2« Année N" 15. ^" Août 1921
LE
BULLETIN
DE LA
VIE ARTISTIQUE
PARAISSANT DEUX FOIS PAR MOIS
#
PARIS
MM. BERNHEIM-JEUNE. ÉDITEURS D'ART
25, BOULEVARD DE LA MADELEINE
15, RUE RICHEPANCE
1 fr. 25 le Numéro
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LE BULLETIN
DE LA VIE ARTISTIQUE
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LA U* ANNÉE, OU L'ÉCHANGE CONTRE UN ABONNE"' NOUVEAU
LE
BULLETIN
DE LA
VIE ARTISTIQUE
P' Août 1921
PARIS
MM. BERNHEIM-JEUNE, ÉDITEURS D'ART
25, BOULEVARD DE LA MADELEINE
15 RUE RICHEPANCE
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BULLETIN DE LA VIE ARTISTIQUE
2* Année. N° 15. 1<^'' Août 1921
Rédacteurs ; MM. Félix Fénéon, Pascal! Forthuny Guillaume Janneau
André Marty, Tabarant.
SOMMAIRE
Les Chambres de Métiers.
Le peintre Caillebotte et sa collection.
Les disparus
La Chambre syndicale des Arts décoratifs.
Courrier de la Presse.
Gustave Courbet dans le Midi.
Ici...
...et eùlleurs.
Paroles.
Les Chambres de Métiers
I! y aurait, pour un nouvel Edgar Poë, la plus extraordinaire
histoire à conter : celle de ce démon de la perversité qui hante les
conseils de l'administration française. Subtil, il s'insinue partout. Par-
tout il exerce l'esprit d'ironie qui l'inspire. Le malin génie possède
l'ubiquité; il est éternel et toujours divers.
C'est lui qui, de l'utile sous-secrétariat d'Etat de l'enseignement
technique institué par M. Millerand, a fait une chimère, un leurre,
un mirage. Nous le croyons réel ; nous en épions les manifestations ;
nous attendons, de jour en jour, Pygmalions perpétuellement déçus,
que l'adorable statue réponde à nos vœux. Il ne manque rien à sa
beauté. M. Leygues, puis M. Briand, ont complété l'œuvre de leur
éminent prédécesseur,
...faisant ore un tendon
Ore un repli, puis quelque cartilage
Et n'y plaignant l'étoffe et la façon;
créant un directeur, et des bureaux, et les choisissant bien.
D'où vient donc l'étrange inertie du nouvel organisme? Car il
ne suffit pas d'administrer les quelques établissements nationaux d'en-
seignement professionnel, voire de stimuler leur zèle, par oraisons.
L'enseignement technique est à l'origine de toute l'activité moderne.
II devrait aujourd'hui remplacer l'ancien régime de l'apprentissage
emporté dans la déchéance des jurandes. Sans doute, approuvant la
création du sous-secrétariat d'Etat, le Parlement se réservait de seconder
son zèle. II ne prévoyait pas une telle modestie. Car c'est l'initiative
404 LE BULLETIN
parlementaire qui dut réclamer la création des chambres de métiers,
sorte d'assemblées délibérantes exclusivement professionnelles.
Déjà Bordeaux, Limoges, Angers, Le Mans possèdent leurs
chambres de métiers. Ce n'est là toutefois qu'un embryon. Faute de
ressources honnêtes, ces parlements professionnels n'exercent pas encore
l'influence bienfaisante qu'ils doivent répandre. Faute d'un statut légal,
ils sont voués à l'impuissance. La proposition de loi nouvelle y
remédie; elle donne à la fois la charte et le budget. Elle complète
et renforce la législation récente de l'apprentissage.
Etendant leur contrôle à toutes les industries, les chambres de
métiers devront, aux termes de la loi proposée : « déterminer l'orien-
tation professionnelle; organiser, surveiller et contrôler l'apprentissage;
créer des écoles de métiers; favoriser la création et aider au fonction-
nement des cours professionnels ; prendre, dans la limite des lois et règle-
ments, toutes les mesures propres à servir les intérêts des métiers... »
Créés par décret, bénéficiant de la personnalité civile, élus par
les industriels du département, les organismes nouveaux pourront con-
sulter des conseils de métiers composés par moitié de patrons et
d'ouvriers : sage disposition. Une imposition additionnelle au prin-
cipal des patentes alimenterait leur budget. A ce crédit pourront natu-
rellement s'ajouter les subventions accordées par les pouvoirs publics.
L'institution projetée se propose donc de relever l'apprentissage
que les conditions économiques modernes, plus que les conditions
techniques, avaient pratiquement aboli. Le patronat en fuyait les
charges et les responsabilités. Le personnel employé était généralement
hostile à l'apprenti, concurrent payé à vil prix. La famille ouvrière
elle-même préférait le salaire immédiat fourni par le petit manœuvre
aux bénéfices plus élevés, mais aussi plus lointains et paraissant moins
certains, promis à l'ouvrier qualifié.
C'étaient là des causes de malentendus déplorables. La réforme
qu'on propose va les écarter. Elle rétablira la conscience profession-
nelle et le goût du beau métier, garanties de civilisation comme de
relèvement moral. Souhaitons seulement que le démon de la perversité
ne détourne pas de leur objet les chambres de métiers.
Guillaume Janneau.
DE LA VIE ARTISTIQUE 405
Le peintre Caillehotte et sa collection
Le Salon d'Automne va préparer une
exposition des peintures de Gustave Caille-
botte. Il sera donc beaucoup parlé, dans
quelques mois, du peintre que ses dispositions
testamentaires ont contribué à rendre célèbre.
Devançons cette prochaine actualité.
