorte. Hecker a écrit f histoire de ces cu-
rieuses épidémies, qui se sont surtout développées sous finfluence
des croyances superstitieuses, et dont le docteur Calmeil a tracé un
LE SOMNAMBULISME NATUREL ET l' HYPNOTISME. 707
intéressant tableau, à partir de la renaissance, dans son ouvrage
De la Folie. Dernièrement, dans le nord de l'Irlande, une affection
convulsive, accompagnée d'hallucinations, s'est déclarée avec des
symptômes fort analogues à ceux qu'on a si souvent décrits. L'ima-
gination frappée par des prédications fanatiques, de malheureuses
jeunes filles sont tombées dans des accès de catalepsie qu'on a pris
pour des extases surnaturelles et des communications de la Divi-
nité. Au reste, il n'est personne qui n'ait constaté la même influence
de l'exemple pour ce spasme nerveux qu'on nomme bâillement. Le
somnambulisme naturel peut^ aussi prendre le caractère d'une con-
tagion, car de récentes observations établissent l'étroite affinité de
cet état avec l'hystérie et la catalepsie. Pezzi rapporte que son ne-
veu fut saisi d'accès de somnambulisme à la suite de lectures pro-
longées sur cette bizarre affection, et bientôt après le domestique
qu'il avait commis à sa garde en fut à son tour atteint.
Les rêves ou visions qui se manifestent durant les crises de
presque toutes ces nevropathies ne naissent certamement pas ca-
pricieusement. Ils sont dans un rapport étroit avec les sensations
particulières de l'hystérique ou du somnambule, ils reflètent les
préoccupations de son esprit et surtout les modifications qui s'opè-
rent dans son organisme. Suivant J. Braid et M. Azam, ils peuvent
•être provoqués, chez les hypnotisés dont les sens acquièrent une
acuité singulière, par les mouvemens qu'on leur fait exécuter, ou
même les idées qu'on leur suggère. J'ai eu plusieurs fois l'occasion
"d'observer qu'en répondant à une personne endormie et qui parle
pendant son sommeil, on amène sa pensée sur des objets qui sont
pour elle le sujet de nouveaux songes. Un fait analogue peut se pro-
duire chez les somnambules. Ainsi s'expliquerait le phénomène de
la suggestion attesté par des personnes dignes de foi et ce que l'on
a appelé communication de la pensée. L'attitude donnée aux som-
nambules engendrerait chez eux certaines visions qui se trouveraient
dès lors en conformité avec l'idée du magnétiseur qui la leur a fait
prendre. C'est assurément par un influx semblable de l'état physi-
que sur le cerveau que l'on voit des ivrognes ou des personnes éthé-
risées avoir constamment dans leurs hallucinations les mêmes illu-
sions, les mêmes préoccupations délirantes. On peut aussi rappeler
cette maison de Tropea en Calabre dans laquelle fut caserne un
régiment français, local bas et malsain où l'on rêvait généralement
d'un chien noir, quand on y passait la nuit. L'influence physique et
morale de cette habitation ramenait chez chaque dormeur le même
état physiologique, partant le même songe. La folie paralytique est
presque invariablement liée à des idées de grandeur et de richesse
qui ont fait attribuer à la première phase de cette maladie le nom
de monomanie ambitieuse. C'est là une preuve nouvelle de la dé-
708 REVUE DES DEUX MONDES.
pendance où sont certaines hallucinations de désordres particuliers
du cerveau et du système nerveux.
Ces correspondances significatives expliquent les sympathies et
rendent possible la production concomitante des mêmes idées chez
des personnes d'organisation analogue, ou placées dans les mêmes
conditions physiologiques. Si, comme l'a remarqué 'Adam Smith,
la sympathie vient moins du spectacle de la passion que de la vue
des circonstances qui l'excitent, à plus forte raison doit-elle naître
d'un rapport dans les modifications de l'économie, d'une sorte d'har-
monie préétablie entre deux tempéramens soumis à des influences
physiques et psychologiques identiques, et l'on n'a pas besoin de
recourir à une mystérieuse transmission des pensées pour expliquer
comment la même image s'offre simultanément à deux imagina-
tions; mais on va plus loin. Au dire des expérimentateurs, j'entends
parler des expérimentateurs sérieux, tels que le général INoizet et le
docteur Puel, le magnétiseur peut suggérer au somnambule une
opinion, une véritable idée délirante dont celui-ci demeure quelque
temps dominé; en un mot, il lui envoie un rêve à volonté. La véri-
fication de ce phénomène est délicate, car il est toujours facile d'a-
buser le magnétiseur et deux hommes d'esprit, grands partisans du
magnétisme animal, Deleuze et Puységur, paraissent avoir été plus
d'une fois mystifiés de la sorte. Cependant, si le fait vient à être
définitivement établi, nous ne devons voir encore là qu'une exten-
sion du phénomène auquel se rapportent les faits ci-dessus énoncés.
Ainsi que le remarque le général Noizet , il existe des personnes
d'une organisation et d'une sensibilité telles qu'il suffit de leur rap-
peler fortement l'idée de certaines modifications de leur être pour
que ces modifications se produisent en elles. C'est ce qui peut avoir
lieu dans le somnambulisme, alors que les nerfs sont en proie à
une incroyable surexcitation. J'ai cité plus haut l'exemple du bâille-
ment. On sait que la seule idée de bâiller le provoque. Chez les hy-
pocondriaques, les hystériques, on voit la douleur naître et le symp-
tôme se manifester par la seule influence de la conviction que le
mal existe. Les exemples de personnes persuadées qu'elles avaient
telle ou telle affection morbide , et en présentant bientôt les symp-
tômes, ne sont pas rares. Il a suffi de calmer leur esprit, de détour-
ner leur attention, pour faire disparaître le mal. Si donc, comme
l'avancent les observateurs que je viens de nommer, des paralysies
imaginaires ont été provoquées chez des somnambules et même chez
des personnes placées simplement sous F empire d'une forte impres-
sion, ainsi que cela se passait dans le salon de l'abbé Faria, c'est que
l'esprit réagissait assez sur le cerveau et le système nerveux pour y
produire des sensations de même nature que celles qui seraient ré-
sultées d'une cause réellement morbide. Tout cela expliquerait corn-
LE SOMNAMBULISME NATUREL ET l' HYPNOTISME. 709
ment les somnambules ont besoin de la foi pour être influencés, non
que cette foi soit un sauf-conduit que réclame le charlatanisme,
mais parce que cette foi est la condition même qui établit une rela-
tion plus étroite entre l'imagination et l'organisme.
Cependant, qu'on ne l'oublie pas, le phénomène de la suggestion
n'est pas encore un fait suflisamment démontré, et il est de la pru-
dence, avant de se prononcer, d'attendre des expériences plus con-
cluantes. On ne peut encore, dans l'état actuel des connaissances,
donner une explication de toutes les circonstances qui accompagnent
l'hypnotisme; mais la manière dont il se produit, les phénomènes
qu'il détermine, le rattachent à l'ensemble de ces maladies qui ont
pour caractère l'exaltation et l'hébétude presque simultanées des
sens. C'est un sommeil nerveux provoqué, comme la catalepsie som-
nambulique, par un vertige, et qui livre la sensibilité aux désor-
dres et aux bizarreries inséparables de toutes les affections névro-
pathiques.
Ainsi ce qu'on pourrait appeler, le naturalisme du somnambulisme
artificiel et l'efficacité des pratiques employées par les magnétiseurs,
sont des faits qui ressortent maintenant d'études plus sérieuses et
plus critiques. Les phénomènes constatés n'ont rien à faire avec les
miracles et la magie. Ils rentrent dans l'ordre régulier, bien qu'ac-
cidentel, des choses, car les accidens ont leurs lois comme les faits
journaliers. Ils ne dérangent point les notions que l'observation
et l'expérimentation nous fournissent, mais ils en agrandissent le
champ. Ce n'est pas dans les nuages et les régions plus élevées en-
core du surnaturel qu'ils nous transportent; ils nous laissent sur le
terrain ferme des phénomènes terrestres, le seul où nous sachions
nous diriger. Je conviens que ce terrain est parfois monotone et fa-
tigant; il est semé de ronces et de pierres. On est souvent tenté de
le quitter pour s'élancer dans l'espace et se livrer au libre essor de
l'imagination; mais, cède-t-on à la tentation, on retombe lourde-
ment, comme Simon le Magicien, et la raison s'ébranle dans la
chute, si elle ne périt pas tout entière. Les théories psychologiques
qu'on a prétendu échafauder sur les spéculations mystico-magnéti-
ques sont des entreprises de ce genre, toujours imprudentes, bien
souvent funestes. Le tort des adeptes du magnétisme animal a été de
les associer à des observations dont elles compromettaient la valeur.
L'homme, une fois les yeux tournés vers l'infini, qu'il ne peut ni
saisir ni comprendre, ne perçoit jamais que ses propres sensations.
Il regarde comme dans un miroir grossissant, qui lui renvoie sa
propre image. Les hallucinations du songe, de la catalepsie, de l'ex-
tase et du somnambulisme sont comme les tables tournantes et par-
lantes, qui ne répondent que ce qu'on a déjà dans la pensée, dans la
crainte ou dans l'espoir. Certainement il existe en nous autre chose
710 REVUE DES DEUX MONDES.
que cette matière inerte et inintelligente qui sera la proie des vers
et se décomposera en une poudre imperceptible; mais le principe
mystérieux qui nous anime, il intervient aussi bien dans les actes
de la veille que dans ceux du sommeil, soit cataleptique, soit ma-
gnétique. Bien plus, dans ce dernier état, l'âme devient davantage
le jouet de l'imagination et des sens, puisque la volonté est passive.
INotre esprit subit forcément l'influence des images que font naître
les mouvemens spontanés de la fibre cérébrale ou nerveuse. Nous
rentrons jusqu'à un certain point par le sommeil dans la vie instinc-
tive, insolente d'elle-même, qui est celle des animaux. La raison,
cette conquête sublime de l'expérience, ce produit achevé du juge-
ment, nous échappe alors ou ne nous envoie quelque lueur que pour
nous jeter dans l'incertitude sur le véritable caractère des visions
qui nous possèdent. Enfin notre personne perd le sentiment de son
identité, l'une des plus fortes preuves que le moi est distinct d'un
organisme sans cesse renouvelé et transformé, car au réveil le som-
nambule et parfois le songeur oublient tout, et il leur semble qu'un
autre individu a dit et fait tout ce qu'on leur rapporte d'eux-mêmes.
Ce n'est donc pas dans ces états étranges où l'homme redevient
un être instinctif, une sorte d'automate, que Dieu, la raison suprême
et éternelle, se révèle à nous, car à ce compte l'animal serait plus
près que l'homme de la Divinité. Il faut chercher autre chose dans
le somnambulisme. Ce phénomène nous instruit de certains rap-
ports étroits de l'organisme et de l'intelligence, de certains moyens
de mettre à découvert la toute-puissance d'une économie troublée
et malade sur l'imagination, qui demande au corps les élémens de
ses créations quand l'esprit cesse de les lui fournir par sa régulière
et externe activité. Le magnétisme animal est aussi un moyen de
rendre au système nerveux un ton qui lui manque ou de calmer une
surexcitation qui l'épuisé. Il a été employé par bien des médecins
comme moyen curatif dans des affections névropathiques pour les-
quelles la thérapeutique ordinaire était impuissante. Il a procuré
des soulagemens à l'excès de la douleur, et un sommeil réparateur
après des crises prolongées; il a suppléé en quelques cas à l'emploi
des anesthésiques. Ce sont là autant de titres à notre reconnaissance.
Éclairer l'homme sur la nature des ressorts auxquels obéit son
organisme, adoucir ses souffrances, voilà assurément des vertus que
bien des philosophies n'ont pas, et dont bien des sciences se font
honneur. Elles commandent pour le magnétisme animal autre chose
que ce dédain indifférent qup l'on affiche pour les charlatans, mais
qui ne saurait se justifier, dès que des hommes sérieux et honnêtes
viennent nous soumettre des faits dont l'étude les a depuis long-
temps occupés.
Alfred Maury.
PINDARE
ET L'ART GREC
Essais sur le génie de Pindare et sur la Poésie lyrique, par M. Villemaiii.
Les plus belles œuvres naissent le plus souvent presqu'à l'insu de
leurs auteurs. Au lieu d'un plan conçu d'avance, c'est un hasard,
une rencontre qui fait éclore l'inspiration. Il y a cinq ou six ans,
l'Académie française avait mis au concours une traduction de Pin-
dare, soit en vers, soit en prose, elle en laissait le choix, deman-
dant seulement, n'importe par quel moyen, un reflet quelque peu
fidèle de ce sévère et audacieux génie. Dans' un temps qui se pique
à bon droit d'avoir rallumé le flambeau de l'inspiration lyrique,
l'idée était heureuse de proposer un prix extraordinaire à qui nous
donnerait Pindare dans notre langue. Qui le connaît en effet? Ceux
qui peuvent le lire sont en si petit nombre, ceux qui l'ont cru tra-
duire l'ont si bien travesti! Les concurrens ne firent pas défaut, et
la plupart, on doit le dire , avaient suffisamment compris le texte
grec ; mais le rendre, le faire sentir, en exprimer l'esprit, en faire
jaillir la flamme, aucun d'eux n'avait même essayé. La commission
chargée de dépouiller les manuscrits, de préparer et d'instruire le
concours, n'en poursuivait pas moins sa tâche avec courage. On
feuilletait, on cherchait, on lisait, on recourait au texte, et ce mem-
bre de l'Académie qui, par bonheur, fait partie de toutes les com-
missions, moins encore en vertu de sa charge que par une sorte de
712 BEVUE DES DEUX MONDES.
délégation tacite et naturelle d'un corps dont il est l'âme; cet hel-
léniste délicat, chez qui la philologie la plus riche et la plus variée
n'est qu'un art accessoire qui se perd et s'efface dans l'éclat de ses
dons littéraires, M. Villemain, aiguillonné de temps en temps par
l'impuissante maladresse d'un de ces apprentis traducteurs, se sur-
prenait à dire : « S'il nous donnait au moins le simple mot à mot! »
Et alors s'échappait de ses lèvres une de ces phrases transparentes
qui sans cesser d'être françaises laissent clairement entrevoir le cal-
que d'une phrase antique, tant l'ordre et le mouvement des idées,
le ton et le coloris des mots s'y conservent fidèlement. A mesure
qu'avançait l'examen, ces explosions devenaient plus fréquentés.
D'abord ce n'était qu'un vers, puis une strophe, puis une ode tout
entière qui se trouvait ainsi spontanément traduite. On eût dit un
de ces peintres qui devant la toile d'un élève commencent par corri-
ger seulement en paroles, indiquant, expliquant ce qu'il eût fallu
faire, puis qui peu à peu s'emparent du pinceau, saisissent la pa-
lette et finissent la leçon en disant : Regardez, tâchez de faire comme
moi!
Au bout de quelques séances, tout Pindare n'était pas traduit,
mais il était comme ébauché dans ses parties principales. Pas un
fragment notable, pas un hymne célèbre sur lequel, en passant,
notre vaillant jouteur n'eût entamé la lutte. Ses confrères, comme
on pense, l'excitaient à l'envi, sachant bien qu'une fois à moitié du
chemin, il irait jusqu'au bout. Peut-être même espéraient-ils déjà
qu'après la traduction viendrait le commentaire. Et en effet que de
choses à dire non-seulement sur Pindare, sur ses vers, sur son temps,
sur ses rivaux de gloire, mais sur la poésie lyrique elle-même!
A quelles conditions se produit-elle en ce monde? quelle en est l'es-
sence et l'origine? Est-elle de tous les temps et de tous les climats?
tous les états de société peuvent-ils lui donner naissance? N'est-il
pas chez les peuples certain degré d'élévation morale et religieuse
au-dessous duquel elle ne fleurit pas ? Quels furent ses triomphes,
ses chutes, ses renaissances? Quelle est son histoire en un mot, et
quel peut être son avenir? Autant de questions qui se pressent et
s'enchaînent dès qu'on jette les yeux sur ces chants immortels.
C'est ainsi que sans l'avoir voulu, entraîné, subjugué par l'ascen-
dant fortuit d'un sujet admirable, M. Villemain s'est dévoué à nous
traduire Pindare, et comme préambule nous donne le tableau le
plus vaste et le plus animé, la plus heureuse page de critique et
d'histoire que sa plume ait jamais tracée.
Cette introduction seule est déjà sous nos yeux; la traduction
suivra de près, mais à quelque intervalle. Il était bon de lui frayer
la route, de préparer les esprits, d'éveiller l'attention et la curiosité
PINDARE ET l'aRT GREC. 713
par l'attrait d'un brillant frontispice. Le génie de ce grand poète
est chez nous dans un tel abandon! C'est une réparation que M.Vil-
lemain lui prépare. Aussi gourmande-t-il notre longue tiédeur. Boi-
leau lui-même, dit-il, tout en rompant en l'honneur de Pindare des
lances contre Perrault, le connaissait- il bien? le goûtait-il vraiment?
l'admirait-il autrement qu'en paroles, autrement que de parti-pris
et par dévote fidélité au culte des anciens? l' avait-il même lu tout
entier? En citant seulement quatre vers des hthmiques^ n'aurait-il
pas clos la bouche à Perrault, et vidé sans débat une de leurs que-
relles sur Homère? Ces quatre vers, et bien d'autres peut-être, lui
avaient donc échappé? Et quelle meilleure preuve d'une imparfaite
intelligence de cette haute poésie que l'innocente bonne foi avec la-
quelle il s'imagine avoir imité Pindare dans son ode sur la prise de
Namur? Quant à Voltaire, c'est autre chose : il ne prend pas la peine
de simuler l'admiration, et ne voit dans le grand lyrique, dans
cet inintelligible et boursoufla Thébnin^ comme il l'appelle, qyxun
chantre de combats à coups de poing, premier violon du roi de
Sicile. M. Yillemain n'a donc pas tort, nous devons à Pindare une
réparation.
Mais d'où vient que nous l'avons ainsi négligé et presque mé-
connu? Je mets de côté Voltaire; son siècle et lui se sont moqués
de tant de nobles choses que ce serait merveille s'ils avaient pris
Pindare au sérieux. Je ne m'étonne que du xvii'' siècle restant froid,
réservé, insensible à ce genre de beautés. Est-il donc dans l'antiquité
:Un plus grand nom que le nom de Pindare? Sa gloire, dans le monde
ncien, ne s'est-elle pas perpétuée d'âge en âge, toujours incontestée
t toujours renaissante ? A Rome aussi bien qu'à Athènes, il marche
u même rang qu'Homère; Horace est à genoux devant lui, et non
pas en flatteur, comme devant Auguste et Mécène, mais en disciple
incère et convaincu. Comment, encore un coup, nos lettrés du grand
iècle, accoutumés à tenir compte des jugemens de l'antiquité, à
modeler leurs goûts sur son exemple , ont-ils passé devant cette
figure de Pindare sans lui donner un regard , sans lui brûler un
grain d'encens? Je reconnais que l'abbé Massieu, Lamothe-Houdard,
et autres de même taille, l'ont honoré de leurs imitations et de leurs
paraphrases ; mais nos vrais écrivains, nos vrais poètes, quel hom-
mage lui ont-ils rendu, quels emprunts lui ont-ils faits? Les Olym-
piques, les Pythiques, les Isthmiques , les Néméennes, ces quatre
grands débris, incomplets, mutilés, mais splendides encore, pour
eux ne sont que d'incultes ruines qu'ils ont à peine parcourues sans
y rien admirer, sans en rien retenir : étrange indifférence !
É Était-ce donc la grandeur de l'hymne, l'audace du dithyrambe,
accent lyrique, en un mot, que nous étions alors hors d'état de
Hlk REVUE DES DEUX MOx\DES.
comprendre? Mais, dans ce même siècle, les plus sublimes des
lyriques, les prophètes de la sainte Ecriture, n'étaient-ils pas ad-
mirés et compris? Malherbe, Corneille, Racine, n'en ont-ils pas
sondé les effrayantes profondeurs et reproduit le merveilleux lan-
gage? Ce n'est donc ni l'ampleur, ni la témérité, ni l'exagération
lyrique qui nous ont rebutés dans le poète thébain. M. Yillemain
suppose même que c'est ce lyrisme sacré, si bien traduit alors et
en si grande estime, qui a comme étouffé le lyrisme païen. C'est
Moïse, dit-il, c'est Isaïe, David, tout le chœur des prophètes , qui
ont fait tort à Pindare. L'esprit des Psaumes nous a comme distraits
et détournés de l'esprit des Pythiques.
J'admets l'explication, et cependant, si grand que fût alors l'em-
pire de la poésie hébraïque et chrétienne, cet empire était-il absolu?
Ceux de nos poètes qui l'ont le mieux interprétée n'ont-ils obéi qu'à
elle? n'ont-ils pas maintes fois cherché l'inspiration ailleurs que
dans la Bible, puisé à d'autres sources, à des sources profanes? L'au-
teur de Polyeucte n'a-t-il pas fait Psyché ^ et Racine n'a-t-il fait
quAthalie? La question reste donc entière. De tous les grands mo-
dèles consacrés par l'antiquité et par elle transmis à nos respects,
de tous les poètes -grecs dont nous possédons des chefs-d'œuvre,
Pindare est presque le seul dont le xyii" siècle ne se soit point épris
et qu'il ait délaissé sans honneurs et sans interprète. Pourquoi cette
exception, et que lui manquait-il ? Il lui manquait, faut-il le dire ?
d'être né quelques olympiades moins tôt, ou d'être, comme Homère,
enfant de rionie.
Archaïque et dorien, dorien d'esprit et de cœur encore plus que de
dialecte, voilà ses deux méfaits. C'est par là qu'il ne peut s'entendre
avec le xvii^ siècle, pour qui l'antiquité grecque commence à peine
à Périclès, et qui n'accepte Homère, le vieil Homère, qu'en faveur
du génie sans rudesse et des instincts civilisés et dramatiques qui
sont le privilège naturel de sa race.
Ainsi ce n'est point à Pindare en particulier qu'on a chez nous
tenu rigueur. Ce que nous avons négligé, mal compris, ce n'est
pas son génie, c'est le génie de l'antiquité grecque elle-même dans
sa. manifestation la plus haute et la plus sévère, dans sa grandeur,
dans sa force, dans sa liberté primitive, avec ses irrégularités ap-
parentes, ses formes abruptes et heurtées, ses grands traits sans
détails et presque sans nuances. Voilà, selon moi, l'excuse de notre
longue insouciance. Pour sentir et comprendre Pindare, il nous
manquait la clé non-seulement de ses propres beautés, mais de tout
un ensemble d'idées, de sentimens, de contours et de formes dont
il est un des représentans les plus persévérans et les plus in-
spumis.
PINDARE ET l'aRT GREC. 715
Tout se lie, tout se tient, architecture et poésie. Combien voilà-
t-il de temps que nos yeux se sont accoutumés à la majestueuse ru-
desse du véritable ordre dorique? Que d'hésitations, que de tâtonne-
mens avant d'en venir là! Ce proéminent chapiteau ombrageant de
son vaste tailloir un coussinet rustique au galbe épais, fuyant et
aplati, ces cannelures aiguës, ce fût conique descendant jusqu'au
sol sans base ni talon, sans cothurne ni sandale, depuis quand sen-
tons-nous que c'est là de l'art grec et de la vraie beauté? L'ordre
dorique promulgué par Yitruve, tel que sur sa parole on l'enseigne
en Europe depuis plus de trois siècles, a-t-il la moindre ressemblance
avec celui-là? Support banal, maigre colonne, chapiteau froid et
effacé, tailloir timide et sans saillie, traduction romaine, en un mot,
d'un admirable texte grec, tout est amoindri, tronqué, défiguré dans
le dorique de Yitruve, et pourtant, quand Yitruve écrivait, les grands
modèles étaient debout. Depuis Pœstum et Sélinonte jusqu'au fond
de la mer Egée, on n'avait qu'à choisir. Tout le sol hellénique était
encore couvert des types du dorique véritable. Yitruve n'en dit rien.
Pas un mot de ces vieux chefs-d'œuvre, pas même du plus jeune,
du plus brillant de tous, du Parthénon; il n'a pas l'air de savoir
qu'il existe. En revanche, il soutient doctement que l'ordre do-
rique est impropre à la construction des temples, que les anciens
l'ont ainsi reconnu, et que depuis longtemps la mode en est pas-
sée (1). Les anciens! qu'entend-il parla? Le voilà donc qui rejette
Ictinus par-delà les anciens, dans les temps à demi barbares ! Les
anciens, pour Yitruve, ce sont les Grecs d'Alexandrie, les archi-
tectes des Ptolémées! Il place l'âge d'or en pleine décadence. Or
c'est lui, notez bien, c'est lui seul qui a fait notre éducation ; les
secrets du grand art de bâtir ne nous sont venus que par lui. De là
notre tardive intelligence de l'antiquité véritable, surtout de l'anti-
quité grecque.
Tant qu'il s'agit de l'art romain, Yitruve est un témoin fidèle, il
est sur son terrain ; il parle de ce qu'il sait, ou s'il se trompe, les
monumens sont là, à notre porte, on peut toujours le contredire.
On le pouvait, comme aujourd'hui, au xvii^ siècle, même au xvi^ et
au xv% car l'Italie nous fut toujours ouverte, tandis qu'en Grèce on
n'y pénètre que depuis hier. Les Turcs en prirent la clé tout juste
à partir du jour où apparurent en Occident les premières lueurs
d'amour et de respect pour les chefs-d'œuvre de l'antiquité. Yitruve,
grâce aux Turcs, devint donc un oracle , sa soi-disant architecture
(1) « Nonnulli antiqui architecti negaverunt dorico génère œdes sacras oportere
fieri... Quapropter antiqui evitare usi sunt in sedibus sacris doricae symmetrise ratio-
nem. » Vitruv., lib. iv, cap. 3.
716 REVUE DES DEUX MONDES.
grecque fut acceptée sans conteste. Qui l'aurait contrôlée ? Qui aurait
pu prévoir qu'un jour, en parcourant la Grèce, nous verrions ce
législateur, neuf fois sur dix , démenti par les monumens ? Homme
de science et architecte, placé pour tout bien voir, froid, sensé,
méthodique, comment son témoignage n'aurait-il pas fait foi? Il fut
cru sur parole, et pendant trois cents ans, au lieu d'un art plein
d'imprévu, d'audace et de liberté, respectant, il est vrai, certaines
grandes lois éternelles, mais n'enchaînant jamais l'imagination, il
nous fit accueillir et cultiver dans nos écoles , sous ce grand nom
d'architecture grecque, un système à la fois timide et inflexible,
où de nobles et sages préceptes semblent comme enfouis sous de
mesquines prescriptions.
Eh bien ! la poésie grecque n'a -t- elle pas eu ses Yitruves aussi?
non pas faute de monumens, car ici ce n'est plus ni de pierre ni de
marbre qu'il s'agit. Les manuscrits ne tiennent point au sol, ils pou-
vaient fuir, échapper aux barbares, et nous en recueillîmes d'admi-
rables débris. La main des copistes d'abord, bientôt après l'impri-
merie les multiplièrent par milliers , puis d'érudits interprètes se
chargèrent de les mettre à la portée de tous. On devait espérer que
le génie des Grecs serait chez nous plus heureux en poésie qu'en ar-
chitecture , que nous saurions comprendre non pas seulement leurs
vers, mais leur manière de les sentir, accepter leurs jugemens, adop-
ter leurs préférences et respecter la hiérarchie de leurs admirations.
Il n'en fut rien. Nous admirâmes, mais tout autrement qu'eux. Cette
impartialité qui nous fait aujourd'hui comme sortir de nous-mêmes
pour juger une ancienne œuvre d'art, cette façon de franchir les siè-
cles, de nous unir à l'artiste, de partager pour un moment ses pas-
sions, ses préjugés, même son ignorance, c'est quelque chose de tout
à fait moderne. Nos pères n'ont rien connu de tel; ils ne prenaient
pas tant de peine. Dans la poésie grecque, ils ne virent, ils n'admi-
rèrent sincèrement que ce qui se rapprochait plus ou moins de leurs
propres idées, de leurs goûts, de leurs habitudes. Une heureuse et
savante expression de sentimens à peine antiques, c'est-à-dire de ces
sentimens qui sont de tous les temps et de tous les climats , révéla-
tions vivantes, mais générales, de la nature humaine, fonds commun
obligé de toute poésie , voilà ce qui les charma, ce qui leur sembla
la véritable gloire de la lyre hellénique. Tout ce qui s'écartait au
contraire de cette perfection tempérée , de ces beautés un peu ba-
nales, tout ce qui laissait voir un aspect insolite, un certain air
d'audace, certains angles aigus et fièrement taillés, leur devint un
sujet de trouble et de scandale ; c'étaient pour eux les grossiers ru-
dimens d'un art à son enfance, et comme on dissimule les fautes
d'un ami, ils cherchèrent à n'en rien laisser voir. Aussi quel soin
»
PINDARE ET L ART GREC.
71
chez les traducteurs à cacher ces aspérités, tantôt sous d'amples
paraphrases, tantôt avec la lime, en retranchant et en arrondis-
sant !
Ainsi, en poésie comme en architecture , comme en tous les arts
du dessin, la véritable Grèce et ses primitives beautés ne furent
chez nous, dans les trois derniers siècles, qu'imparfaitement com-
prises. Si à Rome, du temps d'Auguste, on ne comprenait plus l'es-
prit du Parthénon, s'il semblait. suranné, hors de mode; si les raffi-
nemens de la critique alexandrine avaient faussé le goût même en
architecture, et substitué au véritable art grec un art de convention,
comment en France,' sous Louis XIV, vouliez -vous que Pindare fût
encore en faveur? Le meilleur helléniste n'y voyait que du feu.
Racine assurément savait le grec autant qu'homme de France; il le
savait en érudit et le devinait en poète; Athénien lui-même en
quelque sorte, passant sa vie au théâtre d'Athènes, qu'a-t-il vrai-
ment compris de ces trois grands tragiques, et qu'a-t-il pu leur em-
prunter? Quelques scènes, quelques passages, et encore au moins
Grec, au moins ancien des trois. Celui-là même, cet Euripide, son in-
spirateur, son poète, dès qu'il s'écarte un peu du cercle des idées
communes à tout le genre humain pour rentrer franchement sur
son sol hellénique, dès qu'il s'adresse aux passions, aux souvenirs,
aux préjugés de ses concitoyens et fait luire sur ses personnages les
vrais rayons du ciel attique, aussitôt, on le sent, il déroute le génie
de Racine, il échappe à sa pénétration. Ce n'est pas seulement par
égard pour les courtisans et par peur des marquis que notre poète
a transformé et affadi son Hippolyte , c'est avant tout faute d'avoir
senti, comme il savait sentir, la suave grandeur, l'héroïque pu-
reté, l'idéal et mystérieux amour de l'Hippolyte d'Euripide. « 0 Ra-
cine! s'écrie M. Villemain avec un doux reproche, comment n'a-
voir pas fait passer dans votre admirable langage cette belle et
tendre invocation que le jeune héros , à son entrée en scène , au
milieu de ses joyeux amis, adresse à Diane, à sa déesse favorite, à sa
reine chérie? Pourquoi ce discours d'un gouverneur de prince, au
lieu du souvenir de cette invisible et divine maîtresse, dont l'inno-
cent Hippolyte croit entendre la voix dans le silence des forêts? )>
On le voit donc, même chez Euripide, il y a des traits d'une simpli-
cité encore trop primitive pour être savourés par Racine, des ])eau-
tés devant lesquelles il passe sans qu'elles se révèlent à lui; qu'é-
tait-ce donc chez Sophocle, ce peintre de caractères, ce poète
citoyen, dont tous les vers sont des médailles frappées au vrai coin
de la Grèce ? Et quant au vieil Eschyle, au religieux et lyrique Es-
chyle, Racine a soin de nous l'apprendre, il n'essayait pas même
de l'entendre, et des sept tragédies, seul débris de cette immense
718 REVUE DES DEUX MONDES.
gloire , il ne pouvait lire sans fatigue que quelques scènes tout au
plus, les premières scènes des Choéphores. Saumaise allait plus-
loin : l'intrépide savant, qui ne reculait guère devant les textes épi-
neux, déclarait que pour lui Eschyle, d'un bout à l'autre, était inin-
telligible.
Or Eschyle et Pindare sont deux contemporains , et le moins ac-
cessible des deux n'est à coup sûr pas Eschyle. Bien que lyrique
aussi, il a cet avantage qu'il écrit pour la scène, que sa poésie est
dialoguée et s'appuie sur un drame. Toute action dramatique,
même lente et presque immobile, est pour l'esprit un jalon conduc-
teur, tandis que rien ne nous égare comme les brusques saillies, les
bonds irréguliers de l'ode et du dithyrambe. Voilà donc pour le
XYii^ siècle la véritable excuse : il ne pouvait goûter Pindare lorsque
ses érudits et ses poètes renonçaient à comprendre Eschyle.
Mais d'où vient qu'aujourd'hui, sans avoir le génie de Racine,
sans savoir le grec comme lui, sans même être un Saumaise, on peut
entendre Eschyle, le sentir, l'admirer, ne pas lire seulement le dé-
but de ses Choéphores^ mais son Orestie tout entière, ses Perses^
ses Suppliantes^ même son Prométhée, se complaire à sa poésie, en
être ému, en contempler avec respect les colossales proportions,
les audacieux profils et la décoration si pure, quoique massive et
taillée à grands traits? D'où vient que ce genre de beautés n'est
plus une énigme pour nous? Et je ne parle pas, notez bien, de quel-
ques esprits d'élite pour qui le soleil brille quand les nuées couvrent
la terre; j'excepte même quiconque a déjà lu deux merveilleux cha-
pitres de Y Essai sur Pindare , où M. Yillemain évoque en traits de
flamme et illumine de ses magiques traductions ce mystérieux gé-
nie, (( Eschyle, le grand Eschyle. » Je récuse ces deux chapitres, par
excès d'impartialité, comme on doit faire de toute séduction par
trop irrésistible. Je parle seulement du public tel qu'il est, livré à
ses propres lumières, et je dis qu'aujourd'hui quiconque par hasard
lit encore les tragiques se garde bien, si respectueux qu'il soit pour
Euripide et pour Sophocle, de marchander la gloire au vieil Es-
chyle. Je dis que cette suprématie, dont jamais dans l'antiquité
l'ancien roi de la scène ne fut complètement déchu, même après les
victoires de ses jeunes rivaux, cette suprématie, qui nous semblait
inexplicable, presque absurde, il n'y a pas quarante ans, aujour-
d'hui n'étonne plus personne, et s'il y avait une palme à donner,
s'il fallait faire un choix entre ces trois génies, l'ombre d'Aristo-
phane en bondirait de joie : ce serait à coup sûr son poète vénéré,
ce serait Eschyle et avec lui la grande poésie, l'art simple, religieux
et vraiment créateur, qui chez nous aujourd'hui obtiendrait la cou-
ronne.
PINDARE ET L ART GREC.
19
D'où vient, je le répète, cette métamorphose? Un voile s'est-il
donc déchiré? ou bien sommes-nous plus simples dans nos goûts,
de mœurs plus primitives, plus grands, plus généreux que nos
pères? Il est permis d'en douter. Tout en Valant mieux qu'eux peut-
être au moins par certains côtés, ce n'est pas notre grandeur mo-
rale, ce n'est pas l'état de nos âmes qui nous aide à comprendre
Eschyle. Est-ce la politique, le spectacle auquel nous assistons de-
puis deux tiers de siècle? Il faut le reconnaître, tous ces boulever-
semens du monde, ces immenses triomphes, ces immenses revers
accoutument l'esprit aux fortes émotions, aux plaisirs grandioses,
et c'est aussi comme un enseignement pour pénétrer dans cette
austère poésie que d'avoir quelquefois éprouvé par nous-mêmes
certains grands sentimens dont elle est animée. Les mâles dévoue-
mens, les civiques vertus, les patriotiques ardeurs des contempo-
rains de Miltiade n'étaient que lettre morte, rhétorique, abstrac-
tions devant un trône absolu, tandis que depuis soixante ans, dans
nos alternatives de liberté et de servitude, nous en avons par inter-
valle senti la réalité. Mais ni la politique, ni le patriotisme, ni même
des causes plus directes, les progrès incessans de l'histoire et de
l'ethnographie, n'auraient suffi à faire éclore cette nouvelle intelli-
gence de l'antique poésie grecque sans une autre influence, sans
quelque chose de plus révélateur, quelque chose qui parlât aux
yeux. Je vais révolter peut-être certains amis des lettres qui s'of-
fensent à l'idée qu'en aucun cas des formes, des figures, des signes
matériels, les arts du dessin en un mot, soient pour elles des tru-
chemans nécessaires, des commentaires vivifians. Rien n'est plus
vrai pourtant.
Supposez en 1828 les Turcs vainqueurs à Navarin et la GrècQ de-
puis trente-deux ans close et murée comme autrefois ; les beautés
et le vrai caractère de l'archaïsme grec seraient encore à l'état de
problème, soyez-en sûrs, aussi bien en poésie qu'en sculpture et
en architecture. La délivrance de ce petit coin de terre a produit
plus d'effet dans le monde des arts qu'on ne le croit communément.
C'est la contre-partie du désastre de l/i53. L'erreur où nous avait
jetés la confiscation de la Grèce, l'affranchissement de 1828 nous
en a délivrés. Il a fait justice à la fois et de la barbarie musulmane
et du faux hellénisme, de l'hellénisme alexandrin et de sa contre-
façon romaine. Ce n'est pas seulement la flotte du sultan, c'est
l'autorité de Yitruve (en ce qui touche à la Grèce) qui a sombré à
Navarin. Un changement à vue, une lumière soudaine nous a fait
voir le véritable art grec, l'art des grands siècles, chez lui, sur son
propre sol, mutilé, en ruines, mais pur, sans alliage, non travesti,
non commenté.
720 REVUE DES DEUX MONDES.
Il y avait trois cents ans que l'Europe artiste et savante croyait
en être en possession : il lui a bien fallu confesser sa méprise. Déjà
même pendant le dernier siècle son instinct l'avait avertie qu'elle
faisait fausse route, que Vitruve l'avait fourvoyée. Aussi, dès cette
époque, que de travaux, que de recherches pour découvrir ce pré-
cieux mystère, le véritable art grec! Pendant qu'à la surface les
Boucher, les Yanloo semblent tout diriger, qu'on ne jure que par
eux, qu'on ne connaît d'autre idéal qu'un voluptueux caprice, l'éru-
dition travaille et complète en silence un retour à l'antiquité, et non
pas à cette antiquité de formes indécises, aux vêtemens flottans, ni
grecque ni romaine, comme l'entendait Lebrun, mais à une anti-
quité nouvelle, sévère de lignes et de costume , une pure antiquité
grecque. D'heureuses découvertes secondaient l'entreprise : des
villes entières venaient d'être trouvées sous les scories d'un volcan,
villes italo- grecques par malheur, et non franchement hellènes;
n'importe, c'étaient de précieux indices, des élémens nouveaux, as-
sez pour bâtir un système, pour parler aux imaginations; assez pour
rêver la Grèce, pas assez pour la retrouver.
Telle est en effet l'impuissance de tout effort spéculatif en sem-
blable matière, l'insurmontable difficulté de retrouver par la pensée
des lignes et des contours sans le secours des yeux, que les chefs de
ce mouvement rénovateur, tous, à des degrés divers, habiles, sa-
vans, ingénieux, pleins de patience et d'ardeur, quelques-uns même
de génie, je cite seulement Gaylus, Barthélémy, Winckelmann, faute
de posséder et de pouvoir connaître les fondemens véritables de
l'art qu'ils prétendaient ressusciter, réduits à l'inventer d'après des
données incomplètes et d'insuffisans témoignages, qu'ont-ils pu
faire? Qu'ont-ils imaginé? A quel art grec nous ont-ils conduits?
A celui dont David fut l'éditeur et non le père, qu'il accepta tout,
fait de leur science, et écrivit sous leur dictée de son puissant pin-
ceau.
Ils avaient voulu fuir l'influence romaine, se dégager de l'esprit
de Yitruve, qui pesait sur Lebrun, et chercher jusque dans l'ar-
chaïsme un remède à la décadence; ils réussirent à éviter l'épais-
seur, la lourdeur, l'indécision des lignes, mais tombèrent dans la
sécheresse, la maigreur et l'aridité. Système étrange qui supprimait
la vie par peur de ses excès ! Sa nouveauté, son exagération même
assurèrent son triomphe : il fut accueilli d'abord presque avec fana-
tisme, puis délaissé, et finit par s'éteindre dans une sorte de léthar-
gie, parce qu'en effet c'était la mort que cette prétendue pureté.
A peine était-il tombé que bientôt nous apprîmes, presque sans y
penser, sans effort de génie, sans nouveau Winckelmann, quelle
était la véritable loi, la condition première de cet art si longtemps
PmDARE ET L ART GREC.
■21
poursuivi. C'était tout simplement la vie, la vie dans sa juste me-
sure, en parfait équilibre avec l'ordre et la règle, mais avant tout
la vie, si bien que toute œuvre d'art d'où la vie est absente, quels
que soient d'ailleurs sa structure, ses formes et ses traits, n'est
grecque que de nom ou n'est pas des beaux temps de la Grèce, on
peut l'affirmer à coup sûr. Qui nous avait révélé cette loi? Je ne
sais; mais l'évidence n'en fat bien établie et ne devint incontes-
table que vers le temps et comme à la suite de notre expédition de
Morée. Déjà pourtant, huit ou dix ans plus tôt, on en avait comme,
aperçu les premières lueurs. Des marbres incomparables, tels que
n'en possédait aucun musée d'Europe, apparurent tout à coup à
Londres et à Paris : c'étaient des sculptures arrachées au Parthénon
lui-même; c'était une statue, moins violemment acquise, de moins
illustre origine, mais de style analogue, notre Vémis de Milo. Se
rappelle-t-on bien l'étonnement, le trouble où ces chefs-d'œuvre
jetèrent les esprits? Ce type de beauté contrariait toutes nos tra-
ditions. Ce n'était ni la raideur de David ni la molle ampleur de
Lebrun; un accord imprévu des dons les plus contraires, un in-
compréhensible mélange d'idéal et de réalité, d'élégance et de force,
de noblesse et de naturel, confondaient notre jugement. Le pro-
pre des vrais chefs-d'œuvre est de causer ces sortes de surprise.
Ils nous prennent au dépourvu , nous troublent dans la routine de
nos admirations;* puis bientôt leur ascendant triomphe, ils s'em-
parent de nous et tournent à leur profit notre penchant à l'habi-
tude : alors ils nous font voir sous un aspect nouveau, ils font des-
cendre à un rang secondaire tout ce qui régnait avant eux. C'est
ainsi que les marbres d'Elgin et la Vénus de Milo, une fois acceptés
et compris, détrônèrent peu à peu nos chefs-d'œuvre de prédilec-
tion, non qu'il y eût chez ceux-ci la moindre déchéance, mais, com-
parés à ces nouveau-venus , ils étaient de moins haute naissance et
n'avaient plus de droits au premier rang.
Ainsi nos vrais initiateurs, avant même l'affranchissement de la
Grèce, ce furent ces marbres merveilleux; mais notre éducation ne
s'acheva réellement, nos idées et nos théories ne furent complète-
ment redressées que par l'exploration fréquente de cette terre de-
venue libre et par l'étude des débris qui la couvraient encore. Lors-
qu'il fut bien prouvé que de pareils chefs-d'œuvre ne venaient pas
d'un hasard isolé, que partout où s'était conservé un fragment au-
thentique des grands siècles de l'art on rencontrait ce même style,
puissant et souple, majestueux et vivant; lorsqu'on apprit qu'à
cette statuaire s'associait partout une imposante architecture, faite
à sa taille et animée du même esprit, que cette architecture avait
pour supports naturels, pour membres nécessaires, ces robustes co-
46
TOME XXV.
722 REVUE DES DEUX MONDES.
lonnes, ces rustiques chapiteaux qui, la première fois qu'on les vit
à Pœstum, dans le siècle dernier, parurent si étranges qu'on les
prit pour une création locale et fortuite, une œuvre déréglée de cy-
clopes ou de géans, et que pendant longtemps on en fit comme un
ordre à part sous le nom d'ordre de Pœstum^ lorsqu'il fut avéré
enfin que cet ordre insolite et soi-disant inculte était en Grèce d'u-
sage universel, l'ordre par excellence, avant et y compris le siècle
de Périclès, il fallut bien en prendre son parti et concevoir l'art grec
sous un jour tout nouveau, c'est-à-dire reléguer à la seconde place
les perfections inanimées, les lignes déliées et subtiles, et ne don-
ner le premier rang qu'à la mâle énergie et à l'antique sim-
plicité.
Et l'on voudrait que cette vérité, une fois acquise à la critique,
n'eût jeté ses rayons que sur les arts plastiques, sans que sur la
poésie il en tombât quelques reflets? N'allez pas jusqu'en Grèce,
passez deux heures au Brîtish Musemn, dans cette grande salle ta-
pissée tout entière des dépouilles d'Athènes; suivez des yeux cette
bruyante cavalcade, cette procession majestueuse et vivante; con-
templez ces colosses dont les poitrines mutilées respirent et se sou-
lèvent sous leurs diaphanes draperies, et en regard de cette sta-
tuaire, comme pour en donner l'échelle et mettre tout à son plan, ce
fût tronqué de colonne dorique portant son immense chapiteau;
laissez -vous pénétrer de l'esprit de ces formes, et dites-nous si
vous éprouvez là cette froideur un peu pédante, ce je ne sais quoi
d'abstrait et d'artificiel qui, plus ou moins, vous saisit malgré vous
dans ces salles d'antiques de presque tous les musées d'Europe, où
quelques vrais chefs-d'œuvre se mêlent trop souvent aux produits
équivoques des siècles d'imitation! N'est-ce pas autre chose? Si peu
que vous ayez de poésie grecque dans la m.émoire , vous la sentez
s'illuminer; certains éclairs d'analogie s'échappent de ces marbres
et vont donner un sens aux mots, aux phrases qui vous étaient irti-
pénétrables; ce que ni dictionnaire, ni glose, ni grammaire ne vous
pourraient apprendre, ces sculptures vous le disent. Elles vous for-
cent à concevoir des hommes à leur image, à prêter à ces hommes
leurs véritables mœurs et leurs vrais sentimens; vous avez devant
vous non pas un art imitateur, une convention savante, non pas
même la nature dans le sens général du mot, mais l'antiquité grec-
que elle-même , la grande et primitive antiquité , qui vous parle sa
noble langue. Voilà ce qu'aujourd'hui il est donné. à tous de voir et
de connaître, et c'est pourquoi, tout pygmées que nous sommes,
nous pouvons désormais comprendre ce qui ne fut si longtemps
qu'énigmes et que nuages pour de plus grands que nous.
On le voit donc, l'heure est venue de donner à Pindare cette ré-
PINDARE ET L ART GREC.
723
paration que M. Villemain lui prépare. Plus d'obstacles préjudiciels,
s'il est permis de parler ainsi. Avec notre façon nouvelle de com-
prendre l'antiquité, quelles préventions, quels préjugés nous reste-
t-il contre Pindare? La place est nette; le vieux poète, le vieux do-
rien peut prendre la parole : il n'excitera pas chez nous, comme
autrefois dans son pays, des transports d'enthousiasme, un délire
populaire, mais il n'essuiera plus ni le dédain ni même l'indiffé-
rence. Le mérite de notre temps, qui n'aime au fond que le plaisir,
et se soucie fort peu du beau, c'est de permettre au moins qu'on
l'admire. 11 ne s'offense pas qu'on ait le goût plus haut placé que
lui, et tolère, tout en n'en usant pas, les bons exemples qu'on lui
donne. Ainsi l'ordre dorique n'est assurément pas du goût de tout
le monde, mais personne ne s'aviserait plus de l'appeler barbare. Il
en sera de même pour Pindare : les vrais adorateurs, grâce à son
interprète, ne lui manqueront pas, et de plus, dans la foule elle-
même , il trouvera certain respect. On lui épargnera les querelles
vulgaires sans cesse répétées jusqu'ici, ces éternels reproches de
monotonie et de disproportion entre le luxe de ses épisodes et la sté-
rilité de ses sujets : critique superficielle qui se méprend sur l'œuvre
qu'elle prétend juger, mêle et confond les temps aussi bien que les
lieux, et ne s'aperçoit pas que ce qu'elle reproche à Pindare, c'est
en réalité de ne pas ressembler à Horace, de n'être pas lyrique de
la même façon, varié dans ses formes, délicat, tempéré, élégamment
sceptique et voluptueux. Sans doute il faut aimer Horace, en faire
nos délices; mais permettons à Pindare de comprendre autrement
son art et sa mission. La monotonie de Pindare, c'est sa grandeur.
Autant vaudrait reprocher au psalmiste d'invoquer Dieu sans cesse,
de toujours reproduire ces mêmes grandes idées qui marchent et se
suivent comme les flots de la mer, toujours semblables et toujours
variées par une inépuisable fécondité d'images. C'est là ce qu'on ap-
pelle la monotonie de Pindare. Lui aussi, il invoque ses dieux, il
leur parle sans cesse, non pas, comme le poète de Tibur, quand la
cadence le commande, pour bien commencer sa strophe ou pour la
bien finir, mais quand la foi l'ordonne. Oublie-t-on qu'il n'est pas
poète dans le sens moderne de ce mot, mais poète et prêtre tout en-
semble, prêtre de Delphes et d'Apollon? Les vers pour lui sont de^
prédications, un ministère, un sacerdoce. Et quant aux épisodes qui
semblent dominer et même étouffer ses sujets, quoi d'étonnant?
Ses vrais sujets, ce sont ses épisodes. Ce jeune athlète dont il cé-
lèbre la victoire, dont il dira brièvement l'agilité, la vigueur, le
courage, qu' est-il pour lui? Un prétexte à chanter de plus nobles et
de plus grandes choses. H n'eut jamais dessein de raconter sa vie,
de faire un poème en son honneur. Ce que vous prenez pour son
72â REVUE DES DEUX MONDES.
sujet n'est autre chose qu'un prélude. Pendant qu'il accorde sa lyre,
assis à ce foyer, dans cette fête domestique, en trois ou quatre vers
il salue le vainqueur, il réjouit son vieux père, ses amis, et la cité
qui le vit naître. Gela dit, s'il s'arrête, s'il prend son vol, ce n'est
pas qu'il s'égare, c'est qu'il marche à son but. Ce but est d'honorer
la sagesse des dieux, de célébrer le respect des ancêtres, de fortifier
les cœurs, de graver dans les âmes l'enthousiasme de la vertu, de
faire des citoyens, de préparer pour la patrie d'héroïques défen-
seurs.
Culte des dieux, culte de la patrie, voilà la poésie de Pindare.
L'homme, la personne humaine, n'en est point le sujet, et n'y joue
que le moindre rôle. Pindare ne serait pas dorien s'il voyait autre
chose dans ses concitoyens qu'un peuple, un corps de nation. Il ne
comprend, il ne peint les hommes et les choses que de haut et d'en-
semble. Il plane sur la terre et ne l'habite pas. Point de peintures
individuelles, encore moins de peintures fictives. Sa muse, c'est
avant tout la vérité, l'austère et pure vérité. On sent qu'il est im-
propre, comme toute sa race, aux fictions du théâtre, et que sa
gravité religieuse ne saurait se plier même au genre de mensonge
le plus innocent de tous. Aussi M. Yillemain s'attache avec raison
à réfuter l'étrange erreur du compilateur Suidas, qui, pour don-
ner sans doute plus grande idée du poète thébain, s'avise de lui
attribuer je ne sais combien de tragédies. Personne, depuis deux
mille ans, n'en a vu un seul vers, ni même entendu parler; mais ce
qui, mieux encore que ce silence de toute l'antiquité, donne à Suidas
un démenti, c'est l'œuvre même de Pindare, ce qui nous est connu,
ce qui nous reste de son génie.
Or, il faut bien le dire, ce n'est pas un médiocre obstacle pour
réussir chez nous que ce génie dorique, cette inflexible austérité.
Nous sommes Ioniens et le serons toujours. Nous voulons bien suivre
un poète dans ses élans les plus audacieux, aussi haut qu'il lui plaît
de monter, mais à la condition de trouver dans ses vers, sinon l'in-
térêt du drame, du moins quelque chose d'humain. L'archaïque
sublimité de Pindare, sa soi-disant monotonie, l'ampleur de ses épi-
sodes, ses digressions philosophiques, patriotiques et religieuses,
rien de tout cela ne m'effraierait, si çà et là je le voyais descendre
jusqu'à l'émotion dramatique. J'entends par là non pas la scène, le
théâtre; j'entends certains combats de l'âme que, même en dehors
du drame, le poète peut toujours exprimer. Mais Pindare ne transige
pas, il n'est pas lyrique à demi. Le vrai, le grand lyrisme est pres-
que impersonnel, c'est-à-dire anti-dramatique. Pindare, même à
Athènes, même à la cour d'un roi, n'introduira pas dans ses chants
cette émotion cachée et communicative que se permet Eschyle, son
PINDARE ET l'aRT GREC. 725
■vieil émule, comme lui religieux, mais non pas dorien. Ce n'est
point, à coup sûr, par le jeu de la scène, par l'artifice du théâtre,
qu'Eschyle nous ébranle,: son art, à lui, est aussi du lyrisme, mais
un lyrisme qui daigne parler des hommes, qui s'intéresse à leurs
misères, et qui tout à la fois les touche et les exalte. Aussi, pour
sentir Eschyle, pour en pénétrer les beautés, les mystères, il ne fal-
lait que nous débarrasser de nos modernes préjugés, prendre une
Idée plus large, un sentiment plus vrai de l'antiquité grecque, tan-
dis que pour Pindare peut-être faudrait-il quelque chose de plus.
M faudrait devenir presque dorions nous-mêmes, c'est-à-dire con-
cevoir le rôle de l'homme en ce monde, la discipline humaine,
comme on les comprenait à Thèbes et à Lacédémone.
Si du moins nous pouvions restituer à Pindare un élément de ses
anciens triomphes, un auxiliaire inséparable dont aujourd'hui on
oublie trop l'absence, qui lui rendit pourtant plus d'un service à
Olympie, et qui, pour électriser les âmes, n'était pas de moindre
puissance que fémotion dramatique, la musique, compagne et sou-
tien nécessaires de ces vers qu'aujourd'hui nous ne pouvons que
lire! Par malheur, il est plus que douteux que jamais on découvre,
sous quelque ville en cendres, le secret de cet art perdu, de cet art
pour nous incompréhensible, la musique des Grecs! En attendant,
qui oserait nous dire jusqu'à quel point cette mutilation n'a point
atteint et affaibli la poésie elle-même? S'il fallait en juger par l'é-
trange faiblesse où sont réduits chez nous les vers écrits pour la
musique quand par hasard il leur arrive d'être lus et non pas chan-
tés, nous n'estimerions pas à moins de cent pour cent la perte de
Pindare dans ce désastre nmsical; mais peut-être est-il juste de ne
pas croire à une identité complète entre les grands lyriques de la
<Grèce et nos poètes d'opéras. La perte néanmoins doit être immense,
incalculable. C'est un naufrage qui ne nous a laissé d'autre débris,
d'autre consolation qu'une agréable métaphore. Nos poètes, en par
îant, croient encore chanter ^ ils le disent du moins. La lyre ne sonne
plus, mais son nom vit toujours.
A défaut du prestige de l'accompagnement musical, M. Yillemain
donne à son grand poète un autre auxiliaire, féblouissant secours de
sa critique. Comme traducteur, il nous le montrera tel que le temps
nous l'a légué, tel que les manuscrits nous le livrent, dans sa seule
•parole écrite; comme critique, il lui rend autre chose, la vie, f ac-
cent pour ainsi dire ; il ranime, il ressuscite sa puissance : c'est un
équivalent de la musique. Et ne parlons pas de Pindare seulement :
dans ce vaste tableau, dans cette histoire de la poésie lyrique, Pin-
dare est bien la figure dominante, mais combien d'autres à qui F âme
«t la parole sont également rendues î Nous avons cité deux chapitres,
726 REVUE DES DEUX MONDES.
les deux chapitres sur Eschyle, il les faudrait citer tous. Alcée, Sa-
pho, Tyrtée, Stésichore, Empédocle, Simonide, quels précurseurs du
sublime trouvère, quelle galerie de bardes inspirés ! comme chacun
d'eux s'avance à nous, franchement dessiné dans son allure et dans
ses traits ! comme toutes ces figures se mêlent sans se confondre !
comme elles se détachent sur ce fond d'or de la mer lesbienne et
des côtes d'Ionie ! que de détails et quel ensemble ! quel trésor de
science et de mémoire ! quel art de rapprochemens et de contrastes !
quel don de tout comprendre et de tout faire voir ! Puis, quand la
décadence se laisse pressentir, quand son règne est venu , quand
elle étale à flots ses douteuses richesses, ses subtiles parures , quel
tact à démêler le peu d'or qui lui reste, et à mettre à nu son faux
goût ! Sortons-nous de la Grèce : quelle charmante peinture du ly-
risme latin, quels francs éloges et quelles justes réserves î Au début
du livre aussi, que d'étendue, que de franchise dans ce coup d'oeil
sur le lyrisme de la Bible ! quel magnifique aveu de sa toute-puis-
sance ! Dans l'épilogue enfin, que de vérités sur la muse moderne,
quelles prophéties sur le sort qui l'attend!
Écrivain, professeur ou critique, jamais M. Villemain n'a senti de
plus près la haute inspiration que dans cette étude savante et ora-
toire sur la poésie lyrique. Élevée jusqu'à cette puissance, la cri-
tique devient une œuvre d'art. C'est de la poésie que de tels juge-
mens, une poésie qui rend aux choses leur aspect, leurs formes,
leur relief et leur couleur. Rien ne peut mieux donner le spectacle
de la Grèce antique que cette façon hardie d'en évoquer l'esprit et
la pensée, rien, pas même la vue de YElgîn Saloon ou de la Vénus
de Milo. Si, par impossible , ces marbres révélateurs venaient ja-
mais à disparaître, en nous parlant de poésie et d'antiquité grec-
que, M. Villemain nous les ferait revivre.
,L. VlTET.
'P'
DES
TARIFS DE CHEMINS DE FER
EN FRANCE
, Eiiquôlc stir rapplicnlion des Tarifs de chemins de fer devant le conseil d'état, 1850. —
II. Docia/Kiix Irijislalifs sur la même question, 4843-<860. — III. Des Tarifs d'abonnement
proposés par Ic.^ compagnies de chemins de fer, opinion de M. de Vatimcsnil , ^857. —
IV. Les Tarifs de chemins de fer et l'intérêt public, 1838, etc.
Au moment où la politique extérieure de la France entrait dans
une crise dont il est encore difficile de prévoir le terme, au début
même de l'année 1859, un simple problème de politique intérieure,
— l'expression n'est point ambitieuse, on pourra s'en convaincre, —
préoccupait vivement les esprits. A côté de la question des céréales,
dont l'état actuel a été présenté dans la Bévue par un écrivain si
compétent (1) , la réduction des tarifs de transport sur les voies
ferrées donnait lieu à de vives controverses entre tous ceux qui
suivent avec curiosité, ou par intérêt, les diverses phases de l'ex-
ploitation commerciale du nouveau mode de communication. Il n'est
guère de question économique qui ait été plus discutée. Le débat,
qui se poursuit encore aujourd'hui même, a déjà quinze années de
date : il a été successivement porté , sous le gouvernement du roi
Louis-Philippe, devant la chambre des députés et la chambre des
pairs, notamment en 18/i3 et 18Zi/i, par la discussion des cahiers des
charges des compagnies des chemins de fer d'Avignon à Marseille
et d'Orléans à Bordeaux; — sous la république, en 1851, devant
l'assemblée législative, à l'occasion d'un article du cahier des char-
Ci) M. Michel Chevalier; voyez la livraison du l^"" mai 1859.
728 BEVUE DES DEUX MONDES.
ges de la compagnfe de l'Ouest; — enfin sous le régime actuel, eiï
1856, devant le sénat, par suite de pétitions d'industriels ou de
commerçans, et en 1857 devant le corps législatif, lors de la con-
stitution de nos principaux réseaux de chemins de fer. Sans aucun
doute, une nouvelle discussion se serait engagée à la session de
1859, lorsque fut présenté le projet de loi concernant la nouvelle
organisation financière de ces mêmes réseaux, si le corps législatif
n'avait point eu à voter, pendant les derniers jours de cette ses-
sion, le budget de l'exercice 1860 et la loi sur l'agrandissement de
la ville de Paris.
Indépendamment de ces discussions publiques, le mode d'abais-
sement des,tarifs a également été étudié sous toutes ses faces au con-
seil d'état. Il y a plus : en 1850, une commission , prise au sein de
cette assemblée et présidée par un homme éminemment impartial,
M. Vivien, avait soumis à une enquête approfondie la question des
transports à prix réduits sur les voies ferrées. Constamment à l'or-
dre du jour, cette question a été l'objet de vœux énergiques des
conseils-généraux, de délibérations multipliées des chambres de
commerce, d'études variées entreprises par ordre de l'administra-
tion supérieure, de publications nombreuses faites sous l'inspiration
des compagnies ou de leurs adversaires. Depuis deux ans surtout,
la lutte entre les divers systèmes nés successivement d'une polémi-
que aussi persistante a pris d'assez grandes proportions pour qu il
devienne opportun de traiter ce grave et difficile sujet, en s' attachant
surtout à en distinguer nettement les différentes faces, à remettre
particulièrement en lumière le point de départ, enfin à préciser les
diverses catégories de tarifs réduits adoptées, ensemble ou séparé-
ment, pour les transports par chemins de fer.
I.
Avant tout, il est nécessaire d'avoir une idée juste de ce qu'on
appelle une « concession de chemin de fer, » en ne considérant
d'ailleurs la compagnie à laquelle elle est octroyée que comme une
entreprise de transports. 11 y a quelques mois, un membre du corps
législatif, M. E. Ollivier, disait à la tribune qu'il attaquait les compa-
gnies de chemins de fer au nom de la liberté, « parce qu'elles ont
créé un monopole, elles qui étaient les filles d'une industrie libre y
parce qu'elles ont mésusé, et qu'au lieu de se faire pardonner leur
métamorphose, elles ont rendu plus pesante foppression qu'elles
avaient organisée. » D'autre part, on a pu lire l'opinion suivante dans
un écrit remarquable attribué à un homme qui, après et avant son
entrée aux affaires, a présidé aux destinées d'une de nos plus grandes
TARIFS DES CHEMINS DE FER,
729
^t plus anciennes compagnies (1) : « La loi a entendu laisser à l'in-
dustrie des chemins de fer toute liberté d'action nécessaire à toute
industrie C'est donc au libre arbitre de l'industrie elle-même
•qu'est confié l'établissement des tarifs d^ns les limites qui sont fixées
par les maxima. » L'orateur et l'écrivain sont également dans l'er-
reur : aucune industrie n'est moins libre que l'industrie des chemins
/de fer, qui a été à dessein laissée dans une dépendance complète de
l'administration, et il importe de se rendre un compte très exact de
jcette dépendance.
On sait que l'état a employé deux modes d'établissement des che-
mins de fer en France : il les a construits ou il les a fait construire
par des compagnies. Il serait inutile de rappeler cette origine, si
l'on n'y trouvait l'occasion de réduire à sa juste valeur un argument
maintes fois présenté dans la question qui fait le sujet de cette étude,
argument qui consiste à supposer que les compagnies sont d'au-
tant plus engagées vis-à-vis du public, que, comme contribuable,
le public a supporté la plus grande partie des frais occasionnés par
la construction des voies ferrées. C'est placer mal à propos le débat
sur un terrain étranger, car les 9,000 kilomètres établis en France
au 31 décembre 1859, pour la somme énorme de h milliards et demi,
n'ont coûté au trésor ou aux localités intéressées que 740 millions
de francs environ, tant en travaux qu'en subventions pécuniaires, et
îe capital complémentaire de 3 milliards 760 millions de francs a été
entièrement fourni par les actionnaires ou les créanciers des com-
pagnies.
Quel que soit le mode suivant lequel ait été établi un chemin de
1er, l'exploitation est confiée à une compagnie concessionnaire, c'est-
à-dire ayant le privilège, compensé par certaines charges, d'y opé-
rer les transports. La seule de ces charges qu'on doive considérer
ici est celle qui a formellement enlevé à cette compagnie la libre
disposition des tarifs. Pour indemniser le concessionnaire des dé-
penses de diverse nature qu'il s'engage à acquitter, facte de con-
cession lui accorde l'autorisation de percevoir, pendant la durée du
contrat formé entre lui et le gouvernement, des prix de transport
dont le maximum est déterminé par un tarif aussi détaillé qu'un do-
cument semblable peut l'être. De là une première sorte de tarif,
dit maximum légal^ qui est généralement appliqué au transport des
personnes, sauf dans quelques cas exceptionnels, par exemple lors-
qu'il s'agit d'un de ces détourncmens dont un type saillant est cer-
tainement le trajet de Bordeaux à Nantes en passant par Tours, soit
encore pour le service de la banlieue des grandes villes, où les con-
ditions de distance ne permettent pas, ainsi qu'on peut le voir à
(1) Les Tarifs de chemins de fer et l'Intérêt public.
730 REVUE DES DEUX MONDES.
Paris, de vaincre la concurrence sérieuse qui est faite au chemin
de fer par la route de terre. Quant au transport des choses, ce maxi-
mum légal est seulement usité pour les petites distances et les mar-
chandises chères; comparativement fort élevé, il ne permettrait pour
ainsi dire aucun trafic. Ce résultat n'avait pas précisément été prévu
à l'origine, et il est curieux de voir combien, lorsque les enseigne-
mens de l'expérience faisaient tout à fait défaut, il était difficile de
prévoir l'avenir.
Dans le principe, les voies ferrées en France avaient été considé-
rées comme devant être essentiellement affectées au transport des
voyageurs ; relativement aux marchandises , les esprits hardis ad-
mettaient qu'à la rigueur celles qui, par un faible poids et une
grande valeur, auraient besoin d'une vitesse un peu considérable
et pourraient supporter des prix élevés fourniraient seules un élé-
ment de trafic aux nouvelles voies de communication. Les premiers
de nos chemins de fer, ceux de Saint- Etienne à la Loire et au
Rhône, qui avaient été exclusivement construits pour le transport
de la houille, et dont l'acte de concession avait d'ailleurs com-
plètement passé sous silence tout autre transport, étaient regardés
comme une exception motivée par le riche bassin houiller qui en
avait déterminé la création. Tandis qu'aujourd'hui les adversaires
des voies ferrées semblent ne se préoccuper que d'un abaissement
excessif des prix perçus par les compagnies , le public expéditeur
n'avait alors d'autre crainte que la trop grande élévation de ces
prix.
Il n'a pas fallu moins de quinze ans pour que l'hypothèse d'une
diminution du maximum légal fût constatée officiellement dans un
cahier des charges, celui de la concession delà ligne de Strasbourg à
Bâle (1838); en même temps apparaissait le principe fondamental de
la législation de nos tarifs de chemins de fer, celui de Y homologation
administrative des changemens de tarifs. Dans l'origine, c'était le
préfet qui donnait cette homologation, aujourd'hui c'est le ministre
qui l'accorde; mais en principe ce libre arbitre que les compagnies
ont longtemps prétendu revendiquer en matière d'exploitation com-
merciale leur avait été immédiatement refusé. C'est donc avec éton-
nement que, dans les procès-verbaux de l'enquête faite en 1850 au
sein du conseil d'état, on lit certaines réponses de quelques adminis-
trateurs de chemins de fer, dont l'un, M. Em. Péreire, s'exprimait
ainsi : « J'ai toujours compris que le droit d'homologation consistait
uniquement dans la constatation de ce fait matériel, que les compa-
gnies se sont renfermées dans les limites extrêmes des tarifs. 11 serait
puéril en effet que l'on reconnût aux compagnies le droit d'agir, pour
les empêcher ensuite d'en user dès qu'elles y seraient disposées.
Quand on parle du maximum, on entend établir une limite extrême.
TARIFS DES CHEMINS DE FER. / 731
invariable, dans laquelle on pourra se mouvoir en toute liberté...
Le mot homologation lui-même ne signifie rien autre chose que
vérification. » Il convient d'ajouter que l'administration ne parais-
sait guère pressée au début de constater l'étendue de son droit, car
sa formule d'homologation était primitivement ainsi conçue : « J'ai
reçu le nouveau tarif... J'ai reconnu que les prix étaient tous main-
tenus dans le maximum fixé par la loi. En conséquence, je ne puis
qu'homologuer ce tarif. » Finalement, l'incertitude ainsi jetée dans
les esprits au sujet de la base même du régime des chemins de
fer était telle que M. Vivien pouvait, dans l'enquête dé 1850, poser
à M. Péreire la question suivante : « L'administration peut-elle en
certains cas apprécier le montant du tarif, même inférieur au maxi-
mum, et apposer son veto à la proposition de la compagnie? » et en
recevoir la réponse que je viens de transcrire. Aujourd'hui les com-
pagnies admettent très nettement que l'administration est autre
chose qu'un bureau d'enregistrement; mais il est à remarquer que
dans le mémoire, d'ailleurs écrit avec une connaissance profonde
de la question, sur les tarifs de chemins de fer et Vintérêt public^
on chercherait en vain un mot sur ce rôle fondamental que joue
l'administration relativement aux transports sur les voies ferrées.
Un abaissement de tarif accordé par une compagnie conces-
sionnaire à tous les expéditeurs, sans qu'ils aient à se préoccuper
d'autre chose que des conditions du cahier des charges, constitue,
sous le nom de tarif général , la seconde sorte de tarif et la première
forme de tarif réduit. Plus ou moins abaissé au-dessous du maxi-
mum légal , ce nouveau tarif ne pouvait suffire par lui-même à dé-
velopper le trafic. Comme toute autre entreprise commerciale, une
compagnie de chemin de fer a, dans certaines limites, un intérêt ma-
nifeste à s'assurer, pour la denrée qu'elle débite, un grand nombre
de consomniateurs lui ofïrant individuellement une faible rémuné-
ration, plutôt qu'à en réunir un petit nombre auquel elle pourrait
la vendre à un haut prix. Elle n'atteindra donc son but qu'au moyen
d'une nouvelle et dernière grande catégorie de tarifs, qu'on appelle
spéciaux, parce que la jouissance n'en est accordée qu'en échange
de conditions particulières, dont le cahier des charges d'une con-
cession de chemins de fer n'a pu prévoir que le principe. Ce sont
précisément les détails d'exécution qui donnent en partie lieu à cette
lutte acharnée dont il est nécessaire de rappeler les divers incidens.
Le tarif maximum légal et le tarif général ne se prêtent naturel-
lement à aucune combinaison ; mais le tarif spécial se distingue par
une malléabilité qui laisse le champ libre et permet à un chef d'ex-
ploitation habile d'appeler sur le chemin de 1er des élémens de tra-
fic dont plusieurs même n'étaient point acquis précédemment aux
entreprises de transport des routes de terre ou des voies navigables.
732 REVUE DES DEUX MONDES.
A cet effet, une réduction de prix est consentie à tous les expéditeurs
de certaines classes de marchandises moyennant des conditions va-
riables, dont l'une, celle dite de Yahonnement, devra nécessaire-
ment être l'objet d'un examen détaillé.
Si les chemins de fer étaient exploités par l'état, représentant de
l'intérêt général, l'abaissement des tarifs n'aurait d'autre limite que
celle où les recettes n'excéderaient plus les dépenses, l'intérêt gé-
néral exigeant que les chemins de fer soient utiles au plus grand
nombre. Tel n'est évidemment pas le point de vue où doit légitime-
ment se placer une compagnie concessionnaire, pour laquelle l'in-
térêt public en somme est secondaire , et qui se propose , comme
but essentiel, de tirer de son exploitation le plus de bénéfice possi-
ble. L'abaissement des tarifs sera donc subordonné à cette consi-
dération et calculé de manière à diriger vers la voie ferrée le maxi-
mum de transports productifs. Le problème n'est point aussi simple
qu'il le paraît au premier abord, le législateur ayant dû prévoirie
cas où la compagnie se proposerait de ne faire jouir le public d'un
abaissement momentané de tarifs que pour lui faire ultérieurement
subir une élévation définitive, où elle n'aurait voulu en un mot que
masquer, par une mesure libérale en apparence, l'extinction des
entreprises de transport qui lui font concurrence, et s'attribuer
ainsi un monopole exorbitant. Les compagnies ont toujours pré-
tendu que les craintes de cette nature étaient chimériques, et que
leur propre intérêt était une garantie sérieuse de la droiture de
leurs intentions. En réalité, il paraîtrait que jusqu'à ce jour, sur
2,000 abaissemens de tarifs, on ne compterait encore que 20 re^
lèvemens; mais enfin il fallait prendre des précautions réglemen-
taires contre le danger qui vient d'être signalé, et on les a inscrites
dans le cahier des charges des concessions de nos voies ferrées.
C'est encore à propos de la ligne de Strasbourg a Bâle que l'hypo-
thèse est posée pour la première fois, et le législateur stipule que les
taxes abaissées ne pourront être relevées qu'après un délai de trois
mois au moins. Six ans plus tard, c'est-à-dire en 18/i/i, sur un amen-
dement proposé par M. Muret de Bort, dans la discussion à la cham-
bre des députés d'une loi concernant le chemin de fer de Nîmes à
Montpellier, malgré le rapporteur de la commission, malgré même
le ministre des travaux publics, ce délai a été porté à une année
pour les marchandises et n'a plus été modifié depuis. Il est évident
que la mobilité des tarifs ne peut pas être excessive, sous peine
d'engendrer des abus; mais il est assez difficile d'évaluer en général
ce qu'elle doit être pour répondre aux besoins du commerce. L'ad-
ministration, comme on vient de le voir, pensait que M. Muret de
Bort, dont l'opinion fut du reste adoptée à une forte majorité par
la chambre des députés, n'accordait pas aux compagnies une assez
TARIFS DES CHEMINS DE FER. 733
grande liberté de mouvement. Elle rappelait d'aillem's en 18/i3, de-
vant la chambre des pairs, également par l'organe du ministre des
travaux publics que, l'autorisation du relèvement des tarifs pou-
vant être refusée, toute certitude était donnée de ne point voir les
compagnies de chemins de fer se livrer à ces jeux de tarifs qui
avaient été l'objet des appréhensions du public. Et M. Daru, rap-
porteur, ajoutait : « Il n'y a pas moyen de tout prévoir, et quel
que soit le désir de réglementation qui nous domine, nous ne par-
viendrons jamais à embrasser dans nos prévisions tous les faits qui
peuvent se présenter. C'est pour cela qu'on a pris le parti le plus
sage en se décidant à en référer toujours et pour tout à l'adminis-
tration. » Ces paroles de M. Daru, où se trouve si nettement constaté
le pouvoir réglementaire attribué au gouvernement par la législation
française, forme la conclusion naturelle de cet exposé du caractère
général des tarifs de nos chemins de fer.
. En Angleterre, un tout autre système a prévalu, et la concurrence
est poussée jusqu'à l'abus : les compagnies peuvent à volonté faire
jouer leurs tarifs au-dessous d'une limite fixée par le bill de con-
cession. En Amérique, la liberté des transactions est encore plus
complète : il n'y a même point de tarif maxhnum.
II.
Depuis deux ans pour la plupart d'entre elles et depuis quelques
mois pour toutes, les grandes compagnies de chemins de fer sont
régies par un type uniforme de cahier des charges, où l'on trouve
cette disposition , qui est en quelque sorte la charte des tarifs , et
qu'à ce titre on doit citer textuellement :
« Dans le cas où la compagnie jugerait convenable, soit pour le parcours
total, soit pour les parcours partiels de la voie de fer, d'abaisser, avec ou
sans conditions, au-dessous des limites déterminées par le tarif, les taxes
qu'elle est autorisée à percevoir, les taxes abaissées ne pourront être rele-
vées qu'après un délai de trois mois au moins pour les voyageurs et d'un an
pour les marchandises.
« Toute modification de tarif proposée par la compagnie sera annoncée
un mois d'avance par des affiches.
« La perception des tarifs modifiés ne pourra avoir lieu qu'avec l'homolo-
gation de l'administration supérieure. »
Tel est le code en miniature qu'il ne faut pas perdre de vue lors-
qu'on se préoccupe des transports à prix réduits sur les voies fer-
rées. On remarquera, contrairement à une opinion qui a eu sa rai-
son d'être, mais qui ne l'a plus aujourd'hui, que l'individualité de
l'expéditeur n'apparaît nullement; Sous ne saurions trop insister
734 REVUE DES DEUX MONDES.
sur cette suppression des traités particuliers^ aujourd'hui légale-
ment consommée depuis près de deux ans^ attendu que la confu-
sion qui règne à l'égard du vocabulaire commercial des chemins
de fer, chez les nombreux écrivains qui s'occupent journellement
des transports à prix réduits, tendrait à faire croire que ces traités
existent encore. Les tarifs^ il ne faut pas le perdre de vue, ne s'a-
dressent qu'à des collections d'expéditeurs. Le tarif spécial convie
simplement le public, s'il ne préfère payer les taxes du tarif gé-
néral^ à jouir de la réduction de prix consentie par la compagnie
concessionnaire aux conditions qui lui assurent la compensation des
sacrifices qu'elle s'impose.
Pendant vingt ans, de 1838 à 1858, il n'en avait point été ainsi :
le cahier des charges des concessions de chemins de fer recon-
naissait aux compagnies le droit d'accorder à un ou plusieurs ex-
péditeurs une réduction sur les tarifs approuvés. La compagnie
n'était pas tenue, comme pour un Xdixii général ou spécial^ de de-
mander à l'administration une autorisation préalable; elle n'était
obligée qu'à lui en donner connaissance avant de mettre cette me-
sure à exécution, et l'administration conservait simplement le droit
de déclarer cette réduction, une fois consentie, obligatoire vis-à-vis
de tous les expéditeurs, sans distinction aucune. Tel était le régime
des traités particuliers^ devenus bientôt si impopulaires que le gou-
vernement dut les supprimer. L'administration, par suite de l'aban-
don qu'elle avait cru devoir faire, pour ce seul cas, de sa préroga-
tive d'homologation, la justice par la divergence de ses décisions,
les compagnies enfm, à raison des inconvéniens que présentaient
certaines conditions de ces traités, ont également contribué à ce ré-
sultat, d'ailleurs peu regrettable.
Au fond, les compagnies pensaient bien avoir le droit de consen-
tir un traité particulier à un expéditeur isolé, et parce que tel était
leur bon plaisir; mais elles n'ont jamais osé prétendre officielle-
ment à ce droit. Elles ont immédiatement suivi l'administration, au
moins en apparence, sur le terrain où celle-ci les appelait, celui de
la perception des taxes faite indistinctement et sans faveur^ comme
le prescrit formellement le cahier des charges. Elles regardaient
tout expéditeur acceptant les conditions d'un traité particulier
comme appelé, ipso facto^ à jouir de la réduction de prix et des
avantages que. cette convention stipulait. D'autre part, l'adminis-
tration, obligée à veiller avec sévérité à ce que la communica-
tion de tous les traités particuliers lui fût régulièrement faite, avait
fini par organiser en 1852 un système de publicité garantissant
aux expéditeurs la connaissance des traités particuliers qui les
intéressaient et leur permettant dès lors d'en réclamer le bénéfice.
L'administration, après avoir renoncé à ce droit d'homologation
TARIFS DES GHEMIINS DE FER. 735
qui joue un si grand rôle dans la question des tarifs, se bornait à
accuser réception à la compagnie du traité particulier que celle-ci
lui communiquait; elle rappelait d'ailleurs expressément son droit
de généralisation et déclarait que, tout en ne jugeant point à pro-
pos d'en user immédiatement, elle se réservait du moins de l'exer-
cer à toute époque où l'intérêt général rendrait cette revendication
nécessaire.
Si cet accusé de réception eût constitué, à proprement parler, un
acte administratif, il n'eût pu être soumis à l'appréciation de l'au-
torité judiciaire, assez indécise par suite du principe fondamental de
la séparation des pouvoirs; mais telle en était la nature qu'un pro-
cès pouvait s'engager devant les tribunaux aussitôt qu'une contes-
tation s'élevait au sujet d'un des traités particuliers. Tout légal et
libéral qu'il pouvait être, — puisque l'administration se trouvait
ainsi provoquer, au grand jour et en toute liberté de discussion, une
enquête loyale sur les conventions passées entre les compagnies et
les commerçans, — ce système n'était pas sans incon venions pour
l'administration elle-même. Ainsi il pouvait se faire qu'un traité
particulier, jugé par l'administration sans inconvéniens pour l'in-
térêt public, fût dans un procès déclaré illégal et attentatoire aux
droits des tiers. C'est précisément ce qui est arrivé pour certaines
conditions et pour les traités particuliers mêmes, dont la légalité
a été plus d'une fois, fort mal à propos d'ailleurs, mise en doute
par l'autorité judiciaire, armée de son indépendance omnipotente.
Parmi les conditions stipulées dans les traités particuliers comme
devant être expressément acceptées par les expéditeurs, on remar-
quait des dispositions qu'il importe d'autant plus d'analyser qu'elles
se retrouvent en partie dans les tarifs spéciaux. La compagnie se
faisait décharger de toute responsabilité en cas d'avarie survenue
aux marchandises qui lui étaient confiées pendant qu'elles se trou-
vaient dans ses gares ou sur ses convois. C'était à l'expéditeur de
calculer si les chances d'avarie d'un transport par chemin de fer
étaient en rapport avec la réduction de tarif dont il bénéficiait. —
La compagnie déclinait également d'avance toute responsabilité au
sujet de tout retard apporté par elle dans la remise des marchan-
dises au destinataire. On sait du reste que si, dans le transport des
voyageurs, une accélération considérable de vitesse a été le résultat
de la substitution des voies ferrées aux routes de terre, la conquête
faite par le grand perfectionnement des voies de communication
n'est guère représentée, dans le transport des marchandises, que
par la différence existant anciennement entre le roulage ordinaire
et le roulage accéléré. — L'expéditeur était souvent assujetti à un
cautionnement; souvent aussi il devait faire lui-même le charge-
ment et le déchargement de ses marchandises, clause aussi avan-
736 REVUE DES DEUX MONDES.
tageuse pour lui, qui ne payait plus les taxes afférentes à cette ma-
nutention, que pour la compagnie, qui y trouvait le moyen de faire
une économie de personnel dans ses gares. Souvent enfin un mode
particulier d'emballage des colis remis par l'expéditeur était imposé
à celui-ci.
On sait qu'entre gens en procès, c'est à qui abusera des forma-
lités nécessaires de la justice pour dégoûter son adversaire d'aller
jusqu'au bout. Avec l'intention évidente d'inspirer aux expéditeurs
une terreur salutaire à l'endroit des frais qu'entraînerait le jugement
des contestations, et aussi de centraliser les litiges à Paris, où elles
ont une administration contentieuse parfaitement organisée, les com-
pagnies de chemins de fer posaient toujours en principe, dans tous
les traités particuliers, la compétence du tribunal de commerce de
la Seine. Cette attribution de juridiction n'est point admise par l'ad-
ministration à figurer dans les clauses des tarifs spéciaux.
Enfin la clause dite du minimum de tonnage doit d'autant moins
être oubliée qu'il importe d'établir, contrairement aux assertions
erronées de ceux qui attaquent les compagnies de chemins de fer,
qu'il n'en est plus question depuis longtemps, et qu'elle ne figure ja-
mais dans les tarifs spéciaux. Pour notre part, nous ne comprenons
pas qu'une compagnie de chemin de fer ait pu songer à imposer à
un expéditeur, comme compensation d'un sacrifice qu'elle lui faisait
sur le prix de transport, l'obligation de lui fournir annuellement au
moins un poids déterminé de marchandises, alors que l'importance
de son commerce ou de son industrie place cet expéditeur dans
l'impossibilité absolue de remplir un semblable engagement. Les
partisans de cette condition du minimum de tonnage objectent, il
est vrai, qu'elle est passée dans les habitudes des maisons de rou-
lage ; mais quelle parité peut-il exister entre une entreprise privée
de transports, cherchant naturellement et légitimement à attirer à
elle les cliens les plus importans, et un service public concédé par
le pouvoir social dans l'intérêt général, et ne pouvant dès lors clas-
ser les intérêts particuliers en catégories déterminées par le chiffre
des produits qu'elles doivent lui rapporter? La question a du reste
été définitivement tranchée par l'administration, qui a fini par pro-
scrire la condition du minimum annuel de tonnage des traités par-
ticuliers, et l'a toujours repoussée des tarifs spéciaux. Le charge-
ment d'un wagon a seul paru une limite assez faible pour pouvoir
être facilement atteinte par la très grande majorité des expéditeurs:
c'est ce qu'on appelle la condition du ivagon complet y Qi il n'est pas
besoin de dire qu'elle n'est exigée que pour des marchandises qui
se transportent nécessairement en grandes masses.
Les compagnies ne mettaient pas toujours, il faut le dire, une
entière bonne foi dans l'exécution de ces traités particuliers. Une
' TARIFS DES CHE51INS DE FER. 737
clause qui a notamment donné lieu à de nombreux procès réservait
au contractant le droit, dans le cas où la compagnie viendrait à
passer avec d'autres expéditeurs un traité qui lui semblerait plus
avantageux, d'en revendiquer le bénéfice. Les compagnies préve-
naient le moins possible les intéressés de l'existence de pareils
actes; d'autres fois, essayant de se dérober à la généralisation de
ces traités, elles voulaient avoir le droit d'établir entre les expédi-
teurs une distinction à raison du domicile, et objectaient de préten-
dues nécessités de service. Enfin, comme s'il existait vis-à-vis des
chemins de fer autre chose que des expéditeurs à l'égard desquels il
n'y a aucune exception à établir, les compagnies émettaient la sin-
gulière prétention de refuser le bénéfice de certains traités particu-
liers à une catégorie déterminée de négocians, à des commission-
naires de transports par exemple, sous le prétexte qu'ils n'étaient
pas des négocians proprement dits.
Les difficultés innombrables ainsi soulevées par les traités par-
ticuliers décidèrent le gouvernement, vers la fin de 1857, à les
proscrire définitivement. Quant aux compagnies qui n'étaient point
encore régies par le nouveau cahier des charges, le ministre usa
purement et simplement du droit de généralisation qu'il s'était ré-
servé. Ce cahier des charges interdit formellement (( tout traité par-
ticulier qui aurait pour effet d'accorder à un ou plusieurs expédi-
teurs une réduction sur les tarifs approuvés. » L'autorité judiciaire
a naturellement été chargée de régler la transition de l'ancien état
de choses au nouveau, quand la liquidation n'a pu s'en faire à l'a-
miable. Lorsque chaque compagnie a signifié aux expéditeurs qu'à
partir du 1" janvier 1858, elle se trouvait dans l'impossibilité de
continuer l'exécution des traités dont la durée n'était point encore
expirée, quelques-uns de ces expéditeurs ont demandé qu'il leur
fût, par mesure de réparation, payé des dommages-intérêts. Les
compagnies ont voulu invoquer les dispositions du code Napoléon
relatives à la force majeure et aux cas fortuits, mais elles ont échoué
devant tous les degrés de juridiction. La clause suspensive qui se
trouvait dans l'ancien cahier des charges leur était connue, et elles
avaient manqué de prudence en ne la reproduisant pas dans chaque
traité. La mise en vigueur de cette clause ne plaçait pas les com-
pagnies dans l'impossibilité de remplir leurs engagemens; mais elle
les leur rendait préjudiciables, car ces compagnies n'avaient plus
que l'alternative entre la généralisation du traité particulier et le
rachat de leur liberté d'action à prix d'argent, lorsqu'elles avaient
omis de s'assurer cette liberté.
TOME XXV. 47
738 REVUE DES DEUX MONDES.
III.
Il est une condition qui a passé des traités particuliers dans les
tarifs spéciaux, sans pour cela faire cesser les réclamations dont elle
a de tout temps été l'objet, car elle était toujours inscrite dans les
traités particuliers. Je veux parler de Y abonnement^ c'est-à-dire de
l'obligation imposée aux expéditeurs de ne confier, pour un temps
déterminé (un an au moins suivant l'usage), et exclusivement à
toute autre voie concurrente , le transport de toutes leurs marchan-
dises qu'à un chemin de fer, dont la compagnie concessionnaire
concède alors en retour une réduction de prix. Le programme de
politique commerciale publié en janvier 1860 par le gouvernement
français fera disparaître , dans un court délai , cette condition , qui ,
on le verra, était à la fois inutile et imprudente.
Cette condition, dont la légitimité a été violemment attaquée par
un jurisconsulte éminent, M. de Yatimesnil, était-elle légale? — Il
n'est pas possible d'hésiter à répondre par l'affirmative. Si elle n'a
pris place dans les dispositions du cahier des charges qu'en 1857,
elle y est évidemment comprise parmi les conditions dont il est parlé
dans ce membre de phrase avec ou sans conditions de l'article tex-
tuel reproduit plus haut. Antérieurement aucune disposition ne l'au-
torisait, mais aussi aucune disposition ne la proscrivait. Elle ne
froisse en rien le principe salutaire de l'égalité à établir entre les
expéditeurs, puisqu'elle est évidemment accessible à tous, d'autant
plus que, contrairement à une assertion erronée de M. de Yatimes-
nil, la condition de l'abonnement n'a point pour annexe celle du
minimum annuel de tonnage. Le tarif n'oblige l'expéditeur qu'à re-
mettre la totalité de ses marchandises, quelle qu'elle soit, en exi-
geant parfois cependant qu'elles remplissent un wagon complet,
simple clause restrictive dont la raison d'être a été indiquée. La pri-
vation pour l'abonné de tout autre moyen de transport que le che-
min de fer est, dit M. de Yatimesnil, une violation de la liberté qui
appartient à tout expéditeur : cette opinion n'est pas fondée. On
pressent que ce moyen de transport rival ne peut être que la navi-
gation. L'expéditeur perd certainement en droit la liberté de se
servir du canal, lorsque les prix y sont inférieurs à ceux du che-
min de fer concurrent, et de recourir au chemin de fer pendant ces
chômages trop fréquens qui constituent les inconvéniens fondamen-
taux du canal; mais il est libre de calculer s'il lui est plus avan-
tageux de conserver la faculté de se servir indistinctement des deux
voies de communication rivales ou d'aliéner son indépendance, en
acceptant la condition qui lui est proposée par l'une d'elles comme
TARIFS DES CHEMINS DE FER. " 739
compensation d'une réduction notable de prix. En se plaçant au
point de vue des compagnies de chemins de fer considérées comme
entreprises de transport spéciales, on ne peut trouver injuste qu'elles
cherchent à s'assurer à l'avance la quantité considérable de mar-
chandises qui leur est nécessaire pour utiliser l'énorme matériel
qu'elles sont obligées d'entretenir, sous peine d'être prises au dé-
pourvu dans une circonstance donnée. Chacun doit comprendre
qu'il ne leur est possible d'abaisser leurs tarifs que si elles ont la
certitude d'opérer des transports considérables; chacun sait que le
trafic d'un chemin de fer est toujours supérieur dans un sens, et
personne ne peut trouver mauvais que, pour le sens où il est infé-
rieur, la compagnie concessionnaire cherche par des moyens loyaux
à rétablir un équilibre qui lui permette de ne pas ramener son ma-
tériel vide aux principaux points de départ. En résumé, il est im-
possible de voir en quoi le public commerçant peut être fondé à se
plaindre, alors que le tarif d'abonnement n'est point, entre les mains
d'une compagnie, une machine de guerre qui doive anéantir une
voie de navigation concurrente et permettre ensuite à la compagnie
de relever les tarifs primitivement abaissés. Telle est donc la ques-
tion excessivement délicate qu'il faut aborder.
Le règne de la navigation est-il terminé? les fleuves navigables,
€es routes qui marchent, comme les appelle éloquemment Pascal,
les canaux ne sont-ils plus qu'un vieil engin qui doive être impi-
toyablement mis au rebut? On répugne à le croire. Un petit écrit,
récemment publié (1), porte cette épigraphe séduisante : A la télé-
graphie électrique les nouvelles et les dépêches , -^ aux chemins de
fer les lettres , les voyageurs et la messagerie^ — à la navigation les
marchandises lourdes et encombrantes. INous sommes disposé à pen-
ser, comme l'auteur, que ces deux modes de communication ont
chacun son utilité propre, ses fonctions spéciales, et qu'il vaudrait
mieux sans doute qu'ils fussent respectivement organisés et admi-
nistrés de manière à se renfermer dans ce qui semble être leur rôle
naturel. Toutefois on ne peut, d'une part, théoriquement admettre
qu'il soit possible d'attirer sur les chemins de fer un nombre suffi-
sant de voyageurs pour que ce seul élément de trafic procure aux ca-
pitaux un intérêt bien supérieur à celui qu'on obtient aujourd'hui (2);
(1) Uun Nouveau Système d'exploitation des chemins de fer, par M. H. Peut.
(2) Les compagnies de chemins de fer pourraient facilement provoquer le public à
un déplacement bien plus considérable que celui auquel nous assistons : c'est ce qu'on
a déjà essayé 4e prouver dans la Revue en montrant aussi que le produit des marchan-
dises devenait incessamment une fraction de plus en plus importante du produit total
{ïïevue du 1«' octobre 1858, — les Voyageurs et les Chemins de fer en France). Le
système de M. Peut, qui, selon l'inventeur, quadruplerait et peut-être même sextuple-
rait les revenus actuels des chemins de fer, est le suivant : correspondance des réseaux
français entre eux à l'instar des lignes d'omnibus de Paris, — suppression des trains
7h0 REVUE DES DEUX MONDES.
de l'autre, on doit s'incliner devant la brutale toute -puissance du
fait. Or, dans le rapport du ministre des travaux publics à la suite
duquel a été rendu, le 2Zi février 1858, un décret déclarant libre le
commerce de la boucherie dans la ville de Paris, se trouve ce
passage remarquable : u La célérité avec laquelle les chemins de
fer permettent d'amener aujourd'hui les bestiaux sur les marchés
d'approvisionnement, la promptitude extraordinaire que procure le
télégraphe électrique pour la transmission des ordres dans les pays
d'élevage n'ont-elles pas créé une situation nouvelle?.., » N'est-il
pas probable, n'est-il pas certain que cette situation nouvelle cor-
respond à une révolution singulière , dont il est impossible de ne
pas tenir un grand compte dans les habitudes commerciales ? Dans
combien d'industries ne supp rimera- t-on pas des magasins devenus
inutiles, et partant onéreux, par suite de la facilité et de la certi-
tude avec lesquelles , en peu de jours et même en quelques heures,
on peut s'approvisionner de matières premières achetées au mo-
ment opportun? Mais alors l'insuffisance des voies navigables, dont
la lenteur et l'irrégularité sont malheureusement deux caractères
essentiels, apparaît dans tout son jour, et quelques pessimistes se
demanderont peut-être s'il leur reste un moyen de salut. Pourtant
au nombre des projets de loi que le temps seul a empêché le corps
législatif de discuter dans sa dernière session figurait un projet re-
latif à l'acceptation par l'état de l' offre, que font la ville de Golmar
et plusieurs propriétaires ou industriels de l'Alsace, d'avancer une
douzaine de millions pour la construction d'un canal destiné à des-
servir le bassin houiller de Sarrebruck, et d'un embranchement
sur la ville de Golmar du canal du Rhône au Rhin. Ce fait prouve au
moins que tout le monde ne désespère pas de l'avenir des canaux,
eL qu'on les regarde comme devant exister en même temps que
les chemins de fer. Telle a toujours été la solution adoptée en
France à l'égard de la rivalité, pressentie d'ailleurs dès 1838, entre
les voies ferrées et les voies navigables. Il est même inutile de
se reporter aux discussions qui ont lieu depuis vingt ans dans le
sein de nos diverses assemblées législatives, ce point n'ayant ja-
mais été l'objet d'aucune contestation. Il suffira de citer le passage
suivant du rapport fait au corps législatif en 1857, par M. Lequien,
à propos de la création de six grandes compagnies, qu'on a repré-
de petite vitesse, — institution de cartes d'abonnement délivrées par une compagnie
quelconque et donnant le droit de circuler librement sur une section quelconque du
réseau général , — fixation à 100 fr. de l'abonnement d'un mois, etc. M. Peut suppose
qu'il ne serait pas délivré moins de 2 millions d'abonnemens mensuels , etc. : — re-
venu brut annuel de 1,150 millions de francs, triple à lui seul de la recette totale ac-
tuelle! — Avec ce système, dont les avantages seraient nombreux et divers, « le mou-
vement devient la loi générale et le repos l'exception! » 11 ne manquerait plus qii'un
pareil régime à la furia f'rancese.
I
É
TARIFS DES CHEMINS DE FER. 7hi
sentée récemment comme une division de la France en six grands
commandemens industriels et commerciaux (1): « C'est la somme des
avantages qu'il faut toujours rapprocher de celle des inconvéniens,
avec assez d'exactitude pour ne jamais laisser dominer les seconds
sur les premiers, et à notre sens ce cas se reproduira chaque fois que
d'un abaissement de tarifs devra résulter une atteinte à la concur-
rence, toujours favorable aux intérêts généraux, et surtout chaque
fois que cet abaissement pourra compromettre les légitimes intérêts
de notre navigation intérieure. L'amélioration de nos voies fluviales et
l'établissement de nos canaux, leur entretien même .ont exigé et exi-
gent encore annuellement du pays des sacrifices assez considérables
pour que la conservation de ces utiles voies de transport ne soit ja-
mais compromise. Nous ne doutons pas que le gouvernement ne sente
toute l'importance de cette précieuse conservation... » Dès lors le
programme à suivre par l'administration est tout tracé : puisque
les compagnies de chemins de fer n'ont qu'un droit de proposition
relativement aux modifications de tarifs, il ne faudrait homologuer
que celles de ces modifications qui ne paraîtraient pas de nature
à porter préjudice au trafic des voies navigables. On ne peut se dis-
simuler que le maintien de cet équilibre ne soit une tâche excessi-
vement délicate. Relativement aux canaux, dont le remaniement des
tarifs était déjà une grosse question sous le règne de Louis-Philippe,
il a été beaucoup fait durant ces derniers temps dans l'intérêt de la
batellerie. En échange d'une réduction dans les prix de transport,
que les concessionnaires de canaux ont le droit de fixer librement,
l'état a diminué les droits de navigation, dans une proportion no-
table, pour plusieurs rivières ou canaux importans. Le programme
de politique commerciale auquel nous venons de faire allusion an-
nonce même que le gouvernement français ne s'arrêtera pas dans
cette voie libérale. En continuant d'apporter aux cours d'eau les
améliorations qui sont commencées depuis longtemps déjà et de
combler les lacunes qu'ils présentent, le gouvernement prendra une
mesure très propre à empêcher le commerce de déserter les voies
navigables au profit des chemins de fer. Ce serait même un incident
curieux de la lutte entre les deux modes de communication que
'achèvement du réseau de notre navigation intérieure.
(1) On lit, dans l'exposé des motifs du projet de loi qui a financièrement organise
notre réseau de voies ferrées, que les compagnies du Nord, de l'Est, de l'Ouest, du
Midi, d'Orléans et de Lyon avaient, au 1" février 1859, 8,567 kilomètres exploités sur
8,701, — 7,551 kilomètres à construire sur 7,651, — finalement 16,118 kilomètres con-
cédés sur 16,352. — Les petites compagnies de Bessèges à Alais, de Graissessac à Bé-
ziers, de Carmeaux à Albi, d'Anzin à Somain et de Bordeaux au Verdon, n'avaient donc
ensemble que la concession de 234 kilomètres de chemins de fer, dont 134 seulement
sont en exploitation. On passe sous silence d'autres lignes uniquement affectées au
transport des marchandises, et d'ailleurs fort peu importantes.
7h^ REVUE DES DEUX MONDES.
En ce moment du reste, il ne s'agit guère encore que d'un pro-
cès de tendance, le mouvement des transports par eau étant en
progrès, contrairement à l'opinion qui tend à s'établir par suite des
plaintes incessantes et multipliées dont la navigation est le pré-
texte. La mesure de ce progrès peut être approximativement donnée
par l'augmentation de la somme des droits qu'a perçus l'état durant
la dernière période décennale, augmentation qui n'a pas été moin-
dre de 1,500,000 francs. La valeur annuelle de ces droits peut être
de 11 millions de francs au moins, dont il convient de défalquer à
peu près 7 millions de francs pour les frais d'entretien des canaux
et rivières : le trésor n'encaisserait donc finalement qu'une somme
de II millions de francs environ. A ce point de vue secondaire, bien
qu'on mette toujours en avant les droits du trésor, les voies na-
vigables sont hors de toute comparaison avec les voies ferrées, le
seul impôt du dixième perçu sur les prix des places des voyageurs
et du transport des marchandises à grande vitesse rendant annuel-
lement plus de 17 millions de francs. Si l'on tient compte en outre
des charges importantes qui ont été imposées aux compagnies de
chemins de fer au profit de certaines administrations publiques
(postes, guerre, marine), on verra que si l'état, propriétaire tout à
la fois des diverses voies de communication, était tenté d'avoir, au
point de vue financier, des préférences pour un de ces frères enne-
mis, ce ne pourrait être qu'au détriment des voies navigables. Il
vaut mieux conclure de ces chiftres que le gouvernement pourrait,
sans grand sacrifice, faire droit à la demande qui lui a été adressée,
notamment par l'industrie houillère, et supprimer complètement
les droits de navigation pour toutes les voies d'eau. Ainsi favorisée,
la batellerie, qui a résisté jusqu'à présent aux atteintes que lui ont
portées les compagnies de chemins de fer par les traités particu-
liers et les tarifs spéciaux, n'aurait plus rien à exiger pour être en
mesure de lutter à armes égales avec ces compagnies. L'état pour-
rait alors laisser à une sorte de jugement de Dieu le soin de tran-
cher la question controversée. Si, après un duel loyal, la navigation
intérieure venait à succomber devant les chemins de fer, il faudrait
bien avouer que la loi fatale d'un progrès inattendu la destinait à
périr (1).
A côté de la navigation intérieure se présente la navigation cô- |
tière, qui a de plus pour elle l'intérêt inhérent à ce personnel mari- j
time qu'elle entretient, au grand avantage de la puissance nationale, j
L'antique cabotage aux placides allures est certainement menacé |
par les lignes qui longent le littoral, ou par celles qui, comme lej
i
(1)' Dès 1850, l'enquête du conseil d'état révélait qu'en Angleterre des canaux a^-aient
été comblés, puis remplacés par des voies ferrées I
TARIFS DES CHEMINS DE FER. 7 lit
chemin de fer de Bordeaux à Cette, joignent directement deux mers;
mais il bénéficie du trafic que lui apportent les lignes plus ou moins
perpendiculaires à nos côtes. En somme, le cabotage a jusqu'à pré-
sent résisté à la concurrence : il n'a pas diminué d'importance, et
même il a fait quelques progrès; mais il lui faut entrer dans la voie
des perfectionnemens et profiter de la leçon que lui donnent ces
steamers anglais à hélice venant, en quatre jours, de Londres à Pa-
ris, malgré les chemins de fer et les entraves douanières, après avoir
traversé un détroit et remonté un fleuve à une assez grande distance
de son embouchure. Tout se transforme au xix* siècle, et ce qui ne
suit pas la loi universelle est en danger de mort.
IV.
-Après avoir tenté d'initier le lecteur aux détails du vocabulaire
im peu compliqué des tarifs de chemins de fer, nous n'aurions pas
complètement rempli notre tâche, si nous ne commentions point
aussi ces mots de l'article fondamental du cahier des charges d'une
concession : soit pour le parcours total ^ soit pour les parcours par-
tiels de la voie de fer. Nous sommes ainsi amené à parler des tarifs
différentiels. Jusqu'à présent, on n'a considéré ici les voies ferrées
qu'au point de vue des conditions mises par les compagnies aux ré-
ductions de tarifs ; il reste à les considérer au point de vue de la
longueur des parcours. Prenons pour exemple le transport des cé-
réales, sur lequel les chemins de fer ont une action si puissante , en
raison de la rapidité des expéditions et de la diminution de frais
qu'elles entraînent, ce qui produit une sorte de nivellement général
des prix sur toute la France : il sera aisé de récapituler les notions
maintenant acquises sur ce point important.
Qu'on ouvre le cahier des charges d'une concession quelconque
de chemin de fer; on trouvera au tarif, pour le transport à petite
vitesse des marchandises de la deuxième classe, qui comprend les
grains, farines, etc., le prix de 0 fr. lA c. par tonne et par kilo-
mètre : c'est le maximum légal (4). Supposons que la compagnie
concessionnaire juge à propos d'abaisser à 0 fr. 10 c. sur tout son
réseau le prix du transport des grains; nous aurons ce qui est appelé
le tarif général. Admettons maintenant que ce prix de 0 fr. 10 c. ne
soit appliqué qu'à ceux des expéditeurs qui accepteront certaines
conditions, celle de l'abonnement par exemple; nous aurons un
type de tarif spécial. Dans ce cas, les tarifs légaux, généraux, spé-
(1) Il n'est pas sans intérêt de rappeler ici que, par suite d'un droit que s'est réservé
Ifc gouvernement , pour chaque concession de chemin de fer, dans le cas où le prix de
l'hectolitre de blé vient à atteindre 20 fr. sur le marché régulateur de la région où elle
s'étend, le maximum légal ne peut s'élever qu'à 0 fr. 07 c.
744 REVUE DES DEUX MONDES.
cîaux, sont tous les trois proportionnels -^ ils ne sont point diffé-
rentiels, parce que le prix du kilomètre de parcours total du réseau
est identique au prix du kilomètre du parcours partiel, parce qu'un
point situé à 500 kilomètres de Paris sera régi par le même tarif ki-
lométrique qu'un autre point du même réseau situé à 60 kilo-
mètres.
Si nous supposons au contraire qu'il n'en soit pas ainsi, que la
tonne de céréales parcourant de 5 à 600 kilomètres ne soit taxée
par kilomètre qu'à 0 fr. 08 c, tandis que celle qui parcourt de 4 à
500 kilomètres doive payer 0 fr. 09 c, nous aurons l'exemple d'un
tmî différentiel. Cette inégalité kilométrique, poussée à l'extrême,
pourrait donner lieu, on le remarquera, à une anomalie choquante,
parce qu'il arriverait que les taxes seraient en raison inverse des
longueurs parcourues : dans tous les cas de ce genre, l'administra-
tion exige que ces taxes soient égales, de telle sorte qu'il n'y a pré-
texte à aucune plainte. Pourquoi en effet le négociant de Nancy
trouverait-il mauvais que le négociant de Strasbourg paie au môme
prix que lui le transport d'une tonne de marchandise à Paris? Pour-
quoi le prix total de transport ne serait-il pas le même entre Meaux
et Nancy qu'entre Paris et Strasbourg?
On entrevoit maintenant en quoi consistent les tarifs différentiels.
La partie non commerçante du public en usait depuis longtemps,
mais comme M. Jourdain faisait de la prose, soit par l'emploi des
billets d'aller et retour à prix réduit, soit, pour prendre un exemple
ailleurs que sur les chemins de fer, dans ses relations avec l'admi-
nistration des postes (1). Quant à la partie commerçante, elle les
connaissait pour les avoir vus toujours et partout appliqués par les
entreprises de transport de toute nature; mais cet argument n'a que
peu de valeur, eu égard à la situation spéciale faite par la législa-
tion à l'industrie des voies ferrées. Il importe donc de montrer que
le régime des tarifs différentiels est légal, et rien n'est plus aisé.
Dès 1834, M. Legrand, directeur-général des ponts et chaussées et
des mines, disait à la chambre des députés, avec l'impartiale auto-
rité que lui donnait sa haute position administrative : <( Les prix dif-
férentiels sont la base de toutes les opérations de transport ; les in-
terdire, c'est paralyser l'industrie, et, je le déclare, sans eux vous
ne trouverez pas de compagnie qui se charge d'exploiter vos che-
mins de fer. » Cette catégorie de tarifs n'a cependant paru pour la
(1) On remarquera en effet, pour ne parler que d'une récente mesure de cette admi-
nistration, la loi sur le transport par la poste des valeurs déclarées, que l'expéditeur,
indépendamment d'un droit fixe et du port de la lettre, paie, par chaque centaine de
francs, un droit qui ne varie pas, quelle que soit la distance. Ne pas tenir compte de cet
élément et faire ainsi ressortir, suivant qu'il s'agit d'un point ou d'un autre , des prix
kilométriques inégaux, c'est appliquer un tarif différentiel.
TARIFS DES CHEMINS DE FER. 7Zi5
première fois qu'en 18/i3, dans le cahier des charges de la ligne
d'Avignon à Marseille, par l'insertion, toujours maintenue depuis,
du membre de phrase que je rappelais tout à l'heure. Enfin cette
nouvelle disposition, qui a immédiatement trouvé des partisans et
des détracteurs, a été remise sur le tapis en 1857 au corps législa-
tif. M. le conseiller d'état Yuillefroy, commissaire du gouvernement,
a fait la déclaration suivante : « En ce qui concerne les tarifs diffé-
rentiels, personne n'en conteste l'utilité; il aurait été trop tard du
reste pour la contester, le principe en est écrit dans tous les cahiers
des charges, et il eût été impossible d'obtenir le retrait d'un avan-
tage aussi considérable. » Il convient d'ajouter que quelques cahiers
des charges ont imprimé le caractère différentiel au maximum légal
du tarif pour le transport des voyageurs ou des marchandises, et que
la très grande majorité des tarifs généraux est également différen-
tielle.
Voyons maintenant quels avantages retire le public des tarifs
spéciaux différentiels, quels inconvéniens il peut redouter de l'ap-
plication de ces tarifs. Le but légitime des concessionnaires est,
comme pour les tarifs d'abonnement et par les mêmes motifs ra-
tionnels, de se procurer la plus grande masse possible de trans-
ports en abaissant les prix à l'égard de certaines marchandises, qui
sans cela ne se déplaceraient point. Quoi de plus conforme à l'inté-
rêt du public? L'agriculture peut-elle se plaindre de voir, grâce
aux combinaisons différentielles, le lait, le bétail, les fruits et au-
tres denrées qui ne peuvent supporter un temps trop long dans le
trajet entre les centres de production et de consommation, le plâ-
tre, la chaux, la marne et les engrais, franchir des distances énormes
pour un prix très modique? Le producteur trouvera, il est vrai, un
concurrent sur lequel il ne comptait pas; mais le consommateur y
gagnera le bon marché. — 11 est même à propos de remarquer que^
durant la disette de 1857, la plupart des compagnies de chemins
de fer, contre lesquelles le groupe des anciennes compagnies de
transport s'élève avec tant d'acharnement, avaient consenti au gou-
vernement un tarif différentiel descendant jusqu'à 0 fr 05 c. En pa-
reille occurrence, ainsi que cela eut lieu enl8Â6 etl8A7, la batelle-
rie du Rhône, industrie libre et appelée bientôt à crier au monopole,
élevait ses prix dans la proportion de 30 fr. à lAO fr. (1) pour un
trajet que la compagnie de chemin de fer rivale a fait franchir
moyennant la somme minime de 17 fr. 50 c! De quel côté est donc
,1e patriotisme, si l'on veut absolument lui faire jouer un rôle dans
une question commerciale? — Ce que je dis là des productions du sol
s'applique tout aussi bien aux produits industriels, dont l'échange
(1) De la Perception des Tarifs sur les chemins de fer, par M. Tcisserenc,
746 BEVUE DES DEUX MONDES.
se fait maintenant entre des régions très éloignées. C'est précisé-
ment cette sorte de renversement des conditions géographiques qui
constitue la. grande objection soulevée par les tarifs différentiels,
après avoir été considérée comme un précieux moyen d'action. Oji
conçoit que le pouvoir politique se préoccupe particulièrement de
ces questions de situation géographique ^ mais il est évident que,
pour l'économiste, l'assemblage de ces deux mots n'est que l'ex^
pression d'un fait éminemment variable, qui dépend d'une multi-
tude de conditions complexes, au premier rang desquelles doit se
placer l'élément des transports, complètement transformé aujour-
d'hui.
Si l'on tient compte des circonstances multiples qui les font sur-
gir, le nombre des espèces de tarifs différentiels peut être en quelque
sorte illimité. Sans prétendre en donner une idée complète, il suffit
de faire observer qu'ils ne sont pas, à l'égard des canaux, une ma-
chine de guerre moins dangereuse que les tarifs d'abonnement. On
peut néanmoins ramener ces circonstances à quelques causes prin-
cipales. Ainsi les compagnies de chemins de fer essaient d'appeler
sur leur réseau les marchandises dont l'expédition, sous le régime
d'un tarif proportionnel, trouverait dans la distance à parcourir un
obstacle insurmontable, puis les marchandises en provenance ou en
destination d'une localité particulière, et celles qui circulent dans
un sens déterminé. Cette dernière sorte de tarifs différentiels est
précisément une combinaison usitée pour enlever le trafic naturel
d'une voie d'eau ou de fer concurrente; elle peut être mise enjeu
sur un seul réseau ou à la fois sur deux réseaux dont les compa-
gnies concessionnaires se sont entendues après s'être assuré l'ap-
probation administrative. Dans cette seconde hypothèse, le tarif
commun (c'est le nom qu'il prend alors) sert, soit à établir unei
concurrence entre deux voies ferrées, soit à détourner, au détri-
ment de l'étranger et sans qu'aucun intérêt régnicole soit froissé,;
le transit auquel la position géographique de la France la convie si|
visiblement. Si l'une des deux compagnies ayant un tarif communj
est étrangère, le tarif à^yï^nX international. . |
I
0 La vérité n'est ni blanche ni noire, elle est grise; » si jamais cej
mot si juste de l'illustre et regrettable historien anglais Macaulay;
a pu recevoir une application rationnelle, c'est à coup sûr en ma-|
tière de chemins de fer, sous quelque face que soit considérée If:
question. Pour quiconque a une connaissance, même superficielle .j
des associations industrielles en général et des compagnies de che-|
mins de fer en particulier, il n'est pas douteux qu'il n'y ait eu
dans les relations de celles-ci avec le public expéditeur, des abu
conunis et des tentatives d'abus faites. De leur aveu même, elles
TARIFS DES CHEMINS DE FER. « Itxl
ont quelquefois mérité une partie des reproches qui leur ont été
adressés. D'un autre côté, il ne faudrait pas conclure, du bruit
exagéré qui s'est fait, que les compagnies ont toujours et partout
eu tort : leurs adversaires très souvent ne sont pas de la plus en-
tière bonne foi, et de plus ils commettent de graves erreurs d'ap-
préciation. Il ne faudrait pas faire pâtir outre mesure les conces-
sionnaires des voies ferrées du rôle qu'ils sont appelés fatalement à
jouer. En mettant en relations plus directes le producteur et le
consommateur, ils ont notamment amené la suppression d'intermé-
diaires qui ont pu avoir jadis quelque utilité, mais qui ne seraient
plus aujourd'hui que des parasites improductifs. Partisans intéressés
de l'ancien régime, ces intermédiaires ne se sont pas facilement ré-
signés à le voir tomber, et ils ont essayé de le maintenir debout en
exploitant les fautes des compagnies et les sentimens de défiance
qu'elles ne se sont point suffisamment attachées à combattre. S'il
doit en être ainsi des commissionnaires de roulage, la question
n'est plus la même quand il s'agit de la navigation intérieure. Pour
le moment, les bénéfices de la batellerie diminuent beaucoup plus
que le trafic, et le public ne songe pas à s'en plaindre, estimant
d'ailleurs que les deux modes de transport lui sont fort utiles,
ne fût-ce qu'indirectement, en entretenant une concurrence salu-
taire à sa bourse. L'avenir au contraire est gros de menaces à l'é-
gard d'une entreprise dont la ruine, si elle n'était pas produite par
la force naturelle des choses, serait vraiment une calamité publique.
11 est donc légitime que, de ce côté, ait surgi une agitation qui au-
trement ne serait qu'artificielle.
Si l'on réfléchit à f influence qu'exercent les entrepreneurs de
transports dans les chambres de commerce, où ils sont peut-être en
majorité, on ne s'étonnera pas d'apprendre que, lorsque ces cham-
bres ont été consultées par l'administration sur les questions de
l'abonnement et de la perception différentielle des tarifs, elles ont
presque à l'unanimité repoussé ces deux combinaisons. Les conseils-
généraux, dont la composition et le caractère sont des garanties cer-
taines d'impartialité, ont spontanément émis des vœux dans le même
sens pour une quinzaine de départemens. Il est regrettable que la ré-
daction de quelques-uns de ces vœux ne dénote point toujours une
entente parfaite des difficultés qu'ils ont en vue. Parmi ces nom-
breuses doléances, le dixième à peine a trait. à l'élévation des ta-
rifs. Je sais bien qu'on ne doit point attendre que la maison soit
brûlée pour lui porter secours en cas d'incendie; mais si le feu a
pris quelque part, les cris d'alarme qui ont été jetés ont dû suffi-
samment attirer l'attention publique.
11 y a longtemps qu'un philosophe écossais a dit qu'une question
i
7/l8 • REVUE DES DEUX MONDES.
bien définie était à moitié résolue. C'est à bien définir le problème
des tarifs de chemins de fer que je me suis attaché. Je n'ai point
eu d'autre prétention. L'exposer avec impartialité, avec précision,
telle est la seule tâche que puisse se proposer l'écrivain; le résou-
dre dans les limites du possible, quant à la conciliation délicate des
intérêts mis en présence, cela n'appartient en France qu'au gou-
vernement. C'est à lui en effet que la loi a confié la lourde tâche de
maintenir l'équilibre entre ces intérêts opposés, au moyen de l'ho-
mologation administrative des modifications de tarifs.
En résumé , il y a lutte entre des individualités parfaitement li-
bres dans leurs allures et une compagnie gênée dans sa marche à
raison même des privilèges que lui a conférés la concession. La ré-
duction des tarifs est une condition vitale de l'industrie des che-
mins de fer, qui doit développer son trafic en attirant à elle celui de
ses concurrens. Cette réduction ne jettera-t-elle aucune perturba-
tion dans le système général des relations industrielles et commer-
ciales? C'est peu probable. Anéantira- t-elle la navigation? Là est la
question. Les tarifs d^ abonnement et les tarifs différentiels sont par-
faitement distincts; mais ils se combinent souvent, et partagent
d'ailleurs le privilège d'être l'objet des plus vives attaques de la
part des défenseurs de la navigation. — Quant à la condition de
l'abonnement, elle était destinée à disparaître, sans préjudice pour
les compagnies de chemins de fer. En effet, bien que la bonne foi
soit l'âme du commerce, il est permis de supposer que les abonnés
et les non abonnés s'entendaient pour se procurer mutuellement
l'usage des voies ferrées ou des voies navigables, suivant les fluc-
tuations des tarifs sur les unes ou les autres, et il était difficile,
pour les compagnies de chemins de fer, de s'opposer efficacement
à l'existence de cette fraude. L'administration y gagnera de ne plus
même avoir l'apparence de protéger les chemins de fer au détriment
de la navigation. — Restent les tarifs différentiels, qui doivent sub-
sister et subsisteront toujours.
