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University of Ottawa
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6^
^^A
LE ROI SAUVAGE
DU MEME AUTEUR :
La disgra.ce de Nicolas Machiavel — 2° édition 1913.
Mercure de France. Couronné pa.r l'Académie
Française. Prix Bordin.
La Chronique sans gloire. 1920. Delesalle, éditeur.
no p.
LESl'AGNE Ai' QUINZIÈME SIÈCLE
Jf LUCAS=DUBRETON
LE
ROI SAUVAGE
Tout cheint triste le délectait.
Librairie Académique PERRIN
De ce ooluiiie
il a été tiré 1212 exemplaires
dont 12 ex. sur vergé Arches filigrane
numérotés de 1 à 12
A Maurice BARRÉS
PRÉFACE
J'essaie ici, comme Je V ai fait dans <( la Disgi-âce
de Nicolas Machiavel », de composer autour d'un
homme le tableau d'une époque. Il m'a semblé
intéressant de connaitre de plus près la fin du
moyen âge espagnol que nous n'apercevons guère
quà travers les romantiques. Cette étude nest pas
décevante : en suivant le Roi Sauvage des landes de
Castille au.x jardins d'Andalousie, le drame espa-
gnol, le drame de la reconquête, prend une intensité
particulière. Il y a dans cette terre une vertu de
passion, une vertu de mélancolie, inconnues des
nations pures latines.
Dans le premier chapitre, on trouvera Vesquisse.
Dans les suivants, certains traits sont précisés.
PRÉFACE
.ressaie ici, comme je V ai fait dans « la Disgrâce
de Nicolas Machiavel », de composer autour d'un
homme le tableau d'une époque. Il m'a semblé
intéressant de connaifre de plus près la fin du
moyen âge espagnol que nous n apercevons guère
quà travers les romantiques. Cette étude nest pas
décevante : en suivant le Roi Sauvage des landes de
Castille au.x jardins d'Andalousie, le drame espa-
gnol, le drame de la reconquête, prend une intensité
particulière. Il y a dans cette terre une vertu de
passion, une vertu de mélancolie, inconnues des
nations pures latines.
Dans le premier chapitre, on trouvera resquisse.
Dans les suivants, certains traits sont précisés.
CHAPITRE I
Le chemin de Ségovîe
Mi Segovia.
IIenpi de Gasth-le
CHAPITRE I
Au commencement du xix* siècle, les Américains ont décou-
\ert l'Espagne. C'était un devoir de reconnaissance. Ayant
abordé à Cadix, porte d'Orient, ils remontèrent jusqu'à Gre-
nade. Là ils s'arrêtèrent, ils étaient fixés, croyaient avoir
trouvé l'Espagne dans cette Espagne amphibie. Au pied des
Tours Vermeilles, ils inventèrent de sombres histoires à faire
{>eur aux enfants, suivirent les pas des nobles vizirs, collec-
tionnèrent dans les patios de l'Alhambra les gouttes du sang
versé dans les révolutions de harem, recensèrent le? soupirs
moresques, publièrent enfin toute une sensiblerie qui voulait
être orientale, un clinquant de bazar, un souk d'exposition.
Longtemps ces nouveaux conquistadores ont enchanté Gre-
nade. Sous leurs bavardages petits-romantiques, leurs puérils
souvenirs d'étagère, sous leur torchis d'érudition, disparais-
saient l'élégance des formes, la finesse grêle et fraîche du
Generalife... L'œuvre de Washington Irving en Andalousie est,
à tout prendre, de la même quailité que celle de Ruskin en
Italie : leurs conceptions de touristes esthètes ne leur ont pas
permis de contempler d'un œil pur les plus beaux spectacles
du monde. — Un Français du temps de Louis XFV déclarait
ne voir, dans la lumière de Grenade, que le regard de sa maî-
tresse : c'était aimable et en disait presque autant que tous
les Contes de VAlhamhra.
Mais un nouveau conquérant se présente. Prescott, améri-
cain du Massachussets, s'avise que le règne d'Isabelle la Catho-
— 14 —
iique est le centre de l'histoire d'Espagne, que, pour compreadre
Grenade, il faut connaître celle cfui l'a vaincue. Aveugle, il se
fait lire les chroniques, travaille dix ans dans ce désert alors
inconnu du xv" siècle espagnol, mais le beau de son livre reste
encore la préface : sans atteindre la grandeur de celle d'Augus-
tin Thierry aux « Dix ans d'études historiques » — la plus
émouvante confession de notre littérature — elle revêt cepen-
dant une simplicité tragique qui force le respect. Par ailleurs,
la vie qu'il écrit de la plus catholique des reines nous apporte
des faits, moins de compréhension : ce n'est pas impunément
qu'on applique une morale hétérodoxe à la conduite d'une
castillane du moyen âge, qu'on juge l'inquisition du point de
vue de Luther ou de Calvin (1).
Grenade reste enchantée, elle fait délirer ceux qui la vien-
nent voir. Quand c'est un i)oète, tout est bien. On se lasse du
pittoresffue du mayoral ou du zagal qui accompagnent la dili-
gence, de la pouillerie des ventas ; les plaines de la Manche
seraient vides sans don Quichotte, mais voici l'Orient : Gautier
s'épanouit, sa joie déborde en épithètes sonores. Je le vois,
au patio des orangers, sur l'alameda, chez les gitanos de l'Al-
baycin. promenant sous le soleil son costume aux paillettes
étincelantes.
Lorsque le voyageur s'appelle Qiiinet, le temps s'assombrit,
mais le charme agit toujours. Après avoir traversé l'Espagne
catholique, s'être obstiné à ne voir partout qu'un peuple en-
'^•liaîné à une religion morte, avoir contenté sa manie d'apoca-
lypses, sa fureur de divination dans la plaine de Railen, le
ihéteur-historien s'humanise au seuil de l'Alhambra ; l'enfer
royaliste se mue en paradis républicain et c'est dans la langue
des Mille et une nuits qu'il chante la résurrection de l'Es-
pagne : « Félirité ! Félicité ! ». Un instant Quinet oublie l'hor-
(I; .MCnic insulTiHnnnc, à cet ^'gard, chez Ticknoh, Hist. de la Litt. csp.,
trad. Magnabiil, 3 vol. Paris, 1864-72.
— 15 —
leur de la Uenl<', l'ignominie de la Banque, la lâcheté des;
bourgeois ses ooncitoyens : ce n'est pas le moindre miracle
qu'ait accompli Grenade (1).
Ainsi, quand ils (i«'lK)Uchent de France eu Espagne, ils tien-
nent déjà leur apothéose. La triste Castille sera un prélude
sombre, sévère, un «haut liturgique qu'interrompront, au
passage de Burgos, quelques fanfares guerrières (2). A Tolède,
des variations sur une mélopée more, une cantilène juive, puis
une longue mélodie de solitude, une serranilla, qui préparera
la grande explosion de joie et de lumière, le final de gloire
sous le soleil d'Orient.
L'Espagne du Nord, qu'ils le veuillent ou non, c'est pour
eux la déshéritée, la sœur pauvre. Sans doute, les immenses
plaines coupées de montagnes aiguës, ridées, dont la peau saigne
par endroits, le fleuve jaune qu'accompagne un mince cortège
de peupliers étiqnes, la tristesse de ces hautes terres où l'homme
n'a rien entre le ciel et lui, — tout cela ne peut laisser indif-
férents ceux qui vivent aux jardins de France. Dans leur pre-
mier élan, ils voudraient la comprendre, l'aimer, cherchent le
lieu où bat « son cœur de granit » (3), mais sa beauté trop
rude les effraie ; alors, ils se rabattent sur le pittoresque — ce
qui avoue leur défaite, — ou bien, imaginant que ce pays n'est
qu'un vaste cimetière, entonnent au milieu d'un peuple de
fantômes un chant de révolution.
Au lieu de pleurer la honte de la Fi-ance à Bailen, pourquoi
(1) n ne faut pas oublier le Paris à Cadix de Dumas, tout entier
voleurs, escopett«8 et cuisine. C'est une façon de voir l'Espagne qui peut
se réclamer de Cervantes et de Quevedo.
(2) OzANAM s'en est tenu à Burgos : il était trop malade pour aller plus
avant. Son esprit était saturé de moyen âge et il a parlé admirablement
du Cid. Cf. Pèlerinage au pays du Cid, ap. Mélanges, Leeoffre, 1859, t. I,
p. 3-90. — Correspondance, Lecoffre, 1881, II 450 sqque, et Llcas-Dubre-
TON, Ozanam à Burgos (ap. Revue Critique des idées et des livres, 25 avril
1921).
(3) Qri>ET. Mes vacances en Espagne, 1846. p. 22.
— 1(3 —
ne pas s'arrêter, uni peu plus au nord, au champ de bataille de
Las Navas ? (1). Ce lieu sacré, placé à la limite des deux Es-
pagnes, eût peut-être su les retenir. Un enfant inspiré de Dieu
guide les chevaliers, une croix de feu apparaît dans le ciel :
l'apôtre Saint-Jacques combattra pour son peuple. Alors tous,
Castille, Aragon, Navarre, réunis dans celte plaine étroite, en-
serrée de montagnes, oublient leur haine, fondent la foi com-
mune. Là, dans les premières années du xm® siècle, l'Espagne
prend conscience de sa mission, une Espagne sainte est née
cfui doit reconquérir sa terre : « l'Espagne est la conquête du
Christ. » — Mais les voyageurs notent à peine ce conflit de
deux mondes : à l'horizon, une trouée de lumière les invite ;
ils préfèrent suivre dans sa fuite l'amiramomelin légendaire
et sa tente de soie rouge cramoisi.
Vers l'Est, un autre champ de meurtre les appelait, dont la
signification n'est pas moindre : Montiel, où se dénoue le drame
des frères ennemis. Don Pèdre, élevé dans un sérail, curieux
d'exécutions sommaires, traînant après lui une manière de ha-
rem, vivant dans un palais musulman, c'est le chrétien abâtardi
par l'Orient, le vrai bâtard. L'autre, Henri de Transtamare,
est le catholic[ue du Nord, l'homme de la vraie foi. Lorsqu'au
petit jour, dans le camp sous Montiel, il poignarde son frère,
c'est encore l'Infidèle qui est vaincu.
II y a un royaume des Espagnes, mais surtout deux Espagnes :
celle des cloîtres, celle des jardins. Laquelle sera reine ? C'est
la tragédie du moyen âge. Lutte épique d'où naissent tout un
art, toute une littérature ; et ne croyez pas que la prise de Gre-
nade y mette fin. L'Orient n'est qu'assoupi, non abattu. Par
cette étroite brèche de la Sierra Morena, qui aurait droil h sa
légende comme celle de Roncevaux, h travers cette plaine la
plus grasse de sang h tous les âges, l'Orient envahit encore la
ri) Cf. l'rimcra Crânica General, 61 R M. l'iflal. Madrid, 1000. —
Ç 1.010 à 1.021. — Mahia.'xa. Histoire d'Espagne. Liv. XI.
— 17 —
lerre chrétienne, son esprit flotte sur celle qui fut sienne...
Nous voyons ce dur peuple du Nord, habitué aux conquêtes,
tomber dans un engourdissement sans exemple ; celte vie, tx>ut
à l'heure épandue sur la péninsule, il semble qu'elle se dis-
solve. Alors, mais alors seulement, sous Henri lY de Gastille,
sous Philippe IV, Charles II, l'Espagne semble un immense
cimetière. « L'avenir pend devant elle comme un haillon » (1).
Peuple étrange, unique dans l'histoire, qui doit conquérir
sa terre, qui va conquérir un monde et qui n'a pas assez de vie
pour lui-même. Race rude, faite de disparates, mêlée de cu-
lieux débris comme ces maragatos que Dozy nous a fait con-
naître (2), de peuplades quasi-fabuleuses comme celles des
Hatueca? et des Jurdes (3), race la plus riche en héros, qui
dépensa peut-être la plus grande somme d'énergie, mais aussi
féconde en affaiblis, en demi-hommes. La terre où vécurent
ceux de cette race, c'est l'Espagne sans mesure : « Neuf mois
d'hiver, trois mois d'enfer » — mais elle ne se livre pas.
En Italie, tout vient à votre rencontre ; au seuil de la ville,
dans la campagne, les images, les souvenirs, les traditions
s'offrent à vous accompagner. Les âges là-bas parlent d'eux-
mêmes. Dans la lumière jeune de ce vieux monde, il fait bon
se laisser mener : la sociabilité vous entoure.
L'accueil de Burgos aura-t-il cette grâce simple, ce sourire
d'ami ? La Navarre, tout à l'heure, gardait une allure fran-
çaise ; le lien avec la patrie n'était pas encore rompu et je
retrouvais chez ses montagnards, le profil d'aigle volontaire
(1) Deutéronome. XXVIII. 66.
(2) Peuple de muletiers. Cf. Dozy. Recherches sur l'histoire et la litté-
rature de l'Espagne pendant le moyen âge. — Leyde. 1860 I. 137. —
BoRRow. Bible in Spain, Dent. éd. s. d. p. 210. — Ford. Gathenng from
Spain. p. 88.
(3) Cf. BoRROw. op. cit. p. 106. Sur la légende des Batuecas, v. de La-
TOCR Valence et Valladolid. 1877. p. 327.
— 18 —
et rapace que l'on voit à ses princes de la maison de France (1).
Mais, après avoir franchi le passage de Castille, les rochers
noirs et rouges de Pancorbo, je n'ai devant moi qu'une plaine
aride, jaunie çà et là de blés anémiques, une désolation qui
se farde. Quelques arbres couchés par le vent du Nord, le
grain qui pourrit au milieu des champs, une maison tassée sous
la rafale, une chèvre qui fait la stérilité autour d'elle ; au loin,
les montagnes déchiquetées qui annoncent l'inquiétude, le tour
ment de ce peuple éc.asé sous Ja neige ou le soleil torride.
Monts d'inquiétude, plaines de désolation : préface à cette ville
froide et morte, où le vent souffle au visage des relents de pour-
riture, ville trop grande pour ceux qui l'habitent encore, dis-
tendue aux pieds de sa cathédrale. — Mais ce grand corps
immobile vaut qu'on l'interroge. Voyez, au portail del Sarmen-
lal, les quatre évangélistes : penchés sur leur table d'écolier,
ils écrivent, écrivent inlassablement sous la dictée du Christ,
Rien ne saurait les distraire. Ils n'ont point cette attention
sereine, parfois un peu détachée, ce sourire de félicité qui
éclaire, à la façade de Notre-Dame de Paris, leurs frères, les
écoliers de France. Aucune image plaisante — aucun fleuve
même riche de gloire, aucune prairie même bel'lo de fécondité
— ne les détournerait de leur travail. Austères, enfoncés dans
la Parole et dans la Foi, la nature n'existe pas pour eux. Si
\ous voulez connaître ceux qu'ils enseignèrent, entrez dans le
chœur sombre de Burgos. Voici le noble Volasco, armé de pied
en cap, connétable et bon catholique. Tandis que tous semblent
abandonner la lutte contre les infidèles, il continue de guerroyer
aux frontières d'Andalousie ; il meurt, l'année même où Gre-
(IJ V. le tombeau de Charles le Mauvais à la cathédrale de Pampelune.
I>8 Castillans du xv* siècle n'aimaient pas les Navarrais : » Navarre, plus
'I fertile que ses voisines, mais pour cela ne produit pas de meilleurs
" enfantH », dit A. de Pai.f.ncia. — Comp. L. (Iuacian Criticôn. M. Cejador.
I. I). 39. « Des hommes, plus courts que les Navarrais mJ'mes, corpulents
" sans substance ».
- 19 -
nade est prise, et ses armes, portées par d'étranges barbares,
à la fois singes et hommes, disent la victoire de la foi. — C'est
c-ette victoire encore que proclame, dans ce même chœur de
Burgos, l'évêque Alfonso de Carthagène, savant homme, ha-
bile controversiste car né de juifs, et si dur aux juifs qu'il en
devint célèbre. Tous deux, le soldat, le prêtre, combattent
le même combat à leur manière : à coups de masse d'armes ou
de décrets de concile.
La cathédrale n'est point seule à donner de tels enseigne-
ments. A deux pas, cette église qui se cache en honteuse dans
une rue déserte, ce refuge d'éclopés où l'on ne baptise que les
enfants du petit peuple, c'est l'un des lieux les plus saints d'Es-
pagne ; deux autels seulement l'égalent. Là, à Santa Gadea,
le chevalier, le roi jurent de rester ûdèles à leur parole. C'est
l'église du Serment (1).
Soumission entière à l'Evangile, combat éternel pour le triom-
phe de la croix, fidélité inébranlable au seigneur et au Seigneur
des seigneurs,
Al Rey de los reyes sigue
Su siervo el rey. . .,
mépris, ou tout au moins indifférence pour les bienfaits de la
nature : c'est cela que répondent les églises, les tombeaux, les
maisons fortes, les « solares » des chevaliers, tout ce monde
de pierres ou pieuses ou guerrières. Ce que l'on entend dans la
capitale déchue, ce n'est pas seulement un romance héroïque
à la louange d'un héros douteux comme le Cid de Bivar, c'est
un acte de foi au milieu des armes. Ici repose la jeune Espagne
de la première reconquête ; sur ce sol nu, elle a planté son pre-
mier étendard. Cette cathédrale, qui semble tout d'abord une
cathédrale française transplantée en Castille, est en réalité la
première pierre de la foi espagnole sur la terre reconquise.
(1) Il y a eu, jusqu'au règne d'Isabelle, trois églises du serment,
<• juraderas » : S* Vincent d'Avila ; S* Isidore de Léon ; S*« Gadea de
Kurgos.
— 20 —
Celt€ grande austérité, c€t insouci de plaire ont effrayé les
hommes du nouveau monde : aussi, leur connaissance d'Espa-
gne a-t-elle une source plus lointaine et moins pure. Au milieu
des jardins, sous les arcades en fer à cheval, il est agréable
d'imaginer de petits romans bicolores, des gracieusetés hispano-
moresques (1).
Si vous voulez développer l'exemple de Burgos, suivez îe che-
min qui mène au monastère de san Domingo. La terre est
d'abord d'un jaune pâle, mais à mesure que vous approchez
des montagnes, elle devient d'un gris sombre traversé çà et là
de veines rouges. Un abandon, une solitude presque absolus ;
à peine, au relais, une venta couverte d'un capuchon de plâtre
d'où la fumée s'échappe, comme une chose vivante. De hautes
murailles de roches dominent la vallée, âpres sur les pentes,
terminées en plateau ainsi qu'une immense tribune. Et, de fait,
ce sont là les tribunes des héros légendaires. D'un bord à
l'autre, ils s'interpellent : « Tu mourras, parjure, fourbe et
traître ! », crie le bâtard Mudnrra Gonzalez au meurtrier des
infants de Lara. Nous sommes ici au cœur d'un des plus beaux
chants épiques de l'Espagne : autour de Burgos, de Bardadillo,
de Salas de los Infantes, se déroule le poème funèbre des sept
infants décapités par leur oncle « un à un, dans l'ordre de
leur âge, ainsi comme ils naquirent ». Là aussi, le bâtard fabu-
leux, né pour leur vengeance, d'un seul coup d'épée fend jus-
qu'à la ceinture l'infidèle Huy Blasquez (2).
Cette légende de guerre et de sang, brodée sur le thème de
l'honnf'iir, de l'amour filial nous accompagne jusqu'à Silos. —
N'attendez pas un de ces monastères haut-placés, qui se dé-
coupent sur le ciel, monastères stylites comme ceux d'Italie, un
Mont-Cassin, un Monte-Oliveto, dont la gravité s'adourit do hi-
(1) Lftfl Am<?rirains ont recommenr/! lo travail (1rs aiUsteB espagnols
du XVI» et du xvii® si^(;le (Ginés Pércz do Ilitn par rxpmplc).
(2) Cf. Prim. Cron. Gen. § 736-7K2. II. M. Puiai.. La leijenda de los
Infantes de Lara. Madrid, 1896.
— 21 —
mièro. C'est au creux d'uu cirque de montagnes pelées, toujours
grises ou rouges, que se cache la maison du saint. Le long du
torrent, quelques genévriers, des aunes perdus au milieu des
pierres, effeuillés, écorcés par les chèvres. Il n'y a d'aimable
ici que le tintement des clochettes de bronze. Le vent s'engouf-
Ire dans cette cuve fantastique, menace le maigre clocher de
l'abbaye ; au-delà, sur les pentes de la montagne, des pierres
blanches marquent les stations d'un Calvaire.
Dans un paysage où tout semble en lutte : le vent avec le
rocher, la couleur avec la couleur, où rien ne se fond, où les
ombres ont des duretés inattendues (1), comment imaginer une
foi à l'aise, fol de chapelle ou de bibliothèque ? Le cloître ro-
man de Silos, placé au centre du cirque, n'exprime point une
paix aussi poussiéreuse ; son saint n'est pas seulement un ascète
contemplatif, c'est nn moine armé, casqué, qui a combattu les
mores. Ceux-ci, on les connaissait à Silos, ils n'étaient point
des figures de rhétorique pieuse. Les captifs, délivrés par le
saint thaumaturge, montraient leur chair brûlée au fer rouge,
leur corps flagellé par des lanières de cuii' hérissées de pointes,
leurs mains aux ongles arrachés, leur bouche édentée ; ils con-
taient comment, sur la tombe de leurs ancêtres, les infidèles
décapitent les prisonniers chrétiens (2). Alors, sous ces arcades
au dessin robuste, se forme la légende de San Domingo ; un
poète naît, le premier grand poète de Castille, Berceo. L'œuvre
de ce prêtre du xm* siècle n'a pas le charme parfois un peu
mou des vies de nos saints français ; bien que « saturée d'une
atmosphère claustrale », elle est forte d'une sève populaire,
d'un enthousiasme héroïque (3). Ces moines crucifiés, démem-
(1) Voyez rœii\Te de Zurbaran (Musée de Cadix par exemple).
