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Full text of "Les deux masques : tragédie, comédie"

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LES 

DEUX    MASQUES 


GALMANN-LÉVY,   ÉDITEURS 

OEUVRES 

DE 

PAUL    DE    SAINT-VICTOR 

Format  in-S». 

LES    DEUX    MASQUES    : 

Tome  I.  —  Les  Antiques.  —  Eschyle 1  vol. 

Tome  IL  —         —  Sophocle,   Euripide, 

Aristophane,  Calidasa 1   — 

Tome  III.  —  Les  Modernes.  —  Shakespeare.  — 
Le  Théâtre  français  depuis  ses  origines 
jusqu'à  Beaumarchais. .... 1   — 

VICTOR  nUGO 1   — 

Format  in-18. 
BARBARES  ET  BANDITS  (La  Prussc  ct  la  Commiinc).     1    — 

nOMMl-S    ET    DIEUX I     — 

VICTOR    UUGO., , 1     — 

Pour  paraUre  prochainement  : 

CORRESPONDANCE 1    — 


ÉMILK    COLIN     —   IMPRIMERIE     DE     lAGNÏ 


LES 


DEUX  MASQUES 

TRAGÉDIE  —  COMÉDIE 


PAUL  DE  SAINT-YIGÏOR 
III 

LES  MODERNES 

SHAKESPEARE  —  LE  THÉÂTRE  FRANÇAIS 

DEPUIS    SES    ORIGINES    JUSQU'a    BEAUMARCHAIS 


PARIS 
CALMANN-LÉVY,  ÉDITEURS 

3,     RUE    AUBER,     3 


Droits  de  traduction  et  da  reproduction  réservés. 


GzvnA 


La  mort  de  Pan!  de  Saint-Victor  a  interrompu  la 
publication  des  Deux  Masques.  Au9  juillet  1881,  le 
second  volume  était  sous  presse.  Les  élémenis  destinés 
à  former  le  troisième  avaient  été  réunis  par  l'Auteur; 
mais  il  n'en  avait  pas  fait  encore  la  refonte  et  le  clas- 
sement; il  n'avait  pas  môme  préparé  le  travail  d'ajus- 
tage et  de  révision  des  matériaux  qui  étaient  rassem- 
blés pour  composer  les  quatre  volumes  de  son  livre. 
Ceci  explique,  dans  la  partie  de  l'ouvrage  consacrée 
à  Shakespeare  et  au  Théâtre  moderne,  quelques  dé- 
fauts de  proportion  qui  pourraient  étonner  le  Lecteur, 
des  lacunes  qu'on  n'a  pas  essayé  de  remplir.  Ce  beau 
monument  littéraire  restera  donc  inachevé. 

Sous  la  bienveillante  inspiration  de  M.  Ernest  Renan, 
quia  prêté  le  secours  de  son  goût  et  de  son  expérience 
littéraire  à  la  publication  du  livre  posthume  de  son 
ami,  on  a  groupé  ici,  dans  un  ordre  rationnel,  d'après 


Il 

lo  plan  indiqué  tout  d'abord  par  la  préface  des  Deux 
Ma^cjups,  les  éUides  critiques  relatives  aux  chefs- 
d'œuvre  du  ThéAlre  moderne,  études  magistrales,  que 
Paul  de  Saint-Victor  avait  déjà  fait  paraître  en  feuil- 
leton dans  la  Presse  et  dans  le  Moniteur  universel  Mais 
on  a  jugé  nécessaire  de  supprimer  toute  trace  des 
circonstances  éphémères  dans  lesquelles  ces  feuille- 
tons s'étaient  produits;  car  elles  ne  pouvaient  trouver 
place  dans  le  cadre  d'un  ouvrage,  où  l'Auteur,  parti 
des  origines  barbares  et  mythiques  du  Théâtre,  s'é- 
lance de  sommets  en  sommets,  vole,  à  travers  l'his- 
toire de  la  Littérature  dramatique. 

En  bornant  ainsi  leur  tâche,  les  Éditeurs  croient 
avoir  rempli  le  vœu  du  public  et  les  dernières  inten- 
tions de  l'Auteur. 

Paul  Lacroix  [D i bliophiic  Sacob), 
Alidor  Delzant. 


SHAKESPEARE 


LES  DEUX  MASQUES 


CHAPITRE   PREMIER 

SHAKESPEARE. 


I.  --  Le  génie  de  Shakespeare.  —  Son  œuvre.  —   Shakespeare 

historien,  pliilosophe. 
Il    —  Shakespeare  et  la  Nature.  ~   La  vie  de  Shakespeare. 


I 


Shakespeare  fait  partie  du  groupe  indivisible  que 
forment  Homère,  Eschyle,  Job,  Dante,  Rabelais,  ces 
premiers  nés  de  l'esprit  humain,  ces  hommes  qui 
dominent  les  générations  terrestres,  comme  Saùl 
s'élevait  au-dessus  du  peuple  d'Israël,  «  de  toutes  les 
épaules  ».  Mais  ce  qui  le  distingue  entre  ses  pairs, 
c'est  une  universalité  plus  large  et  plus  ample,  une 
ressemblance  plus  grande  avec  la  Nature,  une  per- 
sonnification plus  complète  et  plus  variée  de  l'Hu- 


4  SHAKESPEARE. 

manité.  Entre  les  rois  de  l'intelligence,  Shakespeare 
tient  la  place  à  part  qu'occupait  l'an  parmi  les  Olym- 
piens, ce  Pan  adoré  par  l'Anliquilé  au-dessus  même 
de  Jupiter;  dieu  hérissé  et  sauvage  qui  marchait  sur 
des  jambes  de  bouc,  mais  dont  la  poitrine  azurée 
réfléchissait  toutes  les  images  de  la  terre,  tous  les 
astres  du  firmament.  Ainsi  le  génie  de  Shakespeare 
a  quelque  chose  d'infini  et  d'universel.  Il  exerce  au- 
jourd'hui sur  la  littérature  européenne  l'influence 
d'un  élément  sur  le  globe;  il  abreuve  des  peuples 
d'intelliçrences ;  il  féconde  des  mondes  spirituels; 
des  littératures  entières  sont  sorties  de  lui.  Il  a  fait 
l'Allemagne  à  son  image,  la  renaissance  poétique  de 
la  France  s'est  épanouie  sous  son  souffle  :  la  langue 
anglaise  lui  a  conquis  l'Amérique  ;  elle  le  répand  dans 
l'immensité  de  l'Asie.  Pour  employer  le  barbarisme 
si  expressif  d'Emerson,  on  peut  dire  qu'aujourd'hui, 
le  monde  entier  est  shakespearisé. 

Un  critique  anglais  l'a  appelé  «  une  voix  de  la  Na- 
ture. »  Ce  mot  serait  peut-être  sa  plus  juste  défini- 
tion. L'œuvre  de  Shakespeare  n'a  rien  de  local  ni  de 
personnel  :  aucune  poétique  ne  la  délimite,  aucun 
système  ne  la  restreint.  Elle  renferme  tous  les  peu- 
ples, elle  contient  tous  les  siècles,  elle  admet  toutes 
les  manifestations  et  toutes  les  singularités  de  la  vie. 
La  barbarie  et  l'extrême  civilisation  s'y  rencontrent, 
représentées  par  leurs  types  les  plus  excessifs.  —- 


SHAKESPEARE.  5 

Sakoiintala,  devant  Miranda,  croirait  voir  son  image 
réflécliie  dans  l'eau  d'un  beau  lac;  un  Cafre  recu- 
lerait devant  Caliban,  comme  un  sauvage  auquel  on 
présenterait  un  miroir.  Les  gros  rires  de  Falstafi'  ré- 
pondent de  loin,  sur  sa  vaste  scène,  aux  concetti 
raffinés  de  Benedict  et  de  Mercutio.  Les  climats 
même  y  sont  représentés  par  leurs  produits  caracté- 
ristiques. A  l'une  des  extrémités  de  cette  scène  im- 
mense, Othello  pousse  des  cris  de  tigre,  dans  un 
drame  brûlant  comme  la  zone  torride  ;  à  l'autre  pôle, 
Hamlet  promène  l'hypocondrie  du  Nord  sur  un  fond 
tremblant  d'aurore  boréale. 

L'Histoire  y  défile  par  légions,  depuis  Coriolan 
jusqu'à  Richard  III,  depuis  Jules  César  jusqu'à 
Henri  YIII.  Si  quelque  chose  peut  donner  ici-bas 
l'idée  du  Jugement  dernier  qu'annonce  l'Écriture, 
c'est  Shakespeare  ressuscitant  le  passé.  Quelle  in- 
tuition profonde!  quelle  sagacité  redoutable!  quel 
vol  d'aigle  sur  le  troupeau  des  hommes!  quelle  façon 
léonine  de  bondir  à  travers  les  siècles!  Pour  lui,  le 
Temps  n'a  ni  saisons  ni  horloge;  il  participe  de  l'im- 
uuiable  Éternité.  Les  années  tiennent  dans  un  jour, 
les  mois  dans  une  heure,  les  jours  dans  une  minute. 
Le  poète  est  pressé  :  armé  du  fouet  des  Furies  ou  de 
la  verge  des  incantations,  il  flagelle  en  masse,  il 
évoque  par  multitudes.  Son  drame  lance  tous  ses 
coursiers  à  la  fois,  au  tort  de  la  mêlée  des  choses;  il 


6  SHAKESPEARE. 

attelle  dix  actions  de  front  ;  il  croise,  lâclie,  res- 
serre et  dénoue  d'une  ninin  infaillible  vingt  rênes 
différentes  d'intrigues  emmêlées.  Il  est  partout  (;t  il 
entend  tout  :  le  soupir  d'un  cœur  perdu  dans  la  foule, 
comme  la  clameur  de  la  bataille;  la  méditation  soli- 
taire du  héros  et  les  huées  de  la  populace.  Il  sonde 
les  reins,  il  scrute  les  consciences.  Tous  ses  person- 
nages sont  égaux  devant  lui  comme  les  créatures 
devant  le  Créateur;  il  les  pèse,  il  les  juge,  il  les 
absoutou  il  les  condamne,  sans  que  sa  main  tremble, 
sans  que  sa  voix  frémisse,  sans  que  sa  verve  s'égare. 
Une  divination  transcendante  lui  tient  lieu  de  science 
et  d'étude.  L'archéologue  filtre  et  pèse  la  poussière 
des  âges;  Shakespeare  souffle  dessus,  et  cette  pous- 
sière se  remet  à  vivre.  Avec  leurs  licences,  leurs 
travestissements,  leurs  anachronismes,  ses  drames 
romains  sont  mille  fois  plus  vrais  et  plus  contempo- 
rains des  siècles  qu'ils  évoquent,  que  les  tragédies 
classiques  calquées  sur  les  textes.  Les  frontières  du 
passé  reculent  devant  lui  ;  il  illumine  à  coups  d'éclairs 
l'horizon  préhistorique.  Son  Macbeth  nous  trans- 
porte dans  la  pleine  nuit  de  la  barbarie;  son  Caliban 
fait  revivre  les  êtres  concitoyens  des  mammouths  et 
des  mastodontes. 

Comme  il  a  exhumé  l'Histoire,  Shakespeare  a  pé- 
nétré l'âme  humaine  :  il  illumine  tous  ses  arcanes, 
il  fait  vibrer  toutes  ses  cordes,  il  la  tourne  et  il  la 


SHAKESPEARE.  7 

retourne  sous  tous  ses  aspects.  Pas  une  passion  qu'il 
n'ait  peinte,  pas  un  caractère  qu'il  n'ait  incarné  dans 
des  personnages  si  complets,  si  entiers,  si  définitifs, 
que  leur  nom  devient  celui  du  sentiment  qu'ils  expri- 
ment. La  jalousie  prend  pour  masque  tragique  li^  vi- 
sage noir  du  More  de  Venise.  L'amour  partagé  se  fixe 
sur  le  balcon  de  Vérone,  comme  sur  un  piédestal 
immortel,  avec  le  groupe  de  Juliette  et  de  Roméo, 
noyé  dans  la  lumière  de  l'aurore.  C'est  sous  la  forme 
d'Hamlet  que  le  Doute,  une  tète  de  mort  à  la  main, 
revient  hanter  la  pensée  moderne.  Le  couteau  de 
Sliylock  devient  l'attribut  de  l'usure.  La  piété  filiale 
revêt  le  corps  de  Cordelia  comme  une  robe  sans 
tache;  le  remords  rôde  dans  la  nuit,  en  portant  la 
lampe  de  lady  Macbeth. 

Derrière  les  grandes  figures  qui  occupent  le  pre- 
mier plan  de  son  Drame,  fourmille  et  s'agite  une 
myriade  de  personnages  secondaires^  vus  de  profil, 
découpés  en  silhouette,  dessinés  d'un  trait,  qui  sub- 
divisent à  l'infini  les  phénomènes  les  plus  fugitifs  de 
la  vie  et  du  caractère,  et  les  accusent  avec  un  relief 
saisissant.  Valets  et  mendiants,  soldats  et  matelots, 
enfants  et  commères,  courtisans  et  pâtres,  bourreaux 
et  bandits  :  tous  marqués  au  coin  du  type  ou  à  l'effigie 
de  l'individu,  ondoyants  et  diver.^  exceptionnels  et 
précis,  ne  paraissant  point  créés  par  les  procédés  de 
l'art,  mais  engendrés  de  la  chair  même,  de  la  Nature 


8  SHAKESPEARE. 

naturante,  par  une  opération  de  l'esprit.  Aucun 
choix  apparent  ne  préside  à  leur  réunion.  Le  génie 
de  Shakespeare  a  l'impartialité  de  la  création  et  le 
pêle-mêle  de  la  société.  II  accole  l'extrême  laideur 
à  la  grâce  suprême  ;  il  souffle  Ariel  dans  la  nue,  en 
même  temps  qu'il  extrait  Caliban  des  fanges  du 
Chaos.  Il  fait  cracher  des  quolibets,  parles  fossoyeurs 
d'Elseneur,  dans  la  fosse  qui  attend  le  corps  d'Ojihélie, 
et  bouffonner,  autour  du  lit  de  mort  de  Juliette,  les 
musiciens  con\iés  à  ses  noces.  L'Ironie,  coiffée  des 
sonnettes  et  revêtue  de  l'habit  bigarré  du  Fou,  bondit 
à  travers  ses  drames,  tirant  le  rire  des  larmes,  dé- 
masquant d'un  geste  brusque  les  vanités  de  la  vie, 
surexcitant  par  son  contraste  la  pitié  ou  la  terreur 
des  catastrophes  auxquelles  elle  se  mêle. 

Génie-monstre,  qu'on  se  représente,  comme  ceux 
d'Ézéchiel,  fait  d'yeux  et  de  griffes,  de  pattes  et 
d'ailes,  Shakespeare  est  aussi  puissant  quand  il  rampe 
que  lorsqu'il  plane,  quand  il  pétrit  la  boue  que  lors- 
qu'il nage  dans  l'azur.  Rien  ne  le  dégoûte  dans  la  Na- 
ture ;  il  remue  son  fumier  à  pleine  fourche,  avec  l'en- 
train joyeux  d'Hercule  nettoyant  Tétable  d'Augias. 
La  sottise,  linfamie,  la  gloutonnerie,  la  luxure,  lui 
inspirent  une  sorte  d'hilarité  surhumaine.  Il  enivre 
ses  grotesques  comme  des  Ilotes,  et  leur  fuit  rendre 
tout  ce  qu'ils  contiennent  d'inepties  et  d'obscénités. 
11  nous  apprend  à  mépriser  la  bête  que  nous  traînons 


SHAKESPEARE.  9 

après  nous,  à  force  de  la  charger  d'immondices.  Quel- 
quefois même,  les  vices  de  ses  personnages  infimes 
perdent  leur  laideur,  en  prenant  un  grossissement 
chimérique.  Tel  son  Falstaff,  tout  gueule  et  tout 
ventre,  entonnant  des  bouteilles  et  vomissant  des 
lazzis.  —  Ce  vieux  goinfre  fut  un  des  favoris  du 
poète  :  il  manquerait  au  cortège  de  ses  créatures. 
A  un  roi  comme  Shakespeare,  il  fallait  un  bouffon  de 
cette  énormité.  Derrière  ce  dieu  violent  et  superbe, 
qui  triomphe  sur  son  char  attelé  de  tigres  tragiques, 
on  aime  à  voir  trotter  pesamment,  sur  ses  courtes 
jambes,  ce  Silène  du  Nord,  entortillé  de  houblon, 
comme  un  jambon  de  lauriers. 

Ce  génie,  qui  hurle  avec  les  brutes,  chante  avec  les 
fées  et  les  vierges.  Les  jeunes  filles  et  les  jeunes 
femmes  de  Shakespeare  forment  une  espèce  à  part 
dans  la  création  féminine.  Souples  comme  des  cygnes, 
délicates  comme  des  sensitives.  L'imagination  les 
conçoit  avec  des  corps  transparents.  Leurs  amours 
font  songer  aux  amours  des  fleurs,  leur  pudeur  aux 
rougeurs  de  l'aube,  leur  langage  au  chant  des 
oiseaux.  Ce  langage  est  une  musique  aérienne.  Si  la 
rosée  faisait  du  bruit  eu  tombant  dans  le  calice  de  la 
rose,  elle  aurait  cette  douceur  céleste.  Il  y  a  des 
ailes  dans  leur  démarche  et  du  parfum  dans  leur 
charme.  Promptes  à  aimer,  faciles  à  mourir,  si  ten- 
dres, qu'elles  se  brisent  au  moindre  froissement.  Les 


10  SHAKESPEAIiE. 

noms  éoliens  que  le  poète  leur  donne  expriment  leur 
nature  tout  élhérée  et  tout  idéale  :  Desdéniona, 
Ophelia,  Cordelia,  Perdita,  Miranda,  Jessica,  Cœlia, 
Rosalinde.  Noms  lumineux  et  limpides  qui  mettent  à 
leurs  fronts  un  cercle  d'étoiles. 

Car  c'est  là  le  don  de  Shakespeare  :  sa  grâce  égale 
sa  force;  son  génie  subtil  et  robuste  rappelle  la 
trompe  de  l'éléphant,  qui  peut  aussi  bien  cueillir 
une  fleur  qu'étouffer  un  lion.  Écoutez  causer  ses 
jeunes  seigneurs  avec  leurs  maîtresses,  dans  les  co- 
médies romanesques,  qui  sont  comme  les  châteaux 
de  |)laisance  de  son  royaume  poétique  :  quelle 
éblouissante  élégance!  quelle  prodigalité  spirituelle! 
Chacun  de  ces  gentilshommes  semble  porter  cet 
habit  de  Uuckingham  qui  semait  des  perles. 


II 


La  Nature  déborde  dans  ses  drames;  elle  les  ac- 
compagne à  la  façon  d'un  orchesîre.  Les  bribes  y 
soufflent  et  les  vents  y  sifflent;  il  y  passe  des  bouf- 
fées de  violents  parfums.  Des  effets  de  lumière,  sa- 
vants ou  extraordinaires,  idéalisent  les  groupes  de 
leurs  personnages  :  l'aube  argenté  le  baiser  des 
amants  de  Vérone;  la  lune  revêt  d'une  magique 
blancheur  Jessica,   assise   sous  les  citronniers  du 


SHAKESPEARE.  11 

jardin  de  Belmont.  Les  robes  de  Cœlia  et  de  Rosa- 
linde  s'accrochent  aux  broussailles  de  la  forêt  des 
Ardennes;  la  mer  baigne  de  sa  rose  écume  les  pieds 
de  Desdémona  débarquant  à  Chypre;  les  marlinels 
voltigent  autour  du  noir  donjon  de  Macbeth.  —  Par- 
fois son  Drame,  saisi  par  la  douceur  d'un  beau  soir 
ou  par  la  magnificence  d'un  ciel  étoile,  s'interrompt 
pour  les  contempler.  L'action  fait  place  à  l'extase; 
la  tragédie  cède  la  parole  à  la  mélodie.  Les  person- 
nages apaisent  les  passions  qui  les  agitaient  tout  à 
l'heure  :  ils  se  mettent  à  l'unisson  de  la  paix  des 
choses;  ils  accordent  leurs  voix  comme  les  instru- 
ments d'une  sérénade  religieuse,  et  des  hymnes 
montent  en  cadence  vers  le  firmament. 

—  «  Comme  le  clair  de  lune  dort  doucement  sur  ce  banc  ! 
Le  calme  de  la  nuit  convient  aux  accords  de  la  douce  har- 
monie. Assieds-toi,  Jessicu.  Vois  comme  le  plafond  du  ciel 
est  partout  incrusté  de  disques  d'or  lumineux.  De  tous  ces 
globes  que  tu  contemples,  il  n'est  pas  jusqu'au  plus  petit, 
qui,  dans  son  mouvement,  ne  chante  comme  un  ange,  en 
perpétuel  accord  avec  les  chérubins  aux  jeunes  yeux.  Une 
harmonie  pareille  existe  dans  les  âmes  immortelles  ;  mais 
tant  que  cette  argile  périssable  la  couvre  de  son  vêtement 
grossier,  nous  ne  pouvons  l'entendre.  » 

Avec  le  sceptre  de  ce  monde,  Shakespeare  a  la 
clef  de  l'autre  ;  l'abîme  lui  obéit  comme  la  terre  ;  il 
évoque  les  spectres  comme  il  crée  les  hommes. 
L'ombre  du  père  d'Hamlet  et  le  fantôme  de  Banque 


12  SHAKESPEARE 

dominent  le  monde  fantastique.  Sa  science  occulte 
est  formidable  :  les  Parques  reculeraient  d'horreur 
devant  les  trois  Sorcières  de  Macbeth. 

Cet  homnio  tragique,  qui  étreint  si  fortement  la 
réalité,  est  en  même  temps  le  plus  lucide  des  rê- 
veurs. Un  monde  enchanté  plane  au-dessus  de  son 
empire  terrestre,  composé  d'îles  odoriférantes,  de 
forêts  virginales,  de  mers  dont  la  baguette  des  ma- 
giciens, au  lieu  du  trident  da  Neptune,  régit  le  calme 
et  les  orages.  Ce  monde  aux  mille  facettes,  reflète 
les  choses  de  la  terre  avec  des  tremblements  et  des 
grossissements  merveilleux.  Mythologie  mêlée  de 
magie,  féerie  folâtrant  dans  la  bergerie  :  rondes  de 
Nymphes  et  danses  de  Fées  ;  des  amours  d'Esprits, 
bercées  entre  terre  et  ciel,  dans  une  toile  d'araignée 
que  la  lune  argenté;  fourmilières  d'intrigues  micros- 
copiques trottant  menu  entre  les  brins  d'herbe; 
Puck  qui  file  comme  un  feu  follet  ;  Cupido  fourvoyé 
parmi  les  Génies,  comme  une  abeille  de  l'Hymelte 
parmi  le>  colibris  des  savanes;  la  Reine  Mab,  sem- 
blable à  la  Yénus  des  atomes,  partant  pour  visiter  les 
rêves,  dans  sa  coque  de  noix  qu'a  ciselée  l'écureuil; 
Tilania  ceignant  la  tête  d'âne  de  Bottom  des  ver- 
veines royales  qui  couronnent  ses  tempes...  C'est 
toute  urte  Apocalypse  mignonne  et  difforme,  gro- 
tesque et  gracieuse,  le  rêve  d'un  dieu  grisé  de  nectar. 

Ce  géant  a  des  yeux  de  nain  pour  observer  le 


SHAKESPEARE.  i:{ 

microcosme  des  légendes;  il  sait  les  querelles  de 
ménage  de  la  lulinerie  aussi  bien  que  les  guerres  ci- 
viles des  empires.  La  main  qui  vient  de  frapper  Mac- 
beth et  d'étouffer  Desdémone,  cueille  les  sylphes 
suspendus  aux  corolles  de  la  belle-de-nuit,  sans  ternir 
la  poussière  bleuâtre  de  leurs  ailes.  A  la  lueur  d'une 
luciole,  il  voit  autant  de  choses  qu'au  soleil.  Ses 
lèvres  puissantes  qui  embouchent  si  furieusement  le 
clairon  tragique,  soufflent,  avec  une  légèreté  idéale, 
des  bulles  teintes  des  couleurs  du  prisme. 

Son  style  est  en  rapport  avec  une  création  si  mul- 
tiple. C'est  la  langue  la  plus  extraordinaire  que  la 
bouche  humaine  ait  parlée.  Le  paroxysme  y  règne, 
et  ce  paroxysme  semble  naturel.  Les  passions  de  ses 
personnages  sont  si  véhémentes,  leurs  sensations  si 
intenses,  qu'ils  ne  trouvent  pas  de  paroles  assez  vio- 
lentes pour  les  exprimer.  —  Telles  ces  figures  de 
Michel-Ange,  Prophètes  et  Sibylles,  qu'agite,  comme 
un  démon,  leur  force  intérieure.  Elles  se  tordent  et 
elles  se  débattent  pour  lui  donner  une  issue.  C'est  avec 
des  gestes  d'athlètes  qu'elles  feuillettent  un  livre  ;  elles 
prennent,  pour  se  retourner  ou  pour  se  baisser,  des 
raccourcis  de  Titans  grimpant  à  l'Olympe.  Leur  char- 
pente craque,  leurs  ossements  s'ébranlent  ;  leurs 
muscles  froncés  les  enlacent,  comme  les  serpents  du 
Laocoon. 

Un  torrent  de  verve  loule  dans  le  dialogue  de 


!4  SHAKESPEARE. 

Shakespeare,  charriant  pêle-mêle  la  fange  et  l'or, 
les  trivialités  et  les  magnificences,  la  vase  etrécnme. 
Ilyperholes  gigantesques,  métaphores  ellrénées,  fu- 
sées lyriques,  exclamations  furibondes,  fouillis  d'i- 
mages enchevêtrées  et  ardentes.  Ce  pêle-mêle 
exubérant  se  résume  dans  une  éblouissante  har- 
monie. On  se  croirait  transporté  dans  un  de  ces 
paysages  du  Tropique,  où  tout  se  gonfle  et  s'exagère 
sous  rattion  d'un  soleil  splendide.  Les  fleurs  fument 
comme  des  encensoirs,  les  infectes  déploient  des 
ailes  de  dragon,  les  cailloux  jettent  des  feux  d'es- 
carboucles  ;  les  panthères  nagent  dans  les  lianes,  les 
pythons  enroulent  de  leurs  nœuds  d'écaillé  des  ar- 
bres étincelant  d'oiseaux-mouches.  —  Dans  son 
style  encore  la  grâce  de  Shakespeare  corresiiond  à 
son  énergie.  Ce  tailleur  de  colosses  est  un  ciseleur 
de  joyaux.  Les  Cellini  du  sonnet  italien  n'ont  jamais 
égalé  la  finesse  de  ses  concetti.  Les  fantaisies  qu'il 
intercale  dans  ses  drames  rappellent,  pour  la  richesse 
et  la  complication  du  détail,  ces  arabesques  de  la 
Renaissance,  dont  les  festons  de  feuillage  se  termi- 
nent par  des  bustes  de  satyres  ou  des  têtes  de  nym- 
phes, coifl'ées,  comme  d'un  bonnet  phrygien,  d'un 
calice  de  fleur. 

Que  fut  cet  être  presque  divin  qui  régnera  à  ja- 
mais sur  le  monde  des  intelligences?  On  le  sait  à 


SHAKESPEARE.  {^ 

P''ine.  Les  sources  de  Shakespeare,  comme  celles  du 
Nil,  ne  sont  qu'à  moitié  découvertes.  La  Société 
shakespearienne,  instituée  à  Londres,  qui  paie  au 
poids  de  l'or  tout  renseignement  inédit  sur  sa  vie, 
ne  recueille  çà  et  là  que  de  rares  indices.  Shakes- 
peare a  traversé  son  siècle  en  gardant  l'incognito  de 
son  génie,  comme  les  rois  en  voyage  celui  de  leur 
majesté.  Les  traits  épars  qui  nous  sont  restés  de  sa 
grande  image  ne  prêtent  nullement  à  l'enflure.  Il  eut 
une  de  ces  existences  «  glissantes  et  muettes  »  que 
glorifie  Montaigne,  qu'il  aimait  et  qu'il  lisait  tant. 

Ce  sacrificateur  tragique  débuta,  dit-on,  par  saigner 
des  veaux  et  des  moutons  dans  l'abattoir  de  son  père. 
Ensuite  on  l'entrevoit  vaguement,  braconnant  dans 
les  forêts  de  Strattford  ;  plus  tard  encore,  gardant 
les  chevaux  des  spectateurs  à  la  porte  des  théâtres. 
Mais  aucune  souillure  de  ces  métiers  grossiers  ne 
rejaillit  sur  son  caractère.  Le  «  doux  Shakespeare  », 
c'est  ainsi  que  l'appellent  ses  contemporains.  Ils  ne 
se  doutent  pas  de  son  génie,  mais  ils  s'accordent  à 
célébrer  sa  bonté.  Sa  mémoire  ne  laisse,  après  elle, 
qu'un  parfum  de  douceur  et  de  sympathie.  —  «  Nous 
■»  avons  recueilli  ces  bagatelles  »,  —  disent,  dans 
leur  dédicace  au  comte  de  Pembroke,  les  deux  co- 
médiens qui  publièrent,  pour  la  première  fois,  ses 
drames,  —  «  par  un  pieux  office  à  l'égard  du  mort, 
»  afin  de  procurer  tutelle  à  ses  orphelins,  sans  am- 


■'6  SElAMiSPEARE 

'-  bilioii  (le  profit  ni  de  renommée,  et  seulement 
»  pour  conserver  la  mémoire  d'un  aussi  digne  ami  et 
»  d'un   aussi   bon   compagnon   que    notre    Shakes- 
"  peare.   {Onhj  to  keep  memory  of  so   ivorthy  a 
»  friend  and  fellow  a  live  as  our  Shakespeare.)  » 
Comédien  comme  Molière,  il  semble  avoir  souffert, 
comme  lui,  de  ce  masque  de  théâtre  qin"  dégradait 
alors  ceux  qui  le  portaient.  Comme  lui  aussi,  il  eut 
l'entente  et  la  sagesse  de  la  vie.  —  Il  travaille,  étudie, 
produit,  gagne  de  l'argent,  l'économise,  acquiert  un 
théâtre,    le  fait  prospérer,   achète   un(3  maison   à 
Strattford,  sa  ville  natale,  y  plante  un  mijrier.  Puis,  à 
cinquante  ans,  au  midi  de  son  âge,  il  revient  traiiqinl- 
lement  s'asseoir  et  mourir  à  l'ombre  de  ce  mûrier. 

Voilà  toute  la  vie  privée  de  Shakespeare.  Le  flam- 
beau éblouit  le  monde,  l'homme  qui  le  porte  est 
resté  dans  les  ténèbres.  Tant  d'obscurité  amassée  au 
centre  de  cette  gloire  immense,  fait  songer  à  ces 
astres  dont  la  lumière  n'arrive  à  la  terre  que  des 
siècles  après  leur  disparition. 

Eut-il  la  conscience  de  son  génie?  On  en  douterait, 
à  le  voir  produire  sa  moisson,  sans  même  penser  à  en 
lier  les  gerbes.  Jamais  il  ne  signa  ni  ne  recueillit  ses 
drames.  La  souveraine  indifférence  avec  laquelle  il 
met  en  scène  les  diverses  action?  !es  hommes  semble 
avoir  été  chez  lui  un  don  de  nature.  Peut-être  même 
ne  croyait-il  pas  à  la  gloire  :  —  «  Ah  I  ciel  !  »  —  s'écrie 


SHAKESPEARE.  il 

Hamlet,  —  «<  mort  depuis  deux  mois  et  pas  encore 
»  oublié  !  On  peut  alors  espérer  que  la  mémoire  d'un 
»  grand  homme  lui  survivra  six  mois.  Mais,  par  Notre- 
»  Dame!  il  faudra,  pour  cela,  qu'il  ait  bâti  des 
»  églises...  Autrement,  qu'il  se  résigne  à  ce  qu'on 
»  ne  pense  plus  à  lui  !  » 

Il  aima,  sans  doute,  mais  à  la  façon  des  dieux,  au- 
dessous  de  lui.  Le  seul  aveu  qu'il  ait  laissé  tomber 
de  son  cœur  est  dans  ses  Sonnets,  jetés  comme  des 
perles  devant  d'obscènes  courtisanes  : 

«  Combien  lu  rends  chère  et  aimable  la  honte  qui,  comme 
un  ver  dans  la  rose  parfumée,  souille  la  beauté  de  ton  nom 
florissant?  Dans  quelle  suavité  enfermes-tu  tes  vices?  Le 
voile  de  ta  beauté  couvre  toutes  tes  souillures.  Tu  fais  de 
tes  fautes  un  cortège  de  grâces.  La  langue  qui  conte  l'his- 
toire de  tes  années,  et  fait  des  commentaires  sur  tes  vo- 
luptés, ne  peut  te  diffamer  qu'avec  une  sorte  de  louange, 
et  ton  rom  prononcé  fait  d'une  médisance  une  bénédic- 
tion. » 

Un  triple  sceau  ferme  ce  livre  de  ses  So?2- 
nets,  livre  secret,  voilé,  presque  sans  sexe,  où 
l'amitié  parle  la  langue  de  l'amour,  et  dont  les 
hymnes  semblent  parfois  adressés  au  mystérieux 
Androgyne  qu'a  rêvé  Platon.  Mais  la  passion 
ne  troubla  jamais  son  génie,  l'ivresse  des  sens  ne 
monta  pas  jusqu'à  son  cerveau.  Shakespeare  regarde 
et  juge  la  femme,  dans  ses  drames,  avec  des  yeux 
perçants  et  tranquilles.  Il  en  joue  comme  d'un  in- 
III.  2 


18  SnAKESPEARB. 

strument  de  souffrance  et  de  volupté.  Elle  est  pour 
lui  quelque  chose  d'exquis,  de  capricieux  et  d'irres- 
ponsable. Le  raisonnement  n'agit  pas  sur  ses  ravis- 
santes héroïnes,  il  les  soumet  à  l'instinct  comme  à 
l'influence  d'une  lune  fantastique.  Aucun  poète,  de- 
puis Salomon,  n'a  plus  fréquemment  proclamé  l'in- 
constance et  la  faiblesse  féminines.  —  «  Fragilité, 
ton  nom  est  femme  !»  —  «  Perfide  comme  l'onde  !  » 
—  «  Quand  ma  bien-aimée  jure  que  son  cœur  n'est 
»  que  vérité,  je  la  crois,  tout  en  sachant  qu'elle 
»  ment  !»  —  «  Jure  par  son  pied.  »  —  dit  un  de  ses 
personnages,  à  un  amoureux,  —  «  pour  qu'elle 
»  puisse  plus  tôt  effacer  le  serment  !  » 

Ce  n'est  point  dans  le  clair  obscur  d'une  vie  si  ca- 
chée, c'est  dans  la  lumière  de  son  théâtre  qu'il  faut 
chercher  et  trouver  Shakespeare.  Vous  ne  le  ren- 
contrerez point  parmi  les  héros  qui  s'agitent  sur  le 
devant  de  la  scène,  mais,  au  second  plan,  entre  les 
personnages  secondaires  qui  assistent  à  ses  drames, 
sans  trop  s'y  mêler.  Confondez  dans  une  même 
figure  l'honnête  Horatio  d'Hamlet,  le  spirituel  Mer- 
ciitio  de  Roméo  et  Juliette,  le  loyal  Antonio  du 
Marchand  de  Venise,  le  mélancolique  Jacques  de 
Comme  il  vous  plaira,  et  vous  aurez  peut-être  un 
portrait  ressemblant  de  William  Shakespeare. 

Oui,  c'est  ainsi  que  je  me  le  représente,  mêlé  de 
tristesse  et  de  gra\ité,  trop  occupé  de  sa  création 


SHAKESPEARE.  19 

intérieure  pour  se  livrer  à  la  vie  active,  mais  sage 
entre  les  sages,  et  mettant  dans  sa  conduite  quelque 
chose  de  la  philosophie  supérieure  qui  régissait  sa 
pensée  ;  contemplatif  sans  misanthropie,  ironique 
sans  amertume,  se  baissant  un  peu  pour  regarder 
les  hommes,  sans  leur  faire  pourtant  sentir  sa  gran- 
deur. Je  lui  suppose  encore  des  mœurs  élégantes, 
une  courtoisie  sereine,  l'acquiescement  à  toutes  les 
convenances  de  son  siècle  et  de  son  pays,  le  feu 
d'un  esprit  dont  l'état  normal  était  un  rayonnement 
magnifique  ;  le  mépris  doux,  à  force  d'être  profond, 
des  choses  méprisables  ;  l'indifTérente  bonté  qui  ca- 
ractérise les  êtres  souverains.  Un  gentleman^  enfin, 
dans  le  sens  le  plus  élevé  du  mot,  tel  était,  tel  dut 
être  Shakespeare.  On  pouvait  sans  doute  lui  appli- 
quer la  louange  magnifique  que,  dans  son  Jules 
César,  Antoine  décerne  à  Brutus  :  «  Sa  vie  était  pa- 
»  cifique,  et  les  éléments  qui  le  formaient  étaient  si 
»)  harmonieusement  combinés,  que  la  Nature  pou- 
')  vait  se  lever  hardiment  et  dire  à  l'univers  :  C'était 
I)  là  un  homme  i  » 


CHAPITRE  II 

OTHELLO. 


T.  —  Venise  :  L'amour  et  renlèvement. 
II.  —  Cli'jpre  :  La  calomnie.  —  Le  dénouement. 


1 


Oiliello,  c'est  l'àme  humaine  attaquée  par  la  jalou- 
sie; c'est  un  héros  aux  prises  avec  un  monstre  moral. 
Pour  faire  cette  effrayante  expérience,  Shakes- 
peare a  choisi  la  nature  la  plus  sensible  à  ses 
coups.  Les  statuaires,  lorsqu'ils  veulent  exprimer 
les  convulsions  qu'imprime  au  corps  la  douleur, 
prennent  pour  modèle  un  type  athlétique,  un  torse 
d'Hercule  :  le  poète  a  fait  choix  d'un  caractère  à 
demi  sauvage,  pour  étudier  sur  lui  les  effets  de 
la  plus  violente  des  passions.  Othello  est  un  Bar- 
bare à  la  façon  d'Achille  ou  d'Ajax.  L'instinct  l'em- 
porte en  lui  sur  la  réflexion;  il  est  plus  près  de  la 
Nature  que  ceux  qui  l'entourent  ;  il  déploie,  pour  souf- 
frir et  pour  ressentir,  des  qualités  excentriques.  — 


OTHELLO.  2! 

«  Je  VOUS  aime,  »  lui  dit  quelque  part  Desdemona, 
')  parce  que  vous  avez  beaucoup  senli  et  beaucoup 
»  souffert.  » 

Son  âme,  aussi  bien  que  son  corps,  appartient 
à  la  zone  torride.  Avec  le  costume  de  Venise,  le 
Maure  a  revêtu  les  qualités  d'apparat  d'une  civi- 
lisation magnifique  :  courtoisie  royale,  générosité 
magnanime,  amour  délicat  et  chevaleresque.  Mais 
que  le  soupçon  l'effleure,  que  le  doute  le  morde,  et 
J'Africain  se  réveille.  Il  s'empare  de  l'homme  cultivé, 
il  le  bouleverse,  il  l'anéantit.  Le  lion  apprivoisé  re- 
tourne d'un  bond  à  la  vie  sauvage  ;  il  reprend  les 
mœurs  et  la  férocité  du  désert.  La  jalousie  se  déve- 
loppe en  lui  avec  des  outrances  et  des  exagérations 
forcenées.  Elle  brise  tout  frein,  excède  toute  mesure  : 
la  passion  s'élance  rugissante  et  fauve,  du  fond  de  son 
cœur,  comme  d'une  caverne  rouverte. 

A  l'aspérité  latente  de  lanature,  Shakespeare  ajoute 
le  déclin  de  l'âge.  Othello  a  dépassé  la  jeunesse,  il 
est  au  temps  où  l'homme  n'obtient  plus  l'amour 
comme  un  droit,  mais  comme  une  grâce  :  grâce  pré- 
caire, don  fragile  qui  peut,  à  chaque  instant,  être 
retiré.  Les  amours  extrêmes  sont  pleins  de  délices.  — 
Le  fond  de  la  coupe  n'est-il  pas  le  meilleur?  Le  neu- 
vième ciel  n'est-il  pas  le  plus  beau?  —  Mais  ils  sont 
aussi  pleins  d'angoisse,  étant  uniques  désormais  et 
irréparables.  L'inquiétude  les  mord  au  cœur,  comme 


22  SHAKESPEARE. 

un  ver  caché  ùùw^  un  fruit  (r.uitomne.  Leur  lit  est 
une  tente  environnée  de  pièges  et  d'alarmes.  L'homme 
n'y  dort,  entre  les  bras  de  l'être  adoré,  que  d'un  som- 
meil obsédé  de  fantômes,  l'esprit  agité,  l'oreille  aux 
alertes.  —  Qui  sait  si  demain,  au  réveil,  il  ne  trouvera 
pas  sa  place  vide?  De  là  l'ardeur  profonde,  la  suscep- 
tibilité frémissante,  l'anxiété  d'avare  couvant  son 
trésor,  qui  caractérisent  l'amour  d'Othello.  —  «  J'ai- 
»  merais  mieux,  »  dit-il  après  les  premiers  soupçons, 
»  être  un  crapaud  et  vivre  des  vapeurs  d'une  prison, 
»  que  d'abandonner  un  coin  de  la  chose  que  j'aime  à 
»  l'usage  d'autrui.  )>  —  Ailleurs,  il  exprime  avec  une 
énergie  déchirante  le  vide  mortel  que  creuse  en  lui 
l'amour  arraché  :  —  «  Être  chassé  du  sanctuaire  où 
»  j'ai  déposé  mon  cœur  ! ...  du  sanctuaire  où  il  me  faut 
»  vivre,  ou  bien  renoncer  à  la  vie!  De  la  fontaine  où 
1)  coule  mon  courant,  sans  quoi  il  se  dessèche. ..,  en 
»  être  chassé  !  ou  ne  pouvoir  la  garder  que  comme 
»  une  citerne  où  des  crapauds  hideux  s'accouplent 
»  et  pullulent  !  —  0  Patience,  jeune  chérubin  aux 
»  lèvres  roses,  change  de  couleur  à  cette  idée,  et 
»  prends  un  visage  sinistre  comme  l'enfer!  » 

Il  y  a  donc  deux  hommes  dans  Othello,  tranchés 
par  un  contraste  frappant.  Voyez-le  comparaissant 
devant  le  sénat  de  Venise,  qui  lui  demande  compte 
du  rapt  de  Desdemona.  Quelle  grandeur  d'âme  ingé- 
nue, quel  loyal  et  naïf  orgueil!  Son  plaidoyer  rap- 


OTHELLO.  23 

pelle  ce  discours  casqué,  sermo  galeatus,  dont  parle 
un  Ancien.  Il  y  fait  luire  son  épée  et  retentir  son 
armure. 

«Son  père  m'aimait,  il  m'invitait  souvent;  il  me  ques- 
tionnait sur  l'histoire  de  ma  vie...  Je  lui  racontais  mon 
histoire  entière,  depuis  les  jours  de  mon  enfance  jusqu'au 
moment  où  il  m'invitait  à  parler.  Je  l'entretenais  de  chan- 
ces désastreuses,  d'aventures  émouvantes  sur  terre  et  sur 
mer;  je  disais  comment  j'avais  échappé,  de  l'épaisseur  d'un 
cheveu,  à  une  mort  imminente,  sur  la  brèche;  comment 
j'avais  été  pris  par  un  insolent  ennemi,  et  vendu  comme 
esclave  ;  comment  je  m'étais  racheté,  et  quelles  aventures 
m'étaient  arrivées  en  voyage.  Alors  j'avais  à  faire  mention 
d'antres  vastes  et  de  déserts  arides,  d'âpres  fondrières,  de 
rochers  et  de  montagnes  dont  les  cimes  touchent  le  ciel. 
Puis,  je  parlais  des  cannibales  qui  s'entre- dévorent,  des 
anthropophages  et  des  hommes  qui  ont  la  tête  au-dessous 
des  épaules 

»  Pour  écouter  ces  choses,  Desdemona  montrait  une  cu- 
riosité sérieuse.  Quand  les  affaires  du  ménage  l'obligeaient 
à  se  lever,  elle  les  dépêchait  toujours  au  plus  vite,  reve- 
nait, et,  de  son  oreille  affamée,  elle  dévorait  mes  paroles... 
-Mon  histoire  terminée,  elle  me  donna,  pour  ma  peine,  un 
monde  de  soupirs  ;  elle  jura  qu'en  vérité  cela  était  étrange, 
plus  qu'étrange,  que  c'était  attendrissant,  étonnamment 
attendrissant.  Elle  eût  voulu  ne  pas  l'avoir  entendu,  mais 
elle  eût  voulu  aussi  que  le  Ciel  eût  fait  pour  elle  un  pareil 
homme.  Elle  me  remercia,  et  me  dit  que  si  j'avais  un  ami 
qui  l'aimât,  je  n'avais  qu'à  lui  apprendre  à  raconter  mon 
histoire,  et  que  cela  suffirait  pour  qu'il  l'épousât.  Sur  cette 
insinuation,  je  parlai.  Elle  m'aima  pour  les  dangers  que 
j'avais  courus,  et  moi  je  l'aimai  pour  la  pitié  qu'elle  leur 
donna....  Telle  est  la  sorcellerie  que  j'ai  employée.  —  Mais 
voici  ma  dame  qui  vient  ;  qu'elle-même  en  dépose  !  » 

Desdemona  s'avance  vers  le  tribunal  et,  avec  la 


2*  SHAKESPEARE. 

chaste  hardiesse  du  loyal  amour,  elle  atteste  et  cou- 
firme  le  récit  du  Maure.  —  Ici,  sous  l'habit  de  la 
Vénitienne,  apparaît  un  instant  l'héroïque  Anglaise, 
la  femme  pour  qui  la  Bible,  qu'elle  lit  tous  les  jours, 
se  résume  dans  ce  verset  :  «  Tu  quitteras  ton  père  et 
»  ta  mère  pour  suivre  ton  mari,  »  et  qui  le  suit,  en 
effet,  jusqu'au  bout  du  monde,  et  qui  lui  dit  avec 
Ruth  :  ((  Ton  peuple  est  mon  peuple,  ton  Dieu  est 
»  mon  Dieu  ;  là  où  tu  mourras,  je  mourrai  et  je  serai 
»  ensevelie.  » 

Le  bon  Brabantio  paraît  comique  auprès  de  ce 
couple  si  tendre  et  si  fier.  La  volubilité  triviale  de 
ses  injures  et  de  ses  reproches  contraste  étrange- 
ment avec  le  noble  aveu  de  sa  (ille  et  le  fier  langage 
d'Othello.  Il  est  de  la  race  des  Patriciens  qui  figurent 
dans  les  tableaux  de  cérémonie  de  Gentile  Bellini  et 
de  Carpaccio  :  têtes  positives  et  solides,  plus  carrées 
encore  que  leurs  bonnets,  et  que  caractérise  une 
absence  complète  d'idéal.  Dans  la  première  scène, 
lorsqu'il  poursuit  le  Maure  par  les  rues,  escorté  de 
porte-flambeaux,  une  image  bouffonne  se  présente 
à  l'esprit.  On  croit  voir  ce  signor  Pantalon  que  les 
comédies  fiabesques  nous  montrent  traînant  ses  pan- 
toufles turques  sur  les  dalles  de  la  place  Saint-Marc 
ù  la  recherche  de  sa  fille  ou  de  sa  cassette. 

Mais  ce  Géronte  se  transforme  lorsqu'il  plaide  sa 
cause  devant  le  sénat.  Son  orgueil  de  Grawi^  Vénitien 


OTHELLO.  23 

se  redresse  de  toute  sa  hauteur.  Ce  qui  le  choque  dans 
l'enlèvement  de  sa  fille,  c'est  moins  l'offense  que  la 
mésalliance.  En  dépit  des  services  rendus^,  de  l'éclat 
du  grade,  de  la  gloire  acquise,  le  Maure  n'est  pour 
lui  qu'un  aventurier  stipendié,  de  couleur  musulmane 
et  de  race  douteuse,  aussi  indigne  de  prétendre  à  la 
couche  d'une  noble  Vénitienne,  que  le  nègre,  qui  sert 
au  banquet  des  Noces  de  Cana  de  Paul  Véronèse,  le 
serait  de  s'asseoir  à  table,  parmi  les  Illustrissimes  et 
les  Magnifiques.  La  magie  seule  lui  semble  capable 
d'avoir  suscité  ce  bizarre  amour. 

«  Une  jeune  fille  toujours  si  modeste,  d'un  caractère 
si  doux,  si  paisible,  que,  lorsqu'elle  remuait,  elle  en  rougis- 
sait, aller,  en  dépit  de  la  nature,  des  années,  de  la  nation, 
de  la  fortune,  de  tout,  tomber  amoureuse  d'un  être  qu'elle 
avait  peur  de  regarder!  11  n'y  a  qu'un  jugement  difforme  et 
très  imparfait  pour  déclarer  que  la  perfection  peut  faillir 
ainsi  ;  il  faut  forcément  conclure,  pour  expliquer  cela,  à 
l'emploi  des  maléfices  infernaux.  J'affirme  donc,  encore  une 
fois,  que  c'est  à  l'aide  de  mixtures  toutes-puissantes  sur  le 
sang,  ou  de  quelque  philtre  enchanté,  que  le  Maure  a  agi 
sur  elle.  » 

Ce  père,  en  somme,  a  raison  dans  sa  répugnance 
et  dans  sa  colère.  La  différence  des  âges  et  des  races 
l'effraie  justement.  Il  semble  prévoir  les  périls  que 
recèle  une  union  faite  de  contrastes.  L'Oriental,  pour 
l'Européen,  reste  toujours  un  danger  autant  qu'une 
énigme.  Il  échappe  au  raisonnement  et  à  la  logique  ; 
les  sensations  le  gouvernent  et  se  succèdent  dans  son 


26  SHAKESPEARE. 

cerveau,  en  s'anéantissant  l'une  par  l'autre,  avec  une 
rapidité  inquiétante.  Il  passe,  d'un  bond,  de  l'ado- 
ration à  la  haine,  de  l'abandon  à  la  défiance,  de  la 
caresse  au  poignard.  Sa  tête  sombre  n'est  pas  éclairée 
par  une  lumière  fixe,  mais  par  des  éclairs.  Brabantio 
se  montre  donc  sage  et  prudent,  en  redoutant,  comme 
v.ne  nuée  d'orage,  la  nuit  empreinte  sur  le  visage 
d'Othello.  Slius  l'enveloppe  superbe  qui  le  cache,  le 
lion  de  Saint-Marc  a  flairé  le  tigre,  et  il  s'en  écarte 
avec  répulsion. 

Lorsque  le  Doge  a  légitimé  l'enlèvement  d'Othello, 
la  douleur  du  père  lui  rend  une  gravité  pathétique. 
On  ne  rit  plus  de  ses  plaintes,  la  malédiction  y  gronde 
sourdement. 

M  Plaise  à  Votre  Grâce  de  passer  aux  affaires  d'État.  J'au 
rais  mieux  fait  d'adopter  un  enfant,  que  d'engendrer  ça.  Ap- 
proche, Maure;  je  te  donne  ici  de  tout  mon  cœur  ce  que 
je  t'aurais,  si  tu  ne  le  possédais  déjà,  refusé  de  tout  mon 
cœur.»  —  A  Besdémona.  —  «Grâce  à  toi,  mon  bijou,  je  suis 
heureux  dans  l'âme  de  n'avoir  pas  d'autres  enfants  ^  carton 
escapade  m'apprendrait  à  devenir  tyran  et  à  leur  pendre  des 
entraves  au  cou.  —  J'ai  fini,  monseigneur!  » 

Un  mot  terrible  lui  échappe,  flèche  mortelle  lan- 
cée au  hasard ,  qui ,  cette  fois  ,  manque  son  but 
et  tombe  inaperçue  aux  pieds  de  celui  qu'elle  vise, 
mais  que  lago  ramasse  soigneusement,  et  dont  plus 
tard  il  percera  le  cœur  d'Othello.  —  «  Veille  sur 


OTHELLO.  27 

»  elle,  Maure  !  Aie  l'œil  prompt  à  tout  voir.  Elle  a 
H  trompé  son  père,  elle  peut  te  tromper  î  » 


II 


Quelle  marine  d'une  splendide  fraîcheur,  que  cette 
plage  de  Chypre,  pleine  de  peuple,  de  fanfares,  d'ap- 
pareil naval,  où  Desdémona  débarque,  après  Othello  ! 
Elle  semble  jaillir  des  vagues  entr'ouvertes.  Aux 
acclamations  qui  la  fêtent,  on  dirait  une  divinité  des 
eaux  faisant  son  entrée  dans  l'île  dédiée  à  son  culte. 
Le  Maure  l'accueille  avec  un  amour  enthousiaste;  sa 
parole  s'exalte  et  s'enflamme.  Il  reprend,  en  touchant 
le  sol  de  l'Orient,  l'emphase  lyrique  des  hommes  de 
sa  race  ;  il  parle  à  Desdémona  la  langue  ardente  des 
ghazels  arabes  : 

«  0  ma  belle  guerrière  1...  0  joie  de  mon  âme...  !  Si  après 
les  tempêtes  viennent  de  pareils  calmes,  puissent  les  vents 
souftler  jusqu'à  réveiller  la  mort!...  Si  le  moment  était 
venu  de  mourir,  ce  serait  maintenant  le  bonheur  su- 
prême. Car  j'ai  peur,  tant  la  félicité  de  mon  âme  est  ab- 
solue, qu'il  n'y  ait  pas  une  joie  pareille  à  celle-ci,  dans 
l'avenir  inconnu  de  ma  destinée!...  Je  ne  puis  parler, 
comme  je  voudrais,  de  mon  bonheur;  il  m'étouffe,  là. 
C'est  trop  de  joie.  Rayon  de  miel!  vous  serez  bien  fêtée  à 
Chypre.  » 

C'est  là  un  moment  unique  dans  le  drame  ;  le  cou- 


28  SHAKESPEARE. 

pie  (.'niacé  n'apparaît  qu'un  instant  à  ce  comble  du 
bonlieur,  dans  le  rayonnement  magnifique  de  la  pas- 
sion partagée.  lago  déjà  rôde  autour  de  lui.  Le  ser- 
pent surprend  Othello,  comme  Laocoon  au  bord  de  la 
mer,  sur  les  marches  d'un  joyeux  autel. 

lago  est  le  plus  noir  scélérat  que  Shakespeare  ait 
peint.  Il  surpasse  même  Richard  III,  par  la  gratuité 
de  ses  crimes.  Richard  III  parjure  et  tue  pour  ré- 
gner; lago  trahit  et  perd  par  plaisir.  Ses  griefs  ^ont 
imaginaires;  il  se  plaint  de  Cassio  fait  lieutenant  à 
son  préjudice  ;  il  soupçonne  le  Mauie  «  d'avoir 
rempli  dans  son  lit  son  office  d'époux  ».  Mais  ces  va- 
gues prétextes  ne  font  que  colorer  ses  manœuvres. 
Au  fond  sa  haine  est  désintéressée.  Il  y  entre  bien 
de  l'envie  :  ce  bas  officier  sans  talent  enrage  de  vé- 
géter dans  les  grades  obscurs  de  l'armée  ;  sa  médio- 
crité native  l'irrite  et  lui  pèse.  Ces  natures  stériles 
sont  parfois  singulièrement  redoutables.  A  défaut  de 
la  sève,  elles  ont  le  poison.  Comme  les  branches 
mortes  des  magiciens  du  Pharaon,  elles  se  chai)gtint 
aussi  facilement  en  reptiles.  Mais  ce  qui  fait  l'origi- 
nalité de  lago,  c'est  l'antipathie  du  mal  contre  le 
bien,  du  pessimisme  contre  le  bonheur.  «Je  suis  un 
satiriqi  e,  »  dit-il  quelque  part.  Et  ailleurs,  à  Desdé- 
mona,  qui  lui  demande  ce  qu'il  écrirait  d'elle  s'il  de- 
vait faire  son  éloge  :  — -  «  0  noble  dame,  ne  me  de- 
»  mandez  pas  de  louer  quelqu'un,  car  je  ne  suis  rien 


OTHELLO.  29 

»  quand  je  ne  critique  pas!»  Ces  deux  mots-lù  ouvrent 
son  ànie  comme  à  deux  battants.  lago  est,  avant 
tout,  un  contradicteur.  I!  se  pose  en  ombre  contre 
toute  lumière  ;  la  beauté  l'offusque,  l'harmonie  le 
blesse,  le  bonheur  l'irrite.  Le  monde  se  reflète  de 
travers  dans  ses  yeux  obliques  ;  il  n'en  voit  que  les 
aspects  souillés  et  les  côtés  ridicules;  il  le  juge  et  le 
critique  comme  un  mauvais  livre.  La  loyauté  de 
Cassio  lui  semble  une  imbécillité  méprisable  ;  l'amour 
(le  Desdéniona  pour  le  Maure  l'égaie  comme  un  ca- 
jirice  lascif  et  burlesque  ;  il  traite  de  duperie  la  noble 
confiance  d'Othello  :  —  «  Le  Maure  est  une  nature 
»  franche  et  ouverte,  qui  croit  les  gens  honnêtes  parce 
w  qu'ils  le  paraissent  ;  il  se  laissera  mener  parle  nez, 
»  aussi  docilement  qu'un  âne.  »  —  Jamais  on  ne  sur- 
prend en  lui  la  chaleur  d'une  émotion,  la  lueur  même 
d'une  colère.  De  la  première  à  la  dernière  scène,  il 
garde  cette  gaieté  glaciale  et  cynique  que  les  légendes 
prêtent  au  Diable  opérant  ses  œuvres.  Sa  méchanceté 
se  complaît  en  elie-même  ;  il  jouit,  avec  un  amour- 
propre  d'artiste,  de  l'habileté  de  ses  pièges,  de  la 
subtilité  de  ses  trames,  et  leur  perfection  est  telle, 
en  effet,  que  l'intelligence  s'y  attache  et  s'y  inté-» 
resse. 

Un  trait  diabolique  du  caractère  de  îago  est  en- 
core le  don  qu'il  a  de  tout  avilir  et  de  tout  salir.  Sa 
poche  à  fiel  est  mêlée  de  fange  ;  partout  oiî  passe  sa 


30  SHAKESPEARE. 

parole,  elle  laisse  une  trace  de  bave  ou  d'urdure. 
Quand  il  réveille  Brabantio,  pour  lui  apprendre 
qu'Othello  vient  d  épouser  sa  fille,  il  parle  de  ce 
mariage  comme  d'une  saillie  de  jiaras  :  —  «  Vous 
»  aurez  des  neveux  (|ui  vous  henniront  à  la  face  ;  \  ous 
»)  aurez  des  coursiers  pour  cousins,  et  des  genêts  pour 
»  parents.  »  —  «Ma  réputation  !  ma  réputation  !  »  s'é- 
crie Cassio,  désolé,  lorsqu'il  est  surpris  ivre  par  son 
général,  dans  une  rixe  de  corps-de-garde.  Sur  quoi 
lago  lui  répond  :  a  Fui  d'honnête  homme,  à  vos  cris, 
»  je  vous  avais  cru  blessé  quelque  part  ;  c'est  plus 
»  douloureux  là  que  dans  la  réputation.  »  —  Plus  lard, 
quand  il  accuse  Desdémona  d'adultère,  il  accentue 
chacune  de  ses  inventions  d'un  trait  de  caricature 
crapuleuse.  Il  y  a  du  stercoraire  dans  cet  oiseau  de 
proie. 

«Jthello  n'est  pas  de  force  à  soutenir  l'assaut  d'un 
pareil  démon.  Sa  naïveté  généreuse  le  livre  sans  dé- 
fense à  ces  maléfices.  Dès  la  première  attaque,  il  est 
atteint  et  blessé  à  mort.  —  «  Ha  !  je  n'aime  pas  cela  !  » 
chuchutte  lago,  en  montrant  au  Maure  Cassio  qui 
parle  bas  à  Desdémona.  Puis,  un  instant  après  :  — 
«  Mon  noble  seigneur,  est-ce  que  Michel  Cassio, 
»  quand  vous  faisiez  votre  cour  à  Madame,  était  iu- 
»  struil  de  votre  amour  ?»  —  Il  jette,  comme  au  ha- 
sard, ce  mauvais  grain,  cette  perfide  parole  ;  mais 
elle  tombe  dans  une  âme  brûlante,  terriblement  prêle 


OTHELLO.  31 

à  la  recevoir.  Elle  y  germe,  elle  y  croît,  elle  s'y  ra- 
mifie avec  la  rapidité  d'une  végétation  tropicale.  On 
voit  grandir  à  vue  d'œil  le  mancenillier. 

L'inquiétude  s'empare  du  Maure  à  ce  premier  mot. 
Il  presse  lago  de  questions  urgentes  ;  il  le  somme  d'ar- 
ticuler ce  qu'il  balbutie.  lago  multiplie  ses  suggestions 
et  ses  réticences.  Il  s'avance,  recule,  insinue,  se  ré- 
tracte encore.  L'effet  est  terrible.  On  croit  voir  un 
grand  lion  se  débattant  contre  le  serpent  qui  l'enroule 
de  ses  nœuds  glissants,  le  crible  d'imperce-ptibies 
piqûres  et  ne  répond  à  ses  clameurs  que  par  de  vagues 
sifflements.  Othello  n'accuse  pas  encore,  mais  il 
doute;  il  se  rappelle  son  visage  sombre,  et  les  rides 
qui  le  sillonnent  :  —  «  Peut-être,  parce  que  je  suis 
))  noir,  ou  bien  parce  que  je  m'incline  vers  la  vallée 
0  des  années?..  »  Il  lutte  cependant,  il  résiste  encore, 
avec  des  craquements  de  chêne  ébranlé  :  —  «  Si 
»  elle  me  trompe,  oh  !  c'est  que  le  Ciel  se  moque  de 
»  lui-même.  Je  ne  veux  pas  le  croire  !  )> 

D'une  scène  à  l'autre,  la  jalousie  l'a  envahi  tout 
entier;  elle  bouleverse  cette  âme  tout  à  l'heure  ra- 
dieuse et  sereine,  comme  ces  trombes  de  vent  qui 
changent  subitement  l'oasis  en  affreux  désert.  Il  re- 
paraît hagard  et  farouche,  se  parlant  à  lui-même, 
comme  dans  un  mauvais  rêve  :  —  «  Ha  !  ha  !  fausse 
»  envers  moi,  envers  moi  !  »  L'homme  magnanime  et 
fort  qu'il  était  naguère,  n'existe  déjà  plus;  c'est  un 


32  SHAKESPEARE. 

spectre  haineux  et  bourrelé  qui  revient.  Mais,  avant 
de  se  vouer  aux  furies,  il  fait  à  son  passé  d'éclatants 
adieux. 

«  Oh  !  maintenant,  pour  toujours,  adieu  l'esprit  tran- 
quille! adieu  le  contentement!  adieu  les  troupes  empana- 
chées, et  les  grandes  guerres  qui  font  de  l'amljilion  une 
vertu  !  Oh!  adieu,  adieu,  le  coursier  qui  hennit,  et  la  stri- 
dente trompette  !  Adieu  la  bannière  royale,  et  toute  la 
beauté,  l'orgueil,  la  pompe  et  l'attirail  de  la  guerre  glo- 
rieuse! adieu  !  La  tache  d'Othello  est  finie.  » 

Un  éclair  passe  devant  ses  yeux,  au  moment  où  il 
s'enfonce  dans  sa  sombre  voie  ;  il  entrevoit,  à  la 
flamme  rapide  de  cet  éclair,  la  trahison  d'Iago.  Le 
lion  pose  sa  griffe  sur  le  reptile,  il  va  l'écraser! 

«  Misérable!  tu  me  prouveras  que  ma  bien-aimée  est  une 
catin!  N'y  manque  pas!  n'y  manque  pas  !  donne-m'en  la 
preuve  oculaire,  ou,  par  le  prix  de  l'âme  immortelle  de 
l'homme,  il  aurait  mieux  valu  pour  toi  ôlre  né  chien,  que 
d'avoir  à  répondre  à  ma  colère  éveillée!  » 

3Iais  il  retombe  bientôt  dans  l'aveuglement.  Le 
rêve  adultère  qu'Iago  attribue  à  Cassio,  le  mouchoir 
de  Desdémona  dont  il  dit  l'avoir  vu  «  s'essuyer  la 
barbe,  »  tournent  en  frénésie  sa  colère.  L'obscénité 
ironique  avec  laquelle  lago  peint  ses  calomnies  l'exas- 
père encore.  A  la  noble  jaousie  qui  dévore  son  âme, 
se  joint  cette  jalousie  sensuelle  qui  broie  des  cantha- 
rides  dans  son  poison  et  s'attaque  au  sang  révolté. 


OTHELLO.  33 

Quelle  terreur  dans  les  entrevues  qui  suivent,  avec 
Dostlémona!  La  jeune  femme  tient  la  promesse  qu'elle 
a  donnée  à  Cassio  disgracié,  après  la  querelle  de  ta- 
verne où  lago  l'a  poussé.  Elle  vient  intercéder  pour 
lui  auprès  d'Othello,  et  elle  y  met  l'insistance  pué- 
rile, l'importunité  caressante,  la  pétulance  ingénue 
qui  lont  d'elle  le  type  de  la  femme-enfant.  Chaque 
prière  la  charge  et  l'accuse;  toutes  ses  paroles  re- 
tournent contre  elle  et  paraissent  crier  l'adultère. 
Le  Maure  lui  répond  par  de  sinistres  sarcasmes  ;  il  a 
emprunté  à  lago  sa  langue  de  vipère,  pour  railler 
la  pauvre  femme  qu'il  devrait  déjà  traiter  en  vic- 
time. Sa  noble  nature  s'est  déjà  altérée  à  ce  vil 
contact.  On  dirait  que  lago  lui  a  inoculé  son  méchant 
esprit;  on  dirait  qu'il  s'est  fait,  entre  le  monstre  et 
lui,  une  transsubstantiation  pareille  à  cet  alliage  que 
raconte  Dante,  d'un  homme  et  d'un  scorpion  fondus 
ensemble  au  feu  de  l'Enfer. 

lago  le  tient  et  ne  le  lâche  plus;  il  l'aveugle  d'hal- 
lucinations infernales;  il  lui  fait  voir  et  toucher  des 
illusions  que  sa  magie  perfide  fait  resplendir  d'évi- 
dence. Après  tant  de  colères,  la  rechute  de  rage 
dons  laquelle  tombe  Othello  épouvante  encore.  C'est 
rhomme  physique  animahsé  par  la  passion;  c'est 
l'Africain  livré  au  tempérament  furieux  de  sa  race. 
Sa  parole  s'égare  ;  les  cris  et  les  sanglots  s'y  heurtent 
confusément.  On  dirait  la  charge  d'un  cavalier  arabe  : 

III.  3 


34  SHAKESPEARE. 

des  éclairs,  des  hennissements,  de  l'écnnie,  h  ven- 
tilation d'un  sabre,  un  tourbillon  embrasé. 

«  Qu'elle  pourrisse  !  qu'elle  disparaisse  !  qu'elle  soit  damnée, 
dès  celte  nuit!  Mon  cœur  est  changé  en  pierre;  je  le  frappe, 
et  il  me  blesse  la  main...  Lui  faire  avouer,  et  lui  mettre  la 
corde  au  cou?...  Non.  D'abord  lui  mettre  la  corde  au  cou,  et 
puis  lui  faire  avouer...  J'en  frissonne.  Ce  ne  sont  pas  des 
paroles  qui  m'agitent  comme  cela  I  Pish  !  Leurs  nez,  leurs 
oreilles,  leurs  lèvres...  Est-ce  possible  qu'il  avoue?  —  Le 
mouchoir!  —  0  démon  !  » 

Et  il  tombe,  pris  de  convulsions,  ivre-mort  de  bile 
et  de  fiel. 

Quand  il  se  relève,  c'est  pour  accabler  Desdémona 
d'horribles  injures.  L'homme  de  l'Orient  se  retrouve 
dans  ces  invectives  effrénées  ;  elles  rappellent  les  vo- 
ciférations des  prophètes.  Puis,  une  étrange  pitié  le 
saisit  ;  il  pleure  sur  celle  qu'il  a  condamnée  et  qui  va 
mourir  ;  il  exhale,  entre  deux  clameurs,  ce  soupir 
mélancohque,  digne  de  la  harpe  du  psalmiste  :  — 
"  Fleur  sauvage  si  adorablement  belle,  si  délicieu- 
»  sèment  odorante,  que  les  sens  sont  enivrés  de  toi  ! 
»  Je  voudrais  que  tu  ne  fusses  jamais  née  !  » 

Le  drame  épuisé  s'apaise  un  instant.  Quelle  scène 
que  colle  de  Desdémona  se  mettant  au  lit  pour  mou- 
rir! Elle  intervient  entre  ce  jour  orageux  et  sa  nuit 
néfaste,  comme  un  triste  et  ravissant  crépuscule.  La 
douce  enfant  n'a  rien  compris  aux  violences  qui  l'ont 
assaillie.  Elle  ne  sait  si  elle  a  rêvé  ou  si  elle  a  vécu 


OTHELLO.  35 

cette  journée  funeste.  Elle  s'accuse,  à  tout  hasard, 
ne  sachant  comment  justifier  son  seigneur. 

«  Il  était  juste  que  je  fusse  traitée  ainsi,  très  juste.  Com- 
ment me  suis-je  conduite  de  façon  à  lui  inspirer  le  plus  petit 
soupçon  d'un  si  grand  crime?» 

Mais  ses  nerfs  sont  brisés,  son  cœur  est  navré  :  les 
pressentiments  de  la  mort  prochaine  bercent  plutôt 
qu'ils  n'agitent  son  esprit  malade.  Elle  commande  à 
Ëmilia  de  mettre  à  son  lit  le  drap  nuptial  ;  sa  toilette  de 
nuit  ressemble  à  la  parure  d'une  victime  .Elle  se  résigne , 
elle  s'attend  à  tout.  La  Chanson  du  Saule  voltige  sur 
ses  lèvres;  la  bonne Émiha  l'interrompt  par  un  doux 
babil.  Elle  veut  distraire  sa  maîtresse,  elle  l'amuse, 
par  des  plaisanteries  et  des  commérages.  On  entend 
ces  jeunes  voix  de  femme  résonner  dans  la  chambre 
déjà  funèbre.  Çà  et  là,  des  pauses,  des  silences,  et  la 
Chanson  du  Saule  qui  reprend,  comme  un  oiseau 
de  mauvais  présage,  qu'on  a  chassé  tout  à  l'heure, 
et  qui  s'obstine  à  rentrer.  Puis,  Émilia  qui  jase  en- 
core, qui  trouve  que  «  ce  Ludovico  est  un  très  bel 
homme  »,  et  qui  connaît  une  dame,  à  Venise,  «  qui 
»  serait  allée,  pieds  nus,  en  Palestine,  pour  un  attou- 
»  chement  de  sa  lèvre  inférieure.  »  —  Silence!  Le 
sommeil  vient,  précédant  de  si  peu  sa  sœur...  Des- 
démona  n'écoute  déjà  plus  sa  suivante;  elle  l'inter- 
rompt d'une  voix  affaiblie  :  «Bonsoir,  bonne  nuit...» 
Elle  est  endormie. 


36  SHAKESPEARE. 

On  a  tout  dit  sur  la  scène  finale.  C'est  l'idéal  du 
trai:i(jiie  :  la  solennité  s'y  mêle  à  l'elTroi,  la  volupté 
à  riiorreur.  Othello  est  calme,  lorsqu'il  entre  dans  la 
chambre  de  Desdémona.  L'époux  furieux  a  fait  place 
au  justicier  qui  vient  exécuter  sa  sentence.  Il  pen- 
che sa  lampe  sur  le  lit  froissé,  oij  la  jeune  femme 
dort,  pâle  et  défaite,  dans  ses  cheveux  blonds.  L'a- 
mour qu'exhale  ce  beau  corps,  parfumé  comme  une 
Heur  nocturne,  l'enivre  un  instant.  Le  sommeil  lui 
livre  la  femme  qu'il  croit  coupable,  dans  cet  état 
d'innocence  que  recouvrent  les  êtres  dont  l'âme  est 
absente  :  le  sommeil  est  une  chasteté.  Il  jouit  à  la 
hâte  de  cette  courte  trêve,  il  couvre  de  baisers  la 
beauté  qu'il  va  sacrifier  ;  il  respire  cette  rose  «  sur 
son  buisson  ». 

«  0  souffle  embaumé  qui  persuaderait  presque  à  la  jus- 
tice de  briser  son  glaive  !  —  Encore  un  !  encore  un  !  —  Sois 
ainsi  quand  tu  seras  morte  ;  et  je  vais  te  tuer,  et  je  t'ai- 
merai après,  —  Encore  un,  et  c'est  le  dernier.  Jamais 
baiser  si  doux  ne  fut  si  fatal.  II  faut  que  je  pleure,  mais  ce 
sont  des  larmes  cruelles.  Celte  douleur-là  tient  du  Ciel,  elle 
frappe  qui  elle  aime.  » 

Desdémona  se  réveille;  il  entend  sa  voix,  le  charme 
est  rompu.  —  «  Avez-vous  prié  ce  soir,  Desdé- 
»  mena?  »  Et  l'exécution  commence,  atroce,  outra- 
geante. Le  sang  irrite  la  furie  des  fauves,  les  larmes 
de  Desdémona  exaspèrent  la  rage  d'ÛLheilo.  —  «  Fi 


OTHELLO.  37 

»  donc,  proslituée!  lu  pleures  devant  ma  face!...  A 
»  bas,  prostituée!  » 

La  Vérité  entre  dans  la  chambre  presque  aussi 
vite  que  la  Mort.  Les  faits  parlent,  les  calomnies  se 
dissipent,  la  trahison  se  démasque,  l'innocence  de 
Desdémona  surgit  éclatante,  près  du  lit  funèbre. 
L'exaltation  de  la  pitié  emporte  au  sublime  la  faible 
Émilia  ;  il  faut  bien  croire  ce  témoin  qui  se  fait  tuer 
pour  justifier  sa  maîtresse.  Othello  fuit  et  se  débat, 
un  instant,  devant  ces  lueurs  qui,  de  tous  les  points, 
se  rejoignent.  Puis,  lorsque  la  lumière  est  faite, 
une  stupeur  tragique  le  consterne  ;  toutes  ses  vertus 
se  retirent  de  lui  ;  il  constate  et  il  proclame  sa  dé- 
chéance intérieure  : 

«  Je  ne  suis  môme  plus  vaillant,  carie  premier  marmouset 
venu  peut  m'enlever  mon  épée.  Mais  de  quel  droit  l'hon- 
neur survivrait-il  à  l'honnêteté  ?  Qu'ils  s'en  aillent  de  com- 
pagnie! Vous  reculez  d'effroi?...  Crainte  superflue.  Voici  la 
fin  de  mon  voyage,  ma  dernière  étape,  la  dernière  relâche  de 
ma  dernière  voile.  Menacez  seulement  d'un  roseau  la  poi- 
trine d'Othello,  et  il  reculera.  Où  donc  Othello  pourrait-il 
aller?  —  Ah  !  quelle  mine  tu  as  maintenant,  fille  de  mau- 
vaise étoile!  Pâle  comme  ta  chemise!  Quand  nous  nous 
rencontrerons  au  jour  du  Jugement,  ton  apparition  préci- 
pitera mon  âme  du  Ciel,  et  les  démons  l'attraperont.  — 
Froide,  froide,  ma  fille  !  froide  comme  ta  chasteté  !  » 

Son  désespoir  est  calme,  parce  que  l'incertitude 
a  cessé;  il  sait  maintenant  ce  qui  lui  reste  à  faire,  il 
n'appartient  plus  à  ce  monde,  il  le  regarde  d'un 


38  SHAKESI'tARE. 

autre  rivage,  il  en  parle  déjà  avec  un  accent  étranger. 
La  vued'Iago  ne  lui  inspire  que  de  froids  mépris.  De 
tous  les  sentiments  violents  qui  ont  ravagé  et  brûlé 
son  âme,  il  ne  lui  reste  qu'im  immense  amour,  une 
sombre  liorreur  de  lui-même,  et  la  juste  impatience 
de  s'échapper  de  la  vie. 

tt  Doucement,  vous  autres  !  un  mot  ou  doux,  avant  que 
vous  parliez.  J'ai  rendu  à  l'État  quelques  services,  on  le  sait. 
Assez  là-dessus  !  Je  vous  en  prie,  dans  vos  lettres,  quand  vous 
raconterez  ces  faits  lamentables,  parlez  de  moi  tel  que  je 
suis.  N'atténuez  rien,  mais  n'aggravez  rien.  Alors  vous  aurez 
à  parler  d'un  homme  qui  a  aimé  sans  sagesse,  mais  qui  n'a 
que  trop  aimé;  d'un  homme  peu  accessible  à  la  jalousie, 
mais  qui,  une  fois  travaillé  par  elle,  a  été  entraîné  jusqu'au 
bout  ;  d'un  homme  dont  la  main,  comme  celle  du  vil  In- 
dien, rejeta  une  perle  plus  précieuse  que  toute  sa  tribu... 
Racontez  cela,  et  dites  encore  qu'une  fois,  dans  Alep,  voyant 
un  Turc,  un  mécréant  en  turban  battre  un  Vénitien  et  in- 
sulter l'État,  je  saisis  ce  chien  circoncis  à  la  gorge  et  je  le 
frappai...  ainsi!  » 

Et,  se  perçant  de  son  poignard,  il  va  rendre  son 
âme  indignée  sur  les  lèvres  froides  de  Desdémona. 


CHAPITRE  III 

LE    MARCHAND    DE  VENISE. 


I.  —  Le  Juif  au  moyen  âge.  —  L'argent. 

IL  — Le  drame.  —  Shylock.  —  Les  femmes  juives  au  moyen  âge. 
—  Jessica  et  Portia. 


I 


Le  Shylock  de  Shakespeare  n'est  point  seulement 
un  homme,  c'est  une  race  ;  c'est  le  Juif  tel  que  le 
moyen  âge  l'avait  fait,  méchant  par  rancune  des  op- 
probres dont  il  l'accablait,  usurier  parce  qu'il  le 
chassait  de  tous  les  autres  métiers,  Tépouvantail  et 
le  souffre-douleur  de  la  chrétienté,  le  Veau  dor 
émissaire  des  pestes  et  des  famines,  un  damné  vivant 
enfermé  dans  la  cité  dolente  du  Ghetto,  L'ÉgUso  le 
maudit,  la  royauté  le  dépouille,  la  ville  le  séquestre, 
la  loi  le  coiffe  d'un  bonnet  jaune  et  le  marque  d'une 
rouelle  à  l'épaule,  la  rue  le  hue  et  le  lapide  quand  il 
passe.  —  Écoutez-le  vomir,  par  la  bouche  amère 
de  Shylock,  les  avanies  dont  il  est  repu  : 

«  Seigneur  Antonio,  »  dit-il   au   marchand  de    Venise 


40  SHAKESPEARE. 

qui  traitait  avec  lui  d'un  emprunt  de  trois  mille  ducats: 
»  Souvent,  au  Rialto,  vous  m'avez  honni  à  propos  de  mon 
argent  et  de  mes  usances.  Je  n'y  ai  jamais  répondu  qu'en 
haussant  paliemmentlcs  épaules,  car  l'endurance  cstlec.irac- 
tèredistinctif  de  noire  nation.  Vous  m'avez  appelé  mécréant, 
chien  de  coupe-gorge,  et  vous  avez  craché  sur  ma  casaque  de 
iuif;ettoutcelaparceque j'use  àmon  gréde  mon  proprebien. 
»  Fort  bien  !  Maintenant  il  paraît  que  vous  avez  besoin  de 
mon  aide.  En  avant  donc;  vous  venez  à  moi,  et  vous  médites: 
«  Shylock,nous  voudrions  de  l'argent.  »  Voilà  ce  que  vous  me 
dites,  vous  qui  avez  expectoré  votre  rhume  sur  ma  barbe,  qui 
m'avezrepoussé  dupied,  comme  vous  eussiezchassé  unlimier 
étranger  venu  sur  votre  seuil.  C'est  de  l'argent  que  vou?  de- 
mandez? Je  devrais  vous  répondre...  dites,  ne  devrais-je  pas 
vous  répondre  :  «  Un  chien  a-t-il  de  l'argent?  Est-il  possible 
»  qu'un  limier  proie  trois  mille  ducats?»  Ou  bien  dois-je  vous 
saluer  profondément,  et,  dans  l'attitude  d'un  esclave,  vous 
dire  d'une  voix  basse  et  timide:  «  Mon  bon  monsieur,  vous 
»  avez  craché  sur  moi,  mercredi  dernier  ;  vous  m'avez  donné 
•>  des  coups  de  pied,  tel  jour;  une  autre  fois,  vous  m'avez 
»  appelé  chien;  et,  pour  toutes  ces  courtoisies,  je  vais  yous 
•  prêter  tant  d'argent.  » 

A  quoi  Antonio  lui  répond  en  récidivant  ses  ou- 
trages : 

—  «  Il  est  probable  que  je  t'appellerai  encore  des  mômes 
noms,  que  je  cracherai  encore  sur  toi  ;  que  je  te  repousserai 
encore  du  pied.  Si  tu  veux,  prête  cet  argent;  prête-le,  non  pas 
comme  à  un  ami.  —  Car  a-t-on  jamais  vu  que  l'amitié  lit 
exigé  d'un  ami  qu'il  ferait  faire  des  petits  à  un  stérile  mor- 
ceau de  métal?  —  Considère-le  plutôt,  ce  prêt,  comme  fait 
à  un  ennemi.  S'il  manque  à  l'engagement,  tu  auras  meil- 
leure figure  à  exiger  contre  lui  la  pénalité  !  » 

On  comprend,  après  ce  dialogue  qui  crache  l'in- 
jure et  le  fiel,  le  pacte  par  lequel  Shylock  vend  à 


LE   MARCHAND   DE   VENISE.  41 

Antonio  son  or,  au  prix  d'une  livre  de  sa  chair  «  prise 
à  l'endroit  du  cœur  »,  s'il  ne  le  lui  rend  pas  à  jour 
fixe.  L'antagonisme  du  juif  et  du  chrétien,  au  moyen 
âge,  se  résume  dans  cette  tragique  parabole  qui  cou- 
rait les  contes  et  les  légendes  populaires,  avant  que 
Shakespearel'eût  immortalisée  dans  son  drame. — Le 
chrétien  foule  aux  pieds  le  juif,  comme  un  ver  de  terre  ; 
le  ver  se  redresse  sous  le  pied  qui  l'écrase  :  il  pique  son 
ennemi  à  la  bourse,  le  seul  défaut  de  l'armure  de  lois 
et  de  privilèges  qui  le  cuirassait  ;  et,  par  là,  il  lui  soutire 
sa  fortune,  son  honneur,  sa  vie,  le  sang  de  ses  veines. 
Le  moyen  âge  méprisait  les  œuvres,  sinon  les 
pompes  de  l'argent.  Il  dépensait  beaucoup  en  dé- 
daignant d'acquérir.  L'industrie,  la  spéculation,  le 
commerce,  tout  cela  était  pour  lui  besogne  ser- 
vile,  grimoire  équivoque.  Le  juif,  presque  seul, 
avait  le  secret  de  l'or  dans  cet  âge  de  fer.  Il  avait 
inventé  la  lettre  de  change,  cette  algèbre  de  la  ri- 
chesse ;  il  possédait  les  clefs  ^es  mystérieux  bazars 
de  l'Orient.  Le  Ghetto,  dressant  sa  masse  noire,  au 
miheu  delà  cité,  était  pareil  à  cette  montagne  d'aimant 
des  Mille  et  une  Nuits,  qui  attire  à  elle  les  ferrures 
de  tous  les  vaisseaux  épars  su»  la  mer.  Les  pistoles 
et  les  deniers  de  la  ville  y  filtraient  par  d'invisibles 
conduits.  Tôt  ou  tard,  ce  fier  duc,  ce  haut  baron,  ce 
burgrave  empanaché  et  superbe,  qui  aurait  fait  laver 
son  chenil  si  un  juif  y  était  entré,  avait  besoin  d'argent 


42  SHAKESPEARE. 

])Our  payer  une  rançon  ou  lever  un  ban.  Alors  il  fallait 
bien  passer  par  la  porte  caudine  de  la  juiverie. 

Il  y  entrait  à  la  nuit  tombante,  il  frappait  à  la 
porte  d'Isaac  ou  de  Nathaniel.  Un  vieillard,  portant 
une  lampe  d'or,  venait  lui  ouvrir.  Ce  n'était  plus  le 
paria  sordide,  qui,  le  jour,  s'en  allait  par  les  rues, 
tète  basse,  l'œil  oblique,  et  rasant  le  mur.  Le  turban 
des  palriarclies  ceignait  son  front  chauve,  la  robe 
flottante  de  l'Orient  lui  donnait  l'air  d'un  prêtre  ou 
d'un  juge.  La  maison  resplendissait  des  vases  et  des 
étoffes  de  l'Asie.  Elle  exhalait  le  parfum  que  rap- 
portent les  navires  chargés  des  denrées  de  l'Inde. 
Derrière  un  rideau  bariolé,  apparaissait  une  tête  de 
vierge,  au  nez  aquihn,  aux  yeux  de  diamant.  C'était 
la  fille  du  logis,  qui,  curieusement,  épiait  l'étranger. 
Le  juif  et  le  chrétien,  assis  côte  à  côte,  discutaient 
le  prêt  en  question,  aux  lueurs  d'un  flambeau  à  sept 
branches,  image  du  Chandelier  biblique.  Et  le  fief 
seigneurial,  avec  ses  champs,  ses  villages,  ses  étangs 
fertiles  et  ses  forêts  giboyeuses,  venait  s'engloutir 
lambeau  par  lambeau,  dans  le  coffre  d'où  l'Hébreu 
tirait  le  sac  de  l'emprunt. 


Il 

Le  Shylock  de  Shakespeare  est  féroce,  mais  il  n'est 


LE    MARCHAND   DE    VENISE.  43 

poinl  vil.  Sous  sa  peau  coriace  d'usurier  bat  un 
cœur  saturé  d'amertume  et  gonflé  de  haine.  11  person- 
nifie les  misères  et  les  rancunes  d'Israël  ;  il  incarne 
en  lui  les  rages  et  les  ignominies  du  Ghetto.  Toutes 
ses  voix  aigres  et  rauques  semblent  s'entre-choquer 
dans  sa  bouche.  On  croit  l'entendre  :  il  parle  de  la 
■gorge,  avec  un  âpre  accent  hébraïque  ;  il  mâche  l'in- 
jure, comme  pour  l'empoisonner.  Le  schofca\  ce 
cornet  à  bouquin  dont  les  rabbins  sonnaient  pour 
excommunier  les  impies,  ne  rendait  pas  des  sons 
plus  stridents.  Shylock  aime  l'argent,  sans  doute, 
âprement  et  furieusement;  l'argent  est  son  idole,  si 
Adonaï  est  son  Dieu.  Mais  il  lui  préfère  encore  sa 
vengeance. 

Pour  dix  mille  ducats  qu'on  lui  offre,  au  lieu 
des  trois  mille  qu'Antonio  lui  doit,  s'il  veut  re- 
noncer à  l'affreux  contrat,  il  ne  cède  pas  son  mor- 
ceau de  curée  chrétienne.  —  «  Bah  !  »  lui  dit 
Salarino.  «  Je  suis  sûr  que  si  Antonio  n'est  pas  en 
»  règle,  tu  ne  prendras  pas  sa  chair.  A  quoi  te  serait- 
»  elle  bonne?  »  Et  Shylock  réphque,  en  ricanant  dans 
sa  barbe  fourchue:  «A  amorcer  les  poissons.  Elle  re- 
»  paîtra  ma  vengeance,  si  ehe  ne  peut  servira  rien  de 
»  mieux.  ^)  — Plus  tard,  quand  le  Doge  lui  fait  la  même 
objection,  il  répond  avec  sa  férocité  goguenarde: 

«  Vous  me  demandez  pourquoi  j'aime  mieux  prendre  une 
iivre  de  charogne,  que  recevoir  trois  mille  ducats.  A  cela 


i'k  SnAKESPEARE. 

je  ne  répondrai  pas  autrement  qu'en  disant  que  telle  est 
mon  humeur.  La  réponse  vous  paraît-elle  bonne?  Si  un  rat 
trouble  ma  maison,  et  qu'il  me  plaise  de  donner  dix  mille 
ducats  pour  le  faire  empoisonner,  qu'a-t-on  à  dire  à  cela? 
Voyons,  est-ce  là  encore  une  bonne  réponse?...  Je  ne  peux 
donner  d'autre  raison,  et  je  n'en  veux  donner  d'autre  que 
celle-ci  :  J'ai  pour  Antonio  une  haine  fixe,  une  aversion  ab- 
solue, qui  me  poussent  à  lui  intenter  un  procès  ruineux 
pour  moi.  Ètes-vous  satisfaits?  » 

Ceci  dit,  il  repasse  sur  le  cuir  de  sa  chaussure 
le  couteau  qui  va  dépecer  ce  «  royal  morceau  », 
avec  le  sang-froid  d'un  prêtre  biblique  s'apprêtant 
à  égorger  un  roi  Moabite  sur  l'autel. 

Pour  expliquer  l'entêtement  de  sa  haine,  Shake- 
speare a  donné  encore  à  Shylock  un  autre  grief.  Il 
a  une  fille  qu'il  couve  comme  un  trésor  caché,  qu'il 
a  élevée  dans  l'horreur  de  la  chrétienté.  Il  l'enferme 
soigneusement  au  logis,  il  veut  que  son  lys  de  Saron 
fleurisse  chastement  dans  la  soHlude.  Il  l'écarté  des 
pompes  et  des  joies  du  carnaval  vénitien,  comme, 
aux  temps  antiques,  il  lui  aurait  défendu  d'aller  se 
mêler,  sur  les  hauts  lieux,  aux  chants  et  aux  danses 
des  adorateurs  d'Astarté  : 

—  a  Écoutez-moi  bien,  Jessica  :  verrouillez  mes  portes,  et, 
lorsque  vous  entendrez  le  tambour  ou  le  piaulement  ridicule 
du  fifre  au  cou  tors,  ne  grimpez  pas  aux  fenêtres,  et  n'al- 
longez pas  votre  tôte  sur  la  voie  publique  pour  regarder 
des  paillasses  chrétiens  avec  des  masques  vernis  ;  mais,  au 
contraire,  bouchez  les  oreilles  de  ma  maison,  je  veux  dire 
les  fenêtres.  Que  le  bruit  de  la  vaine  extravagance  n'entre 
pas  dans  mon  austère  demeure.  » 


LE    MARCHAND    DE    VENISE.  45 

Mais  Jessica  s'ennuie  dans  ce  logis  morne,  qui 
tient  de  l'arche  sainte  et  du  coffre-fort.  Le  tambour 
l'attire,  le  fifre  l'affole  ;  et,  une  belle  nuit,  elle  s'enfuit 
avec  le  jeune  «  paillasse  chrétien  »,  dont  elle  s'est 
éprise.  Le  désespoir  du  père  est  horrible,  et  le  poète 
le  fait  énergiquement  ressortir.  Il  ne  craint  pas  de 
donner  un  cœur  à  son  monstre,  il  fait  pleurer  de 
vraies  larmes  à  son  crocodile.  Les  traits  comiques 
qu'il  mêle  à  sa  douleur  ne  parviennent  pas  à  l'avilir; 
ce  sont  les  grimaces  d'un  violent  sanglot.  On  le  voit, 
par  le  récit  de  Salarino,  courir  les  rues,  en  poussant 
des  cris  de  détresse.  De  ce  monstrueux  veau  d'or 
sortent  des  gémissements  plus  navrants  que  ceux  qui 
s'échappaient  du  taureau  d'airain  des  tyrans  antiques 
plein  de  tortures  et  d''agonies.  «  Ma  fdle!...  0  mes 
»  ducats  ! . . .  Enfuie  avec  un  chrétien  ! ...  Oh  !  mes  du- 
»  cats...  chrétiens!  Justice!  La  loi!...  Mes  ducats  et 
M  malille!  Jessica,  mon  enfant!...  » 

On  voit  les  gamins  de  Venise  courir  sus  à  ce  loup 
qui  a  perdu  son  petit,  et  contrefaire  ses  hurlements 
paternels,  avec  leurs  jappements  de  roquets.  —  Un 
instant  après,  Shylock  rencontre  les  complices  de  l'en- 
lèvement de  sa  Jessica.  Il  les  interroge  anxieusement: 
ils  lui  répondent  par  des  persiflages  et  par  des  huées. 

—  «  Vous  avez  su  mieux  que  personne  la  fuite  de  ma  fille.  » 
—  «  Cela  est  certain  ;  pour  ma  part,  je  connais  le  tailleur  qui 
3  confectionné  les  ailes  avec  lesquelles  elle  s'est  envolée.  » 


46  SHAKESPEARE. 

Et  Shylock,  pour  sa  part,  savait  que  l'oiseau  avait 
des  plumes,  et  que  c'est  la  nature  des  oiseaux  de 
quitter  leur  nid,  quand  ils  ont  des  plumes. 

—  «  Elle  sera  damnée  pour  cela  !»  —  «  Cela  est  certain, 
si  le  diable  est  son  juge.  »  —  «  Ma  chair  et  mon  sang  se 
révolter  ainsi  !»  —  «  Fi!  fil  vieille  charogne  !  Comment! 
cela  se  révolte  à  ton  âge?  »  —  «  Je  dis  que  ma  fille  est  ma 
chair  et  mon  sang!...  » 

On  comprend  sa  rage,  après  ces  morsures,  et  son 
acharnement  à  déchirer  vive  la  proie  ohriitienne 
promise  à  ses  griffes. 

Mais,  à  ce  moment  même,  Shakespeare  touche  du 
charbon  ardent  cette  bouche  qui  écume.  Shylock  se 
redresse  et  grandit  de  toute  la  hauteur  d'une  race 
qu'il  incarne.  Sa  voix  s'élève  à  l'accent  d'un  peuple 
écrasé  revendiquant  son  droit  devant  l'oppresseur  : 

«Je  suis  un  juif!  Est-ce  qu'un  juif  n'a  pas  des  yeux? 
Est-ce  qu'un  juif  n'a  pas  des  mains,  des  organes,  des  pro- 
portions, des  sens,  désaffections,  des  passions? Est-ce  qu'il 
n'est  pas  nourri  des  mêmes  aliments,  blessé  par  les  mômes 
armes,  sujet  aux  mêmes  maladies,  guéri  par  les  mômes 
remèdes,  échauffe  et  refroidi  par  le  môme  été  et  par  le 
même  hiver,  qu'un  chrétien  ?  Si  vous  nous  piquez,  i;e 
saignons-nous  pas?  Si  vous  nous  chatouillez,  ne  rions-nous 
pas?  Si  vous  nous  empoisonnez,  ne  mourons-nous  pas? 
Et  si  vous  nous  outragez,  ne  nous  vengeons-nous  pas? 

Si  nous  vous  ressemblons  en  tout  le  reste,  nous  vous  res- 
semblerons aussi  en  cela  :  Quand  un  chrétien  est  outragé  par 
'in  juif,  où  met-il  son  humilité?  A  se  venger.  —  Quand  un 
juif  est  outragé  par  un  chrétien,  où  doit-il,  d'après  l'exemple 


LE    MARCHAND    DE   VENISE.  47 

chrétien,  mettre  sa  patience?  Eh  bien,  à  se  venger!  —  La 
scélératesse  que  vous  m'enseignez,  je  la  mettrai  en  pratique, 
et  j'aurai  du  malheur  si  je  ne  surpasse  pas  mes  maîtres.  » 

Qui  n'admirerait  ici  la  haute  impartialité  de 
Shakespeare?  Dans  ce  drame  rempli  des  préjugés 
de  son  temps,  il  prononce  sur  la  race  juive  les 
paroles  de  justice  et  de  vérité  qui  lui  rendront, 
plus  tard,  sa  part  au  droit,  sa  place  au  soleil.  Tel  ce 
prophète  amené  sur  une  montagne,  pour  maudire  les 
tentes  d'Israël,  et  qui,  saisi  de  l'esprit  des  hautes 
cimes,  changea  ses  anathèmes  en  bénédictions  : 
—  «  Balak  dit  à  Balaam  :  »  Que  fais-tu?  Je  t'ai  amené 
-'  pour  faire  des  imprécations  contre  mon  ennemi,  et 
»  voilà  que  tu  l'as  béni.  »  —  Il  répondit  :  «  Ne  dois-je 
»  pas  dire  ce  que  Dieu  me  met  dans  la  bouche?  » 

Le  moyen  âge,  si  farouche  aux  juifs,  s'attendrissait 
pour  les  juives.  Les  contes  du  temps  sont  remplis 
d'esclandres  hébraïques  et  de  juiveries  amoureuses. 
Entre  elles  et  les  chrétiens,  l'abîme  était  bien  moins 
large  ;  l'amour  était  là  d'ailleurs  pour  le  franchir 
d'un  coup  d'aile.  Aussi,  Shakespeare  a-t-il  donné  pour 
fille  au  vieux  Shylock  celte  belle  Jessica,  si  vive  et  si 
fûUe,  qui  s'enfuit,  déguisée  en  garçon,  avec  Lorenzo, 
en  emportant  la  cassette  et  les  bijoux  de  son  père. 
Elle  précède  son  amant  en  portant  un  flambeau,  et 
l'on  dirait  alors  Cupidoii  secouant  sa  torche  devant  le 


48  SnAKESPEAKE. 

captif,  qu'il  emmène  chargé  de  ses  douces  chaînes. 
Jessica  a  respièglerie  du  page  dont  elle  a  pris  le 
costume,  et  la  volupté  de  la  Sulamite  transportée 
dans  les  jardins  du  Décaméron. 

Le  poète  nous  prévient  que,  «  fdle  de  Shylock  par 
le  sang,  elle  ne  l'est  pas  par  le  caractère» .  Jessica  n'a, 
en  effet,  aucun  des  traitsdesarace.  En  tout  cas,  ce  n'est 
point  de  Sara  ni  de  Rachel  qu'elle  descend,  mais  de 
cette  Ohola  d'Ezéchiel,  qui  regardait,  avec  convoitise, 
les  beaux  cavaliers  d'Aschour  et  les  jeunes  pachas 
assyriens  «  peints  en  rouge  sur  la  muraille  » .  Pour 
elle,  c'est  un  jeune  galant  Vénitien,  et  qu'on  peut  sup- 
poser aussi  vêtu  de  pourpre,  selon  la  mode  somptueuse 
de  l'époque,  qui  a  séduit  son  cœur  frivole.  La  fille 
juive  est  étroitement  unie  à  sa  famille,  et  dévouée  aux 
siens  ;  Jessica,  à  cet  endroit-là,  n'a  ni  cœur  ni  âme. 
Elle  quitte  la  maison  paternelle,  comme  l'oiseau  prend 
sa  volée  d'une  cage  ouverte  ;  elle  la  pille  et  la  dévalise 
sans  scrupule.  —  «  Tenez,  »  dit-elle,  de  sa  fenêtre, 
à  Lorenzo  qui  l'attend  au  bas  :  —  «  attrapez  celte 
»  cassette,  elle  en  vaut  la  peine.  »  —  Puis,  au  moment 
de  partir  :  —  "Je  vais  fermer  les  portes,  me  dorer  " 
»  encore  de  quelques  ducats,  et  je  suis  à  vous.  »  Elle 
abjureJéhovah,  aussi  lestement  qu'elle  renie  Shylock. 

La  religion  de  son  amant  devient  aussitôt  la  sienne. 
A  peine  enlevée,  elle  est  convertie.  Elle  court  au  bap- 
tistère, du  même  élan  voluptueux  dont  les  nymphes 


LE    MARCHAND    DE    VENISE.  49 

(les  tableaux  galants  du  dix-huitième  siècle,  lascive- 
ment enlacées  à  leurs  ravisseurs,  se  précipitent  vers 
la  «  Fontaine  d'Amour  ».  C'est  une  Rosine  juive,  qui 
traite  son  père  en  tuteur  morose,  et  livrerait  au 
rasoir  d'un  Figaro  de  Venise  toutes  les  barbes  dr 
Sanhédrin.  J'ai  beau  chercher,  je  ne  trouve  en  elle 
qu'un  signe  de  race  presque  imperceptible.  —  «  Fi- 
»  gurez-vous,  )>  —  dit  à  Shylock  un  de  ses  compères 
qui  revient  de  Gênes,  et  lui  raconte  les  esclandres  de 
Jessica,  —  «  figurez-vous  qu'un  joaillier  m'a  montré 
»  une  bague  qu'il  avait  eue  de  votre  fille,  pour  un 
»  singe.  »  —  «Ah!  malheureuse  !»  —  s'écrie  l'usurier. 
«  —  Tu  me  tortures,  Tubal  !  C'était  ma  turquoise  ;  je 
»  l'avais  eue  de  Lia,  lorsque  j'étais  garçon  :  je  ne 
»  l'aurais  pas  donnée  pour  une  forêt  pleine  de  singes  !  » 
A  cette  fantaisie  de  sultane,  on  reconnaît  la  fille  de 
l'Orient  sous  la  juive  naturahsée  itahenne.  C'est  une 
touche  de  he?iné  sur  une  tête  du  Giorgione,  un  grelot 
d'aimée  qui  tinte  au  collier  de  sequins  d'une  ragazza 
de  Venise.  —  Il  me  semble  voir  Jessica  se  pavaner 
par  les  rues  de  Gênes,  dans  une  toilette  de  reine  de 
Saba.  Le  singe  à  la  turquoise  trottine  derrière  elle, 
épluchant  d'une  patte  une  orange,  et  tenant  de  l'autre 
la  queue  de  sa  robe. 

Deux  parties,  tranchées  comme  des  contrastes, 
divisent  le  Marchand  de  Venise.  D'un  côté,  un  drame 
m.  4 


50  SHAKESPEARE. 

(l'usure  et  de  boucherie,  de  litige  et  d'exécration; 
de  l'autre,  une  comédie,  légère  comme  le  caprice  et 
merveilleuse  comme  le  rêve  où  tout  est  musique  et 
amour.  Shylock  assombrit  les  scènes  où  il  apparaît  ; 
il  y  apporte  l'atmosphère  d'ombres  enfumées  et  de 
rayons  jaunes,  dont  Rembrandt  enveloppe  ses  rabbins 
soucieux,  plongés  dans  l'inventaire  d'un  registre  ou 
dans  la  lecture  du  Talmud.  Vis-à-vis  de  lui,  se  dresse 
la  jeune  et  splendide  Portia,  belle  comme  une  patri- 
cienne duTitien,  dans  son  château  deBelmont,  qui  a 
la  magie  du  palais  des  Noces  de  Cana.  D'une  scène 
à  l'autre,  on  passe  de  ces  ténèbres  dans  cette  lumière, 
de  ces  sombres  coins  de  rue  où  Shylock  grince  des 
dents  et  complote,  à  cette  villégiature  délicieuse 
toute  remplie  du  chant  des  virtuoses  et  du  dialogue 
des  amants.  Portia  règne,  comme  la  Venise  triom- 
phante de  Paul  Véronèse,  dans  cette  sphère  lumineuse 
d'où  la  réalité  est  bannie.  Sa  beauté  éblouit  le  monde, 
qui  lui  envoie  des  amb<assades  de  rois  amoureux. 

«  Sa  chevelure,  couleur  de  soleil,  retombe  sur  ses  tempes 
comme  une  toison  d'or  :  ce  qui  fait  de  son  château  un  golfe 
de  Colchide,  oùune  multitude  de  Jasons  débarquent,  avides 
delà  conquérir.  Les  quatre  vents  lui  amènent,  de  chaque 
rivage,  des  prétendants  de  renom.  » 

Un  prince  d'Aragon  passe  les  Pyrénées  pour 
obtenir  sa  main.  Un  prince  du  Maroc  arrive  du  fond 


LE   MARCHAND  B^  VEr^ISE.  51 

de  l'Afrique  pour  l'adorer,  pareil  à  un  Roi  Mage  de 
l'amour.  Mais,  par  l'ordre  de  son  père,  Portia  n'ap- 
partiendra qu'à  l'homme  qui  choisira,  entre  troi, 
coffrets  d'or,  d'argent  et  de  plomb,  celui  qui  contient 
son  portrait.  Les  deux  princes  échouent  dans  l'é- 
preuve, et  le  jeune  Bassanio,  l'amant  de  son  choix, 
devine  seul  heureusement  l'énigme.  Portia  préside  à 
cette  lutte  de  féerie,  fière  comme  une  reine  de  Cour 
d'amour,  spirituelle  et  gaie  comme  la  Pampinea  de 
Boccace.  Elle  dit,  quelque  part,  parlant  d'un  Comte 
palatin,  chagrin  et  morose,  qui  prétend  aussi  l'obte- 
nir: «J'aimerais  autant  être  mariée  à  une  tête  de 
»  mort,  avec  un  os  dans  la  bouche  !  »  Un  rayonne- 
ment de  luxe  et  de  haute  vie  l'environne;  la  bonté 
s'épanouit  sur  ses  lèvres,  et  la  majesté  réside  sur  son 
front.  La  joie  émane  d'elle  à  la  façon  d'un  parfum. 
Félicité!  Félicité!  Cette  inscription,  qui  court  eu 
arabesques  de  fête  sur  tous  les  murs  de  l'Alhambra, 
pourrait  aussi  enguirlander  son  palais.  On  dirait  une 
ravissante  incarnation  de  la  Renaisoance.  Elle  mar- 
che du  pas  volant  des  déesses  ;  sa  parole  est  une 
mélodie  que  la  lyre  semble  accompagner  ;  sa  con- 
versation évoque,  comme  une  incantation  païenne, 
les  plus  belles  nuages  de  la  mythologie.  On  sent 
qu'elle  vit  au  milieu  des  statues  antiques  et  des  fres- 
ques qui  représentent  les  amours  des  dieux.  Elle  a 
des  idées  d'enchenteresse  et  de  muse.  C'est  ainsi 


52  SHAKESPEARE. 

qu'elle  dit,  lorsque  Bassanio  va  tenter  l'épreuve  des 
colîrets  : 

«  Que  la  musique  résonne,  pendant  qu'il  choisira!  De 
la  sorte,  s'il  perd,  il  fera  une  fin  de  cygne  et  disparaîtra  au 
sein  de  l'harmonie.  Il  peut  gagner,  et  alors,  que  sera  la  mu- 
sique? Eh  bien,  la  musiqueseralafanfare  qui  retentit  quand 
des  sujets  loyaux  saluent  un  roi  nouvellement  couronné;  ce 
sera  le  doux  son  de  l'aubade,  qui  se  glisse  dans  l'oreille  du 
fiancé  rôvant,  et  qui  l'appelle  au  mariage.  » 

Cosl  cette  femme  divine  que  Shakespeare  prend 
pour  arbitre  de  l'odieux  procès.  Une  fée  de  l'Arioste 
descend  de  son  château  enchanté  pour  dénouer  l'a- 
troce chicane  judaïque.  Portia  arrive,  déguisée  sous 
une  robe  de  docteur,  pareille  à  celte  belle  fille  sa- 
vante qui  enseignait  le  droit  à  Bologne,  et  se  cou- 
vrait d'un  voile  pendant  ses  leçons,  pour  ne  pas  éblouir 
de  ses  yeux  les  élèves  qu'elle  suspendait  à  ses  lèvres. 
Elle  se  présente  au  tribunal,  et  Sliylock  restant  sourd 
à  ses  adjurations  de  pitié,  elle  prononce  sa  sen- 
tence : 

«  Tu  as  droit  à  une  livre  de  la  chair  de  ce  marchand  ;  la 
Loi  te  la  donne  et  la  Cour  te  l'adjuge.  » 

—  «  0  juge  très  équitable,  — s'écrie  Shylock,  — 
combien  tu  es  plus  vieux  que  ne  le  dit  ton  visage! 
Un  Daniel  est  venu  pour  nous  juger  ;  oui.  un  Da- 
niel! »  —  Et  il  allonge  déjà  son  couteau  contre  la 
poitrine  d'Antonio. 


LE  MARCHAND  DE  VENISE.  53 

«  Arrôle  un  instant!  —  poursuit  Portia.  —  Il  y  a  encore 
quelque  chose  à  dire.  Ce  billet  ne  t'accorde  pas  une  goutte 
de  sang  :  les  mots  formels  sont  ceux-ci  :  Une  livre  de  chair. 
Prends  donc  ce  que  t'accorde  ton  billet,  prends  ta  livre  de 
chair;  mais,  si,  en  la  coupant,  il  t'arrive  de  répandre  une 
seule  goutte  de  sang  chrétien,  tes  terres  et  tes  biens  seront, 
de  par  la  loi  de  Venise,  confisqués  au  profit  de  l'État... 
Prépare-toi  donc  à  couper  la  chair;  ne  verse  pas  de  sang  et 
ne  coupe  ni  plus  ni  moins,  mais  tout  juste,  une  livre  de 
chair.  Si  tu  en  prends  plus  ou  moins  que  la  juste  livre,  si 
tu  augmentes  ou  diminues  le  prix  convenu,  ne  fût-ce  que 
de  la  vingtième  partie  d'un  seul  pauvre  grain;  si  môme  la 
balance  incline  de  l'épaisseur  d'un  cheveu....  tu  meurs  !  » 

L'équité  des  juges  primitifs  siégeant  aux  portes 
de  la  ville,  la  sagesse  du  jeune  Salomon  assis  sur 
son  trône,  la  justice  naïvement  subtile  des  califes 
arabes,  rendant  leurs  arrêts  sous  le  figuier  des  ci- 
ternes, revivent  et  parlent  ainsi  par  cette  bouche 
charmante.  Le  jugement  de  la  clémence  se  retourne 
contre  le  talion  judaïque,  et  ce  serpent  venimeux 
est  écrasé  par  le  pied  d'une  femme,  comme  il  est 
écrit  de  l'autre  serpent. 

La  cause  jugée,  Porlia  rentre  dans  sa  villa  féeri- 
que, au  milieu  d'un  tendre  triomphe.  Le  palais  s'il- 
lumine; une  musique  d'épithalame  s'en  exhale.  Trois 
couples  d'amants  promènent,  sous  les  lauriers-roses, 
au  feu  tremblant  des  étoiles,  leurs  taquineries 
exquises  et  leurs  rêveries  enivrées.  —  «  Paix,  là- 
bas  !  y>  dit  Portia  aux  flûtes  qui  s'interrompent,  aux 
violes  qui  se  taisent,  «  la  lune  sommeille  avec  Endy- 


54  SHAKESPEAnE. 

«  niion  et  ne  voudrait  pas  être  réveillée.  »  —  La 
lune  sommeille,  en  effet,  non  pas  avec  Entlymion, 
mais  sur  le  banc  de  gazon  où  Lorenzo  et  Jessica  pré- 
ludent à  leur  nuit  nuptiale,  en  chantant,  au  sein  de  la 
nuit  sereine,  les  délices  de  l'amour  et  les  magnifi- 
cences du  firmament. 

«  Comme  la  clarté  delalune  dort  doucement  sur  ce  banc! 
Asseyons-nous  ici;  que  les  sons  des  instruments  viennent 
flotter  à  nos  oreilles  !  Le  calme  suave  de  la  nuit  convient 
aux  accents  de  l'aimable  harmonie.  Assieds-toi,  Jessica  ; 
regarde  comme  ces  disques  d'or  étincelant  incrustent  le 
parquet  du  ciel.  De  tous  les  globes  que  tu  contemples,  il 
n'en  est  pas  un,  jusqu'au  plus  petit,  qui,  dans  son  mouve- 
ment, ne  chante  comme  un  ange,  en  perpétuel  accord  avec 
les  chérubins  aux  jeunes  yeux.  Une  harmonie  pareille  existe 
dans  les  âmes  immortelles  ;  mais  tant  que  cette  argile  pé- 
rissable la  comTe,  nous  ne  pouvons  l'entendre.  » 

Dénouement  hardi  et  sublime  :  le  chrétien  Lorenzo 
épouse  la  fille  de  Shylock.  L'antagonisme  des  deux 
races  se  réconcilie  dans  l'amour;  la  haine  des  pères 
se  fond  dans  le  baiser  des  enfants. 


CHAPITRE   IV 

RICHARD    III 


I.  —  Les   drames  historiques.  —  L'Angleterre  après  la  conquête 

normande . 
II.  —Richard  III  «  génie  du  mal  «.  —  Marguerite  d'Anjou. 


I 


Les  drames  historiques  de  Shakespeare;,  compre- 
nant, du  Roi  Jean  ii  Henri  VIII,  plus  de  cinq  siècles 
du  moyen  âge,  sont  les  annales  les  plus  tragiques  du 
théâtre,  et  peut-être  aussi  de  l'histoire.  On  sort, 
l'imagination  terrifiée,  de  cette  forêt  de  catastrophes 
et  de  crimes  où  le  sang  pleut,  où  les  têtes  tombent 
comme  les  feuilles  secouées  par  le  vent  d'automne. 
Partout  la  trahison,  la  violence,  la  mort.  Des  guerres 
pareilles  à  des  chasses,  des  armées  féroces  comme 
des  meutes,  des  assassinats  qui  vont  et  qui  viennent 
cherchant  leurs  victimes,  des  curées  de  vengeance 
et  de  cruauté.  Et  toujours,  et  sans  trêve,  à  travers 
ces  bruits  formidables,  le  marteau  du  bourreau  de 


56  SDAKESPEARE. 

Londres  qui  frappe  [sur  les  planches  de  l'échafaud, 
avec  le  retentissement  régulier  de  la  cognée  d'un 
bûcheron  abattant  des  chênes. 

Par  moments,  celte  sanglante  forêt  historique  — 
selva  selvaggia —  se  remplit  d'apparitions  effrayan- 
tes. Des  vuix  prophétiques  s'élèvent  pour  maudire 
et  pour  attester  ;  des  fantômes  de  princes  poignar- 
dés et  de  rois  sans  têtes  surgissent  dans  l'horrible 
appareil  de  leur  sépulture,  et  font  retentir  sur  les 
événements  eu  cours  les  clameurs  de  la  prédiction 
et  de  la  menace.  Le  drame  fait  un  moment  silence 
pour  les  écouter,  la  hache  du  supplice  hésite  et  reste 
suspendue  en  l'air  sur  le  cou  qu'elle  allait  trancher. 
Puis,  l'extermination  recommence,  la  guerre  civile 
reprend  à  l'endroit  entamé  sa  pâture  fratricide  ;  le 
sang  se  remet  à  ruisseler,  le  glaive  à  décoller,  la 
torture  à  tourner  sa  roue,  et  l'imagination,  rejetée 
dans  les  spirales  de  cet  enfer  terrestre,  s'écrie, 
comme  le  roi  Lear,  au  tout-puissant  génie  qui  l'en- 
traîne :  —  «0  Dieu!  ne  me  traîne  pas  plus  longtemps 
»  à  travers  un  monde  si  dur!  » 

C'était  un  monde  bien  dur,  en  effet,  que  la  Grande- 
Bretagne  aux  époques  évoquées  et  ressuscitées  par 
Shakespeare.  On  dirait  de  loin  une  mêlée  d'hommes 
de  proie  s'enlretuant  sur  un  âpre  écueil.  Le  Moyen 
Age,  sombre  partout,  se  fait  sinistre  en  Angleterre. 
Le  roi  y  est  presque  toujours  rapace  et  cruel  ;  la 


RICHARD    III.  57 

féodalité  tourne  au  brigandage  ;  l'Église  prend  l'as- 
pect d'un  collège  de  druides  desservant  un  sanglant 
dolmen  ;  la  jurisprudence,  tortueuse  et  féroce,  res- 
semble à  ce  monstre  antique  qui  mangeait  des 
hommes  au  fond  d'un  labyrinthe.  La  guerre  y  est 
plus  barbare,  la  rébellion  plus  sauvage,  la  question 
plus  compliquée,  l'échafaud  plus  lugubre  :  le  sang  y 
jaillit  plus  noir  que  partout  ailleurs. 

A  partir  de  la  conquête,  défile  sur  le  trône  une 
lignée  de  princes  haineux,  dénaturés,  farouches. 
Guillaume  le  Conquérant  rançonne  le  peuple  vaincu, 
avec  l'âpreté  d'un  bandit  détroussant  et  dépouillant 
sa  victime  ;  il  fait  crever  les  yeux  de  quiconque  tue 
sur  ses  domaines  un  sanglier  ou  un  cerf  :  —  «  Car,  » 
—  dit  la  Chronique  saxonne,  —  «il  aimait  autant  les 
»  bêtes  fauves  que  s'il  eût  été  leur  père.  »  Son  fils, 
Guillaume  le  Roux,  un  Gargantua  tragique,  pressure 
les  os  du  peuple  écorché  par  son  père.  «  Il  prit  l'Angle- 
»  terre  à  la  gorge,»  —  dit  la  même  Chronique,  —  «  et 
»  ne  la  laissa  pas  respirer.  »  Henri  Beauclerc  livre  ses 
petites-filles  à  un  baron  qui  leur  arrache  les  yeux  et 
le  nez.  Henri  II,  le  meurtrier  de  saint  Thomas  de 
Cantorbéry,  avec  son  gros  ventre  et  ses  yeux  bleus 
injectés  de  sang,  mordait  ses  pages,  dans  ses  accès 
de  colère,  et  rongeait  la  paille  qui  couvrait  le  plan- 
cher de  sa  chambre.  Richard  Cœur-de-Lion,  si  étran- 
gement poétisé  par  les  romans  et  par  la  légende, 


58  SHAKESPEARE. 

mange,  en  Palestine,  de  la  cliair  de  Sarrasin  rôtie  et 
salée.  Jean-sans-Terre  fait  mourir  de  faim  vingt- 
trois  otages  en  prison  ;  il  extorque  de  Targent  des 
juifs  en  leur  faisant  casser  les  dents  une  à  une.  Son 
juron  familier  était  :  Pe?'  dentés  Dei  !  Par  les  dents  de 
Dieu!  —  Edouard  II,  en  un  jour,  fait  pendre  et  éven- 
trer  vingt-trois  nobles.  —  «  L'usage,  dans  notre  fa- 
»  mille,»  — disait  Richard  Cœur-de-Lion — «est  que 
)»  les  fils  haïssent  le  père.  Du  diable  nous  venons, 
»  et  nous  retournons  au  diable.  »  De  diabolo  ve- 
niantes  et  ad  diabolum  transeuntes.  —  Geoffroy,  son 
frère,  disait  aussi  :  —  «  Il  est  dans  la  destinée  de 
»  notre  race,  que  nous  ne  nous  aimions  pas  entre 
■»  nous.  C'est  là  notre  héritage,  et  aucun  de  nous  n'y 
)'  renoncera  jamais.  » 

L'inceste  et  le  parricide  sont  les  traditions  des  rois 
de  cette  dynastie.  Leur  histoire  n'est  qu'une  tuerie 
domestique.  Le  meurtre,  pour  ces  êtres  de  sang  et 
de  violence,  semble  être  un  besoin  physique  et 
comme  un  appétit  spécial  développé  par  la  fréquen- 
tation des  forêts  où  ils  passent  leur  vie  à  la  chasse. 
Ce  sont  les  Atrides  du  Nord  ;  des  Atrides  difformes, 
quelquefois  grotesques.  Le  crime  grec  garde  tou- 
jours un  air  de  grandeur  ;  le  sang  qu'il  verse  est 
beau  comme  la  pourpre,  on  en  teindrait  le  manteau 
des  rois.  Ses  victimes  tombent,  sous  le  glaive  qui  les 
immole,  dans    les  nobles   attitudes  des  Niobidc» 


RICHARD    III.  59 

percés  par  les  flèches  d'or  d'Apollon.  Le  crime  go- 
thique est  laid  et  trivial  ;  il  dégrade  le  supplice,  il 
avilit  et  fait  grimacer  la  mort.  Oreste  est  entraîné 
par  la  main  de  marbre  de  Némésis  ;  Richard  III  et  le 
roi  Jean  sont  poussés  par  le  pied  de  bouc  de  Satan. 

En  avançant  dans  cette  sombre  histoire,  sans 
sortir  du  cercle  du  trône,  quelle  mêlée  de  forfaits  et 
de  trahisons!  Quel  tas  de  têtes  et  de  couronnes  tom- 
bées du  même  coup  !  —  Edouard  II  est  tué  avec  une 
barre  de  fer  rougie  au  feu  par  sa  femme.  Richard  II 
est  assommé  par  la  massue  des  assassins  de  Henri 
de  Lancastre.  Henri  YI  est  égorgé  par  Richard  de 
Glocester;  son  fils  Edouard  est  abattu  par  le  gantelet 
de  Clarence  ;  Clarence  lui-même  est  noyé,  par  son 
frère,  dans  un  tonneau  de  Malvoisie,  comme  pour 
fêter  par  ce  supplice  bachique  les  vendanges  san- 
glantes de  la  maison  d'York. 

A  cette  série  de  régicides  ajoutez  tout  un  «  Mas- 
sacre des  innocents  »  de  la  couronne  :  Edouard,  le 
Martyr,  tué  à  la  chasse,  comme  un  faon,  au  milieu 
des  bois;  le  prince  Arthur  immolé  par  le  roi  Jean, 
sur  la  Seine,  entre  le  ciel  et  l'eau  ;  les  deux  enfants 
d'Edouard  étouffés,  comme  deux  oiseaux  au  nid,  sous 
l'oreiller  fraternel. 

Ajoutez  encore  des  processions  de  lords  et  de  sei- 
gneurs, passant  à  la  file  cette  «  Porte  des  Traîtres  » 
de  la  tour  de  Londres,  Traitors  Gâte,  que  des  pieds 


60  SHAKESPEARE. 

vivants  ne  repassaient  guère  ;  des  races  vouées  à  l'é- 
chafauil  par  droit  de  naissance,  des  princes  dont  la 
décapitation  était  la  mort  naturelle,  les  maisons  de 
Buckingham,  de  Somerset,  de  Norfolk,  de  SulTulk,  de 
Norlhumberland,  décimées,  de  génération  en  géné- 
ration, par  coupes  régulières. 

L'apaisement  des  guerres  civiles  de  la  Rose  blan- 
che et  de  la  Rose  rouge  n'arrête  pas  celte  barbarie 
historique.  Elle  ne  fait  que  quitter  l'allure  forcenée 
de  l'assassinat  pour  prendre  les  formes  pédantes- 
ques  de  la  procédure.  La  loi  saxonne,  «  cette  vieille 
qui  mâche  un  frein  rouillé  »,  comme  dit  Shakes- 
peare, —  The  nistij  curb  of  old  father  antic  the 
law,  —  tue  selon  les  règles  et  bredouille  en  latin  de 
charnier  ses  arrêts  de  mort.  Henri  VIII,  appuyé  sur 
elle,  coupe  les  têtes  de  ses  femmes  avec  le  sabre  du 
Barbe-Bleue  des  légendes.  Marie  Tudor  allume  des 
bûchers  sur  tout  le  royaume.  Elisabeth  martyrise 
Marie  Stuarl.  D'échafaud  en  échafaud  et  de  gibet  en 
gibet,  cette  montagne  d'oblations  reçoit  pour  cou- 
ronnement le  billot  de  Charles  I". 

La  Tour  de  Londres  était  l'abattoir  de  ces  héca- 
tombes, le  centre  de  gravité  où  venaient  tomber 
toutes  les  têtes  vouées  au  glaive  politique.  Aujour- 
d'hui encore,  le  noir  édifice,  avec  ses  voûtes  basses, 
ses  donjons  massifs,  ses  tombeaux  tragiques  et  ses 
pavés  mal    essuyés,  épouvante    l'imagination.    On 


RICHARD    III.  61 

croit  voir  cette  tour  d'Alep,  que  Tamerlan  fit  con- 
struire avec  soixante-dix  mille  crânes  humains  mêlés 
à  la  brique.  Dans  la  Tour  Blanche,  Whitc  Tower,  se 
cache  le  grand  ressort,  instrumentum  regni,  de  ces 
temps  atroces.  C'est  un  billot  à  peine  équarri,  creusé 
au  milieu,  et  tailladé  de  grandes  fentes  de  hache  dans 
toute  sa  longueur.  La  hache  est  là  attachée  au  bloc 
par  une  chaîne  de  fer.  Une  rouille  rouge  la  mange 
comme  un  ulcère,  et  gangrène  lentement  son  fil. 

Elle  se  repose,    maintenant   inerte,   engourdie, 
ivre-morte  ;  elle  a  bien  gagné  son  repos.  Ce  tronc 
fendu  est  le  billot  ;  cette  hache  est  le  glaive  de  toutes 
les  grandes  exécutions  historiques.  Sur  cet  âpre  es- 
cabeau, les  plus  nobles  et  les  plus  charmantes  têtes 
de  l'Angleterre  se  sont  tour  à  tour  inchnées.  Là  se 
courbèrent  des  fronts  indomptés,  là  se  ployèrent  des 
cous  délicats  qui  durent  trouver  bien  rude  cet  oreil- 
ler de  la  dernière  heure.  Jane  Grey,  les  yeux  bandés, 
y  promena  longtemps  ses  petites  mains  à  tâtone;, 
pour  trouver  la  place,  comme  un  enfant  qui  cherche 
son  berceau  dans  l'obscurité.  AnnedeBouleyn,  avant 
d'y  incliner  sa  nuque  blonde,  fit  remarquer  au  bour- 
reau qu'elle  avait  le  cou  très  mince,  et  qu'il  lui  se- 
rait facile  de  le  trancher  d'un  seul  coup.  Que  de 
grandes  et  que  de  douces  âmes  cette  hache  furieuse 
a  lancées  au  ciel!  On  devrait  enchâsser  dans  un  au- 
tel ce  billot  sacré,  prie-Dieu  des  martyrs,  marche- 


C2  SHAKESPEARE. 

pied  des  holocaustes,  degré  suprême  qui  a  touché 
tant  de  fois  aux  portes  de  l'Éternité. 

Ces  étonnantes  tnij^^édies  de  riiistoire  anglaise  ont 
eu  la  fortune  d'échoir  en  partage  au  plus  pathétique 
des  poètes.  Toutes  ces  morts  ont  été  chantées,  tous 
ces  martyrs  ont  été  bénis,  toutes  ces  têtes  coupées 
ont  reçu  le  baiser  de  Melpomène  sur  leurs  lèvres. 
Les  neuf  grands  drames  de  Shakespeare  composent 
dans  leur  ensemble  la  véritable  épopée  de  la  Grande- 
Bretagne.  Nuus  ne  pouvons  parcourir  cette  enfilade 
de  chroniques  tragiques  qui  se  déroulent  à  perte  de 
vue,  et  qui  ressemblent,  avec  leur  entassement  d'ac- 
tions et  de  personnages,  à  des  tapisseries  éclatantes, 
agitées  et  entremêlées  par  un  vent  d'orage.  Il  en  est 
une  qui  les  résume  toutes,  et  dont  le  héros  accu- 
mule en  lui  les  crimes  et  les  horreurs  de  cinq  siè- 
cles. Richard  III  concentre  tous  les  vices  des  tyrans 
auxquels  il  succède  :  il  est  l'abrégé  hideux  de  leurs 
dynasties. 


II 


Le  HicZ/ard  111  de  Shakespeare  offre  l'idéal  pervers 
du  Moyen  Aye  britannique.  Imaginez  Tartuffe  à  che- 
val et  bardé  de  fer.  Jamais  plus  noir  caractère  ne 
fat  scruté  plus  à  fond.  Ce  n'est  pas  le  scalpel  de  l'a- 
nalyste débrouillant  le  réseau  des  fibres,  c'est  une 


RICnARD    III.  63 

épéo  tordue  comme  celle  de  l'Archange,  plongeant 
au  cœur  de  l'être  et  le  décrivant  en  traits  de  feu  au 
dehors.  Mêlez  ensemble  la  tyrannie  de  Tibère,  l'as- 
tuce de  Louis  XI,  la  cruauté  savante  de  César  Borgia, 
et  vous  aurez  le  Richard  III  de  Shakespeare. 

Mais  l'image  serait  incomplète  si  l'on  n'ajoutait  pas 
à  cette  tête  monstrueuse  un  riresardonique.  Richard 
n'a  pas  seulement  le  génie  du  mal,  il  en  a  l'esprit. 
Comme  il  a  la  bosse  du  bouffon,  il  en  a  la  gaieté  mé- 
chante. Il  s'amuse,  avec  un  humour  diabolique,  des 
crimes  qu'il  commet  et  des  malheurs  qu'il  inflige  aux 
hommes.  Sa  difformité  le  naturalise  parmi  les  êtres 
étrangers  à  l'humanité.  Il  répudie  la  Nature  qui  a 
contrefait  son  corps. 

«  Moi  qui  suis  grossièrement  taillé,  et  qui  n'ai  pas  la 
majeslé  du  séducteur  pour  me  pavaner  devant  une  nymphe 
aux  coquettes  allures,  mais  qui  suis  écourté  de  la  juste 
proportion;  moi  à  qui  la  Nature  hypocrite  a  escroqué  ses 
traits;  moi  qu'elle  a  envoyé,  avant  le  temps,  dans  le  monde 
des  vivants,  difforme,  inachevé,  tout  au  plus  à  moitié  fini, 
tellement  estropié  et  contrefait  que  les  chiens  aboient  quand 
je  m'arrête  devant  eux...!  Eh  bien!  dans  cette  molle  et 
languissante  époque  de  paix,  je  n'ai  d'autre  plaisir,  pour 
passer  les  heures,  que  d'épier  mon  ombre  au  soleil,  et  de 
décrire  ma  propre  difformité.  Aussi,  puisque  je  ne  puis  être 
l'amant  qui  charmera  ces  temps  beaux  parleurs,  je  suis  dé- 
terminé à  être  le  trouble-fête  scélérat  de  ces  jours  frivoles!  » 

Ainsi  Richard  se  retranche  lui-même  de  l'espèce 
humaine,  pour  s'adjuger  le  droit  de  la  haïr  et  do 


64  SHAKESPEARE. 

l'exploiter.  Avec  la  laideur  des  démons,  il  a  leur 
froide  mécliancetc,  leur  inaptitude  au  remords  et 
leur  humeur  goguenarde.  Il  apparaît,  dans  tout  le 
drame,  comme  une  créature  diabolique;  il  semble 
sorti,  non  du  limon  des  enfants  d'Adam,  mais  du  bi- 
tume de  l'enfer.  Sa  devise  est  celle  du  Alilton  :  «  Mal, 
sois  mon  bien  !  »  Evil  bee  tow  mi  good  ! 

Yoyez-le,  dès  la  première  scène,  arpenter  cette 
rue  plus  funèbre  qu'une  route  de  cimetière,  que  tra- 
versent des  hommes  enchaînés  et  des  morts  portés 
dans  leur  bière.  Il  persifle  de  sa  pitié  hypocrite  son 
frère  Clarence  que  ses  calomnies  envoient  à  la  Tour. 
Il  arrête  les  obsèques  du  roi  Henri  VI,  menées  par 
sa  belle-fille  lady  Anne.  Richard  a  tué  le  roi  et  son 
fils  Edouard,  et  il  se  propose  à  lui-même  l'excentri- 
que gageure  de  séduire  la  veuve  de  sa  victime  de- 
vant le  cercueil  de  son  père.  Il  n'apporte  aucun  in- 
térêt à  ce  jeu  bizarre,  rien  que  le  plaisir  gratuit  de 
faire  sur  le  cœur  de  la  femme  une  cruelle  et  sarcas- 
tique  expérience.  Anne  l'accueille  d'abord  avec  la 
rage  d'une  furie;  elle  lui  crache  à  la  face  la  malé- 
diction et  l'outrage.  II  essuie,  sans  sourciller,  ce  pre- 
mier feu  de  colère  ;  puis  il  joue,  avec  une  verve 
tragi-comique,  la  comédie  d'amour  qu'il  a  préparée. 
Les  injures  de  la  veuve  irritée  lui  coupent  à  chaque 
instant  la  parole;  il  reprend,  sans  dépit  et  sans  im- 
patience, son  exercice  de  rhétorique  expérimentale. 


BIGHAIID    III.  65 

Par  degré,  la  fureur  s'apaise,  le  mépris  décroît. 
Anne  accepte  l'anneau  de  l'homme  qu'elle  exécrait 
tout  à  l'heure.  Aussi,  de  quelle  explosion  d'orgueil 
Richard,  resté  seul,  salue  sa  victoire  !  C'est  la  joie 
d'un  artiste  en  perdition,  venu  à  bout  d'un  tour  de 
force  immoral. 

«  A-t-oii  jamais  séduit  une  femme  de  cette  façon?  Com- 
ment! moi,  qui  ai  tué  son  mari  et  son  père,  la  prendre  ainsi 
au  plus  fort  de  son  horreur,  quand  elle  a  la  malédiction  à 
la  bouche,  les  pleurs  dans  les  yeux,  et,  néanmoins,  l'obte- 
nir! Tout  un  monde,  pour  rien  !  Elle  consent  à  abaisser  ses 
regards  sur  moi,  sur  moi  qui,  tout  entier,  ne  vaux  pas  une 
"ttioitié  d'Edouard!  Sur  moi  qui  boite  et  qui  suis  difforme, 
comme  vous  voyez  !  —  Je  gagerais  mon  duché  contre  le  de- 
nier d'un  mendiant,  que  je  me  suis  mépris  jusqu'ici  sur  ma 
personne.  J'ai  eu  beau  en  douter,  sur  ma  vie  !  elle  a  décou- 
vert que  je  suis  une  personne  merveilleusement  agréable. 
Je  vais  faire  l'emplette  d'un  miroir  et  entretenir  une  ving- 
taine ou  deux  de  tailleurs,  pour  étudier  les  modes  qui  pare- 
ront mon  corps.  » 

Sa  diabolique  ironie  ne  se  dément  pas.  Il  reçoit, 
en  ricanant,  les  anathèmes  fatidiques  de  la  vieille 
reine  Marguerite.  Il  apprend,  en  plaisantant,  au  roi 
Edouard,  la  mort  de  Clarence,  dont  des  sbires  à  ses 
gages  ont  devancé  la  grâce. 

«  Le  pauvre  homme!  il  est  mort  de  votre  premier  ordre. 
Celui-là,  un  Mercure  ailé  le  portait  :  le  contre-ordre  était 
porté  par  quelque  cul-de-jatte,  qui,  trop  lent,  est  arrivé 
pour  le  voir  enterrer.  » 

Tîf.  K 


68  SHAKESPEARE. 

Cependant  Edouard  IV  expire,  et  la  personnalité 
de  Richard,  délivrée  des  entraves  qui  la  compri- 
maient, se  développe  avec  une  meurtrière  énergie 
Autour  de  lui,  l'air  se  corrompt  et  devient  mortel. 
On  meurt  de  son  amitié  comme  de  sa  haine,  de  ses 
faveurs  comme  de  ses  griefs.  Son  avènement  répand 
par  la  ville  la  panique  d'une  épidémie  qui  approche. 
Les  passants  se  croisent  dans  la  rue,  en  échangeant 
à  la  hâte  des  présages  sinistres.  Les  lords  qui  ont 
offensé  Richard  se  communiquent  leurs  rêves  de 
mauvais  augure;  ils  sentent  leur  tête  trembler  sur 
leurs  épaules;  on  entend  des  galops  de  cavaliers 
fuyant   à  toute  bride. 

Les  fils  d'Edouard  font  à  Londres  leur  royale  en- 
trée, mais  le  sarcasme  ambigu  de  Richard,  chevau- 
chant à  côté  du  petit  roi,  donne  à  la  fête  le  sens 
d'une  marche  au  supplice.  Ses  pièges  s'ébranlent,  ses 
trappes  s'ouvrent,  l'heure  est  venue,  le  carnage  com- 
mence. On  aperçoit,  entre  deux  scènes,  par  une  lu- 
gubre échappée,  les  parents  de  la  reine  montant  à 
l'échafaud.  Une  sanguinaire  boutade  de  Richard  arra- 
che le  chancelier  Haslings  de  la  table  du  Conseil,  et 
le  livre,  séance  tenante,  au  bourreau.  —  Richard  s'a- 
muse :  il  se  fait  offrir  la  couronne,  par  des  badauds 
ameutés;  paraît,  à  leurs  cris,  un  missel  sous  le  bras, 
entre  deux  évoques,  avance  la  main  pour  la  prendre, 
la  retire,  tâtc  le   manteau  royal,  comme  Tartuffe 


RICHARD   III.  67 

chiffonne  le  jupon  d'Elmire,  et  s'en  affuble  enfin 
comme  d'un  froc  de  pénitent,  avec  des  contritions 
et  des  simagrées  hypocrites. 

Mais  les  enfants  d'Edouard  vivent  encore  :  leur 
tour  est  venu.  Il  commande  les  deux  meurtres  à 
Buckingham,  son  complice.  Buckinghara,  surmené 
de  crimes,  hésite  et  recule.  Richard  lui  jette  un 
mauvais  regard  ;  il  est  perdu.  —  a  Bah  !  bah  !  tu  es 
X  tout  de  glace,  ton  dévouement  gèle.  Je  m'adres- 
»  serai  à  des  têtes  de  fer  sans  cervelle.  Il  n'est  pas 
»  mon  homme,  celui  qui  regarde  en  moi  d'un  œil 
»  scrutateur.  »  Tyrrel  accepte  l'exécrable  charge, 
et  lorsque  Buckingham  qui  a  réfléchi  vient  s'offrir, 
l'affaire  est  faite.  Richard  qui  l'a  déjà  condamné  se 
moque  de  lui  :  signe  de  mort. 

Ainsi  va-t-il,  railleur,  actif,  bruyant, jovial,  acharne, 
se  donnant  à  lui-même  le  spectacle  d'un  règne  hor- 
riblement théâtral,  jusqu'à  l'heure  où  les  revers 
éclatent,  où  la  fortune  se  retourne,  où  Richmond  dé- 
barqué soulève  contre  lui  le  peuple  et  l'armée.  Les 
spectres,  qui,  la  veille  du  combat,  surgissent  sous  sa 
tente,  troublent  pour  la  première  fois  sa  conscience. 
Mais  le  premier  rayon  du  jour,  le  premier  feu  du 
combat  dissipe  ses  remords  avec  ces  vagues  ombres  : 
—  «  Mon  royaume  pour  un  cheval  !»  —  li  combat 
furieusement,  jusqu'à  l'héroïsme,  et  meurt  avecl'in- 
Irépidité  sinistre  de  l'impénitence. 


68  SHAKESPEARE. 

Au-dessus  des  péripéties  et  des  vicissitudes  du 
drame,  surgit  la  reine  Marguerite  d'Anjou,  veuve 
de  Henri  YI,  celte  reine  terrible  et  sublime,  qui 
remplit  les  deux  autres  pièces  de  la  trilogie,  Henri  VI 
et  Richard  II,  de  ses  forfaits  et  de  ses  malheurs. 
Marguerite  d'Anjou,  dans  la  tragédie  do  la  guerre 
des  Roses,  joue  le  double  rôle  de  Clytemnestre  et 
d'Hécube.  Ses  crimes  sont  atroces  ;  c'est  par  son 
ordre  que  Glocester  meurt,  à  la  Tour,  d'une  apoplexie 
foudroyante  ;  elle  pille  Londres  et  incendie  Saint- 
Albans.  Elle  couronne  d'un  diadème  de  papier  la 
tête  tranchée  du  duc  d'York,  et  lui  applique  de  sa 
main  royale  un  lâche  soufflet  de  bourreau.  Elle  fait 
poignarder,  sur  le  pont  de  Wackefield,  le  jeune  comte 
de  Rutland,  un  enfant  de  douze  ans. 

Mais  si  la  reine  est  horrible,  la  mère  est  superbe. 
L'adversité  la  grandit  et  la  transfigure.  Son  parti 
est  Naincu,  la  dynastie  de  Lancastre  est  proscrite, 
le  fantôme  couronné  qu'elle  a  pour  mari  déshérite 
son  fils  au  profit  de  l'usurpateur  ;  Edouard  IV  vient  de 
monter  au  trône,  soutenu  parWarwick,  le  «Faiseur 
de  rois  ». 

Au  miheu  de  ces  écroulements  et  de  ces  désastres, 
Marguerite  reste  seule,  debout,  emportant  son  fds 
dans  ses  bras.  Avec  la  force  que  cet  enfant  lui  in- 
spire, elle  soulève  le  monde,  passant  et  repassant  la 
mer,  jouet  infatigable  de  la  défaite  et  de  rouragan. 


RICnARD   III.  69 

agitant  en  sa  faveur  la  France  et  l'Ecosse,  ralliant  à 
sa  cause  ce  même  Warwick  qui  l'a  détrônée.  Elle 
ressuscite  son  armée  détruite,  elle  se  refait  un  parti 
nouveau.  Victorieuse  à  Wackefield,  vaincue  à  Hod- 
gely  Moor  et  à  Neyam,  elle  succombe  enfin  à  Tewkes- 
bury,  et  n'abdique  que  sur  le  cadavre  de  son  enfant 
poignardé.  Son  ambition  tombe  avec  lui  :  à  partir  de 
là,  ce  n'est  plus  qu'un  spectre  apathique  et  morne 
qui  achève  tristement  de  vivre.  On  la  retrouve,  quel- 
ques années  après,  dans  un  donjon  de  l'Anjou,  dé- 
crépite avant  l'âge  et  défigurée  par  une  lèpre  affreuse: 
son  visage  s'était  ulcéré  comme  son  cœur. 

Aussi  Shakespeare  a-t-il  fait  deux  parts  de  cette 
vie  remplie  de  contrastes,  et  donné  deux  faces  à 
cette  sinistre  héroïne.  Dans  son  He72ri  VI,  c'est  une 
mégère  frénétique  qui  boit  le  sang  et  vomit  l'injure; 
—  <(  Tiens  !  York  !  »  dit-elle  à  son  captif  traîné  de- 
vant elle,  après  sa  défaite.  «  J'ai  trempé  ce  mouchoir 
»  dans  le  sang  qu'avec  la  pointe  de  sa  rapière  le 
»  brave  Clifford  a  fait  jaillir  du  sein  de  ton  enfant,  et, 
»  si  tes  yeux  peuvent  pleurer  sa  mort,  je  te  le  don- 
»  nerai  pour  essuyer  tes  joues.  Je  t'en  prie,  désole- 
»  toi  pour  m'égayer,  York  !  Trépigne  de  rage,  pour 
»  que  je  puisse  chanter  et  danser!  »  —  Et  le  pri- 
sonnier répond  à  ces  insultes  sauvages  :  «  Louve  de 
»  France,  pire  même  que  les  loups  do  France,  loi 
»  dont  la  langue  est  plus  venimeuse  que  celle  de 


70  SHAKESPEARE. 

»  la  vipère,  qu'il  sied  mal  à  ton  sexe,  amazone  in- 
»  fâme,  (le  triompher  de  ceux  que  la  fortune  tient 
»  captifs  !  0  oœur  de  tigre,  caché  sous  la  peau 
»  d'une  femme  1...  Comment,  après  avoir  versé  le 
»  sang  de  l'enfant  et  dit  au  père  de  s'en  essuyer  les 
»)  yeux,  peux-tu  avoir  encore  un  visage  de  femme  ?  » 
Mais,  dans  Richard  III,  après  sa  défaite  et  sa 
mine,  après  le  meurtre  de  son  fils  et  de  son  époux, 
la  Furie  idéalisée  par  le  malheur  reparaît.  Toutes  les 
calamités  du  siècle  s'entassent  sur  sa  tête,  elle  en 
amoncelle  tous  les  deuils.  Son  cœur  est  transpercé 
des  cent  glaives  qui  ont  frappé  trois  générations. 
Doyenne  de  l'infortune,  elle  réclame  sur  les  autres 
reines  détrônées  ou  veuves  la  préséance  des  lamen- 
tations et  des  anathèmes.  Son  gémissement  couvre 
leurs  plaintes,  comme  le  bruit  d'un  torrent  fait  taire 
les  faibles  murmures  des  ruisseaux.  —  «  Si  la  plus 
»  vieille  douleur  est  la  plus  vénérable,  donnez  donc 
»  à  la  mienne  le  bénéfice  de  l'âge,  et  que  mes  cha- 
»  grins  se  tordent  à  la  place  d'honneur  !  w  L'excès  du 
mallieur  l'a  douée  de  l'esprit  des  Sibylles  ;  elle  ne 
sait  plus  que  maudire,  et  elle  maudit  à  coup  sûr. 
Vieille,  fatale,  immémoriale,  solitaire,  monotone 
comme  une  Parque,  elle  assiste  aux  destinées  qui  se 
déroulent  et  se  tranchent  devant  elle,  en  les  vouant 
aux  dieux  infernaux.  C'est  le  Chœur  de  la  tragédie 
grecque,  incarné  dans  une  femme,  ceint  d'une  cou- 


RICHARD    III.  71 

roiine  brisée  sur  des  cheveux  blanchis,  et  jeté  au 
milieu  des  événements  et  des  catastrophes  d'un 
autre  âge,  pour  le  ramener  au  joug  méconnu  de 
l'antique  Fatalité. 


CHAPITRE  Y 

TIMON    D'ATHÈNES 


I.  —  Timon  d'Athènes  et  Alcestc.  —  Prospérité  et  largesses  do 

Timon. 

II.  —  La  ruine.  —  L'ingratitude.  —  Haine  de  Timon  contre   les 

hommes. 


1 


Shakespeare,  avant  Molière,  a  fait  le  Misanthrope^ 
sous  le  nom  de  Timon  d Athènes.  Mais  quel  contraste 
entre  Alceste  et  Timon,  malgré  leur  ressemblance 
apparente  !  L'un  placé  dans  le  cadre  d'une  société 
polie  jusqu'à  la  froideur,  tempérée  par  les  mœurs  et 
les  convenances,  n'exprimant  qu'une  mauvaise  hu- 
meur éloquente  ;  l'autre  pris  en  pleine  nature,  entier 
dans  sa  passion,  effréné  dans  sa  rancune,  allant  jus- 
qu'au bout  de  la  voie  farouche  où  il  est  entré.  La 
misanthropie  d'Alceste  est  superficielle,  malgré  sa 
rudesse.  De  méchants  vers  récités  par  un  importun, 
la  coquetterie  d'une  jeune  femme,  si  banale  qu'elle  en 


TIMON    D'ATHÈNES.  73 

devient  innocente,  ne  motivent  pas  une  déclaration 
de  haine  à  l'humanité.  Aussi  Mohère  a-t-il  peint  un 
caractère  plutôt  qu'une  passion  ;  son  héros  intéresse, 
mais  il  n'émeut  pas.  On  donne  plus  souvent  tort  que 
raison  à  ses  incartades.  Le  monde  n'est  coupable 
envers  lui  que  de  peccadilles;  il  est  plus  insociahle 
encore,  que  la  société  n'est  perverse. 

Tout  au  contraire,  Shakespeare  étale  à  nu  le  type 
que  Molière  recouvre  de  décence  et  de  dignité.  Son 
misanthrope  est  un  fou  furieux,  mais  il  a  souffert, 
avant  de  crier;  avant  d'exécrer  les  hommes,  il  a 
épuisé  l'injustice  humaine.  Ses  vociférations  couvrent 
les  grondeiies  de  «  l'homme  aux  rubans  verts  », 
comme  les  hurlements  d'un  supplicié  étendu  sur  un 
gril  ardent,  étoufferaient  le  soupir  d'un  Sybarite 
souffrant  du  pli  d'une  rose.  On  respecte  Alceste, 
mais  il  fait  sourire  ;  Timon  inspire  une  pitié  mêlée 
d'épouvante.  L'un  sort  froissé  du  monde  auquel  il 
reviendra  tôt  ou  tard  ;  l'autre  s'en  échappe  comme 
d'un  piège,  tout  saignant  de  blessures  mortelles.  Ce 
n'est  que  dans  le  sépulcre  qu'il  trouvera  l'asile  qu'x\l- 
ceste  ira  chercher  dans  ses  terres  ou  à  Port-Royal. 

Deux  zones  tranchées  divisent  le  Timon  d'Athènes 
de  Shakespeare  ;  pas  de  milieu,  aucune  transaction. 
Ici  le  bonheur  au  sein  d'une  civihsation  magnifique, 
là  le  désespoir  enfoncé  dans  les  horreurs  de  la  vie 


74  SHAKESPEARE. 

sauvage.  Avant  de  nous  montrer  Timon  haïssant  les 
hommes,  le  poète  nous  le  montre  adorant  l'humanilé 
tout  entière.  Une  philanthropie  enthousiaste  précède 
sa  misanthropie  forcenée. 

Nous  voici  d'abord  dans  le  palais  de  l'heureux 
Timon  ;  une  foule  reconnaissante  assiège  son  porti- 
que. Quelle  magnifique  allégresse  dans  le  mou- 
vement de  ces  premières  scènes  I  Cette  maison 
sympathique  attire  toutes  les  merveilles  et  tous  les 
chefs-d'œuvre  de  la  main  humaine.  Le  marchand 
vient  y  porter  ses  tissus,  le  joaillier  ses  bijoux,  le 
peintre  ses  tableaux,  le  poète  ses  cantates  et  ses  dé- 
dicaces :  elle  est  à  la  fois  le  musée  d'Athènes  et  son 
lieu  d'asile. 

Timon  paraît,  acclamé  par  le  peuple  de  ses  clients! 
Il  est  affable  comniû  un  prince  et  bon  comme  un 
dieu  ;  sa  noble  nature  s'épanche  en  bienfaits  ;  un 
don  accompagne  chacun  do  ses  gestes.  Comme  le 
dieu  de  la  fable,  c'est  à  travers  une  pluie  d'or  qu'il 
se  manifeste  à  ses  hôtes.  Il  paye  la  rançon  d'un  ami 
captif  de  ses  créanciers  ;  il  dote  la  fille  d'un  vieux  ser- 
viteur; il  accueille  libéralement  le  poète  et  le  peintre. 
A  toutes  ses  paroles  pourrait  sonner  la  fanfare  qui, 
dans  les  anciennes  fêtes,  proclamait  chaque  largesse 
des  rois. 

Quel  tableau  que  celui  du  festin  donné  par  Timon 
aux  sénateurs  d'Athènes  !  L'imagination  se  le  repré- 


TIMON   D'ATHENES.  75 

sente  sous  l'aspect  des  Banquets  de  Paul  Véronèse. 
On  voit  la  table  immense  dressée  sons  les  colonnades, 
chargée  de  vases  et  de  flambeaux^,  pareille  à  l'autel 
de  l'Hospitalité  triomphante.  Les  musiciens,  penchés 
sur  la  haute  estrade,  font  chanter  les  violes  et  réson- 
ner les  cymbales.  L'harmonie  de  la  musique  entre- 
tient la  concorde  des  voix  et  des  cœurs  ;  le  rythme 
des  instruments  scande  le  choc  des  coupes  amicales. 
Les  convives  sont  tous  en  habits  de  pourpre  ;  les  es- 
claves courent,  penchant  les  aiguières  et  portant  les 
plats  qui  ondoient  autour  de  la  table,  comme  des 
vagues  d'or  sur  une  plage.  Le  Fou  circule  dans  la 
salle,  à  califourchon  sur  un  lévrier.  Tout  est  pompe, 
profusion,  sonorité,  lumière;  et^  au  centre  de  ce 
festin  olympien,  Timon  trône,  avec  l'aménité  majes- 
tueuse de  Jupiter  recevant  les  dieux.  Sa  noble  figure 
rayonne  d'expansion,  de  sympathie,  de  bonté;  il  par- 
tage impartialement  à  ses  hôtes  les  présents,  les 
sourires,  les  gracieuses  paroles  ;  il  porte  à  l'amitié 
un  toast  exalté  et  religieux  comme  un  hymne 

«  0  dieux!  quel  besoin  aurions- nous  d'amis,  si  leur  se- 
cours ne  nous  était  jamais  nécessaire?  Ils  ressembleraient 
à  ces  instruments  mélodieux  enfermés  dans  leur  étui,  et  qui 
gardent  leurs  sons  pour  eux  seuls.  —  Nous  sommes  nés  pour 
faire  le  bien.  S'il  est  une  chose  que  nous  pouvons  appeler 
nôtre,  c'est  la  fortune  de  nos  amis.  Quel  bonheur  de  parta- 
ger ses  richesses  en  frère  !  » 

Cependant  Apremontus,  le  philosophe   cynique, 


79  SHAKESPEARE. 

trouble  par  ses  abois  la  joie  de  la  fête.  Ses  yeux  bos- 
tiles  percent  à  jour  les  âmes  des  commensanx  de 
Timon;  il  y  voit  la  trabison  enibiisquce,  l'égoïsme 
endurci,  l'envie  couvant  et  cuisant  son  fiel.  A  travers 
leurs  masques  repus,  il  discerne  leurs  vrais  visages 
de  traîtres  et  de  parasites;  sa  diatribe  mordante 
prédit  l'ingratitude  de  leurs  estomacs. 

«  0  dieux  !  quelle  meute  de  parasites  dévore  Timon  !  Et  il 
ne  la  voit  pas  !  Je  souffre  de  voir  tant  de  limiers  à  la  curée 
d'un  seul  homme.  Pour  comble  de  folie,  c'est  cet  homme 
lui-même  qui  les  excite...  Si  j'étais  riche  et  puissant,  je  n'o- 
serais boire  à  table,  de  peur  de  laisser  voir  à  ceux  qui  vou- 
draient me  couper  la  gorge  le  défaut  de  mon  sifflet.  Les 
grands  ne  devraient  jamais  boire  que  muni  d'un  gorgerin.» 

Ces  cris  de  mauvais  augure  ne  troublent  i)as  la 
sérénité  de  Timon  ;  il  reste  imperturbable  dans  sa 
foi  à  l'amitié  sainte.  Les  boutades  du  cynique  n'exci- 
tent même  pas  sa  colère  ;  c'est  avec  une  indulgence 
dédaigneuse  qu'il  le  réprimande  ;  il  le  gronde  sans 
rudesse,  comme  un  animal  importun  qu'on  renvoie 
doucement  du  pied,  sous  la  table. 

«  Fi  donc  !  tu  es  fort  incivil,  tu  as  une  humeur  qui  ne  sied 
pas  à  un  homme,  et  c'est  très  blâmable.  Allons,  qu'on  lui 
donne  une  table  à  part,  car  il  n'aime  pas  la  compagnie,  et 
il  n'est  pas  fait  pour  elle...  Je  ne  fais  aucune  attention  à  toi, 
tu  es  Athénien,  donc  le  bienvenu.  Moi-môme,  je  ne  veux  voir 
ici  aucune  autorité  ;  je  t'en  prie,  que  mon  dîner  au  moins 
te  ferme  la  bouche.  » 

Ainsi  Timon  repousse  avec  mépris  le  misantbrope, 


TIMON    D'ATHÈNES.  77 

dont  il  va  bientôt  exagérer  la  haine  et  centupler  la 
fureur.  Il  y  a  la  distance  d'un  monde  entre  l'opti- 
misnie  de  Timon  et  l'hypocondrie  du  sophiste:  en 
quelques  heures,  il  va  l'atteindre  et  la  dépasser. 

L'orage  s'amasse  sur  cette  prospérité  rayonnante. 
C'est  au  milieu  des  ruines  de  sa  fortune  écroulée  que 
le  prodigue  tenait  table  ouverte.  Son  intendant  Fla- 
vius essaye  d'arrêter  ses  généreux  gaspillages.  Timon 
n'écoute  même  pas  cette  voix  prévoyante.  Sa  munifi- 
cence est  incorrigible  :  il  ne  sait  pas  plus  ce  que  lui 
coijtent  ses  largesses,  qu'un  dieu  ne  s'inquiète  du 
prix  de  l'ambroisie  ou  de  la  valeur  du  nectar.  Comme 
Hippomène  dans  l'arène,  il  court  vers  l'abîme  en  se- 
mant de  Tor. 


II 


L'heure  a  sonné,  le  coffre  de  Timon  est  vide.  Son 
patrimoine,  envahi  par  l'hypothèque,  n'a  plus  une 
pierre  ni  un  sillon  qui  lui  appartienne.  De  la  salle 
éblouissante  où  il  trônait  tout  à  l'heure,  le  poète 
nous  transporte  subitement  dans  la  froide  cellule  où 
l'usurier  pèse  son  crédit  dans  des  balances  implaca- 
bles, le  condamne  et  règle  ses  comptes.  Son  vesti- 
bule, naguère  encombré  de  clients  et  d'adulateurs, 
se  remplit  d'esclaves  insolents,  chargés  des  créances 
et  des  sommations  de  leurs  maîtres.  Les  noirs  pa- 


78  SHAKESPEARE. 

piers  de  la  chicane  pleuvent  entre  les  mains  de  Pin- 
tendant  consterné  :  on  dirait  les  feuilles  mortes  de 
cette  fortune  dispersée.  Cette  fois,  il  faut  bien  que 
Timon  s'arrête,  la  dette  criarde  le  mord  au  talon. 
Mais  avec  quelle  naïve  stupeur  il  envisage  son  dé- 
sastre! Jamais  la  nature  du  prodigue  n'a  été  mar- 
quée de  traits  plus  frappants.  Timon  mesurait  sa 
fortune  à  son  caractère,  il  la  croyait  inépuisable, 
comme  l'est  son  grand  cœur.  C'est  à  peine  s'il 
veut  croire  l'honnête  Flavius  qui  lui  révèle  sa  dé- 
tresse avec  une  désolation  si  touchante.  Cette  for- 
tune qui  tombe  à  l'improviste  n'ébranle  d'ailleurs 
Timon  qu'un  instant  ;  il  se  rasseoit  bientôt  dans  sa 
confiance  magnanime.  L'amitié  n'est-elle  pas  là 
pour  le  secourir,  l'amitié  à  laquelle  il  s'est  lui-môme 
sacrifié? 

—  «  Allons,  cesse  de  me  sermonner  ;  mon  cœur  n'a  point 
à  se  reprocher  de  prodigalités  coupables.  J'ai  donné  impru- 
demment, jamais  ignoblement.  Pourquoi  pleures-tu?  Je 
suis  riche  de  la  richesse  de  mes  amis.  » 

Le  première  épreuve  est  cruelle  :  Timon  a  envoyé 
son  intendant  prier  les  sénateurs  de  lui  prêter  mille 
talents,  au  nom  des  services  qu'il  a  rendus  à  l'État. 
Flavius  revient  les  mains  vides  et  le  visage  attristé. 
11  n'a  trouvé  que  des  regards  dédaigneux  et  de  vaines 
défaites.  —  «  Grands  dieux  !  récompensez-les  comme 
ils  le  méritent  !  »  C'est  le  cri  que  Timon  pousse,  au 


TIMON    D'ATHENES.  79 

premier  choc  de  l'ingratitude.  A  l'indignation  qu'il 
exhale,  on  peut  prévoir  les  transports  que  lui  arra- 
cheront de  nouvelles  blessures.  Le  germe  de  la  haine 
vient  de  tomber  dans  son  âme  ;  mais  il  l'étouffé  d'a< 
bord  sous  ses  illusions  généreuses.  Si  les  sénateurs 
ont  repoussé  la  demande  c'est  à  leur  vieillesse  qu'il 
faut  attribuer  ce  froid  égoîsme.  Mais  Ventidius,  qu'il 
a  tiré  de  prison,  et  que  vient  d'enrichir  un  grand  hé- 
ritage, mais  Lucius,  Lucullus  et  Sempronius,  qu'il  a 
comblés  de  présents,  ne  rejetteront  pas  sa  requête.  Ils 
lui  doivent  tout,  leurs  fortunes  sont  faites  des  épaves 
et  des  aubaines  de  la  sienne.  Timon  leur  envoie  ses  es- 
claves plutôt  en  ambassadeurs  que  comme  suppliants. 
C'est  ici,  à  vrai  dire,  que  le  drame  commence,  avec 
la  transformation  de  Timon.  Le  poète  a  justifié  cette 
métamorphose.  En  nous  ouvrant  l'âme  ardente  et 
loyale  de  son  personnage,  en  nous  montrant  l'Amitié 
qui  y  règne,  comme  une  divinité  dans  son  temple,  il 
a  préparé  l'effroyable  désordre  qu'y  jettera  le  ren- 
versement de  cette  religion.  La  foi  de  Timon  était 
enthousiaste,  sa  négation  sera  fanatique.  Comme  il 
savait  aimer,  il  saura  haïr,  et  sa  haine  aura  l'énergie 
de  ses  affections.  Ce  sera  la  colère  du  prêtre  trompé 
par  l'idole  qu'il  rassasiait  d'holocaustes  :  elle  lui  dé- 
voile, en  tombant,  sa  pourriture  intérieure  ;  des  rats 
et  des  vipères  sortent  de  sa  cavité  :  il  va  la  frapper 
avec  une  violence  dont  le  sceptique  et  l'athée  lui- 


80  SHAKESPEARE. 

même  seraient  incapables.  Mais  une  ume  de  celte 
trempe  n'éclate  que  lorsque  la  mesure  est  comble,  et 
Shakespeare,  avant  de  faire  crier  son  patient,  le 
soumet  aux  plus  rudes  tortures. 

Quelle  satire  tragi-comique  que  celle  des  amis  de 
Timon,  recevant  les  messagers  de  son  infortune!  Au 
premier  mot  d'argent,  les  visages  se  glacent,  les 
bouches  se  ferment,  les  lèvres  se  crispent  ou  s'é- 
panchent en  banales  excuses.  La  comédie  varie  selon 
le  comédien  auquel  on  s'adresse  ;  chaque  ami  trouve, 
pour  refuser,  une  grimace  originale,  une  pantomime 
caractéristique.  —  Lucullus  tranche  du  moraliste  :  il 
prévoyait  depuis  longtemps  la  ruine  de  Timon.  De 
quels  bons  conseils  il  a  payé  ses  festins!  —  «  Sou- 
»  vent  même  il  m'est  arrivé  de  revenir  souper  chez 
»  lui,  tout  exprès  pour  l'engager  à  modérer  la  dé- 
»  pense.  »  Mais  il  était  incorrigible,  et  Lucullus  a 
fait  son  devoir.  Sur  quoi  le  galant  homme  offre  au 
messager  trois  oboles,  pour  dire  à  son  maître  qu'il  ne 
l'a  pas  rencontré.  —  Lucius  feint  de  tourner  en  plai- 
santerie la  requête.  Comment  le  riche  Timon  pourrait- 
il  avoir  besoin  de  quelques  talents!  Mais  l'esclave  in- 
siste; alors  avec  quel  chagrin  il  constate  que  sa 
bourse  est  vide!  La  fatalité  veut  que  l'argent  lui 
manque,  au  moment  où  il  pouvait  en  faire  un  si  noble 
usage.  —  «  Justement,  j'allais  moi-même  envoyer 
»  chez  le  seigneur  Timon  pour  lui  faire  un  emprunt. 


TIMON    D'ATHÈNES.  8i 

»  Pour  toutes  les  richesses  d'Athènes,  je  ne  voudrais 
»  pas  à  présent  l'avoir  fait.  »  —  Mais  ni  l'ignoble 
LucuUus,  ni  l'hypocrite Lucius,  ne  valent  Sempronius, 
s'indignant  de  ce  que  Timon  ne  se  soit  pas  adressé 
à  lui  le  premier,  et  refusant  de  secourir  l'ami  qui  l'a 
si  mal  apprécié.  —  «  A  présent,  retourne  vers  lui;  et 
^>  à  la  froide  réponse  de  ses  amis,  ajoute  celle-ci  : 
'(  Qui  me  refuse  son  estime  ne  verra  jamais  mon  ar- 
»  gent  I  »  —  Ici  l'ironie  s'ajoute  à  la  cruauté,  la  griffe 
perce  sous  la  main  fermée.  Avec  la  réponse  enveni- 
mée de  Sempronius,  Timon  aura  bu  plus  que  la  lie, 
le  fiel  du  calice. 