Aussi bien, l'histoire de Caillebotte et de
sa collection est imprécise encore. Au len-
demain même de la mort de l'artiste, on
l'écrivit succinctement sans imaginer l'impor-
tance qu'elle allait prendre, et qui s'est accrue
d'année en année à la mesure de l'Impres-
sionnisme. Quelques pages de Gustave Gef-
f roy en 1 894 ; quelques autres de Théodore
Duret un peu plus tard; un historique et un
plaidoyer de Léonce Bénédite en 1 894 et
1897. Et puis, plus rien — que des échos
Caillebotte accidentels- S'il est une question rebattue, ce
(d'après une photo d'amateur 1 „'ggf assurément pas Celle-là.
Empruntons, pour commencer, le langage du roman feuilleton :
Par une claire et froide matinée de février 1 894, le peintre
Gustave Caillebotte se promenait dans le jardin de sa plaisante pro-
priété du Petit Gennevilliers, qui longeait le chemin marinier de la
Seine, devant Argenteuil. C'était un homme de quarante-six ans, au
poil châtain déjà grisonnant, aux yeux gris éclairant une face pâle et
fine. Les pieds dans de gros sabots de paysan, il musait à travers les
allées, si peu bourgeois d'allure qu'on eût pu le prendre pour le jardi-
nier de ces parterres admirablement apprêtés, où dès avril s'épa-
nouissaient toutes les fleurs de la création, au premier rang desquelles
se pavanaient les roses. Très fier de sa culture florale, Caillebotte
n'épargnait rien pour l'améliorer sans cesse. Il avait fait amener par
bateaux — de longs trains de péniches — la terre fertile que le sol
de cet aride coin de banlieue ne pouvait lui fournir.
Sa vie de vieux garçon se partageait entre son atelier, son jardin,
406
LE BULLETIN
et certain petit port aménagé sur la Seine. La peinture, les fleurs, les
bateaux. (Nous pourrions ajouter la philatélie, qui était sa passion
accessoire.) La navigation touristique avait en lui un champion dont
la chronique du yachting narrait fréquemment les prouesses. Toute
une flottille, voiliers et yachts, était amarrée là, non loin du pont à
péage. Il se plaisait à courir dans le vent, au fil de l'eau, et souvent
il descendait ainsi le fleuve jusqu'à Giverny, où il allait donner le
bonjour à son ami Claude Monet.
Or, ce matin de février, comme Caillebotte s'attardait, sécateur
en main, parmi ses rosiers riches de pro-
messes, le froid le saisit et il se prit à
grelotter. Vite, il regagna son atelier
chaud, et sans plus se soucier de cette
alerte il se mit à peindre. Cependant, peu
après, il ressentait des frissons de fièvre.
Une congestion pulmonaire se déclara, qui
l'abattit en moins de trois semaines. Le
26 février, un petit cortège d'artistes,
d'amateurs, de critiques d'art, de yacht-
men, accompagnait au Père-Lachaise la
dépouille de Gustave Caillebotte, « ar-
tiste peintre, vice-président du Cercle de
la Voile, conseiller municipal de Genne-
villiers ».
Il y a vingt-sept ans de cela. Ne cher-
chez plus, sur les bords de la Seine, près
du pont d'Argenteuil, la maison, l'atelier, les serres, le petit port de
Gustave Caillebotte. La Compagnie des moteurs Gnome et Rhône a
édifié ses usines sur l'emplacement même de l'habitation où les maîtres
et les amis de l'Impressionnisme se rencontrèrent tant de fois. Il n'en
reste pas la moindre trace.
Caillebotte. — Voiliers
(Appartient à M. Chardeau)
Gustave Caillebotte était très riche, appartenant à une famille
dont la notoriété commerciale remontait au commencement du dix-
neuvième siècle. Son père avait été juge au tribunal de commerce.
Deux frères venaient après lui. L'un, Martial Caillebotte, s'adonnait
à la composition musicale, l'autre était curé de Notre-Dame-de-Lorette.
Né en 1 848, Gustave Caillebotte comptait vingt-huit ans quand.
DE LA VIE ARTISTIQUE
407
pour la première fois, en avril 1876, il exposa rue Le Peletier, dans
le groupe des Impressionnistes dont c'était la seconde manifestation.
Il continua de figurer au milieu d'eux en 1877, 1879, 1880, 1882.
Mais dès 1872 il s'était mêlé aux peintres qui allaient, deux ans plus
tard, être marqués de cette épithète par le critique béotien Louis Leroy,
du Charivari. D'abord sa fortune avait créé entre lui et les autres,
pauvres pour la plupart, une sorte de halo de gêne, voire de défiance,
qu'il n'eut pas de peine à dissiper. Il dépouilla pour cela toute vanité
d'artiste, sut être le camarade sans façon, l'ami à la main généreuse,
allant au-devant d'une demande embar-
rassée, réconfortant le solliciteur par son
bon accueil, son humeur gaillarde, ses
lazzis de brave homme heureux de vivre.
Tous ceux qui l'ont connu le qualifient
d'un mot : C'était un cœur d'or. La pein-
ture qu'il achetait, il la choisissait de pré-
férence parmi les refusés d'amateurs.
« Personne n'en veut? Bon! Je l'em-
porte. )) Et c'est ainsi que sa collection
se forma.
Au surplus, ses mérites personnels ne
sont pas méprisables. Certes, peut-être
Huysmans exagérait-il lorsque, rendant
compte de l'exposition de 1 880, il écri-
vait dans VArt Moderne : « La facture de M. Caillebotte est simple
sans tatillonnage ; c'est la formule moderne entrevue par Manet,
appliquée et complétée par un peintre dont le métier est plus sûr et
les reins plus forts. » Oui, assurément, Huysmans exagérait. Mais il
convient de reconnaître que Caillebotte tint une place honorable parmi
ses compagnons de lutte. Ses Raboteurs de parquet, qui datent de
1875, ont été l'objet des mêmes sarcasmes que d'autres œuvres plus
considérables. Il a peint de fermes portraits, de grasses natures mortes.
Ses paysages de neige inscrivent bien les rudes nuances et les froids
éclats de l'hiver. On recherchera ses rues de Paris, vues de
quelque balcon, et dont, comme l'a remarqué Gustave Gefîroy, les
maisons ressemblent à de hautes falaises. Et si ses « marines » d'Ar-
genteuil ne font pas oublier celles de Manet et de Monet, elles ont
néanmoins pour elles d'être allègrement lumineuses. Son œuvre, en
Caillebotte.