(2) Comp. le massacre des moines de S. Pedro de Cardefia. ap. Prim.
Cro. Gen. § 732.
(3) Me.nendez y Pelayo, Antologia de poetas liricos: castellanos (1908),
II. p. XLI sqque. — La vida de S. Domingo de Silos, éd. Fitz-Gerald. —
Ribl. des H. Et. n° 149. '
22
brés par l'infidèle sont les frères des premiers martyrs ; ils ont
leur place auprès d'Hippolytc, de Laurent, de Sainte Engracia
et de Sainte Enlalie : dans le cirque de Silos, ce sont vraiment
les jeux du cirque. — Mais, à côté de ces visions sanglantes,
d'un réalisme brutal oii pas un détail n'échappe, quelle visions
lumineuses ! Voici que San Domingo, soleil des Espagnes, re-
çoit le prix de son courage et de sa fidélité : sur un pont de
verre, jeté sur deux fleuves, l'un blanc comme le cristal, l'autre
plus vermeil que k vin des prairies, des anges guerriers of-
frent au saint les couronnes que lui envoie le Seigneur (1).
Voici encore Saint Jacques le chevalier. Saint Millau l'astu-
cieux, qui, montés sur des chevaux blancs, vêtus d'armures
telles que jamais mortel n'en vit, délivrent la Castille du tribut
des soixante vierges que les chrétiens doivent aux mores.
Poème de massacres, poème paradisiaque, une divine comédie
moins nourrie de science et de scolastique, dans laquelle l'art
n'occuperait que la seconde place, et la foi la première : tel
apparaît ce chant épique, chrétien de ] 'Espagne.
Les monastères de la Rioja ont retenu la vie de S. Domingo
rimée par Berceo : ils y i^etrouvaient leurs héros, leurs guerres,
le tableau de leurs souffrances, mais aussi les miracles que Dieu
fit en leur faveur, le? récompenses divines. Silos devient pour
eux un centre de foi et d'énergie : dans son cloître au nom si
grave, les malheureux, les hésitants vionnent reprendre con-
fiance, les fidèles se confirment. — Un jour. Silos reçut un
étrange visiteur : c'était un pauvre chevalier, mauvais diplo-
mate, père disgracié, fort peu chrétien au fond et trop curieux
des secrets de nature, qui vivait entouré de mores cl do juifs
à la manière de son contemporain le roi Frédéric II de Souabe.
-Mphonse le Sage resta cinq jours au couvent et quand vint le
soir du cinquième jour, il demanda l'abbé et lui dit : « Je veux
'I) (U)\). 22^> — Il y a \h un aoiivnnir du k pussagir du poiil, » (pii ap-
paraît dans la niylholoftio niazdéennc. Cf. Hknhï. Le Parsisme. Oujarrir.
lOOîi. p. 206.
— 23 -
« m'en aller demain, s'dl plaît à Dieu, et je prierai cette nuit,
(( vêpres et matines devant le corps saint ». Et le roi resta, les
genoux plies devant le corps saint, jusqu'à ce que matines fus-
sent terminées. Cette même nuit, San Domingo apparut au roi
qui lui demanda de baiser ses mains, ce à quoi le saint consen-
tit. Ensuite le roi lui demanda comment il devait vivre avec les
princes ses voisins, et San Domingo lui répondit par ces mots du
second Psaume : « Reges eos in virga ferrea ; et tanquam vas
i< fîguli confringes eos » (1). I^e roi se réveilla et vit que c'était
l'aube...
Ce saint qui prêche la force, cette aube d'énergie, voilà ce
qui donne son siens au cloître. Ici, point de ces mélancolies à
fleur de peau, comme celle qu'inspire le paysage cendré de
Monte-Oliveto (et ne sait-on pas, là-bas, qu'un de ces légers
voiturins d'Asciano vous rétablira, en quelques minutes, dans
la joie des vallées de Toscane ?), rien non plus de la fameuse
mélancolie espagnole. Tout ici est sévère mais vigoureux, l'air
d'héroïsme qui si longtemps a passé sur cette terre n'est pas
encore dissipé ; la foi qui s'y exprime est une foi combative
qui justifie, devant Dieu, le massacre et la guerre, la foi d'un
peuple d 'avant-garde. . .
Je quittais Silos au matin : sur le cloître humide, une va-
peur planait. Les moines étaient à l'ofïice et j'entendais, à tra-
vers la porte de la chapelle, monter les notes graves du chant
grégorien (2). Le père portier, un bénédictin de France qui vit
ici depuis plus de trente ans, me prit par la main : « Avez-vous
« admiré mon cyprès ? dit-il. Il y en avait trois naguère que
« j'avais apportés de Burgos, que j'avais plantés moi-même.
(1) Tu les régiras avec une verge de fer et comme le vaisseau du potier
tu les briseras. — Cf. Vida y milagros deî Thaumaturgo espaûol... Santo
Domingo Manso. Milag. IV et D. Féroti?;, Histoire de l'abbaye de Silos
Leroux, 1897.
(2) Silos est l'un des rares couvents où se soit maintenue, pure, la
tradition de ce chant : « le rythme du discours ». Cf. Collet. Le Mysti-
cisme musical espagnol au xvi^ siècle. Alcan, 1913, p. 47.
— 24 —
« Deux ont péri, mais voyez celui-ci ! Des gens disent que c'est
« l'arbre de la mort. Les malheureux ! n'est-ce pas l'arbre de
(( la résurrection ? » Et, en effet, il est magnifique, l'unique
cyprès du couvent, il s'enlève d'un jet vers le ciel au-dessus des
tombes et des vapeurs troubles du matin. — Le mot de Silos,
je crois bien que le père portier me l'a donné.
L'Espagne de Burgos est une Espagne héroïque-aristocratique.
Au-delà, elle reste héroïque mais devient populaire. Berceo,
malgré tout son respect pour le savoir des clercs, échappe au
canon traditionnel des rimeurs de cloître ; il parle la langue du
f.)euple, ses images sont de la vie du peuple : pour prix de
sa peine, « avoir été le jong'leur de San Domingo », il ne
demandera qu'un verre de bon vin (1). En même temps, les
droits du moine, du paysan s'affirment, s'opposent aux droits
des seigneurs, et n'est-ce point juste ? Chacun ne reconquiert-il
pas sa terre par lui-même, pour lui-même ? Chacun ne ga-
gne-t-il pas le ciel par sa vertu, avec l'aide du même
Dieu ? La violence ne peut rien là-contre et San Domingo
répond au roi de Navarre qui veut le traiter en sujet :
Puedes matar el cuerpo, la carne maltraer,
Mas non as en has aimas, rey, ningun podoi-. (2)
Ainsi, par le ministère des saints et de leurs cloîtres, l'ar-
deur chrétienne des chevaliers conquérants s'accroît d'ime ar-
deur populaire : la jeune Castille de ce moment dont le peu-
ple prie et combat est proprement le sanctuaire de l'Eglise
militante. A Silos, on croit toucher le fond le plus pur du ca-
tholicisme espagnol.
Pourtant, dans ce couvent du désert, qui semble né d'une
inspiration sans mélange, j'ai découvert parfois un accent élran-
(1) Cf. cop. 490. S. Domingo aux ;ii)i)rO('li(>s ilo la mort : « Mas l<> i)Ii);j;o
con ellas que ron truchfiB rubdalcs ».
(2) Tu pciix tuer le corps, maltraiter la chair — mais lu naa sur
1«8 &mc8, roi, aucun pouvoir.
ger. Siir les chapiteaux du cloître se déroulent les scènes de
l'Ecriture : images toutes simples, qui parlent droitement, par-
iaitemonl intelligibles. Mais quel étrange cadre les emprisonne !
Sans doute je retrouve ici les cigognes qui si longtemps nichè-
rent au haut du clocher, bêtes familières qui avaient leur place
dans la vie de Silos ; mais que signifient ces êtres fantastiques
dont les contorsions se résument en symétrie, cette floraison
exubérante, en apparence inextricable, peuplée d'oiseaux incon-
nus, lourde de fruit? ? Comment un moine, nourri des symboW
chrétiens, pourrait-il imaginer un langage aussi complexe, une
représentation religieuse aussi échevelée ? Je serais tenté de
croire que les sculpteurs des images de Silos furent des infi-
dèles ou travaillèrent sur les dessins des infidèles. Si,
dans les scènes sacrées, ils se contraignent encore, res-
pectent l'ordre et la règle, parlent chrétien, leur nature pro-
fonde reparaît dans les enlacements, les accouplements qui font
h la gravité de l'Ecriture comme un cortège bachique. La pro-
fusion ici trahit l'Orient et non seulement l'Orient des Arabes,
mais par delà l'Arabe, l'Orient des Sassanides, la Perse (1).
Une fois même, l'artiste a avoué : ce Christ, à la barbe annelée,
revêtu d'une stole persique, est-ce le Christ de San Domingo ?
Sournoisement, le vaincu s'installe près du vainqueur : on
n'y prend pas garde. Il est insinuant : on l'écoute. Ce mécréant
est habile : on s'en rapporte à lui. Peu à peu il s'impose. Le
vieux tronc catholique va disparaître sous les rameaux d'Orient.
Passez de Silos à Tolède : c'est une chose faite.
Double capitale, gothique et chevaleresque, mais que d'autres
(1) Certaines décorations des chapiteaux sont semblables à celles des
poteries persanes du temps des Sassanides. — Touchant l'influence de
la Perse sur l'Espagne : Cf. Jourdadî ; Recherches critiques sur les traduc-
tions d'Aristote, Paris, 1819, p. 88-95. A. FRA.NCK .• Etudes Orientales,
I.évy, 1861, p. 277. M. Dœulafov : L'art antique de la Perse, Paris, 1885,
t. V p. l^T sqque. et Espagne ; Coll. « Ars Una », Hachette, 1918.
ch. I-III. — Un coffret d'ivoire du xi* siècle ayant appartenu à Silos
et aujourd'hui au musée de Burgos est signé : Mohamet fils de Zeiyan.
— 26 —
conquérants, les mores et les juifs, ont marquée de leur sceau,
Tolède n'est plus un secret pour nous. Gautier passe vite : un
instant de mélancolie au haut de l'Alcazar, mais en bas il
cueille le pittoresque à pleines mains. C'est son affaii-e, il ne
cherche pas plus loin. Quinet s'attendrit au chant des galé-
riens qui, sur le pont Saint-Martin, frappent leurs fers en
cadence, et ces fers, comme il est naturel, deviennent pour lui
les chaînes catholiques qui entravent l'Espagne. Quant à Antoine
de Latour, son livre semble une tapisserie semée de fleurs aima-
bles et vieillottes, qui ne recouvrirait pas grand chose. Tolède
exige plu'S de constance et plus de profondeur. A de longs
mtervalles, Maurice Barrés a interrogé cette ville énigmatique
et depuis Greco, Tolède a sa place sur notre carte d'Espagne.
Les chevaliers de Burgos, les moines guerriers ont laissé
derrière eux leur cathédrale, leur cloître, leur maigre ruisseau
du Nord. Les voici au bord du Tage ; dès les premiers pas,
un souvenir de trahison les accueille. Là, en. effet, dans les jar-
dins au pied de la montagne, le roi golh Rodrigue surprit la
fdle du comte Julien qui se divertissait avec ses compagnes (1) :
il fut saisi d'amour et, ne la voulant point pour femme, la prit
pour concubine. Le comte irrité jura de se vengor ; d'accord
avec l'évèque don Oppas, il appela les mores. Sans doute, le
roi Rodrigue fit rude pénitence pour apaiser le ciel : la légende
assure qu'il se fit enterrer vivant en compagnie d'une couleuvre
à deux têtes qui lui dévorait le cœur et le ventre, mais l'Es-
pagne était conquise. — Ce n'est pas assez de cette trahison
d'un seigneur et d'un prôlre : Tolède est riche en maléfices. Le
plateau sur lequel elle se dresse recouvre une immense caverne :
« El monte que sirve de asiento à la ciudad esta casi todo
<( hueco ». Dans l'ombre s'élaborent les sciences mystérieuses
(1) « Elloa disputaient qui d'entre elles avait plus gentil corjKS et se
« dénudaient... » F. del Coriial ap. Pelayo Tratado de los romances
viejo», i'Mi, J, p. 164 sqqiie. Cf. Prim. Cr. Geti. § 55i.
par lesquelles on force la nature sans s'adresser à Dieu. Les
conquérants entrevoient un monde nouveau, encore obscur,
mais plein de promesses. Les mores, les juifs les entourent,
leur décrivent cette vie cachée. Eux d'abord craignent pour leur
âme ; un jour de fête, assassinent la maîtresse de leur roi parce
qu'elle est juive, trop belle et qu'elle doit être sorcière (1), mais
peu à peu ils s'abandonnent. — « Pourquoi, dit le More vaincu,
« vivre ainsi dans l'inquiétude, pêle-mêle avec vos femmes et
« vos chevaux, dans ces hautes salles sans lumière ? (2).
« N'est-il pas plus doux d'entendre le bruit de l'eau qui coule
« de la fontaine, de reposer au pied de ces murs blancs ornés
« de dessins où le regard se perd ? » — Et le juif : « Chanterez-
« vous toujours les martyres, les combats ? N'ètes-vous point
'.( las de ces rimes sanglantes ? Yoici des poètes de ma face
(( qui savent parler votre langage et vous enseigneront de plus
« moliles harmonies qui pénètrent le cœur » (3). La légende a
fixé ce moment de Tolède: celui de la première abdication du
chrétien devant l'Orient. Un aigle descend du ciel, jette un tison
ardent sur la maison enchantée ; il bat des ailes pour attiser
la flamme. La maison n'est plus que cendre. Alors surviennent
des oiseaux noirs, si nombreux que <( leur vol fait se lever !a
« cendre et qu'elle se répand sur toute la face de l'Espagne et
<( tous ceux sur qui elle tombe sont comme oints de sang. Ce
« fut le premier signe de la destruction d'Espagne » (4).
Depuis, la maison enchantée s'est relevée, l'ennemi a triom-
phé : à Tolède, les plus riches synagogues, les plus actives où,
dès la fin du xm* siècle, règne la Kabbale ; les philosophes
hermétiques, les seigneurs, voire les archevêques magiciens.
« A Paris, on apprend les arts libéraux, à Bologne les codes, à
(1) Cf. Grietz. Jiii/s d'Espagne, LéNy, 1872. Comp. Prim. Cr. Gen.
§ 1.006.
(2) Cf. Prim. Cr. Gen. § 791.
(3) Yehouda Halevi.
(4) Cf. Pelayo. Trat. rom., I., 162. Comp. Prim. Cr. Gen. § 359-564.
— 28 —
« Saleme les médicaments, à Tolède on apprend les dia-
« blés... » (1). Ce dangereux savoir a renouvelé les chevaliers,
les moines de Burgos. Au bord du Tage, leur ravissement dut
être semblable à celui des Croisés, barbares du Nord, entrant
à Constantinople. Leur rudesse s'amollit à ce souffle d'Orient.
Le juif est là qui sert de truchement entre l'Arabe et eux, leur
présente des poèmes, des livres, tout un monde de sciences, la
somme du plus grand travail intellectuel qu'ait connu le moyen
âge. Ils s'assoupliisr^ent et ils s'affinent. Cet univers, que naguère
ils croyaient formé par une seule volonté, leur apparaît miysté-
lieux, changeant, rempli de forces ennemies : le théâtre d'un
éternel combat. Ils sentent qu'en eux-mêmes le même combat
se livre, ils distinguent, ils choisissent. Mais cette nourriture
est trop forte pour eux. Hommes d'une seule foi, les voici livrés
au doute ; hommes d'un seul bloc, les voici qui se dispersent.
Ils cherchent à tâtons, trébuchent, se réfugient dans leur
croyance ancienne, mais s'ils persistent, s'ils parviennent à
saisir une parcelle de cette nature secrète, quelle joie victo-
rieuse, quel orgueil nouveau les soulève ! Leur vie désormais
m'est plus qu'une lutte entre le bon et le mauvais amour, ils
n'ont plus besoin des poètes juifs, ils ont leur poète à eux, et ce
n'est plus Berceo, c'est un poète tout neuf, un religieux d'une
autre pousse : Juan Ruiz, archiprêtre de Hita.
Je voudrais imaginer la vie de cet homme extraordinaire. Ce
qu'on sait de lui se réduit à ce qu'il a bien voulu nous dire et
il est discret. Il apparaît seulement que son gîte fut, trop sou-
(1) C. de Heislcrbach ap. Pelayo. llistoria de los Heterodoxos cspa-
ûoleg, 1879, I, .»57f). — Cf. Ghaetz. Hist. des Jni/x. Dnrlacher, 1893,
IV, 233-24.'). Je no vois guère que le paisible Crislo de la Vega, reposant
daos la i)laine, conronn*'' de cyprès, le moderne l'anllirMin de S. Juan,
trop monilain, (Iciiri et d'un triomphe trop faeile, qui aient (^chappé
à l'empreinle l'irangère. Mais il faut se souvenir qu'ici, dans la maison
d<- dofia Luisa de la Cerda, Sainte TlirTèsc commence à «'écrire sa vie ;
que, Madrid ûliml devenue la idUi de l'Kspagno, Caldcron ne se r(''sout
(ju'avee peiufî h ((iiilter l;i cité imjK'Tialr.
- 29 —
vent à son gré, la prison. — Fut-il moine goliard, libre-iH^n-
seur, moraliste s'ofîrant en victime expiatoire, étalant ses pé-
chés, battant sa coulpe sur la place publique ? Un peu de tout
cela sans doute et plus encore. Il ne faut pas le cloîtrer dans une
catégorie : il a trop de vie, il déborde, il est variable comme
les saisons.
Ce poème immense embras«e tout (1). Placé sous le vocable
du Christ et de la Vierge, il s'ouvre par une prière la plus
humble et la plus pure. Les Gozos de S. Maria, c'est, près de
cent ans avant Villon, la plus belle musique pieuse qu'ait écrite
un poète. Mais, quand vient Pâques, que le soleil se lève plus
clair, que sa couleur est plus noble, ce n'est pas Dieu que
célèbrent les hommes, les oiseaux, les fleurs. Non, « tous, en
(t chantant, vont recevoir l'Amour », Hita comme les autres ;
il s'humilie devant Vénus :
Senora dona Venus, muger de don Amor,
Noble duefta, oraîllome yo, vuestro servidor (2).
Alors pêle-mêle, déchaînés, les prêtres, les chevaliers, les
juges, les jongleurs, les fanfarons, les faméliques, suivis du
troupeau des bêtes exemplaires que le moyen âge a élevées à
la dignité d'hommes, entrent dans la dajnse ; après eux, les
prudes, les femmes de condition, les paysannes, les nonnes, les
moresqpies ; — tous et toutes conduits par le mauvais amour,
par cette étonnante figure qu'Hita a créée, qui restera le grand
premier rôle de la littérature espagnole : Trotaconventos, l'en-
tremetteuse.
Cet archiprêtre fantastique a beau travailler sur un modèle
de basse latinité, le Pamphihis (3) ; sous sa main le modèle
(1) Libro de Buen Amor, éd. Cejador y Frauca. Madrid, 1913, 2 vol. —
Cl. FiTZM.4rRiCE-KELLY. LeccioTies de Literatura espanola. Madrid, 1910,
p. 30-66.
(2) Cop. 585, 1225.
(3) Cf. l'étude sur le Pamphiîe par A. Baudouin. Librairie Moderne,
1874.
— 30 —
craque, le cadre est trop étroit pour son génie. Tout lui parle,
tout l'intéresse : médecine, musique, astrologie (bien qu'il s'en
défende), jongleries, danses. Tout ce qu'il touche prend vie ; il
sait plus que personne, mais son savoir ne l'étoufîe pas, il a
bien trop de vigueur pour cela. En dix strophes, il nous met au
fait de la musique de son temps, puis repart à la découverte :
aucun ordre, le mètre sans cesse est rompu. Après une chanson
montagnarde, une serranilla, voici que le ton devient épique :
un combat, nom pomt celui que chanta Berceo, mais celui de
don Camal (la chair) contre dona Quaresma. Des chrétiens
il nous mène aux arabes, aux juifs, aux « troteras » moresques,
disserte savamment sur la nécessité de la confession, l'esthé-
tique féminine, pour revenir aux clercs, à leurs vices domt
il a une connaissance particulière. Et il se sait coupable. Quand
vient l'automne, il rentre en lui-même, veut s'amendea? :
« Voyez comme j'ai mal agi, ô mes frères... Nemo sine cri-
« mine vivit, dit Caton. N'imitez point mon exemple :
Mys ojos no verén luz
Pues perdido hé â Cruz, (1)
« mes yeux ne verront pas la lumière, car j'ai perdu la Croix,
« Cherchez la voie de Vérité, viam veritatis... » Et de bonne
foi, il la cherche, médite, déroule en nobles strophes le Mys-
tère de la Passion... mais, l'instant d'après, comme il voit
une nonne en prière, il s'écrie : « Qui donna à la blanche
« rose haJîit et voile noirs ? » Sans doute, c'est l'épouse du
Seigneur et « le péché de nonne est un péché mortel », mais
l'instinct est plus fort : « Ah ! Dieu ! puisse- je être ce pécheur !
« — et faire ensuite pénitence» (2).