Ainsi  les  griefs  s'amassent,  les  ressentiments  s'ac- 
cumulent. Timon  n'assiste  pas  à  ces  scènes  d'é- 
goïsme  et  d'hypocrisie,  mais  on  sent  le  contre-coup 
qu'en  reçoit  son  âme  indignée,  et  le  changement 
affreux  que,  d'une  scène  à  l'autre,  son  caractère  a 
subi,  ne  semble  plus  impossible.  Lorsqu'il  reparaît 
dans  son  palais  envahi,  on  dirait  une  proie  traquée,  se 
frayant,  avec  les  dents  et  les  ongles,  un  passage  à  tra- 
vers la  meute  qui  l'assiège.  Sa  parole  n'a  déjà  presque 
plus  rien  d'humain,  il  se  livre  à  ses  créanciers  conjrne 
il  se  rendrait  à  des  cannibales.  —  «  Coupez  mon 
»  cœur  en  morceaux,  et  battez-en  monnaie  !  —  Paye- 
»  toi  avec  mon  sangl  —  Cinq  mille  écus  !  cinq  mille 
»  gouttes  solderont  cela!  w  —  Puis^  une  idée  lui  vient, 
sinistre  et  bizarre  comme  ces  rires  sardoniques  que 

III.  G 


82  SHAKESPEARE. 

fait  éclater  l'extrême  désespoir  :  —  «■  Qu'on  dresse  la 
))  table!  Que  les  esclaves  fassent  le  tour  d'Athènes! 
»  Timon  invite  à  son  dernier  banquet  les  parasites  qui 
»  l'ont  dévoré.  » 

La  farce  est  terrible  ;  les  amis  de  Timon  revien- 
nent au  fumet  de  la  bombance  annoncée.  Ils  croient 
que  sa  ruine  n'était  qu'une  épreuve,  et  regrettent 
d'avoir  été  si  crédules.  Timon  entre,  souriant  et  affa- 
ble, comme  dans  ses  beaux  jours.  11  accueille  avec 
une  négligence  patricienne  les  basses  excuses  que 
balbutient  ses  convives.  Mais,  dès  qu'ils  sont  assis 
autour  de  la  table  chargée  de  plats  couverts,  l'am- 
phytrion  fait  place  au  vengeur.  Son  visage  boule- 
versé laisse  éclater  l'orage  qui  gonflait  son  cœur.  Ses 
yeux  lancent  des  éclairs,  sa  voix  tonne  :  il  commence 
par  appeler  la  colère  des  dieux  sur  ces  sycophantes, 
puis  il  leur  crie  :  —  «  Découvrez  les  plats,  chiens 
»  affamés,  et  lappez!  »  —  Les  plats  découverts  exha- 
lent la  vapeur  de  l'eau  chaude  qui  les  remplit,  et 
Timon  asperge  les  faux  amis  de  cette  eau  qui  fume  : 

«  Amis  de  la  bouche,  puissiez-vous  ne  jamais  vous  trou- 
ver à  meilleur  festin  !  De  la  fumée  et  de  l'eau  tiède,  voilà  ce 
que  vous  êtes  !  Ceci  est  l'adieu  de  Timon  englué  et  souillé 
par  vous  de  flatteries.  Il  s'en  lave,  en  vous  éclaboussant  le 
visage  de  votre  infamie  fumante  !  » 

Les  parasites  effarés  s'enfuient  sous  les  crachats 
de  l'eau  dérisoire.  Ulysse  rejetant  ses  haillons,  sai- 


TIMON   D'ATHÈNES.  83 

sissant  son  arc,  et  tuant  à  coups  de  flèches  les  préten- 
dants qui  pillent  son  palais ,  n'est  pas  plus  formi- 
ilable  que  Timon  découvrant  les  plats  vides  de  son 
repas  symbolique. 

Les  Furies  s'emparent  du  drame  et  ne  le  lâchent 
plus.  Timon  s'est  exilé  dans  une  caverne^  au  fond 
d'une  forêt  ;  sa  voix  se  distingue  à  peine  du  rugisse- 
ment de  ses  bêtes.  Mêlez  ensemble  les  anathèmes  des 
Prophètes,  les  huées  d'Aristophane,  les  sarcasmes 
de  Juvénal,  yous  aurez  le  diapason  de  ce  vocabulaire 
enragé.  Les  ïambes  mortels  d'Archiloque,  qui  for- 
çaient ceux  qu'ils  attaquaient  à  se  pendre,  devaient 
ressembler  à  ces  invectives.  Cette  bouche,  naguère 
si  gracieuse  et  si  bienveillante,  vomit  maintenant  des 
reptiles,  comme  celle  du  personnage  des  légendes. 

En  bêchant  le  seuil  de  son  antre,  Timon  a  exhumé 
un  trésor.  La  joie  qu'il  ressent  de  sa  trouvaille  est 
celle  d'un  empoisonneur  découvrant  un  mancenil- 
lier.  —  Voici  venir  Alcibiade  marchant  contre  Athè- 
nes, qui  l'a  proscrit,  clairons  sonnant,  enseignes  dé- 
ployées. 11  s'arrête  devant  l'antre  du  Misanthrope, 
comme  Alexandre  devant  le  tonneau  de  Diogène;  il 
l'interroge  avec  une  compassion  sympathique.  Alci- 
biade a  toujours  été  l'ami  fidèle  et  désintéressé  do 
Timon;  il  ignorait  ses  malheurs  et  il  s'offre  à  les  ré- 
parer. Mais  les  yeux  égarés  de  Timon  ne  distinguent 


84  SHAKESPEARE. 

plus  la  loyauté  de  la  perfidie  :  sa  haine  est  univer- 
selle, riiumanité  n'est  plus  pour  lui  qu'un  monstre 
unique  et  indivisible.  Du  fond  de  sa  grotte,  il  lance 
au  héros  des  imprécations  ;  il  répond  à  ses  douces 
paroles  par  d'effroyables  outrages. 

Cette  scène  a  un  épisode  d'une  atroce  beauté. 
Deux  courtisanes,  Timandre  et  Phryné,  accompa- 
gnent le  jeune  Alcibiade.  Timon  leur  ouvre  le  trésor 
qu'il  a  déterré.  II  les  couvre  d'opprobres  et  de 
largesses,  il  leur  jette  la  fange  et  l'or  à  poignées,  il 
leur  parle  comme  ferait  un  dieu  méchant,  lançant  sur 
une  ville  les  Génies  de  la  peste  et  do  l'incendie 

«  Drôlessesl  tendez  vos  tabliers  !...  Persistez  dans  votre 
métier,  épuisez  les  hommes  jusqu'à  la  moelle,  atrophiez 
leurs  jambes  amaigries,  énervez  leur  virilité  !  Cassez  la 
voix  de  l'avocat,  afin  qu'il  ne  puisse  plus  plaider  l'injuste, 
ni  glapir  ses  arguties  en  fausset  !  Empestez  le  flamine,  qui 
déclame  contre  les  convoitises  de  la  chair,  et  ne  se  croit 
pas  lui-môme  !  Voici  encore  de  l'or  !  Damnez  les  autres 
et  que  cet  or  vous  damne,  et  que  les  fossés  de  la  voie 
publique  vous  servent  à  tous  de  tombeau  !  » 

Cependant  les  deux  courtisanes  se  suspendent, 
comme  des  sangsues,  à  cette  bouche  où  le  fiel 
écume.  La  cupidité  les  prosterne  aux  pieds  de  leur 
insulleur.  Elles  ont  soif  de  ses  injures  lucratives, 
elles  avalent  pêle-mêle  l'or  et  la  boue  qu'il  leur  jette. 
A  chaque  pause  de  sa  diatribe,  elles  redemanden/ 
encore  des  outrages  et  encore  de  l'or. 


TIMON    D'ATHÈNES.  83 

«  Eh  bien  !  encore  de  l'or  !  Que  faut-il  faire  encore  ? 
Crois-nous,  il  n'est  rien  que  nous  ne  fassions  pour  avoir  de 
l'or,  généreux  Timon  !»  —  «  Mettez-vous  d'abord,  répond- 
il,  à  l'œuvre  de  la  prostitution  et  des  calamités  1  Je  vous  ai 
donné  des  arrhes  !  » 


Cet  or  qu'il  jette  à  des  courtisanes,  comme  il  jette- 
rait des  flots  d'huile  dans  un  brasier,  Timon  va  tout 
à  l'heure  le  distribuer  aux  voleurs  qui  rôdent  autour 
de  son  antre.  La  corruption  particulière  aux  âmes 
blessées  s'est  emparée  de  son  être;  la  haine  des 
hommes  engendre  en  lui  l'amour  monstrueux  du  vice 
et  du  mal.  C'est  à  solder  leurs  œuvres  qu'il  consacre 
le  reste  de  son  trésor.  Mais  Timon  entend  rester  seul 
dans  le  cercle  excentrique  où  il  est  entré.  Il  repousse 
avec  mépris  Apamantus,  qui  croyait  avoir  fait  de  lui 
son  disciple.  Le  Misanthrope  ne  veut  rien  avoir  de 
commun  avec  le  Cynique. 

On  dirait  un  tigre  flairant  dédaigneusement  un 
chacal.  Sa  sauvagerie  est  celle  de  ces  animaux 
redoutables  qui  n'admettent  pas  de  compagnons,  et 
qui  ne  rugissent  à  pleine  poitrine  que  dans  le  plein 
du  désert.  C'est  dans  les  monologues  surtout  qu'é- 
clate sa  formidable  éloquence.  Sa  source  d'amer- 
tume est  intarissable,  elle  redouble  de  bouillon- 
nements, lorsqu'on  la  croit  épuisée.  Par  moments, 
les  imprécations  se  pressent  sur  ses  lèvres,  avec  une 
multiplicité    si   bruyante    qu'il  semble  impossible 


86  SHAKESPEARE. 

qu'une  seule  voix  humaine  puisse  suffire  à  tant  de  fu- 
reurs. On  croit  entendre  les  cris  d'une  niullitude 
ameutée,  ou  cet  ornge  infernal  qui  mugit,  «  sous 
»  l'air  sans  étoiles  »  de  VEnfer  du  Dante  :  —  «  Idio- 
»  mes  divers,  discours  horribles,  paroles  de  dou- 
»  leur,  accents  de  colère,  voix  hautes  et  enrouées  et 
»  bruits  des  mains...  —  Ces  âmes  blasphémaient 
»  Dieu,  leurs  parents,  l'espèce  humaine,  le  temps 
»  de  leur  naissance,  la  semence  de  leur  semence  et 
»  de  leur  enfantement.  » 

Diverse  lingue,  orribili  favelie, 

Parole  di  dolore,  accenti  d'ira, 

Voci  alte  e  floche,  e  suon  di  mao  con  elle 


Bestemmiavano  Iddio,  e  i  lor  parenti, 
L'umana  specie,  il  luogo,  il  tempo,  e'I  semé 
Di  lor  semenza  ,e  di  lor  nascimenti. 

Cependant  la  chair  palpite  une  dernière  fois  dans 
cette  statue  haineuse  tournée  vers  Sodome.  Une 
larme  tombe  de  ces  yeux  injectés  de  bile  et  dessé- 
chés par  la  fièvre.  L'honnête  Flavius  vient  visiter 
son  maître,  et  lui  offrir  ce  qui  lui  reste  de  force  et 
de  vie.  Timon  rudoie  d'abord  le  vieux  serviteur,  il 
le  reçoit  avec  la  méfiance  insultante  qu'il  oppose  à 
toute  face  humaine.  Mais  les  pleurs  qu'il  lui  voit 
répandre  amollissent  son   cœur  pétrifié. 

«  Quoi  donc  !  Est-ce  que  tu  pleures  ?  Approche  alors,  je 
vois  que  tu  es  une  femme  ;  tu  n'as  rien  de  commun  avec 
les  hommes  au  cœur  de  rocher,  qui  ne  pleurent  que  de 
volupté  et  de  rire.  » 


TIMON    D'ATHÈNES.  87 

Son  attendrissement  reste  marqué  d'ironie  ;  il  a  tant 
maudit,  qu'il  ne  sait  plus  bénir.  En  exceptant  Flavius 
de  son  anatlième,  il  insulte  et  maudit  encore;  mais 
l'effort  même  de  son  émotion  la  rend  plus  tou- 
chante. C'est  cette  larme  du  damné,  qui,  si  elle  par- 
venait à  tomber,  éteindrait,  dit-on,  les  feux  de 
l'Enfer. 

«  Que  je  contemple  tes  traits!...  Sans  nul  doute,  cet 
homme  est  né  de  la  femme.  Pardonnez-moi,  Dieux  justes 
et  toujours  calmes,  1^  malédiction  téméraire  dans  laquelle 
j'ai  enveloppé  tous  les  hommes!...  Je  le  proclame  devant 
vous,  il  existe  au  monde  un  honnête  homme....  Entendons- 
nous  bien,  j'en  reconnais  un  ;  un  seul,  pas  davantage.  Et 
cet  homme  est  un  intendant!  —  J'aurais  voulu  haïr  le  genre 
humain  tout  entier,  mais  je  fais  une  exception  en  ta  faveur. 
Je  leur  donne  à  tous,  hormis  à  toi,  ma  malédiction  !  » 

Ce  tressaillement  de  la  fibre  humaine  ne  dure 
qu'un  instant;  c'est  le  sentiment  fugitif  et  vague  de 
la  bête  ^auve  rendant  un  enfant  ou  épargnant  un 
esclave.  Timon  reprend  bientôt  sa  férocité.  11  sent 
revenir  le  haineux  délire  qui  l'avait  un  instant 
quitté.  Comme  l'hydrophobe,  repris  par  la  rage, 
avertit  ses  amis  de  quitter  sa  chambre,  le  Misan- 
thrope prévient  Flavius,  et  le  somme  de  fuir,  s'il 
veut  échapper  à  ses  anathèmes. 

«  Si  tu  redoutes  les  malédictions,  ne  reste  pas,  fuis,  pen- 
dant que  tu  en  es  exempt,  et  que  je  te  bénis  encore.  Ne 
vois  jamais  les  hommes,  et  que  je  ne  te  revoie  jamais  !  » 


8S  SnAKESPEARE. 

Jusqu'à  la  fin,  il  soulient,  sans  fléchir,  cette  écra- 
sante altitude.  Les  sénateurs  qu'Athènes  repentante 
a  députés  vers  lui,  n'en  obtiennent  que  des  cla- 
meurs forcenées.  Il  meurt  enfin,  dans  l'impénitence 
finale  de  la  rage,  et  cette  mort,  si  soudaine  qu'elle 
soit,  paraît  bien  tardive.  On  s'étonne  que  son  cœur, 
sufîoqué  de  fiel,  n'ait  pas  depuis  longtemps  crevé 
dans  sa  poitrine,  comme  éclata  cette  trompe  où 
Roland  trahi  souffla  son  âme  dans  un  jet  de  sang. 
Sa  dernière  pensée  est  une  imprécation,  son  der- 
nier soupir  un  blasphème  : 

«  Que  leshommes  n'aient  que  leur  tombe  à  creuser,  pour 
travail,  et  que  la  mort,  pour  salaire.  Soleil,  cachetés  rayons  1 
Timon  a  vécu  !  » 


CHAPITRE  YI 

MACBETH 


T.  ~  Macbetli. 

I.  -—  Lady  Macbeth. 


I 


Le  caractère  du  Macbeth  de  Shakespeare  est  d'une 
barbarie  presque  surhumaine.  On  dirait  que  l'action 
se  passe  dans  le  monde  d'Odiu  et  de  Teutatès.  11  y 
règne  l'horreur  ténébreuse  qui  effraye  Tacite  décri- 
vant les  forêts  de  la  Germanie.  Le  groupe  de  sor- 
cières qui  traverse,  à  la  première  scène,  la  lande 
battue  par  l'orage,  marque  l'époque  presque  fabu- 
leuse où  le  poète  a  placé  son  drame,  comme  un  vol 
de  pingouins  indiquerait  la  latitude  des  régions 
polaires.  Elles  n'appartiennent  même  pas  à  l'Enfer 
de  la  chrétienté,  elles  semblent  plus  antiques,  plus 
immémoriales.  Les  Euménides  d'Eschyle  recule- 
raient d'effroi  devant  ces  vieilles  barbues,  «  aux 
lèvres  de  parchemin  « 


éO  SHAKESPEARE 

Leur  stupidité  môme  est  terrible;  elles  possèdent 
l'action,  sans  s'y  intéresser  ;  elles  comprennent  à  peine 
la  tragique  énigme  dont  elles  roulent  le  fil  entre  leurs 
«  doigts  tranchants».  Leurs  propos  baroques  tiennent 
du  cri  de  la  bête  et  du  radotage  de  l'idiot.  Ecoutez-les 
bavarder  sur  la  bruyère,  avant  le  passage  de  Macbeth  : 
pas  un  mot  de  la  destinée  du  héros,  que  va  perdreleur 
salut  perfide.  Elles  parlent  du  ct)chon  qu'elles  vien- 
nent de  saigner,  et  des  châtaignes  que  leur  a  re- 
fusées la  femme  d'un  marin  ;  elles  se  montrent  le 
pouce  d'un  pilote  naufragé,  et  brocantent  entre 
elles  des  vents  de  tempête.  On  croit  entendre  les 
cancans  des  duègnes  à  ailes  de  chauves-souris  et 
à  pieds  de  chèvres,  qui  font  tapisserie  aux  bals  du 
Sabbat.  C'est  avec  une  sorte  de  trivialité  culinaire 
qu'elles  remuent  leur  philtre  exécrable  : 

«  Œil  de  salamandre,  orteil  de  grenouille,  fiel  de  bouc,  nez 
de  Tartare,  boyaux  de  tigre,  sang  de  babouin,  graisse  de 
pendu,  doigt  de  l'enfant  d'une  prostituée,  étranglé  en  nais- 
sant, et  mis  bas  dans  un  fossé.  » 

C'est  avec  une  indifférence  apathique  qu'elles  évo- 
quent, devant  Macbeth,  les  fantômes  des  rois  à  venir. 
Servantes  de  la  Destinée,  elles  exécutent  ses  ordres, 
sans  les  discuter  :  portières  de  l'enfer,  elles  tirent 
machinalement  le  cordon  de  l'autre  monde,  sans  se 
soucier  de  savoir  qui  entre  ou  qui  sort. 


MACBETF..  91 

Macbeth  est  le  contemporain  moral  de  ces  mons- 
Ires  rudimentaires.  C'est  le  barbare,  sauvage  hier, 
à  peine  sorti  du  règne  animal.  L'ombre  des  forêts 
natales  obscurcit  encore  son  esprit  ;  il  est  le  jouet 
de  la  convoitise  et  la  proie  de  la  tentation.  Le  crime, 
qui  trouve,  à  l'entrée  d'une  intelligence  cultivée, 
mille  idées  rangées  en  bataille  pour  le  repousser, 
envahit,  en  un  instant,  cette  tête  étroite  et  dure 
comme  le  casque  qui  la  comprime.  Aucune  lueur 
de  moralité  n'y  pénètre  ;  il  croit  à  la  prédiction  des 
sorcières,  comme  un  Cafre  à  l'oracle  de  son  manitou. 

Les  héros  classiques,  avant  de  commettre  un 
meurtre,  l'étudient  et  le  préméditent;  ils  plaident, 
en  quelque  sorte,  devant  leur  conscience,  le  pour  et 
le  contre  de  l'acte  en  question;  ils  lui  cherchent  une 
raison  morale  ;  ils  s'appuient,  pour  l'accomplir,  sur 
quelque  idée  haute  ou  forte  ;  ils  le  justifient  par  le 
châtiment  ou  par  le  tahon,  par  l'expiation  ou  par 
la  vengeance.  Macbeth,  lui,  n'agit  que  sous  l'impul- 
sioQ  violente  de  la  convoitise.  La  parole  des  sor- 
cières :  «  Macbeth,  tu  seras  roi  !  »  le  métamorphose 
subitement.  Pas  un  doute,  aucune  résistance.  L'o- 
racle le  somme  de  l'accomplir;  désormais,  il  sera 
l'esclave  de  sa  consigne  infernale.  A  peine  tombée 
dans  son  âme,  la  prophétie  y  germe  avec  une  rapi- 
dité fantastique;  elle  rempUt  et  elle  envenime  tout 
son  être.  Il  marche  à  sa  victime  avec  l'aveugle  élan 


92  SHAKESPEARE. 

du  fauve  fondant  sur  sa  proie.  —  m  Ma  pensée  où 
»  le  meurtre  n'est  encore  qu'à  l'état  de  fantôme, 
»  m'ébranle  à  ce  point,  que  pour  moi  le  présent 
»  n'est  pas  :  l'avenir  seul  existe.  »  —  Suivez-le  dans 
la  voie  scélérate  où  il  va  entrer  ;  il  y  court  par  bonds 
et  par  soubresauts.  Le  remords  l'attaquera  quel- 
quefois, mais  toujours  sous  la  forme  d'une  image 
physique  ou  d'un  spectre,  jamais  sous  celle  d'une 
idée  morale.  Au  moment  d'égorger  Duncan,  il  n'hé- 
site que  devant  les  conséquences  terrestres  du  for- 
fait. 

«  Si,  la  chose  une  fois  faite,  tout  était  fini,  le  plus  tôt 
serait  le  mieux.  Si  l'assassinat  ne  devait  être  suivi  d'au- 
cune suite,  et  que  l'exéculion  assurât  le  succès,  si,  après 
avoir  frappé  le  coup,  tout  devait  se  terminer  ici-bas,  de  ce 
côté  du  fleuve  de  l'éternité,  je  ferais  bon  marché  de  la  vie 
avenir.  » 

Quand  il  a  tué,  il  n'est  guère  ému  que  par  les 
souillures  du  couteau  ;  c'est  de  sa  main  sanglante 
qu'il  a  peur.  Le  remords  ébranle  ses  muscles  gros- 
siers, mais  n'atteint  pas  à  son  âme. 

«  Quelles  sont  ces  mains-là?  Elles  m'arrachent  les  yeux. 
Tout  l'Océan  du  grand  Neptune  suffira-t-il  à  nettoyer  le 
sang  de  ma  main?  Non,  c'est  plutôt  ma  main  qui  donne- 
rait son  incarnat  aux  mers  immenses,  en  faisant  de  leurs 
eaux  vertes  un  flot  rouge.  » 

S'il  a  hésité  en  traversant  la  chambre  de  sa  vie- 


MACBETH.  93 

finie,  c'est  qu'il  a  entendu  des  paroles  murmurées 
en  rêve  par  les  sentinelles  endormies  : 

«  Il  y  en  a  un  qui  a  ri  dans  son  sommeil,  et  qui  a  crié: 
«  Dieu  nous  bénisse  !  »  L'autre  a  répondu  :  «  Ame/z  .'  » 
comme  s'ils  m'avaient  vu,  avec  ces  mains  de  bourreau. 
J'écoutais  leur  frayeur,  mais  je  n'ai  pu  répondre  «  Amen!  » 
lorsqu'ils  ont  dit  :  «  Dieu  vous  bénisse  !  » 

De  même,  après  l'assassinat  de  Banquo,  il  ne  fai- 
blit que  devant  son  fantôme  venant  prendre  place 
au  banquet   royal. 

«  Tout  ce  qu'ose  un  homme,  je  Tose.  Approche  sous  la 
figure  de  l'ours  velu  de  Russie,  du  rhinocéros  armé  ou  du 
tigre  d'Hyrcanie  ;  prends  toute  autre  forme  que  celle-ci,  et 
mes  nerfs  impassibles  ne  trembleront  pas  :  ou  bien  rede- 
viens vivant,  et  provoque-moi  au  désert,  avec  ton  épée  !  Si 
alors  je  m'enferme  en  tremblant,  déclare-moi  le  marmot 
d'une  fille.  Hors  d'ici  !  Ombre  horrible  !  » 

Dès  que  le  spectre  disparaît,  il  sent  renaître  son 
brutal  courage,  l'endurcissement  le  reprend  :  «  Je 
»  redeviens  un  homme  !  »  s'écrie-t-il,  — I  am  a  man 
again!  —  Et  il  sort  du  festin  funèbre,  en  méditant 
de  nouveaux  carnages. 

Une  fois  lancé,  il  ne  s'arrête  plus  ;  sa  logique  est 
courte  comme  son  poignard  :  «  Il  faut  que  le  mal 
»  consolide  ce  que  le  mal  a  commencé.  »  Le  pre- 
mier meurtre  a  développé  en  lui  tous  les  instincts 
carnassiers.  Désormais,  il  tue  pour  régner,  comme 
le  tigre  pour  manger,  avec  la  violence  et  la  fatalité 


9i  SHAKESPEARE. 

du  besoin.  Cet  acharnement  au  mal  est  encore  un 
des  signes  caractéristiques  du  Barbare.  Tandis  que 
les  tyrans  du  monde  civilisé  s'adoucissent  quelque- 
fois, ont  des  répits  d'amendement  et  des  caprices 
de  clémence,  les  chefs  de  hordes,  les  «  Fléaux  de 
Dieu  »,  les  rois  du  steppe  et  de  la  forêt  sont  pris, 
en  tuant,  d'une  horrible  ivresse;  ils  s'enfoncent 
dans  la  multitude  de  leurs  crimes,  comme  dans  une 
mêlée.  Leurs  derniers  jours  ressemblent  à  ces  cré- 
puscules où  le  soleil  se  couche  dans  des  nuages  de 
sang.  Ainsi  fait  Macbeth  :  de  scène  en  scène,  son 
premier  crime  va  se  multipliant,  en  quelque  sorte, 
par  le  carré  de  son  énormité.  Après  Duncan,  Ban- 
((uo;  après  Banquo,  la  femme  et  les  enfants  de  Mac- 
(lufT;  puis,  des  massacres  en  masse,  l'Ecosse  qu'il 
ravage  et  qu'il  extermine. 

(c  Hormis  ce  qui  n'a  pas  de  conscience,  nul  n'y  est  vu 
sourire.  Des  soupirs,  des  gémissements,  des  cris  à  déchirer 
l'air  y  sont  entendus,  mais  non  remarqués.  Le  désespoir 
violent  y  semble  un  délire  vulgaire  ;  la  cloche  des  morts  y 
sonne,  sans  qu'à  peine  on  demande  pour  qui  !  —  La  vie  des 
hommes  de  bien  y  dure  moins  longtemps  que  la  fleur  de 
leur  chapeau  ;  elle  est  finie,  avant  d'être  flétrie.  » 

L'adversité  ne  fait  qu'exaspérer  le  roi  régicide.  Sa 
fortune  décline,  lesThanes  s'insurgent,  ses  partisans 
l'abandonnent,  le  sang  de  ses  victimes  crie  si  fort, 
qu'il  ameute  contre  lui  l'Angleterre  en  armes.  Le 
voilà  acculé  dans  sa  forteresse,  comme  un  sanglier 


MACBETH.  95 

contre  un  chêne,  et  jamais  il  n'a  été  plus  âpre  au 
meurtre,  plus  invulnérable  au  remords.  L'impéni- 
lence  finale  lui  prête  un  effroyable  héroïsme  ;  il  joue 
le  va-tout  de  sa  destinée,  en  centuplant  l'enjeu  de 
ses  crimes. 

«  Qu'on  pende  ceux  qui  parlent  de  peur  !  Je  me  suis 
gorge  d'horreurs.  L'épouvante  ne  peut  plus  me  faire  tres- 
saillir. Pourquoi  jouerais-je  le  fou  romain,  et  me  tuerais-je 
de  ma  propre  épée  ?  Tant  que  je  verrai  des  vivants,  ses 
entailles  feront  mieux  sur  eux.  Je  combattrai  jusqu'à  ce  que 
ma  chair  tombe  hachée  de  mes  os.  » 

Ainsi  va-t-il,  dressé  contre  le  ciel,  roidi  contre 
les  hommes,  se  cramponnant  à  la  prédiction  des 
sorcières  qui  lui  ont  promis  la  victoire,  tant  que  la 
forêt  de  Birnam  ne  marcherait  pas  au-devant  de  lui. 
Ce  fragile  espoir  craque  et  se  brise  avec  les  ra- 
meaux cueillis  par  les  soldats  de  Malcolm,  qui  font 
de  son  armée  une  forêt  vivante.  Alors  Macbeth 
désespère  et  meurt.  Mais  son  dernier  cri  blasphème 
et  provoque  encore.  —  «  Damné  seit  qui  le  premier 
»  criera  :  «  Arrête  !  Assez  I  » 


96  SHAKESPEARE. 


II 


Lady  Macbeth  complète  son  mari.  On  chercherait 
en  vain,  dons  le  monde  classique,  une  femme  de 
cette  trempe.  Médée  et  Clytemnestre  semblent  des 
femmelettes  auprès  de  cette  virago  formidable.  Elle 
porte  dans  le  crime  un  enthousiasme  féroce.  On 
dirait  une  de  ces  druidesses  qui  égorgeaient  les  cap- 
tifs sur  la  pierre  nue  des  cromleks,  et  qu'on  voyait 
courir,  à  travers  les  rangs  des  guerriers  celtiques, 
voilées  de  noir,  les  cheveux  au  vent,  une  torche  à 
la  main,  vociférant  des  imprécations.  Sa  scélératesse 
a  la  solennité  d'un  sacerdoce  homicide.  C'est  avec 
la  sombre  ferveur  d'une  initiée  se  vouant  aux  Mys- 
tères, qu'elle  se  consacre  aux  Génies  du  mal  : 

f  Venez  !  venez  !  Esprits  qui  escortez  les  pensées  de 
mort  !  Déscxez-moi  {Utisex  me),  et,  du  crâne  au  talon,  rem- 
plissez-moi toute  de  la  plus  atroce  cruauté.  Épaississez  mon 
sang,  fermez  en  moi  tout  accès,  tout  passage  aux  remords  ; 
qu'aucun  retour  compatissant  de  la  nature  n'ébranle  ma 
volonté,  et  ne  mette  le  holà  entre  elle  et  l'exécution!  » 

Son  vœu  est  exaucé  :  de  cette  enveloppe  de  femme 
qu'elle  rejette,  surgit  un  être  qui  n'a  plus  rien  d'hu- 
main. Elle  prend  l'aspect  de  ces  reines  mérovin- 


MAGBETn.  97 

giennes  qui  se  dressent,  la  hache  au  poing,  au  milieu 
de  leurs  tueries  dynastiques,  sur  un  monceau  de  fils 
et  de  neveux  massacrés.  —  «  J'ai  allaité,  »  —  dit- 
elle  à  Macbeth,  hésitant  devant  le  sommeil  de 
Duncan  —  u  et  je  sais  combien  j'aimais  le  petit  qui 
»  tétait  mon  sein.  Eh  bien  !  au  moment  où  il  souriait 
»  à  ma  face,  j'aurais  arraché  de  ses  gencives  sans  os 
»  le  bout  de  mon  sein,  et  je  lui  aurais  fait  jaillir  la 
»  cervelle,  si  je  l'avais  juré,  comme  vous  avez  juré 
»  ceci  !  » 

Il  y  a  dans  l'œuvre  d'un  maître  allemand,  con- 
temporain d'Albert  Durer,  une  gravure  d'un  sens 
terrible  et  profond.  Elle  représente  un  soldat,  bardé 
de  pied  en  cap,  marchant  à  terre  comme  un  quadru- 
pède. Sur  son  dos,  bombé  par  l'armure,  siège  une 
femme  qui  le  frappe  de  son  talon  éperonné,  au  défaut 
de  la  panophe.  L'épais  guerrier  avance  lourdement, 
embarrassé  par  ses  genouillères  ;  il  retourne  vers 
l'amazone    sa    grosse  tête  farouche    et    soumise. 
Évidemment  il  est  maté,  il  ira  jusqu'à  ce   que  le 
souffie  lui  manque.  La  femme,  d'ailleurs,  n'a  rien 
d'Armide  ni  d'Omphale:  aucune  mollesse,  aucune 
volupté.  Ses  grands  traits  durs  n'expriment  qu'une 
méchanceté  énergique,  mêlée  à  un  air  de  rêve.  —  C'est 
l'image  de  Macbeth  subjugué  par  sa  terrible  femme. 

L'influence  qu'elle  exerce  sur  lui,  rappelle  l'adora- 
tion  fanatique  qu'inspiraient  aux  Germains   leurs 
in. 


98  SBAKESPËAKE. 

sombres  prêtresses.  Tandis  que  l'homme  du  Midi  ne 
rêve  la  femme  que  tendre  et  suave,  mollement 
appuyée,  et  fait  de  sa  lâcheté  même  une  grâce  ado- 
rable, l'homme  du  Nord  la  conçoit  forte,  violente, 
intrépide.  Son  idéal,  c'est  la  guerrière,  la  femme 
mâle  que  Tacite  nous  montre  recevant,  sur  son  lit 
de  feuilles,  au  matin  de  la  nuit  nuptiale,  deux  bœufs 
sous  le  joug,  un  cheval  harnaché^  une  hache  et  un 
bouclier,  symboles  de  vie  et  de  mort  communes  :  sic 
vivendum,  sic  pereundum  1  L'homme,  en  ces  temps 
de  lutte  sans  trêve  pour  l'existence,  exigeait  de  sa 
compagne  une  force  pareille  à  la  sienne.  Les  griffes 
de  la  lionne  valent  celles  du  lion,  ses  dents  sont  aussi 
tranchantes  que  les  siennes  :  tous  deux  ont  à  traver- 
ser les  horreurs  et  les  périls  du  désert. 

Aussi,  comme  Macbeth  admire  sa  féroce  ladij  !  II 
a,  pour  ses  cruautés,  le  grossier  respect  qu'ont  les 
alhlètes  pour  ceux  qui  les  surpassent  en  force  physi- 
que :  «  Va,  lui  dit-il,  n'enfante  que  des  fils,  car  la 
»  trempe  de  ta  nature  intrépide  ne  doit  former  que 
»  des  mâles.  »  Elle  le  domine  de  toute  la  hauteur 
d'un  caractère  raidi  dans  le  mal.  D'un  bout  à  l'autre 
du  drame,  elle  garde  un  effroyable  sang-froid. 
Aucun  frémissement  humain  ne  rompt  la  dureté  gla- 
ciale dont  elle  s'est  couverte.  Le  remords  même 
n'ose  Tassaillir  que  dans  son  sommeil.  Elle  le  subit 
comme  une  maladie,  elle  ne  l'accepte  pas  comme  un 


Macbeth.  99 

cliâtiment.  Le  somnambulisme  qui  l'arrache  à  son 
iil,  et  la  promène,  une  lampe  à  la  main,  dans  les 
corridors  de  Dunsinane,  ne  tire  d'elle  que  le  mou- 
vement nerveux  de  laver  ses  mains,  mais  pas  un  cr; 
de  pardon  ni  de  repentir.  Tout  au  contraire,  au 
milieu  même  de  cette  pantomime  expiatoire  dont  elle 
n'a  pas  la  conscience,  son  âme  s'acharne  à  l'idée 
du  meurtre. 

«  Fi  donc  !  mon  époux  !  fi  donc  !  Un  guerrier  avoir  peur  I 
Que  nous  importe  qu'on  le  sache,  quand  nous  serons  tout- 
puissants,  et  que  personne  ne  pourra  nous  demander  des 
comptes  !...  En  voilà  assez,  seigneur,  en  voilà  assez  !  Vous 
gâtez  tout  avec  vos  terreurs...  Lave  tes  mains,  mets  ta  robe 
de  chambre,  ne  sois  point  si  pâle  ;  je  te  le  répèle,  Banquo 
est  enterré,  il  ne  peut  sortir  de  sa  tombe...  Viens,  donne- 
moi  ta  main,  ce  qui  est  fait  ne  peut  être  défait.  Au  lit! 
au  lit  !  » 

Macbeth  reste  fidèle  jusqu'à  la  lin  à  sa  compagne 
infernale.  Aucun  reproche,  aucune  récrimination  ne 
tombent  de  ses  lèvres.  Le  pied  dans  le  gouffre  où  elle 
l'a  poussé,  il  se  retourne  encore  pour  la  recomman- 
der au  médecin  qui  soigne  sa  fièvre  tragique: 

'<  Docteur,  comment  va  notre  malade  I...  Guéris-la  de 
cela.  Tu  ne  peux  donc  pas  traiter  un  esprit  malade,  arra- 
cher de  la  mémoire  un  chagrin  enraciné,  effacer  les  ennuis 
écrits  dans  le  cerveau,  et,  grâce  à  quelque  antidote  d'oubli, 
débarrasser  le  sein  gonflé  des  dangereuses  matières  qui 
pèsent  sur  le  cœur  ?  La  médecine,  aux  chiens  !  Je  n'en  veux 
point.  » 


100  SnAKESPEARE. 

Lorsqu'on  lui  annonce  la  mort  de  sa  femme,  il 
est  cerné,  traqué,  aux  abois;  la  forteresse  où  il 
s'enferme  ploie  déjà  sous  l'attaque  de  l'armée  furieuse 
qui  l'assiège.  Pourtant  il  ne  maudit  point  celle 
qui  l'a  perdu  et  qui  l'entraîne  dans  sa  tombe.  S'il 
ne  la  pleure  pas,  c'est  qu'il  n'a  que  le  temps  de 
mourir  ;  mais  il  jette  à  sa  mémoire,  entre  deux  or- 
dres donnés  à  ses  soldats,  un  adieu  poignant: 

«  Elle  aurait  dû  mourir  plus  tard,  et  attendre  que  j'eusse 
le  temps  de  m'occuper  de  sa  mort.  Demain,  puis  demain, 
puis  demain  se  glisse  à  chaque  pas,  de  jour  en  jour,  jus- 
qu'à la  dernière  syllabe  des  registres  du  Temps.  —  Éteins- 
toi,  éteins-toi,  courte  chandelle  !  La  vie  n'est  qu'une  ombre 
qui  passe,  un  pauvre  comédien  qui  piaffe  et  se  cabre  une 
heure  sur  la  scène,  et  qu'ensuite  on  ne  revoit  plus.  C'est 
un  conte  dit  par  un  idiot,  avec  grand  bruit  et  grand  fracas, 
et  qui  ne  signifie  rien  1  » 

Ces  deux  figures  effrayantes  régnent  dans  un  mi- 
lieu fait  à  leur  image,  où  tout  est  vertige,  désordre, 
subversion,  mélange  tumultueux  de  réalité  et  de  rêve. 
L'action  dure-t-elle  quelques  jours  ou  quelques  an- 
nées? —  Qui  pourrait  le  dire?  Calcule-t-on  le  temps 
et  l'espace  que  les  rêves  parcourent?  Elle  semble 
voler  avec  les  ailes  noires  de  ses  trois  démons. 

On  passe,  du  camp  où  les  soldats  s'agitent,  à  la 
clairière  déserte  où  les  stryges  bivouaquent;  de  la 
chambre  du  meurtre,  à  la  salle  du  banquet;  de  la 
grotte  enfumée  où  flottent  des  fantômes,  à  la  plaine 


MACBETH.  10.4 

OÙ  les  armées  s'entrechoquent.  Les  valets  bavardent 
devant  la  porte,  tandis  que  des  cris  de  mort  retentis- 
sent dans  l'intérieur  du  château.  Des  enfants  jasent 
sur  les  genoux  de  leur  mère  ;  un  assassin  survient 
qui  les  emporte  en  courant.  Les  morts  coudoient  les 
vivants;  de  l'homme  égorgé  sort  un  spectre  qui 
reprend  et  poursuit  son  rôle.  Le  paysage  même  entre 
dans  l'action,  il  l'accompagne  comme  un  orchestre 
lugubre  et  lointain.  Le  corbeau,  perché  sur  la  gi- 
rouette, croasse,  en  voyant  Duncan  entrer  dans  le 
château  de  Macbeth;  les  martinets  qui  voltigent 
autour  de  ses  tourelles  le  saluent  de  leur  ramage 
ironique;  les  chevaux  du  roi  s'entretuent  à  l'écurie, 
pendant  qu'on  l'égorgé  ;  le  cri  du  chat-tigre  et  le 
glapissement  du  hérisson  convoquent  les  harpies  à 
leur  cuisine  diabolique.  On  voit  marcher  une  forêt. 
Le  temps  lui-même  semble  détraqué  autant  que 
les  êtres  étranges  dont  il  agite  l'existence.  On  dirait 
qu'il  tremble,  comme  fait  parfois  la  terre,  tant  les 
événements  se  heurtent  et  s'écroulent  les  uns  sur 
les  autres.  Yictoires,  assassinats,  festins,  appari- 
tions, châtiments,  prodiges,  vicissitudes  de  for- 
tune, élévations  soudaines,  chutes  foudroyantes  : 
tout  cela  se  presse,  se  pousse,  se  culbute,  comme  les 
vagues  d'une  mer  forcenée.  Les  personnages  arrivent 
en  sueur,  échangent  des  paroles  ou  des  exclamations 
saccadées,  et  repartent  en  toute  hâte  pour  iaclion 


102  SHAKESPEARE. 

urgente.  On  croit  les  entendre  filer  au  galop  sur  les 
chevaux  pâles  de  l'Apocalypse. 

Leurs  caractères  changent  à  vue  d'œil,  comme 
les  événements  :  ils  s'endurcissent  et  se  pervertis- 
sent avec  une  rapidité  fantastique.  La  pensée  du 
crime,  à  peine  conçue,  prend  souffle  et  vie,  coips 
et  figure  ;  le  meurtre  sort  tout  armé  du  cerveau  qui 
n'y  songeait  pas  tout  à  l'heure.  Entre  le  forfait  et 
la  récidive,  il  n'y  a  que  le  temps  de  relever  et  d'a- 
baisser le  couteau.  D'une  scène  à  l'autre,  les  âmes 
se  damnent,  les  consciences  se  dépravent,  les 
orgueils  fléchissent,  les  démences  éclatent,  l'ambi- 
tion qui  défiait  la  foudre  tombe  dans  le  gouffre  du 
désespoir.  Jamais  on  n'a  plus  vécu  en  moins  de 
temps  et  en  moins  d'espace.  Le  spectateur  lui-même 
partage  la  fatigue  immense  qui  saisit  Macbeth,  au 
terme  de  sa  carrière  dévorante  : 

«  Je  me  sens  le  cœur  malade.  Je  commence  à  être  las  du 
soleil.  Je  voudrais  voir  l'univers  s'anéantir!  » 


CHAPITRE  VII 

HAMLET. 


I.  —  Contradictions  du  caractère  de  Hamlet. 
II.  —  Hamlet  et  Ophélie.  —  Le  massacre  et  l'expiation- 


1 


Tradidit  mundum  disputationibus  eoriim  :  Slia 
kespeare,  lui  aussi,  a  livré  un  monde,  dans  un  homme, 
aux  disputes  éternelles  de  la  controverse.  Depuis  près 
d'un  siècle,  Eamlet  a  été  commenté  et  interprété 
aussi  diversement  que  l'Apocalypse.  Chacun  com- 
mente à  sa  façon  ce  poème,  profond  comme  la  mort, 
mouvant  comme  la  vie.  Où  est  la  source  de  son  flot 
de  larmes,  le  plus  large  et  le  plus  amer  qui  ait  jamais 
jaiUi  du  génie  humain?  Quelle  est  la  physionomie 
véritable  de  ce  mystérieux  personnage,  qui,  tantôt 
masqué  d'ironie,  tantôt  voilé  d'un  tourbillon  de  dé- 
mence, ne  se  présente  jamais  de  face,  ni  au  jour? 
Les  songeurs  tournent  a>'*ov»r  de  lui,  une  lampe  à  la 
main. 


104  SHAKESPEARE. 

Mais  Goethe  a  prononcé  sur  Hamlet  le  mot  su- 
prême et  définitif.  Hamlet  est  «  une  âme  chargée 
»  d'une  grande  action,  et  incapable  de  l'accomplir  >k 
Il  est  un  penseur  indécis  et  sombre,  à  qui  la  Fatahté 
impose  une  besogne  faite  pour  le  corps  robuste  et 
l'esprit  hardi  d'un  héros.  Mélange  de  violence  et  de 
faiblesse,  de  bonté  et  de  pessimisme,  de  défiance  et 
de  loyauté,  son  caractère  est  une  contradiction  per- 
pétuelle. 11  y  a  un  poison,  versé  sur  son  âme,  qui  tour 
à  tour  l'agite  et  l'énervé,  et,  des  transports  de  la  fré- 
nésie, l'immobilise  dans  le  rêve.  Avant  même  l'appa- 
j'ition  du  Fantôme,  il  se  montre  désenchanté  de  sa 
naissance,  subissant  la  vie  comme  un  cauchemar, 
essayant  parfois  de  s'en  réveiller  par  un  effort  con- 
vulsif,  puis  retombant  dans  sa  torpeur  et  renouant 
ses  songes. 

Au  début  du  drame,  il  ne  sait  encore  que  l'infi- 
délité de  sa  mère  à  la  mémoire  de  son  père,  et  cette 
désillusion  l'a  déjà  frappé  d'une  mélancolie  incurable. 

«  Oh  !  si  cette  chair  trop  solide  voulait  se  fondre  et  se 
dissoudre  en  rosée!...  Ou  si  l'Éternel  n'avait  pas  établi  son 
décret  contre  le  meurtre  de  soi-même!...  0  Dieu  !  ô  Dieu! 
combien  fastidieuses,  plates  et  vides  me  semblent  toutes 
les  pratiques  de  ce  monde  !  » 

Plus  loin  il  s'écriera  :  —  «  Le  frère  de  mon  père 
marié  à  ma  mère  !  Lui,  pas  plus  semblable  à  mon 
père  que  moi  à  Hercule  !  »  Il  se  peint  et  se  juge  lui- 


HAMLET.  103 

même  avec  cette  parole.  Si  le  héros  antique,  Her- 
cule ou  Oreste,  prompt  à  résoudre,  ferme  à  agir, 
qui  marche,  l'œil  et  le  glaive  tendus,  vers  son  but, 
si  ce  type  spontané  et  fort  a  un  antipode  dans  le 
monde  moral,  c'est  Hamlet,  prince  de  Danemark. 

Le  voici  sur  les  remparts  d'Elseneur,  en  face  du 
spectre  de  son  père  qui  lui  dénonce  ses  meurtriers  et 
le  somme  de  venger  sa  mort.  Tant  qu'il  est  sous  le 
magnétisme  de  l'apparition,  sa  volonté  se  dresse  et 
s'exalte.  On  croirait  qu'en  descendant  de  la  plate- 
forme, il  va,  l'épée  au  poing,  fondre  sur  Claudius  :  — 
«  Fais-le-moi  vite  connaître  pour  qu'avec  des  ailes, 
»  rapides  comme  l'idée  ou  les  pensées  de  l'amour,  je 
»  vole  à  la  vengeance  1  »  —  L'Ombre  s'est  à  peine 
évanouie,  qu'il  maudit  le  destin  qui  le  condamne  à 
agir.  —  «  Notre  époque  est  détraquée.  Maudite  lata- 
»  lité  !  Pourquoi  faut-il  que  je  sois  né  pour  la  remet- 
»  tre  dans  son  équilibre  ?  » 

Il  ne  fera  plus  que  faiblir  sous  le  poids  de  l'action 
jurée.  Au  lieu  de  proclamer  le  crime,  de  soulever  le 
peuple,  de  rallier  l'armée  et  de  marcher,  clairons 
sonnant,  contre  le  palais  fratricide,  Hamlet  enfouit 
dans  sa  tête  son  projet  de  vengeance,  comme  le  germe 
d'une  idée  confuse  qui  doit  être  couvée  par  la  ré- 
flexion. Il  chicane  avec  le  devoir,  il  dit  :  Plus  tard^ 
à  l'urgence.  Il  fait  le  fou  au  lieu  de  faire  l'homme. 
Mais  cette  folie  qu'il  simule  et  qui  doit  lui  servir 


106  SHAKESPEARE. 

d'arme  défeFisive,  devient  bientôt  pour  lui  un  jouet 
ironique.  C'était  un  casque,  il  en  fait  un  masque  qui 
lui  permet  de  railler  et  de  mysliûer  tous  ceux  qu'il 
rencontre.  Il  bafoue  la  pédanterie  du  vieux  Polonius, 
il  persifle  la  servilité  de  Roscncrantz  et  de  Guilden- 
stern.  Pendant  toute  la  première  partie  du  drame,  sa 
conduite  est  celle  d'un  jeune  prince  sarcastique,  qui 
se  promènerait  dans  un  bal  masqué,  en  se  moquant 
incognito  de  ses  courtisans.  L'énergie  qu'exigerait  sa 
lâche  s'évapore  dans  cet  étincellement  de  paroles .  Il  y 
faudrait  le  fanatisme  de  l'amour  fdial,  et  il  n'y  apporte 
que  le  dilettantisme  d'une  hypocondrie  raisonneuse. 
On  comprend  encore  qu'il  hésite  à  frapper,  sur  la 
foi  d'une  vision  nocturne;  qu'il  doute  de  ses  yeux  et 
réclame  une  preuve  plus  certaine.  Mais  quand  la  tra- 
gédie qu'il  fait  représenter  devant  la  reine  et  le  roi  a 
porté  son  coup,  quand  les  coupables  y  voient  leur 
forfait  répété,  comme  dans  une  glace  fantasmagori- 
que, et  fuient,  terrifiés  par  cette  évocation  redoutable  ; 
qu'altend-il  encore?  L'épreuve  est  décisive,  le  doute 
n'est  plus  possible;  la  torture  morale,  plus  sûre  que 
la  question  physique,  a  fait  crier  aux  assassins  l'aveu 
de  leur  meurtre.  Hamlet  en  convient  :  —  «  0  mon 
»  bon  Horatio  !  je  tiendrais  mille  livres  maintenant, 
»  sur  la  parole  du  Fantôme.  »  —  Et  il  prend  son  élan 
sur  la  piste  sanglante  qu'il  a  découverte,  en sexcilant 
lui-même  par  des  cris  de  rage  : 


HARILEl.  107 

«  Voici  l'heure  où  les  cimetières  baillent  leurs  morts,  où 
l'Enfer  en  personne  souffle  sur  le  monde.  Maintenant  je 
pourrais  boire  du  sang  chaud,  je  pourrais  exécuter  une  be- 
sogne cruelle  à  faire  pâlir  le  jour,  s'il  la  regardait...  » 

Qui  ne  croirait  que  cette  fois  son  parti  est  pris  ? 
Justement  l'occasion  survient,  comme  si  elle  avait 
entendu  Hamlet  l'appeler.  Elle  lui  livre  Claudius, 
agenouillé  devant  un  prie-Dieu,  les  mains  jointes 
et  la  nuque  tendue,  dans  la  posture  du  patient 
courbé  sur  le  billot  d'un  gibet.  Hamlet  tire  i'épée,  il 
va  le  frapper.  Un  sophisme  vient  à  son  aide  et  lui 
suggère  le  motif  d'un  nouveau  sursis.  Il  rengaine  sa 
lame,  sous  prétexte  que  la  contrition  mène  au  ciel,  et 
qu'il  risquerait  d'y  envoyer  Claudius  en  ligne  droite, 
s'il  le  tuait  pendant  sa  prière  : 

t  Le  voilà  en  prière;  je  puis  l'expédier  en  ce  moment,  et 
c'est  ce  que  je  vais  faire.  Mais  alors...  il  va  au  ciel!  Est-ce  là 
me  venger...?  Voilà  qui  mérite  réflexion. 

Un  scélérat  tue  mon  père,  et  pour  cela,  moi,  son  unique 
fils,  j'envoie  au  ciel  ce  scélérat!  Parbleu!  ce  n'est  pas  se 
venger;  c'est  payer  à  son  forfait  gages  et  salaire.  Il  tua 
sauvagement  mon  père,  alors  que  ce  dernier  était  appesanti 
par  la  digestion,  et  que  ses  péchés  étaient  épanouis  et  abon- 
dants, comme  les  fleurs  en  mai.  Et  moi,  je  me  croirais 
vengé  en  tuant  celui-là,  au  moment  où  son  âme  se  purge, 
alors  qu'il  est  en  bonne  préparation,  bien  équipé  pour 
son  voyage?  Non.  Dans  ta  gaine,  mon  épée!  réserve-toi 
pour  un  coup  plus  horrible.  » 

Au  lieu  de  saisir  sa  vengeance,  Hamlet  l'analyse 


108  SHAKESPEARE. 

et  la  raffine.  C'était  un  glaive  qu'il  avait  tiré  du 
fourreau,  il  y  remet  un  petit  scalpel  de  casuiste. 

Bans  un  de  ces  accès  d'énergie  qui  le  prennent  et 
le  quittent  comme  des  accès  de  fièvre  nerveuse, 
Hamlet  pousse  un  cri  qui  le  condamne  en  le  révélant: 
a  About,  nuj  brains!  »  «A  l'œuvre,  mon  cerveau!  » 
Le  cerveau  est,  en  effet,  le  seul  organe  qui  fonc- 
tionne en  lui,  un  cerveau  qui  s'épuise  à  concevoir  et 
qui  n'a  pas  de  mains  pour  exécuter.  Sa  vengeance 
ne  se  traduit  point  par  des  faits,  elle  n'éclate  pas  au 
dehors  ;  elle  se  replie  dans  Tintérieur  de  son  être 
et  s'y  repaît  de  vaines  réflexions.  Au  lieu  de  concen- 
trer sa  haine  sur  l'homme  qu'il  a  mission  de  punir,  il 
l'amphfie,  la  généralise,  la  transforme  en  une  misan- 
thropie universelle  et  vague  :  elle  se  naturalise  en  se 
délayant.  Le  tour  spéculatif  de  son  esprit  l'entraîne 
dans  un  labyrinthe  de  pensées  sans  fin,  qui  l'éloi- 
gnent  de  l'action  jurée,  par  d'insidieuses  paren- 
thèses. 

Ce  qu'il  y  a  de  tragique  dans  sa  situation,  c'est 
qu'en  cherchant  à  se  tromper,  Hamlet  a  la  pleine 
conscience  de  son  inertie.  Il  n'est  dupe  qu'un  instant 
de  ses  arguties  et  de  ses  scrupules,  il  se  juge  et  il  se 
condamne  avec  une  clairvoyance  implacable. 

«  Ainsi,  dit-il,  la  conscience  fait  de  nous  des  lâches. 
Ainsi  les  couleurs  natives  de  la  résolution  blêmissent  sous 
les  pâles  reflets  de  la  pensée.  Ainsi  les  entreprises  les  plus 


HAMLET.  109 

énergiques  et  les  plus  importantes  se  détournent  de  leur 
cours,  et  perdent  leur  nom  d'actions  !  » 

Ailleurs  il  maudit  ses  pensées  «  qui  ont  un  quart 
»  de  sagesse  et  trois  quarts  de  lâcheté  ».  Rencon- 
trant l'armée  du  jeune  Fortinbras,  qui  traverse  une 
plaine,  tambours  battant  et  drapeaux  au  vent,  il  in- 
terroge un  des  capitaines  sur  l'objet  de  l'expédition. 
L'officier  lui  répond  qu'il  s'agit  d'aller  conquérir  en 
Pologne  un  morceau  de  terre  sans  valeur.  —  «  Pour 
»  cinq  ducats,  cinq,  je  ne  le  prendrais  pas  à  ferme!  » 
—  Le  spectacle  de  ces  légions  qui  vont  bravement 
combattre  et  mourir,  sans  savoir  pourquoi,  saisit 
ïïamlet  et  le  consterne  de  honte.  Il  compare  à  son 
incertitude  bourrelée,  leur  résolution  insouciante  ;  il 
se  reproche  sa  léthargie  de  somnambule  au  milieu 
d'un  monde  perpétuellement  agité. 

«  Que  suis-je  donc,  moi  qui  ai  l'assassinat  d'un  père,  le 
déshonneur  d'une  mère,  pour  exciter  ma  raison  et  mon 
sang,  et  qui  laisse  tout  dormir  !  Tandis  qu'à  ma  honte,  je 
vois  vingt  mille  hommes  marcher  à  une  mort  imminente, 
et,  pour  une  fantaisie,  pour  une  gloriole,  aller  au  sépulcre 
comme  au  lit,  se  battant  pour  un  champ  où  il  leur  est  im- 
possible de  se  mesurer  tous,  et  qui  est  une  tombe  trop 
étroite  pour  couvrir  ceux  qui  seront  tués  !  Oh  !  désormais 
que  mes  pensées  soient  sanglantes,  pour  n'être  pas  dignes 
du  néant  l  » 

Plus  loin,  à  la  vue  d'un  comédien  qui  singe  pathéti- 


110  SHAKESPEARE. 

quement  les  (loulcurs  d'IIécube,  il  s'insulte  encore 
lui-même  avec  une  sorte  de  furieux  plaisir. 

«  Que  lui  est  Ilécube  ?...  Et  qu'est-il  à  Hécube,  pour  qu'if 
pleure  ainsi  sur  elle?  Que  ferait-il  donc  s'il  avait  les  mo- 
tifs de  douleur  que  j'ai?,..  Et  moi,  pourtant,  niais  pétri  de 
boue,  blôme  coquin,  Jeannot  rôveur,  impuissant  pour  ma 
propre  cause,  je  ne  trouve  rien,  non,  rien  à  dire  en  faveur 
d'un  roi  à  qui  on  a  pris  sa  vie  dans  un  guet-apens  damné. 
Suis-je  donc  un  lâche?  Qui  veut  m'appelcr  man;iiit,  me 
fendre  la  tôle,  m'arracher  la  barbe  et  me  la  souiller  à  la 
face  ?  >» 


II 


Ce  langage  frénétique  lui  est  habituel  ;  une  violence 
effrayante  couve  sous  son  apathie.  En  dehors  de 
l'action,  Hamlet  est  terrible.  Il  crache  l'outrage  sur 
ceux  qui  lui  déplaisent,  avec  une  hauteur  tyrannique; 
il  a  des  sarcasmes  qui  soufflettent,  des  insolences  qui 
piétinent.  Quand  il  plaisante  avec  ses  courtisans  et 
ses  amis  mêmes,  on  se  rappelle  le  léopard  de  la  fable 
jouant  à  la  main  chaude.  Sa  folie  feinte  est  devenue,  par 
degrés,  à  demi  réelle  ;  le  masque  d'insensé  qu'il  a  collé 
sursonvisage  se  fait  chairetse  confond  aveclui. Alors 
son  caractère  s'envenime  et  se  déligure  :  il  parle  à 
tous  et  à  toutes  la  langue  d'un  méchant  déhre 

Ophéhe  même  ne  trouve  pas  grâce  devant  lui. 
Il  souille  sa  pudeur,  il  trouble  son  esprit  par  ses 
divagations  effrénées,  il  arrache  grossièrement  son 


nAMLET.  m 

amour  en  fleur.  —  «  Va-t'en  au  couvent  !  »  —  lui 
crie-t-il,  —  «  Go  to  a  nunnery!  » 

«  A  quoi  bon  te  faire  nourrice  de  pécheurs?..  Ou,  si  tu 
veux  absolument  te  marier,  épouse  un  imbécile,  car  les 
hommes  sensés  savent  trop  bien  quels  monstres  vous 
faites  d'eux.  Au  couvent  !  au  couvent  I  » 

La  jeune  fille  s'affaisse,  sous  ces  dures  paroles, 
comme  une  fleur  frappée  par  la  grêle.  Une  douce 
plainte  s'échappe  de  ses  lèvres  :  —  «  Oh  !  que  voilà 
»  un  noble  esprit  bouleversé  !  Puissances  célestes, 
))  guérissez-le  !  ))  —  Le  dernier  soupir  de  sa  raison 
expirante  est  une  parole  de  tendresse  et  de  com- 
passion. 

Dans  la  scène  même  avec  la  reine,  l'emportement 
d'Hamlet  dépasse  toute  mesure.  C'est  avec  une  jus- 
tice dénaturée  qu'il  la  maudit  et  qu'il  la  foudroie  ;  sa 
colère  frise  le  parricide.  L'Oreste  d'Eschyle  disant  à 
Clytemnestre  :  «  Suis-moi,  je  vais  t'égorger  près  de 
cet  homme  !  »  et  l'emmenant  derrière  lui,  tête  pen- 
dante, comme  la  bête  d'un  sacrifice,  est  moins 
effrayant  peut-être  que  ce  fils  qui  ne  tue  pas  sa  mère, 
mais  qui  la  marque  et  qui  la  flagelle  avec  des  paroles 
plus  mordantes  que  les  serpents  du  fouet  des  Furies. 
—  «Cessez  devons  tordre  les  mains!  Asseyez-vous, 
»  que  je  vous  torde  le  cœur  !»  —  Il  va  si  loin,  que 
l'honnête  Fantôme  sort  tout  exprès  de  sa    tombe 


i\2  SnAKESPEARE. 

pour  modérer  sa  fureur,  et  lui  conseille,  avec  une 
bonté  louchante,  d'épargner  sa  mère. 

Le  châliment  d'IIamlet  commence  dans  cette  même 
scène  vengeresse.  —  «  Qu'est-ce  donc?...  un  rat  !... 
»  Un  ducat,  qu'il  est  mort  !  »  —  En  croyant  frapper  le 
roi,  il  enfonce  son  épée  dans  la  tapisserie  derrière 
laquelle  le  vieux  Polonius  est  caché.  Méprise  comi- 
que, meurtre  dérisoire.  L'Ombre  irritée  de  son  père 
réclame  le  sang  d'un  monstre,  il  lui  sacrifie  une  bête 
grotesque  et  inoÊfensive.  C'est  bien,  en  effet,  un  rat 
qu'il  immole,  un  bonhomme  de  rat,  retiré  des  pas- 
sions du  drame  et  du  monde,  dans  le  fromage  glacé 
de  sa  sinécure  Scandinave.  Quelle  bonne  figure  était 
ce  digne  chambellan,  à  la  fois  si  fin  et  si  bête,  si 
magistral  et  si  ridicule,  rempli  d'une  sagesse  niaise 
qu'il  répandait  de  travers,  plié  aux  rebuffades  comme 
aux  révérences  et  avalant  sans  grimace  les  plus 
amères  avanies!  Le  spectateur  le  regrette,  mais 
Ilamlet  ne  se  repent  guère  de  l'avoir  si  maladroite- 
ment expédié. 

Dans  la  crise  de  misanthropie  aiguë  où  il  est, 
que  lui  fait  un  homme  de  plus  ou  de  moins?  La. 
révélation  du  spectre  a  déployé,  entre  le  monde 
et  lui,  un  voile  lugubre  qui  trouble  sa  vue.  Il  étend  à 
tous  le  mépris  et  l'indignation  que  mérite  un  seul  ; 
il  ne  distingue  plus  bien  nettement  la  scélératesse 
de  Claudius  de  la  sottise  de  Polonius  et  de  la  frivo- 


HâMLET.  113 

lité  d'Osrik.  Du  fond  des  abstractions  où  il  se  réfugie 
pour  écliapper  à  l'action,  l'Humanité  se  confond  à 
ses  yeux  en  une  masse  également  souillée  et  totale- 
ment méprisable.  C'est  avec  un  humour  lugubre  qu'il 
entraîne,  hors  de  la  salle,  le  gros  cadavre  du  cham- 
bellan, comme  il  pousserait  du  pied  un  pantin  cassé. 

«  Commençons  nos  paquets  par  cet  homme,  et  fourrons 
ses  entrailles  dans  la  chambre  voisine.  Vraiment,  ce  con- 
seiller est  maintenant  bien  tranquille,  bien  discret,  bien 
grave,  lui  qui,  de  son  vivant,  était  un  drôle  si  niais  et  si 
bavard.  Allons,  monsieur,  finissons-en  avec  vous!  » 

Ce  meurtre  inutile  entraîne,  par  contre-coup,  la 
folie  et  la  mort  d'Ophélie.  Les  boutades  brutales 
d'Hamlet  avaient  déjà  ébranlé  sa  raison  :  le  meurtre 
de  son  père  achève  de  la  briser.  Le  délire  de  son 
amant  la  gagne  comme  une  flamme  ;  elle  court 
éteindre  dans  un  torrent  la  fièvre  mortelle  qu'il  lui 
a  donnée.  Figure  suave  et  naïve  :  son  caractère, 
comme  son  corps,  est  à  peine  formé.  Aucune  person- 
nalité n'accuse  encore  ses  traits  indécis.  C'est  la 
vierge-enfant.  On  se  l'imagine  presque  transpa- 
rente, éclairée,  de  la  tête  aux  pieds,  d'une  douce 
lumière  d'aurore  boréale.  Gracieuse  jusque  dans  la 
mort,  sou  suicide  ressemble  à  un  bain  de  fée.  Son 
cœur  à  peine  éclos  s'ouvrait  instinctivement  à  l'a- 
mour; lorsqu'il  se  brise,  de  voluptueux  parfums  s'en 
échappent.  La  chanson  erotique,  qu'elle  murmure 
III.  8 


114  SHAKESPEARE. 

en  elToiiillant  sa  guirlande,  révèle  les  désirs  que 
couvait  son  sein.  Le  refrain  voltige  encore  sur  ses 
lèvres,  quand  elle  glisse  sous  l'eau  bouillonnante. 
Tel  un  papillon  qui  suivrait  une  fleur  déracinée  et 
entraînée  par  les  flots. 

A.  ce  moment,  Hamlet  est  aussi  fou  qu'elle,  noir 
comme  une  nuée  d'orage,  et,  comme  elle,  mouvant 
à  tout  souffle.  Sa  volonté  décomposée  n'a  plus 
même  la  force  d'ébaucher  un  plan.  Loin  d'inspirer 
les  événements,  il  les  subit  sans  résistance.  Il  se 
laisse  embarquer,  pour  l'Angleterre,  par  ce  roi  qui 
est  son  ennemi  mortel,  et  ce  n'est  que  par  hasard 
qu'il  échappe  à  son  guet-apens.  Quand  il  boufîonne, 
à  son  retour^,  avec  les  fossoyeurs,  au  milieu  de? 
tombes,  on  pense  à  ce  verset  de  la  Bible  :  «  Laissez 
»  les  morts  ensevelir  les  morts.  »  Hamlet  est  pres- 
que mort,  en  eff'et,  à  ce  moment-là  :  dans  le  cime- 
tière, il  semble  chez  lui.  Les  excès  de  la  méditation 
et  du  doute,  l'opium  de  la  rêverie,  les  angoisses  du 
devoir  juré  et  non  accompli  l'ont  miné  jusqu'à  l'épui- 
sement. C'est  presque  comme  un  étranger,  qu'il  assi-te 
aux  funérailles  de  la  belle  jeune  fille  qui  s'est  tuée 
pour  lui.  La  paralysie,  de  ses  bras,  a  gagné  son  cœur. 

On  se  le  représente,  à  ces  scènes  finales,  tel 
que  l'a  peint  Eugène  Delacroix  :  —  une  tête 
blême,  coiffée  d'un  panache  de  catafalque  que  le 
vent  tortille,  un  corps  languissamment  drapé  d'un 


HAMLET.  115 

manteau  à  plis  de  suaire,  et  le  souffle  de  la  fièvre, 
les  éclairs  de  la  raison,  les  fumées  obscures  du  dé- 
lire sortant  confusément  de  cette  larve  humaine. 
Hamlet  se  redresse,  il  est  vrai,  pour  s'élancer  con- 
tre Laërte,  dans  la  fosse  ouverte  d'Opliélie;  il  sb 
réveille  encore,  avec  une  rage  forcenée,  dans  la 
tuerie  qui  termine  le  drame.  Mais  ces  crises  fié- 
vreuses semblent  plutôt  les  sursauts  d'un  corps 
agité  par  le  galvanisme,  que  l'entraînement  d'un  être 
excité  par  les  passions  de  la  vie. 

C'est  à  cette  dernière  scène  que  la  moralité  du 
drame  éclate  dans  toute  son  horreur.  Hamlet  étant 
décidément  incapable  d'accomplir  sa  tâche,  la  Fa- 
talité s'en  charge  et  l'exécute  à  sa  place.  Elle  lui 
bande  les  yeux  et  le  précipite  dans  de  sanglants  qui- 
proquo. N'ayant  pas  été  justicier,  il  sera  bourreau. 
Un  carnage  confus  et  inique  remplacera  le  sacrifice 
expiatoire  que  demandait  le  Fantôme.  La  Némésis 
qui  le  possède  a  pris  sa  démence  :  elle  entre  dans 
l'action,  comme  s'enfonçait  dans  la  mêlée  ce  vieux 
roi  de  Bohême  aveugle  du  moyen  âge,  qui  frappait 
de  sa  masse  d'armes,  à  droite  et  à  gauche,  devant 
et  derrière,  assommant  également  amis  et  ennemis. 
Les  fleurets  s'échangent  comme  d'eux-mêmes,  les 
coupes  de  poison  s'égarent  en  chemin,  interceptées 
par  une  main  invisible.  On  dirait  que  la  mort  joue 
au  colin-maillard  dans  la  salle  ;  elle  foudroie  par 


116  SHAKESFEâBL. 

zigzags,  elle  frappe  par  déviations,  ilamlet  se  mêle 
au  massacre  sans  le  diriger;  il  châtie  sans  prémé- 
ditation et  sans  réflexion.  C'est  presque  par  hasard 
que  le  coupable  se  trouve  compris  dans  l'hécatombe 
qu'il  immole  à  tâtons  sur  le  tombeau  de  son  père. 

Quel  contraste  fait  avec  lui  le  jeune  et  héroïque 
Fortinbras  !  On  croit  voir  l'ébauche  de  la  figure  qui 
sera  plus  tard  Charles  XII.  Il  n'apparaît  que  deux 
fois,  mais  d'une  façon  triomphante.  Aussi  concis 
qu'IIamlet  est  prolixe,  aussi  rapide  qu'il  est  tardif, 
il  ne  fait  d'abord  que  traverser  le  drame  à  la  hâte. 
Tandis  que  le  prince  danois  philosophe  sur  la  va- 
nité des  conquêtes,  il  donne  à  ses  officiers  des  or- 
dres formulés  dans  le  style  bref  de  la  consigne  mi 
litaire;  puis  il  s'éloigne  en  jetant,  dans  le  monologue 
du  rêveur,  le  bruit  ironique  de  la  musique  guerrière 
et  du  pas  de  charge  de  son  armée.  Il  reparaît  à  la 
fin  du  drame,  précédé  par  des  fanfares  de  victoire. 
11  arrive,  avec  l'à-propos  de  l'activité,  juste  au  mo 
ment  où  la  dynastie  du  Danemark  vient  de  succom- 
ber tout  entière  ;  il  ôte  aux  cadavres  royaux  leurs 
couronnes  vacantes,  et  les  pose  résolument  sur  sa 
tête.  Shakespeare  ne  pouvait  donner  à  son  drame 
une  moralité  plus  énergique  et  plus  haute  que  ce 
spectacle  de  l'Action  venant  s'emparer  des  œuvres 
du  Rêve;  que  la  vie  reprenant  son  cours  sur  les 
ruines  de  la  mort 


CHAPITRE  VIII 

LE    ROI    LEAR 


I.  L'Œdipe  barbare. — L'abdication  et  l'ingratitude. 
II.  Le  roi  proscrit  et  le  fou  de  Bedlam.  —  Cordélia.  —  Le  dénouo- 
ment. 


I 


Shakespeare  n'a  pas  de  plus  étonnante  création 
que  ce  drame.  A  l'immense  Table  Ronde  de  ses 
personnages,  le  Roi  Lear  tient  le  haut  bout  et  siège 
sur  le  trône,  par  préséance  tragique  plus  que  par 
rang  d'âge.  Il  est  le  plus  vieux  et  le  plus  terrible. 
Cet  ancêtre  défie  Hamlet  et  tient  Othello  en  respect. 

Lear,  c'est  l'CËdipe  antique  transporté  dans  le  f 
monde  barbare.  Mais  la  Fatalité  qui  l'accable  ne 
tombe  pas  sur  lui  du  dehors,  elle  provient  de  sa 
nature,  elle  surgit,  comme  d'un  chaos,  des  violences 
de  son  caractère.  Lear  est  responsable  et  coupable 
de  sa  destinée.  Il  a  semé  le  vent  d'où  est  venue  la  tem- 
pête qui  l'emporte  dans  la  mort  et  dans  la  folie. 

Dès  la  première  scène  de  l'abdication,  le  vieux 


as  SHAKESPEARE. 

monarque  montre  à  nu  sa  nature  fantasque  et  vio- 
lente. La  vanité  l'aveugle,  la  tyrannie  l'infatué  ;  sa 
couronne,  trop  longtemps  portée,  lui  est  tombée  sur 
les  yeux  :  c'est  un  roi  gâté,  comme  l'est  un  enfant. 
11  met  son  royaume,  devant  ses  trois  filles,  à  la 
criée  de  la  louange,  aux  enchères  de  l'adulation.  11 
creuse  de  ses  propres  mains  le  piège  à  paons  où  il 
va  tomber. 

Avec  quelle  sensualité  imbécile  il  savoure  le  gros- 
sier encens  que  Régane  et  Goneril  lui  prodiguent  ! 
Jamais  Calife  hébété  ne  huma  plus  voluptueusement 
les  litanies  baroques  de  la  flatterie  orientale.  Gorgé 
d'hommages,  mais  non  rassasié,  il  réclame  encore 
des  protestations  plus  hyperboliques,  et  lorsque 
Cordélia,  interrogée,  se  lève  à  son  tour,  il  la  pro- 
voque au  mensonge  avec  une  naïve  impudence  : 

«A  votre  tour,  ô  notre  joie!  la  dernière,  mais  non  pas 
la  moindre...  parlez!  Que  pouvez-vous  nous  dire  pour  obte- 
nir une  part  plus  opulente  que  celle  de  vos  sœurs  ?  —  «  Rien, 
monseigneur.  »  —  «  Rien?» —«  Rien!  »  — «  De  rien,  rien 
ne  peut  venir.  Parlez  encore!  »  —  «Malheureuse  que  je  suis, 
je  ne  puis  soulever  mon  cœur  jusqu'à  mes  lèvres.  J'aime 
Votre  Majesté,  comme  je  le  dois,  ni  plus  ni  moins.  » 

C'est  le  parfum  modeste  et  délicat  de  la  fleur  ;  il 
paraît  offensant  et  fade,  au  roi  entêté  par  les  casso- 
lettes d'encens  qui  fument  devant  lui.  —  «  Si  jeune 
»  et  si  peu  tendre!  w  —  a  Si  jeune,  monseigneur, 


LE    ROI    LEAR.  119 

»  et  si  sincère.  »  —  «  Que  ta  sincérité  soit  ta 
»  dot!  »  Be  this  truth  this  dower!  Et  il  la  déslié- 
rite,  il  la  chasse,  il  la  jette,  comme  le  rebut  de  sa 
dynastie,  au  roi  de  France,  qui  réclame  avec  amour 
la  main  de  cette  répudiée  ;  il  proscrit  avec  fureur 
le  noble  Kent,  son  serviteur  fidèle,  qui  l'adjure  de 
révoquer  cet  arrêt  inique. 

Cependant  Régane  et  Goneril  complotent  déjà 
sourdement  contre  le  vieux  père,  qui  vient  de  se 
dépouiller  de  sa  puissance  pour  les  en  vêtir.  Le  dé- 
vouement s'éloigne  en  pleurant,  la  trahison  s'avance 
en  rampant.  Lear,  abdiquant  en  faveur  de  la  félonie, 
se  désarmant  entre  les  mains  de  la  fraude,  donne 
l'impression  tragique  d'un  homme  qui  jetterait  son 
épée  et  dégraferait  sa  cuirasse,  au  seuil  d'une  cham- 
bre remplie  d'assassins. 

Cordélia  !  ce  nom  peint  celle  qui  le  porte,  par  je 
ne  sais  quelle  mystérieuse  consonance.  On  croit 
voir  un  cœur  ouvert,  un  lys  épanoui.  C'est  la  plus 
rare,  sinon  la  plus  belle  des  filles  de  Shakespeare. 
«  Mon  gracieux  Silence  !  »  devrait  l'appeler  son  père, 
comme  Coriolan  appelle  sa  femme  Yirginie.  Deux  fois 
vierge  et  deux  fois  voilée,  elle  a  la  pudeur  de  son  âme 
autant  que  celle  de  sa  beauté,  et  elle  pose,  sur  cette 
âme  aimante,  la  main  que  les  statues  pudiques  éten- 
dent sur  le  mystère  de  leur  corps.  L'amour  filial,  qui 
fleurit  en  elle,  se  replie  comme  une  sensitive,  au 


<20  SnAKESPEARE. 

L-rulal  contact  de  l'exagération  mensongère.  Plutôt 
<iue  d'en  dire  trop,  elle  en  dira  moins.  La  colère  pa- 
ternelle ne  lui  arrachera  pas  une  parole  de  rétrac- 
tation ou  d'excuse.  Un  léger  entêtement  se  mêle  sans 
doute  à  sa  douce  fierté.  Il  y  a  une  pointe  d'amertume 
dans  le  trait  ironique  qu'elle  lance  à  ses  sœurs  :  — 
«  Sûrement  je  ne  me  marierai  jamais,  comme  vous, 
»  pour  n'aimer  au  monde  que  mon  père  !  »  Mais  cette 
ligne  de  personnalité  peu  flexible  rehausse  encore  sa 
droiture  ;  sa  sincérité  n'admet  aucune  feinte.  Elle  ne 
s'humilie  pas,  n'étant  point  coupable  ;  elle  ne  de- 
mande point  un  pardon  dont  elle  n'éprouve  nul  be- 
soin. Les  malédictions  du  père  aveugle  tombent  sur 
sa  tête  sans  la  courber.  L'Ange  mé(  onnu  s'enveloppe 
de  ses  ailes,  et  la  foudre  injuste  qui  le  frappe  ne  fait 
qu'allumer  une  auréole  à  son  front. 

Le  châtiment  ne  se  fait  pas  attendre.  Homère  le 
fait  boiteux  ;  Shakespeare  lui  donne  un  vol  fulgurant. 
Les  contrastes  et  les  catastrophes  vont,  dans  ses  dra- 
mes, d'un  train  d'ouragan.  Quelques  scènes  plus  loin, 
Lear,  découronné,  est  Hiôte  de  Goneril.  On  le  voit 
rentrer  de  la  chasse,  irritable  et  impérieux,  comme 
s'il  était  encore  tout-puissant,  insensible  aux  pre- 
miers symptômes  de  refroidissement  qui  glacent  déjà 
l'hospitalité  de  sa  fille.  Le  changement  est  pourtant 
visible  :  une  consigne  malveillante  a  été  donnée  aux 
serviteurs  du  château.  La  valetaille  fait  la  sourde 


LE  ROI   LEAR.  121 

oreille  aux  ordres  du  roi.  L'intendant,  sur  qui  tombe 
sa  première  colère,  relève  insolemment  le  front  con- 
tre lui.  Son  Fou,  doué  de  la  prescience  de  ces  ani- 
maux qui  flairent  la  peste  et  annoncent  l'orage,  le 
iarcèle  de  présages  et  d'avertissements  sarcastiques. 
Les  grelots  de  sa  marotte  semblent  sonner  le  tocsin. 
Mais  voici  venir   Goneril,  le  sourcil  froncé,   le 
visage  amer.  La  Sirène  commence  à  montrer  sa  queue 
bifurquée,    aux  coupantes  écailles.   Elle  reproche 
aigrement  à  son  père  les  désordres  de  son  escorte  ; 
elle  lui  parle  comme  à  un  vieillard  en  démence.  Sa 
parole  est  dure  et  presque  insultante  ;  son  masque, 
à  demi  soulevé,  découvre  déjà  les  traits  d'une  Furie. 
La  désillusion  de  Lear  est  horrible.  C'est  d'abord  la 
stupeur  d'un  homme  transporté  d'un  paisible  songe 
dans  une  réalité  effroyable,  et  qui  se  tâte,  et  qui  se 
secoue,  pour  savoir  s'il  dort  ou  s'il  rêve  encore. 

«Êtes-vouo  notre  fille?  Quelqu'un  me  reconnaît-il  ici? 
Bah  !  ce  n'est  point  Lear.  Est-ce  ainsi  que  Lear  marche,  ainsi 

qu'il  parle?Oùsontses  gens?... Learéveillé,celan'estpas!... 
Qu'est-ce  qui  peut  me  dire  qui  je  suis  ?  » 

Mais  l'insistance  de  l'outrage  le  réveille  bientôt 
tout  à  fait  :  alors  son  irascible  nature  éclate,  et  de 
son  cœur  déchiré  jaillit  une  éruption  d'anathèmes. 

«  Ténèbres  et  enfer  !  Qu'on  selle  mes  chevaux  !  Dégénérée 
bâtarde  !  Orfraie  détestée  !  » 


122  SHAKESPEARE. 

Il  la  maudit  dans  ses  entrailles  avec  une  solennité 
formidable  ;  la  main  du  père  s'abat  sur  les  flancs  de 
la  fille  impie,  pour  les  frapper  de  stérilité. 

A  ce  monient  la  folie  commence  à  ébranler  son 
cerveau,  il  ressent  sa  première  secousse,  il  entend 
craquer  son  esprit  I  —  «  0  Lear  I  —  s'écrie-t-il — Lear  ! 
»  Lear!  frappe  ce  front  qui  laisse  entrer  la  démence 
»  et  s'échapper  la  chère  raison!  »  Rien  de  poignant 
et  de  palliélique  comme  ce  détraquement  intérieur. 
On  dirait  un  possédé  se  débattant  contre  le  démon 
qui  veut  entrer  dans  son  être.  Il  y  a  des  moments  où 
il  tient  sa  tète  à  deux  mains,  comme  on  se  cram- 
ponne à  une  porte  qu'un  meurtrier  essaye  d'enfoncer. 
—  «  Oh  !  que  je  ne  devienne  pas  fou,  pas  fou,  cieux 
»  profonds  !  Maintenez-moi  dans  mon  bon  sens  !  je 
»  ne  veux  pas  devenir  fou!  »  —  Plus  loin,  il  mar- 
mottera du  latin_,  comme  pour  se  conjurer  lui-même 
dans  la  langue  des  médecins  et  des  exorcistes.  — 
«  Oh  !  comme  cette  humeur  morbide  monte  à  mon 
»  cœur!  Eysterica  passio!  Arrière,  envahissante 
»  mélancolie  !  c'est  plus  bas  qu'est  ton  élément  1  w 

Mais  en  même  temps  que  la  folie,  le  remords  en- 
tre dans  son  âme.  L'image  de  Cordélia  lui  apparaît 
dans  un  lointain  lumineux;  il  baisse  les  yeux  devant 
cette  vision,  il  n'ose  pas  la  nommer  :  —  «  Oh!  — 
murmure-t-il,  —  j'ai  eu  tort  envers  Elle  !  »  —  C'est 
une  étoile  qui  se  lève  dans  son  esprit  obscurci  ;  elle 


LE    ROI    LEAR.  123 

éclairera  ses  ténèbres,  elle  calmera  ses  angoisses, 
et  sa  douce  lueur  ne  s'éteindra  plus. 

Il  lui  reste  pourtant  une  seconde  fille  ;  Régane  va 
le  consoler  sans  doute  de  l'ingratitude  de  sa  sœur.  — 
«  Quand  elle  saura  ceci  de  toi  » ,  —  a-t-il  dit  à  Gone- 
y[\^  —  a  elle  déchirera  ton  visage  de  louve.  »  C'est 
pour  lui  demander  asile  et  vengeance  qu'il  a  fait  seller 
ses  chevaux.  Le  Fou  ne  partage  pas  l'illusion  de  son 
maître  :  ses  lazzi  de  mauvais  augure  sonnent  vagues 
et  sinistres,  comme  les  croassements  d'une  corneille  : 
—  «  Tu  vas  voir  que  ton  autre  enfant  te  traitera  aussi 
»  finalement  ;  car  elle  ressemble  à  sa  sœur  comme 
»  une  pomme  sauvage  à  une  pomme.  »  —  Le  Fou  a 
dit  vrai.  En  entrant  au  château  de  Glocester,  où  Ré- 
gane et  Cornouailles  se  sont  installés,  Lear  voit  le 
messager  qu'il  a  dépêché  vers  eux  mis  aux  fers.  Kent, 
qui  s'est  rattaché  à  lui  sous  l'habit  d'un  serviteur  et 
le  faux  nom  de  Caïus,  gît  enchaîné  dans  la  cour,  en- 
seigne de  cette  maison  traîtresse,  emblème  vivant  de 
la  réception  qui  l'attend. 

Régane,  au  premier  abord,  ferait  presque  regretter 
sa  sœur.  De  Charybde  aux  ongles  de  lionne,  aux  trois 
rangées  de  dents  qui  grincent,  Lear  est  tombé  dans 
Scylla  à  la  ceinture  de  chiens  dévorants.  Elle  le  reçoit 
avec  une  àpreté  qui  tourne  vite  à  l'injure.  Le  vieillard 
essaye  de  se  contenir  ;  la  nécessité  lui  a  mis  son  frein 
dans  la  bouche;  il  le  mâche  et  le  ronge  d'abord  pa- 


124  SHAKESPEARE. 

tieinment.  Mais  on  sent  l'effrayant  effort  qu'il  fait 
pour  ravaler  l'écume  qui  monte  à  ses  lèvres.  —  «  Je 
»  t'en  prie,  ma  fille,  ne  me  rends  pas  fou!  »  — 
s'écrie-t-il  avec  la  préoccupation  poignante  qui  ne 
cesse  pas  de  l'étreindre.  —  Une  fanfare  sonne,  c'est 
le  hallali  du  père  aux  abois.  Goneril  paraît,  le  complot 
s'affiche,  la  ligue  infâme  se  déclare.  Les  deux  sœurs 
accouplent  leurs  méchancetés  et  confondent  leurs 
ingratitudes,  de  manière  à  former  une  espèce  de 
monstre  à  deux  têtes  qui  hurle  et  aboie  contre  le 
vieillard.  Elles  bafouent  sa  décrépitude,  elles  se  mo- 
quent de  ses  cheveux  blancs,  elles  lui  marchandent 
outrageusement  leur  pain  et  leur  toit.  Lear  s'exaspère 
et  maudit  encore,  il  se  fige,  pour  ainsi  dire,  dans  une 
convulsion  perpétuelle.  On  se  le  représente  durant 
toute  cette  scène,  dans  l'attitude  d'un  Laocoon  se 
tordant  sous  la  morsure  des  vipères  qui  l'enlacent  de 
la  tête  aux  pieds.  Les  Dieux,  attestés  par  lui,  répon- 
dent à  sa  prière  par  un  roulement  de  tonnerre,  et  il 
se  lance  dans  l'affreuse  nuit  qui  sévit  dehors,  comme 
un  homme,  traqué  par  deux  bêtes  féroces,  se  jetterait 
dans  la  mer  pour  leur  échapper. 


II 

Lear  n'est  pas  le  seul  père  aveugle  et  châtié  du 


LE    ROI   LEAR.  125 

drame;  sa  folie  et  son  malheur  se  répercutent  dans 
une  double  action.  Comme  il  a  chassé  Cordélia,  Glo- 
cester  a  proscrit  Edgar,  son  fils  légitime,  calomnié 
par  Edmond,  son  fils  naturel  :  il  se  confie  à  ce  traître 
qui  complote  sa  mort,  comme  Lear  s'est  livré  à  ses 
cruelles  filles.  Edgar  en  péril  contrefait  le  démonia- 
que, pour  sauver  sa  vie;  il  se  déguise  en  mendiant  de 
Bedlam.  Tout  à  l'heure  il  rencontrera  le  roi  dans  la 
bruyère  :  le  fils  banni  par  son  père  se  heurtera  au 
père  chassé  par  ses  filles.  Cela  fait  un  pendant  sinis- 
tre, c'est  comme  la  réverbération  d'un  crime  dans  un 
autre  crime  :  sa  monstruosité  redoublée  lui  donne  des 
proportions  colossales.  Le  parricide  sévit  à  la  façon 
d'une  épidémie.  Comme  dans  Bamlet,  le  monde  per- 
turbé semble  «  sorti  de  ses  gonds  ». 

Cependant,  Lear  erre,  sans  abri,  dans  la  plaine 
battue  par  l'orage.  Quelle  scène  !  elle  est  unique  au 
théâtre  ;  la  terreur  et  la  pitié  y  sont  portées  à  leur 
paroxysoie.  Imaginons  d'abord  son  milieu,  celte 
bruyère  sombre,  glaciale,  rocailleuse,  pareille  aux 
sites  infernaux  que  Dante  et  Milton  ont  décrits.  Dans 
le  lointain,  la  façade  illuminée  du  château  parricide 
décrit  les  lignes  de  feu  d'un  Pandsemonium.  La  tem- 
pête est  surnaturelle,  elle  semble  provoquée  par  les 
crimes  extraordinaires  qu'on  vient  de  commettre.  La 
nature  physique  répète  les  bouleversements  de  la 
nature  morale  renversée.  Tels,  dans  les  mythes  anti- 


126  SHAKESPEARE. 

ques,  ces  forfaits  inouïs  qui  font  s'éclipser  la  lune  et 
trembler  la  terre.  — Le  vieux  roi,  escorté  de  son  Fou, 
bat  désespérément  la  campagne,  hagard,  hurlant, 
frénétique,  un  hérissement  de  cheveux  blancs  autour 
de  son  front.  La  bise  le  fouette,  l'éclair  l'aveugle,  la 
pluie  l'inonde  de  son  ruissellement,  les  vents  déchaî- 
nés se  ruent  sur  lui  comme  à  une  curée.  Il  leur  jette 
cette  pathétique  apostrophe  : 

«  Pluie!  vent!  foudre!  flamme!  vous  n'êtes  point  mes 
filles!  0  vous,  éléments,  je  ne  vous  taxe  pas  d'ingratitude. 
Jamais  je  ne  vous  ai  donné  de  royaume,  jamais  je  ne  vous 
ai  appelés  mes  enfants  !  » 

Sa  voix,  que  le  désespoir  rend  sauvage,  rentre 
dans  le  tumulte  des  choses  :  elle  est  à  l'unisson  dti 
l'ouragan,  elle  atteint  le  diapason  du  tonnerre.  On 
dirait  l'Éole  furibond  de  ce  cataclysme.  Mais,  en 
même  temps,  —  touchant  miracle!  — ■  l'excès  de  la 
souffrance  transforme  Lear  ;  elle  le  fait  compatir  aux 
douleurs  des  autres,  elle  ouvre  à  la  pitié  son  âme 
endurcie.  Le  vieux  monarque  égoïste  pleure  sur 
les  misérables  auxquels  il  n'a  pas  songé  durant 
tout  son  règne. 

«  Pauvres  indigents  tout  nus  que  vous  êtes,  tôtes  iiiabri- 
tées,  estomacs  inassouvis,  comment,  sous  vos  guenilles 
trouées,  vous  défendez-vous  contre  des  temps  pareils?  Oh! 
j'ai  pris  trop  peu  de  souci  de  tout  cela....  !  » 

11  dit  à  son  Bouffon  qui  tremble  de  froid  :  —  «  Pau- 


LE    ROI    LEAR.  127 

»  vre  diable  de  Fou  !  j'ai  une  part  de  mon  cœur, 
»  qui  souffre  aussi  pour  toi.  » 

Triste  compagnon  pourtant  que  ce  clown  gogue- 
nard, taquin,  ironique,  qui  raille,  en  gambadant,  sa  dé- 
tresse. Sa  fidélité  n'a  rien  d'affectueux,  c'est  celle  d'un 
singe  familier  qui  suivrait  son  maître  jusqu'à  la  mort, 
en  faisant  des  grimaces  à  son  agonie.  Shakespeare 
a  prêté  de  l'esprit,  mais  il  s'est  gardé  de  donner  une 
âme  à  cette  créature  dégradée  et  défigurée  par  le  rire. 
Sa  gaieté  siffle,  son  humour  ncane.  Rien  de  lugubre, 
par  cette  nuit  atroce,  comme  ces  lazzi  et  ces  mauvais 
rires  saccadés  par  des  claquements  de  dents. 

L'horreur  n'est  pas  complète  :  voici  que,  d'une  butte 
effondrée,  jaillit  un  spectre  chevelu,  nu  sous  une  cou- 
verture en  lambeaux,  le  visage  barbouillé  de  fange. 
C'est  Edgar,  qui  joue  son  rôle  de  mendiant  lunatique, 
avec  une  verve  infernale.  Sa  volubilité  délirante  a  la 
magie  d'une  incantation.  Le  possédé  semble  déchaî- 
ner la  légion  de  démons  qui  habite  en  lui.  Il  est  atta- 
ché au  balai  du  Sabbat,  comme  Mazeppa  à  son  che- 
val enragé.  La  monture  ensorcelée  prend  en  croupe 
ses  hôtes  derrière  lui,  et  les  emporte,  à  fond  de  train, 
dans  le  steppe  noir  du  cauchemar.  Le  paysage,  changé 
à  vue,  revêt  un  aspect  apocalyptique;  il  se  hérisse  de 
silhouettes  spectrales,  il  se  rempht  d'ombres  grima- 
çantes. Des  feux  follets  sillonnent  l'atmosphère  ;  on 
voit  à  l'horizoîi  un  cavalier  fantastique  galoper  après 


158  SHAKESPEARE. 

son  ombre  effarée.  Modo-Maliii,  le  Prince  des  Ténè- 
bres, fait  sa  ronde  de  nuit.  Flibbertigibbel  passe,  en 
semant  les  sorts  et  les  maléfices.  Saint  AVitbold  exor- 
cise l'incube  qu'il  rencontre  rôdant  sur  la  dune.  Pilli- 
cok  se  balance,  jambes  pendantes,  assis  sur  un  mon- 
ticule. Néron  pôcbe  à  la  ligne  dans  l'étang  voisin. 

On  comprend  que  la  raison  ébranlée  de  Lear  ne  ré- 
siste pas  à  cet  assaut  de  fantômes  :  le  voilà  fou  tout  à 
fait.  Alor:>  ce  trio  d'insensés  aux  prises  forme  un 
charivari  effréné,  qui  lutte  de  discordances  avec  la 
tempête.  Imprécations  et  sarcasmes,  facéties  et  la- 
mentations. Il  n'y  a  pas,  dans  le  vaste  monde  inventé 
par  l'Art,  créé  par  le  Rêve,  de  groupe  plus  terrible  et 
plus  fantastique  que  celui  de  ces  trois  folies  s'entre- 
choquant,  dans  la  nuit,  à  la  lueur  des  éclairs. 

Du  martyre  d'un  père  nous  passons  au  supplice 
d'un  autre;  de  la  lande  où  Lear  vagabonde,  à  la 
chambre  de  tortures  où  Cornouailles  et  Régane 
crèvent  les  yeux  au  vieux  Glocester,  coupable 
d'avoir  assisté  leur  hôte.  Aucune  éclaircie  ne  conso- 
le ce  drame  chargé  de  calamités.  On  y  marche  sous 
une  pluie  battante  de  sang  et  de  larmes.  Vous  y  cher- 
chez en  vain  une  de  ces  fraîches  perspectives  qui 
s'ouvrent  aux  plus  noirs  endroits  des  autres  tragé- 
dies du  poète,  et  où  l'imagination  accablée  se  repose 
et  souffle  un  instant.  Macbeth  a  le  château  d'Invei- 
ness,  posé  dans  un  ravissant  site  de  montagnes,  et 


LE    ROI    LEAR.  12^ 

sur  lequel  plane  une  nuée  d'hirondelles,  —  «  Pas  de 
»  saillies,  de  frises,  d'arcs-boutants,  de  coins  favo- 
»  râbles,  où  ces  oiseaux  n'aient  suspendu  leurs  ber- 
»  ceaux  féconds.  »  —  Hamlet  a  son  ruisseau 
ombragé  de  saules,  où  tombe  si  gracieusement  la 
belle  Opbélie.  —  En  fait  d'échappées  sur  la  nature 
extérieure,  le  Roi  Lear  n'a,  avec  sa  lande  orageuse, 
qu'une  vue  de  vertige  :  cette  falaise  imaginaire  au 
haut  de  laquelle  Edgar  conduit  son  vieux  père  aveu- 
gle. —  «  Je  ne  veux  plus  regarder!  La  cervelle  me 
»  tournerait,  et  le  trouble  de  ma  vue  m'entraînerait 
»  tête  baissée  dans  l'abîme.  »  — Image  de  ce  drame, 
d'une  hauteur  effrayante,  et  d'où  l'esprit  éperdu 
plonge  à  pic,  de  tous  côtés,  dans  les  abîmes  du  mal- 
heur et  de  la  folie. 

Mais  CordéUa  reparaît,  à  la  tête  de  l'armée  qu'elle 

amène  de  France  au  secours  de  son  père.  L'horizon 

se  rassérène  un  instant  ;  on  croit  voir  un  arc-en-ciel 

se  délier  sur  un  fond  d'orage.  Fidèle  à  sa  nature,  elle 

reste  simple  et  contenue  dans  sa  douleur  même  :  pas 

de  protestations  bruyantes,  ni  de  deuil  aux  cheveux 

épars.  Ses  larmes  coulent  silencieuses,  ses  plaintes 

rendent  le  son  du  soupir.  Plus  tard,  lorsque  Lear  la 

serrera  morte  entre  ses  bras,  il  rappellera  que  «  sa 

»  voix  était  toujours  douce,  calme  et  basse  ;  chose 

»  excellente  dans  une  lemme  » .  Quand  cette  voix 
III.  9 


130  SHAKESPEARE. 

s'élève  au  milieu  dos  cris  haineux  ou  désespérés  qui 
retentissent  dans  le  drame,  vous  diriez  une  angéli- 
que  mélodie  de  harpe  s'envolant,  du  fond  d'un 
orchestre  plein  de  clairons  furieux,  de  cuivres  heur- 
tés. La  rareté  de  ses  paroles  ajoute  à  leur  prix.  Ce 
cœur  si  plein  ne  verse,  comme  une  fleur,  sa  rosée 
céleste  que  goutte  par  goutte. 

Qu'elle  est  touchante,  au  chevet  du  lit  où  repose 
son  père  endormi  !  On  vient  de  le  ramener  de  la 
campagne,  où  il  errait  égaré,  le  front  ceint  de  fume- 
terre  f^auvage,  de  ciguë  et  de  sénevé.  Il  a  l'air  d'avoir 
repêché  la  guirlande  bizarre  d'Ophélie  dans  le 
ruisseau  où  s'est  noyée  la  jeune  folle,  qui  semble 
avoir  légué  sa  couronne  funèbre  au  vieux  fou.  Cor- 
délia  épie  son  réveil,  avec  la  tendre  inquiétude  d'une 
mère  penchée  auprès  d'un  berceau. 

«  Sire,  me  reconnaissez-vous  ?»  —  «  Vous  êtes  un  pur 
esprit,  je  le  sais,  »  lui  répond  le  vieillard  illuminé  subite- 
ment. 

Il  veut  se  posterner  devant  elle,  elle  le  relient 
d'un  geste  pieux. 

«  Non,  sire,  ce  n'est  pas  à  vous  de  vous  agenouiller.  » 
—  «  Grâce  !  ne  vous  moquez  pas  de  moi;  je  suis  un  pauvre 
vieux  radoteur  de  quatre-vingts  ans...  A  parler  franchement, 
Je  crains  de  n'avoir  pas  toute  ma  raison...  Ne  riez  pas  de 
moi,  car,  aussi  vrai  que  je  suis  homme,  je  crois  que  cette 
dame  est  mon  enfant  Cordélia!  » 

Transfiguration  divine  I  La  fille  devient  la  mère  du 


LE    ROI    LEAR.  131 

vieillard  qui  l'a  engendré;  elle  berce  sur  sa  poitrine, 
comme  un  enfant  malade,  son  père  et  son  roi.  Sous 
sa  calme  influence,  s'assoupit  la  folie  de  Lear,  au- 
trefois pareille  à  un  océan  couronné;  ce  n'est  plus 
qu'une  eau  dormante  sur  laquelle  rayonne  un  astre 
paisible.  Les  anathèmes  qu'il  vociférait  se  changent 
en  doux  radotages.  La  barbe  blanche  câline  la  tête 
blonde  ;  le  patriarche  suit  puérilement  la  jeune  fem- 
me, comme  en  la  tenant  par  la  robe. 

«  Quand  tu  me  demandras  ma  bénédiction,  je  me  mettrai 
à  genoux  et  je  te  demanderai  pardon.  Ainsi  nous  passerons 
notre  vie  à  prier,  à  chanter  et  à  nous  conter  de  vieux  contes.  » 

Mais  le  drame  est  impitoyable  ;  cette  roue  tragi- 
que du  destin,,  sur  laquelle  Lear  se  plaint  d'être 
étendu,  tourne  avec  une  vélocité  fulgurante.  Elle 
écrase  pêle-mêle  les  bons  et  les  méchants,  les  scé- 
lérats et  les  justes.  Régane  est  empoisonnée  par 
Goneril,  Edgar  exécute  d'un  coup  d'épée  le  frère 
parricide.  Mais,  avant  de  mourir,  Edmond  a  fait 
étrangler  Cordélia  prisonnière. 

Yoici  Lear  qui  revient,  traînant  dans  ses  bras  ce 
gracieux  cadavre,  hurlant  sa  douleur,  à  la  façon  de 
l'antique  Hécube. 

«  Hurlez  !  Hurlez  !  Oh  !  vous  êtes  des  hommes  de  pierre! 
Si  j'avais  vos  voix,  je  m'en  servirais  à  faire  craquer  la  voûte 
du  ciel.  Oh!  elle  est  partie  pour  toujours  ;  je  sais  quand  on 


132  SHAKESPEARE. 

est  mort  ou  vivant.  Non!  non!  plus  de  vie!  Tu  ne  revien- 
dras jamais  plus  !  jamais,  jamais,  jamais,  jamais!  —  Dé- 
faites-moi ce  boulon,  je  vous  prie.  Merci,  Monsieur.  Voyei- 
rous  ceci,  regardez-la,  regardez  ces  lèvres!,..  » 

Et  il  e.\pire  entre  les  bras  de  la  morte,  comme 
écrasé  sous  son  léger  poids. 


CHAPITRE  IX 

ROMÉO    ET  JULIETTE 


I.  Le  drame,  par  excellence,  de  l'amour.  —  Vérone  au  iiv»  siècle, 

—  Les  Montaigus  et  les  Capulets. 
II.  Le  mariage.  —  La  mort. 


I 


Roméo  et  Juliette  est,  par  excellence,  le  drame  de 
l'amour  ;  il  en  donne  le  dernier  mot  et  la  note  suprê- 
me, cette  langue  de  flamme  que  darde  la  cime  du 
bûcher  et  qui  s'évanouit  dans  le  ciel.  Shakespeare 
épuise  tout  ce  qu'il  exprime  :  partout  où  il  passe,  il 
touche  le  fond  et  il  monte  au  comble.  Le  paroxysme 
est  son  élément. 

Entrez  dans  cette  ville  tragique,  où  le  sang  coule 
comme  l'eau  des  fontaines  :  chaque  rue  est  un  défilé, 
chaque  maison  est  une  forteresse.  Nous  sommes 
dans  l'ardente  et  sombre  Italie  du  quatorzième  siè- 
cle. Vérone  est  une  capitale  de  ces  discordes  civiles  : 
un  réseau  d'inimitiés  enlace  la  cité  ;  la  vengeance  y 
a  planté  son  arbre  généalogique  au  cœur  des  famil- 


134  SHAKESPEARE. 

les.  L'homme  tué  tue,  à  son  tour,  parla  main  de  son 
fils  ou  celle  de  son  frère  ;  les  enfants  des  morts  hé- 
ritent de  leur  meurtre  ;  les  haines  se  lèguent  comme 
des  patrimoines.  C'est  au  centre  de  cette  mêlée 
furieuse  que  Shakespeare  jette  Roméo  et  Juliette  ; 
c'est  sur  ce  champ  de  bataille  qu'il  élève  l'autel  de 
l'Amour.  «  Le  Paradis  est  à  l'ombre  desépées  »,  dit 
un  verset  du  Coran.  Les  plus  magnifiques  fleurs  de  la 
terre  germent  d'un  sol  pétri  de  poisons. 

Ce  qui  frappe  déjà  à  la  lecture,  et  ce  que  la 
représentation  fait  encore  plus  vivement  sentir,  c'est 
l'étonnante  précipitation  du  drame,  son  impétuosité 
hâtive,  son  élan  qui  ne  faibUt  pas.  Roméo  entre  dans 
le  bal  donné  par  les  Capulets,  il  aperçoit  Juliette, 
leurs  yeux  échangent  un  éclair,  et  l'amour  s'allume, 
l'amour  unique  et  inextinguible,  l'amour  «  plus  fort 
que  la  mort  ». 

«  Quelle  est  celte  dame  qui  enrichit  la  rnain  de  ce  cava- 
lier, là-bas  ?  Sa  beauté  est  suspendue  à  la  face  de  la  Nuit, 
comme  un  riche  joyau  à  l'oreille  d'une  Éthiopienne.  — 
Beauté  trop  précieuse  pour  la  possession,  trop  exquise  pour 
ia  terre!...  — Mon  cœur  a-t-il  aimé  jusqu'ici?  Non  !  Jurez- 
le,  mes  yeux;  car,  jusqu'à  ce  jour,  je  n'avais  pas  vu  la  vraie 
beauté.  » 

Et  de  l'extrémité  de  la  salle,  Juliette  répond  avec  la 
promptitude  de  l'écho  ému  par  la  voix  : 

—  «  Viens  ici,  nourrice.  Quel  est  ce  gentilhomme,  là- 


ROMÉO    ET   JULIETTE.  135 

bas  !  —  S'il  est  marié,  le  cercueil  pourrait  bien  être  mon  lit 
nuptial.  » 

Du  premier  regard ,  le  pacte  est  scellé,  les  cœurs 
s'échangent,  les  deux  êtres  prédestinés  à  s'aimer  se 
sont  reconnus,  offerts,  acceptés.  Ils  s'élancent  au- 
devant  l'un  de  l'autre,  poussés  par  une  irrésistible 
attraction  ;  ils  franchissent,  d'un  bond,  le  fleuve  de 
sang  qui  roule  entre  leurs  deux  familles.  Ce  ne  sont 
pas  des  étrangers  qui  s'abordent,  ce  sont  des  fiancés 
qui  se  rejoignent.  A  travers  les  gracieuses  avances 
du  premier  salut,  résonne  l'engagement  solennel  et 
irrévocable.  L'intrépide  baiser  qu'ils  échangent  con- 
somme leur  subit  hymen. 

Du  bal,  Roméo  s'élance  sous  la  fenêtre  de  Juliette. 
L'aveu,  murmuré  pendant  la  fête,  prend  ici  l'éclat  d'un 
cri  passionné.  Le  pressentiment  de  la  mort  pro- 
chame,  les  épées  et  les  poignards  des  Capulets  sus- 
pendus sur  Tentrevue  furtive,  les  souffles  et  les  par- 
fums d'une  tiède  nuit  d'été,  tout  conspire  à  hâter 
leur  amour  tragique.  Il  s'épanouit  subitement,  comme 
cet  arbre  merveilleux  qui  fleurit,  dit-on,  en  une 
heure,  avec  Texplosion  d'un  volcan  d'arômes.  Ce  n'est 
pas  sous  la  coquetterie  du  voile  que  Juliette  se  montre 
à  son  amant,  c'est  dans  la  nudité  hardie  de  l'amour. 

«  Tu  sais  que  le  masque  de  la  nuit  est  sur  mon  visage  ; 
sans  cela  tu  verrais  une  virginale  rougeur  colorer  ma  joue, 
quand  je  songe  aux  paroles  que  tu  m'as  entendue  dire  cette 


136  SHAKESPEARE. 

nuil.  Ah  I  je  voudrais  rester  dans  les  convenances,  je  vou- 
drais nier  ce  que  j'ai  dit.  Mais  adieu  les  cérémonies! 
—  M'aimes-tu  ?  Je  sais  que  tu  vas  dire  oui,  et  je  te  croirai  sur 
parole.  Ne  le  jure  pas,  tu  pourrais  trahir  ton  serment;  les 
parjures  des  amoureux  font,  dit-on,  rire  Jupiter.  En  vérité, 
beau  Montagne,  je  suis  trop  éprise,  et  aussi  tu  pourrais 
croire  ma  conduite  légère.  Mais  fie-toi  à  moi,  gentilhomme  i 
Je  me  montrerai  plus  fidèle  que  celles  qui  savent  mieux 
affecter  lu  réserve.» 


Et  le  dialogue,  ou,  pour  mieux  dire,  le  duo  con- 
tinue :  on  ne  sait  si  l'on  entend  des  sons  ou  des  pa- 
roles, des  pensées  ou  des  mélodies.  Shakespeare 
emprunte  à  Pétrarque  ses  concelti  et  ses  hyper- 
boles, pour  exprimer  l'amour  ilahen;  mais  il  colore 
des  feux  de  l'Orient  la  langue  des  sonnets  ;  il  monte 
au  diapason  de  la  Bible  cette  lyre  énervée.  On  croit 
voir  les  époux  du  Cantique  des  Cantiques  transportés 
dans  le  jardin  du  Décaméron. 

Le  meurtre  deTybalt  par  Roméo,  qui  jette  du  sang 
nouveau  sur  la  haine  ardente  des  deux  races,  n'inter- 
rompt pas  un  instant  la  marche  de  cet  amour  entraî- 
nant. En  apprenant  ce  meurtre,  Juliette  a  poussé  un 
cri  de  colère  ;  mais  Tégoïsme  de  la  passion  la  ressaisit 
bientôt  tout  entière  ;  elle  rachète  par  les  mépris  cruels 
qu'elle  prodigue  au  mort  l'injure  qu'elle  a  lancée  à 
son  meurtrier.  —  «  Tybalt  est  mort,  et  Roméo  est 

»  banni Banni!  Ce  seul  mot  ô«?im  a  tué  pour  moi 

tt  dix  mille  Tybalt.  »  Mais,  à  l'idée  de  la  séparation, 


ROMÉO    ET   JULIETTE.  137 

la  mort  lui  apparaît  comme  l'unique  remède.  — 
«  A  moi,  nourrice,  au  lieu  de  Roméo,  c'est  le  sépul- 
»  cre  qui  prendra  ma  virginité.  »  —  Telle  est  l'in- 
lensité  de  cette  passion  dévorante  ;  pas  de  milieu  : 
le  tombeau  ou  le  lit  nuptial.  Les  deux  amants  mêlent 
si  souvent  l'amour  à  la  mort,  qu'ils  ne  les  distinguent 
plus  déjà  l'un  de  l'autre. 


II 


Le  morne  les  a  mariés  ;  la  nuit  nuptiale,  si  ardem- 
ment invoquée,  arrive;  cette  nuit  extraordinaire  et 
unique,  qui  est,  en  poésie,  ce  que  sont  dans  la  nature 
les  soirées  signalées  par  des  phénomènes.  La  fenêtre 
s'ouvre  au  matin  :  le  couple  paraît  enlacé,  sur  le 
balcon  rougi  par  l'aurore;  l'alouette  lance  au  ciel 
cette  note  qui  marquera  désormais  l'heure  immor- 
telle de  leurs  adieux.  Lorsque  le  jour  se  lève,  radieux 
et  funèbre,  et  que  leur  étreinte  se  délie,  on  dirait 
que  les  amants  se  sont  brisés  en  se  détachant.  Les 
voilà  déjà  pâles  de  leur  mort  future.  Roméo  apparaît 
à  JuUette,  au  bas  du  balcon,  comme  un  cadavre  gi- 
sant dans  sa  fosse  : 

«  0  Dieu  !  j'ai  dans  l'âme  un  présage  fatal.  Maintenant  que 
tu  es  en  bas,  tu  m'apparais  comme  un  mort  au  fond  d'une 
tombe:  ou  mes  yeux  me  trompent,  ou  tu  es  bien  pâle.  » 


138  SHAKESPEARE. 

Et  Roméo  lui  répond  : 

—  «  Crois-moi,  amour,  tu  me  semblés  bien  pâle  aussi. 
L'angoisse  aride  boit  notre  sang.  » 

A  partir  de  là,  le  drame  se  précipite  vers  sa  catas- 
trophe. La  Mort  en  tient  les  rênes  et  le  pique  de  son 
aiguillon.  Juliette,  contrainte  d'épouser  Paris,  ac- 
cepte, pour  lui  échapper,  le  narcoli(iue  qui  l'abritera 
dans  la  tombe  jusqu'au  retour  de  l'amant.  L'héroïne 
redevient  enfant,  au  moment  de  boire  le  magique 
breuvage.  Elle  a  peur  de  cette  veillée  du  sépulcre,  elle 
tremble  avant  de  descendre  ces  marches  qu'on  ne 
remonte  pas.  —  «  Oh  !  si  une  fois  déposée  dans  le 
»  tombeau,  je  m'éveillais  avant  le  moment  où  Roméo 

.')  doit  venir  me  délivrer Ah  !  l'effroyable  chose  !  » 

—  Elle  vide  pourtant  la  coupe  léthargique.  Entre 
toutes  les  martyres  de  l'amour,  Juliette  aura  ce  pri- 
vilège d'avoir  goûté  deux  fois  le  fiel  de  la  mort. 

Le  bruit  sinistre  arrive  à  Roméo  en  exil;  il  accourt 
et  il  pénètre  dans  le  caveau  de  Juliette,  muni  du  poi- 
son qui  le  fera  la  rejoindre.  Il  meurt  entre  les  bras 
de  la  morte,  qui  ressuscite  et  se  rendort  avec  lui.  Le 
sépulcre  s'ouvre  et  dévoile  les  mystères  de  l'horrible 
nuit.  L'immolation  des  deux  amants  apaise  le  génie 
furieux  qui  sévissait  sur  la  ville,  et  les  deux  familles 
se  réconcilient  sur  leur  tombe. 


CHAPITRE   X 

COMME    IL    VOUS    PLAIRA 

I.  La  fantaisie  et  l'idylle  dans  Shakespeare.  — Les  sociétés,  épui- 
sées par  les  mallieurs  de  la  guerre,  rêvent  de  l'âge  d'or. 

II.  La  forêt  des  Ardennes  et  ses  habitants  placides.  —  Le  mélan- 
colique Jacques.  —  Olivier  et  Gélie.  —  Orlando  et  Rosa- 
linde. 


I 


Au  sortir  de  ces  drames  terribles,  où  il  surmène 
la  réalité,  pour  lui  faire  rendre  tout  ce  qu'elle  contient 
de  sang  et  de  larmes,  Shakespeare  va  se  reposer  dans 
la  fantaisie  comme  dans  un  asile.  Son  génie,  las 
d'avoir  battu  les  voies  sanglantes  de  la  terre,  s'aban- 
donne au  courant  azuré  des  songes.  Après  avoir 
tordu  les  nœuds  des  passions  et  des  crimes,  il  brode 
en  l'air  des  fictions  plus  subtiles  que  les  réseaux  du 
fil  de  la  Vierge.  Les  actions  violentes  qu'il  mettait  en 
scène  font  place  à  des  jeux  d'esprit  et  de  sentiment, 
comparables  à  ceux  de  l'ombre  et  de  la  lumière  ;  les 
personnages  tragiques,  tirés  des  entrailles  de  l'his- 
toire ou  de  la  légende,  à  des  êtres  bons  et  tendres, 


140  SHAKESPEARE. 

purement  poétiques,  ù  peine  incarnés,  qu'on  dirait 
ailés,  tant  ils  sont  mobiles,  enfants  du  caprice  et  de  la 
folie.  L'imai:inalion  gouverne  ce  petit  monde,  en  reine 
absolue.  Elle  s'y  joue  des  temps  et  des  lieux,  elle  làcbe, 
à  travers  la  grave  rangée  des  siècles,  une  mascarade 
^l'anachronismes,  entre-croise  les  religions  et  les 
races,  et  substitue  aux  lignes  de  la  géographie  les 
dédales  d'un  labyrinthe  fantastique.  L'intrigue, 
échappée  de  la  logique  comme  d'une  prison,  bat  la 
campagne  des  aventures  ou  voltige  dans  les  nues  du 
rêve.  Le  dialogue  chante  ou  babille,  et  interrompt  à 
chaque  instant  l'action  complaisante  par  des  fusées 
de  traits  et  d'images  qui  rappellent  les  fioritures  de 
la  mélodie. 

Entre  toutes  ces  comédies  ou  demi-drames  capri- 
cieux :  Le  Conte  d'hiver^  Cymheline,  le  Soir  des 
Rois,  Beaucoup  de  bruit  pour  rien^  la  plus  char- 
mante, peut-être,  est  celle  que  le  poète,  faute  de  pou- 
voir fixer  son  sens  vaporeux,  a  intitulée  :  Comme  il 
vous  plaira.  C'est  la  merveille  des  pastorales,  une 
reine  parmi  des  bergères.  La  littérature  idyllique 
reparaît  dans  le  calendrier  des  peuples  avec  l'exacti- 
tude d'une  saison.  L'Humanité  se  ressouvient  d'avoir 
gardé  les  troupeaux  à  l'aurore  du  monde.  Elle  res- 
semble à  ce  pâtre  persan  devenu  vizir,  qui  avait  serré 
dans  un  coffre  de  cèdre  son  sayon  rustique,  ses  san- 
dales de  corde,  sa  flûte  de  roseau,  et  qui  le  rouvrait 


COMME    IL   VOUS   PLAIRA.  14i 

parfois,  pour  contempler,  en  soupirant,  les  reliques  de 
son  premier  âge.  Ces  renouveaux  bucoliques  corres- 
pondent presque  toujours  à  des  époques  d'agitation 
et  de  catastrophes,  de  fatigue  morale  ou  de  discor- 
des civiles.  Alors  les  sociétés,  épuisées  par  le  sang 
Versé  dans  les  guerres,  ou  parles  voluptés  d'une  civi- 
lisation trop  brûlante,  rêvent  vaguement  d'âge  d'or, 
d'amours  ingénus,  d'arbres  qui  distillent  l'huile  et  le 
miel,  de  troupeaux  errants  dans  les  thyms,  de  chants 
alternés. 

Comme  l'Herminie  du  Tasse,  l'âme  humaine,  bles- 
sée par  la  dureté  des  temps  et  des  choses,  va  se 
réfugier  parmi  les  pasteurs.  Au  plus  fort  des  dissen- 
sions et  des  crimes,  elle  se  refait  une  oasis  où  refleu- 
rit l'antique  innocence  ;  elle  s'endort  au  milieu  des 
ruisseaux  de  l'Arcadie,  pour  oublier  les  larmes  et  le 
sang  qui  coulent.  Les  bergers  de  Théocrite  apparais- 
sent, sur  les  collines  siciliennes,  au  crépuscule  de  la 
Grèce,  et  leurs  flûtes,  comme  celles  des  funérailles, 
accompagnent  sa  Hberté  morte.  Rome,  fatiguée  de  ses 
guerres  civiles,  se  retire,  avecYirgile,  sous  les  vastes 
ombrages  des  Églogues  et  des  Géorgiques.  L'Italie, 
lasse  des  sanglants  tumultes  du  seizième  siècle,  va 
s'assoupir  entre  les  bras  des  nymphes,  sous  les  boca- 
ges du  Pastor  Fido  et  de  VAminta.  C'est  à  la  fin  des 
guerres  de  religion  que  la  France  s'éprend  de  VAstrée, 
et  rêve  d'après  elle  une  villégiature  romanesque,  où  la 


142  SHAKESPEARE. 

vie  coule  à  filer  l'amour  en  de  longs  et  doux  entre- 
liens. C'est  après  les  orgies  du  dix-huitième  siècle, 
qu'elle  se  met  au  régime  des  fruits  et  du  laitage,  dans 
la  chaumière  d'opéra-comique  de  Florian,  et  dans  le 
chalet  artificiel  de  Gessner. 

De  même,  l'idylle  surgit  en  Angleterre,  comme  un 
arc-en-ciel,  à  la  suite  de  violents  orages,  après  les 
règnes  sanglants  de  Henri  YIII  et  de  Marie  Tudor. 
Elle  y  apparaît  magnifiquement  poétique,  tenant  du 
concert  et  du  ballet,  de  la  mascarade  et  de  l'opéra, 
entrelaçant  sous  une  pluie  de  fleurs,  dans  une  ronde 
harmonieuse,  les  Divinités  et  les  Allégories,  les  Fées 
et  les  Nymphes,  les  Héros  antiques  elles  Esprits  fan- 
tastiques, au  milieu  des  changements  à  vue  d'une  île 
ou  d'une  forêt  enchantée.  Beaumont,  Flechter,  Ben 
Johnson,  et  plus  tard  Milton,  ont  composé  en  ce 
genre  des  chefs-d'œuvre  de  splendeur  et  de  volupté. 
Mais  Shakespeare  les  a  surpassés  dans  cette  pastorale, 
originale  entre  toutes,  qui  transporte  la  civilisation 
dans  le  cadre  de  la  vie  agreste,  et  donne  en  quelque 
sorte  à  la  Nature  une  cour  de  gentilshommes  et  de 
citadins. 

Aux  ravissants  paysages  qu'il  va  peindre,  le  poète 
oppose,  dans  les  premières  scènes,  le  tableau  d'une 
société  dépravée.  Le  duc  Frédéric  a  usurpé  le  trône 
de  son  frère,  il  règne  par  l'injustice  et  il  gouverne  par 
la  violence.  Son  exemple  est  une  corruption  ;  le  droit 


COMME   IL    VOUS  PLAIRA.  143 

du  plus  fort  devient  la  loi  de  la  principauté  pervertie. 
Le  brutal  Olivier  opprime  et  affame  son  frère  cadet 
Orlando  :  c'est  l'aînesse  féodale  sous  sa  forme  la  plus 
inique.  Orlando  se  révolte  contre  ce  joug  dégradant; 
il  réclame  au  tyran  domestique  sa  part  de  patrimoine. 
Alors  Olivier  complote  sa  mort  avec  un  boxeur; 
il  l'attire  dans  un  cirque  féroce  où  le  duc  livre  la  jeu- 
nesse aux  poings  meurtriers  des  athlètes.  Mais  Or- 
lando, exalté  par  le  regard  d'amour  qu'a  laissé  tom- 
ber sur  lui  Rosalinde,  la  nièce  du  duc  exilé,  terrasse 
du  premier  coup  son  lourd  adversaire.  Rosalinde 
passe  une  chaîne  d'or  au  cou  de  l'adolescent  hé- 
roïque, elle  lui  rend  son  cœur  avec  la  grâce  loyale 
d'une  guerrière  rendant  son  épée  : 

«  Gentilhomme,  vous  avez  bien  lutté,  et  ce  ne  sont  point 
vos  ennemis  seuls  que  vous  avez  vaincus!  Portez  ceci  pour 
l'amour  de  moi,  d'une  jeune  fille  brouillée  avec  la  fortune, 
et  qui  donnerait  davantage  si  elle  avait  davantage.  » 

Cependant,  de  scène  en  scène,  la  tyrannie  mul- 
tiplie ses  crimes  :  le  despote  proscrit  Rosalinde, 
Orlando  n'échappe  que  par  la  fuite  au  fratricide. 
Tout  est  haine,  discorde,  perfidie  dans  ce  noir  abrégé 
du  monde. 

Le  poète  a  hâte  de  quitter  ce  miheu  cruel  et  per- 
vers ;  il  le  traverse,  en  courant,  comme  un  ascète 
contraint  de  passer  par  une  ville  pour  regagner  le 


U4  SnAKESPEARE. 

désert.  Le  voici  dans  la  forêt  des  Ardennes.  Son 
drame  ne  sortira  plus  de  son  enceinte  pacifique.  Il 
se  concentre  dans  ses  circuits  et  dans  ses  dédales  ; 
il  y  demeure  enchanté,  tel  que  le  vieux  Merlin,  dans 
son  taillis  d'aubépines. 


Il 


Celte  forêt,  quoiqu'elle  porte  un  nom  inscrit  sur 
les  caries  géographiques,  n'est  pas  de  cette  terre  : 
elle  est  située  dans  la  région  idéale  où  flotte  l'île  de 
la  Tempête^  où  s'élève  l'Athènes  du  Songe  d'une  nuit 
d'été.  Comme  dans  les  Paradis  terrestres  de  Breughel 
de  Velours,  les  arbres  et  les  bêtes  y  vivent  dans  une 
promiscuité  merveilleuse.  Le  palmier  oriental  s'y 
dresse  auprès  du  bouleau  germanique,  le  lion  s'em- 
busque à  l'ombre  du  sapin,  le  serpent  des  jungles  de 
l'Inde  rampe  sous  la  mousse  foulée  par  les  daims. 
C'est  le  Temple  de  la  nature  ;  les  végétations  de  tous 
les  climats  s'accordent  pour  l'enrichir,  les  animaux 
de  toutes  les  zones  s'y  rassemblent  comme  dans  une 
Arche. 

Le  duc  proscrit  s'est  réfugié,  avec  sa  cour,  dans 
cette  forêt  édénique;  il  a  épousé  sa  belle  solitude,  il 
a  jeté  dans  les  buissons  son  anneau  ducal,  comme  le 
Doge  de  Venise  jetait  le  sien  dans  les  vagues  de  l'A- 


COMME    IL  VdUS    plaira.  145 

driatique.  Avant  de  franchir  sa  verte  lisière,  il  s'est 
écrié,  avec  l'empereur  Henri  II,  entrant  dans  l'ab- 
baye de  Saint- Vanne  :  «  Hk  simt  tahernacula  mea, 
hic  habitabo  in  Beternuml  »  Sur  le  seuil  de  ce  cloître 
immense,  le  prince  déchu  a  dépouillé  le  vieil  homme. 
Il  prend  en  pitié  son  trône  perdu  et  sa  grandeur 
écroulée  ;  il  apporte  à  la  nature  un  cœur  vierge  et  li- 
bre comme  elle.  A  l'entendre  prêcher,  à  ses  compa- 
gnons assis  dans  sa  grotte,  le  bonheur  de  cette  vie 
nouvelle,  on  dirait  un  cénobite  exphquant  à  ses 
moines  les  paraboles  du  désert  : 

«  Eh  bien,  mes  compagnons,  mes  frères  d'exil,  la  vieille 
habitude  n'a-t-elle  pas  rendu  cette  vie  plus  douce  que  ceUe 
d'une  pompe  fardée?  Cette  forêt  n'est-elle  pas  plus  exempte 
de  dangers  qu'une  cour  envieuse?  Ici,  nous  ne  subissons 
que  la  pénalité  d'Adam,  la  différence  des  saisons.  Si,  de  son 
soufile  brutal,  le  vent  d'hiver  mord  et  fouette  mon  corps, 
jusqu'à  ce  que  je  grelotte  de  froid,  je  souris,  et  je  dis  :  «  Ici^ 
»  point  de  flatterie,  voilà  un  conseiUer  qui  me  fait  sentir  ce 
»  que  je  suis.  ;>  —  Doux  senties  procédés  de  l'adversité.  Com- 
me le  crapaud  hideux  et  venimeux,  elleporte  un  précieux 
joyau  dans  sa  tête.  Cette  existence,  à  l'abri  de  la  cohue  pu- 
bhque,  révèle  des  voix  dans  les  arbres,  des  livres  dans  les 
ruisseaux  qui  coulent,  des  leçons  dans  les  pierres,  et  le 
bien  en  toutes  choses.  » 

Lorsqu'il  parle  ainsi,  l'anachorète  couronné  prêche 
des  convertis.  Ses  courtisans,  suivant  son  exemple, 
ont  renoncé  aux  pompes  et  aux  œuvres  de  la  vie 
mondaine.  La  chasse,  la  pêche,  des  banquets  agres- 

IH.  ,, 


146  SHAKESPEARE. 

tes  servis  sous  les  arbres,  des  causeries  philosophi- 
ques et  galantes  défrayent  leurs  journées  tranquilles. 
Le  temps  lui-même  est  oublié  :  au  seuil  du  désert, 
ils  ont  arrêté  leurs  montres.  Les  ans  leur  sont  comp- 
tés par  le  renouvellement  du  feuillage  ;  les  heures, 
par  les  étapes  du  soleil  ou  par  cette  horloge  de  fleurs 
que  Linnée  découvrit  plus  tard.  En  recouvrant  l'in- 
nocence, ils  ont  trouvé  le  bonheur;  aucune  passion 
ne  les  a  suivis  dans  ce  lieu  d'asile.  L'ambition,  l'en- 
vie, la  haine,  l'avarice,  les  ont  quittés,  aux  portes  de 
la  ville  à  jamais  franchies.  Quelle  pâture  ces  tristes 
furies  auraient-elles  trouvée  au  milieu  des  bois?  De 
tous  les  dieux  de  leur  passé,  ils  n'ont  emmené  que 
l'Amour.  Oiî  l'adore-t-on  mieux  qu'au  désert? 

Là,  plus  de  rivalités  ni  plus  de  litiges,  plus  de  for- 
tunes inégales  ni  de  jalouses  dissensions.  La  grande 
forêt  est  à  tous  et  n'est  à  personne.  Elle  prête  impar- 
tialement à  ses  hôtes  l'abri  de  ses  antres,  l'ombre  de 
ses  ramées.  Les  flèches  des  chasseurs  remplacent, 
pour  les  proscrits,  ces  corbeaux  qui  apportaient  leur 
pain  quotidien  aux  ermites  de  la  Thébaïde.  Chacun 
s'asseoit  librement  à  une  table  sans  maître  et  sans 
parasites.  La  liberté  primitive,  tempérée  par  des 
mœurs  exquises,  règne  dans  cette  peuplade  patri- 
cienne. Ils  ne  se  sont  pas  faits  barbares,  en  revenant 
à  l'état  nomade  ;  sur  le  vieux  tronc  de  la  vie  sauvage, 
ils  ont  greffé  les  fleurs  d'une  civilisation  raffinée. 


COMME   IL   VOUS    PLAIRA.  147 

Leur  tribu  a  le  ton  et  la  politesse  d'une  belle  cour. 
Ce  sont  les  gentilshommes  de  la  nature,  les  grands 
seigneurs  du  désert.  S'ils  n'observent  plus  les  règles 
de  l'étiquette,  ils  entourent  leur  vieux  maître  d'un 
respect  filial.  On  dirait  un  Décaméron  présidé  par  un 
palriarclie. 

Seul  parmi  les  Ombres  bienheureuses  de  cet  élysée, 
le  mélancolique  Jacques  a  gardé  le  ressentiment  de 
la  vie  sociale.  Les  dictâmes  de  la  nature  n'ont  pu 
guérir  son  cœur  noblement  blessé.  Sa  misanthropie 
délicate  souffre  des  exigences  même  de  la  vie  physi- 
que :  il  trouve  des  taches  dans  l'Age  d'or  et  des  dé- 
fauts dans  l'Éden.  C'est  avec  la  sainte  colère  d'un 
brahme  de  l'Inde  qu'il  s'indigne  des  pièges  et  des  car- 
nages de  la  chasse.  On  le  voit  pleurer  sur  l'agonie 
d'un  cerf  aux  abois. 

«  Aussi  bien,  monseigneur,  cela  navre  le  mélancolique 
Jacques.  Il  jure  que  vous  êtes,  sous  ce  rapport,  un  plus 
grand  usurpateur  que  votre  frère  qui  vous  a  banni.  Aujour- 
d'hui, messire  d'Amiens  et  moi-môme,  nous  nous  sommes 
faufilés  derrière  lui,  comme  il  était  étendu  sous  un  chêne 
dont  les  antiques  rameaux  se  projettent  sur  le  ruisseau  qui 
clapote  le  long  de  ce  bois.  Là,  un  pauvre  cerf  égaré,  qu'avait 
blessé  le  trait  des  chasseurs,  est  venu  râler  ;  et  vraiment, 
monseigneur,  le  misérable  animal  poussait  de  tels  sanglots, 
que,  sous  leur  effort,  sa  cotte  de  cuir  se  tendait  presque  à 
éclater.  De  grosses  larmes  roulaient,  l'une  après  l'autre, 
sur  son  innocent  museau.  Et  ainsi  la  bête  velue,  observée 
tendrement  par  le  mélancolique  Jacques,  se  tenait  aur  le 
bord  extrême  du  rapide  ruisseau  qu'elle  grossissait  de  ses 


U8  SHAKESPEARE. 

larmes.  Et,lui,jurait  que  nous  sommes  de  purs  usurpateurs, 
des  tyrans,  et  ce  qu'il  y  a  de  pire,  d'ellrayer  ainsi  les  ani- 
maux, et  de  les  massacrer  dans  le  domaine  que  leur  assigne 
la  nature.  » 

Le  théâtre  de  Shakespeare  n'a  pas  de  figure  plus 
originale  que  celle  de  ce  Penseiroso  des.Ardennes. 
C'est  Hamlet  au  repos,  Hamlet  en  vacances,  tourné 
de  l'hypocondrie  à  la  rêverie,  retiré  de  l'action,  dé- 
sinléiessé  de  la  vie,  mais  la  persiflant  de  loin,  après 
y  avoir  joué  son  rôle,  comme  un  acteur  rentré  dans 
la  coulisse  qui  se  moquerait  des  comédiens  achevant 
le  drame  commencé. 

«  Le  monde  entier  est  un  théâtre,  et  tous,  hommes  et 
femmes,  n'en  sont  que  les  histrions.  Tous  ont  leurs  entrées 
et  leurs  sorties,  et  chaque  homme,  en  sa  vie,  joue  plusieurs 
rôles.  Ses  actes  sont  les  sept  âges. 

»  D'abord  l'enfant  qui  piaule  et  bave  dans  les  bras  de  sa 
nourrice  ;  puis  l'écolier  pleurard,  avec  sa  gibecière  reluisante 
et  sa  face  matinale,  se  traînant  comme  un  escargot,  à  contre- 
cœur vers  l'école  ;  puis  l'amant  soupirant,  avec  l'ardeur  d'une 
fournaise,  une  douloureuse  ballade  dédiée  aux  sourcils  de  sa 
maîtresse  ;  ensuite  le  soldat,  plein  de  jurons  étrangers,  barbu 
comme  un  léopard,  jaloux  sur  le  point  d'honneur,  brusque 
et  violent  en  querelle,  poursuivant  la  fumée  de  la  gloire  jus- 
qu'à la  gloire  du  canon.  Et  puis  le  juge  au  beau  ventre  rond, 
garni  de  gras  chapons,  l'œil  sévère,  la  barbe  magistrale- 
ment taillée,  rempli  de  sages  dictons  et  de  banales  maximes. 
Le  sixième  âge  passe  ses  jambes  dans  un  pantalon  étriqué 
à  pantoufles  :  des  lunettes  sur  le  nez,  un  bissac  au  côté,  il 
porte  les  bas  de  son  jeune  temps,  bien  conservés,  mais 
infiniment  trop  larges  pour  son  jarret  racorni.  Sa  voix,  jadis 
pleine  et  mâle,  revient  au  fausset  enfantin,  et  ne  rend 


COMME   IL   VOUS   PLAIRA.  149 

plus  que  les  sons  grêles  d'un  sifflet  ou  d'un  chalumeau. 
)»  La  scène  finale  qui  termine  ce  drame  historique,  étrange 
et  accidenté,  est  une  seconde  enfance  :  état  de  pur  oubli, 
sans  dents,  sans  yeux,  sans  goût,  sans  rien.  » 


Ainsi  raille  ce  mélancolique,  avec  un  délicieux 
mélange  de  spleen  et  d'humour.  Il  s'est  fait  un  plaisir 
de  sa  tristesse  même. —  «  J'aspire  », —  dit-il  quelque 
part,  —  «  la  mélancolie  d'une  chanson  comme  une  he- 
»  jette  suce  un  œuf.  »  C'est  un  gourmet  de  pessimisme 
qui  déguste  voluptueusement  des  pensées  d'une  fine 
amertume.  Les  idées  tristes  passent  en  se  jouant 
dans  sa  tête,  comme  les  nuées  sur  le  ciel;  elles  y 
dessinent,,  comme  elles,  les  plus  folles  images.  Aussi 
sa  plainte  spirituelle  n'attriste-t-elle  pas  plus  la  forêt 
que  le  chant  d'un  oiseau  moqueur. 

Cependant,  une  invasion  charmante  vient  troubler 
celte  calme  oasis,  mais  comme  un  vol  de  colombes 
trouble  l'ombrage  d'un  bois  endormi.  Rosalinde  a  lui 
la  cour,  déguisée  en  page.  Célie,  la  fille  du  tyran,  ac- 
compagne, travestie  en  bergère,  son  amie  proscrite. 
Touchstone,  le  Fou  du  Duc,  escorte,  la  marotte  au 
poing,  les  princesses  errantes,  et  la  caravane  roma- 
nesque  débarque,  saine  et  sauve,  dans  la  forêt  des 
Ardennes.  Orlando  y  arrive  de  son  côté.  Il  rencontre; 
sans  la  reconnaître,  sous  la  cape  de  cavalier  qu'elle 
porte  si  fièrement,  l'infante  de  son  cœur,  et  Rosalinde 
se  joue  de  sa  méprise  avec  la  plus  aimable  ironie 


150  SHAKESPEARE. 

L'imbroglio  d'amour  s'égare  et  s'entre-croise  à 
travers  l'imbroglio  des  sentiers  et  des  brandies. 
L'action  s'arrête,  elle  se  détend  comme  un  arc  au  re- 
pos jeté  sur  les  bruyères.  Une  langueur  délicieuse 
s'empare  du  drame  changé  en  idylle;  le  paysage  qui 
l'encadre  répand  sur  lui  sa  paisible  influence.  Il  a  pris 
un  peu  de  l'âme  des  philosophes  et  des  amants  qui 
l'habitent;  en  retour,  il  leur  a  donné  un  peu  de  la 
sienne.  Échange  sympathique,  douce  métamorphose! 
Les  amoureux  ont  énamouré  la  forêt.  Ses  arbres  se 
couvrent  de  chiffres  gravés  sur  leur  rude  écorce  ;  ses 
buissons  germent,  au  heu  de  mûres  sauvages,  de  son- 
nets et  de  rondeaux  raffinés.  Ce  ruisseau,  qui  pleure 
si  mollement  sous  l'herbe,  roule  des  larmes  d'amour 
et  non  pas  de  l'eau.  «  Son  lagrime  d'amor,  non  e 
acqua  »,  comme  chantent  à  Naples  les  acquaioli. 

La  forêt  tressaille  et  murmure  à  travers  le  drame, 
elle  suspend  à  chaque  scène  ses  festons  traînants  de 
lierre  et  de  lianes  ;  elle  prête  aux  paroles  la  douce 
solennité  de  ses  longs  échos;  elle  donne,  aux  allées 
et  aux  venues  des  personnages,  je  ne  sais  quelle  sou- 
daineté d'apparitions  fantastiques.  A  peine  les  entend- 
on  venir... Vous  diriez  leurs  pas  amortis  par  la  mousse. 
Des  figures  gracieuses  ou  bizarres  passent  et  repas- 
sent à  travers  les  clairs  et  les  ombres.  C'est  le  Fou 
dont  le  bonnet  recourbé  se  dresse  entre  les  feuilles, 
comme  une  corne  de  faune.  Ce  sont  des  bergers  d'é- 


GOMME    IL    VOUS   PLAIRA.  151 

glogue  italienne  se  renvoyant  de  fins  concetti;  c'est 
Rosalinde  se  promenant  avec  Célie  dans  la  forêt, 
comme  dans  le  jardin  d'un  bal,  et  intriguant,  d'une 
voix  tremblante  d'émotion,  le  pâle  Orlando. 

Les  cerfs  qui  brament,  les  fanfares  du  cor,  les 
soupirs  lointains  de  la  flûte  accompagnent  leur  dia- 
logue étincelant  de  saillies  ou  brûlant  d'amour.  Ils 
s'enivrent  d'esprit,  de  volupté,  de  tendresse.  Leur 
chaste  flamme  gagne  la  forêt  ;  elle  embrase  et  elle 
illumine  tous  ses  hôtes;  tous  les  cœurs  s'accordent 
et  se  fondent  dans  un  unisson  passionné. 

C'est  la  nature  qui  se  charge  de  dénouer  le  drame. 
Elle  transforme  les  méchants  et  elle  désarme  les  re- 
belles. Le  fratricide  a  subi  son  charme  ;  Caïn  est  tombé 
dans  les  bras  d'Abel.  Le  tyran,  qui  venait  ravager  le 
bois  sacré,  cède  à  son  influence.  Une  concorde  mer- 
veilleuse succède  aux  déchirements  de  la  haine. 
Olivier,  touché  de  la  grâce,  se  convertit  au  culte  de 
Célie;  l'amour  de  Silvius  attendrit  le  cœur  de  la  froide 
Phœbè  ;  le  Fou  s'éprend  de  la  pauvre  Audrey,  et, 
lorsque  l'Hymen  classique  arrive,  la  torche  en  main, 
pour  célébrer  leurs  noces  et  chanter  leur  épithalame, 
on  dirait  le  génie  du  lieu,  venant  jouir  de  son  œuvre 
et  consacrer  ses  miracles. 


CHAPITRE  XI 

FALSTAFF 

L  FalstafT,  fou  et  bouffon  de  Shakespeare,  a  un  rôle  dans  trois 
de  ses  ouvrages. 

il,  —  Sa  verve,  sa  gaîté  étincelantes,  doublées  d'infamie  et  d'op- 
probre. —  Vs  ridentibus! 


I 


Falstaff  est  un  des  favoris  de  Shakespeare,  le  fou 
de  sa  cour,  son  bouffon  en  litre.  Dans  l'étude  de 
son  théâtre,  il  mérite  une  page  à  part. 

Sir  John  Falstaff  est,  à  première  vue,  un  repous- 
sant personnage  :  ivrogne  et  menteur,  couard  et 
paillard,  pilier  de  tavernes  et  pipeur  de  cartes.  Il 
est  vieux  d'une  vieillesse  ignoble;  ses  cheveux  blancs 
jurent  horriblement  avec  sa  trogne  écarlate.  Il  char- 
rie un  ventre  énorme  sur  ses  courtes  jambes  que 
fait  flageoler  une  constante  ivresse.  Il  rend  le  vin 
qu'il  boit,  en  jurons  et  en  invectives.  Si  l'on  rassem- 
blait, dans  un  tas,  les  injures  que  lui  jettent  ses 
amis  et  ses  compagnons,  on  aurait  un  dictionnaire 


FALSTAFF.  153 

complet  des  mauvais  lieux  et  des  halles.  Le  prince 
de  Galles,  dont  il  est  à  la  fois  le  bouffon  et  le  favori, 
l'appelle  «  montagne  de  chair,  bonne  seulement  à 
écraser  les  lits  »,  «  muid  vivant  »,  «  boule  hu- 
maine »,  «  magasin  de  suif  »,  «  bœuf  gras  rôti,  avec 
la  farce  dans  son  ventre  »,  «  vice  vénérable,  » 
«  iniquité  grise  »,  «  père  Ruffian  »,  «  Satan  à 
l)arbe  blanche  ».  Une  fois,  Falstaff  s''avise  de  lui 
demander  l'heure,  et  il  lui  répond  : 

«  Que  diable  te  fait  l'instant  du  jour  où  nous  sommes? 
A  moins  que  les  heures  ne  fussent  des  coupes  de  Xérès,  les 
minutes  des  chapons,  les  pendules  des  langues  d'entre- 
metteuses, les  cadrans  des  enseignes  de  maisons  de  passe, 
elle  bienfaisant  soleil  lui-même  une  belle  et  chaude  iille; 
je  ne  vois  pas  pour  quelle  raison  tu  ferais  cette  chose  super- 
flue de  demander  à  quel  moment  du  jour  nous  sommes?  » 

C'est  le  ton  habituel  des  entretiens  du  prince  de 
Galles  avec  lui.  Dans  ses  moments  d'expansion,  il 
l'appellera  :  «  Cher  rost-beaf  !  »  Les  Joyeuses  Com- 
mères de  Windsor  n'accommodent  pas  le  vieux 
drôle  à  des  épithètes  moins  salées  :  «  Homme  tu- 
méfié »,  «  humeur  malsaine  »,  <i  hochepot  »,  «  im- 
mense coquin  »,  sont,  à  son  endroit,  leurs  sobriquets 
les  plus  doux.  Elles  se  demandent  «  quelle  tempête 
»  a  donc  jeté,  sur  la  côte  de  Windsor,  cette  baleine 
»  qui  a  tant  de  tonneaux  d'huile  dans  la  panse  »  ? 

Falstaff  ne  paraît,  dans  les  trois  pièces  où  il  joue 


154  SHAKESPEARE. 

son  rôle,  que  pour  mentir,  voler,  se  parjurer  et  com- 
mettre des  actions  de  sac  et  de  corde.  Il  détrousse 
des  voyageurs  sur  le  grand  cliemin  ;  il  dévalise  un 
charretier  qui  passe.  Chargé  de  recruter  des  sol- 
dats, il  fait  de  son  mandat  métier  et  marchandise, 
exempte  à  beaux  deniers  comptants  les  fils  de  fa- 
mille, et  ramène  triomphalement  à  son  maître  «  cent 
»  cinquante  enfants  prodigues  en  haillons,  venant 
»  de  garder  les  pourceaux  et  d'avaler  leur  eau  de 
»  vaisselle  et  leurs  glands  ».  Sur  le  champ  de  ba- 
taille de  Shrewsbury,  il  tire  de  ses  chausses  une 
bouteille  qu'il  appelle  son  «  pistolet  de  poche  »  et 
l'avale  à  longs  traits,  au  milieu  des  morts.  Lorsque 
le  noble  Hotspur  tombe  sous  l'épée  du  prince  de 
Galles,  Falstaff  sort  de  la  haie  derrière  laquelle  il 
claquait  des  dents,  perce  d'un  coup  de  dague  le 
corps  du  héros,  et  se  vante  ensuite  de  l'avoir  tué. 
Les  intermèdes  de  ces  beaux  exploits  sont  remplis 
par  des  rixes  d'auberge  et  des  amours  de  ruisseau. 
La  scène  où  il  se  querelle  avec  Dorothée,  «  fille  plus 
publique  que  la  route  qui  va  de  Saiiil-Albans  à  Lon- 
dres »,  fait  songer  à  un  vieux  Satyre  pris  aux  che- 
veux par  une  Harpie. 

Eh  bien,  malgré  ses  vices,  son  infamie,  son  oppro- 
bre, Sir  John  Falstaff  n'est  jamais  odieux.  On  ne  lui 
en  veut  pas  plus  de  ses  turpitudes  qu'à  un  pour- 
reau  de  se  vautrer  dans  la  fange.  L'absence  du  sens 


FALSTAFF.  155 

moral  est  si  bien  constatée  chez  lui,  qu'elle  le  rend 
presque  irresponsable.  Son  immoralité  n'a  rien  de 
réfléchi  ;  elle  est  toute  spontanée  et  tout  animale. 
Il  va  au  vol  et  à  la  crapule,  comme  la  bête  va  à  sa 
proie  ou  à  sa  pâture. 

Ce  gros  homme  représente,  à  sa  manière,  la  loi 
naturelle  dans  son  opposition  à  la  loi  humaine.  Il 
ne  discerne  pas  plus  le  Juste  de  l'Injuste,  que  l'en- 
fant qui  vient  de  naître  ne  distingue  sa  droite  de 
sa  gauche.  Point  méchant,  d'ailleurs  :  il  n'y  a  pas 
une  once  de  fiel  dans  ce  sac  à  vin  et  à  viande.  Il  rit 
le  premier  de  ses  ignominies  et  de  ses  affronts  ;  il 
désarme  la  colère  et  la  répugnance  par  son  cynisme 
ingénu.  —  «  Eh  !  mon  fils,  >■>  dit-il,  au  prince  Henri 
qui  lui  reproche  une  abominable  incartade,  «  tu  sais 
»  qu'Adam  dans  l'état  d'innocence  tomba.  Et  qu'est- 
»  ce  que  pourrait  faire  le  pauvre  John  Falstaff  dans 
»  ce  siècle  de  perversité?  Tu  vois,  j'ai  plus  de  chair 
»  que  les  autres,  et,  partant,  plus  de  fragilité.  »  Il 
faut  l'entendre  encore  se  railler  lui-même,  après  ia 
bastonnade  que  lui  administre  le  mari  jaloux,  dans 
les  Joyeuses  Commères  de  Windsor  : 


«  Si  l'on  savait  à  la  cour  comment  j'ai  été  bâtonné,  on 
me  ferait  suer  ma  graisse,  goutte  à  goutte,  pour  en  huiler 
les  bottes  des  pêcheurs.  Je  garantis  que  tous  me  fustige- 
raient de  leurs  bons  mots,  jusqu'à  ce  que  je  fusse  aplati 
comme  une  poire  tapée.  » 


156  SHAKESPEARE. 

Puis  il  ajoute  avec  une  mélancolie  étrange,  qui 
le  prend  parfois,  et  qui,  chez  lui,  fait  l'effet  d'une 
larme  tombant  sur  la  grimace  d'un  masque  grotesque  : 

«  Je  n'ai  jamais  prospéré,  depuis  que  j'ai  triché  à  la 
prime.  Ah!  si  j'avais  seulement  assez  de  souffle  pour  dire 
une  prière,  je  me  repentirais.  » 


II 


Sa  verve  est  merveilleuse  :  Shakespeare  a  pétri 
d'esprit  cette  grosse  créature.  On  se  rappelle  les 
deux  filles  du  conte  de  Perrault,  qu'éprouve  une  fée 
travestie  en  mendiante,  auprès  d'une  fontaine  : 
l'une  est  récompensée  par  le  don  de  jeter  une  perle 
à  chaque  mot  qu'elle  dit  ;  l'autre  est  condamnée  à 
vomir  un  crapaud  chaque  fois  qu^elle  ouvre  la  bou- 
che. Falstaff  cumule  en  sa  personne  ce  double  mi- 
racle. Il  roule  pêle-mêle,  dans  ses  intarissables  bou- 
tades, les  perles  et  les  ordures,  les  bons  mots  et 
les  blasphèmes,  les  grossiers  propos  et  les  fines  sail- 
lies. 

Rien  ne  l'étonné,  rien  ne  le  déconcerte  ;  il  a 
réponse  à  tout  et  se  tire,  par  un  trait  soudain,  des 
plus  mauvais  pas.  Quand  le  prince  passe  en  revue 
la  troupe  qu'il  lui  amène,  et  s'écrie  qu'il  n'a  ja- 
mais vu  «  si  pitoyables  coquins » 


FALSTAFF.  157 

—  «  Bah  !  bah  !  —  dit  Falstaff.  —  C'est  assez  bon  pour  la 
pointe  d'une  pique.  Chair  à  canon,  chair  à  canon  !  ils  com- 
bleront un  fossé  aussi  bien  que  d'autres.  Eh!  mon  cher, 
ne  craignez  rien,  ils  sont  mortels,  bien  mortels...  » 

«  Que  me  fait  un  bel  homme?  Parlez-moi  du  cœur!  Voilà 
Bossu,  par  exemple,  il  est  bien  laid  et  mal  torché  ;  mais  il 
faut  voir  ce  gaillard-là,  un  mousquet  au  poing  !  » 

Une  scène  impayable  est  celle  où  il  prétend  avoir 
tenu  tête,  dans  un  exploit  nocturne,  à  quatorze 
hommes  armés  jusqu'aux  dents,  tandis  qu'il  a  été 
mis  en  fuite,  avec  toute  sa  bande,  par  le  prince  de 
Galles  déguisé,  qui  voulait  mettre  sa  poltronnerie  à 
l'épreuve.  Convaincu  de  mensonge,  pris  en  flagrant 
délit  d'imposture,  vous  croyez  peut-être  qu'il  va  bal- 
butier et  courber  la  tête?  Il  la  redresse  avec  une 
imperturbable  effronterie  : 

«  Pardieu  !  Je  vous  ai  reconnu  aussi  bien  que  celui  qui 
vous  a  fait.  Ah  çà  !  écoutez-moi,  mes  maîtres  !  Était-ce  à 
moi  de  tuer  l'héritier  présomptif?  Devaîs-je  attenter  au 
prince  légitime  ?  Eh  !  tu  sais  bien  que  je  suis  aussi  vaillant 
qu'Hercule.  Mais  remarque  l'instinct:  jamais  le  lion  n  atta- 
que un  vrai  prince.  L'instinct  est  une  grande  chose  ;  j'ai 
été  couard,  par  instinct.  » 

Puis,  il  rompt  l'interrogatoire  par  un  éclat  de  rire 
éhonté  :  «  Camarades,  mes  braves  gens,  mes  enfants, 
»  cœurs  d'or,  allons  donc  nous  amuser.  Jouons  une 
»  farce.  » 

En  vérité,  Sir  John  Falstaff  est  irrésistible.  Le  lec- 


1S3  SDARESPEARE. 

teur  le  plus  prude,  le  spectateur  le  plus  timoré, 
finissent  par  s'acoquiner  —  c'est  le  mot  —  à  ce  vil 
et  spirituel  compagnon.  Il  y  a  quelque  chose  de 
supérieur  dans  sa  Lasse  nature,  c'est  la  gaieté  in- 
extinguible, étincelante,  qu'elle  dégage,  pareille  à 
ces  feux  follets  qu'exhalent  les  fumiers  en  fermen- 
tation. Il  a  le  don  du  rire,  cette  flamme  qui  purifie 
tout.  Son  imagination  immonde,  colorée  par  la  fan- 
taisie la  plus  vive,  rappelle  ces  splendides  et  sor- 
dides Silènes  de  Jordaëns,  aux  chairs  ignobles  bai- 
gnées de  lumière,  qui  ravissent  les  yeux  en  les 
dégoûtant. 

Shakespeare  a  bien  fait  sentir  l'attrait  singulier 
qu'inspire  cet  homme  de  farce  et  de  joie.  Le  prince 
de  Galles  méprise  Falstaff,  mais  il  ne  peut  s'en  pas- 
ser ;  et  lorsqu'il  le  rencontre  à  Shrewsbury,  étendu 
à  terre,  et  qu'il  le  croit  mort,  c'est  avec  un  accent 
sincère  de  regret  qu'il  lui  dit  le  dernier  adieu  : 

«  Quoi  !  une  vieille  connaissance...  Toute  cette  chair  n'a 
donc  pas  pu  conserver  un  peu  de  vie.  Pauvre  Jackl  Adieu. 
Je  me  serais  plus  aisément  séparé  d'un  meilleur  que  de 
toi.  » 

—  tt  Pauvre  Jack  !  pauvre  Yorik  !  »  Si  Hamlet 
avait  eu  Falstaff  pour  bouffon  et  qu'il  eût  trouvé  plus 
tard  sa  grosse  tête  de  mort  dans  le  cimetière  d'Else- 
neur,  il  aurait  pu  dire  aussi,  en  l'époussetant  avec 
son  mouchoir: 


FALSTAFF.  159 

«  Je  l'ai  connu,  Horatio  ;  c'était  un  garçon  d'une  verve 
infinie,  d'une  fantaisie  exquise...  —  Où  sont  vos  plaisante- 
ries, maintenant?  vos  escapades?  vos  chansons?  et  ces 
éclairs  de  gaîté  qui  faisaient  rugir  la  table  de  rires  ?  » 


Mais  le  prince  de  Galles  devient  roi,  le  a  cher 
Hall  »  s'appelle  Henri  Y.  La  grâce  d'état  l'a  trans- 
formé, le  diadème  l'a  transfiguré.  Avec  quel  mépris 
royal  il  reçoit,  du  haut  de  sa  majesté,  le  vieux  ca- 
marade de  sa  jeunesse  dissolue,  lorsqu'il  se  présente 
familièrement  devant  lui. 


«  Mon  roi,  mon  Jupiter...  C'est  à  toi  que  je  parle,  mon 
cœur  1  »  —  «  Je  ne  te  connais  pas,  vieux  homme  !  Mets-toi 
à  tes  prières.  Que  les  cheveux  blancs  vont  mal  à  un  fou  et 
à  un  bouffon  !  J'ai  longtemps  vu  en  rêve  un  homme  de  celte 
espèce,  aussi  gonflé  d'orgies,  aussi  vieux  et  aussi  profane. 
Mais,  étant  réveillé,  je  méprise  mon  rêve.  Tâche  désormais 
d'avoir  moins  de  ventre  et  plus  de  vertu.  Sache  que  la 
tombe  s'ouvre,  pour  toi,  trois  fois  plus  large  que  pour  les 
autres  hommes.  Ne  me  réplique  pas  par  une  plaisanterie 
de  bouffon.  Ne  t'imagine  pas  que  je  sois  ce  que  j'étais,  car 
Dieu  le  sait,  et,  le  monde  s'en  apercevra,  j'ai  rejeté  de 
moi  l'ancien  homme  et  je  rejetterai  aussi  ceux  qui  furent 
mes  compagnons.  » 


La  sentence  est  juste,  mais  elle  paraît  dure.  On 
accuserait  presque  d'ingratitude  ce  roi  qui  casse  et 
jette  au  rebut  le  vieux  pantin  dont  il  a  joué  si  long- 
temps. Plus  tard,  dans  le  drame  qui  porte  son  nom, 
Henri  V  s'informe  une  seule  fois  de  son  ancien  fa- 


160  SHAKESPEARE. 

vori.  Il  demande  a  si  le  vieux  cochon  mange  tou- 
jours dans  sa  vieille  auge?  »  Et  c'est  tout,  il  n'en 
parle  plus.  —  La  Bible  a  dit  un  grand  mot  :  V^ri' 
dentibusl  «  Malheur  à  ceux  qui  rient  1  » 


CHAPITRE   XII 

TOUT    EST    BIEN    QUI   FINIT    BIEN.    —    PEINES 
D'AMOUR    PERDUES. 


I.  —  Les  comédies  de  Shakespeare.  —  Tout  est  bien  qui  finit  bien. 

—  Hélène.  —  Les  épisodes  romanesques. 
II.  —  Peines  d'amour  perdues.  —  L'amour  vengé. 


I 


Les  comédies  de  Shakespeare  sont  moins  lues  chez 
nous  et  moins  fréquentées  que  ses  drames.  L'abord 
en  est  plus  difficile,  l'esprit  plus  local  et  moins  in- 
lelHgible  à  notre  nature.  Habitués  que  nous  sommes 
à  la  comédie  régulière,  exactement  équilibrée  dans 
toutes  ses  parties,  dont  l'intrigue  suivie  se  développe 
par  degrés,  et  qui  met  en  scène  des  caractères  sou- 
tenus, nous  avons  peine  à  comprendre  ces  imbroglios 
enchevêtrés  et  mobiles;  où  l'aventure  enjambe  la 
vraisemblance  et  brise  la  logique;  où  l'action,  entre- 
croisée d'incidents  fuyants  et  d'épisodes  romanes- 
ques, s'échappe  à  chaque  instant  de  sa  voie,  pour 
(aire  l'école  buissonnière  de  la  fantaisie. 
m.  ,j 


162  SHAKESPEARE. 

Leurs  personnages  sont,  sans  doute,  marquée  de 
cette  profonde  vérité  humaine  que  le  poète  imprime 
à  tous  les  êtres  de  !a  création  ;  mais  qu'ils  sont  fuga- 
ces et  mobiles!  On  dirait  qu'ils  ne  tiennent  à  la  terre 
que  par  le  talon  ailé  du  jeune  dieu  antique.  Ils  uppa- 
raissentet  disparaissent,  sansbruit,  sansmotif,  comme 
des  fantômes.  Le  clair-obscur  voile  leur  physionomie 
entrecoupée  de  réalité  et  de  songe  ;  l'esprit  et  le  sen- 
timent y  jettent  des  nuances  aussi  fugitives  que  les 
lueurs  et  les  ombres  d'une  feuillée  tremblante.  Notre 
théâtre  comique  est  ordonné  comme  un  intérieur; 
celui  de  Shakespeare  est  un  fouillis  sinueux  et  magi- 
que, comme  cette  forêt  des  Ardennes  où  il  a  placé  la 
scène  de  Comme  il  vous  plaira. 

Mais  la  première  surprise  dissipée,  et  quand  on  a 
saisi  le  fil  de  ce  labyrinthe,  que  de  rencontres  char- 
mantes y  fait  le  lecteur  !  Que  d'apparitions  délicieuses 
surgissent  devant  lui,  à  chaque  tournant  de  ces  sen- 
tiers et  de  ces  dédales  !  Gentilshommes  radieux  d'es- 
prit, jeunes  femmes  et  jeunes  filles  étincelantes  de 
coquetterie  ou  brûlantes  d'amour;  pages  ailés,  valets 
bouffons,  capitans  héroï-comiques,  pédants  grotes- 
ques, paysans  naïfs,  visions  de  toute  forme  et  de 
toute  couleur  !  Il  y  a  là  des  figures  d'une  physionomie 
si  féerique  et  si  délicate,  qu'on  les  entrevoit  comme  à 
travers  un  lointain  bleuâtre,  ou  derrière  le  voile  d'une 
musique  éolienne.  Rien  de  factice  pourtant  ni  de 


TOUT   EST  «lEN    QUI    FINIT    BIEN.  163 

chimérique.  Si  l'observation  ne  se  concentre  pas 
dans  le  groupe  d'une  composition  étudiée,  elle  éclate 
en  mille  traits  de  nature,  en  mille  détails  de  carac- 
tère frappants  et  vivants.  Au  lieu  de  se  peindre  dans 
un  miroir  plein,  les  hommes  elles  choses  se  reflètent 
dans  des  facettes  scintillantes  ;  mais  ce  miroir  brisé 
est  toujours  celui  de  la  Vérité. 

A.  ce  genre  de  comédies  romanesques  se  rattache 
Tout  est  bien  qui  finit  bien,  un  demi-drame,  moins 
brillant  et  moins  coloré  que  d'autres  pièces  du  poète, 
mais  que  l'admirable  caractère  de  son  héroïne  place 
au  second  rang  parmi  ses  chefs-d'œuvre.  Hélène  est 
une  des  plus  nobles  filles  de  Shakespeare,  mélange 
charmant  de  finesse  et  de  courage,  de  vaillance  et 
d'humilité.  Vraie  guerrière  de  l'amour,  elle  lutte  pour 
sa  passion  et  elle  conquiert  son  bonheur. 

Hélène,  fille  d'un  médecin  de  Narbonne,  s'est 
éprise  du  jeune  Bertrand,  comte  de  Roussillon. 
Mais,  entre  elle  et  lui,  s'étend  l'infini  des  préjugés  du 
rang  et  de  la  naissance  :  c'est  la  fleur  de  la  vallée, 
amoureuse  de  l'astre  qui  resplendit  au  plus  haut  du  ciel. 

«  Autant  vaudrait,  pour  moi,  aimer  quelque  astre  splen- 
dide,  et  songer  à  l'épouser  :  il  est  tellement  au-dessus  de 
moi  !  C'est  tout  au  plus  à  la  lumière  oblique  de  ses  brillants 
rayons,  ce  n'est  pas  à  sa  sphère  que  je  puis  aspirer.  L'am- 
bition de  mon  cœur  en  est  le  supplice.  La  biche  qui  vou- 
drait s'unir  à  un  lion  est  condamnée  à  mourir  d'amour.  — 


l^j-  SHAKESPEARE. 

ia  iiU  que  j'aime  en  vain,  que  je  me  débats  contre  l'espé- 
rancâ.  N'importe  !  le  vaste  crible  a  beau  fuir,  je  ne  cesse 
d'y  verser  les  eaux  de  mon  amour  qui  ne  cessent  de  s'y 
JJerdre.  Ainsi,  pareil  à  l'Indien,  dans  ma  religieuse  terreur, 
je  rends  un  culte  au  soleil  qui  rayonne  sur  son  adorateur, 
et  ne  le  connaît  que  pour  l'illuminer.  » 

Cependant,  une  occasion  suprême  s'offre  à  Hélène 
de  conquérir  celui  qu'elle  désespère  d'obtenir.  Le  roi 
de  France  est  atteint  d'une  consomption  incurable, 
les  médecins  l'ont  condamné  et  abandonné.  Hélène 
a  liérilé  de  son  père  des  recettes  magiques  qui  res- 
suscitent les  mourants.  Elle  part  pour  la  cour  de 
France,  se  présente  au  roi  moribond,  et  lui  offre  la 
vie,  en  échange  d'une  grâce  : 

«  Tu  me  donneras,  de  ta  royale  main,  le  mari  soumis  à  (a 
puissance  que  je  t'indiquerai.  Loin  de  moi  l'arrogante  pen- 
sée de  le  choisir  du  sang  royal  de  France,  et  d'allier  mon 
nom  obscur  à  aucun  prince  de  ta  dynastie!  Je  ne  veux 
qu'un  de  tes  vassaux,  que  je  sois  en  droit  de  te  demander, 
et  que  tu  aies  le  pouvoir  de  m'accorder.  » 

Le  roi  jure  d'accomplir  le  vœu  d'Hélène,  il  guérit 
et  lient  sa  parole.  Une  scène  d'une  beauté  solennelle 
nous  montre  les  hauts  barons,  les  grands  vassaux, 
les  plus  nobles  seigneurs  du  royaume  de  France,  con- 
voqués autour  de  son  trône.  Hélène  est  debout,  à  côté 
du  roi.  La  fille  du  peuple  domine  les  hiérarchies  du 
monde  féodal  ;  sa  main  plane  sur  les  têtes  des  princes 
de  la  noblesse  et  de  la  jeunesse  :  celui  qu'elle  dési- 
gnera sera  son  époux. 


TOUT    EST    BIEN   QUI   FINIT    BIEN.  J65 

«  Que  les  chances  de  l'amour  accordent  à  chacun  de  vous 
une  maîtresse  belle  et  vertueuse!  Oui,  à  chacun  de  vous, 
hormis  à  un  seul  !  » 


Et,  descendant  du  trône,  Hélène  parcourt  lente- 
ment les  rangs  de  cette  cour  splendide.  Elle  s'anmse 
d'abord,  avec  une  spirituelle  ironie,  à  éprouver  les 
cœurs  et  à  effrayer  les  orgueils. 