Etude de rue
408
LE BULLETIN
somme, est assez personnelle,
neuve, abondante et variée pour
qu'en toute équité les historiens
de l'Impressionnisme aient le de-
voir d'inscrire le nom de Caille-
botte à la suite des autres, non
pas sur le même plan, mais un
peu plus loin, un peu plus bas,
en bonne place malgré tout.
Caillebotte. — Les perdrix
(Appartient à M. Georges Caillebotte)
Dans les premiers jours de
mars 1 894, l'administration des Beaux-Arts était avisée que par un
testament déposé chez un notaire de Meaux, Gustave Caillebotte
laissait à l'Etat sa collection particulière. Caillebotte avait toujours eu
le pressentiment d'une fin prématurée, u On meurt jeune, dans ma
famille », disait-il à Théodore Duret. Aussi testa-t-il de bonne heure.
Son testament artistique était daté du 3 novembre 1876, un codicille
lui ayant été ajouté le 20 novembre 1 883. En voici les termes :
<( Je désire qu'il soit pris sur ma succession la somme nécessaire
pour faire en 1878, dans les meilleures conditions possibles, l'exposition
des peintres dits intransigeants ou impressionnistes. Il m'est assez diffi-
cile d'évaluer aujourd'hui cette somme, elle peut s'élever à trente,
quarante mille francs ou même plus. Les peintres qui figureront dans
cette exposition sont Degas, Monet, Pissarro, Renoir, Cézanne, Sisley,
M" Morisot- Je nomme ceux-là sans exclure les autres.
« Je donne à l'Etat les tableaux que je possède; seulement, comme
je veux que ce don soit accepté, et le soit de telle façon que ces tableaux
n'aillent ni dans un grenier, ni dans un musée de province, mais bien
au Luxembourg et plus tard au Louvre, il est nécessaire qu'il s'écoule
un certain temps avant l'exécution de cette clause jusqu'à ce que le
public, je ne dis pas comprenne, mais admette cette peinture. Ce temps
peut être de vingt ans au plus. En attendant, mon frère Martial, et
à son défaut un autre de mes héritiers, les conservera.
« Je prie Renoir d'être mon exécuteur testamentaire et de vouloir
bien accepter un tableau qu'il choisira, mes héritiers insisteront pour
qu'il en prenne un important. »
Le codicille de 1 883 avait surtout pour objet d'annuler les dispo-
DE LA VIE ARTISTIQUE
409
Caillebotte. — Le homard
(Appartient à M. Georges Caillebotte)
sitions relatives à l'exposition de
1878, qui n'avaient plus de rai-
son d'être. « Je maintiens, y était-
il dit, toute la partie du testament
qui a trait au don que je fais de
la peinture des autres que je pos-
sède. »
La nouvelle du legs se répan-
dit aussitôt dans les milieux artis-
tiques. La presse parisienne publia
de courtes notes, d'ailleurs erro-
nées. Le Ugaro (13 mars), esti-
mant à 400.000 francs la valeur globale des tableaux légués au
Luxembourg, en donnait une énumération fantaisiste. A la vérité, la
collection se composait de 67 œuvres au total, en y comprenant deux
dessins de Millet.
Quelques jours plus tard, le 1 9 mars, avait lieu à la galerie
Georges Petit la vente Théodore Duret, et l'Etat s'y faisait adjuger,
au prix convenu de 4.500 frauics, la Jeune femme au bal, de Berthe
Morisot. Cette acquisition avait été faite par Henry Roujon sur les
instances de Mallarmé. Mme Morisot ne figurant pas parmi les artistes
qui, grâce à Caillebotte, allaient entrer au Luxembourg, ne convenait-il
pas de mettre à profit la vente Duret pour combler cette lacune?
Cependant cette opération si peu aventureuse déchaîna la fureur des
partisans de l'art officiel, déjà coalisés contre l'acceptation des « bar-
bouillages » du fonds Caillebotte. Ah ça! l'Etat allait-il céder à la
violente poussée des Impressionnistes?
C'est dans cette atmosphère de bataille que l'administration des
Beaux-Arts eut à se prononcer sur le legs. Allons demander à
M. Léonce Bénédite de rappeler à ce propos ses souvenirs.
— Après plus d'un quart de siècle, nous déclare le conservateur
du Luxembourg, on peut enfin parler sans passion, ce qui permet de
redresser quelques légendes fâcheuses- Voici : La donation Caillebotte
trouvait Roujon partagé entre deux sentiments : sentiment d'inquié-
tude, car il était, en matière d'art, très retardataire, mais aussi sentiment
de satisfaction. (( Puisqu'on m'apporte des impressionnistes, disait-il,
410 LE BULLETIN
je serai débarrassé du souci d'en acheter. » Après une entrevue avec
M. Martial Caillebotte, il fut donc convenu que nous irions voir les
tableaux. Le petit père Kaempfen, Leprieur, mon beau-père (Georges
Lafenestre) et Benoit, du Louvre, nous accompagnèrent...
— A Gennevilliers ?
— Non. Boulevard de Clichy, où Gustave Caillebotte avait ua
atelier. Oh! cet atelier abandonné à la poussière! Nous nous trouvions
devant un fouillis de toiles sans cadres, gisant par terre, quelques-unes
seulement étant accrochées aux murs. L'aspect en était lamentable. Je
me rappelle notamment les Baigneurs, de Cézanne, qui se balançaient
au-dessus d'une porte. On retourna les toiles et les sous-verre pous-
siéreux. Il y avait, à côté de morceaux importants, de simples études,
des ébauches. Mon beau-père, qui prenait un vif intérêt à cet examen,
dit à Roujon, qui gardait le silence : « Il faut accepter ça! » Ce
fut d'ailleurs l'avis unanime. « Eh bien! décida Roujon, je vais sîùsir
de cette question le Comité consultatif. »
— Qui se composait de...?
