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LES
DEUX MASQUES
GALMANN-LÉVY, ÉDITEURS
OEUVRES
DE
PAUL DE SAINT-VICTOR
Format in-S».
LES DEUX MASQUES :
Tome I. — Les Antiques. — Eschyle 1 vol.
Tome IL — — Sophocle, Euripide,
Aristophane, Calidasa 1 —
Tome III. — Les Modernes. — Shakespeare. —
Le Théâtre français depuis ses origines
jusqu'à Beaumarchais. .... 1 —
VICTOR nUGO 1 —
Format in-18.
BARBARES ET BANDITS (La Prussc ct la Commiinc). 1 —
nOMMl-S ET DIEUX I —
VICTOR UUGO., , 1 —
Pour paraUre prochainement :
CORRESPONDANCE 1 —
ÉMILK COLIN — IMPRIMERIE DE lAGNÏ
LES
DEUX MASQUES
TRAGÉDIE — COMÉDIE
PAUL DE SAINT-YIGÏOR
III
LES MODERNES
SHAKESPEARE — LE THÉÂTRE FRANÇAIS
DEPUIS SES ORIGINES JUSQU'a BEAUMARCHAIS
PARIS
CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS
3, RUE AUBER, 3
Droits de traduction et da reproduction réservés.
GzvnA
La mort de Pan! de Saint-Victor a interrompu la
publication des Deux Masques. Au9 juillet 1881, le
second volume était sous presse. Les élémenis destinés
à former le troisième avaient été réunis par l'Auteur;
mais il n'en avait pas fait encore la refonte et le clas-
sement; il n'avait pas môme préparé le travail d'ajus-
tage et de révision des matériaux qui étaient rassem-
blés pour composer les quatre volumes de son livre.
Ceci explique, dans la partie de l'ouvrage consacrée
à Shakespeare et au Théâtre moderne, quelques dé-
fauts de proportion qui pourraient étonner le Lecteur,
des lacunes qu'on n'a pas essayé de remplir. Ce beau
monument littéraire restera donc inachevé.
Sous la bienveillante inspiration de M. Ernest Renan,
quia prêté le secours de son goût et de son expérience
littéraire à la publication du livre posthume de son
ami, on a groupé ici, dans un ordre rationnel, d'après
Il
lo plan indiqué tout d'abord par la préface des Deux
Ma^cjups, les éUides critiques relatives aux chefs-
d'œuvre du ThéAlre moderne, études magistrales, que
Paul de Saint-Victor avait déjà fait paraître en feuil-
leton dans la Presse et dans le Moniteur universel Mais
on a jugé nécessaire de supprimer toute trace des
circonstances éphémères dans lesquelles ces feuille-
tons s'étaient produits; car elles ne pouvaient trouver
place dans le cadre d'un ouvrage, où l'Auteur, parti
des origines barbares et mythiques du Théâtre, s'é-
lance de sommets en sommets, vole, à travers l'his-
toire de la Littérature dramatique.
En bornant ainsi leur tâche, les Éditeurs croient
avoir rempli le vœu du public et les dernières inten-
tions de l'Auteur.
Paul Lacroix [D i bliophiic Sacob),
Alidor Delzant.
SHAKESPEARE
LES DEUX MASQUES
CHAPITRE PREMIER
SHAKESPEARE.
I. -- Le génie de Shakespeare. — Son œuvre. — Shakespeare
historien, pliilosophe.
Il — Shakespeare et la Nature. ~ La vie de Shakespeare.
I
Shakespeare fait partie du groupe indivisible que
forment Homère, Eschyle, Job, Dante, Rabelais, ces
premiers nés de l'esprit humain, ces hommes qui
dominent les générations terrestres, comme Saùl
s'élevait au-dessus du peuple d'Israël, « de toutes les
épaules ». Mais ce qui le distingue entre ses pairs,
c'est une universalité plus large et plus ample, une
ressemblance plus grande avec la Nature, une per-
sonnification plus complète et plus variée de l'Hu-
4 SHAKESPEARE.
manité. Entre les rois de l'intelligence, Shakespeare
tient la place à part qu'occupait l'an parmi les Olym-
piens, ce Pan adoré par l'Anliquilé au-dessus même
de Jupiter; dieu hérissé et sauvage qui marchait sur
des jambes de bouc, mais dont la poitrine azurée
réfléchissait toutes les images de la terre, tous les
astres du firmament. Ainsi le génie de Shakespeare
a quelque chose d'infini et d'universel. Il exerce au-
jourd'hui sur la littérature européenne l'influence
d'un élément sur le globe; il abreuve des peuples
d'intelliçrences ; il féconde des mondes spirituels;
des littératures entières sont sorties de lui. Il a fait
l'Allemagne à son image, la renaissance poétique de
la France s'est épanouie sous son souffle : la langue
anglaise lui a conquis l'Amérique ; elle le répand dans
l'immensité de l'Asie. Pour employer le barbarisme
si expressif d'Emerson, on peut dire qu'aujourd'hui,
le monde entier est shakespearisé.
Un critique anglais l'a appelé « une voix de la Na-
ture. » Ce mot serait peut-être sa plus juste défini-
tion. L'œuvre de Shakespeare n'a rien de local ni de
personnel : aucune poétique ne la délimite, aucun
système ne la restreint. Elle renferme tous les peu-
ples, elle contient tous les siècles, elle admet toutes
les manifestations et toutes les singularités de la vie.
La barbarie et l'extrême civilisation s'y rencontrent,
représentées par leurs types les plus excessifs. —-
SHAKESPEARE. 5
Sakoiintala, devant Miranda, croirait voir son image
réflécliie dans l'eau d'un beau lac; un Cafre recu-
lerait devant Caliban, comme un sauvage auquel on
présenterait un miroir. Les gros rires de Falstafi' ré-
pondent de loin, sur sa vaste scène, aux concetti
raffinés de Benedict et de Mercutio. Les climats
même y sont représentés par leurs produits caracté-
ristiques. A l'une des extrémités de cette scène im-
mense, Othello pousse des cris de tigre, dans un
drame brûlant comme la zone torride ; à l'autre pôle,
Hamlet promène l'hypocondrie du Nord sur un fond
tremblant d'aurore boréale.
L'Histoire y défile par légions, depuis Coriolan
jusqu'à Richard III, depuis Jules César jusqu'à
Henri YIII. Si quelque chose peut donner ici-bas
l'idée du Jugement dernier qu'annonce l'Écriture,
c'est Shakespeare ressuscitant le passé. Quelle in-
tuition profonde! quelle sagacité redoutable! quel
vol d'aigle sur le troupeau des hommes! quelle façon
léonine de bondir à travers les siècles! Pour lui, le
Temps n'a ni saisons ni horloge; il participe de l'im-
uuiable Éternité. Les années tiennent dans un jour,
les mois dans une heure, les jours dans une minute.
Le poète est pressé : armé du fouet des Furies ou de
la verge des incantations, il flagelle en masse, il
évoque par multitudes. Son drame lance tous ses
coursiers à la fois, au tort de la mêlée des choses; il
6 SHAKESPEARE.
attelle dix actions de front ; il croise, lâclie, res-
serre et dénoue d'une ninin infaillible vingt rênes
différentes d'intrigues emmêlées. Il est partout (;t il
entend tout : le soupir d'un cœur perdu dans la foule,
comme la clameur de la bataille; la méditation soli-
taire du héros et les huées de la populace. Il sonde
les reins, il scrute les consciences. Tous ses person-
nages sont égaux devant lui comme les créatures
devant le Créateur; il les pèse, il les juge, il les
absoutou il les condamne, sans que sa main tremble,
sans que sa voix frémisse, sans que sa verve s'égare.
Une divination transcendante lui tient lieu de science
et d'étude. L'archéologue filtre et pèse la poussière
des âges; Shakespeare souffle dessus, et cette pous-
sière se remet à vivre. Avec leurs licences, leurs
travestissements, leurs anachronismes, ses drames
romains sont mille fois plus vrais et plus contempo-
rains des siècles qu'ils évoquent, que les tragédies
classiques calquées sur les textes. Les frontières du
passé reculent devant lui ; il illumine à coups d'éclairs
l'horizon préhistorique. Son Macbeth nous trans-
porte dans la pleine nuit de la barbarie; son Caliban
fait revivre les êtres concitoyens des mammouths et
des mastodontes.
Comme il a exhumé l'Histoire, Shakespeare a pé-
nétré l'âme humaine : il illumine tous ses arcanes,
il fait vibrer toutes ses cordes, il la tourne et il la
SHAKESPEARE. 7
retourne sous tous ses aspects. Pas une passion qu'il
n'ait peinte, pas un caractère qu'il n'ait incarné dans
des personnages si complets, si entiers, si définitifs,
que leur nom devient celui du sentiment qu'ils expri-
ment. La jalousie prend pour masque tragique li^ vi-
sage noir du More de Venise. L'amour partagé se fixe
sur le balcon de Vérone, comme sur un piédestal
immortel, avec le groupe de Juliette et de Roméo,
noyé dans la lumière de l'aurore. C'est sous la forme
d'Hamlet que le Doute, une tète de mort à la main,
revient hanter la pensée moderne. Le couteau de
Sliylock devient l'attribut de l'usure. La piété filiale
revêt le corps de Cordelia comme une robe sans
tache; le remords rôde dans la nuit, en portant la
lampe de lady Macbeth.
Derrière les grandes figures qui occupent le pre-
mier plan de son Drame, fourmille et s'agite une
myriade de personnages secondaires^ vus de profil,
découpés en silhouette, dessinés d'un trait, qui sub-
divisent à l'infini les phénomènes les plus fugitifs de
la vie et du caractère, et les accusent avec un relief
saisissant. Valets et mendiants, soldats et matelots,
enfants et commères, courtisans et pâtres, bourreaux
et bandits : tous marqués au coin du type ou à l'effigie
de l'individu, ondoyants et diver.^ exceptionnels et
précis, ne paraissant point créés par les procédés de
l'art, mais engendrés de la chair même, de la Nature
8 SHAKESPEARE.
naturante, par une opération de l'esprit. Aucun
choix apparent ne préside à leur réunion. Le génie
de Shakespeare a l'impartialité de la création et le
pêle-mêle de la société. II accole l'extrême laideur
à la grâce suprême ; il souffle Ariel dans la nue, en
même temps qu'il extrait Caliban des fanges du
Chaos. Il fait cracher des quolibets, parles fossoyeurs
d'Elseneur, dans la fosse qui attend le corps d'Ojihélie,
et bouffonner, autour du lit de mort de Juliette, les
musiciens con\iés à ses noces. L'Ironie, coiffée des
sonnettes et revêtue de l'habit bigarré du Fou, bondit
à travers ses drames, tirant le rire des larmes, dé-
masquant d'un geste brusque les vanités de la vie,
surexcitant par son contraste la pitié ou la terreur
des catastrophes auxquelles elle se mêle.
Génie-monstre, qu'on se représente, comme ceux
d'Ézéchiel, fait d'yeux et de griffes, de pattes et
d'ailes, Shakespeare est aussi puissant quand il rampe
que lorsqu'il plane, quand il pétrit la boue que lors-
qu'il nage dans l'azur. Rien ne le dégoûte dans la Na-
ture ; il remue son fumier à pleine fourche, avec l'en-
train joyeux d'Hercule nettoyant Tétable d'Augias.
La sottise, linfamie, la gloutonnerie, la luxure, lui
inspirent une sorte d'hilarité surhumaine. Il enivre
ses grotesques comme des Ilotes, et leur fuit rendre
tout ce qu'ils contiennent d'inepties et d'obscénités.
11 nous apprend à mépriser la bête que nous traînons
SHAKESPEARE. 9
après nous, à force de la charger d'immondices. Quel-
quefois même, les vices de ses personnages infimes
perdent leur laideur, en prenant un grossissement
chimérique. Tel son Falstaff, tout gueule et tout
ventre, entonnant des bouteilles et vomissant des
lazzis. — Ce vieux goinfre fut un des favoris du
poète : il manquerait au cortège de ses créatures.
A un roi comme Shakespeare, il fallait un bouffon de
cette énormité. Derrière ce dieu violent et superbe,
qui triomphe sur son char attelé de tigres tragiques,
on aime à voir trotter pesamment, sur ses courtes
jambes, ce Silène du Nord, entortillé de houblon,
comme un jambon de lauriers.
Ce génie, qui hurle avec les brutes, chante avec les
fées et les vierges. Les jeunes filles et les jeunes
femmes de Shakespeare forment une espèce à part
dans la création féminine. Souples comme des cygnes,
délicates comme des sensitives. L'imagination les
conçoit avec des corps transparents. Leurs amours
font songer aux amours des fleurs, leur pudeur aux
rougeurs de l'aube, leur langage au chant des
oiseaux. Ce langage est une musique aérienne. Si la
rosée faisait du bruit eu tombant dans le calice de la
rose, elle aurait cette douceur céleste. Il y a des
ailes dans leur démarche et du parfum dans leur
charme. Promptes à aimer, faciles à mourir, si ten-
dres, qu'elles se brisent au moindre froissement. Les
10 SHAKESPEAIiE.
noms éoliens que le poète leur donne expriment leur
nature tout élhérée et tout idéale : Desdéniona,
Ophelia, Cordelia, Perdita, Miranda, Jessica, Cœlia,
Rosalinde. Noms lumineux et limpides qui mettent à
leurs fronts un cercle d'étoiles.
Car c'est là le don de Shakespeare : sa grâce égale
sa force; son génie subtil et robuste rappelle la
trompe de l'éléphant, qui peut aussi bien cueillir
une fleur qu'étouffer un lion. Écoutez causer ses
jeunes seigneurs avec leurs maîtresses, dans les co-
médies romanesques, qui sont comme les châteaux
de |)laisance de son royaume poétique : quelle
éblouissante élégance! quelle prodigalité spirituelle!
Chacun de ces gentilshommes semble porter cet
habit de Uuckingham qui semait des perles.
II
La Nature déborde dans ses drames; elle les ac-
compagne à la façon d'un orchesîre. Les bribes y
soufflent et les vents y sifflent; il y passe des bouf-
fées de violents parfums. Des effets de lumière, sa-
vants ou extraordinaires, idéalisent les groupes de
leurs personnages : l'aube argenté le baiser des
amants de Vérone; la lune revêt d'une magique
blancheur Jessica, assise sous les citronniers du
SHAKESPEARE. 11
jardin de Belmont. Les robes de Cœlia et de Rosa-
linde s'accrochent aux broussailles de la forêt des
Ardennes; la mer baigne de sa rose écume les pieds
de Desdémona débarquant à Chypre; les marlinels
voltigent autour du noir donjon de Macbeth. — Par-
fois son Drame, saisi par la douceur d'un beau soir
ou par la magnificence d'un ciel étoile, s'interrompt
pour les contempler. L'action fait place à l'extase;
la tragédie cède la parole à la mélodie. Les person-
nages apaisent les passions qui les agitaient tout à
l'heure : ils se mettent à l'unisson de la paix des
choses; ils accordent leurs voix comme les instru-
ments d'une sérénade religieuse, et des hymnes
montent en cadence vers le firmament.
— « Comme le clair de lune dort doucement sur ce banc !
Le calme de la nuit convient aux accords de la douce har-
monie. Assieds-toi, Jessicu. Vois comme le plafond du ciel
est partout incrusté de disques d'or lumineux. De tous ces
globes que tu contemples, il n'est pas jusqu'au plus petit,
qui, dans son mouvement, ne chante comme un ange, en
perpétuel accord avec les chérubins aux jeunes yeux. Une
harmonie pareille existe dans les âmes immortelles ; mais
tant que cette argile périssable la couvre de son vêtement
grossier, nous ne pouvons l'entendre. »
Avec le sceptre de ce monde, Shakespeare a la
clef de l'autre ; l'abîme lui obéit comme la terre ; il
évoque les spectres comme il crée les hommes.
L'ombre du père d'Hamlet et le fantôme de Banque
12 SHAKESPEARE
dominent le monde fantastique. Sa science occulte
est formidable : les Parques reculeraient d'horreur
devant les trois Sorcières de Macbeth.
Cet homnio tragique, qui étreint si fortement la
réalité, est en même temps le plus lucide des rê-
veurs. Un monde enchanté plane au-dessus de son
empire terrestre, composé d'îles odoriférantes, de
forêts virginales, de mers dont la baguette des ma-
giciens, au lieu du trident da Neptune, régit le calme
et les orages. Ce monde aux mille facettes, reflète
les choses de la terre avec des tremblements et des
grossissements merveilleux. Mythologie mêlée de
magie, féerie folâtrant dans la bergerie : rondes de
Nymphes et danses de Fées ; des amours d'Esprits,
bercées entre terre et ciel, dans une toile d'araignée
que la lune argenté; fourmilières d'intrigues micros-
copiques trottant menu entre les brins d'herbe;
Puck qui file comme un feu follet ; Cupido fourvoyé
parmi les Génies, comme une abeille de l'Hymelte
parmi le> colibris des savanes; la Reine Mab, sem-
blable à la Yénus des atomes, partant pour visiter les
rêves, dans sa coque de noix qu'a ciselée l'écureuil;
Tilania ceignant la tête d'âne de Bottom des ver-
veines royales qui couronnent ses tempes... C'est
toute urte Apocalypse mignonne et difforme, gro-
tesque et gracieuse, le rêve d'un dieu grisé de nectar.
Ce géant a des yeux de nain pour observer le
SHAKESPEARE. i:{
microcosme des légendes; il sait les querelles de
ménage de la lulinerie aussi bien que les guerres ci-
viles des empires. La main qui vient de frapper Mac-
beth et d'étouffer Desdémone, cueille les sylphes
suspendus aux corolles de la belle-de-nuit, sans ternir
la poussière bleuâtre de leurs ailes. A la lueur d'une
luciole, il voit autant de choses qu'au soleil. Ses
lèvres puissantes qui embouchent si furieusement le
clairon tragique, soufflent, avec une légèreté idéale,
des bulles teintes des couleurs du prisme.
Son style est en rapport avec une création si mul-
tiple. C'est la langue la plus extraordinaire que la
bouche humaine ait parlée. Le paroxysme y règne,
et ce paroxysme semble naturel. Les passions de ses
personnages sont si véhémentes, leurs sensations si
intenses, qu'ils ne trouvent pas de paroles assez vio-
lentes pour les exprimer. — Telles ces figures de
Michel-Ange, Prophètes et Sibylles, qu'agite, comme
un démon, leur force intérieure. Elles se tordent et
elles se débattent pour lui donner une issue. C'est avec
des gestes d'athlètes qu'elles feuillettent un livre ; elles
prennent, pour se retourner ou pour se baisser, des
raccourcis de Titans grimpant à l'Olympe. Leur char-
pente craque, leurs ossements s'ébranlent ; leurs
muscles froncés les enlacent, comme les serpents du
Laocoon.
Un torrent de verve loule dans le dialogue de
!4 SHAKESPEARE.
Shakespeare, charriant pêle-mêle la fange et l'or,
les trivialités et les magnificences, la vase etrécnme.
Ilyperholes gigantesques, métaphores ellrénées, fu-
sées lyriques, exclamations furibondes, fouillis d'i-
mages enchevêtrées et ardentes. Ce pêle-mêle
exubérant se résume dans une éblouissante har-
monie. On se croirait transporté dans un de ces
paysages du Tropique, où tout se gonfle et s'exagère
sous rattion d'un soleil splendide. Les fleurs fument
comme des encensoirs, les infectes déploient des
ailes de dragon, les cailloux jettent des feux d'es-
carboucles ; les panthères nagent dans les lianes, les
pythons enroulent de leurs nœuds d'écaillé des ar-
bres étincelant d'oiseaux-mouches. — Dans son
style encore la grâce de Shakespeare corresiiond à
son énergie. Ce tailleur de colosses est un ciseleur
de joyaux. Les Cellini du sonnet italien n'ont jamais
égalé la finesse de ses concetti. Les fantaisies qu'il
intercale dans ses drames rappellent, pour la richesse
et la complication du détail, ces arabesques de la
Renaissance, dont les festons de feuillage se termi-
nent par des bustes de satyres ou des têtes de nym-
phes, coifl'ées, comme d'un bonnet phrygien, d'un
calice de fleur.
Que fut cet être presque divin qui régnera à ja-
mais sur le monde des intelligences? On le sait à
SHAKESPEARE. {^
P''ine. Les sources de Shakespeare, comme celles du
Nil, ne sont qu'à moitié découvertes. La Société
shakespearienne, instituée à Londres, qui paie au
poids de l'or tout renseignement inédit sur sa vie,
ne recueille çà et là que de rares indices. Shakes-
peare a traversé son siècle en gardant l'incognito de
son génie, comme les rois en voyage celui de leur
majesté. Les traits épars qui nous sont restés de sa
grande image ne prêtent nullement à l'enflure. Il eut
une de ces existences « glissantes et muettes » que
glorifie Montaigne, qu'il aimait et qu'il lisait tant.
Ce sacrificateur tragique débuta, dit-on, par saigner
des veaux et des moutons dans l'abattoir de son père.
Ensuite on l'entrevoit vaguement, braconnant dans
les forêts de Strattford ; plus tard encore, gardant
les chevaux des spectateurs à la porte des théâtres.
Mais aucune souillure de ces métiers grossiers ne
rejaillit sur son caractère. Le « doux Shakespeare »,
c'est ainsi que l'appellent ses contemporains. Ils ne
se doutent pas de son génie, mais ils s'accordent à
célébrer sa bonté. Sa mémoire ne laisse, après elle,
qu'un parfum de douceur et de sympathie. — « Nous
■» avons recueilli ces bagatelles », — disent, dans
leur dédicace au comte de Pembroke, les deux co-
médiens qui publièrent, pour la première fois, ses
drames, — « par un pieux office à l'égard du mort,
» afin de procurer tutelle à ses orphelins, sans am-
■'6 SElAMiSPEARE
'- bilioii (le profit ni de renommée, et seulement
» pour conserver la mémoire d'un aussi digne ami et
» d'un aussi bon compagnon que notre Shakes-
" peare. {Onhj to keep memory of so ivorthy a
» friend and fellow a live as our Shakespeare.) »
Comédien comme Molière, il semble avoir souffert,
comme lui, de ce masque de théâtre qin" dégradait
alors ceux qui le portaient. Comme lui aussi, il eut
l'entente et la sagesse de la vie. — Il travaille, étudie,
produit, gagne de l'argent, l'économise, acquiert un
théâtre, le fait prospérer, achète un(3 maison à
Strattford, sa ville natale, y plante un mijrier. Puis, à
cinquante ans, au midi de son âge, il revient traiiqinl-
lement s'asseoir et mourir à l'ombre de ce mûrier.
Voilà toute la vie privée de Shakespeare. Le flam-
beau éblouit le monde, l'homme qui le porte est
resté dans les ténèbres. Tant d'obscurité amassée au
centre de cette gloire immense, fait songer à ces
astres dont la lumière n'arrive à la terre que des
siècles après leur disparition.
Eut-il la conscience de son génie? On en douterait,
à le voir produire sa moisson, sans même penser à en
lier les gerbes. Jamais il ne signa ni ne recueillit ses
drames. La souveraine indifférence avec laquelle il
met en scène les diverses action? !es hommes semble
avoir été chez lui un don de nature. Peut-être même
ne croyait-il pas à la gloire : — « Ah I ciel ! » — s'écrie
SHAKESPEARE. il
Hamlet, — «< mort depuis deux mois et pas encore
» oublié ! On peut alors espérer que la mémoire d'un
» grand homme lui survivra six mois. Mais, par Notre-
» Dame! il faudra, pour cela, qu'il ait bâti des
» églises... Autrement, qu'il se résigne à ce qu'on
» ne pense plus à lui ! »
Il aima, sans doute, mais à la façon des dieux, au-
dessous de lui. Le seul aveu qu'il ait laissé tomber
de son cœur est dans ses Sonnets, jetés comme des
perles devant d'obscènes courtisanes :
« Combien lu rends chère et aimable la honte qui, comme
un ver dans la rose parfumée, souille la beauté de ton nom
florissant? Dans quelle suavité enfermes-tu tes vices? Le
voile de ta beauté couvre toutes tes souillures. Tu fais de
tes fautes un cortège de grâces. La langue qui conte l'his-
toire de tes années, et fait des commentaires sur tes vo-
luptés, ne peut te diffamer qu'avec une sorte de louange,
et ton rom prononcé fait d'une médisance une bénédic-
tion. »
Un triple sceau ferme ce livre de ses So?2-
nets, livre secret, voilé, presque sans sexe, où
l'amitié parle la langue de l'amour, et dont les
hymnes semblent parfois adressés au mystérieux
Androgyne qu'a rêvé Platon. Mais la passion
ne troubla jamais son génie, l'ivresse des sens ne
monta pas jusqu'à son cerveau. Shakespeare regarde
et juge la femme, dans ses drames, avec des yeux
perçants et tranquilles. Il en joue comme d'un in-
III. 2
18 SnAKESPEARB.
strument de souffrance et de volupté. Elle est pour
lui quelque chose d'exquis, de capricieux et d'irres-
ponsable. Le raisonnement n'agit pas sur ses ravis-
santes héroïnes, il les soumet à l'instinct comme à
l'influence d'une lune fantastique. Aucun poète, de-
puis Salomon, n'a plus fréquemment proclamé l'in-
constance et la faiblesse féminines. — « Fragilité,
ton nom est femme !» — « Perfide comme l'onde ! »
— « Quand ma bien-aimée jure que son cœur n'est
» que vérité, je la crois, tout en sachant qu'elle
» ment !» — « Jure par son pied. » — dit un de ses
personnages, à un amoureux, — « pour qu'elle
» puisse plus tôt effacer le serment ! »
Ce n'est point dans le clair obscur d'une vie si ca-
chée, c'est dans la lumière de son théâtre qu'il faut
chercher et trouver Shakespeare. Vous ne le ren-
contrerez point parmi les héros qui s'agitent sur le
devant de la scène, mais, au second plan, entre les
personnages secondaires qui assistent à ses drames,
sans trop s'y mêler. Confondez dans une même
figure l'honnête Horatio d'Hamlet, le spirituel Mer-
ciitio de Roméo et Juliette, le loyal Antonio du
Marchand de Venise, le mélancolique Jacques de
Comme il vous plaira, et vous aurez peut-être un
portrait ressemblant de William Shakespeare.
Oui, c'est ainsi que je me le représente, mêlé de
tristesse et de gra\ité, trop occupé de sa création
SHAKESPEARE. 19
intérieure pour se livrer à la vie active, mais sage
entre les sages, et mettant dans sa conduite quelque
chose de la philosophie supérieure qui régissait sa
pensée ; contemplatif sans misanthropie, ironique
sans amertume, se baissant un peu pour regarder
les hommes, sans leur faire pourtant sentir sa gran-
deur. Je lui suppose encore des mœurs élégantes,
une courtoisie sereine, l'acquiescement à toutes les
convenances de son siècle et de son pays, le feu
d'un esprit dont l'état normal était un rayonnement
magnifique ; le mépris doux, à force d'être profond,
des choses méprisables ; l'indifTérente bonté qui ca-
ractérise les êtres souverains. Un gentleman^ enfin,
dans le sens le plus élevé du mot, tel était, tel dut
être Shakespeare. On pouvait sans doute lui appli-
quer la louange magnifique que, dans son Jules
César, Antoine décerne à Brutus : « Sa vie était pa-
» cifique, et les éléments qui le formaient étaient si
») harmonieusement combinés, que la Nature pou-
') vait se lever hardiment et dire à l'univers : C'était
I) là un homme i »
CHAPITRE II
OTHELLO.
T. — Venise : L'amour et renlèvement.
II. — Cli'jpre : La calomnie. — Le dénouement.
1
Oiliello, c'est l'àme humaine attaquée par la jalou-
sie; c'est un héros aux prises avec un monstre moral.
Pour faire cette effrayante expérience, Shakes-
peare a choisi la nature la plus sensible à ses
coups. Les statuaires, lorsqu'ils veulent exprimer
les convulsions qu'imprime au corps la douleur,
prennent pour modèle un type athlétique, un torse
d'Hercule : le poète a fait choix d'un caractère à
demi sauvage, pour étudier sur lui les effets de
la plus violente des passions. Othello est un Bar-
bare à la façon d'Achille ou d'Ajax. L'instinct l'em-
porte en lui sur la réflexion; il est plus près de la
Nature que ceux qui l'entourent ; il déploie, pour souf-
frir et pour ressentir, des qualités excentriques. —
OTHELLO. 2!
« Je VOUS aime, » lui dit quelque part Desdemona,
') parce que vous avez beaucoup senli et beaucoup
» souffert. »
Son âme, aussi bien que son corps, appartient
à la zone torride. Avec le costume de Venise, le
Maure a revêtu les qualités d'apparat d'une civi-
lisation magnifique : courtoisie royale, générosité
magnanime, amour délicat et chevaleresque. Mais
que le soupçon l'effleure, que le doute le morde, et
J'Africain se réveille. Il s'empare de l'homme cultivé,
il le bouleverse, il l'anéantit. Le lion apprivoisé re-
tourne d'un bond à la vie sauvage ; il reprend les
mœurs et la férocité du désert. La jalousie se déve-
loppe en lui avec des outrances et des exagérations
forcenées. Elle brise tout frein, excède toute mesure :
la passion s'élance rugissante et fauve, du fond de son
cœur, comme d'une caverne rouverte.
A l'aspérité latente de lanature, Shakespeare ajoute
le déclin de l'âge. Othello a dépassé la jeunesse, il
est au temps où l'homme n'obtient plus l'amour
comme un droit, mais comme une grâce : grâce pré-
caire, don fragile qui peut, à chaque instant, être
retiré. Les amours extrêmes sont pleins de délices. —
Le fond de la coupe n'est-il pas le meilleur? Le neu-
vième ciel n'est-il pas le plus beau? — Mais ils sont
aussi pleins d'angoisse, étant uniques désormais et
irréparables. L'inquiétude les mord au cœur, comme
22 SHAKESPEARE.
un ver caché ùùw^ un fruit (r.uitomne. Leur lit est
une tente environnée de pièges et d'alarmes. L'homme
n'y dort, entre les bras de l'être adoré, que d'un som-
meil obsédé de fantômes, l'esprit agité, l'oreille aux
alertes. — Qui sait si demain, au réveil, il ne trouvera
pas sa place vide? De là l'ardeur profonde, la suscep-
tibilité frémissante, l'anxiété d'avare couvant son
trésor, qui caractérisent l'amour d'Othello. — « J'ai-
» merais mieux, » dit-il après les premiers soupçons,
» être un crapaud et vivre des vapeurs d'une prison,
» que d'abandonner un coin de la chose que j'aime à
» l'usage d'autrui. )> — Ailleurs, il exprime avec une
énergie déchirante le vide mortel que creuse en lui
l'amour arraché : — « Être chassé du sanctuaire où
» j'ai déposé mon cœur ! ... du sanctuaire où il me faut
» vivre, ou bien renoncer à la vie! De la fontaine où
1) coule mon courant, sans quoi il se dessèche. .., en
» être chassé ! ou ne pouvoir la garder que comme
» une citerne où des crapauds hideux s'accouplent
» et pullulent ! — 0 Patience, jeune chérubin aux
» lèvres roses, change de couleur à cette idée, et
» prends un visage sinistre comme l'enfer! »
Il y a donc deux hommes dans Othello, tranchés
par un contraste frappant. Voyez-le comparaissant
devant le sénat de Venise, qui lui demande compte
du rapt de Desdemona. Quelle grandeur d'âme ingé-
nue, quel loyal et naïf orgueil! Son plaidoyer rap-
OTHELLO. 23
pelle ce discours casqué, sermo galeatus, dont parle
un Ancien. Il y fait luire son épée et retentir son
armure.
«Son père m'aimait, il m'invitait souvent; il me ques-
tionnait sur l'histoire de ma vie... Je lui racontais mon
histoire entière, depuis les jours de mon enfance jusqu'au
moment où il m'invitait à parler. Je l'entretenais de chan-
ces désastreuses, d'aventures émouvantes sur terre et sur
mer; je disais comment j'avais échappé, de l'épaisseur d'un
cheveu, à une mort imminente, sur la brèche; comment
j'avais été pris par un insolent ennemi, et vendu comme
esclave ; comment je m'étais racheté, et quelles aventures
m'étaient arrivées en voyage. Alors j'avais à faire mention
d'antres vastes et de déserts arides, d'âpres fondrières, de
rochers et de montagnes dont les cimes touchent le ciel.
Puis, je parlais des cannibales qui s'entre- dévorent, des
anthropophages et des hommes qui ont la tête au-dessous
des épaules
» Pour écouter ces choses, Desdemona montrait une cu-
riosité sérieuse. Quand les affaires du ménage l'obligeaient
à se lever, elle les dépêchait toujours au plus vite, reve-
nait, et, de son oreille affamée, elle dévorait mes paroles...
-Mon histoire terminée, elle me donna, pour ma peine, un
monde de soupirs ; elle jura qu'en vérité cela était étrange,
plus qu'étrange, que c'était attendrissant, étonnamment
attendrissant. Elle eût voulu ne pas l'avoir entendu, mais
elle eût voulu aussi que le Ciel eût fait pour elle un pareil
homme. Elle me remercia, et me dit que si j'avais un ami
qui l'aimât, je n'avais qu'à lui apprendre à raconter mon
histoire, et que cela suffirait pour qu'il l'épousât. Sur cette
insinuation, je parlai. Elle m'aima pour les dangers que
j'avais courus, et moi je l'aimai pour la pitié qu'elle leur
donna.... Telle est la sorcellerie que j'ai employée. — Mais
voici ma dame qui vient ; qu'elle-même en dépose ! »
Desdemona s'avance vers le tribunal et, avec la
2* SHAKESPEARE.
chaste hardiesse du loyal amour, elle atteste et cou-
firme le récit du Maure. — Ici, sous l'habit de la
Vénitienne, apparaît un instant l'héroïque Anglaise,
la femme pour qui la Bible, qu'elle lit tous les jours,
se résume dans ce verset : « Tu quitteras ton père et
» ta mère pour suivre ton mari, » et qui le suit, en
effet, jusqu'au bout du monde, et qui lui dit avec
Ruth : (( Ton peuple est mon peuple, ton Dieu est
» mon Dieu ; là où tu mourras, je mourrai et je serai
» ensevelie. »
Le bon Brabantio paraît comique auprès de ce
couple si tendre et si fier. La volubilité triviale de
ses injures et de ses reproches contraste étrange-
ment avec le noble aveu de sa (ille et le fier langage
d'Othello. Il est de la race des Patriciens qui figurent
dans les tableaux de cérémonie de Gentile Bellini et
de Carpaccio : têtes positives et solides, plus carrées
encore que leurs bonnets, et que caractérise une
absence complète d'idéal. Dans la première scène,
lorsqu'il poursuit le Maure par les rues, escorté de
porte-flambeaux, une image bouffonne se présente
à l'esprit. On croit voir ce signor Pantalon que les
comédies fiabesques nous montrent traînant ses pan-
toufles turques sur les dalles de la place Saint-Marc
ù la recherche de sa fille ou de sa cassette.
Mais ce Géronte se transforme lorsqu'il plaide sa
cause devant le sénat. Son orgueil de Grawi^ Vénitien
OTHELLO. 23
se redresse de toute sa hauteur. Ce qui le choque dans
l'enlèvement de sa fille, c'est moins l'offense que la
mésalliance. En dépit des services rendus^, de l'éclat
du grade, de la gloire acquise, le Maure n'est pour
lui qu'un aventurier stipendié, de couleur musulmane
et de race douteuse, aussi indigne de prétendre à la
couche d'une noble Vénitienne, que le nègre, qui sert
au banquet des Noces de Cana de Paul Véronèse, le
serait de s'asseoir à table, parmi les Illustrissimes et
les Magnifiques. La magie seule lui semble capable
d'avoir suscité ce bizarre amour.
« Une jeune fille toujours si modeste, d'un caractère
si doux, si paisible, que, lorsqu'elle remuait, elle en rougis-
sait, aller, en dépit de la nature, des années, de la nation,
de la fortune, de tout, tomber amoureuse d'un être qu'elle
avait peur de regarder! 11 n'y a qu'un jugement difforme et
très imparfait pour déclarer que la perfection peut faillir
ainsi ; il faut forcément conclure, pour expliquer cela, à
l'emploi des maléfices infernaux. J'affirme donc, encore une
fois, que c'est à l'aide de mixtures toutes-puissantes sur le
sang, ou de quelque philtre enchanté, que le Maure a agi
sur elle. »
Ce père, en somme, a raison dans sa répugnance
et dans sa colère. La différence des âges et des races
l'effraie justement. Il semble prévoir les périls que
recèle une union faite de contrastes. L'Oriental, pour
l'Européen, reste toujours un danger autant qu'une
énigme. Il échappe au raisonnement et à la logique ;
les sensations le gouvernent et se succèdent dans son
26 SHAKESPEARE.
cerveau, en s'anéantissant l'une par l'autre, avec une
rapidité inquiétante. Il passe, d'un bond, de l'ado-
ration à la haine, de l'abandon à la défiance, de la
caresse au poignard. Sa tête sombre n'est pas éclairée
par une lumière fixe, mais par des éclairs. Brabantio
se montre donc sage et prudent, en redoutant, comme
v.ne nuée d'orage, la nuit empreinte sur le visage
d'Othello. Slius l'enveloppe superbe qui le cache, le
lion de Saint-Marc a flairé le tigre, et il s'en écarte
avec répulsion.
Lorsque le Doge a légitimé l'enlèvement d'Othello,
la douleur du père lui rend une gravité pathétique.
On ne rit plus de ses plaintes, la malédiction y gronde
sourdement.
M Plaise à Votre Grâce de passer aux affaires d'État. J'au
rais mieux fait d'adopter un enfant, que d'engendrer ça. Ap-
proche, Maure; je te donne ici de tout mon cœur ce que
je t'aurais, si tu ne le possédais déjà, refusé de tout mon
cœur.» — A Besdémona. — «Grâce à toi, mon bijou, je suis
heureux dans l'âme de n'avoir pas d'autres enfants ^ carton
escapade m'apprendrait à devenir tyran et à leur pendre des
entraves au cou. — J'ai fini, monseigneur! »
Un mot terrible lui échappe, flèche mortelle lan-
cée au hasard , qui , cette fois , manque son but
et tombe inaperçue aux pieds de celui qu'elle vise,
mais que lago ramasse soigneusement, et dont plus
tard il percera le cœur d'Othello. — « Veille sur
OTHELLO. 27
» elle, Maure ! Aie l'œil prompt à tout voir. Elle a
H trompé son père, elle peut te tromper î »
II
Quelle marine d'une splendide fraîcheur, que cette
plage de Chypre, pleine de peuple, de fanfares, d'ap-
pareil naval, où Desdémona débarque, après Othello !
Elle semble jaillir des vagues entr'ouvertes. Aux
acclamations qui la fêtent, on dirait une divinité des
eaux faisant son entrée dans l'île dédiée à son culte.
Le Maure l'accueille avec un amour enthousiaste; sa
parole s'exalte et s'enflamme. Il reprend, en touchant
le sol de l'Orient, l'emphase lyrique des hommes de
sa race ; il parle à Desdémona la langue ardente des
ghazels arabes :
« 0 ma belle guerrière 1... 0 joie de mon âme... ! Si après
les tempêtes viennent de pareils calmes, puissent les vents
souftler jusqu'à réveiller la mort!... Si le moment était
venu de mourir, ce serait maintenant le bonheur su-
prême. Car j'ai peur, tant la félicité de mon âme est ab-
solue, qu'il n'y ait pas une joie pareille à celle-ci, dans
l'avenir inconnu de ma destinée!... Je ne puis parler,
comme je voudrais, de mon bonheur; il m'étouffe, là.
C'est trop de joie. Rayon de miel! vous serez bien fêtée à
Chypre. »
C'est là un moment unique dans le drame ; le cou-
28 SHAKESPEARE.
pie (.'niacé n'apparaît qu'un instant à ce comble du
bonlieur, dans le rayonnement magnifique de la pas-
sion partagée. lago déjà rôde autour de lui. Le ser-
pent surprend Othello, comme Laocoon au bord de la
mer, sur les marches d'un joyeux autel.
lago est le plus noir scélérat que Shakespeare ait
peint. Il surpasse même Richard III, par la gratuité
de ses crimes. Richard III parjure et tue pour ré-
gner; lago trahit et perd par plaisir. Ses griefs ^ont
imaginaires; il se plaint de Cassio fait lieutenant à
son préjudice ; il soupçonne le Mauie « d'avoir
rempli dans son lit son office d'époux ». Mais ces va-
gues prétextes ne font que colorer ses manœuvres.
Au fond sa haine est désintéressée. Il y entre bien
de l'envie : ce bas officier sans talent enrage de vé-
géter dans les grades obscurs de l'armée ; sa médio-
crité native l'irrite et lui pèse. Ces natures stériles
sont parfois singulièrement redoutables. A défaut de
la sève, elles ont le poison. Comme les branches
mortes des magiciens du Pharaon, elles se chai)gtint
aussi facilement en reptiles. Mais ce qui fait l'origi-
nalité de lago, c'est l'antipathie du mal contre le
bien, du pessimisme contre le bonheur. «Je suis un
satiriqi e, » dit-il quelque part. Et ailleurs, à Desdé-
mona, qui lui demande ce qu'il écrirait d'elle s'il de-
vait faire son éloge : — - « 0 noble dame, ne me de-
» mandez pas de louer quelqu'un, car je ne suis rien
OTHELLO. 29
» quand je ne critique pas!» Ces deux mots-lù ouvrent
son ànie comme à deux battants. lago est, avant
tout, un contradicteur. I! se pose en ombre contre
toute lumière ; la beauté l'offusque, l'harmonie le
blesse, le bonheur l'irrite. Le monde se reflète de
travers dans ses yeux obliques ; il n'en voit que les
aspects souillés et les côtés ridicules; il le juge et le
critique comme un mauvais livre. La loyauté de
Cassio lui semble une imbécillité méprisable ; l'amour
(le Desdéniona pour le Maure l'égaie comme un ca-
jirice lascif et burlesque ; il traite de duperie la noble
confiance d'Othello : — « Le Maure est une nature
» franche et ouverte, qui croit les gens honnêtes parce
w qu'ils le paraissent ; il se laissera mener parle nez,
» aussi docilement qu'un âne. » — Jamais on ne sur-
prend en lui la chaleur d'une émotion, la lueur même
d'une colère. De la première à la dernière scène, il
garde cette gaieté glaciale et cynique que les légendes
prêtent au Diable opérant ses œuvres. Sa méchanceté
se complaît en elie-même ; il jouit, avec un amour-
propre d'artiste, de l'habileté de ses pièges, de la
subtilité de ses trames, et leur perfection est telle,
en effet, que l'intelligence s'y attache et s'y inté-»
resse.
Un trait diabolique du caractère de îago est en-
core le don qu'il a de tout avilir et de tout salir. Sa
poche à fiel est mêlée de fange ; partout oiî passe sa
30 SHAKESPEARE.
parole, elle laisse une trace de bave ou d'urdure.
Quand il réveille Brabantio, pour lui apprendre
qu'Othello vient d épouser sa fille, il parle de ce
mariage comme d'une saillie de jiaras : — « Vous
» aurez des neveux (|ui vous henniront à la face ; \ ous
») aurez des coursiers pour cousins, et des genêts pour
» parents. » — «Ma réputation ! ma réputation ! » s'é-
crie Cassio, désolé, lorsqu'il est surpris ivre par son
général, dans une rixe de corps-de-garde. Sur quoi
lago lui répond : a Fui d'honnête homme, à vos cris,
» je vous avais cru blessé quelque part ; c'est plus
» douloureux là que dans la réputation. » — Plus lard,
quand il accuse Desdémona d'adultère, il accentue
chacune de ses inventions d'un trait de caricature
crapuleuse. Il y a du stercoraire dans cet oiseau de
proie.
«Jthello n'est pas de force à soutenir l'assaut d'un
pareil démon. Sa naïveté généreuse le livre sans dé-
fense à ces maléfices. Dès la première attaque, il est
atteint et blessé à mort. — « Ha ! je n'aime pas cela ! »
chuchutte lago, en montrant au Maure Cassio qui
parle bas à Desdémona. Puis, un instant après : —
« Mon noble seigneur, est-ce que Michel Cassio,
» quand vous faisiez votre cour à Madame, était iu-
» struil de votre amour ?» — Il jette, comme au ha-
sard, ce mauvais grain, cette perfide parole ; mais
elle tombe dans une âme brûlante, terriblement prêle
OTHELLO. 31
à la recevoir. Elle y germe, elle y croît, elle s'y ra-
mifie avec la rapidité d'une végétation tropicale. On
voit grandir à vue d'œil le mancenillier.
L'inquiétude s'empare du Maure à ce premier mot.
Il presse lago de questions urgentes ; il le somme d'ar-
ticuler ce qu'il balbutie. lago multiplie ses suggestions
et ses réticences. Il s'avance, recule, insinue, se ré-
tracte encore. L'effet est terrible. On croit voir un
grand lion se débattant contre le serpent qui l'enroule
de ses nœuds glissants, le crible d'imperce-ptibies
piqûres et ne répond à ses clameurs que par de vagues
sifflements. Othello n'accuse pas encore, mais il
doute; il se rappelle son visage sombre, et les rides
qui le sillonnent : — « Peut-être, parce que je suis
)) noir, ou bien parce que je m'incline vers la vallée
0 des années?.. » Il lutte cependant, il résiste encore,
avec des craquements de chêne ébranlé : — « Si
» elle me trompe, oh ! c'est que le Ciel se moque de
» lui-même. Je ne veux pas le croire ! )>
D'une scène à l'autre, la jalousie l'a envahi tout
entier; elle bouleverse cette âme tout à l'heure ra-
dieuse et sereine, comme ces trombes de vent qui
changent subitement l'oasis en affreux désert. Il re-
paraît hagard et farouche, se parlant à lui-même,
comme dans un mauvais rêve : — « Ha ! ha ! fausse
» envers moi, envers moi ! » L'homme magnanime et
fort qu'il était naguère, n'existe déjà plus; c'est un
32 SHAKESPEARE.
spectre haineux et bourrelé qui revient. Mais, avant
de se vouer aux furies, il fait à son passé d'éclatants
adieux.
« Oh ! maintenant, pour toujours, adieu l'esprit tran-
quille! adieu le contentement! adieu les troupes empana-
chées, et les grandes guerres qui font de l'amljilion une
vertu ! Oh! adieu, adieu, le coursier qui hennit, et la stri-
dente trompette ! Adieu la bannière royale, et toute la
beauté, l'orgueil, la pompe et l'attirail de la guerre glo-
rieuse! adieu ! La tache d'Othello est finie. »
Un éclair passe devant ses yeux, au moment où il
s'enfonce dans sa sombre voie ; il entrevoit, à la
flamme rapide de cet éclair, la trahison d'Iago. Le
lion pose sa griffe sur le reptile, il va l'écraser!
« Misérable! tu me prouveras que ma bien-aimée est une
catin! N'y manque pas! n'y manque pas ! donne-m'en la
preuve oculaire, ou, par le prix de l'âme immortelle de
l'homme, il aurait mieux valu pour toi ôlre né chien, que
d'avoir à répondre à ma colère éveillée! »
3Iais il retombe bientôt dans l'aveuglement. Le
rêve adultère qu'Iago attribue à Cassio, le mouchoir
de Desdémona dont il dit l'avoir vu « s'essuyer la
barbe, » tournent en frénésie sa colère. L'obscénité
ironique avec laquelle lago peint ses calomnies l'exas-
père encore. A la noble jaousie qui dévore son âme,
se joint cette jalousie sensuelle qui broie des cantha-
rides dans son poison et s'attaque au sang révolté.
OTHELLO. 33
Quelle terreur dans les entrevues qui suivent, avec
Dostlémona! La jeune femme tient la promesse qu'elle
a donnée à Cassio disgracié, après la querelle de ta-
verne où lago l'a poussé. Elle vient intercéder pour
lui auprès d'Othello, et elle y met l'insistance pué-
rile, l'importunité caressante, la pétulance ingénue
qui lont d'elle le type de la femme-enfant. Chaque
prière la charge et l'accuse; toutes ses paroles re-
tournent contre elle et paraissent crier l'adultère.
Le Maure lui répond par de sinistres sarcasmes ; il a
emprunté à lago sa langue de vipère, pour railler
la pauvre femme qu'il devrait déjà traiter en vic-
time. Sa noble nature s'est déjà altérée à ce vil
contact. On dirait que lago lui a inoculé son méchant
esprit; on dirait qu'il s'est fait, entre le monstre et
lui, une transsubstantiation pareille à cet alliage que
raconte Dante, d'un homme et d'un scorpion fondus
ensemble au feu de l'Enfer.
lago le tient et ne le lâche plus; il l'aveugle d'hal-
lucinations infernales; il lui fait voir et toucher des
illusions que sa magie perfide fait resplendir d'évi-
dence. Après tant de colères, la rechute de rage
dons laquelle tombe Othello épouvante encore. C'est
rhomme physique animahsé par la passion; c'est
l'Africain livré au tempérament furieux de sa race.
Sa parole s'égare ; les cris et les sanglots s'y heurtent
confusément. On dirait la charge d'un cavalier arabe :
III. 3
34 SHAKESPEARE.
des éclairs, des hennissements, de l'écnnie, h ven-
tilation d'un sabre, un tourbillon embrasé.
« Qu'elle pourrisse ! qu'elle disparaisse ! qu'elle soit damnée,
dès celte nuit! Mon cœur est changé en pierre; je le frappe,
et il me blesse la main... Lui faire avouer, et lui mettre la
corde au cou?... Non. D'abord lui mettre la corde au cou, et
puis lui faire avouer... J'en frissonne. Ce ne sont pas des
paroles qui m'agitent comme cela I Pish ! Leurs nez, leurs
oreilles, leurs lèvres... Est-ce possible qu'il avoue? — Le
mouchoir! — 0 démon ! »
Et il tombe, pris de convulsions, ivre-mort de bile
et de fiel.
Quand il se relève, c'est pour accabler Desdémona
d'horribles injures. L'homme de l'Orient se retrouve
dans ces invectives effrénées ; elles rappellent les vo-
ciférations des prophètes. Puis, une étrange pitié le
saisit ; il pleure sur celle qu'il a condamnée et qui va
mourir ; il exhale, entre deux clameurs, ce soupir
mélancohque, digne de la harpe du psalmiste : —
" Fleur sauvage si adorablement belle, si délicieu-
» sèment odorante, que les sens sont enivrés de toi !
» Je voudrais que tu ne fusses jamais née ! »
Le drame épuisé s'apaise un instant. Quelle scène
que colle de Desdémona se mettant au lit pour mou-
rir! Elle intervient entre ce jour orageux et sa nuit
néfaste, comme un triste et ravissant crépuscule. La
douce enfant n'a rien compris aux violences qui l'ont
assaillie. Elle ne sait si elle a rêvé ou si elle a vécu
OTHELLO. 35
cette journée funeste. Elle s'accuse, à tout hasard,
ne sachant comment justifier son seigneur.
« Il était juste que je fusse traitée ainsi, très juste. Com-
ment me suis-je conduite de façon à lui inspirer le plus petit
soupçon d'un si grand crime?»
Mais ses nerfs sont brisés, son cœur est navré : les
pressentiments de la mort prochaine bercent plutôt
qu'ils n'agitent son esprit malade. Elle commande à
Ëmilia de mettre à son lit le drap nuptial ; sa toilette de
nuit ressemble à la parure d'une victime .Elle se résigne ,
elle s'attend à tout. La Chanson du Saule voltige sur
ses lèvres; la bonne Émiha l'interrompt par un doux
babil. Elle veut distraire sa maîtresse, elle l'amuse,
par des plaisanteries et des commérages. On entend
ces jeunes voix de femme résonner dans la chambre
déjà funèbre. Çà et là, des pauses, des silences, et la
Chanson du Saule qui reprend, comme un oiseau
de mauvais présage, qu'on a chassé tout à l'heure,
et qui s'obstine à rentrer. Puis, Émilia qui jase en-
core, qui trouve que « ce Ludovico est un très bel
homme », et qui connaît une dame, à Venise, « qui
» serait allée, pieds nus, en Palestine, pour un attou-
» chement de sa lèvre inférieure. » — Silence! Le
sommeil vient, précédant de si peu sa sœur... Des-
démona n'écoute déjà plus sa suivante; elle l'inter-
rompt d'une voix affaiblie : «Bonsoir, bonne nuit...»
Elle est endormie.
36 SHAKESPEARE.
On a tout dit sur la scène finale. C'est l'idéal du
trai:i(jiie : la solennité s'y mêle à l'elTroi, la volupté
à riiorreur. Othello est calme, lorsqu'il entre dans la
chambre de Desdémona. L'époux furieux a fait place
au justicier qui vient exécuter sa sentence. Il pen-
che sa lampe sur le lit froissé, oij la jeune femme
dort, pâle et défaite, dans ses cheveux blonds. L'a-
mour qu'exhale ce beau corps, parfumé comme une
Heur nocturne, l'enivre un instant. Le sommeil lui
livre la femme qu'il croit coupable, dans cet état
d'innocence que recouvrent les êtres dont l'âme est
absente : le sommeil est une chasteté. Il jouit à la
hâte de cette courte trêve, il couvre de baisers la
beauté qu'il va sacrifier ; il respire cette rose « sur
son buisson ».
« 0 souffle embaumé qui persuaderait presque à la jus-
tice de briser son glaive ! — Encore un ! encore un ! — Sois
ainsi quand tu seras morte ; et je vais te tuer, et je t'ai-
merai après, — Encore un, et c'est le dernier. Jamais
baiser si doux ne fut si fatal. II faut que je pleure, mais ce
sont des larmes cruelles. Celte douleur-là tient du Ciel, elle
frappe qui elle aime. »
Desdémona se réveille; il entend sa voix, le charme
est rompu. — « Avez-vous prié ce soir, Desdé-
» mena? » Et l'exécution commence, atroce, outra-
geante. Le sang irrite la furie des fauves, les larmes
de Desdémona exaspèrent la rage d'ÛLheilo. — « Fi
OTHELLO. 37
» donc, proslituée! lu pleures devant ma face!... A
» bas, prostituée! »
La Vérité entre dans la chambre presque aussi
vite que la Mort. Les faits parlent, les calomnies se
dissipent, la trahison se démasque, l'innocence de
Desdémona surgit éclatante, près du lit funèbre.
L'exaltation de la pitié emporte au sublime la faible
Émilia ; il faut bien croire ce témoin qui se fait tuer
pour justifier sa maîtresse. Othello fuit et se débat,
un instant, devant ces lueurs qui, de tous les points,
se rejoignent. Puis, lorsque la lumière est faite,
une stupeur tragique le consterne ; toutes ses vertus
se retirent de lui ; il constate et il proclame sa dé-
chéance intérieure :
« Je ne suis môme plus vaillant, carie premier marmouset
venu peut m'enlever mon épée. Mais de quel droit l'hon-
neur survivrait-il à l'honnêteté ? Qu'ils s'en aillent de com-
pagnie! Vous reculez d'effroi?... Crainte superflue. Voici la
fin de mon voyage, ma dernière étape, la dernière relâche de
ma dernière voile. Menacez seulement d'un roseau la poi-
trine d'Othello, et il reculera. Où donc Othello pourrait-il
aller? — Ah ! quelle mine tu as maintenant, fille de mau-
vaise étoile! Pâle comme ta chemise! Quand nous nous
rencontrerons au jour du Jugement, ton apparition préci-
pitera mon âme du Ciel, et les démons l'attraperont. —
Froide, froide, ma fille ! froide comme ta chasteté ! »
Son désespoir est calme, parce que l'incertitude
a cessé; il sait maintenant ce qui lui reste à faire, il
n'appartient plus à ce monde, il le regarde d'un
38 SHAKESI'tARE.
autre rivage, il en parle déjà avec un accent étranger.
La vued'Iago ne lui inspire que de froids mépris. De
tous les sentiments violents qui ont ravagé et brûlé
son âme, il ne lui reste qu'im immense amour, une
sombre liorreur de lui-même, et la juste impatience
de s'échapper de la vie.
tt Doucement, vous autres ! un mot ou doux, avant que
vous parliez. J'ai rendu à l'État quelques services, on le sait.
Assez là-dessus ! Je vous en prie, dans vos lettres, quand vous
raconterez ces faits lamentables, parlez de moi tel que je
suis. N'atténuez rien, mais n'aggravez rien. Alors vous aurez
à parler d'un homme qui a aimé sans sagesse, mais qui n'a
que trop aimé; d'un homme peu accessible à la jalousie,
mais qui, une fois travaillé par elle, a été entraîné jusqu'au
bout ; d'un homme dont la main, comme celle du vil In-
dien, rejeta une perle plus précieuse que toute sa tribu...
Racontez cela, et dites encore qu'une fois, dans Alep, voyant
un Turc, un mécréant en turban battre un Vénitien et in-
sulter l'État, je saisis ce chien circoncis à la gorge et je le
frappai... ainsi! »
Et, se perçant de son poignard, il va rendre son
âme indignée sur les lèvres froides de Desdémona.
CHAPITRE III
LE MARCHAND DE VENISE.
I. — Le Juif au moyen âge. — L'argent.
IL — Le drame. — Shylock. — Les femmes juives au moyen âge.
— Jessica et Portia.
I
Le Shylock de Shakespeare n'est point seulement
un homme, c'est une race ; c'est le Juif tel que le
moyen âge l'avait fait, méchant par rancune des op-
probres dont il l'accablait, usurier parce qu'il le
chassait de tous les autres métiers, Tépouvantail et
le souffre-douleur de la chrétienté, le Veau dor
émissaire des pestes et des famines, un damné vivant
enfermé dans la cité dolente du Ghetto, L'ÉgUso le
maudit, la royauté le dépouille, la ville le séquestre,
la loi le coiffe d'un bonnet jaune et le marque d'une
rouelle à l'épaule, la rue le hue et le lapide quand il
passe. — Écoutez-le vomir, par la bouche amère
de Shylock, les avanies dont il est repu :
« Seigneur Antonio, » dit-il au marchand de Venise
40 SHAKESPEARE.
qui traitait avec lui d'un emprunt de trois mille ducats:
» Souvent, au Rialto, vous m'avez honni à propos de mon
argent et de mes usances. Je n'y ai jamais répondu qu'en
haussant paliemmentlcs épaules, car l'endurance cstlec.irac-
tèredistinctif de noire nation. Vous m'avez appelé mécréant,
chien de coupe-gorge, et vous avez craché sur ma casaque de
iuif;ettoutcelaparceque j'use àmon gréde mon proprebien.
» Fort bien ! Maintenant il paraît que vous avez besoin de
mon aide. En avant donc; vous venez à moi, et vous médites:
« Shylock,nous voudrions de l'argent. » Voilà ce que vous me
dites, vous qui avez expectoré votre rhume sur ma barbe, qui
m'avezrepoussé dupied, comme vous eussiezchassé unlimier
étranger venu sur votre seuil. C'est de l'argent que vou? de-
mandez? Je devrais vous répondre... dites, ne devrais-je pas
vous répondre : « Un chien a-t-il de l'argent? Est-il possible
» qu'un limier proie trois mille ducats?» Ou bien dois-je vous
saluer profondément, et, dans l'attitude d'un esclave, vous
dire d'une voix basse et timide: « Mon bon monsieur, vous
» avez craché sur moi, mercredi dernier ; vous m'avez donné
•> des coups de pied, tel jour; une autre fois, vous m'avez
» appelé chien; et, pour toutes ces courtoisies, je vais yous
• prêter tant d'argent. »
A quoi Antonio lui répond en récidivant ses ou-
trages :
— « Il est probable que je t'appellerai encore des mômes
noms, que je cracherai encore sur toi ; que je te repousserai
encore du pied. Si tu veux, prête cet argent; prête-le, non pas
comme à un ami. — Car a-t-on jamais vu que l'amitié lit
exigé d'un ami qu'il ferait faire des petits à un stérile mor-
ceau de métal? — Considère-le plutôt, ce prêt, comme fait
à un ennemi. S'il manque à l'engagement, tu auras meil-
leure figure à exiger contre lui la pénalité ! »
On comprend, après ce dialogue qui crache l'in-
jure et le fiel, le pacte par lequel Shylock vend à
LE MARCHAND DE VENISE. 41
Antonio son or, au prix d'une livre de sa chair « prise
à l'endroit du cœur », s'il ne le lui rend pas à jour
fixe. L'antagonisme du juif et du chrétien, au moyen
âge, se résume dans cette tragique parabole qui cou-
rait les contes et les légendes populaires, avant que
Shakespearel'eût immortalisée dans son drame. — Le
chrétien foule aux pieds le juif, comme un ver de terre ;
le ver se redresse sous le pied qui l'écrase : il pique son
ennemi à la bourse, le seul défaut de l'armure de lois
et de privilèges qui le cuirassait ; et, par là, il lui soutire
sa fortune, son honneur, sa vie, le sang de ses veines.
Le moyen âge méprisait les œuvres, sinon les
pompes de l'argent. Il dépensait beaucoup en dé-
daignant d'acquérir. L'industrie, la spéculation, le
commerce, tout cela était pour lui besogne ser-
vile, grimoire équivoque. Le juif, presque seul,
avait le secret de l'or dans cet âge de fer. Il avait
inventé la lettre de change, cette algèbre de la ri-
chesse ; il possédait les clefs ^es mystérieux bazars
de l'Orient. Le Ghetto, dressant sa masse noire, au
miheu delà cité, était pareil à cette montagne d'aimant
des Mille et une Nuits, qui attire à elle les ferrures
de tous les vaisseaux épars su» la mer. Les pistoles
et les deniers de la ville y filtraient par d'invisibles
conduits. Tôt ou tard, ce fier duc, ce haut baron, ce
burgrave empanaché et superbe, qui aurait fait laver
son chenil si un juif y était entré, avait besoin d'argent
42 SHAKESPEARE.
])Our payer une rançon ou lever un ban. Alors il fallait
bien passer par la porte caudine de la juiverie.
Il y entrait à la nuit tombante, il frappait à la
porte d'Isaac ou de Nathaniel. Un vieillard, portant
une lampe d'or, venait lui ouvrir. Ce n'était plus le
paria sordide, qui, le jour, s'en allait par les rues,
tète basse, l'œil oblique, et rasant le mur. Le turban
des palriarclies ceignait son front chauve, la robe
flottante de l'Orient lui donnait l'air d'un prêtre ou
d'un juge. La maison resplendissait des vases et des
étoffes de l'Asie. Elle exhalait le parfum que rap-
portent les navires chargés des denrées de l'Inde.
Derrière un rideau bariolé, apparaissait une tête de
vierge, au nez aquihn, aux yeux de diamant. C'était
la fille du logis, qui, curieusement, épiait l'étranger.
Le juif et le chrétien, assis côte à côte, discutaient
le prêt en question, aux lueurs d'un flambeau à sept
branches, image du Chandelier biblique. Et le fief
seigneurial, avec ses champs, ses villages, ses étangs
fertiles et ses forêts giboyeuses, venait s'engloutir
lambeau par lambeau, dans le coffre d'où l'Hébreu
tirait le sac de l'emprunt.
Il
Le Shylock de Shakespeare est féroce, mais il n'est
LE MARCHAND DE VENISE. 43
poinl vil. Sous sa peau coriace d'usurier bat un
cœur saturé d'amertume et gonflé de haine. 11 person-
nifie les misères et les rancunes d'Israël ; il incarne
en lui les rages et les ignominies du Ghetto. Toutes
ses voix aigres et rauques semblent s'entre-choquer
dans sa bouche. On croit l'entendre : il parle de la
■gorge, avec un âpre accent hébraïque ; il mâche l'in-
jure, comme pour l'empoisonner. Le schofca\ ce
cornet à bouquin dont les rabbins sonnaient pour
excommunier les impies, ne rendait pas des sons
plus stridents. Shylock aime l'argent, sans doute,
âprement et furieusement; l'argent est son idole, si
Adonaï est son Dieu. Mais il lui préfère encore sa
vengeance.
Pour dix mille ducats qu'on lui offre, au lieu
des trois mille qu'Antonio lui doit, s'il veut re-
noncer à l'affreux contrat, il ne cède pas son mor-
ceau de curée chrétienne. — « Bah ! » lui dit
Salarino. « Je suis sûr que si Antonio n'est pas en
» règle, tu ne prendras pas sa chair. A quoi te serait-
» elle bonne? » Et Shylock réphque, en ricanant dans
sa barbe fourchue: «A amorcer les poissons. Elle re-
» paîtra ma vengeance, si ehe ne peut servira rien de
» mieux. ^) — Plus tard, quand le Doge lui fait la même
objection, il répond avec sa férocité goguenarde:
« Vous me demandez pourquoi j'aime mieux prendre une
iivre de charogne, que recevoir trois mille ducats. A cela
i'k SnAKESPEARE.
je ne répondrai pas autrement qu'en disant que telle est
mon humeur. La réponse vous paraît-elle bonne? Si un rat
trouble ma maison, et qu'il me plaise de donner dix mille
ducats pour le faire empoisonner, qu'a-t-on à dire à cela?
Voyons, est-ce là encore une bonne réponse?... Je ne peux
donner d'autre raison, et je n'en veux donner d'autre que
celle-ci : J'ai pour Antonio une haine fixe, une aversion ab-
solue, qui me poussent à lui intenter un procès ruineux
pour moi. Ètes-vous satisfaits? »
Ceci dit, il repasse sur le cuir de sa chaussure
le couteau qui va dépecer ce « royal morceau »,
avec le sang-froid d'un prêtre biblique s'apprêtant
à égorger un roi Moabite sur l'autel.
Pour expliquer l'entêtement de sa haine, Shake-
speare a donné encore à Shylock un autre grief. Il
a une fille qu'il couve comme un trésor caché, qu'il
a élevée dans l'horreur de la chrétienté. Il l'enferme
soigneusement au logis, il veut que son lys de Saron
fleurisse chastement dans la soHlude. Il l'écarté des
pompes et des joies du carnaval vénitien, comme,
aux temps antiques, il lui aurait défendu d'aller se
mêler, sur les hauts lieux, aux chants et aux danses
des adorateurs d'Astarté :
— a Écoutez-moi bien, Jessica : verrouillez mes portes, et,
lorsque vous entendrez le tambour ou le piaulement ridicule
du fifre au cou tors, ne grimpez pas aux fenêtres, et n'al-
longez pas votre tôte sur la voie publique pour regarder
des paillasses chrétiens avec des masques vernis ; mais, au
contraire, bouchez les oreilles de ma maison, je veux dire
les fenêtres. Que le bruit de la vaine extravagance n'entre
pas dans mon austère demeure. »
LE MARCHAND DE VENISE. 45
Mais Jessica s'ennuie dans ce logis morne, qui
tient de l'arche sainte et du coffre-fort. Le tambour
l'attire, le fifre l'affole ; et, une belle nuit, elle s'enfuit
avec le jeune « paillasse chrétien », dont elle s'est
éprise. Le désespoir du père est horrible, et le poète
le fait énergiquement ressortir. Il ne craint pas de
donner un cœur à son monstre, il fait pleurer de
vraies larmes à son crocodile. Les traits comiques
qu'il mêle à sa douleur ne parviennent pas à l'avilir;
ce sont les grimaces d'un violent sanglot. On le voit,
par le récit de Salarino, courir les rues, en poussant
des cris de détresse. De ce monstrueux veau d'or
sortent des gémissements plus navrants que ceux qui
s'échappaient du taureau d'airain des tyrans antiques
plein de tortures et d''agonies. « Ma fdle!... 0 mes
» ducats ! . . . Enfuie avec un chrétien ! ... Oh ! mes du-
» cats... chrétiens! Justice! La loi!... Mes ducats et
M malille! Jessica, mon enfant!... »
On voit les gamins de Venise courir sus à ce loup
qui a perdu son petit, et contrefaire ses hurlements
paternels, avec leurs jappements de roquets. — Un
instant après, Shylock rencontre les complices de l'en-
lèvement de sa Jessica. Il les interroge anxieusement:
ils lui répondent par des persiflages et par des huées.
— « Vous avez su mieux que personne la fuite de ma fille. »
— « Cela est certain ; pour ma part, je connais le tailleur qui
3 confectionné les ailes avec lesquelles elle s'est envolée. »
46 SHAKESPEARE.
Et Shylock, pour sa part, savait que l'oiseau avait
des plumes, et que c'est la nature des oiseaux de
quitter leur nid, quand ils ont des plumes.
— « Elle sera damnée pour cela !» — « Cela est certain,
si le diable est son juge. » — « Ma chair et mon sang se
révolter ainsi !» — « Fi! fil vieille charogne ! Comment!
cela se révolte à ton âge? » — « Je dis que ma fille est ma
chair et mon sang!... »
On comprend sa rage, après ces morsures, et son
acharnement à déchirer vive la proie ohriitienne
promise à ses griffes.
Mais, à ce moment même, Shakespeare touche du
charbon ardent cette bouche qui écume. Shylock se
redresse et grandit de toute la hauteur d'une race
qu'il incarne. Sa voix s'élève à l'accent d'un peuple
écrasé revendiquant son droit devant l'oppresseur :
«Je suis un juif! Est-ce qu'un juif n'a pas des yeux?
Est-ce qu'un juif n'a pas des mains, des organes, des pro-
portions, des sens, désaffections, des passions? Est-ce qu'il
n'est pas nourri des mêmes aliments, blessé par les mômes
armes, sujet aux mêmes maladies, guéri par les mômes
remèdes, échauffe et refroidi par le môme été et par le
même hiver, qu'un chrétien ? Si vous nous piquez, i;e
saignons-nous pas? Si vous nous chatouillez, ne rions-nous
pas? Si vous nous empoisonnez, ne mourons-nous pas?
Et si vous nous outragez, ne nous vengeons-nous pas?
Si nous vous ressemblons en tout le reste, nous vous res-
semblerons aussi en cela : Quand un chrétien est outragé par
'in juif, où met-il son humilité? A se venger. — Quand un
juif est outragé par un chrétien, où doit-il, d'après l'exemple
LE MARCHAND DE VENISE. 47
chrétien, mettre sa patience? Eh bien, à se venger! — La
scélératesse que vous m'enseignez, je la mettrai en pratique,
et j'aurai du malheur si je ne surpasse pas mes maîtres. »
Qui n'admirerait ici la haute impartialité de
Shakespeare? Dans ce drame rempli des préjugés
de son temps, il prononce sur la race juive les
paroles de justice et de vérité qui lui rendront,
plus tard, sa part au droit, sa place au soleil. Tel ce
prophète amené sur une montagne, pour maudire les
tentes d'Israël, et qui, saisi de l'esprit des hautes
cimes, changea ses anathèmes en bénédictions :
— « Balak dit à Balaam : » Que fais-tu? Je t'ai amené
-' pour faire des imprécations contre mon ennemi, et
» voilà que tu l'as béni. » — Il répondit : « Ne dois-je
» pas dire ce que Dieu me met dans la bouche? »
Le moyen âge, si farouche aux juifs, s'attendrissait
pour les juives. Les contes du temps sont remplis
d'esclandres hébraïques et de juiveries amoureuses.
Entre elles et les chrétiens, l'abîme était bien moins
large ; l'amour était là d'ailleurs pour le franchir
d'un coup d'aile. Aussi, Shakespeare a-t-il donné pour
fille au vieux Shylock celte belle Jessica, si vive et si
fûUe, qui s'enfuit, déguisée en garçon, avec Lorenzo,
en emportant la cassette et les bijoux de son père.
Elle précède son amant en portant un flambeau, et
l'on dirait alors Cupidoii secouant sa torche devant le
48 SnAKESPEAKE.
captif, qu'il emmène chargé de ses douces chaînes.
Jessica a respièglerie du page dont elle a pris le
costume, et la volupté de la Sulamite transportée
dans les jardins du Décaméron.
Le poète nous prévient que, « fdle de Shylock par
le sang, elle ne l'est pas par le caractère» . Jessica n'a,
en effet, aucun des traitsdesarace. En tout cas, ce n'est
point de Sara ni de Rachel qu'elle descend, mais de
cette Ohola d'Ezéchiel, qui regardait, avec convoitise,
les beaux cavaliers d'Aschour et les jeunes pachas
assyriens « peints en rouge sur la muraille » . Pour
elle, c'est un jeune galant Vénitien, et qu'on peut sup-
poser aussi vêtu de pourpre, selon la mode somptueuse
de l'époque, qui a séduit son cœur frivole. La fille
juive est étroitement unie à sa famille, et dévouée aux
siens ; Jessica, à cet endroit-là, n'a ni cœur ni âme.
Elle quitte la maison paternelle, comme l'oiseau prend
sa volée d'une cage ouverte ; elle la pille et la dévalise
sans scrupule. — « Tenez, » dit-elle, de sa fenêtre,
à Lorenzo qui l'attend au bas : — « attrapez celte
» cassette, elle en vaut la peine. » — Puis, au moment
de partir : — "Je vais fermer les portes, me dorer "
» encore de quelques ducats, et je suis à vous. » Elle
abjureJéhovah, aussi lestement qu'elle renie Shylock.
La religion de son amant devient aussitôt la sienne.
A peine enlevée, elle est convertie. Elle court au bap-
tistère, du même élan voluptueux dont les nymphes
LE MARCHAND DE VENISE. 49
(les tableaux galants du dix-huitième siècle, lascive-
ment enlacées à leurs ravisseurs, se précipitent vers
la « Fontaine d'Amour ». C'est une Rosine juive, qui
traite son père en tuteur morose, et livrerait au
rasoir d'un Figaro de Venise toutes les barbes dr
Sanhédrin. J'ai beau chercher, je ne trouve en elle
qu'un signe de race presque imperceptible. — « Fi-
» gurez-vous, )> — dit à Shylock un de ses compères
qui revient de Gênes, et lui raconte les esclandres de
Jessica, — « figurez-vous qu'un joaillier m'a montré
» une bague qu'il avait eue de votre fille, pour un
» singe. » — «Ah! malheureuse !» — s'écrie l'usurier.
« — Tu me tortures, Tubal ! C'était ma turquoise ; je
» l'avais eue de Lia, lorsque j'étais garçon : je ne
» l'aurais pas donnée pour une forêt pleine de singes ! »
A cette fantaisie de sultane, on reconnaît la fille de
l'Orient sous la juive naturahsée itahenne. C'est une
touche de he?iné sur une tête du Giorgione, un grelot
d'aimée qui tinte au collier de sequins d'une ragazza
de Venise. — Il me semble voir Jessica se pavaner
par les rues de Gênes, dans une toilette de reine de
Saba. Le singe à la turquoise trottine derrière elle,
épluchant d'une patte une orange, et tenant de l'autre
la queue de sa robe.
Deux parties, tranchées comme des contrastes,
divisent le Marchand de Venise. D'un côté, un drame
m. 4
50 SHAKESPEARE.
(l'usure et de boucherie, de litige et d'exécration;
de l'autre, une comédie, légère comme le caprice et
merveilleuse comme le rêve où tout est musique et
amour. Shylock assombrit les scènes où il apparaît ;
il y apporte l'atmosphère d'ombres enfumées et de
rayons jaunes, dont Rembrandt enveloppe ses rabbins
soucieux, plongés dans l'inventaire d'un registre ou
dans la lecture du Talmud. Vis-à-vis de lui, se dresse
la jeune et splendide Portia, belle comme une patri-
cienne duTitien, dans son château deBelmont, qui a
la magie du palais des Noces de Cana. D'une scène
à l'autre, on passe de ces ténèbres dans cette lumière,
de ces sombres coins de rue où Shylock grince des
dents et complote, à cette villégiature délicieuse
toute remplie du chant des virtuoses et du dialogue
des amants. Portia règne, comme la Venise triom-
phante de Paul Véronèse, dans cette sphère lumineuse
d'où la réalité est bannie. Sa beauté éblouit le monde,
qui lui envoie des amb<assades de rois amoureux.
« Sa chevelure, couleur de soleil, retombe sur ses tempes
comme une toison d'or : ce qui fait de son château un golfe
de Colchide, oùune multitude de Jasons débarquent, avides
delà conquérir. Les quatre vents lui amènent, de chaque
rivage, des prétendants de renom. »
Un prince d'Aragon passe les Pyrénées pour
obtenir sa main. Un prince du Maroc arrive du fond
LE MARCHAND B^ VEr^ISE. 51
de l'Afrique pour l'adorer, pareil à un Roi Mage de
l'amour. Mais, par l'ordre de son père, Portia n'ap-
partiendra qu'à l'homme qui choisira, entre troi,
coffrets d'or, d'argent et de plomb, celui qui contient
son portrait. Les deux princes échouent dans l'é-
preuve, et le jeune Bassanio, l'amant de son choix,
devine seul heureusement l'énigme. Portia préside à
cette lutte de féerie, fière comme une reine de Cour
d'amour, spirituelle et gaie comme la Pampinea de
Boccace. Elle dit, quelque part, parlant d'un Comte
palatin, chagrin et morose, qui prétend aussi l'obte-
nir: «J'aimerais autant être mariée à une tête de
» mort, avec un os dans la bouche ! » Un rayonne-
ment de luxe et de haute vie l'environne; la bonté
s'épanouit sur ses lèvres, et la majesté réside sur son
front. La joie émane d'elle à la façon d'un parfum.
Félicité! Félicité! Cette inscription, qui court eu
arabesques de fête sur tous les murs de l'Alhambra,
pourrait aussi enguirlander son palais. On dirait une
ravissante incarnation de la Renaisoance. Elle mar-
che du pas volant des déesses ; sa parole est une
mélodie que la lyre semble accompagner ; sa con-
versation évoque, comme une incantation païenne,
les plus belles nuages de la mythologie. On sent
qu'elle vit au milieu des statues antiques et des fres-
ques qui représentent les amours des dieux. Elle a
des idées d'enchenteresse et de muse. C'est ainsi
52 SHAKESPEARE.
qu'elle dit, lorsque Bassanio va tenter l'épreuve des
colîrets :
« Que la musique résonne, pendant qu'il choisira! De
la sorte, s'il perd, il fera une fin de cygne et disparaîtra au
sein de l'harmonie. Il peut gagner, et alors, que sera la mu-
sique? Eh bien, la musiqueseralafanfare qui retentit quand
des sujets loyaux saluent un roi nouvellement couronné; ce
sera le doux son de l'aubade, qui se glisse dans l'oreille du
fiancé rôvant, et qui l'appelle au mariage. »
Cosl cette femme divine que Shakespeare prend
pour arbitre de l'odieux procès. Une fée de l'Arioste
descend de son château enchanté pour dénouer l'a-
troce chicane judaïque. Portia arrive, déguisée sous
une robe de docteur, pareille à celte belle fille sa-
vante qui enseignait le droit à Bologne, et se cou-
vrait d'un voile pendant ses leçons, pour ne pas éblouir
de ses yeux les élèves qu'elle suspendait à ses lèvres.
Elle se présente au tribunal, et Sliylock restant sourd
à ses adjurations de pitié, elle prononce sa sen-
tence :
« Tu as droit à une livre de la chair de ce marchand ; la
Loi te la donne et la Cour te l'adjuge. »
— « 0 juge très équitable, — s'écrie Shylock, —
combien tu es plus vieux que ne le dit ton visage!
Un Daniel est venu pour nous juger ; oui. un Da-
niel! » — Et il allonge déjà son couteau contre la
poitrine d'Antonio.
LE MARCHAND DE VENISE. 53
« Arrôle un instant! — poursuit Portia. — Il y a encore
quelque chose à dire. Ce billet ne t'accorde pas une goutte
de sang : les mots formels sont ceux-ci : Une livre de chair.
Prends donc ce que t'accorde ton billet, prends ta livre de
chair; mais, si, en la coupant, il t'arrive de répandre une
seule goutte de sang chrétien, tes terres et tes biens seront,
de par la loi de Venise, confisqués au profit de l'État...
Prépare-toi donc à couper la chair; ne verse pas de sang et
ne coupe ni plus ni moins, mais tout juste, une livre de
chair. Si tu en prends plus ou moins que la juste livre, si
tu augmentes ou diminues le prix convenu, ne fût-ce que
de la vingtième partie d'un seul pauvre grain; si môme la
balance incline de l'épaisseur d'un cheveu.... tu meurs ! »
L'équité des juges primitifs siégeant aux portes
de la ville, la sagesse du jeune Salomon assis sur
son trône, la justice naïvement subtile des califes
arabes, rendant leurs arrêts sous le figuier des ci-
ternes, revivent et parlent ainsi par cette bouche
charmante. Le jugement de la clémence se retourne
contre le talion judaïque, et ce serpent venimeux
est écrasé par le pied d'une femme, comme il est
écrit de l'autre serpent.
La cause jugée, Porlia rentre dans sa villa féeri-
que, au milieu d'un tendre triomphe. Le palais s'il-
lumine; une musique d'épithalame s'en exhale. Trois
couples d'amants promènent, sous les lauriers-roses,
au feu tremblant des étoiles, leurs taquineries
exquises et leurs rêveries enivrées. — « Paix, là-
bas ! y> dit Portia aux flûtes qui s'interrompent, aux
violes qui se taisent, « la lune sommeille avec Endy-
54 SHAKESPEAnE.
« niion et ne voudrait pas être réveillée. » — La
lune sommeille, en effet, non pas avec Entlymion,
mais sur le banc de gazon où Lorenzo et Jessica pré-
ludent à leur nuit nuptiale, en chantant, au sein de la
nuit sereine, les délices de l'amour et les magnifi-
cences du firmament.
« Comme la clarté delalune dort doucement sur ce banc!
Asseyons-nous ici; que les sons des instruments viennent
flotter à nos oreilles ! Le calme suave de la nuit convient
aux accents de l'aimable harmonie. Assieds-toi, Jessica ;
regarde comme ces disques d'or étincelant incrustent le
parquet du ciel. De tous les globes que tu contemples, il
n'en est pas un, jusqu'au plus petit, qui, dans son mouve-
ment, ne chante comme un ange, en perpétuel accord avec
les chérubins aux jeunes yeux. Une harmonie pareille existe
dans les âmes immortelles ; mais tant que cette argile pé-
rissable la comTe, nous ne pouvons l'entendre. »
Dénouement hardi et sublime : le chrétien Lorenzo
épouse la fille de Shylock. L'antagonisme des deux
races se réconcilie dans l'amour; la haine des pères
se fond dans le baiser des enfants.
CHAPITRE IV
RICHARD III
I. — Les drames historiques. — L'Angleterre après la conquête
normande .
II. —Richard III « génie du mal «. — Marguerite d'Anjou.
I
Les drames historiques de Shakespeare;, compre-
nant, du Roi Jean ii Henri VIII, plus de cinq siècles
du moyen âge, sont les annales les plus tragiques du
théâtre, et peut-être aussi de l'histoire. On sort,
l'imagination terrifiée, de cette forêt de catastrophes
et de crimes où le sang pleut, où les têtes tombent
comme les feuilles secouées par le vent d'automne.
Partout la trahison, la violence, la mort. Des guerres
pareilles à des chasses, des armées féroces comme
des meutes, des assassinats qui vont et qui viennent
cherchant leurs victimes, des curées de vengeance
et de cruauté. Et toujours, et sans trêve, à travers
ces bruits formidables, le marteau du bourreau de
56 SDAKESPEARE.
Londres qui frappe [sur les planches de l'échafaud,
avec le retentissement régulier de la cognée d'un
bûcheron abattant des chênes.
Par moments, celte sanglante forêt historique —
selva selvaggia — se remplit d'apparitions effrayan-
tes. Des vuix prophétiques s'élèvent pour maudire
et pour attester ; des fantômes de princes poignar-
dés et de rois sans têtes surgissent dans l'horrible
appareil de leur sépulture, et font retentir sur les
événements eu cours les clameurs de la prédiction
et de la menace. Le drame fait un moment silence
pour les écouter, la hache du supplice hésite et reste
suspendue en l'air sur le cou qu'elle allait trancher.
Puis, l'extermination recommence, la guerre civile
reprend à l'endroit entamé sa pâture fratricide ; le
sang se remet à ruisseler, le glaive à décoller, la
torture à tourner sa roue, et l'imagination, rejetée
dans les spirales de cet enfer terrestre, s'écrie,
comme le roi Lear, au tout-puissant génie qui l'en-
traîne : — «0 Dieu! ne me traîne pas plus longtemps
» à travers un monde si dur! »
C'était un monde bien dur, en effet, que la Grande-
Bretagne aux époques évoquées et ressuscitées par
Shakespeare. On dirait de loin une mêlée d'hommes
de proie s'enlretuant sur un âpre écueil. Le Moyen
Age, sombre partout, se fait sinistre en Angleterre.
Le roi y est presque toujours rapace et cruel ; la
RICHARD III. 57
féodalité tourne au brigandage ; l'Église prend l'as-
pect d'un collège de druides desservant un sanglant
dolmen ; la jurisprudence, tortueuse et féroce, res-
semble à ce monstre antique qui mangeait des
hommes au fond d'un labyrinthe. La guerre y est
plus barbare, la rébellion plus sauvage, la question
plus compliquée, l'échafaud plus lugubre : le sang y
jaillit plus noir que partout ailleurs.
A partir de la conquête, défile sur le trône une
lignée de princes haineux, dénaturés, farouches.
Guillaume le Conquérant rançonne le peuple vaincu,
avec l'âpreté d'un bandit détroussant et dépouillant
sa victime ; il fait crever les yeux de quiconque tue
sur ses domaines un sanglier ou un cerf : — « Car, »
— dit la Chronique saxonne, — «il aimait autant les
» bêtes fauves que s'il eût été leur père. » Son fils,
Guillaume le Roux, un Gargantua tragique, pressure
les os du peuple écorché par son père. « Il prit l'Angle-
» terre à la gorge,» — dit la même Chronique, — « et
» ne la laissa pas respirer. » Henri Beauclerc livre ses
petites-filles à un baron qui leur arrache les yeux et
le nez. Henri II, le meurtrier de saint Thomas de
Cantorbéry, avec son gros ventre et ses yeux bleus
injectés de sang, mordait ses pages, dans ses accès
de colère, et rongeait la paille qui couvrait le plan-
cher de sa chambre. Richard Cœur-de-Lion, si étran-
gement poétisé par les romans et par la légende,
58 SHAKESPEARE.
mange, en Palestine, de la cliair de Sarrasin rôtie et
salée. Jean-sans-Terre fait mourir de faim vingt-
trois otages en prison ; il extorque de Targent des
juifs en leur faisant casser les dents une à une. Son
juron familier était : Pe?' dentés Dei ! Par les dents de
Dieu! — Edouard II, en un jour, fait pendre et éven-
trer vingt-trois nobles. — « L'usage, dans notre fa-
» mille,» — disait Richard Cœur-de-Lion — «est que
)» les fils haïssent le père. Du diable nous venons,
» et nous retournons au diable. » De diabolo ve-
niantes et ad diabolum transeuntes. — Geoffroy, son
frère, disait aussi : — « Il est dans la destinée de
» notre race, que nous ne nous aimions pas entre
■» nous. C'est là notre héritage, et aucun de nous n'y
)' renoncera jamais. »
L'inceste et le parricide sont les traditions des rois
de cette dynastie. Leur histoire n'est qu'une tuerie
domestique. Le meurtre, pour ces êtres de sang et
de violence, semble être un besoin physique et
comme un appétit spécial développé par la fréquen-
tation des forêts où ils passent leur vie à la chasse.
Ce sont les Atrides du Nord ; des Atrides difformes,
quelquefois grotesques. Le crime grec garde tou-
jours un air de grandeur ; le sang qu'il verse est
beau comme la pourpre, on en teindrait le manteau
des rois. Ses victimes tombent, sous le glaive qui les
immole, dans les nobles attitudes des Niobidc»
RICHARD III. 59
percés par les flèches d'or d'Apollon. Le crime go-
thique est laid et trivial ; il dégrade le supplice, il
avilit et fait grimacer la mort. Oreste est entraîné
par la main de marbre de Némésis ; Richard III et le
roi Jean sont poussés par le pied de bouc de Satan.
En avançant dans cette sombre histoire, sans
sortir du cercle du trône, quelle mêlée de forfaits et
de trahisons! Quel tas de têtes et de couronnes tom-
bées du même coup ! — Edouard II est tué avec une
barre de fer rougie au feu par sa femme. Richard II
est assommé par la massue des assassins de Henri
de Lancastre. Henri YI est égorgé par Richard de
Glocester; son fils Edouard est abattu par le gantelet
de Clarence ; Clarence lui-même est noyé, par son
frère, dans un tonneau de Malvoisie, comme pour
fêter par ce supplice bachique les vendanges san-
glantes de la maison d'York.
A cette série de régicides ajoutez tout un « Mas-
sacre des innocents » de la couronne : Edouard, le
Martyr, tué à la chasse, comme un faon, au milieu
des bois; le prince Arthur immolé par le roi Jean,
sur la Seine, entre le ciel et l'eau ; les deux enfants
d'Edouard étouffés, comme deux oiseaux au nid, sous
l'oreiller fraternel.
Ajoutez encore des processions de lords et de sei-
gneurs, passant à la file cette « Porte des Traîtres »
de la tour de Londres, Traitors Gâte, que des pieds
60 SHAKESPEARE.
vivants ne repassaient guère ; des races vouées à l'é-
chafauil par droit de naissance, des princes dont la
décapitation était la mort naturelle, les maisons de
Buckingham, de Somerset, de Norfolk, de SulTulk, de
Norlhumberland, décimées, de génération en géné-
ration, par coupes régulières.
L'apaisement des guerres civiles de la Rose blan-
che et de la Rose rouge n'arrête pas celte barbarie
historique. Elle ne fait que quitter l'allure forcenée
de l'assassinat pour prendre les formes pédantes-
ques de la procédure. La loi saxonne, « cette vieille
qui mâche un frein rouillé », comme dit Shakes-
peare, — The nistij curb of old father antic the
law, — tue selon les règles et bredouille en latin de
charnier ses arrêts de mort. Henri VIII, appuyé sur
elle, coupe les têtes de ses femmes avec le sabre du
Barbe-Bleue des légendes. Marie Tudor allume des
bûchers sur tout le royaume. Elisabeth martyrise
Marie Stuarl. D'échafaud en échafaud et de gibet en
gibet, cette montagne d'oblations reçoit pour cou-
ronnement le billot de Charles I".
La Tour de Londres était l'abattoir de ces héca-
tombes, le centre de gravité où venaient tomber
toutes les têtes vouées au glaive politique. Aujour-
d'hui encore, le noir édifice, avec ses voûtes basses,
ses donjons massifs, ses tombeaux tragiques et ses
pavés mal essuyés, épouvante l'imagination. On
RICHARD III. 61
croit voir cette tour d'Alep, que Tamerlan fit con-
struire avec soixante-dix mille crânes humains mêlés
à la brique. Dans la Tour Blanche, Whitc Tower, se
cache le grand ressort, instrumentum regni, de ces
temps atroces. C'est un billot à peine équarri, creusé
au milieu, et tailladé de grandes fentes de hache dans
toute sa longueur. La hache est là attachée au bloc
par une chaîne de fer. Une rouille rouge la mange
comme un ulcère, et gangrène lentement son fil.
Elle se repose, maintenant inerte, engourdie,
ivre-morte ; elle a bien gagné son repos. Ce tronc
fendu est le billot ; cette hache est le glaive de toutes
les grandes exécutions historiques. Sur cet âpre es-
cabeau, les plus nobles et les plus charmantes têtes
de l'Angleterre se sont tour à tour inchnées. Là se
courbèrent des fronts indomptés, là se ployèrent des
cous délicats qui durent trouver bien rude cet oreil-
ler de la dernière heure. Jane Grey, les yeux bandés,
y promena longtemps ses petites mains à tâtone;,
pour trouver la place, comme un enfant qui cherche
son berceau dans l'obscurité. AnnedeBouleyn, avant
d'y incliner sa nuque blonde, fit remarquer au bour-
reau qu'elle avait le cou très mince, et qu'il lui se-
rait facile de le trancher d'un seul coup. Que de
grandes et que de douces âmes cette hache furieuse
a lancées au ciel! On devrait enchâsser dans un au-
tel ce billot sacré, prie-Dieu des martyrs, marche-
C2 SHAKESPEARE.
pied des holocaustes, degré suprême qui a touché
tant de fois aux portes de l'Éternité.
Ces étonnantes tnij^^édies de riiistoire anglaise ont
eu la fortune d'échoir en partage au plus pathétique
des poètes. Toutes ces morts ont été chantées, tous
ces martyrs ont été bénis, toutes ces têtes coupées
ont reçu le baiser de Melpomène sur leurs lèvres.
Les neuf grands drames de Shakespeare composent
dans leur ensemble la véritable épopée de la Grande-
Bretagne. Nuus ne pouvons parcourir cette enfilade
de chroniques tragiques qui se déroulent à perte de
vue, et qui ressemblent, avec leur entassement d'ac-
tions et de personnages, à des tapisseries éclatantes,
agitées et entremêlées par un vent d'orage. Il en est
une qui les résume toutes, et dont le héros accu-
mule en lui les crimes et les horreurs de cinq siè-
cles. Richard III concentre tous les vices des tyrans
auxquels il succède : il est l'abrégé hideux de leurs
dynasties.
II
Le HicZ/ard 111 de Shakespeare offre l'idéal pervers
du Moyen Aye britannique. Imaginez Tartuffe à che-
val et bardé de fer. Jamais plus noir caractère ne
fat scruté plus à fond. Ce n'est pas le scalpel de l'a-
nalyste débrouillant le réseau des fibres, c'est une
RICnARD III. 63
épéo tordue comme celle de l'Archange, plongeant
au cœur de l'être et le décrivant en traits de feu au
dehors. Mêlez ensemble la tyrannie de Tibère, l'as-
tuce de Louis XI, la cruauté savante de César Borgia,
et vous aurez le Richard III de Shakespeare.
Mais l'image serait incomplète si l'on n'ajoutait pas
à cette tête monstrueuse un riresardonique. Richard
n'a pas seulement le génie du mal, il en a l'esprit.
Comme il a la bosse du bouffon, il en a la gaieté mé-
chante. Il s'amuse, avec un humour diabolique, des
crimes qu'il commet et des malheurs qu'il inflige aux
hommes. Sa difformité le naturalise parmi les êtres
étrangers à l'humanité. Il répudie la Nature qui a
contrefait son corps.
« Moi qui suis grossièrement taillé, et qui n'ai pas la
majeslé du séducteur pour me pavaner devant une nymphe
aux coquettes allures, mais qui suis écourté de la juste
proportion; moi à qui la Nature hypocrite a escroqué ses
traits; moi qu'elle a envoyé, avant le temps, dans le monde
des vivants, difforme, inachevé, tout au plus à moitié fini,
tellement estropié et contrefait que les chiens aboient quand
je m'arrête devant eux...! Eh bien! dans cette molle et
languissante époque de paix, je n'ai d'autre plaisir, pour
passer les heures, que d'épier mon ombre au soleil, et de
décrire ma propre difformité. Aussi, puisque je ne puis être
l'amant qui charmera ces temps beaux parleurs, je suis dé-
terminé à être le trouble-fête scélérat de ces jours frivoles! »
Ainsi Richard se retranche lui-même de l'espèce
humaine, pour s'adjuger le droit de la haïr et do
64 SHAKESPEARE.
l'exploiter. Avec la laideur des démons, il a leur
froide mécliancetc, leur inaptitude au remords et
leur humeur goguenarde. Il apparaît, dans tout le
drame, comme une créature diabolique; il semble
sorti, non du limon des enfants d'Adam, mais du bi-
tume de l'enfer. Sa devise est celle du Alilton : « Mal,
sois mon bien ! » Evil bee tow mi good !
Yoyez-le, dès la première scène, arpenter cette
rue plus funèbre qu'une route de cimetière, que tra-
versent des hommes enchaînés et des morts portés
dans leur bière. Il persifle de sa pitié hypocrite son
frère Clarence que ses calomnies envoient à la Tour.
Il arrête les obsèques du roi Henri VI, menées par
sa belle-fille lady Anne. Richard a tué le roi et son
fils Edouard, et il se propose à lui-même l'excentri-
que gageure de séduire la veuve de sa victime de-
vant le cercueil de son père. Il n'apporte aucun in-
térêt à ce jeu bizarre, rien que le plaisir gratuit de
faire sur le cœur de la femme une cruelle et sarcas-
tique expérience. Anne l'accueille d'abord avec la
rage d'une furie; elle lui crache à la face la malé-
diction et l'outrage. II essuie, sans sourciller, ce pre-
mier feu de colère ; puis il joue, avec une verve
tragi-comique, la comédie d'amour qu'il a préparée.
Les injures de la veuve irritée lui coupent à chaque
instant la parole; il reprend, sans dépit et sans im-
patience, son exercice de rhétorique expérimentale.
BIGHAIID III. 65
Par degré, la fureur s'apaise, le mépris décroît.
Anne accepte l'anneau de l'homme qu'elle exécrait
tout à l'heure. Aussi, de quelle explosion d'orgueil
Richard, resté seul, salue sa victoire ! C'est la joie
d'un artiste en perdition, venu à bout d'un tour de
force immoral.
« A-t-oii jamais séduit une femme de cette façon? Com-
ment! moi, qui ai tué son mari et son père, la prendre ainsi
au plus fort de son horreur, quand elle a la malédiction à
la bouche, les pleurs dans les yeux, et, néanmoins, l'obte-
nir! Tout un monde, pour rien ! Elle consent à abaisser ses
regards sur moi, sur moi qui, tout entier, ne vaux pas une
"ttioitié d'Edouard! Sur moi qui boite et qui suis difforme,
comme vous voyez ! — Je gagerais mon duché contre le de-
nier d'un mendiant, que je me suis mépris jusqu'ici sur ma
personne. J'ai eu beau en douter, sur ma vie ! elle a décou-
vert que je suis une personne merveilleusement agréable.
Je vais faire l'emplette d'un miroir et entretenir une ving-
taine ou deux de tailleurs, pour étudier les modes qui pare-
ront mon corps. »
Sa diabolique ironie ne se dément pas. Il reçoit,
en ricanant, les anathèmes fatidiques de la vieille
reine Marguerite. Il apprend, en plaisantant, au roi
Edouard, la mort de Clarence, dont des sbires à ses
gages ont devancé la grâce.
« Le pauvre homme! il est mort de votre premier ordre.
Celui-là, un Mercure ailé le portait : le contre-ordre était
porté par quelque cul-de-jatte, qui, trop lent, est arrivé
pour le voir enterrer. »
Tîf. K
68 SHAKESPEARE.
Cependant Edouard IV expire, et la personnalité
de Richard, délivrée des entraves qui la compri-
maient, se développe avec une meurtrière énergie
Autour de lui, l'air se corrompt et devient mortel.
On meurt de son amitié comme de sa haine, de ses
faveurs comme de ses griefs. Son avènement répand
par la ville la panique d'une épidémie qui approche.
Les passants se croisent dans la rue, en échangeant
à la hâte des présages sinistres. Les lords qui ont
offensé Richard se communiquent leurs rêves de
mauvais augure; ils sentent leur tête trembler sur
leurs épaules; on entend des galops de cavaliers
fuyant à toute bride.
Les fils d'Edouard font à Londres leur royale en-
trée, mais le sarcasme ambigu de Richard, chevau-
chant à côté du petit roi, donne à la fête le sens
d'une marche au supplice. Ses pièges s'ébranlent, ses
trappes s'ouvrent, l'heure est venue, le carnage com-
mence. On aperçoit, entre deux scènes, par une lu-
gubre échappée, les parents de la reine montant à
l'échafaud. Une sanguinaire boutade de Richard arra-
che le chancelier Haslings de la table du Conseil, et
le livre, séance tenante, au bourreau. — Richard s'a-
muse : il se fait offrir la couronne, par des badauds
ameutés; paraît, à leurs cris, un missel sous le bras,
entre deux évoques, avance la main pour la prendre,
la retire, tâtc le manteau royal, comme Tartuffe
RICHARD III. 67
chiffonne le jupon d'Elmire, et s'en affuble enfin
comme d'un froc de pénitent, avec des contritions
et des simagrées hypocrites.
Mais les enfants d'Edouard vivent encore : leur
tour est venu. Il commande les deux meurtres à
Buckingham, son complice. Buckinghara, surmené
de crimes, hésite et recule. Richard lui jette un
mauvais regard ; il est perdu. — a Bah ! bah ! tu es
X tout de glace, ton dévouement gèle. Je m'adres-
» serai à des têtes de fer sans cervelle. Il n'est pas
» mon homme, celui qui regarde en moi d'un œil
» scrutateur. » Tyrrel accepte l'exécrable charge,
et lorsque Buckingham qui a réfléchi vient s'offrir,
l'affaire est faite. Richard qui l'a déjà condamné se
moque de lui : signe de mort.
Ainsi va-t-il, railleur, actif, bruyant, jovial, acharne,
se donnant à lui-même le spectacle d'un règne hor-
riblement théâtral, jusqu'à l'heure où les revers
éclatent, où la fortune se retourne, où Richmond dé-
barqué soulève contre lui le peuple et l'armée. Les
spectres, qui, la veille du combat, surgissent sous sa
tente, troublent pour la première fois sa conscience.
Mais le premier rayon du jour, le premier feu du
combat dissipe ses remords avec ces vagues ombres :
— « Mon royaume pour un cheval !» — li combat
furieusement, jusqu'à l'héroïsme, et meurt avecl'in-
Irépidité sinistre de l'impénitence.
68 SHAKESPEARE.
Au-dessus des péripéties et des vicissitudes du
drame, surgit la reine Marguerite d'Anjou, veuve
de Henri YI, celte reine terrible et sublime, qui
remplit les deux autres pièces de la trilogie, Henri VI
et Richard II, de ses forfaits et de ses malheurs.
Marguerite d'Anjou, dans la tragédie do la guerre
des Roses, joue le double rôle de Clytemnestre et
d'Hécube. Ses crimes sont atroces ; c'est par son
ordre que Glocester meurt, à la Tour, d'une apoplexie
foudroyante ; elle pille Londres et incendie Saint-
Albans. Elle couronne d'un diadème de papier la
tête tranchée du duc d'York, et lui applique de sa
main royale un lâche soufflet de bourreau. Elle fait
poignarder, sur le pont de Wackefield, le jeune comte
de Rutland, un enfant de douze ans.
Mais si la reine est horrible, la mère est superbe.
L'adversité la grandit et la transfigure. Son parti
est Naincu, la dynastie de Lancastre est proscrite,
le fantôme couronné qu'elle a pour mari déshérite
son fils au profit de l'usurpateur ; Edouard IV vient de
monter au trône, soutenu parWarwick, le «Faiseur
de rois ».
Au miheu de ces écroulements et de ces désastres,
Marguerite reste seule, debout, emportant son fds
dans ses bras. Avec la force que cet enfant lui in-
spire, elle soulève le monde, passant et repassant la
mer, jouet infatigable de la défaite et de rouragan.
RICnARD III. 69
agitant en sa faveur la France et l'Ecosse, ralliant à
sa cause ce même Warwick qui l'a détrônée. Elle
ressuscite son armée détruite, elle se refait un parti
nouveau. Victorieuse à Wackefield, vaincue à Hod-
gely Moor et à Neyam, elle succombe enfin à Tewkes-
bury, et n'abdique que sur le cadavre de son enfant
poignardé. Son ambition tombe avec lui : à partir de
là, ce n'est plus qu'un spectre apathique et morne
qui achève tristement de vivre. On la retrouve, quel-
ques années après, dans un donjon de l'Anjou, dé-
crépite avant l'âge et défigurée par une lèpre affreuse:
son visage s'était ulcéré comme son cœur.
Aussi Shakespeare a-t-il fait deux parts de cette
vie remplie de contrastes, et donné deux faces à
cette sinistre héroïne. Dans son He72ri VI, c'est une
mégère frénétique qui boit le sang et vomit l'injure;
— <( Tiens ! York ! » dit-elle à son captif traîné de-
vant elle, après sa défaite. « J'ai trempé ce mouchoir
» dans le sang qu'avec la pointe de sa rapière le
» brave Clifford a fait jaillir du sein de ton enfant, et,
» si tes yeux peuvent pleurer sa mort, je te le don-
» nerai pour essuyer tes joues. Je t'en prie, désole-
» toi pour m'égayer, York ! Trépigne de rage, pour
» que je puisse chanter et danser! » — Et le pri-
sonnier répond à ces insultes sauvages : « Louve de
» France, pire même que les loups do France, loi
» dont la langue est plus venimeuse que celle de
70 SHAKESPEARE.
» la vipère, qu'il sied mal à ton sexe, amazone in-
» fâme, (le triompher de ceux que la fortune tient
» captifs ! 0 oœur de tigre, caché sous la peau
» d'une femme 1... Comment, après avoir versé le
» sang de l'enfant et dit au père de s'en essuyer les
») yeux, peux-tu avoir encore un visage de femme ? »
Mais, dans Richard III, après sa défaite et sa
mine, après le meurtre de son fils et de son époux,
la Furie idéalisée par le malheur reparaît. Toutes les
calamités du siècle s'entassent sur sa tête, elle en
amoncelle tous les deuils. Son cœur est transpercé
des cent glaives qui ont frappé trois générations.
Doyenne de l'infortune, elle réclame sur les autres
reines détrônées ou veuves la préséance des lamen-
tations et des anathèmes. Son gémissement couvre
leurs plaintes, comme le bruit d'un torrent fait taire
les faibles murmures des ruisseaux. — « Si la plus
» vieille douleur est la plus vénérable, donnez donc
» à la mienne le bénéfice de l'âge, et que mes cha-
» grins se tordent à la place d'honneur ! w L'excès du
mallieur l'a douée de l'esprit des Sibylles ; elle ne
sait plus que maudire, et elle maudit à coup sûr.
Vieille, fatale, immémoriale, solitaire, monotone
comme une Parque, elle assiste aux destinées qui se
déroulent et se tranchent devant elle, en les vouant
aux dieux infernaux. C'est le Chœur de la tragédie
grecque, incarné dans une femme, ceint d'une cou-
RICHARD III. 71
roiine brisée sur des cheveux blanchis, et jeté au
milieu des événements et des catastrophes d'un
autre âge, pour le ramener au joug méconnu de
l'antique Fatalité.
CHAPITRE Y
TIMON D'ATHÈNES
I. — Timon d'Athènes et Alcestc. — Prospérité et largesses do
Timon.
II. — La ruine. — L'ingratitude. — Haine de Timon contre les
hommes.
1
Shakespeare, avant Molière, a fait le Misanthrope^
sous le nom de Timon d Athènes. Mais quel contraste
entre Alceste et Timon, malgré leur ressemblance
apparente ! L'un placé dans le cadre d'une société
polie jusqu'à la froideur, tempérée par les mœurs et
les convenances, n'exprimant qu'une mauvaise hu-
meur éloquente ; l'autre pris en pleine nature, entier
dans sa passion, effréné dans sa rancune, allant jus-
qu'au bout de la voie farouche où il est entré. La
misanthropie d'Alceste est superficielle, malgré sa
rudesse. De méchants vers récités par un importun,
la coquetterie d'une jeune femme, si banale qu'elle en
TIMON D'ATHÈNES. 73
devient innocente, ne motivent pas une déclaration
de haine à l'humanité. Aussi Mohère a-t-il peint un
caractère plutôt qu'une passion ; son héros intéresse,
mais il n'émeut pas. On donne plus souvent tort que
raison à ses incartades. Le monde n'est coupable
envers lui que de peccadilles; il est plus insociahle
encore, que la société n'est perverse.
Tout au contraire, Shakespeare étale à nu le type
que Molière recouvre de décence et de dignité. Son
misanthrope est un fou furieux, mais il a souffert,
avant de crier; avant d'exécrer les hommes, il a
épuisé l'injustice humaine. Ses vociférations couvrent
les grondeiies de « l'homme aux rubans verts »,
comme les hurlements d'un supplicié étendu sur un
gril ardent, étoufferaient le soupir d'un Sybarite
souffrant du pli d'une rose. On respecte Alceste,
mais il fait sourire ; Timon inspire une pitié mêlée
d'épouvante. L'un sort froissé du monde auquel il
reviendra tôt ou tard ; l'autre s'en échappe comme
d'un piège, tout saignant de blessures mortelles. Ce
n'est que dans le sépulcre qu'il trouvera l'asile qu'x\l-
ceste ira chercher dans ses terres ou à Port-Royal.
Deux zones tranchées divisent le Timon d'Athènes
de Shakespeare ; pas de milieu, aucune transaction.
Ici le bonheur au sein d'une civihsation magnifique,
là le désespoir enfoncé dans les horreurs de la vie
74 SHAKESPEARE.
sauvage. Avant de nous montrer Timon haïssant les
hommes, le poète nous le montre adorant l'humanilé
tout entière. Une philanthropie enthousiaste précède
sa misanthropie forcenée.
Nous voici d'abord dans le palais de l'heureux
Timon ; une foule reconnaissante assiège son porti-
que. Quelle magnifique allégresse dans le mou-
vement de ces premières scènes I Cette maison
sympathique attire toutes les merveilles et tous les
chefs-d'œuvre de la main humaine. Le marchand
vient y porter ses tissus, le joaillier ses bijoux, le
peintre ses tableaux, le poète ses cantates et ses dé-
dicaces : elle est à la fois le musée d'Athènes et son
lieu d'asile.
Timon paraît, acclamé par le peuple de ses clients!
Il est affable comniû un prince et bon comme un
dieu ; sa noble nature s'épanche en bienfaits ; un
don accompagne chacun do ses gestes. Comme le
dieu de la fable, c'est à travers une pluie d'or qu'il
se manifeste à ses hôtes. Il paye la rançon d'un ami
captif de ses créanciers ; il dote la fille d'un vieux ser-
viteur; il accueille libéralement le poète et le peintre.
A toutes ses paroles pourrait sonner la fanfare qui,
dans les anciennes fêtes, proclamait chaque largesse
des rois.
Quel tableau que celui du festin donné par Timon
aux sénateurs d'Athènes ! L'imagination se le repré-
TIMON D'ATHENES. 75
sente sous l'aspect des Banquets de Paul Véronèse.
On voit la table immense dressée sons les colonnades,
chargée de vases et de flambeaux^, pareille à l'autel
de l'Hospitalité triomphante. Les musiciens, penchés
sur la haute estrade, font chanter les violes et réson-
ner les cymbales. L'harmonie de la musique entre-
tient la concorde des voix et des cœurs ; le rythme
des instruments scande le choc des coupes amicales.
Les convives sont tous en habits de pourpre ; les es-
claves courent, penchant les aiguières et portant les
plats qui ondoient autour de la table, comme des
vagues d'or sur une plage. Le Fou circule dans la
salle, à califourchon sur un lévrier. Tout est pompe,
profusion, sonorité, lumière; et^ au centre de ce
festin olympien, Timon trône, avec l'aménité majes-
tueuse de Jupiter recevant les dieux. Sa noble figure
rayonne d'expansion, de sympathie, de bonté; il par-
tage impartialement à ses hôtes les présents, les
sourires, les gracieuses paroles ; il porte à l'amitié
un toast exalté et religieux comme un hymne
« 0 dieux! quel besoin aurions- nous d'amis, si leur se-
cours ne nous était jamais nécessaire? Ils ressembleraient
à ces instruments mélodieux enfermés dans leur étui, et qui
gardent leurs sons pour eux seuls. — Nous sommes nés pour
faire le bien. S'il est une chose que nous pouvons appeler
nôtre, c'est la fortune de nos amis. Quel bonheur de parta-
ger ses richesses en frère ! »
Cependant Apremontus, le philosophe cynique,
79 SHAKESPEARE.
trouble par ses abois la joie de la fête. Ses yeux bos-
tiles percent à jour les âmes des commensanx de
Timon; il y voit la trabison enibiisquce, l'égoïsme
endurci, l'envie couvant et cuisant son fiel. A travers
leurs masques repus, il discerne leurs vrais visages
de traîtres et de parasites; sa diatribe mordante
prédit l'ingratitude de leurs estomacs.
« 0 dieux ! quelle meute de parasites dévore Timon ! Et il
ne la voit pas ! Je souffre de voir tant de limiers à la curée
d'un seul homme. Pour comble de folie, c'est cet homme
lui-même qui les excite... Si j'étais riche et puissant, je n'o-
serais boire à table, de peur de laisser voir à ceux qui vou-
draient me couper la gorge le défaut de mon sifflet. Les
grands ne devraient jamais boire que muni d'un gorgerin.»
Ces cris de mauvais augure ne troublent i)as la
sérénité de Timon ; il reste imperturbable dans sa
foi à l'amitié sainte. Les boutades du cynique n'exci-
tent même pas sa colère ; c'est avec une indulgence
dédaigneuse qu'il le réprimande ; il le gronde sans
rudesse, comme un animal importun qu'on renvoie
doucement du pied, sous la table.
« Fi donc ! tu es fort incivil, tu as une humeur qui ne sied
pas à un homme, et c'est très blâmable. Allons, qu'on lui
donne une table à part, car il n'aime pas la compagnie, et
il n'est pas fait pour elle... Je ne fais aucune attention à toi,
tu es Athénien, donc le bienvenu. Moi-môme, je ne veux voir
ici aucune autorité ; je t'en prie, que mon dîner au moins
te ferme la bouche. »
Ainsi Timon repousse avec mépris le misantbrope,
TIMON D'ATHÈNES. 77
dont il va bientôt exagérer la haine et centupler la
fureur. Il y a la distance d'un monde entre l'opti-
misnie de Timon et l'hypocondrie du sophiste: en
quelques heures, il va l'atteindre et la dépasser.
L'orage s'amasse sur cette prospérité rayonnante.
C'est au milieu des ruines de sa fortune écroulée que
le prodigue tenait table ouverte. Son intendant Fla-
vius essaye d'arrêter ses généreux gaspillages. Timon
n'écoute même pas cette voix prévoyante. Sa munifi-
cence est incorrigible : il ne sait pas plus ce que lui
coijtent ses largesses, qu'un dieu ne s'inquiète du
prix de l'ambroisie ou de la valeur du nectar. Comme
Hippomène dans l'arène, il court vers l'abîme en se-
mant de Tor.
II
L'heure a sonné, le coffre de Timon est vide. Son
patrimoine, envahi par l'hypothèque, n'a plus une
pierre ni un sillon qui lui appartienne. De la salle
éblouissante où il trônait tout à l'heure, le poète
nous transporte subitement dans la froide cellule où
l'usurier pèse son crédit dans des balances implaca-
bles, le condamne et règle ses comptes. Son vesti-
bule, naguère encombré de clients et d'adulateurs,
se remplit d'esclaves insolents, chargés des créances
et des sommations de leurs maîtres. Les noirs pa-
78 SHAKESPEARE.
piers de la chicane pleuvent entre les mains de Pin-
tendant consterné : on dirait les feuilles mortes de
cette fortune dispersée. Cette fois, il faut bien que
Timon s'arrête, la dette criarde le mord au talon.
Mais avec quelle naïve stupeur il envisage son dé-
sastre! Jamais la nature du prodigue n'a été mar-
quée de traits plus frappants. Timon mesurait sa
fortune à son caractère, il la croyait inépuisable,
comme l'est son grand cœur. C'est à peine s'il
veut croire l'honnête Flavius qui lui révèle sa dé-
tresse avec une désolation si touchante. Cette for-
tune qui tombe à l'improviste n'ébranle d'ailleurs
Timon qu'un instant ; il se rasseoit bientôt dans sa
confiance magnanime. L'amitié n'est-elle pas là
pour le secourir, l'amitié à laquelle il s'est lui-môme
sacrifié?
— « Allons, cesse de me sermonner ; mon cœur n'a point
à se reprocher de prodigalités coupables. J'ai donné impru-
demment, jamais ignoblement. Pourquoi pleures-tu? Je
suis riche de la richesse de mes amis. »
Le première épreuve est cruelle : Timon a envoyé
son intendant prier les sénateurs de lui prêter mille
talents, au nom des services qu'il a rendus à l'État.
Flavius revient les mains vides et le visage attristé.
11 n'a trouvé que des regards dédaigneux et de vaines
défaites. — « Grands dieux ! récompensez-les comme
ils le méritent ! » C'est le cri que Timon pousse, au
TIMON D'ATHENES. 79
premier choc de l'ingratitude. A l'indignation qu'il
exhale, on peut prévoir les transports que lui arra-
cheront de nouvelles blessures. Le germe de la haine
vient de tomber dans son âme ; mais il l'étouffé d'a<
bord sous ses illusions généreuses. Si les sénateurs
ont repoussé la demande c'est à leur vieillesse qu'il
faut attribuer ce froid égoîsme. Mais Ventidius, qu'il
a tiré de prison, et que vient d'enrichir un grand hé-
ritage, mais Lucius, Lucullus et Sempronius, qu'il a
comblés de présents, ne rejetteront pas sa requête. Ils
lui doivent tout, leurs fortunes sont faites des épaves
et des aubaines de la sienne. Timon leur envoie ses es-
claves plutôt en ambassadeurs que comme suppliants.
C'est ici, à vrai dire, que le drame commence, avec
la transformation de Timon. Le poète a justifié cette
métamorphose. En nous ouvrant l'âme ardente et
loyale de son personnage, en nous montrant l'Amitié
qui y règne, comme une divinité dans son temple, il
a préparé l'effroyable désordre qu'y jettera le ren-
versement de cette religion. La foi de Timon était
enthousiaste, sa négation sera fanatique. Comme il
savait aimer, il saura haïr, et sa haine aura l'énergie
de ses affections. Ce sera la colère du prêtre trompé
par l'idole qu'il rassasiait d'holocaustes : elle lui dé-
voile, en tombant, sa pourriture intérieure ; des rats
et des vipères sortent de sa cavité : il va la frapper
avec une violence dont le sceptique et l'athée lui-
80 SHAKESPEARE.
même seraient incapables. Mais une ume de celte
trempe n'éclate que lorsque la mesure est comble, et
Shakespeare, avant de faire crier son patient, le
soumet aux plus rudes tortures.
Quelle satire tragi-comique que celle des amis de
Timon, recevant les messagers de son infortune! Au
premier mot d'argent, les visages se glacent, les
bouches se ferment, les lèvres se crispent ou s'é-
panchent en banales excuses. La comédie varie selon
le comédien auquel on s'adresse ; chaque ami trouve,
pour refuser, une grimace originale, une pantomime
caractéristique. — Lucullus tranche du moraliste : il
prévoyait depuis longtemps la ruine de Timon. De
quels bons conseils il a payé ses festins! — « Sou-
» vent même il m'est arrivé de revenir souper chez
» lui, tout exprès pour l'engager à modérer la dé-
» pense. » Mais il était incorrigible, et Lucullus a
fait son devoir. Sur quoi le galant homme offre au
messager trois oboles, pour dire à son maître qu'il ne
l'a pas rencontré. — Lucius feint de tourner en plai-
santerie la requête. Comment le riche Timon pourrait-
il avoir besoin de quelques talents! Mais l'esclave in-
siste; alors avec quel chagrin il constate que sa
bourse est vide! La fatalité veut que l'argent lui
manque, au moment où il pouvait en faire un si noble
usage. — « Justement, j'allais moi-même envoyer
» chez le seigneur Timon pour lui faire un emprunt.
TIMON D'ATHÈNES. 8i
» Pour toutes les richesses d'Athènes, je ne voudrais
» pas à présent l'avoir fait. » — Mais ni l'ignoble
LucuUus, ni l'hypocrite Lucius, ne valent Sempronius,
s'indignant de ce que Timon ne se soit pas adressé
à lui le premier, et refusant de secourir l'ami qui l'a
si mal apprécié. — « A présent, retourne vers lui; et
^> à la froide réponse de ses amis, ajoute celle-ci :
'( Qui me refuse son estime ne verra jamais mon ar-
» gent I » — Ici l'ironie s'ajoute à la cruauté, la griffe
perce sous la main fermée. Avec la réponse enveni-
mée de Sempronius, Timon aura bu plus que la lie,
le fiel du calice.
Ainsi les griefs s'amassent, les ressentiments s'ac-
cumulent. Timon n'assiste pas à ces scènes d'é-
goïsme et d'hypocrisie, mais on sent le contre-coup
qu'en reçoit son âme indignée, et le changement
affreux que, d'une scène à l'autre, son caractère a
subi, ne semble plus impossible. Lorsqu'il reparaît
dans son palais envahi, on dirait une proie traquée, se
frayant, avec les dents et les ongles, un passage à tra-
vers la meute qui l'assiège. Sa parole n'a déjà presque
plus rien d'humain, il se livre à ses créanciers conjrne
il se rendrait à des cannibales. — « Coupez mon
» cœur en morceaux, et battez-en monnaie ! — Paye-
» toi avec mon sangl — Cinq mille écus ! cinq mille
» gouttes solderont cela! w — Puis^ une idée lui vient,
sinistre et bizarre comme ces rires sardoniques que
III. G
82 SHAKESPEARE.
fait éclater l'extrême désespoir : — «■ Qu'on dresse la
)) table! Que les esclaves fassent le tour d'Athènes!