M  Monsieur,  v  —  dit-elle  à  un  jeune  seigneur,  —  «  la  fierté 
qui  flamboie  dans  vos  beaux  yeux,  avant  même  que  j'aie 
parlé,  m'a  fait  une  décourageante  réplique.  Puisse  l'amour 
élever  votre  fortune  vingt  fois  plus  haut  que  l'humble  amour 
de  celle  qui  fait  pour  vous  ce  vœu  !  »  —  Elle  passe  à  un 
autre  qui  se  croit  choisi  :  —  «  Ne  soyez  pas  effrayé  si  je 
prends  votre  main  ;  je  vous  estime  trop  pour  vouloir  vous 
nuire.  Que  le  ciel  bénisse  vos  désirs,  et  pour  votre  lit,  puis- 
siez-vous  trouver  mieux,  si  jamais  vous  vous  mariez!  » 

Enfin,  elle  arrive  au  comte  de  Roussillon,  perdu 
dans  la  foule.  Alors  sa  voix  tremble,  son  cœur 
déborde,  et  c'est  avec  une  humilité  passionnée  qu'elle 
lui  révèle  son  choix  tout-puissant  : 

«  Je  n'ose  pas  dire  que  je  vous  prends,  mais  je  me  livre, 
pour  servir  toute  ma  vie,  à  votre  souverain  pouvoir.  »™  Et 
se  retournant  vers  le  roi  :  —  «  Voilà  l'homme  !  » 

Bertrand  reste  insensible  à  ce  tendre  Ecce  homo 
de  l'amour;  sa  fierté  se  cabre  contre  une  mésalliance 
imposée.  Il  obéit,  puisque  le  roi  commande,  mais 
Hélène  sera  veuve,  avant  d'être  épouse. 


166  SHAKESPEARE. 

0  mon  Paroles,  »  —  dit-il  à  son  confident,  —  t  ils  m'ont 
marié,  mais  jamais  je  n'admettrai  cette  femme  dans  mon  lit. 
Je  pars  pour  la  guerre  de  Toscane.  La  guerre,  c'est  la  paix,  à 
côté  du  sombre  intérieur  que  nous  fait  une  femme  détestée.  » 

Avant  (le  partir,  il  signifie  son  divorce  à  lléièn" 
par  un  billet  insultant  : 

«  Quand  lu  auras  obtenu  l'anneau  que  je  porte  à  mou 
doigt  et  qui  ne  le  quittera  jamais  ;  quand  tu  me  montreras  un 
enfant  né  de  tes  entrailles,  et  dont  je  serai  le  père,  alors 
appelle-moi  ton  mari.  Mais  cet  alors, ie  le  nomme  jamais!  » 

C'est  ici  que  se  révèle,  dans  sa  touchante  origina- 
lité, cette  noble  figure  d'Hélène,  faite  de  tendresse  et 
d'énergie,  de  résignatiun  ingénue  et  de  résolution  in- 
trépide. Elle  courbe  la  tête  sous  l'outrage,  mais 
pour  la  relever  bientôt  rayonnante  d'une  chaste  es- 
pérance. Point  de  révolte  ni  d'aigreur  ;  elle  baise  la 
main  qui  la  frappe,  elle  bénit  l'époux  qui  la  répudie. 
Elle  s'accuse,  comme  d'un  crime,  des  périls  qu'il  va 
braver  pour  la  fuir.  Il  ne  sort  de  ce  cœur  brisé,  que 
des  paroles  de  douceur  et  d'adoration. 

«  Pauvre  seigneur  !  c'est  moi  qui  le  chasse  de  ton  pays,  et 

qui  expose  tes  membres  délicats  à  l'événement  d'une  guerre 
sans  merci!  C'est  par  moi  que  tu  es  banni  d'une  cour 
joyeuse,  où  tu  étais  le  point  de  mire  des  plus  beaux  yeux, 
pour  devenir  la  cible  des  mousquets  enfumés.  —  0  vous, 
messagers  de  plomb  qui  volez  sur  l'aile  violente  de  la  flam- 
me, faites  fausse  route,  percez  l'air  qui  se  referme  sur  vous 
en  chantant,  et  ne  touchez  pas  mon  seigneur!  L'homme  qui 
tire  sur  lui,  c'est  moi  qui  l'aposle  ;  l'homme  qui  love  le  fer 
contre  son  sein  aventureux,  je  suis  la  misérable  qui  l'excite. 


TOUT    EST    BIEN    QUI    FINIT  BIEN.  167 

Et  si  je  ne  le  tue  pas,  c'est  moi  qui  suis  la  cause  de  sa 
mort.  —  Ah!  que  plutôt  toutes  les  misères  dont  dispose  la 
Nature  me  soient  infligées  à  la  fois  !  Non,  reviens  chez  toi, 
Roussillon  !  Ma  présence  ici  est  ce  qui  t'éloigne.  Est-ce  que 
je  puis  rester?  Viens,  nuit;  jour,  disparais!  —  Je  veux, 
triste  voleuse  d'amour,  me  dérober  dans  les  ténèbres.  » 

M;iis  bientôt  le  courage  lui  revient  ;  son  amour, 
plus  fort  que  l'outrage,  sera  plus  fort  que  l'impos- 
sible. Elle  part  pour  Florence,  elle  y  retrouve  Ber- 
trand, amoureux  d'une  jeune  fille  qu'elle  décide  à  la 
seconder.  Sous  le  nom  de  sa  rivale,  la  vierge 
se  fait  payer  son  faux  déshonneur,  au  prix  de  la  bague 
que  le  comte  porte  à  son  doigt.  Sous  le  voile  des  ténè- 
bres, l'épouse,  déguisée  en  maîtresse,  entre  dans  son 
lit.  Un  enfant  naît  de  cette  nuit  furtive;  les  conditions 
sont  remplies.  Hélène  a  vaincu,  et  Bertrand  se  rend 
à  la  douce  guerrière  —  {air  ivarrior  —  qui  l'a  con- 
quis par  deux  fois. 

Il  y  a  de  l'esclave  et  de  l'héroïne  dans  cette  douce 
figure,  qui  plie  sans  rompre  et  se  prosterne  sans  s'a- 
néantir. Son  humble  amour  est  armé  d'une  énergi- 
que volonté  :  c'est  la  colombe  avec  des  ailes  d'aigle. 
Ce  cœur,  qui  se  donne,  ne  se  résigne  pas  à  être  re- 
poussé. Une  première  fois,  elle  franchit  l'abîme  qui  la 
sépare  de  son  bien-aimé,  mais  l'obstacle  se  redresse 
devant  elle  plus  implacable  et  plus  dur. 

Les  Âmadis  et  les  Galaor  de  la  chevalerie  recule- 
raient devant  des  conditions  pareilles  à  celle  que  lui 


168  SHAKESPEARE. 

impose  le  mépris  farouche  de  son  rude  époux.  Le  lit 
nuptial,  défendu  par  elles,  semble  aussi  inaccessible  à 
répouseque  ces  tours  d'acier,  gardées  par  des  dragons 
vomissant  des  flammes,  que  les  paladins  devaient 
prendre  d'assaut,  pour  délivrer  leurs  maîtresses.  A  la 
place  d'Hélène,  Ophélie  et  Desdémona  se  décourage- 
raient; elles  se  laisseraient  doucement  tomber  dans  la 
mort  ou  dans  la  folie.  Mais  Hélène  a  la  foi  qui  comble 
les  souffres  et  qui  soulève  les  montagnes.  Elle  s'a- 
charne après  son  rêve,  elle  s'obstine  à  se  faire  aimer. 
L'avilissement  ne  lui  coûte  pas  plus  que  le  sacrifice,  et 
la  courtisane  amoureuse  est  moins  touchante  que 
cette  épouse  humiliée,  se  glissant,  en  concubine,  dans 
le  lit  nuptial,  pour  en  sortir  mère  d'un  fils  légitime. 
H  y  a  dans  celte  pièce  si  tendre,  un  bouffon,  compère 
et  pendant  de  Falstaff,  c'est  le  capitaine  Paroles.  Mata- 
more cynique  et  couard,  lièvre  blotti  sous  la  peau  d'un 
lion  hérissé.  Une  scène  amèrement  gaie  est  celle  où 
ses  compagnons  d'armes,  travestis  en  soldats  enne- 
mis, font  prisonnier  ce  faux  brave,  le  ramènent,  les 
yeux  bandés,  dans  le  camp  et  lui  font  rendre,  l'épée 
sur  la  gorge,  toutes  les  vilenies  et  toutes  les  noir- 
ceurs dont  son  âme  est  pleine.  Dépouillé  de  son  pa- 
nache, démasqué  de  ses  airs  terribles,  Paroles  s'ac- 
commode de  son  infamie  et  fait  son  lit  dans  la  honte. 

«  Eh  bien!  je  rends  grâces  au  ciel  ;  si  mon  cœur  avait  été 
grand,  ceci  l'aurait  fait  éclater —  Rouille-toi,  épée;  cal- 


PEINES    D'AMOUR   PERDUES.  169 

mez-vous,  rougeurs!  —  Et  toi,  Paroles,  vis  en  sûreté  dans 
l'opprobre.  Devenu  ridicule,  prospère  par  le  ridicule.  11  y  a 
de  la  place  et  des  ressources  pour  tout  homme  ici-bas.  » 


II 


Tout  est  bien  qui  finit  bien  est  un  demi-drame  où 
la  passion  jette  ses  cris  et  verse  ses  larmes.  Peines 
d'amour  perdues  rentre  dans  le  genre  de  la  comé- 
die moitié  satirique  et  moitié  féerique.  C'est  une  de 
ces  fantaisies  éblouissantes  qui  sont  comme  les  châ- 
teaux de  plaisance  du  royaume  poétique  de  Shakes- 
peare. Tout  y  est  joie,  gaieté,  élégance,  explosion 
de  l'espritj  épanouissement  du  cœur.  Le  caprice  y 
vole  à  tire-d'aile  dans  un  labyrinthe  d'arabesques  ; 
la  folie  y  secoue  les  grelots  d'or  de  sa  marotte  à 
tête  de  satyre.  Une  verve  extraordinaire  surexcite 
tous  les  personnages  :  ils  semblent  vivre,  agir  et  par- 
ler, dans  un  état  de  légère  ivresse.  A  entendre  les 
saillies  brillantes  qu'ils  échangent,  on  se  représente 
les  jeunes  seigneurs  de  la  cour  d'un  de  nos  Valois, 
se  renvoyant,  avec  leurs  sarbacanes,  des  pierres  pré- 
cieuses ou  des  fleurs. 

La  fable  est  simple  comme  un  conte  de  fées.  Un 
jeune  roi  de  Navarre,  épris  d'une  passion  subite 
pour  la  philosophie,  excommunie  l'Amour  et  l'exile 
de  ses  États.  Il  fait  faire  vœu  de  chasteté,  à  ses  fa- 


170  SHAKESPEARE. 

voris,  Du  Maine,  Longueville  et  Biron  «  Tliomme 
le  plus  gai  qui  soit  dans  les  limites  d'une  gaieté 
décente  ».  Biron  proteste  bien  un  peu  contre  une 
conversion  si  austère  ; 

«  Les  savants  assidus  n'ont  guère  gagné  jamais  qu'une 
chétive  autorité,  empruntée  aux  livres  d'autrui.  Ces  terres- 
tres parrains  des  astres,  qui  donnent  un  nom  à  toutes  les 
étoiles  fixes,  ne  profitent  pas  plus  de  leur  clarté  nocturne 
que  ceux  qui  se  promènent  et  ignorent  qui  elles  sont.  » 

Il  finit  pourtant  par  céder  à  la  volonté  de  son 
maître,  et  un  édit,  proclamé  à  son  de  trompe  par  toute 
la  Navarre,  défend  «  à  aucune  femme  d'approcher  à 
plus  d'un  mille  de  la  cour,  sous  peine  de  perdre  la 
langue  » . 

Mais  voilà  qu'on  annonce  une  invasion  féminine  : 
la  princesse  de  France  vient,  au  nom  de  son  père, 
demander  au  roi  la  restitution  d'une  province  usur- 
pée. Comment  éviter  cette  visite  ?  Les  règlements 
monastiques  eux-mêmes  exceptent  «  certaines  gran- 
des dames  »  de  l'interdiction  qui  ferme  aux  femmes 
la  porte  des  cloîtres  :  Aliquse  magnâtes  muliereSy 
quœ,  sine  scandale,  cvitari  non  possimt.  —  Le  roi, 
contraint  d'enfreindre  son  vœu,  ne  reçoit  pas  du 
moins  dans  son  palais  l'ambassade  en  jupes.  Il  la 
fait  camper  dans  la  plaine,  ainsi  qu'un  ennemi  venu 
pour  l'assiéger  dans  sa  cour. 

Le  jour  de  l'audience  arrive  :  le  roi,  accompa- 


PEINES   D'AMOUR    PERDUES.  171 

gné  de  ses  chambellans,  vient  visiter  la  princesse. 
L'Amour,  chassé  de  sa  cour,  l'attendait,  comme  un 
guerrier  sous  ses  tentes.  Au  premier  regard,  il  est 
pris  et,  du  même  coup,  dans  cette  bataille  de  dames, 
<es  trois  compagnons  sont  frappés.  Du  Maine  cour- 
tise la  fière  Catherine  ;  Longueville  souffle  des  ma- 
drigaux à  l'oreille  de  la  douce  Maria,  et  le  mo- 
queur Biron  engage,  avec  la  coquette  Rosaline,  un 
de  ces  duels  de  reparties  qui  blessent  le  cœur  en 
visant  l'esprit. 

Il  faut  l'entendre  chanter  sa  défaite,  en  litanies 
ironiques,  au  jeune  dieu  qu'il  avait  renié  ; 


«  Oh!  est-ce  possible?  —  Moi,  amoureux  !  moi,  le  fléau  de 
l'Amour,  moi,  le  bourreau  des  soupirs  passionnés,  le  critique 
sévère,  l'homme  de  police  de  la  nuit!  moi,  le  pédant  qui 
tançais,  avec  plus  d'arrogance  qu'aucun  mortel,  cet  enfant 
aux  yeux  bandés,  ce  pleurnicheur,  cet  aveugle,  ce  maussade 
enfant,  ce  jeune  vieillard,  ce  nain  géant.  Don  Cupido,  ce 
régent  des  rimes  amoureuses,  ce  seigneur  des  bras  croisés, 
ce  souverain  consacré  des  soupirs  et  des  gémissements,  ce 
suzerain  de  tous  les  flâneurs  et  de  tous  les  mécontents,  ce 
redoutable  prince  des  jupes,  cet  empereur  absolu,  ce  grand 
général,  qui  fait  trotter  tant  d'huissiers!  Oh!  mon  pauvre 
petit  cœur!  Me  voir  réduit  à  être  son  aide  de  camp,  et  à 
porter  ses  couleurs,  comme  le  cerceau  enrubanné  d'un  sal- 
timbanque!... 

»  Quoi  donc  !  me  parjurer,  et  choisir,  entre  trois  femmes, 
la  pire  de  toutes  :  une  coquette  au  sourcil  de  velours,  ayant 
deux  boules  noires  en  guise  d'yeux  !  Oui,  et,  par  le  ciel  ! 
une  gaillarde  qui  fera  des  siennes,  quand  Argus  serait  son 
eunuque  et  son  gardien!  Allons!  c'est  un  châtiment  que 


172  SHAKESPEARE. 

CiipiJo  m'inflige,  pour  avoir  méconnu  sa  toute-puissanle  et 
redoutable  petite  puissance.  Soit,  je  vais  aimer,  écrire,  sou- 
pirer, prier,  implorer  et  gémir.  Il  faut  que  les  hommes 
aiment,  soit  une  Madame,  soit  une  Jeanncton  !  »> 

Cependant  les  couples  se  cherchent  et  se  trou- 
vent dans  les  sentiers  du  jardin  royal.  Biron  sur- 
prend le  roi,  rimant,  sous  les  charmilles,  un  canzone 
pétrarquesque  à  la  princesse  de  Navarre.  Le  roi  ren- 
contre Longueville  déclamant  des  stances  en  l'hon- 
neur de  «  la  suave  Maria  ».  Longueville  arrête  Du 
Maine  en  flagrant  délit  de  sonnet  galant  adressé  à 
Catherine,  <v  près  de  qui  Jupiter  jurerait  que  Jimon 
»  n'est  qu'une  Éthiopienne  ». 

Chacun  d'eux  veut  reprocher  à  l'autre  son  algarade 
amoureuse,  mais  sa  mercuriale  est  coupée  par  la 
riposte  du  témoin  de  sa  propre  faute.  Biron  seul 
triomphe  et  se  drape  en  stoïque  austère^,  au  milieu  de 
ces  transfuges  de  l'étude,  lorsqu'un  billet  doux  qu'il 
envoie  «  à  la  divine  Rosaline  »  tombe  par  méprise 
entre  les  mains  de  ses  compagnons.  C'est  au  tour 
du  moqueur  d'être  mystifié.  Il  se  tire  de  son  par- 
jure, en  jetant  le  froc  aux  orties,  et  en  exhortant 
ses  amis  à  rentrer  sous  le  drapeau  de  l'amour. 

«  Chers  seigneurs,  chers  amants,  oh!  embrassons-nous. 
Nous  sommes  ce  que  peuvent  être  la  chair  et  le  sang.  Le 
•sang  jeune  ne  peut  pas  obéir  aux  prescriptions  de  l'âge  ; 
nous  ne  pouvons  contrarier  la  cause  pour  laquelle  nous 
sommes  nés.  Aussi  a-t-il  fallu,  à  toute  force,  que  nous  fussions 


PEINES   D'AMOUR   PERDUES.  173 

parjures Qui  donc  peut  voir  la  divine  Rosaline,  sans  être, 

comme  l'Indien  rude  et  sauvage  devant  le  premier  rayon 
de  l'Orient  splendide,  obligé  de  courber  sa  tête  éblouie?.,. 
))  Un  ermite  flétri,  usé  par  cent  hivers,  pourrait  en  secouer 
cinquante,  sous  le  rayonnement  de  son  regard.  Sa  beauté 
reverdit  et  ranime  la  vieillesse,  et  donne  à  la  béquille  l'en- 
fance du  berceau...  Attention  donc,  hommes  d'armes  de 
l'amour  !  Considérez  ce  que  vous  aviez  juré  :  jeûner,  étudier 
et  ne  pas  voir  de  femme.  Autant  d'attentats  notoires  contre 
la  royauté  de  la  jeunesse.  Dites-moi  :  pouvez-vous  jeûner? 
Vos  estomacs  sont  trop  jeunes,  et  l'abstinence  engendre  les 
maladies.  En  jurant  d'étudier,  messeigneurs,  chacun  de 
vous  a  abjuré  le  vrai  livre.  Pouvez-vous  méditer  toujours, 
rêver  toujours,  contempler  toujours?  Comment  parviendrez- 
vous,  Sire,  et  vous  tous,  à  découvrir  ce  qui  est  l'essence  de 
l'étude,  sans  la  beauté  d'un  visage  de  femme?  C'est  des  yeux 
mêmes  des  femmes,  que  je  tire  la  science  suprême.  Elles 
sont  le  fonds,  elles  senties  livres  et  les  académies  d'où  jaillit 
le  vrai  feu  de  Prométhée...  Vous  étiez  fous  d'abjurer  ainsi 
les  femmes.  Vous  seriez  fous  de  tenir  votre  serment.  Sacri- 
fions-le pour  nous  sauver  nous-mêmes.  C'est  religion  de  se 
parjurer  ainsi.  La  charité  est  toute  la  loi  divine;  et  comment 
séparer  l'amour  de  la  charité  ?  » 

La  harangue  est  irrésistible,  le  Roi  relève  ses 
courtisans  de  leur  vœu.  La  princesse  et  ses  suivantes 
pardonnent  à  ces  rebelles,  si  vite  soumis  et  de  si 
bonne  grâce  :  l'Amour  a  ri,  il  est  désarmé. 

Ceci  est  la  boîte  de  l'écrin  ;  comment  compter  ses 
joyaux?  Le  dialogue  est  un  étincellement  de  sail- 
lies. Chaque  personnage  semble  porter  cet  habit  de 
Buckingham,  qui  semait  des  perles  au  milieu  d'un 
bal.  La  fantaisie  la  plus  ivre  préside  à  ces  jeux  de 


174  SHAKESrfiARE. 

l'esprit  et  du  cœur.  Les  concetli  chatoient,  les  équi- 
voques grimacent  joyeusement,  les  métaphores  font 
la  roue,  les  hyperboles  éclatent  comme  des  bombes 
hnniiieuses,  montant  vers  le  ciel.  C'est  le  mauvais 
goût  de  la  Renaissance  dans  toute  sa  richesse  et 
dans  toute  sa  pompe;  ce  mauvais  goût,  comparable 
à  la  végétation  luxuriante  des  climats  brûlants,  ou 
à  ces  arabesques  italiennes  qui  commencent  par 
un  feston  de  feuillage  chevauché  par  des  faunes, 
mordu  par  des  monstres,  pour  finir  par  une  tête  de 
femme  coiffée,  comme  d'un  bonnet  phrygien,  d'un 
cahce  de  fleur  fantastique.  Les  hommes  de  cette  forte 
époque  sentaient  plus  vivement,  plus  énerglque- 
ment  que  ceux  d'aujourd'hui,  et  ce  langage,  qui  nous 
semble  fou  d'ardeur  et  d'éclat,  reflétait  fidèlement  les 
visions  de  leur  esprit  et  les  passions  de  leur  cœur. 
Quelques  personnages  comiques  ou  burlesques 
se  mêlent  à  ces  figures  élégantes  de  grandes  dames 
et  de  courtisans.  C'est  Phalène,  une  poignée  d'es- 
prit, le  Puch  du  Songe  d'une  nuit  (Tété,  habillé  en 
page  ;  c'est  Armado,  le  Don  Quichotte  de  la  quin- 
tessence et  du  pédantisme  ;  Trogne,  un  paysan  ba- 
vard et  balourd  ;  Nathaniel,  un  curé  béat  :  plas- 
trons qui  servent  de  cibles  à  ces  fins  archers  de  la 
plaisanterie,  têtes  de  Mores,  sur  lesquelles  les  che- 
valiers de  ce  tournoi  amoureux  exercent  leur  verve 
et  leur  enjouement. 


CHAPITRE    XIII 

LA    TEMPÊTE. 

I.  —  Prospero  et  Miranda. 

II.  —  Ariel  et  Caliban.  —  Shakespeare  fantaisiste.  —  La  Tempête^ 

dernier  ouvrage  de  Shakespeare. 


I 


La  Tempête  fut,  dit-on,  le  dernier  ouvrage  de" 
Shakespeare,  et  l'imagination  se  plaît  dans  cette 
conjecture.  On  se  représente  volontiers  le  poète  lais- 
sant tomber  l'ancre  devant  cette  île  merveilleuse, 
après  avoir  passé  la  Ligne  et  traversé  les  orages  des 
passions  humaines.  Il  a  jeté  à  la  mer,  pendant  le 
voyage,  toutes  les  colères  et  toutes  les  angoisses  de 
la  traversée  ;  il  entre  dans  la  fraîche  oasis,  sous  des 
constellations  nouvelles,  au  milieu  d'arbres  et  d'ani- 
maux inconnus,  comme  il  aborderait  un  autre  hémi- 
sphère. Il  y  revêt,  sous  les  traits  de  Prospero,  la  robe 
pontificale  d'un  magicien  bienfaisant. 

Prospero,  comme  le  Duc   de    Comme  il  vous 
plaira,  est  un  prince  proscrit,  que  la  méchanceté 


176  SHAKESPEARE. 

des  hommes  a  relégué  au  désert.  Un  vent  propice  a 
poussé  le  radeau  sur  lequel  ses  persécuteurs  l'avaient 
abandonné,  avec  sa  fdle  Miranda,et  l'a  conduit  dans 
une  île  de  la  mer  des  Indes.  Le  vieux  monarque  s'y 
est  fait  ermite.  La  science  lui  a  dévoilé  la  nature,  la 
magie  lui  a  révélé  le  monde  des  esprits.  Il  est  le 
maître  et  il  est  le  dieu  de  son  Éden  maritime.  Il  lit 
dans  les  étoiles  et  il  découvre  les  vertus  des  plan- 
tes. La  matière  sauvage  lui  obéit  aussi  bien  que 
l'élément  spirituel. 

Il  a  apprivoisé  Ariel,  il  a  dompté  Caliban.  Plus 
de  regrets  et  plus  d'ambitions  !  En  entrant  dans 
ce  sanctuaire  de  la  solitude,  Prospère  a  dépouillé 
le  vieil  homme,  il  est  revenu  à  l'état  de  nature. 
Tels  ces  ascètes  de  la  Thébaïde,  qui,  au  seuil 
du  désert,  quittaient  leurs  habits  profanes  pour 
revêtir  des  vêtements  de  feuillages.  Parvenu  au 
comble  de  la  science  et  de  la  puissance,  Prospéro 
regarde  le  monde  avec  des  yeux  aussi  lointains  et 
aussi  désintéressés  que  les  astres.  Sa  misanthropie 
a  la  douceur  d'une  compassion  magnanime  ;  il  a, 
pour  les  hommes,  le  bienveillant  dédain  d'un  esprit 
soustrait  à  leurs  passions  et  retiré  de  leurs  luttes. 
Qu  importe  le  duché  de  Milan  au  roi  des  fées  et  des 
sylphes?  Que  fait  un  sceptre  de  bois  doré  au  nécro- 
man,  qui  manie  la  baguette  dont  les  cercles  soulè- 
vent l'Océan  et  dirigent  les  évolutions  des  planètes? 


LA    TEMPÊTE.  177 

S'il  attire,  dans  son  île,  par  un  naufrage,  les  usurpa- 
teurs de  son  trône,  c'est  moins  pour  les  punir,  que 
pour  les  transformer  et  leur  pardonner. 

Miranda  est  l'Eve  de  son  paradis.  Parmi  les  filles 
de  Shakespeare,  il  n'en  est  pas  de  plus  belle.  La 
candeur  de  Cordélia  pâlit  auprès  de  sa  radieuse 
innocence.  La  solitude  où  elle  a  vécu  Ta  formée  à 
sa  chaste  image.  Elle  lui  a  donné  la  grâce  de  ses 
oiseaux  et  la  suavité  de  ses  fleurs.  Des  hommes  elle 
ne  connaît  que  son  sage  et  auguste  père;  elle  ne 
sait  du  mond,e  que  ce  que  lui  ont  appris  ses  rares 
confidences.  Le  bruit  des  sociétés  humaines  lui 
arrive  confus  et  vague,  par  sa  bouche,  comme  l'écho 
de  l'Océan  bourdonnant  dans  un  coquillage.  Aucune 
pensée  mauvaise,  aucun  spectacle  impur  n'a  terni 
son  âme  transparente  ;  elle  ne  reflète  que  le  paysage 
enchanté  où  coule  sa  jeunesse.  L'image  grandiose 
de  Prospéro  l'occupe  tout  entière,  mêlée  à  l'ombre 
des  palmiers  et  aux  rayons  des  étoiles.  Caliban  est 
trop  brut  pour  limpressionner ;  il  n'y  projette  que 
l'obscur  reflet  d'un  rocher  difform  >. 

Aussi,  quel  trouble  délicieux  s'empare  de  cette 
âme,  à  l'apparition  du  jeune  Ferdinand  !  L'a- 
mour l'éveille  et  l'illumine  ;  c'est  l'eau  paisible 
remuée  par  le  souffle,  colorée  par  les  premiers 
feux  de  l'aurore.  Elle  s'abandonne,  sans  hésiter,  au 

sentiment   nouveau  qui   l'entraîne  ;    son   cœur  de 
m  12 


178  SHAKESPEARE. 

vierge   s'ouvre    aussi    naturellement   qu'une    fleur 
s'épanouit. 

«  Ouest-ce?  —  un  Esprit?  Seigneur,  comme  il  regarde 
autour  de  lui!...  Croyez-moi,  Seigneur,  il  porte  une  forme 
«.[jlendide,  mais  c'est  un  Esprit...  Je  pourrais  l'appeler  un 
Glre  divin,  car,  dans  la  Nature,  je  n'ai  jamais  rien  vu  de  si 
noble.  » 

Sa  pudeur  à  elle,  c'est  la  nudité.  Elle  ignore  les 
réserves  feintes  et  les  factices  résistances.  Le  désert 
émancipe  les  âmes  et  affranchit  les  paroles.  La 
coquetterie,  charmante  dans  un  palais  de  l'Europe, 
grimacerait  dans  une  île  vierge.  Là  où  règne  abso- 
lument la  Nature,  l'artifice  et  la  convention  seraient 
des  crimes  de  lèse-majesté.  La  première  femme 
ne  rougit  pas  sous  le  regard  amoureux  d'Adam  : 
iMiranda  se  donne  à  Ferdinand,  avec  une  hardiesse 
ingénue. 

«  Je  ne  connais  personne  de  mon  sexe  ;  pas  un  visage  de 
femme  que  je  me  rappelle,  sauf  le  mien,  dans  mon  miroir; 
et  je  n'ai  vu,  à  qui  je  puisse  donner  le  nom  d'homme, 
que  vous,  doux  ami,  et  mon  cher  père.  Comment  sont  faits 
les  autres,  je  ne  sais  pas  !  Mais,  par  ma  pureté,  ce  joyau  de 
ma  dot,  je  ne  désire  pas  d'autre  compagnon  au  monde,  que 
vous...  Arrière,  timide  subterfuge!  Inspire-moi,  franche  et 
sainte  innocence!  je  suis  votre  femme,  si  vous  voulez  m'c- 
pouser,  sinon  je  mourrai  votre  servante.  Vous  pouvez  me 
refuser  pour  compagne,  mais  je  serai  votre  esclave,  que 
vous  le  veuillez  ou  non.  Voici  ma  main,  et  mon  cœur 
dedans.  » 


LA   TEMPETE.  179 

C'est  la  Galatée  de  la  Nature.  Elle  ne  sort  pas, 
comme  la  nymphe  grecque,  d'un  bloc  insensible, 
mais  du  sein  tressaillant  des  bois  et  de  la  fraîcheur 
des  eaux  \ives.  Lorsque  Ferdinand  pose  sa  main  sur 
son  cœur,  ce  n'est  pas  seulement  une  femme  qui 
s'anime,  c'est  la  beauté  incarnée  et  désormais  vi- 
vante de  la  Solitude.  Miranda  émane  du  paysage 
céleste  qui  Tentoure  :  il  l'enveloppe,  comme  une  lobe 
de  fleurs  et  de  feuilles  ;  il  la  couronne,  comme  sa 
reine,  du  cercle  étoile  de  son  firmament. 


II 


Au-dessus  et  au-dessous  de  ce  groupe  humain, 
plane  Ariel  et  rampe  Caliban,  les  personnages  fabu- 
leux du  drame.  L'un,  léger  comme  l'air  où  il  nage  ; 
l'autre,  pesant  comme  la  terre  qu'il  sillonne  de  ses 
pieds  calleux.  Ils  représentent  l'élément  lyrique  et  la 
force  brute  de  la  Nature.  Ariel  résume,  dans  son  dia- 
phane organisme,  les  subtilités  et  les  phénomènes 
del'éther;  Cahban  ramasse,  dans  son  corps  grossier, 
les  difformités  et  les  rudesses  de  la  glèbe.  Le  monde 
de  la  fantaisie  est  aussi  peuplé  que  le  monde  de 
l'observation  :  les  poètes  ont  semé  dans  Tair,  par 
milliers,  les  Sylphes  et  les  Génies. 

Mais  Ariel  l'emporte  sur  tous,  comme  l'étoile  sur 


180  SHAKESPEARE. 

les  vers  luisants.  Il  est  le  roi  de  ces  abeilles,  dont 
Timagination  est  la  ruche.  Son  caractère  est  une 
{^cnlillessc  idéale,  et  celte  grâce  n'a  rien  d'humain 
ni  de  personnel.  L'étincelle  dont  il  est  formé  i)élille 
d'esprit  et  d'intelligence,  mais  il  n'y  a  pas  plus  de 
sens  moral,  sous  sa  fme  essence,  que  dans  une  goutte 
de  rosée  ou  dans  un  atome.  —  «  Si  vous  les  voyiez, 
maintenant,  voire  cœur  serait  attendri,  »  dit-il, 
en  contant  à  Prospéro  l'effroi  des  naufragés  captivés 
par  ses  enchantements.  —  «  Crois-tu,  Esprit?  » 
lui  demande  son  maître  :  —  -<  Le  mien  le  serait,  si 
j'étais  homme!  »  lui  répond  Ariel.  Il  va,  il  vient,  il 
glisse,  il  file,  il  circule,  il  relie  entre  eux  les  épisodes 
du  drame  par  les  traits  d'union  étincelants  de  son 
vol,  indifférent  aux  ordres  qu'il  reçoit,  s'enivrant 
d'espace,  de  rapidité,  de  gaieté. 

Les  commissions  clémentes  ou  sévères  que  Pros- 
péro lui  donne  ne  l'intéressent  pas.  Il  exécute  un 
naufrage  ou  un  festin,  une  chasse  diabolique  ou  un 
concert  divin  avec  la  même  insouciance.  Son  lan- 
gage, on  dehors  des  rapports  qu'il  fait  à  son  maître, 
a  l'accent  éolien  des  rumeurs  de  l'air;  un  son  ravis- 
sant y  supplée  au  sens.  Cela  tinte  et  cela  chuchotte; 
cela  tient  du  frisson  des  feuilles  troublées  par  la  brise 
et  du  bourdonnement  d'un  insecte  noyé  dans  une 
longue  bande  de  lumière.  Écoutez-le  chanter  à  l'o- 
reille de  Ferdinand  le  glas  magique  de  son  père.  On 


LA    TEMPÊTE.  181 

croit  entendre  le  bruissement  d'une  vague  allant  et 
revenant  sur  la  grève. 

«  Sous  cinq  brassées,  ton  père  gît.  Ses  os  se  sont  chan- 
gés en  corail;  perles  sont  devenus  ses  yeux.  De  lui  rien  n'a 
péri  ;  mais  tout  a  pris  la  forme  marine  de  quelque  riche  et 
étrange  chose.  Des  naïades  sonnent  son  glas,  d'heure  en 
heure.  Ding  !  dong!  vole  !  » 

Est-ce  une  voix  articulée,  est-ce  un  gosier  d'oiseau, 
qui  gazouille  ces  rythmes  ailés? 

«  Où  suce  l'abeille,  je  suce,  moi.  J'ai  pour  lit  la  clochette 
d'une  primevère.  Je  m'y  couche,  quand  les  hiboux  crient. 
Je  m'envole  sur  le  dos  d'une  chauve-souris.  Après  l'été, 
gaiement,  gaiement,  gaiement,  je  veux  vivre  désormais 
sous  la  fleur  qui  pend  à  la  branche.  » 

Le  souci  unique  du  Sylphe  captif  est  de  recouvrer 
sa  liberté.  Détaché  un  instant  du  vague  de  l'atmo- 
sphère, il  aspire  à  s'y  replonger.  C'est  la  goutte  d'eau 
emprisonnée  dans  une  fiole  :  dès  qu'on  brisera  son 
cristal,  elle  se  fondra  dans  l'éther,,  sous  un  rayon 
de  soleil. 

Caliban  est  l'antithèse  de  cette  figurine  aérienne  : 
autre  idéal,  à  la  renverse  ;  la  Brute  en  face  du  Génie. 
Sa  laideur  bestiale,  ses  instincts  féroces,  son  esprit 
obtus,  tout  dénonce  en  lui  l'ébauche  de  l'homme  à 
peine  dégrossi.  On  dirait  que  la  Nature,  aveuglée  par 
le  soleil  du  Tropique,  l'a  modelé  à  tâtons  dans  la 


182  SHAKESPEARE. 

boue  qui  lui  sert  à  gâcher  les  monstres,  en  y  mêlant, 
par  mégarde,  une  poignée  de  la  noble  argile  dont 
elle  sculpte  la  forme  humaine.  Le  langage  qu'il  a  ap- 
pris de  Prospéro  ne  lui  sert  qu'à  balbutier  des  pen- 
sées basses  ou  furieuses.  II  traduit,  dans  son  rau(|ue 
idiome,  les  rugissements  du  tigre  et  les  miaulemi'uts 
du  chacal.  Les  vagues  idées  qu'il  bégaye  ne  parlent 
point  du  cerveau,  mais  de  l'estomac. 

A  i'âpreté  de  l'animal,  il  joint  les  vices  du  sau- 
vage. Miranda  ne  lui  inspire  qu'une  salacité  fréné- 
tique. Il  a  voulu  violer  la  divine  enfant,  et  c'est 
pourquoi  Prospéro  l'a  condamné  à  la  servitude.  Mais 
qu'un  matelot  ivrogne  lui  fasse  flairer  le  vin  de  sa 
gourde,  il  se  prosterne  à  ses  pieds,  et  fait  de  lui  son 
fétiche.  Le  voilà  maté,  vautré,  subjugué,  tendant  sa 
nuque  au  bât,  prêt  à  se  vendre  pour  une  gorgée  du 
breuvage. 

«  Je  jure,  par  cette  bouteille,  d'ôlre  ton  fidèle  sujet!  Je 
veux,  de  mes  ongles  longs,  te  déterrer  des  truffes,  te  mon- 
trer un  nid  de  geais,  t'apprendre  à  attraper  le  leste  mar- 
mouset. Je  veux  te  mener  aux  bouquets  de  noisettes,  et 
l'apporter  de  jeunes  mouettes  du  rocher...  Laisse-moi  lâ- 
cher ton  soulier  !  » 

Ainsi  font  encore  les  Cafres  et  les  Peaux-Rouges 
d'aujourd'hui.  A  la  civilisation  qui  vient  vers  eux, 
les  mains  pleines,  ils  ne  prennent  que  le  fusil  qui 
exterminera  la  tribu  voisine,  et  le  tonneau  de  rhum 


LA    TEMPÊTE.  183 

qui  brûlera  et  tuera  leur  race.  Comme  le  fœtus  dont 
il  est  le  pendant  social,  le  sauvage  aura  pour  tombe 
un  bocal  d'alcool. 

Par  cette  création  étonnante  de  Caliban,  Shakes- 
peare a  personnifié  les  peuplades  restées  au  dernier 
degré  de  l'échelle  humaine.  Le  monstre,  pas  plus 
que  l'ange,  n'échappe  à  sa  perçante  intuition.  Il  lit 
dans  l'âme  obscure  du  sauvage,  comme  l'aruspice 
dans  les  entrailles  de  la  bête.  Ainsi  doit  rêver  le  smge, 
parodiant  machinalement  les  actes  de  l'homme; 
ainsi  le  monde  doit  se  réfléchir  dans  la  prunelle  trou- 
ble du  loup  sorti  de  son  bois. 

Cependant  les  naufragés,  à  peine  sauvés  delà  tem- 
pête, reprennent,  au  point  où  ils  l'ont  laissée,  leur  vie 
de  pièges  et  de  discordes.  Le  roi  de  Naples  se  [lavane 
dans  sa  majesté  déplumée;  Antonio,  l'usurpateur, 
complote,  avec  son  frère  Sébastien,  la  mort  du  roi. 
D'une  autre  part,  le  matelot  Trinculo  rêve  la  royauté  de 
l'île,  et  conspire,  avec  Caliban,  le  meurtre  de  Prospéro. 
Sur  la  plage,  la  petite  camarilla  corrompue  intrigue 
et  s'agite  ;  et  là-bas,  au  fond  de  l'horizon,  dans  un 
lointain  rayoïmant,  Prospéro  décrit,  avec  sa  baguette, 
des  cercles  fatidiques;  Ferdinand  et  Miranda  s'enla- 
cent amoureusement  dans  une  lumière  azurée.  D'un 
côté,  les  haines  cruelles,  les  envies  mesquines,  les 
ambitions  tracassières  ;  de  l'autre,  la  toute-puissance 
magnanime,  l'amour  pur,  la  tendresse  naïve,  la 


Î84  SHAKESPEARE. 

loyauté  ingénue.  C'est  l'idéal  en  face  du  réel,  la  vi- 
sion planant  sur  le  monde. 

Tout  se  réconcilie,  tout  s'apaise,  les  harpes  féeri- 
ques endorment  les  délires  de  l'engeance  humaine. 
Prospéro  se  révèle  à  ses  ennemis,  dans  la  splendeur 
de  son  pouvoir,  et  les  comble  de  son  pardon.  Puis  il 
abdique  sa  royauté  magique,  et  congédie  sa  cour  in- 
visible, avec  une  mélancolie  majestueuse  : 

«  Vous,  sylphes  des  collines,  des  ruisseaux  et  des  bos- 
quets, et  vous  qui,  de  votre  pied  sans  empreinte,  allez  sur 
les  plages,  chassant  Neptune  quand  il  se  retire,  et  le  fuyant 
quand  il  revient  ;  vous,  farfadets,  qui,  au  clair  de  lune, 
faites,  dans  la  verdure,  ces  cercles  amers  où  la  brebis  ne 
mord  pas  ;  vous,  dont  le  passe-temps  est  de  produire  les 
champignons  de  minuit;  vous  à  l'aide  de  qui  j'ai  obscurci 
le  soleil  en  plein  midi,  évoqué  les  vents  mutins,  soulevé 
entre  la  verte  mer  et  la  voûte  azurée  une  guerre  rugis- 
sante... De  par  mon  art  tout-puissant, soyez  témoins!  Cette 
orageuse  magie,  je  l'abjure  ici  :  je  ne  réclame  plus  de  vous, 
et  c'est  mon  dernier  ordre,  qu'une  musique  céleste  dont  le 
charme  aérien  agisse,  à  mon  gré,  sur  les  sens  de  ceux  qui 
l'entendront.  Et  puis  je  briserai  ma  baguette,  je  l'enseve- 
lirai à  plusieurs  brassées  dans  la  terre,  et,  à  une  profondeur 
que  la  sonde  n'a  jamais  atteinte,  je  noierai  mon  livre!  » 

Si  la  Tempête  est,  en  effet,  la  dernière  œuvre  de 
Shakespeare,  cet  adieu  ne  semble-t-il  pas  un  testa- 
ment solennel  prononcé  par  lui?  —  C'en  est  fait,  il 
quitte  cet  empire  magique  du  Théâtre,  qu'il  a  rempli 
d'apparitions  grandioses  et  charmantes.  Il  se  retire, 


LA   TEMPÊTE.  185 

comme  les  patriarches,  sous  son  mûrier  de  Stratfort, 
fatigué,  comme  eux,  d'avoir  engendré  des  peuples. 
Juliette  n'aura  plus  de  sœurs,  Hamlet  mourra  sans 
postérité  :  Miranda  est  sa  dernière  fille.  —  Dissipez- 
vous,  forces  créatrices  !  Démons  sacrés,  repliez  vos 
ailes!  Génie,  qui  résidais  sous  ce  vaste  front,  perds-toi 
dans  l'espace  et  remonte  au  ciel!  Shakespeare  abdi- 
que, le  grand  Pan  est  mort!  Comme  Prospéro,  il  a 
brisé  sa  baguette,  et  il  a  jeté  son  livre  dans  la  mer,  à 
une  profondeur  que  la  sonde  n'atteindra  jamais  I 


LE  THEATRE  MODERNE 


CHAPITRE   PREMIER 

LE    THÉÂTRE    MODERNE. 

Le  vieux  Théâtre  français  est  né  dans  l'Église.  —  Les 
Drames  et  les  Comédies  de  l'Église.  —  La  Fête  des 
Fous. 

Le  Théâtre  au  xvi*  siècle.  —  Jodelle  [Bidon,  Cléopâtre, 
Eugène).  —  Larivey,  ancêtre  de  Molière  [Le  Laquais).  — 
Odet  de  Turnèbe  [Les  Contens).  —  François  d'Amboise 
[Les  Néapolitaines). 


I 


Comme  le  Théâtre  antique,  le  Théâtre  moderne  est 
né  dans  le  sanctuaire.  De  même  que  la  Tragédie 
grecque  s'est  formée  au  milieu  des  rites  et  des  pro- 
cessions dionysiaques,  de  même  le  Drame  nouveau 
est  né  dans  l'Église,  dont  il  mettait  en  action  les 
cérémonies.  Les  premiers  acteurs  ont  été  des  prê- 
tres et  des  clercs,  l'orgue  a  été  son  premier  orchestre  ; 
il  a  eu,  pour  première  scène,  le  chœur  ou  le  jubé  de 
la  cathédrale. 

Ce  ne  sont  d'abord  que  des  variantes  dialoguées 
de  la  liturgie,  où  les  célébrants  se  partagent  les 


i90  LE   THÉÂTRE   MODERNE. 

rôles  (le  l'oflice  du  jour.  Les  bergers,  à  Noël,  vien 
nent,  en  chantant,  adorer  l'Enfant  Jésus  dans  sa 
crèciie  ;  les  iMages  de  l'Epiphanie  conversent  avec 
Hérode,  et  figurent  leur  voyage  vers  Bethléem,  en 
faisant  le  tour  de  la  nef,  guidés  par  un  cierge  qui 
représente  l'Étoile  merveilleuse  ;  l'ange  de  Pâques 
montre  à  Madeleine  le  sépulcre  vide. 

Cette  mise  en  scène  rudinientaire  modifie  à  peine 
le  texte  sacré  ;  c'est  une  altération  plutôt  qu'un  dia- 
logue. Mais  bientôt  un  souffle  de  vie  anime  ces 
représentations  hiératiques  ;  leur  répertoire  s'étend, 
leur  troupe  s'agrandit;  des  personnages,  à  peine 
indiqués  par  l'Évangile  :  les  bourreaux  du  Massacre 
des  Innocents,  les  marchands  de  parfums  de  la  Mise 
au  tombeau,  les  soldats  de  la  Yeille  pascale,  entrent 
dans  la  paraphrase  élargie.  Enfin  le  drame  se  détache 
de  l'office,  descend  de  l'autel  et  va  représenter, 
dans  la  nef,  des  histoires  bibliques,  des  paraboles  et 
des  miracles  de  saints.  C'est  Daniel  accusé  par  les 
satrapes  et  jeté  dans  la  fosse  aux  lions  ;  ce  sont  les 
Vierges  sages  refusant  aux  Vierges  folles  l'huile  de 
leurs  lampes  vigilantes  ;  c'est  saint  Nicolas  conver- 
tissant le  Juif  volé,  auquel  il  fait  restituer  son  or, 
ou  ressuscitant  les  Trois  Clercs  égorgés  par  un  hô- 
telier. Parfois  même  la  langue  sacerdotale  se  marie, 
dans  ces  jeux  austères,  à  l'idiome  vulgaire  :  des 
rimes  romanes  se  mêlent  aux  rythmes  latins;  les 


LE   THÉÂTRE    MODERNE.  191 

grelots  tintent  parmi  les  cloches  ;  le  patois  jase  au- 
près du  plain-chant. 

Certes,  il  ne  faut  même  pas  demander  un  com- 
mencement d'art  à  ces  drames  théocratiques,  em- 
prisonnés dans  la  chape  et  dans  la  chasuble,  comme 
les  statues  égyptiennes  dans  le  pagne  étroit,  bridant 
sur  les  hanches.  Leur  pantomime  est  réglée  par  les 
indications  du  rituel,  leur  démarche  est  celle  d'une 
lente  procession,  leur  langage  a  la  rigidité  des  dogmes 
qu'ils  chantent.  La  pensée,  prise  entre  les  lignes  du 
plain-chant,  ne  se  permet  pas  un  écart  ;  les  person- 
nages, asservis  au  cérémonial,  ont  la  roideur  des 
figures  byzantines,  emboîtées  dans  le  fond  d'or  des 
absides.  Et  pourtant  on  ne  peut  lire  sans  émotion 
ces  rapsodies  à  demi  barbares.  Une  expression  pro- 
fonde vivifie  leur  forme  grossière  ;  la  foi  leur  tient 
lieu  de  beauté,  l'amour  éclate  dans  leurs  rudes  cla- 
meurs. On  croit  voir  des  statues  gothiques  ouvrir 
leurs  lèvres  de  pierre,  et  se  renvoyer,  d'une  niche  à 
l'autre,  les  répons  des  psaumes  et  des  livres  saints. 

Qu'on  se  figure  l'effet  que  devait  produire  sur  le 
peuple  du  Moyen  âge  cet  Évangile  dramatisé  par  l'ac- 
tion. Le  peuple  entendait  parler  le  Christ,  crier  les 
Juifs,  blasphémer  Caïphe,  gémir  les  saintes  femmes, 
chanter  les  anges  qui  lui  apparaissaient  sous  les  figures 
candides  des  enfants  de  chœur,  montés  sur  les  gale- 
ries aériennes:  il  les  voyait  aller  «t  venir  du  chœur 


192  LE    TnÉATRE    MODERNE. 

au  jubé,  du  baplisière  au  sépulcre,  comme  par  les 
soutiers  de  Gellisémani  et  les  rues  de  Jérusalem.  Le 
plain-chant,  avec  ses  rythmes  grandioses,  ses  accen- 
tuations étranges,  ses  mélopées  pathétiques,  prêtait 
une  vie  surnaturelle  à  ces  évocations  de  la  foi.  Les 
voix  des  chantres,  éclatantes  ou  sombres,  devaient 
retentir  aux  oreilles  des  fidèles,  comme  les  échos 
même-  du  Calvaire.  Ajoutez  à  ces  grands  prestiges 
la  vapeur  de  l'encens,  voilant  le  sanctuaire  où  se 
mouvait  la  tragédie  sainte,  le  jour  de  nimbe  qui  tom- 
bait des  cierges  sur  les  personnages,  la  sainteté  du 
lieu,  le  recueillement  des  spectateurs  s'identifianl 
au  Mystère  du  jour,  assistant  à  sa  mise  en  scène 
comme  à  une  vision,  et  vous  comprendrez  l'enthou- 
siasme qu'excitaient  ces  drames  primitifs. 

Mais  l'église  ne  fut  pas  seulement  le  théâtre  des 
drames  liturgiques  ;  elle  s'ouvrit  encore  à  des  comé- 
dies et  à  des  farces  bouffonnes.  —  En  feuilletant  les 
missels  enluminés  du  quatorzième  siècle,  on  rencon- 
tre des  pages  baboimiées,  selon  le  terme  technique. 
Ce  sont  celles  dont  l'imagier  a  illustré  les  marges,  de 
singes  courant  dans  des  arabesques.  Ils  gambadent 
et  grimacent  autour  du  texte  sacré,  chevauchant  des 
oies,  secouant  des  marottes,  ou  jouant  du  tambourin, 
comme  pour  couvrir  le  plain-chant  des  Psaumes. 

Le  Moyen  âge  avait  aussi  ses  fêtes  babouinées.  11 


LE    THÉÂTRE    MODERNE.  193 

permettait  à  la  fantaisie  populaire  d'illustrer  de 
mille  singeries  les  cérémonies  de  l'Église.  Reims 
avait  sa  Pâques,  où  les  chanoines,  marchant  sur 
deux  files,  traînaient  ignominieusement  le  maigre 
hanmg  du  carême  ;  Évreux,  sa  Fête  des  Cornards, 
où  les  prêtres  mettaient  leurs  surpHs  à  l'envers  et 
se  jetaient,  les  uns  aux  autres,  du  son  dans  les  yeux; 
Metz,  ses  Rogations,  où  l'on  promenait  un  dragon  dont 
les  pâtissiers  bourraient  la  gueule  de  petits  gâteaux. 

C'était  surtout  aux  jours  de  Noèl  que  cette  licence 
avait  le  champ  libre.  Noël  est  une  fête  à  part  dans 
le  christianisme,  une  fête  toute  d'amour  et  de  man- 
suétude. Ce  jour-là,  Dieu  se  fait  enfant;  il  vagit  et 
grelotte,  entre  le  bœuf  et  l'âne,  sur  la  paille  glacée 
d<!  la  crèche.  Sous  la  minorité  du  Dauphin  du  Ciel, 
comme  disent  les  cantiques,  on  pouvait  tout  se  per- 
mettre. Les  vieux  Noëls  scandaliseraient  fort  la  pru- 
derie moderne  :  improvisés  autour  de  la  table,  ils  <e 
ressentaient  de  la  jovialité  du  banquet  et  de  réchauf- 
fement des  convives. 

Selon  la  province,  ils  affublaient  de  pourpoints 
bourguignons  ou  de  jaquettes  angevines  les  pâ- 
tres de  l'Évangile.  Chaque  village  les  assaisonnait 
du  sel  de  son  patois  et  des  malices  de  son  cru. 
On  en  citerait  des  scènes  d'une  incroyable  licence. 
Imaginez  des  matrones  et  des  commères  caque- 
tant autour  de  la  Crèche,  une  Yierge  travesiie  en 
m.  13 


194  LE   TDÉATnE    MODERNE. 

petite  bourgeoise,  les  Mages  traités  en  mamamou- 
chis,  des  Adorations  de  bergers  et  de  bergères,  qui 
font  penser  à  ces  députations  de  poissardes  que  la 
Halle  envoyait,  à  Versailles,  vers  les  fils  de  France 
nouveau-nés.  Il  semble  parfois  qu'un  syrinx  de 
Faune  s'est  mêlé  aux  cornemuses  des  pasteurs,  et 
qu'il  jette  au  milieu  de  leurs  alléluia  sa  note  ironi- 
que. Mais  la  foi  purifie  tout,  et  ces  ponts-neufs  de 
l'Évangile  n'entendent  pas  malice  à  leurs  plaisan- 
teries. Si  Guillot  chiffonne  la  gorgerette  de  Margot 
sur  le  chemin  de  Bethléem,  si  Robin  entremêle  ^es 
antiennes  de  baisers  volés  à  Lubine,  ne  croyez  p.is 
qu'il  manque  de  respect  ou  qu'il  raille.  Le  rustre  a 
diivancé  l'heure  du  réveillon,  voilà  tout;  et  il  soulève, 
d'une  main  un  peu  avinée,  l'humble  loquet  de  la 
Crèche.  La  foi  avait  alors  ses  grosses  privautés,  que 
le  doute  ou  l'indifférence  ne  sauraient  plus  se  faire 
pardonner. 

Mais  ce  ne  sont  là  que  les  jeux  de  Noël.  Une  fois 
lancée,  la  folie  populaire  entra  jusque  dans  les  églises, 
fit  du  sanctuaire  son  théâtre,  de  l'autel  son  tréteau, 
et  introduisit  de  force  la  «  Fête  des  Fous  »  dans  la 
liturgie  ecclésiastique. 

L'origine  de  la  «  Fête  des  Fous  »  est  immémoriale. 
Au  dixième  siècle,  elle  existait  déjà,  dans  le  Bas- 
Empire.  On  la  comprenait  dans  le  cycle  de  fêtes,  qui 


LA  FÊTE  DES  FOUS.  195 

va  de  Noël  à  l'Epiphanie.  Son  caractère  était  celui  des 
Saturnales  païennes.  De  même  que,  dans  la  Rome  an- 
tique, les  esclaves,  en  chaque  maison,  durant  trois 
jours  de  l'année,  prenaient  la  place  de  leurs  maîtres; 
de  même,  à  la  Fêle  des  Fous,  le  clergé  plébéien  usur- 
pait, dans  chaque  église,  pour  un  jour,  les  honneurs 
et  les  l'onctions  du  haut  sacerdoce.  Ce  jour-là,  le  suus- 
diacre  se  coiffe  de  la  mitre,  l'enfant  de  chœur  s'em- 
pare de  la  crosse,  le  thuriféraire  se  fait  encenser,  le 
caudataire  fait  porter  la  queue  de  sa  robe.  Mais, 
pour  excuser  d'avance  leur  travestissement,  les  his- 
trions de  ce  carnaval  attachent  des  grelots  à  leurs 
costumes  d'emprunt,  et  ils  appellent  leur  fête  la 
«  Fête  des  Fous  »,  Festum  Fatuorum. 

La  farce  commençait  par  l'éleclion  d'un  évêque 
ou  d'un  archevêque.  Les  églises  qui  relevaient  im- 
médiatement du  Saint-Siège  avaient  le  droit  de  nom- 
mer un  pape  :  unum  Papam  Fatuorum.  L'évêque  et 
l'archevêque,  nommés  par  les  chanoines,  se  recru- 
taient dans  le  bas-clergé  ;  mais  le  pape  pouvait  sor- 
tir de  l'échoppe  ou  de  la  taverne.  Cette  exaltation 
grotesque  avait  un  sens,  et  un  sens  chrétien.  Elle  glo- 
rifiait les  petits  et  les  pauvres,  le  jour  où  le  Christ 
s'était  fait  pauvre  et  petit.  L'élection  validée,  un 
proclamait  les  dignitaires  du  nouveau  pontife,  puis 
on  l'affublait  des  indignes  de  sa  boutfonne  papauté. 
La  chape  était  en  clinquant,  la  tiare  en  carton,  la 


106  LE  THÉÂTRE   MODERNE. 

crosse  en  bois  doré.  Au  milieu  des  dressoirs  et  des 
reliquaires  de  la  sacristie,  un  coffre  spécial  tenait  en 
réserve  les  oripeaux  de  la  fête.  Il  y  avait  là  des  si- 
marrcs  à  toutes  les  tailles,  des  mitres  à  toutes  les 
tèles. 

On  lit  dans  l'ancien  inventaire  d'une  église  de 
la  ville  d'York  :  «  Item^  une  petite  crosse  pour  en- 
»  fant,  le  jour  de  la  Fête  des  Fous.  Item^  un  petit 
»  anneau,  etc.  »  —  Le  nouveau  pape  mitre  et  chape, 
son  conclave  grotesque  le  hissait  sur  un  brancard  et 
le  promenait  par  la  ville.  Le  peuple  le  saluait  par 
dus  cris  et  des  génuflexions  ironiques,  et  l'escortait 
au  palais  épiscopal  où  il  s'installait  en  triomphe.  Ordi- 
nairement, l'évéque  cédait  la  place  à  l'intrus  ;  s'il 
élait  présent,  il  devait  se  lever  à  son  approche  et 
l'accueillir  comme  il  aurait  reçu  son  primat.  Le  pape 
des  Fous  paraissait  au  balcon,  plongé  jusqu'à  mi- 
corps  dans  un  tonneau  défoncé,  et,  de  cette  chaire 
bachique,  il  donnait  à  la  foule  sa  bénédiction.  Le 
cortège  revenait  ensuite  à  l'église,  le  bouffon  miué 
s'asseyait  sur  le  trône  et  sous  le  dais  de  l'évéque,  et 
l'office  des  Fous  commençait. 

C'est  alors  qu'éclatait  le  dévergondage  de  la  fête: 
des  clercs,  masqués  ou  barbouillés  de  lie,  dansaient 
autour  des  piliers  de  la  nef;  de  faux  chanoines, 
affublés  d'aumusses  letournées,  le  nez  chaussé  de 
besicles  sans  verres,  chantaient  à  tue-lêle  dans  des 


LA  FETE  DES  FOUS.  197 

missels  tournés  à  rebours.  Les  thuriféraires  je- 
taient dans  leurs  encensoirs  des  boudins  ou  de 
vieilles  savates,  dont  ils  enfumaient  le  pape  fou. 
«  Isto  die,  —  dit  le  rituel  macaronique  de  la  Fête, 
—  Papa  Fatuorum  incensabitur  cum  boudino.  » 
D'autres  soufflaient  les  cendres  aux  yeux  des  célé- 
brants. A  la  fin,  le  pape  ou  l'évêque  se  levait  du 
trône,  et  son  aumônier,  coiffé  d'un  coussin,  promul- 
guait les  indulgences  burlesques  qu'il  octroyait  à  son 
diocèse  fantastique.  «  De  par  Monseigneur,  «  — 
disait  le  bref  de  l'évêque  des  Fous  de  Viviers,  — 
»  que  Dieu  vous  donne  mal  au  foie,  avec  une  pleine 
»  panetée  de  pardons  et  deux  doigts  de  teigne  au 
»  menton  !  » 

Do  parMossenhor  l'Evesque, 
Que  Diéou  vous  donne  mal  ar  basclé, 
Avez  une  plène  banaste  dé  pardos, 
E  dos  dés  rascha  de  fol  al  mente... 

Une  a. lire  formule  disait:  «  Monseigneur,  qui  est 
»  ici  présent,  vous  donne  vingt  panetées  de  mal  de 
^)  dents,  et,  à  tous  vous  autres  aussi,  il  donne  une 
»  queue  de  rosse.  » 

Mossenhor,  qués  eissi  présen, 

Vol  done  XX  banastes  dé  mal  dé  dens  ; 

Et,  à  tos  vos  aoutrès  aoussi, 

Done  une  coa  dé  roussi. 

L'office  terminé,  son  clergé  cynique  s'entassait 


198  LE  THÉÂTRE   MODERNE. 

surdos  cliaireltes  et  courait  les  rues,  en  échangeant, 
avec  le  peuple,  des  huées  et  des  quolibets. 

Dans  quelques  villes,  à  Rouen,  à  Autun,  à  Sens, 
i  Beauvais,  la  Fête  des  Fous  tournait  au  fétichisme 
et  s'appelait  la  «  Fête  des  Anes  >»,  Festum  Asinorum. 
One  jeune  fdle,  portant  un  nouveau-né  dans  ses  bras, 
représentait  la  Vierge  et  l'Enfant  Jésus.  Le  chapitre 
la  conduisait,  montée  sur  un  âne  couvert  d'ime  housse 
d'or,  à  Ja  cathédrale,  processionnellement.  Elle  se 
plaçait  dans  le  chœur,  du  côté  de  l'Evangile  et 
devant  l'autel.  L'âne  était  mené  par  deux  chanoines 
(levant  le  lutrin  :  le  préchantre  saluait  la  bête  céré- 
monieusement et  entonnait  la  fameuse  Prose  de 
rAne,  composée  par  Pierre  de  Corbeil.  Le  peuple, 
après  chaque  strophe,  reprenait  le  refrain  en  chœur: 

Orientis  partions, 
Adventavit  A^inus, 
Pu/cher  et  fortissimuSf 
Sarcinis  aptissimus. 

nez,  sire  Asne,  hez,  chantei  ; 
Belle  bouche,  rechignez. 
Vous  aurez  du  foin  assez 
Et  de  l'avoine  à  plantez.... 

La  prose  chantée,  on  conduisait  l'âne  devant  un 
râtelier  garni  de  chardons;  les  chanoines  procla- 
maient, au  milieu  des  huées,  les  noms  de  ses  com- 
mensaux ;  puis  on  chantait  la  messe,  et  les  répons, 
du  Kyrie  au  Credo,  imitaient  le  cri  de  la  bête.  «  A  la 


LA  FÊTE  DES  FOUS.  199 

»  fin  de  la  messe  —  dit  la  rubrique  de  la  Fête  —  le 
"  prêtre,  tourné  vers  le  peuple,  au  lieu  de  chanter  : 
-  Ite,  missa  est  !  braira  par  trois  fois  ;  et  le  peu- 
')  pie,  au  lien  de  répondre  :  Deo  gratias  !  répon- 
"  dra  trois  fois:  Einham^  hinham,  hinhamîy> 

Qui  ne  croirait  d'abord  à  une  parodie  ?  Ce  sanc- 
tuaire profané,  cette  messe  dérisoire,  ce  chant  bes- 
tial, ces  rites  de  corybantes,  cette  apothéose  de 
l'âne,  célébrée  dans  la  langue  et  sur  les  orgues  de 
lÉglise  ;  tout  cela  semble  afficher  l'impiété  et  l'irré- 
vérence. On  se  rappelle  ces  diables,  qui,  dans  les  lé- 
gendes, s'affublent  d'habits  sacerdotaux,  pour  paro- 
dier, sur  les  ruines  d'une  abbaye,  les  céiémonies 
liturgiques. 

Rien  de  plus  faux  que  ce  point  de  vue.  Cette 
trivialité  monstrueuse  qui  nous  déconcerte,  c'est 
la  physionomie  que  prend,  quand  elle  se  met  à 
rire,  la  sombre  figure  du  Moyen  âge.  Le  peuple 
croyait;  mais  sa  foi  était  celle  du  charbonnier  :  elle 
salissait  un  peu  ce  qu'elle  approchait.  L'église  où  il 
venait  boufîonner  aux  fêtes  de  Nuël,  il  l'avait  bâtie 
pierre  par  pierre,  et,  le  lendemain,  quand  il  avait 
cuvé  son  orgie,  il  revenait  frapper  de  son  front  pé- 
nitent les  dalles  du  sanctuaire.  L'éclat  de  rire  dont 
il  faisait  retentir  les  voûtes  n'avait  rien  de  moqueur 
ni  de  sacrilège  :  c'était  la  rude  hilarité  du  pâtre  dans 
retable  de  Bethléem. 


aOO  LE  THEATRE   MODERNE. 

L'âne,  aujourd'hui  si  injustement  méprisé,  était, 
d'ailleurs,  singulièrement  vénéré  dans  raiiliqmté 
profane  et  chrétienne.  La  bête  dont  nous  avons 
fait  l'emblème  de  la  stupidité  et  de  la  laideur 
symbolisait  autrefois  la  force  et  la  beauté.  Ho- 
mère, qui  assimile  le  lâche  Paris  à  un  cheval,  com- 
pare l'héroïque  Ajax  à  un  âne.  Rencontrer  un  âne, 
ou  le  voir  en  songe,  était,  pour  les  Grecs  un 
heureux  présage.  L'homme  transformé  en  âne  est 
une  des  plus  antiques  fictions  du  mythe.  C'est 
du  fond  des  Fables  milésiennnes  qu'il  arrive 
dans  le  roman  de  Lucius  et  dans  les  Métamoiyhoses 
d'Apulée.  Les  Égyptiens  frappaient,  à  l'image  de 
l'âne,  des  gâteaux  qu'ils  offraient  à  leur  dieu  Typhon. 
—  Dans  l'Inde,  au  Maduré,  la  caste  noble  du  pays 
se  glorifie  d'avoir  un  âne  pour  ancêtre.  Les  hom- 
mes de  cette  caste  traitent  les  ânes  en  frères, 
prennent  leur  défense,  et  poursuivent  en  justice 
ceux  qui  les  battent  sans  raison.  Par  un  temps 
d'orage,  ils  donnent  l'hospitalité  à  l'âne  et  la  refu- 
sent à    l'ânier,  s'il  est  d'une  caste  inférieure. 

Vénérable  dans  l'Orient  païen,  l'âne  était  presque 
sacré  chez  les  Juifs.  Jacob,  sur  son  lit  de  mort, 
bénissant  ses  fils,  appelle  Issachar  «  un  âne  ro- 
buste qui  se  couche  entre  les  étables  ».  —  Déborah, 
inlerpelhint  les  puissants  d'Israël,  leur  dit  :  «  Vous 
qui  montez  sur  de  luisantes  ânesses.  »  —  Job  raille 


LA  FÉTK   DES  FOUS.  201 

l'homme  assez  vain  pour  se  croire  «  libre  comme 
l'onigre  »  ;  et  Jéhovah,  lorsqu'il  répond,  exalte  ma- 
gnifiquement l'indépendance  de  cet  animal:  —  «  Qui 
»  a  lâché  l'onagre  en  liberté  ?  Qui  a  brisé  les  liens 
»  de  râne  sauvage,  à  qui  j'ai  donné  le  désert  pour 
»  maison ,  pour  demeure  la  terre  salée  ?  Il  dé- 
»  daigne  le  tumulte  des  villes  ;  il  n'entend  pas  la 
»  voix  de  l'ânier,  il  parcourt  les  montagnes  pour 
»  trouver  ses  pâturages,  il  poursuit  le  moindre  brin 
»  de  verdure.  »  —  Le  miracle  de  la  parole  n'est  ac- 
cordé qu'à  l'âne,  entre  tous  les  animaux  de  la  Bible. 
Invisible  à  Balaam,  l'ange  de  l'Éternel  apparaît  d'a- 
b)rd  à  l'ânesse  qu'il  monte. 

Le  rôle  que  joue  l'âne  dans  Je  Nouveau  Testa- 
ment n'est  pas  moins  privilégié  et  moins  distinc- 
tif.  Il  réchauffe  de  son  haleine  Jésus  enfant,  dans 
la  crèche;  il  porte  la  sainte  Famille  fuyant  en 
Egypte  ;  le  Christ  monte  sur  lui,  pour  faire  son  en- 
trée triomphale  à  Jérusalem.  De  là  le  respect  que 
les  premiers  chrétiens  portaient  à  cet  animal  do- 
mestique de  l'Évangile,  et  qui  les  fit  accuser  par 
les  Romains  de  l'adorer  secrètement.  TertuUien 
raconte  que,  de  son  temps,  les  ennemis  du  culte 
nouveau  avaient  exposé  un  tableau  représentant 
un  personnage  à  longues  oreilles,  tenant  un  livre  à 
L  main,  et  vêtu  d'une  robe,  au  bas  de  laquelle 
passait  un   pied  d'âne.    Le  tableau    portait  cette 


202  LE  THÉÂTRE   MODERNE. 

inscription  :  «  Le  Dieu  des  chrétiens  à  l'ongle 
d'âne.»  Une  caricature  d'un  cliiélien  nommé  Alexa- 
menos,  faite  par  un  adversaire  de  la  foi  nouvelle, 
a  été  retrouvée,  sui*  une  mur;rlle,  dans  les  fouilles 
du  Palatin.  Elle  représente  le  Sauveur,  sou"^  la 
forme  d'un  homme  à  tète  d'âne,  crucifié  ;  Alexa- 
menos  se  tient  debout,  d'un  côté  de  la  croix,  dans 
l'attitude  de  l'adoration  particulière  à  répo(iue. 
Au-dessous  on  lit  cette  inscription  :  'AXe^âiJ.svs; 
fféêsTE  (pour  aéêexai)  Oecv  :  «  Alexamenos  adore 
Dieu  !  » 

On  comprend  que  le  Moyen  âge  ait  réhabilité 
ranimai  presque  consacré  par  ces  souvenirs.  Le 
peuple  voyait,  dans  la  croix  noire  qu'il  porte  sur 
le  dos,  le  blason  sacré  de  la  monture  du  Sauveur.  Il 
croyait  que,  pendant  la  nuit  de  Noël,  la  parole  lui 
élait  donnée,  et  qu'il  conversait  alors,  dans  l'étahle, 
avec  le  bœuf,  son  vieux  compagnon  de  la  crèche. 
Jamais  l'âne  ne  figure  parmi  les  monstres  et  les 
gargouilles  diaboliques  qui,  des  corniches  de  l'église, 
vomissent  l'eau  des  gouttières.  En  revanche,  sur 
un  contre-fort  du  clocher  vieux  de  la  cathédrale  de 
Chartres,  on  voit  un  âne,  dans  une  pose  de  psal- 
miste,  jouer  gravement  de  la  harpe.  —  Une  tradi- 
tion rapportait  que  l'âne  qui  promena  Jésus  dans 
Jérusalem  avait  traversé  la  mer  à  pied  sec,  après 
la  Passion,  et  qu'il  était  vonu  s'installer  aux  environs 


LA  FÊTE   DES  FOUS.  203 

de  Vérone.  D'après  cette  même  légende,  la  ville, 
lorsqu'il  mourut,  lui  fit  de  magnifiques  funérailles. 
Ses  reliques,  enchâssées  dans  un  âne  d'argent, 
furent  déposées  à  l'église  de  Notre-Dame-des- 
Orgues,  sous  la  garde  de  quatre  chanoines,  qui, 
deux  fois  l'an,  les  promenaient  en  procession  par 
Il  ville.  —  En  fêtant  l'âne  avec  cette  joie  délirante, 
le  peuple  faisait  donc,  au  fond,  un  acte  de  foi.  Il  y 
avait  de  la  piété  dans  son  extravagance.  A  cet  hum- 
ble témoin  de  l'Incarnation,  il  voulait  donner  sa 
part  des  joies  de  Noël. 

LÉglise  souffrait  patiemment  ces  folies  bruyan- 
tes. Les  religions  tolèrent  beaucoup,  aux  époques 
de  foi  ;  tant  que  les  peuples  restent  leurs  enfants, 
elles  leur  permettent  de  jouer  familièremeiît  avec 
les  choses  de  l'autel.  Cependant,  de  temps  à  autre, 
les  conciles,  les  synodes,  les  papes,  les  évêques 
censuraient  l'orgie  de  Noël.  On  laissait  gronder 
leurs  tonnerres,  et  la  fête  poursuivait  son  train. 
Elle  trouvait  même  des  apologistes  parmi  les  doc- 
leurs.  —  «  Nos  prédécesseurs,  qui  étaient  sages 
»  et  prud'hommes,  »  —  dit  une  lettre  circulaire  de 
la  Faculté  de  Paris  —  «  ont  permis  cette  Fête. 
»  Vivons  comme  ils  ont  vécu  et  faisons  ce  qu'ils 
>  ont  fait.  Nous  ne  faisons  pas  ces  choses  sérieu- 
»  sèment,  mais  par  jeu  seulement,  et  pour  nous 
>»  divertir,   selon  l'antique  coutume;  afin   que   la 


204  LE  THÉÂTRE  MODERNE. 

»  folio,  qui  nous  est  naturellp,  qui  a  été  conçue  et 
»  qui  est  née  avec  nous,  i  uisse  s'écouler  el  se  dé- 
»  gorger,  au  moins  une  lois  par  an.  Les  tonneaux 
»  de  vin  crèveraient  si,  de  temps  en  temps,  on  ne 
»  leur  ouvrait  la  bonde.  Nous  sommes  de  vieux 
»  vaisseaux  et  des  tonneaux  mal  cerclés,  que  le  vin 
»  fermentant  de  la  sagesse  romprait  en  éclnts  si 
»  nous  le  laissions  toujours  bouillir  par  une  dévo- 
»  tion  continuelle  au  service  divin.  Il  faut  donc  le 
»  défoncer  parfois  et  lui  donner  de  l'air,  de  peur 
»  qu'il  ne  s'épanche  à  terre  et  ne  se  perde  sans 
»  profit.  C'est  pourquoi  nous  donnons  quelques 
»  jours  aux  jeux  et  aux  bouffonneries,  afin  de  ren- 
»  trer  ensuite,  avec  plus  de  sincérité  et  de  ferveur, 
»  dans  le  service  de  l'autel.  » 

Le  Moyen  âge  défendit  longtemps,  contre  leurs 
censeurs,  ces  fêtes  qui  lui  étaient  chères.  Le  luxe 
le  plus  recherché  de  l'époque,  c'était  le  Fou,  une 
marotte  vivante  que,  d'un  geste,  on  mettait  en 
branle.  Or,  ce  jour-là,  le  peuple  tout  entier  se 
donnait  cette  joie.  Acteur  et  spectateur  à  la  fois 
de  sa  gigantesque  sottie,  il  bafouait  son  extrava- 
gance et  riait  de  s'entendre  rire. 

A  la  fin,  les  Parlements  s'en  mêlèrent  ;  ils  in- 
terdirent à  la  Fêle  des  Fous  l'entrée  de  l'église. 
Chassée  du  sanctuaire,  elle  se  fit  laïque,  et  survé- 
cut, quelque  temps  encore,  sous  la  forme  de  con- 


DIDON   ET  CLÉOPATRE.  205 

fréries  provinciales.  Mais  elle  perdit,  en  se  transfor- 
mant, sa  vigoureuse  originalité.  Le  bourdon  colossal 
du  jacquemard  gothique  ne  fut  plus  qu'un  petit 
grelot  qui  tintait  encore  faiblement,  au  matin  du 
dix-septième  siècle,  et  qui  se  taisait  bientôt  pour  ja- 
mais. 


U 


On  ne  trouve  guère  de  perles  fines  dans  le  fu- 
mier de  nos  vieux  Comiques,  ou,  du  moins,  sont- 
elles  couvertes  d'une  rude  écaille;  mais,  çà  et  là, 
on  y  rencontre  des  traits,  des  lueurs,  des  saillies 
qui  présagent  la  bonne  comédie,  comme  les  veines 
d'or  qui  sillonnent  le  minerai  brut  indiquent  que  la 
pépite  est  au  fond. 

Il  faut  respecter  les  vieux  chariots  de  Thespis, 
dont  le  branle  criard  a  bercé,  cahin-caha,  la  Co- 
médie naissante.  Quelquefois  ils  sont  traînés  par 
des  ânes;  mais  ils  marchent,  en  fin  de  compte,  ils 
s'efforcent,  ils  font  avancer  la  machine  ;  ils  la  con- 
duisent, étape  par  étape,  à  travers  les  encombres 
et  les  achoppements,  au  relai  où  l'attend  un  homme 
de  génie.  Alors  l'humble  charrette  se  métamorphose 
en  char  olympique;  Pégase,  hennissant  et  battant 
des  ailes,  prend  la  place  du  baudet  naïf  ou  du  bœuf 


206  LE  THEATRE   MODERNE. 

pesant  qui  la  remorquait  :  Sliakespeare,  Corneille 
ou  Molière  s'emparent  de  ses  rênes  ;  ils  ouvrent  la 
carrière,  ils  la  fraient,  ils  l'agrandissent,  ils  la  dé- 
veloppent en  tous  sens;  et  les  larmes,  les  rire>,  les 
acclamations  du  monde,  l'accompagnent  dans  sa 
marche  glorieuse  à  travers  les  siècles. 

Ainsi  Jodelle  est  un  poète  bien  inculte  encore  ; 
il  a  le  vers  rauque,  l'élan  guindé,  l'haleine  em- 
phatique d'un  amplificateur  de  collège,  qui  escalade 
le  Parnasse  en  entassant  des  Gradus  sur  des  dic- 
tionnaires. Ses  deux  tragédies  :  Didon  et  Cléopâ- 
tre,  et  sa  comédie  di^ Eugène,  n'en  sont  pas  moins 
les  premières  ébauches  classiques  de  notre  théâ- 
tre. Il  faut  se  reporter  à  l'enthousiasme  du  temps 
pour  comprendre  quelle  nouveauté  ce  fut  alors 
qu'une  tragédie  française,  costumée  à  la  grecque,  et 
bégayant  de  pédantesques  tirades,  embarbuuillées 
de  mythologie  et  d'érudition.  On  sortait  du  Moyen 
âge  et  de  la  sacristie  triviale  des  Mystères;  la  Ri^- 
naissance  italienne  éblouissait  la  France;  un  vent 
de  paganisme,  venu  de  Florence  et  de  Rome,  fai- 
sait tourner  et  délirer  toutes  les  têtes.  Dès  que  la 
Melpomène  antique  apparut,  elle  fut  adorée,  même 
sous  la  peau  d'âne  de  barbarie  gauloise  qui  tra- 
vestissait sa  noble  beauté.  —  «  Cléopâlre,  »  —  ra- 
conte le  vieux  Pasquier,  —  «  fust  jouée  devant  le 
»  roy  Henri  II,  avec  du  grands   applaudissements 


DIDON   ET  CLÉOPATHE.  20T 

»  de  toute  sa  compagnie,  et,  depuis  encore,  au 
»  collège  de  Boncourt,  où  toutes  les  fenestres  es- 
»  toient  tapissées  d'une  infinité  de  personnages 
»  d'honneur,  et  la  cour  si  pleine  d'escholiers  que 
»  les  portes  du  collège  regorgeoient.  Je  le  dis 
y>  comme  celuy  qui  y  estoit  présent,  avec  le  grand 
»  Tournebus  (Turnèbe),  en  une  mesme  chambre.  Le 
»  roy  donna  à  Jodelle  cinq  cents  escus  de  son  espar- 
»  gne,  et  lui  fist  tout  plein  d'aultres  grâces,  d'autant 
»  que  c'estoit  chose  nouvelle,  et  très  belle,  et  très 
»  rare.  » 

Ce  ne  fut  pas  tout;  après  la  représentation,  Ron- 
sard, Baïf,  Rémi  Belleau,  Jean  de  la  Péruse,tous  ies 
coryphées  de  la  Pléiade,  emmenèrent  Jodelle  à  Ar- 
cueil,  pour  fêter  son  succès  dans  un  banquet  poétique. 
Un  bouc  se  rencontra  sur  la  route  ;  on  ceignit  ses 
cornes  de  lierre,  on  l'entraîna  dans  la  salle  du  festin, 
et  on  l'offrit  en  prix,  selon  le  rite  antique,  au  poète 
victorieux.  Ronsard  a  chanté  cette  ovation  païenne 
dans  un  dithyrambe  à  la  Pompe  du  Bouc  de  Jo- 
delle, poète  tragique.  L'enthousiasme  y  tourne  au 
délire  :  c'est  le  trépignement  d'un  Satyre,  dansant 
autour  de  l'autel  restauré  de  Bacchus.  Les  fumées 
de  l'antiquité  montent  au  cerveau  du  poète  ;  il  y 
voit  trouble,  il  y  voit  double:  il  confond  Paris  avec 
Athènes,  Jodelle  avec  Sophocle,  et  le  petit  vin 
d'Arcueil  avec    le   sang   du    dieu,   ruisselant    des 


208  LE  THEATRE  MODERNE. 

grappes  écrasées  entre  les  mains  des  bacchantes. 
Chaque  strophe  se  termine  par  le  cri  frénélique 
qu'elles  poussaient,  dans  leurs  courses  échevelées, 
à  travers  les  gorges  et  les  forêts  du  Taygète  : 

Tout  ravy  d'esprit,  je  forcone  ; 
Une  nouvelle  erreur  me  mène, 
D'un  saut  de  course,  dans  les  bois. 

lach  !  lach  :  j'oy  la  voix 
Dos  plus  vineuses  Thyades; 
Je  vois  les  folles  Blonatles, 
Dans  les  antres,  trépigner, 
Et  de  serpents  se  peigner. 

lach!  lach!  Evohôl 

Evohé  !  iacli  !  iach  1 

Relisez,  aujourd'hui,  ces  tragédies  qui  inspiraient 
de  si  fanatiques  bacchanales  :  l'Evuhé  de  Ronsard 
expirera  sur  vos  lèvres  en  longs  bâillements.  Vous 
n'y  trouverez  que  les  pastiches  d'un  écolier,  (|ui 
parle  grec  et  latin  avec  l'accent  de  la  place  xMau- 
bert  ;  les  déclamations  de  Sénèque  et  les  élégies 
du  quatrième  livre  de  VEnéide,  calquées  à  la  vitre, 
losangée  de  plomb,  d'une  croisée  gothique.  On  croit 
entendre  le  Janotus  de  Bragmardo,  de  Rabelais, 
haranguant  les  Muses. 

La  comédie  d'Eugène  a,  du  moins,  la  valeur  d'un 
tableau  de  mœurs.  C'est  une  satire,  dans  le  goût 
des  histoires  galantes  de  Brantôme,  à  la  fois  raffi- 
née et  grossière,  cynique  et  subtile.  Elle  exhale 
cette  corruption  parfumée  à  l'itahenne,  du  temps 


EUGENE.  209 

des  Valois,  qui  rappelle  les  gants  et  les  flacons 
préparés  par  leurs  empoisonneurs  florentins.  Le 
héros  de  la  pièce  est  un  moine,  mais  nullement 
poussé  au  burlesque,  comme  ceux  des  contes  et  des 
fabliaux.  Eugène  est  un  abbé  voluptueux  et  fin,  à 
la  ceinture  relâchée  et  aux  sandales  de  sultan,  béa- 
tement confit  dans  les  délices  d'une  grasse  opu- 
lence. Il  est  l'amant  d'Alix,  la  femme  d'un  bour- 
geois débonnaire,  tremblant  sous  sa  crosse  sei- 
gneuriale, comme  un  bélier  qui  baisse  les  cornes 
sous  la  houlette  de  son  pâtre.  Arrive  de  l'armée 
un  ancien  poursuivant  d'Alix,  nommé  Florimond, 
capitan  querelleur,  qui  ne  parle  qu'en  brandissant 
sa  rapière.  Mais  l'abbé,  secondé  par  son  chape- 
lain, messire  Jean  (lequel  joue,  sous  le  froc,  le  rôle 
que  les  Scapin  et  les  Mascarille  joueront  plus  tard 
sous  la  cape),  fait  si  bien  qu'il  apaise  le  soldat  en 
le  mariant  à  sa  sœur  Hélène,  et  s'installe  en  maî- 
tre et  seigneur  dans  la  maison  du  mari.  —  «  Il 
faut»,  lui  dit-il. 

Il  faut  maintenant  qu'entre  nous 
Tout  mon  penser  je  te  décèle. 
J'aime  ta  femme,  et,  avec  elle, 
Je  me  couche  le  plus  souvent  ; 
Et  je  veux  que  doresnavant 
J'y  puisse  sans  soucy  coucher. 

GUILLAUME. 

Je  ne  vous  y  veux  empesclier, 
Monsieur;  je  ne  suis  point  jaloux, 

m.  14 


210  LE  TnÉATRE   MODERNE. 

Et  principalement  do  vous. 
Je  meure  si  j'y  nuy  en  rien  1 

EUGÈNE. 

Va,  va,  tu  es  homme  de  bien.... 

Cette  satire  éhontée  est-elle  la  peinture  ou  la  ca- 
ricature des  mœurs  monacales  de  l'époque?  Quoi 
qu'il  en  soit,  nous  voilà  loin  des  licences  naïves  du 
Moyen  âge.  La  comédie  de  Jodelle  est  déjà  rompue 
à  toutes  les  roueries  du  vice  cultivé.  La  figure  de 
l'abbé  a  le  mol  embonpoint  et  l'épicuréisme  spiri- 
tuel des  cloîtres  pantagruéliques  de  la  Renaissance. 
Écoutez-le  plutôt  s'arrondir  dans  son  égoïsme,  et 
psalmodier,  en  rimes  nonchalantes,  les  béatitudes 
prolanes  de  son  abbaye  : 

En  tout  ce  beau  rond  spacieux 
Qui  est  environné  des  cieux, 
Nul  ne  garde  si  bien  en  soy 
Le  bonheur,  comme  moy  en  moy. 


Les  rois  sont  sujets  à  l'cmoy 
Pour  le  gouvernement  des    erres  ; 
Les  nobles  sont  sujets  aux  guerres. 

Le  marchand  est  serf  du  danger 
Quon  trouve  au  pays  étranger; 
Le  laboureur,  avecque  peine, 
Presse  ses  bœufs  parmy  la  plaine; 
L'artisan,  sans  fin  molesté, 
A  peine  fuit  la  pauvreté. 
Jlnis  la  gorge  des  gens  d'Église 
N'est  pointa  autre  joug  soumi'^ft 
Sinon  qu'à  raignarder  soy-mCinc. 
N'avoir  horreur  de  ces  extrômc- 


LE    LAQUAIS.  2il 

Entre  lesquels  sont  les  vertus, 
Être  bien  nourris  et  vêtus, 
Être  curés,  prieurs,  chanoines. 
Abbés,  sans  avoir  tant  de  moines 
Comme  on  a  de  chiens  et  d'oyseaux  ; 
Avoir  les  bois,  avoir  les  eaux 
Des  fleuves,  ou  bien  des  fontaines  ; 
Avoir  les  prés,  avoir  les  plaines  ; 
Ne  recognoistre  aucuns  seigneurs. 
Fussent-ils  de  tout  gouverneurs. 

On  croirait  voir  \è  prieur  de  l'abbaye  de  Thélème, 
assis  sous  sa  treille,  et  dégustant,  à  petites  gorgées, 
le  vin  de  ses  vignes. 

A  vingt  ans  de  distance,  de  Joclelle  à  Larivey,  le 
progrès  est  déjà  sensible.  Ce  chanoine  de  l'église 
collégiale  de  Troyes  en  Champagne  peut  passer  pour 
un  ancêtre  direct  et  légitime  de  Mohère.  Ses  comé- 
dies, traduites  ou  imitées  de  l'italien,  ofFrent  un  sa- 
voureux mélange  d'esprit  toscan  et  de  verdeur  gau- 
loise. On  les  dirait  filles  du  Panurge  de  Rabelais  et 
d'une  courtisane  de  Machiavel.  Les  personnages  qui 
les  remplissent  ont  les  traits  saillants  et  hauts  en 
couleur  des  masques  du  théâtre  antique;  ils  crient 
comme  eux,  dans  un  porte-voix,  leur  ridicule  ou  leur 
vice.  Aucune  nuance,  aucune  réticence,  pas  une  de 
ces  gazes  à  plis  redoublés,  sous  lesquels  l'art  moderne 
enveloppe  les  sujets  scabreux;  mais  des  intrigues 
d'alcôve  toutes  crues  et  toutes  vives,  des  types  et 
des  métiers  de  nuit  Dortés  au  grand  jour.  Ce  ne  sont 


212  LE  THÉÂTRE  MODERNE. 

pas  seulement  les  cris  de  Lucine,  comme  dans  la 
comédie  de  Piaule,  ce  sont  ceux  de  Vénus  qu'on  en- 
tend souvent  derrière  la  coulisse. 

La  cheville  ouvrière  des  comédies  de  Larivey  est 
l'entremetteuse.  Le  lliéàlre,  au  seizième  siècle,  ne 
craignait  pas  de  faire  voler,  autour  des  chandelles 
de  sa  rampe,  cette  chauve-souris  de  l'amour.  Dans 
presque  toutes  les  pièces  du  joyeux  chanoine,  rôde, 
d'un  pas  oblique,  une  ignoble  vieille  qui  brocante 
les  mariages,  rapproche  les  amants  et  manigance 
l'adultère.  L'araignée  tisse  le  lit  nuptial  des  papillons 
amoureux.  La  Macette  de  Régnier  prend  du  moins 
la  peine  d'assaisonner  ses  vilains  conseils  de  sima- 
grées et  de  patenôtres  : 

Son  œil  tout  pénitent  ne  pleure  qu'eau  bénite^. 

Les  Béates  de  Larivey  n'y  mettent  pas  de  façons  ; 
elles  tiennent  boutique  d'affaires  véreuses,  et  y  ac- 
crochent carrément  l'enseigne  de  leur  profession. 
Écoutez  plutôt  la  Guillemette  de  sa  comédie  du 
Laquais  : 

«  Enfin,  qui  est  accoutumée  à  faire  plaisir  ne  s'en  peut 
garder...  Maintenant  que  je  suis  cassée,  j'ayde  un  chacun 
de  mon  conseil.  Qui  fait  ce  qui  peut  doit  estre  excusé.  Il  ne 
me  faut  ores  mettre  en  jeu  pour  faire  la  monstre  des 
belles,  car  je  suis  désormais  défleurie  ;  mais,  pour  per- 
suader quelque  bonne  affaire,  j'en  sortiray  à  bout,  aussi 
bien  qu'une  autre;  et,  toute  vieille  que  vous  me  voyez,  je 


LA   VEUVE.  213 

sçay,  par  la  grâce  de  Dieu,  faire  beaucoup  de  choses!..  Il  n'y 
a  qu'une  Guillemelte  au  monde.  —  Vous  en  riez  ?  Si  n'en 
pensez-vous  pas  pourtant  moins.  Vous  aurez  quelque  jour 
affaire  de  moy:  ne  vous  souciez....  Mais  laissez-moy  aller 
porter  mes  lettres.  » 

Les  courtisanes  de  Larivey  ne  sont  pas  moins 
franches  ;  nos  hypocrisies  modernes  leur  sont  incon- 
nues. Elles  ne  jouent  ni  à  l'ange  tombé,  ni  à  la  Ma- 
deleine repentante.  C'est  voiles  dehors  et  années  en 
course,  qu'elles  jettent  le  grappin  sur  les  vieillards 
amoureux.  Ces  Sirènes-là  ne  craignent  pas  d'étaler 
leurs  pinces  et  de  montrer  leurs  nageoires.  —  Dans 
la  comédie  de  la  Veuve,  une  courtisane,  nommée 
Clémonce,  a  trompé  le  bonhomme  Bonaventure,  en 
se  faisant  passer  pour  sa  femme,  qu'il  croit  morte 
depuis  dix  ans.  Lorsque  sa  ruse  se  découvre,  elle 
ne  fait  même  pas  semblant  d'en  rougir,  et  se  justifie 
à  la  façon  de  Phryné  montrant  sa  gorge  nue  à  l'A- 
réopage ; 

«  Or  je  suis  découverte  et  confesse  ma  faute,  de  laquelle 
je  ne  vous  demande  pardon,  parce  que  c'est  le  mestier  de 
nous  austres  de  tromper  les  hommes,  comme  aux  juges 
chastier  les  meschants.  Nous  cherchons  les  usurper  et  nous 
donnons  en  proye  à  plusieurs,  afin  qu'ils  subviennent  aux 
frais  de  nostre  despence  ;  aprenant  de  la  souris,  qui  a  tou- 
jours deux  ou  trois  niches,  afin  que  si  on  en  bouche  l'une, 
elle  se  sauve  par  l'autre...  Nous  achetons  tout,  fors  le  jour 
et  la  nuit;  tellement  que  personne  ne  se  plaint  de  nous, 
parce  qu'aucun  n'est  contraint  venir  en  nos  maisons.  Mais 
qui  y  vient,  il  voit  écrit  sur  la  porte,  que  nous  ressemblons 


214  LE   THE  AT»  E  MODERNE. 

la  louve  qui,  ne  pouvant  tondre  la  brebis,  l'escorche.  Je  vous 
prie  de  me  rendre  ce  que  j'ay  despeiidu  en  ceste  menée  , 
car,  outre  que  j'ay  orné  et  repoly  la  maison,  je  vous  ay  fait 
bonne  table  pour  vous  rcschauffer  en  l'amour;  car,  comme 
il  est  nécessaire  que  l'oyseleur  despense  en  apas  et  gluaus, 
devant  qu'il  prenne  les  oyseaux,  ainsi,  au  commencement, 
nous  abandonnons  tout  aux  hommes,  afin  que,  pensant 
que  nous  les  aymons,  ils  ne  se  donnent  garde  du  piège  que 
nous  leur  dressons.  » 

Que  dites-vous  de  l'amende  honorable?  Yoilà  ce 
qui  s'appelle  mettre  bas  le  masque  et  montrer  le  des- 
sous des  cartes.  —  Le  bon  Bonaventure,  attendri 
par  ce  discours,  lâche  six  écus  pour  les  frais  de  la 
ratière  tendue  pour  le  prendre.  Ce  n'est  pas  payé! 

Tous  les  personnages  de  ce  curieux  répertoire  sont 
de  ce  relief  et  de  cette  couleur.  On  y  rencontre,  à 
l'état  de  vie,  lançant  par  leurs  évents  des  flots  de  ci- 
tations grecques  et  latines,  ces  mastodontes  du  pé- 
dantisme,  issus  du  chaos  des  vieilles  universités, 
dont  on  contemple  avec  stupeur  les  poudreux  sque- 
lettes, échoués  sur  de  grands  bancs  d'in-folio  :  créa- 
tures informes,  nées  des  amours  d'une  grammaire 
syriaque  et  d'un  lexique  hébraïque  ;  animaux  féroces 
et  rébarbatifs  qui  se  livraient  parfois,  à  propos  d'une 
racine  grecque  ou  d'un  vers  punique,  des  batailles 
d'extermination. 

Aujourd'hui  que  la  pédanterie  se  peigne  et  s'ha- 
bille, on  prendrait  volontiers  pour  des  créatures 
apocryphes  les  crasseux  sycophantes  que  Larivey 


LES   ŒUVRES    DE    LA.RIVEY.  215 

met  en  scène;  mais  toutes  les  comédies  du  temps 
nous  confirment  leur  existence.  Il  n'en  est  guère 
où  le  Pédant  n'apparaisse,  avec  son  jupon  noir, 
sa  perruque  de  travers,  ses  petites  jambes  mal 
couvertes  dans  des  bas  roulés  en  spirales,  ses  besi- 
cles qui  lui  font  les  yeux  du  hibou  de  Minerve,  et  sa 
figure  tachée  d'encre,  dont  les  rides  ressemblent  à 
des  cornes  faites  aux  pages  d'un  livre  ennuyeux.  Le 
cuistre  se  mêle  de  galanterie  entre  ses  classes  ;  son 
latin  descend  souvent  à  la  cuisine,  pour  cajoler  la 
servante.  Yoici  en  quel  style  macaronique  Larivey 
lui  fait  conter  fleurettes  à  la  Gothon  dont  il  est  féru  : 


«  Pulcherrima  mulier  et  coîumba  speciosissima!  donnez  per- 
mission et  pardonnez  à  moy,  homme  de  mérite,  si  ores  je 
me  monstre  tant  hardy  et  impudent,  qu'ayant  mis  à  part 
toute  honte  et  verecondie  digne  d'un  homme  libre,  je  viens 
vous  assaillir  à  l'impourveu,  leluti  lupus  tonsibilempecoram... 
Nam,  à  ce  faire,  j'ay  esté  contrainct  par  ce  furcifer,  nud, 
aislé  et  pharétré  enfant  de  cette  déesse  qu'on  nomme 
Vénus;  lequel,  avec  un  de  ses  traicts,  m'a  transvertébré 
ceste  poitrine,  amoris  vestri  causa.  Donc,  par  vos  cheveux 
plus  que  dorés,  par  vostre  front  plus  qu'argenté,  par  vos 
joues  plus  que  rouges,  par  vos  lèvres  plus  que  vermeilles, 
per  totam  denique  speciem  de  vostre  corps,  je  vous  prie  et 
supplie  (per  Castorem  etPollucem  obtestor!)  que  veuillez  et 
disposiez  d'estre  contente  de  me  recevoir  en  vostre  faveur, 
afin  que,  comme  un  marinier,  lequel  estant  hinc  iîluc  jac- 
tatus  des  fluctuantes  ondes  de  l'amoureuse  mer,  je  puisse 
tandem  conduire  ceste  fresle  nacelle  au  désiré  port  de  vos 
amoureux  bras,  vous  affirmant,  jurejurando,  qu'en  cou- 
rage vous  me  trouverez  un  autre  Hector,  en  valeur  un  autre 


216  LE  THÉÂTRE  MODERNE. 

César,  en  doctrine  un  aulre  Diogène,  et  en  bont^  un  autre 
Galon  !  » 

C'est  l'Amour  en  bonnet  carré,  passant  sa  thèse,  à 
genoux  sur  un  dictionnaire,  et  trempant  ses  flèches 
dans  un  encrier. 

VEscomifleur  n'est  pas  d'un  moins  énorme  co- 
mique. Imaginez  le  parasite  antique,  retrempé  dans 
les  marmites  du  Pantagruel,  la  ripaille  incarnée,  l'in- 
digestion faite  homme,  le  pique-assiette  muni  du  bec 
et  du  gésier  de  l'oiseau  de  proie,  quelque  chose 
comme  un  bâtard  de  Gargantua,  cherchant  fortune 
dans  les  rôtisseries.  11  mord,  il  tord,  il  dépèce,  il  en- 
gloutit, il  avale,  il  jette  les  abois  de  la  faim  canine. 
Lorsqu'il  parle,  on  croirait  entendre  un  ventriloque 
alTamé  : 

«  0  le  brave  homme  que  le  sei^ineur  Ambroise!  Ce  vilain 
avoit  préparé  un  banquet  pour  faire  nopces.  Comme  je  m'y 
suis  guédé !  Comme  l'alaine  me  flaire  bon!  Nous  avions, 
d'entrée  :  la  fricassée,  le  poulet  en  potage,  le  bizet  aux  choux, 
la  caille  sur  l'assiette,  et  le  gros  coq  d'Inde,  tout  farcy  de 
clous  de  girofle,  et  si  tendre  qu'il  avoit  les  os  plus  douil- 
lets que  la  coste  d'une  feuille  de  chou.  Itew,  marchait  après  : 
une  grosse  poitrine  de  veau,  les  chapons,  perdrix,  le- 
vrault,  lapereaux  en  croix,  et  pigeonneaux  qui  rendaient 
une  si  bonne  odeur,  qu'ils  eussent  esveiUé  l'appétit  aux  plu 
desgoutés.  Pour  l'issue,  nous  eusmes  popelin,  gâteau  feuil- 
leté, tarte  seiche,  force  fruits,  force  confitures... 

K  Je  vous  laisse  penser  comme  j'ay  galopé  des  mâchoires: 
j'en  escriniois  de  tous  coslés,  de  manière  que  j'ay  finalement 
esté  contraint  faire  trêve  avec  les  viandes,  tant  mon  menton 


LES   ŒUVRES    DE    LARIVE\.  217 

setoit  las  de  branler!...  Ainsi,  quand  le  hasard  me  vient,  je 
m'emplis  jusqu'à  la  gorge  ;  mais  cela  ne  dure  rien,  car  si  je 
dors  tant  soit  peu  après  le  repas,  je  fays  si  bonne  digestion, 
que  j'ay  l'appétit  plus  ouvert  qu'auparavant.  Pour  ce,  j'en- 
dure mille  poltronneries,  mille  injures  et  quelquefois  mille 
blessures...  Et,  en  effet,  je  ne  sache  qui  ay  meilleur  estai 
que  moy,  ni  qui  vive  plus  aysément.  Il  vous  semble  peut- 
estre  que  je  n'ay  rien  en  ce  monde.  Regardez-moy  :  quelles 
joues  sont  cela?  Si  je  n'avois  de  quoy  les  entretenir,  elles 
ne  seroient  si  enflées,  ni  mon  minois  tant  enluminé...  Que 
ne  suis-je  tout  de  ventre  I  Mon  Dieu  !  que  Nature  m'a  fait 
tort,  me  le  faisant  si  petit  !  Regardez  que  c'est  là!  Oh  !  que 
si  quelqu'un  vouloit  me  prester  le  sien,  comme  je  l'empli- 
rois  bien  et  à  bon  escient  !  » 

Quelle  abondance,  quelle  ampleur,  quel  gras  fumet 
de  \ictuailles!  Cela  fait  songer  à  un  banquet  de 
Jordaëns,  peint  en  pleine  pâte  et  cuit  dans  son  jus. 

La  Sorcière  joue  aussi  son  rôle  dans  les  comé- 
dies de  Larivey,  où  elle  se  montre  comme  une  va- 
riété de  la  Duègne.  Vers  cette  fin  du  seizième  siècle, 
le  serpent  de  la  sorcellerie,  longtemps  engourdi,  se 
redressa  sur  sa  queue,  et  se  remit  à  siffler  les  vieux 
airs  du  diable.  L'atmosphère  fut  tout  enfumée  de 
vapeurs  magiques.  C'était  le  temps  des  Médicis  et  des 
charlatans  venus  à  leur  suite  :  astrologues,  pipant  les 
étoiles  comme  les  dés  du  tapis  céleste  ;  nécromans, 
perçant  des  cœurs  de  cire  avec  les  épingles  de  Vénus  ; 
apothicaires  équivoques,  vendant  en  cachette  des 
philtres  et  des  poisons  :  l'amour  et  la  mort.  —  Aussi 
bien,  voici  la  vieille  il/eV/z^se,  de  la  comédie  du  Fidelle, 


218  LE   THÉÂTRE   MODERNE. 

qui  va  vous  débiter  le  prospectus  de  sa  pharmaci» 
diabolique  : 

«  Ma  chère  dame,  voicy  plusieurs  choses  qui  ont  la  puis- 
sanc?e  de  forcer  les  hommes  à  aimer  et  leur  donner  martel 
en  teste.  C'est  à  scavoir:  la  cervelle  d'un  chat,  la  corde  d'un 
pendu;  escrire  de  la  plume  d'un  pigeon,  d'un  corbeau  ou 
d'un  aigle,  sur  du  parchemin  vierge  de  veau  ou  de  che- 
vreau, certains  noms  et  caractères;  former  quelques  lettres 
sur  la  main  senestre,  avec  du  sang  d'un  oyson,  ou  d'une 
chauve-souris,  ou  d'un  lézard  ;  façonner  un  cœur  de  paste 
et  le  transpercer,  à  travers,  d'un  cousteau  à  manche  noir; 
faire  bouillir,  en  de  l'huyle,  des  cheveux  et  du  cambouy  des 
cloches;  tourmenter  les  grenouilles,  principalement  les 
vertes;  conjurer  les  rats  el  souris  et  les  nourrir  de  miel,  et 
infinité  d'autres  choses.  » 

Ce  théâtre  de  Larivey  est  plein  de  force  comique; 
les  originaux  y  abondent.  Le  style  est  la  verdeur  et  la 
franchise  même  ;  Molière  lui  a  fait  l'honneur  de  le 
piller  plus  d'une  fois.  Son  Harpagon  est  tiré  tout  vif 
de  la  comédie  des  Esprits.  Il  y  figure  sous  le  nom  de 
Séverin.  Mêmes  lamentations  et  mêmes  cris,  lors- 
qu'il a  perdu  sa  cassette  !  A  première  vue,  on  le  re- 
connaît. 

Le  théâtre  de  Larivey,  si  large  et  si  franc,  plein  de 
force  comique  et  de  gaieté  pittoresque,  est  pourtant 
surpassé  par  la  comédie  unique  qu'un  jeune  homme, 
Odet  (le  Turnèbe,  le  fils  de  l'illustre  érudit  qui  res- 
taura l'hellénisme  en  France,  écrivait  vers  la  même 
époque. 


LES   COiNTEiNS.  219 

Les  Contens  méritent  de  faire  date  dans  notre  lit- 
térature dramatique.  Pour  la  première  fois,  la  comé- 
die vraiment  française  apparaît.  Par  quelques  côtés 
encore,  elle  reste  engagée  dans  les  fils  de  Timbi  oglio 
italien,  mais  elle  s'y  meut  déjà  avec  une  originalité 
libre  et  souple  ;  elle  met  sur  pied  des  caractères  d'une 
ressemblance  étudiée  et  d'une  allure  soutenue.  A 
côté  de  figures  effrontées  ou  vulgaires,  des  person- 
nages respectables  font  entendre  un  sérieux  et  dé- 
cent langage.  Les  femmes  expriment  discrètement 
des  sentiments  délicats.  Avec  Odet  de  Turnèbe,  la 
société  polie  fait  sa  première  entrée  sur  la  scène. 

Le  style,  surtout,  charme  et  surprend,  d'abord, 
par  son  accent  naturel  et  sa  simple  aisance.  C'est  la 
prose  du  seizième  siècle,  abondante  et  copieuse 
encore,  mais  plus  légère  et  plus  transparente.  On  di- 
rait qu'elle  a  passé  par  un  premier  filtre  et  qu'elle  y 
a  déposé  sa  lie.  Dans  quelques  scènes,  vous  croiriez 
entendre  le  prélude  de  la  langue  même  de  Molière. 
Parfois  aussi  ce  sont  ses  personnages  que  cette  co- 
médie primitive  semble  nous  prédire.  —  Le  capi- 
taine Rodomont  raconte,  en  un  endroit,  ses  campa- 
gnes :  —  «  Je  vous  puis  assurer  que,  à  la  bataille 
»  deMoncontour,  d'un  seul  coup  donné  entaille  ronde, 
»  j'ai  coupé  deux  hommes  par  la  ceinture  :  vray  est 
»  qu'ils  n'estoient  armez  que  de  jaques  de  mailles,  et  de 
»  ceste  façon,  je  pense  avoir  fait  mourir  plus  de  qua- 


220  LE  THÉÂTRE  MODERNE. 

Jt  rante  hommes,  à  la  rencontre  de  Jarnac,  en  moins 

»  de  quinze  coups Pleust  à  Dieu  que  vous  eus.^iez 

»  esté  avec  moi  à  la  journée  de  Lépaulhe  !  Vous  m'eus- 
»  siez  veu  souvent  abbaltre  quatre  testes  de  Turcs 
»  d'un  seul  coup  d'c^pée!  »  — N'est-ce  pas  ainsi  que 
Jodelet,  un  demi-siècle  plus  tard,  racontera  ses  ex- 
ploits au  siège  d'Arras,  et  comment  il  y  emporta  une 
lune  tout  entière. 

Comme  dans  presque  toutes  les  comédies  de  l'épo- 
que, c'est  une  entremetteuse  qui,  dans  les  Contens, 
ourdit  la  trame  de  l'intrigue.  jMais  Odet  de  Turnèbe 
a  singulièrement  raffiné  ce  type  que  Larivey  ne  mon- 
tre qu'à  l'état  cynique.  La  vieille  Françoise  de  sa  co- 
médie offre  un  type  achevé  d'hypocrisie  libertine.  Elle 
se  garde  bien  d'accentuer  crûment  les  mauvais  con- 
seils qu'elle  donne  aux  jeunes  filles;  elle  les  souffle, 
elle  les  chuchotte;  c'est  en  le  délayant  d'eau  bénite 
qu'elle  leur  distille  son  poison.  Écoutez-la,  prê- 
chant en  trois  points  à  la  naïve  Geneviève,  qu'elle  fe- 
rait œuvre  pie  en  recevant,  à  Tinsu  de  sa  mère,  un 
amoureux  dans  sa  chambre  : 

«  Ma  mie,  en  ma  conscience,  je  ne  vous  conseille  rien  qui 
ne  soil  bon,  et  pouvez  bien  penser  qu'estant  sur  le  bord  de 
ma  fosse,  preste  de  rendre  compte  à  Dieu  de  ce  que  j'ay  fait 
en  ce  monde,  ne  vous  voudrois  induire  à  faire  chose  qui 
peust,  tant  soit  peu,  souiller  mon  âme  ou  la  vostre.  Car 
autant  vaut  celuy  qui  tient  que  celui  qui  escorche  !  La  de- 
mande de  Basile  qui  vous  a\ine  de  si  bon  cœur,  est  sainte, 


LES   NÉAPOLITAINES.  221 

juste,  raisonnable.  Vous  avez  ouy  dire  souvent  à  vostre  con- 
fesseur, comme  je  croy,  qu'il  faut  aymer  son  prochain 
comme  soy-mesme,  et  qu'il  faut  bien  garder  de  tomber  en 
ce  vilain  vice  d'ingratitude  qui  est  l'une  des  branches  d'or- 
gueil, lequel  a  fait  tresbucher  au  plus  creux  abisme  d'enfer 
les  anges  qui  estoient  les  plus  belles  et  les  plus  heureuses 
créatures  que  Dieu  eust  faites.... 

«  Ne  seriez- vous  pas  une  ingrate,  une  glorieuse,  une  outre- 
cuidée,  si  vous  ne  faistes  compte  des  justes  prières  deceluy 
qui  ne  voit  par  aultres  yeux  que  par  les  vostres?....  Je  m'en 
vay,  tout  de  ce  pas,  faire  dire  une  messe  du  Saint-Esprit, 
à  cette  fin  qu'il  luy  plaise  inspirer  vos  parents  à  vous  don- 
ner le  mari  que  méritez.  Avisez  de  faire  en  sorte  que  vous 
soyez  en  la  maison,  pendant  que  vostre  mère  sera  au  ser- 
mon, laquelle  j'entretiendray  le  mieux  que  je  pourray.  » 


Quelle  psalmodie  pateline  de  vieille  diablesse  ten- 
tant une  vierge  !  quel  ron-ron  de  chatte  de  sabbat! 
La  Macette  de  Régnier  ne  dira  pas  mieux. 

Les  Néapolitaines,  de  François  d'Amboise,  ren- 
trent dans  les  pastiches  italiens,  assaisonnés  de  gros 
sel  gaulois,  que  Larivey  excellait  à  faire.  Il  s'y 
trouve  pourtant  un  personnage  flambant  neuf  :  celui 
d'un  de  ces  Capitans  espagnols,  gonflés  d'orgueil  et 
redondants  de  jactance,  qui  secouent  si  comique- 
ment  leur  panache,  dans  les  pamphlets  de  l'époque. 
Don  Diéghos  fait,  dans  sa  fraise,  la  roue  d'un  paon 
Jans  ses  plumes.  Il  est  un  foudre  de  guerre  et  d'a- 
mour. Les  forteresses  et  les  femmes  capitulent,  à  sa 
première  sommation.  Il  enfile  les  cœurs  au  croc  de 


222  LE  TIlÉATRIi  MODERNE. 

sa  moustache,  cl  renverse  les  escadrons  au  vent  de 
sa  rapière  dégainée. 

—  «  As-tu  jamais  veu  painct  le  Dieu  Mars?  >» 
demande-t-il  à  Gaster  ïescornifleur^  qui  l'escorte 
dans  ses  algarades,  avec  une  servilité  goguenarde, 
't  —  Qui?  Mardi-gras?  »  —  «  Ha  1  ha  !  ha  I  »  —  «  Qui 
•)  donc  ?  Cekiy  qu'on  dict  le  dieu  des  batailles  ?  N'est- 
»  pas  cestuy-là  qui  est  pourlraict  en  une  médaille 
»  que  vous  portez  au  bonnet  ?  >>  —  «  C'est  luy-mesme, 
»  le  voylii  tout  faict.  »  —  «  Il  me  semble  bien  ain?i, 
«  comme  une  omelette  de  deux  œufs.  »  Ailleurs,  don 
Diéghos  raconte  sa  tournée  dans  une  église  où  il 
attendait  son  valet.  A  l'entendre,  on  dirait  qu'il  a  fait 
pied  de  grue  sur  un  piédestal  : 

«Je  crois  qu'il  s'approche  de  midi  :  Gaster  m'a  bien  faict 
attendre,  je  ne  sçai  qu'il  peut  tant  faire.  Si  ne  me  suis-je 
point  fasché  en  cette  grande  église  :  car  là  où  je  promenois, 
il  avoit  bonne  compaignie  de  femmes  qu'il  ne  fîdsoit  point 
mauvais  voir.  Leurs  dévolions  ont  esté  bien  courtes.  Je  leur 
faisûis  souvent  haucer  les  yeux,  et  peut  estre  le  coeur  ailleurs 
qu'aux  saincts  et  aux  sainctes.  Je  les  y  ai  encore  laissées  et 
pense  que,  tant  que  j'y  eusse  esté,  elles  n'en  fussent  jamais 
bougées.» 

Comme  dans  les  Contens  de  Turnèbe,  le  style  des 
Néapolitaines  se  distingue  des  comédies  précédentes 
par  un  tour  plus  net  et  plus  vif.  Le  dialogue,  qui  mar- 
che dans  les  pièces  de  Larivey  avec  une  ampleur  un 
peu  lourde,  circule  en  courant,  dans  la  sienne,  au 


LES    NÉAPOLITAINES.  223 

pas  accéléré  du  brio  scéniqiie.  —  Don  Biéghos,  pour 
n'en  citer  qu'un  exemple,  peste  et  maugrée  quelque 
part  contre  des  amis  qui  l'ont  mystifié  : 

«  — •  Voto  a  Dios  !  ils  s'en  repentiront  !  »  — 
«  Vous  en  avez  bien  le  moyen,  »  répond  Gaster.  — 
v<  Je  leur  couperay  bras  et  jambes.  »  —  u  Vous  ferez 
bien.  i)  —  <  Je  fracasseray  tout  1  »  —  «  Je  le  vous 
conseille.  »  —  «  Je  tailleray  tout  en  pièces  !»  —  «  Il 
n'y  a  ni  roy  ni  roc  qui  vous  en  sache  engarder.  » 
—  <(  Je  lui  oteray  tout  ce  que  lui  ay  donné.  )>  — 
«  C'est  la  raison.  » 

A  ces  répliques  de  valets,  qui  aiguisent,  en  l'entre- 
choquant, la  passion  du  maître,  vous  avez  reconnu 
une  des  escrimes  de  langage  dont  MoUère  jouera 
plus  tard  en  maître.  Scapin  aux  prises  avec  Léandre, 
Sganarelle  interpellé  par  Don  Juan,  ne  ferrailleront 
pas  autrement. 


CHAPITRE  II 

TABARIN 

I,  —  Tabarin   et  les   Tabarinades.  —  Adrien  de  Montluc.    (La 

Comédie  des  Proverbes.)  —  La  Comédie  des  Chayi^ons, 
par  un  auteur  inconnu.  —  Du  Peschier  écrit  la  première 
parodie  :  La  Comédie  des  Comédies. 

II.  —  La  Farce  de  maître  Pierre  Pathelin.  —  La  Farce  nouvelle 

du  Cuvier. 


I 


Quittons  un  instant  ces  premiers  essais  du  théâtre 
régulier  qui  lentement  se  fonde  et  s'achève,  pour 
nous  arrêter  devant  le  tréteau  de  Tabarin.  Ce  bouf- 
fon populaire  a  créé  la  farce  en  plein  vent,  inventé 
le  boniment,  improvisé  la  parade.  Le  théâtre  de  la 
Foire  a,  en  lui,  son  jovial  ei  burlesque  ancêtre.  Ho- 
mère appelle  le  mont  Ida  :  «  le  père  des  fleuves  «  ; 
on  pourrait  appeler  Tabarin  :  «  le  père  des  ruis- 
seaux ». 

Tabarin  était  le  pitre  du  charlatan  Mondor  :  ses 
drôleries  attroupaient  la  foule  autour  du  tréteau  de 
l'empirique,  qui,  pendant  les  entr'actes  de  ces  inter- 


TABARIN.  223 

mèdes,  débitait  ses  opiats  et  ses  panacées.  Ce  glo- 
rieux tréteau  se  dressait  sur  la  place  Dauphine,  en 
face  de  la  statue  d'Henri  IV,  et,  huit  ans  durant, 
de  1619  à  1626,  le  peuple  de  Paris  fit  cercle  à  l'en- 
tour,  avalant,  par  mille  bouches  béantes,  les  orvié- 
tans de  l'opérateur  et  les  lazzi  du  bouffon.  C'était 
une  affluence,  une  vogue,  un  succès,  dont  peuvent 
donner  l'idée  ces  jéréiuiades  qu'un  pamphlétaire  du 
temps  prête  aux  femmes  de  la  rue  Dauphine,  furieuses 
de  voir  leurs  maris  débauchés  par  ce  baladin  : 

«  Mon  mary  ne  bouge  de  ce  Tabarin  ;  je  suis  tout  le  jour 
sans  le  voir,  après  cette  belle  farce.  C'est  qu'il  faut  aller 
jouer  avec  d'autres  débauchez  comme  lui;  après  avoir  joué, 
il  faut  aller  à  la  taverne.  Tout  le  mal  vient  de  ce  beau 
chien  de  Tabarin.  Ce  n'est  que  depuis  que  ce  bel  homme 
est  arrivé  qu'on  a  esté  conlrainct  de  donner  des  arrests 
contre  les  filles  débauchées.  Et  d'où  pensez-vous  qu'estoit 
venue  l'épidesmie  de  l'an  passé  que  de  ce  beau  bouffon? 
On  s'eschtiuffoit  tellement  à  cette  place  Dauphine  que  l'air 
en  estoit  tout  corrompu.  Et  cela  a  été  cause  que  le  roy  a 
tant  demeuré  hors  de  Paris,  et  qu'avons  eu  tant  de  pau- 
vretés 1  » 

Qu'était-ce  donc  que  Tabarin?  On  n'en  sait  rieii  ou 
fort  peu  de  chose.  Les  farces  sont  restées,  Ihistrion 
s'est  évanoui.  Il  a  passé,  obscur  et  anonyme  comme 
un  masque.  Son  nom  même  n'est  qu'un  sobriquet 
tiré  du  manteau  itahen  —  tabar  —  dont  il  s'entor- 
tillait pendant  ses  parades.  De  sa  personne,  il  n'a 
laissé  qu'une  caricature,  mais  d'un  grossissement  si 

III.  13 


226  LE    THEATRE    MODERNE. 

monstrueux,  qu'il  est  difficile  d'y  démêler  un  portrait. 
A  en  croire  l'auteur  des  Inventions  Tabarini- 
ques,  Tabarin  avait  une  tête  allongée  en  pointe, 
comme  un  clocher  d'église,  des  cheveux  droits 
comme  les  dards  d'un  porc-épic,  un  nez  qui  pou- 
vait passer  pour  l'écrin  de  Bacchus,  et  une  bou- 
che fendue  jusqu'aux  oreilles,  «qui  eust  fait  peur  à 
»  deux  cents  pains  de  neuf  livres  ».  Son  chapeau 
était  célèbre;  il  le  pétrissait  comme  cire  molle,  et  le 
faisait  passer,  d'un  instant  à  l'autre,  par  toutes  les 
métamorphoses  qu'un  couvre-chef  peut  subir.  Entre 
ses  doigts  subtils,  ce  chapeau  mirifique  prenait 
l'expression  et  la  mobilité  d'un  visage.  Il  se  pava- 
nait d'un  air  triomphant,  il  s'arrondissait  comme  le 
capuchon  d'un  gros  moine,  il  se  carrait  comme  le 
bonnet  d'un  docteur,  il  grimaçait  comme  la  calotte 
difforme  qu'un  vieux  mendiant  tend  aux  cavaliers 
qui  passent,  du  bord  d'un  fossé.  Grâce  à  lui,  et  sans 
autre  déguisement,  Tabarin  apparaissait  «  tantosten 
»  courtisan,  tantost  en  porteur  de  charbon,  tantost 
»  en  meneur  d'ours,  tantost  en  serviteur  nouveau 
»  venu  des  champs,  tantost  en  coureur  de  poules 
»  maigres.  Bref,  »  —  ajoute  le  panégyriste  de  cette 
coiffure  fantastique,  —  «  ce  chapeau,  manié  et  re- 
»  tourné  par  son  maistre,  est  rempli  de  toute  sorte 
»  de  gayes  perfections,  au  contentement  de  tous 
»  ceux  qui  le  vont  voir.  » 


TABARIN.  227 

Quant  aux  farces  de  Tabarin,  la  poétique  en  est 
simple  ;  elle  régit  aujourd'hui  encore  tout  le  réper- 
toire des  tréteaux.  Tabarin  propose  à  son  maître  une 
question  burlesque  ;  le  maître  la  résout  par  une  expli- 
cation doctorale,  et  Tabarin  la  tranche  par  une  ca- 
lembredaine ou  une  gravelure  :  —  «  Quel  est  le  pre- 
mier né  de  l'homme  ou  de  la  barbe?  »  —  «  Quelle 
différence  il  y  a  d'une  échelle  à  une  femme?  »  — 
«  Pourquoi  on  fend  les  marrons  en  les  mettant 
cuire?  »  —  «  Qui  pourrait  refaire  les  signes  du  Zo- 
diaque, s'ils  étoient  tombés?  »  —  Vous  avez  la  note 
de  ces  coq-à-l'âne. 

Ce  qu'il  y  a  de  comique  dans  ces  rapsodies,  c'est 
ïa  gravité  d'CEdipe,  avec  laquelle  le  maître  essaie  de 
deviner  les  énigmes  du  sphinx  à  oreilles  d'âne  qui 
l'interroge.  Il  se  drape,  il  se  rengorge,  il  cite  ses 
auteurs,  il  remonte  au  déluge,  il  crache  du  grec  et 
du  latin,  tandis  que  l'autre  avale  des  étoupes;  puis, 
lorsque  sa  thèse  est  finie,  lorsque,  depuis  l'exorde 
jusqu'à  la  péroraison,  elle  a  passé  tous  les  grades, 
Tabarin  lui  donne  un  croc-en-jambe,  et,  de  !a  chaire 
doctorale,  la  fait  tomber  à  plat  sur  une  ordure  ou 
sur  une  bêtise. 


«  Mon  maistre,  —  dit  Tabarin,  —  j'entendois,  l'autre  jour, 
un  certain  quidam  qui  disoit  qu'il  voudroit  avoir  donné  cent 
escus  et  qu'il  fust  borgne. 

«Qui  sont  ceux  qui,  à  juste  titre,  peuvent  faire  ce  souhait?» 


228  LE    THÉÂTRE    MODERNE. 

Sur  quoi  le  Maître  invoque  Ilippocrate  et  com- 
mence ore  rotundo  : 

«  Il  faut  qu'un  homme  soit  grandement  hors  de  soi  pour 
avoir  cette  cupidité  dans  l'àme,  Tabarin  !  La  veue  est  un 
des  premiers  organes  du  corps,  et  la  plus  délicate  partie 
qui  y  soit,  pour  eslre  d'un  admirable  et  incroyable  struc- 
ture, où  l'autheur  de  l'Univers  a  enclos  ce  qu'il  avoit  de 
rare  et  d'excellent  dans  ce  monde.  Car,  soit  que  nous  con- 
sidérions les  deux  paires  de  nerfs  qui  tirent  leur  origine  du 
cerveau,  ou  que  nous  regardions  l'humeur  cristalUn  qui  est 
au  centre  de  l'œil,  et  la  tunique  qui  ressemble  à  la  toile  de 
l'araignée  qui  l'enveloppe,  etc.,  etc.,  nous  trouvons  qu'un 
homme  est  grandement  imprudent  de  souhaiter  la  perte 
inestimable  de  la  plus  belle  partie  qui  soit  en  lui.  » 

Quand  il  a  terminé  cette  démonstration  d'ocu- 
liste, Tabarin  lui  lance  à  brûle-pourpoint  cette 
tabarinade  : 

«  Les  hommes  qui  souhaitent  et  désirent  d'être  borgnes 
sont  les  aveugles.  Si  vous  ne  me  voulez  croire,  allez  au 
monastère  des  Quinze-Vingts;  je  m'asseure  que  vous  n'en 
trouverez  pas  qui  ne  désire  de  vous  voir  pendre.  » 

La  potence  joue  un  grand  rôle  dans  les  facéties 
de  Tabarin.  On  dirait  que,  de  la  place  de  Grève,  elle 
projette  son  ombre  sinistre  jusque  sur  son  joyeux 
tréteau  de  la  place  Dauphine.  —  «  Maître,  quel  est 
le  meilleur  jardinier  de  Paris  ?»  —  Le  maître 
trace  une  théorie  du  jardinage  à  perte  de  vue,  et 
conclut  que  c'est  chez  les  princes  qu'il  faut  s'adres- 
ser. 


TABARIN.  229 

«  Il  ne  faut  aller  chez  les  princes  pour  rencontrer  le 
meilleur  jardinier  de  Paris.  Vous  n'en  sauriez  trouver  de 
plus  expert  que  le  fils  de  maistre  Jean  Guillaume;  et  s'il 
vous  prend  un  désir  de  le  voir,  allez  vous-en  en  Grève. 
C'est  un  jardinier  extraordinaire  :  il  n'a  point  sitôt  planté 
un  arbre,  qu'au  bout  de  deux  heures  vous  y  voyez  du  fruit! 
Diable  !  c'est  une  mauvaise  chose  que  de  faire  des  cabrioles 
en  l'air,  et  quand  il  faut  qu'un  pauvre  homme  aille,  malgré 
soi,  faire  la  sentinelle  à  Montfaucon  et  garder  les  moutons 
à  la  clarté  de  la  lune....  » 

Ailleurs  encore,  il  fait  au  bourreau  cette  révé- 
rence ironique  : 

«  Entre  tous  les  mestiers  du  monde,  lequel  trouvez-vous 
qui  soit  le  plus  honorable,  mon  maître?  » 

Le  maître  opte  pour  la  peinture  et  soutient  son 
dire,  in  barharo  et  haralipion: 

«  Je  ne  le  trouve  pas  pourtant  le  mestier  le  plus  hono- 
rable, car  il  feroit  tort  à  celui  de  maistre  Jean-Guillaume. 
Par  ma  foi!  Je  croys,  pour  mon  regard,  que  son  mestier 
est  le  plus  honorable  de  tous  les  mestiers.  Car,  première- 
ment, quand  il  veut  travailler,  il  met  ses  beaux  habits,  et 
on  le  mène  dans  un  carrosse  à  deux  roues,  et  ce,  parmi 
une  grande  affluence  de  peuple  ;  et,  en  signe  de  plus  grand 
honneur,  quand  il  est  prest  d'achever  son  ouvrage,  chacun 
oste  son  chapeau.  Voulez-vous  trouver  un  mestier  plus 
honorable  au  monde  ?  » 

Un  des  soulFre-douleur  ordinaires  de  la  grosse 
plaisanterie  de  Tabarin  est  le  meunier  : 

Ce  bloc  enfariné  ne  lui  dit  rien  qui  vaille. 


230  LE    THEATRE    MODERNE. 

Chaque  fois  qu'il  le  rencontre,  il  se  bat  avec  lui, 
comme  Don  Quichotte  se  battait  avec  son  moulin. 

«  Mon  maître,  auriez-vous  bien  l'esprit  de  me  dire  quelle 
est  la  chose  du  monde  la  plus  hardie?  »  —  «  C'est  la  mort, 
Tabariii.  »  —  «  La  chose  la  plus  hardie  du  monde,  c'est  la 
chemise  d'un  meunier.  »  —  «  Pour  quelle  raison,  Tabarin?0 

—  «  Parce  qu'elle  prend,  tous  les  malins,  un  larron  au 
collet.  » 

Autre  guitare  : 

«  Me  diriez-vous  bien  quel  est  l'animal  le  plus  hardy  et 
le  plus  généreux  des  animaux?  »  —  «  Cela  est  hors  de 
doute,  Tabarin  ;  c'est  le  lion....  » 

Là-dessus,  le  Maître  entonne  une  description  du 
lion  à  faire  fuir  le  troupeau  de  moutons  qui  serait 
passé  sur  le  Pont-Neuf  pendant  sa  tirade. 

«  Vous  vous  trompez,  mon  maître  ;  je  ne  veux  pas  dire 
que  vous  avez  menti,  mais  cela  n'en  vaut  guère  mieux. 
L'animal  le  plus  hardy  qui  soit  au  monde,  c'est  l'asne  des 
meuniers,  parce  qu'il  est,  tous  les  jours,  au  milieu  des 
larrons,  et  toutefois  il  n'a  aucune  peur  !  » 

Tabarin  en  veut  aussi  aux  sergents,  aux  tailleurs 
et  aux  procureurs  ;  mais  la  pire  vengeance  qu'il  en 
tire  est  de  les  rouler  dans  la  farine  du   meunier. 

«  Mon  maître,  aiguisez  le  tranchant  de  vos  résolutions  ; 
je  m'en  vais  emmancher  la  serpe  d'une  subtile  demande  : 

—  Si  vous  aviez  enclos,  dans  un  grand  sac,  un  sergent,  un 
meunier,  un  tailleur  et  un  procureur,  qui  est-ce  de  ces 
quatre  qui  sortiroit  le  premier,  si  on  lui  faisait  ouverture?  » 


TABARIN.  231 

Le  Maître  gratte  jusqu'au  sang  son  front  magistral  ; 
il  en  tire  des  sentences  latines,  mais  pas  une  ré- 
ponse. Tabarin  a  pitié  de  lui. 

«  Je  vois  bien  qu'il  faut  que  je  vous  enseigne  ce  secret, 
mon  maître,  à  la  charge  que  vous  payerez  pinte.  Le  premier 
qui  sortiroit  du  sac,  si  un  sergent,  un  meunier,  un  tailleur 
et  un  procureur  estoient  dedans,  c'est  un  larron,  mon 
maître.  —  Il  n'y  a  rien  de  plus  asseuré  que  ce  que  je  dis  !  » 

Je  voudrais  citer  encore,  mais  Tabarin  est  dur 
à  la  citation.  Quand  on  parcouit  son  répertoire,  on 
marche  sur  des  choses  qui  ne  sont  pas  précisé- 
ment des  charbons  ardents.  C'est  le  valet  d'écurie 
de  Rabelais  que  ce  bouffon  hasardeux.  Il  remue  le 
fumier  à  la  pelle  ;  il  est  aussi  mal  embouché  que 
les  gargouilles  des  gouttières  gothiques  qui  vomis- 
sent de  l'eau  sale  à  jet  continu.  Qui  voudrait  le 
représenter  sur  son  tréteau  malsonnant  n'a  qu'à  se 
rappeler  les  Manneken-piss  des  fontaines  flaman- 
des. 11  appartient  à  l'espèce  de  ces  bas-boutïons 
qui  sont  les  chercheurs  de  truffes  de  l'esprit,  et 
dont  Yico  a  dit  avec  un  mépris  si  allier  :  «  Pour 
»  nous  montrer  que  ces  gens-là  sont  intermédiaires 
»  entre  l'homme  et  la  bête,  on  a  imaginé  les  S^- 
»  tyres  rieurs.  » 

La  Comédie  naissante  est  souvent  ignoble  ;  comme 
l'enfant,  elle  saht  ses  langes.  Avant  de  rire  des  tra- 
vers de  l'âme,  elle  rit  des  ignominies  du  corps.  Elle 


232  Lt    THE  AT  HE    MODERNE- 

n'apprend  la  pudeur  qu'en  revêtant  sa  robe  virile. 
Rien  de  plaisant,  d'ailleurs,  comme  l'indignation 
que  le  ]\laître  feint  d'éprouver  cliafiue  fois  que  Ta- 
barin  lâche  une  sottise  par  trop  incongrue.  11  rou- 
git, il  se  révolte,  il  réclame  l'indulgence  de  l'au- 
ditoire, il  accable  son  valet  de  pudibondes  invec- 
tives : 

«  0  le  gros  porc!  tu  es  toujours  fécond  en  vilenies!  0  le 
gros  vilain  elle  vrai  prototype  d'impudence!  »  —  «  N'avez- 
vous  point  honte  de  me  remplir  de  ces  discours?  »  —  «  A 
quoi  servent  les  galères,  que  tu  n'y  es  attaché  pour  tirer  la 
rame?  »  —  «  Faut-il  qu'incessamment  je  te  reprenne  de 
cette  licence  effrénée  que  tu  as  de  proférer  tant  de  vilaines 
paroles  et  tant  d'équivoques  !»  —  «  Je  vous  défends  de 
m'importuner  davantage  de  vos  folles  demandes.  » 

Sur  quoi  Tabarin  recommence  de  plus  belle,  et  le 
Maître  reprend  son  rôle  de  compère  bénévole  et 
scandalisé. 

Certes,  à  l'exhumation  de  ces  facéties  de  haute 
graisse,  les  délicats  se  sont  bouché  le  nez,  comme 
font  ces  personnages  de  Teau-forle  de  Rembrandt, 
penchés  sur  la  fosse  ouverte  d'où  l'on  tire  un  mort. 
Mais  ceux  qui,  comme  Montaigne,  aiment  du  vieux 
Paris  «  jusqu'à  ses  verrues  »;  ceux  qui  savent  qu'on 
a  trouvé  des  bijoux  antiques  dans  les  égouts  ro- 
mains, ne  craignent  pas  d'affronter  le  fumier  des 
Taharinades.  Les  joyaux  y  sont  rares,  mais,  en  re- 
vanche, le  sel  y  abonde    On  est  tout  surpris,  lors- 


TABARIN.  233 

qu'on  rôde  dans  ce  fumier,  de  s'y  rencontrer  pnr- 
fois,  nez  à  nez,  avec  Molière  et  La  Fontaine.  Tt'lle 
scène  de  Poquelin,  tel  apologue  du  Bonhomme  sont 
sortis  d'une  farce  deTabarin,  comme  la  perle  sort 
de  l'huître.  Le  sac,  dans  lequel  Scapin  enferme 
Géronle,  figure  dans  trois  ou  quatre  parades  de  la 
baraque  du  Pont-Neuf.  Voici  la  fable  du  Glmid 
et  de  la  Citrouille.  La  Fontaine,  en  maraude,  n'a 
eu  la  peine  que  de  la  cueillir. 

«  En  me  promenant  dans  le  jardin,  j'ay  aperceu  une 
grosse  citrouille  (par  ma  foy,  c'estoit  un  vray  tambour  de 
Suisse  !)  qui  estoit  pendue  en  l'air.  J'admirois  comme  la  Na- 
ture avoit  eu  si  peu  d'esprit  de  dire  qu'un  si  gros  Iruict  t'ust 
soutenu  d'une  si  petite  queue,  qui,  au  moindre  vent,  pou- 
voit  rompre.  »  —  «  Tu  accusois  la  Nature  de  ce  subject?  » 
—  «  Je  l'accusois  d'indiscrétion  ;  comme,  de  vray,  il  doit 
y  avoir  une  proportion  intev  sustinens  et  snHentum.  Mais, 
quand  j'ay  esté  plus  avant  dans  le  bois  q-û  est  à  l'autre 
extrémité  du  jardin,  j'ay  bien  changé  d'advis.  Par  la  mor- 
dienne,  j'estois  perdu  si  la  Nature  eust  faicl  autrement  !  Car, 
en  passant  par  dessous  un  grand  chesne,  j'entendis  chanter 
un  oyseau  qui,  par  son  doux  ramage,  m'arresta  tout  court  ; 
?î,  comme  je  vouiois  regarder  en  haut,  un  gland  me  tomba 
sur  le  nez.  Je  fus  contraint  d'avouer  que  la  Nature  avoit 
bien  fait,  car,  si  elle  eust  mis  une  citrouille  au  sommet  du 
chesne,  cela  m'eut  cassé  le  nez.  »  —  «  11  eust  faict  beau  te 
voir,  avec  ton  nez  en  écharpe,  boire  à  la  bouteille.  »  —  «  Je 
vous  jure,  par  les  Géorgiqiies  de  Virgile,  mon  Maistre,  que 
c'estoit  le  moyen  par  où  la  Nature  me  pouvoit  empescher 
de  porter  des  lunettes  en  ma  vieillesse  1  » 

On  voit  que   la  Folie  fait  quelquefois  l'aumône 
au  Génie.  Quoi  qu'il  en  soit,  jamais  fou  du  peuple 


234  LE    THÉÂTRE    MODF.RNE. 

ne  fut  plus  populaire  que  Tabarin.  Outre  son  audi- 
toire rustique  et  plébéien,  il  avait  ses  amateurs  et 
ses  sténographes  qui,  le  crayon  à  la  main,  recueil- 
laient, sur  leurs  tablettes,  tout  ce  qui  tombait  de 
sa  bouche  cynique.  C'est  ainsi  que  nous  ont  été 
conservés  ses  Dialogues,  jetés  au  vent  de  la  Seine. 
Ils  pourraient  prendre  pour  épigraphes  les  titres 
de  ces  deux  chapitres  de  Rabelais  :  —  «  Comment 
»  Pantagruel,  en  haulte  mer,  ouyt  diverses  paroles 
»  desgelées  !»  —  ^  Comment,  entre  les  paroles 
»  gelées,  Pantagruel  trouva  des  mots  de  gueule  !  » 
Tabarin  devint  bientôt  légendaire  ;  son  nom  ser- 
vit d'enseigne  à  toute  une  volée  d'opuscules  et  de 
libelles  drolatiques.  On  fit  de  lui  un  sorcier,  un 
tribun,  un  docteur.  On  l'envoya,  aux  enfers,  donner 
l'accolade  à  Rabelais  et  guérir  les  brûlures  des 
damnés  avec  son  onguent. 

«  Ce  fut  plaisir  quand  il  vint  mettre  en  vente  son  onguent 
pour  la  brusiure  ;  il  n'y  en  avoit  point  pour  les  laquais.  Vous 
eussiez  veu  chapeaux,  gants,  mouchoirs,  souliers  voler  sur 
le  théâtre,  parce  que  c'est  la  maladie  à  laquelle  ils  sont  plus 
subjets  en  enter  que  d'estre  bruslés.  Jamais  Tabarin  n'avoit 
esté  à  telles  festes  ;  il  ne  sçavoil  satisfaire,  seul  qu'il  estoit, 
tant  de  personnes...  Enfin  il  prit  congé  des  assistants  et  vint 
saluer  Rabelais,  qui  le  reçut  avec  un  fort  bon  visage,  bien 
qu'il  eust  assés  mal  au  cœur  de  l'avoir  veu  tant  emporter 
d'argent  en  si  peu  d'heures.  » 

Chaque  peuple,  chaque  époque  a  ainsi  son  bis- 


LA   COMÉDIE    DES    PROVERBES.  235 

trion  favori  :  Falstaff,  Pulcinelia,  Hudibras,  Kara- 
glieus,  Ulespiegel,  Pantalon,  La  Palisse,  Roque- 
laure,  Mayeux,  Prudhomme,  Calino.  Imaginaire  ou 
réel,  le  type  se  généralise  et  se  pétrifie  par  degrés. 
Il  arrive  à  rencontrer,  en  lui,  tous  les  traits  gouail- 
leurs et  satiriques  d'une  nation.  Comme  le  Pasquin 
de  Rome,  il  rit  de  sa  bouche  de  marbre  ébréchée 
par  le  temps,  au  rond-point  des  rues  et  des  carre- 
fours; et  chacun  vient,  en  passant,  coller  un 
ïambe  ou  une  épigramme  à  son  piédestal. 

Tabarin  eut  une  fin  tragique.  Son  tréteau  l'avait 
enrichi;  les  lazzi  que,  pendant  dix  ans,  il  avait 
jetés  à  la  foule,  étaient  retombés  en  pluie  de  dou- 
blons dans  son  escarcelle.  L'orgueil  le  tenta;  il 
acheta,  près  de  Paris,  une  terre  féodale,  s'y  in- 
stalla et  fît  le  seigneur.  Les  gentillâtres  des  environs 
s'indignèrent  de  ce  voisinage,  et,  un  jour,  dans 
une  chasse,  ils  tuèrent  le  bouffon,  comme  un  lièvre, 
au  coin  d'un  bois.  —  Poor  Yorick  ! 

Un  autre  curieux  morceau  est  la  Comédie  des 
Proverbes,  d'Adrien  de  Montluc,  seigneur  de  Cra- 
mait (1637),  ainsi  nommée  parce  qu'elle  en  con- 
tient deux  mille.  —  Deux  mille  proverbes,  gros 
et  gras,  crevant  de  trivialité  et  de  gaillardise;  une 
armée  de  Sanchos  Panças  qui  défilent!  Écoutez 
plutôt  ces  deux  valets,  à  table  : 


236  LE   THÉÂTRE   MODERNE. 

Aîaigre  :  «  Allons  à  la  soupe  et  daubons  des  mâchoires. 
Le  diable  s'en  pende!  je  me  suis  mordu.»  —  Philippin  : 
«  Tu  es  trop  goulu  ;  en  pensant  manger  du  bœuf,  tu  as 
mordu  du  veau.  » 

«  Et  toi,  tu  joues  déjà  des  badigoinces,  comme  un  singe 
qui  démembre  une  écrevisse.  Morbleu  !  quel  avaleur  de  pois 
gris!  Vraiment,  il  n'oublie  pas  les  quatre  doigts  et  le  pouce. 
Quel  estropiât  des  mâchoires  !  » 

«  T'étonnes-lu  de  cela  ?  Les  mains  ont  été  faites  avant  les 
couteaux.  Mais  que  manges-tu  là  en  ton  sac?  Je  crois  que 
tu  as  le  gosier  pavé.  » 

«  Tu  mets  ton  nez  partout.  Tiens,  tiens,  ne  te  fâche  pas, 
choisis?  Quel  niais  de  Sologne  !  Tu  te  trompes  à  ton  profit. 
Je  ne  te  trouve  point  tant  sot;  tu  aimes  mieux  deux  œufs 
qu'une  prune.  » 

«  Laissons  là  l'ivrognerie  et  parlons  de  boire.  Je  te  prie, 
haussons  le  gobelet;  nous  ne  boirons  jamais  si  jeunes.  Je 
sens  bien  que  c'est  trop  filer  sans  mouiller.  » 

«  Du  temps  du  roi  Guillemot,  on  ne  parlait  que  déboire; 
maintenant  on  n'en  dit  mot.  » 

«  Les  premiers  morceaux  nuisent  au  dernier.  » 


Ainsi  parle  celte  comédie  ventriloque.  C'est  une 
hotle  à  dictons,  ramassés  dans  les  carrefours  et 
sous  les  tables  des  cabarets.  Tous  ces  proverbes 
gaulois,  qui  viennent  du  Moyen  âge,  sont,  d'ailleurs, 
singulièrement  prosaïques.  Ils  résument  le  bon  sens 
mesquin  de  cette  bourgeoisie  narquoise  et  médio- 
cre qui  allait,  terre  à  terre,  son  petit  chemin,  entre 
le  clergé  et  la  noblesse,  entre  le  donjon  et  l'église. 
Us  vous  conseillent  de  vivoter,  de  vous  méfier,  de 
thésauriser,  de  rogner  des  liards.  Si  les  fourmis  et 


LA    COMEDIE    DCîs    l'IlOVERBES.  237 

les  colimaçons  parlaient,  ils  ne  tiendraient  pas  un 
autre  lansase  : 


•d"d^ 


«  Pierre  qui  roule  n'amasse  pas  de  mousse.  » 
<<  Robe  de  velours  éteint  le  feu  de  la  cuisine.  » 
'  Les  petits  ruisseaux  font  les  grosses  rivières.  » 
Mieux  vaut  encore  la  moitié  de  l'œuf  que  la  coquille 
intière.  » 

<  Haine  de  prince  signifie  mort  d'hommes.  » 
Il  Ce  n'est  pas  or  tout  ce  qui  luit.  » 
«  Trop  parler  nuit;  trop  gratter  cuit.  » 
«  Un  tiens  vaut  mieux  que  deux  tu  l'auras.  » 

Et  autres  sentences  propres  à  servir  d'enseignes 
aux  gagne-petit  des  vieilles  rues  mercières. 

Quelle  différence  avec  ces  proverbes  orienlaux, 
si  graves  et  si  poétiques,  qui  semblent  tombés  de  la 
barbe  odorante  du  roi  Salomon,  philosophant  avec 
la  reine  de  Saba  ! 


«  Sois  comme  le  bois  de  sandal,  qui  parfume  la  hache  qui 
le  frappe.  » 

«  Souvent  la  langue  coupe  la  tête.  » 

»  Si  ton  ami  est  le  miel,  ne  le  mange  pas  tout  entier.  » 

('  Ne  cherche  pas  ta  destinée,  elle  cherche  après  toi.  « 

«  Tant  que  tu  n'as  pas  prononcé  un  mot,  tu  règnes  sur 
lui,  mais,  dès  que  tu  l'as  prononcé,  tu  deviens  son  esclave.  » 

«  La  mère  d'un  homme  assassiné  dort,  mais  la  mère  d'un 
assassin  ne  dort  pas.  » 

«  Les  mules  ont  été  demander  des  cornes  et  elles  sont 
revenues  sans  oreilles.  » 

«  Quand  tu  es  enclume,  prends  patience  ;  quand  tu  es 
marteau,  frappe  droit  et  bien.  » 


238  LE    THÉÂTRE    MODERNE. 

L'Orient  frappait  en  paroles  d'or  son  antique  sa- 
gesse ;  le  Moyen  âge  monnayait  la  sienne  en  hillon. 

La  Comédie  des  Chansons,  d'un  anonyme,  n'est  pas 
moins  bizarre.  Le  ramage  y  tient  lieu  de  langage. 
C'est  moins  une  pièce  qu'une  volière,  où  les  person- 
nages, n'ayant  rien  à  dire,  chantent  et  s'égosillent, 
comme  des  moineaux  francs.  Au  refrain  sans  rime 
répond  le  couplet  sans  raison;  le  pont-neuf  jase  avec 
l'ariette,  et  la  roulade  donne  la  réplique  à  la  ritour- 
nelle. Écoutez  la  sérénade  du  Matamore  griffant  sa 
guitare  : 

Laquais,  pour  moi  toutes  les  dames 
Brûlent  d'incomparables  flammes  ; 
Mais  vainement,  pour  les  guérir, 
Elles  me  font  mille  prières... 
Ils  sont  bossus,  les  cimetières 
Des  dames  que  j'ai  fait  mourir! 

A  quoi  répond,  sur  sa  petite  flûte,  un  berger,  grand 
dénicheur  de  merles  et  grand  voleur  de  baisers  : 

J'aimeray  toujours  ma  Pbilis, 
Et  les  roses  et  les  lys 

De  sa  joue, 

Où  se  joue 
Le  petit  enfant  Amour, 
Qui  cueille  des  fleurs  à  l'entour. 

Pbilis  a  les  cbeveux  si  blonds 
Qu'ils  lui  couvrent  les  talons  ; 

Et  les  fées, 

DécoifTées, 
Portent  envie  aux  beaux  nœuds 
Dont  elle  estreint  mille  amoureux. 


LA    COMÉDIES   DES    COMÉDIES.  239 

Bref,  on  trouve,  dans  cet  immense  pot-pourri,  tout 
ce  qui  se  chantait  et  se  fredonnait  en  France,  vers 
l'année  1640,  à  la  cour  et  au  corps-de-garde,  dans  la 
hutte  des  bergers  ou  sous  le  balcon  des  Lucindes. 

La  Comédie  des  Comédies,  du  sieur  du  Peschier, 
(1639)  a  l'intérêt  d'être  la  première  parodie  qui 
ait  paru  sur  un  théâtre  en  France.  C'est  un  pastiche, 
moqueur  et  très  réussi,  de  la  manière  du  vieux  Balzac, 
ce  pédant  magistral,  sous  lequel,  comme  on  l'a  si 
bien  dit,  la  langue  française  doubla  sa  rhétorique. 
On  ne  pouvait  mieux  contrefaire  l'accent  grandiloque 
et  l'emphatique  allure  de  son  style,  dont  les  périodes 
défilent,  à  pas  cadencés,  comme  une  procession  de 
pédagogues  à  vastes  perruques  et  en  robes  à  longues 
queues  traînantes.  Yoici  comment  le  Docteur  —  un 
des  personnages  de  la  pièce  —  raconte  ses  voyages  : 

«  J'ai  esté  citoyen  de  plusieurs  républiques  ;  j'ai  veu  ces 
hautes  montagnes  qui  ne  veulent  pas  que  la  France  et 
l'Espagne  soient  à  un  mesme  maistre,  et  en  ay  passé  d'au- 
tres qui  ont  trois  hyvers  en  l'année,  et  dont  les  nsiges  ne 
fondent  jamais  que  dans  le  vin  d'Espagne  et  le  muscat. 
J'ay  logé  en  plusieurs  villes,  dont  les  murailles  sont  con- 
struites d'une  matière  aussi  précieuse  que  le  marbre  et  le 
porphyre,  et  qui  ont  des  rues  pavées  de  dieux  et  de  déesses 
de  l'antiquité,  et  des  allées  bordées  d'histoires  d'un  costé  et 
de  fables  de  l'autre.  J'ai  marché  sur  les  Césars  et  sur  les 
Pompées,  et  me  suis  promené  au  bord  de  ceste  rivière  sur 
laquelle  les  Romains  ont  faict  l'apprentissage  de  tant  de 
victoires,  et  ont  commencé  ce  grand  desseing  qu'ils  n'ont 
achevé  qu'aux  dernières  extrémités  de  la  terre.  » 


240  LE    THÉÂTRE    MODERNE. 

La  parodie  est  d'autant  meilleure  qu'elle  exagère 
à  peine  son  modèle.  Balzac  a  le  génie  du  pathos  : 
ses  moindres  billets  semblent  écrits  sur  le  marbre 
de  la  tribune  aux  harangues.  Il  demande  à  Clio  de 
lui  prêter  sa  plume,  pour  écrire  un  mot.  Rien  d'af- 
fecté d'ailleurs  :  il  est  sublime  de  naissance.  La 
littérature,  comme  l'histoire  naturelle,  a  ses  échas- 
siers. 


II 


Maître  Pierre  Pûtheli?i  est  VomTQQQ  capital  d'une 
httérature  qu'il  exprime  et  qu'il  résume  tout  entière. 
Le  quinzième  siècle  donne,  en  lui,  son  vivant  por- 
trait, et  l'esprit  gaulois  son  premier  chef-d'œuvre. 
Sa  raillerie  sonne  le  glas  définitif  d'un  monde  expi- 
rant. 

Un  siècle  avant,  déjà,  le  Moyen  âge  était  bien  ma- 
lade. Tandis  que  les  bardes  féodaux  poursuivaient, 
rêveurs  et  comme  enchantés,  autour  du  cycle  carlo- 
vingien,  leur  chevauchée  monotone,  les  poètes  popu- 
laires se  glissaientdans  la  vie  réelle,  et  ils  observaient 
malignement  ses  vices  et  ses  ridicules.  Le  Roman  du 
Renard  parodie,  de  haut  en  bas,  la  société  féodale. 
Le  clergé  même  subit  la  risée  des  contes  et  des  fa- 
bliaux. On  croit  encore,  mais  déjà  on  v-'enquiert,  on 


LA  FARCE   DE   PATHELIN.  241 

scrute,  on  distingue,  et,  tout  en  écoutant  dévotement 
la  messe  à  l'église,  on  regarde,  à  la  dérobée,  ce  qui 
se  passe  dans  la  sacristie. 

A  la  fin  du  treizième  siècle,  l'Age  héroïque  est  à 
son  déclin.  Son  idéal,  attaqué  par  l'ironie  et  par 
l'expérience,  s'écroule  lentement.  Les  grandes  vi- 
sions, qui  avaient  ébloui  et  ravi  les  âmes,  pâlissent 
comme  des  soleils  couchants.  Artus  et  Charlemagne, 
et  tous  les  grands  preux  assis  autour  de  la  Table 
Ronde,  n'apparaissent  plus  qu'à  l'état  de  douteux 
fantômes  :  le  chant  du  coq  gaulois  commence  à  les 
effacer.  La  Chevalerie  se  traînera  encore,  pendant 
deux  cents  ans,  avec  des  alternatives  de  réaction  et 
de  défaillance  ;  mais  le  défaut  de  son  armure  est 
trouvé,  la  raillerie  plébéienne  y  a  planté  son  dard. 
D'année  en  année,  la  plaie  va  s'élargissant.  Parfois 
encore  la  Chevalerie  remonte  son  grand  cheval  légen- 
daire ;  la  bête  galvanisée  fait  bien  quelques  pas  ;  mais, 
comme  la  jument  de  Roland,  elle  a  un  défaut,  celui 
d'être  morte;  et  bientôt  elle  s'abat  sous  son  cavalier. 

Lisez  Rutebeuf,  le  rude  poète  du  temps.  Plus  de 
grandeur,  aucun  enthousiasme.  Ses  complaintes, 
acres  et  tristes,  crient  la  médiocrité  et  la  décadence. 
L'une  d'elles  surtout  :  Le  Débat  du  Croisé  et  du 
Décroisé,  peint  admirablement  le  découragement  qui 
s'empara  du  Moyen  âge  dans  ses  derniers  jours.  C'est 
une  controverse  entre  deux  chevaliers,  sur  la  croisade 

I".  16 


242  LE    TnÉATRE    MODERNE. 

de  saint  Louis.  Le  Croisé  exhorte  son  frère  d'armes 
à  partir,  comme  lui,  pour  la  Palestine.  A  ses  graves 
et  pieux  conseils,  le  Décroisé  objecte  des  arguments 
prosaïques:  —  «Les  chiens  garderont-ils  ses  enfants? 
»  Ira-t-il  céder,  pour  quarante  sous,  cent  arpents 
»  de  terre?  On  peut  faire  son  salut,  en  restant  chez 
»  soi.  D'ailleurs,  la  mer  est  trop  profonde.  C'est  ut 
>•  mol  de  bonne  école  que  celui  qui  dit  :  Ce  que  tu 
»  tiens,  tiens-le.  »  Le  Croisé  répond  de  son  mieux- 
mais  ses  raisons  sont  froides,  son  appel  manque 
d'enthousiasme,  et  la  conversion  finale  de  son 
adversaire  ne  persuade  pas. 

Au  siècle  suivant,  la  poésie,  en  France,  se  dessèche 
et  se  rabougrit  tout  à  fait;  l'esprit  chevaleresque  s'en 
est  retiré,  la  roture  la  marque  de  son  sceau  vulgaire. 
Elle  dépose  la  cuirasse  pour  endosser  la  robe  doc- 
torale. Elle  devient  pédante  ou  narquoise,  gogue- 
narde ou  alambiquée.  Le  Romcm  de  la  Rose  inau- 
gure une  détestable  école  de  métaphysique  galanto 
et  d'allégories  compassées.  La  httérature  s'empri- 
sonne dans  les  formes  baroques  de  la  jurisprudence. 
Ce  ne  sont  qn'Enqiiêtes,  Arrêts  d'a?nour,  Débats, 
Plaidoyers,  Chatits  royaux.  Une  rhétorique,  artifi- 
cielle et  glaciale,  anéantit  toute  inspiration.  Les  meil- 
leurs poètes  du  temps  s'enveloppent  d'une  logoma- 
chie rebutante;  leurs  vers  ressemblent  aux  bouts- 
rimés  mécaniques  des  lauréats  de  la  Chine.  Quand  la 


LA  FAIJCE   DE  PATHELIN.  243 

sublime  Chanson  des  Trente  retentit  au  milieu  de 
cette  platitude,  il  semble  qu'on  entende  la  trompe 
de  Roland  résonner  au  milieu  des  criailleries  d'un 
loUège. 

Roland  se  meurt,  en  effet.  Au  quinzième  siècle, 
toute  grande  voix  s'est  tue.  L'Église  décline,  la 
Science  radote  sous  ses  vieilles  formules,  la  Politique 
est  traîtresse  et  fourbe.  Époque  ingrate  entre  toutes, 
âge  de  bassesse  et  de  ruse,  sans  idéal  et  sans  foi.  Son 
caractère  est  une  vile  finesse,  sa  physionomie  est  em- 
preinte d'une  laideur  matoise,  qu'on  retrouve  jusque 
dans  les  portraits  de  ses  personnages.  Ses  rois  eux- 
mêmes  ressemblent  à  des  échevins  couronnés.  Quelle 
morne  figure  que  celle  de  Charles  VII,  ce  roi  si 
amèrement  appelé,  par  l'Histoire,  le  bien  Servi\ 
triste  Sire,  que  les  effigies  et  les  chroniques  du  temps 
nous  montrent  traînant  ses  chausses  vertes,  ca- 
gneux, fourbu,  et  tout  «  méhaigné  de  ses  guerres  !  » 
Quelle  vilenie,  mêlée  au  génie,  sur  le  morose  visage 
de  Louis  XI  !  Le  grand  miracle  de  Jeanne  d'Arc  esf 
son  apparition,  dans  cette  basse  époque.  Elle  la  tra- 
verse,  incomprise,  comme  un  anachronisme  céleste. 
Entre  elle  et  ses  juges  de  Rouen  il  y  a  l'épaisseur 
d'un  monde,  l'écart  de  trois  siècles.  On  croit  voir 
une  Sainte  de  légende,  comparaissant  devant  le 
Grippeminaud  et  les  Chats-Fourrés  de  Rabelais. 

La  httérature  se  conforme  au  caractère  de  ce  siè- 


244  LE   THÉÂTRE    MODERNE. 

cle,  dont  Commines  a  rédigé  la  devise  dans  la  maxime 
finale  de  son  livre  :  «  Qui  a  le  succès  a  l'honneur,  t 
Charles  d'Orléans  et  Villon  à  part,  les  poètes  ne  font 
qu'aligner  machinalement  des  adages  et  des  lieux 
communs  prosaïques.  Malgré  toutes  les  nuances  que 
l'érudition  moderne,  armée  de  sa  loupe,  a  cru  décou- 
vrir dans  ces  rimeurs  monotones,  on  ne  distingue 
guère  l'un  de  l'autre  :  Crétin,  de  Molinet,  et  Eustache 
Deschamps,  de  Gringore. 

Mais,  en  revanche,  l'esprit  populaire,  jusqu'alors 
timiue  ou  contenu  par  une  trop  haute  atmosphère, 
^erme  et  bourgeonne  dans  toute  sa  verdeur.  Sa 
saison  est  venue,  son  milieu  trouvé;  il  fleurit,  comme 
dans  un  engrais,  sur  cette  vulgarité  qui  l'entoure.  Il 
y  développe,  terre  à  terre,  ses  qualités  de  verve  et 
de  malice,  d'observation  moqueuse  et  de  bon  sens 
goguenard.  Les  Cent  Nouvelles  Nouvelles  tirent  le 
conte  des  langes  du  fabliau,  et  le  portent,  dès  son 
premier  pas,  à  sa  perfection.  Les  Quinze  Joyes  du 
Mariage  donnent  un  modèle  de  satire  fine  et  naïve. 
Enfin  la  Comédie  naît,  comme  dans  une  crèche  gros- 
sière, sur  la  Table  de  marbre  de  la  vieille  Bazoche. 
Les  farces  abondent,  les  sotties  foisonnent,  saynètes 
ébauchées  et  souvent  informes,  mais  qu'illuminent, 
çà  et  là,  des  éclairs  de  génie  comique.  Puis,  un  beau 
jour,  sous  je  ne  sais  quelle  joyeuse  conjonction  d'é- 
toiles, une  farce  immortelle,  anonyme,  — proies  sine 


LA  FARCE  DE  PATHELIN.  245 

matre  creata,  — jaillit  de  ce  fatras  indigeste.  Maistre 
Pierre  Paihelin  monte  sur  la  scène  et  prédit  Molière. 

Encore  une  fois,  c'est  bien  un  chef-d'œuvre,  de 
genre  subalterne,  mais  incontestable.  La  verve  et  la 
réflexion,  la  sagacité  et  Thilarité,  l'étude  des  carac- 
tères et  l'entente  de  l'action  scénique,  rien  n'y  man- 
que de  ce  qui  fait  une  œuvre  vivante  et  durable.  Les 
contemporains  ne  s'y  trompèrent  pas.  Dès  qu'il  parut, 
Pathelin  devint  un  type  populaire.  Son  nom  entra 
dans  la  langue  et  y  est  resté.  Pathelinage  s  esi  joint, 
pour  peindre  l'hypocrisie,  à  tartuferie  et  à  papelar- 
dise,  ces  mots  fourrés  et  sournois,  qui  font  gros  dos, 
et  jouent  dans  le  dictionnaire  le  rôle  des  chats  dans 
la  maison. 

Les  grands  écrivains  du  seizième  siècle  traitèrent 
Maître  Pathelin  en  classique  gaulois.  Rabelais  en 
est  plein,  le  Moyen  de  parvenir  en  est  tout  farci  ; 
Marot,  comme  l'écolier  limousin  du  Pantagruel, 
parle  souvent  pathelinois  dans  ses  vers. 

M  Ne  vous  souvient-il  point,  —  dit  quelque  part  Etienne 
Pasquier,  —  de  la  response  que  fit  Virgile  à  ceux  qui  lui 
improperoient  l'estude  qu'il  employoit  en  la  lecture  d'En- 
nius,  quand  il  leur  dit  qu'en  ce  faisant  il  avoit  appris  à  tirer 
de  l'or  d'un  fumier?  Le  semblable  m'est  advenu  naguère 
aux  champs,  où,  estant  destitué  de  la  compagnie,  je  trouvay, 
sans  y  penser,  la  Farce  de  maistre  Pierre  Pathelin,  que  je 
leu  et  releu  avec  tel  contentement,  que  j'oppose  maintenant 
cet  eschantillon  à  toutes  les  comédies  grecques,  latines  et 
italiennes,  » 


24«  LE    THÉÂTRE    MODERNE. 

Plus  tard,  La  Fontaine  y  ramasse  la  fable  :  Le 
Renard  et  le  Corbeau,  tombée  du  bec  de  dame 
Guillemetle,  comme  le  fromage  de  celui  de  l'oiseau 
criard.  Le  Scapin  de  Molière,  cherchant  des  strata- 
gème-, va  en  consultation  chez  l'avocat  gothique. 
Les  paysans  de  Dancourt  ont  Agnelet  pour  ancêtre. 
Ce  petit  bouquin  de  haute  graisse  a  fécondé  tout  un 
coin  de  l'esprit  français  ! 

Avec  quelle  vérité,  dès  la  première  scène,  le  vieux 
poète  a  pourtrait,  pour  parler  sa  langue,  la  figure 
chafouine  et  vulpino  de  l'avocat,  en  quête  d'une  robe 
neuve  !  Quelle  odeur  de  chicane,  quelle  poussière  de 
greffe  il  exhale!  —  Et  le  drapier!  —  N'est-ce  pas  la 
bourgeoisie  duquinzième  siècle  incarnée,  le  marchand 
avaricieux  et  thésauriseur  des  vieilles  rues  mercières, 
assis  entre  son  aune  et  sa  chandelle,  et  guettant  le 
chaland,  à  travers  le  vitrage  crasseux,  losange  de 
plomb,  de  sa  noire  boutique?  Leur  premier  dialogue 
est  une  scène  de  haute  comédie.  Nous  y  rencontrons 
déjà  Molière,  qui  y  trouve  et  y  prend  son  bien.  Pathe- 
lin,  pour  amadouer  Guillaume,  se  vante  d'avoir 
connu  son  père  : 

«  Qu'étoit-ce  ung  bcn  marchand  et  sage  I  » 

Il  lui  demande  des  nouvelles  de  sa  tante  Laurence  : 

«  Que  la  vy-jo  belle, 
Et  grande,  et  droite,  et  gracieuse  ! 