— Il réunissait tous les conservateurs et conservateurs adjoints
des musées. Donc, sans Roujon, cette fois, l'atelier du boulevard de
Clichy fut visité de nouveau. Kaempfen présidait. Le soin de présenter
les tableaux me revenait de droit, le Luxembourg étant le bénéficiaire.
Mais, afin de laisser à chacun sa pleine liberté, je passai la main
à mon beau-père, qui fit les présentations avec beaucoup de chaleur.
Une voix s'étant élevée — je ne saurais plus dire laquelle — pour
souligner l'insuffisance de certaines pièces, Pottier répliqua vivement
qu'il n'en jugeait pas ainsi. « Tout ceci est de l'histoire, messieurs,
et pleine d'intérêt! » fit-il. Le Comité se rallia à cette opinion en
décidant que la collection serait acceptée en bloc...
— En bloc, vraiment? C'est la première fois que nous l'enten-
dons dire.
— Je m'en doute bien, mais attendez. Je me mis en rapport
avec Renoir, exécuteur testamentaire, et avec Claude Monet. L'un
et l'autre se montrèrent assez inquiets de l'attribution de toute la
collection au Luxembourg. « Caillebotte nous achetcùt pour nous
rendre service, disaient-ils, et il prenait un peu au hasard. Bonnat
et Bouguereau sont représentés au Luxembourg par le meilleur de
leur œuvre. Nous tenons donc à y être par le meilleur de la nôtre.
Nous vous saurions gré de faire un tri. » Je me souviens notamment
UK LA VIE ARTISTIQUE
411
que j'entrai en discussion avec Monet, qui allait jusqu'à demander
qu'on écartât deux de ses toiles, le Déjeuner et la Care Saint-Lazare.
— Un tel excès de scrupule honore ce grand artiste.
— Cependant, tandis qu'en toute cordialité se poursuivaient ces
formalités d'acceptation, je sentais Roujon très hésitant, plutôt disposé
à faire machine en arrière. Car les protestations continuaient de s'élever,
de plus en plus furibondes.
— Oui, intervenons-nous, les
protestations du peintre Gérôme
et de quelques-uns de ses collè-
gues à l'Ecole des Beaux-Arts,
qui adressèrent même à Georges
Leygues leur démission collec-
tive, en déclarant qu'ils ne pou-
vaient plus enseigner un art dont
les peintures admises au Musée
violeraient toutes les lois.
— Celles-là notanament-
— Celles aussi de quelques
grands maîtres académiques,
recueillies par l'obscur Journal des Artistes, et dans l'une desquelles
il était parlé sans aménité du « nommé Pissarro ».
— L'idée d'un tri ne vint donc pas de nous, mais en tout état
de cause le manque de place nous obligeait à le faire, et c'est ce que
l'administration fit valoir aux héritiers. Nous ne pouvions nous engager
à exposer qu'un certain nombre d'ouvrages de chaque artiste. Soit une
trentaine au total. Considérations qui furent admises à la fois par
les héritiers et par les artistes. Mais que ferait-on des ouvrages non
exposés? C'est alors que je proposai de les attribuer aux palais de
Fontainebleau et de Compiègne, qui ne sont ni des musées de pro-
vince, ni des greniers, mais bien des dépôts d'Etat, annexes des musées
nationaux. M. Martial Caillebotte accepta ce point de vue et tout
semblait arrangé lorsque intervint le notaire, qui estima que ces dispo-
sitions n'étaient pas conformes aux termes du testament. Il fallait
trouver autre chose, et la seule solution qu'on entrevit fut celle d'une
transaction entre l'Etat et les héritiers, ceux-ci devant entrer en pos-
session définitive des tableaux non retenus. A ce moment-là je forçai
un peu la note et repris quelques tableaux. En même temps la famille
Caillebotte. — Sur le banc
(Appartient à M, Théodore Duret)
412
LE BULLETIN
Manet. — La partie de crocket
(Tableau non retenu par le Comité consultatif des Musées)
Caillebotte faisait
don au Luxem-
bourg des Rabo-
teurs de parquet et
des Toits sous la
neige, oeuvres du
testateur, qui s'était
modestement oublié.
- — Et cette
transaction, cette
amputation doulou-
r e u s e, comment
s'opéra-t-elle?
— Deux des-
sins de Millet étant recueillis par le Louvre, le Comité consultatif
se trouvait en présence de 65 peintures ou pastels. L'arrangement fut
établi sur ces bases : 31 peintures et 7 pastels seraient retenus pour
être exposés. Les 7 pastels étaient les Degas. Je ne me souviens plus
au juste de la proportion des acceptations de peintures-
— Vous permettez? Le Comité consultatif retint 2 Manet sur 3,
6 Renoir sur 8, 8 Monet sur 1 6, 6 Sisley sur 9, 7 Pissarro sur 1 8,
2 Cézanne sur 4.
— C'est cela. Mais la transaction ne pouvait être conclue à
l'amiable. Il était nécessaire que le Conseil d'Etat l'approuvât. Plus
de dix-huit mois s'écoulèrent. Enfin, le 25 février 1896, un décret
autorisa le Comité consultatif des musées nationaux a faire officiel-
lement le choix qui était fait depuis si longtemps à titre officieux.
— Et alors?
— Alors, ce furent des difficultés nouvelles, et de nouveaux
retards. A ces tableaux, il fallait des cadres. Il fallait organiser pour
eux une installation. Or, je n'avais pas de crédits. Néanmoins, on put
construire l'annexe provisoire, sur le jardin, et au commencement de
1897 on inaugurait la collection Caillebotte. Ah! Quel tumulte! Mais
la démonstration de l'Institut, tout à fait incorrecte, fut loin d'être
unanime, et 18 voix seulement contre 1 1 la décidèrent. Puis il y eut
l'interpellation au Sénat (M. Hervé de Saisy) . (( Mon petit, je vous
lâche », me dit Roujon. Et, de fait, il me lâcha. On me représentait
DE LA VIE ARTISTIQUE
413
comme vendu aux marchands. On me couvrait d'injures. On réclamait
ma révocation.