Tel est, esquissé à grands traits, l'état actuel de la question des
tarifs de chemins de fer. On peut regretter que f intérêt individuel
se trouve sacrifié dans le développement laborieux de l'agent le plus
énergique de la civilisation moderne; mais n'est-ce pas l'intérêt
collectif qui doit prédominer? De tels froissemens sont inévitables,
et notre temps surtout doit y être préparé. Il en est de tout progrès
comme de certaines victoires, glorieuses, mais achetées au prix de
pertes cruelles : l'industrie, elle aussi, est un combat.
E. Lamé Fleury.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
31 janvier 1860.
Nos lecteurs nous accorderont leur indulgence, si nous leur faisons part
des anxiétés et de l'émotion que nous éprouvons en abordant les questions
politiques du moment. Aux complications italiennes se sont ajoutées les
affaires de Rome ; le pape a répondu par une encyclique à la lettre de l'em-
pereur; M. de Cavour revenant au pouvoir, l'annexion de l'Italie centrale
au Piémont a paru certaine, et cette perspective en a soulevé une autre,
l'annexion de la Savoie et du comté de Nice à la France ; en même temps
le programme d'une nouvelle politique commerciale était tracé dans une
lettre de l'empereur au ministre d'état, et le premier acte de ce programme
s'accomplissait par la conclusion d'un traité de commerce entre la France
et l'Angleterre; enfin le parlement anglais, cette assemblée mobile et puis-
sante, qui a, depuis dix ans, acquis une importance véritablement euro-
péenne, se réunissait. L'imprévu, la surprise ou la gravité naturelle des
questions et des circonstances serait déjà un titre à l'indulgence que nous
réclamons; nous pensons en avoir un autre. La forme sous laquelle ces
questions se présentent et les procédés par lesquels elles sont conduites pas-
sionnent les uns et jettent les autres dans d'étranges confusions de sentimens
et d'idées. Toutes les situations semblent devenir contradictoires et fausses.
Des solutions libérales sont poursuivies par d'autres moyens que ceux que
la liberté préfère ; des causes illibérales sentent le besoin des garanties de
la liberté et les invoquent. De là deux périls auxquels bien peu d'esprits
peuvent échapper dans une société où l'éducation politique est si imparfaite,
chez un peuple si impressionnable et si léger. Les uns oublient le fond des
choses, et, dans la douleur qu'ils éprouvent à ne pas voir respecter des
formes tutélaires, semblent méconnaître la vertu civile et sociale des prin-
cipes de la révolution française; d'autres, éblouis du succès apparent de
causes qui leur sont chères, font bon marché des moyens. Succomber à l'un
ou à l'autre de ces périls, c'est manquer de consistance politique ou de
générosité, avoir l'air de céder à des fantaisies ou blesser d'honorables
750 REVUE DES DEUX MONDES.
scrupules et de légitimes susceptibilités. Nous voudrions échapper à cette
alternative; le pourrons-nous? Ce doute est pour nous un souci sincère et
profond.
Nous y réussirions même, nous le savons, que nous ne devrions guère at-
tendre du succès qu'une satisfaction de conscience. Le tempérament fran-
çais comprend peu ceux qui ne sacrifient pas la forme au fond. La forme!
qui l'a jamais défendue chez nous, si ce n'est Brid'oison? et la belle chance
devant un parterre français que de se déclarer du parti de Brid'oison ! D'ail-
leurs jamais les circonstances ne furent plus défavorables aux esprits con-
séquens et impartiaux. La société, dans ses bases profondes, repose sur des
antinomies de principes dont tout l'art de la politique consiste à prévenir
les chocs , et qui ne se concilient que dans les ténèbres du mystère. Quand
la maladresse et la violence, complices l'une de l'autre, finissent par dé-
chausser ces obscures fondations, on voit éclater des luttes terribles qui
échappent à l'empire de la raison et de la liberté humaine, cataclysmes po-
litiques qui ne sont plus gouvernés que par des lois fatales semblables à
celles qui régissent dans le monde matériel les forces de la nature. Il se fait
en ce moment autour de la papauté une commotion de ce genre, et nous
avons grand'peur qu'il ne soit plus au pouvoir de la raison et de la liberté
humaine d'en prévenir les conséquences. Quand les choses sont engagées à
ce point, aucun des deux partis ne vous pardonne plus de ne lui donner rai-
son qu'à moitié. Aussi n'avons-nous pas la prétention de trouver grâce au- "
près des violens d'aucun parti. Réduits au rôle de spectateurs et dépouillés
de toute influence sur l'action, nous n'avons d'autre ambition que de main-
tenir dans nos jugemens sur les événemens qui se déroulent l'identité et
l'intégrité de nos principes. Partisans de l'émancipation des peuples qui
souffrent de l'oppression intérieure ou étrangère, nous faisons des vœux
pour que le triomphe de la cause italienne ne soit pas compromis par la di-
version d'une question plus vaste, la crise de la papauté. Partisans du pro-
grès économique, convaincus que l'abolition des prohibitions et des protec-
tions exagérées doit donner un emploi plus fructueux aux capitaux du pays
et tourner au profit matériel et moral des classes laborieuses, nous faisons
des vœux pour que la grande expérience annoncée par le programme im-
périal réussisse, bien qu'elle devance, au lieu de le suivre, le cours de l'o-
pinion, et qu'elle n'ait point été préparée et assurée par la libre éducation
économique de nos producteurs et du peuple. Mais à l'heure où des causes
qui nous sont chères semblent triompher par la vertu d'une soudaine et om-
nipotente initiative, nous ne voulons pas oublier que la liberté politique con-
tient toutes les autres libertés, et qu'elle est la seule sanction et l'unique
garantie de tous les progrès et de toutes les émancipations. Les faits n'ont
pas seulement une logique inexorable, ils apportent dans leurs vicissitudes
des rétributions infaillibles et des leçons lumineuses. Parmi les intérêts qui
se plaignent aujourd'hui, il en est qui ont longtemps et insolemment renié
et bafoué la liberté. Leurs organes ordinaires trouvaient un cruel plaisir à
triompher par les moyens qui aujourd'hui les précipitent. Après un tel
exemple et un tel enseignement, nous serions impardonnables, et nous ap-
pellerions justement sur la cause italienne et sur la réforme économique la
même Némésis, si nous venions à oublier que ce n'est point par la liberté
REVUE.
CHBONIQUE.
751
que nous l'avons emporté sur nos adversaires, et si nous ne savions pas de-
meurer modestes et froids dans une victoire accidentelle et imprévue. Nous
voudrions, quant à nous, ne point sortir de cette réserve, et mériter que,
dans les deux partis, les esprits modérés nous e'n tinssent compte.
Reprenons par le détail les diverses questions que nous avons à examiner;
nous commencerons par les affaires italiennes et par l'aspect qu'elles pré-
sentent en Italie même.
Le désir que nous exprimions, il y a quinze jours, de voir les tendances
de l'Italie se régler et se fortifier sous la direction nette et décidée de M. le
comte de Cavour n'a point tardé à être satisfait. Historiens, nous devons ex-
pliquer les causes de la révolution ministérielle qui a ramené au pouvoir
l'homme éminent dans lequel se personnifient les aspirations italiennes. On
peut assigner deux causes à la chute du ministère de MM. Ratazzi et de La-
marmora : une cause générale, qui tient à la nature et au caractère de cette
administration, et une cause accidentelle. Toutes deux ont également servi
M. de Cavour, l'une en le désignant comme l'homme nécessaire dans une
crise nationale, l'autre en lui fournissant l'occasion de rétablir le s^'stème
parlementaire par lequel son pays et lui ont grandi simultanément.
La cause générale de la retraite de M. Ratazzi a été la marche même des
événemens. La politique de Villafranca avait forcé M. de Cavour à quitter le
pouvoir : cette politique ayant été abandonnée, la rentrée de M. de Cavour
aux affaires était inévitable. La politique antérieure à Villafranca étant re-
prise, l'homme qui avait créé cette politique devenait nécessaire. La conclu-
sion était évidente à Turin aussi bien qu'à Paris et à Londres. Cet arrêt de
l'opinion frappait d'une incurable faiblesse le ministère Ratazzi. Ce minis-
tère d'ailleurs, affaibli déjà par le défaut d'homogénéité, avait trahi son in-
suffisance et son incertitude par de regrettables fautes de conduite. M. Ra-
tazzi, qui avait inquiété le pays par certaines nominations de gouverneurs,
avait achevé de se perdre auprès du public par les manœuvres à l'aide des-
quelles il avait essayé en vain de combattre la popularité menaçante de
M. de Cavour. Telle était cette association électorale que l'on avait couverte
du nom d'un homme qui est à sa place à la tête d'un corps de partisans,
mais qui ne brille point par le sens politique, le général Garibaldi. Ces in-
trigues produisirent une scission au sein des libéraux. L'ancienne majorité
de la chambre piémontaise se groupa autour du comte de Cavour; le minis-
tère resta avec une fraction peu unie et mal disciplinée de la gauche. Le
pays réclamait en outre des arméniens qui ne se faisaient point, et le cabi-
net Ratazzi à la faute de négliger les précautions militaires ajoutait une ma-
ladroite obstination à ne point convoquer le parlement.
C'est dans cet état de choses qu'une occasion s'offrit à M. de Cavour de
rentrer sur le théâtre de la politique active. Lord John Russell avait, à plu-
sieurs reprises, manifesté le désir de conférer avec M. de Cavour sur les
affaires d'Italie. Le ministère Ratazzi crut habile de répondre à cette dis-
position du secrétaire d'état de sa majesté britannique en offrant à M. de
Cavour une mission à Paris et à Londres. Le ministère trouvait dans cette
mission le double avantage d'éloigner du Piémont l'homme que l'opinion
publique s'obstinait à regarder comme l'adversaire et le successeur du ca-
binet Ratazzi, et d'acquérir quelque force en associant indirectement à sa
752 REVUE DES DEUX MONDES.
politique le nom de M. de Gavour. Celui-ci accepta la mission, mais à une
condition : c'est que le parlement sarde serait convoqué pour le mois de
mars. Le ministère ne voulut pas se rendre à cette intelligente et patrio-
tique exigence, et chercha nin prétexte dans les prescriptions textuelles de
la loi électorale. Cette loi veut que les listes électorales soient dressées par
la nouvelle giunta municipale. La gîunta devant être présidée par le maire,
et les nominations des 6,000 nouveaux maires {sîndaci) devant entraîner
beaucoup de longueurs, il s'ensuivait, d'après le ministère, que les élections
n'étaient pas possibles dans le courant de mars. M. de Cavour proposait une
large interprétation de la loi électorale, et indiquait un expédient qui per-
mettait de se passer du concours des maires pour la formation des listes.
Un article de la loi dit en effet qu'à défaut du maire, ses fonctions seront
exercées par un membre délégué du conseil communal. Dans le système de
M. de Gavour, les élections étaient possibles en mars; dans le système mi-
nistériel, elles étaient renvoyées jusqu'après la nomination des maires, c'est-
à-dire condamnées à un long ajournement. Le ministère ayant repoussé l'in-
terprétation de M. de Cavour, celui-ci déclina la mission qui lui était offerte
et quitta Turin. Le cabinet Ratazzi succomba à cette épreuve et donna sa
démission.
Nous n'avons pas à nous arrêter longuement sur les collègues que s'est
choisis M. de Gavour. Le nouveau ministre de la guerre, le général Fanti, est
assez connu. Le ministre de l'instruction publique, M. Mamiani, est une des
illustrations littéraires de l'Italie. Appartenant à une des plus nobles et des
plus anciennes familles des états pontificaux, il fut en 18Zi8 ministre du pape
Pie IX. Naturalisé sarde depuis longtemps, il était député -au parlement pié-
montais et professeur de philosophie de l'histoire à l'université de Turin.
Poète et philosophe distingué, il apportait à la tribune piémontaise cette
éloquence littéraire qui n'est point sans doute l'instrument le plus utile du
régime parlementaire, mais qui en est assurément une des plus nobles dé-
corations. Le ministre de la justice, M. Gassinis, est un des membres les
plus éminens et les plus considérés du barreau piémontais : il était député
et appartient, comme M. Mamiani, à l'ancienne majorité parlementaire.
M. Vegezzi, le nouveau ministre des finances, avait quitté depuis peu le bar-
reau, où il occupait la première place, pour entrer à la cour de cassation.
Depuis la translation de cette cour à Milan, il avait accepté une des direc-
tions du ministère' des finances. Sa tâche sera difficile sans doute, mais il
l'entreprend avec une réputation méritée de talent, d'application et d'hon-
nêteté. M. Jacini, Milanais, jeune encore a donné sur la Lombardie d'inté-
ressantes études économiques qui l'avaient fait connaître au dehors, et à
l'occasion desquelles le chancelier de l'échiquier actuel , M. Gladstone, pu-
bliait, il y a un an, un admirable article dans le Quarterbj Review. M. Jacini,
à qui les finances étaient destinées, a préféré les travaux publics.
On sait avec quelle confiance et quel redoublement de résolution sérieuse
le retour de M. de Cavour au pouvoir a été accueilli en Italie. Tout le monde
a senti, en Italie comme en Europe, que l'œuvre nécessaire et prompte du
nouveau ministère de M. de Cavour devait être l'annexion : l'œuvre néces-
saire, disons-nous, car il n'y a pas d'autre solution possible, pas de milieu
entre l'annexion ou les restaurations : un royaume de l'Italie centrale, com-
REVUE. — CHRONIQUE. 753
binaison bâtarde, ne respecterait ni le vœu populaire ni le droit légitimiste;
l'œuvre prompte, ajoutons-nous, car pourquoi attendre encore? Lorsque le
congrès était en perspective, on pouvait bien recommander la patience aux
populations de l'Italie centrale, et exiger d'elles, au nom du haut arbitrage
européen, des miracles d'ordre et de modération. Ajourner encore, même
après que le fantôme du congrès s'est évanoui, ce serait mettre gratuitement
en péril l'ordre et la paix. Les incidens récens qui ont effacé la politique de
Villafranca ont communiqué aux espérances italiennes une impatience qu'il
faut satisfaire. Le ministère de M. de Gavour accomplira donc l'annexion.
Pour mieux dire, l'annexion se fera d'elle-même et toute seule, lorsque les
députés de l'Italie centrale se présenteront à la barre de la chambre pié-
montaise, et lorsque cette chambre, trouvant leurs pouvoirs en bonne et
due forme, admettra ces députés dans son sein. Que l'on ait recours, au pis
aller, à un nouvel appel au vœu populaire dans les duchés, la seconde vota-
tion confirmera la première, et pour ce qui concerne les résolutions des
populations de la Haute-Italie sur leur propre destinée, tout sera dit.
Tout sera dit du côté des Italiens, oui; mais entre les Italiens et les in-
térêts que touche ou blesse leur constitution en un fort état, il restera de
graves questions à régler. Quelle attitude prendra l'Autriche devant des
arrangemens qui déjouent ses espérances de Villafranca? Que deviendra
cette idée de l'annexion de la Savoie à la France, qui, à peine ébruitée,
excite des émotions si diverses? Enfin l'indépendance italienne échappera-
t-elle aux conséquences de l'ébranlement de la puissance temporelle du
pape?
Le moins que l'on doive attendre de l'Autriche, c'est assurément une
protestation. Quelques-uns prétendent qu'il y aurait même à redouter de sa
part des résolutions plus téméraires, et croient savoir qu'un acte formel
d'annexion amènerait immédiatement, ou une attaque contre le territoire
sarde, ou l'invasion de l'Italie centrale. Certes l'Autriche devrait avoir en
ce moment d'autres pensées. Frappée dans sa puissance et dans son orgueil
militaire, ruinée dans ses finances, intérieurement ébranlée par la démora-
lisation et le mécontentement des diverses parties de son empire, son salut
n'est point dans un nouveau coup de tête belliqueux. Au sein de l'empire
autrichien , €n Allemagne, en Europe, partout l'on sent et l'on dit que la
régénération de l'Autriche est à un autre prix : ses amis et ses ennemis sa-
vent qu'elle ne peut se retremper que par l'abdication du despotisme qui
l'a perdue, et dans la liberté rendue à ses peuples. Ce serait un magnifique
coup de théâtre qui transfigurerait l'Autriche, et changerait bien des situa-
tions en Europe, que l'inauguration d'un gouvernement constitutionnel li-
béral et populaire dans l'empire du Danube. Si la maison de Habsbourg a
conservé une vraie fierté, si elle tient encore à être comptée dans le monde,
il faudra bien qu'elle appelle à son aide le beau désespoir de la liberté.
Dans tous les cas, en faisant l'annexion, il faut que le Piémont se prépare
à défendre un tel acte contre une menace d'agression autrichienne. La
Lombardie est couverte par le corps d'armée français qui y tient garnison.
Il n'est pas probable que l'Autriche s'aventure de ce côté. C'est sur le Pô
i^^nférieur et dans les Romagnes que l'Autriche malavisée pourrait tenter
I
TOME XXY.
754 REVUE DES DEUX MONDES.
<iuelque entreprise. Or le Piémont s'apprête à parer au danger de ce côté.
Il aura sur pied au printemps une armée de deux cent mille hommes, et
croit pouvoir au besoin tenir tête à TAutriche sans recourir à la France ou
à l'Angleterre.
Est-il vrai, comme on Tentend dire depuis quelque temps, que le Piémont,
accomplissant l'annexion, devra se mettre en règle du côté de la France en
lui cédant la Savoie? A notre avis, la perspective de l'annexion de la Savoie
à la France a été intempestivement soulevée par les journaux. Certes, si la
Savoie manifestait spontanément et librement la volonté de se donner à la
France ; si la Suisse, qui a des droits de neutralisation sur une partie de la
Savoie, les abandonnait; si l'Europe était prête à sanctionner une rectifica-
tion de la frontière française du côté des Alpes, nous applaudirions à l'évé-
nement qui unirait à notre pays une population vaillante et nous donnerait
ce que l'on appelle une frontière naturelle. Nous craignons seulement que
la question de la Savoie, trop tôt agitée, ne soit mûre d'aucun côté. Elle n'a
point été encore posée officiellement. La réponse de lord Granville à l'in-
terpellation de lord Normanby le prouve surabondammenj;, suivant nous.
La France pourrait, à deux points de vue, désirer l'annexion de la Savoie.
Suivant les traditions d'une politique séculaire qui, nous avons essayé de le
prouver plusieurs fois, n'est plus applicable à notre époque, la France pour-
rait considérer comme un danger la formation d'un grand royaume dans le
nord de l'Italie, si cet état conservait avec la Savoie une des clés les plus
importantes de notre territoire. C'est là le point de vue diplomatique et stra-
tégique. La France encore pourrait travailler à s'assimiler la Savoie en re-
vendiquant à son profit cette théorie des nationalités qu'elle a épousée dans
la politique européenne. Ces deux points de vue, remarquons-le, le principe
des frontières naturelles et le principe des nationalités, sont loin de s'accor-
der, le plus souvent même ils s'excluent radicalement l'un l'autre. Remar-
quons en outre que la France ne saurait être pressée de faire un choix entre
les deux principes au nom desquels elle rechercherait l'union de la Savoie :
elle a fait la guerre d'Italie avec des professions sincères de désintéresse-
ment; bien que privée de plusieurs de ses frontières naturelles, elle n'a ja-
mais eu plus de puissance intrinsèque et effective qu'aujourd'hui ; enfin, si
elle entrait dans l'application du principe des nationalités à son profit
en s'agrégeant des populations parce qu'elles parlent sa langue, elle crée-
rait un précédent qui exciterait de nombreuses inquiétudes et qui mènerait
loin. Nous ne serions donc point surpris que l'annexion de la Savoie, si elle
était officiellement posée, et elle ne l'est pas, ne rencontrât de la part de
l'Europe, du Piémont et de la Savoie, des objections qu'il serait imprudent
de dédaigner.
Les objections européennes porteraient évidemment en général sur les
conséquences que pourrait entraîner l'application à la rectification des fron-
tières françaises soit du principe des frontières naturelles , soit du principe
des nationalités, et en particulier sur les intérêts de neutralité de la Suisse.
Certes le ministère actuel anglais ne peut être considéré comme défavorable
au gouvernement français. Lord Granville, tout en déclarant qu'il n'y avait
pas à ce sujet de question officiellement engagée, n'a pas caché que les vues
m
REVUE. — CHRONIQUE. 755
du cabinet anglais étaient connues de notre gouvernement. En Angleterre
comme en France, l'on a facilement deviné que ces vues n'étaient pas favo-
rables à l'annexion de la Savoie. Nous croyons connaître la pensée du cabi-
net britannique à cet égard. Dans le cas où il paraîtrait notoire que la Sa-
voie unie au Piémont agrandi en Italie serait un danger pour la France, l'An-
gleterre, si nous ne nous trompons, estime qu'on aurait suffisamment paré
à ce danger en faisant de la Savoie deux ou trois cantons suisses et en la
neutralisant. 11 va sans dire que, même dans une telle hypothèse, rien ne
devrait être décidé que conformément au vœu des populations savoisiennes.
Les objections du Piémont, examinées de bonne foi, méritent d'être prises
en sérieuse considération. La Savoie est le berceau de la dynastie sarde, et
tout le monde comprendra combien il en coûterait au cœur du roi Victor-
Emmanuel de se séparer du brave pays dont les destinées ont été associées
pendant huit siècles à la fortune et à la gloire de sa race. L'agrandissement
du Piémont du côté de l'Italie centrale serait un affaiblissement pour lui au
point de vue militaire, s'il fallait le payer du sacrifice de la Savoie. Sans la
forte position de la Savoie, qui lui assure pour dernière ligne de défense les
Alpes cotiennes, le Piémont ne pourrait tenir tête à l'Autriche, encore moins
résister à la France, si nous devenions ses ennemis. Tant que l'Autriche de-
meure en possession d'une partie de la vallée du Pô, le Piémont regarde
comme nécessaire à sa sûreté la possession d'une partie de la vallée du
Rhône. Sans cela, il ne saurait plus où placer sa capitale. Il ne pourrait la
transporter à Milan, ville découverte, à trois jours de marche des Autri-
chiens, cantonnés à Mantoue et à Vérone; il ne pourrait la maintenir à Tu-
rin, car le fort de l'Esseillon, qui est en Savoie, n'est qu'à quelques heures
de distance. La question, au point de vue militaire, ne pourrait changer
pour le Piémont que le jour où les Autrichiens auraient abandonné la Vé-
nétie. Ce jour-là, le principe de nationalité aurait reçu en Italie une appli-
cation complète, et le Piémont ne pourrait résister de bonne grâce à la
revendication de ce principe de l'autre côté des Alpes. Enfin la décision su-
prême de la question doit, dans tous les cas, être laissée aux populations sa-
voisiennes elles-mêmes. La France ne pourrait pas invoquer le principe des
nationalités pour s'agrandir aux dépens d'un peuple qui voudrait conserver
sa personnalité, son autonomie, et qui se souviendrait obstinément que, bien
que réduit aux proportions d'une province, il a su se conquérir dans l'his-
toire la place d'une nation et d'un état. Or, il faut le reconnaître, la Savoie
ne paraît pas prête pour le moment à s'offrir en don à la France. Il n'y a
eu en Savoie, malgré les assertions de la presse française de second ordre»
qu'une intrigue séparatiste, jamais un parti de l'annexion. Par dépit contre
la guerre de l'indépendance italienne, par rancune contre les institutions
constitutionnelles, une portion du parti clérical, fauteur des intérêts autri-
chiens en Italie, avait imaginé, sans beaucoup y croire lui-même, un mou-
vement annexioniste. La pétition séparatiste, que l'on a faussement repré-
sentée en France comme l'expression d'un vœu populaire, n'avait pas réuni
X noms connus en Savoie. C'étaient là d'étranges amis pour venir au-de-
nt de la France. Il n'est même pas sûr, depuis nos démêlés avec Rome, que
ces amis de la papauté nous soient demeurés fidèles ; mais ce qui est cer-
tain, c'est que les imprudentes exhortations annexionistes de notre presse
756 REVUE DES DEUX MONDES.
officieuse ont ému le patriotisme savoisien, et ont provoqué des démonstra-
tions dont la signification n'est plus contestable. Les Savoisiens veulent con-
server leur histoire et leurs institutions libérales. Ce n'est pas au moment
où ils peuvent revendiquer une si large part de gloire dans la fortune de la
maison de Savoie qu'ils veulent « se plonger et disparaître, suivant le mot
d'une proclamation populaire, dans le gouffre d'une grande nation centra-
lisée; ils ne veulent pas échanger les larges libertés du statut contre les in-
stitutions restrictives sous lesquelles nous ont amenés nos vicissitudes révo-
lutionnaires. » Ils viennent à Ghambéry de donner une expression touchante
à ces sentimens. Trois mille hommes, sur une population de dix-sept à dix-
huit mille habitans, s'étaient réunis, malgré une neige épaisse, sur le
Champ-de-Mars de la vieille capitale, conduits par une députation dont un
des citoyens qui ont obtenu le plus de voix aux dernières élections com-
munales, M. MarcBurdin, avait accepté la présidence ; cette foule se rendit
silencieuse et calme devant le château. La députation fut reçue par le gou-
vernejir, M. le marquis Orso Serra. « Nous déclarons, disait l'adresse lue
par le conseiller communal, notre volonté de continuer à faire partie inté-
grante des états de la maison de Savoie , à laquelle notre terre a servi de
berceau, et dont nos pères ont suivi pendant huit siècles les glorieuses des-
tinées... Nous sommes résolus à rester libres sous le statut constitutionnel
que Charles-Albert le magnanime a donné à la nation. Nous sommes con-
vaincus qu'entre notre auguste monarque et nous tous les liens ne peuvent
être que noblement réciproques, et nous serons heureux d'en obtenir l'as-
surance. » Ce loyal langage a reçu la réponse qu'il méritait. M. Orso Serra
donna connaissance à la députation d'une dépêche ministérielle reçue le
jour même : elle disait que «le gouvernement n'avait jamais eu l'intention
de céder la Savoie, et que quant au parti qui avait levé le drapeau de la
séparation, l'on n'avait pas même à lui répondre. » Le président de la dépu-
tation vint rendre compte au peuple de sa mission, et la foule répondit par
les cris prolongés de vive le roi! vive la constitution! vive la Savoie! L'on
voit donc que la situation actuelle est loin de présenter les conditions qui
permettraient à la France de souhaiter et d'accepter l'annexion de la Savoie.
Parmi les difficultés avec lesquelles il va se trouver aux prises, nous
sommes sûrs que celle qui doit le plus préoccuper un homme de l'esprit de
M. de Cavour est la difficulté romaine. L'œuvre de l'indépendance de l'Ita-
lie aujourd'hui comme avant la guerre rencontre encore les deux mêmes
obstacles : l'Autriche et Rome. A vrai dire, la difficulté romaine est la con-
séquence de la présence des Autrichiens en Italie; la plupart des fautes
commises en ce siècle par les souverains pontifes dans le gouvernement de
leurs états ont été le résultat à peu près inévitable de la situation occupée
par les Autrichiens dans la péninsule. Il faut, sinon excuser, du moins ex-
pliquer ces fautes par l'embarras où se trouvait la papauté, soupçonnée de
prêter appui à l'ennemi de l'indépendance nationale , et entraînée, par la
défiance même qu'elle inspirait, à se soumettre chaque jour davantage à
l'influence autrichienne. C'était une fatalité de situation. L'on peut dire que
le plus grand service qu'il soit possible de rendre à la papauté serait d'ob-
tenir l'entière exclusion de l'Autriche des territoires italiens. Un funeste
malentendu cesserait alors du même coup et au sein de l'église et en Italie.
REVUE. — CHRONIQUE. ' 757
La cause de cet antagonisme entre l'intérêt religieux et l'intérêt national,
qui trouble le présent et à chaque instant met tout en péril, aurait disparu.
La papauté gagnerait à cet événement d'être affranchie de ce mélange de
scrupules et de craintes qui l'a liée à une grande puissance catholique re-
poussée par le sentiment national, et pourrait recouvrer la confiance de
l'Italie. La cause italienne y gagnerait, outre la conquête définitive de l'in-
dépendance, cette liberté d'esprit et d'action vis-à-vis de la papauté qui lui
permettrait, dans ses rapports avec cette grande institution religieuse et
politique, de ménager les intérêts et les vœux du monde catholique. Nous
ne le dissimulons point, tant que l'Autriche occupera la Vénétie, il n'y a
rien de sérieux à tenter ni à espérer du côté d'une réconciliation si dési-
rable. Il y a lieu de craindre au contraire de nouveaux chocs entre la pa-
pauté et la cause nationale. On ne fait que traduire littéralement la situa-
tion où va entrer la péninsule en disant que l'annexion est comme un grand
effort politique et militaire par lequel l'Italie se prépare à une nouvelle et
suprême lutte avec l'Autriche. C'est la perspective de cette lutte qui est la
raison de l'unité politique à laquelle va s'essayer l'Italie du nord et du
centra; c'est par les apprêts et l'attente de cette lutte que se formera et se
cimentera la nouvelle union. Quand éclatera- t-elle? Nous n'avons pas la pré-
tention de le savoir. Il est possible et nous souhaitons que le royaume de
l'Italie supérieure veuille s'assimiler fortement les diverses parties qui vont
le composer avant de tenter de nouvelles entreprises; mais mille incidens
peuvent tromper et brusquer, au milieu d'élémens si inflammables, les in-
tentions des politiques et précipiter le choc. En tout cas, tant que durera la
trêve entre l'Autriche et l'Italie , il faut s'attendre à ne pas voir cesser les
hostilités périlleuses entre l'Italie libérale et la papauté. Le mouvement ita-
lien, obligé de se détourner de son objectif naturel, qui est l'Autriche,
réagira fatalement contre les alliés supposés ou réels de l'Autriche dans la
péninsule, et semble destiné à se porter contre le pouvoir temporel de la
papauté. C'est là le plus grand danger actuel de l'Italie, car, par le trouble
qu'il entretient dans le catholicisme, il l'expose à de redoutables diversions.
La gravité même de ce péril redouble l'intérêt que nous portons à la cause
italienne. Jamais peuple n'a eu à remplir encore une tâche aussi lourde;
jamais peuple n'a vu ainsi s'ajouter contre lui aux labeurs d'une lutte pour
l'indépendance la nécessité de soulever sans l'ébranler la plus puissante or-
ganisation religieuse qui ait existé sur la terre. La considération de ce péril
doit être toujours présente à l'esprit des chefs du mouvement italien. Qu'ils
contiennent les entraînemens de leur parti contre Rome, qu'ils évitent de
porter de nouveaux coups au pouvoir pontifical, qu'ils ne tombent point
dans la faute d'entamer avec la cour romaine des polémiques oiseuses, et de
fournir la réplique à des encycliques de la nature de celle que le pape vient
de publier. Il est toujours inutile, il est souvent dangereux d'entamer des
controverses et d'entreprendre des duels de pi-incipes avec le chef spiri-
tuel de tant de millions d'âmes, et de mettre à travers le monde les con-
sciences de la partie, lorsque les intérêts politiques devraient seuls être en
jeu. Que les hommes d'état italiens s'efforcent, pour la faire bien, de ne faire
qu'une chose à la fois, et ne donnent pas à leurs ennemis, qui les y pous-
sent, le change d'une révolution religieuse contre une lutte d'indépendance
758 ' REVUE DES DEUX MONDES.
nationale. Quel que soit le prix que nous attachions à la paix, nous aime-
rions mieux les voir faire la guerre à l'Autriche que s'attaquer au pape.
Il est cependant bien regrettable que, malgré la bonne tournure qu'ont
prise et que conserveront sans doute, sous la conduite de M. de Gavour, les
affaires italiennes, la confiance dans la paix ait tant de peine à s'établir dans
les esprits. Nous aurions particulièrement besoin en France aujourd'hui de
cette sécurité confiante que la véritable paix inspire pour tirer de la poli-
tique commerciale inaugurée par le récent programme impérial tout le profit
qu'elle comporte. Si les combinaisons diplomatiques sont la politique de la
guerre, il est plus vrai encore de dire que les réformes douanières, fiscales,
économiques, sont la politique essentielle de la paix. Nous aurions, quant à
nous, mauvaise grâce et mauvaise foi à ne point applaudir à la plupart des
principes exposés dans le programme impérial. Nous les avons depuis long-
temps maintes fois développés, et nous en demandions récemment encore la
réalisation, au moment où nous défendions contre une certaine presse
l'alliance de la France et de l'Angleterre. Il y a longtemps déjà, nous débu-
tions même dans la Revue en racontant la politique commerciale de l'Angle-
terre, en expliquant le système des réformes de M. Huskisson en 182%-1825
et de la révision du tarif anglais par sir Robert Peel en 18Zi2 (1). Disons-le
tout de suite, le programme impérial se distingue par les vues d'ensemble
qu'il faut en effet apporter dans l'étude et le gouvernement des intérêts éco-
nomiques; mais que l'on veuille bien nous passer une délicatesse de dilet-
tantisme politique qu'il est sans danger d'exprimer dans notre pays, car elle
y est le partage d'un infiniment petit nombre d'esprits. Nous aurions mieux
aimé, si nous avions une voix aux conseils suprêmes, que la France eût
été convertie à la liberté commerciale par la discussion et la persuasion rai-
sonnée que par un miracle de la grâce. Au temps où M. Disraeli essayait de
venger les protectionistes anglais contre la défection pourtant si heureuse de
sir Robert Peel, il se servait d'une comparaison amusante pour représenter
la manœuvre forcée que l'illustre ministre voulait faire exécuter à son parti.
Sir Robert, disait-il, imitait Gharlemagne convertissant les Saxons en masse,
et d'un coup de goupillon faisant transformer des millier^ de païens en disci-
ples du Christ. Peut-être la comparaison nous est-elle pjus applicable qu'aux
pTotectionistes anglais, car ceux-ci demeurèrent longtemps rebelles, et eurent
besoin d'arriver au pouvoir en 1852 pour consommer leur conversion. Quel-
ques journaux anglais ont poussé la flatterie jusqu'à nous envier la promp-
titude à faire le bien que nous devons à nos institutions, et qui manque à la
constitution anglaise. Sans repousser le compliment, nous leur ferons obser-
ver qu'ils oublient les compensations que leur offrent les lenteurs des insti-
tutions britanniques. En Angleterre, il est vrai, le mouvement de réforme
commerciale a commencé en 1820 par la célèbre pétition des négocians de
Londres, où les vrais principes de la liberté étaient si admirablement expri-
més; mais une réforme semblable à celle que nous allons accomplir ne se fit
pas trop longtemps attendre, puisque les mesures de M. Huskisson, qui abo-
lissaient les prohibitions et fixaient à 30 pour 100 de la valeur le maximum
(1) Politique commerciale de V Angleterre depuis sir Robert Walpole jusqu'à sir Robert
Peel, — Revue du 15 août 1843.
REVUE. — CHRONIQUE.
759
des droits protecteurs, étaient votées quatre ou cinq ans après. Ainsi, même
avec nos façons expéditives, nous ne faisons en 1860 que ce que l'Angleterre
avait déjà fait en 1825. Sans doute l'affranchissement commercial n'a été à
peu près complet chez nos voisins qu'en 18Zi8, à l'époque où ils ont renoncé
à protéger leur marine marchande. De 1820 à 18Zi8, du point de départ au
but, les chambres anglaises ont donc perdu leur temps à multiplier les en-
quêtes sur l'état des diverses industries et des diverses branches du com-
merce; elles ont entassé ces compilations fastidieuses dans des centaines de
blue books; des milliers de discours, qui remplissent depuis cette époque la
moitié au moins de la collection de Hansard, ont été prononcés dans le par-
lement; enfin, nous le reconnaissons, pour porter le dernier coup à la pro-
tection, il a été nécessaire qu'une association gigantesque, conduite par
MM. Cobden et Bright, ait, pendant huit années, agité l'Angleterre de ses
meetings monstres, et ait fait retentir tous les coins du royaume-uni des
accens sensés, spirituels et véhémens de son éloquence populaire. Tout cela
est exact, et voilà certes une grande dépense d'efforts pour arriver à un tel
résultat! L'Angleterre n'aurait-elle pourtant rien gagné à cette longue série
d'enquêtes, de controverses, de contradictions, de harangues? Elle y a ga-
gné, — est-ce à nous de le rappeler à des journaux anglais? •— outre le mé-
rite d'arriver d'elle-même et plus vite qu'aucun autre peuple à la vérité , de
faire à fond l'éducation économique de toutes les classes de sa population,
et d'incarner dans l'esprit de ses masses les vrais principes de l'économie
politique,— résultat immense et bienfaisant, puisque, lorsqu'on demandait
aux hommes d'état anglais en 18Zi8 pourquoi les classes populaires demeu-
raient fermées aux absurdités socialistes qui infestaient le continent, ils
pouvaient répondre : C'est que nos ouvriers savent l'économie politique ! —
Où l'avaient-ils apprise, si ce n'est dans cette incessante instruction et dans
ces vastes débats ouverts sur les intérêts industriels et commerciaux du pays?
Quant à nous Français, jetés à l'eau, nous l'espérons bien, nous appren-
drons à nager; nous excellons dans les improvisations soudaines. Nous avons
au surplus, nous le répétons, un bon guide dans le programme impérial.
Plus de prohibitions, plus de droits sur les matières premières, réductions
considérables de droits sur le sucre et le café, ces deux grands élémens de
l'alimentation populaire, perfectionnement des moyens de communication,
efforts pour réduire les frais de transport , qui sont un élément si impor-
tant des prix de revient et des prix de vente, système de protection ramené
à des conditions rationnelles et dans la voie des adoucissemens progressifs !
le programme est parfait. Pour réussir dans la pratique, il exigera un grand
développement de liberté positive, et en réussissant il formera les esprits à
la liberté, et nous préparera même à l'usage des libertés politiques. Il fau-
dra, disons-nous, que nos pouvoirs nous fassent largesse de libertés posi-
tives, pour que nous entrions avec tous nos avantages naturels dans la car-
rière de la concurrence étrangère : il serait impolitique et injuste de ne
pas nous affranchir de ces restrictions administratives que ne connaissent
point nos concurrens; il sera nécessaire de remanier cette partie de notre
législation qui fait obstacle à l'association des capitaux, puisque nous avons
à lutter contre des compétiteurs qui ont sur nous l'avantage d'une plus
grande accumulation de capital engagé dans l'industrie, et qu'en outre
760 REVUE DES DEUX MONDES.
leurs lois actuelles leur facilitent toutes les formes de l'association. Un C
fort apprentissage libéral doit sortir de ce nouveau régime économique.
En effet, les intérêts industriels, stimulés sans relâche par la concurrence
étrangère, seront obligés d'être attentifs aux gênes arbitraires et artifi- ^
cielles, administratives ou politiques, qui entraveront leur développement, |
d'être hardis et prompts à demander la réforme des abus qui obstrueraient |
leur marche. Les libertés politiques, la liberté d'association et de réunion |
pour se concerter sur des intérêts collectifs, la liberté de la presse pour |
s'éclairer, réclamer, se plaindre, sont au bout de cette voie. L'état lui- i
même, en renonçant à la routine dans l'établissement du budget des re- i
cettes, en mettant le premier au jeu, puisqu'il s'expose tout d'abord à sa- \
crifier une partie de son revenu, en ouvrant le champ des expériences en
matière de taxation, s'impose la nécessité d'être courageux, instruit, avisé i
dans la confection de ses budgets, et il sera le premier intéressé à laisser 1
pénétrer dans les arcanes des finances publiques les débats investigateurs
de l'opinion. Croyons à la solidarité des libertés, demandons les libertés po-
litiques pour faire réussir les libertés commerciales, espérons du moins que
Je succès des unes hâtera le progrès des autres.
Parmi les articles britanniques qui ne rencontrent point encore de con-
currence sur notre marché, et dont la libre importation est un incontes-
table profit pour nous, il faut compter en première ligne cette catégorie de
produits immatériels qui s'appellent discussions de la presse et des chambres
anglaises. On attendait cette année de ce côté de la Manche, avec une curio-
sité plus vive que d'habitude, l'ouverture du parlement. L'on avait hâte en
effet de connaître quelque chose de précis sur le traité de commerce qui, la
veille même du jour où le parlement se rassemblait, avait été signé à Paris.
L'on désirait connaître la nature et la portée de l'accord qui peut régner
entre la France et l'Angleterre au sujet des affaires d'Italie. La curiosité n'a
pas jusqu'à présent été entièrement satisfaite, au moins sur le premier de
ces points.
Le traité a été annoncé sans doute; mais il ne pourra être soumis au par-
lement qu'après l'échange des ratifications. L'effet du traité devant d'ailleurs
produire des altérations importantes dans quelques branches du revenu, le
chancelier de l'échiquier, M. Gladstone, soumettra à la chambre des com-
munes l'ensemble de son budget en même temps que le traité. Il a annoncé
pour le 6 février cette double présentation. En attendant les révélations oflS-
cielleg, nous pensons être suffisamment renseignés sur le caractère général
du traité. Du côté de la France, les prohibitions sont entièrement abandon-
nées : la fixation des nouveaux droits ou les dégrèvemens portent sur tous
les articles manufacturés qui figurent dans notre tarif; le principe admis
pour la tarification nouvelle est celui que Huskisson avait inauguré pour
l'Angleterre en 1825, à savoir que le maximum des droits protecteurs ne
dépassera pas, le double décime compris, 30 pour 100 de la valeur des mar-
chandises. Une seule exception est faite à ce principe, en ce qui concerne
les fers forgés, qui paieront, double décime compris, 70 francs par tonne.
Les droits seront fixés, conformément à ce maximum de 30 pour 100, dans
un traité ultérieur. En 186Zi, le maximum de la protection sera réduit à 25
pour 100, et le droit sur les fers à 60 francs. Quant aux négociateurs an-
KEVUE. — CHRONIQUE. 761
glais, ils nous ont abandonné leurs, tarifs avec une incontestable libéralité ;
nous y avons biffé les droits sur les soieries et sur d'autres produits manu-
facturés; nous avons obtenu pour les vins peu chargés d'esprit, c'est-à-dire
pour l'immense majorité des vins français, une réduction grâce à laquelle
les vins de France ne seront pas plus chers à Londres qu'à Paris, et sur les
esprits, qui procurent à l'échiquier anglais un revenu de plus de 20 millions
de francs, la réduction qui nous est accordée nous laisse dans des conditions
de concurrence à peu près égale avec les spiritueux anglais, qui sont soumis
eux-mêmes à un droit d'excisé. En définitive, nous maintenons de notre côté
un système protecteur assez élevé, et les Anglais nous donnent la liberté
entière de leur marché. S'il faut juger d'un traité de commerce d'après la
vieille et fausse idée de la réciprocité des avantages, on voit que nous n'a-
vons point à nous plaindre. M. Cobden, qui, par une merveilleuse bonne
fortune, vient, en s'associant activement à la négociation, de commencer
l'éducation économique de la France après avoir achevé celle de l'Angleterre,
n'a point marchandé pour son pays les avantages du^raité. Une grande part
de l'honneur de cette convention revient aussi sans doute aux négociateurs
olficiels de la France; qu'on nous permette de compter au nombre de ceux
qui ont le plus utilement contribué à cet heureux ouvrage M. Michel Che-
valier, dont le zèle et la persévérance viennent de recevoir ainsi la plus
chère récompense que puisse envier l'organe d'une grande cause.
Le seul défaut de cet acte remarquable, c'est d'être un traité de commerce.
C'est un défaut au point de vue économique et au point de vue politique.
Depuis que les vraies doctrines économiques sont accréditées en Angleterre,
on y considère avec raison un traité de commerce établissant des conces-
sions réciproques de tarifs comme une véritable hérésie. Il peut y avoir dans
un droit de douane deux élémens : un élément de protection, si le droit est
établi pour élever une barrière contre une marchandise étrangère, ou un
élément purement fiscal, si le droit n'a point pour objet de défendre un pro-
duit indigène contre la concurrence étrangère, s'il n'est perçu qu'en vue
de procurer une ressource au revenu public. Les Anglais ont renoncé à pro-
téger leurs produits par des droits, et ils pensent qu'en agissant ainsi, un
état poursuit son véritable avantage, tandis qu'il commettrait un contre-sens
et une absurdité, s'il subordonnait le bien qu'il peut se faire à lui-même de
la sorte à la volonté que pourrait avoir un autre état de lui accorder des
concessions de tarifs. Ils ne croient donc pas à la théorie de la réciprocité
sur laquelle sont basés les traités de commerce. Leurs droits de douane
n'ayant plus qu'un caractère fiscal, il leur paraît répugner à l'indépendance
d'un grand état d'aliéner par traité telle ou telle branche de leur revenu.
C'est au nom des mêmes principes que nous élevions, il y a quinze jours, des
objections au traité de commerce dont la conclusion était encore inconnue.
Vainement considère-t-on les conventions de ce genre comme des gages d'al-
liance : les Anglais pensent au contraire que ce sont souvent des occasions
de contestations et de conflits. Comme ces traités reposent en eff'et sur l'il-
lusion de la réciprocité et qu'il est impossible que les deux parties en re-
tirent des avantages équivalons, il arrive que celle qui a été déçue dans ses
espérances se croit injustement lésée et réclame vivement. Ces objections
ont été présentées ou admises par la plupart des orateurs qui se sont occu-
762 REVUE DES DEUX MONDES.
pés du traité dans les premières conversations parlementaires; elles ont été
surtout indiquées avec force par un des membres les plus distingués du
parti tory, M. Seymour Fitzgerald, qui était sous-secrétaire d'état des affaires
étrangères dans le cabinet de lord Derby. Pour toute réponse, lord Pal-
merston est convenu que la forme du traité avait été adoptée comme un
expédient pour enlever l'abolition des prohibitions en France aux entraves
qu'elle eût rencontrées dans notre mécanisme constitutionnel : explication
peu flatteuse pour nous, surtout si on la rapproche de la déclaration du mi-
nistre anglais, ajoutant avec empressement que le traité serait bientôt sou-
mis à la chambre des communes. Malgré le pénible effet] de ce contraste,
nous désirons que le parlement anglais se laisse convaincre par l'argument
ministériel, et que par un scrupule d'orthodoxie économique les représentans
de l'Angleterre ne fassent point échouer le premier essai de libre échange
qui se tente en France.
Sur les affaires d'Italie, les Anglais n'ont eu qu'à demeurer fidèles à eux-
mêmes pour se trouverid'accord avec la politique actuelle de la France : les
tories, par l'organe de M. Disraeli, disent, comme les libéraux, qu'il faut
laisser les Italiens se constituer à leur guise. Il résulte du langage des mi-
nistres que l'accord des vues existe entre la France et l'Angleterre, sans qu'il
ait été jugé nécessaire de confirmer par un engagement écrit l'entente des
deux politiques. On a généralement trouvé que le parlement demeurait plus
froid que ne l'avait été la presse dans l'expression de la satisfaction sérieuse
que doit lui inspirer l'union amicale des deux pays. Dans la séance où l'on
a discuté l'adresse, la chambre des communes a donné pourtant une preuve
de bon goût à laquelle on ne doit pas être insensible en France. Le jeune
membre qui secondait l'adresse, lord Henley, s'était laissé emporter, dans
son zèle pour l'alliance actuelle des deux pays, à une diatribe peu conve-
nable contre les anciens gouvernemens de la France. M. Disraeli, prenant
la parole après le jeune lord, a protesté contre cette injuste maladresse en
des termes si heureux que l'assemblée entière lui a répondu par de bruyans
applaudissemens. Sous le coup de la leçon que lui donnaient ainsi ses col-
lègues, le jeune et malheureux débutant parlementaire n'a cru pouvoir
mieux faire que de sortir de la chambre. e. forcade.
REVUE MUSICALE.
La saison musicale se dessine et prend une physionomie. Des nouveautés
nous sont promises à tous les théâtres lyriques de Paris', des débuts plus ou
moins éclatans ont eu lieu déjà, ou se préparent à nous surprendre; des
concerts nombreux, des fêtes musicales de toute nature sollicitent notre
attention, des publications importantes qui touchent à l'histoire ou à la
théorie de l'art demandent à être appréciées. L'esprit s'agite, et si les fa-
cultés créatrices semblent défaillir depuis quelques années, ce n'est pas la
bonne volonté qui manque aux nouveau-venus pour s'inscrire en faux contre
la décadence et l'affaiblissement de la poésie que proclament les prophètes
de malheur. A Dieu ne plaise que nous fassions obstacle à quiconque porte
REVUE.
CHRONIQUE.
763
en soi un souffle de vie et d'espérance! Qu'il soit le bienvenu, celui qui vien-
dra nous conter quelque chose de nouveau ! soit qu'il chante la chanson de
son village sur des pipeaux rustiques, soit qu'il ait une plus vaste ambition,
nous l'écouterons et nous nous laisserons charmer; mais, nocher fidèle,
nous repousserons de notre barque le téméraire qui voudrait passer à l'île
des bienheureux sans payer l'obole. Montrez-nous la palme des élus, et il
vous sera beaucoup pardonné par la critique, qui a souci de sa mission et
qui sait distinguer la vie des fausses couleurs que revêt la mort.
Le Théâtre-Italien, c'est une justice à lui rendre, fait beaucoup d'efforts
pour varier son répertoire et pour renouveler son personnel. Les chanteurs
de toute nation paraissent et disparaissent à ce bienheureux théâtre sans
qu'on se rende bien compte de la pensée de la direction qui opère tous ces
changemens. Peut-être la direction se trompe-t-elle en pensant que ce per-
pétuel mouvement de va-et-vient parmi les artistes qu'elle engage précipi-
tamment pour quelques représentations puisse séduire le public et fixer son
goût. Une troupe bien organisée au commencement de la saison, bien diri-
gée surtout par un maestro capable, qui aurait l'autorité nécessaire pour le
choix des ouvrages et la distribution des rôles, vaudrait mieux pour les in-
térêts de la direction que ces oiseaux de passage appartenant à des climats
diff'érens qui viennent se percher au Théâtre-Italien pour un nombre plus ou
moins considérable de représentations. D'ailleurs il faut prendre garde de
ne point abuser du droit qu'on vous laisse de faire entendre, au théâtre de
Cimarosa et de Rossini, des virtuoses qui ne sont pas nés et qui n'ont pas
été élevés dans le pays ove il bel si risuona. Sans être trop exigeant, n'est-
il pas permis de dire qu'un théâtre qui ne donnerait que des opéras comme
la Marta de M. de Flottow, dont je ne veux pas dire de mal, chantés par
des artistes habiles qui seraient nés aux bords de la Seine, ne serait plus un
théâtre italien, c'est-à-dire une forme de l'art représentant une manière
particulière de sentir, un côté original de la fantaisie humaine? Il y a des
voix italiennes, un accent italien, de la musique italienne, quelque faible
qu'on la suppose, qu'on ne saurait imiter, et qui porte l'empreinte du sol et
du climat de celui qui l'a créée. Vous me donneriez au Théâtre-Italien les
plus grands chefs-d'œuvre de Beethoven, Weber, Mendelssohn, que je serais
frustré dans mon attente, et n'aurais pas le genre de plaisir que j'y vais cher-
cher. On ne confondra jamais la voix chaude, vibrante et sympathique d'un
chanteur médiocre comme M. Graziani avec l'organe le plus riche d'un ar-
tiste français de premier ordre, et il est heureux après tout qu'il en soit
ainsi, et que la nature des choses ne puisse être altérée par l'art.
Ce qui sent bien son fruit et témoigne de l'arbre qui l'a produit, c'est
l'opéra en trois actes Margherita la Mendicante, dont la première repré-
sentation a eu lieu au Théâtre-Italien le 2 janvier. L'œuvre a été faite ex-
pressément pour le public parisien par deux artistes italiens, qui sont bien
de leur temps et de leur pays. M. Piave, auteur du libretto du Trovatore çt
de beaucoup d'autres sujets traités par M. Verdi, a eu la mauvaise inspira-
tion d'arranger pour un jeune compositeur peu connu un vieux mélodrame
de MM. Anicet Bourgeois et Michel Masson, joué au théâtre de la Gaieté en
1852 sous le titre la Mendiante. C'est l'histoire lugubre d'une femme qui
quitte son mari, Rodolphe Berghem, riche armurier 4e l'Allemagne, pour
76/i REVUE DES DEUX MONDES.
suivre un comte de Rhendorf qui lui plaît davantage. Marguerite, la femme
infidèle, a laissé à son mari un enfant qu'elle désire revoir, et qui devient
l'instrument d'une réconciliation suprême, mais après des péripéties plus
étranges les unes que les autres. Abandonnée déjà par son amant, le comte
de Rhendorf, qui s'est marié clandestinement, Marguerite, qui depuis quatre
ans n'a pas vu sa fille Marie, doit pouvoir bientôt l'apercevoir de loin, grâce
à l'intervention d'une amie d'enfance, lorsqu'un orage éclate, et la foudre
vient, comme un coup du ciel, la priver de la vue. Voilà donc Marguerite,
pauvre, délaissée, errante et aveugle, qui arrive en mendiant à la foire de
Leipzig. Des saltimbanques qui exercent sur la place publique leurs tours
périlleux forcent une petite fille qu'ils maltraitent à divertir les assistans,
qui plaignent le sort de la pauvre enfant dont ils admirent la gentillesse.
A quelques mots échappés aux femmes de la foule, Marguerite reconnaît son
enfant, qui a été volé on ne sait trop comment, et qu'elle arrache violem-
ment aux mains des ravisseurs. L'enfant retrouvé et le malheur de Margue-
rite apaisent la colère du mari, qui pardonne à l'épouse infidèle. Ce triste
mélodrame est aussi obscur qu'ennuyeux, et nous aurions eu de la peine à
en comprendre la donnée, si nous n'avions parcouru le lihretto de M. Piave,
qui est écrit dans cette langue particulière de faux lyrisme que semblent
affectionner les Italiens depuis une trentaine d'années.
La musique est l'œuvre d'un jeune violoncelliste napolitain, M. Gaetano
Braga, qui habite Paris depuis quelques années. Nous voudrions n'avoir que
de bonnes paroles à dire à M. Braga , qui est intelligent et qui semble rem-
pli du désir de bien faire; mais l'art, que nous devons défendre contre les
atteintes des téméraires, et l'ovation ridicule que l'auteur de Margherita la
, Mendicante s'est laissé donner par une trentaine de ses compatriotes qui se
croyaient sans doute dans un petit théâtre d'Italie, nous forcent à dire la
vérité. M. Braga est un imitateur maladroit de M. Verdi, dont il emprunte les
idées, sans le talent et la vigueur, qu'on ne saurait contester à l'auteur célè-
bre de JSahucco et du Trovatore. Or nous avons trop souvent combattu ici la
manière et les allures du maître pour nous montrer plus indulgent envers ses
disciples. On assure que M. Braga n'en est pas à son coup d'essai , et qu'il a
déjà produit en Italie et à Vienne un ou deux ouvrages qui lui ont valu l'as-
sentiment du public : on ne s'en douterait pas en entendant la musique de
Margherita la Mendicante, qu'on n'aurait pas dû accueillir sur un théâtre
comme celui de Paris. A vrai dire, il n'y a que deux morceaux qui méritent
d'être signalés dans l'opéra de M. Braga : le morceau d'ensemble qui forme
le finale du second acte, ensemble d'un bel efi"et, qui rappelle, par la dispo-
sition des voix et leur marche ascendante en un crescendo vigoureux, le
finale d'Ernani de M. Verdi et celui de la Lucia de Donizetti, puis le qua-
tuor du troisième acte , qui nous paraît être plus original et appartenir da-
vantage à M. Braga. Ni l'air que chante M. Graziani au premier acte, — Pur
fra la cupa tenebra, — ni celui de Margherita, — Sol di que' di ragionami,
— ni le duo entre Margherita et son mari Rodolfo , — Corne céleste cantico,
— ne sont des inspirations qui indiquent chez M. Braga une grande abon-
dance d'idées musicales vraiment individuelles. Malheureusement l'art du
compositeur napolitain ne compense pas cette absence d'originalité. Son or-
chestre est pauvre, son instrumentation dépourvue de coloris, les récitatifs
I „-_ ,
^■surtout mal écrits, et l'absence de modulations se fait vivement sentir dans
^Htoute la partition de M. Braga, qui semble ignorer complètement les res-
^■sources de ce moyen puissant de variété. Il nous en coûte de porter un ju-
^P^gement aussi sévère sur l'opéra de M. Braga et d'aller au-devant du reproche
qu'on nous adresse souvent, de n'admirer que les œuvres consacrées des
maîtres et d'être impitoyable pour les essais de la jeunesse.
Nous espérons bien ne jamais cesser d'aimer ardemment les choses par-
faitement aimables, et de nous montrer toujours difficile envers ceux qui
n'ont pas de l'art une idée assez élevée pour ne s'être pas préparés à la
lutte par des études sérieuses. Ou donnez-moi une simple chanson émue
qui me révèle la passion et le génie, comme l'a fait Bellini, ou prouvez-moi
que vous avez longtemps pâli aux pieds de la Muse en invoquant son amour.
Les arts sont le luxe de la vie. L'état n'a besoin ni de mauvais peintres, ni
de mauvais musiciens, ni de faux poètes, et en voyant cette foule besoigneuse
de médiocrités se précipiter dans une carrière qui ne peut être parcourue
avec succès que par un petit nombre d'élus, il faut dire aux critiques:
Frappez, soyez impitoyables. Dieu reconnaîtra les siens! L'exécution de
Ma rg hérita la Mendicante a été à la hauteur de l'œuvre, et M"^ Borghi-
Mamo, qui est peut-être une des causes de ce mîsfatto, n'a trouvé dans le
rôle déclamatoire de l'héroïne que des accens exagérés. Tout nous fait donc
espérer que la leçon a été bonne, et qu'on ne recommencera pas une pareille
épreuve sur le Théâtre-Italien de Paris.
M. Giuglini, l'agréable ténor dont nous avons déjà parlé, a paru le 29 dé-
cembre dans le rôle d'Edgardo des Puritani. Il y a été plus à son aise que
dans celui de Manrico d'e7 Trovatore, sans parvenir toutefois à satisfaire
complètement le public. La voix de M. Giuglini manque de force et d'éten-
due, car elle ne possède guère qu'une octave, de 1'?/^ du milieu de l'échelle
à son homonyme supérieur. Dépourvue également de flexibilité, cette voix
toute blan-che de M. Giuglini a quelque chose de féminin. L'artiste a pour-
tant de la sensibilité, mais peu de distinction, et son style est composé d'ori-
peaux à la mode, et surtout de ce point d'orgue sur la troisième note du
'on qu'affectionnent tant M. Graziani et tous les chanteurs du jour. Gepen-
ant M. Giuglini a été apprécié dans les Puritains ^ et on lui a su gré de ses
•onnes qualités, quoiqu'elles ne fussent pas suffisantes pour faire contre-
oids à d'écrasans souvenirs. Ah! // tempo passato non ritorna più, comme
it la chanson. Il faut en prendre son parti et se résigner à ne plus enten-
re un répertoire pour lequel il n'y a plus d'interprètes. Qui chantera donc
'es Puritains après Rubini, M. Mario, Lablache, Tamburini et M"^ Grisi?
Pour dédommager le public du départ de M. Giuglini, qui n*a fait à Paris
.u'une très courte apparition, l'administration du Théâtre-Italien a produit
12 janvier dans la Sonnambula une nouvelle cantatrice, née aux bords de
la Seine et élevée à Paris. Nous voulons parler de M"'' Marie Battu, fille de
'honorable artiste de ce nom, qui a longtemps rempli les fonctions de sous-
hef d'orchestre de l'Opéra. M"' Battu est encore une élève de M. Duprez,
.ont l'école féconde fait déjà sentir son influence, et nous avons eu occasion
ie mentionner plusieurs fois son nom dans les pages de la Revue. Jeune,
lodeste, d'une physionomie intelligente, et suffisamment préparée au ma-
nège de la scène, M'^' Battu n'a éprouvé d'abord que ce léger embarras qui
766 REVUE DES DEUX MONDES.
ajoute à l'intérêt qu'inspire une artiste bien élevée. Sa voix est un soprano
aigu, d'une étendue au moins de deux octaves, car elle peut aller, je crois,
jusqu'au mi supérieur sans broncher. Le timbre en est pur, mais un peu
fiévreux et tremblotant dans certaines cordes du milieu. C'est une voix fran-
çaise, je dirai plus, une voix parisienne, qui a plus de mordant que de so-
norité, plus de vibration que de force. M'^® Battu est l'une des élèves de
M. Duprez qui vocalise le mieux, et, comme toutes les écolières aussi de ce
grand artiste. M"" Battu a de la tenue dans le style, elle sait imprimer à la
phrase musicale l'accent qui lui est propre. C'est une qualité rare que peu
de chanteurs possèdent de nos jours, et que M. Duprez a le don de savoir
communiquer à tous ceux qui s'inspirent de ses conseils. Aussi M"^ Battu
a-t-elle été parfaitement accueillie dès le premier air qu'elle chante en ar-
rivant en scène : Corne per me sereno, et surtout dans le délicieux andante :
Sovra il seno la man mi posa, qu'elle a dit avec plus de bravoure et de har-
diesse dans l'attaque des notes élevées que de charme et d'émotion intime.
Ce n'est pas que M"'' Battu manque de sensibilité, mais c'est une sensibilité
nerveuse qui ne rayonne point, et n'a pas la- chaleur pénétrante du fluide
mystérieux qui s'échappe directement de l'âme émue. Convenable et dis-
tinguée dans toutes l^s parties de ce rôle délicat de jeune fille, M'^^ Battu a
chanté avec un éclat tout particulier l'air final, élan suprême d'une joie
ineffable. Nous ne voulons pas nous appesantir aujourd'hui sur quelques lé-
gers défauts qu'on pourrait reprocher à M"* Battu, et troubler par des remar-
ques inopportunes le succès réel qu'a obtenu cette cantatrice intéressante.
Le talent de M"^ Battu a beaucoup de rapport avec celui de M"^ Vandenheu-
vel, la fille de M. Duprez, c'est-à-dire que l'art y est plus abondant que la na-
ture. En entendant chanter M"® Battu, mes souvenirs se reportaient bien
plus loin, car il me semblait entendre parfois M^^" Alexandrine Dupéron, au-
jourd'hui M"® Duprez, près de qui j'avais l'honneur d'être assis.
Quelle délicieuse partition que la Sonnambula de Bellini! J'avoue que
c'est l'œuvre que je préfère de ce bel oiseau de paradis. Bellini a pu s'éle-
ver plus haut dans la Norma, révéler des qualités plus complexes dans les
Puritains; c'est dans la Sonnambula qu'il a versé l'arôme le plus pur de
son mélodieux génie. Que c'est bien là une vraie bucolique du paj^s de Vir-
gile et de Théocrite! Un village tout en fête, une simple villageoise qui se
marie, un nuage qui s'élève sur des amours innocentes et printanières, de
grandes douleurs suscitées par une petite cause, comme il sied à une âme
naïve de les éprouver, et puis la réconciliation, la fête de la vie repre-
nant son cours, voilà le thème modulé par Bellini sur sa zampogna, sur ses
pipeaux d'Arcadie. Ce n'est point un docteur que Bellini, un maître qui ait
longtemps médité et beaucoup appris; c'est un adolescent bien doué qui
vient, une guitare à la main, nous chanter sa peine, // suo lam£nto, qu'il
accompagne de quelques rustiques accords.
Il più tristo de' mortali...
Qui n'a pas entendu chanter cet air du second acte de la Sonnambula par
Rubini ne peut avoir une idée de la puissance du sentiment, de la puissance
de la voix humaine et de l'art italien dans les plus modestes proportions.
Jamais l'Allemagne ne saura produire à si peu de frais de tels effets.
REVUE. — CHRONIQUE. 7(57
J'assistais un jour à une leçon de chant qu'un maître liabile donnait à une
îune personne de seize ans, blonde comme les blés. Elle tenait un lorgnon à
main et semblait suivre du regard la page de musique que le professeur,
3sis au piano, avait devant lui. Il lui disait et s'efforçait de lui faire com-
rendre l'air d'Amina au premier acte de la Sonnambula : Sovra il seno la
\an mi posa. La jeune personne, dont j'observais la contenance recueillie,
îoutait le maître sans proférer un mot et sans manifester le moindre signe
l'approbation, lorsque de grosses larmes s'échappèrent de ses beaux yeux
ileus attendris. Ces larmes ont été la cause première d'une destinée étrange,
fleine de trouble, d'amour et de poésie, que je raconterai un jour peut-être
^ux lecteurs de la Revue.
Le Théâtre-Italien, qui est décidément en veine de bon vouloir, a repris tout
récemment, le 2lx janvier, un vieux chef-d'œuvre de son répertoire : // Ma-
trimonio segreto de Cimarosa, qu'on n'a pas entendu à Paris depuis le départ
I de Lablache, qui était sublime dans le rôle de Geronimo. Cette musique
I délicieuse, tissue avec trois rayons de sentiment, de grâce et de gaieté inno-
cente, remonte à l'année 1792, où elle a été créée et mise au monde sans
doute par un beau printemps, car elle en a la fraîcheur et le parfum. Mon
Dieu, pourquoi donc l'Italie a-t-elle désappris de rire, elle qui riait si bien
nei tempi felici ! Comment la patrie de Boccace, de l'Arioste, du Corrége, de
^^Cimarosa et de Rossini a-t-elle changé la langue divine de l'art et de la fan-
lisie heureuse en un vil patois de mélodrame? Gomment... mais que les
irtisans de M. Verdi soient tranquilles, je ne toucherai pas aujourd'hui à
5ur idole. La musique du Mariage secret, que je viens de savourer comme
in élixir de longue vie, n'inspire que de bons sentimens. Qui ne connaît le
Mariage secret? qui n'a entendu ce chef-d'œuvre exécuté à Paris par les
plus grands virtuoses du siècle, depuis Grivelli, Barili et sa femme, jusqu'à
Lablache, Tamburini, Rubini, M"^^ Malibran et Sontag? Aussi ne citerai-je
pas les morceaux saillans d'une partition que tout le monde sait par cœur;
je me permets seulement d'avouer, à ma honte, que je ne connais rien de plus
beau au monde que l'air du ténor : Pria che spunti, etc., et que je donne-
rais, de grand cœur, ma part de paradis pour avoir écrit le duo du second
acte entre Paolino et Carolina fuyant nuitamment la maison paternelle. Il
ne faudrait même pas beaucoup insister pour me faire évoquer encore de
charmans souvenirs à propos de c^ duo, que j'ai entendu chanter du haut
d'un balcon par une belle nuit d'été...
L'exécution du Matrimonio segreto, au Théâtre-Italien, n'est pas tout à
fait ce qu'on pourrait désirer de mieux. Excepté M°"^^ Penco, Alboni dans
Fidalma, et M. Badiali, qui chante et joue le rôle du comte Robinson en ar-
tiste de la vieille roche, tout le reste du personnel est au-dessous de la mu-
sique de Cimarosa. Il manque une voix de basse à M. Zucchini pour remplir
le personnage important de Geronimo, qu'il joue du reste avec intelligence,
et quant à M. Gardoni, il nous est impossible de supporter sa voix grelot-
tante dans cette musique limpide, dont rien ne trouble la transparence. Tout
bien compensé, la reprise du Mariage secret est une bonne mesure, qui atti-
rera au Théâtre - Italien tous ceux qui n'ont pas perdu le goût des choses
simples et éternellement belles.
L'art musical vient encore d'éprouver une perte sensible. M. Girard, chef
768 EEVUE DES DEUX MONDES.
^'orchestre de l'Opéra et de la Société des concerts, est mort presque subi-
tement le 16 janvier, après avoir conduit les deux premiers actes des Hu-
guenots. C'était un homme d'esprit et de goût, un musicien éclairé, qui
n'avait peut-être pas toutes les qualités désirables pour remplir le rôle si
important d'un chef d'orchestre, qui exige encore plus d'instinct divinateur
que de savoir. M. Girard, qui avait de la tenue et de la fierté dans le carac-
tère, a eu l'honneur, comme chef d'orchestre de la Société des concerts, de
conserver intacte la tradition de son prédécesseur Habeneck, et d'opposer
une vigoureuse résistance à l'invasion d'œuvres impossibles qui menaçaient
la société en réclamant une place dans ses programmes. La direction de
l'orchestre de l'Opéra a été offerte d'abord à M. Gounod, qui l'a refusée, et
puis à M. Dietsch, qui succède définitivement à M. Girard. M. Dietsch est
un artiste de talent, un compositeur qui s'est fait une réputation hono-
rable dans la musique religieuse. Chef du chant à l'Opéra depuis une ving-
taine d'années, connaissant à fond le répertoire , habitué d'ailleurs à con-
duire des masses chorales et un orchestre aux solennités de l'église de la
Madeleine, où il remplit les fonctions de maître de chapelle, M. Dietsch
paraît être digne de remplir la place importante qu'on lui a offerte. Que
M. Dietsch n'oublie pas qu'un chef d'orchestre a charge d'âmes, et qu'il faut
joindre l'autorité du caractère à celle du talent pour se faire obéir facile-
ment par des musiciens tels que ceux qui forment l'orchestre de l'Opéra,
On sait que M. Richard Wagner, le bruyant réformateur de l'opéra alle-
mand, dont nous avons plusieurs fois cité le nom, est à Paris. Nous avons
été des premiers à annoncer au public cette bonne nouvelle. On se rappel-
lera peut-être qu'il y a deux ans nous fîmes un voyage sur les bords du
Rhin uniquement pour avoir le plaisir d'entendre un opéra de M. "Wagner
qui échappait incessamment à nos étreintes, comme cet oiseau mystérieux
dont on entend dans les bois la note plaintive, et qui fuit, qui s'éloigne tou-
jours, sans qu'on puisse l'approcher. M. Wagner est venu à Paris dans la
louable intention de faire connaître ses œuvres et d'agrandir le cercle de
sa renommée. Il a donc organisé trois grands concerts au Théâtre-Italien,
dont le premier a eu lieu le 25 janvier;- les deux autres vont suivre dans
l'espace de quinze jours. Nous laisserons M. Wagner développer sa pensée
et faire tranquillement son sabbat. Lorscyie la cause nous paraîtra suffisam-
ment entendue, nous jugerons l'œuvre du réformateur comme nous avons
déjà jugé ses théories, avec d'autant plus d'indépendance que
C'est un droit qu'à la porte on achète en entrant.
M. Wagner n'a pas daigné, comme c'est l'usage, nous convier à la fête de
son esprit. Cet acte de haute urbanité de la part d'un démocrate et d'un
proscrit ne troublera pas notre bonne humeur. Pour n'avoir jamais conspiré
contre aucun gouvernement, nous n'en aimons pas moins la liberté pour
nous comme pour les autres, ce que nous prouverons à M. Wagner en ju-
geant avec équité le résultat de ses efforts. p. scudo.
V. DE Mars.
LES COMMENTAIRES
D'UN SOLDAT
III.
LES DERNIERS JOURS DE LA GUERRE DE GRIMÉE.
XL
Le général Canrobert voulut reprendre dans l'armée le poste qu'il
occupait au commencement de la campagne. Il alla rejoindre la di-
vision qu'il avait conduite à la bataille de l'Aima. Les brigades dont
cette division se composait étaient commandées, l'une par le géné-
ral Yinoy, l'autre par le général Espinasse, officiers intrépides, des-
tinés à se retrouver encore dans cette campagne d'Italie où la mort
attendait l'un d'eux. Les troupes que le général Canrobert allait con-
duire formaient alors un corps d'observation, campé sur les lisières
de notre plateau, du côté de Balaclava. J'accompagnai dans son nou-
veau bivouac le chef que j'étais habitué à suivre, et près duquel j'eus
le bonheur d'être maintenu. Ce bivouac était d'un aspect moins dé-
solé que la plupart de ceux qui l'entouraient. En cet endroit un peu
écarté, la terre avait quelques teintes verdoyantes. La vue était
récréée par le spectacle de la vallée qui aboutit à Balaclava d'un
V côté, et de l'autre à la Tchernaïa. Ces lieux m'auraient charmé si
tun genre de préoccupation, nouveau pour moi, n'avait point fermé
un instant mon cœur à ses jouissances les plus familières.
I
(1) Voyez la Bévue du 15 janvier et du 1" février.
TOME XXV. — 15 FÉVRIER 1860.
49
770 4-«Jttfc«£**iài«*à^ .. fiEVUE DES DEUX MONDES. - -î-^
Nul acte d'abdication qui ne porte en soi une secrète tristesse,
pour ceux surtout qui en sont les témoins et qui mesurent toute
l'étendue du sacrifice sans pouvoir en goûter les âpres jouissances.
Ainsi la première soirée que passa le général Ganrobert dans son
nouveau campement m'a laissé une impression pénible que je re-
trouve encore. Nous dînions chez le général Espinasse, qui nous
avait offert l'hospitalité du premier jour. L'heure était avancée déjà,
et cependant nous étions encore à table. Dans les loisirs forcés que
la vie militaire mêle soudain à une activité effrénée , on cherche à
prolonger le moment des repas. C'est dans les camps que doit être
né ce vieux proverbe : « on ne vieillit point à table. » Je ne sais pas si
on y vieillit, mais je sais qu'on y est atteint parfois d'une mélancolie
singulière. Assis devant une tasse vide, je regardais, derrière la fu-
mée de mon cigare, tous ceux qui m'entouraient, et dont plus d'un
a du reste disparu déjà pour toujours, depuis notre hôte, renversé
par les balles autrichiennes à Magenta, jusqu'à mon voisin, son aide-
de-camp, enlevé, à quelques jours de là, dans les tranchées par un
accès foudroyant de choléra. Je songeais à tous les étranges hasards
qui président aux réunions humaines et décident des lieux où l'on
se retrouvera. Dans l'existence qui semble la plus opposée à l'habi-
tude, on se crée si facilement une manière d'être coutumière, que
mon regard et mon esprit cherchaient avec une sorte d'inquiétude,
sous le nouvel abri où le sort m'avait conduit, les parois de la grande
baraque où, la veille encore, nous prenions nos repas. Gomment le
souvenir de cette baraque, peu fait pour s'unir cependant à des
idées de splendeur, me ramenait-il à l'acte dont j'avais alors l'âme
frappée? C'est ce que tout le monde comprendra. Et comment cette
variété de pensées avait-elle fini par me jeter dans une sorte de son-
gerie moitié philosophique et moitié maladive? C'est ce que com-
prendront tous les rêveurs.
La conversation était tombée peu à peu; elle ressemblait à ces
foyers refroidis où l'on cherche en vain à rapprocher deux tisons
renfrognés et décidés à ne plus se communiquer leur chaleur. Si je
rêvais, quelques-uns autour de moi étaient endormis. Plus d'une
tête, tantôt s' inclinant, tantôt se relevant par de brusques soubre-
sauts, luttait contre la main pesante du sommeil. Voilà que tout à
coup, du côté des tranchées, éclate une de ces fusillades qui font
songer à un immense feu où l'on ne cesserait point de jeter un amas
de matières pétillantes. Sur le fond de notes alertes et mordantes
que forme la mousqueterie se détachent par instans les bruits vio-
lens et lourds de pièces tirant à toute volée. Évidemment il se livre
sous les murs de la ville quelque ardent combat. Le général Ganro-
bert me regarde alors. (( Montez à cheval, me dit-il, et allez savoir
COMMENTAIRES D*UN SOLDAT. 771
ce qui se passe; vous direz au major de tranchées que je n'ai plus
le droit de lui faire demander des renseignemens, mais que je lui
saurai gré des nouvelles qu'il me donnera. »
Ainsi la sollicitude pour l'œuvre qu'il avait dirigée survivait, chez
le général en chef de la veille, à l'exercice du commandement, sol-
licitude profonde et sincère qui lui faisait former pour son succes-
seur des vœux bien naturels , sans aucun doute mais où plus d'un
cœur peut-être n'aurait pas apporté la même ardeur que le sien.
J'avais un grand trajet à accomplir pour arriver jusqu'aux atta-
ques de gauche, où se passait l'action. J'étais guidé à travers les
ténèbres, dans des chemins qui n'étaient plus ceux que je parcou-
rais habituellement, par les bruits et les clartés du combat. La ville
et les tranchées à l'horizon ressemblaient à ces régions du ciel où
éclatent les orages des nuits d'été; elles formaient une sombre con-
trée où se succédaient de continuels éclairs. Parfois, au-dessus des
nuages brûlans de fumée qui créaient dans l'ombre ce royaume des
tempêtes , une lueur rapide étincelait dans des espaces solitaires :
c'était quelque bombe ou quelque obus, devançant, par une explo-
sion imprévue, le terme de sa course. Je m'acquittai de la mission
dont j'étais chargé, et j'appris que, pour enserrer de plus près la
ville, on avait tenté une entreprise qui avait réussi. Je revins au
milieu de la nuit porter cette nouvelle au général Canrobert. Je le
trouvai couché sous la modeste tente qu'il avait dressée dans son
nouveau bivouac. Je le réveillai ; il me dit quelques paroles affec-
tueuses, et j'allai me reposer à mon tour. Tel fut le premier jour de
I notre nouvelle vie.
f Cette nouvelle vie du reste ne tarda point à me sembler douce.
Ce n'est pas en campagne heureusement que l'on peut garder long-
( temps une pensée chagrine. Je me le suis répété bien souvent : la
guerre, c'est la paix de l'esprit. Parmi mes meilleurs souvenirs, je
dois placer notre établissement sur les rives de la Tchernaïa, éta-
blissement qui eut lieu quelques jours après notre départ du quar-
tier-général. Depuis le combat de Balaclava, les Russes avaient con-
servé des postes dans une partie de la vallée qui longeait notre
plateau. On résolut de nettoyer cette vallée, de s'y établir, et de
prendre la Tchernaïa pour limite. Le général Canrobert fut chargé
de cette opération. Au milieu d'une admirable nuit de printemps,
nous montons à cheval^ depuis le matin, les troupes avaient reçu
l'ordre de se tenir prêtes. Notre colonne s'ébranle en silence, et
nous descendons dans la vallée. Les sentiers que nous sommes obli-
gés de suivre sont faits plutôt pour le pied des chèvres que pour
celui des chevaux. Cependant aucun accident ne retarde notre mar-
che. Nos bêtes semblent heureuses comme nous de l'aventure où
772 REVUE DES DEUX MONDES.
elles entrent. Le fait est que pour des gens habitués à l'existence
sédentaire d'un siège une entreprise au grand air, en plein champ,
à travers de libres espaces, offrait une attrayante nouveauté. Je ne
saurais rendre l'état de joyeux bien-être et comme de placide
ivresse où me plongea, au pied de nos positions abandonnées, l'at-
mosphère dont je me sentis entouré tout à coup. La vallée où nous
pénétrions était toute remplie de hautes herbes, répandant au loin
une puissante odeur. Du sein de ces épaisses prairies, où nos che-
vaux s'avançaient du pas dont ils auraient traversé les ondes d'un
gué, je contemplais, en levant la tête, un ciel printanier tout rem-
pli d'étoiles doucement tremblantes. Je laissais mes pensées s'élever
vers ces clartés immortelles, et suivre en paix ce goût mystérieux
que Dieu nous a donné pour des mondes rêveurs comme des âmes,
gracieux comme des fleurs. Je mettais toutes mes forces à jouir de
ces instans, à étreindre l'heure présente au milieu de ces solitudes
embaumées, et je songeais avec joie pourtant aux premières heures
qui suivraient cette nuit. Que me gardait cette aurore? Je l'ignorais.
Peut-être le moment où elle se lèverait serait-il celui qui me por-
terait moi-même aux pays inconnus où j'envoyais mes pensées de
la nuit.
Notre marche ne fut pas inquiétée. Seulement quelques coups de
fusil tirés par des vedettes russes nous apprirent qu'elle était con-
nue. Cependant nos colonnes continuaient à s'avancer dans un si-
lence qu'interrompait uniquement parfois le hennissement des che-
vaux. Quand les étoiles se mirent à pâlir et l'aube à se montrer, ce
fut alors soudain un bruit de clairons et de tambours répété par
tous les échos de la vallée. Nous étions à quelques pas de la Tcher-
naïa, aux lieux où l'action devait commencer. Il semble que les
sons retentissans de nos fanfares accélèrent la fuite des ombres. La
rivière, le vallon, les montagnes nous apparaissent bientôt dans cette
fraîche et vive clarté du matin qui éblouit les yeux sans offenser le
cœur. Ce n'est pas la diane qui salue le jour dans notre colonne,
c'est la charge. Aux accens de cet air passionné, de cette Marseil-
laise sans souiliure, notre infanterie franchit au pas de course la
rivière que la cavalerie a passée déjà, et s'élance sur une redoute
que l'ennemi abandonne. Les coups de fusil animent cette scène ma-
tinale, le canon même se met de la partie, et quelques boulets, tirés
à grande distance par les Russes, viennent écraser à nos pieds l'herbe
encore humide de la rosée.
Après un rapide engagement, nous établissons notre bivouac sur
les bords de la Tchernaïa, qui devient la limite de notre camp. Nos
tentes s'élèvent sur des collines couvertes de gazon, d'où l'œil em-
brasse une vaste et riante contrée. Les hauteurs qui sont en face de
COMMENTAIRES D UN SOLDAT. 773
nous sont occupées par des postes russes. C'est là que tirent con-
tinuellement ces batteries taquines, mais d'ordinaire inoffensives,
désignées par les troupes sous ces sobriquets bizarres que toute l'ar-
mée a fini par adopter : Gringalet et Bilboquet, Les chevaux que
l'on mène à l'abreuvoir, les hommes qui vont chercher du vert sur
les rives de la Tchernaïa, les pêcheurs passionnés qui veulent char-
mer les loisirs du camp et améliorer leur souper en allant à la quête
des écrevisses, sont sûrs de voir bondir auprès d'eux quelques bou-
lets. Ces projectiles, lancés au hasard, qui vont presque toujours
s'enfouir dans le gazon, n'inspirent guère au soldat que de la gaieté.
J'assistai un matin à un duel des plus récréatifs entre l'une de ces
batteries et un canon turc d'une grande portée que voulait essayer
Omer-Pacha. Le général en chef de l'armée musulmane était venu
déjeuner chez le général Ganrobert. Le repas fini, il proposa une
expérience de son canon, qu'il avait fait conduire sur nos hauteurs.
On établit la pièce ottomane en face d'une redoute ennemie, et le
feu commence. Un de nos boulets traverse la Tchernaïa; à un mou-
vement que les lunettes nous permettent d'observer chez nos voi-
sins, nous pensons qu'il n'a point manqué de justesse dans sa por-
tée. Les Russes nous ripostent par un projectile qui décrit une
courbe immense, et vient labourer, au-dessous de nous, la colline
où nous sommes campés. Le résultat de cette canonnade improvisée
fut en définitive des plus insignifians. Je crois qu'aucun boulet, de
part et d'autre, n'atteignit ce jour-là une créature vivante. Cepen-
dant cet incident est resté dans un coin de ma mémoire, parce qu'il
se lie pour moi à certaines idées de joyeuse existence, de plaisirs
imprévus et insoucians, puis parce qu'il m'a fait réfléchir, une fois
de plus, à toutes les étranges révolutions dont les armes modernes
menacent la guerre. Où s'arrêtera la force de cette poudre, que l'on
compare sans cesse à celle de l'imprimerie, et qui a ouvert déjà en
effet de si vastes brèches aux flancs du vieux monde ?
A quelques jours de cette distraction se place aussi un de mes meil-
leurs souvenirs, c'est-à-dire la reconnaissance que le général Morris
fit dans la vallée de Baïdar. La division du général Canrobert fai-
sait partie des troupes que commandait le général Morris dans cette
opération. Nous partons le matin au lever du jour, et après une mar-
che de quelques instans nous voilà engagés dans la vallée de Baïdar,
qui, à cette époque de l'année (on était au mois de juin), me parut
une réunion d'enchantemens. La route que suivait notre colonne
passait entre des hauteurs couronnées d'arbres touffus et serrés,
remplis les uns d'une sombre majesté, les autres d'une élégance
altière. La forêt montagneuse dont nous sondions les profondeurs
me rappelait la forêt chérie des romanciers et des peintres que le
77k REVUE DES DEUX MONDES.
voisinage de Paris empêche seul d'être prise au sérieux par les voya-
geurs : la forêt de Fontainebleau. Ce sont des flots de verdure jail-
lissant entre des rochers, tantôt frémissant à leur pied, tantôt sem-
blant s'épancher de leurs cimes.
Baïdar, où notre division s'arrêta, est un vaste et agréable village,
mais qui se ressentait de la guerre. INombre de ses habitans l'avaient
abandonné. Ceux qui s'y trouvaient encore au moment où déboucha
notre colonne vinrent à nous avec cet empressement mêlé de terreur
que montrent les populations paisibles aux troupes armées. Après un
rapide repas pris au milieu d'un champ, le général Canrobert monte
à cheval et va jusqu'aux portes de Phoros. Là s'offre à mes yeux un
tableau qui est resté dans mon esprit à l'état d'image éblouissante
et confuse. Je trouve parfois dans ma mémoire une impression sin-
gulière à laquelle je me livre volontiers, parce qu'elle me remplit
d'un charme immense. Au sein de la chaude lumière dont le passé
enveloppe toute chose, certains lieux où j'ai vécu quelques momens
à peine prennent pour moi des formes vagues, splendides et agran-
dies. Je respecte ces mirages, dus aux jeux de l'imagination et du
souvenir. Seulement je veux donner pour ce qu'ils sont ces fantômes
de paysages. Je me reprocherais un mot qui changerait pour d'autres
en lignes arrêtées ce qui pour moi est un contour indécis et entrevu.
Je ne dirai donc rien des portes de Phoros, si ce n'est que j'ai pensé à
Claude Lorrain dans ce site où sont amoncelées toutes les richesses
(^e peut souhaiter le pinceau, depuis les hautes et sombres pierres,
les bouquets de verdure, les arbres isolés, les rochers et les monta-
gnes, jusqu'à la mystérieuse figure de la mer, mêlant à toutes ces
merveilles son inhumaine grandeur.
Le soir, notre colonne regagna son bivouac. Le général Canrobert
se détourna un instant de son chemin pour aller visiter dans les bois
une charmante villa moscovite qui , avec ses murailles roses et son
toit vert, ressemblait de loin à une maison de fée. En approchant du
camp, les soldats se mirent à chanter. Ils étaient gais; ils subissaient
à leur insu l'influence d'un beau pays. Un régiment de zouaves ar-
rêté au bord de la route par une disposition militaire et un bataillon
de chasseurs à pied qui continuait sa marche s'apostrophaient joyeu-
sement. Les chasseurs imitaient le cri du chacal ; les zouaves répon-
daient par le cri du corbeau. On aurait dit le retour d'une fête rus-
tique. La vie militaire s'ofl'rait à tous les esprits sous ses formes les
plus attrayantes. En cet instant même, un groupe que je n'oublierai
jamais s'approcha du général Canrobert. C'était une famille tartare,
qui se composait de trois personnes , un vieillard , une femme , un
enfant. Le vieillard s'appuyait sur le bras de la femme, qui tenait
Fenfant par la main. Ces trois êtres adressèrent la parole au général
COMMENTAIRES D UN SOLDAT. 775
Canrobert, qui leur donna quelques pièces de monnaie. Ils deman-
daient l'aumône, nous dit un interprète, au nom de la plus com-
plète des misères. La guerre les avait forcés à quitter leur toit. Où
allaient-ils? Eux-mêmes l'ignoraient. Image du bonheur détruit, du
foyer frappé, de la vie errante, ils se dessinaient sur ce beau cieï
empourpré par un soleil couchant, qui pour eux n'éclairait plus
d'abri. Ils rappelaient, dans leur détresse imposante par sa simpli-
cité et par son étendue, les premières douleurs de ce monde, ces
exilés d'une contrée disparue dont nous sommes tous les descen-
dans.
XII.
Le 7 juin, dans la journée, je montai à cheval et je me dirigeai
vers les attaques de droite. Cette partie du siège devait être le
''':• théâtre d'une action dont le général Canrobert désirait avoir de
promptes nouvelles. J'arrivai, vers quatre heures, à la redoute Vic-
toria. A quelque distance, en avant de cette redoute, était un pla-
teau entouré d'une gabionnade qu'on nommait la batterie de Lan-
castre , parce que les Anglais avaient établi là autrefois les canons à
immense portée dont ils voulaient faire l'essai sur Malakof. Je mis
pied à terre, et je gagnai cet endroit, où je vis bientôt arriver le
nouveau général en chef, suivi de tout son état-major. L'œil devait
embrasser de ce lieu, dans tout son ensemble, le combat près de se
livrer. En face de nous s'élevait un mamelon hérissé de canons,
que l'on appelait le mamelon Vert. Ce mamelon était un degré sur
lequel il fallait poser le pied pour arriver au faîte de l'échelle qui
s'appelait Malakof. Nos troupes avaient reçu l'ordre de s'y établir.
Depuis plusieurs heures, notre feu avait redoublé d'énergie ; la
place y répondait avec furie et lançait sans interruption des projec-
tiles désordonnés qui rappelaient le siège à ses premiers jours. Tout
à coup nos batteries se taisent, une fusée traverse l'air : c'est le si-
Ignal. Nos colonnes s'élancent au pas de course sur le mamelon Vert.
Alors se renouvelle ce miracle d'impétuosité et d'audace où réside
la force éternelle de l'armée française. Nos hommes ont l'air d'être
portés en avant par le souffle des canons qui tonnent contre eux. Ils
devancent jusqu'aux pensées, jusqu'aux espérances des chefs qui
les ont lancés. A peine s'est-on écrié : « Ils sont partis, » que Yqtl
entend dire : « Voilà des pantalons rouges dans la redoute, ils sont
ari'ivés ; ce sont bien eux. » ïl me semble voir encore en ce moment
r aide-de-camp du général Pélissier, le spirituel et vaillant colonel
Gassaigne, qui devait bientôt mourir à son tour pour l'œuvre qui le
passionnait. Assis sur les gabions qui nous entouraient, le visage
776 REVUE DES DEUX MONDES.
rayonnant d'enthousiasme, il se livrait à toutes les émotions d'un
plaisir militaire et d'une joie patriotique. Si l'un de ces boulets qui
par instans venaient tomber et bondir autour de nous l'eût emporté,
il aurait été ravi dans la mort, comme le prêtre frappé à l'autel.
Il arriva malheureusement à nos troupes ce qui arrive si souvent
chez nous, tantôt aux pensées, tantôt aux hommes. L'élan fut tel
que l'on dépassa le but. Derrière la redoute qui venait d'être con-
quise apparaissait Malakof, s' élevant comme une provocation hé-
roïque à la valeur des nôtres, au milieu de la fumée ardente qui
l'entourait. Nos soldats ne firent qu'une station du lieu où ils de-
vaient s'arrêter; ils poursuivirent leur course sans frein sur la route
qui tentait leurs cœurs. C'est en vain que le clairon sonne la retraite;
ils n'obéissent plus qu'à la voix intérieure qui continue à leur crier :
« en avant. » Quelques-uns d'entre eux arrivent ainsi jusqu'au fossé
de la tour, où il n'est aucun moyen de descendre. Les Russes les
accueillent par des décharges d'artillerie et de mousqueterie dont
chaque coup cause une mort ou une blessure. Fouettées par une
grêle de balles, coupées par des boulets, écrasées par des obus, nos
troupes regagnent à grand'peine ce mamelon qu'elles ne devaient
point dépasser. L'ennemi profite du désordre qu'a jeté dans leurs
rangs une aveugle entreprise; elles perdent la position qu'un effort
si heureux et si puissant leur avait donnée.
Mais les Russes n'ont point compté sur ces élans qui font chez
nous, d'une réunion d'hommes, un seul être, il faut même dire une
seule âme , servie par une force intelligente et indomptée jusque
dans la mort. Nos colonnes se reforment en quelques instans et se
précipitent une seconde fois sur l'obstacle qu'elles ont déjà emporté.
Elles retrouvent, élevée à une puissance nouvelle par la douleur et
la colère d'un revers, l'impétuosité de leur premier assaut. Cette
route marquée par leur sang, où souffle le vent de la mitraille, où
les projectiles éclatent entre des cadavres, elles la parcourent de
nouveau, orage humain lancé contre un orage de fer. Elles arrivent
à la redoute. Lorsqu'ils sont sur les baïonnettes ennemies, nos
hommes se croient sauvés, et, il faut le reconnaître, l'événement
les confirme d'ordinaire dans cette foi. Les Russes sont chassés de
leur position, où notre drapeau est planté, et qui devient désormais
contre eux une des plus terribles attaques du siège.
Je racontai ce que j'avais vu au général Canrobert. Le lendemain,
mon récit fut complété par le colonel de La Tour du Pin, qui nous
avait accompagnés dans notre bivouac de la Tchernaïa, mais qui de
là, suivant ses habitudes, courait sur tous les points où l'attirait un
nouveau danger. M. de La Tour du Pin était de ceux qui s'étaient
laissé entraîner jusqu'au pied de Malakof. Il se justifiait de cet
COMMENTAIRES d'uN SOLDAT. 777
excès d'ardeur avec une aimable et attendrissante bonhomie. Il était
arrivé jusqu'aux bords du fossé, et de là il avait contemplé la cime
où plus tard il devait monter et tomber. Cette terrible action ne me
rendit pas tous les gens à qui j'étais attaché. Ainsi j'appris avec un
profond chagrin la mort du général de Lavarande, que j'avais connu
autrefois en Afrique, et que j'avais revu avec bonheur sur le champ
de bataille de l'Aima. Plein d'entrain, de verve, d'ardeur, aimant la
guerre pour la guerre, comme certains artistes aiment l'art pour
l'art, le général de Lavarande venait souvent passer ses soirées sous
la tente du général Ganrobert. Il était de ces rares esprits qu'aucun
obstacle ne rebute, qui, animés d'une jeune et puissante confiance,
envoient gaiement leurs pensées au-devant des périls où ils doi-
vent bientôt se jeter. Un boulet emporta cette tête hardie et joyeuse
où la vue se reposait avec plaisir. J'appris le même jour avec tris-
tesse la mort du colonel de Brancion, dont l'âme austère et vail-
lante rappelait les âmes des croisés. J'écris ces noms en passant,
parce qu'ils répondent à des visages restés dans mon souvenir.
Combien d'autres noms j'écrirais, si je pouvais nommer ici tous
ceux qui ont conquis de leur sang le droit de cité dans un royaume
glorieux et infini, quoiqu'il se compose souvent à peine de quelques
cœurs !
Il y a de plus douloureuses apparitions que celles des hommes
les plus regrettés, ce sont les apparitions des funestes journées de
notre histoire. La guerre de Crimée n'a compté qu'un jour néfaste;
me voici arrivé à ce jour-là.
C'était le 18 juin, terrible date! l'anniversaire de cette immense
bataille où s'abîmèrent une armée, un empire, un drapeau. Un
étrange retour des choses humaines allait montrer, unis dans un
suprême effort, combattant pour une même cause, ceux à qui cette
date rappelait des souvenirs si opposés ; cette fois un même deuil
devait couvrir, pour les deux nations que les événemens avaient
rapprochées l'une de l'autre, cette portion du temps éclairée pour
elles dans le passé d'une lumière si différente.
Nous savions, le 17 juin au soir, que le lendemain, aux premières
» heures du matin, une grande attaque serait tentée contre la ville.
Pendant le combat acharné qui allait se livrer sur les remparts de
Sébastopol, les Russes placés en face de nous pouvaient essayer de
forcer nos lignes. Toutes les troupes campées sur les bords de la
Tchernaïa reçurent Tordre de prendre les armes le 18 au lever du
jour. Ce lever du jour fut sinistre malgré un chaud et brillant so-
leil écartant sans effort les ombres transparentes d'une nuit d'été.
(Avec les clartés de l'aube, il s'éleva, du côté de la ville, une fusil-
lade surpassant en étendue et en furie toutes celles dont avait en-
778 REVUE DES DEUX MONDES.
core retenti le plateau. On se rappelait, en entendant cet amas de
détonations rapides et serrées, ces pluies torrentielles du printemps
s' ébattant sur les cimes d'une forêt; seulement c'était une pluie de
feu qui, au lieu de tomber sur des arbres, tombait sur des hommes.
Le général Ganrobert parcourait à cheval le front de sa division,
rangée en bataille. Il s'arrêtait souvent pour adresser aux soldats
quelques paroles pleines d'énergie et d'espérance. On lui répondait
par des acclamations. L'intrépidité, la constance, l'ardeur même,
étaient sur tous les visages. Pourtant, avec cette prescience de l'é-
vénement, avec ce tact sûr et prompt que la guerre donne aux com-
battans les plus obscurs, chacun sentait déjà ce qui se passait du
côté de la ville. Cette fusillade était trop opiniâtre, trop fournie et
trop prolongée pour permettre de croire à une surprise. Évidem-
ment les Russes nous avaient attendus, et maintenant s'environ-
naient de feux que tout le sang des nôtres ne pouvait éteindre. Ce
bruit si violent, si emporté de mousqueterie, se confondit bientôt
dans un fracas mille fois plus écrasant encore. La place annonçait,
par le tonnerre continu de son artillerie, qu'elle s'était dégagée. de
notre étreinte, qu'elle avait refait l'espace autour d'elle. En effet,
notre attaque avait échoué ; nos colonnes rentraient dans les tran-
chées, où un déluge de fer les suivait.
Nous connaissions déjà la mauvaise nouvelle. Il était midi; nous
prenions tristement notre premier repas quand, à la porte d-e la
grande tente qui nous servait de salle à manger, le colonel de La
Tour du Pin nous apparut avec un visage que ne saurait oublier
aucun des témoins de cette scène. Lui d'habitude le calme et spi-
rituel conteur de toutes les terribles aventures, le témoin souriant
des choses sanglantes, il était pâle, défait, abattu; cette âme sans
peur avait été traversée par le glaive de la seule douleur qui pou-
vait l'atteindre. Cet échec imprévu de nos armes semblait l'avoir
mortellement blessé. Le général Canrobert fit asseoir à ses côtés
cet acteur volontaire de tous les drames où le canon jouait un rôle,
et lui demanda avec empressement des détails sur l'action qui ve-
nait de finir. Alors le colonel de La Tour du Pin nous raconta en
quelques mots ce qu'il avait vu et ce que le seul bruit du combat
nous avait fait en partie deviner. Nos colonnes avaient été écrasées
parla toute-puissance d'un feu que nulle valeur n'avait pu dompter.
Celui qui nous parlait était resté lui-même, pendant des heures
entières, sur une ligne qu'aucun homme ne pouvait franchir sans
devenir aussitôt un cadavre. Cette ligne était formée par des corps
couchés, nous disait-il, comme des blés après un ouragan. Toutes
les énergies, toutes les audaces, tous les jets, toutes les saillies de
notre courage, venaient mourir à ces implacables limites. En nous
COMMENTAIRES d'uN SOLDAT. 7711
racontant ces faits cruels, le colonel de La Tour du Pin avait une
poignante éloquence; on croyait retrouver sur ses lèvres l'antique
malédiction des chevaliers contre les engins infernaux qui soumet-
tent à des forces aveugles et grossières la valeur ailée et brillante
des grandes âmes.
Toute l'armée savait que les généraux Brunet et May r an avaient
été mortellement frappés à la tête de leurs divisions. On avait ap-
pris aussi avec une singulière rapidité la mort du colonel de La Bous-
sinière , officier intelligent et intrépide, qui portait sur son visage
toutes les nobles qualités dont il était doué ; mais on ignorait quels
amis on avait perdus dans les rangs obscurs. J'appris bientôt que
cette affaire me coûtait un aimable et jeune compagnon, le lieute-
nant Roger, petit-fils d'un soldat de l'empire et fils d'un homme que
l'on remarqua parmi les plus résolus aux journées de juin 18A8.
Telle est la séduction de la jeunesse, sa puissance éternelle aux lieux
mêmes où tant de puissances sont mises à néant, que ce vaillant en-
fant, par son trépas, serra d'une longue et douloureuse étreinte tous
les cœurs où il était connu. Je le regrettai, pour ma part, avec une
particulière amertume. En même temps que mille souvenirs de îa
patrie, il me rappelait mes plus vifs et mes plus joyeux souvenii-s de
Grimée. J'avais passé avec lui ma première soirée sur cette terre, où
nos espérances prenaient leur volée, et qui ne s'était point encore
creusée pour recevoir un seul d'entre nous. Sa figure hardie et sou-
riante me faisait plaisir quand je le rencontrais dans les tranchées.
Il avait ce que le prince de Ligne appelait, dans le langage élégant
de son siècle, « une jolie bravoure. » Aussi pouvait-on lui appliquer
ces paroles du poète à propos d'une vie en fleur comme la sienne,
suspendue comme la sienne au-dessus du trépas : « Sa bienvenue luî
riait dans tous les yeux. » Ce n'estait point seulement dans mes yeux
qu'il était le bienvenu, c'était encore dans une partie plus profonde
de mon être, où je retrouve avec attendrissement aujourd'hui ce
que la mort nous laisse des témoins aimés de notre vie.
J'assistai, dans cette journée du 18 juin, à un fait qui occupe dans
mon esprit une place à part, et que je livre aux méditations de chacun.
Suivant moi, ce fait ignoré a une étrange grandeur et crie plus haut
que bien des événemens retentissans ; mais tous ne le jugeront pas
de la même manière, ne lui accorderont pas la même force, ne lui
reconnaîtront pas les mêmes signes. Le voici tel qu'il m'a frappé,
dans sa simplicité émouvante, que je serais désolé d'altérer. Le gé-
jnéral Lafond de Yilliers, blessé à l'attaque du matin, avait rendu sa
blessure dangereuse en ne voulant point se retirer du feu. De retour
à son bivouac, il m'avait écrit de venir le trouver. J'avais quitté les
bords de la Tchernaïa, j'avais gravi ce plateau tout rempli des émo-
780 REVUE DES DEUX MONDES.
lions d'une nouvelle lutte. J'étais entré dans la tente où souffrait
celui que je désirais voir, et j'y étais resté longtemps. A l'heure où
je regagnai mon camp, le soleil commençait à se coucher. Je ren-
contrai un aumônier que j'ai retrouvé depuis en Italie, et dont le
combat du matin avait rendu toute la journée le ministère néces-
saire. Ce prêtre habitait une tente voisine de la mienne. Je fis route
avec lui. Nous étions arrivés tous deux, lui sur sa mule, moi sur
mon cheval, à la rampe qui descend du plateau dans la vallée. Entre
les camps que nous venions de quitter et ceux que nous allions re-
joindre, nous franchissions des espaces presque solitaires où l'âme
se reposait avec étonnement dans le calme. Nous traversions un
paysage touchant et sérieux, que cette heure de la journée, l'heure
émue et recueillie par excellence, emplissait d'un immense charme.
Soudain au bord de la route que nous suivions, à mi-chemin de la
vallée et du plateau, le prêtre aperçut un soldat, étendu sur la terre,
qui respirait encore, mais dont le visage portait toutes les traces de
la mort. Il me confia sa mule, mit pied à terre et courut vers cet
agonisant. Je le vis s'agenouiller, appuyer contre sa poitrine une
tête alourdie, et ouvrir la bouche pour prononcer des paroles que
je ne pouvais pas entendre. Au bout de quelques instans, il revint
vers moi, et, avisant une bande de soldats sur la route, les appela
pour transporter l'homme qu'il venait de tenir dans ses bras. Cet
homme n'était déjà plus qu'un cadavre.
Nous avions repris notre course, et l'aumônier cheminait à mes
côtés sans me parler. Sortant du silence tout à coup : « Savez-vous,
s'écria-t-il, ce que m'a dit ce pauvre homme, dont j'ai reçu le der-
nier soupir? Il m'a dit : — Le choléra m'a pris il y a deux heures.
Je suis tombé à cet endroit où me voici. Au moment même où je
vous ai aperçu, je priais Dieu avec ^rveur pour qu'il fît passer au-
près de moi un prêtre. »
Le prêtre était passé.
XIII.
Quelques jours après le rude combat du 18 juin , la division du
général Ganrobert reçut l'ordre de monter sur le plateau. Elle de-
vait remplacer aux attaques de droite l'ancienne division Mayran,
que le feu des Russes avait décimée. Ainsi s'accomplissait dans toute
son étendue le plus grand acte d'abnégation dont notre histoire mi-
litaire fournisse l'exemple : celui qui, si récemment encore, avait
une armée entière sous ses ordres venait, dans un rang secondaire,
poursuivre au poste le plus périlleux l'œuvre qu'il avait renoncé à
conduire.
COMMENTAIRES D UN SOLDAT. 781
Notre division se mit en route un matin sous un soleil ardent. Au
fur et à mesure que nous nous éloignions de la Tchernaïa pour nous
rapprocher de notre nouveau bivouac, nous sentions une chaleur
plus pesante, et nous parcourions une contrée plus morne. iNous
disions adieu à la fraîcheur, aux arbres, à la verdure, pour rentrer
dans ces régions nues , arides , dévastées , où depuis tant de mois
une immense réunion d'hommes s'offrait à tous les coups dont la
chair humaine puisse être frappée. Aux extrémités de ce plateau,
foulé par tant de pas, labouré par tant de boulets, quelques brins
d'herbe s'étaient remontrés au printemps; mais au centre même
de cette vaste place d'armes, aucune apparence de végétation ne
récréait la vue. On marchait sur un sol que les flammes de la guerre
semblaient avoir calciné. Le fer et le plomb remplaçaient d'une ma-
nière bizarre la verdure absente. Ces décorations ingénieuses, dont
nos soldats aiment à égayer leurs bivouacs, et qui d'habitude se
composent de gazon, étaient faites avec les projectiles lancés par
Sébastopol. Des boulets de toutes dimensions, disposés comme le
buis d'un jardin, formaient çà et là de sombres et fantasques bor-
dures autour des tentes.
L'endroit même où le général Ganrobert allait s'établir était le
plus désolé de tout le camp. Au sein d'un vaste carré, formé par les
lignes des bivouacs voisins, s'élevait, sur une ten-e dure et blan-
châtre, une baraque qui me rappelait ces abris où la fièvre ronge
quelques malheureux sous le ciel des colonies meurtrières. Cette
baraque avait recelé l'agonie et la mort du général Mayran. On
apercevait de ce triste logis deux autres bâtimens en planches, rap-
pelant à chacun ses doubles destinées, les deux étapes du chemin
qui conduisait tant d'entre nous au cimetière, l'ambulance et l'é-
glise. Cette église avait reçu le corps du général Bizot. Ce n'est pas
du reste à cet humble édifice que je reprocherais d'avoir attristé le
paysage; loin de là : il en était au contraire, suivant moi, la seule
grâce consolatrice. Où manque le feuillage et la verdure, on est
heureux de voir s'élever la croix. C'est d'une floraison éternelle que
nous parle ce bois dépouillé. Je me serais bien gardé, si je l'avais
pu, de transporter ailleurs cette demeure sacrée. Quelquefois un
nuage blanc et léger semblait presque en eflleurer le toit : c'était
quelque obus ennemi , lancé au hasard , qui éclatait avant de tou-
cher le sol. De pareils accidens faisaient bien. Tout ce qui évoque
autour d'un symbole religieux les périls, les souffrances et la mi-
sère, tout ce qui ramène notre foi à ses obscures et sanglantes ori-
gines, doit être accueilli avec bonheur. Cette petite église, à portée
de canon, où tant de bières hâtivement clouées ont fait une halte
rapide, aura peut-être occupé ici-bas une grande place parmi les
782 REVUE DES DEUX MONDES.
maisons de Dieu. Gomme l'ambulance sa voisine, elle exhalait une
odeur de souffrance; seulement c'était l'odeur de la souffrance ac-
ceptée en ce monde et bénie dans l'autre, qui, à l'heure de la liberté
éternelle, devient la plus précieuse essence dont puissent se par-
fumer les âmes.
La plus féconde imagination s'épuiserait vainement à chercher
les contrastes que nous offre à chaque pas ce monde étrange où nous
promène la guerre. Près des édifices dont je viens de parler, près de
l'ambulance et de l'église, s'élevait une construction d'une nature
originale et imprévue, un théâtre célèbre dans le camp tout entier
sous le nom de Théâtre des Zouaves. Imaginez-vous, dans des pro-
portions colossales , ce jouet qui fait le bonheur des enfans , cette
sorte de maison carrée qui est ornée d'un fronton appuyé sur des
pilastres, et qui a pour devanture une toile où un pinceau primitif
a essayé de rendre les plis majestueux d'une draperie opulente. Tel
était ce théâtre guerrier. Il s'élevait sur un petit mamelon et était
entouré d'un hémicycle formé par des buttes de terre. Les specta-
teurs prenaient place sur ces buttes. Le jour où je le vis pour la
première fois, en me rendant à notre nouveau bivouac, ce lieu des-
tiné au plaisir était en deuil.
Des souvenirs lugubres planaient sur la scène abandonnée , et les
gradins de terre, où depuis plusieurs jours nul ne s'était assis, fai-
saient songer à des tombes. La matinée du 18 juin avait détruit en
quelques heures, presque tout entière, la troupe des sddats ar-
tistes. Les boulets russes avaient enlevé le père noble, l'amoureux,
le comique, et jusqu'à la jeune première elle-même , car, ainsi que
sur le théâtre antique, les rôles de femmes, sur le théâtre des zoua-
ves, étaient joués par de jeunes garçons. L'ingénue déchirait la car-
touche, maniait le fusil, et au besoin se faisait tuer. La dernière
affaire l'avait prouvé. On dispensait les acteurs des corvées, mais on
ne les dispensait point des combats, eux-mêmes ne l'auraient pas
voulu. Ils apprenaient leur rôle dans les tranchées. Le relâche
forcé qui eut lieu après le 18 juin est le plus glorieux incident de
leur histoire. Ce fait, qui en même temps nous égaie et nous atten-
drit, montre quelle bizarre et redoutable force recèle l'âme fran-
çaise. Gomment lutter avec des gens qui traitent de cette manière le
péril, qui se battent entre deux couplets, qui descendent d'un tré-
teau pour entrer dans la mort? Le théâtre des zouaves ne fut point
fermé longtemps. Une nouvelle troupe se reforma bien vite. Gomme
ma tente était dans le voisinage de ce spectacle, souvent le soir,
en m'endormant, je prêtais alternativement l'oreille au bruit du ca-
non, que j'entendais tonner contre les tranchées et à celui des cou-
plets, qui s'élançaient da,ns l'air de la nuit. Sous mon cerveau, où
COMMENTAIRES d'UN SOLDAT. 783
elles venaient s'unir, cette voix du trépas et cette voix des plus
folles gaietés formaient un concert dont la musique d'aucun maître
ne pourrait me rendre la mélancolie imposante et la poétique bouf-
fonnerie.
A peine établi dans son bivouac, le général Ganrobert se mit à
monter avec sa division les gardes de tranchées. Ces gardes étaient
fréquentes. Notre division était de garde un jour; le jour suivant,
troupe de soutien. C'était avec le troisième jour seulement que nous
arrivaient quelques instans de repos. Notre vie du reste, pendant les
gardes de tranchées, n'était point dépourvue d'intérêt. A un lieu,
dont j'ai parlé déjà, sur ce plateau occupé autrefois par la batterie
de Lancastre, on avait construit une baraque appuyée à une gabion-
nade qu'elle ne dépassait pas. Cette baraque était le poste assigné
au général commandant la division de garde; c'était de là qu'il par-
tait pour aller faire sa tournée dans les tranchées, et cette tournée
accomplie, si quelque incident venait à se produire, pour se rendre
sur le point où sa présence était nécessaire. Ce lieu était loin de me
déplaire : il était élevé ; on y vivait au grand air, on y dominait de
vastes espaces. On était au milieu de nos attaques. On les voyait se
dessiner à sa droite, à sa gauche et devant soi. Comme le poète sur
la montagne, on avait une ville couchée à ses pieds, et une ville
bien loin d'être endormie, car Sébastopol était devenue un volcan
en état d'éruption permanente. La respiration de cette bruyante
cité, c'était le souffle de ses canons. Cependant, avec sa ceinture
d'éclairs et sa couronne de fumée, elle avait de la grâce. Ce siège,
si morne l'hiver, quand on le voyait les pieds dans la neige, au fond
d'une de ces tranchées étroites, tortueuses, creusées dans un sol
déprimé, qui s'étendaient devant le bastion du Mât, avait, l'été, une
splendeur presque joyeuse quand on le regardait des hauteurs voi-
sines de Malakof. Dans le paysage que l'on embrassait de ces posi-
tions, la mer avait une place importante, et la mer, toutes les fois
que le soleil l'inonde, jette sur ses rivages l'enchantement d'un mi-
roir magique. Parfois, malgré les images sinistres qui s'y réfléchis-
saient, la baie de Sébastopol m'a fait songer à cette baie célèbre de
l'Italie où chaque flot a bercé un songe et inspiré un chant.
Les jours de garde, nous dînions à la batterie de Lancastre. Le
général Canrobert faisait dresser sa table sous le ciel, à côté de sa
baraque, derrière les gabions. L'idée lui vint de donner à ces repas
l'entraînante et saine gaieté de la musique militaire. Chacun des
régimens qu'il commandait fournissait tour à tour les musiciens.
Les artistes se plaçaient à quelques pas de nous, et tiraient de leurs
instrumens des accords que les souffles du soir devaient porter par-
fois jusqu'aux oreilles des assiégeans. Quoique notre salle à manger
784 REVUE DES DEUX MONDES.
en plein air fût loin du canon ennemi, il arrivait bien rarement ce-
pendant que quelque obus ou quelque boulet ne passât point au-
dessus de notre table. Nous aurions eu mauvaise grâce à nous
plaindre de ces projectiles qui faisaient toute l'originalité et toute
l'élégance du festin.
Toutefois, en dépit de la musique, du soleil et de quelques joyeux
incidens, cette vie, qui s'écoulait presque tout entière entre des
mourans et des blessés, devant ces mêmes murs que nous regar-
dions depuis si longtemps, causait par momens à l'esprit une cer-
• taine fatigue. Il y avait des heures où nous ressemblions à ces ha-
bitans des cités bruyantes, qui se sentent emportés tout à coup vers
des plaisirs champêtres par une attraction passionnée. Nous avions
envie d'être une journée sans entendre dans nos oreilles un bruit
perpétuel d'explosions et de sifflemens, sans voir à chaque minute
la poussière soulevée près de nous par un morceau de fer, sans ren-
contrer une civière ensanglantée, ou mettre le pied sur un débris
humain. De ce désir naquit une vraie partie de campagne concertée
entre le général Ganrobert et Omer-Pacha. Il fut convenu que nous
irions déjeuner au Monastère avec le chef de l'armée turque et son
état-major.
J'ai déjà parlé de ce couvent grec, situé au bord de la mer, près
des lieux où Oreste retrouva Iphigénie. Je n'avais pas revu, depuis
r avènement du printemps, cette demeure et ses magnifiques jar-
dins, qui, pour la première fois, m'étaient apparus un jour d'au-
tomne. Quand je retournai au Monastère par une matinée de juillet,
les arbres y livraient aux vents de la mer tout le trésor de leurs
chevelures. La table où nous devions prendre notre repas était dres-
sée sous les marronniers d'une terrasse, d'où j'apercevais, au milieu
des flots, ces poétiques rochers qui m'avaient gagné le cœur. Pen-
dant que notre déjeuner s'apprêtait, j'avisai une chapelle ouverte où
les moines célébraient un office. J'y pénétrai et j'eus sous les yeux
une scène si bizarre, dans les circonstances où elle s'offrait à moi,
qu'en me la rappelant je crois presque me raconter un rêve.
J'étais au milieu d'un sanctuaire décoré par cet art byzantin qui,
dès son origine, fut consacré à la reproduction invariable de types
mystérieux, et qui lui-même est resté un mystère. J'avais autour de
moi ces pâles figures vêtues de draperies aux couleurs claires, qui
semblent s'évanouir dans leur fond d'or, comme des visions noc-
turnes dans les premières clartés du soleil. Tout un côté de la cha-
pelle était occupé par un autel enrichi de pierreries, où s'élevaient
entre des vases précieux les grands chandeliers symboliques qui
offrent au ciel, à l'extrémité de leurs cierges purs, droits et blancs
ainsi que des lis, la flamme vacillante chargée de rappeler la fer-
COMMENTAIRES d'uN SOLDAT. 785
veur tremblante de la prière. Devant cet autel étaient des moines
couverts d'habits sacerdotaux, qui transportaient l'esprit par leurs
formes au sein des âges les plus lointains. Ces moines chantaient,
et j'entendais sans cesse revenir dans leurs chants le nom de leur
nouvel empereur. Ils demandaient à Dieu de faire triompher la
cause et les armes de leur patrie. Dans un coin du temple où jail-
lissaient si librement ces hymnes, un étrange personnage se livrait
à un bruyant et violent exercice. C'était le sonneur de cloches qui
se pendait tour à tour à trois ou quatre cordes dont les oscillations
déterminaient le plus assourdissant des carillons. Cet être, singuliè-
rement semblable à une des plus fantasques créations du roman mo-
derne, était nain et contrefait. Son corps difforme était enveloppé
d'une robe rouge à fleurs d'or. Ce détail complétait le tableau. En
promenant mes regards sur tous les objets qui m'environnaient, je
me disais, pour me rendre compte de mes impressions : « Mé voici
à quelques pas de Sébastopol, qui m'envoyait des boulets hier et
qui m'en lancera demain encore, assistant à des prières pour l'em-
pereur Alexandre; j'entends les cloches d'un couvent, je suis dans
une chapelle, mais par cette porte entrouverte, sous ces grands
arbres, sur cette terrasse qui domine la mer, j'aperçois une table
dressée. Je vais m'asseoir à cette table, et j'y déjeunerai en face du
général en chef de l'armée turque! »
Le lendemain de cette journée si pareille à un songe, je revoyais
la batterie de Lancastre et je reprenais ma vie ordinaire. Au fur et
à mesure que nos attaques serraient de plus près nos ennemis , les
coups de la place tombaient plus drus sur la tranchée, et nos pertes
journalières devenaient plus graves. Pendant ce siège, qui a duré
tant de mois, notre armée ne s'est pas abandonnée une seule heure
au découragement : on l'a répété bien des fois, ce sera pour elle
l'honneur impérissable de cette guerre; mais il y avait des instans où
ces sentimens de la confiance , de la gaieté , de la verve française ,
étaient remplacés dans nos rangs par un sentiment nouveau, par un
sentiment de sombre et intrépide résignation. (( Nous y passerons
tous, disaient quelquefois les soldats ; peu importe du reste ce qui
adviendra des ouvriers, pourvu que la besogne soit faite. »
Malgré ce que de semblables pensées avaient d'énergique et de
noble, le général" Canrobert, avec raison, aimait mieux voir s'épa-
nouir dans le cerveau des siens les pensées habituelles à notre na-
tion. Aussi, dans ses visites continuelles à la tranchée, avait-il tou-
jours dans la bouche de joyeux propos. Le troupier vis-à-vis d'un
chef qui lui adresse quelques paroles de bonté, c'est un courtisan
vis-à-vis de son souverain. Seulement c'est un courtisan d'une
loyauté honnête et touchante; avant même que son supérieur ait
TOME XXV, 50
786 REVUE DES DEUX MONDES.
parlé, il s'apprête à rire, s'il voit qu'une plaisanterie va naître, et à
peine cette plaisanterie est-elle née qu'il l'accueille, si mince, si
chétive soit-elle, avec tous les transports d'une affectueuse hilarité.