LA   FARCE  DE   PATHELIN.  247 

Éraste  s'est  rappelé  cette  entrée  de  larron  en  foire, 
lorsqu'il  aborde  M.  de  Pourceaugnac,  en  iui  dénom- 
brant toute  sa  parenté  :  —  «  Madame  votre  tante, 
o  comment  se  porte-t-elle  ?  »  —  «  Elle  est  morte  de- 
»  puis  six  m-ois.  »  —  «  Hélas  !  la  pauvre  femme  !  Elle 
»  était  si  bonne  personne  !  »  —  Plus  loin  encore, 
lorsque  Pathelin,  tout  en  faisant  l'oraison  funèbre 
du  père  défunt,  manie  le  drap  qui  lui  tire  l'œil,  le 
caresse  avec  convoitise  et  s'écrie  avec  componction  : 

«  Que  ce  drap  icy  est  bien  faict  ! 
Qu'est-il  souef,  doulx  et  traictis  I  » 

On  se  rappelle  Tartufe,  tâtant  amoureusement  la 
robe  d'Elmire  : 

«  L'étoffe  en  est  moelleuse. . . . 
On  travaille  aujourd'hui  d'un  air  miraculeux.  » 

N'est-ce  pas  encore  un  trait  de  tartuferie  excel- 
lent, que  le  denier  à  Dieu  qu'il  paie  dévotement, 
avant  d'entrer  en  marché  : 

<i  Dieu  sera 
Payé  des  premiers;  c'est  raison  : 
Vecy  ung  denier  ;  ne  faison 
Piien  qui  soit,  où  Dieu  ne  se  nomme  1  » 

Toute  la  scène  du  marchandage  est  une  merveille 
d'astuce  stratégique.  Le  renard  de  la  fable,  évoluant 
autour  de  l'arbre  où  perchent  les  poulets  d'Inde  con- 
voités, n'est  ni  plus  souple,  ni  plus  prestigieux  que 


248  LE    THÉÂTRE    MODERNE. 

Pathelin,  tournant  autour  des  six  aunes  de  drap  qu'il 
veut  enlever  à  crédit.  Il  distrait  la  vieille  défiance  du 
marchand  par  toute  sorte  de  propos  en  l'air;  il  l'al- 
lèche par  le  fumet  de  l'oie  à  la  i)roche  qu'il  l'invite 
à  venir  manger  au  logis;  il  l'éblouit  par  la  monnnie 
de  singe,  qui  chatoie  perfidement  entre  ses  doigts 
subtils,  tachés  d'encre  et  graissés  d'épices.  Si  bien 
que  maître  Guillaume  lâche  enfin  le  précieux  paquet, 
que  l'avocat  emporte,  comme  s'il  avait  le  guet  à  ses 
trousses.  —  On  va  plaindre  le  drapier  leurré,  mais 
voyez-le  frottant  ses  mains  sèches,  râpées  par  le 
maniement  des  écus,  et  se  félicitant  d'avoir  dupé  son 
chaland  : 

«  lis  ne  verront  soleil  ny  lune, 
Les  escuz  qu'il  me  baillera. . . . 


Ce  trompeur-là  est  bien  bec  jaune, 
Quand,  pour  vingt  et  quatre  sols  l'aulne, 
A  prins  drap  qui  n'en  vaut  pas  vingt  !  « 


Car  tout  le  monde,  le  juge  excepté,  vole  plus  ou 
moins  dans  cette  farce  spirituellement  immorale  : 
quatre  fripons  sur  cinq  personnages.  Si  l'avocat  est 
le  voleur,  sa  femme  Guillemette  est  la  receleuse.  On 
voit  d'ici  son  œil  de  pie  serrant  dans  son  nid  la  ba- 
gue ou  la  fourchette  dérobée,  sa  bouche  serrée,  ses 
traits  durs  et  aigres,  dénués  de  toute  grâce,  tels  qu'on 
les  retrouve  dans  les  portraits  peints  et  sculptés  des 
bourgeoises  du  temps.  Digne  commère  de  ce  lin 


LA   FARCE  DE  PATHELIN.  249 

compère!  Si  le  ménage  fait  fortune  un  jour,  Quentin 
Matsys  pourra  en  faire  un  de  ces  couples  d'usuriers 
qu'il  a  représentés  si  souvent  :  mari  et  femme,  assis 
à  une  table  jonchée  de  monnaies,  et  penchant  paral- 
lèlement leurs  yeux  aigus,  leurs  nez  acérés,  sur  un 
registre  de  comptes  ou  sur  une  balance  chargée  de 
doublons. 

La  pièce  tourne  à  la  facétie  avec  Pathelin  contre- 
faisant le  mourant,  lorsque  le  drapier  vient  lui  récla- 
mer son  argent,  et  l'étourdissant  de  grimaces,  de 
cauchemars,  de  jargons,  jusqu'à  ce  qu'il  détale,  l'es- 
prit halluciné  et  l'intellect  à  l'envers.  Mais  les  bouf- 
fonneries de  Molière  sont  en  germe  dans  les  cocque- 
sigrues  du  vieux  poète  ;  c'est  l'étincelle  d'où  jailliront 
ses  fusées.  Des  traits  du  plus  fin  comique  se  mêlent, 
d'ailleurs,  aux  extravagances  de  la  scène.  Quoi  de 
plus  plaisant  que  dame  Guillemette  pinçant  le  bec  et 
faisant  la  prude  pour  éloigner  le  marchand  ? 

«  Sans  faute,  si  me  voulez  croire, 
Vous  yrez  un  peu  reposer  : 
Car  moult  gens  pourroient  gloser 
Que  vous  venez  pour  moy  céans. 

Quoi  de  plus  drôle  encore  que  l'ahurissement  de 
Guillaume  !  Il  finit  par  douter  de  sa  créance  même, 
ne  sait  plus  s'il  veille  ou  s'il  rêve  ;  son  drap  lui  fond 
sous  la  main.  Dans  ces  perplexités  obscures,  l'oie  pro- 
mise, rôtissant  devant  l'âtre  en  flammes,  lui  apparaît 


250  LE    THÉÂTRE    MODERNE. 

comme  un  point  de  repère,  et  il  s'y  raccroche  à 
tâtons. 

a  Et  maugrebieu!  suis-je  en  poiiict? 
Par  la  feste  Dieu  !  je  cuidoyc 
Encor...  Et  n'avcz-vous  point  d'oye 
Au  feu  ?  )) 

Ce  sont  là  autant  de  trouvailles  de  la  plus  franche 
gaieté,  du  meilleur  aloi.  Un  connaisseur,  s'il  y  en 
avait  de  ce  temps,  aurait  pu  crier  au  poète,  comme 
fit  à  Molière,  deux  cents  ans  plus  tard,  un  spectateur 
qui  assistait  aux  Pi^écieuses  Ridicules  :  «  Courage, 
Pathelin!  Voilà  la  bonne  comédie!  » 

Le  personnage  le  plus  original  de  la  pièce  n'est 
pourtant  pas  encore  en  scène.  Le  voici  qui  survient, 
empaqueté  dans  une  peau  de  bouc,  l'œil  torve  et  bas, 
la  bouche  ouverte  par  un  rictus  imbécile.  C'est  Agne- 
let, le  pâtre  brut,  à  peine  distinct  du  troupeau  qu'il 
mène.  Et  cette  bête  habillée  va  jouer  sous  jambe 
J'avocat,  le  juge  et  son  maître  :  le  bélier  attrapera 
les  renards.  Agnelet  se  renferme  dans  sa  bêtise, 
comme  sous  une  carapace  protectrice,  devant  le  dra- 
pier qui  vient  de  le  citer  en  justice  ;  il  n'entend  rien 
à  ces  griefs,  ne  sait  pas  ce  dont  on  l'accuse,  ni  ce 
que  lui  voulait  le  sergent  à  verge,  Ne  scay  quel  vestu 
de  rayé^  qui  lui  a  porté  son  assignation  : 

«  Il  m'a  parle  de  vous,  mon  maistre, 
Et  ne  scay  quelle  ajournerie  ; 


LA  FARCE  DE  PATHELIN.  251 

Quant  à  moy,  par  saincte  Marie! 
Je  n'y  entends,  ne  gros,  no  gresle.  » 

Mais,  avec  Pathelin,  Agnelet  soulève  son  masque 
stupide  ;  il  sait  qu'un  avocat  est  un  confesseur  qui  ne 
lefuse  jamais  l'absolution  à  l'argent  comptant,  et  il 
lui  avoue,  sans  vergogne^  les  hécatombes  qu'il  a  pra- 
tiquées dans  le  troupeau  de  son  maître  : 

0  Que  voulez-vous  que  je  vous  die? 

J'ay  cecy  tant  continue, 

J'en  ay  assommé  et  tué 

Tant,  qu'il  s'en  est  bien  aperçu.  » 

Mais  Agnelet,  en  paysan  qu'il  est,  a,  dans  les 
brouilleries  de  la  chicane,  la  confiance  du  sauvage 
dans  les  grimoires  de  la  sorcellerie  : 

«  Je  scay  bien  qu'il  a  bonne  cause; 
Mais  vous  trouverez  bien  tel  clause. 
Se  voulez,  qu'il  l'aura  mauvaise.  « 

La  scène  du  tribunal  est  célèbre  et  mérite  pleine- 
ment sa  réputation.  L'étonnement  de  Guillaume  re- 
connaissant son  voleur  dans  l'avocat  d'Agnelet  ;  la 
confusion  qu'il  fait  de  sa  bergerie  et  de  sa  draperie  ; 
les  deux  histoires  qu'il  embrouille,  dans  un  galima- 
tias chimérique,  de  brebis  années  et  de  draps  tués; 
le  juge  trépignant  dans  sa  chaire,  comme  un  diable 
dans  un  bénitier,  et  le  ramenant  à  ses  moutons  d'une 
voie  glapissante  ;  puis  Agnelet  qu'il  interroge,  et  qui, 
sur  la  leçon  que  lui  a  faite  Pathelin,  ne  répond  à  ses 


252  LE   THEATRE    MODERNE. 

questions,  que  par  un  Béé  chevrotant;  l'avocat  tra- 
duisant à  sa  guise  ce  bêlement  idiot,  déroutant,  par 
ses  arguties  divagantes,  le  drapier  affolé  déjà,  et  lui 
reparlant  bêtes  à  laines,  lorsque  celui-ci  réclame  son 
drap  escroqué  ;  le  juge  qui  s'irrite  de  plus  en  plus,  et 
finit  par  renvoyer  le  berger  absous,  le  drapier  au  dia- 
ble ;  tout  cela  compose  un  tableau  d'une  gaieté,  d'une 
vie,  d'un  mouvement,  d'un  éclat  comique,  que  Ra- 
cine, dans  ses  Plaideurs  même,  n'a  pas  surpassé. 

La  moralité  de  la  Farce,  c'est  le  disciple  en  four- 
berie, qui  en  remontre  à  son  maître  ;  c'est  Agnelet 
restant  sous  la  toison  dont  Pathelin  l'a  couvert,  et 
continuant  à  bêler,  lorsqu'on  lui  réclame  les  écus 
promis  : 

»  Béé  1  » 

—  «  Me  fais-tu  manger  de   l'oye? 
Maugrebieu  !  Ay-je  tant  vescu, 
Qu'un  bergier,  un  mouton  vestu, 
Un  villain  paillard  me  rigolle?  » 

—  «  Béé » 


—  «i  Par sainct  Jean  !  tu  as  bien  raison! 

Les  oysons  mènent  les  oyes  paistre. 

Or,  cuidois-je  estre  sur  tous  maisire 

Des  trompeurs  d'icy  et  d'ailleurs, 

Des  forts  coureux,  et  des  baiUeurs 

De  parolles  en  payement, 

A  rendre  an  jour  du  Jugement  : 

Et  un  bergier  des  champs  me  passe  I  » 


A  l'envisager  d'un  certain  côté.  Agnelet  prend  une 
physionomie  presque  redoutable.  Figure  de  Jacque- 


LA  FARCE  DE    PATHELIN.  253 

rie,  au  regard  oblique,  qui  rit  d'un  mauvais  rire,  dans 
sa  barbe  au  poil  hérissé.  L'ironie  bestiale  du  sau- 
vage s'y  mêle  à  l'air  méchant  de  l'esclave.  Elle  rap- 
pelle ces  rustres,  aux  pieds  de  faune,  qui  portent, 
sur  leurs  épaules  trapues,  les  corniches  des  vieilles 
cathédrales.  Ils  ricanent,  ils  grimacent,  ils  se  regar- 
dent, les  uns  les  autres,  d'un  air  goguenard,  comme 
s'ils  complotaient  de  se  retirer  tout  à  coup,  et  de 
laisser  l'édifice  qu'ils  soutiennent  s'écrouler  et  tom- 
ber à  terre. 


III 


La  risée,  la  dérision,  la  parodie  perpétuelle  de 
ces  farces  et  de  ces  sotties,  c'est  le  mariage  et  le 
mari,  le  mari  surtout.  Pour  nous,  modernes,  ce  mas- 
que typique  du  théâtre  a  deux  aspects  :  d'un  côté,  le 
profil  grotesque  de  Georges  Dandin  ;  de  l'autre,  le 
profil  terrible  d'Othello.  Mais  le  Moyen  âge  n'a  ja- 
mais vu  que  le  premier  de  ces  deux  visages,  et  ses 
bateleurs  dramatiques  se  tordent  de  rire  en  le  regar- 
dant. Ce  rire  finit  même  par  vous  attrister,  tant  il  est 
bruyant  et  impitoyable.  Aucune  poésie,  aucun  senti- 
ment, pas  une  lueur  d'amour  ou  de  compassion.  La 
femme  ne  vous  apparaît  jamais,  dans  ces  rudes  ébau- 
ches, coloriées  à  la  façon  des  enseignes,  que  sous  la 


254  LE   THÉÂTRE    MODERNE. 

face  d'une  virago  mécliante  et  criarde,  traînant,  par 
les  cornes,  son  bœuf  conjugal,  qui  la  suit  morne  et 
résigné,  en  poussant  çà  et  là  de  mélancoliques  beu- 
glements. Quelquefois  pourtant,  il  regimbe  contre 
l'aiguillon.  Ainsi,  dans  la  Farce  nouvelle^  très  bonne 
et  fort  joyeuse  du  Cuvier^  Jaquinot  commence  par 
se  lamenter  sur  son  sort  et  maudire  en  jérémiades 
le  jour  de  ses  noces  : 

(1  Le  grand  dyable  me  mena  bien, 
Quand  je  me  mis  en  mariage  ; 
Ce  n'est  que  tempeste  et  orage, 
On  n'a  que  soucy  et  que  peine.  » 

Mais  survient  sa  belle-mère,  grondeuse  et  radoteuse, 
comme  une  fée  Carabosse,  qui  joint  sa  voix  cassée 
à  la  voix  aigre  de  sa  fille  ;  et  Jaquinot,  assourdi  par 
ce  charivari  domestique,  crie  merci,  et  promet  d'o- 
béir. La  vieille  lui  enjoint  alors  de  coucher  par  écrit 
toutes  les  corvées,  obligations  et  redevances,  qu'il 
doit  à  sa  femme  : 

«  Pour  vous  mieulx  souvenir  du  faict. 
Il  vous  convient  faire  ung  rollet, 
Et  mettre  tout  en  ung  feuillet 
Ce  qu'elle  vous  commandera.  » 

La  femme  dicte,  Jaquinot  écrit.  Il  fera  vœu,  d'a- 
bord, d'obéissance  perpétuelle;  puis  il  lui  faudra  se 
lever  tous  les  malins  le  premier,  faire  chauffer  au 
feu  la  chemise  de  madame,  et,  si  l'enfant  se  réveille, 


LA  FARCE   DU  CUVIER.  255 

«  Il  vous  lauldra  estre  songneux 
De  vous  lever  pour  le  bercer, 
Pourmener,  porter,  approster, 
Parmy  la  chambre,  lust  minuit  I  » 

<c  Est-ce  tout?  »  reprend  le  bonhomme,  résigné 
au  rôle  de  père  nourricier,  pour  avoir  la  paix.  — 
«  Après,  s'écrient,  en  alternant,  la  mère  et  la  fille, 
dans  un  duo  acariâtre  : 

u  Après,  Jaquinot,  il  vous  faut 
Boulanger,  fournier  et  buer, 
Bluter,  laver,  essanger, 
Aller,  venir,  trotter,  courir, 
Peine  avoir  comme  Lucifer, 
Faire  le  pain,  chauffer  le  four, 
Mener  la  mousture  au  moulin, 
Faire  le  lict  au  plus  matin, 
Sous  peine  d'être  bien  battu. 
Et  puis  mettre  le  pot  au  feu, 
Et  tenir  la  cuisine  nette. ...» 

Pour  commencer  cette  vie  de  misère,  sa  femme  le 
mène  à  la  cuve  et  lui  fait  battre  1-e  linge  en  lessive. 
Mais  le  pied  manque  à  la  mégère,  et  elle  tombe 
dans  le  envier  rempli  jusqn'au  bord.  Alors  son  ton 
change  ;  elle  pleure,  elle  supplie,  elle  demande  grâce 
et  miséricorde  : 

«  Mon  Dieu,  soyez  de  moi  records  I 
Ayez  pitié  de  ma  pauvre  âme  I 
Aydez-moi  à  sortir  dehors. . . 
Ou  je  mourray  par  grand  diffame. 
Jaquinot,  secourez  votre  femme, 
Tirez-la  hors  de  ce  bacquet  I  » 


Î5«  LE   THÉÂTRE    MODERNE. 

A  quoi  Jaquinol  répond,  en  croisant  ses  bras  : 

«  Cela  n'est  pas  dans  mon  roUet. 

LA    FEUUE. 

Mon  bon  mary,  sauvez  ma  vie  î 
Je  suis  jà  toute  csvanouye  ; 
Baillez   la  main  un   tantinet. 

JAQUINOT. 

«  Cela  n'est  point  dans  mon  rollet. 

Et  il  se  met  à  le  relire,  d'un  bout  à  l'autre,  avec 
componction. 

LA  FEMME. 

o  Hélas  !  qui  à  moi  n'atteindra, 
La  mort  me  viendra  enlever. 

JAQUINOT,  lisant  6on  rollet. 
Boulanger,  fournier  et  buer. 
Bluter,  laver  et  cuire 

LA   FEMME. 

Tost  pensez  de  me  secourir! 

JAQUINOT. 

Aller,  venir,  trotter,  courir.. . 

LA    FEMME. 

Jamais  ne  passerai  ce  jour! 

JAQUINOT. 

Faire  le  pain,  chauffer  le  Tour... 

LA    FEMME. 

Hal  la  main  !  Je  tire  à  ma  fin! 

JAQUINOT. 

Mener  la  mousture  au  moulin...  » 

N'est-ce  pas  là  un  comique  brut,  -nii  ne  deman- 
derait qu'à  êU-e  taillé  pour  briller  du  feu  le  plus  vif? 
La  Fontaine  a  trouvé  bien  des  contes,  Molière  bien 
des  scènes  dans  ces  bouquins  de  haute  graisse.  On  y 
découvre  presque  tous  les  types  comiques  de  la  scène 
du  dix-septième  siècle,  à  l'état  primitif  et  rudimen- 


LES   FARCES    ET    LES    SOTTIES.  257 

taire  :  Arnolphe,  George  Dandin,  Sganarelle,  Gor- 
gibus,  s'y  cachent  sous  des  enveloppes  rebutantes  ; 
la  bourgeoisie  de  ce  vieux  temps  est  mal  léchée  et 
mal  embouchée.  Valère  et  Léandre,  peu  dégrossis 
encore,  s'appellent  le  Gualland  ou  le  Badin;  la  sou- 
brette s'appelle  la  Chambrière^  et  donne  à  sa  maî- 
tresse de  cyniques  conseils  d'entremetteuse.  C'est 
l'immonde  chrysalide  d'où  s'envoleront,  un  jour, 
étincelantes  de  rires  et  diaprées  d'esprit,  Lisette, 
Marton_,  Dorine,  Suzanne,  toute  la  volée  lutine  des 
caraéristes  et  des  suivantes.  La  femme  n'a  pas  l'élé- 
gance et  la  délicatesse  des  Aramintes  et  des  Céli- 
mènes,  mais  elle  essaie,  avec  une  gaucherie  gothique, 
les  coquetteries  et  les  ruses  que  perfectionneront  pkis 
tard  les  grandes  dames  de  Molière  et  de  Marivaux. 

Si  les  perles  sont  rares  dans  ce  fumier,  en 
revanche  le  sel  y  abonde.  Une  verve  franche, 
spontanée,  imprégnée  de  bon  sens  et  de  couleur 
populaire,  supplée  à  son  défaut  de  grâce  et  de  goût. 
Ce  vieux  Théâtre  forme  une  sorte  de  musée  flamand 
du  Moyen  âge.  Ce  sont  des  Téniers,  crus  et  sans 
nuances,  mais  remplis  de  réalité  et  de  vie.  Leurs 
sujets  ne  sont  guère  plus  compliqués  que  ceux  du 
peintre  d'Anvers;  et,  de  même  que  Téniers  nous 
amuse  avec  un  paysan  qui  s'enivre,  un  charlatan  qui 
braille  ou  une  vieille  femme  à  qui  on  arrache  une 

III.  17 


238  LE   THÉÂTRE    MODERNE. 

dent,  de  même  les  rimeurs  inconnus  qui  ont  griffonné 
sur  leurs  genoux,  en  plein  carrefour,  ces  comédies 
volantes,  nous  intéressent  à  la  Farce  nouvelle  d'un 
savetier  nomme'  Colbain,  fort  joyeuse,  lequel  se 
maria  à  une  savetière,  et  à  celle  de  Mahuety 
hadi7i,  natif  de  Baignolet^  qui  va  à  Paris,  au  mar- 
ché, pour  veiîdre  ses  œufs  et  sa  cresme,  et  ne  les 
veult    donner,   sinon  au  prix    du  marché. 

Maris  trompés,  maris  jaloux,  varlets  voleurs, 
moines  luxurieux,  verts  galants,  écoliers  libertins,  pé- 
dants barbouillés  de  latin,  procureurs  graissés  d'épi- 
ces,  ivrognes  empourprés  d'hypocras  ;  rixes  de  ména- 
ges, caquets  de  voisines,  consultations  de  matrones, 
commérages  des  chambrières,  qui  «  vont  à  la  messe 
»  de  cinq  heures,  pour  avoir  de  l'eau  beniste,  »  et  qui 
jasent  autour  du  bénitier,  comme  autour  d'un  puits  de 
village;  stratagèmes  de  larrons,  subtilités  de  clercs, 
brutalités  de  gens  d'armes,  tout  le  quinzième  siècle 
populaire  est  là,  vivant,  grouillant,  fourmillant  et 
patoisant,  en  rimes  saugrenues,  i'iiistoiie  delà  rue, 
la  légende  de  la  confrérie,  la  chronique  du  quartier 
et  de  la  journée. 

L'esprit  français  naît  et  se  débrouille,  dans  ces  rap- 
sodies,  informe  encore  et  souvent  ignoble.  Sa  pa- 
role est  embarrassée  et  sa  pensée  est  confuse  :  ce  sont 
jeux  de  vilain  que  ses  gentillesses.  Mais,  de  temps  à 
autre,  un  éclair  de  malice,  une  échappée  de  bon  sens, 


LES  FARCES  ET  LES  SOTTIES.       259 

un  éclat  de  rire  intelligent  et  vif,  illuminent  cette 
obscure  physionomie  d'enfant  barbare.  Sous  la  crasse 
qui  la  couvre,  sous  les  grimaces  qui  la  défigurent, 
vous  reconnaissez  ces  traits  expressifs,  sensés,  spi- 
rituels, qui,  en  s'épurant  et  en  se  formant  à  travers 
les  siècles,  vont  devenir  le  vaste  front  de  Rabelais,  le 
regard  perçant  de  Molière,  la  lèvre  vibrante  de  Vol- 
taire. 

Il  a  déjà  une  qualité  qui  ne  lui  fera  jamais  dé- 
faut, l'ironie  ;  une  ironie  hardie  et  familière,  qui 
touche  à  tout  et  que  rien  n'étonne.  Ces  pauvres  dia- 
blesses de  Farces  et  de  Sotties,  filles  du  tréteau  et 
coureuses  des  rues,  ne  craignent  nullement  de  plai- 
santer les  seigneurs  ;  et  alors  le  rire  devient  plus 
amer,  leur  huée  est  plus  âpre,  leur  sarcasme  plus  dur 
et  plus  incisif.  Ainsi,  dans  la  Farce  du  gentilhomme, 
Lison,  Naudet  et  la  damoyselle,  nous  voyons  le 
bonhomme  Naudet,  un  manant  taillable  et  corvéable, 
qui  laisse  tranquillement  son  seigneur  séduire  sa 
femme  ;  il  le  sert  même  à  table,  lorsque  ce  seigneur  lui 
fait  l'honneur  de  venir  le  tromper  dans  sa  métairie, 
et  il  ne  réclame  pas  quand  on  le  congédie,  au  dessert: 

«  Naudet,  monte  sur  mon  cheval, 
Et  t'en  va.  au  long  de  ce  val, 
Bien  doulcement  te  promener....  » 

Ainsi  fait  Naudet  ;  seulement,  au  lieu  d'aller  rêver 
parla  campagne,  au  chant  du  coucou,  Naudet  se  di- 


260  LE    THEATRE    MODERNE. 

rige  vers  le  cliâteau  de  son  doux  maître,  où  s'ennuie 
la  damoyselle  délaissée.  Je  ne  sais  trop  comment  se 
fait  la  chose  ;  mais  la  revanche  est  complète.  Tandis 
que  Jupiter  enjôle  la  femme  du  Satyre  dans  sa  hulte 
de  chanvre,  le  Chèvre-pieds  le  remplace  auprès  de 
Junon,  sous  les  lambris  &e  l'Olympe.  Le  gentilhomme, 
trouvant,  au  retour,  sa  place  prise,  veut  se  fâcher, 
mais  Naudet  lui  répond  par  cette  moralité  finale  : 

«  11  ne  faict  pas  bon  d'esire  ensemble 
Naudet  et  Monsieur,  ce  mo  semble. 
Ce  vous  seroit  grand  déshonneur, 
Qu'on  fist  un  Naudet  de  Monsieur. 
Quand  de  Naudet  tiendrez  le  lieu, 
Naudet  sera  Monsieur,  par  Dieu! 
Gardez  donc  votre  seigneurie 
Et  Naudet  sa  naudeterie. 
Si  tenez  Lison,  ma  fumelle, 
Naudet  tiendra  madamoyselle. 
Ne  venez  plus  naudetiser. 
Je  n'iray  plus  seigneuriser. 
Chacun  à  ce  qu'il  a  se  tienne  ! 
Et,  affin  qu'il  vous  en  souvienne, 
Croyez-moy  qu'il  faut,  mon  amy, 
A  trompeur  trompeur  et  demy. 
Pourtant,  que  plus  ne  vous  advienne!* 

Ce  manant  narquois  et  sournois,  qui  contrefait  la 
bêtise,  reparaît  souvent  dans  les  facéties  du  Moyen 
âge.  L'Agnelet  de  la  Farce  de  Pathelin  en  ofïre  un 
type  bien  connu. 

Ces  Farces  irrévérencieuses  ne  respectent  pas 
même  l'Église  ;  elles  mêlent  les  versets  des  psaumes 
à  leurs  bouffonneries,  font  chanter  du  plain-chant  à 


LES   FARCES    ET    LES  SOTTIES.  261 

leurs  coq-à-l'âne,  et  traitent  les  moines  comme  les 
traitaient  les  statuaires  du  temps,  qui  leur  faisaient 
vomir  l'eau  sale  des  gouttières.  Parfois  même,  après 
avoir  bouffonne  dans  la  sacristie,  elles  prennent 
leurs  coudées  franches  sur  Tau  tel.  La  Farce  nou- 
velle, très  bonne  et  fort  joyeuse,  delà  résurrection 
de  Jenih  Landore,  nous  montre  un  fantôme  gro- 
tesque revenant  du  paradis,  et  en  rapportant  à  sa 
femme  et  à  son  curé  toute  sorte  de  nouvelles  baro- 
ques et  triviales  :  Saint  Michel  tient  une  femme, 
et  non  pas  un  diable  sous  ses  pieds;  on  a  été  obligé 
de  bâtir  un  paradis  à  part  pour  les  Lansquenets  et 
les  Suisses,  et  de  les  consigner  dans  cette  caserne 
céleste,  car,  malgré  leur  petit  nombre,  ils  mettaient 
tout  au  pillage;  il  n'y  a  qu'un  avocat  au  ciel; 
«  mais  de  procureur  »,  dit       in  Landore, 

«  Je  le  dirai  devant  chascun, 
Je  n'y  en  ay  veu  pas   un. 

La  vérité  vous  en  rapporte  : 

Il  en  vint  un  jusqu'à  la  porte. 

Mais,  quand  vint  à,  entrer  au  lieu,  , 

Il  rompit  tant  la  teste  à  Dieu, 

Qu'on  le  chassa  hors  do  céans.  » 

Il  a  appris,  au  paradis,  un  grand  secret,  celui  de 
faire  taire  les  femmes  : 

«  Et  comment  Jenin?  » 

—  «  Baillez-leur  à  boire. 
Car  je  croy,  tandis  qu'elles  bevront 
Que  alors  point  no  ^parleront.  » 


262  LE    THÉÂTRE    MODERNE. 

Comme  il  se  met  à  parler  latin,  et  que  sa  femmo 
s'en  émerveille  : 

«  C'est  du  latin  do  paradis, 
Qui  m'avoit  enflé  tout  le  corps, 
Si  DO  l'eusse  bouté  dehors, 
Crevé  feusse  pour  tout  certain.  » 

La  visite  faite,  le  ressuscité  dit  bonsoir  à  la  com- 
pagnie et  rentre  dans  l'éternité,  comme  un  diable  à 
surprise  dans  sa  tabatière. 

Est-ce  étrange  !  est-ce  explicable!  Cet  autre  monde 
que  le  Moyen  âge  n'entrevoyait  qu'avec  tremble- 
ment, ce  mystérieux  abîme  d'où  Dante  était  sorti,  le 
visage  pâle  et  les  cheveux  droits,  voilà  qu'il  en  sort 
un  bouffon,  un  bateleur,  un  marchand  de  fausses 
reliques,  enfariné  de  béatitude  et  coiffé  d'une  queue 
rouge,  en  guise  d'auréole  !  Pourtant,  ce  siècle  avait 
encore  la  foi,  il  bâtissait  encore  des  cathédrales,  il 
enluminait  encore  des  missels.  Tout  à  côté  de  ces 
facéties  effrontées,  reluisent,  d'un  jour  de  vitrail,  de 
petits  Mystères  dévots  et  naïfs, 

Où  l'on  voit  Dieu  le  Père  en  habit  d'empereur. 

C'est  La  vie  et  histoire  du  maulvais  Riche,  à 
treize  personnages,  assavoir  le  maulvais  Riche,  sa 
Femme,  le  Ladre,  le  Prescheur,  Trote-menu,  Tri- 
pet,  cuisinier.  Dieu  le  père,  Raphaël,  Abraham, 
Lucifer,   Satan,   Rahoiiart,   Agrappart.    C'est  Le 


LES    FARCES    ET    LES  SOTTIES.  263 

Chevalier  qui  donna  sa  femme  au  Diable;  à  dix 
versonnages,  assavoir  :  Dieu  le  père,  Nostre-Dame, 
Gabriel,  Raphaël,  le  Chevalier,  sa  Femme,  Amaury 
escuyer  ;  Anthenor  escuyer  ;  le  Pipeur  et  le  Dia- 
ble. C'est  encore  Le  Desbat  du  Corps  et  de  l'Ame, 
dialogue  terrible,  où  l'âme  d'un  damné  reproche  sa 
damnation  au  corps  qui  l'a  souillée,  et  l'ajourne  au 
Jugement  dernier,  pour  venir  brûler  et  grincer  des 
dents  avec  elle. 

Comment  expliquer  ces  contradictions:  la  voix 
qui  chante  à  côté  de  la  voix  qui  raille;  le  tréteau 
cynique  adossé  au  lutrin  mystique?  Ces  lazzi  qui 
nous  scandalisent  ne  sont  que  niches  d'enfants  de 
chœur,  malices  de  clercs,  débauches  de  chantres, 
jouant,  sans  y  prendre  garde,  avec  les  burettes  de 
l'autel,  comme  avec  les  verres  du  cabaret  d'où  ils 
sortent. 


CHAPITRE  III 

CORNEILLE 


I,  —  Origines  espagnoles  du  Cid.  —  Le  Romancero. 

II.  —  Le  Cid  de  Corneille. 

in.  —  Polyeucte. 

IV.  —  Cijina. 

V.  —  Le  Menteur. 

VI.  —  L'Illusion  comique. 

VII.  —  La  Psyché  antique.  —  Corneille  et  Molière  :  Psydu. 


I 


Le  Cid  de  Corneille  nous  paraît  excéder  la  me- 
sure humaine  ;  mais  il  reprend  une  taille  presque 
moyenne,  lorsqu'on  le  rapproche  du  vieux  Cid  ori- 
ginal des  Chroniques  et  des  Romances  castillanes. 
Pour  le  contempler  dans  toute  sa  hauteur,  il  faut 
le  chercher  au  Romancero,  cette  Iliade  anonyme, 
cette  nécropole  abrupte  et  grandiose  de  l'antique 
Espagne.  Là  dorment  enfouies  des  âmes  démesu- 
rées, des  passions  superbes,  des  cœurs  purs  et 
durs  comme  le  diamant,  et,  comme  lui,  enveloppés 
de  pierre  ;  là  gisent,  sous  des  croix  ou  des  turbans 


CORNEILLE.  265 

sculptés,  des  géants  de  droiture  et  de  loyauté.  Là 
vous  trouverez  le  Campeador  enterré  debout,  sur 
son  cheval  Babiéça,  la  main  sur  la  poignée  de  sa 
grande  épée  Tizona  :  «  Il  ne  semble  pas  mort, 
mais  vivant  et  très  honoré.  « 

Certes,  la  scène  de  Corneille,  où  Don  Diègue 
pousse  son  fils  à  la  vengeance,  en  lui  montrant  sa 
joue,  chaude  encore  du  soufflet  du  Comte,  est  d'une 
vigueur  admirable  ;  mais  qu'elle  est  autrement  sai- 
sissante et  forte  dans  le  récit  du  Romancero!  -- 
Le  vieux  Diègue,  souffleté,  s'est  retiré  dans  son 
château,  comme  un  lion  blessé  dans  son  antre.  Il 
ne  mange  plus,  il  ne  dort  plus  ;  il  rumine  son  af- 
front, en  grondant  dans  sa  barbe  blanche,  et  ne 
veut  plus  voir  le  soleil.  En  face  de  ses  amis,  il 
garde  un  sombre  silence  «  craignant  que  le  souf- 
»  fle  de  son  infamie  ne  les  tache  ».  A  la  fin,  il 
s'asseoit  dans  son  fauteuil  à  dossier  de  cuir  ;  il  fait 
venir  ses  enfants,  depuis  le  plus  grand  jusqu'au 
plus  petit,  et,  à  mesure  qu'ils  s'arrêtent  devant  lui, 
il  serre  leurs  jeunes  mains  entre  ses  vieux  poings 
musculeux,  jusqu'à  leur  faire   craquer  les  os. 

«  -  Assez  !  seigneur  !  »  s'écrient  les  enfants  en  larmes. 
Lâchez-nous  au  plus  tôt,  car  vous  nous  tuez  !  « 

Quand  vint  le  tour  de  Rodrigue,  ce  ne  fuient 
ni  des  plaintes  ni  des  larmes  que  lui  arracha  la 


266  LE    THEATRE    MODERNE. 

douleur,    mais    des   cris  de    rage  et  des  regards 
courroucés. 

«  Lâchez-moi,  père,  dans  cette  mauvaise  heure  ;  làchez- 
moi  dans  cette  heure  mauvaise  !  Car  si  vous  n'étiez  point 
mon  père,  je  ne  prendrais  point  satisfaction  en  paroles , 
mais,  avec  cette  môme  main,  je  vous  arracherais  les 
entrailles,  et  mon  doigt  vous  fouillerait  comme  un  poi- 
gnard ou  comme  une  dague.  » 

Alors  le  vieillard,  pleurant  de  joie  :  «  Fils  de  mon 
»  âme  —  s'écrie-t-il,  —  que  ta  colère  nie  plaît  !  » 
Puis,  il  lui  conte  son  injure,  lui  donne  sa  bénédic- 
tion et  sa  grande  épée,  et  l'envoie  tuer  l'offenseur. 
—  Il  n'y  a  rien  de  plus  grand,  dans  les  poésies  pri- 
mitives, que  cette  farouche  et  sauvage  épreuve  : 
question  extraordinaire  de  la  rude  paternité  des 
vieux  temps;  morsure  de  vieux  lion,  essayant  sa 
dent  sur  ses  lionceaux,  pour  éprouver  leur  courage. 

Le  Cid  va  combattre  le  Comte,  et,  après  l'avoir 
tué,  il  lui  coupe  la  tête;  car,  dans  cette  Espagne 
chrétienne,  aux  prises  avec  l'Afrique  musulmane, 
l'épée  prenait  la  cruauté  du  cimeterre,  à  force  de 
ferrailler  avec  lui;  elle  décapitait  ses  vaincus. 
Triomphant,  comme  le  jeune  David,  Rodrigue 
retourne  vers  son  père,  qui  pleurait,  assis,  les 
coudes  sur  sa  table.  Il  lui  rapporte  la  tête  du 
Comte  qu'il  tient  par  les  cheveux,  toute  ruisselante 
d  un  sang  noir;  et,  le  tirant  par  la  manche  ; 


CORNEILLE.  267 

»)  Père,  lui  dit-il,  vous  voyez  ici  la  mauvaise  herbe,  afin 
que  vous  mangiez  de  la  bonne...  Maintenant  il  y  a  des 
mains  qui  ne  sont  plus  des  mains,  et  cette  langue  n'est 
plus  une  langue.  » 

Et  le  vieillard,  se  redressant  en  sursaut,  comme 
un  lion  à  jeun,  auquel  on  apporterait  sa  pâture  : 

«  Sieds-toi  à  table,  fils,  où  je  suis,  au  haut  bout;  car 
celui  qui  apporte  une  telle  tôte  doit  être  à  la  tète  de  ma 
maison.  » 

Corneille  a  civilisé  de  son  mieux  cette  féroce  Es- 
pagne des  vieux  âges.  Le  Cid,  dans  sa  tragédie, 
tremble  et  s'humilie  devant  Chimène,  après  qu'il  a 
tué  son  père.  Tout  au  contraire,  le  Cid  des  Ro- 
mances, la  brave  et  la  provoque  par  des  rodo- 
montades injurieuses.  Il  passe  et  repasse,  en  faisant 
piaffer  son  cheval,  devant  la  fenêtre  à  grillage^  d'où 
l'orphelme  l'invective  ;  il  lâche  ses  faucons  sur  son 
colombier.  Lorsque  dona  Chimène  vient  se  plaindre 
au  roi,  elle  lui  montre,  pour  l'émouvoir,  ses  jupes 
teintes  du  sang  de  ses  tourterelles,  méchamment 
mises  à  mort  par  les  gerfauts  de  Rodrigue. 

«  J'ai  envoyé  vers  lui,  pour  m'en  plaindre  ;  il  m'a  fait 
menacer  qu'il  couperait  les  pans  de  ma  robe  à  un  en- 
droit honteux;  qu'il  forcerait  mes  demoiselles  mariées 
ou  à  marier.  11  a  tué  un  petit  page  sous  les  pans  de  ma 
jupe.  Un  roi  qui  ne  fait  point  justice  ne  devrait  point 
régner,  ni  chevaucher,  ni  chausser  ses  éperons  d'or, 
ni  manger  pain  sur  nappe,  ni  se  divertir  avec  la  reine, 


268  LE    THÉÂTRE    MODERNE. 

ni  entendre  la  messe  dans  un  lieu  consacré,  parce  qu'il  ne 
le  mérite  pas.  » 

C'est  dans  le  Romancero  qu'il  faut  entendre  Clii- 
mène.  Elle  plaide  sa  cause,  dans  la  tragédie  de 
Corneille;  ici,  elle  crie  et  elle  maudit  à  pleine  bou- 
che. Sa  complainte  a  l'accent  guttural  et  rauque 
du  gridatu  des  Vocératrices  de  la  Corse.  Elle  de- 
mande à  brûle-pourpoint  au  roi  débonnaire  qui 
l'écoute  avec  un  embarras  indulgent,  la  tête  ou  la 
main  de  Rodrigue.  Pas  de  milieu  :  l'amour  ou  la 
vengeance;  son  lit  ou  son  échafaud.  Tandis  que  la 
Chimène  cornélienne  essaie  de  retirer  son  cœur  au 
meurtrier  de  son  père,  et  ne  le  lui  rend,  pour  ainsi 
dire,  que  morceau  par  morceau,  à  la  dernière  extré- 
mité d'un  ressentiment  poussé  à  bout,  la  Chimène 
du  Romancero  le  lui  apporte  tout  d'abord,  entier,  à 
son  choiX;,  enflammé  de  haine  ou  brûlant  d'amour. 

«  Je  suis  fille  de  Don  Gomez;  Don  Rodrigue  l'a  tué  avec 
vaillance,  et  je  viens  vous  demander  une  grâce.  Et  cela  est 
que,  ce  Don  Rodrigue,  je  vous  le  demande  pour  mari.  Il 
m'a  fait  trop  de  mal  pour  ne  pas  me  faire  quelque  Lien.  Je 
mi  pardonnerai  la  mort  de  mon  père,  s'il  veut  bien  se 
rendre  à  cela.  » 

Quelle  différence  de  nature  et  de  race  !  Notre 
Chimène  essaye  de  se  plier  au  joug  du  devoir  et  des 
convenances  ;  celle  du  Romayicero,  front  étroit  et 
grande  âme,  accepte  d'emblée  et  résolument  la  loi 


CORNEILLE.  269 

barbare  d'après  laquelle  le  sang  se  racbète,  comme 
chose  de  peu  de  prix  et  fait,  en  fin  de  compte, 
pour  être  versé.  Elle  retourne^  au  profit  de  !-on 
amour,  le  talion  qui  régit  les  sociétés  primitives  : 
cœur  pour  tête  ! 

Le  roi  octroie  à  Chimène  sa  requête.  Rodrigue 
consent  à  l'épouser  de  grand  cœur.  Alors  se  déroule 
la  pompe  naïve  et  homérique  de  leurs  noces,  telles 
qu'on  se  figure  celles  de  Nausicaa  épousant  quelque 
fils  de  roi,  pasteur  d'hommes  et  de  bœufs.  Ro- 
drigue met  une  culotte  courte  à  bordure  violette, 
des  chausses  tudesques  à  pointillés  rouges,  «  comme 
»  on  en  portait  dans  ces  bons  siècles  d'or  ».  Il 
chausse  des  souliers  en  cuir,  passe  un  pourpoint 
de  satin  noir,  à  manches  larges  et  piquées,  «  que 
»  son  père  avait  baigné  de  la  sueur  de  trois  ou 
y>  quatre  batailles,  »  et,  par-dessus,  une  veste  de  peau 
à  crevés,  «  en  souvenance  et  mémoire  des  nom- 
»  breuses  trouées  qu'il  avait  faites  ».  Il  se  coiffe 
d'un  bonnet  en  drap  de  Courtrai,  avec  une  plume 
de  coq  ;  son  manteau  est  doublé  de  peluche  ;  son 
épée,  «  l'enragée  Tizona  »,  pend  à  son  côté.  — 
<'  Pour  aller  à  l'éghse  recevoir  la  bénédiction,  oh  ! 
»  comme  il  montre  sa  prestance  !  comme  il  était 
»  sorti  beau  cavalier  !  » 

Dona  Chimène  n'est  pas  moins  brave,  ni  moins 
chamarrée,  avec  sa  coiffe  à  fleurs  de  chardon  ;  ses 


270  LE    THÉÂTRE    MODERNE. 

mules  d'écarlate  et  sa  robe  de  drap  fin  de  Londres, 
brodée  et  bien  juste  à  sa  taille. 

Son  collier  comptait  huit  grosses  médailles,  entre  les- 
quelles était  suspendu  un  Saint  Michel,  que  l'on  estimait 
autant  qu'une  ville,  rien  que  pour  la  main-d'œuvre. 

Avant  de  donner  à  Chimène  sa  main  et  son  pre- 
mier baiser,  le  Cid,  tout  troublé,  lui  dit  en  la  re- 
gardant : 

«  J'ai  tué  ton  père,  Chimène  ;  mais  en  toute  loyauté.  Je 
l'ai  tué  d'homme  à  homme,  pour  venger  un  outrage  bien 
certain.  J'ai  tué  un  homme,  mais  c'est  un  homme  que  je 
rends  ;  car  me  voici  à  ton  commandement.  Pour  remplacer 
ton  père  mort,  tu  as  acquis  un  époux  honoré.  »  —  Cela 
parut  beau  à  tous,  on  loua  l'esprit  et  le  jugement  du  Cid. 

Ils  s'avancent,  la  main  dans  la  main,  par  la 
rue  sonore  et  joyeuse.  Des  tapis  pendent  aux  fe- 
nêtres, des  branches  de  houx  jonchent  le  pavé; 
une  mascarade  populaire  festoie  les  mariés. 

Pelage  se  montra  sous  un  déguisement  de  taureau,  fait 
avec  des  étoffes  rouges  ;  d'autres  masques  le  suivaient,  et 
aussi  une  danse  de  laquais.  Antolin  parut,  de  môme,  sur  un 
âne,  et  Pelaez  avec  des  vessies  qui  faisaient  courir  tous  les 
enfants  après  lui.  Le  roi  fit  donner  seize  maravédis  à  un 
laquais,  parce  qu'il  eflrayait  les  dames  avec  un  costume  de 
diable. 

On  jetait  du  blé  sur  le  cortège,  par  les  grilles 
et  par  les  croisées,  et  tant,  que  le  roi  en  reçut  une 
poignée  sur  son  bonnet  à  larges  bords.  Mille  grains 


CORNEILLE.  271 

tombèrent  dans  la  gorgerette  de  Chimène,  et  le  roi 
les  retirait  à  mesure. 

Suero,  qui  était  jaloux,  dit  assez  haut  pour  que  le  roi 
l'entendît  :  «  Quoique  j'aimasse  beaucoup  être  le  roi,  j'ai- 
merais mieux  encore  être  sa  main.  »  —  Le  roi  lui  envoya 
un  riche  panache  pour  le  bon  mot,  et  pria  Chimène  de  lui 
donner  un  baiser,  quand  ils  seraient  au  palais.  —  Dans  la 
route,  le  roi  parlait  à  Chimène,  mais  vainement  ;  et,  en  effet, 
ses  belles  paroles  n'auraient  pas  répondu  aussi  bien  que  sa 
bouche  silencieuse. 

A  part  ces  intervalles  idylliques  qui  ressemblent 
aux  églogues  interrompant  les  batailles  gravées  sur 
le  bouclier  d'Achille,  c'est  un  terrible  poème  que  ce 
Romancero  du  Cid.  L'âme  des  héros  n'a  jamais 
laissé  sur  la  parole  humaine  une  plus  forte  empreinte. 
Le  Cid  y  apparaît  comme  l'incarnation,  en  fer  et  en 
os,  du  type  espagnol,  pompeux  et  sublime,  rebelle 
et  dévoué,  candide  et  farouche  :  l'orgueil  et  l'incor- 
ruptibiUté  du  cèdre.  Ne  lui  demandez  pas  la  bra- 
voure simple  des  guerriers  antiques  ;  il  se  mire  dans 
son  bouclier,  il  fait  sonner  son  armure,  son  héroïsme 
est  doublé  d'emphase.  Vous  diriez  un  géant  monté 
sur  des  échasses.  A  chaque  instant,  ce  sont  des  mo- 
nologues ronflants  et  superbes,  la  roue  d'un  paon 
qui  aurait  les  serres  et  le  bec  de  l'aigle. 

«  Je  suis  le  Cid  Campeador,  qui  me  tiens  près  de  Con- 
suegra,  aussi  soumis  au  roi  Alphonse  que  dona  Chimène 


572  LE  THÉÂTRE    MODERNE. 

m'est  soumise  à  moi-môme.  Je  suis  un  homme,  dont  les 
armes,  dans  la  semaine  entière,  ne  se  séparent  point  deux 
fois  du  corps  qui  les  porte.  Je  mange  sur  la  terre,  faute  de 
tables  dressées,  et,  pour  dessert,  j'ai  des  assauts;  car  ce 
sont  fruits  qui  me  plaisent.  Je  ne  songe  point,  après  dîner, 
à  faire  tort  à  qui  que  ce  soit,  mais  seulement  à  voir  si  l'on 
a  suffisamment  serré  les  sangles  de  mon  cheval  Babiéça. 
Je  ne  me  couche  point  en  rûvant  au  moyen  d'acquérir  des 
terres  par  la  fraude.  Si,  par  hasard,  je  puis,  je  les  con- 
quiers ;  sinon,  je  m'en  passe.  » 

D'autres  fois,  il  parle  à  ses  épées,  comme  à  des 
personnes  : 

«<  Vous,  épée  Tizona,  je  vous  gagnai  pendant  le  siège  de 
Valence,  au  roi  more  qui  vous  portait  à  sa  défense.  Et  vous, 
Collada,  du  comte  de  Barcelone,  lorsque  je  pris  aux  mores 
les  châteaux  de  Brianda.  De  vous  jamais  je  ne  fis  des 
lâches;  au  contraire,  pour  la  foi  chrétienne,  je  vous  portai, 
toujours  bien  nourries  de  sang  sarrasin.  » 

Et,  de  fait,  elles  semblaient  vivantes,  ces  invin- 
cibles épées.  Baptisées  et  chrétiennes,  l'une,  Tizona, 
récitait  la  Salutation  angélique  gravée  sur  sa  lame  : 
Ave  Maria,  gratiaplena;  l'autre,  Collada,  criait  d'un 
côté  :  Si!  Si!  cl  de  l'autre  :  No  !  no  !  devise  à  deux 
tranchants  comme  elle.  De  même,  à  son  lit  de  mort, 
le  Cid  fait  venir  son  cheval  de  guerre  Dabiéça. 
«  Voilà  que  je  pars,  cher  ami,  voilà  que  votre  maî- 
»  tre  va  vous  faire  faute.  »  Et  aux  adieux  qu'il  lui 
adresse,  vous  diriez  un  Centaure  se  séparant  de  sa 
croupe. 


CORNEILLE.  273 

Cet  homme  de  fer  pliait  avec  peine,  même  devant 
le  roi,  son  seigneur.  On  dirait  un  cheval  sauvage 
chargé  des  reliques  de  la  royauté  :  il  les  porte,  mais 
en  ruant  et  rongeant  son  frein.  Jamais  fanatisme  ne 
fut  moins  dévot  et  moins  timoré.  Il  sert  le  roi,  en  le 
rudoyant,  et  le  bon  sire  a  peur  souvent  de  ce  terrible 
vassal.  —  «Ote-toide  là,  Rodrigue,»  — lui  cria  le  roi 
Ferdinand,  un  jour  qu'il  venait  lui  baiser  la  main 
en  faisant  une  moue  léonine  —  a  ôte-toi  de  15, 
n  diable,  dont  la  figure  est  d'un  homme  et  la  con- 
»  duite  d'un  tigre  sauvage  1  »  —  Une  autre  fois  qu'en 
sa  présence  il  malmenait  un  moine,  avec  le  mépris 
du  casque  pour  le  capuchon  :  «  Il  y  a  en  vous,  Cid, 
»  certaines  choses  qui  feraient  parler  des  pierres. 
»  Pour  la  première  bagatelle,  vous  feriez  de  l'église 
»  un  champ  de  bataille.  » 

Aussi  bien,  lorsque  le  roi  n'est  pas  content  de  lui 
ou  que,  lui,  n'est  pas  content  du  roi,  le  Cid  le  plante  là 
sur  son  trône  ébranlé,  et  s'en  va  guerroyer  pour  son 
propre  compte,  jusqu'à  ce  que  le  prince,  ravisé,  le 
rappelle  et  lui  fasse  justice.  Il  règne  entre  lui  et  son 
maître  une  familiarité  antique  de  Jupiter  à  demi-dieu 
ombrageux  et  récalcitrant.  Le  cœur  reste  fidèle,  niais 
la  bouche  éclate  en  reproches  et  quelquefois  en  in- 
jures. 

«  Roi  Alfonse,  mon  seigneur,  aux  traîtres  tu  ouvres  l'o- 
reille, et  tu  fermes  ton  palais  aux  loyaux  gentilshommes. 
III.  '  18 


27i  LE   THÉÂTRE    MODERNE. 

Tu  m'exiles  pour  un  an  ?  Moi,  je  m'exile  pour  quatre.  De- 
main, je  sortirai  de  Durgos  pour  gagner  les  frontières. 
Mais  comme  ils  sont  des  orgueilleux,  ceux  que  j'emmène 
avec  moi,  ils  regarderont  les  trois  parties  du  monde  commft 
une  demeure  trop  étroite.  Tu  m'as  interdit  la  Castille, 
parce  que  j'y  suis  l'effroi  des  méchants.  Plaise  à  Dieu  que, 
privé  de  mon  bras,  tes  créneaux  ne  tombent  point!  » 

Vous  cioiiiez  entendre  un  lion  héraldique,  mal- 
traite par  son  seigneur,  se  détacherde  l'écusson  qu'il 
supporte,  et  regagner,  en  rugissant,  sa  caverne. 

Un  jour,  il  rembarra  le  pape  en  personne.  Ayant 
suivi  don  Sanche  à  Rome,  il  voit,  dans  l'église  de 
Saint-Pierre,  les  sept  fauteuils  des  rois  chrétiens.  Le 
fauteuil  du  roi  de  France  était  contre  celui  du  saint- 
père,  et  le  fauteuil  du  roi,  son  seigneur,  un  degré  plus 
bas.  Le  Cid,  indigné  de  la  préséance  du  roi  de  France, 
renverse  d'un  coup  de  pied  le  siège  qui  usurpe  le  rang 
de  son  maître.  «  Le  fauteuil  était  d'ivoire,  il  en  fit 
quatre  morceaux.  »  Puis,  il  prend  la  chaise  de  don 
Sanche,  et  la  porte  sur  le  plus  haut  degré.  Deposuit 
patentes  de  sede  et  exaltavit  humiles. 

Le  duc  de  Savoie  se  fâche  et  rappelle  à  l'ordre  ce 
casseur  de  trônes. 

«  11  s'approcha  du  duc,  e'  lui  donna  une  grande  pous- 
sée ;  le  duc,  sans  riposter,  se  tint  coi  très  sagement.  » 

Le  Pape  intervient  et  l'excommunie;  mais  le  Cid 
lui  fait  rengainer  l'anathème  à  peine  sorti  de  sa 
bouche. 


CORNEILLE.  275 

Absolvez-moi,  dit-U,  Pape,  sinon  vous  vous  en  repen- 
tirez. »  _  Le  Pape ,  père  miséricordieux,  répondit  très 
sagement  :  «Je  t'absous,  don  Ruy  Dias,  je  t'absous  de  bon 
gre,  pourvu  que  tu  sois  dans  ma  cour  très  poli  et  sage.  » 

Que  d'exploits  et  que  de  prouesses  !  Les  villes 
fortes  tremblent  à  son  approche,  les  armées  maures 
tombent  par  gerbes  devant  son  épée,  il  les  poursuit 
jusque  dans  la  mer.  Sa  bannière  vole,  de  tour  en  tour, 
sur  les  alcazars  des  Califes  ;  à  chaque  bataille  il  fait 
cinq  ou  six  rois  prisonniers.  Chimène  se  plaint  or- 
gueilleusement que,  dans  les  rares  congés  que  la 
guerre  lui  donne,  il  entre  tout  sanglant  dans  son  lit. 

«  Il  arrive  à  Bivar,  couvert  de  sang  jusqu'aux  pieds  de  son 
cheval  tellement  qu'il  fait  peur  à  voir.  Et  aussitôt  qu'il  esf 
entre  dans  le  lit,  il  s'endort  entre  mes  bras,  et,  dans  ses  rê- 
ves, il  frémit,  il  s'agite,  se  croyant  au  champ  de  bataille.  « 

Les  bêtes  féroces,  elles-mêmes,  tremblent  devant 
lui.  Un  jour,  le  seigneur  Cid,  après  son  dîner,  dort,  le 
visage  appuyé  sur  sa  main,  en  son  grand  banc  à 
dossier.  Un  tonnerre  gronde  dans  le  palais  :  c'est  un 
lion  qui  s'est  échappé  de  sa  cage  et  qui  bondit  par  les 
cours.  Il  entre,  en  rugissant,  dans  la  salle;  tous  les 
assistants  fuient  ou  se  cachent,  tremblants,  derrière 
les  estrades,  Mais  le  bon  Cid  parle,  en  sa  langue,  à  la 
bête  fauve  qui  rampe  vers  lui,  en  remuant  la  queue. 
Le  lion  a  reconnu  son  pair  et  son  maître.  Le  Cid  lui 
jette  les  bras  au  cou  et,  dans  une  accolade  her- 


27Ô  LE   THEATRE    MODERNE. 

ciiiéenne,  le  rapporte  à  sa  loge,  en  le  caressant. 
Vaillant  comme  Achille,  il  est  parfois  rusé  comme 
Ulysse  :  les  stratagèmes  de  l'Odyssée  égaient  son 
Iliade.  —  Un  jour,  manquant  d'argent  pour  entrer 
en  campagne,  le  Cid  convie  à  souper  deux  juifs  de 
Burgos  et  leur  emprunte  deux  cents  marcs  d'or,  en 
leur  donnant,  pour  gage,  deux  coffres  pleins  d'argen- 
terie. Or,  ces  deux  coffres  étaient  pleins  de  sable.  — 
Ici  le  trouvère  scandalisé  se  récrie  : 

«  0  infâme  nécessité!  combien  d'hommes  honorables  tu 
obliges  à  faire,  pour  se  tirer  d'embarras,  mille  choses  mal 
faites  !  » 

Mais  le  Cid  se  savait  solvable,  devant  hériter  d'une 
prochaine  victoire.  Après  la  prise  de  Valence,  son 
premier  soin  est  d'acquitter  cette  dette  qui  lui  pèse  : 

«  xVux  honorés  juifs  Rachel  et  Vidas,  portez  deux  cents 
marcs  d'or.  Lorsque  je  partis  pour  combattre,  ils  me  les 
prêtèrent,  sous  la  garantie  de  ma  bonne  foi  et  de  deux  coffres 
remplis  de  sable.  Vous  aurez  à  les  prier,  de  ma  part,  de 
vouloir  bien  me  pardonner  ;  carje  n'ai  fait  cela  que  pressé 
par  une  grande  nécessité.  » 

Et  il  ajoute,  en  se  redressant,  cette  parole  superbe  : 

«  Encore  qu'ils  croient  n'avoir  dans  les  coffres  que  du 
sable,  l'or  de  ma  parole  y  resta  renfermé.  » 

Ce  n'est  pas  tout  :  à  son  lit  de  mort,  dictant  son 
testament,  il  se  souvient  des  juifs  de  Burgos  et  leur 


CORNEILLE.  277 

lègue,  en  réparation  de  sa  fraude,  un  don  magnifique  : 

«  Item,  je  veux  qu'on  donne  aux  juifs  que  je  trompai, 
étant  pauvre,  un  coffre  plein  d'argent,  du  même  poids  que 
ceux  remplis  de  sable.  » 

Celte  mort  du  Cid  est  sublime;  elle  a  la  gloire 
d'une  résurrection.  Rien  n'y  manque,  ni  le  tombeau 
vide,  ni  les  soldats  dispersés.  Vaincu  des  ans,  il  s'est 
retiré  dans  sa  bonne  ville  de  Valence.  Saint  Pierre 
liu  apparaît  pendant  son  sommeil,  et  lui  annonce 
qu'il  n'a  plus  que  deux  jours  à  vivre.  Mais  le  loi 
maure,  Bucar,  marche  vers  la  ville,  en  tête  d'une  ar- 
mée formidable.  Le  Cid  a  tout  prévu;  il  gagnera 
encore  cette  bataille  d'outre-tombe.  Point  de  chants 
de  deuil  ni  de  lamentations  de  pleureuses  :  —  «  Les 
»  larmes  de  ma  Chimène  suffisent,  sans  qu'elle  en 
»  achète  d'autres;  » — mais  des  clameurs  d'allégresse 
et  des  trompettes  triomphales  sonnant  aux  remparts. 
Dès  qu'il  aura  rendu  l'âme,  qu'on  embaume  son 
corps,  avec  les  aromates  que  lui  envoya  le  roi  de 
Perse;  qu'on  l'attache,  entre  deux  planches,  sur  son 
cheval  Babiéça,  et  qu'on  le  lance  dans  la  mêlée, 
l'épée  liée  à  son  poing  raidi.  Gil  Diaz,  son  bon  ser- 
viteur, exécute  ses  ordres;  le  spectre  équestre  fait 
fière  contenance. 

«  Son  visage  est  fort  beau  et  tout  coloré  ;  ses  yeux  sont 
ouverts  également  et  sa  barbe  bien  arrangée.  11  est  droit, 


278  LE    THÉÂTRE    MODERNE. 

bien  d'aplomb,  il  semble  vivant.  —  On  lui  met  sur  la  tôte 
un  morion  peint,  de  parchemin,  qui  paraît  de  fer,  tant  il 
est  bien  fait.  La  Tizona  lui  est  attachée  à  la  main  droite  ; 
elle  se  tenait  dressée,  dans  sa  main,  d'une  façon  merveil- 
leuse. » 

La  bataille  s'engage,  et  l'armée  sarrazine  fuit  en 
déroute,  devant  ce  fantôme  lugubre  et  terrible  qui  se 
transfigure  sous  les  éclairs  des  épées.  Le  cadavre  du 
Cid  remporte  une  dernière  victoire. 

On  comprend  la  popularité  millénaire  du  Cid  dans 
la  Péninsule  et  le  prestige  mythologique  dont  l'a 
revêtu  la  légende.  Le  Cid,  c'est  l'Espagne  idéale  ;  c'est 
l'Espagne  faite  homme,  lorsqu'elle  se  battait,  corps 
à  corps,  contre  l'Islam,  sous  un  ciel  plein  de  visions, 
sur  une  terre  pleine  de  mirages,  et  que  le  double  en- 
thousiasme de  la  foi  et  de  la  patrie  coulait  dans  ses 
veines  l'énergie  du  bronze.  Le  cœur  battait  alors 
aussi  fier,  sous  la  guenille  de  ses  mendiants,  que  sous 
la  pourpre  de  ses  rois.  Alors  l'Espagne  atteignit  ce 
qu'on  pourrait  appeler  le  plus  haut  style  de  la  vie  : 
loyauté  pure,  foi  ardente,  grandesse  nnïve,  naturel 
dans  la  sublimité,  harmonie  de  mœurs  tranchées  et 
entières.  Elle  resta  simple  et  forte,  tant  qu'elle  dor- 
mit sous  la  tente,  réveillée  toutes  les  nuits  par  l'ange 
Azraël  du  Coran,  qui  la  fortifiait,  comme  l'ange  de 
Jacob,  en  luttant  contre  elle. 

Une  vertu  se  retira  d'elle  avec  le  turban.  Délivrée 


CORNEILLE.  279 

du  Maure  qui  la  mainlenait  dans  un  état  de  surexci- 
tation enthousiaste,  l'Espagne  retomba,  par  degrés, 
dans  la  paresse  de  sa  fierté  et  de  son  climat.  Plus 
tard  elle  s'étend  sur  la  litière  d'or  que  lui  fournil 
l'Amérique;  le  vent  alizé  qui  vient  du  Pérou  l'as- 
soupit et  rénerve.  Elle  attend  le  galion  qui  la  dispense 
du  travail,  elle  allume  sa  cigarette  au  tison  d'un 
auto-da-fé,  elle  rêve  à  son  passé,  au  lieu  de  le  pour- 
suivre. Ses  antiques  vertus  se  raffinent;  son  naïf 
orgueil  se  roidit  en  morgue;  le  point  d'honneur,  qui 
fut  son  plus  beau  trait  national,  tourne  à  la  manie  : 
l'étiquette  le  rapetisse  et  l'hyperbole  l'exagère.  L'a- 
mour, cette  chaste  et  fervente  religion  de  sa  jeu- 
nesse, devient,  chez  elle,  une  dévotion  bizarre,  sur- 
chargée de  puérilités  et  de  pratiques  romanesques. 
Des  matamores  se  taillent  des  capes  dans  le  grana 
manteau  du  Campeador,  et  vont,  de  Palerme  à 
Bruxelles,  de  Naples  à  Mexico,  arpentant  le  monde  à 
grandes  enjambées,  carillonnant  des  éperons,  se- 
couant leur  panache,  défendant  au  soleil  de  se  cou- 
cher sur  les  terres  du  roi  des  Espagnes. 

L'arrogance  grandit  à  mesure  que  la  puissance 
baisse.  L'Espagne,  hallucinée,  ne  s'aperçoit  pas  que  le 
lit  d'or,  sur  lequel  elle  a  fait  une  sieste  de  deux  siècles, 
s'est  changé,  pendant  son  sommeil,  en  fumier  de  Job. 
Elle  se  drape  dans  ses  haillons  à  plis  plus  altiers  ;  elle 
poursuit  ses  rêves,  ses  jactances,  ses  hâbleries  grau- 


280  LE    TOÉATRE    MODERNE. 

diloques.  Voyez,  dans  la  Sierra  poudreuse,  ce  maigre 
cavalier,  coiffé  d'un  plat  à  barbe,  qui  galope,  la  lance 
en  arrêt,  contre  un  escadron  de  moulins  à  vent. 
C'est  le  burlesque  revenant  du  Cid,  le  fantôme  risible 
de  la  Castille  héroïque,  qui  bat  la  campagne  de  l'Es- 
pagne moderne.  Dans  la  bête  décharnée  qu'enfour- 
chent ses  longues  jambes,  reconnaissez  Babiéça, 
efflanqué  au  point  d'être  devenu  Rossinante...  Ainsi 
meurt  et  s^éteint,  sous  les  douches  de  la  parodie,  cette 
Chevalerie  sublime,  qui  avait  reçu  le  baptême  de  feu 
du  Romancero  ! 


II 


Ce  n'est  point  du  Romancero^  qu'il  ignorait,  sans 
doute,  mais  du  drame  de  Guilhem  de  Castro  —  La 
Jeunesse  du  Cid,  paraphrase  tempérée,  quoique  en- 
core caractéristique  des  chants  populaires,  —  que 
Corneille  a  tiré  son  premier  chef-d'œuvre.  Il  l'a  fait 
sien  en  le  transformant;  il  l'a  conquis  sur  l'Espagne, 
en  le  soumettant  à  son  génie  propre.  Rien  ne  sent 
moins  le  pastiche  que  ce  drame  nerveux  et  rapide, 
tout  spontané  et  de  premier  jet.  Il  y  règne  Tùcre  ver- 
deur d'un  printemps  précoce.  Sa  flamme  ne  semble 
point  allumée  à  un  flambeau  étranger;  elle  jaillit 
comme  par  explosion.  Son  héros,  en  passant  d'une 


CORNEILLE.  281 

langue  à  l'autre,  a  laissé,  sur  la  frontière,  son  costume 
du  Moyen  âge  et  sa  rudesse  féodale  ;  mais  il  a  gardé 
son  âme  castillane,  aussi  grande,  agrandie  peut-être. 
Fout  est  oublié,  fors  l'honneur  ! 

L'effacement  des  lieux  et  des  circonstances  est,  en 
effet,  complet  dans  le  Cid.  Le  fond  d'Espagne  pres- 
que africaine,  sur  lequel  se  détache  le  preux  primi- 
tif, s'évanouit  dans  une  couleur  neutre.  Pas  un  détail 
local,  pas  un  relief  de  mœurs  et  de  particularités  in- 
digènes. La  tragédie  passe  de  la  rue  au  palais,  et 
dans  la  maison  de  Chimène,  sans  qu'on  s'aperçoive 
un  instant  qu'elle  ait  changé  de  cadre  et  de  lieu.  On 
monte  dans  la  pensée  pure,  on  gravit  des  hauleurs 
morales,  âpres  et  taillées  à  pic,  comme  ces  hauteurs 
des  Pyrénées  où  la  végétation  disparaît.  Des  âmes 
y  luttent,  des  épées  s'y  croisent  ;  on  s'y  combat  dans 
les  nues.  Mais  cette  abstraction,  conforme  d'ailleurs 
au  génie  français  de  l'époque,  a  bien  sa  beauté.  Le 
sublime,  à  un  certain  degré  d'altitude,  n'est  d'aucun 
temps  ni  d'aucun  pays. 

Ce  combat,  sous  toute  forme,  qui  va  remphr  le  Cid 
de  Corneille,  il  s'engage,  dès  la  troisième  scène,  avec 
la  querelle  de  don  Diègue  et  du  Comte  : 

Enfin  vous  l'emportez,  et  la  faveur  du  roi 

Vous  élève  ea  un  rang  qui  n'était  dû  qu'à  moi... 

C'est  comme  le  brusque  et  retentissant  premier 


282  LE    THÉÂTRE    MODERNE. 

coup  d'archet  de  cette  symphonie  liéroïque,  dont  le 
crescendo  ne  va  phis  faibHr.  Don  Diègue  soutient 
d'abord  courtcisement  l'impétueuse  agression  du 
dépit  de  son  adversaire;  il  lui  rappelle,  pour  l'adou- 
cir, sa  fille  Chimène,  promise  à  son  fils.  Mais  plus  il 
cède  et  se  contient,  dans  sa  dignité  satisfaite,  plus 
l'orgueil  irrité  du  Comte  se  dresse  et  s'exalte.  Le 
capitan  en  activité  insulte  le  vieux  capitaine  mis  à  la 
retraite.  Les  répliques  s'aigrissent  et  s'enflamment; 
elles  se  choquent  bientôt  en  vers  acérés  qui  parent 
et  ripostent  comme  des  coups  de  lames,  et  le  soufflet 
s'élance  de  la  main  du  Comte. 

Les  larmes  qu'il  arrache  au  vieillard  sont  plus 
cruelles  que  le  sang  qui  jaillirait  d'une  blessure  : 

Orage!  ô  désespoir!  ô  vieillesse  ennemie! 
N'ai-je  donc  tant  vécu  que  pour  cette  infamie? 
Et  ne  suis-je  blanchi  dans  les  travaux  guerriers 
Que  pour  voir  en  un  jour  flétrir  tant  de  lauriers? 

Et  il  insulte  l'épée  inutile,  qui  a  tremblé  dans  sa 
main  vieillie,  lorsqu'il  a  voulu  la  tirer. 

Dans  le  drame  espagnol,  Guilhem  de  Castro  a  mis 
en  action  cette  débilité  pathétique.  Don  Diègue,  aux 
prises  avec  le  Comte,  n'a  que  son  bâton  de  vieillesse, 
qu'il  brise  de  rage,  le  sentant  impuissant  à  venger 
une  telle  injure.  Mais,  rentré  dans  sa  maison,  il  va 
décrocher  de  ses  vieux  trophées  la  grande  épée  à  deux 
mains  qu'il  tient  du  bâtard  Mudara,  le  vengeur  des 


CORNEILLE.  283 

sept  infants  de  Lara.  Il  essaie  sur  l'arme  héroïque 
sa  vigueur  usée,  il  s'en  escrime  de  tierce  et  de 
quarte.  Mais  l'épée,  trop  pesante,  entraîne  après  elle 
son  corps  chancelant. 

«  Ma  main  la  tient  bien  ferme,  s'écrie-t-il,  mais  par  mes 
pieds,  elle  est  mal  assurée...  Voilà  qu'elle  me  paraît  de 
plomb  et  que  ma  force  défaille  !  Et  je  tombe  !  Il  me  semble 
que  le  pommeau  soit  à  la  pointe  I  » 

Tel  le  vieil  En  telle  de  V Enéide,  s'il  était  vaincu 
par  Darès,  déposerait  le  ceste  trop  pesant  pour  ses 
poings  tremblants. 

Rodrigue,  as-tu  du  cœur. . .  ? 

Par  ce  simple  mot,  Corneille  a  résumé  la  féroce 
épreuve  que  raconte  le  Romancero^  et  que  met  aussi 
en  scène  le  drame  castillan.  A  tout  prendre,  cette 
question  morale  vaut  la  torture  physique.  L'injure 
du  doute  est  ressentie  par  ce  jeune  cœur  brusque- 
ment tâté,  aussi  vivement  que  l'étreinte  qui  fait  cra- 
quer les  os  de  sa  main,  dans  la  légende  primitive. 
Le  vieillard  lui  dit  son  affront,  lui  donne  son  épée, 
lui  souffle  l'ardeur  qui  dévore  son  âme  :  «  Meurs  ou 
tue!  »  —  c(  Va,  cours ^  vole  et  nous  venge!  »  L'ai- 
guillon dans  les  reins,  il  le  lance  à  la  mort  ou  à  la 
vengeance;  l'honneur  surmonte  en  lui  l'amour  pater- 
nel. Imaginez  tous  les  Pères  de  la  tragédie  rassem- 
blés en  un  Sénat  majestueux.  Don  Diègue  le  domiue- 


284  LE  THÉÂTRE    MODERNE. 

rait  de  sa  tête  altière.  C'est  le  Pater  familias  rom^iD, 
ennobli  par  la  Chevalerie  castillane. 

Un  intermède  lyrique  succède  au  dialogue.  Ro- 
arigue,  resté  seul,  exprime  la  lutte  de  son  âme  par 
des  stances  d'une  subtilité  douloureuse  ;  mais  l'é- 
motion perce,  comme  une  flamme,  à  travers  cette 
complication  de  pointes  et  d'antithèses  épineuses. 
Elles  seules,  peut-être,  pouvaient  rendre  l'inextri- 
cable nœud  des  sentiments  contraires  qui  l'enlacent 
en  le  déchirant.  Cela  ressemble  à  ces  airs  de  Gluck, 
heurtés,  tourmentés,  hérissés  de  traits  et  de  disso- 
nances, qui  dépeignent  la  perplexité  de  l'âme  des 
héros.  L'andante  de  ce  chant  lyrique  peut  sembler 
languir,  mais  que  la  strette  en  est  entraînante  ! 

Oui,  mon  esprit  s'était  déçu; 
Je  dois  tout  à  mon  père,  avant  qu'à  ma  maîtresse. 
Que  je  meure  au  combat  ou  meure  do  tristesse, 
Je  rendrai  mou  sang  pur  comme  je  l'ai  reçu 

Le  tourtereau  qui  roucoulait  déploie  soudainement 
l'aile  d'un  aiglon  qui  prend  son  e.ssor. 

Dans  le  Cid  même,  comme  dans  presque  toutes  les 
pièces  de  Corneille,  il  y  a  des  parties,  et  comme 
des  landes  ingrates  et  stériles,  entrecoupant  des 
beautés  sublimes.  Telles  sont  les  longues  scènes  en- 
nuyeuses où  se  traîne  l'insipide  Infante;  ombre  im- 
palpable qui  revient,  d'acte  en  acte,  comme  par  la 
porte  des  Songes,  souffler,  avec  de  faibles  soupirs, 


CORNEILLE.  285 

sur  son  amour  vaporeux.  A  peine  fait-elle  semblant 
de  vivre.  Tout  au  contraire  de  la  Fable  antique,  c'est 
la  Nuée,  amoureuse  d'un  Ixion  épris  ailleurs,  et  qui 
ne  lève  pas  même  vers  elle  un  regard.  Elle  plane  de 
loin  sur  lui,  du  baut  de  son  royal  empyrée,  indécise 
et  vague,  versant  de  temps  en  temps  quelques  lar- 
mes, qui  s'évaporent  avant  de  tomber.  Passons  sur 
ces  langueurs.  Il  ne  faut  s'arrêter,  en  parcourant 
Corneille,  qu'aux  poists  culminants. 

A  moi,  Comte,  deux  mots...  I 

C'est  la  réplique  en  action  du  Cid  à  la  question  de 
sou  père  :  «  Rodrigue,  as-tu  du  cœur?  »  le  plus  fier 
cartel  que  l'héroïsme  chevaleresque  ail  jamais  jeté. 
Sans  se  dresser  sur  la  pointe  des  pieds,  par  le  seul 
ressort  d'une  âme  énergique,  l'intrépide  adolescent 
s'y  élève  à  la  hauteur  du  vétéran  cent  fois  victorieux. 
Aux  répliques  rapides  et  résolues  qu'il  lui  lance,  on 
croit  entendre  siffler  la  fronde  du  jeune  David  visant 
le  front  du  géant  Goliath.  C'est  un  duel  de  paroles, 
élincelant  et  serré,  qui  précède  l'autre  ;  les  épées 
tout  à  l'heura  ne  feront  pas  mieux. 

D'une  scène  à  l'autre,  le  Comte  est  mort  ;  on  vient 
tn  apporter  la  nouvelle  au  roi  Don  Fernand.  Pres- 
que en  même  temps,  Chimène  et  Don  Diègue  font 
irruption  à  la  fois  dans  la  salle  du  trône.  «  Sire^ 
SirCf  Justice!  r>  Quel  groupe  grandiose  et  tragique, 


286  LE   THEATRE   MODERNE. 

que  celui  de  cette  barbe  blanche  et  de  cette  tête 
blonde,  embrassant  les  deux  genoux  du  monarque 
gravement  impartial!  Cliimène  se  bat  un  peu  les 
flancs  pour  réclamer  la  mort  de  Rodrigue.  Le  devoir 
parle  plus  que  la  vengeance  ne  crie  dans  sa  plainte. 
Elle  fait  ce  qu'elle  peut  pourtant,  elle  dit  ce  qu'elle 
doit,  et  l'effort  que  lui  coûte  son  accusation  la  rend 
plus  touchante.  En  revanche,  quelle  conviction 
superbe  de  la  justice  de  sa  cause,  quel  sentiment  de 
son  honneur,  justement  apaisé  par  un  sanglant  sacri- 
fice, retentit  dans  la  réponse  de  Don  Diègue  !  L'élo- 
quence guerrière  dressée  sur  la  hauteur  seigneuriale 
ne  saurait  aller  au  delà. 

Les  grandes  scènes  se  pressent  :  c'est  l'entrevue 
de  Rodrigue  avec  Chimène,  qui  le  revoit,  pour  la  pre- 
mière fois,  après  la  mort  de  son  père.  Situation 
extraordinaire  entre  toutes,  pareille  aux  rencontres 
de  Juliette  et  de  Roméo.  Mais,  entre  les  deux  amants 
de  Vérone,  il  n'y  a  que  des  traditions  de  discordes  et 
d'inimitiés  domestiques  ;  rien  qui  ressemble  au  grief 
urgent  et  criant  de  Chimène,  à  ce  père  tué  le  jour 
même,  dont  le  sang  couvre  son  fiancé.  Aimant  Ro- 
drigue comme  elle  aime  Roméo,  la  fille  des  Capulets 
n'hésiterait  pas  un  instant.  Elle  franchirait  d'un  bond 
le  corps  de  son  père,  pour  se  jeter  dans  les  bras  du 
meurtrier.  Mais  Chimène  n'est  point  une  Italienne, 
toute  à  son  instinct,  en  proie  au  désir,  possédée  de  son 


CORNEILLE.  287 

amour,  comme  d'un  démon  indomptable.  Elle  est 
fille  d'une  race  plus  austère,  elle  a  souci  de  sa  renom- 
mée, elle  écoute  les  sommations  du  devoir.  Ce  n'est 
pas  qu'elle  blâme  Rodrigue  d'avoir  vengé  son  ou- 
trage. Tout  au  contraire,  elle  lui  en  voudrait  de  n'a- 
voir pas  commis  ce  beau  crime.  Elle  lui  laisse  dire, 
sans  se  récrier  : 

Je  le  ferais  encor,  si  j'avais  à  le  faire  I 

mais  ce  même  devoir,  qu'elle  le  loue  d'avoir  accompli, 
l'oblige  à  poursuivre  Rodrigue,  sinon  à  le  haïr.  L'Hon- 
neur joue  entre  eux  le  rôle  de  l'inexorable  Fatalité 
des  anciens. 

Ma  générosité  doit,  répondre  à  la  tienne  : 

Tu  t'es,  en  m'offensant,  montré  digne  de  moi; 

Je  me  dois,  par  ta  mort  ,montrer  digne  de  toi. 

Que  c'est  grand,  mais  que  c'est  subtil!  Comme 
toutes  les  héroïnes  de  Corneille,  Chimène  est  une 
glorieuse  et  une  raisonneuse.  Elle  plaide,  elle  ana- 
lyse, elle  alambiqiie,  elle  distingue.  On  peut  dire, 
d'elle  et  de  son  amant,  comme  Saint-Simon  de  ma- 
dame Guyon  et  de  Fénelon,  que  «  leur  sublime  s'a- 
malgame ».  Cela  tourne  à  la  quintessence.  Vous  di- 
riez parfois  une  dame  de  Cour  d'Amour,  juge  en  sa 
propre  cause,  se  renfermant  dans  son  voile  de  deuil, 
comme  dans  l'hermine  d'une  simarre,  et  discutant  un 
cas  difficile.  Sa  casuistique  raffinée  rappelle  celle  du 


288  LE   THÉÂTRE    MODERNE. 

iTiyslicisme  espagnol.  On  croit  la  voir  retranchée 
dans  l'enceinte  de  ce  «  Château  de  l'Ame  »  dont 
sainte  Thérèse  a  décrit  l'architecture  idéale,  et  en 
défendant,  pied  à  pied,  toutes  les  issues. 

Rodrigue  dans  mon  cœur  combat  eucor  mon  père; 
Il  l'attaque,  il  le  presse,  il  cède,  il  se  défend, 
Tantôt  fort,  tantôt  faible  et  tantôt  triomphant. 

Mais  la  hrèche  est  faite  dans  ce  cœur,  qui  se 
croyait  imprenable.  Par  des  mots  qui  lui  échappent, 
par  des  cris  décisifs,  la  guerrière  rend  ses  armes  à 
son  cher  vainqueur. 

...  Va,  je  ne  te  hais  point! 
Sache  que  je  t'adore  et  que  je  te  poursuis. 

Si  tu  m'offres  ta  tête,  est-ce  à  moi  de  la  prendre  ? 
Je  la  dois  attaquer,  mais  tu  dois  la  défendre. 

Puis,  une  trêve  d'ivresse  et  de  rêverie  se  fait  entre 
les  deux  amants.  L'amazone  soulève  son  casque  étouf- 
fant, et  penche  son  visage  en  larmes  sur  l'épaule  de 
son  bien-aimé.  Ils  échangent,  comme  de  lèvre  à  lè- 
vre, de  mélancoliques  et  tendres  paroles  : 

O  miracle  d'amour  ! 

—  O  comble  de  misères! 
Que  de  maux  et  de  pleurs  nous  coûteront  nos  pères  I 
Rodrigue,  qui  l'eût  cru? 

—  Chimène,  qui  l'eût  dit? 

La  scène  de  Don  Diègue  retrouvant  Rodrigue  re- 
dresse, comme  un  Sursiiin  corda,  le  drame  attendri. 
L'honneur  rentre  en  scène,  dominant  l'amour  et 


CORNEILLE.  289 

l'écartant  à  distance.  Le  vieillard  reparait,  tout 
transfiguré  ;  il  y  a  comme  un  rayonnement  de  che- 
veux blancs  autour  de  son  front.  La  sève  est  re- 
montée à  son  cœur  ;  elle  a  reverdi  ses  lauriers  fanés  : 
il  semble  en  couronner  le  front  de  son  fils  lorsqu'il 
l'embrasse  : 

Appui  de  ma  vieillesse  et  comble  de  mon  heur, 
Touche  ces  cheveux  blancs  à  qui  tu  rends  l'honneur 
Viens  baiser  cette  joue,  et  reconnais  la  place 
Où  fut  empreint  l'affront  que  ton  courage  efface . 

Puis,  comme  il  le  poussait  à  la  vengeance,  mais, 
cette  fois,  d'une  voix  toute  joyeuse  et  tout  enthou- 
siaste, il  l'envoie  combattre  les  Maures,  dont  la  flotte, 
entrée  dans  le  fleuve,  menace  la  ville,  d'une  sur- 
prise. 

Aussi  promptement  qu^il  a  tué  le  comte,  Rodrigue 
a  défait  les  Maures.  Sa  victoire  nocturne  retentit,  le 
matin,  en  cris  d'allégresse.  Lui-même  vient  la  ra- 
conter au  roi,  dans  un  récit  épique,  d'une  simplicité 
lapidaire,  tel  qu'aurait  pu  le  graver  Thucydide  sur 
une  stèle  antique.  Chimène,  au  milieu  de  ce  triom- 
phe, venant  redemander  justice,  joue  décidément  un 
rôle  de  trouble-fête.  Tout  débonnaire  qu'il  est,  le  roi 
reçoit  mal  cette  requête  importune,  il  la  réfute  par 
un  vers  superbe  : 

Les  Maures,  en  fuyant,  ont  emporté  son  crime. 

Mais  l'héroïne    s'entête,    envers  et   contre   son 
in.  19 


200  LE    THÉÂTRE    MODERNE. 

cœur,  à  faire  jusqu'au  bout  son  devoir.  A  défaut  du 
châtiment,  elle  se  rejette  sur  le  duel,  promettant  sa 
main  au  vainqueur.  Don  Sanche  sort  des  rangs  et  se 
déclare  son  champion.  Le  roi  va  refuser  encore  ; 
mais  le  vieux  Diègiie,  prodigue  de  son  fils,  comme 
s'il  l'avait  trempé  lui-même  dans  le  Styx,  réclame 
pour  Rodrigue  ce  nouveau  combat.  C'est  le  mata- 
more de  la  paternité.  Le  bon  roi  voudrait  donner  au 
Cid  le  temps  de  se  reposer  : 

Sortir  d'une  bataille  et  combattre  h  l'instant  1 

A  quoi  le  père  répond  par  cette  hâblerie  héroï- 
que: 

Rodrigue  a  pris  haleine,  en  vous  la  racontant. 

Don  Fernand  exige  que  le  vainqueur,  quel  qu'il 
soit,  devienne  l'époux  de  Chimène  : 

Quoi,  sire,  m'imposer  une  si  dure  loi  ? 

Mais  au  fond  Chimène  triomphe,  sachant  son  Cid 
invincible. 

Avant  de  rentrer  en  lice,  Rodrigue  retourne  à 
Chimène.  Un  labyrinthe  serait  la  vraie  scène  de 
cette  rencontre  pleine  de  dédales,  de  feintes,  de 
tours  et  de  détours  compliqués,  qui  aboutit  à  un  ra- 
dieux coup  de  théâtre.  Il  s'agit,  pour  le  Cid,  d'obtenir 
que  Chimène  lui  commande  de  vaincre  Don  Sanche, 


CORNEILLE.  291 

et  de  la  conquérir  par  cette  victoire.  Il  se  présente 
à  elle,  résolu  à  mourir,  puisqu'elle  veut  sa  mort, 
allant  à  ce  duel  comme  à  un  sacrifice  dont  elle  sera 
la  prêtresse.  Elle  s'effraie  et  se  révolte  contre  cette 
idée,  le  pique  d'honneur,  s'indigne  d'une  défaite  qui 
rabaisserait  celle  de  son  père. 

Quoi!  n'cs-tu  généreux  que  pour  me  faire  outrage? 
S'il  ne  faut  m'oflfenser,  n'as-tu  point  de  courage  ? 
Et  traites-tu  mon  père  avec  tant  de  rigueur 
Qu'après  l'avoir  vaincu  tu  souffres  un  vainqueur? 

Mais  Rodrigue  s'obstine  et  se  renferme  dans  son 
mipassible  résignation  de  victime.  Son  parti  est  pris  ; 
il  se  laissera  percer,  sans  se  défendre,  par  l'épée  de 
Sanche.  Alors  Chimène  n'y  tient  plus,  elle  jette  bas 
le  masque,  et  son  secret  lui  échappe  dans  un  cri  d'a- 
mour éclatant  : 

Puisque,  pour  t'empêcher  de  courir  au  trépas, 
Ta  vie  et  ton  honneur  sont  de  faibles  appas, 
Si  jamais  je  t'aimai,  cher  Rodrigue,  en  revanche, 
Défends-toi  maintenant  pour  m'ôter  à  Don  Sanche. 

Et  si  tu  sens  pour  moi  ton  cœur  encore  épris, 

Sors  vainqueur  d'un  combat  dont  Chimène  est  le  prix. 

Scène  immortelle,  cime  lumineuse,  à  laquelle  on 
monte  par  des  sentiers  escarpés  et  tortueux,  comme 
ceux  d'une  sierra.  Mais  l'amour  pur,  au  théâtre,  ne 
s'est  jamais  plus  magnifiquement  révélé. 

Héros  national  en  Espagne,  le  Cid,  par  ia  tragédie 


292  LE    THEATRE    MODERNE. 

de  Corneille,  est  aussi,  en  France,  une  sorte  de  héros 
littéraire.  C'est  lui  ({ui  a,  chez  nous,  créé  le  grand 
théâtre,  ennobli  et  retrempé  la  langue,  lancé  la 
poésie  dramatique  dans  une  noble  voie.  Derrière  lo 
Cid  défile  l'armée  des  princes,  des  guerriers,  des 
amants  tragiques,  qui  ont  illustré  notre  scène;  der- 
rière Chimène  marche  le  chœur  des  fières  et  tou- 
chantes héroïnes  qui  l'ont  embellie.  Notre  théâtre 
est,  on  peut  le  dire,  leur  postérité. 


III 


.  Des  chefs-d'œuvre  de  Corneille,  Polyeucte  est  as- 
surément le  plus  grand;  et  rien  n'égale,  dans  tout 
son  théâtre,  l'extraordinaire  beauté  du  rôle  de  Pau- 
line. 

Pauline  est,  pour  moi  du  moins,  la  plus  admirable 
des  filles  de  Corneille.  Elle  me  rappelle,  par  la  di- 
gnité de  son  attitude,  ces  statues  romaines  de  Livie 
ou  d'Agrippine,  étroitement  drapées  dans  leur  lon- 
gue robe  aux  mille  plis,  et  qui,  d'un  noble  geste, 
pressent  leur  poitrine,  comme  pour  y  étouffer  un  se- 
cret. De  même  Pauline  nous  apparaît  portant  la  main 
à  son  cœur,  que  déchire  un  nœud  de  sentiments 
contraires.  Elle  étouffe  un  amour  qui  couve  en  de- 
dans, mais  qui  ne  perce  au  dehors  qu'en  jetant  de 


CORNEILLE.  293 

purs  et  rapides  éclairs.  —  «  Madame  la  Dauphine 
—  raconte  madame  de  Sévigné  —  disait  l'autre  jour, 
en  admirant  Pauline,  de  Polyeucte  :  «  Eh  bien! 
»  voilà  la  plus  honnête  femme  du  monde  qui  n'aime 
»  pas  son  mari.  »  Elle  avait  raison,  Madame  la  Dau- 
phine :  Pauhne  n'aime  pas  Polyeucte  ;  elle  l'estime, 
et  c'est  tout.  Son  cœur  est  à  Sévère,  à  ce  patricien 
de  sa  race,  de  son  culte,  de  sa  ville,  la  Ville  Éter- 
nelle! Il  est  à  cet  amant  dont  elle  porte  le  deuil, 
dans  sa  beauté  assombrie  et  comme  dédaignée,  de- 
puis qu'elle  appartient  à  un  autre  : 

Dans  Rome  où  je  nanuis,  ce  malheureux  visage 
D'un  chevalier  romain  captiva  le  courage. 

Elle  se  résigne,  il  est  vrai,  et  sa  résignation,  pre- 
nant le  tour  héroïque  de  sou  caractère,  va  s'exalter 
jusqu'au  sacrifice.  Mais  ce  n'est  pas  l'amour,  c'est  la 
vertu,  dans  le  sens  le  plus  fier  de  ce  mot  romain, 
qui  l'entraînera  jusque  sur  les  marches  de  l'échafaud 
conjugal. 

Je  donnai,  par  devoir,  à  son  affection, 
Tout  ce  que  l'autre  avait  par  inclination. 

Pauline  est  donc  l'héroïne  du  devoir,  de  ce  de- 
voir païen  qui  se  ressentait  de  la  sujétion  domesti- 
que et  qui  faisait  passer  la  femme,  de  la  maison  pa- 
ternelle, au  gynécée  de  l'époux,  sans  lui  permettre 
de  détourner  la  tête  vers  le  Ut  de  son  choix  ou  le 


29*  LE    THÉÂTRE    MODERNE. 

foyer  regretté.  Mais,  avec  quel  énergique  effort,  avec 
quelle  résolution  haute  et  fianche,  Pauline  embrasse 
cette  destinée,  subie  plutôt  qu'acceptée!  Elle  n'ai- 
mait point  Polyeucte;  c'est  assez  qu'elle  l'honore, 
pour  qu'elle  se  contraigne  à  l'aimer.  Il  est  son  maître 
et  son  seigneur;  elle  baise  le  joug  sous  lequel  a  flé- 
chi sa  belle  tête,  noblement  passive.  Ubi  tu  Caïus,  ibi 
ego  Cala  :  «  Là  où  tu  seras  Caïus,  je  serai  Caïa,  »  a- 
t-elle  dû  dire,  suivant  le  rite  romain,  avant  d'entrer 
dans  la  maison  nuptiale.  Et  elle  a  pris  au  sérieux 
cette  austère  formule  ;  et  sa  passion,  exilée  dans  le 
silence  d'une  grande  âme,  s'y  consumera  lentement, 
comme  un  holocauste  au  désert. 

Cette  passion  jette,  pourtant,  une  dernière  lueur, 
dans  son  entrevue  avec  Sévère;  mais  c'est  la  lueur 
suprême  que  va  recouvrir  pour  jamais  la  cendre. 
Voyez-la,  les  traits  empreints  d'une  ferme  pâleur, 
droite  et  grave,  enveloppée  et  comme  ceinte  pour  un 
combat  moral,  dans  les  replis  de  ses  voiles  dont  l'é- 
motion de  l'adieu  fera,  tout  au  plus,  frissonner  les  plis 
Solennels.  Elle  s'explique,  elle  se  justifie,  elle  va  s'at- 
tendrir; mais  son  attendrissement  même  a  l'accent 
définitif  des  irrévocables  ruptures.  Elle  met,  en  quel- 
que sorte,  la  main  de  son  amant  sur  son  cœur,  pour 
qu'il  s'assure  de  quelle  trempe  l'a  revêtu  le  devoir,  et 
combien  il  lui  serait  impossible  de  l'entamer.  On  di- 
rait qu'elle  lui  parle  derrière  les  grilles  du  temole  de 


CORNEILLE.  295 

Vesta,  et  qu'elle  lui  montre  de  loin,  dans  la  profon- 
deur du  sanctuaire,  ce  feu  sacré  d'un  amour  stérile, 
qu'elle  s'est  juré  de  laisser  éteindre,  au  risque  de 
mourir  en  même  temps  que  lui.  Son  héroïsme  a  la 
sublimité  froide  de  la  vertu  antique  ;  vertu  moins 
touchante,  mais  plus  fîère  et  plus  désintéressée,  peut- 
être,  que  la  vertu  chrétienne  ;  car  la  vertu  païenne 
n'attend  et  n'espère  aucune  récompense  :  elle  ne 
lutte  point  en  vue  de  la  palme,  mais  pour  le  précaire 
et  stoïque  plaisir  d'exercer  sa  force  et  de  prouver 
son  empire.  Une  femme  chrétienne,  immolant  son 
amour  au  devoir,  envisage  de  loin  les  hymens  cé- 
lestes, les  réunions  éternelles  ;  une  païenne  n'a  en 
perspective  que  ces  pâles  prairies  d'asphodèles  des 
Champs-Elysées,  où  glissent  des  ombres  vagues, 
séparées  de  leur  forme  et  de  leur  mémoire. 

Cependant  le  scandale  du  temple  éclate  :  Polyeucte 
est  chrétien,  sa  tête  est  menacée.  Pauline,  d'un 
élan,  sort  de  la  réserve  profonde  oii  se  concentrait  sa 
douleur;  l'héroïsme,  qui  dormait  en  elle,  fatigué  du 
sacrifice  accompli,  se  réveille  en  sursaut,  au  bruit 
des  chaînes  de  Polyeucte,  del'échafaud  qu'on  dresse 
et  de  la  hache  qu'on  aiguise.  De  passif  qu'il  était,  cet 
héroïsme  tourne  à  l'action  ;  il  s'y  jette  résolument, 
sans  regarder  en  arrière.  Larmes,  plaintes,  exhorta- 
lions,  agenouillements  et  gestes  de  suppliante,  elle 
emploie  toutes  les  armes  de  la  femme,  pour  vaincre 


298  LE   TnÉATRE   MODERNE. 

l'obstination  du  martyr.  Est-ce  le  désespoir  de 
l'amour  qui  l'inspire  ?  Non,  Pauline,  au  plus  fort  de 
sa  douleur,  indique,  d'un  trait,  la  stricte  mesure  de 
son  affection  : 

Je  l'aimai  par  devoir  ;  ce  devoir  dure  encore. 

Ce  qui  la  pousse  à  sauver  cet  homme  qui  veut 
mourir,  c'est  le  dévouement,  la  magnanimité,  l'in- 
stinct pathétique  ;  c'est  surtout  la  hâte  généreuse 
d'étouffer,  dans  les  autres,  en  elle-même  peut-être, 
la  pensée  d'un  veuvage  qui  la  rendrait  à  Sévère.  Il 
répugne  aux  grandes  âmes  de  revenir  sur  un  renon- 
cement et  de  contremander  un  sacrifice  commencé. 
Elles  ne  se  baissent  point  pour  ramasser  la  coupe 
dont  elles  ont  fait  une  libation  volontaire.  Le  sang 
exprimé  d'une  blessure  ne  se  remet  plus  dans  la 
veine  :  que  la  terre  le  boive,  la  cicatrice  est  fermée. 
Pauline  est  une  de  ces  âmes  :  plutôt  que  de  reve- 
nir à  l'amant  de  son  choix,  elle  mourrait  avec  l'époux 
subi,  presque  étranger  à  son  cœur. 

Qu'y  a-t-il  de  commun,  en  effet,  jusqu'au  dénoue- 
ment, entre  Polyeucte  et  Pauline?  Polyeucte  n'est  pas 
un  mari  ou  un  amant;  c'est  un  martyr,  et  rien  qu'un 
martyr.  Il  cesse  d'être  homme  à  force  d'être  surhu- 
main. L'eau  du  baptême  tombe,  comme  du  feu,  sur 
cette  tête  orientale,  et  l'altère  de  son  propre  sang. 
L'éclat  du  couteau  sacré  le  fascine;  dès  la  première 


CORNEILLE.  297 

scène,  il  prend  son  élan  et  offre  sa  tête.  Son  abstrac- 
tion de  la  terre  est  absolue  :  femme,  parents,  omis 
rentrent,  pourlui,  dans  la  généralité  des  êtres  déchus, 
dans  cette  boue  d'Adam  dont  il  s'agit  de  sortir.  Inin- 
telligible à  ceux  qui  l'entourent,  il  ne  cherche  pas  à 
s'en  faire  comprendre.  Sa  sainte  fureur  n'a  rien  du 
prosélytisme.  A  peine  essaye-t-il,  par  moment,  de 
convertir  Pauline;  et  encore  la  prédication  commen- 
cée expire-t-elle,  chaque  fois,  sur  ses  lèvres,  en 
découragements  dédaigneux  : 

Mais  j'ai  tort  de  parler  à  qui  ne  peut  m'entendra. 

Mais  que  sert  de  parler,  de  ces  trésors  cachés, 
A  des  esprits  que  Dieu  n'a  pas  encor  touchés? 

Fataliste  chrétien,  il  ne  croit  qu'aux  coups  de 
foudre,  aux  coups  de  main  de  la  Grâce,  saisissant 
celui  qu'elle  veut  prendre,  et  le  dépouillant  du  vieil 
homme,  avec  la  rapidité  d'une  métamorphose.  Ce 
qui  le  presse,  c'est  de  mourir  :  sa  tête  coupée  sera 
plus  éloquente  que  sa  voix  terrestre  ;  son  Dieu  n'ap- 
paraît à  ceux  qui  l'ignorent,  qu'à  travers  la  fumée  du 
sang  de  ses  Saints!  Écoutez  l'hymne  qu'il  chante, 
dans  sa  prison,  ce  solo  de  harpe  qui  résonne,  au  mi- 
lieu de  la  tragédie  un  instant  silencieuse,  non  pour 
calmer,  mais,  au  contraire,  pour  exciter  la  fureur  de 
Saûl.  Quels  méprisants  adieux  il  y  fait  au  monde! 
Quelle  répudiation  hâtive  et  presque  joyeuse  de  Pau- 


208  Lli    THEATRE    MODEHNE. 

liiie!  et  comme  il  secoue  d'avance,  avec  insouciance, 
ces  larmes  de  femme  qu'il  lui  faudra  recevoir I 

Monde,  pour  moi,  tu  n'as  plus  rica! 

Je  porte,  en  un  cœur  tout  chrétien, 

Une  flamme  toute  divine, 

Et  je  ne  regarde  Pauline 

Que  comme  un  obstacle  à  mon  bien. 

Il  fait  plus,  il  la  lègue  à  Sévère,  avant  de  mourir; 
il  dépouille,  au  pied  de  l'échafaud,  cette  «  chair  de 
sa  chair  »  pour  en  investir  un  rival.  Quelque  voilé 
qu'il  soit  de  bonne  grâce  et  de  courtoisie,  ce  présent 
étrange  fait  violence  au  cœur.  L'indifférence  qu'il 
témoigne  est  par  trop  entière.  Il  ne  sied  pas  à  un 
martyr,  même  du  haut  de  son  échafaud,  de  mettre 
sa  femme  dans  le  lit  d'un  autre.  Mais,  comme  Pau- 
line le  repousse,  ce  legs  injurieux!  Ici  la  dignité  hu- 
maine l'emporte  sur  l'abnégation  mystique;  les  rou- 
geurs de  la  pudeur  indignée  éclipsent  le  feu  sanglant 
de  l'auréole.  Cette  tête,  profane  et  charmante,  qui  se 
relève  sous  l'involontaire  outrage,  nous  apparaît  plus 
magnanime  que  la  tête  vouée  au  glaive  de  l'immola- 
tion. Cet  époux  qui  lui  préfère  si  ouvertement  la 
mort,  elle  lui  gardera  la  sombre  fidélité  de  ce  res- 
pect humain  qu'il  estime  si  peu  et  qu'elle  met  si  haut, 
comme  faisant  partie  des  fiertés  de  l'âme.  Martyre 
de  la  foi,  martyre  du  devoir  :  quel  est  le  plus  grand? 
A  Polyeucte  les  roses  rouges  que  les  anges  effeuil- 


CORNEILLE.  299 

lent  sur  les  gibets  sanctifiés;  à  Pauline  les  lauriers 
arrachés  d'une  terre  généreuse,  que  les  hommes 
décernent  aux  stoïques  vertus.  Corneille  excelle 
dans  ces  émulations  d'héroïsme,  dans  ces  conflits 
d'âmes  d'égale  trempe  et  de  même  grandeur.  Ou  ne 
sait  à  laquelle  décerner  la  palme  ! 

Ainsi,  tandis  que  Polyeucte,  les  yeux  levés  au 
ciel,  s'élance  au  martyre,  cette  grande  Pauline,  sans 
perdre  la  terre  du  regard,  monte,  d'un  pas  soutenu,  au 
sommet  de  la  vertu  humaine.  Ces  degrés,  contrastés 
de  subhmité,  finissent  par  se  rejoindre  et  par  aboutir 
au  même  échafaud  :  Pauline  en  redescend  chré- 
tienne. Ici  le  miracle  s'empare  de  la  tragédie  ;  il  y 
règne,  il  y  triomphe,  il  y  récidive;  il  en  écarte  im- 
périeusement l'examen  et  la  vraisemblance.  La  scène 
s'illumine  des  éclairs  et  des  fulgurations  du  chemin 
de  Damas.  La  Grâce  frappe  et  précipite  les  conver- 
sions les  unes  sur  les  autres,  avec  la  force  renver- 
sante d'une  vérité  qui  éclate.  Le  vil  Félix  lui-même  — 
et  on  le  regrette  —  est  atteint  et  transformé  par  sa 
flamme. 

Cette  femme,  qui  rentre,  les  yeux  ardents,  les 
cheveux  épars,  saintement  égarée,  et  toute  fu- 
mante des  vapeurs  du  supphce,  comme  si  elle  sor- 
tait du  nuage  d'un  trépied,  n'a  plus  rien  de  commun 
ivec  la  grande  dame  idolâtre  dont  nous  admirions 
tout  à  l'heure  les  vertus  terrestres.  Le  sang  qui  l'a 


300  LE   THÉÂTRE    MODERNE. 

baptisée  absorbe,  sous  sa  teinte  violente,  les  nuances 
délicates  qui  composaient  sa  physionomie  féminine. 
Ce  n'est  plus  une  l'emme,  c'est  une  sainte.  Elle  a 
changé  de  sphère  :  toutes  les  têtes  à  auréole  se  res- 
semblent. La  voilà  maintenant  unie  à  Polyeucte,  at- 
tirée et  comme  perdue  dans  sa  gloire.  Son  corps  est 
resté  sur  la  terre,  mais  son  âme  l'a  suivi  dans  l'é- 
ternité. 


IV 


Cinna  est  la  tragédie  la  plus  abstraite  de  Cor- 
neille, qui  est  le  plus  abstrait  de  tous  les  génies.  A 
la  rigueur,  elle  pourrait  se  passer  de  coulisses  :  une 
toile  grise,  pareille  au  fond  vague  sur  lequel  les  pem- 
tres  de  l'École  Romaine  détachent  les  grandioses  fi- 
gures de  leurs  fresques,  deux  chaises  de  bronze, 
pour  asseoir  Cinna  devant  Auguste,  pendant  la  grande 
scène   du   cinquième   acte   :    «  Prends   un  siège, 
Cinna;  »  cela  suffirait.  Corneille,  toujours  si  dédai- 
gneux de  l'appareil  extérieur,  pousse  à  l'extrême, 
dans  Cinna,  le  mépris  du  détail  local  et  de  la  nuance 
historique.  Rome,  le  Tibre,  le  Capitole,  cités  çà  et 
là,  ne  tracent,  dans  la  pièce,  d'autre  image  que  les 
lignes,  à  peine  teintées,  d'un  grand  plan.  L'action  se 
passe  dans  une  sphère  tout  idéale  et  tout  oratoire. 
Elle  se  renferme  dans  l'âme  d'Aui^uste,   qui  joue 


CORNEILLE.  301 

presque  le  rôle  unique.  Les  grêles  personnages  qui 
s'agitent  un  moment  pour  échapper  à  son  influence, 
pâlissent,  de  scène  en  scène,  et  se  dissipent,  comme 
des  ombres,  dès  qu'il  les  embrasse  en  leur  pardon- 
nant, 

Cinna  ne  soutient  pas  la  présence  d'Auguste. 
Conspirateur  sans  foi,  il  ne  représente  ni  une  grande 
idée  ni  un  fanatisme.  Sa  politique  n'est  qu'un  amour 
déguisé;  c'est  une  femme  qui  pousse  le  poignard, 
vacillant  dans  sa  main  timide.  Quand  Auguste  met 
toute  nue,  pour  ainsi  dire,  son  individualité  chétive, 
en  quelques  vers  méprisants,  et  la  tient  suspendue 
un  instant  sur  l'abîme  de  sa  disgrâce,  pour  lui 
prouver  sa  faiblesse,  il  n'est  personne  qui  ne  con- 
firme ce  dédain  du  créateur  pour  sa  créature. 

Maxime  est  encore  inférieur  à  son  complice.  Ame 
vile,  caractère  subalterne,  il  n'est  que  l'intrigant  de 
la  conspiration  où  Cinna  est,  du  moins,  la  dupe 
passionnée.  A  partir  de  la  maladroite  déclaration 
d'amour  qu'il  ose  balbutier  à  Emilie,  sous  son  mas- 
que de  traître,  il  n'existe  même  plus  pour  le  specta- 
teur. L'ironie  acérée  de  la  fière  jeune  fille  le  tue  d'un 
seul  coup  ;  il  meurt  moralement,  comme  mouraient 
parfois  les  esclaves,  à  la  toilette  des  dames  romai- 
nes, d'une  épingle  d'cJr  enfoncée  au  cœur.  Lorsqu'au 
cinquième  acte  il  ressuscite  de  son  faux  suicide,  il 
lait  l'effet  d'un  revenant  importun,  qu'on  n'attendait 


302  LE   THEATRE    MODERNE. 

plus.  On  voudrait  voir  l'acteur  chargé  tlu  rôle  d'Au- 
guste marquer,  d'un  sourire  d'indifférence  infamante 
le  pardon  qu'il  lui  accorde.  Ce  personnage  est  de 
ceux  auxquels  on  jette  leur  grâee  sans  les  regarder. 

Celte  concentration  du  drame  dans  la  personne 
d'Auguste  est  si  entière  et  si  absorbante,  qu'il  vient 
un  moment  où  l'action  s'interrompt  et  laisse  un  large 
vide  autour  d'elle,  pour  qu'elle  se  développe  dans 
toute  son  ampleur.  Qu'est-ce  que  cette  grande  scène 
du  second  acte,  où  Auguste  discute,  avec  ses  deux  fa- 
voris, la  république  ou  la  monarchie,  sinon  un  mono- 
logue à  trois  voix,  l'examen  d'une  conscience  royale 
se  confessant  à  deux  échos  qui  lui  renvoient  ses  pro- 
pres scrupules  ?  Maxime  inclinant  à  la  république, 
Cinna  conseillant  l'empire,  sortent  de  leur  rôle  et  de 
leur  caractère,  pour  entrer  dans  l'abstraction  politi- 
que. Ils  représentent  les  deux  principes  en  lutte  dans 
la  pensée  du  maître.  Auguste  se  parle  à  lui-même,  en 
les  faisant  parler. 

Plus  on  avance  vers  le  dénouement,  plus  Auguste 
grandit  en  héroïsme,  en  justice,  en  beauté  morale. 
Il  monte  à  son  trône  par  des  degrés  de  sublimité.  On 
suit  deTceil  la  croissance  de  cette  grande  âme,  jus- 
qu'au moment  où,  détachée  des  lois  de  la  nature, 
elle  s'élance  au  sommet  de  la  vertu  humaine  et  pro- 
clame sa  transfiguration  dans  ce  vers  sublime  : 

Je  suis  maître  de  moi  comme  de  l'univers  1 


CORNEILLE.  303 

Arrivée  à  cette  hauteur,  la  magnanimité  opère 
des  miracles.  Le  dénouement  de  Cinna  est  le  pen- 
dant humain  du  dénouement  de  Polyeiicte.  La 
Grâce  royale  y  frappe  les  esprits  rebelles  et  précipite 
les  conversions  les  unes  sur  les  autres.  Emilie  elle- 
même  désarme  son  cœur,  et  le  rend  à  ce  vainqueur 
d'âmes,  avec  la  loyauté  d'une  guerrière  rendant  son 
épée. 

On  lui  en  veut  de  se  rendre  :  elle  dément,  en  se  re- 
pentant, la  rigidité  de  son  caractère.  Le  sang  d'un 
suicide  aurait  taché  l'apothéose  d'Auguste;  mais  que 
ne  part-elle  pour  un  exil  volontaire,  en  ramenant,  un 
pan  de  sa  draperie  sur  son  noble  front?  A  part 
cette  défaillance,  Emilie  offre  la  création  la  plus 
extraordinaire  de  Corneille.  Elle  est  de  la  race 
vengeresse  et  acharnée  des  Électres;  c'est  l'idée 
du  talion,  incarnée  sous  la  pureté  féroce  d'une 
vierge  romaine.  Ne  croyez  point  à  son  amour  pour 
Cinna  ;  elle  ne  l'accepte  et  ne  le  caresse  que  comme 
le  manche  d'un  poignard.  La  tendresse,  que  feinÉ 
parfois  son  langage,  a  la  contraction  d'un  sourire 
forcé,  sur  un  visage  irrité.  C'est  une  belle  Eumé- 
nide  qui  a  emprunté  son  flambeau  à  l'Amour;  mais 
la  glace  de  sa  main  monte  jusqu'à  la  flamme,  et 
en  dissipe  la  chaleur...  Comme  presque  toutes  les 
héroïnes  de  Corneille,  elle  représente  moins  le 
charme  voluptueux  de  la  femme,  que  cette  fasci- 


304  LE   THÉÂTRE    MODERNE. 

nation,  mêlée  dépouvante,  qui  prosternait  les  bar- 
bares aux  pieds  des  Druidesses,  dans  les  forêts  de  la 
Germanie. 


Autrefois,  l'aïeul,  arrivé  à  un  certain  âge,  ne  se 
mêlait  plus  guère  aux  réunions  de  la  famille,  trop 
bruyantes  pour  lui.  Retiré  dans  les  chambres  hautes 
de  la  maison,  il  restait  silencieux  et  solitaire, 
comme  l'empereur  allemand  dans  sa  grotte,  à  regar- 
der croître  sa  barbe  blanche  et  à  songer  au  passé. 
Mais,  à  certains  jours  de  fête  domestique,  il  redescen- 
dait encore,  appuyé  sur  ses  petits-enfants,  l'escalier 
du  logis.  11  reprenait  place,  au  haut  de  la  table,  sur 
le  fauteuil  à  dossier  blasonné.  Le  vin  du  festm  ré- 
chaufTait  sa  langue  engourdie,  et  il  redisait  aux  jeunes 
gens  les  histoires  et  les  amours  du  vieux  temps.  —  11 
est  aussi,  dans  la  Comédie  Française,  de  vieux  chefs- 
d'œuvre,  hors  d'âge,  qui  ne  reparaissent  sur  la  scène 
qu'aux  jours  solennels.  Ce  sont  les  ancêtres  du  ré- 
pertoire. Us  y  sommeillent  dans  l'oubli,  jusqu'à  ce 
qu'un  anniversaire  vienne  les  réveiller  à  la  vie  scé- 
nique  et  les  reconduise  devant  ce  public,  pour  lequel, 
eux  aussi,  ils  furent  jeunes  et  nouveaux,  un  jour. 

Le  Menteur  est  un  de  ces  patriarches.  Il  a  vieilli, 


CORNEILLE.  305 

sans  doute,  mais  comme  vieillissent  les  œuvres  de 
race,  grandement,  fièrement,  et,  pour  ainsi  dire,  à 
l'antique.  Il  est  des  poèmes,  flétris  par  le  temps,  qui 
imposent  encore,  et  dont  la  mâle  vieillesse  s'est  élevée 
en  se  dépouillant.  Leur  forme  s'est,  en  maint  endroit, 
dégradée;  mais  l'âme,  restée  intacte,  redresse  leur 
enveloppe  et  entretient  une  vie  opiniâtre,  au  sein  de 
la  mort  et  de  la  vétusté. 

Corneille  est  un  de  ces  grands  vieillards  qui  font 
face  aux  siècles  et  se  raidissent  contre  l'écroulement. 
Ses  ruines  mêmes  se  tiennent  debout  et  solides.  Son 
théâtre  ressemble  à  la  Campagne  Romaine,  cette  tra- 
gédie de  la  Nature  faite  à  main  d'hommes.  Quelques 
monuments,  d'un  marbre  éternel,  s'y  maintiennent 
dans  une  inflexible  attitude.  Puis,  tout  alentour, 
s'étendent  d'arides  espaces,  où  se  renfrognent  des 
Termes  camards,  où  se  rouillent  des  trophées  détruits, 
où  des  inscriptions  mutilées  bégaient,  en  style  lapi- 
daire, des  noms  inconnus  et  des  victoires  oubliées. 
Attila,  Pulchérie ,  Othon,  Bérénice,  Sitréna  sont 
les  ruines  de  ce  grand  théâtre,  ébauches  incorrectes, 
modelées,  dans  l'argile,  par  la  main  vieillie  de  l'ar- 
tiste, mais  qui,  çà  et  là,  accusent  encore  l'empreinte 
du  doigt  magistral. 

Quant  au  Menteur,  je  le  comparerais  plutôt  à  ces 
masques  allégoriques  de  la  comédie  ancienne,  aux- 
quels le  temps  a  mis  une  barbe  de  mousse,  et  dont  le 
m.  20 


306  LE  THÉÂTRE    MODERNE. 

rire  ébréché  filtre  la  poussière  par  la  môme  bouche 
d'où  s'épanchaient  jadis  le  souffle  et  la  joie.  Toute  la 
partie  comique  du  Menteur  est  presque  détruite,  en 
effet,  pour  nous.  Corneille  ne  porte  pas  le  manteau, 
couleur  de  muraille,  de  la  vieille  Espagne,  comme  il 
en  porte  l'armure.  Il  est  chez  lui  dans  le  drame  hé- 
roïque, mais  il  s'égare  dans  les  imbroglios  de  la 
comédie  espagnole.  Il  n'a  ni  l'allure  assez  prompte, 
ni  la  réplique  assez  leste  pour  courir  les  rendez-\ous 
de  nuit  et  les  aventures,  à  travers  les  rues,  bour- 
donnantes de  guitares,  de  Lope  de  Véga. 

A  vrai  dire,  cette  comédie,  masquée  et  dansante, 
fille  du  génie  méridional,  ne  s'est  jamais  bien  accli- 
matée sur  les  théâtres  du  Nord.  Elle  ne  ressemble  en 
rien  à  notre  comédie  d'observation  et  de  caractère. 
Elle  pense  peu,  agit  beaucoup,  se  disperse,  au  lieu 
de  se  concentrer,  ne  se  plaît  que  dans  les  dédales  de 
l'intrigue,  et  se  contente  de  faire  glisser,  sur  la  vie, 
des  êtres  agités  et  superficiels.  Il  faut,  pour  y  réus- 
sir, l'habitude  du  masque,  l'équilibre  de  réchelle  de 
soie,  une  escrime  enragée  du  stylet  et  de  la  rapière, 
des  balcons,  des  jalousies,  des  grillages  et  des  duè- 
gnes furtives  rasant  les  murs  à  la  brune,  comme  des 
chauves-souris.  L'Espagne  dramatique  entre  en  scène 
à  l'heure  où  la  lune  se  lève  et  où  la  France  se  couche. 
Le  moyen  de  s'entendre  et  de  se  comprendre? 

Aussi,  l'intrigue  du  Menteur  se  traîue-t-elle  gau- 


CORNEILLE.  307 

cliement,  à  travers  ces  erreurs  de  noms,  ces  lettres 
interceptées,  ces  quiproquos  amoureux  dont  l'imbro- 
glio castillan  se  tire  d'une  façon  si  preste  et  si  vive. 
On  ne  s'intéresse  guère  aux  amours  de  Clarisse  et 
de  Lucrèce.  C'est  surtout  autour  de  ces  pâles  figures 
que  Tobscurité  s'est  faite.  A  les  voir  si  minces  et  si 
blêmes,  vous  diriez  ces  belles  dames  des  vieilles  tapis- 
series, dont  le  temps  défait,  maille  à  maille,  la  frêle 
existence.  Leurs  figures  s'effacent,  leurs  yeux  ne 
sont  plus  que  des  taches  luisantes  ;  les  joues,  enta- 
mées, rentrent  dans  l'étoffe  :  le  sourire  élargi  ne  sera 
bientôt  plus  qu'un  trou;  le  geste  ne  tient  qu'à  un  fil, 
les  traits  à  une  nuance,  la  forme  à  un  contour  déjà 
rongé  et  presque  déteint...  Ombres  d'ombres,  elles 
retracent  à  peine  une  vague  image  de  mode  antique 
et  d'immémoriale  élégance. 

Corneille,  d'ailleurs,  n'entendit  jamais  rien  à  la 
galanterie.  La  poésie  légère  du  cœur  et  des  sens  était, 
pour  lui,  lettre  close.  Ce  grand  bonhomme,  filant  le 
parfait  amour  aux  pieds  de  ses  belles  inhumaines,  me 
représente  assez  bien  Hercule,  débrouillant  lourde- 
ment les  fuseaux  d'Omphale. 

L'amour,  chez  ses  femmes,  n'est  qu'une  des  formes 
de  l'héroïsme,  un  sursum  corda  à  quelque  magua- 
iiime  effort,  une  invitation  à  se  jeter,  tête  baissée, 
dans  le  sacrifice.  Leur  flamme  est  un  feu  d'holocauste, 
qui  ne  s'allume  que  sur  les  hauteurs  de  la  sublimité 


3U8  LE   THÉÂTRE    MODERNE. 

morale.  Elle  brûle,  elle  purifie,  elle  fait  jeter,  à  ses 
victimes,  des  cris  immortels  ;  mais  l'ùme  seule  est  at- 
teinte. Leur  cœur,  trop  grand  pour  s'attendrir,  ne 
bat  que  pour  s'élancer  à  des  extrémités  pathétiques. 
L'amour  des  héroïnes  de  Corneille  est  plus  fort  que  la 
mort,  mais  il  n'est  pas  faible  comme  la  vie.  C'est  le 
génie  inspirateur  des  suicides  héroïques,  des  écha- 
fauds  illustres,  des  conspirations  vengeresses  :  c'est 
le  Sagittaire  divin,  qui  aiguillonne  aux  actions  géné- 
reuses ;  ce  n'est  jamais  la  passion  défaillante  et  tendre, 
ni 

...  Vénus,  tout  entière,  à  sa  proie  attachée. 

Mais  il  reste,  au  Menteur,  un  caractère  et  une 
grande  scène,  qui  suffisent  à  le  faire  revivre.  Do- 
rante amusera  toujours  par  l'imagination  et  la  verve 
de  ses  mensonges.  Artiste  en  fictions,  il  ment  sans 
but,  sans  préméditation,  sans  profit  ;  il  ment,  comme 
un  conteur  arabe  improvise,  pour  s'amuser,  en  éton- 
nant les  autres,  et  se  donner  à  lui-même  de  splen- 
dides  spectacles.  Lorsqu'il  débite  ses  inventions  di- 
vagantes,  vous  diriez  un  visionnaire,  à  demi  réveillé, 
racontant  ses  songes.  Poète  dramatique  de  sa  propre 
vie,  il  brode  son  scénario,  trop  monotone  à  son  gré, 
d'épisodes  et  de  péripéties  romanesques,  et  il  joue, 
avec  une  conviction  enthousiaste,  les  rôles  qu'il  se 
donne,  dans  les  comédies  dont  il  est  à  la  fois  l'auteur 


CORNEILLE.  309 

et  l'acteur.  Il  est  le  premier  la  dupe  de  ses  hâble- 
ries; le  mensonge  l'emporte,  comme  un  hippogriffe, 
dans  le  pays  des  mirages,  et  lui  fait  perdre  de  vue  la 
réalité.  Le  Picrochole  de  Rabelais  a  soif,  dans  le  dé- 
sert imaginaire  qu'il  parcourt,  en  décrivant  ses  con- 
quêtes futures;  Dorante  digère,  en  le  racontant,  le 
festin  apocryphe  offert  à  l'infante  dont  il  est  coiffé; 
il  entend  les  flijtes  et  les  violons  de  la  sérénade  en 
l'air,  qu'il  lui  donne  ;  il  suit,  jusqu'aux  étoiles,  les  fu- 
sées et  les  serpenteaux  du  feu  d'artifice,  qu'il  prétend 
avoir  fait  tirer  pour  la  divertir. 

Après  qu'on  eut  mangé,  mille  et  mille  fusées, 
S'élançant  vers  les  deux,  ou  droites  ou  croisées, 
Firent  un  nouveau  jour,  d'où  tant  de  serpenteaux 
D'un  déluge  do  flamme  attaquèrent  les  eaux, 
Qu'on  crut  que,  pour  leur  faire  une  plus  rude  guerre, 
Tout  l'élément  du  feu  tombait  du  ciel  en  terre. 

Ce  menteur  effréné  est,  d'ailleurs,  généreux  et 
brave  ;  il  se  jette,  avec  un  courage  insolent,  dans 
les  périls  qui  naissent  de  ses  récits  chimériques  ;  sa 
rapière  est  toujours  prête  à  soutenir  ses  rodomon- 
tades; elle  défend,  envers  et  contre  tous,  les  châteaux 
on  Espagne  qu'il  s'évertue  à  bâtir. 

On  ne  ferait  que  rire  de  ses  menleries,  si  l'admi- 
rable scène  du  père,  au  cinquième  acte,  ne  venait 
tout  corriger  et  remettre  en  place. 

Êtes-vous  gentilhomme? 


310  LE    T  ni:  A  TUE    MODERNE. 

demnnde  à  son  fils  le  noble  vieilard.  A  ce  mot,  le 
chaime  es!  détruit,  ks  prestiges  se  rompent,  les  illu- 
sions se  (  issipent,  les  chimères  redeviennent  des 
monstres,  les  masques  tombés  découvrent  de  hon- 
teux visages.  C'est  !e  chevalier  du  Tasse,  entrant  dans 
la  forêt  endiablée,  et  dissipant,  à  coups  d'épée,  les 
fantômes.  Ici  Géronte  se  redresse  à  la  hauteur  de 
don  Diègue  ;  sa  perruque  de  père  noble  revêt  la  ma- 
jesté des  cheveux  blancs  outragés;  sa  parole  s'élève 
sans  effort  à  l'accent  tragique  : 

Qui  se  dit  gentilhomme  et  ment  comme  tu  fais, 
Il  ment  quand  il  le  dit,  et  ne  le  fut  jamais. 
Est-il  vice  plus  bas  ?  est-il  tache  plus  noire, 
Plus  indigne  d'un  homme  élevé  pour  la  gloire? 
Est-il  quelque  faiblesse,  est-il  quelque  action, 
Dont  un  cœur  vraiment  noble  ait  plus  d'aversion? 
Puisqu'un  seul  démenti  lui  porte  une  infamie 
Qu'il  ne  peut  effacer  s'il  n'expose  sa  vie. 
Et  si,  dedans  le  sang,  il  ne  lave  l'affront 
Qu'un  si  honteux  outrage  imprime  sur  son  front. 

Cliton,  le  valet  de  Dorante,  est  aussi  un  caractère 
d'excellent  comique.  Il  y  a  de  la  bonliomie  dans 
sa  fourberie  :  c'est  l'aïeul,  encore  scrupuleux,  delà 
génération  scélérate  des  Crispin  et  des  Mascarille. 
Complice  timide  de  son  maître,  il  le  suit  de  loin,  non 
passibus  asqtiis,  dans  ces  fanfaronnades  de  haut  vol. 
Il  l'écoute  mentir,  le  nez  en  l'air,  l'œil  écarquillé,  ne 
croyant  pas  d'abord  un  traître  mot  de  ses  contes, 
puis    s'y    laissant     prendre     comme    les    autres, 


CORNEILLE.  311 

ébranlé,  séduit,  convaincu,  et  se  gourmandant 
d'avoir  été  si  crédule,  quand  il  reconnaît  l'imposture. 
Dorante  est  le  Don  Quichotte  du  mensonge,  Cliton 
en  est  le  Sancho  Pança. 


VI 

N'est-ce  pas  une  charmante  surprise  que  de  ren- 
contrer, au  milieu  du  répertoire  cliissique  de  Cor- 
neille, r Illusion  Comique,  une  comédie  à  la  Shaks- 
peare,  pleine  de  fantasques  personnages,  dont  le  scé- 
nario est  un  songe,  dont  le  dénouement  est  un  réveil, 
et  que  mène,  avec  sa  baguette,  un  magicien  de  l'A- 
rioste?  C'est  ainsi  qu'au  carnaval  de  Rome,  on  voit 
des  sorciers  et  des  arlequins  danser  autour  de  la 
Colonne  Antonine  et  parmi  les  ruines  du  Forum. 

Un  rôle  se  détache,  en  haut  relief,  de  cette  comédie 
longtemps  oubliée,  celui  de  Matamore.  Je  ne  sais 
plus  quel  héros  de  légende  normande  héritait  de  la 
force  et  de  la  vaillance  de  tous  les  guerriers  qu'abat- 
tait sa  lance.  De  même,  le  Matamore  de  Corneille 
résume  tous  lies  capitans  de  l'ancien  Théâtre,  qu'à  lui 
seul  il  personnifie.  Quelle  fantaisie  dans  le  men- 
songe! quelle  hâblerie  prodigieuse!  Un  Pélion  de 
bravades  entassé  sur  un  Ossa  de  rodomontades! 
Quand  il  parle,  on  croit  entendre  Borée  souffler  une 
tempête  de  ses  joues  gonflées. 


312  LE    THÉÂTRE    MODERNE. 

Mon  armée!  ah  !  poltron  I  ali  !  traître  !  par  la  niortl 
Tu  crois  donc  que  ce  bras  ne  soit  pas  assez  fort? 
Le  soûl  bruit  de  mon  nom  renverse  les  murailles, 
Défait  les  escadrons  et  gagne  les  batailles. 

La  foudre  est  mon  canon,  les  destins  mes  soldats; 

Je  couche  d'un  repard  raille  ennemis  h.  bas  ; 

D'un  souffle,  je  réduis  leurs  projets  en  fumée, 

F.t  tu  m'oses  parler  cependant  d'une  armée! 

Tu  n'auras  plus  l'honneur  do  voir  un  second  Mars. 

Je  vais  t'assassiner  d'un  seul  de  mes  regards, 

Veillaque  !  Toutefois,  je  songe  h  ma  maîtresse. 

Ce  penser  m'adoucit  ;  va,  ma  colère  cesse, 

Et  ce  petit  archer,  qui  dompte  tous  les  dieux, 

Vient  de  chasser  la  mort  qui  logeait  dans  mes  yeux. 

Regarde,  j'ai  quitté  cette  effroyable  mine, 

Qui  massacre,  détruit,  brise,  brûle,  extermine, 

Et,  pensant  au  bel  œil  qui  tieut  ma  liberté. 

Je  ne  suis  plus  qu'amour,  que  grâce  et  que  beauté. 

Qu'il  est  plaisant  encore,  lorsqu'il  raconte  ses 
bonnes  fortunes  et  dénombre  les  cœurs  qu'il  a 
passés  au  fil  de  sa  moustache  invincible  1 

Mille  mouraient,  par  jour,  à  force  de  m'aimer  ! 

J'avais  des  rendez-vous  de  toutes  les  princesses; 

Les  reines  à  l'envi  mendiaient  mes  caresses. 

Celle  d'Ethiopie  et  celle  du  Japon 

Dans  leurs  soupirs  d'amour  ne  mêlaient  que  mon  nom. 

De  passion  pour  moi  deux  sultanes  tremblèrent  ; 

Deux  autres,  pour  me  voir,  du  sérail  s'échappèrent  : 

J'en  fus  mal,  quelque  temps,  avec  le  Grand- Seigneur 


Comme  tous  ses  pareils,  Matamore  est  d'une  couar- 
dise sans  égale.  Une  âme  de  lièvre  tremblote  sous 
la  peau  du  lion  hérissé  dont  il  se  drape  à  l'Hercule. 
L'ancien  Théâtre  n'avait  pas  de  plus  grande  joie  que 
de  dégonfler,  à  coups  d'épingles,  ces  colosses  enflés 


CORNEILLE.  313 

de  vide  et  de  vent.  Le  Pédant  joué,  de  Cyrano  de 
Bergerac,  a  une  scène  qui  est  le  modèle  des  repré- 
sailles auxquelles  se  livraient  les  victimes  du  Capiton, 
aussitôt  qu'il  avait  trahi  sa  poltronnerie  naturelle. 

Le  Châteaufort,  de  Cyrano,  porte  son  panache  aussi 
haut  que  le  Matamore,  de  Corneille.  Pour  un  rien, 
il  déclare  qu'il  va  «  faire  pendre  les  quatre  Eléments 
»  et  envoyer  défendre  au  genre  humain  d'être  vivant 
»  dans  trois  jours  » .  Cependant  le  bonhomme  Gareau 
s'avise  de  donner  une  chiquenaude  à  ce  fier  bravache, 
et  Châteaufort  se  tient  coi  :  —  «  Je  ne  sais.  Dieu  me 
»  damne,  ce  que  m'a  fait  ce  maraud  ;  je  ne  me  saurais 
»  fâcher  contre  lui.  »  Gareau  s'enhardit  et  le  bat 
comme  plâtre  :  —  «  Foi  de  cavalier  !  cette  gentillesse 
»  me  charme.  Voilà  le  faquin  du  plus  grand  courage 
»  que  je  vis  jamais  !  »  Les  soufflets  pleuvent  :  —  «  Il 
»  faut  nécessairement  que  ce  bélitre  soit  mon  fils  ou 
))  qu'il  soit  démoniaque.»  Les  coups  de  poing  grê- 
lent :  —  «  D'égorger  mon  fils  à  mon  escient,  je 
»  n'ai  garde;  de  tuer  un  possédé,  j'aurais  tort,  puis- 
»  qu'il  n'est  pas  coupable  des  fautes  que  le  diable  lui 
»  fait  faire.  » 

Gareau  ne  le  rosse  plus,  il  l'assomme  :  —  «  Quoi 
»  que  tu  fasses,  ayant  protesté  que  je  gagnerais  cela 
»  sur  moi-même  de  me  laisser  battre  une  fois  en  ma 
»  vie,  il  ne  sera  pas  dit  qu'un  maraud  comme  toi  me 
»  fera  changer  de  résolution.  D'ailleurs,  la  dignité  de 


314  LE    THÉÂTRE    MODERNE. 

»  mon  être  me  défend  d'ôter  la  vie  à  quelque  chose 
»  di3  moindre  qu'un  géant.  »  —  Quand  il  n'est  plus 
que  iilaies  et  bosses,  il  se  redresse  et  chante  victoire  : 
«  Quelque  faquin  de  cœur  bas  aurait  mesuré  son  épée 
»  avec  ce  vilain  ;  mais,  moi,  qui  suis  gentilhomme,  je 
»)  m'en  suis  fort  bien  su  garder.  Il  ne  s'en  est  cepen- 
»  dant  quasi  rien  fallu  que  je  ne  l'aye  percé  de  mille' 
1)  coups,  tant  les  noires  vapeurs  de  la  bile  offusquent 
»  quelquefois  la  clarté  tles  plus  beaux  génies.  En  elTet, 
»  j'allais  tout  massacrer.  Je  m'en  vais  faire  prompte- 
«  ment  avertir  messieurs  les  Maréchaux,  qu'ils  m'en- 
»  voyent  des  gardes  pour  m'empescher  de  me  battre  ; 
»  car  je  sens  croître  ma  colère,  mon  cœur  s'enfler,  et 
»  les  doigts  qui  me  démangent  défaire  un  homicide! 
»  Vite  !  vite,  des  gardes,  car  je  ne  réponds  plus  de 
»  moi  !  »  Le  rustre  lui  donne  le  coup  de  grâce,  et 
Chàteaufort  riposte  par  ce  beau  trait  :  «  Je  le  mas- 
»  sacrerois,  mais  tu  as  du  cœur,  et  j'ai  besoin  de 
»  soldats.  » 

Le  Matamore  de  Corneille  n'est  pas  moins  magna- 
nime, quand  il  s'écrie  sous  le  plat  de  l'épée  de  Cliiidor  ; 

Cadédiou  !  ce  coquin  a  marché  dans  mon  ombre; 
11  s'est  fait  tout  vaillant  d'avoir  suivi  mes  pas. 
S'il  avait  du  respect,  j'en  voudrais  faire  cas. 


CORNEILLE.  S13 


Vil 


L'Antiquité  n'a  pas  de  plus  belle  fiction  que  cette 
légende  de  Psyché,  qui  était  à  la  fois  un  conte  puéril 
et  un  mythe  sacré.  Les  Mystères  orphiques  la  révé- 
laient à  leurs  initiés  et  les  Fables  milésiennes  la  ra- 
contaient aux  petits  enfants.  C'est  sur  cette  fable 
qu'Apulée  a  brodé  son  récit  trop  ingénieux  et  trop 
spirituel  ;  mais  la  beauté  divine  du  mythe  primitif  re- 
paraît sous  les  enjolivements  dont  le  romancier  latin 
la  surcharge.  C'est  une  statue  de  Phidias,  dorée  et 
coloriée  par  un  amateur  de  la  décadence  :  à  travers 
cette  enluminure  brille  la  blancheur  du  marbre  sacré. 

L'Amour,  dans  cette  légende  ravissante,  se 
montre  sous  un  aspect  tout  nouveau.  Ce  n'est  plus 
l'archer  violent  et  aveugle  qui  se  réjouit  des  cœurs 
qu'il  transperce,  comme  un  chasseur  des  proies  qu'il 
abat  ;  ce  n'est  plus  même  l'enfant  étourdi,  voleur  de 
miel  et  de  cœurs,  que  Vénus  fouette  avec  une  verge 
de  roses  ;  c'est  un  jeune  Dieu,  tendre,  passionné, 
presque  solennel.  Il  a  la  pudeur  d'un  ange  et  la  gra- 
vité d'un  époux.  L'Amour  est  amoureux  :  touchant 
et  charmant  miracle!  Il  aime  l'Ame,  personnifiée 
dans  une  vierge  ;  il  l'enlève  dans  sa  sphère  céleste  et 
s'uuit  à  elle  par  un  hymen  mystérieux. 


316  LE   THÉÂTRE    MODERNE. 

Quel  poème  que  Psyché  se  réveillant  dans  le  pa- 
lais (le  l'Amour!  C'est  Eve  ouvrant  ses  yeux  au  pre- 
mier soleil,  sous  les  figuiers  de  TÉdcn.  Autour  d'elle, 
tout  rayonne  et  tout  chante.  La  lumière  l'enveloppe, 
l'harmonie  l'accompagne,  les  parfums  la  baignent. 
Un  peuple  de  %'oix,  esclaves  impaplables,  prévien- 
nent et  servent  ses  moindres  désirs.  La  nuit  vient,  et, 
avec  elle,  l'Époux  invisible.  Beauté  sans  figure,  forme 
sans  contours,  voix  et  baisers  sans  lèvres.  Les  noces 
mystiques  s'accomplissent.  Psyché  s'unit  à  Éros; 
l'Ame  en  fleur  jouit  du  pur  amour.  Chaque  soir  ra- 
mène le  fiancé  divin;  il  s'évanouit,  comme  un  songe, 
au  premier  rayon  de  l'aurore. 

Psyché  se  lasse  de  ce  bonheur  clandestin.  Ses  per- 
hdes  sœurs  se  glissent  dans  le  palais,  comme  le  ser- 
pent dans  l'Éden,  et  excitent  sa  curiosité  sacrilège. 
Psyché  se  lève,  la  nuit,  de  la  couche  nuptiale  et  pen- 
che sur  l'époux  une  lampe  allumée.  Le  corps  d'Éros, 
frappé  par  la  flamme,  resplendit  dans  l'ombre.  A  sa 
beauté  surhumaine,  aux  ailes  qui  tremblent  à  ses 
épaules,  à  l'arc  et  aux  flèches  qui  jonchent  le  parvis, 
Psyché  reconnaît  le  jeune  maître  des  dieux  et  des 
hommes.  L'extase  et  l'elîroi  la  saisissent;  ses  yeux 
se  troublent,  ses  genoux  tremblent,  la  lampe  vacille 
dans  sa  main.  Le  Dieu,  violé  par  le  regard  et  souillé 
par  l'huile,  s'éveille  et  se  redresse  en  sursaut  :  il 
s'élance  et  s'envole  du  lit  profané.  Psyché  en  pleurs 


CORNEILLE.  317 

s'attache  à  ses  ailes,  mais  elle  retombe  à  terre,  dé- 
chue et  répudiée. 

Quel  sublime  et  profond  symbole!  Ainsi  s'éva- 
nouissent les  illusions  de  l'âme,  lorsque  l'homme 
en  approche  la  clarté  grossière  de  l'examen  et  du 
doute.  La  foi,  l'amour,  l'idéal,  sont  des  divinités  pu- 
diques et  craintives  ;  elles  ne  prodiguent  leurs  dé- 
lices qu'à  ceux  qui  les  goûtent  au  sein  du  mystère  et 
sans  chercher  à  soulever  leurs  longs  voiles.  Le  clair- 
obscur  fait  partie  de  leur  beauté.  Il  faut  les  entre- 
voir à  demi,  et  rêver  le  reste.  Un  instinct  secret  nous 
avertit  de  les  embrasser,  sans  trop  les  étreindre.  — 
Un  jeune  homme,  dans  un  poème  allemand,  voit  ap- 
paraître une  femme  merveilleuse,  au  milieu  des 
brumes  qui  blanchissent  la  cime  d'une  montagne  ;  il 
gravit  le  sommet,  il  entre  dans  les  nuées,  il  presse 
entre  ses  bras  la  forme  céleste...  A  peine  touchée, 
elle  se  dissipe,  et  se  résout  en  une  larme  qui  tombe 
sur  son  cœur. 

Le  martyrologe  de  Psyché  tourmentée  par  Vénus 
trahit  plus  clairement  encore  l'origine  symbolique 
du  conte  d'Apulée.  Il  y  a  une  réminiscence  des  Mys- 
tères, dans  les  épreuves  bizarres  auxquelles  la  déesse 
soumet  sa  victime.  Vénus  donne  d'abord  à  Psyché 
un  tas  de  froment,  d'orge,  de  millet,  de  pois  et  de 
fèves,  à  trier  et  à  séparer,  graine  par  graine  :  les 
fourmis  compatissantes  viennent  à  son  secours  et 


318  LE   THÉÂTRE    MODERNE.     • 

débrouillent,  pour  elle,  ce  cljaos  subtil.  La  déesse 
lui  commande  ensuite  d'aller  dérober  une  poignîo 
de  laine  d'or  à  des  béliers  enragés.  Un  roseau  cha- 
ritable lui  montre  une  touffe  de  leur  toison  suspen- 
due aux  buissons.  Il  lui  faut  encore  aller  remplir 
un  flacon  à  la  source  du  Cocyte,  gardée  par  une 
armée  de  dragons.  La  Source  se  défend  d'ailleurs  et 
résiste  elle-même  :  ses  eaux  qui  parlent  écument  de 
rage  et  vocifèrent  d'horribles  menaces.  Un  aigle 
qui  passe  a  pilié  du  désespoir  de  Psyché;  il  prend  la 
fiole  entre  ses  serres  et  la  rapporte  pleine  de  l'onde 
infernale. 

La  dernière  épreuve  est  la  plus  terrible  :  Vénus 
envoie  Psyché  aux  enfers,  demander  à  Proserpine 
une  boîte  magique,  pleine  de  sa  beauté.  La  jeune 
fille  se  croit  perdue;  elle  monte  sur  une  tour  et  va  se 
précipiter  dans  l'abîme.  Mais  la  Tour  parle  et  lui  en- 
seigne les  moyens  d'échapper  aux  pièges  de  l'enfer. 
Il  s'agit  de  passer,  sans  répondre,  devant  un  ânier 
boiteux,  qui  lui  demandera  de  ramasser  les  fagots 
tombés  du  bât  de  son  âne,  boiteux  comme  lui  ;  il 
faudra  traverser  le  Styx,  en  restant  sourde  aux  cris 
d'un  vieillard  flottant  sur  les  eaux,  qui  lui  criera  de 
le  tirer  dans  sa  barque.  Elle  devra  encore  n'accepter 
qu'un  morceau  de  pain  noir,  du  banquet  splendiJe 
que  lui  offrira  Perséphone. 

Armée  de  ces  préceptes,  efficaces  comme  des  ta- 


CORNEILLE.  319 

lisinans,  Psyché  traverse  impunément  les  enfers.  Mais 
la  curiosité  la  séduit  pour  la  seconde  fois.  Elle  ouvre 
la  boîte  enchantée  ;  une  vapeur  léthargique  en  sort  et 
la  renverse,  au  seuil  du  Tartare.  Éros  attendri  lui  par- 
donne et  la  ressuscite.  Il  plaide,  contre  Vénus,  la 
cause  de  Psyché,  devant  Jupiter.  Le  roi  des  dieux 
approuve  son  hymen,  divinise  Psyché,  en  lui  présen- 
tant une  coupe  d'ambroisie.  Vénus  apaisée  sourit  à 
l'immortelle.  L'Olympe  célèbre  les  noces  de  l'Amour 
et  de  l'Ame.  De  leur  mariage  naît  la  Volupté. 

Plus  on  étudie  ce  beau  conte,  plus  on  reconnaît  sa 
haute  origine.  Qui  so^t  si  Psyché  ne  vient  pas  du  fond 
de  l'Asie?  Qui  sait  si  elle  n'est  pas  née  dans  l'Inde, 
cette  mère  des  dieux  et  des  symboles  de  la  Grèce? 
Les  miracles  qui  la  sauvent  des  pièges  de  Vénus  ont 
un  caractère  oriental.  Cette  tour  qui  parle,  ces  eaux 
vivantes,  ce  roseau  pieux,  semblent  appartenir  à  la 
zone  du  Gange...  Le  souffle  du  pantliéisme  brahma- 
nique a  passé  par  là. 

Ajoutez  à  la  beauté  native  de  cette  fable,  tous  les 
prestiges  que  l'art  y  a  ajoutés.  L'Amour  et  Psyché  ! 
A  ces  noms  seuls,  l'imagination  se  rempht,  comme 
vm  musée,  de  formes,  d'images,  de  peintures,  de 
souvenirs  enchanteurs.  C'est  ce  groupe  du  Va- 
tican, qui  nous  montre  Éros  initiant  au  baiser  la 
vierge  ravie.  Ce  sont  ces  fresques  de  la  Farnésine,  où 
Raphaël  a  peint  les  amours  de  l'Amour,  avec  la  vé- 


3?0  LE    THÉÂTRE    MODERNE. 

nuslé  (lu  pinceau  grec.  C'est  encore  cetle  coupole 
du  palais  de  Manloue,  où  Jules  Romain  lulle  de  génie 
avec  son  maître,  en  les  retraçant.  —  Je  me  souviens 
surtout  de  la  peinture  qui  représente  l'Amour,  sou- 
pant,  dans  TOlympe,  avec  sa  maîtresse,  sous  une 
tente  que  portent  des  Génies,  nichés  dans  les  plis  du 
velarium  ondoyant.  Il  sourit,  à  demi  voilé,  comme 
par  une  vapeur  de  nectar  ;  à  l'autre  bout  de  la  table, 
Psyché  allonge,  pour  le  voir,  sa  tête  amoureuse;  du 
bout  des  doigts,  elle  porte  un  fruit  à  ses  lèvres,  mais 
elle  oublie  de  manger,  pour  dévorer  des  yeux  sou 
divin  convive.  ^ 

Après  tant  de  chefs-d'œuvre  inspirés  par  Psyché, 
il  est  permis,  sans  irrévérence,  de  trouver  que  la  tra- 
gédie-ballet de  Corneille  et  de  Molière  traduit  froide- 
ment son  histoire.  Le  récit  d'Apulée  y  est  écourté  aux 
proportions  des  décors  ;  le  merveilleux,  réduit  à  une 
mythologie  d'opéra:  on  entend  grincer  les  machines 
et  crier  les  trappes.  Le  style  se  ressent  de  la  haie  et 
de  la  collaboration  forcée  des  deux  poètes;  il  passe, 
sans  transition,  de  la  note  comique  au  ton  grandi- 
loque.  Corneille  reprend,  avec  son  clairon,  le  thème 
entonné  par  Molière  sur  sa  flûte  moqueuse.  Cela  fait 
un  style  rempli  d'incertitudes  et  de  disparates.  Cette 
Iragédie-ballet  ne  sait  sur  quel  pied  danser. 

Dès  le   prologue,  la  dissonance  éclate.  Vénus, 


CORNEILLE.  3a« 

irritée  des  hommages  rendus  à  Psyché,  parle,  tantôt 
comme  dans  VÉnéide,  tantôt  comme  dans  un  salon 
de  la  Place  Rnyale.  Les  petites  Grâces  qui  l'accom- 
pagnent lui  donnent  des  répliques  de  soubrettes  : 

Voilà  comme  l'on  fait,  c'est  le  style  des  hommes  ; 
Ils  sont  impertinents  dans  leurs  comparaisons. 

Dorine  ou  Lisette  ne  diraient  pas  autrement 

Molière  se  retrouve  dans  les  confidences  des  deux 
méchantes  sœurs,  jalouses  de  Psyché.  Un  tel  peintre 
ne  saurait,  sans  y  laisser  sa  marque,  effleurer  le  vice 
ou  le  ridicule  ;  mais  le  vers  libre  relâche  et  découd 
la  ferme  pensée.  Il  s'embrouille  et  il  s'embarrasse 
dans  ces  mètres  brisés  et  croisés,  où  la  muse  de 
La  Fontaine  voltige,  comme  une  fée  dans  un  laby- 
rinthe. Celle  de  Molière  est  faite  pour  les  hémistiches 
distincts  et  pour  les  rimes  régulières.  La  musique  de 
la  poésie  légère  ne  va  pas  à  sa  voix  virile.  Ses 
rythmes  flottants  le  font  tomber  dans  l'entortil- 
lage.  La  Cathos  de  ses  Précieuses  ridicules  en- 
vierait ces  deux  vers  d'Aglaure  : 

Un  souris,  chargé  de  douceurs, 
Qui  tend  les  bras  à  tout  le  monde. 

Quels  personnages  fades  et  glacés,  que  ceux  de 
Cléomène  et  d'Agénor,  les  deux  princes  amants  de 
Psyché  !  Ils  aiment  leur  maîtresse,  avec  des  froi- 
deurs  de  courtisans  polis  et  des  consonances  de 

III.  21 


322  LE   THÉÂTRE    MODERNE. 

inéneclimes.  Leurs  déclarations  se  croisent  symétri- 
quement, comme  les  figures  d'un  quadrille.  Ce  ne 
sont  que  compliments  cérémonieux  et  révérences 
compassées.  Psyché  réplique  dans  le  même  style  de 
galanterie  officielle  :  on  dirait  une  princesse  du  sang 
répondant  à  l'ambassadeur  qui  demande  sa  main  en 
audience  publique...  Que  nous  sommes  loin  de  la 
Grèce,  et  même  de  la  région  féerique  où  nous  trans- 
porte Apulée  !  Comment  croire  au  prodige  de  l'Amour 
et  aux  enlèvements  de  Zéphire,  devant  ces  person- 
nages si  corrects  et  si  raisonnables?  Imaginez  Cli- 
tandre  et  Cléante  en  rhingraves  et  en  justaucorps, 
dans  le  gynécée  de  Nausicaa. 

Corneille  entre  en  scène,  au  second  acte,  ave(^  le 
cortège  funèbre  qui  conduit  Psyché  dans  la  grotte 
du  Monstre  prédit  par  l'oracle,  Sa  grande  voix  tra- 
gique perce,  çà  et  là,  dans  les  lamentations  senten- 
cieuses du  vieux  roi  pleurant  sa  fille.  Mais  Psyché, 
l'exhortant  au  courage,  est  trop  héroïque  et  trop 
cornélienne.  Ce  beau  vers  : 

Et  je  n'ai  pas  besoin  d'exemple  pour  mourir 

qui  serait  superbe  dans  la  bouche  d'Emilie  ou  de  Ro- 
dogune,  détonne  sur  ces  lèvres  suaves,  faites  pour 
donner  dts  baisers  et  non  pour  débiter  des  maximes. 
La  vierge  tourne  à  la  virago  :  ce  n'est  plus  la  jeune 
Grecque,  demi-nymphe  et  demi-mortelle,   flottante 


CORNEILLE.  323 

entre  le  ciel  et  la  terre,  ailée  et  légère  comme  le  pa- 
pillon qui  tremble  à  son  front  ;  c'est  une  Romaine 
positive  et  froide,  nourrie  du  lait  de  la  Louve. 

Au  troisième  acie,  un  éclair  subit  illumine  la  pièce 
et  la  transfigure;  tout  s'échauffe  et  tout  se  ranime. 
Quel  dialogue,  ou  plutôt  quel  duo,  que  la  scène  de 
l'Amour  apparaissant  à  Psyché!  Cela  brûle  et  cela 
chante.  La  passion  n'a  jamais  paiîé  une  langue  plus 
mélodieuse  et  plus  pure.  Il  faudrait  la  harpe  d'Éole 
pour  accompagner  cette  stance  adorable. 

Des  tendresses  du  sang  peut-on  être  jaloux? 

demande  Psyché  à  Éros,  inquiet  de  lui  entendre  ré- 
clamer ses  sœurs.  Et  l'Amour  répond  : 

Je  le  suis,  ma  Psyché,  de  toute  la  nature. 
Les  rayons  du  soleil  vous  baisent  trop  souvent  ; 
Vos  cheveux  souffrent  trop  les  caresses  du  vent  ; 

Dès  qu'il  les  flatte,  j'en  murmure. 

L'air  même  que  vous  respirez 
Avec  trop  de  plaisir  passe  par  votre  bouche; 

Votre  habit  de  trop  près  vous  touche  ; 

Et,  sitôt  que  vous  soupirez, 

Je  ne  sais  quoi  qui  m'effarouche 
Craint,  parmi  vos  soupirs,  des  soupirs  égarés. 

Soîi  lagrime  d'amor,  non  è  acqiia,  dit  une  chanson 
italienne  :  de  même,  cette  déclaration,  si  véhémente 
et  si  tendre,  n'est  pas  une  tirade  de  théâtre.  Corneille 
aimait  mademoiselle  Molière,  qui  jouait  le  rôle  de 
Psyché,  et  il  mit,  dans  ces  vers  brûlants^  toute  la 


324  LE    THEATltE    MODERNE. 

flamme  que  couvait  son  cœur.  Le  jeune  dieu  parla 
pour  le  vieux  poète.  —  N'est-ce  pas  une  chose  tou- 
chante que  le  grand  Corneille  cachant,  pour  avouer 
son  amour,  sa  tèle  vénérable  et  ridée  sous  le  masque 
enfantin  d  Eros  ? 

Après  cet  éclatant  réveil,  la  tragédie  retombe  en 
langueur,  et  se  rendort  au  bourdonnement  inter- 
mittent de  ses  rimes.  Le  tableau  de  Psyché,  in- 
clinant sa  lampe  sur  le  lit  nuptial,  est  remplacé  par 
une  scène  où  la  jeune  femme  somme  l'Amour  de  lui 
dire  e-on  nom.  Le  châtiment,  dès  lors,  ne  corres- 
pond plus  à  l'offense.  Et  que  devient  Psyché  sans  sa 
lampe  ?  C'est  ôter  sa  pomme  à  Eve  ;  c'est  enlever  sa 
boîte  à  Pandore! 

Je  passe  la  harangue  débonnaire  qu'adresse  a 
Psyché  le  Fleuve  barbu,  accoudé  sur  son  urne, 
«  entre  mille  roseaux  »,  et  la  rencontre  qu'elle  fait, 
dans  l'Enfer,  des  fantômes  d'Agénoretde  Cléomène; 
—  imaginez  deux  ombres  d'amoureux  faisant  une 
ombre  de  cour  à  l'ombre  de  leur  maîtresse  !  —  et 
l'apothéose  héroï-comique  de  la  dernière  scène  ! 
Rien  de  plus  sec  et  de  plus  glacial  que  la  mytho- 
logie de  convention  et  de  mascarade.  Ces  dieux  arti- 
ficiels sont  déplaisants  comme  des  mannequins. 


CHAPITRE  IV 

RACINE. 

1.  —   L'Andromaque  antique.  j4?idj'oma5'we  de  Racine;  Hermione. 
II.  —  Britannicus,  L'Affranchi. 

III.  —  Mithridate.  —  Phèdre. 

IV.  —  Esther.  —  Athalie. 


I 


Andromaque  est  le  premier  chef-d'œuvre  du  poète 
qui  (levait  créer  plus  tard  Phèdre  et  Aihalie.  Quel 
progrès  depuis  V Alexandre!  C'est  la  distance  du 
Pays  de  Tendre  à  celui  du  génie  et  de  la  passion. 
On  a  pu  dire,  avec  raison,  ([vC Androinaque  fut  l'a- 
vènement de  Racine,  comme  le  Cid  fut  celui  de 
Corneille. 

Andromaque  semblait,  du  reste,  prédestinée  au  gé- 
nie de  Racine.  De  toutes  les  femmes  antiques,  elle 
est  la  plus  pure  et  la  plus  touchante.  Épouse,  mère 
et  esclave,  elle  reste  admirable  sous  ces  trois  as- 
pects. En  passant  d'Homère  à  Euripide  et  d'Euripide 
à  Virgile,   elle  change  d'attitude  sans  changer  de 


326  LE    THÉÂTRE   MODERNE. 

beauté.  Les  traits  douloureux  s'accusent,  à  chaque 
passage,  sur  cette  figure  idéale  ;  mais  les  stigmates 
mêmes  de  l'esclavage  ne  peuvent  la  flétrir.  Aucun 
vestige,  en  elle,  de  cette  barbarie  héroïque  qui  se  ré- 
veille, par  instants,  comme  un  sang  de  fauve,  dans 
le  sein  des  autres  femmes  de  l'épopée  et  de  l;i  tra- 
gédie grecques.  Elle  n'a  ni  le  furieux  désespoir  d'Hé- 
cube,  ni  Tégarement  de  Cassandre,  ni  la  haine 
d'Electre,  ni  les  passions  adultères  d'Hélène  et  de 
Phèdre.  Une  décence  auguste  l'enveloppe  et  la  suit, 
ainsi  qu'un  long  voile.  Elle  reste  exemplaire,  irré- 
prochable, accomplie;  moins  grandiose  peut-être, 
mais  plus  accessible  à  la  sympathie  de  toules  les 
âmes  et  de  tous  les  âges.  Raphaël  aurait  pu  l'em- 
prunter à  Zeuxis  sans  modifier  ses  contours  ;  Racine 
a  pu  la  prendre  à  Ilouière  et  à  Euripide  sans  trop  al- 
térer son  type  essentiel. 

Du  plus  loin  qu'on  l'aperçoit  dans  VIliade,  elle  ap- 
paraît comme  l'image  sacrée  de  l'amour  conjugal  et 
de  l'amour  maternel.  Hector  a  quitté,  un  moment,  la 
bataille  sanglante  qui  s'entrechoque  dans  la  plaine; 
il  entre  dans  le  palais  de  Priam,  mais  il  n'y  trouve 
point  Andromaque.  Une  servante  lui  dit  qu'ayant 
appris  une  grande  victoire  des  Grecs  sur  les  Troyens, 
elle  est  montée  au  faîte  de  la  haute  tour  d'Ilios  ;  «  et, 
»  pleine  d'égarement,  elle  s'est  hâtée  de  couiir  aux 
»  murailles  ;  et  la  nourrice,  auprès  d'elle,  portait  l'en- 


RACINE.  327 

))fant».  L'enfant  est  là  déjà,  inséparable  de  sa 
mère,  comme  la  fleur  de  sa  tige.  Yivant,  il  ne  quit- 
tera plus  ses  bras;  mort,  on  ne  l'arrachera  point  do 
son  cœur. 

Hector  va  retourner  au  combat,  mais,  lorsqu'il 
arrive  aux  portes  Scées,  qui  s'ouvrent  sur  la  vaste 
plaine,  Andromaque  accourt  au-devant  de  lui,  et  la 
nourrice  raccompagne,  «  portant  sur  le  sein  l'Hec- 
y>  toréide  bien-aimé,  semblable  à  une  belle  étoile. 
»  Et  il  sourit,  regardant  son  fils  en  silence.  »  — 
Radieuse  et  gracieuse  image  :  la  splendeur  de  l'as- 
tre mêlée  à  la  beauté  de  l'enfant!  Elle  couronne, 
comme  d'une  auréole,  cette  Sainte  Famille  du 
monde  héroïque. 

Cependant  Andromaque  supplie  son  époux  de  ne 
plus  s'exposer  si  ouvertement  aux  traits  de  la  mort. 
Ses  plaintes  coulent,  douces  comme  le  miel,  auquel 
le  poète  compare  souvent  les  paroles  humaines; 
mais  ce  miel  est  mouillé  de  larmes,  et  cela  fait  un 
divin  mélange  : 


«Malheureux!  ton  courage  te  perdra,  et  tu  n'as  pitié  ni 
de  ton  fils  enfant,  ni  de  moi  qui  serai  ta  veuve;  car  les 
Achaïens  te  tueront  en  se  ruant  tous  contre  toi.  11  vaudrait 
mieux  pour  moi,  après  t'avoir  perdu,  subir  la  sépulture; 
car  rien  ne  me  consolera  quand  tu  auras  accompli  ta  des- 
tinée, et  il  ne  me  restera  que  mes  douleurs.  Je  n'ai  plus  ni 

mon  père  ni  ma  mère  vénérable Tu  es,  pour  moi,  un 

père,  une  mère  vénéruble,  un  frère  et  un  époux  plein  de 


328  LE    THEATRE    MODERNE. 

jeunesse.  Aie  pilié  ;  reste  sur  cette  terre;  ne  fais  point  ton 
fils  orphelin  et  ta  lemnie  veuve  !  »> 

Le  héros  est  ému,  mais  il  est  entraîné  par  son  vail- 
lant cœur,  qui  le  reporte  fougueusement  au  fort  des 
mêlées.  Il  n'espère  rien ,  pourtant,  de  cette  guerre  hor- 
rible; il  est  atteint  du  pressentiment  qui  frappe,  dans 
VIliade,  comme  d'une  entaille  de  hache  au  tronc  des 
grands  chênes,  tous  les  guerriers  marqués  pour  la 
mort.  Il  sait  que  Troie  est  condamnée  par  les  dieux  et 
qu'elle  doit  périr.  La  Fatalité  plane,  comme  dans  un 
cirque,  sur  le  champ  de  bataille  des  héros  d'Homère; 
ils  la  saluent,  eux  qui  vont  mourir,  mais  ils  n'en  per- 
sistent pas  moins  à  combattre.  C'est  assez  pour  eux 
de  retarder  son  triomphe  et  de  laisser  sur  la  terre 
une  noble  mémoire.  —  Ainsi,  Achille  répond  à 
Lycaou  qui  l'implore  : 

«  Ami,  meurs!  Pourquoi  gémir  en  vain?  Patrocle  est  bien 
mort,  qui  valait  beaucoup  mieux  que  toi.  Regarde,  je  suis 
beau  et  grand,  je  suis  né  d'un  noble  père,  une  déesse  m'^ 
enfanté  ;  et  cependant  la  mort  violente  me  saisira  le  malin, 
le  soir  ou  à  midi,  et  quelqu'un  m'arrachera  l'âme,  soit  d'un 
coup  de  lance,  soit  d'une  flèche.  » 

De  même,  un  présage  sinistre  montre  à  Hector 
Andromaque  «  emmenée  pleurante  par  un  Achaïen 
»  cuirassé  d'airain  ». 

«  Et  tu  tisseras,  lui  dit-il,  la  toile  de  l'étranger,  et  tu  por 


RACINE.  32'J 

teras  de  force  l'eau  de  Messeis  et  de  Hypérié;  car  la  dure 
nécessité  le  voudra. . . .  Mais  que  la  lourde  terre  me  recou- 
vre mort  avant  que  j'entende  tes  cris  et  que  je  te  voie 
arracher  d'ici!  » 

C'est  alors  que  surgit,  des  profondeurs  de  la  na- 
ture, ce  groupe  immortel,  le  plus  beau  peut-être  du 
monde  poétique,  à  la  fois  naïf  et  sublime,  vivant 
comme  la  chair  et  beau  comme  le  marbre,  et  que, 
dans  un  autre  art,  Phidias  peut-être  seul  a  égalé  : 

«  Ayant  ainsi  parlé,  l'illustre  Hector  tendit  les  mains  vers 
son  fils;  mais  l'enfant  se  rejeta  en  arrière  dans  le  sein  de 
sa  nourrice  à  la  belle  ceinture,  épouvanté  à  l'aspect  de  son 
père  bien-aimé,  et  de  l'airain  et  de  la  queue  de  cheval  qui 
s'agitait  terriblement  sur  le  cône  du  casque.  Et  le  père  bien- 
aimé  sourit,  et  la  mère  vénérable  aussi.  Et  l'illustre  Hector 
ôta  son  casque  et  le  déposa  resplendissant  sur  la  terre.  Et 
il  baisa  son  fils  bien-aimé,  et,  le  berçant  dans  ses  bras,  il 

supplia  Zeus  et  les  autres  Dieux Hector  déposa  son 

enfant  entre  les  bras  de  sa  femme  bien-aimée,  qui  le  reçut 
sur  son  seia  parfumé,  en  pleurant  et  en  souriant.  » 

Ce  sourire,  brillant  à  travers  les  larmes,  reste, 
comme  un  rayon,  sur  la  physionomie  d'Andromaque. 
Un  effet  de  ciel  se  mêle  à  sa  déhcieuse  expression.  Il 
semble  qu'autour  de  ce  visage  attendri  de  mère,  on 
voie  la  lumière  rire  à  travers  une  douce  pluie  d'été. 

Après  cette  grande  scène,  Andromaque  disparaît 
longtemps  de  VIliade,  La  porte  du  gynécée  s'est  re- 
fermée sur  elle;  elle  obéit  à  l'époux  qui  lui  a  enjoint 
de  «  prendre  soin  des  travaux  de  la  toile  et  de  la 


330  LE    THEATRE    MODERNE. 

»  quenouille  ».  C'est  dans  celte  allilude  vigilante  que 
la  mort  d'Hector  la  surprend,  au  vingt-deuxième 
chant.  Elle  tisse  des  fleurs  sur  une  trame  splendide; 
elle  vient  d'ordonner  aux  servantes  de  mellre  un 
grand  trépied  sm*  le  feu,  afin  qu'un  bain  chaud  re- 
trempe la  force  d'IIeclor  à  son  retour  du  combat, 
lorsqu'elle  entend  des  hurlements  sur  la  tour. 