Ce livre étrange qu'on ne peut lire que par bribes, si divers
et touffu, n'a, je crois, d'équivalent dans aucune littérature.
C'est Villon et c'est Rabelais, une encyclopédie du sentiment,
fi) RlroiilK- 11. -i.
(SJ) Comp, Qlevf.do Ll uran Tacaiïo. Cap. XXII.
— :^i —
de la sensation, de la science el tout cela soulevé, entraîné par
une multitude de rythmes, une abondance poétique sans égale.
Quelle prodigieuse lumière jette sur son siècle cet espagnol du
Nord ! Tout à Dieu, sentant la douleur du Christ comni'e la
sienne propre, dévùl à la Viei'ge avec des accents inconnus jus-
qu'alors, puis bondissant de la chrétienne à la moresque, —
car tout animal veut avoir compagnie de femelle (1) — riant,
goguenardant, chantant en castillan ou en arabe, contrefaisant
le rabbin, les chanoines au chœur, il est à lui seul tout un
monde, ce Bacchus chrétien : c'est l'éclatement de la Na-
ture (2).
Cette joie devant l'existence, ce don inouï des images, cette
multiplicité des inclinations, ces disparates font aussi sa fai-
blesse. Hita ne laisse pas une œuvre, mais un monstre d 'œu-
vres rivales, un chaos génial où se heurtent les instincts et les
croyances, la bête et l'homme. Mais lisez l'histoire de son
temps, regardez ses contemporains. Le spectacle est le même,
aussi chaotique, aussi déconcertant. La source vive où les moi-
nes, les guerriers, trouvaient naguère la certitude, la paix, où
ils se confirmaient dans il'excellence de leur mission, n'est point
tarie sans doute, mais des mains étrangères l'ont troublée (3).
De là cet émiettement, cette dispersion ; le pacte de Las Navas
est rompu : plus d'élan unanime, plus de communion héroïque
devant l'ennemi. Parfois un homme, un roi les ressaisit, les en-
traîne ; après la victoire du Salado, les frontières chrétiennes
touchent la mer. A la fini du xiv^ siècle, la ruine des Mores sem-
ble certaine ; partout enserrés, un dernier effort les rejettera
de l'autre côté du détroit (4), mais ce dernier effort, on l'attend
(1) C'est le titre d'un de ses chapitres. — L'archiprètre luxurieux est
un type ancien : cf. Prim. Cr. Gen. § "711.
(2) Et il semble bien qu'il s'en doute. Cf. strophe 70.
(3) F. Ferez de Guzman dira, plus tard, pour excuser les faiblesses de
ses héros : « Comme chacun est avant tout avide des biens de nature... »
(4) D'autant plus que le royaume de Grenade est travaillé par l'anar-
chie. Cf. Altamira. Ilist. de Espafia, 1909. II, p. 207.
— 32 —
un siècle ; la guerre sainte dure, mais sans fruits. Quelques
laits d'armes, plus de conquête.
Mérimée a raconté avec son impassibilité coutumière le règne
le plus sanglant de cette période sans gloire. L'histoire de don
Pèdre de Castille est ime succession de tragédies à la turque,
tragédie des vassaux révoltés contre leur roi, tragédie des
frères ennemis. La guerre de Grenade y tient peu de place ;
c'est en Aragon, dans le royaume de Valence, qu'il faut cher-
cher des champs de bataille ; les derniers alliés de don Pèdre
contre son frère seront les mores. Histoire de sérail, de
bâtards, de favorites, où un esclave vient à point nommé
abattre la victime ; odyssée d^un tyran malheureux et féroce,
trahi et trahissant : nous ne sommes pas en Espagne, mais dans
le palais d'un sultan.
Avec Henri de Transtamare, la chronique reprend une allure
chrétienne, mais ce bâtard catholique n'a point les mains libres,
il a trop de peine à se maintenir au milieu de ses ennemis.
Le meurtre qui l'a porté au trône, l'impureté de son origine
semblent le frapper d'incapacité, lui et ses enfants. H n'agit
qu^ par la France ; son fils Jean se fait battre honteusement
par les Portugais ; son petit-fils est un être falot, infirme, qui
meurt à 27 ans sans avoir rien fait. Lisez l'historien de
don Pèdre, d'Henri, Pero I^opez de Ayàla. Jamais scènes de
lâcheté ou d'effroi, trahisons, tueries, même de femmes, ne
furent contées avec une aussi superbe indifférence, une aussi par-
faite insensibilité. Ce grand seigneur a des mains de glace (I) ;
scrupuleux, il ne vous fait pas grâce d'un détail, se liasai-de
rarement à juger, ne s'émeut jamais. On conçoit que Mérimée
ait trouvé dans sa chronique la matière qui lui convenait :
une histoire terrifiante rédigée comme un texte de loi (2). Cette
(1) Lorsqu'il trahit don Pédrc, il f'îprit : <i Los affaires du roi n'allant
" pas de bonne façon, nous décidâmes de le quitter avec dessein de ne
« jamais revenir ». Cronica, anno i366. Ch. IV.
(2) Stfndhal ifçnorait l'espagnol — et c'est dommage : Ayala l'eût sa-
tisfait.
— 33 -
sécheresse prodigieuse, cette démarche hautaine au milieu des
flaques de sang, sont la marque de la déviation espagnole.
Sans doute, on se bat encore de l'autre côté de la Sierra
Morena : dans les places-frontières, des capitaines d'aventure
rompent la trêve, guerroient où la guerre est encore ouverte,
mais ce sont des enfants perdus qui, après avoir razzié le
pays, se retirent derrière leurs murs. — Quand le jeune roi
commence à régner, on le mène en grand appareil faire une
démonstration militaire sur la terre des mores, mais, le plus
souvent, on s'en tient à la parade, à quelques combats singu-
liers, et l'on retourne à Séville se reposer et se réjouir.
Ce n'est point là, aux portes de l'Andalousie, que respire
l'Espagne du xv® siècle : choisir ce pays comme initiation à
cette période confuse, tâcher de comprendre le relèvement de
l'Espagne dans la chapelle de Grenade où, sous les fioritures
italiennes, reposent les Rois catholiques, c'est une faute de
méthode. Le drame est ailleurs : avec Burgos, avec Tolède, vons
tenez les extrémités du fil. Burgos, première étape de la con-
quête. Tolède, première étape de la corruption. Entre les deux,
l'exaltation d'Avila, la mélancolie de Ségovie.
Un Castillan m'a dit un jour : « Ne cherchez pas l'Espagne
ailleurs que dans mon pays ; l'Andalous est contaminé par le
Midi, le Catalan par la France. Nous seuls. Castillans, sommes
véritablement espagnols ». — Ces paroles d'orgueil me reve-
naient sans cesse à l'esprit tandis que, dans les chroniques,
je suivais la pente du moyen âge finissant. Je ne m'étais
engagé qu'avec crainte dans ce chemin stérile, tortueux, que
me décrivaient les historiens modernes : « Prenez garde, me
disaient-ils, c'est ici la tristesse, la honte espagnole. N'attendez
point d'images plaisantes, de combats héroïques, de nobles
prières. Rien' n'égaiera votre route, même pas une chanson.
C'est la bassesse, la lâcheté, la trahison, pis encore, l'im-
bécillité. — Mais allez plus avant : voici qu'apparaît la nou-
velle reine, Isabelle, montée sur son char de victoire, entourée
- 34 -
de palmes et de lauriers, suivie du more enchaîné, du juif
baptisé. Voici la gloire de l'Espagne ! voici sa résurrection ! »
Je n'ai point suivi ces docteurs du triomphe. Nos chroniques
françaises du xv^ siècle ne se distinguent pas par l'élévation des
idées, les exigences morales, l'exquis de la sensibilité : elles
demandent peu au cœur. Il serait peut-être excessif de demander
plus à leurs sœurs espagnoles. Et puis, ne faut-il pas se méfier
de ces gloires subites, de ces éclatements inattendus, aveuglants,
qui surviennent en pleine histoire ? Je crains qu'on n'obs-
curcisse l'obscur à dessein, qu'on ne méprise tout un monde
pour mieux en exalter un autre : ce ne serait pas la pre-
mière injustice que nous aurait valu ce goût simpliste du
contraste.
Je renonce donc, ô docteurs, à ces beaux coups d'épée
que nous rapporte la légende ; je renonce au chant des guer-
riers, aux actions de grâce des prêtres ; je renonce au cortège
triomphal. J'accepte cette médiocrité, cette bassesse que vous
me dénoncez : peut-être ce qu'il y a de foncier chez un peuple
apparaît-il plus clairement dans l'abattement de la défaite
que dans l'ivresse de la victoire. — Je me suis laissé porter
par ces chroniques ingrates : elles ne m'ont pas conduit aux
jardins d'Andalousie mais aux friches de Castille. Là est leur
Espagne, là leur champ de bataille.
Si vous voulez connaître l'aspect de cette terre, en dessiner
la ligne générale, arrêtez-vous à mi-chemin entre Burgos et
Tolède, à Médina del Campo. C'est une triste bourgade noire,
tassée autour d'une grande place carrée qui, depuis des siè-
cles, sert de champ de foire. Mais, à côté, sur la colline, se
dressent les ruines du château, la Mota de Médina, amas de
briques rouges, écornées, rongées, trouées cà et là d'ouver-
tures rondes. Citadelle célèbre dans les annales de Castille :
pour le roi, contre le roi ; sams cesse prise et reprise, achetée
et revendue, on se la dispute connue la citadelle-reine : par
— 35 -
elle, on lient le pays. Mais cet édifice bancal qui flamboie
sous un ciel trop bleu a une antre valeur qui n'est pas de
stratégie. Là fut établi le tribunal de l'inquisition, là Isabelle
pleura la folie de sa fille, là elle finit, désenchantée, inquiète,
défendant au peuple de prendre le deuil. Combien de senti-
ments divers flottent encore autour du donjon délabré ! Haines
de races, haines de guerre civile ; croyance menacée, victo-
rieuse ; brisement du cœur, déchirement d'une mère devant
son enfant qui délire ! (1). Ce lieu est un digne prologue à la
tragédie de Castille, — et voyez comme il la résume.
Au nord, le plat pays que domine Simancas, autre château
mais humanisé en bibliothèque. On sent que l'homme de droit,
l'homme de papier est proche. Voici sa ville, établie au bord
de la rivière, Yalladolid. Ici, c'est la froideur, la rectitude :
un vêtement de juriste, de canoniste, ample, austère, — comme
cette audiencia où eut lieu le mariage des rois catholiques,
ou cette monstrueuse masse de Saint Benoît, dont les contre-
forts retombent, s'aplatissent en pattes d'éléphant : une dévo-
tion qui avorte. Mais parfois se découvre le vêtement de parade,
rehaussé d'or et de broderies, à San Pablo semé d'étoiles, au
collège de S. Grégorio oii des rideaux de pierres ajourés en
dentelles dissimulent les salles noires où l'on formait les cuis-
tres. Yalladolid, ville de justice, « quicio de la justicia », ville
d'administration, et aussi ville d'exécution : tout le cycle du
despotisme espagnol s'y déroule. Dans ses palais, ses maisons,
des inquisiteurs, des familiers d'inquisition, des greffiers, des
procéduriers ; sur ses places, des échafauds. Ville de par-
chemins, de feu et de sang — et tout cela dans le silence :
suivez Madame d'Aulnoy au spectacle des autos-da-fé. Les
charmants attelages qui vous conduisent à travers cette collec-
tion de droit, en parole et en action, ne suffiront point à vous
faire sourire.
(1) Et c'est là que fut enfermé César Borgia avant d'aller mourir à
Viana. Cf. Pastor. Hist. des Papes, trad. fr., Pion, 1904, VI, p. 226.
— 36 —
A l'ouest, du côté du Portugal, saluez Tordesillas, où Jeanne
la folle, après avoir erré des années traînant avec elle le
cadavre de son époux, vint attendre la mort (1) ; Castronuno,
repaire de bandits qui fut aussi capitale populaire, planté sur
son rocher au dessus du Douro ; Toro victorieuse avec sa cita-
delle de pierres roses — et voici la frontière, Zamora la mores-
que mal déguisée en chrétienne, dont la cathédrale geint sous
le poids d'un minaret ; ville des savetiers, patrie des ânes,
fleurant l'huile, le cuir et la pastèque, avec ses rues bordées
d'échoppes, ses maisons couleur de pain cuit dégringolant vers
le fleuve vert.
La plaine s'élève peu à peu vers le Sud. Au loin, appesantie
sous le soleil, dort la grande école de l'Espagne, aussi fleurie,
enrubannée qu'autrefois. La lumière a fané ses couleurs, il
s'exhale même de ces délicatesses un parfum un peu fade :
ainsi un coffret ciselé avec amour, abandonné et vide. Sachons
gré à Salamanque de voiler sa science sous d'aussi aimables
dehors. Pourtant n'abuse-t-elle pas P N'est-elle point fatigante,
cette vénérable institutrice, par la profusion des ornements
qu'elle développe à l'infini comme un thème de rhétorique ?
Je lui pardonne beaucoup en l'honneur de Fr. Luis de Léon
qui, s'il n'avait été aussi entravé d'humanités, aurait droit au
titre de grand poète d'Espagne, et j'observe, d'autre part,
que le destin a placé, auprès de cette ofTicine de sciences,
dans les gorçes des montagnes, le peuple des crétins, des
Hatuecas.
Quittez mjiintonant cette ville de plaine et de bacheliers.
Regardez aux frontières de la Vieille et de la Nouvelle Castille.
Dans un paysage fauve, se dresse une acropole couronnée de
bastions ; anlonr d'elle la plus complète solitude, non plus
celle de Salamanque, mais une solitude élevée, tourmentée.
Aux portes d'Avila, le contraste qu'offrait Silos se développe,
(1) Cf. HÉKÉLÉ, Xtfneiiès, trad. fr., 186'J, p. 309.
— 37 —
s'agrandit. Dans cette nature en révolution, où l'horizon se
découpe en arêtes vives, les sentiments prennent une acuité
particulière, la dévotion s'aiguillonne : l'ordinaire, le journa-
lier ne résistent pas sous la poussée d'une passion plus véhé-
mente que partout ailleurs. Mais ce n'est pas aux dépens de
l'ordre : la lumière d'Avila n'est point celle de la torche
fumeuse que porte, en titubant, l'archiprêtre de Hita. Avila
de los Caballeros, Avila de los Reyes, Avila de los Santos :
sous ces trois formes vous retrouverez toujours un héroïsme
cristallisé. Ximena Blasquez qui, vêtue en guerrier, sauve sa
patrie du more ; Blasco Ximeno qui meurt pour avoir aimé
la justice sont les ancêtres de Sainte-Thérèse : elle les résume
et les rehausse. Cette couronne de bastions, cette cathédrale
dont le chevet se transforme en rempart, elle en a fait le
château de son âme, sept fois fortifié, sept fois démantelé
sous le souffle de Dieu (1).
Ainsi, du haut de l'alcazar castillan, se reconstitue fragment
par fragment la figure de l'ancienne Espagne : pays de monta-
gnes, religieux ou guerrier ; pays de plaine où se forme le
basochien. Chaque point de l'horizon apporte son histoire :
Zamora, les luttes épiques contre les mores ; Toro, la victoire
qui consolide l'unité ; Avila, Valladolid, Salamanque, le reflet
des grands jours du siècle d'or et, à sa suite, la clientèle famé-
lique du roman picaresque. Mais il manque un trait à cette
figure, une partie à cette symphonie : où retrouver la Castille
du moyen âge agonisant ?
La mélancolie espagnole a ses paysages classiques. Le plus
notoire, le paysage-type, c'est celui qui entoure le monstre
de Philippe II, «la caserne des cénobites». Quinet, devant
l'Escurial, s'écrie : « Ci-gît l'Espagne : elle a été assassinée en
cet endroit par le Saint-OfiBce. De profundis... » (2). Gautier
(1) Sa vie, écrite par elle-même, montre combien cette mystique fut
directrice ordonnée et pratique.
(2) Mes vacances en Espagne, p. 124.
- 38 —
s'ennuie cordialement devant ce monument <( le plus maussade
qu'on puisse rêver » et c'est par conscience de reporter qu'il en
fait une très lasse description (1). D'autres ont réussi à ne pas
vociférer, à ne pas bâiller : ils ont trouvé dans cette immense
grisaille, cendres et pierres, la plus complète expression de
l'âme castillane (2). C'en est peut-être l'expression la plus
grandiose dans l'austérité, mais une expression seulement. La
fin de Charles-Quint nous laisse une note différente ; la re-
traite qu'il choisit aprôs son abdication est plus reculée, moins
bâtie, Yuste dans les montagnes d'Estrèmadure. Mais cette soli-
tude voulue, il la secoue de sa passion ; tempétueux, colérique,
il descend souvent des hauteurs de la prière aux affaires tem-
porelles : l'empereur se débat contre l'anachorète. Solitude
entre des moines, un majordome (qui n'en peut mais), un bras-
seur, d'innombrables serviteurs ; c'est une nouvelle face du
désenchantement espagnol (3). Combien d'autres paysages pour-
raient nous solliciter, tout imprégnés encore de tristesse in-
quiète ou bien abandonnés, minables à vous serrer le cœur !
L'Espagne n'en est point avare : le plateau noir qui entoure
Madrid, le château qui surplombe la pouillerie du Manzanares
et que seul Goya sut animer, les jardins déserts d'Aranjuez,
ou encore le couvent fortifié de Guadalupe où vinrent méditer
Colomb, Pizarre et don Juan d'Autriche...
Charles-Quint, Philippe II et les pauvi-es Philippes qui en
descendent jusqu'au minus habens Charles II, toutes ces
têtes couronnées ont été travaillées d'une même nostalgie mul-
tipliée par les mariages dans la même famille. — Elle leur
venait de loin : c'est au delà do Charles-Quint, nu del;\ d'Isa-
(1) Trn los Montes, 1843, I, p. 122.
(2) CiiATKALniiiAND, Mémoires d'outre tombe, III. Liv. T. — M. Bauivès,
Un amateur d'âmes.
f3) Cf. MiiiNET, Charles-Quint, son nbdieation, son séjour et sa mort au
monastère de Yuste, Didinr, C» ('•flition, IRCiH, ei r.ACirAnn, Retraite et mort
de Clinrlex-Ouint. 2 vol , llr\ixfllfs, iStSli.
— 39 -
bolle même qu'il faut en chercher l'origine ; c'est, je crois,
dans ces tristes années qui précèdent l'émancipation de l'Es-
pagne que nous trouverons la source première de la mélancolie
espagnole.
Au pied des murs rouges de Médina, se déroule vers l'Est
un océan de terres mornes ; elles ondulent à l'infini ainsi
qn'une étoffe lourde et molle : pas ime âme, pas une respi-
ration sous ce soleil implacable. Ce n'est point l'uniformité,
le silence opulent de nos plaines de Beauce où, si l'on ne voit
pas l'homme, on le sent tout prêt à cueillir les beaux fruits
de la terre. C'est presque une solitude marine ; la colline
crayeuse qui surgit au milieu de ce moutonnement semble un
phare mais sans guetteur ; aucune voix sur cette grande mer
figée.
Pourtant, c'est là que me ramènent sans cesse les chroniques,
là qu'elles m'invitent à suivre la trace des armées. A deux pas
de Médina, je touche leur champ de bataille, Olmedo. Un vil-
lage, des murailles en* ruine ; autour, la plaine creusée par
endroits de ravins profonds aux bords relevés en vagues. Der-
rière, im colline conique reliée à une autre colline terminée
en plateau. Un voyageur du xv" siècle rapporte que les habi-
tants vivaient « en bêtes brutes », sans se soucier de la reli-
gion (1). Et le moyen de s'en étonner ? Connaissaient-ils autre
chose que la force, ces malheureux placés au confluent des
fleuves ennemis ? Une armée descend de Médina, l'autre de la
colline d'Olmedo, elles se heurtent dans la plaine : la lice est
toute prête où se dénoue la guerre civile. - - Depuis, les barbares
ont réappris la religion. Au moment où je passe, le glas sonne
au clocher d'un monastère ruineux : c'est la première voix
que j'entends. Et pourtant la couleur n'est point de deuil, ou
bien, c'est, si l'on veut, le deuil éclatant qu'on portait naguère
à Florence. Toute la gamme des jaunes, depuis le jaune vif,
(1) Cf. Pel.^to, Heterodoxos, I, 841.
— 40 -
presque rouge, des monts de Tolède, jusqu'au jaune délavé,
flavescent des hauts plateaux de Burgos. C'est en vérité la cou-
leur nationale dont toutes les variétés se résument ici sur ce
drapeau de Castille (1).
A Coca, un château trapu, bossue de mâchicoulis. Dans
cette citadelle confortable, dont la maçonnerie a, de tout temps,
fait l'admiration des visiteurs (2), vécut, à la fin du xv® siècle,
l'archevêque Fonseca, prélat magnifique qui « aimait avoir au-
tour de lui pierres précieuses, perles, joyaux d'or et d'argent
et autres choses belles à la vue, singulières de perfection » (3).
Ce goût du rare, du délicat, ce raffinement prennent, dans la
nudité environnante, une allure baroque, mais ce baroque a
son histoire. On conte que Lucullus détruisit Coca, et le sou-
venir du potentat d'Orient, miracle de luxe et d'élégance,
rejoint, à travers les siècles, au bord de ces ravins fangeux,
celui de l'archevêque aux pierres précieuses.