On peut donc s'imaginer l'empire qu'exerçait sur une semblable na-
ture le général Ganrobert avec cette langue imagée et vive que four-
nit un cœur vaillant à un esprit bien doué.
Un seul trait montrera cet empire. J'ai dit quel aspect sinistre
avait à la droite du siège l'entrée de nos tranchées. Les ravins où
l'on était forcé de s'engager pour arriver à cette partie de nos tra-
vaux évoquaient le génie de Salvator Rosa. C'étaient les paysages
tourmentés chers à ce pinceau hardi et violent comme un glaive.
Un soir, en revenant de visiter nos tirailleurs, le général Ganrobert
cheminait dans un de ces ravins. Au pied d'une montagne sombre
€t farouôhe, dont les plis commençaient à se remplir des ombres de
la nuit, il aperçut quelques soldats qui remuaient la terre. Il s'ar-
rêta pour demander à ces hommes ce qu'ils faisaient. Ils lui répon-
dirent qu'ils creusaient des tombes. En cet? instant même, près de
ces fossoyeurs improvisés passaient d'autres soldats portant sur leurs
épaules une civière. Un cadavre singulier reposait sur ce lit de mort
ambulant : c'était un homme atteint par le trépas avec une telle ra-
pidité, qu'en devenant immobile il avait gardé toutes les attitudes
de la vie, et s'était changé en une sorte d'effrayante statue. Un de
ses bras s'était raidi le long de son corps, mais l'autre bras était levé
au ciel. La mort avait donné au geste de ce membre livide une éner-
gie que je ne saurais rendre. On eût dit un appel terrible à la puis-
sance divine. Parmi tous les objets transformé3 que la guerre a fait
passer sous mes yeux, aucun peut-être ne m'a paru plus émouvant
que ce bras. Il y a dans les spectacles extérieurs d'invincibles puis-
sances que les âmes les plus simples subissent souvent à leur insu.
Les hommes près de qui le général Ganrobert s'était arrêté sem-
blaient soucieux. Ge qui frappait en ce moment mes regards pesait
évidemment sur leurs cœurs.
— Eh bien ! mes enfans, leur dit le général, il y en a donc beau-
coup qui ont fait le grand voyage aujourd'hui?
— Oui, mon général, lui répondirent-ils, et demain il y en aura
bien d'autres encore.
— Nous le ferons tous, reprit alors leur chef, c'est bien certain;
mais de quel lieu partirons-nous, et quand nous mettrons-nous en
route? Voilà ce que je ne puis pas vous dire.
Appuyés sur leurs pioches, les hommes qui travaillaient dans le
ravin se mirent à rire. L'humeur gauloise était réveillée et reprenait
sa chanson au bord de ces tombes.
COMMENTAIRES d'UN SOLDAT. 787
XIV.
J'étais bien rarement de garde aux tranchées sans voir arriver
dans l'après-midi un homme aux traits réguliers, à la taille élan-
cée, vêtu de cet uniforme britannique qui en campagne se rapproche
de l'habit bourgeois : c'était le général Colin Campbell, comman-
dant la brigade écossaise. Sir Colin Campbell avait contracté une
étroite amitié avec le général Yinoy, dont il avait été le voisin, pen-
dant les premiers jours du siège, sur les hauteurs de Balaclava. —
Je viens rendre visite à mon ami^ — disait-il avec son accent an-
glais, donnant à ce mot : ami je. ne sais quoi d'énergique en rap-
port avec le sentiment de mâle affection que témoignaient ces visites
périlleuses. Sir Colin Campbell allait trouver son ami en effet, et
l'accompagnait dans de longues promenades sous le canon de Sé-
bastopol. Il revenait d'ordinaire avec un sourire de satisfaction sur
les lèvres, heureux d'un progrès que, tout en courant, il avait re-
marqué dans nos travaux. Il me rappelait, au sortir de ces excur-
sions, quand il reprenait le chemin de son bivouac, ces gentils-
hommes campagnards de son pays, gagnant le soir le château où
s'écoule leur saine et régulière existence, après avoir visité une
plantation ou une prairie.
Cette vie d'alors, qu'il me serait doux de ranimer aujourd'hui, a
été traversée pour moi par maintes figures que je ne reverrai plus-
en ce monde. Le général Canrobert invita un soir, à cette table en
plein air dont je parlais tout à l'heure, un jeune homme ayant des
amitiés nombreuses hors de l'armée, où déjà cependant il avait su
se faire connaître et apprécier. Ancien attaché d'ambassade, ce
jeune homme, aux heures où je le retrouvai, était dans un accou-
trement sous lequel l'auraient reconnu avec peine ceux qui l'avaient
vu en d'autres temps : M. de Villeneuve, en quelques jours, s'était
transformé en un sergent accompli de zouaves. Sans que rien sentît
l'affectation ni en quelque sorte la mascarade dans cette œuvre im-
portante de son cœur à laquelle il allait donner sa vie, il portait ses
nouveaux habits avec une aisance, une liberté, une bonne grâce qui
lui conciliaient tout d'abord la bienveillance de chacun. Homme d'é-
légance et de loisirs, il avait senti l'esprit guerrier passer auprès de
lui, et il était entré dans nos rangs comme on entre en religion^
avec foi, avec enthousiasme, avec ferveur, avec la détermination
bien arrêtée d'offrir un noble et utile exemple à la jeunesse de son
siècle. Ce sentiment, compris de tous, semblait approuvé du ciel
même, qui lui envoya un noble trépas. Quelques jours après ce dî-
ner de la tranchée, il reçut dans une attaque de nuit une blessure
mortelle. La plume éloquente et pieuse d'une personne qui lui ap-
788 REVUE DES DEUX MONDES.
partenait a retracé cette rapide existence se résumant dans une mort
héroïque. J'ai voulu le nommer à mon tour, puisque je me suis
trouvé sur son passage, et que son âme m'est pour ainsi dire appa-
rue à la lueur même du coup qui l'a frappé.
On ne devrait pas s'étonner quand un homme obscur, racontant
la guerre comme il l'a faite, oublierait des trépas illustres pour ac-
corder une place importante à la disparition d'un compagnon. Je ne
veux pourtant point passer sous silence la mort de lord Raglan, dont
les funérailles furent une admirable solennité. J'accompagnai le gé-
néral Ganrobert à ce convoi, qui devait ses magnificences guerrières
au concours de quatre armées. On prétend que lord Raglan fut at-
teint le 18 juin non point par un boulet, mais par l'invincible épée
dont le ciel arme certaines tristesses. Quoiqu'il n'appartînt pas aux
générations qu'il voyait tomber autour de lui, il semblait destiné à
rester longtemps encore sur cette terre. Une sève vigoureuse ani-
mait le vieil arbre que la mort avait émondé à Waterloo. Un jour,
après une courte agonie, lord Raglan s'éteignit entre les bras de ses
aides-de-camp. C'était un homme aimable et bon, paré de glorieux
souvenirs pour sa patrie. A la nouvelle inattendue qu'il avait cessé
d'exister, ce fut donc chez ses compatriotes une légitime affliction.
On résolut d'envoyer ses dépouilles en Angleterre; mais pour ga-
gner le navire qui devait l'emporter, son corps avait une longue
route à parcourir. 11 fut décidé que sur cette route on déploierait
toutes les pompes dont les armes peuvent entourer un cercueil. Je
me rendis avec le général Ganrobert à cette petite maison où j'étais
venu si souvent, à une autre époque, passer de longues heures, de-
visant, pendant les conférences prolongées des généraux en chef,
chez un officier qui devait, lui aussi, sortir dans une bière de cet
humble asile. A cette maison commençait la double haie de soldats
qui bordaient jusqu'à Kamiesch le chemin où le mort devait passer.
Les premiers soldats disposés sur cette voie funéraire étaient les
highlanders] appuyés sur leurs fusils renversés, ces hommes, grands,
vigoureux, bien taillés, faisaient songer, par leurs attitudes et par
leurs formes, aux bas-reliefs antiques. Ils évoquaient la pensée
d'une douleur imposante et calme, de la douleur qui sied au cœur
d'une puissante nation. On se sentait ému par ces figures, non point
à coup sûr de la tristesse poignante qui parfois se met à sangloter
soudain, dans un coin obscur de votre âme, au convoi d'un être
ignoré, mais de cette tristesse des deuils publics , auguste et solen-
nelle comme le temple où tout un peuple accompagne les restes d'un
grand homme. Ce qui achevait de donner à cette cérémonie un ca-
ractère en même temps lugubre et triomphal, c'était la nature, la
forme et l'appareil du char mortuaire. On avait posé le cercueil qui
renfermait l'ancien général en chef de l'armée anglaise sur une pièce
I
COMMENTAIRES d'uN SOLDAT. 789
de canon traînée par un attelage de guerre, et le voile qui recon-
vrait ce cercueil était le drapeau même de la Grande-Bretagne. Ja-
mais ]es hommes n'ont jeté sur un cadavre plus splendide linceul.
Ce qu'il y avait dans cette pompe de patriotique et de guerrier lui
enlevait la vanité dérisoire dont on est trop souvent offensé aux fu-
nérailles opulentes. Cet étendard semblait communiquer sa vie à ce-
lui qu'il enveloppait de ses plis éclatans. Ce qu'on croyait voir passer
sur cette route de la dernière demeure, ce n'était point, comme il
arrive trop souvent, quelque chose de détruit, de déformé, d'inerte,
en un cruel désaccord avec toutes les créations d'un art fastueux,
un repas apprêté pour les vers avec une ironique magnificence;
non, c'était un être vivant, un soldat allant trouver son Dieu dans
ie drapeau de sa patrie.
Ainsi, des deux généraux en chef qui avaient commencé cette
guerre à la tète de deux armées, l'un était mort, l'autre avait dé-
posé son commandement. Les funérailles que je viens de raconter
eurent lieu à l'instant même où le général Canrobert, rentré vo-
lontairement au sein de l'armée, poursuivait la tâche de tous dans
ce qu'elle avait de plus rude et de plus laborieux. Bientôt l'ancien
commandant en chef de l'armée française devait quitter cette terre,
où le premier il avait planté notre drapeau, qui^avait reçu le sang
de ses veines sur deux champs de bataille, à laquelle il était attaché
enfui par tout ce qui peut unir un homme de guerre et une contrée.
XY.
Le général Canrobert a dit quelquefois : « Je suis comme Moïse ;
, si je n'ai point pu entrer dans la terre promise, il m'a été permis de
[#la contempler. » Dans les dernières gardes de tranchées, il la voyait
de près en effet, cette terre promise à notre gloire. Nos travaux
avaient été poussés avec tant de vigueur, que sur certains points,
lorsqu'on mettait l'œil à un créneau, on avait le regard noyé dans
l'ombre de la tour Malakof. On semblait presque toucher l'appari-
tion irritante qui devait un jour s'évanouir au contact de notre dra-
peau.
Dans une de ses excursions aux extrêmes limites de nos attaques,
le général Canrobert, une après-midi, passait à un endroit où quel-
ques soldats lui dirent: «Mon général, on ne passe pas! » Aux ques-
tions du général étonné sur le sens de ces paroles, les soldats fini-
rent par lui répondre : « C'est le feu des tirailleurs russes qui
empêche de passer par là. Le chemin a été ouvert cette nuit; on n'a
pu le couvrir encore; un officier a voulu le traverser tout à l'heure,
il a été tué. » Il arriva ce que de semblables explications devaient
amener : le général Canrobert entra dans le chemin. Je me rappe-
790 REVUE DES DEUX MONDES.
lais, en le suivant, les chasses princières où Ton fait passer le gibier
devant des tireurs commodément établis; mais ce chemin n'était
pas d'une trop fâcheuse longueur, et les balles que lancent les
armes de précision sont souvent aussi capricieuses que leurs aînées,
les balles des anciens fusils. Au bout d'un instant, nous avions tra-
versé l'essaim bruyant des abeilles de fer déchaînées autour de
nous, et nous rentrions dans la tranchée, abri d'une sécurité tem-
pérée qui devenait un foyer hospitalier au sortir de ces lieux. Mal-
heureusement une triste nouvelle nous y attendait. L'officier tué
sur cette route dont on voulait écarter le général Ganrobert, c'était
Romieu, vaillant jeune homme qui avait jeté hardiment aux échos
des champs de bataille un nom souvent répété par d'autres échos.
Romieu avait été un de ces volontaires de la garde mobile qui épou-
sèrent sérieusement la condition à laquelle ils s'étaient fiancés dans
une heure d'enthousiasme. Je le retrouvai un jour dans la galerie
d'une maison arabe que l'on avait transformée en ambulance. C'était
en Afrique, à Laghouat. Il avait reçu une blessure sous le ciel du
désert. Maintenant je le retrouvais Une dernière fois, mort sous le
ciel de la Grimée.
Ce souvenir est mon dernier souvenir de tranchée. Un matin j'ap-
pris que le général Ganrobert avait reçu l'ordre de retourner en
France. J'appris également que le général m'emmenait. Dès long-
temps, mes spahis étaient retournés en Afrique; mon régiment
était répandu dans la province de Gonstantine, qu'il n'avait jamais
quittée : c'était là que je comptais retourner à mon tour après avoir
passé quelques instans dans mon pays. Mes destinées en avaient
décidé autrement, et sans le savoir j'adressais à la Grimée de courts
adieux. Ils furent tristes cependant ces adieux, car ce n'est pas im-
punément que l'on abandonne une œuvre où l'on avait mis toutes
les forces de son âme. Puis les compagnons que je laissais sur ces
rives pleines de périls, devais-je les revoir? Évidemment il ne me
resterait d'un grand nombre d'entre eux que le sourire affectueux
dont ils saluaient mon départ, et qui allait dès ce moment prendre
place parmi les reliques de mon cœur. Si de pareilles émotions m'a-
gitaient dans ma situation obscure, on peut s'imaginer de quelles
pensées était assailli l'homme qui avait été le chef de la grande
famille dont il se séparait.
La veille de son départ, le général Ganrobert avait passé sa divi-
sion en revue. Gontrairement à ses habitudes, il ne s'était arrêté
devant aucun soldat. On sentait qu'il avait hâte d'en finir avec une
douloureuse épreuve. Le morne chagrin dont il était entouré pesait
sur lui. Le jour même où il partit, tous les chefs de corps, tous les
officiers que les travaux du siège laissaient disponibles avaient voulu
lui faire cortège jusqu'au port. Bien des regards étaient humides de
COMMENTAIRES d'UN SOLDAT. 791
larmes, parmi les regards qui s'attachaient sur lui, au moment où
il s'éloigna de cette terre encore sillonnée de ces boulets qu'il avait
bravés tant de fois. Le général Pélissier l'accompagna jusqu'au na-
vire où il s'embarquait. Là il embrassa dans son successeur tous ceux
qu'il quittait. Bientôt nous reprenions à travers les mers la route de
la France; mais la patrie elle-même, à l'horizon, cotte patrie calme
et radieuse, couronnée de ses grâces souriantes, n'était pas une
assez puissante apparition pour nous faire oublier l'autre patrie, à
la sanglante couronne , que nous laissions derrière nous.
Ce qui est resté dans mon esprit de ce nouveau voyage à travers
des régions déjà parcourues, c'est un incident assez curieux de notre
passage à Gonstantinople. En arrivant dans cette ville, où il devait
s'arrêter quelques heures, le général Ganrobert voulut rendre visite
au sultan. Le grand-seigneur, lui dit-on, n'était point dans son pa-
lais, mais dans une sorte de pavillon attenant, je crois, à une mosquée
où il se rendait quelquefois pendant le jour. Le général se fit con-
duire à ce pavillon. Il pénètre au milieu d'une cour entourée d'une
grille derrière laquelle stationnait une foule à la recherche des spec-
tacles comme la foule de tous les pays. Il demande à voir le sultan.
Un gros vizir à barbe grise, d'une physionomie joyeuse, contenant
avec peine son embonpoint dans une redingote étriquée , lui répond
que sa hautesse est à table, et qu'il est interdit à qui que ce soit de
la déranger ; mais pendant ce colloque une pâle figure paraît à la
fenêtre du pavillon ; le sultan est venu regarder ce qui se passait
dans sa cour. Le voilà soudain qui descend et qui s'avance au-de-
vant du général Ganrobert d'un pas précipité. Je puis alors contem-
pler de près le souverain de ce vieux monde musulman , si puissant
autrefois sous ces voiles mystérieux et splendides qui ont tant perdu
aujourd'hui de leur splendeur et de leur mystère.
Le sultan est jeune encore; il a un visage doux, un sourire gra-
cieux et triste, une voix un peu faible, dont des oreilles respec-
tueuses sont accoutumées , on le sent , à recueillir pieusement les
moindres murmures. Ses vêtemens sont ceux de tous les Turcs. Son
fez n'a point d'ornement; sa redingote, noire et droite, est un peu
large. Ne serait-il pas resté un seul rayon des magnificences orien-
tales chez le descendant de tous ces éblouissans fantômes qu'on ne
peut évoquer sans être aveuglé par un éclat de pierreries? G' était
ce que je me demandais quand, en regardant avec soin la rare ap-
parition dont me gratifiait le hasard, j'aperçus entre les mains de
ce souverain, si modestement vêtu, un tissu d'une merveilleuse
finesse et d'une singulière blancheur. Dans un coin de ce tissu se
détachait une fleur délicate et étincelante, brodée avec ces soies de
l'Orient qui ont gardé des couleurs inconnues à nos contrées. C'é-
tait son mouchoir que chiffonnait le sultan , ce célèbre et poétique
792 REVUE DES DEUX MONDES.
mouchoir qui rappelle tant d'amoureuses légendes. Tout le luxe
des pays musulmans, toute la splendeur où s'épanouissait la race
d'Aroun-al-Raschid, s'étaient réfugiées dans cette petite fleur. Aussi
j'en ai gardé le souvenir, et je la vois à demi cachée, comme prête
à disparaître, entre les plis de ce tissu que froissaient des doigts dis-
traits, toutes les fois que je viens à songer au maître noir vêtu des
rivages éclatans du Bosphore.
J'étais en France depuis quelques semaines, quand j'appris que
j'étais envoyé par avancement dans un des régimens de chasseurs
d'Afrique qui faisaient la guerre en Grimée. Je partis de nouveau :
en arrivant à Marseille, je trouvai M. de La Tour du Pin mourant
des suites d'une blessure qu'il avait reçue pendant mon absence.
On avait pu le transporter en France, où il expirait entouré de tous
ceux qui avaient partagé, avec l'honneur et le drapeau, la meilleure
part de son cœur. La Providence me permettait de lui serrer encore
une fois la main. Ce fut après avoir reçu cette dernière étreinte que
je retournai suivre au-delà des mers cette destinée du soldat, sem-
blable à la vision d'Hamlet, spectre impérieux, auquel on obéit avec
une fiévreuse ardeur, sans savoir dans quels lieux il vous entraîne
et quel visage il vous montrera.
Ce second départ pour la Grimée n'était point pour moi la même
fête que ma première course vers ces rives où s'étaient passés tant
d'événemens. En retournant vers cette contrée que j'avais abordée
autrefois, entouré d'un si joyeux essaim d'espérances, j'avais pour
compagnes de voyage maintes tristesses auxquelles je n'avais pas-
songé. Qu'était devenue cette guerre que j'avais été forcé d'inter-
rompre? Elle avait été, comme toujours, brillante et glorieuse, je le
savais bien; mais ce n'est pas vainement qu'on s'éloigne des êtres ou
des choses. J'allais lui retrouver comme un visage changé, comme
une physionomie nouvelle et inconnue. Puis ce pays où l'on vivait
et où l'on mourait si vite, combien me rendrait-il de mes amis, et
comment me les rendrait-il? Le lit de mort que je quittais à Mar-
seille ne me donnait que trop le droit de me livrer à ces pensées.
Pour retrouver l'hôte de ma tente, le meilleur compagnon de ma
vie, ce n'est point au milieu des mers, ce n'est point vers aucune
contrée de ce monde qu'il aurait fallu m' élancer.
XVL
Ql^and je mis le pied pour la seconde fois sur les rivages de la
Grimée, je compris en effet que je m'avançais dans un pays où un
acte immense venait de se consommer. Sébastopol n'était plus qu'un
amas de ruines. Cette tour Malakof que j'avais laissée debout et me-
naçante, fière de son dernier succès contre nos armes, était tombée.
COMMENTAIRES d'uN SOLDAT. 793
Toute œuvre humaine, quand elle est accomplie, exhale un parfum
de tristesse qui est un des plus étranges mystères de ce monde. Plus
l'œuvre est vaste, plus profonde et plus pénétrante est cette tris-
tesse.
Voilà les pensées qui se levèrent dans mon esprit à ce moment de
mon existence. J'ai l'habitude de m'interroger avec sévérité et, je
l'espère, de me juger avec justice. Peut-être n'aurais-je point senti
se dresser dans mon cœur cette chaire funèbre, où retentissait une
éloquence désenchantée, si mes destins ne m'avaient point éloigné
de l'entreprise qui s'était achevée loin de mes yeux. Ce qui est cer-
tain, c'est que chacun de mes pas sur ce sol où je ne pensais plus
marcher éveillait pour moi un pénible souvenir. En prêtant une
oreille attentive aux bruits lointains dont résonnait la campagne dé-
solée qui s'étend entre Kamiesch et Sébastopol, je reconnaissais bien
encore la voix du canon; mais ce n'était plus le canon des ardentes
luttes, de la bataille passionnée et haletante dont j'avais emporté
l'accent. De la forteresse isolée où on les avait relégués, les Russes
continuaient à nous envoyer quelques boulets. Ils tiraient sur les
soldats qui, pour alimenter le feu du bivouac, allaient arracher les
poutres des maisons en ruines. Leurs projectiles égarés, vaine con-
solation de leur revers, écrasaient les derniers débris de leurs toits,
et faisaient éclater dans leurs cimetières jusqu'aux pierres de leurs
tombes.
Je vis encore tomber la neige et s'épanouir la verdure dans cette
contrée où j'avais déjà vu le ciel et la terre changer bien souvent de
robe et d'humeur. Je pourrais raconter ma vie sous la nouvelle tente
qui abrita mes songeries, je ne l'essaierai point. Notre existence à
chacun est semblable à un cours d'eau, pour me servir d'une com-
paraison biblique, non point seulement parce qu'elle va se perdre
en des lieux inconnus, mais parce qu'elle réfléchit toutes les figures
près de qui Dieu l'a fait passer. Celui dont la vie n'est qu'un ruis-
seau peut réfléchir d'immenses images. Qu'il montre son humble
miroir au moment où les grands reflets s'y projettent; qu'il le cache
quand ces reflets ont disparu. Voilà ce que je me suis dit en com-
mençant ce récit, et voilà pourquoi je ne demanderai plus à la Cri-
mée que de me fournir deux tableaux.
Je commandais un jour un détachement de chasseurs d'Afrique
qui montaient la garde chez le général de Salles. Successeur du gé-
néral Pélissier aux attaques de gauche, le général de Salles avait di-
rigé le 8 septembre les efl'orts héroïques qui furent tentés contre
d'insurmontables obstacles. L'envie lui prit, par une belle matinée
d'hiver, d'aller voir en détail tous les lieux témoins d'une action
immortelle, depuis ce bastion du Mât, devant lequel le siège était
né, jusqu'à cette tour Malakof, où il avait si glorieusement fini. J'ac-
794 REVUE DES DEUX MONDES.
compagnai le général dans cette excursion. Plus d'une fois déjà j'a-
vais erré dans Sébastopol, mais jamais je n'avais aussi complètement
embrassé l'ensemble de ces imposantes ruines. Cette ville que je
retrouvais dans mon souvenir sous tant d'aspects variés et vivans,
qui m'était apparue d'abord, à la fin d'une journée d'octobre, calme,
silencieuse et comme endormie , reposant son front paisible dans la
clarté d'un soleil couchant, puis que j'avais vue ensuite tant de fois
violente, irritée, furieuse, élevant sa tète embrasée dans un ciel que
ses colères remplissaient d'éclairs et de bruits, maintenant je la
voyais morte, et morte d'une mort si violente que son cadavre était
déformé. Sauf deux ou trois édifices restés debout, et cependant
terribles à voir, rappelant ces blessés qui, par un effort surhumain,
conservent encore l'attitude et l'expression de la vie à leur chair
sanglante et mutilée, Sébastopol n'offrait plus aux regards qu'une
réunion confuse de décombres. Pressées les unes contre les autres
dans un vaste espace, ces pierres, arrachées de leurs assises, dé-
pouillées de leur ciment, ayant perdu toute trace des formes que les
hommes leur avaient données, ressemblaient à une sorte d'océan à
la fois houleux et immobile,- à des vagues pétrifiées soudain, par une
volonté toute-puissante, au milieu de leurs fureurs. Yoilà ce qu'é-
taient les ruines des maisons. Pourrais -je dire ce qu'étaient les
ruines des forteresses? Je veux seulement parler de Malakof. Sur la
plate-forme où cette tour s'était effondrée, les débris qui domi-
naient, c'étaient des débris de fer. Éclats de bombes épais et larges
pareils aux fragmens d'une sphère, éclats d'obus minces et menus,
cruelles miettes d'un fatal banquet, sombres boulets avec des taches
de sang ; balles rondes, balles pointues, toute la pluie homicide que
répand la guerre de notre temps, les jours où elle ouvre ses réser-
yoirs, couvrait encore ce coin de terre. Je descendis de cheval, et je
visitai avec soin ce théâtre restreint d'une action si puissante. Mon
esprit n'avait pas besoin d'un grand effort pour retrouver dans tous
ses détails la scène que ces lieux avaient vue. Chaque madrier
abattu, chaque fascine arrachée me racontait ce qui s'était passé.
Je retrouvais l'étreinte brûlante de cette tour gorgée de canons, et
de la trombe humaine qui était venue s'abattre sur elle. C'était là
ce que me montraient mes yeux. Maintenant, pour retrouver la
puissance cachée qui avait lancé cette trombe et l'avait faite invin-
cible, je songeais à notre armée, dont je cherchais le souffle en mon
cœur.
La dernière fois que je vis Sébastopol, ce fut au printemps, pres-
que à l'entrée de l'été. Depuis quelques semaines, nous connaissions
la conclusion de la paix, et nombre de troupes déjà étaient rentrées
en France. Sur le point de quittera mon tour cette terre où j'étais
arrivé parmi les premiers, je voulus adresser un adieu suprême à
H la ville dont mon esprit s'était si souvent inquiété. Cette fois je partis
^ seul pour l'excursion où ma fantaisie m'entraînait. Je trouvai à ces
ruines un aspect sous lequel je ne les avais pas vues encore. Le prin-
temps, qui, semblable à la jeunesse, joue avec toutes les afflictions et
toutes les majestés, avait paré ces débris d'un charme inattendu de
verdure. Un grand nombre de ces maisons, maintenant gisantes sur
le sol, possédaient autrefois des jardins où quelques arbustes avaient
été épargnés. Ces arbustes avaient fleuri dans le deuil de leurs an-
ciens asiles, et les voilà qui, élevant leurs têtes entre des décombres,
parfumaient de leurs chevelures la cité couchée sur son lit funèbre.
J'étais entré dans la ville par un cimetière où je m'étais longtemps
arrêté. Voisin d'un bastion célèbre, ce cimetière avait été le théâtre
d'une lutte acharnée; pas une seule de ses tombes qui ne portât
les stigmates de ce combat. Une chapelle peinte de couleurs claires,
à la manière orientale, se tenait droite et solitaire parmi ces sé-
pulcres suppliciés dont elle semblait la mère douloureuse ; cette
église aussi avait cruellement souffert : à l'extérieur, elle montrait
d'immenses plaies, et son intérieur, où je pénétrai, était rempli
d'une tristesse navrante. Aucun signe sacré ne rayonnait plus dans
ce sanctuaire. Sur des murailles nues, où s'étaient appuyées des
mains sanglantes, au lieu de ces figures, semblables, sur leurs fonds
étincelans, à des âmes dans l'extase dorée de la prière, on voyait
des inscriptions soldatesques, des noms obscurs tracés avec la pointe
d'une baïonnette, de bizarres dessins à la craie, enfin les outrages
dérisoires dont le destin accompagne presque toujours ses rigueurs;
mais autour de ce temple dévasté régnait dans toute sa puissance
[cette grâce printanière dont je parlais à l'instant. Une herbe émue
[frémissait aux fentes des tombes, et les plantes grimpantes, ces bras
aimans et mystérieux de la nature, commençaient à serrer les murs
déchirés de la chapelle dans leurs vigoureux enlacemens.
J'avais envie de visiter depuis longtemps dans Sébastopol une des
rares maisons qui avaient survécu à l'assaut. La maison que je vou-
lais voir était un assez vaste édifice d'une physionomie agréable et
régulière, dont les murs blancs étaient Surmontés par un de ces
toits vert tendre chers au goût moscovite. On l'avait affectée, de-
puis notre victoire, à diverses destinations, et l'une des salles ser-
vait aux séances d'un conseil de guerre. J'étais entré dans cette
grande pièce, meublée de ces bancs en bois luisant qui décorent
toute enceinte où se rend la justice, et que je ne puis jamais regar-
der sans songer aux pauvres hères qui me semblent y avoir laissé
comme les traces d'une sueur douloureuse. Soudain cette chambre
déserte se remplit d'une singulière obscurité. Je m'approchai de la
fenêtre, et je m'aperçus qu'un orage fondait sur la ville, un de ces
796 KETUE DES DEUX MONDES.
orages de printemps , rapides, passagers, mais violens, qui s'abat-
tent tout à coup sur la terre, la couvrent d'une ombre sinistre, mais
s'évanouissent au bout d'un instant dans un ciel rafraîchi et par-
fumé. Je m'accoudai sur la croisée dont je m'étais approché, re-
gardant les jeux de la tempête au milieu d'une ville en ruines, et
attendant pour sortir de mon gîte que ces sombres ébats fussent ter-
minés. Un léger bruit, à quelques pas de moi, me fit tourner la tête;
j'aperçus, sur le seuil d'une porte qui venait de s'ouvrir, un homme
grand, au visage sérieux, tenant un bâton à la main et vêtu de cette
longue capote grise que portent les officiers russes. C'était un offi-
cier russe en efî*et qui se montrait à mes yeux. Cet ancien habitant
de Sébastopol , à la faveur de la paix nouvellement conclue, était
- venu visiter les lieux où sa cause avait noblement succombé. L'orage
l'avait surpris à travers ces chemins autrefois des rues , des rues
bordées de maisons connues de ses yeux, peut-être de son cœur, au-
jourd'hui devenus des sillons dans un champ de pierres. Il était
entré, pour se mettre à l'abri, dans la seule demeure qui près de lui
fût encore debout. Il s'y présentait avec une dignité modeste et
triste. Il me demanda en français s'il lui était permis de pénétrer
dans la pièce où ma promenade m'avait conduit. L'accent et les
traits de ce pèlerin, errant sur le sol dévasté de son pays, restera
au fond de ma mémoire. J'ai eu là une de ces visions qu'on n'oublie
point : les années peuvent venir, elles n'empêcheront pas que dans
cette image, enfumée et jaunie comme la toile des vieux maîtres,
une émotion puissante, l'émotion même de la vie, ne réside toujours.
Dieu nous préserve de soufî'rir jamais dans notre patrie. Nous
ignorons bien souvent quel lien nous attache à cet être fait de ciel,
d'âme et de terre. Beaucoup de gens croient leur cœur un rocher à
l'endroit d'émotions qui leur semblent vaines, exagérées ou factices.
Que ce rocher soit touché soudain, parla baguette de quelque grand
événement, d'une joie ou d'une douleur publique, ils comprendront
quelle source vient d'en jaillir, aux larmes chaudes qu'ils sentiront
dans leurs yeux. A mon second retour de Grimée, je retrouvai la
France avec bonheur. Cette fois ma joie n'était plus empoisonnée
par la pensée de ce qui se passait loin de moi. Malgré toutes les
clartés lointaines dont mon cerveau était rempli, jamais je n'avais
trouvé tant de charme à l'air que je respirais de nouveau. J'ai dit
sur la Crimée tout ce que je m'étais proposé de dire. C'est vers ce
pays que notre gloire guerrière s'est élancée, quand elle a brisé la
pierre du sépulcre où on la croyait ensevelie. Maintenant c'est sous
le ciel italien que nous allons retrouver le divin fantôme.
Paul de Molènes.
r
LE
ROMAN DE FEMME
EN ANGLETERRE
MISS MULOCK.
John Halifax, gentleman. — II. The Head of tlie Family. — III. Rmnantic Tale^
— IV. A Life for a Life, etc. (1).
I
Elles sont nombreuses, les spinsters lettrées du royaume-uni. Sans
même parler de la génération passée, est-il besoin de nommer miss
Brontë, miss Graik, miss Yonge, miss Sewell, miss.Kavanagh, miss
Evans (2), miss Ogle (3), enfin miss Mulock, l'auteur de John Ila-^
lifax^ l'une des dernières venues et l'une des plus remarquables?
Avant de nous occuper exclusivement de miss Mulock, il est bien
permis, ce nous semble, de réfléchir sur cette espèce de phénomène
social. Que signifient ce goût si marqué, cette aptitude si particu-
lière des misses anglaises pour l'étude et la peinture des passions
(1) Les antres ouvrages de miss Mulock sont : Olive, the Ogilvies, Domestic Stor.ies,
Nothing New, A Woman's Thoughts about Women. Encore ne donnons-nous pas, il
s'en faut, le catalogue complet. Nous omettons les livres destinés à l'enfance, les poé-
sies, les essais dispersés dans les journaux, magazines, etc.
(2) Miss Evans est l'auteur pseudonyme des Scènes of Clérical Life et de Adam Bede,
dont la Revue a rendu compte dans ses livraisons du 15 août 1856 et du 15 juin 1859.
(3) Sous le pseudonyme d'Ashford Owen, miss Ogle a fait paraître A lost Love, que
la Bévue a donné dans ses livraisons du 15 juillet et du 1" août 1859.
798 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'elles devraient, ce semble, ne connaître que par ouï-dire? Que
signifie aussi cette tendance, si nettement accusée dans leurs écrits,
vers l'analyse des problèmes les plus sérieux, les plus ardus, et jus-
qu'à ces derniers temps les plus inaccessibles pour une femme,
même mariée? Nous admettons bien, pour répondre à cette dernière
question, que les romanciers ont montré le chemin à leurs innocentes
émules; toujours est-il à remarquer que celles-ci deviennent de plus
€n plus graves, religieuses, moralisantes et prédicatrices, tandis que
les modèles dont elles semblent s'être inspirées reviennent de plus
en plus au cadre du roman pur et simple, du conte d'autrefois, écrit
<( pour narrer, non pour prouver, » pour amuser plus que pour in-
struire. Encore quelques pas des uns et des autres dans cette dou-
ble voie, et l'on pourrait assister à un curieux échange de rôles : les
hommes brodant au tambour et faisant de la tapisserie, tandis que
ces viriles jeunes personnes (toutes ne sont pas si jeunes, il faut le
croire) les rappelleront au culte des mâles vertus, leur prêcheront
les grands sacrifices, les austères dévouemens, et tantôt armées de
la Bible, tantôt de quelque traité d'économie politique, leur diront
€n quel sens et par quels moyens les grandes réformes sociales peu-
vent s'accomplir.
Pour le moment, il suffit de constater ce qui se passe. Les hommes,
mêlés de bonne heure et pour toujours à la vie de plus en plus active,
de plus en plus absorbante, que nous font les mœurs actuelles, se trou-
vent par là même privés des loisirs impérieusement exigés pour la
composition de ces œuvres longues et patientes que le mot de « ro-
man » qualifie si mal. Ils agissent trop pour rêver assez; ils se dis-
persent trop pour arriver au degré voulu de concentration et d'at-
tention. La foule humaine passe trop rapide et trop mobile sous
leurs yeux pour qu'ils puissent en détacher des types choisis avec
réflexion, étudiés avec amour. Les affaires sont là d'ailleurs qui do-
minent leur pensée et réclament leurs soins assidus : parmi les
affaires, les distractions impérieuses, elles aussi, qui s'imposent et
ne laissent pas son cours à l'élaboration continue d'une pensée uni-
que. Un dîner de club prépare mal à une scène pathétique. Suppo-
sons Jean-Jacques allant retrouver son Héloïse à l'issue d'un mec-
ling philanthropique, Bernardin de Saint-Pierre pensant à Virginie
au sortir d'une exhibition industrielle, et nous aurons une idée as-
sez nette de la situation difficile où se trouve le romancier anglais
de nos jours. Faites-vous au contraire l'idée d'un de ces intérieurs
paisibles, bien ordonnés, doucement comfortables , tant de fois dé-
crits par miss Mulock et ces autres misses dont nous venons de
parler : cottage propret, où le bois de chêne brille à l'égal du cuivre,
tant le cuivre et le bois sont minutieusement soignés ; partout de3
LE ROMAN DE FEMME EN ANGLETERRE. 79^
tapis qui éteignent le bruit des pas, partout des rideaux qui étei-
gnent l'éclat du jour. La houille flamlDe dans la grille d'acier poli,
la bouilloire chante près de l'âtre incandescent. La religion du
bien-être a là ses commandemens très absolus, très obéis. La
femme et les filles, — quatre ou cinq belles jeunes personnes, —
en sont les prêtresses assidues et laborieuses. Le joug leur pèse à
peine et leur laisse une belle dose d'indépendance. La « librairie
circulante )> pourvoit à l'emploi des heures de loisir; deux fois par
mois, plus souvent même, elle envoie sur ce guéridon encombré
de fleurs une vingtaine de ces beaux volumes gaufrés et dorés qui
font honte à la parcimonie des éditeurs du continent. Entre le cha-
pitre de la Bible qu'on a lu le matin et le sermon qu'on lira le soir^
Charles Dickens, Thackeray, E. Bulwer, Samuel Warren, Anthony
Trollope, Charles Kingsley, ont leur place, et ils se la font plus
considérable que ne la voudraient les grands parens, toujours un
peu inquiets de ces intrus^ plus ou moins périlleux. Placez dans de
telles conditions une conception vive , une intelligence active et
curieuse, une jeune âme vibrant aux moindres souffles venus du
beau pays des rêves : il est aisé de prévoir ce qui arrivera. Ce nid
charmant est très exactement clos, songez-y. Nous sommes en pro-
vince. Les garçons de la famille sont dispersés au loin et n'amènent
pas d'amis. Un jeune homme étranger, et qu'on pourrait supposer
dangereux, pénétrerait aussi bien derrière les estacades du Pei-ho
que derrière les haies épineuses qui servent de remparts à cet enclos
verdoyant et fleuri. D'ailleurs les don Juan sont rares chez nos voi-
Isins, et Chérubin, en Angleterre, a juré les trente-neuf articles de la
liturgie avant d'être reçu à Oxford ou à Cambridge. Que vont devenir
les songes de la jolie recluse? à quoi se prendra sa fantaisie ailée^
qui, comme l'alouette en cage, dévore l'espace étroit? Cette ques-
tion n'a pas besoin de réponse pour qui sait combien de papier azuré,
combien di ultra fine steelpens, combien de faveurs blanches ou roses
se consomment dans un intérieur comme celui que nous venons de
décrire.
Du petit bureau où se dissimulent timidement les premières com-
positions d'une jeune fdle , — Dieu sait avec quelle émotion, quel
tremblement et dans quel profond secret elles furent commises ! —
par quel miracle arrivent-elles au grand jour? Ceci est le secret ou
d'un père orgueilleux, ou d'une mère économe, ou d'un vieil ami
bien avisé qui « a des relations à Londres, » et qui sait qu'une cin-
quantaine de guinées ne seront point mal venues, — tout au con-
traire, — dans le trésor sagement administré, mais parfois insuffi-
sant, où ce petit monde puise sa vie de chaque jour. De manière ou
4' autre, un premier oiseau prend son, vol, un premier manuscrit est
I
800 REVUE DES DEUX MONDES.
livré aux aventures de la publicité. Si cette redoutable épreuve est
subie sans trop d'insuccès, quelle joie, quel enivrement, quelle am-
bition! A côté de l'inspiration littéraire, à côté du démon poétique,
le génie industriel, — un génie anglo-saxon, — vient alors essayer
ses ailes ; c'est, après tout, le génie protecteur du foyer domestique,
le génie allemand qui habite la mine d'or, un Ariel qui bat monnaie,
un aimable lutin qui, par des procédés magiques, transforme en un
paquet de bank-notes quelques ramettes de cream-laid barbouillées
de menus caractères, et dont l'épicier du coin ne donnerait pas six
pence ^ — après les avoir pesées, bien entendu. La jeune miss se
sent doublement rehaussée à ses propres yeux, et par la conscience
de son talent, et par le rôle nouveau qu'il lui assigne. Elle était
moins qu'une simple femme, elle est un vaillant et productif ouvrier.
Elle a une profession lucrative ; elle représente un capital considé-
rable. Elle vaut^ comme disent les Anglais, elle vaut [she is ivorth)
tant de livres sterling par an. Étonnez- vous de sa joie, étonnez-vous
de son triomphe, étonnez -vous que d'autres aspirent à un triomphe
pareil !
Nous n'avons pas prétendu, — on le croira sans peine, — racon-
ter ainsi sous forme purement hypothétique la biographie de miss
Mulock ; mais ce que nous voulions expliquer dès le début de cette
étude, c'est le nombre toujours croissant, chez nos voisins, des
jeunes filles qui se pressent sur les traces de miss Edgeworth et de
miss Burney : deux grands noms d'autrefois, dont le second résiste
moins que le premier à la dure épreuve du temps. Et maintenant
nous allons avoir à rechercher, — ce qui ne sera peut-être ni sans
intérêt ni sans profit, — quel caractère particulier revêt cette litté-
rature spéciale, — la littérature du home, du coin du feu, de la table
à thé, — quel est son idéal, quels sont ses héros, ses tendances et
sa portée.
I.
Il nous semble, sans avoir vérifié le fait, que miss Mulock a dû
préluder à ses romans par les deux séries de contes romantiques et
d'histoires domestiques qu'on réédite en ce moment. Ses Romantic
Taies sont des compositions de courte haleine , mais fort étudiées,
où se révèle un goût marqué pour les poésies légendaires du nord
et du midi de l'Europe. Ce serait chez nous chose assez extraordi-
naire qu'une jeune fille arrangeant en prose poétique une visa da-
noise, et nous initiant aux mythes de la théogonie norse. Ces ex-
cursions dans le passé le plus lointain et dans les régions les moins
connues sont familières à miss Mulock. Elle nous dira, si nous vou-
LE ROMAN DE FEMME EN ANGLETERRE. 801
Ions, ce qu'est Yhyldemoer ou le kong-tolv (1). Son esprit voyageur
aime aussi la Grèce fabuleuse et les rites les plus antiques du culte
hellénique. Tel de ses récits {Erotion) nous fait assister aux fêtes
mystérieuses de Diane Triformis^ telles qu'on les célébrait dans ce
temple de Tauride où Iphigénie, fille d'Agamemnon, remplissait les
fonctions de grande- prêtresse. Un instant après, nous sommes à
Rome, sous Dioclétien, et parmi les martyrs de la foi chrétienne.
Cleomencs the Greek est comme une variante de la Fabiola du car-
dinal Wiseman. L'auteur de cette pâle réminiscence des Martyrs est
plus savant peut-être, mais miss Mulock est plus pathétique. The
Rosicrucian nous transporte en pleine Allemagne du moyen âge,
à Cologne, dans ces sombres laboratoires où, après la mort de Chris-
tian Rosencreutz, ses disciples enfermèrent les secrets de leur secte,
révélés en fin de compte, cent vingt ans plus tard, par l'alchimiste
Michel Meyer (2). Ces brusques transitions d'un temps à un autre
temps, ces voyages d'une mythologie à une autre mythologie, ne
laissent pas, comme on pense, d'engendrer quelque fatigue, et l'es-
prit se lasse promptement de ces caprices d'une imagination fer-
v«ente que trop d'études diverses semblent surexciter. On s'en aper-
çoit au plaisir singulier qu'on éprouve lorsque, tout au bout de ce
volume, où beaucoup de talent, de style et de consciencieux tra-
vail a été assez inutilement prodigué, on rencontre une simple fan-
taisie dans le genre des Chrismas-Tales de Dickens. Il semble que
l'auteur, au contact du sol natal et par cela seul qu'il traite un sujet
)ntemporain, retrouve tout à coup sa force, comme le lutteur an-
ique. Par l'effet de sa juxtaposition peut-être autant que par son
lérite, A Life Episode brille d'un éclat singulier dans ce recueil,
►ù il semble avoir été admis à regret.
Un homme, le premier venu, — donnons-lui, pour qu'il en ait un,
[e nom de Tristan, — s'achemine un beau soir de juin à travers les
•ues de Londres, du côté de la Serpentine, cette petite rivière en
liniature si connue des promeneurs de Hyde-Park. Le soleil vient
le disparaître à l'horizon. Quelques pêcheurs obstinés continuent à
laisser tomber leurs lignes. Du haut de l'unique pont jeté sur ce
petit affluent de la Tamise , Tristan , qui affecte les allures de la flâ-
nerie désintéressée, les contemple avec une singulière attention. Son
regard ne quitte pas la surface moirée et miroitante des flots que
plisse la brise; mais sa pensée accompagne et suit la ligne jusqu'au
fond de l'eau. — Qu'y a-t-il là? se demande-t-elle. — Du repos, se
(1) Vhyldemoer est un lutin danois qu'on suppose habiter l'intérieur du sureau. Le
kong-tolv (roi -douze) est un des génies couronnés (elle-îcings) qui se partagent le.
royaume des fées, connu sous le nom de Zealand.
(2) Dans le livre intitulé Themis Aurea, publié en 1615.
TOME XXV. 51
802 BEVUE DES DEUX MONDES.
répond l'homme las de vivre et de lutter. — Sans creuser plus avant
cette pensée de mort, il attend. L'heure passe. Les pêcheurs, un à
un, quittent le bord. Le crépuscule pâlit. Quelques rires d'enfant,
un rouge-gorge qui chante sous les feuilles, on n'entend plus que
cela; bientôt on n'entend plus rien. Tristan s'est assis sur le parapet
du pont. Un passant le regarde , comme étonné de le voir là. Par
contenance plutôt que par appétit, Tristan tire un morceau de pain
de sa poche. L'instant d'après survient une pauvre femme portant
un enfant dans ses bras. L'enfant affamé regarde le pain de Tristan,
qui le lui donne sans regret, que dis-je? avec une sorte d'orgueil
farouche. — a Je viens de donner au monde, pense-t-il, ce que le
monde ne me rendrait peut-être pas, le mauvais débiteur qu'il est! »
Puis l'attente désespérée recommence. La nuit se fait, le froid vient.
Une sorte de torpeur enveloppe Tristan, qui n'entrevoit plus qu'à
travers un vague brouillard l'onde privée de reflets, la noire sil-
houette des arbres et quelques étoiles perdues dans l'immensité du
ciel. Le parapet auquel le malheureux s'appuie semble tout à coup
céder sous son poids; l'abîme l'appelle, il s'y laisse aller; l'eau
l'enveloppe de sa caresse glacée, la mort l'enserre de sa froide
étreinte... Mais au lieu de l'anéantissement qu'il cherchait, une vo-
lonté suprême, un effort désespéré le ramènent à la surface. Une
fois là, son âme ailée, dégagée des liens du corps, prend son essor
et plane, invisible, sur le monde vivant. Le corps lui-même, qu'elle
contemple en frissonnant, — car elle se sent coupable de meurtre,
et ce corps est sa victime, — flotte au gré de l'eau paisible qui le
berce d'une rive à l'autre et lui donne, par ses ondulations indé-
cises, une bizarre apparence de vie. Cependant, contre le remords
qui l'oppresse, cette âme criminelle veut réagir. — « Après tout, se
dit-elle, ce monde m'a été amer et dur. J'y ai cherché le bien, et
ne l'y ai point trouvé. Mes prétendus amis m'ont leurre d'espérance,
et ont laissé la faim me creuser les entrailles. Jusqu'aux miens,
même chair et même sang que moi, qui m'ont impitoyablement
tourné le dos! J'ai eu à me méfier de l'amour lui-même, et mes
méfiances n'étaient-elles pas fondées? Maintenant encore est-il un
seul être qui s'occupe de ce malheureux que la mort a saisi?...
Yoilà ce que je voudrais savoir... »
A peine ce vœu posthume est-il formé que, sur les noires ailes de
la mort, l'âme se sent emportée vers la grande ville endormie. Elle
arrive devant une porte à laquelle Tristan, quelques heures aupa-
ravant, était venu frapper; cette porte ne s'était ouverte un instant
que pour se refermer ensuite sur lui comme sur un solliciteur im-
portun et pour jamais consigné. Là réside un de ces hommes d'af-
faires enrichis par le travail, endurcis par le choc continuel des in-
LE ROMAN DE FEMME EN ANGLETERRE. 803
térêts hostiles, pour qui les minutes valent des heures, dont le parler
est bref, le front sévère, l'abord presque terrifiant. Tristan est venu
à lui déjà ulcéré par mille espoirs déçus, mille promesses hypocrites,
mille insolens refus. Entre le riche qu'on obsède et le pauvre qui
s'humilie en frémissant, l'harmonie ne s'établit pas d'elle-même.
Le mépris chez le premier, chez le second la haine envieuse existent
à l'état latent avant le premier mot échangé. Il suffit du moindre
heurt pour que de ces deux âmes diversement électrisées jaillissent
l'éclair et la foudre, et c'est ce qui est arrivé ce jour-là; mais de-
puis le temps a marché. Cet homme d'argent si préoccupé, si sou-
cieux, si raide à ses heures de travail et devant son bureau, le voilà
auprès de sa femme qui l'entoure de mille soins, calmé, humanisé
par la présence de ses enfans qui jouent autour de lui, sous la bé-
nigne influence du foyer qui rayonne et de la lampe qui jette ses
plus douces clartés. Le banquier s'efface, le père de famille a reparu.
Le nom de Tristan , comme par hasard , est tombé des lèvres de sa
femme, ingénieusement protectrice. « Pauvre diable! ne pourrait-on
rien pour lui? » La première réponse se devine assez : « un imper-
tinent,... un sot,... esprit mal fait, susceptibilité ridicule!... » Mais
la femme insiste, adroitement, légèrement, tournant l'obstacle sans
le heurter, et déjà l'impitoyable Crésus reprend sa vraie nature,
plus serviable et meilleure qu'on ne veut la croire. « Après tout, dit
le banquier, j'aurais voulu lui être utile,... ne fût-ce que par égard
pour la mémoire de son père,... un bien digne homme, et que j'ap-
préciais à sa valeur. . . — Vous trouverez bien quelque chose pour
son fils? — Eh! sans doute... J'y songe déjà depuis quelques jours...
Je crois que j'ai son affaire... Nous verrons cela dès demain... Pauvre
Tristan! »
L'âme, étonnée et confuse, n'en veut pas entendre davantage. Elle
reprend son vol, et la voici qui, sur sa route, retrouve la triste men-
diante dont l'enfant a reçu le dernier morceau de pain de Tristan.
Cette femme est tombée de lassitude au coin d'une porte où vient
la relancer un ivatchman d'apparence rébarbative. En somme, et
-après s'être fait rendre compte de sa pénible situation, le ivatchman
s'émeut, lui aussi, comme le banquier de tout à l'heure, et par-
tage son frugal souper avec la pauvre mère affamée. « Eh bien! dit
celle-ci, le monde est meilleur qu'on ne le fait... Mange, mon petit
Johnny, mange et prends patience!... Demain ne sera pas long à
venir. »
Ces derniers mots renferment une leçon sévère pour l'âme qui
n'a pas voulu attendre ce même lendemain, et qui commence à s'en
repentir. Elle s'en repentira mieux encore quand elle verra le frère
de Tristan, poursuivi dans ses rêves par le regret des différends sur-
80A REVUE DES DEUX MONDES.
Tenus entre eux, se lever inquiet pour aller s'assurer de son retour-
au logis commun. Enfin, et c'est la punition suprême, par-dessus
l'épaule de la jeune governess que Tristan aimait et dont il a crui
pouvoir soupçonner la tendresse, son âme lit une lettre où sont ex-
primés avec une éloquence simple et vraie les sentimens les plus^
purs, les plus dévoués. (( Pourquoi donc m' avoir ainsi quittée? Pour-
quoi dire que je ne vous ai jamais aimé, vous, Tristan, ma seule-
joie, ma consolation ici-bas?... Depuis mon enfance, je n'ai vécu
que pour me rendre digne de vous. C'est la pensée d'être votre
femme un jour qui a fait ma force et ma pureté. Et parce que je ne
réponds pas à l'appel de votre désespoir, parce que je ne vous écoute-
point quand vous me dites : « Défions le sort, sois à moi; demaîn?
nous mourrons ensemble! » vous dites que je ne vous aime pas...
Tous dites aussi que je méprise votre pauvreté!... Je vous pardonne
jusqu'à cette pensée outrageante... Et maintenant écoutez -moi.-
Fallût-il, pauvres tous deux, attendre le moment de nous unir jus-
qu'au jour où l'âge aura blanchi nos têtes, je vous attendrai, mon
ami... Mais ne craignez pas ceci,... prenez courage... Vous monterez
pas à pas au rang qui vous est dû... Mon amour vous sera un stimu-
lant salutaire, une force, une énergie toujours nouvelles. Vous ne
savez pas quels obstacles un tel amour peut dompter. . . » Ainsi écrit
Maud, la vaillante et dévouée créature, et l'âme errante, l'âme du
mort, devant ce témoignage irrécusable de l'amour qu'il a si misé-
rablement méconnu, est saisie d'un désespoir inexprimable. C'est
alors, c'est au plus fort de cette angoisse amère que le malheureux
'Tristan se réveille, sous le parapet du pont de la Serpentine, à la
clarté sereine d'une pleine lune d'été. Un songe salutaire lui a mon-
tré la réalité, qu'un désespoir prestigieux dérobait à ses yeux trou-
blés.
Ce récit de quelques pages, égaré parmi des conceptions beau-
coup plus ambitieuses, nous semble, • — et ceci est une simple con-
jecture , — avoir dû être un des pas décisifs que l'auteur a faits
vers sa véritable voie, celle où son talent s'est pleinement déve-
loppé. Comme beaucoup d'imaginations jeunes et ferventes, miss
Mulock, imbue, on le voit, de poésie et de littérature savante, ris-
quait d'étouffer, par excès de culture, les dons naturels qui consti-
tuent sa valeur individuelle, son originalité, sa puissance. Certaines
plantes dépaysées meurent ainsi, victimes de trop de soins, dans le
sol trop riche où l'on enfouit leurs vigoureuses racines. Si elle a
échappé à ce danger, nous sommes tenté d'affirmer qu'elle l'a dû à
l'influence, très notable sur bien d'autres talens, du chef-d'œuvre
de miss Brontë. Jane Eyre date de 18Zi7. Deux ans après parut le
maiden-novel de miss Mulock, the Ogilvics, début remarquable et
k
LE ROMAN DE FEMME EN ANGLETERRE. 805
remarqué, où la critique nota des pages que les maîtres du genre
eussent signées (1). Olive, the Head oflhe Family, Alice Learmont,
Agathcis Ilusband, se succédèrent ensuite d'année en année jus-
qu'en 1856, où parut le roman qu'on estimait encore tout récem-
ment le meilleur titre littéraire de miss Mulock , puisque , obstinée
à cacher son nom, elle s'intitule elle-même V auteur de John Ha-
lifax.
La donnée de ce livre est aussi anglaise que possible. C'est la
biographie d'un homme parti du dernier degré de la misère, et qui
s'élève aux premiers rangs de l'ordre social, sans jamais déroger à
cette noblesse de sentimens, à cette délicatesse particulière dont le
génie britannique veut faire l'apanage exclusif d'une caste, le don
héréditaire d'une race d'élite. John Halifax, ce pauvre petit garçon
affamé qu'on nous montre, au début du livre, tout heureux de ga-
gner quelques pence en s'attelant au fauteuil roulant d'un jeune in-
valide , John Halifax est en eflèt un gentleman. Sous ses guenilles,
il porte, richesse unique, la petite bible de famille, — une bible
grecque-anglaise, soit dit en passant, — qui atteste ce fait important
et décisif. Lisez en effet ces mots, inscrits au revers de la couver-
ture : Ceci est le livre de Guy Halifax. — Guy Halifax, gentleman,
a épousé Muriel Joyce en Van du Seigneur \11^ et le 17 mai. —
John Halifax est né /^ 18 juin 1780. — Guy Halifax est mort le
h janvier 1781. Le livre n'ajoute pas que Muriel Joyce a suivi son
mari dans la tombe; mais comment en douter, puisque leur enfant
erre maintenant abandonné à la grâce de Dieu, couchant l'hiver
dans les granges, l'été à la belle étoile, et gagnant comme il peut,
mais sans le mendier jamais, ce pain quotidien que Dieu ne lui donne
pas tous les jours?
A ce dur régime, son corps s'est endurci, son âme s'est fortifiée.
Il a compris que, pour un duel comme celui qui est engagé entre
lui et la misère, il faut une indomptable énergie. « Gomme vous êtes
grand et fort pour votre âge! lui dit, non sans un soupir d'envie, le
pauvre adolescent infirme qu'on a placé pour quelques minutes sous
sa protection. — Vous trouvez?... répond John. Tant mieux! j'aurai
besoin de ma force. — Et pourquoi? — Pour gagner ma vie. — Quel
a été votre métier jusqu'ici? — J'ai fait tous ceux qui se sont offerts...
Je n'ai appris aucun état. — Youdriez-vous en avoir un?... » A cette
question bienveillante, John Halifax ne répond pas tout aussitôt. H
hésite, car il veut être franc, et craint que sa franchise ne soit dé-
placée. (( J'ai quelquefois songé, dit-il enfin, que j'aimerais à être
(1) Par exemple la mort de Leigh Pennythorne, qu'on a comparée à celle du petit
Dombey (dans le Dombey and Son de Dickens), et qui n'a été trouvée ni moins vraie ni
moins touchante.
806 BEVUE DES DEUX MONDES.
comme mon père. — Et qu'était-il, votre père? — Un scholar et un
gentleman. )>
Le scholar ne sait pas encore lire, et le gentleman est fort heu-
reux de trouver chez le riche tanneur Abel Fletcher, — le père du
jeune malade, — un humble emploi de charretier. Figurez -vous
l'enfant de bonne race chargé d'aller recueillir de ferme en ferme
les peaux encore saignantes des animaux abattus, et de ramener à
l'usine ces hideuses dépouilles! N'importe : c'est une industrie régu-
lière, honnête. Elle nourrit son homme; John n'en demande pas da-
vantage pour le moment. L'avenir amènera d'autres chances, et il
s'en fie à lui-même pour ne les point laisser perdre. D'ailleurs un
sentiment élevé le retiendrait, à défaut de toute autre considéra-
tion, chez Abel Fletcher : c'est l'amitié qu'il a conçue pour le pauvre
enfant, déshérité de la nature, dont la Providence a fait l'instrument
presque passif de ce changement survenu dans sa destinée. John
éprouve pour Phinéas Fletcher un attachement tout à la fois pater-
nel et fraternel; il le protège de sa force, il s'inquiète de le voir si
maladif et si frêle. D'un autre côté/ il sent son infériorité d'éduca-
tion : il s'étaie des lumières que son ami a puisées dans le com-
merce des livres. Ils se comprennent, ils se complètent; chacun
d'eux se sent amoindri par l'absence de l'autre. L'inégalité de leurs
conditions respectives n'existe pas pour eux : Phinéas croit ferme-
ment à l'avenir de John, et à son propre avenir tout lui défend de
croire. Du reste, si l'un des deux mêle quelque raisonnement subtil
à ces effusions sympathiques qui les poussent l'un vers l'autre, ce
n'est certainement pas John Halifax. Un jour qu'il s'apitoyait sur
l'état maladif de Phinéas : — Ne me plaignez pas, lui répond ce-
lui-ci pour le consoler; je suis au fond très heureux : j'ai un bon
père, une existence paisible, et je crois que j'ai fini par trouver ce
qui me manquait, — un ami.
« A ce mot, continue Phinéas, il sourit, mais parce que j'avais souri moi-
même. Je vis qu'il ne me comprenait pas. Chez lui, comme chez presque
toutes les natures fortes et contenues, était une certaine lenteur à recevoir
les impressions du dehors. A la vérité, une fois reçues, elles y sont indélé-
biles. Moi qui différais de lui à tant d'égards, et entr'autres par la prompti-
tude, la vivacité de mes perceptions, j'aimais plutôt en lui cette résistance,
cette lenteur, qui auraient dû me choquer. Je ne fus ni blessé ni même con-
trarié qu'il ne parût pas apprécier, comme je venais de le lui rendre, tout
ce qu'il était devenu, tout ce qu'il pouvait devenir pour moi. Chaque intona-
tion de sa voix, chaque éclair de ses yeux, où l'honnêteté rayonnait, me révé-
laient un de ces caractères chez lesquels, pour un seul sentiment qui se ma-
nifeste, mille autres se dissimulent et restent muets: caractères solides dont
la clé de voûte peut servir de base à toutes les affections, et dans la solidité
desquels toute confiance peut être placée. Il demandait peut-être une longue
LE ROMAN DE FEJUME EN ANGLETERRE. 807
étude pour être compris; mais une fois compris, on comptait sur lui, et qui
une fois s'y était fié s'y fiait à jamais. »
C'est là, remarquons-le, le trait dis tinctif du gentleman^ une
loyauté inaltérable, une droiture que rien ne fausse. John Halifax
est appelé à déployer ces éminentes qualités, lorsque, quelques an-
nées après son entrée dans l'usine, où peu à peu il s'est élevé au
grade de commis, éclate une de ces révoltes que la famine ramenait
jadis périodiquement dans les districts manufacturiers de la Grande-
Bretagne. La première année de ce siècle, ou si l'on veut la dernière
du siècle passé, fut pour ce pays prédestiné à tant de crises, et qui
les traverse si bien, une ère de graves désordres. La force publique
ne protégea pas toujours ceux qu'on accusait d'être riches contre
ceux qui les rendaient responsables de la misère générale. Abel
Fletcher, en sa qualité de quaker, ne pouvait d'ailleurs solliciter
l'assistance des gens de guerre. De là. une situation spécialement
dangereuse. John Halifax, l'unique défenseur de l'usine attaquée, le
seul intermédiaire entre le manufacturier tenace et les insurgés
exaspérés par sa résistance, devient l'arbitre de cette lutte impie,
arbitre impartial s'il en fut jamais , car sa reconnaissance pour son
patron ne l'abuse pas sur le caractère trop rigide, trop absolu, des
refus qu'il oppose aux exigences de la multitude affamée, et d'un
autre côté les sympathies naturelles que John éprouve pour des
souffrances dont il a connu jadis Tinsupportable aiguillon ne lui
font pas oublier un instant que ces souffrances ne doivent et ne
peuvent jamais trouver leur remède dans l'émeute et ses dévasta-
tions aveugles. Il intercède vainement auprès d'Abel Fletcher, qui,
plutôt que de livrer aux riotcrs affamés la farine amoncelée dans
ses greniers, aime mieux la jeter sac après sac, de ses propres mains,
dans la rivière qui fait mouvoir les roues de sa meunerie; mais enfin
les forces épuisées du vieillard trahissent sa volonté de ne rien con-
céder à l'impérieuse nécessité du moment. John demeure livré à ses
propres inspirations, et dans la fermeté de ses actes, tempérée par
la modération de son langage, le gentleman se retrouve tout entier.
Il est d'ailleurs mieux placé que son patron pour se faire écouter de
la foule irritée : il a vécu dans ses rangs , il ne lui est ni suspect ni
antipathique, et quand un des insurgés qui viennent incendier l'u-
sine lui demande s'il a jamais su ce que c'est que souffrir la faim,
John peut répondre en toute conscience qu'il l'a soufferte mainte et
mainte fois, argument d'un grand poids en pareille circonstance.
L'usine sauvée, John a cessé d'être l'obhgé d'Abel Fletcher. C'est
bien ainsi que l'entend le vieux quaker, toujours austère et rude,
mais aussi toujours équitable. Et d'ailleurs, cette raison manquât-
elle, l'infirmité de Phinéas, son fils et son unique héritier, lui ren-
drait toujours à peu près indispensable le concours de cet actif et
808 REVUE DES DEUX MONDES.
précieux auxiliaire. On sent s'établir et prendre pied dans le monde
ce jeune homme sérieux, ferme, inaccessible aux faiblesses vul-
gaires, et qui, par l'énergie propre de sa nature, l'élévation de ses
instincts, remonte aux régions sociales d'où le sort l'avait rudement
précipité. C'est alors que pour la première fois une passion jusque-
là inutile, et par conséquent dédaignée, se fait jour dans cette exis-
tence scrupuleusement appliquée à son but.
Dans une ferme où Phinéas et John sont allés ensemble passer
quelques journées de printemps, se meurt un homme que les dés-
ordres et les chagrins ont usé plus que les années. Auprès de lui
veille son unique enfant, jeune fille au front sévère, au maintien
triste et digne , réservée en sa douleur, et comme absorbée par son
œuvre de dévouement filial. Phinéas s'occupe d'elle plus qu'elle ne
semble le désirer. John Halifax , moins attentif et toujours un peu
lent en ses impressions, semble ne pas savoir qu'elle existe. Dans
les relations qui s'établissent, après quelques jours, entre les quatre
locataires d'Enderley, il ne joue qu'un rôle tout secondaire. Il n'est
admis aux thés de M. March, — homme du monde et gentleman^ —
que comme le compagnon de Phinéas Fletcher, fils du riche négo-
ciant; mais il est de ceux à qui tout commencement importe peu.
Son silence expressif, les ménagemens de son assiduité, toujours
opportune, ont déjà favorablement prédisposé miss March, et lorsque
la pauvre jeune fille voit rapidement dépérir le malade qu'elle en-
toure de soins, lorsque la mort vient frapper entre ses bras l'être à
qui, depuis des années, elle se consacrait tout entière, ce n'est pas
Phinéas dont elle accepte l'aide bienveillante, mais inefficace : c'est
John Halifax qui a le bonheur de voir agréer ses services, offerts
d'ailleurs avec une délicatesse chevaleresque.
A la pensée que miss March, séparée de toute sa famille par les
fautes et les désordres de son père, n'a plus de parens ni d'amis sur
lesquels elle puisse compter, l'âme généreuse de John Halifax s'est
émue. Le sentiment qui l'attirait vers elle double de puissance. La
pauvreté qu'elle croit et déclare être son partage lui semble, à lui,
— vaillamment supportée comme elle l'est, — la plus belle et la
moins périssable des dots. — « Pauvre miss March! » s'est écrié
Phinéas. « Pourquoi l' appelez-vous pauvre? reprend John avec un
peu de hauteur. Elle n'est pas femme dont il faille prendre pitié.
C'est du respect qu'on lui doit. Vous le penseriez si vous l'aviez vue
ce matin, si douce, si sage, si courageuse. Phinéas! — et ses lèvres
tremblaient, — c'est à une femme de cette sorte que songeait Salo-
mon quand il disait : « Son prix est par-delà celui des pierres pré-
cieuses. ))
Mais ce joyau qu'il évalue si haut, osera- t-il en ambitionner la
possession? Il n'a que vingt et un ans. Sa carrière commence à peine.
I
LE ROMAN DE FEMME EN ANGLETERRE. 809
11 n'est encore que l'employé d'un maître tanneur. Miss March est
du monde, elle. Pour aspirer à sa main, le titre de gentleman semble
absolument requis. John Halifax sent et comprend que son dévoue-
ment n'a pas été méconnu, que ses qualités sont appréciées, que
son affection est prisée ce qu'elle vaut, enfin, pour tout dire en un
mot, qu'il est aimé. Tout cela suffit-il? Le doute en Angleterre est
permis, témoin certaines scènes vraiment caractéristiques. — Miss
March va quitter Enderley, quelques jours après les funérailles de
son père, pour aller résider à Nortonbury, — la ville même habitée
par les Fletcher et par John Halifax , — chez des parens riches et
nobles qui, dans sa détresse, l'appellent auprès d'eux. Quand elle
annonce sa détermination aux deux jeunes gens, c'est d'un air pres-
que joyeux et sans se douter de la portée qu'a pour eux ce parti
décisif :
« — Je resterai, dit-elle, quelques semaines chez mes parens. Combien de
temps passerez-vous encore à Enderley?
« Je ne savais au juste (1).
« — Mais, reprit-elle, vous résidez ordinairement à Nortonbury... J'espère
bien,... je compte que vous permettrez à mon cousin, M. Britlivvood, de
vous offrir chez lui ses remerciemens et les miens pour les bontés dont je
vous suis redevable en ces tristes circonstances.
« Nous ne répondîmes ni l'un ni l'autre. Miss March parut étonnée,— bles-
sée, — non, je dis trop, mécontente; mais son regard, venant à tomber sur
John, perdit son expression hautaine. Il redevint humble et doux.
« — Monsieur Halifax, reprit-elle, je ne sais rien de mon cousin, et vous,
je vous connais. Me direz-vous en toute franchise, — vous ne parlez jamais
autrement, — s'il y a quelque chose chez M. Brithvvood qui vous rende dés-
agréable d'entrer en relations avec lui ?
a _ C'est lui qui me regarderait comme indigne de cet honneur. — Telle
fut la réponse de John, nettement et fermement articulée.
« Miss March l'accueillit par un sourire d'incrédulité. — Quoi! dit-elle,
parce que vous n'êtes pas des plus riches... Qu'est-ce que cela peut faire?...
C'est assez pour moi que mes amis soient des gentlemen.
« — M. Brithvvood et beaucoup d'autres me contesteraient mes droits à
ce titre.
« Surprise, — et cette fois un peu plus que surprise, — la jeune gentlewo-
man fit un mouvement en arrière. — Je ne vous comprends pas tout à fait,*
dit-elle.
« — Permettez donc que je m'explique. — Et, le geste involontaire qu'elle
venait de laisser échapper réveillant en lui le sentiment de sa dignité, il lui
fit face avec un mâle orgueil. — Il est à propos, miss March, que vous
n'ignoriez pas plus longtemps qui je suis et ce que je suis, puisque vous
daignez m'honorer de quelque bienveillance. Peut-être eût-il mieux valu
me faire connaître plus tôt; mais ici, à Enderley, nous vivions sur un pied
d'égalité, de bonne affection...
(1) Le récit tout entier est dans la bouche d« Phinéas Fletcher.
810 BEVUE DES DEUX MONDES.
« — En effet, je n'en jugeais pas autrement.
« — Vous me pardonnerez donc de ne pas vous avoir dit,... ~ vous ne
m'interrogiez point et je n'étais que trop disposé à l'oublier, -— que nous
ne sommes point du même rang, — du moins la société ne nous envisage-
t-elle pas comme égaux, — et je puis douter que vous-même vouliez nous
accepter désormais à titre d'amis.
« — Pourquoi non ?
« — Parce que vous êtes une gentlewoman et que je suis, moi, un tra-
desman (1).
« Cet aveu fut évidemment pour elle un grave désappointement. Il n'en
pouvait être qu'ainsi, avec l'éducation qu'elle avait reçue. Elle s'assit, ses
longs cils s'abaissant sur ses joues, colorées tout à coup d'un plus vif incar-
nat, — et garda un silence absolu.
« La voix de John se raffermit, son accent devint plus fier. Il ne cherchait
plus ses mots maintenant.
« -- Mon métier, on ne manquera pas de vous l'apprendre à Nortonbury,
est celui de tanneur. Je suis commis-apprenti chez Abel Fletcher, le père
de Phinéas.
« — Monsieur Fletcher!... — Elle leva les yeux sur moi. Son regard ex-
primait une sorte de regret triste et bienveillant.
« —Précisément... Phinéas est un peu moins que moi au-dessous de votre
intérêt. Il est riche, lui; il a été bien élevé... J'ai eu à me former moi-
même... Il y a six ans, et pas davantage, que je débarquais à Nortonbury
comme un petit mendiant... Non, cependant, pas ainsi... Ou je travaillais,
ou je me passais de manger.
« L'accent passionné de ses paroles força pour ainsi dire miss March à
lever les yeux, mais elle les baissa presque aussitôt.
« — Oui;... Phinéas me trouva dans une ruelle, — mourant de faim...
Nous étions à la pluie, en face de la maison du maire... Une petite fille, —
vous la connaissez, miss March, — vint sur le seuil de la porte et me jeta
un morceau de son pain.
« Pour le coup elle tressaillit : — Quoi! s'écria-t-elle, c'était vous?
« — C'était moi.
« John se tut ensuite un instant. Quand il reprit la parole, ce fut du ton
le plus doux et le plus pénétré. ■— Je n'ai jamais oublié cette enfant. Bien
des fois, à l'heure où le mal me tentait, son souvenir m'a remis dans la
bonne voie,... le souvenir de sa douce figure et de sa compatissante bonté!»
Cette bonté qui a laissé un si durable souvenir à John Halifax avait
failli coûter cher à miss March. En lui arrachant brusquement le
couteau dont elle s'était servie pour partager son pain avec le petit
malheureux qui passait devant elle, une domestique maladroite lui
(1) Tradesman, mot à mot : homme de métier, un homme qui gagne sa vie à travail-
ler. Le gentleman et la gentlewoman, par opposition, sont de condition oisive et sub-
sistent d'un revenu indépendant; ils sont du monde et conventionnellement ont droit
à certains égards ; le tradesman n'en est pas , et il serait en bien des occasions aussi
déplacé de lui accorder tel ou tel privilège de courtoisie que de le refuser aux gens de
la classe réputée libro par exception. *"
LE ROMAN DE FEMME EN ANGLETERRE. 811
a fait une profonde entaille au poignet. La jeune fille porte encore
la cicatrice de cette blessure. John, avant de la quitter, — et pour
jamais, à ce qu'il croit, — lui demande pour faveur unique de con-
templer un moment cette marque qui est pour lui comme un stig-
mate sacré. Il saisit la main blessée qu'elle lui laisse prendre dans
un moment d'inexprimable émotion, et ses lèvres se posent un in-
stant sur la trace ineffaçable de leur première rencontre.
Il ne faut pas croire que ce soit là un baiser de fiançailles. Les ro-
mans de miss Mulock ne vont pas si vite en besogne. John Halifax
sait que miss March le préférerait à bien d'autres, si elle pouvait le
regarder comme du même monde qu'elle; mais il sait aussi que les
barrières qui s'élèvent entre elle et lui sont à peu près infranchis-
sables. 11 le sait, cherche sincèrement à l'oublier, se plonge dans le
travail comme dans les eaux du Léthé, chasse, repousse de bonne
foi l'image importune et chérie, mais tout cela vainement, jusqu'au
jour où il se trouve tout à coup rapproché de miss March, qui chez
ses riches parens mène une existence contraire à ses goûts, parmi
des êtres qu'elle ne saurait estimer. Son cousin Brithwood est un
de ces hommes que la fortune a gâtés de bonne heure, et dont l'im-
portance provinciale a développé l'orgueil aristocratique. Sa cousine,
lady Caroline Ravenel, jeune, vive, aimable et bonne, élevée à la
cour de Naples par la célèbre lady Hamilton, est d'une légèreté de
principes qui doit tôt ou tard la compromettre et peut-être la per-
dre. Les mœurs grossières de son mari la révoltent, et c'est à peine
si elle cache le mépris qu'elle ressent pour ce grand homme de pe-
tite ville.
C'est un caprice de cette jeune coquette qui appelle John Halifax
dans les salons ouverts par M. Brithwood à l'aristocratie du comté.
Elle l'invite à titre de Uon^ car le rôle qu'il a joué dans les émeutes
de Nortonbury l'a rendu populaire; appelé à Londres par M. Pitt, qui
a ouvert une espèce d'enquête sur ces troubles passagers, sa dépo-
sition claire, ferme, impartiale, a été remarquée du ministre et ci-
tée dans les journaux. John est donc une sorte de personnage. Seu-
lement, s'il était tenté de se prendre trop au sérieux, il doit s'attendre
à voir se dresser devant lui le mépris mal déguisé, l'hostilité à peine
contenue des patriciens auxquels il va se trouver mêlé. C'est ce qui
ne manque pas d'arriver. M. Brithwood éprouve un secret dépit à
voir entrer chez lui, sous le patronage de la moqueuse étourdie qu'il
a pour femme, un héros de tannerie. Ses hôtes partagent sa sur-
prise et son mécontentement. Le vide se fait autour de Phinéas et de
John, venus, — on devine bien pourquoi, — dans ce monde où ils
sont regardés à peu près comme des parias. Lady Caroline seule,
après un moment d'hésitation, a pris son parti. V homme du peuple,
— c'est ainsi qu'elle envisage et nomme John Halifax, — s'est pré-
812 REVUE DES DEUX MONDES.
sente à elle avec plus d'aisance et de grâce qu'elle ne lui en aurait
supposé. Elle se plaît bientôt à sa causerie simple et sérieuse. Le
difficile est de présenter officiellement cet « homme de rien » à son
vaniteux époux. En effet, dès que John Halifax lui est nommé, le
brutal squircy qui jusqu'alors avait fermé les yeux sur la présence
des deux intrus, se croit tenu de faire « une exécution. » Les termes
peu ménagés dont il se sert provoquent de la part de John, insulté
sous les yeux de miss March, des réponses irritées qui peu à peu
font dégénérer en une véritable scène cette simple altercation. Un
moment vient où les lèvres de Brithwood laissent échapper une
insulte qui froisse du même coup deux cœurs généreux :
« Ursula March traversa le salon et saisit le bras de Brithwood : — Mon
cousin, lui dit-elle, ce gentleman ne doit pas être traité devant moi autre-
ment qu'en gentleman. Mon père lui a dû plus d'un service.
« — Au diable votre père!
« La main droite de John sortit à l'instant même du gilet où il l'avait jus-
que-là tenue emprisonnée. Elle s'abattit sur l'épaule du riche et noble manant.
« — Taisez-vous! lui dit-il... Vous éviterez un malheur.
« Brithwood se dégagea de l'étreinte, se retourna vivement, et frappa John :
fatale insulte, la plus grave de toutes celles qu'un homme peut infliger à un
autre homme, et qui, à cette époque surtout, ne se lavait qu'avec du sang!
« John chancela. Pendant un moment, je crus qu'il allait se jeter sur son
adversaire et l'étendre d'une seule atteinte à ses pieds; mais il ne le fit point,
il ne rendit pas coup pour coup.
« Quelqu'un se prit à dire : — Il ne se bat point, c'est un quaker.
« — Non, répondit-il, toujours immobile et debout. Seulement son visage
était d'une pâleur de spectre, et sa voix rauque avait d'étranges intonations.
Non!... je suis un chrétien.
« C'était là une doctrine nouvelle; familière peut-être aux oreilles des
chrétiens de Nortonbury, elle n'avait guère été pratiquée par aucun d'eux.
Personne n'imagina de lui répondre. Ils ouvraient tous de grands yeux et
le contemplaient en silence. Deux ou trois s'écartèrent avec des sourires
méprisans et en levant les épaules. Ursula March lui tendit une main amie.
John la prit, et le calme se fit en lui à l'instant même.
« Alors on entendit murmurer ces mots : — M. Brithwood quitte la maison.
« — Qu'il s'en aille ! s'écria miss March, dont la colère éclatait encore dans
ses regards.
« —Pas ainsi,... cela ne doit pas être... Il faut que je lui parle... Per-
mettez...
« Et John, se dégageant doucement de la main qui le retenait encore, alla
droit à son brutal antagoniste : — Monsieur, lui dit-il,... je vous supplie de
rester chez vous... Je me retire à la minute même... Et pour autant que
cela peut dépendre de moi, nous ne nous retrouverons plus en face l'un de
l'autre. »
John Halifax sort effectivement, laissant son adversaire fort ébahi,
tout le monde fort interdit, et les femmes dans une véritable admi-
LE ROMAN DE FEMME EN ANGLETERRE. 813
i-n-tion. Il faut croire que, dès cette époque un peu reculée, les chré-
tiiennes de Nortonbury avaient devancé « leurs frères » de l'autre
sexe, et pressenti les progrès moraux qui font de nos jours regar-
der le duel comme une absurdité criminelle. Nous ne prêcherions pas
volontiers la thèse contraire, et cependant nous aurions eu quelque
peine à oser, comme miss Mulock, faire briller, étrange auréole, sur
le front d'un parfait gentleman^ ce soufflet impuni qui étonne notre
logique, prise à court.
Qu'après un épisode aussi dramatique, la main d'Ursula March,
— cette main tendue si à propos, — soit tombée défmitivement dans
celle de John Halifax, il n'y a pas là de quoi surprendre. En se ma-
riant , nos deux amoureux foulent également aux pieds les inspira-
tions de leur orgueil, car si miss March déchoit du rang social qu'elle
occupait jusqu'alors, John, de son côté, s'expose à voir mal inter-
préter l'amour qu'il a professé pour une jeune fdle beaucoup plus
triche que lui. Miss March était, en vertu d'une substitution qu'elle
ignorait, ce qu'on appelle « une héritière. » Heureusement le ciel
vient en aide à notre gentleman. La fortune d'Ursula est déposée
chez son cousin, qui est aussi quelque peu son tuteur. Désapprou-
vant la mésalliance de sa pupille, M. Brithwood saisit ce prétexte
>de ne point lui payer sa dot : un procès l'y contraindrait; mais, dans
*des circonstances pareilles, un procès serait indigne d'un homme
bien né. John Halifax ne songe même pas à l'intenter. H est trop
:îieureux de prouver à sa femme d'abord, puis aux méchans esprits
'4e Nortonbury, qu'aucune vue d'intérêt n'a souillé ses rêves d'a-
mour, trop heureux d'associer complètement à sa destinée celle qu'il
z. choisie pour compagne, trop heureux qu'elle vive uniquement de
son travail et lui doive tout le bien-être dont il s'efforce de l'entou-
rer. Dans leur humble cottage^ au prix de cette dot sacrifiée, aucun
de ces riches parens ne viendra troubler leur union bénie. La belle
lady Caroline elle-même voudrait vainement y frapper. Si reconnais-
sant qu'il soit des bontés qu'elle a eues pour lui, John sait fort bien
lui interdire tout commerce d'amitié avec sa femme, et bien lui en
prend, car, égarée par sa vanité, trompée par un séducteur de pro-
fession , Caroline perd peu à peu tous ses droits à la considération
publique. La main de John Halifax l'a retenue un instant au bord de
l'abîme où elle va tomber. Cette main charitable la relève plus tard,
lorsque, pauvre, vieille, à peu près idiote, il peut sans inconvénient
l'abriter sous son toit hospitalier.
A ce moment, John Halifax a parcouru presque toute la carrière
dont nous venons de voir les débuts. Armé de cette ténacité virile
qui, renouvelant les miracles de l'ancienne foi, « transporte les
montagnes et des collines fait des vallées, )> il a lutté, heureuse-
ment lutté contre les crises industrielles qui menacent périodique-
8i/l BEVUE DES DEUX MONDES.
nient les intrépides manufacturiers de la Grande-Bretagne. Il a vu
tour à tour des jours de succès suivis de lendemains désastreux. 11 a
joué son va-tout sur l'avènement de cette force nouvelle que la va-
peur promettait, et qu'elle a donnée, non sans ruines. Abel Fletcher
est mort, lui léguant Phinéas, qui vieilli tau foyer de son ami comme
le lierre vieillit enroulé au tronc du chêne robuste. Nous voyons
naître et mourir quelques-uns des enfans qu'Ursula March donne à
John Halifax. Nous voyons l'industriel influent courtisé, aux jours
de luttes électorales, par ces mêmes lords, ces mêmes baronets.^
qui jadis le regardaient de si haut. Nous le voyons pratiquer en vrai
gentleman les devoirs civiques, et, à force d'énergie, arracher à un
rotten-horough une élection libre. Finalement, après bien des tra-
verses et quelques triomphes, bien des fatigues et quelques joies,
John Halifax, gentleman bien avéré, tenu pour tel par les plus an-
ciennes et les plus altières familles du comté, avec lesquelles ses en-
fans se sont unis par des alliances inespérées, rend paisiblement son
âme à Dieu, certain soir d'été, en face du soleil couchant, sans autre
symptôme de maladie que la fatigue extrême sous laquelle succom-
bent fréquemment, arrivés au bout du sillon, ces taureaux labo-
rieux qui ont donné à la race anglo-saxonne son nom familier. Ur-
sula, sa compagne dévouée, lui survit à peine quelques heures.
Phinéas Fletcher demeure après eux pour graver leur épitaphe et
raconter leur vie exemplaire.
n ne faut pas être bien expert en matière de romans pour devi-
ner le défaut essentiel de celui-ci, défaut qu'il partage avec la plu-
part de ceux qu'on pourrait appeler (( biographiques. » L'unité d'ac-
tion, la concentration d'intérêt leur faisant dé/*aut, ils vivent surtout
par le détail. Le détail, sans cesse appliqué à des événemens du
même ordre, épisodes d'enfance, passions du jeune âge, catastrophes
d'usine ou d'atelier, noces, baptêmes, enterremens, entraîne à d'iné-
vitables redites, à une sorte de bavardage minutieux dont tout l'art
imaginable ne saurait toujours déguiser l'inanité. Les personnages
épisodiques font foule dans les ouvrages ainsi conçus ; ils distraient,
éparpillent, épuisent parfois l'attention. Les situations s'esquissent
trop vite ou se prolongent au-delà de toute équité proportionnelle.
Dans le premier cas, le lecteur est déçu; dans le second, il ressent
une sorte de lassitude et d'alanguissement qui ressemblent fort à de
l'ennui. Tels sont les périls du roman-biographie. Miss Mulock ne
les a pas tous évités dans John Halifax, et néanmoins elle y dé-
ploie des ressources très variées. Les épisodes successifs sont adroi-
tement enchaînés, les caractères soutenus, et la personnalité mé-
lancolique de Phinéas Fletcher explique l'espèce de clair-ohscur qui
atténue dans ce long récit, dont il est le narrateur fictif, l'ensemble
des couleurs et des effets.
LE ROMAN DE FEMME EN ANGLETERRE. 815
John Halifax n'est, — pour parler le langage des ateliers, —
qu'une répétition^ très heureusement réussie, d'un des romans an-
térieurs de miss Mulock. Dans ce dernier, The liead ofthe Family^
l'intérêt s'attache à un personnage presque du même ordre que
l'ouvrier tanneur devenu gentleman. Au début du récit, le profes-
seur Grœme vient de mourir. Il a péri sur une terre lointaine , vic-
time d'une de ces expéditions scientifiques qui ont honoré les pre-
mières années du siècle. Ninian Grœme, son fds aîné, reste le seul
chef, le protecteur unique d'une famille nombreuse. C'est une scène
assez frappante que celle où, assis en face de l'aînée de ses sœurs,
la seule dont il puisse espérer quelque assistance, il cherche avec
elle à sonder l'avenir, et se demande comment s'élèveront tous ces
enfans, jusqu'alors soutenus par les ressources que la mort du sa-
vant professeur vient de tarir tout à coup. Ces soucis paternels
soudainement dévolus à un jeune homme, la dure nécessité où il
•est de sacrifier tous ses goûts, toutes ses espérances, et d'accepter,
quelque odieux qu'il lui soit, un métier immédiatement lucratif,
nous remettent en mémoire les ambitions secrètes de John Halifax
et le dégoût que lui inspire sa vulgaire industrie. Ninian se résigne
comme John à une lutte inévitable. Une voiture s'arrête à la porte.
Six enfans en descendent : Esther et Ruth, Edmund et Christina,
Reuben et Charles. Tous se rangent en cercle autour du foyer. Un
grand fauteuil en occcupe le coin. C'est là que s'asseyait le père; ce
fauteuil reste vide. A jNinian maintenant d'y prendre place. Quel trôi^e
hérissé d'épines!
Et ce n'est pas tout. Parmi ces têtes blondes et brunes se glisse
une charmante petite pensionnaire anglaise, orpheline de mère, et
■dont le père, absorbé par de lointaines spéculations, ne prend au-
cun soin. Hope Ansted, — c'est son nom, — petite quakeresse aux
yeux baissés, aux pas furtifs, au doux parler, devient bientôt, entre
tous ces enfans, la préférée du jeune chef de famille. Il a trente et
un ans; elle en a dix-huit. Cette différence d'âge, — énorme en An-
gleterre, à ce qu'il paraît, — lui cache à lui-même la nature de cette
affection qu'il ne sait pas se définir, mais qui peu à peu l'envahit et
le domine. Hope devient par degrés, — et ces degrés sont marqués
avec une délicatesse infinie, — l'astre voilé de l'existence aride et
monotone à laquelle Ninian est condamné. Il croit l'aimer comme
un père, comme un frère aîné; il n'ose de longtemps s'avouer qu'elle
est pour lui mieux qu'une sœur, mieux qu'une fille. Plus franc avec
lui-même, moins défiant, moins timide, il aurait toute chance d'être
aimé comme il aime. Le cœur naïf de la belle enfant, déjà vivement
ému de reconnaissance, s'ouvrirait sans peine à un sentiment plus
tendre; mais Ninian Grœme a devant lui une vie si chargée de de-
voirs, si pleine de soucis divers, si absorbée en de fatales abnéga-
816 REVUE DES DEUX MONDES.
tions, qu il n'oserait peut-être, alors même qu'il aurait l'espoir d'être
accepté par Hope, l'associer au partage de tant de dévouement.
Le grand intérêt du livre est justement dans le développement
mystérieux de cette passion, sans cesse contrariée, et dont celle qui
en est l'objet n'aura que bien plus tard la révélation inattendue.
Hope Ansted, secrètement aimée de son tuteur, inspire aussi une
vive passion à un jeune noble irlandais de mœurs très légères, qui,,
sous divers noms, promène de ville en ville son élégance séductrice,
sa vivacité spirituelle, ses enthousiasmes faciles et passagers. 11 a.
déjà sur la conscience la perte d'une pauvre fille des Highlands,
Rachel Armstrong, dont il a fasciné l'esprit crédule et trompé la
loyauté par un mariage à la validité duquel elle a tout lieu de croire,
mais dont les preuves lui ont été adroitement soustraites. Hope An-
sted, enlevée par son père à la surveillance de Ninian Grœme, est
exposée, presque sans défense, aux entreprises de cet habile et
opulent libertin. Nul doute que, moins protégée par sa pureté na-
tive, elle ne succombât à son tour. Ne pouvant triompher de ses ré>-
sistances à moindre prix, Ulverston finit pourtant par l'épouser, elle
aussi. Cette fois il se prend à son propre piège. Il se croyait libre ,^
et devient, aux yeux de la loi, passible des peines sévères que pro-
voque la bigamie. Hope Ansted, qu'il regardait comme sa femme, et
qui du reste ne l'a épousé que par dévouement filial, se trouve un
beau jour sans état légal, mère d'un enfant illégitime. La vraie mis-
tress Ulverston est cette Rachel Armstrong, que le désespoir avait
d'abord rendue folle, et qui depuis, revenue à la raison, a cherché
l'oubli de ses longs chagrins dans le culte des arts. Sous un nom
d'emprunt, elle est devenue une des célébrités dramatiques de l'An-
gleterre... Après cette fatale découverte, Hope se réfugie, colombe
effarouchée, dans le sein de la famille où s'écoulait naguère son heu-
reuse enfance. Les bras de « son frère » INinian lui sont ouverts.
Elle s'y précipite comme dans le plus sûr abri qu'elle ait au monde.
Une nouvelle ère de souffrance, — alors qu'il croyait épuisée la
longue série de ses sacrifices, — va recommencer pour le généreux
Grœme. Cet amour, violemment refoulé jadis et sur les flammes du-
quel plusieurs années de séparation avaient amoncelé leurs froides
cendres, cet amour renaîtra sans doute. Il faudra combattre, lutter
encore, alors que le chef de famille a pu espérer, ses sœurs éta-
blies, ses frères devenus hommes, que le temps du repos était enfin
arrivé pour lui.
Appréhensions heureusement vaines : Ulverston, menacé par Ra-
chel d'un procès scandaleux, veut s'y soustraire en quittant l'Angle-
terre. Au moment de s'embarquer,- il tombe dans la mer du haut
d'une jetée en construction, et meurt à la suite de cette noyade
incomplète dans les bras de Rachel Armstrong, jusqu'alors impla-
\ LE ROMAN DE FEMME EN ANGLETERRE. 817
^P perfide à qui elle venait de pardonner. Cette mort et celle de l'en-
fant de Hope Ansted préparent un dénoûment qu'on devine. Hope,
consolée peu à peu et plus que jamais liée à a son frère » par les
soins qu'il prend d'elle, les bienfaits dont il la comble, finira par com-
prendre de quel ordre est l'affection qu'il lui a vouée dès sa première
jeunesse. Et le jour où Ninian, resté seul avec sa sœur aînée dans
la maison d'où leurs « enfans » se sont envolés l'un après l'autre, se
verra sur le point d'être abandonné par ce dernier membre de la fa-
mille dont il était le chef, ce jour-là, que fera la douce et reconnais-
sante Hope Ansted?
Un enfant est né à la. plus jeune des filles qu'a successivement
mariées le sage et laborieux Ninian; on le baptise, et, pour cette
journée heureuse, Hope vient enfin de quitter, après des années, ses
vêtemens de deuil. Le soir est consacré à des joies si vives, si tur-
bulentes, qu'elles effarouchent le a chef de la famille, » ce vieillard
précoce dont le front s'est, avant l'âge, couronné de cheveux gris.
{ Il est réfugié dans son cabinet, un livre à la main, quand un léger
coup frappé à la porte le fait subitement tressaillir, comme jadis.
C'est que Hope s'annonçait ainsi autrefois, quand elle venait, en
toute innocence , offrir son front candide aux baisers fraternels de
son tuteur, et c'est elle en effet qui apparaît sur le seuil. Elle veut
proposer à Ninian de partager sa solitude après le départ de Lind-
say, la sœur aînée. Ninian d'abord ne répond rien. Ses yeux plon-
; gent dans ceux de Hope, et n'y trouvent que l'expression naïve
d'une bonne et douce pensée; rien de moins, rien de plus. Aussi
n'accepte-t-il pas le plan de vie qu'elle lui déroule.
« — Non, Hope,... répondit-il enfin; vous ne savez pas ce que vous me
demandez... Ceci ne saurait être...
« Son accent grave et froid effraya presque la douce femme qui venait
' lui apporter cette cordiale requête. — Pourquoi non? ajouta-t-elle cepen-
dant d'un air intimidé.
« — Se peut-il vraiment que vous ne le sachiez pas?
« En ce moment sans doute, elle entrevit-'comme un rayon avant-coureur
de la vérité, car une teinte rosée vint animer ses joues. Ninian continua,
poussé par une sorte de désespoir aventureux : — Ne voyez-vous pas que le
monde a des idées différentes des vôtres, et que, si Lindsay s'en va, vous
ne sauriez demeurer ici seule avec moi,... vous qui n'êtes pas ma sœur?
« La rougeur de Hope, désormais plus marquée, s'étendit de ses joues à
son front et à son cou, qui se teignirent du pourpre le plus vif. S'il l'avait vue
ainsi! mais il avait posé sa main sur ses yeux. Ceux de Hope, au bout d'un
instant, se levèrent vers lui. Une expression nouvelle les animait : réserve
mêlée de quelque souffrance et aussi de quelque sentiment plus intime,
enfoui plus avant que les deux autres. — Il me faudra donc partir? dit-elle.
52
I
TOME XXV.
818 REVUE DES DEUX MONDES.
— Ninian ne répondit pas. Dans le son de cette voix chérie et surtout dans
l'espèce d'agonie où il sentait son cœur se débattre, quelque chose l'aver-
tissait que sa destinée touchait à une crise décisive. A partir du moment qui
allait suivre, c'en serait fait des rapports purement fraternels qui jusque-là
les avaient unis. Hope ajouta, sur un ton encore moins assuré : — Peut-être
en effet vaut-il mieux que je m'en aille... J'ai été pour vous un pesant far-
deau,... un pénible souci,... et, bien que vous ne soyez pas mon frère, mon
vrai frère,... vous vous êtes montré pour moi tout aussi dévoué,... peut-être
plus,... qu'un frère n'eût pu l'être... Dieu vous accorde ses bénédictions!
« Sa voix tremblait ; elle semblait lutter contre les larmes qui montaient
à ses yeux. Cependant il se taisait encore, et le silence où il s'obstinait la
refoula dans une tranquillité apparente. Elle sembla vouloir se lever pour
quitter le cabinet. — Je ne vous occuperai pas plus longtemps, lui dit-elle ;
seulement, dès que vous aurez un peu de loisir, je réclamerai vos bons avis,
vos conseils fraternels, sur ce qu'il me reste à faire. Vous me direz com-
ment je dois arranger ma vie, s'il faut me vouer à l'éducation, m'offrir
comme dame de compagnie,... bref la ligne de conduite que j'ai à tenir.
« — Ah! taisez-vous,.., taisez-vous!... s'écria-t-il avec un gémissement
sourd et la main tendue vers elle , bien qu'en même temps il détournât la
tête.
« Hope, à ce moment, perdit courage. — Ah! le méchant monde, frère,
que celui où nous vivons ! Moi qui comptais demeurer à jamais sous votre
garde,... moi qui étais si heureuse sous votre toit!...
« Ninian serra étroitement la main qu'il tenait déjà. Il la regarda bien en
face et dit : — Si vous le voulez, Hope, il n'est qu'un moyen...
« Elle devinait bien, — quelle femme s'y fût trompée? — ce qu'il voulait
dire; mais, si les mots étaient clairs pour elle, la pensée qui les avait dictés
restait enveloppée de doute. Elle pâlit, et laissa retomber la main qu'il lui
avait tendue.
« — Je comprends,... dit Ninian avec lenteur; vous sentez, et je m'en
doutais, que cela est impossible... Pardonnez-moi donc...
« Il y eut là un long silence ; Hope le rompit à la fin. — J'ignore ce que
j'aurais à vous pardonner, lui dit -elle; c'est moi qui, à plus juste titre,
aurais pu vous adresser cette prière... Je sais ce qu'il y a de noble et de
généreux dans ces mots que vous venez de prononcer... Après tant de sacri-
fices que je vous ai déjà coûtés, vous m'offrez encore ce dernier... Vous
vous sacrifieriez vous-même à mon bien-être et à mon repos...
« Ninian tressaillit comme hors de lui.
« — Ah! continua- t-elle, ne me dites rien... Je sais qu'il en est ainsi; mais
dois-je accepter une telle abnégation?... Non, un honnête homme ne voudra
jamais se dégrader en donnant son nom à une femme comme moi —
Et sa voix devenait plus tremblante. — Vous moins que tout autre, vous, le
meilleur de tous ceux que j'ai connus! Votre choix doit s'arrêter sur un
être plus heureux, plus honoré,... sur un être que vous puissiez aimer.
« — Que je puisse aimer!... répéta-t-il d'une voix brisée. Il la voyait,
comme dans le brouillard d'un rêve, debout à côté de son fauteuil et ver-
sant des larmes abondantes, bien que ses paroles fussent si calmes, si mo-
dérées! De nouveau, poussé par un irrésistible élan, il saisit sa main. — Un
1^
I LE ROMAN DE FEMME EN ANGLETERRE. 81^
Itoot encore, et n'ayez aucune crainte, ma sœur! — Elle reprit la place
jliqu'elle avait quittée. — Je voudrais vous parler, continua- t-il, de,... d'une
personne que j'ai bien aimée... Ceci remonte haut, à une époque dont vous
n'avez certainement pas gardé souvenir... J'étais un homme fait,... presque
vieux, soyons plus franc... Elle était à peine une jeune fille. Je ne pouvais
pas me marier... L'eussé-je pu, elle n'avait pour moi que de l'indiiférence...
Je ne lui parlai donc pas de mon amour,... pas une seule fois... Je la sou-
levais dans mes bras, je la caressais, je l'appelais mon enfant, ma. petite
chérie;... mais elle ignora tout, et toujours.
« Il sentit ici trembler la main de Hope, mais la garda fortement étreinte
dans la sienne.
« — J'aime mieux qu'il en ait été ainsi , reprit-il , et qu'elle n'ait rien de-
viné, rien su. Peut-être en aurait-elle conçu plus tard,... trop tard,... quel-
que chagrin... Plus tard encore, elle ne serait pas venue aussi volontiers,
dans les crises de sa vie, chercher auprès de moi la sécurité, le bien-être,
la tendresse qui lui manquaient ailleurs. Elle a trouvé tout simple, tout na-
turel de les recevoir d'une afTection fraternelle... Et moi cependant... Ohl
Dieu qui m'entends, tu sais tout!... »
Hope sait tout, elle aussi, et, pénétrée d'une sorte de remords,
elle s'agenouille involontairement aux pieds de son généreux pro-
tecteur... — Instruite plus tôt, m'auriez-vous aimé? lui demande-
t-il avec angoisse. — Qui sait? répond-elle en sanglotant, et pourquoi
n'avez- vous point essayé?... Maintenant suis-je digne d'un cœur
comme le vôtre? — Et tandis qu'elle parle ainsi, ses lèvres effleu-
^rent la main de Ninian, cette main qui l'a soutenue, guidée, défen-
lue. Il prononc? alors, non sans trembler, le mot décisif... Il lui de-
lande si elle pourra jamais se faire à l'idée de l'avoir pour mari...
ja joue brûlante qui reposait sur sa main ne s'en éloigne pas...
Pressée de répondre, Hope contemple un moment avec une profonde
imotion cet homme qu'elle a toujours entouré d'un respect si mé-
rité, d'une confiance si absolue... Et quand Ninian lui ouvre ses
)ras une dernière fois, elle s*y laisse aller, lentement et doucement
îlle se glisse jusqu'à son cœur. «Et là elle resta, pleurant encore,
lais calme désormais, et certaine de son bonheur à venir. »
Nous parlions naguère de cette solennité un peu monotone, de
|bes tons gris et brumeux qui éteignent dans John Halifax la viva-
cité du récit. Il y a plus de jeunesse, de vie, de lumière et de gaieté
lans le Chef de la Famille, ouvrage antérieur de cinq ans à l'his-
►ire du gentleman. Fille d'une mère écossaise et d'un père irlan-
lais, miss Mulock y a peint avec talent divers types appartenant
LUX deux races dont elle est issue. M. Ansted (le père de Hope) et
Ulverston, le viveur téméraire, d'une légèreté si cruelle, d'une
isouciance si gracieuse et si étourdie, appartiennent bien à « la
rerte Érin. » Les membres de la famille Grœme , la grave Lind-
ly, Edmund le poète bohème, le prosaïque et tenace Reuben, ré-
820 REVUE DES DEUX MONDES.
sument en revanche, sous presque tous ses aspects, le caractère
écossais. A part quelques exagérations, la figure de Rachel Arm-
strong est traitée d'une façon remarquable, et les élémens divers de
sa nature passionnée sont tour à tour mis en jeu avec un tact, une
logique qui méritent d'être signalés. Sa loyauté, sa confiance dé-
vouée, indignement trahies, ont allumé chez cette enfant des mon-
tagnes une âpre soif de vengeance. La haine toujours ravivée qui
fermente en elle y stimule le développement des instincts poétiques.
L'actrice sublime jaillit pour ainsi dire de l'amante abusée. Elle
trompe et satisfait à la fois, par f essor qu'elle leur donne sur la
scène, ces fureurs qui ont ébranlé sa raison, et qui, dans des cir-
constances données, la conduiraient au crime. Calmée, rassérénée
par là, mais toujours implacable, elle est en même temps, sans qu'on
s'étonne de tels contrastes, amie reconnaissante et dévouée pour
ceux qui lui ont tendu la main dans sa chute , altière , impassible ,
dure comme le marbre, dans ses rapports avec le commun des
hommes, et enfin, envers l'ingrat qu'elle ne peut arracher de son
cœur, malgré lui fidèle, une vraie Némésis, inexorable et frémis-
sante. Ce type, à lui seul, ferait la fortune d'un drame.
II.
Le dernier ouvrage de miss Mulock, A Life for a Life, en pro-
grès marqué sur ceux qui l'ont précédé, atteste qu'elle est encore
loin d'avoir dit son dernier mot. Elle semble avoir Compris que le
roman ne peut que par exception, et au risque de graves inconvé-
niens , reproduire une vie tout entière , prise au berceau , menée à
la tombe. Ces inconvéniens, — nous les avons fait ressortir, nous n'y
reviendrons pas, — l'auteur de John Halifax les a heureusement
éludés, en resserrant l'action de son dernier récit dans des limites
de temps relativement étroites, puisqu'elle commence quelques mois
à peine après le retour des troupes anglaises envoyées en Grimée.
A r état-major d'un de ces régimens décimés que la prise de Sé-
bastopol a renvoyés dans leurs foyers est attaché, en qualité de chi-
rurgien-major, le docteur Urquhart, un homme remarquable à bien
des égards , et par la rigidité de ses mœurs , et par une abnégation
poussée au-delà des limites du devoir, et aussi par un fonds de tris-
tesse que ne dissipent jamais ni les sanglantes distractions de la
guerre, ni la gaieté des fêtes où le docteur est entraîné parfois mal-
gré lui, niinême la jouissance si légitime et si vive que devraient lui
procurer le bien qu'il fait, f estime dont il est entouré, la recon-
naissance qu'il inspire. Pour que tant de sombre amertume soit au
fond d'une existence si pure, si régulière, si utile, quelle flèche ve-
nimeuse le docteur traîne-t-il donc après lui?
tLE ROMAN DE FEMME EN ANGLETERRE. 821
Le journal intime du chirurgien ne nous livre pas son secret. Ce
ournal, commencé dans une heure d'insupportable ennui, débute
)ar d'insignifians memoranda : tel soldat guéri, tel autre mort à
*hôpital; réflexions sur les blessures d'armes à feu, études sur cer-
ains cas de démence. Tout à coup cependant s'y détache un inci-
dent bien rare dans la vie du docteur : il est allé au bal. Une jeune
iille s'y est rencontrée, avec laquelle le hasard lui a fait échanger
quelques paroles. Parmi ces paroles, — simples propos en l'air, —
il en est une qui a retenti comme un glas funèbre à l'oreille de
Max Urquhart. Après avoir exprimé l'aversion instinctive qu'elle
éprouve pour les « soldats, » cette enfant s'est aperçue qu'une opi-
nion pareille pouvait blesser un homme appartenant à l'armée. —
Vous, c'est diiïerent! lui a-t-elle dit, vous êtes médecin. Un méde-
cin n'est pas un soldat. Son métier est de sauver la vie, non de la
détruire... Vous n'avez certainement tué personne?... — Le docteur
n'a rien répondu. L'entretien, jusque-là confiant et gai, a langui
tout à coup, et peut-être le mélancolique Urquhart n'en aurait-il
gardé aucun souvenir, si, demandant à l'un de ses camarades le nom
de sa jeune interlocutrice, il n'avait appris avec une sorte de stu-
peur qu'elle s'appelait miss Johnston. Ce nom, d'ailleurs si répandu,
si vulgaire, se marie étrangement, dans la conscience du docteur, au
lieu-commun si insignifiant par lequel miss Dora (1) Johnston a es-
sayé de réparer une maladresse. Grâce à cette bizarre coïncidence,
^^^e double incident, si futile au premier abord, prend une signifi-
I^Hiation menaçante. Dora lui doit d'avoir fixé particulièrement, —
sans qu'elle s'en puisse douter, — l'attention de son grave interlocu-
teur, et si elle le savait, peut-être n'en serait-elle point mécontente,
car la singularité des incidens qui les ont, inconnus l'un à l'autre,
mis en rapport, ce premier entretien, où elle s'est laissé engager
sans savoir comment, où elle a paru blessante sans savoir pourquoi,
l^ki ont laissé des souvenirs assez marqués. Nous l'apprenons aussi
^^^ar son journal, car miss Dora, comme le docteur, tient à jour très
scrupuleusement la chronique quotidienne de sa paisible existence.
I^fc Chacun des deux personnages, dans des chapitres régulièrement
'^^Iternés , nous fait ainsi part de ses impressions les plus fugitives et
les plus secrètes. On voit naître, on verra plus tard prendre corps et
i ■croître graduellement un .amour improbable, un amour fatal. Le
.^locteur Urquhart, chargé par un de ses plus jeunes et de ses plus
brillans camarades d'aller demander la main de miss Lizabel John-
ston, se trouve introduit ainsi dans une demeure dont le seuil eut dû
lui être interdit à jamais. Le révérend ministre dont il sollicite le
consentement paternel lèverait pour le maudire, — s'il le connaissait
I
(1) Dora, abréviation de Théodora.
822 REVUE DES DEUX xMONDES.
mieux, — cette main qu'il lui tend si cordialement. M. Johnston a
trois filles , Pénélope , Dora , Lizabel : nous les nommons par rang
d'âge. Les soins et l'affection dont elles l'entourent ne lui font pas-
oublier l'unique fils qu'il a perdu, depuis bien des années déjà, et
dont la mort , évidemment le résultat d'un crime , est restée sans
vengeance, l'assassin demeurant inconnu. L'assassin, on l'a déjà
pressenti, n'est autre que Max Urquhart. De là cet écho intérieur
réveillé par les inoffensives paroles de Dora, delà cette vague ter-
reur qu'il éprouve en face de quiconque porte un nom plus ou moins
semblable à celui de sa victime.
Le hasard a tout fait, ou plutôt cette fièvre passagère qu'un bu-
veur novice sent passer dans ses veines lorsqu'il se laisse aller aux
premières tentations de l'ivresse. Max Urquhart, provoqué, raillé,
en cet état, par un homme plus âgé que lui, et qui s'était complu à
le faire boire outre mesure, s'est jeté sur cet homme, et cette rixe
de nuit a fini d'une manière tragique. Précipité violemment sur un
monceau de pierres, son antagoniste ne s'est plus relevé. Il expira
sans même reprendre connaissance. Trop jeune pour apprécier la
valeur légale du meurtre accidentel qu'il venait de commettre, Max
quitta sans réflexion le théâtre de la lutte. Il prit la fuite au lieu
d'aller au-devant de la justice, qui avait à lui demander compte de-
là vie d'Henry Johnston, et qui, vu les circonstances du crime, l'eût
à peu près excusé. En se dérobant aux peines légères qui f atten-
daient, il s'est condamné à un supplice odieux, à une dissimulation
que sa conscience réprouve, et dont il porte, vingt ans de suite, le
lourd fardeau. Aux yeux de cet homme scrupuleusement honnête,
cette expiation est loin de suffire. Aussi se croit -il tenu de donner
une vie tout entière, — sa propre vie, si longue qu'elle puisse être, —
en échange de celle dont il a tranché le cours : a life for a life.
On comprend assez ce que, savamment ménagée, peut fournir de
péripéties la situation que nous venons d'indiquer. On devine aussi
combien la forme donnée au récit, — c'est presque celle de l'églogue
antique, — prête de ressources à l'écrivain. De chapitre en chapitre,
la scène change : d'abord le riant presbytère, les trois jeunes filles
devisant sous la lampe, tandis que leur père s'absorbe en ses pieuses
lectures; Lizabel, fiancée heureuse, frivole, insouciante et gaie; Pé-
nélope, victime patiente d'un amour menteur, bercée dans la vaine
espérance d'un hymen qu'un juste sentiment d'orgueil lui fera refu-
ser quand elle sera désabusée sur le compte du misérable égoïste à
qui elle a voulu croire obstinément; Dora enfin, la tranquille et vail-
lante Dora, en qui se retrouve encore ce mélange de modestie et de
fermeté, de raison et de tendresse, de docilité dévouée et d'indé-
pendance presque virile , qui , depuis le succès immense des Mé-
moires (Tune GouvernantCy constitue, chez nos voisins, le type idéal
LE ROMAN DE FEMxME EN ANGLETERRE.
82S
f-des héroïnes de roman. Dora Johnston ressemble à Charlotte Brontë
plus encore qu'à Jane Eyre. On la dirait peinte d'après la biographie
que mistress Gaskell nous a donnée de cette jeune fille si richement
dotée par le malheur, et qui a joui si peu du rayonnement subit de
f:sa vie obscure et triste.
A deux ou trois milles du presbytère, dans les landes désertes, les
troupes campent. Là, sous une tente dénuée de tout comfort, pres-
^que toujours seul pendant les quelques heures de nuit qu'il y passe,
le docteur Urquhart est absorbé en lui-même. Yingt ans d'expiation
jont calmé ses remords, ses travaux acharnés l'en distrairaient d'ail-
fleurs au besoin; mais il souffre de son isolement, et de la certitude
rque cet isolement ne saurait finir. Il a mis un masque sur son vi-
Lge, et ce masque ne tombera jamais. Un secret dort au fond de
5on cœur, ce cœur restera éternellement fermé. Autant vaut dire
^qu'il ne connaîtra jamais ni l'amitié, ni l'amour, ni le bonheur. Le
^bonheur, il l'entrevoit dans ce calme et riant intérieur des Johnston
foù il n'est jamais entré sans émotion, où le rappelle sans cesse
laint souvenir familier, et surtout l'attrait de ce vif regard qui s'est
[uelquefois baissé sous le sien , de cette gaieté fine et mordante qui
'adoucit et jette en sa présence un éclat plus doux.
Max a pour Dora l'attrait d'une énigme vivante. Plus il se défend
les occasions de la voir, — alors qu'elle est déjà certaine du pen-
chant secret qu'il ressent pour elle, — plus elle s'étonne, s'inquiète,
it plus il tient de place dans sa pensée. Elle le compare aux jeunes
jens frivoles qui se disputent la beauté de Lizabel, au froid calcula-
5ur qui se joue de sa sœur aînée, et tous ces parallèles le relèvent
ses yeux. C'est bien là l'homme qu'elle a rêvé, le maître dont elle
icceptera volontiers l'empire, l'être fort, sérieux, religieux, l'homme
lu devoir et du sacrifice, dont une simple parole vaut un serment,
lont un serment équivaut à l'arrêt d'une destinée. S'il aime une
fois, il aimera jusqu'à la mort. Si on l'aime, il ne faudra pas l'aimer
loins. A la vérité, Max ne veut pas aimer; sa réserve le prouve.
Jerait-il possible qu'un tel homme se manquât à lui-même de parole?
L'homme propose et Dieu dispose : Max s'était juré de ne plus
franchir le seuil du presbytère; mais le révérend Johnston, victime
l'un accident, a besoin de soins immédiats, et nul médecin n'est
uissi près que celui du camp. Le malade, en proie à de violentes
crises nerveuses, veut être suivi de près. Une intimité forcée s'éta-
>lit entre ceux qui le soignent, et c'est justement Dora qui est pour
tax le meilleur, le plus utile auxiliaire : situation périlleuse pour
tous deux. Dans les intervalles de loisir que leur laissent les péri-
péties de la convalescence, ils traduisent ensemble le Wallenstein de
Ichiller, et le personnage de Max Piccolomini n'est pas étranger au
jQût particulier de miss Johnston pour ce chef-d'œuvre. Le sort de
824 REVUE DES DEUX MONDES.
Thekla ne lui paraît pas non plus à dédaigner. Elle ose le dire ; ses
sœurs l'en plaisantent, et la discussion qui s'engage la conduit à ex-
poser une de ses théories qui lui gagne évidemment le cœur de Max,
déjà un peu ébranlé. Il venait de risquer une remarque en faveur
des amoureux de Schiller, mis, selon lui avec plus de patriotisme
que de raison, au-dessous des amans de Vérone. Lizabel, la jolie et
frivole Lizabel, l'interrompt par un éclat de rire : — C'est vous,
Dora, qui rendez le docteur si expert en poésie... — Et comme Max,
un peu embarrassé, ne trouve pas immédiatement à riposter, une
voix secourable, — celle de miss Théodora, — s'élève à l'autre bout
de la table à thé :
« — Vous parlez, Lizabel, de ce que vous ne sauriez comprendre. Mon
Max et ma Thekla vous ont toujours été, vous seront toujours lettres closes.
Francis (1), lui non plus, n'a pas la clé de ces , deux caractères, bien qu'il
les trouvât merveilleux quand, il y a quelques années, il enseignait Talle-
mand à Pénélope.
« — Dora, vous passez les bornes imposées à une femme.
« — Peu importe, répliqua-t-elle, se retournant vers sa sœur aînée, et ses
yeux lançaient des éclairs... Demeurer paisible quand on entend professer
certaines doctrines est bien pire que de manquer aux convenances de son
sexe... C'est manquer à son sexe lui-même... Libre à vous de penser comme
bon vous semble sur ce sujet... Mais je sais ce que j'ai toujours cru,... ce
que je crois encore.
« —Eh bien! s'écria M. Gharteris, faites-nous part de votre croyance.
« — Elle hésita. Ses joues étaient en feu. Pourtant elle ne céda pas et re-
prit courageusement : — Je crois, en dépit de tout ce que vous pourriez
dire, que non-seulement dans les livres, mais dans le monde, il existe un
genre d'amour parfaitement pur d'égoïsme, d'une sincérité, d'une fidélité
absolue, comme celui de ma Thekla et de mon Max. Je crois que cet amour,
— fondé sur ce qu'il y a de plus droit en nous, — forme ses adeptes à con-
sidérer d'abord ce qui est droit, et à ne songer à eux-mêmes qu'en seconde
ligne. S'il le faut, ils sauront donc subir une séparation de plusieurs années,
et s'il le fallait même, une séparation éternelle.
« — Merci du ciel ! je ne donnerais pas un Jarthing d'un homme qui ne
ferait pas pour moi tout au monde, fût-ce le mal.
« — Et moi, Lizabel, j'estimerais cet homme un lâche égoïste, que je pour-
rais prendre en pitié, mais qu'il me serait impossible d'aimer encore après
que, pour moi, il aurait commis, de propos délibéré, une action mauvaise.
« Du coin où je m'étais retiré (c'est le docteur qui parle, ne l'oublions
pas), je voyais ce jeune visage comme lumineux et transformé par une ex-
pression qui m'était nouvelle. Tout ce qu'il y a de puissance dans la femme,
d'enivrement qui rend fou et qui rend heureux, on sentait au plus profond
de son cœur que cette enfant l'avait en elle. Les autres continuaient à ba-
varder. Je l'entendis bientôt reprendre la parole :
« — Oui, disait-elle, oui, vous avez raison, Lizabel. Je n'attache pas une
(4) Francis Gharteris est le prétendu de Pénélop» Johnston.