» Timon invite à son dernier banquet les parasites qui
» l'ont dévoré. »
La farce est terrible ; les amis de Timon revien-
nent au fumet de la bombance annoncée. Ils croient
que sa ruine n'était qu'une épreuve, et regrettent
d'avoir été si crédules. Timon entre, souriant et affa-
ble, comme dans ses beaux jours. 11 accueille avec
une négligence patricienne les basses excuses que
balbutient ses convives. Mais, dès qu'ils sont assis
autour de la table chargée de plats couverts, l'am-
phytrion fait place au vengeur. Son visage boule-
versé laisse éclater l'orage qui gonflait son cœur. Ses
yeux lancent des éclairs, sa voix tonne : il commence
par appeler la colère des dieux sur ces sycophantes,
puis il leur crie : — « Découvrez les plats, chiens
» affamés, et lappez! » — Les plats découverts exha-
lent la vapeur de l'eau chaude qui les remplit, et
Timon asperge les faux amis de cette eau qui fume :
« Amis de la bouche, puissiez-vous ne jamais vous trou-
ver à meilleur festin ! De la fumée et de l'eau tiède, voilà ce
que vous êtes ! Ceci est l'adieu de Timon englué et souillé
par vous de flatteries. Il s'en lave, en vous éclaboussant le
visage de votre infamie fumante ! »
Les parasites effarés s'enfuient sous les crachats
de l'eau dérisoire. Ulysse rejetant ses haillons, sai-
TIMON D'ATHÈNES. 83
sissant son arc, et tuant à coups de flèches les préten-
dants qui pillent son palais , n'est pas plus formi-
ilable que Timon découvrant les plats vides de son
repas symbolique.
Les Furies s'emparent du drame et ne le lâchent
plus. Timon s'est exilé dans une caverne^ au fond
d'une forêt ; sa voix se distingue à peine du rugisse-
ment de ses bêtes. Mêlez ensemble les anathèmes des
Prophètes, les huées d'Aristophane, les sarcasmes
de Juvénal, yous aurez le diapason de ce vocabulaire
enragé. Les ïambes mortels d'Archiloque, qui for-
çaient ceux qu'ils attaquaient à se pendre, devaient
ressembler à ces invectives. Cette bouche, naguère
si gracieuse et si bienveillante, vomit maintenant des
reptiles, comme celle du personnage des légendes.
En bêchant le seuil de son antre, Timon a exhumé
un trésor. La joie qu'il ressent de sa trouvaille est
celle d'un empoisonneur découvrant un mancenil-
lier. — Voici venir Alcibiade marchant contre Athè-
nes, qui l'a proscrit, clairons sonnant, enseignes dé-
ployées. 11 s'arrête devant l'antre du Misanthrope,
comme Alexandre devant le tonneau de Diogène; il
l'interroge avec une compassion sympathique. Alci-
biade a toujours été l'ami fidèle et désintéressé do
Timon; il ignorait ses malheurs et il s'offre à les ré-
parer. Mais les yeux égarés de Timon ne distinguent
84 SHAKESPEARE.
plus la loyauté de la perfidie : sa haine est univer-
selle, riiumanité n'est plus pour lui qu'un monstre
unique et indivisible. Du fond de sa grotte, il lance
au héros des imprécations ; il répond à ses douces
paroles par d'effroyables outrages.
Cette scène a un épisode d'une atroce beauté.
Deux courtisanes, Timandre et Phryné, accompa-
gnent le jeune Alcibiade. Timon leur ouvre le trésor
qu'il a déterré. II les couvre d'opprobres et de
largesses, il leur jette la fange et l'or à poignées, il
leur parle comme ferait un dieu méchant, lançant sur
une ville les Génies de la peste et do l'incendie
« Drôlessesl tendez vos tabliers !... Persistez dans votre
métier, épuisez les hommes jusqu'à la moelle, atrophiez
leurs jambes amaigries, énervez leur virilité ! Cassez la
voix de l'avocat, afin qu'il ne puisse plus plaider l'injuste,
ni glapir ses arguties en fausset ! Empestez le flamine, qui
déclame contre les convoitises de la chair, et ne se croit
pas lui-môme ! Voici encore de l'or ! Damnez les autres
et que cet or vous damne, et que les fossés de la voie
publique vous servent à tous de tombeau ! »
Cependant les deux courtisanes se suspendent,
comme des sangsues, à cette bouche où le fiel
écume. La cupidité les prosterne aux pieds de leur
insulleur. Elles ont soif de ses injures lucratives,
elles avalent pêle-mêle l'or et la boue qu'il leur jette.
A chaque pause de sa diatribe, elles redemanden/
encore des outrages et encore de l'or.
TIMON D'ATHÈNES. 83
« Eh bien ! encore de l'or ! Que faut-il faire encore ?
Crois-nous, il n'est rien que nous ne fassions pour avoir de
l'or, généreux Timon !» — « Mettez-vous d'abord, répond-
il, à l'œuvre de la prostitution et des calamités 1 Je vous ai
donné des arrhes ! »
Cet or qu'il jette à des courtisanes, comme il jette-
rait des flots d'huile dans un brasier, Timon va tout
à l'heure le distribuer aux voleurs qui rôdent autour
de son antre. La corruption particulière aux âmes
blessées s'est emparée de son être; la haine des
hommes engendre en lui l'amour monstrueux du vice
et du mal. C'est à solder leurs œuvres qu'il consacre
le reste de son trésor. Mais Timon entend rester seul
dans le cercle excentrique où il est entré. Il repousse
avec mépris Apamantus, qui croyait avoir fait de lui
son disciple. Le Misanthrope ne veut rien avoir de
commun avec le Cynique.
On dirait un tigre flairant dédaigneusement un
chacal. Sa sauvagerie est celle de ces animaux
redoutables qui n'admettent pas de compagnons, et
qui ne rugissent à pleine poitrine que dans le plein
du désert. C'est dans les monologues surtout qu'é-
clate sa formidable éloquence. Sa source d'amer-
tume est intarissable, elle redouble de bouillon-
nements, lorsqu'on la croit épuisée. Par moments,
les imprécations se pressent sur ses lèvres, avec une
multiplicité si bruyante qu'il semble impossible
86 SHAKESPEARE.
qu'une seule voix humaine puisse suffire à tant de fu-
reurs. On croit entendre les cris d'une niullitude
ameutée, ou cet ornge infernal qui mugit, « sous
» l'air sans étoiles » de VEnfer du Dante : — « Idio-
» mes divers, discours horribles, paroles de dou-
» leur, accents de colère, voix hautes et enrouées et
» bruits des mains... — Ces âmes blasphémaient
» Dieu, leurs parents, l'espèce humaine, le temps
» de leur naissance, la semence de leur semence et
» de leur enfantement. »
Diverse lingue, orribili favelie,
Parole di dolore, accenti d'ira,
Voci alte e floche, e suon di mao con elle
Bestemmiavano Iddio, e i lor parenti,
L'umana specie, il luogo, il tempo, e'I semé
Di lor semenza ,e di lor nascimenti.
Cependant la chair palpite une dernière fois dans
cette statue haineuse tournée vers Sodome. Une
larme tombe de ces yeux injectés de bile et dessé-
chés par la fièvre. L'honnête Flavius vient visiter
son maître, et lui offrir ce qui lui reste de force et
de vie. Timon rudoie d'abord le vieux serviteur, il
le reçoit avec la méfiance insultante qu'il oppose à
toute face humaine. Mais les pleurs qu'il lui voit
répandre amollissent son cœur pétrifié.
« Quoi donc ! Est-ce que tu pleures ? Approche alors, je
vois que tu es une femme ; tu n'as rien de commun avec
les hommes au cœur de rocher, qui ne pleurent que de
volupté et de rire. »
TIMON D'ATHÈNES. 87
Son attendrissement reste marqué d'ironie ; il a tant
maudit, qu'il ne sait plus bénir. En exceptant Flavius
de son anatlième, il insulte et maudit encore; mais
l'effort même de son émotion la rend plus tou-
chante. C'est cette larme du damné, qui, si elle par-
venait à tomber, éteindrait, dit-on, les feux de
l'Enfer.
« Que je contemple tes traits!... Sans nul doute, cet
homme est né de la femme. Pardonnez-moi, Dieux justes
et toujours calmes, 1^ malédiction téméraire dans laquelle
j'ai enveloppé tous les hommes!... Je le proclame devant
vous, il existe au monde un honnête homme.... Entendons-
nous bien, j'en reconnais un ; un seul, pas davantage. Et
cet homme est un intendant! — J'aurais voulu haïr le genre
humain tout entier, mais je fais une exception en ta faveur.
Je leur donne à tous, hormis à toi, ma malédiction ! »
Ce tressaillement de la fibre humaine ne dure
qu'un instant; c'est le sentiment fugitif et vague de
la bête ^auve rendant un enfant ou épargnant un
esclave. Timon reprend bientôt sa férocité. 11 sent
revenir le haineux délire qui l'avait un instant
quitté. Comme l'hydrophobe, repris par la rage,
avertit ses amis de quitter sa chambre, le Misan-
thrope prévient Flavius, et le somme de fuir, s'il
veut échapper à ses anathèmes.
« Si tu redoutes les malédictions, ne reste pas, fuis, pen-
dant que tu en es exempt, et que je te bénis encore. Ne
vois jamais les hommes, et que je ne te revoie jamais ! »
8S SnAKESPEARE.
Jusqu'à la fin, il soulient, sans fléchir, cette écra-
sante altitude. Les sénateurs qu'Athènes repentante
a députés vers lui, n'en obtiennent que des cla-
meurs forcenées. Il meurt enfin, dans l'impénitence
finale de la rage, et cette mort, si soudaine qu'elle
soit, paraît bien tardive. On s'étonne que son cœur,
sufîoqué de fiel, n'ait pas depuis longtemps crevé
dans sa poitrine, comme éclata cette trompe où
Roland trahi souffla son âme dans un jet de sang.
Sa dernière pensée est une imprécation, son der-
nier soupir un blasphème :
« Que leshommes n'aient que leur tombe à creuser, pour
travail, et que la mort, pour salaire. Soleil, cachetés rayons 1
Timon a vécu ! »
CHAPITRE YI
MACBETH
T. ~ Macbetli.
I. -— Lady Macbeth.
I
Le caractère du Macbeth de Shakespeare est d'une
barbarie presque surhumaine. On dirait que l'action
se passe dans le monde d'Odiu et de Teutatès. 11 y
règne l'horreur ténébreuse qui effraye Tacite décri-
vant les forêts de la Germanie. Le groupe de sor-
cières qui traverse, à la première scène, la lande
battue par l'orage, marque l'époque presque fabu-
leuse où le poète a placé son drame, comme un vol
de pingouins indiquerait la latitude des régions
polaires. Elles n'appartiennent même pas à l'Enfer
de la chrétienté, elles semblent plus antiques, plus
immémoriales. Les Euménides d'Eschyle recule-
raient d'effroi devant ces vieilles barbues, « aux
lèvres de parchemin «
éO SHAKESPEARE
Leur stupidité môme est terrible; elles possèdent
l'action, sans s'y intéresser ; elles comprennent à peine
la tragique énigme dont elles roulent le fil entre leurs
« doigts tranchants». Leurs propos baroques tiennent
du cri de la bête et du radotage de l'idiot. Ecoutez-les
bavarder sur la bruyère, avant le passage de Macbeth :
pas un mot de la destinée du héros, que va perdreleur
salut perfide. Elles parlent du ct)chon qu'elles vien-
nent de saigner, et des châtaignes que leur a re-
fusées la femme d'un marin ; elles se montrent le
pouce d'un pilote naufragé, et brocantent entre
elles des vents de tempête. On croit entendre les
cancans des duègnes à ailes de chauves-souris et
à pieds de chèvres, qui font tapisserie aux bals du
Sabbat. C'est avec une sorte de trivialité culinaire
qu'elles remuent leur philtre exécrable :
« Œil de salamandre, orteil de grenouille, fiel de bouc, nez
de Tartare, boyaux de tigre, sang de babouin, graisse de
pendu, doigt de l'enfant d'une prostituée, étranglé en nais-
sant, et mis bas dans un fossé. »
C'est avec une indifférence apathique qu'elles évo-
quent, devant Macbeth, les fantômes des rois à venir.
Servantes de la Destinée, elles exécutent ses ordres,
sans les discuter : portières de l'enfer, elles tirent
machinalement le cordon de l'autre monde, sans se
soucier de savoir qui entre ou qui sort.
MACBETF.. 91
Macbeth est le contemporain moral de ces mons-
Ires rudimentaires. C'est le barbare, sauvage hier,
à peine sorti du règne animal. L'ombre des forêts
natales obscurcit encore son esprit ; il est le jouet
de la convoitise et la proie de la tentation. Le crime,
qui trouve, à l'entrée d'une intelligence cultivée,
mille idées rangées en bataille pour le repousser,
envahit, en un instant, cette tête étroite et dure
comme le casque qui la comprime. Aucune lueur
de moralité n'y pénètre ; il croit à la prédiction des
sorcières, comme un Cafre à l'oracle de son manitou.
Les héros classiques, avant de commettre un
meurtre, l'étudient et le préméditent; ils plaident,
en quelque sorte, devant leur conscience, le pour et
le contre de l'acte en question; ils lui cherchent une
raison morale ; ils s'appuient, pour l'accomplir, sur
quelque idée haute ou forte ; ils le justifient par le
châtiment ou par le tahon, par l'expiation ou par
la vengeance. Macbeth, lui, n'agit que sous l'impul-
sioQ violente de la convoitise. La parole des sor-
cières : « Macbeth, tu seras roi ! » le métamorphose
subitement. Pas un doute, aucune résistance. L'o-
racle le somme de l'accomplir; désormais, il sera
l'esclave de sa consigne infernale. A peine tombée
dans son âme, la prophétie y germe avec une rapi-
dité fantastique; elle rempUt et elle envenime tout
son être. Il marche à sa victime avec l'aveugle élan
92 SHAKESPEARE.
du fauve fondant sur sa proie. — m Ma pensée où
» le meurtre n'est encore qu'à l'état de fantôme,
» m'ébranle à ce point, que pour moi le présent
» n'est pas : l'avenir seul existe. » — Suivez-le dans
la voie scélérate où il va entrer ; il y court par bonds
et par soubresauts. Le remords l'attaquera quel-
quefois, mais toujours sous la forme d'une image
physique ou d'un spectre, jamais sous celle d'une
idée morale. Au moment d'égorger Duncan, il n'hé-
site que devant les conséquences terrestres du for-
fait.
« Si, la chose une fois faite, tout était fini, le plus tôt
serait le mieux. Si l'assassinat ne devait être suivi d'au-
cune suite, et que l'exéculion assurât le succès, si, après
avoir frappé le coup, tout devait se terminer ici-bas, de ce
côté du fleuve de l'éternité, je ferais bon marché de la vie
avenir. »
Quand il a tué, il n'est guère ému que par les
souillures du couteau ; c'est de sa main sanglante
qu'il a peur. Le remords ébranle ses muscles gros-
siers, mais n'atteint pas à son âme.
« Quelles sont ces mains-là? Elles m'arrachent les yeux.
Tout l'Océan du grand Neptune suffira-t-il à nettoyer le
sang de ma main? Non, c'est plutôt ma main qui donne-
rait son incarnat aux mers immenses, en faisant de leurs
eaux vertes un flot rouge. »
S'il a hésité en traversant la chambre de sa vie-
MACBETH. 93
finie, c'est qu'il a entendu des paroles murmurées
en rêve par les sentinelles endormies :
« Il y en a un qui a ri dans son sommeil, et qui a crié:
« Dieu nous bénisse ! » L'autre a répondu : « Ame/z .' »
comme s'ils m'avaient vu, avec ces mains de bourreau.
J'écoutais leur frayeur, mais je n'ai pu répondre « Amen! »
lorsqu'ils ont dit : « Dieu vous bénisse ! »
De même, après l'assassinat de Banquo, il ne fai-
blit que devant son fantôme venant prendre place
au banquet royal.
« Tout ce qu'ose un homme, je Tose. Approche sous la
figure de l'ours velu de Russie, du rhinocéros armé ou du
tigre d'Hyrcanie ; prends toute autre forme que celle-ci, et
mes nerfs impassibles ne trembleront pas : ou bien rede-
viens vivant, et provoque-moi au désert, avec ton épée ! Si
alors je m'enferme en tremblant, déclare-moi le marmot
d'une fille. Hors d'ici ! Ombre horrible ! »
Dès que le spectre disparaît, il sent renaître son
brutal courage, l'endurcissement le reprend : « Je
» redeviens un homme ! » s'écrie-t-il, — I am a man
again! — Et il sort du festin funèbre, en méditant
de nouveaux carnages.
Une fois lancé, il ne s'arrête plus ; sa logique est
courte comme son poignard : « Il faut que le mal
» consolide ce que le mal a commencé. » Le pre-
mier meurtre a développé en lui tous les instincts
carnassiers. Désormais, il tue pour régner, comme
le tigre pour manger, avec la violence et la fatalité
9i SHAKESPEARE.
du besoin. Cet acharnement au mal est encore un
des signes caractéristiques du Barbare. Tandis que
les tyrans du monde civilisé s'adoucissent quelque-
fois, ont des répits d'amendement et des caprices
de clémence, les chefs de hordes, les « Fléaux de
Dieu », les rois du steppe et de la forêt sont pris,
en tuant, d'une horrible ivresse; ils s'enfoncent
dans la multitude de leurs crimes, comme dans une
mêlée. Leurs derniers jours ressemblent à ces cré-
puscules où le soleil se couche dans des nuages de
sang. Ainsi fait Macbeth : de scène en scène, son
premier crime va se multipliant, en quelque sorte,
par le carré de son énormité. Après Duncan, Ban-
((uo; après Banquo, la femme et les enfants de Mac-
(lufT; puis, des massacres en masse, l'Ecosse qu'il
ravage et qu'il extermine.
(c Hormis ce qui n'a pas de conscience, nul n'y est vu
sourire. Des soupirs, des gémissements, des cris à déchirer
l'air y sont entendus, mais non remarqués. Le désespoir
violent y semble un délire vulgaire ; la cloche des morts y
sonne, sans qu'à peine on demande pour qui ! — La vie des
hommes de bien y dure moins longtemps que la fleur de
leur chapeau ; elle est finie, avant d'être flétrie. »
L'adversité ne fait qu'exaspérer le roi régicide. Sa
fortune décline, lesThanes s'insurgent, ses partisans
l'abandonnent, le sang de ses victimes crie si fort,
qu'il ameute contre lui l'Angleterre en armes. Le
voilà acculé dans sa forteresse, comme un sanglier
MACBETH. 95
contre un chêne, et jamais il n'a été plus âpre au
meurtre, plus invulnérable au remords. L'impéni-
lence finale lui prête un effroyable héroïsme ; il joue
le va-tout de sa destinée, en centuplant l'enjeu de
ses crimes.
« Qu'on pende ceux qui parlent de peur ! Je me suis
gorge d'horreurs. L'épouvante ne peut plus me faire tres-
saillir. Pourquoi jouerais-je le fou romain, et me tuerais-je
de ma propre épée ? Tant que je verrai des vivants, ses
entailles feront mieux sur eux. Je combattrai jusqu'à ce que
ma chair tombe hachée de mes os. »
Ainsi va-t-il, dressé contre le ciel, roidi contre
les hommes, se cramponnant à la prédiction des
sorcières qui lui ont promis la victoire, tant que la
forêt de Birnam ne marcherait pas au-devant de lui.
Ce fragile espoir craque et se brise avec les ra-
meaux cueillis par les soldats de Malcolm, qui font
de son armée une forêt vivante. Alors Macbeth
désespère et meurt. Mais son dernier cri blasphème
et provoque encore. — « Damné seit qui le premier
» criera : « Arrête ! Assez I »
96 SHAKESPEARE.
II
Lady Macbeth complète son mari. On chercherait
en vain, dons le monde classique, une femme de
cette trempe. Médée et Clytemnestre semblent des
femmelettes auprès de cette virago formidable. Elle
porte dans le crime un enthousiasme féroce. On
dirait une de ces druidesses qui égorgeaient les cap-
tifs sur la pierre nue des cromleks, et qu'on voyait
courir, à travers les rangs des guerriers celtiques,
voilées de noir, les cheveux au vent, une torche à
la main, vociférant des imprécations. Sa scélératesse
a la solennité d'un sacerdoce homicide. C'est avec
la sombre ferveur d'une initiée se vouant aux Mys-
tères, qu'elle se consacre aux Génies du mal :
f Venez ! venez ! Esprits qui escortez les pensées de
mort ! Déscxez-moi {Utisex me), et, du crâne au talon, rem-
plissez-moi toute de la plus atroce cruauté. Épaississez mon
sang, fermez en moi tout accès, tout passage aux remords ;
qu'aucun retour compatissant de la nature n'ébranle ma
volonté, et ne mette le holà entre elle et l'exécution! »
Son vœu est exaucé : de cette enveloppe de femme
qu'elle rejette, surgit un être qui n'a plus rien d'hu-
main. Elle prend l'aspect de ces reines mérovin-
MAGBETn. 97
giennes qui se dressent, la hache au poing, au milieu
de leurs tueries dynastiques, sur un monceau de fils
et de neveux massacrés. — « J'ai allaité, » — dit-
elle à Macbeth, hésitant devant le sommeil de
Duncan — u et je sais combien j'aimais le petit qui
» tétait mon sein. Eh bien ! au moment où il souriait
» à ma face, j'aurais arraché de ses gencives sans os
» le bout de mon sein, et je lui aurais fait jaillir la
» cervelle, si je l'avais juré, comme vous avez juré
» ceci ! »
Il y a dans l'œuvre d'un maître allemand, con-
temporain d'Albert Durer, une gravure d'un sens
terrible et profond. Elle représente un soldat, bardé
de pied en cap, marchant à terre comme un quadru-
pède. Sur son dos, bombé par l'armure, siège une
femme qui le frappe de son talon éperonné, au défaut
de la panophe. L'épais guerrier avance lourdement,
embarrassé par ses genouillères ; il retourne vers
l'amazone sa grosse tête farouche et soumise.
Évidemment il est maté, il ira jusqu'à ce que le
souffie lui manque. La femme, d'ailleurs, n'a rien
d'Armide ni d'Omphale: aucune mollesse, aucune
volupté. Ses grands traits durs n'expriment qu'une
méchanceté énergique, mêlée à un air de rêve. — C'est
l'image de Macbeth subjugué par sa terrible femme.
L'influence qu'elle exerce sur lui, rappelle l'adora-
tion fanatique qu'inspiraient aux Germains leurs
in.
98 SBAKESPËAKE.
sombres prêtresses. Tandis que l'homme du Midi ne
rêve la femme que tendre et suave, mollement
appuyée, et fait de sa lâcheté même une grâce ado-
rable, l'homme du Nord la conçoit forte, violente,
intrépide. Son idéal, c'est la guerrière, la femme
mâle que Tacite nous montre recevant, sur son lit
de feuilles, au matin de la nuit nuptiale, deux bœufs
sous le joug, un cheval harnaché^ une hache et un
bouclier, symboles de vie et de mort communes : sic
vivendum, sic pereundum 1 L'homme, en ces temps
de lutte sans trêve pour l'existence, exigeait de sa
compagne une force pareille à la sienne. Les griffes
de la lionne valent celles du lion, ses dents sont aussi
tranchantes que les siennes : tous deux ont à traver-
ser les horreurs et les périls du désert.
Aussi, comme Macbeth admire sa féroce ladij ! II
a, pour ses cruautés, le grossier respect qu'ont les
alhlètes pour ceux qui les surpassent en force physi-
que : « Va, lui dit-il, n'enfante que des fils, car la
» trempe de ta nature intrépide ne doit former que
» des mâles. » Elle le domine de toute la hauteur
d'un caractère raidi dans le mal. D'un bout à l'autre
du drame, elle garde un effroyable sang-froid.
Aucun frémissement humain ne rompt la dureté gla-
ciale dont elle s'est couverte. Le remords même
n'ose Tassaillir que dans son sommeil. Elle le subit
comme une maladie, elle ne l'accepte pas comme un
Macbeth. 99
cliâtiment. Le somnambulisme qui l'arrache à son
iil, et la promène, une lampe à la main, dans les
corridors de Dunsinane, ne tire d'elle que le mou-
vement nerveux de laver ses mains, mais pas un cr;
de pardon ni de repentir. Tout au contraire, au
milieu même de cette pantomime expiatoire dont elle
n'a pas la conscience, son âme s'acharne à l'idée
du meurtre.
« Fi donc ! mon époux ! fi donc ! Un guerrier avoir peur I
Que nous importe qu'on le sache, quand nous serons tout-
puissants, et que personne ne pourra nous demander des
comptes !... En voilà assez, seigneur, en voilà assez ! Vous
gâtez tout avec vos terreurs... Lave tes mains, mets ta robe
de chambre, ne sois point si pâle ; je te le répèle, Banquo
est enterré, il ne peut sortir de sa tombe... Viens, donne-
moi ta main, ce qui est fait ne peut être défait. Au lit!
au lit ! »
Macbeth reste fidèle jusqu'à la lin à sa compagne
infernale. Aucun reproche, aucune récrimination ne
tombent de ses lèvres. Le pied dans le gouffre où elle
l'a poussé, il se retourne encore pour la recomman-
der au médecin qui soigne sa fièvre tragique:
'< Docteur, comment va notre malade I... Guéris-la de
cela. Tu ne peux donc pas traiter un esprit malade, arra-
cher de la mémoire un chagrin enraciné, effacer les ennuis
écrits dans le cerveau, et, grâce à quelque antidote d'oubli,
débarrasser le sein gonflé des dangereuses matières qui
pèsent sur le cœur ? La médecine, aux chiens ! Je n'en veux
point. »
100 SnAKESPEARE.
Lorsqu'on lui annonce la mort de sa femme, il
est cerné, traqué, aux abois; la forteresse où il
s'enferme ploie déjà sous l'attaque de l'armée furieuse
qui l'assiège. Pourtant il ne maudit point celle
qui l'a perdu et qui l'entraîne dans sa tombe. S'il
ne la pleure pas, c'est qu'il n'a que le temps de
mourir ; mais il jette à sa mémoire, entre deux or-
dres donnés à ses soldats, un adieu poignant:
« Elle aurait dû mourir plus tard, et attendre que j'eusse
le temps de m'occuper de sa mort. Demain, puis demain,
puis demain se glisse à chaque pas, de jour en jour, jus-
qu'à la dernière syllabe des registres du Temps. — Éteins-
toi, éteins-toi, courte chandelle ! La vie n'est qu'une ombre
qui passe, un pauvre comédien qui piaffe et se cabre une
heure sur la scène, et qu'ensuite on ne revoit plus. C'est
un conte dit par un idiot, avec grand bruit et grand fracas,
et qui ne signifie rien 1 »
Ces deux figures effrayantes régnent dans un mi-
lieu fait à leur image, où tout est vertige, désordre,
subversion, mélange tumultueux de réalité et de rêve.
L'action dure-t-elle quelques jours ou quelques an-
nées? — Qui pourrait le dire? Calcule-t-on le temps
et l'espace que les rêves parcourent? Elle semble
voler avec les ailes noires de ses trois démons.
On passe, du camp où les soldats s'agitent, à la
clairière déserte où les stryges bivouaquent; de la
chambre du meurtre, à la salle du banquet; de la
grotte enfumée où flottent des fantômes, à la plaine
MACBETH. 10.4
OÙ les armées s'entrechoquent. Les valets bavardent
devant la porte, tandis que des cris de mort retentis-
sent dans l'intérieur du château. Des enfants jasent
sur les genoux de leur mère ; un assassin survient
qui les emporte en courant. Les morts coudoient les
vivants; de l'homme égorgé sort un spectre qui
reprend et poursuit son rôle. Le paysage même entre
dans l'action, il l'accompagne comme un orchestre
lugubre et lointain. Le corbeau, perché sur la gi-
rouette, croasse, en voyant Duncan entrer dans le
château de Macbeth; les martinets qui voltigent
autour de ses tourelles le saluent de leur ramage
ironique; les chevaux du roi s'entretuent à l'écurie,
pendant qu'on l'égorgé ; le cri du chat-tigre et le
glapissement du hérisson convoquent les harpies à
leur cuisine diabolique. On voit marcher une forêt.
Le temps lui-même semble détraqué autant que
les êtres étranges dont il agite l'existence. On dirait
qu'il tremble, comme fait parfois la terre, tant les
événements se heurtent et s'écroulent les uns sur
les autres. Yictoires, assassinats, festins, appari-
tions, châtiments, prodiges, vicissitudes de for-
tune, élévations soudaines, chutes foudroyantes :
tout cela se presse, se pousse, se culbute, comme les
vagues d'une mer forcenée. Les personnages arrivent
en sueur, échangent des paroles ou des exclamations
saccadées, et repartent en toute hâte pour iaclion
102 SHAKESPEARE.
urgente. On croit les entendre filer au galop sur les
chevaux pâles de l'Apocalypse.
Leurs caractères changent à vue d'œil, comme
les événements : ils s'endurcissent et se pervertis-
sent avec une rapidité fantastique. La pensée du
crime, à peine conçue, prend souffle et vie, coips
et figure ; le meurtre sort tout armé du cerveau qui
n'y songeait pas tout à l'heure. Entre le forfait et
la récidive, il n'y a que le temps de relever et d'a-
baisser le couteau. D'une scène à l'autre, les âmes
se damnent, les consciences se dépravent, les
orgueils fléchissent, les démences éclatent, l'ambi-
tion qui défiait la foudre tombe dans le gouffre du
désespoir. Jamais on n'a plus vécu en moins de
temps et en moins d'espace. Le spectateur lui-même
partage la fatigue immense qui saisit Macbeth, au
terme de sa carrière dévorante :
« Je me sens le cœur malade. Je commence à être las du
soleil. Je voudrais voir l'univers s'anéantir! »
CHAPITRE VII
HAMLET.
I. — Contradictions du caractère de Hamlet.
II. — Hamlet et Ophélie. — Le massacre et l'expiation-
1
Tradidit mundum disputationibus eoriim : Slia
kespeare, lui aussi, a livré un monde, dans un homme,
aux disputes éternelles de la controverse. Depuis près
d'un siècle, Eamlet a été commenté et interprété
aussi diversement que l'Apocalypse. Chacun com-
mente à sa façon ce poème, profond comme la mort,
mouvant comme la vie. Où est la source de son flot
de larmes, le plus large et le plus amer qui ait jamais
jaiUi du génie humain? Quelle est la physionomie
véritable de ce mystérieux personnage, qui, tantôt
masqué d'ironie, tantôt voilé d'un tourbillon de dé-
mence, ne se présente jamais de face, ni au jour?
Les songeurs tournent a>'*ov»r de lui, une lampe à la
main.
104 SHAKESPEARE.
Mais Goethe a prononcé sur Hamlet le mot su-
prême et définitif. Hamlet est « une âme chargée
» d'une grande action, et incapable de l'accomplir >k
Il est un penseur indécis et sombre, à qui la Fatahté
impose une besogne faite pour le corps robuste et
l'esprit hardi d'un héros. Mélange de violence et de
faiblesse, de bonté et de pessimisme, de défiance et
de loyauté, son caractère est une contradiction per-
pétuelle. 11 y a un poison, versé sur son âme, qui tour
à tour l'agite et l'énervé, et, des transports de la fré-
nésie, l'immobilise dans le rêve. Avant même l'appa-
j'ition du Fantôme, il se montre désenchanté de sa
naissance, subissant la vie comme un cauchemar,
essayant parfois de s'en réveiller par un effort con-
vulsif, puis retombant dans sa torpeur et renouant
ses songes.
Au début du drame, il ne sait encore que l'infi-
délité de sa mère à la mémoire de son père, et cette
désillusion l'a déjà frappé d'une mélancolie incurable.
« Oh ! si cette chair trop solide voulait se fondre et se
dissoudre en rosée!... Ou si l'Éternel n'avait pas établi son
décret contre le meurtre de soi-même!... 0 Dieu ! ô Dieu!
combien fastidieuses, plates et vides me semblent toutes
les pratiques de ce monde ! »
Plus loin il s'écriera : — « Le frère de mon père
marié à ma mère ! Lui, pas plus semblable à mon
père que moi à Hercule ! » Il se peint et se juge lui-
HAMLET. 103
même avec cette parole. Si le héros antique, Her-
cule ou Oreste, prompt à résoudre, ferme à agir,
qui marche, l'œil et le glaive tendus, vers son but,
si ce type spontané et fort a un antipode dans le
monde moral, c'est Hamlet, prince de Danemark.
Le voici sur les remparts d'Elseneur, en face du
spectre de son père qui lui dénonce ses meurtriers et
le somme de venger sa mort. Tant qu'il est sous le
magnétisme de l'apparition, sa volonté se dresse et
s'exalte. On croirait qu'en descendant de la plate-
forme, il va, l'épée au poing, fondre sur Claudius : —
« Fais-le-moi vite connaître pour qu'avec des ailes,
» rapides comme l'idée ou les pensées de l'amour, je
» vole à la vengeance 1 » — L'Ombre s'est à peine
évanouie, qu'il maudit le destin qui le condamne à
agir. — « Notre époque est détraquée. Maudite lata-
» lité ! Pourquoi faut-il que je sois né pour la remet-
» tre dans son équilibre ? »
Il ne fera plus que faiblir sous le poids de l'action
jurée. Au lieu de proclamer le crime, de soulever le
peuple, de rallier l'armée et de marcher, clairons
sonnant, contre le palais fratricide, Hamlet enfouit
dans sa tête son projet de vengeance, comme le germe
d'une idée confuse qui doit être couvée par la ré-
flexion. Il chicane avec le devoir, il dit : Plus tard^
à l'urgence. Il fait le fou au lieu de faire l'homme.
Mais cette folie qu'il simule et qui doit lui servir
106 SHAKESPEARE.
d'arme défeFisive, devient bientôt pour lui un jouet
ironique. C'était un casque, il en fait un masque qui
lui permet de railler et de mysliûer tous ceux qu'il
rencontre. Il bafoue la pédanterie du vieux Polonius,
il persifle la servilité de Roscncrantz et de Guilden-
stern. Pendant toute la première partie du drame, sa
conduite est celle d'un jeune prince sarcastique, qui
se promènerait dans un bal masqué, en se moquant
incognito de ses courtisans. L'énergie qu'exigerait sa
lâche s'évapore dans cet étincellement de paroles . Il y
faudrait le fanatisme de l'amour fdial, et il n'y apporte
que le dilettantisme d'une hypocondrie raisonneuse.
On comprend encore qu'il hésite à frapper, sur la
foi d'une vision nocturne; qu'il doute de ses yeux et
réclame une preuve plus certaine. Mais quand la tra-
gédie qu'il fait représenter devant la reine et le roi a
porté son coup, quand les coupables y voient leur
forfait répété, comme dans une glace fantasmagori-
que, et fuient, terrifiés par cette évocation redoutable ;
qu'altend-il encore? L'épreuve est décisive, le doute
n'est plus possible; la torture morale, plus sûre que
la question physique, a fait crier aux assassins l'aveu
de leur meurtre. Hamlet en convient : — « 0 mon
» bon Horatio ! je tiendrais mille livres maintenant,
» sur la parole du Fantôme. » — Et il prend son élan
sur la piste sanglante qu'il a découverte, en sexcilant
lui-même par des cris de rage :
HARILEl. 107
« Voici l'heure où les cimetières baillent leurs morts, où
l'Enfer en personne souffle sur le monde. Maintenant je
pourrais boire du sang chaud, je pourrais exécuter une be-
sogne cruelle à faire pâlir le jour, s'il la regardait... »
Qui ne croirait que cette fois son parti est pris ?
Justement l'occasion survient, comme si elle avait
entendu Hamlet l'appeler. Elle lui livre Claudius,
agenouillé devant un prie-Dieu, les mains jointes
et la nuque tendue, dans la posture du patient
courbé sur le billot d'un gibet. Hamlet tire i'épée, il
va le frapper. Un sophisme vient à son aide et lui
suggère le motif d'un nouveau sursis. Il rengaine sa
lame, sous prétexte que la contrition mène au ciel, et
qu'il risquerait d'y envoyer Claudius en ligne droite,
s'il le tuait pendant sa prière :
t Le voilà en prière; je puis l'expédier en ce moment, et
c'est ce que je vais faire. Mais alors... il va au ciel! Est-ce là
me venger...? Voilà qui mérite réflexion.
Un scélérat tue mon père, et pour cela, moi, son unique
fils, j'envoie au ciel ce scélérat! Parbleu! ce n'est pas se
venger; c'est payer à son forfait gages et salaire. Il tua
sauvagement mon père, alors que ce dernier était appesanti
par la digestion, et que ses péchés étaient épanouis et abon-
dants, comme les fleurs en mai. Et moi, je me croirais
vengé en tuant celui-là, au moment où son âme se purge,
alors qu'il est en bonne préparation, bien équipé pour
son voyage? Non. Dans ta gaine, mon épée! réserve-toi
pour un coup plus horrible. »
Au lieu de saisir sa vengeance, Hamlet l'analyse
108 SHAKESPEARE.
et la raffine. C'était un glaive qu'il avait tiré du
fourreau, il y remet un petit scalpel de casuiste.
Bans un de ces accès d'énergie qui le prennent et
le quittent comme des accès de fièvre nerveuse,
Hamlet pousse un cri qui le condamne en le révélant:
a About, nuj brains! » «A l'œuvre, mon cerveau! »
Le cerveau est, en effet, le seul organe qui fonc-
tionne en lui, un cerveau qui s'épuise à concevoir et
qui n'a pas de mains pour exécuter. Sa vengeance
ne se traduit point par des faits, elle n'éclate pas au
dehors ; elle se replie dans Tintérieur de son être
et s'y repaît de vaines réflexions. Au lieu de concen-
trer sa haine sur l'homme qu'il a mission de punir, il
l'amphfie, la généralise, la transforme en une misan-
thropie universelle et vague : elle se naturalise en se
délayant. Le tour spéculatif de son esprit l'entraîne
dans un labyrinthe de pensées sans fin, qui l'éloi-
gnent de l'action jurée, par d'insidieuses paren-
thèses.
Ce qu'il y a de tragique dans sa situation, c'est
qu'en cherchant à se tromper, Hamlet a la pleine
conscience de son inertie. Il n'est dupe qu'un instant
de ses arguties et de ses scrupules, il se juge et il se
condamne avec une clairvoyance implacable.
« Ainsi, dit-il, la conscience fait de nous des lâches.
Ainsi les couleurs natives de la résolution blêmissent sous
les pâles reflets de la pensée. Ainsi les entreprises les plus
HAMLET. 109
énergiques et les plus importantes se détournent de leur
cours, et perdent leur nom d'actions ! »
Ailleurs il maudit ses pensées « qui ont un quart
» de sagesse et trois quarts de lâcheté ». Rencon-
trant l'armée du jeune Fortinbras, qui traverse une
plaine, tambours battant et drapeaux au vent, il in-
terroge un des capitaines sur l'objet de l'expédition.
L'officier lui répond qu'il s'agit d'aller conquérir en
Pologne un morceau de terre sans valeur. — « Pour
» cinq ducats, cinq, je ne le prendrais pas à ferme! »
— Le spectacle de ces légions qui vont bravement
combattre et mourir, sans savoir pourquoi, saisit
ïïamlet et le consterne de honte. Il compare à son
incertitude bourrelée, leur résolution insouciante ; il
se reproche sa léthargie de somnambule au milieu
d'un monde perpétuellement agité.
« Que suis-je donc, moi qui ai l'assassinat d'un père, le
déshonneur d'une mère, pour exciter ma raison et mon
sang, et qui laisse tout dormir ! Tandis qu'à ma honte, je
vois vingt mille hommes marcher à une mort imminente,
et, pour une fantaisie, pour une gloriole, aller au sépulcre
comme au lit, se battant pour un champ où il leur est im-
possible de se mesurer tous, et qui est une tombe trop
étroite pour couvrir ceux qui seront tués ! Oh ! désormais
que mes pensées soient sanglantes, pour n'être pas dignes
du néant l »
Plus loin, à la vue d'un comédien qui singe pathéti-
110 SHAKESPEARE.
quement les (loulcurs d'IIécube, il s'insulte encore
lui-même avec une sorte de furieux plaisir.
« Que lui est Ilécube ?... Et qu'est-il à Hécube, pour qu'if
pleure ainsi sur elle? Que ferait-il donc s'il avait les mo-
tifs de douleur que j'ai?,.. Et moi, pourtant, niais pétri de
boue, blôme coquin, Jeannot rôveur, impuissant pour ma
propre cause, je ne trouve rien, non, rien à dire en faveur
d'un roi à qui on a pris sa vie dans un guet-apens damné.
Suis-je donc un lâche? Qui veut m'appelcr man;iiit, me
fendre la tôle, m'arracher la barbe et me la souiller à la
face ? >»
II
Ce langage frénétique lui est habituel ; une violence
effrayante couve sous son apathie. En dehors de
l'action, Hamlet est terrible. Il crache l'outrage sur
ceux qui lui déplaisent, avec une hauteur tyrannique;
il a des sarcasmes qui soufflettent, des insolences qui
piétinent. Quand il plaisante avec ses courtisans et
ses amis mêmes, on se rappelle le léopard de la fable
jouant à la main chaude. Sa folie feinte est devenue, par
degrés, à demi réelle ; le masque d'insensé qu'il a collé
sursonvisage se fait chairetse confond aveclui. Alors
son caractère s'envenime et se déligure : il parle à
tous et à toutes la langue d'un méchant déhre
Ophéhe même ne trouve pas grâce devant lui.
Il souille sa pudeur, il trouble son esprit par ses
divagations effrénées, il arrache grossièrement son
nAMLET. m
amour en fleur. — « Va-t'en au couvent ! » — lui
crie-t-il, — « Go to a nunnery! »
« A quoi bon te faire nourrice de pécheurs?.. Ou, si tu
veux absolument te marier, épouse un imbécile, car les
hommes sensés savent trop bien quels monstres vous
faites d'eux. Au couvent ! au couvent I »
La jeune fille s'affaisse, sous ces dures paroles,
comme une fleur frappée par la grêle. Une douce
plainte s'échappe de ses lèvres : — « Oh ! que voilà
» un noble esprit bouleversé ! Puissances célestes,
)) guérissez-le ! )) — Le dernier soupir de sa raison
expirante est une parole de tendresse et de com-
passion.
Dans la scène même avec la reine, l'emportement
d'Hamlet dépasse toute mesure. C'est avec une jus-
tice dénaturée qu'il la maudit et qu'il la foudroie ; sa
colère frise le parricide. L'Oreste d'Eschyle disant à
Clytemnestre : « Suis-moi, je vais t'égorger près de
cet homme ! » et l'emmenant derrière lui, tête pen-
dante, comme la bête d'un sacrifice, est moins
effrayant peut-être que ce fils qui ne tue pas sa mère,
mais qui la marque et qui la flagelle avec des paroles
plus mordantes que les serpents du fouet des Furies.
— «Cessez devons tordre les mains! Asseyez-vous,
» que je vous torde le cœur !» — Il va si loin, que
l'honnête Fantôme sort tout exprès de sa tombe
i\2 SnAKESPEARE.
pour modérer sa fureur, et lui conseille, avec une
bonté louchante, d'épargner sa mère.
Le châliment d'IIamlet commence dans cette même
scène vengeresse. — « Qu'est-ce donc?... un rat !...
» Un ducat, qu'il est mort ! » — En croyant frapper le
roi, il enfonce son épée dans la tapisserie derrière
laquelle le vieux Polonius est caché. Méprise comi-
que, meurtre dérisoire. L'Ombre irritée de son père
réclame le sang d'un monstre, il lui sacrifie une bête
grotesque et inoÊfensive. C'est bien, en effet, un rat
qu'il immole, un bonhomme de rat, retiré des pas-
sions du drame et du monde, dans le fromage glacé
de sa sinécure Scandinave. Quelle bonne figure était
ce digne chambellan, à la fois si fin et si bête, si
magistral et si ridicule, rempli d'une sagesse niaise
qu'il répandait de travers, plié aux rebuffades comme
aux révérences et avalant sans grimace les plus
amères avanies! Le spectateur le regrette, mais
Ilamlet ne se repent guère de l'avoir si maladroite-
ment expédié.
Dans la crise de misanthropie aiguë où il est,
que lui fait un homme de plus ou de moins? La.
révélation du spectre a déployé, entre le monde
et lui, un voile lugubre qui trouble sa vue. Il étend à
tous le mépris et l'indignation que mérite un seul ;
il ne distingue plus bien nettement la scélératesse
de Claudius de la sottise de Polonius et de la frivo-
HâMLET. 113
lité d'Osrik. Du fond des abstractions où il se réfugie
pour écliapper à l'action, l'Humanité se confond à
ses yeux en une masse également souillée et totale-
ment méprisable. C'est avec un humour lugubre qu'il
entraîne, hors de la salle, le gros cadavre du cham-
bellan, comme il pousserait du pied un pantin cassé.
« Commençons nos paquets par cet homme, et fourrons
ses entrailles dans la chambre voisine. Vraiment, ce con-
seiller est maintenant bien tranquille, bien discret, bien
grave, lui qui, de son vivant, était un drôle si niais et si
bavard. Allons, monsieur, finissons-en avec vous! »
Ce meurtre inutile entraîne, par contre-coup, la
folie et la mort d'Ophélie. Les boutades brutales
d'Hamlet avaient déjà ébranlé sa raison : le meurtre
de son père achève de la briser. Le délire de son
amant la gagne comme une flamme ; elle court
éteindre dans un torrent la fièvre mortelle qu'il lui
a donnée. Figure suave et naïve : son caractère,
comme son corps, est à peine formé. Aucune person-
nalité n'accuse encore ses traits indécis. C'est la
vierge-enfant. On se l'imagine presque transpa-
rente, éclairée, de la tête aux pieds, d'une douce
lumière d'aurore boréale. Gracieuse jusque dans la
mort, sou suicide ressemble à un bain de fée. Son
cœur à peine éclos s'ouvrait instinctivement à l'a-
mour; lorsqu'il se brise, de voluptueux parfums s'en
échappent. La chanson erotique, qu'elle murmure
III. 8
114 SHAKESPEARE.
en elToiiillant sa guirlande, révèle les désirs que
couvait son sein. Le refrain voltige encore sur ses
lèvres, quand elle glisse sous l'eau bouillonnante.
Tel un papillon qui suivrait une fleur déracinée et
entraînée par les flots.
A. ce moment, Hamlet est aussi fou qu'elle, noir
comme une nuée d'orage, et, comme elle, mouvant
à tout souffle. Sa volonté décomposée n'a plus
même la force d'ébaucher un plan. Loin d'inspirer
les événements, il les subit sans résistance. Il se
laisse embarquer, pour l'Angleterre, par ce roi qui
est son ennemi mortel, et ce n'est que par hasard
qu'il échappe à son guet-apens. Quand il boufîonne,
à son retour^, avec les fossoyeurs, au milieu de?
tombes, on pense à ce verset de la Bible : « Laissez
» les morts ensevelir les morts. » Hamlet est pres-
que mort, en eff'et, à ce moment-là : dans le cime-
tière, il semble chez lui. Les excès de la méditation
et du doute, l'opium de la rêverie, les angoisses du
devoir juré et non accompli l'ont miné jusqu'à l'épui-
sement. C'est presque comme un étranger, qu'il assi-te
aux funérailles de la belle jeune fille qui s'est tuée
pour lui. La paralysie, de ses bras, a gagné son cœur.
On se le représente, à ces scènes finales, tel
que l'a peint Eugène Delacroix : — une tête
blême, coiffée d'un panache de catafalque que le
vent tortille, un corps languissamment drapé d'un
HAMLET. 115
manteau à plis de suaire, et le souffle de la fièvre,
les éclairs de la raison, les fumées obscures du dé-
lire sortant confusément de cette larve humaine.
Hamlet se redresse, il est vrai, pour s'élancer con-
tre Laërte, dans la fosse ouverte d'Opliélie; il sb
réveille encore, avec une rage forcenée, dans la
tuerie qui termine le drame. Mais ces crises fié-
vreuses semblent plutôt les sursauts d'un corps
agité par le galvanisme, que l'entraînement d'un être
excité par les passions de la vie.
C'est à cette dernière scène que la moralité du
drame éclate dans toute son horreur. Hamlet étant
décidément incapable d'accomplir sa tâche, la Fa-
talité s'en charge et l'exécute à sa place. Elle lui
bande les yeux et le précipite dans de sanglants qui-
proquo. N'ayant pas été justicier, il sera bourreau.
Un carnage confus et inique remplacera le sacrifice
expiatoire que demandait le Fantôme. La Némésis
qui le possède a pris sa démence : elle entre dans
l'action, comme s'enfonçait dans la mêlée ce vieux
roi de Bohême aveugle du moyen âge, qui frappait
de sa masse d'armes, à droite et à gauche, devant
et derrière, assommant également amis et ennemis.
Les fleurets s'échangent comme d'eux-mêmes, les
coupes de poison s'égarent en chemin, interceptées
par une main invisible. On dirait que la mort joue
au colin-maillard dans la salle ; elle foudroie par
116 SHAKESFEâBL.
zigzags, elle frappe par déviations, ilamlet se mêle
au massacre sans le diriger; il châtie sans prémé-
ditation et sans réflexion. C'est presque par hasard
que le coupable se trouve compris dans l'hécatombe
qu'il immole à tâtons sur le tombeau de son père.
Quel contraste fait avec lui le jeune et héroïque
Fortinbras ! On croit voir l'ébauche de la figure qui
sera plus tard Charles XII. Il n'apparaît que deux
fois, mais d'une façon triomphante. Aussi concis
qu'IIamlet est prolixe, aussi rapide qu'il est tardif,
il ne fait d'abord que traverser le drame à la hâte.
Tandis que le prince danois philosophe sur la va-
nité des conquêtes, il donne à ses officiers des or-
dres formulés dans le style bref de la consigne mi
litaire; puis il s'éloigne en jetant, dans le monologue
du rêveur, le bruit ironique de la musique guerrière
et du pas de charge de son armée. Il reparaît à la
fin du drame, précédé par des fanfares de victoire.
11 arrive, avec l'à-propos de l'activité, juste au mo
ment où la dynastie du Danemark vient de succom-
ber tout entière ; il ôte aux cadavres royaux leurs
couronnes vacantes, et les pose résolument sur sa
tête. Shakespeare ne pouvait donner à son drame
une moralité plus énergique et plus haute que ce
spectacle de l'Action venant s'emparer des œuvres
du Rêve; que la vie reprenant son cours sur les
ruines de la mort
CHAPITRE VIII
LE ROI LEAR
I. L'Œdipe barbare. — L'abdication et l'ingratitude.
II. Le roi proscrit et le fou de Bedlam. — Cordélia. — Le dénouo-
ment.
I
Shakespeare n'a pas de plus étonnante création
que ce drame. A l'immense Table Ronde de ses
personnages, le Roi Lear tient le haut bout et siège
sur le trône, par préséance tragique plus que par
rang d'âge. Il est le plus vieux et le plus terrible.
Cet ancêtre défie Hamlet et tient Othello en respect.
Lear, c'est l'CËdipe antique transporté dans le f
monde barbare. Mais la Fatalité qui l'accable ne
tombe pas sur lui du dehors, elle provient de sa
nature, elle surgit, comme d'un chaos, des violences
de son caractère. Lear est responsable et coupable
de sa destinée. Il a semé le vent d'où est venue la tem-
pête qui l'emporte dans la mort et dans la folie.
Dès la première scène de l'abdication, le vieux
as SHAKESPEARE.
monarque montre à nu sa nature fantasque et vio-
lente. La vanité l'aveugle, la tyrannie l'infatué ; sa
couronne, trop longtemps portée, lui est tombée sur
les yeux : c'est un roi gâté, comme l'est un enfant.
11 met son royaume, devant ses trois filles, à la
criée de la louange, aux enchères de l'adulation. 11
creuse de ses propres mains le piège à paons où il
va tomber.
Avec quelle sensualité imbécile il savoure le gros-
sier encens que Régane et Goneril lui prodiguent !
Jamais Calife hébété ne huma plus voluptueusement
les litanies baroques de la flatterie orientale. Gorgé
d'hommages, mais non rassasié, il réclame encore
des protestations plus hyperboliques, et lorsque
Cordélia, interrogée, se lève à son tour, il la pro-
voque au mensonge avec une naïve impudence :
«A votre tour, ô notre joie! la dernière, mais non pas
la moindre... parlez! Que pouvez-vous nous dire pour obte-
nir une part plus opulente que celle de vos sœurs ? — « Rien,
monseigneur. » — « Rien?» —« Rien! » — « De rien, rien
ne peut venir. Parlez encore! » — «Malheureuse que je suis,
je ne puis soulever mon cœur jusqu'à mes lèvres. J'aime
Votre Majesté, comme je le dois, ni plus ni moins. »
C'est le parfum modeste et délicat de la fleur ; il
paraît offensant et fade, au roi entêté par les casso-
lettes d'encens qui fument devant lui. — « Si jeune
» et si peu tendre! w — a Si jeune, monseigneur,
LE ROI LEAR. 119
» et si sincère. » — « Que ta sincérité soit ta
» dot! » Be this truth this dower! Et il la déslié-
rite, il la chasse, il la jette, comme le rebut de sa
dynastie, au roi de France, qui réclame avec amour
la main de cette répudiée ; il proscrit avec fureur
le noble Kent, son serviteur fidèle, qui l'adjure de
révoquer cet arrêt inique.
Cependant Régane et Goneril complotent déjà
sourdement contre le vieux père, qui vient de se
dépouiller de sa puissance pour les en vêtir. Le dé-
vouement s'éloigne en pleurant, la trahison s'avance
en rampant. Lear, abdiquant en faveur de la félonie,
se désarmant entre les mains de la fraude, donne
l'impression tragique d'un homme qui jetterait son
épée et dégraferait sa cuirasse, au seuil d'une cham-
bre remplie d'assassins.
Cordélia ! ce nom peint celle qui le porte, par je
ne sais quelle mystérieuse consonance. On croit
voir un cœur ouvert, un lys épanoui. C'est la plus
rare, sinon la plus belle des filles de Shakespeare.
« Mon gracieux Silence ! » devrait l'appeler son père,
comme Coriolan appelle sa femme Yirginie. Deux fois
vierge et deux fois voilée, elle a la pudeur de son âme
autant que celle de sa beauté, et elle pose, sur cette
âme aimante, la main que les statues pudiques éten-
dent sur le mystère de leur corps. L'amour filial, qui
fleurit en elle, se replie comme une sensitive, au
<20 SnAKESPEARE.
L-rulal contact de l'exagération mensongère. Plutôt
<iue d'en dire trop, elle en dira moins. La colère pa-
ternelle ne lui arrachera pas une parole de rétrac-
tation ou d'excuse. Un léger entêtement se mêle sans
doute à sa douce fierté. Il y a une pointe d'amertume
dans le trait ironique qu'elle lance à ses sœurs : —
« Sûrement je ne me marierai jamais, comme vous,
» pour n'aimer au monde que mon père ! » Mais cette
ligne de personnalité peu flexible rehausse encore sa
droiture ; sa sincérité n'admet aucune feinte. Elle ne
s'humilie pas, n'étant point coupable ; elle ne de-
mande point un pardon dont elle n'éprouve nul be-
soin. Les malédictions du père aveugle tombent sur
sa tête sans la courber. L'Ange mé( onnu s'enveloppe
de ses ailes, et la foudre injuste qui le frappe ne fait
qu'allumer une auréole à son front.
Le châtiment ne se fait pas attendre. Homère le
fait boiteux ; Shakespeare lui donne un vol fulgurant.
Les contrastes et les catastrophes vont, dans ses dra-
mes, d'un train d'ouragan. Quelques scènes plus loin,
Lear, découronné, est Hiôte de Goneril. On le voit
rentrer de la chasse, irritable et impérieux, comme
s'il était encore tout-puissant, insensible aux pre-
miers symptômes de refroidissement qui glacent déjà
l'hospitalité de sa fille. Le changement est pourtant
visible : une consigne malveillante a été donnée aux
serviteurs du château. La valetaille fait la sourde
LE ROI LEAR. 121
oreille aux ordres du roi. L'intendant, sur qui tombe
sa première colère, relève insolemment le front con-
tre lui. Son Fou, doué de la prescience de ces ani-
maux qui flairent la peste et annoncent l'orage, le
iarcèle de présages et d'avertissements sarcastiques.
Les grelots de sa marotte semblent sonner le tocsin.
Mais voici venir Goneril, le sourcil froncé, le
visage amer. La Sirène commence à montrer sa queue
bifurquée, aux coupantes écailles. Elle reproche
aigrement à son père les désordres de son escorte ;
elle lui parle comme à un vieillard en démence. Sa
parole est dure et presque insultante ; son masque,
à demi soulevé, découvre déjà les traits d'une Furie.
La désillusion de Lear est horrible. C'est d'abord la
stupeur d'un homme transporté d'un paisible songe
dans une réalité effroyable, et qui se tâte, et qui se
secoue, pour savoir s'il dort ou s'il rêve encore.
«Êtes-vouo notre fille? Quelqu'un me reconnaît-il ici?
Bah ! ce n'est point Lear. Est-ce ainsi que Lear marche, ainsi
qu'il parle?Oùsontses gens?... Learéveillé,celan'estpas!...
Qu'est-ce qui peut me dire qui je suis ? »
Mais l'insistance de l'outrage le réveille bientôt
tout à fait : alors son irascible nature éclate, et de
son cœur déchiré jaillit une éruption d'anathèmes.
« Ténèbres et enfer ! Qu'on selle mes chevaux ! Dégénérée
bâtarde ! Orfraie détestée ! »
122 SHAKESPEARE.
Il la maudit dans ses entrailles avec une solennité
formidable ; la main du père s'abat sur les flancs de
la fille impie, pour les frapper de stérilité.
A ce monient la folie commence à ébranler son
cerveau, il ressent sa première secousse, il entend
craquer son esprit I — « 0 Lear I — s'écrie-t-il — Lear !
» Lear! frappe ce front qui laisse entrer la démence
» et s'échapper la chère raison! » Rien de poignant
et de palliélique comme ce détraquement intérieur.
On dirait un possédé se débattant contre le démon
qui veut entrer dans son être. Il y a des moments où
il tient sa tète à deux mains, comme on se cram-
ponne à une porte qu'un meurtrier essaye d'enfoncer.
— « Oh ! que je ne devienne pas fou, pas fou, cieux
» profonds ! Maintenez-moi dans mon bon sens ! je
» ne veux pas devenir fou! » — Plus loin, il mar-
mottera du latin_, comme pour se conjurer lui-même
dans la langue des médecins et des exorcistes. —
« Oh ! comme cette humeur morbide monte à mon
» cœur! Eysterica passio! Arrière, envahissante
» mélancolie ! c'est plus bas qu'est ton élément 1 w
Mais en même temps que la folie, le remords en-
tre dans son âme. L'image de Cordélia lui apparaît
dans un lointain lumineux; il baisse les yeux devant
cette vision, il n'ose pas la nommer : — « Oh! —
murmure-t-il, — j'ai eu tort envers Elle ! » — C'est
une étoile qui se lève dans son esprit obscurci ; elle
LE ROI LEAR. 123
éclairera ses ténèbres, elle calmera ses angoisses,
et sa douce lueur ne s'éteindra plus.
Il lui reste pourtant une seconde fille ; Régane va
le consoler sans doute de l'ingratitude de sa sœur. —
« Quand elle saura ceci de toi » , — a-t-il dit à Gone-
y[\^ — a elle déchirera ton visage de louve. » C'est
pour lui demander asile et vengeance qu'il a fait seller
ses chevaux. Le Fou ne partage pas l'illusion de son
maître : ses lazzi de mauvais augure sonnent vagues
et sinistres, comme les croassements d'une corneille :
— « Tu vas voir que ton autre enfant te traitera aussi
» finalement ; car elle ressemble à sa sœur comme
» une pomme sauvage à une pomme. » — Le Fou a
dit vrai. En entrant au château de Glocester, où Ré-
gane et Cornouailles se sont installés, Lear voit le
messager qu'il a dépêché vers eux mis aux fers. Kent,
qui s'est rattaché à lui sous l'habit d'un serviteur et
le faux nom de Caïus, gît enchaîné dans la cour, en-
seigne de cette maison traîtresse, emblème vivant de
la réception qui l'attend.
Régane, au premier abord, ferait presque regretter
sa sœur. De Charybde aux ongles de lionne, aux trois
rangées de dents qui grincent, Lear est tombé dans
Scylla à la ceinture de chiens dévorants. Elle le reçoit
avec une àpreté qui tourne vite à l'injure. Le vieillard
essaye de se contenir ; la nécessité lui a mis son frein
dans la bouche; il le mâche et le ronge d'abord pa-
124 SHAKESPEARE.
tieinment. Mais on sent l'effrayant effort qu'il fait
pour ravaler l'écume qui monte à ses lèvres. — « Je
» t'en prie, ma fille, ne me rends pas fou! » —
s'écrie-t-il avec la préoccupation poignante qui ne
cesse pas de l'étreindre. — Une fanfare sonne, c'est
le hallali du père aux abois. Goneril paraît, le complot
s'affiche, la ligue infâme se déclare. Les deux sœurs
accouplent leurs méchancetés et confondent leurs
ingratitudes, de manière à former une espèce de
monstre à deux têtes qui hurle et aboie contre le
vieillard. Elles bafouent sa décrépitude, elles se mo-
quent de ses cheveux blancs, elles lui marchandent
outrageusement leur pain et leur toit. Lear s'exaspère
et maudit encore, il se fige, pour ainsi dire, dans une
convulsion perpétuelle. On se le représente durant
toute cette scène, dans l'attitude d'un Laocoon se
tordant sous la morsure des vipères qui l'enlacent de
la tête aux pieds. Les Dieux, attestés par lui, répon-
dent à sa prière par un roulement de tonnerre, et il
se lance dans l'affreuse nuit qui sévit dehors, comme
un homme, traqué par deux bêtes féroces, se jetterait
dans la mer pour leur échapper.
II
Lear n'est pas le seul père aveugle et châtié du
LE ROI LEAR. 125
drame; sa folie et son malheur se répercutent dans
une double action. Comme il a chassé Cordélia, Glo-
cester a proscrit Edgar, son fils légitime, calomnié
par Edmond, son fils naturel : il se confie à ce traître
qui complote sa mort, comme Lear s'est livré à ses
cruelles filles. Edgar en péril contrefait le démonia-
que, pour sauver sa vie; il se déguise en mendiant de
Bedlam. Tout à l'heure il rencontrera le roi dans la
bruyère : le fils banni par son père se heurtera au
père chassé par ses filles. Cela fait un pendant sinis-
tre, c'est comme la réverbération d'un crime dans un
autre crime : sa monstruosité redoublée lui donne des
proportions colossales. Le parricide sévit à la façon
d'une épidémie. Comme dans Bamlet, le monde per-
turbé semble « sorti de ses gonds ».
Cependant, Lear erre, sans abri, dans la plaine
battue par l'orage. Quelle scène ! elle est unique au
théâtre ; la terreur et la pitié y sont portées à leur
paroxysoie. Imaginons d'abord son milieu, celte
bruyère sombre, glaciale, rocailleuse, pareille aux
sites infernaux que Dante et Milton ont décrits. Dans
le lointain, la façade illuminée du château parricide
décrit les lignes de feu d'un Pandsemonium. La tem-
pête est surnaturelle, elle semble provoquée par les
crimes extraordinaires qu'on vient de commettre. La
nature physique répète les bouleversements de la
nature morale renversée. Tels, dans les mythes anti-
126 SHAKESPEARE.
ques, ces forfaits inouïs qui font s'éclipser la lune et
trembler la terre. — Le vieux roi, escorté de son Fou,
bat désespérément la campagne, hagard, hurlant,
frénétique, un hérissement de cheveux blancs autour
de son front. La bise le fouette, l'éclair l'aveugle, la
pluie l'inonde de son ruissellement, les vents déchaî-
nés se ruent sur lui comme à une curée. Il leur jette
cette pathétique apostrophe :
« Pluie! vent! foudre! flamme! vous n'êtes point mes
filles! 0 vous, éléments, je ne vous taxe pas d'ingratitude.
Jamais je ne vous ai donné de royaume, jamais je ne vous
ai appelés mes enfants ! »
Sa voix, que le désespoir rend sauvage, rentre
dans le tumulte des choses : elle est à l'unisson dti
l'ouragan, elle atteint le diapason du tonnerre. On
dirait l'Éole furibond de ce cataclysme. Mais, en
même temps, — touchant miracle! — ■ l'excès de la
souffrance transforme Lear ; elle le fait compatir aux
douleurs des autres, elle ouvre à la pitié son âme
endurcie. Le vieux monarque égoïste pleure sur
les misérables auxquels il n'a pas songé durant
tout son règne.
« Pauvres indigents tout nus que vous êtes, tôtes iiiabri-
tées, estomacs inassouvis, comment, sous vos guenilles
trouées, vous défendez-vous contre des temps pareils? Oh!
j'ai pris trop peu de souci de tout cela.... ! »
11 dit à son Bouffon qui tremble de froid : — « Pau-
LE ROI LEAR. 127
» vre diable de Fou ! j'ai une part de mon cœur,
» qui souffre aussi pour toi. »
Triste compagnon pourtant que ce clown gogue-
nard, taquin, ironique, qui raille, en gambadant, sa dé-
tresse. Sa fidélité n'a rien d'affectueux, c'est celle d'un
singe familier qui suivrait son maître jusqu'à la mort,
en faisant des grimaces à son agonie. Shakespeare
a prêté de l'esprit, mais il s'est gardé de donner une
âme à cette créature dégradée et défigurée par le rire.
Sa gaieté siffle, son humour ncane. Rien de lugubre,
par cette nuit atroce, comme ces lazzi et ces mauvais
rires saccadés par des claquements de dents.
L'horreur n'est pas complète : voici que, d'une butte
effondrée, jaillit un spectre chevelu, nu sous une cou-
verture en lambeaux, le visage barbouillé de fange.
C'est Edgar, qui joue son rôle de mendiant lunatique,
avec une verve infernale. Sa volubilité délirante a la
magie d'une incantation. Le possédé semble déchaî-
ner la légion de démons qui habite en lui. Il est atta-
ché au balai du Sabbat, comme Mazeppa à son che-
val enragé. La monture ensorcelée prend en croupe
ses hôtes derrière lui, et les emporte, à fond de train,
dans le steppe noir du cauchemar. Le paysage, changé
à vue, revêt un aspect apocalyptique; il se hérisse de
silhouettes spectrales, il se rempht d'ombres grima-
çantes. Des feux follets sillonnent l'atmosphère ; on
voit à l'horizoîi un cavalier fantastique galoper après
158 SHAKESPEARE.
son ombre effarée. Modo-Maliii, le Prince des Ténè-
bres, fait sa ronde de nuit. Flibbertigibbel passe, en
semant les sorts et les maléfices. Saint AVitbold exor-
cise l'incube qu'il rencontre rôdant sur la dune. Pilli-
cok se balance, jambes pendantes, assis sur un mon-
ticule. Néron pôcbe à la ligne dans l'étang voisin.
On comprend que la raison ébranlée de Lear ne ré-
siste pas à cet assaut de fantômes : le voilà fou tout à
fait. Alor:> ce trio d'insensés aux prises forme un
charivari effréné, qui lutte de discordances avec la
tempête. Imprécations et sarcasmes, facéties et la-
mentations. Il n'y a pas, dans le vaste monde inventé
par l'Art, créé par le Rêve, de groupe plus terrible et
plus fantastique que celui de ces trois folies s'entre-
choquant, dans la nuit, à la lueur des éclairs.
Du martyre d'un père nous passons au supplice
d'un autre; de la lande où Lear vagabonde, à la
chambre de tortures où Cornouailles et Régane
crèvent les yeux au vieux Glocester, coupable
d'avoir assisté leur hôte. Aucune éclaircie ne conso-
le ce drame chargé de calamités. On y marche sous
une pluie battante de sang et de larmes. Vous y cher-
chez en vain une de ces fraîches perspectives qui
s'ouvrent aux plus noirs endroits des autres tragé-
dies du poète, et où l'imagination accablée se repose
et souffle un instant. Macbeth a le château d'Invei-
ness, posé dans un ravissant site de montagnes, et
LE ROI LEAR. 12^
sur lequel plane une nuée d'hirondelles, — « Pas de
» saillies, de frises, d'arcs-boutants, de coins favo-
» râbles, où ces oiseaux n'aient suspendu leurs ber-
» ceaux féconds. » — Hamlet a son ruisseau
ombragé de saules, où tombe si gracieusement la
belle Opbélie. — En fait d'échappées sur la nature
extérieure, le Roi Lear n'a, avec sa lande orageuse,
qu'une vue de vertige : cette falaise imaginaire au
haut de laquelle Edgar conduit son vieux père aveu-
gle. — « Je ne veux plus regarder! La cervelle me
» tournerait, et le trouble de ma vue m'entraînerait
» tête baissée dans l'abîme. » — Image de ce drame,
d'une hauteur effrayante, et d'où l'esprit éperdu
plonge à pic, de tous côtés, dans les abîmes du mal-
heur et de la folie.
Mais CordéUa reparaît, à la tête de l'armée qu'elle
amène de France au secours de son père. L'horizon
se rassérène un instant ; on croit voir un arc-en-ciel
se délier sur un fond d'orage. Fidèle à sa nature, elle
reste simple et contenue dans sa douleur même : pas
de protestations bruyantes, ni de deuil aux cheveux
épars. Ses larmes coulent silencieuses, ses plaintes
rendent le son du soupir. Plus tard, lorsque Lear la
serrera morte entre ses bras, il rappellera que « sa
» voix était toujours douce, calme et basse ; chose
» excellente dans une lemme » . Quand cette voix
III. 9
130 SHAKESPEARE.
s'élève au milieu dos cris haineux ou désespérés qui
retentissent dans le drame, vous diriez une angéli-
que mélodie de harpe s'envolant, du fond d'un
orchestre plein de clairons furieux, de cuivres heur-
tés. La rareté de ses paroles ajoute à leur prix. Ce
cœur si plein ne verse, comme une fleur, sa rosée
céleste que goutte par goutte.
Qu'elle est touchante, au chevet du lit où repose
son père endormi ! On vient de le ramener de la
campagne, où il errait égaré, le front ceint de fume-
terre f^auvage, de ciguë et de sénevé. Il a l'air d'avoir
repêché la guirlande bizarre d'Ophélie dans le
ruisseau où s'est noyée la jeune folle, qui semble
avoir légué sa couronne funèbre au vieux fou. Cor-
délia épie son réveil, avec la tendre inquiétude d'une
mère penchée auprès d'un berceau.
« Sire, me reconnaissez-vous ?» — « Vous êtes un pur
esprit, je le sais, » lui répond le vieillard illuminé subite-
ment.
Il veut se posterner devant elle, elle le relient
d'un geste pieux.
« Non, sire, ce n'est pas à vous de vous agenouiller. »
— « Grâce ! ne vous moquez pas de moi; je suis un pauvre
vieux radoteur de quatre-vingts ans... A parler franchement,
Je crains de n'avoir pas toute ma raison... Ne riez pas de
moi, car, aussi vrai que je suis homme, je crois que cette
dame est mon enfant Cordélia! »
Transfiguration divine I La fille devient la mère du
LE ROI LEAR. 131
vieillard qui l'a engendré; elle berce sur sa poitrine,
comme un enfant malade, son père et son roi. Sous
sa calme influence, s'assoupit la folie de Lear, au-
trefois pareille à un océan couronné; ce n'est plus
qu'une eau dormante sur laquelle rayonne un astre
paisible. Les anathèmes qu'il vociférait se changent
en doux radotages. La barbe blanche câline la tête
blonde ; le patriarche suit puérilement la jeune fem-
me, comme en la tenant par la robe.
« Quand tu me demandras ma bénédiction, je me mettrai
à genoux et je te demanderai pardon. Ainsi nous passerons
notre vie à prier, à chanter et à nous conter de vieux contes. »
Mais le drame est impitoyable ; cette roue tragi-
que du destin,, sur laquelle Lear se plaint d'être
étendu, tourne avec une vélocité fulgurante. Elle
écrase pêle-mêle les bons et les méchants, les scé-
lérats et les justes. Régane est empoisonnée par
Goneril, Edgar exécute d'un coup d'épée le frère
parricide. Mais, avant de mourir, Edmond a fait
étrangler Cordélia prisonnière.
Yoici Lear qui revient, traînant dans ses bras ce
gracieux cadavre, hurlant sa douleur, à la façon de
l'antique Hécube.
« Hurlez ! Hurlez ! Oh ! vous êtes des hommes de pierre!
Si j'avais vos voix, je m'en servirais à faire craquer la voûte
du ciel. Oh! elle est partie pour toujours ; je sais quand on
132 SHAKESPEARE.
est mort ou vivant. Non! non! plus de vie! Tu ne revien-
dras jamais plus ! jamais, jamais, jamais, jamais! — Dé-
faites-moi ce boulon, je vous prie. Merci, Monsieur. Voyei-
rous ceci, regardez-la, regardez ces lèvres!,.. »
Et il e.\pire entre les bras de la morte, comme
écrasé sous son léger poids.
CHAPITRE IX
ROMÉO ET JULIETTE
I. Le drame, par excellence, de l'amour. — Vérone au iiv» siècle,
— Les Montaigus et les Capulets.
II. Le mariage. — La mort.
I
Roméo et Juliette est, par excellence, le drame de
l'amour ; il en donne le dernier mot et la note suprê-
me, cette langue de flamme que darde la cime du
bûcher et qui s'évanouit dans le ciel. Shakespeare
épuise tout ce qu'il exprime : partout où il passe, il
touche le fond et il monte au comble. Le paroxysme
est son élément.
Entrez dans cette ville tragique, où le sang coule
comme l'eau des fontaines : chaque rue est un défilé,
chaque maison est une forteresse. Nous sommes
dans l'ardente et sombre Italie du quatorzième siè-
cle. Vérone est une capitale de ces discordes civiles :
un réseau d'inimitiés enlace la cité ; la vengeance y
a planté son arbre généalogique au cœur des famil-
134 SHAKESPEARE.
les. L'homme tué tue, à son tour, parla main de son
fils ou celle de son frère ; les enfants des morts hé-
ritent de leur meurtre ; les haines se lèguent comme
des patrimoines. C'est au centre de cette mêlée
furieuse que Shakespeare jette Roméo et Juliette ;
c'est sur ce champ de bataille qu'il élève l'autel de
l'Amour. « Le Paradis est à l'ombre desépées », dit
un verset du Coran. Les plus magnifiques fleurs de la
terre germent d'un sol pétri de poisons.
Ce qui frappe déjà à la lecture, et ce que la
représentation fait encore plus vivement sentir, c'est
l'étonnante précipitation du drame, son impétuosité
hâtive, son élan qui ne faibUt pas. Roméo entre dans
le bal donné par les Capulets, il aperçoit Juliette,
leurs yeux échangent un éclair, et l'amour s'allume,
l'amour unique et inextinguible, l'amour « plus fort
que la mort ».
« Quelle est celte dame qui enrichit la rnain de ce cava-
lier, là-bas ? Sa beauté est suspendue à la face de la Nuit,
comme un riche joyau à l'oreille d'une Éthiopienne. —
Beauté trop précieuse pour la possession, trop exquise pour
ia terre!... — Mon cœur a-t-il aimé jusqu'ici? Non ! Jurez-
le, mes yeux; car, jusqu'à ce jour, je n'avais pas vu la vraie
beauté. »
Et de l'extrémité de la salle, Juliette répond avec la
promptitude de l'écho ému par la voix :
— « Viens ici, nourrice. Quel est ce gentilhomme, là-
ROMÉO ET JULIETTE. 135
bas ! — S'il est marié, le cercueil pourrait bien être mon lit
nuptial. »
Du premier regard , le pacte est scellé, les cœurs
s'échangent, les deux êtres prédestinés à s'aimer se
sont reconnus, offerts, acceptés. Ils s'élancent au-
devant l'un de l'autre, poussés par une irrésistible
attraction ; ils franchissent, d'un bond, le fleuve de
sang qui roule entre leurs deux familles. Ce ne sont
pas des étrangers qui s'abordent, ce sont des fiancés
qui se rejoignent. A travers les gracieuses avances
du premier salut, résonne l'engagement solennel et
irrévocable. L'intrépide baiser qu'ils échangent con-
somme leur subit hymen.
Du bal, Roméo s'élance sous la fenêtre de Juliette.
L'aveu, murmuré pendant la fête, prend ici l'éclat d'un
cri passionné. Le pressentiment de la mort pro-
chame, les épées et les poignards des Capulets sus-
pendus sur Tentrevue furtive, les souffles et les par-
fums d'une tiède nuit d'été, tout conspire à hâter
leur amour tragique. Il s'épanouit subitement, comme
cet arbre merveilleux qui fleurit, dit-on, en une
heure, avec Texplosion d'un volcan d'arômes. Ce n'est
pas sous la coquetterie du voile que Juliette se montre
à son amant, c'est dans la nudité hardie de l'amour.
« Tu sais que le masque de la nuit est sur mon visage ;
sans cela tu verrais une virginale rougeur colorer ma joue,
quand je songe aux paroles que tu m'as entendue dire cette
136 SHAKESPEARE.
nuil. Ah I je voudrais rester dans les convenances, je vou-
drais nier ce que j'ai dit. Mais adieu les cérémonies!
— M'aimes-tu ? Je sais que tu vas dire oui, et je te croirai sur
parole. Ne le jure pas, tu pourrais trahir ton serment; les
parjures des amoureux font, dit-on, rire Jupiter. En vérité,
beau Montagne, je suis trop éprise, et aussi tu pourrais
croire ma conduite légère. Mais fie-toi à moi, gentilhomme i
Je me montrerai plus fidèle que celles qui savent mieux
affecter lu réserve.»
Et le dialogue, ou, pour mieux dire, le duo con-
tinue : on ne sait si l'on entend des sons ou des pa-
roles, des pensées ou des mélodies. Shakespeare
emprunte à Pétrarque ses concelti et ses hyper-
boles, pour exprimer l'amour ilahen; mais il colore
des feux de l'Orient la langue des sonnets ; il monte
au diapason de la Bible cette lyre énervée. On croit
voir les époux du Cantique des Cantiques transportés
dans le jardin du Décaméron.
Le meurtre deTybalt par Roméo, qui jette du sang
nouveau sur la haine ardente des deux races, n'inter-
rompt pas un instant la marche de cet amour entraî-
nant. En apprenant ce meurtre, Juliette a poussé un
cri de colère ; mais Tégoïsme de la passion la ressaisit
bientôt tout entière ; elle rachète par les mépris cruels
qu'elle prodigue au mort l'injure qu'elle a lancée à
son meurtrier. — « Tybalt est mort, et Roméo est
» banni Banni! Ce seul mot ô«?im a tué pour moi
tt dix mille Tybalt. » Mais, à l'idée de la séparation,
ROMÉO ET JULIETTE. 137
la mort lui apparaît comme l'unique remède. —
« A moi, nourrice, au lieu de Roméo, c'est le sépul-
» cre qui prendra ma virginité. » — Telle est l'in-
lensité de cette passion dévorante ; pas de milieu :
le tombeau ou le lit nuptial. Les deux amants mêlent
si souvent l'amour à la mort, qu'ils ne les distinguent
plus déjà l'un de l'autre.
II
Le morne les a mariés ; la nuit nuptiale, si ardem-
ment invoquée, arrive; cette nuit extraordinaire et
unique, qui est, en poésie, ce que sont dans la nature
les soirées signalées par des phénomènes. La fenêtre
s'ouvre au matin : le couple paraît enlacé, sur le
balcon rougi par l'aurore; l'alouette lance au ciel
cette note qui marquera désormais l'heure immor-
telle de leurs adieux. Lorsque le jour se lève, radieux
et funèbre, et que leur étreinte se délie, on dirait
que les amants se sont brisés en se détachant. Les
voilà déjà pâles de leur mort future. Roméo apparaît
à JuUette, au bas du balcon, comme un cadavre gi-
sant dans sa fosse :
« 0 Dieu ! j'ai dans l'âme un présage fatal. Maintenant que
tu es en bas, tu m'apparais comme un mort au fond d'une
tombe: ou mes yeux me trompent, ou tu es bien pâle. »
138 SHAKESPEARE.
Et Roméo lui répond :
— « Crois-moi, amour, tu me semblés bien pâle aussi.
L'angoisse aride boit notre sang. »
A partir de là, le drame se précipite vers sa catas-
trophe. La Mort en tient les rênes et le pique de son
aiguillon. Juliette, contrainte d'épouser Paris, ac-
cepte, pour lui échapper, le narcoli(iue qui l'abritera
dans la tombe jusqu'au retour de l'amant. L'héroïne
redevient enfant, au moment de boire le magique
breuvage. Elle a peur de cette veillée du sépulcre, elle
tremble avant de descendre ces marches qu'on ne
remonte pas. — « Oh ! si une fois déposée dans le
» tombeau, je m'éveillais avant le moment où Roméo
.') doit venir me délivrer Ah ! l'effroyable chose ! »
— Elle vide pourtant la coupe léthargique. Entre
toutes les martyres de l'amour, Juliette aura ce pri-
vilège d'avoir goûté deux fois le fiel de la mort.
Le bruit sinistre arrive à Roméo en exil; il accourt
et il pénètre dans le caveau de Juliette, muni du poi-
son qui le fera la rejoindre. Il meurt entre les bras
de la morte, qui ressuscite et se rendort avec lui. Le
sépulcre s'ouvre et dévoile les mystères de l'horrible
nuit. L'immolation des deux amants apaise le génie
furieux qui sévissait sur la ville, et les deux familles
se réconcilient sur leur tombe.
CHAPITRE X
COMME IL VOUS PLAIRA
I. La fantaisie et l'idylle dans Shakespeare. — Les sociétés, épui-
sées par les mallieurs de la guerre, rêvent de l'âge d'or.
II. La forêt des Ardennes et ses habitants placides. — Le mélan-
colique Jacques. — Olivier et Gélie. — Orlando et Rosa-
linde.
I
Au sortir de ces drames terribles, où il surmène
la réalité, pour lui faire rendre tout ce qu'elle contient
de sang et de larmes, Shakespeare va se reposer dans
la fantaisie comme dans un asile. Son génie, las
d'avoir battu les voies sanglantes de la terre, s'aban-
donne au courant azuré des songes. Après avoir
tordu les nœuds des passions et des crimes, il brode
en l'air des fictions plus subtiles que les réseaux du
fil de la Vierge. Les actions violentes qu'il mettait en
scène font place à des jeux d'esprit et de sentiment,
comparables à ceux de l'ombre et de la lumière ; les
personnages tragiques, tirés des entrailles de l'his-
toire ou de la légende, à des êtres bons et tendres,
140 SHAKESPEARE.
purement poétiques, ù peine incarnés, qu'on dirait
ailés, tant ils sont mobiles, enfants du caprice et de la
folie. L'imai:inalion gouverne ce petit monde, en reine
absolue. Elle s'y joue des temps et des lieux, elle làcbe,
à travers la grave rangée des siècles, une mascarade
^l'anachronismes, entre-croise les religions et les
races, et substitue aux lignes de la géographie les
dédales d'un labyrinthe fantastique. L'intrigue,
échappée de la logique comme d'une prison, bat la
campagne des aventures ou voltige dans les nues du
rêve. Le dialogue chante ou babille, et interrompt à
chaque instant l'action complaisante par des fusées
de traits et d'images qui rappellent les fioritures de
la mélodie.
Entre toutes ces comédies ou demi-drames capri-
cieux : Le Conte d'hiver^ Cymheline, le Soir des
Rois, Beaucoup de bruit pour rien^ la plus char-
mante, peut-être, est celle que le poète, faute de pou-
voir fixer son sens vaporeux, a intitulée : Comme il
vous plaira. C'est la merveille des pastorales, une
reine parmi des bergères. La littérature idyllique
reparaît dans le calendrier des peuples avec l'exacti-
tude d'une saison. L'Humanité se ressouvient d'avoir
gardé les troupeaux à l'aurore du monde. Elle res-
semble à ce pâtre persan devenu vizir, qui avait serré
dans un coffre de cèdre son sayon rustique, ses san-
dales de corde, sa flûte de roseau, et qui le rouvrait
COMME IL VOUS PLAIRA. 14i
parfois, pour contempler, en soupirant, les reliques de
son premier âge. Ces renouveaux bucoliques corres-
pondent presque toujours à des époques d'agitation
et de catastrophes, de fatigue morale ou de discor-
des civiles. Alors les sociétés, épuisées par le sang
Versé dans les guerres, ou parles voluptés d'une civi-
lisation trop brûlante, rêvent vaguement d'âge d'or,
d'amours ingénus, d'arbres qui distillent l'huile et le
miel, de troupeaux errants dans les thyms, de chants
alternés.
Comme l'Herminie du Tasse, l'âme humaine, bles-
sée par la dureté des temps et des choses, va se
réfugier parmi les pasteurs. Au plus fort des dissen-
sions et des crimes, elle se refait une oasis où refleu-
rit l'antique innocence ; elle s'endort au milieu des
ruisseaux de l'Arcadie, pour oublier les larmes et le
sang qui coulent. Les bergers de Théocrite apparais-
sent, sur les collines siciliennes, au crépuscule de la
Grèce, et leurs flûtes, comme celles des funérailles,
accompagnent sa Hberté morte. Rome, fatiguée de ses
guerres civiles, se retire, avecYirgile, sous les vastes
ombrages des Églogues et des Géorgiques. L'Italie,
lasse des sanglants tumultes du seizième siècle, va
s'assoupir entre les bras des nymphes, sous les boca-
ges du Pastor Fido et de VAminta. C'est à la fin des
guerres de religion que la France s'éprend de VAstrée,
et rêve d'après elle une villégiature romanesque, où la
142 SHAKESPEARE.
vie coule à filer l'amour en de longs et doux entre-
liens. C'est après les orgies du dix-huitième siècle,
qu'elle se met au régime des fruits et du laitage, dans
la chaumière d'opéra-comique de Florian, et dans le
chalet artificiel de Gessner.
De même, l'idylle surgit en Angleterre, comme un
arc-en-ciel, à la suite de violents orages, après les
règnes sanglants de Henri YIII et de Marie Tudor.
Elle y apparaît magnifiquement poétique, tenant du
concert et du ballet, de la mascarade et de l'opéra,
entrelaçant sous une pluie de fleurs, dans une ronde
harmonieuse, les Divinités et les Allégories, les Fées
et les Nymphes, les Héros antiques elles Esprits fan-
tastiques, au milieu des changements à vue d'une île
ou d'une forêt enchantée. Beaumont, Flechter, Ben
Johnson, et plus tard Milton, ont composé en ce
genre des chefs-d'œuvre de splendeur et de volupté.
Mais Shakespeare les a surpassés dans cette pastorale,
originale entre toutes, qui transporte la civilisation
dans le cadre de la vie agreste, et donne en quelque
sorte à la Nature une cour de gentilshommes et de
citadins.
Aux ravissants paysages qu'il va peindre, le poète
oppose, dans les premières scènes, le tableau d'une
société dépravée. Le duc Frédéric a usurpé le trône
de son frère, il règne par l'injustice et il gouverne par
la violence. Son exemple est une corruption ; le droit
COMME IL VOUS PLAIRA. 143
du plus fort devient la loi de la principauté pervertie.
Le brutal Olivier opprime et affame son frère cadet
Orlando : c'est l'aînesse féodale sous sa forme la plus
inique. Orlando se révolte contre ce joug dégradant;
il réclame au tyran domestique sa part de patrimoine.
Alors Olivier complote sa mort avec un boxeur;
il l'attire dans un cirque féroce où le duc livre la jeu-
nesse aux poings meurtriers des athlètes. Mais Or-
lando, exalté par le regard d'amour qu'a laissé tom-
ber sur lui Rosalinde, la nièce du duc exilé, terrasse
du premier coup son lourd adversaire. Rosalinde
passe une chaîne d'or au cou de l'adolescent hé-
roïque, elle lui rend son cœur avec la grâce loyale
d'une guerrière rendant son épée :
« Gentilhomme, vous avez bien lutté, et ce ne sont point
vos ennemis seuls que vous avez vaincus! Portez ceci pour
l'amour de moi, d'une jeune fille brouillée avec la fortune,
et qui donnerait davantage si elle avait davantage. »
Cependant, de scène en scène, la tyrannie mul-
tiplie ses crimes : le despote proscrit Rosalinde,
Orlando n'échappe que par la fuite au fratricide.
Tout est haine, discorde, perfidie dans ce noir abrégé
du monde.
Le poète a hâte de quitter ce miheu cruel et per-
vers ; il le traverse, en courant, comme un ascète
contraint de passer par une ville pour regagner le
U4 SnAKESPEARE.
désert. Le voici dans la forêt des Ardennes. Son
drame ne sortira plus de son enceinte pacifique. Il
se concentre dans ses circuits et dans ses dédales ;
il y demeure enchanté, tel que le vieux Merlin, dans
son taillis d'aubépines.
Il
Celte forêt, quoiqu'elle porte un nom inscrit sur
les caries géographiques, n'est pas de cette terre :
elle est située dans la région idéale où flotte l'île de
la Tempête^ où s'élève l'Athènes du Songe d'une nuit
d'été. Comme dans les Paradis terrestres de Breughel
de Velours, les arbres et les bêtes y vivent dans une
promiscuité merveilleuse. Le palmier oriental s'y
dresse auprès du bouleau germanique, le lion s'em-
busque à l'ombre du sapin, le serpent des jungles de
l'Inde rampe sous la mousse foulée par les daims.
C'est le Temple de la nature ; les végétations de tous
les climats s'accordent pour l'enrichir, les animaux
de toutes les zones s'y rassemblent comme dans une
Arche.
Le duc proscrit s'est réfugié, avec sa cour, dans
cette forêt édénique; il a épousé sa belle solitude, il
a jeté dans les buissons son anneau ducal, comme le
Doge de Venise jetait le sien dans les vagues de l'A-
COMME IL VdUS plaira. 145
driatique. Avant de franchir sa verte lisière, il s'est
écrié, avec l'empereur Henri II, entrant dans l'ab-
baye de Saint- Vanne : « Hk simt tahernacula mea,
hic habitabo in Beternuml » Sur le seuil de ce cloître
immense, le prince déchu a dépouillé le vieil homme.
Il prend en pitié son trône perdu et sa grandeur
écroulée ; il apporte à la nature un cœur vierge et li-
bre comme elle. A l'entendre prêcher, à ses compa-
gnons assis dans sa grotte, le bonheur de cette vie
nouvelle, on dirait un cénobite exphquant à ses
moines les paraboles du désert :
« Eh bien, mes compagnons, mes frères d'exil, la vieille
habitude n'a-t-elle pas rendu cette vie plus douce que ceUe
d'une pompe fardée? Cette forêt n'est-elle pas plus exempte
de dangers qu'une cour envieuse? Ici, nous ne subissons
que la pénalité d'Adam, la différence des saisons. Si, de son
soufile brutal, le vent d'hiver mord et fouette mon corps,
jusqu'à ce que je grelotte de froid, je souris, et je dis : « Ici^
» point de flatterie, voilà un conseiUer qui me fait sentir ce
» que je suis. ;> — Doux senties procédés de l'adversité. Com-
me le crapaud hideux et venimeux, elleporte un précieux
joyau dans sa tête. Cette existence, à l'abri de la cohue pu-
bhque, révèle des voix dans les arbres, des livres dans les
ruisseaux qui coulent, des leçons dans les pierres, et le
bien en toutes choses. »
Lorsqu'il parle ainsi, l'anachorète couronné prêche
des convertis. Ses courtisans, suivant son exemple,
ont renoncé aux pompes et aux œuvres de la vie
mondaine. La chasse, la pêche, des banquets agres-
IH. ,,
146 SHAKESPEARE.
tes servis sous les arbres, des causeries philosophi-
ques et galantes défrayent leurs journées tranquilles.
Le temps lui-même est oublié : au seuil du désert,
ils ont arrêté leurs montres. Les ans leur sont comp-
tés par le renouvellement du feuillage ; les heures,
par les étapes du soleil ou par cette horloge de fleurs
que Linnée découvrit plus tard. En recouvrant l'in-
nocence, ils ont trouvé le bonheur; aucune passion
ne les a suivis dans ce lieu d'asile. L'ambition, l'en-
vie, la haine, l'avarice, les ont quittés, aux portes de
la ville à jamais franchies. Quelle pâture ces tristes
furies auraient-elles trouvée au milieu des bois? De
tous les dieux de leur passé, ils n'ont emmené que
l'Amour. Oiî l'adore-t-on mieux qu'au désert?
Là, plus de rivalités ni plus de litiges, plus de for-
tunes inégales ni de jalouses dissensions. La grande
forêt est à tous et n'est à personne. Elle prête impar-
tialement à ses hôtes l'abri de ses antres, l'ombre de
ses ramées. Les flèches des chasseurs remplacent,
pour les proscrits, ces corbeaux qui apportaient leur
pain quotidien aux ermites de la Thébaïde. Chacun
s'asseoit librement à une table sans maître et sans
parasites. La liberté primitive, tempérée par des
mœurs exquises, règne dans cette peuplade patri-
cienne. Ils ne se sont pas faits barbares, en revenant
à l'état nomade ; sur le vieux tronc de la vie sauvage,
ils ont greffé les fleurs d'une civilisation raffinée.
COMME IL VOUS PLAIRA. 147
Leur tribu a le ton et la politesse d'une belle cour.
Ce sont les gentilshommes de la nature, les grands
seigneurs du désert. S'ils n'observent plus les règles
de l'étiquette, ils entourent leur vieux maître d'un
respect filial. On dirait un Décaméron présidé par un
palriarclie.
Seul parmi les Ombres bienheureuses de cet élysée,
le mélancolique Jacques a gardé le ressentiment de
la vie sociale. Les dictâmes de la nature n'ont pu
guérir son cœur noblement blessé. Sa misanthropie
délicate souffre des exigences même de la vie physi-
que : il trouve des taches dans l'Age d'or et des dé-
fauts dans l'Éden. C'est avec la sainte colère d'un
brahme de l'Inde qu'il s'indigne des pièges et des car-
nages de la chasse. On le voit pleurer sur l'agonie
d'un cerf aux abois.
« Aussi bien, monseigneur, cela navre le mélancolique
Jacques. Il jure que vous êtes, sous ce rapport, un plus
grand usurpateur que votre frère qui vous a banni. Aujour-
d'hui, messire d'Amiens et moi-môme, nous nous sommes
faufilés derrière lui, comme il était étendu sous un chêne
dont les antiques rameaux se projettent sur le ruisseau qui
clapote le long de ce bois. Là, un pauvre cerf égaré, qu'avait
blessé le trait des chasseurs, est venu râler ; et vraiment,
monseigneur, le misérable animal poussait de tels sanglots,
que, sous leur effort, sa cotte de cuir se tendait presque à
éclater. De grosses larmes roulaient, l'une après l'autre,
sur son innocent museau. Et ainsi la bête velue, observée
tendrement par le mélancolique Jacques, se tenait aur le
bord extrême du rapide ruisseau qu'elle grossissait de ses
U8 SHAKESPEARE.
larmes. Et,lui,jurait que nous sommes de purs usurpateurs,
des tyrans, et ce qu'il y a de pire, d'ellrayer ainsi les ani-
maux, et de les massacrer dans le domaine que leur assigne
la nature. »
Le théâtre de Shakespeare n'a pas de figure plus
originale que celle de ce Penseiroso des.Ardennes.
C'est Hamlet au repos, Hamlet en vacances, tourné
de l'hypocondrie à la rêverie, retiré de l'action, dé-
sinléiessé de la vie, mais la persiflant de loin, après
y avoir joué son rôle, comme un acteur rentré dans
la coulisse qui se moquerait des comédiens achevant
le drame commencé.
« Le monde entier est un théâtre, et tous, hommes et
femmes, n'en sont que les histrions. Tous ont leurs entrées
et leurs sorties, et chaque homme, en sa vie, joue plusieurs
rôles. Ses actes sont les sept âges.
» D'abord l'enfant qui piaule et bave dans les bras de sa
nourrice ; puis l'écolier pleurard, avec sa gibecière reluisante
et sa face matinale, se traînant comme un escargot, à contre-
cœur vers l'école ; puis l'amant soupirant, avec l'ardeur d'une
fournaise, une douloureuse ballade dédiée aux sourcils de sa
maîtresse ; ensuite le soldat, plein de jurons étrangers, barbu
comme un léopard, jaloux sur le point d'honneur, brusque
et violent en querelle, poursuivant la fumée de la gloire jus-
qu'à la gloire du canon. Et puis le juge au beau ventre rond,
garni de gras chapons, l'œil sévère, la barbe magistrale-
ment taillée, rempli de sages dictons et de banales maximes.
Le sixième âge passe ses jambes dans un pantalon étriqué
à pantoufles : des lunettes sur le nez, un bissac au côté, il
porte les bas de son jeune temps, bien conservés, mais
infiniment trop larges pour son jarret racorni. Sa voix, jadis
pleine et mâle, revient au fausset enfantin, et ne rend
COMME IL VOUS PLAIRA. 149
plus que les sons grêles d'un sifflet ou d'un chalumeau.
)» La scène finale qui termine ce drame historique, étrange
et accidenté, est une seconde enfance : état de pur oubli,
sans dents, sans yeux, sans goût, sans rien. »
Ainsi raille ce mélancolique, avec un délicieux
mélange de spleen et d'humour. Il s'est fait un plaisir
de sa tristesse même. — « J'aspire », — dit-il quelque
part, — « la mélancolie d'une chanson comme une he-
» jette suce un œuf. » C'est un gourmet de pessimisme
qui déguste voluptueusement des pensées d'une fine
amertume. Les idées tristes passent en se jouant
dans sa tête, comme les nuées sur le ciel; elles y
dessinent,, comme elles, les plus folles images. Aussi
sa plainte spirituelle n'attriste-t-elle pas plus la forêt
que le chant d'un oiseau moqueur.
Cependant, une invasion charmante vient troubler
celte calme oasis, mais comme un vol de colombes
trouble l'ombrage d'un bois endormi. Rosalinde a lui
la cour, déguisée en page. Célie, la fille du tyran, ac-
compagne, travestie en bergère, son amie proscrite.
Touchstone, le Fou du Duc, escorte, la marotte au
poing, les princesses errantes, et la caravane roma-
nesque débarque, saine et sauve, dans la forêt des
Ardennes. Orlando y arrive de son côté. Il rencontre;
sans la reconnaître, sous la cape de cavalier qu'elle
porte si fièrement, l'infante de son cœur, et Rosalinde
se joue de sa méprise avec la plus aimable ironie
150 SHAKESPEARE.
L'imbroglio d'amour s'égare et s'entre-croise à
travers l'imbroglio des sentiers et des brandies.
L'action s'arrête, elle se détend comme un arc au re-
pos jeté sur les bruyères. Une langueur délicieuse
s'empare du drame changé en idylle; le paysage qui
l'encadre répand sur lui sa paisible influence. Il a pris
un peu de l'âme des philosophes et des amants qui
l'habitent; en retour, il leur a donné un peu de la
sienne. Échange sympathique, douce métamorphose!
Les amoureux ont énamouré la forêt. Ses arbres se
couvrent de chiffres gravés sur leur rude écorce ; ses
buissons germent, au heu de mûres sauvages, de son-
nets et de rondeaux raffinés. Ce ruisseau, qui pleure
si mollement sous l'herbe, roule des larmes d'amour
et non pas de l'eau. « Son lagrime d'amor, non e
acqua », comme chantent à Naples les acquaioli.
La forêt tressaille et murmure à travers le drame,
elle suspend à chaque scène ses festons traînants de
lierre et de lianes ; elle prête aux paroles la douce
solennité de ses longs échos; elle donne, aux allées
et aux venues des personnages, je ne sais quelle sou-
daineté d'apparitions fantastiques. A peine les entend-
on venir... Vous diriez leurs pas amortis par la mousse.
Des figures gracieuses ou bizarres passent et repas-
sent à travers les clairs et les ombres. C'est le Fou
dont le bonnet recourbé se dresse entre les feuilles,
comme une corne de faune. Ce sont des bergers d'é-
GOMME IL VOUS PLAIRA. 151
glogue italienne se renvoyant de fins concetti; c'est
Rosalinde se promenant avec Célie dans la forêt,
comme dans le jardin d'un bal, et intriguant, d'une
voix tremblante d'émotion, le pâle Orlando.
Les cerfs qui brament, les fanfares du cor, les
soupirs lointains de la flûte accompagnent leur dia-
logue étincelant de saillies ou brûlant d'amour. Ils
s'enivrent d'esprit, de volupté, de tendresse. Leur
chaste flamme gagne la forêt ; elle embrase et elle
illumine tous ses hôtes; tous les cœurs s'accordent
et se fondent dans un unisson passionné.
C'est la nature qui se charge de dénouer le drame.
Elle transforme les méchants et elle désarme les re-
belles. Le fratricide a subi son charme ; Caïn est tombé
dans les bras d'Abel. Le tyran, qui venait ravager le
bois sacré, cède à son influence. Une concorde mer-
veilleuse succède aux déchirements de la haine.
Olivier, touché de la grâce, se convertit au culte de
Célie; l'amour de Silvius attendrit le cœur de la froide
Phœbè ; le Fou s'éprend de la pauvre Audrey, et,
lorsque l'Hymen classique arrive, la torche en main,
pour célébrer leurs noces et chanter leur épithalame,
on dirait le génie du lieu, venant jouir de son œuvre
et consacrer ses miracles.
CHAPITRE XI
FALSTAFF
L FalstafT, fou et bouffon de Shakespeare, a un rôle dans trois
de ses ouvrages.
il, — Sa verve, sa gaîté étincelantes, doublées d'infamie et d'op-
probre. — Vs ridentibus!
I
Falstaff est un des favoris de Shakespeare, le fou
de sa cour, son bouffon en litre. Dans l'étude de
son théâtre, il mérite une page à part.
Sir John Falstaff est, à première vue, un repous-
sant personnage : ivrogne et menteur, couard et
paillard, pilier de tavernes et pipeur de cartes. Il
est vieux d'une vieillesse ignoble; ses cheveux blancs
jurent horriblement avec sa trogne écarlate. Il char-
rie un ventre énorme sur ses courtes jambes que
fait flageoler une constante ivresse. Il rend le vin
qu'il boit, en jurons et en invectives. Si l'on rassem-
blait, dans un tas, les injures que lui jettent ses
amis et ses compagnons, on aurait un dictionnaire
FALSTAFF. 153
complet des mauvais lieux et des halles. Le prince
de Galles, dont il est à la fois le bouffon et le favori,
l'appelle « montagne de chair, bonne seulement à
écraser les lits », « muid vivant », « boule hu-
maine », « magasin de suif », « bœuf gras rôti, avec
la farce dans son ventre », « vice vénérable, »
« iniquité grise », « père Ruffian », « Satan à
l)arbe blanche ». Une fois, Falstaff s''avise de lui
demander l'heure, et il lui répond :
« Que diable te fait l'instant du jour où nous sommes?
A moins que les heures ne fussent des coupes de Xérès, les
minutes des chapons, les pendules des langues d'entre-
metteuses, les cadrans des enseignes de maisons de passe,
elle bienfaisant soleil lui-même une belle et chaude iille;
je ne vois pas pour quelle raison tu ferais cette chose super-
flue de demander à quel moment du jour nous sommes? »
C'est le ton habituel des entretiens du prince de
Galles avec lui. Dans ses moments d'expansion, il
l'appellera : « Cher rost-beaf ! » Les Joyeuses Com-
mères de Windsor n'accommodent pas le vieux
drôle à des épithètes moins salées : « Homme tu-
méfié », « humeur malsaine », <i hochepot », « im-
mense coquin », sont, à son endroit, leurs sobriquets
les plus doux. Elles se demandent « quelle tempête
» a donc jeté, sur la côte de Windsor, cette baleine
» qui a tant de tonneaux d'huile dans la panse » ?
Falstaff ne paraît, dans les trois pièces où il joue
154 SHAKESPEARE.
son rôle, que pour mentir, voler, se parjurer et com-
mettre des actions de sac et de corde. Il détrousse
des voyageurs sur le grand cliemin ; il dévalise un
charretier qui passe. Chargé de recruter des sol-
dats, il fait de son mandat métier et marchandise,
exempte à beaux deniers comptants les fils de fa-
mille, et ramène triomphalement à son maître « cent
» cinquante enfants prodigues en haillons, venant
» de garder les pourceaux et d'avaler leur eau de
» vaisselle et leurs glands ». Sur le champ de ba-
taille de Shrewsbury, il tire de ses chausses une
bouteille qu'il appelle son « pistolet de poche » et
l'avale à longs traits, au milieu des morts. Lorsque
le noble Hotspur tombe sous l'épée du prince de
Galles, Falstaff sort de la haie derrière laquelle il
claquait des dents, perce d'un coup de dague le
corps du héros, et se vante ensuite de l'avoir tué.
Les intermèdes de ces beaux exploits sont remplis
par des rixes d'auberge et des amours de ruisseau.
La scène où il se querelle avec Dorothée, « fille plus
publique que la route qui va de Saiiil-Albans à Lon-
dres », fait songer à un vieux Satyre pris aux che-
veux par une Harpie.
Eh bien, malgré ses vices, son infamie, son oppro-
bre, Sir John Falstaff n'est jamais odieux. On ne lui
en veut pas plus de ses turpitudes qu'à un pour-
reau de se vautrer dans la fange. L'absence du sens
FALSTAFF. 155
moral est si bien constatée chez lui, qu'elle le rend
presque irresponsable. Son immoralité n'a rien de
réfléchi ; elle est toute spontanée et tout animale.
Il va au vol et à la crapule, comme la bête va à sa
proie ou à sa pâture.
Ce gros homme représente, à sa manière, la loi
naturelle dans son opposition à la loi humaine. Il
ne discerne pas plus le Juste de l'Injuste, que l'en-
fant qui vient de naître ne distingue sa droite de
sa gauche. Point méchant, d'ailleurs : il n'y a pas
une once de fiel dans ce sac à vin et à viande. Il rit
le premier de ses ignominies et de ses affronts ; il
désarme la colère et la répugnance par son cynisme
ingénu. — « Eh ! mon fils, >■> dit-il, au prince Henri
qui lui reproche une abominable incartade, « tu sais
» qu'Adam dans l'état d'innocence tomba. Et qu'est-
» ce que pourrait faire le pauvre John Falstaff dans
» ce siècle de perversité? Tu vois, j'ai plus de chair
» que les autres, et, partant, plus de fragilité. » Il
faut l'entendre encore se railler lui-même, après ia
bastonnade que lui administre le mari jaloux, dans
les Joyeuses Commères de Windsor :
« Si l'on savait à la cour comment j'ai été bâtonné, on
me ferait suer ma graisse, goutte à goutte, pour en huiler
les bottes des pêcheurs. Je garantis que tous me fustige-
raient de leurs bons mots, jusqu'à ce que je fusse aplati
comme une poire tapée. »
156 SHAKESPEARE.
Puis il ajoute avec une mélancolie étrange, qui
le prend parfois, et qui, chez lui, fait l'effet d'une
larme tombant sur la grimace d'un masque grotesque :
« Je n'ai jamais prospéré, depuis que j'ai triché à la
prime. Ah! si j'avais seulement assez de souffle pour dire
une prière, je me repentirais. »
II
Sa verve est merveilleuse : Shakespeare a pétri
d'esprit cette grosse créature. On se rappelle les
deux filles du conte de Perrault, qu'éprouve une fée
travestie en mendiante, auprès d'une fontaine :
l'une est récompensée par le don de jeter une perle
à chaque mot qu'elle dit ; l'autre est condamnée à
vomir un crapaud chaque fois qu^elle ouvre la bou-
che. Falstaff cumule en sa personne ce double mi-
racle. Il roule pêle-mêle, dans ses intarissables bou-
tades, les perles et les ordures, les bons mots et
les blasphèmes, les grossiers propos et les fines sail-
lies.
Rien ne l'étonné, rien ne le déconcerte ; il a
réponse à tout et se tire, par un trait soudain, des
plus mauvais pas. Quand le prince passe en revue
la troupe qu'il lui amène, et s'écrie qu'il n'a ja-
mais vu « si pitoyables coquins »
FALSTAFF. 157
— « Bah ! bah ! — dit Falstaff. — C'est assez bon pour la
pointe d'une pique. Chair à canon, chair à canon ! ils com-
bleront un fossé aussi bien que d'autres. Eh! mon cher,
ne craignez rien, ils sont mortels, bien mortels... »
« Que me fait un bel homme? Parlez-moi du cœur! Voilà
Bossu, par exemple, il est bien laid et mal torché ; mais il
faut voir ce gaillard-là, un mousquet au poing ! »
Une scène impayable est celle où il prétend avoir
tenu tête, dans un exploit nocturne, à quatorze
hommes armés jusqu'aux dents, tandis qu'il a été
mis en fuite, avec toute sa bande, par le prince de
Galles déguisé, qui voulait mettre sa poltronnerie à
l'épreuve. Convaincu de mensonge, pris en flagrant
délit d'imposture, vous croyez peut-être qu'il va bal-
butier et courber la tête? Il la redresse avec une
imperturbable effronterie :
« Pardieu ! Je vous ai reconnu aussi bien que celui qui
vous a fait. Ah çà ! écoutez-moi, mes maîtres ! Était-ce à
moi de tuer l'héritier présomptif? Devaîs-je attenter au
prince légitime ? Eh ! tu sais bien que je suis aussi vaillant
qu'Hercule. Mais remarque l'instinct: jamais le lion n atta-
que un vrai prince. L'instinct est une grande chose ; j'ai
été couard, par instinct. »
Puis, il rompt l'interrogatoire par un éclat de rire
éhonté : « Camarades, mes braves gens, mes enfants,
» cœurs d'or, allons donc nous amuser. Jouons une
» farce. »
En vérité, Sir John Falstaff est irrésistible. Le lec-
1S3 SDARESPEARE.
teur le plus prude, le spectateur le plus timoré,
finissent par s'acoquiner — c'est le mot — à ce vil
et spirituel compagnon. Il y a quelque chose de
supérieur dans sa Lasse nature, c'est la gaieté in-
extinguible, étincelante, qu'elle dégage, pareille à
ces feux follets qu'exhalent les fumiers en fermen-
tation. Il a le don du rire, cette flamme qui purifie
tout. Son imagination immonde, colorée par la fan-
taisie la plus vive, rappelle ces splendides et sor-
dides Silènes de Jordaëns, aux chairs ignobles bai-
gnées de lumière, qui ravissent les yeux en les
dégoûtant.
Shakespeare a bien fait sentir l'attrait singulier
qu'inspire cet homme de farce et de joie. Le prince
de Galles méprise Falstaff, mais il ne peut s'en pas-
ser ; et lorsqu'il le rencontre à Shrewsbury, étendu
à terre, et qu'il le croit mort, c'est avec un accent
sincère de regret qu'il lui dit le dernier adieu :
« Quoi ! une vieille connaissance... Toute cette chair n'a
donc pas pu conserver un peu de vie. Pauvre Jackl Adieu.
Je me serais plus aisément séparé d'un meilleur que de
toi. »
— tt Pauvre Jack ! pauvre Yorik ! » Si Hamlet
avait eu Falstaff pour bouffon et qu'il eût trouvé plus
tard sa grosse tête de mort dans le cimetière d'Else-
neur, il aurait pu dire aussi, en l'époussetant avec
son mouchoir:
FALSTAFF. 159
« Je l'ai connu, Horatio ; c'était un garçon d'une verve
infinie, d'une fantaisie exquise... — Où sont vos plaisante-
ries, maintenant? vos escapades? vos chansons? et ces
éclairs de gaîté qui faisaient rugir la table de rires ? »
Mais le prince de Galles devient roi, le a cher
Hall » s'appelle Henri Y. La grâce d'état l'a trans-
formé, le diadème l'a transfiguré. Avec quel mépris
royal il reçoit, du haut de sa majesté, le vieux ca-
marade de sa jeunesse dissolue, lorsqu'il se présente
familièrement devant lui.
« Mon roi, mon Jupiter... C'est à toi que je parle, mon
cœur 1 » — « Je ne te connais pas, vieux homme ! Mets-toi
à tes prières. Que les cheveux blancs vont mal à un fou et
à un bouffon ! J'ai longtemps vu en rêve un homme de celte
espèce, aussi gonflé d'orgies, aussi vieux et aussi profane.
Mais, étant réveillé, je méprise mon rêve. Tâche désormais
d'avoir moins de ventre et plus de vertu. Sache que la
tombe s'ouvre, pour toi, trois fois plus large que pour les
autres hommes. Ne me réplique pas par une plaisanterie
de bouffon. Ne t'imagine pas que je sois ce que j'étais, car
Dieu le sait, et, le monde s'en apercevra, j'ai rejeté de
moi l'ancien homme et je rejetterai aussi ceux qui furent
mes compagnons. »
La sentence est juste, mais elle paraît dure. On
accuserait presque d'ingratitude ce roi qui casse et
jette au rebut le vieux pantin dont il a joué si long-
temps. Plus tard, dans le drame qui porte son nom,
Henri V s'informe une seule fois de son ancien fa-
160 SHAKESPEARE.
vori. Il demande a si le vieux cochon mange tou-
jours dans sa vieille auge? » Et c'est tout, il n'en
parle plus. — La Bible a dit un grand mot : V^ri'
dentibusl « Malheur à ceux qui rient 1 »
CHAPITRE XII
TOUT EST BIEN QUI FINIT BIEN. — PEINES
D'AMOUR PERDUES.
I. — Les comédies de Shakespeare. — Tout est bien qui finit bien.
— Hélène. — Les épisodes romanesques.
II. — Peines d'amour perdues. — L'amour vengé.
I
Les comédies de Shakespeare sont moins lues chez
nous et moins fréquentées que ses drames. L'abord
en est plus difficile, l'esprit plus local et moins in-
lelHgible à notre nature. Habitués que nous sommes
à la comédie régulière, exactement équilibrée dans
toutes ses parties, dont l'intrigue suivie se développe
par degrés, et qui met en scène des caractères sou-
tenus, nous avons peine à comprendre ces imbroglios
enchevêtrés et mobiles; où l'aventure enjambe la
vraisemblance et brise la logique; où l'action, entre-
croisée d'incidents fuyants et d'épisodes romanes-
ques, s'échappe à chaque instant de sa voie, pour
(aire l'école buissonnière de la fantaisie.
m. ,j
162 SHAKESPEARE.
Leurs personnages sont, sans doute, marquée de
cette profonde vérité humaine que le poète imprime
à tous les êtres de !a création ; mais qu'ils sont fuga-
ces et mobiles! On dirait qu'ils ne tiennent à la terre
que par le talon ailé du jeune dieu antique. Ils uppa-
raissentet disparaissent, sansbruit, sansmotif, comme
des fantômes. Le clair-obscur voile leur physionomie
entrecoupée de réalité et de songe ; l'esprit et le sen-
timent y jettent des nuances aussi fugitives que les
lueurs et les ombres d'une feuillée tremblante. Notre
théâtre comique est ordonné comme un intérieur;
celui de Shakespeare est un fouillis sinueux et magi-
que, comme cette forêt des Ardennes où il a placé la
scène de Comme il vous plaira.
Mais la première surprise dissipée, et quand on a
saisi le fil de ce labyrinthe, que de rencontres char-
mantes y fait le lecteur ! Que d'apparitions délicieuses
surgissent devant lui, à chaque tournant de ces sen-
tiers et de ces dédales ! Gentilshommes radieux d'es-
prit, jeunes femmes et jeunes filles étincelantes de
coquetterie ou brûlantes d'amour; pages ailés, valets
bouffons, capitans héroï-comiques, pédants grotes-
ques, paysans naïfs, visions de toute forme et de
toute couleur ! Il y a là des figures d'une physionomie
si féerique et si délicate, qu'on les entrevoit comme à
travers un lointain bleuâtre, ou derrière le voile d'une
musique éolienne. Rien de factice pourtant ni de
TOUT EST «lEN QUI FINIT BIEN. 163
chimérique. Si l'observation ne se concentre pas
dans le groupe d'une composition étudiée, elle éclate
en mille traits de nature, en mille détails de carac-
tère frappants et vivants. Au lieu de se peindre dans
un miroir plein, les hommes elles choses se reflètent
dans des facettes scintillantes ; mais ce miroir brisé
est toujours celui de la Vérité.
A. ce genre de comédies romanesques se rattache
Tout est bien qui finit bien, un demi-drame, moins
brillant et moins coloré que d'autres pièces du poète,
mais que l'admirable caractère de son héroïne place
au second rang parmi ses chefs-d'œuvre. Hélène est
une des plus nobles filles de Shakespeare, mélange
charmant de finesse et de courage, de vaillance et
d'humilité. Vraie guerrière de l'amour, elle lutte pour
sa passion et elle conquiert son bonheur.
Hélène, fille d'un médecin de Narbonne, s'est
éprise du jeune Bertrand, comte de Roussillon.
Mais, entre elle et lui, s'étend l'infini des préjugés du
rang et de la naissance : c'est la fleur de la vallée,
amoureuse de l'astre qui resplendit au plus haut du ciel.
« Autant vaudrait, pour moi, aimer quelque astre splen-
dide, et songer à l'épouser : il est tellement au-dessus de
moi ! C'est tout au plus à la lumière oblique de ses brillants
rayons, ce n'est pas à sa sphère que je puis aspirer. L'am-
bition de mon cœur en est le supplice. La biche qui vou-
drait s'unir à un lion est condamnée à mourir d'amour. —
l^j- SHAKESPEARE.
ia iiU que j'aime en vain, que je me débats contre l'espé-
rancâ. N'importe ! le vaste crible a beau fuir, je ne cesse
d'y verser les eaux de mon amour qui ne cessent de s'y
JJerdre. Ainsi, pareil à l'Indien, dans ma religieuse terreur,
je rends un culte au soleil qui rayonne sur son adorateur,
et ne le connaît que pour l'illuminer. »
Cependant, une occasion suprême s'offre à Hélène
de conquérir celui qu'elle désespère d'obtenir. Le roi
de France est atteint d'une consomption incurable,
les médecins l'ont condamné et abandonné. Hélène
a liérilé de son père des recettes magiques qui res-
suscitent les mourants. Elle part pour la cour de
France, se présente au roi moribond, et lui offre la
vie, en échange d'une grâce :
« Tu me donneras, de ta royale main, le mari soumis à (a
puissance que je t'indiquerai. Loin de moi l'arrogante pen-
sée de le choisir du sang royal de France, et d'allier mon
nom obscur à aucun prince de ta dynastie! Je ne veux
qu'un de tes vassaux, que je sois en droit de te demander,
et que tu aies le pouvoir de m'accorder. »
Le roi jure d'accomplir le vœu d'Hélène, il guérit
et lient sa parole. Une scène d'une beauté solennelle
nous montre les hauts barons, les grands vassaux,
les plus nobles seigneurs du royaume de France, con-
voqués autour de son trône. Hélène est debout, à côté
du roi. La fille du peuple domine les hiérarchies du
monde féodal ; sa main plane sur les têtes des princes
de la noblesse et de la jeunesse : celui qu'elle dési-
gnera sera son époux.
TOUT EST BIEN QUI FINIT BIEN. J65
« Que les chances de l'amour accordent à chacun de vous
une maîtresse belle et vertueuse! Oui, à chacun de vous,
hormis à un seul ! »
Et, descendant du trône, Hélène parcourt lente-
ment les rangs de cette cour splendide. Elle s'anmse
d'abord, avec une spirituelle ironie, à éprouver les
cœurs et à effrayer les orgueils.
M Monsieur, v — dit-elle à un jeune seigneur, — « la fierté
qui flamboie dans vos beaux yeux, avant même que j'aie
parlé, m'a fait une décourageante réplique. Puisse l'amour
élever votre fortune vingt fois plus haut que l'humble amour
de celle qui fait pour vous ce vœu ! » — Elle passe à un
autre qui se croit choisi : — « Ne soyez pas effrayé si je
prends votre main ; je vous estime trop pour vouloir vous
nuire. Que le ciel bénisse vos désirs, et pour votre lit, puis-
siez-vous trouver mieux, si jamais vous vous mariez! »
Enfin, elle arrive au comte de Roussillon, perdu
dans la foule. Alors sa voix tremble, son cœur
déborde, et c'est avec une humilité passionnée qu'elle
lui révèle son choix tout-puissant :
« Je n'ose pas dire que je vous prends, mais je me livre,
pour servir toute ma vie, à votre souverain pouvoir. »™ Et
se retournant vers le roi : — « Voilà l'homme ! »
Bertrand reste insensible à ce tendre Ecce homo
de l'amour; sa fierté se cabre contre une mésalliance
imposée. Il obéit, puisque le roi commande, mais
Hélène sera veuve, avant d'être épouse.