— Heureusement, vous avez su faire front à la tempête...
— Un mot encore. Lorsque nous avons conclu l'arrangement,
c'était avec l'arrière-pensée de récupérer les tableaux un jour ou l'autre.
« Ils demeurent à vous! » m'avait dit M. Martial Caillebotte. Je le
revis quelques années après, à l'occasion de l'exposition Pissarro.
« Ils sont toujours à vous, me répéta-t-il. Vous n'avez qu'à dire un
mot. >i J'espérais, sans plus attendre, récupérer tout au moins les
Baigneurs, de Cézanne, et un Bouquet, de Monet, dont j'avais gardé
une vive impression. Mais Dujardin-Beaumetz vint, qui m'interdit toute
initiative. Et quand un
peu plus tard je repris
ma liberté, M. Martial J^S^
Caillebotte était mort... -^^^
Nous avons laissé
parler M. Léonce Bé-
nédite, plaidant moins
sa propre cause que
celle de l'administration
des musées. Hélas !
Tandis qu'il parlait,
nous songions que tout
ce qu'il pourrait nous
dire ne serait pas pour
nous consoler de l'irré-
parable perte que fit le Luxembourg lorsque, sous d'inconsistants pré-
textes, le Comité consultatif abandonna aux héritiers Caillebotte
27 peintures — et quelles peintures! — des Monet, des Sisley, des
Pissarro, et la si curieuse Partie de crocket, de Manet, et les deux
Cézanne qu'on put admirer au Salon d'Automne de 1905, le fastueux
Bouquet de roses et les formidables Baigneurs.
Ces peintures, elles sont aujourd'hui la propriété de Mme veuve
Martial Caillebotte. Les unes sont accrochées dans son appartement
de la rue Scribe, les autres ornent sa villa de Pornic.
Tabarant.
Cézanne. — Les Baigneurs
(Tableau non retenu par le Comité consultatif des Musées)
414 LE BULLETIN
Les disparus
M. CAMILLE BORNOT
Un nom qui évoque de grands souvenirs vient de s'ajouter à la
liste funèbre. M. Camille Bornot vient de s'éteindre, à Paris. Pro-
priétaire du domaine de Valmont, près de Fécamp, il n'y conservait
pas seulement les admirables vestiges de cette ancienne abbaye, la nef
de l'église, la chapelle des Six-Heures, un rétable célèbre, les tom-
beaux des d'Estouteville. Il y entretenait avec une émouvante piété
le vivant souvenir du grand peintre dont il était le petit-cousin :
Eugène Delacroix.
Anne-Françoise Delacroix, sœur de l'ambassadeur et ministre,
père du maître, avait épousé Louis-Cyr Borpot, grand-père de
M. Camille Bornot. Valmont leur appartenait. Ils y reçurent fré-
quemment, et dès son enfance, Eugène Delacroix. Celui-ci, dès 1814
— il avait seize ans — en décrivait avec passion, dans ses lettres,
les joyaux d'architecture, qui lui inspiraient, dit-il, « des idées
romantiques ».
Dès 1825, Eugène Delacroix multiplia ses visites à Valmont qu'il
aimait. Il y travaillait volontiers. Outre quelques toiles, nombre d'aqua-
relles furent exécutées devant cette nature généreuse. « Les arbres
ont grandi dans une proportion extraordinaire, écrit-il en 1 849, et
donnent à l'aspect quelque chose de plus triste qu'autrefois, mais dans
certaines parties un caractère presque sublime... »
Delacroix y fit ses premières expériences de fresques : c'était en
1 834. « Le cousin Bornot, écrivait-il à Villot, m'a fait préparer un
petit morceau de mur avec les couleurs convenables et j'ai fait en
quelques heures un petit sujet dans ce genre assez nouveau pour moi,
mais dont je crois que je pourrais tirer parti si l'occasion s'en pré-
sentait... j'avoue que je serais singulièrement ragaillardi par un essai
dans ce genre si je pouvais le faire sérieusement et en grand... »
Ce « petit sujet », c'est une Léda, un Anacréon et un Bacchus
qu'on a conservés. M. Camille Bornot sut respecter aussi le vitrail
de Dieu le Père, logé dans une fenêtre absidiale, qu'un jour Delacroix
s'était diverti à reconstituer à l'aide de fragments anciens.
Le galant homme qui vient de disparaître était l'officiant discret
du culte de Delacroix. Il aimait vivre dans le noble domaine que le
maître ne revoyait jamais sans une vive émotion et dont il a traduit
DE LA VIE ARTISTIQUE 415
en pages si éloquentes la dramatique beauté. Il semble qu'au moment
où le plus Delacroix des chefs-d'œuvre du grand peintre, le Bûcher
de Sardanapale, prend au Louvre sa place légitime, le descendant du
maître n'aùt plus qu'à quitter la garde qu'il montait.
La Chambre Syndicale des Arts décoratifs
Les artistes décorateurs modernes viennent de prendre l'initiative
qui convenait à la situation grave où se trouvent les industries de
luxe. Ils sont, depuis peu de jours, groupés en une chambre syndicale
dont le titre « des artistes décorateurs modernes » exprime la ten-
dance générale. Ils entendent donc porter sur le terrain commercial
et industriel l'activité qu'ils déployaient jusqu'à présent en isolés.
Ils étaient, pour la grande industrie, quelque chose comme des
amateurs. Ils entendent soutenir un droit évident, et figurer sur le
même plan que le « Faubourg ». Le Bulletin qui protesta toujours
contre cette position d'étrangers au monde réel qu'adoptaient — un
peu malgré eux, — les artistes, s'est précipité chez l'un des initiateurs
du régime nouveau.