Plus j'avance vers la frontière de la Nouvelle Castille, plus
ce château coffre-fort m 'apparaît un défi à la pauvre nature
que je traverse. De petits bois de pins développent leur éven-
tail vert, parfaitement découpé sur la terre argileuse. Ces mai-
gres oasis rendent plus sensible encore la rudesse du pays ;
plus un ton dégradé — où sont les sfumaturc italiennes ? —
les couleurs se juxtaposent sans transition. Après S. M. de
Nieva, bourgade abandonnée où se réunirent un jour les cortès
de Castille, on ne rencontre plus rien de vivant ; le trophée
est proche du désert. Le paysage qui jusqu'alors montrait une
sorte d'équilibre, se trouble, se convulsé ; les vagues de terre
deviennent plus fortes. A Medinn, c'était la houle ; ici, presque
la tompèlr'... Tout h coup, au détour d'un sentier, la sierra
sp dé/^ouvrc, donnant à coite Iciic ru folio coumi<> un(> leçon
(1) Il disait vrai, coi ;irtislp rastillnn : n Plus je i)oins jaune, et plus jo
jieins raslillan. »
(2) TwisH en 1772 r-t dp nos jours M. Djoulafoy.
(3) Feiinanik) I)f, l'rr.CAii, f'Iaros Varonrs de CastJUn, éd, de 177.'», p. 89.
— 41 —
de rectitude, barrant l'horizon d'un bout à l'autre, comme
une lame. Sur sa masse noire se détache le donjon d'un château.
Il ne faut pas atteindre Ségovie par le Sud, par Madrid :
c'est la découvrir petitement, presque par trahison. Il faut
l'aborder de front, par Médina. Ainsi sa physionomie prend
toute sa force, elle apparaît comme une chose unique en
Espagne.
Par un de ses côtés, Tolède touche à la fertilité : au delà
de San Juan de los Reyes la colline s'adoucit, vient mourir
au milieu des vergers ; les oliviers alternent avec les arbres
fruitiers : c'est im réjouissement qui fait rebondir l'esprit.
Ségovie, elle, a coupé le câble. Deux torrents l'enserrent, qui
se rejoignent sous l'alcazar, rongeant le basalte. Leurs noms
sont beaux : l'Eresma, rivière d'anachorète, le Clamores, tor-
rent des clameurs. Au milieu du plateau désert d'où je
regarde la ville, c'est une image de Camoëns, un fragment
de l'épopée de la mer qui me vient à l'esprit : galère aban-
donnée dans le décor sombre des montagnes.
Sur le rocher, voici le château -avant : naguère rempart
contre les mores, puis bastion de guerre civile, demeure royale
ornée avec amour, qu'un incendie a détruite et qu'on a rebâtie
pour abriter de jeunes officiers et de vieilles archives fl). Il
reste pourtant hidalgo malgré son badigeon rose, s'avance fière-
ment contre le vent, a muy galan » ; château gaillard en somme,
(1) Cf. la description avant l'incendie ap. Vayrac, Etat présent de l'Es-
pagne (Amsterdam, 1719). I, 333. — Twiss y voit encore les cinquante-
deux statues de bois peint, représentant les rois d'Espagne : « Tout est
si bien doré que cela paraît neuf. » {Voyage en Portugal et en Espagne,
Berne, 1776, p. lOo). Ici fut enfermé plusieurs années le duc de Guise
" pour les suites funestes de son entreprise contre l'Espagne à Naples »
(Retz, Mémoires, éd. Champollion-Figeac, IV, p. 110). — Comment oublier
Gil Blas ? 11 connut ici le malheureux Cogollos (Liv. IX), remarqua des
fenêtres de sa prison que l'ortie et le chardon paraient les bords fleuris
de l'Eresma et que la plupart des terres étaient incultes — ce qui se
trouve vrai. — Cf. Diable Boiteux, ch. XIX.
— 42 —
château royal dont tous les autres ne sont que les satellites :
Médina et ses briques rouges, Coca et ses merlons, Turuégano
et ses tours de calcaire jaune supportant une église romane,
Pedraza, Cuéllar. Mais, pour ces nobles châteaux ruinés, cet
aloazar est un roi trop neuf.
En revanche, la poupe de Ségovie appartient aux archéolo-
gues. Ceux-ci vous diront quel miracle d'équilibre soutient
encore l'immense aqueduc et ses arches de granit. Il me suffît
qu'il termine dignement la galère ségovienne ; dans le granit
romain s'encastrent l'image de la Vierge et celle de Saint
Sébastien : ainsi au château -arrière des vaisseaux de Sa Majesté
régnent les divinités protectrices.
Sur les flamcs de l'Alcazar, des ormes, des peupliers remon-
tent le torrent, semblent vouloir grimper à l'assaut de la ville.
Je les suis et me voici sur la terrasse haute, au bout de la
longue rue qui traverse Ségovie de part en pari. Complet
abandon qu'anime seulement, à midi et le soir, le va-et-vient
des élèves officiers. L'air de la montagne n'est point favorable
à ces futurs guerriers. Ils sont propres et pâles, sanglés dans
leur vareuse à l'allemande, imperturbables et mécaniques,
voilant mal leur mélancolie sous une rigidité militaire, — et,
en effet, travailler dans cet exil, au milieu des pierres mortes
d'un autre âge, n'est-ce pas trop demander à cette toute jeu-
nesse qui doit rêver de flainencos madrilègnes ? Car, plus on
va, plus on se persuade qu'ici rien d'essentiel n'a changé
depuis le jour où, sur la plaza Mayor, Isabelle fut proclamée
reine de Caslille. Les savants ne nous ont point encore resti-
tué la Ségovie médiévale. Je crois qu'ils n'y auront pas beau-
oouj) de peine ; mais, quoi qu'ils fassent, il faudrait l'âme de
•Mirholet pour faire lever la vie de ces pierres réassemblées.
lycs linjîuistes, les historiens des mœurs sont d'accord pour
reconnaître que cette province est l'une des plus arriérées,
l/cs liadilions y restent vivaces ; les modes de culture, les ins-
Irumenls de travail, primitifs. Naguère, elle était au premier
— i3 —
rang : ses laines, ses draps étaient renommés sur le« foires
d'Espagne, à Médina del Campo, à Astorga, à Palencia, à
Burgos (1). Chez elle, on frappait monnaie : c'était la tréso-
rièro du royaume et elle le vêtait. Depuis, tout est parti ; elle
n'a point bougé. Tandis que Madrid s'élevait, Ségovie s'en-
dormait, se momifiait dans l'éternelle répétition des mêmes
gestes ; elle ne voulait point connaître d'autres outils que ceux
de ses pères, son cœur se refusait à cette impiété et j'imagine
que les paysannes vêtues de bure, que je vois passer secouées
au pas de leur mule, ont tissé elles-mêmes l'étoffe de leur
robe, ainsi que le font leurs sœurs, les nides femmes catho-
liques des montagnes du Valais.
Immobilité, mais le temps passe. Ces pierres qui semblent
avoir le soleil au dedans se descellent, s'effritent et tombent (2).
I/Escurial c'est la mélancolie debout, Ségovie la mélancolie
des ruines. Sur quatorze paroisses, me dit-on, six sont fermées
car elles porteraient malheur aux fidèles ; on ne soutient les
autres qu'à force de chaux. J'ai fait le tour de cet hôpital :
à S. Agustin, il ne reste que les quatre murs, l'abside est
béante ; le clocher de S. Estéban s'est effondré, on l'a re-
couvert d'une bâche noire ; San Juan, S. Lorenzo, S. Millan,
S. Martin même, l'église-mère, ne valent guère mieux : pour
qu'elles ne s'écroulent pas, il a fallu murer les arcs, les bourrer
de plâtre. Aussi voyez, au cloître extérieur de S. Lorenzo,
cette danseuse vêtue d'une longue robe plissée, les bras arron-
dis au-dessus de la tête : sa beauté est du même ordre que
celle de la Vénus sortant de l'onde que nous avons admirée à
Rome. Mais les jambes de cette Salomé sont empêtrées dans
un magma sans nom et les petits Pablos de Ségovie, les Laza-
(1) « Rafinada en Segobia » : proverbe espagnol. « D'autant que les
bons draps se raffinent à Secobie. v (Bramôme, Dames galantes, VII« dis-
cours). Sur les foires cf. Altamira, op. cit., II, 217.
(2) Et les orages. Qui veut voir de beaux orages de montagne aille à
Ségovie.
— 44 —
rillos de l'endroit, grands joueurs de pelote, insultent inno-
cemment cette pauvre figure (1). — On me dira : « C'est le
sort des églises du moyen âge. Elles ne durent qu'en chan-
geant pièce à pièce comme le vaisseau de Thésée. Il leur faut
autour d'elles un peuple de médecins ». Ce langage est connu,
il date de 1850 ; c'est celui d'une école d'historiens que le
gothique a déçus. Mais il n'a que faire ici : presque toutes
les églises ségoviennes sont des églises romanes, simples et
sobres, sans « scolasLique de pierres » ; elles sont de la famille
des églises françaises, parlent la même langue. Il ne faut pas
oublier, en effet, que la cour de Castille fut, un temps, une
cour française : Sanche le grand de Navarre, Alphonse VI
de Castille et ses gendres bourguignons appelèrent les moines
de Cluny qui, au xi* siècle, régnèrent en maîtres sur les églises
d'Espagne, changèrent le rite (2), l'écriture et bien d'autres
choses — ce qui peinait fort l'excellent D. M. Menendez y
Pelayo. Je sais bien que, dès le x^^ ils commençaient à perdre
du terrain, mais l'élan était donné : ce n'est point seulement
par les chansons de geste que nous sommes liés à l'Espagne (3).
S. Martin, S. Lorenzo ne brillent pas par la profusion des orne-
ments, les contorsions de pierres ; leurs images sont d'une
venue toute naturelle, rien du parfum oriental qui persiste à
Silos. Leurs arcades trapues, leurs colonnes jumelées rappel-
lent nos lieux saints de Provence, Saint Gilles bâti comme elles
sur un plateau qui domine la grande mer des garrigues. Il y a
(1) Et je ne parle pas <los c^plisea abandonnées : S. Columban, S. Sébas-
tian, surtout les Templiers, église héroïque dans laquelle personne n'entre
plus ((u'aii jour où une prince.'^se du sang daigne venir de Madrid passer
lr> revue de ces vétustés.
(2) Sur la légende du rite mozarabe, cf. Prim. Cr. Gen., § 872.
(3) Cf. Pelayo, Ant. lir., II, p. XV. — Heterod, I, 36S sqque. — Pour-
quoi se lamenter, dis])uter de questions de priorité ? Nous n'enlevons
rien h l'Fsjjngne en afTirmant que nous lui avons donné Roland ; elle ne
nous enlève rien en nlTIrmant qu'elle nous a donné le Cid. Faut-il encore
rapiK?ler les polémiqucfi sur l'originalité ou le plagiat de Gil Dlas ?
mèrae ici un sens de familiarité qui n'existe pas toujours chez
nous : le cloître n'est point lieu de retraite ; il sort, entoure
l'église, invite le peuple. Ainsi San Martin, sa galerie ouverte
sur la rue et son saint bénissant les paysans qui passent.
L'honnête bibliothécaire Diego de Colmenares, qui vivait au
xvn*' siècle, nous a conservé les traditions de Ségovie. Elles n'ont
pas l'allure héroïque, guerrière des légendes d'Avila, ne con-
naissent pas les grandes envolées de sublime. En revanche,
point de cavernes, d'artifices magiques, point de ces macabres
découvertes qui sont le thème constant des légendes tolédanes ;
le roi chrétien se promenant, au bord de la rivière, avec la belle
juive ne retire pas de l'eau le crâne d'un enfant (1). Les his-
toires ségoviennes sont simples et sobres, parfaitement édi-
fiantes. Lisez celle de San Frutos et de ses frères ; rien de
moins compliqué, c'est un fragment de la Légende Dorée.
Ces jeunes gens riches distribuent leur avoir, choisissent le
désert autour de Ségovie pour y vivre dans la prière. Les mores
les découvrent, les décapitent. On avait perdu leurs corps, on
les vénérait sans savoir où ils reposaient, lorsqu'en 1461, un
carrier qui travaillait dans l'église cathédrale remarqua que
la paroi auprès de l'autel de Santiago rendait un son creux.
Il y fit un trou pas plus grand que le doigt et par cette
ouverture infime sortit une odeur si suave qu'en un instant
'( elle remplit le temple et tous les assistants de joie et de
consolation m. C'était San Frutos et ses frères. On ouvrit les
portes de l'église et le peuple remercia le Seigneur (2). —
Même simplicité, même candeur dans le miracle de Maria del
(1) Légende d'Alphonse VIII et de la juive de Tolède. Cf. de Latocr,
Tolède et les bords du Tage, 1860, p. 235.
(2) Colmenares, Hist. de la insigne ciudad de Segovia, éd. 1846, II, 300.
Comp. la légende de Burgos, d'une même venue mais héroïque. Lorsqu'à
S. Pedro de Cardena on ou\Te le tombeau du Cid, une odeur délicieuse
se répand, une pluie abondante rend la fertilité à la Castille. V. égale-
ment la légende du juif et du cadavre du Cid. — Prim. Cr. Gen., § 059-
61-62. — DozY, Recherches sur l'hist. d'Espagne, 1860, II, p. 232.
— 46 —
Salto : cette juive fut accusée d'adultère et condamnée par les
juges de sa race à être précipitée d'un rocher. Elle était inno-
cente, se recommanda à la Vierge et arriva saine et sauve au
fond du précipice. On la baptisa et elle vécut saintement le
reste de sa vie. Colmenares place cette légende dams la pre-
mière moitié du xuf siècle, c'est-à-dire au temps de la pleine
prospérité des églises ségoviennes et aussi de la synagogue
juive : ainsi elle prend toute sa valeur exemplaire, légende
de zélateurs destinée aux infidèles.
Il y avait autrefois une coutume charmante en Castille :
quand l'architecte prenait possession de la fabrique, on lui
donnait un doublon d'or en lui disant : « Recevez-le en signe
de votre travail et comme sûreté de ce que le Seigneur Dieu,
en l'honneur et gloire de qui on commence à élever cette
église, suppléera le reste aux prières de sa glorieuse mère».
C'était tout son Vitruve, observe Pelayo. Tout son Vitruve,
sa gloire et sa faiblesse : la matière ici a pris de sérieuses
revanches sur d'esprit (1).
Voici un peuple dévot, attaché plus qu'aucun autre à ses
traditions et qui, sans bouger, laisse tomber la maison de ses
pères. Il mérite d'être vu de près. — Ne le cherchez pas
sur la place devant la cathédrale, centre petit-bourgeois de
Ségovie, orné d'un kiosque qui remplace l'échafaud où Isabelle
fut jurée reine héritière de Castille ; le répertoire classique
écorché par de jeunes barbares ne sait pas trouver le chemin
de son cœur. Ségovie est ville de ruraux, non de boutiquiers
ou de fonrfionu aires. Mais descendez dans l'entrepont, puis à
(i) Cf. Pei.avo, lUst. de las Ideas Esteticas, 3« éd., 1010, II, 294. —
L'évoque (le ce.s rninos a pour .siège une solide bâtisse du xvi« siècle,
lounW' d'orncinf'nts. Il ne peut rien, dit-il, pour entretenir ers reliques
d'une fol trop abondante. Le pays est, i)auvre, le budget de l'Espagne a
d'autres soucis. Alors les vieilles églises romanes, modestement groujjées
autour de la bien i)ortante cathédrale, s'effondrent ; on leur voile la face.
Heureuses encore si elles sont recueillies par un artiste qui les aime
coin rue Daniel Zuloaga.
- 47 —
la poupe de la galère. Là, sur la place de l'Azoquejo, j'ai vu,
un jour de fête, le peuple de Ségovie. L'Azoquejo, c'est son
milieu, c'est là qu'il vend, qu'il achète, qu'il s'amuse ; il y
retrouve la vie d'autrefois, le souk des mores, le ghetto des
juifs, toute une activité qui flotte encore dans l'air. D'étroites
rues descendent sur la place qui s'arrondit en cuvette, au
fond l'aqueduc et son double rang d'arches à travers lesquelles
apparaît la montagne noire. On entendait là comme une
rumeur de volière : des femmes, des jeunes filles aux châles
jaunes ou rouges ; des hommes aux boléros bleus, coiffés de
chapeaux de feutre coniques, la jugulaire sous le menton, en
tenue de service. Voici les rameurs, quel fandango vont-ils
nous danser ? — Une musette préluda, à laquelle se joignirent
une flûte et un tambour de basque. Je retrouvais les instru-
ments (gaita, odrecillo, pandero) dont joue, dans son grand
poème, le mélomane-archiprêtre de Hita, et leur chant pre-
nait ainsi une harmonie plus lointaine. Les femmes s'étaient
réunies au bas d'une des ruelles. En cadence, deux d'entre
elles se détachaient du groupe et s'avançaient vers le milieu
de la place, les mains unies ; puis deux autres les suivaient.
I^e rythme de leur danse était presque celui d'une procession,
avec de subits arrêts comme devant un reposoir. Plus un rire
sur ce^s visages, qu'ils fussent de femme, de jeune fîlle ou d'em-
fant. Les hommes, accotés aux murs, regardaient impertur-
bables. Dans tout cela une gravité parfaite, de même que s'il
se fût agi d'une danse sacpée. — Qu'eût dit Gautier à un pareil'
spectacle ? (1). Où sont les enlacements, les déhanchements,
les claquements de talon et la souplesse de ces fameux bras
ambrés, armés de castagnettes P Fallait-il venir ici pour trou-
ver la danse la plus chaste, la plus dénuée d'animalité que
jamais paysans aient dansée ? A Ségovie, la frénésie espagnole
est une légende.
(1) Il a négligé Ségovie, comme Quinet et tant d'autres après eux.
- 48 —
Regardez-les, d'ailleurs, ces danseuses qui semblent officier.
Ce sont de solides Mies, semblables à la montagnarde que
rencontra ici même, il y a près de six cents ans, l'archiprêtre
vagabond : tête forte, cheveux d'un noir brillant, yeux pro-
fonds, « la trace de leurs pas est plus grande que trace
d'ourse » (1). Mais ce curieux du mauvais amour est sans
doute resté insensible à la noblesse de l'attitude, à la hauteur
du regard qui transfiguraient, l'autre dimanche, les paysannes
de Ségovie.
Cette danse austère, cette procession rythmée qui se déroule
au pied des grandes arches de l'aqueduc, ces yeux sévères,
ce respect dans le divertissement, tout cela n'est-il pas d'accord
avec le pays d'alentour ? Comment un peuple exilé, courbé
sur une terre ingrate et toujours soumis à la voix de Dieu,
pourrait-il se réjouir sans mesure ? A deux pas, la stérilité, la
montagne nue.
Mais voici le drame : cette pauvreté, cette stérilité, c'est son
œuvre. L'Espagnol a le sens du stérile, il ne comprend ni
l'arbre, ni la plante ; il brûle l'un, abandonne l'autre aux
bêtes ; c'est l'homme du charbon, de la chèvre, du mouton :
on ne peut retenir dans sa fureur de raser la terre ce grand
maître en dévastation (2). Les vilHages de la province s'étaient
nnis naguère pour profiter en commun des champs, des pâtu-
rages ; ce fut la Comunidad y tierra de Segovia (3). Cette orga-
nisation fort sage a obtenu, après des siècles, un résultat inat-
tendu : faire du plateau de Ségovie une manière de désert.
Quand venait l'été, on voyait passer les troupeaux qui, des
(1) HiTA, op. cit., atropho 1012. V. les illustrations de don Quichotte
par D. Vierge.
(2) Les administrateurs du Sud-.\lg('rien le savent bien, qui ont été
obligi^'s de prott-ger les oasis contre les espagnols qui brûlaient les
héloumg, la principale richesse.
(3) Cf. Caiilos y Lecea, La Comunidad y tierra de Segovia, 18'.)3, et
Puvoi., Las Hcrmandades de Caslilla y Léon, 1913.
— 49 —
plaines de la Manche et de l'Estrèmadure, se dirigeaient vers
les pâturages du Nord. Chaque troupeau de mille brebis était
gardé par cinq bergers et cinq chiens ; les paysans devaient
leur laisser une route ouverte à travers leurs vignobles, leurs
oliviers, leurs champs ; et tout berger avait le droit de couper
une branche de chaque arbre, soit pour construire sa hutte,
soit pour faire du feu. Ainsi, du haut des remparts, les Sé-
goviens regardaient défiler sur leurs champs dévastés le trou-
peau rouge, le troupeau royal : « le précieux joyau de la cou-
ronne » (1).
Sortez maintenant de la ville, montez à Zamarramala, la
mauvaise montagne où souffle le mauvais air. Les brebis du
roi ont travaillé en conscience, elles l'ont tondue ras la terre
contribuable, n'y ont laissé que les pierres, une mince croijte de
boue gercée, percée par le roc (2). L'arbre que vous rencontrez
semble un enfant perdu, échappé au désastre. Pauvreté sainte,
irrémédiable ! Consentez à vivre quelque temps dans cette déso-
lation et vous comprendrez le silence de ces montagnards, leur
regard fixe et grave. La su propia casa es el atahud, sa maison
à lui est le cercueil, dit un poète du moyen âge qui chanta la
pauvreté (3).
Vers Madrid, la montagne dessine sur le ciel le profil d'un
cadavre couvert d'un suaire. Les gens du pays ne s'y sont
point trompés, ils ont l'horizon qui leur convient, lui ont
donné son baptême funèbre : la Mujer muerta, la Femme morte.
(1) Cf. Twiss, op. cit., p. 78. La coutume était encore en vigueur en
1764. Troupeau rouge, car on couvrait la laine des brebis avec de la terre
rouge dissoute dans l'eau pour la rendre impénétrable à la pluie et au
froid.