166 SHAKESPEARE.
0 mon Paroles, » — dit-il à son confident, — t ils m'ont
marié, mais jamais je n'admettrai cette femme dans mon lit.
Je pars pour la guerre de Toscane. La guerre, c'est la paix, à
côté du sombre intérieur que nous fait une femme détestée. »
Avant (le partir, il signifie son divorce à lléièn"
par un billet insultant :
« Quand lu auras obtenu l'anneau que je porte à mou
doigt et qui ne le quittera jamais ; quand tu me montreras un
enfant né de tes entrailles, et dont je serai le père, alors
appelle-moi ton mari. Mais cet alors, ie le nomme jamais! »
C'est ici que se révèle, dans sa touchante origina-
lité, cette noble figure d'Hélène, faite de tendresse et
d'énergie, de résignatiun ingénue et de résolution in-
trépide. Elle courbe la tête sous l'outrage, mais
pour la relever bientôt rayonnante d'une chaste es-
pérance. Point de révolte ni d'aigreur ; elle baise la
main qui la frappe, elle bénit l'époux qui la répudie.
Elle s'accuse, comme d'un crime, des périls qu'il va
braver pour la fuir. Il ne sort de ce cœur brisé, que
des paroles de douceur et d'adoration.
« Pauvre seigneur ! c'est moi qui le chasse de ton pays, et
qui expose tes membres délicats à l'événement d'une guerre
sans merci! C'est par moi que tu es banni d'une cour
joyeuse, où tu étais le point de mire des plus beaux yeux,
pour devenir la cible des mousquets enfumés. — 0 vous,
messagers de plomb qui volez sur l'aile violente de la flam-
me, faites fausse route, percez l'air qui se referme sur vous
en chantant, et ne touchez pas mon seigneur! L'homme qui
tire sur lui, c'est moi qui l'aposle ; l'homme qui love le fer
contre son sein aventureux, je suis la misérable qui l'excite.
TOUT EST BIEN QUI FINIT BIEN. 167
Et si je ne le tue pas, c'est moi qui suis la cause de sa
mort. — Ah! que plutôt toutes les misères dont dispose la
Nature me soient infligées à la fois ! Non, reviens chez toi,
Roussillon ! Ma présence ici est ce qui t'éloigne. Est-ce que
je puis rester? Viens, nuit; jour, disparais! — Je veux,
triste voleuse d'amour, me dérober dans les ténèbres. »
M;iis bientôt le courage lui revient ; son amour,
plus fort que l'outrage, sera plus fort que l'impos-
sible. Elle part pour Florence, elle y retrouve Ber-
trand, amoureux d'une jeune fille qu'elle décide à la
seconder. Sous le nom de sa rivale, la vierge
se fait payer son faux déshonneur, au prix de la bague
que le comte porte à son doigt. Sous le voile des ténè-
bres, l'épouse, déguisée en maîtresse, entre dans son
lit. Un enfant naît de cette nuit furtive; les conditions
sont remplies. Hélène a vaincu, et Bertrand se rend
à la douce guerrière — {air ivarrior — qui l'a con-
quis par deux fois.
Il y a de l'esclave et de l'héroïne dans cette douce
figure, qui plie sans rompre et se prosterne sans s'a-
néantir. Son humble amour est armé d'une énergi-
que volonté : c'est la colombe avec des ailes d'aigle.
Ce cœur, qui se donne, ne se résigne pas à être re-
poussé. Une première fois, elle franchit l'abîme qui la
sépare de son bien-aimé, mais l'obstacle se redresse
devant elle plus implacable et plus dur.
Les Âmadis et les Galaor de la chevalerie recule-
raient devant des conditions pareilles à celle que lui
168 SHAKESPEARE.
impose le mépris farouche de son rude époux. Le lit
nuptial, défendu par elles, semble aussi inaccessible à
répouseque ces tours d'acier, gardées par des dragons
vomissant des flammes, que les paladins devaient
prendre d'assaut, pour délivrer leurs maîtresses. A la
place d'Hélène, Ophélie et Desdémona se décourage-
raient; elles se laisseraient doucement tomber dans la
mort ou dans la folie. Mais Hélène a la foi qui comble
les souffres et qui soulève les montagnes. Elle s'a-
charne après son rêve, elle s'obstine à se faire aimer.
L'avilissement ne lui coûte pas plus que le sacrifice, et
la courtisane amoureuse est moins touchante que
cette épouse humiliée, se glissant, en concubine, dans
le lit nuptial, pour en sortir mère d'un fils légitime.
H y a dans celte pièce si tendre, un bouffon, compère
et pendant de Falstaff, c'est le capitaine Paroles. Mata-
more cynique et couard, lièvre blotti sous la peau d'un
lion hérissé. Une scène amèrement gaie est celle où
ses compagnons d'armes, travestis en soldats enne-
mis, font prisonnier ce faux brave, le ramènent, les
yeux bandés, dans le camp et lui font rendre, l'épée
sur la gorge, toutes les vilenies et toutes les noir-
ceurs dont son âme est pleine. Dépouillé de son pa-
nache, démasqué de ses airs terribles, Paroles s'ac-
commode de son infamie et fait son lit dans la honte.
« Eh bien! je rends grâces au ciel ; si mon cœur avait été
grand, ceci l'aurait fait éclater — Rouille-toi, épée; cal-
PEINES D'AMOUR PERDUES. 169
mez-vous, rougeurs! — Et toi, Paroles, vis en sûreté dans
l'opprobre. Devenu ridicule, prospère par le ridicule. 11 y a
de la place et des ressources pour tout homme ici-bas. »
II
Tout est bien qui finit bien est un demi-drame où
la passion jette ses cris et verse ses larmes. Peines
d'amour perdues rentre dans le genre de la comé-
die moitié satirique et moitié féerique. C'est une de
ces fantaisies éblouissantes qui sont comme les châ-
teaux de plaisance du royaume poétique de Shakes-
peare. Tout y est joie, gaieté, élégance, explosion
de l'espritj épanouissement du cœur. Le caprice y
vole à tire-d'aile dans un labyrinthe d'arabesques ;
la folie y secoue les grelots d'or de sa marotte à
tête de satyre. Une verve extraordinaire surexcite
tous les personnages : ils semblent vivre, agir et par-
ler, dans un état de légère ivresse. A entendre les
saillies brillantes qu'ils échangent, on se représente
les jeunes seigneurs de la cour d'un de nos Valois,
se renvoyant, avec leurs sarbacanes, des pierres pré-
cieuses ou des fleurs.
La fable est simple comme un conte de fées. Un
jeune roi de Navarre, épris d'une passion subite
pour la philosophie, excommunie l'Amour et l'exile
de ses États. Il fait faire vœu de chasteté, à ses fa-
170 SHAKESPEARE.
voris, Du Maine, Longueville et Biron « Tliomme
le plus gai qui soit dans les limites d'une gaieté
décente ». Biron proteste bien un peu contre une
conversion si austère ;
« Les savants assidus n'ont guère gagné jamais qu'une
chétive autorité, empruntée aux livres d'autrui. Ces terres-
tres parrains des astres, qui donnent un nom à toutes les
étoiles fixes, ne profitent pas plus de leur clarté nocturne
que ceux qui se promènent et ignorent qui elles sont. »
Il finit pourtant par céder à la volonté de son
maître, et un édit, proclamé à son de trompe par toute
la Navarre, défend « à aucune femme d'approcher à
plus d'un mille de la cour, sous peine de perdre la
langue » .
Mais voilà qu'on annonce une invasion féminine :
la princesse de France vient, au nom de son père,
demander au roi la restitution d'une province usur-
pée. Comment éviter cette visite ? Les règlements
monastiques eux-mêmes exceptent « certaines gran-
des dames » de l'interdiction qui ferme aux femmes
la porte des cloîtres : Aliquse magnâtes muliereSy
quœ, sine scandale, cvitari non possimt. — Le roi,
contraint d'enfreindre son vœu, ne reçoit pas du
moins dans son palais l'ambassade en jupes. Il la
fait camper dans la plaine, ainsi qu'un ennemi venu
pour l'assiéger dans sa cour.
Le jour de l'audience arrive : le roi, accompa-
PEINES D'AMOUR PERDUES. 171
gné de ses chambellans, vient visiter la princesse.
L'Amour, chassé de sa cour, l'attendait, comme un
guerrier sous ses tentes. Au premier regard, il est
pris et, du même coup, dans cette bataille de dames,
<es trois compagnons sont frappés. Du Maine cour-
tise la fière Catherine ; Longueville souffle des ma-
drigaux à l'oreille de la douce Maria, et le mo-
queur Biron engage, avec la coquette Rosaline, un
de ces duels de reparties qui blessent le cœur en
visant l'esprit.
Il faut l'entendre chanter sa défaite, en litanies
ironiques, au jeune dieu qu'il avait renié ;
« Oh! est-ce possible? — Moi, amoureux ! moi, le fléau de
l'Amour, moi, le bourreau des soupirs passionnés, le critique
sévère, l'homme de police de la nuit! moi, le pédant qui
tançais, avec plus d'arrogance qu'aucun mortel, cet enfant
aux yeux bandés, ce pleurnicheur, cet aveugle, ce maussade
enfant, ce jeune vieillard, ce nain géant. Don Cupido, ce
régent des rimes amoureuses, ce seigneur des bras croisés,
ce souverain consacré des soupirs et des gémissements, ce
suzerain de tous les flâneurs et de tous les mécontents, ce
redoutable prince des jupes, cet empereur absolu, ce grand
général, qui fait trotter tant d'huissiers! Oh! mon pauvre
petit cœur! Me voir réduit à être son aide de camp, et à
porter ses couleurs, comme le cerceau enrubanné d'un sal-
timbanque!...
» Quoi donc ! me parjurer, et choisir, entre trois femmes,
la pire de toutes : une coquette au sourcil de velours, ayant
deux boules noires en guise d'yeux ! Oui, et, par le ciel !
une gaillarde qui fera des siennes, quand Argus serait son
eunuque et son gardien! Allons! c'est un châtiment que
172 SHAKESPEARE.
CiipiJo m'inflige, pour avoir méconnu sa toute-puissanle et
redoutable petite puissance. Soit, je vais aimer, écrire, sou-
pirer, prier, implorer et gémir. Il faut que les hommes
aiment, soit une Madame, soit une Jeanncton ! »>
Cependant les couples se cherchent et se trou-
vent dans les sentiers du jardin royal. Biron sur-
prend le roi, rimant, sous les charmilles, un canzone
pétrarquesque à la princesse de Navarre. Le roi ren-
contre Longueville déclamant des stances en l'hon-
neur de « la suave Maria ». Longueville arrête Du
Maine en flagrant délit de sonnet galant adressé à
Catherine, <v près de qui Jupiter jurerait que Jimon
» n'est qu'une Éthiopienne ».
Chacun d'eux veut reprocher à l'autre son algarade
amoureuse, mais sa mercuriale est coupée par la
riposte du témoin de sa propre faute. Biron seul
triomphe et se drape en stoïque austère^, au milieu de
ces transfuges de l'étude, lorsqu'un billet doux qu'il
envoie « à la divine Rosaline » tombe par méprise
entre les mains de ses compagnons. C'est au tour
du moqueur d'être mystifié. Il se tire de son par-
jure, en jetant le froc aux orties, et en exhortant
ses amis à rentrer sous le drapeau de l'amour.
« Chers seigneurs, chers amants, oh! embrassons-nous.
Nous sommes ce que peuvent être la chair et le sang. Le
•sang jeune ne peut pas obéir aux prescriptions de l'âge ;
nous ne pouvons contrarier la cause pour laquelle nous
sommes nés. Aussi a-t-il fallu, à toute force, que nous fussions
PEINES D'AMOUR PERDUES. 173
parjures Qui donc peut voir la divine Rosaline, sans être,
comme l'Indien rude et sauvage devant le premier rayon
de l'Orient splendide, obligé de courber sa tête éblouie?.,.
)) Un ermite flétri, usé par cent hivers, pourrait en secouer
cinquante, sous le rayonnement de son regard. Sa beauté
reverdit et ranime la vieillesse, et donne à la béquille l'en-
fance du berceau... Attention donc, hommes d'armes de
l'amour ! Considérez ce que vous aviez juré : jeûner, étudier
et ne pas voir de femme. Autant d'attentats notoires contre
la royauté de la jeunesse. Dites-moi : pouvez-vous jeûner?
Vos estomacs sont trop jeunes, et l'abstinence engendre les
maladies. En jurant d'étudier, messeigneurs, chacun de
vous a abjuré le vrai livre. Pouvez-vous méditer toujours,
rêver toujours, contempler toujours? Comment parviendrez-
vous, Sire, et vous tous, à découvrir ce qui est l'essence de
l'étude, sans la beauté d'un visage de femme? C'est des yeux
mêmes des femmes, que je tire la science suprême. Elles
sont le fonds, elles senties livres et les académies d'où jaillit
le vrai feu de Prométhée... Vous étiez fous d'abjurer ainsi
les femmes. Vous seriez fous de tenir votre serment. Sacri-
fions-le pour nous sauver nous-mêmes. C'est religion de se
parjurer ainsi. La charité est toute la loi divine; et comment
séparer l'amour de la charité ? »
La harangue est irrésistible, le Roi relève ses
courtisans de leur vœu. La princesse et ses suivantes
pardonnent à ces rebelles, si vite soumis et de si
bonne grâce : l'Amour a ri, il est désarmé.
Ceci est la boîte de l'écrin ; comment compter ses
joyaux? Le dialogue est un étincellement de sail-
lies. Chaque personnage semble porter cet habit de
Buckingham, qui semait des perles au milieu d'un
bal. La fantaisie la plus ivre préside à ces jeux de
174 SHAKESrfiARE.
l'esprit et du cœur. Les concetli chatoient, les équi-
voques grimacent joyeusement, les métaphores font
la roue, les hyperboles éclatent comme des bombes
hnniiieuses, montant vers le ciel. C'est le mauvais
goût de la Renaissance dans toute sa richesse et
dans toute sa pompe; ce mauvais goût, comparable
à la végétation luxuriante des climats brûlants, ou
à ces arabesques italiennes qui commencent par
un feston de feuillage chevauché par des faunes,
mordu par des monstres, pour finir par une tête de
femme coiffée, comme d'un bonnet phrygien, d'un
cahce de fleur fantastique. Les hommes de cette forte
époque sentaient plus vivement, plus énerglque-
ment que ceux d'aujourd'hui, et ce langage, qui nous
semble fou d'ardeur et d'éclat, reflétait fidèlement les
visions de leur esprit et les passions de leur cœur.
Quelques personnages comiques ou burlesques
se mêlent à ces figures élégantes de grandes dames
et de courtisans. C'est Phalène, une poignée d'es-
prit, le Puch du Songe d'une nuit (Tété, habillé en
page ; c'est Armado, le Don Quichotte de la quin-
tessence et du pédantisme ; Trogne, un paysan ba-
vard et balourd ; Nathaniel, un curé béat : plas-
trons qui servent de cibles à ces fins archers de la
plaisanterie, têtes de Mores, sur lesquelles les che-
valiers de ce tournoi amoureux exercent leur verve
et leur enjouement.
CHAPITRE XIII
LA TEMPÊTE.
I. — Prospero et Miranda.
II. — Ariel et Caliban. — Shakespeare fantaisiste. — La Tempête^
dernier ouvrage de Shakespeare.
I
La Tempête fut, dit-on, le dernier ouvrage de"
Shakespeare, et l'imagination se plaît dans cette
conjecture. On se représente volontiers le poète lais-
sant tomber l'ancre devant cette île merveilleuse,
après avoir passé la Ligne et traversé les orages des
passions humaines. Il a jeté à la mer, pendant le
voyage, toutes les colères et toutes les angoisses de
la traversée ; il entre dans la fraîche oasis, sous des
constellations nouvelles, au milieu d'arbres et d'ani-
maux inconnus, comme il aborderait un autre hémi-
sphère. Il y revêt, sous les traits de Prospero, la robe
pontificale d'un magicien bienfaisant.
Prospero, comme le Duc de Comme il vous
plaira, est un prince proscrit, que la méchanceté
176 SHAKESPEARE.
des hommes a relégué au désert. Un vent propice a
poussé le radeau sur lequel ses persécuteurs l'avaient
abandonné, avec sa fdle Miranda,et l'a conduit dans
une île de la mer des Indes. Le vieux monarque s'y
est fait ermite. La science lui a dévoilé la nature, la
magie lui a révélé le monde des esprits. Il est le
maître et il est le dieu de son Éden maritime. Il lit
dans les étoiles et il découvre les vertus des plan-
tes. La matière sauvage lui obéit aussi bien que
l'élément spirituel.
Il a apprivoisé Ariel, il a dompté Caliban. Plus
de regrets et plus d'ambitions ! En entrant dans
ce sanctuaire de la solitude, Prospère a dépouillé
le vieil homme, il est revenu à l'état de nature.
Tels ces ascètes de la Thébaïde, qui, au seuil
du désert, quittaient leurs habits profanes pour
revêtir des vêtements de feuillages. Parvenu au
comble de la science et de la puissance, Prospéro
regarde le monde avec des yeux aussi lointains et
aussi désintéressés que les astres. Sa misanthropie
a la douceur d'une compassion magnanime ; il a,
pour les hommes, le bienveillant dédain d'un esprit
soustrait à leurs passions et retiré de leurs luttes.
Qu importe le duché de Milan au roi des fées et des
sylphes? Que fait un sceptre de bois doré au nécro-
man, qui manie la baguette dont les cercles soulè-
vent l'Océan et dirigent les évolutions des planètes?
LA TEMPÊTE. 177
S'il attire, dans son île, par un naufrage, les usurpa-
teurs de son trône, c'est moins pour les punir, que
pour les transformer et leur pardonner.
Miranda est l'Eve de son paradis. Parmi les filles
de Shakespeare, il n'en est pas de plus belle. La
candeur de Cordélia pâlit auprès de sa radieuse
innocence. La solitude où elle a vécu Ta formée à
sa chaste image. Elle lui a donné la grâce de ses
oiseaux et la suavité de ses fleurs. Des hommes elle
ne connaît que son sage et auguste père; elle ne
sait du mond,e que ce que lui ont appris ses rares
confidences. Le bruit des sociétés humaines lui
arrive confus et vague, par sa bouche, comme l'écho
de l'Océan bourdonnant dans un coquillage. Aucune
pensée mauvaise, aucun spectacle impur n'a terni
son âme transparente ; elle ne reflète que le paysage
enchanté où coule sa jeunesse. L'image grandiose
de Prospéro l'occupe tout entière, mêlée à l'ombre
des palmiers et aux rayons des étoiles. Caliban est
trop brut pour limpressionner ; il n'y projette que
l'obscur reflet d'un rocher difform >.
Aussi, quel trouble délicieux s'empare de cette
âme, à l'apparition du jeune Ferdinand ! L'a-
mour l'éveille et l'illumine ; c'est l'eau paisible
remuée par le souffle, colorée par les premiers
feux de l'aurore. Elle s'abandonne, sans hésiter, au
sentiment nouveau qui l'entraîne ; son cœur de
m 12
178 SHAKESPEARE.
vierge s'ouvre aussi naturellement qu'une fleur
s'épanouit.
« Ouest-ce? — un Esprit? Seigneur, comme il regarde
autour de lui!... Croyez-moi, Seigneur, il porte une forme
«.[jlendide, mais c'est un Esprit... Je pourrais l'appeler un
Glre divin, car, dans la Nature, je n'ai jamais rien vu de si
noble. »
Sa pudeur à elle, c'est la nudité. Elle ignore les
réserves feintes et les factices résistances. Le désert
émancipe les âmes et affranchit les paroles. La
coquetterie, charmante dans un palais de l'Europe,
grimacerait dans une île vierge. Là où règne abso-
lument la Nature, l'artifice et la convention seraient
des crimes de lèse-majesté. La première femme
ne rougit pas sous le regard amoureux d'Adam :
iMiranda se donne à Ferdinand, avec une hardiesse
ingénue.
« Je ne connais personne de mon sexe ; pas un visage de
femme que je me rappelle, sauf le mien, dans mon miroir;
et je n'ai vu, à qui je puisse donner le nom d'homme,
que vous, doux ami, et mon cher père. Comment sont faits
les autres, je ne sais pas ! Mais, par ma pureté, ce joyau de
ma dot, je ne désire pas d'autre compagnon au monde, que
vous... Arrière, timide subterfuge! Inspire-moi, franche et
sainte innocence! je suis votre femme, si vous voulez m'c-
pouser, sinon je mourrai votre servante. Vous pouvez me
refuser pour compagne, mais je serai votre esclave, que
vous le veuillez ou non. Voici ma main, et mon cœur
dedans. »
LA TEMPETE. 179
C'est la Galatée de la Nature. Elle ne sort pas,
comme la nymphe grecque, d'un bloc insensible,
mais du sein tressaillant des bois et de la fraîcheur
des eaux \ives. Lorsque Ferdinand pose sa main sur
son cœur, ce n'est pas seulement une femme qui
s'anime, c'est la beauté incarnée et désormais vi-
vante de la Solitude. Miranda émane du paysage
céleste qui Tentoure : il l'enveloppe, comme une lobe
de fleurs et de feuilles ; il la couronne, comme sa
reine, du cercle étoile de son firmament.
II
Au-dessus et au-dessous de ce groupe humain,
plane Ariel et rampe Caliban, les personnages fabu-
leux du drame. L'un, léger comme l'air où il nage ;
l'autre, pesant comme la terre qu'il sillonne de ses
pieds calleux. Ils représentent l'élément lyrique et la
force brute de la Nature. Ariel résume, dans son dia-
phane organisme, les subtilités et les phénomènes
del'éther; Cahban ramasse, dans son corps grossier,
les difformités et les rudesses de la glèbe. Le monde
de la fantaisie est aussi peuplé que le monde de
l'observation : les poètes ont semé dans Tair, par
milliers, les Sylphes et les Génies.
Mais Ariel l'emporte sur tous, comme l'étoile sur
180 SHAKESPEARE.
les vers luisants. Il est le roi de ces abeilles, dont
Timagination est la ruche. Son caractère est une
{^cnlillessc idéale, et celte grâce n'a rien d'humain
ni de personnel. L'étincelle dont il est formé i)élille
d'esprit et d'intelligence, mais il n'y a pas plus de
sens moral, sous sa fme essence, que dans une goutte
de rosée ou dans un atome. — « Si vous les voyiez,
maintenant, voire cœur serait attendri, » dit-il,
en contant à Prospéro l'effroi des naufragés captivés
par ses enchantements. — « Crois-tu, Esprit? »
lui demande son maître : — -< Le mien le serait, si
j'étais homme! » lui répond Ariel. Il va, il vient, il
glisse, il file, il circule, il relie entre eux les épisodes
du drame par les traits d'union étincelants de son
vol, indifférent aux ordres qu'il reçoit, s'enivrant
d'espace, de rapidité, de gaieté.
Les commissions clémentes ou sévères que Pros-
péro lui donne ne l'intéressent pas. Il exécute un
naufrage ou un festin, une chasse diabolique ou un
concert divin avec la même insouciance. Son lan-
gage, on dehors des rapports qu'il fait à son maître,
a l'accent éolien des rumeurs de l'air; un son ravis-
sant y supplée au sens. Cela tinte et cela chuchotte;
cela tient du frisson des feuilles troublées par la brise
et du bourdonnement d'un insecte noyé dans une
longue bande de lumière. Écoutez-le chanter à l'o-
reille de Ferdinand le glas magique de son père. On
LA TEMPÊTE. 181
croit entendre le bruissement d'une vague allant et
revenant sur la grève.
« Sous cinq brassées, ton père gît. Ses os se sont chan-
gés en corail; perles sont devenus ses yeux. De lui rien n'a
péri ; mais tout a pris la forme marine de quelque riche et
étrange chose. Des naïades sonnent son glas, d'heure en
heure. Ding ! dong! vole ! »
Est-ce une voix articulée, est-ce un gosier d'oiseau,
qui gazouille ces rythmes ailés?
« Où suce l'abeille, je suce, moi. J'ai pour lit la clochette
d'une primevère. Je m'y couche, quand les hiboux crient.
Je m'envole sur le dos d'une chauve-souris. Après l'été,
gaiement, gaiement, gaiement, je veux vivre désormais
sous la fleur qui pend à la branche. »
Le souci unique du Sylphe captif est de recouvrer
sa liberté. Détaché un instant du vague de l'atmo-
sphère, il aspire à s'y replonger. C'est la goutte d'eau
emprisonnée dans une fiole : dès qu'on brisera son
cristal, elle se fondra dans l'éther,, sous un rayon
de soleil.
Caliban est l'antithèse de cette figurine aérienne :
autre idéal, à la renverse ; la Brute en face du Génie.
Sa laideur bestiale, ses instincts féroces, son esprit
obtus, tout dénonce en lui l'ébauche de l'homme à
peine dégrossi. On dirait que la Nature, aveuglée par
le soleil du Tropique, l'a modelé à tâtons dans la
182 SHAKESPEARE.
boue qui lui sert à gâcher les monstres, en y mêlant,
par mégarde, une poignée de la noble argile dont
elle sculpte la forme humaine. Le langage qu'il a ap-
pris de Prospéro ne lui sert qu'à balbutier des pen-
sées basses ou furieuses. II traduit, dans son rau(|ue
idiome, les rugissements du tigre et les miaulemi'uts
du chacal. Les vagues idées qu'il bégaye ne parlent
point du cerveau, mais de l'estomac.
A i'âpreté de l'animal, il joint les vices du sau-
vage. Miranda ne lui inspire qu'une salacité fréné-
tique. Il a voulu violer la divine enfant, et c'est
pourquoi Prospéro l'a condamné à la servitude. Mais
qu'un matelot ivrogne lui fasse flairer le vin de sa
gourde, il se prosterne à ses pieds, et fait de lui son
fétiche. Le voilà maté, vautré, subjugué, tendant sa
nuque au bât, prêt à se vendre pour une gorgée du
breuvage.
« Je jure, par cette bouteille, d'ôlre ton fidèle sujet! Je
veux, de mes ongles longs, te déterrer des truffes, te mon-
trer un nid de geais, t'apprendre à attraper le leste mar-
mouset. Je veux te mener aux bouquets de noisettes, et
l'apporter de jeunes mouettes du rocher... Laisse-moi lâ-
cher ton soulier ! »
Ainsi font encore les Cafres et les Peaux-Rouges
d'aujourd'hui. A la civilisation qui vient vers eux,
les mains pleines, ils ne prennent que le fusil qui
exterminera la tribu voisine, et le tonneau de rhum
LA TEMPÊTE. 183
qui brûlera et tuera leur race. Comme le fœtus dont
il est le pendant social, le sauvage aura pour tombe
un bocal d'alcool.
Par cette création étonnante de Caliban, Shakes-
peare a personnifié les peuplades restées au dernier
degré de l'échelle humaine. Le monstre, pas plus
que l'ange, n'échappe à sa perçante intuition. Il lit
dans l'âme obscure du sauvage, comme l'aruspice
dans les entrailles de la bête. Ainsi doit rêver le smge,
parodiant machinalement les actes de l'homme;
ainsi le monde doit se réfléchir dans la prunelle trou-
ble du loup sorti de son bois.
Cependant les naufragés, à peine sauvés delà tem-
pête, reprennent, au point où ils l'ont laissée, leur vie
de pièges et de discordes. Le roi de Naples se [lavane
dans sa majesté déplumée; Antonio, l'usurpateur,
complote, avec son frère Sébastien, la mort du roi.
D'une autre part, le matelot Trinculo rêve la royauté de
l'île, et conspire, avec Caliban, le meurtre de Prospéro.
Sur la plage, la petite camarilla corrompue intrigue
et s'agite ; et là-bas, au fond de l'horizon, dans un
lointain rayoïmant, Prospéro décrit, avec sa baguette,
des cercles fatidiques; Ferdinand et Miranda s'enla-
cent amoureusement dans une lumière azurée. D'un
côté, les haines cruelles, les envies mesquines, les
ambitions tracassières ; de l'autre, la toute-puissance
magnanime, l'amour pur, la tendresse naïve, la
Î84 SHAKESPEARE.
loyauté ingénue. C'est l'idéal en face du réel, la vi-
sion planant sur le monde.
Tout se réconcilie, tout s'apaise, les harpes féeri-
ques endorment les délires de l'engeance humaine.
Prospéro se révèle à ses ennemis, dans la splendeur
de son pouvoir, et les comble de son pardon. Puis il
abdique sa royauté magique, et congédie sa cour in-
visible, avec une mélancolie majestueuse :
« Vous, sylphes des collines, des ruisseaux et des bos-
quets, et vous qui, de votre pied sans empreinte, allez sur
les plages, chassant Neptune quand il se retire, et le fuyant
quand il revient ; vous, farfadets, qui, au clair de lune,
faites, dans la verdure, ces cercles amers où la brebis ne
mord pas ; vous, dont le passe-temps est de produire les
champignons de minuit; vous à l'aide de qui j'ai obscurci
le soleil en plein midi, évoqué les vents mutins, soulevé
entre la verte mer et la voûte azurée une guerre rugis-
sante... De par mon art tout-puissant, soyez témoins! Cette
orageuse magie, je l'abjure ici : je ne réclame plus de vous,
et c'est mon dernier ordre, qu'une musique céleste dont le
charme aérien agisse, à mon gré, sur les sens de ceux qui
l'entendront. Et puis je briserai ma baguette, je l'enseve-
lirai à plusieurs brassées dans la terre, et, à une profondeur
que la sonde n'a jamais atteinte, je noierai mon livre! »
Si la Tempête est, en effet, la dernière œuvre de
Shakespeare, cet adieu ne semble-t-il pas un testa-
ment solennel prononcé par lui? — C'en est fait, il
quitte cet empire magique du Théâtre, qu'il a rempli
d'apparitions grandioses et charmantes. Il se retire,
LA TEMPÊTE. 185
comme les patriarches, sous son mûrier de Stratfort,
fatigué, comme eux, d'avoir engendré des peuples.
Juliette n'aura plus de sœurs, Hamlet mourra sans
postérité : Miranda est sa dernière fille. — Dissipez-
vous, forces créatrices ! Démons sacrés, repliez vos
ailes! Génie, qui résidais sous ce vaste front, perds-toi
dans l'espace et remonte au ciel! Shakespeare abdi-
que, le grand Pan est mort! Comme Prospéro, il a
brisé sa baguette, et il a jeté son livre dans la mer, à
une profondeur que la sonde n'atteindra jamais I
LE THEATRE MODERNE
CHAPITRE PREMIER
LE THÉÂTRE MODERNE.
Le vieux Théâtre français est né dans l'Église. — Les
Drames et les Comédies de l'Église. — La Fête des
Fous.
Le Théâtre au xvi* siècle. — Jodelle [Bidon, Cléopâtre,
Eugène). — Larivey, ancêtre de Molière [Le Laquais). —
Odet de Turnèbe [Les Contens). — François d'Amboise
[Les Néapolitaines).
I
Comme le Théâtre antique, le Théâtre moderne est
né dans le sanctuaire. De même que la Tragédie
grecque s'est formée au milieu des rites et des pro-
cessions dionysiaques, de même le Drame nouveau
est né dans l'Église, dont il mettait en action les
cérémonies. Les premiers acteurs ont été des prê-
tres et des clercs, l'orgue a été son premier orchestre ;
il a eu, pour première scène, le chœur ou le jubé de
la cathédrale.
Ce ne sont d'abord que des variantes dialoguées
de la liturgie, où les célébrants se partagent les
i90 LE THÉÂTRE MODERNE.
rôles (le l'oflice du jour. Les bergers, à Noël, vien
nent, en chantant, adorer l'Enfant Jésus dans sa
crèciie ; les iMages de l'Epiphanie conversent avec
Hérode, et figurent leur voyage vers Bethléem, en
faisant le tour de la nef, guidés par un cierge qui
représente l'Étoile merveilleuse ; l'ange de Pâques
montre à Madeleine le sépulcre vide.
Cette mise en scène rudinientaire modifie à peine
le texte sacré ; c'est une altération plutôt qu'un dia-
logue. Mais bientôt un souffle de vie anime ces
représentations hiératiques ; leur répertoire s'étend,
leur troupe s'agrandit; des personnages, à peine
indiqués par l'Évangile : les bourreaux du Massacre
des Innocents, les marchands de parfums de la Mise
au tombeau, les soldats de la Yeille pascale, entrent
dans la paraphrase élargie. Enfin le drame se détache
de l'office, descend de l'autel et va représenter,
dans la nef, des histoires bibliques, des paraboles et
des miracles de saints. C'est Daniel accusé par les
satrapes et jeté dans la fosse aux lions ; ce sont les
Vierges sages refusant aux Vierges folles l'huile de
leurs lampes vigilantes ; c'est saint Nicolas conver-
tissant le Juif volé, auquel il fait restituer son or,
ou ressuscitant les Trois Clercs égorgés par un hô-
telier. Parfois même la langue sacerdotale se marie,
dans ces jeux austères, à l'idiome vulgaire : des
rimes romanes se mêlent aux rythmes latins; les
LE THÉÂTRE MODERNE. 191
grelots tintent parmi les cloches ; le patois jase au-
près du plain-chant.
Certes, il ne faut même pas demander un com-
mencement d'art à ces drames théocratiques, em-
prisonnés dans la chape et dans la chasuble, comme
les statues égyptiennes dans le pagne étroit, bridant
sur les hanches. Leur pantomime est réglée par les
indications du rituel, leur démarche est celle d'une
lente procession, leur langage a la rigidité des dogmes
qu'ils chantent. La pensée, prise entre les lignes du
plain-chant, ne se permet pas un écart ; les person-
nages, asservis au cérémonial, ont la roideur des
figures byzantines, emboîtées dans le fond d'or des
absides. Et pourtant on ne peut lire sans émotion
ces rapsodies à demi barbares. Une expression pro-
fonde vivifie leur forme grossière ; la foi leur tient
lieu de beauté, l'amour éclate dans leurs rudes cla-
meurs. On croit voir des statues gothiques ouvrir
leurs lèvres de pierre, et se renvoyer, d'une niche à
l'autre, les répons des psaumes et des livres saints.
Qu'on se figure l'effet que devait produire sur le
peuple du Moyen âge cet Évangile dramatisé par l'ac-
tion. Le peuple entendait parler le Christ, crier les
Juifs, blasphémer Caïphe, gémir les saintes femmes,
chanter les anges qui lui apparaissaient sous les figures
candides des enfants de chœur, montés sur les gale-
ries aériennes: il les voyait aller «t venir du chœur
192 LE TnÉATRE MODERNE.
au jubé, du baplisière au sépulcre, comme par les
soutiers de Gellisémani et les rues de Jérusalem. Le
plain-chant, avec ses rythmes grandioses, ses accen-
tuations étranges, ses mélopées pathétiques, prêtait
une vie surnaturelle à ces évocations de la foi. Les
voix des chantres, éclatantes ou sombres, devaient
retentir aux oreilles des fidèles, comme les échos
même- du Calvaire. Ajoutez à ces grands prestiges
la vapeur de l'encens, voilant le sanctuaire où se
mouvait la tragédie sainte, le jour de nimbe qui tom-
bait des cierges sur les personnages, la sainteté du
lieu, le recueillement des spectateurs s'identifianl
au Mystère du jour, assistant à sa mise en scène
comme à une vision, et vous comprendrez l'enthou-
siasme qu'excitaient ces drames primitifs.
Mais l'église ne fut pas seulement le théâtre des
drames liturgiques ; elle s'ouvrit encore à des comé-
dies et à des farces bouffonnes. — En feuilletant les
missels enluminés du quatorzième siècle, on rencon-
tre des pages baboimiées, selon le terme technique.
Ce sont celles dont l'imagier a illustré les marges, de
singes courant dans des arabesques. Ils gambadent
et grimacent autour du texte sacré, chevauchant des
oies, secouant des marottes, ou jouant du tambourin,
comme pour couvrir le plain-chant des Psaumes.
Le Moyen âge avait aussi ses fêtes babouinées. 11
LE THÉÂTRE MODERNE. 193
permettait à la fantaisie populaire d'illustrer de
mille singeries les cérémonies de l'Église. Reims
avait sa Pâques, où les chanoines, marchant sur
deux files, traînaient ignominieusement le maigre
hanmg du carême ; Évreux, sa Fête des Cornards,
où les prêtres mettaient leurs surpHs à l'envers et
se jetaient, les uns aux autres, du son dans les yeux;
Metz, ses Rogations, où l'on promenait un dragon dont
les pâtissiers bourraient la gueule de petits gâteaux.
C'était surtout aux jours de Noèl que cette licence
avait le champ libre. Noël est une fête à part dans
le christianisme, une fête toute d'amour et de man-
suétude. Ce jour-là, Dieu se fait enfant; il vagit et
grelotte, entre le bœuf et l'âne, sur la paille glacée
d<! la crèche. Sous la minorité du Dauphin du Ciel,
comme disent les cantiques, on pouvait tout se per-
mettre. Les vieux Noëls scandaliseraient fort la pru-
derie moderne : improvisés autour de la table, ils <e
ressentaient de la jovialité du banquet et de réchauf-
fement des convives.
Selon la province, ils affublaient de pourpoints
bourguignons ou de jaquettes angevines les pâ-
tres de l'Évangile. Chaque village les assaisonnait
du sel de son patois et des malices de son cru.
On en citerait des scènes d'une incroyable licence.
Imaginez des matrones et des commères caque-
tant autour de la Crèche, une Yierge travesiie en
m. 13
194 LE TDÉATnE MODERNE.
petite bourgeoise, les Mages traités en mamamou-
chis, des Adorations de bergers et de bergères, qui
font penser à ces députations de poissardes que la
Halle envoyait, à Versailles, vers les fils de France
nouveau-nés. Il semble parfois qu'un syrinx de
Faune s'est mêlé aux cornemuses des pasteurs, et
qu'il jette au milieu de leurs alléluia sa note ironi-
que. Mais la foi purifie tout, et ces ponts-neufs de
l'Évangile n'entendent pas malice à leurs plaisan-
teries. Si Guillot chiffonne la gorgerette de Margot
sur le chemin de Bethléem, si Robin entremêle ^es
antiennes de baisers volés à Lubine, ne croyez p.is
qu'il manque de respect ou qu'il raille. Le rustre a
diivancé l'heure du réveillon, voilà tout; et il soulève,
d'une main un peu avinée, l'humble loquet de la
Crèche. La foi avait alors ses grosses privautés, que
le doute ou l'indifférence ne sauraient plus se faire
pardonner.
Mais ce ne sont là que les jeux de Noël. Une fois
lancée, la folie populaire entra jusque dans les églises,
fit du sanctuaire son théâtre, de l'autel son tréteau,
et introduisit de force la « Fête des Fous » dans la
liturgie ecclésiastique.
L'origine de la « Fête des Fous » est immémoriale.
Au dixième siècle, elle existait déjà, dans le Bas-
Empire. On la comprenait dans le cycle de fêtes, qui
LA FÊTE DES FOUS. 195
va de Noël à l'Epiphanie. Son caractère était celui des
Saturnales païennes. De même que, dans la Rome an-
tique, les esclaves, en chaque maison, durant trois
jours de l'année, prenaient la place de leurs maîtres;
de même, à la Fêle des Fous, le clergé plébéien usur-
pait, dans chaque église, pour un jour, les honneurs
et les l'onctions du haut sacerdoce. Ce jour-là, le suus-
diacre se coiffe de la mitre, l'enfant de chœur s'em-
pare de la crosse, le thuriféraire se fait encenser, le
caudataire fait porter la queue de sa robe. Mais,
pour excuser d'avance leur travestissement, les his-
trions de ce carnaval attachent des grelots à leurs
costumes d'emprunt, et ils appellent leur fête la
« Fête des Fous », Festum Fatuorum.
La farce commençait par l'éleclion d'un évêque
ou d'un archevêque. Les églises qui relevaient im-
médiatement du Saint-Siège avaient le droit de nom-
mer un pape : unum Papam Fatuorum. L'évêque et
l'archevêque, nommés par les chanoines, se recru-
taient dans le bas-clergé ; mais le pape pouvait sor-
tir de l'échoppe ou de la taverne. Cette exaltation
grotesque avait un sens, et un sens chrétien. Elle glo-
rifiait les petits et les pauvres, le jour où le Christ
s'était fait pauvre et petit. L'élection validée, un
proclamait les dignitaires du nouveau pontife, puis
on l'affublait des indignes de sa boutfonne papauté.
La chape était en clinquant, la tiare en carton, la
106 LE THÉÂTRE MODERNE.
crosse en bois doré. Au milieu des dressoirs et des
reliquaires de la sacristie, un coffre spécial tenait en
réserve les oripeaux de la fête. Il y avait là des si-
marrcs à toutes les tailles, des mitres à toutes les
tèles.
On lit dans l'ancien inventaire d'une église de
la ville d'York : « Item^ une petite crosse pour en-
» fant, le jour de la Fête des Fous. Item^ un petit
» anneau, etc. » — Le nouveau pape mitre et chape,
son conclave grotesque le hissait sur un brancard et
le promenait par la ville. Le peuple le saluait par
dus cris et des génuflexions ironiques, et l'escortait
au palais épiscopal où il s'installait en triomphe. Ordi-
nairement, l'évéque cédait la place à l'intrus ; s'il
élait présent, il devait se lever à son approche et
l'accueillir comme il aurait reçu son primat. Le pape
des Fous paraissait au balcon, plongé jusqu'à mi-
corps dans un tonneau défoncé, et, de cette chaire
bachique, il donnait à la foule sa bénédiction. Le
cortège revenait ensuite à l'église, le bouffon miué
s'asseyait sur le trône et sous le dais de l'évéque, et
l'office des Fous commençait.
C'est alors qu'éclatait le dévergondage de la fête:
des clercs, masqués ou barbouillés de lie, dansaient
autour des piliers de la nef; de faux chanoines,
affublés d'aumusses letournées, le nez chaussé de
besicles sans verres, chantaient à tue-lêle dans des
LA FETE DES FOUS. 197
missels tournés à rebours. Les thuriféraires je-
taient dans leurs encensoirs des boudins ou de
vieilles savates, dont ils enfumaient le pape fou.
« Isto die, — dit le rituel macaronique de la Fête,
— Papa Fatuorum incensabitur cum boudino. »
D'autres soufflaient les cendres aux yeux des célé-
brants. A la fin, le pape ou l'évêque se levait du
trône, et son aumônier, coiffé d'un coussin, promul-
guait les indulgences burlesques qu'il octroyait à son
diocèse fantastique. « De par Monseigneur, « —
disait le bref de l'évêque des Fous de Viviers, —
» que Dieu vous donne mal au foie, avec une pleine
» panetée de pardons et deux doigts de teigne au
» menton ! »
Do parMossenhor l'Evesque,
Que Diéou vous donne mal ar basclé,
Avez une plène banaste dé pardos,
E dos dés rascha de fol al mente...
Une a. lire formule disait: « Monseigneur, qui est
» ici présent, vous donne vingt panetées de mal de
^) dents, et, à tous vous autres aussi, il donne une
» queue de rosse. »
Mossenhor, qués eissi présen,
Vol done XX banastes dé mal dé dens ;
Et, à tos vos aoutrès aoussi,
Done une coa dé roussi.
L'office terminé, son clergé cynique s'entassait
198 LE THÉÂTRE MODERNE.
surdos cliaireltes et courait les rues, en échangeant,
avec le peuple, des huées et des quolibets.
Dans quelques villes, à Rouen, à Autun, à Sens,
i Beauvais, la Fête des Fous tournait au fétichisme
et s'appelait la « Fête des Anes >», Festum Asinorum.
One jeune fdle, portant un nouveau-né dans ses bras,
représentait la Vierge et l'Enfant Jésus. Le chapitre
la conduisait, montée sur un âne couvert d'ime housse
d'or, à Ja cathédrale, processionnellement. Elle se
plaçait dans le chœur, du côté de l'Evangile et
devant l'autel. L'âne était mené par deux chanoines
(levant le lutrin : le préchantre saluait la bête céré-
monieusement et entonnait la fameuse Prose de
rAne, composée par Pierre de Corbeil. Le peuple,
après chaque strophe, reprenait le refrain en chœur:
Orientis partions,
Adventavit A^inus,
Pu/cher et fortissimuSf
Sarcinis aptissimus.
nez, sire Asne, hez, chantei ;
Belle bouche, rechignez.
Vous aurez du foin assez
Et de l'avoine à plantez....
La prose chantée, on conduisait l'âne devant un
râtelier garni de chardons; les chanoines procla-
maient, au milieu des huées, les noms de ses com-
mensaux ; puis on chantait la messe, et les répons,
du Kyrie au Credo, imitaient le cri de la bête. « A la
LA FÊTE DES FOUS. 199
» fin de la messe — dit la rubrique de la Fête — le
" prêtre, tourné vers le peuple, au lieu de chanter :
- Ite, missa est ! braira par trois fois ; et le peu-
') pie, au lien de répondre : Deo gratias ! répon-
" dra trois fois: Einham^ hinham, hinhamîy>
Qui ne croirait d'abord à une parodie ? Ce sanc-
tuaire profané, cette messe dérisoire, ce chant bes-
tial, ces rites de corybantes, cette apothéose de
l'âne, célébrée dans la langue et sur les orgues de
lÉglise ; tout cela semble afficher l'impiété et l'irré-
vérence. On se rappelle ces diables, qui, dans les lé-
gendes, s'affublent d'habits sacerdotaux, pour paro-
dier, sur les ruines d'une abbaye, les céiémonies
liturgiques.
Rien de plus faux que ce point de vue. Cette
trivialité monstrueuse qui nous déconcerte, c'est
la physionomie que prend, quand elle se met à
rire, la sombre figure du Moyen âge. Le peuple
croyait; mais sa foi était celle du charbonnier : elle
salissait un peu ce qu'elle approchait. L'église où il
venait boufîonner aux fêtes de Nuël, il l'avait bâtie
pierre par pierre, et, le lendemain, quand il avait
cuvé son orgie, il revenait frapper de son front pé-
nitent les dalles du sanctuaire. L'éclat de rire dont
il faisait retentir les voûtes n'avait rien de moqueur
ni de sacrilège : c'était la rude hilarité du pâtre dans
retable de Bethléem.
aOO LE THEATRE MODERNE.
L'âne, aujourd'hui si injustement méprisé, était,
d'ailleurs, singulièrement vénéré dans raiiliqmté
profane et chrétienne. La bête dont nous avons
fait l'emblème de la stupidité et de la laideur
symbolisait autrefois la force et la beauté. Ho-
mère, qui assimile le lâche Paris à un cheval, com-
pare l'héroïque Ajax à un âne. Rencontrer un âne,
ou le voir en songe, était, pour les Grecs un
heureux présage. L'homme transformé en âne est
une des plus antiques fictions du mythe. C'est
du fond des Fables milésiennnes qu'il arrive
dans le roman de Lucius et dans les Métamoiyhoses
d'Apulée. Les Égyptiens frappaient, à l'image de
l'âne, des gâteaux qu'ils offraient à leur dieu Typhon.
— Dans l'Inde, au Maduré, la caste noble du pays
se glorifie d'avoir un âne pour ancêtre. Les hom-
mes de cette caste traitent les ânes en frères,
prennent leur défense, et poursuivent en justice
ceux qui les battent sans raison. Par un temps
d'orage, ils donnent l'hospitalité à l'âne et la refu-
sent à l'ânier, s'il est d'une caste inférieure.
Vénérable dans l'Orient païen, l'âne était presque
sacré chez les Juifs. Jacob, sur son lit de mort,
bénissant ses fils, appelle Issachar « un âne ro-
buste qui se couche entre les étables ». — Déborah,
inlerpelhint les puissants d'Israël, leur dit : « Vous
qui montez sur de luisantes ânesses. » — Job raille
LA FÉTK DES FOUS. 201
l'homme assez vain pour se croire « libre comme
l'onigre » ; et Jéhovah, lorsqu'il répond, exalte ma-
gnifiquement l'indépendance de cet animal: — « Qui
» a lâché l'onagre en liberté ? Qui a brisé les liens
» de râne sauvage, à qui j'ai donné le désert pour
» maison , pour demeure la terre salée ? Il dé-
» daigne le tumulte des villes ; il n'entend pas la
» voix de l'ânier, il parcourt les montagnes pour
» trouver ses pâturages, il poursuit le moindre brin
» de verdure. » — Le miracle de la parole n'est ac-
cordé qu'à l'âne, entre tous les animaux de la Bible.
Invisible à Balaam, l'ange de l'Éternel apparaît d'a-
b)rd à l'ânesse qu'il monte.
Le rôle que joue l'âne dans Je Nouveau Testa-
ment n'est pas moins privilégié et moins distinc-
tif. Il réchauffe de son haleine Jésus enfant, dans
la crèche; il porte la sainte Famille fuyant en
Egypte ; le Christ monte sur lui, pour faire son en-
trée triomphale à Jérusalem. De là le respect que
les premiers chrétiens portaient à cet animal do-
mestique de l'Évangile, et qui les fit accuser par
les Romains de l'adorer secrètement. TertuUien
raconte que, de son temps, les ennemis du culte
nouveau avaient exposé un tableau représentant
un personnage à longues oreilles, tenant un livre à
L main, et vêtu d'une robe, au bas de laquelle
passait un pied d'âne. Le tableau portait cette
202 LE THÉÂTRE MODERNE.
inscription : « Le Dieu des chrétiens à l'ongle
d'âne.» Une caricature d'un cliiélien nommé Alexa-
menos, faite par un adversaire de la foi nouvelle,
a été retrouvée, sui* une mur;rlle, dans les fouilles
du Palatin. Elle représente le Sauveur, sou"^ la
forme d'un homme à tète d'âne, crucifié ; Alexa-
menos se tient debout, d'un côté de la croix, dans
l'attitude de l'adoration particulière à répo(iue.
Au-dessous on lit cette inscription : 'AXe^âiJ.svs;
fféêsTE (pour aéêexai) Oecv : « Alexamenos adore
Dieu ! »
On comprend que le Moyen âge ait réhabilité
ranimai presque consacré par ces souvenirs. Le
peuple voyait, dans la croix noire qu'il porte sur
le dos, le blason sacré de la monture du Sauveur. Il
croyait que, pendant la nuit de Noël, la parole lui
élait donnée, et qu'il conversait alors, dans l'étahle,
avec le bœuf, son vieux compagnon de la crèche.
Jamais l'âne ne figure parmi les monstres et les
gargouilles diaboliques qui, des corniches de l'église,
vomissent l'eau des gouttières. En revanche, sur
un contre-fort du clocher vieux de la cathédrale de
Chartres, on voit un âne, dans une pose de psal-
miste, jouer gravement de la harpe. — Une tradi-
tion rapportait que l'âne qui promena Jésus dans
Jérusalem avait traversé la mer à pied sec, après
la Passion, et qu'il était vonu s'installer aux environs
LA FÊTE DES FOUS. 203
de Vérone. D'après cette même légende, la ville,
lorsqu'il mourut, lui fit de magnifiques funérailles.
Ses reliques, enchâssées dans un âne d'argent,
furent déposées à l'église de Notre-Dame-des-
Orgues, sous la garde de quatre chanoines, qui,
deux fois l'an, les promenaient en procession par
Il ville. — En fêtant l'âne avec cette joie délirante,
le peuple faisait donc, au fond, un acte de foi. Il y
avait de la piété dans son extravagance. A cet hum-
ble témoin de l'Incarnation, il voulait donner sa
part des joies de Noël.
LÉglise souffrait patiemment ces folies bruyan-
tes. Les religions tolèrent beaucoup, aux époques
de foi ; tant que les peuples restent leurs enfants,
elles leur permettent de jouer familièremeiît avec
les choses de l'autel. Cependant, de temps à autre,
les conciles, les synodes, les papes, les évêques
censuraient l'orgie de Noël. On laissait gronder
leurs tonnerres, et la fête poursuivait son train.
Elle trouvait même des apologistes parmi les doc-
leurs. — « Nos prédécesseurs, qui étaient sages
» et prud'hommes, » — dit une lettre circulaire de
la Faculté de Paris — « ont permis cette Fête.
» Vivons comme ils ont vécu et faisons ce qu'ils
> ont fait. Nous ne faisons pas ces choses sérieu-
» sèment, mais par jeu seulement, et pour nous
>» divertir, selon l'antique coutume; afin que la
204 LE THÉÂTRE MODERNE.
» folio, qui nous est naturellp, qui a été conçue et
» qui est née avec nous, i uisse s'écouler el se dé-
» gorger, au moins une lois par an. Les tonneaux
» de vin crèveraient si, de temps en temps, on ne
» leur ouvrait la bonde. Nous sommes de vieux
» vaisseaux et des tonneaux mal cerclés, que le vin
» fermentant de la sagesse romprait en éclnts si
» nous le laissions toujours bouillir par une dévo-
» tion continuelle au service divin. Il faut donc le
» défoncer parfois et lui donner de l'air, de peur
» qu'il ne s'épanche à terre et ne se perde sans
» profit. C'est pourquoi nous donnons quelques
» jours aux jeux et aux bouffonneries, afin de ren-
» trer ensuite, avec plus de sincérité et de ferveur,
» dans le service de l'autel. »
Le Moyen âge défendit longtemps, contre leurs
censeurs, ces fêtes qui lui étaient chères. Le luxe
le plus recherché de l'époque, c'était le Fou, une
marotte vivante que, d'un geste, on mettait en
branle. Or, ce jour-là, le peuple tout entier se
donnait cette joie. Acteur et spectateur à la fois
de sa gigantesque sottie, il bafouait son extrava-
gance et riait de s'entendre rire.
A la fin, les Parlements s'en mêlèrent ; ils in-
terdirent à la Fêle des Fous l'entrée de l'église.
Chassée du sanctuaire, elle se fit laïque, et survé-
cut, quelque temps encore, sous la forme de con-
DIDON ET CLÉOPATRE. 205
fréries provinciales. Mais elle perdit, en se transfor-
mant, sa vigoureuse originalité. Le bourdon colossal
du jacquemard gothique ne fut plus qu'un petit
grelot qui tintait encore faiblement, au matin du
dix-septième siècle, et qui se taisait bientôt pour ja-
mais.
U
On ne trouve guère de perles fines dans le fu-
mier de nos vieux Comiques, ou, du moins, sont-
elles couvertes d'une rude écaille; mais, çà et là,
on y rencontre des traits, des lueurs, des saillies
qui présagent la bonne comédie, comme les veines
d'or qui sillonnent le minerai brut indiquent que la
pépite est au fond.
Il faut respecter les vieux chariots de Thespis,
dont le branle criard a bercé, cahin-caha, la Co-
médie naissante. Quelquefois ils sont traînés par
des ânes; mais ils marchent, en fin de compte, ils
s'efforcent, ils font avancer la machine ; ils la con-
duisent, étape par étape, à travers les encombres
et les achoppements, au relai où l'attend un homme
de génie. Alors l'humble charrette se métamorphose
en char olympique; Pégase, hennissant et battant
des ailes, prend la place du baudet naïf ou du bœuf
206 LE THEATRE MODERNE.
pesant qui la remorquait : Sliakespeare, Corneille
ou Molière s'emparent de ses rênes ; ils ouvrent la
carrière, ils la fraient, ils l'agrandissent, ils la dé-
veloppent en tous sens; et les larmes, les rire>, les
acclamations du monde, l'accompagnent dans sa
marche glorieuse à travers les siècles.
Ainsi Jodelle est un poète bien inculte encore ;
il a le vers rauque, l'élan guindé, l'haleine em-
phatique d'un amplificateur de collège, qui escalade
le Parnasse en entassant des Gradus sur des dic-
tionnaires. Ses deux tragédies : Didon et Cléopâ-
tre, et sa comédie di^ Eugène, n'en sont pas moins
les premières ébauches classiques de notre théâ-
tre. Il faut se reporter à l'enthousiasme du temps
pour comprendre quelle nouveauté ce fut alors
qu'une tragédie française, costumée à la grecque, et
bégayant de pédantesques tirades, embarbuuillées
de mythologie et d'érudition. On sortait du Moyen
âge et de la sacristie triviale des Mystères; la Ri^-
naissance italienne éblouissait la France; un vent
de paganisme, venu de Florence et de Rome, fai-
sait tourner et délirer toutes les têtes. Dès que la
Melpomène antique apparut, elle fut adorée, même
sous la peau d'âne de barbarie gauloise qui tra-
vestissait sa noble beauté. — « Cléopâlre, » — ra-
conte le vieux Pasquier, — « fust jouée devant le
» roy Henri II, avec du grands applaudissements
DIDON ET CLÉOPATHE. 20T
» de toute sa compagnie, et, depuis encore, au
» collège de Boncourt, où toutes les fenestres es-
» toient tapissées d'une infinité de personnages
» d'honneur, et la cour si pleine d'escholiers que
» les portes du collège regorgeoient. Je le dis
y> comme celuy qui y estoit présent, avec le grand
» Tournebus (Turnèbe), en une mesme chambre. Le
» roy donna à Jodelle cinq cents escus de son espar-
» gne, et lui fist tout plein d'aultres grâces, d'autant
» que c'estoit chose nouvelle, et très belle, et très
» rare. »
Ce ne fut pas tout; après la représentation, Ron-
sard, Baïf, Rémi Belleau, Jean de la Péruse,tous ies
coryphées de la Pléiade, emmenèrent Jodelle à Ar-
cueil, pour fêter son succès dans un banquet poétique.
Un bouc se rencontra sur la route ; on ceignit ses
cornes de lierre, on l'entraîna dans la salle du festin,
et on l'offrit en prix, selon le rite antique, au poète
victorieux. Ronsard a chanté cette ovation païenne
dans un dithyrambe à la Pompe du Bouc de Jo-
delle, poète tragique. L'enthousiasme y tourne au
délire : c'est le trépignement d'un Satyre, dansant
autour de l'autel restauré de Bacchus. Les fumées
de l'antiquité montent au cerveau du poète ; il y
voit trouble, il y voit double: il confond Paris avec
Athènes, Jodelle avec Sophocle, et le petit vin
d'Arcueil avec le sang du dieu, ruisselant des
208 LE THEATRE MODERNE.
grappes écrasées entre les mains des bacchantes.
Chaque strophe se termine par le cri frénélique
qu'elles poussaient, dans leurs courses échevelées,
à travers les gorges et les forêts du Taygète :
Tout ravy d'esprit, je forcone ;
Une nouvelle erreur me mène,
D'un saut de course, dans les bois.
lach ! lach : j'oy la voix
Dos plus vineuses Thyades;
Je vois les folles Blonatles,
Dans les antres, trépigner,
Et de serpents se peigner.
lach! lach! Evohôl
Evohé ! iacli ! iach 1
Relisez, aujourd'hui, ces tragédies qui inspiraient
de si fanatiques bacchanales : l'Evuhé de Ronsard
expirera sur vos lèvres en longs bâillements. Vous
n'y trouverez que les pastiches d'un écolier, (|ui
parle grec et latin avec l'accent de la place xMau-
bert ; les déclamations de Sénèque et les élégies
du quatrième livre de VEnéide, calquées à la vitre,
losangée de plomb, d'une croisée gothique. On croit
entendre le Janotus de Bragmardo, de Rabelais,
haranguant les Muses.
La comédie d'Eugène a, du moins, la valeur d'un
tableau de mœurs. C'est une satire, dans le goût
des histoires galantes de Brantôme, à la fois raffi-
née et grossière, cynique et subtile. Elle exhale
cette corruption parfumée à l'itahenne, du temps
EUGENE. 209
des Valois, qui rappelle les gants et les flacons
préparés par leurs empoisonneurs florentins. Le
héros de la pièce est un moine, mais nullement
poussé au burlesque, comme ceux des contes et des
fabliaux. Eugène est un abbé voluptueux et fin, à
la ceinture relâchée et aux sandales de sultan, béa-
tement confit dans les délices d'une grasse opu-
lence. Il est l'amant d'Alix, la femme d'un bour-
geois débonnaire, tremblant sous sa crosse sei-
gneuriale, comme un bélier qui baisse les cornes
sous la houlette de son pâtre. Arrive de l'armée
un ancien poursuivant d'Alix, nommé Florimond,
capitan querelleur, qui ne parle qu'en brandissant
sa rapière. Mais l'abbé, secondé par son chape-
lain, messire Jean (lequel joue, sous le froc, le rôle
que les Scapin et les Mascarille joueront plus tard
sous la cape), fait si bien qu'il apaise le soldat en
le mariant à sa sœur Hélène, et s'installe en maî-
tre et seigneur dans la maison du mari. — « Il
faut», lui dit-il.
Il faut maintenant qu'entre nous
Tout mon penser je te décèle.
J'aime ta femme, et, avec elle,
Je me couche le plus souvent ;
Et je veux que doresnavant
J'y puisse sans soucy coucher.
GUILLAUME.
Je ne vous y veux empesclier,
Monsieur; je ne suis point jaloux,
m. 14
210 LE TnÉATRE MODERNE.
Et principalement do vous.
Je meure si j'y nuy en rien 1
EUGÈNE.
Va, va, tu es homme de bien....
Cette satire éhontée est-elle la peinture ou la ca-
ricature des mœurs monacales de l'époque? Quoi
qu'il en soit, nous voilà loin des licences naïves du
Moyen âge. La comédie de Jodelle est déjà rompue
à toutes les roueries du vice cultivé. La figure de
l'abbé a le mol embonpoint et l'épicuréisme spiri-
tuel des cloîtres pantagruéliques de la Renaissance.
Écoutez-le plutôt s'arrondir dans son égoïsme, et
psalmodier, en rimes nonchalantes, les béatitudes
prolanes de son abbaye :
En tout ce beau rond spacieux
Qui est environné des cieux,
Nul ne garde si bien en soy
Le bonheur, comme moy en moy.
Les rois sont sujets à l'cmoy
Pour le gouvernement des erres ;
Les nobles sont sujets aux guerres.
Le marchand est serf du danger
Quon trouve au pays étranger;
Le laboureur, avecque peine,
Presse ses bœufs parmy la plaine;
L'artisan, sans fin molesté,
A peine fuit la pauvreté.
Jlnis la gorge des gens d'Église
N'est pointa autre joug soumi'^ft
Sinon qu'à raignarder soy-mCinc.
N'avoir horreur de ces extrômc-
LE LAQUAIS. 2il
Entre lesquels sont les vertus,
Être bien nourris et vêtus,
Être curés, prieurs, chanoines.
Abbés, sans avoir tant de moines
Comme on a de chiens et d'oyseaux ;
Avoir les bois, avoir les eaux
Des fleuves, ou bien des fontaines ;
Avoir les prés, avoir les plaines ;
Ne recognoistre aucuns seigneurs.
Fussent-ils de tout gouverneurs.
On croirait voir \è prieur de l'abbaye de Thélème,
assis sous sa treille, et dégustant, à petites gorgées,
le vin de ses vignes.
A vingt ans de distance, de Joclelle à Larivey, le
progrès est déjà sensible. Ce chanoine de l'église
collégiale de Troyes en Champagne peut passer pour
un ancêtre direct et légitime de Mohère. Ses comé-
dies, traduites ou imitées de l'italien, ofFrent un sa-
voureux mélange d'esprit toscan et de verdeur gau-
loise. On les dirait filles du Panurge de Rabelais et
d'une courtisane de Machiavel. Les personnages qui
les remplissent ont les traits saillants et hauts en
couleur des masques du théâtre antique; ils crient
comme eux, dans un porte-voix, leur ridicule ou leur
vice. Aucune nuance, aucune réticence, pas une de
ces gazes à plis redoublés, sous lesquels l'art moderne
enveloppe les sujets scabreux; mais des intrigues
d'alcôve toutes crues et toutes vives, des types et
des métiers de nuit Dortés au grand jour. Ce ne sont
212 LE THÉÂTRE MODERNE.
pas seulement les cris de Lucine, comme dans la
comédie de Piaule, ce sont ceux de Vénus qu'on en-
tend souvent derrière la coulisse.
La cheville ouvrière des comédies de Larivey est
l'entremetteuse. Le lliéàlre, au seizième siècle, ne
craignait pas de faire voler, autour des chandelles
de sa rampe, cette chauve-souris de l'amour. Dans
presque toutes les pièces du joyeux chanoine, rôde,
d'un pas oblique, une ignoble vieille qui brocante
les mariages, rapproche les amants et manigance
l'adultère. L'araignée tisse le lit nuptial des papillons
amoureux. La Macette de Régnier prend du moins
la peine d'assaisonner ses vilains conseils de sima-
grées et de patenôtres :
Son œil tout pénitent ne pleure qu'eau bénite^.
Les Béates de Larivey n'y mettent pas de façons ;
elles tiennent boutique d'affaires véreuses, et y ac-
crochent carrément l'enseigne de leur profession.
Écoutez plutôt la Guillemette de sa comédie du
Laquais :
« Enfin, qui est accoutumée à faire plaisir ne s'en peut
garder... Maintenant que je suis cassée, j'ayde un chacun
de mon conseil. Qui fait ce qui peut doit estre excusé. Il ne
me faut ores mettre en jeu pour faire la monstre des
belles, car je suis désormais défleurie ; mais, pour per-
suader quelque bonne affaire, j'en sortiray à bout, aussi
bien qu'une autre; et, toute vieille que vous me voyez, je
LA VEUVE. 213
sçay, par la grâce de Dieu, faire beaucoup de choses!.. Il n'y
a qu'une Guillemelte au monde. — Vous en riez ? Si n'en
pensez-vous pas pourtant moins. Vous aurez quelque jour
affaire de moy: ne vous souciez.... Mais laissez-moy aller
porter mes lettres. »
Les courtisanes de Larivey ne sont pas moins
franches ; nos hypocrisies modernes leur sont incon-
nues. Elles ne jouent ni à l'ange tombé, ni à la Ma-
deleine repentante. C'est voiles dehors et années en
course, qu'elles jettent le grappin sur les vieillards
amoureux. Ces Sirènes-là ne craignent pas d'étaler
leurs pinces et de montrer leurs nageoires. — Dans
la comédie de la Veuve, une courtisane, nommée
Clémonce, a trompé le bonhomme Bonaventure, en
se faisant passer pour sa femme, qu'il croit morte
depuis dix ans. Lorsque sa ruse se découvre, elle
ne fait même pas semblant d'en rougir, et se justifie
à la façon de Phryné montrant sa gorge nue à l'A-
réopage ;
« Or je suis découverte et confesse ma faute, de laquelle
je ne vous demande pardon, parce que c'est le mestier de
nous austres de tromper les hommes, comme aux juges
chastier les meschants. Nous cherchons les usurper et nous
donnons en proye à plusieurs, afin qu'ils subviennent aux
frais de nostre despence ; aprenant de la souris, qui a tou-
jours deux ou trois niches, afin que si on en bouche l'une,
elle se sauve par l'autre... Nous achetons tout, fors le jour
et la nuit; tellement que personne ne se plaint de nous,
parce qu'aucun n'est contraint venir en nos maisons. Mais
qui y vient, il voit écrit sur la porte, que nous ressemblons
214 LE THE AT» E MODERNE.
la louve qui, ne pouvant tondre la brebis, l'escorche. Je vous
prie de me rendre ce que j'ay despeiidu en ceste menée ,
car, outre que j'ay orné et repoly la maison, je vous ay fait
bonne table pour vous rcschauffer en l'amour; car, comme
il est nécessaire que l'oyseleur despense en apas et gluaus,
devant qu'il prenne les oyseaux, ainsi, au commencement,
nous abandonnons tout aux hommes, afin que, pensant
que nous les aymons, ils ne se donnent garde du piège que
nous leur dressons. »
Que dites-vous de l'amende honorable? Yoilà ce
qui s'appelle mettre bas le masque et montrer le des-
sous des cartes. — Le bon Bonaventure, attendri
par ce discours, lâche six écus pour les frais de la
ratière tendue pour le prendre. Ce n'est pas payé!
Tous les personnages de ce curieux répertoire sont
de ce relief et de cette couleur. On y rencontre, à
l'état de vie, lançant par leurs évents des flots de ci-
tations grecques et latines, ces mastodontes du pé-
dantisme, issus du chaos des vieilles universités,
dont on contemple avec stupeur les poudreux sque-
lettes, échoués sur de grands bancs d'in-folio : créa-
tures informes, nées des amours d'une grammaire
syriaque et d'un lexique hébraïque ; animaux féroces
et rébarbatifs qui se livraient parfois, à propos d'une
racine grecque ou d'un vers punique, des batailles
d'extermination.
Aujourd'hui que la pédanterie se peigne et s'ha-
bille, on prendrait volontiers pour des créatures
apocryphes les crasseux sycophantes que Larivey
LES ŒUVRES DE LA.RIVEY. 215
met en scène; mais toutes les comédies du temps
nous confirment leur existence. Il n'en est guère
où le Pédant n'apparaisse, avec son jupon noir,
sa perruque de travers, ses petites jambes mal
couvertes dans des bas roulés en spirales, ses besi-
cles qui lui font les yeux du hibou de Minerve, et sa
figure tachée d'encre, dont les rides ressemblent à
des cornes faites aux pages d'un livre ennuyeux. Le
cuistre se mêle de galanterie entre ses classes ; son
latin descend souvent à la cuisine, pour cajoler la
servante. Yoici en quel style macaronique Larivey
lui fait conter fleurettes à la Gothon dont il est féru :
« Pulcherrima mulier et coîumba speciosissima! donnez per-
mission et pardonnez à moy, homme de mérite, si ores je
me monstre tant hardy et impudent, qu'ayant mis à part
toute honte et verecondie digne d'un homme libre, je viens
vous assaillir à l'impourveu, leluti lupus tonsibilempecoram...
Nam, à ce faire, j'ay esté contrainct par ce furcifer, nud,
aislé et pharétré enfant de cette déesse qu'on nomme
Vénus; lequel, avec un de ses traicts, m'a transvertébré
ceste poitrine, amoris vestri causa. Donc, par vos cheveux
plus que dorés, par vostre front plus qu'argenté, par vos
joues plus que rouges, par vos lèvres plus que vermeilles,
per totam denique speciem de vostre corps, je vous prie et
supplie (per Castorem etPollucem obtestor!) que veuillez et
disposiez d'estre contente de me recevoir en vostre faveur,
afin que, comme un marinier, lequel estant hinc iîluc jac-
tatus des fluctuantes ondes de l'amoureuse mer, je puisse
tandem conduire ceste fresle nacelle au désiré port de vos
amoureux bras, vous affirmant, jurejurando, qu'en cou-
rage vous me trouverez un autre Hector, en valeur un autre
216 LE THÉÂTRE MODERNE.
César, en doctrine un aulre Diogène, et en bont^ un autre
Galon ! »
C'est l'Amour en bonnet carré, passant sa thèse, à
genoux sur un dictionnaire, et trempant ses flèches
dans un encrier.
VEscomifleur n'est pas d'un moins énorme co-
mique. Imaginez le parasite antique, retrempé dans
les marmites du Pantagruel, la ripaille incarnée, l'in-
digestion faite homme, le pique-assiette muni du bec
et du gésier de l'oiseau de proie, quelque chose
comme un bâtard de Gargantua, cherchant fortune
dans les rôtisseries. 11 mord, il tord, il dépèce, il en-
gloutit, il avale, il jette les abois de la faim canine.
Lorsqu'il parle, on croirait entendre un ventriloque
alTamé :
« 0 le brave homme que le sei^ineur Ambroise! Ce vilain
avoit préparé un banquet pour faire nopces. Comme je m'y
suis guédé ! Comme l'alaine me flaire bon! Nous avions,
d'entrée : la fricassée, le poulet en potage, le bizet aux choux,
la caille sur l'assiette, et le gros coq d'Inde, tout farcy de
clous de girofle, et si tendre qu'il avoit les os plus douil-
lets que la coste d'une feuille de chou. Itew, marchait après :
une grosse poitrine de veau, les chapons, perdrix, le-
vrault, lapereaux en croix, et pigeonneaux qui rendaient
une si bonne odeur, qu'ils eussent esveiUé l'appétit aux plu
desgoutés. Pour l'issue, nous eusmes popelin, gâteau feuil-
leté, tarte seiche, force fruits, force confitures...
K Je vous laisse penser comme j'ay galopé des mâchoires:
j'en escriniois de tous coslés, de manière que j'ay finalement
esté contraint faire trêve avec les viandes, tant mon menton
LES ŒUVRES DE LARIVE\. 217
setoit las de branler!... Ainsi, quand le hasard me vient, je
m'emplis jusqu'à la gorge ; mais cela ne dure rien, car si je
dors tant soit peu après le repas, je fays si bonne digestion,
que j'ay l'appétit plus ouvert qu'auparavant. Pour ce, j'en-
dure mille poltronneries, mille injures et quelquefois mille
blessures... Et, en effet, je ne sache qui ay meilleur estai
que moy, ni qui vive plus aysément. Il vous semble peut-
estre que je n'ay rien en ce monde. Regardez-moy : quelles
joues sont cela? Si je n'avois de quoy les entretenir, elles
ne seroient si enflées, ni mon minois tant enluminé... Que
ne suis-je tout de ventre I Mon Dieu ! que Nature m'a fait
tort, me le faisant si petit ! Regardez que c'est là! Oh ! que
si quelqu'un vouloit me prester le sien, comme je l'empli-
rois bien et à bon escient ! »
Quelle abondance, quelle ampleur, quel gras fumet
de \ictuailles! Cela fait songer à un banquet de
Jordaëns, peint en pleine pâte et cuit dans son jus.
La Sorcière joue aussi son rôle dans les comé-
dies de Larivey, où elle se montre comme une va-
riété de la Duègne. Vers cette fin du seizième siècle,
le serpent de la sorcellerie, longtemps engourdi, se
redressa sur sa queue, et se remit à siffler les vieux
airs du diable. L'atmosphère fut tout enfumée de
vapeurs magiques. C'était le temps des Médicis et des
charlatans venus à leur suite : astrologues, pipant les
étoiles comme les dés du tapis céleste ; nécromans,
perçant des cœurs de cire avec les épingles de Vénus ;
apothicaires équivoques, vendant en cachette des
philtres et des poisons : l'amour et la mort. — Aussi
bien, voici la vieille il/eV/z^se, de la comédie du Fidelle,
218 LE THÉÂTRE MODERNE.
qui va vous débiter le prospectus de sa pharmaci»
diabolique :
« Ma chère dame, voicy plusieurs choses qui ont la puis-
sanc?e de forcer les hommes à aimer et leur donner martel
en teste. C'est à scavoir: la cervelle d'un chat, la corde d'un
pendu; escrire de la plume d'un pigeon, d'un corbeau ou
d'un aigle, sur du parchemin vierge de veau ou de che-
vreau, certains noms et caractères; former quelques lettres
sur la main senestre, avec du sang d'un oyson, ou d'une
chauve-souris, ou d'un lézard ; façonner un cœur de paste
et le transpercer, à travers, d'un cousteau à manche noir;
faire bouillir, en de l'huyle, des cheveux et du cambouy des
cloches; tourmenter les grenouilles, principalement les
vertes; conjurer les rats el souris et les nourrir de miel, et
infinité d'autres choses. »
Ce théâtre de Larivey est plein de force comique;
les originaux y abondent. Le style est la verdeur et la
franchise même ; Molière lui a fait l'honneur de le
piller plus d'une fois. Son Harpagon est tiré tout vif
de la comédie des Esprits. Il y figure sous le nom de
Séverin. Mêmes lamentations et mêmes cris, lors-
qu'il a perdu sa cassette ! A première vue, on le re-
connaît.
Le théâtre de Larivey, si large et si franc, plein de
force comique et de gaieté pittoresque, est pourtant
surpassé par la comédie unique qu'un jeune homme,
Odet (le Turnèbe, le fils de l'illustre érudit qui res-
taura l'hellénisme en France, écrivait vers la même
époque.
LES COiNTEiNS. 219
Les Contens méritent de faire date dans notre lit-
térature dramatique. Pour la première fois, la comé-
die vraiment française apparaît. Par quelques côtés
encore, elle reste engagée dans les fils de Timbi oglio
italien, mais elle s'y meut déjà avec une originalité
libre et souple ; elle met sur pied des caractères d'une
ressemblance étudiée et d'une allure soutenue. A
côté de figures effrontées ou vulgaires, des person-
nages respectables font entendre un sérieux et dé-
cent langage. Les femmes expriment discrètement
des sentiments délicats. Avec Odet de Turnèbe, la
société polie fait sa première entrée sur la scène.
Le style, surtout, charme et surprend, d'abord,
par son accent naturel et sa simple aisance. C'est la
prose du seizième siècle, abondante et copieuse
encore, mais plus légère et plus transparente. On di-
rait qu'elle a passé par un premier filtre et qu'elle y
a déposé sa lie. Dans quelques scènes, vous croiriez
entendre le prélude de la langue même de Molière.
Parfois aussi ce sont ses personnages que cette co-
médie primitive semble nous prédire. — Le capi-
taine Rodomont raconte, en un endroit, ses campa-
gnes : — « Je vous puis assurer que, à la bataille
» deMoncontour, d'un seul coup donné entaille ronde,
» j'ai coupé deux hommes par la ceinture : vray est
» qu'ils n'estoient armez que de jaques de mailles, et de
» ceste façon, je pense avoir fait mourir plus de qua-
220 LE THÉÂTRE MODERNE.
Jt rante hommes, à la rencontre de Jarnac, en moins
» de quinze coups Pleust à Dieu que vous eus.^iez
» esté avec moi à la journée de Lépaulhe ! Vous m'eus-
» siez veu souvent abbaltre quatre testes de Turcs
» d'un seul coup d'c^pée! » — N'est-ce pas ainsi que
Jodelet, un demi-siècle plus tard, racontera ses ex-
ploits au siège d'Arras, et comment il y emporta une
lune tout entière.
Comme dans presque toutes les comédies de l'épo-
que, c'est une entremetteuse qui, dans les Contens,
ourdit la trame de l'intrigue. jMais Odet de Turnèbe
a singulièrement raffiné ce type que Larivey ne mon-
tre qu'à l'état cynique. La vieille Françoise de sa co-
médie offre un type achevé d'hypocrisie libertine. Elle
se garde bien d'accentuer crûment les mauvais con-
seils qu'elle donne aux jeunes filles; elle les souffle,
elle les chuchotte; c'est en le délayant d'eau bénite
qu'elle leur distille son poison. Écoutez-la, prê-
chant en trois points à la naïve Geneviève, qu'elle fe-
rait œuvre pie en recevant, à Tinsu de sa mère, un
amoureux dans sa chambre :
« Ma mie, en ma conscience, je ne vous conseille rien qui
ne soil bon, et pouvez bien penser qu'estant sur le bord de
ma fosse, preste de rendre compte à Dieu de ce que j'ay fait
en ce monde, ne vous voudrois induire à faire chose qui
peust, tant soit peu, souiller mon âme ou la vostre. Car
autant vaut celuy qui tient que celui qui escorche ! La de-
mande de Basile qui vous a\ine de si bon cœur, est sainte,
LES NÉAPOLITAINES. 221
juste, raisonnable. Vous avez ouy dire souvent à vostre con-
fesseur, comme je croy, qu'il faut aymer son prochain
comme soy-mesme, et qu'il faut bien garder de tomber en
ce vilain vice d'ingratitude qui est l'une des branches d'or-
gueil, lequel a fait tresbucher au plus creux abisme d'enfer
les anges qui estoient les plus belles et les plus heureuses
créatures que Dieu eust faites....
« Ne seriez- vous pas une ingrate, une glorieuse, une outre-
cuidée, si vous ne faistes compte des justes prières deceluy
qui ne voit par aultres yeux que par les vostres?.... Je m'en
vay, tout de ce pas, faire dire une messe du Saint-Esprit,
à cette fin qu'il luy plaise inspirer vos parents à vous don-
ner le mari que méritez. Avisez de faire en sorte que vous
soyez en la maison, pendant que vostre mère sera au ser-
mon, laquelle j'entretiendray le mieux que je pourray. »
Quelle psalmodie pateline de vieille diablesse ten-
tant une vierge ! quel ron-ron de chatte de sabbat!
La Macette de Régnier ne dira pas mieux.
Les Néapolitaines, de François d'Amboise, ren-
trent dans les pastiches italiens, assaisonnés de gros
sel gaulois, que Larivey excellait à faire. Il s'y
trouve pourtant un personnage flambant neuf : celui
d'un de ces Capitans espagnols, gonflés d'orgueil et
redondants de jactance, qui secouent si comique-
ment leur panache, dans les pamphlets de l'époque.
Don Diéghos fait, dans sa fraise, la roue d'un paon
Jans ses plumes. Il est un foudre de guerre et d'a-
mour. Les forteresses et les femmes capitulent, à sa
première sommation. Il enfile les cœurs au croc de
222 LE TIlÉATRIi MODERNE.
sa moustache, cl renverse les escadrons au vent de
sa rapière dégainée.
— « As-tu jamais veu painct le Dieu Mars? >»
demande-t-il à Gaster ïescornifleur^ qui l'escorte
dans ses algarades, avec une servilité goguenarde,
't — Qui? Mardi-gras? » — « Ha 1 ha ! ha I » — « Qui
•) donc ? Cekiy qu'on dict le dieu des batailles ? N'est-
» pas cestuy-là qui est pourlraict en une médaille
» que vous portez au bonnet ? >> — « C'est luy-mesme,
» le voylii tout faict. » — « Il me semble bien ain?i,
« comme une omelette de deux œufs. » Ailleurs, don
Diéghos raconte sa tournée dans une église où il
attendait son valet. A l'entendre, on dirait qu'il a fait
pied de grue sur un piédestal :
«Je crois qu'il s'approche de midi : Gaster m'a bien faict
attendre, je ne sçai qu'il peut tant faire. Si ne me suis-je
point fasché en cette grande église : car là où je promenois,
il avoit bonne compaignie de femmes qu'il ne fîdsoit point
mauvais voir. Leurs dévolions ont esté bien courtes. Je leur
faisûis souvent haucer les yeux, et peut estre le coeur ailleurs
qu'aux saincts et aux sainctes. Je les y ai encore laissées et
pense que, tant que j'y eusse esté, elles n'en fussent jamais
bougées.»
Comme dans les Contens de Turnèbe, le style des
Néapolitaines se distingue des comédies précédentes
par un tour plus net et plus vif. Le dialogue, qui mar-
che dans les pièces de Larivey avec une ampleur un
peu lourde, circule en courant, dans la sienne, au
LES NÉAPOLITAINES. 223
pas accéléré du brio scéniqiie. — Don Biéghos, pour
n'en citer qu'un exemple, peste et maugrée quelque
part contre des amis qui l'ont mystifié :
« — • Voto a Dios ! ils s'en repentiront ! » —
« Vous en avez bien le moyen, » répond Gaster. —
v< Je leur couperay bras et jambes. » — u Vous ferez
bien. i) — < Je fracasseray tout 1 » — « Je le vous
conseille. » — « Je tailleray tout en pièces !» — « Il
n'y a ni roy ni roc qui vous en sache engarder. »
— <( Je lui oteray tout ce que lui ay donné. )> —
« C'est la raison. »
A ces répliques de valets, qui aiguisent, en l'entre-
choquant, la passion du maître, vous avez reconnu
une des escrimes de langage dont MoUère jouera
plus tard en maître. Scapin aux prises avec Léandre,
Sganarelle interpellé par Don Juan, ne ferrailleront
pas autrement.
CHAPITRE II
TABARIN
I, — Tabarin et les Tabarinades. — Adrien de Montluc. (La
Comédie des Proverbes.) — La Comédie des Chayi^ons,
par un auteur inconnu. — Du Peschier écrit la première
parodie : La Comédie des Comédies.
II. — La Farce de maître Pierre Pathelin. — La Farce nouvelle
du Cuvier.
I
Quittons un instant ces premiers essais du théâtre
régulier qui lentement se fonde et s'achève, pour
nous arrêter devant le tréteau de Tabarin. Ce bouf-
fon populaire a créé la farce en plein vent, inventé
le boniment, improvisé la parade. Le théâtre de la
Foire a, en lui, son jovial ei burlesque ancêtre. Ho-
mère appelle le mont Ida : « le père des fleuves « ;
on pourrait appeler Tabarin : « le père des ruis-
seaux ».
Tabarin était le pitre du charlatan Mondor : ses
drôleries attroupaient la foule autour du tréteau de
l'empirique, qui, pendant les entr'actes de ces inter-
TABARIN. 223
mèdes, débitait ses opiats et ses panacées. Ce glo-
rieux tréteau se dressait sur la place Dauphine, en
face de la statue d'Henri IV, et, huit ans durant,
de 1619 à 1626, le peuple de Paris fit cercle à l'en-
tour, avalant, par mille bouches béantes, les orvié-
tans de l'opérateur et les lazzi du bouffon. C'était
une affluence, une vogue, un succès, dont peuvent
donner l'idée ces jéréiuiades qu'un pamphlétaire du
temps prête aux femmes de la rue Dauphine, furieuses
de voir leurs maris débauchés par ce baladin :
« Mon mary ne bouge de ce Tabarin ; je suis tout le jour
sans le voir, après cette belle farce. C'est qu'il faut aller
jouer avec d'autres débauchez comme lui; après avoir joué,
il faut aller à la taverne. Tout le mal vient de ce beau
chien de Tabarin. Ce n'est que depuis que ce bel homme
est arrivé qu'on a esté conlrainct de donner des arrests
contre les filles débauchées. Et d'où pensez-vous qu'estoit
venue l'épidesmie de l'an passé que de ce beau bouffon?
On s'eschtiuffoit tellement à cette place Dauphine que l'air
en estoit tout corrompu. Et cela a été cause que le roy a
tant demeuré hors de Paris, et qu'avons eu tant de pau-
vretés 1 »
Qu'était-ce donc que Tabarin? On n'en sait rieii ou
fort peu de chose. Les farces sont restées, Ihistrion
s'est évanoui. Il a passé, obscur et anonyme comme
un masque. Son nom même n'est qu'un sobriquet
tiré du manteau itahen — tabar — dont il s'entor-
tillait pendant ses parades. De sa personne, il n'a
laissé qu'une caricature, mais d'un grossissement si
III. 13
226 LE THEATRE MODERNE.
monstrueux, qu'il est difficile d'y démêler un portrait.
A en croire l'auteur des Inventions Tabarini-
ques, Tabarin avait une tête allongée en pointe,
comme un clocher d'église, des cheveux droits
comme les dards d'un porc-épic, un nez qui pou-
vait passer pour l'écrin de Bacchus, et une bou-
che fendue jusqu'aux oreilles, «qui eust fait peur à
» deux cents pains de neuf livres ». Son chapeau
était célèbre; il le pétrissait comme cire molle, et le
faisait passer, d'un instant à l'autre, par toutes les
métamorphoses qu'un couvre-chef peut subir. Entre
ses doigts subtils, ce chapeau mirifique prenait
l'expression et la mobilité d'un visage. Il se pava-
nait d'un air triomphant, il s'arrondissait comme le
capuchon d'un gros moine, il se carrait comme le
bonnet d'un docteur, il grimaçait comme la calotte
difforme qu'un vieux mendiant tend aux cavaliers
qui passent, du bord d'un fossé. Grâce à lui, et sans
autre déguisement, Tabarin apparaissait « tantosten
» courtisan, tantost en porteur de charbon, tantost
» en meneur d'ours, tantost en serviteur nouveau
» venu des champs, tantost en coureur de poules
» maigres. Bref, » — ajoute le panégyriste de cette
coiffure fantastique, — « ce chapeau, manié et re-
» tourné par son maistre, est rempli de toute sorte
» de gayes perfections, au contentement de tous
» ceux qui le vont voir. »
TABARIN. 227
Quant aux farces de Tabarin, la poétique en est
simple ; elle régit aujourd'hui encore tout le réper-
toire des tréteaux. Tabarin propose à son maître une
question burlesque ; le maître la résout par une expli-
cation doctorale, et Tabarin la tranche par une ca-
lembredaine ou une gravelure : — « Quel est le pre-
mier né de l'homme ou de la barbe? » — « Quelle
différence il y a d'une échelle à une femme? » —
« Pourquoi on fend les marrons en les mettant
cuire? » — « Qui pourrait refaire les signes du Zo-
diaque, s'ils étoient tombés? » — Vous avez la note
de ces coq-à-l'âne.
Ce qu'il y a de comique dans ces rapsodies, c'est
ïa gravité d'CEdipe, avec laquelle le maître essaie de
deviner les énigmes du sphinx à oreilles d'âne qui
l'interroge. Il se drape, il se rengorge, il cite ses
auteurs, il remonte au déluge, il crache du grec et
du latin, tandis que l'autre avale des étoupes; puis,
lorsque sa thèse est finie, lorsque, depuis l'exorde
jusqu'à la péroraison, elle a passé tous les grades,
Tabarin lui donne un croc-en-jambe, et, de !a chaire
doctorale, la fait tomber à plat sur une ordure ou
sur une bêtise.
« Mon maistre, — dit Tabarin, — j'entendois, l'autre jour,
un certain quidam qui disoit qu'il voudroit avoir donné cent
escus et qu'il fust borgne.
«Qui sont ceux qui, à juste titre, peuvent faire ce souhait?»
228 LE THÉÂTRE MODERNE.
Sur quoi le Maître invoque Ilippocrate et com-
mence ore rotundo :
« Il faut qu'un homme soit grandement hors de soi pour
avoir cette cupidité dans l'àme, Tabarin ! La veue est un
des premiers organes du corps, et la plus délicate partie
qui y soit, pour eslre d'un admirable et incroyable struc-
ture, où l'autheur de l'Univers a enclos ce qu'il avoit de
rare et d'excellent dans ce monde. Car, soit que nous con-
sidérions les deux paires de nerfs qui tirent leur origine du
cerveau, ou que nous regardions l'humeur cristalUn qui est
au centre de l'œil, et la tunique qui ressemble à la toile de
l'araignée qui l'enveloppe, etc., etc., nous trouvons qu'un
homme est grandement imprudent de souhaiter la perte
inestimable de la plus belle partie qui soit en lui. »
Quand il a terminé cette démonstration d'ocu-
liste, Tabarin lui lance à brûle-pourpoint cette
tabarinade :
« Les hommes qui souhaitent et désirent d'être borgnes
sont les aveugles. Si vous ne me voulez croire, allez au
monastère des Quinze-Vingts; je m'asseure que vous n'en
trouverez pas qui ne désire de vous voir pendre. »
La potence joue un grand rôle dans les facéties
de Tabarin. On dirait que, de la place de Grève, elle
projette son ombre sinistre jusque sur son joyeux
tréteau de la place Dauphine. — « Maître, quel est
le meilleur jardinier de Paris ?» — Le maître
trace une théorie du jardinage à perte de vue, et
conclut que c'est chez les princes qu'il faut s'adres-
ser.
TABARIN. 229
« Il ne faut aller chez les princes pour rencontrer le
meilleur jardinier de Paris. Vous n'en sauriez trouver de
plus expert que le fils de maistre Jean Guillaume; et s'il
vous prend un désir de le voir, allez vous-en en Grève.
C'est un jardinier extraordinaire : il n'a point sitôt planté
un arbre, qu'au bout de deux heures vous y voyez du fruit!
Diable ! c'est une mauvaise chose que de faire des cabrioles
en l'air, et quand il faut qu'un pauvre homme aille, malgré
soi, faire la sentinelle à Montfaucon et garder les moutons
à la clarté de la lune.... »
Ailleurs encore, il fait au bourreau cette révé-
rence ironique :
« Entre tous les mestiers du monde, lequel trouvez-vous
qui soit le plus honorable, mon maître? »
Le maître opte pour la peinture et soutient son
dire, in barharo et haralipion:
« Je ne le trouve pas pourtant le mestier le plus hono-
rable, car il feroit tort à celui de maistre Jean-Guillaume.
Par ma foi! Je croys, pour mon regard, que son mestier
est le plus honorable de tous les mestiers. Car, première-
ment, quand il veut travailler, il met ses beaux habits, et
on le mène dans un carrosse à deux roues, et ce, parmi
une grande affluence de peuple ; et, en signe de plus grand
honneur, quand il est prest d'achever son ouvrage, chacun
oste son chapeau. Voulez-vous trouver un mestier plus
honorable au monde ? »
Un des soulFre-douleur ordinaires de la grosse
plaisanterie de Tabarin est le meunier :
Ce bloc enfariné ne lui dit rien qui vaille.
230 LE THEATRE MODERNE.
Chaque fois qu'il le rencontre, il se bat avec lui,
comme Don Quichotte se battait avec son moulin.
« Mon maître, auriez-vous bien l'esprit de me dire quelle
est la chose du monde la plus hardie? » — « C'est la mort,
Tabariii. » — « La chose la plus hardie du monde, c'est la
chemise d'un meunier. » — « Pour quelle raison, Tabarin?0
— « Parce qu'elle prend, tous les malins, un larron au
collet. »
Autre guitare :
« Me diriez-vous bien quel est l'animal le plus hardy et
le plus généreux des animaux? » — « Cela est hors de
doute, Tabarin ; c'est le lion.... »
Là-dessus, le Maître entonne une description du
lion à faire fuir le troupeau de moutons qui serait
passé sur le Pont-Neuf pendant sa tirade.
« Vous vous trompez, mon maître ; je ne veux pas dire
que vous avez menti, mais cela n'en vaut guère mieux.
L'animal le plus hardy qui soit au monde, c'est l'asne des
meuniers, parce qu'il est, tous les jours, au milieu des
larrons, et toutefois il n'a aucune peur ! »
Tabarin en veut aussi aux sergents, aux tailleurs
et aux procureurs ; mais la pire vengeance qu'il en
tire est de les rouler dans la farine du meunier.
« Mon maître, aiguisez le tranchant de vos résolutions ;
je m'en vais emmancher la serpe d'une subtile demande :
— Si vous aviez enclos, dans un grand sac, un sergent, un
meunier, un tailleur et un procureur, qui est-ce de ces
quatre qui sortiroit le premier, si on lui faisait ouverture? »
TABARIN. 231
Le Maître gratte jusqu'au sang son front magistral ;
il en tire des sentences latines, mais pas une ré-
ponse. Tabarin a pitié de lui.
« Je vois bien qu'il faut que je vous enseigne ce secret,
mon maître, à la charge que vous payerez pinte. Le premier
qui sortiroit du sac, si un sergent, un meunier, un tailleur
et un procureur estoient dedans, c'est un larron, mon
maître. — Il n'y a rien de plus asseuré que ce que je dis ! »
Je voudrais citer encore, mais Tabarin est dur
à la citation. Quand on parcouit son répertoire, on
marche sur des choses qui ne sont pas précisé-
ment des charbons ardents. C'est le valet d'écurie
de Rabelais que ce bouffon hasardeux. Il remue le
fumier à la pelle ; il est aussi mal embouché que
les gargouilles des gouttières gothiques qui vomis-
sent de l'eau sale à jet continu. Qui voudrait le
représenter sur son tréteau malsonnant n'a qu'à se
rappeler les Manneken-piss des fontaines flaman-
des. 11 appartient à l'espèce de ces bas-boutïons
qui sont les chercheurs de truffes de l'esprit, et
dont Yico a dit avec un mépris si allier : « Pour
» nous montrer que ces gens-là sont intermédiaires
» entre l'homme et la bête, on a imaginé les S^-
» tyres rieurs. »
La Comédie naissante est souvent ignoble ; comme
l'enfant, elle saht ses langes. Avant de rire des tra-
vers de l'âme, elle rit des ignominies du corps. Elle
232 Lt THE AT HE MODERNE-
n'apprend la pudeur qu'en revêtant sa robe virile.
Rien de plaisant, d'ailleurs, comme l'indignation
que le ]\laître feint d'éprouver cliafiue fois que Ta-
barin lâche une sottise par trop incongrue. 11 rou-
git, il se révolte, il réclame l'indulgence de l'au-
ditoire, il accable son valet de pudibondes invec-
tives :
« 0 le gros porc! tu es toujours fécond en vilenies! 0 le
gros vilain elle vrai prototype d'impudence! » — « N'avez-
vous point honte de me remplir de ces discours? » — « A
quoi servent les galères, que tu n'y es attaché pour tirer la
rame? » — « Faut-il qu'incessamment je te reprenne de
cette licence effrénée que tu as de proférer tant de vilaines
paroles et tant d'équivoques !» — « Je vous défends de
m'importuner davantage de vos folles demandes. »
Sur quoi Tabarin recommence de plus belle, et le
Maître reprend son rôle de compère bénévole et
scandalisé.
Certes, à l'exhumation de ces facéties de haute
graisse, les délicats se sont bouché le nez, comme
font ces personnages de Teau-forle de Rembrandt,
penchés sur la fosse ouverte d'où l'on tire un mort.
Mais ceux qui, comme Montaigne, aiment du vieux
Paris « jusqu'à ses verrues »; ceux qui savent qu'on
a trouvé des bijoux antiques dans les égouts ro-
mains, ne craignent pas d'affronter le fumier des
Taharinades. Les joyaux y sont rares, mais, en re-
vanche, le sel y abonde On est tout surpris, lors-
TABARIN. 233
qu'on rôde dans ce fumier, de s'y rencontrer pnr-
fois, nez à nez, avec Molière et La Fontaine. Tt'lle
scène de Poquelin, tel apologue du Bonhomme sont
sortis d'une farce deTabarin, comme la perle sort
de l'huître. Le sac, dans lequel Scapin enferme
Géronle, figure dans trois ou quatre parades de la
baraque du Pont-Neuf. Voici la fable du Glmid
et de la Citrouille. La Fontaine, en maraude, n'a
eu la peine que de la cueillir.
« En me promenant dans le jardin, j'ay aperceu une
grosse citrouille (par ma foy, c'estoit un vray tambour de
Suisse !) qui estoit pendue en l'air. J'admirois comme la Na-
ture avoit eu si peu d'esprit de dire qu'un si gros Iruict t'ust
soutenu d'une si petite queue, qui, au moindre vent, pou-
voit rompre. » — « Tu accusois la Nature de ce subject? »
— « Je l'accusois d'indiscrétion ; comme, de vray, il doit
y avoir une proportion intev sustinens et snHentum. Mais,
quand j'ay esté plus avant dans le bois q-û est à l'autre
extrémité du jardin, j'ay bien changé d'advis. Par la mor-
dienne, j'estois perdu si la Nature eust faicl autrement ! Car,
en passant par dessous un grand chesne, j'entendis chanter
un oyseau qui, par son doux ramage, m'arresta tout court ;
?î, comme je vouiois regarder en haut, un gland me tomba
sur le nez. Je fus contraint d'avouer que la Nature avoit
bien fait, car, si elle eust mis une citrouille au sommet du
chesne, cela m'eut cassé le nez. » — « 11 eust faict beau te
voir, avec ton nez en écharpe, boire à la bouteille. » — « Je
vous jure, par les Géorgiqiies de Virgile, mon Maistre, que
c'estoit le moyen par où la Nature me pouvoit empescher
de porter des lunettes en ma vieillesse 1 »
On voit que la Folie fait quelquefois l'aumône
au Génie. Quoi qu'il en soit, jamais fou du peuple
234 LE THÉÂTRE MODF.RNE.
ne fut plus populaire que Tabarin. Outre son audi-
toire rustique et plébéien, il avait ses amateurs et
ses sténographes qui, le crayon à la main, recueil-
laient, sur leurs tablettes, tout ce qui tombait de
sa bouche cynique. C'est ainsi que nous ont été
conservés ses Dialogues, jetés au vent de la Seine.
Ils pourraient prendre pour épigraphes les titres
de ces deux chapitres de Rabelais : — « Comment
» Pantagruel, en haulte mer, ouyt diverses paroles
» desgelées !» — ^ Comment, entre les paroles
» gelées, Pantagruel trouva des mots de gueule ! »
Tabarin devint bientôt légendaire ; son nom ser-
vit d'enseigne à toute une volée d'opuscules et de
libelles drolatiques. On fit de lui un sorcier, un
tribun, un docteur. On l'envoya, aux enfers, donner
l'accolade à Rabelais et guérir les brûlures des
damnés avec son onguent.
« Ce fut plaisir quand il vint mettre en vente son onguent
pour la brusiure ; il n'y en avoit point pour les laquais. Vous
eussiez veu chapeaux, gants, mouchoirs, souliers voler sur
le théâtre, parce que c'est la maladie à laquelle ils sont plus
subjets en enter que d'estre bruslés. Jamais Tabarin n'avoit
esté à telles festes ; il ne sçavoil satisfaire, seul qu'il estoit,
tant de personnes... Enfin il prit congé des assistants et vint
saluer Rabelais, qui le reçut avec un fort bon visage, bien
qu'il eust assés mal au cœur de l'avoir veu tant emporter
d'argent en si peu d'heures. »
Chaque peuple, chaque époque a ainsi son bis-
LA COMÉDIE DES PROVERBES. 235
trion favori : Falstaff, Pulcinelia, Hudibras, Kara-
glieus, Ulespiegel, Pantalon, La Palisse, Roque-
laure, Mayeux, Prudhomme, Calino. Imaginaire ou
réel, le type se généralise et se pétrifie par degrés.
Il arrive à rencontrer, en lui, tous les traits gouail-
leurs et satiriques d'une nation. Comme le Pasquin
de Rome, il rit de sa bouche de marbre ébréchée
par le temps, au rond-point des rues et des carre-
fours; et chacun vient, en passant, coller un
ïambe ou une épigramme à son piédestal.
Tabarin eut une fin tragique. Son tréteau l'avait
enrichi; les lazzi que, pendant dix ans, il avait
jetés à la foule, étaient retombés en pluie de dou-
blons dans son escarcelle. L'orgueil le tenta; il
acheta, près de Paris, une terre féodale, s'y in-
stalla et fît le seigneur. Les gentillâtres des environs
s'indignèrent de ce voisinage, et, un jour, dans
une chasse, ils tuèrent le bouffon, comme un lièvre,
au coin d'un bois. — Poor Yorick !
Un autre curieux morceau est la Comédie des
Proverbes, d'Adrien de Montluc, seigneur de Cra-
mait (1637), ainsi nommée parce qu'elle en con-
tient deux mille. — Deux mille proverbes, gros
et gras, crevant de trivialité et de gaillardise; une
armée de Sanchos Panças qui défilent! Écoutez
plutôt ces deux valets, à table :
236 LE THÉÂTRE MODERNE.
Aîaigre : « Allons à la soupe et daubons des mâchoires.
Le diable s'en pende! je me suis mordu.» — Philippin :
« Tu es trop goulu ; en pensant manger du bœuf, tu as
mordu du veau. »
« Et toi, tu joues déjà des badigoinces, comme un singe
qui démembre une écrevisse. Morbleu ! quel avaleur de pois
gris! Vraiment, il n'oublie pas les quatre doigts et le pouce.
Quel estropiât des mâchoires ! »
« T'étonnes-lu de cela ? Les mains ont été faites avant les
couteaux. Mais que manges-tu là en ton sac? Je crois que
tu as le gosier pavé. »
« Tu mets ton nez partout. Tiens, tiens, ne te fâche pas,
choisis? Quel niais de Sologne ! Tu te trompes à ton profit.
Je ne te trouve point tant sot; tu aimes mieux deux œufs
qu'une prune. »
« Laissons là l'ivrognerie et parlons de boire. Je te prie,
haussons le gobelet; nous ne boirons jamais si jeunes. Je
sens bien que c'est trop filer sans mouiller. »
« Du temps du roi Guillemot, on ne parlait que déboire;
maintenant on n'en dit mot. »
« Les premiers morceaux nuisent au dernier. »
Ainsi parle celte comédie ventriloque. C'est une
hotle à dictons, ramassés dans les carrefours et
sous les tables des cabarets. Tous ces proverbes
gaulois, qui viennent du Moyen âge, sont, d'ailleurs,
singulièrement prosaïques. Ils résument le bon sens
mesquin de cette bourgeoisie narquoise et médio-
cre qui allait, terre à terre, son petit chemin, entre
le clergé et la noblesse, entre le donjon et l'église.
Us vous conseillent de vivoter, de vous méfier, de
thésauriser, de rogner des liards. Si les fourmis et
LA COMEDIE DCîs l'IlOVERBES. 237
les colimaçons parlaient, ils ne tiendraient pas un
autre lansase :
•d"d^
« Pierre qui roule n'amasse pas de mousse. »
<< Robe de velours éteint le feu de la cuisine. »
' Les petits ruisseaux font les grosses rivières. »
Mieux vaut encore la moitié de l'œuf que la coquille
intière. »
< Haine de prince signifie mort d'hommes. »
Il Ce n'est pas or tout ce qui luit. »
« Trop parler nuit; trop gratter cuit. »
« Un tiens vaut mieux que deux tu l'auras. »
Et autres sentences propres à servir d'enseignes
aux gagne-petit des vieilles rues mercières.
Quelle différence avec ces proverbes orienlaux,
si graves et si poétiques, qui semblent tombés de la
barbe odorante du roi Salomon, philosophant avec
la reine de Saba !
« Sois comme le bois de sandal, qui parfume la hache qui
le frappe. »
« Souvent la langue coupe la tête. »
» Si ton ami est le miel, ne le mange pas tout entier. »
(' Ne cherche pas ta destinée, elle cherche après toi. «
« Tant que tu n'as pas prononcé un mot, tu règnes sur
lui, mais, dès que tu l'as prononcé, tu deviens son esclave. »
« La mère d'un homme assassiné dort, mais la mère d'un
assassin ne dort pas. »
« Les mules ont été demander des cornes et elles sont
revenues sans oreilles. »
« Quand tu es enclume, prends patience ; quand tu es
marteau, frappe droit et bien. »
238 LE THÉÂTRE MODERNE.
L'Orient frappait en paroles d'or son antique sa-
gesse ; le Moyen âge monnayait la sienne en hillon.
La Comédie des Chansons, d'un anonyme, n'est pas
moins bizarre. Le ramage y tient lieu de langage.
C'est moins une pièce qu'une volière, où les person-
nages, n'ayant rien à dire, chantent et s'égosillent,
comme des moineaux francs. Au refrain sans rime
répond le couplet sans raison; le pont-neuf jase avec
l'ariette, et la roulade donne la réplique à la ritour-
nelle. Écoutez la sérénade du Matamore griffant sa
guitare :
Laquais, pour moi toutes les dames
Brûlent d'incomparables flammes ;
Mais vainement, pour les guérir,
Elles me font mille prières...
Ils sont bossus, les cimetières
Des dames que j'ai fait mourir!
A quoi répond, sur sa petite flûte, un berger, grand
dénicheur de merles et grand voleur de baisers :
J'aimeray toujours ma Pbilis,
Et les roses et les lys
De sa joue,
Où se joue
Le petit enfant Amour,
Qui cueille des fleurs à l'entour.
Pbilis a les cbeveux si blonds
Qu'ils lui couvrent les talons ;
Et les fées,
DécoifTées,
Portent envie aux beaux nœuds
Dont elle estreint mille amoureux.
LA COMÉDIES DES COMÉDIES. 239
Bref, on trouve, dans cet immense pot-pourri, tout
ce qui se chantait et se fredonnait en France, vers
l'année 1640, à la cour et au corps-de-garde, dans la
hutte des bergers ou sous le balcon des Lucindes.
La Comédie des Comédies, du sieur du Peschier,
(1639) a l'intérêt d'être la première parodie qui
ait paru sur un théâtre en France. C'est un pastiche,
moqueur et très réussi, de la manière du vieux Balzac,
ce pédant magistral, sous lequel, comme on l'a si
bien dit, la langue française doubla sa rhétorique.
On ne pouvait mieux contrefaire l'accent grandiloque
et l'emphatique allure de son style, dont les périodes
défilent, à pas cadencés, comme une procession de
pédagogues à vastes perruques et en robes à longues
queues traînantes. Yoici comment le Docteur — un
des personnages de la pièce — raconte ses voyages :
« J'ai esté citoyen de plusieurs républiques ; j'ai veu ces
hautes montagnes qui ne veulent pas que la France et
l'Espagne soient à un mesme maistre, et en ay passé d'au-
tres qui ont trois hyvers en l'année, et dont les nsiges ne
fondent jamais que dans le vin d'Espagne et le muscat.
J'ay logé en plusieurs villes, dont les murailles sont con-
struites d'une matière aussi précieuse que le marbre et le
porphyre, et qui ont des rues pavées de dieux et de déesses
de l'antiquité, et des allées bordées d'histoires d'un costé et
de fables de l'autre. J'ai marché sur les Césars et sur les
Pompées, et me suis promené au bord de ceste rivière sur
laquelle les Romains ont faict l'apprentissage de tant de
victoires, et ont commencé ce grand desseing qu'ils n'ont
achevé qu'aux dernières extrémités de la terre. »
240 LE THÉÂTRE MODERNE.
La parodie est d'autant meilleure qu'elle exagère
à peine son modèle. Balzac a le génie du pathos :
ses moindres billets semblent écrits sur le marbre
de la tribune aux harangues. Il demande à Clio de
lui prêter sa plume, pour écrire un mot. Rien d'af-
fecté d'ailleurs : il est sublime de naissance. La
littérature, comme l'histoire naturelle, a ses échas-
siers.
II
Maître Pierre Pûtheli?i est VomTQQQ capital d'une
httérature qu'il exprime et qu'il résume tout entière.
Le quinzième siècle donne, en lui, son vivant por-
trait, et l'esprit gaulois son premier chef-d'œuvre.
Sa raillerie sonne le glas définitif d'un monde expi-
rant.
Un siècle avant, déjà, le Moyen âge était bien ma-
lade. Tandis que les bardes féodaux poursuivaient,
rêveurs et comme enchantés, autour du cycle carlo-
vingien, leur chevauchée monotone, les poètes popu-
laires se glissaientdans la vie réelle, et ils observaient
malignement ses vices et ses ridicules. Le Roman du
Renard parodie, de haut en bas, la société féodale.
Le clergé même subit la risée des contes et des fa-
bliaux. On croit encore, mais déjà on v-'enquiert, on
LA FARCE DE PATHELIN. 241
scrute, on distingue, et, tout en écoutant dévotement
la messe à l'église, on regarde, à la dérobée, ce qui
se passe dans la sacristie.
A la fin du treizième siècle, l'Age héroïque est à
son déclin. Son idéal, attaqué par l'ironie et par
l'expérience, s'écroule lentement. Les grandes vi-
sions, qui avaient ébloui et ravi les âmes, pâlissent
comme des soleils couchants. Artus et Charlemagne,
et tous les grands preux assis autour de la Table
Ronde, n'apparaissent plus qu'à l'état de douteux
fantômes : le chant du coq gaulois commence à les
effacer. La Chevalerie se traînera encore, pendant
deux cents ans, avec des alternatives de réaction et
de défaillance ; mais le défaut de son armure est
trouvé, la raillerie plébéienne y a planté son dard.
D'année en année, la plaie va s'élargissant. Parfois
encore la Chevalerie remonte son grand cheval légen-
daire ; la bête galvanisée fait bien quelques pas ; mais,
comme la jument de Roland, elle a un défaut, celui
d'être morte; et bientôt elle s'abat sous son cavalier.
Lisez Rutebeuf, le rude poète du temps. Plus de
grandeur, aucun enthousiasme. Ses complaintes,
acres et tristes, crient la médiocrité et la décadence.
L'une d'elles surtout : Le Débat du Croisé et du
Décroisé, peint admirablement le découragement qui
s'empara du Moyen âge dans ses derniers jours. C'est
une controverse entre deux chevaliers, sur la croisade
I". 16
242 LE TnÉATRE MODERNE.
de saint Louis. Le Croisé exhorte son frère d'armes
à partir, comme lui, pour la Palestine. A ses graves
et pieux conseils, le Décroisé objecte des arguments
prosaïques: — «Les chiens garderont-ils ses enfants?
» Ira-t-il céder, pour quarante sous, cent arpents
» de terre? On peut faire son salut, en restant chez
» soi. D'ailleurs, la mer est trop profonde. C'est ut
>• mol de bonne école que celui qui dit : Ce que tu
» tiens, tiens-le. » Le Croisé répond de son mieux-
mais ses raisons sont froides, son appel manque
d'enthousiasme, et la conversion finale de son
adversaire ne persuade pas.
Au siècle suivant, la poésie, en France, se dessèche
et se rabougrit tout à fait; l'esprit chevaleresque s'en
est retiré, la roture la marque de son sceau vulgaire.
Elle dépose la cuirasse pour endosser la robe doc-
torale. Elle devient pédante ou narquoise, gogue-
narde ou alambiquée. Le Romcm de la Rose inau-
gure une détestable école de métaphysique galanto
et d'allégories compassées. La httérature s'empri-
sonne dans les formes baroques de la jurisprudence.
Ce ne sont qn'Enqiiêtes, Arrêts d'a?nour, Débats,
Plaidoyers, Chatits royaux. Une rhétorique, artifi-
cielle et glaciale, anéantit toute inspiration. Les meil-
leurs poètes du temps s'enveloppent d'une logoma-
chie rebutante; leurs vers ressemblent aux bouts-
rimés mécaniques des lauréats de la Chine. Quand la
LA FAIJCE DE PATHELIN. 243
sublime Chanson des Trente retentit au milieu de
cette platitude, il semble qu'on entende la trompe
de Roland résonner au milieu des criailleries d'un
loUège.
Roland se meurt, en effet. Au quinzième siècle,
toute grande voix s'est tue. L'Église décline, la
Science radote sous ses vieilles formules, la Politique
est traîtresse et fourbe. Époque ingrate entre toutes,
âge de bassesse et de ruse, sans idéal et sans foi. Son
caractère est une vile finesse, sa physionomie est em-
preinte d'une laideur matoise, qu'on retrouve jusque
dans les portraits de ses personnages. Ses rois eux-
mêmes ressemblent à des échevins couronnés. Quelle
morne figure que celle de Charles VII, ce roi si
amèrement appelé, par l'Histoire, le bien Servi\
triste Sire, que les effigies et les chroniques du temps
nous montrent traînant ses chausses vertes, ca-
gneux, fourbu, et tout « méhaigné de ses guerres ! »
Quelle vilenie, mêlée au génie, sur le morose visage
de Louis XI ! Le grand miracle de Jeanne d'Arc esf
son apparition, dans cette basse époque. Elle la tra-
verse, incomprise, comme un anachronisme céleste.
Entre elle et ses juges de Rouen il y a l'épaisseur
d'un monde, l'écart de trois siècles. On croit voir
une Sainte de légende, comparaissant devant le
Grippeminaud et les Chats-Fourrés de Rabelais.
La httérature se conforme au caractère de ce siè-
244 LE THÉÂTRE MODERNE.
cle, dont Commines a rédigé la devise dans la maxime
finale de son livre : « Qui a le succès a l'honneur, t
Charles d'Orléans et Villon à part, les poètes ne font
qu'aligner machinalement des adages et des lieux
communs prosaïques. Malgré toutes les nuances que
l'érudition moderne, armée de sa loupe, a cru décou-
vrir dans ces rimeurs monotones, on ne distingue
guère l'un de l'autre : Crétin, de Molinet, et Eustache
Deschamps, de Gringore.
Mais, en revanche, l'esprit populaire, jusqu'alors
timiue ou contenu par une trop haute atmosphère,
^erme et bourgeonne dans toute sa verdeur. Sa
saison est venue, son milieu trouvé; il fleurit, comme
dans un engrais, sur cette vulgarité qui l'entoure. Il
y développe, terre à terre, ses qualités de verve et
de malice, d'observation moqueuse et de bon sens
goguenard. Les Cent Nouvelles Nouvelles tirent le
conte des langes du fabliau, et le portent, dès son
premier pas, à sa perfection. Les Quinze Joyes du
Mariage donnent un modèle de satire fine et naïve.
Enfin la Comédie naît, comme dans une crèche gros-
sière, sur la Table de marbre de la vieille Bazoche.
Les farces abondent, les sotties foisonnent, saynètes
ébauchées et souvent informes, mais qu'illuminent,
çà et là, des éclairs de génie comique. Puis, un beau
jour, sous je ne sais quelle joyeuse conjonction d'é-
toiles, une farce immortelle, anonyme, — proies sine
LA FARCE DE PATHELIN. 245
matre creata, — jaillit de ce fatras indigeste. Maistre
Pierre Paihelin monte sur la scène et prédit Molière.
Encore une fois, c'est bien un chef-d'œuvre, de
genre subalterne, mais incontestable. La verve et la
réflexion, la sagacité et Thilarité, l'étude des carac-
tères et l'entente de l'action scénique, rien n'y man-
que de ce qui fait une œuvre vivante et durable. Les
contemporains ne s'y trompèrent pas. Dès qu'il parut,
Pathelin devint un type populaire. Son nom entra
dans la langue et y est resté. Pathelinage s esi joint,
pour peindre l'hypocrisie, à tartuferie et à papelar-
dise, ces mots fourrés et sournois, qui font gros dos,
et jouent dans le dictionnaire le rôle des chats dans
la maison.
Les grands écrivains du seizième siècle traitèrent
Maître Pathelin en classique gaulois. Rabelais en
est plein, le Moyen de parvenir en est tout farci ;
Marot, comme l'écolier limousin du Pantagruel,
parle souvent pathelinois dans ses vers.
M Ne vous souvient-il point, — dit quelque part Etienne
Pasquier, — de la response que fit Virgile à ceux qui lui
improperoient l'estude qu'il employoit en la lecture d'En-
nius, quand il leur dit qu'en ce faisant il avoit appris à tirer
de l'or d'un fumier? Le semblable m'est advenu naguère
aux champs, où, estant destitué de la compagnie, je trouvay,
sans y penser, la Farce de maistre Pierre Pathelin, que je
leu et releu avec tel contentement, que j'oppose maintenant
cet eschantillon à toutes les comédies grecques, latines et
italiennes, »
24« LE THÉÂTRE MODERNE.
Plus tard, La Fontaine y ramasse la fable : Le
Renard et le Corbeau, tombée du bec de dame
Guillemetle, comme le fromage de celui de l'oiseau
criard. Le Scapin de Molière, cherchant des strata-
gème-, va en consultation chez l'avocat gothique.
Les paysans de Dancourt ont Agnelet pour ancêtre.
Ce petit bouquin de haute graisse a fécondé tout un
coin de l'esprit français !
Avec quelle vérité, dès la première scène, le vieux
poète a pourtrait, pour parler sa langue, la figure
chafouine et vulpino de l'avocat, en quête d'une robe
neuve ! Quelle odeur de chicane, quelle poussière de
greffe il exhale! — Et le drapier! — N'est-ce pas la
bourgeoisie duquinzième siècle incarnée, le marchand
avaricieux et thésauriseur des vieilles rues mercières,
assis entre son aune et sa chandelle, et guettant le
chaland, à travers le vitrage crasseux, losange de
plomb, de sa noire boutique? Leur premier dialogue
est une scène de haute comédie. Nous y rencontrons
déjà Molière, qui y trouve et y prend son bien. Pathe-
lin, pour amadouer Guillaume, se vante d'avoir
connu son père :
« Qu'étoit-ce ung bcn marchand et sage I »
Il lui demande des nouvelles de sa tante Laurence :
« Que la vy-jo belle,
Et grande, et droite, et gracieuse !
LA FARCE DE PATHELIN. 247
Éraste s'est rappelé cette entrée de larron en foire,
lorsqu'il aborde M. de Pourceaugnac, en iui dénom-
brant toute sa parenté : — « Madame votre tante,
o comment se porte-t-elle ? » — « Elle est morte de-
» puis six m-ois. » — « Hélas ! la pauvre femme ! Elle
» était si bonne personne ! » — Plus loin encore,
lorsque Pathelin, tout en faisant l'oraison funèbre
du père défunt, manie le drap qui lui tire l'œil, le
caresse avec convoitise et s'écrie avec componction :
« Que ce drap icy est bien faict !
Qu'est-il souef, doulx et traictis I »
On se rappelle Tartufe, tâtant amoureusement la
robe d'Elmire :
« L'étoffe en est moelleuse. . . .