« C'est fait, nous dit M. André Mare. Nous avons désormais
une existence légale et des statuts déposés. Nous avons élu un pré-
sident : M. Charles Plumet, qui a bien voulu mettre son expérience
et son autorité au service d'une cause dont il fut l'un des premiers et
des plus clairvoyants avocats. Le conseil d'administration comprend
vingt membres.
— Qui sont?
— Par ordre alphabétique, MM. Bastard, Bouchet, Brandt,
Coudyser, Decœur, Drésa, Dufrêne, FoUot, Gallerey, Groult, Héron,
Jallot, Jaulmes, Francis Jourdain, Kiefîer, Mare, Ruhlmann, Sel-
mersheim et Sue.
« La chambre syndicale est désormais notre organe de défense
et d'étude professionnelles. Nous l'avons divisée en neuf sections :
le meuble, les métaux, l'orfèvrerie, la céramique, la décoration plane,
le tissu, le livre, le décor de théâtre et la mode avec le cinéma, et
l'art des ensembles.
— C'est une importante réforme aux vieux errements.
— Nous espérons faire oeuvre utile. ))
416
LE BULLETIN
COURRIER DE LA PRESSE
M, Maurice Denis en Italie
Souvenir de Constantine.
M- Maurice Denis, revenant
d'un voyage en Italie, publie dans
la Revue hebdomadaire les notes
et les réflexions d'un des plus
lucides esprits de ce temps. Le
maître rapportait aussi de son séjour
une série d' œuvres dont les repro-
ductions quil a bien voulu nous
autoriser à en faire exprimeront le
grand caractère et l'exquise sensi-
bilité.
Devant Palerme et ses monu-
ments audacieux, M. Maurice Denis dégage avec subtilité le double
et contraire sentiment qu'il éprouve :
Ce sont les aspects de la Palerme des vice-rois qui d'abord me
séduisent. La Piazza Pretoria est une
immense fontaine, un guignol baroque,
où toute la fantaisie d'expression, de
déformation et de décoration des sculp-
teurs de 1550 s'étale dans un espace
très resserré, entre le municipe jaune,
l'église Sainte-Catherine rouge orangé,
l'église Saint-Joseph grise avec de pe-
tites coupoles vertes. La place du Dôme,
fermée de grilles, a un aspect espagnol;
elle flanque une grande cathédrale go-
thique surmontée de clochetons et d'un
dôme disparates. La Porta Nuova, ornée
de cariatides grotesques et qui a grande
allure, termine à droite la place du
Palais-Royal, haute construction en par-
tie gothique, en partie du seizième, que
couronne un observatoire célèbre. Tout Constantine
!;ÇaSK3EfflB^*-viir
DE LA \'IE ARTISTIQUE
417
Sainte Catherine de Sienne
près de là se voient les coupoles
rouges de la vieille église normande
des Eremiti, entourée d'un jardin
délicieux et d'une profusion de fleurs
qui envahissent à demi les ruines
d'un cloître, coin fréquenté des
peintres.
J'avoue que je suis plus sensible
à cette ordonnance qu'aux détails,
et à l'effet d'ensemble coloré qu'à la
composition de chaque partie. Cet
art byzantin ne veut être que lisible :
il enseigne bien, et il orne le mur.
Mais il n'est ni ému, ni humain, et
je suis plus touché par quelques pe-
tites sculptures, qu'on dirait françai-
ses, dans les chapiteaux du magni-
fique cloître voisin, où il y a de la
grâce, de l'invention, de la sponta-
néité.
Etudiant, à propos des œuvres décoratives de Serpotta, le stvle
des maîtres italiens, M. Maurice Denis sait élever le débat, et cest une
haute leçon de raison quil condense en quelques lignes.
Mais l'imagination, l'abondance, et j'ajoute la facilité, ne sont
pas des dons tellement méprisables ; on a été un peu loin, à notre
époque, dans le culte de la maladresse : il faut peut-être revenir là-
dessus. Un décorateur comme Serpotta sait habiller et animer un
édifice. Il le fait avec des moyens qui ont été depuis bien galvaudés.
On souhaiterait d'en trouver d'autres, mais qui fussent aussi jeunes,
aussi vivants, aussi éloignés de notre morne archéologie et de notre
classicisme somnolent.
Tout dans cet art est d'une spontanéité admirable : tout y est
vie, et tout concourt à traduire une vie intense et supérieure : les têtes,
les pieds, les mains, le pied prenant d'Héraclès sur celui de l'ama-
zone, le pouce d'Actéon étouffant le chien. La composition, simple
et aussi peu fabriquée que possible dit clairement ce qu'elle veut
dire. Clairement et plastiquement, comme la nature. Et quel beau
418
LE BULLETIN
sentiment humain! Quelle expression incomparable de ce qui est
noble et divin dans l'homme! C'est le triomphe des forces divines
sur l'univers matériel que le sculpteur voulut représenter. Par une
délicate et sublime invention, c'est la femme qui les symbolise. L'art
a réussi depuis à déshonorer la femme. Surtout l'art moderne. Je
rougis de notre paganisme bestial et crapuleux, je pense aux vierges
Segeste
des cathédrales, devant cette Minerve victorieuse, devant la sérénité
de Diane châtiant Actéon, devant Junon, pudique et hiératique, dévoi-
lant son visage et s'ofîrant avec tant de dignité à l'amour de Jupiter.
Et quand Hercule immole la reine des Amazones, le Grec ne veut
pas qu'il la brutalise; il nous le montre posant sa main sur la tête
de la femme vaincue, comme s'il l'hypnotisait, et son pied nerveux
et fort sur le petit pied de marbre; car les nus de femme sont en
marbre, invention charmante qui tire de ce contraste entre le tuf et
le paros un effet expressif. Certes, ce que nous appelons raison dans
l'œuvre d'art des époques postérieures n'a pas sa place ici; il n'y a
pas ici de conflit avec la sensibilité. Mais ce qu'un tel art affirme,
incontestablement, c'est le primat de l'intelligence.