(2) CoLMENAR le constate déjà dans ses .Annales d'Espagne, Amsterdam,
1741, t. II, p. 117.
(3) RuY Paes de Ribera, ap. Cancionero de Baena, Madrid, 1851, p. 310.
— Cf. p. 321. « E muere biviendo mill vezes al dia... » Et meurt vivant
mille fois le jour.
— 50 —
C'est dans ce cadre que vécut, au milieu du xv® siècle, un
prince étrange, le dernier prince du moyen âge espagnol. Avec
lui finit lia dynastie des Transtamares, dynastie née d'un meur-
tre. Il règne en titre vingt ans et ne laisse dans l'histoire qu'un
nom ridicule : Henri IV de Castille, dit l'Impuissant. — Jamais
homme, il me semble, n'a accumulé sur sa tête une pareille
somme de mépris : les chroniques contemporaines, la poésie
populaire, la poésie de cour, les annalistes espagnols : Garibay,
Mariana, les historiens modernes s'accordent à nous le montrer
comme un monstre de bassesse ou d'imbécillité, sans foi ni loi,
ami du more, du juif, ennemi de Dieu (1). Je lui cherche, dans
l'Europe de ce moment, un équivalent, un répondant et ne
lui en trouve point : les tyrans italiens, même les plus éloignés
du christianisme, les Malatesta par exemple, les bourreaux
d'Angleterre ont une allure de férocité, un raffinement auxquels
celui-ci n'atteint pas. Les princes ivrognes d'Allemagne ne peu-
vent lui être comparés : il ne buvait pas de vin. La folie de
Charles VI, le désastre et le relèvement de la France, toute
notre évolution se développe sur un autre plan. Faut-il aller
plus loin, lui juxtaposer une figure plus proche ? Je songerais
parfois à Louis XIII, celui que nous dévoilent Tallemant des
Ptéaux et Saint-Simon, ou, plus encore, à Louis II de Bavière.
Mais ces rapprochements à travers les siècles ne peuvent servir
qu'à accentuer un trait, ne refont pas l'homme.
Après l'avoir suivi dans sa solitude, ce roi méprisé de ses
ront^'mporains, bafoué par la postérité, m'apparaît uniquement,
lotalenioiil espagnol. Il a même, dans l'histoire de son leraps,
une physionomie toute nouvelle qui, lorsqu'on la replace dans
i'atmosph?M'c de Ségovie, lorsqu'on songe aussi h l'effrayante
hérédité (|iii posait sur l'Espagne à la fin du moyen âge, prend
une valeur Ira^'ique incomparable. — C'est Michelet qui a dit .
i( l'Espagnol est dédaigneux de se comparer» : je ne m'effor-
(i) M. RiTf.KS (Enri(iue IV y la excelente Sefiora, Madrid, 1012) est le
|>rcrni(T (|iii ait, h'iit»' «le r<'ajjrir contre cet un'wrr^o] mZ-pris.
— mi-
rerai pas de faire un roi sombre pour mieux admirer une reine
éclatante ; je désire simplement, de bonne foi, restituer ce ly-
canlhrope d'une espèce inconnue, cet être sauvage, obscène —
au sens où les latins l'entendaient — , l'ancêtre de la mélan-
colie espagnole.
L'histoire d'un peuple, ce sont les phases de ses maladies. De
Burgos à Tolède, nous avons suivi les progrès du malaise cas-
tillan : le catholicisme militant des chevaliers s'est, par la
conquête même, imprégné d'islamisme, de judaïsme ; sur l'âme
chrétienne s'est greffé le fatalisme musulman. Ces alternatives
d'énergie, de renoncement, d'abâtardissement s'expliquent par
les sursauts de ce corps malade. Au temps d'Henri IV, la crise
est particulièrement grave. A mesure que l'on avance dans la
lecture des chroniques, l'Espagne apparaît comme un monstre
d'inconséquences, une fiévreuse que rien ne contient dans son
délire. Une chronique italienne, celle de Villani par exemple,
semble un théorème agrémenté d'images plaisantes. La vie de
Florence se déroule avec la méthode et la ponctualité d'une vie
de boutiquier derrière son comptoir : quelques faillites, banque-
routes plus ou moins frauduleuses et aussi la grande loi de la
concurrence. Mettez en face une chronique espagnole, celle de
Jean II, père d'Henri IV, celle d'Henri lui-même : c'est un tissu
d'actions folles, une succession ininterrompue de courage in-
sensé et d'abattement prodigieux, un héroïsme magnifique qui
s'écroule en une lâcheté sans égale. Sauf dans les chroniques
éloquentes, qui ont une sorte de ligne générale, qui sont pro-
prement des biographies (celle d'Alvaro de Luna, entre autres,
la plus belle), le récit est fragmentaire, sans ordre, étonnam-
ment concis ou effroyablement bavard : ces princes, ces cheva-
liers, ces prêtres s'agitent, pactisent, trahissent ; c'est le grouil-
lement d'une foule qui ne sait où elle va, un meeting d'aliénés.
Mais ceci n'est que de première vue. Si les chroniques espa-
gnoles ne nous présentent pas l'histoire avec une complaisance
d'ordre, elles ont en soi une vertu directrice que l'on saisit
— 52 —
après un certain commerce avec elles : le sens de l'honneur, un
goût persistant du courage et de la fidélité, et encore et tou-
jours la dévotion qui couve sous la cendre. Si nous nous per-
suadons que l'histoire d'Espagne au moyen âge n'est qu'une
mosaïque de biographies individuelles, mêlées, confuses, mais
que parmi cette poussière de grandesse, de peuple, il subsiste
encore un sentiment général d'honneur et de foi, nous pourrons
peut-être donner un sens à cette discordance. En France, les
grands seigneurs féodaux sont peu nombreux, mais redouta-
bles : leurs terres sont d'un seul tenant. Dans l'Espagne du
XV* siècle, le nombre des grands est infini, leurs terres dissé-
minées et chacun veut tenir la première place (1). De là, la
difficulté de retrouver une idée directrice, de saisir le fil dans
l'enchevêtrement de l'écheveau.
J'ai choisi, parmi tant de figures qui se pressaient autour de
moi, celle de ce roi sans gloire parce qu'elle fait apparaître
plus manifeste le divorce de la Puissance et du Peuple, qu'elle
marque avec une force particulière le désordre des esprits. Mais
j'aurais pu, peut-être, élire telle autre personnalité aussi véri-
tablement royale : le grand-prêtre Carrillo, le favori Pacheco,
car il ne manque à ce drame castillan aucun des premiers rôles
indispensables.
Dans son encyclopédie tragi-comique du pessimisme qu'il a
intitulée le Crilicon, le jésuite Lorenzo Gracian, maître en al-
légories, compare les princes vraiment catholiques à l'uniconie
" qui purifie les eaux empoisonnées en y baignant sa pointe » :
Ferdinand, Isabelle, Philippe ÎII qui chassèrent mores, juifs et
morisques surent se montrer bons unicomes (2). Henri IV de
Castillo n'a rien de la « bête de salut » ; sous son règne, les
sources rosi en t empoisonnées. On imagine qu'avec ce titre de
]\()\ encore losficcl*', il aurait pu ressaisir son peuple, redresser
Cl) S\ir le rararfiTc aixVial fie la frorlnlilf^' espagnole, cf. Aitamiua,
op. cit., p. 8.
(i) Op. rit., I, 227.
- 53 —
ces énerpios dévoyées, rallumer le flambeau. Mais voyez sa soli-
tude : il passe à côté de ses sujets, vit en marge ; c'est une
ombre. Deux écrivains nou'S racontent le détail de sa vie : l'un
chroniqueur d'opposition, chanoine haineux ; l'autre chape-
lain ofliciel qui voudrait être bienveillant (1). Il est un point sur
lecpiel ils s'accordent : lorsqu'ils nous dénoncent l'incroyable
isolement du roi. Parmi les chevaliers, il n'est pas chevalier :
tournois, pas d'armes, devises le laissent indifférent ; il che-
vauche à la moresque, à la légère, non à la castillane
sur un cheval bardé de fer, harnaché, empanaché. Pis
encore, à une époque de brutalité, il a une sorte de respect de
la vie humaine, refuse d'exposer ses soldats. Parmi les prêtres,
il n'est point croyant : il n'a qu'une dévotion d'habitude, de
minces pratiques, rien du cœur (2) ; son goût véritable est pour
ses gardes mores, ses juifs convertis. Parmi le peuple, il n'est
pas souverain : il hait le faste, s'habille mal, de couleurs lugu-
bres, sans collier, sans insignes, s'entoure de gens de peu, ne
comprend rien à la pompe extérieure, est simple, et cela, le
j)euple ne le pardonne pas. Parmi les femmes, on ne sait, au
vrai, ce qu'il fut ; mais elles lui coûtèrent sa couronne. En
tout, divorce, déséquilibre. Il semble un étranger venu d'une
autre terre, un exilé ayant perdu tous les traits de sa race ;
le prêtre, le chevalier disent : « Ce n'est pas notre roi, c'est
(( un bâtard » (3). Mais regardez de plus près. Si cet être
étrange paraît hors de son peuple, c'est qu'il est plus malade
que tout son peuple, qu'il porte en lui trop d'instincts contra-
(1) Alonso de Palencia, Crônica de Enrique IV, trad. castellana por
D. A. Paz y Melia, 4 vol., Madrid, 1904-1908. — Cf. l'excellent travail de
D. A. Paz y Melia, El Cronista A. de Palencia, Madrid 1914. Diego Enri-
QLEZ DE Castillo, Crôïiica del Rey D. Enrique el Quarto, 2« éd. Madrid,
1787.
(2) De même Charles II. Cf. Mémoires de Villars, éd. Morel-Fatio, Pion,
1893, p. 271. — Parfois Henri se moque, appelle les parchemins ecclésias-
tiques « peaux de brebis ou de chèvre bourrées de ridicule » (Palencia,
op. cit., I., 209).
(3) Palencia le dit en propres terme*?.
— 5i —
dictoires. Sur cette face rude, hirsute, dans ce regard inquiet,
oblique, éclate le trouble de l'Espagne. Un roi de finesse, de
férocité savante termine notre moyen âge français ; ici, un roi
apathique, impuissant. Il ne concilie pas, ne rectifie pas les
efforts, les croyances contraires, les appétits désordonnés de
sa nation ; chez lui les forces vives s'aplatissent, s'annulent.
Ce n'est point im grand fleuve où viennent se rejoindre des
torrents ennemis, où leur furie s'apaise. C'est, au milieu d'ar-
bres échevelés, un marais immobile d'où monte la fièvre.
Pourtant toute sa vie, il eut un vivace amour : Ségovie.
Il l'appelle mi Segovia et c'est l'un des rares accents de ten-
dresse qu'il laisse échapper ; ici, le silencieux parle. Tout
jeune, à quatorze ans, on k lui a donnée et jamais son amour
ne s'est ralenti. Il en parle comme d'une maîtresse parée de
tous les dons de la nature et de la fortune, sans égale dans
l'univers : qui veut se faire aimer, doit aimer Ségovie (1).
Lui, si étranger à tout ce qui est ornement, plaisir des yeux,
il travaille à l'embellir, dote ses églises, élève des monastères,
recherche les reliques, les tableaux de sainteté, se fait chré-
tien pour elle : c'est une châsse devant quoi il s'agenouille (2).
« Il la posséda avec telles marques d'amour, dit un Ségovien,
« qu'étant de caractère retiré pour le peuple, chez nous il était
« plus citoyen que roi. Il venait souvent à l'église majeure
« alors toute proche de l'alcazar et assistait à l'office divin
« dans une stalle particulière du chœur ; à son entrée, les
« chanoines savaient bien qu'ils n'avaient autre mouvement
« ou révérence à faire que d'incliner la tête, et continuaient
« l'office (3) ». Il les a connues dans leur jeunesse, les églises
(1) F'ALENCIA, II, 83.
(2) Il arlif-tf iiour elle dos tableaux flamand.s, en particulier « le Triom-
phe de l'E^'lise sur la Synagogue », donné en 14S4 au couvent du Parral,
actuellement nu Prado. Cf. M. Dieulafoy, Espagne, p. 191. La vie d'Henri
donne toute .sa valeur au choix de ce tableau.
(3) Coi-ME.NAitES, II, 288. Cf. Castillo, op. cit., j). 292 : indulgences pour
la construction de la cathédrale de Ségovie.
romanes de Ségovie, il n'a pu passer à côté d'elles sans être
saisi par leur simplicité accueillante ; dans leur chœur qu'il
a orné, dans la familiarité de leur cloître, cet infidèle fait un
geste (le croyant.
Mais voici qu'un autre roi se montre. Suivez-le dans son
palais. Il l'a construit, bien loin de l'alcazar, des tours féo-
dales, au-dessus de l'aqueduc, du quartier des juifs ; là, dans
le patio encore debout, \me seule décoration subsiste : des
arabesques de plâtre compliquées, contournées, au milieu des-
quelles éclate une grenade ouverte. Ainsi se dévoile l'autre
face du roi -citoyen. : l'ami du juif dont il ne craint pas le
ghetto ; l'ami du more dont il adopte l'art ; entre eux, comme
un reproche, l'emblème sanglant de l'Espagne avan't Isabelle.
Plus je l'observe cet homme à face léonine (1), mieux
je comprends qu'il ait choisi pour retraite, non Burgos ou
Tolède, mais cette ville défendue par une enceinte de monta-
gnes, abandonnée dan's la solitude comme l'héroïne merveilleuse
des légendes. Par Ségovie, on le touche cet apathique ; par
elle s'éclaire un moment cette âme fermée, effrayée par le
monde, les armes et la cour. Quelquefois, il se lassait d'être
citoyen, descendait à S. Antonio el Real, monastère francis-
cain qu'il avait fondé, et suivi de valets, traversait la grande
plaine stérile qui sépare Ségovie des monts de Balsaïn. Il y
«vait là une forêt fameuse de pins, de chênes que l'on ne
défrichait jamais pour y laisser vîntc en liberté les sangliers,
les ours, les cerfs et les daims (2) ; elle était enclose de murs,
(1) « Face de singe », dit Palencia. Le document publié par Txz y Meua,
op. cit., d'après un manuscrit de Stuttgart, permet d'affirmer que singe
est inexact. — V. également la reproduction du sceau d'Henri : t. I. de
l;i Chronique de Palencia. — ■ Pour les monnaies à l'effigie d'Henri,
V. Saez monje de S. Domingo de Silos Demostracion historica del verda-
dero valor de todas las monedas... durante el reynado del Senor D. En-
rique IV, Madrid. Sancha. 1803, p. 427.
(2) Hita connaissait bien Balsaïn ou Valsaïn, Vallis sapinorum : il y
suit avec don Carnal la trar^ des troupeaux qui viennent des pâturages
— 56 -
personne n'y pénétrait et ce roi, pourtant débonnaire, châtiait
sans pitié les paysans qui se hasardaient à y couper du bois.
Ses précautions étaient prises : aux carrefours, des cavaliers
armés éloignaient ceux qui demandaient à le saluer, à traiter
avec lui quelque affaire. Il ne voulait voir d'autre face humaine
que celle de son veneur. Alors il s'élançait à pleine course
dans la forêt, à travers les rochers, les eaux vives du val de
Lozoya ; il respirait ce grand air intact, vivait doublement
dans cette nature ineiJte, loin de l'homme, près de la bête (1).
Le soir, il s'arrêtait au monastère du Paular, œuvre d'un more
de Ségovie, Abdherrâman, ou bien à l'ermitage qu'il s'était
fait construire et qu'il avait placé sous le vocable de San
Ildefonso : les deux repos de ses deux âmes.
Depuis, Balsaïn a bien dégénéré. Ces «monts de chasse»,
si respectés d'Henri, ont eu le redoutable privilège de plaire
aux cours espagnoles : Philippe II y a une maison de cam-
pagne et c'est là qiie Velascpiez peint le portrait de l'infant
qui fut, un jour, l'espoir du royaume, Balthazar Carlos. Tous
ces princes tristes sont ^.hasseurs forcenés. « Le Lerma et les
«bois ont la royauté», disait-on sous Philippe II et le mot
reste toujours vrai ; le nom seul du favori change : au lieu
de Lerma, Pacheco, Olivares. Il n'est pas jusqu'à ce pauvre
^liarles II, si faible et quelque peu bancal, qui ne se trans-
figure lorsqu'il chasse avec son grand veneur et son premier
d'Acudia ou de Calalrava {oj). cit., II, p. 11.1-110, note). — Cf. Palencia,
II, lO.S. Fureur d'Henri lorsqu'il apf)rend que son demi-frère Aloneo tue
trop de (?ibier.
(1) LoH montagnes de Ségovie sont au théAtre la terre élue des « sal-
twidorcs » des bandits. V. p. ex. D. Juan Ruiz de Alarcon, El Tejcdor de
Seuovia ap. Tesoro dcl Teatro Espanol, éd. Ochoa, Paris, Haudry, 1838,
l. IV, p. ."iZ-S sqque. Drame effroyable, cadavres défigurés. V. notamment
la chanson : Ya se salon de Segovia — Guatro de la vida airaiia...
(Il* l'arlc, p. mii).
- 57 —
écuyer (1). Tant d'honneurs ont accablé la forêt : on n'y ren-
contre pins les pins immenses qui faisaient l'^fimiration du
chroniqueur ; peut-être ont-ils servi de mâts aux vaisseaux
de l'Invincible Armada. Maintenant de larges clairières s'ou-
vrent, où, du milieu des fougères, se dressent les minces
fuseaux d'arbres enfajit.s, fuseaux dorés des sapins, argentés
des bouleaux. IjG soleil perce le mystère et l'ombre qu'on ne
retrouve que plus haut, dans la montagne, au-dessus des fon-
taines de la Granja.
Mais il y a ici un tel levain de mélancolie que ceux-là mêmes
qui sont étrangers, qui ne souffrent pas de la maladie espa-
gnole, viennent y respirer et Ségovie nous prend au cœur
quand nous y retrouvons Philippe V, que nous errons dans
le parc qu'il s'est fait dessiner par un français. Quelle détresse
dans ce Versailles raté ! Le roi ne pouvait vivre à Madrid.
«L'amour de la France lui sortait de partout», c'est Saint
Simon qui le dit. Lui, grave, solitaire, mesuré au milieu de
ses sujets qu'il ne comprend pas, veut se refaire un palais
à l'image de celui de Louis XIV. Il est à un de ces moments
de crainte, d'hésitation où l'on ne voit plus le chemin devant
soi ; il a d'étonnants scrupules, se croit usurpateur, veut
renoncer à la couronne parce qu'il l'a reçue d'un roi qui n'en
était pas propriétaire. Les jésuites mêmes n'arrivent pas à le
tranquilliser. Alors, pour se raccrocher à l'existence, reprendre
pied, il se crée un autre milieu, une atmosphère factice où
il retrouvera un peu de celle de ses jeunes années. Il demande
des artisans français et comme chantier leur donne le coin le
plus sombre d'Espagne, une plaine nue au pied des montagnes :
c'est proprement une retraite hors du royaume qu'il veut, un
terrier d'animal royal. Auprès de l'ermitage d'Henri, il fait
(1) « Sire, allez à la chasse aux français, ce sont les pires de tous les
loups ! », crie un paysan à Philippe IV. Cf. Hume : La Cour de Phi-
lippe IV, trad. fr., Perrin, 1912, p. 1S8 et 332. — Villars, op. cit., p. 211.
— 58 —
bâtir un palais à flèches, à dôme, le fait orner de délicatesses
à la française, de nudités grêles et mutines, un amas de misères
qui sentent le plâtre et le chiffon. Même sous un soleil de
printemps, tout neuf et gaillard, ces pauvretés ne prennent pas
vie : ces envolées de parisiennes transplantées dans ce paysage
farouche ont la mine défaite de mondaines battues par la tem-
pête. Pourtant, il ne faudrait pas grand chose pour que les
jardins prennent une sorte de grâce, qu'on y reconnaisse une
ligne, une ordonnance ; mais ce quelque chose, c'est tout :
c'est la patine de Versailles, la vieillesse dans la gravité. Ici,
quels maigres arbres ! des nains de cour falots, mal poussés
sur un sol ingrat ! Des quinconces anémiques, et au milieu
de tout cela des groupes bâtards de Girardon, disséminés dans
les bassins, Vénus qui ne sont pas à l'échelle des montagnes
qui les entourent, porcelaines perdues dans un retable espa-
gnol. La Granja de Philippe V est une absurde, une triste farce
de roi nostalgique qui veut, coûte que coûte, retrouver sa
patrie. L'artisan français (1) a perdu la tête dans cette Thé-
baïde ; il croyait ressusciter Versailles en Castille et n'a fait
qu'une « folie » de banlieue.
Cependant, voyez comme elle s'entoure, cette Granja. Au-
dessus des vasques de marbre qui s'étagent aux flancs de la
montagne, voici la forêt de pins. Tout semble majesté, mais
cette perspective magnifique fait mieux ressortir le néant de la
demeure royale, sa face rose, ses boursouflures, ses rigolades
de ci-devant. Philippe V eut pourtant un orgueil : les eaux de
la Granja, une surprise de la reine Elisabeth, montent plus
haut que celles de Versailles. Triomphe facile : la Giiadarrama
a sans nul doute le pas sur Marly.
Ainsi, h trois cents ans de distance, ce roi français que le
sort et la politique balancent sur un trône étranger, rejoint
un roi espagnol, dernier d'une lace. Tous deux ont ou le
(1) lU)ijt(|«'t pour les jardins.
- 59 —
même amour, celte nature écartée les a pris tous les deux.