On travaille aujourd'hui d'un air miraculeux. »
N'est-ce pas encore un trait de tartuferie excel-
lent, que le denier à Dieu qu'il paie dévotement,
avant d'entrer en marché :
<i Dieu sera
Payé des premiers; c'est raison :
Vecy ung denier ; ne faison
Piien qui soit, où Dieu ne se nomme 1 »
Toute la scène du marchandage est une merveille
d'astuce stratégique. Le renard de la fable, évoluant
autour de l'arbre où perchent les poulets d'Inde con-
voités, n'est ni plus souple, ni plus prestigieux que
248 LE THÉÂTRE MODERNE.
Pathelin, tournant autour des six aunes de drap qu'il
veut enlever à crédit. Il distrait la vieille défiance du
marchand par toute sorte de propos en l'air; il l'al-
lèche par le fumet de l'oie à la i)roche qu'il l'invite
à venir manger au logis; il l'éblouit par la monnnie
de singe, qui chatoie perfidement entre ses doigts
subtils, tachés d'encre et graissés d'épices. Si bien
que maître Guillaume lâche enfin le précieux paquet,
que l'avocat emporte, comme s'il avait le guet à ses
trousses. — On va plaindre le drapier leurré, mais
voyez-le frottant ses mains sèches, râpées par le
maniement des écus, et se félicitant d'avoir dupé son
chaland :
« lis ne verront soleil ny lune,
Les escuz qu'il me baillera. . . .
Ce trompeur-là est bien bec jaune,
Quand, pour vingt et quatre sols l'aulne,
A prins drap qui n'en vaut pas vingt ! «
Car tout le monde, le juge excepté, vole plus ou
moins dans cette farce spirituellement immorale :
quatre fripons sur cinq personnages. Si l'avocat est
le voleur, sa femme Guillemette est la receleuse. On
voit d'ici son œil de pie serrant dans son nid la ba-
gue ou la fourchette dérobée, sa bouche serrée, ses
traits durs et aigres, dénués de toute grâce, tels qu'on
les retrouve dans les portraits peints et sculptés des
bourgeoises du temps. Digne commère de ce lin
LA FARCE DE PATHELIN. 249
compère! Si le ménage fait fortune un jour, Quentin
Matsys pourra en faire un de ces couples d'usuriers
qu'il a représentés si souvent : mari et femme, assis
à une table jonchée de monnaies, et penchant paral-
lèlement leurs yeux aigus, leurs nez acérés, sur un
registre de comptes ou sur une balance chargée de
doublons.
La pièce tourne à la facétie avec Pathelin contre-
faisant le mourant, lorsque le drapier vient lui récla-
mer son argent, et l'étourdissant de grimaces, de
cauchemars, de jargons, jusqu'à ce qu'il détale, l'es-
prit halluciné et l'intellect à l'envers. Mais les bouf-
fonneries de Molière sont en germe dans les cocque-
sigrues du vieux poète ; c'est l'étincelle d'où jailliront
ses fusées. Des traits du plus fin comique se mêlent,
d'ailleurs, aux extravagances de la scène. Quoi de
plus plaisant que dame Guillemette pinçant le bec et
faisant la prude pour éloigner le marchand ?
« Sans faute, si me voulez croire,
Vous yrez un peu reposer :
Car moult gens pourroient gloser
Que vous venez pour moy céans.
Quoi de plus drôle encore que l'ahurissement de
Guillaume ! Il finit par douter de sa créance même,
ne sait plus s'il veille ou s'il rêve ; son drap lui fond
sous la main. Dans ces perplexités obscures, l'oie pro-
mise, rôtissant devant l'âtre en flammes, lui apparaît
250 LE THÉÂTRE MODERNE.
comme un point de repère, et il s'y raccroche à
tâtons.
a Et maugrebieu! suis-je en poiiict?
Par la feste Dieu ! je cuidoyc
Encor... Et n'avcz-vous point d'oye
Au feu ? ))
Ce sont là autant de trouvailles de la plus franche
gaieté, du meilleur aloi. Un connaisseur, s'il y en
avait de ce temps, aurait pu crier au poète, comme
fit à Molière, deux cents ans plus tard, un spectateur
qui assistait aux Pi^écieuses Ridicules : « Courage,
Pathelin! Voilà la bonne comédie! »
Le personnage le plus original de la pièce n'est
pourtant pas encore en scène. Le voici qui survient,
empaqueté dans une peau de bouc, l'œil torve et bas,
la bouche ouverte par un rictus imbécile. C'est Agne-
let, le pâtre brut, à peine distinct du troupeau qu'il
mène. Et cette bête habillée va jouer sous jambe
J'avocat, le juge et son maître : le bélier attrapera
les renards. Agnelet se renferme dans sa bêtise,
comme sous une carapace protectrice, devant le dra-
pier qui vient de le citer en justice ; il n'entend rien
à ces griefs, ne sait pas ce dont on l'accuse, ni ce
que lui voulait le sergent à verge, Ne scay quel vestu
de rayé^ qui lui a porté son assignation :
« Il m'a parle de vous, mon maistre,
Et ne scay quelle ajournerie ;
LA FARCE DE PATHELIN. 251
Quant à moy, par saincte Marie!
Je n'y entends, ne gros, no gresle. »
Mais, avec Pathelin, Agnelet soulève son masque
stupide ; il sait qu'un avocat est un confesseur qui ne
lefuse jamais l'absolution à l'argent comptant, et il
lui avoue, sans vergogne^ les hécatombes qu'il a pra-
tiquées dans le troupeau de son maître :
0 Que voulez-vous que je vous die?
J'ay cecy tant continue,
J'en ay assommé et tué
Tant, qu'il s'en est bien aperçu. »
Mais Agnelet, en paysan qu'il est, a, dans les
brouilleries de la chicane, la confiance du sauvage
dans les grimoires de la sorcellerie :
« Je scay bien qu'il a bonne cause;
Mais vous trouverez bien tel clause.
Se voulez, qu'il l'aura mauvaise. «
La scène du tribunal est célèbre et mérite pleine-
ment sa réputation. L'étonnement de Guillaume re-
connaissant son voleur dans l'avocat d'Agnelet ; la
confusion qu'il fait de sa bergerie et de sa draperie ;
les deux histoires qu'il embrouille, dans un galima-
tias chimérique, de brebis années et de draps tués;
le juge trépignant dans sa chaire, comme un diable
dans un bénitier, et le ramenant à ses moutons d'une
voie glapissante ; puis Agnelet qu'il interroge, et qui,
sur la leçon que lui a faite Pathelin, ne répond à ses
252 LE THEATRE MODERNE.
questions, que par un Béé chevrotant; l'avocat tra-
duisant à sa guise ce bêlement idiot, déroutant, par
ses arguties divagantes, le drapier affolé déjà, et lui
reparlant bêtes à laines, lorsque celui-ci réclame son
drap escroqué ; le juge qui s'irrite de plus en plus, et
finit par renvoyer le berger absous, le drapier au dia-
ble ; tout cela compose un tableau d'une gaieté, d'une
vie, d'un mouvement, d'un éclat comique, que Ra-
cine, dans ses Plaideurs même, n'a pas surpassé.
La moralité de la Farce, c'est le disciple en four-
berie, qui en remontre à son maître ; c'est Agnelet
restant sous la toison dont Pathelin l'a couvert, et
continuant à bêler, lorsqu'on lui réclame les écus
promis :
» Béé 1 »
— « Me fais-tu manger de l'oye?
Maugrebieu ! Ay-je tant vescu,
Qu'un bergier, un mouton vestu,
Un villain paillard me rigolle? »
— « Béé »
— «i Par sainct Jean ! tu as bien raison!
Les oysons mènent les oyes paistre.
Or, cuidois-je estre sur tous maisire
Des trompeurs d'icy et d'ailleurs,
Des forts coureux, et des baiUeurs
De parolles en payement,
A rendre an jour du Jugement :
Et un bergier des champs me passe I »
A l'envisager d'un certain côté. Agnelet prend une
physionomie presque redoutable. Figure de Jacque-
LA FARCE DE PATHELIN. 253
rie, au regard oblique, qui rit d'un mauvais rire, dans
sa barbe au poil hérissé. L'ironie bestiale du sau-
vage s'y mêle à l'air méchant de l'esclave. Elle rap-
pelle ces rustres, aux pieds de faune, qui portent,
sur leurs épaules trapues, les corniches des vieilles
cathédrales. Ils ricanent, ils grimacent, ils se regar-
dent, les uns les autres, d'un air goguenard, comme
s'ils complotaient de se retirer tout à coup, et de
laisser l'édifice qu'ils soutiennent s'écrouler et tom-
ber à terre.
III
La risée, la dérision, la parodie perpétuelle de
ces farces et de ces sotties, c'est le mariage et le
mari, le mari surtout. Pour nous, modernes, ce mas-
que typique du théâtre a deux aspects : d'un côté, le
profil grotesque de Georges Dandin ; de l'autre, le
profil terrible d'Othello. Mais le Moyen âge n'a ja-
mais vu que le premier de ces deux visages, et ses
bateleurs dramatiques se tordent de rire en le regar-
dant. Ce rire finit même par vous attrister, tant il est
bruyant et impitoyable. Aucune poésie, aucun senti-
ment, pas une lueur d'amour ou de compassion. La
femme ne vous apparaît jamais, dans ces rudes ébau-
ches, coloriées à la façon des enseignes, que sous la
254 LE THÉÂTRE MODERNE.
face d'une virago mécliante et criarde, traînant, par
les cornes, son bœuf conjugal, qui la suit morne et
résigné, en poussant çà et là de mélancoliques beu-
glements. Quelquefois pourtant, il regimbe contre
l'aiguillon. Ainsi, dans la Farce nouvelle^ très bonne
et fort joyeuse du Cuvier^ Jaquinot commence par
se lamenter sur son sort et maudire en jérémiades
le jour de ses noces :
(1 Le grand dyable me mena bien,
Quand je me mis en mariage ;
Ce n'est que tempeste et orage,
On n'a que soucy et que peine. »
Mais survient sa belle-mère, grondeuse et radoteuse,
comme une fée Carabosse, qui joint sa voix cassée
à la voix aigre de sa fille ; et Jaquinot, assourdi par
ce charivari domestique, crie merci, et promet d'o-
béir. La vieille lui enjoint alors de coucher par écrit
toutes les corvées, obligations et redevances, qu'il
doit à sa femme :
« Pour vous mieulx souvenir du faict.
Il vous convient faire ung rollet,
Et mettre tout en ung feuillet
Ce qu'elle vous commandera. »
La femme dicte, Jaquinot écrit. Il fera vœu, d'a-
bord, d'obéissance perpétuelle; puis il lui faudra se
lever tous les malins le premier, faire chauffer au
feu la chemise de madame, et, si l'enfant se réveille,
LA FARCE DU CUVIER. 255
« Il vous lauldra estre songneux
De vous lever pour le bercer,
Pourmener, porter, approster,
Parmy la chambre, lust minuit I »
<c Est-ce tout? » reprend le bonhomme, résigné
au rôle de père nourricier, pour avoir la paix. —
« Après, s'écrient, en alternant, la mère et la fille,
dans un duo acariâtre :
u Après, Jaquinot, il vous faut
Boulanger, fournier et buer,
Bluter, laver, essanger,
Aller, venir, trotter, courir,
Peine avoir comme Lucifer,
Faire le pain, chauffer le four,
Mener la mousture au moulin,
Faire le lict au plus matin,
Sous peine d'être bien battu.
Et puis mettre le pot au feu,
Et tenir la cuisine nette. ...»
Pour commencer cette vie de misère, sa femme le
mène à la cuve et lui fait battre 1-e linge en lessive.
Mais le pied manque à la mégère, et elle tombe
dans le envier rempli jusqn'au bord. Alors son ton
change ; elle pleure, elle supplie, elle demande grâce
et miséricorde :
« Mon Dieu, soyez de moi records I
Ayez pitié de ma pauvre âme I
Aydez-moi à sortir dehors. . .
Ou je mourray par grand diffame.
Jaquinot, secourez votre femme,
Tirez-la hors de ce bacquet I »
Î5« LE THÉÂTRE MODERNE.
A quoi Jaquinol répond, en croisant ses bras :
« Cela n'est pas dans mon roUet.
LA FEUUE.
Mon bon mary, sauvez ma vie î
Je suis jà toute csvanouye ;
Baillez la main un tantinet.
JAQUINOT.
« Cela n'est point dans mon rollet.
Et il se met à le relire, d'un bout à l'autre, avec
componction.
LA FEMME.
o Hélas ! qui à moi n'atteindra,
La mort me viendra enlever.
JAQUINOT, lisant 6on rollet.
Boulanger, fournier et buer.
Bluter, laver et cuire
LA FEMME.
Tost pensez de me secourir!
JAQUINOT.
Aller, venir, trotter, courir.. .
LA FEMME.
Jamais ne passerai ce jour!
JAQUINOT.
Faire le pain, chauffer le Tour...
LA FEMME.
Hal la main ! Je tire à ma fin!
JAQUINOT.
Mener la mousture au moulin... »
N'est-ce pas là un comique brut, -nii ne deman-
derait qu'à êU-e taillé pour briller du feu le plus vif?
La Fontaine a trouvé bien des contes, Molière bien
des scènes dans ces bouquins de haute graisse. On y
découvre presque tous les types comiques de la scène
du dix-septième siècle, à l'état primitif et rudimen-
LES FARCES ET LES SOTTIES. 257
taire : Arnolphe, George Dandin, Sganarelle, Gor-
gibus, s'y cachent sous des enveloppes rebutantes ;
la bourgeoisie de ce vieux temps est mal léchée et
mal embouchée. Valère et Léandre, peu dégrossis
encore, s'appellent le Gualland ou le Badin; la sou-
brette s'appelle la Chambrière^ et donne à sa maî-
tresse de cyniques conseils d'entremetteuse. C'est
l'immonde chrysalide d'où s'envoleront, un jour,
étincelantes de rires et diaprées d'esprit, Lisette,
Marton_, Dorine, Suzanne, toute la volée lutine des
caraéristes et des suivantes. La femme n'a pas l'élé-
gance et la délicatesse des Aramintes et des Céli-
mènes, mais elle essaie, avec une gaucherie gothique,
les coquetteries et les ruses que perfectionneront pkis
tard les grandes dames de Molière et de Marivaux.
Si les perles sont rares dans ce fumier, en
revanche le sel y abonde. Une verve franche,
spontanée, imprégnée de bon sens et de couleur
populaire, supplée à son défaut de grâce et de goût.
Ce vieux Théâtre forme une sorte de musée flamand
du Moyen âge. Ce sont des Téniers, crus et sans
nuances, mais remplis de réalité et de vie. Leurs
sujets ne sont guère plus compliqués que ceux du
peintre d'Anvers; et, de même que Téniers nous
amuse avec un paysan qui s'enivre, un charlatan qui
braille ou une vieille femme à qui on arrache une
III. 17
238 LE THÉÂTRE MODERNE.
dent, de même les rimeurs inconnus qui ont griffonné
sur leurs genoux, en plein carrefour, ces comédies
volantes, nous intéressent à la Farce nouvelle d'un
savetier nomme' Colbain, fort joyeuse, lequel se
maria à une savetière, et à celle de Mahuety
hadi7i, natif de Baignolet^ qui va à Paris, au mar-
ché, pour veiîdre ses œufs et sa cresme, et ne les
veult donner, sinon au prix du marché.
Maris trompés, maris jaloux, varlets voleurs,
moines luxurieux, verts galants, écoliers libertins, pé-
dants barbouillés de latin, procureurs graissés d'épi-
ces, ivrognes empourprés d'hypocras ; rixes de ména-
ges, caquets de voisines, consultations de matrones,
commérages des chambrières, qui « vont à la messe
» de cinq heures, pour avoir de l'eau beniste, » et qui
jasent autour du bénitier, comme autour d'un puits de
village; stratagèmes de larrons, subtilités de clercs,
brutalités de gens d'armes, tout le quinzième siècle
populaire est là, vivant, grouillant, fourmillant et
patoisant, en rimes saugrenues, i'iiistoiie delà rue,
la légende de la confrérie, la chronique du quartier
et de la journée.
L'esprit français naît et se débrouille, dans ces rap-
sodies, informe encore et souvent ignoble. Sa pa-
role est embarrassée et sa pensée est confuse : ce sont
jeux de vilain que ses gentillesses. Mais, de temps à
autre, un éclair de malice, une échappée de bon sens,
LES FARCES ET LES SOTTIES. 259
un éclat de rire intelligent et vif, illuminent cette
obscure physionomie d'enfant barbare. Sous la crasse
qui la couvre, sous les grimaces qui la défigurent,
vous reconnaissez ces traits expressifs, sensés, spi-
rituels, qui, en s'épurant et en se formant à travers
les siècles, vont devenir le vaste front de Rabelais, le
regard perçant de Molière, la lèvre vibrante de Vol-
taire.
Il a déjà une qualité qui ne lui fera jamais dé-
faut, l'ironie ; une ironie hardie et familière, qui
touche à tout et que rien n'étonne. Ces pauvres dia-
blesses de Farces et de Sotties, filles du tréteau et
coureuses des rues, ne craignent nullement de plai-
santer les seigneurs ; et alors le rire devient plus
amer, leur huée est plus âpre, leur sarcasme plus dur
et plus incisif. Ainsi, dans la Farce du gentilhomme,
Lison, Naudet et la damoyselle, nous voyons le
bonhomme Naudet, un manant taillable et corvéable,
qui laisse tranquillement son seigneur séduire sa
femme ; il le sert même à table, lorsque ce seigneur lui
fait l'honneur de venir le tromper dans sa métairie,
et il ne réclame pas quand on le congédie, au dessert:
« Naudet, monte sur mon cheval,
Et t'en va. au long de ce val,
Bien doulcement te promener.... »
Ainsi fait Naudet ; seulement, au lieu d'aller rêver
parla campagne, au chant du coucou, Naudet se di-
260 LE THEATRE MODERNE.
rige vers le cliâteau de son doux maître, où s'ennuie
la damoyselle délaissée. Je ne sais trop comment se
fait la chose ; mais la revanche est complète. Tandis
que Jupiter enjôle la femme du Satyre dans sa hulte
de chanvre, le Chèvre-pieds le remplace auprès de
Junon, sous les lambris &e l'Olympe. Le gentilhomme,
trouvant, au retour, sa place prise, veut se fâcher,
mais Naudet lui répond par cette moralité finale :
« 11 ne faict pas bon d'esire ensemble
Naudet et Monsieur, ce mo semble.
Ce vous seroit grand déshonneur,
Qu'on fist un Naudet de Monsieur.
Quand de Naudet tiendrez le lieu,
Naudet sera Monsieur, par Dieu!
Gardez donc votre seigneurie
Et Naudet sa naudeterie.
Si tenez Lison, ma fumelle,
Naudet tiendra madamoyselle.
Ne venez plus naudetiser.
Je n'iray plus seigneuriser.
Chacun à ce qu'il a se tienne !
Et, affin qu'il vous en souvienne,
Croyez-moy qu'il faut, mon amy,
A trompeur trompeur et demy.
Pourtant, que plus ne vous advienne!*
Ce manant narquois et sournois, qui contrefait la
bêtise, reparaît souvent dans les facéties du Moyen
âge. L'Agnelet de la Farce de Pathelin en ofïre un
type bien connu.
Ces Farces irrévérencieuses ne respectent pas
même l'Église ; elles mêlent les versets des psaumes
à leurs bouffonneries, font chanter du plain-chant à
LES FARCES ET LES SOTTIES. 261
leurs coq-à-l'âne, et traitent les moines comme les
traitaient les statuaires du temps, qui leur faisaient
vomir l'eau sale des gouttières. Parfois même, après
avoir bouffonne dans la sacristie, elles prennent
leurs coudées franches sur Tau tel. La Farce nou-
velle, très bonne et fort joyeuse, delà résurrection
de Jenih Landore, nous montre un fantôme gro-
tesque revenant du paradis, et en rapportant à sa
femme et à son curé toute sorte de nouvelles baro-
ques et triviales : Saint Michel tient une femme,
et non pas un diable sous ses pieds; on a été obligé
de bâtir un paradis à part pour les Lansquenets et
les Suisses, et de les consigner dans cette caserne
céleste, car, malgré leur petit nombre, ils mettaient
tout au pillage; il n'y a qu'un avocat au ciel;
« mais de procureur », dit in Landore,
« Je le dirai devant chascun,
Je n'y en ay veu pas un.
La vérité vous en rapporte :
Il en vint un jusqu'à la porte.
Mais, quand vint à, entrer au lieu, ,
Il rompit tant la teste à Dieu,
Qu'on le chassa hors do céans. »
Il a appris, au paradis, un grand secret, celui de
faire taire les femmes :
« Et comment Jenin? »
— « Baillez-leur à boire.
Car je croy, tandis qu'elles bevront
Que alors point no ^parleront. »
262 LE THÉÂTRE MODERNE.
Comme il se met à parler latin, et que sa femmo
s'en émerveille :
« C'est du latin do paradis,
Qui m'avoit enflé tout le corps,
Si DO l'eusse bouté dehors,
Crevé feusse pour tout certain. »
La visite faite, le ressuscité dit bonsoir à la com-
pagnie et rentre dans l'éternité, comme un diable à
surprise dans sa tabatière.
Est-ce étrange ! est-ce explicable! Cet autre monde
que le Moyen âge n'entrevoyait qu'avec tremble-
ment, ce mystérieux abîme d'où Dante était sorti, le
visage pâle et les cheveux droits, voilà qu'il en sort
un bouffon, un bateleur, un marchand de fausses
reliques, enfariné de béatitude et coiffé d'une queue
rouge, en guise d'auréole ! Pourtant, ce siècle avait
encore la foi, il bâtissait encore des cathédrales, il
enluminait encore des missels. Tout à côté de ces
facéties effrontées, reluisent, d'un jour de vitrail, de
petits Mystères dévots et naïfs,
Où l'on voit Dieu le Père en habit d'empereur.
C'est La vie et histoire du maulvais Riche, à
treize personnages, assavoir le maulvais Riche, sa
Femme, le Ladre, le Prescheur, Trote-menu, Tri-
pet, cuisinier. Dieu le père, Raphaël, Abraham,
Lucifer, Satan, Rahoiiart, Agrappart. C'est Le
LES FARCES ET LES SOTTIES. 263
Chevalier qui donna sa femme au Diable; à dix
versonnages, assavoir : Dieu le père, Nostre-Dame,
Gabriel, Raphaël, le Chevalier, sa Femme, Amaury
escuyer ; Anthenor escuyer ; le Pipeur et le Dia-
ble. C'est encore Le Desbat du Corps et de l'Ame,
dialogue terrible, où l'âme d'un damné reproche sa
damnation au corps qui l'a souillée, et l'ajourne au
Jugement dernier, pour venir brûler et grincer des
dents avec elle.
Comment expliquer ces contradictions: la voix
qui chante à côté de la voix qui raille; le tréteau
cynique adossé au lutrin mystique? Ces lazzi qui
nous scandalisent ne sont que niches d'enfants de
chœur, malices de clercs, débauches de chantres,
jouant, sans y prendre garde, avec les burettes de
l'autel, comme avec les verres du cabaret d'où ils
sortent.
CHAPITRE III
CORNEILLE
I, — Origines espagnoles du Cid. — Le Romancero.
II. — Le Cid de Corneille.
in. — Polyeucte.
IV. — Cijina.
V. — Le Menteur.
VI. — L'Illusion comique.
VII. — La Psyché antique. — Corneille et Molière : Psydu.
I
Le Cid de Corneille nous paraît excéder la me-
sure humaine ; mais il reprend une taille presque
moyenne, lorsqu'on le rapproche du vieux Cid ori-
ginal des Chroniques et des Romances castillanes.
Pour le contempler dans toute sa hauteur, il faut
le chercher au Romancero, cette Iliade anonyme,
cette nécropole abrupte et grandiose de l'antique
Espagne. Là dorment enfouies des âmes démesu-
rées, des passions superbes, des cœurs purs et
durs comme le diamant, et, comme lui, enveloppés
de pierre ; là gisent, sous des croix ou des turbans
CORNEILLE. 265
sculptés, des géants de droiture et de loyauté. Là
vous trouverez le Campeador enterré debout, sur
son cheval Babiéça, la main sur la poignée de sa
grande épée Tizona : « Il ne semble pas mort,
mais vivant et très honoré. «
Certes, la scène de Corneille, où Don Diègue
pousse son fils à la vengeance, en lui montrant sa
joue, chaude encore du soufflet du Comte, est d'une
vigueur admirable ; mais qu'elle est autrement sai-
sissante et forte dans le récit du Romancero! --
Le vieux Diègue, souffleté, s'est retiré dans son
château, comme un lion blessé dans son antre. Il
ne mange plus, il ne dort plus ; il rumine son af-
front, en grondant dans sa barbe blanche, et ne
veut plus voir le soleil. En face de ses amis, il
garde un sombre silence « craignant que le souf-
» fle de son infamie ne les tache ». A la fin, il
s'asseoit dans son fauteuil à dossier de cuir ; il fait
venir ses enfants, depuis le plus grand jusqu'au
plus petit, et, à mesure qu'ils s'arrêtent devant lui,
il serre leurs jeunes mains entre ses vieux poings
musculeux, jusqu'à leur faire craquer les os.
« - Assez ! seigneur ! » s'écrient les enfants en larmes.
Lâchez-nous au plus tôt, car vous nous tuez ! «
Quand vint le tour de Rodrigue, ce ne fuient
ni des plaintes ni des larmes que lui arracha la
266 LE THEATRE MODERNE.
douleur, mais des cris de rage et des regards
courroucés.
« Lâchez-moi, père, dans cette mauvaise heure ; làchez-
moi dans cette heure mauvaise ! Car si vous n'étiez point
mon père, je ne prendrais point satisfaction en paroles ,
mais, avec cette môme main, je vous arracherais les
entrailles, et mon doigt vous fouillerait comme un poi-
gnard ou comme une dague. »
Alors le vieillard, pleurant de joie : « Fils de mon
» âme — s'écrie-t-il, — que ta colère nie plaît ! »
Puis, il lui conte son injure, lui donne sa bénédic-
tion et sa grande épée, et l'envoie tuer l'offenseur.
— Il n'y a rien de plus grand, dans les poésies pri-
mitives, que cette farouche et sauvage épreuve :
question extraordinaire de la rude paternité des
vieux temps; morsure de vieux lion, essayant sa
dent sur ses lionceaux, pour éprouver leur courage.
Le Cid va combattre le Comte, et, après l'avoir
tué, il lui coupe la tête; car, dans cette Espagne
chrétienne, aux prises avec l'Afrique musulmane,
l'épée prenait la cruauté du cimeterre, à force de
ferrailler avec lui; elle décapitait ses vaincus.
Triomphant, comme le jeune David, Rodrigue
retourne vers son père, qui pleurait, assis, les
coudes sur sa table. Il lui rapporte la tête du
Comte qu'il tient par les cheveux, toute ruisselante
d un sang noir; et, le tirant par la manche ;
CORNEILLE. 267
») Père, lui dit-il, vous voyez ici la mauvaise herbe, afin
que vous mangiez de la bonne... Maintenant il y a des
mains qui ne sont plus des mains, et cette langue n'est
plus une langue. »
Et le vieillard, se redressant en sursaut, comme
un lion à jeun, auquel on apporterait sa pâture :
« Sieds-toi à table, fils, où je suis, au haut bout; car
celui qui apporte une telle tôte doit être à la tète de ma
maison. »
Corneille a civilisé de son mieux cette féroce Es-
pagne des vieux âges. Le Cid, dans sa tragédie,
tremble et s'humilie devant Chimène, après qu'il a
tué son père. Tout au contraire, le Cid des Ro-
mances, la brave et la provoque par des rodo-
montades injurieuses. Il passe et repasse, en faisant
piaffer son cheval, devant la fenêtre à grillage^ d'où
l'orphelme l'invective ; il lâche ses faucons sur son
colombier. Lorsque dona Chimène vient se plaindre
au roi, elle lui montre, pour l'émouvoir, ses jupes
teintes du sang de ses tourterelles, méchamment
mises à mort par les gerfauts de Rodrigue.
« J'ai envoyé vers lui, pour m'en plaindre ; il m'a fait
menacer qu'il couperait les pans de ma robe à un en-
droit honteux; qu'il forcerait mes demoiselles mariées
ou à marier. 11 a tué un petit page sous les pans de ma
jupe. Un roi qui ne fait point justice ne devrait point
régner, ni chevaucher, ni chausser ses éperons d'or,
ni manger pain sur nappe, ni se divertir avec la reine,
268 LE THÉÂTRE MODERNE.
ni entendre la messe dans un lieu consacré, parce qu'il ne
le mérite pas. »
C'est dans le Romancero qu'il faut entendre Clii-
mène. Elle plaide sa cause, dans la tragédie de
Corneille; ici, elle crie et elle maudit à pleine bou-
che. Sa complainte a l'accent guttural et rauque
du gridatu des Vocératrices de la Corse. Elle de-
mande à brûle-pourpoint au roi débonnaire qui
l'écoute avec un embarras indulgent, la tête ou la
main de Rodrigue. Pas de milieu : l'amour ou la
vengeance; son lit ou son échafaud. Tandis que la
Chimène cornélienne essaie de retirer son cœur au
meurtrier de son père, et ne le lui rend, pour ainsi
dire, que morceau par morceau, à la dernière extré-
mité d'un ressentiment poussé à bout, la Chimène
du Romancero le lui apporte tout d'abord, entier, à
son choiX;, enflammé de haine ou brûlant d'amour.
« Je suis fille de Don Gomez; Don Rodrigue l'a tué avec
vaillance, et je viens vous demander une grâce. Et cela est
que, ce Don Rodrigue, je vous le demande pour mari. Il
m'a fait trop de mal pour ne pas me faire quelque Lien. Je
mi pardonnerai la mort de mon père, s'il veut bien se
rendre à cela. »
Quelle différence de nature et de race ! Notre
Chimène essaye de se plier au joug du devoir et des
convenances ; celle du Romayicero, front étroit et
grande âme, accepte d'emblée et résolument la loi
CORNEILLE. 269
barbare d'après laquelle le sang se racbète, comme
chose de peu de prix et fait, en fin de compte,
pour être versé. Elle retourne^ au profit de !-on
amour, le talion qui régit les sociétés primitives :
cœur pour tête !
Le roi octroie à Chimène sa requête. Rodrigue
consent à l'épouser de grand cœur. Alors se déroule
la pompe naïve et homérique de leurs noces, telles
qu'on se figure celles de Nausicaa épousant quelque
fils de roi, pasteur d'hommes et de bœufs. Ro-
drigue met une culotte courte à bordure violette,
des chausses tudesques à pointillés rouges, « comme
» on en portait dans ces bons siècles d'or ». Il
chausse des souliers en cuir, passe un pourpoint
de satin noir, à manches larges et piquées, « que
» son père avait baigné de la sueur de trois ou
y> quatre batailles, » et, par-dessus, une veste de peau
à crevés, « en souvenance et mémoire des nom-
» breuses trouées qu'il avait faites ». Il se coiffe
d'un bonnet en drap de Courtrai, avec une plume
de coq ; son manteau est doublé de peluche ; son
épée, « l'enragée Tizona », pend à son côté. —
<' Pour aller à l'éghse recevoir la bénédiction, oh !
» comme il montre sa prestance ! comme il était
» sorti beau cavalier ! »
Dona Chimène n'est pas moins brave, ni moins
chamarrée, avec sa coiffe à fleurs de chardon ; ses
270 LE THÉÂTRE MODERNE.
mules d'écarlate et sa robe de drap fin de Londres,
brodée et bien juste à sa taille.
Son collier comptait huit grosses médailles, entre les-
quelles était suspendu un Saint Michel, que l'on estimait
autant qu'une ville, rien que pour la main-d'œuvre.
Avant de donner à Chimène sa main et son pre-
mier baiser, le Cid, tout troublé, lui dit en la re-
gardant :
« J'ai tué ton père, Chimène ; mais en toute loyauté. Je
l'ai tué d'homme à homme, pour venger un outrage bien
certain. J'ai tué un homme, mais c'est un homme que je
rends ; car me voici à ton commandement. Pour remplacer
ton père mort, tu as acquis un époux honoré. » — Cela
parut beau à tous, on loua l'esprit et le jugement du Cid.
Ils s'avancent, la main dans la main, par la
rue sonore et joyeuse. Des tapis pendent aux fe-
nêtres, des branches de houx jonchent le pavé;
une mascarade populaire festoie les mariés.
Pelage se montra sous un déguisement de taureau, fait
avec des étoffes rouges ; d'autres masques le suivaient, et
aussi une danse de laquais. Antolin parut, de môme, sur un
âne, et Pelaez avec des vessies qui faisaient courir tous les
enfants après lui. Le roi fit donner seize maravédis à un
laquais, parce qu'il eflrayait les dames avec un costume de
diable.
On jetait du blé sur le cortège, par les grilles
et par les croisées, et tant, que le roi en reçut une
poignée sur son bonnet à larges bords. Mille grains
CORNEILLE. 271
tombèrent dans la gorgerette de Chimène, et le roi
les retirait à mesure.
Suero, qui était jaloux, dit assez haut pour que le roi
l'entendît : « Quoique j'aimasse beaucoup être le roi, j'ai-
merais mieux encore être sa main. » — Le roi lui envoya
un riche panache pour le bon mot, et pria Chimène de lui
donner un baiser, quand ils seraient au palais. — Dans la
route, le roi parlait à Chimène, mais vainement ; et, en effet,
ses belles paroles n'auraient pas répondu aussi bien que sa
bouche silencieuse.
A part ces intervalles idylliques qui ressemblent
aux églogues interrompant les batailles gravées sur
le bouclier d'Achille, c'est un terrible poème que ce
Romancero du Cid. L'âme des héros n'a jamais
laissé sur la parole humaine une plus forte empreinte.
Le Cid y apparaît comme l'incarnation, en fer et en
os, du type espagnol, pompeux et sublime, rebelle
et dévoué, candide et farouche : l'orgueil et l'incor-
ruptibiUté du cèdre. Ne lui demandez pas la bra-
voure simple des guerriers antiques ; il se mire dans
son bouclier, il fait sonner son armure, son héroïsme
est doublé d'emphase. Vous diriez un géant monté
sur des échasses. A chaque instant, ce sont des mo-
nologues ronflants et superbes, la roue d'un paon
qui aurait les serres et le bec de l'aigle.
« Je suis le Cid Campeador, qui me tiens près de Con-
suegra, aussi soumis au roi Alphonse que dona Chimène
572 LE THÉÂTRE MODERNE.
m'est soumise à moi-môme. Je suis un homme, dont les
armes, dans la semaine entière, ne se séparent point deux
fois du corps qui les porte. Je mange sur la terre, faute de
tables dressées, et, pour dessert, j'ai des assauts; car ce
sont fruits qui me plaisent. Je ne songe point, après dîner,
à faire tort à qui que ce soit, mais seulement à voir si l'on
a suffisamment serré les sangles de mon cheval Babiéça.
Je ne me couche point en rûvant au moyen d'acquérir des
terres par la fraude. Si, par hasard, je puis, je les con-
quiers ; sinon, je m'en passe. »
D'autres fois, il parle à ses épées, comme à des
personnes :
«< Vous, épée Tizona, je vous gagnai pendant le siège de
Valence, au roi more qui vous portait à sa défense. Et vous,
Collada, du comte de Barcelone, lorsque je pris aux mores
les châteaux de Brianda. De vous jamais je ne fis des
lâches; au contraire, pour la foi chrétienne, je vous portai,
toujours bien nourries de sang sarrasin. »
Et, de fait, elles semblaient vivantes, ces invin-
cibles épées. Baptisées et chrétiennes, l'une, Tizona,
récitait la Salutation angélique gravée sur sa lame :
Ave Maria, gratiaplena; l'autre, Collada, criait d'un
côté : Si! Si! cl de l'autre : No ! no ! devise à deux
tranchants comme elle. De même, à son lit de mort,
le Cid fait venir son cheval de guerre Dabiéça.
« Voilà que je pars, cher ami, voilà que votre maî-
» tre va vous faire faute. » Et aux adieux qu'il lui
adresse, vous diriez un Centaure se séparant de sa
croupe.
CORNEILLE. 273
Cet homme de fer pliait avec peine, même devant
le roi, son seigneur. On dirait un cheval sauvage
chargé des reliques de la royauté : il les porte, mais
en ruant et rongeant son frein. Jamais fanatisme ne
fut moins dévot et moins timoré. Il sert le roi, en le
rudoyant, et le bon sire a peur souvent de ce terrible
vassal. — «Ote-toide là, Rodrigue,» — lui cria le roi
Ferdinand, un jour qu'il venait lui baiser la main
en faisant une moue léonine — a ôte-toi de 15,
n diable, dont la figure est d'un homme et la con-
» duite d'un tigre sauvage 1 » — Une autre fois qu'en
sa présence il malmenait un moine, avec le mépris
du casque pour le capuchon : « Il y a en vous, Cid,
» certaines choses qui feraient parler des pierres.
» Pour la première bagatelle, vous feriez de l'église
» un champ de bataille. »
Aussi bien, lorsque le roi n'est pas content de lui
ou que, lui, n'est pas content du roi, le Cid le plante là
sur son trône ébranlé, et s'en va guerroyer pour son
propre compte, jusqu'à ce que le prince, ravisé, le
rappelle et lui fasse justice. Il règne entre lui et son
maître une familiarité antique de Jupiter à demi-dieu
ombrageux et récalcitrant. Le cœur reste fidèle, niais
la bouche éclate en reproches et quelquefois en in-
jures.
« Roi Alfonse, mon seigneur, aux traîtres tu ouvres l'o-
reille, et tu fermes ton palais aux loyaux gentilshommes.
III. ' 18
27i LE THÉÂTRE MODERNE.
Tu m'exiles pour un an ? Moi, je m'exile pour quatre. De-
main, je sortirai de Durgos pour gagner les frontières.
Mais comme ils sont des orgueilleux, ceux que j'emmène
avec moi, ils regarderont les trois parties du monde commft
une demeure trop étroite. Tu m'as interdit la Castille,
parce que j'y suis l'effroi des méchants. Plaise à Dieu que,
privé de mon bras, tes créneaux ne tombent point! »
Vous cioiiiez entendre un lion héraldique, mal-
traite par son seigneur, se détacherde l'écusson qu'il
supporte, et regagner, en rugissant, sa caverne.
Un jour, il rembarra le pape en personne. Ayant
suivi don Sanche à Rome, il voit, dans l'église de
Saint-Pierre, les sept fauteuils des rois chrétiens. Le
fauteuil du roi de France était contre celui du saint-
père, et le fauteuil du roi, son seigneur, un degré plus
bas. Le Cid, indigné de la préséance du roi de France,
renverse d'un coup de pied le siège qui usurpe le rang
de son maître. « Le fauteuil était d'ivoire, il en fit
quatre morceaux. » Puis, il prend la chaise de don
Sanche, et la porte sur le plus haut degré. Deposuit
patentes de sede et exaltavit humiles.
Le duc de Savoie se fâche et rappelle à l'ordre ce
casseur de trônes.
« 11 s'approcha du duc, e' lui donna une grande pous-
sée ; le duc, sans riposter, se tint coi très sagement. »
Le Pape intervient et l'excommunie; mais le Cid
lui fait rengainer l'anathème à peine sorti de sa
bouche.
CORNEILLE. 275
Absolvez-moi, dit-U, Pape, sinon vous vous en repen-
tirez. » _ Le Pape , père miséricordieux, répondit très
sagement : «Je t'absous, don Ruy Dias, je t'absous de bon
gre, pourvu que tu sois dans ma cour très poli et sage. »
Que d'exploits et que de prouesses ! Les villes
fortes tremblent à son approche, les armées maures
tombent par gerbes devant son épée, il les poursuit
jusque dans la mer. Sa bannière vole, de tour en tour,
sur les alcazars des Califes ; à chaque bataille il fait
cinq ou six rois prisonniers. Chimène se plaint or-
gueilleusement que, dans les rares congés que la
guerre lui donne, il entre tout sanglant dans son lit.
« Il arrive à Bivar, couvert de sang jusqu'aux pieds de son
cheval tellement qu'il fait peur à voir. Et aussitôt qu'il esf
entre dans le lit, il s'endort entre mes bras, et, dans ses rê-
ves, il frémit, il s'agite, se croyant au champ de bataille. «
Les bêtes féroces, elles-mêmes, tremblent devant
lui. Un jour, le seigneur Cid, après son dîner, dort, le
visage appuyé sur sa main, en son grand banc à
dossier. Un tonnerre gronde dans le palais : c'est un
lion qui s'est échappé de sa cage et qui bondit par les
cours. Il entre, en rugissant, dans la salle; tous les
assistants fuient ou se cachent, tremblants, derrière
les estrades, Mais le bon Cid parle, en sa langue, à la
bête fauve qui rampe vers lui, en remuant la queue.
Le lion a reconnu son pair et son maître. Le Cid lui
jette les bras au cou et, dans une accolade her-
27Ô LE THEATRE MODERNE.
ciiiéenne, le rapporte à sa loge, en le caressant.
Vaillant comme Achille, il est parfois rusé comme
Ulysse : les stratagèmes de l'Odyssée égaient son
Iliade. — Un jour, manquant d'argent pour entrer
en campagne, le Cid convie à souper deux juifs de
Burgos et leur emprunte deux cents marcs d'or, en
leur donnant, pour gage, deux coffres pleins d'argen-
terie. Or, ces deux coffres étaient pleins de sable. —
Ici le trouvère scandalisé se récrie :
« 0 infâme nécessité! combien d'hommes honorables tu
obliges à faire, pour se tirer d'embarras, mille choses mal
faites ! »
Mais le Cid se savait solvable, devant hériter d'une
prochaine victoire. Après la prise de Valence, son
premier soin est d'acquitter cette dette qui lui pèse :
« xVux honorés juifs Rachel et Vidas, portez deux cents
marcs d'or. Lorsque je partis pour combattre, ils me les
prêtèrent, sous la garantie de ma bonne foi et de deux coffres
remplis de sable. Vous aurez à les prier, de ma part, de
vouloir bien me pardonner ; carje n'ai fait cela que pressé
par une grande nécessité. »
Et il ajoute, en se redressant, cette parole superbe :
« Encore qu'ils croient n'avoir dans les coffres que du
sable, l'or de ma parole y resta renfermé. »
Ce n'est pas tout : à son lit de mort, dictant son
testament, il se souvient des juifs de Burgos et leur
CORNEILLE. 277
lègue, en réparation de sa fraude, un don magnifique :
« Item, je veux qu'on donne aux juifs que je trompai,
étant pauvre, un coffre plein d'argent, du même poids que
ceux remplis de sable. »
Celte mort du Cid est sublime; elle a la gloire
d'une résurrection. Rien n'y manque, ni le tombeau
vide, ni les soldats dispersés. Vaincu des ans, il s'est
retiré dans sa bonne ville de Valence. Saint Pierre
liu apparaît pendant son sommeil, et lui annonce
qu'il n'a plus que deux jours à vivre. Mais le loi
maure, Bucar, marche vers la ville, en tête d'une ar-
mée formidable. Le Cid a tout prévu; il gagnera
encore cette bataille d'outre-tombe. Point de chants
de deuil ni de lamentations de pleureuses : — « Les
» larmes de ma Chimène suffisent, sans qu'elle en
» achète d'autres; » — mais des clameurs d'allégresse
et des trompettes triomphales sonnant aux remparts.
Dès qu'il aura rendu l'âme, qu'on embaume son
corps, avec les aromates que lui envoya le roi de
Perse; qu'on l'attache, entre deux planches, sur son
cheval Babiéça, et qu'on le lance dans la mêlée,
l'épée liée à son poing raidi. Gil Diaz, son bon ser-
viteur, exécute ses ordres; le spectre équestre fait
fière contenance.
« Son visage est fort beau et tout coloré ; ses yeux sont
ouverts également et sa barbe bien arrangée. 11 est droit,
278 LE THÉÂTRE MODERNE.
bien d'aplomb, il semble vivant. — On lui met sur la tôte
un morion peint, de parchemin, qui paraît de fer, tant il
est bien fait. La Tizona lui est attachée à la main droite ;
elle se tenait dressée, dans sa main, d'une façon merveil-
leuse. »
La bataille s'engage, et l'armée sarrazine fuit en
déroute, devant ce fantôme lugubre et terrible qui se
transfigure sous les éclairs des épées. Le cadavre du
Cid remporte une dernière victoire.
On comprend la popularité millénaire du Cid dans
la Péninsule et le prestige mythologique dont l'a
revêtu la légende. Le Cid, c'est l'Espagne idéale ; c'est
l'Espagne faite homme, lorsqu'elle se battait, corps
à corps, contre l'Islam, sous un ciel plein de visions,
sur une terre pleine de mirages, et que le double en-
thousiasme de la foi et de la patrie coulait dans ses
veines l'énergie du bronze. Le cœur battait alors
aussi fier, sous la guenille de ses mendiants, que sous
la pourpre de ses rois. Alors l'Espagne atteignit ce
qu'on pourrait appeler le plus haut style de la vie :
loyauté pure, foi ardente, grandesse nnïve, naturel
dans la sublimité, harmonie de mœurs tranchées et
entières. Elle resta simple et forte, tant qu'elle dor-
mit sous la tente, réveillée toutes les nuits par l'ange
Azraël du Coran, qui la fortifiait, comme l'ange de
Jacob, en luttant contre elle.
Une vertu se retira d'elle avec le turban. Délivrée
CORNEILLE. 279
du Maure qui la mainlenait dans un état de surexci-
tation enthousiaste, l'Espagne retomba, par degrés,
dans la paresse de sa fierté et de son climat. Plus
tard elle s'étend sur la litière d'or que lui fournil
l'Amérique; le vent alizé qui vient du Pérou l'as-
soupit et rénerve. Elle attend le galion qui la dispense
du travail, elle allume sa cigarette au tison d'un
auto-da-fé, elle rêve à son passé, au lieu de le pour-
suivre. Ses antiques vertus se raffinent; son naïf
orgueil se roidit en morgue; le point d'honneur, qui
fut son plus beau trait national, tourne à la manie :
l'étiquette le rapetisse et l'hyperbole l'exagère. L'a-
mour, cette chaste et fervente religion de sa jeu-
nesse, devient, chez elle, une dévotion bizarre, sur-
chargée de puérilités et de pratiques romanesques.
Des matamores se taillent des capes dans le grana
manteau du Campeador, et vont, de Palerme à
Bruxelles, de Naples à Mexico, arpentant le monde à
grandes enjambées, carillonnant des éperons, se-
couant leur panache, défendant au soleil de se cou-
cher sur les terres du roi des Espagnes.
L'arrogance grandit à mesure que la puissance
baisse. L'Espagne, hallucinée, ne s'aperçoit pas que le
lit d'or, sur lequel elle a fait une sieste de deux siècles,
s'est changé, pendant son sommeil, en fumier de Job.
Elle se drape dans ses haillons à plis plus altiers ; elle
poursuit ses rêves, ses jactances, ses hâbleries grau-
280 LE TOÉATRE MODERNE.
diloques. Voyez, dans la Sierra poudreuse, ce maigre
cavalier, coiffé d'un plat à barbe, qui galope, la lance
en arrêt, contre un escadron de moulins à vent.
C'est le burlesque revenant du Cid, le fantôme risible
de la Castille héroïque, qui bat la campagne de l'Es-
pagne moderne. Dans la bête décharnée qu'enfour-
chent ses longues jambes, reconnaissez Babiéça,
efflanqué au point d'être devenu Rossinante... Ainsi
meurt et s^éteint, sous les douches de la parodie, cette
Chevalerie sublime, qui avait reçu le baptême de feu
du Romancero !
II
Ce n'est point du Romancero^ qu'il ignorait, sans
doute, mais du drame de Guilhem de Castro — La
Jeunesse du Cid, paraphrase tempérée, quoique en-
core caractéristique des chants populaires, — que
Corneille a tiré son premier chef-d'œuvre. Il l'a fait
sien en le transformant; il l'a conquis sur l'Espagne,
en le soumettant à son génie propre. Rien ne sent
moins le pastiche que ce drame nerveux et rapide,
tout spontané et de premier jet. Il y règne Tùcre ver-
deur d'un printemps précoce. Sa flamme ne semble
point allumée à un flambeau étranger; elle jaillit
comme par explosion. Son héros, en passant d'une
CORNEILLE. 281
langue à l'autre, a laissé, sur la frontière, son costume
du Moyen âge et sa rudesse féodale ; mais il a gardé
son âme castillane, aussi grande, agrandie peut-être.
Fout est oublié, fors l'honneur !
L'effacement des lieux et des circonstances est, en
effet, complet dans le Cid. Le fond d'Espagne pres-
que africaine, sur lequel se détache le preux primi-
tif, s'évanouit dans une couleur neutre. Pas un détail
local, pas un relief de mœurs et de particularités in-
digènes. La tragédie passe de la rue au palais, et
dans la maison de Chimène, sans qu'on s'aperçoive
un instant qu'elle ait changé de cadre et de lieu. On
monte dans la pensée pure, on gravit des hauleurs
morales, âpres et taillées à pic, comme ces hauteurs
des Pyrénées où la végétation disparaît. Des âmes
y luttent, des épées s'y croisent ; on s'y combat dans
les nues. Mais cette abstraction, conforme d'ailleurs
au génie français de l'époque, a bien sa beauté. Le
sublime, à un certain degré d'altitude, n'est d'aucun
temps ni d'aucun pays.
Ce combat, sous toute forme, qui va remphr le Cid
de Corneille, il s'engage, dès la troisième scène, avec
la querelle de don Diègue et du Comte :
Enfin vous l'emportez, et la faveur du roi
Vous élève ea un rang qui n'était dû qu'à moi...
C'est comme le brusque et retentissant premier
282 LE THÉÂTRE MODERNE.
coup d'archet de cette symphonie liéroïque, dont le
crescendo ne va phis faibHr. Don Diègue soutient
d'abord courtcisement l'impétueuse agression du
dépit de son adversaire; il lui rappelle, pour l'adou-
cir, sa fille Chimène, promise à son fils. Mais plus il
cède et se contient, dans sa dignité satisfaite, plus
l'orgueil irrité du Comte se dresse et s'exalte. Le
capitan en activité insulte le vieux capitaine mis à la
retraite. Les répliques s'aigrissent et s'enflamment;
elles se choquent bientôt en vers acérés qui parent
et ripostent comme des coups de lames, et le soufflet
s'élance de la main du Comte.
Les larmes qu'il arrache au vieillard sont plus
cruelles que le sang qui jaillirait d'une blessure :
Orage! ô désespoir! ô vieillesse ennemie!
N'ai-je donc tant vécu que pour cette infamie?
Et ne suis-je blanchi dans les travaux guerriers
Que pour voir en un jour flétrir tant de lauriers?
Et il insulte l'épée inutile, qui a tremblé dans sa
main vieillie, lorsqu'il a voulu la tirer.
Dans le drame espagnol, Guilhem de Castro a mis
en action cette débilité pathétique. Don Diègue, aux
prises avec le Comte, n'a que son bâton de vieillesse,
qu'il brise de rage, le sentant impuissant à venger
une telle injure. Mais, rentré dans sa maison, il va
décrocher de ses vieux trophées la grande épée à deux
mains qu'il tient du bâtard Mudara, le vengeur des
CORNEILLE. 283
sept infants de Lara. Il essaie sur l'arme héroïque
sa vigueur usée, il s'en escrime de tierce et de
quarte. Mais l'épée, trop pesante, entraîne après elle
son corps chancelant.
« Ma main la tient bien ferme, s'écrie-t-il, mais par mes
pieds, elle est mal assurée... Voilà qu'elle me paraît de
plomb et que ma force défaille ! Et je tombe ! Il me semble
que le pommeau soit à la pointe I »
Tel le vieil En telle de V Enéide, s'il était vaincu
par Darès, déposerait le ceste trop pesant pour ses
poings tremblants.
Rodrigue, as-tu du cœur. . . ?
Par ce simple mot, Corneille a résumé la féroce
épreuve que raconte le Romancero^ et que met aussi
en scène le drame castillan. A tout prendre, cette
question morale vaut la torture physique. L'injure
du doute est ressentie par ce jeune cœur brusque-
ment tâté, aussi vivement que l'étreinte qui fait cra-
quer les os de sa main, dans la légende primitive.
Le vieillard lui dit son affront, lui donne son épée,
lui souffle l'ardeur qui dévore son âme : « Meurs ou
tue! » — c( Va, cours ^ vole et nous venge! » L'ai-
guillon dans les reins, il le lance à la mort ou à la
vengeance; l'honneur surmonte en lui l'amour pater-
nel. Imaginez tous les Pères de la tragédie rassem-
blés en un Sénat majestueux. Don Diègue le domiue-
284 LE THÉÂTRE MODERNE.
rait de sa tête altière. C'est le Pater familias rom^iD,
ennobli par la Chevalerie castillane.
Un intermède lyrique succède au dialogue. Ro-
arigue, resté seul, exprime la lutte de son âme par
des stances d'une subtilité douloureuse ; mais l'é-
motion perce, comme une flamme, à travers cette
complication de pointes et d'antithèses épineuses.
Elles seules, peut-être, pouvaient rendre l'inextri-
cable nœud des sentiments contraires qui l'enlacent
en le déchirant. Cela ressemble à ces airs de Gluck,
heurtés, tourmentés, hérissés de traits et de disso-
nances, qui dépeignent la perplexité de l'âme des
héros. L'andante de ce chant lyrique peut sembler
languir, mais que la strette en est entraînante !
Oui, mon esprit s'était déçu;
Je dois tout à mon père, avant qu'à ma maîtresse.
Que je meure au combat ou meure do tristesse,
Je rendrai mou sang pur comme je l'ai reçu
Le tourtereau qui roucoulait déploie soudainement
l'aile d'un aiglon qui prend son e.ssor.
Dans le Cid même, comme dans presque toutes les
pièces de Corneille, il y a des parties, et comme
des landes ingrates et stériles, entrecoupant des
beautés sublimes. Telles sont les longues scènes en-
nuyeuses où se traîne l'insipide Infante; ombre im-
palpable qui revient, d'acte en acte, comme par la
porte des Songes, souffler, avec de faibles soupirs,
CORNEILLE. 285
sur son amour vaporeux. A peine fait-elle semblant
de vivre. Tout au contraire de la Fable antique, c'est
la Nuée, amoureuse d'un Ixion épris ailleurs, et qui
ne lève pas même vers elle un regard. Elle plane de
loin sur lui, du baut de son royal empyrée, indécise
et vague, versant de temps en temps quelques lar-
mes, qui s'évaporent avant de tomber. Passons sur
ces langueurs. Il ne faut s'arrêter, en parcourant
Corneille, qu'aux poists culminants.
A moi, Comte, deux mots... I
C'est la réplique en action du Cid à la question de
sou père : « Rodrigue, as-tu du cœur? » le plus fier
cartel que l'héroïsme chevaleresque ail jamais jeté.
Sans se dresser sur la pointe des pieds, par le seul
ressort d'une âme énergique, l'intrépide adolescent
s'y élève à la hauteur du vétéran cent fois victorieux.
Aux répliques rapides et résolues qu'il lui lance, on
croit entendre siffler la fronde du jeune David visant
le front du géant Goliath. C'est un duel de paroles,
élincelant et serré, qui précède l'autre ; les épées
tout à l'heura ne feront pas mieux.
D'une scène à l'autre, le Comte est mort ; on vient
tn apporter la nouvelle au roi Don Fernand. Pres-
que en même temps, Chimène et Don Diègue font
irruption à la fois dans la salle du trône. « Sire^
SirCf Justice! r> Quel groupe grandiose et tragique,
286 LE THEATRE MODERNE.
que celui de cette barbe blanche et de cette tête
blonde, embrassant les deux genoux du monarque
gravement impartial! Cliimène se bat un peu les
flancs pour réclamer la mort de Rodrigue. Le devoir
parle plus que la vengeance ne crie dans sa plainte.
Elle fait ce qu'elle peut pourtant, elle dit ce qu'elle
doit, et l'effort que lui coûte son accusation la rend
plus touchante. En revanche, quelle conviction
superbe de la justice de sa cause, quel sentiment de
son honneur, justement apaisé par un sanglant sacri-
fice, retentit dans la réponse de Don Diègue ! L'élo-
quence guerrière dressée sur la hauteur seigneuriale
ne saurait aller au delà.
Les grandes scènes se pressent : c'est l'entrevue
de Rodrigue avec Chimène, qui le revoit, pour la pre-
mière fois, après la mort de son père. Situation
extraordinaire entre toutes, pareille aux rencontres
de Juliette et de Roméo. Mais, entre les deux amants
de Vérone, il n'y a que des traditions de discordes et
d'inimitiés domestiques ; rien qui ressemble au grief
urgent et criant de Chimène, à ce père tué le jour
même, dont le sang couvre son fiancé. Aimant Ro-
drigue comme elle aime Roméo, la fille des Capulets
n'hésiterait pas un instant. Elle franchirait d'un bond
le corps de son père, pour se jeter dans les bras du
meurtrier. Mais Chimène n'est point une Italienne,
toute à son instinct, en proie au désir, possédée de son
CORNEILLE. 287
amour, comme d'un démon indomptable. Elle est
fille d'une race plus austère, elle a souci de sa renom-
mée, elle écoute les sommations du devoir. Ce n'est
pas qu'elle blâme Rodrigue d'avoir vengé son ou-
trage. Tout au contraire, elle lui en voudrait de n'a-
voir pas commis ce beau crime. Elle lui laisse dire,
sans se récrier :
Je le ferais encor, si j'avais à le faire I
mais ce même devoir, qu'elle le loue d'avoir accompli,
l'oblige à poursuivre Rodrigue, sinon à le haïr. L'Hon-
neur joue entre eux le rôle de l'inexorable Fatalité
des anciens.
Ma générosité doit, répondre à la tienne :
Tu t'es, en m'offensant, montré digne de moi;
Je me dois, par ta mort ,montrer digne de toi.
Que c'est grand, mais que c'est subtil! Comme
toutes les héroïnes de Corneille, Chimène est une
glorieuse et une raisonneuse. Elle plaide, elle ana-
lyse, elle alambiqiie, elle distingue. On peut dire,
d'elle et de son amant, comme Saint-Simon de ma-
dame Guyon et de Fénelon, que « leur sublime s'a-
malgame ». Cela tourne à la quintessence. Vous di-
riez parfois une dame de Cour d'Amour, juge en sa
propre cause, se renfermant dans son voile de deuil,
comme dans l'hermine d'une simarre, et discutant un
cas difficile. Sa casuistique raffinée rappelle celle du
288 LE THÉÂTRE MODERNE.
iTiyslicisme espagnol. On croit la voir retranchée
dans l'enceinte de ce « Château de l'Ame » dont
sainte Thérèse a décrit l'architecture idéale, et en
défendant, pied à pied, toutes les issues.
Rodrigue dans mon cœur combat eucor mon père;
Il l'attaque, il le presse, il cède, il se défend,
Tantôt fort, tantôt faible et tantôt triomphant.
Mais la hrèche est faite dans ce cœur, qui se
croyait imprenable. Par des mots qui lui échappent,
par des cris décisifs, la guerrière rend ses armes à
son cher vainqueur.
... Va, je ne te hais point!
Sache que je t'adore et que je te poursuis.
Si tu m'offres ta tête, est-ce à moi de la prendre ?
Je la dois attaquer, mais tu dois la défendre.
Puis, une trêve d'ivresse et de rêverie se fait entre
les deux amants. L'amazone soulève son casque étouf-
fant, et penche son visage en larmes sur l'épaule de
son bien-aimé. Ils échangent, comme de lèvre à lè-
vre, de mélancoliques et tendres paroles :
O miracle d'amour !
— O comble de misères!
Que de maux et de pleurs nous coûteront nos pères I
Rodrigue, qui l'eût cru?
— Chimène, qui l'eût dit?
La scène de Don Diègue retrouvant Rodrigue re-
dresse, comme un Sursiiin corda, le drame attendri.
L'honneur rentre en scène, dominant l'amour et
CORNEILLE. 289
l'écartant à distance. Le vieillard reparait, tout
transfiguré ; il y a comme un rayonnement de che-
veux blancs autour de son front. La sève est re-
montée à son cœur ; elle a reverdi ses lauriers fanés :
il semble en couronner le front de son fils lorsqu'il
l'embrasse :
Appui de ma vieillesse et comble de mon heur,
Touche ces cheveux blancs à qui tu rends l'honneur
Viens baiser cette joue, et reconnais la place
Où fut empreint l'affront que ton courage efface .
Puis, comme il le poussait à la vengeance, mais,
cette fois, d'une voix toute joyeuse et tout enthou-
siaste, il l'envoie combattre les Maures, dont la flotte,
entrée dans le fleuve, menace la ville, d'une sur-
prise.
Aussi promptement qu^il a tué le comte, Rodrigue
a défait les Maures. Sa victoire nocturne retentit, le
matin, en cris d'allégresse. Lui-même vient la ra-
conter au roi, dans un récit épique, d'une simplicité
lapidaire, tel qu'aurait pu le graver Thucydide sur
une stèle antique. Chimène, au milieu de ce triom-
phe, venant redemander justice, joue décidément un
rôle de trouble-fête. Tout débonnaire qu'il est, le roi
reçoit mal cette requête importune, il la réfute par
un vers superbe :
Les Maures, en fuyant, ont emporté son crime.
Mais l'héroïne s'entête, envers et contre son
in. 19
200 LE THÉÂTRE MODERNE.
cœur, à faire jusqu'au bout son devoir. A défaut du
châtiment, elle se rejette sur le duel, promettant sa
main au vainqueur. Don Sanche sort des rangs et se
déclare son champion. Le roi va refuser encore ;
mais le vieux Diègiie, prodigue de son fils, comme
s'il l'avait trempé lui-même dans le Styx, réclame
pour Rodrigue ce nouveau combat. C'est le mata-
more de la paternité. Le bon roi voudrait donner au
Cid le temps de se reposer :
Sortir d'une bataille et combattre h l'instant 1
A quoi le père répond par cette hâblerie héroï-
que:
Rodrigue a pris haleine, en vous la racontant.
Don Fernand exige que le vainqueur, quel qu'il
soit, devienne l'époux de Chimène :
Quoi, sire, m'imposer une si dure loi ?
Mais au fond Chimène triomphe, sachant son Cid
invincible.
Avant de rentrer en lice, Rodrigue retourne à
Chimène. Un labyrinthe serait la vraie scène de
cette rencontre pleine de dédales, de feintes, de
tours et de détours compliqués, qui aboutit à un ra-
dieux coup de théâtre. Il s'agit, pour le Cid, d'obtenir
que Chimène lui commande de vaincre Don Sanche,
CORNEILLE. 291
et de la conquérir par cette victoire. Il se présente
à elle, résolu à mourir, puisqu'elle veut sa mort,
allant à ce duel comme à un sacrifice dont elle sera
la prêtresse. Elle s'effraie et se révolte contre cette
idée, le pique d'honneur, s'indigne d'une défaite qui
rabaisserait celle de son père.
Quoi! n'cs-tu généreux que pour me faire outrage?
S'il ne faut m'oflfenser, n'as-tu point de courage ?
Et traites-tu mon père avec tant de rigueur
Qu'après l'avoir vaincu tu souffres un vainqueur?
Mais Rodrigue s'obstine et se renferme dans son
mipassible résignation de victime. Son parti est pris ;
il se laissera percer, sans se défendre, par l'épée de
Sanche. Alors Chimène n'y tient plus, elle jette bas
le masque, et son secret lui échappe dans un cri d'a-
mour éclatant :
Puisque, pour t'empêcher de courir au trépas,
Ta vie et ton honneur sont de faibles appas,
Si jamais je t'aimai, cher Rodrigue, en revanche,
Défends-toi maintenant pour m'ôter à Don Sanche.
Et si tu sens pour moi ton cœur encore épris,
Sors vainqueur d'un combat dont Chimène est le prix.
Scène immortelle, cime lumineuse, à laquelle on
monte par des sentiers escarpés et tortueux, comme
ceux d'une sierra. Mais l'amour pur, au théâtre, ne
s'est jamais plus magnifiquement révélé.
Héros national en Espagne, le Cid, par ia tragédie
292 LE THEATRE MODERNE.
de Corneille, est aussi, en France, une sorte de héros
littéraire. C'est lui ({ui a, chez nous, créé le grand
théâtre, ennobli et retrempé la langue, lancé la
poésie dramatique dans une noble voie. Derrière lo
Cid défile l'armée des princes, des guerriers, des
amants tragiques, qui ont illustré notre scène; der-
rière Chimène marche le chœur des fières et tou-
chantes héroïnes qui l'ont embellie. Notre théâtre
est, on peut le dire, leur postérité.
III
. Des chefs-d'œuvre de Corneille, Polyeucte est as-
surément le plus grand; et rien n'égale, dans tout
son théâtre, l'extraordinaire beauté du rôle de Pau-
line.
Pauline est, pour moi du moins, la plus admirable
des filles de Corneille. Elle me rappelle, par la di-
gnité de son attitude, ces statues romaines de Livie
ou d'Agrippine, étroitement drapées dans leur lon-
gue robe aux mille plis, et qui, d'un noble geste,
pressent leur poitrine, comme pour y étouffer un se-
cret. De même Pauline nous apparaît portant la main
à son cœur, que déchire un nœud de sentiments
contraires. Elle étouffe un amour qui couve en de-
dans, mais qui ne perce au dehors qu'en jetant de
CORNEILLE. 293
purs et rapides éclairs. — « Madame la Dauphine
— raconte madame de Sévigné — disait l'autre jour,
en admirant Pauline, de Polyeucte : « Eh bien!
» voilà la plus honnête femme du monde qui n'aime
» pas son mari. » Elle avait raison, Madame la Dau-
phine : Pauhne n'aime pas Polyeucte ; elle l'estime,
et c'est tout. Son cœur est à Sévère, à ce patricien
de sa race, de son culte, de sa ville, la Ville Éter-
nelle! Il est à cet amant dont elle porte le deuil,
dans sa beauté assombrie et comme dédaignée, de-
puis qu'elle appartient à un autre :
Dans Rome où je nanuis, ce malheureux visage
D'un chevalier romain captiva le courage.
Elle se résigne, il est vrai, et sa résignation, pre-
nant le tour héroïque de sou caractère, va s'exalter
jusqu'au sacrifice. Mais ce n'est pas l'amour, c'est la
vertu, dans le sens le plus fier de ce mot romain,
qui l'entraînera jusque sur les marches de l'échafaud
conjugal.
Je donnai, par devoir, à son affection,
Tout ce que l'autre avait par inclination.
Pauline est donc l'héroïne du devoir, de ce de-
voir païen qui se ressentait de la sujétion domesti-
que et qui faisait passer la femme, de la maison pa-
ternelle, au gynécée de l'époux, sans lui permettre
de détourner la tête vers le Ut de son choix ou le
29* LE THÉÂTRE MODERNE.
foyer regretté. Mais, avec quel énergique effort, avec
quelle résolution haute et fianche, Pauline embrasse
cette destinée, subie plutôt qu'acceptée! Elle n'ai-
mait point Polyeucte; c'est assez qu'elle l'honore,
pour qu'elle se contraigne à l'aimer. Il est son maître
et son seigneur; elle baise le joug sous lequel a flé-
chi sa belle tête, noblement passive. Ubi tu Caïus, ibi
ego Cala : « Là où tu seras Caïus, je serai Caïa, » a-
t-elle dû dire, suivant le rite romain, avant d'entrer
dans la maison nuptiale. Et elle a pris au sérieux
cette austère formule ; et sa passion, exilée dans le
silence d'une grande âme, s'y consumera lentement,
comme un holocauste au désert.
Cette passion jette, pourtant, une dernière lueur,
dans son entrevue avec Sévère; mais c'est la lueur
suprême que va recouvrir pour jamais la cendre.
Voyez-la, les traits empreints d'une ferme pâleur,
droite et grave, enveloppée et comme ceinte pour un
combat moral, dans les replis de ses voiles dont l'é-
motion de l'adieu fera, tout au plus, frissonner les plis
Solennels. Elle s'explique, elle se justifie, elle va s'at-
tendrir; mais son attendrissement même a l'accent
définitif des irrévocables ruptures. Elle met, en quel-
que sorte, la main de son amant sur son cœur, pour
qu'il s'assure de quelle trempe l'a revêtu le devoir, et
combien il lui serait impossible de l'entamer. On di-
rait qu'elle lui parle derrière les grilles du temole de
CORNEILLE. 295
Vesta, et qu'elle lui montre de loin, dans la profon-
deur du sanctuaire, ce feu sacré d'un amour stérile,
qu'elle s'est juré de laisser éteindre, au risque de
mourir en même temps que lui. Son héroïsme a la
sublimité froide de la vertu antique ; vertu moins
touchante, mais plus fîère et plus désintéressée, peut-
être, que la vertu chrétienne ; car la vertu païenne
n'attend et n'espère aucune récompense : elle ne
lutte point en vue de la palme, mais pour le précaire
et stoïque plaisir d'exercer sa force et de prouver
son empire. Une femme chrétienne, immolant son
amour au devoir, envisage de loin les hymens cé-
lestes, les réunions éternelles ; une païenne n'a en
perspective que ces pâles prairies d'asphodèles des
Champs-Elysées, où glissent des ombres vagues,
séparées de leur forme et de leur mémoire.
Cependant le scandale du temple éclate : Polyeucte
est chrétien, sa tête est menacée. Pauline, d'un
élan, sort de la réserve profonde oii se concentrait sa
douleur; l'héroïsme, qui dormait en elle, fatigué du
sacrifice accompli, se réveille en sursaut, au bruit
des chaînes de Polyeucte, del'échafaud qu'on dresse
et de la hache qu'on aiguise. De passif qu'il était, cet
héroïsme tourne à l'action ; il s'y jette résolument,
sans regarder en arrière. Larmes, plaintes, exhorta-
lions, agenouillements et gestes de suppliante, elle
emploie toutes les armes de la femme, pour vaincre
298 LE TnÉATRE MODERNE.
l'obstination du martyr. Est-ce le désespoir de
l'amour qui l'inspire ? Non, Pauline, au plus fort de
sa douleur, indique, d'un trait, la stricte mesure de
son affection :
Je l'aimai par devoir ; ce devoir dure encore.
Ce qui la pousse à sauver cet homme qui veut
mourir, c'est le dévouement, la magnanimité, l'in-
stinct pathétique ; c'est surtout la hâte généreuse
d'étouffer, dans les autres, en elle-même peut-être,
la pensée d'un veuvage qui la rendrait à Sévère. Il
répugne aux grandes âmes de revenir sur un renon-
cement et de contremander un sacrifice commencé.
Elles ne se baissent point pour ramasser la coupe
dont elles ont fait une libation volontaire. Le sang
exprimé d'une blessure ne se remet plus dans la
veine : que la terre le boive, la cicatrice est fermée.
Pauline est une de ces âmes : plutôt que de reve-
nir à l'amant de son choix, elle mourrait avec l'époux
subi, presque étranger à son cœur.
Qu'y a-t-il de commun, en effet, jusqu'au dénoue-
ment, entre Polyeucte et Pauline? Polyeucte n'est pas
un mari ou un amant; c'est un martyr, et rien qu'un
martyr. Il cesse d'être homme à force d'être surhu-
main. L'eau du baptême tombe, comme du feu, sur
cette tête orientale, et l'altère de son propre sang.
L'éclat du couteau sacré le fascine; dès la première
CORNEILLE. 297
scène, il prend son élan et offre sa tête. Son abstrac-
tion de la terre est absolue : femme, parents, omis
rentrent, pourlui, dans la généralité des êtres déchus,
dans cette boue d'Adam dont il s'agit de sortir. Inin-
telligible à ceux qui l'entourent, il ne cherche pas à
s'en faire comprendre. Sa sainte fureur n'a rien du
prosélytisme. A peine essaye-t-il, par moment, de
convertir Pauline; et encore la prédication commen-
cée expire-t-elle, chaque fois, sur ses lèvres, en
découragements dédaigneux :
Mais j'ai tort de parler à qui ne peut m'entendra.
Mais que sert de parler, de ces trésors cachés,
A des esprits que Dieu n'a pas encor touchés?
Fataliste chrétien, il ne croit qu'aux coups de
foudre, aux coups de main de la Grâce, saisissant
celui qu'elle veut prendre, et le dépouillant du vieil
homme, avec la rapidité d'une métamorphose. Ce
qui le presse, c'est de mourir : sa tête coupée sera
plus éloquente que sa voix terrestre ; son Dieu n'ap-
paraît à ceux qui l'ignorent, qu'à travers la fumée du
sang de ses Saints! Écoutez l'hymne qu'il chante,
dans sa prison, ce solo de harpe qui résonne, au mi-
lieu de la tragédie un instant silencieuse, non pour
calmer, mais, au contraire, pour exciter la fureur de
Saûl. Quels méprisants adieux il y fait au monde!
Quelle répudiation hâtive et presque joyeuse de Pau-
208 Lli THEATRE MODEHNE.
liiie! et comme il secoue d'avance, avec insouciance,
ces larmes de femme qu'il lui faudra recevoir I
Monde, pour moi, tu n'as plus rica!
Je porte, en un cœur tout chrétien,
Une flamme toute divine,
Et je ne regarde Pauline
Que comme un obstacle à mon bien.
Il fait plus, il la lègue à Sévère, avant de mourir;
il dépouille, au pied de l'échafaud, cette « chair de
sa chair » pour en investir un rival. Quelque voilé
qu'il soit de bonne grâce et de courtoisie, ce présent
étrange fait violence au cœur. L'indifférence qu'il
témoigne est par trop entière. Il ne sied pas à un
martyr, même du haut de son échafaud, de mettre
sa femme dans le lit d'un autre. Mais, comme Pau-
line le repousse, ce legs injurieux! Ici la dignité hu-
maine l'emporte sur l'abnégation mystique; les rou-
geurs de la pudeur indignée éclipsent le feu sanglant
de l'auréole. Cette tête, profane et charmante, qui se
relève sous l'involontaire outrage, nous apparaît plus
magnanime que la tête vouée au glaive de l'immola-
tion. Cet époux qui lui préfère si ouvertement la
mort, elle lui gardera la sombre fidélité de ce res-
pect humain qu'il estime si peu et qu'elle met si haut,
comme faisant partie des fiertés de l'âme. Martyre
de la foi, martyre du devoir : quel est le plus grand?
A Polyeucte les roses rouges que les anges effeuil-
CORNEILLE. 299
lent sur les gibets sanctifiés; à Pauline les lauriers
arrachés d'une terre généreuse, que les hommes
décernent aux stoïques vertus. Corneille excelle
dans ces émulations d'héroïsme, dans ces conflits
d'âmes d'égale trempe et de même grandeur. Ou ne
sait à laquelle décerner la palme !
Ainsi, tandis que Polyeucte, les yeux levés au
ciel, s'élance au martyre, cette grande Pauline, sans
perdre la terre du regard, monte, d'un pas soutenu, au
sommet de la vertu humaine. Ces degrés, contrastés
de subhmité, finissent par se rejoindre et par aboutir
au même échafaud : Pauline en redescend chré-
tienne. Ici le miracle s'empare de la tragédie ; il y
règne, il y triomphe, il y récidive; il en écarte im-
périeusement l'examen et la vraisemblance. La scène
s'illumine des éclairs et des fulgurations du chemin
de Damas. La Grâce frappe et précipite les conver-
sions les unes sur les autres, avec la force renver-
sante d'une vérité qui éclate. Le vil Félix lui-même —
et on le regrette — est atteint et transformé par sa
flamme.
Cette femme, qui rentre, les yeux ardents, les
cheveux épars, saintement égarée, et toute fu-
mante des vapeurs du supphce, comme si elle sor-
tait du nuage d'un trépied, n'a plus rien de commun
ivec la grande dame idolâtre dont nous admirions
tout à l'heure les vertus terrestres. Le sang qui l'a
300 LE THÉÂTRE MODERNE.
baptisée absorbe, sous sa teinte violente, les nuances
délicates qui composaient sa physionomie féminine.
Ce n'est plus une l'emme, c'est une sainte. Elle a
changé de sphère : toutes les têtes à auréole se res-
semblent. La voilà maintenant unie à Polyeucte, at-
tirée et comme perdue dans sa gloire. Son corps est
resté sur la terre, mais son âme l'a suivi dans l'é-
ternité.
IV
Cinna est la tragédie la plus abstraite de Cor-
neille, qui est le plus abstrait de tous les génies. A
la rigueur, elle pourrait se passer de coulisses : une
toile grise, pareille au fond vague sur lequel les pem-
tres de l'École Romaine détachent les grandioses fi-
gures de leurs fresques, deux chaises de bronze,
pour asseoir Cinna devant Auguste, pendant la grande
scène du cinquième acte : « Prends un siège,
Cinna; » cela suffirait. Corneille, toujours si dédai-
gneux de l'appareil extérieur, pousse à l'extrême,
dans Cinna, le mépris du détail local et de la nuance
historique. Rome, le Tibre, le Capitole, cités çà et
là, ne tracent, dans la pièce, d'autre image que les
lignes, à peine teintées, d'un grand plan. L'action se
passe dans une sphère tout idéale et tout oratoire.
Elle se renferme dans l'âme d'Aui^uste, qui joue
CORNEILLE. 301
presque le rôle unique. Les grêles personnages qui
s'agitent un moment pour échapper à son influence,
pâlissent, de scène en scène, et se dissipent, comme
des ombres, dès qu'il les embrasse en leur pardon-
nant,
Cinna ne soutient pas la présence d'Auguste.
Conspirateur sans foi, il ne représente ni une grande
idée ni un fanatisme. Sa politique n'est qu'un amour
déguisé; c'est une femme qui pousse le poignard,
vacillant dans sa main timide. Quand Auguste met
toute nue, pour ainsi dire, son individualité chétive,
en quelques vers méprisants, et la tient suspendue
un instant sur l'abîme de sa disgrâce, pour lui
prouver sa faiblesse, il n'est personne qui ne con-
firme ce dédain du créateur pour sa créature.
Maxime est encore inférieur à son complice. Ame
vile, caractère subalterne, il n'est que l'intrigant de
la conspiration où Cinna est, du moins, la dupe
passionnée. A partir de la maladroite déclaration
d'amour qu'il ose balbutier à Emilie, sous son mas-
que de traître, il n'existe même plus pour le specta-
teur. L'ironie acérée de la fière jeune fille le tue d'un
seul coup ; il meurt moralement, comme mouraient
parfois les esclaves, à la toilette des dames romai-
nes, d'une épingle d'cJr enfoncée au cœur. Lorsqu'au
cinquième acte il ressuscite de son faux suicide, il
lait l'effet d'un revenant importun, qu'on n'attendait
302 LE THEATRE MODERNE.
plus. On voudrait voir l'acteur chargé tlu rôle d'Au-
guste marquer, d'un sourire d'indifférence infamante
le pardon qu'il lui accorde. Ce personnage est de
ceux auxquels on jette leur grâee sans les regarder.
Celte concentration du drame dans la personne
d'Auguste est si entière et si absorbante, qu'il vient
un moment où l'action s'interrompt et laisse un large
vide autour d'elle, pour qu'elle se développe dans
toute son ampleur. Qu'est-ce que cette grande scène
du second acte, où Auguste discute, avec ses deux fa-
voris, la république ou la monarchie, sinon un mono-
logue à trois voix, l'examen d'une conscience royale
se confessant à deux échos qui lui renvoient ses pro-
pres scrupules ? Maxime inclinant à la république,
Cinna conseillant l'empire, sortent de leur rôle et de
leur caractère, pour entrer dans l'abstraction politi-
que. Ils représentent les deux principes en lutte dans
la pensée du maître. Auguste se parle à lui-même, en
les faisant parler.
Plus on avance vers le dénouement, plus Auguste
grandit en héroïsme, en justice, en beauté morale.
Il monte à son trône par des degrés de sublimité. On
suit deTceil la croissance de cette grande âme, jus-
qu'au moment où, détachée des lois de la nature,
elle s'élance au sommet de la vertu humaine et pro-
clame sa transfiguration dans ce vers sublime :
Je suis maître de moi comme de l'univers 1
CORNEILLE. 303
Arrivée à cette hauteur, la magnanimité opère
des miracles. Le dénouement de Cinna est le pen-
dant humain du dénouement de Polyeiicte. La
Grâce royale y frappe les esprits rebelles et précipite
les conversions les unes sur les autres. Emilie elle-
même désarme son cœur, et le rend à ce vainqueur
d'âmes, avec la loyauté d'une guerrière rendant son
épée.
On lui en veut de se rendre : elle dément, en se re-
pentant, la rigidité de son caractère. Le sang d'un
suicide aurait taché l'apothéose d'Auguste; mais que
ne part-elle pour un exil volontaire, en ramenant, un
pan de sa draperie sur son noble front? A part
cette défaillance, Emilie offre la création la plus
extraordinaire de Corneille. Elle est de la race
vengeresse et acharnée des Électres; c'est l'idée
du talion, incarnée sous la pureté féroce d'une
vierge romaine. Ne croyez point à son amour pour
Cinna ; elle ne l'accepte et ne le caresse que comme
le manche d'un poignard. La tendresse, que feinÉ
parfois son langage, a la contraction d'un sourire
forcé, sur un visage irrité. C'est une belle Eumé-
nide qui a emprunté son flambeau à l'Amour; mais
la glace de sa main monte jusqu'à la flamme, et
en dissipe la chaleur... Comme presque toutes les
héroïnes de Corneille, elle représente moins le
charme voluptueux de la femme, que cette fasci-
304 LE THÉÂTRE MODERNE.
nation, mêlée dépouvante, qui prosternait les bar-
bares aux pieds des Druidesses, dans les forêts de la
Germanie.
Autrefois, l'aïeul, arrivé à un certain âge, ne se
mêlait plus guère aux réunions de la famille, trop
bruyantes pour lui. Retiré dans les chambres hautes
de la maison, il restait silencieux et solitaire,
comme l'empereur allemand dans sa grotte, à regar-
der croître sa barbe blanche et à songer au passé.
Mais, à certains jours de fête domestique, il redescen-
dait encore, appuyé sur ses petits-enfants, l'escalier
du logis. 11 reprenait place, au haut de la table, sur
le fauteuil à dossier blasonné. Le vin du festm ré-
chaufTait sa langue engourdie, et il redisait aux jeunes
gens les histoires et les amours du vieux temps. — 11
est aussi, dans la Comédie Française, de vieux chefs-
d'œuvre, hors d'âge, qui ne reparaissent sur la scène
qu'aux jours solennels. Ce sont les ancêtres du ré-
pertoire. Us y sommeillent dans l'oubli, jusqu'à ce
qu'un anniversaire vienne les réveiller à la vie scé-
nique et les reconduise devant ce public, pour lequel,
eux aussi, ils furent jeunes et nouveaux, un jour.
Le Menteur est un de ces patriarches. Il a vieilli,
CORNEILLE. 305
sans doute, mais comme vieillissent les œuvres de
race, grandement, fièrement, et, pour ainsi dire, à
l'antique. Il est des poèmes, flétris par le temps, qui
imposent encore, et dont la mâle vieillesse s'est élevée
en se dépouillant. Leur forme s'est, en maint endroit,
dégradée; mais l'âme, restée intacte, redresse leur
enveloppe et entretient une vie opiniâtre, au sein de
la mort et de la vétusté.
Corneille est un de ces grands vieillards qui font
face aux siècles et se raidissent contre l'écroulement.
Ses ruines mêmes se tiennent debout et solides. Son
théâtre ressemble à la Campagne Romaine, cette tra-
gédie de la Nature faite à main d'hommes. Quelques
monuments, d'un marbre éternel, s'y maintiennent
dans une inflexible attitude. Puis, tout alentour,
s'étendent d'arides espaces, où se renfrognent des
Termes camards, où se rouillent des trophées détruits,
où des inscriptions mutilées bégaient, en style lapi-
daire, des noms inconnus et des victoires oubliées.
Attila, Pulchérie , Othon, Bérénice, Sitréna sont
les ruines de ce grand théâtre, ébauches incorrectes,
modelées, dans l'argile, par la main vieillie de l'ar-
tiste, mais qui, çà et là, accusent encore l'empreinte
du doigt magistral.
Quant au Menteur, je le comparerais plutôt à ces
masques allégoriques de la comédie ancienne, aux-
quels le temps a mis une barbe de mousse, et dont le
m. 20
306 LE THÉÂTRE MODERNE.
rire ébréché filtre la poussière par la môme bouche
d'où s'épanchaient jadis le souffle et la joie. Toute la
partie comique du Menteur est presque détruite, en
effet, pour nous. Corneille ne porte pas le manteau,
couleur de muraille, de la vieille Espagne, comme il
en porte l'armure. Il est chez lui dans le drame hé-
roïque, mais il s'égare dans les imbroglios de la
comédie espagnole. Il n'a ni l'allure assez prompte,
ni la réplique assez leste pour courir les rendez-\ous
de nuit et les aventures, à travers les rues, bour-
donnantes de guitares, de Lope de Véga.
A vrai dire, cette comédie, masquée et dansante,
fille du génie méridional, ne s'est jamais bien accli-
matée sur les théâtres du Nord. Elle ne ressemble en
rien à notre comédie d'observation et de caractère.
Elle pense peu, agit beaucoup, se disperse, au lieu
de se concentrer, ne se plaît que dans les dédales de
l'intrigue, et se contente de faire glisser, sur la vie,
des êtres agités et superficiels. Il faut, pour y réus-
sir, l'habitude du masque, l'équilibre de réchelle de
soie, une escrime enragée du stylet et de la rapière,
des balcons, des jalousies, des grillages et des duè-
gnes furtives rasant les murs à la brune, comme des
chauves-souris. L'Espagne dramatique entre en scène
à l'heure où la lune se lève et où la France se couche.
Le moyen de s'entendre et de se comprendre?
Aussi, l'intrigue du Menteur se traîue-t-elle gau-
CORNEILLE. 307
cliement, à travers ces erreurs de noms, ces lettres
interceptées, ces quiproquos amoureux dont l'imbro-
glio castillan se tire d'une façon si preste et si vive.
On ne s'intéresse guère aux amours de Clarisse et
de Lucrèce. C'est surtout autour de ces pâles figures
que Tobscurité s'est faite. A les voir si minces et si
blêmes, vous diriez ces belles dames des vieilles tapis-
series, dont le temps défait, maille à maille, la frêle
existence. Leurs figures s'effacent, leurs yeux ne
sont plus que des taches luisantes ; les joues, enta-
mées, rentrent dans l'étoffe : le sourire élargi ne sera
bientôt plus qu'un trou; le geste ne tient qu'à un fil,
les traits à une nuance, la forme à un contour déjà
rongé et presque déteint... Ombres d'ombres, elles
retracent à peine une vague image de mode antique
et d'immémoriale élégance.
Corneille, d'ailleurs, n'entendit jamais rien à la
galanterie. La poésie légère du cœur et des sens était,
pour lui, lettre close. Ce grand bonhomme, filant le
parfait amour aux pieds de ses belles inhumaines, me
représente assez bien Hercule, débrouillant lourde-
ment les fuseaux d'Omphale.
L'amour, chez ses femmes, n'est qu'une des formes
de l'héroïsme, un sursum corda à quelque magua-
iiime effort, une invitation à se jeter, tête baissée,
dans le sacrifice. Leur flamme est un feu d'holocauste,
qui ne s'allume que sur les hauteurs de la sublimité
3U8 LE THÉÂTRE MODERNE.
morale. Elle brûle, elle purifie, elle fait jeter, à ses
victimes, des cris immortels ; mais l'ùme seule est at-
teinte. Leur cœur, trop grand pour s'attendrir, ne
bat que pour s'élancer à des extrémités pathétiques.
L'amour des héroïnes de Corneille est plus fort que la
mort, mais il n'est pas faible comme la vie. C'est le
génie inspirateur des suicides héroïques, des écha-
fauds illustres, des conspirations vengeresses : c'est
le Sagittaire divin, qui aiguillonne aux actions géné-
reuses ; ce n'est jamais la passion défaillante et tendre,
ni
... Vénus, tout entière, à sa proie attachée.
Mais il reste, au Menteur, un caractère et une
grande scène, qui suffisent à le faire revivre. Do-
rante amusera toujours par l'imagination et la verve
de ses mensonges. Artiste en fictions, il ment sans
but, sans préméditation, sans profit ; il ment, comme
un conteur arabe improvise, pour s'amuser, en éton-
nant les autres, et se donner à lui-même de splen-
dides spectacles. Lorsqu'il débite ses inventions di-
vagantes, vous diriez un visionnaire, à demi réveillé,
racontant ses songes. Poète dramatique de sa propre
vie, il brode son scénario, trop monotone à son gré,
d'épisodes et de péripéties romanesques, et il joue,
avec une conviction enthousiaste, les rôles qu'il se
donne, dans les comédies dont il est à la fois l'auteur
CORNEILLE. 309
et l'acteur. Il est le premier la dupe de ses hâble-
ries; le mensonge l'emporte, comme un hippogriffe,
dans le pays des mirages, et lui fait perdre de vue la
réalité. Le Picrochole de Rabelais a soif, dans le dé-
sert imaginaire qu'il parcourt, en décrivant ses con-
quêtes futures; Dorante digère, en le racontant, le
festin apocryphe offert à l'infante dont il est coiffé;
il entend les flijtes et les violons de la sérénade en
l'air, qu'il lui donne ; il suit, jusqu'aux étoiles, les fu-
sées et les serpenteaux du feu d'artifice, qu'il prétend
avoir fait tirer pour la divertir.
Après qu'on eut mangé, mille et mille fusées,
S'élançant vers les deux, ou droites ou croisées,
Firent un nouveau jour, d'où tant de serpenteaux
D'un déluge do flamme attaquèrent les eaux,
Qu'on crut que, pour leur faire une plus rude guerre,
Tout l'élément du feu tombait du ciel en terre.
Ce menteur effréné est, d'ailleurs, généreux et
brave ; il se jette, avec un courage insolent, dans
les périls qui naissent de ses récits chimériques ; sa
rapière est toujours prête à soutenir ses rodomon-
tades; elle défend, envers et contre tous, les châteaux
on Espagne qu'il s'évertue à bâtir.
On ne ferait que rire de ses menleries, si l'admi-
rable scène du père, au cinquième acte, ne venait
tout corriger et remettre en place.
Êtes-vous gentilhomme?
310 LE T ni: A TUE MODERNE.
demnnde à son fils le noble vieilard. A ce mot, le
chaime es! détruit, ks prestiges se rompent, les illu-
sions se ( issipent, les chimères redeviennent des
monstres, les masques tombés découvrent de hon-
teux visages. C'est !e chevalier du Tasse, entrant dans
la forêt endiablée, et dissipant, à coups d'épée, les
fantômes. Ici Géronte se redresse à la hauteur de
don Diègue ; sa perruque de père noble revêt la ma-
jesté des cheveux blancs outragés; sa parole s'élève
sans effort à l'accent tragique :
Qui se dit gentilhomme et ment comme tu fais,
Il ment quand il le dit, et ne le fut jamais.
Est-il vice plus bas ? est-il tache plus noire,
Plus indigne d'un homme élevé pour la gloire?
Est-il quelque faiblesse, est-il quelque action,
Dont un cœur vraiment noble ait plus d'aversion?
Puisqu'un seul démenti lui porte une infamie
Qu'il ne peut effacer s'il n'expose sa vie.
Et si, dedans le sang, il ne lave l'affront
Qu'un si honteux outrage imprime sur son front.
Cliton, le valet de Dorante, est aussi un caractère
d'excellent comique. Il y a de la bonliomie dans
sa fourberie : c'est l'aïeul, encore scrupuleux, delà
génération scélérate des Crispin et des Mascarille.
Complice timide de son maître, il le suit de loin, non
passibus asqtiis, dans ces fanfaronnades de haut vol.
Il l'écoute mentir, le nez en l'air, l'œil écarquillé, ne
croyant pas d'abord un traître mot de ses contes,
puis s'y laissant prendre comme les autres,
CORNEILLE. 311
ébranlé, séduit, convaincu, et se gourmandant
d'avoir été si crédule, quand il reconnaît l'imposture.
Dorante est le Don Quichotte du mensonge, Cliton
en est le Sancho Pança.
VI
N'est-ce pas une charmante surprise que de ren-
contrer, au milieu du répertoire cliissique de Cor-
neille, r Illusion Comique, une comédie à la Shaks-
peare, pleine de fantasques personnages, dont le scé-
nario est un songe, dont le dénouement est un réveil,
et que mène, avec sa baguette, un magicien de l'A-
rioste? C'est ainsi qu'au carnaval de Rome, on voit
des sorciers et des arlequins danser autour de la
Colonne Antonine et parmi les ruines du Forum.
Un rôle se détache, en haut relief, de cette comédie
longtemps oubliée, celui de Matamore. Je ne sais
plus quel héros de légende normande héritait de la
force et de la vaillance de tous les guerriers qu'abat-
tait sa lance. De même, le Matamore de Corneille
résume tous lies capitans de l'ancien Théâtre, qu'à lui
seul il personnifie. Quelle fantaisie dans le men-
songe! quelle hâblerie prodigieuse! Un Pélion de
bravades entassé sur un Ossa de rodomontades!
Quand il parle, on croit entendre Borée souffler une
tempête de ses joues gonflées.
312 LE THÉÂTRE MODERNE.
Mon armée! ah ! poltron I ali ! traître ! par la niortl
Tu crois donc que ce bras ne soit pas assez fort?
Le soûl bruit de mon nom renverse les murailles,
Défait les escadrons et gagne les batailles.
La foudre est mon canon, les destins mes soldats;
Je couche d'un repard raille ennemis h. bas ;
D'un souffle, je réduis leurs projets en fumée,
F.t tu m'oses parler cependant d'une armée!
Tu n'auras plus l'honneur do voir un second Mars.
Je vais t'assassiner d'un seul de mes regards,
Veillaque ! Toutefois, je songe h ma maîtresse.
Ce penser m'adoucit ; va, ma colère cesse,
Et ce petit archer, qui dompte tous les dieux,
Vient de chasser la mort qui logeait dans mes yeux.
Regarde, j'ai quitté cette effroyable mine,
Qui massacre, détruit, brise, brûle, extermine,
Et, pensant au bel œil qui tieut ma liberté.
Je ne suis plus qu'amour, que grâce et que beauté.
Qu'il est plaisant encore, lorsqu'il raconte ses
bonnes fortunes et dénombre les cœurs qu'il a
passés au fil de sa moustache invincible 1
Mille mouraient, par jour, à force de m'aimer !
J'avais des rendez-vous de toutes les princesses;
Les reines à l'envi mendiaient mes caresses.
Celle d'Ethiopie et celle du Japon
Dans leurs soupirs d'amour ne mêlaient que mon nom.
De passion pour moi deux sultanes tremblèrent ;
Deux autres, pour me voir, du sérail s'échappèrent :
J'en fus mal, quelque temps, avec le Grand- Seigneur
Comme tous ses pareils, Matamore est d'une couar-
dise sans égale. Une âme de lièvre tremblote sous
la peau du lion hérissé dont il se drape à l'Hercule.
L'ancien Théâtre n'avait pas de plus grande joie que
de dégonfler, à coups d'épingles, ces colosses enflés
CORNEILLE. 313
de vide et de vent. Le Pédant joué, de Cyrano de
Bergerac, a une scène qui est le modèle des repré-
sailles auxquelles se livraient les victimes du Capiton,
aussitôt qu'il avait trahi sa poltronnerie naturelle.
Le Châteaufort, de Cyrano, porte son panache aussi
haut que le Matamore, de Corneille. Pour un rien,
il déclare qu'il va « faire pendre les quatre Eléments
» et envoyer défendre au genre humain d'être vivant
» dans trois jours » . Cependant le bonhomme Gareau
s'avise de donner une chiquenaude à ce fier bravache,
et Châteaufort se tient coi : — « Je ne sais. Dieu me
» damne, ce que m'a fait ce maraud ; je ne me saurais
» fâcher contre lui. » Gareau s'enhardit et le bat
comme plâtre : — « Foi de cavalier ! cette gentillesse
» me charme. Voilà le faquin du plus grand courage
» que je vis jamais ! » Les soufflets pleuvent : — « Il
» faut nécessairement que ce bélitre soit mon fils ou
)) qu'il soit démoniaque.» Les coups de poing grê-
lent : — « D'égorger mon fils à mon escient, je
» n'ai garde; de tuer un possédé, j'aurais tort, puis-
» qu'il n'est pas coupable des fautes que le diable lui
» fait faire. »
Gareau ne le rosse plus, il l'assomme : — « Quoi
» que tu fasses, ayant protesté que je gagnerais cela
» sur moi-même de me laisser battre une fois en ma
» vie, il ne sera pas dit qu'un maraud comme toi me
» fera changer de résolution. D'ailleurs, la dignité de
314 LE THÉÂTRE MODERNE.
» mon être me défend d'ôter la vie à quelque chose
» di3 moindre qu'un géant. » — Quand il n'est plus
que iilaies et bosses, il se redresse et chante victoire :
« Quelque faquin de cœur bas aurait mesuré son épée
» avec ce vilain ; mais, moi, qui suis gentilhomme, je
») m'en suis fort bien su garder. Il ne s'en est cepen-
» dant quasi rien fallu que je ne l'aye percé de mille'
1) coups, tant les noires vapeurs de la bile offusquent
» quelquefois la clarté tles plus beaux génies. En elTet,
» j'allais tout massacrer. Je m'en vais faire prompte-
« ment avertir messieurs les Maréchaux, qu'ils m'en-
» voyent des gardes pour m'empescher de me battre ;
» car je sens croître ma colère, mon cœur s'enfler, et
» les doigts qui me démangent défaire un homicide!
» Vite ! vite, des gardes, car je ne réponds plus de
» moi ! » Le rustre lui donne le coup de grâce, et
Chàteaufort riposte par ce beau trait : « Je le mas-
» sacrerois, mais tu as du cœur, et j'ai besoin de
» soldats. »
Le Matamore de Corneille n'est pas moins magna-
nime, quand il s'écrie sous le plat de l'épée de Cliiidor ;
Cadédiou ! ce coquin a marché dans mon ombre;
11 s'est fait tout vaillant d'avoir suivi mes pas.
S'il avait du respect, j'en voudrais faire cas.
CORNEILLE. S13
Vil
L'Antiquité n'a pas de plus belle fiction que cette
légende de Psyché, qui était à la fois un conte puéril
et un mythe sacré. Les Mystères orphiques la révé-
laient à leurs initiés et les Fables milésiennes la ra-
contaient aux petits enfants. C'est sur cette fable
qu'Apulée a brodé son récit trop ingénieux et trop
spirituel ; mais la beauté divine du mythe primitif re-
paraît sous les enjolivements dont le romancier latin
la surcharge. C'est une statue de Phidias, dorée et
coloriée par un amateur de la décadence : à travers
cette enluminure brille la blancheur du marbre sacré.
L'Amour, dans cette légende ravissante, se
montre sous un aspect tout nouveau. Ce n'est plus
l'archer violent et aveugle qui se réjouit des cœurs
qu'il transperce, comme un chasseur des proies qu'il
abat ; ce n'est plus même l'enfant étourdi, voleur de
miel et de cœurs, que Vénus fouette avec une verge
de roses ; c'est un jeune Dieu, tendre, passionné,
presque solennel. Il a la pudeur d'un ange et la gra-
vité d'un époux. L'Amour est amoureux : touchant
et charmant miracle! Il aime l'Ame, personnifiée
dans une vierge ; il l'enlève dans sa sphère céleste et
s'uuit à elle par un hymen mystérieux.
316 LE THÉÂTRE MODERNE.
Quel poème que Psyché se réveillant dans le pa-
lais (le l'Amour! C'est Eve ouvrant ses yeux au pre-
mier soleil, sous les figuiers de TÉdcn. Autour d'elle,
tout rayonne et tout chante. La lumière l'enveloppe,
l'harmonie l'accompagne, les parfums la baignent.
Un peuple de %'oix, esclaves impaplables, prévien-
nent et servent ses moindres désirs. La nuit vient, et,
avec elle, l'Époux invisible. Beauté sans figure, forme
sans contours, voix et baisers sans lèvres. Les noces
mystiques s'accomplissent. Psyché s'unit à Éros;
l'Ame en fleur jouit du pur amour. Chaque soir ra-
mène le fiancé divin; il s'évanouit, comme un songe,
au premier rayon de l'aurore.
Psyché se lasse de ce bonheur clandestin. Ses per-
hdes sœurs se glissent dans le palais, comme le ser-
pent dans l'Éden, et excitent sa curiosité sacrilège.
Psyché se lève, la nuit, de la couche nuptiale et pen-
che sur l'époux une lampe allumée. Le corps d'Éros,
frappé par la flamme, resplendit dans l'ombre. A sa
beauté surhumaine, aux ailes qui tremblent à ses
épaules, à l'arc et aux flèches qui jonchent le parvis,
Psyché reconnaît le jeune maître des dieux et des
hommes. L'extase et l'elîroi la saisissent; ses yeux
se troublent, ses genoux tremblent, la lampe vacille
dans sa main. Le Dieu, violé par le regard et souillé
par l'huile, s'éveille et se redresse en sursaut : il
s'élance et s'envole du lit profané. Psyché en pleurs
CORNEILLE. 317
s'attache à ses ailes, mais elle retombe à terre, dé-
chue et répudiée.
Quel sublime et profond symbole! Ainsi s'éva-
nouissent les illusions de l'âme, lorsque l'homme
en approche la clarté grossière de l'examen et du
doute. La foi, l'amour, l'idéal, sont des divinités pu-
diques et craintives ; elles ne prodiguent leurs dé-
lices qu'à ceux qui les goûtent au sein du mystère et
sans chercher à soulever leurs longs voiles. Le clair-
obscur fait partie de leur beauté. Il faut les entre-
voir à demi, et rêver le reste. Un instinct secret nous
avertit de les embrasser, sans trop les étreindre. —
Un jeune homme, dans un poème allemand, voit ap-
paraître une femme merveilleuse, au milieu des
brumes qui blanchissent la cime d'une montagne ; il
gravit le sommet, il entre dans les nuées, il presse
entre ses bras la forme céleste... A peine touchée,
elle se dissipe, et se résout en une larme qui tombe
sur son cœur.
Le martyrologe de Psyché tourmentée par Vénus
trahit plus clairement encore l'origine symbolique
du conte d'Apulée. Il y a une réminiscence des Mys-
tères, dans les épreuves bizarres auxquelles la déesse
soumet sa victime. Vénus donne d'abord à Psyché
un tas de froment, d'orge, de millet, de pois et de
fèves, à trier et à séparer, graine par graine : les
fourmis compatissantes viennent à son secours et
318 LE THÉÂTRE MODERNE. •
débrouillent, pour elle, ce cljaos subtil. La déesse
lui commande ensuite d'aller dérober une poignîo
de laine d'or à des béliers enragés. Un roseau cha-
ritable lui montre une touffe de leur toison suspen-
due aux buissons. Il lui faut encore aller remplir
un flacon à la source du Cocyte, gardée par une
armée de dragons. La Source se défend d'ailleurs et
résiste elle-même : ses eaux qui parlent écument de
rage et vocifèrent d'horribles menaces. Un aigle
qui passe a pilié du désespoir de Psyché; il prend la
fiole entre ses serres et la rapporte pleine de l'onde
infernale.
La dernière épreuve est la plus terrible : Vénus
envoie Psyché aux enfers, demander à Proserpine
une boîte magique, pleine de sa beauté. La jeune
fille se croit perdue; elle monte sur une tour et va se
précipiter dans l'abîme. Mais la Tour parle et lui en-
seigne les moyens d'échapper aux pièges de l'enfer.
Il s'agit de passer, sans répondre, devant un ânier
boiteux, qui lui demandera de ramasser les fagots
tombés du bât de son âne, boiteux comme lui ; il
faudra traverser le Styx, en restant sourde aux cris
d'un vieillard flottant sur les eaux, qui lui criera de
le tirer dans sa barque. Elle devra encore n'accepter
qu'un morceau de pain noir, du banquet splendiJe
que lui offrira Perséphone.
Armée de ces préceptes, efficaces comme des ta-
CORNEILLE. 319
lisinans, Psyché traverse impunément les enfers. Mais
la curiosité la séduit pour la seconde fois. Elle ouvre
la boîte enchantée ; une vapeur léthargique en sort et
la renverse, au seuil du Tartare. Éros attendri lui par-
donne et la ressuscite. Il plaide, contre Vénus, la
cause de Psyché, devant Jupiter. Le roi des dieux
approuve son hymen, divinise Psyché, en lui présen-
tant une coupe d'ambroisie. Vénus apaisée sourit à
l'immortelle. L'Olympe célèbre les noces de l'Amour
et de l'Ame. De leur mariage naît la Volupté.
Plus on étudie ce beau conte, plus on reconnaît sa
haute origine. Qui so^t si Psyché ne vient pas du fond
de l'Asie? Qui sait si elle n'est pas née dans l'Inde,
cette mère des dieux et des symboles de la Grèce?
Les miracles qui la sauvent des pièges de Vénus ont
un caractère oriental. Cette tour qui parle, ces eaux
vivantes, ce roseau pieux, semblent appartenir à la
zone du Gange... Le souffle du pantliéisme brahma-
nique a passé par là.
Ajoutez à la beauté native de cette fable, tous les
prestiges que l'art y a ajoutés. L'Amour et Psyché !
A ces noms seuls, l'imagination se rempht, comme
vm musée, de formes, d'images, de peintures, de
souvenirs enchanteurs. C'est ce groupe du Va-
tican, qui nous montre Éros initiant au baiser la
vierge ravie. Ce sont ces fresques de la Farnésine, où
Raphaël a peint les amours de l'Amour, avec la vé-
3?0 LE THÉÂTRE MODERNE.
nuslé (lu pinceau grec. C'est encore cetle coupole
du palais de Manloue, où Jules Romain lulle de génie
avec son maître, en les retraçant. — Je me souviens
surtout de la peinture qui représente l'Amour, sou-
pant, dans TOlympe, avec sa maîtresse, sous une
tente que portent des Génies, nichés dans les plis du
velarium ondoyant. Il sourit, à demi voilé, comme
par une vapeur de nectar ; à l'autre bout de la table,
Psyché allonge, pour le voir, sa tête amoureuse; du
bout des doigts, elle porte un fruit à ses lèvres, mais
elle oublie de manger, pour dévorer des yeux sou
divin convive. ^
Après tant de chefs-d'œuvre inspirés par Psyché,
il est permis, sans irrévérence, de trouver que la tra-
gédie-ballet de Corneille et de Molière traduit froide-
ment son histoire. Le récit d'Apulée y est écourté aux
proportions des décors ; le merveilleux, réduit à une
mythologie d'opéra: on entend grincer les machines
et crier les trappes. Le style se ressent de la haie et
de la collaboration forcée des deux poètes; il passe,
sans transition, de la note comique au ton grandi-
loque. Corneille reprend, avec son clairon, le thème
entonné par Molière sur sa flûte moqueuse. Cela fait
un style rempli d'incertitudes et de disparates. Cette
Iragédie-ballet ne sait sur quel pied danser.
Dès le prologue, la dissonance éclate. Vénus,
CORNEILLE. 3a«
irritée des hommages rendus à Psyché, parle, tantôt
comme dans VÉnéide, tantôt comme dans un salon
de la Place Rnyale. Les petites Grâces qui l'accom-
pagnent lui donnent des répliques de soubrettes :
Voilà comme l'on fait, c'est le style des hommes ;
Ils sont impertinents dans leurs comparaisons.
Dorine ou Lisette ne diraient pas autrement
Molière se retrouve dans les confidences des deux
méchantes sœurs, jalouses de Psyché. Un tel peintre
ne saurait, sans y laisser sa marque, effleurer le vice
ou le ridicule ; mais le vers libre relâche et découd
la ferme pensée. Il s'embrouille et il s'embarrasse
dans ces mètres brisés et croisés, où la muse de
La Fontaine voltige, comme une fée dans un laby-
rinthe. Celle de Molière est faite pour les hémistiches
distincts et pour les rimes régulières. La musique de
la poésie légère ne va pas à sa voix virile. Ses
rythmes flottants le font tomber dans l'entortil-
lage. La Cathos de ses Précieuses ridicules en-
vierait ces deux vers d'Aglaure :
Un souris, chargé de douceurs,
Qui tend les bras à tout le monde.
Quels personnages fades et glacés, que ceux de
Cléomène et d'Agénor, les deux princes amants de
Psyché ! Ils aiment leur maîtresse, avec des froi-
deurs de courtisans polis et des consonances de
III. 21
322 LE THÉÂTRE MODERNE.
inéneclimes. Leurs déclarations se croisent symétri-
quement, comme les figures d'un quadrille. Ce ne
sont que compliments cérémonieux et révérences
compassées. Psyché réplique dans le même style de
galanterie officielle : on dirait une princesse du sang
répondant à l'ambassadeur qui demande sa main en
audience publique... Que nous sommes loin de la
Grèce, et même de la région féerique où nous trans-
porte Apulée ! Comment croire au prodige de l'Amour
et aux enlèvements de Zéphire, devant ces person-
nages si corrects et si raisonnables? Imaginez Cli-
tandre et Cléante en rhingraves et en justaucorps,
dans le gynécée de Nausicaa.
Corneille entre en scène, au second acte, ave(^ le
cortège funèbre qui conduit Psyché dans la grotte
du Monstre prédit par l'oracle, Sa grande voix tra-
gique perce, çà et là, dans les lamentations senten-
cieuses du vieux roi pleurant sa fille. Mais Psyché,
l'exhortant au courage, est trop héroïque et trop
cornélienne. Ce beau vers :
Et je n'ai pas besoin d'exemple pour mourir
qui serait superbe dans la bouche d'Emilie ou de Ro-
dogune, détonne sur ces lèvres suaves, faites pour
donner dts baisers et non pour débiter des maximes.
La vierge tourne à la virago : ce n'est plus la jeune
Grecque, demi-nymphe et demi-mortelle, flottante
CORNEILLE. 323
entre le ciel et la terre, ailée et légère comme le pa-
pillon qui tremble à son front ; c'est une Romaine
positive et froide, nourrie du lait de la Louve.
Au troisième acie, un éclair subit illumine la pièce
et la transfigure; tout s'échauffe et tout se ranime.
Quel dialogue, ou plutôt quel duo, que la scène de
l'Amour apparaissant à Psyché! Cela brûle et cela
chante. La passion n'a jamais paiîé une langue plus
mélodieuse et plus pure. Il faudrait la harpe d'Éole
pour accompagner cette stance adorable.
Des tendresses du sang peut-on être jaloux?
demande Psyché à Éros, inquiet de lui entendre ré-
clamer ses sœurs. Et l'Amour répond :
Je le suis, ma Psyché, de toute la nature.
Les rayons du soleil vous baisent trop souvent ;
Vos cheveux souffrent trop les caresses du vent ;
Dès qu'il les flatte, j'en murmure.
L'air même que vous respirez
Avec trop de plaisir passe par votre bouche;
Votre habit de trop près vous touche ;
Et, sitôt que vous soupirez,
Je ne sais quoi qui m'effarouche
Craint, parmi vos soupirs, des soupirs égarés.
Soîi lagrime d'amor, non è acqiia, dit une chanson
italienne : de même, cette déclaration, si véhémente
et si tendre, n'est pas une tirade de théâtre. Corneille
aimait mademoiselle Molière, qui jouait le rôle de
Psyché, et il mit, dans ces vers brûlants^ toute la
324 LE THEATltE MODERNE.
flamme que couvait son cœur. Le jeune dieu parla
pour le vieux poète. — N'est-ce pas une chose tou-
chante que le grand Corneille cachant, pour avouer
son amour, sa tèle vénérable et ridée sous le masque
enfantin d Eros ?
Après cet éclatant réveil, la tragédie retombe en
langueur, et se rendort au bourdonnement inter-
mittent de ses rimes. Le tableau de Psyché, in-
clinant sa lampe sur le lit nuptial, est remplacé par
une scène où la jeune femme somme l'Amour de lui
dire e-on nom. Le châtiment, dès lors, ne corres-
pond plus à l'offense. Et que devient Psyché sans sa
lampe ? C'est ôter sa pomme à Eve ; c'est enlever sa
boîte à Pandore!
Je passe la harangue débonnaire qu'adresse a
Psyché le Fleuve barbu, accoudé sur son urne,
« entre mille roseaux », et la rencontre qu'elle fait,
dans l'Enfer, des fantômes d'Agénoretde Cléomène;
— imaginez deux ombres d'amoureux faisant une
ombre de cour à l'ombre de leur maîtresse ! — et
l'apothéose héroï-comique de la dernière scène !
Rien de plus sec et de plus glacial que la mytho-
logie de convention et de mascarade. Ces dieux arti-
ficiels sont déplaisants comme des mannequins.
CHAPITRE IV
RACINE.
1. — L'Andromaque antique. j4?idj'oma5'we de Racine; Hermione.
II. — Britannicus, L'Affranchi.
III. — Mithridate. — Phèdre.
IV. — Esther. — Athalie.
I
Andromaque est le premier chef-d'œuvre du poète
qui (levait créer plus tard Phèdre et Aihalie. Quel
progrès depuis V Alexandre! C'est la distance du
Pays de Tendre à celui du génie et de la passion.
On a pu dire, avec raison, ([vC Androinaque fut l'a-
vènement de Racine, comme le Cid fut celui de
Corneille.
Andromaque semblait, du reste, prédestinée au gé-
nie de Racine. De toutes les femmes antiques, elle
est la plus pure et la plus touchante. Épouse, mère
et esclave, elle reste admirable sous ces trois as-
pects. En passant d'Homère à Euripide et d'Euripide
à Virgile, elle change d'attitude sans changer de
326 LE THÉÂTRE MODERNE.
beauté. Les traits douloureux s'accusent, à chaque
passage, sur cette figure idéale ; mais les stigmates
mêmes de l'esclavage ne peuvent la flétrir. Aucun
vestige, en elle, de cette barbarie héroïque qui se ré-
veille, par instants, comme un sang de fauve, dans
le sein des autres femmes de l'épopée et de l;i tra-
gédie grecques. Elle n'a ni le furieux désespoir d'Hé-
cube, ni Tégarement de Cassandre, ni la haine
d'Electre, ni les passions adultères d'Hélène et de
Phèdre. Une décence auguste l'enveloppe et la suit,
ainsi qu'un long voile. Elle reste exemplaire, irré-
prochable, accomplie; moins grandiose peut-être,
mais plus accessible à la sympathie de toules les
âmes et de tous les âges. Raphaël aurait pu l'em-
prunter à Zeuxis sans modifier ses contours ; Racine
a pu la prendre à Ilouière et à Euripide sans trop al-
térer son type essentiel.
Du plus loin qu'on l'aperçoit dans VIliade, elle ap-
paraît comme l'image sacrée de l'amour conjugal et
de l'amour maternel. Hector a quitté, un moment, la
bataille sanglante qui s'entrechoque dans la plaine;
il entre dans le palais de Priam, mais il n'y trouve
point Andromaque. Une servante lui dit qu'ayant
appris une grande victoire des Grecs sur les Troyens,
elle est montée au faîte de la haute tour d'Ilios ; « et,
» pleine d'égarement, elle s'est hâtée de couiir aux
» murailles ; et la nourrice, auprès d'elle, portait l'en-
RACINE. 327
))fant». L'enfant est là déjà, inséparable de sa
mère, comme la fleur de sa tige. Yivant, il ne quit-
tera plus ses bras; mort, on ne l'arrachera point do
son cœur.
Hector va retourner au combat, mais, lorsqu'il
arrive aux portes Scées, qui s'ouvrent sur la vaste
plaine, Andromaque accourt au-devant de lui, et la
nourrice raccompagne, « portant sur le sein l'Hec-
y> toréide bien-aimé, semblable à une belle étoile.
» Et il sourit, regardant son fils en silence. » —
Radieuse et gracieuse image : la splendeur de l'as-
tre mêlée à la beauté de l'enfant! Elle couronne,
comme d'une auréole, cette Sainte Famille du
monde héroïque.
Cependant Andromaque supplie son époux de ne
plus s'exposer si ouvertement aux traits de la mort.
Ses plaintes coulent, douces comme le miel, auquel
le poète compare souvent les paroles humaines;
mais ce miel est mouillé de larmes, et cela fait un
divin mélange :
«Malheureux! ton courage te perdra, et tu n'as pitié ni
de ton fils enfant, ni de moi qui serai ta veuve; car les
Achaïens te tueront en se ruant tous contre toi. 11 vaudrait
mieux pour moi, après t'avoir perdu, subir la sépulture;
car rien ne me consolera quand tu auras accompli ta des-
tinée, et il ne me restera que mes douleurs. Je n'ai plus ni
mon père ni ma mère vénérable Tu es, pour moi, un
père, une mère vénéruble, un frère et un époux plein de
328 LE THEATRE MODERNE.
jeunesse. Aie pilié ; reste sur cette terre; ne fais point ton
fils orphelin et ta lemnie veuve ! »>
Le héros est ému, mais il est entraîné par son vail-
lant cœur, qui le reporte fougueusement au fort des
mêlées. Il n'espère rien , pourtant, de cette guerre hor-
rible; il est atteint du pressentiment qui frappe, dans
VIliade, comme d'une entaille de hache au tronc des
grands chênes, tous les guerriers marqués pour la
mort. Il sait que Troie est condamnée par les dieux et
qu'elle doit périr. La Fatalité plane, comme dans un
cirque, sur le champ de bataille des héros d'Homère;
ils la saluent, eux qui vont mourir, mais ils n'en per-
sistent pas moins à combattre. C'est assez pour eux
de retarder son triomphe et de laisser sur la terre
une noble mémoire. — Ainsi, Achille répond à
Lycaou qui l'implore :
« Ami, meurs! Pourquoi gémir en vain? Patrocle est bien
mort, qui valait beaucoup mieux que toi. Regarde, je suis
beau et grand, je suis né d'un noble père, une déesse m'^
enfanté ; et cependant la mort violente me saisira le malin,
le soir ou à midi, et quelqu'un m'arrachera l'âme, soit d'un
coup de lance, soit d'une flèche. »
De même, un présage sinistre montre à Hector
Andromaque « emmenée pleurante par un Achaïen
» cuirassé d'airain ».
« Et tu tisseras, lui dit-il, la toile de l'étranger, et tu por
RACINE. 32'J
teras de force l'eau de Messeis et de Hypérié; car la dure
nécessité le voudra. . . . Mais que la lourde terre me recou-
vre mort avant que j'entende tes cris et que je te voie
arracher d'ici! »
C'est alors que surgit, des profondeurs de la na-
ture, ce groupe immortel, le plus beau peut-être du
monde poétique, à la fois naïf et sublime, vivant
comme la chair et beau comme le marbre, et que,
dans un autre art, Phidias peut-être seul a égalé :
« Ayant ainsi parlé, l'illustre Hector tendit les mains vers
son fils; mais l'enfant se rejeta en arrière dans le sein de
sa nourrice à la belle ceinture, épouvanté à l'aspect de son
père bien-aimé, et de l'airain et de la queue de cheval qui
s'agitait terriblement sur le cône du casque. Et le père bien-
aimé sourit, et la mère vénérable aussi. Et l'illustre Hector
ôta son casque et le déposa resplendissant sur la terre. Et
il baisa son fils bien-aimé, et, le berçant dans ses bras, il
supplia Zeus et les autres Dieux Hector déposa son
enfant entre les bras de sa femme bien-aimée, qui le reçut
sur son seia parfumé, en pleurant et en souriant. »
Ce sourire, brillant à travers les larmes, reste,
comme un rayon, sur la physionomie d'Andromaque.
Un effet de ciel se mêle à sa déhcieuse expression. Il
semble qu'autour de ce visage attendri de mère, on
voie la lumière rire à travers une douce pluie d'été.
Après cette grande scène, Andromaque disparaît
longtemps de VIliade, La porte du gynécée s'est re-
fermée sur elle; elle obéit à l'époux qui lui a enjoint
de « prendre soin des travaux de la toile et de la
330 LE THEATRE MODERNE.
» quenouille ». C'est dans celte allilude vigilante que
la mort d'Hector la surprend, au vingt-deuxième
chant. Elle tisse des fleurs sur une trame splendide;
elle vient d'ordonner aux servantes de mellre un
grand trépied sm* le feu, afin qu'un bain chaud re-
trempe la force d'IIeclor à son retour du combat,
lorsqu'elle entend des hurlements sur la tour.
Andromaque s'élance de sa haute demeure, « sem-
blable aune bacchante», et, du sommet des mu-
railles, elle raconnaît le corps d'Hector traîné, tète
pendante, dans un tourbillon de poussière, par le
char furieux d'Achille. Alors elle tombe à la ren-
verse entre les bras de ses femmes, et avec elle tom-
bent, du même coup, toutes ses parures nuptiales.
« Les riches ornements se détachèrent de sa tôte; la ban-
delette, le nœud, le réseau et le voile que lui avait donnés
Aphrodite d'or, le jour où Hector, au casque mouvant, l'a-
vait emmenée de la demeure d'Action, après lui avoir donné
une grande dot. »
Transformation douloureuse; c'est comme si
l'on voyait une belle plante, subitement dépouillée,
par un vent mortel, de ses fleurs et de ses feuillages.