LE ROMAN DE FEMME EN ANGLETERRE. 825
rès grande importance à savoir si, oui ou non, deux êtres étroitement atta-
5hés Fun à l'autre vivront assez pour être mariés l'un à l'autre. En un sens,
Ijls sont déjà mariés, et, aussi longtemps qu'ils continueront à s'aimer, rien
le pourra les désunir. Cela me semble suffire.
« La «plaisanterie» parut « bonne » à Lizabel et à son mari. M. Charteris
^sarda plus sérieusement une remarque ou deux auxquelles miss Théodora
îfusa de répondre.
« — Non,... vous m'avez poussée à bout... J'ai parlé malgré moi;... mais
faifini... Je ne discuterai pas plus longtemps ce sujet.
« Sa voix frémissait encore, et ses petites mains nerveuses pliaient, frois-
lient la nappe étalée devant elle; du reste, elle était parfaitement immobile.
Ses traits, ses yeux mêmes restaient en place. Peu à peu la flamme de ses
joues s'éteignit, et elle devint extrêmement pâle; mais personne ne parut
y prendre garde. Ils étaient trop pleins d'eux-mêmes! »
Une scène remarquable et bien étrangère à nos mœurs suit de
près celle-ci. A propos d'un sermon prêché devant la famille du mi-
nistre par le curate qui provisoirement le remplace, Dora et le doc-
teur sont amenés à traiter ensemble une question singulièrement
intéressante pour ce dernier : il s'agit de savoir au juste quel sens a
la doctrine biblique touchant la punition réservée au meurtrier.
C'est Dora qui la première a provoqué les explications du docteur,
et il a un peu rudement écarté ce sujet de conversation; mais il y
revient de lui-même :
« — Croyez-vous, lui demande- t-il, croyez-vous comme elles, — c'est vos
sœurs dont je parle, — que la loi mosaïque est encore notre loi : œil pour
œil, dent pour dent, vie pour vie, et ainsi de suite?
« Je répondis (c'est Dora qui parle à son tour) que je ne comprenais pas
bien.
« — C'était pourtant là le sujet du sermon : savoir si celui qui prend la
vie d'un autre perd le droit de vivre. La loi de Moïse était formelle sur ce
point. Le meurtrier^ même par accident, l'homme coupable de meurtre sim-
ple {manslaugkter), comme on dirait maintenant, n'était point en sûreté
hors des trois cités de refuge. Le vengeur du sang, venant à le trouver ail-
leurs, pouvait l'immoler.
« Je lui demandai ce qu'il pensait qu'on devait entendre par ces mots : le
vengeur du sang. Était-ce la rétribution divine ou humaine?
« — Je ne puis dire... Comment le saurais-je?... Pourquoi m'adressez-
vous cette question?
« J'aurais pu répondre : — Parce que j'aime à vous entendre parler,
^arce que personne aussi bien que vous ne résout mes doutes et ne porte
la liimière dans mon esprit. — Je balbutiai même quelques mots en ce
sens; mais il ne semblait pas m'écouter, ni même m'entendre. — Pensez-
vous, reprit-Il, avec le ministre de ce matin, que, sauf des cas très rares,
nous, chrétiens, nous n'avons pas le droit d'exiger une vie en paiement
d'une autre, ou croyez-vous, vous fondant sur le dogme aussi bien que sur
les instincts de votre raison, que tout meurtrier doit être pendu?
826 REVUE DES DEUX MONDES.
« J'ai souvent médité cette question, que le docteur Urquhart paraît
prendre si à cœur. En lisant dans les journaux le récit des exécutions ca-
pitales, il m'est souvent arrivé de me sentir prise d'un immense dégoût. Il
m'est arrivé de me réveiller, le jour où la sentence devait avoir son effet,
dès la pointe du jour, et de compter, minute à minute, ces derniers instans
de la vie du malheureux condamné, — jusqu'à ce que mon imagination ex-
citée me représentât la scène du supplice avec ses détails presque aussi
odieux, presque aussi révoltans que ceux du crime lui-même. Pourtant affir-
mer que la peine de mort devrait être rayée du code!... je n'osai aller jus-
que-là. Je me bornai donc à lui répéter doucement des paroles qui justement
me revinrent en ce moment à l'esprit : car nous savons bien que le metir^
trier n'a pas en lui la vie éternelle. . .
« — Mais enfin, disait-il, si le meurtre n'a pas été prémédité, pas même
voulu;... si la vie a été ôtée par quelqu'un, — cela peut se supposer, — que
la colère domine, ou dans des circonstances qui font que l'homme n'est plus
lui-même;... s'il s'est repenti de son crime;... s'il l'a expié autant que cela,
était en lui;... si en échange de l'existence anéantie il a donné la sienne»
non pas en mourant à son tour, mais en subissant le long tourment de
vivre?...
« — Oui,... lui dis-je, il m'est facile de concevoir l'existence d'un con-
damné,... ne le fût-il que par sa conscience,... un duelliste par exemple,...
comme bien plus horrible que sa mort sur un échafaud.
« — Vous avez raison... J'ai vu des exemples qui le prouvent.
« Comme les souvenirs auxquels ces mots faisaient allusion paraissaient
l'affecter péniblement, j'insinuai que ce sujet, qui n'avait rien de particu-
lièrement agréable, ne devait pas nous occuper plus longtemps. — A quoi
bon?... commençai-je.
« — • Peut-être à quelque chose, interrompit-il. D'ailleurs faut-il reculer
devant la recherche d'une vérité parce qu'elle n'a rien d'agréable? Ceci ne
vous ressemble guère.
« -T J'espère que vous me jugez mieux.
« Après quelques momens de silence, il continua : — Cette question est
une de celles qui m'ont suggéré le plus de réflexions. J'ai là-dessus mon
opinion bien arrêtée. Je sais ce que la plupart des horitmes pensent à ce
sujet. J'aimerais à savoir comment l'envisage une femme,... une chrétienne.
Dites-moi donc si vous croyez que le vengeur du sang parcourt le royaume
du Christ comme jadis la terre d'Israël, levant l'impôt de la rétribution ; que,,
pour le sang versé comme pour tout autre crime, il y a dans ce monde, —
quoi qu'il en soit de l'autre, — expiation, mais non pardon. Pensez-y bien...
Répondez à loisir... Ceci est une question immense.
« — Je le sais... C'est la grande question de notre époque.
« Le docteur Urquhart avait baissé la tête sans ajouter un mot; à peine
s'il aurait pu parler. Je ne l'avais jamais vu sous le coup d'une émotion pa-
reille. Son agitation m'arracha tout à coup à cette timidité qui m'empêche
d'ordinaire d'élever la voix quand on traite certains sujets sur lesquels
chacun peut réfléchir, mais dont un bien petit nombre a Je droit de parler.
a — Je crois, dis-je, qu'en développant par degrés l'instruction départie
à ses créatures, un être plus divin que Moïse nous a conduits à une loi plus
LE ROMAN DE FEMME EN ANGLETERRE. 827
lute, d'après laquelle la seule expiation demandée est le repentir, le re-
mtir et la soumission. — Hepentez-voiis... Jllez, et ne péchez plus!... Il me
[^mble, pour autant que j'en peux juger et comprendre ce que je lis ici, -—
je tenais encore ma bible en mes mains, — que dans tout le Nouveau-Testa-
lent et dans plusieurs portions de l'Ancien, une doctrine se fait jour, qu'on
le saurait méconnaître : savoir qu'un péché, si grand qu'il soit, suivi de re-
pentir et de rémission, est aux yeux de Dieu, — et devrait être aux yeux
des hommes, — pardonné, aboli, effacé à tout jamais.
« — Que D*ieu vous entende et vous bénisse ! dit le docteur, et il me quitta
brusquement... C'était la seconde fois qu'il appelait sur ma tête les bénédic-
tions du ciel. »
La même question , soulevée en présence du père de Dora , pro-
voque une déclaration de principes beaucoup plus sévère. Le digne
ministre n'est pas de ceux qui pactisent avec les doctrines nouvelles,
€t le souvenir de la mort de son fils ajoute à l'inflexibilité de son or-
thodoxie ; mais tandis que, sans le savoir, il élève entre lui et cet
homme qu'il a pris en gré, qui l'a secouru à l'heure du péril, qui
peut-être lui a sauvé la vie, des barrières presque infranchissables,
le sort semble prendre à tâche de rapprocher Max et Dora, qui, dé-
vorée de fièvre, dépérit lentement, tristement, sous les yeux du doc-
teur épouvanté. Elle est découragée, dégoûtée de la vie, sans oser se
dire à elle-même que son mal est de ceux que l'amour cause et que
l'amour guérit. Elle le comprend enfin le jour où Max laisse échap-
per avec une sorte de colère sourde, — la colère de f homme de cœur
qui manque aux engagemens pris vis-à-vis de lui-même, — le se-
cret de l'attachement profond qu'elle lui a inspiré : curieuse conver-
sation en vérité que cette gronderie austère à la suite de laquelle le
anédecin prend tout à coup dans sa main celle de sa malade. — Ja-
^nais, dit-il, je n'ai vu main si frêle et si mince... Mous disons bien,...
si nous ne nous revoyions plus, ... il est convenu que vous vous sou-
viendrez de ce qui a été dit. Vous ferez votre possible pour vous réta-
blir complètement, ... de manière à être heureuse, ... à être utile aux
autres. Vous ne ferez plus fi de votre vie;... il y en a beaucoup de
plus dures à supporter. . . Vous aurez patience, vous aurez foi, vous au-
rez bon espoir, comme il convient à une jeune personne si aimée de.. .
tous. C'est ent-endu, c'est promis, n'est-ce pas? — C'est promis. —
A-dieu donc ! — Adieu.
« S'il prit mes mains on si je les lui donnai, je n'en sais vraiment rien,
mais ie les sentis tout à coup pressées contre sa poitrine. Et il me regardait
comme »ni ne pouvait se résoudre à me quitter, ou comme s'il lui restait
quelque chose à me dire auparavant; mais au moment où je levai les yeux
sur lui, tout parut s^éclaircir entre nous sans qu'un seul mot eût été pro-
noncé. Il n'articula que ces quatre mots : — Est-ce là ma femme ? — Oui,
répondis-je. — Alors... il m'embrassa. »
828 REVUE DES DEUX MONDES.
Accepté si simplement par Dora, le docteur ne trouve pas plus de
résistance chez le père de sa bien-aimée; mais un doute, un scrupule
de conscience, amènent la découverte du fatal secret suspendu sur la
tête des deux amans. Le spectre sanglant d'Henry Johnston se dresse
entre eux. — Mon frère tué par mon mari! s'écrie, dans le récit des
émotions qu'elle ressentit alors, la fidèle, l'intrépide Dora. Elle n'hé-
site pas, on le voit, à pratiquer ses doctrines. Dussent-ils ne jamais
être unis, le meurtrier d'Henry n'en est pas moins celui qu'elle aime,
et par conséquent son époux. Ils pourraient, complices d'une fraude
concertée entre eux, artisans du même mensonge, taire la vérité qui
les sépare. Ni Max ni elle n'y songent un moment, car leur amour
périrait étouffé dans l'asile mystérieux et souillé qu'ils lui feraient
ainsi. Le crime sera révélé. Le prêtre inflexible, le père impla-
cable tiendra dans ses mains le sort de Max. S'il n'use pas de tous
ses droits, s'il ne demande pas vengeance aux lois de son pays, Max
se réserve de se dénoncer lui-même, et Dora, sur le point de l'en dé-
tourner, se rappelle à temps l'abnégation sublime qu'elle admirait
dans la Thekla de Schiller.
L'aveu du meurtre, courageusement fait par Max en personne au
père de sa victime, qui est en même temps le père de sa fiancée,
était une des scènes les plus délicates du roman. L'auteur l'a traitée
avec une rare hardiesse et un rare bonheur. Le vieillard, après
une hésitation poignante, cède aux remontrances de sa fille aînée,
qui lui fait entendre non la voix de la pitié, mais celle de la véritable
justice et du véritable honneur. Il ne poursuivra donc pas le meur-
trier de son fils, mais en même temps il exigera que Max s'interdise
de se livrer lui-même à la justice des hommes. Ce secret que le doc-
teur a gardé si longtemps pour son propre compte, il faudra qu'il
le garde pour l'honneur des Johnston, compromis par quelques-unes
des circonstances qui se rattachent à la mort du malheureux et cou-
pable Henry. Max prête Je serment qu'on exige de lui. En revanche,
il a celui de Dora, qui lui tend, à la fin de cette pénible entrevue, sa
main délicate : « Vous verrez, lui dit-elle, quelle force il y a là-de-
dans... » En effet, l'absence n'a pas d'action sur cette ferme volonté,
sur cette constante et inaltérable affection. Heureuse ou malheureuse,
de près comme de loin, sûre de Max, Dora lui appartiendra toute et
toujours. Elle ne vit plus que par et pour lui; nulle méfiance ne l'é-
branle, nulle crainte ne f arrête, nul chagrin désormais ne triomphera
de ce cœur où il règne. Lui, de son côté, n'abdique aucun des droits
qu'elle lui a donnés. C'est à sa femme, à la femme que l'avenir lui
doit, qu'il écrit sans arrière-pensée ni réserve; c'est à elle qu'il ra-
conte par quel redoublement de sacrifices il veut achever son œuvre
expiatoire, à elle encore qu'il prescrit les bons labeurs par lesquels
il l'y associe. Il commande, elle obéit, plus fière de sa docilité
LE ROMAN DE FEMME EN ANGLETERRE. 8^9
[u* aucune femme ne l'a jamais été de la plus large indépendance.
)on père, qui ne reconnaît plus dans la femme aux pensers graves,
l'activité bienfaisante, la Dora d'autrefois, insouciante, indolente,
ïouvent perdue en rêveries sans but et sans profit, s'étonne de la
roir si changée. Il en cherche la cause, qu'elle ne lui laisse pas
ignorer, heureuse de confesser hautement le nom de celui pour qui
elle s'est ainsi transformée. « Je suis sûr, lui dit-il alors, que vous
me quitterez quelque jour pour aller épouser votre Urquhart?... »
Et comme, hésitant, elle ne répond que par le silence : « Attendez
au moins jusqu'à ma mort! » reprend le vieillard attristé.
Renonçant à son emploi dans l'armée, — emploi qu'il trouve trop
relevé, trop peu rude pour l'expiation à laquelle il s'est voué, — le
docteur est maintenant le médecin d'une prison. Francis Gharteris,
l'ancien prétendu de Pénélope, continuant la vie de désordres qui l'a
pour jamais séparé d'elle, devient pour un temps l'hôte forcé de
cette maison pénitentiaire. Un mot imprudent qui lui échappe, —
Pénélope jadis n'avait pas cru devoir lui taire le secret d' Urquhart,
— éveille sur le compte du docteur des soupçons que la jalousie et
la malveillance se chargent de grossir. La situation de Max est désor-
mais intolérable. Il demande lui-même une enquête, ne soupçonnant
pas d'où provient la vague rumeur qui de tous côtés l'assiège et le
mine. Un conseil s'assemble. Quelques questions lui sont adressées.
A l'une d'elles, il ne peut répondre sans se trahir. Il refuse donc
toute explication. Une démission forcée, qui équivaut à une destitu-
tion déshonorante, est la conséquence de cet incident imprévu. Des
amis dévoués , qui le croient encore , nonobstant son équivoque si-
lence, incapable d'un de ces crimes sur lesquels il faut appeler le
châtiment, lui offrent un asile en Amérique; mais cette fois son parti
est pris. Il est las de cette impunité, pire pour lui que toutes les
rigueurs légales. Il veut se livrer à la justice. Il redemande au père
de Dora la promesse trop légèrement donnée qui le lie encore ; puis,
sans même attendre qu'on l'ait relevé de ce serment, il provoque
lui-même une instruction judiciaire dont il fournit tous les élémens,
affirme sa culpabilité, que personne n'aurait pu établir, et se voit
condamné par ses juges émus à la moindre des peines inscrites
dans le code britannique pour le crime dont il doit compte à la so-
ciété. Le père de Dora, cité comme témoin, est venu en toute équité
proclamer la haute estime que lui inspirent le repentir, la sincérité,
la droiture de l'homme qui a tué son fils, qui va lui enlever sa fille
chérie, car, on le devine de reste, sa peine subie, Max quittera
l'Angleterre, et Dora, devenue sa femme, ne le laissera point partir
seul.
L'analyse de ces trois ouvrages suffit, ce nous semble, pour don-
ner l'idée du talent de miss Mulock, et surtout des tendances de ce
830 REVUE DES DEUX MONDES.
talent. Elles sont étevées, saines, franchement libérales, strictement
religieuses. La foi, la ferveur même, s'allient fort bien, chez l'au-
teur deJokji Halifax, à une grande indépendance de jugement,
•de vues et de doctrines. Sa morale est sévère; ni la liberté, ni la
charité n'en sont cependant exclues. Ces femmes anglaises qui, en
si grand nombre maintenant, parlent de haut à la foule étonnée,
semblent prendre à cœur de faire entrer dans des voies larges, plus
conformes à l'esprit du temps, au génie du siècle, la croyance qu'elles
professent, croyance qui a eu, elle aussi, son ère d'austérité bigote,
ses préjugés étroits, ses rigueurs impitoyables. Soumises, mais in-
telligentes et courageuses; pures, mais bien informées de toute
chose; simples de cœur, intrépides d'esprit, conservatrices et pro-
gressives, elles tentent, dans la sphère où leur action peut s'exercer,
la conciliation du passé avec le présent. Dans la pratique de cet
apostolat littéraire, qu'elles prennent fort au sérieux, et qu'elles ont
raison , après tout , de regarder comme très utile , elles ne montrent
aucune timidité, aucun embarras. Elles ne s'effarouchent d'aucune
vérité, si étrange que, sous leur plume virginale, cette vérité puisse
paraître. En songeant à leur dédain de certaines convenances raffi-
nées, au pas léger dont elles franchissent, hermines immaculées, le
bourbier des réalités humaines, on se rappelle involontairement ces
fdles de Lacédémone qui descendaient sur l'arène de la palestre, éta-
lant aux regards, sans une pensée qui les fît rougir, leur héroïque
nudité. En même temps, il est vrai, averties par le bon sens pra-
tique et difficile à égarer qui est l'apanage de leur race, ces belles
prédicatrices laissent bien rarement passer dans leurs écrits une de
ces idées paradoxales et spécieuses qui, sous un faux dehors de
philosophie conciliante , donnent cours à quelque immoralité hypo-
crite. Leur sincérité audacieuse n'a rien d'effronté; leur curiosité ,
qui perce bien des voiles et franchit bien des limites, n'a rien de
commun avec cet immonde appétit que le scandale éveille. Pour
nous servir d'une de ces comparaisons bibliques qui leur sont fami-
lières, elles se jettent bravement dans la fournaise ardente, et la
flamme s'écarte d'elles, protégées qu'elles sont par le Dieu dont elles
propagent la parole.
Miss Mulock, nous l'avons déjà dit, appartient à l'école dont miss
Brontë peut être regardée comme le chef. Qu'on ne s'y méprenne pas
cependant, elle a son originalité propre, son rôle à part. Moins indé-
pendante, moins individuelle peut-être que l'auteur de Jane EyfCj
elle possède plus à fond l'art du romancier, sait mieux borner ses
développemens, tourner un écueil, se débarrasser d'un personnage
parasite, accentuer une physionomie, préparer un effet dramatique.
Comme son modèle, elle aime à étudier l'incessante action des faits
LE ROMAN DE FEMME EN ANGLETERRE. 831
îxtérieurs sur le caractère, l'âme, l'intelligence, qui en subissent le
îhoc. Elle veut se rendre compte de la force qui résiste et de la fai-
)lesse qui cède, du mensonge qui corrompt et de la vérité qui puri-
ie; elle met tour à tour la main, avec une inquiétude passionnée,
ir la plaie secrète qui s'envenime, sur le ressort qui plie, près de
>mpre. L'idéal qu'elle cherche, la vertu qu'elle prône, n'est ni
Idéal des rêveurs extatiques ni la vertu stérile des ascètes, mais
aen l'indomptable et inusable ténacité de l'homme fort, de la femme
Forte selon la Bible. Persistance dans une volonté droite, fidélité
lans une affection que la raison sanctionne, sacrifice de tout l'être
m devoir humblement compris, aux inspirations lumineuses d'une
■^conscience clairvoyante, voilà, en résumé, ce qu'elle veut enseigner,
et ce qu'elle enseigne le plus souvent sans emphase pédante, sans
maladroite insistance, avec une insinuante habileté, et plus de goût,
de finesse, de mesure et d'aisance que bien d'autres. Elle est d'ail-
leurs remarquable par l'art avec lequel elle sait grouper, distribuer,
soit les incidens, soit les caractères. Elle obtient ainsi des reliefs net-
tement accusés, mais sans exagération. Elle ne pousse à outrance ni
la logique des événemens ni celle des passions, évitant ce qui le plus
souvent empêche un roman de ressembler à la vie. Enfin une veine
irlandaise d'esprit et d'humour, tempérant sa gravité calédonienne
et puritaine, circule comme une bouffée d'air vivifiant dans ses fic-
tions , où la vivacité de la forme fait heureusement oublier la sévé-
rité du fond.
Nous nous demandions, au début de ces pages, quel résultat
pourrait avoir l'espèce de croisade féminine dont nous venons de
définir le caractère. Nous nous demandions aussi par quel phéno-
mène bizarre la littérature légère devenait, chez nos voisins, plus-
frivole entre les mains des hommes, plus grave quand les femmes
s'en mêlent. Ce sont là des questions plus faciles à poser qu'à ré-
soudre, et qui nous entraîneraient à une trop longue série de déve-
loppemens, si nous voulions les traiter ex professa. Contentons-nous
dès lors d'une simple remarque consolante pour l'orgueil masculin :
c'est que l'influence des idées modernes, celle par conséquent des
philosophes contemporains, s'accuse très nettement dans ces œuvres
féminines dont le caractère sérieux nous étonne. En y regardant de
près, on voit que Thomas Carlyle, Arnold, Emerson, Channing,
n'ont pas semé vainement leurs paroles inspirées. Sachons recon-
naître aussi qu'il est impossible de lire des romans comme John
Halifax sans envier sincèrement à nos voisins l'intervention salu-
taire du rovnan féminin dans l'éducation des jeunes filles appelées à
former la généraUon qui nous suivra.
E.-D. FORGUES.
LES
TERRES NOIRES
DE LA RUSSIE
«fc I. — LE PAYS.
Ce n'est jamais sans quelque émotion qu'on franchit pour la pre-
mière fois la frontière d'un pays étranger. Le voyageur est impa-
tient de contrôler par la vue même de la réalité les jugemens con-
tradictoires qu'il a pu recueillir sur la contrée devenue accessible à
ses recherches. J'éprouvai surtout cette impression à mon arrivée en
Russie. Ce grand empire a pris tard sa place au milieu des nations
civilisées ; aujourd'hui même, pour jouir de toutes ses ressources,
il lui manque encore l'exploitation libre de son territoire. Dans ses
plus fertiles provinces, dans les terres noires par exemple, si l'on
ne peut qu'admirer l'impulsion donnée à certaines branches du tra-
vail agricole et de la production industrielle, on est forcé trop sou-
vent aussi de reconnaître la fâcheuse influence exercée par le ser-
vage sur la vie morale des populations. C'est ce contraste que les
réformes promises par le gouvernement russe pourront faire dispa-
raître dans un avenir dont on ne peut encore fixer la date. De leur
côté, vingt-quatre millions de serfs n'attendent que le bienfait de
l'afli-anchissement pour entrer dans la voie du progrès où marche-it
les autres peuples, pour développer les richesses qui dormen* dans
cette précieuse région. Telle est la situation qu'un longr ^ejour dans
la Russie méridionale m'a permis d'observer, et <ïiie je vais essayer
de soumettre à un rapide examen.
4.
LES TERRES NOIRES DE LA RUSSIE. 833
La Russie méridionale occupe une partie de cette plaine immense
qui commence en pointe au nord de l'Allemagne, s'abaisse insensi-
blement, de terrasse en terrasse, à travers le Jutland, le Holstein, la
Prusse et la Pologne, sans rencontrer de montagnes, et vient se ter-
►^ miner à l'est au grand lac de la Mer-Caspienne, avec une dépression 4
' telle que le niveau du sol est plus bas que celui de la Mer-Noire et par
conséquent de la Méditerranée. Cette plaine se continue en Asie, où
elle couvre des espaces beaucoup plus considérables qu'en Europe,
et on la retrouve jusque dans l'empire chinois. Les dépôts qui carac-
térisent cette immense étendue de terres paraissent avoir été aban-
donnés par une mer limoneuse et tranquille; ils sont disposés en
couches régulières et horizontales. Toutefois les différentes assises
ne sont pas de même nature, et l'on distingue alternativement des
bancs de sables plus ou moins fins, des argiles plus ou moins calca-
rifères. Evidemment ces dépôts limoneux, épais en quelques endroits
de 200 mètres, comme à Kiev, au-dessus de la vallée du Dnieper, se
sont produits avant l'établissement des plaines où coulent les fleuves
qui descendent du nord, le Bug, le Dniester, le Dnieper, le Don, le
Volga et l'Oural, peut-être même avant l'apparition de la Mer-]\oire
et de la Mer-Caspienne. Les géologues pensent que cette formation
limoneuse appartient à l'époque diluvienne qui a paru à la suite des
terrains subapennins, et qui a précédé immédiatement les alluvions
modernes. Ce qu'il y a de particulier dans la nature de ce dépôt di-
luvien, c'est qu'on n'y rencontre presque aucun débris organique
fossile, ni coquillages, ni cailloux roulés. La base de ces limons est
composée de sables fins très blancs que recouvrent des sables argi-
leux et calcaires colorés par des oxydes métalliques; dans quelques
endroits, on remarque des couches marneuses blanches et verdâtres;
au-dessus, quelques lignes peu épaisses renferment des débris gra-
nitiques. Enfin le dépôt le plus récent présente des argiles sablon-
neuses d'une épaisseur de 5 à 10 mètres, qui constituent ces ter-
rains meubles et fertiles connus des Anglais sous le nom de loayns.
De la base orientale des Carpathes jusqu'à l'Oural, la dernière couche
argileuse est recouverte d'un humus ou terreau noir épais d'environ
60 centimètres. Cette région, ainsi enveloppée de terre noire et qui
porte en Russie le nom de tchornoziome, est la partie la plus fertile
de l'Europe, où elle occupe environ 100 millions d'hectares sur les
parallèles qui constituent particulièrement la zone botanique des
céréales. Il y a là un véritable magasin de richesses annuelles, assu-
rément plus précieux que les terrains aurifères de la Californie et de
I l'Australie.
Le relief du terrain qu'on vient de décrire se compose d'une suite
de plateaux elliptiques terminés par des vallées à chaque extrémité
TOME XXV. ' ^^
83A REVUE DES DEUX MONDES.
de leur grand diamèti-e, qui a en moyenne 2 kilomètres de long;
ailleurs les plateaux sont bornés par des gorges étroites. Dans la
saison des pluies, l'eau, en s' écoulant par torrens, forme subite-
ment des ravins. Souvent même les chemins se trouvent coupés par
^des précipices sur lesquels il faut jeter des ponts de bois. L'absence
de fossés le long des routes et le peu de résistance du terrain limo-
neux, qui n'est consolidé par aucune pierre, favorisent singulière-
ment ces accidens.
La surface des plateaux qui dominent les terrains de la Russie
méridionale offre un horizon qui s'étend à perte de vue et n'est in-
terrompu par aucune montagne. Cette circonstance, jointe à la rareté
des villages et des habitations , contribue à priver le voyageur des
effets pittoresques qu'on admire dans les pays accidentés. Aussi
faut-il chercher ailleurs un intérêt que ne présentent point les per-
spectives de la contrée. Ces régions, d'aspect si uniforme, ont été
le théâtre de graves événemens dont le nom qu'elles portaient en-
core il y a moins d'un siècle, — l'Ukraine [marche ou frontière)^
— évoque le souvenir. Cette belle province de l'Ukraine, qui cou-
vrait une surface beaucoup plus grande que la France, était, il y a
trois cents ans, absolument inhabitée; les pasteurs nomades de
l'Asie venaient y dresser leurs tentes pendant la belle saison, et se
retiraient avec leurs troupeaux à l'approche de l'hiver. Vers le mi-
lieu du XVI* siècle, les Tartares, chassés des gouvernemens de Kasan
et d'Astrakan, furent refoulés sur le rivage de la mer d'Azof et dans
la presqu'île de Grimée. Des populations libres descendirent alors
de la Grande-Russie et s'établirent dans la contrée située entre le
Dnieper et le Don , tandis que des peuples de la Petite-Russie vin-
rent occuper les terres de la rive droite du Dnieper. Ces nouveaux
habitans prirent le nom de Cosaques ukrainiens, et ils se donnèrent
une constitution démocratique dont on ne retrouve pas d'exemple
chez les autres peuples slaves. Ils élisaient un chef nommé hetmauy
qui exerçait le pouvoir exécutif; ils menaient une vie constamment
guerrière. L'Ukraine était un refuge ouvert à tous les hommes qui,
mécontens de leur position, préféraient la vie du camp au travail de
la charrue. Les peuples chrétiens regardaient les Cosaques comme
une avant-garde contre les agressions fréquentes des Tartares, qui
de la Crimée menaçaient de venir reprendre les contrées qu'ils
avaient occupées pendant près de trois siècles ; mais bientôt de pro-
tecteurs les Cosaques devinrent les persécuteurs des peuples qui les
entouraient, Moscovites, Polonais et Tartares, et ils coururent sus,
la lance à la main, à tous les voyageurs, sans autre prétexte que
l'amour du pillage.
Vers le milieu du xvii" siècle, cette situation était modifiée : la
LES TERRES NOIRES DE LA RUSSIE. 835
Russie occupait la partie de l'Ukraine voisine du Don; elle avait élevé
dans cette région des lignes de défense dont on aperçoit encore les
restes sur la rive gauche du Donetz, affluent de ce dernier fleuve. Les
Tartares s'étaient fortifiés du côté de la mer d'Azof, et les steppes
immenses qui les séparaient des nations moscovites restaient inoc-
cupés. Les hetmans étaient parvenus à discipliner peu à peu les
habitudes militaires des Cosaques de l'Ukraine, et les terres situées
en dedans des retranchemens étaient cultivées. Dès l'année 1700,
Pierre le Grand, pour récompenser la conduite paisible de ces po-
pulations, leur accorda certains privilèges : il leur permit d'exercer
leur industrie dans les villes, d'établir des moulins, des pêcheries,
des auberges et des distilleries de grains avec exemption complète
d'impôts. Cependant, quelques années plus tard, l'hetman se déclara
pour Charles XII, et après la bataille de Pultava Pierre le Grand prit
des précautions contre ces dangereux guerriers. Il envoya dans la
partie orientale de l'Ukraine des régimens réguliers et de nouveaux
colons, que les troupes durent protéger. Or ces colons étaient des
serfs appartenant à des seigneurs du nord de la Russie, et c'est ainsi
que la servitude s'introduisit dans l'Ukraine, province libre et pour
ainsi dire neutre jusqu'aloi's. Néanmoins les Cosaques de l'ouest con-
servèrent pendant quelque temps leur organisation ancienne et leur
indépendance ; mais quand Catherine II se fut emparée de la partie
de l'Ukraine située à la droite du Dnieper, les Cosaques durent payer
la capitation, et leurs privilèges furent réduits. Enfin, après l'expul-
sion des Tartares de la Crimée et la défaite des Turcs, la tsarine
pensa que les Cosaques de l'Ukraine étaient plutôt un danger qu'un
secours pour la Russie, et elle profita de quelques troubles survenus
armi eux pour les transporter sur les bords de la Mer-Noire, où
eur présence pouvait avoir son utilité. Là, les Cosaques continuèrent
e jouir d'une partie de leurs franchises; mais on leur enleva l'élec-
tion de leur hetman. En 1780, l'Ukraine, dans la partie située entre
le Dnieper et le Don, devint le gouvernement de Kharkov, et de
paisibles agriculteurs, rendus serfs par le seul fait de la conquête
russe, furent établis sur les terres abandonnées.
A ces souvenirs du passé viennent en outre se mêler pour l'é-
tranger qui visite la Russie les impressions très variées, quelquefois
assez pénibles, de la vie présente. Quand on arrive par la frontière
du royaume de Pologne, après avoir traversé le Rug sur un bac, on
s'aperçoit qu'on entre dans un grand empire. A la largeur des routes,
trois fois égale à celle des plus grandes voies postales de notre pays,
on pressent que la terre n'a qu'une médiocre valeur, et que l'espace
n'est guère ménagé. Il n'y a pas de chaussées dans cette région, du
moins jusqu'à Jitomir, capitale de la Volhynie; à chaque poste, un
836 REVUE DES DEUX MONDES.
poteau où sont peintes les couleurs impériales indique la distance
j)arcourue et celle qui reste encore jusqu'au prochain relais. Les
chevaux sont de petite taille, mais ils trottent et galopent admira-
blement bien; les cochers qui les conduisent ont une méthode toute
particulière d'entretenir leur allure, non point avec le fouet pour-
tant, car un lamechik l'emploie fort rarement, et il se contente de
l'agiter autour de sa tête, mais par une espèce de conversation que
les animaux semblent fort bien comprendre. Noiil mes petits amis,
crie le postillon d'une voix de fausset, allez vite, nous aurons pour
boire; dépêchez-vous, le maître est pressé; noùl non! quelle bonne
avoine il y a là-bas et quelle bonne petite herbe! Non! hioup! De-
puis le départ jusqu'à l'arrivée, le postillon n'interrompt pas un
instant cette conversation, assez curieuse par l'accentuation et les
nombreux diminutifs du patois russe; aussi le voyageur fait-il régu-
lièrement dix verstes ou kilomètres à l'heure. On ne trouve d'ail-
leurs en cette partie de la Russie ni diligences ni aucun autre ser-
vice particulier; il faut avoir recours SiM pérédadnoc, c'est-à-dire à
l'équipage que l'administration des postes met à la disposition des
voyageurs : c'est une caisse en bois de six pieds de long sur trois de
large, s' évasant par le haut; on place cette caisse, qui ressemble
assez au moule dont les cantonniers se servent en France pour cuber
les cailloux des routes, sur deux paires de roues très basses, et on
attelle quatre chevaux qui partent ventre à terre. Le mouvement de
secousse est exactement celui du tombereau. Voilà le seul moyen
de voyager vite en Russie, et l'on fait souvent de cette façon mille
ou quinze cents verstes sans s'arrêter.
La configuration du pays facilite singulièrement ces voyages ra-
pides. Partout d'immenses plaines ou, pour employer le mot local,
des steppes. On désigne aujourd'hui sous ce nom en Ukraine les
terres laissées en repos pendant un intervalle qui varie de cinq à
vingt ans et les terres incultes où la charrue n'a jamais passé. L'ex-
ploitation agricole consiste presque uniquement en céréales, et
comme cette culture est particulièrement épuisante, on laisse, après
quelques années de récolte, les champs dans un repos absolu. Ces
terres, d'excellente qualité, se recouvrent promptement alors d'une
luxuriante végétation de plantes vivaces qui atteignent une hau-
teur de deux ou trois mètres. Les plantes qui se développent ainsi
spontanément appartiennent à des familles très différentes; dans
les premières années, ce sont les graminées qui dominent; puis vien-
nent des espèces plus fibreuses, comme des solanées, des atripli-
cées ; enfin ces dernières sont à leur tour remplacées par la robuste
famille des carduacées. On peut estimer par l'inspection des plantes
qui y végètent le nombre des années de repos dont les steppes ont
LES TERRES NOIRES DE LA RUSSIE. 837
joui. Les chardons les plus robustes y deviennent presque arbo-
rescens et portent d'énormes fleurs rouges. Il n'y a du reste dans
ces terrains que des plantes douces: on n'y trouve aucun de ces in-
dividus acides dont les surfaces incultes des sols calcaires sont géné-
ralement couvertes. Au bout de quelques années, les élémens miné-
raux nécessaires à la production des céréales s' étant reformés, on
ramène la charrue sur cette espèce de jachère, et on obtient succes-
sivement quelques moissons abondantes. Tous les propriétaires n'ont
pas recours à des moyens d'amélioration aussi longs et par consé-
quent aussi coûteux que ceux du steppage. Depuis quelques an-
nées, le nombre des terres soumises à cet énorme repos diminue
beaucoup, surtout depuis l'introduction d'une récolte sarclée indus-
trielle, la betterave à sucre, dont la culture s'étend de jour en jour.
La mise en exploitation des steppes rappelle en certaines circon-
stances les anciens usages des peuples émigrans. Ces terrains se
trouvent quelquefois à une distance de plusieurs kilomètres du vil-
lage central, et il deviendrait très difficile de faire chaque jour le
voyage d'aller et retour avec des animaux et des instrumens. On
établit alors un campement agricole au milieu des steppes; on
dresse une grande tente couverte de paille pour abriter les ouvriers
pendant la nuit, et on abandonne les animaux au libre pâturage.
L'effet d'un tel cantonnement est très pittoresque, et les travaux
s'y exécutent avec une gaieté inusitée qu'engendre, soit le plus
grand rassemblement des ouvriers, soit une certaine liberté dont
ils jouissent plus facilement qu'au village seigneurial.
Ce genre de steppes ne donne qu'une faible idée des immenses
terrains appelés du même nom qui, de la rive gauche du Dnieper
s' étendant au fleuve Oural vers le nord et au Caucase vers le midi,
occupent en Europe quatre-vingt mille lieues carrées et une surface
cinq fois plus grande en Sibérie. Ces steppes sont des déserts fer-
tiles d'une dimension trois fois égale à celle de la France, couverts
d'une puissante végétation qui se détruit chaque année, et dont les
débris engraissent le sol. Image de la barbarie, cette végétation vi-
goureuse s' arrêtant aux plantes herbacées étouffe et anéantit les plus
robustes individus du règne végétal, les arbres les plus élevés. Les
chardons s'y montrent serrés, entrelacés, hauts de quarante pieds,
et remplacent les forêts disparues. Ces riches déserts ont eu leur
histoire, que nul ne sait plus; ils ont servi de stations aux peuples
asiatiques qui sont venus peupler l'Europe. Des monumens nom-
breux, placés comme de mystérieux hiéroglyphes, attestent que des
bras humains ont remué le sol, et pour être simplement de la terre
recouverte de gazon, ces monumens n'en sont pas moins sans douter
les plus anciens de l'Europe. Les campagnes de la Russie méridio-
838 REVUE DES DEUX MONDES.
nale sont couvertes de tertres présentant la forme circulaire et co-
nique. La circonférence de ces buttes artificielles, dues évidemment
•à l'industrie des hommes, varie à l'infmi; elles ont ordinairement
cent cinquante pas de tour. L'élévation est en rapport naturel avec
la base; toutefois les effets du temps et du climat ont amené sur
toute la périphérie des dénudations considérables. Le peuple appelle
ces monumens moguiles, kurgans, mots russes qui signifient tom-
beaux ou tumuli. Il ignore l'origine de ces tertres et se borne à ré-
pondre qu'ils existaient avant Ventrée y l'arrivée-, comme d'ailleurs
la race actuelle n'est fixée dans ce pays que depuis un temps rela-
tivement très court, deux ou trois siècles au plus, on ne peut rien
conclure de cette appellation. Les tumuli qui existent en France ou
en Angleterre n'ont pas du tout la même apparence que les kurgans-,
les premiers sont moins dégradés au sommet, ils ont une forme
plus conique. Les harrows anglais présentent des différences aussi
grandes, et il est impossible à un observateur d'admettre que cette
multitude de kurgans soient des monumens funéraires. Il y a des
endroits où Ton compte trente kurgans dans un kilomètre carré, et
l'on aurait pu ensevelir une armée de deux cent mille hommes avec
la terre qui a été remuée pour ces constructions.
Le climat de la Russie méridionale, qui est traversée parle 50* de-
gré de latitude, est bien différent de celui de la France sur le même
parallèle. On sait que les parties occidentales des continens jouissent
.toujours d'une température plus élevée que les parties orientales,
et ce phénomène constant est particulièrement dû à 1* effet des vents
et au voisinage des mers. Ainsi les départemens du Nord et du Pas-
de-Calais, dont le parallélisme est à peu près celui de l'Ukraine,
n'éprouvent pas des abaissemens de température aussi prononcés
^que cette dernière province. Les vents du sud-ouest, qui prédo-
minent en France, arrivent saturés de l'humidité toujours tempérée
de l'Océan, et entretiennent en toute saison un état très favorable
à la végétation. Dans la Russie méridionale, la transition de l'hiver
à l'été est très brusque : le printemps et l'automne y sont pour
ainsi dire supprimés; la végétation se développe soudainement dès
la fin d'avril et ne s'arrête qu'à l'équinoxe d'automne. Après un
'été d'une sécheresse insupportable, la température subit en sep-
tembre un brusque revirement; le vent du nord-est souffle avec
impétuosité ; le soleil ne perd pas son éclat, mais il semble perdre
tout à coup sa chaleur. Quelquefois le mois d'octobre offre encore
'de belles journées; néanmoins, après cette première apparition de
rhiver, l'usage des fourrures devient nécessaire. Les plus grands
abaissemens de température ont lieu dans les mois de janvier et de
février, et le thermomètre descend quelquefois à 25 degrés au-des-
LES TERRES BOIRES DE LA RUSSIE. 839
SOUS de zéro. L'usage du traîneau, si commode pour voyager dans
un pays où les fleuves et les étangs gèlent, où les routes ne pré-
sentent pas d'obstacles résistans comme des pierres, n'est guère
possible que dans les deux premiers mois de l'année, et encore, si
le dégel survient brusquement, les voyageurs sont-ils exposés à re-
venir en voiture quand ils sont partis en traîneau. Il y a sous ce
rapport une grande différence entre le climat de la Petite-Russie et
celui de la zone voisine au nord : à Moscou, situé sur le 55^ paral-
lèle, le traînage a lieu sans interruption pendant toute la durée de
l'hiver; aussi les habitans de la Russie méridionale envient- ils cette
facilité de transport, que remplacera bientôt l'établissement des
chemins de fer.
Le 50* degré de latitude se trouve au centre de la région bota-
nique la plus favorable à la culture des céréales. Toutes les se-
mailles d'hiver sont ordinairement terminées au 1" septembre. La
Russie méridionale ne possède pas une seule plante qui soit incon-
nue à la flore parisienne; mais beaucoup d'espèces acquièrent une
force et un développement étrangers aux végétaux de notre climat.
Toutefois les arbres ne répondent point, dans la région des terres
noires y à la vigueur des plantes herbacées; on n'y rencontre pas ces
beaux chênes qui croissent en Allemagne ou dans nos départemens
du nord et de Test; les sujets les plus anciens sont rabougris, noueux,
presque découronnés, et ils n'atteignent pas une grande élévation.
La cause de ce phénomène est sans doute dans l'imperméabilité du
sous-sol, qui ne ressemble en aucune façon à la couche superficielle
si féconde, et renferme des sables argileux souvent dépourvus de
calcaire. Les conifères et arbres à racines horizontales composent
seuls de magnifiques forêts.
Telles sont les conditions du pays et du climat ; quant aux habi-
tans , on va les mieux connaître en se plaçant dans les villes et les
villages qui çà et là rompent l'uniformité de ces vastes plaines.
II. — LA POPULAïIOiX.
, Presque tous les villages de la région des terres noires ou Petite-
Russie appartiennent entièrement à des propriétaires; la couronne
en possède moins que dans le nord. Chaque village ne présente or-
dinairement que deux issues; un fossé assez profond entoure tout le
,^ groupe des habitations. Un poteau placé à chacune des extrémités
11^ indique le nom du village et celui du seigneur. Pendant la saison
d'été, tant que la terre est couverte de récoltes, un gardien, abrité
près d'une de ces issues par une hutte en paille, surveille l'entrée et
la sortie, et prévient les dégâts que pourraient causeries animaux dans
m
8A0 REVUE DES DEUX MONDES!*.
les cultures. Les maisons des paysans sont dispersées dans un espace
souvent considérable ; chaque habitation est isolée et séparée de sa
voisine par une clôture en planches ou en branchages. Les villages de
la Grande-Russie consistent au contraire en deux lignes de maisons
serrées les unes contre les autres et toutes bâties sur le même plan ;
chaque village n'a qu'une seule rue, et quelquefois un seul côté :
cette symétrie ne tarde pas à sembler monotone et même triste.
Aussi, sous ce rapport, les villages de la Petite-Russie offrent-ils un
aspect plus réjouissant et plus pittoresque. L'étendue de l'enclos
qui renferme chaque famille varie suivant les lieux et aussi suivant
]« caprice des propriétaires ou des intendans. Dans les bonnes pro-
priétés, la chaumière se trouve au centre d'un terrain d'environ
10 ares qui constitue le jardin potager de la famille. La végétation
est ordinairement très vigoureuse dans ces jardins; on y voit des
arbres fruitiers, des tournesols, des cucurbitacées , du maïs, des
fleurs aux couleurs éclatantes. Le Petit-Russien aime beaucoup les
(leurs, et les jeunes filles s'en font d'agréables parures. Les maisons,
bâties sur un plan uniforme, n'ont qu'un rez-de-chaussée composé
de deux pièces d'environ cinq pas en tout sens; le four sépare ces
deux chambres, et la cheminée sort du milieu d'un toit surbaissé,
couvert en chaume, dont les deux faces sont abattues en forme de
pavillon. Chaque pièce est éclairée par une fenêtre large tout au plus
d'un pied carré. Cette disposition, qui a l'inconvénient de diminuer
la lumière, est appropriée aux exigences du climat : elle préserve du
froid pendant l'hiver, de la chaleur pendant l'été. Comme les paysans
ignorent l'emploi des lits et qu'ils se couchent sur le sol, sans jamais
quitter leurs habits, ils n'éprouvent pas le besoin d'avoir des cham-
bres spacieuses, et le logement de toute une famille ukrainienne
n'est guère plus grand qu'une couchette de paysans du Poitou. La
voûte du four est disposée en plate-forme, de façon à servir de lit à
trois ou quatre personnes. Quelques pots en terre représentent toute
la vaisselle : un banc sert de table à toute la famille; la cuisine se
prépare dans le four, et on s'assied sur le sol pour prendre le repas.
Le berceau des enfans, suspendu à une solive du plafond, se balance
au milieu de la chambre, et quelques tableaux religieux peints sur,
bois complètent l'ornementation intérieure. On blanchit les chau-
mières à l'extérieur au moins deux fois par an, et c'est un usage
presque religieux de les badigeonner à la chaux la veille des grandes
fêtes. Des plantes grimpantes couvrent les murs pendant l'été, et
donnent à ces maisonnettes, construites en bois ou en pisé, une phy-
sionomie assez gaie. Chaque paysan édifie sa demeure et l'entretient
à ses frais ; mais le propriétaire accorde ordinairement la permission
de prendre dans ses forêts le bois nécessaire. Lue pareille habitation
LES TERRES NOIRES DE LA RUSSIE. 841
ne coûte guère plus de 60 à 100 francs. Un village n'est qu'une ag-
glomération d'un nombre plus ou moins grand de chaumières sem-
blables.
Ce qu'on peut encore remarquer dans un village petit-russien, c'est
l'église, le karchema^ puis la maison seigneuriale. Dans les villages
de faible importance, l'église est une simple tour en bois, carrée,
coiffée de la calotte verte ; mais dans les grands domaines le style
byzantin est soigneusement conservé , et l'église, bâtie en briques
sur le plan de la croix grecque, élève dans les airs sa coupole cen-
trale, qui dépasse de toute sa hauteur les quatre petites coupoles.
Partout la peinture vert-émeraude reluit au soleil : c'est la couleur
nationale. Sauf les croix plantées au sommet des coupoles, on se
croirait devant quelque mosquée moresque. Des peintures murales
décorent les façades des églises russes, et l'intérieur de ces édifices
est paHout couvert des couleurs éclatantes qui caractérisent le culte
grec. La maison seigneuriale est d'ordinaire habitée par un inten-
dant, les seigneurs étant presque toujours absens de leurs villages.
Elle est construite d'une façon un peu plus élégante que les chau-
mières des serfs; un portique en bois, en forme d'architrave, sert
de vestibule au milieu de la façade. On trouve pourtant quelques
châteaux dans certaines propriétés russes, non pas de ces ma-
noirs qui rappellent la féodalité par leurs tourelles crénelées et
leurs fossés, mais d'élégantes et belles constructions, d'une époque
récente, et qui offrent presque toujours, comme les temples grecs,
avec un seul rez-de-chaussée très élevé, deux façades à quatre co-
lonnes isolées et surmontées d'un fronton. Ces constructions sont
en briques recouvertes partout d'une teinte blanche qui fatigue la
vue. Les toits sont en tôle de fer peinte de l'éternel vert-émeraude.
Le karchema ou le kabake est un grand bâtiment traversé dans toute
sa longueur par une remise où les voyageurs amènent leurs chevaux :
c'est l'auberge du village, et le tenancier de cette dépendance sei-
gneuriale a seul le privilège de débiter l'eau-de-vie aux habitans.
Le karchema joue un grand rôle dans les mœurs de la popula-
tion rurale; c'est là que tous les paysans, hommes, femmes, vieil-
lards, enfans, passent la plus grande partie des jours de fête; c'est
là que toutes les économies du peuple viennent se convertir en
étourdissement et en ivresse. Les jeunes filles elles-mêmes s'y ren-
dent, parées de leurs plus beaux atours, et elles y forment des
danses où les garçons assistent seulement comme spectateurs. C'est
au son d'un air mélancolique, ordinairement très peu varié, que les
danseuses exécutent entre elles les figures. Si même le joueur or-
dinaire de vielle ou d'accordéon fait défaut, on danse en chantant
toujours sur le même refrain. C'est au karchema qu'il faut observer >
8/i2 REVUE DES DEUX MONDES.
la physionomie des paysans, car c'est le seul lieu de réunion où les
gestes et les allures soient libres; on y oublie les maux de toute la
semaine. Malheureusement aussi on y perd la raison dans des liba-
tions réitérées. Je ne crois pas que les Russes aient une plus grande
passion que celle du karchema^ et c'est là que se dépense tout l'ar-
gent qui entre dans le village. L'interdiction de ce délicieux rendez-
vous du dimanche passe pour la plus pénible des punitions.
Les villes de la Russie méridionale sont peu attrayantes. Les
chefs-lieux de gouvernement ou les villes de districts possèdent des
églises nombreuses, aux coupoles vertes ou dorées, des palais qui
ressemblent à des casernes. Les rues sont assez larges, mais il est
à peu près impossible de les parcourir à pied pendant une moitié de
l'année à cause de la boue et des inégalités du pavage. Kiev, qui est
l'ancienne capitale de la Petite-Russie, a pourtant d'assez beaux
quartiers, de récente construction , garnis de trottoirs fort bien ali-
gnés, beaucoup de maisons neuves à plusieurs étages, des jardins
publics, et même des boulevards. Cette ville est placée sur une émi-
nence qui domine la large vallée du Dnieper. On y admire un pont
suspendu sur une longueur de plus de 1,000 mètres, dont les piles
élégantes sont entièrement montées en briques de Kiev, d'une qua-
lité et d'une résistance sans pareilles. Ce magnifique ouvrage a coûté
environ 20 millions de francs. Malgré une population de plus de
soixante mille habitans, la ville de Kiev présente un aspect de tran-
quillité et même de monotonie qui reflète assez exactement le carac-
tère des populations de la Russie du midi. Il n'y a de mouvement
qu'à l'époque des foires, où tous les propriétaires se donnent ren-
dez-vous, et où les affaires les plus importantes se traitent ordinai-
rement par contrat.
Le peu de ruines archéologiques que présente la Russie méridio-
nale ne saurait éclairer l'histoire des peuples qui ont successive-
ment occupé cet immense territoire. Le système de construction en
usage est tel que les ruines disparaissent complètement dans l'es-
pace d'un siècle. La pierre est fort rare; malgré la présence de quel-
ques gisemens granitiques, on l'emploie très peu à cause du prix
de revient, qui en est relativement élevé. La brique est également
fort chère. Aussi les incendies sont-ils le fléau d'une contrée où toutes
les maisons sont construites en bois, où, pendant la plus grande par-
tie de l'année, la rigueur du climat exige un chauffage constant.
Au premier cri d'alarme, les paysans commencent par transporter
devant leurs maisons les chétifs objets qui en meublent l'intérieur;
cette précaution n'est pas inutile, car il arrive presque toujours que
les débris enflammés qui s'échappent du foyer de l'incendie, poussés
par le vent, propagent le désastre, et embrasent rapidement tout le
LES TERRES NOIRES DE LA RUSSIE. 843^^
village. On ne trouve de pompes que dans un petit nombre de
grands domaines. Un règlement de police qui prescrirait l'emploi de
quelques mesures destinées à prévenir les incendies rendrait assuré-
ment de grands services aux populations rurales.
Le meilleur observateur de l'antiquité, Hippocrate, soumet les
qualités physiques et morales de l'homme à l'action du miUeu où
il vit. Le peuple de la Petite-Russie se ressent des influences tem-
pérées du sol qu'il habite; il ne fait pas preuve de grandes ver-
tus, mais les crimes sont très rares. Le paysan est adroit, intelli-
gent, soumis, il aime ses frères, c'est ainsi qu'il appelle tous ses
semblables; les vieillards sont traités de pères ou de mères, les-
jeunes filles de sœurs, et ces mots s'emploient entre gens qui ne se
connaissent pas et se voient pour la première fois. Les défauts du
Petit-Russien sont l'indolence, la dissimulation, l'égoïsme et sur-
tout l'ivrognerie; mais ces défauts ne proviennent-ils pas de son
ignorance et de la position qui lui est faite par le servage (1)? Sous
le rapport de la vie matérielle, le sort des paysans de la Petite-
Russie est moins précaire que celui des ouvriers agricoles des autres
régions asservies et même de quelques pays libres. Il ne faut point
oublier qu'ils habitent la contrée la plus riche de l'Europe, et que la
satisfaction des premiers besoins y est plus facile que partout ail-
leurs. On est allé jusqu'à expliquer par ce fait l'indolence et le peu
d'activité industrielle des habitans; mais c'est prendre ici l'eflet
pour la cause. Le travail des champs n'est praticable que pendant
une moitié de l'année, et laisse de nombreux loisirs durant lesquels
le serf, forcément attaché à la terre seigneuriale, tombe dans un in-
évitable engourdissement. Aucune idée ambitieuse ou jalouse ne
vient l'aiguillonner, comme dans les pays où le travail peut aplanir
les distances qui séparent les diverses classes de la société. Il est
excessivement rare qu'un paysan amasse une somme suffisante pour
acheter sa liberté. Aussi, résigné à son sort, le serf borne-t-il son
ambition à récolter assez de grains pour attendre la nouvelle mois-
son, à recueillir assez de bois pour se chauffer pendant l'hiver. Si les
provisions laissent un excédant, on l'emploie à l'achat de quelques-
vêtemens, mais le plus souvent cette faible épargne va s'engloutir
dans les débits d'eau-de-vie. Penser à l'avenir, au bonheur des en-
fans, cela n'est point dans les habitudes des serfs : les enfans se-
ront, comme l'aïeul et le père, attachés à la glèbe; ils vivront de la
même manière. Aussi le pire côté du servage est-il l'espèce de ni-
veau qu'il abaisse sur l'intelligence et la prévoyance humaines.
(Ij Nos lecteurs sont déjà suffisamment édifiés à ce sujet. Voyez, dans la livraison du
!•■■ juillet 1854, l'étude de M. Mérimée s ir la Littérature et le Servage en Russie.
844 REVUE DES DEUX MONDES.
L'habitant de la Petite-Russie offre le type d'une belle race; il
a la taille moyenne, les cheveux blonds ou châtains, la démarche
un peu lourde. Les vieillards portent toute la barbe; les jeunes gens
ne laissent pousser que les moustaches. On ne rencontre point parmi
les habitans de cette région l'affreux type kalmouk, ces narines ou-
vertes, ce nez camard et effacé, qui rappellent les peuples barbares
de l'Asie. Le costume national se compose d'une jaquette en étoffe
de bure brune, sans boutons, serrée à la taille par une longue cein-
ture rouge ou verte, d'un pantalon de toile blanche dont les fonds
descendent au milieu des cuisses comme les culottes des zouaves,
et dont les extrémités sont recouvertes par de larges bottes. La coif-
fure est ordinairement un bonnet de peau d'agneau noir et rond.
En hiver, le cojouk, espèce de cafetan en peau de mouton, remplace
la jaquette d'été; le pantalon est encore de toile, mais les jambes
sont enveloppées avec des pièces de laine qui garnissent les bottes.
Le linge est grossier, mais soigneusement entretenu. Par-dessus les
autres vêtemens se met encore le kobéniak^ qui est muni d'un ca-
puchon percé de deux trous pour les yeux. La physionomie du paysan
change du reste avec les saisons; l'exercice en plein air, la salutaire
activité de la vie rurale, donnent au travailleur pendant l'été une
apparence de contentement et de bien-être. En hiver, quand le froid
engourdit le sang et les membres, le Petit-Russien s'enveloppe de
son cojouk, se coiffe de son bonnet épais et fourré, et s'il soulève
une pièce de bois, ses mains, couvertes d'énormes mitaines, sem-
blent paralysées (1).
Les paysannes de la Petite-Russie ont un costume pittoresque qui
appartient plutôt à l'Asie qu'à l'Europe; on se rappelle ces vieilles
images de l'art byzantin, où les vierges sont ornées d'une coiffure en
cerceau. En été, les jeunes fdles se parent de fleurs et de rubans de
couleur éclatante ; elles savent ajuster avec art les feuilles, les épis,
les baies de quelques fruits rouges comme le sorbier, dans leur
chevelure, dont les nattes sont relevées en couronne ou- descendent
sur les épaules. Le bandeau virginal, de couleur rouge, se place sur
le sommet de la tête comme un diadème. Un collier de perles, de
corail ou de verroterie tourne au moins douze fois autour de leiir
cou en dessinant un croissant; on y suspend des médailles reîi-
(1) On distingue aisément ce rude travailleur des paysans de la Grande-Russie, ame-
nés en nombreuses bandes dans les terres noires à certaines époques qui réclament un
supplément de bras. Le costume du Grand-Russien consiste en un bonnet de feutre
blanc, une jaquette de même couleur, et la chaussure est invariablement faite d'écorces
de tilleul serrées autour des jambes par des cordes grossières. Le caractère est généra-
lement plus apathique. Les propriétaires du nord de la Russie expédient ces nègres
blancs par centaines pendant la belle saison, et le prix de location de ces sujets consti-
tue le profit exclusif du seigneur.
LES TERRES NOIRES DE LA RUSSIE. 845
gieuses dont les peintures sur émail imitent la mosaïque. Une bas-
quine en toile rouge descend jusqu'aux genoux; la jupe très courte,
ordinairement blanche, serrée à la taille par une écharpe de laine
rouge, laisse passer le tour brodé de la chemise. Les jambes, le
plus souvent nues jusqu'au-dessus du mollet, sont quelquefois
chaussées de grandes bottes en maroquin rouge ou jaune; mais si
les villageoises découvrent presque toujours leurs jambes, elles ont
grand soin de cacher leurs bras jusqu'aux poignets. Tel est le cos-
tume éclatant des jours de fête. On se rappelle devant cette parure
l'ancienne splendeur des vètemens de la Perse ou de l'Egypte, et
c'est peut-être au culte de l'église grecque, qui a toujours gardé les
''goûts iconophiles de l'ancienne patrie, qu'il faut attribuer la conser-
vation de cette mode antique.
Les filles se marient de très bonne heure , et dès que le mariage
est consommé, l'épouse doit cacher ses cheveux sous un turban,
le platoke. Autrefois même on coupait la chevelure de la mariée, et
Ton redit encore une chanson où une fiancée dépouillée de ses belles
nattes exprime ses regrets avec une grâce touchante :
« 0 mes nattes, mes beaux cheveux dorés! — ce n'est pas une, ce n'est
pas deux années, — ce n'est pas deux années que je vous ai tressées. —
Chaque samedi je vous baignais, — chaque dimanche je vous ornais, — et
aujourd'hui dans une heure il faut vous perdre ! »
[1 arrive même que les paysannes qui n'ont point eu la patience
d'attendre le sacrement sont soumises, dans une cérémonie bizarre,
à l'humiliation de la coiffure àwplatoke. Les filles et les garçons du
tvillage se rassemblent ordinairement un jour de fête : ils vont cher-
jcher la pauvre malheureuse, ils l'entraînent malgré ses pleurs, et
iprès avoir dénoué ses nattes et retiré les rubans, ils la coiffent du
platoke., qu'il ne lui est plus permis de quitter. D'ordinaire, le com-
plice de la pauvre victime, qu'on appelle désormais pokritka (1),
intervient dans la cérémonie et fournit le mouchoir, ce qui indique,
qu'il est prêt à réparer sa faute, et qu'il accepte l'union qui fera
disparaître l'ignominie du châtiment. A vrai dire, rien ne distingue
une jeune fille d'une femme, si ce n'est le platoke. Ce turban est un
châle de laine ou de coton comme celui que portent nos paysannes
sur leurs épaules, mais qui, roulé autour de la tête de façon à s'é-
largir, rappelle un peu le kolback d'un tambour-major. L'époux
offre le platoke à sa fiancée, comme chez nous on offre le châle des
Indes, qui, rendu à sa destination primitive, ne devrait être qu'une
coiffure.
Les mariages se célèbrent avec des cérémonies naïves dont l'ori-
(1) Voyez l'histoire d'une Pokritka dans la Berne du 1" novembre 1856.
8A6 REVUE DES DEUX MONDES.
gine est sans doute fort ancienne. La veille du jour où la jeune fille
doit appartenir à l'époux, elle va trouver ses maîtres et quelques
habitans du village; elle est vêtue simplement, et sa chevelure est
éparse; elle se jette aux genoux de tous ceux qu'elle visite, et leur
baise les pieds en demandant pardon. Les autres filles du village,
qui l'accompagnent, sont au contraire parées de leurs plus beaux
ajustemens. Il est d'usage de relever et d'embrasser la pénitente,
qui reçoit un léger cadeau et offre en retour un petit pain de forme
symbolique. Si la jeune fille se marie dans un autre domaine que ce-
lui de son seigneur, elle doit payer à celui-ci un droit de sortie ap-
pelé vêvodnoé. Le sacrifice de la chevelure d'une jeune mariée est
ce qu'il y a de plus saillant dans la cérémonie des noces; voici l'un
des couplets qu'on chante le plus souvent à cette occasion :
« Où est ton frère aîné, Marie, — qui a dénoué tes belles nattes? — Qu'a-
t-il fait des rubans qui les ornaient? — Les a-t-il jetés dans le profond
Dnieper?— ou les a-t-il offerts à ta sœur cadette? — Tes nattes, Marie,
étaient serrées comme si le forgeron les eût tressées. — Qu'il vienne à pré-
sent les déforger, — et pour lui seront les rubans dorés. »
Enfin la cérémonie se termine par la coiffure du turban , qu'une
femme âgée enroule autour du front de la mariée, en lui souhai-
tant le bonheur :
« Je couvre ta tête du platohe, ô ma sœur, — et je te donne le bonheur
et la santé. — Sois toujours pure comme l'eau, — deviens féconde comme la
terre. »
Le lendemain de la noce, la cérémonie n'est pas moins bizarre;
le mari mène sa femme chez tous les habitans et leur montre le vê-
tement de la première nuit. On voit combien ces usages rappellent
les mœurs patriarcales des plus anciennes sociétés. Le premier jour
de mon arrivée en Russie, je fus témoin d'un spectacle assez éton-
nant pour un étranger: une femme d'environ quarante ans venait se
plaindre à son maître d'avoir été battue par un paysan. Tout en ex-
posant sa plainte, elle enleva sa chemise, qui retomba sur sa cein-
ture, et elle montra les ecchymoses qui sillonnaient son torse nu. Il
y avait là beaucoup de monde; mais la pauvre femme, tout entière
à son indignation, n'éprouvait aucun sentiment de honte. Ce man-
que de pudeur s'associe en définitive à un sentiment de moralité
assez rare en Occident.
Les femmes de la classe aisée suivent, en les exagérant quelque-
fois, les modes parisiennes. Elles ne portent que des robes d'été,
même en hiver ; les maisons sont si bien chauffées que les étoffes
de laine n'y sont pas nécessaires, et à l'extérieur la fourrure dis-
pense de robes chaudes; d'ailleurs les femmes sont très sédentaires,
LES TERRES NOIRES DE LA RUSSIE. 847
et passent une moitié de la journée à faire la sieste. Le travail des
mains est fort dédaigné, même la broderie ; on laisse cette occupa-
tion aux filles de chambre. On pourrait croire que l'ennui pénètre
dans des intérieurs aussi tranquilles, et qu'une vie aussi peu ani-
mée laisse quelque amertume dans l'esprit. Nullement; l'habitude
est plus forte que la nature. Le canapé sert constamment de lit de
repos; le journal de modes distrait un moment; le reste du temps^
se passe à prendre le thé, à fumer des cigarettes, à croquer deâ •
amandes de citrouilles ou de tournesol, ou encore à jouer aux cartes.
La classe moyenne est représentée par les habitans qui ne sont
point serfs, tels que les marchands, les petits nobles polonais, les
employés et les Juifs. On compte trois classes de commerçans, qu'on
-appelle guildes; la première guilde, pour laquelle il faut déclarer
un actif de 60,000 francs, donne privilège pour les marchandises
exotiques : les banquiers, les armateurs appartiennent à cette classe,
qui paie au trésor de la couronne une espèce de patente fixe an-
nuelle de 10,000 francs. La deuxième guilde paie un droit annuel
de 2,200 francs; ceux qui veulent être admis dans cette catégorie
doivent justifier d'un capital de 24,000 francs, et peuvent exercer
le commerce sur toutes les marchandises étrangères ou indigènes;
mais il leur est interdit d'élever leurs importations au-dessus de
00,000 roubles (360,000 francs), chiffre illusoire du reste et difficile
à contrôler. La troisième guilde paie une patente de 800 francs, qui
*^ donne seulement le droit de vendre des marchandises achetées chez
les commerçans des deux autres classes ; elle doit posséder un capi-
tal de 10,000 francs. Le commerçant qui appartient à l'une des trois
guildes peut établir d'ailleurs des succursales dans tout l'empire; il
en résulte que de nombreuses maisons de commerce se fondent sans
payer le droit des guildes en empruntant le nom des patentés in-
scrits. On ne compte dans tout l'empire qu'environ 2,500 marchands
dans la première guilde, 6 ou 7,000 dans la deuxième, et 170,000
dans la troisième. Il existe néanmoins un certain nombre d'indus-
tries à qui l'on délivre un certificat et qui paient une patente fixe;
elles comprennent tout le petit commerce, qui tend à se répandre de >
jour en jour. Les maîtrises sont inconnues, et chaque ouvrier peut '
librement exercer une professiorî sans qu'on exige de lui aucune ga-
rantie d'apprentissage. On trouve dans la Petite-Russie des gens qui
font tous les états et qui n'en connaissent réellement aucun. Les arti-
cles confectionnés sont vendus sur place aux marchands, qui les
transportent dans les foires. Les objets d'habillement, de ferronne-
Irie, de cuivrerie, d'ameublement, sont fabriqués dans des villages
où tous les habitans exercent la même profession. Il y a des com-
848 REVUE DES DEUX MONDES.
bleaux peints sur bois qu'on retrouve clu château à la chaumière
dans toutes les maisons russes.
Les descendans des Polonais qui habitaient la Petite-Russie avant
la conquête composent une partie de la classe bourgeoise ; ils sont
désignés sous le nom collectif de chliakta ou petite noblesse. Ils pos-
sèdent quelques biens immeubles et ils ont conservé leurs franchi-
ses; c'est particulièrement cette classe qui fournit aux seigneurs les
employés de leurs domaines : ils sont intendans, économes ou écri-
vains dans presque toutes les fermes. Enfin les Juifs représentent
aussi un élément de la bourgeoisie. Dès qu'on a mis le pied dans une
ville de la Petite-Russie, on se croirait transporté en Palestine, tant
on rencontre de Juifs garnissant les places, les rues, et formant le
groupe principal de la population ; cette nation féconde semble avoir
trouvé la terre promise dans cette fertile contrée : elle peuple à elle
seule les trois quarts de tous les bourgs et de toutes les petites villes.
Dans les autres pays de l'Europe, les Juifs ne se distinguent du reste
de la population que par leurs mœurs et leur industrie ; dans la Pe-
tite-Russie , ils ont conservé leur costume national , et il est impos-
sible de les confondre avec les autres habitans.
Le séjour des grandes villes est interdit aux Juifs; mais dans les
villes de second ordre et dans les bourgs [miestechkis), où la rési-*
dence des Israélites est tolérée, ils animent tout de leur activité. Ils
habitent de sales maisons en bois, sans clôtures et sans jardins, qui
contrastent singulièrement avec l'air de propreté des chaumières de
paysans. Presque toutes les petites villes appartiennent à des sei-
gneurs qui permettent à des Juifs marchands de bâtir une espèce
de baraque de foire sur un terrain rapproché du groupe des habi-
tations rurales, moyennant une faible redevance annuelle. Il s'est
ainsi formé depuis une vingtaine d'années des centres de population
avec des élémens tout nouveaux. L'indolence naturelle des paysans,
la régularité de leur vie sédentaire, leur antipathie et leur méfiance
pour toute espèce de transactions,* donnent beau jeu à l'âpreté des
spéculateurs Israélites, qui ont trouvé le moyen de vivre et de s'en-
richir en mettant les producteurs à contribution et en s' emparant
de toutes les denrées dont l'usage est le plus fréquent. Tous les
Juifs des terres noires sont marchands ou exercent une industrie
quelconque. Les hommes font l'état de commissionnaires; ils louent
des chevaux et des voitures; presque partout ils sont aubergistes.
Us passent pour être adroits contrebandiers et receleurs discrets. Si
l'on excepte quelques failleurs et cordonniers, ils ne se livrent point
aux états manuels. Leur industrie principale s'exerce sur les den-
rées alimentaires ; ils ont presque le monopole de la boucherie et
de la meunerie; l'indolence habituelle des habitans laisse toutes les
LES TERRES NOIRES DE LA RUSSIE. 8/l9
iffaires entre leurs mains. Aut^une transaction ne se fait sans l'inter-
lédiaire d'un courtier juif; si deux propriétaires qui se connaissent
renient conclure un marché de grains ou de bestiaux, au lieu de
traiter directement entre eux, ils font intervenir cet agent. Il se
trouve parmi les Juifs des capitalistes très riches ; ils ne possèdent
>as de biens-fonds, toute leur fortune est en portefeuille. Tout ce
[ue le paysan épargne, peut-être aussi le plus clair du revenu des
propriétaires passe entre leurs mains. On se ferait difficilement une
Idée du mépris attaché à leurs personnes; les serfs eux-mêmes les
jstiment très au-dessous d'eux et ne leur parlent qu'en les tutoyant
comme à des inférieurs. Les Juifs ont accepté cette position dégra-
dante, et ils s'en consolent en s' enrichissant. On ne comprend guère
comment un peuple nombreux, bien supérieur à la population ru-
rale par l'intelligence, la position et surtout la sobriété, a pu ac-
cepter dans la société un rôle aussi humiliant. Gomment n'a-t-il
pas cherché à vivre de sa propre force, à créer par son travail des
richesses bien faciles à développer dans un pays aussi heureuse-
ment situé? Les Juifs ne veulent pas, ne savent pas créer des pro-
duits; ce qu'il leur faut, c'est une existence incertaine, alimentée
avec les profits plus ou moins licites qu'ils retirent du travail d' au-
trui, et dont ils se servent pour entretenir leur oisiveté ascétique et
maladive.
On rencontre dans la Petite-Russie une classe d'habitans qui a son
origine dans le servage et son analogue dans ce qu'on appelait aux
colonies le nègre marron. On désigne sous le nom de bourlaques
tous les ouvriers qui voyagent dans l'intérieur du pays et vont louer
leurs services dans les usines et dans les grandes exploitations ru-
rales. Presque tous ces hommes sont des serfs qui ont abandonné
leurs villages, soit pour se soustraire aux mauvais traitemens de
leurs maîtres, soit pour toute autre cause. Il y a parmi ces aventu-
riers des gens fort honnêtes ; mais le nom de bourlaque est géné-
ralement un terme de mépris qui équivaut à celui de vagabond.
Les paysans d'un village où des bourlaques viennent louer leurs
bras ne les regardent qu'avec des airs de supériorité fort réjouis-
sans. Une fois que le serf réfractaire a quitté son maître et s'est
exilé de son village, il mène une vie beaucoup moins heureuse que
dans son pays, mais il n'y retourne jamais de plein gré. Il y a des
couples de bourlaques qui passent leur vie à parcourir les fermes
et les fabriques par amour de l'indépendance. Un ménage de bour-
laques change de place douze fois par an, car hommes et femmes
louent leurs services au mois et par paire. Les Juifs, qui sont ordi-
nairement les entrepreneurs de la main-d'œuvre dans les fabriques,
ont une manière spéciale de retenir ces ouvriers nomades, et ce
54
TOME XXV,
850 ' REVUE DES DEUX MONDES.
moyen consiste à ne pas les payer. Le pauvre hourlaque ne peut
aller se plaindre à la police ; il lui faudrait commencer par avouer
sa position illégale. Outre les bourlaques, il est une autre classe
d'ouvriers libres dont les manufacturiers emploient les bras par une
location mensuelle : ce sont les soldats en congé; mais autant les
bourlaques sont humbles et soumis, autant ceux-ci sont arrogans.
Le soldat russe doit servir vingt années : au bout de dix années, il
est licencié si l'on est en temps de paix; toutefois il doit se pré-
senter, à des époques périodiques, dans la ville de son district, et
se tenir toujours prêt à partir. Rentré dans la vie rurale d'une ma-
nière temporaire, le soldat ne peut se marier avant l'expiration de
son congé définitif; mais il n'est plus serf, et il échappe au traite-
ment correctionnel de son ancien maître : il est kazionnie^ c'est-à-
dire sujet de l'empereur. Lorsque, pour une levée extraordinaire,
on enrôle des hommes mariés, la femme et les enfans du soldat sont
libres; ils appartiennent au tsar. Les soldats en congé ou libérés
forment une catégorie spéciale d'ouvriers libres en Russie; ils se
louent comme domestiques ou comme journaliers; on en voit quel-
quefois servir comme portiers dans les maisons particulières, avec
la poitrine couverte de décorations et de rubans de toutes couleurs.
Pour trouver réunis tous les élémens de la population petite-
russienne, il faut aller au marché, à la foire, qu'on nomme le bazar.
C'est ordinairement le dimanche que se tiennent ces marchés, dans
les petites villes placées au centre d'une douzaine de villages qui
appartiennent quelquefois au même seigneur. Le voyage au bazar est
l'une des grandes affaires de la vie des paysans; c'est là qu'on ap-
prend les événemens de la semaine, là qu'on retrouve ses connais-
sances et qu'on voit les nouvelles modes. Aussi les prétextes ne
manquent jamais pour faire ce voyage du dimanche; on ne va point
au bazar sans y porter quelques denrées, on n'en revient pas sans
emplette : c'est un usage consacré. A côté des produits agricoles,
exposés sur la place du bazar, sont rangées les marchandises de
luxe, étendues sur le sol, jamais sur des bancs : ce sont des bijoux
faux, des grenailles de verroterie, de perles, de corail, des tresses,
des rubans, des étoffes imprimées. Tous ces objets sont spécialement
vendus par des Juives. On y trouve aussi quantité de ces tableaux
religieux peints sur bois que les paysans aiment tant à placer dans
leurs chaumières, quelques instrumens de musique allemands, et
même russes, surtout des accordéons et des chalumeaux rustiques.
Les changeurs juifs ont seuls une petite table, où sont étalées les
menues monnaies de cuivre et d'argent avec lesquelles ils escomp-
tent les billets de crédit impérial, dont les paysans se débarrassent
avec une perte de 1 pour 100.
On sait combien il a fallu d'efforts en France pour amener l'usage
k
LES TERRES NOIRES DE LA RUSSIE. 851
exclusif des monnaies décimales et pour effacer le souvenir des
vieilles pièces métalliques. La même difficulté se représente dans
la Russie méridionale, et les mots de rouble et de kopeck n'ont
point encore pénétré dans les usages villageois. Il en est de même
pour les poids et mesures , qui du reste dérangeraient le système
habituel des transactions : c'est l'affaire de l'acheteur d'estimer
d'un coup d'œil quelle quantité de marchandise est contenue dans
le sac du paysan, c'est l'affaire de celui-ci de vendre au plus haut
prix la moindre quantité possible. Les Juifs sont les accapareurs ha-
bituels de tout ce qui arrive sur le marché. Leur industrie s'exerce
sur tout ce que produit le paysan : ce sont eux qui achètent les
bestiaux, et ils se comportent en maquignons parfaits. Ils transfor-
ment un animal de façon à le rendre méconnaissable; ils ajoutent
au besoin des dents , des oreilles , et même des queues. On cite à
ce sujet des tours de ruse et d'adresse qui feraient pâlir la répu-
tation de nos prestidigitateurs. Les Juifs ont pour concurrens dans
cette spécialité les bohémiens ou zingaris. Ce singulier peuple pré-
sente dans l'empire russe la physionomie qu'on lui connaît dans les
autres nations. Il passe l'hiver en Grimée ou vers le Caucase, le
plus près qu'il peut du soleil; il remonte au nord avec l'hirondelle,
choisit une station où la vie est facile, ordinairement près d'une
petite ville, y déploie sa tente et exerce des industries variées. Les
hommes parcourent les foires, font le commerce des chevaux dont
le prix ne dépasse pas un rouble, et qu'ils revendent quatre ou cinq
fois plus cher. Les femmes mendient. On rencontre un grand nombre
de ces insoucians zingaris dans le midi de la Russie, il y en a même
de domiciliés à l'état de serfs, surtout dans la Bessarabie et dans la
Podolie; mais leurs mœurs nationales ne sont que très peu modifiées
par les accidens climatériques et les usages de la nation qu'ils fré-
quentent depuis un temps immémorial.
Une foire montre la vie des populations industrielles de la Russie
méridionale sous son aspect le plus joyeux. Veut -on la connaître
dans toute sa réalité sévère, il faut observer les ouvriers au sein
même des manufactures, dans l'endroit curieux où ils se rassemblent
tous, et qu'on appelle la caserne. Il est difficile d'imaginer un tableau
plus repoussant : là dorment sur des planches environ trois cents
personnes tout habillées, hommes et femmes indistinctement, les uns
ayant les pieds contre la tête des autres; des émanations suffocantes
s'échappent de cette galerie. Ce n'est que dans l'entrepont où les né-
griers emmagasinent la marchandise humaine qu'ils appellent bois
d'êbcne qu'on pourrait rencontrer un aussi horrible spectacle. Les
ouvriers du reste dorment très tranquillement dans cette caserne,
et si parfois ils se plaignent, ce n'est jamais parce qu'ils manquent
d'air, mais parce qu'ils n'ont point assez chaud. Il est vrai qu'il leur
852 REVUE DES DEUX MONDES.
faut une température de hO degrés. Ils sont ordinairement nourris
par les entrepreneurs des fabriques; sous ce rapport, ils sont assez
l3ien traités (1).
Quand la population d'un pays est surtout industrielle, les ali-
mens ordinaires sont de bonne qualité, et les prix s'équilibrent d'a-
près la richesse des élémens nutritifs qu'ils contiennent. Les alimens
qui composent le régime du serf sont à un prix plus bas qu'en tout
autre pays de l'Europe : le pain se vend moins d'un sou la livre, et
la viande deux ou trois sous ; mais il faut signaler ici une singulière
anomalie. Tandis que depuis quelques années la consommation du
pain de froment a pris une grande extension en Europe, qu'en Ir-
lande môme l'usage du pain blanc a remplacé la nourriture exclu-
sive autrefois fournie par les pommes de terre, la Russie méridionale,
qui de tous les pays de l'Europe exporte le plus de blé , est préci-
sément celui où l'usage du pain de froment est le moins répandu.
L'emploi du seigle est exclusif pour tous les habitans, serfs et libres,
et la farine de froment se vend régulièrement de 30 à 50 pour 100,
livrée en sac et au moulin, plus cher qu'à la halle de Paris. Aussi
peut-on dire que le froment n'est pour l'agriculture russe qu'une
récolte purement industrielle, destinée à l'exportation. La farine de
blé n'entre dans les ménages aisés que sous la forme de pâtisseries
ou de pâtes préparées à l'italienne. Les Petits-Russiens prétendent
que le pain de seigle possède une acidité particulièrement salutaire.
On sait que la valeur nutritive du seigle n'est que les deux tiers de
celle du froment, et ce singulier goût pour une céréale inférieure
en explique la culture exclusive, bien que les frais soient les mêmes
que pour le froment, et que le rendement soit moitié moindre.
La Russie méridionale produit une assez grande quantité de vins :
(1) Voici la note détaillée des provisions qui doivent être fournies aux ouvriers de la
fabrique d'un seigneur de la Petite-Russie; on pourra juger, par la comparaison des prix,
combien la vie y est plus facile qu'en France.
Provisions à fournir pour chaque ouvrier pendant un mois.
2 pouds de farine de seigle (32 kilos ) estimés 60 kopecks.
1/2 poud de farine de sarrasin (8 ) — 16 —
1/2 poud de gruau de millet ( id. ) — 17 —
4 livres de sel {1 kil. 636 g.) — 6 —
22 livres de viande de bœuf (9 ) — 44 —
5 livres de lard salé (2 045 ) — 40 —
Total de la ration d'un mois 1 r. 83 kopecks (7 fr. 32 c.)
Le kopeck vaut 4 centimes, le rouble 4 francs. On remplace la viande et le lard par le
poisson et l'huile pendant le carême et les jours maigres. Cette ration mensuelle coûte-
rait deux ou trois fois autant en France; chaque ouvrier reçoit en outre une triple
ration d'eau-de-vic dont la dépense par mois peut s'élever environ à 3 francs, ce qui
donne pour la nourriture des travailleurs adultes une somme de trente-deux centimes
par jour; les cnfans ne consomment guère que la moitié de cette ration.
I
LES TERRES BOIRES DE LA RUSSIE. 853
en estimait, il y a quelques années, la récolte à plus de 200 mil-
lions d'hectolitres. La moitié environ est consommée surplace par les
peuples vignerons des provinces du Caucase; l'autre partie, dont la
récolte se fait en Grimée ou sur le littoral de la Mer-Noire, donne
lieu à une industrie considérable , la fabrication des vins liquoreux
de tous les noms possibles, et dont les habitans de la Russie du
nord sont particulièrement amateurs. Du reste, le vin n'est pas une
boisson habituelle aux Petits-Russiens ; l'usage de l' eau-de-vie lui
fait tort ; ce sont les liquides très alcooliques comme le xérès , et
surtout le porter anglais, qu'on préfère au meilleur bourgogne. Si
les Russes consomment beaucoup de Champagne, c'est que ce vin
est une boisson mousseuse et de grand luxe. La fabrication de
la bière a peu d'extension , quoique les élémens en soient à très
bon marché. Le peuple compose une boisson de ménage avec des
fruits acides ou des croûtes de pain mis en fermentation ; c'est un
liquide mousseux nommé kvas qui n'a pas une grande force et qu'on
ne boit que dans les maisons où l'eau-de-vie ne paraît pas. Enfin
on fait encore une boisson à peu près semblable avec du miel et
qu'on vend au verre sur les marchés, comme à Paris la limonade.
« Dis-moi ce que tu manges, je te dirai qui tu es, » a écrit Brillât-
Savarin en paraphrasant un vieux proverbe; c'est qu'en effet l'ali-
mentation d'un peuple indique non -seulement ses mœurs et ses
habitudes, mais encore ses passions. Une nourriture succulente, raffi-
née, indique un peuple spirituel, élégant; une alimentation co-
pieuse , mais peu recherchée et d'une préparation culinaire à peu
près nulle, dénote un peuple simple, qui en est encore aux premiers
bienfaits de la civilisation. Il y a dans la Petite-Russie deux mets
nationaux qui sont la base indispensable du régime quotidien. Ces
deux ragoûts essentiels s'appellent l'un le borche , l'autre le kâche.
Le borclie est un potage fabriqué avec des légumes aigris, particu-
lièrement des choux et des betteraves, auxquels on ajoute un mor-
ceau de viande de bœuf ou de lard salé. Si l'on juge de la qualité
indigeste de ce mets favori par son énergie purgative, on sera surpris
d'apprendre que rien au monde ne surpasse la valeur de cet aliment
pour un estomac petit-russien. Dans les jours maigres, la viande
€st supprimée et remplacée par l'huile ou le poisson. Aucun mets
de la cuisine française n'offre quelque analogie avec le borche, et
quoique la choucroute allemande soit aussi composée de choux
fermentes, il n'y a pas la moindre ressemblance entre ces deux pré-
parations. Le bouillon du borche se mélange avec les légumes;^ il a
ordinairement une couleur rose; l'odeur en est acide, mais d'une
acidité pénétrante qui rappelle le faro de Bruxelles. Quant au kâche,
c'est un aliment farineux, l'ancien brouet des Spartiates; il n'a au-
cune odeur particulière, et se prépare avec les grains émondés du
85A REVUE DES DEUX MONDES. '
millet ou du sarrasin que l'on fait crever et cuire au four dans un
vase d'eau; on ajoute sur le tout, réduit en pâte très épaisse, quel-
ques cuillerées de graisse ou d'huile, et l'on mange le plus chaud
possible; ce mets passe pour être d'une digestion facile. Ce n'est
pas seulement dans les cabanes des serfs qu'on fait un usage quo-
tidien du borche et du kâche; les mêmes alimens paraissent inva-
riablement sur la table des maisons aisées.
Lorsqu'on a observé dans tous ses détails la vie matérielle d'un
pays, il reste à se demander dans quelle mesure ces habitudes jour-
nalières nuisent ou concourent à la prospérité de la population, c'est-
à-dire si le nombre des habitans s' accroît ou diminue. Sans rechercher
si ce phénomène dépend plutôt du climat que de la forme des gou-
vernemens, on ne peut méconnaître que l'accroissement de la popu-
lation est le critérium de la somme de bien-être répandue dans une
contrée. Dans les pays où les instrumens de travail sont à la portée
des habitans, où le sol est fertile, la population se développe spon-
tanément : la famille est une richesse en pareille circonstance ; mais
dans les contrées où le sol est ingrat, où des crises fréquentes para-
lysent l'industrie, la famille est au contraire une charge. En Russie,
chaque recensement annonce une augmentation dans la population
libre et une diminution dans les familles serves. On attribue la mor-
talité qui décime celles-ci à l'influence du climat, tandis qu'en réalité
c'est à la négligence des habitans que revient la plus grande part de
responsabilité. L'étranger qui parcourt les provinces de la Petite-Rus-
sie pendant l'hiver est témoin du peu de précautions que les parens
prennent pour protéger les enfans contre la rigueur de la tempéra-
ture; on ne peut guère traverser un village par un froid de 15 de-
grés sans que des enfans en chemise se montrent devant leur chau-
mière, courant dans la neige, les pieds nus. Quant aux personnes
adultes, elles quittent une espèce d'étuve où la température atteint
souvent ZiO degrés de chaleur pour traverser la rue sans chaussures
et à peine vêtues. Il résulte nécessairement de cette brusque tran-
sition des maladies inflammatoires qui emportent chaque année une
grande quantité d' habitans. Les serfs prétendent que ceux de leurs
enfans qui succombent ainsi n'auraient pu vivre longtemps, et que
ceux qui doivent résister sont insensibles à cette sorte d'accidens. Il
est bien certain que des soins plus attentifs, et surtout une instruc-
tion élémentaire plus étendue, mettraient les paysans à l'abri de
cette cause de dépopulation.
III. — l'agriculture et les débouchés.
Si les points de vue pittoresques sont rares dans la Russie méri-
dionale, au temps de la moisson, les récoltes présentent un spec-
LES TERRES BOIRES DE LA RUSSIE. 855
tacle grandiose. Les fertiles contrées de la Beauce et de la Brie ne
peuvent donner qu'une faible idée de l'immense étendue de ces cul-
tures. Elles sont encore soumises, pour la plupart, à l'assolement
triennal. Il serait injuste de méconnaître les services que la simpli-
cité et la régularité de cet assolement ont rendus à l'agriculture pen-
dant quatre siècles ; c'est de tous les systèmes, non pas le plus pro-
ductif, mais celui qui demande le moins de travail et qui assure le
rendement le plus uniforme. L'introduction de l'assolement triennal
joua un grand rôle dans la vie des peuples à une époque où la va-
leur des engrais n'était pas connue; s'il tend aujourd'hui à dispa-
raître devant les progrès de la science et les besoins croissans des
nations, il n'en est pas moins le seul raisonnable dans les pays arrié-
rés, où une mauvaise méthode vaut encore mieux en définitive que
l'absence de toute méthode.
On sème dans les terres noires les céréales d'hiver plus tôt qu'en
France; dès que les moissons sont terminées, vers le milieu du mois
d'août, la charrue se promène sur les jachères, qui ont déjà reçu un
premier labour. Le seigle est la culture la plus importante que les
paysans aient l'habitude de demander aux terres seigneuriales. Le
froment ne se cultive guère que sur les domaines réservés des sei-
gneurs ou des petits propriétaires. On sème l'avoine, le sarrasin, le
millet sur le champ qui a produit du seigle l'année précédente;
quant à celui qui a déjà fourni deux récoltes, il reste en jachère et
retourne à l'indivision, en sorte que le serf n'a aucun intérêt à amé-
liorer le champ qu'il exploite seulement pour deux années. Le chan-
vre se cultive dans des lieux choisis, ordinairement situés près du
bord des étangs; enfin on aperçoit encore quelques carrés de lin, de
pommes de terre et de camelîne. Yoilà toutes les plantes qui crois-
sent en plein champ; le chou, la betterave, le maïs, le tournesol et
les concombres composent à peu près toute la culture de Yagradelz
ou potager d'une chaumière russe. La moisson des céréales d'hiver
commence ordinairement vers le milieu de juillet; celle des avoines
suit immédiatement; on se sert de la faucille pour les premiers
grains, de la faux pour les seconds. Les machines à faucher ne tar-
deront point à prendre possession de ce pays de grande culture, où
les plaines ne présentent aucune espèce d'obstacles.
S'il est un spectacle qui doive étonner un agriculteur français, c'est
celui de tant d'excellentes terres du tchornoziome abandonnées à la
G'dlture du seigle. Il n'y a en France que les terres de la Limagne
qui puissent rivaliser avec celles-ci, et si l'on y cultivait cette cé-
réale au lieu de froment, on crierait à la barbarie. Cette coutume
disparaîtra sans doute avec le préjugé qui retarde encore l'emploi des
engrais. Il existe en France quelques contrées peu fertiles où, il y a
trente ans, les habitans ne cultivaient pas le froment et ne recueil-
856 REVUE DES DEi;X MONDES.
laient que de maigres récoltes de seigle, dont ils faisaient leur nour-
riture quotidienne; aujourd'hui d'excellentes moissons de blé ont
complètement remplacé le seigle. Cette transformation est due an
meilleur aménagement des fumiers, à l'entretien d'un bétail plus
nombreux, à l'introduction dans l'assolement du trèfle et des ré-
coltes-racines. Si des pays presque stériles ont pu modifier si heu-
reusement leur production annuelle, que ne peut-on attendre de la
meilleure région de l'Europe!
On estime la production totale de la Russie en céréales à 5ZiO mil-
lions d'hectolitres, dont 300 millions sont consommés sur place ou
employés à la distillation; 120 millions d'hectolitres sont consacrés
aux semailles; le reste s'expédie dans le nord de l'empire, sauf en-
viron 8 millions d'hectolitres de froment, qui sont exportés annuel-
lement en Europe; ce dernier chiffre d'exportation a quelquefois
doublé dans certaines années de disette. La nature a été merveil-
leusement prodigue envers la partie méridionale de la Russie. D'ex-
cellentes récoltes y sont obtenues sans le secours des engrais, et les
plantes trouvent dans l'humus tous les élémens qui leur sont néces-
saires. Ces heureuses conditions dureront tant que les récoltes n'au-
ront point épuisé les ressources contenues dans le sol superficiel, et
par des labours plus profonds il sera encore possible de ramener à
la surface des élémens de fertilité qui dorment aujourd'hui en
attendant un rôle actif. Les travaux du labourage sont si faciles dans-
ce sol meuble et uni, que les frais d'exploitation agricole se trouvent
réduits à des prix beaucoup moins élevés que partout ailleurs. En
France, la seule dépense de F engrais s'élève quelquefois à la moitié
de la récolte; ici cette dépense est supprimée, et le froment, qui re-
vient chez nous à 12 ou ili fr. l'hectolitre, ne coûte pas plus du
quart au cultivateur petit-russien. Il faut ajouter que ce faible prix
de revient pourrait encore éprouver des réductions, si f usage ra-
tionnel des engrais permettait d'augmenter du double le produit des
récoltes.
On est aujourd'hui parfaitement d'accord sur le rôle nécessaire
des engrais en agriculture, et c'est un axiome vérifié par tous les
agronomes que le produit des récoltes est toujours en proportion
de la fumure employée. La France consomme des engrais pour un
milliard à peu près ; elle en perd au moins autant chaque année en
négligeant des matières de diverse nature, et il faudrait quatre ou
cinq fois cette quantité pour amener l'agriculture nationale au plus
haut degré de fertilité. Si un fermier disait en France qu'il a trop
d'engrais, on ne le prendrait pas plus au sérieux qu'un homme qui
se plaindrait d'avoir trop d'argent. Eh bien! quand on parcourt les
domaines de la Petite-Russie, on entend cette parole tous les jours.
On n'y connaît point malheureusement le rôle physiologique de cette'
I
LES TERRES NOIRES DE LA RUSSIE. 857
TYiatière première de l' agriculture, on croit même qu'elle nuit à la
qualité des produits. Les engrais sont tellement méprisés que pour
s'en débarrasser on les jette dans les étangs et dans les cours d'eau,
au point que des rivières autrefois navigables sont actuellement ob-
struées, et que le passage des bateaux y est impossible. En quelques
endroits, on recueille le fumier, mais pour le convertir en briquettes
larges et plates, et l'employer comme combustible pour le chauffage
des maisons, où il donne à peu près la même chaleur que la tourbe.
La valeur des engrais perdus chaque année égale au moins celle de
îa récolte. Le paysan petit-russien obtient sans fumer quatre grains
pour un, soit huit ou dix hectolitres par hectare, parce que les élé-
mens nécessaires aux plantes existent dans le sol des terres noires-^
s'il appliquait à la culture l'engrais qu'il méprise, il recueillerait
huit ou dix grains pour un, soit vingt hectolitres, et cette récolte ne
serait pas encore dans la proportion de la puissance du sol, car plus
un champ possède de profondeur et d'ameublissement, plus il est
susceptible de supporter l'engrais et de mûrir une forte récolte.
Quelle somme énorme perdue chaque année! Que de centaines de
'kilomètres de chemins de fer on pourrait établir avec la valeur de
ces engrais jetés à l'eau!
Il faudrait remonter à l'enfance de l'art agricole pour trouver des
instrumens plus élémentaires que ceux dont l'usage est répandu
chez les paysans de la Petite-Russie. La terre est dans un tel état
d'ameublissement, que les façons s'y donnent avec des outils de la
plus grande simplicité. La seule résistance que la charrue rencontre
dans le sol est due à la présence des racines de la culture précé-
dente. Dans les terres qui ont été abandonnées au steppage, la dif-
ficulté du labour est pourtant assez grande, parce que les terres y
sont en quelque sorte feutrées par les racines entre-croisées. Les gros
labours s'exécutent avec une charrue à avant-train dont le soc sou-
lève des bandes de douze pouces de largeur sur trois pouces de pro-
fondeur. On se sert plus ordinairement d'une araire plus simple en-
core que celle de Triptolème : une bûche grossière, longue d'environ
trois pieds, reçoit dans son centre un piquet long d'un pied. Quant
au travail fourni par cette machine embryonnaire, il n'est pas plus
mauvais que celui de Yariot dont on se sert dans le midi de la
France. Le laboureur attelle sa paire de bœufs aux deux extrémités
de la bûche, et il marche devant ses animaux sans regarder le sillon
tracé par le soc. Avec un tel engin, la surface du sol est remuée, non
retournée. D'ailleurs on n'emploie cet instrument que pour le se-
cond labour, et immédiatement avant la semaille. Un homme peut
dans sa journée travailler environ deux hectares : qu'ajouter encore
sur la facilité du sol et la faible dépense que nécessite la culture de
ces terres fortunées? Les autres instrumens sont en rapport avec
858 REVUE DES DEUX MONDES.
cette singulière charrue ; le paysan confectionne lui-même son maté-
riel agricole, et pour tout fabriquer, il n'a dans sa chaumière qu'un
seul outil, une hache à main.
L'exploitation agricole des propriétaires est meilleure, et il entre
dans leurs instrumens un peu plus de fer ou de fonte. Néanmoins le
matériel agricole ne constitue point encore ici une grande dépense.
J'ai visité un domaine où six cents hectares environ sont mis an-
nuellement en culture : les charrettes, les charrues, les herses, enfm
tout le matériel qui avait servi à l'exploitation précédente avait été
estimé par le fermier lui-même au total de 220 francs. Qu'on juge
par ce chiffre des progrès que la mécanique agricole devra faire
dans ce pays ! Il est cependant de grands propriétaires qui dirigent
eux-mêmes la culture de plus de dix mille hectares avec une rare
intelligence, qui reçoivent tous les nouveaux instrumens de l'Europe
occidentale et même de l'Amérique, qui savent les adapter à la na-
ture de leurs terres ; mais ce ne sont là que des exceptions qui, pour
être brillantes, n'en font que mieux contraste avec la situation gé-
nérale.
Il existait en Russie, d'après un recensement officiel publié il y a
quelques années, vingt-cinq millions de têtes de gros bétail. Ce
nombre égalait celui que l'Autriche, la Prusse et la France possé-
daient ensemble à la même époque. Les provinces de la Petite-Russie
sont les plus riches en bétail, et la race d'Ukraine se distingue par
d'excellentes -qualités. La couleur du bœuf ukrainien est invariable-
ment d'un gris ardoisé, qui devient clair sous le ventre en passant
au noir sur toutes les extrémités. Sa tête régulière', symétrique, se
termine en pointe, tapering^ comme disent les Anglais; elle est ornée
d'une paire de longues cornes marbrées qui dessinent un croissant
vertical. Le regard du bœuf de l'Ukraine est doux, légèrement obli-
que; son aptitude est plutôt celle d'un animal de trait que d'une
bête d'engraissement : ses formes osseuses, saillantes, n'offrent pas
ces parties cubiques des races perfectionnées pour la boucherie;
mais les pieds sont fins et les jambes bien tournées. Malheureuse-
ment tout laisse à désirer dans l'entretien et la reproduction de cette
race, qui, pour la taille, n'a point de rivale en Europe. Pour retrouver
la race ukrainienne dans sa pureté primitive, il faut visiter les belles
gulyas de la Hongrie, où les plus grands soins ont été apportés à l'a-
mélioration de ce bétail , où les excellentes prairies de la Theiss ont
été mises à sa disposition. Aucun pays ne saurait pourtant se créer
plus facilement que la Petite-Russie d'excellens pâturages. Les pla-
teaux qui composent la plus grande partie du sol sont coupés par des
vallées où tombent les alluvions pluviales entraînées des sommets.
Ces vallées pourraient être transformées en prairies qui couvriraient
environ le dixième du territoire : il suffirait d'établir quelques fossés
I
LES TERRES NOIRES DE LA RUSSIE. 859
d'écoulement pour obtenir des herbages aussi fins que ceux de la
Normandie, qui recouvrent comme ici des terrains tourbeux. On
n'aperçoit au contraire que des marécages où la plus vigoureuse vé-
gétation ne produit que des roseaux gigantesques et des plantes d'un
usage impossible; on fauche seulement les prés secs appuyés aux
flancs des coteaux, et qui ne peuvent donner une seconde récolte.
Les prairies naturelles , celles du fond des vallées , ne servent ab-
solument qu'au pâturage libre. Pour se faire une idée de la rus-
ticité et de la sobriété du bétail à cornes, il faut voir quelle né-
i,4igence on apporte dans l'abri et la nourriture de ces animaux.
On trouve des centaines de bœufs enfermés dans une espèce de
[)arc autour duquel n'existe pas toujours un mauvais abri en paille
ou en roseaux. Ils passent ainsi l'hiver jour et nuit exposés au vent.
On leur distribue pour toute ration une maigre prébende de paille
de seigle ou de sarrasin. La nature les protège, il est vrai, contre
le froid par une fourrure plus abondante que dans nos climats. Si
le dégel arrive, c'est un aspect plus triste encore; les animaux sta-
tionnent dans une eau putride et dévorent la litière qu'on leur a
donnée au commencement de l'hiver. Aussi n'est-il pas rare de voir
toute une étable , attaquée de maladies inflammatoires , succomber
à des accidens dont leurs maîtres s'étonnent beaucoup de ne pas
deviner la cause.
L'entretien des vaches n'est ni plus humain ni plus intelligent :
on les voit errer dans les cours et dans les rues des villages, fouiller
dans les tas de fumier et ronger les branchages secs qui forment les
clôtures des habitations. Aucun pansage, aucune précaution pour les
garantir du froid; elles couchent, comme les bœufs, à la belle étoile,
quelque temps qu'il fasse. Un animal qui reçoit à peine une alimen-
tation suffisante pour vivre ne peut donner un excédant de sécrétion
laiteuse, car, on l'a souvent répété, une vache laitière est comme un
coffre d'où l'on ne peut retirer que ce qu'on y a placé. Aussi l'in-
dustrie des produits lactifères est-elle extrêmement réduite , et le
beurre se vend plus cher dans les campagnes russes que dans les
plus grandes villes de France. On donne pour raison de cette cherté
que la race ukrainienne n'est pas bonne laitière; mais la meilleure
vache du Yorkshire, soumise à une semblable ration, ne donnerait
pas plus de lait. Le peuple petit -russien est imbu d'un singulier
préjugé, qui toutefqis a pour objet la multiplication de l'espèce bo-
vine : c'est qu'il ne faut jamais sevrer un veau , parce que la mère
ne consent à donner un peu de lait qu'à la condition que son rejeton
en boira la moitié. Quelque absurde que paraisse cette opinion, elle
est universellement acceptée, et l'on n'abat des veaux que par acci-
dent. C'est sans doute un préjugé religieux particulier aux races des
pasteurs nomades; il y a deux siècles, on condamnait à mort qui-
860 REVUE DES DEUX MONDES.
conque était convaincu d'avoir mangé de la chair de veau. Enfin la
production du laitage est encore paralysée par certaines prescrip-
tions religieuses : le régime du lait et de ses composés, considérés
comme alimens gras, est prohibé par le dogme de l'église russe, en
sorte que le peuple est privé de cette nourriture pendant les jours
maigres et les carêmes, si nombreux dans le rite grec. L'huile rem-
place le beurre et la graisse dans l'alimentation des habitans, et
cette observance, qui convenait assez à un pays couvert d'oliviers,
a conservé son rigorisme dans une nation où la culture des plantes
oléagineuses est à peu près inconnue. Du reste, cette prohibition
existait dans les premiers temps du christianisme, et les catholiques
romains eux-mêmes s'abstiennent en Russie de laitage pendant le
carême.
La valeur du bétail subit depuis quelques années une augmenta-
tion continue. Une bonne paire de bœufs de travail se vend 300 fr.,
une vache moyenne 120 fr.: la viande de boucherie n'a pas une
grande valeur, car c'est toujours du bétail maigre qu'on abat. Les
travaux d'agriculture, les transports se font principalement par les
bœufs. L'une des principales sources de revenus de l'agriculture
dans la Russie méridionale est celle des cuirs et des suifs ; on abat
une énorme quantité de bêtes à cornes uniquement en vue de la
dépouille. C'est en automne que cette destruction a lieu; la viande
est à peu près perdue : on en fait toutefois un extrait qui a la couleur
du chocolat, et que l'on vend sous le nom de tablettes de bouillon.
Les forêts couvraient autrefois, dans la Petite-Russie, de grands
espaces, transformés depuis en terres labourables. A l'époque où les
arts industriels s'introduisirent dans cette fertile région, la valeur
des forêts était à peu près nulle ; mais les besoins des distilleries,
des sucreries et des autres fabriques à vapeur en firent hausser le
prix. Le bois est jusqu'à présent le seul combustible employé à la
production de la vapeur, et les usines ont fait, depuis une vingtaine
d'années, une espèce de vide autour d'elles. Aujourd'hui la rareté
du combustible menace l'industrie d'une crise inévitable. Toutefois
les grandes variations des prix pourront protéger les usines de quel-
ques contrées pendant longtemps encore. Ainsi dans certaines fabri-
ques le bois coûte seulement deux ou trois francs le stère, tandis
que dans les usines qui ont éclairci les forêts autour d'elles, le prix
du stère monte à huit francs. Les chemins de fer viendront bientôt
ajouter leur énorme consommation à celle des usines et amoindrir
encore les ressources du combustible. Le sol géologique de la Russie,
qui contient tant de richesses, est assez médiocre sous ce rapport.
Les terrains houillers ne se présentent que dans les Monts-Ourals
et sur de faibles étendues ; le bassin du Donetz, qui appartient à la
formation devonienne, contient des anthracites qu'on exploite de-
I
LES TERRES BOIRES DE LA RUSSIE. 861
puis quelques années, mais sur une petite échelle; quelques dépôts
de lignites, qui apparaissent dans certains endroits de l'Ukraine,
pourront peut-être sinon alimenter les machines, du moins fournir
quelque appoint à la consommation. Quant aux combustibles tour-
l)eux, ils existent en abondance, mais ils s'épuisent vite et ne se
reproduisent que lentement; ils n'ont pas d'ailleurs été jusqu'à
présent l'objet de recherches suffisantes.
Le gouvernement a depuis longtemps songé à prévenir la crise
industrielle que le déboisement prépare à la Russie méridionale. Dès
18*28, un ukase a garanti à tout paysan de la couronne qui plante-
rait un arbre ou une vigne dans une toise carrée la propriété de cette
toise exempte d'impôts pendant dix ans; mais la plantation des ar-
l)res donne des revenus si tardifs, que les habitans n'ont pas compris
l'avantage de cet ukase : le Russe aime à jouir promptement, et les
habitudes du peuple nomade n'ont point encore tout à fait disparu
en hii. Tant que les habitans ne seront pas attachés au sol par leur
intérêt personnel et l'amour de leurs propriétés, ils ne construiront
rien de solide, à plus forte raison ne s'occuperont-ils pas du re-
boisement, culture coûteuse, puisqu'elle ne rapporte que dans un
avenir éloigné. Comment un fermier songerait-il à planter une forêt
sur un domaine d'où il pourra être évincé à l'expiration de son bail?
Le reboisement ne peut être opéré que par des peuples que retien-
dront au sol les liens puissans de la propriété et de l'hérédité. Une
autre circonstance s'oppose encore à la plantation des forêts, c'est
le haut intérêt de l'argent, qui ne pourra diminuer que le jour où
l'introduction de bonnes méthodes agricoles, doublant le produit
des terres, rendra inutile le secours de l'argent étranger au pays.
IV. — LA PRODUCTION' INDUSTRIELLE.
L'élan pacifique de 1815 eut son retentissement en Russie comme
dans le reste de l'Europe. Moscou, que le peuple russe s'imagine
encore avoir été détruit par les Français, Moscou, la ville sainte,
put renaître de ses cendres, mais en se transformant, et, grâce à
l'industrie manufacturière, elle s'apprêta k recommencer une vie
nouvelle. Malgré les difficultés que créaient à la Russie l'inexpé-
rience des populations, le haut prix d'établissement des usines,
des matières premières, et surtout le défaut de voies de communi-
cation, l'industrie prit en quelques années un tel développement,
que dès 1822 le gouvernement crut devoir renoncer au système de
prohibition absolue. On établit un tarif protecteur des intérêts indi-
gènes, mais favorable à l'introduction des machines et des denrées
exotiques. Les tarifs douaniers successivement publiés par le gou-
vernement sont une preuve remarquable des progrès accomplis par
862 " REVUE DES DEUX MONDES.
les manufactures russes, qui donneront évidemment les meilleurs ré-
sultats avec l'émancipation des serfs et l'établissement des chemins
de fer.
L'agriculture est la grande source des industries nationales (1).
L'industrie du chanvre et du lin, qui se place au premier rang, oc-
cupe aussi le plus de bras en Russie, car elle s'exploite pour ainsi
dire en famille. Les paysans se servent de toile pour leurs vêtemens,
le linge de coton est encore fort peu répandu , et seulement parmi
le peuple des villes. Quatre millions et demi d'ouvriers environ
vivent de cette industrie , surtout pendant le chômage des travaux
agricoles.
L'industrie des cuirs entretient quatre cent mille ouvriers. Une
grande partie des habitans portent des vêtemens de peaux de mouton
pendant une moitié de l'année. Les peaux forment du reste un grand
article d'exportation, qui s'élève annuellement à plus de 2 millions
de kilos. Toutefois cette branche d'industrie perd beaucoup de sa va-
leur par la négligence qu'on apporte dans le dépouillement des ani-
maux : on n'insuffle pas les cadavres,. et les peaux sont souvent cre-
vées par le couteau des ouvriers. L'industrie du suif et de la graisse,
provenant particulièrement des animaux abattus en automne, est
l'une de celles qui rapportent le plus à l'agriculture des terres noires.
L'exportation s'élève au chiffre annuel de 60 millions de francs, et on
estime que les industries nationales de savonnerie, de stéarine, etc.,
s'exercent sur une valeur brute égale à celle de l'exportation.
La fabrication des draps, qui semblait devoir prospérer dans une
contrée essentiellement agricole, n'a pas donné tous les résultats
qu'en attendaient les propriétaires; beaucoup d'usines sont actuel-
lement fermées. Les produits sont pourtant de belle qualité, et le
gouvernement les protège par le tarif douanier et par des traités de
commerce avec les nations asiatiques, surtout avec la Chine. Envi-
ron trois cent mille ouvriers sont employés à cette industrie, qui rap-
porte annuellement 200 millions de francs.
La difficulté de transporter les grains, le bas prix des céréales
dans les années d'abondance, l'avantage de consommer sur place
des produits qui laissent un résidu favorable pour les bestiaux, et
l'exploitation avantageuse des forêts, sans valeur il y a trente ans
faute de débouchés, toutes ces raisons engagèrent les seigneurs à
établir des distilleries sur leurs terres. De grands bénéfices furent
réalisés, surtout par ceux qui introduisirent les premiers appareils
(i) On peut en juger par le tableau suivant, qui représente l'échelle des principales
industries de l'empire: 1» chanvre et lin, 2° cuirs et applications, 3° coton, 4" fer,
5° laines, 6° distillation des grains, 7" suif et graisses, 8» tabacs indigènes et exotiques,
9° soies et applications, iO" cuivre, 11° orfèvrerie et bijouterie, 12° sucre de betteraves,
13« papeterie, 14« briqueterie.
I
H LES TERRES NOIRES DE LA RUSSIE. 863
»)erfectionnés de la France. Le droit d'accise que le gouvernement a
■établi sur l'eau-de-vie est considérable. Néanmoins cette industrie
commence à donner de moindres profits, soit à cause de la cherté
et de la rareté du combustible, soit parce que la valeur des grains
' a subi une grande augmentation ; beaucoup de distilleries sont ac-
tuellement en non-activité. Le prix de cette boisson varie suivant
les lieux et suivant la quantité qu'on achète; une futaille d'environ
cent litres se vend ordinairement à raison de 50 centimes le htre ;
une mesure de douze litres se vend environ 12 francs, et le prix
augmente ainsi en raison de la moindre quantité débitée. Dans la
Grande-Russie, la couronne se réserve le monopole de la distillation
et de la vente, et elle adjuge aux enchères l'un et l'autre droit à
des compagnies. Dans les anciennes provinces polonaises et dans
la Petite-Russie, les propriétaires ont conservé la liberté de distil-
ler leurs grains en payant un certain droit.
C'est ordinairement le seigle, quelquefois l'orge, jamais le fro-
ment, qu'on emploie à la distillation de l'eau-de-vie; ce liquide
pèse environ 50 degrés alcoolimètres ; il possède une odeur empy-
reumatique moins désagréable toutefois que l'alcool de la betterave
ou que le détestable fuselel des Allemands. On lui donne quelque-
fois une couleur verte au moyen d'infusions de plantes riches en
huile essentielle et même narcotique. Il ne faut point méconnaître
que cette liqueur, par le carbone qu'elle contient, est un véritable
aliment de respiration, et que son usage peut avoir une certaine
influence tonique et digestive dans un climat où le thermomètre
descend quelquefois à 25 et même 30 degrés au-dessous de zéro ;
mais les abus sont inévitables, et cette fatale boisson corrompt les
mœurs d'un peuple naturellement bien doué. L'ivrognerie est le
fléau de la population russe; il est tel village où dans certains jours
de fête toute la population adulte de l'un et l'autre sexe est dans
un état complet d'ivresse. De plus le caractère de cette ivresse n'est
pas la gaieté verbeuse et la belle humeur que donnent nos vins de
France; c'est au contraire un sentiment profond de tristesse et de
mélancolie. Quel qu'en soit le revenu fiscal et industriel, on peut
affirmer que l'eau-de-vie cause à la Russie d'immenses dommages
autant par son action malfaisante que par les chômages qu'elle oc-
casionne.
La culture du tabac n'est l'objet d'aucun monopole en Russie;
ette plante végète librement dans Xagradeiz du paysan. Dans quel-
ues villages, cette culture a pris une extension considérable, et la
aturalisation du tabac turc produit de grands bénéfices. Quelques
olons allemands ont tiré un excellent parti de cette plante, qu'ils
réparent à la manière de leur pays. Un droit assez modéré existe à
'entrée des tabacs étrangers. Néanmoins les tabacs turcs importés
864 REVUE DES DEUX 3I0KDES.
OU ceux de même espèce cultivés en Russie se vendent plus cher
que les meilleures espèces de tabacs d'Amérique en France. Le com-
merce du tabac est encore alimenté par la contrebande, très difficile
à réprimer dans un empire qui a plus de six mille lieues de fron-
tières.
Le mûrier blanc peut prospérer dans les provinces méridionales,
et surtout en Grimée; mais on n'a fait que d'insignifiantes tentatives
pour y introduire la culture du ver à soie. Dans les provinces russes
du Caucase, cette culture est au contraire la source d'une prospérité
remarquable. Les soies de France et d'Italie, qui sont indispensables
à l'industrie indigène pour l'établissement des soieri^ de bonnes
qualités, arrivent toutes fdées. Cette importation a lieu par la Prusse
et les villes libres d'Allemagne, et non directement par les états pro-
ducteurs. La valeur des soies fdées est des quatre-vingt-cinq cen-
tièmes de l'importation étrangère. Cette industrie occupe quarante
mille ouvriers.
La fabrication du sucre de betteraves convenait parfaitement à la
Russie, qui n'a pas de colonies, et dont le territoire est éminem-
ment propre à la culture de cette racine. Il existe en ce moment
dans la zone des terres noires plus de quatre cents usines en acti-
vité. Les sucreries indigènes ont rendu au pays le double service de
lui assurer une denrée de première nécessité et de modifier avanta-
geusement l'assolement triennal. Dans tous les pays d'Europe où la
culture des racines s'est emparée de l'assolement, le nombre des
bestiaux s'est accru, et la production des céréales a suivi une marche
proportionnelle. Enfin la fabrication du sucre de betteraves procure
du travail à des milliers d'ouvriers aussi bien à l'époque des travaux
agricoles que pendant la saison d'hiver, où les autres occupations
sont forcément interrompues. Le gouvernement n'a pas méconnu ces
avantages, et la protection qu'il accorde aux fabricans de sucre équi-
vaut à 100 pour 100 de la valeur du sucre colonial. Le chiffre élevé
de cette protection indique pourtant que cette industrie n'a pas en-
core atteint son plus grand développement. On estime la consom-
mation annuelle du sucre en Russie à 60 millions de kilos, et l'in-
dustrie indigène fournit environ la moitié de cette quantité. On doit
admirer la blancheur et la bonne fabrication du sucre russe. Chose
étonnante, dans un pays où de toute l'Europe la consommation du
sucre atteint le moindre chiffre par tête d'habitant, le sucre raffiné
doit être de la plus grande pureté pour trouver un débit certain.
Cette exigence des consommateurs tient à deux causes : la première,
c'est que les classes aisées seules consomment ce produit; la seconde
provient de l'usage du thé. La plupart des buveurs de thé ne laissent
pas fondre le sucre dans l'infusion, mais ils le mettent dans la bou-
che par petits morceaux, et ils boivent ainsi le liquide, qui s'édul-
LES TERRES NOIRES DE LA RUSSIE. 865
core au passage. Aussi les raïïîneurs doivent -ils fournir à la con-
sommation des sucres très durs, qui n'auraient aucun succès dans
les autres pays, où le sucre le plus soluble est estimé le meilleur.
Le thé joue un grand rôle dans la vie des peuples de la Russie,
■^t l'usage s'en répand de jour en jour dans les classes inférieures;
pourtant il n'y a guère plus d'un siècle que cette plante aromatique
.a fait la conquête de l'empire. Dans toutes les classes de la popula-
tion libre, le thé paraît sur la table deux fois par jour et donne son
mom à deux repas. Le samovar est la bouilloire nationale, inconnue
•chez les autres peuples, qui sert à la préparation du thé; c'est une
'Chaudière hémisphérique en cuivre, au centre de laquelle un ré-
chaud reçoit le charbon, qui s'allume par le tirage d'un petit tuyau
mobile. La théière se place sur le sommet du tuyau; elle est très
'petite et n'est destinée qu'à contenir l'essence de la plante. A la
base de la chaudière est placé un robinet par où s'écoule l'eau bouil-
lante ; on verse dans un verre quelques gouttes de l'essence conte-
nue dans la théière, puis on le remplit d'eau bouillante. Les Russes
ne connaissent pas ces charmantes tasses chinoises tant estimées
des amateurs anglais et français; ils se servent tout simplement de
verres à boire ordinaires. Le nombre de verres absorbé par un seul
;îndividu s'élève souvent à dix ou douze, qui représentent au moins
le volume de trente tasses de Chine (1). Presque tout le thé con-
sommé en Russie arrive par caravanes, et il coûte beaucoup plus
-cher qu'en France, où les navires le transportent de Canton; il vaut
<30 francs le kilogramme. L'affranchissement des serfs augmentera
:1a consommation du thé dans une très forte proportion ; déjà le sa-
movar commence à se faire voir dans les chaumières des paysans.
^Peut-être la Russie devra-t-elle à cette boisson salutaire d'écarter
les dangers dont la menace l'abus de l' eau-de-vie, bien que l'infu-
:sion de la plante chinoise, prise en grande quantité, pousse rapi-
'dement, dit-on, à l'embonpoint.