Un pareil accord en dit plus que bien des pages de chronique
ou d'histoire. La tristesse sort de partout dans cette anse de
Castille. C'est un paysage qui appelle les inquiets, les timides,
les incomplets, ceux qui ratiocinent, qui régnent avec angoisse
ou ceux qui savent qu'ils ne régnent qu'en nom (1). — Echo,
silence auguste de Versailles, belles lignes parallèles, bassins
harmonieusement disposés : reposoirs des yeux ; divinités par-
lantes habilement distribuées, ordonnance somptueuse des ifs,
des marbres, des bâtiments, allées droites, ombreuses où passe
encore toute une noblesse, combien je vous sens dans votre
plénitude au milieu des tristesses de ce Versailles ségovien !
Mais ce roi tortu — il avait les pieds qui se coupaient en mar-
chant — m'en devient sympathique. Il avait essayé de vous
faire surgir de terre pour respirer dans l'exil un air de France,
oublier ses noirs espagnols. Comme il a mal réussi et quelle
indicible impression d'avortement ! Sa femme a tenté une chose
aussi absurde : à quelques kilomètres de là, elle a élevé sur
le roc un château, Riofrio. Elle a voulu, elle italienne, refaire
un palais Pitti dans la sierra. Le château est debout, carré,
solide et froid, monstrueux repaire de troglodytes, percé de
mille fenêtres ouvertes sur le désert, désert lui-même.
Ségovie garde à travers les âges la même figure : une pareille
fixité dans le caractère ne peut s'expliquer que par cette
absolue solitude. Tous ceux qui la touchent, ceux qui la
recliercbent, sont atteints du même mal ; elle convient à une
certaine catégorie de malades. Henri de Castille le premier l'a
comprise, adoptée, aimée. D'autres le suiNTont, espagnols ou
français, et toujours Ségovie leur dispensera ce qu'ils lui
demandent : un espace où se développe leur désenchantement.
On s'étonne de ne pas trouver ici les pas de René, d'Obermann.
(1) C'est là (fue se retira la régente Christine. Quand le voyageur anglais
Borrow passa à la Granja, les sangliers venaient aiguiser leurs défenses
aux piliers des portiques. Ceci aux environs de 1836.
— 60 —
Au retour de Balsaïn, Henri est apaisé, il consent qu'on
l'approche, mais à ce moment même où il joue son rôle de
roi, répare les torts, rend la justice — lui dont descend toute
justice — son étrangeté perce encore. Qu'on l'aborde, mais
que nul ne lui baise la main : il déteste cette marque de ser-
vilité, parle à son peuple d'égal à égal. Les courtisans disent
qu'il est fou. Il ne tutoie personne ; primat d'Espagne ou valet
dfi chenil le trouvent toujours aussi mesuré, courtois ; sa voix
douce a toujours la même inflexion. Un pareil sens de poli-
tesse, un tel mépris des coutumes apparaissent choses inouïes ;
Palencia le chroniqueur se perd en conjectures sur les causes
de cette extravagance. D'ailleurs, l'accès de sociabilité dure
peu : « toute conversation' de gens lui donne peine » (1). Alors
il presse le pas à travers la plaine dure et sèche, aux cre-
vasses profondes, va retrouver son autre paradis de silence : le
Panai.
Au milieu de la brume des documents exhumés par Col-
menares, j'ai découvert un matin une description toute joyeuse
et ensoleillée. Le consciencieux bibliothécaire, oubliant un
moment « les trois mille écritures du roi Henri », ses archives,
.ses actes de donation, fondation et le reste, nous sort de la
poussière, nous transporte dans une vallée délicieuse, « oir
«( l'on jouit de soleils entiers l'hiver, et au printemps de ruis-
«■ seaux et promenades si amènes qu'ils ont donné naissance
«au refrain :
« De los Huertos al Parmi
« ParaiBO terrenal...
« Des jardins du Parral, paradis terrestre (2) ». Ce refrain,
cette animation d'un historien austère qui lâche ses papiers
pour aller respirei' à la campagne, ce matin de fraîcheur, tout
cela me flonriail ])on espoir et tandis que je suivais la ligne
Cl) (Jastii.i.o, p. !i.
(2; CoLMENABES, H, p. 278 aqque.
— til-
des peupliers qui bordent les murailles de Ségovie, un épi-
sode des Lusiades me revenait à la mémoire, un épisode très
simple qui m'a toujours touché. Vasco de Gama et ses compa-
gnons, ayant échappé aux embûches du roi de Calicut, font
voile vers Lisbonne. Leur cœur se serre en songeant aux
écueils semés sur la route, à ces mers que nulle génération
n'a ouvertes devant eux : reverront-ils jamais la tour de Bélem?
Alors, voulant procurer aux nouveaux Argonautes quelque
délice et quelque délassement, la déesse de Cypris fait surgir
des flots une île divine émaillée de fleurs, la peuple de ses
nymphes, et les guerriers lusitaniens oublient la patrie absente
et les longs jours de solitude au milieu de l'océan sans limite.
Y aurait-il donc, ô Colmenares, auprès de la galère ségovienne,
une île fortunée ? Vais-je surprendre un sourire sur la face du
roi sauvage ?
La première image du Parral est une image d'orgueil. Ce
ne sont point des saints portant leur phylactère, ce n'est point
Dieu enseignant, bénissant qui vous accueille au portail de
l'Eglise : ce sont les emblèmes des seigneurs. Les deux rec-
tangles de pierre rose où s'inscrivent les armes des fondateurs
remplissent presque toute la façade : d'un côté, celles du favori
Pacheco, figurant un chaudron, car il avait une armée à lui,
nourrissait ses hommes ; de l'autre, celles de sa femme, le jeu
d'échecs bleu et or des Portocarreros (1). Un chaudron, un
ieu d'échecs : quelle préface à une église ! L'Espagne seule,
pays le plus catholique, a le secret de ces impiétés : l'art héral-
dique absorbe tout, il s'impose à la divinité même, et je recon-
nais au seuil de ce couvent de hiéronymites la même grandilo-
quence, le même appareil surchargé de casques, de feuillages,
de timbres, d'écussons, de magnificences temporelles qu'aux
frontispices des livres espagnols : l'hidalgo passe avant le chré-
(1) L'échiquier : souvenir du champ oiî l'on a combattu. Cf. B. Moreno
DE Vargas : Discursos de la nobleza de Espana, Madrid, 1639, p. 77-78.
— 62 —
tien. Quelle page de missel que celle-ci, où le seigneur, loin
d'être rhumble donateur agenouillé offrant au Christ ou à la
Vierge son église en miniature, dresse ses armes à la place
d'hoimeur réservée à Dieu !
Tournez la page. Le spectacle change. A côté de cet orgueil
qui touche aux étoiles, voici l'abîme de désolation : l'histoire
d'Espagne en raccourci. L'église du Parral a été ravagée, non
par des hétérodoxes iconoclastes, mais par des Vandales chré-
tiens. Dans le chœur, le rétable de bois sculpté et son amon-
cellement de scènes pieuses montent encore vers la lumière ;
mais, à deux pas, quelles scènes de massacres, quelles spolia-
tions inséparables ! Les chapelles s'ouvrent béantes ; la pierre
de l'autel taillée, débitée ; les enjolivements gothiques rasés,
rabotés ; les chérubins annonciateurs de gloire amputés ; et,
çà et là, les trous noirs laissés par les chevilles de fer. Les
archéologues s'en sont donné à cœur joie dans cette riche
église d'un favori puissant : tout ce qui dépassait, ils en ont
fait leur bien. Montez à la tribune, l^es stèles des morls se
dressent encore aux parois, portant des noms illustres :
Morales, Solis ; leur modestie seule les a préservées, mais les
chapelles seigneuriales semblent des tombes profanées. Dans
l'ombre passe une lueur froide et pâle éclairant le suaire de
l'église. Au chœur seulement, un rayon franc fait vivre les
apôtres postés aux corniches, heureuses divinités trop haut
placées pour être cambriolées.
Pourtant le favori-fondateur règne : son tombeau, celui de
sa femme vêtue en franciscaine, celui de sa fille morte dans
l'habit des nonnes, portent les seules figures profanes que
l'on rencontre dans cette cité mise à sac. Il tiiomphe, parti-
cipe de la grandeur de ce rétable de gloire, et sa majesté soli-
taire, seule entière au milieu de ce démembrement, fait mieux
apparaître l'absolu désastre où elle vit. L'Rspagne, en vérité,
f.'iil hif-n les choses : son paradis, elle le md en coupe réglée,
- 63 —
elle en arrache les arbres, les fruits, n'en laisse que la carcasse,
une carcasse ignorée qu'elle abandonne auprès d'une montagne
stérile.
Paradis du Parral, si riche des reliques que Jean II, Henri IV
vinrent y déposer, quel effort d'imagination il faudrait pour
vous replacer en lumière ! Vous n'êtes qu'une maison d'orgueil
tombée au plus bas de la décrépitude ; vous n'avez même
pas cette espèce de licence religieuse, ce libertinage d'un lieu
sacré qu'offre à Burgos le monastère de las Huelgas (1), parc
aux cerfs déguisé en couvent, haras de vierges dont le corps
vêtu de bure est destiné aux amusements princiers. Vous
n'êtes même pas une maison de plaisir que l'âge a transformée
en maison de vertu.
Et vos cloîtres ? Il y en avait trois : cloître d'entrée, étroit,
défiant, portier ; l'autre plus ample, accueillant ; le troisième
enfin, cloître des moines, de la vie journalière, promenade de
pierre autour du jardin et de la fontaine. Maintenant, les
balustrades s'écroulent, l'herbe soulève la pierre, la jette à
bas ; des voûtes en berceau pendent des tripes de plâtre ; la
fontaine ne laisse plus sourdre le moindre filet d'eau ; la
vigne-vierge victorieuse s'accroche aux fûts décapités. Là-haut,
une gargouille de zinc, apposée par une main malhabile, grince
en se demandant si elle va tomber. — I^s cellules des moines
sont percées de part en part comme après un siège ; les pla-
fonds craq[uent. J'en vois un, fait de poutres sculptées, peint
de couleurs vives : il abritait la chapelle des Aguilar, les hi-
rondelles y font leur nid ; en face, une chapelle a été brûlée et
les tronçons calcinés menacent votre tête... Jumièges même,
où les arbres poussent sur les arcs des absidioles, n'a point
un aspect pareillement dévasté : c'est un mort-aristocrate,
lavé, ratissé, qui garde sa dignité. Et pourtant, au cloître majeur
du Parral, toutes les grandeurs se donnent rendez-vous. Voici
(1) Sur sa fondation, cf. Prim. Cr. Gen., § 1.006.
— 64 -
les tombeaux des deux chevaliers qui entrèrent les premiers à
Madrid : Fernan Garcia de la Torre et Diaz Sanz de Quisada
auquel le roi permit de porter en ses armes une tour blanche
sur champ d'azur, surmontée d'une étoile. Voici la tombe de
Diego de Colmenares qui espérait dormir dans une modeste
église de Ségovie son paisible sommeil de bibliothécaire et
qu'on a bousculé jusqu'ici. Voici Juan Bravo, comttnero, révo-
lutionnaire. Tous, chevaliers, savants, révoltés sont venus pour-
rir sur ce champ de bataille où le temps et l'archéologue sont
vainqueurs. Les voûtes crevées, les figures gothiques effacées,
le favori et sa famille n'éblouissant plus que des murs vides,
et l'herbe qui s'insinue, qui monte : un magnifique Piranèse.
De la loggia où les hiéronymites venaient prendre le soleil,
le vaisseau de Ségovie apparaît tout entier. Ici, vous pouvez
faire le compte des valeurs ségoviennes : terre tondue, bois
qui ne valent guère mieux, pierres croulantes, oasis razziées.
I.e bâtiment fait eau. Seule l'Espagne peut donner de pareils
spectacles ; seule, elle a assez d'orgueil et aussi de sobriété
pour paraître indifférente à sa misère, dissimuler les trous de
la cape (1). Transportez Quevedo dans ce paysage ; vous com-
prendrez ses énigmes, son humour fait de plaisanteries funè-
bres et de piété ascétique. — Aucune nation n'a subi une his-
toire pareille, aucune n'a supporté un tel choc de civilisations
diverses. Des esprits ennemis ont combattu sur elle, ont absorbé
ce qu'elle avait de force : il ne reste que des pierres, un silence
après la mêlée. Ce peuple vit au milieu de ses ruines, se plaît
dans ses mines : c'est son milieu naturel. Madrid, Barcelone,
les ports ensoleillés de la Méditerranée sont un monde nouveau,
d'administration, de révolution, fie commerce ; mais le capi-
tal lii'^tricifpio (If. rEspa;?ne ne léside que dans ses villes
(i) C'i'.st lo ravîilior que Laznrillo connut h Tolède, se pnvannnl, un brin
(\o. paille ?i la boiirhe en guise de rurf-dent, pour faire ernire fju'il a dîn<^.
— Cf. F.l (irnn Tarnfio de Quevedo, le rire de la misère.
- 65 —
tombées. On suit ici la courbe de celte histoire : piété effrénée,
détresse, renoncement. Le juif, le more ont fait Tolède. Le che-
valier inquiet, irrésolu, désarmé a fait Ségovie : c'est là qu'il
s'est retiré, qu'il a vécu, hors de sa plus grande patrie, dans
l'isolement. Je comprends maintenant pourquoi les plaines qui
descendent de Médina ne m'apportaient aucun souvenir, pour-
([uoi ce coin d'horizon restait muet : un désert ne se raconte
pas lui-même.
Fin d'une race et aussi fin d'un âge à laquelle assiste un roi
impuissant : j'aimerais reconstituer cette époque (I) qui, à mon
sens, éclaire mieux que toute autre, et de plus haut, cette âme
faite de foi et de doute, d'orgueil et de dépression, l'âme
de Charles-Quint, de Philippe II, des rois espagnols, jusqu'à ce
roitelet tari, vidé pyeu à peu de tous les ressorts de sa race,
Charles II... Et la France viendra qui essaiera de ranimer le ca-
davre.
(1) C'est, en somme, la ^Taie préfao^^ à don Quichotte.
CHAPITRE II
Le Livre des Exemples
« A loi je le dis, ma fille; com-
prends-le, ma bru. »
Proverbe castillain
Sous répine se cache la rose,
noble tleur.
Sous lettre vilaine se cache sa-
voir de grand docteur.
L'archiprêtre de Hita
CHAPITRE II
k
La littérature espagnole est un jardin de plantes rares qui
n'ont leurs pareilles dans aucun jardin d'Europe. Hita el son
grand souffle d'univers remplissent tout un siècle. Quand les
rois catholiques auront donné à leur terre sa forme définitive,
naîtra cette étonnante Célestine, la première tragi-comédie
espagnole et la première peut-être en étrange beauté (1).
C'est que l'abondance des commentaires sacrés, des exégèses,
des sommes, la sécheresse des chroniques, le figé de la poésie
de cour n'ont pas stérilisé l'esprit de ce peuple admirable.
Sans doute il conserve jalousement ces richesses anciennes, ne
détruit point les traditions qui le supportent, l'humus des
temps passés : il demeure fidèle à la scolastique, et en cela
même il présente un phénomène presque unique dans l'histoire
des littératures em-opéennes. Mais cette fidélité, ce respect
d'un savoir caduc, ne l'empêchent point de réagir : il a des res-
sources inconnues, des inventions inouïes, des vues soudaines
qui confondent, et cela bien avant l'avènement du grand siècle,
de cette toute-puissance déjà rongée de décadence. Aussi
voyons-nous, aux temps mêmes de confusion, de marasme,
surgir, du milieu des plantes obscures, quelque fleur droite
et belle, riche d'une sève renouvelée. Dans cet antique jardin
d'Espagne, c'est Hita, c'est Rojas que l'on découvre tout
(1) Ecoutez pourtant A. de La tour regardant, dans la cathédrale de To-
lède, l'édition originale de la Célestine : « Ce livre immonde qu'on ne
serait pas venu chercher là... » (Tolède, p. 119).
d'abord : l'un maître de la nature, Orphée d'un moyen âge
tumultueux ; l'autre, créateur d'un dramatique tout neuf, his-
torien incomparable des mœurs, qui nous donne la vie du der-
nier moyen âge et celle du nouveau moaide qui se fait. Mais
entre ce prêtre et ce bachelier, assez semblables par l'inspira-
tion, car ils sont tous deux d'ime venue populaire — entre
ces deux glorifications de Dieu, du destin et de la nature, —
apparaît une figure d'une autre qualité, une figure de grand
seigneur qui fait œuve de grand écrivain. Les Generaciones y
semblanzas de F. Ferez de Guzman, livre écrit par un noble
à la honte de la noblesse, sont le plus véritable miroir de la
société espagnole au milieu du xv* siècle (1).
Regardons la France de ce moment : le livre de Guzman
n'en monte que plus haut. Un peuple qui se reconstitue, une
nation qui retrouve ses limites, les vassaux rebelles s'humiliant
devant le roi-procureur, l'unité française devenant une réalité.
Mais, avec cet affranchissement, qu'est devenu notre esprit ?
Une pesanteur de rhétorique insipide, une barde de graisse
bourguignonne et flamande, l'envahit, le recouvre ; il semble
devenu une chose vieillie, sentencieuse et poncive, un monu-
ment de sagesse poussiéreuse. Ses élégances dévient en contor-
sions, ses gentillesses en fadeurs, sa joie prend une allure de
kermesse, kermesse de pédants. C'est un règne de Brid'oisons,
de poète? vpnlnis, de patauds qui veulent jouer aux délicats :
Villon est une flamme légère dans cette atmosphère de cui-
sine (2).
En Espagne, le grand sjieclacle, c'est la littérature qui le
(\) Miuirid, Imiironta roal de la pazeta, 1775.
(2) Il faut fairo une place h part à Charles d'Orléans, prisonnier qui ne
reconnaîtra jms sa patrie :
" F.p monde est eunuyi'' de moi
Et moi jiarcillement de luy... »
" Pe demourroy quoy
En ma vieille peau... »
- 71 —
donne. Guznian réagit contre la rhétorique, contre ce produit
monstrueux qu'est la chronique croisée de rhétorique : il a
l'idée toute neuve de regarder autour de lui, de montrer les
hommes de son temps tels qu'ils furent, sans complaisance ; il
prend le parti de dire le vrai et, prudemment, ne public son
livre qu'à la mort de ses modèles. Aussi ce mémorial figuré,
ce registre individuel ont-ils une valeur de représentation ines-
timable, une portée de vie immédiate, non découpée à la
mesure des années, non déformée au degré des faveurs. Ein
adoptant cette manière droite, Guzman a écrit l'histoire plus
sûrement, plus vraiment qu'en procédant à la manière des
chroniques.
On l'a comparé à Saint-Simon et la louange n'est pas exces-
sive. Tous deux, grands seigneurs et honnêtes gens, fort at-
tachés à leurs privilèges mais loyalistes, ayant une égale hor-
reur des parvenus qui s'ornent d' (( ancêtres de parure » ; tous
deux, doués d'une vision nette qui se traduit sans transition
sur le papier. Dans leur façon de comprendre l'histoire, on
découvrirait semblable analogie : ils choisissent l'homme
comme raccourci du temps, c'est un tableau qui n'est frag-
mentaire qu'en apparence, qui en réalité embrasse le tout. Les
Generaciones de Guzman sont à la chronique de Jean II ce
que sont les Mémoires de Saint-Simon au journal de Dangeau.
J'ignore si, lors de son ambassade à Madrid, le noble duc et
pair a ouï parler du premier biographe de la société castillane,
son illustre prédécesseur ; je ne le crois guère, c-ar on se préoc-
cupait peu, à la cour de Philippe V, de l'ancienne littérature ;
mais il est agréable de réunir sur la terre d'Espagne ces deux
aristocrates : leurs œuvres s'appellent tant par la communauté
du propos que par la hauteur de l'exécution.
Guzman déroule devant nous sa galerie. Au début, un roi
malade, blond et blanc, grave, n'aspirant qu'à la paix et qui
récolte la guerre. A la fin, un roi lâche et mou, non dénué d'e«-
prit, mais d'une indifférence quasi-monstrueuse lorsqu'il s'agit
de gouverner. Henri III, Jean ÎI : voici les têtes de l'Espagne
pendant plus de cinquante ans. Autour d'elles ^avitent des
seigneurs félons, faméliques ou thésauriseurs, des gouverneurs
qui pactisent avec le more, des archevêques qui sont plus à
l'aise sous l'armure que sous le pallium, des parvenus qui
bafouent les nobles et devant qui l'on s'incline ; çà et là, quelque
maniaque ou même un honnête homme qui n'a pas d'histoire,
dont la vie toute simple est un sujet d'admiration. Ayant fait
défiler tout son monde, Guzman cherche à conclure et il ne
trouve que paroles de tristesse ; il voudrait des raisons d'es-
pérer et n'en voit guère que dans la miséricorde de Dieu. Sa-
chons-lui gré d'un pareil sérieux ; il ne s'en tire pas avec des
finesses, des combats d'Orgueil contre Foi, de Faux-Semblant
contre Vérité ; il ne chante point sa peine en petits vers légers,
en subtilités un peu falotes, à la manière de Charles d'Orléans.
Il a plus de cœur et de nerfs. Vous ne trouverez point chez lui
la froideur d'.'Vyala, son oncle, reporter de massacres, non
plus d'ailleurs que le sourire désabusé de Comines. Il n'a
pas le don italien de démonter et remonter la machine hu-
maine, politique. Il est plus rude peut-être, moins avisé, mais,
soutenu d'une croyance juvénile, il a le sens de la patrie.