Et quel poignant détail que ce voile d'amour donné
par Vénus, qui glisse et s'abat du front de la veuve,
comme pour recouvrir d'un linceul le corps de l'é-
poux ! Elle se relève pourtant, la triste Andromaque,
mais languissante, à jamais flétrie, et pour entoninM
RACINE. 331
sa plainte éternelle. C'est sur son enfant qu'elle
pleure tout d'abord :
« Astyanax qui, autrefois, mangeait la moelle et la
graisse des brebis, entre les genoux de son père; qui, lors-
que le sommeil le prenait, et qu'il cessait de jouer, dormait
dans un doux lit, aux bras de sa nourrice et le cœur ras-
sasié de délices. »
Maintenant l'orphelin va subir le mépris et la pau-
vreté. Elle se le représente s'approchant des com-
pagnons de son père, prenant, d'un geste craintif,
l'un par le manteau, l'autre par la tunique, repoussé
par tous.
« Le jeune homme, assis entre son père et sa mère, le re-
jette de la table du festin, et, le frappant de ses mains, lui
dit des paroles injurieuses : a Va-t'en, ton père n'est pas des
1 nôtres. »
Cruelles images si vraies et si navrantes dans le
monde antique, inexorable aux vaincus. La Captivité
s'avance, menaçante et la lance au poing. Euri-
pide, tout à l'heure, va nous montrer en action les
pressentiments d'Andromaque.
Une dernière fois, elle reparaît dans Vlliade, ve-
nant pleurer, la première, sur le lit funèbre d'Hec-
tor. Elle y répète les mêmes gémissements, variés
par des accents tout nouveaux. Homère est le « Père
des sources, » comme il appelle l'Ida, dans son
332 LE THÉÂTRE MODERNE.
poème; et la source des larmes est aussi intarissable
en lui que les autres.
Un regret suprême, d'une spiritualité pénétrante,
termine cette lamentation. La dernière larme d'An-
drumaque recèle, dans Homère, un parfum divin.
« 0 Hector! tu me laisses en proie à d'afTrcuses douleurr»;
car, en mourant, tu ne m'auras point dit quelques sages pa-
roles dont je puisse me souvenir, les jours et les nuits, en
versant des pleurs, >>
C'est dans deux tragédies d'Euripide qu'Andro-
maque poursuit sa triste carrière, et, dans la pre-
mière du moins, ce changement de poète est à peine
une déchéance. Les Troyennes nous la montrent
mise, avec ses compagnes, à l'encan de la servitude.
Elles sont là, sur le rivage, gisantes et étalées comme
des proies, attendant les chefs auxquels le sort va
les répartir. La victoire aniiqiie triomphe cruelle-
ment dans cette scène terrible; elle fait reluire son
glaive et sonner ses fers; elle jette des haillons sur
l'épaule des reines et met, aux mains qui portaient le
sceptre, le balai servile qui nettoiera la maison du
maître. L'histoire confirme ces humiliations pathé-
tiques. Hérodote raconte qu'après la prise de Mem-
phis, Cambyse fit passer la fille de Psamménite de-
vant son père, en habit d'esclave, et une cruche
sur la tête, pour aller puiser de l'eau aux fontaines.
Hécube échoit à Ulysse. Cassandre à Agamemnon ;
RACINE. 333
Thaltybios, le héraut, prononce, d'une voix fatale,
ces adjudications (1g la force. Polyxène, la plus jeune
fdle de Priam, vient d'être égorgée sur le tombeau
d'Achille, comme une brebis d'holocauste. Un char
paraît, conduisant Andromaque aux vaisseaux de
Néoptolcme ; et un vers ravissant nous montre son
cher Astyanax « qui suit les mouvements du sein
maternel ». Un dialogue, qui n'est qu'une alterna-
tive de sanglots, s'engage entre la veuve et l'aïeule.
C'est l'idée de passer dans la couche d'un autre qui
désespère surtout Andromaque.
u On dit cependant qu'une seule nuit calme l'aversion
d'une femme pour le lit d'un homme. Honte à celle qui,
perdant un époux, peut consentir à d'autres amours! »
Elle se rappelle, avec un chaste orgueil, les
vertus dont elle enchantait la maison d'Hector,
et c'est comme une statue de la Pudeur, divinement
calme, le doigt sur les lèvres, qui surgirait à nos
yeux. « Toujours je lui présentais un visage
» serein et une bouche silencieuse. » Mais Thalty-
bios vient lui annoncer l'implacable arrêt des chefs
grecs ; leur haine poursuit Hector sur son fds : As-
tyanax sera précipité du haut de la tour. Alors son
désespoir éclate ; rien de violent pourtant ni de fu-
ribond. Il semble qu'une flûte de funérailles résonne
derrière cette noble femme et rythme majestueu
sèment sa douleiv.
334 LE TnÉATRE MODERNE,
«Tu pleures, dit-elle à Astyanax, ô mon fils; as-tu donc le
sentiment de les maux? pourquoi me presser de tes mains?
pourquoi t'altacher à mon voile, pauvre oiseau réfugié
sous mon aile? Hector ne sortira point de la terre pour
te défendre de sa lance redoutable. 11 n'est plus pour toi de
parents ni d'amis, ni d'armée phrygienne. 0 fils chéri ! que
ta mère te presse entre ses bras! Douce haleine que je res-
pire ! C'est donc en vain que ce sein t'a nourri, en vain que
je me suis épuisée de peines et de tourments. Embrasse
encore ta mère, encore une fois, ce sera la dernière ; en-
toure-la de tes bras, applique tes lèvres sur sa bouche
Pour ce corps misérable, jetez-le, cachez-le dans vos vais-
seaux. Oh! l'heureux, le noble hyménée auquel je marche
sur le sang de mon fils ! »
Andromaque revient encore dans la tragédie d'Eu-
ripide qui porte son nom, mais Homère, cette fois,
refuserait de la reconnaître. Elle a subi l'embrasse-
ment du maître; Molossos, né de Pyrrhus, a rem-
placé le jeune Astyanax, et cet enfant de la servi-
tude semble usurper, dans ses bras, la place du fils de
l'amour. Elle l'aime pourtant, elle paraît l'aimer avec
une tendresse aussi vive. Elle pleure les mêmes lar-
mes, lorsque Hermione, l'épouse légitime, veut l'im-
moler à sa rage jalouse. Mais une vertu s'est retirée
d'elle avec la fidélité promise à Hector. Ce n'est plus
Andromaque « aux bras blancs )>, la « mère véné-
rable » ; ce n'est que son pâle et douteux fantôme,
répétant sa vie tragique dans un pastiche affaibli.
C'est encore le fantôme d'Andromaijue qui appa-
raît à Énée, au troisième livre du poème de Virgile. Il
RACINE. 3.^5
la retrouve épouse et mère une seconde fois. Hé-
lenos a hérité du trône et du lit de Pyrrhus tué par
Oreste. Mais le génie de Virgile a répandu un chaste
clair-obscur sur sa nouvelle existence. Andromaque
l'effleure à peine dans un récit évasif. Elle n'en parle
que les yeux baissés, rapidement, à voix basse, et
comme troublée d'un remords confus :
Dejecit vultum, et deinissa voce locuta est.
La grande ombre d'Hector l'enveloppe tout en-
tière. Ombre elle-même, à demi vivante, du monde
homérique, elle s'est fait une Troie illusoire où elle
traîne son deuil profané. Les portes de sa ville ont
pris les noms des portes d'Ilion ; elle sacrifie aux
mânes de l'époux sur un tombeau vide, au bord d'un
faux Simoïs. Ascagne n'éveille dans son cœur que
l'image chérie d'Astyanax. Elle dit délicieusement,
en lui offrant, à son départ, un manteau phrygien et
des robes de pourpre :
« Reçois, enfant, ces ouvrages de mes mains; qu'ils te
rappellent longtemps l'amitié d'Androraaque, de la femme
d'Hector. Prends, ce sont les derniers dons des tiens. 0 toi,
la seule image qui me reste de mon Astyanax ! Voilà ses
yeux, ses mains, les traits de son visage : il fleurirait au-
jourd'hui dans un âge pareil au tien. »
O mihi sola mei super Astyanactis imago I
Sic oculos, sic ille maiius, sic ora ferebat !
Et nuuc œquali tecum pubesceret aevo.
336 LE TIIÉATUE MODE H NE.
Une sorte de vapeur crL'imsi.'iil;iire voile, dans 1'^-
néide, cette apparilioii d'Aiuliomaqiie apaisée et
Jécolorée.
C'est des mains de Virgile que Racine a pris An-
dromaque ; c'est de cette plage de i'Épiie qu'il l'a en-
levée, comme une slatue grecque, légèrement amol-
lie, de la belle époque Adrienne, pour la polir encore,
la nuancer et la fondre; lui insinuer, comme d'un
tendre souille, la sensibilité chrétienne et l'âme de
son teuips, faire d'elle enfin une princesse française
revêtue d'idéal antique. El d'abord, avec un art infini,
il l'a purifiée de toutes les suuillures de la captivité
et de l'esclavage. Aiidromaque n'est plus la concu-
bine de Pyrrhus, mais une reine détrônée, à laquelle
il otîre une nouvelle couronne. Même irrité par ses
refus, il la traite toujours avec un respect passionné.
Molossos n'existe pas; elle n'a d'autre fils qu'As-
tyanax qui a survécu. Un enfant de la plèbe troyenne
a eu l'honneur de mourir pour le fils d'IIeclor.
Oreste nous raconte élégamment, au passage, ce
cruel échange, qui devait paraître si naturel à une
cour pour qui les princes étaient encore les enfants
des dieux.
J'apprends que, pour ravir son enfant au supplice,
Andromaquo trompa Tingcnicux Ulysse,
Tandis qu'un autre eiiiant, arraché de ses bras,
Bous le nom do son fils, fut conduit au trépas.
RACINE. 337
Andromaque reste donc pure et sans tache, fidèle
à son époux par delà la mort. Elle rejette, comme
un sacrilège, l'amour du roi dont elle est captive.
Mais ce roi la menace de livrer Astyanax aux Grecs,
qui réclament impérieusement son supplice. Il faut
choisir entre la vie de son fils et la main de Pyrrims.
Le rôle est tout entier dans cette alternative pathé-
tique et dans les efforts que fait Andromaque pour
écarler ce double péril.
Qu'elle est grande et simple, et touchante, dans
celte lutte extrême ! Comme elle défend son cœur atta-
qué de tous les côtés! Qu'elle s'incline ou qu'elle se
redresse, sa dignité reste intacte. Son agenouillement
même est royal, il effleure la terre sans ramper ja-
mais. C'est le geste, la démarche, l'effusion décente
d'une suppliante embrassant l'autel. Pour fléchir le
violent amant qui la presse, elle emploie les plus no-
bles armes. Elle fait appel à sa grandeur d'âme, elle
le prend par la générosité, par la pitié, par la tenta-
tion de la gloire dont le couvrira la défense d'une
veuve et d'un orphelin. Cette beauté dont il est épris,
elle cherche à l'assombrir sous les traces de ses lar-
mes et sous les teintes de son deuil ; elle s'étonne
qu'elle puisse le séduire :
Captive, toujours triste, importune à moi-même,
Pouvez-vous souhaiter qu'Andromaque vous aimef
Quels cliarmes ont pour vous des yeux infortunés
Qu'à des pleurs éternels vous avez condamnés ?
III. Z2
Ï38 LE THEATRE MODERNE.
Il faut bien en venir pourtant au motif suprême de
ses refus obstinés, à la révolte intime de son cœur
rejetant le fils du meurtrier d'Hector. Mais comme
elle glisse, alors, sur ce sang funeste! avec quels
ménagements elle évoque les terribles images de
Troie détruite et de son époux égorgé! Cet Achille
même qu'elle exècre et qui l'a faite veuve, elle trouve
moyen, sans s'avilir, de le louer devant Pyrrhus, de le
lui offrir en exemple, et de l'exhorter aie surpasser :
Jadis Priam soumis fut respecté d'Achille.
J'attendais, de son fils, encor plus de bonté.
Pardonne, cher Hector, à ma crédulité :
Je n'ai pu soupçonner ton ennemi, d'un crime;
Malgré lui-m&me enfin, je l'ai cru magnanime.
Ah ! s'il l'était assez, pour nous laisser, du moins
Au tombeau qu'à ta cendre ont élevé mes soins,
Et que, finissant là sa haine et nos misères,
Il ne séparât point des dépouilles si chèi'es...
On ne saurait trop admirer le tact subtil, l'insi-
nuante finesse que le poète donne à ces belles mains
qui supplient. Voyez-la encore aux genoux d'Her-
mione; cette fois, c'est une rivale qu'il s'agit d'at-
tendrir. Elle touche d'abord, en elle, la fibre mater-
nelle, toujours sensible dnns un cœur de femme;
elle implore la mère future dans la jeune fille ir-
ritée :
Vous saurez, quelque jour,
Madame, pour un fils, jusqu'où va notre amour,
Mais vous ne saurez pas, du moins, je le souhaite.
En quel trouble mortel son intérêt nous jette.
RACINE. 339
Elle lui rappelle encore, en s'en attribuant douce-
ment le mérite, la bonté protectrice qu'Hector éten-
dit jadis sur lïélè le :
Hélas ! lorsque, lassés de dix ans de misère,
Les Troyens ea courroux menaçaient votre mère.
J'ai su de mon Hector lui procurer l'appui :
Vous pouvez sur Pyrrhus ce que j'ai pu sur lui.
Ce ne sont pas là sans doute de ces grands cris
dénature, tels qu'en pousse l'Andromaque d'Homère
et d'Euripide; mais celle de Racine est une princesse
du dix-septième siècle, qui porte sur la scène l'éti-
quette de la cour. Son désespoir ne peut franchir
l'enceinte des bienséances imposées par les mœurs
et par les idées de son temps. Il faut qu'il s'y agite
en cadence, sans trop d'éclat et sans trop de bruit.
Le miracle de Racine est d'avoir fait jaillir tant de
sentiments vrais, de tant de contrainte. Jamais en-
chanteur ne fit paraître de plus grandes figures,
n'opéra de si beaux prodiges, dans un cercle si étroit
et si limité.
Cependant Pyrrhus demeure inflexible; ce jour
même, le fils d'Andromaque mourra, ou elle ceindra
le diadème nuptial qui devait couronner Hermione.
C'est ici que son caractère se révèle, dans une réso-
lution subtilement sublime, qui accordera, par uq
lien tragique, sa fidélité conjugale avec son amour
maternel :
340 LE TnttAT RE MODERNE.
Je vais donc, puisqu'il faut que je rue sacrifie,
Assurer b. Pyrrlms lo reste de ma vie ;
Je vais, en recevant sa foi sur les autels.
L'engager à mon fils par des nœuds imniurtels^
Mais aussitôt ma main, à moi seule funeste,
D'une infidèle vie abrégera le reste ;
Et, sauvant ma vertu, rendra ce que je dois
A Pyrrhus, à mon fils, à mon époux, à moi!
Ce qu*elle dit, elle est toute prêle à le faire. Ces
douces femmes de Racine, si décentes et si mesu-
rées, ont, au fond, un cœur d'héroïne. Ne vous fiez pas
à leur mollesse apparente, à leur démarche ondii-
leuse, à leur physionomie tendre et baignée de lar-
mes. Elles éludent, elles ménagent, elles ne sont
pas tout d'une pièce, comme les belles furies de Cor-
neille; elles ne se raidissent pas, comme celles-là,
dans une altitude opiniâtre. Mais leur âme, délicate et
souple, recèle un coin de dignité inviolable, qu'aucune
puissance ne saurait atteindre. Toutes les forces^
toutes les terreurs du monde, rangées en bataille, se
briseraient contre ce point fixe et pur, contre cette
parcelle de diamant moral, qui est comme le noyau
de leur être. C'est ainsi que la timide Junie, dans
Britannkus^ osera refuser simplement la main de
Néron ; c'est ainsi que les colères de Mithridate n'ar-
racheront point à Monime un seul mot d'amour.
Avant de marcher à la mort qui lui paraît certaine,
A.ndromaque confie son fils à Céphise, et l'on croit
entendre les Novissima Verba d'une chrétienne. Cet
RACINE. 3ii
Astyanax, qu'Hector soulevait orgiieillensoment vers
l'Olympe, sous le soleil de VIliade, comme pour le
montrer aux Dieux, et auquel il souhaitait qu'on pût
dire, un jour, en le voyant revenir du combat : « Ce-
lui-ci est plus brave que son père ! » cet enfant
déchu et déshérité, Aiidromaque veut qu'il se ré-
signe à son infortune. Ses humbles paroles achè-
vent son caractère à cette heure suprême : une sorto
de sainteté s'ajoute à sa beauté et la transfigure.
Fais connaître à mon fils les héros de sa race ;
Autant que tu pourras, conduis-le sur leur trace.
Dis-lui par quels exploits leurs noms ont éclaté,
Plutôt ce qu'ils ont fait, que ce qu'ils ont été.
Parle-lui, tous les jours, des vertus de son père.
Et, quelquefois aussi, parle-lui de sa mère.
Mais qu'il ne songe plus, Céphise, à nous venger;
Nous lui laissons un maître, il le doit ménager ;
Qu'il ait de ses aïeux un souvenir modeste.
Il est du sang d'Hector, mais il en est le reste ;
Et, pour ce reste enfin, j'ai moi-même, en ce jour.
Sacrifié mon sang, ma haine et mon amour!
La tragédie était une des éducations de l'ancienne
France aristocratique ; un souffle de Racine fut
mêlé à l'air qu'on y respirait. Ne semble-t-il pas que
quelque chose de ce testament sublime d'Andro-
maque soit passé dans le testament de Louis XVI, et
dans la lettre que Marie-Antoinette écrivait, la veille
»'u supplice, à sa sœur, pour lui recommander son
cniant ? — « Que mon fils n'oublie jamais les der-
» niers mots de son père, que je lui répète expresse-
342 LE THÉÂTRE MODERNE.
» ment : Qu'il ne clierclie jamais à venger noire
» mort ! »
Andromaque règne dans la tragédie de Racine,
mais Hermione la gouverne. Elle en est l'action vio-
lente et mobile ; c'est elle qui détermine ses revire-
ments et ses catiislrophes; tous les aiilres personna-
gessontentraînésdansson tonrhilloii. AvocIIeimione,
la passion féminine parut pour la première fois sur
notre théâtre. Andromaque n'est qu'une traduction,
ou pour mieux dire qu'une assimilation admirable;
Hermione est une création, une figure toute originale
et toute neuve. Elle diffère deranticpiilé, par sa nature
ondoyante et diverse, par la complexité de ses senti-
ments, par une sorte de fièvre toute moderne et dont
les symptômes auraient déconcerté Hippocrate. L'An-
dromaque de Racine, sous sa transformation déli-
cate, niais garde un cœur d'une simplicité homérique ;
le cœur d'Hermione est un labyrinthe, plein de replis
et de dédales, à travers lequel erre un monstre :
l'amour jaloux se rongeant lui-même et cherchant
sa proie.
Dès sa première scène avec Oresie, elle apparaît
environnée d'un fluide nerveux, d'un trouble d'orage,
ne sachant si elle hait déjà Pyrrhus, si elle l'aime en-
core, cherchant à lire dans son cœur, comme à la
lueur des éclairs. Elle pressent qu'Oreste pourra la
RACINE. 343
venger, que son amour servira la haine qui se forme
en elle, et elle l'encourage, avec une coquetterie
froide et perfide. Mais la passion, à ce degré de vio-
lence, ne sait guère mentir. Voyez-la, quand il sem-
ble croire qu'elle est dédaignée : sa fierté s'irrite et
sa parole s'envenime ; le serpent fait trêve à sa ten-
tation; il se redresse d'un jet acéré, dardant l'amer-
tume :
. . . Qui vous l'a dit, seigneur, qu'il me méprise?
Ses regards, ses discours vous l'ont-ils donc appris?
Jugez-vous que ma vue inspire du mépris ?
L'instant d'après, lorsque Pyrrhus semhle lui reve-
nir, elle ne prend plus la peine de dissimuler ses
transports. Sa passion se répand à travers les faibles
efforts qu'elle fait pour la contenir :
Qui l'eût cru que Pyrrhus ne fût pas infidèle ?
Que sa flamme attendrait si tard pour éclater?
Qu'il reviendrait à moi, quand je l'allais quitter?
Puis, lorsque Oreste est parti, sa joie éclate, comme
dans un chant de triomphe :
PjTrhus revient à nous! Eh bien, chère Cléone,
Conçois-tu les transports de l'heureuse Hermione?
Sais-tu quel est Pyrrhus? T'es-tu fais raconter
Le nombre des exploits... Mais qui peut les compter?
C'est à ce comble d'orgueil, que Racine, qui met
un art de statuaire à composer les groupes du théâtre,
344 LE THÉÂTRE MODERNE.
amène et prosterne à ses pieds Andromaque en
pleurs; c'est alors qu'elle répond aux nobles prières
de la veuve d'Hector par cette insolente ironie :
S'il faut fléchir Pyrrhus, qui le peut mieux que vous?
L'égoïsme de la passion s'accentue, dans Her-
niione, d'une sorte de méchanceté sarcastique. Il y a
de l'esprit de cour dans cette grande dame de la mai-
son des Atrides, de cet esprit rapide et hautain, qui
tue en pass;int, et de haut en bas.
Pyrrhus est retourné à Andromaque; Hermione se
renferme, en apprenant cette trahison décisive, dans
un silence sombre qui surprend sa pâle confidente.
Elle en sort, par ce mot terrible et qui sent la mort :
Fais-tu venir Oreste?
La tragédie prend ici l'alluie et le ton du drame.
C'est ainsi qu'une princesse italienne de la Renais-
sance, trompée par son amant, enverrait chercher
un bravo. Tout ce rôle d'Hermione brise, du reste,
le cadre que Racine impose d'ordinaire à ses hé-
roïnes. On peut dire qu'il est romantique « avant la
lettre», dans le sens effréné du mut. Phèdre, elle-
même, ne sera, plus tard, ni si violente, ni si spon-
tanée. Classique par l'éloquence soutenue, la fierté
royale, la beauté du style, Hermione a, par moments,
les nerfs, l'exaltation, l'impétuosité déchaînée d'une
RACINE. 345
femme de Shakspeare. Il faut qu'Oreste soit bien
aveuglé, pour ne pas voir qu'il n'est qu'un couteau
dans sa main, et, pour ainsi dire, que l'exécuteur da
ses hautes-œuvres. Aucune tendresse et aucun sou-
rire ; elle ne lui verse pas un philtre voluptueux pour
le pousser à l'assassinat. A peine daigne-t-elle faire
luire à ses yeux un douteux espoir. L'ultimatum al-
lier qu'elle lui pose n'admet pas de réplique. Elle
coupe ses protestations; elle s'indigne qu'il ose hé-
siter et marchander sa vengeance; elle tisonne sa
jalousie, au lieu d'enflammer son amour. C'est en le
piquant de l'aiguillon, qu'elle le lance sur Pyrrhus le
glaive à la main :
Doutez jusqu'à sa mort d'un courroux incertain...
S'il ne meurt aujourd'hui, je puis l'aimer demain.
Et, tout ingrat qu'il est, il me sera plus doux
De mourir avec lui que de vivre avec vous.
La tyrannie fémiuine, toute-puissante, sijre de
son empire, n'a jamais plus cruellement abusé de
l'homme réduit en sa servitude.
Comme cette glace se rompt, quand Hermione se
retrouve en face de Pyrrhus ! Quel flot de fiel et de lai -
mes déborde tumultueusement de ce cœur meurtri!
Elle se contient, d'abord, et retourne l'ironie dans
l'âme de l'homme qui l'outrage ; mais cette âme est
insensible, ou elle feiut de ne rien sentir : alors sa
fureur éclate, et l'amour s'y heurte encore à la haine :
346 LE THÉÂTRE MODERNE.
Je ne t'ai point aimé, cruel! Quai-jc donc fail?
Explosion magnifique de passions qui s'enlrecho-
-Uent et qui se combattent; la liaine dévorant l'amour,
qui renaît en elle sous une autre forme ; des éclairs qui
passent, comme un rayonnement de tendresse, sur un
visage courroucé; puis, rimprécalioii qui reprend, plus
ardente etplus forcenée.El tout ce choc de sentiments
hostiles s'accorde, par mille nuances secrètes, dans
le pur contour d'un style accompli; c'est l'harmonie
dans la tempête, la mélodie sous l'injure : l'élégance
court, comme une ligne brisée, mais toujours exquise,
sur ces transports du langage. Il n'a été donné qu'à
Racine, dans le théâtre moderne, d'agiter à ce point,
sans l'enlaidir, la figure humaine. L'imprécation, qui
défigure souvent les héroïnes de Corneille, ne lait
qu'exalter la beauté des siennes. Au plus fort de leur
désespoir ou de leur colère, ses femmes rappellent
ces jeunes Niobides qui lèvent vers le ciel des têtes
admirables, et se débattent, avec de beaux gestes,
sous les flèches inévitables des Dieux.
Le rôle va croissant en passion, en audace, en ter-
reur tragique, jusqu'au dénoûment. Quel coup de
théâtre plus hardi et plus saisissant, que la révolution
subite du cœur d'Hermione, maudissant Oreste dès
qu'il a commis le crime qu'elle vient d'ordonner! Il y
a de la folie dans l'elTrouterie sublime de son fameux
RACINE. 347
cri : « Qui te Va dit? » Mais ce cri fou jaillit de la
nature même ; il part d'une âme soudainement boule-
versée, et qui n'a plus conscience de ce qu'elle élaif
un instant auparavant. Hermione est sincère, en re-
niant le meurtre d'Oreste, et lorsque le sentiment de
sa complicité lui revient, elle est vraie encore, en lui
rejetant tout le sang de leur victime à la face. Il n'y
a rien à répondre à ses sanglants et brûlants repro-
ches :
Ah I fallait-il en croire une amante insensée?
Ne devais-tu pas lire au fond de ma pensée?
Et ne voyais-tu pas, dans mes emportements,
Que mon cœur démontait ma bouche à tous moments?
Quand je l'aurais voulu, fallait-il y souscrire?
N'as-tu pas dû cent fois te le faire redire ?
Toi-même, avant le coup, venir me consulter?
Y revenir encore, ou plutôt m'éviter?
Que ne me laissais-tu le soin de ma vengeance?
Elle est femme, c'est-à-dire, cent fois plus qu'un
homme, esclave de l'instinct et de la nature. La pas-
sion la possédait, lorsqu'elle a parlé, comme une
Pythie jalouse et furieuse, qui rendrait sur le trépied
de sanglants oracles. Le vrai coupable est le fana-
tique qui a pris au mot son délire et donné la forme
d'un crime à son mauvais rêve. Minerve, dans les
Euménides, vient acquitter Oreste du crime de
Clytemnestre; Vénus, dans la tragédie de Racine,
pourrait venir absoudre la fille d'Hélène. Comme
dans Phèdre, c'est elle qui a tout fait et tout in-
348 LE THÉÂTRE MODE «NE.
spiré; et comme riièdre, Ilermione pourrait s'écrier:
O haine do Vénus I ô fatale colère I
Dans quels égarements l'amour jeta ma mère!
Ainsi que dans presque toutes les tragédies de
Racine, les hommes, dans Andromaque, sont loin
d'égaler les femmes. Ils n'ont pas, en énergie, ce
qu'elles ont en grâce. Leurs passions mêmes sont
moins vraies; une veine de fadeur y circule; la fé-
rocité de leurs actions contraste souvent, par trop,
avec la courtoisie de leur langage. Quoi de plus
étrange que la galanterie de Pyrrhus envers Andrr-
maque, au fond de laquelle gronde toujours la me-
nace de tuer son fils? Le couteau perce sous les
manchettes de ses compliments. « J'avoue, — dit
Racine dans la préface de la pièce — que Pyrrhus
» n'est pas assez résigné à la volonté de sa maîtresse,
)» et que Céladon a mieux connu que lui le parfait
» amour. » Sans doute, Pyrrhus n'est pas un Cé-
ladon ; mais on se le figure comme un bandit poli du
Pays du Tendre, arrêtant une femme au bord du Lac
d' Indifférence ou au coin du Rocher d^ Orgueil^ pour
lui demander le cœur ou la vie.
En revanche, il y a beaucoup de Céladon dans
Oreste; tout son rôle est enrubanné de madrigaux
romanesques. Ici il compare la rigueur de sa maî-
tresse à celle des Scythes de la Tauride :
Racine. 349
Madame, c'est à vous de prendre une victime.
Que les Scythes auraient dérobée à vos coups,
Si j'en avais trouvé d'aussi cruels que vous.
Ailleurs, il vient « cliercher dans ses yeux une
mort qui le fuit ». Si Pyrrhus s'approche d'elle, il
s'écrie :
A tant d'attraits, Amour, ferme ses yeux!
Au moment d'aller égorger son rival, il dit à Iler-
mione :
Croirai-je que vos yeux à la fin désarmés.
Il y a plus « d'yeux » dans ses tirades, que sur la
roue déployée d'un paon.
Quand on sort de la lecture des Tragiques grecs,
de VOrestie d'Eschyle ou de VÈlectre de Sophocle,
on est stupéfié de retrouver, sous un déguisement
d'amoureux transi, ce personnage sinistre, couvert
de l'horreur d'un crime inexpiable. Car Racine a
beau feindre de l'oublier, Oreste a déjà lue Clytem-
nestre, lorsqu'il vient courtiser Herniione. Ce sou-
pirant est un parricide, et l'on croit rêver, lorsqu'on
l'entend dire à Pylade :
Mon innocence enfin commence à me peser.
Il reprend, au dénoijment, sa grandeur tragique; mais
on s'étonne encore que les Furies, qui ont cessé de le
350 LE THÉÂTRE MODERNE.
poursuivre avec le fantôme sanglant de sa mère, se
dérangent pour lui montrer Pyrrhus égorgé. La mort
de Pyrrhus, ce n'est là qu'une peccadille après un
tel crime, et peu digne d'émouvoir l'Enfer.
Mais ces légers défauts disparaissent dans l'unité
et dans la heauté de l'ensemble. Andromaque est
comme le porti(iue du théâtre de Racine, et sa com-
position parfaite, sa pompe tempérée de grâce, son
analyse délicate, son ordonnance harmonieuse, s'y
montrent déjà tout entières. Le style, comme nous
l'avons vu, se ressent encore, par endroits, du jargon
des romans du temps. Les « feux » et les « flammes »,
les « nœuds » et les « charmes », les « soupirs » et
les « attraits » s'étalent au travers des plus belles
tirades. On croirait voir les pots-à-feu, les chicorées,
les cartouches de l'art rococo flamboyer et se con-
tourner entre les hgnes sereines d'un édifice. Mais des
morceaux superbes dominent, de toutes parts, ces
faux ornements ; ils disparaîtront presque entière-
ment des prochains chefs-d'œuvre. Dès Andromaque^
Racine mérite déjà l'éloge de Yauvenargues : a Per-
» sonne n'éleva plus haut la parole et n'y versa plus
» de douceur. »
B\UINB. 351
n
La tragédie de Racine est trop craintive et trop
pure pour explorer le Palatin des Césars. Elle n'en
connaît pas plus les détours que ceux du Sérail ; elle
reste pudiquement sur le seuil de ce labyrinthe plein
de crimes, d'obscénités et de rugissements. Ce qu'il
lui faut, à cette chaste Muse, c'est l'unité du portique
grec ou du temple juif; une action simple, un fond
d'histoire un peu vague, des héros presque mytholo-
giques, qu'elle puisse polir comme des statues de
marbre. Elle ignore les instruments et les ustensiles
vulgaires de la vie ; elle n'emploie que ses armes et
ses ornements suprêmes : la mître du prêtre, le glaive
du soldat, le bandeau royal, le poignard du suicide,
la coupe mortelle, otferte et vidée avec une solennité
rehgieuse. La tente d'Agamennon, le palais de
Phèdre, le temple de Jérusalem, voilà ses foyers et
ses tabernacles. Là règne une simplicité sublime,
en harmonie avec sa noblesse; là, des reflets antiques
et des souffles sacrés, qu'elle s'assimile en les tempé-
rant, elle compose la pâle lumière, l'air incolore et
subtil, qui conviennent à son doux génie.
Mais la Rome impériale est trop compliquée,
trop tragi-comique, pour cette muse décente. Le
352 LE THEATRE MODERNE.
drame de Sl)ak>peare, avec sa force et son audace,
pourrait seul cireindre l'inextricable cité. Lui seul
irait bravement du Palatin à Suburre, et du lupanar
au sénat ; il ne craindrait pas de s'encanailler parmi
les esclaves et les gladiateurs. Au sortir de la cuisine
lie Triniidcion, il irait inspecter la pliarmacie de Lo-
custe. Cette valetaille désordonnée d'ennnques, d'af-
franchis, de baladins, de courtisanes, que les Césars
traînaient après eux, et que la tragédie de Racine re-
lègue dans ses coulisses nébuleuses, le drame sliaks-
pearien la déroulerait dans toute sa longueur. N'est-
ce pas la queue de ces comètes, le système de ces
astres monstres?
Certes, le Britannicus de Racine est, en lui-même,
une admirable étude ; mais, rapproché des sanglantes
peintures de Tacite et de Suétone, comme il pâlit et
se décolore ! Comment reconnaître, dans ce Néron ga-
lant et transi, qui parle à Junie la langue romanesque
des belles passions de Versailles, l'adulesccnt féroce,
dépravé par les mimes et les proxénètes, qui, à dix-
sept ans, avait déjà commandé à Locuste les cham-
pignons que mangea Claude, la veille de sa mort, et
qui s'amusait à courir, la nuit, par les rues de Rome,
en pillant les boutiques et en assommant les pas-
sants. Où est le cabotin couronné, qui préludait,
par des airs chevrotes en plein théâtre, devant une
claque de licteurs, au chaut incendiaire, qu'il entonna
RACINE. 353
plus tard sur Rome en flammes, du haut de la tour
de Mécène.
Pour toute ambition, pour rertu singulière,
Il excelle à conduire un char dans la carrière,
A disputer des prix indignes de ses mains,
A se donner lui-même en spectacle aux Romains,
A venir prodiguer sa voix sur un théâtre,
A réciter des chants qu'il veut qu'on idolâtre.
Tandis que des soldats, de moments en moments,
Vont arracher pour lui les applaudissements.
Est-ce assez de ces huit vers qui tombent, à plis
pompeux, comme un rideau de théâtre, sur Néron en
scène? La tragédie est obligée de garder son sérieux
devant ce burlesque spectacle. Tacite, pourtant, qui,
d'habitude, ne se déride guère, desserre sa lèvre
crispée , quand il raconte les pasquinades césa-
riennes : un sourire, rapide comme un éclair, tra-
verse alors sa phrase, chargée de pensées sinistres.
Je me ligure Shakespeare, trouvant, dans ses cour-
ses à travers l'histoire, le fouet de cocher, la harpe
de musicien, le masque et le costume de théâtre du
divin Néron. Quel parti il aurait tiré de ce trophée
dérisoire! Avec quelle verve sifflante il aurait lancé
sur les planches le maître du monde, tremblant,
éperdu, tenant, dans les entr'actes, un linge sur sa
bouche pour ménager sa poitrine, et chantant, en
fausset de femme, le rôle de « Canacée en couches »,
ou de « Niobé punie par les Dieux » !
III. 23
354 LE THRATRE MODERNE.
Mais rÉtiqiietle retient la tragédie, sous son froid
portique. Elle voit, de loin, le char de Néron volant
dan^ la poussière ; elle entend, de loin, les salves
d'applaudissements dont une armée de claqueur?
snlue l'histrion féroce. Il lui est défendu d'approcher
poir mieux entendre; il lui est interdit de toucher
aux excentricités de son héros. El pourtant, qu'est-
ce que Néron, sinon un excentrique couronné? Son
caractère, c'est le délire; son originalité, c'est la
folie toute-puissante. Rien de plus complexe que ce
type oij il y a du gamin et de l'artiste, du scélérat et
du virtuose, du despote et du monomane; les
griffes du tigre, le masque du singe, la roue du
paon, une chimère! Drapé dans la tunique des
tyrans classiques, ce n'est plus Néron; de même que
le fou furieux, comprimé par la camisole de force,
n'est plus l'être anormal dont la science analyse l'é-
cume et observe le geste effréné.
On peut en dire autant d'Agrippine. Elle fait une
très fière figure dans la tragédie de Racine. Elle y
apparaît, impérieuse et grande, comme dans les sta-
tues que l'antiquité nous a laissées d'elle. J'admire,
en elle, une superbe image de l'ambition féminine,
mais j'y cherche en vain les traits expressifs de cette
Sultane Validé du Palatin, comblée de crimes, ras-
sasiée d'adultères, qui, au moment où il lui fallut
tendre la gorge à l'épéc liliule, méditait encore l'in-
RACINE. 355
ceste, comme moyen de règne. Ainsi encore de
Narcisse, dont la tragédie n'a fait qu'un confident
pervers, et dont le drame, moins timide, aurait res-
titué le type pittoresque, celui de l'affranchi, de
l'âme damnée, du Scapin-sicaire des Césars.
Quel type que celui de l'affranchi, au temps de la
décadence romaine ! L'esclavage prit, en lui, une re-
vanche triomphale. Il s'éleva sur ses maîtres, les ba«
foua et les opprima à outrance. Émancipés par la
baguette du préteur, les captifs envahirent tumul-
tueusement la Cité. En soixante ans, cent mille
étrangers ou barbares devinrent citoyens romains.
Malgré les obstacles dressés par les lois, ils forcèrent
tour à tour l'entrée des comices, des légions, des
fonctions publiques et du Sénat même. La race ser-
vile, jetée, par flots, dans le peuple hbre, le cor-
rompait, comme une lie mêlée à un vin généreux. Un
jour, Scipion Émihen, que leur tourbe interrompait
au Forum, leur cria du haut des rostres : « Silence,
» faux fils de l'Italie ! vous aurez beau faire, ceux que
» j'ai amenés garrottés à Rome ne me feront jamais
M peur, tout déliés qu'ils sont maintenant. » Ils se
courbèrent sous cet affront tombé de si haut, mais
pour se relever bientôt plus insolents et plus in-
domptables.
C'est de l'Empire surtout que date l'avènement
Sj6 le théâtre moderne.
de l'affranchi, ou, pour mieux dire, son apothéose.
Les affranchis des Césars, ininisires iiiàlinés d'es-
claves, moitié valets de chamhre cl moitié vizirs,
reflètent la toute-puissance de leurs maîtres. Ils cer-
nent sa personne, ils gardent et ils défenJont ses
abords. Nourris dans le Palatin, ils savent tous les
secrets et tous les dédales ; ils aident Locuste à com-
poser ses poisons d'État, et guident les licteurs au
lit d'Agrippine.
Tacite parle d'eux, comme Saint-Simon parlerait
de courtisans vieillis dans les traditions de Versailles.
« Graptus, dit-il, formé aux intrigues depuis le temps
» de Tibère, savait la cour», Domum principum
eductus. Ailleurs, il nous montre Calliste « ayant
l'expérience de deux règnes )),^nom quoque regids
peritus. Secrétaires, trésoriers, prégustateurs, in-
specteurs des tables, intendants des provinces, des
spectacles, des jeux, des domaines, ils accaparent
tous les offices intimes et lucratifs du palais. Ils
tiennent marché public des dignités et des charges.
On n'arrive que par eux à l'oreille inaccessible du
prince. Ils font commerce de sa faveur et de sa co-
lère, et des espérances chimériques qu'ils rappor-
tent aux solliciteurs. « On vend l'empereur! » s'é-
criait Dioclétien, indigné de cette simonie. Alexan-
dre Sévère, poussé à bout, fît asphyxier, au pilori,
l'affranchi Vétronius, qui trafiquait publiquement de
RACINE. 357
fausses confidences attribuées au prince. Pendant
l'exécution, un héraut criait au peuple : « Ainsi
» périsse par la fumée celui qui a vendu de la
» fumée ! »
Mais ces répressions étaient rares. Créature de
César, l'affranchi participait à l'impunité de son
créateur. N'était-il pas l'incarnation de son bon plai-
sir, la preuve vivante que tous les hommes étaient
égaux devant son caprice, et qu'il dépendait de lui
d'abaisser ou d'élever cette poussière? Le despo-
tisme, dans tous les temps, s'est toujours plu à tirer
de la fange ses familiers. Que trouve-t-on le plus
souvent dans l'ancienne histoire, sur la première
marche du trône des empereurs byzantins, des czars,
des sultans? Un eunuque, un mougick, un batelier
du Bosphore. Le tyran ne se fie qu'aux petits, grandis
par sa main. Comme le roi de la fable antique,
il fait des trous dans la terre pour y déposer ses
secrets. De Tibère à Commode, on dresserait une
dynastie servile, parallèle à celle des Césars. Cal-
liste règne sous Caligula; Narcisse et Pallas font mou-
voir ce mannequin hébété qu'on appelle Claude ; Hé-
lius, investi du pouvoir suprême, pendant le voyage
de Néron en Grèce, fait dire à Rome qu'il y a deux
empereurs, et la fait douter lequel des deux est le
pire. Parlhénius et Sigère sont les deux bras de Do-
mitien, embusqué et caché dans l'ombre. Pendant
358 LE TIIEATIU: MODERNE.
près de trois siècles, la pourpre do l'Empire so con-
fond avec sa livrée.
Ainsi postés au centre du pouvoir dont ils tenaient
toutes les trames, les aiïranchis pressuraient le monde
comme une proie. Comparées à leurs exactions, les
rapines des traitants modernes paraîtraient des lar-
cins et des grapillages. Ils avaient élevé le pot-de-
vin aux porportions de ces amphores colossales qui
abreuvaient les orgies romaines. Manié par eux, le
budget de l'Empire n'était que l'organisation du pil-
lage. Trois cents, quatre cents millions de sesterces,
c'était la fortune courante des Pallas et des Narcisse,
des Calliste et des Doryphore : « Je vis, un jour, ra-
» conte Épictète, un homme pleurer aux })iedsd'Épa-
» phrodite, l'affranchi de Néron, lui embrasser les
» genoux et déplorer sa misère. Il ne lui restait plus,
» disait-il, de tout son bien, que cent cinquante mille
» drachmes. » (Quinze cent mille francs de notre
monnaie.) « Que croyez-vous que fit Épaphrodile?
» Qu'il se moqua de lui, comme nous? Au contraire,
» tout étonné, il lui répondit : « Eh! m;dheureux,
» pourquoi m'as-tu caché ton infortune? Comment
» as-tu pu la supporter? »
Ils étalaient effrontément cette opulence scanda-
leuse. Des palais de marbre et d'or, des villes splen-
dides, de vastes jardins, leurs mausolées mêmes,
dont la voie Appienne étaient encombrée, affichaient
RACINE. 359
leurs déprédations, comme la pyramide de Rhodope,
à laquelle chacun de ses amants avait mis sa pierre,
criait les prostitutions de la courtisane. Ces échappés
de l'ergastule vengeaient les misères de leur passé,
par les excès d'un luxe écrasant. Un patricien, Cor-
nélius Balbus, se vantait de pouvoir montrer, dans son
théâtre, quatre colonnettes d'onyx : Calliste fit mettre
trente colonnes de la même pierre dans son tricli-
niuni. Les plus riches mosaïques tapissaient, du par-
quet aux voûtes, les thermes d'Étruscus, TalTranchi
de Néron : on y voyait les eaux ruisseler par des
tuyaux d'argent dans des bassins d'or. Martial
compare aux jardins d'Alcinoùs les serres d'Entelle,
où le raisin pourpre nmrissait au fort de l'hiver. Il
nous montre encore l'esclave parvenu, portant à ses
doigts des bagues presque aussi lourdes que les an-
neaux (^u'il traînait naguère à ses jambes. « Aujour-
» d'hui, dit Sénèque, le miroir donné à la fille d'un
» affranchi vaut plus que toute la somme votée à
y> Scipion par le peuple romain. »
Pour revanche suprême, l'affranchi de César avait
la joie de voir les plus grands personnages de Rome
et du monde se vautrer pêle-mêle à ses pieds. L'aris-
tocratie semblait faire sa cour à l'ancien esclave, en
exagérant la servilité. Les sénateurs, les généraux,
les candidats à la préture, au consulat même, assié-
geaient son vestibule et mendiaient son audience.
360 LE THÉÂTRE MODERNE.
Des mésalliances fabuleuses posaient parfois presque
une couronne sur son bonnet phrygien. Félix, le frère
de Pallas, épousa successivement trois filles de rois.
Un jour, Pallas, ironiquement peut-être, propose
un décret destiné à réprimer le libertinage des ma-
trones avec les esclaves. Aussitôt le Sénat, exta-
sié d'admiration, affolé de reconnaissance, vote
louanges, honneurs, plus quinze millions de sester-
ces, à l'auteur de ce décret magnanime. Des flatteurs
faisaient descendre Pallas de l'antique roi d'Arcadie:
cet arbre généalogique est solennellement inauguré
par les Pères conscrits dans la même séance !
Sur la proposition d'un descendant des Scipions,
ils rendent des actions de grâces à ce valet libéré de
Claude, qui, « né des rois, voulait bien sacrifier s?
» noblesse au bien public, et n'être qu'un des ser-
» viteurs de César ». Pallas, acceptant les hon-
neurs, refusa l'argent, se disant « content de sa
)) pauvreté première... » Ce stoïque amant de la pau-
vreté était quatre-vingts fois millionnaire. — Tacite,
rapportant l'anecdote, a ce petit rire sec et triste
qui le prend chaque fois qu'il raconte une flagornerie
sénatoriale avortée et tombée à plat. L'adulation
tournait parfois à l'adoration : cette valetaille avait
sa prêtraille. Lucius Vitellius, le père de l'empereur,
avait fait placer les bustes dorés de Pallas et de
Narcisse parmi les images de ses dieux pénates.
RACINE. 36f
Ainsi exalté, idolâtré, déifié, l'affranchi, ivre d'or-
gueil, se rassasiait d'insolence. Un tour de roue l'avait
porté du bas-fond au comble. Les Saturnales dérisoi-
res qu'il fêtait jadis, une fois l'an, étaient devenues sa
vie quotidienne. Il était le maître de ses maîtres; il
posait, en triomphateur, sur ce monde à la renverse
qui l'avait si longtemps foulé. Aussi, que de talions
et de représailles! comme il lui rendait à usure les
outrages reçus, les affronts subis! — Epaphrodite
ferme brutalement sa porte au patron, qui l'avait mis
en vente, un écriteau à la poitrine, sur le tréteau des
enchères publiques. — Polybe se promène au Fo-
rum, appuyé des deux bras sur les épaules des deux
Consuls en fonctions. — Polyclète tient ferme contre
le peuple, qui tourne vers lui ses mille têtes, lors-
qu'un acteur dit, sur la scène, ce vers d'une comédie
grecque : « Il n'est personne d'insupportable dans la
» bonne fortune comme un valet qui a été souvent
» I ossé. » — « Oui, » réplique-t-il à la foule, sans se
déconcerter, « mais le même poète a dit aussi qu'on
» a vu des chevriers devenir rois ». — Pallas, déjà
cité, s'étant rendu odieux à Néron, par ce que Tacite
appelle «sa sombre QiTvogancey>, trisiia7roga}îtia, est
accusé de haute trahison. On lui allègue qu'il a fait
part de ses projets à quelques-uns de ses esclaves.
Calme jusqu'alors, Pallas s'indigne de cette supposi-
tion injurieuse. Il répond que « jamais il n'a donné
362 LE THÉÂTRE MODERNE.
» d'ordre dans sa maison que par signes, et que
» des explications devenant nécessaires, il les avait
» toujours fournies par écrit, pour ne pas s'enca-
» naiiler avec ses gens en leur adressant la parole. »
Que de belles scènes on trouve dans Tacite, com-
posées et groupées d'avance pour la perspective du
théâtre, et dont Racine, retenu par les liens des rè-
gles, n'a pas osé s'emparer! On sait par cœur
cette merveilleuse page û'Athalie, où la vieille reine
interroge Joas, et tremble au souffle prophétique
qu'exhalent ses lèvres enfantines. Les Annales
offraient au poète un tableau d'une beauté pareille.
Une nuit, pendant les fêtes des Saturnales, le jeune
Néron, désigné par le sort pour roi du festin, ordonna
à Britannicus de se lever, de s'avancer au milieu de
l'assemblée et de chanter. Il comptait sur le trouble
d'un enfant pudique et mélancolique, exposé, pour
la première fois, aux yeux effrontés d'une orgie ro-
maine, et sur la dérision [lublique d'un frère qu'il
commençait à haïr. Mais Britannicus se leva, sans
trop s'émouvoir, et se mit à chanter des vers élé-
giaques où perçait, à mots couverts, la plainte de
l'orphelin dépouillé de son héritage. L'ivresse avait,
pour un instant, affranchi les âmes des convives;
leurs sympathies secrètes éclatèrent; un murmure
de pitié répondit aux accents de cette voix tou-
RACINE. 363
chante. Néron pâlit de colère, et la mort du jeune
prince fut consommée dans son cœur!
Et la complice de ce meurtre, où est-elle? où est
Locuste? On l'entrevoit à peine à travers une péri-
phrase de Narcisse :
Seigneur, j'ai tout prévu; pour une mort si juste,
Le poison est tout prêt. La fameuse Locuste
A redoublé pour moi ses soins officieux ;
Elle a fait expirer un esclave à aies yeux:
Et le fer est moins prompt, pour trancher une vie,
Que le nouveau poison que sa maiu me confie.
Ne dirait-on pas l'esclave de Cléopâtre apportant
le serpent dans une corbeille de fleurs do rhétori-
que ? C'est ici qu'il faut regretter les scrupules d'une
poétique timorée et la pruderie de goût qui a con-
traint Racine à éloigner de sa tragédie le person-
nage qui aurait dû en être la terreur vivante.
Eh quoi ! traiter en comparse l'empoisonneuse pa-
tentée de la maison des Césars, cette femme replile
que l'imagination se représente tordue, comme une
couleuvre de caducée, autour du sceptre des empe-
reurs! Tacite l'appelle « un instrument du règne »,
lui qui ne prodigue pas ce titre au hasard : Diii inter
instrumenta regni habita. Elle fit, à elle seule, toute
la cuisine homicide de Claude et de Néron. On sait
la science effrayante qu'elle déployait à voiler le
meurtre. Ses poisons, suivant l'occurrence, frap-
paient comme la foudre ou consumaient comme la
364 LE THÉ AT RE MODERNE.
fièvre lente. Dans cette cour, rempli', de pièges et
d'ombrages, elle représentait le soupçon du piiiice,
sa vetigeance, sa disgrâce extrême. Elle élait son
ministre de la mort, sa Némésis domestique. Invisi-
ble et partout présente, elle avait l'ubiquité et la sub-
tilité d'uni! épidémie. Sa main planait sur toutes les
coupes des festins, son spectre se dressait à tous les
chevets des mourants. L'impunité l'investissait d'une
sorte de majesté formiilable. On n'en veut pas à la
peste; on la redoute et on la subit. Elle émane de la
colère de Dieu ; elle est l'agent irresponsable des des-
tructions dont la nature a besoin. Or, qu'était Lo-
custe, sinon le fléau du divin César, sa Peste incar-
née, chargée des exécutions secrètes de sa politique?
Volontiers on lui aurait consacré ce temple que les
Spartiates avaient élevé à la Peur.
N'est-ce pas un groupe tout dessiné par l'histoire
et que le drame n'avait qu'à peindre, que Locuste
dans son officine, son masque de cristal à la main,
en tête-à-tête avec Néron; l'assassin et l'empoi-
sonneuse collaborant le fratricide, discutant, à huis-
clos, la raison, le poison d'État!
Suétone nous a donné le procès-verbal de ses con-
sultations funéraires. La première potion n'est pas
assez forte, l'enfant résiste. Néron se fâche ; il re-
proche à Locuste d'avoir composé une médecine, au
lieu d'un remède. L'artiste funèbre, humiliée dans
RACINE. 365
son amour-propre, se remet à l'œuvre et compose un
toxique qu'elle garantit plus sûr que le tranchant d'un
glaive. Néron l'essaya d'abord sur un chevreau, qui
J'écut cinq heures après l'avoir pris. C'était trop long
encore. Locuste remit au feu sa mixture; elle la fit
cuire et recuire, puis on la fit boire à un marcassin
qui expira sur-le-champ. Alors le poison plut à Néron.
« Placuit venenum », comme dit ailleurs Tacite, avec
son sourire plus terrible qu'un grincement de dents.
Je comprends que Racine ait reculé d'effroi de-
vant ce laboratoire empesté. Cependant, cette
Locuste qui le dégoijle et qu'il écarte avec tant de
soin, elle revenait, de son temps, sous tous les mas-
ques et sous toutes les formes. On sait les effroyables
traces de poison que l'histoire a découvertes dans
les entrailles du dix-septième siècle ; le cadavre du
règne des Borgia n'en est pas plus noir. C'est d'abord
la Brinvilliers, ce Cordon-bleu de l'empoisonnement ;
puis la Voisin, une vieille sibylle qui tenait, en plein
Paris, boutique d'orviétans funèbres; mais ce n'é-
taient là que les gâte-sauces du métier.
Il vient un moment où Locuste, déguisée en grande
dame, reparaît, dans le palais de Louis XIY, inviolable
et impunie, comme à l'époque des Césars. On re-
trouve la trace de son ongle vert dans la tasse d'eau
de chicorée de madame Henriette, dans la tabatière
366 LE THÉÂTRE MODERNB.
de la duchesse de Bourgogne, dans le lait à la glace
de la reine d'Espagne. Suint-Simon voit passer son
ombre devanl les lils de mort de Louvois, de la pre-
mière Dauphine, du duc de Berry_, de la |trincesse de
tonti. La malaria politique qui décimait le Palatin
sévit sur Versailles.
La cour de Louis XIV imite la réserve de Britan-
niciis. Comme la tragédie de Racine, elle craint,
avant tout, le scandale. On passe, on détourne la tète,
on n'a rien entendu, on n'a rien vu. Un grand silence
se forme et s'épaissit autour de ces crimes... Il sem-
ble qu'on ait peur de démasquer ia figure d'un dieu
de la terre, en écartant la nuée qui les couvre. Au
plus fort de l'épidémie vénéneuse, la cour poursuit
son cérémonial; elle enterre ses morts à la hâte et
sans autopsie ; elle se maintient, devant leurs cer-
cueils, dans l'attitude olficielle que lui prescrit l'éti-
quette. Serrée de près par ces crimes rampants qui
l'attaquent aux plus nobles membres, elle garde
léquilibre de ce groupe du Laocoon qui se débat,
jous l'étreinte des serpents, avec tant de cadence
2t de majesté.
Malgré tout, je comprends que le poète ait répu-
gné à pencher le noble visage de sa Melpomène sur
la marmite de Locuste. Une telle besogne devait
choquer tous ses instincts de délicatesse et de con-
venance. Il était de son droit, de son devoir peut-
RACINE. 367
être, de s'en abstenir. Mais que prouve cette ré-
serve, sinon que Néron ne relève pas de la tragé-
îie, et qu'il était impossible d'enfermer cet être
efïréné dans une action symétrique? Le drame seul
peut s'en rendre maître, parce que le drame possède
ce qu'un Père de l'Église appelle le « terrible don de
la familiarité » ; parce que les monstres ne lui font
pas peur, et qu'il irait hardiment consulter Locuste,
lui qui ne craint pas d'entrer, avec Roméo, dans ce
bouge de Mantoue, plein de graines pourries, de ves-
sies crevées, d'écaillés de tortues et de reptiles em-
paillés, au milieu desquels un blême apothicaire bro-
cante des poisons en cachette, et vend la mort en
crevant de faim.
En revanche, la scène du festin pouvait tenir dans
le cadre de la tragédie, et Racine, en l'éludant, a
manqué un dénouement admirable. Tacite l'a scul-
ptée dans le marbre noir d'une page lapidaire ; il ne
restait qu'à faire parler ce bas-relief de sarcophage,
d'un style si large et si théâtral. Néron soupe en
famille. Les fils des empereurs mangent, suivant la
coutume, avec les jeunes patriciens de leur âge, à
une table séparée et moins magnifique. Britannicus
est assis à cette table : derrière lui se tient l'esclave
affidé qui éprouve les mets et goûte les boissons.
Tuer du même coup l'échanson et le buveur, c'est
proclamer le crime en le répétant.
yW LE THÉÂTRE MODERNE.
Néron a tout prévu. On présenle à Britnnnicus un
breuvage bouillant de chaleur; l'esclave y trempe ses
lèvres, mais le jeune prince ne peut le boire et re-
place la coupe sur la table. On y verse de l'eau froide
pour la rafraîchir. C'est dans celte eau que Locuste
a distillé son poison. A la première gorgée, Britan-
nicus tombe mort, à la renverse, sur les coussins
de son lit.
« Les assistants s'épouvantent; les moins prudents pren-
nent la laite, mais ceux qui voyaient mieux les choses res-
tent à leur place, les yeux fixes sur Néron. Resistunt difixi
et Nevonem intuentcs. Celui-ci, à demi penché sur son lit,
ne change point d'attitude, et, comme s il n'eût rien su, il
dit que c'était là un accident ordinaire à Britannicus, causé
par l'épilepsie dont il était attaqué depuis l'enfance, et
qu'insensiblement la vue et le sentiment lui reviendraient..
Après un moment de silence, la gaieté du festin se ranime.
Post brève silenthim, repetita convivii laetitia. »
Quel spectacle ! la moi t se dressant parmi les
îoupes et les flambeaux, une foudre invisible frap-
pant la victime, le dieu méchant qui l'a lancé sou-
riant hypocritement dans sa pourpre; la pitié, la
colère, toutes les sensations spontanées, produites
par l'explosion d'un grand crime, se refroidissant et
se pétrifiant sous l'œil fixe qui les siu'veille; la flat-
terie réduite à rimmobililé pour approuver le maître,
le silence plus éloquent que l'imprécation; puis l'or-
gie recommençant devant ce cadavre non avenu
RACINE. 369
qui se porte bien, parce que telle est la volonté de
César... A la place de ce dénoûment grandiose et pa-
thétique entre tous, nous avons un récit froid et
correct, — la gravure après la lettre d'un incompa-
rable tableau.
Je ne revois jamais Britannicus^ sans être frappé
:lu contraste entre le sujet et la forme sous laquelle
Racine l'a mis en action. Il y a de l'anachronisme
dans l'admirable style dont il l'a traité. La Tragédie
est un temple qui ne doit s'élever que sur les hau-
teurs. Elle s'accorde aux époques sacrées, aux âges
héroïques, aux lointains indéterminés, aux person-
nages idéalisés parla légende et parla distance. Les
milieux corrompus, les siècles barbares lui convien-
nent aussi peu que les temps modernes. Sa noblesse
royale l'attache, en quelque sorte, au rivage. Ne
pouvant que planer sur leurs rudesses et sur leurs
souillures, elle n'y marque pas son empreinte. Elle
les dépouille, en les simplifiant, de leur complexité
naturelle, de leur originalité caractéristique. L'abs-
traction sévère de son style devient une conventio»
monotone, lorsqu'elle s'applique à des personnages
singuliers et individuels, définis et détaillés nar l'his-
toire, inséparables du miheu où ils ont agi.
La grande erreur de Técole tragique a été d'em-
ployer les mêmes hgnes et les mêmes couleurs pour
m. ^i
370 LE THÉÂTRE MODERNE.
peindre toutes les races et toutes les époques, et de
confondre, par exemple, dans la sublimité de son
style, la Rome des Césars avec la Rome des Horaces.
L'Humanité classique s'arrête à Auguste ; la Tragédie
finit à ce règne qui fut le dernier acte de l'antiquité.
A partir de là, le monde appartient au drame. Sa
terrible familiarité peut seule exprimer les phéno-
mènes de l'ordre nouveau. C'en est fait des héros
simples, des sociétés jeunes et immémoriales, des
formes élémentaires de la vie humaine. Les mœurs
se compliquent, les types se tourmentent, les vices
affectent des proportions colossales. L'histoire se
remplit de visions terribles et grotesques qui brisent
le cadre des formes classiques.
Les Anciens mêmes subissent, d'un siècle à l'au-
tre, l'influence de ce changement absolu. Il y a
répaisseur d'un monde entre les récits oratoires de
Tite-Live et les peintures violentes de Tacite, entre
la satire élégante d'Horace et la diatribe effrénée
de Juvénal. Comment la Tragédie, reconstruite par
Racine d'après Sophocle, aux proportions exquises
de la cité grecque, et transportée dans les jardins
de Versailles, pourrait-elle contenir le monde tumul-
tueux de la Décadence? Ce portique nu, encadré, d'un
côté, par les collines de TAllique, de l'autre, par les
charmilles du grand Trianon, qui suffisait aux groupes
ù' Andromaque et à'ijjhigénie, n'est-il pas débordé
RACINE. 371
par la tourbe d'eunuques, de bouffons, d'affranchis,
délateurs, de parasites et de concubines que les
Césars traînent après eux, comme le système de leur
astre. Se représente-t-on leur cour, plus orientale que
latine, encadrée dans les compartiments d'Aristote?
A-utant vaudrait célébrer, dans le Parlhénon, les
mystères sanglants de Mithra ou les prostitutions en
masse des fêtes assyriennes. Encore une fois, les
formes sculpturales de la tragédie ne conviennent
qu'aux héros, simples et nus, de l'antiquité héroïque
ou sainte. Les imposer aux personnages complexes
des autres époques, c'est les dénaturer et les affaiblir.
Ces objections, elles me frappent à chaque lecture,
à chaque audition nouvelle de Britannicus. Mais fer-
mons Tacite, oublions Suétone, exorcisons de notre
esprit les visions terribles qu'y a laissées Juvénal;
réduisons à un dessin au trait, fermement tracé, la
peinture, tumultueuse et chargée de couleurs san-
glantes, que l'histoire nous montre de la vieille
Rome des Césars; admettons que l'étiquette d'idées,
de sentiments, de mœurs, de convenances, qui est
comme la chaîne d'or sous laquelle Racine a disci
pliné son génie, puisse envelopper, sans l'entraver,
le Palatin des Césars ; ne demandons pas à sa tra-
gédie ce qu'elle pourrait être, mais ce qu'il a voulu
qu'elle fût : un spectacle moral, une étude profonde
des caractères et des âmes, un tableau politique des
372 LE THÉÂTRE MODERNE.
passions et des terreurs d'une cour pervertie, adou-
cie par les bienséances de son temps; alors les criti-
ques tombent, le point de vue modifié corrige les
invraisemblances de la scène, et Tadmiration re-
prend tous ses droits.
Néron, dans Biiiannictii:^ est le type parfait du
tyran décent. Le monstre naît en lui et se développe
à cbaque scène, mais il est contenu par la majesté
de son rang, par un tact et une bypocrisie supé-
rieure. C'est l'agrafe même du diadème qui semble
attacher son masque à son front. Par instants, un
mouvement soudain le soulève, il en part des éclairs
rapides qui laissent entrevoir le fond de son âme :
mais un sang-froid tranquille recouvre bientôt ces
lueurs passagères. Néron est maître de la bête fé-
roce qu'il recèle dans sa profondeur.
Voyez les amoureux de Junie. On aurait pu crain-
dre que Racine, enclin comme il l'est à tout atten-
drir, ne leur prêtât la flamme, romanesque et un peu
banale, dont brûlent, à petit feu, tous les amants de
ses tragédies. Il s'est gardé de ce contre-sens. L'a-
mour de Néron n'est qu'un désir affamé, une convoi-
tise qui veut s'assouvir. Il y a de la luxure dans la
peinture qu'il fait à Narcisse de l'enlèvement de
Junie :
RACINE. 373
Excité d'un désir curieux.
Cette nuit, je l'ai vue arriver en ces lieux,
Triste, levant au ciel ses yeux mouillés de larmes,
Qui brillaient au travers des flambeaux et des aimes;
Belle sans ornement, dans le simple appareil
D'une beauté qu'on vient d'arracher au sommeil.
Dépouillez ces vers de leurs décentes périphrases;
vous y verrez Junie en chemise, brillante de rougeur
et de larmes, sous le feu des torches et le reflet du
glaive des licteurs. C'est cette demi-nudité soufîrante
qui a enflammé les sens de Néron. Il a joui de la pu-
deur violée de la vierge autant que de sa beauté révé-
lée. Dans la même tirade, il dira encore à Narcisse:
J'aimais jusqu'à, ses pleurs que je faisais couler.
Plus loin, se complaisant dans l'idée de briser le
cœur de Junie par la mort de Britannicus, il va s'é-
crier :
Je me fais de sa peine une image charmante !
La cruauté, mêlée à la volupté, caractérise sa
passion.
Quand il se déclare à Junie, la galanterie d'un
prince du dix-septième siècle ennoblit d'abord ses
paroles. Il enveloppe d'un voile de respect, le rapt
odieux dont il vient de se rendre coupable envers
elle ; il lui protligue les flatteries exquises et les
excuses délicates : la jeune fille se voit encensée do
a main d'un dieu. Mais, à sa .première résistance.
374 LE TnÉATRE MODERNE.
le dépit du tyran éclate; c'est comme un changement
de physionomie subit qui bouleverserait et rendrait
afîreuï un noble visage.
Je vous ai déjîi dit que jo la répudie,
réplique-t-il, avec une brusquerie sèche et Iran-
«ihante, lorsque Junie, pour repousser l'offre de sa
main, lui objecle qu'il est l'époux d'Octavie. Et dès
lors la griffe allongée du tigre ne rentre plus dans
son faux velours ; la colère gronde sous ses périodes
étudiées; l'accent dont il enveloppe les plus douces
paroles leur donne le sens d'une menace. On pressent
que le meurtre s'apprête, que la victime est vouée :
le fer reluit partout à travers les fleurs.
Mais c'est dans sa grande scène avec Agrippine
que le caractère de Néron se montre dans la perfec-
tion scélérate dont l'a revêtu le poète ; tel serait un
despote poli par l'éducation moderne et les bien-
séances d'une cour raffinée, Agrippine ne se montre
que de profil dans la tragédie de Racine; son côté
sanglant et souillé reste à demi dans l'ombre. C'est
la médaille d'un caractère; ce n'en est pas la pein-
ture complète et vivante. Mais ce profil est grandiose
et vraiment romain, défini par des lignes d'une préci-
sion magistrale. Des mille accidents, trop éliminés, de
sa nature et de son histoire, Racine a tiré du moins
RACINE. 375
le type et l'essence. A défaut du portrait, il nous a
donné le camée.
Jusqu'à ce moment de la pièce, Agrippine n'a pu
aborder Néron ; ses récriminations ont retenti dans
le vide que la disgrâce étend déjà autour d'elle. Elle
obtient enfin de lui une audience, et on dirait que
c'est elle qui la lui accorde.
Approchez-vous, Néron, et prenez votre place...
Ses griefs se déroulent ; ses reproches s'enchaînent
dans un long discours, vraiment digne de la tribune
aux harangues, et dont quelques accents de colère
troublent à peine la grave éloquence. Elle rappelle
les services rendus, les périls courus, les crimes
mêmes qu'elle a commis pour mettre Néron sur le
trône, à la place de Britannicus. A tant de bienfaits,
elle oppose ensuite son ingratitude, les ennemis dont
il l'entoure, la solitude où il la relègue, Junie en-
levée, Pallas banni, Britannicus arrêté, elle-même
captive et gardée à vue, au fond du palais. Néron l'a
écoutée en silence, et il semble qu'on voie bâiller le
jeune monstre ennuyé. Il répond enfin, et sa froide
ironie perce, de haut en bas, la mercuriale mater-
nelle :
Je me souviens toujours que je vous dois l'empiro ;
Et, sans vous fatiguer du soin de le redire,
Votre bonté, madame, avec tranquillité.
Pouvait se reposer sur ma fidélité.
376 LE THEATRE MODERNE.
Avec la même politesse méprisante, il démasque
l'ambition cachée sous cette tendresse alarmée :
Aussi bien, ces soupçons, ces plaintes assidues,
Ont fait croire à tous ceux qui les ont entendues
Que jadis, j'ose ici vous le dire entre nous.
Vous n'aviez, sous mon nom, travaillé que pour vous.
Et il poursuit ainsi, accusant et récriminant à son
tour. Chaque mot est un trait perfide qui fait à l'or-
gueil d'Agrippine d'imperceptibles et mortelles bles-
sures. Elle s'emporte, devient pathétique, s'offre en
victime, invoque le ciel et les dieux. Néron, cette
fois, ne répondra plus. Il est diplomate, et la diplo-
matie a horreur des cris et des invectives. Aussi
bien, à quoi bon parler, quand on est si résolu d'a-
gir? Il fait sa soumission, offre tout et feint de se
rendre :
Ile bien donc, prononcez. Que voulez-vous qu'on fasse?
C'est ici qu'Agrippine se perd et se précipite d'a-
vance sur le glaive tendu qui l'attend. Elle se jette sur
ce mot comme sur une proie : on dirait que Néron
lui ait livre l'Empire, en le prononçant. Elle dicte ses
conditions, impose ses ordres, décrète ses vengean-
ces. Humiliée et refoulée tout à Theure, son ambi-
tion se redresse, avide, impérieuse, par-dessus le
trône. La suppliante reprend son geste et son atti-
tude de domination. Elle est iDcrdue; Néron, dans sa
RACINE. 377
pensée, médite déjà le vaisseau et le centurion de
Baïa.
Tout au moins a-t-il décidé la mort de Britanni-
cus, et Burrhus retient à peine un instant son âme,
impétueusement lancée vers le crime. Simple et
austère figure, type consommé de vertu romaine.
Jusqu'ici Burrhus est resté impartial et neutre entre
Agrippine et Néron. L'obéissance militaire lui a ap-
pris le respect; l'habitude de la cour lui a enseigné la
réserve. Il s'est tenu à son poste, comme un légion-
naire qui a sa consigne, sans reculer, mais sans s'a-
vancer, disant la vérité quand on l'interroge, et con-
seillant sans emphase. Mais, lorsque Néron lui révèle
le meurtre qu'il a projeté, cet homme impassible
s'enflamme et s'exalte. Une éloquence indignée s'é-
panche de son cœur, si véhémente et si tendre qu'elle
pénètre l'endurcissement de Néron. Les Anciens
raconlent qu'aux jours néfastes, on voyait les marbres
sacrés pleurer et frémir; ici c'est la statue du Devoir
qui semble s'animer et verser des larmes à la vue
d'un crime.
Les grandes scènes se succèdent dans ce qua-
trième acte de la tragédie, où tout le mouvement
dramatique semble concentré. Et quel drame plus
émouvant que l'âme d'un César disputée par le vice
et par la vertu ! Le sort du monde dépend de l'issue
do la lutte; Burrhus et Narcisse combattent, en se
378 LE TIltATRE MODERNE.
l'arrachant, pour la perte et le salut de l'Empire.
Narcisse la ressaisit et l'emporte, et on admire, en
le détestant, la stratégie infernale qui lui assure la
victoire. Le poison de Locuste n'est pas plus savam-
ment distillé que les conseils venimeux qu'il verse
à Néron. Il l'attaque par tous ses côtés faibles et
pervers; l'orgueil ombrageux du maîlre, la jalousie
de l'amant, la vanité de Thistrion surtout, cette fibre
si cruellement irritable. A peine l'a-t-il effleurée,
qu'elle éclate, rend un son de mort :
Viens, Narcisse, allons voir ce que nous devons faire 1
Ne touchez pas à la lyre, — ne touchez pas à la
hache, — c'est tout un, quand Néron, jouant de
l'une, peut frapper de l'autre.
Les longs récits du cinquième acte font tomber la
tragédie en longueur; l'action décline au moment su-
prême. Versé, de seconde main, par la narration de
Burrhus, le poison qui tue Britannicus, derrière la
coulisse, perd, en refroidissant, toute sa vertu de
terreur. Mais ce qui ne faiblit pas un instant, c'est
la mâle élégance du style, mélange de force et de
grâce, d'abondance et de concision, où les muscles
de Tacite, adoucis sans être effacés, serpentent sous
la finesse d'une langue accomplie. Britannicus, dans
ses plus belles pages, fait songer aux tableaux que
Raphaël peignait après Michel-Ange.
RACIISB. 379
III
Il est assez d'usage, lorsqu'on parle de Racine,
d'insister sur sa tendresse et sur sa douceur. L'élé-
giaque etTace le tragique dans les louanges qu'on lui
donne. On le traite un peu comme une femme, cliar-
niante et touchante, que ses larmes même embellis-
sent, et qui porte à ravir ses habits de deuil. Il y a
sans doute un côté et comme un profil essentielle-
ment féminin dans ce beau génie. La pudeur, la
grâce, la délicatesse, les nuances du sentiment, la
convenance patricienne, la bienséance, prise au sens
le plus exquis du mot, sont ses qualités distinctives.
Mais, au besoin, cette douceur sait s'armer de force,
cette grâce s'élève jusqu'à l'héroïsme, ce style en-
chanteur déploie des audaces et des fiertés impré-
vues. La muse de Racine apparaît superbe et terrible,
lorsque, comme Clorindc, elle revêt le fer et l'acier.
Sans parler ù'Athalie entière et de quelques grandes
scènes de Britamiicus , Mithridate est là pour le
montrer rival de Corneille et luttant victorieusement
avec lui.
Quelle sombre vigueur dans ce portrait du vieux
Mithridate, vaincu, aux abois, trahi par l'amour et par
la fortune! Chaque fois qu'il paraît, vous diriez qu'un
380 LE THÉÂTRE MODERNE.
colosse envahit la scène. Il y a de l'antiquité dans sa
vieillesse, il y a de récroulement dans son adversité.
Xipharès lui dit magnifiquement :
Vous-même n'allez point, de contrée en contrée,
Montrer aux. nations Mithridate détruit.
Cette trande image est celle qui ressort de sa situa-
tion et du caractère dont il la soutient. On croit voir
une ruine gigantesque, qui résiste, avec des craque-
ments menaçants, aux coups qu'on lui porte. Tout le
monde barbare s'est incarné dans le vieux monarque,
les traits de vingt races s'entremêlent confusément à
ses rides : il semble moins un homme qu'un immense
Empire.
C'est la figure farouche de l'Asie, qui se redresse,
en chancelant, contre Rome. Cette haine de Rome
maintient, comme une idée fixe, son indomptable
attitude. Avec quelle grandeur elle se développe,
à la scène, entre ses deux fils, dans ce vaste plan de
guerre qu'il étale démesurément devant eux! Les
mers franchies, les fleuves traversés, les nations
ralliées, les légions refoulées, l'Italie envahie, Rome
forcée dans son Capitole, s'y succèdent et s'y dérou-
lent en vers retentissants et grandioses. On croit
suivre les enjambées d'un géant. L'éclat des images
qui s'y rencontrent est sévère, comme celui des ar-
mes. C'est l'éloquence antique dans sa hauteur,
RACINE. 381
simple et mâle, allant droit au but, tirée du cœur de
l'histoire. La tragédie d'État, même dans Corneille,
n'a jamais parlé un plus fier langage.
Auprès d'Odessa s'élève un siège abrupt, taillé
ilans le rocher, battu par les vagues, qui domine
ia mer, et qu'on appelle le Trône de Mithridate.
L'imagination le voit assis sur cette chaire de granit,
lorsqu'il prononce celte sublime tirade. Elle le re-
porte encore sur ce trône idéal, quand il revient
mourir, au dénouement, couvert du sang d'une der-
nière victoire, et exhalant sa grande âme dans un cri
de haine triomphante et inassouvie ;
J'ai vengé Tunivers autant que je l'ai pu :
La mort, dans ce projet, m'a seule interrompu.
Mais, au moins, quelque joie, en mourant, me console :
J'expire environné d'ennemis que j'immole;
Dans leur sang odieux j'ai pu tremper mes mains,
Et mes derniers regards ont vu fuir les Romains.
Racine, en faisant Mithridate amoureux, a, sans
doute, commis une faute contre la vraisemblance et
contre l'histoire. L'amour n'a rien à voir dans les vo-
luptés sanglantes du sultan du Pont. Sa jalousie tout
asiatique était moins une passion quun orgueil. S'il
fit égorger en masse son harem avec ses deux sœurs,
lorsque Lucullus menaçait de s'en emparer, c'était
parce que le sérail est la propriété la plus intime et la
plus indivisible d'un roi oriental. Il tuait ses femmes,
382 LE THEATRE MODE RiNE.
comme, en mourant, il les aurait fait brûler sur le
bûcher de ses funérailles.
On ne se représente guère, non plus, ce vieux guer-
rier aux abois, traqué par deux armées, acculé dans
un coin du Bosphore, prêt à tenter, de cette retraite
sans issue, une sortie suprême, et disputant à ses deux
fils le cœur d'une esclave. Mais cet amour, déplacé
et intempestif, comme le poète le relève par l'accent
tragique qu'il lui prête! Mithridute rougit de sa pas-
sion, comme d'une blessure faite par une lemme ; il
s'indigne de se sentir atteint par ce poison volup-
tueux, lui, dont le corps indestrurlible était à
l'épreuve des plus noirs venins. Lorsqu'il montre,
comme en écartant sa tunique,
Son cœur nourri de sang et de guerre affamé,
traînant partout, sous le poids des ans et l'oppres-
sion du sort, la chaîne qui l'attache à Monime, on
croit voir un Laocoon se débattant sous des liens de
fleurs, aussi désespérément que sous les nœuds des
serpents. D'ailleurs, en retranchant l'amour de Mi-
Ihridate, la tragédie aurait perdu le rôle de Monime;
c'en est assez pour absoudre Racine et le justifier.
De toutes ses fdles, Monime est peut-être la plus
idéale. La fierté d'une héroïne se joint, en elle, à la
modestie d'une vierge; le plus noble courage à la
sensibilité la plus tendre. Pour achever cette femme
RACINE. 383
accomplie, enveloppez-la, comme d'une robe de lin
aux mille plis, d'une décence ravissante, pleine d'in-
sinuations fuyantes, de fines réserves, de ménage-
ments délicats, et vous aurez une figure digne de
Virgile et de Raphaël.
Son père l'a livrée à Mithridate, croyant l'élever
en la faisant monter sur son trône : mais la jeune
Grecque sent vivement la dignité de sa race; cette
royauté barbare est, pour elle, une déchéance. Elle
se soumet pourtant à son diadème humiliant,
comme Iphigénie au bandeau de l'immolation; elle
se donnera, puisqu'on l'a livrée; elle étoulîera
même, dans son chaste sein, l'amour qu'elle a
conçu pour le fils du vieux roi qui va l'épouser. Ne
lui demandez rien de plus que cette résignation si-
lencieuse. Son cœur lui reste, et elle s'y retranche,
comme dans un asile inviolable. Yis-à- vis de Mithri-
date, Monime garde l'humihlé d'une captive; mais
ses déclarations impérieuses, ses transports, où 1&
menace gronde, ne lui arracheront pas une parole
fausse, un aveu trompeur. Il n'aura d'elle que l'obéis-
sance passive et muette, les soupirs de la colombe
entraînée dans l'aire du vautour.
Seigneur, vous pouvez tout. Ceux par qui je respira
Vous ont cédé sur moi leur souverain empire ;
Et quand vous userez de ce droit tout-puissant,
Je ne vous répondrai qu'en vous obéissant.
384 LE THÉÂTRE MODERNE.
Mithridale s'irrite de celle résistance. Il ne lui
suffit pas qu'elle se rende ; il veut qu'elle se donne. Il
évoque, devant elle, avec fracas, l'appareil bruyant
de sa gloire, et lui montre les trente couronnes sous
lesquelles la Victoire a caché ses cheveux blanchis.
£es pleurs, qu'il voit prêts à couler, l'exaspèrent. Mo-
nime s'incline avec respect; mais si son front se
courbe, son cœur reste inflexible. La victime mar-
chera docilement à l'autel ; elle ne feindra pas d'ado-
rer le dieu violent qui l'y sacrifie :
Moi, seigneur! jo n'ai point de larmes à rôpandre :
J'obéis; n'est-ce pas assez me faire entendre?
Plus tard, lorsque Mithridate lui arrache, par une
ruse cruelle, le secret de l'amour qu'elle a pour son
fils; lorsqu'il a feint d'y consentir et qu'il revient,
avec fureur, sur cette fausse promesse, quelle fine et
fière revanche prend Monime de sa tyrannie! La
voilà déliée du joug qu'elle s'apprêtait à subir, réso-
lue de soutenir cet amour que, par surprise, elle a
confessé. Elle a trouvé le point d'appui qui manquait
à sa résistance, et toutes les terreurs de la force ne
l'en feront pas départir. Elle n'était pas au-dessus du
devoir, mais elle est au-dessus de la mort; et c'est
avec un calme et décent dédain, avec un sourire dont
on entrevoit le mépris tranquille, qu'elle défie le roi
de l'épouvanter.
RACINE. 383
Non, seigneur, vainement vous croyez m'étonner;
Je vous connais, je sais tout ce que je m'apprôte,
Et je vois quels malheurs j'assemble sur ma tête.
Mais le dessein est pris, rien ne peut m'ébranler :
Jugez-en, puisque ainsi je vous ose parler,
Et m'emporte au delà de cette modestie,
Dont, jusqu'à ce moment, je n'étais point sortie.
Et plus tard, quand la mort approche, avec quelle
joie vaillante elle l'aborde! Quel cantique de déli-
vrance elle lui chante! Arcas lui présente le poison
que Milhridale lui envoie; Phœdime se lamente et se
désespère ; mais, elle, se jetant sur la coupe mortelle,
en fait une libation délicieuse à la Grèce. Le chant
des Muses natales renaît sur ses lèvres, et c'est d'une
lyre aussi touchante que la harpe des Captives de Ba-
bylone, que semble exhalée cette mélodieuse élégie:
.. . Retiens tes cris, et, par d'indignes larmes.
De cet heureux moment ne trouble point les charmes.
Si tu m aimais, Phœdime, il fallait me pleurer,
Quand d'un titre funeste on me vint honorer;
Et lorsque, m'arrachant du doux sein de la Grèce,
Dans ce climat barbare on traîna ta maîtresse.
Retourne maintenant chez ces peuples heureux;
Et si mon nom encor s'est conservé chez eux,
Dis-leur ce que tu vois, et de toute ma gloire,
Phœdime, conte-leur la malheureuse histoire.
Que Racine soit à Rome, en Aulide, à Jérusalem,
il est, en effet, toujours à Versailles. Il chante, sous
le ciel de la Grèce et de la Judée, les grandeurs, les
çompes et les passions de la Maison royale. Le cœur
III. 25
386 LE THÉATUE MODERNE.
orgueilleux et tendre des La Vallière et des Montes-
pan bat, sous le marbre des statues antiques, qu'il pré-
sente à Louis XIV comme les allégories voilées de
ses conquêtes et de ses amours. Sa poésie a la pâleur
céleste d'un clair de lune, qui verse sur la cour, en
la teignant de ses nuances , la lumière qu'elle em-
prunte au soleil d'Athènes. Née au milieu des féeries
d'un monde enchanté, soumise à des règles qu'on
dirait calquées sur celles de l'étiquette, composée
pour des oreilles que le rythme même devait adu-
ler, la tragédie de Racine s'enferme dans une en-
ceinte consacrée.
L'éloquence y règne, les convenances la gouver-
nent : les détails crus, les actions vulgaires, les
scandales et les violences de l'instinct livré à lui*
même, en sont bannis soigneusement, comme d'un
palais de roi la populace. A d'autres les éclairs de
l'imagination déchaînée, les images hardies et sou-
daines, les cris de la nature inculte et de la convoitise
forcenée. A Racine la douce finesse, la décence
unie, déployant son voile sur les nudités morales et
physiques, la persuasion distillée lentement comme
un philtre, l'insinuation caressante. Il excelle à pein-
dre les âmes dédaigneuses ou craintives, les cœurs
contenus par la résignation et par le devoir, les
sensitives humaines que froisse un défaut de tact et
qu'une dureté fait mourir, les douleurs qui se con-
RACINE. 387
sument, en brillant, sur les élévations de la vie.
Lui seul a su faire éclore les fleurs du sentiment,
parmi les glaces brillantes de la politesse. Son
royaume n'est pas le monde où les passions libres
s'agitent au soleil ; c'est celui où les instincts, refou-
lés, se sont plies de bonne heure à une loi sévère ; où
les affections observées ne se parlent et ne s'enten-
dent que par rélicences ; où le moindre geste en dit
plus qu'une action d'en bas; où la plus simple parole
emprunte, aux échos qui la répèlent, une valeur et une
expression pénétrantes. Si, au lieu de faire chausser
à sa muse un talon rouge, en guise de cothurne, et
de peindre les mœurs de Versailles, sur un fond idéa\
de lointain classique, Racine se fût borné à calquer
des tragédies grecques, qu'aurions-nous à la place de
ces divines élégies, où les plus ravissantes figures du
dix-septième siècle pleurent et sourient, sous les
beaux masques de l'antiquité? Des pastiches de So-
phocle, des traductions d'Euripide; la lettre morte
d'un copiste, au lieu de l'âme vivante d'un grand
poète,
Phèdre résume, par un chef-d'œuvre, cette savante
fusion des métaux précieux de la poésie antique, jetés,
par Racine, dans le moule de la vie moderne. Du mo-
dèle grec elle a gardé la perfection plastique, la pose
sublime, une admirable beauté de statue. Pénétrez
au delà, décomposez le rôle, vous n'y trouverez pas
388 LE THÉÂTRE MODERNE.
un atome de paganisme ; mais un mélange ineiïable
des sentiments de la patricienne, du délire de la pé-
cheresse et des remords de la pénilente.
Dans une scène merveilleuse, la reine avoue sa
passion à Ilippolyte, en feignant de s'adresser à un
Thésée idéal 1 Je ne sais pas de déclaration plus pas-
sionnée, et je n'en sais pas de plus spirituelle. C'est
comme un filet de paroles subtiles, dans lequel Phèdre
cherche à enlacer cet adolescent aussi ombrageux
que les daims qu'il poursuit à travers les bois.
Les dédales du labyrinthe, oii elle s'égare et se re-
trouve, en imagination, avec lui, sont moins sinueux
que CCS vers aux mille replis, aux mille détours.
L'aveu y circule, craintif, agile, aux aguets, aux écou-
tes, prêt à se rétracter s'il n'est pas reçu, jusqu'à ce
qu'enfin, se heurtant contre le dédain, il éclale et se
mette à nu.
Il n'est pas, au théâtre, de rôle plus complexe et
plus difficile que celui de Phèdre. L'ardeur et la pu-
deur s'y fondent en nuances infinies; l'ivresse des
sens s'y mêle aux élans de l'âme; une bienséance
aristocralique y contient la passion jusque dans ses
transports. Celte reine mythologique est, avant tout,
une grande dame. Shakespeare, dans le Songe
d'une nuit d'éte\ a fait Thésée Duc d'Athènes : Phè-
dre, dans la tragédie de Racine, en est la Duchesse.
Le dénouement naturel de la Phèdre de Racine,
RACINE. 3î<9
ce n'est pas le poison du suicide, c'est le couvent des
Carmélites, où les nobles repenties de la Cour allaient
cacher leur blessure ; c'est le cilice qui étouflait les
derniers battements de leur cœur.
IV
Ouvrons le Livre d'Esther, avant de lire la tragédie
de Racine. Avant d'admirer la statue, regardons le
bloc.
Rien de plus dur et de moins pieux, dans la Cible,
que ce Livre d'Esther^ dont Racine a fait une élégie
si touchante. Le nom de Dieu n'y est pas prononcé
une seule fois. Sa morale est celle du talion et de la
vengeance implacable. La Providence y est rem-
placée par la fantaisie, contradictoire et baroque,
d'un roi de Perse presque fou. Les coups de théâtre
du despotisme y tiennent lieu de miracles ; tout y
semble fabuleux et démesuré. Il semi)le qu'on voie
revivre et se mouvoir les colosses effrayants, moitié
hommes et moitié lions, de la sculpture Ninivite.
L'histoire s'ouvre par un festin de cent-quatre-
vingts jours, donné par Ahaschverosch (Assuérus).
Au dernier jour de ce monstrueux banquet, le roi,
« réjoui par le vin », ordonne à ses sept eunuques fa-
miliers de lui amener la reine Vaschti. Selon le texte
390 LE THÉÂTRE M ODE H NE.
clialdéen, il voulait la montrer nue à son peuple. C'é-
tait le caprice du roi Candaule, grossi par le despo-
tisme persan. — Yaschli refuse, et, d'après une tra-
dition rabbiiiique, elle n'est pas seulement répudiée,
mais condamnée à mort et étranglée par les bour-
reaux du palais. « L'altière Yaschli,» comme l'ap-
pelle Racine, n'aurait donc été qu'une martyre de la
majesté et de la pudeur. Pour la remplacer, les servi-
teurs du roi font, par tout l'empire, une razzia de
vierges. Elles restent un an, avant de comparaître
devant lui, sous la garde des eunuques, qui les met-
tent, en quelque sorte, à l'engrais des parfums et des
aromates. Pendant six mois, on les enduit d'huile,
de myrrhe ; et, pendant six autres mois, on leur
fait prendre des bains d'eaux de senteur.
Eslher, nièce du juif Mordechaï (Mardochée) « est
aimée par lui plus que toutes les autres ; » il pose
sur sa tête la couronne royale et la proclame reine,
en place de Vaschti. — Cependant, Mordechaï reste,
tout le jour, à la porte du palais, l'œil aux aguets,
l'oreille aux écoutes : image frappante d'Israël atten-
dant son heure. C'est là qu'il surprend le complot formé
contre Ahaschverosch par les deux eunuques Bigthan
et Shéresch. La reine, avertie par lui, les dénonce
au roi, qui les fait pendre à un arbre de ses jardins.
Mordechaï se tient toujours à la porte du palais,
mais il refuse de s'agenouiller devant le visir Haman,
RACINE. 391
qu'Ahaschverosch vient d'élever au-dessus de tous
les princes de sa cour : — « Haman, ayant vu que
» Mordechaï ne s'agenouillait pas et ne se proster-
» nait pas, fut rempli de fureur. Il estima trop
» peu de porter la main sur Mordechaï, car on lui
» avait appris de quel peuple était Mordechaï; et
» Haman résolut de détruire tous les Juifs, le peu-
» pie de Mordechaï, qui étaient alors dans le
» royaume d'Ahaschverosch. »
La vengeance semble absurde, tant elle est ex-
cessive; mais la logique occidentale n'a rien à com-
prendre, rien à expliquer, dans ces monarchies de
l'antique Orient, régies par la loi animale de l'ex-
termination des faibles par les forts. Là, le sang ré-
pandu a moins de prix que de l'eau douce; les têtes
léthargiques n'offrent pas plus de résistance au
tranchant du sabre qui vacille entre les mains du
maître, que les pavots, ces fleurs du sommeil, qu'é-
cimait Tarquin.
Le roi ne fait aucune objection à Haman, lors-
qu'il vient lui proposer ce massacre en masse. H
lui jette un peuple à exterminer, comme il jette-
rait à son tigre favori un os à ronger. « S'il plaît
» au roi que leur perte soit décrétée, je pèserai
» dix mille talents d'argent, entre les mains de ceux
» qui exécuteront l'ouvrage^ pour les porter au tré-
» sor du roi. » — Le roi dit à Haman : « L'argent,
392 LE THÉÂTRE MODERNE.
» il t'en est fait remise, et quant au peuple, disposes-
» en comme il te plaît. » — Les courriers partent,
pour toutes ies provinces, avec des lettres qui or-
donnent de tuer tous les Juifs, jeunes et vieux, fem-
mes et enfants, le treizième jour du douzième mois.
Des cris et des lamentations éclatent dans les villes;
les Juifs se revêtent de sacs et se couvrent de cen-
dres. Nul projet, d'ailleurs, de fuite ou de résistance.
Ces tyrannies asiatiques sembl.iient falales, comme
des épidémies ou des éléments. Ou ne cherchait pas
plus à se soustraire à leurs coups, qu'aux éclats de la
foudre ou aux atteintes de la peste.
C'est alors que Mordechaï somme Esther d'entrer
chez le roi et de lui demander la grâce de son peu-
ple. Rien ne peint mieux la terreur qu'inspiraient les
mystères de l'étiquette orientale, que Tellroi qui saisit
Esther, à l'appel que lui adresse son père adoptif. —
(c Tous les serviteurs du roi et les peuples des pro-
» vinces du roi savent que tout homme ou femme
» qui entrerait chez le roi, dans le parvis intérieur,
)♦ sans être appelé, la loi est unique : il est mis à
» mort. — Excepté la personne à qui le roi tend le
» sceptre d'or : celle-là reste en vie. Et moi, je n'ai
)) pas été appelée chez le roi, voilà trente jours ! »
Mordechaï insiste. Esther se résigne enfm à pénétrer
dans la chambre royale ; mais elle y marche, comme
elle irait vers la caverne d'un Dragon. — « J'irai
RACINE. 393
» ainsi chez le roi, ce qui est contre la loi. Si alors
M je péris, que je périsse ! » — La situation devient
tragique et d'autant plus terrible qu'elle dépend d'un
homme qui, à l'omnipotence du destin, joint l'arbi-
traire du hasard. Sa clémence n'a pas plus de raison
d'être que sa colère. Le Sphinx couronné peut aussi
bien dévorer qu'embrasser celle qui affrontera l'é-
nigme de sa présence.
Esther s'avance, vêtue royalement, devant le Roi
formidable, assis sur son trône, comme un Dieu d'ai-
rain; « elle plaît à ses yeux,» comme dit la Bible. Il
étend sur elle le sceptre sauveur. Sa faveur est aussi
extrême que l'aurait été sa colère : « — Qu'as-tu,
» reine Esther, et quelle est ta demande ? Si c'est la
» moitié du royaume, elle te sera accordée. » —
Ainsi agissent ces Califes des Mille et une Nuits, qui
ne connaissent point de milieu entre la mort et l'a-
pothéose, comblant ou accablant leurs esclaves ;
aussi prêts à les faire monter sur le pal que sur la
première marche du trône, à leur trancher la tête
qu'à leur donner leur fille en mariage. — Esther lui
demande d'accepter le festin qu'elle a préparé pour
le lendemain et d'amener Haman avec lui.
L'action marche et se précipite, dans te drame bi-
blique. Pas un raisonnement, aucune réflexion : il
est entre les mains de la Fatalité et la laisse agir. —
La nuit venue, le roi, agité par une insomnie, se fait
394 LE THEATRE MODEEINE.
lire les Chroniques de son règne. Elles lui rappellent
que Mordechaï l'a sauvé et qu'il n'a reçu aucune n'-
compense. 11 ordonne qu'on le revête des habits
royaux, qu'on le fasse asseoir sur son cheval, et
qu'Ilaman le promène triomphalement, par la ville,
en criant : « Ainsi il est fait à l'homme que le roi veut
honorer. » Ilaman se soumet et se sent perdu. Les
disgrâces, dans ces royautés despotiques, s'annon-
çaient par des symptômes aussi certains que ceux
qui abattent les Arabes dans le sable, devant l'ap-
proche du Simoun. — «Haman raconta à sa femme
Zéresch et à tous ses amis ce qui lui était arrivé.
Les sages et sa femme Zéresch lui dirent : « Si Mor-
» dechaï, devant lequel tu as commencé à tomber,
M est de la race des Juifs, tu ne pourras lui résister,
» mais tu succomberas devant lui. » — Ils par-
laient encore avec lui, que déjà les eunuques du
roi arrivèrent et emmenèrent précipitamment Ila-
man au festin qu'Esther avait préparé. » — Ces
eunuques hâlifs qui entraînent le vizir, plus qu'ils ne
l'amènent au banquet dressé pour sa perle, semblent
déjà les avant-coureurs des bourreaux.
C'est ici qu'éclate, dans toute sa violence, l'effroya-
ble oscillation de la volonté du despote, qui heurte
et qui brise tout au hasard. Le roi a déjà oublié qu'il
a livré, la veille, les Juifs à llaman ; il se redresse en
sursaut, lorsque Eslher lui demande la grâce de son
HACINE. 395
peuple. — « Quel est-il et où est-il celui qui a l'or-
» gueil d'agir ainsi? » — Esther dit : « L'homme, le
» persécuteur etl'ennemi, est ce méchant Haman...»
» Haman fut terrifié devant le roi et la reine. — Le
roi, dans sa colère, s'était levé du festin du vin. »
Ce départ subit du roi est, encore aujourd'hui, en
Perse, un arrêt de mort. — Un voyageur, cité par
Rosenmuller, rapporte que le schah Sefi, offensé par
la plaisanterie d'un de ses favoris, se leva précipi-
tamment et quitta la salle. L'homme comprit que sa
dernière heure était venue; il rentra chez lui, con-
sterné : au bout d'une heure, le schah fit demander
ja tête. — Les bourreaux couvrent la face d'Haman
d'un voile, et vont le pendre à la potence de cinquante
coudées qu'il avait fait dresser pour Mordechaï, de-
vant la porte de sa maison.
Mais ici les rôles changent, et l'intérêt se ren-
verse. Esther se transforme en une Hérodiade force-
née, demandant au roi l'extermination des ennemis
des Juifs. Elle réclame la dette de sang, avec une
usure effroyable. — « Les Juifs frappèrent, parmi
tous leurs ennemis, des coups par le glaive. C'était
une tuerie et un anéantissement. Ils tuèrent parmi
leurs ennemis soixante-quinze mille. » — Celle
boucherie ne suffît pas à Tlphigénie en Tauride
de la Bible : — « Esther dit : « S'il plaît au roi que
» demain aussi il soit accordé aux Juifs, qui sont à
3'''<5 LE THÉÂTRE MODERNE.
» Schouschan (Sus.;), de faire y la manière d'au-
>» jourd'luii, et qu'on attache les dix fils de Ha-
» man à la potence. » — Le roi ordonna qu'il fût
fait ainsi, et l'édit fut rendu à Schousclian, et ils
pendirent les dix (ils de Haman. »
Il est curieux de passer brusquement, de la Iraduc-
tion littérale du livre d'Esther, à la tragédie de Ra-
cine. Cette sombre et atroce légende de sérail s'y
dépouille de toute sa rudesse, non par les faits, qui
sont les mêmes, mais par l'adoucissement des carac-
tères et par l'influence d'un style enchanteur, qui
polit tout ce qu'il exprime.
Eslher n'est plus la Juive, âpre à la vengeance,
qui fait massacrer des milliers d'hommes pour as-
souvir les représailles de sa race, et qui, par-des-
sus cette tuerie, réclame encore la mort des dix
fils de Ilamau : c'est une reine douce et tendre,
timide et pieuse, qui confesse son Dieu devant le
roi, avec l'exaltation d'une martyre chrétienne; qui
mène une vie claustrale dans le palais de Suse, et
qui gouverne son candide troupeau de jeunes fdles.
Comme une ahbe>se d'Israël. Assuérus a perdu la
physionomie stupide et farouche du sullan antique,
pour prendre celle d'un roi, naturellement magna-
nime et bon, que de perfides conseils ont pu éga-
rer, mais qui revient a la juslico, dès que la vérité
RACINE. 397
se fuit jour. Le rude Mardochée, qui ressemble,
dans la Bible, à un Prophète juif, caché sous la
défroque d'un derviche, s'est changé en un mission-
naire du vrai Dieu, qui prêche avec l'éloquence de
Bossuet et le zèle du père Bourdaloue. Aman lui-
même tourne au profond politique et prend, du
moins, la peine de calomnier les Juifs pour obtenir
leur massacre.
Des allusions délicates civilisent encore ces figures
barbares. Eslher, entourée de ses jeunes Israélites,
comme d'un pensionnat de Saint-Cyr, semble une
madame de Maintenon rajeunie; la majesté de
Louis XIV rayonne sous la divinité d'Assuérus; l'or-
gueil de madame de Montespan perce à travers le
profil altier de Yasthi; et, sous le turban d'Aman, on
voit passer, par moments, quelques boucles de la
perruque de Louvois. Tout s'atténue et tout s'adou-
cit, les âpretés s'émoussent, les originalités s'amoin-
drissent : le carnage final passe inaperçu sous un vers
décent. Les personnages de la Bible prennent le ton
et les manières de Versailles, pour paraître devant
le grand roi.
Acceptez ce changement de siècle et ce déplace-
ment de l'atmosphère ; ne voyez, dans cette mise en
scène du récit biblique, qu'un cadre de sentiments
purs et de flatleries déhcates : vous comprendrez alors
l'admiration des contemporains. Le style d'Eslher,
398 LE THÉÂTRE MOOERNE.
moins sublime sans doute que celui (ïAthalie, peut
sembler, à première vue, un peu pâle ; mais celle pâ-
leur, molle el tendre, est celle d'un ciel effacé par le
crépuscule. Les étoiles naissent sous le regard qui les
contemple tixement ; de même, des beautés célestes,
des grâces adorables jaillissent de ce langage pur et
voilé. Quatre ou cinq idées très simples, l'anxiété, le
dévouement, la confiance en Dieu, le deuil elle regret
de la patrie absente, ramenées, comme des reprises,
dans un beau cantique, suffisent à remplir le drame.
Alix lieux communs mêmes, Racine sait donner de la
distinction et du charme. L'exquise qualité de son
style les idéalise. Tels les mots, absorbés dans une
mélodie, perdent leur sens prosaïque. Quelle tendre
éloquence exhale la prière d'Esther se préparant à
aborder Assuérus!
O mon souverain roi I
Me voilà donc tremblante et seule devant toi.
De quel pudique effroi palpitent les vers qu'elle
adresse au roi assis sur son trône !
Seigneur, je n'ai jamais contemplé qu'avec crainte
L'auguste majesté sur votre front empreinte.
Jugez combien ce front, irrité contre moi.
Dans inoo âme troublée a dû jeter d'effroi.
Les chœurs sont d'une suavité qui enchante; ils
reflètent, en les tempérant, les gi andioses images des
RACINE. 399
psaumes hébraïques; ils dislillent, en perles de miel,
le suc qu'ils ont puisé dans leurs fleurs sauvages. Les
ciis éclatants du Psalmiste y prennent la cadence
d'un doux gémissement; ses lamentations, l'accent
attendri des vuix féminines. Le poète mesure l'ora-
geux lyrisme de la Bible aux bouches ingénues char-
gées de le répéter. Comme Élie, au Livre desRois, les
Prophètes s'abaissent, dans le drame de Racine, à la
mesure des enfants.
Car Esther est, avant tout, une tragédie virginale.
Composée pour les jeunes filles de Saint-Cyr, jouée
et chantée par elles, elle garde le reflet des figures
de vierges qui l'ont animée; et ses vers sembleiX
conserver le son de leurs voix naïves. On peut dire,
en m\ sujet si sacré, qu'il y eut quelque chose d'im-.
maculé dans sa conception. C'est un des plus gracieux
épisodes du règne de Louis XIV, que celui de ces re-
présentations de Saint-Cyr.
Racine lui-même choisit et forma les chastes
actrices. Toutes avaient quinze ans, l'âge où l'en-
funce est dans toute sa fleur, mais où la jeunesse
n'est pas encore épanouie. C'était mademoiselle de
Yeilhenne qui faisait Esther. « Elle avait bien de
l'esprit » — disent les Mémoires des Dames de
Saint-Cyr, — « et une figure convenable à ce per-
sonnage ». Le terrible Assuérus était représenté
par mademoiselle de Lastic, une princesse de con-
400 LE TIIÉATRt: MOUEHNE.
tes de fées, « belle comme le jour ». C'est madame
de Mainlenon qui parle ainsi d'elle. Mademoiselle de
Glapion, une belle aux yeux bleus, jouait Mardochée.
— « J'ai trouvé, — dit Racine à madame de Mainle-
non, lorsqu'il l'eut fait répéler pour la première fois,
— un « Mnrdocliée dont la vuix va jusqu'au cœur. »
Mademoiselle de Maisonfort, une jeune chanoinesse
qu'on ne pouvait voir sans l'aimer, jouait Élise. Mes-
demoiselles d'Abancourt, de Marsilly, de jMornay,
remplissaient les rôles d'Aman, de Zarès et d'Idaspe.
La seule femme introduite dans ce chaste chœur fut
madame de Caylus, la ravissante nièce de madame de
Maintenon. Encore n'apparut-elle d'abord que sur le
seuil de son gynécée. C'était elle qui, sous les traits de
la Piété, récitait ce délicieux prologue, où la Flatterie,
déguisée en Sainte, chante au roi un hymne si pur.
Ce fut le 26 janvier 1689 que les demoiselles de
Saint-Cyr jouèrent £^sMc?' pour la première fois, de-
vant Louis XIV. Le roi vint presque seul, accom-
pagné seulement du Dauphin et du prince de Condé.
L'effet tint de l'enchantement; le roi sortit, ému et
ravi : ces voix angéliques célébrant sa gloire avaient,
pour parler la langue de Racine :
Chatouillé de son cœur rorgueillcusc faiblesse.
Il fallut bientôt entr'ouvrir ce sanctuaire, d'abord
si fermé; les princes de la maison royale et les plus
RACINE. 401
grands seigneurs de la cour supplièrent le roi de les
mener à Esther. Le roi d'Angleterre y \int, des évo-
ques y furent invités, Bossuet l'applaudit. Etre admis
à l'entendre fut une faveur, plus enviée et plus courue
que les voyages à Marly. Le roi gardait lui-même la
porte de ce paradis, tenant sa canne haute, et l'a-
baissant au besoin pour barrer l'entrée aux pro-
fanes. Madame de Sévigné a rendu, au vif, dans une
lettre célèbre, la chaste magie de ce théâtre ingénu:
« Je ne puis vous dire l'excès de l'agrément de cette pièce :
c'est une chose qui n'est pas aisée à représenter et qui ne
sera jamais imitée. C'est un rapport de la musique, des
vers, des chants, des personnes, si parfait et si complet,
qu'on n'y souhaite rien. »
Spectacle unique, en effet, et qui donnait Tidée
de ce que pourraient être les jeux des Anges.
Les jeunes filles avaient peiu'; elles tremblaient de
jouer devant le roi, aussi fort qu'Eslher de paraître
devant Assuérus. Avant d'entrer en scène, pour obte-
nir la grâce de bien dire leurs rôles, quelques-unes
se jetaient à genoux dans la coulisse et récitaient le
j Veni Creator! — Mademoiselle de Maisonfort, ayant
hésité un jour. Racine la gronda doucement, lors-
qu'elle passa derrière le théâtre. Elle, croyant la
pièce perdue par sa faute, se mit à fondre en larmes,
et le poète, la consolant, lui essuyait ses beaux
m. -zf»
402 LE TllEATUh; MODERNE.
yeux avec son mouchoir, ainsi qu'on fait aux en-
fants. Elle se calma pourtant et put poursuivre son
rôle : mais le roi vit ses yeux encore un peu rouges,
et il dit : « La petite chanoinesse a pleuré. » — Quel
charme devaient avoir ces jeunes figures de l'Ancien
Testament, représentées par cette fleur de noble jeu-
nesse, ces pudeurs peintes par des rougeurs vraies,
ces émotions si naturellement exprimées par des voix
émues! Ajoutez l'attrait des costumes orientaux, tout
jonchés de perles, et des mitres persanes sur ces gra-
cieuses têtes de Françaises. On eût dit les liouris du
Coran transportées dans le ciel chrétien.
Les représentations ù'Esther furent le printemps
de Saint-Cyr : saison brillante qui passa vite et que
refroidit bientôt une réforme sèche et glacée. La
réaction était sans doute nécessaire : les applaudis-
sements et les louanges avaient un peu tourné ces
têtes; tant de regards, fixés sur elles, avaient un peu
troublé ces jeunes cœurs. L'air de Saint-Cyr devenait
brûlant et subtil ; le bel esprit et la coquetterie s'y
glissaient. Les jeunes filles, transportées un instant
au milieu des mirages de la Perse et des éblouisse-
ments de Versailles, rentraient difficilement dans
leur humble vie. Le règlement semblait plus dur, au
sortir de ces fêtes brillantes. Les uniformes de la
maison paraissaient laids à celles qui traînaient la
veille la robe flottante des satrapes. Elles se seraient
RACINE. 403
remises volontiers à chanter le chœur de Racine :
« Rompez vos fet's, tribus captives! »
Madame Guyon et Fénelon avaient, d'ailleurs, tra-
versé Saint-Cyr, en y semant les flammes et les par-
fums de l'amour mystique. Une légère ivresse remplis-
sait et étourdissait la maison. Mais le remède fut pire,
peut-être, que le mal; et madame de Maintenon mit,
à le réparer, un zèle desséchant. On enleva aux jeunes
filles jusqu'aux rubans dont elles égayaient la couleur
unie de leurs robes ; on confisqua leurs manuscrits, on
leur interdit toute lecture profane, on les réduisit au
catéchisme et à la couture. Des Lazaristes, arides et
médiocres, rabattirent, au terre-à-terre de la dévotion
plate, ces âmes auxquelles Racine et Fénelon venaient
de donner des ailes. — « Consolez-vous, madame, »
— put dire bientôt une des maîtresses à madame de
Maintenon, — « nos filles n'ont plus îe sens commun » .
Rientôt ce nid si joyeux se tut et s'assombrit tout à
fait. Le pensionnat se transforma en monastère; les
dames à demi laïques de Saint-Louis furent forcées
de prendre le voile ; elles se dépouillèrent du grand
manteau et de la croix d'or, qui leur donnaient des
airs de princesses cloîtrées, pour revêtir le triste froc
des novices.
Des Sœurs Augustines vinrent les rompre bruta-
lement aux pratiques machinales et aux rebutantes
austérités des couvents. Ce dur changement ne s'ac-
404 LE THÉÂTRE MODERNE.
complit pas sans protestation. Qiielqaes-unes des
clames, blessées dans leur dignité, quittèrent la mai-
son, non pour reprendre leur liberté, mais pour la
reperdre, du moins de plein gré. Mademoiselle de
la Loubère, que sa haute vertu avait fait nommer, à
vingt-quatre ans, supérieure, se relira dans une mai-
son d'Ursulines, où elle enseigna les enfants jusqu'à
sa mort. Du côté des élèves, on peut soupçonner des
révoltes conte:iues et des orages étouffés. Quelques
éclairs peieent le silence qui enveloppe dès lors la
maison et font pressentir ces oioges. Un Mémoire
manuscrit sur Saint-Cyr raconte que trois des Bleues,
irritées des recherches qu'une des maîtresses faisait
de leurs lettres, essayèrent de Tempoisonner avec de
la ciguë.
C'est avec un mélancolique intérêt qu'on suit, à
travers la vie, la destinée des aclnces iïEsther. Deux
d'entre elles: mademoiselle de Veillienne et made-
moiselle de Lasiic, s'ensevelissent sous le drap
noir du Carmel. Mesdemoiselles d'Abancourt et
de Mornay se fout Yisitandim-s. Une seule, made-
moiselle de Marsilly , se marie. Mademoiselle de
Maisonfort, une personne exquise et ardente, con-
trainte à la vie religieuse par madame de Mainlenon,
malgré sa répugnance instinctive, prend les ailes du
mysticisme pour échapper aux règles étroites qui
l'cudiaiiient. Elle communique à ses compagnes sa
RACINE. 405
flamme intérieure. Une lettre de cachet l'exile dans
un couvent de Meaiix, qu'elle embrase encore. « Mon
étoile, disait-elle, est d'être toujours et partout ai-
mée. » On la renvoie dans un moua tère d'Argen-
teuil; elle n'y reste pas. 11 y a un moment où l'on
perd sa trace; on ne sait où ni comment finit cette
existence blessée à l'aile, ce cygne meurtri, qui, dans
aucun nid, ne pouvait trouver le repos.
Plus touchanle et plus tendre encore est mademoi-
selle de Glapion, vouée au cloître par madame de
Maintenon, qui sacrifiait à Dieu l'élite de ses élèves,
avec l'impassibilité d'une prêtresse. Elle se débat
longtemps sous ce voile funèbre, tissu de petitesses
et de minuties monacales, où on l'a prise comme au
piège. Une noire tristesse la consume : elle savoure,
jusqu'à la lie, ce spleen des couvents que les Pères du
Désert nommaient Vaccdia. Elle se plonge, pour s'en
distraire, dans la géographie et dans la lecture des
voyages. On la chasse du vaste monde où s'enfuyait
sa pensée et on la circonscrit dans \in pace de la
règle. Elle demande alors à la musique de calmer sou
cœur : « Adducite mihi psaltem. » Mais madame de
Maintenon, l'entendant un jour chanter, avec une voix
pleine de larmes, un iriotet pris du Cantique des Can-
tiques, lui interdit le chant et fit fermer son clavecin.
Mnsi proscrite de tous ses refuges, bannie même du
royaume des rêves, mademoiselle de Glapion se re-
406 LE THÉÂTRE MODERNE.
jeta sur la mort. Elle soignait passionnément les ma-
lades, s'allachant aux lits de celles dont le mal pou-
vait se gagner, cherchant à l'aspirer sur leurs lèvres.
Sa charité prenait l'élan du suicide. L'âge et l'habi-
tude l'apaisèrent enfin; l'ombre froide de madame
de Maiiitenon finit par éteindre celte nature ardente.
Élue supérieure de la maison de Saint-Cyr, elle la
gouverna pendant quinze ans avec une sagesse exem-
plaire. Mais, au sein même de ce rigide hiver, elle se
rajipelait toujours son chaste printemps, et ce qu'elle
appelait « les beaux jours d'Esther ».
Athalie est la reine des tragédies ; il n'y a rien au
théâtre de plus solennel et de plus sublime : Racine,
exalté par la foi, s'y élève au-dessus de lui-même. Le
char de feu des Prophètes l'arrache à Versailles et le
transporte dans la région du grandiose. K marche
eu maître dans le pays des miracles; l'enthousiasitj
de l'Écriture agrandit son génie et fortifie sa parole.
Sa grâce se revêt d'ampleur pour entrer dans le Saint
des Saints ; l'abeille de l'Hymette dépose hardiment
son miel dans la gueule du lion de Samson.
Rassemblez les temps, rapprochez les siècles, sup-
posez que Salomon au Heu d'emprunter à Tyr l'archi-
tecte et le sculpteur de son temple, eût fait venir, de
la Grèce déjà florissante, un grand artiste, pour le
RACINE. 407
construire. Le temple surgissait aussi magnifique
et plus pur, une symétrie parfaite présidait à sa
construction : le bois des cèdres du Liban s'épanouis-
sait en gracieux festons; les images de bœufs et de
lions, adniises dans l'enceinte, perdaient leur air de
monstres et prenaient un tour héroïque. Israël aurait
eu son Parthénon.
C'est ce mélange merveilleux que présente le
style ù'Athalie. Avec les matériaux étranges du
texte biblique, Racine a construit un chef-d'œuvre
d'ordre et de correction. Aux passions barbares,
aux gigantesques métaphores de l'Orient, il a im-
primé les formes de l'art accompli. Par un miracle
plus grand encore, le poète convertit le temple de
Jéhovah au génie chrétien. L'épaisse vapeur des aro-
mates, la grasse fumée des sacrifices s'en exhale en-
core, mais un souffle venu de Bethléem rafraîchit
celte suffocante atmosphère du culte oriental. Sous
les ailes des Chérubins qui recouvrent l'Arche, sou-
rient les anges du paradis de Jésus. Sur l'autel des
immolations de la chair, plane, du haut des cieux,
l'hostie non sanglante de la loi nouvelle.
Quelle majesté dans l'exposition ! C'est une porte
sacrée qui s'ouvre, à deux battants, sur le mystère de
vengeance et de salut caché dans le Temple. Joad s'y
détache, en pleine lumière, dans l'attitude du ponti-
ficat miUtant. Le poète, pour l'évoquer, n'appelle à
408 LE THÉÂTRE MODERNE.
son aide aucun des prestiges de la forme et de la cou»
leur ; il laisse dans l'ombre la pourpre de son éphod
et les diamants de sa tiare ; mais il nous en montre
l'âme hautaine, incorruptible, indomptable. Ecce sa'
cci'dos magnus! Ses paroles l'annoncent plus claire-
ment que les clocheltes d'or qui bordaient sa robe.
De quelle hauteur il domine la femme dont il toutient
la faiblesse, le soldat dont il redresse la foi ébranlée !
Quelle foi superbe dans les promesses et dans les
menaces du Seigneur! Saint Jérôme parle quelque
part d'un « discours casqué w, sci-mo galeatus. Ici, ce
sont des vers mitres qui se déroulent majestueuse-
ment en longue fi.e. A chaque rime, on croit entendre
le son des crosses d'or retentissant sur les dalles.
Zacharie apporte la nouvelle du temple violé par
Athalie; son récit précède, comme le bruit lointain
d'une puniiiue, la venue de la terrible reine. Elle entre
avec le spectre de Jézabel ; il la suit, il l'obsède, il
allonge sur elle son ombre effroyable. La Plaie des
Ténèbres envahit la scène: Athalie racon'.e le songe
<ie sa nuit. L'obscur cauchemar prend le mouvement
et le souffle d'une poésie merveilleuse. Les vers illu-
minent, en traits de feu, la momie fardée qui se dé-
compose en lambeaux sanglants, les chiens affamés
qui la rongent, l'en tant vêtu de lin qui sort de cette
curée humaine, le poignard qu'il tire et dont il perce
Athalie. C'est l'idéal du sinistre!
RACINE. 403
Que (lire de l'interrogatoire de Joas? Cette vieille
reine, chargée d'aimées et de crimes, comparant,
d'un œil hagard, un enfant mystérieux au spectre
«Fui la menace; la destinée d'un peuple suspendue a
cette bouche naïve, la perfidie des questions, l'inspi-
ration des réponses, le groupe de femmes tremblantes
qui assistent à ce jeu terrible de l'agneau caressé
par la lionne ombrageuse ; Joad caché qui entend
tout, la main sur son glaive ; la rage d'Athalie, bles-
sée au cœur par celte parole enfantine, sous laquelle
elle pressent le fer qui l'a frappée dans son rêve...
cela compose un tableau d'un charme et d'une terreur
uniques au théâtre. 11 faut se taire, admirer, admirer
encore!
Le signal est donné; une sainte fureur s'empare
de la tragédie. Tout se hâte et se précipite. L'action
marche avec une rapidité d'oiseau de proie s'abattant,
au signe de Dieu, sur une grande victime. L'impré-
cation de Joad, rencontrant Mathan dans le Temple,
sonne le carnage sacré des guerres juives. Ce n'est
plus ce pontife calme, et impassible dans la foi, jus-
qu'alors plutôt évêque que grand-prêtre, et que l'ima-
gination drapait dans la soutane violette de Bossuet.
Il prend la tournure violente de ces Prophètes
exterminateurs, qui, le jour venu, retroussaient leur
robe, tiraient le couteau, et saignaient, sur leurs au-
tels, les prêtres des faux dieux. On croit le voir bran--
410 LE THÉÂTRE MODERNE.
dissant son encensoir, comme une fronde, sur l'apos-
tat écrasé. On croit entendre siffler le fouet des anges
qui chassèrent du temple Uéliodure.
L'esprit de Dieu a saisi Joad ; il le tient et ne le
lâche plus. Il touche ses yeux, d'un doigt de flamme,
et passe sur ses lèvres le charbon ardent. uAdducite
mihi psaltem. »
Lévites, de vos sons prêtez-moi les accords.
La musique résonne et monte sa parole au diapason
de la prophétie. Il pleure d'abord la mort de Jéru-
salem ; son hymne éclate en sanglots ; il se roule dans
la cendre du deuil oriental ; il accumule, en quelques
vers, toutes les grandioses images de la captivité et
delà ruine. Puis, d'un vers à l'autre, l'élégie se trans-
figure en un splendide dilliyrambe. Une strophe
triomphale éclate. On dirait des milliers de harpes
célébrant un lever du soleil. La Jérusalem nouvelle
se déploie, à la voix du prophète, pleine de lumière,
d'harmonie, de multitudes agitant des palmes, de rois
prosternés. La rosée pleut, la Vierge enfante. L'hymne
s'élance au ciel, pour lui ravir ses secrets, et les laisse
retomber sur la terre qu'ils accablent d'attente, de
gloire et de promesses.
Sw'sum corda! Le poète ne laisse pas retomber les
cœurs qu'il a élevés si haut. Le sublime de l'atten-
drissement succède au sublime de l'exaltation.
RACINE. 411
Comme dans la Judée biblique, on marche, dans la
tragédie de Racine, parmi les prodiges. Parcourez
toutes les épopées antiques et modernes, vous n'y
trouverez pas une scène comparable à celle de Joad
ceignant du diadème de David le front de Joas. Quel
groupe que celui de ce pontife s'agenouillant devant
un enfant ! Qu'il est touchant l'examen de conscience
qu'il lui fait subir ! Quelle auguste mélancoUe se mêle
à ses vœux et à ses conseils! Avec quelle sainte
frayeur le prêtre essaie, à ce jeune front, la couronne,
pour se convaincre qu'il est digne de la porter !