Le commerce de détail souffre beaucoup de la difficulté des
■transports ; pour citer un seul exemple , le fer, qui revient à Perm
à lùO francs la tonne, se vend 560 francs dans les provinces méri-
dionales. Sans insister sur les avantages qu'on attend de l'établis-
sement des chen^ins de fer, bornons-nous à montrer comment les
marchands russes comprennent la vente au détail. Une boutique
ressemble à un véritable bazar où se trouvent réunis les articles les
plus divers : des comestibles et des objets de quincaillerie, des
étoffes et de la vaisselle, du fer et des harnais de chevaux, des
(1) Voyez, sur la valeur alimentaire de cette boisson, l'étude de M. Payen dans la.
JHevue du 1" janvier 1860.
TOME XXV, ^^
BEVUE DES DEUX MONDES.
chaussures et des coiffures, etc. Rien n'est plus curieux que le calme
et l'indifférence du négociant en présence des acheteurs; enveloppé
dans une fourrure de mouton, assis sur un ballot, le koupetz ne fa-
tigue pas le client par des propositions importunes; à peine daigne-
t-il laisser tomber de sa bouche quelques monosyllabes. « Avez-vous
cet article? — Non. — Quelque chose d'approchant? — Peut-être.
— C'est trop cher. — Possible. — Cela ne vaut que tant. » Jamais
le marchand russe ne répond à cette dernière observation ; il remet
l'objet en place et revient s'asseoir à sa porte les bras croisés. Ce
n'est pas tout d'ailleurs d'acheter chez un marchand russe : il faut
encore payer, mais en monnaie qui lui convienne ; est-il obligé de
rendre de la monnaie, il préfère reprendre sa marchandise, et le mar-
ché devient nul. Il se produit en Russie un phénomène monétaire
assez singulier : c'est l'absence presque complète de monnaie d'or et
d'argent. Tandis que chez les autres nations de l'Europe la monnaie
d'or a subi une espèce de dépréciation, puisqu'elle se vendait à
prime il y a une dizaine d'années et qu'elle circule au pair aujour-
d'hui, en Russie elle ne paraît avoir pris aucune extension. La
monnaie d'argent est presque aussi rare, et la menue monnaie du
même métal donne lieu à un agio considérable. Le gouvernement
a émis, pour remplacer les espèces métalliques, des coupons de
1 rouble [h fr.), de 3, de 5, de 10, de 25, de 50 et de 100 roubles.
Ces billets ont naturellement un cours forcé. Or la rareté du numé-
raire métallique est devenue telle qu'il n'est possible de changer
un billet de crédit impérial qu'en subissant une perte qui varie,
suivant les lieux, de 1 à 2 pour 100. Cette circonstance a enfanté
une industrie lucrative, dont les consommateurs paient les frais
et dont le gouvernement ne profite aucunement. Voici le calcul qui
peut expliquer cette singulière anomalie économique d'une valeur
créée avec un papier-monnaie fixe : un billet de 100 francs change
de mains tous les dix jours, et perd à chaque mutation un escompte
arbitraire de un pour cent au minimum^ soit 3 pour 100 par mois
et trente-six pour cent par année. Ainsi une valeur monétaire inva-
riable, et qui représente le crédit du gouvernement, devient le point
de départ d'une industrie qui prélève 36 pour 100 chaque année,
et cela par le fait seul de la rareté des menues monnaies d'argent.
On doit s'étonner que les économistes russes n'aient point encore
signalé cette bizarrerie.
L'exportation des métaux précieux est formellement interdite,
et en présence de la rareté du numéraire métallique on se demande
ce qu'ont pu devenir les monnaies frappées en abondance dej)uis un
siècle. On prétend que les serfs, qui ne se soucient guère de papier-
monnaie et dont l'ignorance est telle qu'ils ne savent pas distinguer
LES TERRES NOIRES DE LA RUSSIE. 867
les chiffres qui indiquent les diverses valeurs, retirent de la circu-
lation toutes les pièces métalliques qui arrivent dans leurs mains.
On cite même des paysans possesseurs de sommes considérables,
qu'ils tiennent cachées et dont ils ne retirent aucun intérêt, tant ils
•craignent d'être dépouillés par leurs seigneurs. Si ce fait est réel, et
il est affirmé par des hommes qui connaissent parfaitement le pays,
•dès que les serfs auront le droit de racheter leur liberté , il faut
s'attendre à voir reparaître dans la circulation une masse considé-
rable de monnaie métallique. Il se trouve parmi les paysans serfs
des hommes actifs, sobres et adroits, des hommes qui tirent parti
de tout ce que produit la terre; ceux qui ont des bestiaux font, indé-
pendamment de la corvée qu'ils doivent à leur seigneur, des trans-
ports de bois ou d'autres denrées, et ces charrois sont payés aussi
cher que dans les autres pays de l'Europe : il est donc évident que
le fruit de ces travaux s'accumule en épargnes secrètes, puisque le
serf n'a pas le droit d'acquérir, et que, s'il veut acheter sa liberté,
il doit bien se garder d'avouer ce qu'il possède, car alors sa rançon
s'élèverait en proportion de son capital.
Tels sont les aspects variés sous lesquels s'offre le travail agricole
€t industriel au voyageur qui traverse les terres noires de la Russie.
Quelle impression d'ensemble peut-on dégager de ces mille détails?
•Quel fait principal domine cette grande diversité d'efforts? Ce fait,
n'est-ce pas le contraste affligeant du dépérissement de la popula-
tion et de l'activité du travail? Le sol de la Petite-Russie est d'une
richesse sans égale; la production entretient dans le pays une puis-
sante vie commerciale. Pourquoi donc ce mouvement de décrois-
sance observé dans le chiffre de la population? On devine trop à
quelle cause il faut l'attribuer; c'est à une tradition d'insouciance,
presque de dédain pour tous les soins de la vie matérielle, entre-
tenue chez les paysans par le régime du servage. Que ce régime dis-
paraisse, et on peut croire que la sollicitude imposée au travailleur
libre entraînera un changement moral dont les résultats salutaires
ne se feront pas attendre. Tout invite la Russie à tenter résolument
cette grande expérience, sans oublier toutefois qu'elle doit se com-
biner avec une forte impulsion donnée aux entreprises industrielles
et aux grands travaux publics. Si la Russie avait su depuis un siècle
comprendre le rôle pacifique et civilisateur que lui assignaient la
richesse et l'étendue de ses territoires, il est à croire que le chiffre
de ses habitans aurait grandi à l'égal de celui des Américains du
Nord, et que l'Europe compterait aujourd'hui un empire aussi peuplé
que la Chine.
J. Sanrey.
RIVALITÉ
DE CHARLES-QUINT
ET
DE FRANÇOIS F"
LE CONNÉTABLE DE BOURBON. •
SA CONJURATION AVEC CHARLES-QUINT ET HENRI VIII CONTRE FRANÇOIS I«
— INVASION DE lA FRANCE EN 1523.
r L
Le connétable de Bourbon était en France le dernier grand sou-
verain féodal. Il y possédait, à titre de fief ou d'apanage, des pro-
vinces entières. Le duché de Bourbonnais , le duché et le dau-
phiné d'Auvergne , le comté de Montpensier, le comté de Forez, le
comté de La Marche, auxquels se rattachaient vers le sud les
vicomtes de Cariât et de Murât , les seigneuries de Gombrailles ,
de La Roche-en-Regniers et d'Annonay, le rendaient maître d'un
territoire aussi compact qu'étendu dans le centre même du royaume.
Ce vaste territoire se prolongeait du côté de l'est jusqu'à la Bresse
par l'importante seigneurie du Beaujolais, qui longeait la rive droite
de la Saône, et p?ir la principauté de Bombes, assise sur la rive-
(1) Voyez, sur cette lutte et quelques incidens antérieurs, la Revue du 15 janvier' 1854,^
du 15 mars et du 1" avril 1858.
LE CONNETABLE DE BOURBON. 869
gauche. Outre la domination qu'il exerçait ainsi de Bellac à Trévoux,
de Moulins à Annonay, le connétable de Bourbon avait en Poitou le
duché de Ghâtellerault, en Picardie le comté de Glermont, dotation
primitive du sixième fils de saint Louis, dont il tirait son origine.
Possesseur de tant de pays, il devait être un sujet suspect pour
François P% même en restant dans l'obéissance, et pouvait lui deve-
nir un ennemi redoutable, s'il en sortait.
^ Des dynasties provinciales issues de la dynastie centrale des Capé-
tiens, celle des Bourbons demeurait la seule. Les maisons apanagées
de Bourgogne et de Bretagne, qui avaient suscité tant de guerres
intestines, appuyé tant d'invasions étrangères , avaient pris fm récem-
ment. Avec Charles le Téméraire s'était éteinte la postérité mascu-
line de ces ducs de Bourgogne, qui, détachés les derniers de la tige
royale , avaient fondé la plus formidable puissance au nord de la
France , possédé presque tous les pays depuis les cimes du Jura
jusqu'aux bords du Zuyderzée, disposé longtemps de Paris, soulevé
plusieurs fois le royaume, fait asseoir sur le trône aux fleurs de lis
le roi d'Angleterre, et tenu en échec Louis XI lui-même. Ce monar-
que heureux et habile, profitant d'un concours de circonstances
qu'il ne dépendait pas de lui de faire naître, mais qu'il avait eu
l'adresse de ne pas laisser échapper, avait su rattacher à la cou-
ronne les états de plusieurs grandes maisons apanagées. En peu
d'années, il avait recouvré le duché d'Anjou par la mort du roi Bené,
en qui finissait la descendance masculine directe de la seconde mai-
son d'Anjou, et, en même temps qu'il était rentré dans le comté du
Maine, il avait acquis le comté de Provence par le magnifique legs
qu'il avait obtenu de Charles III expirant. Il avait repris la riche pro-
vince de Bourgogne en vertu du droit de réversibilité à la couronne
qu'il avait fait valoir les armes à la main avec non moins d'effi-
cacité que d' à-propos, lorsqu' avait succombé devant Nancy son qua-
trième duc, ne laissant qu'une fille pour lui succéder. Enfin, im-
médiatement après lui, la vaste et indépendante Bretagne avait été
incorporée au royaume par le mariage de son fils Charles YIII avec
la duchesse Anne, unie ensuite à Louis XII, et dont la fille et l'héri-
tière Claude avait épousé François I".
Ces incorporations de provinces avaient accru la force de la mo-
narchie en même temps qu'elles avaient augmenté l'étendue de la
France ; elles semblaient avoir également affermi la paix intérieure
dans le royaume. Avec les ducs de Bourgogne et de Bretagne avaient
disparu les périls des troubles féodaux, et, en ne rencontrant plus
l'assistance de vassaux aussi puissans, les invasions étrangères de-
venaient moins faciles et moins fréquentes. La maison féminine de
Bourgogne, qui conservait la Franche-Comté sur le flanc oriental de
870 REVUE DES DEUX MONDES.
la France, était au fond séparée du royaume. Unie d'abord à la
maison d'Autriche, puis aux maisons de Gastille et d'Aragon, toutes
représentées alors par Gharles-Quint, qui en était le commun héri-
tier, elle avait cessé d'être dangereuse au dedans, bien que du
dehors elle restât toujours menaçante. Le souverain des Pays-Bas
ne pouvait plus troubler la France par des soulèvemens , il ne pou-
vait l'attaquer que parla guerre. Si les rois d'Angleterre, dans leurs
descentes sur le continent, devaient rencontrer encore l'appui de ses
armées, ils n'avaient plus à compter sur les forces de provinces dis-
sidentes comme la Bourgogne ou la Bretagne, sur les mouvemens
d'une capitale insurgée comme Paris, sur les prises d'armes d'un
parti féodal comme la faction bourguignonne.
Mais ce danger pouvait renaître par la révolte et à l'instigation du
chef de la grande maison qui se maintenait encore au centre du
royaume. Le duc de Bourbon vivait en vrai souverain dans ses
immenses domaines. Il tenait à Moulins une cour brillante. Il y était
entouré de la noblesse de ses duchés et de ses comtés, qui lui con-
servait le dévouement féodal. Il avait une nombreuse garde; il
levait des impôts , il assemblait les états du pays , il nommait ses
tribunaux de justice et sa cour des comptes; il pouvait mettre une
armée sur pied , il entretenait sur plusieurs points de son territoire
des forteresses en bon état , et lorsqu'il cessait de vivre , ses restes
étaient portés avec une pompe toute royale dans les caveaux de
l'abbaye de Souvigny, qui était pour les ducs de Bourbon ce que
l'abbaye de Saint-Denis était pour les rois de France. A la mort du
duc Pierre en 1503, on avait vu près de dix-sept cents officiers de
sa maison (1) l'accompagner jusqu'à la célèbre nécropole bénédic-
tine qui s'élevait à deux lieues des tours de Bourbon -l'Archambault,
et qui ne devait pas recevoir les dépouilles exilées du connétable,
son successeur et son gendre.
Celui-ci, monté au trône ducal sous le nom de Charles III, y était
arrivé et comme représentant mâle de la deuxième ligne de la mai-
son de Bourbon et comme mari de l'héritière directe de la première
ligne restée sans descendance masculine. Il appartenait à la branche
cadette des Bourbon -Montpensier, et il avait épousé Suzanne de
Bourbon, fille unique du duc Pierre et d'Anne de France, en qui
prenait fm la branche aînée, jusque-là régnante. Il avait obtenu
toutes les possessions de la maison de Bourbon en réunissant les
droits des deux branches. A l'office de grand-chambrier de France,
héréditaire dans la maison de Bourbon, il avait joint l'office de con-
(1) Histoire de la Maison de Bourbon, par Désormeaux; in-i", Paris, Imprimerie
royale, 1776; t. II, p. 367.
LE CONNETABLE DE BOURBON. 871
nétable, dont l'épée, mise aux mains de plusieurs des ducs ses pré-
décesseurs, avait été confiée aux siennes par François P'' l'année
même de son avènement à la couronne.
Le connétable de Bourbon était aussi dangereux qu'il était puis-
sant (1). Il avait de fortes qualités. D'un esprit ferme, d'une âme
ardente, d'un caractère résolu, il pouvait ou bien servir ou beau-
coup nuire. Très actif, fort appliqué, non moins audacieux que
persévérant, il était capable de concourir avec habileté aux plus
patriotiques desseins et de s'engager par orgueil dans les plus dé-
testables rébellions. C'était un vaillant capitaine et un politique
hasardeux. Il avait une douceur froide à travers laquelle perçait
une intraitable fierté, et sous les apparences les plus tranquilles il
cachait la plus ambitieuse agitation. Il est tout entier dans ce por-
trait saisissant qu'a tracé de lui la main de Titien, lorsque, dépouillé
de ses états, réduit à combattre son roi et prêt à envahir son pays,
le connétable fugitif avait changé la vieille et prophétique devise
de sa maison, \ espérance y qu'un Bourbon devait réaliser, avant la
fin du siècle, dans ce qu'elle avait de plus haut, en cette devise ter-
rible et extrême : omnis spes m ferro est^ toute mon espérance est
dans le fer. Sur ce front hautain, dans ce regard pénétrant et som-
bre, aux mouvemens décidés de cette bouche ferme, sous les traits
hardis de ce visage passionné, on reconnaît l'humeur altière, on
aperçoit les profondeurs dangereuses, on surprend les détermina-
tions violentes du personnage désespéré qui aurait pu être un grand
prince, et qui fut réduit à devenir un grand aventurier. C'est bien
là le vassal orgueilleux et vindicatif auquel on avait entendu dire
que sa fidélité résisterait à l'offre d'un royaume, mais ne résisterait
pas à un affront (2). C'est bien là le serviteur d'abord glorieux de
son pays qu'une offense et une injustice en rendirent f ennemi fu-
neste, qui répondit à f injure par la trahison, à la spoliation par
la guerre. C'est bien là le célèbre révolté et le fougueux capitaine
(1) En 1516, le provéditeur vénitien de Brescia, Andréa Trevisani, ambassadeur à
Milan, disait de lui au conseil des pregadi : « Questo ducha di Borbon... a anni 29.
Prosperoso traze uno palo di ferro molto gajardamente, terne Dio, è devoto, human e
liberalissimo; ha de intrada scudi 120 milia, e per il stado di la madré (Anne de
France}, scudi 20 milia; poi ha per l'officio di gran contestabile in Franza scudi 2,000 al
mese, et ha grande autorità, e come li disse Mons' di Longavilla, governator di Pavia,
pol disponer di la mita del exercito del re ancora chel re non volesse a quai impresa li
par. » Mss. Sumario di la Relazione di ser Andréa Trivixam... fatta in pregadi à di
novembrio I'616, dans Sanuto.
(2) « Borbonius... in ore habebat Aquitani ejus scitum rcsponsum qui rogatus a Ca-
rolo septimo, quo tandem praemio impelli posset, ut fidem sibi tôt magnis rébus per-
spectam falleret : « Non tuo, inquit, hère, regno, non orbis imperio adduci possifn, contu-
melia tamen et stomachosa injuria possim. » Ferronius, De Rébus Gestis Gallorum, etc.,
in-fol. Basileae, lib. vi, f. 136.
872 REVUE DES DEUX MONDES.
qui vainquit François P^ à Pavie, assiégea Clément YII dans Rome,
et fmit sa tragique destinée les armes à la main, en montant à l'as-
saut de la ville éternelle.
Charles de Bourbon avait été élevé à la cour de sa tante Anne de
France, qui, sous le nom de dame de Beaujeu, avait gouverné si
virilement le royaume pendant la minorité de son frère Charles YIII,
et avait continué, sans cruauté, la politique habile de son père
Louis XI. Cette femme prévoyante avait pourvu avec un soin vigi-
lant à la forte éducation du jeune prince (1), qu'elle savait être l'hé-
ritier naturel des Bourbons et dont elle devait plus tard faire son
gendre. De bonne heure, Charles de Bourbon était devenu un che-
valier accompli et s'était montré homme de guerre aussi distingué
que vaillant. A peine âgé de dix-neuf ans, il avait commandé, en
1508, à la bataille d'Aygnadel, les deux cents pensionnaires du roi
qui, avec les hommes de leur suite, formaient une troupe de quinze
cents à deux mille combattans. A leur tête, il avait exécuté, avec
autant de vigueur que d' à-propos, une charge décisive, et il avait
contribué au gain de cette célèbre journée, où avait été renversée
en quelques heures la puissance que les Vénitiens avaient si lente-
ment acquise dans la Lombardie orientale (2). Lorsque la défaite de
Novare, la perte de l'Italie, l'invasion de la Bourgogne par les Suisses
eurent attristé de revers nombreux le règne de l'excellent et inha-
bile Louis XII, le duc Charles de Bourbon avait été chargé, en 151il,
de couvrir la frontière menacée de l'est et de repousser les périls aux-
quels était exposé le territoire même de la France. Il l'avait fait vite
et bien. Il avait mis en état de défense des provinces ouvertes qu'il
délivra des soldats débandés, et il avait introduit une rigoureuse
discipline parmi des troupes qui, à cette époque, n'en supportaient
pas (3).
Investi peu de temps. après de l'office de connétable par Fran-
çois P'", il prit part à la campagne d'Italie qui suivit l'avènement
de ce monarque au trône, et pendant les deux jours que dura la
rude bataille de Marignan, il commanda en capitaine et combattit
en homme d'armes. Reconnu pour l'un des principaux auteurs de
(1) « Bien faisoit-elle nourrir et entretenir le dit comte Charles, lui faisant aprandre
le latin à certaines heures du jour, et quelquefois à courir la lance, piquer les chevaux,
tirer de l'arc où il étoit enclin ; autres fois aller à la chasse ou à la volerie, et aussi an
tous autres déduits et passe-tans où l'on a accoutumé d'induire les grans seigneurs, et à
tout le dit comte Charles s'adonnoit très bien, et luy seoit bien de faire tout ce où il se
vouloit amployer, et comme à jeune seigneur de bonne nature et de bonne inclination.»
Histoire de Bourbon écrite par son secrétaire Marillac, publiée dans Desseins de Pro*
fessions nobles et publiques, par Antoine de Laval; in-4'', Paris 1013, p. 237 r°.
(2) Histoire de Bourbon, par Marillac, p. 248 v" et 246.
(3) Marillac, p. 257 v et 258.
LE CONNÉTABLE DE BOURBON. 873
cette importante victoire, il fut laissé par François P"" comme son
lieutenant-général au-delà des monts. Il avait contribué à conquérir
le Milanais sur le duc Sforza, que soutenaient les Suisses, restés jus-
qu'alors invincibles; il sut le conserver contre les agressions de l'em-
pereur Maximilien, qui était descendu en Italie à la tête d'une armée
formidable. Ces grands services qu'il avait rendus à la couronne
furent presque aussitôt suivis de sa disgrâce. Huit mois après la
victoire de Marignan, deux mois après l'évacuation de la Lombardie
par l'empereur Maximilien, François V^ rappela le connétable de
Bourbon, qui avait sauvé le duché de Milan, et il mit à sa place le
maréchal de Lautrec, qui devait le perdre. Dès ce moment, soit par
une ingrate légèreté de François P% soit par une défiance préma-
turée de sa part, le connétable, tombé dans la défaveur, avait été
dépouillé de toute autorité, n'avait point été remboursé de ce qu'il
avait dépensé pour l'utilité du roi en Italie, ni payé de ses pensions
comme grand-chambrier de France, comme gouverneur de Langue-
doc et comme connétable.
Relégué dans ses états, il avait paru de temps en temps à la cour,
en grand-officier négligé, en serviteur encore soumis, en prince du
sang maltraité ; mais il y avait paru avec splendeur et avec fierté.
La suite de ses gentilshommes et son éclat fastueux, en laissant
trop voir sa puissance, avaient ajouté à sa défaveur. Il avait dé-
ployé une magnificence remarquée et montré beaucoup de hauteur
à la célèbre entrevue du camp du Drap-d'Or, où le roi d'Angleterre
et le roi de France s'étaient promis une amitié « inaltérable » qui
n'avait pas duré plus d'une année. Lorsque François l" avait par-
couru le Poitou et la Guienne, le connétable était allé le recevoir
dans son duché de Ghâtellerault, où il lui avait offert, avec la plus
dispendieuse hospitalité, les plaisirs recherchés des plus belles
chasses. C'est là que le roi, visitant le magnifique château qu'avait
fait élever dans le voisinage son favori Bonnivet, demanda au con-
nétable, comme en le narguant, ce qu'il en pensait. « Je pense, ré-
pondit-il avec son esprit altier et acéré, que la cage est trop grande
et trop belle pour l'oiseau. — Ce que vous en dites, ajouta le roi,
c'est par envie. — Gomment votre majesté peut-elle croire, re-
partit le connétable, que je porte envie à un gentilhomme dont les
ancêtres ont été heureux d'être les écuyers des miens (1)? »
A l'époque de la rupture de François l'' et de Gharles - Quint , le
connétable ne fut point compris dans la distribution des quatre
grands commandemens militaires de la Picardie, de la Champagne,
(1) Mss. Béthune, vol. 8i9'2, f. 2 y". Brantôme, Vies des grands Capitaines, t. II,
p. 158.
874 REVUE DES DEUX MONDES.
de la Guienne, de la Lombardie, qu'avait formés François P'' pour
faire face à l'ennemi sur ses diverses frontières. Ces grands com-
mandemens avaient été donnés au timide duc d'Alençon, au mé-
diocre duc de Vendôme, à l'arrogant Bonnivet, à l'inconsidéré Lau-
trec (1). L'affront d'une aussi opiniâtre défaveur fut vivement ressenti
par le connétable de Bourbon, qui reçut bientôt une injure plus di-
recte et moins supportable. Mandé à l'armée de Picardie lors de la
première campagne, il y était venu avec six mille hommes de pied
et trois cents hommes d'armes levés dans ses états. En cette ren-
contre, où les forces qu'il amenait devaient être d'un si grand
service et méritaient un si haut prix, il subit une impardonnable
humiliation. L'office de connétable donnait droit au commandement
de r avant-garde. Ce commandement, dont il s'était acquitté avec
tant de gloire en 1515, et qu'il aurait rempli avec non moins de
succès en 1521 , lui fut alors ôté. François P*" en chargea le duc
d'Alençon, qui le servit mollement vers Yalenciennes, et qui plus
tard l'abandonna lâchement sur le champ de bataille de Pavie.
Placé sous les yeux et comme sous la surveillance du roi, le conné-
table fut profondément blessé de cette offense, dont il ne se plaignit
point, mais qu'il n'oublia jamais.
Il semble que François P% en butte à tant d'ennemis extérieurs,
n'aurait pas dû leur donner un redoutable auxiliaire dans son propre
royaume. Ayant contre lui l'empereur, le roi d'Angleterre, le pape,
la plupart des états d'Italie, étant expulsé de cette péninsule et
voulant y rentrer, disposé à continuer la guerre et préparant tout
pour recouvrer Milan, la politique comme l'intérêt lui conseillaient
de ménager le connétable de Bourbon et de se servir de lui. Il fit
tout le contraire. A la continuité de la disgrâce s'ajouta alors pour
le connétable la menace de la spoliation, et après l'avoir si forte-
ment offensé, François I" le désespéra. De concert avec Louise de
Savoie, sa mère, il revendiqua les biens de la maison de Bourbon.
Le connétable avait perdu sa femme au printemps de 1521. Le
fils qu'elle avait mis au monde en 1517, et dont le roi avait été le
parrain, était mort. Depuis, elle en avait eu deux à la fois, qui, nés
avant terme, n'avaient pas vécu. Le connétable était sans enfans : la
fille unique et l'héritière directe du duc Pierre et d'Anne de France
avait confirmé, en 1519, par son testament la donation qu'elle lui
avait faite de ses biens et de ses droits en 1505; les nombreuses
possessions de la maison de Bourbon lui revenaient donc, ou de son
chef, ou du chef de sa femme. Ce qui pouvait être considéré comme
(1) Histoire de Bourbon, suite de Marillac, par le sieur de Laval, p. 279 v*. Mémoires
àe Du Bellay, collection Petitot, t. XVII, p. 303-304,
LE CONNÉTABLE DE BOURBON. 875
transmissible aux femmes lui était dévolu par la donation et le tes-
tament de la duchesse Suzanne, et il tenait, du droit féodal et de la
constitution monarchique des apanages, ce qui était réservé aux
mâles. Louise de Savoie réclama néanmoins les possessions fémi-
nines, et François P'' voulut faire retourner à la couronne les pos-
sessions masculines comprises dans cet immense héritage, ouvert,
selon eux, par la mort de Suzanne de Bourbon.
Cette revendication, si peu opportune politiquement, était-elle au
moins fondée en justice? Le droit d'après lequel se transmettaient les
diverses provinces appartenant à la maison de Bourbon avait varié.
Le comté de Clermont en Beauvoisis, donné en apanage à Robert, le
sixième fils de saint Louis et le fondateur de cette grande maison,
était d'abord seul soumis à la loi salique de la masculinité et devait
revenir à la couronne, si les héritiers mâles manquaient. Le duché de
Bourbonnais, les comtés de Forez et de la Marche, la principauté de
Dombes, les seigneuries de Beaujolais et de Gombrailles, acquis par
mariage ou par succession, ne reconnaissaient dans leur transmission
que la règle féodale ordinaire. Les mâles y avaient la préférence sur
les femmes (1), mais à défaut de mâles les femmes en héritaient.
Après lAOO, la constitution qui régissait la plupart de ces biens chan-
gea sous le duc Jean P% fils de Louis II. Ce prince épousa Marie de
Berri, fille unique du duc de Berri; frère du roi Charles Y et oncle du
roi Charles YI. Le duc de Berri ne tenait pas seulement en apanage
la province dont il portait le nom, il possédait encore, et au même
titre, le duché d'Auvergne et le comté de Montpensier. En unissant
sa fille Marie à Jean P% il obtint du roi Charles YI que le duché d'Au-
vergne et le comté de Montpensier lui seraient accordés en contrat
de mariage et seraient portés par elle dans la maison de Bourbon, à
la condition toutefois que les provinces possédées par la maison de
Bourbon passeraient de la loi féminine de succession sous la loi mas-
culine des apanages. La dévolution à la couronne du duché d'Au-
vergne et du comté de Montpensier était retardée; mais pour prix
de ce retard la réversibilité du duché de Bourbonnais, du comté du
Forez (2), etc., lui était plus sûrement et plus promptement acquise,
puisque désormais les mâles seuls pouvaient les recevoir en héritage.
Cet arrangement, autorisé par Charles YI, confirmé par Charles YII,
était avantageux à la royauté, dont il ajournait, mais dont il étendait
les droits (3). Les biens de la maison de Bourbon étaient transformés
(1) Histoire de Bourbon, par Marillac, p. 231 r".
(2) Marillac, p. 231 v». — Etienne Pasquier, Recherches de la France, liv. vi, c. x,
f. 556-557. — Voir aussi Histoire généalogique de la maison de France, par Scevolc et
Louis de Sainte-Marthe, t. II, p. 38, 39.
(3) « Le roy Charles septième, par lètres expresses et patantes, narration faite de la
876 REVUE DES DEUX MONDES.
en apanage par le nouveau contrat, qui en changeait la nature et
en limitait la transmission.
Cette maison se divisa alors en deux lignes sous Charles et Louis,
fils de Jean P^ Charles eut comme aîné la part la plus considérable
de l'héritage : il fut duc de Bourbonnais et d'Auvergne, comte de
Glermont et de Forez, seigneur de Beaujolais et prince de Dombes.
Louis , le cadet, reçut en apanage le comté de Montpensier, la sei-
gneurie de Combrailles; il eut le tiers et il acquit ensuite la presque
totalité du dauphiné d'Auvergne. Le droit éventuel à l'héritage
des Bourbons que la convention de 1400 assurait aux mâles de la
deuxième ligne en cas de défaillance des mâles de la première fut
exposé à plusieurs atteintes dans le cours du xv^ siècle. Les ducs de
Bourbon essayèrent de rendre cet héritage féminin en faveur des
filles qui naîtraient d'eux (1) et au détriment des comtes de Mont-
pensier, leurs collatéraux ; mais les comtes de Montpensier, par des
protestations (2) opportunes et par des actes conservatoires, pour-
vurent avec continuité au maintien de leur droit. La dernière et la
plus dangereuse des tentatives faites pour les en dépouiller eut lieu
sous le duc Pierre II, qui les avait reconnus comme ses héritiers
légaux en 1488 (3), et qui en 1498 obtint du trop facile Louis XII
des lettres patentes autorisant sa fille Suzanne de Bourbon et les
descendans de sa fille à lui succéder. Les comtes Louis et Charles
de Montpensier attaquèrent, l'un après fautre, les dispositions irré-
gulières de ces lettres patentes surprises à la condescendance de
Louis XII. Ce prince, qui n'avait été injuste que par bonté, répara
lui-même avec sagesse le tort qu'il avait fait avec ignorance. Après
la mort du duc Pierre, il maria le comte Charles, représentant les
Montpensier, et la duchesse Suzanne, héritière des Bourbons, en
1505, afin de confondre, par leur union, les droits que l'un tenait
de sa naissance et l'autre de sa concession (4). Anne de France, mère
de Suzanne et tante de Charles, provoqua elle-même cette union, qui
dite donation du duché d'Auvergne, et qu'elle étoit au profit et avantage du roy et du
royaume, veu le retour du duché de Bourbonnois à la couronne en défaut de mâles,
loua, ratifia et aprouva la dite donation, et furent les dites lètres leuës, publiées et an-
registrées au parlement et en la chambre des comptes. » Plaidoyer de Montholon pour
le connétable de Bourbon du 12 février 1522, à la suite de VHistoire de Bourbon,
p. 284 r».
(1) Les ducs Jean II et Pierre II.
(2) Le comte Gilbert de Montpensier protesta contre la tentative du duc Jean II et les
comtes Louis et Charles de Montpensier contre celle du duc Pierre II. — Voyez dans
VHistoire de Bourbon, par Marillac, p. 231 v°, p. 234 r" et p. 238.
(3) Histoire de Bourbon, etc., par Marillac, p. 230 v% 232 r% 233 v% 234 r*». — Etienne
Pasquier, RecJierches de la France, ibid., p. 557, 558.
(4) Voyez Marillac, qui prit part à ces transactions, p. 239, 240, 241, 242 r» et v% et
Etienne Pasquier, f. 558, 559.
LE CO^'^'ÉTABLE DE BOURBON. 877
assurait par mariage à sa fille ce qui lui aurait été contesté par suc-
cession, et qui mettait un terme aux désaccords des deux lignes de la
maison de Bourbon. Le comte de Montpensier, devenu duc de Bour-
'bonnais et d'Auvergne, demeura possesseur sans trouble de tous
les biens des deux lignes tant que dura son mariage ; mais, lorsque
"Suzanne mourut en 1521, ne laissant point d'héritier qui perpétuât
3a mce et qui reçût les domaines des Bourbons de la branche aînée,
la contestation commença, bien que Suzanne eût pris tous les moyens
'de la prévenir et de l'éviter. Ce qui pouvait lui revenir, elle l'avait
'Cédé à son mari par une donation fortifiée d'un testament.
Y avait-il quelque incertitude sur la transmission de la totalité
ou d'une partie de l'héritage? Si l'on considérait le caractère ex-
clusivement masculin qu'avaient pris depuis 1400 les duchés de
-Bourbonnais et d'Auvergne, le comté de Forez etc., et qu'avait
consacré l'adhésion expresse ou tacite de tant de rois, le con-
nétable, comme dernier représentant mâle de cette branche des
Bourbons, en était le possesseur substitué. Si l'on considérait la na-
ture particulière de certains biens restés transmissibles aux femmes,
tels que la seigneurie de Beaujolais et la principauté de Bombes, le
connétable, comme donataire d'abord et légataire ensuite de Su-
.zanne, en était le légitime héritier. Ainsi le voulait à cette époque
'la règle des héritages, et ce n'était pas à un autre titre que Louis XI
avait acquis le comté de Provence, dont le testament de Charles lïl
avait disposé en sa faveur, et qui sans cela serait revenu au duc
René II de Lorraine, parent le plus rapproché de Charles III. Le
double droit du connétable ne paraissait donc pas douteux : il lui
était assuré par la loi monarchique des apanages en ce qui concer-
nait les grands fiefs de sa maison restés ou devenus masculins ,
par la loi romaine et par l'usage en ce qui concernait les possessions
dont les femmes pouvaient être les héritières ou les donatrices.
Cependant la mère du roi lui contesta les uns, et le roi lui-même
•revendiqua les autres. La duchesse d'Angoulême descendait par les
femmes de la maison de Bourbon. Nièce du duc Pierre et cou-
sine-germaine de la duchesse Suzanne, elle était d'un degré plus
Tapprochée de l'héritage que le connétable de Bourbon. S' autori-
sant de cette proximité plus grande, elle réclama comme étant
ouverte la succession de la duchesse Suzanne. Elle invoqua la cou-
tume ancienne, mais depuis 1/iOO annulée, qui rendait transmis-
rsible aux femmes le Bourbonnais et ses dépendances, et elle s'ap-
ipuya également sur la concession récente, mais irrégulière, que
ILouis XII avait faite en lZi98 à la fille du duc Pierre. Louise de Savoie
y fut poussée par une avidité funeste et une prétention inconsidé-
rée qu'encouragèrent les pernicieux conseils du chancelier Du Prat.
878 REVUE DES DEUX MONDES.
Celui-ci mit la tortueuse habileté de l'homme de loi au service de-
la cupidité passionnée de la régente. Louise de Savoie voulait-elle
épouser le connétable ou le dépouiller? Les contemporains les mieux
instruits ont cru qu'elle espérait l'amener à une transaction matri-
moniale semblable à celle qui avait terminé en 1505 le différend
entre les deux lignes par le mariage de Charles et de Suzanne (1).
Si elle ne parvenait pas à y décider le connétable, plus jeune qu'elle,
et qui ressentait à son égard un dégoût mêlé d'animosité, elle comp-
tait sur ses titres spécieux comme plus proche parente, sur son au-
torité comme mère du roi, sur la faiblesse du parlement, soumis à
l'influence du chancelier, pour l'en punir en le dépossédant.
Elle intenta donc un procès au connétable. Dans quel moment le
fit-elle? Lorsque François P% en butte à une coalition extérieure
formidable, avait besoin de tenir unies toutes les forces de son
royaume, et d'en disposer contre les ennemis qui projetaient de lui
enlever ses conquêtes en Italie et d'envahir même les frontières de
France. Non-seulement il laissa sa mère poursuivre le connétable,
mais il se joignit à elle. Il réclama les possessions apanagères comme
échues au domaine royal. Le connétable était ainsi menacé de perdre
tout ce qui, dans l'héritage des Bourbons, étant féminin, serait dé-
volu à la duchesse d'Angoulême, et étant masculin serait annexé à
la couronne. La mauvaise volonté et la puissance de ses deux adver-
saires lui firent craindre une spoliation complète. La ruine allait
s'ajouter à la disgrâce, et cette imminente iniquité mit le comble à
toutes les anciennes offenses. Près de tomber de la plus haute posi-
tion dans l'abaissement le plus insupportable à son orgueil, d'une
opulence presque royale dans une détresse humiliante, il n'y tint
point. Son cœur altier se révolta à cette pensée, et tout en soutenant
ses droits il prépara ses vengeances.
(1) Henri VIII disait à l'ambassadeur de Charles-Quint : «Il n^y a eu malcontentement
entre le roi François et le dict de Bourbon sinon a cause qu'il n'a volu espouser madame
la régente, qui l'ayme fort. » (Dépêche de Louis de Praet à l'empereur du 8 mai 1523,
Archives impériales et royales de Vienne.) — L'historien contemporain Belcarius dit : «Ga-
rolo Borbonio... infensa erat Ludovica Sabaudiana Francisci mater; quibus de causis non
satis proditur : alii quod fœmina jam natu grandior Borbonii tertium duntaxat, aut
quartum, et tricesimum annum agentis matrimonium ambiret, a quo eundem abhorrere»
resciisset. » Belcarius, Commentarii Rerum gallicarum, lib. vu, f. 528. — Antoine de
Laval, capitaine du château de Moulins et continuateur de Marillac, dit expressément :
« Il fait (le connétable) des réponces rudes à ceux qui luy parloient de faire une seconde
transaction semblable à celle qu'il fit avec feue madame Suzanne. On dit encore parmi
nous les mots dont il usoit, qui sont un peu trop crus et piquans pour être redits. » —
Desseins de Professiojis nobles, etc., f. 282 v".
LE CONNETABLE DE BOURBON. 879
IL
Il traita secrètement avec Charles-Quint. Des relations s'étaient
•déjà établies entre eux avant la rupture de l'empereur et de Fran-
çois P''. Le connétable, au su du roi et avec son agrément, avait en-
voyé l'un de ses affidés, Philibert de Saint-Romain, seigneur de
Lurcy, auprès de Charles-Quint, pour négocier un arrangement re-
latif au duché de Sessa, dans le royaume de Naples, sur lequel il
conservait des prétentions. Il avait offert des chevaux, des haque-
nées, des lévriers, des arbalètes et des épieux de chasse en présent
à l'empereur, qui, de son côté, avait dépêché le seigneur de Lon-
gueval et un gentilhomme nommé Trollière vers le connétable pour
le remercier et l'honorer (1). Charles-Quint mettait autant de soin
à acquérir de nouveaux amis que François V" montrait de négli-
gence à conserver ses anciens serviteurs. Aussi devait-il s'attacher
tous ceux que son imprudent rival éloignait de lui. Il n'oublia rien,
quelques mois après la mort de Suzanne de Bourbon , pour gagner
le connétable, qu'il savait être disgracié sans qu'il fût encore prêt
à devenir rebelle. Il n'était pas lui-même en guerre avec Fran-
çois r'"". Il avait fait dire au connétable par le prévôt d'Utrecht,
Philibert Naturelli, son ambassadeur à la cour de France : <( Mon-
sieur, vous êtes maintenant à marier; l'empereur mon maître, qui
vous aime, a une sœur dont j'ai charge de vous parler, si vous y
voulez entendre (2). » Le connétable fit remercier l'empereur de
cette proposition, qui ne fut dans ce moment ni rejetée ni admise.
Un peu plus tard, après que la guerre eut été déclarée, et lorsque
la duchesse d'Angoulême et François P"" eurent réclamé les biens
de la maison de Bourbon, le connétable, non moins certain de sa
ruine que persuadé de son droit, chercha dans ce mariage un
moyen de se soutenir ou de se venger. La duchesse Anne elle-
même fut de cet avis. La fdle de Louis XI, qui avait gouverné le
royaume de France avec tant de fermeté et de bonheur pendant la
jeunesse de son frère Charles VIII , en maintenant à l'autorité sa
force et au territoire ses agrandissemens, avait changé de maximes
en changeant de position. La duchesse de Bourbonnais ne pensait
plus comme avait agi la régente de France. Elle chercha des appuis
à la grandeur de la maison dans laquelle elle était entrée, et dont
(1) Dépositions du chancelier de Bourbonnais Popillon, f. 243 r", de Saint-Bonnet,
f. 49 v", de Velu Petit-Dé, f. 76 r% dans le vol. 484 de la collection Dupuy, qui contient
toutes les pièces du procès criminel du connétable de Bourbon aux mss. do la Biblio-
thèque impériale.
(2) Interrogatoire de l'évoque d'Autun. Mss. Dupuy, n« 484, f. 230 r" et y\
S80 REVUE DES DEUX MONDES. .
l'édifice était près de crouler par la mort de sa fille Suzanne. Ce qu'ar-
valent fait tous les grands feudataires du royaume, ce qu'avaient
fait tous les princes du sang royal, lorsqu'ils étaient en opposition
d'intérêt avec la couronne, ce qu'avaient fait récemment encore
les ducs de Bourgogne, les ducs de Bretagne et Louis XI, n'étant
que dauphin, et ce qui devait se faire pendant tout le cours du
xvi^ et jusqu'au milieu du xvii^ siècle par les rois de Navarre, les
ducs d'Orléans et les princes de Gondé, elle le conseilla au conné-
table son gendre avant de mourir. «Mon fils, lui avait-elle dit,
considérez que la maison de Bourbon a été alliée de la maison de
Bourgogne, et que durant cette alliance elle a toujours fleuri et été'
en prospérité. Vous voyez à cette heure ici les affaires que nous
avons, et le procès que on vous met sus ne procède que à faute d'al-
liance. Je vous prie et commande que vous preniez l'alliance de
l'empereur. Promettez-moi d'y faire toutes les diligences que vous
pourrez, et j'en mourrai plus contente (1). » Le connétable n'eut pas
de peine à suivre un conseil qu'Anne de France croyait conforme a
son intérêt, et que lui suggérait sa propre passion.
Dès l'été de 1522, dans la seconde campagne sur la frontière de
France et des Pays-Bas, il ouvrit à ce sujet une négociation secrète
par l'entremise du sénéchal de Bourbonnais, d'Escars, seigneur de
La Yauguyon, La Goussière, La-Tour-de-Bar, etc., et capitaine de
cinquante hommes d'armes. Enfermé dans Thérouanne, qu'assié-
geaient les impériaux, d'Escars demanda à Ghabot de Brion, l'ua
des favoris de François P% et qui commandait la place attaquée, la»
permission d'aller conférer avec Adrien de Groy, seigneur de Beau-
rain, second chambellan de Gharles-Quint, pour l'échange d'une
terre qu'il possédait en Flandre (2). Sous prétexte de cet échange ,.-
il instruisit alors Beaurain des sujets de mécontentement qu'avait
le connétable, et de l'intention où il était d'accepter les anciennes,
offres de l'empereur. Le connétable ne désirait pas seulement de
s'allier à Gharles-Quint, il proposait de se révolter contre Fran-
çois P^ Victime de l'injustice royale, il se présentait comme le futur
libérateur du pays. Il s'élevait contre le gouvernement désordonné,,
arbitraire, onéreux, d'un prince plongé dans les plaisirs, livré aux,
emportemens de ses passions, et il se disait résolu à réformer l'état
et à redresser l'insolente conduite du roi, qui accablait le royaume,,
(1) Déposition de l'évoque d'Autun, f. 230.
(2) Déposition de Perot de W^arthy du 17 septembre. — Ibid., f. 37 v" et 38 r°. « This.
overture was now of late renowed , under colour of a subtile and craftie practise , by a»,
capitain being now in Tirwen (Thérouanne) named M"" de Carcs (d'Escars), etc. » Instruc-
tions données par Henri VIII à Th. Boleyn et à Richard Sampson, envoyés auprès dû;
l'empereur en octobre 1522, — State Papers, t. VI, part, v, p. 104, London, in-4% 1849.
LE CONNÉTABLE DE BOURBON. 881
l'appauvrissait et le mettait sur le penchant de sa ruine. Si l'em-
pereur lui donnait l'une de ses sœurs en mariage, il était disposé à
se soulever dans l'intérieur 'de la France et à joindre ses forces aux
forces espagnoles et anglaises (1). 11 y mettrait en mouvement cinq
cents hommes d'armes et huit ou dix mille hommes de pied, au mo-
ment où les troupes de Charles-Quint et d'Henri "VIIl paraîtraient
sur les frontières du royaume. Il faisait demander que l'empereur et
le roi d'Angleterre, dont il ne craignait pas de flatter les plus am-
bitieuses convoitises et de ranimer les prétentions à la couronne (2)
de France, envoyassent des personnages de confiance et d'autorité
dans le voisinage de sa principauté de Bombes, à Bourg en Bresse,
où il dépêcherait lui-même son chancelier, pour se mettre d'accord
sur les points importans et dresser un traité en règle.
Beaurain communiqua au comte de Surrey, amiral d'Angleterre,
qui commandait sur le continent les troupes d'Henri YIII, les pro-
positions du connétable, afin qu'il en instruisît le roi son maître, et
il les porta lui-même, vers la fin de l'automne, en Espagne, où
l'empereur s'était rendu depuis quelques mois. Dès ce moment, des
rapports suivis et secrets s'établirent entre le connétable, l'empe-
reur et le roi d'Angleterre, pour concerter la révolte au dedans et
l'invasion du dehors. Henri YIII se montra tout d'abord très favo-
rable aux projets de Bourbon et prêt à conclure une alliance avec
lui, il fit même presser Charles-Quint par ses deux ambassadeurs,
Richard Sampson et Thomas Boleyn, d'envoyer au plus tôt Beaurain
muni des instructions et des pouvoirs nécessaires pour traiter (3).
Beaurain arriva en Angleterre au commencement de février 1523 (A).
Il trouva Henri YIII , naguère si zélé , singulièrement refroidi. Ce
(1) H The duke of Burbon not being contented with the inordinate and sensuall gover-
naunce that is used by the French king, is much inclined and in maner dctermined to
refourme and redresse the insolent demeanures of the said king.» Henri VIII ajoute que
le duc do Bourbon y a été induit par plusieurs importans conseillers aussi bien que « by
loss of such landes, dominions and seniories as he possessed outwardly, as also the im-
poverisching and in maner destriiccion of his reame;... mynding therefore not oonely
to hâve aliaunce with the empereur by mariage of oon of his susters, but also, in the
same may be assuredly promised to take effecte, to jôyne with the king and the em-
perour with his strengîit and power at such tyme as they shall make actuall ware in
Fraunce. » — State Papers, p. 103, 104.
(2) « The said duke... considering also that the king had title to the crowne of
Fraunce, was contented it shuld be notified unto the kinges Highnes. » Ibid., p. 104.
(3) « For whiche purpose the kinges grâce thiketh right expédient that the cmperour
shuld scnd thider Mons"" de Beuren, with auctoritie power and instructions suffîcient»
liko as the kinges Highnes shall auctorisc summe convenable personne scmblably to
doo for his parte, etc. » IbkL, p. 104-1G5.
(4) Dépêches manuscrites de l'évèque de Badajoz et de Louis de Praet, ambassadeurs
de Charlcs-Quint en Angleterre, du 5 et du 13 février 1523. -- Archives impériales et
royales de Vienne.
TOME XXV. 56
SB2 REVUE DES DEUX MONDES.
prince parut même mécontent de sa rupture avec François P'", qui
l'exposait à de grands périls, l'obligeait à des armemens ruineux,
€t l'avait réduit à des sacrifices jusque-là sans compensation. Henri
se plaignait de n'avoir pas été remboursé encore par l'empereur des
150,000 écus d'or qu'il lui avait prêtés, de n'avoir rien reçu de
l'indemnité de 100,000 écus d'or que Charles-Quint s'était engagé
à lui payer en dédommagement de la pension annuelle que lui don-
nait le roi de France, et à laquelle il avait renoncé pour embrasser
une alliance dont il ne sentait que les charges, et qui ne lui appor-
tait que des dangers. Il dit qu'il avait à repousser sur la frontière
d'Ecosse l'agression du duc d'Albany, qu'il avait à préserver l'An-
gleterre de l'invasion dont la menaçait Richard de La Poole, dernier
représentant du parti dynastique de la rose blanche ; qu'il devait
envoyer contre l'Ecosse une armée de trente mille hommes sous son
lieutenant-général le grand-trésorier, pourvoir à la subsistance de
cette armée au moyen d'une flotte chargée de vivres, et qui, montée
par quatre mille bons soldats , attaquerait Edimbourg du côté de la
mer; qu'il équipait une autre flotte pour garder le canal de la Man-
che et assurer les communications entre les Pays-Bas et l'Espagne;
qu'il tiendrait de plus vingt-cinq mille hommes de Douvres à Fal-
mouth, sous le commandement de son beau-frère le duc de Suffolk,
pour défendre la côte d'Angleterre; qu'enfin il se proposait de lever
une grande armée de réserve à la tête de laquelle il se placerait lui-
même. Il annonçait que jusqu'à ce qu'il eût affermi la sûreté inté-
rieure de son royaume par la soumission des Écossais et la défaite
de la rose blanche, et qu'il eût amassé dans ses coffres assez d'aî-
gent pour suffire à la solde de ses troupes pendant une année, il ne
s'engagerait dans rien de sérieux sur le continent (1). Il semblait
suspecter, sinon les intentions, du moins la puissance de l'empereur,
qu'il savait mal obéi en Espagne, et qui, dénué d'argent, était à ses
yeux hors d'état de faire face aux engagemens qu'il avait contractés
et d'entretenir les armées qu'il avait promis de mettre sur pied. Il
reprochait à son inexact confédéré de n'avoir rempli aucune de ses
obligations, tandis que lui avait été fidèle à toutes les siennes, et il
voulait renvoyer la grande entreprise projetée contre la France à
l'année 1525.
C'est dans ces dispositions qu'il reçut et qu'il fit partir Beaurain;
mais bientôt, avec la mobilité soudaine qu'il portait dans ses des-
seins comme dans ses alliances, il revint à d'autres sentimens. Il
(1) Dépêche, du 20 janvier, de l'évêque de Badajoz et de Louis de Praet à Charles-
Quint. Archives impériales et royales de Vienne. — Wolsey le dit en grande partie dans
sa dépêche de janvier 1523 à TU Boleyn et à Rich. Sampson.— Sfafe Papers, t. VI, p. 113
à 120.
I
LE CONNÉTABLE DE BOURBON. 88S
autorisa ses ambassadeurs auprès de Charles-Quint à tout concerter
pour le soulèvement du duc de Bourbon (1) et pour l'invasion de la
France. Il leur permit d'offrir la moitié de l'argent qu'exigerait la
levée des gens de cheval et des hommes de pied que le connétable
mettrait en campagne, et de déterminer avec quelles forces et dans
quel moment on attaquerait François P^ dans son royaume. La dou-
ble négociation du traité avec le duc de Bourbon et de l'expédition
en France, après s'être poursuivie quelque temps à Yalladolid, fut
continuée à Londres, où les plénipotentiaires de Charles-Quint et
d'Henri VIII convinrent, en mai 1523 (2), des moyens et de l'époque
de la grande agression, et où Beaurain arriva de nouveau le 19 juin
pour régler tout ce qui pouvait faciliter la rébellion (3) et la prise
d'armes du duc de Bourbon.
Conformément à ses instructions (A), Beaurain devait avant tout
proposer au roi d'Angleterre et obtenir de lui qu'il contribuât à la
solde des cinq cents hommes d'armes et des dix mille hommes de
pied à la tête desquels se placerait le connétable révolté (5). Après
s'être assuré du concours d'Henri YIII, il avait à se rendre à Bourg
en Bresse, où le connétable avait promis de se trouver, et là traiter
de son mariage soit avec Éléonore, veuve du roi de Portugal , soit
avec Catherine, la plus jeune des sœurs de Charles-Quint; convenir
que, dans les dix jours qui suivraient l'entrée des deux princes
alliés sur le territoire de la France, il se déclarerait et joindrait ses
troupes à l'armée d'invasion: lui garantir, aussitôt qu'il serait dé-
claré, le paiement successif de 200,000 couronnes pour l'entretien
de ses hommes de guerre ; lui demander d'ouvrir ses villes aux con-
fédérés, qui recevi^ient des vivres dans ses états ; enfin lui promet-
tre, en concluant une ligue offensive et défensive, qu'il serait sou-
tenu envers et contre tous, et que l'empereur et le roi d'Angleterre
ne feraient ni paix ni trêve sans l'y comprendre. Beaurain avait
charge de s'enquérir de lui sur quels points de la France il conve-
nait le mieux de diriger l'invasion, quels étaient les personnages
(1) Henri VIII dit à Louis de Praet : u Touchant l'affaire de Bourbon, puisque l'empe-
reur l'a tant à cœur, j'envoyrai par delà mon povoir à mes ambassadeurs avec instruc-
tions telles dont l'empereur aura cause d'estre content pour bcsongner conjoyntement
sur le dict affaire. » Dépêche manuscrite de Louis de Praet à Charles-Quint du 8 mai 1523.
— Ai'chives impériales et royales de Vienne.
(2) Dépêches manuscrites du 1" juin de Louis de Praet à l'empereur, et de Louis do
Praet et de Jehan de Marnix au même.
(3) « Sire, en suyvant la charge qu'il a pieu à vostre majesté bailler à moy Beaurain,
j'ay fait telle diligence que suis arrivé en cette ville de Londres hier xix de ce mois. »
Dépêche d'Adrien de Groy et de Louis de Praet à l'empereur, du 21 juin.
(4) Ces instructions, données le 28 mai à Valladolid, sont imprimées dans le tome VI
des State Papers, p. 151, note 2, et p. 152.
(5^ Dépèches de Beaurain et de Louis de Praet du 21 imn. Archives impériales et royales
de Vienne.
88/l REVUE DES DEUX MONDES.
qui tenaient soJi parti, si le duc de Lorraine, son beau-frère, le duc
de Vendôme et le comte de Saint-Paul, ses cousins, Jean d'Albret,
roi de Navarre , partageaient ses mécontentemens et adhéraient à
ses desseins (1).
Le cardinal Wolsey remit des articles conçus dans ce sens à Beau-
rain au moment de son départ (2). En même temps, londocteur
Knight, ambassadeur de Henri YIIÏ auprès de Marguerite d'Autri-
che, tante de Charles-Quint et gouvernante des Pays-Bas, dut suivre
Beaurain, chargé d'une mission semblable à la sienne. « Le duc de
Bourbon, disait Henri YIII dans ses instructions, qui est un homme
d'un noble et vertueux courage, voyant combien , par le désordre,
le mauvais gouvernement et l'extravagante conduite du roi François,
le royaume de France est tombé dans un misérable état, surchargé
qu'il est de tailles, d'exactions et d'autres impositions indues, outre
les autres grandes et journalières indignités et iniquités dont l'ac-
cable le roi des Français, et sentant que le commun peuple ne peut
pas les supporter plus longtemps, il a appliqué son esprit et mis ses
soins à lui donner assistance et à opérer le redressement de ces
énormités (3). » Il ajoutait que, fort aimé et fort estimé dans le
royaume de France, dont il voulait la réforme, le duc de Bourbon
s'était adressé à l'empereur et à lui, roi d'Angleterre, et qu'il serait
sans aucun doute suivi de beaucoup de nobles hommes et du peuple
réduit en servitude et désireux d'en sortir. Il prescrivait au docteur
Knight de se rendre en poste à Bâle, comme pour aller en Suisse,
et de se transporter de là, sous un déguisement, jusqu'à Bourg en
Bresse, où il trouverait Beaurain et le connétable. Henri YIII, qui
prétendait être l'héritier légitime de la couronne de France, exigeait
que le duc de Bourbon lui prêtât serment (Zi), après quoi il autorisait
à conclure tous les arrangemens proposés. Le docteur Knight par-
tit de Bruxelles à la dérobée, et s'achemina, en suivant le tortueux
itinéraire qui lui était tracé, vers la ville de Bourg en Bresse, où
Beaurain, arrivé au commencement de juillet, s'était enfermé dans
l'abbaye de Brou (5).
(1) Instructions de l'empereur à Beaurain, du 28 mai 1523, publiées dans le sixième
volume des State Papers, p. 151, note 2.
(2) Ces articles, intitulés Memoriale eorumque Dominus de Beaureyn tractabit cum
illustrissimo duce Burbonio pro communi bénéficia utriùsque majestatis, sont imprimés
dans le sixième volume des State Papers, p. 153 et 154.
(3) « Instructions given by the kinges highnes to bis trusty clerc and counsaillour
master William Knyght. »> State Papers, t. VI, p. 131.
(4) Le duc de Bourbon devait le reconnaître pour « bis suppreme and soverayn lord
makyng otbe and fidelitie as to the rightful inberitour of the said crowne of Fraunce. »
State Papers, p. 137.
<5) Dépêche de L. de Praet à Charles V du 9 août 1523. — Arch. imp. et roy. de
Vienne. '
I
LE CONNÉTABLE DE BOURBON. 885
Le connétable n'avait point paru. Reculait-il devant les criminels
engagemens qui allaient faire de lui un traître envers la couronne
€t un ennemi de sa patrie, le rendre coupable d'une dangereuse
révolte et complice d'une odieuse invasion? ou bien avait-il craint
de donner l'éveil sur ses projets et de les compromettre par un
voyage qu'il ne pourrait pas cacher et qui exciterait la défiance de
François P% déjà instruit en partie de ses relations? Il était loin de
se repentir, et son animosité croissante le portait aux résolutions
extrêmes. Le procès qui devait le dépouiller de ses biens suivait
son cours. Depuis plus d'un an, on le plaidait devant le parlement
de Paris, qui avait plus le désir que la force d'être juste. Deux célè-
bres avocats, Bouchard et Montholon, avaient défendu les droits de
sa belle-mère , Anne de France, et les siens, contre les prétentions
de la duchesse d'Angoulême et les réclamations de François I",
dont l'astucieux avocat Poyet et F avocat-général Lizet s'étaient faits
les soutiens hardis et infatigables (1). Le roi s'était approprié déjà
le comté de La Marche, le comté de Gien, la vicomte de Murât, et
toutes les possessions données par Louis XI et Charles YIII à Anne
de France , transmises par Anne de France à Suzanne et léguées au
connétable (2). Il avait ainsi déclaré revenus à la couronne les do-
maines qui en avaient été le plus récemment détachés, et il avait
annulé de lui-même la donation que le connétable en avait reçue de
sa femme et de sa belle-mère. Pour mieux montrer son dessein, au
lieu de les incorporer au domaine royal, François P"" les avait accor-
dés à la duchesse d'Angoulême. Le connétable avait mis opposition
à cette saisie prématurée et à ce don contestable.
La cause entière était pendante devant le parlement , où le duc ,
menacé d'une dépossession prochaine, avait perdu, depuis le mois
de décembre 1522, sa puissante auxiliaire Anne de France, qui,
renouvelant ses anciennes dispositions avant de mourir, l'avait laissé
son légataire universel. Bien qu'il se regardât comme héritier sub-
stitué de la partie masculine de cette succession et comme héritier
doublement désigné de la partie féminine , il sentait que l'autorité
de ses adversaires l'emporterait sur son droit. Le parlement traî-
nait l'affaire en longueur ; c'était toute la justice que le connétable
pouvait attendre de lui : il n'avait à espérer que dans le désistement
improbable du roi et de la régente. Si le roi et la régente avaient
renoncé à le dépouiller, il aurait cessé de s'entendre avec leurs
ennemis.
(1) Suite de VHistoire de Bourbon, par Marillac, f. 282 v° à 293, contenant les extraits
des plaidoyers. — Journal d'un Bourgeois de Paris, publié par la Société de l'Histoire
de France. Paris, chez J. Renouard, 1854, p. 150 à 152.
(2) Par donation du 6 septembre 4522.— Voyez cette donation slmx Archives impériales,
— Voyez aussi Journal d'un Bourgeois de Paris, p. 151.
886 REVUE DES DEUX MONDES.
Il fit auprès d'eux une tentative au printemps de 1523. Au mo-
ment où sa cause se plaidait devant la justice, entre les deux voya-
ges de Beaurain en Angleterre pour y négocier sa défection, le
connétable se rendit à la cour. Il y parut à l'heure où le roi Fran-
çois P"" et la reine Claude étaient à table dans des salles séparées.
Il se présenta d'abord devant la reine , qui l'invita à s'asseoir près
d'elle. Informé de son arrivée, François I" acheva rapidement de
dîner et vint dans la chambre de la reine. Le duc, en voyant le roi,
se leva pour lui rendre ses devoirs (1). « Il paraît, lui dit brusque-
ment le roi, que vous êtes marié ou sur le point de l'être. Est-il
vrai? )) — Le duc répondit que non; le roi répliqua que si, et qu'il
le savait; il ajouta qu'il connaissait ses pratiques avec l'empereur et
répéta plusieurs fois qu'il s'en souviendrait. (( Alors, sire, repartit
le duc, c'est une menace ; je n'ai pas mérité un semblable traite-
ment. » — Après le diner, il se rendit à son hôtel, situé près du
Louvre, où beaucoup de gentilshommes l'accompagnèrent en lui fai-
sant cortège.
Il partit ensuite pour aller attaquer une bande de soldats aven-
turiers qui ravageaient, sans rencontrer d'obstacle, les bords de la
Champagne et de la Bourgogne du côté de Paris (2). Ce fut la der-
nière fois qu'il exerça ses fonctions de connétable. Après les avoir
dispersés, il retourna dans le Bourbonnais en disant tout haut qu'il
renverrait à François P"* son collier de l'ordre de Saint-Michel et son
épée de connétable, parce qu'il aimait mieux aller vivre pauvre hors-
de France que d'être si peu estimé dans le royaume. Deux seigneurs
de la cour passant par le Bourbonnais le visitèrent au château de
Moulins. Le connétable demanda à Saint-André, l'un d'eux, ce que
le roi voulait faire de lui et ce qu'ils en avaient entendu. Saint-
André lui répondit que le roi n'aspirait point à ses héritages et qu'il
serait plus disposé à les lui donner qu'à les lui prendre. Le conné-
table leur proposa de porter à François P'' une lettre pour le remer-
cier des bonnes paroles qu'il avait reçues d'eux; mais ils s'excusèrent
l'un et l'autre de s'en charger. Le connétable vit dans ce refus le
signe des véritables dispositions du roi. Il appela ces deux seigneurs
des affectez (3), parce qu'ils n'auraient pas dû décliner son message
à François I", si François P" eût réellement manifesté les intentions
qu'ils lui avaient attribuées. Il apprit au contraire que le chancelier
Du Prat conseillait de le réduire à la condition d'un gentilhomme
de quatre mille livres de rente (A). Outré au dernier point, n'espé-
(1) Cette scène fut racontée par l'empereur au docteur Sampson, qui l'écrivit à Wolsey
dans sa dépftche du 23 mars. — Musée britannique Vespasien, c. ii, f. 117, original.
(:2) Intcn-ogatoire d'Escars. — Mss. 484, f. 251.
(3) Déposition d'Antoine de Chabannes, évoque du Puy. — Mss. 484, f. 183 r" et v".
(4) Interrogatoire de l'évêque d'Autun du 26 octobre. — Mss. Dupuy, n" 484, f. 221 y*;:
LE CONINÉTABLE DE BOURBON. 887
feint rien du roi, comptant peu sur le parlement , il dit avec une
ertume altière « qu'il attendait des nouvelles de son procès pour
savoir s'il serait duc ou Charles (1). » L'issue n'en était pas éloi-
gnée et ne pouvait guère être douteuse. Sous la pression irrésis-
tible de l'autorité royale, le parlement allait prononcer le séquestre
des biens contestés (2), comme prélude de la dépossession du conné-
table, auquel il les retirerait pour les adjuger plus tard à la duchesse
d'Angoulême et à François V".
Ce fut pendant qu'il était agité de ces craintes et en proie à ces
ressentimens que le duc de Bourbon apprit l'arrivée de Beaurain à
Bourg en Bresse. Il fallait se décider à traiter ou à rompre avec
Charles-Quint, rester soumis à François P' malgré de profonds mé-
, -contentemens , ou se révolter contre lui au mépris des plus saintes
obligations. Le duc de Bourbon se décida pour la rébellion et la
vengeance ; il fut prêt à conclure le pacte funeste qui, avec la puis-
sance du roi, menaçait l'intégrité du royaume. Il n'alla cependant
point à Bourg, de peur de se trahir. Sous le prétexte d'un pèleri-
nage à Notre-Dame du Puy, il se rendit dans la partie la plus mon-
tagneuse de ses états, et il s'établit à Montbrison, capitale du Haut-
- Forez, avec toute sa maison (3). G' est là qu'il fit venir l'ambassadeur
•de Charles-Quint, que n'avait pu joindre à Bourg l'envoyé de
Henri YIII , master Knight, arrêté en route par divers incidens. Le
connétable dépêcha vers Beaurain deux de ses gentilshommes, qui
le conduisirent, à travers la principauté de Dombes, le Beaujolais, le
Forez, jusqu'à Montbrison, où il entra le soir du 17 juillet, suivi de
Loquingham, capitaine au service de l'empereur, et de Château, son
secrétaire. Il fut enfermé pendant deux jours dans une pièce voisine
'de la chambre du connétable, et n'en sortait que la nuit pour traiter
mystérieusement avec lui (4).
Le connétable avait réuni à Montbrison un grand nombre de ceux
sur lesquels il pouvait compter. Avant d'y arriver, il avait eu à Va-
rennes un long entretien avec Aymard de Prie, seigneur de Montpou-
pon, de La Mothe, de Lézillé, etc., et capitaine de cinquante hommes
d'armes des ordonnances du roi, par l'aide duquel il croyait pouvoir
se rendre maître de Dijon. Il était accompagné de deux hommes
(1) Interrogatoire de Saint-Bonnet du 24 septembre. — Mss. Dupuy, f. 43 r».
(2) Suite de V Histoire de Bourbon, p. 293 v".
(3) Dans sa dépêche du 9 août, L. de Praet, après avoir appris de Château, qui. était
envoyé à Londres par Beaurain, tout ce qui s'était passé à Montbrison, l'écrivait à l'em-
pereur en lui envoyant copie du traité conclu avec le duc de Bourbon : « Le dit Grasien
revint accompagné de deux gentilshommes qui menèrent le dit Beaurain et sa compagnie
jusques en une villette nommée Montbrison. Le d. Bourbon vint parler au d. Beaurain
de nuit, etc. » — Arch. imp. et roy. de Vienne.
(4) Déposition de Saint-Bonnet. — Mss. n« 484, f. 43 r« et v^ — Déposition d'Ann«
du Peloux, f. 71 Y*.
888 REVUE DES DEUX MONDES.
d'église, ses confidens et ses conseillers, Antoine de Ghabannes,
évêque du Puy, frère du maréchal de La Palisse, et Jacques Hurault,
évêque d'Autun. Tansanne, seigneur de Ghezelles, Philippe des
Escures, seigneur de Quinsay-le-Chastel, ses chambellans; Jean de
Bavant, Anne du Peloux, Jacques de Beaumont, seigneur de Saligny,
ses maîtres d'hôtel; le lieutenant de sa compagnie d'hommes d'ar-
mes, Antoine d'Espinat, et d'Espinat le jeune, seigneur de Goulom-
biers; Robert de Grossone, seigneur de Montcoubelin, Hector d'An-
geray, seigneur de Bruzon, Hugues Nagu, seigneur de Yarennes; les
seigneurs de La Souche, de Pompérant, de Lallière, de Lurcy, de
Gharency, et une foule de jeunes gentilshommes du Bourbonnais,
de l'Auvergne, du Forez, du Beaujolais (1), attachés à sa personne,
dévoués à ses projets, lui formaient une cour, et ils étaient prêts à
prendre les armes pour lui.
H avait fait venir des bords du Rhône à Montbrison le personnage
qui, avec René de Bretagne, comte de Penthièvre, vicomte de Bri-
dier et seigneur de Boussac, était le plus considérable de ses parti-
sans : Jean de Poitiers, seigneur de Saint-Yallier et comte de Yalen-
tinois ('2). Saint-Vallier descendait d'une des plus anciennes familles
de France ; il avait occupé de grands emplois et rendu à la couronne
d'éclatans services. Gouverneur du Dauphiné sous Louis XH, il avait
levé et conduit à ses frais en Italie, sous François P'", sept ou huit
mille hommes de pied, s'était vaillamment coirîporté à la prise
de Milan et à la bataille de la Biccoca, avait dépensé plus de
100,000 écus dont il n'avait pas été remboursé (3), se plaignait
d'être négligé par le roi, bien qu'il fût chevalier de son ordre et
capitaine des cent gentilshommes de sa maison, et d'avoir été
trompé par la duchesse d'Angoulême, qui, malgré sa promesse, ne
lui restituait pas le comté de Yalentinois. Il avait pour gendre Louis
de Brézé, comte de Maulevrier, grand-sénéchal de Normandie, au-
quel il avait marié sa fdle, la célèbre Diane de Poitiers, alors dans
tout l'éclat de la jeunesse et de la beauté. Puissant par sa position
et par sa parenté, Saint-Yallier était redoutable par son caractère,
aussi hardi que véhément. Le connétable n'avait pas eu de peine à
le faire entrer dans ses desseins. Après s'être déchaîné contre Fran-
çois P% qui attentait à ses droits, et surtout contre la duchesse
d'Angoulême, qui voulait dépouiller la maison de Bourbon , où elle
(1) Mss. Dupuy, n" 484 passim.
(2) Marquis de Cotron, vicomte d'Estoille, baron de Glerieu, de Serignan, de Glialançoa
et de Florac, seigneur de Privas, de Corbempré, etc. — Histoire généalogique des Comtes,
de Valentinois et de Diois, seigneurs de Saint-Vallier, etc., de la maison de Poitiers,
par André Du Chesne. Paris, in-i", 4C38, p. 105.
(3) Interrogatoire de Saint-Vallier du 12 octobre 1523. — Mss. Dupuy, n» 484, f. 172 r*
et 173 \\
I
IV lE CONNÉTABLE DE BOURBON. 889
avait été nourrie, le connétable avait dit à Saint-Vallier : « Cousin,
tu es aussi maltraité que moi; veux-tu jurer de ne rien dire de ce
que je vais te confier (1)? » Saint-Vallier, l'ayant juré sur un reli-
quaire qui contenait du bois de la vraie croix, et que le connétable
portait toujours à son cou, reçut confidence de la conjuration, à la-
quelle il participa.
Ce fut en sa présence que le connétable traita avec Beaurain dans
la nuit du samedi 18 juillet 1523 (2). Amené auprès de lui vers onze
heures du soir, l'ambassadeur de Charles-Quint remit au duc de
Bourbon les lettres de créance de son maître. (( Mon cousin, lui écri-
vait l'empereur, je vous envoie le sieur de Beaurain, mon second
chambellan. Je vous prie le croire comme moi-même, et, ce faisant,
vous me trouverez toujours vostre bon cousin et amy. » Beaurain
communiqua ensuite au connétable les instructions qu'il avait reçues
de l'empereur, les articles qu'il était chargé de proposer à son accep-
tation de la part de Charles-Quint comme de la part de Henri YIII,
et, de concert avec lui, il dressa un traité de mariage et de confédé-
ration. Il fut stipulé que le duc de Bourbon épouserait très prochai-
nement ou la reine de Portugal ou l'infante Catherine avec une dot de
200,000 écus, et qu'il s'unirait à l'empereur envers et contre tous, '
sans excepter personne. Dans la ligue offensive et défensive qu'il
conclut avec Charles-Quint, il s'engagea à attaquer François P^",
mais il ne consentit point encore à reconnaître Henri YIII comme %^*»
roi de France. Offrant d'être l'allié du roi d'Angleterre sans pro-
mettre de devenir son sujet, il s'en remit sur ce point à ce que dé-
ciderait l'empereur. La ligue devait être suivie d'une invasion par le
I dehors et d'un soulèvement à l'intérieur. Il fut convenu que l'em-
pereur pénétrerait en France par le quartier de Narbonne avec dix-
huit mille Espagnols, dix mille lansquenets allemands, deux mille
hommes d'armes, quatre mille hommes de cavalerie légère; que le
roi d'Angleterre descendrait en même temps sur les côtes occiden- '^
taies du royaume avec quinze mille Anglais et cinq cents chevaux,
auxquels se joindraient trois mille hommes de pied et trois mille
hommes d'armes levés dans les Pays-Bas; que cette invasion si-
multanée s'exécuterait aussitôt que le roi François P'' aurait quitté
Lyon, où il devait se rendre vers le milieu d'août, pour passer en
\ Italie et y commander son armée ; que, dix jours après l'agression de
^ l'empereur et du roi d'Angleterre, le duc de Bourbon se déclarerait
• et se mettrait aux champs avec les troupes qu'il tiendrait prêtes et
dix mille lansquenets qu'on enrôlerait pour lui en Allemagne, qui
descendraient en Franche-Comté, d'où il les dirigerait sur le point
I
1) Interrogatoire et aveux du 23 octobre 1523. — Ihid.^ f. 207.
!) Déposition de Saint-Bonnet du 24 septembre. — Ihid., f. 43 v»
890 REYUE DES DEUX MONDES.
le plus favorable, et qui seraient payés au moyen de 200,000 écus
fournis au connétable par Charles-Quint et par Henri VIII. L'archi-
duc Ferdinand, délégué de son frère en Allemagne et représentant,
de son autorité impériale, était compris dans ce traité, où il fut for-^
mellement établi qu'on ne ferait aucun accord avec l'ennemi com-*
mun, sans y comprendre le duc de Bourbon (1).
La nécessité du secret et l'évidence du péril n'avaient pas permis
d'appeler des gens de robe longue et de donner à un pareil traité^
des formes solennelles (2). Il fut rédigé sous des formes simples par-
Château, secrétaire de Beaurain, et transcrit à deux exemplaires,
dont l'un devait être porté à Charles-Quint et l'autre rester entre les-
mains de Bourbon. Le connétable et Beaurain le revêtirent de leurs
seings privés et en jurèrent sur les Évangiles la fidèle observation,
le connétable en son nom, Beaurain au nom de l'empereur (3). Lors-
que tout eut été conclu, le connétable fit entrer vers minuit Saint-
Bonnet, seigneur de Bruzon, qu'il se proposait de dépêcher en Es-
pagne. Après avoir pris son serment, il lui dit : « Je vous veux
envoyer devers l'empereur, auquel vous direz que je me recom-
mande très humblement à sa bonne grâce, que je le prie de me^
donner sa sœur en mariage, et que, en me faisant cet honneur, il
me trouvera son serviteur, son bon frère et ami (li). )) Saint-Bonnet
ayant accepté cette mission, le connétable lui remit une lettre de
créance et dit à l'envoyé de l'empereur, d'après les conseils duquel
Saint-Bonnet eut ordre de se conduire entièrement : « Monsieur de
Beaurain, voici le gentilhomme qui ira avec vous. »
Dans la nuit même, une ou deux heures avant le jour, ils parti-
rent pour Gênes, où ils devaient s'embarquer. Ils traversèrent les
montagnes du Forez accompagnés de Lallière et François du Peloux,
dont le premier les quitta dans la principauté de Dombes et le se-
cond retourna vers le connétable, après les avoir conduits jusqu'en
Bresse. Arrivés là, Beaurain écrivit en chiffres plusieurs dépêches
qu'il adressa, avec une copie du traité, à l'archiduc Ferdinand par
(1) La copie de ces articles, dont Saint-Valli^ rapporte assez fidèlement les stipula-
tions, fut portée en Angleterre par le secrétaire Château et envoyée par Louis de Praet
à Charles-Quint dans sa dépêche du 9 août. — Arch. imp. et roy. de Vienne. — J'ea-
donne ici l'extrait.
(2) « Item, que pour le dangier de déceler cette affaire et aussi pour la haste qu'il re-
quiert, n'avoit este possible que aucunes gens de longue robe eussent esté presens à con-
clure lad. lighe afin de la mectre en forme de lettres patentes selon la coutume. » —
Dépêche du 9 août.
(3) « Et jura le dict Bourbon pour sa part, et le dict de Beaurain de la vostre sur les-
saincts Évangilles, l'effcct et articles qui s'en suivent, lesquelx furent mis en escrit en,
deux billets de la main du d, de Beaurain, et signés des seings manuels des deux sieurs,
dont l'ung demeure auprès du d. de Bourbon et l'autre émpourta le d. de Beaurain pour
le montrer à votre majesté. » — Dépêche du 9 août.
(4) Déposition de Saint-Bonnet du 24 septembre. — Mss. 484, f. 43 v".
LE CONNETABLE DE BOURBON. 891
capitaine Loquingham, à Henri YIII par le secrétaire Gliâteau. Il
invita le frère de l'empereur à faire lever immédiatement les dix
mille lansquenets à la tête desquels devait se mettre le duc de Bour-
bon au moment de sa révolte, et il proposa au roi d'Angleterre de
ratifier ce traité en ce qui le concernait, ou d'en conclure prompte-
ment un semblable. Il se rendit ensuite le plus vite qu'il put à
€ênes pour gagner de là l'Espagne, y rendre compte à l'empereur
de ce qu'il avait conclu en son nom, et hâter les préparatifs de l'in-
vasion convenue.
Le lendemain de cet engagement du connétable de France avec
le plus redoutable ennemi de son pays, Saint-Yallier, épouvanté,
s'il faut l'en croire, de l'énormité d'un pareil attentat et de ses fu-
nestes suites, chercha à en détourner Bourbon par les plus vraies
comme par les plus pathétiques raisons. « Monsieur, lui dit-il, avec
cette alliance que l'on vous présente, vous devez être cause que
l'empereur et le roi d'Angleterre, les Allemands, Espagnols et An-
glais entreront enjrance. Pensez au gros mal qui s'en suivra, tant
^n effusion de sang humain que destructions de villes, bonnes mai-
sons, églises, forcements de femmes et autres calamités qui vien-
nent de la guerre, et considérez que vous estes sorti de la maison
*de France et l'un des principaux princes qui soient aujourd'huy
dans le royaulme et tant aymé et estimé de tout le monde que chas-
>€un se réjouist de vous veoir. Et si vous venez à estre occasion de
la ruyne de ce royaulme, vous serez la plus maudite personne qui
jamais fust, et les malédictions qu'on vous donnera dureront mille
ans après vostre mort. Songez aussi à la grande trahison que vous
faites; après que le roy sera party pour l'Italie et vous aura laissé
en France se fiant de vous, vous irez luy donner à dos et le des-
truire ainsi que son royaulme. Je vous prie pour l'amour de Dieu de
'Considérer tout cela, et si vous n'avez égard au roy, à madame sa
mère, lesquels vous dites vous tenir tort, au moins ayez égard à la
reine et à messieurs ses enfans. Ne veuillez causer la perdition de
ce royaulme, dont les ennemis, après que vous les aurez introduits,
vous chasseront vous-même (1). »
Le connétable, ému au dire de Saint-Vallier, répondit : (( Cousin,
que veux-tu que je fasse? Le roi et madame me veulent détruire.
Déjà ils ont pris une partie de ce que j'ai. — Monsieur, répliqua
Saint-Vallier, laissez, je vous prie, toutes ces meschantes entre-
prises; recommandez-vous à Dieu et parlez franchement au roy.»
— Le connétable sembla disposé à abandonner ses pernicieux des-
seins; mais s'il fut ébranlé un moment, il se remit bientôt. Les ani-
mosités passionnées et les intérêts menacés qui les lui avaient fait
(1) Interrogatoire de Saint-Vallier du 23 octobre. — Mss. Dupuy, n" 484, f. 214 r» et v».
892 REVUE DES DEUX MONDES.
concevoir les lui firent reprendre ou poursuivre. Il donna l'ordre de ,
fortifier et de munir de canons, de poudre et de vivres ses deux
principales places, Ghantelle et Cariât (1). 11 se livra à des prépa-
ratifs mystérieux dans ses états. Il avait mandé auprès de lui le
capitaine La Clayette, qui commandait sa compagnie d'hommes j
d'armes, et le capitaine Saint -Saphorin, qui avait servi sous ses |
ordres en Italie et devait lever quatre mille fantassins dans le pays |
de Vaud et le Faucigny (2). Il fit partir pour la Savoie Antoine de l
Chabannes, évèque du Puy, chargé de demander au duc son parent I
de se déclarer en sa faveur (3) . Une troupe de mille hommes de pied .
devait être introduite dans Dijon par Aymard de Prie, qui y tenait f
garnison avec ses gens d'armes (â). Le connétable, le jour où il se \
déclarerait, comptait entraîner dans sa révolte deux mille gentils- |
hommes dont il assurait avoir la parole (5). Il écrivit à deux jeunes
seigneurs normands qui avaient servi sous ses ordres et qu il avait
comblés de ses générosités et de ses bonnes grâces , à Jacques de
Matignon et à Jacques d'Argouges, de se rendre à Yendôme, où
Lurcy, son agent infatigable, leur ferait une communication de sa
part (6). Il espérait les gagner aisément à son entreprise et faciliter,
avec leur aide, la descente de l'armée anglaise en Normandie et foc-
cupation de cette province par Henri VIII. Le corps malade et l'âme
agitée, il partit ensuite de Montbrison en litière (7), et il retourna
lentement à Moulins attendre que tous ces ressorts jouassent à la
fois , après que François P'" aurait passé les Alpes et serait allé re-
conquérir le duché de Milan, en laissant son royaume exposé à l'in-
vasion et prêt à la révolte.
(1) « Le dict seigneur a retiré dedans deux fortes places force vivres et artillerye,
c'est assavoir dedans Ghantelle et dedans Cariât et en chacune d'icelles a mis cinquante
ou soixante hommes. » Lettre du capitaine de La Clayette à la duchesse d'Angoulême.
Mss. Dupuy, f. 114 r".
(2) « Le capitaine Saint-Saphorin fut à Montbrison cet esté passé cependant que le
connestable y estoit, alors que la monstre fut faicte de la compagnie du dict connes-
table. )) — Déposition de Baudemanche du 28 novembre. — Ibicl., f. 254 r". — Le conné-
table envoya l'archer Baudemanche le 31 août auprès de Saint-Saphorin et lui dit :
« Allez-vous-en devers luy et sachez si les quatre mille hommes sont prêts et en quelle
sorte ils veulent être payés, combien d'argent il lui fauldra. » — Déposition de Baude-
manche du 23 septembre. — Ibid., f. 38 v".
(3) Interrogatoire de l'évoque du Puy du 6 et 7 septembre. — Ibid., f. 11 r"; du
21 octobre, f. 185 r".
(4) « Messire Aymar de Prye devoit mestre mil hommes de pied dedans Dijon, et en
mestre dehors Beaumont son lieutenant, pour après mestre la dite ville es mains du
connestable. » — Déposition de d'Argouges, d'après Lurcy. — Ibid., f. 6.
(5) Dépositions de l'évêque du Puy, f. 183 r° et 189 r°, n" 484.
(6) Dépositions de d'Argouges et de Matignon. — Ibid., f. 5 v° et 7 r».
(7) Déposition de l'évêque d'Autun. — Ibid., f. 22 r\
LE CONNÉTABLE DE BOURBON. 89S
III.
François P'' avait achevé les grands et coûteux préparatifs de l'ex-
pédition qu'il devait cette fois conduire lui-même. Il avait tiré de
l'argent de partout, fait des emprunts à l'Hôtel-de-YiHe de Paris,,
aliéné les biens de la couronne, pris l'or et l'argent qu'il avait trouvés^
dans les églises, mis sur le peuple de plus pesantes charges, mé~
contenté les gens de justice et de finance en multipliant les créations
d'offices qui grossissaient leurs rangs d'acheteurs ignorans ou avides;
dont l'adjonction diminuait leur importance ou leurs profits. Il'
avait concentré vers l'est la partie la plus considérable de ses trou-
pes, sous les ordres de l' amiral -Bonnivet, qui l'avait précédé à Lyoïï
et qui le devança en Italie. Il avait envoyé Lautrec en Gascogne et
Lescun en Languedoc pour y défendre ces deux frontières contre les
Espagnols, si les Espagnols y descendaient par la Navarre ou le
Roussillon. 11 opposait des forces assez médiocres à l'empereur du
côté des Pyrénées, mais il comptait détourner Henri YIIÏ d' une-
agression en Picardie ou en Normandie par des attaques qui le re-
tiendraient dans son royaume. Il le menaçait d'une tentative de ré-
volution dynastique par l'envoi de Richard de La Poole, dernier
représentant de la maison d'York, et il expédiait sur une flotte, avec
des soldats et de l'argent, le duc d'Albany, qui, débarqué à Edim-
bourg, devait, à la tête d'une armée écossaise, marcher contre la
frontière septentrionale de l'Angleterre.
Avant son départ, François I", suivi de la reine Claude, sa femme,
de la duchesse d'Angoulême, sa mère, et de toute sa noblesse, alla
à Saint- Denis invoquer pour ses armes l'appui du patron de la
France (1). Il se prosterna pieusement devant la ch^se du saint ex-
posée sur l'autel de la vieille basilique, comme aux jours des grands
dangers et des solennités patriotiques. Le lendemain , revenu à Pa-
ris, il se rendit processionnellement du palais des Tournelles à la
Sainte-Chapelle, pour y faire ses dévotions et visiter les reliques
qu'y avait apportées d'Orient le plus religieux et le plus vénéré de ses
prédécesseurs. Il n'avait pas quitté Paris sans paraître à l'Hôtel-de-
Yille, prendre congé du prévôt des marchands et des échevins, les
remercier de l'aide qu'il avait obtenue d'eux pour ses guerres, leur
recommander les intérêts du royaume et l'obéissance envers sa mère„
qu'il laissait régente. Il partit ensuite pour se rendre à Lyon, en sé-
journant à Fontainebleau, et fut accompagné jusqu'à Gien par la
reine Claude et la duchesse d'Angoulême, qui s'embarquèrent sur
la Loire et descendirent vers Blois.
(1) Le 23 juillet 1523. — Journal d'un Bourgeois de Paris sous François /", p. 130.
894 REVUE DES DEUX MONDES.
Il connaissait vaguement les pratiques du connétable avec lés
ennemis du royaume. Avant qu'il quittât Paris, on lui avait conseillé
de ne pas le laisser en France lorsqu'il en sortirait (1). Il avait vu à
Oien d'Escars, l'un des serviteurs alarmés et des complices attié-
dis du connétable, et il lui avait dit : « Si j'étois aussi soupçonneux
que le feu roi Louis XI, j'aurois grande occasion d'entrer en dé-
fiance du seigneur connétable,. car on m'a rapporté qu'il est curieux
d'avoir des nouvelles d'Angleterre, d'Allemagne, d'Espagne, de
quoi il pourroit bien se passer (2).» Il en savait plus qu'il n'en disait.
Il croyait que le connétable, dont il avait appris les menées en Sa-
voie, n'était pas sans engagement avec l'étranger, et il prétendit
que l'Anglais Jernigam était venu prendre son serment en Bour-
bonnais. Il ajouta qu'il se proposait lui-même de le voir en y pas-
sant, et, après une franche explication, de s'en faire suivre au-delà
des Alpes. Sans trahir le connétable, d'Escars intimidé approuva
beaucoup le projet qu'avait le roi de ne pas le laisser en France;
mais sur la route même du Bourbonnais, François P^ reçut de bien
autres informations.
Matignon et d'Argouges, les deux gentilshommes normands vers
lesquels le connétable avait dépêché Lurcy, s'étaient trouvés dans
les premiers jours d'août à Vendôme, où Lurcy leur avait donné
rendez- vous. Chacun d'eux y était venu suivi de cinq ou six che-
vaux, croyant que le connétable était de l'expédition d'Itahe et vou-
lait les mener avec lui. Au lieu de leur adresser cette invitation,
comme ils s'y attendaient, Lurcy les conduisit dans une chambre
isolée de l'hôtellerie des Trois-Bois, où ils étaient descendus, et là,
après leur avoir fait jurer de ne rien révéler de ce qu'il allait leur
dire, il leur parla du mariage convenu du connétable avec la sœur
de l'empereur, du voyage de Beaurain, qui était venu conclure ce
mariage à Montbrison , des dix mille lansquenets qui devaient entrer
par la Bresse dans le royaume, lorsque le roi aurait passé les monts,
de l'armée espagnole qui pénétrerait en Languedoc par Perpignan,
de l'armée anglaise qui était attendue sur les côtes de France, de la
troupe qu'Aymard de Prie introduirait dans Dijon, des bandes de
«oldats que commanderaient Lallière, Peloux, Godinières. Puis, sup-
posant que Matignon et d'Argouges n'hésiteraient pas à embrasser
le parti du connétable, il leur proposa de faciliter l'accès et l'occu-
pation de la Normandie à l'amiral d'Angleterre (3). Il ajouta qu'ils
régiraient cette province lorsque le connétable, à la tête de ses
troupes et de celles de l'empereur, aurait pris Lyon et marcherait au
centre du royaume, dont il se ferait d'abord gouverneur, ensuite roi.
(1) Interrogatoire de Popillon, du 7 octobre. — Mss. n" 484, f. IGG \\
(2) Interrogatoire du 7 octobre. — Ibid., f. 166 V.
(3) Dépositions de d'Argouges et de Matignon. — Ibid., f. 5 V, 6 et 7.
LE CONNETABLE DE BOURBON. 895
Dans ses confidences, non moins outrées que criminelles, Lurcy
alla jusqu'à dire qu'il avait été question d'arrêter François P'" quand
a traverserait le Bourbonnais, de lui mettre, ainsi qu'il s'exprimait,
un chaperon en gorge et de l'enfermer à Ghantelle. Il se vantait
même d'avoir opiné pour qu'on le tuât, ce à quoi le connétable n'a-
vait pas voulu consentir. Une machination aussi odieuse révolta les
deux gentilshommes normands et les remplit d'effroi. Ils s'en éton-
nèrent de la part du connétable. D'Argouges refusa sur-le-champ
d'y entrer, et répondit qu'il ne serait jamais traître au roi et à son
pays. Matignon demanda une nuit pour réfléchir à une proposition
de telle conséquence, et déclara le lendemain qu'il aimerait mieux
être mort que de l'accepter. Non-seulement ils désapprouvèrent l'un
et l'autre la conjuration, mais ils la dénoncèrent. Ils dirent en con-
fession à l'évêque de Lisieux tout ce qu'ils avaient appris de la bou-
che de Lurcy, et l'évêque de Lisieux se hâta d'en instruire le grand-
sénéchal de Normandie (1). Celui-ci ne perdit pas un moment pour
en informer le roi. Il fit partir deux courriers avec une lettre écrite
en duplicata (2), et dans laquelle il prévenait François V^ de l'inva-
sion qu'avaient pi*éparée ses ennemis, et que devait seconder un des
plus gros personnages de son royaume et de son sang. Il lui indiqua
et les dangers que courait son état, et ceux dont était menacée sa
personne. « Sire, lui écrivait-il, il est besoin aussi de vous garder,
car il a esté parole de vous essayer à prendre entre cy et Lyon, et
de vous mener en une place forte qui est dedans le pays du Bour-
bonnais ou à l'entrée de l'Auvergne. »
François P"" reçut la lettre du grand-sénéchal de Normandie à
Saint-Pierre-le-Moustier, le 15 août, avant-veille du jour où il de-
vait entrer dans Moulins. Sans être troublé d'un péril dont la ré-
vélation lui arrivait si à propos, il s'entoura de précautions et se
rendit le plus fort pendant son passage dans le Bourbonnais. Le
connétable n'était pas venu à sa rencontre et lui avait envoyé Bobert
de Grossone avec des lettres pour s'excuser de ne l'avoir pas pu,
retenu qu'il était dans sa chambre par une maladie qui l'empêchait
d'en sortir (3). François P" envoya l'ordre au bâtard de Savoie,
grand-maître de France, qui avait déjà dépassé Moulins, d'y revenir
avec ses lansquenets. Ayant fait battre les champs par une grosse
troupe que commandait le duc de Longueville, il s'avança, au milieu
de ses gardes, vers la capitale des états du connétable. En y arri-
vant, il se logea au château, dont il prit les clés, s'y garda avec une
(1) Lettre missive du grand-sénéchal de Normandie de Breszé au roy, écrite d'Harûeur
le 10 août. — Mss., f. 108.
(2) « Je vous fais courre deux courriers, de peur qu'il n'en tombe un malade, qui ne
savent rien de ce que je vous escrips. » — Ibid., f. 109.
(3) Déposition de Robert de Grossone. — Ibid., f. 79 v°
896 -^EVUE DES DEUX MONDES.
vigilance défiante et fit surveiller la ville par le guet, qui fut relevé
trois fois dans la nuit.
Le connétable était malade, et il affectait de F être encore plus
qu'il ne l'était. François I" eut avec lui un entretien dans lequel il
ne lui cacha point ce qu'il avait appris de ses criminelles relations
avec les ennemis de l'état et les siens. Sans les nier, le connétable
les atténua. Il prétendit que l'empereur l'avait fait rechercher en
lui envoyant un de ses serviteurs, mais il assura qu'il avait rejeté
ses offres. Il désavoua donc son mariage avec la sœur de Charles-
Quint et son alliance avec les ennemis du royaume. François P'',
sans peut-être ajouter une foi entière à son désaveu, s'en contenta.
On lui conseillait de le faire arrêter comme un conspirateur et
comme un traître; il ne le voulut point, soit qu'il craignît l'effet que
produirait l'emprisonnement du second prince du sang, soit qu'il
ne crût pas pouvoir établir suffisamment sa trahison, soit plutôt
qu'il espérât le ramener en lui témoignant de la confiance et en le
traitant avec cordialité. Préférant l'indulgence à la rigueur, il affecta
une générosité habile, quoiqu'un peu tardive. Il promit au conné-
table la restitution de ses biens, si le parlement lui était défavorable
dans son arrêt, et lui offrit, en l'emmenant de l'autre côté des Alpes,
de partager avec lui le commandement de l'armée, dont chacun
d'eux conduirait une moitié (I). Il croyait apaiser par la cette âme
farouche, guérir ce cœur ulcéré, gagner cet esprit superbe. Il se
flattait surtout de rompre ses desseins, quels qu'ils fussent, et de
prévenir tout danger de sa part en rendant par sa présence en Italie
sa défection impossible en France. C'est ainsi qu'il partit de Mou-
lins, après s'être assuré que le connétable, qui se montra soumis et
reconnaissant (2), le suivrait bientôt à Lyon. Il fit cependant de-
meurer auprès de lui La Roche-Beaucourt, qui ne devait pas le quit-
ter avant qu'il fût prêt à se mettre en route, et ce qui prouvait
que François I" avait moins de confiance qu'il n'en montrait, c'est
qu'il laissa derrière lui le bâtard de Savoie et ses lansquenets
comme pour couvrir sa marche.
Le connétable de Bourbon avait promis d'accompagner le roi en
Italie et de le joindre à Lyon sans avoir l'intention de tenir sa pro-
messe. Il se sentait trop engagé avec l'empereur pour rompre avec
lui. Beaurain avait porté en Espagne le traité signé de sa main, et
Saint-Bonnet, qui devait accompagner Beaurain, étant revenu dé
Gênes sans avoir rempli sa mission, le connétable avait fait partir
deux des siens pour se rendre, l'un par la voie de Bayonne, l'autre
par la voie de Perpignan, auprès de Charles-Quint, avec des lettres
(1) Ce qu'il lui fit répéter par Perot de Wartliy. — Déposition de Perot de Warthy
du 15 septembre. — Mss., f. 28 v°.
(2) Interrogatoire de Popillon. — Ibid., f. 167 v».
LE CONNETABLE DE BOURBON. 897
dans lesquelles il confirmait ses engagemens (1). Il se croyait d'ail-
leurs trop compromis dans l'esprit du roi pour espérer rentrer sin-
cèrement en grâce, et il ne comptait pas sur l'exécution de pro-
messes qu'il croyait arrachées par la nécessité et variables comme
elle. Il s'obstina dans son entreprise, et afin de pouvoir l'accomplir,
il évita de se rendre auprès de François V^ tout en se montrant dis-
posé à le suivre, dans l'espérance que François P^ se déciderait à
passer les Alpes sans qu'il l'eût rejoint. Il différa ainsi près de deux
semaines son départ pour Lyon , où le roi persévéra prudemment à
l'attendre.
Ce prince, lassé et inquiet de si longs retards, fit partir en poste
un gentilhomme de sa chambre, Perot de Warthy, pour presser la
venue du connétable. Warthy le trouva étendu sur son lit et s'ac-
quitta de sa commission en lui renouvelant de la part du roi toutes
les assurances que le roi lui avait données récemment à Moulins (2).
Le connétable chargea Warthy de remercier François V' et de lui
dire qu'il se sentait un peu mieux, qu'il s'était promené quelques
instans sur sa mule dans la matinée, qu'il irait le lendemain au parc
de Moulins pour s'accoutumer à l'air et au mouvement, qu'il délo-
gerait dans trois jours au plus tard, et servirait le roi partout où il
voudrait le mettre. Gomme François P' exprimait l'ardent désir de
se trouver en Lombardie, où pour cent mille écus, faisait-il dire au
connétable, // voudrait être déjà (3), le connétable lui donna par
Warthy le conseil indirect de s'y transporter au plus vite, en soute-
nant que sur toutes choses il avait besoin de diligence {h).
Malgré cette insinuation et sa propre envie, le roi ne bougea pas
de Lyon. jN'y voyant pas arriver le connétable, il dépêcha de nou-
veau vers lui Perot de Warthy le mardi l'^'' septembre. Cette fois
Warthy rencontra le connétable en route. Il le trouva à Saint-Gerand-
de-Vaux, à une lieue de Varennes. Il avait l'ordre de ne plus le
quitter, de le prévenir que le roi n'attendait que lui pour passer en
Italie, et d'ajouter qu'il laisserait aux environs de Lyon une troupe
de quatre ou cinq mille hommes à cause du grand nombre de lans-
quenets qui s'amassaient du côté de la Bourgogne. C'étaient les lans-
quenets qui, levés en Allemagne et placés sous le commandement des
comtes Guillaume et Félix de Furstenberg, devaient joindre le duc de
Bourbon après que le roi François P'' aurait franchi les Alpes.
(1) Déposition de Saint-Bonnet du 25 septembre. — Ihid., f. 51 V.
(2) Déposition de Warthy. — Ibid., f. 28 v°.
(3) Il chargeait Robert de Grossone de lui annoncer «( que les affaires de Milan se
portoient très bien, et qu'il eust voulu avoir donné cent mille écus pour qu'il eust esté
où estoit monseigneur l'admirai. » Déposition de Robert de Grossone. — ïbid., f. 80 r».
(4) Déposition de W^arthy. — Ihid., f. 29 v".
898 REVUE DES DEUX MONDES.
Le connétable voyageait en litière et fort lentement. Il arriva à La
Palisse le jeudi matin 3 septembre. Il annonça à Warthy qu'il irait
le lendemain à Lallière, de là à Changy, puis à Roanne, et qu'il se
rendrait à Lyon en faisant trois lieues chaque jour; mais dans la nuit
du jeudi au vendredi, le mal du connétable s' étant aggravé, comme
les médecins le dirent à Warthy, le connétable ne sortit pas de La
Palisse. Ce fut bien pis le lendemain. Pendant toute la nuit, les gens
du connétable avaient été sur pied , allant , venant , parlant à haute
voix, demandant et apportant des remèdes, et le matin Warthy fut
prévenu par les médecins que le connétable, beaucoup plus souf-
frant et en proie à la fièvre , ne pouvait pas se mettre en route sans
un véritable danger. Le connétable le lui confirma bientôt lui-même.
L'ayant fait appeler auprès de son lit : — « Je me sens, lui dit -il,
la personne la plus malheureuse du monde de ne pas pouvoir servir
le roi. Si je passais outre , les médecins qui sont là ne répondraient
pas de ma vie, et je suis encore plus mal que ne le croient les mé-
decins. Je ne serai jamais plus en état de faire service au roi. Je
retourne vers mon air natal, et si je retrouve un jour de santé, j'irai
vers le roi (1). » Il se tourna ensuite comme accablé et se tut.
Warthy lui exprima sa surprise et le mécontentement qu'éprou-
verait le roi à cette nouvelle. (( Il en sera, dit-il, terriblement
marri. » Ayant appris que le connétable devait ce jour-là coucher
à Gayete et faire quatre lieues en retournant sur ses pas, tandis
qu'il prétendait ne pas pouvoir en faire trois en s'avançant du côté
de Lyon, il n'eut plus aucun doute sur la perfidie de ses intentions.
Il courut en informer le roi, auprès duquel il se rendit à franc étrier,
et arriva le soir même vers minuit.
François I" fut encore moins disposé à sortir du royaume sur la
foi de la maladie feinte du connétable et de son impuissance affec-
tée qu'il ne l'avait été sur la promesse de sa prompte arrivée. Dans^
la nuit même, il fit arrêter Saint-Vallier, qui était à sa cour comme
capitaine des cent gentilshommes de sa maison, Aymard de Prie, qui
commandait une de ses compagnies d'ordonnance , Antoine de Gha-
bannes, évêque du Puy, qui était revenu de Savoie sans avoir réussi
auprès du duc, et quelques autres personnages qui étaient de la con-
juration. Le 6 septembre au matin, il dépêcha une troisième fois,
Warthy vers le connétable, avec charge de lui dire combien il trou-
vait étrange qu'il eût assez de force pour retourner à Moulins, tan-
dis qu'il en manquait pour se rendre à Lyon, que jusqu'alors il
n'avait pas voulu croire aux projets qu'on lui attribuait, et dont
maintenant il commençait à ne plus douter en voyant qu'il faisait
(1) Déposition de Warthy, ibid., f. 31 et 32.
I
LE CONNÉTABLE DE BOURBON. 899
tant de difficulté de venir le joindre , qu'il ne lui avait déclaré à
Moulins que la moitié de ce qu'il savait parce qu'il ne supposait pas
le reste vrai, car sans cela il l'aurait fait arrêter, comme il en avait
le moyen. Il l'engageait à songer à son honneur et à son bien, et le
pressait de se justifier. Il ajoutait que, s'il y parvenait, personne en
son royaume n'en serait plus aise que lui, et s'il restait quelque chose
à sa charge, il userait plus en son endroit de miséricorde que de jus-
tice (1). Il fit marcher en même temps vers le Bourbonnais son oncle
le bâtard de Savoie, grand-maître de France, et le maréchal de La
Palisse, Jacques de Chabannes, à la tête de quelques mille hommes
de pied et de quatre ou cinq cents chevaux pour s'emparer du con-
nétable, s'il n'obéissait point.
Bien que ses desseins fussent découverts, Bourbon n'y avait pas
renoncé. Il avait ordonné des levées dans ses états. Il avait convo-
qué la noblesse à Riom pour l'arrière-ban. Le 31 août, jour même
où il s'était mis en route en feignant d'aller à Lyon , il avait envoyé
l'un de ses serviteurs, l'archer Baudemanche, au capitaine Saint-
Saphorin, qui avait servi dix ans dans sa compagnie, afin de savoir
si les quatre mille hommes qu'il devait lever pour lui dans le pays
de Vaud et dans le Faucigny étaient prêts à se mettre aux champs (2).
Pendant la nuit du 6 septembre, lorsqu'il revenait sur ses pas, il
avait reçu secrètement à Gayete sir John Russell, parti d'Angleterre
avec le secrétaire Château et le capitaine Loquingham et muni des
pouvoirs de Henri YIII (3). Lallière était allé le chercher à Boiirg en
Bresse (A) et l'avait conduit, non sans risque, au centre de la France,
où le connétable avait traité avec lui, après l'arrestation de ses com-
plices à Lyon, et lorsque les troupes du bâtard de Savoie et du ma-
réchal de La Palisse s'avançaient pour le prendre. Dans cette nuit
du 6 au 7 septembre , une ligue offensive et défensive , semblable à
celle qui avait été conclue à Montbrison entre Charles-Quint et le
duc de Bourbon, fut conclue à Gayete entre le duc de Bourbon et
Henri VIII. Il fut convenu que le roi d'Angleterre ferait descendre
son armée en Picardie, comme l'empereur conduirait la sienne en
Languedoc, qu'il fournirait les cent mille écus destinés au paiement
partiel des lansquenets du connétable, qui de son côté aiderait le roi
d'Angleterre et l'empereur dans leur invasion de la France et atta-
querait François P% avec lequel il ne s'accorderait pas plus sans eux
qu'eux ne feraient la paix sans lui. Bourbon ne consentit point en-
(1) Déposition de Warthy, ibid.
(2) Déposition de Baudemanche du 23 septembre. — Ibid., f. 38 v".
(3) Instructions et pouvoirs de sir John Russell. Mss. Brit. Vespas., c. ii, 6(5, et State
Papers, t. VI, p. 163 à 166.
(4) Lettre de Château à de Praet. Ibid., Vespas., c. ii, 165.
900 REVUE DES DEUX MONDES.
core à reconnaître les droits d'Henri VIII au royaume de France et
à lui prêter serment comme à son souverain. Ces divers points furent
lemis à la décision de l'empereur (1).
Après la conclusion du traité, sir John Russell repartit pour l'An-
gleterre afm d'en presser l'exécution , Château alla dans les Pays-
Bas inviter le comte de Buren à joindre les troupes flamandes à l'ar-
mée anglaise descendue sur les côtés de la Picardie , et Loquingham
se rendit auprès des lansquenets pour les conduire au connétable à
travers le Beaujolais et le Forez (2). Le connétable avait déjà dépê-
ché Lurcy vers l'archiduc Ferdinand, qui occupait le Wurtemberg ,
pris sur le duc Ulrich, ancien allié de François P% pour lui faire
recommander de venir à son secours, s'il le savait en nécessité (3).
Il annonça en même temps qu'il courait s'enfermer dans une de ses
plus fortes places, où il pourrait se défendre plusieurs mois [h) et
d'où, assisté par ses confédérés du dehors et ses amis du dedans, il
tiendrait tout ce qu'il avait promis.
Averti en effet de l'approche du bâtard de Savoie et du maréchal
de La Palisse, il se mit de grand matin en marche pour Chantelle,
qu'il croyait et qu'autour de lui on regardait comme aussi difficile
à prendre que le château de Milan. C'est là qu'il comptait attendre
l'entrée des lansquenets par le Beaujolais, l'attaque des Anglais et
des Flamands en Picardie, la venue des Espagnols en Languedoc
et leur mouvement combiné vers le centre de la France. Sorti de
Gayete dans sa litière, il demanda un cheval pour aller plus vite,
passa l'Allier au bac de Varennes, fit six lieues d'une seule traite et
ne s'arrêta que lorsqu'il fut entré dans Chantelle, où il arriva à une
heure après midi (5). Le danger avait dissipé son mal ou le lui avait
fait surmonter.
Warthy, qui le suivait de près, ne tarda pas à le joindre. Après
avoir attendu quelque temps hors de la place, il y fut introduit par
l'ordre du connétable, qu'il trouva assis sur son lit, vêtu, comme
un malade, d'une robe contre-pointée , et la tête enveloppée d'une
(1) Les articles du traité en français tirés des Miscell. Letters Hen. VIII, troisième
série, vol. VIII, n" 20, et sur lesquels Henri VIII a écrit de sa propre main : Thartichs
passyd w^ the duke off Burbon, sont publiés p. 174 et 175 du sixième volume des State
Paper s.
(2) Lettres de Loquingham et de Château à Beaurain, du 9 septembre, dans les Mss.
Dupuy, vol. 484, f. 133.
(3) Déposition de l'évêque d'Autun. — Ibid., f. 20.
(4) « Le dict seigneur de Bourbon nous a dict que de celuy pas s'en alloit retirer en une
sienne maison forte, laquelle il avoit faict fournir de vivres, artillerye et autres choses
nécessaires suffisamment pour se garder deux ou trois mois. » Lettre de Château et de
Loquingham à Beaurain, du 9 septembre. — Ibid., f. 134.
(5) Dépositions de Saint-Bonnet, ibid., f. 48; — de l'évêque d'Autun, f. 87 v°; — de
Desguières, f. 58 r» ; — de Warthy, f. 33 r».
LE CONNÉTABLE DE BOURBON. 901
coiffe de taffetas piqué (1). a Monsieur de Warthy, lui dit le conné-
table en le voyant, vous me chaussez les éperons de bien près. —
Monseigneur, lui répondit Warthy, vous les avez meilleurs que je
ne croyais. — Pensez-vous que je n'ai pas agi sagement, si, n'ayant
qu'un doigt de vie, je l'ai mis en avant pour éviter la fureur du roi?
— Comment! monseigneur, répliqua Warthy, le roi n'a jamais été
furieux envers aucun homme, et encore moins le serait-il en votre
endroit. — Non, non, continua le connétable, je sais bien que M. le
grand-maître et M. le maréchal de Ghabannes sont partis de Lyon
avec les deux cents gentilshommes, les archers de la garde et quatre
ou cinq mille lansquenets pour me prendre ; c'est ce qui m'a fait
venir en cette maison en attendant que le roi me veuille ouïr (2). »
11 s'éleva alors contre ceux qui, disait-il, l'avaient menteusement
accusé, désigna Popillon, son chancelier, d'Escars, son chambellan,
et les deux gentilshommes normands Matignon et d'Argouges. Il
tint ensuite conseil avec les siens , hors de la présence de Warthy,
pour savoir s'il s'enfermerait dans Ghantelle et s'y défendrait. La
place ayant été trouvée moins forte qu'on ne l'avait cru d'abord,
quoiqu'il y eût quinze ou seize pièces d'artillerie, il ne fut pas jugé
prudent d'y rester. Dans la crainte que les troupes qui s'avançaient
ne la cernassent le lendemain et ne l'empêchassent d'en sortir, il
résolut de se réfugier vers une place d'un plus difficile accès, dans
les montagnes du centre. Afin de donner le change sur ses inten-
tions, il fit venir Warthy, lui remit une lettre pour le roi et le char-
gea de deux autres lettres pour le grand-maître et le maréchal de
Ghabannes. Il demandait à ceux-ci d'arrêter leurs lansquenets et
leurs hommes d'armes jusqu'au lendemain deux heures après midi,
promettant de ne pas bouger de Ghantelle et offrant de s'aboucher
avec eux pour se justifier. Il ajouta devant Warthy que, s'il sortait
de Ghantelle , ce ne serait que pour se rendre à quelques lieues de
là et qu'il ne s'éloignerait point. — a Et où iriez-vous, monseigneur?
lui dit Warthy, croyant qu'il lui serait impossible de fuir; si vous
vouliez sortir du royaume, vous ne le sauriez, le roi y a pourvu par-
tout. — Non, non, repartit le connétable, je ne veux point sortir,
car j'ai des amis et des serviteurs (3). »
Warthy prit congé de lui et partit accompagné de l'évêque d'An-
tun, qui portait à François P' une sorte d'ultimatum ainsi conçu :
(( Pourvu qu'il plaise au roy luy rendre ses biens, monseigneur d«
Bourbon promet de bien le servir et de bon cœur, en tous endroits
et toutes les fois qu'il lui conviendra. En témoing de ce, il a signé
(1) Déposition de Warthj% — Mss. Dupuy, f. 33 v°.
(2) Déposition de W^arthy. — Ibid., f. 33 v» et 34 r.
(3) Déposition de Perot de Warthy. — Ibid., 484, f. 35 v".
#
'902 REVUE DES DEUX MONDES.
les présentes et prie le roy qu'il luy plaise pardonner à ceux aux-
quels il veut mal pour cette affaire. Charles (1). » Le connétable ne
comptait aucunement sur cette négociation, et en se séparant de
l'évêque d'Autun, il lui dit : « Adieu, mon évêque, je m'en vais ga-
gner Garlat, et de Cariât je me déroberai avec cinq ou six chevaux
pour m' acheminer en Espagne. » L'évêque, arrivé dans le camp
royal, soutint que le roi devait rendre ses terres au connétable, s'il
ne voulait pas faire éclater en France la plus grande guerre qu'on y
eût jamais vue. Le surlendemain, le bâtard de Savoie le retint pri-
sonnier. Selon le désir exprimé par le connétable , le maréchal de
Chabannes n'en avait pas moins arrêté ses troupes et chargé le ba-
ron de Curton d'aller lui dire que l'armée ne dépasserait point La
Palisse, et convenir du lieu où ils pourraient conférer ensemble;
mais Curton, en entrant dans Chantelle, n'y trouva plus le connétable.
Le mardi 8 septembre, vers une heure du matin, le connétable,
monté sur sa mule et suivi de tous les siens , avait pris le chemin
des montagnes (2). Il emportait de vingt-cinq à trente mille écus d'or
€Ousus dans douze ou quinze casaques, dont chacune était confiée à
un homme de sa suite (3). Il s'arrêta un moment pour entendre la
messe à Montaigut en Gombrailles, après avoir fait sept lieues de
pays. S' étant ensuite remis en route , il passa par le château de La-
ifayette, où il prit son vin, et dont le seigneur eut un long entretien
• avec lui et l'accompagna pendant quelque temps. Il parcourut, non
sans effort, dix-huit lieues dans cette première journée, et, abattu
;par le mal, il se fit déposer deux fois sous des arbres, presque éva-
noui (4) . Il alla coucher au château d'Herment, où l'avaient précédé
deux de ses fourriers, qui avaient averti le châtelain Henri Arnauld
et les consuls de la ville de préparer les logis pour le connétable et
cent vingt chevaux de sa suite (5). Arrivé à la nuit tombante et fort
las, il se jeta sur un lit, demanda au châtelain Henri Arnauld la
distance qui séparait Herment de Cariât, écrivit une lettre à la no-
blesse d'Auvergne réunie à Riom pour l' arrière-ban, et se retira
après avoir soupe. Les gentilshommes qui lui avaient fait cortège, et
qui étaient présens le soir à son repas, se trouvèrent à cheval,. le
lendemain, à deux heures après minuit, devant le château. Ils
(4) Lettres et instructions données à l'évêque d'Autun, envoyé vers le roi par le con-
nétable. — Mss., f. 25 et 26.
(2) Déposition de Saint-Bonnet. — Ibid., f. 48 r».
(3) Ibid., f. 50, et dépositions de Symone Bryon, f. 56 r% et de Desguières, f. 58 v\
(4) « Le connétable se trouva fort las, tellement que par deux fois il descendit soubs
quelques arbres fort esvanoy et portant très mauvais visage embéguiné d'un couvre-
chef. » — Déposition de Desguières, f. 58.
(5) Déposition de Henri Arnauld, châtelain d'Herment. — Ibid., f. 93 r*.
LE CONNETABLE DE BOURBON. 903
croyaient, comme on l'avait dit la veille, aller à Cariât (1). Ce ne
fut pas sans surprise et sans mécontentement qu'ils apprirent la
fuite du connétable. Un de ses valets de chambre, nommé Bartholmé,
leur annonça qu'il était parti en petite compagnie. François du Pe-
loux, qui était sans doute dans sa confidence, et qui le rejoignit
bientôt avec quelques autres, s'écria alors : Sauve qui peut, «Il
eût mieux valu, dit Robert de Grossone, se faire tuer avec ses gen-
tilshommes que s'exposer à être pris comme un valet. Je pense m' être
acquitté de la nourriture que j'ai reçue chez lui. Yous m'êtes témoins
que je ne l'ai pas laissé, c'est lui qui me laisse (2). » La troupe se
dispersa. Peloux, Lallière, Tansannes, Saint -Bonnet, Desguières,
Brion, etc., se sauvèrent de château en château, emportant avec
eux quelques-unes des casaques doublées d'écus d'or, et se dirigè-
rent vers la Franche-Comté (3).
Le connétable n'avait pas encore quitté le château d'Herment. Il
s'était enfermé dans sa chambre avec ceux qui devaient être les
compagnons peu nombreux de sa fuite (4). A l'aube du jour, il se
mit en route, précédé du châtelain Henri Arnauld, qui dut lui servir
de guide. Il avait laissé la robe de velours qu'il portait à son arri-
vée, et s'était vêtu d'une robe courte de laine noire appartenant à
l'un de ses gens. Deux gentilshommes de ses plus affidés, Pompe-
rant et Godinières, le suivaient seuls avec son médecin, Jean de
L'Hospital, et deux de ses valets de chambre, ayant chacun un au-
bergeon rempli d'or, et mettant tour à tour sur la croupe de leur
cheval une petite malle qui pesait beaucoup pour son volume, et
dans laquelle étaient probablement les pierreries et les joyaux du
connétable. Le châtelain d'Herment avait reçu défense de le dési-
gner, même involontairement, par ses respects, et, pour qu'on ne
le cherchât point sous le déguisement qu'il avait pris, le connétable
ne se distinguait d'aucun des siens. Ils mangeaient tous à la même
table, et quittaient chaque matin, avant le jour, le gîte où ils s'é-
taient arrêtés la veille (5) .
Dans la première journée, les fugitifs arrivèrent à Condat. Henri
Arnauld ne connaissait plus la route. Le connétable prit alors pour
guide un cordonnier du pays qui le mena jusqu'à Farrières; mais là
(1) Mss., f. 93, et déposition de Saint-Bonnet, f. 48 r".
(2) Déposition de Robert de Grossone, ihid., f.
(3) D(^ position de Desguières, f. 59.
(4) Déposition du châtelain d'Herment, f. 94 r".
(5) Tous ces détails et la désignation de tous les lieux par où passa le connétable dans
sa fiute sont contraires au récit de Du Bellay, qui a servi de fondement à l'histoire : ils
sont tirés de la déposition d'Henri Arnauld, qui accompagna le connétable du château
d'Herment au château de Pomperant, non loin de Saint-Flour. — Ihid.^ fol. 92 à 98.
904 REVUE DES DEUX MONDES.
ni le châtelain ni le cordonnier <( ne savaient plus chemin ni voie. »
Cependant le connétable les garda encore l'un et l'autre pour pan-
ser les chevaux, et peut-être aussi afin qu'ils ne missent personne
sur ses traces, s'il les laissait partir. Il avait traversé ce jour-là les
montagnes du Cantal, et, se dirigeant tant bien que mal vers l'est,
il alla coucher à Ruynes, au-dessous de Saint-Flour. A deux lieues
de cette ville , il rencontra sur la route même une compagnie de
sept ou huit cents hommes de pied du pays de Gascogne, qui de
Lyon se dirigeaient du côté de Rayonne, sans doute afin de s'y joindre
à Lautrec et de l'aider à repousser l'invasion prévue de Charles-
Quint. Le connétable les vit passer sans se cacher d'eux et sans en
être reconnu. De Ruynes, il fut conduit le lendemain au château de
La Garde par Pomperant, qui en était seigneur. Il demeura quatre
jours pleins dans ce château, où il garda son déguisement et s'assit
pendant les repas au-dessous de Pomperant, qui tenait le haut bout
de la table. x\*près avoir attendu là, du vendredi 11 au mardi matin
15 septembre, des nouvelles qu'il avait envoyé prendre par Rar-
tholmé , et qui vraisemblablement ne le satisfirent pas , il congédia
ses guides et se remit en route.