Andromaque  s'élance  de  sa  haute  demeure,  «  sem- 
blable aune  bacchante»,  et,  du  sommet  des  mu- 
railles, elle  raconnaît  le  corps  d'Hector  traîné,  tète 
pendante,  dans  un  tourbillon  de  poussière,  par  le 
char  furieux  d'Achille.  Alors  elle  tombe  à  la  ren- 
verse entre  les  bras  de  ses  femmes,  et  avec  elle  tom- 
bent, du  même  coup,  toutes  ses  parures  nuptiales. 

«  Les  riches  ornements  se  détachèrent  de  sa  tôte;  la  ban- 
delette, le  nœud,  le  réseau  et  le  voile  que  lui  avait  donnés 
Aphrodite  d'or,  le  jour  où  Hector,  au  casque  mouvant,  l'a- 
vait emmenée  de  la  demeure  d'Action,  après  lui  avoir  donné 
une  grande  dot.  » 

Transformation  douloureuse;  c'est  comme  si 
l'on  voyait  une  belle  plante,  subitement  dépouillée, 
par  un  vent  mortel,  de  ses  fleurs  et  de  ses  feuillages. 
Et  quel  poignant  détail  que  ce  voile  d'amour  donné 
par  Vénus,  qui  glisse  et  s'abat  du  front  de  la  veuve, 
comme  pour  recouvrir  d'un  linceul  le  corps  de  l'é- 
poux !  Elle  se  relève  pourtant,  la  triste  Andromaque, 
mais  languissante,  à  jamais  flétrie,  et  pour  entoninM 


RACINE.  331 

sa  plainte   éternelle.   C'est  sur  son  enfant  qu'elle 
pleure  tout  d'abord  : 

«  Astyanax  qui,  autrefois,  mangeait  la  moelle  et  la 
graisse  des  brebis,  entre  les  genoux  de  son  père;  qui,  lors- 
que le  sommeil  le  prenait,  et  qu'il  cessait  de  jouer,  dormait 
dans  un  doux  lit,  aux  bras  de  sa  nourrice  et  le  cœur  ras- 
sasié de  délices.  » 

Maintenant  l'orphelin  va  subir  le  mépris  et  la  pau- 
vreté. Elle  se  le  représente  s'approchant  des  com- 
pagnons de  son  père,  prenant,  d'un  geste  craintif, 
l'un  par  le  manteau,  l'autre  par  la  tunique,  repoussé 
par  tous. 

«  Le  jeune  homme,  assis  entre  son  père  et  sa  mère,  le  re- 
jette de  la  table  du  festin,  et,  le  frappant  de  ses  mains,  lui 
dit  des  paroles  injurieuses  :  a  Va-t'en,  ton  père  n'est  pas  des 
1  nôtres.  » 

Cruelles  images  si  vraies  et  si  navrantes  dans  le 
monde  antique,  inexorable  aux  vaincus.  La  Captivité 
s'avance,  menaçante  et  la  lance  au  poing.  Euri- 
pide, tout  à  l'heure,  va  nous  montrer  en  action  les 
pressentiments  d'Andromaque. 

Une  dernière  fois,  elle  reparaît  dans  Vlliade,  ve- 
nant pleurer,  la  première,  sur  le  lit  funèbre  d'Hec- 
tor. Elle  y  répète  les  mêmes  gémissements,  variés 
par  des  accents  tout  nouveaux.  Homère  est  le  «  Père 
des  sources,  »   comme  il   appelle  l'Ida,  dans  son 


332  LE    THÉÂTRE    MODERNE. 

poème;  et  la  source  des  larmes  est  aussi  intarissable 
en  lui  que  les  autres. 

Un  regret  suprême,  d'une  spiritualité  pénétrante, 
termine  cette  lamentation.  La  dernière  larme  d'An- 
drumaque  recèle,  dans  Homère,  un  parfum  divin. 

«  0  Hector!  tu  me  laisses  en  proie  à  d'afTrcuses  douleurr»; 
car,  en  mourant,  tu  ne  m'auras  point  dit  quelques  sages  pa- 
roles dont  je  puisse  me  souvenir,  les  jours  et  les  nuits,  en 
versant  des  pleurs,  >> 

C'est  dans  deux  tragédies  d'Euripide  qu'Andro- 
maque  poursuit  sa  triste  carrière,  et,  dans  la  pre- 
mière du  moins,  ce  changement  de  poète  est  à  peine 
une  déchéance.  Les  Troyennes  nous  la  montrent 
mise,  avec  ses  compagnes,  à  l'encan  de  la  servitude. 
Elles  sont  là,  sur  le  rivage,  gisantes  et  étalées  comme 
des  proies,  attendant  les  chefs  auxquels  le  sort  va 
les  répartir.  La  victoire  aniiqiie  triomphe  cruelle- 
ment dans  cette  scène  terrible;  elle  fait  reluire  son 
glaive  et  sonner  ses  fers;  elle  jette  des  haillons  sur 
l'épaule  des  reines  et  met,  aux  mains  qui  portaient  le 
sceptre,  le  balai  servile  qui  nettoiera  la  maison  du 
maître.  L'histoire  confirme  ces  humiliations  pathé- 
tiques. Hérodote  raconte  qu'après  la  prise  de  Mem- 
phis,  Cambyse  fit  passer  la  fille  de  Psamménite  de- 
vant son  père,  en  habit  d'esclave,  et  une  cruche 
sur  la  tête,  pour  aller  puiser  de  l'eau  aux  fontaines. 

Hécube  échoit  à  Ulysse.  Cassandre  à  Agamemnon  ; 


RACINE.  333 

Thaltybios,  le  héraut,  prononce,  d'une  voix  fatale, 
ces  adjudications  (1g  la  force.  Polyxène,  la  plus  jeune 
fdle  de  Priam,  vient  d'être  égorgée  sur  le  tombeau 
d'Achille,  comme  une  brebis  d'holocauste.  Un  char 
paraît,  conduisant  Andromaque  aux  vaisseaux  de 
Néoptolcme  ;  et  un  vers  ravissant  nous  montre  son 
cher  Astyanax  «  qui  suit  les  mouvements  du  sein 
maternel  ».  Un  dialogue,  qui  n'est  qu'une  alterna- 
tive de  sanglots,  s'engage  entre  la  veuve  et  l'aïeule. 
C'est  l'idée  de  passer  dans  la  couche  d'un  autre  qui 
désespère  surtout  Andromaque. 

u  On  dit  cependant  qu'une  seule  nuit  calme  l'aversion 
d'une  femme  pour  le  lit  d'un  homme.  Honte  à  celle  qui, 
perdant  un  époux,  peut  consentir  à  d'autres  amours!  » 

Elle  se  rappelle,  avec  un  chaste  orgueil,  les 
vertus  dont  elle  enchantait  la  maison  d'Hector, 
et  c'est  comme  une  statue  de  la  Pudeur,  divinement 
calme,  le  doigt  sur  les  lèvres,  qui  surgirait  à  nos 
yeux.  «  Toujours  je  lui  présentais  un  visage 
»  serein  et  une  bouche  silencieuse.  »  Mais  Thalty- 
bios vient  lui  annoncer  l'implacable  arrêt  des  chefs 
grecs  ;  leur  haine  poursuit  Hector  sur  son  fds  :  As- 
tyanax sera  précipité  du  haut  de  la  tour.  Alors  son 
désespoir  éclate  ;  rien  de  violent  pourtant  ni  de  fu- 
ribond. Il  semble  qu'une  flûte  de  funérailles  résonne 
derrière  cette  noble  femme  et  rythme  majestueu 
sèment    sa   douleiv. 


334  LE    TnÉATRE    MODERNE, 

«Tu  pleures,  dit-elle  à  Astyanax,  ô  mon  fils;  as-tu  donc  le 
sentiment  de  les  maux?  pourquoi  me  presser  de  tes  mains? 
pourquoi  t'altacher  à  mon  voile,  pauvre  oiseau  réfugié 
sous  mon  aile?  Hector  ne  sortira  point  de  la  terre  pour 
te  défendre  de  sa  lance  redoutable.  11  n'est  plus  pour  toi  de 
parents  ni  d'amis,  ni  d'armée  phrygienne.  0  fils  chéri  !  que 
ta  mère  te  presse  entre  ses  bras!  Douce  haleine  que  je  res- 
pire !  C'est  donc  en  vain  que  ce  sein  t'a  nourri,  en  vain  que 
je  me  suis  épuisée  de  peines  et  de  tourments.  Embrasse 
encore  ta  mère,  encore  une  fois,  ce  sera  la  dernière  ;  en- 
toure-la de  tes  bras,  applique  tes  lèvres  sur  sa  bouche 

Pour  ce  corps  misérable,  jetez-le,  cachez-le  dans  vos  vais- 
seaux. Oh!  l'heureux,  le  noble  hyménée  auquel  je  marche 
sur  le  sang  de  mon  fils  !  » 

Andromaque  revient  encore  dans  la  tragédie  d'Eu- 
ripide qui  porte  son  nom,  mais  Homère,  cette  fois, 
refuserait  de  la  reconnaître.  Elle  a  subi  l'embrasse- 
ment  du  maître;  Molossos,  né  de  Pyrrhus,  a  rem- 
placé le  jeune  Astyanax,  et  cet  enfant  de  la  servi- 
tude semble  usurper,  dans  ses  bras,  la  place  du  fils  de 
l'amour.  Elle  l'aime  pourtant,  elle  paraît  l'aimer  avec 
une  tendresse  aussi  vive.  Elle  pleure  les  mêmes  lar- 
mes, lorsque  Hermione,  l'épouse  légitime,  veut  l'im- 
moler à  sa  rage  jalouse.  Mais  une  vertu  s'est  retirée 
d'elle  avec  la  fidélité  promise  à  Hector.  Ce  n'est  plus 
Andromaque  «  aux  bras  blancs  )>,  la  «  mère  véné- 
rable »  ;  ce  n'est  que  son  pâle  et  douteux  fantôme, 
répétant  sa  vie  tragique  dans  un  pastiche  affaibli. 

C'est  encore  le  fantôme  d'Andromaijue  qui  appa- 
raît à  Énée,  au  troisième  livre  du  poème  de  Virgile.  Il 


RACINE.  3.^5 

la  retrouve  épouse  et  mère  une  seconde  fois.  Hé- 
lenos  a  hérité  du  trône  et  du  lit  de  Pyrrhus  tué  par 
Oreste.  Mais  le  génie  de  Virgile  a  répandu  un  chaste 
clair-obscur  sur  sa  nouvelle  existence.  Andromaque 
l'effleure  à  peine  dans  un  récit  évasif.  Elle  n'en  parle 
que  les  yeux  baissés,  rapidement,  à  voix  basse,  et 
comme  troublée  d'un  remords  confus  : 

Dejecit  vultum,  et  deinissa  voce  locuta  est. 

La  grande  ombre  d'Hector  l'enveloppe  tout  en- 
tière. Ombre  elle-même,  à  demi  vivante,  du  monde 
homérique,  elle  s'est  fait  une  Troie  illusoire  où  elle 
traîne  son  deuil  profané.  Les  portes  de  sa  ville  ont 
pris  les  noms  des  portes  d'Ilion  ;  elle  sacrifie  aux 
mânes  de  l'époux  sur  un  tombeau  vide,  au  bord  d'un 
faux  Simoïs.  Ascagne  n'éveille  dans  son  cœur  que 
l'image  chérie  d'Astyanax.  Elle  dit  délicieusement, 
en  lui  offrant,  à  son  départ,  un  manteau  phrygien  et 
des  robes  de  pourpre  : 

«  Reçois,  enfant,  ces  ouvrages  de  mes  mains;  qu'ils  te 
rappellent  longtemps  l'amitié  d'Androraaque,  de  la  femme 
d'Hector.  Prends,  ce  sont  les  derniers  dons  des  tiens.  0  toi, 
la  seule  image  qui  me  reste  de  mon  Astyanax  !  Voilà  ses 
yeux,  ses  mains,  les  traits  de  son  visage  :  il  fleurirait  au- 
jourd'hui dans  un  âge  pareil  au  tien.  » 

O  mihi  sola  mei  super  Astyanactis  imago  I 
Sic  oculos,  sic  ille  maiius,  sic  ora  ferebat  ! 
Et  nuuc  œquali  tecum  pubesceret  aevo. 


336  LE    TIIÉATUE    MODE  H  NE. 

Une  sorte  de  vapeur  crL'imsi.'iil;iire  voile,  dans  1'^- 
néide,  cette  apparilioii  d'Aiuliomaqiie  apaisée  et 
Jécolorée. 

C'est  des  mains  de  Virgile  que  Racine  a  pris  An- 
dromaque  ;  c'est  de  cette  plage  de  i'Épiie  qu'il  l'a  en- 
levée, comme  une  slatue  grecque,  légèrement  amol- 
lie, de  la  belle  époque  Adrienne,  pour  la  polir  encore, 
la  nuancer  et  la  fondre;  lui  insinuer,  comme  d'un 
tendre  souille,  la  sensibilité  chrétienne  et  l'âme  de 
son  teuips,  faire  d'elle  enfin  une  princesse  française 
revêtue  d'idéal  antique.  El  d'abord,  avec  un  art  infini, 
il  l'a  purifiée  de  toutes  les  suuillures  de  la  captivité 
et  de  l'esclavage.  Aiidromaque  n'est  plus  la  concu- 
bine de  Pyrrhus,  mais  une  reine  détrônée,  à  laquelle 
il  otîre  une  nouvelle  couronne.  Même  irrité  par  ses 
refus,  il  la  traite  toujours  avec  un  respect  passionné. 
Molossos  n'existe  pas;  elle  n'a  d'autre  fils  qu'As- 
tyanax  qui  a  survécu.  Un  enfant  de  la  plèbe  troyenne 
a  eu  l'honneur  de  mourir  pour  le  fils  d'IIeclor. 
Oreste  nous  raconte  élégamment,  au  passage,  ce 
cruel  échange,  qui  devait  paraître  si  naturel  à  une 
cour  pour  qui  les  princes  étaient  encore  les  enfants 
des  dieux. 

J'apprends  que,  pour  ravir  son  enfant  au  supplice, 
Andromaquo  trompa  Tingcnicux  Ulysse, 
Tandis  qu'un  autre  eiiiant,  arraché  de  ses  bras, 
Bous  le  nom  do  son  fils,  fut  conduit  au  trépas. 


RACINE.  337 

Andromaque  reste  donc  pure  et  sans  tache,  fidèle 
à  son  époux  par  delà  la  mort.  Elle  rejette,  comme 
un  sacrilège,  l'amour  du  roi  dont  elle  est  captive. 
Mais  ce  roi  la  menace  de  livrer  Astyanax  aux  Grecs, 
qui  réclament  impérieusement  son  supplice.  Il  faut 
choisir  entre  la  vie  de  son  fils  et  la  main  de  Pyrrims. 
Le  rôle  est  tout  entier  dans  cette  alternative  pathé- 
tique et  dans  les  efforts  que  fait  Andromaque  pour 
écarler  ce  double  péril. 

Qu'elle  est  grande  et  simple,  et  touchante,  dans 
celte  lutte  extrême  !  Comme  elle  défend  son  cœur  atta- 
qué de  tous  les  côtés!  Qu'elle  s'incline  ou  qu'elle  se 
redresse,  sa  dignité  reste  intacte.  Son  agenouillement 
même  est  royal,  il  effleure  la  terre  sans  ramper  ja- 
mais. C'est  le  geste,  la  démarche,  l'effusion  décente 
d'une  suppliante  embrassant  l'autel.  Pour  fléchir  le 
violent  amant  qui  la  presse,  elle  emploie  les  plus  no- 
bles armes.  Elle  fait  appel  à  sa  grandeur  d'âme,  elle 
le  prend  par  la  générosité,  par  la  pitié,  par  la  tenta- 
tion de  la  gloire  dont  le  couvrira  la  défense  d'une 
veuve  et  d'un  orphelin.  Cette  beauté  dont  il  est  épris, 
elle  cherche  à  l'assombrir  sous  les  traces  de  ses  lar- 
mes et  sous  les  teintes  de  son  deuil  ;  elle  s'étonne 
qu'elle  puisse  le  séduire  : 

Captive,  toujours  triste,  importune  à  moi-même, 
Pouvez-vous  souhaiter  qu'Andromaque  vous  aimef 
Quels  cliarmes  ont  pour  vous  des  yeux  infortunés 
Qu'à  des  pleurs  éternels  vous  avez  condamnés  ? 

III.  Z2 


Ï38  LE    THEATRE    MODERNE. 

Il  faut  bien  en  venir  pourtant  au  motif  suprême  de 
ses  refus  obstinés,  à  la  révolte  intime  de  son  cœur 
rejetant  le  fils  du  meurtrier  d'Hector.  Mais  comme 
elle  glisse,  alors,  sur  ce  sang  funeste!  avec  quels 
ménagements  elle  évoque  les  terribles  images  de 
Troie  détruite  et  de  son  époux  égorgé!  Cet  Achille 
même  qu'elle  exècre  et  qui  l'a  faite  veuve,  elle  trouve 
moyen,  sans  s'avilir,  de  le  louer  devant  Pyrrhus,  de  le 
lui  offrir  en  exemple,  et  de  l'exhorter  aie  surpasser  : 

Jadis  Priam  soumis  fut  respecté  d'Achille. 
J'attendais,  de  son  fils,  encor  plus  de  bonté. 
Pardonne,  cher  Hector,  à  ma  crédulité  : 
Je  n'ai  pu  soupçonner  ton  ennemi,  d'un  crime; 
Malgré  lui-m&me  enfin,  je  l'ai  cru  magnanime. 
Ah  !  s'il  l'était  assez,  pour  nous  laisser,  du  moins 
Au  tombeau  qu'à  ta  cendre  ont  élevé  mes  soins, 
Et  que,  finissant  là  sa  haine  et  nos  misères, 
Il  ne  séparât  point  des  dépouilles  si  chèi'es... 

On  ne  saurait  trop  admirer  le  tact  subtil,  l'insi- 
nuante finesse  que  le  poète  donne  à  ces  belles  mains 
qui  supplient.  Voyez-la  encore  aux  genoux  d'Her- 
mione;  cette  fois,  c'est  une  rivale  qu'il  s'agit  d'at- 
tendrir. Elle  touche  d'abord,  en  elle,  la  fibre  mater- 
nelle, toujours  sensible  dnns  un  cœur  de  femme; 
elle  implore  la  mère  future  dans  la  jeune  fille  ir- 
ritée : 

Vous  saurez,  quelque  jour, 
Madame,  pour  un  fils,  jusqu'où  va  notre  amour, 
Mais  vous  ne  saurez  pas,  du  moins,  je  le  souhaite. 
En  quel  trouble  mortel  son  intérêt  nous  jette. 


RACINE.  339 

Elle  lui  rappelle  encore,  en  s'en  attribuant  douce- 
ment le  mérite,  la  bonté  protectrice  qu'Hector  éten- 
dit jadis  sur  lïélè  le  : 

Hélas  !  lorsque,  lassés  de  dix  ans  de  misère, 
Les  Troyens  ea  courroux  menaçaient  votre  mère. 
J'ai  su  de  mon  Hector  lui  procurer  l'appui  : 
Vous  pouvez  sur  Pyrrhus  ce  que  j'ai  pu  sur  lui. 

Ce  ne  sont  pas  là  sans  doute  de  ces  grands  cris 
dénature,  tels  qu'en  pousse  l'Andromaque  d'Homère 
et  d'Euripide;  mais  celle  de  Racine  est  une  princesse 
du  dix-septième  siècle,  qui  porte  sur  la  scène  l'éti- 
quette de  la  cour.  Son  désespoir  ne  peut  franchir 
l'enceinte  des  bienséances  imposées  par  les  mœurs 
et  par  les  idées  de  son  temps.  Il  faut  qu'il  s'y  agite 
en  cadence,  sans  trop  d'éclat  et  sans  trop  de  bruit. 
Le  miracle  de  Racine  est  d'avoir  fait  jaillir  tant  de 
sentiments  vrais,  de  tant  de  contrainte.  Jamais  en- 
chanteur ne  fit  paraître  de  plus  grandes  figures, 
n'opéra  de  si  beaux  prodiges,  dans  un  cercle  si  étroit 
et  si  limité. 

Cependant  Pyrrhus  demeure  inflexible;  ce  jour 
même,  le  fils  d'Andromaque  mourra,  ou  elle  ceindra 
le  diadème  nuptial  qui  devait  couronner  Hermione. 
C'est  ici  que  son  caractère  se  révèle,  dans  une  réso- 
lution subtilement  sublime,  qui  accordera,  par  uq 
lien  tragique,  sa  fidélité  conjugale  avec  son  amour 
maternel  : 


340  LE    TnttAT  RE    MODERNE. 

Je  vais  donc,  puisqu'il  faut  que  je  rue  sacrifie, 
Assurer  b.  Pyrrlms  lo  reste  de  ma  vie  ; 
Je  vais,  en  recevant  sa  foi  sur  les  autels. 
L'engager  à  mon  fils  par  des  nœuds  imniurtels^ 
Mais  aussitôt  ma  main,  à  moi  seule  funeste, 
D'une  infidèle  vie  abrégera  le  reste  ; 
Et,  sauvant  ma  vertu,  rendra  ce  que  je  dois 
A  Pyrrhus,  à  mon  fils,  à  mon  époux,  à  moi! 

Ce  qu*elle  dit,  elle  est  toute  prêle  à  le  faire.  Ces 
douces  femmes  de  Racine,  si  décentes  et  si  mesu- 
rées, ont,  au  fond,  un  cœur  d'héroïne.  Ne  vous  fiez  pas 
à  leur  mollesse  apparente,  à  leur  démarche  ondii- 
leuse,  à  leur  physionomie  tendre  et  baignée  de  lar- 
mes. Elles  éludent,  elles  ménagent,  elles  ne  sont 
pas  tout  d'une  pièce,  comme  les  belles  furies  de  Cor- 
neille; elles  ne  se  raidissent  pas,  comme  celles-là, 
dans  une  altitude  opiniâtre.  Mais  leur  âme,  délicate  et 
souple,  recèle  un  coin  de  dignité  inviolable,  qu'aucune 
puissance  ne  saurait  atteindre.  Toutes  les  forces^ 
toutes  les  terreurs  du  monde,  rangées  en  bataille,  se 
briseraient  contre  ce  point  fixe  et  pur,  contre  cette 
parcelle  de  diamant  moral,  qui  est  comme  le  noyau 
de  leur  être.  C'est  ainsi  que  la  timide  Junie,  dans 
Britannkus^  osera  refuser  simplement  la  main  de 
Néron  ;  c'est  ainsi  que  les  colères  de  Mithridate  n'ar- 
racheront  point  à  Monime  un  seul  mot  d'amour. 

Avant  de  marcher  à  la  mort  qui  lui  paraît  certaine, 
A.ndromaque  confie  son  fils  à  Céphise,  et  l'on  croit 
entendre  les  Novissima  Verba  d'une  chrétienne.  Cet 


RACINE.  3ii 

Astyanax,  qu'Hector  soulevait  orgiieillensoment  vers 
l'Olympe,  sous  le  soleil  de  VIliade,  comme  pour  le 
montrer  aux  Dieux,  et  auquel  il  souhaitait  qu'on  pût 
dire,  un  jour,  en  le  voyant  revenir  du  combat  :  «  Ce- 
lui-ci est  plus  brave  que  son  père  !  »  cet  enfant 
déchu  et  déshérité,  Aiidromaque  veut  qu'il  se  ré- 
signe à  son  infortune.  Ses  humbles  paroles  achè- 
vent son  caractère  à  cette  heure  suprême  :  une  sorto 
de  sainteté  s'ajoute  à  sa  beauté  et  la  transfigure. 

Fais  connaître  à  mon  fils  les  héros  de  sa  race  ; 
Autant  que  tu  pourras,  conduis-le  sur  leur  trace. 
Dis-lui  par  quels  exploits  leurs  noms  ont  éclaté, 
Plutôt  ce  qu'ils  ont  fait,  que  ce  qu'ils  ont  été. 
Parle-lui,  tous  les  jours,  des  vertus  de  son  père. 
Et,  quelquefois  aussi,  parle-lui  de  sa  mère. 
Mais  qu'il  ne  songe  plus,  Céphise,  à  nous  venger; 
Nous  lui  laissons  un  maître,  il  le  doit  ménager  ; 
Qu'il  ait  de  ses  aïeux  un  souvenir  modeste. 
Il  est  du  sang  d'Hector,  mais  il  en  est  le  reste  ; 
Et,  pour  ce  reste  enfin,  j'ai  moi-même,  en  ce  jour. 
Sacrifié  mon  sang,  ma  haine  et  mon  amour! 

La  tragédie  était  une  des  éducations  de  l'ancienne 
France  aristocratique  ;  un  souffle  de  Racine  fut 
mêlé  à  l'air  qu'on  y  respirait.  Ne  semble-t-il  pas  que 
quelque  chose  de  ce  testament  sublime  d'Andro- 
maque  soit  passé  dans  le  testament  de  Louis  XVI,  et 
dans  la  lettre  que  Marie-Antoinette  écrivait,  la  veille 
»'u  supplice,  à  sa  sœur,  pour  lui  recommander  son 
cniant  ?  —  «  Que  mon  fils  n'oublie  jamais  les  der- 
»  niers  mots  de  son  père,  que  je  lui  répète  expresse- 


342  LE    THÉÂTRE    MODERNE. 

»  ment  :  Qu'il  ne  clierclie  jamais  à  venger  noire 
»  mort  !  » 

Andromaque  règne  dans  la  tragédie  de  Racine, 
mais  Hermione  la  gouverne.  Elle  en  est  l'action  vio- 
lente et  mobile  ;  c'est  elle  qui  détermine  ses  revire- 
ments et  ses  catiislrophes;  tous  les  aiilres  personna- 
gessontentraînésdansson  tonrhilloii.  AvocIIeimione, 
la  passion  féminine  parut  pour  la  première  fois  sur 
notre  théâtre.  Andromaque  n'est  qu'une  traduction, 
ou  pour  mieux  dire  qu'une  assimilation  admirable; 
Hermione  est  une  création,  une  figure  toute  originale 
et  toute  neuve.  Elle  diffère  deranticpiilé,  par  sa  nature 
ondoyante  et  diverse,  par  la  complexité  de  ses  senti- 
ments, par  une  sorte  de  fièvre  toute  moderne  et  dont 
les  symptômes  auraient  déconcerté  Hippocrate.  L'An- 
dromaque  de  Racine,  sous  sa  transformation  déli- 
cate, niais  garde  un  cœur  d'une  simplicité  homérique  ; 
le  cœur  d'Hermione  est  un  labyrinthe,  plein  de  replis 
et  de  dédales,  à  travers  lequel  erre  un  monstre  : 
l'amour  jaloux  se  rongeant  lui-même  et  cherchant 
sa  proie. 

Dès  sa  première  scène  avec  Oresie,  elle  apparaît 
environnée  d'un  fluide  nerveux,  d'un  trouble  d'orage, 
ne  sachant  si  elle  hait  déjà  Pyrrhus,  si  elle  l'aime  en- 
core, cherchant  à  lire  dans  son  cœur,  comme  à  la 
lueur  des  éclairs.  Elle  pressent  qu'Oreste  pourra  la 


RACINE.  343 

venger,  que  son  amour  servira  la  haine  qui  se  forme 
en  elle,  et  elle  l'encourage,  avec  une  coquetterie 
froide  et  perfide.  Mais  la  passion,  à  ce  degré  de  vio- 
lence, ne  sait  guère  mentir.  Voyez-la,  quand  il  sem- 
ble croire  qu'elle  est  dédaignée  :  sa  fierté  s'irrite  et 
sa  parole  s'envenime  ;  le  serpent  fait  trêve  à  sa  ten- 
tation; il  se  redresse  d'un  jet  acéré,  dardant  l'amer- 
tume : 

. . .  Qui  vous  l'a  dit,  seigneur,  qu'il  me  méprise? 
Ses  regards,  ses  discours  vous  l'ont-ils  donc  appris? 
Jugez-vous  que  ma  vue  inspire  du  mépris  ? 

L'instant  d'après,  lorsque  Pyrrhus  semhle  lui  reve- 
nir, elle  ne  prend  plus  la  peine  de  dissimuler  ses 
transports.  Sa  passion  se  répand  à  travers  les  faibles 
efforts  qu'elle  fait  pour  la  contenir  : 

Qui  l'eût  cru  que  Pyrrhus  ne  fût  pas  infidèle  ? 
Que  sa  flamme  attendrait  si  tard  pour  éclater? 
Qu'il  reviendrait  à  moi,  quand  je  l'allais  quitter? 

Puis,  lorsque  Oreste  est  parti,  sa  joie  éclate,  comme 
dans  un  chant  de  triomphe  : 

PjTrhus  revient  à  nous!  Eh  bien,  chère  Cléone, 
Conçois-tu  les  transports  de  l'heureuse  Hermione? 
Sais-tu  quel  est  Pyrrhus?  T'es-tu  fais  raconter 
Le  nombre  des  exploits...  Mais  qui  peut  les  compter? 

C'est  à  ce  comble  d'orgueil,  que  Racine,  qui  met 
un  art  de  statuaire  à  composer  les  groupes  du  théâtre, 


344  LE    THÉÂTRE    MODERNE. 

amène  et  prosterne  à  ses  pieds  Andromaque  en 
pleurs;  c'est  alors  qu'elle  répond  aux  nobles  prières 
de  la  veuve  d'Hector  par  cette  insolente  ironie  : 

S'il  faut  fléchir  Pyrrhus,  qui  le  peut  mieux  que  vous? 

L'égoïsme  de  la  passion  s'accentue,  dans  Her- 
niione,  d'une  sorte  de  méchanceté  sarcastique.  Il  y  a 
de  l'esprit  de  cour  dans  cette  grande  dame  de  la  mai- 
son des  Atrides,  de  cet  esprit  rapide  et  hautain,  qui 
tue  en  pass;int,  et  de  haut  en  bas. 

Pyrrhus  est  retourné  à  Andromaque;  Hermione  se 
renferme,  en  apprenant  cette  trahison  décisive,  dans 
un  silence  sombre  qui  surprend  sa  pâle  confidente. 
Elle  en  sort,  par  ce  mot  terrible  et  qui  sent  la  mort  : 

Fais-tu  venir  Oreste? 

La  tragédie  prend  ici  l'alluie  et  le  ton  du  drame. 
C'est  ainsi  qu'une  princesse  italienne  de  la  Renais- 
sance, trompée  par  son  amant,  enverrait  chercher 
un  bravo.  Tout  ce  rôle  d'Hermione  brise,  du  reste, 
le  cadre  que  Racine  impose  d'ordinaire  à  ses  hé- 
roïnes. On  peut  dire  qu'il  est  romantique  «  avant  la 
lettre»,  dans  le  sens  effréné  du  mut.  Phèdre,  elle- 
même,  ne  sera,  plus  tard,  ni  si  violente,  ni  si  spon- 
tanée. Classique  par  l'éloquence  soutenue,  la  fierté 
royale,  la  beauté  du  style,  Hermione  a,  par  moments, 
les  nerfs,  l'exaltation,  l'impétuosité  déchaînée  d'une 


RACINE.  345 

femme  de  Shakspeare.  Il  faut  qu'Oreste  soit  bien 
aveuglé,  pour  ne  pas  voir  qu'il  n'est  qu'un  couteau 
dans  sa  main,  et,  pour  ainsi  dire,  que  l'exécuteur  da 
ses  hautes-œuvres.  Aucune  tendresse  et  aucun  sou- 
rire ;  elle  ne  lui  verse  pas  un  philtre  voluptueux  pour 
le  pousser  à  l'assassinat.  A  peine  daigne-t-elle  faire 
luire  à  ses  yeux  un  douteux  espoir.  L'ultimatum  al- 
lier qu'elle  lui  pose  n'admet  pas  de  réplique.  Elle 
coupe  ses  protestations;  elle  s'indigne  qu'il  ose  hé- 
siter et  marchander  sa  vengeance;  elle  tisonne  sa 
jalousie,  au  lieu  d'enflammer  son  amour.  C'est  en  le 
piquant  de  l'aiguillon,  qu'elle  le  lance  sur  Pyrrhus  le 
glaive  à  la  main  : 

Doutez  jusqu'à  sa  mort  d'un  courroux  incertain... 
S'il  ne  meurt  aujourd'hui,  je  puis  l'aimer  demain. 

Et,  tout  ingrat  qu'il  est,  il  me  sera  plus  doux 
De  mourir  avec  lui  que  de  vivre  avec  vous. 

La  tyrannie  fémiuine,  toute-puissante,  sijre  de 
son  empire,  n'a  jamais  plus  cruellement  abusé  de 
l'homme  réduit  en  sa  servitude. 

Comme  cette  glace  se  rompt,  quand  Hermione  se 
retrouve  en  face  de  Pyrrhus  !  Quel  flot  de  fiel  et  de  lai  - 
mes  déborde  tumultueusement  de  ce  cœur  meurtri! 
Elle  se  contient,  d'abord,  et  retourne  l'ironie  dans 
l'âme  de  l'homme  qui  l'outrage  ;  mais  cette  âme  est 
insensible,  ou  elle  feiut  de  ne  rien  sentir  :  alors  sa 
fureur  éclate,  et  l'amour  s'y  heurte  encore  à  la  haine  : 


346  LE    THÉÂTRE    MODERNE. 

Je  ne  t'ai  point  aimé,  cruel!  Quai-jc  donc  fail? 

Explosion  magnifique  de  passions  qui  s'enlrecho- 
-Uent  et  qui  se  combattent;  la  liaine  dévorant  l'amour, 
qui  renaît  en  elle  sous  une  autre  forme  ;  des  éclairs  qui 
passent,  comme  un  rayonnement  de  tendresse,  sur  un 
visage  courroucé;  puis,  rimprécalioii  qui  reprend,  plus 
ardente  etplus  forcenée.El  tout  ce  choc  de  sentiments 
hostiles  s'accorde,  par  mille  nuances  secrètes,  dans 
le  pur  contour  d'un  style  accompli;  c'est  l'harmonie 
dans  la  tempête,  la  mélodie  sous  l'injure  :  l'élégance 
court,  comme  une  ligne  brisée,  mais  toujours  exquise, 
sur  ces  transports  du  langage.  Il  n'a  été  donné  qu'à 
Racine,  dans  le  théâtre  moderne,  d'agiter  à  ce  point, 
sans  l'enlaidir,  la  figure  humaine.  L'imprécation,  qui 
défigure  souvent  les  héroïnes  de  Corneille,  ne  lait 
qu'exalter  la  beauté  des  siennes.  Au  plus  fort  de  leur 
désespoir  ou  de  leur  colère,  ses  femmes  rappellent 
ces  jeunes  Niobides  qui  lèvent  vers  le  ciel  des  têtes 
admirables,  et  se  débattent,  avec  de  beaux  gestes, 
sous  les  flèches  inévitables  des  Dieux. 

Le  rôle  va  croissant  en  passion,  en  audace,  en  ter- 
reur tragique,  jusqu'au  dénoûment.  Quel  coup  de 
théâtre  plus  hardi  et  plus  saisissant,  que  la  révolution 
subite  du  cœur  d'Hermione,  maudissant  Oreste  dès 
qu'il  a  commis  le  crime  qu'elle  vient  d'ordonner!  Il  y 
a  de  la  folie  dans  l'elTrouterie  sublime  de  son  fameux 


RACINE.  347 

cri  :  «  Qui  te  Va  dit?  »  Mais  ce  cri  fou  jaillit  de  la 
nature  même  ;  il  part  d'une  âme  soudainement  boule- 
versée, et  qui  n'a  plus  conscience  de  ce  qu'elle  élaif 
un  instant  auparavant.  Hermione  est  sincère,  en  re- 
niant le  meurtre  d'Oreste,  et  lorsque  le  sentiment  de 
sa  complicité  lui  revient,  elle  est  vraie  encore,  en  lui 
rejetant  tout  le  sang  de  leur  victime  à  la  face.  Il  n'y 
a  rien  à  répondre  à  ses  sanglants  et  brûlants  repro- 
ches : 

Ah  I  fallait-il  en  croire  une  amante  insensée? 
Ne  devais-tu  pas  lire  au  fond  de  ma  pensée? 
Et  ne  voyais-tu  pas,  dans  mes  emportements, 
Que  mon  cœur  démontait  ma  bouche  à  tous  moments? 
Quand  je  l'aurais  voulu,  fallait-il  y  souscrire? 
N'as-tu  pas  dû  cent  fois  te  le  faire  redire  ? 
Toi-même,  avant  le  coup,  venir  me  consulter? 
Y  revenir  encore,  ou  plutôt  m'éviter? 
Que  ne  me  laissais-tu  le  soin  de  ma  vengeance? 

Elle  est  femme,  c'est-à-dire,  cent  fois  plus  qu'un 
homme,  esclave  de  l'instinct  et  de  la  nature.  La  pas- 
sion la  possédait,  lorsqu'elle  a  parlé,  comme  une 
Pythie  jalouse  et  furieuse,  qui  rendrait  sur  le  trépied 
de  sanglants  oracles.  Le  vrai  coupable  est  le  fana- 
tique qui  a  pris  au  mot  son  délire  et  donné  la  forme 
d'un  crime  à  son  mauvais  rêve.  Minerve,  dans  les 
Euménides,  vient  acquitter  Oreste  du  crime  de 
Clytemnestre;  Vénus,  dans  la  tragédie  de  Racine, 
pourrait  venir  absoudre  la  fille  d'Hélène.  Comme 
dans  Phèdre,  c'est  elle  qui  a  tout  fait  et  tout  in- 


348  LE    THÉÂTRE    MODE  «NE. 

spiré;  et  comme  riièdre,  Ilermione  pourrait  s'écrier: 

O  haine  do  Vénus  I  ô  fatale  colère  I 

Dans  quels  égarements  l'amour  jeta  ma  mère! 

Ainsi  que  dans  presque  toutes  les  tragédies  de 
Racine,  les  hommes,  dans  Andromaque,  sont  loin 
d'égaler  les  femmes.  Ils  n'ont  pas,  en  énergie,  ce 
qu'elles  ont  en  grâce.  Leurs  passions  mêmes  sont 
moins  vraies;  une  veine  de  fadeur  y  circule;  la  fé- 
rocité de  leurs  actions  contraste  souvent,  par  trop, 
avec  la  courtoisie  de  leur  langage.  Quoi  de  plus 
étrange  que  la  galanterie  de  Pyrrhus  envers  Andrr- 
maque,  au  fond  de  laquelle  gronde  toujours  la  me- 
nace de  tuer  son  fils?  Le  couteau  perce  sous  les 
manchettes  de  ses  compliments.  «  J'avoue,  —  dit 
Racine  dans  la  préface  de  la  pièce  —  que  Pyrrhus 
»  n'est  pas  assez  résigné  à  la  volonté  de  sa  maîtresse, 
)»  et  que  Céladon  a  mieux  connu  que  lui  le  parfait 
»  amour.  »  Sans  doute,  Pyrrhus  n'est  pas  un  Cé- 
ladon ;  mais  on  se  le  figure  comme  un  bandit  poli  du 
Pays  du  Tendre,  arrêtant  une  femme  au  bord  du  Lac 
d' Indifférence  ou  au  coin  du  Rocher  d^ Orgueil^  pour 
lui  demander  le  cœur  ou  la  vie. 

En  revanche,  il  y  a  beaucoup  de  Céladon  dans 
Oreste;  tout  son  rôle  est  enrubanné  de  madrigaux 
romanesques.  Ici  il  compare  la  rigueur  de  sa  maî- 
tresse à  celle  des  Scythes  de  la  Tauride  : 


Racine.  349 

Madame,  c'est  à  vous  de  prendre  une  victime. 
Que  les  Scythes  auraient  dérobée  à  vos  coups, 
Si  j'en  avais  trouvé  d'aussi  cruels  que  vous. 

Ailleurs,  il  vient  «  cliercher  dans  ses  yeux  une 
mort  qui  le  fuit  ».  Si  Pyrrhus  s'approche  d'elle,  il 
s'écrie  : 

A  tant  d'attraits,  Amour,  ferme  ses  yeux! 

Au  moment  d'aller  égorger  son  rival,  il  dit  à  Iler- 
mione  : 


Croirai-je  que  vos  yeux  à  la  fin  désarmés. 


Il  y  a  plus  «  d'yeux  »  dans  ses  tirades,  que  sur  la 
roue  déployée  d'un  paon. 

Quand  on  sort  de  la  lecture  des  Tragiques  grecs, 
de  VOrestie  d'Eschyle  ou  de  VÈlectre  de  Sophocle, 
on  est  stupéfié  de  retrouver,  sous  un  déguisement 
d'amoureux  transi,  ce  personnage  sinistre,  couvert 
de  l'horreur  d'un  crime  inexpiable.  Car  Racine  a 
beau  feindre  de  l'oublier,  Oreste  a  déjà  lue  Clytem- 
nestre,  lorsqu'il  vient  courtiser  Herniione.  Ce  sou- 
pirant est  un  parricide,  et  l'on  croit  rêver,  lorsqu'on 
l'entend  dire  à  Pylade  : 

Mon  innocence  enfin  commence  à  me  peser. 

Il  reprend,  au  dénoijment,  sa  grandeur  tragique;  mais 
on  s'étonne  encore  que  les  Furies,  qui  ont  cessé  de  le 


350  LE    THÉÂTRE    MODERNE. 

poursuivre  avec  le  fantôme  sanglant  de  sa  mère,  se 
dérangent  pour  lui  montrer  Pyrrhus  égorgé.  La  mort 
de  Pyrrhus,  ce  n'est  là  qu'une  peccadille  après  un 
tel  crime,  et  peu  digne  d'émouvoir  l'Enfer. 

Mais  ces  légers  défauts  disparaissent  dans  l'unité 
et  dans  la  heauté  de  l'ensemble.  Andromaque  est 
comme  le  porti(iue  du  théâtre  de  Racine,  et  sa  com- 
position parfaite,  sa  pompe  tempérée  de  grâce,  son 
analyse  délicate,  son  ordonnance  harmonieuse,  s'y 
montrent  déjà  tout  entières.  Le  style,  comme  nous 
l'avons  vu,  se  ressent  encore,  par  endroits,  du  jargon 
des  romans  du  temps.  Les  «  feux  »  et  les  «  flammes  », 
les  «  nœuds  »  et  les  «  charmes  »,  les  «  soupirs  »  et 
les  «  attraits  »  s'étalent  au  travers  des  plus  belles 
tirades.  On  croirait  voir  les  pots-à-feu,  les  chicorées, 
les  cartouches  de  l'art  rococo  flamboyer  et  se  con- 
tourner entre  les  hgnes  sereines  d'un  édifice.  Mais  des 
morceaux  superbes  dominent,  de  toutes  parts,  ces 
faux  ornements  ;  ils  disparaîtront  presque  entière- 
ment des  prochains  chefs-d'œuvre.  Dès  Andromaque^ 
Racine  mérite  déjà  l'éloge  de  Yauvenargues  :  a  Per- 
»  sonne  n'éleva  plus  haut  la  parole  et  n'y  versa  plus 
»  de  douceur.  » 


B\UINB.  351 


n 


La  tragédie  de  Racine  est  trop  craintive  et  trop 
pure  pour  explorer  le  Palatin  des  Césars.  Elle  n'en 
connaît  pas  plus  les  détours  que  ceux  du  Sérail  ;  elle 
reste  pudiquement  sur  le  seuil  de  ce  labyrinthe  plein 
de  crimes,  d'obscénités  et  de  rugissements.  Ce  qu'il 
lui  faut,  à  cette  chaste  Muse,  c'est  l'unité  du  portique 
grec  ou  du  temple  juif;  une  action  simple,  un  fond 
d'histoire  un  peu  vague,  des  héros  presque  mytholo- 
giques, qu'elle  puisse  polir  comme  des  statues  de 
marbre.  Elle  ignore  les  instruments  et  les  ustensiles 
vulgaires  de  la  vie  ;  elle  n'emploie  que  ses  armes  et 
ses  ornements  suprêmes  :  la  mître  du  prêtre,  le  glaive 
du  soldat,  le  bandeau  royal,  le  poignard  du  suicide, 
la  coupe  mortelle,  otferte  et  vidée  avec  une  solennité 
rehgieuse.  La  tente  d'Agamennon,  le  palais  de 
Phèdre,  le  temple  de  Jérusalem,  voilà  ses  foyers  et 
ses  tabernacles.  Là  règne  une  simplicité  sublime, 
en  harmonie  avec  sa  noblesse;  là,  des  reflets  antiques 
et  des  souffles  sacrés,  qu'elle  s'assimile  en  les  tempé- 
rant, elle  compose  la  pâle  lumière,  l'air  incolore  et 
subtil,  qui  conviennent  à  son  doux  génie. 

Mais  la  Rome  impériale  est  trop  compliquée, 
trop  tragi-comique,  pour  cette  muse  décente.   Le 


352  LE   THEATRE    MODERNE. 

drame  de  Sl)ak>peare,  avec  sa  force  et  son  audace, 
pourrait  seul  cireindre  l'inextricable  cité.  Lui  seul 
irait  bravement  du  Palatin  à  Suburre,  et  du  lupanar 
au  sénat  ;  il  ne  craindrait  pas  de  s'encanailler  parmi 
les  esclaves  et  les  gladiateurs.  Au  sortir  de  la  cuisine 
lie  Triniidcion,  il  irait  inspecter  la  pliarmacie  de  Lo- 
custe. Cette  valetaille  désordonnée  d'ennnques,  d'af- 
franchis, de  baladins,  de  courtisanes,  que  les  Césars 
traînaient  après  eux,  et  que  la  tragédie  de  Racine  re- 
lègue dans  ses  coulisses  nébuleuses,  le  drame  sliaks- 
pearien  la  déroulerait  dans  toute  sa  longueur.  N'est- 
ce  pas  la  queue  de  ces  comètes,  le  système  de  ces 
astres  monstres? 

Certes,  le  Britannicus  de  Racine  est,  en  lui-même, 
une  admirable  étude  ;  mais,  rapproché  des  sanglantes 
peintures  de  Tacite  et  de  Suétone,  comme  il  pâlit  et 
se  décolore  !  Comment  reconnaître,  dans  ce  Néron  ga- 
lant et  transi,  qui  parle  à  Junie  la  langue  romanesque 
des  belles  passions  de  Versailles,  l'adulesccnt  féroce, 
dépravé  par  les  mimes  et  les  proxénètes,  qui,  à  dix- 
sept  ans,  avait  déjà  commandé  à  Locuste  les  cham- 
pignons que  mangea  Claude,  la  veille  de  sa  mort,  et 
qui  s'amusait  à  courir,  la  nuit,  par  les  rues  de  Rome, 
en  pillant  les  boutiques  et  en  assommant  les  pas- 
sants. Où  est  le  cabotin  couronné,  qui  préludait, 
par  des  airs  chevrotes  en  plein  théâtre,  devant  une 
claque  de  licteurs,  au  chaut  incendiaire,  qu'il  entonna 


RACINE.  353 

plus  tard  sur  Rome  en  flammes,  du  haut  de  la  tour 
de  Mécène. 

Pour  toute  ambition,  pour  rertu  singulière, 
Il  excelle  à  conduire  un  char  dans  la  carrière, 
A  disputer  des  prix  indignes  de  ses  mains, 
A  se  donner  lui-même  en  spectacle  aux  Romains, 
A  venir  prodiguer  sa  voix  sur  un  théâtre, 
A  réciter  des  chants  qu'il  veut  qu'on  idolâtre. 
Tandis  que  des  soldats,  de  moments  en  moments, 
Vont  arracher  pour  lui  les  applaudissements. 

Est-ce  assez  de  ces  huit  vers  qui  tombent,  à  plis 
pompeux,  comme  un  rideau  de  théâtre,  sur  Néron  en 
scène?  La  tragédie  est  obligée  de  garder  son  sérieux 
devant  ce  burlesque  spectacle.  Tacite,  pourtant,  qui, 
d'habitude,  ne  se  déride  guère,  desserre  sa  lèvre 
crispée ,  quand  il  raconte  les  pasquinades  césa- 
riennes :  un  sourire,  rapide  comme  un  éclair,  tra- 
verse alors  sa  phrase,  chargée  de  pensées  sinistres. 

Je  me  ligure  Shakespeare,  trouvant,  dans  ses  cour- 
ses à  travers  l'histoire,  le  fouet  de  cocher,  la  harpe 
de  musicien,  le  masque  et  le  costume  de  théâtre  du 
divin  Néron.  Quel  parti  il  aurait  tiré  de  ce  trophée 
dérisoire!  Avec  quelle  verve  sifflante  il  aurait  lancé 
sur  les  planches  le  maître  du  monde,  tremblant, 
éperdu,  tenant,  dans  les  entr'actes,  un  linge  sur  sa 
bouche  pour  ménager  sa  poitrine,  et  chantant,  en 
fausset  de  femme,  le  rôle  de  «  Canacée  en  couches  », 
ou  de  «  Niobé  punie  par  les  Dieux  »  ! 

III.  23 


354  LE    THRATRE    MODERNE. 

Mais  rÉtiqiietle  retient  la  tragédie,  sous  son  froid 
portique.  Elle  voit,  de  loin,  le  char  de  Néron  volant 
dan^  la  poussière  ;  elle  entend,  de  loin,  les  salves 
d'applaudissements  dont  une  armée  de  claqueur? 
snlue  l'histrion  féroce.  Il  lui  est  défendu  d'approcher 
poir  mieux  entendre;  il  lui  est  interdit  de  toucher 
aux  excentricités  de  son  héros.  El  pourtant,  qu'est- 
ce  que  Néron,  sinon  un  excentrique  couronné?  Son 
caractère,  c'est  le  délire;  son  originalité,  c'est  la 
folie  toute-puissante.  Rien  de  plus  complexe  que  ce 
type  oij  il  y  a  du  gamin  et  de  l'artiste,  du  scélérat  et 
du  virtuose,  du  despote  et  du  monomane;  les 
griffes  du  tigre,  le  masque  du  singe,  la  roue  du 
paon,  une  chimère!  Drapé  dans  la  tunique  des 
tyrans  classiques,  ce  n'est  plus  Néron;  de  même  que 
le  fou  furieux,  comprimé  par  la  camisole  de  force, 
n'est  plus  l'être  anormal  dont  la  science  analyse  l'é- 
cume et  observe  le  geste  effréné. 

On  peut  en  dire  autant  d'Agrippine.  Elle  fait  une 
très  fière  figure  dans  la  tragédie  de  Racine.  Elle  y 
apparaît,  impérieuse  et  grande,  comme  dans  les  sta- 
tues que  l'antiquité  nous  a  laissées  d'elle.  J'admire, 
en  elle,  une  superbe  image  de  l'ambition  féminine, 
mais  j'y  cherche  en  vain  les  traits  expressifs  de  cette 
Sultane  Validé  du  Palatin,  comblée  de  crimes,  ras- 
sasiée d'adultères,  qui,  au  moment  où  il  lui  fallut 
tendre  la  gorge  à  l'épéc  liliule,  méditait  encore  l'in- 


RACINE.  355 

ceste,  comme  moyen  de  règne.  Ainsi  encore  de 
Narcisse,  dont  la  tragédie  n'a  fait  qu'un  confident 
pervers,  et  dont  le  drame,  moins  timide,  aurait  res- 
titué le  type  pittoresque,  celui  de  l'affranchi,  de 
l'âme  damnée,  du  Scapin-sicaire  des  Césars. 

Quel  type  que  celui  de  l'affranchi,  au  temps  de  la 
décadence  romaine  !  L'esclavage  prit,  en  lui,  une  re- 
vanche triomphale.  Il  s'éleva  sur  ses  maîtres,  les  ba« 
foua  et  les  opprima  à  outrance.  Émancipés  par  la 
baguette  du  préteur,  les  captifs  envahirent  tumul- 
tueusement la  Cité.  En  soixante  ans,  cent  mille 
étrangers  ou  barbares  devinrent  citoyens  romains. 
Malgré  les  obstacles  dressés  par  les  lois,  ils  forcèrent 
tour  à  tour  l'entrée  des  comices,  des  légions,  des 
fonctions  publiques  et  du  Sénat  même.  La  race  ser- 
vile,  jetée,  par  flots,  dans  le  peuple  hbre,  le  cor- 
rompait, comme  une  lie  mêlée  à  un  vin  généreux.  Un 
jour,  Scipion  Émihen,  que  leur  tourbe  interrompait 
au  Forum,  leur  cria  du  haut  des  rostres  :  «  Silence, 
»  faux  fils  de  l'Italie  !  vous  aurez  beau  faire,  ceux  que 
»  j'ai  amenés  garrottés  à  Rome  ne  me  feront  jamais 
M  peur,  tout  déliés  qu'ils  sont  maintenant.  »  Ils  se 
courbèrent  sous  cet  affront  tombé  de  si  haut,  mais 
pour  se  relever  bientôt  plus  insolents  et  plus  in- 
domptables. 

C'est  de  l'Empire  surtout  que  date  l'avènement 


Sj6  le  théâtre  moderne. 

de  l'affranchi,  ou,  pour  mieux  dire,  son  apothéose. 
Les  affranchis  des  Césars,  ininisires  iiiàlinés  d'es- 
claves, moitié  valets  de  chamhre  cl  moitié  vizirs, 
reflètent  la  toute-puissance  de  leurs  maîtres.  Ils  cer- 
nent sa  personne,  ils  gardent  et  ils  défenJont  ses 
abords.  Nourris  dans  le  Palatin,  ils  savent  tous  les 
secrets  et  tous  les  dédales  ;  ils  aident  Locuste  à  com- 
poser ses  poisons  d'État,  et  guident  les  licteurs  au 
lit  d'Agrippine. 

Tacite  parle  d'eux,  comme  Saint-Simon  parlerait 
de  courtisans  vieillis  dans  les  traditions  de  Versailles. 
«  Graptus,  dit-il,  formé  aux  intrigues  depuis  le  temps 
»  de  Tibère,  savait  la  cour»,  Domum  principum 
eductus.  Ailleurs,  il  nous  montre  Calliste  «  ayant 
l'expérience  de  deux  règnes  )),^nom  quoque  regids 
peritus.  Secrétaires,  trésoriers,  prégustateurs,  in- 
specteurs des  tables,  intendants  des  provinces,  des 
spectacles,  des  jeux,  des  domaines,  ils  accaparent 
tous  les  offices  intimes  et  lucratifs  du  palais.  Ils 
tiennent  marché  public  des  dignités  et  des  charges. 
On  n'arrive  que  par  eux  à  l'oreille  inaccessible  du 
prince.  Ils  font  commerce  de  sa  faveur  et  de  sa  co- 
lère, et  des  espérances  chimériques  qu'ils  rappor- 
tent aux  solliciteurs.  «  On  vend  l'empereur!  »  s'é- 
criait Dioclétien,  indigné  de  cette  simonie.  Alexan- 
dre Sévère,  poussé  à  bout,  fît  asphyxier,  au  pilori, 
l'affranchi  Vétronius,  qui  trafiquait  publiquement  de 


RACINE.  357 

fausses  confidences  attribuées  au  prince.  Pendant 
l'exécution,  un  héraut  criait  au  peuple  :  «  Ainsi 
»  périsse  par  la  fumée  celui  qui  a  vendu  de  la 
»  fumée  !  » 

Mais  ces  répressions  étaient  rares.  Créature  de 
César,  l'affranchi  participait  à  l'impunité  de  son 
créateur.  N'était-il  pas  l'incarnation  de  son  bon  plai- 
sir, la  preuve  vivante  que  tous  les  hommes  étaient 
égaux  devant  son  caprice,  et  qu'il  dépendait  de  lui 
d'abaisser  ou  d'élever  cette  poussière?  Le  despo- 
tisme, dans  tous  les  temps,  s'est  toujours  plu  à  tirer 
de  la  fange  ses  familiers.  Que  trouve-t-on  le  plus 
souvent  dans  l'ancienne  histoire,  sur  la  première 
marche  du  trône  des  empereurs  byzantins,  des  czars, 
des  sultans?  Un  eunuque,  un  mougick,  un  batelier 
du  Bosphore.  Le  tyran  ne  se  fie  qu'aux  petits,  grandis 
par  sa  main.  Comme  le  roi  de  la  fable  antique, 
il  fait  des  trous  dans  la  terre  pour  y  déposer  ses 
secrets.  De  Tibère  à  Commode,  on  dresserait  une 
dynastie  servile,  parallèle  à  celle  des  Césars.  Cal- 
liste  règne  sous  Caligula;  Narcisse  et  Pallas  font  mou- 
voir ce  mannequin  hébété  qu'on  appelle  Claude  ;  Hé- 
lius,  investi  du  pouvoir  suprême,  pendant  le  voyage 
de  Néron  en  Grèce,  fait  dire  à  Rome  qu'il  y  a  deux 
empereurs,  et  la  fait  douter  lequel  des  deux  est  le 
pire.  Parlhénius  et  Sigère  sont  les  deux  bras  de  Do- 
mitien,  embusqué  et  caché  dans  l'ombre.  Pendant 


358  LE   TIIEATIU:    MODERNE. 

près  de  trois  siècles,  la  pourpre  do  l'Empire  so  con- 
fond avec  sa  livrée. 

Ainsi  postés  au  centre  du  pouvoir  dont  ils  tenaient 
toutes  les  trames,  les  aiïranchis  pressuraient  le  monde 
comme  une  proie.  Comparées  à  leurs  exactions,  les 
rapines  des  traitants  modernes  paraîtraient  des  lar- 
cins et  des  grapillages.  Ils  avaient  élevé  le  pot-de- 
vin aux  porportions  de  ces  amphores  colossales  qui 
abreuvaient  les  orgies  romaines.  Manié  par  eux,  le 
budget  de  l'Empire  n'était  que  l'organisation  du  pil- 
lage. Trois  cents,  quatre  cents  millions  de  sesterces, 
c'était  la  fortune  courante  des  Pallas  et  des  Narcisse, 
des  Calliste  et  des  Doryphore  :  «  Je  vis,  un  jour,  ra- 
»  conte  Épictète,  un  homme  pleurer  aux  })iedsd'Épa- 
»  phrodite,  l'affranchi  de  Néron,  lui  embrasser  les 
»  genoux  et  déplorer  sa  misère.  Il  ne  lui  restait  plus, 
»  disait-il,  de  tout  son  bien,  que  cent  cinquante  mille 
»  drachmes.  »  (Quinze  cent  mille  francs  de  notre 
monnaie.)  «  Que  croyez-vous  que  fit  Épaphrodile? 
»  Qu'il  se  moqua  de  lui,  comme  nous?  Au  contraire, 
»  tout  étonné,  il  lui  répondit  :  «  Eh!  m;dheureux, 
»  pourquoi  m'as-tu  caché  ton  infortune?  Comment 
»  as-tu  pu  la  supporter?  » 

Ils  étalaient  effrontément  cette  opulence  scanda- 
leuse. Des  palais  de  marbre  et  d'or,  des  villes  splen- 
dides,  de  vastes  jardins,  leurs  mausolées  mêmes, 
dont  la  voie  Appienne  étaient  encombrée,  affichaient 


RACINE.  359 

leurs  déprédations,  comme  la  pyramide  de  Rhodope, 
à  laquelle  chacun  de  ses  amants  avait  mis  sa  pierre, 
criait  les  prostitutions  de  la  courtisane.  Ces  échappés 
de  l'ergastule  vengeaient  les  misères  de  leur  passé, 
par  les  excès  d'un  luxe  écrasant.  Un  patricien,  Cor- 
nélius Balbus,  se  vantait  de  pouvoir  montrer,  dans  son 
théâtre,  quatre  colonnettes  d'onyx  :  Calliste  fit  mettre 
trente  colonnes  de  la  même  pierre  dans  son  tricli- 
niuni.  Les  plus  riches  mosaïques  tapissaient,  du  par- 
quet aux  voûtes,  les  thermes  d'Étruscus,  TalTranchi 
de  Néron  :  on  y  voyait  les  eaux  ruisseler  par  des 
tuyaux  d'argent  dans  des  bassins  d'or.  Martial 
compare  aux  jardins  d'Alcinoùs  les  serres  d'Entelle, 
où  le  raisin  pourpre  nmrissait  au  fort  de  l'hiver.  Il 
nous  montre  encore  l'esclave  parvenu,  portant  à  ses 
doigts  des  bagues  presque  aussi  lourdes  que  les  an- 
neaux (^u'il  traînait  naguère  à  ses  jambes.  «  Aujour- 
»  d'hui,  dit  Sénèque,  le  miroir  donné  à  la  fille  d'un 
»  affranchi  vaut  plus  que  toute  la  somme  votée  à 
y>  Scipion  par  le  peuple  romain.  » 

Pour  revanche  suprême,  l'affranchi  de  César  avait 
la  joie  de  voir  les  plus  grands  personnages  de  Rome 
et  du  monde  se  vautrer  pêle-mêle  à  ses  pieds.  L'aris- 
tocratie semblait  faire  sa  cour  à  l'ancien  esclave,  en 
exagérant  la  servilité.  Les  sénateurs,  les  généraux, 
les  candidats  à  la  préture,  au  consulat  même,  assié- 
geaient son  vestibule  et  mendiaient  son  audience. 


360  LE   THÉÂTRE   MODERNE. 

Des  mésalliances  fabuleuses  posaient  parfois  presque 
une  couronne  sur  son  bonnet  phrygien.  Félix,  le  frère 
de  Pallas,  épousa  successivement  trois  filles  de  rois. 

Un  jour,  Pallas,  ironiquement  peut-être,  propose 
un  décret  destiné  à  réprimer  le  libertinage  des  ma- 
trones avec  les  esclaves.  Aussitôt  le  Sénat,  exta- 
sié d'admiration,  affolé  de  reconnaissance,  vote 
louanges,  honneurs,  plus  quinze  millions  de  sester- 
ces, à  l'auteur  de  ce  décret  magnanime.  Des  flatteurs 
faisaient  descendre  Pallas  de  l'antique  roi  d'Arcadie: 
cet  arbre  généalogique  est  solennellement  inauguré 
par  les  Pères  conscrits  dans  la  même  séance  ! 

Sur  la  proposition  d'un  descendant  des  Scipions, 
ils  rendent  des  actions  de  grâces  à  ce  valet  libéré  de 
Claude,  qui,  «  né  des  rois,  voulait  bien  sacrifier  s? 
»  noblesse  au  bien  public,  et  n'être  qu'un  des  ser- 
»  viteurs  de  César  ».  Pallas,  acceptant  les  hon- 
neurs, refusa  l'argent,  se  disant  «  content  de  sa 
))  pauvreté  première...  »  Ce  stoïque  amant  de  la  pau- 
vreté était  quatre-vingts  fois  millionnaire.  —  Tacite, 
rapportant  l'anecdote,  a  ce  petit  rire  sec  et  triste 
qui  le  prend  chaque  fois  qu'il  raconte  une  flagornerie 
sénatoriale  avortée  et  tombée  à  plat.  L'adulation 
tournait  parfois  à  l'adoration  :  cette  valetaille  avait 
sa  prêtraille.  Lucius  Vitellius,  le  père  de  l'empereur, 
avait  fait  placer  les  bustes  dorés  de  Pallas  et  de 
Narcisse  parmi  les  images  de  ses  dieux  pénates. 


RACINE.  36f 

Ainsi  exalté,  idolâtré,  déifié,  l'affranchi,  ivre  d'or- 
gueil, se  rassasiait  d'insolence.  Un  tour  de  roue  l'avait 
porté  du  bas-fond  au  comble.  Les  Saturnales  dérisoi- 
res qu'il  fêtait  jadis,  une  fois  l'an,  étaient  devenues  sa 
vie  quotidienne.  Il  était  le  maître  de  ses  maîtres;  il 
posait,  en  triomphateur,  sur  ce  monde  à  la  renverse 
qui  l'avait  si  longtemps  foulé.  Aussi,  que  de  talions 
et  de  représailles!  comme  il  lui  rendait  à  usure  les 
outrages  reçus,  les  affronts  subis! —  Epaphrodite 
ferme  brutalement  sa  porte  au  patron,  qui  l'avait  mis 
en  vente,  un  écriteau  à  la  poitrine,  sur  le  tréteau  des 
enchères  publiques.  —  Polybe  se  promène  au  Fo- 
rum, appuyé  des  deux  bras  sur  les  épaules  des  deux 
Consuls  en  fonctions.  —  Polyclète  tient  ferme  contre 
le  peuple,  qui  tourne  vers  lui  ses  mille  têtes,  lors- 
qu'un acteur  dit,  sur  la  scène,  ce  vers  d'une  comédie 
grecque  :  «  Il  n'est  personne  d'insupportable  dans  la 
»  bonne  fortune  comme  un  valet  qui  a  été  souvent 
»  I  ossé.  »  —  «  Oui,  »  réplique-t-il  à  la  foule,  sans  se 
déconcerter,  «  mais  le  même  poète  a  dit  aussi  qu'on 
»  a  vu  des  chevriers  devenir  rois  ».  —  Pallas,  déjà 
cité,  s'étant  rendu  odieux  à  Néron,  par  ce  que  Tacite 
appelle  «sa  sombre  QiTvogancey>,  trisiia7roga}îtia,  est 
accusé  de  haute  trahison.  On  lui  allègue  qu'il  a  fait 
part  de  ses  projets  à  quelques-uns  de  ses  esclaves. 
Calme  jusqu'alors,  Pallas  s'indigne  de  cette  supposi- 
tion injurieuse.  Il  répond  que  «  jamais  il  n'a  donné 


362  LE    THÉÂTRE    MODERNE. 

»  d'ordre  dans  sa  maison  que  par  signes,  et  que 
»  des  explications  devenant  nécessaires,  il  les  avait 
»  toujours  fournies  par  écrit,  pour  ne  pas  s'enca- 
»  naiiler  avec  ses  gens  en  leur  adressant  la  parole.  » 

Que  de  belles  scènes  on  trouve  dans  Tacite,  com- 
posées et  groupées  d'avance  pour  la  perspective  du 
théâtre,  et  dont  Racine,  retenu  par  les  liens  des  rè- 
gles, n'a  pas  osé  s'emparer!  On  sait  par  cœur 
cette  merveilleuse  page  û'Athalie,  où  la  vieille  reine 
interroge  Joas,  et  tremble  au  souffle  prophétique 
qu'exhalent  ses  lèvres  enfantines.  Les  Annales 
offraient  au  poète  un  tableau  d'une  beauté  pareille. 

Une  nuit,  pendant  les  fêtes  des  Saturnales,  le  jeune 
Néron,  désigné  par  le  sort  pour  roi  du  festin,  ordonna 
à  Britannicus  de  se  lever,  de  s'avancer  au  milieu  de 
l'assemblée  et  de  chanter.  Il  comptait  sur  le  trouble 
d'un  enfant  pudique  et  mélancolique,  exposé,  pour 
la  première  fois,  aux  yeux  effrontés  d'une  orgie  ro- 
maine, et  sur  la  dérision  [lublique  d'un  frère  qu'il 
commençait  à  haïr.  Mais  Britannicus  se  leva,  sans 
trop  s'émouvoir,  et  se  mit  à  chanter  des  vers  élé- 
giaques  où  perçait,  à  mots  couverts,  la  plainte  de 
l'orphelin  dépouillé  de  son  héritage.  L'ivresse  avait, 
pour  un  instant,  affranchi  les  âmes  des  convives; 
leurs  sympathies  secrètes  éclatèrent;  un  murmure 
de  pitié  répondit  aux  accents  de  cette   voix  tou- 


RACINE.  363 

chante.  Néron  pâlit  de  colère,  et  la  mort  du  jeune 
prince  fut  consommée  dans  son  cœur! 

Et  la  complice  de  ce  meurtre,  où  est-elle?  où  est 
Locuste?  On  l'entrevoit  à  peine  à  travers  une  péri- 
phrase de  Narcisse  : 

Seigneur,  j'ai  tout  prévu;  pour  une  mort  si  juste, 

Le  poison  est  tout  prêt.  La  fameuse  Locuste 

A  redoublé  pour  moi  ses  soins  officieux  ; 

Elle  a  fait  expirer  un  esclave  à  aies  yeux: 

Et  le  fer  est  moins  prompt,  pour  trancher  une  vie, 

Que  le  nouveau  poison  que  sa  maiu  me  confie. 

Ne  dirait-on  pas  l'esclave  de  Cléopâtre  apportant 
le  serpent  dans  une  corbeille  de  fleurs  do  rhétori- 
que ?  C'est  ici  qu'il  faut  regretter  les  scrupules  d'une 
poétique  timorée  et  la  pruderie  de  goût  qui  a  con- 
traint Racine  à  éloigner  de  sa  tragédie  le  person- 
nage qui  aurait  dû  en  être  la  terreur  vivante. 

Eh  quoi  !  traiter  en  comparse  l'empoisonneuse  pa- 
tentée de  la  maison  des  Césars,  cette  femme  replile 
que  l'imagination  se  représente  tordue,  comme  une 
couleuvre  de  caducée,  autour  du  sceptre  des  empe- 
reurs! Tacite  l'appelle  «  un  instrument  du  règne  », 
lui  qui  ne  prodigue  pas  ce  titre  au  hasard  :  Diii  inter 
instrumenta  regni  habita.  Elle  fit,  à  elle  seule,  toute 
la  cuisine  homicide  de  Claude  et  de  Néron.  On  sait 
la  science  effrayante  qu'elle  déployait  à  voiler  le 
meurtre.  Ses  poisons,  suivant  l'occurrence,  frap- 
paient comme  la  foudre  ou  consumaient  comme  la 


364  LE    THÉ  AT  RE    MODERNE. 

fièvre  lente.  Dans  cette  cour,  rempli',  de  pièges  et 
d'ombrages,  elle  représentait  le  soupçon  du  piiiice, 
sa  vetigeance,  sa  disgrâce  extrême.  Elle  élait  son 
ministre  de  la  mort,  sa  Némésis  domestique.  Invisi- 
ble et  partout  présente,  elle  avait  l'ubiquité  et  la  sub- 
tilité d'uni!  épidémie.  Sa  main  planait  sur  toutes  les 
coupes  des  festins,  son  spectre  se  dressait  à  tous  les 
chevets  des  mourants.  L'impunité  l'investissait  d'une 
sorte  de  majesté  formiilable.  On  n'en  veut  pas  à  la 
peste;  on  la  redoute  et  on  la  subit.  Elle  émane  de  la 
colère  de  Dieu  ;  elle  est  l'agent  irresponsable  des  des- 
tructions dont  la  nature  a  besoin.  Or,  qu'était  Lo- 
custe, sinon  le  fléau  du  divin  César,  sa  Peste  incar- 
née, chargée  des  exécutions  secrètes  de  sa  politique? 
Volontiers  on  lui  aurait  consacré  ce  temple  que  les 
Spartiates  avaient  élevé  à  la  Peur. 

N'est-ce  pas  un  groupe  tout  dessiné  par  l'histoire 
et  que  le  drame  n'avait  qu'à  peindre,  que  Locuste 
dans  son  officine,  son  masque  de  cristal  à  la  main, 
en  tête-à-tête  avec  Néron;  l'assassin  et  l'empoi- 
sonneuse collaborant  le  fratricide,  discutant,  à  huis- 
clos,  la  raison,  le  poison   d'État! 

Suétone  nous  a  donné  le  procès-verbal  de  ses  con- 
sultations funéraires.  La  première  potion  n'est  pas 
assez  forte,  l'enfant  résiste.  Néron  se  fâche  ;  il  re- 
proche à  Locuste  d'avoir  composé  une  médecine,  au 
lieu  d'un  remède.  L'artiste  funèbre,  humiliée  dans 


RACINE.  365 

son  amour-propre,  se  remet  à  l'œuvre  et  compose  un 
toxique  qu'elle  garantit  plus  sûr  que  le  tranchant  d'un 
glaive.  Néron  l'essaya  d'abord  sur  un  chevreau,  qui 
J'écut  cinq  heures  après  l'avoir  pris.  C'était  trop  long 
encore.  Locuste  remit  au  feu  sa  mixture;  elle  la  fit 
cuire  et  recuire,  puis  on  la  fit  boire  à  un  marcassin 
qui  expira  sur-le-champ.  Alors  le  poison  plut  à  Néron. 
«  Placuit  venenum  »,  comme  dit  ailleurs  Tacite,  avec 
son  sourire  plus  terrible  qu'un  grincement  de  dents. 

Je  comprends  que  Racine  ait  reculé  d'effroi  de- 
vant ce  laboratoire  empesté.  Cependant,  cette 
Locuste  qui  le  dégoijle  et  qu'il  écarte  avec  tant  de 
soin,  elle  revenait,  de  son  temps,  sous  tous  les  mas- 
ques et  sous  toutes  les  formes.  On  sait  les  effroyables 
traces  de  poison  que  l'histoire  a  découvertes  dans 
les  entrailles  du  dix-septième  siècle  ;  le  cadavre  du 
règne  des  Borgia  n'en  est  pas  plus  noir.  C'est  d'abord 
la  Brinvilliers,  ce  Cordon-bleu  de  l'empoisonnement  ; 
puis  la  Voisin,  une  vieille  sibylle  qui  tenait,  en  plein 
Paris,  boutique  d'orviétans  funèbres;  mais  ce  n'é- 
taient là  que  les  gâte-sauces  du  métier. 

Il  vient  un  moment  où  Locuste,  déguisée  en  grande 
dame,  reparaît,  dans  le  palais  de  Louis  XIY,  inviolable 
et  impunie,  comme  à  l'époque  des  Césars.  On  re- 
trouve la  trace  de  son  ongle  vert  dans  la  tasse  d'eau 
de  chicorée  de  madame  Henriette,  dans  la  tabatière 


366  LE    THÉÂTRE    MODERNB. 

de  la  duchesse  de  Bourgogne,  dans  le  lait  à  la  glace 
de  la  reine  d'Espagne.  Suint-Simon  voit  passer  son 
ombre  devanl  les  lils  de  mort  de  Louvois,  de  la  pre- 
mière Dauphine,  du  duc  de  Berry_,  de  la  |trincesse  de 
tonti.  La  malaria  politique  qui  décimait  le  Palatin 
sévit  sur  Versailles. 

La  cour  de  Louis  XIV  imite  la  réserve  de  Britan- 
niciis.  Comme  la  tragédie  de  Racine,  elle  craint, 
avant  tout,  le  scandale.  On  passe,  on  détourne  la  tète, 
on  n'a  rien  entendu,  on  n'a  rien  vu.  Un  grand  silence 
se  forme  et  s'épaissit  autour  de  ces  crimes...  Il  sem- 
ble qu'on  ait  peur  de  démasquer  ia  figure  d'un  dieu 
de  la  terre,  en  écartant  la  nuée  qui  les  couvre.  Au 
plus  fort  de  l'épidémie  vénéneuse,  la  cour  poursuit 
son  cérémonial;  elle  enterre  ses  morts  à  la  hâte  et 
sans  autopsie  ;  elle  se  maintient,  devant  leurs  cer- 
cueils, dans  l'attitude  olficielle  que  lui  prescrit  l'éti- 
quette. Serrée  de  près  par  ces  crimes  rampants  qui 
l'attaquent  aux  plus  nobles  membres,  elle  garde 
léquilibre  de  ce  groupe  du  Laocoon  qui  se  débat, 
jous  l'étreinte  des  serpents,  avec  tant  de  cadence 
2t  de  majesté. 

Malgré  tout,  je  comprends  que  le  poète  ait  répu- 
gné à  pencher  le  noble  visage  de  sa  Melpomène  sur 
la  marmite  de  Locuste.  Une  telle  besogne  devait 
choquer  tous  ses  instincts  de  délicatesse  et  de  con- 
venance. Il  était  de  son  droit,  de  son  devoir  peut- 


RACINE.  367 

être,  de  s'en  abstenir.  Mais  que  prouve  cette  ré- 
serve, sinon  que  Néron  ne  relève  pas  de  la  tragé- 
îie,  et  qu'il  était  impossible  d'enfermer  cet  être 
efïréné  dans  une  action  symétrique?  Le  drame  seul 
peut  s'en  rendre  maître,  parce  que  le  drame  possède 
ce  qu'un  Père  de  l'Église  appelle  le  «  terrible  don  de 
la  familiarité  »  ;  parce  que  les  monstres  ne  lui  font 
pas  peur,  et  qu'il  irait  hardiment  consulter  Locuste, 
lui  qui  ne  craint  pas  d'entrer,  avec  Roméo,  dans  ce 
bouge  de  Mantoue,  plein  de  graines  pourries,  de  ves- 
sies crevées,  d'écaillés  de  tortues  et  de  reptiles  em- 
paillés, au  milieu  desquels  un  blême  apothicaire  bro- 
cante des  poisons  en  cachette,  et  vend  la  mort  en 
crevant  de  faim. 

En  revanche,  la  scène  du  festin  pouvait  tenir  dans 
le  cadre  de  la  tragédie,  et  Racine,  en  l'éludant,  a 
manqué  un  dénouement  admirable.  Tacite  l'a  scul- 
ptée dans  le  marbre  noir  d'une  page  lapidaire  ;  il  ne 
restait  qu'à  faire  parler  ce  bas-relief  de  sarcophage, 
d'un  style  si  large  et  si  théâtral.  Néron  soupe  en 
famille.  Les  fils  des  empereurs  mangent,  suivant  la 
coutume,  avec  les  jeunes  patriciens  de  leur  âge,  à 
une  table  séparée  et  moins  magnifique.  Britannicus 
est  assis  à  cette  table  :  derrière  lui  se  tient  l'esclave 
affidé  qui  éprouve  les  mets  et  goûte  les  boissons. 
Tuer  du  même  coup  l'échanson  et  le  buveur,  c'est 
proclamer  le  crime  en  le  répétant. 


yW  LE    THÉÂTRE    MODERNE. 

Néron  a  tout  prévu.  On  présenle  à  Britnnnicus  un 
breuvage  bouillant  de  chaleur;  l'esclave  y  trempe  ses 
lèvres,  mais  le  jeune  prince  ne  peut  le  boire  et  re- 
place la  coupe  sur  la  table.  On  y  verse  de  l'eau  froide 
pour  la  rafraîchir.  C'est  dans  celte  eau  que  Locuste 
a  distillé  son  poison.  A  la  première  gorgée,  Britan- 
nicus  tombe  mort,  à  la  renverse,  sur  les  coussins 
de  son  lit. 

«  Les  assistants  s'épouvantent;  les  moins  prudents  pren- 
nent la  laite,  mais  ceux  qui  voyaient  mieux  les  choses  res- 
tent à  leur  place,  les  yeux  fixes  sur  Néron.  Resistunt  difixi 
et  Nevonem  intuentcs.  Celui-ci,  à  demi  penché  sur  son  lit, 
ne  change  point  d'attitude,  et,  comme  s  il  n'eût  rien  su,  il 
dit  que  c'était  là  un  accident  ordinaire  à  Britannicus,  causé 
par  l'épilepsie  dont  il  était  attaqué  depuis  l'enfance,  et 
qu'insensiblement  la  vue  et  le  sentiment  lui  reviendraient.. 
Après  un  moment  de  silence,  la  gaieté  du  festin  se  ranime. 
Post  brève  silenthim,  repetita  convivii  laetitia.  » 

Quel  spectacle  !  la  moi  t  se  dressant  parmi  les 
îoupes  et  les  flambeaux,  une  foudre  invisible  frap- 
pant la  victime,  le  dieu  méchant  qui  l'a  lancé  sou- 
riant hypocritement  dans  sa  pourpre;  la  pitié,  la 
colère,  toutes  les  sensations  spontanées,  produites 
par  l'explosion  d'un  grand  crime,  se  refroidissant  et 
se  pétrifiant  sous  l'œil  fixe  qui  les  siu'veille;  la  flat- 
terie réduite  à  rimmobililé  pour  approuver  le  maître, 
le  silence  plus  éloquent  que  l'imprécation;  puis  l'or- 
gie recommençant  devant  ce  cadavre  non  avenu 


RACINE.  369 

qui  se  porte  bien,  parce  que  telle  est  la  volonté  de 
César...  A  la  place  de  ce  dénoûment  grandiose  et  pa- 
thétique entre  tous,  nous  avons  un  récit  froid  et 
correct,  —  la  gravure  après  la  lettre  d'un  incompa- 
rable tableau. 

Je  ne  revois  jamais  Britannicus^  sans  être  frappé 
:lu  contraste  entre  le  sujet  et  la  forme  sous  laquelle 
Racine  l'a  mis  en  action.  Il  y  a  de  l'anachronisme 
dans  l'admirable  style  dont  il  l'a  traité.  La  Tragédie 
est  un  temple  qui  ne  doit  s'élever  que  sur  les  hau- 
teurs. Elle  s'accorde  aux  époques  sacrées,  aux  âges 
héroïques,  aux  lointains  indéterminés,  aux  person- 
nages idéalisés  parla  légende  et  parla  distance.  Les 
milieux  corrompus,  les  siècles  barbares  lui  convien- 
nent aussi  peu  que  les  temps  modernes.  Sa  noblesse 
royale  l'attache,  en  quelque  sorte,  au  rivage.  Ne 
pouvant  que  planer  sur  leurs  rudesses  et  sur  leurs 
souillures,  elle  n'y  marque  pas  son  empreinte.  Elle 
les  dépouille,  en  les  simplifiant,  de  leur  complexité 
naturelle,  de  leur  originalité  caractéristique.  L'abs- 
traction sévère  de  son  style  devient  une  conventio» 
monotone,  lorsqu'elle  s'applique  à  des  personnages 
singuliers  et  individuels,  définis  et  détaillés  nar  l'his- 
toire, inséparables  du  miheu  où  ils  ont  agi. 

La  grande  erreur  de  Técole  tragique  a  été  d'em- 
ployer les  mêmes  hgnes  et  les  mêmes  couleurs  pour 
m.  ^i 


370  LE    THÉÂTRE    MODERNE. 

peindre  toutes  les  races  et  toutes  les  époques,  et  de 
confondre,  par  exemple,  dans  la  sublimité  de  son 
style,  la  Rome  des  Césars  avec  la  Rome  des  Horaces. 
L'Humanité  classique  s'arrête  à  Auguste  ;  la  Tragédie 
finit  à  ce  règne  qui  fut  le  dernier  acte  de  l'antiquité. 
A  partir  de  là,  le  monde  appartient  au  drame.  Sa 
terrible  familiarité  peut  seule  exprimer  les  phéno- 
mènes de  l'ordre  nouveau.  C'en  est  fait  des  héros 
simples,  des  sociétés  jeunes  et  immémoriales,  des 
formes  élémentaires  de  la  vie  humaine.  Les  mœurs 
se  compliquent,  les  types  se  tourmentent,  les  vices 
affectent  des  proportions  colossales.  L'histoire  se 
remplit  de  visions  terribles  et  grotesques  qui  brisent 
le  cadre  des  formes  classiques. 

Les  Anciens  mêmes  subissent,  d'un  siècle  à  l'au- 
tre, l'influence  de  ce  changement  absolu.  Il  y  a 
répaisseur  d'un  monde  entre  les  récits  oratoires  de 
Tite-Live  et  les  peintures  violentes  de  Tacite,  entre 
la  satire  élégante  d'Horace  et  la  diatribe  effrénée 
de  Juvénal.  Comment  la  Tragédie,  reconstruite  par 
Racine  d'après  Sophocle,  aux  proportions  exquises 
de  la  cité  grecque,  et  transportée  dans  les  jardins 
de  Versailles,  pourrait-elle  contenir  le  monde  tumul- 
tueux de  la  Décadence?  Ce  portique  nu,  encadré,  d'un 
côté,  par  les  collines  de  TAllique,  de  l'autre,  par  les 
charmilles  du  grand  Trianon,  qui  suffisait  aux  groupes 
ù' Andromaque  et  à'ijjhigénie,  n'est-il  pas  débordé 


RACINE.  371 

par  la  tourbe  d'eunuques,  de  bouffons,  d'affranchis, 
délateurs,  de  parasites  et  de  concubines  que  les 
Césars  traînent  après  eux,  comme  le  système  de  leur 
astre.  Se  représente-t-on  leur  cour,  plus  orientale  que 
latine,  encadrée  dans  les  compartiments  d'Aristote? 
A-utant  vaudrait  célébrer,  dans  le  Parlhénon,  les 
mystères  sanglants  de  Mithra  ou  les  prostitutions  en 
masse  des  fêtes  assyriennes.  Encore  une  fois,  les 
formes  sculpturales  de  la  tragédie  ne  conviennent 
qu'aux  héros,  simples  et  nus,  de  l'antiquité  héroïque 
ou  sainte.  Les  imposer  aux  personnages  complexes 
des  autres  époques,  c'est  les  dénaturer  et  les  affaiblir. 
Ces  objections,  elles  me  frappent  à  chaque  lecture, 
à  chaque  audition  nouvelle  de  Britannicus.  Mais  fer- 
mons Tacite,  oublions  Suétone,  exorcisons  de  notre 
esprit  les  visions  terribles  qu'y  a  laissées  Juvénal; 
réduisons  à  un  dessin  au  trait,  fermement  tracé,  la 
peinture,  tumultueuse  et  chargée  de  couleurs  san- 
glantes, que  l'histoire  nous  montre  de  la  vieille 
Rome  des  Césars;  admettons  que  l'étiquette  d'idées, 
de  sentiments,  de  mœurs,  de  convenances,  qui  est 
comme  la  chaîne  d'or  sous  laquelle  Racine  a  disci 
pliné  son  génie,  puisse  envelopper,  sans  l'entraver, 
le  Palatin  des  Césars  ;  ne  demandons  pas  à  sa  tra- 
gédie ce  qu'elle  pourrait  être,  mais  ce  qu'il  a  voulu 
qu'elle  fût  :  un  spectacle  moral,  une  étude  profonde 
des  caractères  et  des  âmes,  un  tableau  politique  des 


372  LE    THÉÂTRE    MODERNE. 

passions  et  des  terreurs  d'une  cour  pervertie,  adou- 
cie par  les  bienséances  de  son  temps;  alors  les  criti- 
ques tombent,  le  point  de  vue  modifié  corrige  les 
invraisemblances  de  la  scène,  et  Tadmiration  re- 
prend tous  ses  droits. 

Néron,  dans  Biiiannictii:^  est  le  type  parfait  du 
tyran  décent.  Le  monstre  naît  en  lui  et  se  développe 
à  cbaque  scène,  mais  il  est  contenu  par  la  majesté 
de  son  rang,  par  un  tact  et  une  bypocrisie  supé- 
rieure. C'est  l'agrafe  même  du  diadème  qui  semble 
attacher  son  masque  à  son  front.  Par  instants,  un 
mouvement  soudain  le  soulève,  il  en  part  des  éclairs 
rapides  qui  laissent  entrevoir  le  fond  de  son  âme  : 
mais  un  sang-froid  tranquille  recouvre  bientôt  ces 
lueurs  passagères.  Néron  est  maître  de  la  bête  fé- 
roce qu'il  recèle  dans  sa  profondeur. 

Voyez  les  amoureux  de  Junie.  On  aurait  pu  crain- 
dre que  Racine,  enclin  comme  il  l'est  à  tout  atten- 
drir, ne  leur  prêtât  la  flamme,  romanesque  et  un  peu 
banale,  dont  brûlent,  à  petit  feu,  tous  les  amants  de 
ses  tragédies.  Il  s'est  gardé  de  ce  contre-sens.  L'a- 
mour de  Néron  n'est  qu'un  désir  affamé,  une  convoi- 
tise qui  veut  s'assouvir.  Il  y  a  de  la  luxure  dans  la 
peinture  qu'il  fait  à  Narcisse  de  l'enlèvement  de 
Junie  : 


RACINE.  373 

Excité  d'un  désir  curieux. 
Cette  nuit,  je  l'ai  vue  arriver  en  ces  lieux, 
Triste,  levant  au  ciel  ses  yeux  mouillés  de  larmes, 
Qui  brillaient  au  travers  des  flambeaux  et  des  aimes; 
Belle  sans  ornement,  dans  le  simple  appareil 
D'une  beauté  qu'on  vient  d'arracher  au  sommeil. 

Dépouillez  ces  vers  de  leurs  décentes  périphrases; 
vous  y  verrez  Junie  en  chemise,  brillante  de  rougeur 
et  de  larmes,  sous  le  feu  des  torches  et  le  reflet  du 
glaive  des  licteurs.  C'est  cette  demi-nudité  soufîrante 
qui  a  enflammé  les  sens  de  Néron.  Il  a  joui  de  la  pu- 
deur violée  de  la  vierge  autant  que  de  sa  beauté  révé- 
lée. Dans  la  même  tirade,  il  dira  encore  à  Narcisse: 

J'aimais  jusqu'à,  ses  pleurs  que  je  faisais  couler. 

Plus  loin,  se  complaisant  dans  l'idée  de  briser  le 
cœur  de  Junie  par  la  mort  de  Britannicus,  il  va  s'é- 
crier : 

Je  me  fais  de  sa  peine  une  image  charmante  ! 

La  cruauté,  mêlée  à  la  volupté,  caractérise  sa 
passion. 

Quand  il  se  déclare  à  Junie,  la  galanterie  d'un 
prince  du  dix-septième  siècle  ennoblit  d'abord  ses 
paroles.  Il  enveloppe  d'un  voile  de  respect,  le  rapt 
odieux  dont  il  vient  de  se  rendre  coupable  envers 
elle  ;  il  lui  protligue  les  flatteries  exquises  et  les 
excuses  délicates  :  la  jeune  fille  se  voit  encensée  do 
a  main  d'un  dieu.  Mais,  à  sa  .première  résistance. 


374  LE    TnÉATRE    MODERNE. 

le  dépit  du  tyran  éclate;  c'est  comme  un  changement 
de  physionomie  subit  qui  bouleverserait  et  rendrait 
afîreuï  un  noble  visage. 

Je  vous  ai  déjîi  dit  que  jo  la  répudie, 

réplique-t-il,  avec  une  brusquerie  sèche  et  Iran- 
«ihante,  lorsque  Junie,  pour  repousser  l'offre  de  sa 
main,  lui  objecle  qu'il  est  l'époux  d'Octavie.  Et  dès 
lors  la  griffe  allongée  du  tigre  ne  rentre  plus  dans 
son  faux  velours  ;  la  colère  gronde  sous  ses  périodes 
étudiées;  l'accent  dont  il  enveloppe  les  plus  douces 
paroles  leur  donne  le  sens  d'une  menace.  On  pressent 
que  le  meurtre  s'apprête,  que  la  victime  est  vouée  : 
le  fer  reluit  partout  à  travers  les  fleurs. 

Mais  c'est  dans  sa  grande  scène  avec  Agrippine 
que  le  caractère  de  Néron  se  montre  dans  la  perfec- 
tion scélérate  dont  l'a  revêtu  le  poète  ;  tel  serait  un 
despote  poli  par  l'éducation  moderne  et  les  bien- 
séances d'une  cour  raffinée,  Agrippine  ne  se  montre 
que  de  profil  dans  la  tragédie  de  Racine;  son  côté 
sanglant  et  souillé  reste  à  demi  dans  l'ombre.  C'est 
la  médaille  d'un  caractère;  ce  n'en  est  pas  la  pein- 
ture complète  et  vivante.  Mais  ce  profil  est  grandiose 
et  vraiment  romain,  défini  par  des  lignes  d'une  préci- 
sion magistrale.  Des  mille  accidents,  trop  éliminés,  de 
sa  nature  et  de  son  histoire,  Racine  a  tiré  du  moins 


RACINE.  375 

le  type  et  l'essence.  A  défaut  du  portrait,  il  nous  a 
donné  le  camée. 

Jusqu'à  ce  moment  de  la  pièce,  Agrippine  n'a  pu 
aborder  Néron  ;  ses  récriminations  ont  retenti  dans 
le  vide  que  la  disgrâce  étend  déjà  autour  d'elle.  Elle 
obtient  enfin  de  lui  une  audience,  et  on  dirait  que 
c'est  elle  qui  la  lui  accorde. 

Approchez-vous,  Néron,  et  prenez  votre  place... 

Ses  griefs  se  déroulent  ;  ses  reproches  s'enchaînent 
dans  un  long  discours,  vraiment  digne  de  la  tribune 
aux  harangues,  et  dont  quelques  accents  de  colère 
troublent  à  peine  la  grave  éloquence.  Elle  rappelle 
les  services  rendus,  les  périls  courus,  les  crimes 
mêmes  qu'elle  a  commis  pour  mettre  Néron  sur  le 
trône,  à  la  place  de  Britannicus.  A  tant  de  bienfaits, 
elle  oppose  ensuite  son  ingratitude,  les  ennemis  dont 
il  l'entoure,  la  solitude  où  il  la  relègue,  Junie  en- 
levée, Pallas  banni,  Britannicus  arrêté,  elle-même 
captive  et  gardée  à  vue,  au  fond  du  palais.  Néron  l'a 
écoutée  en  silence,  et  il  semble  qu'on  voie  bâiller  le 
jeune  monstre  ennuyé.  Il  répond  enfin,  et  sa  froide 
ironie  perce,  de  haut  en  bas,  la  mercuriale  mater- 
nelle : 

Je  me  souviens  toujours  que  je  vous  dois  l'empiro  ; 
Et,  sans  vous  fatiguer  du  soin  de  le  redire, 
Votre  bonté,  madame,  avec  tranquillité. 
Pouvait  se  reposer  sur  ma  fidélité. 


376  LE    THEATRE    MODERNE. 

Avec  la  même  politesse  méprisante,  il  démasque 
l'ambition  cachée  sous  cette  tendresse  alarmée  : 

Aussi  bien,  ces  soupçons,  ces  plaintes  assidues, 
Ont  fait  croire  à  tous  ceux  qui  les  ont  entendues 
Que  jadis,  j'ose  ici  vous  le  dire  entre  nous. 
Vous  n'aviez,  sous  mon  nom,  travaillé  que  pour  vous. 

Et  il  poursuit  ainsi,  accusant  et  récriminant  à  son 
tour.  Chaque  mot  est  un  trait  perfide  qui  fait  à  l'or- 
gueil d'Agrippine  d'imperceptibles  et  mortelles  bles- 
sures. Elle  s'emporte,  devient  pathétique,  s'offre  en 
victime,  invoque  le  ciel  et  les  dieux.  Néron,  cette 
fois,  ne  répondra  plus.  Il  est  diplomate,  et  la  diplo- 
matie a  horreur  des  cris  et  des  invectives.  Aussi 
bien,  à  quoi  bon  parler,  quand  on  est  si  résolu  d'a- 
gir? Il  fait  sa  soumission,  offre  tout  et  feint  de  se 
rendre  : 

Ile  bien  donc,  prononcez.  Que  voulez-vous  qu'on  fasse? 

C'est  ici  qu'Agrippine  se  perd  et  se  précipite  d'a- 
vance sur  le  glaive  tendu  qui  l'attend.  Elle  se  jette  sur 
ce  mot  comme  sur  une  proie  :  on  dirait  que  Néron 
lui  ait  livre  l'Empire,  en  le  prononçant.  Elle  dicte  ses 
conditions,  impose  ses  ordres,  décrète  ses  vengean- 
ces. Humiliée  et  refoulée  tout  à  Theure,  son  ambi- 
tion se  redresse,  avide,  impérieuse,  par-dessus  le 
trône.  La  suppliante  reprend  son  geste  et  son  atti- 
tude de  domination.  Elle  est  iDcrdue;  Néron,  dans  sa 


RACINE.  377 

pensée,  médite  déjà  le  vaisseau  et  le  centurion  de 
Baïa. 

Tout  au  moins  a-t-il  décidé  la  mort  de  Britanni- 
cus,  et  Burrhus  retient  à  peine  un  instant  son  âme, 
impétueusement  lancée  vers  le  crime.  Simple  et 
austère  figure,  type  consommé  de  vertu  romaine. 
Jusqu'ici  Burrhus  est  resté  impartial  et  neutre  entre 
Agrippine  et  Néron.  L'obéissance  militaire  lui  a  ap- 
pris le  respect;  l'habitude  de  la  cour  lui  a  enseigné  la 
réserve.  Il  s'est  tenu  à  son  poste,  comme  un  légion- 
naire qui  a  sa  consigne,  sans  reculer,  mais  sans  s'a- 
vancer, disant  la  vérité  quand  on  l'interroge,  et  con- 
seillant sans  emphase.  Mais,  lorsque  Néron  lui  révèle 
le  meurtre  qu'il  a  projeté,  cet  homme  impassible 
s'enflamme  et  s'exalte.  Une  éloquence  indignée  s'é- 
panche de  son  cœur,  si  véhémente  et  si  tendre  qu'elle 
pénètre  l'endurcissement  de  Néron.  Les  Anciens 
raconlent  qu'aux  jours  néfastes,  on  voyait  les  marbres 
sacrés  pleurer  et  frémir;  ici  c'est  la  statue  du  Devoir 
qui  semble  s'animer  et  verser  des  larmes  à  la  vue 
d'un  crime. 

Les  grandes  scènes  se  succèdent  dans  ce  qua- 
trième acte  de  la  tragédie,  où  tout  le  mouvement 
dramatique  semble  concentré.  Et  quel  drame  plus 
émouvant  que  l'âme  d'un  César  disputée  par  le  vice 
et  par  la  vertu  !  Le  sort  du  monde  dépend  de  l'issue 
do  la  lutte;  Burrhus  et  Narcisse  combattent,  en  se 


378  LE    TIltATRE    MODERNE. 

l'arrachant,  pour  la  perte  et  le  salut  de  l'Empire. 
Narcisse  la  ressaisit  et  l'emporte,  et  on  admire,  en 
le  détestant,  la  stratégie  infernale  qui  lui  assure  la 
victoire.  Le  poison  de  Locuste  n'est  pas  plus  savam- 
ment distillé  que  les  conseils  venimeux  qu'il  verse 
à  Néron.  Il  l'attaque  par  tous  ses  côtés  faibles  et 
pervers;  l'orgueil  ombrageux  du  maîlre,  la  jalousie 
de  l'amant,  la  vanité  de  Thistrion  surtout,  cette  fibre 
si  cruellement  irritable.  A  peine  l'a-t-il  effleurée, 
qu'elle  éclate,  rend  un  son  de  mort  : 

Viens,  Narcisse,  allons  voir  ce  que  nous  devons  faire  1 

Ne  touchez  pas  à  la  lyre,  —  ne  touchez  pas  à  la 
hache,  —  c'est  tout  un,  quand  Néron,  jouant  de 
l'une,  peut  frapper  de  l'autre. 

Les  longs  récits  du  cinquième  acte  font  tomber  la 
tragédie  en  longueur;  l'action  décline  au  moment  su- 
prême. Versé,  de  seconde  main,  par  la  narration  de 
Burrhus,  le  poison  qui  tue  Britannicus,  derrière  la 
coulisse,  perd,  en  refroidissant,  toute  sa  vertu  de 
terreur.  Mais  ce  qui  ne  faiblit  pas  un  instant,  c'est 
la  mâle  élégance  du  style,  mélange  de  force  et  de 
grâce,  d'abondance  et  de  concision,  où  les  muscles 
de  Tacite,  adoucis  sans  être  effacés,  serpentent  sous 
la  finesse  d'une  langue  accomplie.  Britannicus,  dans 
ses  plus  belles  pages,  fait  songer  aux  tableaux  que 
Raphaël  peignait  après  Michel-Ange. 


RACIISB.  379 


III 


Il  est  assez  d'usage,  lorsqu'on  parle  de  Racine, 
d'insister  sur  sa  tendresse  et  sur  sa  douceur.  L'élé- 
giaque  etTace  le  tragique  dans  les  louanges  qu'on  lui 
donne.  On  le  traite  un  peu  comme  une  femme,  cliar- 
niante  et  touchante,  que  ses  larmes  même  embellis- 
sent, et  qui  porte  à  ravir  ses  habits  de  deuil.  Il  y  a 
sans  doute  un  côté  et  comme  un  profil  essentielle- 
ment féminin  dans  ce  beau  génie.  La  pudeur,  la 
grâce,  la  délicatesse,  les  nuances  du  sentiment,  la 
convenance  patricienne,  la  bienséance,  prise  au  sens 
le  plus  exquis  du  mot,  sont  ses  qualités  distinctives. 
Mais,  au  besoin,  cette  douceur  sait  s'armer  de  force, 
cette  grâce  s'élève  jusqu'à  l'héroïsme,  ce  style  en- 
chanteur déploie  des  audaces  et  des  fiertés  impré- 
vues. La  muse  de  Racine  apparaît  superbe  et  terrible, 
lorsque,  comme  Clorindc,  elle  revêt  le  fer  et  l'acier. 
Sans  parler  ù'Athalie  entière  et  de  quelques  grandes 
scènes  de  Britamiicus ,  Mithridate  est  là  pour  le 
montrer  rival  de  Corneille  et  luttant  victorieusement 
avec  lui. 

Quelle  sombre  vigueur  dans  ce  portrait  du  vieux 
Mithridate,  vaincu,  aux  abois,  trahi  par  l'amour  et  par 
la  fortune!  Chaque  fois  qu'il  paraît,  vous  diriez  qu'un 


380  LE    THÉÂTRE    MODERNE. 

colosse  envahit  la  scène.  Il  y  a  de  l'antiquité  dans  sa 
vieillesse,  il  y  a  de  récroulement  dans  son  adversité. 
Xipharès  lui  dit  magnifiquement  : 

Vous-même  n'allez  point,  de  contrée  en  contrée, 
Montrer  aux.  nations  Mithridate  détruit. 

Cette  trande  image  est  celle  qui  ressort  de  sa  situa- 
tion et  du  caractère  dont  il  la  soutient.  On  croit  voir 
une  ruine  gigantesque,  qui  résiste,  avec  des  craque- 
ments menaçants,  aux  coups  qu'on  lui  porte.  Tout  le 
monde  barbare  s'est  incarné  dans  le  vieux  monarque, 
les  traits  de  vingt  races  s'entremêlent  confusément  à 
ses  rides  :  il  semble  moins  un  homme  qu'un  immense 
Empire. 

C'est  la  figure  farouche  de  l'Asie,  qui  se  redresse, 
en  chancelant,  contre  Rome.  Cette  haine  de  Rome 
maintient,  comme  une  idée  fixe,  son  indomptable 
attitude.  Avec  quelle  grandeur  elle  se  développe, 
à  la  scène,  entre  ses  deux  fils,  dans  ce  vaste  plan  de 
guerre  qu'il  étale  démesurément  devant  eux!  Les 
mers  franchies,  les  fleuves  traversés,  les  nations 
ralliées,  les  légions  refoulées,  l'Italie  envahie,  Rome 
forcée  dans  son  Capitole,  s'y  succèdent  et  s'y  dérou- 
lent en  vers  retentissants  et  grandioses.  On  croit 
suivre  les  enjambées  d'un  géant.  L'éclat  des  images 
qui  s'y  rencontrent  est  sévère,  comme  celui  des  ar- 
mes. C'est  l'éloquence   antique   dans  sa    hauteur, 


RACINE.  381 

simple  et  mâle,  allant  droit  au  but,  tirée  du  cœur  de 
l'histoire.  La  tragédie  d'État,  même  dans  Corneille, 
n'a  jamais  parlé  un  plus  fier  langage. 

Auprès  d'Odessa  s'élève  un  siège  abrupt,  taillé 
ilans  le  rocher,  battu  par  les  vagues,  qui  domine 
ia  mer,  et  qu'on  appelle  le  Trône  de  Mithridate. 
L'imagination  le  voit  assis  sur  cette  chaire  de  granit, 
lorsqu'il  prononce  celte  sublime  tirade.  Elle  le  re- 
porte encore  sur  ce  trône  idéal,  quand  il  revient 
mourir,  au  dénouement,  couvert  du  sang  d'une  der- 
nière victoire,  et  exhalant  sa  grande  âme  dans  un  cri 
de  haine  triomphante  et  inassouvie  ; 

J'ai  vengé  Tunivers  autant  que  je  l'ai  pu  : 

La  mort,  dans  ce  projet,  m'a  seule  interrompu. 

Mais,  au  moins,  quelque  joie,  en  mourant,  me  console  : 

J'expire  environné  d'ennemis  que  j'immole; 

Dans  leur  sang  odieux  j'ai  pu  tremper  mes  mains, 

Et  mes  derniers  regards  ont  vu  fuir  les  Romains. 

Racine,  en  faisant  Mithridate  amoureux,  a,  sans 
doute,  commis  une  faute  contre  la  vraisemblance  et 
contre  l'histoire.  L'amour  n'a  rien  à  voir  dans  les  vo- 
luptés sanglantes  du  sultan  du  Pont.  Sa  jalousie  tout 
asiatique  était  moins  une  passion  quun  orgueil.  S'il 
fit  égorger  en  masse  son  harem  avec  ses  deux  sœurs, 
lorsque  Lucullus  menaçait  de  s'en  emparer,  c'était 
parce  que  le  sérail  est  la  propriété  la  plus  intime  et  la 
plus  indivisible  d'un  roi  oriental.  Il  tuait  ses  femmes, 


382  LE    THEATRE    MODE  RiNE. 

comme,  en  mourant,  il  les  aurait  fait  brûler  sur  le 
bûcher  de  ses  funérailles. 

On  ne  se  représente  guère,  non  plus,  ce  vieux  guer- 
rier aux  abois,  traqué  par  deux  armées,  acculé  dans 
un  coin  du  Bosphore,  prêt  à  tenter,  de  cette  retraite 
sans  issue,  une  sortie  suprême,  et  disputant  à  ses  deux 
fils  le  cœur  d'une  esclave.  Mais  cet  amour,  déplacé 
et  intempestif,  comme  le  poète  le  relève  par  l'accent 
tragique  qu'il  lui  prête!  Mithridute  rougit  de  sa  pas- 
sion, comme  d'une  blessure  faite  par  une  lemme  ;  il 
s'indigne  de  se  sentir  atteint  par  ce  poison  volup- 
tueux, lui,  dont  le  corps  indestrurlible  était  à 
l'épreuve  des  plus  noirs  venins.  Lorsqu'il  montre, 
comme  en  écartant  sa  tunique, 

Son  cœur  nourri  de  sang  et  de  guerre  affamé, 

traînant  partout,  sous  le  poids  des  ans  et  l'oppres- 
sion du  sort,  la  chaîne  qui  l'attache  à  Monime,  on 
croit  voir  un  Laocoon  se  débattant  sous  des  liens  de 
fleurs,  aussi  désespérément  que  sous  les  nœuds  des 
serpents.  D'ailleurs,  en  retranchant  l'amour  de  Mi- 
Ihridate,  la  tragédie  aurait  perdu  le  rôle  de  Monime; 
c'en  est  assez  pour  absoudre  Racine  et  le  justifier. 

De  toutes  ses  fdles,  Monime  est  peut-être  la  plus 
idéale.  La  fierté  d'une  héroïne  se  joint,  en  elle,  à  la 
modestie  d'une  vierge;  le  plus  noble  courage  à  la 
sensibilité  la  plus  tendre.  Pour  achever  cette  femme 


RACINE.  383 

accomplie,  enveloppez-la,  comme  d'une  robe  de  lin 
aux  mille  plis,  d'une  décence  ravissante,  pleine  d'in- 
sinuations fuyantes,  de  fines  réserves,  de  ménage- 
ments délicats,  et  vous  aurez  une  figure  digne  de 
Virgile  et  de  Raphaël. 

Son  père  l'a  livrée  à  Mithridate,  croyant  l'élever 
en  la  faisant  monter  sur  son  trône  :  mais  la  jeune 
Grecque  sent  vivement  la  dignité  de  sa  race;  cette 
royauté  barbare  est,  pour  elle,  une  déchéance.  Elle 
se  soumet  pourtant  à  son  diadème  humiliant, 
comme  Iphigénie  au  bandeau  de  l'immolation;  elle 
se  donnera,  puisqu'on  l'a  livrée;  elle  étoulîera 
même,  dans  son  chaste  sein,  l'amour  qu'elle  a 
conçu  pour  le  fils  du  vieux  roi  qui  va  l'épouser.  Ne 
lui  demandez  rien  de  plus  que  cette  résignation  si- 
lencieuse. Son  cœur  lui  reste,  et  elle  s'y  retranche, 
comme  dans  un  asile  inviolable.  Yis-à- vis  de  Mithri- 
date, Monime  garde  l'humihlé  d'une  captive;  mais 
ses  déclarations  impérieuses,  ses  transports,  où  1& 
menace  gronde,  ne  lui  arracheront  pas  une  parole 
fausse,  un  aveu  trompeur.  Il  n'aura  d'elle  que  l'obéis- 
sance passive  et  muette,  les  soupirs  de  la  colombe 
entraînée  dans  l'aire  du  vautour. 


Seigneur,  vous  pouvez  tout.  Ceux  par  qui  je  respira 
Vous  ont  cédé  sur  moi  leur  souverain  empire  ; 
Et  quand  vous  userez  de  ce  droit  tout-puissant, 
Je  ne  vous  répondrai  qu'en  vous  obéissant. 


384  LE    THÉÂTRE    MODERNE. 

Mithridale  s'irrite  de  celle  résistance.  Il  ne  lui 
suffit  pas  qu'elle  se  rende  ;  il  veut  qu'elle  se  donne.  Il 
évoque,  devant  elle,  avec  fracas,  l'appareil  bruyant 
de  sa  gloire,  et  lui  montre  les  trente  couronnes  sous 
lesquelles  la  Victoire  a  caché  ses  cheveux  blanchis. 
£es  pleurs,  qu'il  voit  prêts  à  couler,  l'exaspèrent.  Mo- 
nime  s'incline  avec  respect;  mais  si  son  front  se 
courbe,  son  cœur  reste  inflexible.  La  victime  mar- 
chera docilement  à  l'autel  ;  elle  ne  feindra  pas  d'ado- 
rer le  dieu  violent  qui  l'y  sacrifie  : 

Moi,  seigneur!  jo  n'ai  point  de  larmes  à  rôpandre  : 
J'obéis;  n'est-ce  pas  assez  me  faire  entendre? 

Plus  tard,  lorsque  Mithridate  lui  arrache,  par  une 
ruse  cruelle,  le  secret  de  l'amour  qu'elle  a  pour  son 
fils;  lorsqu'il  a  feint  d'y  consentir  et  qu'il  revient, 
avec  fureur,  sur  cette  fausse  promesse,  quelle  fine  et 
fière  revanche  prend  Monime  de  sa  tyrannie!  La 
voilà  déliée  du  joug  qu'elle  s'apprêtait  à  subir,  réso- 
lue de  soutenir  cet  amour  que,  par  surprise,  elle  a 
confessé.  Elle  a  trouvé  le  point  d'appui  qui  manquait 
à  sa  résistance,  et  toutes  les  terreurs  de  la  force  ne 
l'en  feront  pas  départir.  Elle  n'était  pas  au-dessus  du 
devoir,  mais  elle  est  au-dessus  de  la  mort;  et  c'est 
avec  un  calme  et  décent  dédain,  avec  un  sourire  dont 
on  entrevoit  le  mépris  tranquille,  qu'elle  défie  le  roi 
de  l'épouvanter. 


RACINE.  383 

Non,  seigneur,  vainement  vous  croyez  m'étonner; 
Je  vous  connais,  je  sais  tout  ce  que  je  m'apprôte, 
Et  je  vois  quels  malheurs  j'assemble  sur  ma  tête. 
Mais  le  dessein  est  pris,  rien  ne  peut  m'ébranler  : 
Jugez-en,  puisque  ainsi  je  vous  ose  parler, 
Et  m'emporte  au  delà  de  cette  modestie, 
Dont,  jusqu'à  ce  moment,  je  n'étais  point  sortie. 

Et  plus  tard,  quand  la  mort  approche,  avec  quelle 
joie  vaillante  elle  l'aborde!  Quel  cantique  de  déli- 
vrance elle  lui  chante!  Arcas  lui  présente  le  poison 
que  Milhridale  lui  envoie;  Phœdime  se  lamente  et  se 
désespère  ;  mais,  elle,  se  jetant  sur  la  coupe  mortelle, 
en  fait  une  libation  délicieuse  à  la  Grèce.  Le  chant 
des  Muses  natales  renaît  sur  ses  lèvres,  et  c'est  d'une 
lyre  aussi  touchante  que  la  harpe  des  Captives  de  Ba- 
bylone,  que  semble  exhalée  cette  mélodieuse  élégie: 

.. .  Retiens  tes  cris,  et,  par  d'indignes  larmes. 
De  cet  heureux  moment  ne  trouble  point  les  charmes. 
Si  tu  m  aimais,  Phœdime,  il  fallait  me  pleurer, 
Quand  d'un  titre  funeste  on  me  vint  honorer; 
Et  lorsque,  m'arrachant  du  doux  sein  de  la  Grèce, 
Dans  ce  climat  barbare  on  traîna  ta  maîtresse. 
Retourne  maintenant  chez  ces  peuples  heureux; 
Et  si  mon  nom  encor  s'est  conservé  chez  eux, 
Dis-leur  ce  que  tu  vois,  et  de  toute  ma  gloire, 
Phœdime,  conte-leur  la  malheureuse  histoire. 


Que  Racine  soit  à  Rome,  en  Aulide,  à  Jérusalem, 

il  est,  en  effet,  toujours  à  Versailles.  Il  chante,  sous 

le  ciel  de  la  Grèce  et  de  la  Judée,  les  grandeurs,  les 

çompes  et  les  passions  de  la  Maison  royale.  Le  cœur 

III.  25 


386  LE   THÉATUE    MODERNE. 

orgueilleux  et  tendre  des  La  Vallière  et  des  Montes- 
pan  bat,  sous  le  marbre  des  statues  antiques,  qu'il  pré- 
sente à  Louis  XIV  comme  les  allégories  voilées  de 
ses  conquêtes  et  de  ses  amours.  Sa  poésie  a  la  pâleur 
céleste  d'un  clair  de  lune,  qui  verse  sur  la  cour,  en 
la  teignant  de  ses  nuances ,  la  lumière  qu'elle  em- 
prunte au  soleil  d'Athènes.  Née  au  milieu  des  féeries 
d'un  monde  enchanté,  soumise  à  des  règles  qu'on 
dirait  calquées  sur  celles  de  l'étiquette,  composée 
pour  des  oreilles  que  le  rythme  même  devait  adu- 
ler, la  tragédie  de  Racine  s'enferme  dans  une  en- 
ceinte consacrée. 

L'éloquence  y  règne,  les  convenances  la  gouver- 
nent :  les  détails  crus,  les  actions  vulgaires,  les 
scandales  et  les  violences  de  l'instinct  livré  à  lui* 
même,  en  sont  bannis  soigneusement,  comme  d'un 
palais  de  roi  la  populace.  A  d'autres  les  éclairs  de 
l'imagination  déchaînée,  les  images  hardies  et  sou- 
daines, les  cris  de  la  nature  inculte  et  de  la  convoitise 
forcenée.  A  Racine  la  douce  finesse,  la  décence 
unie,  déployant  son  voile  sur  les  nudités  morales  et 
physiques,  la  persuasion  distillée  lentement  comme 
un  philtre,  l'insinuation  caressante.  Il  excelle  à  pein- 
dre les  âmes  dédaigneuses  ou  craintives,  les  cœurs 
contenus  par  la  résignation  et  par  le  devoir,  les 
sensitives  humaines  que  froisse  un  défaut  de  tact  et 
qu'une  dureté  fait  mourir,  les  douleurs  qui  se  con- 


RACINE.  387 

sument,  en   brillant,  sur  les  élévations  de   la  vie. 

Lui  seul  a  su  faire  éclore  les  fleurs  du  sentiment, 
parmi  les  glaces  brillantes  de  la  politesse.  Son 
royaume  n'est  pas  le  monde  où  les  passions  libres 
s'agitent  au  soleil  ;  c'est  celui  où  les  instincts,  refou- 
lés, se  sont  plies  de  bonne  heure  à  une  loi  sévère  ;  où 
les  affections  observées  ne  se  parlent  et  ne  s'enten- 
dent que  par  rélicences  ;  où  le  moindre  geste  en  dit 
plus  qu'une  action  d'en  bas;  où  la  plus  simple  parole 
emprunte,  aux  échos  qui  la  répèlent,  une  valeur  et  une 
expression  pénétrantes.  Si,  au  lieu  de  faire  chausser 
à  sa  muse  un  talon  rouge,  en  guise  de  cothurne,  et 
de  peindre  les  mœurs  de  Versailles,  sur  un  fond  idéa\ 
de  lointain  classique,  Racine  se  fût  borné  à  calquer 
des  tragédies  grecques,  qu'aurions-nous  à  la  place  de 
ces  divines  élégies,  où  les  plus  ravissantes  figures  du 
dix-septième  siècle  pleurent  et  sourient,  sous  les 
beaux  masques  de  l'antiquité?  Des  pastiches  de  So- 
phocle, des  traductions  d'Euripide;  la  lettre  morte 
d'un  copiste,  au  lieu  de  l'âme  vivante  d'un  grand 
poète, 

Phèdre  résume,  par  un  chef-d'œuvre,  cette  savante 
fusion  des  métaux  précieux  de  la  poésie  antique,  jetés, 
par  Racine,  dans  le  moule  de  la  vie  moderne.  Du  mo- 
dèle grec  elle  a  gardé  la  perfection  plastique,  la  pose 
sublime,  une  admirable  beauté  de  statue.  Pénétrez 
au  delà,  décomposez  le  rôle,  vous  n'y  trouverez  pas 


388  LE    THÉÂTRE    MODERNE. 

un  atome  de  paganisme  ;  mais  un  mélange  ineiïable 
des  sentiments  de  la  patricienne,  du  délire  de  la  pé- 
cheresse et  des  remords  de  la  pénilente. 

Dans  une  scène  merveilleuse,  la  reine  avoue  sa 
passion  à  Ilippolyte,  en  feignant  de  s'adresser  à  un 
Thésée  idéal  1  Je  ne  sais  pas  de  déclaration  plus  pas- 
sionnée, et  je  n'en  sais  pas  de  plus  spirituelle.  C'est 
comme  un  filet  de  paroles  subtiles,  dans  lequel  Phèdre 
cherche  à  enlacer  cet  adolescent  aussi  ombrageux 
que  les  daims  qu'il  poursuit  à  travers  les  bois. 
Les  dédales  du  labyrinthe,  oii  elle  s'égare  et  se  re- 
trouve, en  imagination,  avec  lui,  sont  moins  sinueux 
que  CCS  vers  aux  mille  replis,  aux  mille  détours. 
L'aveu  y  circule,  craintif,  agile,  aux  aguets,  aux  écou- 
tes, prêt  à  se  rétracter  s'il  n'est  pas  reçu,  jusqu'à  ce 
qu'enfin,  se  heurtant  contre  le  dédain,  il  éclale  et  se 
mette  à  nu. 

Il  n'est  pas,  au  théâtre,  de  rôle  plus  complexe  et 
plus  difficile  que  celui  de  Phèdre.  L'ardeur  et  la  pu- 
deur s'y  fondent  en  nuances  infinies;  l'ivresse  des 
sens  s'y  mêle  aux  élans  de  l'âme;  une  bienséance 
aristocralique  y  contient  la  passion  jusque  dans  ses 
transports.  Celte  reine  mythologique  est,  avant  tout, 
une  grande  dame.  Shakespeare,  dans  le  Songe 
d'une  nuit  d'éte\  a  fait  Thésée  Duc  d'Athènes  :  Phè- 
dre, dans  la  tragédie  de  Racine,  en  est  la  Duchesse. 

Le  dénouement  naturel  de  la  Phèdre  de  Racine, 


RACINE.  3î<9 

ce  n'est  pas  le  poison  du  suicide,  c'est  le  couvent  des 
Carmélites,  où  les  nobles  repenties  de  la  Cour  allaient 
cacher  leur  blessure  ;  c'est  le  cilice  qui  étouflait  les 
derniers  battements  de  leur  cœur. 


IV 


Ouvrons  le  Livre  d'Esther,  avant  de  lire  la  tragédie 
de  Racine.  Avant  d'admirer  la  statue,  regardons  le 
bloc. 

Rien  de  plus  dur  et  de  moins  pieux,  dans  la  Cible, 
que  ce  Livre  d'Esther^  dont  Racine  a  fait  une  élégie 
si  touchante.  Le  nom  de  Dieu  n'y  est  pas  prononcé 
une  seule  fois.  Sa  morale  est  celle  du  talion  et  de  la 
vengeance  implacable.  La  Providence  y  est  rem- 
placée par  la  fantaisie,  contradictoire  et  baroque, 
d'un  roi  de  Perse  presque  fou.  Les  coups  de  théâtre 
du  despotisme  y  tiennent  lieu  de  miracles  ;  tout  y 
semble  fabuleux  et  démesuré.  Il  semi)le  qu'on  voie 
revivre  et  se  mouvoir  les  colosses  effrayants,  moitié 
hommes  et  moitié  lions,  de  la  sculpture  Ninivite. 

L'histoire  s'ouvre  par  un  festin  de  cent-quatre- 
vingts  jours,  donné  par  Ahaschverosch  (Assuérus). 
Au  dernier  jour  de  ce  monstrueux  banquet,  le  roi, 
«  réjoui  par  le  vin  »,  ordonne  à  ses  sept  eunuques  fa- 
miliers de  lui  amener  la  reine  Vaschti.  Selon  le  texte 


390  LE    THÉÂTRE    M  ODE  H  NE. 

clialdéen,  il  voulait  la  montrer  nue  à  son  peuple.  C'é- 
tait le  caprice  du  roi  Candaule,  grossi  par  le  despo- 
tisme persan.  —  Yaschli  refuse,  et,  d'après  une  tra- 
dition rabbiiiique,  elle  n'est  pas  seulement  répudiée, 
mais  condamnée  à  mort  et  étranglée  par  les  bour- 
reaux du  palais.  «  L'altière  Yaschli,»  comme  l'ap- 
pelle Racine,  n'aurait  donc  été  qu'une  martyre  de  la 
majesté  et  de  la  pudeur.  Pour  la  remplacer,  les  servi- 
teurs du  roi  font,  par  tout  l'empire,  une  razzia  de 
vierges.  Elles  restent  un  an,  avant  de  comparaître 
devant  lui,  sous  la  garde  des  eunuques,  qui  les  met- 
tent, en  quelque  sorte,  à  l'engrais  des  parfums  et  des 
aromates.  Pendant  six  mois,  on  les  enduit  d'huile, 
de  myrrhe  ;  et,  pendant  six  autres  mois,  on  leur 
fait  prendre  des  bains  d'eaux  de  senteur. 

Eslher,  nièce  du  juif  Mordechaï  (Mardochée)  «  est 
aimée  par  lui  plus  que  toutes  les  autres  ;  »  il  pose 
sur  sa  tête  la  couronne  royale  et  la  proclame  reine, 
en  place  de  Vaschti.  —  Cependant,  Mordechaï  reste, 
tout  le  jour,  à  la  porte  du  palais,  l'œil  aux  aguets, 
l'oreille  aux  écoutes  :  image  frappante  d'Israël  atten- 
dant son  heure.  C'est  là  qu'il  surprend  le  complot  formé 
contre  Ahaschverosch  par  les  deux  eunuques  Bigthan 
et  Shéresch.  La  reine,  avertie  par  lui,  les  dénonce 
au  roi,  qui  les  fait  pendre  à  un  arbre  de  ses  jardins. 

Mordechaï  se  tient  toujours  à  la  porte  du  palais, 
mais  il  refuse  de  s'agenouiller  devant  le  visir  Haman, 


RACINE.  391 

qu'Ahaschverosch  vient  d'élever  au-dessus  de  tous 
les  princes  de  sa  cour  :  —  «  Haman,  ayant  vu  que 
»  Mordechaï  ne  s'agenouillait  pas  et  ne  se  proster- 
»  nait  pas,  fut  rempli  de  fureur.  Il  estima  trop 
»  peu  de  porter  la  main  sur  Mordechaï,  car  on  lui 
»  avait  appris  de  quel  peuple  était  Mordechaï;  et 
»  Haman  résolut  de  détruire  tous  les  Juifs,  le  peu- 
»  pie  de  Mordechaï,  qui  étaient  alors  dans  le 
»  royaume  d'Ahaschverosch.  » 

La  vengeance  semble  absurde,  tant  elle  est  ex- 
cessive; mais  la  logique  occidentale  n'a  rien  à  com- 
prendre, rien  à  expliquer,  dans  ces  monarchies  de 
l'antique  Orient,  régies  par  la  loi  animale  de  l'ex- 
termination des  faibles  par  les  forts.  Là,  le  sang  ré- 
pandu a  moins  de  prix  que  de  l'eau  douce;  les  têtes 
léthargiques  n'offrent  pas  plus  de  résistance  au 
tranchant  du  sabre  qui  vacille  entre  les  mains  du 
maître,  que  les  pavots,  ces  fleurs  du  sommeil,  qu'é- 
cimait  Tarquin. 

Le  roi  ne  fait  aucune  objection  à  Haman,  lors- 
qu'il vient  lui  proposer  ce  massacre  en  masse.  H 
lui  jette  un  peuple  à  exterminer,  comme  il  jette- 
rait à  son  tigre  favori  un  os  à  ronger.  «  S'il  plaît 
»  au  roi  que  leur  perte  soit  décrétée,  je  pèserai 
»  dix  mille  talents  d'argent,  entre  les  mains  de  ceux 
»  qui  exécuteront  l'ouvrage^  pour  les  porter  au  tré- 
»  sor  du  roi.  »  —  Le  roi  dit  à  Haman  :  «  L'argent, 


392  LE    THÉÂTRE    MODERNE. 

»  il  t'en  est  fait  remise,  et  quant  au  peuple,  disposes- 
»  en  comme  il  te  plaît.  »  —  Les  courriers  partent, 
pour  toutes  ies  provinces,  avec  des  lettres  qui  or- 
donnent  de  tuer  tous  les  Juifs,  jeunes  et  vieux,  fem- 
mes et  enfants,  le  treizième  jour  du  douzième  mois. 
Des  cris  et  des  lamentations  éclatent  dans  les  villes; 
les  Juifs  se  revêtent  de  sacs  et  se  couvrent  de  cen- 
dres. Nul  projet,  d'ailleurs,  de  fuite  ou  de  résistance. 
Ces  tyrannies  asiatiques  sembl.iient  falales,  comme 
des  épidémies  ou  des  éléments.  Ou  ne  cherchait  pas 
plus  à  se  soustraire  à  leurs  coups,  qu'aux  éclats  de  la 
foudre  ou  aux  atteintes  de  la  peste. 

C'est  alors  que  Mordechaï  somme  Esther  d'entrer 
chez  le  roi  et  de  lui  demander  la  grâce  de  son  peu- 
ple. Rien  ne  peint  mieux  la  terreur  qu'inspiraient  les 
mystères  de  l'étiquette  orientale,  que  Tellroi  qui  saisit 
Esther,  à  l'appel  que  lui  adresse  son  père  adoptif.  — 
(c  Tous  les  serviteurs  du  roi  et  les  peuples  des  pro- 
»  vinces  du  roi  savent  que  tout  homme  ou  femme 
»  qui  entrerait  chez  le  roi,  dans  le  parvis  intérieur, 
)♦  sans  être  appelé,  la  loi  est  unique  :  il  est  mis  à 
»  mort.  —  Excepté  la  personne  à  qui  le  roi  tend  le 
»  sceptre  d'or  :  celle-là  reste  en  vie.  Et  moi,  je  n'ai 
))  pas  été  appelée  chez  le  roi,  voilà  trente  jours  !  » 
Mordechaï  insiste.  Esther  se  résigne  enfm  à  pénétrer 
dans  la  chambre  royale  ;  mais  elle  y  marche,  comme 
elle  irait  vers  la  caverne  d'un  Dragon.   —  «  J'irai 


RACINE.  393 

»  ainsi  chez  le  roi,  ce  qui  est  contre  la  loi.  Si  alors 
M  je  péris,  que  je  périsse  !  »  —  La  situation  devient 
tragique  et  d'autant  plus  terrible  qu'elle  dépend  d'un 
homme  qui,  à  l'omnipotence  du  destin,  joint  l'arbi- 
traire du  hasard.  Sa  clémence  n'a  pas  plus  de  raison 
d'être  que  sa  colère.  Le  Sphinx  couronné  peut  aussi 
bien  dévorer  qu'embrasser  celle  qui  affrontera  l'é- 
nigme de  sa  présence. 

Esther  s'avance,  vêtue  royalement,  devant  le  Roi 
formidable,  assis  sur  son  trône,  comme  un  Dieu  d'ai- 
rain; «  elle  plaît  à  ses  yeux,»  comme  dit  la  Bible.  Il 
étend  sur  elle  le  sceptre  sauveur.  Sa  faveur  est  aussi 
extrême  que  l'aurait  été  sa  colère  :  «  —  Qu'as-tu, 
»  reine  Esther,  et  quelle  est  ta  demande  ?  Si  c'est  la 
»  moitié  du  royaume,  elle  te  sera  accordée.  »  — 
Ainsi  agissent  ces  Califes  des  Mille  et  une  Nuits,  qui 
ne  connaissent  point  de  milieu  entre  la  mort  et  l'a- 
pothéose, comblant  ou  accablant  leurs  esclaves  ; 
aussi  prêts  à  les  faire  monter  sur  le  pal  que  sur  la 
première  marche  du  trône,  à  leur  trancher  la  tête 
qu'à  leur  donner  leur  fille  en  mariage.  —  Esther  lui 
demande  d'accepter  le  festin  qu'elle  a  préparé  pour 
le  lendemain  et  d'amener  Haman  avec  lui. 

L'action  marche  et  se  précipite,  dans  te  drame  bi- 
blique. Pas  un  raisonnement,  aucune  réflexion  :  il 
est  entre  les  mains  de  la  Fatalité  et  la  laisse  agir.  — 
La  nuit  venue,  le  roi,  agité  par  une  insomnie,  se  fait 


394  LE    THEATRE    MODEEINE. 

lire  les  Chroniques  de  son  règne.  Elles  lui  rappellent 
que  Mordechaï  l'a  sauvé  et  qu'il  n'a  reçu  aucune  n'- 
compense.  11  ordonne  qu'on  le  revête  des  habits 
royaux,  qu'on  le  fasse  asseoir  sur  son  cheval,  et 
qu'Ilaman  le  promène  triomphalement,  par  la  ville, 
en  criant  :  «  Ainsi  il  est  fait  à  l'homme  que  le  roi  veut 
honorer.  »  Ilaman  se  soumet  et  se  sent  perdu.  Les 
disgrâces,  dans  ces  royautés  despotiques,  s'annon- 
çaient par  des  symptômes  aussi  certains  que  ceux 
qui  abattent  les  Arabes  dans  le  sable,  devant  l'ap- 
proche du  Simoun.  —  «Haman  raconta  à  sa  femme 
Zéresch  et  à  tous  ses  amis  ce  qui  lui  était  arrivé. 
Les  sages  et  sa  femme  Zéresch  lui  dirent  :  «  Si  Mor- 
»  dechaï,  devant  lequel  tu  as  commencé  à  tomber, 
M  est  de  la  race  des  Juifs,  tu  ne  pourras  lui  résister, 
»  mais  tu  succomberas  devant  lui.  »  —  Ils  par- 
laient encore  avec  lui,  que  déjà  les  eunuques  du 
roi  arrivèrent  et  emmenèrent  précipitamment  Ila- 
man au  festin  qu'Esther  avait  préparé.  »  —  Ces 
eunuques  hâlifs  qui  entraînent  le  vizir,  plus  qu'ils  ne 
l'amènent  au  banquet  dressé  pour  sa  perle,  semblent 
déjà  les  avant-coureurs  des  bourreaux. 

C'est  ici  qu'éclate,  dans  toute  sa  violence,  l'effroya- 
ble oscillation  de  la  volonté  du  despote,  qui  heurte 
et  qui  brise  tout  au  hasard.  Le  roi  a  déjà  oublié  qu'il 
a  livré,  la  veille,  les  Juifs  à  llaman  ;  il  se  redresse  en 
sursaut,  lorsque  Eslher  lui  demande  la  grâce  de  son 


HACINE.  395 

peuple.  —  «  Quel  est-il  et  où  est-il  celui  qui  a  l'or- 
»  gueil  d'agir  ainsi?  »  —  Esther  dit  :  «  L'homme, le 
»  persécuteur  etl'ennemi,  est  ce  méchant  Haman...» 
»  Haman  fut  terrifié  devant  le  roi  et  la  reine.  —  Le 
roi,  dans  sa  colère,  s'était  levé  du  festin  du  vin.  » 
Ce  départ  subit  du  roi  est,  encore  aujourd'hui,  en 
Perse,  un  arrêt  de  mort.  —  Un  voyageur,  cité  par 
Rosenmuller,  rapporte  que  le  schah  Sefi,  offensé  par 
la  plaisanterie  d'un  de  ses  favoris,  se  leva  précipi- 
tamment et  quitta  la  salle.  L'homme  comprit  que  sa 
dernière  heure  était  venue;  il  rentra  chez  lui,  con- 
sterné :  au  bout  d'une  heure,  le  schah  fit  demander 
ja  tête.  —  Les  bourreaux  couvrent  la  face  d'Haman 
d'un  voile,  et  vont  le  pendre  à  la  potence  de  cinquante 
coudées  qu'il  avait  fait  dresser  pour  Mordechaï,  de- 
vant la  porte  de  sa  maison. 

Mais  ici  les  rôles  changent,  et  l'intérêt  se  ren- 
verse. Esther  se  transforme  en  une  Hérodiade  force- 
née, demandant  au  roi  l'extermination  des  ennemis 
des  Juifs.  Elle  réclame  la  dette  de  sang,  avec  une 
usure  effroyable.  —  «  Les  Juifs  frappèrent,  parmi 
tous  leurs  ennemis,  des  coups  par  le  glaive.  C'était 
une  tuerie  et  un  anéantissement.  Ils  tuèrent  parmi 
leurs  ennemis  soixante-quinze  mille.  »  —  Celle 
boucherie  ne  suffît  pas  à  Tlphigénie  en  Tauride 
de  la  Bible  :  —  «  Esther  dit  :  «  S'il  plaît  au  roi  que 
»  demain  aussi  il  soit  accordé  aux  Juifs,  qui  sont  à 


3'''<5  LE    THÉÂTRE    MODERNE. 

»  Schouschan  (Sus.;),  de  faire  y  la  manière  d'au- 
>»  jourd'luii,  et  qu'on  attache  les  dix  fils  de  Ha- 
»  man  à  la  potence.  »  —  Le  roi  ordonna  qu'il  fût 
fait  ainsi,  et  l'édit  fut  rendu  à  Schousclian,  et  ils 
pendirent  les  dix  (ils  de  Haman.  » 

Il  est  curieux  de  passer  brusquement,  de  la  Iraduc- 
tion  littérale  du  livre  d'Esther,  à  la  tragédie  de  Ra- 
cine. Cette  sombre  et  atroce  légende  de  sérail  s'y 
dépouille  de  toute  sa  rudesse,  non  par  les  faits,  qui 
sont  les  mêmes,  mais  par  l'adoucissement  des  carac- 
tères et  par  l'influence  d'un  style  enchanteur,  qui 
polit  tout  ce  qu'il  exprime. 

Eslher  n'est  plus  la  Juive,  âpre  à  la  vengeance, 
qui  fait  massacrer  des  milliers  d'hommes  pour  as- 
souvir les  représailles  de  sa  race,  et  qui,  par-des- 
sus cette  tuerie,  réclame  encore  la  mort  des  dix 
fils  de  Ilamau  :  c'est  une  reine  douce  et  tendre, 
timide  et  pieuse,  qui  confesse  son  Dieu  devant  le 
roi,  avec  l'exaltation  d'une  martyre  chrétienne;  qui 
mène  une  vie  claustrale  dans  le  palais  de  Suse,  et 
qui  gouverne  son  candide  troupeau  de  jeunes  fdles. 
Comme  une  ahbe>se  d'Israël.  Assuérus  a  perdu  la 
physionomie  stupide  et  farouche  du  sullan  antique, 
pour  prendre  celle  d'un  roi,  naturellement  magna- 
nime et  bon,  que  de  perfides  conseils  ont  pu  éga- 
rer, mais  qui  revient  a  la  juslico,  dès  que  la  vérité 


RACINE.  397 

se  fuit  jour.  Le  rude  Mardochée,  qui  ressemble, 
dans  la  Bible,  à  un  Prophète  juif,  caché  sous  la 
défroque  d'un  derviche,  s'est  changé  en  un  mission- 
naire du  vrai  Dieu,  qui  prêche  avec  l'éloquence  de 
Bossuet  et  le  zèle  du  père  Bourdaloue.  Aman  lui- 
même  tourne  au  profond  politique  et  prend,  du 
moins,  la  peine  de  calomnier  les  Juifs  pour  obtenir 
leur  massacre. 

Des  allusions  délicates  civilisent  encore  ces  figures 
barbares.  Eslher,  entourée  de  ses  jeunes  Israélites, 
comme  d'un  pensionnat  de  Saint-Cyr,  semble  une 
madame  de  Maintenon  rajeunie;  la  majesté  de 
Louis  XIV  rayonne  sous  la  divinité  d'Assuérus;  l'or- 
gueil de  madame  de  Montespan  perce  à  travers  le 
profil  altier  de  Yasthi;  et,  sous  le  turban  d'Aman,  on 
voit  passer,  par  moments,  quelques  boucles  de  la 
perruque  de  Louvois.  Tout  s'atténue  et  tout  s'adou- 
cit, les  âpretés  s'émoussent,  les  originalités  s'amoin- 
drissent :  le  carnage  final  passe  inaperçu  sous  un  vers 
décent.  Les  personnages  de  la  Bible  prennent  le  ton 
et  les  manières  de  Versailles,  pour  paraître  devant 
le  grand  roi. 

Acceptez  ce  changement  de  siècle  et  ce  déplace- 
ment de  l'atmosphère  ;  ne  voyez,  dans  cette  mise  en 
scène  du  récit  biblique,  qu'un  cadre  de  sentiments 
purs  et  de  flatleries  déhcates  :  vous  comprendrez  alors 
l'admiration  des  contemporains.  Le  style  d'Eslher, 


398  LE    THÉÂTRE    MOOERNE. 

moins  sublime  sans  doute  que  celui  (ïAthalie,  peut 
sembler,  à  première  vue,  un  peu  pâle  ;  mais  celle  pâ- 
leur, molle  el  tendre,  est  celle  d'un  ciel  effacé  par  le 
crépuscule.  Les  étoiles  naissent  sous  le  regard  qui  les 
contemple  tixement  ;  de  même,  des  beautés  célestes, 
des  grâces  adorables  jaillissent  de  ce  langage  pur  et 
voilé.  Quatre  ou  cinq  idées  très  simples,  l'anxiété,  le 
dévouement,  la  confiance  en  Dieu, le  deuil  elle  regret 
de  la  patrie  absente,  ramenées,  comme  des  reprises, 
dans  un  beau  cantique,  suffisent  à  remplir  le  drame. 
Alix  lieux  communs  mêmes,  Racine  sait  donner  de  la 
distinction  et  du  charme.  L'exquise  qualité  de  son 
style  les  idéalise.  Tels  les  mots,  absorbés  dans  une 
mélodie,  perdent  leur  sens  prosaïque.  Quelle  tendre 
éloquence  exhale  la  prière  d'Esther  se  préparant  à 
aborder  Assuérus! 

O  mon  souverain  roi  I 
Me  voilà  donc  tremblante  et  seule  devant  toi. 

De  quel  pudique  effroi  palpitent  les  vers  qu'elle 
adresse  au  roi  assis  sur  son  trône  ! 

Seigneur,  je  n'ai  jamais  contemplé  qu'avec  crainte 
L'auguste  majesté  sur  votre  front  empreinte. 
Jugez  combien  ce  front,  irrité  contre  moi. 
Dans  inoo  âme  troublée  a  dû  jeter  d'effroi. 

Les  chœurs  sont  d'une  suavité  qui  enchante;  ils 
reflètent,  en  les  tempérant,  les  gi  andioses  images  des 


RACINE.  399 

psaumes  hébraïques;  ils  dislillent,  en  perles  de  miel, 
le  suc  qu'ils  ont  puisé  dans  leurs  fleurs  sauvages.  Les 
ciis  éclatants  du  Psalmiste  y  prennent  la  cadence 
d'un  doux  gémissement;  ses  lamentations,  l'accent 
attendri  des  vuix  féminines.  Le  poète  mesure  l'ora- 
geux lyrisme  de  la  Bible  aux  bouches  ingénues  char- 
gées de  le  répéter.  Comme  Élie,  au  Livre  desRois,  les 
Prophètes  s'abaissent,  dans  le  drame  de  Racine,  à  la 
mesure  des  enfants. 

Car  Esther  est,  avant  tout,  une  tragédie  virginale. 
Composée  pour  les  jeunes  filles  de  Saint-Cyr,  jouée 
et  chantée  par  elles,  elle  garde  le  reflet  des  figures 
de  vierges  qui  l'ont  animée;  et  ses  vers  sembleiX 
conserver  le  son  de  leurs  voix  naïves.  On  peut  dire, 
en  m\  sujet  si  sacré,  qu'il  y  eut  quelque  chose  d'im-. 
maculé  dans  sa  conception.  C'est  un  des  plus  gracieux 
épisodes  du  règne  de  Louis  XIV,  que  celui  de  ces  re- 
présentations de  Saint-Cyr. 

Racine  lui-même  choisit  et  forma  les  chastes 
actrices.  Toutes  avaient  quinze  ans,  l'âge  où  l'en- 
funce  est  dans  toute  sa  fleur,  mais  où  la  jeunesse 
n'est  pas  encore  épanouie.  C'était  mademoiselle  de 
Yeilhenne  qui  faisait  Esther.  «  Elle  avait  bien  de 
l'esprit  »  —  disent  les  Mémoires  des  Dames  de 
Saint-Cyr,  —  «  et  une  figure  convenable  à  ce  per- 
sonnage ».  Le  terrible  Assuérus  était  représenté 
par  mademoiselle  de  Lastic,  une  princesse  de  con- 


400  LE    TIIÉATRt:    MOUEHNE. 

tes  de  fées,  «  belle  comme  le  jour  ».  C'est  madame 
de  Mainlenon  qui  parle  ainsi  d'elle.  Mademoiselle  de 
Glapion,  une  belle  aux  yeux  bleus,  jouait  Mardochée. 

—  «  J'ai  trouvé,  —  dit  Racine  à  madame  de  Mainle- 
non, lorsqu'il  l'eut  fait  répéler  pour  la  première  fois, 

—  un  «  Mnrdocliée  dont  la  vuix  va  jusqu'au  cœur.  » 
Mademoiselle  de  Maisonfort,  une  jeune  chanoinesse 
qu'on  ne  pouvait  voir  sans  l'aimer,  jouait  Élise.  Mes- 
demoiselles d'Abancourt,  de  Marsilly,  de  jMornay, 
remplissaient  les  rôles  d'Aman,  de  Zarès  et  d'Idaspe. 

La  seule  femme  introduite  dans  ce  chaste  chœur  fut 
madame  de  Caylus,  la  ravissante  nièce  de  madame  de 
Maintenon.  Encore  n'apparut-elle  d'abord  que  sur  le 
seuil  de  son  gynécée.  C'était  elle  qui,  sous  les  traits  de 
la  Piété,  récitait  ce  délicieux  prologue,  où  la  Flatterie, 
déguisée  en  Sainte,  chante  au  roi  un  hymne  si  pur. 

Ce  fut  le  26  janvier  1689  que  les  demoiselles  de 
Saint-Cyr  jouèrent  £^sMc?' pour  la  première  fois,  de- 
vant Louis  XIV.  Le  roi  vint  presque  seul,  accom- 
pagné seulement  du  Dauphin  et  du  prince  de  Condé. 
L'effet  tint  de  l'enchantement;  le  roi  sortit,  ému  et 
ravi  :  ces  voix  angéliques  célébrant  sa  gloire  avaient, 
pour  parler  la  langue  de  Racine  : 

Chatouillé  de  son  cœur  rorgueillcusc  faiblesse. 

Il  fallut  bientôt  entr'ouvrir  ce  sanctuaire,  d'abord 
si  fermé;  les  princes  de  la  maison  royale  et  les  plus 


RACINE.  401 

grands  seigneurs  de  la  cour  supplièrent  le  roi  de  les 
mener  à  Esther.  Le  roi  d'Angleterre  y  \int,  des  évo- 
ques y  furent  invités,  Bossuet  l'applaudit.  Etre  admis 
à  l'entendre  fut  une  faveur,  plus  enviée  et  plus  courue 
que  les  voyages  à  Marly.  Le  roi  gardait  lui-même  la 
porte  de  ce  paradis,  tenant  sa  canne  haute,  et  l'a- 
baissant au  besoin  pour  barrer  l'entrée  aux  pro- 
fanes. Madame  de  Sévigné  a  rendu,  au  vif,  dans  une 
lettre  célèbre,  la  chaste  magie  de  ce  théâtre  ingénu: 

«  Je  ne  puis  vous  dire  l'excès  de  l'agrément  de  cette  pièce  : 
c'est  une  chose  qui  n'est  pas  aisée  à  représenter  et  qui  ne 
sera  jamais  imitée.  C'est  un  rapport  de  la  musique,  des 
vers,  des  chants,  des  personnes,  si  parfait  et  si  complet, 
qu'on  n'y  souhaite  rien.  » 

Spectacle  unique,  en  effet,  et  qui  donnait  Tidée 
de  ce  que  pourraient  être  les  jeux  des  Anges. 

Les  jeunes  filles  avaient  peiu';  elles  tremblaient  de 
jouer  devant  le  roi,  aussi  fort  qu'Eslher  de  paraître 
devant  Assuérus.  Avant  d'entrer  en  scène, pour  obte- 
nir la  grâce  de  bien  dire  leurs  rôles,  quelques-unes 
se  jetaient  à  genoux  dans  la  coulisse  et  récitaient  le 
j  Veni  Creator!  —  Mademoiselle  de  Maisonfort,  ayant 
hésité  un  jour.  Racine  la  gronda  doucement,  lors- 
qu'elle passa  derrière  le  théâtre.  Elle,  croyant  la 
pièce  perdue  par  sa  faute,  se  mit  à  fondre  en  larmes, 

et  le  poète,  la  consolant,  lui  essuyait  ses  beaux 
m.  -zf» 


402  LE  TllEATUh;    MODERNE. 

yeux  avec  son  mouchoir,  ainsi  qu'on  fait  aux  en- 
fants. Elle  se  calma  pourtant  et  put  poursuivre  son 
rôle  :  mais  le  roi  vit  ses  yeux  encore  un  peu  rouges, 
et  il  dit  :  «  La  petite  chanoinesse  a  pleuré.  »  —  Quel 
charme  devaient  avoir  ces  jeunes  figures  de  l'Ancien 
Testament,  représentées  par  cette  fleur  de  noble  jeu- 
nesse, ces  pudeurs  peintes  par  des  rougeurs  vraies, 
ces  émotions  si  naturellement  exprimées  par  des  voix 
émues!  Ajoutez  l'attrait  des  costumes  orientaux,  tout 
jonchés  de  perles,  et  des  mitres  persanes  sur  ces  gra- 
cieuses têtes  de  Françaises.  On  eût  dit  les  liouris  du 
Coran  transportées  dans  le  ciel  chrétien. 

Les  représentations  ù'Esther  furent  le  printemps 
de  Saint-Cyr  :  saison  brillante  qui  passa  vite  et  que 
refroidit  bientôt  une  réforme  sèche  et  glacée.  La 
réaction  était  sans  doute  nécessaire  :  les  applaudis- 
sements et  les  louanges  avaient  un  peu  tourné  ces 
têtes;  tant  de  regards,  fixés  sur  elles,  avaient  un  peu 
troublé  ces  jeunes  cœurs.  L'air  de  Saint-Cyr  devenait 
brûlant  et  subtil  ;  le  bel  esprit  et  la  coquetterie  s'y 
glissaient.  Les  jeunes  filles,  transportées  un  instant 
au  milieu  des  mirages  de  la  Perse  et  des  éblouisse- 
ments  de  Versailles,  rentraient  difficilement  dans 
leur  humble  vie.  Le  règlement  semblait  plus  dur,  au 
sortir  de  ces  fêtes  brillantes.  Les  uniformes  de  la 
maison  paraissaient  laids  à  celles  qui  traînaient  la 
veille  la  robe  flottante  des  satrapes.  Elles  se  seraient 


RACINE.  403 

remises  volontiers  à  chanter  le  chœur  de  Racine  : 
«  Rompez  vos  fet's,  tribus  captives!  » 

Madame  Guyon  et  Fénelon  avaient,  d'ailleurs,  tra- 
versé Saint-Cyr,  en  y  semant  les  flammes  et  les  par- 
fums de  l'amour  mystique.  Une  légère  ivresse  remplis- 
sait et  étourdissait  la  maison.  Mais  le  remède  fut  pire, 
peut-être,  que  le  mal;  et  madame  de  Maintenon  mit, 
à  le  réparer,  un  zèle  desséchant.  On  enleva  aux  jeunes 
filles  jusqu'aux  rubans  dont  elles  égayaient  la  couleur 
unie  de  leurs  robes  ;  on  confisqua  leurs  manuscrits,  on 
leur  interdit  toute  lecture  profane,  on  les  réduisit  au 
catéchisme  et  à  la  couture.  Des  Lazaristes,  arides  et 
médiocres,  rabattirent,  au  terre-à-terre  de  la  dévotion 
plate,  ces  âmes  auxquelles  Racine  et  Fénelon  venaient 
de  donner  des  ailes.  —  «  Consolez-vous,  madame,  » 
—  put  dire  bientôt  une  des  maîtresses  à  madame  de 
Maintenon,  —  «  nos  filles  n'ont  plus  îe  sens  commun  » . 
Rientôt  ce  nid  si  joyeux  se  tut  et  s'assombrit  tout  à 
fait.  Le  pensionnat  se  transforma  en  monastère;  les 
dames  à  demi  laïques  de  Saint-Louis  furent  forcées 
de  prendre  le  voile  ;  elles  se  dépouillèrent  du  grand 
manteau  et  de  la  croix  d'or,  qui  leur  donnaient  des 
airs  de  princesses  cloîtrées,  pour  revêtir  le  triste  froc 
des  novices. 

Des  Sœurs  Augustines  vinrent  les  rompre  bruta- 
lement aux  pratiques  machinales  et  aux  rebutantes 
austérités  des  couvents.  Ce  dur  changement  ne  s'ac- 


404  LE  THÉÂTRE   MODERNE. 

complit  pas  sans  protestation.  Qiielqaes-unes  des 
clames,  blessées  dans  leur  dignité,  quittèrent  la  mai- 
son, non  pour  reprendre  leur  liberté,  mais  pour  la 
reperdre,  du  moins  de  plein  gré.  Mademoiselle  de 
la  Loubère,  que  sa  haute  vertu  avait  fait  nommer,  à 
vingt-quatre  ans,  supérieure,  se  relira  dans  une  mai- 
son d'Ursulines,  où  elle  enseigna  les  enfants  jusqu'à 
sa  mort.  Du  côté  des  élèves,  on  peut  soupçonner  des 
révoltes  conte:iues  et  des  orages  étouffés.  Quelques 
éclairs  peieent  le  silence  qui  enveloppe  dès  lors  la 
maison  et  font  pressentir  ces  oioges.  Un  Mémoire 
manuscrit  sur  Saint-Cyr  raconte  que  trois  des  Bleues, 
irritées  des  recherches  qu'une  des  maîtresses  faisait 
de  leurs  lettres,  essayèrent  de  Tempoisonner  avec  de 
la  ciguë. 

C'est  avec  un  mélancolique  intérêt  qu'on  suit,  à 
travers  la  vie,  la  destinée  des  aclnces  iïEsther.  Deux 
d'entre  elles:  mademoiselle  de  Veillienne  et  made- 
moiselle de  Lasiic,  s'ensevelissent  sous  le  drap 
noir  du  Carmel.  Mesdemoiselles  d'Abancourt  et 
de  Mornay  se  fout  Yisitandim-s.  Une  seule,  made- 
moiselle de  Marsilly ,  se  marie.  Mademoiselle  de 
Maisonfort,  une  personne  exquise  et  ardente,  con- 
trainte à  la  vie  religieuse  par  madame  de  Mainlenon, 
malgré  sa  répugnance  instinctive,  prend  les  ailes  du 
mysticisme  pour  échapper  aux  règles  étroites  qui 
l'cudiaiiient.  Elle  communique  à  ses  compagnes  sa 


RACINE.  405 

flamme  intérieure.  Une  lettre  de  cachet  l'exile  dans 
un  couvent  de  Meaiix,  qu'elle  embrase  encore.  «  Mon 
étoile,  disait-elle,  est  d'être  toujours  et  partout  ai- 
mée. »  On  la  renvoie  dans  un  moua  tère  d'Argen- 
teuil;  elle  n'y  reste  pas.  11  y  a  un  moment  où  l'on 
perd  sa  trace;  on  ne  sait  où  ni  comment  finit  cette 
existence  blessée  à  l'aile,  ce  cygne  meurtri,  qui,  dans 
aucun  nid,  ne  pouvait  trouver  le  repos. 

Plus  touchanle  et  plus  tendre  encore  est  mademoi- 
selle de  Glapion,  vouée  au  cloître  par  madame  de 
Maintenon,  qui  sacrifiait  à  Dieu  l'élite  de  ses  élèves, 
avec  l'impassibilité  d'une  prêtresse.  Elle  se  débat 
longtemps  sous  ce  voile  funèbre,  tissu  de  petitesses 
et  de  minuties  monacales,  où  on  l'a  prise  comme  au 
piège.  Une  noire  tristesse  la  consume  :  elle  savoure, 
jusqu'à  la  lie,  ce  spleen  des  couvents  que  les  Pères  du 
Désert  nommaient  Vaccdia.  Elle  se  plonge,  pour  s'en 
distraire,  dans  la  géographie  et  dans  la  lecture  des 
voyages.  On  la  chasse  du  vaste  monde  où  s'enfuyait 
sa  pensée  et  on  la  circonscrit  dans  \in  pace  de  la 
règle.  Elle  demande  alors  à  la  musique  de  calmer  sou 
cœur  :  «  Adducite  mihi  psaltem.  »  Mais  madame  de 
Maintenon,  l'entendant  un  jour  chanter,  avec  une  voix 
pleine  de  larmes,  un  iriotet  pris  du  Cantique  des  Can- 
tiques, lui  interdit  le  chant  et  fit  fermer  son  clavecin. 
Mnsi  proscrite  de  tous  ses  refuges,  bannie  même  du 
royaume  des  rêves,  mademoiselle  de  Glapion  se  re- 


406  LE  THÉÂTRE    MODERNE. 

jeta  sur  la  mort.  Elle  soignait  passionnément  les  ma- 
lades, s'allachant  aux  lits  de  celles  dont  le  mal  pou- 
vait se  gagner,  cherchant  à  l'aspirer  sur  leurs  lèvres. 
Sa  charité  prenait  l'élan  du  suicide.  L'âge  et  l'habi- 
tude l'apaisèrent  enfin;  l'ombre  froide  de  madame 
de  Maiiitenon  finit  par  éteindre  celte  nature  ardente. 
Élue  supérieure  de  la  maison  de  Saint-Cyr,  elle  la 
gouverna  pendant  quinze  ans  avec  une  sagesse  exem- 
plaire. Mais,  au  sein  même  de  ce  rigide  hiver,  elle  se 
rajipelait  toujours  son  chaste  printemps,  et  ce  qu'elle 
appelait  «  les  beaux  jours  d'Esther  ». 


Athalie  est  la  reine  des  tragédies  ;  il  n'y  a  rien  au 
théâtre  de  plus  solennel  et  de  plus  sublime  :  Racine, 
exalté  par  la  foi,  s'y  élève  au-dessus  de  lui-même.  Le 
char  de  feu  des  Prophètes  l'arrache  à  Versailles  et  le 
transporte  dans  la  région  du  grandiose.  K  marche 
eu  maître  dans  le  pays  des  miracles;  l'enthousiasitj 
de  l'Écriture  agrandit  son  génie  et  fortifie  sa  parole. 
Sa  grâce  se  revêt  d'ampleur  pour  entrer  dans  le  Saint 
des  Saints  ;  l'abeille  de  l'Hymette  dépose  hardiment 
son  miel  dans  la  gueule  du  lion  de  Samson. 

Rassemblez  les  temps,  rapprochez  les  siècles,  sup- 
posez que  Salomon  au  Heu  d'emprunter  à  Tyr  l'archi- 
tecte et  le  sculpteur  de  son  temple,  eût  fait  venir,  de 
la  Grèce  déjà  florissante,  un  grand  artiste,  pour  le 


RACINE.  407 

construire.  Le  temple  surgissait  aussi  magnifique 
et  plus  pur,  une  symétrie  parfaite  présidait  à  sa 
construction  :  le  bois  des  cèdres  du  Liban  s'épanouis- 
sait en  gracieux  festons;  les  images  de  bœufs  et  de 
lions,  adniises  dans  l'enceinte,  perdaient  leur  air  de 
monstres  et  prenaient  un  tour  héroïque.  Israël  aurait 
eu  son  Parthénon. 

C'est  ce  mélange  merveilleux  que  présente  le 
style  ù'Athalie.  Avec  les  matériaux  étranges  du 
texte  biblique,  Racine  a  construit  un  chef-d'œuvre 
d'ordre  et  de  correction.  Aux  passions  barbares, 
aux  gigantesques  métaphores  de  l'Orient,  il  a  im- 
primé les  formes  de  l'art  accompli.  Par  un  miracle 
plus  grand  encore,  le  poète  convertit  le  temple  de 
Jéhovah  au  génie  chrétien.  L'épaisse  vapeur  des  aro- 
mates, la  grasse  fumée  des  sacrifices  s'en  exhale  en- 
core, mais  un  souffle  venu  de  Bethléem  rafraîchit 
celte  suffocante  atmosphère  du  culte  oriental.  Sous 
les  ailes  des  Chérubins  qui  recouvrent  l'Arche,  sou- 
rient les  anges  du  paradis  de  Jésus.  Sur  l'autel  des 
immolations  de  la  chair,  plane,  du  haut  des  cieux, 
l'hostie  non  sanglante  de  la  loi  nouvelle. 

Quelle  majesté  dans  l'exposition  !  C'est  une  porte 
sacrée  qui  s'ouvre,  à  deux  battants,  sur  le  mystère  de 
vengeance  et  de  salut  caché  dans  le  Temple.  Joad  s'y 
détache,  en  pleine  lumière,  dans  l'attitude  du  ponti- 
ficat miUtant.  Le  poète,  pour  l'évoquer,  n'appelle  à 


408  LE  THÉÂTRE   MODERNE. 

son  aide  aucun  des  prestiges  de  la  forme  et  de  la  cou» 
leur  ;  il  laisse  dans  l'ombre  la  pourpre  de  son  éphod 
et  les  diamants  de  sa  tiare  ;  mais  il  nous  en  montre 
l'âme  hautaine,  incorruptible,  indomptable.  Ecce  sa' 
cci'dos  magnus!  Ses  paroles  l'annoncent  plus  claire- 
ment que  les  clocheltes  d'or  qui  bordaient  sa  robe. 
De  quelle  hauteur  il  domine  la  femme  dont  il  toutient 
la  faiblesse,  le  soldat  dont  il  redresse  la  foi  ébranlée  ! 
Quelle  foi  superbe  dans  les  promesses  et  dans  les 
menaces  du  Seigneur!  Saint  Jérôme  parle  quelque 
part  d'un  «  discours  casqué  w,  sci-mo  galeatus.  Ici,  ce 
sont  des  vers  mitres  qui  se  déroulent  majestueuse- 
ment en  longue  fi.e.  A  chaque  rime,  on  croit  entendre 
le  son  des  crosses  d'or  retentissant  sur  les  dalles. 

Zacharie  apporte  la  nouvelle  du  temple  violé  par 
Athalie;  son  récit  précède,  comme  le  bruit  lointain 
d'une  puniiiue,  la  venue  de  la  terrible  reine.  Elle  entre 
avec  le  spectre  de  Jézabel  ;  il  la  suit,  il  l'obsède,  il 
allonge  sur  elle  son  ombre  effroyable.  La  Plaie  des 
Ténèbres  envahit  la  scène:  Athalie  racon'.e  le  songe 
<ie  sa  nuit.  L'obscur  cauchemar  prend  le  mouvement 
et  le  souffle  d'une  poésie  merveilleuse.  Les  vers  illu- 
minent, en  traits  de  feu,  la  momie  fardée  qui  se  dé- 
compose en  lambeaux  sanglants,  les  chiens  affamés 
qui  la  rongent,  l'en  tant  vêtu  de  lin  qui  sort  de  cette 
curée  humaine,  le  poignard  qu'il  tire  et  dont  il  perce 
Athalie.  C'est  l'idéal  du  sinistre! 


RACINE.  403 

Que  (lire  de  l'interrogatoire  de  Joas?  Cette  vieille 
reine,  chargée  d'aimées  et  de  crimes,  comparant, 
d'un  œil  hagard,  un  enfant  mystérieux  au  spectre 
«Fui  la  menace;  la  destinée  d'un  peuple  suspendue  a 
cette  bouche  naïve,  la  perfidie  des  questions,  l'inspi- 
ration des  réponses,  le  groupe  de  femmes  tremblantes 
qui  assistent  à  ce  jeu  terrible  de  l'agneau  caressé 
par  la  lionne  ombrageuse  ;  Joad  caché  qui  entend 
tout,  la  main  sur  son  glaive  ;  la  rage  d'Athalie,  bles- 
sée au  cœur  par  celte  parole  enfantine,  sous  laquelle 
elle  pressent  le  fer  qui  l'a  frappée  dans  son  rêve... 
cela  compose  un  tableau  d'un  charme  et  d'une  terreur 
uniques  au  théâtre.  11  faut  se  taire,  admirer,  admirer 
encore! 

Le  signal  est  donné;  une  sainte  fureur  s'empare 
de  la  tragédie.  Tout  se  hâte  et  se  précipite.  L'action 
marche  avec  une  rapidité  d'oiseau  de  proie  s'abattant, 
au  signe  de  Dieu,  sur  une  grande  victime.  L'impré- 
cation de  Joad,  rencontrant  Mathan  dans  le  Temple, 
sonne  le  carnage  sacré  des  guerres  juives.  Ce  n'est 
plus  ce  pontife  calme,  et  impassible  dans  la  foi,  jus- 
qu'alors plutôt  évêque  que  grand-prêtre,  et  que  l'ima- 
gination drapait  dans  la  soutane  violette  de  Bossuet. 
Il  prend  la  tournure  violente  de  ces  Prophètes 
exterminateurs,  qui,  le  jour  venu,  retroussaient  leur 
robe,  tiraient  le  couteau,  et  saignaient,  sur  leurs  au- 
tels, les  prêtres  des  faux  dieux.  On  croit  le  voir  bran-- 


410  LE  THÉÂTRE   MODERNE. 

dissant  son  encensoir,  comme  une  fronde,  sur  l'apos- 
tat écrasé.  On  croit  entendre  siffler  le  fouet  des  anges 
qui  chassèrent  du  temple  Uéliodure. 

L'esprit  de  Dieu  a  saisi  Joad  ;  il  le  tient  et  ne  le 
lâche  plus.  Il  touche  ses  yeux,  d'un  doigt  de  flamme, 
et  passe  sur  ses  lèvres  le  charbon  ardent.  uAdducite 
mihi  psaltem.  » 

Lévites,  de  vos  sons  prêtez-moi  les  accords. 

La  musique  résonne  et  monte  sa  parole  au  diapason 
de  la  prophétie.  Il  pleure  d'abord  la  mort  de  Jéru- 
salem ;  son  hymne  éclate  en  sanglots  ;  il  se  roule  dans 
la  cendre  du  deuil  oriental  ;  il  accumule,  en  quelques 
vers,  toutes  les  grandioses  images  de  la  captivité  et 
delà  ruine.  Puis,  d'un  vers  à  l'autre,  l'élégie  se  trans- 
figure en  un  splendide  dilliyrambe.  Une  strophe 
triomphale  éclate.  On  dirait  des  milliers  de  harpes 
célébrant  un  lever  du  soleil.  La  Jérusalem  nouvelle 
se  déploie,  à  la  voix  du  prophète,  pleine  de  lumière, 
d'harmonie,  de  multitudes  agitant  des  palmes,  de  rois 
prosternés.  La  rosée  pleut,  la  Vierge  enfante.  L'hymne 
s'élance  au  ciel,  pour  lui  ravir  ses  secrets,  et  les  laisse 
retomber  sur  la  terre  qu'ils  accablent  d'attente,  de 
gloire  et  de  promesses. 