Enfin arrive ce dénouement formidable, où l'action
humaine s'efface devant l'intervention du Seigneur.
Grand Dieu I voici ton lieure ; on t'amène ta proie !
Athalie est prise au piège, par Jehovah, dans son
temple; les prêtres la cernent d'un cercle de glaives.
Elle jette son sang contre le ciel, sa malédiction au
jeune roi, immobile sur son trône, au pied du taber-
nacle. Le Dieu vivant assouvit sa vengeance. Car le
miracle de cette tragédie est dans la présence réelle
et perpétuelle de son Dieu ; elle ne s'agite même pas,
elle se laisse mener par ce Dieu. Ses péripéties sont
des prières, des malédictions, des prophéties, des
oracles. Comme Moïse sur la montagne, elle gagne la
bataille, en levant ses mains vers le ciel.
L'admiration de deux siècles ne s'est pas trompée.
412 LE TnÉATRii MODERNE.
Athalie est, et rcslera, un monument impérissable;
son invariable beauté dominera tous les changements
du goijt, toutes les vicissitudes du langage.
Tout à l'hnnre, en parlant de Dritanniais, nous
opposions Shakespeare à Racine, et la terrible fami-
linrilé avec laquelle le poêle anglais ouiait traité la
Rome (le Tacite, à l'étiquette sévère que garde, pour
l'aborder, le poète de Versailles. L'objection revient
d'elle même à propos (ï Athalie. On peut se deman-
der quelle forme aurait prise un pareil sujet entre les
mains de Shakespenre. La réponse est facile.
C'est avec la rudesse du génie hébraïque que Sha-
kespeare auiait traduit l'Ancien Testament. Le vesti-
bule lumineux et nu de Racine aurait fait place aux
labyrinthes du Temple indigène. La grande synagogue
aurait dévoilé ses arcanes. Nous aurions vu ses voûtes
inégales, ses colonnades d'un style inconnu, ses ché-
rubs monstrueux, pareils aux grilTons de la Perse,
sa Mer de fonte, écumanle du i^ang des victimes et
portée par douze bœufs d'airain. Les sept flammes du
Chandelier d'or auraient éclairé les rabbins de Rem-
brandt, marmottant, dans leurs barbes sales, les ana-
thèmes du Talmud. Qui sait? Shylock, peut-être,
créancier d'un Philistin ou d'un Madianite, serait
venu repasser son couteau sur le métal du bassin san-
glant. Joad se montrerait plus abrupt, la reine plus
RACINE. 413
barbare; au lieu d'une Athalie à demi romaine, nous
aurions eu la sauvage Athaliahou du texte littéral.
Mallian aurait pris la laideur expressive d'une cari-
cature de l'idolâtrie. La Kabale aurait mêlé ses ma-
gies aux miracles du Dieu vivant. Jérusalem nous
apparaîtrait entrecoupée de lumière et d'ombre, par-
tagée entre Jéhovah et les démons de l'Orient.
Que d'épisodes expressifs, que d'intermèdes pitto-
resques le poète aurait jetés dans les intervalles de
son drame! Les prêtres de Baal s'incisant avec des
couieaux et sautant burlesquement autour de l'autel ;
le Prophète, enveloppé de son sac de cendre, les rail-
lant à la façon d'Elisée : « Criez plus fort ! Peut-être
» votre dieu est-il en voyage ! peut-être qu'il dort et
» qu'il s'éveillera! » — Les nécromants, complotant,
le soir, sur les hauts lieux, avec les sorcières phéni-
ciennes; et, sur le seuil des carrefours, à la lueur
des feux vacillants devant les idoles, Oolla et Oolliba,
les bayadères symboliques, aux paupières teintes d'an-
timoine, aux narines percées d'un anneau d'argent,
couchées sur une montagne de pourpre et buvant,
à pleine coupe, le sang des martyrs.
Une telle interprétation pourrait éblouir au pre-
mier abord; la réflexion en détourne et fait mieux
admirer le plan de Racine. Ce qui convient à Rome
ne convient pas à Sion. Autant le poète dramatique
doit marquer, de traits dislinclifs, les sujets qu'il tire
414- LE THÉÂTRE MODERNE.
de l'histoire profane, autant il doit empreindre d'une
beauté générale et simple ceux qu'il emprunte à l'his-
toire sacrée. Dieu n'a pas de costume, l'Éternité n'a
pas de décors; or, la Cible est le livre divin, le livre
éternel. En s'attachant à sa lettre, Racine aurait tué
son esprit; en la rapprochant par le détail, il aurait
diminué sa sublimité.
Racine a compris la Bible comme Raphaël. C'est
ainsi que le peintre du Vatican l'interprète, dans ses
fresques et dans ses tableaux. Il y apporte une mo-
dération majestueuse, qui ramène les angles trop
saillants du type judaïque aux lignes cadencées ('e
la beauté pure ; il harmonise les étrangetés locales,
les discordances historiques, sous la clarté d'une
couleur qui n'est d'aucun temps ni d'aucun climat.
Il impose, à tous les contrastes et à tous les aspects
du passé, ce grand style qui enveloppe les âges, les ci-
vilisations et les peuples, dans une sorte d'égalité
spirituelle, où les actions se tempèrent, oii les cos-
tumes se ressemblent, où les personnages, revêtus de
corps glorieux, expriment plutôt qu'ils n'agissent et
posent majestueusement devant leur propre immor-
talité. Là, les êtres se dépouillent des variétés péiis-
sables et transitoires de leurs formes; les événements
se concentrent, les particularités disparaissent, les
incidents s'effacent, le sens supérieur prédomine;
un calme imposant, répandu sur toutes les flgures»
RACINE. 419
contient les passions à l'état plastique. La vie se ra-
réfie, comme à l'approche des hautes cimes. Ses dé-
tails n'apparaissent que sous leur forme suprême : le
glaive, le bandeau, le poignard, l'autel. Le Temps,
enfin, s'abrège et s'épure, com.me s'il s'évanouissait
dans l'Éternité.
Athalie rappelle, dans son ensemble, le style trans-
cendant des compositions de Raphaël; elle offre la
même généralité grandiose, la même solennité me-
surée, les mêmes calculs d'harmonie et de propor-
tion; elle a des scènes qui surgissent à l'œil habitué
aux analogies de l'art, comme des fragments de Ra-
phaël reproduits par la poésie. Le récit du car-
nage des princes de la maison de David semble copié
sur le Massacre des Innocents, gravé par Marc-
Antoine. Le désordre du temple, envahi par Athalie,
répète le tumulte sculpté de la grande fresque (VHé-
liodore. Il n'est pas jusqu'aux jeux de la scène qui
n'amènent continuellement, entre Joad, Josabeth,
Zacharie et Joas, des groupes enlacés et agenouillés,
pareils aux Saintes Familles du grand maître.
L'Église triomphante, posée comme un dôme sur
l'enceinte de la Synagogue, la croix surmontant la
crosse du grand-prêtre, la Bible éclairée par TÉvan-
gile, voilà, dans sa pensée comme dans son exécu-
tion, la tragédie de Racine.
Je me souviens d'avoir lu, par hasard, Athalie
4l« LE THÉÂTRE MODERNE,
dans Saint-Pierre de Rome, appuyé à la rampe de
la balustrade, au jour mystique des cnt lampes éter-
nelles qui veillout sur le touibeau des Apôtres. C'était
à la lin d'un graud office?; l'église exhalait l'encens
et la cire ; l'orgue du Chapitre des chanoines, alTaibli
par la distance, psalmodiait gravement dans le loin-
tain. Les voix basses dos prières, dispersées dans
l'immensité du temple, se résumaient en un vague
murmure, semblable à ce bourdonnement de vies in-
visibles qui remplit la campagne, dans le silence dei
jours d'été. Le soleil déclinant comblait de lumière la
basilique ; des traînées de clarté jonchaient le pavé
splendideet rayonnaient, en tous sens, jusqu'au seuil
obscur des chapelles, comme les emlirancliements
d'un sentier céleste. Les marbres, les ors, les mo-
saïques empruntaient aux reflets, attirés par l'éclat de
leurs surfaces, une vie merveilleuse de balancements
et d'oscillatoins. Les apôtres, les prophètes, les vier-
ges, les sibylles, les martyrs, les patriarches, dissémi-
nés sur les autels et sur les paroi>, semblaient graviter
les uns vers les autres, pour s'enlacer dans la Com-
munion des Saints de l'universelle Église. L'air était
rouge, le silence priait, les lampes pétillaient de fer-
veur. De temps en temps, la figure superbe d'un car-
dinal, drapé dans sa pourpre aux cent plis, passait à
Ihorizon du temple, image rapide et radieuse du pon-
tificat biblique.
RACINE. 417
Le baldaquin oriental qui surmonte le grand autel
complétait l'illusion de celte fonte ardente, harmo-
nieuse, parfaite, de deux lois, de deux cultes, de deux
Testaments dans un monument idéal. Tout était
pompe, largeur, magnificence céleste, radieuse al-
légresse. Les couleurs se mariaient au soleil, les
marbres se réjouissaient de leur éternité, la coupole
montait au ciel !
Cette lecture dans un pareil lieu eut sur moi
l'efifet d'une révélation. L'église m'expliqua le livre :
j'y retrouvai son unité savante, ses nobles orne-
ments, sa large conciliation de symboles, sa grandeur
jointe à la beauté et cette immensité voilée par la
justesse qui s'approfondit sons la fixité du regard,
comme l'idée de Dieu sous la méditation ie l'esprit.
lî!, 27
CHAPITRE V
MOLIÈRE.
I, — L'Étourdi.
II. — L'École des Femmes.
III. — Don Juan.
IV. — Le Misanthrope.
V. — Les Femmes savanles.
I
Un intérêt singulier s'attache à cette jeune comé-
die (le l'Étourdi, prélude joyeux de tant de chefs-
d'œuvre. Fille naturelle du génie de Molière, conçue
en dehors des règles, entre les tréteaux et le théâtre,
elle est née sur le chariot errant du Roman Comi-
que. Comme la Béatrice de Shakespeare, elle pourrait
dire : « A l'heure où je vins au inonde, une étoile dan-
» sait dans le ciel. » Molière n'avait pas encore con-
science de lui-même, lorsqu'il fît jouer, pour la pre-
mière fois, à Lyon, en 1653, cette pièce de facture,
empruntée à t Inavertito de Beltrame et à VEmilia
fle Luigi Groto. Il pillait à droite, imitait à gauche,
MOLIÈRE. 419
composait à la diable, rimait au hasard. On peut dire
que, dans rÉtourdi, il jette sa gourme et son premier
feu. L'esprit pétulant de l'Italie bouffe, souffle sur ces
scènes, rejointes par un léger fil, qui se poursuivent
et s'entre-croisent, comme les figures d'une longue fa-
randole. L'observation en est absente, les caractères
sortent des moules factices de l'imbroglio d'outre-
mont. Le poète n'a pas encore étudié son pays,
contemplé son siècle ; il ne voit encore le visage hu-
main qu'à travers les masques de convention de la
parade italienne. Il vit renfermé dans sa troupe, com-
posée du Vieillard et du Jeune homme, du Valet et
de la Captive, laquelle ne fait que perpétuer, sous des
traits à peine rajeunis, le groupe antique et inamo-
vible du théâtre de Plante et de Térence.
Mais le génie perce, de toute part, sous cette, ébau-
che calqnée au poncif; il éclate, à chaque scène, en
traits soudains, en saillies franches, en jets de verve
et d'hilarité. Si la substance morale, la réflexion, la
pensée manquent encore à cette comédie de jeunesse,
elle a déjà l'animation, la souplesse, le feu de l'esprit,
le coloris des personnages, la vivacité du dialogue.
C'est la verdeur d'un printemps regorgeant de sève
et qui va faire explosion.
Mascarille est, à lui seul, toute une création. Il
élève et il transfigure le type subalterne et multiple
du valet d'intrigue. Sous un nom nouveau, il le lance
420 LE THÉÂTRE MODERNE.
dans une vie nouvelle. Scapin, Sganarelle, Sbrigani,
Figaro liii-môme s'agitent déjà sous les plis de son
manteau turbulent. Il y a, sans doute encore, beau-
coup de convention dans son invention. Mascarille
n'est qu'à demi réel : moitié masque et moitié
figure, incarnation bouffonne de Tespril, d'intrigue
et de la loi naturelle se moquant de la loi hu-
maine, bâtard de l'esclavage antique et de la
farce italienne. Déshabillez-le de sa cape aux raies
de tulipe, vous retrouverez en lui Ëpidique et Dave,
Storax et Parménon, Stichus et Syrus, l'esclave de la
Casina et de /'.452;z(2z>e, traduisant, en fourberies mo-
dernes, les friponneries romaines qui, chez ses pre-
miers maîtres, le faisaient périr sous le bâton ou expi-
rer sur la croix. Mais mille expressions nouvelles
animent et vivifient ce masque archaïque qui semblait
sculpté. L'esprit gaulois se joue sur ses traits latins;
sa verve s'est aiguisée, son imagination prend l'essor,
son rictus immobile se transforme en rire spirituel.
Ses pieds, qui ne traînent plus la chaîne de la servi-
tude, semblent avoir chaussé les talonnières ailées
du rusé Mercure. Il plane dans la région de la fan-
taisie et du libre esprit.
Mascarille mérite, à coup sûr, ce titre de Fourborum
rmperator qu'il se décerne à lui-même, et qu'il écri-
rait volontiers, en majuscules flamboyantes, sur son
bonnet sicilien. C'est la scélératesse méridionale, dans
MOLIÈRE. 421
toute sa verve inventive, Vingegno appliqué a.ix œu-
vres de sac et de corde. Il ment effrontément, il vole
sans vergogne, il fait battre monnaie au fils sur le
cercueil vide de son père. Et pourtant le plus sévère
moraliste rit aux éclats de ses tours pendables. Il est
si vif, si gai, si bon diable, si naïvement dénué de
conscience et de sens moral! Se fâcher en voyant
Mascarille dérober la bourse du vieil Anselme, autant
vaudrait s'indigner à la vue d'un chat volant un fro-
mage. Il est désintéressé, d'ailleurs, dans ses four-
beries ; il nage dans l'eau trouble sans y pêcher. Ce
n'est pas à son profit qu'il accomplit les douze travaux
de l'intrigue, c'est à celui de son maître, le seigneur
Lélie. Il s'agit de lui conquérir la belle Célie, captive
du vieux Truffaldin. Il y a là des grilles à limer, des
vieillards à berner, des mascarades à conduire, des
coups de bâton à donner et à recevoir. Le voilà qui
s'exalte pour cette œuvre d'art, et qui se lance dans
l'aventure, au galop de ses grandes bottes de sept
lieues. Sa têle est un moulin à vent et à feu qui broie,
blute et triture des moissons d'idées et de stratagè-
mes. Lélie a beau brouiller ses cartes pipées, il a beau
crever, à chaque instant, de son blanc bec d'étour-
neau les pièges brillants qu'il a tissés maille à maille,
Mascarille jure, sacre, tempête, mais recommence à
filer sa trame. Car il travaille pour la gloire, non pour
le salaire.
422 LE TnEATRE MODERNE.
L'honneur, ù Mascarille, est une belle cliose.
A tes nobles travaux ne fais aucune pause,
Et, quoi qu'un maître ait fait pour te faire enrager,
Travaille pour la gloire et non pour l'obliger.
C'est le fauconnier de l'amour, et son imagination
est le gerfaut ardent, rapide, acharné qu'il lance
sur la linotte coiffée que lui a désignée son maître. On
l'aime, ce pendard, pour son dévouement, pour sa
verve, pour Tenthousiasme d'artiste avec lequel il
agence et fait mouvoir ses pittoresques machines. On
admire son front de bronze, sa gesticulation effrénée,
sa fertilité de ressources, son impudence étonnante
et haute en couleur. 'S'il vole, au tournant d'une rue,
comme au coin d'un bois, l'argent n'est du moins,
pour lui, que le nerf des guerres de l'amour. Lespis-
toles, escroquées par Mascarille, ne chargent pas la
conscience. Elles ont l'éclat fabuleux des pommes
d'or des Ilespérides, gardées par le dragon à cent
têtes; elles sont frappées à l'effigie de Mercure en-
dormant Argus.
Et puis la fantaisie purifie tout, et la fantaisie est
l'élément de Mascarille, comme elle sera, plus tard,
celui de Scapin ; il habite un monde imaginaire qui
n'obéit qu'à la loi du rire. Ce qui serait un crime dans
nos rues éclairées au gaz, n'est qu'une peccadille sur
les quais lumineux de celte Messine de comédie,
aussi fantastique que les mirages de la Fata Mor-
gana. Au besoin, l'histoire d'enfants volés par des
MOLIÈRE. 423
Égyptiennes et par des Corsaires qui termine k
pièce, vous avertit que la scène se passe dans le
pays bleu. Et, avec quelle grâce le poète se moque
lui-même, le premier, de ce dénouement rebattu I
Maintenant vous serez un marchand d'Arménie
Qui les aurez vus sains, l'un et l'autre, en Turquie.
Si j'ai, plutôt qu'aucun, un tel moyen trouvé,
Pour les ressusciter sur ce qu'il a rêvé.
C'est qu'en fait d'aventure il est très ordinaire
De voir gens pris sur mer, par quelque Turc corsaire,
Puis être, à leur famille, à point nommé rendus,
Après quinze ou vingt ans qu'on les a crus perdus.
Pour moi, j'ai vu déjà cent contes de la sorte.
Sans nous alambiquer, servons-nous-en; qu'importe?
Mascarille ne fait pas long feu dans le répertoire
de Molière. L'ardeur de sa première apparition le
dévore; il se consume en resplendissant. Vous diriez
un cheval de race^ fourbu pour avoir donné dans
une première course. On le reconnaît à peine, lorS'
qu'il reparaît dans le Dépit amoureux. Sa hardiesse
a baissé, sa verve est tarie ; son Imaginative épuisée
n'accouche plus que de stratagèmes avortés. De bra-
vache qu'il était, il devient poltron. Au Heu de do-
miner son maître, comme dans PÉtourdi, de sa su-
périorité insolente, il se rapetisse et s'humihe devant
lui. L'ombre d'un bâton l'effarouche, la silhouette
lointaine du gibet le fait trembler de la tête aux pieds.
Lorsque Yalèrelui propose d'aller, en armes, assiéger
le logis de Lucile, et de se « chamailler », au be-
424 LE THÉÂTRE MODERNE.
soin, s'ils trouvent résistance, sa couardise effrayée
pousse des cris cyniques :
Moi, chamailler, bon Dieu ! suis-je un Roland, mon maître?
Ou quelque Ferragus? C'est fort mal me connaître.
Quand je viens à songer, moi, qui me suis si cher,
Qu'il ne faut que deux doigts d'un misérable fer
Dans le corps, pour vous mettre un humain dans la bière,
Je suis scandalisé d'une étrange manière.
« Mais tu seras armé de pied en cap. » Tant pis,
J'en serai moins léger à gagner le taillis.
Et de plus il n'est pas d'armure si bien jointe
Où ne puisse glisser une vilaine pointe.
(i Oh! tu seras ainsi tenu pour un poltron ! »
Soit, pourvu que toujours je branle le menton.
A. table, comptez-moi, si vous voulez, pour quatre ;
Mais comptez-moi pour rien, s'il s'agit de se battre.
!^uel changement et quelle déchéance! l'empe-
reur des fourbes n'en est plus que le vil goujat. D'une
comédie à l'autre, Mascarille a pris le ventre, l'é-
goïsme, la triviaUté prosaïque de Sganarelle et de
Gros-René.
Une troisième fois, il fait sa rentrée dans les Pré-
cieuses Ridicules, mais déguisé en marquis, jouant
au seigneur, singeant le bel air, faisant la roue du
geai de la fable, avec les plumes et les rubans de sa
petite-oie. Il expire sous le soufflet du porteur de
chaise et sous la canne de La Grange. « Ahi! ahi!
ahi! » Mascarille, en ces trois notes, a rendu son
dernier soupir.
Molière, revenant à la comédie d'intrigue, le res-
suscitera, plus tard, sous la figure de Scapin. Mais il
MOLIÈRE. 423
n'y a plus de place pour les valets à tout faire, dans
les chefs-d'œuvre qui remplissent ce long intervalle.
Le poète a fait maison nette, en quittant l'imbroglio
pour l'observation. Du même coup il a congédié toute
sa troupe italienne. Pères imbéciles, amants ravis-
seurs, spadassins, pédants, matamores; il renvoie au
tréteau ces marionnettes surannées et se met à créer
des hommes. Désormais il mettra en scène la société
de son temps, agrandie aux proportions de l'éternelle
vérité humaine. Devant ce monde, en chair et en os,
les valets chimériques s'effacent ou se transforment;
ils rentrent dans l'ombre de la livrée et de l'anti-
chambre. Leurs noms nouveaux les déshabillent de
leurs oripeaux et les destituent de leur tyrannie fami-
lière. Alain, Dubois, la Merluche, maître Jacques ne
sont plus que des domestiques remis à leur place.
Mascarille, dans le salon de Célimène, ne pourrait
que ranger des fauteuils et porter des lettres; dans
la maison de Chrysale, il ferait l'effet d'un fantoche,
fourvoyé parmi des bourgeois.
Lélie joue un piteux rôle, auprès de son glorieux et
tranchant valet. Mascarille l'absorbe et l'anéantit. Il
traîne, pendu à sa cape agile, et le rudoyant au be-
soin, ce jouvenceau enrubanné qui fait l'amour en
lisières. Son étourderie paraît tomber parfois dans la
niaiserie. L'obstination qu'il met à défaire les pièges
et à patauger dans les trames ourdies pour son
426 LE THÉÂTRE MODERNE.
compte, flnit par agacer, à la longue. De récidive en
récidive, l'irritation gagne le spectateur. Il com-
prend que le valet dise crûment à son maître :
Ma foi, mon cher patron, je vous le dis encore,
Vous ne serez jamais qu'une pauvre pécore.
Il le relayerait volontiers dans la bastonnade
effrontée qu'il lui applique avec Truffaldin. Et pour-
tant rétourderie de Lélie n'est qu'une illusion d'opti-
que théâtrale. Regardez-y de plus près et vous l'ac-
quitterez, scène par scène, de tous les reproches dont
l'accable son impérieux serviteur. C'est lui qui les mé-
rite, en ne lui faisant jamais part des ruses qu'il com-
bine. Lélie, en fin de compte, n'est pas un sorcier;
il ne peut deviner un jeu qu'on lui cache, ni s'en-
tendre en foire avec mi larron qui ne lui dit rien de
ses artifices. Il a cent fois raison, au troisième acte,
lorsqu'il répond à ses invectives pour la dixième fois
répétées :
Au moins, pour t'emportcr à de justes dépits,
Fais-moi dans tes desseins entrer de quelque chose.
Mais que de leurs ressorts la porte me soit close,
C'est ce qui fait toujours que je suis pris sans vert.
Un moment vient, du reste, où Lélie se redresse,
d'un élan de cœur, à cent pieds au-dessus du grand
Mascarille. C'est celui où il le surprend à diffamer sa
maîtresse. Le drôle a beau lui faire signe que ce ne
MOLIERE. 427
sont là que propos en l'air pour éloigner son ri\al,
Lélie ne veut rien entendre :
Non, non ! point de clin d'oeil et point de raillerie l
Je suis aveugle à tout, sourd à quoi que ce soit.
Fût-ce mon propre frère, il me le paycroit.
Et, sur ce que jadore oser porter le blâme,
C'est me faii'e une plaie au plus tendre de l'âme.
Tous ces signes sont vains, quels discours as-tu faits?
Comme il grandit subitement, ce petit Lélie, et
comme Mascarille redevient, à cette voix fière et
loyale, ce qu'il est en réalité, un sbire émérite, un
laquais habile dont un gentilhomme peut se servir,
comme d'un fin limier, pour courir les belles filles et
dépister ses rivaux, mais auquel il est défendu de
porter la dent sur le gibier qu'il relance.
Cette Célie qu'ils poursuivent avec un acharnement
passionné, ne semble pas valoir un si grand effort.
C'est moins une figure que l'ombre d'une ombre. Mo-
lière l'a empruntée à la comédie latine, qui ne con-
naissait d'autre femme que la captive et la courti-
sane. Aussi a-t-elle gardé la résignation passive et
somnolente de l'esclave. Elle se laisse vendre, reven-
dre, marchander, aimer, disputer, avec une indiffé-
rence à peine émue par le vague amour qu'elle a
pour Lélie. Presque une chose, à peine une personne.
Il y a dix-sept siècles entre la Célie de rÉtoiirdi et
l'Agnès de rÈcoie des Femmes^ qui va naître neul
ans plus tard.
428 LE TnÉATRE MODERNE.
Encore une fois, ne demandons à rÉtourdi que le
mouvement perpétuel de la pantalonnade italienne,
soumis et dominé par le génie naissant d'un grand
poète. Et alors, quelle gaieté féconde! quelle activité
saisissante etfulle! quelles variations inépuisables
sur un thème unique ! quel surcroît, toujours montant
et bouillonnant, de verve comique ! Le style surtout en
est admirable, coulant et roulant de source, primc-
sautier et original. Ses négligences mômes et ses
brusqueries ont de la grâce. Ce sont les cailloux qui
font écumer et rebondir un joyeux ruisseau. Du pre-
mier coup, Molière a trouvé sa langue : on a ici son
premier jet, un peu trouble, mais aussi dans toute sa
saveur.
II
La Jalousie est un monstre à deux visages, l'un
tragique et l'autre burlesque ; celui-ci pleure, celui-
là grimace : Sganarelle est le revers d'Othello. La
physionomie d'Arnolphe, dans l'Ecole des Femmes^
participe de ces deux aspects ; quelques traits lou-
chants corrigent çà et là sa physionomie ridicule. Il
est presque pathétique au dernier acte, lorsque, fou
de passion et de désespoir, il se traîne aux genoux de
l'enfant cruelle qui regarde froidement ses transports:
MOLIËRE. 429
Me veux-tu >oir pleurer? Veux-tu que je me batte?
Veux-tu que je m'arrache un côté de cheveux?
Veux-tu que je me tue? Oui, dis, si tu le veux?
Je suis tout prêt, cruelle, à te prouver ma flamme.
Mais le comique l'emporte, et, malgré sa passion
sincère, Arnolphe finit toujours par exciter un rire
ironique. Ce n'est pas l'âge de son amour qui est ridi-
cule ; il n'a guère que quarante-deux ans, ainsi qu'il
le dit lui-même quelque part; des passions plus miàres
ont été payées de retour. On vieillissait d'ailleurs
moins vite qu'aujourd'hui, sous ces majestueuses per-
ruques du siècle de Louis XIV, qui semblaient revêti.
les fronts virils de la crinière des lions ou du feuillage
des chênes. C'est par les cheveux que la vieillesse
attaque l'homme, et cette mâle toison lui faisait une
chevelure éternelle. Ce qui rend le spectateur insen-
sible aux souiTrances d'Arnolphe, c'est son système
absurde d'abêtissement conjugal. 11 sème de la niai-
serie pour récolter de l'innocence; il coiffe Agnès du
bonnet d'âne pour détourner de son propre front les
cornes que lui prédit Chrysale. C'est par la terreur,
l'ignorance et la séquestration qu'il prétend se ren-
dre maître du cœur d'une jeune fille.
Les Chinois cassent les pieds de leurs femmes
pour les retenir à la maison et les forcer d'être fidè-
les. Arnolphe essaie d'atrophier l'esprit d'Agnès
pour l'enchaîner à son ésoïsme et faire d'elle h
430 LE TOÉATRE MODERNE.
servante de son bonheur domestique. Mais sa péda-
gogie stuj)ide se retourne directement contre lui.
En cherchant à se faire aimer, il se fait haïr. Agnès
prend en horreur cet homme rébarbatif qui hii
parle d'amour avec la voix lugubre d'un prédica-
teur prêchant un carême, et lui fait du mariage un
épouvantail infernal. Sa naïveté est une nudité qui
l'expose aux premières surprises de l'amour. Son
extrême ignorance la ramène à l'état sauvage. Il n'y
a guère plus de morale dans sa tète mignonne que
dans celle d'une fille de Taïti, vêtue de son collier de
corail. Si, au lieu d'être un amoureux, Horace n'était
qu'un libertin, Agnès serait à lui dès le premier ren-
dez-vous.
Quelle figure charmante que celle de cette créature
de l'instinct! Agnès ne cherche pas l'esprit, comme
la Nicette de Favart ; l'esprit lui vient naturellement,
dès qu'elle aime, comme la fleur germe, sur une tige
inculte, au premier soleil du printemps. Agnès ren-
dant à Horace révérence pour révérence, est la petite
sœur de la grande Juliette disant à Roméo : « Je te
dirai : Bonne nuit, jusqu'à ce qu'il soit jour. » Sœurs
inégales, séparées, lointaines, mais qui, l'une, au
balcon de son palais de Vérone, et l'autre, à la fe-
nêtre de son logis parisien, représentent l'amour qui
se lève aux deux extrémités du cœur : là, dans la
pourpre ardente et sombre du sang italien, ici,
MOLIERE. 431
dans les fraîches et légères rougeurs de l'ingénuité
gauloise.
« Tu sais que le masque de la nuit est sur mon visage ;
sans cela tu verrais une virginale rougeur colorer ma joue,
quand je songe aux paroles que tu m'as entendue dire celte
nuit. Ah! je voudrais rester dans les convenances, je vou-
drais nier ce que j'ai dit. . . Mais adieu les cérémonies !
M'aimes-tu? je sais que tu vas dire oui, et je te croirai sur
parole. Ne le jure pas, tu pourrais trahir ton serment! Les
parjures des amoureux font, dit-on, rire Jupiter. En vérité,
beau Montagu, je suis trop éprise ; et aussi tu pourrais croire
ma conduite légère, mais fie-toi à moi, gentilhomme : je
me montrerai plus fidèle que celles qui savent le mieux
aflecter la réserve. »
Ainsi parle Juliette sous le masque de la nuit, et
le pressentiment de la mort prochaine, les poignards
des Capulets suspendus sur le rendez-vous furtif, la
clarté voluptueuse de la lune « qui argenté les cimes
chargées de fruits », tout conspire à hâter cet amour
tragique. Point de nuances, point de transitions; il
éclot, comme l'aloès, dans une explosion de parfums.
Ce n'est pas sous la coquetterie du voile que Juliette
se montre à son amant, c'est dans l'éclatante nudité
de son grand amour :
« Peut-être qu'il y a du mal à dire cela, mais enfin je ne
puis m'empêcher de le dire, et je voudrais que cela pût se
faire sans qu'il y en eût. On me dit fort que tous les jeunes
hommes sont des trompeurs, qu'il ne faut point les écou-
ter, et que tout ce que vous me dites n'est que pour m'abu-
ser; mais je vous assure que ie n'ai pu encore me figurer
432 LE THÉÂTRE MODERNE.
cela de vous, et je suis si touchée de vos paroles que je ne
saurais croire qu'elles soient menteuses. Uites-moi fran-
chement ce qui en est; car enOn, comme je suis sans mu-
lice, vous auriez le plus grand tort du monde si vous me
trompiez; et je pense que j'en mourrais de déplaisir. »
Ainsi parle, en sa langue à peine sevrée, l'Agnès
de M')lière ; le timbre des deux voix est bien diffé-
lent, l'une splendide et sonore, et toute vibrante
d'enthousiasme; — on se rappelle, en l'écoulant,
ce chant de la Fable indienne dont l'ardeur était
telle qu'il consumait ceux qui le chantaient ; —
l'autre, naïve et timide, et ne dépassant pas le sou-
pir. Mais, quoique Agnès vis-à-vis de Juliette soit ce
qu'est une humble primevère comparée à la plus
brillante des étoiles, son doux aveu rend sur une
aulre corde le même son que l'éclatant épilhalame
de la grande vierge italienne. Toutes deux chantent
la première ivresse de leur âme, les fiançailles géné-
reuses du cœur jeune et loyal qui s'est donné dès
qu'il s'est senti.
Une chose pourtant rend Arnolphe quelquefois
touchant, c'est la part de lui-même que Molière a
mise dans ce sombre rôle. De temps en temps, le poète
se montre derrière son personnage. Lorsqu'il écrivit
r École des Femmes, sa situation était à peu près celle
d'Arnolphe : il avait, comme lui, quarante-deux ans;
Armande Béjard, qu'il venait d'épouser, en avait dix-
huit. Sa première verve comique s'était exercée sur
MOLIÈRE. 433
les maris trompés par leurs femmes, et ses amis au-
raient pu lui dire ce que dit Chrysale à Arnolphe :
Mais, quand je crains pour vous, c'est cette raillerie
Dont cent pauvres maris ont subi la furie ;
Car enfin, vous savez qu'il n'est grands ni petits,
Que de votre critique ont ait vus garantis.
Jouet d'une coquette, comme Arnolphe d'une in-
génue, il est, comme lui, mordu au cœur par la ja-
lousie, et les plaintes risibles de son personnage trou-
vent de mélancoliques échos dans ses conversations
intimes avec Chapelle et avec Mginard.
Je souffre doublement dans le vol de son cœur,
Et l'amour y pâtit aussi bien que l'honneur.
J'enrage de trouver cette place usurpée,
Et j'enrage de voir ma prudence trompée.
Je sais que, pour punir son amour libertin,
Je n'ai qu'à laisser faire à son mauvais destin;
Que je serai vengé d'elle par elle-même :
Mais il est bien fâcheux de perdre ce qu'on aimel
Ciel! puisque pour un choix j'ai tant philosophé,
Faut-il de ses appas m'être si fort coiffé !
Elle n'a ni parents, ni support, ni richesse;
Elle trahit mes soins, mes bontés, ma tendresse ;
Et cependant je l'aime, après ce lâche tour.
Jusqu'à ne me pouvoir passer de cet amour.
C'est Arnolphe qui parle. Écoutons maintenant
Molière, ouvrant son cœur à Chapelle qui lui repro-
chait « d'aimer une personne qui ne répondait pas à
ia tendresse qu'il avait pour elle».
« Je suis né avec les dernières dispositions à la tendresse,
et, comme j'ai cru que mes efforts pourraient lui inspirer,
m. 28
434 LE THEATRE MODERNE.
par l'habitude, des senlimeiUs que le temps ne pourrait dé-
truire, je n'ai rien oublié pour y parvenir. Comme elle était
encore fort jeune quand je l'épousai, je ne m'aperçus pas
de ses méchantes inclinalions, et je me crus un peu moins
malheureux que la plupart de ceux qui prennent de pareils
engagements. Aussi le mariage ne ralentit point mes em-
pressements. Mais je lui trouvai tant d'indiflérence, que je
commençai à m'apercevoir que toute ma précaution avait
été inutile, et que ce qu'elle sentait pour moi était bien
éloigné de ce que j'aurais souhaité pour Otre heureux
J'eus le chagrin de voir qu'une personne sans beauté, qui
doit le peu d'esprit qu'on lui trouve à l'éducation que je
lui ai donnée, détruisait en un moment toute ma philoso-
phie. ))
Arnolphe s'adoucit et s'attendrit, lorsqu' Agnès lui
dit qu'il peut la battre si cela lui plaît :
Ce mot et ce regard désarment ma colère,
Et produit un retour de tendresse de cœur,
Qui de son action efface la noirceur.
Chose étrange d'aimer, et que, pour ces traîtresses,
Les hommes soient sujets à de telles faiblesses !
Eh bien! faisons la paix. Va, petite traîtresse.
Je te pardonne tout et te rends ma tendresse.
Considère, par lîi, l'amour que j'ai pour toi.
Et, me voyant si bon, en revanche, aime-moi I
Plus faible encore qu'Arnolphe, Molière demandait
pardon à sa femme de sa jalousie et de ses tourments.
« Sa présence me fit oublier mes résolutions, et les pre-
mières paroles qu'elle me dit pour sa défense me laissèrent
si convaincu que mes soupçons étaient mal fondés, que je
lui demandai pardon d'avoir été si crédule. Vous me direz,
sans doute, qu'il faut être fou pour aimer de cette manière;
MOLIÈRE. 4n5
mais, pour moi, Je crois qu'il n'y a qu'une sorte d'amour,
et que les gens qui n'ont point senti de semblable délica-
tesse n'ont jamais aimé véritablement. Quand je la vois,
\me émotion et des transports qu'on peut sentir, mais qu'on
ne saurait exprimer, m'ôtent l'usage de la réflexion ; je n'ai
plus d'yeux pour ses défauts ; il m'en reste seulement pour
tout ce qu'elle a d'aimable. N'est-ce pas le dernier point de
la folle et n'admirez-vous pas que tout ce que j'ai de rai-
son ne sert qu'à me faire connaître ma faiblesse sans eu
pouvoir triompher?»
Ainsi le poète n'a eu qu'à ouvrir sa maison pour en
faire le théâtre de sa comédie. Mais avec quelle in-
dulgence il met ainsi lui-même en spectacle son
propre malheur! « Je n'ai pas pensé que j'étais trop
austère pour une société domestique,» dit-il encore,
dans h confidence que nous citions tout à l'heure.
Cette austérité du philosophe est devenue, dans
sa pièce, la dureté égoïste d'un petit tyran domes-
tique. C'est à ses dépens qu'il fait rire d'Arnolphe,
et le masque ridicule du tuteur d'Agnès laisse à peine
entrevoirie visage en larmes du mari d'Armande.
III
Comme Ahasvérus et comme Faust, Don Juan est
un type éternel et indéfini. Chaque époque le trans-
forme, chaque génération l'agrandit. De l'obscure
chronique castillane, qui parle de lui pour la première
436 LE THEATRE MODERNE.
fois, aux derniers livres que ce siècle lui a consacrés,
quelle distance et quelle progression! De théâtre en
lliéùtre et de poème en poème, le fougueux aventu-
rier a brisé son cadre et poursuivi sa carrière : sa
taille s'est élevée, ses traits ont changé, des passions
inconnues ont transformé sa figure, de nouveaux
amours ont élargi son cœur. Il a passé, comme un
dieu de llnde, à travers tout un monde d'incarna-
tions, de patries, de destinées successives. Les
poètes lont doué de toutes les passions et de tous les
prestiges ; les romanciers ont surchargé sa légende
de fictions brillantes; les critiques l'ont creusée et
l'ont commentée, comme un des textes de Tâme
humaine. Pareil au démon de l'Écriture, il résume
aujourd'hui en lui les forces et les puissances d'une
Xégion.
Le premier Don Juan, celui de Tirso de Molina,
est le Capilan du sacrilège et de la débauche. Il croit
au Dieu qu'il outrage, à son âme qu'il perd, au diable
qui le possède ; il va aux flammes de Tenfer, comme
il irait au feu d'une redoute, par bravade et par
point d'honneur. — « Souviens-toi, mon bien, qu'il
j a un Dieu, et qu'il y a une mort, » lui dit une des
femmes qu'il séduit par ses faux serments. — « J'ai
du temps devant moi, » se répond don Juan à lui-
même. — « Dieu est un juge sévère, après la mort, »
lui dit le père irrité. — « Après la mort? » reprend
MOLIÈRE. 437
Don Juan. «Nous avons le temps! Il y a un grand
» voyage, d'ici-là. »
Quand la Statue du Commandeur vient souper avec
lui dans son hôtellerie, il s'informe de son âme, avec
un intérêt très sincère :
« Dis, que veux-tu, ombre, fantôme ou vision? Si tu es
une âme en peine, ou si tu espères quelque soulagement à
les maux, dis-le, et je te donne ma parole de faire ce que
tu auras ordonné. Jouis- tu de la vue de Dieu? Étais-tu en
état de péché mortel, quand je te donnai la mort? Parle ; je
l'écoute avec anxiété. »
Le Don Juan espagnol est donc un pécheur, dans
le sens catholique du mot, mais il n'est pas un im-
pie. La réflexion n'a jamais fixé son esprit farouche
et mobile. C'est la Sensualité faite homme; l'ivresse
du sang, le triomphe de la chair, l'animal instinctif
et spontané du midi, dans toute son ardeur. A peine
se donne-t-il la peine de tenter les femmes : il les
attaque comme une proie. Ses conquêtes ressem-
blent à des viols. On entend, à chaque instant, dans
le drame, des cris de nymphes renversées par un
satyre, au tournant d'un bois. Tout va vite danj
cette nature enflammée : l'amour, le désir, l'oubh,
la colère ; il consomme, en un jour, plus de sensations
qu'il n'en faudrait à un homme du Nord pour ali-
menter toute sa vie.
Grand d'ailleurs jusque dans le vice, il garde, au
438 LE THÉÂTRE MODERNE.
milieu de ses déportements, une noblesse native et
originelle. Ce sacripant a parfois des mots et des
attitudes dignes du Cid. Lorsque la Statue l'invite à
souper, et lui demande s'il tiendra parole : — « Je
suis un Tenorio! » C'est sa seule réponse. Son
valet prononce devant le Spectre le nom de dona
Anna : — «Tais-toi! » s'écrie Don Juan. «Il y a
ici quelqu'un qui a souffert à cause d'elle , et pré-
tend la venger. » Ce n'est pas sans une ter-
reur secrète qu'il se rend au banquet funèbre ; mais
il veut tenir la parole qu'il a engagée. « Quand
» même vous ne la tiendriez pas, » — objecte son
valet, — « que peut exiger une figure de jaspe? »
Don Juan répond avec la grandesse castillane : —
« Le mort pourrait m'appeler hautement infâme ! »
Il n'y a pas, au théâtre, de fantasmagorie plus ter-
rible que ce souper sépulcral. C'est dans la cha-
pelle où elle gît, les mains jointes et les pieds en
pointe, que la Statue donne à don Juan rendez-
vous. Il fait nuit ; le Commandeur vient au-devant de
son hôte, et lui ordonne de soulever sa tombe. — « Si
tu l'exiges, je lèverai aussi ces piliers; je suis fort,
et j'ai du cœur. » Il soulève d'un bras robuste la
pierre du sépulcre, qui découvre une table noire toute
servie. — « Quel est ce plat, seigneur? » — « Ce
sont des scorpions et des vipères... Ne manges-tu
pas? w — « Je mangerais, quand tu me servirais
MOLIÈRE. 43S
tous les serpents de l'enfer! » — «De quel crû est
ce vin? » — « Goûte-le. » — « C'est du fiel et du
vinaigre. » — « C'est le vin qui sort de nos pres-
soirs. »
Cependant, des chanteurs, perdus dans les ténè-
bres de l'église, entonnent des stances lugubres
comme les versets du Dics irœ. Toutes les menaces
et toutes les terreurs du catholicisme environnent le
jeune cavalier, et lui, violent, hautain, effréné,
pousse jusqu'au bout sa formidable gageure. Il gri-
mace la gaieté, il affecte l'insouciance. Comme le
Spartiate sous la dent du renard, il rit sous la griffe
du démon dont il sent déjà la morsure. Son arrogance
ne fléchit que lorsque la main du spectre l'étreint et
le brûle; alors le cri de l'instinct catholique sort de
sa poitrine : — « Laisse-moi appeler un prêtre, qui
me confesse et qui m'absolve? «
Deja que llame
Quien me conftesa y absuelva.
— « Il n'est plus temps; tu y penses trop tard ! » Et
le tombeau, vomissant du feu, engloutit le réprouvé
tout vivant.
Une imitation italienne du drame espagnol pour-
suivait don Juan en enfer. Elle le montrait, dans un
épilogue, criant aux démons, du milieu des flammes :
4iO LE THÉÂTRE MODERNE.
Ptacatevi, d'Avemo
Tormenlaiori eternil
E dite, per pietade !
Quando ierviiuaran questi miei guai?
Coro :
Mai!
« — Apaisez-vous, tourmenteurs éternels de
l'Averne! Et dites-inoi, par pitié, quand finiront mes
tourments?» — Le Chœur : « Jamais. » — Ce Mai!
est un beau coup de tamtam ; il résonne comme le
couvercle du puits de l'abîme, retombant sur la
damnation du pécheur.
Le Don Juan de Molière n'a ni l'allure superbe ni l'in-
fernal feu sacré de son grand frère espagnol. C'est un
roué glacial, un petit-maître d'athéisme, un libertin
sans ardeur et sans enthousiasme. Il sécrète le vice
comme un froid poison, au lieu de le jeter comme une
gourme ardente. Il procède par la théorie plus que
par l'action, et démontre son immoralité à Sganarelle
avec des airs de fat se déshabillant devant son valet.
Au moment oii il composa son Do?i Juan^ Molière
liiëàWiÀi Tartuffe. A son insu, peut-être, il a mélangé
et amalgamé ces deux personnages de races si di-
verses et de natures si contraires. L'élégante cou-
leuvre et l'immonde rcplile se sont tordus autour de
son caducée. Le cuistre a déteint sur le grand d'Es-
pagne. On ne reconnaît plus le Don Juan primitif ainsi
MOLIÈRE. 441
tartxiffié; on ne retrouve plus l'éclatant scélérat de
la Renaissance, sous les simagrées hypocrites de son
homonyme.
Ses bonnes fortunes mêmes sont d'une qualité ,
subalterne. La scène champêtre du second acte est
charmante ; elle parle un patois qui sent l'herbe et le
serpolet. Charlotte et Mathurine sont des paysannes
cueiUies dans une prairie gauloise; Pierrot est un
Corydon de basse-cour, d'un naturel achevé. Mais ,
plus l'idylle est rustique, et moins on comprend que
Don Juan poursuive si vivement ces maritornes à
peine décrassées. Comment un homme, qui a dé-
pouillé tout les pommiers des fruits défendus, peut-il
avoir l'envie démordre à la pomme de terre cuite sous
les cendres, à un feu de pâtre? Il ne trouve même pas,
à ce jeu facile, l'irritant attrait d'une pudeur à vain-
cre. Ces joues rougeaudes ne rougissent pas, ces yeux
naïfs le regardent fixement, avec la slupide innocence
dune brebis qui rêve. Ce n'est pas l'amour qui les
tente, mais une promesse de mariage. Les deux villa-
geoises échappent, d'ailleurs, sans laisser une plume,
aux pièges de Don Juan. Pour posséder Elvire, il lui a
fallu l'épouser; si bien, qu'en fin de compte, ce
triomphant séducteur ne séduit personne et qu'il
manque toutes les proies qu'il court. Or, Don Juan,
tel qu'on le conçoit, est condamné à une victoire
éternelle. S'il rencontre sur son chemin une seule
442 LE THÉÂTRE MODERNE.
femme qui lui résiste, il n'est plus Don Juan, mais un
vulgaire coureur d'aventures, sujet, comme les autres
hommes, aux fantaisies de la femme et aux phases de
ia lune de miel.
La scène de M. Dimanche est d'un comique admi-
rable, mais la fierté espagnole du premier Don Juan
n'aurait jamais admis les expédients de son rejeton.
Jamais ce bandit superbe n'aurait consenti à deman-
der au bourgeois des nouvelles de madame Diman-
che, du petit Colin et du petit chien Brusquet. Il aurait
plutôt coupé sa moustache, ainsi que fit son compa-
triote Ataïde, pour la remettre en gage à un créan-
cier.
Le merveilleux de la pièce française manque aussi
de sincérité et de conviction : sa statue vivante
est une machine d'opéra. On ne sent pas, dans les
rencontres du mort et du vivant, le tremblement du
poète touchant aux choses de l'éternité. Ainsi, pen-
dant le souper du drame espagnol. Don Juan, comme
nous l'avons dit, demande au Commandeur s'il est
sauvé ou damné; la statue ne répond pas. Mais,
lorsque Don Juan prend un flambeau pour la recon-
duire, elle se retourne, et lui dit simplement : — « Ne
m'éclaire pas, je suis en état de grâce. » Le spectre
de Mohère traduit ainsi cette sublime réponse : — « On
n'a pas besoin de lumière, quand on est conduit
par le ciel. » — Voilà, d'un mot, l'auréole éteinte.
MOLIÈRE. 443
Mais le génie de Molière se redresse de toute sa
hauteur, dans la scène du Pauvre. Quel groupe, phi-
losophique et dramatique à la fois, que celui de Don
Juan, éclatant, comme le Mauvais Riche, face à face,
dans une clairière déserte, avec ce vieil homme en
haillons, qui lui tend son chapeau rouillé par la
pluie! C'est plus qu'un pauvre, c'est un ascète. « Il
vit retiré, tout seul, dans ce bois, depuis dix ans, oc-
» cupé à prier le Ciel. » Et voilà qu'il prend fantaisie à
Don Juan de damner, en passant, ce pauvre Lazare,
et de lui acheter un blasphème pour un morceau
de pain. — « Ah! ah! je m'en vais tout à l'heure te
M donner un louis d'or, pourvu que tu veuilles jurer.»
— «Non, monsieur, j'aime mieux mourir de faim ! »
La grandeur du cadre rehausse encore cette victoire
morale. En ce moment, il me semble entendre les
vieux chênes accompagner ce dialogue entendu de
Dieu, applaudir, par de vagues murmures, à la vertu
de leur hôte, et rendre de néfastes oracles contre
l'impie qui viole la sainteté des forêts.
Du théâtre de Mohère, Don Juan tombe dans la
musique de Mozart, comme dans la fontaine de Jou-
vence. Il en sort rajeuni et resplendissant. Les ailes
de la mélodie le transfigurent et le font planer. Le
Don Juan de Mozart rayonne de feu sensuel et d'im-
piété héroïque. Il représente l'âme païenne revenant
A'A LE THEATRE MODERNE.
dans le corps d'un demi-dieu moderne; la jeunesse
délivrée des soucis du monde invisible, niant la dou-
leur, la maladie, la mort, toutes les lois de l'expia-
tion et du sens moral, et se précipitant, tête baissée,
dans la débauche, avec la ferveur des Initiés de l'or-
gie antique. Autour de lui, le chant du maître épure
et transforme tous les personnages.
Comparez, par exemple, la Zerline de Mozart à la
Charlotte de Molière ! Voilà une fleur digne d'être
flétrie par Don Juan, un fruit digne d'agacer sa lèvre!
Les souffles et les reflets de Venise se jouent sur cette
gracieuse figure en suaves demi-teintes. Elle a la
finesse, la langueur, la douce lascivité d'une fille de
l'Adriatique. La musique rit, en notes malignes et
légères, sur ses jolies lèvres, et semble imiter les
zézaiements de cet idiome vénitien, coulant et nuancé
comme l'eau des lagunes.
Enfin, sous l'influence de Byron, d'Hoffmann,
d'Alfred de Musset, de Théophile Gautier, d'Henri
Blaze, et de tous les poètes qui ont tenté de la pein-
dre, la figure de Don Juan a subi une transformation
dernière et suprême. Selon celte version nouvelle,
Don Juan symbolise l'aspiration à l'idéal, l'amant
errant, cherchant, par le monde, la maîtresse de son
rêve, et foulant, d'un pied dédaigneux, les mille de-
grés d'une échelle de femmes, pour arriver à cette
forme parfaite qui lui tend les bras du fond des nuées.
MOLIÈRE. 443
Celui-là n'est plus un débauché vulgaire. Le vice a
profané son corps, mais un désir céleste habite
dans son cœur. Un souffle fatal le pousse dans sa voie
d'attentats et de séductions. Il trompe san* men-
songe, il abandonne sans lâcheté et sans trahison.
Les femmes viennent, d'elles-mêmes, se jeter, avec
"égarement d'Ophéiie, dans sa passion « perfide
comme l'onde ». Les cœurs que déchire cet oiseau
de proie de l'amour lui diraient volontiers ce que dit,
dans la chanson grecque, la tête coupée du Klephte,
à l'aigle qui la dévore : — « Mange, oiseau ! Repais-
» toi de ma jeunesse, repais-toi de ma bravoure!
» Ton aile en deviendra grande d'une aune, et ta
» serre d'un empan. »
Pour ce Don Juan nouveau, point d'Enfer, point
de Commandeur. Il est puni par son impuissance à
trouver la perle qiyl cherche. Son supplice consiste
à brûler d'amour pour une étoile et à plonger, dans
toutes les eaux et dans toutes les fanges qui la reflè-
tent, pour ne saisir qu'une vaine lueur qui s'évanouit
sous ses mains.
IV
L'impression générale que produit le Misanthrope,
lu théâtre, est toujours la même : une froide admira-
440 LE TnÉATRE MODERNE.
lion mélangée d'un secret ennui. 11 y a, entre le
public et ce noble chef-d'œuvre, une glace que deux
siècles d'estime et de consécration n'ont pu rompre.
Celle froideur date du premier jour.
« La pièce, dit Voltaire, eut, à la première représentation,
les applaudissements qu'elle méritait. Mais c'était un ou-
vrage plus fait pour les gens d'esprit que pour la multitude,
et plus propre encore à être lu qu'à être joué. Le théâtre
fut bientôt déïcrt. Depuis, lorsque le fameux Baron, étant
remonté sur le théâtre, après trente années d'absence, joua
le Misanthrope, la pièce n'attira pas un grand concours; ce
qui conflrma l'opinion où l'on était, que cette pièce serait
plus admirée que suivie. Ce peu d'empressement qu'on a,
d'un côté, pour le Misanthroiye, et de l'autre, la juste admi-
ration qu'on a pour lui, prouvent, peut-être plus qu'on ne
pense, que le public n'est point injuste. Il court en foule à
des comédies gaies et amusantes, mais qu'il n'estime guère,
et ce qu'il admire n'est pas toujours réjouissant. »
C'est, sans doute, à sa supériorité même qu'on peut
attribuer, en partie, l'impopularité du Misanthrope,
au théâtre. Molière a élevé trop haut sa comédie,
pour qu'elle soit accessible à tous. La sphère philo-
sophique 011 elle se développe manque de chaleur et
d'agitation. Son intérêt dramatique est nul; quelques
incidents secondaires, qui ne se relient pas à l'intri-
gue, animent, à peine, cette file de caractères juxta-
posés l'un à l'autre. On s'y promène, comme dans une
galiirie de portraits, d'une ressemblance admirable
et d'un très grand style : le rapprochement fait res-
MOLIÈRE. 447
soilir leurs contrastes ; un jour, versé de haut, met
en relief leurs plus fins contours. Mais ils ne sortent
pas de leurs cadres ; ils ne se mêlent pas, en s'en-
Ire-choquant, dans le conflit d'une action commune.
Quelque savante qu'elle soit, la peinture ne saurait
remplacer, au théâtre, la flamme et le mouvement
de la vie.
Eu dehors de sa composition générale, le défaut
d'intérêt que tous les critiques ont signalé dans le
Misanthrope tient peut-être au caractère de son hé-
ros même. Âlceste n'est pas en harmonie avec le
milieu où il est placé : il y a une disproportion évi-
dente entre la violence de son attitude et la frivolité
des personnages qui l'entourent. Son anathème per-
pétuel détonne, en tonnant sur des petitesses : il
foudroie des pantins de cour, il anathématise des
péchés véniels.
Platon, dans un de ses Dialogues, a donné, de la
misanthropie, cette définition généreuse :
« Lu misanthropie vient de ce qu'après s'être beaucoup
trop fié, sans examen, à quelqu'un, et l'avoir cru tout à
fait honnête, sincère et digne de confiance, on le trouve,
peu de temps après, méchant et infidèle, et tout autre
encore dans une autre occasion. Lorsque cela est arrivé
à quelqu'un plusieurs fois, et surtout relativement à ceux
qu'il aurait cru ses plus intimes amis, après plusieurs mé-
comptes, il finit par prendre en haine tous les hommes,
et ne plus croire qu'il y ait rien d'honnête dans aucun
d'eux. »
448 LE THÉÂTRE MODERNE.
Champforl a dit dans le même sens, avec l'ambre
concision qui fait de ses mots des flèches empoi-
sonnées par la pointe : « Quiconque, à quarante
ans, n'est pas misanthrope, n'a jamais aimé les
hommes ! »
C'est cette réaction de la confiance trompée, de
'amitié trahie, delà bonté native ulcérée par l'ingra-
titude, que Molière ne fait pas assez ressortir sous
la misanthropie de son personnage. Où est la plaie
d'Alceste, sa déception incurable, son grief éclatant
et exceptionnel? Ce procès injuste, dont il parle tant,
rentre dans les petites misères de la vie courante.
Quoi qu'il dise, il n'a pas le droit de pester contre
la nature humaine, pour vingt mille francs. A ce prix-
là il est permis de maudire ses juges; il en coûte
plus cher pour maudire tout le genre humain. On
n'est pas misanthrope à si bon marché.
Alceste aime Célimène et n'en est pas aimé : au
fond, c'est là le vrai motif de sa noire humeur. Sa
poche à fiel est alimentée par la blessure de son
cœur. Mais la sauvagerie de son caractère absout sa
maîtresse. Célimène n'a aucune raison d'aimer cet
homme brusque et bourru, irritable et sombre, qui
pourrait porter le chardon héraldique, avec la fa-
rouche devise : « Qui s'y frotte s'y pique ! » dans ses
armoiries. Qu'y a-t-il de commun entre cette austé-
rité et cette légèreté ; entre cette femme de joie et
MOI.IËRE. 449
cet hypocondre? Marier Alceste à Célimène, ce sé-
rail accoupler le hérisson à l'oiseau.
En dehors de ces deux griefs, quel ressentiment
personnel Alceste a-l-il donc contre le monde et les
hommes? Il est de haut rang et de grande naissance;
les courtisans lui font la cour; on le respecte, en le
redoutant. Ceux mêmes auxquels s'attaque sa causti-
cité ne lui refusent pas leur estime. Il a, dans Philinte,
un ami sincère, à l'épreuve des boutades et des
rebuffades; la sage et honnête Eiante s'offre à le
consoler de ses mésaventures amoureuses. Un opti-
miste ferait son bonheur des prétextes de son pes-
simisme.
Ce salon de Célimène, où l'action se passe, a la ré-
gularité presque abstraite du portique de la tragédie.
On y entre et on en sort avec des révérences majes-
tueuses. Les vices et les ridicules ne s'y présentent
qu'en habits de cour, chamarrés de broderies et de
bienséances. Les conversations et les entrevues ont
un appareil d'audiences solennelles. Arsinoé, ren-
dant visite à Célimène, a l'air d'une ambassadrice
venant faire des remontrances à une reine. Le cercle
du second acte, que Célimène préside en grande dame,
entourée de courtisans qui lui fournissent la répli-
que, ressemble à une Académie de la médisance. Les
sautillements et les fatuités presque symétriques des
deux petits Marquis se font vis-à-vis, comme dans un
III. 2d
450 LE THEATKE MODERNE.
menuet. La raison calme d'Éliante correspond à
riioniiêteté sensée de Philinte, et l'amour discret
qu'il lui déclare, s'accorde à la tiédeur de son cœur
tranquille. Célimèno elle-même, avec sa physionomie
ambiguë de grande dame et de courtisane, ses aga-
ceries indiiïérentes et son impartiale envie de plaire,
semble moins une femme, en chair et en os, qu'une
allégorie correctement peinte sur fond neutre. Son
individualité s'efface sous les traits généraux du type
qu'elle figure. Ce n'est pas une coquette ; c'est la
Coquetterie, jouant eu cadence de l'œillade et de l'é-
ventail.
Encore une fois, les colères d'Âlceste détonnent
étrangement, lorsqu'elles éclatent dans ce milieu,
tempéré par les plus exquises convenances de la vie
mondaine. On croit entendre la foudre roulant sous
le plafond d'un salon. On croit voir un hon rugissant
lâché dans les charmilles de Versailles.
Mais, sans demander au Misanthrope l'intérêt delà
scène, relisez-le comme vous reliriez un chapitre de
La Bruyère, et vous serez repris par l'admiration.
Quel art soutenu dans cette satireaniniée des carac-
tères et des mœurs ! que de traits profonds et défi-
nitifs ! quelle mordante et ferme éloquence ! Même
au point de vue dramatique, il y a deux scènes incom-
parables dans le Misanthrope. C'est d'abord la ren-
contre d'Arsinoé et deCélimène, ce merveilleux duel
MOLIÈRE. 4bl
féminin, d'une escrime si line, d'un jeu si brillant, où
la malice élincelanle de la coquette rend, à l'aigre
méchanceté de la prude, insulte pour injure, blessure
pour piqûre. Puis, l'explication d'Alceste avec Céli-
mène, lorsqu'il arrive, outré et exaspéré, tenant
en main le billet révélateur, et que, sans rien nier,
sans prendre la peine de se justifier, par le seul
jeu d'une feinte assurance, par le seul pouvoir d'un
être froid sur un être ardent, sa maîtresse le fait
passer, des transports de la colère, aux emporte-
ments de l'amour! Alceste ne demande qu'à être
trompé; il implore un mensonge que Célimène ne
daigne pas lui faire : « Il ne me plaît pas, moi ! %
La voilà disculpée par son insolence. Quoi de plus
humain, dans sa vérité humiliante, que ce revirement
de l'homme amoureux arrivant indigné, décidé à rom-
pre, et finissant par tomber aux pieds de la coupa-
ble qui joue l'oflensée !
C'est bien un chef-d'œuvre, que les Femmes sa*
vantes; mais, par l'idée du moins, c'est le plus contes-
table de ceux de Molière. On sait que la pièce ne
réussit pas, du vivant du poète. La cour refusa de
s'intéresser à ces querelles de cuistres et de vision-
452 LE THÉÂTRE MODE UNE.
naires. Elle ne \ouIiit pas reconnaître, dans ces
pédantes dessécliées, les portraits des grandes
dames qui loucluiient à la science, en ce temps-là,
du bout des duif^ls, sans s'y salir d'un j^rain de pous-
sière.
Au fait, (juaud un soulève les masques, tachés
d'encre, de Bélise, d'Armande et de i iiilaminte, on
est un peu surpris de se trouver, face à face, avec
les plus lins et les plus charmants vi-ages du dix-
septième siècle : la duchesse de Longiieville, la
marquise de Rambouillet, madame de Lafayitle, ma-
dame de Moiitansier, madame de Sévigné elle-
même, si éprise de Descartes et si passionnée pour
saint Augustin. Toutes, plus ou moins, faisaient
partie de ce « Cabinet Bleu » des Précieuses, que Mo-
hère bafouait pour la seconde fois.
D'ailleurs, ce siècle, sérieux et cultivé, s'éprenait
sincèrement des choses de l'étude : il lisait de plus
gros livres que nous ; il s'intéressait à des abstrac-
tions plus sévères. Il parlait théologie et métaphy-
sique, comme on parle politique et littérature au-
jourd'hui ; il adnieliait volontiers les femmes dans
ces entretiens sublimés, et il leur demandait, le plus
naturellement du monde, leur avis sur la Grâce effi-
ciente ou sur les atomes de Descartes. Or, Molière ;
dans sa comédie, semble refuser aux femmes Tin-
telligence des choses de l'esprit. A Philaminte et à
MOLIÈRE. 453
Bélise il oppose Clirysale, un ventre fait homme, un
être à l'engrais; et Clirysale tient une si large place
dans l'économie de la pièce^ qu'il a l'air d'en être
l'arbitre et le moraliste. Qu'on se méprenne ou
non sur l'intention du poète, la plupart des com-
mentateurs citent la fameuse tirade du second
acte comme un chef-d'œuvre de philosophie con-
jugale.
Selon nous, Clirysale est aussi bête que Bélise
est folle. Le corps qui rumine n'est pas plus sage
que l'âme qui délire. Quoi! ce gros homme serait un
sage? L'unique rôle de la femme, dans le mariage,
serait d'écumer le pot-au-feu et de recoudre les
hardes? Plutarque n'est bon qu'à serrer les rabats
ou qu'à servir de poids au tourne-broche? Une
femme en sait toujours assez long, lorsqu'elle dis-
lingue un pourpoint d'une culotte! L'homme ne
"vit que de soupe et de rôti cuit à point! Mais
alors, pourquoi ce bélitre n'a-t-il pas épousé sa cui-
sinière?
Il est stupide, dans son gros bon sens, ce bon-
homme Chrysale. L'enseignement de la comédie,
s'il parlait par sa bouche, serait absurde et grossier.
Il faudrait en conclure que la femme est une ser-
vante et l'enfermer à la cuisine, comme les Turcs
renferment au harem. Encore, qui ne préférerait le
bel animal que l'Orient engraisse et parfume, à
454 LB THEATRE MODERNE.
l'ignare ménagère rêvée par Chrysale? L'odalisque
qui végète au soleil, sur des lapis de Srayrne, en
mâchant des parfums et en effeuillant des sélams,
ne vaut-elle pas mieux, pour la joie de l'homme,
que la maritorne qui lave la vaisselle et recoud les
nippes?
Molière, en plaçant ce butor vis-à-vis des bé-
gueules alambiquées qui l'entourent, n'a voulu, sans
doute, qu'opposer une folie à une autre et faire con-
traster deux travers. Mais il prête tant de relief au
prosaïque embonpoin de Chrysale, u traduit en si
beaux vers ses mugissements de ventre affamé, (|ue
ie public lui donne raison, parce qu'il croit que le
poète est (le son avis. Pour compléter la méprise,
Martine arrive au dénouement, drapée dans son
torchon, appuyée sur son balai, pareille à la déesse
de la cuisine, accourant au secours de son adora-
teur. Elle chante, en son patois, le charme de l'igno-
rance et le bonheur de braire à deux au même râ-
telier. Chrysale applaudit, les autres personnages
ne protestent pas, si bien que le dernier mot de la
comédie reste, en fin de compte, à ce couple obtus,
et que la Bêtise, prise pour arbitre, opine, en der-
nier ressort, de son bonnet d'âne.
Encore une fois, l'impression que laissent les
Femmes savantes n'est ni aussi saine, ni aussi fran-
che que celle des autres chefs-d'œuvre de Molière.
MOLIERE. 455
L'esprit y est abaissé et la matière exaltée; la
femme renvoyée à la quenouille de la servitude
lui montre, pour la détourner de l'étude, trois mé'
gères, trois Disgrâces se disputant, devant M. Tris
sotin, une pomme ridée, cueillie dans le Jardin de^
racines grecques.
Il est vrai que le poète a placé Henriette en con-
traste : une jeune fille qui n'a que l'esprit qui vient
aux filles. Elle est sans doute très sensée et très spi-
rituelle, cette jolie Henriette ; mais c'est tout. Au-
cune lueur de poésie n'illumine sa nature froide et
correcte ; son âme ne s'élève pas au-dessus du ciel
de lit nuptial et de l'horizon du ménage. Elle me
rappelle ces petites Hollandaises lymphatiques des
tableaux de Gérard Dow, autour desquelles le pein-
tre accumule, comme autant d'harmonies secrètes,
des plats, des paniers, des lampes, des rouets, des
verres, des corbeilles, toute une trésorerie d'usten-
siles. Elle n'a pas même l'ignorance charmante de
la virginité, et elle parle, en plus d'un endroit, des
choses du mariage, ainsi qu'une matrone pourrait
en parler. C'est, du reste, l'esprit de conduite et la
sagesse incarnés. Elle aime son amant de toute
l'honnêteté de son petit cœur, et résiste courageu-
sement aux intrigues et aux vexations de sa mé-
chante sœur. Que lui manque-t-il donc? Je ne sais
quoi ; une lueur, une rougeur, une nuance de ten
456 LE THÉÂTRE MODERNE.
dresse ou de rêverie. Mais, à coup sûr, jamais un
poète ne deviendrait amoureux de cette petite per-
sonne, si tranquille et si raisonnable. Elle convient
pourtant à Clitandre, qui est Xhoniiête homme ^ tel
«jue l'entendait le dix-septième siècle, c'est-à-dire un
esprit froid et poli, raisonnable et limité, ne donnant
dans aucun «xcès, pas même dans celui de l'amour.
CHAPITRE Yî
MOLIÈRE (SUITE)
I. — Le Mariage forcé. — Rabelais et Molière.
II. — Amphitryon.
III. — M. de Pourcenugnnc.
IV. — Le hourgsois gentilhomme.
V. — Le Malade imagûiaire.
I
On revoit toujours avec plaisir cette amusante
petite comédie du Mariage forcé., sortie, toute
chaude et toute verveuse, d'un livre du Pantagruel,
comme le petit Bicchus de la cuisse de Jupiter. Le
mariage de Sganarelle procède du mariage de Pa-
nurge, une des plus merveilleuses pages de ce poème
immense, qui est, à vrai dire, riiôlellerie et la foire
de l'humanité.
Panurge a résolu de prendre femme, mais, avant
de se marier, il veut connaître sa destinée conju-
gale. Le voilà donc qui consulte les docteurs, les
mages, les sorcières, les princes, les moines, les
438 LE THEATRE MODERNE.
poètes, les sages, les fous, les songes, les cartes, les
dés, les cloches : un monde d'oracles, un ciel d'ho-
roscopes, une mer de science et d'oscillations ! La
fantaisie de Rabelais prend toutes les formes et toutes
les iigures, pour traiter, en griuid et en large, cette
éternelle question du mariage. Elle passe, d'une page
à l'autre, de l'obscénité de la bacchante à l'éléva-
tion de la muse, de l'impudeur criarde de la courti-
sane à la majesté prophétique de la sibylle feuilletant
le livre des augures. Tantôt elle se roule sur le ht
nuptial, comme un sanglier sur les fleurs ; tantôt elle
le pare, l'exhausse, le parfume et le pose au centre
des joies de ce monde, comme un tabernacle sacré :
toujours grandiose, quoi qu'elle fasse, magistrale
jusque dans l'ivresse, majestueuse jusque dans la
fange : « Vérité divine qui chante et se délecte, dans
un puits de vin embourbée. »
Môme lorsque Rabelais dépouille la femme et rit
aux éclats de sa nudité, il garde encore un air de génie
et de souverain. Il me semble voir ce Jupiter du Cor-
rège, travesti en satyre, qui écarte le voile d'Antiope
endormie. Les cornes du bouc se dressent sur sa
tète, mais la majesté réside sur son front; son nez se
recourbe à la façon de celui des faunes, mais il tient
plutôt du bec de l'aigle que du museau du bélier.
Vous reconnaissez, dans les toufles de laine qui om-
bragent ses larges prunelles, les sourcils formidables
MOLIÈRE. 459
qui font trembler l'Olympe, et le poil sauvage, qui
hérisse ses membres incultes, déguise mal les plans
surhumains de son corps de dieu. L'impureté même
de Rabelais a quelque chose de puissant et de salu-
bre qui retrempe et qui fortifie. Le fumier de son
livre a la vertu de celui des étables : il guérit les ma-
lladies de poitrine et fait pousser les épis ; il en naît
des pen.-ées joyeuses, fertiles, nourricières, qui
plongent au cœur de la réalité terrestre et portent
des fruits de bombance et d'allégresse.
Quel cortège de personnages grandioses ou gro-
tesques l'incomparable railleur a-t-il invité aux noces
de Panurge ! C'est, d'un côté, Pantagruel, débonnaire
et sage, comme un roi d'Homère ; Épistémon, son
fidèle et prudent conseiller ; le vieux poète Romina-
grobis, vaticinant au milieu de son agonie, « avec
» maintien joyeux, face ouverte et regard luuii-
» neux » ; Hippotadée, le théologien vénérable ;
enfin Gargantua lui-même, dont on n'entendait
plus parler depuis si longtemps, Gargantua, le mo-
narque patriarche, le burgrave de la Table ronde
« des francs Beuveurs », qui revient tout exprès du
pays des fées pour présider ce docte concile, vieil-
lard auguste, immémorial, séculaire, antique et sa-
cré, comme un vieux chêne de la forêt de Dodone.
D'une autre part, vous avez frère Jean, le moine
satyrique ; Rondibilis, le médecin gouailleur ; Trouillo-
4C0 LE THEATRE MODERNE.
gan, le philosophe monomane; Triboulel, le fou bis-
cornu; Ilor Tiipa, le magicien fripon ; la sibylle ob-
scène do Panzoust : un sanhédrin de grotesques et
de caricatures.
Ainsi la sagesse et la folie ont voii au chapitre;
les bonnets à clochettes opinent, comme les bonnets
carrés; le mariage est jeté en proie à toutes ces
langues avinées et mordantes, qui n'ont jamais été
à plus belle fête. Il en résulte un sabbat de doctrines,
un charivari d'opinions, un tohu-bohu d'arguments
et de controverses, si étrangement mêlés de raison et
de démence, de bon sens et de délire, de science et
de facétie, de sang-froid et de gorges chaudes, que
l'esprit en sort, chancelant et la vue trouble, comme
d'une orgie de paroles. Imaginez les convives du
banquet de Platon... sous la table; une ronde de
faunes et de philosophes, dansant autour de la statue
du dieu des jardins, la Fête des Fous du moyen âge,
encensant et profanant tour à tour l'autel de Vénus !
Panurge ne sait auquel entendre de ces éner-
gumènes et de ces prophètes ; il va et vient, d'un
proverbe à un coq-à-l'âne, d'une sentence à un
lazzi, d'un conseil à une grimace, d'un apophtegme à
une gaillardise, et au milieu de cette tempête de
huées et de dissonances, sonnent confusément les
cloches falidiqjies : « Marie-toy, marie-toy, marie,
» marie! Si tu te maries, marin, marie, très bien t'en
MOLIÈRE. 461
1» trouveras, veras, veras! marie, marie! » Puis, l'in-
stant d'aprè>, les mêmes cloches changent de gamme :
« Marie point, marie point, point, point, point
» point! Si tu te maries, marie, marie, marie, tu
» t'en repentiras, tiras, tiras ! » Si bien que, de guerre
lasse, Panurge se résout à mettre à la voile, pour le
grand voyage vers la divc Bouteille, qui peut seule
répondre à cet insoluble problème.
La petite comédie de Molière est sortie de l'énorme
facétie de Rabelais, comme la souris de la montagne
en travail : ou, plutôt, figurez-vous la grosse tonne de
la cave de Heidelberg accouchant d'un flacon d'hypo-
cras. Le théâtre e^t trop étroit pour supporter les
personnages du Pantagruel : géants de la farce,
génies de la verve orageuse, colosses de bouffonne-
rie, dont le chapeau à grelots s'allonge jusqu'au ciel
et va réjouir, par son carillon, les habitants de la
lune. Leur rire ferait trembler les planches de la
scène; ils ne peuvent vivre, gouailler et s'ébattre à
Taise qu'à cent mille pieds au-dessus du réel, dans
la région fantastique où volent les Nuées d'Aristo-
phane.
Donc, Panurge, dans le Mariage forcé, est de-
venu Sganarelle, le bourgeois Sganarelle, cet être
tout ventre et tout prose, cette bêtise bâtée qui fait
sonner sa sonnette et qui tend une si large échine
462 LE THEATRE MODERNE.
aux coups (le bâton de la vieille comédie. Le bon-
homme s'est mis en tête d'épouser Dorimène, « cette
Dorimène, si {galante et si bien parée, fille du sei-
gneur Alcanlor, et sœur d'un certain Alcidas, qui
se mêle de porter l'épée ». Imbécile, c'est vouloir
coudre un morceau de gros drap à une frange dé
dentelle. Mais Sgaiiarelle s'est regardé au miroir le
matin, et il s'est trouvé giillard, bien portant, « plus
vigoureux qu'un homme de trente ans, toutes ses
dents dans la bouche, les meilleures du monde ».
Son parti est pris, si bien pris qu'il va demander
conseil au bourgeois Géronimo, son compère. Géro-
nimo lui objecte d'abord ses cinquante-trois ans qui
grisonnent et le ridicule dont va l'affubler une union
si mal assortie; puis, quand il s'est bien convaincu
que le bonhomme est venu lui demander une appro-
bation et un conseil :
« — Mariez-vous promptement. Ah! que vous se-
rez bien marié! dépêchez-vous de l'être! » répond-
il à toutes ses demandes.
Vous avez là un écho de l'admirable consultation
donnée par Pantagruel à Panurge :
« Seigneur, vous avez ma délibération entendue, qui esl
de me marier. » — « iMariez-vGus doncq, » respondit Pan-
tagruel. D — « Mais, dit Panurge, si vous congnoissiez que
mon meilleur feust tel que je puis demeurer, sans entre-
prendre cas de nouvellelc : j'aimerais mieux ne me marier
point. » — « Point doncques ne vous mariez, >» respondit
MOLIÈRE. 463
Pantagruel.— «Voirel Mais, dist Panurge, voudriez-vous
qu'ainsi seulet je demeurasse toute ma vie, sans compai-
gnie conjugale? Vous savez qu'il est escript : Va? soli!
L'homnie seul n'a jamais tel soûlas qu'on veoid entre gens
mariés. » — « Mariez-vous doncq, de par Dieu 1 » respondit
Parftagruel.
Et Panurge continue ainsi sa chanson, scandée, à
temps égaux, par ces deux refrains monotones.
De cette double glose Molière n'a pris que le « ma-
riez-vous donc » ; mais ce « mariez-vous » survient à
point, après que Sganarelle vient de dire qu'il en a
pris son parti. Ce Géronimo est un homme de sens ;
il sait qu'il est inutile de prêcher les sourds. La scène
est de main de maîlre et peint, au naturel, le ridiculi'
de ces quêteurs de conseils, qui se fâchent quand on
leur donne ce qu'ils demandent, et n'en veulent faire
qu'à leur tête.
Cependant Sganarelle, approuvé par Géronimo,
n'en va pas moins encore solliciter l'avis du docteur
Pancrace, un de ces pédants, de haute graisse, qui
faisaient la joie et l'épouvantail de l'ancien théâtre.
Aujourd'hui que le pédantisme se lave et se peigne,
qu'il porte un habit noir, met une cravate blanche et
des lunettes d'or, et s'exprime en style tempéré, la
scène peut paraître simplement burlesque, et ce sy-
cophante démoniaque nous semble un être fantasti-
que, procréé pour les besoins de la cause.
Il n'y a qu'à lire — mais cela se feuillette avec des
4G4 LE THEATRE MODERNE.
pincettes — certains bouquins du t(Mnp>_, pour se con-
vaincre que Molière n'a pas inventé l'enragé qu'il met
en scène. Les vieilles Univer?ités, ces cavernes de
l'érudition primitive, avaient engendré, dans leurs té-
nèbres, d'épouvantables cuistres, mastodontes de pé-
dantisme, qui infectaient l'huile de lampe et patau-
geaient lourdement dans un océan d'encre, en lançant
des flots de grec et de latin par leurs éveiits. Mons-
tres des hautes époques de la science, dont on con-
temple aujourd'hui, avec stupeur, les afTreux squelet-
tes, échoués sur des bancs d'in-fulios; créatures in-
formes, nées des amours d'un dictionnaire syriaque et
d'une grammaire hébraïque; chals-huantsen besicles,
perchés sur un éeritoire; porcs-épics hérissés de cita-
tions baroques.
Ces animaux féroces se livraient parfois, à propos
d'une racine grecque ou d'une étymologie latine, des
batailles d'extermination. Leur sauvagerie native,
leurs mœurs d'ogres de classe, habitues à fouetter,
jusqu'au sang, les petits enfants; la faculté qu'ils
avaient de s'engueu'»er en langue morte et en langue
vulgaire, tout cela produisait des mêlées, auprès des-
quelles le combat du Lutrin n'est que jeu de barre.
Des légions d'hexamètres marchaient au pas de charge
sur des escadrons d'ïambes; les épigrammes lan-
çaient des plumes aiguisées en flèches et trempées
dans une encre empoisonnée; les catapultes jetaient
MOLIÈRE. 465
des billots gigantesques ; les invectives vomissaient
rinjure et l'imprécation bouillantes, du haut des chai-
res crénelées ; et, debout sur un nuage de papiers et
de parchemins, Aristote en rabat, Naso en perruque,
et Pythagoras en soutane, excitaient les combattants,
des cimes de l'Olympe.
Quant au sceptique Marphurius, que Sganarelle va
consulter après le docteur Pancrace, il n'est autre
que le philosophe pyrrhonien Trouillogan interrogé
par Panurge. La scène est copiée presque textuelle-
ment, car Molière, quand il se mêlait de piller, n'y
allait pas de main morte : il empruntait à tous, aux
pauvres comme aux riches, et prenait un denier
rouillé dans la besace de Gautier Garguille aussi
bien qu'un sequin d'or dans l'escarcelle de maître
François. En revanche, il a déguisé en Égypliennes
le magicien Her-Tripa et la sibylle de Panzoust ; il
est pourtant facile de les reconnaître, sous leur
teint hâlé et leurs ajustements barbaresques.
Cependant, arrivent la jeune Dorimène, au bras du
seigneur Lycaste, son amant. En général, les fem-
mes de MoUère ne sont pas précisément des fleuis
d'idéal et de poésie, mais bien de jolies âmes bour.
geoises, sages et décentes. Elles n'ont ni la passion
ni l'enivrante beauté des femmes de Shakespeare.
Elles peuvent plaire et charmer, néanmoins, tant
qu'elles ne font que coudre, broder, écrire des billets
m. 30
466 LE THÉÂTRE MODERNE.
doux, et aimer leurs amoureux, de toute la tendresse
de leur petit cœur; mais, lorsque le grand poète
s'avise de les jeter dans l'immoralité et dans l'adul-
tère, il en fait, à dessein peut-être, les plus fâcheuses
et déplaisantes drûlesses qui aient jamais balayé de
leur robe à queue les planches d'un théâtre.
Les pécheresses de Shakespeare gardent, dans le
vice, un parfum d'élégance et de séduction; celles de
Molière y apportent un sans-gêne, un tranchant, une
crudité, une effronterie, étalée et haute en couleur, f
soulever l'âme. Quelle désagréable créature que l'An-
gélique de Georges Dandin! La Dorimène ùw Mariage
forcé ne vaut guère mieux, et l'on commence vrai-
ment à s'intéresser à ce stupide Sganarelle, lorsqu'on
entend la jolie fille exposer à son galant comme
quoi « elle n'a pas de bien, ni lui non plus, et qu'à
quelque prix que ce soit il faut tâcher d'en avoir » :
« J'ai embrassé cette occasion de nie mettre à mon aise,
et je l'ai fait sur l'espérance de me voir bientôt délivrée du
barbon que je prends. C'est un homme qui mourra avant
qu'il soit peu, et qui n'a, tout au plus, que six mois dans le
ventre. Je vous le garantis défunt dans le temps que je dis,
et je naurai pas longtemps à demander, pour moi, au c'e\
l'heureux état de veuve. «
Quel ton, quelles pensées , quel langage 1 Le
seigneur Lycaste a là, par ma foi! une jolie maî-
tresse. Un cent-suisse reculerait, à l'aspect de ce
MOLIERE. 467
vice homruasse et coquin, qui sent le tabac et le balai
rôti.
Sganarelle a tout entendu, et le voilà, comme i\
dit, « tout dégoûté de son mariage ». Il y a de quoi,
en vérité ; il appelle donc le seigneur Alcantor et lui
déclare « qu'il ne veut plus se marier ». Mais cela
ne fait pas l'affuire du digne sire, lequel demandait
sans cesse au ciel de le décharger de sa fille. L'oc-
casion est trop belle pour qu'il la laisse échapper. On
ne trouve pas tous les jours des Sganarelles pour des
Dorimènes; aussi s'en va-t-il quérir son fils Alcidas,
l'homme des raisons suprêmes et des arguments ir-
rési>tibles.
Certes, rien de plus étrangement comique que l'en-
trevue d'Alcidas et de Sganarelle. On rit de ce gen-
tilhomme doucereux, qui rosse sa victime avec une
si exquise politesse. On rit de ce bourgeois terrifié,
marié, l'épée dans les reins et le bâton sur l'épaule.
Cependant on finit par prendre en compassion ce ver
de terre, qui n'a pas même l'énergie de se redresser
sous le talon rouge qui l'écrase.
Oui, j'ai pitié de Sganarelle, livré, pieds et poings
liés, à cette mégère enrubannée, qui veut l'enterrer
avant qu'il soit six mois, comme j'en aurai pitié plus
tard, lorsque, devenu Georges Dandin, il sera forcé
de demander pardon à genoux à sa « pendarde de
femme », la chandelle de l'amende honorable à la
468 LE THE AT RIC MODERNE.
main, et d'avaler, sans grimace, cet amer déboire
d'avoir fort, quand il a raison. Il y a une chose qui
me touche dans ce brutal dénouement, c'est le si-
lence de ce pauvre homme, après que, moulu, roué,
le souffle aux dents, il a lâché son consentement
extorqué. A partir de là, il se tait, on ne l'entend plus ;
il se renferme dans la torpeur, sombre et morne, de
la bête prise au piège, qui, comprenant qu'elle est
perdue, se couche, se blottit, fait la morte et s'at-
tend à tout.
Vraiment Molière a été quelquefois bien cruel pour
celte bourgeoisie dont il procédait. Rien de plus ri-
dicule sans doute, en ce temps, que la vanité d'un
bourgeois jouant au gentilhomme et cherchant
femme au-dessus de lui; mais encore, n'est-ce pas
trop de huées, de camouflets et de bastonnades?
Le Mariage forcé (de même que Georges Dan-
din et le Bourgeois Gentilhomme) fut composé pour
le roi et représenté devant la cour de Versailles.
Jugez de la joie de cette noblesse, au spectacle de la
roture humiliée, et comme elle devait rire de ce
bœuf conjugal, traîné par les cornes à l'abattoir
de l'hymen, sous le bâton patricien I
MOLIÈRE. 460
II
Il est impossible de ne pas reconnaître, sous la
perruque olympienne du Jupiter de V Amphitryon^
Louis XIV en personne, alors dans tout l'éclat de
ses adultères; et, sous la morale de la comédie, un
avertissement sérieux, de forme railleuse, aux maris
de la Cour :
Un partage avec Jupiter
N'a rien du tout qui déshonore....
Axiome royal qu'on devait croire, sous peine de
îèse-majesté. A Versailles, l'époux supplanté par
Jupiter n'avait qu'à se soumettre et se taire. Bon
gré mal gré, il lui fallait montrer au roi le sourire
jaune et la grimace résignée de Georges Dandin.
C'est pourquoi il faut honorer, comme le héros du...
mariage, M. de Montespan, à l'usage duquel fut com-
posé X Amphitryon de Molière. Son intolérance
conjugale étonna fort les contemporains. Dès qu'il
apprit que sa femme était la maîtresse du roi, il la
chassa de chez lui avec des soufflets, en prit le deuil,
comme d'une morte, et se promena, par tout Paris,
dans un carrosse drapé de noir, portant, aux quatre
coins, des cornes en suise de panaches. Cette pompe
470 LE THÉÂTRE MODERNE.
funèbre allégorique irrita le maître, et le mari mé-
content fut enfermé à la Bastille, dont il ne sortit
que pour être exile dans son château de Guyenne.
II y persista dans son ressentiment conjugal, ca-
cliant à tous son front d'Actéon, solitaire, ombra-
geux, farouche, bramant son infortune aux échos.
Vingt ans après, la favorite disgraciée se jetait
dans la dévotion et tumbait entre les mains du Père
de Latour, un confesseur ascétique qui la mit au ré-
gime d'une Fille repentie. Tous les instruments de
torture de la pénitence furent employés à sa con-
version : le jeûne, le cilice, des jarretières à pointes
de fer, et des cbemises de toile jaune, d'un tissu si
rude qu'elles l'écorcbaient jusqu'au sang. îî re-tait
à ployer l'orgueil; ce fut l'épreuve la plus diflicile.
De sa longue souveraineté de sérail, madame de Mon-
tespan avait gardé une fierté de sultane,
« Parmi tout cela, — dit Saint-Simon, — elle ne put ja-
mais se défaire de l'extérieur de reine qu'elle avait usurpé
dans sa faveur, et qui la suivit dans sa retraite. 11 n'y avait
personne qui n'y fût si accoutumé de ce temps-là, qu'on
n'en conservât l'iiabitude sans murmure. Son fauteuil avait
le dos joignant le pied de son lit; il n'en fallait point cher-
cher d'autre dans la chambre, non pas môme pour ses
enfants naturels, madame la duchesse d'Orléans pas plus
que les autres. Monsieur et la grande Mademoiselle l'avaient
toujours aimée, et Tallaient voir assez souvent. A ceux-là
on apportait des fauteuils, et à madame la Princesse ; mais
elle ne songeait pas à se déranger du sien, ni à le? conduire.
Madame n'y allait presque jamais et trouvait cela fort
MOLIÈRE. 471
étrange. On peut juger, par là, comme elle recevait tout le
monde.... Elle parlait à chacun comme une reine qui tient
sa cour et qui honore en adressant la parole. C'était tou-
jours avec un grand air de respect, qui que ce fût qui entrât
chez elle ; et de visites elle n'en faisait jamais, non pas
môme à Monsieur, ni à Madame, ni à la grande Mademoi-
selle, ni à l'hôtel de Condé. Un air de grandeur répandu
partout chez elle, et de nombreux équipages toujours en
désarroi.... »
Le Père de Latoiir finit pourtant par lui arracher
une lettre à son mari, humble et suppliante comme
une amende honorable, où elle lui demandait par-
don à genoux, et lui offrait de revenir à lui, s'il dai-
gnait la recevoir, se déclarant prête à se rendre
dans quelque retraite qu'il lui désignerait.
« A qui a connu madame de Montespan, — poursuit
Saint-Simon, — c'était le sacrifice le plus héroïque. Elle
en eut le mérite, sans en essuyer l'épreuve. M. de Montespan
lui fit répondre qu'il ne voulait ni la recevoir, ni la voir, ni
lui prescrire rien, ni ouïr parler d'elle de sa vie. «
L'Alcesle, de Molière, ne se serait point, en pareil
cas, plus fièrement conduit. Que M. de Montespan
n'imitait-il l'exemple de son confrère, M. de Sou-
bise, lequel entra dans la confrérie des maris trompés
comme il serait entré dans un ordre de chevalerie.
Jamais cerf conjugal ne porta plus pacifiquement sa
ramure. Il laissait le roi courtiser sa femme à loisir,
à la condition que, de tous les déguisements de Jupiter
en bonne fortune sur la terre, le roi choisît de préfé-
472 LE THÉÂTRE MODERNE.
rence celui de la pluie d'or. Tandis que le dieu
moniioyé pleuvait sur Danaé, l'époux, caché dans la
ruelle, comptait et ramassait les pistoles. Aussi,
dans sa vieillesse, se plaisail-il à répéter que, né
simple gentilhomme, avec quatre mille livres de re-
venus, il se trouvait prince, à qualre-vingls ans,
avec quatre cent mille livres de rente. Brave d'ail-
leurs et sachant vivre, ne prêtant point au ridicule
et dissimulant son opprobre sous les dehors les plus
nobles et les plus décents.
Ce ruffian accompli en impose à Saint-Simon
même, qui prononce sur lui cette oraison funèbre,
mêlée de mépris et de politesse :
« Sa prodigieuse richesse fut le fruit d'une prudence quo
peu de gens voudraient imiter; du mépris qu'il fit des pré-
jugés qui ont acquis le plus de force ; de la leçou qu'il reçut
de l'exemple de M. de Montespan, et de la préférence qu'il
donna, sur un affront obscur et demi-caché, à la plus énor-
me fortune que lui valût la beauté de sa femme et son con-
cert avec elle.... M. de Soubise éluit le plus beau gendarme
et des plus beaux, et des hommes les mieux faits de son
temps, de corps et de visage, jusque dans sa dernière vieil-
lesse, et qui se soucia le moins d'encourir la plus mortelle
injure qu'un Espagnol puisse dire à un autre, qui, jusque
dans la lie du peuple, ne se pardonne jamais.... Je pensp
bien aussi que M. de Soubise, qui se trouvait si bien de mé-
riter ce nom, n'eût pas souffert qu'on l'en eût appelé ; car
il était fort brave homme et bon lieutenant-général. »
Ainsi éclairée au jour de l'histoire, la comédie
d'A77iphitryo?i, composée joar Molière, sur l'ordre
MOLIÈRE. 473
de Louis XIV, prend une signification cruellement
ironique. Non content d'avoir enlevé la femme d'un
de ses sujets, le roi veut qu'on célèbre, en plein
théâtre, ce scandale de sa toute -puissance. Il livre
à la risée publique l'homme qu'il outrage impuné-
ment et qui ne peut venger son alTront. Il se fait
prendre, par son poète, en flagrant délit avec sa
maîtresse, dans le filet mythologique où Yulcain en-
ferme Mars et Yénus. Mais, dans la fable du moins,
rOlympe huait le couple adultère; ici, c'était de l'é-
poux olTensé que devaient rire la cour et la ville.
Bien plus, il faut que le mari reconnaisse que le
dieu lui fait beaucoup d'honneur en daignant le
déshonorer. L'apparition finale de Jupiter, armé
de la foudre, au milieu d'une nuée rayonnante,
qu'est-ce autre chose qu'une manifestation de
Louis XIV,, décrétant que l'adultère fait partie de ses
privilèges, et ordonnant aux maris dont il daignera
suborner les femmes, de s'en réjouir comme d'une
grâce, nonobstant clameur de haro?
Regarde, Amphitryon, quel est ton imposteur,
Et, sous tes propres traits, vois Jupiter paraître :
A ces marques, tu peux aisément le connaître,
Et c'est assez, je crois, pour remettre ton cœur
Dans l'état auquel il doit être.
Et rétablir chez toi la paix et la duuceur.
Mon nom, qu'incessamment toute la terre adoro,
Étouffe ici les bruits qui pouvaient éclater :
Un partage avec Jupiter
N'a rien du tout qui déshonore ;
474 LE THEATRE MODERNE.
Et sans doute il ne peut Ctre que glorieux
De so voir le rival du souverain des dieux :
Je n'y vois pour ta flamme aucun lieu de murmure.
Cette proclamation d'un dogme nouveau, ce droit
du Seigneur, revendiqué par le roi sur toutes les
femmes de sa cour, n'était, d'ailleurs, que la consé-
quence de la religion monarchique qui régnait alors.
Comment s'en étonner, quand, plus tard, vers 1710,
les docteurs de Sorbonne décidèrent a que les sujets
appartenaient, corps et biens, au monarque, et qu'il
leur faisait don de tout ce qu'il ne leur prenait
pas » ?
Certes, Molière dut souffrir d'avoir à mettre en
scène cette exécution outrageante. Mais que pouvait-
il contre la volonté d'un maître, dont sa personne
et son génie même dépendaient si absolument? A ce
moment, la représentation de Tartuffe était encore
interdite : Amphitryon fut la rançon du chef-d'œu-
vre. Il se vengea, du moins, de cette corvée humi-
liante, en lançant çà et là, comme à la dérobée, des
traits mordants et amers sur les misères de la ser-
vitude. Par instants, le masque de Sosie s'entr'ouvre
et découvre le visage souffrant du poète à la chaîne.*
Sosie, à quelle servitude
Tes jours sont-ils assujettis?
Notre sort est beaucoup plus rude
Chez les grands que cliez les petits.
Ils veulent que pour eux tout soit, dans la nature,
MOLIÈRE. 473
Obligé de s'immoler.
Jour et nuit, grêle, vent, péril, chaleur, froidure.
Dès qu'ils parlent, il faut voler.
Vingt ans d'assidu service
N'en obtiennent rien pour nous :
Le moindre petit caprice
Nous attire leur courroux.
Cependant notre âme insensée
S'acharne au vain honneur de demeurer près d'eux,
Et s'y veut contenter de la fausse pensée
Qu'ont tous les autres gens, que nous sommes heureux.
Le cynique Mercure de la comédie, demi-dieu dé-
gradé, réduit au rôle de laquais d'amour, personni-
fie clairement les entremetteurs' titrés et chamarrés
de Versailles, Laiizun et tant d'autres. Le talon
rouge perce et biille, sous les ailes de ses talonniô-
res. 11 tient la chandelle, comme il tiendrait la che-
mise. L'olfice d'entremetteur est," pour lui, une
charge de cour. Lorsque la Nuit veut lui faire honte
du métier qu'il fait, il s'en vante effrontément et
pirouette sur le préjugé :
Pour une jeune déesse
Vous êtes bien du bon temps I
Un tel emploi n'est bassesse
Que chez les petites gens.
Lorsque dans un haut rang on a l'heur de paraître.
Tout ce qu'on fait est toujours bel et bon,
Et suivant ce qu'on peut être.
Les choses changent de nom.
En dehors de son actualité disparue, la comédie
de Molière s'est conservée franche et gaie, comme au
476 LE THEATRE MODEUNE.
premier jour. C'est l'idéal du quiproquo, qui est, on
le sait, un des plus vifs et des plus sîlrs excitants de
l'hilarité. Sans doute Mulière, ici encore, a pris son
bien où il le trouvait^ et sa pièce n'est qu'une tra-
duction de Plante : mais quelle traduction, ou plutôt
quel assaisonnement! \^ Amphitryon de Plante est
crîi et brutal : il ouvre, pour rire, la gueule béante des
masques du théâlre antique, cette gueule qui semble
le cratère d'un volcan de gaieté éteint. V Amphitryon
de Molière voile, sous les mille nuances de l'esprit,
la nudité du sujet.
Il y a aussi loin de Darce à Scapin, que du Sosie
latin au Sosie français. L'Alcmène antique est pas-
sive : c'est la matrone du gynécée romain dans
toute sa pâleur. L'Alcmène de Molière a la tendresse
décente et la pudeur émue d'une grande dame fran-
çaise, qui a fait un rêve équivoque et qui l'explique
de son mieux. Rien de mieux trouvé que la parodie
des aventures conjugales du maître et de celles du
valet : l'idée comique, ainsi réfléchie, redouble
d'efTel et d'intensité. L'Amphitryon romain triomphe
sottement, lorsqu'il apprend que c'est Jupiter qui,
pour posséder sa femme, a pris son visage. Il montre
avec orgueil son front décoré par le roi des dieux.
Dien plus, il vote à son rival une hécatombe, pour
le remercier d'être descendu dans son lit. « — Par
Pollux! je ne puis être fâché d'avoir partagé avec
MOLIÈRE. 477
Jupiter. Rentre clans la maison, Bromia; je vais me
rendre le dieu favorable, en lui offrant de nom-
breuses victimes. »
Pol! me haud pœnitet
Scilicet boni dimidium mihi dividere cum Jove.
Abi domum,jiibe vasapura ac tutum adornarium.
Ut Jovii supreini midtis ho^liis pacem expctam.
Combien l'aUKude de TAniphitryon français est plus
digne et plus bienséante ! Jupiter a beau se révélera
lui dans sa gloire et exalter l'honneur qu'il lui a fait
en prenant sa femme, il n'arrache pas au mari un mot
de respect ou d'acquiescement. Amphitryon ne pro-
teste point, parce que la colère serait inutile ; mais il
se tait, et ce morne silence vaut l'imprécation la plus
éloquente. C'est Sosie qui se charge de tirer la mo-
ralité de l'histoire, dans cette péroraison d'une si
mordante ironie :
Le grand dieu Jupiter nous fait beaucoup d'honneur,
Et sa bonté, sans doute, est pour nous sans seconde ;
Tout cela va le mieux du monde.
Mais enfin, coupons au discours ;
Et ciue chacun chez soi doucement se retire.
Sur telles affaires toujours,
Le meilleur est de ne rien dire.
III
La comédie-ballet, quia pour titre : Monsieur de
Pourceaugnac, n'est qu'une farce de carnaval, enlu-
478 LE THÉÂTRE MODERNE.
miné 3 à la détrempe, bâclée à la diable, et ne porte
qu'en deux ou trois scènes la marque du maître. Ce
qui me frappe, chaque fois que je la revois, c'est à
quel point son hilarité est cruelle. Comme ce spec-
tateur de l'épigramme de Racine, «iiii pleurait à
chaudes larmes,
Sur ce pauvre Holopherne,
Si méchamment mis h. mort par Judith,
on s'attendrirait volontiers sur ce pauvre Pourceau-
gnac, si méchamment mystifié par Nérine et par
Sbrigani. Les farces de Molière ont presque toujours
un fond de tristesse ; il y a de l'àcreté dans leur rire,
de la cruauté dans leur joie. Elles ont de véritables
victimes, comme les tragédies. Leur comique procède
de la déi'ision du petit par le grand, du faible par le
fort, de la crédulité naïve par la fourberie triom-
phante. On sent qu'elles ont été composées pour di-
vertir une race impitoyable de courtisans et de
grands seigneurs. Un rire inextinguible retentit dans
l'Olympe, lorsque Vulcain s'agite, en boitant, autour
de la table où siègent les douze Dieux. Pour que
ce rire éclatât sous les voûtes d'or de Yersailles, il
fallait que le poète mît en scène des hobereaux et
des bourgeois bâtonnés.
Quoi de plus triste, au fond, sous leur gaieté ap-
parente, que les tribulations de Georges Dandin!
MOLIÈRE. 479
Pauvre Dandin de la Dandinière ! est-il bafoué, in-
sulté et foulé aux pieds! Clitandre le bâtonne, M. de
Sottenville le rembarre, madame de Sottenville l'ac-
cable d'avanies et d'impertinences, sa femme Angé-
lique le coiffe des plus hautes ramures que puisse
porter le front d'un mari ; il n'est pas jusqu'à sa ser-
vante Claudine qui ne donne le coup de pied de l'â-
nesse à son agonie domestique. Et personne qui
prenne part à son infortune ! Triste bouc émissaire
des iniquités de sa femme, il a beau montrer ses cor-
nes, on lui soutient que ce sont des oreilles, et on
les tire pour le lui prouver. Ce châtelain stupide,
cette douairière insolente, ce varlet narquois, ce gen-
tillàtre brutal, tous ces personnages des temps féo-
daux s'entendent pour opprimer le Vilain, taillableet
corvéable à merci. Comment s'égayer de bon cœur,
au spectacle de son grotesque martyr? Jamais pa-
tient agenouillé, en chemise soufrée, le cierge de
cire jaune au poing, devant le portail de Notre-Dame,
et balbutiant l'amende honorable, d'une voix serrée
par la peur, ne fut, à mon sens, plus piteux et plus
lamentable que ce bourgeois forcé de se mettre
à genoux, en bonnet de nuit, une chandelle à la
main, devant sa « pendarde de femme », et, comme
nous l'avons déjà dit, d'avaler jusqu'à la lie l'amer
déboire d'avoir tort quand il a raison.
Monsieur de Pourceaugnac — pour revenir à lui
♦80 LE THÉÂTRE MontfRNE.
— n'est guère plus risible ; la pitié l'emporte bientôt
sur la gaieté mt-clianle qu'excitent les mystifications
dont il est victime. Ce gros homme, réjoui et cré-
dule, débonnaire et franc, tombant, au sortir du
coche, entre des seringues qui l'ajustent, et dans
des panneaux faits de nœuds coulants, finit par
devenir le personnage intéressant de la comédie,
à force d'être tourmenté par les coquins qui l'en-
tourent. Shrigani, qui revient du bagne, Nérine,
qui se vante d'avoir fait pendre, par un faux témoi-
gnage, deux personnes qui ne l'avaient pas mé-
rité, dépassent la mesure de scélératesse comique
permise aux valets d'ancien répertoire. Ce bravo
calabrais expédierait Pourceaugnac aussi lestement
qu'il le mystifie, s'il était payé pour cela. Cette
soubrette à tout faire referait, haut la main, un faux
serment nouveau, s'il s'agissait de le faire pendre sé-
rieusement à la potence dont elle le menace.
Et que dire des deux amoureux qui s'associent,
comme larrons en foire, à ces échappés de galère I
de cet Éraste, ricaneur et sec, qui permet que le ban-
dit à ses gages diffame la jeune fille qu'il aime, pour
les besoins de sa cause ; de cette Julie, hardie au
mensonge, qui contrefait si naturellement l'impu-
deur! Des deux rivaux, le plus dupé n'est pas le Li-
mousin, puisque c'est le Parisien qui l'épouse. La re-
vanche de Pourceaugnac, c'est le mariage dÉraste
MOLIÈRE. 481
avec cette pécore : il ne pouvait souhaiter une meil-
leure vengeance.
Quelle terrible scène, encore actuelle et vivante,
que celle de Pourceaugnac, prévenu de folie, assis
sur la sellette, entre les deux médecins chargés de
l'interroger ! Il mange bien : symptôme grave; il boit
encore mieux : « Tant pis ! » il crache deux ou trois
fois : « autre diagnostic, la sputation fréquente ; »
il veut se lever et sortir : « autre encore, l'inquiétude
de changer de place ; » il affirme qu'il n'est pas ma-
lade : « mauvais signe, lorsqu'un malade ne sent pas
son mal. » Excédé de ces mômeries, il s'écrie qu'il
se moque de la médecine : « Hon, hon, voici un
homme plus fou que nous ne pensons ! » — Cet
interrogatoire tragi-comique n'est- il pas encore,
sous une autre forme, celui de la médecine ahé-
niste, cette redoutable inquisition sans appel, qui
peut draper ses suspects d'une camisole de force, en
guise de san-beniio, et les enterrer tout vifs et tout
raisonnables dans Vin-pace des maisons de fous?
Encore les médecins d'aujourd'hui ont-ils, dans
leurs erreurs mêmes, des procédés à peu près hu-
mains. Mais reportez- vous au temps de Molière, et la
mystification dont Pourceaugnac est victime pren-
dra l'aspect d'un guet-apens effroyable. En ce temps,
la folie passait moins pour une maladie que pour une
possession diabolique. Les maisons de fous étaient
III. 31
482 LE THEATRE MODEKNE.
des enfers, dont les damnés, chargés de chaînes, par-
qués dans des cages, inondés de douches, se débat-
taient sous le fouet des démons de la chiourme. Le
traitement seul dout le premier médecin de la comé-
die menace Pourceaugnac, est tout bonnement un
arrêt de mort :
« Premièrement, pour remédier à ceUe pléthore obturante
elà celte cacochymie luxuriante par tout le corps, je suis
d'avis qu'il soit phlébotomisé libéralement; c'est-à-dire que
les saignées soient fréquentes et plantureuses : en premier
lieu, de la basilique, puis de la ccphalique, et même, si le
mal est opiniâtre, de lui ouvrir la veine du front, et que
l'ouverture soit large, afin que le gros sang puisse sortir;
et, en même temps, de le purger, désopiler et évacuer, par
purgatifs propres et convenables, c'est-à-dire par chola-
gogues, mélanugogues, et cœtera ! »
Rien de chargé dans celte ordonnance homicide :
les bourreaux en robe qui ravageaient alnrs toute
l'Europe saignaient à blanc et purgeaient à mort.
Ils versaient à leurs malades d'épouvantables breu-
vages, qu'on aurait pu leur servir dans la coupe où
la tragédie distillait le noir poison des Atrides. Au
dix-septième siècle, la lancette des phlébotomistes
répandit des torrents de sang; l'épée du soldat ne
fut guère plus meurtrière. La saignée, commo les
sacrifices humains des temps barbares, avait ses
prêtres et ses fanatiques. C'était un axiome de
l'École, que « le corps humain contenant environ
MOLIÈRE. 483
Vingt-quatre livres de s;ing, on peut en perdre vingt,
sans mourir. Botul écrivait, sans que la main lui
tremblât, cet effrayant aphorisme : « Le sang, clans
le corps, est comme Teaii dans une bonne fontaine:
plus on en tire, plus il s'en trouve. » Guy Patin, qiu
passe cependant pour un médecin relativemem
éclairé, s'escrimait de la lancette avec une furie fa-
natique. Ses exploits phlébotomiques, cités par lui-
même, donnent la chair de poule. Il raconte qu'il sai-
gna treize fois, en quinze jours, un garçon de sept
ans, atteint d'une pleurésie ; quinze fois, en douze
jours, pour une petite fièvre de rhume, la femme d'un
libraire, laquelle mourut sur un purgatif administré
par surcroît; il se vante — infanduml — d'avoir
saigné un enfant de deux mois et un nouveau-né
de trois jours! Esculape en Tauride n'aurait pas fait
pire. La saignée était, pour lui, un dogme, une obla-
tion sainte, presque une religion. Il ne condamnait
pas seulement, il damnait tous ses adversaires.
Un médecin, Guy de La Brosse, était mort en
refusant ce sacrement sanglant de la Faculté. « On
lui proposa la saignée » — écrit Guy Patin, — « ii
nous répondit que c'était le remède des pédants san-
guinaires (il nous faisait l'honneur de nous appeler
ainsi), et qu'il aimait mieux mourir que d'être sai-
gné. Ainsi a-t-il fait. Le diable le saignera, comme le
mérite un fout be et un athée. »
484 LE THEATRE MCDEUiNE.
Tel médecin, de l'uncienne école, fit plus de ra-
vages qu'une épidémie. A lui seul Guénaut peupla les
cimetières de Paris avec l'anlimoiiie.
On compterait plutôt combien ca un printemps
Guénaut et l'antimoine ont fait mourir de gens....
Cette peste en rabat n'épargnait pas sa propre fa-
mille. Le même Guy Patin l'accuse d'a\ oir tué, avec sa
femme, sa lille, son neveu et ses deux gendres. Fagon
lui-même, l'oracle d'Epidaure du grand siècle, était
mi type d'outrecuidante ignorance. On frémit, quand
on lit, dans le Journal de la santé de Louis A7F,
rédigé par lui, le détail des purgalils perpétuels aux-
quels il soumettait son patient royal. On est étonné de
la quantité de drogues que peut supporter Pestomac
d'un roi. L'habitude seule peut expliquer cette lon-
gue résistance. Façonné dès Penlance à ce régime dé-
létère, Louis XIV était à l'épreuve du séné et de la
rhubarbe, comme Mithridate, à celle des poisons.
Saint-Simon, sans le vouloir, coifle Fagon, en trois
lignes, d'un bonnet d'âne, par-dessus son bonnet
carré. « A son avis, dit-il, ii n'était permis de guérir
que par la voie commune des médecins reçus dans
les Facultés, dont les lois et l'ordre lui étaient sa-
crés. » C'est justement la doctrine du médecin de
Monsieur de Pourceaugnac^ lequel, « quand on de-
vrait crever, ne démord pas d'un iota des règles
MOLIÈRE. 485
des ancien?, et, pour tout l'or du monde, ne vou-
drait pas avoir guéri une personne avec d'autres
remèdes que ceux que la Faculté permet ».
Les Mémoires du temps sont remplis des assassi-
nats de ce graud Fagon. Il tue le Dauphin, il massa-
cre Barbézieux, il laisse mourir à petit feu Louis XIV;
De princes égorgés la chambre était remplie !
Lisez Saint-Simon. A chaque instant, des cris de
détresse retentissent par les salles et les galeries de
Versailles. L'apoplexie vient de renverser un prince
du sang ou un grand seigneur, au sortir de table. On
appelle Fagon en grande hâte ; il arrive, du pas de
Calchas marchant à l'autel, tire sa lancette, saigne à
flots la victime opime, qui se débat et qui râle...
Voilà un homme mort!
Envisagés sous ce point de \'ue, les médecins et
les matassins frénétiques qui relancent Pourceau-
gnac avec leurs seringues: — « Piglia lo su, signor
monsu! Piglia lo su! » — ne sont plus si drôles qu'ils
meuvent le paraître au premier abord.
IV
Le Bourgeois gentilhomme est une comédie en-
terrée vivante dans un sarcophage turc, et les
488 LE THÉÂTRE MODERNE.
turbans à chandelles nous font anjourcriiiii TelTet
des luminaires d'un service funèbre. Saint-Simon
raconte, quelque part, l'effrayante histoire de mas-
ques de cire qu'on avait portés dans un ballet de
Versailles. Au carnaval d'après, on voulut les re-
prendre. Quelques-uns avaient conservé la fraîcheur
de leur vermillon et de leur grimace ; d'autres s'é-
taient tiraillés et décomposés, comme si, dans l'in-
tervalle, ils avaient pris l'empreinte de faces de ca-
davres. On remarqua que ceux qui portaient ces
masques à l'agonie furent tous tués dans la cam-
pagne qui s'ouvrit le printemps suivant.... Ne dirait-
on pas Hoffmann à Versailles?
Les Dervis, chantants et dansants, qui enveloppent
M. Jourdain de leur ronde macabre, au son d'une
musique à porter le diable en terre, nous rappellent
ces masques funèbres. Façonnés, comme eux, pour
la folie d'une nuit et l'amusement d'un instant, pour
briller et s'éteindre, avec les girandoles de la fête
qui les éclairait, ils n'ont pas survécu à la circon-
stance, ils ne font plus rire; ils sont devenus inintelli-
gibles. Leur Cérémonie semble aussi surannée que
la « Messe de l'Ane » du Moyen-Age. On ne connaît
plus ces fantoches: aDice, Turque^ qui star quista?
si ti sabir, ti respoiuUr, » leur demanderait-on
volontiers, pour parler leur langue.
Surviennent des Turc?, portant un tapis sur le-
MOLIÈRE. 487
quel s'agenouille un muphli à bonnet pointu. Il cri!»
« Allah ! » il hurle, il bredouille; il se gargarise avec ce
nom sacré, qui, chanté, à la même heure, sur tous le?
minarets de l'Asie, oriente, vers le même point de
l'horizon, cent millions de têtes de toutes les cou-
leur;,. Puis, voici venir les Turcs à bougies, et, entre
deux de ces argousins illuminés à giorno, le pauvre
Bourgeois, tondu et affublé d'une robe blanche. Ainsi
grimé, tremblant, épilé, il a l'air d'un vieil eunuque
qu'on mène empaler. On le renverse, à quatre pattes,
sur le tapis ; on lui fait prendre une pose grotesque
de Lutrin vivant; on étale, sur son dos, un Alcoran
large comme un missel. Le muphti le feuillette, à re-
bours, avec des gestes de sorcier tournant les pages
d'un grimoire. — « Ti non star furba — Non star
iorfanta — Pigliar schiahola . « Et les plats de sabre
et les coups de bâton, de pleuvoir sur l'échiné du
pauvre diable, qui fait le mort et s'attend à tout.
Non tener honta
Questa star l'ultiiua affronta.
Tout cela pour éterniser le souvenir d'une mau-
vaise plaisanterie du jeune Louis XIV !
Une ambassade turque venait d'arriver à la cour.
Le roi voulut éblouir ces envoyés du pays de la
Lampe merveilleuse. Il revêtit, pour l'audience so-
lennelle qu'il donna à l'ambassadeur, un habit criblé
488 LE TDE AT RE MODERNE.
de perles et de pierres précieuses; il se mit dans son
ostensoir, pour lui appariiître. On s'attendait à une
insnlnlion d'entliousiasmo ; mais le musulman fixa,
sans sourciller, l'astre di- Versailles. A un courlisan
qui lui demanda ce qu'il pensait d'un tel liahit cou-
leur de soleil, il répondit que cet liabit-là pâlirait
auprès de la housse du cheval que le Grand-Sei-
gneur montait, le vendredi, pour aller à la mosquée.
Ou dit que Colbert, entendant le propos, commanda
cette farce à Molière, pour venger l'habit de son maî-
tre. Quoi qu'il en soit, il est certain que l'intermède
du mamamouchi fut la parodie de l'ambassade musul-
mane, et qu'il se joua devant l'ambassadeur, qui avait
suivi la Cour à Chambord. Étrange façon de fêter un
hôte! Au reste, le Turc assista à cette pasquinade,
avec le majestueux mépris de l'Orient. 11 critiqua
seulement, en connaisseur, comme contraire aux
règles de l'art, la bastonnade que M. Jourdain reçoit
sur le dos, au lieu de la recevoir sur la plante des
pieds. « Mais, « — comme dit Scapin, — « on ne rai-
sonne pas avec des Turcs ! » — S'il avait tenu Mo-
lière et Lulli dans son pachalik, il est probable qu'il
aurait chargé le bambou de ses chiaoux de leur
apprendre comment on bâtonne dans le pays des
coups de soleil et des coups de bâton, — dara,
dara, bastonara!
11 faut le dire, cette Orientale excentrique gâte
MOLIÈRE. 489
singulièrement le Bourgeois gentilhomme. La co-
médie, commencée en chef-d'œuvre, se termine ea
pantalonnade. En quitlant ses brodequins pour des
babouches barbaresques, elle se détraque et bat la
campagne. Jusqu'au troisième acte, M. Jourdain est
un bourgeois vrai, vivant, taillé, à pleine étoffe, dans
le ridicule le plus ample et le plus solide. Sa verte
femme, son aimable fille, sa ronde et joviale ser-
vante, le désordre de ce logis bourgeois, envahi par
les spadassins et les pédagogue^;, tout cela compose
un tableau plein de couleur et de vie comique. Mais,
aux deux derniers actes, M. Jourdain n'a plus rien
d'humain; il divague, il extravague; il passe de la
comédie à la féerie pure. Le poè(e le renvoie aux
Mille et une Nuits, comme il l'enverrait aux Petites-
Maisons.
11 faut se garder, envers le génie, des admirations
fétichistes. C'est le respecter que de choisir dans
son œuvre et de ne pas confondre son or pur avec
son clinquant. Les Chinois adorent tout, dans leurs
idoles ; depuis leurs pantoufles de satin jaune
jusqu'à leur couronne de papier doré : les bonzes
crient : ci Hou! hou! yy devant elles, ainsi que le pres-
crit l'ancien rite, et leurs dévots répètent, en se
pâmant, ce beau cri. Les Turcs du Bourgeois gentil-
homme crient: iiloc! et halabachou! » — Ayons
l'admiration moins chinoise ; ne nous récrions pas
490 LE THÉATUE MODERNE.
(levant cet a halabachou », coiniiitî si c'était un vers
(le Tartuffe on dn Misanthrope .
Il y a (lenx hommes dans Molière : le poète cr(3a-
teur et libre qui a jeté sur la scène les types impé-
rissables de la comédie; mais il y a aussi l'imprésario
surmené, affairé, pressé, qui bâcle des ballets, peint
des pastorales en détrempe, mêle les masques aux
ligures, les marionnettes aux personnages, dans les
pièces qu'il n'a pas le temps de linir. Son Alceste,son
Arnolphe, son Don Juan, son Harpagon, son Chrysale,
vivent de la vie des marbres : ils seront les contem-
porains éternels de l'humanité. — Ses Bergers, ses
Trivelins, ses Dervis, ses Matassins, ses Tritons,
chantants et dansants, ne sont plus que les masques
vides d'une fête, finie depuis deux cents ans. Les
matassins de M. de Pourceaugnac n'amusent plus
guères aujourd'hui. Quoi de plus lugubre que le
spectacle de ce pauvre diable jeté en proie" à des
apothicaires enragés qui le menacent de leurs
seringues comme des bandits de leur escopettel
« Piglia lo su, sic/nor monsu ! Piglia lo su! »
Étrange plaisanterie de la destinée ! Louis XIV
s'amusait, en 1670, de la badauderie d'un bourgeois
qui croit recevoir chez lui le fils du Grand-Turc ;
quarante-cinq ans plus tard, en 1715, l'année même
de sa mort, il était, lui, le roi, mystifié par une
turquerie de carnaval, organisée par ses ministi'es I
MOLIÈRE. 491
On lui faisait donner audience, dans la grande
galerie de Versailles, assis sur son trône, entouré
des princes de son sang et de sa noblesse, à une
fausse ambassade du shah de Perse, brunie au jus
de réglisse et habillée chez le costumier. Ce tut
Pontchartrain qui monta cette comédie lamentable,
^t la cour, complice, la laissa jouer jusqu'au bout.
Le roi baissait, il déclinait; depuis longtemps
il n'était plus amusable. Madame de Maintenon
avait renoncé à cette tâche immense. YieiUie elle-
même, ratatinée dans sa niche de damas rouge,
comme une de ces cariatides qui, dans l'ombre
d'une encoignure, portent le poids de toutes les
voûtes et de tous les lambris d'un palais, elle disait,
avec l'accablement des âmes du Purgatoire dans la
Divine Comédie : « Piu non posso! » « Je n'en puis
plus ! » — C'est dans ses lettres qu'il faut surprendre
la respiration de cette âme, affaissée sous le poids de
l'ennui royal. Là, elle s'exhale, elle souffle un in-
stant; là, elle enfouit, comme dans le trou creusé en
terre de la fable antique, le secret de son oppression.
Il s'agissait de distraire le vieux monarque en-
nuyé. Peut-être l'encens de l'Orient raviverait-il
sa décrépitude? On imagina donc ces fabuleux sa-
trapes, venus du fond de la Perse pour adorer son
soleil couchant. Le scénario réussit.
« Le roi, à qui on la donna toujours pour véritable, et
492 LE TllÉATHE MODERNE.
qui fut presque le seul de sa cour qui lu crut de bonne foi,
se trouva extrêmement flatlc d'une ambassade de Perse, sans
se l'être attirée par aucun envoi. Il en parla souvent avec
complaisance, et voulut que toute la cour fût de la dernière
magnificence, le jour de l'audience; lui-môme en donna
l'exemple, qui fut suivi avec la plus grande profusion. »
Le jour venu, la cour et la ville aflluèrent à Ver-
sailles. L'avenue, les toits, les fenêtres, regorgeaient
de spectateurs. Quel spectacle, en effet, que celui
de cette farce immense, où le roi allait jouer son
rôle et donner la réplique aux mamamouchis!