Où alla-t-il? Tout ce qu'il avait préparé, sans assez de prompti-
tude et de précision, avait échoué. Ses menées avaient été décou-
vertes, ses ruses déconcertées, ses mouvemens intérieurs rendus
impossibles. François P% avec une défiance opiniâtre et une résolu-
tion habile, l'avait attendu à Lyon et fait poursuivre en Rourbon-
nais. La place de Ghantelle n'avait pas été trouvée suffisamment
forte pour y rester et pour s'y défendre jusqu'à la venue des lans-
quenets (1). Il n'était pas probable que Cariât offrîj; un asile plus sûr,
et le connétable ne songeait pas à s'y renfermer après avoir licencié
les braves et nombreux gentilshommes dévoués à sa fortune. Ce
qu'il y avait de mieux pour lui était d'aller joindre en Franche-
Comté les lansquenets qu'il ne pouvait plus attendre au cœur du
royaume; mais les chemins étaient gardés de ce côté par les troupes
de François P% qui avait fait publier sa trahison à son de trompe et
promis dix mille écus d'or à qui le prendrait ou le livrerait (2). C'est
peut-être ce qui le décida à se diriger vers l'Espagne, après avoir
paru dans Cariât sans s'y arrêter (3). Du 15 septembre au 3 octo-
(1) Déposition de Warthy, d'après l'évêque d'Autun. t— Mss. 484, f. 36 r".
(2) « Voulons estpe publié à son de trompe que s'il y en a aucun qui nous livre et
mette entre les mains la personne du dit connestable, que nous luy donnerons la somme
de dix mille escus d'or soleil, et luy ferons d'autres biens et honneurs tant qu'il en
sera mémoire perpétuelle du service qu'il aura faict à la couronne et chose publique de
France. » Proclamation de François 1*% de Lyon, septembre. — Mss. Clairambault, Mé-
langes, vol. XXXVI, f. 8777.
(3) Déposition du châtelain d'Herment. —Ibid., f. 97 v*.
LE CONNETABLE DE BOURBON. 905
bre (1), on ne sait pendant trois semaines ce qu'il fit et ce qu'il de-
vint. Il est à croire seulement qu'il gagna, à travers les régions
montagneuses du centre, la frontière orientale du Languedoc, qui
était à Saulces, au-dessus de Narbonne (2), pour se réunir à l'empe-
reur, dont les troupes auraient dû se trouver alors en Roussillon. La
frontière cependant était gardée par le maréchal de Foix, et l'armée
de Charles-Quint n'avait point paru. Le connétable rebroussa chemin,
remonta vers Lyon, passa le Rhône à deux reprises, non sans diffi-
culté et surtout sans péril, en allant du Yi\^arais dans le Viennois et
le Dauphiné, et du Dauphiné dans la Franche-Comté. Après de dan-
gereuses rencontres (3), ayant plusieurs fois traversé ou côtoyé des
bandes de soldats qui se rendaient au camp de Lyon ou s'achemi-
naient vers l'Italie, après avoir failli tomber entre les mains de ceux
qui le cherchaient, il arriva à Saint-Claude et s'y trouva enfin en
sûreté. Le cardinal de Labaume, évêque souverain de Genève et zélé
partisan de l'empereur, lui donna une forte escorte de cavalerie, et
bientôt il fut joint par Lurcy, Lallière, Du Peloux, Espinat, Mont-
bardon Tansannes, Le Peschin, et la plupart de ceux qui l'avaient
quitté à Herment. Il fit son entrée dans Besançon le 9 octobre, et
après un mois perdu depuis son départ de Chantelle il comptait se
mettre à la tête des dix mille lansquenets que les comtes Guillaume
et Félix de Furstenberg avaient levés pour lui, et des quatre mille
Vaudois qu'il avait demandés au capitaine Saint-Saphorin.
François I", auquel avait échappé Bourbon et qui avait ordonné
la saisie de ses états, fit plusieurs tentatives encore pour enlever
aux ennemis du royaume ce dangereux auxiliaire. C'était avec peine
qu'il se trouvait détourné de son expédition d'Italie, et il restait
plein d'inquiétudes sur la fidélité intérieure de la France. Il offrit
au redoutable fugitif la restitution immédiate de ses biens, le rem-
boursement sur le trésor royal de ce qui lui était dû, le rétablisse-
ment de ses pensions et l'assurance qu'elles seraient payées avec
(1) « Et m'adverlissoit ma ditte dame (Marguerite d'Autriche, gouvernante des Pays-
Bas) de l'arrivée du s'" de Bourbon à Besançon environ le 3^ du mois passé. » Lettre de
Louis de Praet à Charles V, du 7 novembre 1523. Archives impériales et royales de
Vienn".
(2) Louis de Praet ayant interrogé un gentilhomme de Savoie que le duc de Bourbon
avait envoyé à Londres pour y réclamer l'exécution du traité, sur ce qu'il était devenu
après avoir quitté ses états, ce gentilhomme lui répondit : « Qu'il avoit entendu que le
dit sieur avoit esté jusques aux marches et frontières de Saulce, à intention de se tirer
devers vostre majesté; mais voyant (ju'il ne povoit passer sans grand péril et dangier de
sa personne, s'estoit mis au retour, et passant à trois ou quatre lieues près de Lyon, où
estoit lors le roy François, arriva à Saint-Claude en vostre comté de Bourgoingne, auquel
lieu l'évesque de Genève l'assista de gens et de montures, et l'accompagna jusques au
dit Besançon. » — Dépêche de Louis de Praet à l'empereur du 9 novembre. Ibid.
(3) D'après le récit de Du Bellay; — tome XVI de la collection Petitot, p. 415 à 418.
906 BEVUE DES DEUX MONDES.
exactitude. Bourbon refusa tout. « Il est trop tard, » répondit-il.
L'envoyé de François P"" lui demanda alors de rendre l'épée de con-
nétable et le collier de Tordre de Saint-Michel. « Yous direz au roi,
repartit Bourbon, qu'il m'a ôté l'épée de connétable le jour où il
m'ôta le commandement de l'avant- garde pour le donner à M. d'A-
lençon. Quant au collier de son ordre, vous le trouverez à Ghantelle
sous le chevet de mon lit (1). » François V" eut recours aussi, pour
ramener Bourbon, à la duchesse de Lorraine, sa sœur, qui ne réussit
pas mieux. Après l'avoir fait sonder, elle écrivit à François P'" que
le duc son frère « était délibéré de suivre son entreprise, et qu'il se
proposait de tirer vers la Flandre , par la Lorraine , avec dix-huit
cents chevaux et dix mille hommes de pied, et de se joindre au roi
d'Angleterre (2). »
Selon le plan convenu, les troupes de la coalition devaient atta-
quer la France sur plusieurs points. Prospero Golonna, qui com-
mandait en Italie l'armée impériale, avait reçu de Charles-Quint
l'ordre de pénétrer en Provence, lorsqu'il aurait repoussé l'armée
française, conduite dans la Lombardie par l'amiral Bonnivet (3). Sur
la frontière du nord-ouest, l'invasion avait déjà commencé de la
part des Anglais et des Flamands. Henri YIIÏ n'avait pas attendu
l'issue de la négociation dont il avait chargé sir John Russell auprès
du duc de Bourbon pour entrer en campagne. Il avait embarqué,
sous les ordres de son beau-frère le duc de Suflblk, quinze mille
hommes de pied et environ mille chevaux. Cette armée, fort résolue
et bien payée, avait pris terre à Calais avant la fm d'août (A). Dès
les premiers jours de septembre, le comte de Buren s'était réuni à
elle avec trois mille hommes de cavalerie des Pays-Bas, trois ou
quatre mille lansquenets et deux mille deux cents chariots pour
transporter les munitions et les bagages des troupes combinées (5).
Dans le même temps que les Anglo-Flamands marchaient en Pi-
cardie, les dix mille Allemands levés par les comtes de Furstenberg
(i) Mss. de la Bibliothèque impériale. — Glaîrambault, Mélanges, vol. 36, f. 8771. —
Du Bellay, collection Petitot, t. XVII, p. 418. — Brantôme, Vies des grands Capitaines^
Bourbon, t. I", p. 182.
(2) Lettre de Renée de Bourbon à François I" du 14 octobre 1523, — Mss. Dupuy,
V. 484, f. 102.
(3) Lettre de Charles V au duc de Sessa, du 13 juillet, dans la Correspondance de
Charles-Quint avec Adrien VI et le duc de Sessa , publiée par M. Gachard. — In-S",
Bruxelles, 1859, p. 193.
(4) History ofthe Reign of Henry VIII, etc., by Sharon Turner, third edit. 1828, 1. 1",
p. 112, etc. — Turner raconte toute cette guerre en France et en Ecosse en se servant
des papiers d'état et des documens authentiques.
(5) Advertissement du Gueldrois venant d'Angleterre sur l'état de l'armée anglaise, de
Calais, etc. — Très curieux et très exact. —Mss. 484, f. 105 à 108.
p
LE CONNETABLE DE BOURBON. 907
avaient paru vers la Bresse, prêts à pénétrer en France par la fron-
tière de l'est. Au sud, les Espagnols, renforcés par les lansquenets
que Charles-Quint avait fait venir de Zélande, traversaient les Py-
rénées dans l'intention de se porter sur Bayonne et sur un autre
point important de la Guienne, dont l'empereur croyait se rendre
maître facilement à l'aide des intelligences qu'il s'y était ména-
gées (I).
François I" semblait pris au dépourvu. Il avait envoyé la plus
grande partie de ses forces en Italie et en Ecosse pour s'emparer
du Milanais et inquiéter par une diversion le roi d'Angleterre. Tan-
dis qu'au dehors il prenait ainsi l'offensive, il avait négligé la dé-
fense de ses propres états. Hormis quelques places de la frontière,
telles que Boulogne, Thérouanne, Douions, etc., qui étaient bien
fortifiées, les villes de l'intérieur n'avaient ni remparts pour les pro-
téger, ni garnisons pour les défendre. Si les ennemis marchaient
droit sur Paris, comme ils en avaient le projet, il était à craindre
qu'aucun obstacle ne les empêchât d'y entrer. Le vaillant et expé-
rimenté seigneur de La Trémouille, que François V^ avait chargé
de secourir la Picardie, dès qu'il avait appris la descente des Anglais
dans cette province, n'y avait trouvé que fort peu de monde à leur
opposer (2). Avec les faibles troupes dont il disposait, La Trémouille
avait cherché, par d'habiles et rapides manœuvres, à arrêter ou à
troubler la marche des Anglo-Flamands. Ceux-ci avaient paru de-
vant Doulens, qu'ils avaient sommé de se rendre; mais cette ville,
assez forte pour exiger un siège régulier, leur ayant résisté, ils
avaient passé outre après être restés quelques jours sous ses mu-
railles. Ils s'étaient avancés vers Bray-sur-Somme, qu'ils avaient
pris et brûlé, afin de donner l'épouvante aux autres villes et de les
déterminer à ouvrir leurs portes dans la crainte d'essuyer un sort
semblable. Franchissant la rivière, dont les troupes françaises leur
disputèrent vainement le passage, ils se portèrent, après les avoir
culbutées, devant Roye et devant Montdidier, qui n'hésitèrent pas
à les recevoir. De cette ville, où ils crurent que les lansquenets du
duc de Bourbon pourraient les joindre pour marcher en force sur
Paris, leurs coureurs se montrèrent jusqu'à Compiègne, Clermont-
en-Beauvoisis et Senlis (3). Ces villes, effrayées, firent demander du
(1) Lettre de Charles-Quint au duc de Sessa du 4 oct. Correspondance, etc., p. 198.—
Du Bellay, t. XVII, p. 424.
(2) (( Le pays estoit merveilleusement mal porveu;... il n'y avoit gens de pied ni
gendarmerie, n Lettre de d'Escars, écrite le il septembre de Montreuil au chancelier du
Bourbonnais Popillon. — Mss., vol. 484, f. 110. — Du Bellay, t. XVII, p. 434.
(3) Lettre de François I" à l'amiral Bonnivet et au maréchal de Montmorency, du
22 octobre, dans les Mss. Balaze, v. \^S f. 200. - Journal d'un Bourgeois de Pans,
p. 170 à 174.
908 REVUE DES DEUX MONDES.
secours à Paris, en annonçant que, hors d'état de se défendre, elles
se rendraient à l'ennemi dès qu'il arriverait sous leurs murailles.
Paris n'était pas dans un effroi moins grand. Le prévôt des mar-
chands et les échevins dépêchèrent en poste un messager à Lyon,
pour avertir le roi du danger où était la capitale du royaume. Les
quarteniers et les dizainiers allèrent de maison en maison afin d'en-
rôler les habitans qui devaient prendre les armes et garder la ville.
On s'attendait chaque jour à voir déboucher les Anglais et les Fla-
mands dans la plaine de Saint-Denis, et, pour mieux entendre tous
les bruits qui avertiraient de leur approche, il fut interdit de sonner
les cloches à la solennité de la Toussaint (1).
Le l^'" novembre, le duc de Vendôme arriva dans Paris, où Chabot
de Brion était entré la veille. François P'' les y avait envoyés l'un et
l'autre de Lyon, celui-ci afin de raffermir les habitans et de faire
prendre sur-le-champ les mesures nécessaires à la sûreté de la ville,
celui-là pour en être le gouverneur à la place de son frère, le comte
de Saint-Paul, qui était à l'armée d'Italie. Brion, le jour même de
son arrivée, se présenta au parlement, qu'il convoqua extraordinai-
rement de la part du roi (2). Il y exposa avec une patriotique véhé-
mence tout ce qu'avait de criminel et de dangereux la trahison du
connétable, devenu l'ennemi du royaume comme du roi, puisqu'il
menaçait l'intégrité de l'un ainsi que la couronne de l'autre. Il pré-
tendit même que l'empereur, le roi d'Angleterre et le duc de Bour-
bon avaient projeté de partager le royaume quand le roi aurait passé
les monts, que le duc de Bourbon devait faire couronner le roi d'An-
gleterre dans Paris, qui serait compris au lot de ce prince avec l'Ile-
de-France, la Picardie, la Normandie et la Guienne, qu'à l'empereur
demeureraient la Bourgogne, la Champagne, le Lyonnais, le Dau-
phiné, le Languedoc et la Provence , que le duc de Bourbon aurait
le Poitou, l'Anjou, le Maine, la Touraine, le Berri, l'Auvergne, réunis
à ses pays patrimoniaux, avec 150,000 écus d'or que lui paieraient
l'empereur et le roi d'Angleterre, qui le reconnaîtraient et le laisse-
raient régent en France. Après avoir affirmé, au nom du roi, les par-
ticularités supposées de ce dépècement du royaume, afin de rendre
plus odieux le grand traître et les ennemis invétérés auxquels en était
attribué le dessein. Chabot de Brion annonça que le roi s'occupait à
délivrer ses frontières envahies. Il fit connaître les mesures mili-
taires qu'il avait prises, et il insista principalement sur l'importance
qu'il attachait à la possession de Paris : « Le seigneur roi, dit- il,
plutôt que de perdre Paris, aimeroit mieux se perdre lui-même. Il
, i(i) Journal d'un Bourgeois de Paris, p. 174 à 178. •
(2) Relation de cette séance dans les Mss. Glairambault. Mélanges, vol, 36, f. 8729.
LE CONNÉTABLE DE BOURBON. 909
est délibéré de vivre et de mourir avec ceux de la ville de Paris, et
s'apprête à les défendre. S'il en étoit empêché et n'y pouvoit venir
en personne, il y enverroit femme, enfans, mère et tout ce qu'il a,
car il est assuré que quand il auroit perdu le reste du royaume et
qu'il auroit la ville d.e Paris, il recouvre roit aisément ce qu'il auroit
perdu. » Il ajouta que le roi, resté encore à Lyon pour repousser les
périls qui de divers côtés fondaient sur le royaume, consultait sa
cour de parlement, et lui demandait de pourvoir à la conservation
de son état. Les présidens et les conseillers du parlement répon-
dirent qu'ils étaient prêts à faire pour le roi ce que leurs prédéces-
seurs avaient fait en pareil cas pour les rois précédens, que ceux
de la compagnie et ceux de la ville de Paris le serviraient et lui obéi-
raient, qu'il leur déplaisait que messire Charles de Bourbon eût été
si mal conseillé de prendre autre parti que celui du roi, et que
c'étaient là des matières de grosse importance auxquelles la cour ne
saurait pourvoir. Ils ajoutèrent qu'ils accompliraient les volontés du
roi comme de vrais et loyaux sujets y étaient tenus.
Le surlendemain, le duc de Vendôme, le seigneur de Brion et les
principaux membres du parlement se rendirent à l'Hôtel-de-Yille, où
les attendaient le prévôt des marchands et les échevins. Là Vendôme
fit des communications semblables à celles qu'avait faites Brion. L'as-
semblée décida de pourvoir tout de suite à la défense de Paris. Elle
prescrivit d'y creuser des tranchées et d'y élever des remparts du
côté de la Picardie. Une taille de seize mille livres fut imposée aux
habitans pour solder deux mille hommes de pied. On leva les francs
archers de la prévôté et de la vicomte de Paris qui n'avaient pas été
convoqués depuis bien longtemps. Le prévôt des marchands et les
échevins ordonnèrent de tendre les chaînes de fer aux lieux accoutu-
més, et l'on se mit à l'œuvre pour remparer les faubourgs de Saint-
Honoré et de Saint-Denis et les enceindre de grands fossés (1).
IV.
François I"^ était à Lyon plein d'alarmes. Il y était resté avec une
partie des troupes qui devaient descendre en Italie. L'attaque com-
binée des ennemis qui envahissaient la France par plusieurs côtés ,
l'évasion heureuse du connétable qui s'entourait d'hommes d'armes
et levait des gens de pied en Franche-Comté dans l'intention de les
joindre aux lansquenets et de marcher ensuite vers Paris de concert
avec les Anglais et les Flamands, le décidèrent aux efforts les plus
grauds, quoique les moins prompts, afin de préserver son royaume.
(1) Journal d'un Bourgeois de Paris, p. 178 à 180.
910 REVUE DES DEUX MONDES.
Pendant que Chabot de Brion et le duc de Vendôme se rendaient
dans la capitale menacée, il avait donné l'ordre au grand-sénéchal
de Brezé de lever six mille hommes de pied, de réunir tous les gen-
tilshommes de Normandie et de les conduire sur ce point avec les
cent lances de la compagnie de Lude. Il avait prescrit de mener en
Picardie les quatre cents hommes d'armes qui étaient en Bretagne
et de transporter d'Orléans à Paris vingt-cinq grosses pièces d'artil-
lerie sur roues. Il avait en même temps chargé le comte de Guise et
le comte d'Orval, ses lieutenans en Bourgogne et en Champagne,
de veiller à la défense de leur province, d'y entraver la marche des
lansquenets avec les troupes qu'ils avaient sous la main, qu'il ren-
força des compagnies d'hommes d'armes des ducs d'Alençon et de
Yendôme. Ils devaient retirer les vivres du plat pays, rompre les
fers des moulins , abattre les fours , empêcher ainsi les Allemands
de subsister sur leur route et les assaillir, quand ils pourraient le
faire avec assez de monde et de succès. « En toutes choses, écrivait
François P% sera si bien pourvu de tous costez que j'espère, moyen-
nant l'aide de Dieu, les contraindre à se retirer à leur grosse honte,
perte et dommage (1). »
11 n'était pas non plus sans crainte sur l'état intérieur du royaume.
Il croyait la conjuration plus étendue et plus redoutable qu'elle ne
l'était réellement. Bien qu'il en eût saisi les principaux complices
ou qu'il les eût forcés à se dérober aux poursuites en sortant de
France, comme l'avait fait le comte de Penthièvre, il craignait
que Bourbon n'eût beaucoup d'adhérens secrets prêts à se soulever
en sa faveur. Il avait fait transporter au château de Loches Saint-
Vallier, Aymard de Prie , les évêques d'Autun et du Puy, le chan-
celier du Bourbonnais Popillon , seigneur de Parey, et sur ses ordres
LaTrémouille y avait envoyé d'Escars, qui servait en Picardie et dont
il avait appris ou soupçonné la complicité. Il avait désigné pour les
entendre et les juger le premier président du parlement de Paris
de Selve , le président des enquêtes de Loynes , le maître des re-
quêtes Salât et le conseiller Papillon. Ces commissaires procédaient
avec une régularité que François P"" trouva intempestive et mon-
traient des ménagemens qui le surprirent. Il les pressa de pénétrer
jusqu'au fond de la conjuration dont l'entière connaissance importait
à. la trajiquillité royale et intéressait la sécurité publique. « Messire
Charles de Bourbon, leur écrivit-il, est avec un gros nombre d'Alle-
mands entré en armes dans la Bourgogne; les rois d'Espagne et
d'Angleterre sont aussi en armes contre nous et nostre royaulme à
(l) Lettre de François, du 27 octobre, à l'amiral Bonnivet et au maréchal de Montmo-
rency. Ms9. Baluze, n» ^J^, f. 180. — Journal d'un Bourgeois de Paris, p. 180, 181. —
Du Bellay, t. XYII, p. 421, 422.
LE CONNETABLE DE BOURBON. 911
grosse puissance, sur le fondement de cette conjuration prétendant
y avoir des intelligences qui se déclareront quand ils seront dans le
pays. Il est donc besoin que vacquiez à cette affaire avec la plus
grande diligence et que tiriez la vérité de ceux que vous avez entre
les mains, par torture ou autrement, toutes choses cessantes. L'af-
faire en soi est privilégiée, et il n'est requis d'y garder les solemni-
tez que l'on fait en aultres cas. La vérité sceue à heure et à temps,
on pourra obvier à plus gros inconvénielit , ce qui seroit impossible
après que les fauteurs de la conjuration se seroient déclarés en por-
tant faveur, aide et secours à nos ennemis. Nous vous prions de
rechef de bien peser cela et de nous oster de la peine où nous
sommes (1). »
Peu satisfait des lenteurs des commissaires et des aveux insuffi-
sans qu'ils avaient obtenus des prisonniers, courroucé des disposi-
tions à l'indulgence qu'ils laissaient apercevoir, il leur adressa dix
jours après une lettre plus vive, en leur reprochant de ne lui avoir
rien appris qu'il ne sût déjà, et de ne pas répondre à sa confiance
par leur dévouement, a La conspiration, déloyauté, parjurement et
trahison de Charles de Bourbon, leur dit-il, est plus que notoire,
puisqu'il est en armes contre nous et nostre royaulme avec nos en-
nemis; mais ce qui est nécessaire à sçavoir et où gist le fonde-
ment de l'affaire pour la conservation de nous, de nos sujets, estât
et royaulme, est d'entendre quels sont ceux qui tiennent la main à
la dite conspiration, car il n'est pas vraisemblable que Charles de
Bourbon eût entrepris une telle folie, s'il n'eût trouvé gens sur les-
quels il comptât pour en conduire l'exécution... Afin que nous sa-
chions à qui nous devons nous fier et de qui nous devons nous dé-
fier, il est besoin de connoître ceux qui tiennent le parti du dit
Bourbon... Advisez de mettre prompte fin en cette affaire, qui est de
l'importance et conséquence que chacun connoît. Il ne faut y pro-
céder froidement, mais virilement et vertueusement, et n'épargner
ceux qui ont été si méchans, déloyaux, parjures et traîtres que de
savoir, sans la révéler, la menée qui se faisoit, et que nos enne-
mis exécutent pour ruiner entièrement nous, nos enfans, sujets et
royaume (2). » Il se reiusait à renvoyer la connaissance et la déci-
sion du procès au parlement, comme le lui insinuaient les commis-
saires, dont il accusait la faiblesse et gourmandait la timidité. « Nous
vous avons choisis, leur disait-il, pour votre savoir, votre prudhom-
mie et la singulière foi qu'avons en vous. Montrez que vous êtes tels
que jusques ici nous vous avons estimés, et ne nous donnez pas à
(1) Lettre de François P% écrite de Lyon le 20 octobre, dans le Mss. 48i, f. 129.
(2) Lettre de François I", écrite le 1*' novembre, aux commissaires délégués pour
instruire le procès. — Ibid., f. 129 v" à 131 V.
912 REVUE DES DEUX MONDES.
connoître que par pusillanimité vous voulez vous décharger de cette
affaire. Il faut découvrir, et par torture, si besoin est, quels sont les
conjurateurs et conspirateurs, afin que nous y pourvoyions à temps
et ne soyions pas surpris. Saint-Yallier et d'Escars savent tout...
Nos ennemis sont de tous costés en nostre royaulme, et Bourbon fait
gros amas de gens du costé de cette ville. Vous voyez l'imminent
péril qui est à nos portes. Parquoy pourvoyez-y en sorte que mal,
dont Dieu nous veuille garder, ne nous advienne. »
Heureusement le péril se dissipa plus vite qu'il ne devait l'espé-
rer, et moins par la prévoyance de ses mesures que par les hésita-
tions, le défaut de concert et l'impuissance de ses ennemis. L'armée
anglo-flamande n'avait pas continué sa marche sur Paris. Elle avait
voulu auparavant opérer sa jonction avec les lansquenets du duc de
Bourbon, au-devant desquels elle était allée vers les confins de la
Picardie et de la Champagne. Ceux-ci, après avoir attendu quelque
temps le connétable, que sa fuite au sud de la France avait empê-
ché de se mettre à leur tête, s'étaient dirigés du côté de l'ouest
pour se réunir à l'armée anglo-flamande (1). Conduits par les comtes
Guillaume et Félix de Furstenberg, ils avaient assiégé et pris la
place de Goiffy à six lieues de Lan grès. Passant ensuite la Meuse
au-dessus de Neufchâteau, ils avaient tourné vers la partie occiden-
tale de la Champagne, et s'étaient emparés du château de Monte-
claire, près de la Marne, entre Chaumont et Joinville (2) ; mais là ils
rencontrèrent des obstacles qu'ils ne purent pas surmonter. Le
comte de Guise, avec sa compagnie d'hommes d'armes et les com-
pagnies de Vendôme et d'Alençon, que François I" avait envoyées
en Bourgogne, s'était joint au comte d'Orval à Chaumont. Il côtoya
les lansquenets, qui manquaient de chevaux, et les empêcha de four-
rager. Il les harcela à tel point qu'il les réduisit à mourir de faim
ou à battre en retraite. Les lansquenets se décidèrent à prendre ce
dernier parti. Sans attendre que le connétable, qui levait un peu tard
de la cavalerie en Franche-Comté, vînt les renforcer et les secourir,
ils retournèrent sur leurs pas. Ils repassèrent la Meuse à Neufchâ-
teau, et entrèrent en Lorraine après avoir perdu beaucoup de monde
au passage de la rivière, où le comte de Guise les devança, les sur-
prit et les culbuta.
Privée de ce renfort, l'armée anglo-flamande n'osa pas s'avancer
davantage. Bien que Henri YIII eût préparé l'envoi de six mille
hommes de plus sur le continent, la guerre, que les confédérés étaient
convenus de ne pas même suspendre pendant l'hiver (3) , devint
(1) Dépêche de L. de Praet du 10 octobre. — Arch. imp. et roy. de Vienne.
(2) Mémoires de Du Bellay, t. XVII, p. 431, 432.
(3) Dépêche de L. de Praet à l'empereur du 9 novembre {Archives imp. et roy.
LE CONNETABLE DE BOURBON. 913
impossible à continuer de leur part. La gouvernante des Pays-Bas,
Marguerite d'Autriche , déclara que toutes ses ressources étaient
épuisées, qu'elle n'avait plus d'argent, qu'elle ne pouvait pas sol-
der plus longtemps les troupes flamandes commandées parle comte
de Buren. Si les Anglais voulaient conserver ce corps auxiliaire, elle
offrait de le leur laisser, pourvu qu'ils le payassent (1). Ce n'était
pas l'intention de Henri YIII, dont les dépenses avaient été t^ès con-
sidérables sans être bien fructueuses. Il avait eu à entretenir plu-
sieurs armées, et celle qui avait envahi la France, et celle qui,
après avoir défendu les frontières de l'Angleterre contre les attaques
du duc d'Albany, avait pénétré en Ecosse, qu'elle avait ravagée, et
celle qui gardait le canal de la Manche. Il se plaignit vivement du
départ trop prompt des lansquenets, qui s'étaient éloignés sans
avoir rien fait; des lenteurs du duc de Bourbon, qui n'avait su ni
soulever ses états, ni rejoindre à temps la troupe levée pour lui; de
l'abandon où la gouvernante des Pays-Bas laissait les Anglais en Pi-
cardie, s'il ne prenait pas à sa solde le corps auxiliaire qui devait
être défrayé par l'empereur ; de la discontinuation d'une guerre qu'on
s'était engagé à poursuivre durant l'hiver. Il trouva que c'était le
charger de tout le fardeau de l'entreprise, dont les avantages étaient
certains pour l'empereur et fort éventuels pour lui. Il refusa de
garder à ce prix les troupes flamandes, qui faute de paiement se
replièrent sur Yalenciennes. L'armée anglaise à son tour fut obligée
de repasser la Somme. N'ayant plus de cavalerie, réduite chaque
jour en nombre par le mauvais temps et les maladies, elle aban-
donna Montdidier, Roye, Bray, qu'elle pilla, et le duc de Suffolk la
reconduisit à Calais, où elle rentra vers la fm de novembre (2).
Les plans des confédérés, qui n'avaient réussi ni au centre du
royaume par un soulèvement, ni au nord par une invasion, n'eu-
rent pas une meilleure issue au midi, par l'irruption qu'y fit Char-
les-Quint. Avec vingt-cinq mille fantassins, trois mille hommes
d'armes et trois mille chevau-légers, l'empereur devait franchir les
Pyrénées en même temps que l'armée de Henri YIII passerait La
Manche; mais il avait annoncé plus qu'il ne pouvait accomplir. Outre
une certaine lenteur naturelle, qui du caractère s'étendait à la con-
duite, et qui, dans ce qu'il faisait, le mettait constamment en retard
sur ce qu'il voulait, il était retenu par la pénurie de ses moyens.
Ses forces se trouvaient toujours disproportionnées à ses desseins.
(le Vienne). — Lettre de Wolsey à Sampson et à Jernigam , ambassadeurs d'Henri VIII
auprès de Charles V, du 8 novembre {State Papers, vol. VI, p. 185 à 187).
(1) Ibid. Dépêches du 19 novembre et du 9 décembre.
(2) Dépêches des 9 et 19 novembre et du 9 décembre. Ibid. — Lettre de Wolsey à
Sampson et h Jernigam du 4 décembre. State Papers, t. VI, p. 201 à 206.
91 à REVUE DES DEUX MONDES.
Moins actif qu'opiniâtre, il était aussi plus entreprenant que puis-
sant. L'argent lui manquait sans cesse. Afin de payer l'armée qui
défendait l'Italie, de fournir à la solde des lansquenets de Bourbon,
d'entretenir le corps auxiliaire des Pays-Bas, de former et de mettre
en mouvement les troupes destinées à envahir le sud de la France,
il lui en fallait beaucoup plus qu'il n'en avait. Il avait demandé aux
cortès d^s subsides qui lui étaient accordés avec parcimonie et par
annuités (1). Il avait taxé les ordres de chevalerie, imposé le clergé,
levé la cruzada^ pris même l'argent venu des Indes, et dont la plus
grande partie appartenait à ses sujets (2). Néanmoins les sommes
qu'il avait retirées ou qu'il s'appropriait ainsi étaient insuffisantes
pour ses besoins.
Charles-Quint avait eu de plus à lutter contre la mauvaise vo-
lonté de ses peuples. Les grands de Gastille, qui avaient naguère
soumis les comuneros, conservaient le vieil esprit de l'indépendance
espagnole et ne se montraient pas disposés à seconder ses projets
extérieurs; ils lui avaient amené beaucoup moins de troupes qu'il
n'en avait attendu, et ces troupes n'étaient ni bien zélées, ni même
assez obéissantes (3). Il leur avait fait passer les Pyrénées en sep-
tembre, non du côté de Perpignan comme on en était d'abord con-
venu, mais du côté de Bayonne, où il s'était ménagé des intelligences.
Son armée, qui comptait presque autant d'Allemands que d'Espa-
gnols, se porta sur cette ville, qu'elle espérait surprendre et enlever;
mais Lautrec, que François P"" avait chargé de la garde de cette fron-
tière, se montra plus prévoyant et plus résolu qu'il ne l'avait été en
Italie : il se jeta dans Bayonne et s'y défendit vaillamment. Durant
plusieurs jours, il n'en quitta point les murailles et fit face au danger
avec une infatigable vigilance et une intrépidité désespérée (4). Il
parvint ainsi à repousser les attaques de l'armée ennemie, que de-
vaient seconder, du côté de la mer, les efforts d'une flotte dont les
vents empêchèrent l'approche. Plus heureux en Guienne qu'en Lom-
bardie, Lautrec couvrit le sud-ouest de la France, que les Espagnols
évacuèrent après leur infructueuse tentative sur Bayonne.
Charles-Quint ne vit pas, sans quelque trouble et sans un peu de
(1) Les cortès de Gastille, réunies à Palencia en juillet 1623, « le servieron con quatro
ciento nail ducados pagados en très anos. » Sandoval, Historia de Carlos-Quinto, lib. xi,
S XV.
(2) Dépêche de Sampson, etc., à Henri VIII, du 12 novembre, à Pampelune. 5tafe Par-
vers, t. VI, p. 193.
(3) Charles-Quint en fit lui-même l'aveu aux ambassadeurs d'Angleterre. Dépêche de
Sampson et Jernigam à Henri VIII, du 12, à Pampelune. State Papers, t. VI, p. 192. —
Charles-Quint le dit aussi au duc de Sessa dans sa lettre du 2 octobre. Correspondance,
etc., p. 198.
(4) Mémoires de Du Bellay, t. XVII, p. 424, 425.
LE CONNÉTABLE DE BOURBON. 915
confusion , les résultats humilians de projets si vastes et en peu de
temps rendus si vains. La France, qui, à l'automne de 1523, devait
être soulevée au centre et envahie par les extrémités , était partout
paisible et sur tous les points délivrée avant la fm de l'année. Le
grand rebelle sur lequel il avait compté pour susciter des embarras
intérieurs à son rival François I" était fugitif et impuissant. Quittant
la Franche-Comté, comme il avait quitté le royaume, Bourbon s'a-
cheminait assez tristement vers Gênes et allait demander en Espagne
la sœur de Charles-Quint, condition de son inefficace alliance et prix
convenu de son inutile révolte. Les lansquenets avaient regagné
l'Allemagne à moitié débandés; les Flamands étaient rentrés en
pillant dans les Pays-Bas ; les Anglais mécontens avaient été rap-
pelés dans leur île par Henri YIII, plein de regret et d'aigreur; les
Espagnols, réduits en nombre, avaient repassé les Pyrénées, après
avoir paru un instant sur le territoire français sans y prendre une
seule ville et sans y avancer d'un pas. Charles-Quint fut réduit à se
justifier, auprès des ambassadeurs de son allié Henri YIII, de la fai-
blesse de ses efforts, et à leur expliquer l'inexécution involontaire
d'une partie de ses engagemens. Il fallut convenir qu'il avait moins
pu qu'il n'avait promis, et faire le pénible aveu des obstacles directs
ou des résistances détournées qui, dans son royaume de Castille,
s'opposaient à ses desseins ou arrêtaient ses volontés. Il se plaignit
d'avoir été trompé par certains personnages dont il ne manquerait
pas de se souvenir pour les châtier, lorsqu'il y verrait de l'oppor-
tunité (1). Il ne commandait pas encore en maître à ceux qui l'avaient
rendu victorieux à Yillalar. Cependant il ne se découragea point.
De Pampelune, où il s'était établi et où il avait transporté toute son
artillerie, il faisait lever en Aragon des troupes qu'il croyait devoir
être plus dociles, et il se préparait à entreprendre une campagne
d'hiver. Il envoyait en même temps Beaurain à la rencontre du duc
de Bourbon (2), pour le charger d'être son lieutenant-général en
Italie et d'y représenter sa personne. La campagne n'était point ter-
minée dans cette péninsule : l'armée française et l'armée impériale
y étaient encore en présence et combattaient, la première pour re-
prendre, la seconde pour conserver le duché de Milan.
MiGNET.
(1) Dépêche du 12 novembre, écrite par Sampson et Jernigam à Henri VIIL — State
Papers, t. VI, p. 192. ,
(2) Dépêche du 18 décembre, écrite de Pampelune par Sampson et Jernigam à Wolsey.
— State Paper s, t. VI, p. 215.
ÉTUDES MORALES.
LE SALAIRE
ET
LE TRAVAIL DES FEMMES
LES FEMMES DANS LA FABRIQUE LYONNAISE.
Gomme il faut que tout soit attaqué en ce monde, et jusqu'aux
choses les plus saintes, la famille elle-même a eu de nos jours ses
ennemis. Nous sommes heureusement débarrassés de ces étranges
théories, qui, pour réformer la société, commençaient par outrager
la nature; mais les transformations rapides de l'industrie, en appe-
lant de plus en plus les femmes dans les ateliers et en les arrachant
à leurs devoirs d'épouses et de mères, créent pour la famille un pé-
ril d'une espèce toute différente et beaucoup plus grave. Faut-il
s'opposer, coûte que coûte, aux progrès du mal? Faut-il le subir
comme une nécessité de notre temps et se borner à chercher des
palliatifs? C'est un problème d'autant plus difficile à résoudre qu'il
intéresse à la fois la morale, la législation et l'industrie.
Les esprits absolus, qui se portent toujours aux extrémités, de-
mandent que les femmes ne soient astreintes à aucun travail merce-
naire. Diriger leur maison , plaire à leur mari, élever leurs enfans,
voilà, suivant eux, toute la destinée des femmes. Ils ont, pour sou-
p
LE SALAERE DES FEMMES. 9l7
tenir leur opinion, des raisons de deux sortes. Les unes, que l'on
pourrait appeler des raisons poétiques, roulent sur la faiblesse de la
femme, sur ses grâces, sur ses vertus, sur la protection qui lui est
due, sur l'autorité que nous nous attribuons à son endroit, et qui doit
être compensée et légitimée par nos sacrifices ; ces sortes de raisons
ne sont pas les moins puissantes pour convaincre les femmes elles-
mêmes et cette autre partie de l'humanité qui adopte volontiers la
manière de voir des femmes, qui ne connaît encore la vie que par ses
rêves et ses espérances. Des raisons d'un ordre plus élevé se tirent
des soins de la maternité et de l'importance capitale de l'éducation.
Il faut un dévouement de tous les instans pour surveiller le dévelop-
pement de ces jeunes plantes d'abord si frêles, pour former à la
science austère de la vie ces âmes si pures et si confiantes , qui re-
çoivent d'une mère leurs premiers sentimens avec leurs premières
idées, et qui en conserveront à jamais la douce et forte empreinte.
Cette théorie, comme beaucoup d'autres, a une apparence admi-
rable; mais elle a plus d'apparence que de réalité. De ce que le prin-
cipal devoir des femmes est de plaire à leur mari et d'élever leurs
enfans, il n'est pas raisonnable, il n'est pas permis de conclure que
ce soit là leur seul devoir. Dans les familles riches, cette conclusion
est pourtant acceptée comme une vérité inattaquable ; les hommes
et les femmes tombent d'accord qu'à l'exception des devoirs de
mères de famille, les femmes n'ont rien à faire en ce monde. Et
comme pour la plupart d'entre elles cette unique occupation, même
consciencieusement remplie, laisse encore vacantes de longues heu-
res, elles se condamnent scrupuleusement au supplice et au malheur
de l'oisiveté, atrophiant leur esprit par ce régime contre nature,
exaltant et faussant leur sensibilité, tombant par leur faute dans des
affectations puériles et dans des langueurs maladives qu'un travail
modéré leur épargnerait. Ce préjugé est poussé si loin qu'il y a telle
famille bourgeoise dont le chef ne parvient que difficilement par un
labeur obstiné à satisfaire les besoins, tandis que sa femme, épouse
vertueuse, tendre mère, capable de dévouement et de sacrifice,
passe son temps à faire des visites, à jouer du piano, à broder quel-
que collerette. C'est à Lyon particulièrement que cette oisiveté des
femmes de la bourgeoisie est complète : non-seulement les femmes
des fabricans n'aident pas leurs maris dans leurs comptes, dans
leur correspondance, dans la surveillance de leurs magasins, comme
cela se fait avec beaucoup d'avantage dans les autres industries;
mais elles demeurent ignorantes du mouvement des affaires au point
de ne pas savoir si l'inventaire de l'année les ruine ou les enrichit.
C'est bien peu respecter les femmes, c'est en faire bien peu de cas,
que de perdre ainsi volontairement ce qu'elles ont d'esprit d'ordre,
918 REVUE DES DEUX MONDES.
de bon goût, de rectitude morale, je dirai même de disposition à
l'activité, car les femmes, quand nos préjugés ne les gâtent point,
aiment le travail, elles sont industrieuses ; ces mollesses et ces lan-
gueurs où nous voyons tomber leurs esprits et leurs organes leur
viennent de nous et non pas de la nature. Même pour la seule tâche
dont elles sont encore en possession, pour la tâche d'élever leurs
filles et de commencer l'éducation de leurs fils, croit-on qu'elles y
soient propres, quand elles ne donnent point l'exemple d'une acti-
vité sagement dirigée, quand leur esprit manque de cette solidité
que peuvent seuls donner le contact des affaires et l'habitude des
réflexions sérieuses? Admettons que les femmes soient aussi frivoles
qu'on le prétend, ce qui est loin d'être établi : on ne comprendra
jamais quel intérêt la* société peut avoir à entretenir, à développer
cette frivolité, ou pourquoi notre monde affairé et pratique s'efforce
de conserver aux femmes le triste privilège d'une vie à peu près
inoccupée.
Il faut avouer que, si les femmes riches ne travaillent pas assez,
en revanche la plupart des femmes pauvres travaillent trop. C'est
pour elles que les soins du ménage sont pénibles et absorbans. Il y
a une grande différence entre donner des ordres à une servante ou
être soi-même la servante, entre surveiller la nourrice, la gouver-
nante, l'institutrice, ou suffire, sans aucun secours, à tous les be-
soins du corps et de l'esprit de son enfant. Les heureux du monde
qui se contentent de secourir les pauvres de loin ne se doutent guère
de toutes les peines qu'il faut se donner pour la moindre chose quand
l'argent manque, de la bienfaisante activité que déploie une mère
de famille dans son humble ménage, pour que le mari, en revenant
de la fatigue, ne sente pas trop son dénûment, pour que les enfans
soient tenus avec propreté , et ne souffrent ni du froid ni de la faim.
Souvent, dans un coin de la mansarde, à côté du berceau du nou-
veau-né, est le grabat de l'aïeul, retombé à la charge des siens après
une dure vie de travail. La pauvre femme suffit à tout, levée avant
le jolir, couchée la dernière. S'il lui reste un moment de répit quand
sa besogne de chaque jour est terminée, elle s'arme de son aiguille
et confectionne ou raccommode les habits de toute la famille, car
elle est la providence des siens en toutes choses, c'est elle qui s'in-
quiète de leurs maladies, qui prévoit leurs besoins, qui sollicite les
fournisseurs, apaise les créanciers, fait d'innocens et impuissans ef-
forts pour cacher l'excès de la misère commune, et trouve encore,
au milieu de ses soucis et de ses peines , une caresse , un mot sorti
du cœur, pour encourager son mari et pour consoler ses enfans.
Plût à Dieu qu'on n'eût pas d'autre tâche à imposer à ces patientes
et courageuses esclaves du devoir, qui se chargent avec tant de dé-
LE SALAIRE DES FEMxMES. 919
vouement et d'abnégation de procurer à ceux qu'elles aiment la
santé de l'âme et du corps ! Mais il ne s'agit pas ici de rêver : ce
n'est pas pour le superflu que l'ouvrier travaille, c'est pour le né-
cessaire, et avec le nécessaire il n'y a pas d'accommodement. 11 est
malheureusement évident que, si la moyenne du salaire d'un bon
ouvrier bien occupé est de deux francs par jour, et que la somme
nécessaire pour faire vivre très strictement sa famille soit de trois
francs, le meilleur conseil que l'on puisse donner à la mère, c'est
de prendre un état et de s'efforcer de gagner vingt sous. Cette con-
clusion est inexorable, et il n'y a pas de théorie, il n'y a pas d'élo-
quence, il n'y a pas même de sentiment qui puisse tenir contre une
démonstration de ce genre.
Il ne reste donc qu'un refuge à ceux qui veulent exempter la
femme de tout travail mercenaire : c'est de prétendre qu'en fait le
salaire d'un ouvrier suffit pour le nourrir lui et les siens. Il ne faut,
hélas! qu'ouvrir les yeux pour se convaincre du contraire. « En tout
genre de travail, dit Turgot, il doit arriver et il arrive en effet que
le salaire de l'ouvrier se borne à ce qui est nécessaire pour lui pro-
curer la subsistance. » C'est en vertu de ce principe que les manu-
facturiers ont substitué peu à peu le travail des femmes à celui des
hommes, et l'on sait ce qui serait arrivé, au grand détriment de
l'espèce humaine et au grand préjudice de la morale, si le législa-
teur ne s'était empressé de protéger les enfans contre les terribles
nécessités de la concurrence. Il n'est donc pas permis d'espérer que
le salaire d'un ouvrier soit jamais très supérieur à ses besoins, ou,
ce qui est la même chose, que l'ouvrier, par son seul travail, suffise
à ses besoins et à ceux de toute une famille. Il ne faut pas oublier
non plus que la richesse d'un peuple résulte du rapport qui s'établit
entre sa consommation et sa production. Si la France, nourrissant
le même nombre d'ouvriers, produisait tout à coup une quantité
moindre de travail, il est clair, ses dépenses restant les mêmes et
ses bénéfices diminuant, que son industrie subirait une crise. Aussi
ne peut-elle ni restreindre pour les hommes la durée du travail, ni
se priver du travail des femmes et, dans une certaine mesure, de
celui des enfans, à moins que les peuples rivaux ne fassent en
même temps le même sacrifice. Toutes ces propositions étant des
vérités d'évidence, on peut regarder comme établi que le travail de
la femme est nécessaire à l'industrie, et que le salaire de la femme
est nécessaire à la famille.
On dit que cette dure nécessité n'a pas été connue de nos pères;
mais nous ne sommes plus au temps où la mère de famille filait le
lin et tissait la toile pour les usages domestiques. La véritable écono-
mie consiste désormais à travailler fructueusement pour l'industrie,
920 REVUE DES DEUX MONDES.
à recevoir d'elle les produits qu'elle livre à bas prix aux consomma-
teurs. Ainsi le même travail, en changeant de nature, produit des
résultats plus avantageux, et la tâche des femmes s'est modifiée sans
s'accroître.
Il y aurait toutefois quelque exagération à regarder comme un
malheur social cette obligation qui leur est imposée de contribuer
par leur travail personnel à l'allégement des charges communes.
Le travail en lui-même est salutaire pour le corps et pour l'âme, il
est pour l'un et pour l'autre la meilleure des disciplines. Loin de
dégrader celui qui s'y livre, il le grandit et l'honore. Jamais un
homme de cœur ne verra sans quelque respect les nobles stigmates
du travail sur les mains de l'ouvrier. La pitié, pour être saine à celui
qui l'éprouve et profitable à celui qui en est l'objet, doit être fondée
sur des infortunes réelles. C'est l'excès du travail qui est une peine
et un malheur, mais non pas le travail. Ce qu'on peut espérer, ce
qu'il faut demander avec une ardeur infatigable à Dieu et à la so-
ciété, c'est que le travail des femmes soit équitablement rétribué,
qu'il n'excède pas la mesure de leurs forces, et qu'il ne les enlève
pas à leur vocation naturelle, en rendant le foyer désert et l'enfant
orphelin.
Le travail, pour les femmes comme pour les hommes, est de trois
sortes : le travail isolé, le travail de fabrique, et le travail des ma-
nufactures. Le travail isolé est le seul qui convienne aux femmes, le
seul qui leur permette d'être épouses et mères; cependant il devient
chaque jour plus rare et plus improductif, la manufacture absorbe
tout, et la fabrique elle-même, forme intermédiaire entre le travail
isolé et la manufacture, est menacée de périr, c'est-à-dire de se
transformer. On pense généralement que, si elle se transforme en
manufacture, ce sera un grand progrès pour l'industrie, et il sera
facile de montrer que, si elle se changeait au contraire en travail
isolé, ce serait un grand avantage pour la morale. Nos conclusions
ne vont pas plus loin. Il y a une nécessité qui domine toutes les au-
tres, c'est la nécessité d'avoir du pain. Malgré tous les dangers du
travail en commun, surtout pour les femmes, il est encore possible
de vivre honnêtement dans un atelier, et s'il fallait opter entre l'en-
vahissement des manufactures et la ruine de notre industrie, la sa-
gesse voudrait qu'on préférât les manufactures; mais oa n'a pas en-
core jusqu'ici démontré la nécessité, l'urgence de cette révolution,
et puisque la question est pendante, puisque de bons esprits peuvent
hésiter sur les résultats matériels du système nouveau qui tend à
s'établir, il est bon de plaider par des faits, sans exagération, sans
affectation, la cause de la morale.
LE SALAIRE DES FEMMES. 921
^ Nous n'avons pas eu en France de ces magnifiques enquêtes que
l'on fait en Angleterre avec tant de dépenses et de fruit; mais nous
possédons un grand nombre de livres (1) où la situation de nos ate-
liers est décrite avec un soin minutieux, jugée avec une parfaite in-
telligence des conditions et des besoins de l'industrie. Rien n'est
plus attachant que la lecture de quelques-uns de ces ouvrages. Les
ateliers qu'ils décrivent, les mœurs qu'ils racontent, les horizons
qu'ils ouvrent à la pensée, ont à la fois le charme d'un voyage de
découverte et l'autorité d'un livre de morale. Pénétrons à leur suite
dans les ateliers de la fabrique lyonnaise, car c'est surtout l'indus-
trie de la soie, dont Lyon est le chef-lieu en France et même en Eu-
rope, qui a échappé jusqu'ici, au moins chez nous, au régime de la
manufacture.
Les bonnes ouvrières de Lyon aiment leur état ; elles en parlent
volontiers, souvent avec esprit, et il est vrai que ces métiers si pro-
pres, ces belles étoffes si souples et si brillantes ont quelque chose
d'attrayant pour les mains et pour les yeux d'une femme. Quand on
entre dans un atelier, c'est toujours la maîtresse qui en fait les hon-
neurs, et qui répond avec un visible plaisir et beaucoup de netteté
aux questions des visiteurs. L'une de celles qu'on appelle les canuses
disait dernièrement, devant une commission d'enquête, que la soie
est le domaine des femmes, et qu'elles y trouvent du travail depuis
la feuille de mûrier où l'on élève le ver jusqu'à l'atelier où l'on fa-
çonne la robe et le chapeau. 11 y a en effet toute une armée d'ou-
vrières de toute sorte sans cesse occupées sur ce frêle brin de soie.
On étonnerait beaucoup la plupart des femmes du monde en leur
apprenant combien il a fallu de peine pour faire leur plus simple
robe, par combien de mains elle a passé. Nous avons d'abord toute
le grande industrie agricole, l'industrie de la production, car la
tnce produit une grande partie de la soie qu'elle met en œuvre,
et elle en fournit même à l'Angleterre concurremment avec l'Asie.
Il faut surveiller avec une sollicitude de tous les instans, depuis sa
naissance jusqu'à sa métamorphose, ce petit ver qui se nourrit de la
feuille du mûrier, et qui, à force de filer, se crée cette précieuse
enveloppe qu'on appelle le cocon. Quand le cocon est formé et qu'on
a débarrassé delà bourre, on saisit les fils de soie et on commence
à les tirer, en en réunissant au moins trois et quelquefois vingt, sui-
vant la grosseur qu'on veut obtenir. Les brins élémentaires qu'on
(1) Nous citerons notamment le dernier ouvrage de M. Louis Reybaud, Études sur
le Régime des Manufactures.
922 REVUE DES DEUX MONDES.
obtient ainsi par le tirage sont ce que l'on appelle la soie grége. On
les emploie sous cette forme à la fabrication des baréges, d'une par-
tie de la rubanerie, de la gaze de soie, etc., et tout le reste de la
soie grége est dévidé, tordu et doublé avant d'être mis en œuvre.
Ces diverses opérations constituent le moulinage, après lequel la
soie, suivant la force de l'assemblage, le degré et la nature de la
torsion, se divise en fil de trame et en organsin ou fil de chaîne.
C'est à ce moment-là qii' elle est livrée aux chimistes, qui commen-
cent par la décreuser pour lui enlever la gomme qu'elle contient,
lui donner de la flexibilité et de l'éclat, et la disposer à recevoir
plus facilement la matière colorante. Une fois teinte, les dévideuses
s'en emparent, et enroulent la soie des écheveaux sur des bobines,
ou la disposent sur des canettes pour former la trame.
Les ourdisseuses sont chargées d'une opération plus délicate, qui
consiste à assembler parallèlement entre eux, à une égale longueur
et sous la même tension, un certain nombre de fils dont l'ensemble
a reçu le nom de chaîne. Quand la chaîne est toute préparée, on
l'enlève de l'ourdissoir et on la dispose sur le cylindre ensouple du
métier à tisser; c'est ce qu'on appelle le montage. Si l'étoffe qu'on
va commencer est toute semblable à celle qu'on vient de finir, on
rattache chacun des nouveaux fils à l'extrémité des fils correspon-
dans de l'ancienne chaîne; cette opération^ qui peut se répéter in-
définiment, qui simplifie le travail parce que toutes les pièces qu'on
fait successivement ne sont plus pour l'ouvrier qu'une seule et même
pièce, est faite par les rattacheuses ou tordeuses. Si au contraire l'é-
toffe nouvelle a un nombre de fils différent, il est impossible de
souder la nouvelle chaîne à la chaîne précédente, et il faut intro-
duire directement tous les fils dans les maillons du métier. Les re-
metteuses sont chargées de ce travail. Après elles, le métier se trouve
prêt, et il ne reste plus qu'à tisser l'étoffe.
Cependant, lorsqu'il ne s'agit pas d'un uni. mais d'un façonné,
le tisseur, avant de se mettre à l'œuvre, a besoin du concours d'un
nouveau personnel assez nombreux. En effet, il faut d'abord créer
les ornemens que doit recevoir l'étoffe; c'est l'affaire du dessina-
teur, un véritable artiste, dont la profession demande beaucoup de
goût et d'habileté. Il fait avec des fils de soie ce que le mosaïste
fait avec ses cailloux diversement coloriés, ou plutôt, car le mo-
saïste n'est qu'un reproducteur, le dessinateur ressemble à l'artiste
verrier, qui éblouit les yeux par les mille combinaisons de sa mer-
veilleuse joaillerie. Le dessin achevé, il faut le mettre en carte y
opération assez analogue à celle d'un architecte qui dessine la coupe
de son édifice après en avoir dessiné l'élévation. Mettre un dessin
en carte, c'est faire sur un papier quadrillé le plan du tissu que l'on
#
LE SALAIRE DES FEMMES. 923
veut produire, en marquant minutieusement la place de chaque fil.
\près la mise en carte vient encore le Usage, qui a pour but de dis-
tinguer, sur les fds de la chaîne , les points qui doivent être appa-
rens et ceux qui doivent passer à l'envers du tissu. L'ouvrière fait
cette opération sur un cadre tendu de fds qui'simulent la chaîne, et
parmi lesquels elle sépare les fds apparens ou cachés au moyen de
ficelles qui à leur tour simulent la trame. On se sert de ce cadre
pour préparer des cartons percés de trous que Ton met en contact
avec le mécanisme chargé de faire mouvoir les fds de la chaîne sur
le métier. Ces cartons une fois posés , le tisseur peut commencer sa
besogne. Tout ce travail, qui emploie tant de bras, coûte tant de
soins et dure si longtemps, n'est donc, à proprement parler, que
la préparation du travail. Enfin, lorsque le tisseur à son tour a fini
sa tâche et rendu la pièce fabriquée au négociant qui lui avait con-
fié les fils, celui-ci, dans la plupart des cas, la dépose encore chez
l'apprôteur, qui la nettoie, lui donne le brillant, et, s'il y a lieu, cer-
taines apparences particulières , celles par exemple de la moire ou
des étoffes gaufrées. L'art des apprêts constitue à lui seul une grande
et difficile spécialité.
N'est-ce pas là, comme nous le disions, une véritable armée d'ar-
tistes, d'ouvriers, d'industriels de toute sorte? Dans cette armée,
on retrouve partout les femmes. D'abord dans la magnanerie, où
l'on élève le ver à soie. Le tirage ou filage se fait exclusivement par
elles ; elles concourent avec les hommes à la plupart des opérations
du moulinage. Les hommes sont en plus grand nombre dans les ate-
liers de teinture, et les femmes n'y sont employées qu'à des travaux
accessoires, tels que le pliage ; mais dans les spécialités qui vien-
nent ensuite, jusqu'au tissage, il n'y a que le dessin et la mise en
carte qui soient exclusivement dévolus aux hommes : le lisage se
fait indifféremment par des hommes ou par des femmes ; puis vien-
nent les devideuses et canetières, les ourdisseuses, les tordeuses,
les remetteuses. Enfin, pour le tissage proprement dit, c'est-à-dire
pour r industrie en somme la plus importante et qui emploie le per-
sonnel le plus nombreux, plus d'un tiers des métiers dans la ville
de Lyon (il n'y en a pas moins de soixante-douze mille) , et peut-
être les deux tiers dans la grande banlieue, sont occupés par des
femmes.
On comprend aisément pourquoi la présence des hommes est né-
cessaire dans les ateliers du moulinage et de la teinture. Cependant,
à mesure que les machines du moulinage se perfectionnent, les
hommes cèdent la place aux femmes , qui finiront par être elles-
mêmes remplacées par les enfans. On croirait au premier abord
que l'industrie du dessinateur pour étoffes est faite exprès pour les
femmes. C'est un joli travail, sédentaire, peu fatigant, bien rétribué,
02/l REVUE DES DEUX MONDES.
qui ne demande en apparence que du goût. Et qui sait mieux que
les femmes choisir un dessin ou assortir des couleurs? Néanmoins il
est constaté par une longue suite d'expériences, toutes infructueuses,
quelles ne savent pas inventer des combinaisons; leur aptitude est
de les bien juger et d'en tirer bon parti. Quand nous voyons des
châles, des soieries,- des papiers peints, des dentelles, dont l'aspect
général nous frappe par l'élégance ou la richesse, sans que nous
nous rendions un compte très exact du dessin, nous ne pensons
guère que la faculté dominante de l'artiste qui fait les patrons ou
modèles est plutôt la création que le goût, et pourtant il en est ainsi :
une belle étoffe à dessin riche, tou(fu, élégant, est tout un petit
poème. L'opération de la mise en carte pourrait se faire par des
femmes, et se fait généralement par des hommes. A ce petit nombre
d'exceptions près, les femmes sont plus nombreuses que les hommes
dans tous les ateliers de l'industrie de la soie. En Allemagne, le tis-
sage se fait presque exclusivement par leurs mains. Il ne faut, pour
tisser, que de l'adresse, de l'assiduité, de la propreté; les velours
seuls exigent de la force.
Ce n'est point assez cependant que d'avoir dénombré les batail-
lons; il faut à présent entrer dans les rangs, et se rendre compte
des conditions d'existence des membres les plus importans de cette
armée : commençons par les capitaines.
La première fois qu'on va visiter un fabricant lyonnais, on s'at-
tend à entrer dans d'immenses ateliers, à entendre le bruit d'une
machine à vapeur, à voir d'innombrables métiers en mouvement, à
être entouré d'un monde d'ouvriers. On trouve un comptoir, quel-
ques magasins silencieux et deux ou trois hommes occupés sur un
bureau à des écritures. C'est que le fabricant est un entrepreneur
qui achète la soie en écheveaux, la fait tisser hors de chez lui, dans
des ateliers dont il n'est ni le propriétaire, ni le du^ecteur, et la re-
vend ensuite au commerce de détail. Son industrie comprend trois
parties : acheter la soie, surveiller la fabrication, vendre l'étoffe. Il
n'y a peut-être pas de profession qui, par sa nature, soit sournise à
des chances plus variables, et demande la réunion d'un plus grand
nombre de qualités très rares. Cela tient principalement à deux
causes : — l'une, c'est le prix de la matière première, qui vaut litté-
ralement son pesant d'or; l'autre, c'est la nature capricieuse de la
mode, qui règne souverainement sur l'industrie de la soie. L'achat
est soumis à toutes les chances de l'agriculture, la vente à tous les
caprices de la fantaisie. Ainsi, soit que l'on considère l'approvision-
ment en matières ou l'approvisionnement en tissus, la valeur de
l'inventaire peut varier d'un moment à l'autre dans des proportions
énormes. A ces conditions, qui exigent évidemment dans un degré
supérieur toutes les qualités d'un commerçant, s'ajoute encore, pour
LE SALAIRE DES FEMMES. 925
le fabricant de soieries, l'obligation de choisir les nuances et les
dessins, et de les faire exécuter avec goût; il faut donc qu'il soit à
la fois négociant et artiste. Si l'on songe maintenant à l'influence
qu'il exerce, par ses achats sur les magnaneries, par ses commandes
sur la population ouvrière, par ses ventes sur le commerce des nou-
veautés, on comprendra quelle est l'importance exceptionnelle de
son rôle dans l'industrie. Avec deux ou trois commis de magasin et
autant de commis de ronde qui composent tout son état-major, il a
sur la richesse nationale une influence plus réelle, plus personnelle
que des directeurs d'usines qui emploient douze cents ouvriers, et
construisent des chemins de fer de plusieurs kilomètres pour le ser-
vice exclusif de leurs établissemens.
L'auxiliaire immédiat du fabricant lyonnais est un simple arti-"
san. Quand le fabricant a acheté la soie, quand il l'a fait mouliner
et teindre, il appelle un ouvrier auquel il confie la quantité de ma-
tière nécessaire pour faire une pièce. L'ouvrier emporte cette soie
chez lui, avec les dessins et les cartons quand il y a lieu ; il la fait
disposer sur son métier par une ourdisseuse et une remetteuse, et
quand la pièce d'étoffe est achevée et qu'il la rapporte au patron,
celui-ci lui paie sa fabrication par mètre courant. L'ouvrier, dans ces
conditions, est donc un entrepreneur; il ne dépend de son patron que
comme tout fabricant dépend de celui qui lui donne de l'ouvrage.
S'il n'y avait d'autre élément dans la fabrique lyonnaise que le
négociant qui fait la commande et l'ouvrier qui l'exécute, l'industrie
du tissage appartiendrait à ce que nous avons appelé le travail isolé;
mais il est bien rare que l'ouvrier qui possède un métier n'en pos-
sède qu'un seul : en général, il en a au moins deux et au plus six.
Une chambre où cinq ou six métiers sont occupés par autant d'ou-
vriers est un atelier; ce n'est plus le travail isolé, ce n'est pas non
plus la manufacture, c'est ce que l'on appelle proprement la fa-
brique.
La plupart des ateliers sont situés dans des rues étroites, malpro-
pres, à l'aspect désolé. On monte un vieil escalier médiocrement
entretenu, et l'on se trouve dans une pièce assez vaste, bien éclai-
rée, munie d'un petit poêle en fonte,, et très souvent voisine d'une
espèce de petit salon où la maîtresse de la maison vous reçoit. Les
métiers sont disposés à côté l'un de l'autre, de manière à profiter le
plus possible de la lumière. Dans certains ateliers, il n'y a pas
d'autre homme que le maître, ou d'autre femme que la maîtresse;
quelquefois les deux sexes sont mêlés. Ces chefs d'ateliers forment
une classe très intéressante et très curieuse, qu'on ne retrouve pas
ailleurs, car ils sont très décidément des ouvriers, et ne cherchent
pas, comme la plupart des maîtres dans les autres corps d'état, à
s'afTdier à la bourgeoisie. Qu'ils soient fds de maîtres ou qu'ils soient
926 REVUE DES DEUX MONDES.
arrivés à s'établir après avoir longtemps travaillé comme compa-
gnons, ils font leur journée dans l'atelier comme tous les autres :
leur travail est rétribué par le fabricant de la même façon, au même
prix; ils dirigent leurs apprentis, mais ils ne se mêlent pas du tra-
vail des compagnons; ils n'ont sur eux d'autre autorité que celle
d'un propriétaire sur son locataire. Ils portent le même costume, et
les dimanches se réunissent dans les mêmes lieux de plaisir. S'ils
ont l'esprit plus ouvert, ce n'est pas que leur éducation soit diffé-
rente; c'est que le sentiment et le souci de la propriété donnent
toujours quelque force au jugement et une certaine régularité à la
conduite. Ils se connaissent entre eux, s'apprécient, tiennent à l'es-
time de leurs voisins, et entrent volontiers dans des associations de
secours mutuels, non-seulement par de louables vues d'épargne,
mais pour se procurer une force de résistance contre les patrons.
La preuve de ce dernier fait, c'est qu'il existe à Lyon plus de cent
soixante sociétés de secours mutuels, et que, quand on a essayé de
les réunir en une société générale, très peu de chefs d'ateliers s'y
sont prêtés, tant ils craignent de ne pas rester maîtres d'eux-mêmes.
Les sources de leurs bénéfices sont de trois sortes : ils ont d'abord
le produit de leur journée de travail comme tous les autres ou-
vriers; puis ils prélèvent pour location du métier la moitié du sa-
laire gagné par les compagnons : on calcule qu'en tenant compte
du loyer, du chauffage et de l'éclairage, cette moitié se trouve ré-
duite à un quart; enfin chaque apprenti leur paie, pour frais d'ap-
prentissage, une somme assez élevée ou leur abandonne pendant
plusieurs années le produit de sa main-d'œuvre. Un chef d'atelier
propriétaire de six métiers en bon état, qui a de nombreuses com-
mandes, des compagnons laborieux et capables, avec un apprenti,
est certainement dans l'aisance. Il travaille treize heures par jour,
mais c'est la condition de tous les ouvriers, et au moins il travaille
chez lui, près de sa femme et de ses enfans, sans être gêné par un
surveillant ou par un contre-maître, et en tirant de son industrie un
salaire relativement très élevé. A ne considérer que ces traits géné-
raux de sa situation, il est certainement permis de le compter parmi
les ouvriers les plus favorisés» Une population ouvrière dont un tiers
environ est composé de chefs d'ateliers présente d'importantes ga-
ranties d'ordre et de moralité, et la perspective de devenir chefs
d'ateliers à leur tour est pour les compagnons un encouragement à
la bonne conduite et à l'économie.
La situation du simple compagnon est de tout point différente
de celle du maître. D'abord il est réduit à son propre salaire, et il
en perd chaque jour la moitié, disons le quart, pour plus d'exac-
titude, puisqu'il perdrait toujours l'autre quart en frais généraux.
Ensuite il travaille hors de chez lui, ce qui implique une certaine
LE SALAIRE DES FEMMES. 9^
dépendance; il n'a ni famille ni intérieur. Il rentre dans un garni
après treize heures de travail; s'il ne gagne pas assez pour partager
l'ordinaire du maître, il se nourrit mal dans un cabaret. Une vie
sans foyer est presque fatalement une vie de désordre, car l'éco-
nomie n'est conseillée au célibataire que par la raison, tandis que
c'est le cœur qui la conseille au père de famille. Dans un temps qui
n'est pas encore très éloigné de nous, le compagnon s'attachait à la
famille du maître, et trouvait dans ces rapports un adoucissement à
sa solitude; mais peu à peu un abîme s'est creusé entre ces deux
ouvriers, dont l'un n'a que ses bras, tandis que l'autre a un établis-
sement et un capital. Les compagnons sont devenus nomades, cou-
rant d'atelier en atelier, faisant leur tâche à côté du maître pen-
dant tout le jour, sans le prendre pour confident, sans lui donner et
sans lui demander de l'affection, de jour en jour moins honnêtes,
moins réfléchis et moins à l'abri d'une vieillesse malheureuse.
L'apprentissage se fait dans de mauvaises conditions. 11 est d'u-
sage que l'apprenti abandonne au maître le produit de son travail
pendant quatre années, contrat onéreux qui met l'eiifant à la charge
du père de famille dans un âge où il a déjà toute sa vigueur. 11 en
résulte que le métier de tisseur ne peut être appris par la partie
la plus pauvre de la population , et que les ouvriers aisés , épuisés
par les sacrifices que ces quatre années leur imposent, ne peuvent
plus songer à exonérer leurs enfans du service militaire. On a peine
à se rendre compte d'une exigence aussi disproportionnée, car le
métier de tisseur s'apprend en six mois. Les pères de famille ra-
chètent, quand ils le peuvent, une portion de ces quatre années
d'esclavage par une somme qui s'élève quelquefois à 500 francs.
Voilà en gros quelle est la situation du maître, du compagnon et de
l'apprenti. Tout ce que nous venons de dire s'applique également
aux hommes et aux femmes ; mais il y a des différences nécessaires,
et qu'il faut maintenant examiner.
II.
Constatons d'abord un fait très important à l'honneur de l'indus-
trie lyonnaise, c'est que l'ouvraison est payée à tant le mètre, sans
aucune différence pour les hommes et pour les femmes. 11 n'en ré-
sulte pas que la moyenne du salaire soit la même pour les deux
sexes, car si la moyenne pour un homme s'élève, par exemple, à
2 francs 50 centimes, elle n'atteint pas 1 franc 75 centimes pour
une femme. La raison en est toute simple : il faut plus d'adresse
et d'agilité que de force pour conduire un métier ordinaire ; mais il
faut plus de force que n'en possède ordinairement une femme pour
faire mouvoir les métiers qui tissent des pièces de grande largeur,
928 REVUE DES DEUX MONDES.
OU les métiers pour velours et certaines étoffes façonnées. Quelques
femmes tissent des velours; on en citait une dernièrement qui, grâce
à une vigueur exceptionnelle et en travaillant quatorze heures par
jour, gagnait des journées égales à celles du meilleur ouvrier. La
pauvre fille avait une jeune sœur aveugle à pourvoir; elle est morte
à la peine dans la fleur de l'âge, et sans avoir pu réaliser entière-
ment la pensée pour laquelle elle donnait sa vie. La charité, si active
à Lyon, a sur-le-champ adopté la sœur orpheline. Plusieurs femmes,
chargées de famille et trouvant dans leur cœur la source d'un cou-
rage inépuisable, compensent ainsi par leur activité ce qui leur man-
que de force, et arrivent à égaler les journées des hommes en tra-
vaillant plus longtemps. Ce sont là de rares exceptions. Il ne faut
pas souhaiter qu'elles se multiplient, puisque ces excès de travail
sont infailliblement funestes à la santé des ouvrières. Le salaire
des femmes reste donc inférieur à celui des hommes ; mais elles re-
çoivent ce qu'elles ont réellement gagné, le fabricant acquitte ce
qu'il croit être le juste prix du service reçu : ce n'est pas de lui que
les femmes peuvent se plaindre, mais seulement de la nature, qui
leur a refusé des forces égales aux nôtres.
On voit que le principe d'après lequel la rémunération est ré-
partie dans la fabrique lyonnaise est le principe libéral, celui qui
dit : à chacun suivant ses œuvres. Si l'on cherchait bien, on recon-
naîtrait que ce principe est le fondement du droit de propriété. Aussi
quelques écoles socialistes lui ont-elles opposé un principe tout dif-
férent, et dont on sait la formule : à chacun suivant ses besoins!
Gomme le droit de propriété sort du premier de ces deux principes,
le droit au travail sort du second. Le premier principe mesure la
rétribution sur le service, parce qu'il reconnaît le droit de celui qui
paie, et le second mesure la rétribution sur les besoins du travail-
leur, parce qu'il ne reconnaît de droits qu'à celui qui est payé. Or,
quoique le socialisme soit chassé de nos institutions, de nos lois et
de nos usages, il envahit sournoisement le domaine de l'industrie.
Ce sont les manufactures qui le ramènent de tous côtés, malgré la
guerre théorique que leurs chefs lui ont faite et lui feraient certai-
nement encore. Le socialisme brutal réclamait pour l'ouvrier inca-
pable ou fainéant un salaire qu'il ne gagnait pas : il attentait à la
propriété. Les manufacturiers qui paient un service moins qu'il ne
vaut, parce que l'ouvrier qui le rend a peu de besoins ou beaucoup
de résignation, attentent à la justice. A l'époque du grand dévelop-
pement des manufactures en Angleterre, les bras ayant été brus-
quement abandonnés pour la vapeur, et l'ouvrier ayant cessé par
conséquent d'être lui-même une force pour devenir le guide et le
surveillant d'une force mécanique, on remplaça partout les hofnmes
par des femmes, qui rendaient le même service, et qui, dépensant
ILE SALAIRE DES FEMMES. 929
moins, se contentaient d'un moindre salaire. On vit les hommes,
inotcupés, inutiles, garder la maison et les enfans, tandis que les
femmes vivaient à l'atelier, et, prenant le rôle de l'homme, en pre-
naient aussi jusqu'à un certain point les habitudes. Bientôt les fabri-
cans cessèrent de mesurer la rétribution sur les besoins, — il n'y a
plus de règle en dehors de la règle, — eî comme les femmes n'ont
ni l'esprit de résistance qui anime les hommes, ni la force nécessaire
pour se faire rendre justice, on poussa aux derniers excès la réduc-
tion des salaires. Il y eut même des ateliers où l'on rechercha de
préférence les femmes qui avaient des enfans à leur charge, parce
que, dans leur désir de donner du pain à leur famille, elles ne recu-
laient devant aucun travail, et acceptaient avec empressement des
prolongations de journée qui dévoraient en peu de temps leurs forces
et leur vie. Quand les machines devinrent de plus en plus puissantes
et la surveillance de plus en plus facile, l'ardeur du gain, aiguil-
lonnée par la concurrence, remplaça la femme par l'enfant, détrui-
sant ainsi les adultes par le chômage et les enfans par la fatigue.
De tels résultats méritent d'être pesés par les partisans du droit au
travail; on peut dire que c'est leur arme qui se retourne contre eux.
C'est pour avoir voulu entamer le capital au nom du besoin qu'ils
voient le capital rejeter les hommes, épuiser et rançonner les femmes
et les enfans. C'est donc un grand titre d'honneur pour la fabrique
■ yonnaise d'être constamment restée dans le vrai, et d'avoir toujours
i)ayé le service rendu sans acception des personnes.
La maîtresse d'atelier est rémunérée, de même que son mari, au
prorata de l'étoffe qu'elle a tissée. Si l'on ne regardait que ces ou-
vrières privilégiées, on pourrait dire que la fabrique de Lyon a ré-
solu le problème de traiter équitablement les femmes. Une maîtresse
d'atelier, n'ayant pas le loyer de son métier à payer peut, sans trop
de fatigue, gagner li francs dans sa journée. Sur ces A francs, il
faut défalquer un quart pour les frais, ce qui porte encore la journée
à 3 francs, et comme le ménage, outre le salaire du mari et de la
femme, opère un prélèvement sur la journée de chaque compagnon,
le bénéfice s'élève en moyenne à 5 ou 7 francs pour la femme, à
6 ou 8 pour le mari. Il ne faut pas oublier toutefois que les crises
de l'industrie se traduisent immédiatement pour le chef d'atelier en
ruine complète, qu'il dépend pour avoir de l'ouvrage de la bonne
volonté du fabricant et de ses commis, et que, même en supposant
toutes les chances propices, il subit une interruption forcée de tra-
vail chaque fois qu'une pièce est finie et qu'il faut en disposer une
autre sur le métier. Les fabricans qui favorisent un maître tisseur
lui donnent des pièces à longue chaîne, ou dont l'ourdissage se fait
avec rapidité, afin de lui épargner des pertes de tem])S. Malgré ces
T|-»\«P vvv "«^
930 KEYUE DES DEUX MONDES.
inconvéniens, on peut dire qu'une ouvrière placée à la tête d'un
atelier reçoit pour ses peines un salaire convenable.
Elle exerce. d'ailleurs son industrie dans des conditions excel-
lentes. Sauf l'obligation de rendre l'étoffe à des époques détermi-
nées, ce qui même n'a pas toujours lieu, elle est affranchie de toute
surveillance. Elle travaille chez elle à côté de son mari, elle peut
avoir ses enfans sous la main, et reste maîtresse de partager son
temps au mieux de ses intérêts entre les soins du ménage et son
travail industriel. Sa santé, sa moralité, son bonheur domestique ne
sont pas menacés par sa profession. Un point qu'il faut seulement
indiquer dans les habitudes de la place peut donner lieu à des in-
quiétudes. L'usage de Lyon veut que la femme du maître serve
d'intermédiaire entre son mari et les fabricans. Ce n'est pas le mari
qui va chercher l'ouvrage à faire ou rapporter l'ouvrage fait, c'est
la femme. Une fois la pièce achevée, enlevée du cylindre, propre-
ment pliée, la maîtresse met son plus beau bonnet et sa meilleure
robe, et s'en va affronter les reproches ou recevoir les complimens du
patron qui l'emploie. Quand la femme est jolie et que le patron ou
ses commis sont jeunes , il peut assurément en résulter des abus au
point de vue des mœurs. Beaucoup de plaintes se sont élevées à ce
sujet; il y a eu de grandes exa§férations. La plupart des négocians
sont des hommes sérieux, incapables de profiter de leur position
pour porter le trouble dans un ménage qui dépend entièrement
d'eux. Les maîtresses tisseuses, de leur côté, sont presque toutes
des personnes sensées et réservées , fières à juste titre de conduire
un atelier et de gagner leur vie par le travail. Quand on les inter-
roge sur les relations établies entre elles et les fabricans, loin de
s'en plaindre, elles en paraissent charmées. Est-ce seulement une
petite vanité ? Est-ce le plaisir de faire une course de temps à autre
et un bout de toilette? Est-ce l'autorité que cette fonction leur as-
sure dans le ménage ? Il y a un peu de tout cela, et tout cela ne
vaut rien. C'est toujours une chose regrettable pour le bon ordre de
la famille que de donner à la femme une importance trop grande
dans la conclusion des marchés, et par conséquent dans la direction
des affaires communes. Pour peu qu'elle soit adroite et laborieuse,
elle gagne autant que son mari par son travail personriel, et alors
l'autorité du chef de famille n'a plus de raison d'être. Il faut tou-
jours souhaiter que les faits soient d'accord avec les institutions.
Quand on voit, le dinianche, toute la population des ateliers af-
fluer dans les lieux de plaisir qui environnent la ville , il est assez
difficile de distinguer la simple ouvrière de la maîtresse. Toutes ces
femmes ont le même goût pour la toilette , et la plus humble mou-
linière fait volontiers des sacrifices pour être vêtue avec élégance.
I
LE SALAIRE DES FEMMES. 931
Cependant il y a un abîme entre la destinée de ces deux femmes,
dont l'une a une famille et une position aisée et assurée, tandis que
l'autre vit seule, réduite, quand elle ne chôme pas, au salaire insuf-
fisant de la journée. Il est bien difficile d'établir la moyenne de ce
salaire; les écrivains les mieux renseignés n'y sont pas parvenus, et
les commissaires chargés de faire des enquêtes au nom de la cham-
bre de commerce n'ont donné que des à-peu-près. Quand on inter-
roge sur les lieux les patrons et les ouvriers, ils semblent incertains
et hésitans. C'est qu'indépendamment des fluctuations de la place,
mille circonstances peuvent modifier le gain de la journée. Il y a des
étoffes qui rendent plus que d'autres; il y en a dont le montage est
lent, difficile, fréquemment renouvelé, source de pertes énormes,
car il faut payer la remetteuse et chômer pendant qu'elle travaille;
il y a surtout des ouvrières appliquées et robustes, et d'autres qui
se découragent facilement ou que leurs forces trahissent. La santé
d'une ouvrière entre pour beaucoup dans la détermination de ses
bénéfices, la volonté pour plus encore, car une volonté énergique
tire parti d'un corps malade et d'une force épuisée. Les supputations
les plus favorables ne permettent pas d'évaluer en moyenne le sa-
laire d'une tisseuse à plus de 1 franc 50 centimes. Portons, pour
mettre tout au mieux, la moyenne des salaires à 1 franc 75 centimes
par jour, ce qui donnerait 525 francs par an pour trois cents jours
de travail. Avec 1 franc 75 centimes par jour, chiffre exagéré évi-
demment, on peut vivre, mais on vit très mal. Si l'on ne prélève sur
le revenu de l'année que 72 francs (20 centimes par jour) pour le
logement, ce logement sera un taudis. Si on ne met pas plus de
150 francs pour le blanchissage, la chaussure et le vêtement, à coup
sûr on sera bien au-dessous du plus indispensable nécessaire. Il ne
reste qu'environ 80 centimes par jour pour la nourriture, lel dé-
penses imprévues et les frais professionnels, à la vérité presque in-
signifians. Si nous avions pris 1 franc 50 centimes pour point de
départ, le chiffre de la dépense journalière tombait à 55 centimes!
La plupart des tisseuses se nourrissent dans l'atelier avec la famille
du maître; cette combinaison, qui n'est pas toujours praticable, est
de beaucoup la meilleure. Quoique les femmes soient naturellement
sobres, quoiqu'elles aient en général moins besoin que les hommes
d'une nourriture réparatrice, on doit songer que les tisseuses font
un métier assez fatigant, et que la force leur est nécessaire, ne
fût-ce qu« pour gagneç une bonne journée. Être misérablement lo-
gée, pauvrement vêtue, assez mal nourrie, et avec cela travailler,
au minimum, douze heures par jour, voilà quel est le sort matériel
^'une ouvrière tisseuse placée dans des conditions favorables de
santé et de travail.
Cependant il faut bien le dire à présent, et on ne le dit pas sans
932 REVUE DES DEUX MONDES.
avoir le cœur serré, les tisseuses sont des ouvrières privilégiées:
elles sont, après les maîtresses, l'aristocratie de la fabrique. Les
ovalistes ou moulinières, qui travaillent constamment debout pen-
dant treize heures, ne gagnent que 8 francs par semaine; à cer-
taines époques, leur salaire est tombé à 70 centimes par jour. En
général, elles se nourrissent chez les maîtres, qui leur trempent une
soupe le matin pour 5 centimes, et leur fournissent un plat à midi
pour 25 centimes, le pain restant à leurs frais ainsi que le vin, si
elles en boivent. La soupe des ovalistes est passée en proverbe à
Lyon. Cette nourriture insuffisante absorbe les deux tiers de leur
salaire, si chèrement gagné. Les devideuscs^ surtout les devîdeuses
de trames^ ne sont pas dans des conditions meilleures. Elles tra-
vaillent chez des maîtresses qui prélèvent la moitié de leur salaire,
comme cela se pratique dans les ateliers de tissage. La journée,
après ce prélèvement, flotte entre 1 fr. et 1 fr. 25 c. pour treize ou
quatorze heures de travail. On leur trempe la soupe deux fois par
jour. Les devideuses d'organsin gagnent un peu plus, parce qu'elles
travaillent pour les fabricans et non pour les chefs d'ateliers, et
parce que l'organsin (la soie des chaînes) a en général plus de va-
leur que le fil de trame. Les canetières^ qui disposent la soie sur les
canettes, ne gagnent que 1 fr. pour des journées de douze heures.
On leur trempe la soupe deux fois, comme aux devideuses. Les
ourdisseuses^ dont le salaire est aussi de 1 franc à 1 franc 25 cent.
.par jour, sont nourries par les maîtres qui les emploient. Dans les
bons ateliers, on a une ourdisseuse à l'année pour 100, 125 ou
150 francs de gages. Gela est plus avantageux pour l'ouvrière, parce
qu'elle est nourrie, blanchie et logée; mais alors elle se charge des
groj ouvrages de la maison , où elle est plutôt considérée comme
servante que comme ouvrière. Les gages d'une domestique ordi-
naire dans une maison bourgeoise de Lyon sont plus élevés. Les
metteuses en mains sont mieux traitées que les ourdisseuses : leur
journée est de 2 fr. au moins, et leurs gages, quand on les prend à
l'année, sont de 200 à 250 francs. C'est qu'elles travaillent pour les
fabricans, et qu'elles sont employées à un métier où le vol qu'on
appelle le piquage d'once est assez facile. Leur besogne consiste à
subdiviser un paquet d'un certain poids en portions plus petites,
désignées sous les noms de m,ainsj pantines et flottes. La pantine se
compose de deux, trois ou quatre flottes, et il faut quatre pantines
pour faire une main. Les liceuses, qui fabriquent les lices ou réseaux
de longues mailles entre lesquelles passent les fds de la chaîne des
étofî'es, ont un état peu fatigant, mais qui ne donne pas de quoi
vivre. Les liseuses, qui font les cadres au moyen desquels on perce
les cartons, gagne^it quelquefois par jour jusqu'à 1 franc ib cent.;
elles sont sujettes à de fréquens chômages. Les tordeuses, qui pla-
LE SALAIRE DES FEMMES. 933
cent la nouvelle pièce sur le métier, peuvent en placer deux par
jour, et gagnent pour chaque pièce 1 franc 50 centimes. Les remet-
teuses sont encore plus favorisées ; ce sont elles qui changent la dis-
position du métier, quand la nouvelle chaîne est formée de plus de
fils que la précédente. On leur paie 5 centimes par portée, ce qui
peut leur faire des journées de h francs, et même plus. Une bonne
remetteuse est très recherchée, parce que le tisseur a les bras croi-
sés pendant qu'elle travaille, et qu'il a par conséquent intérêt à
obtenir les services d'une remetteuse habile, et à l'avoir sous la
main quand il en a besoin. Comme ces ouvrières passent leur vie à
courir d'atelier en atelier, ce sont ordinairement des femmes d'un
certain âge. On va les chercher chez elles, on les nourrit dans la
maison où elles travaillent , et ordinairement on leur fait un petit
régal. Le soir, on les reconduit en famille. Ce sont les fêtes de l'a-
telier.
Dans tous ces calculs, nous n'avons tenu aucun compte des trois
fléaux qui rendent la position de l'ouvrier si précaire : le chômage,
la maladie et la vieillesse. Même quand le commerce est florissant
et la fabrique en pleine activité, l'ouvrier n'est jamais à l'abri du
chômage. Il y a des corps d'état où il est en quelque sorte chro-
nique. Les remetteuses, dont le salaire est très élevé, chôment en
général trois jours par semaine; elles n'ont presque plus d'ouvrage
dès que le commerce se ralentit. On comprend qu'il en soit de
même des liseuses et de toutes les professions qui tiennent aux va-
riations de la mode. Les tisseurs ont plus de fixité, sans pouvoir ce-
pendant être sûrs du lendemain. Tantôt, en arrivant à l'atelier, on
apprend que le maître n'a pas de commande, tantôt c'est une pièce
d'un nouveau dessin qu'il faut monter, et la remetteuse n'est pas
prête. On perd un temps incalculable en courses dans les ateliers,
si l'on est simple ouvrier, et chez les patrons, si l'on est maître. Les
Anglais disent proverbialement que le temps c'est de l'argent; il
faut changer cela pour les ouvriers : pour eux, le temps est du pain.
Pendant qu'une malheureuse femme va d'atelier en atelier, deman-
dant du travail sans en trouver, l'heure du repas arrive bien vite.
Comment montera-t-elle les mains vides ce long escalier au bout
duquel l'attendent ses enfans, déjà exténués par les privations? S'il
y a un malade dans le grenier, comment aura-t-elle une drogue
chez le pharmacien, un peu de viande pour faire un bouillon, une
couverture pour remplacer le feu?
De temps en temps il survient dans les régions élevées du com-
merce une de ces crises que signalent tant de sinistres à la Bourse.
Tout le monde est frappé, mais c'est dans l'industrie surtout que le
contre-coup est terrible. Du jour au lendemain, les fabricans arrê-
tent leurs commandes. Aussitôt tousles ateliers se vident, la pous-
^
034 REVUE DES DEUX MONDES.
sière les envahit, les métiers dégarnis ressemblent à des ruines lu-
gubres. Le ménage du maître vit quelques jours sur ses épargnes;
l'argent épuisé, et il s'épuise bien vite, le pain manque absolument,
car il n'y a pas de crédit possible, si la crise menace d'être longue.
Le loyer court cependant, comme l'impôt, pour cet atelier désert;
c'est ce qui précipite la catastrophe. On porte au mont-de-piété sa
vaisselle, sa literie, ses vêtemens de chaque jour. L'ouvrier qui n'a
rien, pas d'épargne, pas d'effets, est mis à l'aumône d'un seul coup.
Il devient mendiant avec un cœur courageux et des bras robustes.
'En 1836, on ramasse un ouvrier sur le quai de la Charité, exténué,
presque moribond. « C'est de honte que je meurs, » dit-il pendant
qu'on le porte à l'hôpital. A Lyon, le fléau frappe à la fois quatre-
vingt mille âmes dans la ville et quatre-vingt-dix mille dans la po-
pulation rurale. La peste et la famine ne sont rien auprès. La ville
est effrayante et navrante le soir. Tout est éteint et morne dans les
quartiers laborieux. Les femmes se glissent comme des ombres, ten-
dant la main pour que leurs enfans ne meurent pas, ou chantent
avec des sanglots dans la voix, et le visage tourné vers la muraille
de peur d'être reconnues.
En dehors de ces désastres qui accablent une population entière,
il y a des malheurs attachés à la nature humaine, mais dont les
conséquences sont particulièrement terribles pour ceux qui vivent
du travail de leurs mains. La maladie n'est que la maladie pour
le riche; pour l'ouvrier, elle est fatalement la ruine. Dès le premier
jour qu'il passe sur le lit de douleur, la paie est supprimée; en
même temps la dépense augmente. Il faut payer le médecin, le
pharmacien. Hélas! il faudrait aussi avoir de la propreté autour
du malade, donner de l'air à cette poitrine embrasée. On a pour
ressource l'hôpital, quand l'hôpital ne manque pas de lits. On trouve
là le repos, des soins intelligens, des remèdes; mais l'inquiétude
torture ce corps brisé autant que la maladie. Que devenir pendant
la convalescence? Gomment retrouver un métier, des commandes?
Si c'est une femme, une mère, où vont ses enfans tandis qu'elle
est là gisante et impuissante?
Il y a aussi la vieillesse, longue et incurable maladie. On fait des
calculs sur le salaire des ouvriers ; li centimes pour le logement,
75 pour la nourriture; mais combien pour l'épargne? Si chaque
jour, pendant la santé et la force, il n'a pas le courage de se retran-
cher le superflu et quelquefois de prendre sur le nécessaire, quand
ses yeux ne voient plus, quand ses mains tremblent, il tombe à la
merci des siens, ou, s'il n'a pas de famille, à la charge de la cha-
rité. Reconnaissons toutefois que l'industrie de la soie est une des
plus salubres. Les ateliers sont propres et bien aérés. Le travail est
fatigant, sans demander une grande dépense de force. Il n'engendre
LE SALAIRE DES FEMMES. 935
aucune maladie spéciale. La navette peut encore être lancée par les
mains débiles d'un vieillard. Il arrive fréquemment qu'on est obligé
de faire aux vieux parens une sorte de violence pour leur imposer
l'oisiveté. Ils aiment leur profession ; cela est en quelque sorte dans
le sang, c'est la vertu locale et l'une des causes de la supériorité de
la fabrique lyonnaise. Ils ont, comme tous les Lyonnais, un senti-
ment profond de l'indépendance. Ils se croient dégradés en devenant
inutiles. On ose à peine leur dire que leur tissu n'est plus assez égal
et assez serré, et que le métier qu'ils occupent rapporterait davan-
tage entre des mains plus jeunes et plus actives.
Jusqu'ici nous n'avons point parlé des enfans, des apprenties. Quel-
ques-unes des professions que nous avons successivement passées
en revue exigent à peine un apprentissage. Au contraire, on a vu
que, pour arriver à être tisseuse, il fallait faire un apprentissage
de quatre ans, c'est-à-dire donner son temps et son travail depuis
l'âge de treize ans environ jusqu'à dix-sept ou dix-huit. Il y a peu
de familles en état de suffire pendant quatre années à l'entretien et
à la nourriture d'une enfant dont le travail est improductif. Le
nombre de celles qui peuvent racheter deux ans d'apprentissage en
payant li ou 500 francs est encore plus restreint. L'apprentissage
proprement dit ne demande pas plus de six mois pour une fille in-
telligente et adroite, de sorte que le maître d'atelier profite seul
pendant plus de trois ans du travail de la jeune ouvrière. Il est bien
clair que, surtout dans les deux dernières années, elle gagne des
journées presque complètes, et le prix élevé du rachat montre l'im-
portance des bénéfices réalisés par le maître. Son intérêt est donc de
contraindre l'apprentie à travailler énergiquement pendant toutes
les heures qu'elle lui doit. L'usage fixe la journée à huit heures;
mais très souvent l'apprentie la prolonge de deux heures, et même
de quatre, malgré les prescriptions de la loi sur les contrats d'ap-
prentissage, et le bénéfice de ce travail est partagé par moitié entre
elle et le maître. Voilà donc une enfant de quatorze ans, à l'âge où
la santé des jeunes filles demande tant de ménagemens, livrée à un
travail qui épuiserait les forces d'une grande personne, et jusqu'ici
la société est désarmée devant un tel abus.
On sait combien on a eu de peine à introduire dans la législation
des lois protectrices pour les enfans. En Angleterre, où les usines
emploient un si formidable outillage, les manufacturiers ont intérêt
à prolonger la durée de la journée pour tirer le plus de parti pos-
sible de ces coûteuses machines; ils résistent donc avec énergie à
toute limitation des heures de travail. Le premier sir Robert Peel
eut plus d'un assaut à livrer avant d'emporter le bill de 1802, qui
limitait le travail des apprentis à douze heures effectives, sur les-
quelles devait être pris le temps de l'instruction élémentaire, et
936 REVUE DES DEUX MONDES.
qui interdisait de les faire travailler entre neuf heures du soir et
six heures du matin. Et comme le bill n'imposait ces restrictions
qu'au travail des apprentis, et non au travail des enfans, les fabri-
cans en furent quittes pour ne plus signer de contrats d'apprentis-
sage. La loi protectrice de 1802 fut étendue en 1819 à tous les
enfans, apprentis ou non, au-dessous de seize ans. En 1825, trois
heures furent retranchées au travail de chaque samedi. En 1833,
sur la proposition de lord Ashley, on divisa les enfans en deux caté-
gories : de 13 à 18 ans, ils travaillèrent 69 heures par semaine, soit
11 heures 1/2 par jour; de 8 à 13 ans, leur journée fut limitée à
8 heures. Enfin le 15 mars iSl\l\ sir Robert Peel le ministre fit ré-
duire à 6 heures 1/2 le travail des enfans dans cette dernière classe.
Un personnel salarié, créé par la loi de 1833 et composé de quatre
inspecteurs-généraux et de nombreux sous-inspecteurs, tient la main
à l'exécution des règlemens.
Il est digne de remarque que la France a encore plus de peine
que l'Angleterre à s'accommoder du principe de la limitation du tra-
vail des enfans. En général, le citoyen est beaucoup plus passif de
ce côté-ci du détroit; la centralisation, qui règne despotiquement
sur nous depuis plusieurs siècles, nous a déshabitués de l'initiative,
et l'on nous gouverne en une foule de choses que nos voisins n'aban-
donneraient pas à la tutelle de leur gouvernement. En revanche, les
Anglais, qui ont moins de lois, leur obéissent mieux et plus volon-
tiers; c'est peut-être parce qu'on ne leur impose que les lois les
plus indispensables. Notre loi sur le travail des enfans date de 18Zil;
elle admet, comme la loi anglaise", la distinction proposée par Wil-
berforce en 1819 entre les plus jeunes enfans et les adolescens. La
première classe comprend en Angleterre les enfans de 8 à 13 ans;
en France, ceux de 8 à 12 : ainsi la protection se relâche chez nous
un an plus tôt. En Prusse, il faut avoir ili ans pour entrer dans
une manufacture. Les enfans de 8 à 12 ans peuvent travailler chez
nous 8 heures sur 2/i, et par conséquent 1 heure 1/2 de plus qu'en
Angleterre, ce qui est très considérable : 8 heures de travail pour
un enfant de 8 ans! Chez nos voisins, les enfans d'un âge plus
avancé ne peuvent être employés au travail effectif que pendant
11 heures 1/2 sur 2/i; nous tolérons 12 heures de travail effectif.
Enfin, malgré notre ruineuse et énervante manie de créer à tout
propos des fonctionnaires, nous n'avons pas d'inspection réelle pour
le travail des enfans, ce qui rend la loi impuissante et presque inu-
tile. La loi française ne s'applique d'ailleurs qu'aux manufactures,
usines et ateliers à moteur mécanique ou à feu continu, et aux fa-
briques occupant plus de vingt ouvriers réunis en atelier. Or les
ateliers de la fabrique lyonnaise ne renferment jamais plus de six
ouvriers, et l'administration n'a pas usé du droit qui lui est con-
LE SALAIRE DES FEMMES. 937
féré par l'article 7 de la loi, d'étendre les prohibitions. Il en résulte
que le travail des enfans n'est protégé que par la loi sur les con-
trats d'apprentissage et par la coutume locale, qui peut être im-
punément enfreinte, et qui l'est tous les jours. Cette infraction est
d'autant plus regrettable que la plupart des enfans employés dans
la fabrique lyonnaise ne sont pas de Lyon, et qu'il ne s'agit pas ici
de ces ateliers où l'apprenti travaille à la journée et se tient pendant
un temps déterminé à la disposition d'un ouvrier ou d'un contre-
maître, leur servant quelquefois d'auxiliaire et trop souvent de
commissionnaire. Dans un atelier de tissage où chacun a son mé-
tier, l'apprenti aussi bien que le compagnon, et où tout le monde
est tâcheron, les avantages du contrat sont pour le maître en raison
directe du travail qu'il obtient de son apprenti, de sorte qu'il a in-
térêt non-seulement à le faire travailler longtemps, mais à le faire
travailler énergiquement. La loi manque donc précisément là où
elle eût été très nécessaire. Quand on se promène le soir dans les
rues tortueuses de la Croix-Rousse, et qu'on voit dans les étages
supérieurs ces fenêtres éclairées derrière lesquelles retentit sourde-
ment le bruit de la barre, on a le cœur serré en pensant à ces pau-
vres fdles qui sont là depuis six heures du matin, pauvrement vê-
tues, à peine nourries, lançant et relançant la navette sans repos ni
trêve, courbées sur cette barre trop pesante pour leurs jeunes bras,
la poitrine fatiguée par leur attitude, ne respirant plus le grand air,
l'air du dehors, l'air de la campagne, si nécessaire à leur dévelop-
pement. Où vont-elles en sortant de là dans la nuit noire? Trou-
vent-elles au moins la solitude dans l'asile qui les reçoit? N'obéis-
sent-elles pas à cet instinct de la nature, si vif dans la jeunesse, et
qui devient si impérieux après de longues journées d'un travail in-
cessant, à l'instinct qui nous pousse à chercher une diversion? Et
dans cette absence de bons conseils, de bons exemples, ne deman-
dent-elles pas cette diversion à la débauche, comme beaucoup
d'hommes, dans une situation moins triste, demandent l'oubli à
l'ivresse (1)?
Quoique le métier de couturière et même celui de modiste ne
soient guère lucratifs, les familles lyonnaises hésitent depuis long-
temps à faire entrer leurs filles dans la fabrique. On a été obligé de
chercher au loin des apprenties. Quand la banlieue n'en a plus
fourni, on est allé jusqu'en Dauphiné, jusqu'en Provence, jusqu'en
Auvergne. Avec le temps, les pères de famille ont pris des scru-
pules. Ils se sont demandé ce que deviendraient leurs enfans dans
cette grande ville. Ils ont remarqué que les jeunes ouvrières trou-
;i) En général, les ouvriers do Lyon ne sont pas adonnés à l'ivrognerie. M. Villermé,
qui a étudié de très près les ouvriers de Lyon ea 1835, et (jui les a observés dans les
cabarets et dans les cafés, déclare n'avoir rencontré qu'un seul homme ivre.
938 REVUE DES DEUX MONDES.
valent difficilement un mari, quand elles n'avaient pas vécu dans le
sein d'une famille pendant leur apprentissage. Pour remédier en
partie à ces maux et pour calmer ces justes appréhensions, un fa-
bricant, sorti lui-même des ateliers et devenu riche par des mira-
cles d'économie, a eu l'idée de transformer l'apprentissage en une
sorte d'internat. Il a bâti tout exprès à quelques lieues de Lyon un
établissement considérable, fabrique, école ou couvent, comme on
voudra l'appeler. L'idée a prospéré, et il y a maintenant trois maisons
de ce genre, l'une à Injurieux pour les taffetas, une autre à Tarare
pour la peluche, et la troisième à La Séauve pour les rubans. Les
jeunes filles, en y entrant, signent un engagement de trois années,
non compris un mois d'essai obligé. On y reçoit aussi des ouvrières,
qui contractent un engagement de dix-huit mois.
Le règlement est partout extrêmement sévère. Dans une de ces
maisons par exemple , le travail commence à cinq heures un quart
du matin et finit à huit heures un quart du soir. Sur cet espace de
quinze heures, cinquante minutes sont accordées le matin pour dé-
jeuner et faire les lits, une heure pour dîner et se reposer, ce qui
laisse un peu plus de douze heures de travail effectif. La journée
finie, on soupe, on dit la prière, et tout le monde est couché à neuf
heures. Les apprenties n'ont droit qu'à une sortie toutes les six se-
maines. On ne trouve dans le règlement d'autre trace d'enseigne-
ment élémentaire qu'une école du dimanche : un enseignement aussi
rare, donné à des enfans fatiguées par le travail de la semaine, est
à peu près illusoire; on aurait agi autrement en Angleterre ou en
Allemagne. Il faut dire, comme atténuation, qu'on ne reçoit pas
d' enfans au-dessous de treize ans. La journée du dimanche se passe
assez tristement jusqu'à deux heures : service religieux matin et
soir, catéchisme, école, une récréation plus longue que pendant la
semaine. Après vêpres, si le temps le permet, on fait une prome-
nade en commun, et sous la surveillance des sœurs, jusqu'à la
chute du jour. En cas de mauvais temps, on remplace la promenade
par des lectures à haute voix. Les ouvrières sont soumises au règle-
ment comme les apprenties; elles doivent la même obéissance aux
sœurs. En semaine, toutes les habitantes de la maison sont con-
stamment surveillées, comme dans une pension ordinaire de jeunes
filles. Il est plus que probable que les pensionnaires de ces établis-
semens sont mieux nourries, mieux couchées, mieux soignées dans
leurs maladies que les apprenties et les ouvrières de Lyon; mais ces
douze heures de travail surveillé, ce dimanche passé tout entier à
l'église ou à l'école, égayé seulement, quand il fait beau, par une
promenade qui ne commence jamais avant trois heures de l'après-
midi, cette interdiction presque absolue de communications avec le
dehors, constituent un régime qui effraie l'imagination, Les autres
LE SALAIRE DES FEMMES. 939
jeunes filles ont au moins la liberté de leurs dimanches, une li-
berté relative dans les ateliers, peut-être quelquefois une prome-
nade ou une causerie le soir après la journée de travail. Ici tout est
bien austère pour des enfans de treize à dix-huit ans. C'est bien
plus que le couvent, car c'est le couvent avec douze heures de tra-
vail. On se demande en quoi ce régime peut différer de celui d'une
maison de correction. Cependant au premier appel les familles sont
accourues, preuve évidente qu'elles avaient le sentiment du péril
auquel le séjour de Lyon expose les apprenties sur lesquelles les
parens ne peuvent pas veiller. Quoique ces fondations ne datent pas
de loin, on a déjà pu constater que les jeunes filles trouvent plus
aisément à se marier en sortant de Jujurieux. Les fabricans qui ont
fondé ces écoles n'en retirent pas de profit, obligés qu'ils sont de
marcher en tout temps à cause de leur personnel et de leur outil-
lage. En un mot, c'est rendre un service aux jeunes ouvrières lyon-
naises que de les enfermer pendant trois ans, en les assujettissant à
un travail de douze heures par jour. Ce seul fait éclaire mieux leur
situation que tous les détails dans lesquels nous sommes entrés.
L'archevêque de Lyon vient de fonder une communauté de reli-
gieuses pour fournir des surveillantes aux fabricans qui voudront
entrer dans la voie des pensionnats d'ouvrières. Il est impossible de
ne pas reconnaître qu'en agissant ainsi il reste dans le véritable es-
prit de l'église catholique, et il faut ajouter que cette transforma-
tion de la condition des jeunes ouvrières est un progrès sur ce qui
existe aujourd'hui, car le plus grand intérêt d'un père et d'une mère
obligés de se séparer de leur fille est d'être rassurés sur sa conduite
morale. On nous permettra cependant d'avouer d'une manière gé-
nérale notre éloignement pour ces agglomérations de personnes, qui
substituent la communauté à la famille, le règlement à l'affection.
Cet internement peut être un bien par comparaison ; mais en lui-
même il est un mal.
IIL
Il est assez curieux de remarquer que, tandis que le clergé ca-
tholique, poursuivant un but désintéressé et charitable, pousse à la
transformation de la fabrique en manufacture, certains économistes
y poussent aussi par des raisons tout opposées, pour diminuer les
frais de la fabrication par l'emploi du moteur mécanique. De tous
côtés, on semble prévoir le moment où le moteur mécanique chas-
sera la force humaine. On n'aura pas même besoin de recourir à la
vapeur, puisque les départemens de l'Isère, de l'Ardèche, de la Loire
et de la Haute-Loire sont sillonnés en tout sens par de nombreux
91x0 REVUE DES DEUX MONDES.
cours d'eau. Si une fois les grandes maisons lyonnaises en prennent
leur parti, il est difficile qu elles n'entraînent pas toutes les autres.
Des essais ont été faits avec bonheur pour les étoffes les plus sim-
ples, qui exigent peu d'habileté de main-d'œuvre, et notamment
pour les crêpes. Il y a donc là une question à examiner, car on ne
connaîtrait pas la situation vraie des ouvrières, si on ne tenait point
compte de la possibilité d'une transformation aussi radicale.
Il est à peine nécessaire de dire quelle est la cause qui fait pré-
sager la transformation prochaine de la fabrique lyonnaise en ma-
nufacture. On a calculé que quatre ouvriers aidés par un moteur
mécanique font la besogne de douze. En mettant pour le prix d'a-
chat, l'alimentation ou l'entretien d'une machine hydraulique, une
somme équivalente au salaire de deux ouvriers, on dépasse certai-
nement le chiffre des frais, et on a encore une économie nette de
moitié sur la main-d'œuvre du tissage. Peu importe que ces chiffres
soient contestés : il suffît que l'économie soit certaine et considé-
rable. Or, dès qu'un fabricant réalisera une économie de moitié sur
la main-d'œuvre, il abaissera ses prix de manière à accaparer le
marché, et ses concurrens seront forcés de l'imiter ou de se retirer.
On ne peut ni recourir à des prohibitions, puisque les prohibitions
sont effacées de notre code commercial, ni protéger la fabrique fran-
çaise au moyen d'un droit, puisqu'il s'agit surtout de l'exportation
et que le marché national n'écoule que la moindre partie de nos
produits (1), ni surtout renoncer à une branche d'industrie jusqu'ici*
florissante, et qui nous donne à la fois de l'argent, du travail et de
la gloire. Pourquoi ne reconnaîtrions-:nous pas de bonne grâce que
ces conclusions sont d'une évidence irrésistible, les prémisses étant
données, et que, s'il est une fois établi que la fabrique étrangère
peut fournir des produits aussi parfaits que les nôtres à des prix
inférieurs, il faudra se hâter de lui emprunter ses moyens de fabri-
cation ?
Cependant voici un fait bien digne aussi d'attention. Il y a déjà
longtemps que les fabricans anglais appliquent le système des ma-
nufactures à l'industrie de la soie, ce qui n'empêche pas Lyon, et
en général toute la fabrique française, de s'en tenir à l'ancienne
méthode, et de garder néanmoins son rang sur le marché. Quelle
est la cause de ce phénomène?
S'il ne s'agissait que d'une simple hésitation, d'un retard, rien
ne serait plus facile à expliquer. La place de Lyon a deux caractères
qui lui sont propres : une extrême prudence, une extrême solidité.
Les négocians ont résisté jusqu'ici à la tentation d'augmenter leurs
(1) L'Autriche, la Suisse, le Zollvercin et l'Angleterre produisent ensemble des tissus
de soie pour une somme que M. Louis Reybaud évalue à 409 millions de francs, tandis
que la France en produit à elle seule pour 532 millions.
LE SALAIRE DES FEMMES. 9A1
affaires par le crédit. Ils achètent la soie à soixante jours, sous la
condition de payer l'intérêt du prix, s'ils vont jusqu'au terme, et de
ne pas payer d'intérêts, s'ils effectuent le paiement dans les dix
jours. Il est bien rare qu'ils ne s'affranchissent pas des intérêts par
un paiement anticipé ; un négociant qui ne solde pas ses achats dans
les dix jours de la livraison porte infailliblement atteinte à son cré-
dit commercial. Ils traitent avec leurs acheteurs dans les mêmes
conditions. Gomme ils sont soumis, ainsi que nous l'avons vu, aux
chances de la récolte et à celles de la mode, ils ne veulent pas se
charger en outre des chances du crédit. Ce sont des négocians de la
vieille roche, spéculant à coup sûr, autant du moins que le permet
l'incertitude des prévisions humaines. La place de Lyon compte à
peine une faillite par an. Malgré cette extrême prudence, la matière
première représentant à peu près la moitié de la valeur des tissus,
les crises prennent très vite des proportions considérables ; aussi les
négocians ne font- ils jamais d'approvisionnemens supérieurs aux
besoins présumés d'une saison. Au moindre signe de diminution dans
la vente, ils restreignent leurs achats s'il se peut, et en tout cas leurs
commandes. S'ils fabriquaient eux-mêmes comme les Anglais, ils
auraient un personnel d'ouvriers sur les bras, un outillage considé-
rable, de vastes terrains occupés, ou se verraient contraints, dans les
momens de crise, de fabriquer coûte que coûte pour ne pas laisser
improductif un capital aussi important. C'est précisément ce qui rend
lourdes pour leurs fondateurs les écoles d'apprentissage de Juju-
rieux, de Tarare et de La Séauve. Quand tous les ateliers sont fer-
més parce qu'on ne trouve plus d'écoulement pour les produits,
Jujurieux n'en a pas moins ses trois cents ouvrières à nourrir. Au
contraire, le fabricant lyonnais, qui commande à chaque compagnon
une pièce à la fois, voyant le marché se restreindre, ne renouvelle
pas sa commande, et tout est dit.
On comprendrait donc, avec ces habitudes invétérées dont quel-
ques-unes sont des traits de caractère, que le commerce de Lyon
pût hésiter; mais il fait plus : il se tient inébranlable dans ses an-
ciennes allures. Les statistiques les plus exactes ne portent qu'cà
cinq mille seulement le nombre des métiers mus par des moteurs
mécaniques, et ils sont presque tous placés hors de Lyon et du dé-
partement du Rhône. A Lyon même, le moteur mécanique n'a en-
core fait de conquêtes importantes que parmi les théoriciens. Le
commerce a donc provisoirement trouvé le moyen de soutenir la
concurrence contre les prix anglais. A-t-il pour cela fait quelques
sacrifices, et renoncé par exemple aux étoffes unies pour se rejeter
uniquement sur les articles de goût? Il ne l'a pas fait' et ne pouvait
pas le faire. Jusqu'à présent, la supériorité de la fabrique lyonnaise
au point de vue de l'art n'est pas menacée; cette supériorité incon-
942 RETUE DES DEUX MONDES.
testable tient à diverses causes : aux dessinateurs sans doute , qui
sont les premiers du monde , mais aussi au goût exercé des fabri-
cans et des ouvriers. L'Angleterre fonde d'excellentes écoles de des-
sin, et, comme si elle se défiait elle-même de ses aptitudes, elle
prend à Lyon ses dessinateurs et jusqu'à ses modèles. Rien n'y fait.
Nos produits conservent une telle supériorité, que le principal effort
de la fabrique étrangère consiste à nous copier. En ce sens, Lyon
est devenu une fabrique d'échantillonnage universel. Les reproduc-
tions mêmes ne sont point parfaites. L'ouvrier anglais ou allemand
imite scrupuleusement la pièce : dessin, couleurs, nuances, tout se re-
trouve dans la copie, excepté une certaine physionomie de l'original
qui lui donne son cachet. Nous restons donc les maîtres pour la haute
fantaisie, le grand luxe; mais ce n'est là que la fleur de la fabrique.
La force du commerce est dans les étoffes courantes ; si nous étions
battus sur ce dernier point, la fabrication des étoffes de luxe ne
serait plus qu'une partie relativement très insignifiante de la ri-
chesse nationale, et il n'est pas même certain qu'on pût la continuer
longtemps dans ces conditions, parce qu'il faut qu'une industrie
soit montée sur un grand pied pour être florissante, et que les ou-
vriers d'élite se recrutent dans la masse des ouvriers ordinaires. La
vérité est que Lyon a lutté, pour les étoffes de luxe, par la supério-
rité de ses produits, et pour les étoffes courantes, par la dissémina-
tion commencée et chaque jour croissante des métiers dans la ban-
lieue, ce qui a permis de réaliser d'importantes économies sur la
main-d'œuvre, et par conséquent de tenir les prix de vente au ni-
veau des étoffes étrangères.
Cette dissémination des métiers hors de Lyon est un fait d'une
importance capitale : elle nous préservera de la manufacture, ce qui
est un grand bien pour la morale; elle donnera aux femmes un
travail isolé et sédentaire, ce qui peut être le salut de la famille ;
elle luttera, au grand profit de l'ordre et au grand bénéfice des ou-
vriers, contre la dépopulation des campagnes ; elle servira en même
temps les intérêts de l'industrie et ceux de l'agriculture. C'est vers
ce but assurément que doivent tendre de tous leurs vœux, de tous
leurs efforts, tous ceux qui s'intéressent au sort des femmes, à la
restauration des vertus de la famille. M. Villermé déclarait déjà
en 1835 que les compagnons qui fabriquent les étoffes unies légères
gagnaient à peine de quoi yivre. A plus forte raison, le salaire des
femmes était alors, est encore aujourd'hui insuffisant; cependant il
n'y a aucun reproche à faire au commerce, aucune réforme à lui
proposer, tant que la fabrication restera concentrée dans la ville. Il
faut que les femmes puissent se marier, et que les femmes mariées
puissent rester tout le jour au domicile commun, pour y être la pro-
vidence et la personnification de la famille. A Lyon, les ouvrières se
LE SALAIRE DES FEMMES. 943
marient difficilement, parce que la débauche y est facile pour les
hommes, et parce que, les femmes gagnant à peine le nécessaire
pour elles- mêmes , les enfans retombent à la charge du mari. Une
fois mariées, si elles n'ont pas un capital pour acheter un métier,
elles continuent à fréquenter l'atelier treize heures par jour, ce qui
réduit à l'état d'orphelins des enfans dont le père et la mère sont
vivans et valides. Tout change, si la fabrique, au lieu de se concen-
trer à Lyon, se répand hors de la ville. Les femmes contractent des
mariages réguliers ; elles contribuent doublement, par leur salaire et
par leurs soins, à l'aisance commune, elles vivent constamment au
milieu de leurs enfans, ce qui est pour ainsi dire leur atmosphère
vitale. En même temps, le commerce lyonnais, loin de s'appauvrir
par cette transformation, réalise des économies qui le mettent en
état de tenir tête à la concurrence anglaise.
Tout le monde comprend que l'ouvrier des campagnes, dépensant
moitié moins que l'ouvrier des villes, peut se contenter d'un salaire
moitié moindre. Ce n'est point ici comme pour la substitution des
femmes aux hommes et des enfans aux femmes dans les manufac-
tures; il ne s'agit pas de spéculer sur les privations que l'ouvrier de
la campagne peut supporter, car si les objets de consommation lui
coûtent moitié moins qu'à l'ouvrier de la ville, il reçoit un salaire
égal en touchant une somme d'argent moitié moindre. A la vérité,
pour que cette proposition soit juste, il faut supposer que tout l'ar-
gent de l'ouvrier est immédiatement consommé pour ses besoins, et
qu'il ne fait pas d'épargne; il serait donc équitable de lui tenir
compte de cette différence : l'économie pour le fabricant n'en serait
pas moins énorme. Disons sur-le-champ, à l'honneur de la fabrique
lyonnaise, qu'il y a tout lieu de compter que, si l'exemple donné par
quelques-unes des maisons les plus fortes et les plus intelligentes de
décentraliser le travail vient à se généraliser, les salaires seront éta-
blis sur un pied raisonnable. On calcule que, dans l'état actuel, les
capitaux employés dans la fabrique de la soie ne rendent pas au-delà
de 10 pour 100, ce qui prouve que les exigences du capital ne sont
pas exagérées.
Une autre économie considérable et toute spéciale résultant de la
décentralisation serait la suppression du chef d'atelier. A Lyon, tout
maître tisseur prélève de droit la moitié du salaire gagné par les
compagnons. Si, par exemple, le travail d'un compagnon produit
8 francs par jour, le commerçant débourse 8 francs, et l'ouvrier n'en
touche que 4. 2 francs à peu près représentent les frais généraux;
il y a donc 2 autres francs qui accroissent la part du chef d'atelier
sans utilité réelle.
Assurément, comme il n'y a ni droit de maîtrise, ni brevet, ni rien
de semblable, et que la différence entre le maître et le compagnon
9hh REVUE DES DEUX MONDES.
tient uniquement à la possession du métier, on pourrait croire que
la même distinction se reproduira à la campagne pour les mêmes
motifs; mais il faut remarquer que l'achat du métier sera moins dif-
ficile pour l'ouvrier rural. Un métier pour tisser les châles ne coûte
pas moins de 12 ou 1,500 francs; c'est le prix ordinaire à Saint-
Étienne pour la fabrique des rubans. Un métier à tisser ordinaire,
tel qu'il en faudrait aux ouvriers de la banlieue lyonnaise, ne coûte
pas plus de 150 francs, et il en coûterait en outre depuis 30 jus-
qu'à 150 francs, suivant le nombre des crochets, pour le transformer
en métier à la Jacquard. Or l'apprentissage à la ville coûte quatre
années de temps, ou une année et ZiOO francs; il est clair qu'à la
campagne il sera facile de faire une économie de plus de 200 francs
sur cette dépense ; on peut donc dire, sans rien exagérer, que le
métier ne coûtera rien. D'ailleurs pourquoi la maison n'achèterait-
elle pas le métier à son propre compte, comme cela se pratique déjà
dans plusieurs maisons importantes? Si la charge paraissait trop
lourde, le négociant pourrait se couvrir au moyen d'annuités. La fa-
brique de Lyon élèverait ainsi les compagnons au rang de maîtres
sans se grever. Les manufacturiers de Mulhouse transforment par
un procédé analogue les ouvriers en propriétaires. Rien ne saurait
mieux convenir au rôle des chefs d'industrie et aux sentimens qui
les animent.