Sw'sum  corda!  Le  poète  ne  laisse  pas  retomber  les 
cœurs  qu'il  a  élevés  si  haut.  Le  sublime  de  l'atten- 
drissement   succède    au  sublime    de   l'exaltation. 


RACINE.  411 

Comme  dans  la  Judée  biblique,  on  marche,  dans  la 
tragédie  de  Racine,  parmi  les  prodiges.  Parcourez 
toutes  les  épopées  antiques  et  modernes,  vous  n'y 
trouverez  pas  une  scène  comparable  à  celle  de  Joad 
ceignant  du  diadème  de  David  le  front  de  Joas.  Quel 
groupe  que  celui  de  ce  pontife  s'agenouillant  devant 
un  enfant  !  Qu'il  est  touchant  l'examen  de  conscience 
qu'il  lui  fait  subir  !  Quelle  auguste  mélancoUe  se  mêle 
à  ses  vœux  et  à  ses  conseils!  Avec  quelle  sainte 
frayeur  le  prêtre  essaie,  à  ce  jeune  front,  la  couronne, 
pour  se  convaincre  qu'il  est  digne  de  la  porter  ! 

Enfin  arrive  ce  dénouement  formidable,  où  l'action 
humaine  s'efface  devant  l'intervention  du  Seigneur. 

Grand  Dieu  I  voici  ton  lieure  ;  on  t'amène  ta  proie  ! 

Athalie  est  prise  au  piège,  par  Jehovah,  dans  son 
temple;  les  prêtres  la  cernent  d'un  cercle  de  glaives. 
Elle  jette  son  sang  contre  le  ciel,  sa  malédiction  au 
jeune  roi,  immobile  sur  son  trône,  au  pied  du  taber- 
nacle. Le  Dieu  vivant  assouvit  sa  vengeance.  Car  le 
miracle  de  cette  tragédie  est  dans  la  présence  réelle 
et  perpétuelle  de  son  Dieu  ;  elle  ne  s'agite  même  pas, 
elle  se  laisse  mener  par  ce  Dieu.  Ses  péripéties  sont 
des  prières,  des  malédictions,  des  prophéties,  des 
oracles.  Comme  Moïse  sur  la  montagne,  elle  gagne  la 
bataille,  en  levant  ses  mains  vers  le  ciel. 

L'admiration  de  deux  siècles  ne  s'est  pas  trompée. 


412  LE  TnÉATRii    MODERNE. 


Athalie  est,  et  rcslera,  un  monument  impérissable; 
son  invariable  beauté  dominera  tous  les  changements 
du  goijt,  toutes  les  vicissitudes  du  langage. 


Tout  à  l'hnnre,  en  parlant  de  Dritanniais,  nous 
opposions  Shakespeare  à  Racine,  et  la  terrible  fami- 
linrilé  avec  laquelle  le  poêle  anglais  ouiait  traité  la 
Rome  (le  Tacite,  à  l'étiquette  sévère  que  garde,  pour 
l'aborder,  le  poète  de  Versailles.  L'objection  revient 
d'elle  même  à  propos  (ï Athalie.  On  peut  se  deman- 
der quelle  forme  aurait  prise  un  pareil  sujet  entre  les 
mains  de  Shakespenre.  La  réponse  est  facile. 

C'est  avec  la  rudesse  du  génie  hébraïque  que  Sha- 
kespeare auiait  traduit  l'Ancien  Testament.  Le  vesti- 
bule lumineux  et  nu  de  Racine  aurait  fait  place  aux 
labyrinthes  du  Temple  indigène.  La  grande  synagogue 
aurait  dévoilé  ses  arcanes.  Nous  aurions  vu  ses  voûtes 
inégales,  ses  colonnades  d'un  style  inconnu,  ses  ché- 
rubs  monstrueux,  pareils  aux  grilTons  de  la  Perse, 
sa  Mer  de  fonte,  écumanle  du  i^ang  des  victimes  et 
portée  par  douze  bœufs  d'airain.  Les  sept  flammes  du 
Chandelier  d'or  auraient  éclairé  les  rabbins  de  Rem- 
brandt, marmottant,  dans  leurs  barbes  sales,  les  ana- 
thèmes  du  Talmud.  Qui  sait?  Shylock,   peut-être, 
créancier  d'un  Philistin  ou  d'un  Madianite,  serait 
venu  repasser  son  couteau  sur  le  métal  du  bassin  san- 
glant. Joad  se  montrerait  plus  abrupt,  la  reine  plus 


RACINE.  413 

barbare;  au  lieu  d'une  Athalie  à  demi  romaine,  nous 
aurions  eu  la  sauvage  Athaliahou  du  texte  littéral. 
Mallian  aurait  pris  la  laideur  expressive  d'une  cari- 
cature de  l'idolâtrie.  La  Kabale  aurait  mêlé  ses  ma- 
gies aux  miracles  du  Dieu  vivant.  Jérusalem  nous 
apparaîtrait  entrecoupée  de  lumière  et  d'ombre,  par- 
tagée entre  Jéhovah  et  les  démons  de  l'Orient. 

Que  d'épisodes  expressifs,  que  d'intermèdes  pitto- 
resques le  poète  aurait  jetés  dans  les  intervalles  de 
son  drame!  Les  prêtres  de  Baal  s'incisant  avec  des 
couieaux  et  sautant  burlesquement  autour  de  l'autel  ; 
le  Prophète,  enveloppé  de  son  sac  de  cendre,  les  rail- 
lant à  la  façon  d'Elisée  :  «  Criez  plus  fort  !  Peut-être 
»  votre  dieu  est-il  en  voyage  !  peut-être  qu'il  dort  et 
»  qu'il  s'éveillera!  »  —  Les  nécromants,  complotant, 
le  soir,  sur  les  hauts  lieux,  avec  les  sorcières  phéni- 
ciennes; et,  sur  le  seuil  des  carrefours,  à  la  lueur 
des  feux  vacillants  devant  les  idoles,  Oolla  et  Oolliba, 
les  bayadères  symboliques,  aux  paupières  teintes  d'an- 
timoine, aux  narines  percées  d'un  anneau  d'argent, 
couchées  sur  une  montagne  de  pourpre  et  buvant, 
à  pleine  coupe,  le  sang  des  martyrs. 

Une  telle  interprétation  pourrait  éblouir  au  pre- 
mier abord;  la  réflexion  en  détourne  et  fait  mieux 
admirer  le  plan  de  Racine.  Ce  qui  convient  à  Rome 
ne  convient  pas  à  Sion.  Autant  le  poète  dramatique 
doit  marquer,  de  traits  dislinclifs,  les  sujets  qu'il  tire 


414-  LE  THÉÂTRE    MODERNE. 

de  l'histoire  profane,  autant  il  doit  empreindre  d'une 
beauté  générale  et  simple  ceux  qu'il  emprunte  à  l'his- 
toire sacrée.  Dieu  n'a  pas  de  costume,  l'Éternité  n'a 
pas  de  décors;  or,  la  Cible  est  le  livre  divin,  le  livre 
éternel.  En  s'attachant  à  sa  lettre,  Racine  aurait  tué 
son  esprit;  en  la  rapprochant  par  le  détail,  il  aurait 
diminué  sa  sublimité. 

Racine  a  compris  la  Bible  comme  Raphaël.  C'est 
ainsi  que  le  peintre  du  Vatican  l'interprète,  dans  ses 
fresques  et  dans  ses  tableaux.  Il  y  apporte  une  mo- 
dération majestueuse,  qui  ramène  les  angles  trop 
saillants  du  type  judaïque  aux  lignes  cadencées  ('e 
la  beauté  pure  ;  il  harmonise  les  étrangetés  locales, 
les  discordances  historiques,  sous  la  clarté  d'une 
couleur  qui  n'est  d'aucun  temps  ni  d'aucun  climat. 
Il  impose,  à  tous  les  contrastes  et  à  tous  les  aspects 
du  passé,  ce  grand  style  qui  enveloppe  les  âges,  les  ci- 
vilisations et  les  peuples,  dans  une  sorte  d'égalité 
spirituelle,  où  les  actions  se  tempèrent,  oii  les  cos- 
tumes se  ressemblent,  où  les  personnages,  revêtus  de 
corps  glorieux,  expriment  plutôt  qu'ils  n'agissent  et 
posent  majestueusement  devant  leur  propre  immor- 
talité. Là,  les  êtres  se  dépouillent  des  variétés  péiis- 
sables  et  transitoires  de  leurs  formes;  les  événements 
se  concentrent,  les  particularités  disparaissent,  les 
incidents  s'effacent,  le  sens  supérieur  prédomine; 
un  calme  imposant,  répandu  sur  toutes  les  flgures» 


RACINE.  419 

contient  les  passions  à  l'état  plastique.  La  vie  se  ra- 
réfie, comme  à  l'approche  des  hautes  cimes.  Ses  dé- 
tails n'apparaissent  que  sous  leur  forme  suprême  :  le 
glaive,  le  bandeau,  le  poignard,  l'autel.  Le  Temps, 
enfin,  s'abrège  et  s'épure,  com.me  s'il  s'évanouissait 
dans  l'Éternité. 

Athalie  rappelle,  dans  son  ensemble,  le  style  trans- 
cendant des  compositions  de  Raphaël;  elle  offre  la 
même  généralité  grandiose,  la  même  solennité  me- 
surée, les  mêmes  calculs  d'harmonie  et  de  propor- 
tion; elle  a  des  scènes  qui  surgissent  à  l'œil  habitué 
aux  analogies  de  l'art,  comme  des  fragments  de  Ra- 
phaël reproduits  par  la  poésie.  Le  récit  du  car- 
nage des  princes  de  la  maison  de  David  semble  copié 
sur  le  Massacre  des  Innocents,  gravé  par  Marc- 
Antoine.  Le  désordre  du  temple,  envahi  par  Athalie, 
répète  le  tumulte  sculpté  de  la  grande  fresque  (VHé- 
liodore.  Il  n'est  pas  jusqu'aux  jeux  de  la  scène  qui 
n'amènent  continuellement,  entre  Joad,  Josabeth, 
Zacharie  et  Joas,  des  groupes  enlacés  et  agenouillés, 
pareils  aux  Saintes  Familles  du  grand  maître. 
L'Église  triomphante,  posée  comme  un  dôme  sur 
l'enceinte  de  la  Synagogue,  la  croix  surmontant  la 
crosse  du  grand-prêtre,  la  Bible  éclairée  par  TÉvan- 
gile,  voilà,  dans  sa  pensée  comme  dans  son  exécu- 
tion, la  tragédie  de  Racine. 

Je  me  souviens  d'avoir  lu,  par  hasard,  Athalie 


4l«  LE  THÉÂTRE    MODERNE, 

dans  Saint-Pierre  de  Rome,  appuyé  à  la  rampe  de 
la  balustrade,  au  jour  mystique  des  cnt  lampes  éter- 
nelles qui  veillout  sur  le  touibeau  des  Apôtres.  C'était 
à  la  lin  d'un  graud  office?;  l'église  exhalait  l'encens 
et  la  cire  ;  l'orgue  du  Chapitre  des  chanoines,  alTaibli 
par  la  distance,  psalmodiait  gravement  dans  le  loin- 
tain. Les  voix  basses  dos  prières,  dispersées  dans 
l'immensité  du  temple,  se  résumaient  en  un  vague 
murmure,  semblable  à  ce  bourdonnement  de  vies  in- 
visibles qui  remplit  la  campagne,  dans  le  silence  dei 
jours  d'été.  Le  soleil  déclinant  comblait  de  lumière  la 
basilique  ;  des  traînées  de  clarté  jonchaient  le  pavé 
splendideet  rayonnaient,  en  tous  sens,  jusqu'au  seuil 
obscur  des  chapelles,  comme  les  emlirancliements 
d'un  sentier  céleste.  Les  marbres,  les  ors,  les  mo- 
saïques empruntaient  aux  reflets,  attirés  par  l'éclat  de 
leurs  surfaces,  une  vie  merveilleuse  de  balancements 
et  d'oscillatoins.  Les  apôtres,  les  prophètes,  les  vier- 
ges, les  sibylles,  les  martyrs,  les  patriarches,  dissémi- 
nés sur  les  autels  et  sur  les  paroi>,  semblaient  graviter 
les  uns  vers  les  autres,  pour  s'enlacer  dans  la  Com- 
munion des  Saints  de  l'universelle  Église.  L'air  était 
rouge,  le  silence  priait,  les  lampes  pétillaient  de  fer- 
veur. De  temps  en  temps,  la  figure  superbe  d'un  car- 
dinal, drapé  dans  sa  pourpre  aux  cent  plis,  passait  à 
Ihorizon  du  temple,  image  rapide  et  radieuse  du  pon- 
tificat biblique. 


RACINE.  417 

Le  baldaquin  oriental  qui  surmonte  le  grand  autel 
complétait  l'illusion  de  celte  fonte  ardente,  harmo- 
nieuse, parfaite,  de  deux  lois,  de  deux  cultes,  de  deux 
Testaments  dans  un  monument  idéal.  Tout  était 
pompe,  largeur,  magnificence  céleste,  radieuse  al- 
légresse. Les  couleurs  se  mariaient  au  soleil,  les 
marbres  se  réjouissaient  de  leur  éternité,  la  coupole 
montait  au  ciel  ! 

Cette  lecture  dans  un  pareil  lieu  eut  sur  moi 
l'efifet  d'une  révélation.  L'église  m'expliqua  le  livre  : 
j'y  retrouvai  son  unité  savante,  ses  nobles  orne- 
ments, sa  large  conciliation  de  symboles,  sa  grandeur 
jointe  à  la  beauté  et  cette  immensité  voilée  par  la 
justesse  qui  s'approfondit  sons  la  fixité  du  regard, 
comme  l'idée  de  Dieu  sous  la  méditation  ie  l'esprit. 


lî!,  27 


CHAPITRE   V 

MOLIÈRE. 


I,  —  L'Étourdi. 
II.  —  L'École  des  Femmes. 

III.  —  Don  Juan. 

IV.  —  Le  Misanthrope. 

V.  —  Les  Femmes  savanles. 


I 


Un  intérêt  singulier  s'attache  à  cette  jeune  comé- 
die (le  l'Étourdi,  prélude  joyeux  de  tant  de  chefs- 
d'œuvre.  Fille  naturelle  du  génie  de  Molière,  conçue 
en  dehors  des  règles,  entre  les  tréteaux  et  le  théâtre, 
elle  est  née  sur  le  chariot  errant  du  Roman  Comi- 
que. Comme  la  Béatrice  de  Shakespeare,  elle  pourrait 
dire  :  «  A  l'heure  où  je  vins  au  inonde,  une  étoile  dan- 
»  sait  dans  le  ciel.  »  Molière  n'avait  pas  encore  con- 
science de  lui-même,  lorsqu'il  fît  jouer,  pour  la  pre- 
mière fois,  à  Lyon,  en  1653,  cette  pièce  de  facture, 
empruntée  à  t Inavertito  de  Beltrame  et  à  VEmilia 
fle  Luigi  Groto.  Il  pillait  à  droite,  imitait  à  gauche, 


MOLIÈRE.  419 

composait  à  la  diable,  rimait  au  hasard.  On  peut  dire 
que,  dans  rÉtourdi,  il  jette  sa  gourme  et  son  premier 
feu.  L'esprit  pétulant  de  l'Italie  bouffe,  souffle  sur  ces 
scènes,  rejointes  par  un  léger  fil,  qui  se  poursuivent 
et  s'entre-croisent,  comme  les  figures  d'une  longue  fa- 
randole. L'observation  en  est  absente,  les  caractères 
sortent  des  moules  factices  de  l'imbroglio  d'outre- 
mont.  Le  poète  n'a  pas  encore  étudié  son  pays, 
contemplé  son  siècle  ;  il  ne  voit  encore  le  visage  hu- 
main qu'à  travers  les  masques  de  convention  de  la 
parade  italienne.  Il  vit  renfermé  dans  sa  troupe,  com- 
posée du  Vieillard  et  du  Jeune  homme,  du  Valet  et 
de  la  Captive,  laquelle  ne  fait  que  perpétuer,  sous  des 
traits  à  peine  rajeunis,  le  groupe  antique  et  inamo- 
vible du  théâtre  de  Plante  et  de  Térence. 

Mais  le  génie  perce,  de  toute  part,  sous  cette,  ébau- 
che calqnée  au  poncif;  il  éclate,  à  chaque  scène,  en 
traits  soudains,  en  saillies  franches,  en  jets  de  verve 
et  d'hilarité.  Si  la  substance  morale,  la  réflexion,  la 
pensée  manquent  encore  à  cette  comédie  de  jeunesse, 
elle  a  déjà  l'animation,  la  souplesse,  le  feu  de  l'esprit, 
le  coloris  des  personnages,  la  vivacité  du  dialogue. 
C'est  la  verdeur  d'un  printemps  regorgeant  de  sève 
et  qui  va  faire  explosion. 

Mascarille  est,  à  lui  seul,  toute  une  création.  Il 
élève  et  il  transfigure  le  type  subalterne  et  multiple 
du  valet  d'intrigue.  Sous  un  nom  nouveau,  il  le  lance 


420  LE  THÉÂTRE    MODERNE. 

dans  une  vie  nouvelle.  Scapin,  Sganarelle,  Sbrigani, 
Figaro  liii-môme  s'agitent  déjà  sous  les  plis  de  son 
manteau  turbulent.  Il  y  a,  sans  doute  encore,  beau- 
coup de  convention  dans  son  invention.  Mascarille 
n'est  qu'à  demi  réel  :  moitié  masque  et  moitié 
figure,  incarnation  bouffonne  de  Tespril,  d'intrigue 
et  de  la  loi  naturelle  se  moquant  de  la  loi  hu- 
maine, bâtard  de  l'esclavage  antique  et  de  la 
farce  italienne.  Déshabillez-le  de  sa  cape  aux  raies 
de  tulipe,  vous  retrouverez  en  lui  Ëpidique  et  Dave, 
Storax  et  Parménon,  Stichus  et  Syrus,  l'esclave  de  la 
Casina  et  de  /'.452;z(2z>e,  traduisant,  en  fourberies  mo- 
dernes, les  friponneries  romaines  qui,  chez  ses  pre- 
miers maîtres,  le  faisaient  périr  sous  le  bâton  ou  expi- 
rer sur  la  croix.  Mais  mille  expressions  nouvelles 
animent  et  vivifient  ce  masque  archaïque  qui  semblait 
sculpté.  L'esprit  gaulois  se  joue  sur  ses  traits  latins; 
sa  verve  s'est  aiguisée,  son  imagination  prend  l'essor, 
son  rictus  immobile  se  transforme  en  rire  spirituel. 
Ses  pieds,  qui  ne  traînent  plus  la  chaîne  de  la  servi- 
tude, semblent  avoir  chaussé  les  talonnières  ailées 
du  rusé  Mercure.  Il  plane  dans  la  région  de  la  fan- 
taisie et  du  libre  esprit. 

Mascarille  mérite,  à  coup  sûr,  ce  titre  de  Fourborum 
rmperator  qu'il  se  décerne  à  lui-même,  et  qu'il  écri- 
rait volontiers,  en  majuscules  flamboyantes,  sur  son 
bonnet  sicilien.  C'est  la  scélératesse  méridionale,  dans 


MOLIÈRE.  421 

toute  sa  verve  inventive,  Vingegno  appliqué  a.ix  œu- 
vres de  sac  et  de  corde.  Il  ment  effrontément,  il  vole 
sans  vergogne,  il  fait  battre  monnaie  au  fils  sur  le 
cercueil  vide  de  son  père.  Et  pourtant  le  plus  sévère 
moraliste  rit  aux  éclats  de  ses  tours  pendables.  Il  est 
si  vif,  si  gai,  si  bon  diable,  si  naïvement  dénué  de 
conscience  et  de  sens  moral!  Se  fâcher  en  voyant 
Mascarille  dérober  la  bourse  du  vieil  Anselme,  autant 
vaudrait  s'indigner  à  la  vue  d'un  chat  volant  un  fro- 
mage. Il  est  désintéressé,  d'ailleurs,  dans  ses  four- 
beries ;  il  nage  dans  l'eau  trouble  sans  y  pêcher.  Ce 
n'est  pas  à  son  profit  qu'il  accomplit  les  douze  travaux 
de  l'intrigue,  c'est  à  celui  de  son  maître,  le  seigneur 
Lélie.  Il  s'agit  de  lui  conquérir  la  belle  Célie,  captive 
du  vieux  Truffaldin.  Il  y  a  là  des  grilles  à  limer,  des 
vieillards  à  berner,  des  mascarades  à  conduire,  des 
coups  de  bâton  à  donner  et  à  recevoir.  Le  voilà  qui 
s'exalte  pour  cette  œuvre  d'art,  et  qui  se  lance  dans 
l'aventure,  au  galop  de  ses  grandes  bottes  de  sept 
lieues.  Sa  têle  est  un  moulin  à  vent  et  à  feu  qui  broie, 
blute  et  triture  des  moissons  d'idées  et  de  stratagè- 
mes. Lélie  a  beau  brouiller  ses  cartes  pipées,  il  a  beau 
crever,  à  chaque  instant,  de  son  blanc  bec  d'étour- 
neau  les  pièges  brillants  qu'il  a  tissés  maille  à  maille, 
Mascarille  jure,  sacre,  tempête,  mais  recommence  à 
filer  sa  trame.  Car  il  travaille  pour  la  gloire,  non  pour 
le  salaire. 


422  LE  TnEATRE   MODERNE. 

L'honneur,  ù  Mascarille,  est  une  belle  cliose. 
A  tes  nobles  travaux  ne  fais  aucune  pause, 
Et,  quoi  qu'un  maître  ait  fait  pour  te  faire  enrager, 
Travaille  pour  la  gloire  et  non  pour  l'obliger. 

C'est  le  fauconnier  de  l'amour,  et  son  imagination 
est  le  gerfaut  ardent,  rapide,  acharné  qu'il  lance 
sur  la  linotte  coiffée  que  lui  a  désignée  son  maître.  On 
l'aime,  ce  pendard,  pour  son  dévouement,  pour  sa 
verve,  pour  Tenthousiasme  d'artiste  avec  lequel  il 
agence  et  fait  mouvoir  ses  pittoresques  machines.  On 
admire  son  front  de  bronze,  sa  gesticulation  effrénée, 
sa  fertilité  de  ressources,  son  impudence  étonnante 
et  haute  en  couleur.  'S'il  vole,  au  tournant  d'une  rue, 
comme  au  coin  d'un  bois,  l'argent  n'est  du  moins, 
pour  lui,  que  le  nerf  des  guerres  de  l'amour.  Lespis- 
toles,  escroquées  par  Mascarille,  ne  chargent  pas  la 
conscience.  Elles  ont  l'éclat  fabuleux  des  pommes 
d'or  des  Ilespérides,  gardées  par  le  dragon  à  cent 
têtes;  elles  sont  frappées  à  l'effigie  de  Mercure  en- 
dormant Argus. 

Et  puis  la  fantaisie  purifie  tout,  et  la  fantaisie  est 
l'élément  de  Mascarille,  comme  elle  sera,  plus  tard, 
celui  de  Scapin  ;  il  habite  un  monde  imaginaire  qui 
n'obéit  qu'à  la  loi  du  rire.  Ce  qui  serait  un  crime  dans 
nos  rues  éclairées  au  gaz,  n'est  qu'une  peccadille  sur 
les  quais  lumineux  de  celte  Messine  de  comédie, 
aussi  fantastique  que  les  mirages  de  la  Fata  Mor- 
gana.  Au  besoin,  l'histoire  d'enfants  volés  par  des 


MOLIÈRE.  423 

Égyptiennes  et  par  des  Corsaires  qui  termine  k 
pièce,  vous  avertit  que  la  scène  se  passe  dans  le 
pays  bleu.  Et,  avec  quelle  grâce  le  poète  se  moque 
lui-même,  le  premier,  de  ce  dénouement  rebattu I 

Maintenant  vous  serez  un  marchand  d'Arménie 

Qui  les  aurez  vus  sains,  l'un  et  l'autre,  en  Turquie. 

Si  j'ai,  plutôt  qu'aucun,  un  tel  moyen  trouvé, 

Pour  les  ressusciter  sur  ce  qu'il  a  rêvé. 

C'est  qu'en  fait  d'aventure  il  est  très  ordinaire 

De  voir  gens  pris  sur  mer,  par  quelque  Turc  corsaire, 

Puis  être,  à  leur  famille,  à  point  nommé  rendus, 

Après  quinze  ou  vingt  ans  qu'on  les  a  crus  perdus. 

Pour  moi,  j'ai  vu  déjà  cent  contes  de  la  sorte. 

Sans  nous  alambiquer,  servons-nous-en;  qu'importe? 

Mascarille  ne  fait  pas  long  feu  dans  le  répertoire 
de  Molière.  L'ardeur  de  sa  première  apparition  le 
dévore;  il  se  consume  en  resplendissant.  Vous  diriez 
un  cheval  de  race^  fourbu  pour  avoir  donné  dans 
une  première  course.  On  le  reconnaît  à  peine,  lorS' 
qu'il  reparaît  dans  le  Dépit  amoureux.  Sa  hardiesse 
a  baissé,  sa  verve  est  tarie  ;  son  Imaginative  épuisée 
n'accouche  plus  que  de  stratagèmes  avortés.  De  bra- 
vache qu'il  était,  il  devient  poltron.  Au  Heu  de  do- 
miner son  maître,  comme  dans  PÉtourdi,  de  sa  su- 
périorité insolente,  il  se  rapetisse  et  s'humihe  devant 
lui.  L'ombre  d'un  bâton  l'effarouche,  la  silhouette 
lointaine  du  gibet  le  fait  trembler  de  la  tête  aux  pieds. 
Lorsque  Yalèrelui  propose  d'aller,  en  armes,  assiéger 
le  logis  de  Lucile,  et  de  se  «  chamailler  »,  au  be- 


424  LE  THÉÂTRE   MODERNE. 

soin,  s'ils  trouvent  résistance,  sa  couardise  effrayée 
pousse  des  cris  cyniques  : 

Moi,  chamailler,  bon  Dieu  !  suis-je  un  Roland,  mon  maître? 

Ou  quelque  Ferragus?  C'est  fort  mal  me  connaître. 

Quand  je  viens  à  songer,  moi,  qui  me  suis  si  cher, 

Qu'il  ne  faut  que  deux  doigts  d'un  misérable  fer 

Dans  le  corps,  pour  vous  mettre  un  humain  dans  la  bière, 

Je  suis  scandalisé  d'une  étrange  manière. 

«  Mais  tu  seras  armé  de  pied  en  cap.  »  Tant  pis, 

J'en  serai  moins  léger  à  gagner  le  taillis. 

Et  de  plus  il  n'est  pas  d'armure  si  bien  jointe 

Où  ne  puisse  glisser  une  vilaine  pointe. 

(i  Oh!  tu  seras  ainsi  tenu  pour  un  poltron  !  » 

Soit,  pourvu  que  toujours  je  branle  le  menton. 

A.  table,  comptez-moi,  si  vous  voulez,  pour  quatre  ; 

Mais  comptez-moi  pour  rien,  s'il  s'agit  de  se  battre. 

!^uel  changement  et  quelle  déchéance!  l'empe- 
reur des  fourbes  n'en  est  plus  que  le  vil  goujat.  D'une 
comédie  à  l'autre,  Mascarille  a  pris  le  ventre,  l'é- 
goïsme,  la  triviaUté  prosaïque  de  Sganarelle  et  de 
Gros-René. 

Une  troisième  fois,  il  fait  sa  rentrée  dans  les  Pré- 
cieuses Ridicules,  mais  déguisé  en  marquis,  jouant 
au  seigneur,  singeant  le  bel  air,  faisant  la  roue  du 
geai  de  la  fable,  avec  les  plumes  et  les  rubans  de  sa 
petite-oie.  Il  expire  sous  le  soufflet  du  porteur  de 
chaise  et  sous  la  canne  de  La  Grange.  «  Ahi!  ahi! 
ahi!  »  Mascarille,  en  ces  trois  notes,  a  rendu  son 
dernier  soupir. 

Molière,  revenant  à  la  comédie  d'intrigue,  le  res- 
suscitera, plus  tard,  sous  la  figure  de  Scapin.  Mais  il 


MOLIÈRE.  423 

n'y  a  plus  de  place  pour  les  valets  à  tout  faire,  dans 
les  chefs-d'œuvre  qui  remplissent  ce  long  intervalle. 
Le  poète  a  fait  maison  nette,  en  quittant  l'imbroglio 
pour  l'observation.  Du  même  coup  il  a  congédié  toute 
sa  troupe  italienne.  Pères  imbéciles,  amants  ravis- 
seurs, spadassins,  pédants,  matamores;  il  renvoie  au 
tréteau  ces  marionnettes  surannées  et  se  met  à  créer 
des  hommes.  Désormais  il  mettra  en  scène  la  société 
de  son  temps,  agrandie  aux  proportions  de  l'éternelle 
vérité  humaine.  Devant  ce  monde,  en  chair  et  en  os, 
les  valets  chimériques  s'effacent  ou  se  transforment; 
ils  rentrent  dans  l'ombre  de  la  livrée  et  de  l'anti- 
chambre. Leurs  noms  nouveaux  les  déshabillent  de 
leurs  oripeaux  et  les  destituent  de  leur  tyrannie  fami- 
lière. Alain,  Dubois,  la  Merluche,  maître  Jacques  ne 
sont  plus  que  des  domestiques  remis  à  leur  place. 
Mascarille,  dans  le  salon  de  Célimène,  ne  pourrait 
que  ranger  des  fauteuils  et  porter  des  lettres;  dans 
la  maison  de  Chrysale,  il  ferait  l'effet  d'un  fantoche, 
fourvoyé  parmi  des  bourgeois. 

Lélie  joue  un  piteux  rôle,  auprès  de  son  glorieux  et 
tranchant  valet.  Mascarille  l'absorbe  et  l'anéantit.  Il 
traîne,  pendu  à  sa  cape  agile,  et  le  rudoyant  au  be- 
soin, ce  jouvenceau  enrubanné  qui  fait  l'amour  en 
lisières.  Son  étourderie  paraît  tomber  parfois  dans  la 
niaiserie.  L'obstination  qu'il  met  à  défaire  les  pièges 
et  à  patauger  dans  les  trames  ourdies  pour  son 


426  LE  THÉÂTRE    MODERNE. 

compte,  flnit  par  agacer,  à  la  longue.  De  récidive  en 
récidive,  l'irritation  gagne  le  spectateur.  Il  com- 
prend que  le  valet  dise  crûment  à  son  maître  : 

Ma  foi,  mon  cher  patron,  je  vous  le  dis  encore, 
Vous  ne  serez  jamais  qu'une  pauvre  pécore. 

Il  le  relayerait  volontiers  dans  la  bastonnade 
effrontée  qu'il  lui  applique  avec  Truffaldin.  Et  pour- 
tant rétourderie  de  Lélie  n'est  qu'une  illusion  d'opti- 
que théâtrale.  Regardez-y  de  plus  près  et  vous  l'ac- 
quitterez, scène  par  scène,  de  tous  les  reproches  dont 
l'accable  son  impérieux  serviteur.  C'est  lui  qui  les  mé- 
rite, en  ne  lui  faisant  jamais  part  des  ruses  qu'il  com- 
bine. Lélie,  en  fin  de  compte,  n'est  pas  un  sorcier; 
il  ne  peut  deviner  un  jeu  qu'on  lui  cache,  ni  s'en- 
tendre en  foire  avec  mi  larron  qui  ne  lui  dit  rien  de 
ses  artifices.  Il  a  cent  fois  raison,  au  troisième  acte, 
lorsqu'il  répond  à  ses  invectives  pour  la  dixième  fois 
répétées  : 

Au  moins,  pour  t'emportcr  à  de  justes  dépits, 
Fais-moi  dans  tes  desseins  entrer  de  quelque  chose. 
Mais  que  de  leurs  ressorts  la  porte  me  soit  close, 
C'est  ce  qui  fait  toujours  que  je  suis  pris  sans  vert. 

Un  moment  vient,  du  reste,  où  Lélie  se  redresse, 
d'un  élan  de  cœur,  à  cent  pieds  au-dessus  du  grand 
Mascarille.  C'est  celui  où  il  le  surprend  à  diffamer  sa 
maîtresse.  Le  drôle  a  beau  lui  faire  signe  que  ce  ne 


MOLIERE.  427 

sont  là  que  propos  en  l'air  pour  éloigner  son  ri\al, 
Lélie  ne  veut  rien  entendre  : 

Non,  non  !  point  de  clin  d'oeil  et  point  de  raillerie  l 
Je  suis  aveugle  à  tout,  sourd  à  quoi  que  ce  soit. 
Fût-ce  mon  propre  frère,  il  me  le  paycroit. 
Et,  sur  ce  que  jadore  oser  porter  le  blâme, 
C'est  me  faii'e  une  plaie  au  plus  tendre  de  l'âme. 
Tous  ces  signes  sont  vains,  quels  discours  as-tu  faits? 

Comme  il  grandit  subitement,  ce  petit  Lélie,  et 
comme  Mascarille  redevient,  à  cette  voix  fière  et 
loyale,  ce  qu'il  est  en  réalité,  un  sbire  émérite,  un 
laquais  habile  dont  un  gentilhomme  peut  se  servir, 
comme  d'un  fin  limier,  pour  courir  les  belles  filles  et 
dépister  ses  rivaux,  mais  auquel  il  est  défendu  de 
porter  la  dent  sur  le  gibier  qu'il  relance. 

Cette  Célie  qu'ils  poursuivent  avec  un  acharnement 
passionné,  ne  semble  pas  valoir  un  si  grand  effort. 
C'est  moins  une  figure  que  l'ombre  d'une  ombre.  Mo- 
lière l'a  empruntée  à  la  comédie  latine,  qui  ne  con- 
naissait d'autre  femme  que  la  captive  et  la  courti- 
sane. Aussi  a-t-elle  gardé  la  résignation  passive  et 
somnolente  de  l'esclave.  Elle  se  laisse  vendre,  reven- 
dre, marchander,  aimer,  disputer,  avec  une  indiffé- 
rence à  peine  émue  par  le  vague  amour  qu'elle  a 
pour  Lélie.  Presque  une  chose,  à  peine  une  personne. 
Il  y  a  dix-sept  siècles  entre  la  Célie  de  rÉtoiirdi  et 
l'Agnès  de  rÈcoie  des  Femmes^  qui  va  naître  neul 
ans  plus  tard. 


428  LE  TnÉATRE    MODERNE. 

Encore  une  fois,  ne  demandons  à  rÉtourdi  que  le 
mouvement  perpétuel  de  la  pantalonnade  italienne, 
soumis  et  dominé  par  le  génie  naissant  d'un  grand 
poète. Et  alors,  quelle  gaieté  féconde!  quelle  activité 
saisissante  etfulle!  quelles  variations  inépuisables 
sur  un  thème  unique  !  quel  surcroît,  toujours  montant 
et  bouillonnant,  de  verve  comique  !  Le  style  surtout  en 
est  admirable,  coulant  et  roulant  de  source,  primc- 
sautier  et  original.  Ses  négligences  mômes  et  ses 
brusqueries  ont  de  la  grâce.  Ce  sont  les  cailloux  qui 
font  écumer  et  rebondir  un  joyeux  ruisseau.  Du  pre- 
mier coup,  Molière  a  trouvé  sa  langue  :  on  a  ici  son 
premier  jet,  un  peu  trouble,  mais  aussi  dans  toute  sa 
saveur. 


II 


La  Jalousie  est  un  monstre  à  deux  visages,  l'un 
tragique  et  l'autre  burlesque  ;  celui-ci  pleure,  celui- 
là  grimace  :  Sganarelle  est  le  revers  d'Othello.  La 
physionomie  d'Arnolphe,  dans  l'Ecole  des  Femmes^ 
participe  de  ces  deux  aspects  ;  quelques  traits  lou- 
chants corrigent  çà  et  là  sa  physionomie  ridicule.  Il 
est  presque  pathétique  au  dernier  acte,  lorsque,  fou 
de  passion  et  de  désespoir,  il  se  traîne  aux  genoux  de 
l'enfant  cruelle  qui  regarde  froidement  ses  transports: 


MOLIËRE.  429 

Me  veux-tu  >oir  pleurer?  Veux-tu  que  je  me  batte? 
Veux-tu  que  je  m'arrache  un  côté  de  cheveux? 
Veux-tu  que  je  me  tue?  Oui,  dis,  si  tu  le  veux? 
Je  suis  tout  prêt,  cruelle,  à  te  prouver  ma  flamme. 


Mais  le  comique  l'emporte,  et,  malgré  sa  passion 
sincère,  Arnolphe  finit  toujours  par  exciter  un  rire 
ironique.  Ce  n'est  pas  l'âge  de  son  amour  qui  est  ridi- 
cule ;  il  n'a  guère  que  quarante-deux  ans,  ainsi  qu'il 
le  dit  lui-même  quelque  part;  des  passions  plus  miàres 
ont  été  payées  de  retour.  On  vieillissait  d'ailleurs 
moins  vite  qu'aujourd'hui,  sous  ces  majestueuses  per- 
ruques du  siècle  de  Louis  XIV,  qui  semblaient  revêti. 
les  fronts  virils  de  la  crinière  des  lions  ou  du  feuillage 
des  chênes.  C'est  par  les  cheveux  que  la  vieillesse 
attaque  l'homme,  et  cette  mâle  toison  lui  faisait  une 
chevelure  éternelle.  Ce  qui  rend  le  spectateur  insen- 
sible aux  souiTrances  d'Arnolphe,  c'est  son  système 
absurde  d'abêtissement  conjugal.  11  sème  de  la  niai- 
serie pour  récolter  de  l'innocence;  il  coiffe  Agnès  du 
bonnet  d'âne  pour  détourner  de  son  propre  front  les 
cornes  que  lui  prédit  Chrysale.  C'est  par  la  terreur, 
l'ignorance  et  la  séquestration  qu'il  prétend  se  ren- 
dre maître  du  cœur  d'une  jeune  fille. 

Les  Chinois  cassent  les  pieds  de  leurs  femmes 
pour  les  retenir  à  la  maison  et  les  forcer  d'être  fidè- 
les. Arnolphe  essaie  d'atrophier  l'esprit  d'Agnès 
pour  l'enchaîner  à  son  ésoïsme   et  faire  d'elle  h 


430  LE  TOÉATRE    MODERNE. 

servante  de  son  bonheur  domestique.  Mais  sa  péda- 
gogie stuj)ide  se  retourne  directement  contre  lui. 
En  cherchant  à  se  faire  aimer,  il  se  fait  haïr.  Agnès 
prend  en  horreur  cet  homme  rébarbatif  qui  hii 
parle  d'amour  avec  la  voix  lugubre  d'un  prédica- 
teur prêchant  un  carême,  et  lui  fait  du  mariage  un 
épouvantail  infernal.  Sa  naïveté  est  une  nudité  qui 
l'expose  aux  premières  surprises  de  l'amour.  Son 
extrême  ignorance  la  ramène  à  l'état  sauvage.  Il  n'y 
a  guère  plus  de  morale  dans  sa  tète  mignonne  que 
dans  celle  d'une  fille  de  Taïti,  vêtue  de  son  collier  de 
corail.  Si,  au  lieu  d'être  un  amoureux,  Horace  n'était 
qu'un  libertin,  Agnès  serait  à  lui  dès  le  premier  ren- 
dez-vous. 

Quelle  figure  charmante  que  celle  de  cette  créature 
de  l'instinct!  Agnès  ne  cherche  pas  l'esprit,  comme 
la  Nicette  de  Favart  ;  l'esprit  lui  vient  naturellement, 
dès  qu'elle  aime,  comme  la  fleur  germe,  sur  une  tige 
inculte,  au  premier  soleil  du  printemps.  Agnès  ren- 
dant à  Horace  révérence  pour  révérence,  est  la  petite 
sœur  de  la  grande  Juliette  disant  à  Roméo  :  «  Je  te 
dirai  :  Bonne  nuit,  jusqu'à  ce  qu'il  soit  jour.  »  Sœurs 
inégales,  séparées,  lointaines,  mais  qui,  l'une,  au 
balcon  de  son  palais  de  Vérone,  et  l'autre,  à  la  fe- 
nêtre de  son  logis  parisien,  représentent  l'amour  qui 
se  lève  aux  deux  extrémités  du  cœur  :  là,  dans  la 
pourpre  ardente  et  sombre   du  sang  italien,  ici, 


MOLIERE.  431 

dans  les  fraîches  et  légères  rougeurs  de  l'ingénuité 
gauloise. 

«  Tu  sais  que  le  masque  de  la  nuit  est  sur  mon  visage  ; 
sans  cela  tu  verrais  une  virginale  rougeur  colorer  ma  joue, 
quand  je  songe  aux  paroles  que  tu  m'as  entendue  dire  celte 
nuit.  Ah!  je  voudrais  rester  dans  les  convenances,  je  vou- 
drais nier  ce  que  j'ai  dit. . .  Mais  adieu  les  cérémonies  ! 
M'aimes-tu?  je  sais  que  tu  vas  dire  oui,  et  je  te  croirai  sur 
parole.  Ne  le  jure  pas,  tu  pourrais  trahir  ton  serment!  Les 
parjures  des  amoureux  font,  dit-on,  rire  Jupiter.  En  vérité, 
beau  Montagu,  je  suis  trop  éprise  ;  et  aussi  tu  pourrais  croire 
ma  conduite  légère,  mais  fie-toi  à  moi,  gentilhomme  :  je 
me  montrerai  plus  fidèle  que  celles  qui  savent  le  mieux 
aflecter  la  réserve.  » 

Ainsi  parle  Juliette  sous  le  masque  de  la  nuit,  et 
le  pressentiment  de  la  mort  prochaine,  les  poignards 
des  Capulets  suspendus  sur  le  rendez-vous  furtif,  la 
clarté  voluptueuse  de  la  lune  «  qui  argenté  les  cimes 
chargées  de  fruits  »,  tout  conspire  à  hâter  cet  amour 
tragique.  Point  de  nuances,  point  de  transitions;  il 
éclot,  comme  l'aloès,  dans  une  explosion  de  parfums. 
Ce  n'est  pas  sous  la  coquetterie  du  voile  que  Juliette 
se  montre  à  son  amant,  c'est  dans  l'éclatante  nudité 
de  son  grand  amour  : 

«  Peut-être  qu'il  y  a  du  mal  à  dire  cela,  mais  enfin  je  ne 
puis  m'empêcher  de  le  dire,  et  je  voudrais  que  cela  pût  se 
faire  sans  qu'il  y  en  eût.  On  me  dit  fort  que  tous  les  jeunes 
hommes  sont  des  trompeurs,  qu'il  ne  faut  point  les  écou- 
ter, et  que  tout  ce  que  vous  me  dites  n'est  que  pour  m'abu- 
ser;  mais  je  vous  assure  que  ie  n'ai  pu  encore  me  figurer 


432  LE  THÉÂTRE    MODERNE. 

cela  de  vous,  et  je  suis  si  touchée  de  vos  paroles  que  je  ne 
saurais  croire  qu'elles  soient  menteuses.  Uites-moi  fran- 
chement ce  qui  en  est;  car  enOn,  comme  je  suis  sans  mu- 
lice,  vous  auriez  le  plus  grand  tort  du  monde  si  vous  me 
trompiez;  et  je  pense  que  j'en  mourrais  de  déplaisir.  » 

Ainsi  parle,  en  sa  langue  à  peine  sevrée,  l'Agnès 
de  M')lière  ;  le  timbre  des  deux  voix  est  bien  diffé- 
lent,  l'une  splendide  et  sonore,  et  toute  vibrante 
d'enthousiasme;  — on  se  rappelle,  en  l'écoulant, 
ce  chant  de  la  Fable  indienne  dont  l'ardeur  était 
telle  qu'il  consumait  ceux  qui  le  chantaient  ;  — 
l'autre,  naïve  et  timide,  et  ne  dépassant  pas  le  sou- 
pir. Mais,  quoique  Agnès  vis-à-vis  de  Juliette  soit  ce 
qu'est  une  humble  primevère  comparée  à  la  plus 
brillante  des  étoiles,  son  doux  aveu  rend  sur  une 
aulre  corde  le  même  son  que  l'éclatant  épilhalame 
de  la  grande  vierge  italienne.  Toutes  deux  chantent 
la  première  ivresse  de  leur  âme,  les  fiançailles  géné- 
reuses du  cœur  jeune  et  loyal  qui  s'est  donné  dès 
qu'il  s'est  senti. 

Une  chose  pourtant  rend  Arnolphe  quelquefois 
touchant,  c'est  la  part  de  lui-même  que  Molière  a 
mise  dans  ce  sombre  rôle.  De  temps  en  temps,  le  poète 
se  montre  derrière  son  personnage.  Lorsqu'il  écrivit 
r École  des  Femmes,  sa  situation  était  à  peu  près  celle 
d'Arnolphe  :  il  avait,  comme  lui,  quarante-deux  ans; 
Armande  Béjard,  qu'il  venait  d'épouser,  en  avait  dix- 
huit.  Sa  première  verve  comique  s'était  exercée  sur 


MOLIÈRE.  433 

les  maris  trompés  par  leurs  femmes,  et  ses  amis  au- 
raient pu  lui  dire  ce  que  dit  Chrysale  à  Arnolphe  : 

Mais,  quand  je  crains  pour  vous,  c'est  cette  raillerie 
Dont  cent  pauvres  maris  ont  subi  la  furie  ; 
Car  enfin,  vous  savez  qu'il  n'est  grands  ni  petits, 
Que  de  votre  critique  ont  ait  vus  garantis. 

Jouet  d'une  coquette,  comme  Arnolphe  d'une  in- 
génue, il  est,  comme  lui,  mordu  au  cœur  par  la  ja- 
lousie, et  les  plaintes  risibles  de  son  personnage  trou- 
vent de  mélancoliques  échos  dans  ses  conversations 
intimes  avec  Chapelle  et  avec  Mginard. 

Je  souffre  doublement  dans  le  vol  de  son  cœur, 
Et  l'amour  y  pâtit  aussi  bien  que  l'honneur. 
J'enrage  de  trouver  cette  place  usurpée, 
Et  j'enrage  de  voir  ma  prudence  trompée. 
Je  sais  que,  pour  punir  son  amour  libertin, 
Je  n'ai  qu'à  laisser  faire  à  son  mauvais  destin; 
Que  je  serai  vengé  d'elle  par  elle-même  : 
Mais  il  est  bien  fâcheux  de  perdre  ce  qu'on  aimel 
Ciel!  puisque  pour  un  choix  j'ai  tant  philosophé, 
Faut-il  de  ses  appas  m'être  si  fort  coiffé  ! 
Elle  n'a  ni  parents,  ni  support,  ni  richesse; 
Elle  trahit  mes  soins,  mes  bontés,  ma  tendresse  ; 
Et  cependant  je  l'aime,  après  ce  lâche  tour. 
Jusqu'à  ne  me  pouvoir  passer  de  cet  amour. 

C'est  Arnolphe  qui  parle.  Écoutons  maintenant 
Molière,  ouvrant  son  cœur  à  Chapelle  qui  lui  repro- 
chait «  d'aimer  une  personne  qui  ne  répondait  pas  à 
ia  tendresse  qu'il  avait  pour  elle». 

«  Je  suis  né  avec  les  dernières  dispositions  à  la  tendresse, 
et,  comme  j'ai  cru  que  mes  efforts  pourraient  lui  inspirer, 

m.  28 


434  LE   THEATRE    MODERNE. 

par  l'habitude,  des  senlimeiUs  que  le  temps  ne  pourrait  dé- 
truire, je  n'ai  rien  oublié  pour  y  parvenir.  Comme  elle  était 
encore  fort  jeune  quand  je  l'épousai,  je  ne  m'aperçus  pas 
de  ses  méchantes  inclinalions,  et  je  me  crus  un  peu  moins 
malheureux  que  la  plupart  de  ceux  qui  prennent  de  pareils 
engagements.  Aussi  le  mariage  ne  ralentit  point  mes  em- 
pressements. Mais  je  lui  trouvai  tant  d'indiflérence,  que  je 
commençai  à  m'apercevoir  que  toute  ma  précaution  avait 
été  inutile,  et  que  ce  qu'elle  sentait  pour  moi   était  bien 

éloigné  de  ce  que  j'aurais  souhaité  pour  Otre  heureux 

J'eus  le  chagrin  de  voir  qu'une  personne  sans  beauté,  qui 
doit  le  peu  d'esprit  qu'on  lui  trouve  à  l'éducation  que  je 
lui  ai  donnée,  détruisait  en  un  moment  toute  ma  philoso- 
phie. )) 

Arnolphe  s'adoucit  et  s'attendrit,  lorsqu' Agnès  lui 
dit  qu'il  peut  la  battre  si  cela  lui  plaît  : 

Ce  mot  et  ce  regard  désarment  ma  colère, 

Et  produit  un  retour  de  tendresse  de  cœur, 

Qui  de  son  action  efface  la  noirceur. 

Chose  étrange  d'aimer,  et  que,  pour  ces  traîtresses, 

Les  hommes  soient  sujets  à  de  telles  faiblesses  ! 

Eh  bien!  faisons  la  paix.  Va,  petite  traîtresse. 
Je  te  pardonne  tout  et  te  rends  ma  tendresse. 
Considère,  par  lîi,  l'amour  que  j'ai  pour  toi. 
Et,  me  voyant  si  bon,  en  revanche,  aime-moi  I 

Plus  faible  encore  qu'Arnolphe,  Molière  demandait 
pardon  à  sa  femme  de  sa  jalousie  et  de  ses  tourments. 

«  Sa  présence  me  fit  oublier  mes  résolutions,  et  les  pre- 
mières paroles  qu'elle  me  dit  pour  sa  défense  me  laissèrent 
si  convaincu  que  mes  soupçons  étaient  mal  fondés,  que  je 
lui  demandai  pardon  d'avoir  été  si  crédule.  Vous  me  direz, 
sans  doute,  qu'il  faut  être  fou  pour  aimer  de  cette  manière; 


MOLIÈRE.  4n5 

mais,  pour  moi,  Je  crois  qu'il  n'y  a  qu'une  sorte  d'amour, 
et  que  les  gens  qui  n'ont  point  senti  de  semblable  délica- 
tesse n'ont  jamais  aimé  véritablement.  Quand  je  la  vois, 
\me  émotion  et  des  transports  qu'on  peut  sentir,  mais  qu'on 
ne  saurait  exprimer,  m'ôtent  l'usage  de  la  réflexion  ;  je  n'ai 
plus  d'yeux  pour  ses  défauts  ;  il  m'en  reste  seulement  pour 
tout  ce  qu'elle  a  d'aimable.  N'est-ce  pas  le  dernier  point  de 
la  folle  et  n'admirez-vous  pas  que  tout  ce  que  j'ai  de  rai- 
son ne  sert  qu'à  me  faire  connaître  ma  faiblesse  sans  eu 
pouvoir  triompher?» 

Ainsi  le  poète  n'a  eu  qu'à  ouvrir  sa  maison  pour  en 
faire  le  théâtre  de  sa  comédie.  Mais  avec  quelle  in- 
dulgence il  met  ainsi  lui-même  en  spectacle  son 
propre  malheur!  «  Je  n'ai  pas  pensé  que  j'étais  trop 
austère  pour  une  société  domestique,»  dit-il  encore, 
dans  h  confidence  que  nous  citions  tout  à  l'heure. 
Cette  austérité  du  philosophe  est  devenue,  dans 
sa  pièce,  la  dureté  égoïste  d'un  petit  tyran  domes- 
tique. C'est  à  ses  dépens  qu'il  fait  rire  d'Arnolphe, 
et  le  masque  ridicule  du  tuteur  d'Agnès  laisse  à  peine 
entrevoirie  visage  en  larmes  du  mari  d'Armande. 


III 


Comme  Ahasvérus  et  comme  Faust,  Don  Juan  est 
un  type  éternel  et  indéfini.  Chaque  époque  le  trans- 
forme, chaque  génération  l'agrandit.  De  l'obscure 
chronique  castillane,  qui  parle  de  lui  pour  la  première 


436  LE    THEATRE    MODERNE. 

fois,  aux  derniers  livres  que  ce  siècle  lui  a  consacrés, 
quelle  distance  et  quelle  progression!  De  théâtre  en 
lliéùtre  et  de  poème  en  poème,  le  fougueux  aventu- 
rier a  brisé  son  cadre  et  poursuivi  sa  carrière  :  sa 
taille  s'est  élevée,  ses  traits  ont  changé,  des  passions 
inconnues  ont  transformé  sa  figure,  de  nouveaux 
amours  ont  élargi  son  cœur.  Il  a  passé,  comme  un 
dieu  de  llnde,  à  travers  tout  un  monde  d'incarna- 
tions, de  patries,  de  destinées  successives.  Les 
poètes  lont  doué  de  toutes  les  passions  et  de  tous  les 
prestiges  ;  les  romanciers  ont  surchargé  sa  légende 
de  fictions  brillantes;  les  critiques  l'ont  creusée  et 
l'ont  commentée,  comme  un  des  textes  de  Tâme 
humaine.  Pareil  au  démon  de  l'Écriture,  il  résume 
aujourd'hui  en  lui  les  forces  et  les  puissances  d'une 
Xégion. 

Le  premier  Don  Juan,  celui  de  Tirso  de  Molina, 
est  le  Capilan  du  sacrilège  et  de  la  débauche.  Il  croit 
au  Dieu  qu'il  outrage,  à  son  âme  qu'il  perd,  au  diable 
qui  le  possède  ;  il  va  aux  flammes  de  Tenfer,  comme 
il  irait  au  feu  d'une  redoute,  par  bravade  et  par 
point  d'honneur.  —  «  Souviens-toi,  mon  bien,  qu'il 
j  a  un  Dieu,  et  qu'il  y  a  une  mort,  »  lui  dit  une  des 
femmes  qu'il  séduit  par  ses  faux  serments.  —  «  J'ai 
du  temps  devant  moi,  »  se  répond  don  Juan  à  lui- 
même.  —  «  Dieu  est  un  juge  sévère,  après  la  mort,  » 
lui  dit  le  père  irrité.  —  «  Après  la  mort?  »  reprend 


MOLIÈRE.  437 

Don  Juan.  «Nous  avons  le  temps!  Il  y  a  un  grand 
»  voyage,  d'ici-là.  » 

Quand  la  Statue  du  Commandeur  vient  souper  avec 
lui  dans  son  hôtellerie,  il  s'informe  de  son  âme,  avec 
un  intérêt  très  sincère  : 

«  Dis,  que  veux-tu,  ombre,  fantôme  ou  vision?  Si  tu  es 
une  âme  en  peine,  ou  si  tu  espères  quelque  soulagement  à 
les  maux,  dis-le,  et  je  te  donne  ma  parole  de  faire  ce  que 
tu  auras  ordonné.  Jouis- tu  de  la  vue  de  Dieu?  Étais-tu  en 
état  de  péché  mortel,  quand  je  te  donnai  la  mort?  Parle  ;  je 
l'écoute  avec  anxiété.  » 

Le  Don  Juan  espagnol  est  donc  un  pécheur,  dans 
le  sens  catholique  du  mot,  mais  il  n'est  pas  un  im- 
pie. La  réflexion  n'a  jamais  fixé  son  esprit  farouche 
et  mobile.  C'est  la  Sensualité  faite  homme;  l'ivresse 
du  sang,  le  triomphe  de  la  chair,  l'animal  instinctif 
et  spontané  du  midi,  dans  toute  son  ardeur.  A  peine 
se  donne-t-il  la  peine  de  tenter  les  femmes  :  il  les 
attaque  comme  une  proie.  Ses  conquêtes  ressem- 
blent à  des  viols.  On  entend,  à  chaque  instant,  dans 
le  drame,  des  cris  de  nymphes  renversées  par  un 
satyre,  au  tournant  d'un  bois.  Tout  va  vite  danj 
cette  nature  enflammée  :  l'amour,  le  désir,  l'oubh, 
la  colère  ;  il  consomme,  en  un  jour,  plus  de  sensations 
qu'il  n'en  faudrait  à  un  homme  du  Nord  pour  ali- 
menter toute  sa  vie. 

Grand  d'ailleurs  jusque  dans  le  vice,  il  garde,  au 


438  LE   THÉÂTRE   MODERNE. 

milieu  de  ses  déportements,  une  noblesse  native  et 
originelle.  Ce  sacripant  a  parfois  des  mots  et  des 
attitudes  dignes  du  Cid.  Lorsque  la  Statue  l'invite  à 
souper,  et  lui  demande  s'il  tiendra  parole  :  —  «  Je 
suis  un  Tenorio!  »  C'est  sa  seule  réponse.  Son 
valet  prononce  devant  le  Spectre  le  nom  de  dona 
Anna  :  —  «Tais-toi!  »  s'écrie  Don  Juan.  «Il  y  a 
ici  quelqu'un  qui  a  souffert  à  cause  d'elle  ,  et  pré- 
tend la  venger.  »  Ce  n'est  pas  sans  une  ter- 
reur secrète  qu'il  se  rend  au  banquet  funèbre  ;  mais 
il  veut  tenir  la  parole  qu'il  a  engagée.  «  Quand 
»  même  vous  ne  la  tiendriez  pas,  »  —  objecte  son 
valet,  —  «  que  peut  exiger  une  figure  de  jaspe?  » 
Don  Juan  répond  avec  la  grandesse  castillane  :  — 
«  Le  mort  pourrait  m'appeler  hautement  infâme  !  » 
Il  n'y  a  pas,  au  théâtre,  de  fantasmagorie  plus  ter- 
rible que  ce  souper  sépulcral.  C'est  dans  la  cha- 
pelle où  elle  gît,  les  mains  jointes  et  les  pieds  en 
pointe,  que  la  Statue  donne  à  don  Juan  rendez- 
vous.  Il  fait  nuit  ;  le  Commandeur  vient  au-devant  de 
son  hôte,  et  lui  ordonne  de  soulever  sa  tombe.  —  «  Si 
tu  l'exiges,  je  lèverai  aussi  ces  piliers;  je  suis  fort, 
et  j'ai  du  cœur.  »  Il  soulève  d'un  bras  robuste  la 
pierre  du  sépulcre,  qui  découvre  une  table  noire  toute 
servie.  —  «  Quel  est  ce  plat,  seigneur?  »  —  «  Ce 
sont  des  scorpions  et  des  vipères...  Ne  manges-tu 
pas?  w  —  «  Je  mangerais,  quand  tu  me   servirais 


MOLIÈRE.  43S 

tous  les  serpents  de  l'enfer!  » —  «De  quel  crû  est 
ce  vin?  »  —  «  Goûte-le.  »  —  «  C'est  du  fiel  et  du 
vinaigre.  »  —  «  C'est  le  vin  qui  sort  de  nos  pres- 
soirs. » 

Cependant,  des  chanteurs,  perdus  dans  les  ténè- 
bres de  l'église,  entonnent  des  stances  lugubres 
comme  les  versets  du  Dics  irœ.  Toutes  les  menaces 
et  toutes  les  terreurs  du  catholicisme  environnent  le 
jeune  cavalier,  et  lui,  violent,  hautain,  effréné, 
pousse  jusqu'au  bout  sa  formidable  gageure.  Il  gri- 
mace la  gaieté,  il  affecte  l'insouciance.  Comme  le 
Spartiate  sous  la  dent  du  renard,  il  rit  sous  la  griffe 
du  démon  dont  il  sent  déjà  la  morsure.  Son  arrogance 
ne  fléchit  que  lorsque  la  main  du  spectre  l'étreint  et 
le  brûle;  alors  le  cri  de  l'instinct  catholique  sort  de 
sa  poitrine  :  —  «  Laisse-moi  appeler  un  prêtre,  qui 
me  confesse  et  qui  m'absolve?  « 

Deja  que  llame 
Quien  me  conftesa  y  absuelva. 

—  «  Il  n'est  plus  temps;  tu  y  penses  trop  tard  !  »  Et 
le  tombeau,  vomissant  du  feu,  engloutit  le  réprouvé 
tout  vivant. 

Une  imitation  italienne  du  drame  espagnol  pour- 
suivait don  Juan  en  enfer.  Elle  le  montrait,  dans  un 
épilogue,  criant  aux  démons,  du  milieu  des  flammes  : 


4iO  LE  THÉÂTRE    MODERNE. 

Ptacatevi,  d'Avemo 
Tormenlaiori  eternil 
E  dite,  per  pietade  ! 
Quando  ierviiuaran  questi  miei  guai? 
Coro  : 
Mai! 

«  —  Apaisez-vous,  tourmenteurs  éternels  de 
l'Averne!  Et  dites-inoi,  par  pitié,  quand  finiront  mes 
tourments?»  — Le  Chœur  :  «  Jamais.  »  —  Ce  Mai! 
est  un  beau  coup  de  tamtam  ;  il  résonne  comme  le 
couvercle  du  puits  de  l'abîme,  retombant  sur  la 
damnation  du  pécheur. 

Le  Don  Juan  de  Molière  n'a  ni  l'allure  superbe  ni  l'in- 
fernal feu  sacré  de  son  grand  frère  espagnol.  C'est  un 
roué  glacial,  un  petit-maître  d'athéisme,  un  libertin 
sans  ardeur  et  sans  enthousiasme.  Il  sécrète  le  vice 
comme  un  froid  poison,  au  lieu  de  le  jeter  comme  une 
gourme  ardente.  Il  procède  par  la  théorie  plus  que 
par  l'action,  et  démontre  son  immoralité  à  Sganarelle 
avec  des  airs  de  fat  se  déshabillant  devant  son  valet. 
Au  moment  oii  il  composa  son  Do?i  Juan^  Molière 
liiëàWiÀi  Tartuffe.  A  son  insu,  peut-être,  il  a  mélangé 
et  amalgamé  ces  deux  personnages  de  races  si  di- 
verses et  de  natures  si  contraires.  L'élégante  cou- 
leuvre et  l'immonde  rcplile  se  sont  tordus  autour  de 
son  caducée.  Le  cuistre  a  déteint  sur  le  grand  d'Es- 
pagne. On  ne  reconnaît  plus  le  Don  Juan  primitif  ainsi 


MOLIÈRE.  441 

tartxiffié;  on  ne  retrouve  plus  l'éclatant  scélérat  de 
la  Renaissance,  sous  les  simagrées  hypocrites  de  son 
homonyme. 

Ses  bonnes  fortunes  mêmes  sont  d'une  qualité  , 
subalterne.  La  scène  champêtre  du  second  acte  est 
charmante  ;  elle  parle  un  patois  qui  sent  l'herbe  et  le 
serpolet.  Charlotte  et  Mathurine  sont  des  paysannes 
cueiUies  dans  une  prairie  gauloise;  Pierrot  est  un 
Corydon  de  basse-cour,  d'un  naturel  achevé.  Mais , 
plus  l'idylle  est  rustique,  et  moins  on  comprend  que 
Don  Juan  poursuive  si  vivement  ces  maritornes  à 
peine  décrassées.  Comment  un  homme,  qui  a  dé- 
pouillé tout  les  pommiers  des  fruits  défendus,  peut-il 
avoir  l'envie  démordre  à  la  pomme  de  terre  cuite  sous 
les  cendres,  à  un  feu  de  pâtre?  Il  ne  trouve  même  pas, 
à  ce  jeu  facile,  l'irritant  attrait  d'une  pudeur  à  vain- 
cre. Ces  joues  rougeaudes  ne  rougissent  pas,  ces  yeux 
naïfs  le  regardent  fixement,  avec  la  slupide  innocence 
dune  brebis  qui  rêve.  Ce  n'est  pas  l'amour  qui  les 
tente,  mais  une  promesse  de  mariage.  Les  deux  villa- 
geoises échappent,  d'ailleurs,  sans  laisser  une  plume, 
aux  pièges  de  Don  Juan.  Pour  posséder  Elvire,  il  lui  a 
fallu  l'épouser;  si  bien,  qu'en  fin  de  compte,  ce 
triomphant  séducteur  ne  séduit  personne  et  qu'il 
manque  toutes  les  proies  qu'il  court.  Or,  Don  Juan, 
tel  qu'on  le  conçoit,  est  condamné  à  une  victoire 
éternelle.  S'il  rencontre  sur  son  chemin  une  seule 


442  LE   THÉÂTRE    MODERNE. 

femme  qui  lui  résiste,  il  n'est  plus  Don  Juan,  mais  un 
vulgaire  coureur  d'aventures,  sujet,  comme  les  autres 
hommes,  aux  fantaisies  de  la  femme  et  aux  phases  de 
ia  lune  de  miel. 

La  scène  de  M.  Dimanche  est  d'un  comique  admi- 
rable, mais  la  fierté  espagnole  du  premier  Don  Juan 
n'aurait  jamais  admis  les  expédients  de  son  rejeton. 
Jamais  ce  bandit  superbe  n'aurait  consenti  à  deman- 
der au  bourgeois  des  nouvelles  de  madame  Diman- 
che, du  petit  Colin  et  du  petit  chien  Brusquet.  Il  aurait 
plutôt  coupé  sa  moustache,  ainsi  que  fit  son  compa- 
triote Ataïde,  pour  la  remettre  en  gage  à  un  créan- 
cier. 

Le  merveilleux  de  la  pièce  française  manque  aussi 
de  sincérité  et  de  conviction  :  sa  statue  vivante 
est  une  machine  d'opéra.  On  ne  sent  pas,  dans  les 
rencontres  du  mort  et  du  vivant,  le  tremblement  du 
poète  touchant  aux  choses  de  l'éternité.  Ainsi,  pen- 
dant le  souper  du  drame  espagnol.  Don  Juan,  comme 
nous  l'avons  dit,  demande  au  Commandeur  s'il  est 
sauvé  ou  damné;  la  statue  ne  répond  pas.  Mais, 
lorsque  Don  Juan  prend  un  flambeau  pour  la  recon- 
duire, elle  se  retourne,  et  lui  dit  simplement  :  —  «  Ne 
m'éclaire  pas,  je  suis  en  état  de  grâce.  »  Le  spectre 
de  Mohère  traduit  ainsi  cette  sublime  réponse  :  —  «  On 
n'a  pas  besoin  de  lumière,  quand  on  est  conduit 
par  le  ciel.  »  —  Voilà,  d'un  mot,  l'auréole  éteinte. 


MOLIÈRE.  443 

Mais  le  génie  de  Molière  se  redresse  de  toute  sa 
hauteur,  dans  la  scène  du  Pauvre.  Quel  groupe,  phi- 
losophique et  dramatique  à  la  fois,  que  celui  de  Don 
Juan,  éclatant,  comme  le  Mauvais  Riche,  face  à  face, 
dans  une  clairière  déserte,  avec  ce  vieil  homme  en 
haillons,  qui  lui  tend  son  chapeau  rouillé  par  la 
pluie!  C'est  plus  qu'un  pauvre,  c'est  un  ascète.  «  Il 
vit  retiré,  tout  seul,  dans  ce  bois,  depuis  dix  ans,  oc- 
»  cupé  à  prier  le  Ciel.  »  Et  voilà  qu'il  prend  fantaisie  à 
Don  Juan  de  damner,  en  passant,  ce  pauvre  Lazare, 
et  de  lui  acheter  un  blasphème  pour  un  morceau 
de  pain.  —  «  Ah!  ah!  je  m'en  vais  tout  à  l'heure  te 
M  donner  un  louis  d'or,  pourvu  que  tu  veuilles  jurer.» 
—  «Non,  monsieur,  j'aime  mieux  mourir  de  faim  !  » 
La  grandeur  du  cadre  rehausse  encore  cette  victoire 
morale.  En  ce  moment,  il  me  semble  entendre  les 
vieux  chênes  accompagner  ce  dialogue  entendu  de 
Dieu,  applaudir,  par  de  vagues  murmures,  à  la  vertu 
de  leur  hôte,  et  rendre  de  néfastes  oracles  contre 
l'impie  qui  viole  la  sainteté  des  forêts. 

Du  théâtre  de  Mohère,  Don  Juan  tombe  dans  la 
musique  de  Mozart,  comme  dans  la  fontaine  de  Jou- 
vence. Il  en  sort  rajeuni  et  resplendissant.  Les  ailes 
de  la  mélodie  le  transfigurent  et  le  font  planer.  Le 
Don  Juan  de  Mozart  rayonne  de  feu  sensuel  et  d'im- 
piété héroïque.  Il  représente  l'âme  païenne  revenant 


A'A  LE   THEATRE    MODERNE. 

dans  le  corps  d'un  demi-dieu  moderne;  la  jeunesse 
délivrée  des  soucis  du  monde  invisible,  niant  la  dou- 
leur, la  maladie,  la  mort,  toutes  les  lois  de  l'expia- 
tion et  du  sens  moral,  et  se  précipitant,  tête  baissée, 
dans  la  débauche,  avec  la  ferveur  des  Initiés  de  l'or- 
gie antique.  Autour  de  lui,  le  chant  du  maître  épure 
et  transforme  tous  les  personnages. 

Comparez,  par  exemple,  la  Zerline  de  Mozart  à  la 
Charlotte  de  Molière  !  Voilà  une  fleur  digne  d'être 
flétrie  par  Don  Juan,  un  fruit  digne  d'agacer  sa  lèvre! 
Les  souffles  et  les  reflets  de  Venise  se  jouent  sur  cette 
gracieuse  figure  en  suaves  demi-teintes.  Elle  a  la 
finesse,  la  langueur,  la  douce  lascivité  d'une  fille  de 
l'Adriatique.  La  musique  rit,  en  notes  malignes  et 
légères,  sur  ses  jolies  lèvres,  et  semble  imiter  les 
zézaiements  de  cet  idiome  vénitien,  coulant  et  nuancé 
comme  l'eau  des  lagunes. 

Enfin,  sous  l'influence  de  Byron,  d'Hoffmann, 
d'Alfred  de  Musset,  de  Théophile  Gautier,  d'Henri 
Blaze,  et  de  tous  les  poètes  qui  ont  tenté  de  la  pein- 
dre, la  figure  de  Don  Juan  a  subi  une  transformation 
dernière  et  suprême.  Selon  celte  version  nouvelle, 
Don  Juan  symbolise  l'aspiration  à  l'idéal,  l'amant 
errant,  cherchant,  par  le  monde,  la  maîtresse  de  son 
rêve,  et  foulant,  d'un  pied  dédaigneux,  les  mille  de- 
grés d'une  échelle  de  femmes,  pour  arriver  à  cette 
forme  parfaite  qui  lui  tend  les  bras  du  fond  des  nuées. 


MOLIÈRE.  443 

Celui-là  n'est  plus  un  débauché  vulgaire.  Le  vice  a 
profané  son  corps,  mais  un  désir  céleste  habite 
dans  son  cœur.  Un  souffle  fatal  le  pousse  dans  sa  voie 
d'attentats  et  de  séductions.  Il  trompe  san*  men- 
songe, il  abandonne  sans  lâcheté  et  sans  trahison. 
Les  femmes  viennent,  d'elles-mêmes,  se  jeter,  avec 
"égarement  d'Ophéiie,  dans  sa  passion  «  perfide 
comme  l'onde  ».  Les  cœurs  que  déchire  cet  oiseau 
de  proie  de  l'amour  lui  diraient  volontiers  ce  que  dit, 
dans  la  chanson  grecque,  la  tête  coupée  du  Klephte, 
à  l'aigle  qui  la  dévore  :  —  «  Mange,  oiseau  !  Repais- 
»  toi  de  ma  jeunesse,  repais-toi  de  ma  bravoure! 
»  Ton  aile  en  deviendra  grande  d'une  aune,  et  ta 
»  serre  d'un  empan.  » 

Pour  ce  Don  Juan  nouveau,  point  d'Enfer,  point 
de  Commandeur.  Il  est  puni  par  son  impuissance  à 
trouver  la  perle  qiyl  cherche.  Son  supplice  consiste 
à  brûler  d'amour  pour  une  étoile  et  à  plonger,  dans 
toutes  les  eaux  et  dans  toutes  les  fanges  qui  la  reflè- 
tent, pour  ne  saisir  qu'une  vaine  lueur  qui  s'évanouit 
sous  ses  mains. 


IV 


L'impression  générale  que  produit  le  Misanthrope, 
lu  théâtre,  est  toujours  la  même  :  une  froide  admira- 


440  LE    TnÉATRE   MODERNE. 

lion  mélangée  d'un  secret  ennui.  11  y  a,  entre  le 
public  et  ce  noble  chef-d'œuvre,  une  glace  que  deux 
siècles  d'estime  et  de  consécration  n'ont  pu  rompre. 
Celle  froideur  date  du  premier  jour. 

«  La  pièce,  dit  Voltaire,  eut,  à  la  première  représentation, 
les  applaudissements  qu'elle  méritait.  Mais  c'était  un  ou- 
vrage plus  fait  pour  les  gens  d'esprit  que  pour  la  multitude, 
et  plus  propre  encore  à  être  lu  qu'à  être  joué.  Le  théâtre 
fut  bientôt  déïcrt.  Depuis,  lorsque  le  fameux  Baron,  étant 
remonté  sur  le  théâtre,  après  trente  années  d'absence,  joua 
le  Misanthrope,  la  pièce  n'attira  pas  un  grand  concours;  ce 
qui  conflrma  l'opinion  où  l'on  était,  que  cette  pièce  serait 
plus  admirée  que  suivie.  Ce  peu  d'empressement  qu'on  a, 
d'un  côté,  pour  le  Misanthroiye,  et  de  l'autre,  la  juste  admi- 
ration qu'on  a  pour  lui,  prouvent,  peut-être  plus  qu'on  ne 
pense,  que  le  public  n'est  point  injuste.  Il  court  en  foule  à 
des  comédies  gaies  et  amusantes,  mais  qu'il  n'estime  guère, 
et  ce  qu'il  admire  n'est  pas  toujours  réjouissant.  » 

C'est,  sans  doute,  à  sa  supériorité  même  qu'on  peut 
attribuer,  en  partie,  l'impopularité  du  Misanthrope, 
au  théâtre.  Molière  a  élevé  trop  haut  sa  comédie, 
pour  qu'elle  soit  accessible  à  tous.  La  sphère  philo- 
sophique 011  elle  se  développe  manque  de  chaleur  et 
d'agitation.  Son  intérêt  dramatique  est  nul;  quelques 
incidents  secondaires,  qui  ne  se  relient  pas  à  l'intri- 
gue, animent,  à  peine,  cette  file  de  caractères  juxta- 
posés l'un  à  l'autre.  On  s'y  promène,  comme  dans  une 
galiirie  de  portraits,  d'une  ressemblance  admirable 
et  d'un  très  grand  style  :  le  rapprochement  fait  res- 


MOLIÈRE.  447 

soilir  leurs  contrastes  ;  un  jour,  versé  de  haut,  met 
en  relief  leurs  plus  fins  contours.  Mais  ils  ne  sortent 
pas  de  leurs  cadres  ;  ils  ne  se  mêlent  pas,  en  s'en- 
Ire-choquant,  dans  le  conflit  d'une  action  commune. 
Quelque  savante  qu'elle  soit,  la  peinture  ne  saurait 
remplacer,  au  théâtre,  la  flamme  et  le  mouvement 
de  la  vie. 

Eu  dehors  de  sa  composition  générale,  le  défaut 
d'intérêt  que  tous  les  critiques  ont  signalé  dans  le 
Misanthrope  tient  peut-être  au  caractère  de  son  hé- 
ros même.  Âlceste  n'est  pas  en  harmonie  avec  le 
milieu  où  il  est  placé  :  il  y  a  une  disproportion  évi- 
dente entre  la  violence  de  son  attitude  et  la  frivolité 
des  personnages  qui  l'entourent.  Son  anathème  per- 
pétuel détonne,  en  tonnant  sur  des  petitesses  :  il 
foudroie  des  pantins  de  cour,  il  anathématise  des 
péchés  véniels. 

Platon,  dans  un  de  ses  Dialogues,  a  donné,  de  la 
misanthropie,    cette    définition   généreuse  : 

«  Lu  misanthropie  vient  de  ce  qu'après  s'être  beaucoup 
trop  fié,  sans  examen,  à  quelqu'un,  et  l'avoir  cru  tout  à 
fait  honnête,  sincère  et  digne  de  confiance,  on  le  trouve, 
peu  de  temps  après,  méchant  et  infidèle,  et  tout  autre 
encore  dans  une  autre  occasion.  Lorsque  cela  est  arrivé 
à  quelqu'un  plusieurs  fois,  et  surtout  relativement  à  ceux 
qu'il  aurait  cru  ses  plus  intimes  amis,  après  plusieurs  mé- 
comptes, il  finit  par  prendre  en  haine  tous  les  hommes, 
et  ne  plus  croire  qu'il  y  ait  rien  d'honnête  dans  aucun 
d'eux.  » 


448  LE   THÉÂTRE    MODERNE. 

Champforl  a  dit  dans  le  même  sens,  avec  l'ambre 
concision  qui  fait  de  ses  mots  des  flèches  empoi- 
sonnées par  la  pointe  :  «  Quiconque,  à  quarante 
ans,  n'est  pas  misanthrope,  n'a  jamais  aimé  les 
hommes  !  » 

C'est  cette  réaction  de  la  confiance  trompée,  de 
'amitié  trahie,  delà  bonté  native  ulcérée  par  l'ingra- 
titude, que  Molière  ne  fait  pas  assez  ressortir  sous 
la  misanthropie  de  son  personnage.  Où  est  la  plaie 
d'Alceste,  sa  déception  incurable,  son  grief  éclatant 
et  exceptionnel?  Ce  procès  injuste,  dont  il  parle  tant, 
rentre  dans  les  petites  misères  de  la  vie  courante. 
Quoi  qu'il  dise,  il  n'a  pas  le  droit  de  pester  contre 
la  nature  humaine,  pour  vingt  mille  francs.  A  ce  prix- 
là  il  est  permis  de  maudire  ses  juges;  il  en  coûte 
plus  cher  pour  maudire  tout  le  genre  humain.  On 
n'est  pas  misanthrope  à  si  bon  marché. 

Alceste  aime  Célimène  et  n'en  est  pas  aimé  :  au 
fond,  c'est  là  le  vrai  motif  de  sa  noire  humeur.  Sa 
poche  à  fiel  est  alimentée  par  la  blessure  de  son 
cœur.  Mais  la  sauvagerie  de  son  caractère  absout  sa 
maîtresse.  Célimène  n'a  aucune  raison  d'aimer  cet 
homme  brusque  et  bourru,  irritable  et  sombre,  qui 
pourrait  porter  le  chardon  héraldique,  avec  la  fa- 
rouche devise  :  «  Qui  s'y  frotte  s'y  pique  !  »  dans  ses 
armoiries.  Qu'y  a-t-il  de  commun  entre  cette  austé- 
rité et  cette  légèreté  ;  entre  cette  femme  de  joie  et 


MOI.IËRE.  449 

cet  hypocondre?  Marier  Alceste  à  Célimène,  ce  sé- 
rail accoupler  le  hérisson  à  l'oiseau. 

En  dehors  de  ces  deux  griefs,  quel  ressentiment 
personnel  Alceste  a-l-il  donc  contre  le  monde  et  les 
hommes?  Il  est  de  haut  rang  et  de  grande  naissance; 
les  courtisans  lui  font  la  cour;  on  le  respecte,  en  le 
redoutant.  Ceux  mêmes  auxquels  s'attaque  sa  causti- 
cité ne  lui  refusent  pas  leur  estime.  Il  a,  dans  Philinte, 
un  ami  sincère,  à  l'épreuve  des  boutades  et  des 
rebuffades;  la  sage  et  honnête  Eiante  s'offre  à  le 
consoler  de  ses  mésaventures  amoureuses.  Un  opti- 
miste ferait  son  bonheur  des  prétextes  de  son  pes- 
simisme. 

Ce  salon  de  Célimène,  où  l'action  se  passe,  a  la  ré- 
gularité presque  abstraite  du  portique  de  la  tragédie. 
On  y  entre  et  on  en  sort  avec  des  révérences  majes- 
tueuses. Les  vices  et  les  ridicules  ne  s'y  présentent 
qu'en  habits  de  cour,  chamarrés  de  broderies  et  de 
bienséances.  Les  conversations  et  les  entrevues  ont 
un  appareil  d'audiences  solennelles.  Arsinoé,  ren- 
dant visite  à  Célimène,  a  l'air  d'une  ambassadrice 
venant  faire  des  remontrances  à  une  reine.  Le  cercle 
du  second  acte,  que  Célimène  préside  en  grande  dame, 
entourée  de  courtisans  qui  lui  fournissent  la  répli- 
que, ressemble  à  une  Académie  de  la  médisance.  Les 
sautillements  et  les  fatuités  presque  symétriques  des 
deux  petits  Marquis  se  font  vis-à-vis,  comme  dans  un 
III.  2d 


450  LE    THEATKE    MODERNE. 

menuet.  La  raison  calme  d'Éliante  correspond  à 
riioniiêteté  sensée  de  Philinte,  et  l'amour  discret 
qu'il  lui  déclare,  s'accorde  à  la  tiédeur  de  son  cœur 
tranquille.  Célimèno  elle-même,  avec  sa  physionomie 
ambiguë  de  grande  dame  et  de  courtisane,  ses  aga- 
ceries indiiïérentes  et  son  impartiale  envie  de  plaire, 
semble  moins  une  femme,  en  chair  et  en  os,  qu'une 
allégorie  correctement  peinte  sur  fond  neutre.  Son 
individualité  s'efface  sous  les  traits  généraux  du  type 
qu'elle  figure.  Ce  n'est  pas  une  coquette  ;  c'est  la 
Coquetterie,  jouant  eu  cadence  de  l'œillade  et  de  l'é- 
ventail. 

Encore  une  fois,  les  colères  d'Âlceste  détonnent 
étrangement,  lorsqu'elles  éclatent  dans  ce  milieu, 
tempéré  par  les  plus  exquises  convenances  de  la  vie 
mondaine.  On  croit  entendre  la  foudre  roulant  sous 
le  plafond  d'un  salon.  On  croit  voir  un  hon  rugissant 
lâché  dans  les  charmilles  de  Versailles. 

Mais,  sans  demander  au  Misanthrope  l'intérêt  delà 
scène,  relisez-le  comme  vous  reliriez  un  chapitre  de 
La  Bruyère,  et  vous  serez  repris  par  l'admiration. 
Quel  art  soutenu  dans  cette  satireaniniée  des  carac- 
tères et  des  mœurs  !  que  de  traits  profonds  et  défi- 
nitifs !  quelle  mordante  et  ferme  éloquence  !  Même 
au  point  de  vue  dramatique,  il  y  a  deux  scènes  incom- 
parables dans  le  Misanthrope.  C'est  d'abord  la  ren- 
contre d'Arsinoé  et  deCélimène,  ce  merveilleux  duel 


MOLIÈRE.  4bl 

féminin,  d'une  escrime  si  line,  d'un  jeu  si  brillant,  où 
la  malice  élincelanle  de  la  coquette  rend,  à  l'aigre 
méchanceté  de  la  prude,  insulte  pour  injure,  blessure 
pour  piqûre.  Puis,  l'explication  d'Alceste  avec  Céli- 
mène,  lorsqu'il  arrive,  outré  et  exaspéré,  tenant 
en  main  le  billet  révélateur,  et  que,  sans  rien  nier, 
sans  prendre  la  peine  de  se  justifier,  par  le  seul 
jeu  d'une  feinte  assurance,  par  le  seul  pouvoir  d'un 
être  froid  sur  un  être  ardent,  sa  maîtresse  le  fait 
passer,  des  transports  de  la  colère,  aux  emporte- 
ments de  l'amour!  Alceste  ne  demande  qu'à  être 
trompé;  il  implore  un  mensonge  que  Célimène  ne 
daigne  pas  lui  faire  :  «  Il  ne  me  plaît  pas,  moi  !  % 
La  voilà  disculpée  par  son  insolence.  Quoi  de  plus 
humain,  dans  sa  vérité  humiliante,  que  ce  revirement 
de  l'homme  amoureux  arrivant  indigné,  décidé  à  rom- 
pre, et  finissant  par  tomber  aux  pieds  de  la  coupa- 
ble qui  joue  l'oflensée  ! 


C'est  bien  un  chef-d'œuvre,  que  les  Femmes  sa* 
vantes;  mais,  par  l'idée  du  moins,  c'est  le  plus  contes- 
table de  ceux  de  Molière.  On  sait  que  la  pièce  ne 
réussit  pas,  du  vivant  du  poète.  La  cour  refusa  de 
s'intéresser  à  ces  querelles  de  cuistres  et  de  vision- 


452  LE    THÉÂTRE    MODE  UNE. 

naires.  Elle  ne  \ouIiit  pas  reconnaître,  dans  ces 
pédantes  dessécliées,  les  portraits  des  grandes 
dames  qui  loucluiient  à  la  science,  en  ce  temps-là, 
du  bout  des  duif^ls,  sans  s'y  salir  d'un  j^rain  de  pous- 
sière. 

Au  fait,  (juaud  un  soulève  les  masques,  tachés 
d'encre,  de  Bélise,  d'Armande  et  de  i  iiilaminte,  on 
est  un  peu  surpris  de  se  trouver,  face  à  face,  avec 
les  plus  lins  et  les  plus  charmants  vi-ages  du  dix- 
septième  siècle  :  la  duchesse  de  Longiieville,  la 
marquise  de  Rambouillet,  madame  de  Lafayitle,  ma- 
dame de  Moiitansier,  madame  de  Sévigné  elle- 
même,  si  éprise  de  Descartes  et  si  passionnée  pour 
saint  Augustin.  Toutes,  plus  ou  moins,  faisaient 
partie  de  ce  «  Cabinet  Bleu  »  des  Précieuses,  que  Mo- 
hère  bafouait  pour  la  seconde  fois. 

D'ailleurs,  ce  siècle,  sérieux  et  cultivé,  s'éprenait 
sincèrement  des  choses  de  l'étude  :  il  lisait  de  plus 
gros  livres  que  nous  ;  il  s'intéressait  à  des  abstrac- 
tions plus  sévères.  Il  parlait  théologie  et  métaphy- 
sique, comme  on  parle  politique  et  littérature  au- 
jourd'hui ;  il  adnieliait  volontiers  les  femmes  dans 
ces  entretiens  sublimés,  et  il  leur  demandait,  le  plus 
naturellement  du  monde,  leur  avis  sur  la  Grâce  effi- 
ciente ou  sur  les  atomes  de  Descartes.  Or,  Molière  ; 
dans  sa  comédie,  semble  refuser  aux  femmes  Tin- 
telligence  des  choses  de  l'esprit.  A  Philaminte  et  à 


MOLIÈRE.  453 

Bélise  il  oppose  Clirysale,  un  ventre  fait  homme,  un 
être  à  l'engrais;  et  Clirysale  tient  une  si  large  place 
dans  l'économie  de  la  pièce^  qu'il  a  l'air  d'en  être 
l'arbitre  et  le  moraliste.  Qu'on  se  méprenne  ou 
non  sur  l'intention  du  poète,  la  plupart  des  com- 
mentateurs citent  la  fameuse  tirade  du  second 
acte  comme  un  chef-d'œuvre  de  philosophie  con- 
jugale. 

Selon  nous,  Clirysale  est  aussi  bête  que  Bélise 
est  folle.  Le  corps  qui  rumine  n'est  pas  plus  sage 
que  l'âme  qui  délire.  Quoi!  ce  gros  homme  serait  un 
sage?  L'unique  rôle  de  la  femme,  dans  le  mariage, 
serait  d'écumer  le  pot-au-feu  et  de  recoudre  les 
hardes?  Plutarque  n'est  bon  qu'à  serrer  les  rabats 
ou  qu'à  servir  de  poids  au  tourne-broche?  Une 
femme  en  sait  toujours  assez  long,  lorsqu'elle  dis- 
lingue un  pourpoint  d'une  culotte!  L'homme  ne 
"vit  que  de  soupe  et  de  rôti  cuit  à  point!  Mais 
alors,  pourquoi  ce  bélitre  n'a-t-il  pas  épousé  sa  cui- 
sinière? 

Il  est  stupide,  dans  son  gros  bon  sens,  ce  bon- 
homme Chrysale.  L'enseignement  de  la  comédie, 
s'il  parlait  par  sa  bouche,  serait  absurde  et  grossier. 
Il  faudrait  en  conclure  que  la  femme  est  une  ser- 
vante et  l'enfermer  à  la  cuisine,  comme  les  Turcs 
renferment  au  harem.  Encore,  qui  ne  préférerait  le 
bel  animal   que  l'Orient  engraisse  et  parfume,   à 


454  LB   THEATRE    MODERNE. 

l'ignare  ménagère  rêvée  par  Chrysale?  L'odalisque 
qui  végète  au  soleil,  sur  des  lapis  de  Srayrne,  en 
mâchant  des  parfums  et  en  effeuillant  des  sélams, 
ne  vaut-elle  pas  mieux,  pour  la  joie  de  l'homme, 
que  la  maritorne  qui  lave  la  vaisselle  et  recoud  les 
nippes? 

Molière,  en  plaçant  ce  butor  vis-à-vis  des  bé- 
gueules alambiquées  qui  l'entourent,  n'a  voulu,  sans 
doute,  qu'opposer  une  folie  à  une  autre  et  faire  con- 
traster deux  travers.  Mais  il  prête  tant  de  relief  au 
prosaïque  embonpoin  de  Chrysale,  u  traduit  en  si 
beaux  vers  ses  mugissements  de  ventre  affamé,  (|ue 
ie  public  lui  donne  raison,  parce  qu'il  croit  que  le 
poète  est  (le  son  avis.  Pour  compléter  la  méprise, 
Martine  arrive  au  dénouement,  drapée  dans  son 
torchon,  appuyée  sur  son  balai,  pareille  à  la  déesse 
de  la  cuisine,  accourant  au  secours  de  son  adora- 
teur. Elle  chante,  en  son  patois,  le  charme  de  l'igno- 
rance et  le  bonheur  de  braire  à  deux  au  même  râ- 
telier. Chrysale  applaudit,  les  autres  personnages 
ne  protestent  pas,  si  bien  que  le  dernier  mot  de  la 
comédie  reste,  en  fin  de  compte,  à  ce  couple  obtus, 
et  que  la  Bêtise,  prise  pour  arbitre,  opine,  en  der- 
nier ressort,  de  son  bonnet  d'âne. 

Encore  une  fois,  l'impression  que  laissent  les 
Femmes  savantes  n'est  ni  aussi  saine,  ni  aussi  fran- 
che que  celle  des  autres  chefs-d'œuvre  de  Molière. 


MOLIERE.  455 

L'esprit  y  est  abaissé  et  la  matière  exaltée;    la 
femme  renvoyée  à  la  quenouille  de  la  servitude 
lui  montre,  pour  la  détourner  de  l'étude,  trois  mé' 
gères,  trois  Disgrâces  se  disputant,  devant  M.  Tris 
sotin,  une  pomme  ridée,  cueillie  dans  le  Jardin  de^ 
racines  grecques. 

Il  est  vrai  que  le  poète  a  placé  Henriette  en  con- 
traste :  une  jeune  fille  qui  n'a  que  l'esprit  qui  vient 
aux  filles.  Elle  est  sans  doute  très  sensée  et  très  spi- 
rituelle, cette  jolie  Henriette  ;  mais  c'est  tout.  Au- 
cune lueur  de  poésie  n'illumine  sa  nature  froide  et 
correcte  ;  son  âme  ne  s'élève  pas  au-dessus  du  ciel 
de  lit  nuptial  et  de  l'horizon  du  ménage.  Elle  me 
rappelle  ces  petites  Hollandaises  lymphatiques  des 
tableaux  de  Gérard  Dow,  autour  desquelles  le  pein- 
tre accumule,  comme  autant  d'harmonies  secrètes, 
des  plats,  des  paniers,  des  lampes,  des  rouets,  des 
verres,  des  corbeilles,  toute  une  trésorerie  d'usten- 
siles. Elle  n'a  pas  même  l'ignorance  charmante  de 
la  virginité,  et  elle  parle,  en  plus  d'un  endroit,  des 
choses  du  mariage,  ainsi  qu'une  matrone  pourrait 
en  parler.  C'est,  du  reste,  l'esprit  de  conduite  et  la 
sagesse  incarnés.  Elle  aime  son  amant  de  toute 
l'honnêteté  de  son  petit  cœur,  et  résiste  courageu- 
sement aux  intrigues  et  aux  vexations  de  sa  mé- 
chante sœur.  Que  lui  manque-t-il  donc?  Je  ne  sais 
quoi  ;  une  lueur,  une  rougeur,  une  nuance  de  ten 


456  LE   THÉÂTRE    MODERNE. 

dresse  ou  de  rêverie.  Mais,  à  coup  sûr,  jamais  un 
poète  ne  deviendrait  amoureux  de  cette  petite  per- 
sonne, si  tranquille  et  si  raisonnable.  Elle  convient 
pourtant  à  Clitandre,  qui  est  Xhoniiête  homme ^  tel 
«jue  l'entendait  le  dix-septième  siècle,  c'est-à-dire  un 
esprit  froid  et  poli,  raisonnable  et  limité,  ne  donnant 
dans  aucun  «xcès,  pas  même  dans  celui  de  l'amour. 


CHAPITRE  Yî 

MOLIÈRE    (SUITE) 


I.  —  Le  Mariage  forcé.  —  Rabelais  et  Molière. 
II.  —  Amphitryon. 

III.  —  M.  de  Pourcenugnnc. 

IV.  —  Le  hourgsois  gentilhomme. 
V.  —  Le  Malade  imagûiaire. 


I 


On  revoit  toujours  avec  plaisir  cette  amusante 
petite  comédie  du  Mariage  forcé.,  sortie,  toute 
chaude  et  toute  verveuse,  d'un  livre  du  Pantagruel, 
comme  le  petit  Bicchus  de  la  cuisse  de  Jupiter.  Le 
mariage  de  Sganarelle  procède  du  mariage  de  Pa- 
nurge,  une  des  plus  merveilleuses  pages  de  ce  poème 
immense,  qui  est,  à  vrai  dire,  riiôlellerie  et  la  foire 
de  l'humanité. 

Panurge  a  résolu  de  prendre  femme,  mais,  avant 
de  se  marier,  il  veut  connaître  sa  destinée  conju- 
gale. Le  voilà  donc  qui  consulte  les  docteurs,  les 
mages,  les   sorcières,  les  princes,  les  moines,  les 


438  LE   THEATRE    MODERNE. 

poètes,  les  sages,  les  fous,  les  songes,  les  cartes,  les 
dés,  les  cloches  :  un  monde  d'oracles,  un  ciel  d'ho- 
roscopes, une  mer  de  science  et  d'oscillations  !  La 
fantaisie  de  Rabelais  prend  toutes  les  formes  et  toutes 
les  iigures,  pour  traiter,  en  griuid  et  en  large,  cette 
éternelle  question  du  mariage.  Elle  passe,  d'une  page 
à  l'autre,  de  l'obscénité  de  la  bacchante  à  l'éléva- 
tion de  la  muse,  de  l'impudeur  criarde  de  la  courti- 
sane à  la  majesté  prophétique  de  la  sibylle  feuilletant 
le  livre  des  augures.  Tantôt  elle  se  roule  sur  le  ht 
nuptial,  comme  un  sanglier  sur  les  fleurs  ;  tantôt  elle 
le  pare,  l'exhausse,  le  parfume  et  le  pose  au  centre 
des  joies  de  ce  monde,  comme  un  tabernacle  sacré  : 
toujours  grandiose,  quoi  qu'elle  fasse,  magistrale 
jusque  dans  l'ivresse,  majestueuse  jusque  dans  la 
fange  :  «  Vérité  divine  qui  chante  et  se  délecte,  dans 
un  puits  de  vin  embourbée.  » 

Môme  lorsque  Rabelais  dépouille  la  femme  et  rit 
aux  éclats  de  sa  nudité,  il  garde  encore  un  air  de  génie 
et  de  souverain.  Il  me  semble  voir  ce  Jupiter  du  Cor- 
rège,  travesti  en  satyre,  qui  écarte  le  voile  d'Antiope 
endormie.  Les  cornes  du  bouc  se  dressent  sur  sa 
tète,  mais  la  majesté  réside  sur  son  front;  son  nez  se 
recourbe  à  la  façon  de  celui  des  faunes,  mais  il  tient 
plutôt  du  bec  de  l'aigle  que  du  museau  du  bélier. 
Vous  reconnaissez,  dans  les  toufles  de  laine  qui  om- 
bragent ses  larges  prunelles,  les  sourcils  formidables 


MOLIÈRE.  459 

qui  font  trembler  l'Olympe,  et  le  poil  sauvage,  qui 
hérisse  ses  membres  incultes,  déguise  mal  les  plans 
surhumains  de  son  corps  de  dieu.  L'impureté  même 
de  Rabelais  a  quelque  chose  de  puissant  et  de  salu- 
bre  qui  retrempe  et  qui  fortifie.  Le  fumier  de  son 
livre  a  la  vertu  de  celui  des  étables  :  il  guérit  les  ma- 
lladies  de  poitrine  et  fait  pousser  les  épis  ;  il  en  naît 
des  pen.-ées  joyeuses,  fertiles,  nourricières,  qui 
plongent  au  cœur  de  la  réalité  terrestre  et  portent 
des  fruits  de  bombance  et  d'allégresse. 

Quel  cortège  de  personnages  grandioses  ou  gro- 
tesques l'incomparable  railleur  a-t-il  invité  aux  noces 
de  Panurge  !  C'est,  d'un  côté,  Pantagruel,  débonnaire 
et  sage,  comme  un  roi  d'Homère  ;  Épistémon,  son 
fidèle  et  prudent  conseiller  ;  le  vieux  poète  Romina- 
grobis,  vaticinant  au  milieu  de  son  agonie,  «  avec 
»  maintien  joyeux,  face  ouverte  et  regard  luuii- 
»  neux  »  ;  Hippotadée,  le  théologien  vénérable  ; 
enfin  Gargantua  lui-même,  dont  on  n'entendait 
plus  parler  depuis  si  longtemps,  Gargantua,  le  mo- 
narque patriarche,  le  burgrave  de  la  Table  ronde 
«  des  francs  Beuveurs  »,  qui  revient  tout  exprès  du 
pays  des  fées  pour  présider  ce  docte  concile,  vieil- 
lard auguste,  immémorial,  séculaire,  antique  et  sa- 
cré, comme  un  vieux  chêne  de  la  forêt  de  Dodone. 

D'une  autre  part,  vous  avez  frère  Jean,  le  moine 
satyrique  ;  Rondibilis,  le  médecin  gouailleur  ;  Trouillo- 


4C0  LE  THEATRE    MODERNE. 

gan,  le  philosophe  monomane;  Triboulel,  le  fou  bis- 
cornu; Ilor  Tiipa,  le  magicien  fripon  ;  la  sibylle  ob- 
scène do  Panzoust  :  un  sanhédrin  de  grotesques  et 
de  caricatures. 

Ainsi  la  sagesse  et  la  folie  ont  voii  au  chapitre; 
les  bonnets  à  clochettes  opinent,  comme  les  bonnets 
carrés;  le   mariage  est  jeté  en  proie  à  toutes  ces 
langues  avinées  et  mordantes,  qui  n'ont  jamais  été 
à  plus  belle  fête.  Il  en  résulte  un  sabbat  de  doctrines, 
un  charivari  d'opinions,  un  tohu-bohu  d'arguments 
et  de  controverses,  si  étrangement  mêlés  de  raison  et 
de  démence,  de  bon  sens  et  de  délire,  de  science  et 
de  facétie,  de  sang-froid  et  de  gorges  chaudes,  que 
l'esprit  en  sort,  chancelant  et  la  vue  trouble,  comme 
d'une  orgie  de  paroles.   Imaginez  les  convives  du 
banquet  de  Platon...  sous  la  table;  une  ronde  de 
faunes  et  de  philosophes,  dansant  autour  de  la  statue 
du  dieu  des  jardins,  la  Fête  des  Fous  du  moyen  âge, 
encensant  et  profanant  tour  à  tour  l'autel  de  Vénus  ! 
Panurge  ne  sait  auquel   entendre  de   ces  éner- 
gumènes  et  de  ces  prophètes  ;  il  va  et  vient,  d'un 
proverbe  à   un   coq-à-l'âne,  d'une  sentence  à  un 
lazzi,  d'un  conseil  à  une  grimace,  d'un  apophtegme  à 
une  gaillardise,  et  au  milieu  de  cette  tempête  de 
huées   et  de  dissonances,  sonnent  confusément  les 
cloches  falidiqjies  :  «  Marie-toy,  marie-toy,  marie, 
»  marie!  Si  tu  te  maries,  marin,  marie,  très  bien  t'en 


MOLIÈRE.  461 

1»  trouveras,  veras,  veras!  marie,  marie!  »  Puis,  l'in- 
stant d'aprè>,  les  mêmes  cloches  changent  de  gamme  : 
«  Marie  point,  marie  point,  point,  point,  point 
»  point!  Si  tu  te  maries,  marie,  marie,  marie,  tu 
»  t'en  repentiras,  tiras,  tiras  !  »  Si  bien  que,  de  guerre 
lasse,  Panurge  se  résout  à  mettre  à  la  voile,  pour  le 
grand  voyage  vers  la  divc  Bouteille,  qui  peut  seule 
répondre  à  cet  insoluble  problème. 

La  petite  comédie  de  Molière  est  sortie  de  l'énorme 
facétie  de  Rabelais,  comme  la  souris  de  la  montagne 
en  travail  :  ou,  plutôt,  figurez-vous  la  grosse  tonne  de 
la  cave  de  Heidelberg  accouchant  d'un  flacon  d'hypo- 
cras.  Le  théâtre  e^t  trop  étroit  pour  supporter  les 
personnages  du  Pantagruel  :  géants  de  la  farce, 
génies  de  la  verve  orageuse,  colosses  de  bouffonne- 
rie, dont  le  chapeau  à  grelots  s'allonge  jusqu'au  ciel 
et  va  réjouir,  par  son  carillon,  les  habitants  de  la 
lune.  Leur  rire  ferait  trembler  les  planches  de  la 
scène;  ils  ne  peuvent  vivre,  gouailler  et  s'ébattre  à 
Taise  qu'à  cent  mille  pieds  au-dessus  du  réel,  dans 
la  région  fantastique  où  volent  les  Nuées  d'Aristo- 
phane. 

Donc,  Panurge,  dans  le  Mariage  forcé,  est  de- 
venu Sganarelle,  le  bourgeois  Sganarelle,  cet  être 
tout  ventre  et  tout  prose,  cette  bêtise  bâtée  qui  fait 
sonner  sa  sonnette  et  qui  tend  une  si  large  échine 


462  LE   THEATRE    MODERNE. 

aux  coups  (le  bâton  de  la  vieille  comédie.  Le  bon- 
homme s'est  mis  en  tête  d'épouser  Dorimène,  «  cette 
Dorimène,  si  {galante  et  si  bien  parée,  fille  du  sei- 
gneur Alcanlor,  et  sœur  d'un  certain  Alcidas,  qui 
se  mêle  de  porter  l'épée  ».  Imbécile,  c'est  vouloir 
coudre  un  morceau  de  gros  drap  à  une  frange  dé 
dentelle.  Mais  Sgaiiarelle  s'est  regardé  au  miroir  le 
matin,  et  il  s'est  trouvé  giillard,  bien  portant,  «  plus 
vigoureux  qu'un  homme  de  trente  ans,  toutes  ses 
dents  dans  la  bouche,  les  meilleures  du  monde  ». 
Son  parti  est  pris,  si  bien  pris  qu'il  va  demander 
conseil  au  bourgeois  Géronimo,  son  compère.  Géro- 
nimo  lui  objecte  d'abord  ses  cinquante-trois  ans  qui 
grisonnent  et  le  ridicule  dont  va  l'affubler  une  union 
si  mal  assortie;  puis,  quand  il  s'est  bien  convaincu 
que  le  bonhomme  est  venu  lui  demander  une  appro- 
bation et  un  conseil  : 

«  —  Mariez-vous  promptement.  Ah!  que  vous  se- 
rez bien  marié!  dépêchez-vous  de  l'être!  »  répond- 
il  à  toutes  ses  demandes. 

Vous  avez  là  un  écho  de  l'admirable  consultation 
donnée  par  Pantagruel  à  Panurge  : 

«  Seigneur,  vous  avez  ma  délibération  entendue,  qui  esl 
de  me  marier.  »  —  «  iMariez-vGus  doncq,  »  respondit  Pan- 
tagruel. D  —  «  Mais,  dit  Panurge,  si  vous  congnoissiez  que 
mon  meilleur  feust  tel  que  je  puis  demeurer,  sans  entre- 
prendre cas  de  nouvellelc  :  j'aimerais  mieux  ne  me  marier 
point.  »  —  «  Point  doncques  ne  vous  mariez,  >»  respondit 


MOLIÈRE.  463 

Pantagruel.—  «Voirel  Mais,  dist  Panurge,  voudriez-vous 
qu'ainsi  seulet  je  demeurasse  toute  ma  vie,  sans  compai- 
gnie  conjugale?  Vous  savez  qu'il  est  escript  :  Va?  soli! 
L'homnie  seul  n'a  jamais  tel  soûlas  qu'on  veoid  entre  gens 
mariés.  »  —  «  Mariez-vous  doncq,  de  par  Dieu  1  »  respondit 
Parftagruel. 

Et  Panurge  continue  ainsi  sa  chanson,  scandée,  à 
temps  égaux,  par  ces  deux  refrains  monotones. 

De  cette  double  glose  Molière  n'a  pris  que  le  «  ma- 
riez-vous donc  »  ;  mais  ce  «  mariez-vous  »  survient  à 
point,  après  que  Sganarelle  vient  de  dire  qu'il  en  a 
pris  son  parti.  Ce  Géronimo  est  un  homme  de  sens  ; 
il  sait  qu'il  est  inutile  de  prêcher  les  sourds.  La  scène 
est  de  main  de  maîlre  et  peint,  au  naturel,  le  ridiculi' 
de  ces  quêteurs  de  conseils,  qui  se  fâchent  quand  on 
leur  donne  ce  qu'ils  demandent,  et  n'en  veulent  faire 
qu'à  leur  tête. 

Cependant  Sganarelle,  approuvé  par  Géronimo, 
n'en  va  pas  moins  encore  solliciter  l'avis  du  docteur 
Pancrace,  un  de  ces  pédants,  de  haute  graisse,  qui 
faisaient  la  joie  et  l'épouvantail  de  l'ancien  théâtre. 
Aujourd'hui  que  le  pédantisme  se  lave  et  se  peigne, 
qu'il  porte  un  habit  noir,  met  une  cravate  blanche  et 
des  lunettes  d'or,  et  s'exprime  en  style  tempéré,  la 
scène  peut  paraître  simplement  burlesque,  et  ce  sy- 
cophante  démoniaque  nous  semble  un  être  fantasti- 
que, procréé  pour  les  besoins  de  la  cause. 

Il  n'y  a  qu'à  lire  —  mais  cela  se  feuillette  avec  des 


4G4  LE    THEATRE    MODERNE. 

pincettes  —  certains  bouquins  du  t(Mnp>_,  pour  se  con- 
vaincre que  Molière  n'a  pas  inventé  l'enragé  qu'il  met 
en  scène.  Les  vieilles  Univer?ités,  ces  cavernes  de 
l'érudition  primitive,  avaient  engendré,  dans  leurs  té- 
nèbres, d'épouvantables  cuistres,  mastodontes  de  pé- 
dantisme,  qui  infectaient  l'huile  de  lampe  et  patau- 
geaient lourdement  dans  un  océan  d'encre,  en  lançant 
des  flots  de  grec  et  de  latin  par  leurs  éveiits.  Mons- 
tres des  hautes  époques  de  la  science,  dont  on  con- 
temple aujourd'hui,  avec  stupeur,  les  afTreux  squelet- 
tes, échoués  sur  des  bancs  d'in-fulios;  créatures  in- 
formes, nées  des  amours  d'un  dictionnaire  syriaque  et 
d'une  grammaire  hébraïque;  chals-huantsen  besicles, 
perchés  sur  un  éeritoire;  porcs-épics  hérissés  de  cita- 
tions baroques. 

Ces  animaux  féroces  se  livraient  parfois,  à  propos 
d'une  racine  grecque  ou  d'une  étymologie  latine,  des 
batailles  d'extermination.  Leur  sauvagerie  native, 
leurs  mœurs  d'ogres  de  classe,  habitues  à  fouetter, 
jusqu'au  sang,  les  petits  enfants;  la  faculté  qu'ils 
avaient  de  s'engueu'»er  en  langue  morte  et  en  langue 
vulgaire,  tout  cela  produisait  des  mêlées,  auprès  des- 
quelles le  combat  du  Lutrin  n'est  que  jeu  de  barre. 
Des  légions  d'hexamètres  marchaient  au  pas  de  charge 
sur  des  escadrons  d'ïambes;  les  épigrammes  lan- 
çaient des  plumes  aiguisées  en  flèches  et  trempées 
dans  une  encre  empoisonnée;  les  catapultes  jetaient 


MOLIÈRE.  465 

des  billots  gigantesques  ;  les  invectives  vomissaient 
rinjure  et  l'imprécation  bouillantes,  du  haut  des  chai- 
res crénelées  ;  et,  debout  sur  un  nuage  de  papiers  et 
de  parchemins,  Aristote  en  rabat,  Naso  en  perruque, 
et  Pythagoras  en  soutane,  excitaient  les  combattants, 
des  cimes  de  l'Olympe. 

Quant  au  sceptique  Marphurius,  que  Sganarelle  va 
consulter  après  le  docteur  Pancrace,  il  n'est  autre 
que  le  philosophe  pyrrhonien  Trouillogan  interrogé 
par  Panurge.  La  scène  est  copiée  presque  textuelle- 
ment, car  Molière,  quand  il  se  mêlait  de  piller,  n'y 
allait  pas  de  main  morte  :  il  empruntait  à  tous,  aux 
pauvres  comme  aux  riches,  et  prenait  un  denier 
rouillé  dans  la  besace  de  Gautier  Garguille  aussi 
bien  qu'un  sequin  d'or  dans  l'escarcelle  de  maître 
François.  En  revanche,  il  a  déguisé  en  Égypliennes 
le  magicien  Her-Tripa  et  la  sibylle  de  Panzoust  ;  il 
est  pourtant  facile  de  les  reconnaître,  sous  leur 
teint  hâlé  et  leurs  ajustements  barbaresques. 

Cependant,  arrivent  la  jeune  Dorimène,  au  bras  du 
seigneur  Lycaste,  son  amant.  En  général,  les  fem- 
mes de  MoUère  ne  sont  pas  précisément  des  fleuis 
d'idéal  et  de  poésie,  mais  bien  de  jolies  âmes  bour. 
geoises,  sages  et  décentes.  Elles  n'ont  ni  la  passion 
ni  l'enivrante  beauté  des  femmes  de  Shakespeare. 
Elles  peuvent  plaire  et  charmer,  néanmoins,  tant 
qu'elles  ne  font  que  coudre,  broder,  écrire  des  billets 
m.  30 


466  LE   THÉÂTRE   MODERNE. 

doux,  et  aimer  leurs  amoureux,  de  toute  la  tendresse 
de  leur  petit  cœur;  mais,  lorsque  le  grand  poète 
s'avise  de  les  jeter  dans  l'immoralité  et  dans  l'adul- 
tère, il  en  fait,  à  dessein  peut-être,  les  plus  fâcheuses 
et  déplaisantes  drûlesses  qui  aient  jamais  balayé  de 
leur  robe  à  queue  les  planches  d'un  théâtre. 

Les  pécheresses  de  Shakespeare  gardent,  dans  le 
vice,  un  parfum  d'élégance  et  de  séduction;  celles  de 
Molière  y  apportent  un  sans-gêne,  un  tranchant,  une 
crudité,  une  effronterie,  étalée  et  haute  en  couleur,  f 
soulever  l'âme.  Quelle  désagréable  créature  que  l'An- 
gélique de  Georges  Dandin!  La  Dorimène  ùw  Mariage 
forcé  ne  vaut  guère  mieux,  et  l'on  commence  vrai- 
ment à  s'intéresser  à  ce  stupide  Sganarelle,  lorsqu'on 
entend  la  jolie  fille  exposer  à  son  galant  comme 
quoi  «  elle  n'a  pas  de  bien,  ni  lui  non  plus,  et  qu'à 
quelque  prix  que  ce  soit  il  faut  tâcher  d'en  avoir  »  : 

«  J'ai  embrassé  cette  occasion  de  nie  mettre  à  mon  aise, 
et  je  l'ai  fait  sur  l'espérance  de  me  voir  bientôt  délivrée  du 
barbon  que  je  prends.  C'est  un  homme  qui  mourra  avant 
qu'il  soit  peu,  et  qui  n'a,  tout  au  plus,  que  six  mois  dans  le 
ventre.  Je  vous  le  garantis  défunt  dans  le  temps  que  je  dis, 
et  je  naurai  pas  longtemps  à  demander,  pour  moi,  au  c'e\ 
l'heureux  état  de  veuve.  « 

Quel  ton,  quelles  pensées ,  quel  langage  1  Le 
seigneur  Lycaste  a  là,  par  ma  foi!  une  jolie  maî- 
tresse. Un  cent-suisse  reculerait,  à  l'aspect  de  ce 


MOLIERE.  467 

vice  homruasse  et  coquin,  qui  sent  le  tabac  et  le  balai 
rôti. 

Sganarelle  a  tout  entendu,  et  le  voilà,  comme  i\ 
dit,  «  tout  dégoûté  de  son  mariage  ».  Il  y  a  de  quoi, 
en  vérité  ;  il  appelle  donc  le  seigneur  Alcantor  et  lui 
déclare  «  qu'il  ne  veut  plus  se  marier  ».  Mais  cela 
ne  fait  pas  l'affuire  du  digne  sire,  lequel  demandait 
sans  cesse  au  ciel  de  le  décharger  de  sa  fille.  L'oc- 
casion est  trop  belle  pour  qu'il  la  laisse  échapper.  On 
ne  trouve  pas  tous  les  jours  des  Sganarelles  pour  des 
Dorimènes;  aussi  s'en  va-t-il  quérir  son  fils  Alcidas, 
l'homme  des  raisons  suprêmes  et  des  arguments  ir- 
rési>tibles. 

Certes,  rien  de  plus  étrangement  comique  que  l'en- 
trevue d'Alcidas  et  de  Sganarelle.  On  rit  de  ce  gen- 
tilhomme doucereux,  qui  rosse  sa  victime  avec  une 
si  exquise  politesse.  On  rit  de  ce  bourgeois  terrifié, 
marié,  l'épée  dans  les  reins  et  le  bâton  sur  l'épaule. 
Cependant  on  finit  par  prendre  en  compassion  ce  ver 
de  terre,  qui  n'a  pas  même  l'énergie  de  se  redresser 
sous  le  talon  rouge  qui  l'écrase. 

Oui,  j'ai  pitié  de  Sganarelle,  livré,  pieds  et  poings 
liés,  à  cette  mégère  enrubannée,  qui  veut  l'enterrer 
avant  qu'il  soit  six  mois,  comme  j'en  aurai  pitié  plus 
tard,  lorsque,  devenu  Georges  Dandin,  il  sera  forcé 
de  demander  pardon  à  genoux  à  sa  «  pendarde  de 
femme  »,  la  chandelle  de  l'amende  honorable  à  la 


468  LE    THE  AT  RIC    MODERNE. 

main,  et  d'avaler,  sans  grimace,  cet  amer  déboire 
d'avoir  fort,  quand  il  a  raison.  Il  y  a  une  chose  qui 
me  touche  dans  ce  brutal  dénouement,  c'est  le  si- 
lence de  ce  pauvre  homme,  après  que,  moulu,  roué, 
le  souffle  aux  dents,  il  a  lâché  son  consentement 
extorqué.  A  partir  de  là,  il  se  tait,  on  ne  l'entend  plus  ; 
il  se  renferme  dans  la  torpeur,  sombre  et  morne,  de 
la  bête  prise  au  piège,  qui,  comprenant  qu'elle  est 
perdue,  se  couche,  se  blottit,  fait  la  morte  et  s'at- 
tend à  tout. 

Vraiment  Molière  a  été  quelquefois  bien  cruel  pour 
celte  bourgeoisie  dont  il  procédait.  Rien  de  plus  ri- 
dicule sans  doute,  en  ce  temps,  que  la  vanité  d'un 
bourgeois  jouant  au  gentilhomme  et  cherchant 
femme  au-dessus  de  lui;  mais  encore,  n'est-ce  pas 
trop  de  huées,  de  camouflets  et  de  bastonnades? 

Le  Mariage  forcé  (de  même  que  Georges  Dan- 
din  et  le  Bourgeois  Gentilhomme)  fut  composé  pour 
le  roi  et  représenté  devant  la  cour  de  Versailles. 
Jugez  de  la  joie  de  cette  noblesse,  au  spectacle  de  la 
roture  humiliée,  et  comme  elle  devait  rire  de  ce 
bœuf  conjugal,  traîné  par  les  cornes  à  l'abattoir 
de  l'hymen,  sous  le  bâton  patricien  I 


MOLIÈRE.  460 


II 


Il  est  impossible  de  ne  pas  reconnaître,  sous  la 
perruque  olympienne  du  Jupiter  de  V Amphitryon^ 
Louis  XIV  en  personne,  alors  dans  tout  l'éclat  de 
ses  adultères;  et,  sous  la  morale  de  la  comédie,  un 
avertissement  sérieux,  de  forme  railleuse,  aux  maris 
de  la  Cour  : 

Un  partage  avec  Jupiter 

N'a  rien  du  tout  qui  déshonore.... 

Axiome  royal  qu'on  devait  croire,  sous  peine  de 
îèse-majesté.  A  Versailles,  l'époux  supplanté  par 
Jupiter  n'avait  qu'à  se  soumettre  et  se  taire.  Bon 
gré  mal  gré,  il  lui  fallait  montrer  au  roi  le  sourire 
jaune  et  la  grimace  résignée  de  Georges  Dandin. 
C'est  pourquoi  il  faut  honorer,  comme  le  héros  du... 
mariage,  M.  de  Montespan,  à  l'usage  duquel  fut  com- 
posé X Amphitryon  de  Molière.  Son  intolérance 
conjugale  étonna  fort  les  contemporains.  Dès  qu'il 
apprit  que  sa  femme  était  la  maîtresse  du  roi,  il  la 
chassa  de  chez  lui  avec  des  soufflets,  en  prit  le  deuil, 
comme  d'une  morte,  et  se  promena,  par  tout  Paris, 
dans  un  carrosse  drapé  de  noir,  portant,  aux  quatre 
coins,  des  cornes  en  suise  de  panaches.  Cette  pompe 


470  LE   THÉÂTRE   MODERNE. 

funèbre  allégorique  irrita  le  maître,  et  le  mari  mé- 
content fut  enfermé  à  la  Bastille,  dont  il  ne  sortit 
que  pour  être  exile  dans  son  château  de  Guyenne. 
II  y  persista  dans  son  ressentiment  conjugal,  ca- 
cliant  à  tous  son  front  d'Actéon,  solitaire,  ombra- 
geux, farouche,  bramant  son  infortune  aux  échos. 
Vingt  ans  après,  la  favorite  disgraciée  se  jetait 
dans  la  dévotion  et  tumbait  entre  les  mains  du  Père 
de  Latour,  un  confesseur  ascétique  qui  la  mit  au  ré- 
gime d'une  Fille  repentie.  Tous  les  instruments  de 
torture  de  la  pénitence  furent  employés  à  sa  con- 
version :  le  jeûne,  le  cilice,  des  jarretières  à  pointes 
de  fer,  et  des  cbemises  de  toile  jaune,  d'un  tissu  si 
rude  qu'elles  l'écorcbaient  jusqu'au  sang.  îî  re-tait 
à  ployer  l'orgueil;  ce  fut  l'épreuve  la  plus  diflicile. 
De  sa  longue  souveraineté  de  sérail,  madame  de  Mon- 
tespan  avait  gardé  une  fierté  de  sultane, 

«  Parmi  tout  cela,  —  dit  Saint-Simon,  —  elle  ne  put  ja- 
mais se  défaire  de  l'extérieur  de  reine  qu'elle  avait  usurpé 
dans  sa  faveur,  et  qui  la  suivit  dans  sa  retraite.  11  n'y  avait 
personne  qui  n'y  fût  si  accoutumé  de  ce  temps-là,  qu'on 
n'en  conservât  l'iiabitude  sans  murmure.  Son  fauteuil  avait 
le  dos  joignant  le  pied  de  son  lit;  il  n'en  fallait  point  cher- 
cher d'autre  dans  la  chambre,  non  pas  môme  pour  ses 
enfants  naturels,  madame  la  duchesse  d'Orléans  pas  plus 
que  les  autres.  Monsieur  et  la  grande  Mademoiselle  l'avaient 
toujours  aimée,  et  Tallaient  voir  assez  souvent.  A  ceux-là 
on  apportait  des  fauteuils,  et  à  madame  la  Princesse  ;  mais 
elle  ne  songeait  pas  à  se  déranger  du  sien,  ni  à  le?  conduire. 
Madame  n'y  allait  presque  jamais  et  trouvait   cela  fort 


MOLIÈRE.  471 

étrange.  On  peut  juger,  par  là,  comme  elle  recevait  tout  le 
monde....  Elle  parlait  à  chacun  comme  une  reine  qui  tient 
sa  cour  et  qui  honore  en  adressant  la  parole.  C'était  tou- 
jours avec  un  grand  air  de  respect,  qui  que  ce  fût  qui  entrât 
chez  elle  ;  et  de  visites  elle  n'en  faisait  jamais,  non  pas 
môme  à  Monsieur,  ni  à  Madame,  ni  à  la  grande  Mademoi- 
selle, ni  à  l'hôtel  de  Condé.  Un  air  de  grandeur  répandu 
partout  chez  elle,  et  de  nombreux  équipages  toujours  en 
désarroi....  » 

Le  Père  de  Latoiir  finit  pourtant  par  lui  arracher 
une  lettre  à  son  mari,  humble  et  suppliante  comme 
une  amende  honorable,  où  elle  lui  demandait  par- 
don à  genoux,  et  lui  offrait  de  revenir  à  lui,  s'il  dai- 
gnait la  recevoir,  se  déclarant  prête  à  se  rendre 
dans  quelque  retraite  qu'il  lui  désignerait. 

«  A  qui  a  connu  madame  de  Montespan,  —  poursuit 
Saint-Simon,  —  c'était  le  sacrifice  le  plus  héroïque.  Elle 
en  eut  le  mérite,  sans  en  essuyer  l'épreuve.  M.  de  Montespan 
lui  fit  répondre  qu'il  ne  voulait  ni  la  recevoir,  ni  la  voir,  ni 
lui  prescrire  rien,  ni  ouïr  parler  d'elle  de  sa  vie.  « 

L'Alcesle,  de  Molière,  ne  se  serait  point,  en  pareil 
cas,  plus  fièrement  conduit.  Que  M.  de  Montespan 
n'imitait-il  l'exemple  de  son  confrère,  M.  de  Sou- 
bise,  lequel  entra  dans  la  confrérie  des  maris  trompés 
comme  il  serait  entré  dans  un  ordre  de  chevalerie. 
Jamais  cerf  conjugal  ne  porta  plus  pacifiquement  sa 
ramure.  Il  laissait  le  roi  courtiser  sa  femme  à  loisir, 
à  la  condition  que,  de  tous  les  déguisements  de  Jupiter 
en  bonne  fortune  sur  la  terre,  le  roi  choisît  de  préfé- 


472  LE    THÉÂTRE    MODERNE. 

rence  celui  de  la  pluie  d'or.  Tandis  que  le  dieu 
moniioyé  pleuvait  sur  Danaé,  l'époux,  caché  dans  la 
ruelle,  comptait  et  ramassait  les  pistoles.  Aussi, 
dans  sa  vieillesse,  se  plaisail-il  à  répéter  que,  né 
simple  gentilhomme,  avec  quatre  mille  livres  de  re- 
venus, il  se  trouvait  prince,  à  qualre-vingls  ans, 
avec  quatre  cent  mille  livres  de  rente.  Brave  d'ail- 
leurs et  sachant  vivre,  ne  prêtant  point  au  ridicule 
et  dissimulant  son  opprobre  sous  les  dehors  les  plus 
nobles  et  les  plus  décents. 

Ce  ruffian  accompli  en  impose  à  Saint-Simon 
même,  qui  prononce  sur  lui  cette  oraison  funèbre, 
mêlée  de  mépris  et  de  politesse  : 

«  Sa  prodigieuse  richesse  fut  le  fruit  d'une  prudence  quo 
peu  de  gens  voudraient  imiter;  du  mépris  qu'il  fit  des  pré- 
jugés qui  ont  acquis  le  plus  de  force  ;  de  la  leçou  qu'il  reçut 
de  l'exemple  de  M.  de  Montespan,  et  de  la  préférence  qu'il 
donna,  sur  un  affront  obscur  et  demi-caché,  à  la  plus  énor- 
me fortune  que  lui  valût  la  beauté  de  sa  femme  et  son  con- 
cert avec  elle....  M.  de  Soubise  éluit  le  plus  beau  gendarme 
et  des  plus  beaux,  et  des  hommes  les  mieux  faits  de  son 
temps,  de  corps  et  de  visage,  jusque  dans  sa  dernière  vieil- 
lesse, et  qui  se  soucia  le  moins  d'encourir  la  plus  mortelle 
injure  qu'un  Espagnol  puisse  dire  à  un  autre,  qui,  jusque 
dans  la  lie  du  peuple,  ne  se  pardonne  jamais....  Je  pensp 
bien  aussi  que  M.  de  Soubise,  qui  se  trouvait  si  bien  de  mé- 
riter ce  nom,  n'eût  pas  souffert  qu'on  l'en  eût  appelé  ;  car 
il  était  fort  brave  homme  et  bon  lieutenant-général.  » 

Ainsi  éclairée  au  jour  de  l'histoire,  la  comédie 
d'A77iphitryo?i,  composée  joar  Molière,  sur  l'ordre 


MOLIÈRE.  473 

de  Louis  XIV,  prend  une  signification  cruellement 
ironique.  Non  content  d'avoir  enlevé  la  femme  d'un 
de  ses  sujets,  le  roi  veut  qu'on  célèbre,  en  plein 
théâtre,  ce  scandale  de  sa  toute -puissance.  Il  livre 
à  la  risée  publique  l'homme  qu'il  outrage  impuné- 
ment et  qui  ne  peut  venger  son  alTront.  Il  se  fait 
prendre,  par  son  poète,  en  flagrant  délit  avec  sa 
maîtresse,  dans  le  filet  mythologique  où  Yulcain  en- 
ferme Mars  et  Yénus.  Mais,  dans  la  fable  du  moins, 
rOlympe  huait  le  couple  adultère;  ici,  c'était  de  l'é- 
poux olTensé  que  devaient  rire  la  cour  et  la  ville. 
Bien  plus,  il  faut  que  le  mari  reconnaisse  que  le 
dieu  lui  fait  beaucoup  d'honneur  en  daignant  le 
déshonorer.  L'apparition  finale  de  Jupiter,  armé 
de  la  foudre,  au  milieu  d'une  nuée  rayonnante, 
qu'est-ce  autre  chose  qu'une  manifestation  de 
Louis  XIV,,  décrétant  que  l'adultère  fait  partie  de  ses 
privilèges,  et  ordonnant  aux  maris  dont  il  daignera 
suborner  les  femmes,  de  s'en  réjouir  comme  d'une 
grâce,  nonobstant  clameur  de  haro? 

Regarde,  Amphitryon,  quel  est  ton  imposteur, 
Et,  sous  tes  propres  traits,  vois  Jupiter  paraître  : 
A  ces  marques,  tu  peux  aisément  le  connaître, 
Et  c'est  assez,  je  crois,  pour  remettre  ton  cœur 

Dans  l'état  auquel  il  doit  être. 
Et  rétablir  chez  toi  la  paix  et  la  duuceur. 
Mon  nom,  qu'incessamment  toute  la  terre  adoro, 
Étouffe  ici  les  bruits  qui  pouvaient  éclater  : 

Un  partage  avec  Jupiter 

N'a  rien  du  tout  qui  déshonore  ; 


474  LE  THEATRE    MODERNE. 

Et  sans  doute  il  ne  peut  Ctre  que  glorieux 
De  so  voir  le  rival  du  souverain  des  dieux  : 
Je  n'y  vois  pour  ta  flamme  aucun  lieu  de  murmure. 

Cette  proclamation  d'un  dogme  nouveau,  ce  droit 
du  Seigneur,  revendiqué  par  le  roi  sur  toutes  les 
femmes  de  sa  cour,  n'était,  d'ailleurs,  que  la  consé- 
quence de  la  religion  monarchique  qui  régnait  alors. 
Comment  s'en  étonner,  quand,  plus  tard,  vers  1710, 
les  docteurs  de  Sorbonne  décidèrent  a  que  les  sujets 
appartenaient,  corps  et  biens,  au  monarque,  et  qu'il 
leur  faisait  don  de  tout  ce  qu'il  ne  leur  prenait 
pas  »  ? 

Certes,  Molière  dut  souffrir  d'avoir  à  mettre  en 
scène  cette  exécution  outrageante.  Mais  que  pouvait- 
il  contre  la  volonté  d'un  maître,  dont  sa  personne 
et  son  génie  même  dépendaient  si  absolument?  A  ce 
moment,  la  représentation  de  Tartuffe  était  encore 
interdite  :  Amphitryon  fut  la  rançon  du  chef-d'œu- 
vre. Il  se  vengea,  du  moins,  de  cette  corvée  humi- 
liante, en  lançant  çà  et  là,  comme  à  la  dérobée,  des 
traits  mordants  et  amers  sur  les  misères  de  la  ser- 
vitude. Par  instants,  le  masque  de  Sosie  s'entr'ouvre 
et  découvre  le  visage  souffrant  du  poète  à  la  chaîne.* 

Sosie,  à  quelle  servitude 
Tes  jours  sont-ils  assujettis? 
Notre  sort  est  beaucoup  plus  rude 
Chez  les  grands  que  cliez  les  petits. 
Ils  veulent  que  pour  eux  tout  soit,  dans  la  nature, 


MOLIÈRE.  473 

Obligé  de  s'immoler. 
Jour  et  nuit,  grêle,  vent,  péril,  chaleur,  froidure. 

Dès  qu'ils  parlent,  il  faut  voler. 

Vingt  ans  d'assidu  service 

N'en  obtiennent  rien  pour  nous  : 

Le  moindre  petit  caprice 

Nous  attire  leur  courroux. 

Cependant  notre  âme  insensée 
S'acharne  au  vain  honneur  de  demeurer  près  d'eux, 
Et  s'y  veut  contenter  de  la  fausse  pensée 
Qu'ont  tous  les  autres  gens,  que  nous  sommes  heureux. 

Le  cynique  Mercure  de  la  comédie,  demi-dieu  dé- 
gradé, réduit  au  rôle  de  laquais  d'amour,  personni- 
fie clairement  les  entremetteurs'  titrés  et  chamarrés 
de  Versailles,  Laiizun  et  tant  d'autres.  Le  talon 
rouge  perce  et  biille,  sous  les  ailes  de  ses  talonniô- 
res.  11  tient  la  chandelle,  comme  il  tiendrait  la  che- 
mise. L'olfice  d'entremetteur  est,"  pour  lui,  une 
charge  de  cour.  Lorsque  la  Nuit  veut  lui  faire  honte 
du  métier  qu'il  fait,  il  s'en  vante  effrontément  et 
pirouette  sur  le  préjugé  : 

Pour  une  jeune  déesse 
Vous  êtes  bien  du  bon  temps  I 
Un  tel  emploi  n'est  bassesse 
Que  chez  les  petites  gens. 
Lorsque  dans  un  haut  rang  on  a  l'heur  de  paraître. 
Tout  ce  qu'on  fait  est  toujours  bel  et  bon, 
Et  suivant  ce  qu'on  peut  être. 
Les  choses  changent  de  nom. 

En  dehors  de  son  actualité  disparue,  la  comédie 
de  Molière  s'est  conservée  franche  et  gaie,  comme  au 


476  LE    THEATRE    MODEUNE. 

premier  jour.  C'est  l'idéal  du  quiproquo,  qui  est,  on 
le  sait,  un  des  plus  vifs  et  des  plus  sîlrs  excitants  de 
l'hilarité.  Sans  doute  Mulière,  ici  encore,  a  pris  son 
bien  où  il  le  trouvait^  et  sa  pièce  n'est  qu'une  tra- 
duction de  Plante  :  mais  quelle  traduction,  ou  plutôt 
quel  assaisonnement!  \^ Amphitryon  de  Plante  est 
crîi  et  brutal  :  il  ouvre,  pour  rire,  la  gueule  béante  des 
masques  du  théâlre  antique,  cette  gueule  qui  semble 
le  cratère  d'un  volcan  de  gaieté  éteint.  V Amphitryon 
de  Molière  voile,  sous  les  mille  nuances  de  l'esprit, 
la  nudité  du  sujet. 

Il  y  a  aussi  loin  de  Darce  à  Scapin,  que  du  Sosie 
latin  au  Sosie  français.  L'Alcmène  antique  est  pas- 
sive :  c'est  la  matrone  du  gynécée  romain  dans 
toute  sa  pâleur.  L'Alcmène  de  Molière  a  la  tendresse 
décente  et  la  pudeur  émue  d'une  grande  dame  fran- 
çaise, qui  a  fait  un  rêve  équivoque  et  qui  l'explique 
de  son  mieux.  Rien  de  mieux  trouvé  que  la  parodie 
des  aventures  conjugales  du  maître  et  de  celles  du 
valet  :  l'idée  comique,  ainsi  réfléchie,  redouble 
d'efTel  et  d'intensité.  L'Amphitryon  romain  triomphe 
sottement,  lorsqu'il  apprend  que  c'est  Jupiter  qui, 
pour  posséder  sa  femme,  a  pris  son  visage.  Il  montre 
avec  orgueil  son  front  décoré  par  le  roi  des  dieux. 
Dien  plus,  il  vote  à  son  rival  une  hécatombe,  pour 
le  remercier  d'être  descendu  dans  son  lit.  «  —  Par 
Pollux!  je  ne  puis  être  fâché  d'avoir  partagé  avec 


MOLIÈRE.  477 

Jupiter.  Rentre  clans  la  maison,  Bromia;  je  vais  me 
rendre  le  dieu  favorable,  en  lui  offrant  de  nom- 
breuses victimes.  » 

Pol!  me  haud  pœnitet 
Scilicet  boni  dimidium  mihi  dividere  cum  Jove. 
Abi  domum,jiibe  vasapura  ac  tutum  adornarium. 
Ut  Jovii  supreini  midtis  ho^liis  pacem  expctam. 

Combien  l'aUKude  de  TAniphitryon  français  est  plus 
digne  et  plus  bienséante  !  Jupiter  a  beau  se  révélera 
lui  dans  sa  gloire  et  exalter  l'honneur  qu'il  lui  a  fait 
en  prenant  sa  femme,  il  n'arrache  pas  au  mari  un  mot 
de  respect  ou  d'acquiescement.  Amphitryon  ne  pro- 
teste point,  parce  que  la  colère  serait  inutile  ;  mais  il 
se  tait,  et  ce  morne  silence  vaut  l'imprécation  la  plus 
éloquente.  C'est  Sosie  qui  se  charge  de  tirer  la  mo- 
ralité de  l'histoire,  dans  cette  péroraison  d'une  si 
mordante  ironie  : 

Le  grand  dieu  Jupiter  nous  fait  beaucoup  d'honneur, 
Et  sa  bonté,  sans  doute,  est  pour  nous  sans  seconde  ; 

Tout  cela  va  le  mieux  du  monde. 

Mais  enfin,  coupons  au  discours  ; 
Et  ciue  chacun  chez  soi  doucement  se  retire. 

Sur  telles  affaires  toujours, 

Le  meilleur  est  de  ne  rien  dire. 


III 


La  comédie-ballet,  quia  pour  titre  :  Monsieur  de 
Pourceaugnac,  n'est  qu'une  farce  de  carnaval,  enlu- 


478  LE    THÉÂTRE    MODERNE. 

miné 3  à  la  détrempe,  bâclée  à  la  diable,  et  ne  porte 
qu'en  deux  ou  trois  scènes  la  marque  du  maître.  Ce 
qui  me  frappe,  chaque  fois  que  je  la  revois,  c'est  à 
quel  point  son  hilarité  est  cruelle.  Comme  ce  spec- 
tateur de  l'épigramme  de  Racine,  «iiii  pleurait  à 
chaudes  larmes, 


Sur  ce  pauvre  Holopherne, 

Si  méchamment  mis  h.  mort  par  Judith, 


on  s'attendrirait  volontiers  sur  ce  pauvre  Pourceau- 
gnac,  si  méchamment  mystifié  par  Nérine  et  par 
Sbrigani.  Les  farces  de  Molière  ont  presque  toujours 
un  fond  de  tristesse  ;  il  y  a  de  l'àcreté  dans  leur  rire, 
de  la  cruauté  dans  leur  joie.  Elles  ont  de  véritables 
victimes,  comme  les  tragédies.  Leur  comique  procède 
de  la  déi'ision  du  petit  par  le  grand,  du  faible  par  le 
fort,  de  la  crédulité  naïve  par  la  fourberie  triom- 
phante. On  sent  qu'elles  ont  été  composées  pour  di- 
vertir une  race  impitoyable  de  courtisans  et  de 
grands  seigneurs.  Un  rire  inextinguible  retentit  dans 
l'Olympe,  lorsque  Vulcain  s'agite,  en  boitant,  autour 
de  la  table  où  siègent  les  douze  Dieux.  Pour  que 
ce  rire  éclatât  sous  les  voûtes  d'or  de  Yersailles,  il 
fallait  que  le  poète  mît  en  scène  des  hobereaux  et 
des  bourgeois  bâtonnés. 

Quoi  de  plus  triste,  au  fond,  sous  leur  gaieté  ap- 
parente, que   les  tribulations   de  Georges  Dandin! 


MOLIÈRE.  479 

Pauvre  Dandin  de  la  Dandinière  !  est-il  bafoué,  in- 
sulté et  foulé  aux  pieds!  Clitandre  le  bâtonne,  M.  de 
Sottenville  le  rembarre,  madame  de  Sottenville  l'ac- 
cable d'avanies  et  d'impertinences,  sa  femme  Angé- 
lique le  coiffe  des  plus  hautes  ramures  que  puisse 
porter  le  front  d'un  mari  ;  il  n'est  pas  jusqu'à  sa  ser- 
vante Claudine  qui  ne  donne  le  coup  de  pied  de  l'â- 
nesse  à  son  agonie  domestique.  Et  personne  qui 
prenne  part  à  son  infortune  !  Triste  bouc  émissaire 
des  iniquités  de  sa  femme,  il  a  beau  montrer  ses  cor- 
nes, on  lui  soutient  que  ce  sont  des  oreilles,  et  on 
les  tire  pour  le  lui  prouver.  Ce  châtelain  stupide, 
cette  douairière  insolente,  ce  varlet  narquois,  ce  gen- 
tillàtre  brutal,  tous  ces  personnages  des  temps  féo- 
daux s'entendent  pour  opprimer  le  Vilain,  taillableet 
corvéable  à  merci.  Comment  s'égayer  de  bon  cœur, 
au  spectacle  de  son  grotesque  martyr?  Jamais  pa- 
tient agenouillé,  en  chemise  soufrée,  le  cierge  de 
cire  jaune  au  poing,  devant  le  portail  de  Notre-Dame, 
et  balbutiant  l'amende  honorable,  d'une  voix  serrée 
par  la  peur,  ne  fut,  à  mon  sens,  plus  piteux  et  plus 
lamentable  que  ce  bourgeois  forcé  de  se  mettre 
à  genoux,  en  bonnet  de  nuit,  une  chandelle  à  la 
main,  devant  sa  «  pendarde  de  femme  »,  et,  comme 
nous  l'avons  déjà  dit,  d'avaler  jusqu'à  la  lie  l'amer 
déboire  d'avoir  tort  quand  il  a  raison. 
Monsieur  de  Pourceaugnac  —  pour  revenir  à  lui 


♦80  LE    THÉÂTRE    MontfRNE. 

—  n'est  guère  plus  risible  ;  la  pitié  l'emporte  bientôt 
sur  la  gaieté  mt-clianle  qu'excitent  les  mystifications 
dont  il  est  victime.  Ce  gros  homme,  réjoui  et  cré- 
dule, débonnaire  et  franc,  tombant,  au  sortir  du 
coche,  entre  des  seringues  qui  l'ajustent,  et  dans 
des  panneaux  faits  de  nœuds  coulants,  finit  par 
devenir  le  personnage  intéressant  de  la  comédie, 
à  force  d'être  tourmenté  par  les  coquins  qui  l'en- 
tourent. Shrigani,  qui  revient  du  bagne,  Nérine, 
qui  se  vante  d'avoir  fait  pendre,  par  un  faux  témoi- 
gnage, deux  personnes  qui  ne  l'avaient  pas  mé- 
rité, dépassent  la  mesure  de  scélératesse  comique 
permise  aux  valets  d'ancien  répertoire.  Ce  bravo 
calabrais  expédierait  Pourceaugnac  aussi  lestement 
qu'il  le  mystifie,  s'il  était  payé  pour  cela.  Cette 
soubrette  à  tout  faire  referait,  haut  la  main,  un  faux 
serment  nouveau,  s'il  s'agissait  de  le  faire  pendre  sé- 
rieusement à  la  potence  dont  elle  le  menace. 

Et  que  dire  des  deux  amoureux  qui  s'associent, 
comme  larrons  en  foire,  à  ces  échappés  de  galère  I 
de  cet  Éraste,  ricaneur  et  sec,  qui  permet  que  le  ban- 
dit à  ses  gages  diffame  la  jeune  fille  qu'il  aime,  pour 
les  besoins  de  sa  cause  ;  de  cette  Julie,  hardie  au 
mensonge,  qui  contrefait  si  naturellement  l'impu- 
deur! Des  deux  rivaux,  le  plus  dupé  n'est  pas  le  Li- 
mousin, puisque  c'est  le  Parisien  qui  l'épouse.  La  re- 
vanche de  Pourceaugnac,  c'est  le  mariage  dÉraste 


MOLIÈRE.  481 

avec  cette  pécore  :  il  ne  pouvait  souhaiter  une  meil- 
leure vengeance. 

Quelle  terrible  scène,  encore  actuelle  et  vivante, 
que  celle  de  Pourceaugnac,  prévenu  de  folie,  assis 
sur  la  sellette,  entre  les  deux  médecins  chargés  de 
l'interroger  !  Il  mange  bien  :  symptôme  grave;  il  boit 
encore  mieux  :  «  Tant  pis  !  »  il  crache  deux  ou  trois 
fois  :  «  autre  diagnostic,  la  sputation  fréquente  ;  » 
il  veut  se  lever  et  sortir  :  «  autre  encore,  l'inquiétude 
de  changer  de  place  ;  »  il  affirme  qu'il  n'est  pas  ma- 
lade :  «  mauvais  signe,  lorsqu'un  malade  ne  sent  pas 
son  mal.  »  Excédé  de  ces  mômeries,  il  s'écrie  qu'il 
se  moque  de  la  médecine  :  «  Hon,  hon,  voici  un 
homme  plus  fou  que  nous  ne  pensons  !  »  —  Cet 
interrogatoire  tragi-comique  n'est- il  pas  encore, 
sous  une  autre  forme,  celui  de  la  médecine  ahé- 
niste,  cette  redoutable  inquisition  sans  appel,  qui 
peut  draper  ses  suspects  d'une  camisole  de  force,  en 
guise  de  san-beniio,  et  les  enterrer  tout  vifs  et  tout 
raisonnables  dans  Vin-pace  des  maisons  de  fous? 

Encore  les  médecins  d'aujourd'hui  ont-ils,  dans 
leurs  erreurs  mêmes,  des  procédés  à  peu  près  hu- 
mains. Mais  reportez- vous  au  temps  de  Molière,  et  la 
mystification  dont  Pourceaugnac  est  victime  pren- 
dra l'aspect  d'un  guet-apens  effroyable.  En  ce  temps, 
la  folie  passait  moins  pour  une  maladie  que  pour  une 
possession  diabolique.  Les  maisons  de  fous  étaient 
III.  31 


482  LE    THEATRE    MODEKNE. 

des  enfers,  dont  les  damnés,  chargés  de  chaînes,  par- 
qués dans  des  cages,  inondés  de  douches,  se  débat- 
taient sous  le  fouet  des  démons  de  la  chiourme.  Le 
traitement  seul  dout  le  premier  médecin  de  la  comé- 
die menace  Pourceaugnac,  est  tout  bonnement  un 
arrêt  de  mort  : 

«  Premièrement,  pour  remédier  à  ceUe  pléthore  obturante 
elà  celte  cacochymie  luxuriante  par  tout  le  corps,  je  suis 
d'avis  qu'il  soit  phlébotomisé  libéralement;  c'est-à-dire  que 
les  saignées  soient  fréquentes  et  plantureuses  :  en  premier 
lieu,  de  la  basilique,  puis  de  la  ccphalique,  et  même,  si  le 
mal  est  opiniâtre,  de  lui  ouvrir  la  veine  du  front,  et  que 
l'ouverture  soit  large,  afin  que  le  gros  sang  puisse  sortir; 
et,  en  même  temps,  de  le  purger,  désopiler  et  évacuer,  par 
purgatifs  propres  et  convenables,  c'est-à-dire  par  chola- 
gogues,  mélanugogues,  et  cœtera  !  » 

Rien  de  chargé  dans  celte  ordonnance  homicide  : 
les  bourreaux  en  robe  qui  ravageaient  alnrs  toute 
l'Europe  saignaient  à  blanc  et  purgeaient  à  mort. 
Ils  versaient  à  leurs  malades  d'épouvantables  breu- 
vages, qu'on  aurait  pu  leur  servir  dans  la  coupe  où 
la  tragédie  distillait  le  noir  poison  des  Atrides.  Au 
dix-septième  siècle,  la  lancette  des  phlébotomistes 
répandit  des  torrents  de  sang;  l'épée  du  soldat  ne 
fut  guère  plus  meurtrière.  La  saignée,  commo  les 
sacrifices  humains  des  temps  barbares,  avait  ses 
prêtres  et  ses  fanatiques.  C'était  un  axiome  de 
l'École,  que  «  le  corps  humain  contenant  environ 


MOLIÈRE.  483 

Vingt-quatre  livres  de  s;ing,  on  peut  en  perdre  vingt, 
sans  mourir.  Botul  écrivait,  sans  que  la  main  lui 
tremblât,  cet  effrayant  aphorisme  :  «  Le  sang,  clans 
le  corps,  est  comme  Teaii  dans  une  bonne  fontaine: 
plus  on  en  tire,  plus  il  s'en  trouve.  »  Guy  Patin,  qiu 
passe  cependant  pour  un  médecin  relativemem 
éclairé,  s'escrimait  de  la  lancette  avec  une  furie  fa- 
natique. Ses  exploits  phlébotomiques,  cités  par  lui- 
même,  donnent  la  chair  de  poule.  Il  raconte  qu'il  sai- 
gna treize  fois,  en  quinze  jours,  un  garçon  de  sept 
ans,  atteint  d'une  pleurésie  ;  quinze  fois,  en  douze 
jours,  pour  une  petite  fièvre  de  rhume,  la  femme  d'un 
libraire,  laquelle  mourut  sur  un  purgatif  administré 
par  surcroît;  il  se  vante  —  infanduml  —  d'avoir 
saigné  un  enfant  de  deux  mois  et  un  nouveau-né 
de  trois  jours!  Esculape  en  Tauride  n'aurait  pas  fait 
pire.  La  saignée  était,  pour  lui,  un  dogme,  une  obla- 
tion  sainte,  presque  une  religion.  Il  ne  condamnait 
pas  seulement,  il  damnait  tous  ses  adversaires. 

Un  médecin,  Guy  de  La  Brosse,  était  mort  en 
refusant  ce  sacrement  sanglant  de  la  Faculté.  «  On 
lui  proposa  la  saignée  »  —  écrit  Guy  Patin,  —  «  ii 
nous  répondit  que  c'était  le  remède  des  pédants  san- 
guinaires (il  nous  faisait  l'honneur  de  nous  appeler 
ainsi),  et  qu'il  aimait  mieux  mourir  que  d'être  sai- 
gné. Ainsi  a-t-il  fait.  Le  diable  le  saignera,  comme  le 
mérite  un  fout  be  et  un  athée.  » 


484  LE   THEATRE    MCDEUiNE. 

Tel  médecin,  de  l'uncienne  école,  fit  plus  de  ra- 
vages qu'une  épidémie.  A  lui  seul  Guénaut  peupla  les 
cimetières  de  Paris  avec  l'anlimoiiie. 

On  compterait  plutôt  combien  ca  un  printemps 
Guénaut  et  l'antimoine  ont  fait  mourir  de  gens.... 

Cette  peste  en  rabat  n'épargnait  pas  sa  propre  fa- 
mille. Le  même  Guy  Patin  l'accuse  d'a\  oir  tué,  avec  sa 
femme,  sa  lille,  son  neveu  et  ses  deux  gendres.  Fagon 
lui-même,  l'oracle  d'Epidaure  du  grand  siècle,  était 
mi  type  d'outrecuidante  ignorance.  On  frémit,  quand 
on  lit,  dans  le  Journal  de  la  santé  de  Louis  A7F, 
rédigé  par  lui,  le  détail  des  purgalils  perpétuels  aux- 
quels il  soumettait  son  patient  royal.  On  est  étonné  de 
la  quantité  de  drogues  que  peut  supporter  Pestomac 
d'un  roi.  L'habitude  seule  peut  expliquer  cette  lon- 
gue résistance.  Façonné  dès  Penlance  à  ce  régime  dé- 
létère, Louis  XIV  était  à  l'épreuve  du  séné  et  de  la 
rhubarbe,  comme  Mithridate,  à  celle   des  poisons. 

Saint-Simon,  sans  le  vouloir,  coifle  Fagon,  en  trois 
lignes,  d'un  bonnet  d'âne,  par-dessus  son  bonnet 
carré.  «  A  son  avis,  dit-il,  ii  n'était  permis  de  guérir 
que  par  la  voie  commune  des  médecins  reçus  dans 
les  Facultés,  dont  les  lois  et  l'ordre  lui  étaient  sa- 
crés. »  C'est  justement  la  doctrine  du  médecin  de 
Monsieur  de  Pourceaugnac^  lequel,  «  quand  on  de- 
vrait crever,  ne  démord  pas  d'un  iota  des  règles 


MOLIÈRE.  485 

des  ancien?,  et,  pour  tout  l'or  du  monde,  ne  vou- 
drait pas  avoir  guéri  une  personne  avec  d'autres 
remèdes  que  ceux  que  la  Faculté  permet  ». 

Les  Mémoires  du  temps  sont  remplis  des  assassi- 
nats de  ce  graud  Fagon.  Il  tue  le  Dauphin,  il  massa- 
cre Barbézieux,  il  laisse  mourir  à  petit  feu  Louis  XIV; 

De  princes  égorgés  la  chambre  était  remplie  ! 

Lisez  Saint-Simon.  A  chaque  instant,  des  cris  de 
détresse  retentissent  par  les  salles  et  les  galeries  de 
Versailles.  L'apoplexie  vient  de  renverser  un  prince 
du  sang  ou  un  grand  seigneur,  au  sortir  de  table.  On 
appelle  Fagon  en  grande  hâte  ;  il  arrive,  du  pas  de 
Calchas  marchant  à  l'autel,  tire  sa  lancette,  saigne  à 
flots  la  victime  opime,  qui  se  débat  et  qui  râle... 
Voilà  un  homme  mort! 

Envisagés  sous  ce  point  de  \'ue,  les  médecins  et 
les  matassins  frénétiques  qui  relancent  Pourceau- 
gnac  avec  leurs  seringues:  —  «  Piglia  lo  su,  signor 
monsu!  Piglia  lo  su!  »  —  ne  sont  plus  si  drôles  qu'ils 
meuvent  le  paraître  au  premier  abord. 


IV 


Le  Bourgeois  gentilhomme  est  une  comédie  en- 
terrée   vivante  dans   un   sarcophage  turc,    et  les 


488  LE    THÉÂTRE    MODERNE. 

turbans  à  chandelles  nous  font  anjourcriiiii  TelTet 
des  luminaires  d'un  service  funèbre.  Saint-Simon 
raconte,  quelque  part,  l'effrayante  histoire  de  mas- 
ques de  cire  qu'on  avait  portés  dans  un  ballet  de 
Versailles.  Au  carnaval  d'après,  on  voulut  les  re- 
prendre. Quelques-uns  avaient  conservé  la  fraîcheur 
de  leur  vermillon  et  de  leur  grimace  ;  d'autres  s'é- 
taient tiraillés  et  décomposés,  comme  si,  dans  l'in- 
tervalle, ils  avaient  pris  l'empreinte  de  faces  de  ca- 
davres. On  remarqua  que  ceux  qui  portaient  ces 
masques  à  l'agonie  furent  tous  tués  dans  la  cam- 
pagne qui  s'ouvrit  le  printemps  suivant....  Ne  dirait- 
on  pas  Hoffmann  à  Versailles? 

Les  Dervis,  chantants  et  dansants,  qui  enveloppent 
M.  Jourdain  de  leur  ronde  macabre,  au  son  d'une 
musique  à  porter  le  diable  en  terre,  nous  rappellent 
ces  masques  funèbres.  Façonnés,  comme  eux,  pour 
la  folie  d'une  nuit  et  l'amusement  d'un  instant,  pour 
briller  et  s'éteindre,  avec  les  girandoles  de  la  fête 
qui  les  éclairait,  ils  n'ont  pas  survécu  à  la  circon- 
stance, ils  ne  font  plus  rire;  ils  sont  devenus  inintelli- 
gibles. Leur  Cérémonie  semble  aussi  surannée  que 
la  «  Messe  de  l'Ane  »  du  Moyen-Age.  On  ne  connaît 
plus  ces  fantoches:  aDice,  Turque^  qui  star  quista? 
si  ti  sabir,  ti  respoiuUr,  »  leur  demanderait-on 
volontiers,  pour  parler  leur  langue. 

Surviennent  des  Turc?,  portant  un  tapis  sur  le- 


MOLIÈRE.  487 

quel  s'agenouille  un  muphli  à  bonnet  pointu.  Il  cri!» 
«  Allah  !  »  il  hurle,  il  bredouille;  il  se  gargarise  avec  ce 
nom  sacré,  qui,  chanté,  à  la  même  heure,  sur  tous  le? 
minarets  de  l'Asie,  oriente,  vers  le  même  point  de 
l'horizon,  cent  millions  de  têtes  de  toutes  les  cou- 
leur;,. Puis,  voici  venir  les  Turcs  à  bougies,  et,  entre 
deux  de  ces  argousins  illuminés  à  giorno,  le  pauvre 
Bourgeois,  tondu  et  affublé  d'une  robe  blanche.  Ainsi 
grimé,  tremblant,  épilé,  il  a  l'air  d'un  vieil  eunuque 
qu'on  mène  empaler.  On  le  renverse,  à  quatre  pattes, 
sur  le  tapis  ;  on  lui  fait  prendre  une  pose  grotesque 
de  Lutrin  vivant;  on  étale,  sur  son  dos,  un  Alcoran 
large  comme  un  missel.  Le  muphti  le  feuillette,  à  re- 
bours, avec  des  gestes  de  sorcier  tournant  les  pages 
d'un  grimoire.  —  «  Ti  non  star  furba  —  Non  star 
iorfanta  —  Pigliar  schiahola .  «  Et  les  plats  de  sabre 
et  les  coups  de  bâton,  de  pleuvoir  sur  l'échiné  du 
pauvre  diable,  qui  fait  le  mort  et  s'attend  à  tout. 

Non  tener  honta 
Questa  star  l'ultiiua  affronta. 

Tout  cela  pour  éterniser  le  souvenir  d'une  mau- 
vaise plaisanterie  du  jeune  Louis  XIV  ! 

Une  ambassade  turque  venait  d'arriver  à  la  cour. 
Le  roi  voulut  éblouir  ces  envoyés  du  pays  de  la 
Lampe  merveilleuse.  Il  revêtit,  pour  l'audience  so- 
lennelle qu'il  donna  à  l'ambassadeur,  un  habit  criblé 


488  LE    TDE  AT  RE    MODERNE. 

de  perles  et  de  pierres  précieuses;  il  se  mit  dans  son 
ostensoir,  pour  lui  appariiître.  On  s'attendait  à  une 
insnlnlion  d'entliousiasmo  ;  mais  le  musulman  fixa, 
sans  sourciller,  l'astre  di-  Versailles.  A  un  courlisan 
qui  lui  demanda  ce  qu'il  pensait  d'un  tel  liahit  cou- 
leur de  soleil,  il  répondit  que  cet  liabit-là  pâlirait 
auprès  de  la  housse  du  cheval  que  le  Grand-Sei- 
gneur montait,  le  vendredi,  pour  aller  à  la  mosquée. 

Ou  dit  que  Colbert,  entendant  le  propos,  commanda 
cette  farce  à  Molière,  pour  venger  l'habit  de  son  maî- 
tre. Quoi  qu'il  en  soit,  il  est  certain  que  l'intermède 
du  mamamouchi  fut  la  parodie  de  l'ambassade  musul- 
mane, et  qu'il  se  joua  devant  l'ambassadeur,  qui  avait 
suivi  la  Cour  à  Chambord.  Étrange  façon  de  fêter  un 
hôte!  Au  reste,  le  Turc  assista  à  cette  pasquinade, 
avec  le  majestueux  mépris  de  l'Orient.  11  critiqua 
seulement,  en  connaisseur,  comme  contraire  aux 
règles  de  l'art,  la  bastonnade  que  M.  Jourdain  reçoit 
sur  le  dos,  au  lieu  de  la  recevoir  sur  la  plante  des 
pieds.  «  Mais,  «  —  comme  dit  Scapin,  —  «  on  ne  rai- 
sonne pas  avec  des  Turcs  !  »  —  S'il  avait  tenu  Mo- 
lière et  Lulli  dans  son  pachalik,  il  est  probable  qu'il 
aurait  chargé  le  bambou  de  ses  chiaoux  de  leur 
apprendre  comment  on  bâtonne  dans  le  pays  des 
coups  de  soleil  et  des  coups  de  bâton,  —  dara, 
dara,  bastonara! 

11  faut  le  dire,  cette  Orientale  excentrique  gâte 


MOLIÈRE.  489 

singulièrement  le  Bourgeois  gentilhomme.  La  co- 
médie, commencée  en  chef-d'œuvre,  se  termine  ea 
pantalonnade.  En  quitlant  ses  brodequins  pour  des 
babouches  barbaresques,  elle  se  détraque  et  bat  la 
campagne.  Jusqu'au  troisième  acte,  M.  Jourdain  est 
un  bourgeois  vrai,  vivant,  taillé,  à  pleine  étoffe,  dans 
le  ridicule  le  plus  ample  et  le  plus  solide.  Sa  verte 
femme,  son  aimable  fille,  sa  ronde  et  joviale  ser- 
vante, le  désordre  de  ce  logis  bourgeois,  envahi  par 
les  spadassins  et  les  pédagogue^;,  tout  cela  compose 
un  tableau  plein  de  couleur  et  de  vie  comique.  Mais, 
aux  deux  derniers  actes,  M.  Jourdain  n'a  plus  rien 
d'humain;  il  divague,  il  extravague;  il  passe  de  la 
comédie  à  la  féerie  pure.  Le  poè(e  le  renvoie  aux 
Mille  et  une  Nuits,  comme  il  l'enverrait  aux  Petites- 
Maisons. 

11  faut  se  garder,  envers  le  génie,  des  admirations 
fétichistes.  C'est  le  respecter  que  de  choisir  dans 
son  œuvre  et  de  ne  pas  confondre  son  or  pur  avec 
son  clinquant.  Les  Chinois  adorent  tout,  dans  leurs 
idoles  ;  depuis  leurs  pantoufles  de  satin  jaune 
jusqu'à  leur  couronne  de  papier  doré  :  les  bonzes 
crient  :  ci  Hou!  hou!  yy  devant  elles,  ainsi  que  le  pres- 
crit l'ancien  rite,  et  leurs  dévots  répètent,  en  se 
pâmant,  ce  beau  cri.  Les  Turcs  du  Bourgeois  gentil- 
homme crient:  iiloc!  et  halabachou!  »  — Ayons 
l'admiration  moins  chinoise  ;  ne  nous  récrions  pas 


490  LE  THÉATUE   MODERNE. 

(levant  cet  a  halabachou  »,  coiniiitî  si  c'était  un  vers 
(le  Tartuffe  on  dn  Misanthrope . 

Il  y  a  (lenx  hommes  dans  Molière  :  le  poète  cr(3a- 
teur  et  libre  qui  a  jeté  sur  la  scène  les  types  impé- 
rissables de  la  comédie;  mais  il  y  a  aussi  l'imprésario 
surmené,  affairé,  pressé,  qui  bâcle  des  ballets,  peint 
des  pastorales  en  détrempe,  mêle  les  masques  aux 
ligures,  les  marionnettes  aux  personnages,  dans  les 
pièces  qu'il  n'a  pas  le  temps  de  linir.  Son  Alceste,son 
Arnolphe,  son  Don  Juan,  son  Harpagon,  son  Chrysale, 
vivent  de  la  vie  des  marbres  :  ils  seront  les  contem- 
porains éternels  de  l'humanité.  —  Ses  Bergers,  ses 
Trivelins,  ses  Dervis,  ses  Matassins,  ses  Tritons, 
chantants  et  dansants,  ne  sont  plus  que  les  masques 
vides  d'une  fête,  finie  depuis  deux  cents  ans.  Les 
matassins  de  M.  de  Pourceaugnac  n'amusent  plus 
guères  aujourd'hui.  Quoi  de  plus  lugubre  que  le 
spectacle  de  ce  pauvre  diable  jeté  en  proie"  à  des 
apothicaires  enragés  qui  le  menacent  de  leurs 
seringues  comme  des  bandits  de  leur  escopettel 
«  Piglia  lo  su,  sic/nor  monsu  !  Piglia  lo  su!  » 

Étrange  plaisanterie  de  la  destinée  !  Louis  XIV 
s'amusait,  en  1670,  de  la  badauderie  d'un  bourgeois 
qui  croit  recevoir  chez  lui  le  fils  du  Grand-Turc  ; 
quarante-cinq  ans  plus  tard,  en  1715,  l'année  même 
de  sa  mort,  il  était,  lui,  le  roi,  mystifié  par  une 
turquerie  de  carnaval,  organisée  par  ses  ministi'es  I 


MOLIÈRE.  491 

On  lui  faisait  donner  audience,  dans  la  grande 
galerie  de  Versailles,  assis  sur  son  trône,  entouré 
des  princes  de  son  sang  et  de  sa  noblesse,  à  une 
fausse  ambassade  du  shah  de  Perse,  brunie  au  jus 
de  réglisse  et  habillée  chez  le  costumier.  Ce  tut 
Pontchartrain  qui  monta  cette  comédie  lamentable, 
^t  la  cour,  complice,  la  laissa  jouer  jusqu'au  bout. 

Le  roi  baissait,  il  déclinait;  depuis  longtemps 
il  n'était  plus  amusable.  Madame  de  Maintenon 
avait  renoncé  à  cette  tâche  immense.  YieiUie  elle- 
même,  ratatinée  dans  sa  niche  de  damas  rouge, 
comme  une  de  ces  cariatides  qui,  dans  l'ombre 
d'une  encoignure,  portent  le  poids  de  toutes  les 
voûtes  et  de  tous  les  lambris  d'un  palais,  elle  disait, 
avec  l'accablement  des  âmes  du  Purgatoire  dans  la 
Divine  Comédie  :  «  Piu  non  posso!  »  «  Je  n'en  puis 
plus  !  »  —  C'est  dans  ses  lettres  qu'il  faut  surprendre 
la  respiration  de  cette  âme,  affaissée  sous  le  poids  de 
l'ennui  royal.  Là,  elle  s'exhale,  elle  souffle  un  in- 
stant; là,  elle  enfouit,  comme  dans  le  trou  creusé  en 
terre  de  la  fable  antique,  le  secret  de  son  oppression. 

Il  s'agissait  de  distraire  le  vieux  monarque  en- 
nuyé. Peut-être  l'encens  de  l'Orient  raviverait-il 
sa  décrépitude?  On  imagina  donc  ces  fabuleux  sa- 
trapes, venus  du  fond  de  la  Perse  pour  adorer  son 
soleil  couchant.  Le  scénario  réussit. 