Mais le maître atteint Rome, et songe à la Villa. C'est pour sou-
tenir la plus éloquente et judicieuse défense de la haute culture :
DE LA VIE ARTISTIQUE 419
Puisque les Prix de Rome sont à Rome, qu'y doivent-ils faire?
A cette question je réponds avec certitude : 5e pénétrer de Rome,
c'est-à-dire y chercher les enseignements que voulait Colbert, s'y
adapter à la discipline classique, tirer profit des oeuvres du dix-sep-
tième siècle, — ces œuvres dont j'ai déjà dit qu'elles donnaient à
Rome sa noble figure actuelle — en pensant à ce qu elles représen-
taient d'audace, de fantaisie, d'esprit créateur, de nouveauté à Vépoque
où elles furent exécutées.
Assez longtemps nous avons été réduits à nous instruire nous-
mêmes. Depuis que la pratique académique se combina dans l'ensei-
gnement officiel avec le réalisme déjà exécré à Rome par Poussin,
depuis que le seul mot d'ordre de l'Ecole fut de copier le modèle
avec les moyens fournis par le marchand de couleurs, la formation des
jeunes artistes a périclité. On connaît maintenant les effets de l'auto-
didactisme, ou disons mieux, de l'ignorance. Parmi d'innombrables
ouvrages sans caractère, sans style et sans durée, on a vu surgir d'admi-
rables individus, Gauguin, Degas, Renoir, Carrière, Cézanne, Rodin.
Et la psychologie héroïque de ces hommes qui ne devaient rien ou
peu de chose à leurs devanciers a servi la cause de l'individualisme,
à tel point qu'il est entendu depuis eux qu'un artiste digne de ce nom
se doit de protéger sa personnahté, en n'apprenant rien, ou en n'appre-
nant que par lui-même. Il suffit de connaître quelques théories sur
l'art, et d'avoir passé six mois à l'Académie Ranson pour se croire
un maître, et pour y parvenir.
Si l'Ecole de Rome a une raison d'être, c'est de remonter ce
courant d'obscurantisme.
La vasque de la Villa Médicis
420
LE BULLETIN
Gustave Courbet dans le midi
Noire distingué confrère, iun des hommes qui connaissent le mieux
Courbet, M. Pierre Borel, va publier sur le maître un livre nourri de
documents. A notre prière, il veut bien nous révéler l'une des mté-
ressantes anecdotes qu'il contient.
A peine arrivé à Montpellier où l'avait invité Alfred Bruyas, le
fils du riche changeur de cette ville, l'homme d'Ornans constate :
<( Ce pays est merveilleux. Je suis certain d'y faire de belles
choses ! »
Et tout de suite il parcourt la ville, les environs et arrive à Pada-
vas où se situe sa rencontre avec la mer :
« Elle est là devant moi. Hier, elle me dominait. Aujourd'hui
je suis le maître » note-t-il.
Puis Courbet éprouve un réel plaisir à se rencontrer avec quel-
ques habitants de Montpellier qui l'admirent.
Parmi ceux-ci se trouvent René Borel, amateur d'art éclairé et
aussi Pierre-Auguste Fajon dont le grand peintre a fait un portrait
très curieux qui est aujourd'hui au Musée de Montpellier et qui fut
vendu par le modèle 500 francs à Alfred Bruyas.
Et Courbet est si heureux dans le Midi qu'il en oublie Paris,
Ornans et jusqu'à sa famille, ainsi que le prouve cette lettre d'une
de ses sœurs, Zoë, principal modèle du tableau intitulé « Les Cri-
bleuses de blé <>.
Ornans, le 17 juin 1854.
Monsieur Bruyas,
Pardonnez-moi si je
me permets de m" adresser
a vous, c'est dans l'espoir
d'une réponse de votre part,
ce que j'en fais.
Il V a des gens pour
qui les absents ont tort,
mon frère est de ce nombre.
Depuis six semaines quil
est parti pour aller chez
1
rbet.
Les Cribleuses c'e blé
DE LA VIE ARTISTIQUE 421
Monsieur Bruyas à Montpellier, nous n'en avons plus entendu parler.
Si vous Vavez vu, ayez V obligeance de me le dire. Je comprends.
Messieurs, que la bonne amitié qui vous unit puisse remplir de grands
loisirs, mais sans altérer ce sentiment, il me semble qu'on peut avoir
encore un souvenir pour ceux qui vous aiment.
Mon frère va trouver que je suis bien présomptueuse, aussi n'est-ce
pas à lui que je m'adresse, mais à vous.
Monsieur Bruyas, en vous faisant mes excuses et en vous priant
de recevoir mes salutations empressées. v •• /^ l »
' /Loe Lourbet.
Voici mon adresse : Mlle Z. Courbet chez son père, à Ornans.
Alfred Bruyas répond à Zoë Courbet une lettre charmante au
bas de laquelle Courbet met un mot :
« Je ne vous oublie pas. C'est la faute à ce pays qui me rend
horriblement paresseux. Bientôt j'irai vous embrasser... »
Ce ne fut qu'au début de Ihiver que Courbet quitta, à regret,
Montpellier, <( ville pleine d'agréments » a laquelle il restera fidèle
jusqu'à sa mort.
Pierre Borel.
Ici...
LES IDÉES DE M. PAUL LÉON
// serait tard, sans doute, pour évoquer la traditionnelle cérémonie
qu'est la distribution des récompenses au Salon qui vient de se clore,
si M. Paul Léon, directeur des Beaux-Arts, qui la présidait, n'y
avait prononcé des paroles qui *sont d'immédiate actualité. Son dis-
cours aussi spirituel que nourri d'idées fut vivement goûté. Nous avons
la joie d'en reproduire le passage essentiel :
Au milieu du dernier siècle, un de mes prédécesseurs, le Comte
Sosthène de la Rochefoucauld fit appeler Delacroix et lui demanda
au nom du Gouvernement qui ne lui voulait que du bien, de modifier
sa manière. Je ne risque pas assurément d'être à jamais investi d'un
si périlleux mandat. L'esthétique officielle est morte et je ne suis pas
de ceux qui souhaitent de la voir revivre.