11 importe d'ailleurs extrêmement de ne pas oublier que l'emploi
du rtioteur mécanique peut très bien se concilier avec l'établissement
des métiers ruraux. La houille est abondante à Lyon et à Saint-
Etienne; les chutes d'eau ne man([uent pas dans la banlieue lyon-
naise, qui comprend, au point de vue industriel, l'Isère, l'Ardèche,
la Loire et la Haute-Loire. Il n'est pas nécessaire qu'une machine,
quand elle coûte peu, fasse mouvoir un grand nombre de métiers à
la fois. M. Louis Reybaud raconte qu'à Elberfeld, quand le premier
moteur mécanique fut introduit, les ouvriers, comme partout, se
crurent perdus; mais au lieu de s'attrouper et de briser les appa-
reils, comme ils n'auraient pas manqué de le faire ailleurs, ils atten-
dirent patiemment le résultat de l'épreuve, non sans une secrète
espérance de la voir échouer. Les machines réussirent. Que firent les
ouvriers? Ils en achetèrent. Ils luttèrent avec des machines de six
chevaux contre des. machines de trente-cinq chevaux, et ils luttèrent
avec succès. On pourrait donc à la rigueur avoir à la campagne, au
lieu de métiers isolés, des ateliers restreints, et cela vaudrait tou-
jours mieux pour les mœurs que des manufactures, et surtout des
manufactures à la ville. On y réunirait les femmes d'une même fa-
mille avec tous les avantages du travail isolé. Si nous étions moins
indifférons sur la morale, nous trouverions fréquemment que l'inté-
rêt du bon ordre et des bonnes moeurs se concilie très bien avec le
LE SALAIRE DES FEMMES. 9/i5
progrès économique; mais c'est un malheur de notre société que les
moralistes dédaignent les questions industrielles, au risque de se
rendre impuissans, tandis que les intérêts consentent à peine à tenir
compte des questions morales.
Les défenseurs de l'agglomération prétendent qu'on ne peut con-
fier de la soie à de grandes distances, comme s'il n'était pas tout
aussi facile de se renseigner sur un paysan demeurant chez lui, dans
son village natal , que sur un ouvrier perdu au milieu de Lyon , à
cinquante lieues de sa famille. Ils insistent sur la nécessité de sur-
veiller le travail pour que le dessin soit bien exécuté, la trame ser-
rée également, le tissage fait avec propreté. La réponse est facile.
Ce n'est pas en général le commerçant lui-même qui exerce cette
surveillance, ce sont des commis qu'on appelle commis de ronde j
il s'agit tout au plus d'en augmenter le nombre, ou de leur donner
un cheval, comme à Saint-Etienne et à Saint-Ghamond. D'ailleurs
on fera faire à Lyon, sous les yeux des négocians, les façonnés, qui
sont une affaire de goût et qui peuvent braver l'élévation des prix;
le travail rural ne sera que pour les unis, qui n'exigent pas une
surveillance aussi assidue. Enfin on voit des difficultés dans les dé-
placemens de l'ouvrier, de la matière première, des tissus; mais il
est clair qu'il se créera des centres secondaires, qu'on installera des
comptoirs : toutes ces difficultés prétendues ne sont que des nou-
veautés, et dans notre pays très routinier et très peu entreprenant,
toute nouveauté paraît longtemps une impossibilité.
Il y a peut-être plus de force réelle dans l'objection qui consiste
à dire qu'il faut être laboureur ou tisseur, et qu'on ne saurait être
à la fois l'un et l'autre; qu'un paysan qui, dans le moment où la
terre ne le réclame pas, se met ru métier pour utiliser son chô-
mage travaille nécessairement sans propreté et sans délicatesse. Il
est certain que la théorie des alternances proposée par Owen en
1818, et qui fait d'une profession industrielle la compagne complai-
sante et soumise de l'agriculture, ne tient pas contre les difficultés
pratiques, quand il s'agit d'une profession qui exige du goût, de
l'adresse, une main légère. A Crefeld, où quelques laboureurs em-
ploient le mauvais temps à tisser, on n'obtient d'eux que des ou-
vrages de qualité très inférieure; mais à Crefeld aussi la plupart des
métiers à tisser ruraux sont tenus par des femmes, et ceux-là réus-
sissent à merveille. A Zurich, les femmes occupent cinq métiers sur
six. Voilà le vrai, voilà un partage intelligent du travail : à l'homme,
la charrue, la bêche, le râteau; à la femme, la navette et le fil de
soie. Le mari vit au grand air, bravant la pluie ou le soleil; la
femme reste sédentaire, n'interrompant son travail que pour vaquer
aux menus ouvrages de la maison. Ces campagnardes, qui ne re-
TOME X\V.
•9/16 REVUE DES DEUX MONDES. *
muent pas le hoyau, ont bien vite la main légère ; elles apprennent
bien vite à exagérer la propreté, et leur maison y gagne en même
temps que leur état. Souffrons, puisqu'il le faut, qu'un homme manie
la navette et reste assis à l'ombre treize heures par jour; cependant
il vaut mieux pour lui suivre ses grands bœufs et marcher dans la
terre fraîchement remuée. Il est plus à sa place dans les sillons de
son champ, dans les herbes humides de ses prés. Il y déploie mieux
sa vigueur, il y sent plus complètement sa dignité. Ce mâle labeur
est fortifiant pour son corps et pour son âme. La femme au con-
traire ne s'accoutume que malaisément à ces brusques transitions du
froid ou du chaud; elle a peine à conduire un attelage, ses mains ne
sont pas faites pour la pioche et le râteau ; son corps succombe sous
le faix des grandes gerbes qu'il faut porter au chariot ou à la meule.
Pendant qu'elle sarcle ou qu'elle fauche, dépensant beaucoup de
peine pour peu de besogne, la maison reste vide et l'enfant est aban-
donné. On se plaint de la désertion de la campagne; à quoi tient-
elle? A l'abaissement des salaires. — Les manœuvres vont se faire
journaliers à la ville parce que le travail dans les villes se paie moi-
tié plus ; le père envoie ses enfans en apprentissage à Lyon parce
qu'il y gagnera plus tard des journées de !i francs, tandis qu'il ar-
rive difficilement à 1 fr. ou à 1 fr. 50 dans les plaines du Dauphiné.
Si dans chaque ferme les femmes gagnaient de bonnes journées au
travail de la soie, il en résulterait une grande aisance pour la mai-
son; le laboureur, privé du concours de sa femme et de ses filles,
appellerait un ouvrier à son aide en le payant bien. Un bon ouvrier
fait la besogne de trois femmes. Le premier principe économique est
d'appliquer tout producteur à l'ouvrage auquel il est propre.
Les résistances, autant qu'on peut le présumer, viendront d'en bas
plutôt que d'en haut. L'esprit de routine retient seul encore les fabri-
cans; mais les chefs d'atelier ont tout à perdre à cette transformation.
Il s'agit pour eux de rentrer dans les rangs des simples ouvriers, et
de renoncer à l'importance individuelle et collective que comporte
leur situation actuelle. Les compagnons, qui ne pourraient que ga-
gner à la suppression des maîtres, y répugnent aussi : le séjour de
la ville a un grand attrait pour eux; ils ne pourraient plus se faire
aux habitudes de la campagne. On trouve ce sentiment même chez
les femmes. La ville les tente par leurs mauvais côtés, par le luxe,
par les plaisirs, les spectacles. Une fois habituées à ne dépendre que
d'elles-mêmes aux heures où l'atelier ne les réclame pas, elles ne
pensent pas volontiers à reprendre le joug des habitudes domesti-
ques, ce joug si doux à porter quand on n'a pas fait l'essai d'une
liberté maladive et fatale. Au fond, il ne peut être question de ren-
voyer chez eux les ouvriers de la ville; tout ce qu'on peut faire, c'est
LE SALAIRE DES FEMMES. 947
de diminuer progressivement le nombre des ateliers de Lyon, en
multipliant les commandes au dehors. L'exemple de plusieurs mai-
sons importantes prouve que cela est praticable. En Suisse, en Alle-
magne, on ne procède pas autrement. La moitié de la fabrication de
Yiersen et de Grefeld se fait ainsi à domicile, loin des grands centres
de population. Pourquoi ce qui se fait avec un plein succès à Yier-
sen, pourquoi ce que font avec un succès égal certains négocians de
Lyon ne se ferait-il pas par tous les autres?
Il est bien à craindre d'ailleurs qu'on ne puisse maintenir long-
temps les habitudes actuelles en présence des concurrens étrangers.
Il faudra recourir à la dissémination des ateliers ou au moteur mé-
canique. Le premier procédé n'a que de bons résultats; le second
n'est pas sans inconvéniens.
D'abord il faudrait que le commerce de Lyon renonçât à toutes
ses façons d'agir. Dans son organisation actuelle, rien ne lui est plus
facile que de suivre les variations de la mode. Cette aptitude à se
transformer est une des conditions de son succès, que l'outillage en
grand et le travail par masses feraient disparaître. C'est là, dans cette
industrie spéciale , un inconvénient réel des machines , et il a plus
d'importance chez nous que chez nos voisins, dont les modes ont
une certaine fixité, surtout pour les étoffes courantes. Non-seule-
ment le négociant de Lyon peut changer ses dessins en un clin d'œil,
mais il peut ralentir ou suspendre sa fabrication suivant les besoins.
Au contraire, du moment qu'on a de vastes ateliers, un immense
loyer sur les bras , des machines, des impôts à payer, des ouvriers
enrégimentés par centaines, on ne peut plus, comme aujourd'hui,
attendre la commande ou ne la devancer qu'avec réserve, diminuer
quand il le faut sa fabrication, ou même l'arrêter tout à fait. Il y a
des frais courans qui en très peu de jours constitueraient des pertes
considérables, si on gardait à sa charge dans une inaction complète
tant de bras et tant de métiers. La nécessité de travailler dans les
crises entraîne l'obligation de recourir au crédit, car on ne pourrait
plus atténuer les effets du chômage de la vente par le chômage de
la fabrication. Yoilà tout Lyon en quelque sorte bouleversé, la soli-
dité proverbiale de la place compromise, tous les rapports changés
avec les producteurs de soie, les ouvriers et les marchands. Le fa-
bricant ne se reconnaîtrait plus lui-même. Le chef d'une grande
usine qui emploie quatre ou cinq cents ouvriers n'a rien de commun
avec le fabricant que nous connaissons, que rien ne détourne des
deux opérations fondamentales de son industrie, l'achat des matières
premières et la surveillance de la fabrication. Quant à l'ouvrier, il
périt en quelque sorte dans ce changement; c'est l'eau et la vapeur
qui le remplacent. On dit que les crises seraient moins fréquentes,
9/18 REVUE DES DEUX MONDES.
mais à quelle condition? A la condition d'être cent fois plus redou-
tables quand elles éclateraient, car la modération des achats n'en-
traîne qu'une suspension de travail, tandis que la faillite d'un négo-
ciant a pour conséquence la suppression des métiers. Au milieu de
cette métamorphose universelle, nos produits conserveraient-ils leur
supériorité? Gela est peut-être douteux. Il est très difficile d'appré-
cier les causes de la supériorité en matière de goût; on peut dire au
moins que trois personnes concourent à la perfection de nos soieries:
le dessinateur, le fabricant et l'ouvrier. La preuve que la supério-
rité du dessin n'est pas tout, c'est que nos modèles sont copiés par-
tout avec la dernière exactitude, et ne sont égalés nulle part. Quand
nous aurons remplacé la main de l'homme par des machines, peut-
être devrons-nous nous estimer heureux de réussir aussi bien que
les Anglais.
Faisons-nous, en parlant ainsi, la guerre aux machines, à la va-
peur, et à tout ce qu'on est convenu d'appeler la grande industrie?
Le ciel nous en préserve. Le moteur mécanique est un progrès réel,
puisqu'il exempte de plus en plus les hommes de l'obligation d'être
des bras, et qu'il leur permet de plus en plus d'être des intelli-
gences. Il augmente le bien-être des ouvriers, puisqu'il met à leur
portée des meubles, des étoffes, qui étaient encore, il y a moins de
cent ans, des objets de grand luxe. Le mètre de coton, qui coûte
aujourd'hui 1 franc, aurait coûté 3 francs avant la révolution; la
consommation des produits manufacturés était en 1788 de 38 francs
pour chaque habitant, et de 125 francs en 1847; mais nous ne par-
lons ici que de l'industrie de la soie, dont la situation est toute par-
ticulière, et nous ne faisons pas de thèse générale. Il y a certaine-
ment quelques industries où l'on peut forcer la fabrication pour
forcer le marché; quant au marché de la soie, aujourd'hui immense,
il paraît avoir atteint tout son développement. Lutter par la fabri-
cation grossière et les bas prix contre le lin et le coton serait une
entreprise ruineuse pour le producteur et sans utilité réelle pour le
consommateur. Il ne serait donc pas à propos, dans cette question,
de répéter que l'intérêt de la consommation prime tout, et que si
la machine produit de meilleurs résultats ou les mêmes résultats à
moindre prix, on doit appeler la machine, parce que l'intérêt du
fabricant, comparé à celui du consommateur, est toujours éphé-
mère, la force délaissée ne manquant jamais, au bout de quelque
temps, de trouver un emploi utile. La question est toute différente.
L'humanité peut se passer d'avoir un plus grand nombre de robes
de soie; maïs la France ne peut pas laisser l'industriç de la soie
sortir de chez elle. Il n'y a au fond à se préoccuper que de la con-
currence, et tant que le travail isolé nous permettra de tenir tête
LE SALAIRE DES FEMMES. 9Z|9
aux manufactures, nous n'aurons pas de motif, au point de vue
industriel, de renoncer au travail isolé.
Certes aucun esprit sensé ne voudrait résister à l'établissement
des manufactures, s'il fallait opter entre elles et la ruine de notre
fabrique. Cependant, si l'industrie nationale peut être sauvée par un
autre moyen, il est bien permis de souhaiter que la famille de l'ou-
vrier échappe à ce nouveau fléau dont on la menace, — la famille,
dis-je, car c'est elle qui souffre chaque fois qu'une branche de tra-
vail isolé est détruite au profit du travail en commun. Ces grandes
simplifications de l'industrie, qui produisent tant de merveilles parce .
qu'elles multiplient indéfiniment les forces disponibles, ont le .mal-
heur de désorganiser la plus simple, la plus naturelle et la plus né-
cessaire de toutes les associations. Elles améliorent évidemment la
vie matérielle, mais elles menacent quelquefois la vie morale. La
société supporterait cette calamité, si les hommes seuls étaient en-
régimentés au service du noir génie de la vapeur, car après tout la
tâche principale de l'homme dans la famille est de l'édifier par son
exemple et de la faire vivre par son salaire. Le père de famille n'a
pas besoin de rester tout le jour parmi les siens. Quand il revient le
soir, portant ses outils, après douze ou treize heures de fatigue, et
qu'il s'assoit à son foyer, près de sa femme, avec ses enfans pen-
dus à son cou, il n'est personne autour de lui qui ne bénisse le tra-
vail qui donne à toute la maison la sécurité et le bien-être. Rien
qu'en pressant ses mains calleuses, son jeune fds s'instruit des né-
cessités et des consolations de la vie. Mais si, à l'aube du jour, la
mère prend le même chemin que son mari, laissant le plus jeune en-
fant à la crèche, envoyant l'aîné à l'école ou à l'apprentissage, tout
est contre nature, tout souffre, — la mère éloignée de ses enfans,
l'enfant privé des leçons et de la tendresse de la mère, le mari qui
sent profondément l'abandon et l'isolement de tout ce qu'il aime.
S'il y a une chose que la nature nous enseigne avec évidence, c'est
que la femme est faite pour être protégée, pour vivre, jeune fille,
auprès de sa mère, épouse, sous la garde et l'autorité de son mari.
L'arracher dès l'enfance à cet abri nécessaire, lui imposer dans un
atelier une sorte de vie publique, c'est blesser tous ses instincts ,
alarmer sa pudeur, la priver du seul milieu où elle puisse vraiment
être heureuse. Trop souvent l'atelier où on la conduit est mixte, et
elle se voit obligée de vivre au milieu des hommes, dans un contact
perpétuel avec eux. N'est -il pas à craindre que les opinions libres
et quelquefois immorales qui ont cours parmi les ouvriers ne se
communiquent à leurs compagnes? Quand môme elles échapperaient
aux autres périls, il est presque impossible que leur esprit demeure
chaste. Il est trop évident d'ailleurs que, dans une grande réunion
950 BEVUE DES DEUX MONDES.
de femmes, il y en a que le vice a flétries ; cependant les femmea
honnêtes qui gagnent leur vie dans le même atelier travaillent tout
le jour côte à côte avec elles; elles subissent leur contact et peut-
être leur amitié, car il n'est guère possible d'isoler son âme dans
cette promiscuité forcée.
Ce qui caractérise la situation des femmes travaillant en commun
dans un atelier, c'est qu'elles souffrent par leurs vertus. Otez-leur
les vertus de leur sexe, et il n'y aura plus de motif pour les plaindre.
Le travail n'est pas plus fatigant à l'atelier que dans la mansarde, et
il s'y fait souvent dans de meilleures conditions pour la santé et le
bien-être de l'ouvrière. On peut même penser qu'à ce point de vue
la manufacture est plus avantageuse que la fabrique proprement
dite : il est bien entendu que cette remarque ne s'applique pas aux
professions insalubres. Plus la manufacture devient considérable, et
plus le patron s'élève en richesse, en importance sociale; en même
temps qu'il s'élève, il comprend mieux ses devoirs envers les instru-
mens vivans de sa fortune, et il a plus de moyens pour les remplir.
Certes on rencontre encore un très grand nombre d'ateliers où le
patron n'est qu'un calculateur sans cesse préoccupé d'augmenter la
•vente et de diminuer les frais aux dépens de qui il appartiendra;
mais qui ne sait que déjà quelques-unes de nos grandes industries
rivalisent à qui fera le plus de bien aux ouvriers? Quand on con-
struit les ateliers, au lieu de ménager l'espace pour diminuer la dé-
pense, on veille à faire arriver à flots l'air et la lumière, ces deux
puissans véhicules de la vie et de la santé. Quand une industrie a
des effets délétères, on demande à la science des outils, des remèdes,
pour diminuer au moins un malheur qu'on ne peut supprimer. Tan-
tôt on organise dans les ateliers un système de primes, tantôt on
fonde des caisses locales de secours. Les fabricans s'occupent de
l'approvisionnement pour les ouvriers; ils rendent leur vie meilleure
et moins chère en supprimant les intermédiaires coûteux. Sur diffé-
rens points du territoire, de véritables hommes de bien ont créé
autour de leurs ateliers des colonies où l'ouvrier trouve à bas prix
un logement commode, un jardin, des soins pour ses maladies, des
livres même, la chance de devenir un jour propriétaire de sa mai-
son par voie d'amortissement, non-seulement le bien-être, mais un
peu de luxe, en un mot des conditions meilleures que ce qu'il au-
rait pu réaliser par le travail le plus opiniâtre et le plus heureux,
s'il était demeuré livré à ses propres forces. Ces fondations n'ont
pas le caractère transitoire des œuvres de bienfaisance; elles ne dis-
paraîtront pas avec les hommes éclairés qui en ont pris l'initiative.
Tout indique au contraire qu'elles sont les premiers et honorables
essais d'un système qui tend à s'établir et à se généraliser. D'abord,
LE SALAIRE DES FEMMES. 951
point essentiel, l'ouvrier les accepte avec empressement, ce qui
prouve qu'elles sont conçues dans un esprit véritablement pratique.
Quant aux patrons, ils ont intérêt à les maintenir, même au prix
d'assez grands sacrifices, car s'il y a un point désormais acquis à la
science, c'est que le meilleur ouvrier, le plus productif et le plus
habile, est l'ouvrier bien nourri, bien logé, content de son sort, ha-
bitué à la propreté et à la prévoyance. Nos chefs d'industrie com-
prennent, comme l'aristocratie anglaise, qu'il faut prévenir les dan-
gers du socialisme en réalisant sans lui le bien qu'il rêve, et qu'il
ne pourrait accomplir. La philosophie morale, dont les préceptes
se répandent chaque jour, leur apprend qu'enrichis par le travail
de leurs ouvriers, ils ne sont pas quittes envers eux quand ils leur
ont payé un juste salaire, et qu'au-dessus des devoirs réglés par la
loi il y en a d'autres plus étendus qui ne relèvent que de Dieu et de
la conscience.
La même sollicitude qui veille au bien-être des ouvriers s'est
étendue sur leurs enfans. A Manchester, en 18A7, quand l'industrie
commençait à remplacer partout les hommes par des femmes, un
grand nombre de malheureuses mères n'avaient d'autre ressource
que de confier leurs enfans à la mamelle à des gardiennes merce-
naires qui en réunissaient le plus grand nombre possible dans des
chambres malsaines, où toutes les conditions de la santé et de la vie
leur manquaient. Pour réduire au silence et à l'immobilité ces pau-
vres créatures, on leur faisait prendre des doses d'opium. A la même
date, par une conséquence terrible, le quart des individus qui mou-
raient n'avait pas dix-huit mois, la moitié n'avait pas dix ans. Au-
jourd'hui, en France comme en Angleterre, l'institution des crè-
ches s'est multipliée. Il n'y a pas de grand centre industriel qui
n'en soit pourvu. A la crèche succède immédiatement l'asile, puis
à l'asile l'école primaire. L'enfant est soigné et protégé depuis sa
naissance jusqu'au commencement de l'apprentissage. Ceux qui
n'ont jamais vu ni une crèche ni un asile ne savent pas avec quelle
intelligence ces utiles établissemens sont organisés, à quelle active
surveillance ils sont soumis, avec quel dévouement on s'y occupe
de la santé et du bien-être des enfans. Grâce à la crèche et à l'asile,
l'enfant du pauvre ne connaît plus ni le froid, ni la faim, ni la mal-
propreté, ni le vagabondage. La mère dans son atelier peut être
tranquille sur le sort de son nourrisson.
Que lui manque-t-il donc à cette femme, à cette mère, pour être
heureuse ? Il lui manque la présence de son enfant. Si tout se. rédui-
sait en ce monde à avoir un abri pour sa tête, des vêtemens, de la
nourriture, il n'y aurait rien à redire à cette vie en commun. Le
pain est abondant, la nourriture est saine, le corps ne souffre pas ;
952 REVUE DES DEUX MONDES.
mais l'âme souffre. Cette femme à chaque instant est blessée clans
sa pudeur, menacée dans sa chasteté ; cette épouse vit loin de son
mari, ne prenant pas même ses repas avec lui, et ne le retrouvant
que le soir, quand ils arrivent l'un et l'autre de leurs ateliers, épuisés
et haletans; cette mère n'embrasse pas son enfant à la clarté du so-
leil, elle ne le tient pas dans ses bras, elle ne le dévore pas de ses
yeux charmés, elle n'assiste pas à ses premiers bégaiemens, elle n'a
pas les prémices de ses premiers sourires. Étrange illusion de ces
mécaniciens de la vie sociale qui font tout par des rouages : la crè-
che pour l'enfant au berceau, l'atelier pour l'âge mûr, l'hospice
pour la maladie et la vieillesse ! Ils songent à tous les besoins de la
nature humaine, excepté à ceux du cœur, dont ils ne sentent pas les
battemens. Ils auront grand soin de mesurer la quantité d'air et de
nourriture qu'il faut à une ouvrière, ils proposeront des lois pour
que son travail ne soit pas prolongé au-delà de ses forces ; mais ils
ne feront rien pour que cette ouvrière puisse être une femme. Ils ne
savent pas que la femme n'est grande que par l'amour, et que l'a-
mour ne se développe et ne se fortifie que dans le sanctuaire de la
famille.
Quand on aura donné la dernière perfection aux ateliers, aux
crèches, aux écoles, aux hôpitaux, quand il sera bien démontré que,
grâce à ces conquêtes de la philanthropie, l'ouvrier trouve plus de
comfort dans la vie commune qu'il n'en pourrait rêver dans la vie
de famille, le seul fait que les femmes sont entraînées avec leurs
maris et leurs enfans dans cette nouvelle organisation où les affec-
tions intimes ont si peu de place constituera un véritable malheur
social. Les femmes sont faites pour cacher leur vie, pour chercher
le bonheur dans des affections exclusives, et pour gouverner en paix
ce monde restreint de la famille, nécessaire à leur tendresse native.
La manufacture, qui a quelque chose du couvent et de la caserne,
sépare les membres de la famille contre le vœu de la nature ; elle
substitue à l'autorité du mari et du père l'autorité du règlement, du
patron et du contre-maître, et les froids enseignemens du maître
d'école à cette morale vivante qu'une mère fait pénétrer avec ses
baisers et ses larmes dans le cœur de son enfant. Pour que les mœurs
conservent ou retrouvent leur pureté et leur énergie, la première
de toutes les conditions, c'est que la femme retourne auprès du
foyer, la mère auprès du berceau. Il faut que le.chef de la famille
puisse exercer la puissance tutélaire qu'il tient de Dieu et de la na-
ture, que la femme trouve dans son mari le guide, le protecteur,
l'ami fidèle et fort dont elle a besoin, que l'enfant s'habitue sans y
penser aux soins et à la tendresse de sa mère. Il faut môme qu'il y
ait quelque part un lieu consacré par les joies et les souffrances com-
LE SALAIRE DES FEMMES. 953
mîmes, une humble maison, un grenier, si Dieu n'a pas été plus
clément, qui soit pour tous les membres de la famille comme une
patrie plus étroite et plus chère^ à laquelle on songe pendant le tra-
vail et la peine, et qui reste dans les souvenirs de toute la vie as-
socié à la pensée des êtres aimés que l'on a perdus. Comme il n'y a
pas de religion sans un temple, il n'y a pas de famille sans l'intimité
du foyer domestique. L'enfant qui a dormi dans le berceau banal de
la crèche, et qui n'a pas été embrassé à la lumière du jour par les
deux seuls êtres dans le monde qui l'aiment d'un amour exclusif,
n'est pas armé pour les luttes de la vie. Il n'a pas comme nous ce
fonds de religion tendre et puissante qui nous console à notre insu,
qui nous écarte du mal sans que nous ayons la peine de faire un
effort, et nous porte vers le bien comme par une secrète analogie de
nature. Au jour des cruelles épreuves, quand on croirait que le cœur
est desséché à force de dédaigner ou à force de souffrir, tout à coup
on se rappelle, comme dans une vision enchantée, ces mille riens
([u'on ne pourrait pas raconter et qui font tressaillir, ces pleurs, ces
baisers, ce cher sourire, ce grave et doux enseignement murmuré
d'une voix si touchante. La source vive de la morale n'est que là.
Nous pouvons écrire des livres et faire des théories sur le devoir et
le sacrifice; mais les véritables professeurs de morale, ce sont les
femmes. Ce sont elles qui conseillent doucement le bien, qui récom-
pensent le dévouement par une caresse, qui donnent, quand il le
faut, l'exemple du courage et l'exemple plus difficile de la résigna-
tion, qui enseignent à leurs enfans le charme des sentimens tendres
et les fières et sévères lois de l'honneur. Oui, jusque sous le chaume,
et dans les mansardes de nos villes, et dans ces caves où ne pénètre
jamais le soleil, il n'y a pas une mère qui ne souffle à son enfant
l'honneur en même temps que la vie. C'est là, près de cet humble
foyer, dans cette communauté de misère, de soucis et de tendresse,
que se créent les amours durables, que s'enfantent les saintes et
énergiques résolutions; c'est là que se trempent les caractères; c'est
là aussi que les femmes peuvent être heureuses, en dépit du travail,
au milieu des privations. Toutes les améliorations matérielles se-
ront les bienvenues; mais si vous voulez adoucir le sort des ou-
vrières et en même temps donner des garanties à l'ordfe, raviver
les bons sentimens, faire comprendre, faire aimer la jjatrie et la jus-
tice, ne séparez pas les enfans de leurs mères !
Jules Simoin.
LE PROGRAMME
DE LA PAIX
Après les deux guerres formidables qui ont éclaté coup sur coup
depuis cinq ans, et qui nous ont coûté tant d'hommes et tant d'ar-
gent, on ne peut qu'accueillir avec une joie profonde l'annonce d'une
nouvelle ère de paix et de travail. Le monde a suffisamment vu ce
qu'a su faire notre incomparable armée pour défendre l'indépen-
dance de l'empire turc et pour donner la Lombardie au Piémont.
La France va enfin s'occuper d'elle-même et réaliser le célèbre pro-
gramme : V empire j c'est la paix. Notre alliance avec l'Angleterre,
un moment compromise , est devenue subitement plus intime que
jamais, et les pompeux éloges que les journaux anglais ont prodi-
gués à notre gouvernement donnent lieu de croire que cette union
rajeunie sera durable. En même temps la paix conclue à Zurich avec
l'Autriche, en exécution des préliminaires de Yillafranca, va sans
doute nous permettre de retirer nos troupes d'Italie. Certes, si nous
ne déclarons pas une nouvelle guerre, personne ne nous la décla-
rera. Nou# pouvons donc substituer sans crainte au laurier stérile
des batailles les fruits bienfaisans de la paix.
Ce qui: domine dans le nouveau programme tracé par une main
toute-puissante, c'est l'intention d'appliquer plus complètement dé-
sormais au gouvernement des intérêts nationaux les principes de
l'économie politique. Nul ne peut recevoir cette assurance avec plus
de satisfaction que les économistes. Il y a bien encore, dans l'ex-
posé de ce grand projet, quelques parties que la théorie économique
LE PROGRAMME DE LA PAIX. 955
ne saurait approuver; mais ces accessoires perdent beaucoup de leur
importance devant la donnée générale. L'opinion publique ne s'y
est trompée, ni en France, ni à l'étranger. Ce que tout le monde a vu
et compris du premier mot, c'est la tendance marquée vers une plus
grande liberté de commerce et d'industrie, en attendant cet autre
genre de liberté qui doit former un jour le couronnement de l'édi-
fice, et qui ne peut manquer de suivre tôt ou tard la première, car
tout s'enchaîne dans le développement successif des élémens de la
prospérité publique
Qu'il nous soit permis cependant d'exprimer avant tout une ré-
serve et un regret. Fermement attachés au principe de liberté, en
économie comme en politique, nous n'en comprenons le triomphe
que par la discussion. Tout ce qui tend à l'imposer par voie d'auto-
rité nous paraît contraire au principe même. Lorsque le free trade
l'a emporté en Angleterre, il n'a réussi que par la puissance de l'opi-
nion, après une série d'enquêtes et de libres luttes, qui ont fini par
dégager la vérité. Ses promoteurs n'ont jamais demandé à la reine
Victoria de décréter à elle seule cette innovation si contestée, eux-
mêmes ne l'auraient pas acceptée de ses mains. Une enquête nou-
velle n'aurait, dit-on, rien produit en France. Qu'en sait-on? L'en-
quête de l'année dernière sur la législation des céréales a précisément
prouvé le contraire, en montrant que les idées de liberté commer-
ciale font de grands progrès parmi les agriculteurs, puisqu'une ques-
tion qui les trouvait autrefois unanimes dans leur opposition les
trouve aujourd'hui partagés.
Quand même une discussion analogue n'aurait pas dû avoir tout
à fait le même succès auprès des manufacturiers, était-ee une raison
sufiisante pour s'en passer? Si l'enquête n'avait pas amené la solu-
tion de toutes les questions, elle en aurait toujours éclairé quelques-
unes; on aurait fait quelques pas de plus, et on en aurait préparé
d'autres pour un avenir plus ou moins rapproché. Y avait-il donc
un tel péril en la demeure qu'il devînt urgent et nécessaire de tout
faire à la fois? La nouvelle révolution économique, puisque c'est le
mot consacré, ne portera, selon nous, aucune des conséquences ex-
trêmes qu'on lui attribue des deux parts. Considérée en elle-même,
•elle est certainement un bien, mais dont les effets seront peu sen-
sibles, au moins à l'origine. Le système protecteur n'était plus, quoi
qu'on en dise, la base de notre organisation économique. Une nation
qui fait annuellement avec le reste du monde pour quatre milliards
d'échanges ne peut pas être considérée comme vivant dans l'isole-
ment commercial. Notre commerce extérieur s'accroissait avec rapi-
dité, puisqu'il a quintuplé depuis 1815, et, sans aucun doute, il
aurait grandi encore dans tous les cas.
956 RETUË DES DEUX MONDES.
i
Est-il besoin de rappeler ici les principales lois, votées après dis-
cussion préalable, qui ont successivement amélioré notre régime
douanier : sous la monarchie constitutionnelle, la loi du 9 février
1832, qui a organisé sur de larges bases les entrepôts et le transit;
celle du 15 avril de la même année, qui a supprimé la prohibition
éventuelle d'entrée et de sortie pour les grains; celles des 2 et 5
juillet 1836, rendues à la suite de l'enquête de 1834, qui ontaboh
plusieurs prohibitions et réduit les droits sur un grand nombre
d'articles; celle du 25 juin iShO, portant approbation du traité avec
la Hollande; celle du 6 mai 18Zil, qui a prononcé encore de nou-
velles réductions; celles de 18/i5 et 1846, approbatives des conven-
tions passées avec la Belgique et la Sardaigne; celle de 18Z|7, qui a
suspendu pour la première fois l'échelle mobile; sous la républi-
que, le renouvellement du traité de 1843 avec la Sardaigne et l'ap-
probation du traité de 1847 avec les Deux-Siciles ; sous l'empire
enfin, les lois de 1856, 1857 et 1859, qui ont consacré de nouvelles
et nombreuses réductions de droits?
Sans doute ces victoires successives ont été disputées pied à pied,
surtout sous la monarchie parlementaire. Les ministres les plus
éclairés et les plus fermes se sont vus contraints de céder sur bien des
points pour en gagner d'autres. Sous tous les gouvernemens, une
coalition habile et puissante, retranchée dans le sein des chambres
législatives, n'a cessé de tenir en échec le pouvoir. Toutes les fois que
le drapeau de la liberté commerciale s'est élevé quelque part, on l'a
violemment abattu et foulé aux pieds ; mais si la théorie était hon-
nie et proscrite, l'application l'était moins. Dieu merci. Malgré ces
résistances passionnées, on a toujours marché depuis trente ans
dans le sens de la liberté, si bien vque ce qui reste à faire ne saurait
se comparer à ce qui s'est fait, en matière de douane du moins.
' Le sentiment national a toujours montré une susceptibilité parti-
culière quand il s'est agi de traités de commerce avec les nations
étrangères et spécialement avec l'Angleterre. Renfermée dans des
limites raisonnables, cette répugnance se comprend et se justifie.
"Les Anglais, bien plus avancés que nous en connaissances écono-
miques, viennent de montrer qu'ils la partagent. Quand une nation
réforme chez elle son tarif, elle n'a de compte à rendre qu'à elle-
même; elle peut, si elle s'aperçoit qu'elle se trompe, revenir sur
ses pas. Quand elle s'est liée par un engagement bilatéral, elle ne
le peut plus. Si cette considération ne suffit pas pour faire exclure
systématiquement tout 1(||ité de commerce, elle doit au moins ap-
prendre aux gouvernemens à n'aborder qu'avec une extrême pru-
dence ces négociations délicates.
Loin de nous la passion aveugle qui anime contre l'Angletene
I
LE PROGRAMME DE LA PAIX. 957
I
tant de Français égarés. Nous avons toujours aimé, toujours désiré
l'alliance; nous la croyons également commandée par les intérêts
des deux parties et par l'intérêt plus grand encore de l'humanité
tout entière. Seulement, pour la cimenter, un traité ne paraissait
pas nécessaire. La France et l'Angleterre ne l'ont pas attendu pour
se lier par un commerce actif; ce commerce s'élève aujourd'hui à
700 millions par an, et il ne cesse de s'accroître; depuis dix ans
seulement, il a doublé. Qu'on cherche à l'activer encore par des ré-
ductions réciproques de tarifs, rien de mieux; qu'on s'entende pour
prononcer à la fois ces réductions des deux parts, rien de mieux
encore. Le danger consiste uniquement à s'engager pour l'avenir.
L'alliance même peut en souffrir à cause des craintes, exagérées sans
doute, mais profondes, que suscitent chez nous de pareils engage-
mens avec une nation riche et hardie dont on redoute l'esprit d'en-
treprise. L'indépendance dans la bonne harmonie, voilà la vraie po-
litique des deux gouvernemens.
Définitif en ce qui concerne la France, en vertu des pouvoirs ex-
traordinaires que l'empereur tient de la constitution, le traité est en
ce moment soumis à l'approbation du parlement anglais. Nous igno-
rons quel en sera le sort, car il soulève une assez vive opposition.
Nous allons raisonner dans l'hypothèse la plus probable, celle de
l'adoption. Il ne contient d'ailleurs qu'une partie du nouveau pro-
gramme, la plus importante, il est vrai.
Commençons par les matières premières, qui vont désormais,
dit-on, entrer en franchise de droits. Cette annonce serait des plus
heureuses , si elle apportait un changement notable à ce qui existe ;
mais il paraît difficile d'en attendre une influence appréciable sur
les prix, quelque chose comme l'inauguration de la fameuse vie à
bon marché. C'est ici surtout que ce qui reste à faire n'est rien
auprès de ce qui est fait. Les matières premières sont de plusieurs
sortes : celles qui servent à la subsistance pubîi([ue, comme la viande
et le blé; celles qui servent à la confection des tissus, comme la
soie, la laine, le coton, le lin et le chanvre; celles qui servent aux
autres industries, comme le bois, la houille, les minerais.
Pour la viande, il n'y a rien à faire, puisque l'ancien droit pro-
tecteur, soit sur les animaux vivans, soit sur les viandes fraîches et
salées, a été supprimé depuis six ans. Pour le blé, il est mamte-
nant démontré par les faits que l'échelle mobile n'exerce sur les prix
qu'une action insensible, et qui se résout beaucoup plus en baisse
qu'en hausse, par les obstacles qu elle met à l'exportation et par la
désorganisation qu'elle apporte dans le commerce des grahis. Elle
Tient d'ailleurs d'être rétablie, et on ne parle pas de l'abolir.
Pour les soies, les lins et les chanvres, il n'y a rien à faire, le
^58 RETUE DES DEUX MONDES.
droit actuel étant nominal. Pour les laines, la question prend plus
d'importance en apparence, elle n'en a aucune en réalité. On avait
essayé dans d'autres temps de protéger les laines françaises par un
droit de 30 pour 100 sur les laines étrangères; ce droit a été suc-
cessivement réduit de manière à n'être plus en réalité que de 6 ou 7
pour 100. Sur une introduction totale de 400,000 quintaux métri-
ques de laines, valant au moins 120 millions de francs, les droits
perçus se sont élevés à 7,600,000 francs en 1859. Il importe fort
peu aux laines indigènes, comme à la fabrication des lainages,
qu'un pareil droit soit maintenu ou non. Le trésor lui-même y a fort
peu d'intérêt, en ce sens que, la plus grande partie des droits per-
çus étant restituée au moyen de la combinaison justement suspecte
du drawhack, l'émolument réel du trésor se réduit à un ou deux
millions au plus. La suppression du droit aura cet avantage qu'elle
nous débarrassera du drawback. Voilà tout. Le prix des laines in-
digènes n'en sera pas diminué d'un centime, et le consommateur
n'y gagnera rien.
Pour les cotons, le droit est plus élevé. Sur une importation to-
tale de 816,000 quintaux métriques de coton brut, valant ensemble
150 millions au moins, il a été perçu en 1859 pour 19 millions de
droits, soit 12 pour 100 environ. La valeur du coton brut entrant
pour un tiers dans la valeur moyenne des cotonnades, la diminution
possible sur le prix de ces tissus, par la suppression complète du
droit, serait de h pour 100. Ce qui coûte aujourd'hui 100 francs
n'en coûterait donc que 96, à la condition toutefois que le consom-
mateur profite de toute la réduction, et il est probable que le pro-
ducteur américain, le marchand en gros, l'armateur, le fabricant, le
marchand au détail, chercheront à en prendre leur part. L'importa-
tion du coton a fait déjà d'immenses progrès depuis quarante ans :
de 12 millions de kilos en 1816, elle s'est élevée à 82 millions de
kilos en 1859; elle ne peut guère aller plus vite. Le coton étant
d'ailleurs un produit exotique qui n'a pas en France de similaire,
la question de protection est ici hors de cause, et la suppression du
droit n'a jamais trouvé de contradicteurs que parmi ceux que pré-
occupe l'équilibre du budget.
Pour les bois et les minerais, il n'y a rien à faire, les uns et les
autres entrant déjà en franchise de droits, ou à peu près. On peut
au contraire réclamer, comme conséquence du principe, l'abolition
de la prohibition de sortie qui frappe nos bois et nos écorces. Res-
tent les houilles.
Il est entré 50 millions de quintaux métriques de houilles en 1859,
et les droits perçus se sont élevés à 10 millions de fr., soit 20 cen-
times en moyenne par quintal métrique. Là aussi, les anciens droits
LE PROGRAMME DE LA PAIX. 95^
protecteurs ont disparu depuis longtemps. Le droit actuel varie,
comme on sait, suivant les zones : il est de 10 centimes sur la fron-
tière d'Allemagne, de 15 sur celle de Belgique, de 30 sur la côte d^
l'Océan qui fait face à l'Angleterre, plus les deux décimes de guerre.
Le droit sur les houilles anglaises est réduit par le traité au même
taux que sur les houilles belges, c'est-à-dire à 15 centimes. Le prix
de la houiUe est avant tout une question de transport. Le quintal
métrique, qui vaut en moyenne 1 franc sur le carreau de la mine,
se vend 2 francs, 3 francs, h francs, 5 francs, et même 6 francs aux
consommateurs, suivant qu'ils sont plus ou moins éloignés du lieu
de production. Que peut faire sur ces prix une différence de 15 cen-
times, portée à 18 par le double décime? Il suffit d'une distance de
quelques lieues pour grever la houille de frais de transport équi-
valens, surtout quand une partie, même très faible, du trajet se fait
par les routes de terre.
Quelques journaux ont avancé que le droit actuel sur les houilles
anglaises était prohibitif. Voici qui prouve le contraire : l'introduc-
tion des houilles anglaises n'a pas atteint en 1859 moins de 12 mil-
lions de quintaux métriques, et elle aurait certainement continué
son mouvement ascensionnel sous l'empire du droit existant. Cette
importation va sans doute s'accroître encore par la réduction du
droit; tant mieux, nous en avons grand besoin. Les houilles belges
entraient au même droit; elles ne suffisent plus. Les houilles fran-
çaises , quels que soient leurs progrès, peuvent de moins en moins
alimenter la consommation nationale. Depuis 1815, la consomma-
tion totale de la houille a décuplé en France; elle s'est élevée de
12 millions de quintaux à 120. La houille française en fournissait
les trois quarts en 1815, ou 9 millions de quintaux sur 12; elle n'en
fournit plus aujourd'hui que les sept douzièmes» ou 70 millions sur
120. Suivant toute apparence, la consommation doit quintupler au
moins d'ici à la fm du siècle, et il y a place pour tout le monde
dans cet immense débouché. La houille servant à transporter la
houille, notre production houillère elle-même est intéressée à tout
ce qui peut réduire les prix et par conséquent les frais de transport.
Le nouveau régime ne peut donc avoir aucun effet sur le prix des
matières premières, excepté le coton et la houille , et même, pour
ces deux articles, l'amélioration sera peu sensible. Les défenseurs
de la liberté commerciale n'ont pas tout à fait perdu leur temps
jusqu'ici, puisqu'ils sont arrivés à faire réduire les droits sur les
matières premières à des taux insignifians. La presque totalité de
nos importations, qui atteignent aujourd'hui (^^wa:* milliards, se
compose de matières premières : à quoi il convient d'ajouter que la
franchise absolue de tout droit, même pour les matières premières,
960 REVUE DES DEUX MONDES.
n'a jamais été considérée comme nécessaire. Tant qu'il y aura des
impôts établis sur les denrées d'origine française, il est juste d'en
établir aussi sur les denrées d'origine étrangère. On a toujours re-
connu qu'un di'oït fiscal de 5 pour 100 sur les matières premières
n'avait rien que de légitime (1). La législature est restée libre pour
ce qui concerne le droit actuel sur la laine et le coton, dont la sup-
pression n'est pas stipulée dans le traité. Cette suppression priverait
le trésor d'une vingtaine de millions par an, draw^backs déduits, sans
compensation possible. Une simple réduction vaudrait peut-être
mieux .
On range depuis quelque temps dans les objets de première né-
cessité les sucres et les cafés. Ce n'est pas ainsi qu'on les avait con-
sidérés jusqu'ici; on avait cru pouvoir les imposer fortement, comme
objets de luxe. Le droit perçu doublait la valeur de la denrée, et le
revenu annuel du trésor s'élevait à cent millions sur les sucres et à
trente millions sur les cafés. 11 s'agit maintenant, dit-on, de réduire
le droit de moitié, ce qui constituerait le trésor en perte de soixante-
cinq millions par an ; mais ce déficit serait probablement regagné
assez vite, car une diminution d'un quart sur le prix vénal des sucres
et des cafés ne pourrait que donner un nouvel essor à la consom-
mation, qui a déjà décuplé depuis 1815 malgré les droits élevés. Ici
l'amélioration serait réelle. 11 y a d'ailleurs, pour les sucres surtout,
une considération décisive. Nous consommons trois sortes de sucre,
le sucre colonial, le sucre étranger, le sucre indigène. Le droit perçu
sur chacun des trois devra évidemment être réduit dans la même
proportion. Or le transport des sucres coloniaux et étrangers a une
importance de premier ordre pour notre navigation maritime, et
l'importance agricole des sucres indigènes est plus grande encore.
En facilitant la consommation du sucre, on donnera un sérieux en-
couragement à deux de nos principales industries, l'agriculture et
la navigation. Cette réduction était depuis longtemps demandée,
elle ne pouvait manquer d'arriver. Comme pour le cofon, la ques-
tion est toute fiscale et n'a rien de commun avec la protection.
. Passons maintenant aux produits manufacturés, les seuls qui sou-
lèvent la question du système protecteur.
D'abord se présentent les prohibitions. Malgré des améliorations
successives, nous frappons encore d'exclusion absolue les fils et tis-
sus de laine, les fils et tissus de coton, les vêtemens confectionnés,
les peaux préparées, les plaqués, la coutellerie, la poterie, les verres
et cristaux, les voitures suspendues, la tabletterie, etc. Il n'y a qu'un
^l) Il doit nous ôtre permis de rappeler que nous avons déjà exprimé les mêmes idées
dans la Revue du 1" mai 1856 : la Liberté commerciale.
LE PROGRAMxME DE LA PAIX. 961
mot pour caractériser ce système d'exclusion : il déshonore notre
tarif. La prohibition est un des plus tristes legs de la révolution et
de l'empire; elle a pris naissance en 1793, lors de la guerre de la
convention contre l'Angleterre, et s'est tout à fait enracinée sous
•rempire, à l'abri des absurdités du blocus continental. Au retour de
la paix, la restauration a eu le tort de maintenir cette mesure de
:guerre; elle n'a pas tardé à s'en repentir. Dès 1816, M. de Saint-
Cricq proposait de supprimer les prohibitions et de les remplacer
par un droit de 15 à 18 pour 100; cette offre fut repoussée par les
■chambres. Sous la monarchie de 1830, la même tentative a été faite
à plusieurs reprises par le gouvernement, qui a fini par arracher
plusieurs concessions de détail, mais qui n'a pu ébranler le prin-
cipe. En 1847 cependant la.question avait paru mûre, et un pi'ojet
•de loi avait été présenté, qui portait un coup décisif à la prohibition;
ce projet a disparu dans la malheureuse révolution de février, qui a
ajourné tant d'œuvres utiles. Le gouvernement impérial l'a repris
en 1856, mais a cru devoir l'ajourner encore devant l'opposition
^présumée du corps législatif.
Il est à regretter que cette question se présente aujourd'hui,
compliquée des appréhensions que suscite un engagement inter-
national. Livrée à elle-même, le gouvernement l'eût probablement
emportée en 1856, s'il avait insisté, et plus probablement encore le
succès eût été complet et définitif en 1861. Le traité n'en a pas
avancé le moment, puisque la levée des prohibitions n'aura lieu
qu'à la même époque. Quoi qu'il en soit, nous ne pouvons qu'ap-
plaudir au principe. Toutes les nations ont renoncé à cet engin
barbare, le tour de la France doit venir enfin. Que le traité devienne
'exécutoire ou non , il est bien à désirer que des mesures législa-
rtives, librement adoptées après examen contradictoire et public, lè-
vent la prohibition pour les marchandises étrangères de toute ori-
gine, comme pour les marchandises anglaises.
Quant à l'effet, il sera nul, ou peu s'en faut. La prohibition a fait
beaucoup de mal depuis quarante ans, en retardant le progrès de
nos industries; aujourd'hui elle n'est plus qu'inutile. La concurrence
Intérieure a fini par produire à la longue les mêmes résultats qu' an-
crait produits plus tôt la concurrence étrangère. Nos manufactures
■sont devenues, en dépit de la prohibition, assez puissantes pour ne
«craindre désormais personne. Même sans parler des expositions uni-
n^erselles de Londres et de Paris, qui ont démontré jusqu'à l'évidence
la supériorité de la plupart de nos produits, nous en avons tous les
Jours sous nos yeux une preuve sans réplique. Nous rencontrons sur
'les marchés étrangers la concurrence des marchandises prohibées
chez nous, et nous en triomphons. La presque totalité de nos expor-
ffOME XXV. 61
062
REVUE DES DEUX MONDES.
tations, qui atteignent aujourd'hui deux milliards^ se compose de
produits manufacturés. Nous exportons pour 200 millions de tissus
de laine, pour 75 millions de tissus de coton, pour 100 millions de
tabletterie, pour 100 millions de peaux ouvrées, pour 70 millions
^ de vêtemens, pour 30 millions de poteries et de cristaux, etc. Puis-
que nous soutenons la concurrence à l'étranger, malgré les droits
d'entrée et les frais de transport, nous la soutiendrons bien chez
nous sans tous ces frais. Le traité conserve d'ailleurs un droit pro-
tecteur de 25 à 30 pour 100, qui suffit et au-delà. En Algérie, les
prohibitions sont déjà supprimées et remplacées par le même droit,
et il n'entre presque pas de marchandises étrangères. Il en sera de
même en France, on peut y compter.
Un seul article fait question, c'est le fer. Les fers étrangers ne
sont pas précisément prohibés, mais ils sont encore frappés, après
des réductions successives, d'un droit de 12 francs par quintal mé-
trique, à peu près prohibitif. Le traité de commerce réduit les droits
sur le fer de provenance anglaise à 7 francs jusqu'au 1*^' octobre
186/i, et à 6 francs à partir de cette époque, tous décimes compris.
Dans le cours ordinaire des choses, ces droits suffiraient pour sau-
vegarder la production nationale; mais on ne peut se dissimuler
que la réduction arrive dans un moment inopportun. C'est en 1853
et 185Zi, quand le prix des, fers français avait dépassé toutes les
bornes, qu'il fallait réduire les droits; en abaissant d'un tiers au
moins le prix des rails, on aurait rendu moins coûteuse l'exécution
des chemins de fer, et, ce qui n'aurait pas eu moins d' à-propos, on
aurait évité de donner à nos forges des bénéfices excessifs et tem-
poraires, qui ne pouvaient pas se soutenir. Aujourd'hui la consom-
mation s' étant fortement réduite par la crise commerciale qui a
suivi les guerres d'Orient et d'Italie, le prix des fers a baissé, et à
la prospérité artificielle des années précédentes a succédé pour les
forges un état de malaise et de souffrance que le traité avec l'An-
gleterre vient aggraver.
Un des plus grands inconvéniens du système protecteur, c'est de
créer pour les industries protégées une sorte de droit acquis, qui ne
permet pas de les livrer tout à coup aux hasards de la concurrence
après les avoir habituées à un autre régime. Sans aucun doute, si
la protection n'avait jamais existé, nos forges seraient aujourd'hui
beaucoup plus prospères, comme toutes les industries dont le fer
est la matière première. Fondées dans des conditions naturelles que
rien ne pourrait ébranler, exercées, fortifiées par un régime de li-
berté, favorisées par un plus grand nombre de communications per-
fectionnées, dont le fer à meilleur marché aurait facilité l'établis-
sement , elles auraient traversé depuis longtemps la période débile
I
LE PROGRAMME DE LA PAIX. 963
des débuts. Malheureusement il n'en est pas ainsi : elles ne sont
pas arrivées, comme les industries des tissus, à ce point où la con-
currence intérieure a produit les mêmes effets que la concurrence
étrangère. Affaiblies par la protection, elles ont encore besoin d'être
défendues contre les fers anglais. jNous ignorons, faute d'enquête
préalable, jusqu'à quel point elles le seront par les nouveaux droits.
Tout ce qu'on peut dire, c'est qu'il serait douloureux pour les par-
tisans de la liberté commerciale de voir inaugurer le triomphe de
leurs idées par des catastrophes dans une de nos plus vitales indus-
tries. Si ce malheur arrivait, nous ne pouvons que décliner d'avance
toute solidarité. Ce n'est pas la doctrine de la libre concurrence,
c'est la manière dont elle est appliquée qui peut seule être respon-
sable des conséquences possibles d'une trop grande précipitation.
Nous avons rapidement passé en revue tout ce qui touche à notre
régime douanier. On voit maintenant pourquoi nous n'attendons pas
de grands résultats de la réforme annoncée, et pourquoi nous au-
rions préféré la voir s'accomplir, même au prix de quelques retards,
par les m.oyens ordinaires de la discussion. Le fait capital, vérita-
blement important, c'est l'abandon formel du principe protecteur.
Voilà un grand pas assurément, même quand les applications im-
médiates n'auraient que peu de portée; mais il ne sera véritable-
ment certain qu'autant que l'opinion publique l'aura sanctionné. 11
faut toujours en revenir à la discussion : mieux eût valu l'avoir avant
qu'après. N'oublions pas qu'en pareille matière le mal d'imagina-
tion a sa gravité. La protection, excepté pour le fer, n'est plus
qu'une fausse apparence, un mot vide de sens, qui peut disparaître
sans inconvéniens comme sans grands avantages; mais les esprits
n'y sont pas préparés, et tant que la discussion ne les aura pas
éclairés, ils peuvent s'alarmer outre mesure. C'est ce qu'il eût été
désirable d'éviter.
Parmi les fantômes qu'éveille ce mot si redouté de libre échangCy
il en est un, le plus effrayant de tous, qu'il faut absolument dissi-
per. On a cru, sur la foi de quelques paroles imprudentes, que cha-
que nation avait un nombre très limité d'industries naturelles que
la libre concurrence entre les peuples laisserait seules debout. De là
chez chaque producteur la crainte de se trouver parmi les industries
condamnées, et l'imagination aidant, on arrivait bien vite à se per-
suader qu'en France aucune production,- ni industrielle, ni même
agricole, ne pouvait se soutenir sans protection. Cette illusion sin-
gulière a fait tout le mal. On ne saurait redire assez qu'il n'en est
rien, que la Providence a rendu au contraire les grandes industries
possibles partout à la fois, qu'au lieu d'être la règle, les produits
réellement localisés sont l'exception, et que, pour ceux-là, la pro-
964 REVUE DES DEUX MONDES.
tection ne peut rien. Nous aurons beau faire, nous ne parviendrons
jamais à produire ce qui ne peut venir que sous le climat des tropi-
ques. Quant aux objets de grande consommation, le commerce exté-
rieur, même le plus libre, ne peut fournir qu'un appoint; avant
tout, chaque peuple trouve dans son propre sol et dans son propre
travail ce qui lui est le plus nécessaire, et l'économie des frais ûe
transport suffit pour que les producteurs nationaux aient un privilège
naturel sur tous les autres. On le voit bien maintenant par ce qui se
passe pour celles de nos industries qui ne sont pas protégées ou qui
ne le sont que 'de nom, et notamment pour l'agriculture.
Une crainte d'un autre genre préoccupe en ce moment quelques-
esprits. La réduction considérable accordée par les Anglais sur le
droit d'entrée qui frappait nos vins arrive aussi dans un moment peu
opportun; le vin étant aujourd'hui rare et cher en France, on s'est
imaginé qu'il allait devenir tout à coup plus rare et plus cher. Qu'onp
se rassure. Les habitudes d'un grand peuple ne changent pas en un>
jour ; le goût du vin français ne pénétrera que lentement dans la
masse de la population anglaise, accoutumée à d'autres boissons..
En même temps la production du vin s'accroîtra chez nous, car nous-
avons encore bien des terres improductives qui peuvent se transfor-
mer en vignobles, et le fléau qui a atteint la vigne ne durera pas
toujours. Ceux de nos vins qu'on a brûlés jusqu'ici pour faire de
r eau-de-vie fourniront au besoin un bon supplément. L'extension^
des débouchés amènera nos producteurs à perfectionner leurs pro-
cédés de culture et de fabrication. Ce sont d'ailleurs les droits et
les frais de toute nature qui grèvent le prix du vin pour la plupart
des consommateurs; la valeur du vin lui-même n'y entre que pour
une faible part.
INous ne dirons que quelques mots sur les autres parties du pro-
gramme. La lettre impériale insiste avec grande raison sur la né-
cessité impérieuse de nouvelles voies de communication. Là est en
eifet l'intérêt principal de l'agriculture et de l'industrie. Avant 18/i8^
un crédit annuel de 150 millions figurait au budget pour les travaux
publics ; ce crédit avait été considérablement réduit, il serait bien
utile de le rétablir. Par sommes gigantesques se comptent les tra-
vaux dont la France a besoin pour s'élever au niveau de la plupart
de ses voisins. Le réseau actuel des chemins de fer a coûté quatre
milliards j dont trois à la charge des compagnies et un à la charge
de l'état. L'étendue de ce réseau doit être plus que doublée pour
suffire aux besoins les plus pressans; c'est donc encore une dépense
de quatre milliards qu'il faut s'imposer pour ce seul objet, et l'état,
suivant toute apparence, sera encore appelé à y concourir, comme-
il a concouru au réseau existant. En même temps, il a à terminer
lE PR0GRAM3IE DE LA. PAIX. 965
les routes, les ports, les canaux, et à exécuter les travaux prescrits
par une autre lettre impériale pour parer aux ravages périodiques
des inondations.
On annonce l'intention de réduire autant que possible les frais de
transport et d'établir à cet effet une juste concurrence entre les
chemins de fer et les canaux. Cette partie du programme est des
plus séduisantes, mais en même temps des plus difficiles à réaliser.
Les trois quarts au moins de nos canaux se concentrent dans un
quart du territoire; trente-six départemens n'en ont pas du tout,
trente autres en ont si peu qu'il ne vaut pas la peine d'en parler.
Non-seulement la concurrence est impossible partout où les canaux
n'existent pas, mais même pour quelques-uns des canaux existans
les chemins de fer ont pris leurs précautions. Tels sont le canal la-
téral à la Garonne et le canal des deux mers, qui appartiennent
aujourd'hui, le premier en toute propriété, le second par un bail à
long terme, à la compagnie des chemins de fer du Midi. La con-
currence ne pourra réellement s'établir que dans dix ou douze dé-
partemens, et là elle existe déjà.
On paraît, il est vrai, disposé à supprimer tout à fait les droits de
péage sur les canaux; ces droits suffisent à peine aujourd'hui à l'en-
tretien de nos voies artificielles de navigation. Il serait sans doute
fort heureux qu'on pût supprimer d'un mot les frais en toute chose;
mais puisque nous sommes disposés à suivre désormais les règles
d'une bonne économie politique, nous ne devons pas oublier que les
canaux ont coûté à construire et qu'ils coûtent à entretenir. Rejeter
complètement sur la totalité des contribuables, qu'ils se servent ou
non des canaux, les frais d'établissement et d'entretien, serait un
acte peu conforme aux principes; rien pour rien, c'est la devise de
l'économie politique. Pourquoi les soixante départemens qui man-
quent de canaux contribueraient-ils à payer des dépenses dont ils
ne profitent pas? L'existence seule des canaux constitue déjà un as-
sez grand privilège pour les industries riveraines. Tous les canaux
ne sont pas d'ailleurs sous la main de l'état, et il a fort à faire pour
les y mettre.
La concurrence des canaux manquant généralement pour con-
traindre les chemins de fer à baisser leurs tarifs, il est difficile de
comprendre comment le gouvernement pourra les y amener. Les
tarifs ont été réglés par des conventions entre l'état et les compa-
gnies. Gomment revenir sur un contrat solennel? On aurait pu es-
pérer dans d'autres temps établir une concurrence entre les chemins
de fer eux-mêmes; ce moyen est devenu impossible depuis les fu-
sions qui ont mis toutes les lignes entre les mains d'un très petit
nombre de compagnies. D'un autre côté, on a habitué les action-
966 REVUE DES DEUX MONDES.
iiaires à des revenus qui s'élèvent pour certains chemins jusqu'à 25
pour 100 du capital d'émission, et qui ont doublé ou triplé la va-
leur des actions primitives. Gomment revenir sur ces bénéfices, qui
constituent à leur tour une autre sorte de droits acquis? Quand on
est une fois sorti à ce point du régime de la libre concurrence, il est
bien difficile d'y rentrer. Le gouvernement ne peut même pas avoir
recours, pour vaincre la résistance possible des chemins de fer, à
des concessions de voies nouvelles, car les compagnies ont absorbé
d'avance les chemins à faire comme les chemins faits, et on éprouve
déjà quelques difficultés à trouver l'argent nécessaire pour les tra-
vaux concédés.
11 n'y a pas de labyrinthe sans issue. On peut espérer qu'à l'aide
de concessions mutuelles, tout finira par s'arranger. Probablement
le trésor public paiera la plus grande partie des frais du rapproche-
ment, soit par la suppression de l'impôt récemment établi sur les
valeurs mobilières, soit de toute autre façon. S'il ne doit nous en
coûter que l'impôt sur les valeurs mobilières, ce ne sera pas un
bien grand malheur, car on n'y perdra qu'une vaine tracasserie qui
rapporte au trésor public un pauvre revenu. Si, au contraire, nous
ne devions acheter une réduction dans les tarifs des lignes existantes
qu'en sacrifiant ou en retardant quelques-unes des lignes à con-
struire, ce serait la payer trop cher. Les contrées qui n'ont pas en-
core de chemins de fer y perdraient plus que n'y gagneraient les
autres. Avant tout, il faut diminuer la distance toujours croissante
qui nous sépare des Anglais, des Belges, des Allemands, pour l'ex-
tension de nos voies ferrées.
Que dire de cette partie du projet qui consiste à faire des prêts à
l'agriculture et à l'industrie? Nous entrons ici dans un ordre d'idées-
tout différent, et même opposé. La théorie économique repousse ce
mode d'intervention de l'état dans les intérêts privés. Le fameux
prêt des 100 millions pour le drainage n'a pas si pleinement réussi
qu'il constitue un précédent bien favorable. La loi a été votée en
1856, et les prêts effectués jusqu'à ce jour sur les 100 millions n'ar-
rivent pas à 500,000 francs. Attendons les nouveaux projets de loi
pour nous rendre compte de ce qu'on veut faire.
Remarquons cependant dès à présent qu'avec la meilleure volonté
du monde, l'état ne peut pas prêter à tous ceux qui ont besoin
d'emprunter. Il faut donc établir des catégories, des exceptions, des
privilèges, et comme l'état ne peut disposer que de l'argent des
contribuables, il faut en définitive qu'il prenne à tous pour donner à
quelques-uns. Là est le vice radical de ces combinaisons artificielles;
elles finissent toujours par tourner au profit des mieux placés et des
plus remuans, aux dépens de la généralité du public. Telle n'est
LE PROGRAMME DE LA. PAIX. 967
pas la doctrine de la liberté économique. Il ne suffit pas de l'appli-
quer en matière de douanes ; il faut encore en pénétrer la société
tout entière, l'introduire dans les mœurs, dans les idées, dans tous
les ordres de faits et d'intérêts. Rien n'est plus contraire à ce noble
et fécond principe que l'appel incessant aux secours de l'état. Les
monopoles dont on se plaint n'ont pas d'autre origine. L'état n'a
charge que des intérêts généraux. Dès l'instant qu'on s'habitue à
chercher hors de soi, hors des lois qui régissent tout le monde, un
point d'appui exceptionnel et privilégié, le véritable esprit d'entre-
prise disparaît, et en encourageant quelques efforts partiels, faibles
et mal dirigés, l'état brise le seul ressort qui puisse agir partout à
la fois, parce qu'il se retrouve tout entier dans chaque personne.
L'opération du reboisement des montagnes soulève moins de
doutée, en ce qu'on l'a toujours regardée comme ne pouvant être
entreprise et menée à bien que par l'état. Là encore, comme pour
l'abolition des prohibitions, on retrouve un précédent considérable.
Un rapport du ministre des finances, inséré au Moniteur du 3 fé-
vrier, constate qu'un projet de loi à cet effet avait été présenté en
18/i7. Des études faites alors et reproduites aujourd'hui portent à
1,133,000 hectares l'étendue des terrains à reboiser. La plus grande
partie se trouve dans les Alpes, les Pyrénées, les Cévennes, les
montagnes de l'Auvergne. Sans la révolution de février, les travaux
de reboisement seraient commencés depuis dix ans; il est bien
temps de les reprendre.
Un autre rapport signé de trois ministres, et inséré au Monileur
du 21 janvier, fait connaître un projet plus nouveau et plus difficile.
Ceux des terrains communaux qui seront reconnus cultivables par
un décret impérial, délibéré en conseil d'état, devront être défri-
chés, assainis et mis en culture par les communes elles-mêmes, et
à leur défaut par l'état. Ce plan est encore une dérogation aux prin-
cipes de l'économie politique, en ce qu'il fait faire par l'état ce qui
est ordinairement confié aux intérêts privés. Il n'en est pas de la
mise en culture comme du boisement : d'un côté, il suffit de semer
une fois et de garder ensuite, pour laisser à elle-même la puissante
végétation des grands arbres; de l'autre, il faut défricher, assainir,
irriguer, bâtir des fermes, les peupler d'hommes et de bétail, fumer,
ensemencer, récolter, puis labourer, fumer, semer encore, et ainsi
de suite. Pour se trouver en bénéfice au bout de tous ces frais, il
faut une surveillance incessante, que l'état ne peut pas exercer.
Qu'est-ce d'ailleurs qu'une somme de 10 millions pour une si colos-
sale entreprise? Avec 100 francs par hectare, on peut boiser une
terre inculte; pour la mettre en culture, il en faut au moins 1,000.
Même en admettant, ce qui est fort douteux, que l'état rentre dans
968 REVUE DES DEUX MONDES.
ses avances, les formalités préliminaires prendront toujours beau-
coup de temps, et si l'on arrive à mettre en culture un millier d'hec-
tares par an, ce sera beaucoup. A ce compte, il faudrait trois mille
ans pour défricher les communaux incultes, dont l'étendue s'élève,
d'après le rapport des trois ministres, à 3 millions d'hectares.
Suivant toute apparence, quand ce projet aura été mieux étudié
dans ses détails, le gouvernement sera amené à y renoncer. Il est
beaucoup plus simple de vendre les communaux sans se donner la
peine de les cultiver. Ce dernier système, préconisé de tout temps
par les économistes, a cet avantage qu'en vendant leurs terrains, les
communes en touchent le prix et peuvent l'appliquer à leurs be-
soins , tandis que le projet des trois ministres leur enlève, dans cer-
tains cas, la moitié de leur propriété.
Dès qu'il s'agit de l'agriculture, tout prend bien vite de telles pro-
portions, que l'intervention directe de l'état, si puissant qu'il soit,
s'y montre encore plus faible et plus imperceptible qu'ailleurs. L'é-
tat peut quelque chose sur des points isolés et perdus dans l'im-
mensité du territoire; il ne peut rien sur l'ensemble que par des
mesures générales, qui n'agissent qu'indirectement. Telle est en
première ligne l'extension des communications, il faut toujours en
revenir là. Il n'y a pas de somme employée par l'état sur un point
donné, en travaux de culture, qui ne puisse être plus utilement
consacrée à faire un chemin. Supposons donc qu'au lieu d'affecter
10 millions au défrichement, l'état les distribue entre tous les dé-
partemens pour y hâter l'exécution des chemins vicinaux; à raison
de 120,000 fr. par département, ce secours se fera sentir sur tous
les points à la fois, principalement sur ceux qui, d'après le dernier
rapport de M. le ministre de l'intérieur, ne pourront pas terminer
avant un siècle leurs chemins commencés. Sur un total de 83,000 ki-
lomètres de chemins vicinaux à l'état d'entretien, 58,000 se trouvent
dans 43 départemens, et 25,000 seulement dans les Z|3 autres. Si
les premiers ne sont pas encore suffisamment pourvus , que faut-il
penser des seconds?
Le nouveau programme soulève enfin une grande difficulté, celle
des voies et moyens. Réduire les recettes du trésor de près de
100 millions, augmenter les dépenses de 50 millions au moins,
en présence d'un budget où les dépenses ont déjà excédé les recettes
de 2 milliards et demi depuis cinq ans, cette conduite ne se com-
prendrait pas, si l'ensemble des dépenses ne devait se réduire en
même temps de manière à rentrer dans l'équilibre, ou du moins à
s'en rapprocher. La réduction indispensable ne peut s'opérer que
sur les dépenses militaires. Les deux ministères de la guerre et de
la marine ont absorbé 900 millions par an dans ces derniers temps.
LE PROGRAMME DE LA PAIX. 969
OU le double de ce qu'ils coûtaient autrefois. On veut, dit-on, les
ramener à l'état normal; c'est là sans comparaison la meilleure nou-
velle qu'on puisse nous donner. La question douanière, ainsi que
toute autre question économique, disparaît devant celle-là. Zi50 mil-
lions par an, c'est déjà bien assez pour tenir sur un pied formidable
nos forces de terre et de mer; avec un budget militaire de 450 mil-
lions, la monarchie de 1830 a conquis l'Algérie, affranchi la Bel-
gique, occupé Ancône, mené à bien les expéditions de Lisbonne, du
Mexique et de Maroc, créé enfin cette armée et cette marine qui
se sont montrées avec tant d'éclat dans les rudes campagnes de
Crimée et d'Italie.
N'examinons pas si les Zi50 millions annuels dépensés en sus de-
puis cinq ans ont porté des résultats proportionnellement supérieurs,
et si la France n'aurait pas mieux fait, même dans l'intérêt de sa
puissance extérieure, d'employer chez elle à des chemins de fer les
2 milliards et demi que lui coûtent les deux dernières guerres.
Ce sont là des faits accomplis. Contentons -nous de dire que, si
450 millions par an font réellement retour à l'avenir aux travaux
paisibles de l'agriculture et de l'industrie, ils constitueront la plus
magnifique subvention qui puisse leur être accordée. Tout devient
possible alors, tout devient facile. Il n'y a plus à s'occuper de diri-
ger les capitaux vers les travaux productifs; ils y vont d'eux-mêmes.
L'agriculture surtout, qui a souffert la première du manque de bras
et d'argent, sera la première à se relever, quand cette gigantesque
saignée cessera de l'épuiser.
On se plaint avec raison que les fonds français soient à une si
grande distance des fonds anglais. Notre 3 pour 100 a beaucoup de
peine à se maintenir à 70 francs, quand le 3 pour 100 anglais reste
à 95. Cette affligeante infériorité tient à plusieurs causes, dont la
principale est sans contredit l'usage immodéré qu'on a fait du crédit
public pour subvenir aux dépenses militaires. Que l'équilibre du
budget se rétablisse par la réduction annoncée, et tout nouvel em-
prunt devenant inutile, nos fonds publics reprendront leur élasticité
et entraîneront avec eux toutes les valeurs, soit mobilières, soit im-
mobilières. Les compagnies de chemins de fer, qui se plaignent de
ne pouvoir emprunter qu'à un taux excessif, verront hausser le prix
de leurs obligations quand l'état cessera de leur faire concurrence
par ses propres émissions. L'intérêt de l'argent, surexcité par d'é-
normes emprunts contractés à des taux onéreux, baissera naturelle-
ment partout quand le grand-livre sera fermé, et à une situation
violente, pleine de périls, succédera une situation naturelle, déten-
due, qui pourra faciliter la transition de nos industries vers un ré-
gime plus libre, l'abaissement des frais de transport, l'exécution
970 BEVUE DES DEUX MONDES.
des chemins de fer et l'adoucissement graduel des prix en toute
chose.
Si au contraire nous courions à de nouveaux combats, si la cause
première de l'inflammation générale des prix, l'exagération des dé-
penses militaires, se maintenait, rien ne serait possible, quoi qu'on
fasse. Le déficit croissant du budget ne pourrait être comblé que par
de nouveaux emprunts, et tous les phénomènes économiques dont
nous sommes témoins persisteraient, aggravés encore par la fatigue
du marché, le mécontentement de nos manufacturiers, la crise pro-
bable de nos industries métallurgiques, l'inquiétude qu'excite la
question religieuse, enfin par les chances que ne peut manquer d'en-
traîner un état de guerre prolongé , quelles que soient la bravoure
de nos soldats, l'habileté de nos généraux et la perfection de notre
armement.
Ces dangers paraissent conjurés pour le moment; ils ne le seront
tout à fait qu'autant que la France voudra bien prendre la peine de
veiller sur ses affaires. La constitution actuelle lui en donne les
moyens, pourvu qu'elle se décide à en user. Le sénat, le conseil d'é-
tat, le corps législatif, ont conservé assez de pouvoir pour rendre
impossible ce qu'ils voudront empêcher. Si la liberté économique a
porté de si grands fruits en Angleterre, c'est qu'elle s'y développe
sous la garantie de la liberté politique : nous ne pouvons attendre
les mêmes effets que sous l'influence des mêmes causes. L'usage des
droits politiques ne se donne pas, il se prend. Sous toutes les formes
de gouvernement, une nation est maîtresse d'elle-même dès qu'elle
veut l'être, elle n'a même pas besoin d'un grand effort de volonté,
surtout quand il s'agit de conserver le premier des biens, celui qui
seul rend possibles tous les autres : la paix. Repoussons donc ce lau-
rier sanglant que, suivant l'heureuse expression de lord Brougham,
le tentateur a toujours offert à la race gauloise quand il a voulu la
tromper, et le reste nous sera donné par surcroît.
LÉONCE DE LaVERGNE.
EPISODE
VOYAGE D'AGRÉMENT
CHARLES DE MARCENY A HENRI DE MARCENY.
(Aux soins de MM. Lancefield, Innikm et O, Hare street. Calcutta, Bengale, via Marseille et Suez.)
Paris, 10 juin 1857.
M M. G. de Marceny présente ses complimens au très honorable vicomte
Delamere, et le prie de vouloir bien lui indiquer le jour et l'heure où il
pourrait lui remettre un paquet à son adresse, qu'il a reçu de Minpooree. »
Paris, 7 juin 4 857.
« Le vicomte Delamere présente ses complimens à M. G. de Marceny, et
regrette que ses nombreuses occupations ne lui permettent pas de le rece-
voir. »
Windsor's Hôtel, 8 juin 1857.
Ceci, mon bien cher Henri, authentique, transcrit sur l'original,
lettres, points et virgules, dûment paraphé : ne varietur. Et tu com-
prendras sans peine d'ailleurs que la seconde pièce offre trop peu
d'alimens à mon amour-propre pour que l'on me soupçonne un in-
stant, avec quelque apparence de raison, d'avoir altéré à mon avan-
tage dans cette copie le texte original. Je t'avouerai très franchement
qu'en lisant cette réponse si hautaine, qui frise de si près l'imperti-
nence (je ne crois pas en qualifier les termes avec trop de sévérité),
une émotion digne d'un cœur de vingt ans a empourpré mon visage;
972 REVUE DES DEUX MONDES.
d'un geste nerveux j'ai froissé l'inconvenante épître, et sans plus
tarder j'ai mis la main à la plume pour convoquer le ban et l'ar-
rière-ban des quelques mauvaises têtes qui me font encore l'hon-
neur de m' accorder leur amitié. Non pas que je t'en aie voulu un
seul instant, pauvre ami, d'avoir attiré sur ma tête, — une tête en
cheveux blancs, hélas ! — cette tuile saugrenue : notre affection re-
monte à trop vieille date pour que j'aie pu garder rancune un seul
seul instant de cette catastrophe; mais je me sentais remué au plus
profond des entrailles en voyant récompenser ma démarche cour-
toise par un procédé plein de brutalité. Si je pouvais me repro-
cher quelque chose, c'était d'avoir péché par excès de zèle et de
politesse. L'urbanité française m'avait seule engagé à demander
audience pour remettre en main propre un paquet que j'aurais pu
envoyer par un commissionnaire. Si j'ai bonne mémoire, ta lettre
dernière ne contenait aucune recommandation particulière au su-
jet de cette damnée boîte de Pandore qui m'est arrivée avec elle.
Tous les argumens du premier mouvement n'eurent pas de peine
à me persuader de mener les choses carrément, suivant les règles
du code du point d'honneur, pour montrer à ce très honorable mal-
appris de quel bois nous nous chauffons en France. La première
lettre de convocation rédigée et dûment adressée à d'Havrecourt, un
méticuleux de première force, comme tu le sais, j'ai voulu relire la
prose objet de mon courroux. Une seconde lecture n'était pas ache-
vée que mon bon sens élevait la voix et essayait timidement de me
faire comprendre que la chose ne demandait pas mort d'homme et
pourrait s'arranger avec quelques expressions de regrets, sinon
d'excuses, qu'en un mot ce volcan de d'Havrecourt était le dernier
auquel je devais confier la vie et l'honneur d'un homme marié et
père de famille, car nous portons galamment, mais nous portons
enfin ces chevrons de la vie.
Partagé entre deux opinions contraires également bien motivées,
grande fut ma perplexité. Pour sortir d'embarras, arriver à concilier
dans une résolution logique la colère et le bon sens, j'entamai une
série de promenades autour de ma chambre. Malheureusement l'ac-
tivité du corps ne fit pas luire la lumière dans mon esprit troublé par
le doute. Enfin, averti par la fatigue de mes jambes de l'heure avan-
cée de la soirée, je conclus que la nuit porte conseil, et que je n'avais
rien de mieux à faire qu'à me mettre au lit. Te dire qu'un sommeil ré-
parateur vint bientôt clore ma paupière serait abuser de la vérité. La
lutte commencée dans ma promenade se poursuivit, au sein des ténè-
bres, dans un interminable rêve. Le vieux don Diègue, le poing sur
la hanche, ne m'avait pas salué d'une voix de capitan de l'apostrophe
classique : « Charles^ as-tu du cœur?... » qu'une figure placide de
EPISODE D UN VOYAGE d' AGREMENT. 973
^jfuter familias me reprochait mes appétits sanguinaires avec les
H^ithètes de ((ferrailleur, mousquetaire gris, étourneau de quarante
ans. » Au matin, lorsqu après une nuit des plus agitées je me déci-
dai à sortir du lit, douze heures de méditations m'avaient amené à
■conclure qu'avant de m'arrêter à une décision solennelle, la plus
simple prudence me faisait un devoir de prendre quelques rensei-
gnemens sur le personnage dont le manque de savoir-vivre avait dé-
chaîné la tempête de mes furieuses humeurs. Cette réflexion tardive,
anais salutaire, m'était à peine venue à la pensée que j'ouvrais mon
Peeragc à l'article : Delamere^ viscoiint [Ulick William G. C. B.
^. C. //.) of Bearliaven, c. Cork^ and Baron Southdowny c. Dublin in
the Pccrage of Ireland^ commissioner of the Boy al Military Collège
sand Boy al Military Asylian, a gênerai offlcer in the army, colonel of
^heW^ foot; boni at Cork, 9^^ February 1787!.. Si je suis tou-
jours d'une certaine force sur le fleuret, je n'ai pas encore appris à
jouer de la béquille; aussi cette date, tombant comme une douche
glacée sur mon cerveau, fit évanouir comme par enchantement tous
les rêves de carnage qu'il se plaisait à nourrir depuis la veille.
J'ai à peine retracé à ton intention les diverses péripéties de ce
•drame intime, que je m'en veux presque déjà de cette confidence.
Avec la susceptibilité qui te caractérise, n'es-tu pas capable de voir
'dans ce récit un reproche présenté avec art, un avertissement dé-
guisé de ne plus mettre en réquisition, comme tu l'as fait jusqu'ici,
mes petits services? Pour Dieu! cher Henri, garde-toi de donner une
pareille interprétation à cette effusion de ma plume ; ne m'oblige
pas à déclarer, vaincu et repentant, que j'ai cédé à un emportement
puéril, qu'aveuglé par la colère, j'ai laissé passer inaperçue la for-
mule très atténuante : (( nombreuses occupations. » Pourquoi les
nombreuses occupations de cet illustre étranger ne l'auraient-elles
pas empêché de me recevoir? Je ne vois rien de par trop fantastique
'dans cette supposition.
Il est donc bien entendu que je reste comme par le passé ton en-
voyé extraordinaire et ministre plénipotentiaire à Paris. Ne suis -je
-pas payé, et au-delà, de mes rares services par les lettres pleines
<d'intérêt où tu me retraces avec des couleurs si vives les épisodes
variés de ce voyage d'agrément dont j'ai regretté déjà tant de fois de
ne point partager avec toi les émotions et les fatigues? Quel monde
^en effet que ce monde de l'Inde, où la nature et les hommes se
montrent si différens de ce qu'ils sont en Europe ! L'imagination du
peintre ou du poète ne saurait inventer les détails que tu nous as
donnés sur la foire d'Hurdwar avec ses pèlerins venus de toutes
ies parties du continent de l'Inde, ses fakirs hideux, toute cette
multitude enfin qu'une foi puérile et ardente pousse au milieu des
î>7/l REVUE DES DEUX MONDES.
eaux sacrées. Et le palais du roi de Dehli! et le Tarjc d'Agra, cette
poétique mosquée de marbre blanc! Que de souvenirs pour toi,
que de choses à raconter à tes amis !
Ce n'est pas sans intention que je viens d'écrire le nom célèbre-
du Tarje, qui me sert de transition pour te demander de réparer un
méfait dont mon héritier présomptif s'est rendu coupable. Suivant
tes recommandations, j'avais fait monter en broche la mosaïque du
Tarje que tu m'as envoyée, et offert ce bijou de ta part à ma femme;
mais la première fois que Pauline se servit de l'épingle pour atta-
cher son chàle, master Henri, émerveillé de cette nouveauté, voulut
en apprécier tous les détails, et réclama la broche ^vec des accens si
énergiques que ma femme n'eut pas le courage de lui tenir tête. Sa
confiance ne fut pas justifiée : au bout de quelques instans, la mo-
saïque s'échappait des mains de l'enfant, et s'éparpillait en mor-
ceaux sur le marbre de la cheminée. Tu comprends facilement le
chagrin de Pauline; aussi me fais-je une joie de lui présenter bien-
tôt, grâce à toi, -la jumelle de l'épingle qu'elle a tant regrettée.
Garde-toi bien surtout de conclure de ce récit que mon prince
charmant soit un enfant gâté et volontaire. Je te le donne pour un
petit être plein de bonnes qualités et de belle humeur, lorsqu'il
n'a ni faim ni soif, et que ses dents le laissent en repos. Je n'ai pas
au reste besoin de flatter le tableau pour recommander ynaster
Henri à ton indulgente tendresse ; je ne saurais douter que tu n'aies^
conservé ton amour instinctif pour les enfans. Si j'en voulais une
preuve, je la trouverais dans l'affection que tes lettres témoignent
pour ce charmant petit Anglais qui s'est épris pour toi de folle pas-
sion, et qui dans son baragouin exotique te salue du nom pompeux
de frenchman sahibl en langue vulgaire : seigneur français sans
doute. Quelque habitué que tu puisses être à ces bizarres appella-
tions, je n'en suis pas moins convaincu que les noms de cousin
Henri ^ plus respectueusement oncle Henri, que ton filleul murmure
déjà d'une voix fort intelligible, arriveront en temps et lieu tout
droit à ton cœur.
Tu dois comprendre par ces lignes avec quel soin je lis, relis, étu-
die ta correspondance. Je ne cherche pas seulement dans tes lettres
des études de mœurs ou de paysages , mais des détails sur ta vie
intime, sur les émotions de ton cœur. Tu ne saurais croire combien
j'ai de reconnaissance pour les hôtes affectueux que tu rencontres
sur ta route, combien je serais heureux de rendre un jour à quel-
ques-uns d'entre eux les bons procédés dont ils t'ont comblé. Au
milieu de ces braves gens qui, sur la terre étrangère, t'ont accueilli
à leurs foyers en vieil ami, il en est deux surtout qui ont vivement
piqué ma curiosité. Ai-je besoin de te nommer ces hôtes de Mn-
ÉPISODE d'un voyage d' AGREMENT. 975
pooree dont tu m'as tracé un portrait si flatteur : le major Hammer-
ton, ce type du gentleman accompli, lady Suzann, sa femme, qui
sait allier la simplicité de la femme du soldat à la distinction d'une
patricienne? Tu reconnais ta prose! Je voudrais connaître tous les
membres de cette aimable famille, même Bukt-Khan, cette manière
de sauvage apprivoisé que le petit ami du frenchman sahib mène
à la baguette. Ce sont au reste là vœux superflus. Au moment où je
trace ces lignes, l'expédition de chasse que tu méditais au départ
de ta dernière lettre doit être terminée, et tu t'es sans doute rap-
proché de cette Europe où des cœurs bien chauds t'attendent avec
impatience.
Charles.
LE MÊME AU MEME.
Mont-sur-Seine, 2 août 1857.
Bonhomme revient à l'instant de Paris, cher Henri, sans me rap-
porter de lettre de toi, et avec des renseignemens pris par mon ordre
au bureau de poste de la rue de Sèze qui me mettent l'âme à l'en-
vers. Depuis que j'ai reçu ta lettre datée de Minpooree, il est ar-
rivé trois malles de l'Inde, deux via Calcutta^ la troisième via Bom-
bay! Tu m'avais habitué à tant d'exactitude que je ne sais comment
expliquer ce silence, en ce moment surtout où j'aurais besoin de
recevoir régulièrement de tes nouvelles. Ignores-tu donc l'impres-
sion profonde que les catastrophes de Dehli et de Meerut ont faite en
Europe ? Même en ce petit pays calme et ignoré, où les événemens
qui remuent le monde semblent passer inaperçus, la lutte commen-
cée le 11 mai dans les rues de Meerut agite tous les esprits. L'abbé
Ledoux, le chevalier de Lagazette, M. Pistolet, les trois fortes tètes
politiques de l'endroit, n'ont pas d'autre sujet de conversation, j'al-
lais dire de préoccupation. Que Dieu te protège, mon bien -aimé
cousin: qu'il dirige ta course au milieu de ce voyage d'agrément
que je maudis bien plus en ce moment que je n'y ai jamais ap-
plaudi ! A en croire ta lettre du 24 avril, la dernière qui me soit par-
venue, et déjà vieille de près de quatre mois ; à en croire, dis-je, ta
lettre du 24 avril, en quittant Minpooree tu devais, après une ex-
pédition de chasse de quinze jours ou trois semaines, faite en com-
pagnie du major Hammerton, redescendre vers le sud. Si tu as per-
sévéré dans ce projet, la carte de l'Inde, que j'étudie sérieusement
depuis quinze jours, me montre que tu devais te trouver en dehors
des événemens de l'insurrection, confinée, aux dernières nouvelles,
dans les provinces du nord et le royaume d'Oude... Mais auras- tu
pu mettre ce plan à exécution? ta sagesse aura-t-eile compris les
bruits avant-coureurs de ces grands désastres? C'est là ce que je
076 REVUE DES DEUX MONDES.
n'ose espérer ! Il faut bien le reconnaître, toutes les prévisions de
tes lettres ont été trompées par l'événement. Où tu avais vu des po-
pulations résignées au joug étranger, plus heureuses sous leurs
maîtres européens qu'elles ne l'ont jamais été sous le sceptre de fer
des tyrans indigènes, une armée bien disciplinée et fidèle, comme
par une soudaine métamorphose se révèlent des soldats rebelles,
des multitudes furieuses, tyrans inhumains qui frappent sans re-
lâche et sans pitié la faiblesse et l'enfance ! Non pas que je te re-
proche sévèrement de n'avoir vu de ce pays que la surface, ce que
l'on t'a permis d'en voir : les faits, hélas! disent assez que tu t'es
laissé enguirlander par les prévenances de tes hôtes, sans rien de-
viner des passions qui bouillonnaient au sein du Ilot populaire. Je
l'ai dit et je le répète, je constate le fait sans blâmer ton manque de
perspicacité, car qui me dit qu'à ta place j'aurais été plus clair-
voyant? De loin même, tes hôtes de ces pays reculés ont conquis
toutes mes sympathies, et le major Hammerton, lady Suzann sont
pour moi comme de vieux amis dont le sort, au milieu de ces tra-
giques événemens, me préoccupe plus que tu ne saurais croire.
Ceci m'invite tout naturellement à revenir sur le sujet de ce ma-
lencontreux paquet que tu m'as envoyé de Minpooree. Gomme tu
as pu le voir par F en- tête de cette lettre, depuis quinze jours nous
sommes installés à Mont. Ma femme, comme à son ordinaire, a bien
voulu se charger de surveiller les préparatifs du départ, et pendant
qu elle remplissait ce devoir conjugal avec son zèle accoutumé, ses
yeux ont rencontré, dans mon cabinet, ton envoi de Minpooree, en-
core revêtu de son enveloppe primitive de toile cirée. Tu ne saurais
croire avec quelle véhémence Pauline, à cette vue, m'a reproché
mon apparente négligence, si bien que pour me justifier j'ai dû
lui raconter piteusement les déboires de ma correspondance avec
lord Delamere. Te dirai-je ce que cette folle tête a conclu de cette-
mélancolique histoire? Rien autre cho^e, sinon que je n'avais pas
compris un mot à ma mission, et que le paquet, pour suivre tes in-
tentions et celles de l'expéditeur, devait être remis par un commis-
sionnaire, sans autre forme de politesse, à l'hôtel Windsor. A cela
j'aurais pu répondre que le vicomte Delamere avait quitté l'hôtel
pour faire un voyage en Suisse, sans laisser d'adresse assez cer-
taine pour que je pusse lui expédier son bien; mais ces explications>
n'auraient pas arrêté les mille et une divagations auxquelles Pau-
line s'est livrée au sujet de cette malheureuse boîte à malice... Il
s'est agi d'abord d'en deviner le contenu : un instant on a hésité entre
des perles, des bijoux indiens, un autre kohinoorl... Enfin il a été
décidé, mais irrévocablement décidé que la boîte contenait des por-
traits! Et pourquoi des portraits, s'il vous plaît? Parce que ma ro-
EPISODE D UN VOYAGE D AGREMEN^. 977
manesque épouse, qui, une fois lancée dans le champ des suppo-
sitions, ne s'arrête pas à mi-chemin, prétend avoir découvert de
prime-saut les causes de la façon peu bienveillante dont le vicomte
Delamere a accueilli, il y a deux mois, mes avances. Si nous ne
sommes plus au temps où les rois épousaient des bergères, nous ne
sommes pas encore arrivés à ceux où les filles de l'aristocratie an-
glaise épouseront des majors au service de l'honorable compagnie
des Indes; la phrase est de ma femme. Il est donc bien établi, et
par l'autorité du Pcerage, qu'il y a dans la vie de tes amis de Min-
pooree quelque gros mystère, quelque drame peut-être. En pré-
sence de cette puissante argumentation, je n'ai pu que me tenir les
côtes et conclure, puisque ma femme le veut ainsi, que la boîte
contient des portraits destinés à fléchir le courroux d'un père irrité.
Je te demande mille pardons d'avoir occupé ton temps à lire ces fa-
riboles, mais j'ai pensé que le roman de Pauline pourrait te donner
un bon moment d'hilarité, sans te laisser une trop mauvaise opinion
de son bon sens...
C'est toujours dominé par les plus cruelles inquiétudes à ton en-
droit que je reprends cette lettre le même jour, à minuit. Le récit
des catastrophes de l'Inde est dans toutes les bouches, remplit toutes
les feuilles. Et que de contradictions dans les mille bruits que ré-
pète la voix publique ! Ceux-ci, et c'est le petit nombre, ne voient
dans les insurrections de Meerut et de Dehli que des tempêtes pas-
sagères, dont la bonne fortune de l'Angleterre triomphera facile-
ment. Ceux-là au contraire , prophètes de malheur, annoncent bru-
talement que la puissance de l'Angleterre en ces contrées lointaines
a vu luire son dernier soleil! Pour te donner une idée de l'étrange
bouleversement des esprits dans cette malheureuse question des ci-
payes, permets-moi de crayonner à ton intention quelques détails
d'une discussion dont le salon de Mont a été ce soir le théâtre.
Ma belle-mère et ma femme viennent de se retirer. Quoique nous
soyons au cœur de l'été, la nuit est froide et pluvieuse : le claque-
ment des Persiennes agitées par des rafales tumultueuses et les
aboiemens des chiens de garde troublent seuls le sombre silence
qui règne aux alentours du château. Le chevalier de Lagazette, assis
sur une causeuse au coin de la cheminée , manœuvre une taba-
tière d'or entre ses doigts avec une gracieuse dextérité qui sent son
xviii*^ siècle. Notre nouveau voisin, qui a beaucoup vu, beaucoup
retenu, fort intéressant en un mot à ses momens lucides, assez fré-
quens malgré ses quatre-vingt-cinq ans, a passé sa jeunesse dans
l'armée de sa majesté britannique, où il a atteint le grade de lieu-
tenant-colonel, et une pension pour bons services de guerre, qu'il
touche du gouvernement anglais, est la plus claire partie de son re-
62
TOME XXV.
078 , REVUE DES DEUX MONDES.
venu. M. Pistolet, le receveur des contributions de Mont, cœur chaud,
petite cervelle qui n'a pas résisté victorieusement au vertige démo-
cratique de 1848, trempe méthodiquement une sandwich dans une
tasse de thé. Je feuillette sur la table ronde, en compagnie de l'abbé
Ledoux, un album nouveau de Gham. Tu vois l'ordre de combat
dans tous ses détails. Il est dix heures cinq; le chevalier de Laga-
zette, avec un accent digne de son collègue de Moncade, ouvre le feu
par ces mots agressifs, lancés à l'adresse de M. Pistolet : — Eh bien!
il paraît que nos amis les ennemis sont rudement menés là-bas?
M. Pistolet répondit à ces paroles, en homme peu curieux de com-
mencer la lutte, qu'il ne savait pas que des nouvelles récentes fussent
arrivées des Indes, et que sa feuille du moins n'en faisait pas mention.
Dès le début de cette conversation, l'abbé Ledoux avait dressé les
oreilles comme le cheval de guerre aux fanfares de la trompette, et
sans vouloir comprendre les dispositions pacifiques dont témoignait
l'attitude de M. Pistolet, il compléta le mouvement d'attaque du
chevalier par ces mots : — On a bien raison de dire qu'il n'y a pires
sourds que ceux qui ne veulent pas entendre ! Si vous voulez des
nouvelles, il faut les chercher où on les trouve.
— Et où cela, je vous prie? demanda le receveur avec la douceur
de l'agneau de la fable interpellé par messire loup.
— Dans les journaux sérieux, reprit impérativement l'abbé.
— Je puis vous assurer, mon cher monsieur Pistolet, dit le che-
valier en coupant la parole à l'abbé sans beaucoup de cérémonie,
que, quelque désastreuses que soient les nouvelles publiées, les
nouvelles tenues secrètes par le gouvernement anglais avec cette
perfidie qui le caractérise le sont bien plus encore! L'Inde entière
se rallie comme un seul homme autour du drapeau de la légiti-
mité. En un mot, la situation est telle que l'orgueilleuse Albion,
courbant la tête, les mains jointes, demande au gouvernement fran-
çais de lui prêter cent mille hommes ! Sans ce secours, l'Inde est à
jamais perdue pour nos voisins, car il n'y a pas cent soldats valides
dans toute l'Angleterre! — Et le chevalier poursuivit avec une exal-
tation croissante : L'oriflamme planté sur la sainte mosquée de Dehli
rallie sous ses plis vénérés les populations natives. Des sujets fidèles
et idolâtres viennent par milliers jurer de mourir sous les yeuxet
pour la cause du légitime héritier des Tamerlans ! Runjet-Singh, à
la tête de cent mille hommes de troupes régulières, marche au se-
cours de son royal frère de Dehli...
— Mais Runjet-Singh est mort, tout aussi mort que Charlemagne
ou Sixte-Quint, interrompit bruyamment M. Pistolet.
— Monsieur, vous n'êtes pas Français ! reprit le chevalier avec
une grande sévérité.
ÉPISODE d'un voyage d' AGREMENT. 979
J'avais assisté en spectateur muet à cette polémique, lorsque l'a-
postrophe colérique du chevalier me fit craindre que le débat ne
prît les proportions d'une querelle entre héros d'Homère, familiers
avec l'invective. Ces prévisions ne furent pas trompées : des lèvres
frémissantes de colère murmuraient toute sorte d'épithètes mal-
sonnantes et dissonantes, lorsque Bonhomme vint heureusement
mettre un terme à la querelle en annonçant l'arrivée du cabriolet
du chevalier.
Mon attitude silencieuse en présence de ce brûlant conflit te
donne une juste idée des sentimens de mon cœur, aussi éloignés
d'un anglophobie puérile que d'un anglomanie exagérée. D'une
part, et je ne te le cache pas, je suis loin de considérer comme un
irréparable malheur que nos voisins d'outre-mer aient sur les bras
des affaires sérieuses, que le paratonnerre des révolutions indiennes
détourne de l'Europe cette activité inquiète et tracassière de la po-
litique anglaise dont elle a tant eu à souffrir. De l'autre, je vois des
soldats rebelles à leur drapeau, des bêtes fauves dont les excès font
rougir l'humanité ; je me rappelle les hôtes excellons que tu as ren-
contrés sur ta route; je pense à toi, à tes jours compromis dans
quelque horrible catastrophe , et je maudis les révolutions et les
révolutionnaires, quelque part et sous quelque forme qu'ils se pré-
sentent !
Je veux cependant, à tout prix, sortir de l'incertitude où je suis
plongé, avoir sur ce qui se passe autour de toi, à défaut de tes
lettres, des renseignemens exacts; aussi je me décide à aller les
chercher aux sources mêmes. La presse de Londres traite assez bru-
talement les affaires de l'état : les correspondances de Sébastopol
attestent assez avec quelle fougueuse énergie les plumes anglaises
dénoncent les malheurs publics. Ce rôle de censeur impitoyable
qu'il a pris dans la guerre de Crimée, le Times n'y faillira pas sans
doute dans la guerre de l'Inde. Aussi, pour me défendre à ton endroit
de craintes exagérées comme de fausses espérances, je me décide
à prendre un abonnement à la célèbre feuille anglaise. Je lis en-
core assez couramment l'anglais pour venir à bout, mon diction-
naire à la main, des lettres indiennes [from our own correspondent)
du Léviathan du journalisme. Adieu, je te quitte pour écrire à l'édi-
teur du Times et lui demander sa feuille.
LE MÊME AU MÊME.
Paris, 8 août 1857.
Que je te donne, mon cher Henri, sans préambule et avec tous
les détails qu'il comporte, le récit de l'aventure très triste et trè.s
980 REVUE DES DEUX MONDES.
extraordinaire dans laquelle le hasard vient de me réserver un rôle
actif. Hier, avant le déjeuner, j'ai reçu avec le premier numéro de
mon abonnement au Times une lettre de mon homme d'affaires qui
m'appelait immédiatement à Paris, et, après un repas pris en toute
hâte, je suis monté dans le phaéton pour aller rejoindre à Nogent le
train direct de Mulhouse. Les deux petits gris firent merveille, et
j'arrivai à la station en même temps que le convoi. Au moment où
un homme du train mettait la main à mon intention sur la poignée
d'une portière, l'unique voyageur du compartiment désigné, un
homme d'un âge avancé, d'une belle et imposante figure, demanda
à mon introducteur, avec un accent qui ne laissait aucun doute sur
sa nationalité, s'il n'y aurait pas moyen d'acheter une feuille du
jour. — Vous aurez des journaux à Montereau, comme je vous l'ai
dit quatre fois depuis ce matin, cria le conducteur du ton d'un
homme fatigué de répondre à des questions oiseuses, et le convoi
se remit en marche. Si ce court dialogue m'avait fait reconnaître
tdans mon voisin un Russe, un Chinois, je n'aurais certes pas man-
qué, bon compagnon comme je me pique de Fêtre, de lui offrir de
partager avec moi les feuilles du Times qui se trouvaient dans mon
paletot; mais les quelques paroles lancées au conducteur ne pou-
vaient sortir que d'une bouche anglaise : or je sais par expérience
qu'il faut se garder de faire à messieurs nos voisins, sans introduc-
tion préalable, des avances premières qui peuvent ne pas être tou-
jours appréciées à leur juste valeur. Bien résolu donc, cette fois du
moins, à ne pas pécher par excès d'urbanité, je m'accoudai dans
mon coin, et fus bientôt perdu dans les colonnes du journal anglais;
mais j'avais trop présumé de mon savoir : à peine eus-je parcouru
de l'œil les premières lignes d'une correspondance indienne, qu'il
me fallut reconnaître, à ma grande confusion, que, faute d^wn pocket
dictionary^ il était parfaitement inutile que je continuasse ma lec-
ture. Sans poursuivre donc plus longtemps un travail stérile, je dé-
posai le volumineux journal à côté de moi, et entamai résolument
l'examen des dossiers de l'affaire qui m'appelait à Paris, non sans
savourer de temps à autre du coin de l'œil la gêne de mon voisin,
qui, partagé entre le désir de posséder la feuille et l'embarras de
demander une faveur à un inconnu, attachait sur le journal des re-
gards pleins de convoitise.
Nous arrivâmes ainsi sans mot dire à Montereau. Le train n'était
pas encore arrêté, que mon compagnon avait passé la tête à la por-
tière, et appelait du geste et de la voix le débitant de feuilles publi-
ques. L'honnête négociant avait dû faire pleine recette, car il ne put
offrir à l'étranger que des publications illustrées et un assortiment
varié d'almanachs. Ce n'était pas assez sans doute pour satisfaire
EPISODE D UN VOYAGE D AGREMENT. 981
sa curiosité, car il se renfonça dans son coin en se frappant le front
d'un geste plein d'impatience. Sa noble figure révélait une si pro-
fonde anxiété, que je n'eus pas le courage de continuer plus long-
temps cette maussade plaisanterie, et, saisissant le Times de la main
droite, j'invitai le vieillard à en prendre lecture. Le tremblement
nerveux avec lequel ses doigts déplièrent les feuilles du journal,
l'ardeur fiévreuse de son regard, disaient assez les anxiétés qui agi-
taient son âme. Tout honteux d'avoir tant tardé à me décider à cette
démarche courtoise, je repris, pour cacher ma confusion, avec un
nouvel acharnement l'étude de mes paperasses, dont quelques-
imes n'étaient pas dénuées d'intérêt. A l'arrêt de la station voisine,
lorsque pour la première fois je quittai mon dossier du regard,
un spectacle que je n'oublierai jamais s'offrit à ma vue. Mon voi-
sin, le nez sur le papier, dévorait des yeux, dans toute l'acception
du mot, un passage imprimé au bas du journal en petit caractère.
En cet instant, comme si toute pensée de doute ou d'espoir venait
de s'évanouir dans son cœur, les feuilles s'échappèrent de ses mains,
son corps se releva brusquement comme un arc qui se détend, et
ses lèvres contractées laissèrent échapper les mots : Oh Gody.,
Cod,.., good Godî
Cette scène navrante trouva un puissant écho dans, mon cœur. Je
pensai immédiatement aux désastres de l'Inde, à ces horribles mas-
sacres qui ont désolé tant de familles anglaises, et une voix secrète
m'avertit que j'avais à mes côtés un homme cruellement éprouvé
dans ses plus chères affections. L'attitude de mon voisin accusait, à
ne s'y point méprendre, un cœur brisé par une mortelle douleur.
Le corps était campé droit et immobile contre les parois de la voi-
ture, les mains inertes, l'œil fixe et sanguinolent, la respiration sac-
cadée. Je demeurai préoccupé à un tel degré par cet étrange mys-
tère, que le reste du trajet s'accomplit sans que j'eusse conscience
du temps. Le train était arrêté depuis quelques instans sous la gare
de Paris; mon compagnon demeurait immobile dans son coin, et
j'hésitais à rompre le silence et à l'avertir que nous étions arrivés
à destination, lorsqu'un valet de pied en petite livrée se présenta
respectueusement à la portière. A sa vue, le voyageur parut re-
prendre ses sens, et, acceptant le bras que lui offrait le nouvel arri-
vant, descendit les degrés du marchepied. Je les eus bientôt tous
deux perdus de vue au milieu de la foule.
Retenu toute la journée dehors par le soin de mes affaires, je ne
rentrai au logis que vers minuit. Au milieu des agitations de la
journée, le souvenir du drame du chemin de fer était complètement
sorti de ma mémoire, lorsque le portier m'annonça qu'un « mon-
sieur âgé » était venu me demander à plusieurs reprises, et avait en
982 REVUE DES DEUX MONDES.
désespoir de cause laissé sa carte. La carte qui me fut remise était
ainsi conçue : The Right Honorable Viscount Delamere G. C. B. Au
bas du carton, une main tremblante avait tracé au crayon les mots :
Will call to morroiv at 9 o'clock.
Tu sais la facilité de mon humeur, tu sais combien peu je suis
propre à nourrir une vendetta à long terme ; cependant, à la vue des
noms inscrits sur la pâte porcelainée, mes griefs contre le futur vi-
siteur se réveillèrent avec toute l'énergie du premier jour, et je fis
le serment de n'accorder sous aucun prétexte un rendez-vous, de-
mandé d'ailleurs avec un sans-façon tout britannique. Serment d'i-
vrogne, comme tu t'en doutes! Après une nuit passablement agitée,
où je pesai et repesai avec la conscience d'un Minos les torts du
vicomte Delamere et mes droits à une éclatante réparation , je me
décidai à le recevoir, en me réservant de lui faire comprendre, par
la froide dignité de mon accueil, combien j'avais été blessé de son
inexplicable procédé.
Neuf heures sonnaient à la pendule de mon cabinet; je venais de
placer sur mon bureau le paquet à l'adresse de lord Delamere. Rasé
de frais, debout devant la cheminée, j'attendais mon visiteur dans
une tenue fort imposante. Déjà, à plusieurs reprises, j'avais médité
le petit salut de tête tout de circonstance avec lequel je me pro-
mettais d'entrer en matière, lorsqu'à ma grande surprise je recon-
nus, dans le vieillard auquel Bonhomme ouvrit les deux battans de
la porte de ma chambre, mon compagnon du chemin de fer. Tout ce
que le visage d'un homme peut exprimer de navrantes douleurs se
lisait sur les traits crispés, dans les yeux rougis du nouvel arrivant,
— Monsieur, me dit-il d'une voix qu'un tremblement nerveux
rendait .presque inintelligible , il y a deux mois , vous avez eu la
bonté, avec la courtoisie qui distingue votre nation , de faire envers
moi une démarche de politesse à laquelle j'ai répondu par un pro-
cédé plein de hauteur. Vous voudrez bien peut-être aujourd'hui
oublier mes torts en présence du terrible malheur dont je suis ac-
cablé.
On ne peut plus ému de ce préambule, je répondis par quelques
phrases banales dont je te fais grâce.
— Je n'attendais pas moins de vous, reprit l'étranger; la douleur
d'un père trouve toujours un écho bienveillant dans le cœur géné-
reux d'un Français. Hélas ! j'en ai déjà fait la cruelle expérience,
n'est-ce pas un de vos plus braves généraux qui m'a transmis les
dernières paroles de mon fds , frappé à mort sur le champ funèbre
de Balaclava?
Je n'avais pas besoin, je t'assure, de ce titre du vicomte Dela-
mere à la sympathie de tout cœur qui a. battu d'une ardeur patrio-
ÉPISODE D*UN VOYAGE d' AGREMENT. 983
tique au récit des hauts faits du siège de Sébastopol, pour oublier
les petites rancunes que j'avais pu conserver contre mon visiteur,
et ne voir en lui qu'un homme cruellement éprouvé par quelque
récent malheur, le père de ces %ôtes excellens qui, dans ton loin-
tain voyage, t'ont accueilli comme un vieil ami. Pauvres gens! les
«dernières nouvelles annonçaient - elles donc qu'ils avaient péri au
.milieu d'une de ces tueries dont le nord de l'Inde a été, dont il est
sans doute encore le théâtre? Et toi-même, as-tu pu échapper à
ces sanglantes catastrophes? Tu comprends les pensées funèbres
qui m'assaillirent en cet instant, pensées qui ne m'ont pas quitté
depuis.
Lord Delamere continua après une pause : — Pardonnez-moi ces
paroles incohérentes; dans la douleur où je suis, mes idées se con-
fondent! Tout entier à mon malheur, j'oublie que je dois vous ex-
pliquer l'étrange lettre dont vous voulez bien en cet instant ne pas
garder souvenir.
Je ne pus ici qu'assurer de nouveau mon interlocuteur que j'a-
vais compris du premier moment que, dans son court séjour à Pa-
ris, il n'eût pas eu le temps de recevoir ma visite; mais j'aurais pu
m' épargner ces frais de rhétorique de salon. L'expression du visage
de lord Delamere disait assez que mes paroles bourdonnaient à son
oreille sans y produire plus d'impression que mes traits n'en avaient
laissé la veille dans son souvenir.
Le vicomte poursuivit : — Hélas! c'est une histoire de tous les
jours que j'ai à vous raconter, l'histoire d'un père qui a immolé aux
préjugés de la naissance, à son orgueil offensé, les plus chers inté-
rêts de son cœur. Cinq ans, bourreau de mon bonheur, je suis resté
inflexible devant les tendres appels de ma fille. Cinq ans, entouré
moi-même de toutes les jouissances de la fortune, j'ai condamné la
malheureuse enfant à un exil lointain, sous des climats meurtriers,
et il a fallu, pour ramener mon cœur aux sentimens de la nature,
qu'une horrible catastrophe vînt frapper ces êtres précieux que je
repoussais sans pitié. Je viens de vous en dire assez pour expliquer,
sinon excuser ma conduite envers vous, et vous comprenez main-
tenant que je vous redemande, comme ce que j'ai de plus précieux
au monde, ce dernier souvenir de ma fdle que vous conservez depuis
deux mois.
— Je me serais fait, mylord, un devoir de vous l'envoyer il y a^
longtemps, si j'avais su votre adresse; mais les renseignemens qui
m'ont été donnés à l'hôtel Windsor étaient si vagues que je n'ai pas
osé me dessaisir du paquet confié à mes soins. J'aurais un véritable
plaisir à vous le remettre moi-même, continuai-je en prenant sur
mon bureau l'enveloppe de toile cirée, si je ne le faisais en d'aussi
984 KEYUE DES DEUX MONDES.
douloureuses circonstances. Permettez-moi cependant de vous rap-
peler que les nouvelles de l'Inde sont bien contradictoires à cette
heure. Les dépêches de la télégraphie électrique fourmillent d'er-
reurs, au milieu desquelles il est plus que difficile de discerner la
vérité.
— Non, monsieur, le doute ne m'est plus permis ! Depuis le mo-
ment où hier un étranger m'a prêté dans le chemin de fer la feuille
anglaise qui m'a appris la fatale nouvelle, jusqu'à deux heures de
la nuit j'ai voulu croire que le massacre des habitans européens de
Minpooree n'était qu'une vaine rumeur de journal; mais une dé-
pêche télégraphique, que j'ai reçue dans la nuit de YEast-India-
House, confirme dans tous ses détails le récit du Times. Ma fdle,
son époux, son enfant, sont tombés sous les coups de ces tigres à
face humaine, et vous tenez en ce moment entre les mains tout ce
qui me reste de ces tendres victimes de l'orgueil d'un père, ajouta
le vieillard, qui se leva machinalement de son fauteuil pour recevoir
le paquet que je lui offrais.
La pâleur répandue sur le visage de lord Delamere attestait assez
les émotions et les remords de son cœur. D'une main tremblante
il rompit les cachets qui scellaient l'enveloppe de toile cirée; mais
en cet instant ses forces lui manquèrent tout à coup, ses jambes
se dérobèrent sous lui, et il fut obligé de s'appuyer contre mon bu-
reau. Je crus de mon devoir de lui abréger l'angoisse de la triste
besogne qu'il avait commencée, et tirai moi-même de leur enve-
loppe de bois et de carton deux photographies d'une fort belle exé-
cution. La première représentait une femme à la fleur de l'âge,
dont les traits fins et délicats réalisaient la gracieuse description
que tu m'as donnée de lady Suzann Hammerton. Un petit enfant de
deux ans environ, aux cheveux bouclés, à la rieuse physionomie,
vêtu d'un costume de highlander, avait servi de modèle pour la' se-
conde. Les souvenirs qu'un visage aimé ravivèrent dans le cœur du
vieillard inondèrent son cœur d'un torrent de douleur qu'il ne put
maîtriser, et des larmes bienfaisantes coulèrent à flots le long de
ses joues.
Quelques instans après, je reconduisis lord Delamere à sa voiture,
et le quittai en lui demandant la permission d'aller le soir même lui
rendre sa visite. Pauline, qui arrive de Mont à cinq heures, viendra
avec moi. Les femmes ont de merveilleux secrets pour panser les
plaies de l'âme, et je ne doute pas que la mienne n'accepte avec
joie la mission consolatrice que je veux lui confier.
Voici bien du papier noirci ; ma lettre doit être à la poste dans
une demi-heure, et je ne t'ai pas dit encore un mot des anxiétés de
mon cœur à ton endroit. Cher ami, compagnon de mes jeunes an-
ÉPISODE d'un voyage d' AGREMENT. 985
nées, que Dieu te protège, qu'il te rende bientôt à ta patrie, à ton
vieil et affectionné cousin !
HENRI DE MARCENY A CHARLES DE MARCÉNY.
32, rue Neuve-des-Mathurins, Paris. Via Calcutta et Egypte.
Jongle de Deyrah, 18 mai 1857.
We keep the sabhath to day^ mon bon vieil ami, et cependant je ne
crois pas en outrager la sainteté en profitant de mon oisiveté pour
te donner au long de mes nouvelles. Depuis ma dernière lettre, j'ai
fait pas mal de chemin et de besogne. Tous mes amis de Minpooree,
le major Hammerton, Utile Jimmy, le docteur Hall et moi-même,
sommes réunis en déplacement de chasse dans la jongle de Deyrah,
contrée chère à juste titre au sportsman de l'Inde; quant à lady Su-
zann, elle avait quitté Minpooree avant notre départ pour aller assis-
ter à Nawabgunge, la grande station militaire des environs, au ma-
riage d'une de ses jeunes amies. Depuis près de quinze jours, nous
sommes installés sous la tente, où il fait chaud, je t'assure; mais la
nouveauté de cette existence, fétrangeté de nos rencontres quoti-
diennes avec les plus beaux animaux de la création donnent à la vie
une animation devant laquelle disparaissent les privations et les
fatigues. Parler de mes privations et de mes fatigues, c'est un peu
trop abuser du privilège d'exagération accordé aux voyageurs; je
ramène donc les choses à la plus stricte réalité, en tirant à ton in-
tention une photographie de notre établissement et de notre vie de
tous les jours. C'est aux limites de la jongle qui s'étend vers le
nord, à proximité d'un vaste tank^ que nous avons planté notre
camp, dont tu te représenteras difficilement l'importance et l'éten-
due. Avec tes idées rétrécies de comfort européen, tu ne te doutes
pas probablement que trois chasseurs aient besoin d'une douzaine
d'éléphans, d'autant de chevaux, et de quelque chose comme cent
cinquante serviteurs : syccs^ cuisiniers, berats, khonsommahs , ab-
darsj mistis^ métors, et autres variétés de l'espèce domestique, j'al-
lais dire de l'espèce humaine, sans lesquelles l'Européen ne saurait
se déplacer en ces contrées lointaines.
Le camp se compose d'une grande tente [mess tent) où nous pre-
nons nos repas, et de quatre tentes de moindre dimension. L'une
d'elles, vide en ce moment, est destinée à un officier d'artillerie que
nous attendons aujourd'hui ou demain. Les autres tentes qui servent
de chambre à coucher à Hammerton, au docteur Hall et à moi-même,
équipées uniformément et avec une grande simplicité, ne laissent
cependant rien à désirer au point de vue du comfort de leurs hôtes.
M
986 REVUE DES DEUX MONDES.
Mon ameublement se compose d'un lit de fer, d'un lavabo portatif à
cuvette de cuivre, d'une table à pliant, et, en guise de commode, de
pettarahs (boîtes d'étain qui renferment nos effets de toilette). Sous
un auvent de toile, au côté droit de la tente, mon noir serviteur,
accroupi, n'attend qu'un signal pour apparaître le feu ouïe hillatee-
pannee [soda-ivater) à la main. Le soleil est dissimulé sous un épais
manteau de nuages; aussi, quoique ma montre marque bien près de
neuf heures, je n'ai pas encore senti le besoin de faire placer à la
porte les tatties^ sorte de paravens en vétiver, et qui, incessamment
arrosés par un homme affecté exclusivement à ce travail, conservent
sous la tente une fraîcheur délicieuse. J'embrasse en ce moment du
regard une scène des plus originales, que je prendrai la liberté de
décrire pour ton instruction.
Notre meute d'éléphans est répandue sur les bords et au milieu
des eaux du tank dans les attitudes les plus diverses. Celui-ci, im-
mobile sur ses jambes au bord de l'eau, la trompe perpendiculaire,
semble pêcher à la ligne. Au profond du tassin, en voici un autre
qui s'amuse malicieusement à disparaître sous les eaux, en entraî-
nant avec lui son mahout cramponné à ses oreilles. Sur la droite, mon
compagnon de sport, Y Ami-de-la-Liine^ l'un des plus vaillans de la
bande, et qui comme tel m'est échu en partage dans nos expéditions,
Y Ami -de-la- Lune j dis-je, savoure le dolce far niente du bain avec
autant de sybaritisme que pourrait le faire un vieux Turc. Couché
sur le flanc, l'air languissant, la pose voluptueuse, il cueille de sa
trompe l'eau à la surface pour la faire voltiger en gerbes autour de
lui en manière de passe -temps, tandis qu'un mahout et un sycCy
la pierre ponce à la main, lui labourent énergiquement les côtes.