«  Le  roi,  à  qui  on  la  donna  toujours  pour  véritable,  et 


492  LE    TllÉATHE   MODERNE. 

qui  fut  presque  le  seul  de  sa  cour  qui  lu  crut  de  bonne  foi, 
se  trouva  extrêmement  flatlc  d'une  ambassade  de  Perse,  sans 
se  l'être  attirée  par  aucun  envoi.  Il  en  parla  souvent  avec 
complaisance,  et  voulut  que  toute  la  cour  fût  de  la  dernière 
magnificence,  le  jour  de  l'audience;  lui-môme  en  donna 
l'exemple,  qui  fut  suivi  avec  la  plus  grande  profusion.  » 

Le  jour  venu,  la  cour  et  la  ville  aflluèrent  à  Ver- 
sailles. L'avenue,  les  toits,  les  fenêtres,  regorgeaient 
de  spectateurs.  Quel  spectacle,  en  effet,  que  celui 
de  cette  farce  immense,  où  le  roi  allait  jouer  son 
rôle   et   donner   la   réplique    aux   mamamouchis! 

«  L'ambassadeur  arriva,  sur  les  onze  heures,  dans  les 
carrosses,  avec  le  maréchal  de  Matignon  et  le  baron  de 
Breteuil.  Ils  montèrent  à  cheval  dans  l'avenue,  et,  précédés 
delà  suite  de  l'ambassadeur,  ils  vinrent  mettre  pied  à  terre 
dans  la  grande  cour.  Cette  suite  parut  fort  misérable  en 
tout,  et  le  prétendu  ambassadeur  fort  embarrassé  et  fort 
mal  vêtu;  les  présents  au  dessous  de  rien.  Alors  le  roi, 
accompagné  de  ce  qui  remplissait  son  cabinet,  entra  dans 
la  galerie.  Il  avait  un  habit  d'étoffe  or  et  noir,  avec  l'ordre 
par-dessus.  Son  habit  était  garni  des  plus  beaux  diamants 
de  la  Couronne;  il  y  en  avait  pour  douze  millions  cinq  cent 
mille  livres.  Il  ployait  sous  le  poids,  et  parut  tout  cassé, 
maigri,  et  avoir  très  méchant  visage.  » 

Rien  ne  manqua  à  la  composition  de  cette  mas- 
carade :  Coypel  et  Bosc  étaient  au  bas  du  trône,  l'un 
pour  la  peindre  ;  l'autre,  pour  la  narrer  en  styl- 
officiel. 

«  Pontchartrain  n'avait  rien  oublié  pour  flatter  le  roi,  lui 
faire  accroire  que  celte  ambassade  ramenait  l'apogée  de 
son  ancienne  gloire  ;  en  un  mot,  le  jouer  impudemment. 


MOLIÈRE.  493 

pour  lui  plaire.  Personne  déjà  n'en  était  plus  la  dupe  que 
ce  monarque.  L'ambassadeur  arriva  par  le  grand  escalier, 
traversa  le  grand  appartement  et  entra  dans  la  galerie,  par 
le  salon  opposé  à  celui  contre  lequel  le  trône  était  adossé. 
La  splendeur  du  spectacle  acheva  de  le  déconcerter  ;  il  se 
fâcha,  deux  ou  trois  fois, pendant  l'audience,  contre  son  in- 
terprète, et  fit  soupçonner  qu'il  entendait  un  peu  le  français.  » 

Quel  pendant  à  la  farce  de  Molière!  Quelle  re- 
vanche de  l'avanie  faite  par  Louis  XIV  à  l'ambassade 
turque  dont  se  moqua  sa  jeunesse!  Ne  dirait-on  pas 
que  l'histoire  s'est  amusée  à  parodier,  à  sa  manière, 
en  grand  et  en  tragique,  la  bouffonnerie  du  poète? 
Je  ne  sais  pas,  pour  ma  part,  de  plus  navrant  spec- 
tacle que  celui  de  ce  vieux  roi,  presque  moribond, 
ployant  sous  les  diamants  de  sa  couronne,  et  mon- 
tant, une  dernière  fois,  à  son  trône,  pour  parader 
dans  une  féerie  dérisoire.  Le  voyez-vous,  ce  pa- 
triarche des  rois,  traité  en  Géronte  par  des  Turcs 
aussi  fantastiques  que  ceux  de  Scapin!  Le  voyez- 
vous  humant  l'odeur  des  pastilles  du  sérail  que  font 
briller  devant  lui,  comme  la  myrrhe  pure  de  l'Asie, 
ces  Mages  apocryphes? 

Que  ne  s'est-il  trouvé  là  quelqu'un  pour  lui  crier, 
—  fùl-ce  avec  le  verbe  de  bourru  de  madame  Jour- 
dain: —  «  Eh  quoi,  sire,  vous  donnez  audience  à 
un  Carême-prenant!  »  —  Pour  qui  sait  la  gravité 
religieuse  avec  laquelle  Louis  XIV  célébra,  pendant 
tout  son  règne,  les  fêtes  et  les  rites  de  la  royauté, 


194  LE   THEATRE   MODERNE. 

celle  duperie  elTiontée,  indigne,  comme  un  sacrilège. 
II  me  semble  voir  un  vieux  pontife,  presque  aveugle, 
ctnduit,  la  crosse  en  main,  la  tiare  en  tête,  à  un  tréteau 
drapé  en  autel,  et  parodiant  à  son  insu,  devant  une 
assistance  ironique,  les  cérémonies  de  son  sacerdoce. 
Je  ne  sais  pas  de  plus  navrant  chef-d'œuvre  que 
cette  comédie  réputée  si  gaie,  non  plus  même  la 
Ecène  iïUamlet,  où  les  fossoyeurs,  plongés  jusqu'à 
mi-corps  dans  la  terre  grasse  du  cimetière,  remuent 
jovialement  les  os  à  la  pelle.  Ici,  du  moins,  le  cadre 
est  poétique,  l'action  idéale,  la  terreur  presque  sur- 
naturelle. C'est  le  tombeau  d'une  vierge  que  ces  rus- 
tres creusent;  lèvent  roule,  pêle-mêle,  les  feuilles 
mortes  et  les  têtes  de  mort  sur  l'herbe  flétrie  ;  le  cré- 
puscule argenté  le  crâne  d'Yorick  entre  les  mains  du 
jeune  prince  qui  lui  adresse  de  mélancoliques  apos- 
trophes. La  destruction  a  consommé  son  œuvre,  elle 
achève  ses  métamorphoses  :  nous  sommes  déjà  dans 
la  région  de  la  mémoire  et  des  Ombres. 


Dans  le  Malade  imaginaire,  c'est  l'agonie  que  le 
poète  étale  en  dérision  sur  la  scène;  l'agonie  bour- 
geoise, vulgaire,  prosaïque,  entourée  des  fioles  féti- 
des et  des  instruments  ridicules  de  la  pharmacie.  Dès 


MOLIÈRE.  495 

la  première  scène,  Argan,  détaillant  le  compte  de 
l'apothicaire,  nous  fait  assister  à  son  autopsie.  Ce  ne 
sont  «  qu'entrailles  amollies,  mauvaises  humeurs  éva- 
cuées, hile  expulsée,  bas-ventre  nettoyé  »,  toutes 
les  souillures  de  la  guenille  humaine  étalées  et  retour- 
nées au  grand  jour.  Encore  une  fois,  je  veux  bien  que 
les  maux  du  bonhomme  soient  imaginaires  ;  mais  il 
mourra  des  remèdes,  s'il  ne  meurt  pas  de  la  maladie. 
Il  a  pris,  depuis  deux  mois,  —  c'est  lui  qui  le  dit,  — 
vingt  médecines  et  trente-deux  lavements  !  Voyez 
d'ici  le  ravage,  et  le  peu  de  chair  et  le  peu  de  souffle, 
qui  doivent  rester  au  pauvre  hère,  émacié  par  ce  ré- 
gime effroyable. 

Il  souffre  donc,  et  comme  un  damné,  dans  sa  mai- 
son qui  est  un  enfer.  Il  est  la  proie  d'une  mégère  qui 
le  dépouille,  avant  qu'il  soit  mort,  et  le  jouet  d'une 
servante  qui  l'assourdit  de  son  bavardage.  Tandis  que 
l'hypocrite  Béhne  sucre  sa  tisane,  bassine  son  lin- 
ceul, et  borde  sa  bière,  l'effrontée  Toinette  se  moque 
de  ses  tortures  et  le  berne,  sur  les  draps  mêmes  de  son 
lit  funèbre.  D'un  côté,  des  larmes  de  crocodile  et  des 
grimaces  de  pleureuse  à  gages  ;  de  l'autre,  un  gros 
rire  goguenard  et  des  lazzi  sans  pitié.  On  le  malmène, 
on  le  rudoie,  on  le  bafoue,  on  le  turlupine;  on  le 
laisse,  sans  lui  répondre,  agiter  convulsivement  la 
sonnetie,  qui  tinte  comme  un  glas  et  emplit,  comme 
un  tocsin,  sa  chambre  vide  :  «  Drehn!  drelin!  Ah' 


496  LE  TnÉATRE    MODERNE. 

mon  Dieu,  ils  me  laisseront  ici  mourir  !  drelin, 
drelin,  drelin  !  »  J'ai  beau  me  répéter  que  le  malade 
n'est  qu'imaginaire,  un  tel  spectacle  ne  peut  m'é- 
gayer;  il  rappelle  de  trop  près  le  lamentable  tableau 
des  agonies  solitaires,  livrées  à  la  merci  des  valets. 
L'original  est  si  lugubre  que  la  copie  même  épou- 
vante. 

Pour  ajouter  à  l'horreur  de  la  situation,  voici  venir 
la  band'  noire  des  apothicaires  et  des  médecins,  pa- 
reils à  des  corbeaux  voltigeant  autour  d'un  cadavre. 
C'est  d'abord  M.  ûiafoirus,  flanqué  de  son  fils  Tho- 
mas; et  je  ne  sais  si  je  dois  rire  ou  pleurer  de  ce 
gnome  de  collège,  noué,  crasseux,  sordide,  hébété, 
qui  invite  sa  prétendue  à  la  dissection  d'une  femme 
morte.  Puis,  vient  M.  Fleurant,  blafard  et  sinistre, 
coifîé  d'un  serre-téte,  ceint  d'un  tablier,  armé  d'une 
seringue  longue  comme  une  couleuvrine;  il  l'ajuste, 
d'un  air  menaçant,  sur  le  pauvre  diable  qui  se  débat 
sur  sa  chaise,  et  qui  crie  miséricorde,  et  qui  ne  peut 
Tobtenir.  A  son  appel,  surgit  M.  Purgon  ;  le  bourreau 
vient  aider  son  valet  à  maintenir  le  patient  rebelle.  II 
arrive,  furieux,  bouffi,  hérissé,  la  bouche  gonflée  d'o- 
racles funestes,  faisant  siffler,  sur  cette  tête  débile,  à 
demi  vidée  par  la  diète,  tous  les  serpents  d'Esculape. 
A  sa  voix,  les  maladies  évoquées  envahissent,  comme 
des  Furies,  la  chambre  déjà  funèbre.  Elles  s'arrachent 
cet  homme  ahuri;  elles  le  tiraillent,  elles  le  dépè- 


MOLIÈRE.  497 

cent,  elles  en  font  curée.  L'une  le  mord  au  foie,  l'au- 
tre ronge  son  poumon,  celle-ci  s'accroche  à  ses  nerfs, 
celle-là  dessèche  ses  entrailles,  que  n'humecteront 
plus  les  clystères  composés  par  la  Faculté  !  Il  tombe 
de  la  bradypepsie  dans  la  dyspepsie,  de  la  dyspepsie 
dans  l'apepsie,  de  l'apepsie  dans  la  lienterie,  de  la 
lienterie  dans  la  dysenterie,  de  la  dysenterie  dans 
l'hydropisie,  et  de  l'hydropisie  dans  la  privation  de 
la  vie,  à  laquelle  M.  Purgon  le  condamne  en  dernier 
ressort! 

Est-ce  donc  là  une  scène  si  bouffonne?  Ne  sent-on 
pas,  plutôt,  courir  dans  ses  veines,  à  entendre  ce  cro- 
que-mort débitant  ses  litanies  funéraires,  le  petit  froid 
qui  vous  saisit  lorsqu'on  ouvre  un  de  ces  livres  de 
médecine,  qui,  depuis  l'onglée  jusqu'à  la  plique  po- 
lonaise, depuis  le  cheveu  qui  saigne  jusqu'à  l'ongle 
perçant  la  chair,  dénombrent  les  milliers  de  maux 
qui  attaquent  la  machine  humaine.  Notez  que  ces 
atroces  personnages  ne  sont  nullement  des  carica- 
tures, mais  des  portraits  du  temps,  d'une  ressem- 
blance avérée.  Au  dix-septième  siècle,  la  médecine 
homicide  du  Moyen-Age  régnait  encore,  dans  toute 
son  horreur.  La  routine  de  la  Faculté  était  plus 
inlolérante  que  l'orthodoxie  de  l'Inquisition.  Elle 
tuait,  d'après  le  texte  de  Galien,  selon  les  règles 
d'ïïippocrate,  avec  une  magistrale  ineptie. 

Les  satires  du  temps  peignent,  avec  effroi,  ces  mé- 
m.  32 


498  LE  THÉÂTRE    MODERNE- 

decins  exterminateurs.  On  les  voit  trottant  par  la 
ville,  sur  leurs  mules  apocalyptiques,  pareils,  dans 
leurs  robes  aux  grandes  manclies  flottantes,  à  ces 
auges  noirs  qui  se  promenaient  dans  Alep,  marquant, 
du  bout  de  leurs  lances,  les  portes  de  ceux  qui  de- 
vaient mourir.  Des  estampes  satiriques  montrent  la 
Mort  chevaucbant,  en  croupe,  derrière  le  docteur,  et 
lui  souriant  d'un  air  conjugal,  comme  au  mari  qui  la 
fait  vivre  et  pourvoit  à  sa  subsistance.  Quevedo  de 
Villegas,  dans  ses  Visions  boutToniies,  devient  pres- 
que grave  lorsqu'il  décrit  ces  assassins  pédan- 
tesques  ;  il  les  peint  à  la  Ribeira,  avec  des  couleurs 
d'un  noir  infernal. 

«  Leurs  faces  étaient  couvertes  de  grosses  barbasses,  et 
leurs  bouches  étaient  si  fort  enfoncées  dans  ce  crin  mal 
peigné,  qu'à  grand'peine  un  bras  bien  long  y  eût  su  attein- 
dre. Le  tour  de  leurs  yeux  était  tout  ridé  et  froncé,  à  force 
de  se  renfrogner,  en  regardant  les  bassins  des  malades. 
Quelques-uns  d'entre  eux  avaient  de  grosses  bagues  d'or 
aux  doigts,  oii  étaient  enchâssées  des  pierres  si  grandes 
que,  quand  ils  làtaient  le  pouls  aux  malades,  ils  semblaient 
qu'ils  leur  présageassent  la  tombe  de  leur  sépulture.  » 

A  leur  suite,  Quevedo  voit  défiler  la  blême  séquelle 
des  apothicaires, 

«  Armés  de  mortiers,  de  suppositoires,  de  spatules,  de 
seringues  toutes  chargées  pour  frapper  à  mort,  et  quantités 
de  boîles  dont  les  écrileaux  portent  les  remèdes,  et  les  boîtes 
contiennent  les  venins.  Us  enfilent  des  noms  de  simples  si 
étranges,  qu'il  semble  que  leurs  écrits  soient  des  invocations 


MOLIÈRE.  499 

de  démons,  comme  :  Beptitalmus,  opoponach,  postmegarum, 
petrum,  chinum,  dracatholicum  angelorum.  Et  qui  voudra 
savoir  ce  que  veut  dire  cet  épouvantable  jargon,  il  trouvera 
que  ce  sont  quelques  carottes,  raves  ou  navets,  et  une  infi- 
nité d'autres  méchantes  racines,  parce  qu'ils  ont  ouï  dire 
le  proverbe  :  «  Qui  te  connaît  ne  t'achète  pas.  » 

Cette  sombre  peinture  semble  à  peine  chargée,  si 
Ton  se  reporte  aux  originaux  de  l'époque.  Et 
puis  n'oublions  pas  que  Molière  est  mort  de  cette 
comédie  si  bouffonne.  On  sait  la  légende  de  l'his- 
trion antique,  qui,  jouant,  devant  un  César,  la  farce 
d'un  martyr  chrétien,  fut  converti  par  le  baptême 
dérisoire  qu'on  lui  administrait  sur  la  scène,  et  subit 
en  réahlé,  au  dénoûment  de  la  pièce,  le  supplice  que 
son  rôle  devait  parodier.  Le  Malade  imaginaire  est 
le  pendant  profane  du  Martyre  de  saint  Genest  :  Mo- 
lière mourut,  on  le  sait,  à  la  troisième  représentation 
de  sa  pièce.  Depuis  les  jeux  du  cirque  romain,  quel 
drame  plus  pathétique  a  jamais  vu  le  théâtre? 

Représentez-vous  le  poète,  mortellement  malade, 
s'enveloppant  de  la  camisole  grotesque  d'Argan,  qui 
prend  déjà  sur  lui  des  phs  de  linceul;  il  monte  en 
chancelant  sur  les  planches,  et  le  voilà  paradant  dans 
une  farce  qui  nie  la  maladie,  et  qui  se  moque  de  la 
mort.  Le  voilà  jouant,  aux  éclats  de  rire  du  parterre, 
la  répétition  de  son  agonie.  Le  râle  Toppresse,  le  sang 
l'étoutfe,  les  sueurs  de  la  dernière  heure  baignent  ses 
joues  fardées    la  comédie  prend,  de  scène  en  scène, 


500  LE   THÉÂTRE    MODERNE. 

une  réalité  effroyable  :  ses  quolibets  et  ses  sarcasmes 
se  retournent,  contre  lui,  avec  une  poignante  ironie. 
Le  rôle  entre  dans  l'acteur  :  il  l'attaque,  il  le  possède, 
il  l'agite  de  ses  spasmes  et  de  ses  grimaces  !... 

Au  Iroi-ième  acte,  Bénilde,  pour  guérir  Argan  de 
ses  cliiinères,  lui  conseille  d'aller  voir  «  quelqu'une  des 
comédies  de  Molière  ».  Argan  s'emporte  et  s'écrie: 

«  Par  la  mort,  nom  de  diable  !  si  j'étais  que  des  médecins, 
je  me  vengerais  de  son  impertinence,  et  quand  il  sera 
malade,  je  le  laisserais  mourir  sans  secours;  il  aurait  beau 
faire  et  beau  dire,  je  ne  lui  ordonnerais  pas  la  moindre 
petite  saignée,  le  moindre  petit  lavement,  et  je  lui  dirais  : 
>■  Crève,  crève  !  Cela  t'apprendra,  une  autrefois,  à  te  jouer 
«1  de  la  Faculté  !  » 

Et  Béralde  répond  : 

«  Il  sera  encore  plus  sage  que  ces  médecins,  car  il  ne 
leur  demandera  point  de  secours.  » 

Imaginez  le  sens  cruel  de  ces  moqueries,  débitées 
par  Molière  mourant,  et  quel  accent  devait  prendre 
cet  horrible  cri  :  a  Crève  !  crève!»  sortant  de  cette 
bouche  en  sang  et  de  cette  poitrine  déchirée!  C'en 
est  fait  !  il  va  subir  la  mort  sans  secours,  qu'il  s'est 
prédite  à  lui-même.  Le  ballet  de  médecins  et  de 
matassins,  qu'il  a  déchaîné,  tourne  autour  de  lui, 
comme  la  ronde  de  la  Danse  Macabre.  Au  moment 
011  il  prononce  \e  Jwo  du  serment  bouffon,  une  con- 


MOLIÈRE.  501 

vulsion  le  saisit,  le  sang  jaillit  de  ses  lèvres. . .  Molière 
semeuri!  Molière  est  mort! 

Il  n'est  pas  jusqu'à  l'anathème  de  Bossuet,  dont 
cette  comédie  si  tragique  ne  réveille  le  terrible  écho. 
11  est  inique,  il  est  cruel,  il  révolte  le  cœur,  il  indi- 
gne l'esprit;  mais  la  parole  de  Bossuet  survit,  même  à 
ses  injustices.  «  La  postérité,  — dit-il  dans  sa  Lettre 
au  Père  Caffaro  —  saura  la  fin  de  ce  poète  comé- 
dien, qui,  en  jouant  son  Malade  imaginaire,  reçut 
la  dernière  atteinte  de  la  maladie  dont  il  mourut,  et 
passa,  des  plaisanteries  du  théâtre,  parmi  lesquelles 
il  rendit  le  dernier  soupir,  au  tribunal  de  Celui  qui 
dit  :  «  Malheur  à  vous  qui  riez,  car  vous  pleure- 
«  rez  !  »  C'est  horrible,  mais  c'est  sublime.  On  a  beau 
faire,  on  reste  ébloui  de  cet  éclair  lancé  de  la  chaire, 
qui  consume  la  scène,  dissipe  ses  fictions,  déchire 
son  rideau  et  découvre  la  perspective  formidable  du 
Jugement  dernier.  A  ce  cri,  qui  retentit  encore  parmi 
les  lazzi  de  la  pièce,  il  semble  qu'on  voit  le  poète  af- 
fublé de  sa  burlesque  défroque,  jeté  subitement,  du 
fauteuil  d'Argan,  devant  le  Christ  de  Michel-Ange, 
tonnant  et  foudroyant  dans  les  nues  ! 

Il  devrait  être  défendu  de  se  moquer  des  médecins, 
après  Molière,  comme  de  railler  les  moines,  après 
Rabelais.  Il  a  épuisé,  pour  parler  sa  langue,  «  la  ma 
tière  peccante  »  delà  profession.  Le  procès  est  fini, 
la  cause  est  vidée.  Le  comique  aujourd'hui  man- 


502  LE   TnÉATRE  MODERNE. 

querait,  d'ailleurs,  aux  comédies  médicales.  Que  sont 
nos  médecins  modernes,  armés  du  plus  solide  ensei- 
gnement, marchant  en  pleine  lumière  des  sciences 
expérimentales,  n'ayant,  en  somme,  que  les  travers 
effacés  et  les  ridicules  sans  relief  des  classes  libérales, 
que  sont-ils  auprès  des  colosses  de  sottise  et  d'absur- 
dité que  Molière  voyait  poser  devant  lui?  En  ce 
temps-là,  la  médecine  était  un  sacerdoce  grotesque 
et  terrible,  exercé  dans  les  ténèbres  de  la  routine,  par 
des  pédants  tyranuiques.  Leur  art,  momifié  et  hiéro- 
glyphique, tenait  entre  les  fermoirs  d'un  bouquin. 
Hippocrate  et  Galien  formaient  l'Ancien  et  le  Nou- 
veau Testament  de  la  Faculté,  texte  sacro-saint,  étu- 
dié dans  sa  lettre,  non  dans  son  esprit,  commenté 
avec  une  minulie  rabbinique,  et  dont  chaque  apho- 
risme passait  pour  un  dogme.  Hors  de  là,  point  de 
salut  ;  ou  le  salut,  s'il  survenait,  était  sacrilège. 

L'antre  de  Trophonius  n'était  ni  plus  clair  ni  moins 
hasardeux  que  les  écoles  où  s'enseignait  cette  méde- 
cine ignare.  Rien  de  pratique,  rien  de  positif;  jamais 
le  maître  n'amenait  l'élève  au  lit  d'un  malade  ;  jamais 
il  ne  lui  faisait  étudier  le  mal  sur  la  chair,  la  vie  sur 
la  mort.  Tout  se  passait  en  argumentations  puériles 
et  en  tournois  dialectiques.  Nourri  de  mots,  repu  de 
fumée,  le  nez  dans  les  livres,  les  oreilles  bouchées  par 
ses  poings  fermés,  l'étudiant  restait  aussi  étranger  à 
la  Nature  que  peut  l'être,  au  monde  réel,  un  Fakir  in- 


LES  MÉDECINS  DE  MOLIÈRE.  503 

dien  accroupi  dans  sa  grotte,  et  marmottant  éternel- 
lement une  syllabe  sacrée.  Son  éducation  tournait 
dans  un  cercle  de  logomachies  byzantines.  Les  thèses 
qu'on  lui  donnait  à  débattre  auraient  déformé  le  cer- 
veau de  Bacon.  C'étaient  des  questions  de  cette  im- 
portance :  —  «  Les  héros  procèdent-ils  des  héros  ? 
—  Sont-ils  bilieux  ?  —  Est-il  bon  de  s'enivrer  une 
fois  par  mois?  —  La  femme  est-elle  un  ouvrage 
imparfait  de  la  Nature? —  L'éternuement  est-il  un 
acte  naturel?  —  Les  bâtards  ont-ils  plus  d'esprit 
que  les  enfants  légitimes?  —  Faut-il  tenir  compte 
des  phases  de  la  lune  pour  la  coupe  des  cheveux?» 
Sa  gloire  était  de  ferrailler,  des  heures  entières, 
contre  ces  moulins  à  vent,  bâtis  par  ceux-là  mémos 
qui  leur  couraient  sus.  Les  jours  de  grande  thèse,  le 
bachelier  soutenait,  de  cinq  heures  à  midi,  l'assaut 
de  tous  ses  condisciples  etde  neuf  docteurs  de  la  Fa- 
culté. Sept  heures  durant,  il  lui  fallait  combattre  des 
arguments  cornus,  rétorquer  des  objections  dérisoi- 
re>,  débrouiller  d'inextricables  problèmes,  syllogiser 
dans  l'absurde,  et,  comme  la  Chimère  de  Rabelais, 
«  bombiciner  dans  le  vide  ».  —  «  Des  mots  !  des  mots  ! 
des  mots  !  »  se  serait  écrié  Hamlet.  Lutte  des  enfants 
d'Éole,  gonflant  et  dégonflant  leurs  joues  pleines  de 
vent.  Au  coup  de  midi,  le  disputeur  s'arrêtait,  ivre  de 
sons,  étourdi  de  formules,  idiot,  hébété.  Il  était  di- 
gnus  intrare  in  illo  docto  corporel^ 


504  LE  TnÉÀTBE   MODERNE. 

La  pharmacie  de  celte  médecine  homicide  n'était 
pas  moins  vaine  que  son  diagnostic.  Compliquée  de 
recettes  gothiques  et  de  drogues  arahes,  elle  trans- 
formait l'estomac  du  patient  en  un  alambic  d'alchi- 
miste. Telle  ordonnance  du  temps  rappelle  les  in- 
grédients baroques  que  les  sorcières  de  Macbeth 
jettent  dans  leur  chaudière.  Il  entre  trente-deux  sub- 
stances dans  un  électuaire  que  Sennert  préconise 
contre  les  maux  de  cœur  :  parmi  lesquelles  de  l'or, 
de  l'émeraude,  des  perles,  du  saphir,  de  l'ambre  et 
du  corail.  Plus  prodigue  que  Cléopàtre,  Sennert  fait 
boire  à  ses  malades  un  écrin  dissous. 

Récemment  encore,  dans  l'Inde,  où  la  thérapeuti- 
que musulmane  a  conservé  des  adeptes,  le  mémoire 
d'un  médecin,  déféré  à  une  Cour  anglaise,  montait 
à  cent  vingt  mille  francs.  Il  y  avait  porté  des  pilules 
composées,  les  unes  d'une  dissolution  de  diamants, 
les  autres  d'une  poudre  de  nombrils  de  chèvres  et  de 
singes  du  Golfe  Persique.  —  Qu'aurait  dit  Argan  de 
ce  compte  d'apothicaire  asiatique,  lui  qui  se  récrie  si 
lort  sur  les  «  soixante-trois  livres  seize  sous  six  de- 
niers »  du  mémoire  de  M.  Fleurant?  Ces  médecines-là, 
faites  «  pour  expulser  et  évacuer  »  la  bourse  des  gens, 
étaient  moins  dangereuses,  peut-être,  que  celles  qui 
avaient  pour  but  de  «  balayer,  laver  et  nettoyer  le 
ventre  ».  De  quel  bronze  étaient  forgés  les  hommes 
«lu  seizième  siècle  et  du  dix-septième  siècle,  pour  ré  - 


LES  MEDECINS  DE  MOLIERE.  503 

sister  aux  clystères  et  aux  purgations  qu'on  leur  in- 
fligeait !  Le  Roi  était  le  premier  patient  de  la  médecine 
officielle  ;  il  donnait  à  ses  sujets  l'exemple  de  la  folie 
bue  jusqu'à  la  lie. 

Dans  Xql  Ludovico-Trophie,  registre  des  digestions 
royales,  compilé  par  un  Suétone  d'officine,  Louis  XlII 
nous  apparaît  dans  l'attitude  de  M.  de  Pourceau- 
gnac,  poursuivi  par  des  matassins.  Bouvart,  son 
premier  médecin,  en  une  seule  année,  lui  fait  avaler 
deux  cent  quinze  médecines,  lui  fait  prendre  deux 
cents  douze  lavements,  et  le  saigne  quarante-sept 
fois.  —  La  purgation  est  une  des  fonctions  normales 
de  Louis  XIV.  Ses  jours  de  médecine  sont  des  jours 
fériés;  ils  ont  leur  étiquette  spéciale  et  ordonnance 
consacrée.  Dangeau  les  note,  sur  ses  tablettes,  comme 
des  éclipses  de  soleil. 

Cette  cruelle  pratique  rendait  féroces  les  anciens 
médecins.  La  moindre  querelle  de  doctrine  mettait  la 
discorde  dans  leurs  pétaudières.  L'antimoine  souleva 
entre  eux  une  guerre,  dont  on  ferait  une  Batracho- 
myomachie  plus  longue  que  V Iliade.  Les  partisans  et 
les  adversaires  du  minerai  contesté  se  jetèrent  à  la 
tête  des  in-folios  aussi  lourds  que  les  quartiers  de  rocs 
lancés  par  les  catapultes.  Les  injures  grecques  répli- 
quèrent aux  vociférations  latines  ;  des  légions  d'hexa- 
mètres marchèrent  contre  des  escadrons  d'ïambes; 
Y  Antimoine  triomphant  ?>\iQ,Q,Qmhdi  sous  le  Rabat-joie 


506  LE  TriÉATHE   MODERNE. 

de  r Ayitimoine  ;  la  Légende  antimoniale  écrasa  la 
Science  du  plomb  sacré.  Il  plut  de  l'encre;  l'impré- 
caliou  tonna  ;  les  Furies  de  la  polémique  coururent 
d'un  camp  à  l'autre,  en  agitant  les  serpents  d'Escu- 
lape.  Du  haut  de  leur  Olympe  pédantesque,  Aristote 
en  rabat,  Galien  en  bonnet  carré,  et  Avicenne  en  tur- 
ban, excitaient  les  combattants  à  la  lutte. 

Dans  cette  guerre  d'extermination,  les  arguties  de 
la  Scholaslique  tenaient  lieu,  comme  toujours,  de  laits 
et  de  preuves.  Il  s'agissait  de  savoir  «  si  Adam,  qui, 
dans  le  Paradis  terrestre,  donna,  selon  la  Genèse, 
un  nom  à  toute  chose,  nomma  aussi  l'antimoine; 
—  si  on  devait  l'appeler  Racine  des  métaux,  parce 
qu'il  les  produit,  ou  Loup  des  métaux,  parce  qu'il 
les  dévore.  »  De  ce  verset  d'un  prophète  :  u  Ecce 
stcrnam  in  stibio  pedes  tuos,  »  les  Antimoniaux  con- 
cluaient que  la  plus  magnilique  promesse  faite,  par 
Dieu,  à  son  Peuple  élu,  était  de  le  loger  dans  un  pa- 
lais d'antimoine.  Jamais  question  casuistique,  agitée 
dans  un  con(  ile  byzantin,  ne  fit  hurler  tant  d'injures. 

Eusèbe  Rcnaudot,  dans  la  préface  de  V A)iti77îoijîe 
justifié,  avertit  qu'il  n'invectivera  pas  ses  adversai- 
res, «  quoiqu'il  puisse  les  appeler,  avec  raison,  les  plus 
grands  scélérats  et  les  plus  grands  meurtriers  du 
monde  ». 

u  Détestable  clixir!  funeste  magnésie! 

Peste  de  la  Nature  et  de  ses  doux  efforts, 

Qui  peuples  tous  les  jours  le  royaume  des  morts  ! 


LES  MÉDECINS   DE  MOLIÈRE.  507 

lui  répond  un  autre  médecin,  que  l'indignation  fait 
poète. 

Guy  Patin  se  jette  dans  la  mêlée,  avec  son  em- 
portement li;>bituel.  Pour  lui  «les chimistes,  les  apo- 
thicaires et  les  charlatans  sont  les  démons  du 
genre  humain  en  leur  sorte,  quand  ils  se  servent 
d'antimoine,  qui  a  plus  tué  de  gens  que  n'a  fait  le 
roi  de  Suède  en  Allemagne.  »  Il  n'appelle  le  vin 
éinétique,  que  «  vin  hermétique.  »  Il  accuse  Guénaut 
d'avoir  assassiné,  avec  sa  drogue,  sa  femme,  sa  fille, 
son  neveu,  ses  deux  gendres,  et  de  s'être  expédié  lui- 
même,  par-dessus  le  marché. 

Ces  aménités  étaient  le  fond  de  la  langue  doctorale 
des  anciens  collèges.  Les  haines  des  pédants  sont 
horribles  ;  l'encre  des  polémiques  de  ce  temps-là  don- 
nait la  rage,  comme  l'écume  du  chien.  De  tous  les 
venins  connus,  le  fiel  de  cuistre  est  le  plus  violent. 
Guy  Patin,  furieux  des  industries  que  Renaudot  cu- 
mulait avec  la  médecine,  voudrait  le  voir  roué  vif  en 
Grève.  —  «  Si  ce  gazetier»,  — écrit- il, —  «  n'était 
soutenu  de  l'Éminence,  en  tant  que  nehulo  hebdo- 
madarius,  nous  lui  ferions  un  procès  criminel,  au 
bout  duquel  il  y  aurait  un  tombereau,  un  bourreau, 
ou  tout  au  moins  une  amende  honorable  :  mais  il 
faut  obéir  au  temps.  »  Guillemeau,  tenant  pour  la 
Faculté  de  Paris,  contre  Courtaud,  champion  de  l'E- 
cole de  Montpellier,  le  traite  de  fou,  d'enragé  et  de 


508  LE  THÉÂTRE   MODERNE. 

parricide;  et  termine  par  le  regret  de  ne  pouvoir  lui 
arracher  la  langue. 

Il  faudrait  raconter  encore  la  guerre  que  les  mé- 
decins déclarèrent  aux  apothicaires.  Saint  Côme  y 
prit  saint  Luc  aux  cheveux;  les  seringues  s'insurgè- 
rent contre  les  caducées.  Les  intermèdes  bouffons  de 
Molière  pâlissent,  auprès  de  ces  batailles  héroï-co- 
miques. Les  deux  partis,  entre  deux  combats,  chan- 
taient leurs louangeset  célébraient  leur  panégyrique. 
Tandis  que  les  médecins  déclaraient,  par  la  voix  de 
leur  orateur,  «  que  l'homme  devrait  plus  au  médecin 
qu'à  Dieu  même,  si  ce  n'était  encore  à  Dieu  qu'il 
devait  le  médecin;  »  tandis  qu'ils  trouvaient  les 
parchemins  de  leur  corporation  chez  Homère  et  ré- 
clamaient Podalire  et  Machaon  pour  ancêtres,  les 
apothicaires  allaient  chercher,  dans  la  Bible,  l'inven- 
teur delà  pharmacie.  Isaïe,  d'après  eux,  était  le  pre- 
mier des  pharmaciens  :  car  il  est  écrit,  au  deuxième 
Livre  des  Rois,  «  qu'il  posa  des  figues  sèches  sur  les 
ulcères  d'Ézéchias  ». 

Ceci  est  le  côté  comique  de  la  vieille  médecine  ;  le 
tragique  l'efface  et  l'emporte.  Quels  massacres  obs- 
curs, consciencieux,  innocents,  en  somme,  devaient 
faire  ces  docteurs,  bâtés  de  routine  et  infatués  de 
sottises  !  La  médecine,  pour  eux,  était  partout  :  dans 
les  anciens,  dans  l'Écriture,  dans  les  Pères  de  l'É- 
glise, dans  la  dialectique,  dans  l'aslroiogie  ;  elle  était 


LES  MÉDECINS  DE   MOLIÈRE.  ^'JO 

partout,  excepté  dans  la  chair  et  dans  les  organes  du 
malade. 

Lorsque  Ilarvey  découvre  la  circulation  du  sang, 
les  médecins  de  Paris  traitent  sa  découverte  de 
songe-creux.  L'un  d'eux  griffonne,  contre  lui,  une 
grosse  thèse  latine,  où  il  se  gausse,  d'abord  joviale- 
ment, de  cet  ignorant  :  toto  divisus  orbe  Brilannus! 
Puis,  redevenu  sérieux,  il  lui  lance,  par-dessus  la  Man- 
che, cet  argument  foudroyant  :  —  «  Le  mouvement 
circulaire,  étant  parfait,  ne  convient  qu'aux  corps 
simples,  comme  les  astres.  Or,  le  sang  n'est  pas  un 
corps  simple,  puisqu'il  est  composé  de  quatre  élé- 
ments. Donc,  le  mouvement  circulaire  ne  peut  con- 
tenir au  sang.  » 

C'était  à  des  logiciens  de  cette  force  qu'était  confié 
le  goavernement  absolu  de  la  machine  humaine. 
Etonnez- vous  donc  des  dégâts  qu'ils  y  commettaient! 


CHAPITRE  VII 

DANCOURT.   —  REGiNARD.   —  LESAGE. 


I.  —  Dancourt  :  Les  Bourgeoises  à  la  mode. 
II    —  Regnard  :  Le  Joueur. 
III.  —  Lesage  :  Turcaret  ;  —  Crispin  rival  de  son  maître. 


I 


Que  nous  sommes  loin  déjà  du  monde  de  Molière, 
de  sa  bourgeoisie,  si  saine  et  si  forte,  dont  les  ridi- 
cules mêmes  avaient  de  la  probité  et  de  la  candeur! 
Que  sont  devenus  ses  nobles  Valères,  ses  naïves 
Agnès,  ses  vénérables  Gérontes,  ses  Sganarelies 
ronds  et  francs,  et  ses  Aristes  et  ses  Clitandres,  qui 
faisaient,  aux  travers  et  aux  folies  des  autres  person- 
nages, un  si  grave  et  si  solide  contre-poids?  Le  monde 
dans  lequel  nous  introduisent  Dancourt,  Dufresny, 
Lesage  el  Baron ,  est  un  tripot  éhonté.  Plus  de  règles, 
plus  de  mesure,  plus  de  convenances,  plus  de  sens 
moral.  Le  vice  s'étale,  le  scandale  se  pavane,  les  ri- 
dicules tournent  à  la  folie.  Ce  ne  sont  que  chevaliers 
fripons,  marquises  d'industrie,  bourgeoises  déver- 


DANCOURT.  511 

gondées;  et  la  plus  basse  intrigue,  et  les  plus  vils 
procédés,  et  les  plus  honteux  caractères,  effrontément 
mis  en  scène  par  un  poète  insouciant  et  presque 
complice,  qui  donne  niison  à  ses  coquins  de  héros, 
et  qui  rit  avec  eux,  au  lieu  de  les  corriger. 

Ainsi,  dans  les  Bourgeoises  à  la  mode,  l'enfant 
gâté  de  la  pièce  est  un  faux  Chevalier,  qui  s'appelle 
Jeannot,  de  son  petit  nom,  fils  légitime  de  madame 
Amelin ,  marchande  à  la  toilette  et  prêteuse  à  la  petite 
semaine.  Ce  Chevalier  d'occasion  vient  de  voler,  au 
jeu,  deux  mille  écus,  à  un  jeune  homme  «  qui  a  eu  l'in- 
»  discrétion  de  s'en  plaindre  ».  La  Justice  informe,  et, 
pour  se  tirer  d'embarras,  l'escroc  en  manchettes  cour- 
tise, sous  son  titre  d'emprunt,  la  jeune  Marianne,  fille 
de  M.  Simon,  le  notaire.  «C'est  bien  dit  !  »  —  s'écrie 
Frontin, son  entremetteur  et  son  camarade, —  «attra- 
pons encore  ces  gens-ci  et  faisons  grâce  au  reste 
de  la  Nature.  »  Pour  soutenir  son  rôle  d'homme  de 
qualité,  M.  le  chevaher  renie  sa  vieille  mère.  «  Qui 
est  cette  femme,  Lisette  ?  »  demande-t-il  d'un  ton 
dégagé,  lorsqu'il  la  rencontre.  Et  madame  Amelin, 
plus  fière  qu'une  poule  qui  aurait  couvé  un  petit 
paon  sous  ses  ailes,  ne  se  tient  pas  de  joie  d'être  si 
bravement  niée  par  son  fils.  «  Le  joli  garçon  !  »  s'é- 
crie-t-elle  ;  —  «  il  est  effronté  comme  un  page.  » 

La  maison  dans  laquelle  s'est  introduit  ce  «joli  gar- 
çon »  est,  d'ailleurs,  un  théâtre  digne  de  ses  exploits. 


512  LE  TRÉATHE  MODERNE. 

Angélique,  la  belle-mère  de  Marianne,  enrage  d'être 
la  femme  d'un  notaire.  La  qualité  lui  tourne  la  tête; 
elle  est  joueuse,  comme  la  Reine  de  Pique,  dépen- 
sière, comme  une  fille  de  joie,  et  ne  songe  qu'à  dé- 
trousser son  mari.  Pour  commencer,  elle  lui  vole  un 
diamant,  qu'elle  met  en  gage,  chez  la  revendeuse  ; 
avec  l'argent  de  ce  larcin  domestique,  elle  s'en  va 
acheter  des  tables,  des  cornets,  des  dés  et  des  cartes. 
«  Il  fout  de  tout  cela  dans  une  maison  où  l'on  veut 
»  recevoir  compagnie.  » 

Ce  n'est  pas  tout.  M.  Simon,  son  mari,  est  amou- 
reux de  son  amie  Araminte,  la  femme  de  M.Giilfard, 
le  commissaire  ;  et  Ang(''lique  ne  se  sent  pas  d'aise, 
lorsqu'elle  découvre  cette  belle  passion.  «  Qu'on  le 
ruine,  Chevalier,  pourvu  que  j'en  profile  ;  je  n'y 
prendrai  d'autre  intérêt,  que  celui  de  partager  ses 
dépouilles.  »  Mais  sa  joie  est  au  comble,  quand  elle 
apprend  que,  de  son  côté,  M.  Grilïard  est  amoureux 
d'elle.  Les  deux  commères  s'entendent,  comme 
larronnes  en  foire,  pour  dépouiller  chacune  le  mari 
de  l'autre.  Elles  lancent  sur  eux  Fronlin  el  Lisette, 
avec  des  lettres  de  marque. 

«  —  Je  te  recommande  monsieur  mon  mari,  »  — 
dit  Araminte  à  Lisette.  — «  Je  ne  veux  pas  que  tu  lui 
laisses  une  pistole.  »  —  «  Si  tu  é[)argnesla  bourse  du 
mien,  »  —  dit  Angélique  au  valet,  —  «  je  ne  te 
pardonnerai  de  ma  vie.  »  Fronlin,  pourtant,  a  quel- 


DANCOURT.  513 

que  scrupule;  il  demande  s'il  doit  brusquer  la  bourse 
de  ces  deux  messieurs  ou  la  vider  tout  doucement. 
«  Non  !  brusquer,  brusquer,  c'est  le  plus  sûr!  »  —  ré- 
pond Araminte;  — «  j'ai  furieusement  affaire  d'argent 
comptant.  » 

Alors  Frontin  et  Lisette  enseignent  aux  deux  fem- 
mes leur  nouveau  métier.  Il  faudra  faire  les  yeux 
doux  à  leurs  galants,  et  leur  sourire  à  propos,  et 
recevoir  leurs  billets,  et  se  laisser  prendre  les 
mains,  et  «  souffrir  par  aventure...  »  Ici  Angélique 
s'indigne  et  Araminte  se  récrie,  mais  Frontin  leur 

fait  entendre  qu'il  faut  savoir  gagner  son  argent. 

«  Vraiment,  il  sait  le  monde,  et  il  a  de  l'esprit,  ma 
bonne,  »  —  dit  Angélique  adoucie.  —  «  Nous  ne 
hasarderons  rien,  »  —  reprend  l'autre,  —  «  de 
nous  remettre  à  sa  conduite.  » 

Les  deux  maris  troqués  mutuellement,  sauf  partage 
des  bénéfices  de  cette  cession  réciproque,  leur  exploi- 
tation commence,  par  l'entremise  do  la  valetaille. 
Lisette  extorque  deux  cents  louis  neufs,  des  griffes 
serrées  de  M.  Griffard,  et  Frontin  fait  signer,  à 
M.  Simon,  un  billet  de  mille  écus  payable  au  porteur. 
Tandis  qu'ils  vaquent  à  ces  œuvres  pies,  le  Chevalier 
vole,  à  sa  mère,  le  diamant  qu'Angélique  volait  à 
son  mari  tout  à  l'heure.  Car  on  vole  à  la  journée  dans 
cette  comédie  bourgeoise  ;  la  scène  pourrait  repré- 
senter une  forêt.  Le  dinmant  est  porté,  par  Frontin, 
I"-  33 


514  I.E   TnÉATI\E   MODERNE. 

à  M.  Jnsse  l'orfèvre,  lequel  le  rapporte  à  M.  Simon, 
qui  l'a  fait  tambouriner  chez  tous  les  joaillers.Fron- 
tin  le  réclame,  le  notaire  crie  au  voleur,  madame 
Ameiin  fait  des  rérl.imations;  Angélique,  prise  la 
main  dans  l'écrin,  sinon  dans  le  sac,  ne  se  décon- 
certe pas  pour  si  peu  :  elle  jette  au  nez  de  son  mari  le 
billet  de  mille  écus,  dont  il  a  fait  présent  à  Araminte. 
De  son  côté,  Araminte  fait  taire  M.  Grilïard,  qui  va  se 
ftîclier,  en  lui  répliquant  par  les  deux  cents  louis 
qu'il  a  envoyés  à  madame  Simon.  Les  deux  maris 
s'en  vont  l'oreille  basse,  honteux  et  matés.  «  J'en- 
rage, je  crève,  »  —  s'écrie  le  notaire,  —  «  et  je 
renonce  à  toutes  les  femmes!  » 

Reste  le  Chevalier,  reconnu  à  son  tour,  au  milieu 
de  cette  découverte  de  pot-aux-roses  et  de  pot-au- 
noir,  pour  le  petit  Jeannot,  fils  de  la  marchande. 
Yous  croyez  peut-être  qu'à  défaut  d'autre  moralité, 
le  poète  va  châtier  vertement  ce  petit  filou;  que  Ma- 
rianne va  rougir  jusqu'au  blanc  des  yeux  d'avoir  pu 
l'aimer,  et  qu'Angélique  va  le  faire  chasser  par  tous 
les  b;dais  du  logis.  Tout  au  contraire  :  Jeannot  sort 
triomphant  de  ce  mauvais  pas.  Sa  bonne  femme  de 
mère  annonce  qu'elle  va  lui  acheter  une  charge  de 
vingt  mille  écus,  et  Angélique  lui  jette  au.^sitôt  sa 
fille  dans  les  bras.  Marianne,  d'ailleurs,  irait  bien 
toute  seule  :  «  Quand  il  n'aurait  pas  les  vingt  mille 
écus,  je  ne  l'en   aimerais  pas  moins,  je  vous  as- 


DANCOURT.  515 

sure!  »  —  «  La  pauvre  enfant!  »  s'écrie  Lisette, 
qui  ne  croit  pas  si  bien  dire. 

Telle  est,  dans  son  plus  simple  abrégé,  la  comédie 
de  Dancourt.  Elle  contient  de  quoi  faire  pendre  un 
de  ses  personnages,  envoyer  l'autre  aux  galères,  et 
faire  enfermer  deux  femmes  aux  Madelonnettes.  Ja- 
mais, peut-être,  le  théâtre  n'a  mis  en  scène  un 
cynisme  plus  sec,  des  vices  plus  tranchants  et  plus 
impudents.  Cette  grossièreté  dramatique  est  com- 
mune à  presque  tous  les  poètes  de  la  fin  du  dix- 
septième  siècle.  Leur  théâtre  donne,  en  partie,  sur 
la  chiourme  ou  sur  le  tripot.  Ni  hommes  ni  femmes  : 
tous  coquins  et  coquines,  voleurs  et  receleuses,  ruf- 
fians et  proxénètes,  un  bagne  en  goguette  !  Le  vol  y 
fait  rire,  l'escroquerie  étale  ses  cartes  pipées,  le 
métier  d'homme  entretenu  semble  passé  dans  les 
mœurs  :  on  y  parle  de  la  potence,  comme  de  la  mort 
naturelle. 

Ces  tableaux,  de  couleur  si  crue,  ne  sont,  d'ail- 
leurs, que  des  copies  de  l'époque.  La  fin  du  règne 
de  Louis  XIY  est  une  des  plus  tristes  saisons  de  l'his- 
toire de  France.  Le  siècle  s'ennuie  ;  ses  cinquante 
ans  de  décence  lui  pèsent;  il  se  débauche,  comme  un 
vieillard,  avec  un  sang-froid  brutal  et  cynique.  Les 
flammes  de  Sodome  s'emparent  de  Versailles  ;  un  jeu 
d'enfer  ravage  les  fortunes,  la  Bourgeoisie  parodie  les 
dépravations  de  la  Cour,  l'amour  devient  une  indus- 


516  LE  THÉÂTRE  MODERNE. 

trie  :  le  héros  du  temps,  «  rhomniii  à  bonnes  fortu- 
nes »  est  à  vendre  à  la  plus  olîranle. 

Ce  même  Dancourt  nous  montre,  sans  s'indigner, 
son  Chevalier  à  la  inode  se  mettant  lui-même  aux 
enchères,  et  cinq  ou  six  douairières  s'arrachant,  à 
poignées  d'or,  sa  mièvre  personne... 

«  L'une  a  soin  de  son  équipage,  l'autre  lui  fournit  de  quoi 
jouer,  celle-ci  arrête  les  parties  de  son  tailleur,  celle-là 
paye  ses  meubles  et  son  apparlement,  et  toutes  ces  maî- 
tresses sont  comme  autant  de  fermes  qui  lui  font  un  gros 
revenu.  » 

Le  vice  n'a  pas  encore  l'allure  élégante  qu'il  pren- 
dra plus  tard  en  se  raHinantila  corruption  ne  s'est 
pas  encore  parfumée:  tout  se  crie  et  tout  s'affiche  ; 
l'infamie  même  ne  se  déguise  plus.  —  «  Que  fait 
votre  chevalier?  »  demande  à  une  marquise  le  per- 
sonnage d'une  comédie  de  Dancourt:  —  «  Il  ne  fait 
rien,  monsieur,  »  —  répond-elle,  —  «  il  vit  de  ses 
rentes  !  »  Une  autre  ingénu  du  même  répertoire  dit, 
en  parlant  d'un  amant  qui  commence  à  l'impor- 
tuner :  —  «  Je  voudrais  qu'il  eijt  quatre  pieds  d'eau 
par-dessus  la  tête!  » 

Le  jargon  précieux  de  Marivaux  semble  le  bien- 
venu après  ces  gros  mots;  son  répertoire  fut  une 
réaction  de  décence  et  de  politesse.  Le  marivaudage 
purifia  et  régénéra  le  théâtre.  C'est  ainsi  qu'on 
brûle  des  parfums  dans  une  maison  infectée. 


REGNARD.  SIT 


II 


Regnartl  avait  d'excellentes  raisons  d'être  gai.  II 
était  riche  comme  un  fermier  général  ;  ses  cent  mille 
livres  de  revenu  représenteraient  bien  cinq  cent 
mille  francs  de  rente  d'aujourd'hui.  Il  avait  maison 
de  ville  et  maison  des  champs,  et  les  princes  du 
sang  et  les  grands  seigneurs  venaient  souvent  boire, 
à  sa  table,  le  vin  qui  rendait  si  gai  leur  amphitryon. 
A  ces  dons  de  la  fortune,  ajoutez  ceux  de  la  nature  : 
une  santé  florissante,  un  caractère  épanoui,  un 
visage  ouvert,  un  tempérament  de  bombance  et  de 
volupté. 

Regardez  son  buste,  au  Théâtre-Français,  et  com- 
parez-le au  masque  pensif  et  mélancolique  de  Mo- 
lière. C'est  la  différence  du  génie  souffrant  qui  re- 
garde dans  le  fond  des  âmes  et  qui  s'attriste  de  ce 
qu'il  y  voit,  au  talent  heureux  et  facile  qui  n'observe, 
pour  mieux  en  rire,  que  les  dehors  des  hommes  et 
des  choses.  Ses  comédies  ont  le  caractère  de  leur 
père  :  elles  respirent  la  joie  de  vivre,  la  belle  hu- 
meur d'un  homme  heureux  d'être  au  monde  et  de 
rimer,  comme  il  rit,  à  verve  déployée.  Regnard  ne 
sermonne  pas;  il  ne  s'indigne  guère,  il  a  presque  un 
faible  pour  les  vices  qu'il  met  à  la  scène  et  ne  les 


518  LE    THÉÂTRE    MODERNE. 

présente  que  sous  leur  aspect  le  plus  mondain  et  le 
plus  aimable.  On  dirait  qu'il  a  peur  de  corriger  quel- 
qu'uii;,  par  mégarde,  tant  il  évite  avec  soin  tout  ce 
qui  pourrait  assombrir. 

Certes,  la  passion  du  jeu  est,  en  elle-même,  un  su- 
jet teriilile.Que  d'honneurs  elle  a  flétrie!  que  d'exis- 
tences elle  a  dévorées.  Néron  est  {lus  innocent  que 
le  roi  de  trèfle.  Messaline  est  une  vierge,  comparée 
à  la  reine  de  pique.  Battez  les  cartes  d'une  certaine 
façon,  vous  en  ferez  jaillir  des  flots  de  sang,  des 
torrents  de  larmes.  Regnard,  lui,  n'en  tire  que  des 
jets  de  verve  et  des  rires  éclatants  d'esprit.  Yalère, 
qu'il  perde  ou  qu'il  gagne,  reste  un  joueur  de  bonne 
compagnie,  aimable  jusque  dans  ses  colères,  comique 
dans  le  désespoir  même.  Son  vice  n'a  rien  de  con- 
centré ni  de  sombre  :  il  est  tout  en  relief  et  tout  en 
dehors;  il  a  la  naïveté  et  la  spontanéité  d'un  instinct. 
Comme  Sheridan,  Yalère  dirait  volontiers  que  le  pre- 
mier bonheur  est  de  gagner  au  jeu,  et  que  le  second 
«st  d'y  perdre. 

En  somme,  l'argent  qu'il  perd  est  de  l'argent  de 
poche.  N'est-il  pas  le  fils  de  M.  Géronte,  un  père  aux 
écus,  un  sac  habillé,  qui  finira  bien  par  se  débou- 
tonner, quoi  qu'il  dise,  pour  payer  les  dettes  de 
son  coquin  d'héritier?  Sa  diablesse  de  passion  lui 
fera  faire  des  folies,  non  des  infamies.  Il  commet 
bien  une  vilaine  action,  lorsqu'il  met  en  gage  le 


REGNARD.  5i9 

portrait  de  sa  maîtresse,  pour  aller  jouer;  mais,  ici 
encore,  le  comique  l'emporte  sur  l'indélicatesse  de 
l'action. 

Quoi  de  plus  divertissant  que  l'amour  intermitten 
de  Valère,  qui  faiblit,  quand  il  a  la  veine,  et  quit 
reprend  de  plus  belle,  dès  que  revient  la  déveine? 

De  mon  sort,  désormais,  vous  serez  seul  arbitre, 
Adorable  Angélique.. .. 

Ce  brocantage  indélicat  du  portrait  lui  fait  man- 
quer son  mariage.  Angélique  refuse,  avec  raison, 
d'épouser  l'homme  qui  l'a  vendue,  en  effigie,  à  une 
revendeuse.  Du  reste,  Valère  se  console  vite.  Refusé 
par  Angélique,  il  se  retourne,  avec  une  pirouette, 
vers  les  Dames  peintes  du  lansquenet  et  du  pharaon. 
Une  perdue,  quatre  sont  retrouvées  ! 

Va,  va,  consolons-nous,  Hector,  et  quelque  jour, 
Le  jeu  m'acquittera  des  pertes  de  l'amour. 

L'aimable  compagnon,  que  Valère!  il  est  si  naïf  et 
si  prime-sautier  dans  sou  vice,  qu'on  serait  drsolé 
qu'il  s'en  corrigeât.  Le  côté  sombre  du  sujet  est  com- 
plètement éludé.  Le  Moyen  Age,  qui  créa  les  cartes, 
semble  avoir  eu  la  conscience  de  son  invention. 
Ses  imagiers  peignaient  sur  les  tarots  primitifs  des 
emblèmes  sanglants  et  sinistres.  C'étaient  la  Mo7't 
fauchant,  au  galop  de  son  cheval  maigre,  des  gerbes 
de  rois  et  d'évêques;  la  Fortune  écrasant,  comme 


520  LE  THÉÂTRE   MODERNE. 

l'idole  indienne,  ses  adorateurs  sous  sa  roue;  le  FoUy 
coiné  d'oreilles  d'ànc  :  les  chérubins  gonflés  de  la 
Vallée  de  Josapliat,  collant,  à  l'angle  des  tombeaux, 
leurs  longues  trompettes  perpendiculaires  ;  la  Maison 
de  Dieu,  dévorée  par  les  flammes;  enfin,  dernier  mot 
de  cette  cartomancie  fatidique,  un  joueur  à  la  Po- 
tence, pendu  par  un  pied,  et  tenant  une  bourse  vide 
dans  sa  main  crispée. 

Que  nos  jeux  modernes  sont  insignifiants  et  mes- 
quins, auprès  de  ces  cartes  gothiques,  coloriées  des 
tons  du  \itrail,  qui  remuaient,  pêle-mêle,  les  hommes, 
bs  astres,  les  vertus,  les  anges,  la  mort,  l'éterniié! 
Le  monde  surnaturel  et  le  monde  terrestre  défilaient 
entre  les  mains  du  joueur.  Les  visions  de  l'Apoca- 
lypse s'y  mêlaient  aux  fantasmagories  de  la  Danse 
Macabre.  Chaque  carte  lui  jetait,  en  passant,  sa  me- 
nace, son  horoscope,  sa  prophétie,  son  oracle.  Jeu 
mystique  et  mélancolique,  plein  de  sens  profonds, 
de  frappants  contrastes,  d'avertissements  solennels! 
Je  me  figure  volontiers  les  morts,  au  Jugement  Der- 
nier, jouant  leurs  âmes  aux  tarots^  sur  la  pierre  de 
leur  sépulcre  entr'ouvert,  en  attendant  l'arrivée  de 
Dieu.  —  «  Brahma  »  —  dit  un  proverbe  de  l'Inde  — 
«  est  le  Gange  entre  les  fleuves  ;  l'éléphant  entre  les 
animaux;  entre  les  oiseaux,  l'aigle,  et,  entre  les 
vices  de  l'homme,  la  passion  du  jeu.  »  On  n'a  jamais 
plus  graudiosement  exprimé  la  domination  de  cette 


REGNARD.  521 

passion  dévorante.  Ce  sont  des  goules  et  des  vam- 
pires, que  ces  figures  peintes  qui  s'agitent,  la  nuit, 
ur  les  tapis  verts. 

Vous  souvient-il  de  ce  vieux  drame  du  boulevard, 
intitulé  Trente  ans  ou  la  Vie  dhm  joueur?  Celui-là 
prenait  au  tragique  les  dés  et  les  cartes.  Il  traînait 
son  héros,  de  banque  en  banque,  à  travers  toutes  les 
vicissitudes  de  la  ruine  et  de  la  fortune.  Aux  tour^ 
nants  de  cette  voie  scabreuse,  le  joueur  perdait 
tour  à  tour  son  patrimoine,  sa  probité,  son  honneur, 
la  dot  de  sa  femme,  le  pain  de  ses  enfants,  jus- 
qu'à ce  qu'il  arrivât  à  n'être  plus  qu'un  monomane 
enragé,  jetant  sur  l'échafaud  son  dernier  enjeu. 

Henri  Heine  raconte,  quelque  part,  qu'il  vit,  un 
jour,  représenter  la  Tour  de  Nesle,  assis  derrière 
une  dame  qui  portait  un  chapeau  de  gaze  rose,  lequel 
s'interposait  complètement  entre  lui  et  le  tliéâtre  ; 
de  sorte  que  toutes  les  horribles  scènes  du  drame  lui 
apparurent  sous  la  couleur  la  plus  gaie  et  la  plus 
riante.  Toutes  proportions  gardées,  anachronisme  à 
part,  Regnard,  lui  aussi,  semble  avoir  vu  la  vie  du 
joueur  à  travers  un  voile  de  gaze  rose.  Son  Valère  est 
un  joueur  de  bonne  compagnie,  aimable  jusque  dani 
ses  colères,  comique  dans  le  désespoir  même,  el 
trop  incorrigible  pour  être  coupable.  Son  vice  a  la 
spontanéité  d'un  instinct.  Il  est  né  pour  le  trictrac 
comme  un  lévrier  pour  la  chasse;  il  semble,  en  re- 


522  LE   TllEATUt;    MODERNE. 

tournant  toujours  au  Iripul,  ne  Taire  que  suivre  sa  loi 
naturelle. 

Quelle  distance,  d'ailleurs,  de  cette  expiation  ano- 
dine à  l'abîme  de  misères  et  de  catasiroplies,  où  le 
diauie  et  le  roman  modernes  engloutissent  le  joueur 
eu  détresse!  Qu'il  y  a  loin  de  Yalère  perdant,  pour 
tout  cliàliuieut,  une  femme  qu'il  aime  à  bâtons  rom- 
pus, au  Trenmor  de  George  Sand,  lancé,  par  la 
roulette,  dans  la  boue  du  bagne  !  La  comédie  de 
Regnard  égaie  tout  et  adoucit  tout;  elle  ne  prend, 
des  choses,  que  la  fleur  et  que  la  surface  ;  elle  a 
un  fond  de  gaieté  qui  illuminerait  les  situations  les 
plus  sombres.  Que  Géronte,  à  bout  de  patience» 
donne  a  cent  fois  sa  malédiction  »  à  Valère, 

Le  beau  présent  de  noces  ! 


s'écrie  son  valet  Hector,  et  un  éclat  de  rire  répond  à 
cet  anallième  qui  devrait  faire  trembler  la  scène  et 
réveiller  le  tonnerre. 

Le  Créancier,  dans  un  drame  consacré  au  jeu, 
jouerait  aujourd'hui  un  rôle  redoutable. La  loi  l'arme, 
de  toutes  pièces,  contre  son  débiteur;  il  peut  lâcher, 
dans  sa  maison,  la  noire  armée  dos  hni-siers.  Com- 
parez, à  cet  eflrayant  personnage,  le  Tailleur  et  la 
Sellière  de  Valère.  Avec  quelle  humilité  ils  se  pré- 
sentent à  l'audience  de  leur  glorieux  débiieur!  Que 
de  circonlocutions  et  de  révérences  pour  réclamer 


RE6NARD.  523 

leur  argent!  Ils  lui  mendient  sa  dette,  comme  si  c'é- 
tait une  aumône.  M.  Galonnier  cherche  à  l'attendrir, 
en  lui  parlant  de  sa  femme,  qui  est  sur  le  point  d'ac- 
coucher. Madame  Adam  va  marier  sa  fille,  et  aurait 
grand  besoin  d'un  peu  d'argent  comptant.  Des  propos 
interrompus,  des  promesses  en  l'air,  les  lazzi 
d'Hector,  le  persiflage  du  maître...  Les  voilà  payés 
en  monnaie  de  singe  !  Et  ils  s'en  vont,  l'échiné 
basse,  sous  le  coup  de  pied  du  valet  : 

Voilà  des  créanciers  assez  bien  régales  ! 

Il  n'est  pas  jusqu'à  la  Revendeuse  que  Regnard  n'ait 
enjolivée.  Une  marchande  à  la  toilette,  de  cette  vile 
espèce,  a,  d'ordinaire,  l'âge  des  duègnes  et  la  laideur 
des  somères.  La  vieillesse  fait  partie  du  type  des 
Shyloks  femelles  du  vieux  falbala  et  du  vieux  chif- 
fon ;  elle  s'harmonise  avec  leur  commerce,  avec  leurs 
allures,  avec  ce  qu'il  y  a  de  proxénétisme,  mêlé  à  leur 
friperie  équivoque.  Mais  la  comédie  de  Regnard  l^ 
peut  soulfrir  les  vilaius  visages.  Sa  madame  La  Res- 
source est  une  belle  commère,  jeune  encore,  avt? 
nante  et  vive.  C'est  l'Usure  qui  sourit  et  fait  les  yeux 
-ioux.  Yalère  rem])rasse  comme  une  soubrette,  ii 
"appelle,  pour  l'attendrir  : 


Ma  cliai'mante,  mon  cœur,  ma  reine,  mon  aimable- 
Ma  belle,  ma  mignonne,  et  ma  toute  adorable.... 


524  LE  THÉÂTRE   MODEllNE. 

C'est  la  plus  belle  fille  d;i  monde  que  la  comédie 
de  Rpgnard,  et,  comme  une  belb  Me,  elle  ne  peut 
donner  que  ce  qu'elle  a,  de  l'oplimisme  et  de  la 
gaieté,  des  éclairs  de  verve  et  des  rires  éclatants 
d'esprit.  —  Hector  est  un  des  plus  plaisants  drôles 
qui  soient  au  théâtre.  Quelle  scène  amusante  que 
celle  où  il  épèle  Sénèque  à  son  maître!  Le  Marquis 
freluquet  est  d'une  impertinence  impayable  :  on  dirait 
une  pirouette  incarnée.  Nérine  a  du  ramage  et  du 
bec.  Madame  La  Ressource  est  devenue  proverbiale. 
La  Comtesse,  seule,  s'est  fanée,  parmi  ces  figures  si 
vives  et  si  fraîches.  Les  vieilles  maniaques  qui  croient 
énamourer,  à  première  vue,  tous  ceux  qu'elles  regar- 
dent, n'existent  plus  guère  aujourd'hui.  Le  monde 
comique  a  ses  espèces  perdues,  comme  le  globe  ter- 
restre. 

Ces  comédies  de  l'ancien  temps,  qui  ne  veulent  rien 
prouver,  sinon  qu'il  fait  bon  de  rire,  sont  irrésisti- 
bles. Elles  rafraîchissent  l'esprit,  en  le  délassant.  La 
belle  humeur  de  la  vieille  France  renaît  et  nous  re- 
vient avec  elles. 


III 


Le  Turcaret  de  Lesage  passe  pour  l'incarnation 
tragi-comique  de  tous  les  vices  et  de  tous  les  ridi- 


LhlSAGË.  525 

cules  de  l'argent.  On  en  parle  comme  d'une  satire, 
sanglante  et  brûlante,  de  Tancien  Traitant.  Son  titre 
est  devenu  l'étiquette  classique  du  coffre-fort  et  du 
sac.  Je  n'ai  jamais  compris,  pour  ma  part,  cette 
réputation.  S'il  y  a  un  personnage  faible,  dans 
l'excellente  comédie  de  Lesage,  c'est  celui  de  son 
financier.  Le  poète  l'a  fait  si  grotesque,  qu'il  est  à 
peine  haïssable.  Les  traits  saillants  de  son  type  dis- 
paraissent, sous  les  ridicules  dont  il  est  chargé. Il  n'a 
ni  l'àpreté  de  l'exacteur,  ni  la  morgue  du  parvenu, 
ni  l'avarice  du  ladre,  perçant  sous  l'ostentation  du 
prodigue.  L'imbécillité  des  plus  sots  Gérontes  n'égale 
pas  la  bêtise  de  ce  Veau  d'or  habillé,  qui  ne  sent  pas 
même  qu'on  l'écorciie.  Dupe  à  faire  pitié,  crédule  à 
c>utrance,  moins  qu'un  homme,  —  un  sac  sans  cor- 
dons, ouvert,  béant,  banal,  dans  lequel  le  premier 
venu  peut  puiser;  un  coffre  qui  bâille,  et  qui  pousse, 
à  peine,  le  faible  gémissement  d'une  serrure  forcée, 
lorsqu'on  le  crochette  avec  effraction! 

L'épaisseur  de  son  esprit  est  à  l'épreuve  des  plus 
lourds  mensonges:  il  avale,  comme  du  lait  doux,  des 
mystifications  qui  feraient  faire,  au  Cassandre  de  la 
Foire,  une  effroyable  grimace.  On  lui  tire  sa  bague 
du  doigt,  on  lui  extorque  des  billets  de  dix  mille  écus, 
on  lui  fait  payer  des  mules  et  des  chevaux  «  ayant 
tous  crins,  queues  et  oreilles,  »  plus  fantastiques  que 
des  unicornes;  ses  poches  sont  au  pillage,  sa  bourse 


D26  LE    TnÉATKE    MODERNB. 

est  prise  d'nssaut;  ses  deux  bras,  incessamment  occu- 
pés à  jeter  l'argent  par  les  fenêtres,  ressemblent  aux 
anses  d'un  panier  qui  danse;  et,  s'il  se  plaint  de  quel- 
que chose,  au  milieu  de  cette  volerie  eiïiénée,  c'est 
de  n'être  pas  volé  davantage.  —  «A propos, Marine,» 
—  dit-il  à  la  suivante  de  la  Baronne,  —  «  il  me 
semble  qu'il  y  a  longtemps  que  je  ne  t'ai  rien 
donné...  Tiens;  je  donne  sans  compter,  moi!  » 

J'admets  encore  que  Turcaret  soit  sans  défense 
contre  la  Baronne;  un  vieillard  amoureux  double 
son  enfance.  Mais  qu'il  donne  dans  les  panneaux  de 
Fronlin  et  dans  les  faux  exploits  de  M.  Furet,  lui, 
l'usurier,  l'agioteur,  le  pipeur  de  chiffres,  le  mar- 
chand de  bouteilles  à  l'encie  et  de  pots-de-\in,  cela 
n'est  pas  vraisemblable.  Un  grec  se  connaît  en  car- 
tes, un  faux  monnayeur  ne  reçoit  pas  de  pièces 
fausses. 

C'est  là  le  défaut  de  ce  type,  à  l'effigie  indis- 
tincte :  il  n'a  pas  de  spécialité  ;  il  ne  rend  pas  le  son 
métallique  du  manieur  d'argent.  En  dehors  de  la 
courte  scène  où  Turcaret  cause  usure  avec  M. Baffle, 
on  ne  le  voit  jamais  vaquer  à  ses  œuvres  de  rapine 
et  de  stellionat.  Il  ne  vole  qu'à  la  cantonade  ;  il  ne 
dilapide  que  derrière  la  toile.  Tout  au  contraire,  les 
parasites  qui  l'entourent  le  détroussent  impudem- 
ment devant  le  public.  Il  en  résulte  qu'il  devient  le 
personnage  sympalhique  de  la  comédie  :  on  a  pilié 


LESAGE.  527 

de  sa  faiblesse,  on  s'intéresse  à  sa  bonhomie.  Ce 
gros  homme,  livré  aux  sangsues,  finit  par  inspirer  de 
jdL  compassion,  tant  il  olfre  bénévolement,  à  leurs 
morsures,  sa  large  surface.  La  Baronne,  elle-même, 
'  s'attendrit,  à  la  longue,  sur  cette  victime  trop  facile: 
—  «  Ah!  la  bonne  dupe  que  M.  Turcaret!  Il  me 
paraît  qu'il  l'est  trop,  Lisette.  Effectivement,  on 
n'a  point  assez  de  mérite  à  le  faire  donner  dans 
le  panneau.  Sais-tu  bien  que  je  commence  à  le 
plaindre  !  » 

Mettez,  en  regard  du  Turcaret,  de  Lesage,  les  finan- 
ciers contemporains  de  l'histoire,  vous  le  trouverez 
pâle  et  vulgaire.  Le  Traitant  des  dernières  années 
du  règne  de  Louis  XIV  n'a  rien  de  risible.  C'est 
l'exécuteur  des  hautes-œuvres  du  Fisc,  un  bourreau 
d'argent,  dans  le  sens  tragique  et  sérieux  du  mot.  II 
règne,  avec  une  tyrannie  dévorante,  sur  son  domaine, 
compliqué  d'impôts,  de  traites,  de  tailles,  de  capita- 
tions,  de  gabelles.  Son  privilège  est  une  concussion 
patentée  ;  le  budget  de  la  France,  tel  qu'il  l'établit, 
l'org^misalion  du  pillage.  Le  peuple  lui  est  affermé, 
comme  une  terre  ;  pourvu  qu'il  paie  au  maître  la 
location  convenue,  il  est  libre  de  le  pressurer  jus- 
qu'aux os. 

Parcourez,  dans  Saint-Simon,  les  portraits  des 
princes  de  ces  publicains.    Quelles   physionomies 


528  LE    THÉÂTRE    MODERNE. 

effrayantes!  L'avarice  du  proconsul  s'y  môle  à  la 
férocité  du  pacha.  C'est  Yoysin,  s'élevant  d'une  inten- 
dance à  un  ministère  : 

«  Sec,  dur,  sans  politesse  ni  savoir-vivre.,.,  avec  l'autorité 
toute  crue,  pour  tout  faire,  et  répondre  à  tous;  un  homme 
à  peine  visible,  et  tâché  d'ôlre  vu,  renfrogné,  écondulseur, 
qui  coupait  la  parole,  qui  répondait,  sec  et  ferme,  en  deux 
mots,  qui  tournait  le  dos  à  la  réplique,  ou  fermait  la  bouche 
aux  gens,  par  quelque  chose  de  décisif  et  d'impérieux,  et 
dont  les  lettres,  dépourvues  de  toute  politesse,  n'étaient  que 
la  réponse  laconique,  pleine  d'autorité,  ou  l'énoncé  court 
de  ce  qu'il  ordonnait  en  maître;  et  toujours,  à  tout  :  le  roi 
le  veut  ainsi  !  » 

C'est  Desmarets,  pris,  par  Colbert,  en  flagrant  délit 
de  faux  monnayage,  rappelé  aux  finances,  après  une 
longue  disgrâce,  et  appliquant,  à  la  France  épuisée, 
la  question  extraordinaire  de  l'impôt  du  Dixième. 
Saint-Simon  fait  peur,  lorsqu'il  raconte  sa  rentrée  : 
il  donne  à  l'or,  arraché  par  ses  exactions,  l'horreur 
du  sang,  ruisselant  d'un  corps  broyé  par  des  instru- 
ments de  torture. 

«  La  capitation  doublée  et  triplée,  à  la  volonté  arbitraire 
des  intendants  des  provinces,  les  marchandises  et  les  den- 
rées de  toute  espèce  imposées  au  quadruple  de  leur  va- 
leur ;  taxes  d'aides  et  autres  de  toute  nature  et  sur  toute 
sorte  de  choses  :  tout  cela  écrasait  nobles  et  roturiers,  sei- 
gneurs et  gens  d'église,  sans  que  ce  qu'il  en  revenait  au  roi 
pût  suffire,  qui  tirait  le  sang  de  ses  sujets,  sans  distinction, 
qui  en  exprimait  jusqu'au  pus.... 

Moins  d'un  mois  suftit  à  la  pénétration  de  ces  humains 
commissaires,  pour  rendre  bon  compte  de  ce  doux  projet  au 


LESAGE.  529 

Cyclope  qui  les  en  avait  chargés.  Il  revit,  avec  eux,  l'édit 
qu'ils  en  avaient  dressé,  tout  hérissé  de  foudres  contre  les 
délinquants.  Ainsi  fut  bâclée  cette  sanglante  affaire,  et,  im- 
médiatement après,  signée,  scellée,  enregistrée,  parmi  les 
sanglots  suffoqués....  La  levée  ni  le  produit  n'en  furent  pas 
tels,  à  beaucoup  près,  qu'on  se  l'était  figuré  dans  ce  bureau 
d'anthropophages  ;  et  le  roi  ne  paya  non  plus  un  seul  denier 
à  personne  qu'il  faisait  auparavant.  •» 

C'est  encore  Samuel  Bernard,  bâtissant  une  for- 
tune énorme  sur  une  banqueroute  de  quarante  mil- 
lions, s'alliant  aux  Mole  et  aux  Mirepoix,  et  promené 
dans  les  jardins  de  Marly,  devant  la  Cour  scandali- 
sée, par  Louis  XIV  aux  abois. 

«  Le  roi  —  raconte  Saint-Simon  —  dit  à  Desmarets,  qu'il 
était  bien  aise  de  le  voir  avec  M.  Bernard;  puis,  tout  de  suite, 
dit  à  ce  dernier  :  «  Vous  êtes  bien  homme  à  n'avoir  jamais 
»  vu  Marly,  venez  le  voir  à  ma  promenade;  je  vous  rendrai 
»  après  à  Desmarets.  » 

Bernard  suivit,  et,  pendant  qu'elle  dura,  le  roi  ne  parla 
qu'à  Bergheyck  et  à  lui,  les  menant  partout,  et  leur  mon- 
trant tout  également,  avec  les  grâces  qu'il  savait  si  bien 
employer  quand  il  avait  dessein  de  combler.  J'admirais,  et 
je  n'étais  pas  le  seul,  cette  espèce  de  prostitution  du  roi,  si 
avare  de  ses  paroles,  à  un  homme  de  l'espèce  de  Bernard, 
Je  ne  fus  pas  longtemps  sans  en  apprendre  la  cause,  et 
j'admirai  alors  où  les  plus  grands  rois  se  trouvent  quelque- 
fois réduits.  » 

Le  bonhomme  Tin'caret  semble  bien  candide  pour 
représenter  l'espèce  de  ces  hommes  de  proie.  On  se 
demande  comment  un  personnage,  qui  se  laisse  si 
facilement  voler,  peut  voler  les  autres.  Les  griffes  de 

lU.  34 


S30  LE    THEATRE    MODERNE. 

Sliylock  ne  vont  pas  avec  les  oreilles  d'âne  de  Midas. 

Il  faut  dire  aussi  que  Turcaret  est  singulièrement 
blanchi  par  la  bande  noire  qui  le  dévalise.  Son  en- 
tourage offre  une  des  plus  complètes  collections  de 
coquins,  que  le  théâtre  ait  jamais  montrées.  Ce  ne 
sont  que  ruffians  et  filles,  voleurs  et  receleuses  ;  un 
bagne  élégant.  La  Baronne  plume  Turcaret,  le  Che- 
valier gruge  la  Baronne,  Frontin  vole  son  maître, 
Lisette  et  Marine  filoutent  leur  maîtresse,  M.  Furet 
fait  des  faux,  M.  Raffle  prêle  à  la  petite  semaine,  ma- 
dame Jacob  est  entremetteuse;  le  Marquis  seul  sort 
les  mains  nettes  de  la  comédie,  par  la  bonne  raison 
qu'il  est  toujours  ivre. 

Nulle  part  l'immoralité  grossière  des  dernières 
années  du  règne  de  Louis  XIV  ne  s'étale  plus  effion- 
tément  que  dans  cette  comédie  d'humeur  si  joyeuse. 
Le  Chevalier  escroque  à  sa  maîtresse  l'argent 
qu'elle  tire  de  Turcaret,  et  il  confesse,  à  qui  veut 
l'entendre,  ce  péché  mignon  :  —  «  Je  ne  rends  des 
»  soins  à  la  coquette,  que  pour  l'aider  à  ruiner  le 
»  traitant.  »  —  Il  ne  semble  guère  se  douter  qu'il 
fait  un  métier  plus  honteux  que  la  honte;  le  poète 
lui-même  s'amuse  de  cette  infamie,  et  ne  s'en  indigne 
pas  un  instant.  L'industrie  semble  admise  et  de 
bon  aloi  :  l'homme  entretenu  circule,  dans  plusieurs 
comédies  du  temps,  sur  le  môme  pied  que  l'amou- 
reux et  le  libertin. 


LESAGE.  531 

Ce  qui  sauve  la  comédie  de  Lesage  du  cloaque  au 
bord  duquel  elle  pirouette,  c'est  son  imperturbable 
francliise  et  son  parfait  naturel.  La  naïveté  dégagée 
qu'elle  met  à  faire  agir  et  parler  le  vice,  lui  donne 
une  sorte  d'innocence.  Aucune  nuance,  aucime 
demi-teinte,  aucun  de  ces  sous-entendus  et  de  ces 
subterfuges,  sous  lesquels  la  comédie  moderne  entor- 
tille les  sujets  scabreux.  Le  fripon  vole  comme  au 
coin  d'un  bois,  le  ruffian  crie  par-dessus  les  toits  ses 
bonnes  fortunes  lucratives,  la  femme  galante  exploite 
crûment  les  vieillards  et  ne  s'amuse  pas  à  vocaliser 
ses  fredaines.  Ce  cynisme  naïf  vaut  mieux,  en  fin  de 
compte,  que  les  tartufferies  et  les  simagrées  du  vice 
élégant.  L'immoralité  nue,  au  théâtre,  est  moins 
dangereuse  que  la  corruption  déguisée. 

Les  poètes  comiques  de  second  ordre,  dans  l'ancien 
théâtre,  lorsqu'ils  sortent  de  la  comédie  d'étude  et 
de  caractère,  tournent  dans  un  cercle  singulièrement 
restreint  de  moyens  et  d'eiïets  comiques.  Leurs 
valets  fripons,  leurs  soubrettes  intrigantes,  leurs 
vieillards  imbéciles,  leurs  vieilles  femmes  entichées, 
nous  sont  aussi  étrangers,  aujourd'hui,  que  ces  mimes 
antiques  qui  dansent  sur  le  fond  noir  des  vases  cam- 
paniens,  et  nous  regardent  si  étrangement,  à  travers 
les  yeux  vides  de  leur  masque  fendu  jusqu'aux  oreilles 
par  un  éclat  de  rire  archaïque. 


B32  LE    TUE ATUE    MODERNE. 

Le  jeu  (le  la  scène  ne  parvient  plus  à  galvaniser 
ces  lêtes  à  poupées  et  ces  têtes  à  perruques  de  l'an- 
cien régime.  Orgon  est  mort  depuis  longtemps; 
Lisette  a  les  ceiil-un  ans  et  le  ramage  radoteur  d'une 
vieille  perruche  dunticliambre  ;  Crispin,  vêtu  de  noir, 
a  l'air  de  porter  son  propre  deuil  ;  Pasquin  est  aussi 
délabré  que  cette  statue  de  Rome  qui  porte  son 
nom  :  bloc  informe,  auquel  pendent  des  quatrains  dé- 
chirés et  des  épigrummes  en  lambeaux.  Ils  ne  vivent 
plus;  ont-ils  jamais  vécu?  Le  valet  et  la  soubrette  ne 
sont-ils  pas  des  êtres  fictifs,  créés  et  mis  au  monde 
pour  le  service  exclusif  de  ces  comédies? 

S'il  fallait  les  en  croire,  le  monde  du  dix-huitième 
siècle  aurait  été  mené  par  sa  valetaille  :  pas  un  jeune 
homme  qui  pût  épouser  sa  maîtresse  sans  la  permis- 
sion de  Frontin  ;  pas  une  jeune  fille  qui  pût  uimer 
son  amoureux,  si  Marton  u}  donnait  son  plein  con- 
sentement. Notez  que,  d'ordinaire,  le  valet  est  une 
affreuse  canaille,  qui  porte,  sur  l'épaule,  le  certificat 
de  la  maison  d'où  il  sort,  et  que,  parfois,  la  soubrette 
cache,  sous  son  bonnet  en  l'air,  la  tête  tondue  d'une 
pensionnaire  des  Madelonnettes. 

«  Ma  foi,  mou  ami,  —  dit  à  son  compère  Crispin  le  La 
Branche  de  Lesuge,  —  je  l'ai  échappé  belle  depuis  que  je 
ne  t'ai  vu.  On  m'a  voulu  donner  de  l'occupation  sur  mer. 
J'ai  pensé  être  du  dernier  délachement  de  la  Tournelle. 

—  Tudieu!  qu'avais  tu  donc  fait? 

—  Une  nuit,  je  mavisai  d'arrèlcr,    dans   une  rue  dé- 


LESAGE.  533 

tournée,  un  marchand  étranger,  pour  lui  demander,  par  cu- 
riosité, des  nouvelles  de  son  pays.  Comme  il  n'entendait 
pas  le  français,  il  crut  que  je  lui  demandais  la  bourse.  11 
crie  au  voleur.  Le  guet  vient  :  on  me  prend  pour  un  fripon 
et  on  me  conduit  au  Châtelet.  » 

Presque  tous  les  valets  des  comédies  du  même 
temps  sont  des  bandits  de  cette  encolure  ;  beaux  dia- 
bles d'ailleurs,  portant,  comme  des  manchettes,  la 
trace  de  leurs  menottes,  et  parlant  de  leurs  excur- 
sions maritimes,  ainsi  que  leurs  maîtres  pourraient 
parler  d'une  campagne  en  Flandre  ou  en  Silésie. 

Mais,  encore  une  fois,  est-ce  que  les  amours  d'une 
société  aussi  polie  que  celle  du  dix-huitième  siècle, 
pouvaient  être  adjugés,  à  forfait,  à  ces  ruffians  d'anti- 
chambre, à  ces  entremetteuses  de  boudoirs?  Évidem- 
ment, il  y  a  là  parti-pris  et  convention  scénique. 
Déshabillez  Fronlin,  Crispin,  Pasquin,  Scapin,  La- 
fleur  et  La  Branche,  et,  sous  les  galons  qui  les  dégui- 
sent, vous  retrouverez  Dave,  Palinure,  Storax,  Par- 
ménon,  tous  les  esclaves  de  Plante  et  de  Térence, 
affublés  de  livrées  françaises,  et  traduisant,  en  fri- 
ponneries modernes,  les  fredaines  anliques,  qui  les 
faisaient,  chez  leurs  premiers  maîtres,  périr  sous  le 
bâton  ou  expirer  sur  la  croix  ; 

Ce  Sénèque,  IMonsieur,  est  un  excellent  homme; 
Était-il  de  Paris?  —  Non,  il  était  de  Rome. 

Scapin  et  Crispin  ne  sont  pas  plus  de  Paris  que 


534  LE    THEATRE    MODERNE. 

Sénèque  :  ils  sont  de  Rome.  Ce  sont  des  versions 
latines  incarnées.  Les  maîtres  les  traduisent  avec 
génie  ;  les  autres,  de  routine,  et  le  tour  est  fait.  Quoi 
qu'il  en  soit,  et  s'il  faut  le  dire,  ces  comédies  de 
second  ordre,  menées  par  des  valets,  nous  sembUnt, 
aujourd'hui,  tombées  en  enfance.  Le  valet  finit  par 
attrister  cet  ancien  théâtre  ;  et,  pour  n'en  citer  qu'un 
exemple,  la  livrée  galante  qui  encombre  les  boudoirs 
de  Marivaux  m'en  gâte  singulièrement  l'exquise  élé- 
gance. 

Tous  les  déguisements  vont  bien  à  l'Amour, 
excepté  pourtant  celui  du  laquais.  On  n'aime  pas  à  le 
voir,  même  loisqu'il  s'amuse  aux  Jeux  du  Hasard, 
moucher  son  flambeau,  galonner  sa  draperie  volante 
et  monter  derrière  la  voiture  de  Yénus.  Le  dix- 
huitième  siècle  piiya  cher,  du  reste,  sa  familiarité 
littéraire  avec  les  laquais.  Il  reçoit  d'abord  les  chique- 
naudes de  Gil-Blas,  puis  le  fouet  de  Jean- Jacques  ; 
enfin  il  tend  la  gorge  à  la  lancette  de  Figaro,  qui 
l'expédie,  en  le  faisant  rire. 

Crispin  rival  de  sou  maître  est,  d'ailleurs,  un  assez 
plaisant  drôle;  mais  il  ne  peut  guère  figurer  que 
dans  le  menu  fretin  des  opuscules  de  Lesage.  II  n'est 
pas  digne  d'être  le  camarade  de  Gil-Blas  :  à  peine 
annonce-t-il,  à  la  façon  d'un  coureur,  le  carrosse  de 
M.  Turcaret,  «  où  tant  d'or  se  relève  en  bosse  ».  On  y 
retient  pourtant,  çà  et  là,  de  piquantes  saillies.  La 


LESAGE.  533 

Branche  amuse,  lorsqu'il  se  prétend  amendé,  depuis 
qu'il  est  entré  au  service  de  Damis.  «  C'est  un  aima- 
»  ble  garçon  »  —  dit-il  ;  —  «  il  aime  le  jeu,  le  vm,  les 
»  femmes;  c'est  un  homme  universel.  Nous  faisons 
»  ensemble  toute  sorte  de  débauches  ;  cela  m'amuse  ; 
w  cela  m'empêche  de  mal  faire.»  N'est-ce  pas  d'un 
joli  cynisme  ? 


CHAPITRE  VIII 

CRÉBILLON.   —   MARIVAUX.   —   PIRON. 

I.  —  Crébillon  :  Atrée  et  Thyeste. 

II.  —  Le  Théâtre  de  Marivaux.  —  L'Amour  à  travers  les  âges. 
m.  —  Piron  :  La  Métromanie.  —  L'esprit  de  Piron. 


«  Sur  sa  renommée,  j'allai  voir  le  vieux  Crébillon. 
Il  demeurait,  au  Marais,  rue  des  Douze-Porles.  Jo 
frappai  ;  aussitôt  les  aboiements  de  quinze  à  vingt 
chiens  se  firent  entendre  :  ils  m'environnèrent,  gueule 
béante,  et  m'accompagnèrent  jusqu'à  la  chambre  du 
poète.  L'escalier  était  rempli  des  ordures  de  ces  ani- 
maux. J'entrai,  escorté  et  annoncé  par  eux.  Je  vis 
une  chambre  dont  les  murailles  étaient  nues  :  un 
grabat,  deux  tabourets,  sept  à  huit  fauteuils,  déchirés 
et  délabrés,  composaient  tout  l'ameublement.  J'aper- 
çus, en  entrant,  une  figure  féminine,  haute  de  quatre 
pieds  et  large  de  trois,  qui  s'enfonçait  dans  un 
cabinet  voisin.  Les  chiens  s'étaient  emparés  de  tous 
les  fauteuils  et  grognaient  de  concert. 


CRÉBILLON.  537 

»  Le  vieillard,  les  jambes  et  la  tête  nues,  la  poitrine 
découverte,  fumait  une  pipe.  Il  avait  deux  grands 
yeux  bleus,  des  cheveux  blancs  et  rares,  une  physio- 
nomie pleine  d'expression.  Il  lit  taire  les  chiens,  non 
sans  peine,  et  me  fit  concéder,  le  fouet  à  la  main, 
un  des  fauteuils.  Il  ôta  la  pipe  de  sa  bouche,  comme 
pour  me  saluer,  la  remit  et  continua  à  fumer,  avec 
«ne  délectation  qui  se  peignait  sur  sa  physionomie 
fortement  caractérisée.  Sa  distraction  fut  assez  lon- 
gue. Son  œil  bleu  était  fixe  et  tourné  vers  le  plancher 
Il  me  parla  brièvement.  Les  chiens  grondaient  sour- 
dement, en  me  montrant  les  dents.  Le  poète  posa 
enfin  sa  pipe. 

»  Je  lui  demandai  quand  il  finirait  Cromwell.  »  —  «  Il 
»  n'est  pas  commencé,»  me  répoiidit-il.  Je  le  priai  de 
me  réciter  quelques  vers.  lime  dit  qu'il  me  satisferait, 
après  une  seconde  pipe.  La  femme  de  quatre  pieds 
de  haut  entra,  sur  ses  jambes  torses.  Elle  avait  bien 
le  nez  le  plus  long  et  les  yeux  les  plus  mahgnement 
ardents  que  j'aie  vus  de  ma  vie.  C'était  la  maîtresse 
du  poète.  Les  chiens,  par  respect,  lui  cédèrent  un 
fauteuil.  Elle  s'assit  en  face  de  moi.  Le  poète  posa 
sa  seconde  pipe  et  me  récita  alors  des  vers  fort 
obscurs  de  je  ne  sais  quelle  tragédie  romanesque 
qu'il  avait  composée  de  mémoire  et  qu'il  récitait  de 
même.  Je  ne  compris  rien  au  sujet  ni  au  plan  de  la 
tragédie.  II  y  avait,  dans  ses  vers,  force  imprécations 


538  LE    THÉATllE    MODERNE. 

contre  les  dieux  et  surtout  contre  les  rois  qu'il  n'ai- 
mait pas... 

»  Le  poète,  ayant  récité  ses  vers,  ne  fit  que  fumer. 
Je  m'entretins  avec  sa  maîtresse.  Je  cherchais  de 
l'œil  où  pouvaient  être  ses  jambes,  tandis  que  celles 
du  poète  figuraient  nues,  comme  les  jambes  d'un 
athlète  qui  se  repose,  après  avoir  lutté  dans  l'arène. 
Je  me  levai,  et  les  chiens  se  levèrent  aussi,  aboyè- 
rent de  nouveau,  et  m'accompagnèrent  jusqu'à  la 
porte  de  la  rue.  » 

Cet  intérieur  du  poète  d'Atrée  et  Tlnjeste,  si 
pittoresquement  décrit  par  Mercier,  est  presque  un 
symbole.  Un  portique  nu  et  délabré,  delà  fumée,  des 
abois,  des  grognements  de  Cerbères,  un  monstre  qui 
intervient,  une  voix  rauque  et  imprécatoire  qui 
déclame,  au  milieu  d'une  finnée  épaisse,  voilà  bien 
les  tragédies  du  vieux  Crébillon.  Après  les  der- 
nières pièces  de  Corneille,  hélas!  Mais,  après  les 
premières  de  Crébillon,  après  Atrée  et  Thyeste  sur- 
tout, hola  !  —  A  ce  degré  d'infériorité,  la  tragédie 
devient  le  dernier  et  le  plus  fastidieux  produit  de 
l'art  dramatique. 

C'est,  du  reste,  le  privilège  de  cette  Muse  sévère 
et  hautaine,  de  ne  pouvoir  supporter  aucune  dé- 
chéance. Si  elle  n'est  sublime,  elle  est  détestable; 
pas  de  milieu,  pour  elle,  entre  la  merveille  et  la 
rapsodie.  Sa  destinée  est  celle  du  bloc  de  la  fable: 


GUÉBILLON.  539 

s'il  n'est  dieu,  il  sera  cuvette.  Il  ne  faut  pas  moins 
(jue  (lu  génie  pour  animer  ce  théâtre  neutre  et 
abstrait,  sans  perspectives  sur  la  nature,  sans  ou- 
vertures sur  la  vie  réelle,  et  régi  par  une  poétique 
aussi  haroque  que  l'étiquette  des  vieilles  couis. 

Corneille  s'est  usé  à  se  débattre  dans  les  en- 
traves de  cette  forme,  aussi  étroite  qu'elle  est  haute. 
Exceptés  cinq  ou  six  chefs-d'œuvre,  qui  dureron" 
autant  que  la  langue,  son  œuvre  n'est  plus  qu'un 
vaste  écroulemeni ,  que  surmontent,  çà  et  là,  quelques 
grandes  tirades,  |)areilles  à  des  colonnes  mutilées. 
Le  répertoire  de  Racine  survit,  presque  intact,  grâce 
à  la  perfectiou  soutenue  de  l'art  et  du  style.  Mais,  en 
^lehors  de  ces  deux  grands  poètes,  le  théâtre  tragique 
des  deux  derniers  siècles  s'est  effondré  tout  entier. 
Ruines  de  plâtre  et  non  de  marbre,  sans  grandeur  et 
sans  caractère,  où  rôdent,  lamentablement,  des  spec- 
tres grisai res,  drapés  de  défroques.  L'imagination 
vraiment  théâtrale  des  tragédies  de  Voltaire  n'a  pas 
même  pu  les  préserver  du  désastre  :  Sémiratnis  se 
meurt,  ÉiypJiile  est  morte,  Tancrède  s'est  retiré 
sous  le  globe  de  verre  des  pendules;  l'Orphelin  de 
la  Chine  est  rentré  dans  son  paravent  ;  Mahomet. 
aujourd'hui,  vendrait  des  dattes  sur  le  boulevard. 
Seules,  Mérope  et  Zaïre,  peut-être,  donuent  encore 
quelque  signe  de  vie,  que  de  rares  reprises  peuvent 
seules  prolonger. 


540  LE    TIIEATUE    MODE»  NE. 

Quant  à  Crébillon,  il  n'existe  plus,  s'il  a  jamais 
existé.  De  son  temps  nicme,  sa  fausse  renommée 
mourut  avant  lui.  Il  n'y  a  pas  plus  de  raison  d'ex- 
humer ses  tragédies,  du  sarcophage  hanal  où  elles 
rondent.  que  de  déterrer  celles  de  la  Grange-Chancel 
et  de  Cainpistron.  Les  unes  et  les  autres  sont  en 
état  de  décomposition  littéraire.  Même  froideur  cada- 
vérique, même  fourmillement  de  redites  et  de  lieux 
communs,  même  défigurement  ridicule  de  la  forme 
antique.  Les  lunettes  d'un  professeur  de  rhétorique 
arriéré  pourraient,  seules,  discerner  le  mieux  ou  le 
pire  de  ces  rapsodies  parallèles.  Leurs  nuances 
échappent  au  simple  regard. 

Crébillon  a  longtemps  passé  pour  avoir  porté 
l'épouvante  tragique  à  son  comhle.  —  «  Corneille,  » 
—  disait-il,  —  «  a  pris  le  ciel^  Racine  la  terre  ;  il  ne 
»  restait  plus  que  l'enfer,  je  m'y  suis  jeté  à  corps 
»  perdu.  »  Mais  l'enfer  de  Crébillon  ressemble  beau- 
coup plus  au  Tartare  de  Scarron  qu'à  celui  de  Vir- 
gile, et  les  monstruosités  factices  d'Atrée  et  Thyeste 
n'elfrayeraient  point  un  collégien  d'aujourd'hui. 

Eschyle,  lui-même,  a  reculé,  devant  cette  affreuse 
légende  de  la  Grèce  barbare  et  cannibale  des  vieux 
âges  :  Atrée  faisant  manger  à  son  frère  les  membres 
lie  ses  enfants  égorgés.  On  comprend,  pourtant,  quelle 
terreur  son  génie  farouche,  tout  imbu  et  tout  san- 
glant des  mythes  primitifs,  aurait  pu  faire  surgir  de 


CRÉBILLON.  oit 

cette  table  atroce,  fumante  encore  dans  les  traditions 
achéennes.  Le  Thijeste  de  Séiièque  tire  un  intérêt 
sinistre  de  ses  allusions  aux  crimes  de  Néron.  Devant 
le  banquet  de  Britannicus,  après  le  meurtre  d'Agi  ip- 
pine,  le  cannibalisme  des  Atrides  devient  presque 
une  actualité.  Mais,  qu'après  tant  de  siècles,  un  tra- 
gique d'imitation  et  de  seconde  main  revienne  à  cette 
boucherie  refroidie;  qu'il  l'enjolive  de  style  factice 
et  d'épisodes  romanesques  ;  et  l'horreur  tourne  au 
ridicule,  la  tragédie  tombe  en  parodie.  On  dirait  vo- 
lontiers comme  ce  spectateur,  qui  criait  à  Atrée  déli- 
bérant sur  le  supplice  qu'il  infligerait  à  Thyeste  : 
<rEh  !  fais-en  ce  que  tu  voudras.  Mange-le  tout  cru,  si 
»  lu  veux,  pourvu  que  je  ne  sois  pas  de  ton  dîner.  » 

Il  n'y  a  pas  d'ogre  de  contes  de  fée  qui  ne  soit 
plus  terrible  que  l'Atrée  de  Crébillon,  adoptant  Plis- 
thène,  fils  de  Thyeste,  et  cru  fils  d' Atrée ^  pour  lui 
faire  tuer  son  père,  dans  un  temps  donné.  Un  fra- 
tricide lui  paraît  trop  simple  et  trop  prosaïque  ;  le 
ragoût  du  parricide  peut,  seul,  assaisonner  sa  ven- 
geance. Au  moins,  Atrée  aurait-il  dû  donner  à  Phs- 
thène  une  éducation  scélérate,  conforme  au  crime 
qu'il  attend  de  lui.  Il  aurait  dû  le  faire  nourrir  par 
une  Furie,  et  lui  donner  rour  précepteur  un  Cyclope. 
Tout  au  contraire,  Plisthène  est  un  prince  vertueux, 
courtois,  bien  élevé,    qui  semble  sortir  d'un  pen- 


542  LE    THÉÂTRE    MODERNE. 

sionnat  du  l'iiulo  ou  de  rilolicon.  Aussi,  ce  bon 
jeune  homme  se  récrie-t-il,  avec  une  indignation 
bien  sentie,  lorsqu'Atrée  lui  demande,  comme  un 
service  de  père,  dégorger  Thyeste  quil  prend  seu- 
lement pour  son  oncle. 

Daignez  m'armer  pour  un  exploit  plus  beau  : 
Jo  serai  son  vainqueur  et  non  pas  son  bourreau. 
Sougcz-vous  bien  quel  nœud  vous  unit  l'un  et  l'autre? 
Eu  répandant  son  sang,  je  répandrai  le  votre. 
Ahl  seigneur,  est-ce  ainsi  que  l'on  surprend  ma  foi? 

D'ailleurs,  Plislliène  est  amoureux  de  Théodamie, 
la  fille  de  Thyeste;  et  il  faut  l'entendre  débiter,  à  sa 
princesse,  des  déclaralions  et  des  madrigaux  dune 
convenance  accomplie  : 

Fuyez  un  malheureux,  punissez-le,  madame, 
D'oser  brûler,  pour  vous,  de  la  plus  vive  flamme; 
Et,  moi,  prêt  d'adorer  jusqu'à  votre  rigueur, 
J'attendrai  que  la  mort  vous  chasse  de  mon  cœur. 
C'est,  dans  mon  sort  cruel,  mon  unique  espérance  ! 
Mon  amour,  cependant,  n'a  rien  qui  vous  offense. 
Le  Ciel  m'en  est  témoin,  et  jamais  vos  beaux  yeux 
N'ont  peut-être  allumé  de  moins  coupables  feux  ! 

Ce  dernier  vers  est  d'un  comique  achevé,  quand 
on  se  rappelle  que  Plislhène  est  fils  de  Thyeste,  et 
qu'en  courtisant  Théodamie,  il  parle  d'amour  à  sa 
propre  sœur.  Mais  la  tragédie  de  Crébillon  est 
pleine  de  pareilles  bévues  :  les  rudes  naïvetéa  de  Cor- 
neille tournent,  chez  Crébillon,  à  la  niaiserie  pure. 
Ainsi,  lorsqu'Alrée  reconnaît  son  frère,  il  l'accable 
d'abord    d'imprécations  et   d'injures,   et   il    corn- 


CRÉBILLON.  543 

mande  aux  quatre  mannequins,  qui  composent  la 
force  armée  des  tragédies,  de  le  tuer  sur  place  : 

Qu'on  lui  donne  la  mort,  gardes,  qu'on  m'obéisse! 
De  son  sang  odieux  qu'on  épuise  son  flanc. 

Puis,  la  mémoire  lui  revient  ;  il  se  rappelle  que,  de- 
puis vingt  ans,  il  élève,  à  la  brochette,  le  fils  de 
Thyeste,  à  la  seule  fin  de  lui  faire  égorger  son  père, 
au  moment  voulu,  et  il  fait  surseoir  à  l'exécution, 
comme  un  gourmet  qui,  se  ravisant,  après  avoir  de- 
mandé un  plat  ordinaire,  commanderait  un  menu 
plus  fin  et  mieux  épicé. 

Mais  non,  une  autre  main  doit  verser  tout  son  sang. 
Oubliai-je?. . .  Arrêtez  ;  qu'on  me  cherche  Plisthône! 

Cet  Oiibliai-je?  est,  dans  le  burlesque,  ce  que  le 
QiCil mourût l  de  Corneille  est,  dans  le  sublime. 

Une  scène  impayable  est  encore  celle  où  Atrée 
passe,  par-dessus  sa  draperie  grecque,  une  robe  et 
un  rabat  de  casuiste,  pour  décider  Plislhène  ^'percer 
le  flanc  de  Thyeste.  11  a  feint  de  pardonner  à  son 
frère  et  lui  a  juré  une  amitié  éternelle.  Plisthène  lui 
rappelle  ce  serment,  et  Allée  lui  répond,  sans  rire: 

Sans  vouloir  dégager  un  serment  par  un  autre, 

Veux-tu  que,  tous  les  deux,  nous  remplissions  le  nôtre? 

Et  tu  verras  bientôt,  si  j'explique  le  mien, 

Que  ce  dernier  serment  ajoute  encore  au  tien. 

J'ai  juré  par  les  dieux,  j'ai  juré  par  Plisthène, 

Que  ce  jour,  qui  nous  suit,  mettrait  fin  à  ma  haine. 

Fais  couler  tout  le  sang  que  j'exige  de  toi; 

Ta  main  de  mes  serments  aura  rempli  la  foi. 


544  LE    THEATHE    MODERNE. 

Que  dites-vous  de  cet  Atrée  tartufié^  qui  joue 
sur  les  mots,  résout  les  cas  de  conscience,  à  la  façon 
d'Escobar,  et  apprend  à  son  néophyte  qu'il  est 
avec  l'Olympe  des  accommodements? 

Quoi  qu'il  en  soit,  Atrée,  contraint  de  renoncer  au 
scénario  de  parricide  qu'il  avait  tramé  si  laborieu- 
sement, se  rabat  sur  un  autre  plan  moins  ingénieux, 
mais  plus  siir.  Ne  pouvant  faire  tuer  Tliyeste  par  Plis- 
thène,  il  fera  boire  à  Thyeste  le  sang  de  Plislhène.  Le 
«prince  déplorable»  est  expédié,  derrière  la  coulisse; 
Atrée  recueille  son  sang,  dans  la  coupe  patrimoniale 
des  Atrides,  et  il  la  présente  à  son  frère,  au  milieu 
d'une  fête  de  famille.  Mais  Thyeste  a  flairé  l'horrible 
breuvage,  et  il  se  tue,  avant  d'y  porter  les  lèvres. 

RecoDDais-tu  ce  sang?  —  Je  reconnais  mon  frère 

Le  vers  est  beau,  mais  il  est  traduit  de  Sénèque: 

Nalos  et  quidem  noscis  iuos?  —  Agnosco  fratrem. 

Voilà  le  drame,  dans  sa  fade  et  glaciale  horreur. 
Aucun  mouvement,  nulle  incertitude,  pas  l'ombre 
d'intérêt  et  de  pathétique  ;  c'est  la  léthargie  dans 
l'atrocité.  L'action  roule,  tout  entière,  sur  la  per- 
plexité, plus  grotesque  encore  que  féroce,  d'un 
tyran  blasé,  qui,  pendant  cinq  actes,  gratte  jusqu'au 
sang  son  masque  tragique,  pour  inventer  un  genre 
de  fratricide  inédit. 

Une  caricature  célèbre,  de  la  fin  du  dix-huitième 


CRÉBILLON.  545 

siècle,  représente  les  Notables,  métamorphosés  en 
dindons ,  se  présentant  à  l'audience  du  minisire 
Galonné,  déguisé  en  chef  de  cuisine  :  «Mes  chers 
»  administrés,  leur  dit-il,  je  vous  ai  rassemblés  pour 
»  savoir  à  quelle  sauce  vous  voulez  être  mangés?  » 

—  «  Mais,  s'écrient  les  dindons,  nous  ne  voulons  pas 
»  être  mangés  du  tout.  »  —  «  Yous  sortez  de  la  ques- 
»  tion,  ï)  reprend  le  ministre.  —  Cette  question  de 
M.  de  Galonné  est  aussi  celle  dans  lanuelle  VAtrée  de 
Crébillon  se  renferme.  A  quelle  sauce,  plus  ou  moins 
piquante,  mangeia-t-il  Thyeste?  il  ne  sort  pas  de  là. 

—  Tragédie  de  cui-ine,  s'il  en  fut  jamais! 
L'ennui  mortel  de  cette  noire  intrigue  est  eucore 

dggiQNé  par  celui  du  style  lourd  et  terne,  indigeste 
fcilent,  qui  charrie  les  épithèles  communes,  les  mé- 
taphores avortées,  les  périodes  enchevêtrées  et  traî- 
nantes. C'est  le  jargon  pseudo-classi(iue  qu'on  a  parlé, 
dans  la  tragédie  française,  depuis  Campistron  jusqu'à 
M.  de  Jouy.  A  tous  les  vices  de  ce  faux  lanj^age, 
Crébillon  joint  celui  d'une  incorreclion  rebutante.  Ses 
vers,  chargés  de  chevilles,  ne  tiennent  pas  sur  leurs 
pieds;  ils  rampent  ou  ils  boitent.  L'idée,  empêtrée 
dans  un  fouillis  de  termes  oiseux  et  d'hémistiches 
parasites,  arrive  à  peine  au  bout  de  la  phrase.  Encore 
i  cette  incorrection  était  énergi(|ue,  mais  elle  est, 
smollasse.  C'est  même  un  contraste,  presque  comique 

que  celui  de  la  barbarie  de  l'action  avec  la  flaccité 
m.  35 


b+ô  LE    THEATRE    MODERNE. 

du  langage.  Ces  Atrides,  à  demi  sauvages,  qui  se 
dévorent  enlre  eux,  et  qui  parlent  par  périphrases, 
rappellent  les  sultans  anthropophages  de  l'Afrique 
centrale,  lesquels  endossent  des  fracs  galonnés  , 
achetés  à  un  négrier  portugais,  pour  manger  de  la 
chair  humaine  ou  consulter  le  Serpent  sacré. 

A  quoi  pourrait  servir  la  reprise  d'une  pareille 
pièce,  si  ce  n'est  à  bercer  le  sommeil  de  quelques 
amateurs  routiniers,  pour  qui  la  tragédie  est  un  sa- 
cerdoce ?  Mais  ces  bons  paroissiens  du  «  Temple  de 
Melpomène  »  ne  comprennent  même  pas  ce  qu'ils 
prétendent  admirer.  Ils  n'ont. jamais  distingué  nette- 
ment le  style  ^' Ar  taxer  ce  de  celui  de  Phèdre,  et  le 
marbre  de  Corneille,  du  plâtre  de  Crébillon.  Une  rra- 
gédie  est,  pour  eux,  une  pièce  à  compartiments,  qui 
doit  contenir  un  certain  nombre  de  princes,  de  prin- 
cesses, de  coupes,  de  poignards,  de  songes  et  de 
tirades.  La  machine,  mise  en  mouvement,  débite 
ses  kyrielles  d'alexandrins  monotones.  Elle  'pousse, 
aux  endroits  convenus,  des  hurlements  pathétiques: 
ils  n'en  demandent  pas  davantage. 

Un  voyageur  raconte  que,  chez  les  Kalmouks,  cha- 
que famille  a,  sous  sa  tente,  une  machine  dont  le  cy- 
lindre, couvert  de  prières  écrites,  se  meut,  au  moyen 
d'un  mécanisme  qu'on  remonte.  Cette  machine,  en 
tournant,  loue  et  prie  Dieu  pour  toute  la  famille. 


CRÉBILLON.  547 

qui  peut  dormir  du  sommeil  des  justes,  pendant  que 
la  machine  fonctionne  :  ses  dévotions  sont  faites, 
le  dieu  des  Kalmouks  est  content.  —  La  tragédie, 
pour  ses  amateurs  exclusifs,  remplit  l'office  de  cette 
crécelle  des  Kalmouks.  Elle  les  dispense  d'étude  et 
d'initiative  ;  leur  paresse  d'esprit  s'accommode  d'un 
genre  sacramentel,  qui  n'emploie  que  des  procédés 
consacrés.  Le  tyran  rugit,  le  héros  déclame,  le  con- 
fident réplique,  le  prince  soupire,  la  princesse  brûle, 
à  petit  feu,  sur  le  second  plan.  L'amateur  s'endort  à 
ces  bruits  confus  ;  il  se  réveille,  et  il  applaudit  aux 
passages  notés  par  la  tradition.  Le  voilà  quitte  avec 
sa  conscience  ;  son  salut  littéraire  est  fait. 

Pour  finir  gaiement,  écoutez  l'opinion  de  Crébillon 
fils  sur  Crébillon  père  et  sur  les  tragédies  de  son 
temps  :  —  «  Un  jour  —  raconte  Mercier  —  il  me 
dit,  en  confidence,  qu'il  n'avait  pas  encore  achevé  la 
lecture  des  tragédies  de  son  père,  mais  que  cela 
viendrait.  Il  regardait  la  tragédie  française  comme  la 
farce  la  plus  complète  qu'ait  pu  inventer  l'esprit 
humain.  Il  riait,  aux  larmes,  de  certaines  productions 
théâtrales,  et  du  public  qui  ne  voyait,  dans  tous  les 
rois  de  la  tragédie  française,  que  le  roi  de  Versailles. 
Le  rôle  du  capitaine  des  gardes,  tantôt  traître, 
tantôt  fidèle,  selon  la  fantaisie  du  poète,  le  faisait 
surtout  pâmer  de  joie.  Il  s'informait  exactement  de 
celui  qui  le  jouait.  C'était  son  acteur  favori  pour  le 


548  LE    THEATRE    MODERNE. 

plaisir  qu'il  lui  caiis.iit.  Aujourd'hui,  janissaire; 
demain,  déposant  Tarquin  le  Superbe.  Cheville  ou- 
vrière de  tous  les  dénouements,  il  avait  renversé 
plus  de  trônes,  au  bout  de  l'année,  qu'il  n'avait  de 
gardes  à  sa  suite.  Il  tuait  les  tyrans,  trois  fois  la  se- 
maine, avec  une  précision  admirable.  Crébillon  aimait 
tout  en  lui  :  sa  démarche,  son  attitude,  sa  fierté 
obéissante;  tantôt  royaliste,  tantôt  républicain,  il 
suivait  tous  les  ordres,  avec  une  indifférence  philo- 
sophique qui  n'ôlait  rien  au  tranchant  de  son  sabre.  » 


II 


Chaque  fois  que  je  revois  nne  pièce  de  Marivaux, 
je  me  souviens  d'un  beau  conte,  lu  dans  je  ne  sais 
quel  livre  oublié. 

Une  Fée  entrait,  à  minuit,  dans  la  grande  salle 
d'un  vieux  château,  tendue  de  tapisseries  de  haute 
lice,  où  les  bergers  et  les  nymphes  menaient  leurs 
idylles.  L'automne  des  siècles  avait  passé  sur  ce 
printemps  de  couleurs  :  le  ciel  jaunissait,  les  nuages 
s'effilochaient  en  flocons;  les  arbres  craquaient,  dans 
leurécorce  brodée;  les  figures,  elles-mêmes,  com- 
mençaient à  décroître  et  à  s'effacer.  Leurs  yeux  n'é- 
laient  que  des  taches  luisantes  ;  leur  sourire,  éclairci, 
l'entrait  dans  l'étoile;  les  gestes  ne  tenaient  plus  qu'à 


LES  COMÉDIES    DE    MARIVAUX.  549 

un  fil,  les  traits  à  une  nuance,  la  forme  à  un  contour 
déjà  entamé  et  presque  déteint.  Tous  ces  frêles  per- 
sonnages, décomposés,  maille  à  maille,  laissaient 
transparaître  leur  vide  intérieur.  Encore  quelques 
jours,  et  leur  existence  fictive  allait  s'évanouir... 

La  Fée  toucluiit,  de  sa  baguette,  celte  fantasma- 
gorie pâlissante,  et  une  vie  magique  la  ranimait  su- 
bitement. Le  ciel  se  teignait  d'un  nouvel  azur,  les 
nuages  reprenaient  leur  souffle  aérien,  les  oiseaux 
chantaient  dans  les  rameaux  reverdis;  la  couleur, 
circulant  dans  le  tissu  flétri,  ressuscitait  ses  fan- 
tômes. L'arc  vibrait  sous  les  doigts  des  nymphes  ; 
les  flûtes  résonnaif'nt  entre  les  lèvres  des  bergers  ; 
un  murmure  de  falbalas  et  de  voix  lointaines  remplis- 
sait la  toile.  On  entendait  battre  les  ailes  de  l'Amour 

C'est  le  miracle  qui  se  fait,  à  chaque  reprise,  dans 
ces  comédies  de  Marivaux,  aussi  fanées  aujourd'hui 
que  les  tapisseries  du  vieux  temps.  Elle  n'est  plus, 
cette  société  voluptueuse,  dont  il  a  fixé,  dans  un  style 
d'argent  et  de  soie,  l'éclat  fugitif.  Ses  personnages 
nous  sont  devenus  aussi  étrangers  que  pourraient 
l'être  les  habitants  de  la  planète  de  Vénus.  Nous 
avons  perdu  la  clef  ciselée  de  leur  fin  langage,  nous 
ne  comprenons  qu'à  demi  leurs  élégances  et  leurs 
quintessences.  Cependant,  que  la  scène  ravive  cet 
Eldorado  de  la  galanterie,  et  le  charme  opère,  et  le 
sortilège  s'accomplit  I  Sous  ces  figures  de  camaïeu, 


550  LE   THEATRE    MODEHNE. 

court  le  frémissement  de  la  vie.  Nous  nous  repre- 
nons à  aimer  ce  monde  précieux,  ces  mœurs  lan- 
goureuses, cette  mélaphysique  délicate,  ces  tendres 
amants  et  ces  douces  jeunes  femmes,  dont  les  amours 
subtils  font  penser  aux  mariages  des  fleurs  et  à  leurs 
échanges  de  parfums. 

Ce  qui  nous  séduit,  avant  tout,  dans  le  théâtre  de 
Marivaux,  c'est  sa  poésie  romanesque.  On  placerait 
volontiers  la  scène  de  ses  comédies  dans  une  des  îles 
merveilleuses  que  Shakespeare  choisit  pour  cadre 
de  ses  féeries.  Au  milieu  des  licences  de  la  liltéra 
ture  de  l'époque,  son  répertoire  vous  apparaît  comme 
une  oasis,  où  un  cercle  d'honnêtes  jeunes  femmes  et 
d'amants  discrets  s'est  réfugié  pour  tenir  un  Déca- 
méron.  Les  joies  triviales  et  les  rires  bruyants  sont 
bannis  de  ce  calme  asile.  On  y  cause  à  demi-voix, 
on  y  brûle  à  petit  feu;  on  s'y  promène,  à  pas  lents, 
dans  des  labyrinthes  aux  riants  dédales.  Les  plus 
imperceptibles  battements  du  cœur  y  résonnent, 
comme  dans  ces  paysages  de  contes  bleus,  où  l'on 
entend  germer  l'herbe  et  pousser  les  feuilles.  Une 
teinte  d'âge  d'or  flotte  sur  ce  théâtre  poétique.  Ses 
amoureux  ressemblent  à  des  Princes  Charmants;  ses 
mères  et  ses  tantes  grondent  et  radotent,  à  la  façon 
des  vieilles  fées  ;  ses  jardiniers  et  ses  paysans  ont  la 
'vante  bêtise  des  sylvains  de  trumeau;  les  soubrettes 
reflètent,  comme  des  miroirs,  et  répètent,  comme  des 


LES   COMEDIES    DE    MARIVAUX.  551 

échos,  l'esprit  et  la  beauté  de  leurs  jeunes  maî- 
tresses. Quant  à  ses  femmes,  on  dirait  les  sœurs  des 
héroïnes  de  Shakespeare. 

Cette  ressemblance  si  frappante  est,  peut-être,  un 
simple  hasard.  A  l'époque  où  Marivaux  écrivait, 
Shakespeare  était  aussi  inconnu  en  France,  qu'au- 
rait pu  l'être  un  poète  japonais.  Son  œuvre  immense 
n'avait  pas  été  découverte  :  ni  Voltaire  ni  Letour- 
neur  ne  l'avaient  encore  abordée.  En  Angleterre 
même,  sa  gloire  était  alors  éclipsée  par  la  réaction 
pseudo-classique  du  siècle  de  la  reine  Anne. 

Marivaux  pénétra-t-il,  par  quelque  voie  secrète, 
dans  ce  théâtre  perdu?  Eut-il  la  primeur  de  ses 
beautés  et  de  ses  merveilles?  L'esprit  romanesque 
de  ses  personnages  ferait  croire  à  une  initiation  clan- 
destine. Par  moments,  il  semble  que  le  parc  de  ses 
châteaux  donne  dans  les  paysages  enchantés  du 
Songe  d'une  nuit  d'été  et  de  Comme  il  vous  plaira. 
Il  semble  que  ses  marquis  et  ses  chevaliers  rappor- 
tent, mêlés  à  la  poudre  de  leur  coiffure,  les  parfums 
de  la  Forêt  des  Ardennes.  Ses  femmes  surtout,  par 
la  faculté  exquise  et  nerveuse  qu'elles  ont  de  sentir  la 
vie,  rappellent  les  filles  du  grand  poète  anglais.  Même 
caprice  ému,  même  ironie  attendrie,  même  goût  de 
surprises  et  de  déguisements.  Silvia  n'aurait  qu'à 
changer  son  tabher  de  soubrette  contre  la  cape  de 
Rosahnde,  pour  intriguer  le  pâle  Orlaudo  Les  repar- 


562  LE    THEATRE    MODE  KNE. 

lies  d'Aramiiile  et  de  Dorante  se  croiseraient,  sans 
dissonance,  avec  les  concelli  d'IIermia  et  de  Lysan- 
dre,  errant  dans  les  sentiers  du  bois  athénien. 
Quoi  qu'il  un   soit,  quelles  délicieuses  créatures 

de  ces  jeunes  femmes,  à  demi  vraies,  à  demi  factices! 

Vrilles  ces  fleurs  rares  qui  tiennent,  de  la  nature,  la 
ifcve  et  le  parfum;  de  l'art,  les  nuances  uniques  qui 
diaprent  leurs  corolles.  On  sent  battre  un  cœur  sous 
leurs  corsages  à  nœuds  de  rubans;  on  sent  passer  de 
sincères  rougeurs,  sous  l'incarnat  qui  farde  leurs 
joues.  Ce  qui  les  distingue,  entre  toutes  les  héroïnes 
de  l'ancien  lliéàtre,  c'est  leur  sensibilité  spirituelle. 
Elles  lilent  le  parfait  amour  à  une  quenouille  déli- 
cieusement embrouillée;  elles  aiment  un  peu,  beau- 
coup, passiotinétnent,  jamais /?as  du  tout;  et  ne  se 
hissent  pas  d'effeuiller  cette  marguerite  immortelle. 
L'aveu  voltige  sur  leurs  lèvres;  mais,  comme  elles 
savent  le  reprendre,  au  moment  où  il  s'échappe,  et 
le  cacher  sous  l'ironie  d'un  sourire  !  C'est  là  que  le 
style  de  Marivaux  se  déploie,  dans  sa  complication 
délicate,  comme  une  rose  à  cent  feuilles,  où  frémit 
un  fin  ballemenl  d'ailes,  mélange  unique  de  tendresse 
et  de  tuqumerie,  d'émotion  et  de  légèreté,  de  mélan- 
colie et  de  verve  ;  effets  de  clair-obscur  transposés 
dans  le  langage.  La  réticence  enveloppe  la  pensée, 
et  la  voile  comme  d'un  demi-jour. 
Swedenborg  raconte,  dans  ses  Visions,  qu'il  aperçut 


LES   COMÉDIIÎS    DE    MARIVAUX.  553 

(les  Esprits  de  l'air  causer  entre  eux  et  se  compren- 
dre, par  le  seul  clignement  de  leurs  yeux.  Il  y  a  quel- 
que chose,  dans  les  dialogues  de  Marivaux,  du  mys- 
tère de  ces  entreliens  pal()itants,  au  fond  des  nuées. 

Savez-vous  une  plus  aimable  femme  que  l'Ara- 
minte  des  Fausses  confidences?  A  peine  a-t-elle  vu 
le  jeune  Dorante  qu'elle  se  prend  à  l'aimer  :  Juliette 
ne  brûle  pas  pctur  Roméo  d'une  flamme  plus  sou- 
daine. —  «  Nourrice,  va-t-en  savoir  quel  est  ce 
»  gentilhomme;  s'il  est  marié,  le  cercueil  sera  mon 
»  lit  nuptial.  »  —  Ainsi  parle  l'Italienne,  dans  l'em- 
portement de  son  âme  ardente.  Araminte  y  met  plus 
de  réserve  et  de  retenue.  Cependant  comme  son 
amour  se  trahit,  dès  le  premier  mot!  —  «  Marton, 
»  quel  est  donc  cet  homme  qui  vient  de  me  saluer 
»  si  gracieusement  et  qui  passe  sur  la  terrasse  ?  Il  a 
»  si  bonne  mine,  pour  un  intendant,  que  je  me  fais 
»  quelque  scrupule  de  le  prendre.  » 

La  voilà  déjà  émue  et  troublée,  tâchant  d'endormir 
sa  passion  naissante.  Elle  interroge  scrupuleusement 
son  cœur, pour  savoir  si  ce  trouble  est  bien  de  l'amour  : 
puis,  une  fois  qu'il  a  répondu,  lorsqu'elle  sent  qu'il  n'y 
a  pas  à  y  revenir  et  qu'elle  est  bien  prise,  plus  d'hé- 
sitations ni  de  subterfuges,  mais  de  chastes  avances, 
des  tendresses  qui  parlent,  des  câlineries  qui  invi- 
tent, une  bonne  grâce  parfaite  à  se  rendre  et  à  se 
donner.  —  «  Songez-vous  que  ce  serait  avouer  que 


5iii  LE   THÉÂTRE    MODERNE. 

»  je  vous  aime?  »  —  «  Que  vous  m'aimez,  madame! 
»  quelle  idée,  qui  pourrait  se  l'imuginer  ?  >»  —  «  Et 
»  voilà  pourtant  ce  qui  m'aiiive  !  » 

On  a  beaucoup  médit  du  fin  jargon  de  Marivaux; 
on  lui  reproche  sa  manière  ;  mais  celle  manière  lui 
est  naturelle  ;  il  serait  affecté,  s'il  était  simple.  Les 
eensitives  sont  dans  la  nature,  aussi  bien  que  les 
bluets  des  champs.  Toutes  les  civilisations  extrêmes 
produisent  des  sentiments  trop  complexes  pour  être 
traduits  par  la  langue  vulgaire.  Les  recherches  de  la 
parole  peuvent,  seules,  exprimer  certains  ralfine- 
nients  de  l'esprit  et  des  mœurs. 

L'Amour  ne  fait  que  changer  de  costumes  et  de 
conventions,  à  travers  les  âges.  C'est  d'abord  l'Eros 
grec,  sous  son  double  aspect  d'adolescent  et  d'enfant. 
L'adolescent  est  fier  et  terrible  :  il  est  sorti,  tout 
formé,  avec  des  ailes  d'aigle,  d'un  œuf  couvé  par  la 
Nuit;  il  a  sucé  le  lait  d'une  panthère;  ses  flèches 
sont  taillées  dans  le  bois  funèbre  du  cyprès;  il  les 
lance  de  la  terre  aux  nues,  et  se  réjouit  des  cœurs 
qu'il  transperce,  comme  un  chasseur,  des  proies  qu'il 
abat.  Hardi  contre  les  dieux  mêmes,  les  poètts 
et  les  sculpteurs  nous  le  montrent  sonnant  de  la 
trompette,  la  face  tournée  vers  le  ciel,  comme  pour 
déclarer  la  guerre  à  l'Olympe.  Il  se  coiûe  du  casque 
de  Mars;  il  brise  sur  son  genou  les  foudres  de  Jupi- 


LES   COMÉDIES   DE    MARIVAUX.  535 

1er,  et  lorsque  Jupiter  se  fâche  :  «  Menace  !  tonne  !  » 
—  lui  fait  dire  une  épigramme  de  V Anthologie  — 
«  et  de  nouveau  tu  seras  cygne  ou  taureau  !  » 

D'autres  fois,  l'Amour  amoureux  —  touchant  et 
charmant  miracle  !  —  aspire  l'âme  de  Psyché,  dans 
un  haiser  solennel,  ou  fuit,  d'un  pied  indigné,  le  lit 
souillé  par  la  lampe  indiscrète  et  profané  par  des 
yeux  mortels.  Avec  la  décadence,  l'Amour  retombe 
en  enfance  :  des  ailes  de  papillon  tremblent  à  ses 
épaules  ;  ses  traits  ne  font  plus  que  les  piqûres  du 
désir.  C'est  le  Ciipidon  d'Anacréon,  espiègle  et  vo- 
lage, mignard  et  puéril,  qui  remplit,  de  ses  folles  es- 
clandres, les  pierres  gravées  et  les  épigrammes.  Il 
vole  le  miel  des  ruches,  et  court,  en  pleurant,  mon- 
trer à  sa  mère  son  doigt,  gonflé  par  l'aiguillon  des 
abeilles;  il  monte  à  l'épaule  d'Hercule,  qui  plie  sous 
son  poids;  il  triche  aux  osselets  Ganymède;  il  juue 
au  volant  avec  les  cœurs  qu'il  a  emplumés  de  ses 
flèches;  Vénus  le  fouette,  lorsqu'il  lui  a  joué  quelque 
méchant  tour^  avec  une  verge  de  roses. 

Au  Moyen  Age,  l'Amour  se  transfigure  ;  ses  ailes 
s'allongent  et  le  revêtent  de  la  blancheur  céleste  des 
anges.  Il  devient  l'enfant  de  chœur  d'un  culte  idéal, 
et  balance,  pieusement,  l'encensoir,  devant  Béatrix 
ou  Laure.  La  Renaissance  lui  rend  son  beau  corps 
païen,  en  lui  laissant  l'auréole  mystique  dont  le 
hristianisme  l'avait  entouré.  Redevenu  sensuel^  ii 


6S6  LE    THEATRE    MODERNE. 

reste  subtil  :  Inniôt  ol)scôiie  ot  tnnlôt  siiMiino,  il 
passe  de  la  théologie  à  l'orgie,  et  du  rire  de  Rabe- 
lais à  la  rêverie  de  Platon.  Au  dix-septième  siècle, 
l'Amour  prend  perruque  ;  il  soupire  en  mesure^  ot 
s'agenouille,  en  cadence,  dînant  ses  maîtresses:  sa 
galanterie  a  d^s  façons  orficiellcs.  C'est  le  mnitre 
des  cérémonies  du  pnys  de  Tendre. 

La  Régence  l'émancipé  et  le  rajeunit  ;  elle  le  ra- 
mène à  son  enfance  anacréonlique.  Les  ailes  lui 
repoussent,  et  la  folie  lui  revient.  Il  voltige,  tout 
le  long  du  siècle,  enguirlandant  les  trumeaux, 
plafonnant,  en  mille  raccourcis  lascifs,  sous  le  ciel 
de  lit  des  alcôves,  trempant  ses  flèches  dans  le 
verre  à  patte  des  petits  soupers,  offrant  aux  femmes 
des  grains  d'encens,  dans  une  bonbonnière.  Son 
existence  mythologique  finit,  en  même  temps  que 
l'ancien  régime.  Il  apparaît,  une  dernière  fois,  dan> 
la  comédie  qui  va  clore  le  siècle,  et,  comme  le  cré- 
puscule fait  songer  à  l'aube,  le  Chérubin  de  Beau- 
marchais, déguisé  en  fille,  aux  genoux  de  la  comtesse 
rougissante,  rappelle  le  Cupidon  antique,  s'insinuant, 
sous  la  forme  d'Ascagne,  dans  le  sein  de  Didon. 

Ainsi  l'histoire  de  l'Amour  n'est  qu'un  carnaval;  il 
varie  à  l'infini  ses  masques  et  ses  modes,  ses  idiomes 
et  ses  élégances  ;  mais,  ce  qu'il  y  a  de  plus  maniéré 
dans  une  société,  quelle  qu'elle  soit,  c'est  lui,  toujours 
lui.  Qu'il  soit  ardent  ou  transi,  qu'il  s'enveloppe  du 


LES  COMÉDIES    DE    MARIVAUX.  5S7 

voile  de  la  vierge  ou  qu'il  lui  dénoue  sa  ceinture  ;  qu'il 
monte,  le  poignard  aux  dents,  l'échtille  de  soie  de 
l'Espagne,  ou  qu'il  tienne,  à  deux  genoux,  sur  un 
tabouret,  l'écheveau  que  roule  sa  maîtresse,  ce  sera 
toujours  avec  des  mines  et  des  afféteries  adorables. 
IlasoD  dialecte  à  lui,  dans  chaque  langue;  son  san- 
scrit sacré,  dans  chaque  idiome;  une  langue  de  con- 
celti,  d'hyperboles  et  de  délicieuses  gasconnades.  Il 
se  fait,  pour  ainsi  dire,  un  sérail  de  toutes  les  grâces 
du  vocabulaire.  Prenez,  au  hasard,  un  verset  de 
Salomon,  une  strophe  d'Ilafiz,  une  élégie  de  Pro- 
perce, un  sonnet  de  Pétrarque,  une  déclaration 
d'amour  de  Shakespeare,  une  tirade  de  Racine,  un 
rondeau  de  Voiture,  une  épître  de  Gentil-Bernard, 
vous  y  trouverez,  partout,  le  même  luxe  de  méla[tho- 
res,  les  mêmes  recherches  de  la  parole,  se  chargeant, 
pour  mieux  séduire,  de  toutes  les  parures,  joyeuses 
ou  clinquantes,  qu'elle  peut  recueillir.  Que  d'é- 
toiles, que  de  lis,  que  d'yeux  de  gazelles,  que  de 
perles,  que  de  flocons  de  neige,  que  de  rayons  de 
soleil,  que  de  croissants  de  lune  !  Toutes  les  fleurs 
du  ciel  et  de  la  terre  versées,  pêle-mêle,  dans  le  giron 
de  la  bien-aimée! 

Pourquoi  donc  reprocher,  à  Marivaux,  son  marivau- 
dage? Sa  langue  est  celle  d'un  siècle  d'analyse  et  de 
volupté.  Il  a  découvert  les  infiniment  petits  du  cœur  ; 
il  a  fixé  des  nuances,  des  colorations,  des  reflets,  qui 


558  LE  THÉÂTRE  MODERNE. 

sans  luise  seraient  à  tout  jamais  dissipés.  Il  raffine 
sans  doute,  et  il  subtilise  ;  il  note  le  soupir,  il  distille 
une  larme,  il  égrène  le  mot,  il  volatilise  la  pensée  : 
on  doit  le  respirer,  et  non  s'en  nourrir.  Mais  l'esprit 
français  a  donné,  en  lui,  sa  fleur  des  pois  et  son  élixir; 
le  dessus  de  ses  élégances  est  enfermé  dans  ce  pré* 
cieux  répertoire.  Le  jour  où  il  disparaîtrait,  quelque 
chose  s'en  irait  avec  lui,  quelque  chose  de  frivole 
sans  doute,  mais  d'exquis  et  d'irréparable. 

Héliogabale  éleva  un  mausolée  «  aux  Mânes  d'un 
vase  de  cristal,  »  voulant  éterniser  la  mémoire  des 
ivresses  que  ce  vase  avait  versées.  La  comédie  de 
Marivaux  est  fragile,  comme  le  vase  du  César  ido- 
lâtre: comme  lui  aussi,  elle  charme  et  enivre.  Mais 
prenons  garde  de  la  briser,  n'altérons  pas  sa  tradi- 
tion délicate:  ses  légcis  mânes  ne  reviendraient  pasi 


III 


Il  est  convenu  que  la  Méh^omanie  est  un  chcf- 
d'œu\re;"je  demande  pourtant  à  l'admirer  sans  crii 
d'enthousiasme.  L'intrigue  en  est  languissante,  les 
caractères  sont  peu  marqués  et  d'une  empreinte  co- 
mique assez  faible.  Ce  M.  Francaleu,  qui  est  le  vrai 
métromane  de  la  pièce,  et  qui  a  écrit  une  tragédie,  en 
six  actes,  sur  la  Mort  de  Encéphale,  n'a  pas  le  relief 


PIRON.  559 

de  son  ridicule.  L'oncle  Baliveau  paraît,  aussi,  bien 
pâle  et  bien  effacé,  pour  représenter  un  Capitoul  de 
yrovince,  jaugeant  l'esprit  au  poids  de  l'argent  ;  c'est- 
j-dire  le  bourgeois  et  le  philistin  de  l'époque.  Do- 
rante est  un  amoureux  quelconque,  sans  signalement 
bien  particulier,  et  Lucile  se  conforme  à  son  insigni»' 
fiance  :  cela  fera  un  couple  assorti. 

Reste  le  rôle  de  Damis,  qui  a  du  feu  et  de  la  cha- 
leur ;  mais  nous  ne  pouvons  voir,  aujourd'hui,  qu'un 
versificateur  enragé  dans  ce  personnage  qui,  pour  le 
temps,  représentait  un  poète  en  déhre.  Ce  monsieur 
de  l'Empyrée,  comme  il  s'inlilule,  ne  quitte  pas,  un 
instant,  le  plancher  des  beaux  esprits  d'Athénées. 
Damis  n'est  pas  un  poète,  à  vrai  dire,  c'est  un  met- 
teur en  vers,  qui  fait  tout  ce  qui  concerne  son  état: 

Ode,  ôpître,  cantate...  —  Aie  !  —  Élégie...  —  Eh  bien? 
—  Portrait,  sonnet,  bouquet,  triolet. . . 

Il  a  si  peu  le  don  et  le  sentiment  de  son  art,  qu'il 
s'éprend  de  M.  Francaleu,  déguisé  en  muse  bretonne, 
sur  les  grotesques  madrigaux  insérés  dans  les  feuil- 
lets du  Mercure.  L'idée  de  la  poésie  s'est  singulière- 
ment élevée  depuis  soixante  ans  :  elle  ne  se  sépare 
plus,  aujourd'hui,  de  celle  de  la  grâce  suprême,  de 
l'expression  rare  et  exquise,  de  la  rêverie  religieuse 
entendre,  de  la  communion  avec  la  nature  ;  toutes 
choses  inconnues  au  rimeur  vulgaire  de  Piron.  Pour 


560  LE    THEATRE   MODERNE. 

tout  dire,  il  y  a  des  ailes,  et  iirn;  étoile  sur  le  front, 
daus  l'imago  symbolique  que  nous  nous  faisons  du 
poète  :  Damis  n'a  que  la  pl;ime  sur  l'oreille  et  Técri- 
loire  au  côté. 

Damis  se  relève,  lorsqu'il  soutient,  contre  son 
oncle,  dans  des  tirades  chaleureuses,  la  supériorité  de 
la  poésie  sur  la  chicane  et  de  la  vocation  sur  la  pro- 
fession. Mais,  là  encore,  son  éloquence  est  lout  ora- 
toire, nullement  poétique  :  il  plaide  et  ne  chante  pas. 
Au  moment  même  où  il  semble  rejeter  la  robe  de 
l'avocat,  il  s'y  drape,  à  plis  redoublés,  et  se  montre 
né  pour  la  revêtir.  André  Chénier,  —  pour  prendre 
en  exemple  un  poêle  du  dix-huilième  siècle,  —  aurait 
soutenu  cette  cause  d'un  autre  ton,  et  par  de  lout 
autres  raisons. 

Le  vrai  mérite  de  la  Métromanie  est  dans  la 
quantité  de  bons  vers,  nets,  solides,  frappés  au  coin 
du  proverbe,  faits  pour  rouler  et  pour  circuler.  On 
en  citerait  par  douzaines  : 

Il  part  de  moi  des  traits,  des  éclairs  et  des  foudres. 

Dans  ma  tôtc,  un  beau  jour,  ce  talent  se  trouva, 
Et  j'avais  cinquante  ans,  quand  cela  m'arriva. 

Du  torrent  de  ses  vers  sans  cesse  il  nous  inonde. 

Le  bon  sens  du  maraud  quelquefois  m'épouvante. 

Est-ce  vous  qui  parlez,  ou  si  c'est  votre  rùle? 


PIRON.  56*, 

J'ai  ri  ;  me  voilà  désarme  ! 


Voilà  de  vos  arrêts,  messieurs  les  gens  de  goût  ! 
Que  peut,  contre  le  roc,  une  vague  animée  ? 
Malhonr  aux  écrivains  qui  viendront  après  moi  ! 


Ils  ont  dit,  il  est  vrai,  presque  tout  ce  qu'on  pense  ; 
Leurs  écrits  sont  des  vols  qu'ils  nous  ont  faits. . .  d'avance  I 

Le  serpent  de  l'envie  a  sifflé  dans  son  cœur, 

La  mère  en  proscrira  la  lecture  à  sa  fille! 

Ce  sont  là  des  vers,  maintenant  un  peu  démonétisés 
par  l'usage,  mais  dont  la  valeur  intrinsèque  n'a  pas 
diminué,  et  qui,  autrefois,  servaient,  comme  d'argent 
de  poche,  dans  les  conversations  entre  gens  d'esprit. 

Il  faut  se  garder,  surtout,  de  surfaire  ce  joyeux 
compère,  qui,  de  son  vivant,  jeta  tant  d'esprit  par  les 
fenêtres,  qu'il  en  a  peu  laissé  dans  ses  livres.  Grimm 
le  jugeait  bien  lorsqu'il  l'appelait  «  une  machine  à 
saillies  et  à  épigrammes»:  «  En  l'examinant  de  près  » 
—  écrit-il  d'une  plume  qui  creuse  dans  le  caractère, 
comme  le  pouce  de  Caffîeri  dans  l'argile,  —  «  on 
voyait  que  les  tiaits  s*entre-choquaient  dans  sa  tête, 
partaient  involontairement,  se  poussaient,  pêle-mêle, 
sur  ses  lèvres,  et  qu'il  ne  lui  était  pas  plus  pos>ible 
de  ne  pas  dire  de  bons  mots,  de  ne  pas  faire  des 
épigrammes  par  douzaines,  que  de  ne  pas  respirer, 

ITI.  36 


Hz  LE  THEATRE   MODERNE. 

Piron  était  donc  un  vrai  spectacle,  pour  un  philo- 
sophe, et  un  des  plus  singuliers  que  j'aie  vus.  Son 
air  aveugle  lui  donnait  la  physionomie  d'un  inspiré, 
qui  débite  des  oracles  satiriques,  non  de  son  cru, 
mais  par  quelque  suggestion  étrangère.  Celait,  dans 
ce  genre  de  combats  à  coups  de  langue,  l'athlète  le 
plus  fort  qui  eût  jamais  existé  nulle  part.  Il  était  sûr 
d'avoir  les  rieurs  de  son  côté.  Personne  n'était  en  état 
de  soutenir  un  assaut  avec  lui.  Il  avait  la  repartie  ter- 
rassante, prompte  comme  l'éclair,  et  plus  terrible  que 
'attaque...  Les  gens  de  lettres  avaient  peu  de  liai- 
son avec  Piron;  ils  craignaient  son  mordant...  Lors- 
qu'il était  quelque  part,  tout  était  fini  pour  les  au- 
tres; il  n'avait  point  de  conversation,  il  n'avait  que 
des  traits.  » 

Des  traits  !  tel  est,  en  effet,  l'unique  talent  de  Piron. 
Il  n'eut  qu'un  carquois,  mais  bourré  de  flèches.  On 
pourrait  dire,  de  lui,  ce  que  le  vieux  marquis  de  Mi- 
rabeau disait  à  son  fils  :  «  Cest  un  hérisson  tout  en 
pointes,  avec  très  peu  de  corps.  »  Ses  œuvres  écrites 
composent  un  maigre  bagage  :  \ai  Métro?na?iie  à  part, 
ce  n'est  qu'un  fatras  de  tragédies  illisibles  et  de  fa- 
céties surannées.  Mais  son  œuvre  orale  est  restée. 
Comme  ces  «  mots  de  gueule  »  que  Pantagruel  en- 
ten  lit  crev  r  ou  crépiter  en  pleine  mer,  les  saillies 
ei  les  boutades  de  Piron  flottent  encore  en  l'air,  et 
mretienn-'nt  autour  de  sa  mémoire  un  joyeux  tapaget 


L'ESPRIT   DE   PIRON.  56» 

Il  chassait  de  race,  il  sentait  son  fruit,  étant  né, 
en  pleine  vendange  bourguignonne,  d'un  père,  grand 
faiseur  de  noëls  et  chansonnier  patoisant.  La  bou- 
tique d'apothicaire  du  bonhomme  était  le  grenier  à 
sel  de  Dijon  :  toutes  les  rates  de  la  ville  venaient  s'y 
désopiler.  L'enfant,  élevé  à  si  bonne  école,  com- 
mença de  bonne  heure  à  «  éternuer  »,  comme  il 
disait  lui-même,  des  bons  mots  et  des  impromptus. 
Un  jour,  le  vieux  Piron^  qui  s'était  fait  rude  avec 
l'âge,  le  poursuivait,  une  canne  à  la  main;  il  se  jette 
dans  l'escalier,  en  saute  quatre  marches,  et  se  re- 
tournant :  «  Halte-là  !  mon  père  :  vous  savez  qu'après 
»  le  quatrième  degré,  on  n'est  plus  rien  !  »  On  cite  de 
lui,  dès  ce  temps-là,  des  mots  qui  sentent  le  fagot, 
et  qu'il  devait  expier  plus  tard,  par  une  mort  édifiante 
et  de  mauvaisvers.il  portait  la  croix,  dans  une  pro- 
cession; une  grosse  pluie  disperse  le  cortège;  le 
petit  Piron,  resté  seul,  jette  la  croix  à  terre  : 
«  Tiens,  dit-il,  puisque  tu  as  fait  la  sauce,  bois -la  !  » 
—  Plus  tard,  surpris,  ivre  et  flageolant  sur  ses  jam- 
bes, un  jour  de  Yendredi-Saint,  il  répond  à  ceux  que 
scandalise  la  rencontre  :  «  Quand  la  Divinité  suc- 
»  combe,  l'Humanité  peut  bien  chanceler.  » 

Mais,  il  faut  le  dire,  cette  sorte  d'esprit,  «hardi 
contre  Dieu  même  »,  est  rare  chez  Piron.  Le  plus 
souvent,  ce  n'est  pas  dans  la  poche  à  fiel,  c'est  dans 
un  pot  à  moutarde  du  terroir,  qu'il  trempe  ses  saillies. 


564  LE    TREATHE   MODERNE. 

Il  on  lança,  dru  coninie  grêle,  dans  la  petite  guerre  de 
couplets  et  de  satiies  que  Dijon  engagea  avec  la 
ville  de  Beaune,  sa  voisine.  Cette  Batrachomyomachie 
locale  trouva,  en  lui,  son  arclier  et  son  boute-en- 
train. —  On  le  rencontre,  dans  la  banlieue  de  Beaune, 
tranchant,  avec  sa  canne,  des  têtes  de  chardons  : 
«  Que  faites-vous  là?  »  —  «  Vous  le  voyez,  je  suis 
)»  en  guerre  avec  les  Beaunois;  je  leur  coupe  les 
')  vivres.  »  —  Il  entre  au  théâtre,  et  demande  à  un 
indigène  quelle  est  la  pièce  que  les  comédiens  vont 
donner,  —  «  Les  Fureurs  de  Scajmi,  »  lui  répond  le 
Beaunois.  —  «  Ah!  merci,  riposte  Tirun,  je  croyais 
»  que  c'étaient  les  Fourberies  d'Oreste.  »  —  La  toile 
se  lève  ;  la  pièce  commence;  au  milieu  des  éclats  de 
rire  qu'elle  soulève,  un  spectateur  se  lève  et  s'écrie: 
«  Paix  1h,  messieurs!  on  n'entend  rien!  »  — «  Ce  n'est 
»  pas  faute  d'oreilles!  »  repart  Piron,  qui  faillit  payer 
des  siennes  son  lazzi. 

Mais,  lorsqu'on  le  menaçait  de  la  vengeance  des 
Beaunois^  il  répondait  en  prenant  le  ton  d'un  Cid 
héroï-comique  : 

Allez,  je  ne  ci-aius  point  leur  impuissant  courroux; 
Et  quand  je  serais  seul,  je  les  baierais  tous  1 

Il  y  a  des  esprits  de  province,  qui,  comme  certains 
vins,  ne  savent  pas  voyager.  Arrivés  à  l'octroi  de 
Paris,  ils  deviennent  plats  et  leur  bouquet  s'évapore. 


L'ESPRIT    DE    PIRON.  565 

L'esprit  de  Piron  résista  à  l'atmosphère  parisienne; 
il  eut  bientôt  ses  chalands  et  sa  renommée  :  on  le 
servait,  comme  un  riche  cru  de  Bourgogne,  aux  sou- 
pers du  Caveau,  de  laruede  Biissi.  Sa  physionomie, 
gauloise  et  locale,  tranchait,  au  milieu  d's  figures 
mondaines  de  la  société  Utléraire  du  temps.  C'était  un 
petit-neveu  de  Rabelais,  égaré  parmi  les  fils  de  Vol- 
taire. Les  récits  contemporains  et  ses  lettres  nous  le 
montrent  prolongeant,  sur  le  pavé  de  Paris,  ses  farces 
et  ses  gaietés  dijonnaises.  Il  avait  formé,  avec  Collé, 
Gallet,  Crébillon  fils  et  quelques  autres,  une  Abbaye 
de  Thélème,  dont  l'abbé  Legendre  était  le  Frère  Jean 
des  Entommeures  en  petit  rabat.  Cet  abbé,  goinfre 
émérite  et  «  buveur  très  précieux  »,  lui  donnait  «  la 
bâfre  et  la  torche  hebdomadaires»,  comme  il  dit.  Une 
de  ses  lettres  nous  peint  au  vif  ce  cénacle  de  bom- 
bance et  de  chère-lie.  «  Je  crois  pourtant,  Révérende 
Prior,  qu'après  avoir  harpouillé  le  tiers  et  le  quart, 
, cassé  un  verre,  renversé  sa  chaise,  et  fait  baiser  son 
iderrière  au  plancher  ou  à  l'escalier,  je  crois,  dis-je, 
après  tout  cela,  qu'un  honnête  homme  peut,  raison- 
nnblemi^nt,  quitter  une  aussi  sage  compagnie  que  la 
vôtre,  sans  être  taxé  d'ingratitude.  » 

Entre  deux  vins,  ce  diable-à -quatre  faisait,  cahin 
caha,  son  chemin  au  théâtre,  rebondissant  des  tré- 
teaux de  la  Foire  aux  planches  de  la  Comôdie  fran- 
çaise. Son  Callisthène  était  sifflé,  mais  son  Gustave 


56»  LE    THÉÂTRE  MODERNE. 

Wasa  était  mis  au-dessus  d'At/ialie,  à  la  première 
représentation.  Ce  fut  le  triomphe  de  cette  tragédie 
qui  l'amena  dans  le  carrosse  des  comédiens,  à  Fon- 
tainebleau, pendant  le  séjour  qu'y  fit  le  roi  en 
l'automne  de  1732.  C'est  de  là  qu'il  écrivit  à  l'abbé 
Legendre  cette  lettre,  belle  de  rudesse  et  de  franc- 
parler  populaire  : 

«  Les  jours  se  suivent  et  se  ressemblent.  Tous  les  jours, 
la  chasse;  plus  de  chenils  que  de  maisons,  des  aboiements 
de  chiens  et  des  cors,  de  la  pluie,  du  vent  et  de  la  boue, 
voilà  le  pain  quotidien.  Voici  le  pain  hebdomadaire  :  le 
lundi,  concert  ;  le  mardi,  tragédie  ;  le  mercredi,  concert  ; 
le  jeudi,  comédie  française  ;  le  vendredi,  salut  ;  le  samedi, 
comédie  italienne  ;  le  dimanche,  grand'messe.  Tout  mau- 
dits que  je  tiens  les  plaisirs  périodiques,  cette  semaine  est 
encore  plus  riante  que  celle  de  l'Anglais  dont  en  pirle 
dans  la  Gazette  de  Hollande.  Sa  femme  tomba  malade  le 
lundi,  mourut  le  mardi,  fut  enterrée  le  mercredi  ;  il  se 
remaria  le  jeudi,  eut  un  enfant  de  sa  seconde  femme  le 
vendredi,  et  se  pendit  le  samedi.  Voilà  de  la  variété  et  cela 
n'est  pas  revenu  à  Vlnglische  aussi  régulièrement  que  nous 
reviennent  les  plaisirs  que  je  ^iens  de  dire. 

«  Je  m'ennuierais  beaucoup  à  la  cour,  sans  une  encoignure 
de  fenêtre  dans  la  galerie  où  je  me  poste  quelques  heures, 
la  lorgnette  à  la  main,  et  Dieu  sait  le  plaisir  que  j'ai  de  voir 
les  allants  et  venants.  Ah  !  les  masques  1  Si  vous  voyiez 
comme  les  gens  de  votre  robe  ont  lair  édifiant  !  comme 
les  gens  de  cour  l'ont  important  !  comme  les  autres  l'ont 
altéré  de  crainte  ou  d'espoir!  et  surtout  comme  ces  airs-là 
pour  la  plupart,  sont  faux  à  des  yeux  clairvoyants!  C'est  une 
merveille.  Je  n'y  vois  rien  de  vrai  que  la  physionomie  des 
Suisses;  ce  sont  les  seuls  philosophes  de  la  cour;  avec  leur 
hallebarde  sur  l'épaule,  leurs  grosses  moustaches,  leur  air 
iranquille,  on   dirait  qu'ils  regardent  tous  ces  affamés  de 


L'ESPRIT  DE  PIRON.  507 

fortune,  comme  des  gens  qui  courent  après  ce  qu'eux, 
pauvres  Suisses  qu'ils  sont,  ont  attrapé  depuis  longtemps. 
«  J'avais,  à  cet  égard,  l'air  assez  Suisse,  et  je  regardais  en- 
core, hier,  fort  à  mon  aise.  Voltaire  roulant,  comme  un 
petit  pois  vert,  à  travers  les  flots  de  jean-fesses  qui  m'amu- 
saient, quand  il  m'aperçut.  — <c  Ah  !  bonjour,  mon  cher  Piron  ! 
que  venez-vous  faire  à  la  cour?  J'y  suis  depuis  trois  semai- 
nes; on  y  joua,  l'autre  jour,  ma  Marianne;  on  y  jouera  Zaïre. 
A  quand  Gustavel  Comment  vous  portez-vous?...  Ah!  mon- 
sieur le  duc,  un  mot:  Je  vous  cherchais...  » —  Tout  cela  dit 
l'un  sur  l'autre,  et  moi,  resté  planté  là  pour  reverdir,  si 
bien  que,  ce  matin,  l'ayant  rencontré,  je  l'ai  abordé,  en  lui 
disant:  —  «  Fort  bien,  monsieur,  et  prêt  à  vous  servir!  > 
Il  ne  savait  ce  que  je  voulais  lui  dire,  et  je  l'ai  fait  ressou- 
venir qu'il  m'avait  quitté  la  veille  en  me  demandant  com- 
ment je  me  portais,  et  que  je  n'avais  pas  pu  lui  répondre 
plus  tôt.  » 

Cette  rencontre  avec  Voltaire  n'est  qu'une  escar- 
mouche, mais  bientôt  ce  fut  guerre  ouverte.  Nous 
touchons  ici  le  point  de  sottise  de  ce  vif  esprit.  Piron 
se  posant  en  rival  de  Voltaire,  s'acharnant  à  le  huer 
et  à  le  haïr,  croyant  le  démolir,  à  coups  d'épigram- 
mes,  devient  ridicule.  Le  Cynique  tourne  au  roquet, 
lorsqu'il  jappe  après  ce  grand  homme,  dont  la  supé- 
riorité lui  échappe.  11  ne  mesure  même  pas  la  dis- 
tance qui  les  séparait  déjà  de  son  temps,  et  qui,  dans 
l'avenir,  s'est  étendue  à  perte  de  vue.  C'est  très  na> 
vement  qu'il  se  met  au-dessus  de  Voltaire  et  qu'il 
dit  :  «  11  travaille  en  marqueterie;  moi,  je  jette  en 
»  bronze  !»  —  Le  bronze  de  Piron  n'était  que  du 
plâtre,  aujourd'hui  tombé  en  plâtras.  —  C'est  do 


B68  LE  THÉATRb:  MODEHNB. 

bonne  foi  que  cet  éteriiuew  de  bons  mots  prétend 
avoir  plus  d'esprit  que  l'Esprit  lui-même,  ei  qu'il 
compare  ses  fusées,  tirées  dans  un  cabaret,  à  cette 
lumière  qui  a  éclairé  et  fécondé  tout  un  siècle. 

On  a,  de  lui,  une  lettre,  datée  de  Druxelles,  où  il 
raconte,  en  faisant  la  roue,  les  coups  de  bec  qu'il  a 
lancés  à  Voltaire,  dans  un  petit  souper.  Il  se  vante 
de  l'avoir  peloté,  criblé,  mystifié.  C'est  d'une  vanité 
misérable  et  presque  burlesque.  —  «  Lisfz  la  fable 
»  du  Lio7i  et  le  Moucheron,  et  vous  lirez  notre  liis- 
»  toire,  »  dit-il,  en  terminant  son  chant  de  triomphe. 
Piron  ne  croyait  pas  si  bien  dire! 

Piron  perdit,  d'ailleurs,  dans  cette  lutte  inôgale, 
ses  grimaces  et  ses  pétarades.  Voltaire  ne  lui  fit  pas 
l'honneur  de  prendre  au  sérieux  son  hostilité.  Il  en 
parle larement,  dans  sa  Correspondance,  et  toujours 
de  haut  en  bas,  sans  morgue,  pourtant,  et  sans  amer- 
tume, mais  avec  une  négligence  méprisante.  —  «  Je 
n'ai  point  eu  le  courage,  » —  éciil-il  à  Laharpe,  — 
«  de  faire  venir  le  fatras  de  ce  Gilles,  nommé  Piron. 
On  ne  peut,  à  mon  âge,  souffrir  les  plaisanteries  de 
la  Foire.  Je  vous  sais  bon  gré  de  n'être  jamais  des- 
cendu à  la  plaisanterie  bouffonne.  Vous  avez  tou- 
jours été  fait  pour  le  noble  et  pour  l'élégant;  c'est 
votre  caractère.  La  bouffonnerie  l'auiait  dégradé.  » 

-  Ailleurs,  il  parle  de  Piron  simplement,  comme 
d'un  «  drôle  de  corps  ».  Enfin,  lorsque  Piron  meurt, 


L'ESPRIT    DE    PIRON.  569 

Voltaire,  au  courant  d'une  lettre,  jette  sur  lui  cette 
oraison  funèbre,  qui  le  remet  à  sa  place  et  qui  main- 
tient les  distances  :  —  «  Mes  amis  m'ont  toujours 
assuré  que,  dans  la  seule  bonne  pièce  que  nous  ayons 
de  lui,  il  m'avait  fait  jouer  un  rôle  fort  ridicule. 
J'aurais  bien  pu  le  lui  rendre  ;  j'étais  aussi  malin 
que  lui  ;mai^  j'étais  plus  occupé.  Il  a  passé  sa  vie  à 
boire,  à  chanter,  à  dire  des  bons  mots,  à  faire  des 
priapées  et  à  ne  rien  faire  de  bien  utile.  Le  temps 
et  les  talents,  quand  on  en  a,  doivent,  ce  me  semble, 
être  mieux  employés.  On  en  meurt  plus  content.  » 
Mais  Piron  reprend  tous  ses  avantages,  lorsque, 
visant  plus  bas,  à  sa  portée  et  sur  son  terrain,  il  tire 
sur  les  cuistres  et  les  grimauds  de  la  basse-cour 
littéraire.  Ici,  cliacuu  de  ses  coups  porte,  emporte 
pièce  et  fait  trou.  —  L'abbé  Desfonlaines  reste  cloué, 
sous  ses  épigrammes,  comme  un  hibou  à  la  porte 
d'un  collège. 

Cet  écrivain,  fam'îux  par  cent  libolles, 
Croit  que  sa  plume  est  la  lance  d  Argail. 
Au  haut  du  Pinde,  entre  les  neuf  pue  lies, 
Il  est  planté  comme  un  épouvantail. 
Que  fait  le  bouc,  en  si  joli  bercail  ? 
S'y  plairait-il  ?  Penserait-il  y  plaiie  ? 
Non.  —  G  est  l'eunuque  au  milieu  du  sérail  : 
Il  n'y  fait  rien  et  nuit  à  qui  veut  faire  ! 

Une  autre  fois,  il  fait,  de  lui,  un  portrait  sanglant 
et  fouillé  comme  un  écorché  de  Marsyas  : 


570  LE    THÉÂTRE     MODERNE. 

Je  ferai  peindre  un  satyre  bien  gras, 

N<z  aplati,  front  sans  pudeur  aucune, 
Queue  au  derrière,  oreilles  de  Midas, 
De  Cirbcrus  les  trois  gueules  en  une. 
Mordant  partout,  aboyant  à  la  lune. 
Bref,  en  carré,  deux  morceaux  de  linon. 
Je  ferai  pendre  au  cou  du  compagnon, 
L'ourlet  bien  blanc  et  la  toile  bien  bleue. 
De  prime  abord,  à  ce  portrait  mignon. 
Je  gage,  abbé,  que  ton  cliien  battra  queue! 

C'est  à  ce  même  abbé  Desfontaines,  qu'il  décocha 
celle  rispote  à  brCiIc-pourpoint,  —  c'est  le  mut.  — 
L'abbé,  le  voyant  entrer,  en  bel  habit  brodé,  an  cale 
Procope,  s'écria  :  «  Quel  habit  pour  un  tel  homme  !  » 
El  Piron  de  répliquer,  en  prenant  l'abbé  au  rabat  : 
—  «  Quel  homme  pour  un  tel  habit  !  »  —  Il  faut  citer 
encore,  parmi  ses  meilleurs  impromptus,  l'épitaphe 
en  un  vers  qu'il  improvisa,  sur  la  nouvelle  que  le 
maréchal  de  Belle-Isle  devait  être  inhumé  à  Saint- 
Denis,  auprès  du  tombeau  de  Turenne  : 

Ci-gît  le  glorieux,  à  côté  de  la  gloire  1 

La  vieillesse  de  Piron  fut  triste  et  infirme.  Il  avai 
épousé,  à  cinquante  ans,  une  vieille  commère  d'an- 
tichambre, qui  devint  folle  et  qui  le  battait.  Piron  la 
soigna  jusqu'à  la  fin,  et  se  laissa  battre.  Ce  fut  la 
discipline  de  sa  pénitence,  car  Piron  finit  par  se  con- 
vertir. Son  incrédulité  n'était  que  licence,  et  ne  tint 
pas  contre  les  premières  menaces  de  la  mort. 
Le  poète  de   VOde  à   Priape  rima    des   Psaumes 


L'ESPRIT   DE   PIRON.  571 

dans  ses  vieux  jours.  Cette  ode,  qu'il  avait  impro- 
visée, à  vingt  ans,  dans  la  fumée  d'un  souper, 
pesa  durement  sur  sa  vie.  Partout  il  retrouvait 
l'Hermès  impudique  qu'il  avait  sculpté,  se  dressant 
contre  lui  et  lui  barrant  le  passage.  Il  n'avait  été 
qu'un  instant  l'enfant  de  chœur  du  dieu  de  Lampsa- 
que  :  bon  gré,  malgré,  on  l'en  fit  le  prêtre,  et,  quoi- 
que de  mœurs  assez  décentes  pour  le  temps,  sa 
réputation  exhala  toujours  une  odeur  de  bouc. 

Les  hommes  de  lettres  et  les  philosophes  se  mo- 
quèrent fort  de  la  conversion  de  Piron.  Diderot  en 
éclate,  dans  une  de  ses  lettres  sur  le  Salon  de  1765. 

«  Ceci  me  rappelle  une  aventure  de  la  jeunesse  de  Piron, 
car,  aujourd'hui,  ce  vieux  fou  se  frappe  la  poitrine  et  se 
fesse,  devant  Dieu,  de  tous  les  mots  plaisants  qu'il  a  dits, 
de  toutes  les  drôles  de  sottises  qu'il  a  faites.  Pardieul  mon 
ami,  cet  atome  qu'on  appelle  un  homme  a  de  la  vanité  plus 
gros  que  lui.  Un  malheureux,  méchant  petit  poète,  qui 
s'imagine  qu'il  a  fâché  l'Éternel,  qu'il  le  réjouit,  et  qu'il  est 
en  son  pouvoir  de  faire  rire  et  pleurer  Dieu,  à  son  gré,  com- 
me un  idiot  de  parterre.  » 

Piron  laissa  rire  la  galerie  et  tempêter  Diderot.  Sa 
conversion  était  sincère,  et  n'avait  pas  dû  nécessiter 
un  miracle.  Son  impiété  n'avait  jamais  ressemblé,  en 
rien,  à  celle  d'un  Fréret  ou  d'un  d'Alembert,  faite  de 
triangles,  de  chiffres,  de  démonstrations  anatomiques, 
de  science  étroite,  mais  profonde,  d'arguments  vi- 
cieux, mais  tenaces  et  rigoureusement  enchaînés.  La 


572  LE   THEATRE    MODERNE. 

sienne  n'était  que  bravades  et  propos  de  tables.  II  y 
a  un  Dieu  pour  les  ivrognes,  pour  ceux  qui  pèchent 
par  les  sens  plus  que  par  l'esprit  :  tôt  ou  tard  ils 
tombent  ou  ils  roulent  sur  le  chemin  de  Damas. 