C'est pourquoi, lorsqu'il s'agit de restituer l'Espagne du roi
Jean II, je m'en rapporte volontiers à lui : un aristoci-ate qui
reste chevalier en ce sens qu'il approuve la limitation du pou-
voir royal (1), qui, en revanche, trouve honteux le règne des
favoris ; un féodal individualiste qui, pour le bien de la patrie,
fait violence à ses sentiments, préconise le renforcement de
l'Etat aux dépens des particuliers, est à coup sûr une figure
neuve, curieuse, mieux encore sympathique ; avec elle, l'his-
toire impersonnelle du moyen Age se personnalise, prend un
corps : on a un homme devant soi.
d) Cnp WX.
Guzman, chrétien authentique, voit l'origine de tous les
maux de l'Espagne dans la trahison du comte Julien, l'appel
au more ; c'est pour lui le péché originel, la plaie toujours vive
que des siècles de guerres n'ont pu guérir. Depuis, la vertu est
bannie, le lien mystique qui unissait le roi à son peuple est
rompu, les chevaliers placent « la conscience et l'amour de la
(( patrie après l'amour du gain ; Castille est sous la seigneurie
(' de l'intérêt ». Or, qui règne sur ces avides, ces grands sans
vergogne, « qui troublent la rivière i>our y faire plus riche
;( pêche ?» En titre, un prince qui, pendant cfuarante-sept ans,
du iour où son père meurt à Tolède jusqu'au jour oii il meurt
lui-même à Valladolid, n'eut jamais «couleur ni saveur de
Roi ». En fait, un favori aux solides épaules, qui a tout dans
sa main, spirituel et temporel, qui amasse sans cesse, justi-
fiant son insatiabilité par cette autorité évangélique : Qmdquid
venerit ad me, non ejiciam foras, ce qui viendra à moi, je ne
le repousserai pas.
C'est entre ce roi sans forc^ et ce favori que des fanatiques
ont appelé «le plus noble roi sans couronne», entre cette
nullité et cette toute-puissance, que s'est formé Heni-i IV de
Castille, qu'il a appris sou temps : leur vie, le drame qui la
dénoue, ce fut pour lui le Livre des Exemples, le manuel en
action destiné au dauphiu.
Suivons Guzman, grand seigneur qui se désespère sur le
sort de sa patrie ; visitons avec lui les tombeaux de ces mau-
vais bergers de l'Espagne. Jean II est à Miraflores près de
Rurgos, Alvaro de Luna à Tolède, dans la chapelle de San-
tiago. Ces lieux de repos, leur nom même, convieiment à ces
morts, sont faits à leur taille.
Il semble qu'à Miraflores la Castille renonce un instant à
sa sévérité. Une allée d'ormes conduit au couvent bâti sur une
colline de sable rouge. Des peupliers, des cyprès l'entourent,
une fraîcheur acide qui repose et désaltère, un jardin d'ombre
au-dessus de la plaine toiTide. L'extérieur est simple, sans
faste, à peine quelques clochetons gothiques : le xv® siècle ne
nous a point habitués à une pareille mesure. Dans le patio,
au seuil de l'Eglise, les chartreux cultivent des roses et l'on
imagine, dan? ce cadre de fleurs, une maison de paix et de
silence, une nécropole royale dénuée de toute redondance.
Mais la piété d'Isabelle la Catholique eu a disposé autrement.
Elle a élevé à son père le double monument d'une double
gloire : gloire du roi régnant, gloire du roi défunt. Un rétable
doré, une sépulture de marbre, un monde de saints, de pro-
phètes, de rois et de reines disséminés au milieu des ogives,
des rameaux, des écussons, \me flore et une faune qui se
mêlent, une cascade d'églises, de chapelles minuscules enru-
bannées, festonnées, une multitude de détails traités avec une
impitoyable conscience, en un mot un remue-ménage de ri-
chesses qui étonne puis harasse. Comment les chartreux peu-
vent-ils s'accommoder d'im pareil voisinage ? C'est Jean TI que
je cherche au milieu de cette cour bruyante. Le voici, en
manteau de cérémonie : le visage plein, les yeux légèrement
fxorbilés (ainsi ceux de sa fdle), la bouche forte, la lèvre
inférieure tombant à l'espagnole, le menton lourd, — une
figure bourguignonne sans grand relief, dont on trouverait
l'équivalent à Dijon ou à la cathédrale de Bourges. Gisant,
on a tenté de lui donner plus de noblesse (1), mais on sent
l'homme d'un sang pauvre. Haut de taille, il est étroit de
ceinture, peu vigoureux en somme. Et ponrrait-il en être autre-
ment .'* Son père, Henri le Dolent, meurt tout jeune, sa vie n'est
qu'une infirmité. Sa mère, une virago anglaise pourtant, aime
trop le vin et la bonne chère, meurt paralytique. Tel est
l'hériU'igf qu'il recueille. Au moral, il n'est pas séduisant :
« De l'opinion de ceux qui l'ont connu, dit Guzman, il était
fi) Sdii rlironinueur dil : « II avait le goiH Je la prestance, portait sans
ri-ftftv 1111 long bftton. »
« d'un naturel cupide et luxurieux et encore vindicatif, mais
« le courage lui manquait pour l'exécution ». Ses vices sont
ceux d'un homme de cour : latiniste, poète, musicien, se plai-
sant fort dans la société des beaux esprits, bel esprit lui-même
dont le règne enrichit le trésor des « finesses » espagnoles (le
comte de Puymaigre s'est déjà extasié sur ce point), ignorant
par ailleurs tout ce qui est gouvernement, action : roi fait pour
être domestiqué : uue merveille de non-valeur royale. Isabelle
a donné à ce pauvre homme la maison qu'il demandait, elle
l'a vêtu d'un brocart pesant sans lui faire grâce d'une broderie,
elle l'a enseveli au milieu de sa cour qui n'est pieuse qu'en
apparence, sous un amas d'ornements où il y a du charmant
mais où rien n'est résolument solide ni beau ; il sufTirail, pour
compléter ce mausolée, d'inscrire sur les banderoles de mar-
bre ou de bois les innombrables petits vers, cantigas. desires,
preguiUas qui remplissent le Cancionero de Raena, tout ce
bagage qui ne pèse pas bien lourd et qui est pourtant le plus
clair de la richesse du roi Jean II fl). Ainsi m 'apparaît Mira-
flores, oasis des fleurs : dehors de religion dans la paix d'une
nature aimable ; chœur d'apparat, magnificence qui déborde,
vision dorée qu'assombrit seulement le souvenir de Jeanne
la Folle, qui, à cet endroit même, fît ouvrir le cercueil de son
mari pour s'assurer que les flamands ne lui avaient pas volé
le cadavre bien-aimé (2).
Le favori s'est construit une demeure moins mondaine, plus
guerrière : tout chez lui est à la chevalerie, à la piété cheva-
leresque. Saint Jacques distribuant des coups d'épée règne
dans la chapelle de Tolède ; autour de lui, les insignes des écus
d'armes, les coquilles qui rappellent son intervention à la
(1) Cf. portrait de Jean II, ap. Gczman, op. cit. — De Puymaigre, La Cour
littéraire du roi Jean II. 2 vol., Paris, 1873. — Fitzmaurice-Kellï, op.
cit., p. 67.
(2) Autre souvenir : d'après la légende, Memling serait mort à Mira-
flores.
— 76 —
bataille de Clavijo (1), les croix fleuries semblables à celle
qui apparut dans le ciel le soir de Las Navas ; le croissant
de lune, emblème d'Alvaro (2). Son tombeau est presque mo-
deste pour un homme qui toucha de si près à la royauté :
aux angles, des chevaliers do l'ordre de Santiago, à ses pieds
un page. Lui-même est étendu, drapé dans le manteau de
Grand Maître, les mains croisées sur son épée. C'est bien
c^Iui que nous décrit avec admiration le chroniqueur : « petit
« de corps, très délié, les jam}>es bien faites, le bassin bien
« à la mesure du corps, le cou droit, l'œil joyeux mais regar-
de dant longtemps les choses, tout vif en sorte qu'il paraissait
« qu'il était tout nerfs et os» (3). C'était un cavalier admirable
et sans peur ; dans les fêtes, les tournois, les jeux, il n'avait
pas son pareil ; à la cour, il était gracieux et de bonne mine,
toujours fort soigné de sa personne, composait des vers à la
louange des dames, improvisait, était inventif en matière de
divertissements ; les femmes l'adoraient et il savait garder le
secret de ses amours. — Il n'est ix)^!!! beau sans doute, mais
voyez sa bouche trop grande, son front large, ses larges mains :
la vie de ce petit homme chauve est toute d'action, d'appétit.
Il n'a point cessé d'amasser pendant trente-deux ans, il a eu
à sa dévotion un roi qu'il respectait en appareuce, qu'au
fond il méprisait ; il a dissimulé et s'est acquis la domination
(le l'Espagne. « Il avait assez de cœur et de hardiesse pour
« en user et il la gaiila si longtemps (fu'il se l'était convertie
" comme di- nature » (4).
(1) Cf. Prim. Ci: Gen., § 629.
(2) Vaiu;as, 0(1. cit., p. 76-77. Il sV'lait fait oonslniire un srpulrro do
hronzn, mécanique : sa statue était couchée (1p.<sus. mais (|iiati() la mcsso
romrni'iirait, la stalue mue par un ressort .se mettait à genoux. Cette mer-
veille fut détruite an cours des guerres civiles. Cf. i>k Latou», o;*. cit.,
p. 110.
Ci) Croniiii <lr I). Mi-din île Liina, '2.0 éd., .Madrid, Saiielia, 1784. —
Cap. 0«.
IH). CrZMAN, l'iirlruil d'.ilvaio dp Lima.
Ce grand maîire, ce connétable n'est point de pure noblesse :
il est bâtard d'un seigneur d'Aragon et d'une femme des mon-
tagnes de Cuenca, qui, au dire de Palencia, vendait facilement
ses faveurs. De là peut-être sa force : il est noble par son père,
peuple par sa mère. S'il a le don de persévérer dans ses
desseins, de suivre une idée au milieu de l'incohérence de son
temps, c'est qu'il est de la famille de l'antipape I.una, le
plus têtu des antipapes, qui, enfermé dans Pefiiscola, son
dernier ilôt, ne veut pas abdiquer sa dignité et excommunie
bravement la chrétienté entière (1). D'autre part, il est
avide, n'est jamais assouvi : « tout ainsi qu'un hydropique
<( jamais ne perd la soif », jamais il ne se lasse de convoiter,
gagner. Le jour où le roi lui donne, ou, pour mieux dire,
celui où il prend une grande ville ou une dignité, ce même
jour il prend une lance au roi, si elle est vacante, en sorte
que prenant le plus, il ne dédaigne pas le moins. Ainsi se
dilate et croît son patrimoine, comme la peste s'attache aux
lieux voisins (2). A lui seul il possède plus que tous les gran'ds
du royaume, et l'on peut imaginer les haines qu'il soulève.
Pourtant, il tient tête à cette noblesse qu'il a désétablie, feint
parfois de se retirer, est exilé trois fois, mais revient plus fort
que jamais : il se sait indispensable.
A côté des richesses à fleur de terre dont s'orne Miraflores,
la haute chapelle de Tolède semble un sanctuaire dépouillé.
Mais il y a ici un élan, un jaillissement, une grâce nerveuse
qui sont bien des grands jours de l'Espagne ; on y respire
(1) Cf. les vers de Gonzalo de Médina sur Benoît XIII, l'antipape Luna :
« Veslo agora do esta ascondido — Dentro en Penyscola desaventurado —
Ereje, çismatico e descomulgado — E todos los suyos d'èl se han partido ».
(Baena, p. 390).
(2) GuzMAN. loc. cit. Sur la lance, cf. Qcicherat : Rodrigue de Villan-
drando, Hachette, 1879, p. 9. — C'est une unité composée d'un honame
d'armes (celui qui porte la lance) lequel en conduit deux ou trois ou
quatre autres. Aux combattants à cheval s'ajoute un tiers ou un quart
de fantassins.
— 78 —
plus à l'aise que dans la nécropole royale à l'atmosphère plate,
confinée. Sur ces deux tombeaux, sur la face de ces deux
gisants, reparaît le dualisme espagnol, cette double nature dont
j'ai marqué l'évolution de Burgos à Tolède.
Que pouvaient, en regard de ce petit chevalier tout dru,
le roi Jean II et sa graisse ? Ils étaient battus d'avance et de
fait la victoire de Luna sur son maître est la victoire la
plus complète d'un homme sur un homme que l'histoire
ait enregistrée. La vie du roi fut un asservissement, une
vie en fonction de la vie d'un autre, qui cessa avec la
vie de l'autre, une dépendance monstrueuse (1). Les contem-
porains assistaient à cet étrange spectacle d'un prince an-
nulé par un bâtard : « Il se soumit en tout point et sans
(( aucune mesure aux ordres et conseils du connétable, avec
« plus d'obéissance que jamais un fils humble n'en eut pour
« son père, ou un religieux pour son abbé ou prieur. Certains
« voyant cet amour si spécial, cette confiance si excessive,
« pensèrent qu'il y avait là art et malice de sortilèges » ; et
c'est bien là l'explication simple, naturelle que trouvèrent la
noblesse, le peuple. La légende diabolique de Luna est née
de son vivant, elle s'est formée en même temps que sa fortune,
elle a fait de lui agissant, combattant, une sorte de démiurge
flottant entre la réalité et le fantastique. Il y avait à cela une
double raison : d'abord la main-mise sur la personne du roi ;
f'Hsuite l'énergie du favori, la continuité de son effort, sa ligne
de conduite ; au milipu d'un peuple d'affolés, tirés à hue et
à dia par la guerre civile, cette intelligence qui procédait par
ordre et qui réalisait, semblait un phénomène incroyable ; ce
ne pouvait être que le résultat d'une intervention surnaturelle,
un f)iivilège acquis par des voies inconnues, et le Castillan de
(i) Li.'rt fabricants ilc romans du xyii» et du xviii» siècle ne s'y sont pas
Iromp^'H. Cf. Histoire itccrette du connôtable de Lune, Amsterdum, 17;{0.
Histoire de I). Juan Deuxiesme, roy de Castille, par le sieur du CnAÎ-
Tiinr, l'nris-, 1f540.
- 79 —
Tolède dénonça aussitôt le pacte infâme qui unissait Luna ù
Astaroth, le don qu'il avait fait de son âme au «magicien
« prodigieux ».
Voici ce qu'on murmurait dans le palais, ce (ju'entendait
le jeune Henri : le connétable est une furie infernale, jamais
il ne dort, ne prend de repos ; bien qu'il n'ait pas un grand
corps, il tient en son cœur engloutis par enchantement cent
autres cœurs de vaillants et courageux chevaliers du temps
passé ; de là son audace, sa témérité, son animosité. On l'a
vu se lancer à bride abattue sur un pont de planches pourries
et fendues, long et étroit, sur lequel des piétons n'osaient
s'aventurer, et arriver sain et sauf sur l'autre rive : comment
l 'eût-il fait sans magie ? Et voici qui est plus grave : il tient
enfenné dans une fiole un esprit familier qui lui révèle l'ave-
nir ; aussi jamais n'est-il pris au dépourvu. II force le roi
5 porter une bague sous le chaton de laquelle Sa Majesté est
représentée dans une posture ridicule à la queue d'une bour-
rique (1)... Tous ces bavardages de palais, ces griefs qu'un
chroniqueur déclare puérils, ont pour nous une importance :
ils proclament la valeur de Luna, son mépris profond de la
majesté royale, la conscience qu'il a de sa supériorité ; bapti-
sant merveille diabolique ce qui n'est que l'effet d'une manière
de sagesse et de courage, ils le mettent au rang des chevaliers
d'Espagne (2).
Le règne de Jean II, c'est l'anarchie en action. Quand son
(1) Cf. Abarca, Anales de Aragon, ap. Cr. Luna, p. 4"o, « ...é le mostrô
âentro del anillo al mismo Rey pintado, é una aca : y el dicho fîey le
estaba besando (en parte, cuyo nombre ?io se permite à la decencia de esta
Historia) ». — Cr. Luna, p. 240. — Palencia, p. 8.
(2) Comp. Philippe IV et la situation d'Olivares. A un degré plus bas.
c'est celle de Luna. On dit qu'il y a du sortilège dans son influence, qu'il
devrait être couvert du Sambenito, car il tient le roi par sorcellerie. Oli-
varis le sent, affecte une piété rigoureuse, communie chaque jour. Il a
dans sa chambre un cercueil entouré de cierges, s'y couche et fait chanter
le De profundis. Il parle en capucin (Hume, op. cit., p. 250).
— 80 —
père meurt, il a deux ans. La régence est dévolue à son oncle,
honnête homme sans grande valeur, « tardif et traînant, patient
(( et apathique », mais homme de loyauté qui acquiert même
un certain renom en Andalousie, à Antequera. Le tuteur
disparu — il devient roi d'Aragon — la reine-mère lui suc-
cède, mais « elle se gouverne mal », boit trop : on la trouve
morte un matin dans son lit. Dès lors, le sens du règne est
fixé : qui possédera le roi ? Les cousins, les infants d'Aragon,
don Juan, don Em'ique qui ont en' Castille de riches apanages ?
Les nobles du conseil de régence, les favoris du roi défunt :
le gros camérier Velasco au visage enluminé, le bon connélable
d'Avalos, joyeux et gaillard, l'amiral Enriquez, fougueux,
colérique, Pedro Manrique, gouverneur de Léon, dont l'arche-
vêque Roxas disait cpi'aulant Dieu l'avait diminué en corps,
autant il l'avait accru en esprit ? (1) C'est une partie d'ecliecs à
laquelle nous assistons : prendre le roi, c'est la grande affaire.
Grâce <à Luna, le nombre des joueur? est bientôt limité.
Amené à la cour par son oncle, primat de Tolède, il devient
page à dix ans, séduit tout le monde, dompte les chevaux :
un jeune Alexandre. Les donzelles l'adorent, Jean II ne peut
se passer de lui : lorsqu'il quitte la cour, il emporte toute
gentillesse et toute allégresse. En 1420, l'infant d'Aragon,
D. Enrique, fit un coup de maître : avec l'aide de l'ero Nino,
sorte de condottiere doublé d'un corsaire qui avait appris la
lactique en combattant les barbaresques, il prend le roi à
Tordesillas. Réveillé en sursaut, le roi s'étonne du procédé ;
on chasse ses officiers, on le met en tutelle, du matin au soir
il est surveillé, mais on lui laisse Alvaro et dès lors il accepte
sa servitude (2). Luna au conlraiie ni'accepte pas, il veut le
roi pour lui et voici «la belle finesse» qu'il invente pour
M) Voyez tous c.iin portraits dans f;uzMA.>.
(2) Cr. Luna, p. 17 et 35. Crônica del scnor rcy don Jikdi sennuh de
e*te nombre... Valencia 1779, p. 163-101. Cr. de D. Pedro Siûo, Madrid,
Sancha 17^2. F'arte III. Cap. IX.
— 81 —
libérer son maître et lui-môme. L'infant était fiancé à la sœur
du roi ; Alvaro fait presser le mariage, il sait qu' « avec une
H nouvelle épouse les matins sont plus longs dans le lit » ;
la surveillance se relâche en effet et un beau jour, sous pré-
texte d'aller à la chasse, Alvaro s'enfuit avec son roi et va
se réfugier dans un château du voisinage. Le résultat ne se fait
pas attendre : venu à Madrid pour se justifier, l'infant est
emprisonné, Lima fait connétable.
Il sait se maintenir dans sa dignité, met la main à tout,
rapporte tout à lui et cela naturellement : « pas une heure le
« roi ne voulut entendre ni travailler au gouvernement » (1).
Quatre ans après son élévation à la connétablie, une coalition
des grands exige du roi son éloignement : on ne lui reproche
rien, sinon son trop grand pouvoir. Luna quitte la cour sans
crainte. Lui parti, les seigneurs débridés mettent la Castille en
coupe réglée ; Jean ne sait comment satisfaire ces rapaces, il a
perdu son âme avec son favori : il le rappelle. Les grands
acharnés les uns contre les autres finissent par le rappeler
aussi. Il se fait prier, joue au modeste, dit qu'il quitte la
partie. Puis ce sont les fêtes du retour, l'arrivée à Turuégano
au milieu d'une escorte princière, l'embrassement, l'attendis-
sement du roi.
La lutte reprend : châteaux enlevés, trahisons, traités, incur-
sions en Aragon, en Andalousie où l'on ne se tue point, où
l'on se contente de dévaster le pays ; entre temps, pas d'armes
absurdes comme ce Paso Honroso tenu au pont d'Orvigo par
le chevalier Suero de Quinones et douze gentilshommes :
prototype de Don' Quichotte mais sans flamme (2). C'est un
perpétuel recommencement, un piétinement : un seul avance,
Luna qui s'enrichit, « se dilate » chaque jour, comme dit
(1) GuzMAK, loc. cit.
(2) Cf. récit du Paso Honroso à la suite de Cr. Ltiria. Comp. Cr. Juan II,
p 340-352 et Oliv. de la Marche : Mémoires, Gand, 1506, p. 172-177 et 278
pour les pas d'armes en Bourgogne.
— 82 —
Guzman, et tâche, durant les suspensions d'armes, de mettre
un peu d'ordre dans l'administration (1).