Je pourrais continuer ici mon énumération à la manière classique
et te donner les noms de ces courageuses bêtes, véritables amis de
l'homme : \q Fïls-dU- Rajah ^ Y Étoile-du-Matin, \^ Pomme- Grenade j
célèbre entre tous par la régularité et T épaisseur du bouquet de
poils qui termine sa queue, l'une des plus grandes beautés qu'un
éléphant puisse posséder aux yeux des natifs : t'en serais-tu jamais
douté, profane? Mais je ne veux pas abuser du genre descriptif et
termine le tableau par un crayon du cortège de master Jimmy, qui
rentre en ce moment de sa promenade du matin. A la tête du petit
cheval, un syce qui le conduit par la bride; au côté droit de la selle,
le fidèle Bukt-Khan soutient son petit maître d'une main pleine de
sollicitude; au côté gauche, un porteur d'ombrelle, l'arme au vent.
Le poney s'est arrêté à la porte de la tente, et Jimmy, m' envoyant
force baisers, m'a crié de sa voix enfantine : Frenchman sahib, salami
puis le cortège s'est remis en marche, suivi à distance d'une ayak
qui ne porte rien, à l'instar du page au convoi de M. de Marlborough..
I
ÉrisoDE d'un voyage d'agrément. 987
Il est grand temps de te dire quelques mots de nos plaisirs cyné-
gétiques, pig sticking et chasse à tir. Si nous n'avons pas encore eu
des succès pareils à ceux du docteur Hall, qui, dans son déplacement
de l'année dernière, en ces mêmes parages, a tué dix-neuf tigres,
nous ne pouvons pas trop nous plaindre : vingt-trois pigs (cochons
sauvages) embrochés à la lance, un effectif respectable de daims,
floricans, poules sauvages, perdrix, deux paons! et enfin hier, jour
solennel, pour moi surtout, un premier tigre, avec les épisodes de
chasse les plus émouvans. Le tigre nous avait été signalé dans une
partie de la jongle assez éloignée du camp, et d'un si difficile parcours
qu'Hammerton hésita longtemps avant de nous mener à sa recher-
che. Nous n'étions pas en chasse depuis une heure que les dangers
du terrain nous furent révélés par un accident assez curieux. La
ligne d'éléphans était arrivée au bord d'un nullah (fossé vaseux)
de mauvaise apparence, et l'un des mahouls, avec l'irréflexion si
commune chez les natifs, entreprit de le faire traverser à sa mon-
ture. L'éléphant se refusa d'abord à tenter cette épreuve; mais
bientôt, ramené à l'obéissance à coups de pique, il entra dans le
fossé le front en sang. Dès les premiers pas, on put juger du sort
qui l'attendait. En effet, avant d'avoir atteint le milieu du fossé, le
pauvre animal était cloué, incapable de mouvement, dans la vase
qui lui montait jusqu'à mi-jambe. La situation était critique, car il
n'est pas rare de voir des hommes et des animaux disparaître dans
ces bourbiers; mais la sagacité de l'éléphant ne se démentit pas dans
cet instant suprême. Comme s'il eût compris qu'en se débattant il
n'eût fait qu'aggraver en vain sa position, il se coucha sur le flanc, se
contentant de suivre d'un œil intelligent les préparatifs de secours
que nous organisions sur les bords du nullah, Mahouts, syces et
-chasseurs travaillaient à i'envi à lier des fascines que l'on jetait sous
la tête de l'animal, en vue de donner quelque solidité au terrain.
Pendant une longue demi -heure que dura ce travail, l'éléphant,
comme bien convaincu de nos excellentes intentions à son endroit ,
ne donnait signe de vie que pour tàter légèrement du pied le lit de
fascines déposé, devant lui, ne voulant risquer qu'à bon escient un
•effort suprême et libérateur. Le docteur Hall, sportsman exercé, eut
encore l'idée d'un autre moyen de sauvetage. Sur son ordre, un
.^yce enroula sous le corps de l'éléphant embourbé une corde dont
il vint passer une des extrémités dans l'anneau de la trompe de
VAmi-de-la-Lune, le plus fort et le plus intelligent de la bande. La
mission qui venait d'être confiée à la sagacité de mon porteur n'é-
tait pas au-dessus de son intelligence; aussi fut-ce avec étonne-
ment qu'on le vit manifester une mauvaise volonté inaccoutumée,
et, malgré le commandement de son mahout, laisser tomber la corde
988 REVUE DES DEUX MOINDES.
de sa trompe. Un violent coup de pique fut le juste châtiment de
cette apparente désobéissance, et \ Ami -de -la-Lune, sensible à
cet outrage, enlevant le fdin par un coup de tête, le fit voler en
éclats avec la même facilité que j'aurais eu à briser un léger fd de
soie. Au toucher de la corde, l'intelligent animal avait compris
qu'elle n'était pas assez forte pour soulever le poids de son cama-
rade. Cet avertissement profita au docteur Hall, qui fit immédiate-
ment croiser un triple filin sous le corps de l'éléphant en détresse.
Sans témoigner une juste rancune pour un mauvais procédé, VAmi-
de-la-lMiie, lorsqu'on lui remit la nouvelle corde, la tendit, comme
pour se rendre compte de sa puissance de résistance. Satisfaite sans
doute de cette expérience, la prudente bête, sans attendre les ordres
de son mahout, se prit à haler vigoureusement, et sans saccades.
Averti, par la tension du filin, du secours opportun qui lui était
prêté, l'éléphant embourbé, par un effort vigoureux, se remit sur
jambes, traversa d'un pas discret le pont de fascines, et reprit pied
sur la terre ferme, à notre plus grande satisfaction.
La fortune parut vouloir nous tenir compte de ces labeurs, car
nous nous étions à peine remis en chasse, que, comme à un signal,
tous les éléphans de la ligne faisaient entendre le cri d'alarme et
repliaient prudemment les anneaux de leurs trompes. Ces prépa-
ratifs de combat dénoncent le voisinage de l'ennemi avec tout au-
tant de certitude que l'arrêt du chien le voisinage du gibier. Bien-
tôt en effet nous vîmes dans une clairière le tigre qui se retirait
au petit pas devant la ligne des chasseurs, et trois coups de fusil
accompagnèrent sa retraite. Toute cette scène passa comme une
apparition devant mes yeux éblouis, et je ne me rendais pas en-
core bien compte que je venais de saluer le roi des jongles dans
son domaine, lorsqu'à la voix puissante d'Hammerton, notre esca-
dron se mit d'une vive allure à la poursuite de l'ennemi. C'était, je
te l'assure, un étrange spectacle, et le crayon d'un maître pourrait
seul reproduire cette charge de grosse cavalerie dans toute l'accep-
tion du mot : les gestes passionnés des mahoiits, l'ardeur guerrière
de nos montures, les convulsions des arbres déracinés sous leurs
pas, les efforts désespérés de nos porteurs d'ombrelles, cramponnés
dans une position d'équilibre instable au dos des hoivdahs. Je dois
ajouter, pour être vrai, qu'au bout de cinq minutes je voyais avec
une intime satisfaction V Ami-de-la-Lune et ses confrères modé-
rer leur allure , car mes trois fusils et moi-même avions eu notre
bonne part de sauts et de soubresauts dans ce steeple-chase impro-
visé. Les taches de sang que nous rencontrions incessamment indi-
quaient la route suivie par le pauvre monstre , fort écloppé sans
doute, car en général les tigres blessés chargent résolument leurs
9S9
adversaires. Alléchés par la détresse évidente de notre ennemi, nous
continuâmes à suivre ses pas, nous attendant à chaque instant à le
voir surgir devant nos fusils. Deux heures s'écoulèrent inutilement
dans cette recherche pleine d'anxiétés. Le soleil commençait à des-
cendre à l'horizon, lorsque nous arrivâmes à un inextricable fourré
de lianes, de palmiers-nains, de bambous, sorte de citadelle végé-
tale, dans les profondeurs de laquelle il y avait toute chance que
notre ennemi eût trouvé un asile. Nous atteignions à peine les limites
de cette enceinte, que les rugissemens terribles qui saluèrent notre
approche ne nous permirent plus de douter du voisinage de l'en-
nemi. Fatigue d'une course de deux heures, satiété des émotions du
sport^ poltronnerie peut-être, je constate, sans me charger de l'ex-
pliquer, l'impression profonde que ces accens caverneux produisi-
rent sur les éléphans, qui complétèrent un demi à-droite, et s'en
allèrent, comme Jean, par où ils étaient venus, plus vite même qu'ils
n'étaient venus. Inutile d'ajouter que V Ami-de-la-Lune se montrait
digne de sa vieille renommée , et restait immobile aux abords de la
jongle, en compagnie de deux ou trois vieux routiers de la bande.
A trois reprises, les fuyards furent vigoureusement ramenés, et l'on
essaya d'enlever d'assaut le terrible rempart d'épines; à trois re-
prises aussi, la colonne de brèche fut repoussée par ces terribles ru-
gissemens, dont l'orchestre le plus cuivré ne saurait reproduire les
intonations prodigieuses. Il fallait définitivement renoncer à battre
cette maudite jongle au moyen des éléphans, et, pour terminer vic-
torieusement la lutte , trouver un moyen de débusquer le tigre de
son repaire. Ce fut en vain toutefois que Bukt-Khan s'élança du how-
dah où il avait pris place derrière son maître, et s'avança bravement
dans le fourré pour y lancer des poignées de chinese-crackers Cl).
Comprenant sans doute les dangers qui l'attendaient en terrain dé-
couvert, le tigre s'obstinait à ne pas franchir les limites de son im-
pénétrable asile.
— Qu'en dites-vous, monsieur? me dit le docteur Hall d'un air
passablement narquois. Il faut perdre la peau, ou aller la chercher
nous-mêmes.
— Je dis que je suis prêt à vous suivre, repris-je non sans pen-
ser que nous allions assez légèrement nous mettre dans la gueule
du tigre, sinon du loup.
— Apportez les échelles! continua le docteur, interpellant en lan-
gage natif le serviteur préposé à la garde de ce meuble indispen-
sable.
(1) Sorte de pétard employé dans l'Inde pour effrayer les cochons sauvages et les faire
sortir des jongles.
990 REVUE DES DEUX MONDES.
Le noir domestique, fidèle interprète des lois de la civilité puérile
et honnête, me présenta l'échelle, et je venais d'en franchir les pre-
miers degrés, lorsqu'un rugissement terrible se fit entendre; il y
eut ensuite lin moment de silence, puis une voix victorieuse jeta
aux échos le cri de hallali,
— Dix contre un, dit Hammerton, que cet enragé de Bukt-Khan
vient encore de faire des siennes !
Et en effet, profitant d'un moment où son maître avait le dos
tourné, Bukt-Khan, armé d'une lance et d'un bouclier, s'était glissé
sous la jongle comme un serpent, et, arrivé près du tigre en ram-
pant, l'avait frappé au cœur du fer de sa pique. Dix natifs se préci-
pitèrent à fenvi au plus épais du fourré et rapportèrent bientôt le
corps inanimé de notre adversaire. C'était un jeune mâle de trois
ans environ, me dit le docteur Hall, fort expert en ces matières. 11
mesurait onze pieds neuf lignes du museau à l'extrémité de la
queue. Tu verras sa peau un de ces jours, car je compte Foffrir en
présent à Pauline. Alors et seulement alors je compris combien j'a-
vais eu chaud et soif pendant les deux dernières heures, et vidai
coup sur coup trois bouteilles de soda-ivater. A ta santé, cousin!
Es^tu fatigué de ces récits? Mon amour-propre d'auteur et d'ac-
teur veut croire que non; aussi, pour les compléter, te conduirai-
je sous le mess lent le soir même de cette victoire, au moment du
pass-ivine. Hall, Hammerton et moi, nous sommes comfortablement
installés autour d'une table qui nous offre les ressources variées
d'un dessert appétissant, d'un haut-brion distingué et d'excellens
cheeroots n* 2.
— Vous avez admiré l'audace de Bukt-Khan, dit Hall m'interpel-
lant directement. Le drôle n'en fait jamais d'autres. Une fois qu'il
a flairé le tigre, impossible de le tenir en laisse : il faut qu'il rap-
porte.
— n devrait pourtant, interrompit Hammerton, savoir mieux
qu'un autre ce qu'il en coûte de se trouver à portée des griffes d'un
tigre. Dix ans n'ont pas effacé de son épaule droite la terrible bles-
sure qu'il a reçue d'un tigre agonisant quand il chassait avec moi sur
les territoires du Nizam; mais ni l'expérience, ni mes remontrances,
ni mes ordres n'ont jamais pu modérer son ardeur, et quant à user
de sévérité, le priver de m' accompagner aux jours de sport ^ son
plus grand plaisir, je n'en ai vraiment pas le courage.
— Il est de fait que sa fidélité mérite toute votre indulgence, re-
prit Hall; j'en peux parler savamment. L'année dernière, lors de la
maladie de lUlle Jimmy, lady Suzann elle-même ne prodiguait pas
au petit malade des soins plus tendres que ce colosse à moustaches
d'une aune et à figure d'anthropophage. Six semaines il a eu la
EPISODE d'un voyage d' AGREMENT. 991
constance de renoncer à son hoivkah de crainte d'apporter, en ren-
trant dans la chambre du cher enfant, une senteur nuisible!.. — Le
docteur poursuivit en s' animant : Bukt-Khan, monsieur, est une des
variétés les plus intéressantes de l'espèce indienne, le serviteur du
bon vieux temps, dont le dévouement primitif ne le cède en rien
au dévouement des Galeb et des Vendredi, Hammerton aurait com-
mandé ce soir à son féal serviteur, entre la poire et le fromage, de
nous expédier tous deux dans la nuit pour l'autre monde, que ni
l'un ni l'autre nous ne verrions demain la lumière du soleil. Les or-
dres de son maître sont sacrés pour Bukt-Khan; son maître, c'est son
fétiche, son gooroo. Je me hâte d'ajouter, pour ne pas vous don-
ner une idée trop avantageuse de la race indienne, que Bukt-Khan
est unique en son genre, et que vous pourriez chercher de Peshawur '
à Calcutta sans trouver son pareil. Le sentiment de la reconnais-
sance n'existe pas plus dans le cœur de l'Indien que le mot dans sa
langue. Aussi, pour vous éviter de cruelles désillusions, pénétrez-
vous de cette vérité, que le bien que vous semez autour de vous ne
produira jamais qu'une récolte de noire ingratitude. En voulez-vous
un exemple? Vous avez peut-être remarqué un ryot qui, au moment
du départ pour la chasse, m'a retenu un assez long temps au seuil
de ma tente?
— Ah ! ah ! toujours le ryot qui vous réclame ses honoraires de
malade! interrompit Hammerton avec un sourire.
— Monsieur ne connaît pas cette anecdote , reprit vivement le
docteur en homme qui sent le besoin de motiver la nouvelle édition
d'un récit familier à son auditoire.
— Vous n'avez pas besoin d'excuse; l'anecdote est curieuse, et,
sans compliment, vous la narrez fort bien, dit le major avec un im-
perturbable sérieux.
Sans se faire prier davantage, le docteur poursuivit : — En reve-
nant l'année dernière à Minpooree d'un petit voyage à quelques
milles de la station, dans l'obscurité de la nuit mes deux bérats de
devant culbutèrent sur un objet placé en travers de la route. Une
fois sorti de la bagarre, je reconnus que l'obstacle n'était rien autre
chose qu'un homme qui se tordait sous les premières atteintes d'une
violente attaque de choléra. Sans perdre de temps, j'administrai au
moribond une dose de laudanum, et pour compléter ma bonne ac-
tion, lui cédant ma place dans l^palki^ regagnai la station à pied.
Grâce à un traitement énergique , à huit jours de là le moricaud
était sur jambes; mais ce fut au bout d'un mois seulement que, voyant
qu'il engraissait à vue d'oeil, je me résolus à lui faire comprendre
qu'il n'avait plus besoin de mes services médicaux et pouvait rentrer
dans ses foyers. Savez-vous ce qu'il répondit à cette ouverture?...
992 REVUE DES DEUX MONDES.
A peu près ceci : Que je lui avais sauvé la vie pour mon plaisir, et
qu'en bonne justice, sous peine de manquer aux obligations que j'a-
vais contractées envers lui, je lui devais les moyens d'en soutenir
le fardeau!... Jamais bastonnade n'eût sans doute été mieux appli-
quée que sur le dos de cet impudent personnage ; il me sembla ce-
pendant plus original de jouer mon rôle de dupe jusqu'au bout, et
d'acheter par un backshih le départ de l'hôte importun. Ajouterai-je
que ce nouvel acte de condescendance n'a fait qu'encourager le
drôle dans ses prétentions, et qu'il ne manque jamais deux ou trois
fois l'an de venir me rappeler ses incontestables titres à ma grati-
tude ? Voilà les natifs, monsieur : incapables de croire à un acte de
générosité désintéressée ! Le droit du plus fort est le seul que leur
nature pervertie reconnaisse; le gouvernement du sabre, le seul
gouvernement qu'ils puissent comprendre et respecter. Aussi ne
suis-je pas sans crainte lorsque je vois nos hommes d'état hésiter à
sévir contre l'insubordination, tranchons le mot, la révolte des ré-
gimens de Berhampoore et de Barrackpoore, et tous les officiers du
service qui ne sont pas des échappés de Bedlam ou d'Exeter-Hall,
— je ne fais pas de différence, — sont de mon avis. Il ne faut pas
plus que la faiblesse avec laquelle on temporise à Calcutta avec les
cipayes rebelles des 35^ et 39^ pour faire couper le cou un de ces
beaux matins à tout ce qu'il y a d'Européens dans l'Inde!
— Vous voilà encore avec vos sombres pronostics , Hall ! inter-
rompit Hammerton.
— Et croyez-vous, Hammerton, croyez-vous, dites-le-moi la
main sur la conscience, que l'avenir ne soit pas chargé des plus
sombres nuages? -reprit le docteur en regardant fixement entre les
deux yeux son interlocuteur.
— Pour vous répondre très franchement, je ne saurais nier qu'il
n'y ait une grande inquiétude dans le pays; mais c'est la loi fatale
de notre puissance dans l'Inde. Depuis un siècle qu'elle existe, ja-
mais nous n'avons joui d'une période de dix ans de paix. Nous
sommes en 1857, la seconde guerre du Pendjab a neuf ans de date,
nous devons donc nous attendre à quelque explosion ; mais de quel
côté viendra-t-elle? C'est là la question! 11 ne me surprendrait pas
que les hart)itans de l'Oude profitassent de la saison des pluies pour
prendre les armes. Quant à une insurrection de l'armée du Ben-
gale,... allons donc! la chose ne vaut pas la peine d'être discutée,
c'est de la fantasmagorie triple.
— Dieu me garde, Hammerton, de vouloir jouer devant notre
hôte le rôle de prophète de malheur! reprit le docteur avec une
grande solennité; mais, je vous l'ai dit, je vous le répète, si l'on ne
se décide pas à faire un grand exemple, à décimer, oui , décimer.
EPISODE d'un voyage d' AGRÉMENT. 993
I c'est le vrai moyen, la brigade de Barrackpoore, avant six mois toute
l'armée du Bengale sera en insurrection. L'esprit de sédition court
les bazars et les campemens militaires. En doutez-vous pour un
instant? Aujourd'hui, sous prétexte de caste, les cipayes refusent
•la cartouche Enfield; demain ils auront découvert que le contact
des officiers européens menace leur salut dans l'autre monde, et ils
prieront très respectueusement le gouvernement de nous mettre à
la porte pour nous remplacer par de huileux subadars. Des prophé-
ties circulent, vous les avez eues entre les mains tout comme moi,
qui annoncent que 1857, la centième année de la puissance anglaise
dans l'Inde, en sera la dernière ; mais qui songe à poursuivre les
auteurs de ces pamphlets incendiaires , qui peuvent avoir une telle
influence sur l'esprit superstitieux des natifs? Ce n'est ni vous, ni
moi, ni le gouvernement, qui a bien autre chose à faire. Voilà pour
les intrigues qui agitent les bas-fonds de la société indigène. Quant
aux classes élevées, croyez-vous que les princes dépossédés, malgré
les listes civiles extravagantes que nous leur payons, ne soufflent
pas de tous leurs poumons pour attiser le feu de la révolte? L'esprit
de sédition est partout, et nos moyens de répression, quels sont-ils?
Nos troupes européennes, ^les seules sur lesquelles nous puissions
compter, sont moins nombreuses aujourd'hui qu'elles ne l'ont jamais
été : les natifs ne le savent que trop, et c'est là le secret de leur au-
dace. Pas un régiment européen sur tout le parcours du Great-
Trunk-Road de Calcutta à Meerut! pas un soldat blanc pour garder
l'immense arsenal de Delhi! L'imprévoyance anglaise n'atteint-elle
pas ici les limites de la folie?... Pas de police militaire, pas plus au
reste que de police civile, pour vous mettre sur la trace des com-
plots qui se trament dans l'ombre! En voulez-vous une preuve? Yoici
ce qui a été dernièrement découvert à Barrackpoore, ainsi que me le
mande Smith, l' aide-de-camp du brigadier : en 1826, un brahmine
de haute caste, chef de la révolte du 47^ régiment, fut pendu au
bord du grand Tank. A la place où fut dressée la potence s'élève
aujourd'hui un banian sacré, objet de la vénération des fidèles! Et
ce n'est pas tout, les vases de cuivre du pendu, les petits instrumens
de son métier, encensoirs et autres, étaient encore gardés religieu-
sement, il n'y a pas plus de quinze jours, dans le corps de garde
de Barrackpoore, et adorés, comme les reliques d'un saint, par nos
loyaux cipayes !
— De la véracité de tout ce que vous venez de dire. Hall, je suis
aussi pénétré que vous, reprit Hammerton d'un air pensif, plus pé-
nétré même que vous, car en des jours de crise votre personne seule
serait exposée, et moi je suis époux, je suis père... — Il poursuivit
après une pause : — Et cependant je ne crois pas que ces misérables
63
99A REVUE DES DEUX MONDES.
cipayes, je les ai vus au feu et je sais ce qu'ils valent, je ne crois pas,
dis-je, que ces misérables cipayes puissent arrêter la course victo-
rieuse de l'étoile de la vieille Angleterre. J'ai confiance en la bra-
voure de nos soldats européens, j'ai confiance en ces hommes de la
vieille école qui sauront porter haut et ferme au milieu des dangers
le drapeau de notre glorieuse reine. Les deux Lawrence, Outram,
Chamberlain, ces hommes-là valent des armées, et quels que soient
les périls dans lesquels des demi-mesures nous auront fait tomber,
leur courage éprouvé saura nous en tirer... Voici une bien longue,
bien sérieuse conversation, mon cher hôte, et il ne nous reste qu'à
nous excuser, Hall et moi, de vous l'avoir fait subir, car il est bien
décidément inutile d'attendre Jones, qui ne viendra pas ce soir,
commepl nous l'avait promis. p^ - ^^^ |
En cet instant, l'on entendit un bruit confus de voix au dehors
de la tente, et un domestique en franchit le seuil pour remettre à
Hammerton une lettre qu'un péon venait d'apporter de Nawab-
gunge. Le capitaine Jones annonçait en quelques lignes à son ami
que les bruits d'une insurrection à Meerut, en circulation depuis
quelques jours, avaient pris tout à coup une telle consistance que
le brigadier commandant à Nawabgunge lui avait refusé la permis-
sion de venir nous rejoindre.
— Que dites-vous de tout ceci? fit Hall, rompant le silence solen-
nel avec lequel nous avions accueilli ces graves nouvelles.
— Je dis qu'il ne peut y avoir un mot de vrai dans ces bruits, re-
prit Hammerton, par la grande raison que nous avons à Meerut une
force européenne respectable, le régiment des riffles et celui des
carabiniers. Si Jack cipaye médite de funestes projets, il ne com-
mencera pas bien certainement par mettre le feu aux poudres dans
une station aussi bien gardée que Meerut.
— Depuis vingt-cinq ans que je suis au service de Old John Com-
pany ^ interrompit Hall, j'ai toujours remarqué que pour pénétrer
les plans des natifs , il fallait bien se garder de prendre le bon sens
pour guide. Annoncez l'improbable, l'impossible, lorsqu'il s'agit d'é-
venter les machinations de cette maudite engeance, et je parie
cent contre un que le fait accompli viendra vérifier vos prédictions.
Aussi, Hammerton, suis-jeloin d'être aussi rassuré que vous l'êtes.
Je crois sincèrement que le 11 mai l'on a joué à Meerut le premier
acte d'un grand drame dont Dieu seul sait si nous verrons la fin;
ce qui ne doit pas nous empêcher de dormir encore, cette nuit du
moins, sur nos deux oreilles. Messieurs, bonsoir...
Au moment où je venais de reproduire à ton intention ce dialogue
qui m'a vivement frappé, Hammerton est entré sous ma tente pour
m' annoncer que des nouvelles ultérieures, arrivées ce matin, ne lui
laissaient plus aucun doute sur la gravité des événemens de Meerut,
EPISODE D UN VOYAGE d' AGRÉMENT. 995
et l'obligeaient à se rendre immédiatement à son poste. Quant à moi,
je me mets en route, sous la conduite de Bukt-Khan, au coucher du
soleil pour Nawabgunge. C'est un voyage de cent cinquante milles
environ, dont je ferai la première partie à dos d'éléphant, mode de
locomotion assez primitif; mais grâce à un express qui va partir à
l'instant, je trouverai un dawk préparé à mi-chemin. J'ai voulu
d'abord refuser les services du fidèle serviteur d'Hammerton, mais
mon hôte m'a fait observer qu'en tout état de choses Bukt-Khan de-
vait partir pour Nawabgunge où il va se mettre aux ordres de lady
Suzann, qu'il ramènera immédiatement à Minpooree. Impossible
donc de refuser cette nouvelle preuve de l'affection de mon excel-
lent hôte. Aussi tu comprendras sans peine la profonde tristesse qui
s'empara de moi lorsque je lui fis mes adieux. En m'éloignant de ce
noble représentant de la race européenne en ces contrées lointaines
au milieu de si lugubres circonstances , une véritable tristesse op-
pressait mon cœur; il me semblait que je quittais un vieil ami. Je
n'ai pas éprouvé un moindre chagrin à me séparer de little Jimmy.
L'affection que ce cher enfant m'a témoignée dès le premier jour m'a
pénétré jusqu'au fond de l'âme. Croirais-tu que le cortège de mes
amis était déjà à une assez grande distance des tentes, que le cher
petit , la tête à la portière du palanquin , dans lequel il avait pris
place entre les genoux de son père , me saluait de la main en me
criant en signe d'adieu : Frenchmansahih^ salami — Sweet Unie
boy! le reverrai-je jamais? Au diable les idées noires!
V express qui va commander mon dawk doit, suivant toute pro-
babilité, rejoindre le courrier qui porte la prochaine malle; aussi je
termine à la hâte cette longue lettre. Je sais combien tu es prompt
à t' inquiéter à mon endroit, et je ne peux me dissimuler que l'in-
surrection de Meerut aura un sinistre retentissement en Europe. Je
veux donc que tu saches à n'en pas douter, et le plus tôt possible,
que le 18 mai, à deux heures de l'après-midi, j'étais sain de corps
et d'esprit, et à toi de cœur comme toujours.
Henri.
LE MÊME AU MÊME.
Nawabgunge, 6 juin 1857.
Comme je te l'ai promis dans, ma dernière lettre, mon cher ami,
je ne laisserai pas partir cette malle sans te donner de mes nou-
velles. Ta tendresse éprouvée, la gravité des événemens qui se
passent autour de moi me sont un sûr garant que mes lettres, quel-
que rapprochées qu'elles soient, seront toujours les bienvenues en-
tre tes mains. Grâce au ciel cependant, je n'aurai point à te parler
de mes dangers. Jusqu'ici, ma bonne étoile de voyageur a pris soin
996 REVUE DES DEUX MONDES.
d'éloigner de ma route toutes ces scènes de carnage dont les jour-
naux te donneront le palpitant récit; je n'ai pas même encore senti
l'odeur de la poudre, et je t'écris en ce moment d'une retraite qui
défierait au besoin toutes les forces rebelles de l'Inde. Inutile d'a-
jouter que je ne quitterai qu'à bon escient le fort de Nawabgunge,
car, comme dit je ne sais plus quel vaudeville, je ne me console-
rais de ma vie de laisser mes os dans ce voyage d'agrément, si bien
commencé, et qui se termine au milieu des catastrophes d'un drame
militaire dont nul ne saurait prévoir la fm. Je me laisse entraîner
ici à l'exagération du moment. Prévoir la fm de cette insurrection
sans chef, sans drapeau, c'est chose facile; niais qui pourrait dire
les crimes de lèse-humanité qui ensanglanteront cette sombre page
de l'histoire de l'Angleterre? Il nous est arrivé ici des relations au-
thentiques des massacres de Delhi et de Meerut qui font dresser les
cheveux sur la tête, et justifient, et au-delà, mon antipathie instinc-
tive pour cette horrible race jaune; mais de ceci plus au long tout
à l'heure : je reprends l'ordre chronologique des faits.
Parti du camp le 18 au soir en compagnie de Bukt-Khan, montés
tous deux sur le dos hospitalier de Y Ami-de-la-Lune, j'ai trouvé,
comme je l'espérais, un palanquin à mi-chemin et des relais de bé-
rats échelonnés aux diverses stations de la route. J'aurais fait en un
mot un voyage assez agréable, si les deux derniers jours je n'avais
été assailli par les vents chauds, phénomène atmosphérique inex-
pliqué, et dont je ne puis te donner une meilleure idée qu'en disant
que, si, fermant les yeux, vous exposez vos mains à l'action de ce
souffle dévorant, vous pouvez croire que vos doigts sont à la bouche
d'un brasier ardent. Je ne saurais terminer l'esquisse de mon voyage
sans dire un mot des attentions et des soins que le fidèle Bukt-Khan
n'a cessé de me prodiguer. Grâce à son incessante sollicitude, j'ai
pu jouir aux bungaloivs de la route de tous les comforts dont ces
établissemens soat susceptibles : des tatties bien arrosées, de l'eau
tiède, la poule grasse, ou prétendue telle, de la basse cour!
Arrivé à Nawabgunge le 24 vers trois heures de l'après-midi, j'éta-
blis mon domicile au dawk-bungaloiv, et envoyai Bukt-Khan por-
ter à lady Suzann des nouvelles de son mari et de son fils, me pro-
mettant pendant son absence de prendre une légère compensation
des insomnies des nuits précédentes. Je venais à peine de fermer
les yeux, que Bukt-Khan était de retour, porteur d'une lettre qui
m'était adressée par le commîssioner du district, hôte de lady Su-
zann. Dans cette lettre, ce haut fonctionnaire s'excusait de ce que
ses devoirs multiples en ce jour solennel ne lui permissent pas de
venir me rendre visite au bungalow^ et me priait d'assister au bal
qu'il donnait le soir même en l'honneur de l'anniversaire de la nais-
sance de sa majesté la reine Yictoria. A huit heures, après un assez
I
EPISODE D UN VOYAGE d' AGREMENT. 997
modeste dîner, toujours la poule maigre! cravaté de blanc, dans la
tenue noire la plus correcte, je montais dans un gharri de louage
qui devait me conduire à la villa du commissioner, située à peu de
distance des lignes du régiment natif attaché à la brigade de Nawab-
gunge.
Lady Suzann me reçut avec la bonne grâce qu elle possède à un
si haut degré, et, me prenant sous son patronage, m'introduisit aux
diverses notabilités de la station. Tu comprends que mes premières
paroles furent pour demander des nouvelles des événemens de Mee-
rut, dont je n'avais pas entendu parler depuis mon départ de la
jongle; mais je ne reçus que des réponses évasives, comme si, par
un accord tacite, il avait été convenu entre les invités de ne pas je-
ter l'ombre d'un si triste sujet sur les joies de cette fête. Sans pou-
voir rivaliser par le nombre avec un raout élégant de Londres ou de
Paris, l'assemblée était nombreuse : une demi-douzaine de rajahs
faisaient acte de loyauté en promenant dans les salons leurs beaux
diamans, leurs robes de mousseline et leurs figures de pain d'épice.
Des officiers en brillant uniforme, des civilians et des planteurs en
habit noir, quelques jeunes misses nouvellement arrivées d'Europe,
ainsi que l'attestaient les fraîches couleurs de leurs visages, for-
maient les traits principaux du tableau, que je complète par deux
mots de la bande du régiment natif : un assez mauvais orchestre,
composé de liai f- castes en uniforme ventre de biche, galonné de
jaune, où l'on retrouvait de frappantes ressemblances avec les singes
musiciens échappés il y a quelque vingt ans au spirituel crayon de
Granville.
Dominé par un sentiment de tristesse involontaire, il me semblait
reconnaître sur tous les visages l'influence des sombres pensées qui
agitaient mon cœur. Un détail assez insignifiant me frappa vivement.
Adossé à l'encoignure d'une porte, je suivais de l'œil un quadrille,
lorsqu'en me détournant pour livrer passage à un couple retarda-
taire, mes yeux tombèrent machinalement sur le brigadier et le ca-
pitaine Jones de l'artillerie, qui, retirés dans un coin de la veran-
dahy comparaient leurs montres. J'étais en train de bâtir sur ce
simple incident une pyramide de conjectures, lorsque lady Suzann
s'approcha de moi, me prit le bras, et me dit : — Parlons français,
et menez -moi prendre une tasse de thé. — Assez surpris de ce dé-
but, je m'inclinai en signe d'assentiment, et nous descendîmes l'es-
calier sans mot dire. Au lieu de diriger ses pas vers la salle du buf-
fet, où une demi-douzaine de noirs konsommahs distribuaient d'une
main libérale le thé, les sirops et les sandwichs, lady Suzann me
fit traverser le vestibule et entra sous la galerie inférieure et exté-
rieure de la villa.
— Je ne vous ai pas imposé un trop grand sacrifice en vous enlevant
998 REVUE DES DEUX MONDES.
à la danse, me dit ma compagne; nous aurons ici beaucoup plus d'air,
beaucoup moins de cette horrible musique, et serons en un mot
beaucoup mieux, vous pour entendre, moi pour vous dire l'épreuve
à laquelle je vais mettre votre amitié pour moi et les miens.
— Vos bontés, lady Suzann, l'amitié qu'Hammerton m'a témoi-
gnée, ont laissé dans mon cœur un souvenir ineffaçable, et je suis
heureux que vous puissiez mettre à contribution mes services.
— C'est ce dont je suis si bien convaincue, que je n'hésite pas à
aborder avec vous un sujet bien pénible pour mon cœur. — Lady
Suzann poursuivit après une pause : — Le vicomte Delamere, mon
père, dont le nom est haut placé dans l'aristocratie anglaise, avait
rêvé pour sa fille une place plus élevée encore ; aussi depuis cinq
ans ne m'a-t-il pas encore pardonné un mariage qui a ruiné ses es-
péra»ces. Mes appels les plus tendres, l'intervention de ses amis
n'ont pu fléchir son implacable courroux. Dernièrement, pour mettre
sous ses yeux le portrait de son petit-fds, j'ai dû, par un innocent
subterfuge, avoir recours à votre obligeance et employer le minis-
tère d'un de vos amis; mais si je connais bien cette implacable vo-
lonté, je n'ose espérer que les traits de l'innocent chérubin aient
pu la faire fléchir. S'il ne s'agissait que de moi, de mes intérêts,
j'accepterais ce châtiment mérité en silence, car aujourd'hui je
n'hésiterais pas plus que je l'ai fait il y a cinq ans à unir mon sort
à l'époux de mon choix, malgré la volonté de mon père. Tout le
bonheur dont le plus tendre des hommes peut embellir la vie d'une
compagne adorée, Hammerton me l'a donné, et je n'échangerais pas
ma place à son foyer pour le trône de la reine d'Angleterre; mais il
s'agit des intérêts de mon fils, de son avenir. Je me suis décidée à
-envoyer little Jimmy sans retard en Europe, et aussitôt de retour à
Minpooree, j'obtiendrai d' Hammerton qu'il se résigne à ce sacrifice
nécessaire dans l'intérêt de la santé et de l'éducation de notre en-
fant. Je rougis de le dire, il balbutie à peine quelques mots d'an-
glais, vous le savez, et serait incapable de dire le nom de son père.
Puis-je compter que, loin des siens, mon fils trouvera toujours en
vous un protecteur, un ami? — Tu comprends que cet appel d'une
mère ne me trouva pas insensible, et qu'en quelques mots partis
du cœur je m'engageai à me montrer digne de la confiance dont
m'honorait cette noble femme.
— Votre promesse, reprit lady Suzann d'une voix émue, me rend
bien heureuse. Depuis que je connais les terribles événemens de
Meerut, vous ne savez pas à quel point je suis préoccupée du sort de
ce pauvre petit, que les hasards de la guerre peuvent laisser sans
soutien.
— Fier comme je le suis de l'affection dont vous venez de me
donner une irrécusable preuve, permettez-moi de vous reprocher
ÉPISODE d'un voyage d' AGREMENT.* 999
ces idées noires, que rien ne semble justifier. Une infime fraction
seulement de l'armée du Bengale a trahi son drapeau, mais le grand
nombre des régimens reste, il restera fidèle aux maîtres dont il
mange le sel. Ici même, ou les apparences sont trompeuses, ou per-
sonne ne suspecte le bon vouloir du régiment indigène dont nous
pouvons, des fenêtres de cette maison, apercevoir les lignes...
Pour toute réponse, lady Suzann s'arrêta devant une des fenêtres
du rez-de-chaussée et souleva discrètement la natte doublée de toile
bleue qui en fermait l'ouverture. Le rideau se rabaissa immédiate-
ment sous l'impulsion d'une main vigoureuse ; mais j'avais eu le
temps d'apercevoir au fond d'une vaste chambre une vingtaine d'ar-
tilleurs couchés sur des planches, des fusils en faisceaux, deux pièces
de canon et des caisses à gargousses, tout l'appareil en un mot
d'un avant-poste en présence de l'ennemi.
Je n'étais pas encore remis de la profonde surprise que j'avais
éprouvée à la vue de ce spectacle fort inattendu, quand lady Su-
zann reprit de sa voix la plus calme : — Le brigadier a entre les
mains des preuves palpables des mauvaises dispositions des cipayes,
et pour mettre les invités du bal à l'abri d'un coup de main, on a
fait entrer secrètement hier soir dans la villa cette petite garnison.
Les pauvres soldats enfermés dans ce misérable réduit depuis vingt-
quatre heures ont dû passer bien tristement l'anniversaire de la
naissance de notre bonne reine.
— Il est impossible, lady Suzann, que, dans un pareil état de
choses, vous pensiez un instant à retourner seule à Minpooree.
— La place de la femme d'un soldat est près des champs de ba-
itaille. Je saurais trouver sur ma route les plus grands dangers que
je n'hésiterais pas à les affronter pour rejoindre mon cher Hammer-
ton : à ses côtés, je dois vivre et mourir. Jeune fille, si j'ai bravé
la malédiction d'un père adoré pour unir mon sort au sien, mon
dévouement à mon époux servira d'expiation à cette faute de ma
jeunesse. Dites bien à mon père, si je ne dois plus le revoir, que
j'ai tenu le serment fait au pied des autels avec une fidélité digne
du sang qui coule dans mes veines ; mais je ne veux pas abuser de
vos momens. Je vous écrirai de Minpooree , car il est possible que
je vous voie en cet instant pour la dernière fois et que je me mette
en route demain. — Ce disant, lady Suzann me tendit sa main, que
je pressai respectueusement sur mes lèvres, et nous prîmes tous
deux le chemin de la salle du souper, où toute la compagnie était
réunie depuis quelque temps.
Le repas tirait à sa fin, et la table autour de laquelle avaient pris
-place les convives ne présentait plus que le triste spectacle de car-
casses de dindons, de pâtés défoncés, de gelées en ruisseau et de
bouteilles vides. Lorsque nous entrâmes dans la salle, le commis-
1000 REVUE DES DEUX MONDES.
sioner^ debout à la place d'honneur, venait de prononcer les pa-
roles sacramentelles : Ladies and gentlemen^ fill up your glasses^ et
le feu de file des bouchons qui sautaient en l'air de toutes parts
prouvait assez que chaque convive répondait à cette invitation. Lady
Suzann et moi-même nous nous empressâmes de suivre cet exemple.
Il se fit alors un profond silence , au milieu duquel l'amphitryon
porta la santé de sa très gracieuse majesté la reine Victoria, toast qui
fut salué des plus bruyantes acclamations. Ce patriotique devoir ac-
compli, tous les invités reprirent le chemin de la salle de bal.
Inutile d'ajouter que les préparatifs de combat que j'avais vus à
l'étage inférieur avaient piqué au plus vif ma curiosité. Aussi, le
souper fini, loin de regagner mes pénates, comme je l'eusse fait en
toute autre circonstance, je me mêlai de nouveau à la foule des
danseurs, résolu à ne pas quitter la fête avant les violons. Ma pa-
tience fut mise à une rude épreuve, à laquelle, je peux me rendre
cette justice, elle résista victorieusement. Trois heures venaient de
sonner que l'on entamait un cotillon où, en désespoir de cause et à
la demande de lady Suzann, je pris place en compagnie d'une jeune
Écossaise qu'un aide-de-camp oublieux avait laissée sans partner.
L'habile chorégraphe qui avait pris la direction de la danse semblait
devoir la prolonger, à l'aide des combinaisons les plus variées, jus-
qu'au lever au moins du soleil, lorsque l' aide-de-camp reparut dans
la salle. Il avait échangé sa grande tenue écarlate contre la redin-
gote bleue à brandebourgs, portait un sabre au côté et un revolver
à la ceinture. D'un pas rapide il parcourut le cercle des danseurs,
et tous les officiers qui en faisaient partie, saluant respectueusement
leurs danseuses, sortirent du bal à sa suite. Il n'y avait pas à en
douter : si le cotillon était terminé , une autre danse plus sérieuse
allait commencer.
Le piétinement des chevaux, le sourd roulement des canons et
des caissons retentissaient dans le lointain. Des fenêtres de la villa
qui ouvraient sur le Meïdan, l'on put reconnaître à l'indécise clarté
d'un pâle crépuscule quatre pièces d'artillerie attelées, et les deux
compagnies du 3"^ de fusiliers du Bengale qui se dirigeaient vers
les lignes des cipayes. — Si vous voulez monter avec moi sur la ter-
rasse, nous pourrons mieux juger des événemens qui vont décider
de notre sort et de celui de ces malheureuses femmes , — me dit le
commissioner à l'oreille. L'instinct du danger avait indiqué cette place
de refuge à ces pauvres affligées, et nous fûmes suivis dans notre
ascension de tout le personnel féminin, sans exception, de la fête.
Vivrais-je cent ans, je n'oublierais pas le spectacle étrange que la
terrasse de la villa présentait en cet instant à mes regards. Une cin-
quantaine de femmes en toilette de bal se pressaient contre la ba-
lustrade de pierre, le col tendu, l'œil animé d'une ardeur fébrile,
ÉPISODE d'un voyage d' AGREMENT. 1001
cherchant au milieu de la colonne européenne un père, un frère, un
mari que l'on ne devait peut-être plus revoir !.. Des sanglots étouffés,
des prières murmurées à voix basse, interrompaient seuls le silence
de mort qui pesait sur l'assemblée. Quatre hommes, — le commissio-
ner, son secrétaire , le padre de la station , et moi-même, — sui-
vaient cette scène de deuil avec l'émotion involontaire que même les
plus braves éprouvent à l'approche du danger. Des teintes pourpres
commençaient à éclairer l'horizon : la nature endormie se réveillait
aux premiers feux du matin, parée de ce charme indéfinissable qui
en ces brûlantes latitudes disparaît avec les premiers rayons du
soleil. L'alarme avait été donnée dans les lignes des cipayes. A l'ap-
pel des tambours, des fantômes blancs paraissaient et disparaissaient
sous le vert feuillage des manguiers, à l'ombre desquels s'élevaient
les huttes de bambous, habitations primitives de la troupe indigène.
En peu de minutes, le régiment fut formé en une masse imposante
sur le Meïdan, à quelque distance en avant du rideau d'arbres qui
bordait la plaine. Alors une scène vraiment héroïque vint faire battre
mon cœur à pulsations redoublées. De la colonne européenne, immo-
bile depuis quelques instans, un homme à cheval partit au petit pas,
et s'avança jusqu'à toucher les baïonnettes des cipayes. Cet homme,
c'était le brigadier; malgré la distance, sa femme, une de nos infor-
tunées compagnes, l'avait reconnu, car elle tomba à genoux, et leva
les mains au ciel d'un geste plein de terreur et de désespoir!...
Un Dieu clément daigna exaucer cette prière suprême... Soit que
les cipayes fussent touchés de la confiance que leur témoignait un
vieux guerrier blanchi dans leurs rangs, soit qu'il ne vissent point
sans crainte le rapide mouvement par lequel les deux compagnies
de fusihers s'étaient échelonnées sur leurs flancs, tandis que les piè-
ces d'artillerie se mettaient en position de combat, le premier rang
du régiment s'abaissa comme un seul homme, et déposa ses fusils à
terre. England for everï God save the Queenl cria le commissioner,
qui reconnut le premier que la journée était gagnée!... Je puis t'as-
surer que je fis chorus de tous mes poumons aux hourrahs frénéti-
ques qui accompagnèrent ce cri de victoire, car du premier moment
j'étais parfaitement convaincu que, si bien en règle que fût mon
passeport, les camarades des bouchers de Meerut n'auraient pas les
moindres égards pour le mandat d'aide et de protection que M. le
préfet de police, et après lui M. le consul de France à Calcutta,
avaient tiré à mon intention sur les autorités étrangères.
Une journée assez bien employée, comme tu as pu t'en con-
raincre, mon cher ami! Celles qui suivirent furent moins agitées.
En me réveillant le lendemain vers quatre heures de l'après-midi,
je trouvai quelques lignes par lesquelles lady Suzann m'apprenait
son départ. Dieu merci, je sais aujourd'hui qu'un éclatant succès a.
1002 REVUE DES DEUX MONDES.
couronné son imprudence, et qu'elle est arrivée heureusement à
Minpooree. Quant à ce qui se passe sur le territoire de l'insurrec-
tion, je ne saurais t'en parler avec certitude, si contradictoires sont
les mille bruits qui volent dans l'air; mais tu peux compter en tout
état de cause sur ma prudence. Je veux revoir la France, mes vieux
amis, te serrer dans mes bras, si Dieu me favorise, dans trois mois
en un mot être à Mont pour l'ouverture de la chasse. Tiens-toi pour
averti cependant que si Miss (à propos de Miss, Joseph a-t-il pu la
déshabituer de donner des poussées aux lièvres?), tiens -toi pour
averti, dis-je, que si Miss me fait lever d'une luzerne une compa-
gnie de cipayes, je ne te promets point de ne pas faire coup double.
Trêve de plaisanteries, je redeviens sérieux comme le sujet le de-
mande. Résolu comme je le suis à ne pas affronter des dangers inu-
tiles, je dois me laisser guider dans mes plans de retour par les
hommes qui connaissent le pays, et il a été convenu entre le corn-
missioner et moi que je ne quitterais Nawabgunge que lorsqu'il
m'aurait donné le signal du départ. Je te réitère ma parole que rien
ne saurait me faire départir de cette prudente résolution. Distribue
autour de toi tendresses et souvenirs. Je t'embrasse.
Henri.
LE MÊME AD MÊME.
Nawabgunge, 28 juin 1857.
Il me faut, mon cher Charles, rassembler tout mon courage pour
te donner de mes nouvelles au milieu de la profonde affliction dont
mon cœur est accablé. Hier nous avons appris dans ses détails les
plus poignans le crime exécrable dont la station de Minpooree a été
le théâtre. Toute l'aimable famille dont je t'ai entretenu si longue-
ment et à tant de reprises a péri dans une de ces scènes sanglantes
dont nul ne pourra lire le récit d'un œil sec.
Depuis près de quinze jours, des bruits fugitifs, dont il était im-
possible de découvrir la source, annonçaient que le régiment irré-
gulier en garnison à Minpooree s'était révolté et avait massacré les
Européens de la station. A plusieurs reprises, les amis d'Hammer-
ton, justement alarmés, avaient demandé au brigadier d'organiser
une petite expédition destinée à délivrer, s'il en était temps encore,
le major et les siens. Lié par des ordres formels qui lui prescrivent
de ne pas distraire, sous aucun prétexte, un seul homme de la faible
garnison de Nawabgunge, point stratégique de la plus haute impor-
tance qui commande les communications entre le Gange et l'Inde
centrale, le brigadier n'avait pu se rendre aux instances des amis
d'Hammerton. 11 y a quelques jours, la nouvelle de la catastrophe
de Minpooree avait pris une telle consistance que le commissioner,
ami d'enfance d'Hammerton, se décida à envoyer un émissaire près
ÉPISODE d'un voyage d'agrÉxMent. 1003
de lui. Il fit choix d'un half-caste, musicien du régiment natif, qui,
par sa parfaite connaissance des langues du pays et son teint oli-
vâtre, devait facilement échapper aux bandes de pillards dont toutes
les campagnes sont déjà infestées. Une récompense de 200 roupies
avait été promise au half-caste^ s'il parvenait à gagner Minpooree.
Hier cet envoyé est revenu de son expédition avec des détails qui
ont navré tous les cœurs , car personne ne pouvait approcher lady
Suzann et son mari sans payer à ce noble couple un juste tribut
de respect et d'amitié. Yoici les faits tels qu'ils m'ont été racontés
par le commissioner lui-même : le 9 juin au matin, le régiment
d'irréguliers commandé par Hammerton , dont jusque-là rien n'a-
vait fait soupçonner la fidélité , se mit en révolte ouverte , pilla le
Irésor public, et vint attaquer le bungalow où le major, sa femme,
le docteur Hall et quelques serviteurs fidèles avaient cherché un re-
fuge. Trois jours, ces deux braves tinrent en échec la multitude des
assaillans. Et qu'on me parle maintenant de l'héroïsme de Léonidas
et de ses Spartiates aux Thermopyles! Vingt assauts avaient été
repoussés; mais les munitions commençaient à s'épuiser, et le doc-
teur Hall, frappé d'une balle à la poitrine, rendait le dernier soupir
sur le parquet de ce petit salon où j'ai passé de si heureux momens!
Saisi d'un désespoir suprême, Hammerton étendit d'un coup de feu
lady Suzann à ses pieds et se fit sauter la cervelle. Les cadavres,
livrés aux insultes d'une multitude furieuse, furent décapités, et les
trois têtes de nos pauvres amis sont encore en ce moment fichées
sur des piques en avant du camp où sont établis ces cannibales. Les
monstres de 93 ont trouvé des maîtres...
Quant à little Jimmy, notre émissaire n'a pu obtenir aucuns ren-
seignemens sur son compte ; mais il est certain que ni son corps ni
celui du fidèle Bukt-Khan n'ont été retrouvés au milieu des ruines
du bungaloiv incendié après pillage. L'on dit même qu'un homme
portant un petit enfant dans ses bras^ dont la course se dirigeait
vers le Gange, a été traqué pendant plusieurs jours par les sol-
dats rebelles dans les jongles voisines de Minpooree, et a enfin
réussi à échapper à leurs poursuites. Cet homme aura-t-il pu pré-
server son précieux fardeau contre la faim, la soif, les ardeurs du
soleil, les bêtes fauves? Aura-t-il réussi à gagner un port de refuge?
Je ne vois dans ces détails qu'un si faible sujet d'espérances, que
mon cœur pleure parmi les victimes de cette sanglante catastrophe
le cher petit Jimmy. Pauvre, pauvre enfant!... c'est les larmes aux
yeux que je pense à ses innocentes caresses, à cette tendresse in-
stinctive dont il me donnait chaque jour des preuves. Croirais-tu
que vingt fois la nuit dernière j'ai cru entendre sa voix enfantine
murmurer à mon oreille la phrase familière : Frenchman sahib, sa-
lami.,. Parlons d'autre chose.
1004 REVUE DES DEUX MONDES.
Je continue et continuerai à tenir la promesse que je t'ai faite,
dans ma dernière lettre, de ne pas m' exposer étourdiment pour
abréger mon séjour en ce triste pays. Ceci bien compris de nous
deux, je vais pour te mettre en garde, quant à l'époque de mon re-
tour, contre de vaines craintes ou de non moins vaines espérances,
je vais, dis-je, t' exposer franchement l'état des choses. Les affaires
des Anglais vont mal, de mal en pis. Si l'insurrection se communique
au Pendjab, ce qui n'est malheureusement que trop probable. Dieu
sait ce qu'il en coûtera d'or et de sang à nos voisins pour rétablir
leur autorité sur le domaine indien. Heureusement pour l'Angle-
terre, l'homme qui préside en ce moment aux destinées des pro-
vinces du nord, sir John Lawrence, est capable de tout, même de
l'impossible ! Son nom est vénéré par les Sikhs à l'égal de celui d'un
prophète, d'un gooroo^ et peut-être par un chef-d'œuvre d'habileté
et de courage parviendra- t-il non-seulement à maintenir dans l'o-
béissance les vieilles bandes de Runjet-Sing, mais encore à les faire
marcher au secours de leurs anciens ennemis. Que l'Angleterre pré-
pare alors pour sir John la couronne triomphale, qu'elle élève en son
honneur sa plus haute colonne ! Jamais homme n'a mérité de son
pays comme le présent proconsul du Pendjab aura mérité du sien.
Je ne m'étends pas sur ces considérations, qui ne t'intéressent
que médiocrement, et reviens à mes projets de retour. Pour que
je puisse me mettre en route en toute sécurité, il n'est pas in-
dispensable que l'autorité britannique soit rétablie de Calcutta à.
Peshawur; il suffit que la route de Nawabgunge à Mirzapore soit
délivrée des maraudeurs qui l'infestent en ce moment. Arrivé à Mir-
zapore, j'attendrai le passage d'un des steamers de YIndia gênerai
steam navigation Company^ qui desservent la ligne de Calcutta à
Allahabad, et une fois à bord, je serai aussi en sûreté, crois-en ma
parole, que je le serais sur la place Louis XV. Il s'agit donc d'at-
tendre à Nawabgunge l'arrivée de la première colonne expédition-
naire chargée de rétablir les communications entre cette station et
Mirzapore. Or, si cette expédition n'est pas encore partie, elle ne
peut tarder à se mettre en marche. Nawabgunge commande, je te
l'ai dit, les communications entre la présidence du Bengale et l'Inde
centrale, et il est impossible que l'importance de cette position stra-
tégique échappe au commandant en chef, lorsqu'il aura pourvu
aux difficultés du premier moment. Déjà sans doute nous aurions
été secourus, si la gravité des événemens n'avait forcé de diriger
en toute hâte les renforts venus à Calcutta de Madras et de Bombay
sur Cawnpore et Lucknow. Ces deux places, serrées de près par
l'ennemi, inspirent les plus vives inquiétudes, et déjà plusieurs fois
il nous a été annoncé que les deux garnisons européennes avaient
dû subir l'ignominie d'une capitulation. Quant à nous, nous pou-
I
EPISODE d'un voyage d' AGREMENT. 1005
vons attendre longtemps encore sans courir aucun danger sérieux.
Les fortifications de Nawabgunge, chose rare, unique, puis-je dire,
dans l'Inde, sont dans l'état le plus respectable et ne sauraient être
emportées que par un siège en règle, opération militaire dont les
cipayes révoltés sont incapables. L'arsenal regorge de munitions de
guerre, les provisions de bouche sont en abondance; par une fa-
veur spéciale de la Providence, l'état sanitaire de la garnison est on
ne peut plus satisfaisant; enfin l'attitude de nos cipayes désarmés
laisse si peu à désirer, que depuis le 2 A mai il a suffi d'en pendre
une demi-douzaine pour décourager les autres et maintenir le régi-
ment dans la plus stricte discipline.
Malgré tous ces avantages relatifs de ma présente résidence, je
ne saurais te dire le profond sentiment de tristesse dont je suis par-
fois accablé. Et en effet tout est deuil autour de moi! Pas une des
cinquante familles réfugiées dans le fort qui n'ait été frappée dans
ses plus chères affections; moi-même, n'ai-je pas à pleurer les bons
et sincères amis victimes de la catastrophe de Minpooree? De plus,
depuis près de trois mois, je n'ai pas reçu une seule lettre d'Europe.
Bien souvent déjà je me suis demandé par quelle étrange aberration
d'esprit j'étais dominé lorsque j'ai quitté mon bon Paris, mes vieux
amis pour me lancer dans les aventures d'un voyage d'agrément :
c'est ainsi, tu ne l'as pas oublié sans doute, que nous appelions tous
deux au départ mon excursion vers les pays qu'arrose le Gange!...
Mais qui pouvait prévoir les désastres que je devais rencontrer sur
la fin de ma route? Assurément ce n'est pas moi. Ce qui se passe
sous mes yeux aujourd'hui est si loin de toutes mes prévisions que
^je me demande souvent si je ne suis pas le jouet d'un rêve! Non,
malheureusement non!... L'histoire de l'Inde pendant ces derniers
mois est riche en forfaits qui déshonorent l'humanité; un sang inno-
cent crie vengeance, et parmi les victimes mon cœur éploré compte
de précieux amis. Sans nouvelles de toi comme je le suis, j'ignore
si tu as pu remettre au vicomte Delamere le petit paquet que je t'ai
envoyé pour lui dans le courant d'avril. Au cas où tu n'aurais pu
encore t' acquitter de cette commission, je te serais bien reconnais-
sant de faire tirer à mon intention une épreuve des deux photogra-
phies qu'il renferme. J'aurais un triste et vrai bonheur à trouver,
en rentrant dans mes foyers, l'image de lady Suzann et celle du petit
ami du frenchman snhib,.. A toi. Henri.
LE MÉM.E AU MÊME.
A bord du Flat-Kalee, Pelletreau's Ghaut,
Mirzapore, 19 août 1857.
N'accuse pas ma paresse, mon cher et bon Charles, de la longue
interruption dont vient d'être frappée, notre correspondance. Depuis
1006 REVUE DES DEUX MONDES.
ma lettre du 24 juin, deux fois je t'ai écrit, et deux fois le péon
porteur de la malle a été arrêté par des maraudeurs qui ont brisé
les boîtes à dépêches et jeté les lettres au vent. Je connais si bien
les anxiétés dont ton cœur est agité à mon endroit, que je tiens dès
le début à t' expliquer les causes de mon long et involontaire silence.
J^ ajoute rai sans plus tarder la bonne nouvelle que tu ne saurais plus
nourrir, avec quelque apparence de raison, la moindre inquiétude
sur mon sort. Les myriades de pandys qui désolent ces contrées
sont impuissans désormais à toucher un cheveu de ma tête. Deux
mots pour suppléer à mes lettres perdues et rétablir l'ordre chro-
nologique des faits. C'est dans les premiers jours d'août que la pe-
tite colonie européenne réfugiée au sein des remparts de Nawab-
gunge vit arriver avec un bonheur indicible une colonne de secours
composée d'un régiment sikh et de quelques volontaires du Ben gai
yeomanry cavalry. Deux mortels mois de détention avaient épuisé
ma patience; aussi, disant adieu à des compagnons de captivité au
milieu desquels j'avais rencontré plus d'un cœur sympathique, je
profitai du retour de l'expédition pour gagner, sous son escorte, la
station de Mirzapore. Après six jours de marche dans des plaines
métamorphosées en lacs par les pluies diluviennes de la saison, le
convoi entrait dans Mirzapore sans avoir vu l'ennemi et sans avoir
couru d'autre danger que celui de disparaître dans les boues. Par
un hasard inespéré, le Flat-Kalee et le steamer Lady Thackwell se
trouvaient à l'ancre dans la rivière à mon arrivée, et sans prendre
langue à Mirzapore, je me rendis immédiatement à bord du bateau.
J'avais à craindre que les soins des opérations militaires ne vins-
sent retarder le retour du bateau à vapeur à Calcutta, car en ces
jours de crise un steamer vaut presque une armée : heureusement
les machines du Lady Thackivell réclament des réparations ur-
gentes, et il reprendra sa course vers le Bengale aussitôt après l'ar-
rivée d'un convoi de malades et de blessés attendu à chaque instant
d'AUahabad. Tu vois que l'heureuse influence de mon étoile (car
décidément j'ai une étoile) ne s'est pas démentie un seul instant au
milieu de cet effrayant cataclysme. Je dois compter parmi ses fa-
veurs signalées la rencontre qu'elle m'a ménagée avec une an-
cienne connaissance. Le capitaine Smith, qui commande le Lady
Thackwell y est le même qui m'a conduit, il y a six mois, de Calcutta
à Bénarès, et dont je t'ai dit en temps et lieu les mille et une pré-
venances. Le capitaine Smith a été mêlé à ces combats héroïques
dans lesquels une poignée d'Anglais à soutenu si dignement, contre
des milliers de barbares, l'honneur du monde civilisé. Aussi l'anxiété
et les fatigues de ces terribles journées ont laissé sur son front des
traces ineffaçables. Il a dû me décliner son nom pour que je recon-
nusse sous ses traits flétris le joyeux compagnon avec lequel, en dé-
ÉPISODE d'un voyage d' AGREMENT. 1007
cembre dernier, j'ai passé plus d'une journée bien employée; mais
qui a vu, le 29 juillet, le terrible puits de Cawnpore comblé de ca-
davres de femmes et d'enfans a contemplé une de ces scènes qui
font blanchir les cheveux, et pèsent comme un remords sur la vie
d'un homme!... Deux cents femmes et enfans sans défense égor-
gés après capitulation! l'un des plus grands forfaits qu'ait jamais
éclairés la lumière du soleil! Aussi tu ne saurais t' imaginer l'exas-
pération des troupes anglaises; c'est au cri de rememher Cawnpore
qu'ils enlèvent les pandys à la fourchette, suivant la belle méta-
phore gastronomique des zouaves. Vouviimipandy? Sans doute parce
qu'il en sera beaucoup pendu, ce dont je ne m'afflige que médio-
crement, quoiqu'il soit injuste d'envelopper toute la race indienne
dans un immense anathème.
Au milieu de ces infâmes trahisons, de ces exécrables assassinats,
qui resteront illustres dans les fastes du crime, des traits d'une ad-
mirable fidélité viennent consoler l'humanité. Quel dévouement plus
touchant que celui de ce serviteur dont le capitaine Smith me ra-
contait hier soir la mort héroïque? Le 18 juin, le Lady Thackwellj
ayant à bord le 2*^ bataillon du l^'" régiment de fusiliers de Madras,
avait passé la nuit à l'ancre à quelques milles au-dessus de Mirza-
pore. Au matin, lorsqu'on levait l'ancre, le capitaine Smith aperçut
sur la rive droite du fleuve un indigène qui adressait au steamer des
gestes désespérés. La crise était à son apogée : quelques baïon-
nettes européennes pouvaient suffire pour ramener la victoire sous le
drapeau de la reine, et le capitaine Smith dut donner l'ordre du
départ, sans tenir compte des signaux de détresse partis du rivage.
Le natif suivit longtemps la course du steamer, et ce ne fut que
vers neuf heures qu'on le perdit de vue. Comme d'usage, on jeta
l'ancre au coucher du soleil après une course d'environ quarante
milles. A une heure assez avancée de la soirée,Ue capitaine se trou-
vait sur la dunette en compagnie de quelques officiers, lorsqu'un
natif gagne le steamer à la nage, se cramponne à l'échelle par un
effort suprême, et vient déposer un enfant au milieu du groupe des
passagers. L'on reconnut bientôt, sous la couche de suie dont son
visage était couvert, un petit garçon européen d'environ deux ans.
Quant au natif, sa tâche accomplie, sans mot dire, il se coucha sur
le pont, et s'endormit pour ne plus se réveiller. Une balle lui avait
brisé la mâchoire : ses pieds, horriblement mutilés, annonçaient
qu'il venait d'achever un long voyage, mais l'on ne put trouver sur
lui aucun indice qui révélât d'où il était venu. Le pauvre chérubin,
comme la plupart des enfans blancs élevés dans l'Inde, s'exprimait
dans un inintelligible mélange d'anglais et d'hindostani. Interrogé
à plusieurs reprises sur son nom et celui de ses parens, il n'a pu
répondre que par les appellations familières de Babay . . , Johny ou
1008 REVUE DES DEUX MONDES.
Jimmyy.. hoy. Le capitaine Smith, homme au cœur bien placé, a
compris qu'envoyer cet enfant à Calcutta, c'était renoncer à tout ja-
mais à établir son identité. Aussi l'a-t-il pris à sa charge et placé
en pension chez sa sœur, qui habite Dinajepore, station voisine de
Bénarès. L'enfant se trouve en ce moment dans cet asile, et le capi-
taine Smith m'a promis que nous irions lui rendre visite à notre pas-
sage à Dinajepore.
Non pas, mon cher Charles, que je puisse croire pour un instant
que ce pauvre abandonné soit le fils de mes malheureux amis de
Minpooree. La révolte de Minpooree a éclaté le 12 juin; une distance
de près de cent lieues sépare Minpooree de l'endroit où l'enfant a
été recueilli. Cent lieues en moins de six jours, sous un ciel inclé-
ment, au milieu de jongles impénétrables, une pareille entreprise
dépasse les forces humaines. Ces simples observations te disent assez
que je ne me fais pas de vaines illusions au sujet de cet enfant... Et
cependant ce récit a versé un baume bienfaisant sur les blessures de
mon cœur. Qui m'assure qu'un ange miséricordieux n'a pas aussi
couvert de son aile le petit ami du frenchman sahib?
Flat-Kalçe, en vue de Dinajepore, 5 septembre 1857.
Que je consigne ici sans plus tarder, et dans tous ses détails, le
récit d'une des plus heureuses journées de ma vie! Hier, à cinq
heures, le steamer accostait le ghauf de Dinajepore, et je descen-
dais à terre, en compagnie du capitaine Smith, pour aller rendre vi-
site à sa sœur. Déjà mistress Harry avait été prévenue de l'arrivée
de son frère, et nous la trouvâmes au ghaut^ où toute la population
blanche de la station s'était portée à notre rencontre. La tristesse
peinte sur tous les visages disait assez les anxiétés au milieu des-
quelles la petite colonie européenne avait vécu depuis plus de trois
mois. Vingt fois Smith fut obligé de répéter les heureuses nouvelles
des récentes victoires d'Havelock avant que l'on nous permît de
continuer notre route et de rejoindre mistress Harry au bungaloiv,
où, les premiers complimens de bienvenue échangés, elle nous avait
précédés. Depuis le matin, une agitation extraordinaire s'était em-
parée de mes esprits. J'avais eu beau comparer les dates et les dis-
tances, me prouver qu'il était matériellement impossible qu'un
homme parti de Minpooree le fatal 12 juin eût pu rejoindre le 18
le steamer dans sa course vers Allahabad : ces froids raisonnemens
n'étaient point parvenus à étouffer les secrètes espérances de mon
cœur. Aussi, lorsque j'arrivai à la porte de la chambre où les enfans
prenaient leur repas du soir, une sorte de défaillance paralysa mes
jambes, et je m'arrêtai sous la verandah pour ne pas divulguer un
trouble qui me semblait puéril. — Entrez donc! me cria le capitaine
J
EPISODE DUN VOYAGE d' AGREMENT. 1009
Smith, qui m'avait précédé dans la salle à manger, hère is the dear
Utile fellow. — Obéissant à cet appel, je franchis le seuil de la
porte, et aperçus mon compagnon qui caressait la tête blonde et
bouclée d'un enfant assis au haut bout de la table. En cet instant,
j'éprouvai une des plus douces et des plus violentes émotions qui
aient jamais agité mes sens... Et ce n'était pas une illusion! Le
pauvre petit, après m' avoir pendant un instant dévisagé de ses deux
grands yeux bleus, tendit vers moi les bras et me cria de sa voix
argentine : Frenchman sahib, salami.,. Ai-je besoin d'ajouter que
des deux mains j'enlevai Jimmy de sa chaise et fondis en larmes en
le pressant sur mon cœur?
Le premier moment d'émotion passé, j'expliquai au capitaine
Smith les secrets de famille dont la pauvre lady Suzann m'avait fait
le dépositaire, et j'obtins de lui, non sans peine, qu'il me permît
d'emmener Jimmy avec moi. L'enfant est en ce moment dans ma
cabine, et prendra passage sur le steamer qui doit me ramener en
Europe. Après t' avoir serré la main, je me mettrai en route pour
présenter mon petit orphelin à son grand-père, et si le vicomte De-
laraere se montre rebelle aux sentimens de la nature, ma résolution
est prise, je servirai de père au pauvre abandonné. Je connais trop
les nobles sentimens de ton cœur pour croire un seul instant que
les intérêts de ton fils puissent te faire voir avec jalousie l'affec-
tion que je porte à ce petit Moïse que j'ai sauvé des eaux.
Henri.
Bengal-Club-Chowringhee, 29 septembre 1857.
Dieu soit loué ! me voilà de nouveau en pleine civilisation ! Cham-
pagne frappé à l'ordinaire! Arrivé hier à Calcutta assez avant dans
la nuit, ce matin j'ai reçu par Lancefield la série de ta correspon-
dance. Un steamer met à la mer aujourd'hui même pour aller cher-
cher des troupes à Suez , et quoique je compte partir au premier
jour, je ne veux pas perdre cette opportunité pour te donner de
mes nouvelles et de celles de mon petit pupille. Rassure un vieil-
Lard affligé : dans deux mois au plus tard, il embrassera le fils de
la chère et malheureuse lady Suzann! Au moment où je t'écris, le
canon de Fort-William annonce que Wilson et ses héroïques soldats
sont maîtres de Delhi. Hier, le télégraphe électrique a apporté la
nouvelle certaine que la garnison de Lucknow avait été secourue
par l'expédition que commandent Havelock et Outram, le Bayard
de l'armée des Indes... — Victoire à la peau blanche sur toute la
ligne! — Ilurrah,.,. up,.., up,... up,... Ilurrah, one cheer more
for old Outram ! Hurrah !
W"^ Fridotjn.
TOME XXV. "*
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
14 février 4860.
La nécessité d'écrire à jour fixe sur les événemens contemporains entraîne
de nombreux inconvéniens ; le plus fâcheux à notre gré est la discordance
qui existe souvent entre les dates marquées par une périodicité inflexible et
le développement des faits politiques. Il faut juger la pièce avant d'en avoir
pu suivre jusqu'au bout l'exposition confuse ou à l'instant où une péripétie
capricieuse va la précipiter à un dénoûment imprévu : ainsi le veut le retour
de ces dates fatales qui se jouent du synchronisme des événemens, et tel est
le désagrément que nous éprouvons particulièrement aujourd'hui.
Il nous semble en eflfet que nous sommes arrivés au moment où certains
courans politiques qui avaient marché jusqu'ici parallèlement s'embarras-
sent et se ralentissent en se rencontrant et en se mêlant. Ces eaux qui
semblent s'arrêter reprendront bientôt sans doute un cours décidé ; mais
nous devant qui à cette heure elles tournent sur elles-mêmes en un tour-
billon paresseux, nous qui ne pourrions sans la plus sotte fatuité nous figu-
rer que nous voyons à quelques pas devant nous, sommes-nous en état de
prédire dans quelle direction elles finiront par s'écouler ? Expliquons clai-
rement notre embarras. Nous sommes en présence de plusieurs faits géné-
raux : l'alliance anglaise et la reconstitution de l'Italie centrale. La pente
de l'alliance anglaise semblait déterminée et par le traité de commerce que
nous avons conclu avec l'Angleterre, et par l'adhésion que notre gouver-
nement paraissait donner aux vues de l'Angleterre sur la réorganisation de
l'Italie. Il semblait également que l'arrivée de M. de Gavour au pouvoir dût
hâter la réorganisation de la péninsule dans les conditions du droit popu-
laire et des principes libéraux. On allait donc à un dénoûment qui n'était
pas sans doute exempt de difficultés et de périls, mais qui était clair et lo-
gique. Une donnée politique que nous ne voulons pas juger en ce moment,
la perspective de l'annexion de la Savoie et du comté de Nice à la France, a
été récemment introduite dans les discussions publiques par des voies qui
REVUE. — CHRONIQUE. 1011
ne sont pourtant point officielles, et toute sorte d'incertitudes se sont aus-
sitôt attachées aux solutions espérées. Un véhément débat de la chambre des
lords a saisi en quelque sorte l'Europe de la question de Savoie; aujourd'hui
même la chambre des communes devait la discuter à propos d'une motion
annoncée de M. Kinglake. Un des membres les plus éminens de la pairie an-
glaise, lord Grey, a exprimé le regret qu'avant de signer le traité de com-
merce, le gouvernement britannique n'eût pas demandé des assurances po-
sitives sur les projets que l'on prête à notre gouvernement à l'égard de la
Savoie. A en juger par le langage de quelques hommes d'état anglais, on
dirait que ce prétexte de la Savoie va être exploité comme une clause réso-
lutoire contre les projets politiques qu'on eût crus le mieux arrêtés. Une ré-
serve fondée sur un mystérieux sous-entendu est attachée pour ainsi dire à
toutes les résolutions dont on attendait l'accomplissement.
M. Disraeli déclare nettement que, dans le jugement que les communes
auront à porter sur le budget de M. Gladstone, les considérations politiques
doivent dominer les considérations financières. Ce n'est point seulement le
sort du traité de commerce que compromettent auprès de certains esprits
ces singulières incertitudes. Des pessimistes, dont les impressions sont re-
flétées par la presse étrangère, y veulent voir une nouvelle source de con-
fusion pour la conduite des afl'aires italiennes. Suivant eux, les relations de
la France et de la Sardaigne seraient refroidies par les divergences de vues
qu'aurait fait éclater entre les cabinets de Paris et de Turin la question de
la Savoie et du comté de Nice. La réponse de l'Autriche, celle de la Russie,
aux ouvertures que la France leur a faites en leur communiquant les quatre
propositions de lord John Russell, ne sont pas encore connues. La France
elle-même ne s'est pas encore engagée vis-à-vis de celle de, ces propositions
qui abandonne à l'Italie du centre la liberté de prononcer sur son futur état
politique, et qui l'autorise implicitement à s'annexer au Piémont. Suivant
les défians dont nous répétons ici les doutes, il n'y a encore sur ce point
qu'une négociation ouverte : la France n'a pas dit son dernier mot, et, elle
aussi, elle demeure libre de subordonner sa décision finale aux éventualités
qui pourront se produire. Ces craintes sont peut-être par trop subtiles; elles
sont probablement absurdes, lorsqu'elles vont jusqu'à supposer un retour
de la France à la politique de Villafranca et de Zurich. Elles peignent pour-
tant le caractère de la situation qui les inspire. Il y a certainement un lien
secret, un obscur sine quâ non, un mystérieux je ne sais quoi, par lequel
les questions à cette heure engagées sont unies en une mutuelle dépen-
dance. Nous ne voudrions pas croire que ce lien fût l'affaire de Savoie, si
évidemment secondaire, lorsqu'on la compare aux grandes questions dont
on prétend qu'elle peut compromettre l'issue. Quoi qu'il en soit, dans peu
de jours, ces ténèbres, et les fantômes qui les peuplent, se dissiperont; les
grandes discussions qui vont s'ouvrir à la chambre des communes sur le
traité de commerce et le budget de M. Gladstone verseront la lumière à flots
sur l'état réel de l'Europe ; les réponses de l'Autriche et de la Russie seront
arrivées. Mais l'on voit combien il est fâcheux pour nous d'être privés du
bénéfice de ce court délai, et d'être séparés même de si peu du moment où
les choses doivent au grand jour reprendre le droit chemin.
Du moins, avant de nous embarrasser dans les rapprochemens et les con-
1012 BEVUE DES DEUX MONDES,
jectures auxquelles sur beaucoup de points notre ignorance demeure con-
damnée, parlons de ce qui nous est connu, parlons du traité de commerce
et du magnifique discours dans lequel M. Gladstone vient de tracer devant
la chambre des communes l'exposé des finances anglaises et le plan de son
budget.
Il était^impossible de faire à la France les honneurs du traité de com-
merce que TAngleterre a conclu avec nous par un chef-d'œuvre oratoire
plus splendide que celui que vient d'accomplir M. Gladstone. Qu'on nous
pardonne si nous nous abandonnons naïvement à la joie sereine qu'inspire
une si savante, une si puissante et si aimable éloquence à tous ceux à qui
répugne l'invasion de la barbarie dans la politique, à tous ceux qui rêvent
de voir consacrer au gouvernement des sociétés civilisées les efforts les
plus vigoureux de l'intelligence, les plus glorieuses prouesses du talent, les
perfections les plus exquises de Tart. Voilà un simple citoyen qui vient ex-
pliquer à son pays — quoi? ce que d'autres appelleraient ses intérêts les
plus infimes, ses affaires de ménage, sa situation financière, son budget.
Ge citoyen va faire plus encore : il est ministre des finances ; ses collègues,
son parti, ses compatriotes, sa gracieuse souveraine, lui ont donné et lui
reconnaissent le pouvoir d'arrêter le devis des dépenses de l'empire, et de
soumettre à ses expérimentations les revenus publics. Il est le premier juge
des efforts financiers que prescrivent à son pays l'intérêt de sa sûreté et le
soin de sa grandeur; il est le premier arbitre des impôts; il remanie les
taxes, il supprime les unes, il réduit les autres, il en crée de nouvelles. Il
vient rendre compte de ce double travail et justifier les dispositions qu'il a
prises. Dans cette œuvre , il rencontre les plus grands et les plus humbles
intérêts : ceux du pays et ceux des particuliers, ceux des propriétaires et
ceux des travailleurs, ceux des riches et ceux des pauvres, ceux des nations
éti^angères auxquelles il a préparé, par ses combinaisons ingénieuses et har-
dies, des avantages de consommation ou des débouchés de produits. Il prend
Fun après l'autre ces intérêts à témoin des profits qu'il leur a ménagés, ou,
avec une sollicitude éclairée, et par une argumentation persuasive, il gagne
leur consentement aux sacrifices qu'il leur demande. Qu'il soit parvenu à
établir une balance équitable entre le devis qu'il a arrêté pour les dépenses
publiques et l'estimation des recettes probables préparées par ses combi-
naisons , et ce premier succès sera le gage de l'adhésion générale qu'obtien-
dront ses plans. Cet homme, du reste, quel est-il? Dans une nation de com-
merçans, d'industriels, de banquiers, chez un peuple qu'un génie attardé
dans la guerre a si ridiculement appelé un peuple de boutiquiers, est-ce
un praticien sorti de la poussière des comptoirs et grandi par le négoce?
Non, c'est un lauréat d'université, que les études littéraires ont façonné
à la politique, un pur lettré qui hier encore, dans les vacances que lui don-
nait un éloignement momentané du pouvoir, commentait Homère avec pas-
sion; c'est un esprit profondément cultivé, qui, à l'école de sir Robert Peel,
s'est ouvert à tous les grands intérêts de son pays , aussi habile et aussi
prompt à en expliquer les complexités qu'à les discerner et à les embrasser
lui-même. Se présente-t-il avec ce pédantisme, cette morgue, cette intolé-
rance oppressive que les peuples despotiquement gouvernés ont tant de
peine à séparer de l'idée qu'ils se font d'un ministre? Non, c'est un gentle-
REVUE. — CHRONIQUE. 1015
man. Jamais il n'a eu la sotte idée d'adorer dans sa personne le principe
d'autorité et la féroce vanité d'inculquer à ses concitoyens, par des abus de
pouvoir, ce culte absurde et odieux. Il est ministre d'un peuple libre, et
par conséquent n'a d'autorité qu'à la condition d'avoir raison. Il ne songe
donc pas à imposer ses opinions à des adversaires bâillonnés. Au contraire,
il vient à une assemblée d'égaux, avec cette simplicité modeste qui est la
meilleure parure de la supériorité véritable, soumettre le résultat de ses
travaux, exposer ses convictions raisonnées. Il appelle la discussion sur ses
projets tantôt avec une gracieuse bonhomie , tantôt avec une chaleur élo-
quente. Loin d'imposer silence à la contradiction, il la provoque au nom de
l'intérêt public et d'une émulation généreuse. Il a l'estime et l'applaudisse-
ment de ses rivaux politiques : il est une des gloires vivantes de sa nation.
Les étrangers intéressés à son budget par leurs traités de commerce se
demandent avec regret pourquoi il n'en est pas des hommes comme des
choses, pourquoi il n'est pas possible qu'entre deux grands peuples le libre
échange des produits soit inauguré par le libre échange de tels talens, de
tels caractères et de telles mœurs publiques.
Hélas! le discours de M. Gladstone ne sera malheureusement point payé
de réciprocité du côté de la France. S'il existe par hasard en France un
homme capable d'expliquer avec ampleur au pays l'importance du nouveau
traité de commerce et de la nouvelle politique commerciale au point de
vue de nos finances et de notre développement industriel, grâce à certaines
prohibitions conservées encore par la douane de la pensée, cet homme est
inconnu du public, et vraisemblablement s'ignore lui-même. Dans notre in-
digence, approprions-nous au moins M. Gladstone : la circonstance ne nous
autorise-t-elle pas suffisamment à faire de lui, en passant, notre chancelier
de l'échiquier?
Quand on examine le plan financier de M. Gladstone et le dessin de son
vaste discours, on s'aperçoit aisément que le traité de commerce est le
centre autour duquel vient s'arranger l'ordonnance de ses dispositions finan-
cières et de ses moyens oratoires. Quelle eût été, sans le traité, la position
de M. Gladstone se préparant à dresser son budget? La tâche de toute façon
eût été pénible. Il fallait faire face à une dépense de 70 millions sterling,
plus de 1,750 millions de francs. C'est l'accroissement des dépenses mili-
taires et navales qui a porté à ce chifiTre énorme, et qu'on eût cru impossible
il y a peu d'années, les dépenses du budget anglais. L'armée et la milice
absorbent seules, dans l'exercice qui va s'ouvrir, 395 millions de francs, et
la marine un peu plus de 347 millions, ce qui fait, pour les deux chapitres
réunis des dépenses de guerre, plus de 742 millions. 11 fallait donc pourvoir
à 1,750 millions; les ressources fournies par le budget des recettes, établi
sur les dernières bases légales, ne s'élevaient qu'à 60,700,000 livres sterling,
soit en francs un peu plus de 1,517 millions. Le chancelier de l'échiquier
était donc en présence d'un déficit de t233 millions. Il est vrai que ce déficit
n'existait que dans la supposition où Yincome-tax ne serait pas renouvelé
pour le prochain exercice, et où l'on ne maintiendrait pas non plus la sur-
taxe provisoire qui a été établie sur le sucre et le thé depuis la guerre
d'Orient. Cette surtaxe, dont la continuation est très impopulaire, donne à
l'échiquier un produit annuel de 52 millions et demi. Dans cette situation,
1014 REVUE DES DEUX MONDES.
si M. Gladstone n'eût pas eu à s'occuper des élémens nouveaux de pertur-
bation qu'apportait dans ses comptes le récent traité de commerce avec la
France, il eût pu couvrir le déficit de deux façons : il aurait pu demander
à la chambre des communes de maintenir encore pour l'année la surtaxe du
sucre et du thé, et une taxe sur le revenu de 9 pence par livre, soit de 3 3/Zi
pour 100, C'eût été là, dans les idées anglaises, un triste budget, un bud-
get stationnaire , sans innovation, sans progrès, sans adoucissement pour la
masse des consommateurs, sans stimulant pour l'industrie et le commerce.
L'effet en eût été d'autant plus pénible que cette année même expirait une
charge importante des finances anglaises, le service de ces emprunts amor-
tissables par remboursemens annuels que l'on appelait les longues annui-
tés. De ce chef, l'année 1860-61 se trouvait affranchie d'un service de plus
de 53 millions. Ce soulagement était attendu depuis plusieurs années comme
devant fournir l'occasion de nouveaux dégrèvemens de taxes, de nouvelles
expériences sur le j-evenu. Dans l'hypothèse du budget timide et restreint
dont nous parlons, l'extinction des annuités eût été marquée par une dé-
ception pour les classes populaires. Si M. Gladstone eût voulu échapper à
cette déception, il eût pu appliquer l'économie provenant de l'extinction des
annuités à la suppression de la surtaxe du sucre et du thé ; seulement il eût
eu besoin alors d'un impôt sur le revenu, qui se fût élevé au sou pour livre
ou à 5 pour 100. De la sorte l'Angleterre, en augmentant son impôt direct,
eût eu au moins la consolation de continuer ces dégrèvemens sur les contri-
butions indirectes qui lui tiennent tant à cœur.
Mais le traité de commerce avec la France ne permettait point une com-
binaison aussi simple. La première conséquence de ce traité devait être
d'accroître le déficit des finances anglaises. Au point de vue fiscal, le traité
agit d'une façon contraire sur les deux pays. En France, le traité, remplaçant
des prohibitions par des droits protecteurs, amènera l'importation de mar-
chandises anglaises qui paieront à l'entrée, et il accroîtra le revenu de nos
douanes. En Angleterre, l'effet obtenu sera différent. Les Anglais avaient
conservé sur quelques marchandises produites par la France certains droits
protecteurs : ils y renoncent, et font par là une perte sèche de revenu.
Sur d'autres produits, les vins et les esprits par exemple, ils percevaient
des droits fiscaux : ils opèrent des réductions considérables sur ces droits,
et comme ils donnent le profit de ces réductions non -seulement à la
France, avec laquelle ils ont traité, mais à toutes les provenances et à tous
les pays, ils font un sacrifice notable de leur revenu. M. Gladstone estime
ce sacrifice à 1,737,000 livres, ou un peu plus de Zi3 millions de francs : c'est
en effet la somme dont profiteront les consommateurs anglais par l'abolition
ou la diminution des droits; mais il pense que, par l'accroissement de la
consommation, le trésor recouvrera dès la première année 35 pour 100 des
sommes dont il fait l'abandon. Cette prévision un peu optimiste laisserait
encore à 30 millions de francs le déficit que le traité de commerce inflige
au revenu britannique.
Devant cet accroissement de déficit que lui apportait le traité de com-
merce avec la France, M. Gladstone a pris un parti héroïque. Il a renoncé
aux budgets de routine et d'expédiens, qui, tant bien que mal, mais sans
gloire, pouvaient aligner le revenu à la dépense. Il a voulu construire un
REVUE. — CHRONIQUE. 1015
de ces budgets audacieux et savans qui impriment une puissante impulsion
aux intérêts, saisissent les imaginations, et deviennent le type d'une ère
financière. Ainsi avait fait sir Robert Peel en 18Zi2, ainsi avait fait M. Glad-
stone lui-même en 1853. Dans sa pensée, 1860 devait laisser une empreinte
semblable dans Thistoire financière de l'Angleterre. L'occasion était bonne
pour frapper deux grands coups. D'un côté, il fallait signaler à l'Angleterre
l'énormité de dépenses où la poussent la nécessité des temps ou ses propres
entraînemens : M. Gladstone le pacifique, M. Gladstone l'ennemi des dé-
penses militaires n'a pas été fâché sans doute de redoubler l'enseignement
de ce spectacle, en montrant avec éclat à son pays les efi-orts et les res-
sources de taxation que réclament ces attrayantes et ruineuses prodigalités.
D'un autre côté, M. Gladstone a voulu apprendre à l'Angleterre que la né-
cessité des grandes dépenses ne laissait pas périmer la nécessité des grandes
réformes qui aident aux progrès de l'industrie et entretiennent le bien-être
au sein du peuple. C'est aux époques, a-t-il déclaré, où l'état demande le
plus de sacrifices aux citoyens qu'il doit favoriser avec le plus de libéralité
le développement de la richesse parmi eux, en les afi'ranchissant des ob-
structions fiscales qui les embarrassent. Arrivé à cette résolution, où le con-
duisaient les conséquences matérielles et morales de notre traité de com-
merce, M. Gladstone en a pris à son aise avec le déficit. Au lieu d'user son
ingéniosité et ses moyens d'action à replâtrer des lézardes et à boucher des
trous, M. Gladstone a abattu des pans de muraille afin de rebâtir les parties
ruinées de l'édifice. 11 a profité de la maladie des faits pour redemander aux
principes généraux leur saine vertu. Au déficit causé par le traité français il
a ajouté ceux qu'entraînait la suppression des derniers abus ou l'opportu-
nité d'heureuses réformes. On ne pouvait justifier le traité de commerce
devant un public anglais qu'en le faisant coïncider avec la disparition des
derniers vestiges des droits protecteurs. M. Gladstone a pris le tarif anglais;
il en a biffé tout ce qui avait encore l'apparence d'une protection; il a fait
lui-même ainsi de ses propres mains un déficit d'environ 26 millions de francs.
Désormais le tarif anglais est bien le tarif du libre échange. 11 comptait en-
core 1,163 articles en 18Zi5, Zi66 en 1853|, Zil9 en 1859. Après les change-
mens proposés par M. Gladstone, il n'en contiendra que Zi8, qui ne peuvent
plus avoir d'effet protecteur, qui ne sont maintenus que comme moyens de
revenus. M. Gladstone ne s'est pas arrêté là. 11 a voulu donner à la classe
des consommateurs un allégement sensible. C'était le cas, dira-t-on, de faire
remise au public de la surtaxe du sucre et du thé. Le sacrifice eût été trop
fort pour l'échiquier au gré de M. Gladstone, et d'ailleurs l'augmentation du
produit des droits sur le thé et le sucre lui a paru prouver que ces droits
ne pesaient pas trop lourdement sur la consommation. M. Gladstone a cher-
ché ailleurs cette largesse qu'il voulait faire au public , largesse qui pût,
avec l'eff'acement des protections, faire dignement cortège au traité français
et léguer à l'avenir un souvenir reconnaissant de la présente année finan-
cière. 11 l'a trouvée dans les droits sur le papier qu'il supprime, laissant
ainsi dans le revenu un nouveau vide de 25 millions de francs.
Tous ces déficits extraordinaires, provenant du traité de commerce, de
l'abolition des dernières protections et du droit sur le papier, de quelques
réductions sur les droits d'excisé, équivalent, réunis, à une remise faite à la
1016 REVUE DES DEUX MOiNDES.
consommation commerciale annuelle anglaise de U millions sterling, ou en-
viron 100 millions de francs. M. Gladstone, comptant qu'une remise aussi
considérable faite au public donnera une impulsion énergique à la consom-
mation, pense que Téchiquier regagnera dès la première année environ
'il millions sur cette somme, ce qui réduirait à 79 millions la perte du tré-
sor. 11 faut ajouter en conséquence ces 79 millions au déficit primitif qui
résultait de la comparaison des dépenses avec les revenus ordinaires de
cette année : or ce déficit s'élevait déjà à 235 millions. Il y avait donc à
trouver les ressources nécessaires pour combler cette balance de 314 mil-
lions. M. Gladstone y pourvoit d'abord en maintenant la surtaxe du sucre et
du thé, ensuite en faisant quelques économies peu importantes sur les frais
de perception de l'impôt, ou en tirant de nouvelles ressources d'une taxe
légère sur l'enregistrement des marchandises aux bureaux de douane, puis
en recouvrant des droits dus par les brasseries et la production du hou-
blon, droits dont l'administration ajournait jusqu'à présent de plusieurs
mois la perception, et dont elle faisait ainsi en quelque sorte l'avance aux
contribuables, enfin en demandant le renouvellement de Vîncome-tax sur la
base de 10 pence pour livre, ou U pour 100 sur les revenus de 150 livres et
au-dessus, et de 7 pence sur les revenus inférieurs à 150 livres, en stipulant
l'acquittement de trois termes de cet income-tax avant la fin de l'année. Les
crédits retirés sur le malt et le houblon procureront une ressource de 35 mil-
lions de francs; les trois termes de V income-tax recouvrables dans le courant
de cette année donneront environ 222 millions. Il y a une observation im-
portante à faire sur les crédits du malt et du houblon : ils ne constituent pas
une ressource permanente, ils ne profiteront qu'au revenu de cette année.
Si par conséquent il ne devait pas y avoir l'année prochaine de diminution
de dépenses, il faudrait les remplacer par une autre ressource. En ce sens,
le budget des recettes de M. Gladstone ne présente pas tout à fait le type
d'un budget définitif. On dirait que le chancelier de l'échiquier a voulu res-
serrer la liberté d'action de la chambre des communes et de son pays dans
les termes d'une option étroite. « Choisissez, semble-t-il leur dire implici-
tement, entre la réduction de vos dépenses et l'augmentation de l'impôt du
revenu ; ou vous dépenserez moins pour la marine et pour l'armée, ou vous
paierez l'an prochain 1 shilling pour livre, ou 5 pour 100 de taxe sur le re-
venu. » La signification du budget de M. Gladstone est claire : la réduction
des droits sur le sucre et le thé étant encore ajournée, le premier dégrève-
ment futur appartenant ainsi par droit d'antériorité à un grand impôt de
consommation, il est évident que l'impôt direct sous forme de taxe de re-
venu devient un élément permanent des finances anglaises.
Tel est à grands traits le budget de M. Gladstone. On voit que c'est une
conception courageuse, systématique et vaste. Nous serions fort surpris si
ce plan, autant par les risques actuels qu'il affronte que par les principes
qu'il engage pour l'avenir, ne soulevait pas au sein du parlement anglais-
une vive opposition. Des libéraux prudens pourront reprocher à M. Glad-
stone d'avoir de gaieté de cœur sacrifié, dans un moment de gêne, une trop
grande portion du revenu; ils pourront élever des doutes sur ses évaluations,
peut-être un peu complaisantes, sur les accroissemens de consommation qu'il
attend comme conséquence de l'abaissement de certains droits. Ils pourront
REVUE. — CHRONIQUE. ' 1017
dire que les avantages que le traité français promet au commerce anglais se
produiront lentement, tandis que les effets de ce traité, au point de vue fis-
cal, se manifesteront par la diminution certaine et immédiate du revenu
britannique; ils objecteront surtout qu'il est pénible, pour la nation an-
glaise prise en masse, d'échanger une taxe comme celle sur les vins et les
eaux-de-vie, qui n'affectait que les classes riches, qui la payaient volontiers
pour leur agrément et leur plaisir, contre une aggravation de l'impôt du
revenu, qui pèse si lourdement sur les classes peu aisées. Les membres du
parti tory vont se réunir chez lord Derby pour concerter leur conduite dans
la discussion du budget anglais. Nous serions surpris s'ils ne s'entendaient
pas pour combattre le traité par des diversions cherchées dans la politique,
et s'ils ne reprochaient pas au budget de M. Gladstone de préparer dans les
finances anglaises la prédominance du système des taxes directes sur le
système des impôts indirects, que préconise avec tant d'ardeur l'école de
MM. Bright et Gobden. M. Gladstone a prévenu dans son beau discours la
plupart de ces objections avec infiniment d'adresse, de bon sens pratique,
de chaleur d'âme et d'élévation intellectuelle. Il a d'abord un grand avocat,
la nécessité qui a porté les dépenses du gouvernement anglais au point où
elles sont arrivées. Il a un puissant appui dans les principes de la liberté
commerciale et de la politique financière, éprouvés déjà par tant d'expé-
riences heureuses en Angleterre ; le succès de ces expériences ne lui four-
nit pas seulement toute sprte d'illustrations lumineuses en faveur de ses
argumens, il lui donne la foi dans la réussite finale du système à l'applica-
tion duquel il met la dernière main. Quels encouragemens dans les exemples
qu'il peut citer! Dans les dix années qui s'écoulèrent de 1832 à I8Z1I, le gou-
vernement anglais n'avait diminué les droits de douane et d'excisé qu'à rai-
son d'un peu plus de 3 millions par an. Pendant cette même période, le
revenu indirect n'augmentait en moyenne que d'un peu plus de h millions
annuellement, et les exportations annuelles de l'Angleterre ne s'accrois-
saient que de 38 millions. Quel changement dans les douze années écoulées
de 18Z|2 à 1853! Le trésor, dans cette période, remet à la consommation une
moyenne de 25 millions de taxes par an : le produit des impôts indirects
s'accroît annuellement de 5 millions et demi, et le commerce extérieur
augmente ses exportations à raison de 107 millions chaque année. Les sta-
tistiques de Vincome-tax confirment éloquemment ces chiffres. En 1853,
trois catégories de revenus sur lesquelles la taxe était perçue, catégories
représentant les profits de la propriété foncière, ceux du commerce et des
professions, s'élevaient à la somme de Ix milliards 300 millions. En 1859, les
mêmes catégories accusaient une somme de revenus de 5 milliards : en six
ans, la richesse publique s'était accrue de 16 1/2 pour 100. Après de pareils
faits, M. Gladstone n'est-il pas autorisé à présenter la remise de 100 millions
de taxes qu'il est disposé à faire cette année comme devant être également
féconde et pour le revenu indirect et pour l'extension du commerce anglais?
Sur le traité de commerce, sa grande habileté a été de montrer que de la
part de l'Angleterre aucun principe du libre échange n'y était sacrifié, puis-
que ce traité n'accordait pas de privilèges aux produits français, et que tout
ce qui était stipulé en faveur de ces produits serait accordé à ceux des au-
tres nations. Abordant le côté politique de la question, il a dit éloquemment ;
1018 REVUE DES DEUX MONDES.
« Les relations commerciales de la France et de l'Angleterre ont toujours
eu un caractère politique. Quelle est l'histoire du système de prohibition
•qui s'était élevé entre les deux pays? La voici. Ennemis au moment de la ré-
volution de 1688, les deux peuples ont continué et perpétué leur hostilité par
des droits prohibitifs. Et je ne conteste pas qu'ils n'aient ainsi atteint leur
but, non au point de vue économique,— à cet égard le système était ruineux
pour les deux pays, — mais au point de vue politique. C'est justement parce
que cette politique n'a été que trop efficace que je vous invite à la renverser
par une législation contraire. Si vous voulez lier d'amitié ces deux grandes
nations dont les conflits ont si souvent ébranlé le monde, défaites, dans l'in-
térêt de vos vues actu-elles, ce que vos pères avaient fait dans la logique des
sentimens qui les animaient, et poursuivez avec constance un objet plus bien-
faisant. Il y a eu une époque où des relations d'amitié existaient entre les
gouvernemens d'Angleterre et de France : c'était l'époque des Stuarts, et
c'est une sombre page de nos annales, parce que l'union était formée dans
un esprit d'ambition dominatrice d'un côté, de basse et vile servilité de
l'autre ; mais ce n'était pas l'union de deux peuples , c'était l'union de deux
gouvernemens. L'union actuelle doit être, non celle des gouvernemens, mais
celle des nations. » Qui n'applaudirait à un vœu si généreux, même lors-
qu'on voit M. Gladstone oublier, dans la chaleur du discours, ce que recon-
naissait lord Palmerston dans la discussion de l'adresse , à savoir que si la
France eût été aussi éclairée que son gouvernement et aussi unie à l'Angle-
terre en matière de politique commerciale que M. Gladstone le souhaite, ce
n'est point par un traité de commerce, c'est par une mesure législative que
la France eût abrogé les prohibitions et réformé ses tarifs?
A tant de talens et de qualités qui le rendent digne d'admiration et de
sympathie, M. Gladâtone joint une candeur généreuse, qui lui donne l'ai-
mable physionomie d'un Grandison politique. Certes nous ne lui reproche-
rons point un excès d'effusion, nous qui voudrions de si bon cœur voir ses
honnêtes romans transformer la réalité. Nous continuons au contraire à es-
pérer que notre éducation publique gagnera aux réformes économiques
auxquelles l'Angleterre nous encourage. Nous voulons croire que la liberté
politique, qui seule peut maintenir ces unions de peuples rêvées par M. Glad-
stone, profitera chez nous des progrès de la liberté commerciale, et nous
avons confiance que nous aussi nous serons capables de comprendre et
d'applaudir des paroles aussi belles que celles par lesquelles M. Gladstone a
terminé son exposé devant la chambre des communes. « En résumé, je puis
le dire, j'espère que cette chambre ne reculera pas devant l'accomplisse-
ment de son devoir. Après tout ce qu'elle a fait en faveur des masses par le
courage et la résolution de ses réformes commerciales, et non-seulement
en faveur des masses, mais au profit de toutes les classes, au profit du trône
et des institutions du pays, je suis convaincu que la chambre ne refusera
pas de marcher hardiment dans la route où elle a déjà recueilli de si hono-
rables récompenses. En agissant ainsi, vous pourrez répandre de nouveaux
bienfaits sur le peuple, et les meilleurs des bienfaits, car vous ne forgez pas
pour les hommes des soutiens artificiels avec lesquels vous vous chargiez
d'accomplir pour eux ce qu'ils doivent faire eux-mêmes ; au contraire, vous
élargissez leurs ressources, vous donnez à leur travail toute sa valeur, vous
REVUE. — CHRONIQUE. 1019
faites appel en eux au sentiment de la responsabilité, et vous ne paralysez
pas leur indépendance. Autrefois, quand les souverains voyageaient, ils
faisaient jeter de l'argent au peuple par leurs hérauts. C'était peut-être un
beau spectacle; mais c'est un beau spectacle aussi, au temps où nous vi-
vons, qu'une souveraine mise en mesure, par la sagesse de son grand-con-
seil assemblé en parlement, de distribuer ses largesses au peuple sous la
forme de sages et prudentes lois, qui, sans ébranler les fondemens du devoir,
brisent les entraves qui enchaînaient l'industrie, donnent au travail de nou-
veaux stimulans et de nouvelles récompenses, et qui conquièrent chaque
année au trône et aux institutions du pays la gratitude, la confiance et l'a-
mour d'un peuple uni. Qu'il me soit permis de dire à ceux qui se préoccu-
pent justement de nos défenses nationales que ce qui nourrit la flamme du
patriotisme au cœur des hommes, ce qui les unit, ce qui accroît leur con-
fiance dans leurs chefs, ce qui leur apporte la conviction qu'ils sont traités
justement, et que nous, leurs représentans, nous travaillons sans cesse à leur
bien, n'est point une petite, une faible, une passagère portion de la défense
nationale. Nous recommandons ce plan à votre impartial et pénétrant exa-
men. Nous ne faisons appel ni à votre généreuse confiance, ni à votre com-
passion. Nous ne demandons qu'une enquête et une discussion impartiales;
nous savons que vous traiterez ce plan avec justice, et nous espérons qu'il
obtiendra l'approbation du parlement et celle du peuple de cet empire. »
Pourquoi faut-il que ces nobles plans, ces glorieux labeurs, ces accens
éloquens du gouvernement parlementaire, qui font tant d'honneur à l'hu-
manité, soient troublés par de secrètes dissonances, et que le ricanement
de la défiance vienne à tout moment glacer cet enthousiasme? Avec la poli-
tique des réformes commerciales, avec la politique du travail et de la paix,
tout devient clair et facile; la sécurité rentre dans les es'prits, on ne songe
qu'à ce qui élève les peuples dans les voies du bien-être, de la liberté et de
la dignité morale. Que les mystères, les convoitises, les jalousies, les chi-
canes de la politique extérieure se mettent de la partie, et tout au contraire
se déconcerte et s'efi'are. On a pu, dans la même semaine, juger de ce con-
traste en Angleterre, en comparant la séance de la chambre des lords où il
a été question des affaires de Savoie à la séance de la chambre des com-
munes où M. Gladstone a présenté son plan financier. L'on en pourra peut-
être juger encore par l'influence que les préoccupations de la politique ex-
térieure exerceront sur la discussion du budget. Nous avons, quant à nous,
exprimé notre opinion sur cette affaire de Savoie, et notre intention n'est
point d'y revenir longuement. De toute façon, nous regardons la question
comme malencontreusement et maladroitement engagée. Nous nous sen-
tons assez bons Français pour ne point être indifférens à un agrandissement
du territoire national , si cet agrandissement pouvait être obtenu par des
moyens honorables et sans exciter contre nous d'irritation et de défiance.
Nous sommes en même temps trop bons Français, nous avons une trop
haute idée de la puissance actuelle et effective de notre pays pour croire
que cette puissance ait besoin d'être accrue ou protégée par une acquisi-
tion quelconque de territoire. Nous craindrions au contraire de voir s'affai-
blir le prestige moral de la France, si elle se montrait capable de sacrifier
1020 REVUE DES DEUX MONDES.
des intérêts importans et de soulever en Europe des difficultés graves pour
la mince satisfaction de gagner un lopin de montagnes. Si nous regardons
aux faits connus, il nous paraît téméraire d'engager dans l'opinion un débat
sur l'annexion de la Savoie. D'abord il n'a pas été possible encore de citer
une parole officielle ou un acte du gouvernement français d'où l'on pût in-
férer qu'il a émis avec précision une telle exigence, qu'il en a établi les
conditions et fixé l'échéance. La version la plus plausible est que la cession
de la Savoie eût pu s'accomplir dans le cas où la Vénétie eût été conquise
sur l'Autriche et transférée au Piémont. Cette condition ne s'est pas réali-
sée : la remplacerait-on par l'éventualité de l'annexion de l'Italie centrale?
Le Piémont semble dire le contraire, si l'on en juge par les assurances de
M. de Gavour, que lord Granville a fait connaître à la chambre des lords.
La Savoie au surplus doit en tout ceci être consultée. Il faut tenir compte
aussi d'un bon chien de garde, la Suisse, qui entend partager le déjeuner^
s'il lui est impossible de le défendre et de le conserver intact. Les préten-
tions, pour ne pas dire les droits de la Suisse, nous détourneraient, quant à
nous, de convoiter la Savoie. Pour nous donner la satisfaction d'une fron-
tière naturelle, il nous faudrait en effet consentir à un partage. La Suisse
aurait un morceau de la Savoie, le Piémont en garderait un pour protéger
Turin, et nous nous adjugerions le troisième. Ce partage d'un petit pays, qui
a une histoire glorieuse et qui possède des institutions libérales très avan-
cées, nous paraîtrait une chose peu édifiante au siècle où nous sommes; la
France ne réaliserait pas une grande idée, et ne s'attirerait pas un grand
honneur en y coopérant.
Une autre considération puisée et dans la disposition des esprits en Sa-
voie, et dans l'état actuel de l'Italie centrale, augmenterait nos répugnances
personnelles contre une telle combinaison. Le parti séparatiste en Savoie
était, comme on sait, le parti clérical : le zèle annexioniste de ce parti s'é-
tait quelque peu refroidi depuis nos dernières difficultés avec Rome; mais les
événemens imminens dans l'Italie centrale peuvent ranimer l'hostilité des
cléricaux savoisiens contre M. de Gavour et la politique italienne du Pié-
mont. Nous touchons à la crise de l'Italie centrale. La France a transmis à
l'Autriche les propositions anglaises. Si les analyses qui ont été publiées de
la dépêche de M. Thouvenel sont exactes, la France s'approprie implicite-
ment ces propositions : elle fait valoir l'œuvre de persuasion qu'elle a inu-
tilement tentée dans les duchés, et se plaint que l'Autriche, en refusant de
promulguer les réformes promises, ait rendu impossible l'exécution des sti-
pulations de Villafranca; elle demande donc à Vienne ce qu'elle a demandé
à Rome pour la Romagne, non l'abdication d'un droit, mais la résignation pa-
cifique au fait accompli. JNous croyons que les journaux ont parlé prématu-
rément de la réponse de l'Autriche; mais si elle n'est point arrivée encore,
elle est aisée à prévoir. L'Autriche maintiendra par une protestation les
droits que les traités lui confèrent, et regardera passer les événemens.
Alors s'accomplira ce que nous appelons la crise de l'Italie centrale- Nous
ne cherchons pas à deviner les moyens qui seront employés pour accomplir
l'annexion. Y aura-t-il de nouvelles votations sur l'annexion même dans les
duchés et dans la Romagne? Emploiera- t-on le suffrage universel ou la loi
KEniE. — CHRONIQUE. 1021
électorale sarde? L'opiniâtreté du dictateur de Florence, qui jusqu'à présent
lui a SI bien réussi, triomphera-t-elle encore? Ces détails, obscurcis par des
bruits contradictoires, nous paraissent peu importans. Quels que soient les
moyens qui doivent être mis en usage, tout se prépare pour l'annexion. On
annonce comme devant paraître incessamment un manifeste du roi de Sar>
daigne aux populations de l'Italie centrale. Le roi, dit-on, se prononcera
dans ce document en termes si formels sur l'annexion , que les assemblées
de l'Italie centrale devront regarder leur tâche comme finie. Elles se réu-
niront une dernière fois pour prendre acte de l'acceptation par le roi Victor-
Emmanuel de leurs vœux d'annexion. Elles se dissoudront, et l'on procédera
aux élections des députés au parlement piémontais, auxquelles on se pré-
pare partout avec activité. A cette période, l'occupation militaire du centre
de l'Italie par les troupes sardes, occupation prévue par les propositions
anglaises, aura lieu. Ce sera un moment solennel et grave. C'est sans doute
le moment qu'attendra l'Autriche pour lancer sa protestation. Nous persis-
tons à penser qu'elle se contentera de protester, quoique l'ardeur avec la-
quelle le Piémont pousse ses préparatifs militaires et le travail de ses arse-
naux semble annoncer d'autres craintes. On dit en effet que le Piémont achète
six mille chevaux et mille mulets, et qu'il a commandé des canons par cen-
taines en Suède et en Angleterre. Nous comprenons que le Piémont prenne
ses précautions contre des événemens possibles, bien qu'il ne nous paraisse
point que ce soit contre l'Autriche qu'il ait à utiliser immmédiatement ces
préparatifs. Non, au moment où se fera l'annexion et où s'accomplira ma-
tériellement la lésion du droit ancien qui régissait l'Italie centrale, la grosse
affaire du Piémont ne sera point encore avec l'Autriche, qui ne lui opposera
qu'une protestation diplomatique. La véritable, la grave difficulté se lèvera
du côté de Rome. Cette difficulté, qui est prochaine, se présentera peut-être
sous deux formes. Il y a des fermens d'insurrections dans les Marches et
dans rOmbrie : ils pourraient éclater inopinément par le fait seul de l'an-
nexion, et amener un nouveau et périlleux démembrement de l'état pontifi-
cal; mais lors même que les exhortations des chefs politiques parviendraient
à contenir les impatiences des Marches et de l'Ombrie, il faut s'attendre à
une explosion d'un autre ordre. On assure, et nous n'avons pas de peine à le
croire, que l'on prépare à Rome une excommunication formelle contre le roî
de Sardaigne, laquelle serait lancée au moment où l'annexion se réaliserait
par l'occupation piémontaise de la Romagne. On fait courir bien d'autres
bruits sur les résolutions extrêmes de la cour de Rome. On va jusqu'à dire
que le pape prend ses mesures pour le cas où il se verrait privé de sa li-
berté, et aurait remis, tant les imaginations exaltées vont loin dans le chi-
mérique et dans l'absurde, ses pouvoirs spirituels au cardinal Wiseman. Ce
sont là de tristes et regrettables extrémités qui ne peuvent manquer de pro-
duire un grave ébranlement dans le monde moral. Nous avons toujours fait
des vœux pour qu'elles fussent évitées, et nous espérons jusqu'au dernier
moment que tous les tempéramens possibles seront employés pour les con-
jurer; mais ce sont des conséquences qu'il faut bien avoir le courage de
regarder en face, quand même on réussirait à les prévenir.
De telles éventualités ranimeront sans doute en Savoie un parti sépara-
1022 REVUE DES DEUX MONDES.
tiste en jetant rirritation au sein du parti clérical. Les chocs de la politique
piémontaise et de la cour de Rome pousseront certainement vers l'annexion
à la France une portion de la population savoisienne; mais nous poserons
ici une simple question. Est-ce bien au moment où l'inexorable logique des
faits consommerait en Italie , au profit de la Sardaigne, le déchirement des
stipulations de Villafranca d'une part, le démembrement de Tétat pontifi-
cal de l'autre, que nous serions fondés à réclamer de la Sardaigne une ces-
sion corrélative à des actes que nous accepterions dans le domaine des faits
nécessaires, mais dont nous repousserions la solidarité légale? Évidemment
les journaux qui ont si intempestivement agité l'annexion de la Savoie n'ont
pas songé à la gravité morale d'une semblable question, et ont mal compris
le sentiment cle l'honneur national. Lord Palmerston, en demandant aujour-
d'hui même l'ajournement de la motion de M. Kinglake relative à la Savoie,
confirme l'opinion que nous avons exprimée dès le premier moment : c'est
par étourderie que cette question a été introduite dans les discussions pu-
bliques, et les intérêts européens qui y sont engagés seraient compromis
par des controverses prématurées. e. forcade.
Nous croyions que M. Richard Wagner avait terminé, au Théâtre-Ita-
lien, le cours de son expérimentation sur le public parisien, et nous pen-
sions que les trois concerts qu'il a donnés l'avaient sufl[isamment édifié sur
l'aptitude du peuple français à devancer les générations futures dans la com-
préhension de la musique de l'avenir. Notre jugement était prêt, lorsque
nous avons appris que M. Wagner, qui est assez riche pour payer sa gloire,
convie de nouveau le public à une quatrième épreuve, où il fera entendre
des morceaux de sa composition que ne contenait pas, assure- t-on, le pro-
gramme des trois concerts auxquels nous avons assisté. Ne voulant pas que
le bruyant réformateur puisse nous accuser d'un déni de justice et nous
opposer, comme on dit au palais, une fin de non-recevoir, nous retardons
jusqu'au 1" mars la publication de notre étude sur l'auteur du Tannhauser
et du Lohengrin. Il tempo è galant'uomo, disent judicieusement les Italiens.
p. SCUDO.
V. DE Mars.
TABLE DES MATIÈRES
DU
YINGT-CINQUIÈME VOLUME,
SECONDE PÉRIODE. — XXXe ANNÉE.
JANVIER— FÉVRIER 1860.
Livraison dn ier Janvier.
Une Réforme administrative en Afrique. — I. — Des Conditions de notre éta-
blissement COLONIAL , par M. Albert de BROGLIE , 5
Salomé , Scènes de la Forét-Noire , par M. Amédée AGHARD 35
Les Dégénérescences de l'Espèce humaine. — Origines et Effets de l'Idiotisme
et du Crétinisme , par M. Alfred MAURY, de l'Institut 75
L'Espagne et le Gouvernement constitutionnel depuis le ministère O'Donnell.
— Les Partis et la Guerre du Maroc , par M. Charles de MAZADE 402
ik Marine française dans la Guerre d'Italie. — L'Escadre de l'Adriatique et
LA Flottille du lac de Garde , par M. A. des VARANNES 134
-ES Drames de la Vie littéraire. — Charlotte et Henri Stieglitz, par
M. Saint-René TAILLANDIER 159
)e l'Alimentation publique. — Le Thé, son Rôle hygiénique et les diverses
Préparations chinoises , par M. A. PAYEN , de l'Académie des Sciences. . . 194
"Chronique de la quinzaine , Histoire Politique et Littéraire 223
'SAIS et Notices. — Le Marquis de Lajatico et la Toscane 236
RSIES. — La Ballade du Désespéré, par M. Henry MURGER. — Bouquet
d'Automne, par M. V. de LAPRADE 244
ÎVUE Musicale, par M. P. SCUDO 250
Livraison da 15 Janvier.
J'"" Commentaires d'un Soldat. — I. — Les premiers Jours de la Guerre de
Crimée, par M. Paul de MOLÉNES 257
Cixii Réforme administrative en Afrique. — II. — L'ancienne Administration et
les Gouverneurs-Généraux , par M. Albert de BROGLIE 295
ENiRS d'un Amiral, troisième série. — La Marine sous la Restauration. —
— Une Expédition anglo-française après 1815, par M. E. JURIEN de LA
WIÈRE 336
Métaphysique et de son Avenir, par M. Ernest RENAN, de l'Institut.. 365
102/i TABLE DES MATIÈRES.
Scènes et Souvenirs du Bas-Languedoc. — Les Fiancés de la Gardiole , par
M-»" L. FIGUIER 393
Le Roman satirique bt les Mœurs administratives en Russie. — Mille Ames,
de M. Pisemski, etc., par M. H. DELAVEAU 425
Études d'Économie forestière. — La Sylviculture en France et en Allemagne,
par M. J. GLAVÉ , 454
€hronique de la quinzaine , Histoire Politique et Littéraire 481
Essais et Notices. — La Bombes, par M. Léonce de LAVERGNE, de l'Institut. 499
Livraison du 1er Février.
Madame de Marçay 513
La Théologie naturelle en Angleterre, par M. Charles de RÉMUSAT, de
l'Académie Française 537
Les Commentaires d'un Soldat. — II. — L'Hiver devant Sébastopol , par
M. Paul de MOLÈNES 574
Voyage dans la Nouvelle-Grenade, paysages de la nature tropicale. — II. —
Sainte-Marthe et la Horqueta , par M. Elisée RECLUS 609
Souvenirs d'un Amiral, troisième série. — II. — Une Campagne dans la Mer
DU Sud, par M. E. JURIEN de La GRAVIÉRE 636
Les deux Stephenson , par M. Auguste LAUGEL 664
Des Études nouvelles sur le Somnambulisme. — Le Somnambulisme naturel et
l'Hypnotisme , par M. Alfred MAURY, de l'Institut 689
Pindare et l'Art grec , par M. L. VITET, de l'Académie Française 711
La Question des Tarifs de Chemins de fer, par M. LAMÉ-FLEURY 727
Chronique de la quinzaine , Histoire Politique et Littéraire 749
Revue Musicale, par M. P. SCUDO 762
Livraison du 15 Février.
Les Commentaires d'un Soldat. — III. — Les Derniers Jours de la Guerre de
Crimée, par M. Paul de MOLÈNES 769
Le Roman de Femme en Angleterre. — Miss Mulock, par M. E.-D. FORGUES. 797
Les Terres Noires de la Russie , Scènes et Souvenirs de la Vie rurale et serve,
par M. J. SANREY 832
Rivalité de Charles-Quint et de François P^ — Le Connétable de Bourbon.
— Sa Conjuration avec Charles-Quint et Henri VIII contre François P'.
— Invasion de la France en 1523, par M. MIGNET, de l'Académie Fran-
çaise • ^^^
Études morales. — Le Salaire et le Travail des Femmes. — Les Femmes dans
LA fabrique lyonnaise, par M. Jules SIMON ^^^
Le Programme de la Paix, par M. Léonce de LAVERGNE, de l'Institut 954
Épisode d'un Voyage d'agrément, Récit de la Vie anglo-indienne, par M. le M"""
' FRIDOLIN ^^*
Chronique de la quinzaine, Histoire Politique et Littéraire 1010
errata de ce volume.
Article : L'Escadre de l'Adriatique et la Flottille du lac de Garde; page 136, ligne 29,
au lieu de « le 20 mai 1859, » lisez : le 5 mai; même ligne, au lieu du « 1" juin, » lisez :
le 46 mai; page 137, ligne 3, au lieu de « Maderno, » lisez : Madonn, et au heu de
« Brandolo, » lisez Brondolo.
Article : Pindare et l'Art grec; page 720, ligne 9, au lieu de « complète, » lisez:
vornplote.
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Paris. — Imprimerie de J. CLAYE, rue Saint-Benoit, 7.
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t-25
Revue des deux mondes
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