La  cécité  qui,  dans  ses  dernières  années,  vint  frap- 
per Piron,  fut  peut-être  son  coup  de  foudre.  Ce  far- 
ceur eut  l'honneur  de  vieillir  aveugle,  comme  Milton. 
Il  parle,  dans  une  lettre,  de  ses  yeux  fermés,  avec 
une  résignation  bien  touchante  : 

«  J'écris,  sans  voir  si  j'écris;  j'ouvre  inutilement  deux 
grands  yeux  qui,  par  cela  môme,  achèvcnl  de  se  crever. 
Ma  nièce  est  là  pour  m'averlir,  quand  il  n'y  a  plus  d'encre  à 
ma  plume:  sans  cela,  j'irais  toujours.  Quand  votre  lettre 
m'est  arrivée,  je  me  suis  jeté  avec  ferveur  aux  pieds  du  Fils 
de  David,  qui  a  mis  de  sa  salive  sur  la  visière  du  pauvre 
Quinze-Vingt,  et  je  profite,  aussi  vite  que  je  puis,  du  topique, 
avant  qu'il  se  sèche.  » 

C'est  moins  sublime,  mais  presque  aussi  touchant, 
dans  sa  i)laisanterie  douloureuse,  que  les  paroles  de 
Milton: —  «Dieu,»  —  disait-il,  —  «  doit  me  regarder 
»  avec  plus  de  tendresse  et  de  compassion,  parce  que 
»  je  ne  puis  plus  voir  que  lui.  C'est  l'ombre  de  ses 
»  ailes  qui  produit  en  moi  ces  ténèbres.  » 

A.  tant  de  distance  intellectuelle,  d'un  siècle  à 
l'autre,  le  grand  aveugle  anglais,  l'Homère  sacré,  et 
le  rimeur  profane,  le  Quinze-Vingt  du  Caveau,  sous 
l'atteinte  du  même  malheur,  semblent  se  rencontrer 
et  se  donner  la  main,  dans  la  nuit. 


CHAPITRE   IX 

Û'ALLAINVAL.   —    FAVART.   —  DIDEROT.   —  SEDAINE. 

I.  —  D'Allainval  :  L'École  des  Bourgeois. 

II.  —  Favart  :  Les  Trois   Suftanfs.  —   La  Chercheuse  d'esprit, 

chef-d'œuvre  du  rococo  pastoral. 

III.  —  Diderot  :  Le  Père  de  Famille. 

ÏV.  —  Sedaine  :  Le  PIùLsophe  sans  le  àacoir. 


I 


L'Ecole  des  Bourgeois,  de  d'Allainvaî,  est  une  de 
ces  jolies  et  frivoles  comédies  du  dix-huilième  siècle, 
qui  mettent  le  vice  en  scène,  comme  on  affiche  une 
maîtresse.  Elles  ne  sermonnent  pas,  elles  ne  s'indi- 
gnent guère  ;  elles  rient,  du  bout  des  lèvres  ;  elles 
mordent,  du  bout  des  dents.  Leur  mince  ironie  ne 
vise  que  les  futilités  et  les  ridicules.  Comme  Domi- 
tien,  elles  s'amusent  à  tuer  des  mouches,  avec  une 
épingle  d'or. 

D'Allainval,  dans  VÉcole  des  Boiœgeois,  refait,  à 
sa  manière,  le  Bourgeois  gentilhomme',  mais  il  y  a 


574  LE  THEATRE  MODERNE. 

l'épaisseur  d'un  siècle  entre  sa  comédie  et  la  farce 
de  Molière.  Au  temps  de  Louis  XIV,  le  caractère  de 
M.  Jourdain  était  une  excentricité  plutôt  qu'un  tra- 
vers. Pour  montrer,  sans  invraisemblance,  la  vanité 
roturière  tentant  d'escalader  l'Olympe  patricien, 
Molière  a  fait,  de  son  bourgeois,  un  colosse  de  bouf- 
fonnerie et  d'extravagance.  Il  le  traite  avec  la  fantai- 
sie du  fabuliste  racontant  le  Geai  qui  se  pare  des 
plumes  du  Paon.  La  mésalliance,  dans  sa  comédie, 
prend  la  forme  de  l'aliénation  mentale.  Ce  n'est  pas  à 
un  marquis  de  Versailles  que  M.  Jourdain  croit 
marier  sa  fille  —  la  prétention  serait  trop  choquante! 

—  mais  au  fils  du  Grand-Turc,  c'est-à-dire  au  songe- 
creux  et  à  l'impossible.  Le  poète  le  renvoie  aux 
Mille  et  U7ie  Nuits,  comme  il  l'enverrait  aux  Petites- 
Maisons.  Les  derviches,  les  muftis,  les  Turcs  dansants 
et  chantants  terminent  la  comédie,  comme  les  visions 
s'emparent  du  délire. 

Mais,  en  1728,  à  la  date  de  ['École  des  Bourgeois, 
tout  a  changé,  tout  s'est  transformé.  Le  conte  des 
fées  est  devenu  de  l'histoire.  La  Régence  met  le 
siècle  de  Louis  XIV  sens  dessus  dessous  et  à  la  ren- 
veise.  La  noblesse  ruinée  fait  des  avances  à  la  finance 
parvenue,  et  les  bourgeois,  qui  veulent  s'enversailler, 

—  c'est  un  mot  du  temps,  —  s'entendent  avec  les 
gentilshommes,  réduits  à  s'encanailler.  Ce  fut  une 
foire  ouverte,  une  simonie  impudente  de  titres  et  d'ar- 


D'ALLAINVAL.  575 

moiries,  dédaigneusement  vendus,  achetés,  à  genoux, 
au  prix  des  plus  énormes  fortunes  de  la  banque 
et  du  haut  commerce.  Depuis  soixante  ans,  la  bour- 
geoisie n'entrevoyait  la  noblesse  qu'à  travers  les 
rayonnements  du  prestige.  Paris  contemplait  Ver- 
sailles comme  on  regarde  une  planète  resplendis- 
sante et  inaccessible. 

Là,  vivaient,  dans  un  monde  enchanté  de  statues 
et  de  jets  d'eau,  de  marbre  et  de  bronze,  des  êtres 
surnaturels ,  qui  foulaient  la  terre  d'un  pied  de 
pourpre,  comme  les  divinités  de  VIliade.  Un  sang 
bleu  coulait  dans  leurs  veines  ;  l'orgueil  de  la  race 
mettait,  dans  leurs  yeux,  un  éclair.  Enfermés  dans 
cette  ville  magique  oii  l'apulhéose  de  la  royauté  se 
célébrait,  nuit  et  jour,  au  milieu  de  pompes  d'une 
étiquette  idolâtre,  ils  n'en  sortaient  que  pour  éblouir 
la  foule,  sans  la  regarder.  Entre  eux  et  le  reste  des 
hommes,  rien  do  commun  que  l'air  du  ciel.  On  com- 
prend l'étourdissement  des  hobereaux  du  négoce  et 
delafiuance,  quand  ces  grands  seigneurs,  descendant 
de  l'escalier  de  Versailles,  —  celte  échelle  de  splen- 
deurs et  des  hiérarchies,  qui  touchait  aux  nues,  — 
vinrent  demander  la  main  de  leurs  filles  ! 

Écoutez  plutôt  madame  Abraham,  dans  la  comédie 
de  d'Allainval  :  —  «  Vive  le  marquis  de  Moncade  ! 
»  Le  beau  point  de  vue  !  quelle  légèreté,  quel  enjoue- 
»  nient,  quelle  noblesse,  quelles  grâces  surtout!  Les 


576  LE  THÉÂTRE  MODERNE. 

bourgeoises,  qui  ne  sont  pas  connaisseuses  en  bons 
airs,  appellent  cela  élourderies,  indiscrétions,  impo- 
litesses ;  mais  cela  est  charmant  !»  —  Ce  Moncade  est 
la  personnification  étincelanle  des  Roués  de  répofinc. 
Il  épouse  la  petite  Benjamine,  pour  les  beaux  yeux  de 
la  cassette  de  sa  mère,  madame  Abraham;  mais, 
outre  la  dot  de  deux  cent  mille  livres  de  rente,  il  lui 
faut  une  prime  de  cent  mille  li\res  de  dettes  acquit- 
tées. Encore  trouve-t-il  que  c'est  là  s'encanailler  à 
trop  bon  marché.  11  méprise,  d'ailleurs,  parfaitement, 
la  jeune  fdle  à  laquelle  il  vend  sa  précieuse  personne, 
et  il  faut  l'entendre  persifler  cette  famille  naïve, 
éblouie  par  ses  talons  ronges.  Comme  il  vous  traite, 
de  haut  en  bas,  les  petites  gens  qui  vont  avoir  l'hon- 
neur de  soutenir  sa  qualité  !  Quelle  ironie  suraiguë  I 
Quels  airs  de  protection  méprisante! 

Ce  n'est  pas  là  de  l'invention  comique,  c'est  de 
l'histoire,  et  de  la  plus  vraie.  La  Noblesse  se  vengeait 
de  ses  mésalliances,  par  un  dédain  affiché.  Ma- 
dame de  Giignan  marie  son  fils  à  la  fille  du  fermier- 
général  Saint-Amand.  «En  la  présentant  au  monde, 
—  dit  Saint-Simon,  —  elle  en  faisait  des  excuses, 
et,  avec  sa  minauderie,  en  radoucissant  ses  petits 
yeux,  disait  qu'il  fallait  bien,  de  temps  en  temps, 
du  fumier  sur  les  meilleures  terres.  »  Le  comte 
d'Evieux  ne  daigne  pas  toucher  à  la  fille  de  Crozat, 
qui  lui  apporte  quinze  cent  mille  livres  de  dot,  et 


D'ALLAINVAL.  377 

vingt  et  un  millions  d'héritage  en  expectative.  En- 
richi par  le  Système,  il  rembourse  la  dot  de  sa  femme 
et  la  renvoie  chez  son  père.  On  l'appelait,  dans  la 
maison  de  son  mari,  «  le  Petit  Lingot». 

Moncade  est  donc  un  portrait  et  non  pas  une  ca- 
ricature. C'est  lui  qui  a,  d'ailleurs,  le  beau  rôle  de  la 
comédie.  Quand  la  lettre  où  il  se  moque  si  outrageu- 
sement «  du  tas  d'originaux  qui  composent  la  noble  fa- 
mille où  il  entre»,  tombe  entre  les  mains  de  la  mère 
Abraham,  il  se  tire  de  ce  mauvais  pas  par  une  pi- 
rouette élégante  :  «  Parbleu  !  voilà  une  royale  femme, 
que  madame  Abraham  !  Je  ne  connaissais  pas  encore 
Soutes  ses  bonnes  qualités.  Je  m'oubliais,  je  me 
déshonorais  :  j'épousais  sa  fille!  Elle  a  plus  de  soin 
de  ma  gloire  que  moi-même  et  m'arrête  au  bord  du 
précipice.  Ah!  embrassez-moi,  bonne  femme,  je 
n'oublierai  jamais  ce  service.  » 

Une  excellente  scène  est  l'entrevue  du  mar- 
quis de  Moncade  et  de  M.  Mathieu,  l'oncle  de  Ben- 
jamine, un  banquier,  bourru  et  positif,  qui  s'oppose 
au  mariage  de  sa  nièce ,  se  moque  de  la  gloriole 
de  sa  sœur,  et  prétend  n'apprécier  d'autres  blasons 
que  ceux  des  écus.  Moncade  paraît,  et,  d'un  coup 
de  chapeau,  il  abat  toute  la  fierté  du  traitant;  il  l'ap- 
pelle son  «cher  oncle,  »  et  le  bourgeois  donne,  tête  . 
baissée,  dans  le  piège  à  naons,  dont  il  se  moquait  tout 
à  l'heure. 

III.  37 


678  LE  TnÉATRE   MOniiUNE. 


u 


Avez-vous  jnmais entendu,  dans  quelque  cliâtenu  de 
province,  nu  clavcciu  du  dernier  siècle  se  réveiller,  à 
l'appel  d'une  main  curieuse  et  savante,  et  reprendre, 
en  sourdine,  une  ariette  de  Rameau  ou  une  sonate  de 
Philidor?  Le  son  est  fêlé,  la  touche  engourdie;  il 
manque  des  notes,  çà  et  là,  à  celte  lyre  surannée, 
comme  il  manque  des  dents  à  la  bouche  des  vieillards; 
mais  que  sa  faiblesse  même  est  vénérable  et  lou- 
chante! Yous  diriez  qu'une  âme  d'aïeule,  enfermée 
dans  l'instrument  centenaire,  vous  raconte,  avec  un 
doux  radotage,  les  histoires,  les  amours  et  les  re- 
frains d'autrefois.  Je  ne  sais  rien  de  pénétrant  comme 
cette  voix  sonore  et  cassée  des  vieux  claviirs. 

Pour  peu  que  vous  Ten  tendiez,  dans  des  circons- 
tances favorables  d'illusion  et  de  rêverie ,  —  le 
soir,  par  exemple,  avant  qu'on  ail  allumé  les  bou- 
gies, à  riieure  où  le  salon  se  décolore  et  se  revêt  de 
brunes  demi-teintes,  —  elle  évoquera,  devant  vous, 
les  ombres  familières  dont  elle  a  jadis  accom|iagné  le 
chant,  marqué  la  danse,  bercé  les  rêves  et  encouragé 
les  amours.  Une  forme,  blanche  et  poudrée,  viendra 
s'asseoir  devant  l'instrument  défunt,  et  tournera,  par 
instants,  vers  vous,  sa  tête,  mollement  fanée,  de  rose 


FA  V  ART.  579 

antique  et  de  fillette  séculaire.  Derrière  elle,  se 
dressera  indécis,  mais  élégant  encore,  le  fantôme  du 
jeune  virtuose  qui  accompagnait  si  tendrement  sa 
voix  mortelle,  et  vous  distinguerez  même,  à  l'autre 
angle  du  clavecin, la  silhouette,  penchée  et  pâmée,  du 
petit  abbé,  qui  tournait  si  galamment  les  feuillets  du 
cahier  de  musique,  en  soufflant,  de  sa  bouche  en 
cœur,  des  bi^avos  flûtes  et  discrets.  Peu  à  peu,  le 
sortilège  opérera  ;  la  lyre  morte  appellera  et  grou- 
pera autour  d'elle,  tous  ceux  qu'elle  a  émus  et  char- 
més pendant  sa  vie  musicale.  Le  salon  se  remplira  de 
personnages  de  tapisseries  et  de  vieux  portraits  : 
douairières  en  robes  feuille- sèche,  grands  parents 
vêtus  de  noir;  frères  au  service  du  roi,  serrés  dans 
leurs  habits  d'officiers;  jeunes  sœurs  croisant,  sur 
leurs  s .  eltes  corsages,  leurs  petites  mains  gantées  de 
mitaines;  tout  cela  tremblant,  vague,  effacé,  flottant 
à  l'état  d'ombres,  dans  un  pâle  clair-obscur;  mais  la 
douce  vision,  le  calme  tableau,  l'innocente  mngie  ! 
et  que  vous  seriez  charmé  d'engager  un  dialogue  des 
morts,  à  la  manière  de  Fénelon  et  de  Fontenelle, 
ivec  ces  mânes  de  l'Elysée  des  vieilles  familles  et 
des  vieux  foyers  d'autrefois  ! 

Cette  impression  de  vie  posthume  et  de  Belle  au  bois 
dormant  réveillée,  nous  l'avons  éprouvée,  en  voyant 
la  vieille  comédie  de  Favart,  les  Trois  Sultanes^  re- 
prendre la  forme  et  le  souffle  de  ses  beaux  jours,  et 


580  LE    THÉÂTRE    MODERNE. 

recommencer,  après  tant  d'années  de  silence,  le 
joli  conte  qu'elle  contait  si  luen. 

Que  de  brillants  et  délicats  souvenirs  attachés  à 
cette  fragile  fantaisie!  C'est,  d'abord,  le  bonhonmie 
Favart,  ce  patriarche  de  l'Opéra-Comifiue,  ce  bailli, 
débonnaire  et  malin,  de  la  poésie  pastorale;  puis  sa 
femme,  sa  ravissante  femme,  sa  «  chère  petite 
bouffe,  »  ainsi  qu'il  la  nommait  dans  ses  lettres  ;  la 
petite  Pardine!  comme  on  l'avait  surnommée  à  la 
Comédie  Italienne  ;  car  elle  jurait  à  ses  heures,  la  dé- 
licieuse actrice,  et  ce  joli  Pardine!  élait  son  juron 
(avori.  C'est  le  maréchal  de  Saxe,  qui  jeta  si  rude- 
ment son  mouchoir  de  sultan  guerrier,  taillé  dans  un 
drapeau,  à  la  piquante  Roxelane  ;  l'abbé  de  Voisenon, 
enfin, —  car  rien  ne  manque  à  ce  groupe  d'ancienne 
estampe,  pns  même  le  petit  abbé,  —  l'ubbé  de  Voi- 
senon, un  amour  d'abbé  !  l'air  mouton,  la  voix  perlée, 
le  sourire  supérieurement  fin,  un  esprit  d'ange,  et  le 
persiflage  décent,  tel  qu'il  convient  aux  gens  de  l'ex- 
trêmement  bonne  compagnie  ;  —  puis  encore  tous 
les  honnêtes  gens,  toutes  les  aimables  créatures, 
qu'enchantaient  ces  trois  sultanes,  ajustées  et  parées 
à  la  française  :  société  morle,  génération  écoulée; 
yeux  plus  brillants  que  des  étoiles,  à  jamais  éteints; 
cœurs  qui  battaient  à  ces  douces  paroles,  refroidis  de- 
puis plus  d'un  siècle  ;  printemps  de  femmes,  épanoui 
il  ce  frôle  rayon  du  soleil  oriental,  et  dont  les  fleurs 


FAVART.  581 

ont  vécu  ce  que  vécurent  les  fleurs  mÔmes,  si  vite 
fanées,  de  sa  poésie  éphémère,  l'espace  de  quelques 
soirs  !  Hélas  !  que  reste-t-il  de  cette  guirlande  de 
grâces,  de  beautés,  d'à-propos,  de  primeurs  et  de 
jeunesses  enlacées?  Un  peu  de  poussière  sur 
quelques  pastels,  un  peu  de  cendre  dans  quelques 
tombeaux  ! 

Ce  qu'il  faut,  pour  être  juste  envers  ces  pâles  fan- 
tômes de  tragédies  ou  de  comédies  trépassées,  qui 
reviennent  parfois,  sur  la  scène,  agiter  leurs  masques 
déteints  et  leurs  poignards  rongés  par  la  rouille,  à  la 
clarté  des  flambeaux  nocturnes;  c'est  ne  pas  ou- 
blier qu'elles  ont  eu,  elles  aussi,  leur  saison,  leur 
jour  et  leur  heure;  c'est  se  souvenir  que  leurs 
passions,  aujourd'hui  muettes,  s'accordaient  à  des 
passions  montées  au  ton  de  leur  rythme  et  de  leur 
langage;  que  leurs  rires,  qui  ne  résonnent  plus,  ont 
éveillé  des  milliers  de  rires,  sur  des  lèvres  plus  ou>. 
vertes  et  aussi  fines,  peut-être,  que  les  nôtres  ;  c'est 
les  entourer,  enfin,  de  leur  temps,  comme  d'un  grand 
cadre  protecteur,  qui  répande  sur  elles  des  teintes 
favorables  et  d'amicales  harmonies.  Redemandons 
aux  miroirs  ternis  les  frais  visages  qu'ils  ont  reflétés; 
aux  vieux  luths,  les  mains  amoureuses  qui  ont  frôlé 
leurs  cordes  brisées;  aux  vieilles  coupes,  l'empreinte 
des  jeunes  lèvres  qui  sont  venues  y  puiser  l'ivresse; 
aux  vieux  livres,  agités  par  le  vent  sur  les  quais  dé- 


682  LE    TIIÉATHE    MODERNE. 

serts,  le  vestige  des  doigis  émus,  la  trace  des  larmes 
brûlantes,  qui  ont  marqué  leurs  pages  oubliées. 
A.lors  nous  pourrons  deviner  leur  secret,  ressaisir 
leur  prestige,  retrouver  leur  veine,  recomposer  leur 
influence.  L'esprit  est  souvent  périssable,  comme 
le  corps  ;  il  a,  comme  lui,  ses  jours  de  séduction 
et  de  jeunesse.  Puis,  de  même  que  la  beauté  se 
fait  rides,  grisaille  et  poussière,  il  se  fait  oubli,  fatras, 
écho,  murmure,  cbuchotement.  Respectons,  du 
moins,  les  urnes  fragiles  de  ces  renommées  étein- 
tes! a  II  dansa  deux  jours,  et  il  plut,  »  dit  l'épitaphe 
d'un  jeune  danseur  romain.  Avoir  plu  deux  jours, 
c'en  est  assez  pour  recommander  une  mémoire! 

Si  donc  nous  voulons  nous  prendre  et  nous  inléres- 
ser  encore  au  vaude\ille  musulman  du  vieux  Favart, 
commençons  par  oublier  les  poèmes  de  Byron  et  les 
tabbjaux  de  Decamps;  rappelons-nous  que  l'Orient 
n'était  connu,  dans  les  deux  derniers  siècles,  que 
par  les  légendes  dorées  de  dalland  et  de  Tavernier, 
et  que  l'Europe  n'entrevoyait  guère  encore  ces 
pays  du  soleil  qu'au  clair  de  lune  des  Mille  et  une 
Nuits. 

De  là  des  imaginations  bizarres,  des  parodies- 
énormes  et  de  splendiiies  hyperboles.  Il  y  eut,  d'a- 
bord, l'Orient  grotesq'je  de  Molière,  l'Orient  des  sa- 
lamaleks,  des  bastonnades,  des  Turcs  chantants  et 
dansants,  et  des  turbans  illuminés.  Cyrano,  en  ses 


FAVART.  583 

rodomontades,  appelle,  quelque  part,  le  soleil  «le 
Graml-Duc  des  chandelles»  ;  Molière  appellerait  vo- 
lontiers le  Sultan  le  «  Grand-Seigneur  des  bougies  ». 
Ses  niuphlis  et  ses  dervis  portent  des  consteliations 
sur  leurs  têtes.  Ces  Turcs  à  bougies  semblent  les 
indigènes  naturels  du  pays  des  Mille  et  une  Nuits. 
Ils  jettent  un  jour  drolatique  sur  Constantinople,  telle 
qu'on  se  la  figurait  volontiers  alors  :  une  ville  peinte 
et  sculptée  à  jour,  surmontée  d'une  forêt  de  pals 
hurlants  et  de  minarets  criards;  des  créneaux  gar- 
nis de  têtes  empalées;  des  oreilles  coupées,  clouées 
aux  portes  des  boutiques  ;  des  sultanes  noyées,  comme 
des  chattes,  en  plein  jour,  dans  le  Bosphore,  par 
de  grands  nègres  à  demi-sauvages  ;  le  cadi  parcou- 
rant les  rues,  suivi  de  son  coupe- tète  ;  les  Bassas,  ac- 
croupis sur  des  peaux  de  tigre,  à  l'ombre  de  leurs 
trois  queues  de  cheval,  et  le  Turc,  le  Grand-Turc, 
ce  Barbe-Bleue  de  l'Europe,  allant  à  la  mosquée, 
en  habit  de  perles,  sur  un  cheval  d'or,  dont  les  pieds, 
ferrés  d'argent,  foulent  un  pavé  de  têtes  rases  et  de 
turbans  prosternés.  Cette  farce  du  Bourgeois  gentil- 
homme est  le  miiage  grossi,  mais  naïf,  de  l'Orient 
barbare,  vu  à  travers  la  lanterne  mngique  des  voya- 
ges imaginaires  et  du  Coran  traduit  par  Duryer. 

A  celte  Turquie  divagante  succéda  l'Orient  du 
dix-huitième  siècle  ;  un  Orient  égrillard  et  baroque, 
créé  à  son  image,  et  qui  est  bien  le  plus  singulier 


584  LE    THEATRE    MODERNE. 

pays  du  moiide.  Diderot,  Ctcbillon  fils  et  Voisenon 
sont  les  trois  pèlerins  de  celle  Cytlière,  mi-partie 
turque  et  chinoise. 

Là  régnent,  sur  des  trônes  de  vieux  laque,  incrus- 
tés de  vieux  Sèvres,  le  sultan  Misapouf  et  le  prince 
Scliah-Baliam,  le  roi  Angola  et  le  calife  Mangogul, 
sans  Compter  le  prince  Splendide,  le  prince  Potiron, 
le  prince  Cormoran,  le  prince  Acajou,  et  une  poignée 
d'autres  roitelets,  plus  grimés  et  plus  maniaques  les 
uns  que  les  autres.  Les  sultanes  s'appellent  Grisemine, 
Mirzoza,  Manille,  Zirpliile,  Lazuli,  Fanfreluche,  et 
autres  noms  de  guenons  et  de  gazelles  favorites. 
Elles  portent  des  robes  de  gaze,  couleur  feu,  des  ju- 
pons céladon  et  or,  des  bas  cannelle,  des  mules  petit- 
gris  et  des  paniers  pentagones,  à  angles  saillants  et 
rentrants,  dont  chacun  a  bien  une  toise  de  projection. 
Saupoudrez  ce  costume  d'un  soupçon  de  rouge,  de 
trois  croissants,  de  sept  pointes  et  d'une  douzaine 
de  mouches  assassines,  et  vous  aurez  le  portrait,  en 
raccourci,  de  ces  aimables  personnes. 

Les  sultans  passent  leur  vie  à  se  faire  narrer  des 
contes  graveleux  ou  â  regarder  leurs  femmes  faire 
des  nœuds  et  des  découpures.  Ils  font  bien,  par-ci 
par-là,  couper  quelques  têtes  et  bâtonner  quelques 
esclaves  ;  mais,  au  fond,  ce  sont  de  bons  princes,  in- 
dolents, fantasques,  nerveux,  énervés,  et  atteints 
d'une  stupidité  incurable. 


FAVART.  585 

Les  sultanes  gazouillent,  minaudent,  vocalisent, 
font  de  la  métaphysique  ou  du  parfilage  et  consul- 
tent leur  médecin  Pamoisor  sur  la  coqueluche  de 
leur  levrette  grise,  ou  l'aruspice  Codindo  sur  le  rhume 
de  leur  perruche  amazone.  Ajoutez,  à  ce  personnel, 
des  bonzes  imbéciles,  des  astrologues  idiots,  des 
magiciens  fripons,  des  philosophes  biscornus,  et  le 
tableau  sera  complet.  Ce  monde  absurde  et  vaporeux 
est  gouverné  par  une  ribambelle  de  génies  grima- 
ciers et  de  fées  bizarres,  qui  s'amusent  à  changer  les 
hommes  et  les  femmes  en  sophas,  en  baignoires,  en 
anneaux,  en  potiches,  en  consoles  et  autres  ustensiles 
de  boudoir.  —  «  Vous  avez  donc  été  sopha,  mon  en- 
»  fant?  Cela  fait  une  terrible  aventure.  Eh  !  dites-moi, 
»  éliez-vous  brodé?  »  —  c<.  Oui,  sire,  »  répondit  Aman- 
zei.  «  Le  premier  sopha  dans  lequel  mon  àme  entra 
»  était  couleur  de  rose,  brodé  d'argent.  »  —  «  Tant 
»  mieux  !»  dit  le  sultan.  «  Vous  deviez  être  un  assez 
»  beau  meuble...  Enfin  !  pourquoi  Brahma  vous  fit-il 
»  sopha  plutôt  qu'autre  chose?  Quelle  était  !a  fin  de 
»  cette  plaisanterie?  Sopha,  cela  me  passe...  !  » 

Tels  sont  les  propos  que  l'on  tient  dans  ces  petites 
maisons  orientales;  et  ies  sopha?  carient,  et  les  bai- 
gnoires gloussent,  et  les  anneaux  siflîeni,  ei  Ips  po- 
tiches ronflent.  La  fée  Moustache  et  le  génie  Jonquille 
se  jettent  les  maléfices  et  les  métamorphoses  à  la 
tête  ;    le  sultan  bâille,   rêve,  criaille,  fredonne,   se 


586  LE  THÉAIRE  MODERNE. 

fait  cliatouiller  la  plante  des  pieds,  avec  une  plume 
de  paon,  pour  crever  de  rire,  et  jure,  foi  de  sultan! 
qu'il  décapitera  le  premier  qui  osera  faire  une  ré- 
flexion ou  dire  quelque  chose  qui  ait  le  sens  com- 
mun. Les  sultanes  s'éventent,  se  pâment,  s'évanouis- 
sent, donnent  des  croqiiignoles  à  leur  né{;rillon  et 
des  coups  d'éventail  au  chef  des  eunuques;  elles 
lisent  les  Breloques  ou  les  Grelots  de  la  Folie ^  [lar 
la  marquise  de  Cliehi,  ou  les  Statuts  et  règle- 
ments de  r ordre  éléganlissime  du  papillonnage^ 
persiflage^  rossignolage,  cMffonnage^  frcdonnage^ 
(rancJiabavardage ,  par  lurbanissime  et  superlico- 
cantiosissime  Zéphirolet,  100  vol.  in-folio,  format 
d'atlas.  —  Puis,  elles  deviennent  pendules,  taupes, 
guéridons,  pendants  d'oreilles  ou  poissons  rouges, 
au  gré  de  la  lune  ou  de  la  fée  qui  règne  en  ce  mo- 
ment, et  redeviennent  femmes,  Tinstant  d'après,  sans 
s'étonner,  sans  s'émouvoir,  et  comme  si  rien  au 
monde  n'était  plus  normal  et  plus  naturel. 

C'est  la  chinoiserie  même  que  cet  Orient  rocaille. 
Imaginez  Zamore,  gris  de  Champagne,  endormi  sur 
les  Co7itcs  de  madame  d'Aulnoy,  dans  le  boudoir  dfî 
la  Dnban  y,  et  brouillant,  dans  ses  rêves  de  Boule  et 
d'ébène,  l'Europe  et  l'Asie,  Paris  et  Pékin,  les  moines 
et  les  bonzes,  les  magutset  les  idoles,  les  fées  elles 
pagodes,  les  philosophes  et  les  mages,  l'Encyclopédie 
et  les  Yédas,  la  circoncisioi]  et  la  vaccine,  le  mesmé- 


FA  VA  HT.  587 

risme  et  la  kabale,  les  énigmes  du  sphinx  et  les 
rébus  du  Mercure  de  France,  les  impures  de  l'Opéra 
et  les  bayadères  de  l'Inde,  les  queues  de  vache  des 
brahmes  et  les  éventails  des  petits-maîtres  :  un  pêle- 
mêle  de  folies,  une  galimafrée  d'arabesques,  un 
fouillis  de  babioles  et  de  bagatelles,  l'apocalypse  du 
joli,  le  sabbat  des  diablotins,  le  pandsemonium  du 
rabougri  et  du  strapassé,  les  djinns  et  les  afrites  de  la 
légende  arabe,  enfermés  dans  une  bonbonnière  de 
marquise! 

Si  vous  voulez  surprendre  le  dix-huitième  siècle 
en  déshabillé  de  décrépitude,  allez  le  chercher  dans 
les  petites  maisons  de  ces  petits  livres.  Le  spleen 
et  la  migraine  y  grasseyent  longoureusement  leurs 
délires;  vous  sentez,  à  travers  ces  pages  étiolées, 
le  pouls  débile  d'un  siècle  agonisant,  un  cœur  qui 
se  racornit,  un  cerveau  qui  tourne  à  l'éponge,  une 
âme  qui  se  meurt  en  respirant  de  l'éther.  Il  s'en 
exhale  une  odeur  de  fadaise,  d'épuisement,  de  fai- 
néantise, de  renfermé  de  harem  et  de  fin  d'orgie, 
que  je  ne  saurais  mieux  com[)arer  qu'aux  narcotiques 
senteurs  du  camphre  pilé- 

Quand  une  littérature  en  est  réduite  à  cet  eunu- 
chisme  mignard,  il  n'y  a  plus  qu'à  lui  dire  :  «  Sortez  !  » 
comme  dit  la  Roxane  de  Racine;  et  à  faire  signe  aux 
muets,  embusqués  à  la  porte,  de  préparer  le  nœud 
coulant  du  cordon. 


588  LE    THEATRE    MODERNE. 

Auprès  de  cet  Orient  vieillot  et  puéril,  qu'elle  nous 
apparaît  aimable  et  riante  la  Turquie  adonisée  du  bon 
Favart,  telle  qu'il  l'a  rêvée,  d'après  la  Zaïre  de  Vol- 
taire et  les  Contes  moraux  de  Marmonlel!  Quel  bon 
Turc,  dans  sa  comédie,  que  ce  Soliman,  si  terrible 
dansl'bistoire,  et  qui  fit  couper  plus  de  têtes,  durant 
son  règne,  qu'il  n'avait  de  poils  à  sa  longue  barbe 
parfumée!  Qui  reconnaîtrait,  en  saRoxelane,  au  nez 
retroussé,  cette  Médée  de  sérail,  aux  sourcils  peints 
de  sang,  au  lurban  hautain,  qui  étranglait  les  fils  de 
ses  rivales  et  les  visirs  rebelles  à  son  despotisme  ? 

Le  poète  en  a  fait  une  petite  grisetle  parisienne, 
foun^oyée  dans  le  harem  de  Sa  Hautesse,  et  traitant, 
de  Turc  à  More,  toute  cette  turquerie  barbaresque,  à 
laquelle  elle  ne  comprend  rien.  C'est  une  Française 
limant  les  ongles  et  les  dents  du  lion  oriental.  Mais 
quels  ongles  roses!  quelles  dents  anodines!  Quel  lion 
peigné,  frisé,  civilisé,  et  déjà  digne,  tant  il  est  galant, 
de  porter,  sur  sa  croupe,  le  petit  Cupidon  minaudier 
de  YAlmanach  des  Muses!  11  nous  fait  rire  aujourd'hui, 
ce  joli  sultan.  Comment  ne  pas  y  croire,  du  temps  de 
Favart,  après  l'Orosmane  de  Voltaire? 

Vertueuse  Zaïre,  avant  que  l'iiyménée 
Joigne  à  jamais  nos  cœurs  et  notre  destinée, 
J'ai  cru,  sur  mes  projets,  sur  vous,  sur  mon  amour. 
Devoir,  en  Musulman,  m'expliquer  sans  détour  ! 

Que  dites-vous  de  cet  abominable  jargon?  J'aime 


FAVART.  589 

encore  mieux  le  babillage  de  Favart  :  il  est  simple 
(lu  moins,  négligent  et  rapide.  D'ailleurs,  le  rôle  de 
Roxelane  suffirait  au  succès  de  la  pièce  :  il  scintille 
de  frivolité  et  d'impertinence  ;  il  a  la  beauté  du  diable 
de  la  Parisienne,  et  la  bordure  mahométane  qui  l'en- 
cadre, quelque  polie  et  vernissée  qu'elle  soit,  fait 
mieux  ressortir  encore  sa  mine  évaporée  et  sa  co- 
quetterie spirituelle  ; 

Son  petit  nez  eu  l'air  semble  narguer  l'amour. 

Le  meilleur  de  la  pièce  est  fait  de  ce  petit  nez  pal- 
pitant, mobile,  éventé,  qui  cherche  l'air  doux  et 
tiède  des  mœurs  françaises,  au  milieu  des  odeurs  fé- 
briles et  des  fumets  d'encens  du  sérail. 

La  douce  Délia  est  encore  une  gracieuse  figure,  avec 
son  petit  air  servile  et  ses  chatteries  circassiennes. 
Elmire  ne  manque  ni  d'élégance  ni  d'allure.  Osmin 
est  une  caricature,  amusante  encore.  Ajoutez  à  cela 
qu'elle  n'est  pas  si  vieillotte  et  surannée  qu'on  pour- 
rait le  croire,  le  poésie  du  bonhomme  Favart  !  Elle 
court,  limpide  et  fraîche,  sur  des  vers  aux  mètres 
entrecoupés ,  aux  rythmes  changeants,  ce  qui  lui 
donne  la  vivacité,  l'élan  et  la  joie  d'un  joli  petit  ruis- 
seau de  campagne,  écumant  contre  des  cailloux.  Le 
vers  libre,  bien  manié,  convient  merveilleusement  au 
théâtre.  L'alexandrin  est  la  ligne  droite  de  la  poésie  ; 
le  vers  libre  en  est  la  ligne  serpentine;  il  l'assouplit. 


690  LE    THEATRE    MODERNE. 

la  cambre,  l'enlrelace  et  lui  fait  danser  d'allôgres 
quadrilles. 

Tous  ceux  qui  aiment  les  pastels  pâlis  parles  ans, 
les  clavecins  fêlés,  comme  des  voix  d'aïeules  qui  fre- 
donnent, en  chevrotant,  les  airs  de  Grétry,  les  vieux 
éventails  fanés,  comme  des  ailes  de  papillons  qui  ont 
perdu  leur  poussière,  les  anciennes  étoffes  couleur  du 
soleil  autrefois,  couleur  du  temps  aujourd'hui,  verront 
toujours  avec  plaisir  la  Chercheuse  d'esp?'it,  de  Favart. 

C'est  la  Belle  au  bois  dormant  des  vieilles  berge- 
ries, qui  se  réveille  sur  son  banc  de  gazon,  dans  un 
cabinet  de  verdure,  en  frottant  ses  yeux  mouillés 
de  sommeil  et  de  volupté.  Qu'elle  a  dormi  longtemps 
et  que  tout  est  changé  autour  d'elle  !  Le  paysage  qui 
la  vit  naître,  ce  paysage  peint  par  Boucher,  sur  les 
genoux  de  la  Nature^  —  comme  dit  un  madrigal  de 
Dorât,  —  s'est  flétri  et  décoloré.  Son  ciel  d'opéra, 
aux  nuages  veluulés,  où  l'Amour  planait,  en  rac- 
courci, sa  flèche  en  arrêt,  a  perdu  son  rose  et  son 
vermillon,  L'aibre,  fleuri  comme  un  thyrse,  à  l'ombre 
duquel  elle  s'était  couchée,  n'est  itlus  qu'un  tronc 
dépouillé  ;  la  mousse  a  rongé  le  chiffre  d'amour 
gravé  sur  sou  écorce  luisante.  On  dirait  la  chrysalide 
d'une  Ilamadryade  envolée.  La  source  mousseuse, 
comme  du  vin  d'Aï,  que  lui  versait,  d'un  geste  ba- 
chique, une  Naïade  sculptée  par  Coustou,   penche 


FAVART.  591 

maintenant  une  urne  brisée,  et  le  Temps  moqueur  a 
suspendu  une  barbe  de  lierre  au  menton  mutin  de  la 
nymphe. 

Le  soleil  a  déjeuné  du  panier  de  fleurs,  qu'avait 
laissé  tomber  la  main  nonchalante  de  la  pauvre 
Nicette;  sa  cage  d'osier  ne  contient  plus  qu'un 
petit  squelette  d'oiseau  pendu  par  la  griiïe  ;  son 
mouton  Robin  gît  empaillé  dans  l'herbe  flétrie  ;  sa 
jupe  orange  habille  l'épouvantail  planté  au  milieu 
du  champ  ;  sa  houlette  enrubannée  est  devenue 
une  canne  de  grand'mère.  —  Où  est  Colin?  où 
est  Jeannot?  où  est  Lubin?  où  sont  tous  ces  jolis 
bergers,  en  vestes  de  soie  et  en  culottes  de  talîetas 
rose,  qui  lui  dénichaient  des  merles  et  qui  lui  vo- 
laient des  baisers?  Ils  labourent,  ils  piochent,  ils 
ratissent ,  ils  tondent  les  agneaux  qu'ils  bichon- 
naient autrefois.  —  Et  cet  auditoiie ,  si  naïvement 
raffiné,  que  charmaient  les  pipeaux  du  bonhomme 
Favart,  ces  petits-maîtres,  ces  belles  marquises 
qui  croyaient  à  Flore  et  à  Pomone  mêmement,  ce 
parterre  de  têtes,  poudrées  et  frivoles,  que  Nicetle 
tournait  au  souffle  de  ses  chansons?  Il  a  disparu  , 
il  s'est  elTacé.  Qu'en  reste- l-il?  —  A  peine  un  sou- 
venir. 

La  Chercheuse  «t'e5/;nV  cherche  en  vain  les  amou- 
reux de  sa  belle  saison.  Le  public  ne  croit  plus  aux 
pastorales  de  serres  chaudes.  D'autres  poètes  soin 


592  LE    THÉÂTRE    MODERNE. 

venus,  qui  ont  remis  la  campagne  au  vert  :  ils  ont 
replié,  comme  un  paravent,  cette  nature  enluminée 
d'Arcadie  galante;  ils  ont  renvoyé  Alain  à  la  char- 
rue et  Nicette  à  la  ba>se-cour.  Il  y  a  du  fumier  dans 
leurs  idylles;  leurs  moutons  rentrent  crottés  à  l'éta- 
ble.Les  réalistes  du  dix-huitième  siècle  demandaient 
un  loup  dans  les  bergeries  deFlorian;  aujourd'hui, 
ils  y  trouveraient  des  verrats  ! 

IMalgré  ce  changement  de  siècle  et  de  mode,  la 
Chercheuse  d'esprit  nous  ravit  encore.  Elle  est  si 
jolie,  cette  petite  Nicette,  bête  comme  une  fleur, 
friande  comme  une  pêche,  curieuse  comme  un  oi- 
seau qui  brise  sa  coquille  !  Elle  obéit  si  bien  à  cette 
recommandation  d'un  poète  de  son  temps: 

Ah  !  conservez-moi  bien  tous  ces  jolis  zéros 

Dont  votre  tête  se  compose  ! 

Si  jamais  quelqu'un  vous  instruit, 

Tout  mon  bonheur  sera  détruit, 

Sans  que  vous  y  gagniez  grand'chose. 
Ayez  toujours,  pour  moi,  du  goût,  comme  un  bon  fruit. 

Et  de  l'esprit,  comme  une  rose  1 

Avec  quiîl  art  le  poète  la  fait  passer,  du  règne  vé- 
gétal, au  règne  féminin,  par  gradations  insensibles  ! 
Vous  diriez  une  de  ces  figures  que  les  peintres  d'a- 
rabesques font  jaillir  d'une  touffe  de  feuillages.  Où 
finit  la  plante?  où  commence  la  femme?  Discrimen 
obsmrum!  Éclosion  toute  physique,  du  reste,  et  tout 
instinctive.  L'innocence  déniaisée  de  Nicette  n'est 


FAVAHT.  b93 

qu'un  phénomène  d'histoire  naturelle.  C'est  en  bota- 
niste, plus  qu'en  moraliste,  que  le  bon  Favart  l'ana- 
lyse. Dans  ses  lête-à-tête  avec  Alain,  l'amour,  selon  la 
définition  de  Chamfort,  se  réduit  au  contact  de  deux 
épidémies.  Mais  que  de  grâce  et  que  de  fraîcheur  1 
Le  dix-huitième  siècle,  qui  savait  peu  les  secrets 
du  cœur  et  de  l'âme,  excellait,  en  sa  qualité  de  ma- 
térialiste, à  pétrir,  dans  je  ne  sais  quelle  fleur  de 
chair  juvénile,  des  figurines  représentant  l'Adoles- 
cence, la  Puberté,  le  Désir,  sous  leurs  formes  les  plus 
exquises.  Le  Chérubin  de  Beaumarchais,  la  Cécile 
Volange  de  Laclos,  la  Nicette  de  Favart  sont,  en  ce 
genre,  de  vrais  chefs-d'œuvre  plastiques,  et  rappel- 
lent de  loin  ces  délicieuses  statuettes  de  CupidonSy 
d'Etifants  à  toie^  de  Joueuses  aux  osselets,  par  les- 
quelles les  sculpteurs  grecs ,  eux  aussi ,  personni- 
fiaient, à  leur  manière,  les  premiers  âges  de  l'amour. 

Mais  une  veine  de  libertinage  circule  toujours  à 
travers  ces  réductions  des  purs  types  antiques.  C'est 
la  différence  d'une  Yénus  de  Praxitèle  à  une  Fau- 
nesse  de  Clodion.  A  ne  prendre  pour  exemple  que  la 
Chercheuse  d'esprit  de  Favart,  elle  ressemble,  à  s'y 
méprendre,  à  la  Chloé  de  Longus.  L'églogue  fran- 
çaise paraît  même  plus  chaste  que  l'idylle  lesbienne, 
au  premier  abord.  Elle  effleure  et  elle  sous-entend: 
elle  glisse  sans  tomber  jamais  sur  les  situations  sca- 

III.  38 


S94  LE    THEATRIi    MODERNE. 

breuses  qu'elle  parcourt  ;  les  mots  francs  sont  trop 
crus  pour  sa  bouche  en  cœur;  à  peine  eilleure-t-elle 
d'une  dent  de  lait  le  IVuit  défendu. 

La  pastorale  grecque,  au  contraire,  a  la  beauté 
et  la  nudité  du  marbre.  Ses  bergers  folâtrent  parmi 
les  chèvres  et  les  faunes  ;  ils  participent  à  leur  lascive 
animalité.  Leur  amour,  purement  physique,  est  celui 
qui,  au  retour  du  printemps,  fait  bondir  les  troupeaux 
et  hennir  les  cavales.  C'est  celui  que  Lucrèce,  au 
quatrième  livre  de  son  Poème,  chante,  avec  une  ma- 
jestueuse imi)udeur.  Mais  un  souffle  venu  de  TÉden 
circule,  à  travers  ces  scènes  brûlantes  de  Cyclade. 
Tout  y  est  nature  vierge,  simplicité  primitive,  vie 
élémentaire.  La  sensualité  y  prend  un  caractère  in- 
génu et  presque  sacré.  Chloé  ne  sait  pas  qu'elle  est 
nue;  elle  est  païenne,  elle  n'a  point  d'âme;  le  cli- 
mat, la  saison,  le  sang  en  font  ce  qu'ils  veulent.  Elle 
se  débat  sous  l'aiguillon  de  Vénus,  comme  sous  la 
morsure  d'un  moustique  de  pays  chaud.  Les  petites 
divinités  rurales  qu'elle  adore  ne  lui  prêchent  que 
l'obéissance  aux  lois  de  l'instinct. 

Les  images  du  plaisir  et  de  la  fécondité  se  multi- 
plient sous  ses  yeux.  Les  agneaux  qui  «  sautent  et  se 
courbent  sous  le  ventre  de  leur  mère  »,  les  béliers 
«  poursuivant  les  brebis  qui  n'ont  point  encore 
agiielé»,  les  boucs  «sautant  après  les  chèvres  et  se 
cossant  fièrement,  pour  l'amour  d'elles  »,  tout  lui  en- 


FAVART.  595 

seigne  le  culte  de  cet  «  Enfant  jeune  et  beau,  qui  a  des 
ailes,  et,  pour  cette  cause,  prend  plaisir  à  hanter  les 
beautés;  qui  domine  sur  les  éléments,  les  étoiles,  et 
sur  ceux  qui  sont  dieux  comme  lui  ».  A  peine  dégagée 
du  sein  de  la  Nature,  irresponsable  et  passive,  Chloé 
est  soumise  à  la  Fatalité,  qui  régit  les  rapports  des 
sexes  livrés  à  eux-mêmes.  La  morale  lui  est  aussi 
étrangère  qu'aux  chèvres  de  son  troupeau.  Elle  ne 
relève  que  de  Pan,  le  divin  Satyre. 

Qu'il  y  a  loin  de  cette  innocence  de  l'Age  d'or  à  la 
naïveté  raffinée  de  la  fillette  de  Favart  !  Nicelte  a  la 
coquetterie  de  son  ignorance.  Sa  pudeur  est  puisée 
dans  le  pot  au  fard.  Lorsqu'elle  dit  à  Alain,  qu'il  lui 
plaît  mieux  que  «  Robin  son  mouton»  ;  lorsqu'elle  ré- 
pond à  madame  Madré,  qui  lui  commande  d'aller 
mettre  un  fichu  :  «  Je  n'ai  pas  froid,  ma  mère  ;  »  et 
quelle  s'excuse  de  «  ne  pas  savoir  encore,  quand  il 
faut  rougir  »,  l'écho  lui  répond  par  un  éclat  de  rire 
égrillard.  Le  couple  effronté  de  Finette  et  de  l'Éveillé 
est  là,  d'ailleurs,  pour  parodier  l'innocence  des  deux 
ingénus.  Nicette  sait  ce  qu'elle  fait,  elle  sait  ce  qu'elle 
dit;  ou,  du  moins,  son  poète  le  sait  pour  elle.  Il  la 
montre  au  parterre,  comme  il  lui  montrerait  une  pe- 
tite Sauvage  ramenée  d'Otaïti  par  M.  de  Bougain* 
ville;  et  Nicette,  qui  se  sent  observée,  redouble, 
comme  font  les  enfants,  d'innocence  et  de  niaiserie 
feinte. 


596  LE    TDÉATUE    MODERNE. 

Vous  souvient-il  dune  page  du  Moyen  de  parve~ 
nir,  plus  facile  à  indiquer  qu'à  transcrire,  où  Bé- 
roalde  raconte  l'histoire  de  Marciole,  la  fdle  du  meu- 
nier? Cette  belle  fdle,  nue  «  comme  une  fée  sortant 
de  l'eau  »,  qui  ramasse  des  cerises  semées  dans  une 
chambre,  devant  les  hobereaux  débauchés,  est  l'i- 
mage de  Nicelte  exhibant  son  ignorance  virginale.  Sa 
naïveté  vaut  la  nudité  de  Marciole:  elle  la  retourne  en 
tous  sens,  elle  la  montre  sous  tous  les  aspects;  la 
gaieté  qu'elle  excite  est  de  même  nature,  et  les  ap- 
plaudissements du  public  pourraient  se  traduire  par 
les  exclamations  de  convoitise  des  hôtes  du  châte- 
lain de  la  Roche.  —  «  L'un,  la  regardant,  disoit:  «  Il 
»  n'y  a  rien  au  monde  de  si  beau;  je  ne  voudrois  pas, 
»  pour  cent  écus,  n'avoir  eu  le  plaisir  que  je  reçois.  >» 
Un  autre,  racontant  sa  fantaisie  occupée  de  délecta- 
tion, prisoit  sa  bonne  aventure,  en  ce  spectacle, 
plus  de  deux  cents  écus.  Un  vieux  pécheur  metloit 
cette  liesse  à  trois  cents  écus.  Un  valet,  trémoussant 
comme  les  autres,  metloit  sa  part  à  dix  écus.  » 

Quoi  qu'il  en  soit,  la  comédie  de  Favart  est  restée 
le  chef-d'œuvre  du  rococo  pastoral.  On  ne  saurait 
plus  gracieusement  faire  jouer  des  bergers  aux  jeux 
innocents.  La  malice  se  glisse  sous  leurs  réparties, 
invisible,  comme  le  serpent  sous  les  fleurs.  Le  poète 
semble  les  laisser  parler:  on  ne  dirait  pas  qu'il  les 
souffle.  C'est  la  bonhomie  narquoise  d'un  bailli  de 


FAVART.  597 

villnge,  confessant  une  fillette,  surprise  avec  son 
amoureux  dans  les  blés.  L'ironie  se  cache  si  bien, 
qu'elle  paraît  à  peine.  Imaginez  Daphnis  et  Chloé 
jouant  dans  un  champ  ;  ils  sont  seuls,  la  plaine  est 
déserte  ;  on  n'entend  que  le  cri  strident  des  ci- 
gales... A  peine  perce,  entre  les  feuillages,  la  corne 
du  Faune  aux  aguets,  qui  les  observe  et  qui  rit... 
Il  n'est  pas  jusqu'au  style  négligé  du  poème  deFa- 
vart,  qui  ne  lui  donne  un  charme  de  plus  ;  il  y  a  cer- 
taines choses,  passées  et  fragiles,  qui  plaisent  par 
leur  incorrection  même  et  par  leur  peu  de  substance. 
Un  grain  de  gentillesse  fait  toute  leur  valeur.  L'esprit 
gâterait,  ce  me  semble,  ces  jobs  groupes  d'ancienne 
porcelaine  qui  représentent,  eux  aussi,  des  bergeries 
erotiques.  On  aime  les  airs  de  tête  insignifiants  de 
leurs  petits  personnages,  leurs  mines  bouffies  et 
béates,  et  la  futile  importance  avec  laquelle  ils  va- 
quent à  leurs  berquinades. 

Ce  fut  sons  le  cotillon  de  Nicette,  que  madame  Fa- 
vart  fit  la  triste  conquête  du  maréchal  de  Saxe,  qui 
allait  partir  pour  sa  campagne  de  Flandre.  Une 
troupe  de  comédiens  suivait  alors  les  armées;  le 
chariot  du  Roman  Comique  se  traînait  parmi  les 
fourgons,  portant  des  Ragotins  affamés.  Pauvres 
hères,  rudoyés  par  les  soldats,  siffles  par  les  balles, 
mal  payés,  couchés  au  bivouac,  nourris  des  restes 


598  LE    THÉÂTRE   MODERNE. 

de  la  cantine,  loustics  et  souffre-douleurs  du  camp 
en  gaieté  ! 

Maurice  de  Saxe  offrit  à  Favart  la  direction  du 
théâtre  attaché  à  l'expédition;  le  mari  naïf  ac- 
cepta :  le  voilà  parti  pour  Louvain.  Il  est  reçu  en 
ami,  par  le  maréchal,  qui  lui  ouvre  ses  hras  et  sa 
bourse,  lui  fait  présent  de  deux  beaux  chevaux,  d'un 
lit  de  camp  de  salin  rayé,  et  de  vingt-cinq  bouleilles 
de  vin,  «  marchandise  fart  rare  en  ce  pays,  à  cause> 
du  séjour  des  troupes  ».  Comment  refuser  à  son 
protecteur  ce  qu'il  demande  avec  tant  d'instances, 
la  présence  de  madame  Favart,  que  l'armée  attend, 
pour  vaincre  en  chantant?  Favart  écrit  des  lettres 
pressantes  ;  sa  femme  quitte,  de  son  pied  léger,  l'O- 
péra-Comique,  et  vient  rejoindre,  à  Gand,  son  mari. 

Son  arrivée  est  un  triomphe.  Mars  lui-même  fait 
à  Vénus  les  honneurs  du  camp.  L'argent  pleut,  les 
cadeaux  abondent.  Mais  bientôt  une  letlre  arrive,  ou, 
pour  mieux  dire,  un  firman.  On  a  cette  première  dé- 
claration du  maréchal,  tournée  et  troussée  à  la  mode 
du  temps.  Le  lion  fait  patte  de  velours,  mais  sa 
griffe  perce,  sous  le  papier  rose  :  «Mademoiselle  de 
Chuulilly,  —  c'était  son  premier  nom  de  théàlre, 
—  vous  êtes  une  ench;mteresse  plus  dangereuse 
que  feu  madame  Armide.  Tantôt  en  Pierrot,  tantôt 
travestie  en  Amour,  et  puis  en  simple  bergère,  vous 
faites  si  bien,  que  vous  nous  enchantez  tous.  Je  me 


FAVART.  599 

suis  VU  au  moment  de  succomber  aussi,  moi  dont 
l'art  funeste  effraye  l'univers.  Quel  triomphe  pour 
vous,  si  vous  aviez  pu  me  soumettre  à  vos  lois  !  Je 
vous  rends  grâce  de  n'avoir  pas  usé  de  tons  vos 
avantages.  Vous  ne  l'entendez  pas  mal  pour  une  jeune 
sorcière,  avec  votre  houlette  qui  n'est  autre  que  la 
baguette  dont  fut  frappé  ce  pauvre  prince  des  Fran- 
çais, que  Renaud  l'on  nommait,  je  pense.  Déjà  je  me 
suis  vu  entouré  de  fleurs  et  de  fleurettes,  équipage 
funeste  pour  tous  les  favoris  de  Mars.  J'en  frémis;  et 
qu'aurait  dit  le  roi  de  France  et  de  Navarre,  si,  au 
heu  du  flambeau  de  la  vengeance,  il  m'avait  trouvé 
une  guirlande  à  la  main?  Malgré  le  danger  auquel 
vous  m'avez  exposé,  je  ne  puis  que  vous  savoir  gré 
de  mon  erreur,  elle  est  charmante.  Mais  ce  n'est 
qu'en  fuyant  que  l'on  peut  éviter  un  péril  si  grand. 
Pardonnez,  mademoiselle,  à  un  reste  d'ivresse^  cette 
prose  rimée  que  vos  talents  m'inspirent.  La  liqueur 
dont  je  suis  abreuvé  dure  souvent,  dit-on,  plus  long- 
temps qu'on  ne  pense.  —  Maurice  de  Saxe.  » 

Madame  Favart  résista.  Mais  Maurice  de  Saxe 
n'était  pas  un  amant  transi.  S'il  avait  la  force  d'Her- 
cule, il  n'en  avait  point  la  patience;  il  n'entendait 
rien  à  filer  les  quenouilles  galantes.  En  amour,  il 
aimait  mieux  prendre  la  ville  par  escalade,  que  l'as- 
siéger selon  les  règles.  Les  prières  firent  place  aux 
menaces.  La  pauvre  «  petite  bouffe  »  fuit,  éperdue. 


600  LE  THÉÂTRE  MODERNE. 

à  Bruxelles,  où  elle  se  réfugie  sous  les  ailes  de  la 
ducliesse  de  Chevreuse.  Le  maréchal,  furieux,  veut 
d'abord  envoyer  un  détachement  de  grenadiers  à  la 
poursuite  de  la  fugitive.  Sa  colère  retombe  sur  le 
mari,  qui  n'entend  rien,  ne  voit  rien  encore,  et  qui 
écrit  à  sa  femme  cette  lettre  naïve,  digne  d'être 
contre-signée  par  Alain  :  «  Mon  cher  petit  bouffe, 
ta  santé  m'inquiète  beaucoup.  Envoie-moi  le  certi- 
ficat du  chirurgien,  pour  le  faire  voir  à  M.  le  maré- 
chal. On  doit  écrire  à  M.  de  la  Grolet  pour  savoir  si 
tu  es  en  état  de  partir  pour  l'armée.  On  m'a  même 
menacé  de  te  faire  venir  de  force  par  des  grenadiers, 
et  de  me  punir,  si  j'en  imposais  sur  ta  maladie.  Nous 
sommes  ici  fort  mal  ;  je  ne  suis  pas  encore  logé  et  j'ai 
couché  sur  la  paille,  à  la  belle  étoile,  depuis  que  je  t'ai 
quittée.  Quoique  ta  présence  soit  ici  nécessaire  pour 
le  bien  du  spectacle,  quoique  je  brûle  d'impatience 
de  te  revoir,  ta  santé  doit  être  préférée  à  tout.  » 

Cène  fut  pas  seulement  à  la  lettre,  mais  au  figuré, 
que  le  maréchal  de  Saxe  mil  sur  la  paille  le  mari, 
coupable  de  la  vertu  de  sa  femme.  Il  ruina  son  théâ- 
tre, en  lui  retirant  sa  faveur.  Favart  revint  à  Paris, 
sans  sou  ni  maille  et  perdu  de  dettes.  Une  lettre  de 
cachet  l'en  bannit.  La  brebis  était  rentrée  au  ber- 
cail, et  le  lion,  qui  cherchait  sa  proie,  faisait  chasser 
le  berger.  Réfugié  à  Strasbourg,  Favart  fut  réduit  à 
se  cacher  dans  une  cave,  où  il  peignait,  pour  vivre, 


FA  V  ART.  601 

des  éventails,  à  la  lueur  d'une  lampe.  Ce  n'était  pres«- 
quo  pas  changer  de  métier.  Le  bon  Favart,  en  litté- 
rature, est  aussi,  quelque  peu,  peintre  d'éventails. 

Cependant,  la  petite  Pardine!  restée  sans  dé- 
fense, dans  ce  Paris  du  dix-huitième  siècle  soumis 
encore  au  droit  de  jambage,  se  défendait  de  son 
mieux.  Favart,  du  fond  de  sa  cave,  lui  envoyait  des 
fleurs,  le  jour  de  sa  fête,  avec  cette  lettre  si  tou- 
chante sous  le  jargon  sensible  du  temps  :  «  Je  te 
souhaite  une  bonne  lète,  ma  chère  Justine  ;  sois  heu- 
reuse autant  que  je  me  trouve  malheureux  d'être 
séparé  de  toi,  et  rien  n'égalera  ma  félicité.  Reçois 
cette  fleur  fanée,  arrachée  de  sa  tige  :  c'est  le 
symbole  d'un  cœur  flétri  par  une  absence  rigou- 
reuse. Adieu!  Que  tous  tes  jours  soient  des  jours 
de  fête  !  mais,  au  milieu  des  plaisirs,  songe  que,  si  tu 
es  formée  pour  exciter  l'amour,  tu  es  née  pour  mé- 
riter l'estime.  » 

A  cette  héroïde  conjugale,  madame  Favart  ré- 
pondait ce  joli  billet,  où  le  rire  se  môle  aux  lar- 
mes, où  elle  lait  la  brave  pour  rassurer  son  mari, 
et  que  termine  le  cri  d'un  cœur  généreux.  «  Le 
maréchal  est  toujours  furieux  contre  moi;  mais 
cela  m'est  égal.  Si  tu  veux,  j'enverrai  mon  début 
à  tous  les  diables,  et  je  pars  sur-le-champ  pour 
l'aller  retrouver.  Il  y  a  toujours  un  monde  pro- 
digieux, quand  je  parais.  Je  viens  déjouer  la  dan- 


602  LE  TOÉATRE  MODERNE. 

seuse,  dans  Je  ne  sais  quoi,  et  Fanchon,  dans  le 
Triomphe  de  Vintérêt.  Le  duo  que  j'ai  chanté  avec 
Rochard  est  aussi  de  la  façon;  il  suffit  qu'il  vienne  de 
toi,  pour  que  je  le  rende  bien.  On  me  menace  qu'on 
va  me  faire  beaucoup  de  mal,  mais  je  m'en  moque; 
)'ir;ii  de  grand  cœur  demander  l'aumône  avec  toi.  Je 
suis,  pour  jamais,  ta  femme  et  ton  amie.  » 

Madame  Favartprit  la  fuite,  pour  la  seconde  fois; 
une  lettre  de  cachet  l'arrêta  en  route.  On  l'enferma 
dans  un  couvent,  pour  lui  apprendre  à  vouloir  rester 
honnête  femme.  Celte  fois,  sa  vertu  plia,  et  sa  résis- 
tance fut  à  bout.  C'était  la  lutte  du  vieux  Saxe  contre 
le  vieux  Sèvres,  d'un  soldat  impérieux  et  tout-puis- 
sant contre  une  fragile  comédienne.  Il  fallut  céder; 
il  fallut  se  rendre.  Que  de  villes  en  avaient  fait  au- 
tant !  Madame  Favart  put  se  dire  cela,  pour  se  conso- 
ler :  elle  n'était  pas  une  Femme  Forte,  après  tout; 
l'abbé  de  Voisenon  l'éprouva  plus  tard.  Et  puis  le 
droit  du  seigneur  était  la  morale  et  la  loi  du  temps  : 


Pour  qui  sera  la  volupté, 

S'il  en  faut  priver  les  grands  hommes? 


C'est  Voltaire  qui  écrit  ces  vers,  dans  une  épître 
au  maréchal. 

Lorsque  celui-ci  mourut,  quelques  mois  après,  le 
bon  Favart  se  vengea  de  son  persécuteur,  par  cette 
inoiïensive  épitaphe,  renouvelée  de  Corneille  : 


DIDEROT.  G03 


Qu'on  parle  bien  ou  mal  du  fameux  maréchal, 
Ma  prose  ni  mes  vers  n'en  diront  jamais  rien. 
Il  m'a  fait  trop  de  bien,  pour  en  dire  du  mal, 
11  m'a  fait  trop  de  mal,  pour  en  dire  du  bien. 


Diderot  résume,  à  lui  seul,  les  splendeurs  et  les 
misères  du  dix-huitième  siècle.  Il  y  a  de  tout  dans 
ce  génie  effréné  :  de  la  grandeur  et  du  cynisme,  de 
la  bonté  et  de  la  violence,  de  la  folie  et  de  la  sa- 
gesse. 11  n'a  manqué  que  des  proportions  à  son 
grand  esprit,  pour  dominer  tout  le  siècle.  Quelle  in- 
telligence fut  plus  vaste,  plus  souple,  plus  féconde? 
Il  prend  d'assaut  tout  ce  qu'il  aborde,  il  met  la 
flamme  à  tout  ce  qu'il  touche;  il  entre  parla  brèche 
dans  tous  les  sanctuaires  et  dans  tous  les  arcanes  de 
la  science  humaine.  Sa  verve  a  le  don  du  feu  gré- 
geois: elle  brûle,  au  milieu  des  éléments  de  la  stéri- 
lité et  de  la  froideur.  Il  manie,  comme  un  pinceau, 
le  compas  du  géomètre;  du  triangle  des  mathémati- 
ques, il  se  fait  un  trépied  de  poète;  aux  chiffres 
mêmes  il  donne  de  l'inspiration  et  des  ailes.  Il  a 
créé,  à  son  usage,  une  éloquence  forcenée,  moitié 
courtisane  et  moitié  muse,  qui  vous  parle  en  vous 
étreignant,  vous  enveloppe  de  sa  chaleur,  vous  eni- 
vre de  son  souffle,  et  communique  à  vos  sens  le 


C04  LE   THEATRE   MODERNE. 

trouble  physique  dont  elle  est  émue.  Son  désordre 
même  est  une  puissance  et  son  délire  une  fascina- 
tion. Il  est  partout,  dans  son  œuvre  immense,  et  il 
n'est  nulle  part.  L'artiste,  le  penseur,  le  savant,  le 
critique,  le  poète  s'embrouillent  en  lui  et  s'entrela- 
cent, de  façon  à  former  je  ne  sais  quel  monstre  de 
gonie,  presque  difforme  à  force  d'être  luxuriant, 
multiple  et  prodigue.  Vous  diriez  une  de  ces  ido- 
les indiennes,  touffues  comme  des  arbres,  qui  projet- 
tent, de  toute  part,  des  mains  pleines  de  germes  et 
des  têtes  pleines  de  rêves. 

Ainsi,  de  quelque  côté  qu'on  l'envisage,  Diderot 
vous  apparaît,  jetant,  çà  et  là,  des  facultés  éparses, 
diffuses.  Son  esprit  ne  se  définit  pas  dans  un  livre; 
il  circule,  à  l'état  de  sève,  dans  des  milliers  de  pages 
mobiles ,  déréglées ,  frémissantes ,  colorées  des 
teintes  les  plus  riches  et  les  plus  diverses  :  ro- 
mans, nouvelles,  notes,  mémoires,  rapports,  comptes 
rendus,  brouillons,  projets,  ébauches,  lettres,  pro- 
spectus ;  véritable  feuillage  d'idées,  dont  l'épais- 
seur et  le  frémissement  cachent  le  tronc  vigoureux 
qui  le  porte,  aussitôt  épars  que  produit,  gaspiiliî 
et  maraudé  par  tous  ceux  qui  passent ,  et  dont 
tant  de  glorieux,  qui  n'en  ont  rien  dit,  se  sont  tressé 
dos  palmes  et  des  couronnes.  L'exubérance  est  la 
loi  de  sa  nature  généreuse  :  il  est  à  tout  et  il  est  à 
tous;  il  bâtit  l'Encyclopédie,  presque  à  lui  seul;  il 


DIDEROT.  605 

pense  le  livre  de  celui-ci,  il  écrit  la  pensée  de  celui- 
là;  il  souflïe  Grimm,  il  débrouille  Helvétiiis  ;  il  tient 
la  plume  de  l'abbé  Raynal  ;  il  apprend  le  français  au 
baron  d'Holbach.  Sa  tête  est  un  grenier  d'idées,  où 
viennent  puiser,  à  pleines  mains,  tous  les  affamés  c 
tous  les  pauvres  d'esprit  de  son  temps.  Parfois,  en 
feuilletant  quelque  livre  obscur  et  ennuyeux  de  l'é- 
poque, vous  tombez  sur  un  passage  qui  illumine  d'un 
rayon  soudain  la  médiocrité  d'alentour...  C'est  la 
plume  de  Diderot,  qui  passe  et  qui  décrit  son  éclair. 

Et  nous  n'avons  que  les  restes  de  ce  grand  esprit  ; 
sa  meilleure  part  s'est  dispersée  en  paroles.  Il  a 
causé  bien  plus  qu'il  n'a  écrit  ;  ses  livres  ne  font  que 
refléter  le  feu  que  projetaient  ses  discours.  Tous  les 
contemporains  s'accordent  à  reconnaître  la  puis- 
sance de  cette  parole  créatrice  ;  elle  initiait  et  elle 
fécondait.  Les  altistes,  les  écrivains,,  les  poètes  ve- 
naient, en  foule,  lui  demander  de  la  chaleur  et  de  la 
lumière.  C'était  à  qui  tisonnerait  cette  verve  inextin- 
guible; c'était  à  qui  s'abreuverait  à  cette  source  vive. 
Et  lui,  toujours  prêt,  toujours  expansif,  l'âme  ou- 
verte, les  bras  tendus,  versait,  à  longs  flots,  les  idées, 
les  conseils,  les  exhortations,  les  doctrines,  comme 
ces  masques  des  fontaines  antiques,  dont  la  bouche 
intarissable  épanchait  des  fleuves  en  un  jour. 

Car  ce  grand  homme  était  un  bonhomme,  l'idéal 
de  l'homme  de  Térence,  auquel  rien  d'humain  n'était 


606  LE   THÉÂTRE  MODERNE. 

étranger.  La  capacité  de  son  cœur  surpassait  encore 
celle  de  son  cerveau  :  il  y  logeait  toutes  les  amitiés, 
toutes  les  pitiés,  toutes  les  misères,  qui  venaient  lui 
demander  un  asile.  Sa  vie  entière  ne  fut  que  sacri- 
tices,  désintéressement,  bonnes  œuvres,  largesses 
répandues  au  hasard  sur  tous  les  chemins. 

La  tête  et  le  cœur  du  colosse  étaient  d'or;  pour- 
quoi faut-il  descendre  à  ses  pieds  de  fange?  Pourquoi 
faut-il  que  des  idées  mortelles  aient  ravagé  celte 
vaste  intelligence,  cumme  des  vents  de  peste  souf- 
flant sur  un  beau  pays?  Je  lui  passe  encore  ses  fan- 
taisies libertines,  quoiqu'il  soit  pénible  de  voir  ce 
génie  robuste  se  raccourcir  sur  le  Sopha  de  Crébil- 
lon  fils,  et  radoter,  en  fausset  d'eunuque,  les  sottises 
erotiques  des  Bijoux  indiscrets.  Mais  cette  rage  de 
destruction  qui  le  saisit  par  accès,  cette  négation 
fjiribonde  de  l'immortalité  de  l'être,  radiarnenient 
sacrilège  avec  lequel  il  dissèque  et  manipule  l'àme 
pour  n'y  trouver  que  matière,  l'espèce  d'enthou- 
siasme impie  qu'il  apporte  dans  ces  violations  du  ta- 
bernacle intérieur,  voilà  ce  qui  épouvante  et  ce  (|ui 
consterne,  comme  le  signe  de  la  Bête,  imprmié  sur 
un  front  sublime!  Et  où  l'athéisme  est-il  allé  se  nicher, 
en  possédant  Diderot?  Dans  le  cerveau  d'un  voyant, 
dans  le  tempérament  d'un  prophète,  au  centre  d'une 
intelligence  dont  toutes  les  tendances  rayonnent 
vers  l'idéal  et  vers  l'infini!  Diderot  athée,  c'est  la 


ÛIDEROT.  807 

flamme  brûlant  son  foyer  ;  c'est  l'aigle  niant  le  soleil  1 
C'est  pourquoi  sa  grande  figure  fera  toujours  peur 
aux  âmes  ;  c'est  pourquoi  il  restera  toujours  mi 
doule  sur  cette  mémoire,  une  tache  sur  cette  renom- 
mée ;  c'est  pourquoi  le  drapeau  sinistre  qu'on  arbore 
au  sommet  des  villes  malades  de  la  peste  flottera 
toujours  sur  son  œuvre.  On  ne  nie  pas  Dieu  impu- 
nément sur  la  terre  ;  les  hommes  devancent  sa  jus- 
tice et  couvrent  d'un  voile  noir  le  nom  qui  leur  rappelle 
cet  oui  rage. 

On  l'aime,  tel  qu'il  est,  cet  homme  de  contraste 
et  d'alliage  ;  on  lui  pardonne,  quoi  qu'il  dise;  on  lui 
revient,  quoi  qu'il  fasse  ! 

«  Mes  enfants,  —  écrivait  Diderot,  à  propos  de 
son  port«'ait  peint  par  Vanloo,  —  je  vous  pré- 
viens que  ce  n'est  pas  moi.  »  De  même,  on  peut 
dire  que  le  Père  de  Famille,  ce  drame  lourd,  maus- 
sade, bouffi  de  sensibilité  grimacière,  n'est  pas  Di- 
derot; ou,  du  moins,  que  c'est  Diderot  pris  sous  un 
faux  jour,  à  une  mauvaise  heure,  dans  une  de  ces 
crises  d'enflure  littéraire  auxquelles  parfois  il  était 
sujet.  A  ces  moments-là,  Diderot  se  parodie  naïve- 
ment lui-même;  son  enthousiasme  tourne  à  l'en- 
gouement, sa  chaleur  d'âme  exhale  une  fumée  sans 
feu,  son  large  style  charrie  les  lieux  communs  et 
dcj)orde  en  bruyant  verbiage.  «  Je  n'ai  jamais  été 


608  LE    THEATRE    MODERNE. 

bien  fait,  —  poursuit-il,  dans  la  ieltrc  que  nous 
venons  de  citer,  —  que  par  un  pauvre  diable 
nommé  Garant,  qui  m'attrapa,  comme  il  arrive  à  un 
sut  qui  dit  un  bon  mol.  Celui  qui  voit  mon  por- 
trait par  Garant,  me  voit  :  Ecco  il  vero  Polichi- 
ncllo  !  »  Le  Diderot  du  Père  de  famille  est  bien 
un  policbinelle,  mais  ce  n'est  pas  le  polichinelle 
sublime  du  Neveu  de  Rameau  et  des  Salons  de  pein- 
ture :  c'est  le  polichinelle,  creux  et  criard,  qui 
pleure,  qui  professe,  qui  déclame,  avec  une  pratique. 
Le  succès  de  ce  drame  absurde,  au  dix-huitième 
siècle,  fut  un  effet  de  surprise.  Jusque-là,  les  rois 
et  les  princes  avaient,  seuls,  le  droit  de  pleurer  et  de 
faire  pleurer  au  théâtre.  La  tragédie  ne  recevait, 
sous  son  portique  en  deuil,  que  les  grands  seigneurs 
de  la  mythologie  et  de  Thistoire.  Pour  s'asseoir  sur 
SCS  chaises  curules,  pour  psalmodier  ses  tirades,  il 
fallait,  comme  dans  les  chapitres  aristocratiques  de 
l'Allemagne,  prouver  cinquante  quartiers  de  no- 
blesse. Les  roturiers  étaient  voués  au  rire;  les  bour- 
geois étaient  ridicules,  par  droit  de  naissance.  A 
Thésée  trompé  par  Phèdre,  à  Agamemnon  tué  par 
Clytemneslre,  des  lauriers,  des  lamentations,  des 
sanglots,  des  cortèges  d'alexandrins  désolés,  comme 
des  pleureurs  de  funérailles.  A  Arnolphe  désespéré 
par  Agnès,  à  Georges  Dandin  agenouillé,  la  chandelle 
de  l'amende  honorable  à  la  main,  devant  sa  «  pen- 


DIDEROT.  609 

darde  de  femme»,  des  huées,  des  lazzi  et  des  coups 
de  bâton. 

C'était  envers  les  pères,  surtout,  que  cette  injus- 
tice distributive  se  montrait  dans  toute  sa  rigueur. 
Quel  sénat  imposant  on  formerait  avec  les  pères 
de  la  tragédie  :  don  Diègue,  le  vieil  Horace,  Œdipe, 
Mithridate!  Des  barbes  blanches  et  des  fronts  aus- 
tères, des  guerriers  et  des  patriarches.  Ils  sont  la 
majesté  du  peuple  et  le  sacerdoce  de  leur  maison; 
leur  voix  résonne,  comme  celle  des  oracles;  leur  pa- 
role répand,  autour  d'eux,  l'amour  ou  la  crainte.  Les 
fils  n'approchent  de  ces  graves  vieillards  qu'avec 
tremblement  et  vénération  ;  ils  exécutent  leurs  or- 
dres avec  un  fatalisme  enthousiaste.  A  l'appel  de 
don  Diègue,  le  Cid  tire  l'épée  et  va  tuer  le  père  de 
Chimène  : 

Oui,  moE  esprit  s'était  déçu  ; 

Je  dois  tout  à  mon  père  avant  qu'à  ma  maîtresse. 
Que  je  meure  au  combat  ou  meure  de  tristesse. 
Je  rendrai  mon  sang  pur,  comme  je  l'ai  reçu. 

Iphigénie,  vouée  au  couteau  par  Agamemnon, 
ajuste  elle-même  à  son  jeune  front  les  bandelettes 
de  la  victime  : 

Mon  père, 

Cessez  de  vous  troubler,  vous  n'êtes  point  trahi; 
Quand  vous  commanderez,  vous  serez  obéi. 
Ma  vie  est  votre  bien,  vous  voulez  le  reprendre. 
Vos  ordres  sans  détours  pouvaient  se  faire  entendre. 

m.  39 


6!0  LE  THEATRE   MODERNE. 

Quel  contraste  avec  les  pères  de  la  comédie!  Ceux- 
là  ne  sont  plus  des  vieillards,  ce  sont  des  vieux, 
des  ganaches,  des  têlcs  à  perruque.  Leur  ladrerie 
n'a  d'égale  que  leur  ineptie.  Ils  grondent,  ils  rado- 
*ent,  ils  bougonnent,  ils  surveillent  leur  cassette, 
comme  le  dragon  de  la  fable  gardait  son  trésor,  en 
roulant  de  gros  yeux  bêtes  et  en  faisant  des  gri- 
maces. Leurs  fils  les  bafouent  et  les  mystilient;  ils 
les  livrent  à  leurs  valets,  qui  en  font  un  jouet  et  une 
dérision.  Ceux-ci  les  escroquent  et  les  dévalisent, 
et,  quand  leur  sac  est  vide,  Scapin  les  enferme  dans 
ce  sac  et  les  bâtonne,  à  tour  de  bras.  Que  si  le 
père  se  fâche  et  vient  à  maudire,  cette  malédiction, 
qui,  dans  la  tragédie,  ferait  trembler  la  scène  et  ré- 
i'éveillerait  le  tonnerre,  n'excite  que  le  raipris  et 
clat  de  rire.  «  Je  te  renonce  pour  mon  (ils  !  dit 
Harpagon  à  Cléante.  —  Soit!  — Je  te  déohé- 
rite!  —  Tout  ce  que  vous  voudrez!  — Et  je  te 
donne  ma  malédiction  !  —  Je  n'ai  que  faire  de  vos 
dons!  » 

C'est  ce  père  bourgeois,  si  longtemps  avili  par  la 
comédie,  que  Diderot  entreprit  de  réhabiliter  dans 
son  drame  ;  mais,  en  le  tirant  du  ridicule,  il  le  fit 
grimper  à  l'emphase  ;  il  le  jucha  sur  des  échasses. 
croyant  l'élever  sur  un  piédestal.  Toutes  les  écono- 
mies é?  larmes  que  le  drame  avait  faites,  depuis  deux 


DIDEROT.  611 

siècles,  sur  les  malheurs  des  familles  bourgeoises,  Di- 
derot les  dépense,  en  une  seule  soirée.  Ce  ne  sont 
qu'exclamations  et  génuflexions,  embrassements 
éperdus  et  désespoirs  à  cheveux  épars.  En  suivant 
les  indications  des  jeux  de  la  scène  telles  que  les 
a  notées  Diderot,  on  composerait  le  plus  agité  e^ 
le  plus  violent  des  ballets.  Au  premier  acte, 
M.  d'Orbesson  attend  son  fils,  qui  n'est  pas  rentré 
de  la  nuit.  «  Il  se  promène  à  pas  lents...;  il  a  la  tête 
baissée,  les  bras  croisés  et  l'air  tout  à  fait  pensif. 
Il  se  promène  un  peu...;  il  cherche  du  repos  et 
n'en  trouve  point  ;  il  se  lève  brusquement.  »  A 
le  voir,  à  l'entendre,  vous  diriez  que  son  tils  se  bat 
en  duel,  à  la  porte,  sous  un  réverbère,  et  qu'il  attend, 
d'une  minute  à  l'autre,  l'issue  du  combat.  «  Si  vous 
m'en  croyez ,  vous  irez  prendre  du  repos ,  »  lui 
dit  le  commandeur,  qui  a  parfois  du  bon  sens.  — 
Il  n'en  est  plus  pour  moi!  »  répond,  en  gémis- 
sant, M.  d'Orbesson.  Et  il  recommence  à  pous- 
ser de  grands  soupirs,  en  agitant  de  grands  bras. 
«  L'amertume  a  rempli  mon  âme!...  Je  ne  puis 
dIus  supporter  mon  état...  Quels  pressentiments 
^'élèvent  au  fond  de  mon  âme,  s'y  succèdent 
tt  l'agitent  !  0  cœur  trop  sensible  d'un  père,  ne 
peux-tu  te  calmer  un  moment?»  Tout  cela,  parce 
qu'un  jeune  homme  de  vingt  ans  n'est  pas  rentré 
à  l'heure  du  couvre-feu!  Vous  avez  la  fièvie,  aurait 


612  LE   THÉÂTRE    MODERNE. 

dit  le  Figaro  de  Beaumarchais  à  ce  père  sensible. 
«  Allez  vous  coucher,  monsieur  d'Orbesson,  allez 
vous  coucher!  » 

Sainl-Albin  rentre,  à  la  fin,  et  il  avoue  sa  pecca- 
dille à  son  père.  C'est  le  plus  honnête  et  le  plus  vei- 
tueux  des  romans.  Il  aime  une  jeune  fille  pauvre,  il 
en  est  aimé;  il  veut  l'épouser,  et  le  père  reçoit  l'a- 
veu de  ce  péché  si  véniel,  comme  il  accueillerait  la 
confession  d'un  meurtre  ou  d'un  sacrilège.  —  a  Dans 
quel  égarement  il  est  tombé!  Jeune  insensé!... 
qu'osez-vous  me  proposer!  Moi,  j'autoriserais,  par 
une  faiblesse  honteuse,  le  désordre  de  la  société, 
la  confusion  du  sang  et  des  rangs,  la  dégradation 
des  familles  !  »  Encore,  si  M.  d'Orbesson  était  un 
grand  seigneur,  enliché  de  son  blason  et  raidi  dans 
ses  préjugés,  on  comprendrait  ces  grands  mois. 
Mais  non,  c'est  un  simple  gentilhomme,  à  demi 
bourgeois,  confit  en  philanthropie,  empesé  de  phi- 
losophie, et  qui,  de  temps  à  autre,  se  soulage  de 
ses  colères  factices  par  des  apartés  tolérants.  «  0 
lois  du  monde  !  ô  préjugés  cruels  !  »  Ce  n'est  pas 
un  caractère,  c'est  une  déclamation  organisée. 

Au  fond,  il  s'indigne  peu  de  la  mésalliance  que  son 
fils  projette;  il  finit  même  par  demeurer  spectateur 
passif  de  la  querelle  domestique  que  son  beau-frère, 
le  commandeur,  soutient  à  sa  place  ;  il  n'y  intervient 
que  par  des  larme?,  vngues  et  banales,  qui  tombent 


DIDEROT.  613 

indistinctement  sur  les  combattants.  Jupiter  Plu- 
vieux de  cette  maison  bouleversée,  il  reste  dans  son 
nuage,  tonnant  creux,  mouillant  ses  foudres.  Il 
pleure  et  ne  gouverne  pas.  Diderot  se  sert  de  sa 
bouche,  comme  d'un  porte-voix,  pour  débiter  sa  phi- 
losophie. Si  sa  fille,  interrogée,  par  lui,  sur  l'état  de 
son  cœur,  parle  d'entrer  au  couvent,  vite  il  en- 
tonne, sur  le  cloître,  une  élégie,  à  grand  orchestre 
de  soupirs  et  de  gémissements.  «  Vous  quitteriez  la 
maison  de  votre  père  pour  un  cloître  !  La  Nature, 
en  vous  accordant  les  qualités  sociales ,  ne  vous 
destina  pointa  l'inutilité!  Tu  n'as  pas  entendu  les 
gémissements  des  infortunées ,  dont  tu  veux  aug- 
menter le  nombre!  Ils  percent  la  nuit  et  le  si- 
lence de  leur  prison!  C'est  alors,  mon  enfant,  que 
les  larmes  coulent,  amères  et  sans  témoin,  et  les 
couches  solitaires  en  sont  arrosées...  Qui  donc  re- 
peuplera la  société  de  citoyens  vertueux,  si  les 
femmes  les  plus  dignes  d'être  mères  de  famille 
s'y  refusent!  »  —  Que  dites-vous  de  ce  père  invi- 
tant sa  fille  à  repeupler  la  société,  et  lui  peignant, 
sous  de  si  noires  couleurs,  les  couches  solitaires  ! 
Plus  il  parle,  plus  il  s'exalte.  Il  s'écoute,  il  s'ad- 
mire, il  est  en  chaire,  il  harangue  sa  fille,  comme 
un  auditoire  ;  il  lui  professe  la  rhétorique  de  la  Na- 
ture, ore  rotundo  :  «  0  lien  sacré  des  époux,  si  je 
pense  à  vous,  mon  âme  s'échauffe  et  s'élève  1   0 


614  LE   THEATRE    MODERNE. 

noms  tendres  de  fils  et  de  fille,  je  ne  vouy  pronon- 
cerai jamais,  sans  tressaillir,  sans  être  touché  !  » 

Tous  les  personnages  se  conforment  à  la  tempé- 
rature humidtî,  qui  règne  dans  cette  maison  submer- 
gée. Tous  sont  attaqués  d'un  relâchement  de  la  fibre 
lacrymale,  qui  les  fait  pleurer  à  propos  de  tout,  à 
propos  de  rien.  Le  fils  est  le  digne  rejeton  de  ce  père 
pleureur  :  il  sanglote,  il  ruisselle.  Qu'il  se  précipite 
aux  genoux  de  Sophie,  qu'il  tombe  dans  un  fauteuil 
ou  dans  les  bras  de  son  père,  l'inundatiou  continue. 
Les  dieux  d'Ovide,  touchés  de  sa  douleur,  l'auraient 
métamorphosé  en  fontaine.  Sophie  larmoie,  Cécile 
se  pâme,  Germeuil  se  dé.-ole,  comme  s'il  prévoyait 
qu'un  de  ses  descendants,  celui  qui  «  avait  de  si 
belles  culottes  beurre  frais  »,  sera  méchamment 
mis  à  mort  par  Robert  Macaire.  La  bonne  madame 
Hébert,  elle-même,  apporte  son  tribut  de  pleurs  au 
torrent.  Il  ne  faut  rien  dédaigner  en  fait  de  douleur. 
Les  petits  ruisseaux  font  les  grosses  rivières.  Leurs 
larmes  les  grisent  et  les  aveuglent  ;  ils  voient  trouble, 
à  travers  ce  voile  humide,  qui  exagère,  à  la  façon 
i'un  verre  grossissant,  leurs  petites  misères  dp 
famille. 

Quand  il  a  plu  pendant  longtemps,  l'horizon  so 
noie,  les  objets  s'effacent  ou  perdent  leur  forme  ; 
on  finit  par  croire  au  déluge.  «Des  pères,  il  n'y  en  a 
point;  il  n'y  a  que  des  lyians!  »  s'écrie  le  désespéré 


DIDEROT.  615 

Saint-Albin.  —  «  Vous  empoisonnez,  ma  vie  !  Vous 
souhaitez  ma  mort  !  »  répond  M.  d'Orbesson  à  ce 
bon  jeune  homme.  —  «Vil  ravisseur!  homme  trom- 
peur! homme  ennemi  de  mon  repos!  »  crie  Sophie 
à  l'amant  transi,  qui  fond  et  se  dégèle  à  ses  pieds. 
On  dirait  que  le  rapt,  l'inceste,  le  parricide  se  sont 
conjurés  pour  envahir  la  maison.  Et,  au  fond,  de 
quoi  s'agit-il?  D'un  mariage  d'inchnation  retarde 
par  quelques  obstacles.  Aucun  péril  urgent,  auci... 
malheur  sérieux  et  réel.  La  lettre  de  cachet,  que  le 
commandeur  a  obtenue  pour  séparer  Sophie  de  son 
neveu,  n'est  qu'un  épouvantait  ridicule.  Lorsque 
l'exempt  l'apporte,  au  dénouement,  le  père  de  famille 
lui  dit  —  le  texte  porte  :  Après  avoir  essuyé  ses 
larmes,  ce  qui  suppose  un  intervalle  de  la  longueur 
d'un  entr'acte  :  «  Allez,  monsieur,  je  réponds  de 
tout.  »  Et  l'exempt  sort,  sans  plus  répliquer  qu'un 
facteur  auquel  on  refuserait  l'affranchissement  d'une 
lettre  tiop  chère.  —  Ah!  le  bon  billet  qu'avait  le 
commandeur! 

C'est  là  le  défaut  mortel  du  drame  de  Diderot  :  il 
a  le  ton  plus  haut  que  son  sujet.  Il  raconte  une  ber- 
quinade,  sur  la  mélopée  d'une  jérémiade  effroyable. 
Il  exagère  démesurément  les  idées  et  les  senlinienti- 
de  la  vie  commune.  Son  père  de  famille,  composé 
d'hiérophante  et  d'énergumène,  n'a  pas  un  instant 
de  franchise  ou  de  naturel.  II  n'est  qu'enflure  et  pa- 


616  LE    THÉÂTRE    MODERNE. 

tlios;  il  ne  descend  de  sa  majesté  emphatique,  que 
pour  se  plonger  dans  des  effusions  imbéciles.  Les 
deux  amants  disparaissent  sous  les  larmes  qui  les 
inondent  ;  on  ne  pourrait  les  discuter  qu'avec  les 
procédés  dont  on  se  sert  pour  analyser  les  liquides. 
Ajoutez  à  ces  figures,  noyées  et  moroses,  la  fausse 
agitation  d'une  action  stérile,  la  lourde  chaleur  de 
passions  factices  et  surtout  l'ennui,  l'immense  en 
nui  qui  résulte  d'une  situation  monotone  et  trouhlc, 
comme  un  ciel  brouillé...  A  peine  si,  de  temps  à  au- 
tre, un  trait,  un  éclair,  nous  avertit  que  le  génie  a 
passé  par  là. 

Ce  grand  Diderot  n'est  pas  toujours  bon  à  mon- 
trer. C'est  un  Protée  qui  revêt  toutes  les  formes  et 
se  teint  de  toutes  les  couleurs.  Il  passe,  en  dix  pages, 
de  l'obscénité  du  faune  à  la  majesté  du  prophète  ;  il 
ne  fait  qu'un  bond  du  ridicule  au  grandiose  ;  il  est 
capable  de  tout,  d'un  chef-d'œuvre  comme  d'une  rap- 
sodie.  Jamais  homme  n'a  été,  à  ce  point,  l'esclave 
de  son  tempérament,  de  son  humeur,  du  temps  qu'il 
faisait,  du  vent  qui  soufflait  ce  jour-là.  Qu'il  touche 
à  un  sujet  quelconque,  idée  ou  matière,  chair  ou  es- 
prit, les  mains  lui  Ireniblent,  les  yeux  s'égarent,  l'é- 
cume lui  vient  à  la  bouche,  le  dieu  bondit  dans  sa 
[)oitrine  ;  la  verve  le  prend  et  l'entraîne,  à  travers 
tous  les  hasards  et  tous  les  accidents  de  la  parole; 
aussi  prête  à  le  jeter  dans  un  fossé  qu'à  l'enlever  au 


SEDAINE.  617 

septième  ciel.  Si  l'idée  est  belle,  ii  sera  sublime;  il 
écrira  le  morceau  sur  les  Femmes;  il  racontera,  avec 
une  irrésistible  éloquence,  l'histoire  de  madame  de 
la  Pommeraye.  Si  l'inspiration  est  mauvaise,  vous 
l'entendrez  délirer  le  Rêve  de  d'Alembert.  Ou  bien 
encore  il  sera  pris  d'un  attendrissement  maladif,  et 
il  écrira  le  Père  de  famille,  en  pleurant  dans  son 
écritoire. 


IV 


Voilà  un  antique,  et  non  une  antiquaille  !  Je  ne  sais 
pas  de  plus  aimable  vieille,  que  l'honnête  pièce  qui 
a  pour  titre  le  Philosophe  san<;  le  savoir.  Asseyons- 
nous,  un  instant,  au  coin  du  pieux  foyer  de  Sedaine  ; 
enfermons- nous  dans  ce  cloître  des  vertus  et  des 
béatitudes  domestiques  ;  interrogeons  ses  person- 
nages, si  dignes  et  si  calmes  ;  demandons-leur  l'his- 
toire des  amours  et  des  familles  du  vieux  temps. 
Que  de  frais  sourires  et  que  de  rides  vénérables  I 
Quel  charmant  mélange  de  jeunes  sentiments  et  de 
mûres  sagesses?  Cela  fait  du  bien  de  passer,  des 
violences  et  des  sécheresses  du  drame  d'aujour- 
d'hui, à  ce  tranquille  et  cordial  théâtre. 

J'ai  vu,  je  ne  sais  où,  une  belle  estampe  hollan- 
daise qui  me  revient  en  mémoire,  chaque  fois  que  je 


618  LE    THÉÂTRE    MODEKMi. 

vois  le  drame  de  Sedaine.  C'est  une  de  ces  para- 
boles de  l'Évangile,  —  le  Créancier  ou  les  Cinq  ta- 
lents, —  que  les  maîtres  de  cette  École  encadrent, 
à  leur  manière,  dans  des  intérieurs  d'Amsterdam. 
Le  père  de  famille,  investi  du  kaflan,  et  coiffé  du 
turban  des  patriarches,  siège  à  son  comptoir,  élevé 
comme  un  trône.  Autour  de  lui,  des  sacs  penchés, 
qui  versent  les  épices  et  les  lingots  de  rOriont;  à  sa 
droite,  des  balances,  si  massives  et  si  solennelles» 
que  vous  diriez  les  balances  de  la  Justice,  dont  parle 
la  Bible.  Au  bas  de  l'eslrade,  à  l'ombre  impo- 
sante du  trône  commercial,  un  vieux  commis,  blan- 
chi, ridé,  rigide,  les  joues  plissées,  le  sourcil  froncé 
par  la  contention  ducalcid,  aligne  des  chiffres  sur  un 
registre  in-folio.  A  l'une  des  poutres  du  plafond,  se 
balance  la  cage  d'un  perroquet,  envoyé,  sans  doute, 
au  marchand,  par  son  correspondant  de  Java.  Cet 
oiseau  qui  parle,  planant  sur  cet  argent  qui  dort, 
complète  l'harmonie  magique  de  l'ensemble.  Au- 
tour du  scribe  et  de  son  glorieux  patron,  tout  est 
ordre,  silence,  travail,  économie  de  lumière.  Quft 
la  vie  est  chose  sérieuse,  sous  ces  lambris  sombres  ! 
On  y  rend  des  comptes,  on  y  scrute  des  consciences, 
on  y  pèse  de  l'or  et  des  âmes  !  Mais,  au  fond  de 
la  salle  obscure,  une  porte  s'ouvre  sur  la  clarté  du 
dehors,  et,  dans  la  tranche  de  lumière  qu'elle  dé- 
coupe, se  dessine  la  fine  silhouette  d  une  jeiane  fille, 


SEDAINE.  619 

qui  se  penche,  qui  regarde,  qui  demande  sans  doute 
si  l'on  peut  entrer.  C'est  la  petite  fée  de  celte  ca- 
verne aux  trésors,  la  rieuse  enfant  de  cette  maison 
taciiurne,  la  fleur  éclose  sur  ce  rocher  de  métaux  et 
de  pierres  précieuses. 

Le  rapprochement  est  vague,  l'analogie  lointaine  ; 
et,  pourtant,  ce  banquier  biblique,  ce  commis  fidèle, 
cet  enfant  furtif,  l'appareil  sacré  de  ces  mœurs  fa- 
milières, la  majesté  de  l'Évangile  consacrant  ce  ma- 
gasin hollandais,  ce  commerce  auguste  comme  un 
sacerdoce,  cet  or  qui  semble  frappé  à  l'effigie  de 
Dieu  ;  ce  mélange  de  poésie  et  de  prose,  des  joies  de 
la  famille  et  des  soucis  du  comptoir  ;  ce  rayon  du 
ciel  illuminant  cette  boutique  afTairée  :  tout  cela 
nous  ramène,  par  un  irrésistible  détour,  au  drame 
domestique  de  Sedaine.  Devant  ce  tableau  de  la 
vieille  Flandre,  nous  pensons  à  M.  Yan  Derk,  au  vieil 
Antoine  et  à  Victorine. 

La  maison  Van  Dei  k  ne  vous  apparaît-elle  pas,  en 
effet,  dès  la  première  scène,  comme  un  intérieur 
de  Rembrandt,  adouci  par  Greuze  ?  Quelle  sainte 
intimité,  quel  vertueux  bonheur,  quelle  douce  bar 
mouie  de  mœurs,  de  sentiments,  de  paroles,  règnen» 
dans  ce  logis  gouverné  par  un  juste  !  Comme  chacun 
se  tient  à  sa  place,  respectueux  envers  le  père,  sou- 
mis au  patron,  incliné  devant  le  maître  !  La  fille  de  la 
maison  se  marie  :  une  joie  sereine  remplit  toutes  les 


620  LE   THÉÂTRE    MODERNE. 

âmes  ;  elle  se  répand,  de  scène  en  scène,  en  élans 
contenus,  en  elTiisions  discrètes,  en  tendres  mur- 
mures. La  famille  n'a  qu'un  cœur,  et  vous  Tcntendez 
battre.  —  Que  mademoiselle  Sophie  va  être  heureuse 
avec  ce  jeune  président,  si  bon,  si  posé  et  si  sage  !  Les' 
beaux  diamants,  les  belles  toilettes  !  —  Le  bonheur 
rend  enfant  ;  on  projette  de  faire  une  surprise  au 
père  ;  on  veut  savoir  s'il  reconnaîtra  sa  fille,  dans  sa 
robe  de  noce.  La  mère,  elle-même,  se  met  du  com- 
plot; mais  bientôt  le  jeu  cesse,  la  scène  s'attendrit 
et  s'élève.  —  «  Ma  mère  !  ah  !  mon  cher  père,  je...  » 
—  Quelle  est  touchante  cette  bénédiction,  deman- 
dée à  demi-voix,  et  donnée,  avec  une  si  noble 
simplicité,  dans  un  tendre  baiser,  dans  un  pieux 
conseil  ! 

Victorine  jette  ses  petits  cris  d'oiseau  alarmé,  au 
milieu  de  ce  concert  de  tendresses.  Elle  devine  le 
malheur  qui  menace  la  famille,  comme  l'hirondelle 
prédit  l'orage,  sans  savoir  pourquoi.  Divine  figure  ! 
presque  aérienne,  tant  elle  est  légère.  Elle  tient  à 
peine  au  drame  parla  pointe  de  son  pied  furtif  ;  elle 
s'y  glisse,  elle  y  voltige.  Vous  croyez  la  tenir,  elle 
est  déjà  loin.  «  Légère  comme  une  abeille!  »  Chéru- 
bin seul  pourrait  l'attraper,  et  encore...  ! 

Ce  prologue  a  la  fraîcheur  du  matin;  c'est  l'aurore 
de  cette  belle  journée,  sur  laquelle  va  passer  un  si 
noir  orage.  A  l'acte  suivant,  le  drame  s'assombrit. 


SEDAi-w-^,  621 

M.  Van  Derk  ouvre  sa  belle  âme  à  son  fils  ;  il  lui 
montre  la  vie,  du  haut  de  son  expérience  ;  il  lui  ré- 
vèle le  sacrifice  de  sa  noblesse  au  bien-être  de  la 
famille.  Mais  l'heure  du  duel  s'avance;  elle  sonne  à 
celte  montre  à  répétition,  que  le  jeune  homme  prête 
a  Victoriue,  et  qu'il  lui  lègue  dans  sa  pensée.  L'émo- 
tioîi  naît  et  s'accroît  ;  elle  flotte,  pourtant  indé- 
cise encore,  entre  le  sourire  et  les  larmes.  Ce  pre- 
mier aveu,  dans  un  tel  moment;  cette  première 
heure  de  l'amour,  sonnée  par  une  muntre,  qui  sera, 
demain  peut-être,  un  présent  funèbre  ;  cet  adieu  su- 
prême, voilé  par  une  si  douce  réticence  ;  ce  présage 
de  passion,  mêlé  à  ce  pressentiment  de  mort;  cette 
jeune  fille  inquiète,  émue,  rougissante,  qui  ne  sait 
trop  ce  que  lui  veulent  sa  têle,  son  cœur  et  ses  sens  ; 
tous  ces  tendres  et  chastes  indices  composent  une 
scène  d'un  charme  ineffable.  Rien  d'accentué,  rien 
de  défini  :  des  demi-mots,  des  réticences,  des  aveux 
qui  naissent  et  qui  expirent  sur  les  lèvres.  L'entre- 
vue se  passe  dans  un  chaud  et  doux  clair-obscur. 
Cela  est  pur,  brillant  et  rapide,  comme  un  orage  de 
printemps. 

La  scène  nocturne  du  troisième  acte  s'élève  sim- 
plement à  une  vraie  grandeur.  Quoi  de  plus  vulpire, 
en  apparence  ?  Un  père  do  famille,  en  robe  de  cham- 
bre, qui  arrête  son  fils,  au  moment  où  il  s'échappe  de 
la  maison  pour  aller  se  battre  1  Mais,  de  cette  ren- 


622  LE    THÉÂTRE    MODERNE. 

contre,  Sedaine  a  fait  quelque  chose  de  solennel, 
comme  une  confes>^ion  domestique.  Il  part  cepen- 
dant, Teiifanl  prodigue,  et  nous  tremblons  à  ces  sim- 
ples mots  du  vieux  serviteur  :  «  Ah  !  mousieur,  il 
est  déjà  bien  loin  !  Il  m'a  crié  :  «  Antoine,  je  te 
»  recommande  mon  pèrel  »  Et  il  a  mis  son  cheval 
au  galop.  » 

Le  quatrième  acte  n'est  qu'un  long  sanglot,  que  le 
père  étoufîo,  pour  ne  pas  cfTrayer  la  mère,  la  sœur,  le 
gendre,  qui  ne  soupçonnent  rien,  qui  se  récrient  sur 
le  bonheur  de  ce  jour,  et  qui  trouvent  seulement  que 
le  fils  de  la  maison  tarde  bien  à  venir  en  prendre  sa 
part.  Victorine  passe  et  repasse  à  travers  les  col- 
loques de  la  parenté,  tremblante,  fébrile,  nerveuse» 
l'œil  aux  aguets,  l'oreille  aux  écoutes.  Le  pathé- 
tique envahit  insensiblement  la  scène.  On  se  regarde 
à  la  dérobée,  on  parle  à  voix  basse,  on  se  serre  au- 
tour du  chef  de  la  famille,  comme  à  l'approche  d'un 
grand  malheur. 

L'effet  tragique  est  au  comble,  quand  les  trois 
coups  que  M.  Vun  Derk  a  ordonné  à  Antoine  de  frap- 
per, pour  lui  apprendre  la  mort  de  son  fils,  \iennent 
retentir  au  milieu  d'une  discussion  commerciale.  Le 
courage  du  négociant  se  redresse,  sans  emphase, 
sous  ce  coup  de  foudre.  Il  reste  à  son  bureau,  comme 
au  poste  de  son  devoir.  Il  domine  de  la  tête  les  dé- 
sespoirs qui  débordent.  C'est  lui  qui  console  le  vieil 


SEDAINE.  623 

Antoine,  c'est  lui  qui  reçoit  dans  ses  bras  Victorine 
éperdue.  «  Mort?  Qui?  Monsieur  votre  fils?  »  Le  seul 
aveu  qui  lui  échappe  est  dans  cette  exclamation  de 
douleur.  Pour  que  cet  humble  cœur  s'entr'ouvre,  il 
faut  qu'il  se  brise. 

Elle  pousse  encore  un  cri  lorsqu'elle  revoit  vivant 
celui  qu'elle  a  cru  mort.  «  Ah  !  Monsieur  !  »  et  la 
voilà  rentrée  dans  son  modeste  silence.  Décomposez 
cette  figure  angélique,  formée  de  toutes  les  puretés 
de  l'âme  et  des  sens  ;  elle  s'évapore  en  soupirs,  en 
rougeurs,  en  nuances  fugitives.  Elle  apparaît,  sans 
agir;  elle  parle  à  peine;  son  rôle  tiendrait  dans  une 
page  ;  mais  la  palpitation  de  son  petit  cœur  remplit 
tout  le  drame. 

Yictorine  termine  la  pièce,  comme  elle  l'a  ouverte  ; 
fidèle,  jusqu'au  bout,  à  la  légèreté  de  sa  nature,  c'est 
du  bout  du  doigt  qu'elle  la  ferme.  Elle  court  vers 
son  père,  qui  va  s'écrier  en  revoyant  le  fils  de  son 
maître,  et  tout  apprendre,  et  découvrir  ce  qu'on  a 
eu  tant  de  peine  à  dissimuler.  Elle  l'embrasse  et  pose 
en  souriant  la  main  sur  sa  bouche.  La  jeune  dé- 
sespérée redevient  une  enfant  enjouée  et  lutine.  Elle 
sejouedela  surprise  du  vieil  Antoine,  avec  de  petites 
mines  et  de  petits  gestes  moqueurs.  La  toile  tombe 
sur  cette  pantomime  folâtre  comme  une  danse. 

Madame  Sand,  il  y  a  quelques  années,  a  voulu 


624  LE    THKATRE    MODERNE. 

marier  "Victoiine.  J'applaudis  à  ce  mariage,  puisqu'il 
nous  a  valu  un  petit  chef-d'œuvre  ;  mais  je  nV  (  rois 
pas;  je  n'y  veux  pas  croire.  Non,  Viclorine  n'est 
pas  une  fille  à  marier.  La  virginité  est  l'essence 
même  de  sa  fine  nature.  Elle  exprime  un  moment 
de  la  vie  plutôt  qu'un  caractère  personnel.  Elle  re- 
présente le  premier  jour  de  mai  du  cœur  et  des  sens, 
la  puberté  qui  s'éveille,  demi-nue  et  rougissante,  du 
long  sommeil  de  l'enfance.  Vous  devinez  son  amour, 
vous  ne  le  voyez  pas  :  à  peine  s'est-il  montré,  qu'il 
s'envole  tout  effarouché.  Mariez  Yictorine,  jetez-la 
dans  les  bras  de  son  amant,  et  elle  y  laissera  son 
duvet  d'oiseau,  ses  rougeurs  de  vierge,  l'étourderie 
de  son  innocence,  l'incertitude  printanière  et  mati- 
nale de  toute  sa  personne.  Yictorine  mariée  n'est 
plus  Yictorine,  pas  plus  qu'une  fleur  cueillie  n'est 
une  fleur  tremblante  sur  sa  lige. 

Même  en  restant  dans  cette  voie  de  la  vie  réelle, 
dont  Sedaine  ne  nous  a  montré  que  la  riante  ave- 
nue, est-il  vraisemblable  que  Yictorine,  qui  n'est,  en 
fin  de  compte,  qu'une  camériste  favorite,  épouse  ja- 
mais le  fils  de  cette  grande  maison  comblée  de  ri- 
chesses, qui  a  un  blason  caché  sous  son  enseigne,  et 
dont  la  fille,  ce  jour-là  même,  entre  dans  une  famille 
de  robe  et  d'hermine  ?  Hélas  !  non  ;  ce  n'est  pas  là  le 
train  de  la  vie.  Ce  mariage  est  le  roman,  il  ne  pour- 
lait  être  l'histoire  de  la  fille  d'Antoine.  M.  Yan  Derk 


SEDAINE.  625 

est  un  philosophe,  je  le  veux  bien  ;  un  patriar- 
che, je  le  veux  encore  ;  mais  regardez-le  de  près, 
éludiez  les  grandes  lignes  de  cette  tête  prudente  et 
sévère  :  il  prévoit,  il  calcule,  il  raisonne;  il  est,  avant 
tout,  un  homme  de  règle  et  de  discipline.  Si  la 
profession  qu'il  a  embrassée  lui  a  laissé  sa  grandeur 
d'âme,  elle  lui  a  donné,  en  revanche,  des  qualités 
positives  :  l'ordre,  la  prudence,  l'entente  de  la  vie. 
Une  grande  dot  n'est-elle  pas  nécessaire  au  cou- 
ronnement de  sa  fortune  ?  N'est-ce  pas  assez  d'une 
déchéance  de  nom  ;  faut-il  encore  y  ajouter  une  mé- 
salliance de  sang  et  de  classe?  Et  la  marquise  !  Que 
dirait  la  marquise,  cette  sœur  offensée,  qui  vient  à 
peine  de  lui  pardonner  sa  roture  ?  Ne  crierait-elle 
pas  au  scandale  et  au  déshonneur,  en  la  voyant  défi- 
nitivement consommée  ? 

Ainsi,  de  tous  les  côtés,  s'élèvent  d'insurmon- 
tables obstacles.  Non,  Victorine  ne  sera  jamais  la 
belle-fille  de  M.  Van  Derk.  Son  cœur  est  de  ceux 
qui  se  donnent,  sans  être  reçus.  Le  poète  vous  l'a 
montrée  dans  un  jour  de  trouble,  à  une  heure  de 
crise.  L'orage  qui  planait  sur  cette  maison  si 
chère  avait  ébranlé  ses  nerfs,  surpris  sa  réserve, 
emporté  sa  voix.  Mais,  demain,  la  famille  va  re- 
prendre son  existence  monotone.  Victorine  rendra 
sa  montre  au  jeune  Van  Derk;  le  départ  de  sa  sœur 
de  lait  la  rejettera,  sans  secousse,  dans  la  domes- 
III.  40 


628  LE    THEATRE   MODERNE. 

tu'ité  filiale  d'où  nous  l'avons  vue  s'élancer  plutôt 
que  sortir.  Le  jeune  olfieieraura  bien  encore  pour 
elle  de  tendres  regards  et  de  douces  paroles.  Vaines 
illusions!...  Le  service,  les  campagnes,  les  affaires, 
les  joies  de  la  fortune,  les  distraclions  du  monde, 
-lissiperonl  bientôt  ce  feu  attiédi.  Ensuite  viendra 
Iheure  du  mariage,  l'occasion  offerte  de  restaurer  le 
nom  et  les  titres  de  la  famille  par  une  grande  al- 
1  ance.  Comment  voulez-vous  qu'il  liésile,  et  qu'il 
songe  encore  aux  jeux  innocents  de  son  adoles- 
cence? Yictorine  pleurera  en  secret;  elle  aura,  pen- 
dant quelques  jours,  l'air  triste  et  les  yeux  rougis.  On 
l;ii  fera  doucement  entendre  que  sa  tristesse  n'est 
pas  convenable,  et  elle  obéira  sans  murmure.  Bientôt 
la  froide  résignation  assoupira  sa  docile  nature  ;  ses 
jours  tomberont,  comme  la  neige  dont  parle  Pétrar- 
q  le,  la  neige  sur  les  Alpes,  quand  il  ne  fait  pas  de 
Vent.  Sa  vie  prendra  les  pâles  couleurs  ;  elle  végé- 
tera, avec  l'inertie  et  la  fidélité  du  lierre,  dans  cette 
maison  qui  ne  lui  doit,  au  bout  du  compte,  que  ce 
qu'elle  lui  donne,  son  ombre  et  son  appui.  Ce  beau 
jour  d'éclosion,  de  vie,  de  fièvre  et  de  flamme,  n'aura 
jamais  de  lendemain  :  E  finita  la  musical 

Telle  serait  la  destinée  de  Yictorine.  Sedaine  a 
donc  bien  fait  de  la  laisser  sous  un  voile  ;  il  a 
bien  fait  de  soulfler,  comme  un  flambeau,  celte  jolie 
Damme  dénuée  d'aliment.  A  la  réflexion,  ce  dé- 


I 


SEDAINE.  627 

nouement  sans  issue  païaît  un  peu  liiste.  Mais  le 
malheur  va  si  bien  aux  filles  de  la  poésie  et  du  rêve! 
La  mort  même  es?.,  pour  elles,  un  charme  de  plus, 
une  coquetterie  suprême.  L'imagination  est  cruelle, 
comme  la  vestale  du  cirque  romain,  elle  montre  à 
ses  héioïnes  son  pouce  abaissé  ;  elle  leur  ordonne 
de  mourir;  elle  veut  les  voir  tomber,  avec  grâce, 
sous  ses  yeux  avides.  0  poètes  !  gardez-vous  bien 
de  sauver  les  victimes  !  Laissez  Virginie  sombrer 
dans  la  mer  des  Indes;  laissez  les  sables  de  la  savane 
recouviir  le  corps  charmant  de  Manon;  sans  aller 
si  loin  ou  si  haut,  laissez  Yictorine  rentrer  obscu- 
rément dans  la  servitude.  Elle  a  fait  un  beau  rêve; 
un  brillant  espoir  lui  est  apparu.  Elle  s'est  élancée 
pour  l'atteindre,  et  elle  est  retombée,  sans  grande 
blessure  apparente.  Mais  elle  ne  se  relèvera  pas  de 
cette  chute  ;  elle  languira,  elle  s'étiolera,  elle  mourra 
jeune,  cachant  toujours  son  secret,  comme  un  oi- 
seau s'endort,  la  tête  sous  son  aile. 

Il  y  a  une  vieille  chanson  allemande  qui  dit  : 
«  Il  était  deux  beaux  enfants  —  qui  ne  pouvaient 
se  réunir,  —  parce  que  l'eau  était  trop  profonde...  » 
C'est  sur  la  rive  de  cette  eau  profonde  que  j'aime 
à  me  représenter  Yictorine,  assise  à  terre,  la  tête 
dans  sa  main,  et  suivant,  d'un  œil  résigné,  une 
barque,  pleine  de  flambeaux  et  de  chants  de  fête, 
qui  emporte  son  fiancé  vers  la  plage  lointaine... 


CHAPITRE  X 

BEAUMARCUAIS 

I.  —  Eugénie. 
n.  —  Le  Barbier  de  Séville. 
ni.  —  Le  Mariage  de  Figaro.  —  Mozart  et  RossioL 


I 


Voici  ce  que  M.  le  baron  de  Grimra  écrivait,  dans 
sa  Correspondance  littéraire,  après  la  première  re- 
présentation Ci  Eugénie  :  «  Cet  ouvrage  est  le  coup 
d'essai  de  M.  de  Beaumarchais,  au  théâtre  et  dans 
la  littérature.  Ce  M.  de  Beaumarchais  est,  à  ce 
qu'on  dit,  un  homme  de  près  de  quarante  ans, 
riche,  propriétaire  d'une  petite  charge  à  la  cour, 
qui  a  fait,  jusqu'à  présent,  le  petit-maître,  et  à  qui 
il  a  pris  fantaisie,  mal  à  propos,  de  faire  l'auteur. 
Je  n'ai  pas  l'honneur  de  le  connaître,  mais  on  m'a 
assuré  qu'il  était  d'une  suffisance  et  d'une  fatuité 
insignes.  J'ai  quelquefois  vu  la  confiance  et  une  cer- 
taine vanité  naïve  et  enfantine  s'allier  avec  le  talent, 


BEAUMARCHAIS.  629 

mais  je  n'ai  jamais  vu  un  fat  en  avoir  ;  et,  si  M.  de 
Beaumarchais  est  fat,  il  ne  sera  pas  le  premier 
qui  fasse  exception.  »  Et,  plus  loin,  Grimm  ajoute  : 
«  Il  y  a,  au  quatrième  acte,  une  scène  que  j'ai 
sautée  dans  l'analyse,  mais  qui  me  revient  ici,  et 
qui  est  pour  moi  une  démonstration  que  cet  homme 
ne  fera  jamais  rien,  même  de  médiocre.  » 

Que  dites-vous  de  la  prédiction  jetée  en  l'air  et  re- 
tombant sur  l'augure,  avec  le  Barbier  de  Séville  et  le 
Mariage  de  Figaro,  comme  une  volée  de  bois  vert? 

V Eugénie,  de  Beaumarchais,  ne  méritait  pas, 
d'ailleurs,  cette  indignité  de  Grimm.  C'est  un  petit 
drame,  honnête  et  vulgaire,  attendrissant,  à  la  façon 
d'un  roman  sensible,  et  dont  le  dialogue,  entaché 
d'emphase,  a  parfois  de  la  précision  et  du  naturel. 
Mais  l'intérêt  n'est  pas  là  ;  il  est  dans  les  théories  in- 
croyables, mélangées  de  faux  et  de  vrai,  de  raison 
et  d'absurdité,  dont  sa  préface  fut  le  manifeste.  Cris 
de  montagne  en  travail,  qui  accouchait  d'une  in- 
génue larmoyante;  assaut  livré  à  la  Troie  classique, 
pour  planter,  sur  ses  portiques  démolis,  un  mou- 
choir trempé,  en  guise  de  drapeau!  Diderot  avait 
commencé  celte  insurrection  que  Beaumarchais  exa- 
gère et  pousse  à  outrance.  Beaumarchais  est  «  l'en- 
fant terrible  »  du  Père  de  famille. 

Avec  Lachaussée,  Diderot,  Saurin,   Sedaine  et 


6:^0  LE    THÉÂTRE    MODERNE. 

Boaiimarchai'î,  le  tiers  état  fit  son  entrée  dans  le 
pathéliqne,  et  toutes  les  économies  de  larmes  que 
l'art  dramatique  avait  fuites,  depuis  doux  siècles, 
sur  les  malheurs  des  familles  bourgeoises,  furent  dé- 
pensées en  quelques  soirées.  On  larmoya  sur  les  fils 
naturels,  on  sanglota  sur  les  mères  coup;ibles,  on 
ruissela  sur  les  filles  séduites;  on  maudit  en  grosse 
prose  les  lois  du  monde  et  les  préjugés.  Le  père 
bourgeois,  jusque-là  le  soulfre-douleur  de  la  comédie, 
bafoué  par  ses  enfants,  my-tifié  par  les  soubrettes, 
bâtnnné  par  Scapin  et  par  Mascarille,  grandit  ou 
plutôt  grossit  à  vue  d'œil.  Il  devint  un  arbitre,  un 
juge,  un  patriarche,  un  p  a  ter  familias. 

Encore  une  fois,  cette  réaction  était,  en  partie,  lé- 
gitime. Il  est  certain  que  le  genre  humain  n'est  pas 
divisé  en  hiérarchies,  trajjiques  et  comiques.  Le  por- 
tier qui  g  irde  la  maison  d'un  bourgeois  n'arrête  pas 
plus  le  malheur,  que  «  la  garde  qui  veille  aux  bar- 
rières du  Louvre  »  ne  défend  de  la  mort  le  palais  des 
vois.  Un  laquais  amoureux  —  Victor  Hugo  l'a  prouvé 
—  peut  être  pluspathéùque  qu'un  «  prince  lamen- 
table »  ;  et  les  yeux  d'une  gi  isette,  abandonnée  par 
un  {^ommis  trompeur,  contiennent  autant  de  larmes 
que  les  yeux  des  reines.  Mais  cette  égalité  des 
classes  devant  le  drame,  si  vaillamment  conquise, 
depuis,  par  l'école  moderne,  ne  suffisait  pas  aux 
novateurs  du  dix-huilième  siècle.  Leur  devise  était 


BEAUMARCHAIS.  631 

celle  de  Sieyès  :  a  Qu'est-ce  que  le  tiers  état  au 
théâtre?  —  Rien.  —  Que  doit-ii  être? —  Tout.  » 
La  révolution  qu'ils  tentèrent  n'avait  pas  même  de 
89,  elle  débutait  par  93.  Le  manifeste  que  Beau- 
marchais a  mis  eu  tète  d  Eugénie  saute  par-des- 
sus le  romantisme  et  tombe  à  plat  dans  le  réalisme. 
Le  «drame  sérieux»  qu'il  veut  fonder  n'est  autre 
chose  que  la  démocratie  théâtrale. 

Ce  «  drame  sérieux  »  ne  doit  peindre  que  des  évé- 
nements de  la  vie  ordinaire.  Toute  catastrophe  qui 
dépasse  la  portée  d'une  existence  moyenne  lui  est 
interdite.  Il  se  fermerait  à  l'exil  d'(Edipe  ou  au  cer- 
cueil de  Jidiette  ;  en  revanche,  il  s'ouviirait,  à  deux 
battants,,  au  notaire  du  coin  ou  à  des  recors  venant 
saisir  uu  fils  de  famille  endetté.  L'horreur  de  la 
poésie  est  le  premier  article  de  sa  poétique.  Il  est 
défendu  de  rimer  sur  la  scène,  parce  qu'on  ne 
parle  pas  en  vers  dans  la  rue  Saint-Denis  ou  au  bou- 
levard Beaumarchais. 

La  prose  est  pertnise,  mais  la  prose  faite  sans  le 
savoir,  comme  celle  de  M.  Jourdain.  «  Le  dialogue 
doit  être  simple,  et  se  rapprocher,  autant  que  pos- 
sible, de  la  nature.  Sa  véritable  éloquence  est  celle 
des  situations,  et  le  seul  coloris  qui  lui  soit  permis 
est  le  langage  vif,  pressé,  coupé,  tumultueux  et  vrai 
des  passions.  »  Au  besoin,  le  drame  de  Beaumarchais 
se  contenterait  d'une  pantomime  vive  et  animée. 


632 


LE   TDÉATRE    MODERNE. 


«  Les  personnages  doivent  toujours  paraître  sous  an 
tel  aspect  qu'ils  aient  à  peine  besoin  de  parler  pour 
intéresser.  »  Les  rois  et  les  héros  sont  mis  à  la  porte 
de  ce  théâtre  bourgeois  :  M.  Melluc  et  M.  Germeuil 
ne  reçoivent  pas  ces  gens-là.  «  C'est  noire  vanité 
seule  qui  trouve  son  compte  à  être  initiée  dans  les 
secrets  d'une  cour  superbe  :  le  spectateur  est  surtout 
sensible  aux  malheurs  d'un  état  qui  se  rapproche 
du  sien.  »  Le  nouveau  drame  se  montrait  ainsi,  dès 
le  début,  aussi  intolérant  que  la  tragédie  qu'il  pré- 
tendait remplacer.  Elle  chassait  de  la  scène  lu  peuple 
et  les  classes  moyennes  ;  il  en  bannissait  les  rois  et 
les  grands  hommes.  C'étaient  les  règles  à  la  renverse  ; 
l'arbitraire  de  l'ostracisme,  substitué  à  celui  du 
cérémonial.  Mais  l'art  libre  ne  gagnait  rien  à  ce 
changement  d'étiquette. 

Ce  n'est  pas  tout:  l'histoire  est  exclue  du  Ihéûlre 
de  Beaumarchais,  par  la  raison  que  les  spectateurs, 
n'étant  pas  des  personnages  historiques,  n'ont  rien  à 
démêler  avec  elle  :  «  Que  me  font  à  moi,  sujet  pai- 
sible d'un  État  monarchique  du  dix-huilième  siècle, 
les  révolutions  d'Athènes  et  de  Rome?...  Pourquoi 
la  relation  du  tremblement  de  terre  qui  engloutit 
Lima  et  ses  habitants,  à  trois  mille  lieues  de  moi, 
me  trouble-t-elle,  lorsque  celle  du  meurtre  juridique 
de  Cliarles  1*%  commis  à  Londres,  ne  fait  que  m'in- 
digiier?  C'est  que  le  volctiu  ouvert  au  Pérou  pou- 


BEAUMARCHAIS.  633 

vait  faire  son  explosion  à  Paris,  m'ensevelir  sous 
ses  ruines,  et  peut-être  me  menace  encore;  au  lieu 
que  je  ne  puis  appréhender  rien  d'absolument  sem- 
blable au  malheur  inouï  du  roi  d'Angleterre.  » 
Yingt-deux  ans  plus  tard,  ce  «  sujet  paisible  d'un 
État  monarchique  »  assistait  à  une  Révolution  plus 
terrible  que  celles  d'Athènes  et  de  Rome.  Proscrit, 
pillé,  enfermé  à  l'Abbaye,  quelques  heures  avant  les 
massacres  de  Septembre,  menacé  de  la  guillotine  et 
de  la  lanterne,  il  put  «  appréhender  quelque  chose 
d'absolument  semblable  au  malheur  inouï  du  roi 
d'Angleterre  »,  et  apprendre  que  la  mort  tragique 
se  mésalhe  quelquefois  ! 

Ce  simple  rapprochement  est  une  réfutation  suffi- 
sante des  théories,  étroites  et  mesquines,  posées  par 
Beaumarc'nais,  dans  h  préface  d'Eugénie.  Tout  arrive, 
et  les  plus  humbles  existences  ne  sont  pas  à  l'abri 
des  plus  tragiques  catastrophes.  La  destinée,  impar- 
tiale comme  la  foudre,  frappe  également,  en  haut  et 
en  bas.  Quelle  pitoyable  doctrine  que  celle  qui 
fait  un  code  d'égoï-me  de  la  poétique  du  théâtre,  qui 
ne  permet  au  spectateur  de  pleurer  que  sur  des  in- 
fortunes qui  pourraient  l'atteindre  ;  qui  pose  le  comp- 
toir d'une  faillite  ou  le  tribunal  d'un  procès  comme 
la  borne  extrême  des  péripéties  dramatiques,  et  qui 
dit  à  l'émotion  :  «  Tu  n'iras  pas  plus  loin!  »  Comme 
si  la  première  loi  du  drame  n'était  pas  une  sympa- 


634 


LE    TllEATHK    MODERNE. 


Iliie  universelle,  embrassant  toutes  les  condiliona 
sociales  et  tous  les  sentiments  généreux!  comme  si 
la  pilié  ou  la  lerreiir  ne  s'élevaient  pas  en  propor- 
tion de  la  hauteur  du  personnage  accablé  !  Les  per- 
sonnages élevés  à  l.i  d  giiité  de  types  par  la  grandeur 
historique  ou  par  la  force  du  style  peuvent,  seuls, 
produire  une  forte  impression,  parce  qu'ils  person- 
nifient entièrement  la  passion  ou  la  douleur  qu'ils 
éprouvent,  tandis  que  les  vagues  figures  de  la  scène 
vulgaire  n'en  expriment  qu'un  petit  côté.  Hécube 
est  élernellenient  pathélii|ue;  elle  émeut  depuis  deux 
mille  ans  :  une  mère  de  mélodrame,  déplorant  la 
perte  de  son  petit  dernier,  peut  attendrir  un  instant* 
l'instant  d'après,  on  l'a  oubliée. 

Aussi,  rien  de  plus  factice  et  de  plus  précaire  que 
le  théâtre  bâtard,  improvisé  par  Beaumarchais,  sur 
les  ruines  de  la  tragédie  et  de  la  comédie.  Ce  pré- 
tendu monument  n'était  qu'une  maison  bourgeoise, 
sans  élévation  et  sans  perspective,  ne  donnant  que 
sur  la  rue,  n'ayant  vu  que  sur  im  quartiei".  Il  n'em- 
ployait même  pas  à  sa  construction,  comme  le  drame 
moderne  l'a  fait  plus  lard  pour  la  sienne,  les  riches 
matériaux  des  genres  qu'il  voulait  détruire.  Son 
drame  mesquin,  dénué  de  grandiose,  privé  de  gaieté, 
excluant  à  la  fois  le  grand  rire  et  les  hautes  dou- 
leurs, romanesque  à  faux,  sentimental  à  froid,  dé- 
layant, dans  une  phraséolitgie  banale,  les  lioiix  com- 


BEAUMARCHAIS.  635 

muns  de  la  vie,  n'avait  aucune  raison  de  durer.  Miné 

par  sa  sensiblerie  larmoyante,  il  est  tombé,  comme 
ces  bâtisses  de  plâtre  que  l'humidité  fait  crouler. 

Eugénie  est,  du  reste,  curieuse  à  relire,  sinon  à 
revoir,  comme  document  littéraire.  Le  réalisme  dra- 
matique, à  peine  inventé,  donne  son  dernier  mot 
avec  Beaumarchais,  Dans  une  notice  qui  précède 
1 1  pièce,  l'auteur  se  fait  l'habilleur  de  ses  person- 
nages: pas  une  boucle  d'omise,  pas  un  bouton  d'ou- 
bl  é.  «  Le  baron  Ilartley,  vieux  gentilhomme  du 
p  ;ys  de  Galles,  doit  avoir  un  habit  gris  et  veste 
rouge,  à  petits  galons  d'or,  une  culotte  grise,  des 
bas  gris  roulés,  des  jarretières  noires  sur  ses  bas, 
de  petites  boucles  sur  ses  souliers  carrés  et  à  talons 
hauts,  une  perruque  à  la  brigadière  ou  un  ample 
boinet,  un  grand  chapeau  à  la  Ragotzi,  une  cravate 
nouée  et  passée  dans  une  boutonnière  de  l'habit, 
un  surtout  de  velours  noir  par-dessous  tout  l'ha- 
billement. »  Sa  sœur,  madame  Murer,  n'est  pas 
tu  ée  à  moins  d  épingles  et  costumée  moins  minutieu- 
se nent  :  «  Robe  anglaise,  toute  ronde,  de  couleur 
sérieuse,  à  bottes,  sans  engageantes,  sur  un  corps 
serré  descendant  bien  bas  ;  un  grand  fichu  cairé,  à 
dentelles  anciennes,  attaché  en  croix  sur  la  poitrine; 
un  tablier  très  long,  sans  bavette,  avec  une  large 
dentelle  en  bas  ;  des  souliers  de  même  étotïe  que  la 
lobe  ,unc  barrette  anglaise  à  dentelles  sur  la  tête, 


636  LE   THÉÂTRE    MODERNE. 

et,  par-dessus,  un  chapeau  de  salin  noir  à  rubans  de 
même  couleur.  »  Quant  à  Eugénie,  elle  se  contente  de 
porter  «  une  robe  anglaise  toute  ronde,  de  couleur 
gaie,  à  bottes,  comme  celle  de  madame  Murer;  le 
tablier,  de  même  que  sa  tante;  des  souliers  blancs, 
an  chapeau  de  paille  doublé  et  bordé  de  rose,  une 
barrette  anglaise  à  dentelles  sous  son  chapeau.  » 
On  croirait  lire  un  journal  de  modes  de  l'an  1767.  Si 
l'habit  faisait  le  drame,  la  pièce  de  Beaumarchais 
serait  le  chef-d'œuvre  le  mieux  mis  du  monde. 

Les  jeux  de  scène,  les  poses,  les  déplacements,  les 
mouvements,  les  changements  de  physionomie,  les 
inflexions  de  voix  et  les  apartés  sont  aussi  scrupuleu- 
sement indiqués.  Beaumarchais,  faisant  fi  du  style, 
s'attache  d'autant  plus  aux  petits  détails;  ne  voulant 
ou  ne  pouvant  encore  faire  un  tableau,  il  enlumine 
un  trompe-lœil. 

Le  baron  débute  «  par  boire  un  verre  de  maras- 
quin »;  puis,  tour  à  tour,  selon  les  situations,  il 
«  hausse  les  épaules,  frappe  du  pied,  s'échaulTe,  ges- 
ticule violemment,  étoulïe  de  colère,  court  relever  sa 
fille  par  un  mouvement  de  tendresse,  se  jette  dans 
un  fauteuil  et  reprend  toute  sa  colère.  »  Le  comte  de 
Clarendon  a  fait  des  gestes  furieux,  se  lève  brusque- 
ment, prend  la  main  à  sa  femme,  cache  sa  joie  sous 
un  air  empressé  ».  Eugénie  «  baisse  les  yeux,  regarde 
son  mari  avec  passion,  se  cache  le  visage,  parle  à 


BEAUMARCHAIS.  637 

son  père  d'un  ton  de  ressentiment  que  le  respect  ré- 
prime, le  retient  à  bras-le-corps  » .  Elle  est  tour  à  tour 
«  indignée,  outrée,  éperdue,  égarée,  désespérée  »  ! 

Ce  n'est  pas  tout;  avec  sa  manie  d'inventions  et 
d'innovations,  Beaumarchais  a  imaginé  d'intercaler, 
dans  sa  pièce,  des  pantomimes  qu'il  appelle  a  Jeux 
d'entr'actes  »,  admirables,  selon  lui,  pour  entretenir 
l'illusion.  Entre  chaque  acte,  il  fait  apparaître  des  do- 
mestiques qui  rangent  les  sièges,  enlèvent  les  pa- 
quets, éteignent  les  bougies,  apportent  des  flacons, 
passent  et  repassent  avec  des  bougeoirs,  et  s'éten- 
dent sur  les  canapés  en  bâillant  de  fatigue.  La  sou- 
brette ouvre  une  malle,  en  tire  des  robes,  les  déplisse, 
les  secoue,  les  étend  sur  un  sofa ,  prend  un  chapeau  de 
sa  maîtresse  et  l'essaye,  avec  complaisance,  devant 
une  glaco,  après  avoir  regardé  si  personne  ne  peut  la 
voir.  Nous  voyons  aussi  le  baron  qui  sort  de  la  cham- 
bre de  sa  fille,  tenant,  d'une  main,  un  bougeoir  allumé, 
et  cherchant,  de  l'autre,  une  clef  dans  son  gousset. 

Il  faut  voir  l'importance  que  Beaumarchais  attache 
à  ce  train-train  ridicule  de  ménage  et  de  valetaille! 
Voyez-vous  un  public  français  tenant  son  sérieux, 
devant  ces  singeries  de  comparses,  gesticulant  en 
mesure,  pour  ennuyer  le  tapis?  Intermède  pour  inter- 
mède, qui  ne  préférerait  les  tapissiers,  les  tailleurs 
et  les  apothicaires  dansants  de  Molière,  à  ces  figu- 
rants de  cire,  portant  des  flacons  vides  et  trimbal- 


638  LE   THEATRL    MODERNE. 

lant  des  paquets  de  carton?  Le  faux  système  entache 
ici  de  niaiserie  l'homme  le  plus  spirituel  de  son 
temps  —  après  Voltaire.  «  Pourquoi,  s'écria  Fréron, 
dans  son  Aimée  littéraire,  ne  pas  faire  venir  un 
frotteur?  »  Les  jeux  iimocents  des  entr'actes  àEu- 
génie  ne  se  relevèrent  pas  du  mot  de  Fréron. 

Ucureusemenî,  pour  lui,  Beaumarchais  sortit  vite 
de  ce  genre  bourgeois  et  médiocre,  oîi  son  talent  au- 
rait végété.  Les  idées  passaient,  en  courant,  dans 
cette  tête  changeante.  Il  oublia  bientôt  ses  théories 
lacrymales  et  senlimentales;  il  jeta  par-dessus  les 
moulins,  en  Espagne,  sa  perruque  de  père  grondeur 
et  son  mouchoir  de  pleureuse.  Huit  ans  après  son 
«  drame  sérieux  »,  paraissait  la  comédie  la  plus  folle, 
la  plus  gaie,  la  plus  verveuse  qui  ait  jamais  mis  le  feu 
aux  planches;  et  le  petit  monde  ennuyeux  de  la  Ira- 
géditi  bourgeoise  disparut  aux  éclats  de  rire  du  Bar- 
bier de  Séville. 

Le  Barbier  de  Séville  et  le  Mariage  de  Figaro, 
voilà  tout  le  théâtre  de  Beaumarchais.  Ses  autres 
pièces  sont  si  fort  au-dessous  de  lui,  qu'il  ne  fau- 
drait jamais  en  parler. 


II 


«  C'est  une  vieille  histoire,   —  dit  quelque   part 
Henri  Heine  parlant  de  chagrins  d'amour,  —  mais 


BEAUMARCHAIS.  «3f 

celui  à  qui  elle  vient  d'arriver  a  le  cœur  brisé.  » 
C'est  une  vieille  histoire,  pourrait-on  dire  du  Bar- 
hier  de  Séville,  ninis  celui  à  qui  l'on  vient  de  la  ra- 
conter a  l'esprit  ravi. 

L'imbroglio  dramatique  n'a  jamais  dessiné  de  plus 
riant  labyrinthe;  la  comédie,  eu  Espagne,  n'a  jamais 
bâti  de  plus  beau  château.  Quelle  fraîcheur  et  quelle 
ardeur  de  jeunesse;  quelle  imagination  dans  la  folie 
et  dans  le  caprice  !  Un  rayon  de  soleil  court  et  se  joue 
sur  tous  les  personnages,  ne  laissant  dans  l'ombre  que 
Barlholo  et  Basile.  Leur  verve  a  l'élan  d'une  légère 
ivresse;  le  souffle  mélodieux,  qui  noue  et  qui  dénoue 
les  groupes  d'un  ballet,  anime  leurs  mouvements  et 
leur»  jeux  de  théâtre.  Ce  sont  des  tableaux  tout  faits, 
pour  un  Watteau  ou  pour  un  Lancref,  que  les  scènes 
qui  se  jouent  autour  du  clavecin  de  Rosine.  L'esprit 
qui  pétille,  dans  le  Mariage  de  Figaro,  aigu  et  bles- 
sant comme  la  grêle,  abonde  et  roule,  ici,  comme  des 
poignées  de  pistoles  jetées  par  un  amant  généreux. 
Ce  qui  va  devenir  une  artillerie  meurtrière  n'est 
encore  qu'une  pyrotechnie  scintillante.  Le  Barbier 
de  Seville,  c'est  le  Mariage  de  Figaro  avant  la 
lettre  ;  c'est  l'esquisse,  tendre  et  légère,  d'un  tableau 
chargé  de  couleurs. 

Cependant,  ce  qui  nous  frappe  toujours,  à  chaque 
audition  nouvelle  du  Barbier  de  Beaumarchais,  c'est 


040  LE   THÉÂTRE    MODERNE. 

la  conquête  que  l'opéra  de  Rossini  a  faite  de  son 
texte,  au  point  qu'il  est  difficile  de  distinguer  Tim- 
pression  produite  par  la  pièce,  des  réminiscences 
musicales  qui  s'y  attachent  et  qui  l'accompagnent.  La 
musique  a  passé  dans  les  veines  de  la  comédie  :  elle 
la  possède,  elle  l'agite,  elle  lui  communique  ses 
divins  transports.  La  note  bourdonne  sous  le  mot;  la 
méloJie  chante,  à  demi-voix,  derrière  la  tirade;  le  ré- 
citatif suit  le  monologue  ou  r^joâ'r^e^  en  sourdine;  un 
chœur  ondoyant  de  voix  reculées  accompagne  le  cli- 
quetis du  dialogue  et  le  jeu  des  scènes.  Le  musicien 
est  debout,  sa  lyre  à  la  main,  derrière  le  poète, 
comme  le  joueur  de  flûte  derrière  l'orateur  romain. 
Mais  l'éloquence  romaine  couvrait,  à  la  tribune  du 
Forum,  le  rythme  frêle  qui  guidait  et  cadençait  sa 
période  :  ici,  au  contraire,  le  son  étouffe  le  mot;  le 
motif  musical  déborde  sur  l'effet  comique;  les  mélo- 
dies, endormies  et  vibrantes  au  fond  de  la  mémoire, 
se  précipitent,  à  l'appel  des  phrases  commencées,  et 
les  attirent,  comme  des  Sirènes,  dans  le  monde  fluide 
qu'elles  habitent. 

La  tirade  de  Figaro,  débitant  son  prospectus  de 
valet  d'intrigue,  pâlit  auprès  de  l'étincelante  cava- 
tine  :  Largo  al  factotum!  Quand  il  s'écrie  :  «De  l'or! 
»  Mon  Dieu  !  de  l'or  !  c'est  le  nerf  de  l'intrigue  !  » 
le  splendide  ductto  :  AW  idea  di  quel  métallo...  re- 
tentit, à  la  cantonade,  comme  la  pluie  d'or  de  Jupi- 


BEAUMARCHAIS.  641 

t'.i,  forçant  la  tour  de  Danaéet  résonnant  sur  son  lit. 
A.  peine  Rosine  a-t-elle  fredonné  sa  petite  chanson  : 

Tout  me  dit  que  Lindor  est  charman 
Et  qu'il  faut  l'aimer  constamment, 

que  l'admirable  romance  :  Una  voce  poco  fa,  fond 
sur  elle,  comme  un  oiseau  chanteur  de  haute  enver- 
gure qui  emporterait  une  cigale  au  plus  haut  des 
cieux.  Basile  commence-t-il  sa  fameuse  tirade  : 
«  La  calomnie,  monsieur,  la  calomnie,  vous  ne 
%avez  guère  ce  que  vous  dédaignez!  »  le  grand  air 
de  la  Calunnia  couvre  ses  batteries  do  mots  et  ses 
tintements  d'onomatopées,  sous  l'orage  de  son  cres- 
cendo. Tout  y  passe,  jusqu'au  piquant  chorus  du 
second  acte  :  «  Allez  vous  coucher,  Basile,  allez 
vous  coucher!  »  auquel  répond,  comme  un  écho 
de  cristal,  l'éclat  de  rire  délicat  de  l'ironie  rossi- 
nienne  iBiiona  sera,  mio  signore!  Tandis  que  la  co- 
médie pousse  le  cuistre,  par  les  épaules,  pour  le  faire 
sortù",  la  mélodie  le  chasse,  avec  une  verge  de  roses, 
qui  tombe  et  retombe,  en  cadences  moqueuses,  sur 
sa  noire  échine. 

Ainsi,  on  peut  dire  que  le  Barbier  de  Sévillt 
n'appartient  plus  à  Beaumarchais  qu'à  demi.  La 
musique  de  Rossmi  lui  a  enlevé  son  chef-d'œuvre, 
comme  ces  Naïades  de  la  fable  grecque,  qui  entraî- 
naient les  beaux  enfants  dans  la  mer.  Transportées 
III.  41 


f^2.  LE    THÉÂTRE    MODERNE. 

dans  l'opéra,  les  figures  du  poète  semblent  rendues 
à  leur  élément  :  elles  y  nagent  et  s'y  transfigurent. 
Almaviva  a  changé,  contre  une  draperie  de  pourpre, 
son  manteau  couleur  de  muraille  :  on  croirait  voir 
un  jeune  Immortel  en  bonne  fortune  sur  la  terre. 
Derrièi  e  lui,  voltige  Fignro,  hardi  et  brillant,  comme 
un  Génie  d'IIy-ménée.  Sa  savonnette  distille  l'é- 
cume de  la  fontaine  de  Jouvence;  ses  plats  à  barbe 
résonnent,  comme  des  cymbales,  entre  les  mains  d'un 
jeune  iEgipan.  Le  balcon  de  Rosine  touche,  mainte- 
nant, au  balcon  de  Juliette;  son  iront  s'est  ennobli, 
son  cœur  s'est  dilaté;  la  flamme  de  la  passion  co- 
lore sa  tète  charmante  des  molles  clartés  du  Cor- 
rége.  Barlholo  et  Basile  lui-même  participent  à 
cette  métamorphose  merveilleuse.  Le  Docteur  prend 
l'ampleur  boulfonne  des  Cassaudres  de  la  vieille 
Farce  italienne.  Basile  s'élève  à  la  hauteur  d'un 
symbole.  Il  grandit,  ombre  fantastique,  et  son  long 
chapeau,  aux  ailes  de  chat-hiiant,  laisse  entrevoir, 
lorsqu'il  le  soulève,  la  face  jaune,  aux  yeux  bistrés,  du 
spectre  qui  pèse  sur  l'Italie,  depuis  quatre  siècles  ! 
11  était  dans  la  destinée  de  Beaumarchais  de  tra- 
vailler pour  les  musiciens.  Avant  Rossini,  Mozart 
lui  avait  pris  le  Mariage  de  Figaro,  pour  le  revêtir 
de  sa  musique  idéale.  A  peine  créés,  ses  person- 
nages s'échappent  de  ses  comédies,  comme  des  en- 
fants prodigues  de  la  maison  paternelle,  et  courent 


BEAUMARCHAIS.  643 

se  loger  dans  une  partition.  Ils  s'y  installent,  ils  s'y 
naturalisent,  ils  y  croissent  en  grâce,  en  verve, 
en  génie.  Quel  est  aujourd'hui  le  vrai  Chérubin? 
Est-ce  le  page  lascif  et  fou  de  la  comédie,  pour  qui 
Marceline  même  est  une  fenrime,  ou  l'enfant  rêveur 
et  tendre  de  l'opéra  de  Mozart,  qui  aime  sa  mar- 
raine, comme  il  aimerait  la  Madone?  —  Discrimen 
obscurum  !  Pour  le  Barbier  de  Séville,  il  semble 
que  Beaumarchais  ait  pressenti  Rossini,  tant  sa  co- 
médie, légère  et  sonore,  semble  taillée  pour  éclater 
en  chansons,  au  premier  souffle  de  la  musique.  Ses 
phrases  courtes,  saccadées,  brisées,  rejointes,  çà  et 
là,  par  des  rimes  éparses,  semblent  voler,  d'elles- 
mêmes,  au-devant  des  notes.  Il  y  a  du  fronfron  de  la 
guitare  dans  ce  style,  et  comme  un  vague  écho  des 
sérénades  que  Beaumarchais,  pendant  son  voyage 
en  Espagne,  avait  pu  entendre  bourdonner  sous  les 
balcons  de  Madrid. 


III 


«  Mais  qui  sait  combien  cela  durera?  »  —  dit 
spirituellement  Beaumarchais,  parlant  de  sa  pièce, 
dans  la  préface  du  Barbier;  —  «  je  ne  voudrais  pas 
jurer  qu'il  en  fût  seulement  question  dans  cina  on 


<J44  1.E    THÉÂTRE    MODERNE. 

six  siècles,  tant  noire  nation  est  inconstante  et  lé- 
gère. »  Un  siècle  a  déjà  passé,  et  il  est  encore 
question  des  deux  grandes  comédies  de  Beaumar- 
chais ;  elles  gardent  le  don  qu'elles  eurent,  en  nais- 
sant, d'attirer  la  foule. 

11  y  a  de  tout  dans  ce  pandémonium  satirique  : 
du  pamphlet  et  de  la  féerie,  de  la  philosophie  et  de 
la  déclamation,  du  cynisme  et  de  la  grâce,  de  la 
bouffonnerie  et  de  la  tendresse.  Il  y  a  encore  le  sou- 
venir historique  d'une  société  mystifiée,  jusqu'à  ce 
que  mort  s'ensuivît,  lardée  et  disséquée  vive  par  le 
rasoir  étincelant  de  ce  barbier  andalous,  et  qui  abdi- 
qua définitivement,  le  jour  où  elle  vint  éclater  de 
rire  à  l'exécution,  en  effigie,  que  Beaumarchais  fai- 
sait d'elle. 

Aujourd'hui  encore,  bien  que  le  temps  ait  un  peu 
fêlé  ses  grelots  et  fané  ses  thyrses,  on  comprend 
l'ivresse  des  contemporains,  à  la  première  audition 
de  cette  baccbanale  dramatique.  L'esprit  et  la  vo- 
lupté y  font  rage  ;  son  intrigue,  décousue  et  folle, 
tourne,  par  instants,  au  tohu-hohu  de  l'orgie  ;  ses 
figures,  demi-réelles,  demi-fantastiques,  vous  appa- 
raissent, comme  aux  lueurs  vacillantes  d'un  bal  qui 
finit.  C'est  le  monde  mis  à  la  renverse  par  un  per- 
fide enchanteur;  c'est  l'anarchie  des  Saturnales 
transportée  dans  la  comédie.  Toutes  les  choses  se, 
rieuses  y  deviennent  bouffonnes  :  la  magistrature, 


BEAUMAHCHAIS.  645 

la  politique,  la  maternité,  le  mariage.  La  limite 
s'efface  entre  les  plébéiens  et  les  patriciens,  entre 
les  valets  et  les  maîtres.  Femmes,  amom's,  inso- 
lence, débauche,  scepticisme,  semblent  être  mis  en 
commun,  dans  celte  promiscuité  dérisoire  de  grands 
seigneurs,  de  laquais,  de  juges,  de  duègnes,  d'abbés 
et  de  guitaristes.  La  verve  de  la  pièce  a  les  allures 
du  vertige;  elle  prophétise,  par  son  désordre,  le  ca- 
taclysme prochain,  ce  sabbat  nuptial  dansé  sur  les 
ruines  d'une  société  qui  s'écroule. 

Relisez  le  Satyricon  de  Pétrone,  après  avoir  revu 
le  Mariage  de  Figaro,  vous  serez  frappé  de  l'ana- 
logie des  deux  œuvres.  Même  désordre  licencieux, 
même  parodie  des  rangs  et  des  lois,  l'adolescence 
provoquée  à  l'amour,  la  femme  au  plaisir,  l'esclave 
à  l'insolence  et  aux  représailles.  On  dirait,  des  deux 
côtés,  un  carnaval  effréné,  conduit  par  des  affranchis 
et  des  proxénètes. 

Chérubin,  la  Comtesse,  Suzanne,  voilà  les  trois 
figures  inaltérables,  et  toujours  charmantes,  du 
drame  de  Beaumarchais.  Le  page  a  gardé  sa  première 
jeunesse.  «  Léger  comme  une  abeille  !  »  dit  Suzanne, 
en  le  voyant  courir  dans  les  allées  du  jardin.  Ne 
dirait- on  pas,  en  effet,  à  le  voir  tourner,  glisser,  fu- 
reter, de  la  robe  de  la  comtesse  au  cotillon  de  Fan-r 
chette,  cette  abeille  imaginaire  que  les  danseuses 
espagnoles  cherchent  dans  les   mille  plis  de  leur 


6i6  LE    THEATRE    MODERNE. 

jupe?  Il  n'a  rien  d'idéal  pourtant,  ce  gamin  ailé  : 
ce  n'est,  à  vrai  dire,  qu'un  enfant  de  chœur  du  dieu 
de  Lampsaque,  cliilTonnant  des  nymphes.  Mais  le 
feu  puriûe  tout,  surtout  le  feu  de  l'aurore;  et  de 
quel  rayon  matinal  scintille  ce  sylphe  de  chair  et 
de  sang,  frémissant  de  désirs,  pourpre  de  rou- 
geur, nfTolé  des  souffles  et  des  parfums  du  prin- 
temps! 

Quelle  scène  enchanteresse  que  celle  de  Chérubin, 
habillé  et  coiffé  en  fille^  par  Suzanne  et  par  sa  mai^ 
raine!  Cette  toilette  d'hermaphrodite,  ces  rires  émus, 
cette  femme  qui  joue  avec  le  feu  des  yeux  ardents  qui 
a  mangent,  cette  camériste  complice,  qui  tente  et 
enhardit  sa  maîtresse,  tout  cela  compose  une  scène 
d'une  audace  unique  au  théâtre.  Mais  un  rayon  de 
poésie  idéalise  le  groupe  erotique.  Je  me  rappelle, 
devant  cet  enfant  qui  palpite  sous  ces  mains  de 
femmes,  l'Amour  de  Virgile  s'insinuant,  sous  la 
forme  d'Ascagne,  dans  la  poitrine  de  Didon. 

On  devine,  quand  la  comtesse  cache  dans  son  cor- 
sage le  ruban  taché  du  sang  de  Chérubin,  que  ce  ruban 
va  brûler  ses  veines  et  charmer  son  cœur.  L'art  de 
Beaumarchais  a  été  de  s'arrêter  aux  prémices  de 
cette  passion  coupable  et  de  n'en  montrer  que  la 
fleur.  Rosine  sortira,  troublée,  rougissante,  mais 
a'auve  encore,  sinon  pure,  des  hasards  de  la  Folle 
journée.  Rosine,  c'est  bien  son  nom  !  Qui  recon- 


BEAUMARCHAIS.  647 

naîtrait,  pourtant,  dans  cette  grande  dame,  inquiète 
et  nerveuse^  l'espiègle  pupille  de  Bartholo,  la  fo- 
lâtre ingénue  du  Barbier  de  Séville?  «  Non  »  —  dit- 
elle  quelque  part  au  Comte,  avec  un  touchant  accent 
de  plainte  —  «  non,  je  ne  suis  plus  cette  Rosine 
»  que  vous  avez  tant  poursuivie.  »  Ce  n'est  plus  elle, 
en  effet  :  nous  l'avions  laissée  à  l'aube  d'un  jour  de 
printemps,  nous  la  retrouvons  dans  l'été  stérile  et 
orageux  de  la  beauté  délaissée.  Son  front  s'est 
assombri,  la  pâleur  a  marbré  ses  joues,  son  sourire 
est  triste  et  contraint.  L'épouse  outragée  médite  sa 
vengeance  et  s'apprivoise  à  l'adultère,  qui  voltige 
autour  d'elle,  sous  la  forme  même  de  l'Amour. 

Suzanne,  elle  aussi,  a  gardé  son  charme.  Elle  est 
encore  «  cette  fille  riante,  verdoyante,  pleine  de 
gaîlé,  u'espnt,  de  délices  ».  Mais  Beaumarchais 
se  moque  de  nous  lorsqu'il  nous  jure,  dans  le  pro- 
gramme qu'il  a  mis  en  tête  de  sa  pièce,  qu'elle  «  n'a 
rien  de  la  gaieté  effrontée  des  soubrettes  conup- 
trices  du  vieux  répertoire  ».  —  «  Si  celui-là  man- 
que de  femmes...!  »  s'écrie-l-elle,  en  voyant  Ché- 
rubin sauter  d'un  bond  par  la  fenêtre,  comme  un 
oiseau  qui  s'envol;.  —  «  Si  celle-là  manque  d'a- 
mants... I  »  pounail-on  répondre.  Suzanne  est  de  la 
race,  hardie  et  sensuelle,  des  femmes  de  Boccace  et 
de  La  Fontaine.  Il  serait  malséant  de  qualilier  trop 
distinctement  le  rôle  qu'elle  joue,  dans  la  toilette  du 


648  LE    TllEATHE    MODERNE. 

second  acte,  entre  la  Comtesse  et  le  page.  Elle  res- 
semble, à  faire  peur,  en  ce  moment-là,  à  cette  per- 
verse Quartiila,  du  Satyricon,  que  Pétrone  nous 
montre,  dans  une  situation  à  peu  près  pareille,  toute 
brûlante  d'une  ardeur  lascive  :  Quartiila,  jocantium 
libidine  accensa... 

De  tout  le  Mariage  de  Figaro,  c'est  le  marié  qui 
a  le  plus  vieilli.  Agréable  dans  le  Barbier,  Figaro  de- 
vient presque  insupportable,  le  jour  de  ses  noces. 
D'une  pièce  à  l'autre,  il  est  passé  à  l'état  de  type; 
il  le  sait,  il  le  fait  savoir,  et,  pour  que  nul  n'en  ignore, 
il  se  professe  lui-même,  pendant  ces  cinq  actes,  avec 
une  bruyante  elTionlerie.  Quel  faiseur  d'embarras  ! 
quel  accoucheur  de  montagnes  en  mal  de  souris, 
et  que  de  pédantisme,  sous  sa  pétulance  apparente  I 
Comment  assister,  sans  une  secrète  envie  de  voir 
intervenir  le  bâton  vengeur  qui  châtie  les  Frontins 
et  les  Mascarilles,  à  l'apothéose  impudente  de  ce 
matamore  galonné,  qui  se  pavane  dans  sa  livrée  et 
régente  son  siècle,  du  haut  d'une  banquette  d'anti- 
chambre? Laquais  de  métier,  il  l'est  aussi  d'âme. 
Son  oreille  se  dresse  au  son  despistoles;  sa  main  se 
tend  à  tous  les  pourboires.  L'argent  est  son  maître  ; 
il  le  sert  et  il  courtise  celui-là  avec  un  zèle  véri- 
table. Il  rôde  autour  du  coffre  d'Almaviva,  comme 
un  bandit  espagnol   autour  de  la  sacoche  d'une 


BEAUMARCHAIS.  64S 

mule  de  gabelle.  II  y  a  de  l'escopette  du  mendiant 
de  Gil-Blas,  dans  la  diatribe  de  Figaro.  C'est  à  la 
bourse  qu'elle  vise,  en  faisant  semblant  d'ajuster  les 
vices  et  les  travers  1 


yiN  DU   TOME   TROISIÈME   ET  DERN  ER. 


TABLE 


Pages. 

AVERTISSEUENT I 


SHAKESPEARE 

CHAPITRE    PREMIER 

I.  Le  génie  de  Shakespeare.  —  Son  œuvre.  —  Shakespeare 
historien,  philosophe.  —  II.  Shakespeare  et  la  nature.  — 
La  vie  de  Shakespeare 1 

CHAPITRE  U 

OTHELLO. 

I.  Venise  :  L'amour  et  l'enlèvement.  —  II.  Chypre  :  La  ca- 
lomnie. —  Le  dénouement 20 

CHAPITRE  III 

LE   MARCHAND   DE  VENISE. 

I.  Le  juif  au  moyen  âge.  —  L'argent.  —  II.  Le  drame.  — 
Shylock.  —  Les  femmes  juives  au  moyen  âge.  —  Jessica 
et  Portia 3*^» 

CHAPITRE  IV 

RICHARD   III. 

I.  Les  drames  historiques.  —  L'Angleterre  après  la  conquête 
normande.  —  II.  Richard  III  «  génie  du  mal  ».  —  Margue- 
rite d'Anjou â2 


652  TABLE. 

CHAPITRE  V 

TIMON    D'ATHÈNES. 

I.  Timon  d'Athènes  et  Alceste.  —  Prospérités  et  largesses  de 
Timon.  —  II.  La  ruine.  —  L'ingratitude. —  Haine  de  Timon 
contre  les  hommes 69 

CHAPITRE  YI 

MACBETH. 

1.  Macbeth.  —  II.  Lady  Macbeth 86 

CHAPITRE  VII 

HAMLET. 

I.  Contradiction  du  caractère  de  Hamlet.  —  II.  Hamlct  et 
Ophédie.  —  Le  massacre  et  l'expiation 103 

CHAPITRE  Vm 

LE    ROI   LEAR. 

I.  L'OEdipe  barbare.  —  L'abdication  et  l'ingratitude.  —  II.  Le 
roi  proscrit  et  le  fou  de  Bedlam.  —  Cordélia.  —  Dénoue- 
ment      117 

CHAPITRE  IX 

ROMÉO   ET  JULIETTE. 

I.  Le  drame,  par  excellence,  de  l'amour.  —  Vérone  au  xiV  siè- 
cle. —  Les  Montaigus  et  les  Capulets.  —  II.  Le  mariage.  — 
La  mort 132 

CHAPITRE  X 

COMME  IL  VOUS  PLAIRA. 

I.  La  fantaisie  et  l'idylle  dans  Shakespeare.  —  Les  sociétés, 
épuisées  par  les  malheurs  de  la  guerre,  rêvent  de  l'âge  d'or. 
—  II.  La  forêt  des  Ardennes  et  ses  habitants  placides.  — 


TABLE.  653 

Le  mélancolique  Jacques.  —  Olivier  et  Célie.  —  Orlando 

et  Rosalinde I^g 

CHAPITRE  XI 

FALSTAFF. 

1.  Falstaff,  fou  et  bouffon  de  Shakespeare,  a  un  rôle  dans  trois 
de  ses  ouvrages.  —  II.  Sa  verve,  sa  gaieté  étincelantes,  dou- 
blées d'infamie  et  d'opprobre.  —  Vx  ridentibus! 152 

CHAPITRE  Xn 

TOUT  EST  BIEN  QUI  FINIT  BIEN.  —  PEINES  D'aMOUR  PERDUES. 

I.  Les  comédies  de  Shakespeare.  —  Tout  est  bien  qui  finit  bien. 
—  Hélène.  —  Les  épisodes  romanesques,  —  II.  Peines 
d'amour  perdues.  —  L'amour  vengé 161 

CHAPITRE  Xm 

LA  TEMPÊTE. 

I.  Prospero  et  Miranda.  —  U.  Ariel  et  Galiban.  —  Shakes- 
peare fantaisiste.  —  La  Tempête,  dernier  ouvrage  de  Shakes- 
Pear» 175 


LE  THÉÂTRE   MODERNE 
CHAPITRE  PREMIER 

LE     THÉÂTRE      MODERNE. 

I.  Le  Tieux  théâtre  français  est  né  dans  l'Église.  —Les  drames 
et  les  comédies  de  l'Église.  —  La  fête  des  fous.  —  II.  Le 
théâtre  aux.  xvi*  et  xvii'  siècles.  —  Jodelle  {Didon,  Cléo- 
pâtre,  Eugène).  —  Larivey,  ancêtre  de  Molière  {Le  La- 
quais). —  Odet  de  Turnèbe  (Les  Conteurs.)  —  François 
d'Amboise  [Les  Néapolitaines) 159 


(.54  TABLE. 

CHAPITRE  II 

TABARIN. 

I,  Tabarin  et  les  Tabarinades.  —  Adrien  de  Montluc  {La 
Comédie  îles  Proverbes.)  —  La  Comédie  des  Chansons,  par 
un  auteur  inconnu.  —  Du  Poscliier  écrit  la  première  paro- 
die :  La  Comédie  des  comédies.  —  II.  La  Farce  de  m<dtre 
Pierre  Pathelin.  —  La  Farce  nouvelle  du  Cuvier 22i 

CHAPITRE  m 

CORNEILLE. 

I.  Origines  espagnoles  du  Cid.  —  Le  Romancero.  —  II.  Le 
Cid  de  Corneille.  —  III.  Polyeucte.  —  IV.  Cinna.  —  V.  Le 
Menteur.  —  VI.  L'Illusion  comique.  —  VII.  La  Psyché  an- 
tique. —  Corneille  et  Molière  :  Psyché '2C4 

CHAPITRE  IV 

RACINE. 

I.  L'Andromaque  antique.  —  Andromaque  de  Racine;  Her- 
mione.  —  II.  Britannicus.  —  L'affranchi.  —  III.  Mithridate. 
—  Phèdre.  —  IV.  Esther.  —  Afhalie. ..    .325 

CHAPITRE  V 

MOLIÈRE. 

1.  L'Étourdi.  —  II.  L'École  des  femmes.  —  III.  Don  Juan.  — 
IV.  Le  Misanthrope.  —  V.  Les  Femmes  savantes 418 

CHAPITRE  VI 

MOLIÈRE    (Suite). 

I.  Le  Mariage  forcé.  —  Rabelais  et  Molière.  —  II.  Amphi- 
tryon. —  III.  M.  de  Pourceauqnac.  —  IV.  Le  Bourgeois  gen- 
tilhomme. —  \.  Le  Malade  imaginaire.  —  Les  médecins 
de  Molière 45Ï 


TABLE.  655 


CHAPITRE  VII 

DANCOURT.   —  REGNARD.   —    LESAGE. 

I.  Dancourt  :  Les  Bourgeoises  à  la  mode.  —  II.  Regnard  :  Le 
Joueur.  —  III.  Lesage  :  Turcaret;  —  Crispin  rival  de  son 
maître 510 

CHAPITRE  VUI 

CRÉBILLON.  —   MARIVAUX.   —  PIRON. 

I.  Crébillon  :  Atrée  et  Thyeste.  —  II.  Le  théâtre  de  Marivaux. 
—  L'amour  à  travers  les  âges.  —  III.  Piron  :  La  Métro- 
manie.  —  L'esprit  de  Piron 537 

CHAPITRE  IX 

I.  D'Allainval  :  VÉcole  des  Bourgeois.  —  II.  Favavt  :  Les  trois 
Sultanes.  —  La  Chercheuse  d'esprit,  chef-d'œuvre  du 
Rococo  pastoral.  —  Diderot  :  Le  Père  de  famille.  —  Se- 
daine  :  Le  Philosophe  sans  le  saioir 574 

CHAPITRE    X 

BEAUMARCHAIS. 

I.  Eugénie.  —  II.  Le  Barbier  de  Séville.  —  III.  Le  Mariage 
de  Figaro.  —  Mozart  et  Rossiui G31 


IMPRIMERIE   DE    CHOISÏ-LE-ROI 


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