Est-ce à dire que la liberté doive exclure toute discipline, obs-
curcir la vision du Tout? L'éclectisme est comme un navire sans
pilote qui voguerait aux quatre vents. Sans doute, nous jugeons mal
notre époque. La forêt nous empêche de voir les arbres. Le temps.
422 LE BULLETIN
implacable bûcheron, y ménagera des clairières là même où les fron-
daisons étaient maintes fois séculaires. Les artistes comme les poètes,
sont les miroirs des grandes ombres que l'avenir projette sur le pré-
sent. Gardons-nous, c'est notre défaut national, de passer de la cri-
tique virulente à la louange hyperbolique.
Si l'imitation voulue et consciente est le plus pauvre emploi de
la pensée humaine, est-il bien sûr que les novateurs soient toujours
aussi étrangers qu'ils le croient eux-mêmes aux traditions qu'ils répu-
dient? D'audacieuses révolutions ne sont souvent qu'un retour aux
procédés des anciens maîtres. Erreurs et vérités nouvelles ne sont
parfois que des erreurs et des vérités oubliées.
Dans la grande armée en marche, ne nous alarmons pas de voir
s'aventurer quelques détachements d'avant-garde. Le poète latin
Terence raille dans une de ses comédies ceux qui prétendent reproduire
la forme humaine par des ligures géométriques. N'est-on pas en droit
de conclure que le cubisme lui-même est un héritage des Anciens?
Quelle que soit l'ardeur de nos luttes, l'âpreté de nos contro-
verses, gardons-nous d'amoindrir, en nous dépréciant nous-mêmes, le
prestige de notre Pays. La guerre a illustré d'un tragique commentaire
la célèbre parole d'Auguste Comte : « que dans l'humanité, les
morts comptent plus que les vivants. » Dans la vaste nef de ce palais,
à travers tous les monuments de pieuse commémoration qui perpé-
tuent leur image, nos héros nous apparaissent non pas en conquérants,
mais en défenseurs, non pas dans l'orgueilleuse ivresse de la victoire,
mais dans le sublime accomplissement du sacrifice consenti.
Tels les fait revivre le génie de nos statuaires, tels ils doivent
rester pour nous des porte-paroles et des guides. « Les Français,
observe Henri Heine, sont les comédiens ordinaires du Bon Dieu et
la comédie qu'ils ont joué dans le cours de leur longue histoire a
toujours été donnée au bénéfice de l'humanité. » Cette comédie-là,
tragédie maintenant, hélas! nous continuerons de la jouer aujour-
d'hui, demain, toujours, et les artistes de France ne songent pas à
faire relâche.
LE MUSÉE d'histoire DE LYON
Le Musée du Vieux- Lyon a été inauguré par M. Herriot. maire
et sénateur de Lyon. Il est installé dans l'hôtel de Gadagne, derrière
la Loge du Change.
DE LA VIE ARTISTIQUE 423
...et ailleurs
LA CÉRAMIQUE AU BRITISH MUSEUM
Au British Muséum, toutes les galeries consacrées à la céramique
viennent d'être rouvertes au public. Un arrangement nouveau met
désormais parfaitement en valeur les trésors de la célèbre collection
Franks (Chine et Japon) . Le classement, selon les temps et les lieux
d'origine, facilite excellemment l'étude de l'art du potier, de la céra-
mique... et du verre. Une section espagnole, italienne et égyptienne
complète celles d'Extrême-Asie, de Syrie, d'Asie mineure et de Perse.
PICTOGRAPHIES CRETOISES ET ART VIKING
Le British Muséum vient de s'enrichir de dix pierres gravées
antiques, dites « pictographies », d'origine crétoise et sur lesquelles
figurent des symboles de haute valeur artistique que déchiffre Sir Arthur
Evans, archéologue spécialisé dans l'étude de l'art crétois et préphé-
nicien. En outre, une collection de bijoux Vikings, broches, boucles
d'oreilles, bracelets, etc., d'une remarquable valeur technique et déco-
rative, a été acquise pour le musée, par le National Art Collections
Fund.
POUR UN GRAND PALAIS DES ARTS, A NEW-YORK
Récemment fondée, la Ligue' des Artistes de New-York a un
grand projet : la construction dans la ville d'un Grand Palais des
Arts, un Civic Art Forum. On fait les plans pendant qu'on recueille
l'argent. Le président Harding est membre de la Ligue : « Je m'inté-
resse, a-t-il dit, à tout ce qui peut contribuer à l'avancement de l'art
aux Etats-Unis. Je fais des vœux pour votre Forum. » La Ligue réunit
des membres de toutes tendances, de toutes sociétés artistiques. Son
but est de favoriser la mise en valeur de toutes les tendances, sans
exclusion, et avec des droits égaux pour chacun. Le peuple américain,
et notamment les six millions de new-yorkais, est invité à collaborer
financièrement à cette œuvre de haute envergure. « Nous croyons,
disent les promoteurs, que, réalisant notre projet, nous montrerons aux
artistes du monde entier comment s'organiser pratiquement pour se
défendre et pour vivre sans avoir aux chevilles la chaîne de la pau-
vreté ». C'est un assez joli programme...
Pascal Forthuny,
434
LE BULLETIN
Paroles
COUPS DE GRIFFE.
Edmond de Concourt avait, dans ce Journal qui suscite quelques
polémiques, égratigné le plus caustique des peintres. Bientôt sortit
des presses la célèbre estampe de Carrière, le portrait de l'écrivain,
tout blanc et vaporeux de poil et de moustache.
— Très bien, très fidèle, fit, en la voyant, la victime de Concourt;
il a l'air d'un vieil édredon...
La ville de Reims a recouvré la Jeanne Darc de Dubois
qu'on tient pour un chef'd'œuvre ; à cette occasion, nous reproduisons
celui d'Antoine Bourdelle.
Le Gérant : Desportes
Moderne Imprimerie, Loth, Dir', 37, rue Gandon, Paris.