« L'ambassadeur arriva, sur les onze heures, dans les
carrosses, avec le maréchal de Matignon et le baron de
Breteuil. Ils montèrent à cheval dans l'avenue, et, précédés
delà suite de l'ambassadeur, ils vinrent mettre pied à terre
dans la grande cour. Cette suite parut fort misérable en
tout, et le prétendu ambassadeur fort embarrassé et fort
mal vêtu; les présents au dessous de rien. Alors le roi,
accompagné de ce qui remplissait son cabinet, entra dans
la galerie. Il avait un habit d'étoffe or et noir, avec l'ordre
par-dessus. Son habit était garni des plus beaux diamants
de la Couronne; il y en avait pour douze millions cinq cent
mille livres. Il ployait sous le poids, et parut tout cassé,
maigri, et avoir très méchant visage. »
Rien ne manqua à la composition de cette mas-
carade : Coypel et Bosc étaient au bas du trône, l'un
pour la peindre ; l'autre, pour la narrer en styl-
officiel.
« Pontchartrain n'avait rien oublié pour flatter le roi, lui
faire accroire que celte ambassade ramenait l'apogée de
son ancienne gloire ; en un mot, le jouer impudemment.
MOLIÈRE. 493
pour lui plaire. Personne déjà n'en était plus la dupe que
ce monarque. L'ambassadeur arriva par le grand escalier,
traversa le grand appartement et entra dans la galerie, par
le salon opposé à celui contre lequel le trône était adossé.
La splendeur du spectacle acheva de le déconcerter ; il se
fâcha, deux ou trois fois, pendant l'audience, contre son in-
terprète, et fit soupçonner qu'il entendait un peu le français. »
Quel pendant à la farce de Molière! Quelle re-
vanche de l'avanie faite par Louis XIV à l'ambassade
turque dont se moqua sa jeunesse! Ne dirait-on pas
que l'histoire s'est amusée à parodier, à sa manière,
en grand et en tragique, la bouffonnerie du poète?
Je ne sais pas, pour ma part, de plus navrant spec-
tacle que celui de ce vieux roi, presque moribond,
ployant sous les diamants de sa couronne, et mon-
tant, une dernière fois, à son trône, pour parader
dans une féerie dérisoire. Le voyez-vous, ce pa-
triarche des rois, traité en Géronte par des Turcs
aussi fantastiques que ceux de Scapin! Le voyez-
vous humant l'odeur des pastilles du sérail que font
briller devant lui, comme la myrrhe pure de l'Asie,
ces Mages apocryphes?
Que ne s'est-il trouvé là quelqu'un pour lui crier,
— fùl-ce avec le verbe de bourru de madame Jour-
dain: — « Eh quoi, sire, vous donnez audience à
un Carême-prenant! » — Pour qui sait la gravité
religieuse avec laquelle Louis XIV célébra, pendant
tout son règne, les fêtes et les rites de la royauté,
194 LE THEATRE MODERNE.
celle duperie elTiontée, indigne, comme un sacrilège.
II me semble voir un vieux pontife, presque aveugle,
ctnduit, la crosse en main, la tiare en tête, à un tréteau
drapé en autel, et parodiant à son insu, devant une
assistance ironique, les cérémonies de son sacerdoce.
Je ne sais pas de plus navrant chef-d'œuvre que
cette comédie réputée si gaie, non plus même la
Ecène iïUamlet, où les fossoyeurs, plongés jusqu'à
mi-corps dans la terre grasse du cimetière, remuent
jovialement les os à la pelle. Ici, du moins, le cadre
est poétique, l'action idéale, la terreur presque sur-
naturelle. C'est le tombeau d'une vierge que ces rus-
tres creusent; lèvent roule, pêle-mêle, les feuilles
mortes et les têtes de mort sur l'herbe flétrie ; le cré-
puscule argenté le crâne d'Yorick entre les mains du
jeune prince qui lui adresse de mélancoliques apos-
trophes. La destruction a consommé son œuvre, elle
achève ses métamorphoses : nous sommes déjà dans
la région de la mémoire et des Ombres.
Dans le Malade imaginaire, c'est l'agonie que le
poète étale en dérision sur la scène; l'agonie bour-
geoise, vulgaire, prosaïque, entourée des fioles féti-
des et des instruments ridicules de la pharmacie. Dès
MOLIÈRE. 495
la première scène, Argan, détaillant le compte de
l'apothicaire, nous fait assister à son autopsie. Ce ne
sont « qu'entrailles amollies, mauvaises humeurs éva-
cuées, hile expulsée, bas-ventre nettoyé », toutes
les souillures de la guenille humaine étalées et retour-
nées au grand jour. Encore une fois, je veux bien que
les maux du bonhomme soient imaginaires ; mais il
mourra des remèdes, s'il ne meurt pas de la maladie.
Il a pris, depuis deux mois, — c'est lui qui le dit, —
vingt médecines et trente-deux lavements ! Voyez
d'ici le ravage, et le peu de chair et le peu de souffle,
qui doivent rester au pauvre hère, émacié par ce ré-
gime effroyable.
Il souffre donc, et comme un damné, dans sa mai-
son qui est un enfer. Il est la proie d'une mégère qui
le dépouille, avant qu'il soit mort, et le jouet d'une
servante qui l'assourdit de son bavardage. Tandis que
l'hypocrite Béhne sucre sa tisane, bassine son lin-
ceul, et borde sa bière, l'effrontée Toinette se moque
de ses tortures et le berne, sur les draps mêmes de son
lit funèbre. D'un côté, des larmes de crocodile et des
grimaces de pleureuse à gages ; de l'autre, un gros
rire goguenard et des lazzi sans pitié. On le malmène,
on le rudoie, on le bafoue, on le turlupine; on le
laisse, sans lui répondre, agiter convulsivement la
sonnetie, qui tinte comme un glas et emplit, comme
un tocsin, sa chambre vide : « Drehn! drelin! Ah'
496 LE TnÉATRE MODERNE.
mon Dieu, ils me laisseront ici mourir ! drelin,
drelin, drelin ! » J'ai beau me répéter que le malade
n'est qu'imaginaire, un tel spectacle ne peut m'é-
gayer; il rappelle de trop près le lamentable tableau
des agonies solitaires, livrées à la merci des valets.
L'original est si lugubre que la copie même épou-
vante.
Pour ajouter à l'horreur de la situation, voici venir
la band' noire des apothicaires et des médecins, pa-
reils à des corbeaux voltigeant autour d'un cadavre.
C'est d'abord M. ûiafoirus, flanqué de son fils Tho-
mas; et je ne sais si je dois rire ou pleurer de ce
gnome de collège, noué, crasseux, sordide, hébété,
qui invite sa prétendue à la dissection d'une femme
morte. Puis, vient M. Fleurant, blafard et sinistre,
coifîé d'un serre-téte, ceint d'un tablier, armé d'une
seringue longue comme une couleuvrine; il l'ajuste,
d'un air menaçant, sur le pauvre diable qui se débat
sur sa chaise, et qui crie miséricorde, et qui ne peut
Tobtenir. A son appel, surgit M. Purgon ; le bourreau
vient aider son valet à maintenir le patient rebelle. II
arrive, furieux, bouffi, hérissé, la bouche gonflée d'o-
racles funestes, faisant siffler, sur cette tête débile, à
demi vidée par la diète, tous les serpents d'Esculape.
A sa voix, les maladies évoquées envahissent, comme
des Furies, la chambre déjà funèbre. Elles s'arrachent
cet homme ahuri; elles le tiraillent, elles le dépè-
MOLIÈRE. 497
cent, elles en font curée. L'une le mord au foie, l'au-
tre ronge son poumon, celle-ci s'accroche à ses nerfs,
celle-là dessèche ses entrailles, que n'humecteront
plus les clystères composés par la Faculté ! Il tombe
de la bradypepsie dans la dyspepsie, de la dyspepsie
dans l'apepsie, de l'apepsie dans la lienterie, de la
lienterie dans la dysenterie, de la dysenterie dans
l'hydropisie, et de l'hydropisie dans la privation de
la vie, à laquelle M. Purgon le condamne en dernier
ressort!
Est-ce donc là une scène si bouffonne? Ne sent-on
pas, plutôt, courir dans ses veines, à entendre ce cro-
que-mort débitant ses litanies funéraires, le petit froid
qui vous saisit lorsqu'on ouvre un de ces livres de
médecine, qui, depuis l'onglée jusqu'à la plique po-
lonaise, depuis le cheveu qui saigne jusqu'à l'ongle
perçant la chair, dénombrent les milliers de maux
qui attaquent la machine humaine. Notez que ces
atroces personnages ne sont nullement des carica-
tures, mais des portraits du temps, d'une ressem-
blance avérée. Au dix-septième siècle, la médecine
homicide du Moyen-Age régnait encore, dans toute
son horreur. La routine de la Faculté était plus
inlolérante que l'orthodoxie de l'Inquisition. Elle
tuait, d'après le texte de Galien, selon les règles
d'ïïippocrate, avec une magistrale ineptie.
Les satires du temps peignent, avec effroi, ces mé-
m. 32
498 LE THÉÂTRE MODERNE-
decins exterminateurs. On les voit trottant par la
ville, sur leurs mules apocalyptiques, pareils, dans
leurs robes aux grandes manclies flottantes, à ces
auges noirs qui se promenaient dans Alep, marquant,
du bout de leurs lances, les portes de ceux qui de-
vaient mourir. Des estampes satiriques montrent la
Mort chevaucbant, en croupe, derrière le docteur, et
lui souriant d'un air conjugal, comme au mari qui la
fait vivre et pourvoit à sa subsistance. Quevedo de
Villegas, dans ses Visions boutToniies, devient pres-
que grave lorsqu'il décrit ces assassins pédan-
tesques ; il les peint à la Ribeira, avec des couleurs
d'un noir infernal.
« Leurs faces étaient couvertes de grosses barbasses, et
leurs bouches étaient si fort enfoncées dans ce crin mal
peigné, qu'à grand'peine un bras bien long y eût su attein-
dre. Le tour de leurs yeux était tout ridé et froncé, à force
de se renfrogner, en regardant les bassins des malades.
Quelques-uns d'entre eux avaient de grosses bagues d'or
aux doigts, oii étaient enchâssées des pierres si grandes
que, quand ils làtaient le pouls aux malades, ils semblaient
qu'ils leur présageassent la tombe de leur sépulture. »
A leur suite, Quevedo voit défiler la blême séquelle
des apothicaires,
« Armés de mortiers, de suppositoires, de spatules, de
seringues toutes chargées pour frapper à mort, et quantités
de boîles dont les écrileaux portent les remèdes, et les boîtes
contiennent les venins. Us enfilent des noms de simples si
étranges, qu'il semble que leurs écrits soient des invocations
MOLIÈRE. 499
de démons, comme : Beptitalmus, opoponach, postmegarum,
petrum, chinum, dracatholicum angelorum. Et qui voudra
savoir ce que veut dire cet épouvantable jargon, il trouvera
que ce sont quelques carottes, raves ou navets, et une infi-
nité d'autres méchantes racines, parce qu'ils ont ouï dire
le proverbe : « Qui te connaît ne t'achète pas. »
Cette sombre peinture semble à peine chargée, si
Ton se reporte aux originaux de l'époque. Et
puis n'oublions pas que Molière est mort de cette
comédie si bouffonne. On sait la légende de l'his-
trion antique, qui, jouant, devant un César, la farce
d'un martyr chrétien, fut converti par le baptême
dérisoire qu'on lui administrait sur la scène, et subit
en réahlé, au dénoûment de la pièce, le supplice que
son rôle devait parodier. Le Malade imaginaire est
le pendant profane du Martyre de saint Genest : Mo-
lière mourut, on le sait, à la troisième représentation
de sa pièce. Depuis les jeux du cirque romain, quel
drame plus pathétique a jamais vu le théâtre?
Représentez-vous le poète, mortellement malade,
s'enveloppant de la camisole grotesque d'Argan, qui
prend déjà sur lui des phs de linceul; il monte en
chancelant sur les planches, et le voilà paradant dans
une farce qui nie la maladie, et qui se moque de la
mort. Le voilà jouant, aux éclats de rire du parterre,
la répétition de son agonie. Le râle Toppresse, le sang
l'étoutfe, les sueurs de la dernière heure baignent ses
joues fardées la comédie prend, de scène en scène,
500 LE THÉÂTRE MODERNE.
une réalité effroyable : ses quolibets et ses sarcasmes
se retournent, contre lui, avec une poignante ironie.
Le rôle entre dans l'acteur : il l'attaque, il le possède,
il l'agite de ses spasmes et de ses grimaces !...
Au Iroi-ième acte, Bénilde, pour guérir Argan de
ses cliiinères, lui conseille d'aller voir « quelqu'une des
comédies de Molière ». Argan s'emporte et s'écrie:
« Par la mort, nom de diable ! si j'étais que des médecins,
je me vengerais de son impertinence, et quand il sera
malade, je le laisserais mourir sans secours; il aurait beau
faire et beau dire, je ne lui ordonnerais pas la moindre
petite saignée, le moindre petit lavement, et je lui dirais :
>■ Crève, crève ! Cela t'apprendra, une autrefois, à te jouer
«1 de la Faculté ! »
Et Béralde répond :
« Il sera encore plus sage que ces médecins, car il ne
leur demandera point de secours. »
Imaginez le sens cruel de ces moqueries, débitées
par Molière mourant, et quel accent devait prendre
cet horrible cri : a Crève ! crève!» sortant de cette
bouche en sang et de cette poitrine déchirée! C'en
est fait ! il va subir la mort sans secours, qu'il s'est
prédite à lui-même. Le ballet de médecins et de
matassins, qu'il a déchaîné, tourne autour de lui,
comme la ronde de la Danse Macabre. Au moment
011 il prononce \e Jwo du serment bouffon, une con-
MOLIÈRE. 501
vulsion le saisit, le sang jaillit de ses lèvres. . . Molière
semeuri! Molière est mort!
Il n'est pas jusqu'à l'anathème de Bossuet, dont
cette comédie si tragique ne réveille le terrible écho.
11 est inique, il est cruel, il révolte le cœur, il indi-
gne l'esprit; mais la parole de Bossuet survit, même à
ses injustices. « La postérité, — dit-il dans sa Lettre
au Père Caffaro — saura la fin de ce poète comé-
dien, qui, en jouant son Malade imaginaire, reçut
la dernière atteinte de la maladie dont il mourut, et
passa, des plaisanteries du théâtre, parmi lesquelles
il rendit le dernier soupir, au tribunal de Celui qui
dit : « Malheur à vous qui riez, car vous pleure-
« rez ! » C'est horrible, mais c'est sublime. On a beau
faire, on reste ébloui de cet éclair lancé de la chaire,
qui consume la scène, dissipe ses fictions, déchire
son rideau et découvre la perspective formidable du
Jugement dernier. A ce cri, qui retentit encore parmi
les lazzi de la pièce, il semble qu'on voit le poète af-
fublé de sa burlesque défroque, jeté subitement, du
fauteuil d'Argan, devant le Christ de Michel-Ange,
tonnant et foudroyant dans les nues !
Il devrait être défendu de se moquer des médecins,
après Molière, comme de railler les moines, après
Rabelais. Il a épuisé, pour parler sa langue, « la ma
tière peccante » delà profession. Le procès est fini,
la cause est vidée. Le comique aujourd'hui man-
502 LE TnÉATRE MODERNE.
querait, d'ailleurs, aux comédies médicales. Que sont
nos médecins modernes, armés du plus solide ensei-
gnement, marchant en pleine lumière des sciences
expérimentales, n'ayant, en somme, que les travers
effacés et les ridicules sans relief des classes libérales,
que sont-ils auprès des colosses de sottise et d'absur-
dité que Molière voyait poser devant lui? En ce
temps-là, la médecine était un sacerdoce grotesque
et terrible, exercé dans les ténèbres de la routine, par
des pédants tyranuiques. Leur art, momifié et hiéro-
glyphique, tenait entre les fermoirs d'un bouquin.
Hippocrate et Galien formaient l'Ancien et le Nou-
veau Testament de la Faculté, texte sacro-saint, étu-
dié dans sa lettre, non dans son esprit, commenté
avec une minulie rabbinique, et dont chaque apho-
risme passait pour un dogme. Hors de là, point de
salut ; ou le salut, s'il survenait, était sacrilège.
L'antre de Trophonius n'était ni plus clair ni moins
hasardeux que les écoles où s'enseignait cette méde-
cine ignare. Rien de pratique, rien de positif; jamais
le maître n'amenait l'élève au lit d'un malade ; jamais
il ne lui faisait étudier le mal sur la chair, la vie sur
la mort. Tout se passait en argumentations puériles
et en tournois dialectiques. Nourri de mots, repu de
fumée, le nez dans les livres, les oreilles bouchées par
ses poings fermés, l'étudiant restait aussi étranger à
la Nature que peut l'être, au monde réel, un Fakir in-
LES MÉDECINS DE MOLIÈRE. 503
dien accroupi dans sa grotte, et marmottant éternel-
lement une syllabe sacrée. Son éducation tournait
dans un cercle de logomachies byzantines. Les thèses
qu'on lui donnait à débattre auraient déformé le cer-
veau de Bacon. C'étaient des questions de cette im-
portance : — « Les héros procèdent-ils des héros ?
— Sont-ils bilieux ? — Est-il bon de s'enivrer une
fois par mois? — La femme est-elle un ouvrage
imparfait de la Nature? — L'éternuement est-il un
acte naturel? — Les bâtards ont-ils plus d'esprit
que les enfants légitimes? — Faut-il tenir compte
des phases de la lune pour la coupe des cheveux?»
Sa gloire était de ferrailler, des heures entières,
contre ces moulins à vent, bâtis par ceux-là mémos
qui leur couraient sus. Les jours de grande thèse, le
bachelier soutenait, de cinq heures à midi, l'assaut
de tous ses condisciples etde neuf docteurs de la Fa-
culté. Sept heures durant, il lui fallait combattre des
arguments cornus, rétorquer des objections dérisoi-
re>, débrouiller d'inextricables problèmes, syllogiser
dans l'absurde, et, comme la Chimère de Rabelais,
« bombiciner dans le vide ». — « Des mots ! des mots !
des mots ! » se serait écrié Hamlet. Lutte des enfants
d'Éole, gonflant et dégonflant leurs joues pleines de
vent. Au coup de midi, le disputeur s'arrêtait, ivre de
sons, étourdi de formules, idiot, hébété. Il était di-
gnus intrare in illo docto corporel^
504 LE TnÉÀTBE MODERNE.
La pharmacie de celte médecine homicide n'était
pas moins vaine que son diagnostic. Compliquée de
recettes gothiques et de drogues arahes, elle trans-
formait l'estomac du patient en un alambic d'alchi-
miste. Telle ordonnance du temps rappelle les in-
grédients baroques que les sorcières de Macbeth
jettent dans leur chaudière. Il entre trente-deux sub-
stances dans un électuaire que Sennert préconise
contre les maux de cœur : parmi lesquelles de l'or,
de l'émeraude, des perles, du saphir, de l'ambre et
du corail. Plus prodigue que Cléopàtre, Sennert fait
boire à ses malades un écrin dissous.
Récemment encore, dans l'Inde, où la thérapeuti-
que musulmane a conservé des adeptes, le mémoire
d'un médecin, déféré à une Cour anglaise, montait
à cent vingt mille francs. Il y avait porté des pilules
composées, les unes d'une dissolution de diamants,
les autres d'une poudre de nombrils de chèvres et de
singes du Golfe Persique. — Qu'aurait dit Argan de
ce compte d'apothicaire asiatique, lui qui se récrie si
lort sur les « soixante-trois livres seize sous six de-
niers » du mémoire de M. Fleurant? Ces médecines-là,
faites « pour expulser et évacuer » la bourse des gens,
étaient moins dangereuses, peut-être, que celles qui
avaient pour but de « balayer, laver et nettoyer le
ventre ». De quel bronze étaient forgés les hommes
«lu seizième siècle et du dix-septième siècle, pour ré -
LES MEDECINS DE MOLIERE. 503
sister aux clystères et aux purgations qu'on leur in-
fligeait ! Le Roi était le premier patient de la médecine
officielle ; il donnait à ses sujets l'exemple de la folie
bue jusqu'à la lie.
Dans Xql Ludovico-Trophie, registre des digestions
royales, compilé par un Suétone d'officine, Louis XlII
nous apparaît dans l'attitude de M. de Pourceau-
gnac, poursuivi par des matassins. Bouvart, son
premier médecin, en une seule année, lui fait avaler
deux cent quinze médecines, lui fait prendre deux
cents douze lavements, et le saigne quarante-sept
fois. — La purgation est une des fonctions normales
de Louis XIV. Ses jours de médecine sont des jours
fériés; ils ont leur étiquette spéciale et ordonnance
consacrée. Dangeau les note, sur ses tablettes, comme
des éclipses de soleil.
Cette cruelle pratique rendait féroces les anciens
médecins. La moindre querelle de doctrine mettait la
discorde dans leurs pétaudières. L'antimoine souleva
entre eux une guerre, dont on ferait une Batracho-
myomachie plus longue que V Iliade. Les partisans et
les adversaires du minerai contesté se jetèrent à la
tête des in-folios aussi lourds que les quartiers de rocs
lancés par les catapultes. Les injures grecques répli-
quèrent aux vociférations latines ; des légions d'hexa-
mètres marchèrent contre des escadrons d'ïambes;
Y Antimoine triomphant ?>\iQ,Q,Qmhdi sous le Rabat-joie
506 LE TriÉATHE MODERNE.
de r Ayitimoine ; la Légende antimoniale écrasa la
Science du plomb sacré. Il plut de l'encre; l'impré-
caliou tonna ; les Furies de la polémique coururent
d'un camp à l'autre, en agitant les serpents d'Escu-
lape. Du haut de leur Olympe pédantesque, Aristote
en rabat, Galien en bonnet carré, et Avicenne en tur-
ban, excitaient les combattants à la lutte.
Dans cette guerre d'extermination, les arguties de
la Scholaslique tenaient lieu, comme toujours, de laits
et de preuves. Il s'agissait de savoir « si Adam, qui,
dans le Paradis terrestre, donna, selon la Genèse,
un nom à toute chose, nomma aussi l'antimoine;
— si on devait l'appeler Racine des métaux, parce
qu'il les produit, ou Loup des métaux, parce qu'il
les dévore. » De ce verset d'un prophète : u Ecce
stcrnam in stibio pedes tuos, » les Antimoniaux con-
cluaient que la plus magnilique promesse faite, par
Dieu, à son Peuple élu, était de le loger dans un pa-
lais d'antimoine. Jamais question casuistique, agitée
dans un con( ile byzantin, ne fit hurler tant d'injures.
Eusèbe Rcnaudot, dans la préface de V A)iti77îoijîe
justifié, avertit qu'il n'invectivera pas ses adversai-
res, « quoiqu'il puisse les appeler, avec raison, les plus
grands scélérats et les plus grands meurtriers du
monde ».
u Détestable clixir! funeste magnésie!
Peste de la Nature et de ses doux efforts,
Qui peuples tous les jours le royaume des morts !
LES MÉDECINS DE MOLIÈRE. 507
lui répond un autre médecin, que l'indignation fait
poète.
Guy Patin se jette dans la mêlée, avec son em-
portement li;>bituel. Pour lui «les chimistes, les apo-
thicaires et les charlatans sont les démons du
genre humain en leur sorte, quand ils se servent
d'antimoine, qui a plus tué de gens que n'a fait le
roi de Suède en Allemagne. » Il n'appelle le vin
éinétique, que « vin hermétique. » Il accuse Guénaut
d'avoir assassiné, avec sa drogue, sa femme, sa fille,
son neveu, ses deux gendres, et de s'être expédié lui-
même, par-dessus le marché.
Ces aménités étaient le fond de la langue doctorale
des anciens collèges. Les haines des pédants sont
horribles ; l'encre des polémiques de ce temps-là don-
nait la rage, comme l'écume du chien. De tous les
venins connus, le fiel de cuistre est le plus violent.
Guy Patin, furieux des industries que Renaudot cu-
mulait avec la médecine, voudrait le voir roué vif en
Grève. — « Si ce gazetier», — écrit- il, — « n'était
soutenu de l'Éminence, en tant que nehulo hebdo-
madarius, nous lui ferions un procès criminel, au
bout duquel il y aurait un tombereau, un bourreau,
ou tout au moins une amende honorable : mais il
faut obéir au temps. » Guillemeau, tenant pour la
Faculté de Paris, contre Courtaud, champion de l'E-
cole de Montpellier, le traite de fou, d'enragé et de
508 LE THÉÂTRE MODERNE.
parricide; et termine par le regret de ne pouvoir lui
arracher la langue.
Il faudrait raconter encore la guerre que les mé-
decins déclarèrent aux apothicaires. Saint Côme y
prit saint Luc aux cheveux; les seringues s'insurgè-
rent contre les caducées. Les intermèdes bouffons de
Molière pâlissent, auprès de ces batailles héroï-co-
miques. Les deux partis, entre deux combats, chan-
taient leurs louangeset célébraient leur panégyrique.
Tandis que les médecins déclaraient, par la voix de
leur orateur, « que l'homme devrait plus au médecin
qu'à Dieu même, si ce n'était encore à Dieu qu'il
devait le médecin; » tandis qu'ils trouvaient les
parchemins de leur corporation chez Homère et ré-
clamaient Podalire et Machaon pour ancêtres, les
apothicaires allaient chercher, dans la Bible, l'inven-
teur delà pharmacie. Isaïe, d'après eux, était le pre-
mier des pharmaciens : car il est écrit, au deuxième
Livre des Rois, « qu'il posa des figues sèches sur les
ulcères d'Ézéchias ».
Ceci est le côté comique de la vieille médecine ; le
tragique l'efface et l'emporte. Quels massacres obs-
curs, consciencieux, innocents, en somme, devaient
faire ces docteurs, bâtés de routine et infatués de
sottises ! La médecine, pour eux, était partout : dans
les anciens, dans l'Écriture, dans les Pères de l'É-
glise, dans la dialectique, dans l'aslroiogie ; elle était
LES MÉDECINS DE MOLIÈRE. ^'JO
partout, excepté dans la chair et dans les organes du
malade.
Lorsque Ilarvey découvre la circulation du sang,
les médecins de Paris traitent sa découverte de
songe-creux. L'un d'eux griffonne, contre lui, une
grosse thèse latine, où il se gausse, d'abord joviale-
ment, de cet ignorant : toto divisus orbe Brilannus!
Puis, redevenu sérieux, il lui lance, par-dessus la Man-
che, cet argument foudroyant : — « Le mouvement
circulaire, étant parfait, ne convient qu'aux corps
simples, comme les astres. Or, le sang n'est pas un
corps simple, puisqu'il est composé de quatre élé-
ments. Donc, le mouvement circulaire ne peut con-
tenir au sang. »
C'était à des logiciens de cette force qu'était confié
le goavernement absolu de la machine humaine.
Etonnez- vous donc des dégâts qu'ils y commettaient!
CHAPITRE VII
DANCOURT. — REGiNARD. — LESAGE.
I. — Dancourt : Les Bourgeoises à la mode.
II — Regnard : Le Joueur.
III. — Lesage : Turcaret ; — Crispin rival de son maître.
I
Que nous sommes loin déjà du monde de Molière,
de sa bourgeoisie, si saine et si forte, dont les ridi-
cules mêmes avaient de la probité et de la candeur!
Que sont devenus ses nobles Valères, ses naïves
Agnès, ses vénérables Gérontes, ses Sganarelies
ronds et francs, et ses Aristes et ses Clitandres, qui
faisaient, aux travers et aux folies des autres person-
nages, un si grave et si solide contre-poids? Le monde
dans lequel nous introduisent Dancourt, Dufresny,
Lesage el Baron , est un tripot éhonté. Plus de règles,
plus de mesure, plus de convenances, plus de sens
moral. Le vice s'étale, le scandale se pavane, les ri-
dicules tournent à la folie. Ce ne sont que chevaliers
fripons, marquises d'industrie, bourgeoises déver-
DANCOURT. 511
gondées; et la plus basse intrigue, et les plus vils
procédés, et les plus honteux caractères, effrontément
mis en scène par un poète insouciant et presque
complice, qui donne niison à ses coquins de héros,
et qui rit avec eux, au lieu de les corriger.
Ainsi, dans les Bourgeoises à la mode, l'enfant
gâté de la pièce est un faux Chevalier, qui s'appelle
Jeannot, de son petit nom, fils légitime de madame
Amelin , marchande à la toilette et prêteuse à la petite
semaine. Ce Chevalier d'occasion vient de voler, au
jeu, deux mille écus, à un jeune homme « qui a eu l'in-
» discrétion de s'en plaindre ». La Justice informe, et,
pour se tirer d'embarras, l'escroc en manchettes cour-
tise, sous son titre d'emprunt, la jeune Marianne, fille
de M. Simon, le notaire. «C'est bien dit ! » — s'écrie
Frontin, son entremetteur et son camarade, — «attra-
pons encore ces gens-ci et faisons grâce au reste
de la Nature. » Pour soutenir son rôle d'homme de
qualité, M. le chevaher renie sa vieille mère. « Qui
est cette femme, Lisette ? » demande-t-il d'un ton
dégagé, lorsqu'il la rencontre. Et madame Amelin,
plus fière qu'une poule qui aurait couvé un petit
paon sous ses ailes, ne se tient pas de joie d'être si
bravement niée par son fils. « Le joli garçon ! » s'é-
crie-t-elle ; — « il est effronté comme un page. »
La maison dans laquelle s'est introduit ce «joli gar-
çon » est, d'ailleurs, un théâtre digne de ses exploits.
512 LE TRÉATHE MODERNE.
Angélique, la belle-mère de Marianne, enrage d'être
la femme d'un notaire. La qualité lui tourne la tête;
elle est joueuse, comme la Reine de Pique, dépen-
sière, comme une fille de joie, et ne songe qu'à dé-
trousser son mari. Pour commencer, elle lui vole un
diamant, qu'elle met en gage, chez la revendeuse ;
avec l'argent de ce larcin domestique, elle s'en va
acheter des tables, des cornets, des dés et des cartes.
« Il fout de tout cela dans une maison où l'on veut
» recevoir compagnie. »
Ce n'est pas tout. M. Simon, son mari, est amou-
reux de son amie Araminte, la femme de M.Giilfard,
le commissaire ; et Ang(''lique ne se sent pas d'aise,
lorsqu'elle découvre cette belle passion. « Qu'on le
ruine, Chevalier, pourvu que j'en profile ; je n'y
prendrai d'autre intérêt, que celui de partager ses
dépouilles. » Mais sa joie est au comble, quand elle
apprend que, de son côté, M. Grilïard est amoureux
d'elle. Les deux commères s'entendent, comme
larronnes en foire, pour dépouiller chacune le mari
de l'autre. Elles lancent sur eux Fronlin el Lisette,
avec des lettres de marque.
« — Je te recommande monsieur mon mari, » —
dit Araminte à Lisette. — « Je ne veux pas que tu lui
laisses une pistole. » — « Si tu é[)argnesla bourse du
mien, » — dit Angélique au valet, — « je ne te
pardonnerai de ma vie. » Fronlin, pourtant, a quel-
DANCOURT. 513
que scrupule; il demande s'il doit brusquer la bourse
de ces deux messieurs ou la vider tout doucement.
« Non ! brusquer, brusquer, c'est le plus sûr! » — ré-
pond Araminte; — « j'ai furieusement affaire d'argent
comptant. »
Alors Frontin et Lisette enseignent aux deux fem-
mes leur nouveau métier. Il faudra faire les yeux
doux à leurs galants, et leur sourire à propos, et
recevoir leurs billets, et se laisser prendre les
mains, et « souffrir par aventure... » Ici Angélique
s'indigne et Araminte se récrie, mais Frontin leur
fait entendre qu'il faut savoir gagner son argent.
« Vraiment, il sait le monde, et il a de l'esprit, ma
bonne, » — dit Angélique adoucie. — « Nous ne
hasarderons rien, » — reprend l'autre, — « de
nous remettre à sa conduite. »
Les deux maris troqués mutuellement, sauf partage
des bénéfices de cette cession réciproque, leur exploi-
tation commence, par l'entremise do la valetaille.
Lisette extorque deux cents louis neufs, des griffes
serrées de M. Griffard, et Frontin fait signer, à
M. Simon, un billet de mille écus payable au porteur.
Tandis qu'ils vaquent à ces œuvres pies, le Chevalier
vole, à sa mère, le diamant qu'Angélique volait à
son mari tout à l'heure. Car on vole à la journée dans
cette comédie bourgeoise ; la scène pourrait repré-
senter une forêt. Le dinmant est porté, par Frontin,
I"- 33
514 I.E TnÉATI\E MODERNE.
à M. Jnsse l'orfèvre, lequel le rapporte à M. Simon,
qui l'a fait tambouriner chez tous les joaillers.Fron-
tin le réclame, le notaire crie au voleur, madame
Ameiin fait des rérl.imations; Angélique, prise la
main dans l'écrin, sinon dans le sac, ne se décon-
certe pas pour si peu : elle jette au nez de son mari le
billet de mille écus, dont il a fait présent à Araminte.
De son côté, Araminte fait taire M. Grilïard, qui va se
ftîclier, en lui répliquant par les deux cents louis
qu'il a envoyés à madame Simon. Les deux maris
s'en vont l'oreille basse, honteux et matés. « J'en-
rage, je crève, » — s'écrie le notaire, — « et je
renonce à toutes les femmes! »
Reste le Chevalier, reconnu à son tour, au milieu
de cette découverte de pot-aux-roses et de pot-au-
noir, pour le petit Jeannot, fils de la marchande.
Yous croyez peut-être qu'à défaut d'autre moralité,
le poète va châtier vertement ce petit filou; que Ma-
rianne va rougir jusqu'au blanc des yeux d'avoir pu
l'aimer, et qu'Angélique va le faire chasser par tous
les b;dais du logis. Tout au contraire : Jeannot sort
triomphant de ce mauvais pas. Sa bonne femme de
mère annonce qu'elle va lui acheter une charge de
vingt mille écus, et Angélique lui jette au.^sitôt sa
fille dans les bras. Marianne, d'ailleurs, irait bien
toute seule : « Quand il n'aurait pas les vingt mille
écus, je ne l'en aimerais pas moins, je vous as-
DANCOURT. 515
sure! » — « La pauvre enfant! » s'écrie Lisette,
qui ne croit pas si bien dire.
Telle est, dans son plus simple abrégé, la comédie
de Dancourt. Elle contient de quoi faire pendre un
de ses personnages, envoyer l'autre aux galères, et
faire enfermer deux femmes aux Madelonnettes. Ja-
mais, peut-être, le théâtre n'a mis en scène un
cynisme plus sec, des vices plus tranchants et plus
impudents. Cette grossièreté dramatique est com-
mune à presque tous les poètes de la fin du dix-
septième siècle. Leur théâtre donne, en partie, sur
la chiourme ou sur le tripot. Ni hommes ni femmes :
tous coquins et coquines, voleurs et receleuses, ruf-
fians et proxénètes, un bagne en goguette ! Le vol y
fait rire, l'escroquerie étale ses cartes pipées, le
métier d'homme entretenu semble passé dans les
mœurs : on y parle de la potence, comme de la mort
naturelle.
Ces tableaux, de couleur si crue, ne sont, d'ail-
leurs, que des copies de l'époque. La fin du règne
de Louis XIY est une des plus tristes saisons de l'his-
toire de France. Le siècle s'ennuie ; ses cinquante
ans de décence lui pèsent; il se débauche, comme un
vieillard, avec un sang-froid brutal et cynique. Les
flammes de Sodome s'emparent de Versailles ; un jeu
d'enfer ravage les fortunes, la Bourgeoisie parodie les
dépravations de la Cour, l'amour devient une indus-
516 LE THÉÂTRE MODERNE.
trie : le héros du temps, « rhomniii à bonnes fortu-
nes » est à vendre à la plus olîranle.
Ce même Dancourt nous montre, sans s'indigner,
son Chevalier à la inode se mettant lui-même aux
enchères, et cinq ou six douairières s'arrachant, à
poignées d'or, sa mièvre personne...
« L'une a soin de son équipage, l'autre lui fournit de quoi
jouer, celle-ci arrête les parties de son tailleur, celle-là
paye ses meubles et son apparlement, et toutes ces maî-
tresses sont comme autant de fermes qui lui font un gros
revenu. »
Le vice n'a pas encore l'allure élégante qu'il pren-
dra plus tard en se raHinantila corruption ne s'est
pas encore parfumée: tout se crie et tout s'affiche ;
l'infamie même ne se déguise plus. — « Que fait
votre chevalier? » demande à une marquise le per-
sonnage d'une comédie de Dancourt: — « Il ne fait
rien, monsieur, » — répond-elle, — « il vit de ses
rentes ! » Une autre ingénu du même répertoire dit,
en parlant d'un amant qui commence à l'impor-
tuner : — « Je voudrais qu'il eijt quatre pieds d'eau
par-dessus la tête! »
Le jargon précieux de Marivaux semble le bien-
venu après ces gros mots; son répertoire fut une
réaction de décence et de politesse. Le marivaudage
purifia et régénéra le théâtre. C'est ainsi qu'on
brûle des parfums dans une maison infectée.
REGNARD. SIT
II
Regnartl avait d'excellentes raisons d'être gai. II
était riche comme un fermier général ; ses cent mille
livres de revenu représenteraient bien cinq cent
mille francs de rente d'aujourd'hui. Il avait maison
de ville et maison des champs, et les princes du
sang et les grands seigneurs venaient souvent boire,
à sa table, le vin qui rendait si gai leur amphitryon.
A ces dons de la fortune, ajoutez ceux de la nature :
une santé florissante, un caractère épanoui, un
visage ouvert, un tempérament de bombance et de
volupté.
Regardez son buste, au Théâtre-Français, et com-
parez-le au masque pensif et mélancolique de Mo-
lière. C'est la différence du génie souffrant qui re-
garde dans le fond des âmes et qui s'attriste de ce
qu'il y voit, au talent heureux et facile qui n'observe,
pour mieux en rire, que les dehors des hommes et
des choses. Ses comédies ont le caractère de leur
père : elles respirent la joie de vivre, la belle hu-
meur d'un homme heureux d'être au monde et de
rimer, comme il rit, à verve déployée. Regnard ne
sermonne pas; il ne s'indigne guère, il a presque un
faible pour les vices qu'il met à la scène et ne les
518 LE THÉÂTRE MODERNE.
présente que sous leur aspect le plus mondain et le
plus aimable. On dirait qu'il a peur de corriger quel-
qu'uii;, par mégarde, tant il évite avec soin tout ce
qui pourrait assombrir.
Certes, la passion du jeu est, en elle-même, un su-
jet teriilile.Que d'honneurs elle a flétrie! que d'exis-
tences elle a dévorées. Néron est {lus innocent que
le roi de trèfle. Messaline est une vierge, comparée
à la reine de pique. Battez les cartes d'une certaine
façon, vous en ferez jaillir des flots de sang, des
torrents de larmes. Regnard, lui, n'en tire que des
jets de verve et des rires éclatants d'esprit. Yalère,
qu'il perde ou qu'il gagne, reste un joueur de bonne
compagnie, aimable jusque dans ses colères, comique
dans le désespoir même. Son vice n'a rien de con-
centré ni de sombre : il est tout en relief et tout en
dehors; il a la naïveté et la spontanéité d'un instinct.
Comme Sheridan, Yalère dirait volontiers que le pre-
mier bonheur est de gagner au jeu, et que le second
«st d'y perdre.
En somme, l'argent qu'il perd est de l'argent de
poche. N'est-il pas le fils de M. Géronte, un père aux
écus, un sac habillé, qui finira bien par se débou-
tonner, quoi qu'il dise, pour payer les dettes de
son coquin d'héritier? Sa diablesse de passion lui
fera faire des folies, non des infamies. Il commet
bien une vilaine action, lorsqu'il met en gage le
REGNARD. 5i9
portrait de sa maîtresse, pour aller jouer; mais, ici
encore, le comique l'emporte sur l'indélicatesse de
l'action.
Quoi de plus divertissant que l'amour intermitten
de Valère, qui faiblit, quand il a la veine, et quit
reprend de plus belle, dès que revient la déveine?
De mon sort, désormais, vous serez seul arbitre,
Adorable Angélique.. ..
Ce brocantage indélicat du portrait lui fait man-
quer son mariage. Angélique refuse, avec raison,
d'épouser l'homme qui l'a vendue, en effigie, à une
revendeuse. Du reste, Valère se console vite. Refusé
par Angélique, il se retourne, avec une pirouette,
vers les Dames peintes du lansquenet et du pharaon.
Une perdue, quatre sont retrouvées !
Va, va, consolons-nous, Hector, et quelque jour,
Le jeu m'acquittera des pertes de l'amour.
L'aimable compagnon, que Valère! il est si naïf et
si prime-sautier dans sou vice, qu'on serait drsolé
qu'il s'en corrigeât. Le côté sombre du sujet est com-
plètement éludé. Le Moyen Age, qui créa les cartes,
semble avoir eu la conscience de son invention.
Ses imagiers peignaient sur les tarots primitifs des
emblèmes sanglants et sinistres. C'étaient la Mo7't
fauchant, au galop de son cheval maigre, des gerbes
de rois et d'évêques; la Fortune écrasant, comme
520 LE THÉÂTRE MODERNE.
l'idole indienne, ses adorateurs sous sa roue; le FoUy
coiné d'oreilles d'ànc : les chérubins gonflés de la
Vallée de Josapliat, collant, à l'angle des tombeaux,
leurs longues trompettes perpendiculaires ; la Maison
de Dieu, dévorée par les flammes; enfin, dernier mot
de cette cartomancie fatidique, un joueur à la Po-
tence, pendu par un pied, et tenant une bourse vide
dans sa main crispée.
Que nos jeux modernes sont insignifiants et mes-
quins, auprès de ces cartes gothiques, coloriées des
tons du \itrail, qui remuaient, pêle-mêle, les hommes,
bs astres, les vertus, les anges, la mort, l'éterniié!
Le monde surnaturel et le monde terrestre défilaient
entre les mains du joueur. Les visions de l'Apoca-
lypse s'y mêlaient aux fantasmagories de la Danse
Macabre. Chaque carte lui jetait, en passant, sa me-
nace, son horoscope, sa prophétie, son oracle. Jeu
mystique et mélancolique, plein de sens profonds,
de frappants contrastes, d'avertissements solennels!
Je me figure volontiers les morts, au Jugement Der-
nier, jouant leurs âmes aux tarots^ sur la pierre de
leur sépulcre entr'ouvert, en attendant l'arrivée de
Dieu. — « Brahma » — dit un proverbe de l'Inde —
« est le Gange entre les fleuves ; l'éléphant entre les
animaux; entre les oiseaux, l'aigle, et, entre les
vices de l'homme, la passion du jeu. » On n'a jamais
plus graudiosement exprimé la domination de cette
REGNARD. 521
passion dévorante. Ce sont des goules et des vam-
pires, que ces figures peintes qui s'agitent, la nuit,
ur les tapis verts.
Vous souvient-il de ce vieux drame du boulevard,
intitulé Trente ans ou la Vie dhm joueur? Celui-là
prenait au tragique les dés et les cartes. Il traînait
son héros, de banque en banque, à travers toutes les
vicissitudes de la ruine et de la fortune. Aux tour^
nants de cette voie scabreuse, le joueur perdait
tour à tour son patrimoine, sa probité, son honneur,
la dot de sa femme, le pain de ses enfants, jus-
qu'à ce qu'il arrivât à n'être plus qu'un monomane
enragé, jetant sur l'échafaud son dernier enjeu.
Henri Heine raconte, quelque part, qu'il vit, un
jour, représenter la Tour de Nesle, assis derrière
une dame qui portait un chapeau de gaze rose, lequel
s'interposait complètement entre lui et le tliéâtre ;
de sorte que toutes les horribles scènes du drame lui
apparurent sous la couleur la plus gaie et la plus
riante. Toutes proportions gardées, anachronisme à
part, Regnard, lui aussi, semble avoir vu la vie du
joueur à travers un voile de gaze rose. Son Valère est
un joueur de bonne compagnie, aimable jusque dani
ses colères, comique dans le désespoir même, el
trop incorrigible pour être coupable. Son vice a la
spontanéité d'un instinct. Il est né pour le trictrac
comme un lévrier pour la chasse; il semble, en re-
522 LE TllEATUt; MODERNE.
tournant toujours au Iripul, ne Taire que suivre sa loi
naturelle.
Quelle distance, d'ailleurs, de cette expiation ano-
dine à l'abîme de misères et de catasiroplies, où le
diauie et le roman modernes engloutissent le joueur
eu détresse! Qu'il y a loin de Yalère perdant, pour
tout cliàliuieut, une femme qu'il aime à bâtons rom-
pus, au Trenmor de George Sand, lancé, par la
roulette, dans la boue du bagne ! La comédie de
Regnard égaie tout et adoucit tout; elle ne prend,
des choses, que la fleur et que la surface ; elle a
un fond de gaieté qui illuminerait les situations les
plus sombres. Que Géronte, à bout de patience»
donne a cent fois sa malédiction » à Valère,
Le beau présent de noces !
s'écrie son valet Hector, et un éclat de rire répond à
cet anallième qui devrait faire trembler la scène et
réveiller le tonnerre.
Le Créancier, dans un drame consacré au jeu,
jouerait aujourd'hui un rôle redoutable. La loi l'arme,
de toutes pièces, contre son débiteur; il peut lâcher,
dans sa maison, la noire armée dos hni-siers. Com-
parez, à cet eflrayant personnage, le Tailleur et la
Sellière de Valère. Avec quelle humilité ils se pré-
sentent à l'audience de leur glorieux débiieur! Que
de circonlocutions et de révérences pour réclamer
RE6NARD. 523
leur argent! Ils lui mendient sa dette, comme si c'é-
tait une aumône. M. Galonnier cherche à l'attendrir,
en lui parlant de sa femme, qui est sur le point d'ac-
coucher. Madame Adam va marier sa fille, et aurait
grand besoin d'un peu d'argent comptant. Des propos
interrompus, des promesses en l'air, les lazzi
d'Hector, le persiflage du maître... Les voilà payés
en monnaie de singe ! Et ils s'en vont, l'échiné
basse, sous le coup de pied du valet :
Voilà des créanciers assez bien régales !
Il n'est pas jusqu'à la Revendeuse que Regnard n'ait
enjolivée. Une marchande à la toilette, de cette vile
espèce, a, d'ordinaire, l'âge des duègnes et la laideur
des somères. La vieillesse fait partie du type des
Shyloks femelles du vieux falbala et du vieux chif-
fon ; elle s'harmonise avec leur commerce, avec leurs
allures, avec ce qu'il y a de proxénétisme, mêlé à leur
friperie équivoque. Mais la comédie de Regnard l^
peut soulfrir les vilaius visages. Sa madame La Res-
source est une belle commère, jeune encore, avt?
nante et vive. C'est l'Usure qui sourit et fait les yeux
-ioux. Yalère rem])rasse comme une soubrette, ii
"appelle, pour l'attendrir :
Ma cliai'mante, mon cœur, ma reine, mon aimable-
Ma belle, ma mignonne, et ma toute adorable....
524 LE THÉÂTRE MODEllNE.
C'est la plus belle fille d;i monde que la comédie
de Rpgnard, et, comme une belb Me, elle ne peut
donner que ce qu'elle a, de l'oplimisme et de la
gaieté, des éclairs de verve et des rires éclatants
d'esprit. — Hector est un des plus plaisants drôles
qui soient au théâtre. Quelle scène amusante que
celle où il épèle Sénèque à son maître! Le Marquis
freluquet est d'une impertinence impayable : on dirait
une pirouette incarnée. Nérine a du ramage et du
bec. Madame La Ressource est devenue proverbiale.
La Comtesse, seule, s'est fanée, parmi ces figures si
vives et si fraîches. Les vieilles maniaques qui croient
énamourer, à première vue, tous ceux qu'elles regar-
dent, n'existent plus guère aujourd'hui. Le monde
comique a ses espèces perdues, comme le globe ter-
restre.
Ces comédies de l'ancien temps, qui ne veulent rien
prouver, sinon qu'il fait bon de rire, sont irrésisti-
bles. Elles rafraîchissent l'esprit, en le délassant. La
belle humeur de la vieille France renaît et nous re-
vient avec elles.
III
Le Turcaret de Lesage passe pour l'incarnation
tragi-comique de tous les vices et de tous les ridi-
LhlSAGË. 525
cules de l'argent. On en parle comme d'une satire,
sanglante et brûlante, de Tancien Traitant. Son titre
est devenu l'étiquette classique du coffre-fort et du
sac. Je n'ai jamais compris, pour ma part, cette
réputation. S'il y a un personnage faible, dans
l'excellente comédie de Lesage, c'est celui de son
financier. Le poète l'a fait si grotesque, qu'il est à
peine haïssable. Les traits saillants de son type dis-
paraissent, sous les ridicules dont il est chargé. Il n'a
ni l'àpreté de l'exacteur, ni la morgue du parvenu,
ni l'avarice du ladre, perçant sous l'ostentation du
prodigue. L'imbécillité des plus sots Gérontes n'égale
pas la bêtise de ce Veau d'or habillé, qui ne sent pas
même qu'on l'écorciie. Dupe à faire pitié, crédule à
c>utrance, moins qu'un homme, — un sac sans cor-
dons, ouvert, béant, banal, dans lequel le premier
venu peut puiser; un coffre qui bâille, et qui pousse,
à peine, le faible gémissement d'une serrure forcée,
lorsqu'on le crochette avec effraction!
L'épaisseur de son esprit est à l'épreuve des plus
lourds mensonges: il avale, comme du lait doux, des
mystifications qui feraient faire, au Cassandre de la
Foire, une effroyable grimace. On lui tire sa bague
du doigt, on lui extorque des billets de dix mille écus,
on lui fait payer des mules et des chevaux « ayant
tous crins, queues et oreilles, » plus fantastiques que
des unicornes; ses poches sont au pillage, sa bourse
D26 LE TnÉATKE MODERNB.
est prise d'nssaut; ses deux bras, incessamment occu-
pés à jeter l'argent par les fenêtres, ressemblent aux
anses d'un panier qui danse; et, s'il se plaint de quel-
que chose, au milieu de cette volerie eiïiénée, c'est
de n'être pas volé davantage. — «A propos, Marine,»
— dit-il à la suivante de la Baronne, — « il me
semble qu'il y a longtemps que je ne t'ai rien
donné... Tiens; je donne sans compter, moi! »
J'admets encore que Turcaret soit sans défense
contre la Baronne; un vieillard amoureux double
son enfance. Mais qu'il donne dans les panneaux de
Fronlin et dans les faux exploits de M. Furet, lui,
l'usurier, l'agioteur, le pipeur de chiffres, le mar-
chand de bouteilles à l'encie et de pots-de-\in, cela
n'est pas vraisemblable. Un grec se connaît en car-
tes, un faux monnayeur ne reçoit pas de pièces
fausses.
C'est là le défaut de ce type, à l'effigie indis-
tincte : il n'a pas de spécialité ; il ne rend pas le son
métallique du manieur d'argent. En dehors de la
courte scène où Turcaret cause usure avec M. Baffle,
on ne le voit jamais vaquer à ses œuvres de rapine
et de stellionat. Il ne vole qu'à la cantonade ; il ne
dilapide que derrière la toile. Tout au contraire, les
parasites qui l'entourent le détroussent impudem-
ment devant le public. Il en résulte qu'il devient le
personnage sympalhique de la comédie : on a pilié
LESAGE. 527
de sa faiblesse, on s'intéresse à sa bonhomie. Ce
gros homme, livré aux sangsues, finit par inspirer de
jdL compassion, tant il olfre bénévolement, à leurs
morsures, sa large surface. La Baronne, elle-même,
' s'attendrit, à la longue, sur cette victime trop facile:
— « Ah! la bonne dupe que M. Turcaret! Il me
paraît qu'il l'est trop, Lisette. Effectivement, on
n'a point assez de mérite à le faire donner dans
le panneau. Sais-tu bien que je commence à le
plaindre ! »
Mettez, en regard du Turcaret, de Lesage, les finan-
ciers contemporains de l'histoire, vous le trouverez
pâle et vulgaire. Le Traitant des dernières années
du règne de Louis XIV n'a rien de risible. C'est
l'exécuteur des hautes-œuvres du Fisc, un bourreau
d'argent, dans le sens tragique et sérieux du mot. II
règne, avec une tyrannie dévorante, sur son domaine,
compliqué d'impôts, de traites, de tailles, de capita-
tions, de gabelles. Son privilège est une concussion
patentée ; le budget de la France, tel qu'il l'établit,
l'org^misalion du pillage. Le peuple lui est affermé,
comme une terre ; pourvu qu'il paie au maître la
location convenue, il est libre de le pressurer jus-
qu'aux os.
Parcourez, dans Saint-Simon, les portraits des
princes de ces publicains. Quelles physionomies
528 LE THÉÂTRE MODERNE.
effrayantes! L'avarice du proconsul s'y môle à la
férocité du pacha. C'est Yoysin, s'élevant d'une inten-
dance à un ministère :
« Sec, dur, sans politesse ni savoir-vivre.,., avec l'autorité
toute crue, pour tout faire, et répondre à tous; un homme
à peine visible, et tâché d'ôlre vu, renfrogné, écondulseur,
qui coupait la parole, qui répondait, sec et ferme, en deux
mots, qui tournait le dos à la réplique, ou fermait la bouche
aux gens, par quelque chose de décisif et d'impérieux, et
dont les lettres, dépourvues de toute politesse, n'étaient que
la réponse laconique, pleine d'autorité, ou l'énoncé court
de ce qu'il ordonnait en maître; et toujours, à tout : le roi
le veut ainsi ! »
C'est Desmarets, pris, par Colbert, en flagrant délit
de faux monnayage, rappelé aux finances, après une
longue disgrâce, et appliquant, à la France épuisée,
la question extraordinaire de l'impôt du Dixième.
Saint-Simon fait peur, lorsqu'il raconte sa rentrée :
il donne à l'or, arraché par ses exactions, l'horreur
du sang, ruisselant d'un corps broyé par des instru-
ments de torture.
« La capitation doublée et triplée, à la volonté arbitraire
des intendants des provinces, les marchandises et les den-
rées de toute espèce imposées au quadruple de leur va-
leur ; taxes d'aides et autres de toute nature et sur toute
sorte de choses : tout cela écrasait nobles et roturiers, sei-
gneurs et gens d'église, sans que ce qu'il en revenait au roi
pût suffire, qui tirait le sang de ses sujets, sans distinction,
qui en exprimait jusqu'au pus....
Moins d'un mois suftit à la pénétration de ces humains
commissaires, pour rendre bon compte de ce doux projet au
LESAGE. 529
Cyclope qui les en avait chargés. Il revit, avec eux, l'édit
qu'ils en avaient dressé, tout hérissé de foudres contre les
délinquants. Ainsi fut bâclée cette sanglante affaire, et, im-
médiatement après, signée, scellée, enregistrée, parmi les
sanglots suffoqués.... La levée ni le produit n'en furent pas
tels, à beaucoup près, qu'on se l'était figuré dans ce bureau
d'anthropophages ; et le roi ne paya non plus un seul denier
à personne qu'il faisait auparavant. •»
C'est encore Samuel Bernard, bâtissant une for-
tune énorme sur une banqueroute de quarante mil-
lions, s'alliant aux Mole et aux Mirepoix, et promené
dans les jardins de Marly, devant la Cour scandali-
sée, par Louis XIV aux abois.
« Le roi — raconte Saint-Simon — dit à Desmarets, qu'il
était bien aise de le voir avec M. Bernard; puis, tout de suite,
dit à ce dernier : « Vous êtes bien homme à n'avoir jamais
» vu Marly, venez le voir à ma promenade; je vous rendrai
» après à Desmarets. »
Bernard suivit, et, pendant qu'elle dura, le roi ne parla
qu'à Bergheyck et à lui, les menant partout, et leur mon-
trant tout également, avec les grâces qu'il savait si bien
employer quand il avait dessein de combler. J'admirais, et
je n'étais pas le seul, cette espèce de prostitution du roi, si
avare de ses paroles, à un homme de l'espèce de Bernard,
Je ne fus pas longtemps sans en apprendre la cause, et
j'admirai alors où les plus grands rois se trouvent quelque-
fois réduits. »
Le bonhomme Tin'caret semble bien candide pour
représenter l'espèce de ces hommes de proie. On se
demande comment un personnage, qui se laisse si
facilement voler, peut voler les autres. Les griffes de
lU. 34
S30 LE THEATRE MODERNE.
Sliylock ne vont pas avec les oreilles d'âne de Midas.
Il faut dire aussi que Turcaret est singulièrement
blanchi par la bande noire qui le dévalise. Son en-
tourage offre une des plus complètes collections de
coquins, que le théâtre ait jamais montrées. Ce ne
sont que ruffians et filles, voleurs et receleuses ; un
bagne élégant. La Baronne plume Turcaret, le Che-
valier gruge la Baronne, Frontin vole son maître,
Lisette et Marine filoutent leur maîtresse, M. Furet
fait des faux, M. Raffle prêle à la petite semaine, ma-
dame Jacob est entremetteuse; le Marquis seul sort
les mains nettes de la comédie, par la bonne raison
qu'il est toujours ivre.
Nulle part l'immoralité grossière des dernières
années du règne de Louis XIV ne s'étale plus effion-
tément que dans cette comédie d'humeur si joyeuse.
Le Chevalier escroque à sa maîtresse l'argent
qu'elle tire de Turcaret, et il confesse, à qui veut
l'entendre, ce péché mignon : — « Je ne rends des
» soins à la coquette, que pour l'aider à ruiner le
» traitant. » — Il ne semble guère se douter qu'il
fait un métier plus honteux que la honte; le poète
lui-même s'amuse de cette infamie, et ne s'en indigne
pas un instant. L'industrie semble admise et de
bon aloi : l'homme entretenu circule, dans plusieurs
comédies du temps, sur le môme pied que l'amou-
reux et le libertin.
LESAGE. 531
Ce qui sauve la comédie de Lesage du cloaque au
bord duquel elle pirouette, c'est son imperturbable
francliise et son parfait naturel. La naïveté dégagée
qu'elle met à faire agir et parler le vice, lui donne
une sorte d'innocence. Aucune nuance, aucime
demi-teinte, aucun de ces sous-entendus et de ces
subterfuges, sous lesquels la comédie moderne entor-
tille les sujets scabreux. Le fripon vole comme au
coin d'un bois, le ruffian crie par-dessus les toits ses
bonnes fortunes lucratives, la femme galante exploite
crûment les vieillards et ne s'amuse pas à vocaliser
ses fredaines. Ce cynisme naïf vaut mieux, en fin de
compte, que les tartufferies et les simagrées du vice
élégant. L'immoralité nue, au théâtre, est moins
dangereuse que la corruption déguisée.
Les poètes comiques de second ordre, dans l'ancien
théâtre, lorsqu'ils sortent de la comédie d'étude et
de caractère, tournent dans un cercle singulièrement
restreint de moyens et d'eiïets comiques. Leurs
valets fripons, leurs soubrettes intrigantes, leurs
vieillards imbéciles, leurs vieilles femmes entichées,
nous sont aussi étrangers, aujourd'hui, que ces mimes
antiques qui dansent sur le fond noir des vases cam-
paniens, et nous regardent si étrangement, à travers
les yeux vides de leur masque fendu jusqu'aux oreilles
par un éclat de rire archaïque.
B32 LE TUE ATUE MODERNE.
Le jeu (le la scène ne parvient plus à galvaniser
ces lêtes à poupées et ces têtes à perruques de l'an-
cien régime. Orgon est mort depuis longtemps;
Lisette a les ceiil-un ans et le ramage radoteur d'une
vieille perruche dunticliambre ; Crispin, vêtu de noir,
a l'air de porter son propre deuil ; Pasquin est aussi
délabré que cette statue de Rome qui porte son
nom : bloc informe, auquel pendent des quatrains dé-
chirés et des épigrummes en lambeaux. Ils ne vivent
plus; ont-ils jamais vécu? Le valet et la soubrette ne
sont-ils pas des êtres fictifs, créés et mis au monde
pour le service exclusif de ces comédies?
S'il fallait les en croire, le monde du dix-huitième
siècle aurait été mené par sa valetaille : pas un jeune
homme qui pût épouser sa maîtresse sans la permis-
sion de Frontin ; pas une jeune fille qui pût uimer
son amoureux, si Marton u} donnait son plein con-
sentement. Notez que, d'ordinaire, le valet est une
affreuse canaille, qui porte, sur l'épaule, le certificat
de la maison d'où il sort, et que, parfois, la soubrette
cache, sous son bonnet en l'air, la tête tondue d'une
pensionnaire des Madelonnettes.
« Ma foi, mou ami, — dit à son compère Crispin le La
Branche de Lesuge, — je l'ai échappé belle depuis que je
ne t'ai vu. On m'a voulu donner de l'occupation sur mer.
J'ai pensé être du dernier délachement de la Tournelle.
— Tudieu! qu'avais tu donc fait?
— Une nuit, je mavisai d'arrèlcr, dans une rue dé-
LESAGE. 533
tournée, un marchand étranger, pour lui demander, par cu-
riosité, des nouvelles de son pays. Comme il n'entendait
pas le français, il crut que je lui demandais la bourse. 11
crie au voleur. Le guet vient : on me prend pour un fripon
et on me conduit au Châtelet. »
Presque tous les valets des comédies du même
temps sont des bandits de cette encolure ; beaux dia-
bles d'ailleurs, portant, comme des manchettes, la
trace de leurs menottes, et parlant de leurs excur-
sions maritimes, ainsi que leurs maîtres pourraient
parler d'une campagne en Flandre ou en Silésie.
Mais, encore une fois, est-ce que les amours d'une
société aussi polie que celle du dix-huitième siècle,
pouvaient être adjugés, à forfait, à ces ruffians d'anti-
chambre, à ces entremetteuses de boudoirs? Évidem-
ment, il y a là parti-pris et convention scénique.
Déshabillez Fronlin, Crispin, Pasquin, Scapin, La-
fleur et La Branche, et, sous les galons qui les dégui-
sent, vous retrouverez Dave, Palinure, Storax, Par-
ménon, tous les esclaves de Plante et de Térence,
affublés de livrées françaises, et traduisant, en fri-
ponneries modernes, les fredaines anliques, qui les
faisaient, chez leurs premiers maîtres, périr sous le
bâton ou expirer sur la croix ;
Ce Sénèque, IMonsieur, est un excellent homme;
Était-il de Paris? — Non, il était de Rome.
Scapin et Crispin ne sont pas plus de Paris que
534 LE THEATRE MODERNE.
Sénèque : ils sont de Rome. Ce sont des versions
latines incarnées. Les maîtres les traduisent avec
génie ; les autres, de routine, et le tour est fait. Quoi
qu'il en soit, et s'il faut le dire, ces comédies de
second ordre, menées par des valets, nous sembUnt,
aujourd'hui, tombées en enfance. Le valet finit par
attrister cet ancien théâtre ; et, pour n'en citer qu'un
exemple, la livrée galante qui encombre les boudoirs
de Marivaux m'en gâte singulièrement l'exquise élé-
gance.
Tous les déguisements vont bien à l'Amour,
excepté pourtant celui du laquais. On n'aime pas à le
voir, même loisqu'il s'amuse aux Jeux du Hasard,
moucher son flambeau, galonner sa draperie volante
et monter derrière la voiture de Yénus. Le dix-
huitième siècle piiya cher, du reste, sa familiarité
littéraire avec les laquais. Il reçoit d'abord les chique-
naudes de Gil-Blas, puis le fouet de Jean- Jacques ;
enfin il tend la gorge à la lancette de Figaro, qui
l'expédie, en le faisant rire.
Crispin rival de sou maître est, d'ailleurs, un assez
plaisant drôle; mais il ne peut guère figurer que
dans le menu fretin des opuscules de Lesage. II n'est
pas digne d'être le camarade de Gil-Blas : à peine
annonce-t-il, à la façon d'un coureur, le carrosse de
M. Turcaret, « où tant d'or se relève en bosse ». On y
retient pourtant, çà et là, de piquantes saillies. La
LESAGE. 533
Branche amuse, lorsqu'il se prétend amendé, depuis
qu'il est entré au service de Damis. « C'est un aima-
» ble garçon » — dit-il ; — « il aime le jeu, le vm, les
» femmes; c'est un homme universel. Nous faisons
» ensemble toute sorte de débauches ; cela m'amuse ;
w cela m'empêche de mal faire.» N'est-ce pas d'un
joli cynisme ?
CHAPITRE VIII
CRÉBILLON. — MARIVAUX. — PIRON.
I. — Crébillon : Atrée et Thyeste.
II. — Le Théâtre de Marivaux. — L'Amour à travers les âges.
m. — Piron : La Métromanie. — L'esprit de Piron.
« Sur sa renommée, j'allai voir le vieux Crébillon.
Il demeurait, au Marais, rue des Douze-Porles. Jo
frappai ; aussitôt les aboiements de quinze à vingt
chiens se firent entendre : ils m'environnèrent, gueule
béante, et m'accompagnèrent jusqu'à la chambre du
poète. L'escalier était rempli des ordures de ces ani-
maux. J'entrai, escorté et annoncé par eux. Je vis
une chambre dont les murailles étaient nues : un
grabat, deux tabourets, sept à huit fauteuils, déchirés
et délabrés, composaient tout l'ameublement. J'aper-
çus, en entrant, une figure féminine, haute de quatre
pieds et large de trois, qui s'enfonçait dans un
cabinet voisin. Les chiens s'étaient emparés de tous
les fauteuils et grognaient de concert.
CRÉBILLON. 537
» Le vieillard, les jambes et la tête nues, la poitrine
découverte, fumait une pipe. Il avait deux grands
yeux bleus, des cheveux blancs et rares, une physio-
nomie pleine d'expression. Il lit taire les chiens, non
sans peine, et me fit concéder, le fouet à la main,
un des fauteuils. Il ôta la pipe de sa bouche, comme
pour me saluer, la remit et continua à fumer, avec
«ne délectation qui se peignait sur sa physionomie
fortement caractérisée. Sa distraction fut assez lon-
gue. Son œil bleu était fixe et tourné vers le plancher
Il me parla brièvement. Les chiens grondaient sour-
dement, en me montrant les dents. Le poète posa
enfin sa pipe.
» Je lui demandai quand il finirait Cromwell. » — « Il
» n'est pas commencé,» me répoiidit-il. Je le priai de
me réciter quelques vers. lime dit qu'il me satisferait,
après une seconde pipe. La femme de quatre pieds
de haut entra, sur ses jambes torses. Elle avait bien
le nez le plus long et les yeux les plus mahgnement
ardents que j'aie vus de ma vie. C'était la maîtresse
du poète. Les chiens, par respect, lui cédèrent un
fauteuil. Elle s'assit en face de moi. Le poète posa
sa seconde pipe et me récita alors des vers fort
obscurs de je ne sais quelle tragédie romanesque
qu'il avait composée de mémoire et qu'il récitait de
même. Je ne compris rien au sujet ni au plan de la
tragédie. II y avait, dans ses vers, force imprécations
538 LE THÉATllE MODERNE.
contre les dieux et surtout contre les rois qu'il n'ai-
mait pas...
» Le poète, ayant récité ses vers, ne fit que fumer.
Je m'entretins avec sa maîtresse. Je cherchais de
l'œil où pouvaient être ses jambes, tandis que celles
du poète figuraient nues, comme les jambes d'un
athlète qui se repose, après avoir lutté dans l'arène.
Je me levai, et les chiens se levèrent aussi, aboyè-
rent de nouveau, et m'accompagnèrent jusqu'à la
porte de la rue. »
Cet intérieur du poète d'Atrée et Tlnjeste, si
pittoresquement décrit par Mercier, est presque un
symbole. Un portique nu et délabré, delà fumée, des
abois, des grognements de Cerbères, un monstre qui
intervient, une voix rauque et imprécatoire qui
déclame, au milieu d'une finnée épaisse, voilà bien
les tragédies du vieux Crébillon. Après les der-
nières pièces de Corneille, hélas! Mais, après les
premières de Crébillon, après Atrée et Thyeste sur-
tout, hola ! — A ce degré d'infériorité, la tragédie
devient le dernier et le plus fastidieux produit de
l'art dramatique.
C'est, du reste, le privilège de cette Muse sévère
et hautaine, de ne pouvoir supporter aucune dé-
chéance. Si elle n'est sublime, elle est détestable;
pas de milieu, pour elle, entre la merveille et la
rapsodie. Sa destinée est celle du bloc de la fable:
GUÉBILLON. 539
s'il n'est dieu, il sera cuvette. Il ne faut pas moins
(jue (lu génie pour animer ce théâtre neutre et
abstrait, sans perspectives sur la nature, sans ou-
vertures sur la vie réelle, et régi par une poétique
aussi haroque que l'étiquette des vieilles couis.
Corneille s'est usé à se débattre dans les en-
traves de cette forme, aussi étroite qu'elle est haute.
Exceptés cinq ou six chefs-d'œuvre, qui dureron"
autant que la langue, son œuvre n'est plus qu'un
vaste écroulemeni , que surmontent, çà et là, quelques
grandes tirades, |)areilles à des colonnes mutilées.
Le répertoire de Racine survit, presque intact, grâce
à la perfectiou soutenue de l'art et du style. Mais, en
^lehors de ces deux grands poètes, le théâtre tragique
des deux derniers siècles s'est effondré tout entier.
Ruines de plâtre et non de marbre, sans grandeur et
sans caractère, où rôdent, lamentablement, des spec-
tres grisai res, drapés de défroques. L'imagination
vraiment théâtrale des tragédies de Voltaire n'a pas
même pu les préserver du désastre : Sémiratnis se
meurt, ÉiypJiile est morte, Tancrède s'est retiré
sous le globe de verre des pendules; l'Orphelin de
la Chine est rentré dans son paravent ; Mahomet.
aujourd'hui, vendrait des dattes sur le boulevard.
Seules, Mérope et Zaïre, peut-être, donuent encore
quelque signe de vie, que de rares reprises peuvent
seules prolonger.
540 LE TIIEATUE MODE» NE.
Quant à Crébillon, il n'existe plus, s'il a jamais
existé. De son temps nicme, sa fausse renommée
mourut avant lui. Il n'y a pas plus de raison d'ex-
humer ses tragédies, du sarcophage hanal où elles
rondent. que de déterrer celles de la Grange-Chancel
et de Cainpistron. Les unes et les autres sont en
état de décomposition littéraire. Même froideur cada-
vérique, même fourmillement de redites et de lieux
communs, même défigurement ridicule de la forme
antique. Les lunettes d'un professeur de rhétorique
arriéré pourraient, seules, discerner le mieux ou le
pire de ces rapsodies parallèles. Leurs nuances
échappent au simple regard.
Crébillon a longtemps passé pour avoir porté
l'épouvante tragique à son comhle. — « Corneille, »
— disait-il, — « a pris le ciel^ Racine la terre ; il ne
» restait plus que l'enfer, je m'y suis jeté à corps
» perdu. » Mais l'enfer de Crébillon ressemble beau-
coup plus au Tartare de Scarron qu'à celui de Vir-
gile, et les monstruosités factices d'Atrée et Thyeste
n'elfrayeraient point un collégien d'aujourd'hui.
Eschyle, lui-même, a reculé, devant cette affreuse
légende de la Grèce barbare et cannibale des vieux
âges : Atrée faisant manger à son frère les membres
lie ses enfants égorgés. On comprend, pourtant, quelle
terreur son génie farouche, tout imbu et tout san-
glant des mythes primitifs, aurait pu faire surgir de
CRÉBILLON. oit
cette table atroce, fumante encore dans les traditions
achéennes. Le Thijeste de Séiièque tire un intérêt
sinistre de ses allusions aux crimes de Néron. Devant
le banquet de Britannicus, après le meurtre d'Agi ip-
pine, le cannibalisme des Atrides devient presque
une actualité. Mais, qu'après tant de siècles, un tra-
gique d'imitation et de seconde main revienne à cette
boucherie refroidie; qu'il l'enjolive de style factice
et d'épisodes romanesques ; et l'horreur tourne au
ridicule, la tragédie tombe en parodie. On dirait vo-
lontiers comme ce spectateur, qui criait à Atrée déli-
bérant sur le supplice qu'il infligerait à Thyeste :
<rEh ! fais-en ce que tu voudras. Mange-le tout cru, si
» lu veux, pourvu que je ne sois pas de ton dîner. »
Il n'y a pas d'ogre de contes de fée qui ne soit
plus terrible que l'Atrée de Crébillon, adoptant Plis-
thène, fils de Thyeste, et cru fils d' Atrée ^ pour lui
faire tuer son père, dans un temps donné. Un fra-
tricide lui paraît trop simple et trop prosaïque ; le
ragoût du parricide peut, seul, assaisonner sa ven-
geance. Au moins, Atrée aurait-il dû donner à Phs-
thène une éducation scélérate, conforme au crime
qu'il attend de lui. Il aurait dû le faire nourrir par
une Furie, et lui donner rour précepteur un Cyclope.
Tout au contraire, Plisthène est un prince vertueux,
courtois, bien élevé, qui semble sortir d'un pen-
542 LE THÉÂTRE MODERNE.
sionnat du l'iiulo ou de rilolicon. Aussi, ce bon
jeune homme se récrie-t-il, avec une indignation
bien sentie, lorsqu'Atrée lui demande, comme un
service de père, dégorger Thyeste quil prend seu-
lement pour son oncle.
Daignez m'armer pour un exploit plus beau :
Jo serai son vainqueur et non pas son bourreau.
Sougcz-vous bien quel nœud vous unit l'un et l'autre?
Eu répandant son sang, je répandrai le votre.
Ahl seigneur, est-ce ainsi que l'on surprend ma foi?
D'ailleurs, Plislliène est amoureux de Théodamie,
la fille de Thyeste; et il faut l'entendre débiter, à sa
princesse, des déclaralions et des madrigaux dune
convenance accomplie :
Fuyez un malheureux, punissez-le, madame,
D'oser brûler, pour vous, de la plus vive flamme;
Et, moi, prêt d'adorer jusqu'à votre rigueur,
J'attendrai que la mort vous chasse de mon cœur.
C'est, dans mon sort cruel, mon unique espérance !
Mon amour, cependant, n'a rien qui vous offense.
Le Ciel m'en est témoin, et jamais vos beaux yeux
N'ont peut-être allumé de moins coupables feux !
Ce dernier vers est d'un comique achevé, quand
on se rappelle que Plislhène est fils de Thyeste, et
qu'en courtisant Théodamie, il parle d'amour à sa
propre sœur. Mais la tragédie de Crébillon est
pleine de pareilles bévues : les rudes naïvetéa de Cor-
neille tournent, chez Crébillon, à la niaiserie pure.
Ainsi, lorsqu'Alrée reconnaît son frère, il l'accable
d'abord d'imprécations et d'injures, et il corn-
CRÉBILLON. 543
mande aux quatre mannequins, qui composent la
force armée des tragédies, de le tuer sur place :
Qu'on lui donne la mort, gardes, qu'on m'obéisse!
De son sang odieux qu'on épuise son flanc.
Puis, la mémoire lui revient ; il se rappelle que, de-
puis vingt ans, il élève, à la brochette, le fils de
Thyeste, à la seule fin de lui faire égorger son père,
au moment voulu, et il fait surseoir à l'exécution,
comme un gourmet qui, se ravisant, après avoir de-
mandé un plat ordinaire, commanderait un menu
plus fin et mieux épicé.
Mais non, une autre main doit verser tout son sang.
Oubliai-je?. . . Arrêtez ; qu'on me cherche Plisthône!
Cet Oiibliai-je? est, dans le burlesque, ce que le
QiCil mourût l de Corneille est, dans le sublime.
Une scène impayable est encore celle où Atrée
passe, par-dessus sa draperie grecque, une robe et
un rabat de casuiste, pour décider Plislhène ^'percer
le flanc de Thyeste. 11 a feint de pardonner à son
frère et lui a juré une amitié éternelle. Plisthène lui
rappelle ce serment, et Allée lui répond, sans rire:
Sans vouloir dégager un serment par un autre,
Veux-tu que, tous les deux, nous remplissions le nôtre?
Et tu verras bientôt, si j'explique le mien,
Que ce dernier serment ajoute encore au tien.
J'ai juré par les dieux, j'ai juré par Plisthène,
Que ce jour, qui nous suit, mettrait fin à ma haine.
Fais couler tout le sang que j'exige de toi;
Ta main de mes serments aura rempli la foi.
544 LE THEATHE MODERNE.
Que dites-vous de cet Atrée tartufié^ qui joue
sur les mots, résout les cas de conscience, à la façon
d'Escobar, et apprend à son néophyte qu'il est
avec l'Olympe des accommodements?
Quoi qu'il en soit, Atrée, contraint de renoncer au
scénario de parricide qu'il avait tramé si laborieu-
sement, se rabat sur un autre plan moins ingénieux,
mais plus siir. Ne pouvant faire tuer Tliyeste par Plis-
thène, il fera boire à Thyeste le sang de Plislhène. Le
«prince déplorable» est expédié, derrière la coulisse;
Atrée recueille son sang, dans la coupe patrimoniale
des Atrides, et il la présente à son frère, au milieu
d'une fête de famille. Mais Thyeste a flairé l'horrible
breuvage, et il se tue, avant d'y porter les lèvres.
RecoDDais-tu ce sang? — Je reconnais mon frère
Le vers est beau, mais il est traduit de Sénèque:
Nalos et quidem noscis iuos? — Agnosco fratrem.
Voilà le drame, dans sa fade et glaciale horreur.
Aucun mouvement, nulle incertitude, pas l'ombre
d'intérêt et de pathétique ; c'est la léthargie dans
l'atrocité. L'action roule, tout entière, sur la per-
plexité, plus grotesque encore que féroce, d'un
tyran blasé, qui, pendant cinq actes, gratte jusqu'au
sang son masque tragique, pour inventer un genre
de fratricide inédit.
Une caricature célèbre, de la fin du dix-huitième
CRÉBILLON. 545
siècle, représente les Notables, métamorphosés en
dindons , se présentant à l'audience du minisire
Galonné, déguisé en chef de cuisine : «Mes chers
» administrés, leur dit-il, je vous ai rassemblés pour
» savoir à quelle sauce vous voulez être mangés? »
— « Mais, s'écrient les dindons, nous ne voulons pas
» être mangés du tout. » — « Yous sortez de la ques-
» tion, ï) reprend le ministre. — Cette question de
M. de Galonné est aussi celle dans lanuelle VAtrée de
Crébillon se renferme. A quelle sauce, plus ou moins
piquante, mangeia-t-il Thyeste? il ne sort pas de là.
— Tragédie de cui-ine, s'il en fut jamais!
L'ennui mortel de cette noire intrigue est eucore
dggiQNé par celui du style lourd et terne, indigeste
fcilent, qui charrie les épithèles communes, les mé-
taphores avortées, les périodes enchevêtrées et traî-
nantes. C'est le jargon pseudo-classi(iue qu'on a parlé,
dans la tragédie française, depuis Campistron jusqu'à
M. de Jouy. A tous les vices de ce faux lanj^age,
Crébillon joint celui d'une incorreclion rebutante. Ses
vers, chargés de chevilles, ne tiennent pas sur leurs
pieds; ils rampent ou ils boitent. L'idée, empêtrée
dans un fouillis de termes oiseux et d'hémistiches
parasites, arrive à peine au bout de la phrase. Encore
i cette incorrection était énergi(|ue, mais elle est,
smollasse. C'est même un contraste, presque comique
que celui de la barbarie de l'action avec la flaccité
m. 35
b+ô LE THEATRE MODERNE.
du langage. Ces Atrides, à demi sauvages, qui se
dévorent enlre eux, et qui parlent par périphrases,
rappellent les sultans anthropophages de l'Afrique
centrale, lesquels endossent des fracs galonnés ,
achetés à un négrier portugais, pour manger de la
chair humaine ou consulter le Serpent sacré.
A quoi pourrait servir la reprise d'une pareille
pièce, si ce n'est à bercer le sommeil de quelques
amateurs routiniers, pour qui la tragédie est un sa-
cerdoce ? Mais ces bons paroissiens du « Temple de
Melpomène » ne comprennent même pas ce qu'ils
prétendent admirer. Ils n'ont. jamais distingué nette-
ment le style ^' Ar taxer ce de celui de Phèdre, et le
marbre de Corneille, du plâtre de Crébillon. Une rra-
gédie est, pour eux, une pièce à compartiments, qui
doit contenir un certain nombre de princes, de prin-
cesses, de coupes, de poignards, de songes et de
tirades. La machine, mise en mouvement, débite
ses kyrielles d'alexandrins monotones. Elle 'pousse,
aux endroits convenus, des hurlements pathétiques:
ils n'en demandent pas davantage.
Un voyageur raconte que, chez les Kalmouks, cha-
que famille a, sous sa tente, une machine dont le cy-
lindre, couvert de prières écrites, se meut, au moyen
d'un mécanisme qu'on remonte. Cette machine, en
tournant, loue et prie Dieu pour toute la famille.
CRÉBILLON. 547
qui peut dormir du sommeil des justes, pendant que
la machine fonctionne : ses dévotions sont faites,
le dieu des Kalmouks est content. — La tragédie,
pour ses amateurs exclusifs, remplit l'office de cette
crécelle des Kalmouks. Elle les dispense d'étude et
d'initiative ; leur paresse d'esprit s'accommode d'un
genre sacramentel, qui n'emploie que des procédés
consacrés. Le tyran rugit, le héros déclame, le con-
fident réplique, le prince soupire, la princesse brûle,
à petit feu, sur le second plan. L'amateur s'endort à
ces bruits confus ; il se réveille, et il applaudit aux
passages notés par la tradition. Le voilà quitte avec
sa conscience ; son salut littéraire est fait.
Pour finir gaiement, écoutez l'opinion de Crébillon
fils sur Crébillon père et sur les tragédies de son
temps : — « Un jour — raconte Mercier — il me
dit, en confidence, qu'il n'avait pas encore achevé la
lecture des tragédies de son père, mais que cela
viendrait. Il regardait la tragédie française comme la
farce la plus complète qu'ait pu inventer l'esprit
humain. Il riait, aux larmes, de certaines productions
théâtrales, et du public qui ne voyait, dans tous les
rois de la tragédie française, que le roi de Versailles.
Le rôle du capitaine des gardes, tantôt traître,
tantôt fidèle, selon la fantaisie du poète, le faisait
surtout pâmer de joie. Il s'informait exactement de
celui qui le jouait. C'était son acteur favori pour le
548 LE THEATRE MODERNE.
plaisir qu'il lui caiis.iit. Aujourd'hui, janissaire;
demain, déposant Tarquin le Superbe. Cheville ou-
vrière de tous les dénouements, il avait renversé
plus de trônes, au bout de l'année, qu'il n'avait de
gardes à sa suite. Il tuait les tyrans, trois fois la se-
maine, avec une précision admirable. Crébillon aimait
tout en lui : sa démarche, son attitude, sa fierté
obéissante; tantôt royaliste, tantôt républicain, il
suivait tous les ordres, avec une indifférence philo-
sophique qui n'ôlait rien au tranchant de son sabre. »
II
Chaque fois que je revois nne pièce de Marivaux,
je me souviens d'un beau conte, lu dans je ne sais
quel livre oublié.
Une Fée entrait, à minuit, dans la grande salle
d'un vieux château, tendue de tapisseries de haute
lice, où les bergers et les nymphes menaient leurs
idylles. L'automne des siècles avait passé sur ce
printemps de couleurs : le ciel jaunissait, les nuages
s'effilochaient en flocons; les arbres craquaient, dans
leurécorce brodée; les figures, elles-mêmes, com-
mençaient à décroître et à s'effacer. Leurs yeux n'é-
laient que des taches luisantes ; leur sourire, éclairci,
l'entrait dans l'étoile; les gestes ne tenaient plus qu'à
LES COMÉDIES DE MARIVAUX. 549
un fil, les traits à une nuance, la forme à un contour
déjà entamé et presque déteint. Tous ces frêles per-
sonnages, décomposés, maille à maille, laissaient
transparaître leur vide intérieur. Encore quelques
jours, et leur existence fictive allait s'évanouir...
La Fée toucluiit, de sa baguette, celte fantasma-
gorie pâlissante, et une vie magique la ranimait su-
bitement. Le ciel se teignait d'un nouvel azur, les
nuages reprenaient leur souffle aérien, les oiseaux
chantaient dans les rameaux reverdis; la couleur,
circulant dans le tissu flétri, ressuscitait ses fan-
tômes. L'arc vibrait sous les doigts des nymphes ;
les flûtes résonnaif'nt entre les lèvres des bergers ;
un murmure de falbalas et de voix lointaines remplis-
sait la toile. On entendait battre les ailes de l'Amour
C'est le miracle qui se fait, à chaque reprise, dans
ces comédies de Marivaux, aussi fanées aujourd'hui
que les tapisseries du vieux temps. Elle n'est plus,
cette société voluptueuse, dont il a fixé, dans un style
d'argent et de soie, l'éclat fugitif. Ses personnages
nous sont devenus aussi étrangers que pourraient
l'être les habitants de la planète de Vénus. Nous
avons perdu la clef ciselée de leur fin langage, nous
ne comprenons qu'à demi leurs élégances et leurs
quintessences. Cependant, que la scène ravive cet
Eldorado de la galanterie, et le charme opère, et le
sortilège s'accomplit I Sous ces figures de camaïeu,
550 LE THEATRE MODEHNE.
court le frémissement de la vie. Nous nous repre-
nons à aimer ce monde précieux, ces mœurs lan-
goureuses, cette mélaphysique délicate, ces tendres
amants et ces douces jeunes femmes, dont les amours
subtils font penser aux mariages des fleurs et à leurs
échanges de parfums.
Ce qui nous séduit, avant tout, dans le théâtre de
Marivaux, c'est sa poésie romanesque. On placerait
volontiers la scène de ses comédies dans une des îles
merveilleuses que Shakespeare choisit pour cadre
de ses féeries. Au milieu des licences de la liltéra
ture de l'époque, son répertoire vous apparaît comme
une oasis, où un cercle d'honnêtes jeunes femmes et
d'amants discrets s'est réfugié pour tenir un Déca-
méron. Les joies triviales et les rires bruyants sont
bannis de ce calme asile. On y cause à demi-voix,
on y brûle à petit feu; on s'y promène, à pas lents,
dans des labyrinthes aux riants dédales. Les plus
imperceptibles battements du cœur y résonnent,
comme dans ces paysages de contes bleus, où l'on
entend germer l'herbe et pousser les feuilles. Une
teinte d'âge d'or flotte sur ce théâtre poétique. Ses
amoureux ressemblent à des Princes Charmants; ses
mères et ses tantes grondent et radotent, à la façon
des vieilles fées ; ses jardiniers et ses paysans ont la
'vante bêtise des sylvains de trumeau; les soubrettes
reflètent, comme des miroirs, et répètent, comme des
LES COMEDIES DE MARIVAUX. 551
échos, l'esprit et la beauté de leurs jeunes maî-
tresses. Quant à ses femmes, on dirait les sœurs des
héroïnes de Shakespeare.
Cette ressemblance si frappante est, peut-être, un
simple hasard. A l'époque où Marivaux écrivait,
Shakespeare était aussi inconnu en France, qu'au-
rait pu l'être un poète japonais. Son œuvre immense
n'avait pas été découverte : ni Voltaire ni Letour-
neur ne l'avaient encore abordée. En Angleterre
même, sa gloire était alors éclipsée par la réaction
pseudo-classique du siècle de la reine Anne.
Marivaux pénétra-t-il, par quelque voie secrète,
dans ce théâtre perdu? Eut-il la primeur de ses
beautés et de ses merveilles? L'esprit romanesque
de ses personnages ferait croire à une initiation clan-
destine. Par moments, il semble que le parc de ses
châteaux donne dans les paysages enchantés du
Songe d'une nuit d'été et de Comme il vous plaira.
Il semble que ses marquis et ses chevaliers rappor-
tent, mêlés à la poudre de leur coiffure, les parfums
de la Forêt des Ardennes. Ses femmes surtout, par
la faculté exquise et nerveuse qu'elles ont de sentir la
vie, rappellent les filles du grand poète anglais. Même
caprice ému, même ironie attendrie, même goût de
surprises et de déguisements. Silvia n'aurait qu'à
changer son tabher de soubrette contre la cape de
Rosahnde, pour intriguer le pâle Orlaudo Les repar-
562 LE THEATRE MODE KNE.
lies d'Aramiiile et de Dorante se croiseraient, sans
dissonance, avec les concelli d'IIermia et de Lysan-
dre, errant dans les sentiers du bois athénien.
Quoi qu'il un soit, quelles délicieuses créatures
de ces jeunes femmes, à demi vraies, à demi factices!
Vrilles ces fleurs rares qui tiennent, de la nature, la
ifcve et le parfum; de l'art, les nuances uniques qui
diaprent leurs corolles. On sent battre un cœur sous
leurs corsages à nœuds de rubans; on sent passer de
sincères rougeurs, sous l'incarnat qui farde leurs
joues. Ce qui les distingue, entre toutes les héroïnes
de l'ancien lliéàtre, c'est leur sensibilité spirituelle.
Elles lilent le parfait amour à une quenouille déli-
cieusement embrouillée; elles aiment un peu, beau-
coup, passiotinétnent, jamais /?as du tout; et ne se
hissent pas d'effeuiller cette marguerite immortelle.
L'aveu voltige sur leurs lèvres; mais, comme elles
savent le reprendre, au moment où il s'échappe, et
le cacher sous l'ironie d'un sourire ! C'est là que le
style de Marivaux se déploie, dans sa complication
délicate, comme une rose à cent feuilles, où frémit
un fin ballemenl d'ailes, mélange unique de tendresse
et de tuqumerie, d'émotion et de légèreté, de mélan-
colie et de verve ; effets de clair-obscur transposés
dans le langage. La réticence enveloppe la pensée,
et la voile comme d'un demi-jour.
Swedenborg raconte, dans ses Visions, qu'il aperçut
LES COMÉDIIÎS DE MARIVAUX. 553
(les Esprits de l'air causer entre eux et se compren-
dre, par le seul clignement de leurs yeux. Il y a quel-
que chose, dans les dialogues de Marivaux, du mys-
tère de ces entreliens pal()itants, au fond des nuées.
Savez-vous une plus aimable femme que l'Ara-
minte des Fausses confidences? A peine a-t-elle vu
le jeune Dorante qu'elle se prend à l'aimer : Juliette
ne brûle pas pctur Roméo d'une flamme plus sou-
daine. — « Nourrice, va-t-en savoir quel est ce
» gentilhomme; s'il est marié, le cercueil sera mon
» lit nuptial. » — Ainsi parle l'Italienne, dans l'em-
portement de son âme ardente. Araminte y met plus
de réserve et de retenue. Cependant comme son
amour se trahit, dès le premier mot! — « Marton,
» quel est donc cet homme qui vient de me saluer
» si gracieusement et qui passe sur la terrasse ? Il a
» si bonne mine, pour un intendant, que je me fais
» quelque scrupule de le prendre. »
La voilà déjà émue et troublée, tâchant d'endormir
sa passion naissante. Elle interroge scrupuleusement
son cœur, pour savoir si ce trouble est bien de l'amour :
puis, une fois qu'il a répondu, lorsqu'elle sent qu'il n'y
a pas à y revenir et qu'elle est bien prise, plus d'hé-
sitations ni de subterfuges, mais de chastes avances,
des tendresses qui parlent, des câlineries qui invi-
tent, une bonne grâce parfaite à se rendre et à se
donner. — « Songez-vous que ce serait avouer que
5iii LE THÉÂTRE MODERNE.
» je vous aime? » — « Que vous m'aimez, madame!
» quelle idée, qui pourrait se l'imuginer ? >» — « Et
» voilà pourtant ce qui m'aiiive ! »
On a beaucoup médit du fin jargon de Marivaux;
on lui reproche sa manière ; mais celle manière lui
est naturelle ; il serait affecté, s'il était simple. Les
eensitives sont dans la nature, aussi bien que les
bluets des champs. Toutes les civilisations extrêmes
produisent des sentiments trop complexes pour être
traduits par la langue vulgaire. Les recherches de la
parole peuvent, seules, exprimer certains ralfine-
nients de l'esprit et des mœurs.
L'Amour ne fait que changer de costumes et de
conventions, à travers les âges. C'est d'abord l'Eros
grec, sous son double aspect d'adolescent et d'enfant.
L'adolescent est fier et terrible : il est sorti, tout
formé, avec des ailes d'aigle, d'un œuf couvé par la
Nuit; il a sucé le lait d'une panthère; ses flèches
sont taillées dans le bois funèbre du cyprès; il les
lance de la terre aux nues, et se réjouit des cœurs
qu'il transperce, comme un chasseur, des proies qu'il
abat. Hardi contre les dieux mêmes, les poètts
et les sculpteurs nous le montrent sonnant de la
trompette, la face tournée vers le ciel, comme pour
déclarer la guerre à l'Olympe. Il se coiûe du casque
de Mars; il brise sur son genou les foudres de Jupi-
LES COMÉDIES DE MARIVAUX. 535
1er, et lorsque Jupiter se fâche : « Menace ! tonne ! »
— lui fait dire une épigramme de V Anthologie —
« et de nouveau tu seras cygne ou taureau ! »
D'autres fois, l'Amour amoureux — touchant et
charmant miracle ! — aspire l'âme de Psyché, dans
un haiser solennel, ou fuit, d'un pied indigné, le lit
souillé par la lampe indiscrète et profané par des
yeux mortels. Avec la décadence, l'Amour retombe
en enfance : des ailes de papillon tremblent à ses
épaules ; ses traits ne font plus que les piqûres du
désir. C'est le Ciipidon d'Anacréon, espiègle et vo-
lage, mignard et puéril, qui remplit, de ses folles es-
clandres, les pierres gravées et les épigrammes. Il
vole le miel des ruches, et court, en pleurant, mon-
trer à sa mère son doigt, gonflé par l'aiguillon des
abeilles; il monte à l'épaule d'Hercule, qui plie sous
son poids; il triche aux osselets Ganymède; il juue
au volant avec les cœurs qu'il a emplumés de ses
flèches; Vénus le fouette, lorsqu'il lui a joué quelque
méchant tour^ avec une verge de roses.
Au Moyen Age, l'Amour se transfigure ; ses ailes
s'allongent et le revêtent de la blancheur céleste des
anges. Il devient l'enfant de chœur d'un culte idéal,
et balance, pieusement, l'encensoir, devant Béatrix
ou Laure. La Renaissance lui rend son beau corps
païen, en lui laissant l'auréole mystique dont le
hristianisme l'avait entouré. Redevenu sensuel^ ii
6S6 LE THEATRE MODERNE.
reste subtil : Inniôt ol)scôiie ot tnnlôt siiMiino, il
passe de la théologie à l'orgie, et du rire de Rabe-
lais à la rêverie de Platon. Au dix-septième siècle,
l'Amour prend perruque ; il soupire en mesure^ ot
s'agenouille, en cadence, dînant ses maîtresses: sa
galanterie a d^s façons orficiellcs. C'est le mnitre
des cérémonies du pnys de Tendre.
La Régence l'émancipé et le rajeunit ; elle le ra-
mène à son enfance anacréonlique. Les ailes lui
repoussent, et la folie lui revient. Il voltige, tout
le long du siècle, enguirlandant les trumeaux,
plafonnant, en mille raccourcis lascifs, sous le ciel
de lit des alcôves, trempant ses flèches dans le
verre à patte des petits soupers, offrant aux femmes
des grains d'encens, dans une bonbonnière. Son
existence mythologique finit, en même temps que
l'ancien régime. Il apparaît, une dernière fois, dan>
la comédie qui va clore le siècle, et, comme le cré-
puscule fait songer à l'aube, le Chérubin de Beau-
marchais, déguisé en fille, aux genoux de la comtesse
rougissante, rappelle le Cupidon antique, s'insinuant,
sous la forme d'Ascagne, dans le sein de Didon.
Ainsi l'histoire de l'Amour n'est qu'un carnaval; il
varie à l'infini ses masques et ses modes, ses idiomes
et ses élégances ; mais, ce qu'il y a de plus maniéré
dans une société, quelle qu'elle soit, c'est lui, toujours
lui. Qu'il soit ardent ou transi, qu'il s'enveloppe du
LES COMÉDIES DE MARIVAUX. 5S7
voile de la vierge ou qu'il lui dénoue sa ceinture ; qu'il
monte, le poignard aux dents, l'échtille de soie de
l'Espagne, ou qu'il tienne, à deux genoux, sur un
tabouret, l'écheveau que roule sa maîtresse, ce sera
toujours avec des mines et des afféteries adorables.
IlasoD dialecte à lui, dans chaque langue; son san-
scrit sacré, dans chaque idiome; une langue de con-
celti, d'hyperboles et de délicieuses gasconnades. Il
se fait, pour ainsi dire, un sérail de toutes les grâces
du vocabulaire. Prenez, au hasard, un verset de
Salomon, une strophe d'Ilafiz, une élégie de Pro-
perce, un sonnet de Pétrarque, une déclaration
d'amour de Shakespeare, une tirade de Racine, un
rondeau de Voiture, une épître de Gentil-Bernard,
vous y trouverez, partout, le même luxe de méla[tho-
res, les mêmes recherches de la parole, se chargeant,
pour mieux séduire, de toutes les parures, joyeuses
ou clinquantes, qu'elle peut recueillir. Que d'é-
toiles, que de lis, que d'yeux de gazelles, que de
perles, que de flocons de neige, que de rayons de
soleil, que de croissants de lune ! Toutes les fleurs
du ciel et de la terre versées, pêle-mêle, dans le giron
de la bien-aimée!
Pourquoi donc reprocher, à Marivaux, son marivau-
dage? Sa langue est celle d'un siècle d'analyse et de
volupté. Il a découvert les infiniment petits du cœur ;
il a fixé des nuances, des colorations, des reflets, qui
558 LE THÉÂTRE MODERNE.
sans luise seraient à tout jamais dissipés. Il raffine
sans doute, et il subtilise ; il note le soupir, il distille
une larme, il égrène le mot, il volatilise la pensée :
on doit le respirer, et non s'en nourrir. Mais l'esprit
français a donné, en lui, sa fleur des pois et son élixir;
le dessus de ses élégances est enfermé dans ce pré*
cieux répertoire. Le jour où il disparaîtrait, quelque
chose s'en irait avec lui, quelque chose de frivole
sans doute, mais d'exquis et d'irréparable.
Héliogabale éleva un mausolée « aux Mânes d'un
vase de cristal, » voulant éterniser la mémoire des
ivresses que ce vase avait versées. La comédie de
Marivaux est fragile, comme le vase du César ido-
lâtre: comme lui aussi, elle charme et enivre. Mais
prenons garde de la briser, n'altérons pas sa tradi-
tion délicate: ses légcis mânes ne reviendraient pasi
III
Il est convenu que la Méh^omanie est un chcf-
d'œu\re;"je demande pourtant à l'admirer sans crii
d'enthousiasme. L'intrigue en est languissante, les
caractères sont peu marqués et d'une empreinte co-
mique assez faible. Ce M. Francaleu, qui est le vrai
métromane de la pièce, et qui a écrit une tragédie, en
six actes, sur la Mort de Encéphale, n'a pas le relief
PIRON. 559
de son ridicule. L'oncle Baliveau paraît, aussi, bien
pâle et bien effacé, pour représenter un Capitoul de
yrovince, jaugeant l'esprit au poids de l'argent ; c'est-
j-dire le bourgeois et le philistin de l'époque. Do-
rante est un amoureux quelconque, sans signalement
bien particulier, et Lucile se conforme à son insigni»'
fiance : cela fera un couple assorti.
Reste le rôle de Damis, qui a du feu et de la cha-
leur ; mais nous ne pouvons voir, aujourd'hui, qu'un
versificateur enragé dans ce personnage qui, pour le
temps, représentait un poète en déhre. Ce monsieur
de l'Empyrée, comme il s'inlilule, ne quitte pas, un
instant, le plancher des beaux esprits d'Athénées.
Damis n'est pas un poète, à vrai dire, c'est un met-
teur en vers, qui fait tout ce qui concerne son état:
Ode, ôpître, cantate... — Aie ! — Élégie... — Eh bien?
— Portrait, sonnet, bouquet, triolet. . .
Il a si peu le don et le sentiment de son art, qu'il
s'éprend de M. Francaleu, déguisé en muse bretonne,
sur les grotesques madrigaux insérés dans les feuil-
lets du Mercure. L'idée de la poésie s'est singulière-
ment élevée depuis soixante ans : elle ne se sépare
plus, aujourd'hui, de celle de la grâce suprême, de
l'expression rare et exquise, de la rêverie religieuse
entendre, de la communion avec la nature ; toutes
choses inconnues au rimeur vulgaire de Piron. Pour
560 LE THEATRE MODERNE.
tout dire, il y a des ailes, et iirn; étoile sur le front,
daus l'imago symbolique que nous nous faisons du
poète : Damis n'a que la pl;ime sur l'oreille et Técri-
loire au côté.
Damis se relève, lorsqu'il soutient, contre son
oncle, dans des tirades chaleureuses, la supériorité de
la poésie sur la chicane et de la vocation sur la pro-
fession. Mais, là encore, son éloquence est lout ora-
toire, nullement poétique : il plaide et ne chante pas.
Au moment même où il semble rejeter la robe de
l'avocat, il s'y drape, à plis redoublés, et se montre
né pour la revêtir. André Chénier, — pour prendre
en exemple un poêle du dix-huilième siècle, — aurait
soutenu cette cause d'un autre ton, et par de lout
autres raisons.
Le vrai mérite de la Métromanie est dans la
quantité de bons vers, nets, solides, frappés au coin
du proverbe, faits pour rouler et pour circuler. On
en citerait par douzaines :
Il part de moi des traits, des éclairs et des foudres.
Dans ma tôtc, un beau jour, ce talent se trouva,
Et j'avais cinquante ans, quand cela m'arriva.
Du torrent de ses vers sans cesse il nous inonde.
Le bon sens du maraud quelquefois m'épouvante.
Est-ce vous qui parlez, ou si c'est votre rùle?
PIRON. 56*,
J'ai ri ; me voilà désarme !
Voilà de vos arrêts, messieurs les gens de goût !
Que peut, contre le roc, une vague animée ?
Malhonr aux écrivains qui viendront après moi !
Ils ont dit, il est vrai, presque tout ce qu'on pense ;
Leurs écrits sont des vols qu'ils nous ont faits. . . d'avance I
Le serpent de l'envie a sifflé dans son cœur,
La mère en proscrira la lecture à sa fille!
Ce sont là des vers, maintenant un peu démonétisés
par l'usage, mais dont la valeur intrinsèque n'a pas
diminué, et qui, autrefois, servaient, comme d'argent
de poche, dans les conversations entre gens d'esprit.
Il faut se garder, surtout, de surfaire ce joyeux
compère, qui, de son vivant, jeta tant d'esprit par les
fenêtres, qu'il en a peu laissé dans ses livres. Grimm
le jugeait bien lorsqu'il l'appelait « une machine à
saillies et à épigrammes»: « En l'examinant de près »
— écrit-il d'une plume qui creuse dans le caractère,
comme le pouce de Caffîeri dans l'argile, — « on
voyait que les tiaits s*entre-choquaient dans sa tête,
partaient involontairement, se poussaient, pêle-mêle,
sur ses lèvres, et qu'il ne lui était pas plus pos>ible
de ne pas dire de bons mots, de ne pas faire des
épigrammes par douzaines, que de ne pas respirer,
ITI. 36
Hz LE THEATRE MODERNE.
Piron était donc un vrai spectacle, pour un philo-
sophe, et un des plus singuliers que j'aie vus. Son
air aveugle lui donnait la physionomie d'un inspiré,
qui débite des oracles satiriques, non de son cru,
mais par quelque suggestion étrangère. Celait, dans
ce genre de combats à coups de langue, l'athlète le
plus fort qui eût jamais existé nulle part. Il était sûr
d'avoir les rieurs de son côté. Personne n'était en état
de soutenir un assaut avec lui. Il avait la repartie ter-
rassante, prompte comme l'éclair, et plus terrible que
'attaque... Les gens de lettres avaient peu de liai-
son avec Piron; ils craignaient son mordant... Lors-
qu'il était quelque part, tout était fini pour les au-
tres; il n'avait point de conversation, il n'avait que
des traits. »
Des traits ! tel est, en effet, l'unique talent de Piron.
Il n'eut qu'un carquois, mais bourré de flèches. On
pourrait dire, de lui, ce que le vieux marquis de Mi-
rabeau disait à son fils : « Cest un hérisson tout en
pointes, avec très peu de corps. » Ses œuvres écrites
composent un maigre bagage : \ai Métro?na?iie à part,
ce n'est qu'un fatras de tragédies illisibles et de fa-
céties surannées. Mais son œuvre orale est restée.
Comme ces « mots de gueule » que Pantagruel en-
ten lit crev r ou crépiter en pleine mer, les saillies
ei les boutades de Piron flottent encore en l'air, et
mretienn-'nt autour de sa mémoire un joyeux tapaget
L'ESPRIT DE PIRON. 56»
Il chassait de race, il sentait son fruit, étant né,
en pleine vendange bourguignonne, d'un père, grand
faiseur de noëls et chansonnier patoisant. La bou-
tique d'apothicaire du bonhomme était le grenier à
sel de Dijon : toutes les rates de la ville venaient s'y
désopiler. L'enfant, élevé à si bonne école, com-
mença de bonne heure à « éternuer », comme il
disait lui-même, des bons mots et des impromptus.
Un jour, le vieux Piron^ qui s'était fait rude avec
l'âge, le poursuivait, une canne à la main; il se jette
dans l'escalier, en saute quatre marches, et se re-
tournant : « Halte-là ! mon père : vous savez qu'après
» le quatrième degré, on n'est plus rien ! » On cite de
lui, dès ce temps-là, des mots qui sentent le fagot,
et qu'il devait expier plus tard, par une mort édifiante
et de mauvaisvers.il portait la croix, dans une pro-
cession; une grosse pluie disperse le cortège; le
petit Piron, resté seul, jette la croix à terre :
« Tiens, dit-il, puisque tu as fait la sauce, bois -la ! »
— Plus tard, surpris, ivre et flageolant sur ses jam-
bes, un jour de Yendredi-Saint, il répond à ceux que
scandalise la rencontre : « Quand la Divinité suc-
» combe, l'Humanité peut bien chanceler. »
Mais, il faut le dire, cette sorte d'esprit, «hardi
contre Dieu même », est rare chez Piron. Le plus
souvent, ce n'est pas dans la poche à fiel, c'est dans
un pot à moutarde du terroir, qu'il trempe ses saillies.
564 LE TREATHE MODERNE.
Il on lança, dru coninie grêle, dans la petite guerre de
couplets et de satiies que Dijon engagea avec la
ville de Beaune, sa voisine. Cette Batrachomyomachie
locale trouva, en lui, son arclier et son boute-en-
train. — On le rencontre, dans la banlieue de Beaune,
tranchant, avec sa canne, des têtes de chardons :
« Que faites-vous là? » — « Vous le voyez, je suis
)» en guerre avec les Beaunois; je leur coupe les
') vivres. » — Il entre au théâtre, et demande à un
indigène quelle est la pièce que les comédiens vont
donner, — « Les Fureurs de Scajmi, » lui répond le
Beaunois. — « Ah! merci, riposte Tirun, je croyais
» que c'étaient les Fourberies d'Oreste. » — La toile
se lève ; la pièce commence; au milieu des éclats de
rire qu'elle soulève, un spectateur se lève et s'écrie:
« Paix 1h, messieurs! on n'entend rien! » — « Ce n'est
» pas faute d'oreilles! » repart Piron, qui faillit payer
des siennes son lazzi.
Mais, lorsqu'on le menaçait de la vengeance des
Beaunois^ il répondait en prenant le ton d'un Cid
héroï-comique :
Allez, je ne ci-aius point leur impuissant courroux;
Et quand je serais seul, je les baierais tous 1
Il y a des esprits de province, qui, comme certains
vins, ne savent pas voyager. Arrivés à l'octroi de
Paris, ils deviennent plats et leur bouquet s'évapore.
L'ESPRIT DE PIRON. 565
L'esprit de Piron résista à l'atmosphère parisienne;
il eut bientôt ses chalands et sa renommée : on le
servait, comme un riche cru de Bourgogne, aux sou-
pers du Caveau, de laruede Biissi. Sa physionomie,
gauloise et locale, tranchait, au milieu d's figures
mondaines de la société Utléraire du temps. C'était un
petit-neveu de Rabelais, égaré parmi les fils de Vol-
taire. Les récits contemporains et ses lettres nous le
montrent prolongeant, sur le pavé de Paris, ses farces
et ses gaietés dijonnaises. Il avait formé, avec Collé,
Gallet, Crébillon fils et quelques autres, une Abbaye
de Thélème, dont l'abbé Legendre était le Frère Jean
des Entommeures en petit rabat. Cet abbé, goinfre
émérite et « buveur très précieux », lui donnait « la
bâfre et la torche hebdomadaires», comme il dit. Une
de ses lettres nous peint au vif ce cénacle de bom-
bance et de chère-lie. « Je crois pourtant, Révérende
Prior, qu'après avoir harpouillé le tiers et le quart,
, cassé un verre, renversé sa chaise, et fait baiser son
iderrière au plancher ou à l'escalier, je crois, dis-je,
après tout cela, qu'un honnête homme peut, raison-
nnblemi^nt, quitter une aussi sage compagnie que la
vôtre, sans être taxé d'ingratitude. »
Entre deux vins, ce diable-à -quatre faisait, cahin
caha, son chemin au théâtre, rebondissant des tré-
teaux de la Foire aux planches de la Comôdie fran-
çaise. Son Callisthène était sifflé, mais son Gustave
56» LE THÉÂTRE MODERNE.
Wasa était mis au-dessus d'At/ialie, à la première
représentation. Ce fut le triomphe de cette tragédie
qui l'amena dans le carrosse des comédiens, à Fon-
tainebleau, pendant le séjour qu'y fit le roi en
l'automne de 1732. C'est de là qu'il écrivit à l'abbé
Legendre cette lettre, belle de rudesse et de franc-
parler populaire :
« Les jours se suivent et se ressemblent. Tous les jours,
la chasse; plus de chenils que de maisons, des aboiements
de chiens et des cors, de la pluie, du vent et de la boue,
voilà le pain quotidien. Voici le pain hebdomadaire : le
lundi, concert ; le mardi, tragédie ; le mercredi, concert ;
le jeudi, comédie française ; le vendredi, salut ; le samedi,
comédie italienne ; le dimanche, grand'messe. Tout mau-
dits que je tiens les plaisirs périodiques, cette semaine est
encore plus riante que celle de l'Anglais dont en pirle
dans la Gazette de Hollande. Sa femme tomba malade le
lundi, mourut le mardi, fut enterrée le mercredi ; il se
remaria le jeudi, eut un enfant de sa seconde femme le
vendredi, et se pendit le samedi. Voilà de la variété et cela
n'est pas revenu à Vlnglische aussi régulièrement que nous
reviennent les plaisirs que je ^iens de dire.
« Je m'ennuierais beaucoup à la cour, sans une encoignure
de fenêtre dans la galerie où je me poste quelques heures,
la lorgnette à la main, et Dieu sait le plaisir que j'ai de voir
les allants et venants. Ah ! les masques 1 Si vous voyiez
comme les gens de votre robe ont lair édifiant ! comme
les gens de cour l'ont important ! comme les autres l'ont
altéré de crainte ou d'espoir! et surtout comme ces airs-là
pour la plupart, sont faux à des yeux clairvoyants! C'est une
merveille. Je n'y vois rien de vrai que la physionomie des
Suisses; ce sont les seuls philosophes de la cour; avec leur
hallebarde sur l'épaule, leurs grosses moustaches, leur air
iranquille, on dirait qu'ils regardent tous ces affamés de
L'ESPRIT DE PIRON. 507
fortune, comme des gens qui courent après ce qu'eux,
pauvres Suisses qu'ils sont, ont attrapé depuis longtemps.
« J'avais, à cet égard, l'air assez Suisse, et je regardais en-
core, hier, fort à mon aise. Voltaire roulant, comme un
petit pois vert, à travers les flots de jean-fesses qui m'amu-
saient, quand il m'aperçut. — <c Ah ! bonjour, mon cher Piron !
que venez-vous faire à la cour? J'y suis depuis trois semai-
nes; on y joua, l'autre jour, ma Marianne; on y jouera Zaïre.
A quand Gustavel Comment vous portez-vous?... Ah! mon-
sieur le duc, un mot: Je vous cherchais... » — Tout cela dit
l'un sur l'autre, et moi, resté planté là pour reverdir, si
bien que, ce matin, l'ayant rencontré, je l'ai abordé, en lui
disant: — « Fort bien, monsieur, et prêt à vous servir! >
Il ne savait ce que je voulais lui dire, et je l'ai fait ressou-
venir qu'il m'avait quitté la veille en me demandant com-
ment je me portais, et que je n'avais pas pu lui répondre
plus tôt. »
Cette rencontre avec Voltaire n'est qu'une escar-
mouche, mais bientôt ce fut guerre ouverte. Nous
touchons ici le point de sottise de ce vif esprit. Piron
se posant en rival de Voltaire, s'acharnant à le huer
et à le haïr, croyant le démolir, à coups d'épigram-
mes, devient ridicule. Le Cynique tourne au roquet,
lorsqu'il jappe après ce grand homme, dont la supé-
riorité lui échappe. 11 ne mesure même pas la dis-
tance qui les séparait déjà de son temps, et qui, dans
l'avenir, s'est étendue à perte de vue. C'est très na>
vement qu'il se met au-dessus de Voltaire et qu'il
dit : « 11 travaille en marqueterie; moi, je jette en
» bronze !» — Le bronze de Piron n'était que du
plâtre, aujourd'hui tombé en plâtras. — C'est do
B68 LE THÉATRb: MODEHNB.
bonne foi que cet éteriiuew de bons mots prétend
avoir plus d'esprit que l'Esprit lui-même, ei qu'il
compare ses fusées, tirées dans un cabaret, à cette
lumière qui a éclairé et fécondé tout un siècle.
On a, de lui, une lettre, datée de Druxelles, où il
raconte, en faisant la roue, les coups de bec qu'il a
lancés à Voltaire, dans un petit souper. Il se vante
de l'avoir peloté, criblé, mystifié. C'est d'une vanité
misérable et presque burlesque. — « Lisfz la fable
» du Lio7i et le Moucheron, et vous lirez notre liis-
» toire, » dit-il, en terminant son chant de triomphe.
Piron ne croyait pas si bien dire!
Piron perdit, d'ailleurs, dans cette lutte inôgale,
ses grimaces et ses pétarades. Voltaire ne lui fit pas
l'honneur de prendre au sérieux son hostilité. Il en
parle larement, dans sa Correspondance, et toujours
de haut en bas, sans morgue, pourtant, et sans amer-
tume, mais avec une négligence méprisante. — « Je
n'ai point eu le courage, » — éciil-il à Laharpe, —
« de faire venir le fatras de ce Gilles, nommé Piron.
On ne peut, à mon âge, souffrir les plaisanteries de
la Foire. Je vous sais bon gré de n'être jamais des-
cendu à la plaisanterie bouffonne. Vous avez tou-
jours été fait pour le noble et pour l'élégant; c'est
votre caractère. La bouffonnerie l'auiait dégradé. »
- Ailleurs, il parle de Piron simplement, comme
d'un « drôle de corps ». Enfin, lorsque Piron meurt,
L'ESPRIT DE PIRON. 569
Voltaire, au courant d'une lettre, jette sur lui cette
oraison funèbre, qui le remet à sa place et qui main-
tient les distances : — « Mes amis m'ont toujours
assuré que, dans la seule bonne pièce que nous ayons
de lui, il m'avait fait jouer un rôle fort ridicule.
J'aurais bien pu le lui rendre ; j'étais aussi malin
que lui ;mai^ j'étais plus occupé. Il a passé sa vie à
boire, à chanter, à dire des bons mots, à faire des
priapées et à ne rien faire de bien utile. Le temps
et les talents, quand on en a, doivent, ce me semble,
être mieux employés. On en meurt plus content. »
Mais Piron reprend tous ses avantages, lorsque,
visant plus bas, à sa portée et sur son terrain, il tire
sur les cuistres et les grimauds de la basse-cour
littéraire. Ici, cliacuu de ses coups porte, emporte
pièce et fait trou. — L'abbé Desfonlaines reste cloué,
sous ses épigrammes, comme un hibou à la porte
d'un collège.
Cet écrivain, fam'îux par cent libolles,
Croit que sa plume est la lance d Argail.
Au haut du Pinde, entre les neuf pue lies,
Il est planté comme un épouvantail.
Que fait le bouc, en si joli bercail ?
S'y plairait-il ? Penserait-il y plaiie ?
Non. — G est l'eunuque au milieu du sérail :
Il n'y fait rien et nuit à qui veut faire !
Une autre fois, il fait, de lui, un portrait sanglant
et fouillé comme un écorché de Marsyas :
570 LE THÉÂTRE MODERNE.
Je ferai peindre un satyre bien gras,
N<z aplati, front sans pudeur aucune,
Queue au derrière, oreilles de Midas,
De Cirbcrus les trois gueules en une.
Mordant partout, aboyant à la lune.
Bref, en carré, deux morceaux de linon.
Je ferai pendre au cou du compagnon,
L'ourlet bien blanc et la toile bien bleue.
De prime abord, à ce portrait mignon.
Je gage, abbé, que ton cliien battra queue!
C'est à ce même abbé Desfontaines, qu'il décocha
celle rispote à brCiIc-pourpoint, — c'est le mut. —
L'abbé, le voyant entrer, en bel habit brodé, an cale
Procope, s'écria : « Quel habit pour un tel homme ! »
El Piron de répliquer, en prenant l'abbé au rabat :
— « Quel homme pour un tel habit ! » — Il faut citer
encore, parmi ses meilleurs impromptus, l'épitaphe
en un vers qu'il improvisa, sur la nouvelle que le
maréchal de Belle-Isle devait être inhumé à Saint-
Denis, auprès du tombeau de Turenne :
Ci-gît le glorieux, à côté de la gloire 1
La vieillesse de Piron fut triste et infirme. Il avai
épousé, à cinquante ans, une vieille commère d'an-
tichambre, qui devint folle et qui le battait. Piron la
soigna jusqu'à la fin, et se laissa battre. Ce fut la
discipline de sa pénitence, car Piron finit par se con-
vertir. Son incrédulité n'était que licence, et ne tint
pas contre les premières menaces de la mort.
Le poète de VOde à Priape rima des Psaumes
L'ESPRIT DE PIRON. 571
dans ses vieux jours. Cette ode, qu'il avait impro-
visée, à vingt ans, dans la fumée d'un souper,
pesa durement sur sa vie. Partout il retrouvait
l'Hermès impudique qu'il avait sculpté, se dressant
contre lui et lui barrant le passage. Il n'avait été
qu'un instant l'enfant de chœur du dieu de Lampsa-
que : bon gré, malgré, on l'en fit le prêtre, et, quoi-
que de mœurs assez décentes pour le temps, sa
réputation exhala toujours une odeur de bouc.
Les hommes de lettres et les philosophes se mo-
quèrent fort de la conversion de Piron. Diderot en
éclate, dans une de ses lettres sur le Salon de 1765.
« Ceci me rappelle une aventure de la jeunesse de Piron,
car, aujourd'hui, ce vieux fou se frappe la poitrine et se
fesse, devant Dieu, de tous les mots plaisants qu'il a dits,
de toutes les drôles de sottises qu'il a faites. Pardieul mon
ami, cet atome qu'on appelle un homme a de la vanité plus
gros que lui. Un malheureux, méchant petit poète, qui
s'imagine qu'il a fâché l'Éternel, qu'il le réjouit, et qu'il est
en son pouvoir de faire rire et pleurer Dieu, à son gré, com-
me un idiot de parterre. »
Piron laissa rire la galerie et tempêter Diderot. Sa
conversion était sincère, et n'avait pas dû nécessiter
un miracle. Son impiété n'avait jamais ressemblé, en
rien, à celle d'un Fréret ou d'un d'Alembert, faite de
triangles, de chiffres, de démonstrations anatomiques,
de science étroite, mais profonde, d'arguments vi-
cieux, mais tenaces et rigoureusement enchaînés. La
572 LE THEATRE MODERNE.
sienne n'était que bravades et propos de tables. II y
a un Dieu pour les ivrognes, pour ceux qui pèchent
par les sens plus que par l'esprit : tôt ou tard ils
tombent ou ils roulent sur le chemin de Damas.
La cécité qui, dans ses dernières années, vint frap-
per Piron, fut peut-être son coup de foudre. Ce far-
ceur eut l'honneur de vieillir aveugle, comme Milton.
Il parle, dans une lettre, de ses yeux fermés, avec
une résignation bien touchante :
« J'écris, sans voir si j'écris; j'ouvre inutilement deux
grands yeux qui, par cela môme, achèvcnl de se crever.
Ma nièce est là pour m'averlir, quand il n'y a plus d'encre à
ma plume: sans cela, j'irais toujours. Quand votre lettre
m'est arrivée, je me suis jeté avec ferveur aux pieds du Fils
de David, qui a mis de sa salive sur la visière du pauvre
Quinze-Vingt, et je profite, aussi vite que je puis, du topique,
avant qu'il se sèche. »
C'est moins sublime, mais presque aussi touchant,
dans sa i)laisanterie douloureuse, que les paroles de
Milton: — «Dieu,» — disait-il, — « doit me regarder
» avec plus de tendresse et de compassion, parce que
» je ne puis plus voir que lui. C'est l'ombre de ses
» ailes qui produit en moi ces ténèbres. »
A. tant de distance intellectuelle, d'un siècle à
l'autre, le grand aveugle anglais, l'Homère sacré, et
le rimeur profane, le Quinze-Vingt du Caveau, sous
l'atteinte du même malheur, semblent se rencontrer
et se donner la main, dans la nuit.
CHAPITRE IX
Û'ALLAINVAL. — FAVART. — DIDEROT. — SEDAINE.
I. — D'Allainval : L'École des Bourgeois.
II. — Favart : Les Trois Suftanfs. — La Chercheuse d'esprit,
chef-d'œuvre du rococo pastoral.
III. — Diderot : Le Père de Famille.
ÏV. — Sedaine : Le PIùLsophe sans le àacoir.
I
L'Ecole des Bourgeois, de d'Allainvaî, est une de
ces jolies et frivoles comédies du dix-huilième siècle,
qui mettent le vice en scène, comme on affiche une
maîtresse. Elles ne sermonnent pas, elles ne s'indi-
gnent guère ; elles rient, du bout des lèvres ; elles
mordent, du bout des dents. Leur mince ironie ne
vise que les futilités et les ridicules. Comme Domi-
tien, elles s'amusent à tuer des mouches, avec une
épingle d'or.
D'Allainval, dans VÉcole des Boiœgeois, refait, à
sa manière, le Bourgeois gentilhomme', mais il y a
574 LE THEATRE MODERNE.
l'épaisseur d'un siècle entre sa comédie et la farce
de Molière. Au temps de Louis XIV, le caractère de
M. Jourdain était une excentricité plutôt qu'un tra-
vers. Pour montrer, sans invraisemblance, la vanité
roturière tentant d'escalader l'Olympe patricien,
Molière a fait, de son bourgeois, un colosse de bouf-
fonnerie et d'extravagance. Il le traite avec la fantai-
sie du fabuliste racontant le Geai qui se pare des
plumes du Paon. La mésalliance, dans sa comédie,
prend la forme de l'aliénation mentale. Ce n'est pas à
un marquis de Versailles que M. Jourdain croit
marier sa fille — la prétention serait trop choquante!
— mais au fils du Grand-Turc, c'est-à-dire au songe-
creux et à l'impossible. Le poète le renvoie aux
Mille et U7ie Nuits, comme il l'enverrait aux Petites-
Maisons. Les derviches, les muftis, les Turcs dansants
et chantants terminent la comédie, comme les visions
s'emparent du délire.
Mais, en 1728, à la date de ['École des Bourgeois,
tout a changé, tout s'est transformé. Le conte des
fées est devenu de l'histoire. La Régence met le
siècle de Louis XIV sens dessus dessous et à la ren-
veise. La noblesse ruinée fait des avances à la finance
parvenue, et les bourgeois, qui veulent s'enversailler,
— c'est un mot du temps, — s'entendent avec les
gentilshommes, réduits à s'encanailler. Ce fut une
foire ouverte, une simonie impudente de titres et d'ar-
D'ALLAINVAL. 575
moiries, dédaigneusement vendus, achetés, à genoux,
au prix des plus énormes fortunes de la banque
et du haut commerce. Depuis soixante ans, la bour-
geoisie n'entrevoyait la noblesse qu'à travers les
rayonnements du prestige. Paris contemplait Ver-
sailles comme on regarde une planète resplendis-
sante et inaccessible.
Là, vivaient, dans un monde enchanté de statues
et de jets d'eau, de marbre et de bronze, des êtres
surnaturels , qui foulaient la terre d'un pied de
pourpre, comme les divinités de VIliade. Un sang
bleu coulait dans leurs veines ; l'orgueil de la race
mettait, dans leurs yeux, un éclair. Enfermés dans
cette ville magique oii l'apulhéose de la royauté se
célébrait, nuit et jour, au milieu de pompes d'une
étiquette idolâtre, ils n'en sortaient que pour éblouir
la foule, sans la regarder. Entre eux et le reste des
hommes, rien do commun que l'air du ciel. On com-
prend l'étourdissement des hobereaux du négoce et
delafiuance, quand ces grands seigneurs, descendant
de l'escalier de Versailles, — celte échelle de splen-
deurs et des hiérarchies, qui touchait aux nues, —
vinrent demander la main de leurs filles !
Écoutez plutôt madame Abraham, dans la comédie
de d'Allainval : — « Vive le marquis de Moncade !
» Le beau point de vue ! quelle légèreté, quel enjoue-
» nient, quelle noblesse, quelles grâces surtout! Les
576 LE THÉÂTRE MODERNE.
bourgeoises, qui ne sont pas connaisseuses en bons
airs, appellent cela élourderies, indiscrétions, impo-
litesses ; mais cela est charmant !» — Ce Moncade est
la personnification étincelanle des Roués de répofinc.
Il épouse la petite Benjamine, pour les beaux yeux de
la cassette de sa mère, madame Abraham; mais,
outre la dot de deux cent mille livres de rente, il lui
faut une prime de cent mille li\res de dettes acquit-
tées. Encore trouve-t-il que c'est là s'encanailler à
trop bon marché. 11 méprise, d'ailleurs, parfaitement,
la jeune fdle à laquelle il vend sa précieuse personne,
et il faut l'entendre persifler cette famille naïve,
éblouie par ses talons ronges. Comme il vous traite,
de haut en bas, les petites gens qui vont avoir l'hon-
neur de soutenir sa qualité ! Quelle ironie suraiguë I
Quels airs de protection méprisante!
Ce n'est pas là de l'invention comique, c'est de
l'histoire, et de la plus vraie. La Noblesse se vengeait
de ses mésalliances, par un dédain affiché. Ma-
dame de Giignan marie son fils à la fille du fermier-
général Saint-Amand. «En la présentant au monde,
— dit Saint-Simon, — elle en faisait des excuses,
et, avec sa minauderie, en radoucissant ses petits
yeux, disait qu'il fallait bien, de temps en temps,
du fumier sur les meilleures terres. » Le comte
d'Evieux ne daigne pas toucher à la fille de Crozat,
qui lui apporte quinze cent mille livres de dot, et
D'ALLAINVAL. 377
vingt et un millions d'héritage en expectative. En-
richi par le Système, il rembourse la dot de sa femme
et la renvoie chez son père. On l'appelait, dans la
maison de son mari, « le Petit Lingot».
Moncade est donc un portrait et non pas une ca-
ricature. C'est lui qui a, d'ailleurs, le beau rôle de la
comédie. Quand la lettre où il se moque si outrageu-
sement « du tas d'originaux qui composent la noble fa-
mille où il entre», tombe entre les mains de la mère
Abraham, il se tire de ce mauvais pas par une pi-
rouette élégante : « Parbleu ! voilà une royale femme,
que madame Abraham ! Je ne connaissais pas encore
Soutes ses bonnes qualités. Je m'oubliais, je me
déshonorais : j'épousais sa fille! Elle a plus de soin
de ma gloire que moi-même et m'arrête au bord du
précipice. Ah! embrassez-moi, bonne femme, je
n'oublierai jamais ce service. »
Une excellente scène est l'entrevue du mar-
quis de Moncade et de M. Mathieu, l'oncle de Ben-
jamine, un banquier, bourru et positif, qui s'oppose
au mariage de sa nièce , se moque de la gloriole
de sa sœur, et prétend n'apprécier d'autres blasons
que ceux des écus. Moncade paraît, et, d'un coup
de chapeau, il abat toute la fierté du traitant; il l'ap-
pelle son «cher oncle, » et le bourgeois donne, tête .
baissée, dans le piège à naons, dont il se moquait tout
à l'heure.
III. 37
678 LE TnÉATRE MOniiUNE.
u
Avez-vous jnmais entendu, dans quelque cliâtenu de
province, nu clavcciu du dernier siècle se réveiller, à
l'appel d'une main curieuse et savante, et reprendre,
en sourdine, une ariette de Rameau ou une sonate de
Philidor? Le son est fêlé, la touche engourdie; il
manque des notes, çà et là, à celte lyre surannée,
comme il manque des dents à la bouche des vieillards;
mais que sa faiblesse même est vénérable et lou-
chante! Yous diriez qu'une âme d'aïeule, enfermée
dans l'instrument centenaire, vous raconte, avec un
doux radotage, les histoires, les amours et les re-
frains d'autrefois. Je ne sais rien de pénétrant comme
cette voix sonore et cassée des vieux claviirs.
Pour peu que vous Ten tendiez, dans des circons-
tances favorables d'illusion et de rêverie , — le
soir, par exemple, avant qu'on ail allumé les bou-
gies, à riieure où le salon se décolore et se revêt de
brunes demi-teintes, — elle évoquera, devant vous,
les ombres familières dont elle a jadis accom|iagné le
chant, marqué la danse, bercé les rêves et encouragé
les amours. Une forme, blanche et poudrée, viendra
s'asseoir devant l'instrument défunt, et tournera, par
instants, vers vous, sa tête, mollement fanée, de rose
FA V ART. 579
antique et de fillette séculaire. Derrière elle, se
dressera indécis, mais élégant encore, le fantôme du
jeune virtuose qui accompagnait si tendrement sa
voix mortelle, et vous distinguerez même, à l'autre
angle du clavecin, la silhouette, penchée et pâmée, du
petit abbé, qui tournait si galamment les feuillets du
cahier de musique, en soufflant, de sa bouche en
cœur, des bi^avos flûtes et discrets. Peu à peu, le
sortilège opérera ; la lyre morte appellera et grou-
pera autour d'elle, tous ceux qu'elle a émus et char-
més pendant sa vie musicale. Le salon se remplira de
personnages de tapisseries et de vieux portraits :
douairières en robes feuille- sèche, grands parents
vêtus de noir; frères au service du roi, serrés dans
leurs habits d'officiers; jeunes sœurs croisant, sur
leurs s . eltes corsages, leurs petites mains gantées de
mitaines; tout cela tremblant, vague, effacé, flottant
à l'état d'ombres, dans un pâle clair-obscur; mais la
douce vision, le calme tableau, l'innocente mngie !
et que vous seriez charmé d'engager un dialogue des
morts, à la manière de Fénelon et de Fontenelle,
ivec ces mânes de l'Elysée des vieilles familles et
des vieux foyers d'autrefois !
Cette impression de vie posthume et de Belle au bois
dormant réveillée, nous l'avons éprouvée, en voyant
la vieille comédie de Favart, les Trois Sultanes^ re-
prendre la forme et le souffle de ses beaux jours, et
580 LE THÉÂTRE MODERNE.
recommencer, après tant d'années de silence, le
joli conte qu'elle contait si luen.
Que de brillants et délicats souvenirs attachés à
cette fragile fantaisie! C'est, d'abord, le bonhonmie
Favart, ce patriarche de l'Opéra-Comifiue, ce bailli,
débonnaire et malin, de la poésie pastorale; puis sa
femme, sa ravissante femme, sa « chère petite
bouffe, » ainsi qu'il la nommait dans ses lettres ; la
petite Pardine! comme on l'avait surnommée à la
Comédie Italienne ; car elle jurait à ses heures, la dé-
licieuse actrice, et ce joli Pardine! élait son juron
(avori. C'est le maréchal de Saxe, qui jeta si rude-
ment son mouchoir de sultan guerrier, taillé dans un
drapeau, à la piquante Roxelane ; l'abbé de Voisenon,
enfin, — car rien ne manque à ce groupe d'ancienne
estampe, pns même le petit abbé, — l'ubbé de Voi-
senon, un amour d'abbé ! l'air mouton, la voix perlée,
le sourire supérieurement fin, un esprit d'ange, et le
persiflage décent, tel qu'il convient aux gens de l'ex-
trêmement bonne compagnie ; — puis encore tous
les honnêtes gens, toutes les aimables créatures,
qu'enchantaient ces trois sultanes, ajustées et parées
à la française : société morle, génération écoulée;
yeux plus brillants que des étoiles, à jamais éteints;
cœurs qui battaient à ces douces paroles, refroidis de-
puis plus d'un siècle ; printemps de femmes, épanoui
il ce frôle rayon du soleil oriental, et dont les fleurs
FAVART. 581
ont vécu ce que vécurent les fleurs mÔmes, si vite
fanées, de sa poésie éphémère, l'espace de quelques
soirs ! Hélas ! que reste-t-il de cette guirlande de
grâces, de beautés, d'à-propos, de primeurs et de
jeunesses enlacées? Un peu de poussière sur
quelques pastels, un peu de cendre dans quelques
tombeaux !
Ce qu'il faut, pour être juste envers ces pâles fan-
tômes de tragédies ou de comédies trépassées, qui
reviennent parfois, sur la scène, agiter leurs masques
déteints et leurs poignards rongés par la rouille, à la
clarté des flambeaux nocturnes; c'est ne pas ou-
blier qu'elles ont eu, elles aussi, leur saison, leur
jour et leur heure; c'est se souvenir que leurs
passions, aujourd'hui muettes, s'accordaient à des
passions montées au ton de leur rythme et de leur
langage; que leurs rires, qui ne résonnent plus, ont
éveillé des milliers de rires, sur des lèvres plus ou>.
vertes et aussi fines, peut-être, que les nôtres ; c'est
les entourer, enfin, de leur temps, comme d'un grand
cadre protecteur, qui répande sur elles des teintes
favorables et d'amicales harmonies. Redemandons
aux miroirs ternis les frais visages qu'ils ont reflétés;
aux vieux luths, les mains amoureuses qui ont frôlé
leurs cordes brisées; aux vieilles coupes, l'empreinte
des jeunes lèvres qui sont venues y puiser l'ivresse;
aux vieux livres, agités par le vent sur les quais dé-
682 LE TIIÉATHE MODERNE.
serts, le vestige des doigis émus, la trace des larmes
brûlantes, qui ont marqué leurs pages oubliées.
A.lors nous pourrons deviner leur secret, ressaisir
leur prestige, retrouver leur veine, recomposer leur
influence. L'esprit est souvent périssable, comme
le corps ; il a, comme lui, ses jours de séduction
et de jeunesse. Puis, de même que la beauté se
fait rides, grisaille et poussière, il se fait oubli, fatras,
écho, murmure, cbuchotement. Respectons, du
moins, les urnes fragiles de ces renommées étein-
tes! a II dansa deux jours, et il plut, » dit l'épitaphe
d'un jeune danseur romain. Avoir plu deux jours,
c'en est assez pour recommander une mémoire!
Si donc nous voulons nous prendre et nous inléres-
ser encore au vaude\ille musulman du vieux Favart,
commençons par oublier les poèmes de Byron et les
tabbjaux de Decamps; rappelons-nous que l'Orient
n'était connu, dans les deux derniers siècles, que
par les légendes dorées de dalland et de Tavernier,
et que l'Europe n'entrevoyait guère encore ces
pays du soleil qu'au clair de lune des Mille et une
Nuits.
De là des imaginations bizarres, des parodies-
énormes et de splendiiies hyperboles. Il y eut, d'a-
bord, l'Orient grotesq'je de Molière, l'Orient des sa-
lamaleks, des bastonnades, des Turcs chantants et
dansants, et des turbans illuminés. Cyrano, en ses
FAVART. 583
rodomontades, appelle, quelque part, le soleil «le
Graml-Duc des chandelles» ; Molière appellerait vo-
lontiers le Sultan le « Grand-Seigneur des bougies ».
Ses niuphlis et ses dervis portent des consteliations
sur leurs têtes. Ces Turcs à bougies semblent les
indigènes naturels du pays des Mille et une Nuits.
Ils jettent un jour drolatique sur Constantinople, telle
qu'on se la figurait volontiers alors : une ville peinte
et sculptée à jour, surmontée d'une forêt de pals
hurlants et de minarets criards; des créneaux gar-
nis de têtes empalées; des oreilles coupées, clouées
aux portes des boutiques ; des sultanes noyées, comme
des chattes, en plein jour, dans le Bosphore, par
de grands nègres à demi-sauvages ; le cadi parcou-
rant les rues, suivi de son coupe- tète ; les Bassas, ac-
croupis sur des peaux de tigre, à l'ombre de leurs
trois queues de cheval, et le Turc, le Grand-Turc,
ce Barbe-Bleue de l'Europe, allant à la mosquée,
en habit de perles, sur un cheval d'or, dont les pieds,
ferrés d'argent, foulent un pavé de têtes rases et de
turbans prosternés. Cette farce du Bourgeois gentil-
homme est le miiage grossi, mais naïf, de l'Orient
barbare, vu à travers la lanterne mngique des voya-
ges imaginaires et du Coran traduit par Duryer.
A celte Turquie divagante succéda l'Orient du
dix-huitième siècle ; un Orient égrillard et baroque,
créé à son image, et qui est bien le plus singulier
584 LE THEATRE MODERNE.
pays du moiide. Diderot, Ctcbillon fils et Voisenon
sont les trois pèlerins de celle Cytlière, mi-partie
turque et chinoise.
Là régnent, sur des trônes de vieux laque, incrus-
tés de vieux Sèvres, le sultan Misapouf et le prince
Scliah-Baliam, le roi Angola et le calife Mangogul,
sans Compter le prince Splendide, le prince Potiron,
le prince Cormoran, le prince Acajou, et une poignée
d'autres roitelets, plus grimés et plus maniaques les
uns que les autres. Les sultanes s'appellent Grisemine,
Mirzoza, Manille, Zirpliile, Lazuli, Fanfreluche, et
autres noms de guenons et de gazelles favorites.
Elles portent des robes de gaze, couleur feu, des ju-
pons céladon et or, des bas cannelle, des mules petit-
gris et des paniers pentagones, à angles saillants et
rentrants, dont chacun a bien une toise de projection.
Saupoudrez ce costume d'un soupçon de rouge, de
trois croissants, de sept pointes et d'une douzaine
de mouches assassines, et vous aurez le portrait, en
raccourci, de ces aimables personnes.
Les sultans passent leur vie à se faire narrer des
contes graveleux ou â regarder leurs femmes faire
des nœuds et des découpures. Ils font bien, par-ci
par-là, couper quelques têtes et bâtonner quelques
esclaves ; mais, au fond, ce sont de bons princes, in-
dolents, fantasques, nerveux, énervés, et atteints
d'une stupidité incurable.
FAVART. 585
Les sultanes gazouillent, minaudent, vocalisent,
font de la métaphysique ou du parfilage et consul-
tent leur médecin Pamoisor sur la coqueluche de
leur levrette grise, ou l'aruspice Codindo sur le rhume
de leur perruche amazone. Ajoutez, à ce personnel,
des bonzes imbéciles, des astrologues idiots, des
magiciens fripons, des philosophes biscornus, et le
tableau sera complet. Ce monde absurde et vaporeux
est gouverné par une ribambelle de génies grima-
ciers et de fées bizarres, qui s'amusent à changer les
hommes et les femmes en sophas, en baignoires, en
anneaux, en potiches, en consoles et autres ustensiles
de boudoir. — « Vous avez donc été sopha, mon en-
» fant? Cela fait une terrible aventure. Eh ! dites-moi,
» éliez-vous brodé? » — c<. Oui, sire, » répondit Aman-
zei. « Le premier sopha dans lequel mon àme entra
» était couleur de rose, brodé d'argent. » — « Tant
» mieux !» dit le sultan. « Vous deviez être un assez
» beau meuble... Enfin ! pourquoi Brahma vous fit-il
» sopha plutôt qu'autre chose? Quelle était !a fin de
» cette plaisanterie? Sopha, cela me passe... ! »
Tels sont les propos que l'on tient dans ces petites
maisons orientales; et ies sopha? carient, et les bai-
gnoires gloussent, et les anneaux siflîeni, ei Ips po-
tiches ronflent. La fée Moustache et le génie Jonquille
se jettent les maléfices et les métamorphoses à la
tête ; le sultan bâille, rêve, criaille, fredonne, se
586 LE THÉAIRE MODERNE.
fait cliatouiller la plante des pieds, avec une plume
de paon, pour crever de rire, et jure, foi de sultan!
qu'il décapitera le premier qui osera faire une ré-
flexion ou dire quelque chose qui ait le sens com-
mun. Les sultanes s'éventent, se pâment, s'évanouis-
sent, donnent des croqiiignoles à leur né{;rillon et
des coups d'éventail au chef des eunuques; elles
lisent les Breloques ou les Grelots de la Folie ^ [lar
la marquise de Cliehi, ou les Statuts et règle-
ments de r ordre éléganlissime du papillonnage^
persiflage^ rossignolage, cMffonnage^ frcdonnage^
(rancJiabavardage , par lurbanissime et superlico-
cantiosissime Zéphirolet, 100 vol. in-folio, format
d'atlas. — Puis, elles deviennent pendules, taupes,
guéridons, pendants d'oreilles ou poissons rouges,
au gré de la lune ou de la fée qui règne en ce mo-
ment, et redeviennent femmes, Tinstant d'après, sans
s'étonner, sans s'émouvoir, et comme si rien au
monde n'était plus normal et plus naturel.
C'est la chinoiserie même que cet Orient rocaille.
Imaginez Zamore, gris de Champagne, endormi sur
les Co7itcs de madame d'Aulnoy, dans le boudoir dfî
la Dnban y, et brouillant, dans ses rêves de Boule et
d'ébène, l'Europe et l'Asie, Paris et Pékin, les moines
et les bonzes, les magutset les idoles, les fées elles
pagodes, les philosophes et les mages, l'Encyclopédie
et les Yédas, la circoncisioi] et la vaccine, le mesmé-
FA VA HT. 587
risme et la kabale, les énigmes du sphinx et les
rébus du Mercure de France, les impures de l'Opéra
et les bayadères de l'Inde, les queues de vache des
brahmes et les éventails des petits-maîtres : un pêle-
mêle de folies, une galimafrée d'arabesques, un
fouillis de babioles et de bagatelles, l'apocalypse du
joli, le sabbat des diablotins, le pandsemonium du
rabougri et du strapassé, les djinns et les afrites de la
légende arabe, enfermés dans une bonbonnière de
marquise!
Si vous voulez surprendre le dix-huitième siècle
en déshabillé de décrépitude, allez le chercher dans
les petites maisons de ces petits livres. Le spleen
et la migraine y grasseyent longoureusement leurs
délires; vous sentez, à travers ces pages étiolées,
le pouls débile d'un siècle agonisant, un cœur qui
se racornit, un cerveau qui tourne à l'éponge, une
âme qui se meurt en respirant de l'éther. Il s'en
exhale une odeur de fadaise, d'épuisement, de fai-
néantise, de renfermé de harem et de fin d'orgie,
que je ne saurais mieux com[)arer qu'aux narcotiques
senteurs du camphre pilé-
Quand une littérature en est réduite à cet eunu-
chisme mignard, il n'y a plus qu'à lui dire : « Sortez ! »
comme dit la Roxane de Racine; et à faire signe aux
muets, embusqués à la porte, de préparer le nœud
coulant du cordon.
588 LE THEATRE MODERNE.
Auprès de cet Orient vieillot et puéril, qu'elle nous
apparaît aimable et riante la Turquie adonisée du bon
Favart, telle qu'il l'a rêvée, d'après la Zaïre de Vol-
taire et les Contes moraux de Marmonlel! Quel bon
Turc, dans sa comédie, que ce Soliman, si terrible
dansl'bistoire, et qui fit couper plus de têtes, durant
son règne, qu'il n'avait de poils à sa longue barbe
parfumée! Qui reconnaîtrait, en saRoxelane, au nez
retroussé, cette Médée de sérail, aux sourcils peints
de sang, au lurban hautain, qui étranglait les fils de
ses rivales et les visirs rebelles à son despotisme ?
Le poète en a fait une petite grisetle parisienne,
foun^oyée dans le harem de Sa Hautesse, et traitant,
de Turc à More, toute cette turquerie barbaresque, à
laquelle elle ne comprend rien. C'est une Française
limant les ongles et les dents du lion oriental. Mais
quels ongles roses! quelles dents anodines! Quel lion
peigné, frisé, civilisé, et déjà digne, tant il est galant,
de porter, sur sa croupe, le petit Cupidon minaudier
de YAlmanach des Muses! 11 nous fait rire aujourd'hui,
ce joli sultan. Comment ne pas y croire, du temps de
Favart, après l'Orosmane de Voltaire?
Vertueuse Zaïre, avant que l'iiyménée
Joigne à jamais nos cœurs et notre destinée,
J'ai cru, sur mes projets, sur vous, sur mon amour.
Devoir, en Musulman, m'expliquer sans détour !
Que dites-vous de cet abominable jargon? J'aime
FAVART. 589
encore mieux le babillage de Favart : il est simple
(lu moins, négligent et rapide. D'ailleurs, le rôle de
Roxelane suffirait au succès de la pièce : il scintille
de frivolité et d'impertinence ; il a la beauté du diable
de la Parisienne, et la bordure mahométane qui l'en-
cadre, quelque polie et vernissée qu'elle soit, fait
mieux ressortir encore sa mine évaporée et sa co-
quetterie spirituelle ;
Son petit nez eu l'air semble narguer l'amour.
Le meilleur de la pièce est fait de ce petit nez pal-
pitant, mobile, éventé, qui cherche l'air doux et
tiède des mœurs françaises, au milieu des odeurs fé-
briles et des fumets d'encens du sérail.
La douce Délia est encore une gracieuse figure, avec
son petit air servile et ses chatteries circassiennes.
Elmire ne manque ni d'élégance ni d'allure. Osmin
est une caricature, amusante encore. Ajoutez à cela
qu'elle n'est pas si vieillotte et surannée qu'on pour-
rait le croire, le poésie du bonhomme Favart ! Elle
court, limpide et fraîche, sur des vers aux mètres
entrecoupés , aux rythmes changeants, ce qui lui
donne la vivacité, l'élan et la joie d'un joli petit ruis-
seau de campagne, écumant contre des cailloux. Le
vers libre, bien manié, convient merveilleusement au
théâtre. L'alexandrin est la ligne droite de la poésie ;
le vers libre en est la ligne serpentine; il l'assouplit.
690 LE THEATRE MODERNE.
la cambre, l'enlrelace et lui fait danser d'allôgres
quadrilles.
Tous ceux qui aiment les pastels pâlis parles ans,
les clavecins fêlés, comme des voix d'aïeules qui fre-
donnent, en chevrotant, les airs de Grétry, les vieux
éventails fanés, comme des ailes de papillons qui ont
perdu leur poussière, les anciennes étoffes couleur du
soleil autrefois, couleur du temps aujourd'hui, verront
toujours avec plaisir la Chercheuse d'esp?'it, de Favart.
C'est la Belle au bois dormant des vieilles berge-
ries, qui se réveille sur son banc de gazon, dans un
cabinet de verdure, en frottant ses yeux mouillés
de sommeil et de volupté. Qu'elle a dormi longtemps
et que tout est changé autour d'elle ! Le paysage qui
la vit naître, ce paysage peint par Boucher, sur les
genoux de la Nature^ — comme dit un madrigal de
Dorât, — s'est flétri et décoloré. Son ciel d'opéra,
aux nuages veluulés, où l'Amour planait, en rac-
courci, sa flèche en arrêt, a perdu son rose et son
vermillon, L'aibre, fleuri comme un thyrse, à l'ombre
duquel elle s'était couchée, n'est itlus qu'un tronc
dépouillé ; la mousse a rongé le chiffre d'amour
gravé sur sou écorce luisante. On dirait la chrysalide
d'une Ilamadryade envolée. La source mousseuse,
comme du vin d'Aï, que lui versait, d'un geste ba-
chique, une Naïade sculptée par Coustou, penche
FAVART. 591
maintenant une urne brisée, et le Temps moqueur a
suspendu une barbe de lierre au menton mutin de la
nymphe.
Le soleil a déjeuné du panier de fleurs, qu'avait
laissé tomber la main nonchalante de la pauvre
Nicette; sa cage d'osier ne contient plus qu'un
petit squelette d'oiseau pendu par la griiïe ; son
mouton Robin gît empaillé dans l'herbe flétrie ; sa
jupe orange habille l'épouvantail planté au milieu
du champ ; sa houlette enrubannée est devenue
une canne de grand'mère. — Où est Colin? où
est Jeannot? où est Lubin? où sont tous ces jolis
bergers, en vestes de soie et en culottes de talîetas
rose, qui lui dénichaient des merles et qui lui vo-
laient des baisers? Ils labourent, ils piochent, ils
ratissent , ils tondent les agneaux qu'ils bichon-
naient autrefois. — Et cet auditoiie , si naïvement
raffiné, que charmaient les pipeaux du bonhomme
Favart, ces petits-maîtres, ces belles marquises
qui croyaient à Flore et à Pomone mêmement, ce
parterre de têtes, poudrées et frivoles, que Nicetle
tournait au souffle de ses chansons? Il a disparu ,
il s'est elTacé. Qu'en reste- l-il? — A peine un sou-
venir.
La Chercheuse «t'e5/;nV cherche en vain les amou-
reux de sa belle saison. Le public ne croit plus aux
pastorales de serres chaudes. D'autres poètes soin
592 LE THÉÂTRE MODERNE.
venus, qui ont remis la campagne au vert : ils ont
replié, comme un paravent, cette nature enluminée
d'Arcadie galante; ils ont renvoyé Alain à la char-
rue et Nicette à la ba>se-cour. Il y a du fumier dans
leurs idylles; leurs moutons rentrent crottés à l'éta-
ble.Les réalistes du dix-huitième siècle demandaient
un loup dans les bergeries deFlorian; aujourd'hui,
ils y trouveraient des verrats !
IMalgré ce changement de siècle et de mode, la
Chercheuse d'esprit nous ravit encore. Elle est si
jolie, cette petite Nicette, bête comme une fleur,
friande comme une pêche, curieuse comme un oi-
seau qui brise sa coquille ! Elle obéit si bien à cette
recommandation d'un poète de son temps:
Ah ! conservez-moi bien tous ces jolis zéros
Dont votre tête se compose !
Si jamais quelqu'un vous instruit,
Tout mon bonheur sera détruit,
Sans que vous y gagniez grand'chose.
Ayez toujours, pour moi, du goût, comme un bon fruit.
Et de l'esprit, comme une rose 1
Avec quiîl art le poète la fait passer, du règne vé-
gétal, au règne féminin, par gradations insensibles !
Vous diriez une de ces figures que les peintres d'a-
rabesques font jaillir d'une touffe de feuillages. Où
finit la plante? où commence la femme? Discrimen
obsmrum! Éclosion toute physique, du reste, et tout
instinctive. L'innocence déniaisée de Nicette n'est
FAVAHT. b93
qu'un phénomène d'histoire naturelle. C'est en bota-
niste, plus qu'en moraliste, que le bon Favart l'ana-
lyse. Dans ses lête-à-tête avec Alain, l'amour, selon la
définition de Chamfort, se réduit au contact de deux
épidémies. Mais que de grâce et que de fraîcheur 1
Le dix-huitième siècle, qui savait peu les secrets
du cœur et de l'âme, excellait, en sa qualité de ma-
térialiste, à pétrir, dans je ne sais quelle fleur de
chair juvénile, des figurines représentant l'Adoles-
cence, la Puberté, le Désir, sous leurs formes les plus
exquises. Le Chérubin de Beaumarchais, la Cécile
Volange de Laclos, la Nicette de Favart sont, en ce
genre, de vrais chefs-d'œuvre plastiques, et rappel-
lent de loin ces délicieuses statuettes de CupidonSy
d'Etifants à toie^ de Joueuses aux osselets, par les-
quelles les sculpteurs grecs , eux aussi , personni-
fiaient, à leur manière, les premiers âges de l'amour.
Mais une veine de libertinage circule toujours à
travers ces réductions des purs types antiques. C'est
la différence d'une Yénus de Praxitèle à une Fau-
nesse de Clodion. A ne prendre pour exemple que la
Chercheuse d'esprit de Favart, elle ressemble, à s'y
méprendre, à la Chloé de Longus. L'églogue fran-
çaise paraît même plus chaste que l'idylle lesbienne,
au premier abord. Elle effleure et elle sous-entend:
elle glisse sans tomber jamais sur les situations sca-
III. 38
S94 LE THEATRIi MODERNE.
breuses qu'elle parcourt ; les mots francs sont trop
crus pour sa bouche en cœur; à peine eilleure-t-elle
d'une dent de lait le IVuit défendu.
La pastorale grecque, au contraire, a la beauté
et la nudité du marbre. Ses bergers folâtrent parmi
les chèvres et les faunes ; ils participent à leur lascive
animalité. Leur amour, purement physique, est celui
qui, au retour du printemps, fait bondir les troupeaux
et hennir les cavales. C'est celui que Lucrèce, au
quatrième livre de son Poème, chante, avec une ma-
jestueuse imi)udeur. Mais un souffle venu de TÉden
circule, à travers ces scènes brûlantes de Cyclade.
Tout y est nature vierge, simplicité primitive, vie
élémentaire. La sensualité y prend un caractère in-
génu et presque sacré. Chloé ne sait pas qu'elle est
nue; elle est païenne, elle n'a point d'âme; le cli-
mat, la saison, le sang en font ce qu'ils veulent. Elle
se débat sous l'aiguillon de Vénus, comme sous la
morsure d'un moustique de pays chaud. Les petites
divinités rurales qu'elle adore ne lui prêchent que
l'obéissance aux lois de l'instinct.
Les images du plaisir et de la fécondité se multi-
plient sous ses yeux. Les agneaux qui « sautent et se
courbent sous le ventre de leur mère », les béliers
« poursuivant les brebis qui n'ont point encore
agiielé», les boucs «sautant après les chèvres et se
cossant fièrement, pour l'amour d'elles », tout lui en-
FAVART. 595
seigne le culte de cet « Enfant jeune et beau, qui a des
ailes, et, pour cette cause, prend plaisir à hanter les
beautés; qui domine sur les éléments, les étoiles, et
sur ceux qui sont dieux comme lui ». A peine dégagée
du sein de la Nature, irresponsable et passive, Chloé
est soumise à la Fatalité, qui régit les rapports des
sexes livrés à eux-mêmes. La morale lui est aussi
étrangère qu'aux chèvres de son troupeau. Elle ne
relève que de Pan, le divin Satyre.
Qu'il y a loin de cette innocence de l'Age d'or à la
naïveté raffinée de la fillette de Favart ! Nicelte a la
coquetterie de son ignorance. Sa pudeur est puisée
dans le pot au fard. Lorsqu'elle dit à Alain, qu'il lui
plaît mieux que « Robin son mouton» ; lorsqu'elle ré-
pond à madame Madré, qui lui commande d'aller
mettre un fichu : « Je n'ai pas froid, ma mère ; » et
quelle s'excuse de « ne pas savoir encore, quand il
faut rougir », l'écho lui répond par un éclat de rire
égrillard. Le couple effronté de Finette et de l'Éveillé
est là, d'ailleurs, pour parodier l'innocence des deux
ingénus. Nicette sait ce qu'elle fait, elle sait ce qu'elle
dit; ou, du moins, son poète le sait pour elle. Il la
montre au parterre, comme il lui montrerait une pe-
tite Sauvage ramenée d'Otaïti par M. de Bougain*
ville; et Nicette, qui se sent observée, redouble,
comme font les enfants, d'innocence et de niaiserie
feinte.
596 LE TDÉATUE MODERNE.
Vous souvient-il dune page du Moyen de parve~
nir, plus facile à indiquer qu'à transcrire, où Bé-
roalde raconte l'histoire de Marciole, la fdle du meu-
nier? Cette belle fdle, nue « comme une fée sortant
de l'eau », qui ramasse des cerises semées dans une
chambre, devant les hobereaux débauchés, est l'i-
mage de Nicelte exhibant son ignorance virginale. Sa
naïveté vaut la nudité de Marciole: elle la retourne en
tous sens, elle la montre sous tous les aspects; la
gaieté qu'elle excite est de même nature, et les ap-
plaudissements du public pourraient se traduire par
les exclamations de convoitise des hôtes du châte-
lain de la Roche. — « L'un, la regardant, disoit: « Il
» n'y a rien au monde de si beau; je ne voudrois pas,
» pour cent écus, n'avoir eu le plaisir que je reçois. >»
Un autre, racontant sa fantaisie occupée de délecta-
tion, prisoit sa bonne aventure, en ce spectacle,
plus de deux cents écus. Un vieux pécheur metloit
cette liesse à trois cents écus. Un valet, trémoussant
comme les autres, metloit sa part à dix écus. »
Quoi qu'il en soit, la comédie de Favart est restée
le chef-d'œuvre du rococo pastoral. On ne saurait
plus gracieusement faire jouer des bergers aux jeux
innocents. La malice se glisse sous leurs réparties,
invisible, comme le serpent sous les fleurs. Le poète
semble les laisser parler: on ne dirait pas qu'il les
souffle. C'est la bonhomie narquoise d'un bailli de
FAVART. 597
villnge, confessant une fillette, surprise avec son
amoureux dans les blés. L'ironie se cache si bien,
qu'elle paraît à peine. Imaginez Daphnis et Chloé
jouant dans un champ ; ils sont seuls, la plaine est
déserte ; on n'entend que le cri strident des ci-
gales... A peine perce, entre les feuillages, la corne
du Faune aux aguets, qui les observe et qui rit...
Il n'est pas jusqu'au style négligé du poème deFa-
vart, qui ne lui donne un charme de plus ; il y a cer-
taines choses, passées et fragiles, qui plaisent par
leur incorrection même et par leur peu de substance.
Un grain de gentillesse fait toute leur valeur. L'esprit
gâterait, ce me semble, ces jobs groupes d'ancienne
porcelaine qui représentent, eux aussi, des bergeries
erotiques. On aime les airs de tête insignifiants de
leurs petits personnages, leurs mines bouffies et
béates, et la futile importance avec laquelle ils va-
quent à leurs berquinades.
Ce fut sons le cotillon de Nicette, que madame Fa-
vart fit la triste conquête du maréchal de Saxe, qui
allait partir pour sa campagne de Flandre. Une
troupe de comédiens suivait alors les armées; le
chariot du Roman Comique se traînait parmi les
fourgons, portant des Ragotins affamés. Pauvres
hères, rudoyés par les soldats, siffles par les balles,
mal payés, couchés au bivouac, nourris des restes
598 LE THÉÂTRE MODERNE.
de la cantine, loustics et souffre-douleurs du camp
en gaieté !
Maurice de Saxe offrit à Favart la direction du
théâtre attaché à l'expédition; le mari naïf ac-
cepta : le voilà parti pour Louvain. Il est reçu en
ami, par le maréchal, qui lui ouvre ses hras et sa
bourse, lui fait présent de deux beaux chevaux, d'un
lit de camp de salin rayé, et de vingt-cinq bouleilles
de vin, « marchandise fart rare en ce pays, à cause>
du séjour des troupes ». Comment refuser à son
protecteur ce qu'il demande avec tant d'instances,
la présence de madame Favart, que l'armée attend,
pour vaincre en chantant? Favart écrit des lettres
pressantes ; sa femme quitte, de son pied léger, l'O-
péra-Comique, et vient rejoindre, à Gand, son mari.
Son arrivée est un triomphe. Mars lui-même fait
à Vénus les honneurs du camp. L'argent pleut, les
cadeaux abondent. Mais bientôt une letlre arrive, ou,
pour mieux dire, un firman. On a cette première dé-
claration du maréchal, tournée et troussée à la mode
du temps. Le lion fait patte de velours, mais sa
griffe perce, sous le papier rose : «Mademoiselle de
Chuulilly, — c'était son premier nom de théàlre,
— vous êtes une ench;mteresse plus dangereuse
que feu madame Armide. Tantôt en Pierrot, tantôt
travestie en Amour, et puis en simple bergère, vous
faites si bien, que vous nous enchantez tous. Je me
FAVART. 599
suis VU au moment de succomber aussi, moi dont
l'art funeste effraye l'univers. Quel triomphe pour
vous, si vous aviez pu me soumettre à vos lois ! Je
vous rends grâce de n'avoir pas usé de tons vos
avantages. Vous ne l'entendez pas mal pour une jeune
sorcière, avec votre houlette qui n'est autre que la
baguette dont fut frappé ce pauvre prince des Fran-
çais, que Renaud l'on nommait, je pense. Déjà je me
suis vu entouré de fleurs et de fleurettes, équipage
funeste pour tous les favoris de Mars. J'en frémis; et
qu'aurait dit le roi de France et de Navarre, si, au
heu du flambeau de la vengeance, il m'avait trouvé
une guirlande à la main? Malgré le danger auquel
vous m'avez exposé, je ne puis que vous savoir gré
de mon erreur, elle est charmante. Mais ce n'est
qu'en fuyant que l'on peut éviter un péril si grand.
Pardonnez, mademoiselle, à un reste d'ivresse^ cette
prose rimée que vos talents m'inspirent. La liqueur
dont je suis abreuvé dure souvent, dit-on, plus long-
temps qu'on ne pense. — Maurice de Saxe. »
Madame Favart résista. Mais Maurice de Saxe
n'était pas un amant transi. S'il avait la force d'Her-
cule, il n'en avait point la patience; il n'entendait
rien à filer les quenouilles galantes. En amour, il
aimait mieux prendre la ville par escalade, que l'as-
siéger selon les règles. Les prières firent place aux
menaces. La pauvre « petite bouffe » fuit, éperdue.
600 LE THÉÂTRE MODERNE.
à Bruxelles, où elle se réfugie sous les ailes de la
ducliesse de Chevreuse. Le maréchal, furieux, veut
d'abord envoyer un détachement de grenadiers à la
poursuite de la fugitive. Sa colère retombe sur le
mari, qui n'entend rien, ne voit rien encore, et qui
écrit à sa femme cette lettre naïve, digne d'être
contre-signée par Alain : « Mon cher petit bouffe,
ta santé m'inquiète beaucoup. Envoie-moi le certi-
ficat du chirurgien, pour le faire voir à M. le maré-
chal. On doit écrire à M. de la Grolet pour savoir si
tu es en état de partir pour l'armée. On m'a même
menacé de te faire venir de force par des grenadiers,
et de me punir, si j'en imposais sur ta maladie. Nous
sommes ici fort mal ; je ne suis pas encore logé et j'ai
couché sur la paille, à la belle étoile, depuis que je t'ai
quittée. Quoique ta présence soit ici nécessaire pour
le bien du spectacle, quoique je brûle d'impatience
de te revoir, ta santé doit être préférée à tout. »
Cène fut pas seulement à la lettre, mais au figuré,
que le maréchal de Saxe mil sur la paille le mari,
coupable de la vertu de sa femme. Il ruina son théâ-
tre, en lui retirant sa faveur. Favart revint à Paris,
sans sou ni maille et perdu de dettes. Une lettre de
cachet l'en bannit. La brebis était rentrée au ber-
cail, et le lion, qui cherchait sa proie, faisait chasser
le berger. Réfugié à Strasbourg, Favart fut réduit à
se cacher dans une cave, où il peignait, pour vivre,
FA V ART. 601
des éventails, à la lueur d'une lampe. Ce n'était pres«-
quo pas changer de métier. Le bon Favart, en litté-
rature, est aussi, quelque peu, peintre d'éventails.
Cependant, la petite Pardine! restée sans dé-
fense, dans ce Paris du dix-huitième siècle soumis
encore au droit de jambage, se défendait de son
mieux. Favart, du fond de sa cave, lui envoyait des
fleurs, le jour de sa fête, avec cette lettre si tou-
chante sous le jargon sensible du temps : « Je te
souhaite une bonne lète, ma chère Justine ; sois heu-
reuse autant que je me trouve malheureux d'être
séparé de toi, et rien n'égalera ma félicité. Reçois
cette fleur fanée, arrachée de sa tige : c'est le
symbole d'un cœur flétri par une absence rigou-
reuse. Adieu! Que tous tes jours soient des jours
de fête ! mais, au milieu des plaisirs, songe que, si tu
es formée pour exciter l'amour, tu es née pour mé-
riter l'estime. »
A cette héroïde conjugale, madame Favart ré-
pondait ce joli billet, où le rire se môle aux lar-
mes, où elle lait la brave pour rassurer son mari,
et que termine le cri d'un cœur généreux. « Le
maréchal est toujours furieux contre moi; mais
cela m'est égal. Si tu veux, j'enverrai mon début
à tous les diables, et je pars sur-le-champ pour
l'aller retrouver. Il y a toujours un monde pro-
digieux, quand je parais. Je viens déjouer la dan-
602 LE TOÉATRE MODERNE.
seuse, dans Je ne sais quoi, et Fanchon, dans le
Triomphe de Vintérêt. Le duo que j'ai chanté avec
Rochard est aussi de la façon; il suffit qu'il vienne de
toi, pour que je le rende bien. On me menace qu'on
va me faire beaucoup de mal, mais je m'en moque;
)'ir;ii de grand cœur demander l'aumône avec toi. Je
suis, pour jamais, ta femme et ton amie. »
Madame Favartprit la fuite, pour la seconde fois;
une lettre de cachet l'arrêta en route. On l'enferma
dans un couvent, pour lui apprendre à vouloir rester
honnête femme. Celte fois, sa vertu plia, et sa résis-
tance fut à bout. C'était la lutte du vieux Saxe contre
le vieux Sèvres, d'un soldat impérieux et tout-puis-
sant contre une fragile comédienne. Il fallut céder;
il fallut se rendre. Que de villes en avaient fait au-
tant ! Madame Favart put se dire cela, pour se conso-
ler : elle n'était pas une Femme Forte, après tout;
l'abbé de Voisenon l'éprouva plus tard. Et puis le
droit du seigneur était la morale et la loi du temps :
Pour qui sera la volupté,
S'il en faut priver les grands hommes?
C'est Voltaire qui écrit ces vers, dans une épître
au maréchal.
Lorsque celui-ci mourut, quelques mois après, le
bon Favart se vengea de son persécuteur, par cette
inoiïensive épitaphe, renouvelée de Corneille :
DIDEROT. G03
Qu'on parle bien ou mal du fameux maréchal,
Ma prose ni mes vers n'en diront jamais rien.
Il m'a fait trop de bien, pour en dire du mal,
11 m'a fait trop de mal, pour en dire du bien.
Diderot résume, à lui seul, les splendeurs et les
misères du dix-huitième siècle. Il y a de tout dans
ce génie effréné : de la grandeur et du cynisme, de
la bonté et de la violence, de la folie et de la sa-
gesse. 11 n'a manqué que des proportions à son
grand esprit, pour dominer tout le siècle. Quelle in-
telligence fut plus vaste, plus souple, plus féconde?
Il prend d'assaut tout ce qu'il aborde, il met la
flamme à tout ce qu'il touche; il entre parla brèche
dans tous les sanctuaires et dans tous les arcanes de
la science humaine. Sa verve a le don du feu gré-
geois: elle brûle, au milieu des éléments de la stéri-
lité et de la froideur. Il manie, comme un pinceau,
le compas du géomètre; du triangle des mathémati-
ques, il se fait un trépied de poète; aux chiffres
mêmes il donne de l'inspiration et des ailes. Il a
créé, à son usage, une éloquence forcenée, moitié
courtisane et moitié muse, qui vous parle en vous
étreignant, vous enveloppe de sa chaleur, vous eni-
vre de son souffle, et communique à vos sens le
C04 LE THEATRE MODERNE.
trouble physique dont elle est émue. Son désordre
même est une puissance et son délire une fascina-
tion. Il est partout, dans son œuvre immense, et il
n'est nulle part. L'artiste, le penseur, le savant, le
critique, le poète s'embrouillent en lui et s'entrela-
cent, de façon à former je ne sais quel monstre de
gonie, presque difforme à force d'être luxuriant,
multiple et prodigue. Vous diriez une de ces ido-
les indiennes, touffues comme des arbres, qui projet-
tent, de toute part, des mains pleines de germes et
des têtes pleines de rêves.
Ainsi, de quelque côté qu'on l'envisage, Diderot
vous apparaît, jetant, çà et là, des facultés éparses,
diffuses. Son esprit ne se définit pas dans un livre;
il circule, à l'état de sève, dans des milliers de pages
mobiles , déréglées , frémissantes , colorées des
teintes les plus riches et les plus diverses : ro-
mans, nouvelles, notes, mémoires, rapports, comptes
rendus, brouillons, projets, ébauches, lettres, pro-
spectus ; véritable feuillage d'idées, dont l'épais-
seur et le frémissement cachent le tronc vigoureux
qui le porte, aussitôt épars que produit, gaspiiliî
et maraudé par tous ceux qui passent , et dont
tant de glorieux, qui n'en ont rien dit, se sont tressé
dos palmes et des couronnes. L'exubérance est la
loi de sa nature généreuse : il est à tout et il est à
tous; il bâtit l'Encyclopédie, presque à lui seul; il
DIDEROT. 605
pense le livre de celui-ci, il écrit la pensée de celui-
là; il souflïe Grimm, il débrouille Helvétiiis ; il tient
la plume de l'abbé Raynal ; il apprend le français au
baron d'Holbach. Sa tête est un grenier d'idées, où
viennent puiser, à pleines mains, tous les affamés c
tous les pauvres d'esprit de son temps. Parfois, en
feuilletant quelque livre obscur et ennuyeux de l'é-
poque, vous tombez sur un passage qui illumine d'un
rayon soudain la médiocrité d'alentour... C'est la
plume de Diderot, qui passe et qui décrit son éclair.
Et nous n'avons que les restes de ce grand esprit ;
sa meilleure part s'est dispersée en paroles. Il a
causé bien plus qu'il n'a écrit ; ses livres ne font que
refléter le feu que projetaient ses discours. Tous les
contemporains s'accordent à reconnaître la puis-
sance de cette parole créatrice ; elle initiait et elle
fécondait. Les altistes, les écrivains,, les poètes ve-
naient, en foule, lui demander de la chaleur et de la
lumière. C'était à qui tisonnerait cette verve inextin-
guible; c'était à qui s'abreuverait à cette source vive.
Et lui, toujours prêt, toujours expansif, l'âme ou-
verte, les bras tendus, versait, à longs flots, les idées,
les conseils, les exhortations, les doctrines, comme
ces masques des fontaines antiques, dont la bouche
intarissable épanchait des fleuves en un jour.
Car ce grand homme était un bonhomme, l'idéal
de l'homme de Térence, auquel rien d'humain n'était
606 LE THÉÂTRE MODERNE.
étranger. La capacité de son cœur surpassait encore
celle de son cerveau : il y logeait toutes les amitiés,
toutes les pitiés, toutes les misères, qui venaient lui
demander un asile. Sa vie entière ne fut que sacri-
tices, désintéressement, bonnes œuvres, largesses
répandues au hasard sur tous les chemins.
La tête et le cœur du colosse étaient d'or; pour-
quoi faut-il descendre à ses pieds de fange? Pourquoi
faut-il que des idées mortelles aient ravagé celte
vaste intelligence, cumme des vents de peste souf-
flant sur un beau pays? Je lui passe encore ses fan-
taisies libertines, quoiqu'il soit pénible de voir ce
génie robuste se raccourcir sur le Sopha de Crébil-
lon fils, et radoter, en fausset d'eunuque, les sottises
erotiques des Bijoux indiscrets. Mais cette rage de
destruction qui le saisit par accès, cette négation
fjiribonde de l'immortalité de l'être, radiarnenient
sacrilège avec lequel il dissèque et manipule l'àme
pour n'y trouver que matière, l'espèce d'enthou-
siasme impie qu'il apporte dans ces violations du ta-
bernacle intérieur, voilà ce qui épouvante et ce (|ui
consterne, comme le signe de la Bête, imprmié sur
un front sublime! Et où l'athéisme est-il allé se nicher,
en possédant Diderot? Dans le cerveau d'un voyant,
dans le tempérament d'un prophète, au centre d'une
intelligence dont toutes les tendances rayonnent
vers l'idéal et vers l'infini! Diderot athée, c'est la
ÛIDEROT. 807
flamme brûlant son foyer ; c'est l'aigle niant le soleil 1
C'est pourquoi sa grande figure fera toujours peur
aux âmes ; c'est pourquoi il restera toujours mi
doule sur cette mémoire, une tache sur cette renom-
mée ; c'est pourquoi le drapeau sinistre qu'on arbore
au sommet des villes malades de la peste flottera
toujours sur son œuvre. On ne nie pas Dieu impu-
nément sur la terre ; les hommes devancent sa jus-
tice et couvrent d'un voile noir le nom qui leur rappelle
cet oui rage.
On l'aime, tel qu'il est, cet homme de contraste
et d'alliage ; on lui pardonne, quoi qu'il dise; on lui
revient, quoi qu'il fasse !
« Mes enfants, — écrivait Diderot, à propos de
son port«'ait peint par Vanloo, — je vous pré-
viens que ce n'est pas moi. » De même, on peut
dire que le Père de Famille, ce drame lourd, maus-
sade, bouffi de sensibilité grimacière, n'est pas Di-
derot; ou, du moins, que c'est Diderot pris sous un
faux jour, à une mauvaise heure, dans une de ces
crises d'enflure littéraire auxquelles parfois il était
sujet. A ces moments-là, Diderot se parodie naïve-
ment lui-même; son enthousiasme tourne à l'en-
gouement, sa chaleur d'âme exhale une fumée sans
feu, son large style charrie les lieux communs et
dcj)orde en bruyant verbiage. « Je n'ai jamais été
608 LE THEATRE MODERNE.
bien fait, — poursuit-il, dans la ieltrc que nous
venons de citer, — que par un pauvre diable
nommé Garant, qui m'attrapa, comme il arrive à un
sut qui dit un bon mol. Celui qui voit mon por-
trait par Garant, me voit : Ecco il vero Polichi-
ncllo ! » Le Diderot du Père de famille est bien
un policbinelle, mais ce n'est pas le polichinelle
sublime du Neveu de Rameau et des Salons de pein-
ture : c'est le polichinelle, creux et criard, qui
pleure, qui professe, qui déclame, avec une pratique.
Le succès de ce drame absurde, au dix-huitième
siècle, fut un effet de surprise. Jusque-là, les rois
et les princes avaient, seuls, le droit de pleurer et de
faire pleurer au théâtre. La tragédie ne recevait,
sous son portique en deuil, que les grands seigneurs
de la mythologie et de Thistoire. Pour s'asseoir sur
SCS chaises curules, pour psalmodier ses tirades, il
fallait, comme dans les chapitres aristocratiques de
l'Allemagne, prouver cinquante quartiers de no-
blesse. Les roturiers étaient voués au rire; les bour-
geois étaient ridicules, par droit de naissance. A
Thésée trompé par Phèdre, à Agamemnon tué par
Clytemneslre, des lauriers, des lamentations, des
sanglots, des cortèges d'alexandrins désolés, comme
des pleureurs de funérailles. A Arnolphe désespéré
par Agnès, à Georges Dandin agenouillé, la chandelle
de l'amende honorable à la main, devant sa « pen-
DIDEROT. 609
darde de femme», des huées, des lazzi et des coups
de bâton.
C'était envers les pères, surtout, que cette injus-
tice distributive se montrait dans toute sa rigueur.
Quel sénat imposant on formerait avec les pères
de la tragédie : don Diègue, le vieil Horace, Œdipe,
Mithridate! Des barbes blanches et des fronts aus-
tères, des guerriers et des patriarches. Ils sont la
majesté du peuple et le sacerdoce de leur maison;
leur voix résonne, comme celle des oracles; leur pa-
role répand, autour d'eux, l'amour ou la crainte. Les
fils n'approchent de ces graves vieillards qu'avec
tremblement et vénération ; ils exécutent leurs or-
dres avec un fatalisme enthousiaste. A l'appel de
don Diègue, le Cid tire l'épée et va tuer le père de
Chimène :
Oui, moE esprit s'était déçu ;
Je dois tout à mon père avant qu'à ma maîtresse.
Que je meure au combat ou meure de tristesse.
Je rendrai mon sang pur, comme je l'ai reçu.
Iphigénie, vouée au couteau par Agamemnon,
ajuste elle-même à son jeune front les bandelettes
de la victime :
Mon père,
Cessez de vous troubler, vous n'êtes point trahi;
Quand vous commanderez, vous serez obéi.
Ma vie est votre bien, vous voulez le reprendre.
Vos ordres sans détours pouvaient se faire entendre.
m. 39
6!0 LE THEATRE MODERNE.
Quel contraste avec les pères de la comédie! Ceux-
là ne sont plus des vieillards, ce sont des vieux,
des ganaches, des têlcs à perruque. Leur ladrerie
n'a d'égale que leur ineptie. Ils grondent, ils rado-
*ent, ils bougonnent, ils surveillent leur cassette,
comme le dragon de la fable gardait son trésor, en
roulant de gros yeux bêtes et en faisant des gri-
maces. Leurs fils les bafouent et les mystilient; ils
les livrent à leurs valets, qui en font un jouet et une
dérision. Ceux-ci les escroquent et les dévalisent,
et, quand leur sac est vide, Scapin les enferme dans
ce sac et les bâtonne, à tour de bras. Que si le
père se fâche et vient à maudire, cette malédiction,
qui, dans la tragédie, ferait trembler la scène et ré-
i'éveillerait le tonnerre, n'excite que le raipris et
clat de rire. « Je te renonce pour mon (ils ! dit
Harpagon à Cléante. — Soit! — Je te déohé-
rite! — Tout ce que vous voudrez! — Et je te
donne ma malédiction ! — Je n'ai que faire de vos
dons! »
C'est ce père bourgeois, si longtemps avili par la
comédie, que Diderot entreprit de réhabiliter dans
son drame ; mais, en le tirant du ridicule, il le fit
grimper à l'emphase ; il le jucha sur des échasses.
croyant l'élever sur un piédestal. Toutes les écono-
mies é? larmes que le drame avait faites, depuis deux
DIDEROT. 611
siècles, sur les malheurs des familles bourgeoises, Di-
derot les dépense, en une seule soirée. Ce ne sont
qu'exclamations et génuflexions, embrassements
éperdus et désespoirs à cheveux épars. En suivant
les indications des jeux de la scène telles que les
a notées Diderot, on composerait le plus agité e^
le plus violent des ballets. Au premier acte,
M. d'Orbesson attend son fils, qui n'est pas rentré
de la nuit. « Il se promène à pas lents...; il a la tête
baissée, les bras croisés et l'air tout à fait pensif.
Il se promène un peu...; il cherche du repos et
n'en trouve point ; il se lève brusquement. » A
le voir, à l'entendre, vous diriez que son tils se bat
en duel, à la porte, sous un réverbère, et qu'il attend,
d'une minute à l'autre, l'issue du combat. « Si vous
m'en croyez , vous irez prendre du repos , » lui
dit le commandeur, qui a parfois du bon sens. —
Il n'en est plus pour moi! » répond, en gémis-
sant, M. d'Orbesson. Et il recommence à pous-
ser de grands soupirs, en agitant de grands bras.
« L'amertume a rempli mon âme!... Je ne puis
dIus supporter mon état... Quels pressentiments
^'élèvent au fond de mon âme, s'y succèdent
tt l'agitent ! 0 cœur trop sensible d'un père, ne
peux-tu te calmer un moment?» Tout cela, parce
qu'un jeune homme de vingt ans n'est pas rentré
à l'heure du couvre-feu! Vous avez la fièvie, aurait
612 LE THÉÂTRE MODERNE.
dit le Figaro de Beaumarchais à ce père sensible.
« Allez vous coucher, monsieur d'Orbesson, allez
vous coucher! »
Sainl-Albin rentre, à la fin, et il avoue sa pecca-
dille à son père. C'est le plus honnête et le plus vei-
tueux des romans. Il aime une jeune fille pauvre, il
en est aimé; il veut l'épouser, et le père reçoit l'a-
veu de ce péché si véniel, comme il accueillerait la
confession d'un meurtre ou d'un sacrilège. — a Dans
quel égarement il est tombé! Jeune insensé!...
qu'osez-vous me proposer! Moi, j'autoriserais, par
une faiblesse honteuse, le désordre de la société,
la confusion du sang et des rangs, la dégradation
des familles ! » Encore, si M. d'Orbesson était un
grand seigneur, enliché de son blason et raidi dans
ses préjugés, on comprendrait ces grands mois.
Mais non, c'est un simple gentilhomme, à demi
bourgeois, confit en philanthropie, empesé de phi-
losophie, et qui, de temps à autre, se soulage de
ses colères factices par des apartés tolérants. « 0
lois du monde ! ô préjugés cruels ! » Ce n'est pas
un caractère, c'est une déclamation organisée.
Au fond, il s'indigne peu de la mésalliance que son
fils projette; il finit même par demeurer spectateur
passif de la querelle domestique que son beau-frère,
le commandeur, soutient à sa place ; il n'y intervient
que par des larme?, vngues et banales, qui tombent
DIDEROT. 613
indistinctement sur les combattants. Jupiter Plu-
vieux de cette maison bouleversée, il reste dans son
nuage, tonnant creux, mouillant ses foudres. Il
pleure et ne gouverne pas. Diderot se sert de sa
bouche, comme d'un porte-voix, pour débiter sa phi-
losophie. Si sa fille, interrogée, par lui, sur l'état de
son cœur, parle d'entrer au couvent, vite il en-
tonne, sur le cloître, une élégie, à grand orchestre
de soupirs et de gémissements. « Vous quitteriez la
maison de votre père pour un cloître ! La Nature,
en vous accordant les qualités sociales , ne vous
destina pointa l'inutilité! Tu n'as pas entendu les
gémissements des infortunées , dont tu veux aug-
menter le nombre! Ils percent la nuit et le si-
lence de leur prison! C'est alors, mon enfant, que
les larmes coulent, amères et sans témoin, et les
couches solitaires en sont arrosées... Qui donc re-
peuplera la société de citoyens vertueux, si les
femmes les plus dignes d'être mères de famille
s'y refusent! » — Que dites-vous de ce père invi-
tant sa fille à repeupler la société, et lui peignant,
sous de si noires couleurs, les couches solitaires !
Plus il parle, plus il s'exalte. Il s'écoute, il s'ad-
mire, il est en chaire, il harangue sa fille, comme
un auditoire ; il lui professe la rhétorique de la Na-
ture, ore rotundo : « 0 lien sacré des époux, si je
pense à vous, mon âme s'échauffe et s'élève 1 0
614 LE THEATRE MODERNE.
noms tendres de fils et de fille, je ne vouy pronon-
cerai jamais, sans tressaillir, sans être touché ! »
Tous les personnages se conforment à la tempé-
rature humidtî, qui règne dans cette maison submer-
gée. Tous sont attaqués d'un relâchement de la fibre
lacrymale, qui les fait pleurer à propos de tout, à
propos de rien. Le fils est le digne rejeton de ce père
pleureur : il sanglote, il ruisselle. Qu'il se précipite
aux genoux de Sophie, qu'il tombe dans un fauteuil
ou dans les bras de son père, l'inundatiou continue.
Les dieux d'Ovide, touchés de sa douleur, l'auraient
métamorphosé en fontaine. Sophie larmoie, Cécile
se pâme, Germeuil se dé.-ole, comme s'il prévoyait
qu'un de ses descendants, celui qui « avait de si
belles culottes beurre frais », sera méchamment
mis à mort par Robert Macaire. La bonne madame
Hébert, elle-même, apporte son tribut de pleurs au
torrent. Il ne faut rien dédaigner en fait de douleur.
Les petits ruisseaux font les grosses rivières. Leurs
larmes les grisent et les aveuglent ; ils voient trouble,
à travers ce voile humide, qui exagère, à la façon
i'un verre grossissant, leurs petites misères dp
famille.
Quand il a plu pendant longtemps, l'horizon so
noie, les objets s'effacent ou perdent leur forme ;
on finit par croire au déluge. «Des pères, il n'y en a
point; il n'y a que des lyians! » s'écrie le désespéré
DIDEROT. 615
Saint-Albin. — « Vous empoisonnez, ma vie ! Vous
souhaitez ma mort ! » répond M. d'Orbesson à ce
bon jeune homme. — «Vil ravisseur! homme trom-
peur! homme ennemi de mon repos! » crie Sophie
à l'amant transi, qui fond et se dégèle à ses pieds.
On dirait que le rapt, l'inceste, le parricide se sont
conjurés pour envahir la maison. Et, au fond, de
quoi s'agit-il? D'un mariage d'inchnation retarde
par quelques obstacles. Aucun péril urgent, auci...
malheur sérieux et réel. La lettre de cachet, que le
commandeur a obtenue pour séparer Sophie de son
neveu, n'est qu'un épouvantait ridicule. Lorsque
l'exempt l'apporte, au dénouement, le père de famille
lui dit — le texte porte : Après avoir essuyé ses
larmes, ce qui suppose un intervalle de la longueur
d'un entr'acte : « Allez, monsieur, je réponds de
tout. » Et l'exempt sort, sans plus répliquer qu'un
facteur auquel on refuserait l'affranchissement d'une
lettre tiop chère. — Ah! le bon billet qu'avait le
commandeur!
C'est là le défaut mortel du drame de Diderot : il
a le ton plus haut que son sujet. Il raconte une ber-
quinade, sur la mélopée d'une jérémiade effroyable.
Il exagère démesurément les idées et les senlinienti-
de la vie commune. Son père de famille, composé
d'hiérophante et d'énergumène, n'a pas un instant
de franchise ou de naturel. II n'est qu'enflure et pa-
616 LE THÉÂTRE MODERNE.
tlios; il ne descend de sa majesté emphatique, que
pour se plonger dans des effusions imbéciles. Les
deux amants disparaissent sous les larmes qui les
inondent ; on ne pourrait les discuter qu'avec les
procédés dont on se sert pour analyser les liquides.
Ajoutez à ces figures, noyées et moroses, la fausse
agitation d'une action stérile, la lourde chaleur de
passions factices et surtout l'ennui, l'immense en
nui qui résulte d'une situation monotone et trouhlc,
comme un ciel brouillé... A peine si, de temps à au-
tre, un trait, un éclair, nous avertit que le génie a
passé par là.
Ce grand Diderot n'est pas toujours bon à mon-
trer. C'est un Protée qui revêt toutes les formes et
se teint de toutes les couleurs. Il passe, en dix pages,
de l'obscénité du faune à la majesté du prophète ; il
ne fait qu'un bond du ridicule au grandiose ; il est
capable de tout, d'un chef-d'œuvre comme d'une rap-
sodie. Jamais homme n'a été, à ce point, l'esclave
de son tempérament, de son humeur, du temps qu'il
faisait, du vent qui soufflait ce jour-là. Qu'il touche
à un sujet quelconque, idée ou matière, chair ou es-
prit, les mains lui Ireniblent, les yeux s'égarent, l'é-
cume lui vient à la bouche, le dieu bondit dans sa
[)oitrine ; la verve le prend et l'entraîne, à travers
tous les hasards et tous les accidents de la parole;
aussi prête à le jeter dans un fossé qu'à l'enlever au
SEDAINE. 617
septième ciel. Si l'idée est belle, ii sera sublime; il
écrira le morceau sur les Femmes; il racontera, avec
une irrésistible éloquence, l'histoire de madame de
la Pommeraye. Si l'inspiration est mauvaise, vous
l'entendrez délirer le Rêve de d'Alembert. Ou bien
encore il sera pris d'un attendrissement maladif, et
il écrira le Père de famille, en pleurant dans son
écritoire.
IV
Voilà un antique, et non une antiquaille ! Je ne sais
pas de plus aimable vieille, que l'honnête pièce qui
a pour titre le Philosophe san<; le savoir. Asseyons-
nous, un instant, au coin du pieux foyer de Sedaine ;
enfermons- nous dans ce cloître des vertus et des
béatitudes domestiques ; interrogeons ses person-
nages, si dignes et si calmes ; demandons-leur l'his-
toire des amours et des familles du vieux temps.
Que de frais sourires et que de rides vénérables I
Quel charmant mélange de jeunes sentiments et de
mûres sagesses? Cela fait du bien de passer, des
violences et des sécheresses du drame d'aujour-
d'hui, à ce tranquille et cordial théâtre.
J'ai vu, je ne sais où, une belle estampe hollan-
daise qui me revient en mémoire, chaque fois que je
618 LE THÉÂTRE MODEKMi.
vois le drame de Sedaine. C'est une de ces para-
boles de l'Évangile, — le Créancier ou les Cinq ta-
lents, — que les maîtres de cette École encadrent,
à leur manière, dans des intérieurs d'Amsterdam.
Le père de famille, investi du kaflan, et coiffé du
turban des patriarches, siège à son comptoir, élevé
comme un trône. Autour de lui, des sacs penchés,
qui versent les épices et les lingots de rOriont; à sa
droite, des balances, si massives et si solennelles»
que vous diriez les balances de la Justice, dont parle
la Bible. Au bas de l'eslrade, à l'ombre impo-
sante du trône commercial, un vieux commis, blan-
chi, ridé, rigide, les joues plissées, le sourcil froncé
par la contention ducalcid, aligne des chiffres sur un
registre in-folio. A l'une des poutres du plafond, se
balance la cage d'un perroquet, envoyé, sans doute,
au marchand, par son correspondant de Java. Cet
oiseau qui parle, planant sur cet argent qui dort,
complète l'harmonie magique de l'ensemble. Au-
tour du scribe et de son glorieux patron, tout est
ordre, silence, travail, économie de lumière. Quft
la vie est chose sérieuse, sous ces lambris sombres !
On y rend des comptes, on y scrute des consciences,
on y pèse de l'or et des âmes ! Mais, au fond de
la salle obscure, une porte s'ouvre sur la clarté du
dehors, et, dans la tranche de lumière qu'elle dé-
coupe, se dessine la fine silhouette d une jeiane fille,
SEDAINE. 619
qui se penche, qui regarde, qui demande sans doute
si l'on peut entrer. C'est la petite fée de celte ca-
verne aux trésors, la rieuse enfant de cette maison
taciiurne, la fleur éclose sur ce rocher de métaux et
de pierres précieuses.
Le rapprochement est vague, l'analogie lointaine ;
et, pourtant, ce banquier biblique, ce commis fidèle,
cet enfant furtif, l'appareil sacré de ces mœurs fa-
milières, la majesté de l'Évangile consacrant ce ma-
gasin hollandais, ce commerce auguste comme un
sacerdoce, cet or qui semble frappé à l'effigie de
Dieu ; ce mélange de poésie et de prose, des joies de
la famille et des soucis du comptoir ; ce rayon du
ciel illuminant cette boutique afTairée : tout cela
nous ramène, par un irrésistible détour, au drame
domestique de Sedaine. Devant ce tableau de la
vieille Flandre, nous pensons à M. Yan Derk, au vieil
Antoine et à Victorine.
La maison Van Dei k ne vous apparaît-elle pas, en
effet, dès la première scène, comme un intérieur
de Rembrandt, adouci par Greuze ? Quelle sainte
intimité, quel vertueux bonheur, quelle douce bar
mouie de mœurs, de sentiments, de paroles, règnen»
dans ce logis gouverné par un juste ! Comme chacun
se tient à sa place, respectueux envers le père, sou-
mis au patron, incliné devant le maître ! La fille de la
maison se marie : une joie sereine remplit toutes les
620 LE THÉÂTRE MODERNE.
âmes ; elle se répand, de scène en scène, en élans
contenus, en elTiisions discrètes, en tendres mur-
mures. La famille n'a qu'un cœur, et vous Tcntendez
battre. — Que mademoiselle Sophie va être heureuse
avec ce jeune président, si bon, si posé et si sage ! Les'
beaux diamants, les belles toilettes ! — Le bonheur
rend enfant ; on projette de faire une surprise au
père ; on veut savoir s'il reconnaîtra sa fille, dans sa
robe de noce. La mère, elle-même, se met du com-
plot; mais bientôt le jeu cesse, la scène s'attendrit
et s'élève. — « Ma mère ! ah ! mon cher père, je... »
— Quelle est touchante cette bénédiction, deman-
dée à demi-voix, et donnée, avec une si noble
simplicité, dans un tendre baiser, dans un pieux
conseil !
Victorine jette ses petits cris d'oiseau alarmé, au
milieu de ce concert de tendresses. Elle devine le
malheur qui menace la famille, comme l'hirondelle
prédit l'orage, sans savoir pourquoi. Divine figure !
presque aérienne, tant elle est légère. Elle tient à
peine au drame parla pointe de son pied furtif ; elle
s'y glisse, elle y voltige. Vous croyez la tenir, elle
est déjà loin. « Légère comme une abeille! » Chéru-
bin seul pourrait l'attraper, et encore... !
Ce prologue a la fraîcheur du matin; c'est l'aurore
de cette belle journée, sur laquelle va passer un si
noir orage. A l'acte suivant, le drame s'assombrit.
SEDAi-w-^, 621
M. Van Derk ouvre sa belle âme à son fils ; il lui
montre la vie, du haut de son expérience ; il lui ré-
vèle le sacrifice de sa noblesse au bien-être de la
famille. Mais l'heure du duel s'avance; elle sonne à
celte montre à répétition, que le jeune homme prête
a Victoriue, et qu'il lui lègue dans sa pensée. L'émo-
tioîi naît et s'accroît ; elle flotte, pourtant indé-
cise encore, entre le sourire et les larmes. Ce pre-
mier aveu, dans un tel moment; cette première
heure de l'amour, sonnée par une muntre, qui sera,
demain peut-être, un présent funèbre ; cet adieu su-
prême, voilé par une si douce réticence ; ce présage
de passion, mêlé à ce pressentiment de mort; cette
jeune fille inquiète, émue, rougissante, qui ne sait
trop ce que lui veulent sa têle, son cœur et ses sens ;
tous ces tendres et chastes indices composent une
scène d'un charme ineffable. Rien d'accentué, rien
de défini : des demi-mots, des réticences, des aveux
qui naissent et qui expirent sur les lèvres. L'entre-
vue se passe dans un chaud et doux clair-obscur.
Cela est pur, brillant et rapide, comme un orage de
printemps.
La scène nocturne du troisième acte s'élève sim-
plement à une vraie grandeur. Quoi de plus vulpire,
en apparence ? Un père do famille, en robe de cham-
bre, qui arrête son fils, au moment où il s'échappe de
la maison pour aller se battre 1 Mais, de cette ren-
622 LE THÉÂTRE MODERNE.
contre, Sedaine a fait quelque chose de solennel,
comme une confes>^ion domestique. Il part cepen-
dant, Teiifanl prodigue, et nous tremblons à ces sim-
ples mots du vieux serviteur : « Ah ! mousieur, il
est déjà bien loin ! Il m'a crié : « Antoine, je te
» recommande mon pèrel » Et il a mis son cheval
au galop. »
Le quatrième acte n'est qu'un long sanglot, que le
père étoufîo, pour ne pas cfTrayer la mère, la sœur, le
gendre, qui ne soupçonnent rien, qui se récrient sur
le bonheur de ce jour, et qui trouvent seulement que
le fils de la maison tarde bien à venir en prendre sa
part. Victorine passe et repasse à travers les col-
loques de la parenté, tremblante, fébrile, nerveuse»
l'œil aux aguets, l'oreille aux écoutes. Le pathé-
tique envahit insensiblement la scène. On se regarde
à la dérobée, on parle à voix basse, on se serre au-
tour du chef de la famille, comme à l'approche d'un
grand malheur.
L'effet tragique est au comble, quand les trois
coups que M. Vun Derk a ordonné à Antoine de frap-
per, pour lui apprendre la mort de son fils, \iennent
retentir au milieu d'une discussion commerciale. Le
courage du négociant se redresse, sans emphase,
sous ce coup de foudre. Il reste à son bureau, comme
au poste de son devoir. Il domine de la tête les dé-
sespoirs qui débordent. C'est lui qui console le vieil
SEDAINE. 623
Antoine, c'est lui qui reçoit dans ses bras Victorine
éperdue. « Mort? Qui? Monsieur votre fils? » Le seul
aveu qui lui échappe est dans cette exclamation de
douleur. Pour que cet humble cœur s'entr'ouvre, il
faut qu'il se brise.
Elle pousse encore un cri lorsqu'elle revoit vivant
celui qu'elle a cru mort. « Ah ! Monsieur ! » et la
voilà rentrée dans son modeste silence. Décomposez
cette figure angélique, formée de toutes les puretés
de l'âme et des sens ; elle s'évapore en soupirs, en
rougeurs, en nuances fugitives. Elle apparaît, sans
agir; elle parle à peine; son rôle tiendrait dans une
page ; mais la palpitation de son petit cœur remplit
tout le drame.
Yictorine termine la pièce, comme elle l'a ouverte ;
fidèle, jusqu'au bout, à la légèreté de sa nature, c'est
du bout du doigt qu'elle la ferme. Elle court vers
son père, qui va s'écrier en revoyant le fils de son
maître, et tout apprendre, et découvrir ce qu'on a
eu tant de peine à dissimuler. Elle l'embrasse et pose
en souriant la main sur sa bouche. La jeune dé-
sespérée redevient une enfant enjouée et lutine. Elle
sejouedela surprise du vieil Antoine, avec de petites
mines et de petits gestes moqueurs. La toile tombe
sur cette pantomime folâtre comme une danse.
Madame Sand, il y a quelques années, a voulu
624 LE THKATRE MODERNE.
marier "Victoiine. J'applaudis à ce mariage, puisqu'il
nous a valu un petit chef-d'œuvre ; mais je nV ( rois
pas; je n'y veux pas croire. Non, Viclorine n'est
pas une fille à marier. La virginité est l'essence
même de sa fine nature. Elle exprime un moment
de la vie plutôt qu'un caractère personnel. Elle re-
présente le premier jour de mai du cœur et des sens,
la puberté qui s'éveille, demi-nue et rougissante, du
long sommeil de l'enfance. Vous devinez son amour,
vous ne le voyez pas : à peine s'est-il montré, qu'il
s'envole tout effarouché. Mariez Yictorine, jetez-la
dans les bras de son amant, et elle y laissera son
duvet d'oiseau, ses rougeurs de vierge, l'étourderie
de son innocence, l'incertitude printanière et mati-
nale de toute sa personne. Yictorine mariée n'est
plus Yictorine, pas plus qu'une fleur cueillie n'est
une fleur tremblante sur sa lige.
Même en restant dans cette voie de la vie réelle,
dont Sedaine ne nous a montré que la riante ave-
nue, est-il vraisemblable que Yictorine, qui n'est, en
fin de compte, qu'une camériste favorite, épouse ja-
mais le fils de cette grande maison comblée de ri-
chesses, qui a un blason caché sous son enseigne, et
dont la fille, ce jour-là même, entre dans une famille
de robe et d'hermine ? Hélas ! non ; ce n'est pas là le
train de la vie. Ce mariage est le roman, il ne pour-
lait être l'histoire de la fille d'Antoine. M. Yan Derk
SEDAINE. 625
est un philosophe, je le veux bien ; un patriar-
che, je le veux encore ; mais regardez-le de près,
éludiez les grandes lignes de cette tête prudente et
sévère : il prévoit, il calcule, il raisonne; il est, avant
tout, un homme de règle et de discipline. Si la
profession qu'il a embrassée lui a laissé sa grandeur
d'âme, elle lui a donné, en revanche, des qualités
positives : l'ordre, la prudence, l'entente de la vie.
Une grande dot n'est-elle pas nécessaire au cou-
ronnement de sa fortune ? N'est-ce pas assez d'une
déchéance de nom ; faut-il encore y ajouter une mé-
salliance de sang et de classe? Et la marquise ! Que
dirait la marquise, cette sœur offensée, qui vient à
peine de lui pardonner sa roture ? Ne crierait-elle
pas au scandale et au déshonneur, en la voyant défi-
nitivement consommée ?
Ainsi, de tous les côtés, s'élèvent d'insurmon-
tables obstacles. Non, Victorine ne sera jamais la
belle-fille de M. Van Derk. Son cœur est de ceux
qui se donnent, sans être reçus. Le poète vous l'a
montrée dans un jour de trouble, à une heure de
crise. L'orage qui planait sur cette maison si
chère avait ébranlé ses nerfs, surpris sa réserve,
emporté sa voix. Mais, demain, la famille va re-
prendre son existence monotone. Victorine rendra
sa montre au jeune Van Derk; le départ de sa sœur
de lait la rejettera, sans secousse, dans la domes-
III. 40
628 LE THEATRE MODERNE.
tu'ité filiale d'où nous l'avons vue s'élancer plutôt
que sortir. Le jeune olfieieraura bien encore pour
elle de tendres regards et de douces paroles. Vaines
illusions!... Le service, les campagnes, les affaires,
les joies de la fortune, les distraclions du monde,
-lissiperonl bientôt ce feu attiédi. Ensuite viendra
Iheure du mariage, l'occasion offerte de restaurer le
nom et les titres de la famille par une grande al-
1 ance. Comment voulez-vous qu'il liésile, et qu'il
songe encore aux jeux innocents de son adoles-
cence? Yictorine pleurera en secret; elle aura, pen-
dant quelques jours, l'air triste et les yeux rougis. On
l;ii fera doucement entendre que sa tristesse n'est
pas convenable, et elle obéira sans murmure. Bientôt
la froide résignation assoupira sa docile nature ; ses
jours tomberont, comme la neige dont parle Pétrar-
q le, la neige sur les Alpes, quand il ne fait pas de
Vent. Sa vie prendra les pâles couleurs ; elle végé-
tera, avec l'inertie et la fidélité du lierre, dans cette
maison qui ne lui doit, au bout du compte, que ce
qu'elle lui donne, son ombre et son appui. Ce beau
jour d'éclosion, de vie, de fièvre et de flamme, n'aura
jamais de lendemain : E finita la musical
Telle serait la destinée de Yictorine. Sedaine a
donc bien fait de la laisser sous un voile ; il a
bien fait de soulfler, comme un flambeau, celte jolie
Damme dénuée d'aliment. A la réflexion, ce dé-
I
SEDAINE. 627
nouement sans issue païaît un peu liiste. Mais le
malheur va si bien aux filles de la poésie et du rêve!
La mort même es?., pour elles, un charme de plus,
une coquetterie suprême. L'imagination est cruelle,
comme la vestale du cirque romain, elle montre à
ses héioïnes son pouce abaissé ; elle leur ordonne
de mourir; elle veut les voir tomber, avec grâce,
sous ses yeux avides. 0 poètes ! gardez-vous bien
de sauver les victimes ! Laissez Virginie sombrer
dans la mer des Indes; laissez les sables de la savane
recouviir le corps charmant de Manon; sans aller
si loin ou si haut, laissez Yictorine rentrer obscu-
rément dans la servitude. Elle a fait un beau rêve;
un brillant espoir lui est apparu. Elle s'est élancée
pour l'atteindre, et elle est retombée, sans grande
blessure apparente. Mais elle ne se relèvera pas de
cette chute ; elle languira, elle s'étiolera, elle mourra
jeune, cachant toujours son secret, comme un oi-
seau s'endort, la tête sous son aile.
Il y a une vieille chanson allemande qui dit :
« Il était deux beaux enfants — qui ne pouvaient
se réunir, — parce que l'eau était trop profonde... »
C'est sur la rive de cette eau profonde que j'aime
à me représenter Yictorine, assise à terre, la tête
dans sa main, et suivant, d'un œil résigné, une
barque, pleine de flambeaux et de chants de fête,
qui emporte son fiancé vers la plage lointaine...
CHAPITRE X
BEAUMARCUAIS
I. — Eugénie.
n. — Le Barbier de Séville.
ni. — Le Mariage de Figaro. — Mozart et RossioL
I
Voici ce que M. le baron de Grimra écrivait, dans
sa Correspondance littéraire, après la première re-
présentation Ci Eugénie : « Cet ouvrage est le coup
d'essai de M. de Beaumarchais, au théâtre et dans
la littérature. Ce M. de Beaumarchais est, à ce
qu'on dit, un homme de près de quarante ans,
riche, propriétaire d'une petite charge à la cour,
qui a fait, jusqu'à présent, le petit-maître, et à qui
il a pris fantaisie, mal à propos, de faire l'auteur.
Je n'ai pas l'honneur de le connaître, mais on m'a
assuré qu'il était d'une suffisance et d'une fatuité
insignes. J'ai quelquefois vu la confiance et une cer-
taine vanité naïve et enfantine s'allier avec le talent,
BEAUMARCHAIS. 629
mais je n'ai jamais vu un fat en avoir ; et, si M. de
Beaumarchais est fat, il ne sera pas le premier
qui fasse exception. » Et, plus loin, Grimm ajoute :
« Il y a, au quatrième acte, une scène que j'ai
sautée dans l'analyse, mais qui me revient ici, et
qui est pour moi une démonstration que cet homme
ne fera jamais rien, même de médiocre. »
Que dites-vous de la prédiction jetée en l'air et re-
tombant sur l'augure, avec le Barbier de Séville et le
Mariage de Figaro, comme une volée de bois vert?
V Eugénie, de Beaumarchais, ne méritait pas,
d'ailleurs, cette indignité de Grimm. C'est un petit
drame, honnête et vulgaire, attendrissant, à la façon
d'un roman sensible, et dont le dialogue, entaché
d'emphase, a parfois de la précision et du naturel.
Mais l'intérêt n'est pas là ; il est dans les théories in-
croyables, mélangées de faux et de vrai, de raison
et d'absurdité, dont sa préface fut le manifeste. Cris
de montagne en travail, qui accouchait d'une in-
génue larmoyante; assaut livré à la Troie classique,
pour planter, sur ses portiques démolis, un mou-
choir trempé, en guise de drapeau! Diderot avait
commencé celte insurrection que Beaumarchais exa-
gère et pousse à outrance. Beaumarchais est « l'en-
fant terrible » du Père de famille.
Avec Lachaussée, Diderot, Saurin, Sedaine et
6:^0 LE THÉÂTRE MODERNE.
Boaiimarchai'î, le tiers état fit son entrée dans le
pathéliqne, et toutes les économies de larmes que
l'art dramatique avait fuites, depuis doux siècles,
sur les malheurs des familles bourgeoises, furent dé-
pensées en quelques soirées. On larmoya sur les fils
naturels, on sanglota sur les mères coup;ibles, on
ruissela sur les filles séduites; on maudit en grosse
prose les lois du monde et les préjugés. Le père
bourgeois, jusque-là le soulfre-douleur de la comédie,
bafoué par ses enfants, my-tifié par les soubrettes,
bâtnnné par Scapin et par Mascarille, grandit ou
plutôt grossit à vue d'œil. Il devint un arbitre, un
juge, un patriarche, un p a ter familias.
Encore une fois, cette réaction était, en partie, lé-
gitime. Il est certain que le genre humain n'est pas
divisé en hiérarchies, trajjiques et comiques. Le por-
tier qui g irde la maison d'un bourgeois n'arrête pas
plus le malheur, que « la garde qui veille aux bar-
rières du Louvre » ne défend de la mort le palais des
vois. Un laquais amoureux — Victor Hugo l'a prouvé
— peut être pluspathéùque qu'un « prince lamen-
table » ; et les yeux d'une gi isette, abandonnée par
un {^ommis trompeur, contiennent autant de larmes
que les yeux des reines. Mais cette égalité des
classes devant le drame, si vaillamment conquise,
depuis, par l'école moderne, ne suffisait pas aux
novateurs du dix-huilième siècle. Leur devise était
BEAUMARCHAIS. 631
celle de Sieyès : a Qu'est-ce que le tiers état au
théâtre? — Rien. — Que doit-ii être? — Tout. »
La révolution qu'ils tentèrent n'avait pas même de
89, elle débutait par 93. Le manifeste que Beau-
marchais a mis eu tète d Eugénie saute par-des-
sus le romantisme et tombe à plat dans le réalisme.
Le «drame sérieux» qu'il veut fonder n'est autre
chose que la démocratie théâtrale.
Ce « drame sérieux » ne doit peindre que des évé-
nements de la vie ordinaire. Toute catastrophe qui
dépasse la portée d'une existence moyenne lui est
interdite. Il se fermerait à l'exil d'(Edipe ou au cer-
cueil de Jidiette ; en revanche, il s'ouviirait, à deux
battants,, au notaire du coin ou à des recors venant
saisir uu fils de famille endetté. L'horreur de la
poésie est le premier article de sa poétique. Il est
défendu de rimer sur la scène, parce qu'on ne
parle pas en vers dans la rue Saint-Denis ou au bou-
levard Beaumarchais.
La prose est pertnise, mais la prose faite sans le
savoir, comme celle de M. Jourdain. « Le dialogue
doit être simple, et se rapprocher, autant que pos-
sible, de la nature. Sa véritable éloquence est celle
des situations, et le seul coloris qui lui soit permis
est le langage vif, pressé, coupé, tumultueux et vrai
des passions. » Au besoin, le drame de Beaumarchais
se contenterait d'une pantomime vive et animée.
632
LE TDÉATRE MODERNE.
« Les personnages doivent toujours paraître sous an
tel aspect qu'ils aient à peine besoin de parler pour
intéresser. » Les rois et les héros sont mis à la porte
de ce théâtre bourgeois : M. Melluc et M. Germeuil
ne reçoivent pas ces gens-là. « C'est noire vanité
seule qui trouve son compte à être initiée dans les
secrets d'une cour superbe : le spectateur est surtout
sensible aux malheurs d'un état qui se rapproche
du sien. » Le nouveau drame se montrait ainsi, dès
le début, aussi intolérant que la tragédie qu'il pré-
tendait remplacer. Elle chassait de la scène lu peuple
et les classes moyennes ; il en bannissait les rois et
les grands hommes. C'étaient les règles à la renverse ;
l'arbitraire de l'ostracisme, substitué à celui du
cérémonial. Mais l'art libre ne gagnait rien à ce
changement d'étiquette.
Ce n'est pas tout: l'histoire est exclue du Ihéûlre
de Beaumarchais, par la raison que les spectateurs,
n'étant pas des personnages historiques, n'ont rien à
démêler avec elle : « Que me font à moi, sujet pai-
sible d'un État monarchique du dix-huilième siècle,
les révolutions d'Athènes et de Rome?... Pourquoi
la relation du tremblement de terre qui engloutit
Lima et ses habitants, à trois mille lieues de moi,
me trouble-t-elle, lorsque celle du meurtre juridique
de Cliarles 1*% commis à Londres, ne fait que m'in-
digiier? C'est que le volctiu ouvert au Pérou pou-
BEAUMARCHAIS. 633
vait faire son explosion à Paris, m'ensevelir sous
ses ruines, et peut-être me menace encore; au lieu
que je ne puis appréhender rien d'absolument sem-
blable au malheur inouï du roi d'Angleterre. »
Yingt-deux ans plus tard, ce « sujet paisible d'un
État monarchique » assistait à une Révolution plus
terrible que celles d'Athènes et de Rome. Proscrit,
pillé, enfermé à l'Abbaye, quelques heures avant les
massacres de Septembre, menacé de la guillotine et
de la lanterne, il put « appréhender quelque chose
d'absolument semblable au malheur inouï du roi
d'Angleterre », et apprendre que la mort tragique
se mésalhe quelquefois !
Ce simple rapprochement est une réfutation suffi-
sante des théories, étroites et mesquines, posées par
Beaumarc'nais, dans h préface d'Eugénie. Tout arrive,
et les plus humbles existences ne sont pas à l'abri
des plus tragiques catastrophes. La destinée, impar-
tiale comme la foudre, frappe également, en haut et
en bas. Quelle pitoyable doctrine que celle qui
fait un code d'égoï-me de la poétique du théâtre, qui
ne permet au spectateur de pleurer que sur des in-
fortunes qui pourraient l'atteindre ; qui pose le comp-
toir d'une faillite ou le tribunal d'un procès comme
la borne extrême des péripéties dramatiques, et qui
dit à l'émotion : « Tu n'iras pas plus loin! » Comme
si la première loi du drame n'était pas une sympa-
634
LE TllEATHK MODERNE.
Iliie universelle, embrassant toutes les condiliona
sociales et tous les sentiments généreux! comme si
la pilié ou la lerreiir ne s'élevaient pas en propor-
tion de la hauteur du personnage accablé ! Les per-
sonnages élevés à l.i d giiité de types par la grandeur
historique ou par la force du style peuvent, seuls,
produire une forte impression, parce qu'ils person-
nifient entièrement la passion ou la douleur qu'ils
éprouvent, tandis que les vagues figures de la scène
vulgaire n'en expriment qu'un petit côté. Hécube
est élernellenient pathélii|ue; elle émeut depuis deux
mille ans : une mère de mélodrame, déplorant la
perte de son petit dernier, peut attendrir un instant*
l'instant d'après, on l'a oubliée.
Aussi, rien de plus factice et de plus précaire que
le théâtre bâtard, improvisé par Beaumarchais, sur
les ruines de la tragédie et de la comédie. Ce pré-
tendu monument n'était qu'une maison bourgeoise,
sans élévation et sans perspective, ne donnant que
sur la rue, n'ayant vu que sur im quartiei". Il n'em-
ployait même pas à sa construction, comme le drame
moderne l'a fait plus lard pour la sienne, les riches
matériaux des genres qu'il voulait détruire. Son
drame mesquin, dénué de grandiose, privé de gaieté,
excluant à la fois le grand rire et les hautes dou-
leurs, romanesque à faux, sentimental à froid, dé-
layant, dans une phraséolitgie banale, les lioiix com-
BEAUMARCHAIS. 635
muns de la vie, n'avait aucune raison de durer. Miné
par sa sensiblerie larmoyante, il est tombé, comme
ces bâtisses de plâtre que l'humidité fait crouler.
Eugénie est, du reste, curieuse à relire, sinon à
revoir, comme document littéraire. Le réalisme dra-
matique, à peine inventé, donne son dernier mot
avec Beaumarchais, Dans une notice qui précède
1 1 pièce, l'auteur se fait l'habilleur de ses person-
nages: pas une boucle d'omise, pas un bouton d'ou-
bl é. « Le baron Ilartley, vieux gentilhomme du
p ;ys de Galles, doit avoir un habit gris et veste
rouge, à petits galons d'or, une culotte grise, des
bas gris roulés, des jarretières noires sur ses bas,
de petites boucles sur ses souliers carrés et à talons
hauts, une perruque à la brigadière ou un ample
boinet, un grand chapeau à la Ragotzi, une cravate
nouée et passée dans une boutonnière de l'habit,
un surtout de velours noir par-dessous tout l'ha-
billement. » Sa sœur, madame Murer, n'est pas
tu ée à moins d épingles et costumée moins minutieu-
se nent : « Robe anglaise, toute ronde, de couleur
sérieuse, à bottes, sans engageantes, sur un corps
serré descendant bien bas ; un grand fichu cairé, à
dentelles anciennes, attaché en croix sur la poitrine;
un tablier très long, sans bavette, avec une large
dentelle en bas ; des souliers de même étotïe que la
lobe ,unc barrette anglaise à dentelles sur la tête,
636 LE THÉÂTRE MODERNE.
et, par-dessus, un chapeau de salin noir à rubans de
même couleur. » Quant à Eugénie, elle se contente de
porter « une robe anglaise toute ronde, de couleur
gaie, à bottes, comme celle de madame Murer; le
tablier, de même que sa tante; des souliers blancs,
an chapeau de paille doublé et bordé de rose, une
barrette anglaise à dentelles sous son chapeau. »
On croirait lire un journal de modes de l'an 1767. Si
l'habit faisait le drame, la pièce de Beaumarchais
serait le chef-d'œuvre le mieux mis du monde.
Les jeux de scène, les poses, les déplacements, les
mouvements, les changements de physionomie, les
inflexions de voix et les apartés sont aussi scrupuleu-
sement indiqués. Beaumarchais, faisant fi du style,
s'attache d'autant plus aux petits détails; ne voulant
ou ne pouvant encore faire un tableau, il enlumine
un trompe-lœil.
Le baron débute « par boire un verre de maras-
quin »; puis, tour à tour, selon les situations, il
« hausse les épaules, frappe du pied, s'échaulTe, ges-
ticule violemment, étoulïe de colère, court relever sa
fille par un mouvement de tendresse, se jette dans
un fauteuil et reprend toute sa colère. » Le comte de
Clarendon a fait des gestes furieux, se lève brusque-
ment, prend la main à sa femme, cache sa joie sous
un air empressé ». Eugénie « baisse les yeux, regarde
son mari avec passion, se cache le visage, parle à
BEAUMARCHAIS. 637
son père d'un ton de ressentiment que le respect ré-
prime, le retient à bras-le-corps » . Elle est tour à tour
« indignée, outrée, éperdue, égarée, désespérée » !
Ce n'est pas tout; avec sa manie d'inventions et
d'innovations, Beaumarchais a imaginé d'intercaler,
dans sa pièce, des pantomimes qu'il appelle a Jeux
d'entr'actes », admirables, selon lui, pour entretenir
l'illusion. Entre chaque acte, il fait apparaître des do-
mestiques qui rangent les sièges, enlèvent les pa-
quets, éteignent les bougies, apportent des flacons,
passent et repassent avec des bougeoirs, et s'éten-
dent sur les canapés en bâillant de fatigue. La sou-
brette ouvre une malle, en tire des robes, les déplisse,
les secoue, les étend sur un sofa , prend un chapeau de
sa maîtresse et l'essaye, avec complaisance, devant
une glaco, après avoir regardé si personne ne peut la
voir. Nous voyons aussi le baron qui sort de la cham-
bre de sa fille, tenant, d'une main, un bougeoir allumé,
et cherchant, de l'autre, une clef dans son gousset.
Il faut voir l'importance que Beaumarchais attache
à ce train-train ridicule de ménage et de valetaille!
Voyez-vous un public français tenant son sérieux,
devant ces singeries de comparses, gesticulant en
mesure, pour ennuyer le tapis? Intermède pour inter-
mède, qui ne préférerait les tapissiers, les tailleurs
et les apothicaires dansants de Molière, à ces figu-
rants de cire, portant des flacons vides et trimbal-
638 LE THEATRL MODERNE.
lant des paquets de carton? Le faux système entache
ici de niaiserie l'homme le plus spirituel de son
temps — après Voltaire. « Pourquoi, s'écria Fréron,
dans son Aimée littéraire, ne pas faire venir un
frotteur? » Les jeux iimocents des entr'actes àEu-
génie ne se relevèrent pas du mot de Fréron.
Ucureusemenî, pour lui, Beaumarchais sortit vite
de ce genre bourgeois et médiocre, oîi son talent au-
rait végété. Les idées passaient, en courant, dans
cette tête changeante. Il oublia bientôt ses théories
lacrymales et senlimentales; il jeta par-dessus les
moulins, en Espagne, sa perruque de père grondeur
et son mouchoir de pleureuse. Huit ans après son
« drame sérieux », paraissait la comédie la plus folle,
la plus gaie, la plus verveuse qui ait jamais mis le feu
aux planches; et le petit monde ennuyeux de la Ira-
géditi bourgeoise disparut aux éclats de rire du Bar-
bier de Séville.
Le Barbier de Séville et le Mariage de Figaro,
voilà tout le théâtre de Beaumarchais. Ses autres
pièces sont si fort au-dessous de lui, qu'il ne fau-
drait jamais en parler.
II
« C'est une vieille histoire, — dit quelque part
Henri Heine parlant de chagrins d'amour, — mais
BEAUMARCHAIS. «3f
celui à qui elle vient d'arriver a le cœur brisé. »
C'est une vieille histoire, pourrait-on dire du Bar-
hier de Séville, ninis celui à qui l'on vient de la ra-
conter a l'esprit ravi.
L'imbroglio dramatique n'a jamais dessiné de plus
riant labyrinthe; la comédie, eu Espagne, n'a jamais
bâti de plus beau château. Quelle fraîcheur et quelle
ardeur de jeunesse; quelle imagination dans la folie
et dans le caprice ! Un rayon de soleil court et se joue
sur tous les personnages, ne laissant dans l'ombre que
Barlholo et Basile. Leur verve a l'élan d'une légère
ivresse; le souffle mélodieux, qui noue et qui dénoue
les groupes d'un ballet, anime leurs mouvements et
leur» jeux de théâtre. Ce sont des tableaux tout faits,
pour un Watteau ou pour un Lancref, que les scènes
qui se jouent autour du clavecin de Rosine. L'esprit
qui pétille, dans le Mariage de Figaro, aigu et bles-
sant comme la grêle, abonde et roule, ici, comme des
poignées de pistoles jetées par un amant généreux.
Ce qui va devenir une artillerie meurtrière n'est
encore qu'une pyrotechnie scintillante. Le Barbier
de Seville, c'est le Mariage de Figaro avant la
lettre ; c'est l'esquisse, tendre et légère, d'un tableau
chargé de couleurs.
Cependant, ce qui nous frappe toujours, à chaque
audition nouvelle du Barbier de Beaumarchais, c'est
040 LE THÉÂTRE MODERNE.
la conquête que l'opéra de Rossini a faite de son
texte, au point qu'il est difficile de distinguer Tim-
pression produite par la pièce, des réminiscences
musicales qui s'y attachent et qui l'accompagnent. La
musique a passé dans les veines de la comédie : elle
la possède, elle l'agite, elle lui communique ses
divins transports. La note bourdonne sous le mot; la
méloJie chante, à demi-voix, derrière la tirade; le ré-
citatif suit le monologue ou r^joâ'r^e^ en sourdine; un
chœur ondoyant de voix reculées accompagne le cli-
quetis du dialogue et le jeu des scènes. Le musicien
est debout, sa lyre à la main, derrière le poète,
comme le joueur de flûte derrière l'orateur romain.
Mais l'éloquence romaine couvrait, à la tribune du
Forum, le rythme frêle qui guidait et cadençait sa
période : ici, au contraire, le son étouffe le mot; le
motif musical déborde sur l'effet comique; les mélo-
dies, endormies et vibrantes au fond de la mémoire,
se précipitent, à l'appel des phrases commencées, et
les attirent, comme des Sirènes, dans le monde fluide
qu'elles habitent.
La tirade de Figaro, débitant son prospectus de
valet d'intrigue, pâlit auprès de l'étincelante cava-
tine : Largo al factotum! Quand il s'écrie : «De l'or!
» Mon Dieu ! de l'or ! c'est le nerf de l'intrigue ! »
le splendide ductto : AW idea di quel métallo... re-
tentit, à la cantonade, comme la pluie d'or de Jupi-
BEAUMARCHAIS. 641
t'.i, forçant la tour de Danaéet résonnant sur son lit.
A. peine Rosine a-t-elle fredonné sa petite chanson :
Tout me dit que Lindor est charman
Et qu'il faut l'aimer constamment,
que l'admirable romance : Una voce poco fa, fond
sur elle, comme un oiseau chanteur de haute enver-
gure qui emporterait une cigale au plus haut des
cieux. Basile commence-t-il sa fameuse tirade :
« La calomnie, monsieur, la calomnie, vous ne
%avez guère ce que vous dédaignez! » le grand air
de la Calunnia couvre ses batteries do mots et ses
tintements d'onomatopées, sous l'orage de son cres-
cendo. Tout y passe, jusqu'au piquant chorus du
second acte : « Allez vous coucher, Basile, allez
vous coucher! » auquel répond, comme un écho
de cristal, l'éclat de rire délicat de l'ironie rossi-
nienne iBiiona sera, mio signore! Tandis que la co-
médie pousse le cuistre, par les épaules, pour le faire
sortù", la mélodie le chasse, avec une verge de roses,
qui tombe et retombe, en cadences moqueuses, sur
sa noire échine.
Ainsi, on peut dire que le Barbier de Sévillt
n'appartient plus à Beaumarchais qu'à demi. La
musique de Rossmi lui a enlevé son chef-d'œuvre,
comme ces Naïades de la fable grecque, qui entraî-
naient les beaux enfants dans la mer. Transportées
III. 41
f^2. LE THÉÂTRE MODERNE.
dans l'opéra, les figures du poète semblent rendues
à leur élément : elles y nagent et s'y transfigurent.
Almaviva a changé, contre une draperie de pourpre,
son manteau couleur de muraille : on croirait voir
un jeune Immortel en bonne fortune sur la terre.
Derrièi e lui, voltige Fignro, hardi et brillant, comme
un Génie d'IIy-ménée. Sa savonnette distille l'é-
cume de la fontaine de Jouvence; ses plats à barbe
résonnent, comme des cymbales, entre les mains d'un
jeune iEgipan. Le balcon de Rosine touche, mainte-
nant, au balcon de Juliette; son iront s'est ennobli,
son cœur s'est dilaté; la flamme de la passion co-
lore sa tète charmante des molles clartés du Cor-
rége. Barlholo et Basile lui-même participent à
cette métamorphose merveilleuse. Le Docteur prend
l'ampleur boulfonne des Cassaudres de la vieille
Farce italienne. Basile s'élève à la hauteur d'un
symbole. Il grandit, ombre fantastique, et son long
chapeau, aux ailes de chat-hiiant, laisse entrevoir,
lorsqu'il le soulève, la face jaune, aux yeux bistrés, du
spectre qui pèse sur l'Italie, depuis quatre siècles !
11 était dans la destinée de Beaumarchais de tra-
vailler pour les musiciens. Avant Rossini, Mozart
lui avait pris le Mariage de Figaro, pour le revêtir
de sa musique idéale. A peine créés, ses person-
nages s'échappent de ses comédies, comme des en-
fants prodigues de la maison paternelle, et courent
BEAUMARCHAIS. 643
se loger dans une partition. Ils s'y installent, ils s'y
naturalisent, ils y croissent en grâce, en verve,
en génie. Quel est aujourd'hui le vrai Chérubin?
Est-ce le page lascif et fou de la comédie, pour qui
Marceline même est une fenrime, ou l'enfant rêveur
et tendre de l'opéra de Mozart, qui aime sa mar-
raine, comme il aimerait la Madone? — Discrimen
obscurum ! Pour le Barbier de Séville, il semble
que Beaumarchais ait pressenti Rossini, tant sa co-
médie, légère et sonore, semble taillée pour éclater
en chansons, au premier souffle de la musique. Ses
phrases courtes, saccadées, brisées, rejointes, çà et
là, par des rimes éparses, semblent voler, d'elles-
mêmes, au-devant des notes. Il y a du fronfron de la
guitare dans ce style, et comme un vague écho des
sérénades que Beaumarchais, pendant son voyage
en Espagne, avait pu entendre bourdonner sous les
balcons de Madrid.
III
« Mais qui sait combien cela durera? » — dit
spirituellement Beaumarchais, parlant de sa pièce,
dans la préface du Barbier; — « je ne voudrais pas
jurer qu'il en fût seulement question dans cina on
<J44 1.E THÉÂTRE MODERNE.
six siècles, tant noire nation est inconstante et lé-
gère. » Un siècle a déjà passé, et il est encore
question des deux grandes comédies de Beaumar-
chais ; elles gardent le don qu'elles eurent, en nais-
sant, d'attirer la foule.
11 y a de tout dans ce pandémonium satirique :
du pamphlet et de la féerie, de la philosophie et de
la déclamation, du cynisme et de la grâce, de la
bouffonnerie et de la tendresse. Il y a encore le sou-
venir historique d'une société mystifiée, jusqu'à ce
que mort s'ensuivît, lardée et disséquée vive par le
rasoir étincelant de ce barbier andalous, et qui abdi-
qua définitivement, le jour où elle vint éclater de
rire à l'exécution, en effigie, que Beaumarchais fai-
sait d'elle.
Aujourd'hui encore, bien que le temps ait un peu
fêlé ses grelots et fané ses thyrses, on comprend
l'ivresse des contemporains, à la première audition
de cette baccbanale dramatique. L'esprit et la vo-
lupté y font rage ; son intrigue, décousue et folle,
tourne, par instants, au tohu-hohu de l'orgie ; ses
figures, demi-réelles, demi-fantastiques, vous appa-
raissent, comme aux lueurs vacillantes d'un bal qui
finit. C'est le monde mis à la renverse par un per-
fide enchanteur; c'est l'anarchie des Saturnales
transportée dans la comédie. Toutes les choses se,
rieuses y deviennent bouffonnes : la magistrature,
BEAUMAHCHAIS. 645
la politique, la maternité, le mariage. La limite
s'efface entre les plébéiens et les patriciens, entre
les valets et les maîtres. Femmes, amom's, inso-
lence, débauche, scepticisme, semblent être mis en
commun, dans celte promiscuité dérisoire de grands
seigneurs, de laquais, de juges, de duègnes, d'abbés
et de guitaristes. La verve de la pièce a les allures
du vertige; elle prophétise, par son désordre, le ca-
taclysme prochain, ce sabbat nuptial dansé sur les
ruines d'une société qui s'écroule.
Relisez le Satyricon de Pétrone, après avoir revu
le Mariage de Figaro, vous serez frappé de l'ana-
logie des deux œuvres. Même désordre licencieux,
même parodie des rangs et des lois, l'adolescence
provoquée à l'amour, la femme au plaisir, l'esclave
à l'insolence et aux représailles. On dirait, des deux
côtés, un carnaval effréné, conduit par des affranchis
et des proxénètes.
Chérubin, la Comtesse, Suzanne, voilà les trois
figures inaltérables, et toujours charmantes, du
drame de Beaumarchais. Le page a gardé sa première
jeunesse. « Léger comme une abeille ! » dit Suzanne,
en le voyant courir dans les allées du jardin. Ne
dirait- on pas, en effet, à le voir tourner, glisser, fu-
reter, de la robe de la comtesse au cotillon de Fan-r
chette, cette abeille imaginaire que les danseuses
espagnoles cherchent dans les mille plis de leur
6i6 LE THEATRE MODERNE.
jupe? Il n'a rien d'idéal pourtant, ce gamin ailé :
ce n'est, à vrai dire, qu'un enfant de chœur du dieu
de Lampsaque, cliilTonnant des nymphes. Mais le
feu puriûe tout, surtout le feu de l'aurore; et de
quel rayon matinal scintille ce sylphe de chair et
de sang, frémissant de désirs, pourpre de rou-
geur, nfTolé des souffles et des parfums du prin-
temps!
Quelle scène enchanteresse que celle de Chérubin,
habillé et coiffé en fille^ par Suzanne et par sa mai^
raine! Cette toilette d'hermaphrodite, ces rires émus,
cette femme qui joue avec le feu des yeux ardents qui
a mangent, cette camériste complice, qui tente et
enhardit sa maîtresse, tout cela compose une scène
d'une audace unique au théâtre. Mais un rayon de
poésie idéalise le groupe erotique. Je me rappelle,
devant cet enfant qui palpite sous ces mains de
femmes, l'Amour de Virgile s'insinuant, sous la
forme d'Ascagne, dans la poitrine de Didon.
On devine, quand la comtesse cache dans son cor-
sage le ruban taché du sang de Chérubin, que ce ruban
va brûler ses veines et charmer son cœur. L'art de
Beaumarchais a été de s'arrêter aux prémices de
cette passion coupable et de n'en montrer que la
fleur. Rosine sortira, troublée, rougissante, mais
a'auve encore, sinon pure, des hasards de la Folle
journée. Rosine, c'est bien son nom ! Qui recon-
BEAUMARCHAIS. 647
naîtrait, pourtant, dans cette grande dame, inquiète
et nerveuse^ l'espiègle pupille de Bartholo, la fo-
lâtre ingénue du Barbier de Séville? « Non » — dit-
elle quelque part au Comte, avec un touchant accent
de plainte — « non, je ne suis plus cette Rosine
» que vous avez tant poursuivie. » Ce n'est plus elle,
en effet : nous l'avions laissée à l'aube d'un jour de
printemps, nous la retrouvons dans l'été stérile et
orageux de la beauté délaissée. Son front s'est
assombri, la pâleur a marbré ses joues, son sourire
est triste et contraint. L'épouse outragée médite sa
vengeance et s'apprivoise à l'adultère, qui voltige
autour d'elle, sous la forme même de l'Amour.
Suzanne, elle aussi, a gardé son charme. Elle est
encore « cette fille riante, verdoyante, pleine de
gaîlé, u'espnt, de délices ». Mais Beaumarchais
se moque de nous lorsqu'il nous jure, dans le pro-
gramme qu'il a mis en tête de sa pièce, qu'elle « n'a
rien de la gaieté effrontée des soubrettes conup-
trices du vieux répertoire ». — « Si celui-là man-
que de femmes...! » s'écrie-l-elle, en voyant Ché-
rubin sauter d'un bond par la fenêtre, comme un
oiseau qui s'envol;. — « Si celle-là manque d'a-
mants... I » pounail-on répondre. Suzanne est de la
race, hardie et sensuelle, des femmes de Boccace et
de La Fontaine. Il serait malséant de qualilier trop
distinctement le rôle qu'elle joue, dans la toilette du
648 LE TllEATHE MODERNE.
second acte, entre la Comtesse et le page. Elle res-
semble, à faire peur, en ce moment-là, à cette per-
verse Quartiila, du Satyricon, que Pétrone nous
montre, dans une situation à peu près pareille, toute
brûlante d'une ardeur lascive : Quartiila, jocantium
libidine accensa...
De tout le Mariage de Figaro, c'est le marié qui
a le plus vieilli. Agréable dans le Barbier, Figaro de-
vient presque insupportable, le jour de ses noces.
D'une pièce à l'autre, il est passé à l'état de type;
il le sait, il le fait savoir, et, pour que nul n'en ignore,
il se professe lui-même, pendant ces cinq actes, avec
une bruyante elTionlerie. Quel faiseur d'embarras !
quel accoucheur de montagnes en mal de souris,
et que de pédantisme, sous sa pétulance apparente I
Comment assister, sans une secrète envie de voir
intervenir le bâton vengeur qui châtie les Frontins
et les Mascarilles, à l'apothéose impudente de ce
matamore galonné, qui se pavane dans sa livrée et
régente son siècle, du haut d'une banquette d'anti-
chambre? Laquais de métier, il l'est aussi d'âme.
Son oreille se dresse au son despistoles; sa main se
tend à tous les pourboires. L'argent est son maître ;
il le sert et il courtise celui-là avec un zèle véri-
table. Il rôde autour du coffre d'Almaviva, comme
un bandit espagnol autour de la sacoche d'une
BEAUMARCHAIS. 64S
mule de gabelle. II y a de l'escopette du mendiant
de Gil-Blas, dans la diatribe de Figaro. C'est à la
bourse qu'elle vise, en faisant semblant d'ajuster les
vices et les travers 1
yiN DU TOME TROISIÈME ET DERN ER.
TABLE
Pages.
AVERTISSEUENT I
SHAKESPEARE
CHAPITRE PREMIER
I. Le génie de Shakespeare. — Son œuvre. — Shakespeare
historien, philosophe. — II. Shakespeare et la nature. —
La vie de Shakespeare 1
CHAPITRE U
OTHELLO.
I. Venise : L'amour et l'enlèvement. — II. Chypre : La ca-
lomnie. — Le dénouement 20
CHAPITRE III
LE MARCHAND DE VENISE.
I. Le juif au moyen âge. — L'argent. — II. Le drame. —
Shylock. — Les femmes juives au moyen âge. — Jessica
et Portia 3*^»
CHAPITRE IV
RICHARD III.
I. Les drames historiques. — L'Angleterre après la conquête
normande. — II. Richard III « génie du mal ». — Margue-
rite d'Anjou â2
652 TABLE.
CHAPITRE V
TIMON D'ATHÈNES.
I. Timon d'Athènes et Alceste. — Prospérités et largesses de
Timon. — II. La ruine. — L'ingratitude. — Haine de Timon
contre les hommes 69
CHAPITRE YI
MACBETH.
1. Macbeth. — II. Lady Macbeth 86
CHAPITRE VII
HAMLET.
I. Contradiction du caractère de Hamlet. — II. Hamlct et
Ophédie. — Le massacre et l'expiation 103
CHAPITRE Vm
LE ROI LEAR.
I. L'OEdipe barbare. — L'abdication et l'ingratitude. — II. Le
roi proscrit et le fou de Bedlam. — Cordélia. — Dénoue-
ment 117
CHAPITRE IX
ROMÉO ET JULIETTE.
I. Le drame, par excellence, de l'amour. — Vérone au xiV siè-
cle. — Les Montaigus et les Capulets. — II. Le mariage. —
La mort 132
CHAPITRE X
COMME IL VOUS PLAIRA.
I. La fantaisie et l'idylle dans Shakespeare. — Les sociétés,
épuisées par les malheurs de la guerre, rêvent de l'âge d'or.
— II. La forêt des Ardennes et ses habitants placides. —
TABLE. 653
Le mélancolique Jacques. — Olivier et Célie. — Orlando
et Rosalinde I^g
CHAPITRE XI
FALSTAFF.
1. Falstaff, fou et bouffon de Shakespeare, a un rôle dans trois
de ses ouvrages. — II. Sa verve, sa gaieté étincelantes, dou-
blées d'infamie et d'opprobre. — Vx ridentibus! 152
CHAPITRE Xn
TOUT EST BIEN QUI FINIT BIEN. — PEINES D'aMOUR PERDUES.
I. Les comédies de Shakespeare. — Tout est bien qui finit bien.
— Hélène. — Les épisodes romanesques, — II. Peines
d'amour perdues. — L'amour vengé 161
CHAPITRE Xm
LA TEMPÊTE.
I. Prospero et Miranda. — U. Ariel et Galiban. — Shakes-
peare fantaisiste. — La Tempête, dernier ouvrage de Shakes-
Pear» 175
LE THÉÂTRE MODERNE
CHAPITRE PREMIER
LE THÉÂTRE MODERNE.
I. Le Tieux théâtre français est né dans l'Église. —Les drames
et les comédies de l'Église. — La fête des fous. — II. Le
théâtre aux. xvi* et xvii' siècles. — Jodelle {Didon, Cléo-
pâtre, Eugène). — Larivey, ancêtre de Molière {Le La-
quais). — Odet de Turnèbe (Les Conteurs.) — François
d'Amboise [Les Néapolitaines) 159
(.54 TABLE.
CHAPITRE II
TABARIN.
I, Tabarin et les Tabarinades. — Adrien de Montluc {La
Comédie îles Proverbes.) — La Comédie des Chansons, par
un auteur inconnu. — Du Poscliier écrit la première paro-
die : La Comédie des comédies. — II. La Farce de m<dtre
Pierre Pathelin. — La Farce nouvelle du Cuvier 22i
CHAPITRE m
CORNEILLE.
I. Origines espagnoles du Cid. — Le Romancero. — II. Le
Cid de Corneille. — III. Polyeucte. — IV. Cinna. — V. Le
Menteur. — VI. L'Illusion comique. — VII. La Psyché an-
tique. — Corneille et Molière : Psyché '2C4
CHAPITRE IV
RACINE.
I. L'Andromaque antique. — Andromaque de Racine; Her-
mione. — II. Britannicus. — L'affranchi. — III. Mithridate.
— Phèdre. — IV. Esther. — Afhalie. .. .325
CHAPITRE V
MOLIÈRE.
1. L'Étourdi. — II. L'École des femmes. — III. Don Juan. —
IV. Le Misanthrope. — V. Les Femmes savantes 418
CHAPITRE VI
MOLIÈRE (Suite).
I. Le Mariage forcé. — Rabelais et Molière. — II. Amphi-
tryon. — III. M. de Pourceauqnac. — IV. Le Bourgeois gen-
tilhomme. — \. Le Malade imaginaire. — Les médecins
de Molière 45Ï
TABLE. 655
CHAPITRE VII
DANCOURT. — REGNARD. — LESAGE.
I. Dancourt : Les Bourgeoises à la mode. — II. Regnard : Le
Joueur. — III. Lesage : Turcaret; — Crispin rival de son
maître 510
CHAPITRE VUI
CRÉBILLON. — MARIVAUX. — PIRON.
I. Crébillon : Atrée et Thyeste. — II. Le théâtre de Marivaux.
— L'amour à travers les âges. — III. Piron : La Métro-
manie. — L'esprit de Piron 537
CHAPITRE IX
I. D'Allainval : VÉcole des Bourgeois. — II. Favavt : Les trois
Sultanes. — La Chercheuse d'esprit, chef-d'œuvre du
Rococo pastoral. — Diderot : Le Père de famille. — Se-
daine : Le Philosophe sans le saioir 574
CHAPITRE X
BEAUMARCHAIS.
I. Eugénie. — II. Le Barbier de Séville. — III. Le Mariage
de Figaro. — Mozart et Rossiui G31
IMPRIMERIE DE CHOISÏ-LE-ROI
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