En 1439, il commet une faute, fait arrêter le gouverneur
Manrique qu'il trouve décidément trop remuant. Manrique
s'étant échappé, une nouvelle ligue réclame son exil. Cette fois,
l'acte d'accusation est net : concussion, péculat, usurpations,
assassinats, et pour finir, magie. On rappelle à Jean qu'il ne
doit pas laisser flageller son peuple par un indigne : « le roi
« des abeilles n'a pas d'aiguillon » (2). Or, au moment même
où Luna s'éloigne, un l'.ouveau joueur entre en scène, un enfant
de quinze ans, Henri de Castille. Il était né en pleine guerre
civile à Valladolid, dans une posada de la rue Teresa Gil.
La rue existe encore, c'est l'une des plus sombres de la ville,
loin des magniOcences de San Pablo, toujours dans la boue
ou la poussière : un triste berceau pour un enfawt royal (3).
Luna avait mis la main sur lui comme sur le reste, s'en était
fait donner la garde, la camareria mayor ; il connaissait la
méthode : tenir lui-même le père et tenir le fils par une créa-
tuire qui lui fût tout dévouée. Mais il choisit trop bien ; Juan
Pacheco qu'il donna comme compagnon de jeu à Henri de
Castille était à bonne école, il prit le fils du roi pour lui
seul (4).
On venait de marier Henri à l'héritière de Navarre. C'était
alors un fort garçon, bien découplé, le teint brun, les che-
veux blonds, les yeux gris un peu troubles, le nez cassé (suite
d'une chute), la mâchoire saillante, «ce qui faisait paraître
« concave le profil de sa tète » (5) : au total, un gaillard mais
(1) Onl. (le Guaflalajfira, ap. Cr. hwn II, p. 361, anno 1430.
(2) Cr. Juan, 401.
(3) L'ayiinfaniifTito a flonnt- le nom d'Henri à l'une îles nielles qui dé-
hoiichenl dans la ealle Teresa Gil. en face du couvent de Porta Coeli :
hommage modeste, presque honteux.
<■'*) Cr. Juan, jt. i07. Cr. Luna, p. 120. Pai.kncia, I, p. 8.
(.•'.) PAi.F.>ru, f, p. 13.
— 8:5 —
point beau. Son père lui avait donné Ségovie l'année précé-
dente, il y avait trouvé sa joie et si on l'eût laissé ù lui-même,
maître de ses goûts, il eût passé son temps à la chasse, loin
de la cour. Mais il avait pour les partis une trop grande valeur.
C'était l'être le plus malléable du monde, qui acquiesçait,
qui s'abandonnait aussitôt que l'on faisait montre d'autorité.
On se le disputa : Luna croyait que Pacheco travaillait pour
lui. Ce fut sa seconde faute. Un jour, on apprit qu'Henri se
déclarait contre son père, contre le connétable : les rebelles
avaient un drapeau.
Révolté malgré lui, c'est ainsi qu'Henri fait son entrée dans
l'histoire. Son premier geste est d'un faible, un enfant de
son âge le mène (1) ; on le vit bien à Médina. Le roi et Luna
s 'étant retranchés dans la ville, l'armée ennemie y pénètre par
trahison. Jean n'hésite pas, il sait qu'en lui on respectera
toujours la majesté royale et supplie Luna de fuir. Le conné-
table s'y résout sans trop de difficulté : l'heure est mauvaise,
il montre le dos contre son habitude. Jean sort du palais armé,
descend sur la place. Les grands, vainqueurs, jettent leur lance
à terre, lui baisent les mains ; pas une minute il n'est en péril ;
les soldats « au moment même où ils ont coutume d'être le plus
(( impudent », lui font révérence, disant : « I^ roi est délivré
« du démon, il a la liberté de sa personne et la liberté de son
« cœur » (2). En réalité, cette déliATance fut une servitude d'un
nouveau genre, détaillée, ordonnée heure par heure par un
conseil de tutelle à la tête duquel on mit Henri et sa mère,
une aragonaise qui faisait le jeu des nobles. Mais Luna, de son
côté, travaille ; il a un ami dans la place, un prêtre astucieux
qui veut être quelque chose, Barrientos. Par lui il atteint Pa-
checo, puis Henri qui, en un tour de main, devient de révolté
(1) Pacheco est né en 1423, Henri en 1425.
(2) Cr. Juan, p. 437. — P.\lencu, I, p. 2.^. — Gozmax, op. cit. : Portrait
de Jean II.
- Si —
fidèle, lâche ses amis de la veille, favorise la fuilo de son
père (1).
Alors la partie reprend, mais les rôles changés. D'une part,
le favori, le roi et son fils. De l'autre, la tourbe des mécon-
tents, les cousins, les grands, anciens exilés, anciens prison-
niers : le camp de la rancune. Lima sent le moment venu de
régler les comptes définitivement ; il a pour lui l'argent, les
soldats ; il peut déployer l'étendard de la fidélité, parler au
nom du seigneur naturel et, cette fois, on ne se contentera pas
d'escarmouches, on ne laissera pas les religieux, les femmes
s'entremettre, prêcher la concorde entre les deux armées. C'est
dans la plaine d'Olmedo, dans le champ-clos de Castille que le
choc a lieu. Henri monté à la légère, à la gineta, donne le si-
gnal. On est au mois de mai ; une poussière dense et acre,
la poussière de cett^ plaine crayeuse, argileuse, empêche les
combattants de se voir, les oblige à frapper en aveugles. Luna
est blessé à la Jambe, l'infant Enrique, le plus passionné des
nobles, a la main transpercée d'un coup d'épéo. Vers le soir,
les rebelles débordés se dispersent autour d'Olmedo. .Tournée
peu meurtrière : tienlo-sept morts et « presque tous gens de mé-
« diocre état ».
Il s'agissait maintenant de récompenser les bons serviteurs.
Pacheco fait demander par Henri le marquisat de Villena pour
lui-même, la maîtrise de Calatrava pour son frère Giron,
(lequel eut dans la suite de plus hautes ambitions). Quant à
Alvaro, il se paie largement : l'infant Enrique, maître de San-
tiago, étant allé mourir misérablement de sa blessure à Cala-
tayud, il exige sa succession. A Avila, les prieurs et comraian-
deurs (h' l'ordre, revêtus de leur chape blanche, l'élisent au
mépris d(,> loutes les règles et Luna chevalier fait la veillée des
annes dans l'é^li.se S. Salvador (2). Il est alors véritablement
(i) ].!• roi feint d'rln; malad»', /■cliaimf avec IFfiiri Ifs ronvonlinns v\n-
hlio.s par F.una. Cr. Jvan, p. i'I.
!2') Cf. Cr. Juoi}, p. -iOJ .s(i(iue. — Cr. Lima, p. lil. — I'ai.km.i.a, I, tiO.
— 85 —
roi, unit à la dignité militaire uno sorte de dignité religieuse ;
il est l'homme le [>lus rictie du royaume. Mais tant d'honneurs
lui font perdre sa prudence, « caulèle et feintisc », il parle trop
haut, déplaît et les griefs conti'e lui se précisent. La reine de
Castille étant morte de faeon mystérieuse, le corps couvert de
taches, d'ampoules violettes, on l'accuse de l'avoir empoi-
sonnée, et de fait cette mort d'une ennemie venait trop à
propos consoilidcr sa situation (1). Le roi veuf, il l'empêche
d'épouser une lille de France, lui impose une portugaise dont
le roi ne voulait pas mais qu'il fallut bien prendre. Un pareil
asservissement réveille la haine ; Pacheco estime qu'on ne lui
fait pas la part assez belle, recommence à jouer d'Henri, à
l'opposer à son père. Alors Luna recourt aux grands moyens ;
avec un disciple on peut toujours s'entendre : « Soyons amis.
« dit-il à Pacheco, j'ai le père, vous avez le fils ; à nous deux
« nous sommes les maîtres de l'Espagne ». Une entrevue est
décidée à Tordesillas pour la pacification du royaume, on y
convoque les seigneurs les plus dangereux en spécifiant qu'ils
devront être montés à mule et non à cheval. Quelques-uns fu-
rent assez simples pour s'y rendre et, comme dit un soi-disant
cimtemporain, « le pain de la noce fut dur pour eux » (2). On
les enferme, on envoie leurs femmes en plat pays pour les
avoir à discrétion, on distribue leurs biens aux fidèles. Jean,
Henri parlent. Luna, Pacheco agitssent (3^. Tel fut le guet-
apens de Tordesillas, guet-apens classique dans les annales du
quinzième siècle, opération politique que Pacheco offrit à son
seigneur mais dont celui-ci ne semble pas avoir compris tout
(1) Mariasa (Liv. XXII) croit plus simplement que la reine « menait une
vie trop peu régulière ; elle avait mauvaise réputation ». Palencia, I.
p. 69. dit que sur l'ordre d'Alvaro, une duègne versa du poison dans une
potion que la reine avait coutume de prendre pour se purifier le sang.
(2) Cenlon Epistolario del BachiUer F. Gome: de Cibdareal, Madrid, ms,
p 164.
(3) Cr. Juan. p. 529. Talexcu, I, 79.
— So-
le sens ; et cependant, pouvait-il recevoir un meilleur ensei-
gnement, méditer un exemple plus riche, voir plus clairement
quelle était la méthode la plus expédient* de gouverner ces
hommes ?
Guzman, rappelant les faits et gestes de Luna, observe avec
mélancolie que « l'antique et louable coutiune des Castillans
<( en est venue à ce point que, pour avoir la dépouiUe d'un
« parent ou ami, on consent à l'empoisonner ou à le tuer » (1).'
Mais les grands dépouillés ne se laissèrent pas faire ; ce fut une
nouvelle levée de boucliers et, chose plus grave, le peuple s'en
mêla.
Tolède la première osa déclarer qu'elle ne voulait pas être
à la merci du connétable ; Tolède, couronne des Espagnes, qui
eût dû être la plus loyale, la plus respectueuse de la volonté
du roi et de son favori. Mais la paix qu'elle nous offre aujour-
d'hui est celle d'un cratère éteint : derrière ces murs jaunes,
recuits, s'agitait naguère un peuple de forcenés, une multitude
d'ardents : vieux chrétiens, nouveaux chrétiens, juifs et mo-
res. Dans les rues étroites, un contact incessant aiguisait les
passions de ces races ennemies. Il suffisait d'une insulte, d'une
atteinte aux libertés et tout éclatait. Lima, ayant besoin d'ar-
gent pour la guerre d'Andalousie, imposa à Tolède une contri-
bution d'un million de maravèdis. Mais le peuple n'entendait
pas être traité comme les nobles à Tordesillas ; l'cniprunit était
ronlraire aux privilèges de la ville ; il était bien résolu à ne
jias payer. Alors intei-vint l'anonyme, le maître de l'émeute,
en la personne d'un marchand d'outrés. C'était un peu comme
nos bouchers de Paris, ces marchands d'outrés de Tolède ; ils
portaient la révolution enfermée et, le mointMit venu, la lais-
saient échapper : c'étaient les nouvelles divinités populaires.
(( Soplara el odrero y alborotarse hn Tolc.do », le marehand
(1) Macbiavr-I dira la intime chose en termes rquiviilents. (^f. La disqrâca
de ^. Machiavel. Mercnrc de France, lOKJ, p. 136,
— 87 —
(l'outres souffle et Tolède se soulève. On sonne le tocsin, on
prend les armes. La maison du notable Alonso Cota qu'Alvaro
avait chargé du recouvrement de la taxe est pillée, brûlée ;
comme par hasard, le vent pousse la flamme sur le quartier
de la Madeleine où habitent les plus riches marchands, on en
profile pour se défaire des créanciers, des nouveaux chrétiens,
anciens juifs. Le gouverneur de Tolède pour le roi, Sarmient^,
voyant où en sont les choses, n'hésite point, passe à la révolu-
tion : il fait emprisonner les bourgeois, leurs femmes et leurs
filles, les torture et s'approprie leurs biens : d'homme du roi
devient dictateur populaire. Jean somme Tolède de rentrer dans
l'obéissance, on lui ferme la porte, on tire à boulet sur lui en
criant : « Attrape cette orange ! » Quant à Sarmiento, il con-
naît son monde et répond qu'il n'ouvrira que si Luna est ren
voyé, faute de quoi la ville se donnera au prince Henri de Cas-
tîlle. Pacheco veillait, tenait Henri tout prêt. Colui-ci se pré-
sente au pied des murs, on le reçoit comme le vrai seigneur.
Une fois de plus, le fils triomphe du père pour le plus grand
bien des nobles et du peuple. Triomphe mitigé d'ailleurs, car
Sarmiento ne lui cède que deux portes, garde les autres et aussi
l'Alcazar, d'un mot reste le chef. Des bourgeois trop confiants
étant rentrés dans la ville, les gens de Sarmiento les dépouil-
lent, les traînent dans les rues : « Qui veut acheter ces exilés,
« disent-ils, qui rentrent dans la cité malgré la défense de
« Pero Sarmiento ? » Henri assiste au spectacle, mais il a les
mains liées, ne peut rien ; alors, désabusé, il part pour Requena
à la poursuite d'un sanglier qu'on lui a signalé. Au bout de
quatre jours, on vient le rappeler en hâte : Tolède traite avec
le connétable.
Le souffle de révolution était passé, Sarmiento était gorgé,
« des souterrains montaient les plaintes des torturés qui de-
ce mandaient justice ». La ville avait peur, retombait au ser-
vage, attendait le premier maître venu. L'accord se fait entre
— 88 —
Heni'i et son père, on délivre les bourgeois, on met en quartiers
le soldat qui avait tiré sur son roi, on en traîne deux autres
sur la claie, on emprisonne deux chanoines qui s'étaient trop
distingués dans l'émeute. Mais le beau fut le départ de Sar-
miento : il avait cédé à condition d'emporter ce qu'il avait
volé. Il fallut pour cela deux cents bêtes de somme et les
Tolédans virent passer sous la porte Visagra tout ce bagage de
richesses, or, argent, joyaux, étoffes de Hollande, de Flandre, et
de Bretagne — tout leur bien qui s'en allait (1).
Cette révolte de 14''*9 rend un son nouveau dans l'histoire
d'Espagne : un moment le roi légitime est injurié, bafoué, lui
qu'on respectait encore dans le tumulte de Médina. Cette révolte,
c'est le premier découronnement de Tolède : peu à i>eu, la capi-
tale gothique perd son renom de fidélité, elle devient la Bar-
celone de ce temps, nationaliste et libertaire. Sous Charles-
Quint, elle sera la ville des comuneros : sa dernière lutte, son
dernier mot avant la mort.
La paix faite, Luna prend l'Alcazar, les portes : c'est dans
Tordre, son règne va recommencer. Mais, depuis Olmedo, depuis
Tordesillas, ce n'est plus le même homme. Lui qui, jusqu'alors,
a vaincu par la sagesse, par « le bienfait du temps » comme dira
Machiavel, qui a cédé lorsqu'il le fallait et cela sans colère,
sans manifester une passion quelconc|ue, qui a détourné le roi
des exécutions sommaires, détruit dans le palais la tradition
'urque que D. Pèdre y avait implantée (2), le voici qui appa-
raît impatient, puis violent, vindicatif, qui prend ouvertement
figure de despote. J'ai admiré dans ses actes cette maîtrise de
soi, ce don de l'artifice, de la discrétion, et aussi cette merveil-
leuse continuité de la pensée, cette constance dans le j)ropos ;
mais maintenant c'est un nerveux que j'ai devant moi, qui
(1) Cr. Juan, IV.U't, VAl-Vt. — Mauiana, Liv. XXIF. Snrmienin finit mal, !«
voleur fut vol»'. On le conflamna niAmo h niorl. Il niourul misL-rablo, pa-
ralytique.
^2) Gu^niun le reconuaîl, hicn ijik; peu tcmlro pour l.una.
— 89 —
montio sou dedans humain, qui se détermine trop \ite, homme
de spontanéité et non de réflexion : un mauvais joueur.
Suivre dans le détail la chute de ce petit homme trapu qui
chevauche l'Espagne depuis trente ans, serait une étude cu-
rieuse, un chapitre du « Doctrinal des Favoris ». Les contempo-
rains ne cachent point leur stupéfaction : la ruine de Luna leur
apparaît chose impossible ; la main de Dieu seule peut accom-
plir pareil miracle, rompre l'enchantement par, quoi il tient le
roi et le royaume asservis. Nous trouvons pourtant, dans les
chroniques, quelques raisons moins métaphysiques. Luna
croyait avoir la reine à sa dévotion, il l'avait faite, elle était
jeune : une enfant à mener. Or l'enfant prit nettement parti
contre lui, conspira avec les nobles. Luna avait trop l'habitude
de dominer pour tolérer chez les autres, même une velléité d'in-
dépendance : que cette petite fille osât ne point obéir quand son
vieux mari obéissait, c'était une rébellion insupportable. Un jour
il s'emporta, lui déclara : « Je vous ai mariée, je vous déma-
« rierai » (1). Mais la reine était aimable, Jean en était fort
épris, il se soumettait plus volontiers à cette tutelle féminine,
fraîche et neuve, qu'à celle du favori « qui avait perdu les grà-
« ces de la jeunesse » (2) ; il présentait l'image classique du roi
caduc esclave de la jeune princesse. Luna faisait son possible
pour les éloigner l'un de l'autre, surveillait leurs épanchemenfs
au grand scandale de la Cour. Et ce fut une nouvelle maladresse.
Naguère, il savait ménager à son maître des divertissements de
toute sorte ; entre deux campagnes, il le cloîtrait à las Huelgas,
(1) Cr. Luna, p. 473 (Appendices).
(2) Palencia, I, p. 7, 75, 108. — « Le roi Jean depuis son plus tendre âge
s"était livré aux mains de D. A. de Luna, non sans quelque soupçon de
quelque lien indécent et de lascives complaisances de la part du favori
dans sa familiarité avec le roi... L'âge avancé du Maître (Luna) le privait
des antiques séductions qui lui avaient ouvert le chemin de la faveur. »
Comp. Cancionero de Obras de Burlas provocantes à risa. Londres, 1841
sur « la ley italica » et Palencia. Il, p. 30 : Histoire de Luis Mendez
dp Sotomavor.
— 90 —
( OÙ, communément, il y avait grande troupe de généreuses et
« nobles religieuses, de gracieuses dames, duègnes et donzelles
« lesquelles savaient faire agréables services aux rois et
« princes » ; d'autres fois, il lui amenait sa femme, à point
nommé, comme i'I le fit à Tolède (1) ; il songeait à tout, faisait
tous les métiers bénévolement : c'était le secret de sa puis-
sance. Maintenant il devenait un magister morose, un major-
dome soupçonneux, surveillant l'alcôve — et la table pour
éviter l'abondance ; il avait pris de mauvaises habitudes,
ne gardait plus avec le roi, même un semblant de respect.
Jean a pris soin de dresser lui-même le monument de sa
faiblesse, le compte de son abaissement : « Mon palais est
!( désert, lit-on dans l'acte d'accusation contre Luna, lui
« seul est entouré d'une escorte princière ; c'est lui qui
i< donne toutes les faveurs, investit de toutes les dignités, et on
(! lui baise la main, non à moi ; il m'entoure de gens de basse
« condition qui m'espionnent, il empiète sur tout, dérobe mes
" revenus, gagne sur le service de ma table, le traitement de
'' mes serviteurs. Il reste couvert devant moi, à cheval il marche
à ma hauteur » (2), et 'l'exposé des griefs continue sur 'le ton
pleurard d'un élève maltraité par son maître (3).
Luna a contre lui la cour, les nobles. Sa mansuétude à l'égard
'les juifs lui vaut la haine du peuple. Il est remarquable de voir
avec quel soin il évite toute persécution contre eux, combien
il les ménage, comme il annule en fait toutes les mesures anti-
•^émites édictées par le pouvoir royal ou par le pape (4). Il
compte sur les juifs pour refaire un trésor à l'Espagne, tâche
(1) 6V. Luna. p. 238-282.
(2) Cr. Juan, p. .%5. Cr. Luna, p. 474 (Appendices). Gl'zman, loc. cit.
A qui attribuer n-lUt subite cliiirvoyancfl, .si ce n'csi h la jeune portugaise
qui veut K-^ner librement ?
(3) Je préfère le ton artiste du romanoxTO : « Tu t'es élevé sur la mer de
ma KrAce comme une blanche écume... »
(4) Edit de 1408 de la régente Catalina. Bref d'Eugène IV en 1442.
— 91 —
ti les domestiquer mais sans rudesse ; il sait très bien que là
seulement on trouve de l'argent. Fort peu croyant, il ne peut
s'associer aux passions populaires, va jusqu'à faire ratifier par
Jean II un règlement destiné à restaurer l'école juive, l'étude
du Talraud, et interdit sagement aux juifs et surtout aux juives
de porter des vêlements luxueux pour ne pas surexciter le peu-
ple (1). Jusqu'au bout, il resta fidèle à celte politique, et Henri
de CasUlle fut, en ce sens, son disciple. Mais, sous quels traits
pouvaient-ils apparaître aux vieux chrétiens, ce prince et ce
noble qui prenaient Israël sous leur protection ?
Entamé de partout, Luna reste plein de confiance. Autour de
lui, c'est le silence, une noblesse qui n'ose plus lever la tête,
qui se le lient pour dit. Pourtant une famille, celle des Stu-
niga, comtes de Placencia. lui était encore résolument hostile.
Tolède pacifiée, Luna se tourne contre elle : ce sera le dernier
coup d'épée, après quoi le grand nivellement d'où il surgira
seul : « le plus noble roi sans couronne ». Mais les gens qu'il
trouve devant lui ont une solide carrure, ce sont des énergi-
ques, ennemis des traités, des compositions : tout le contraire
de ces nobles pactisants qu'il méprise. L'aïeul était im seigneur
« qui en peu de paroles concluait bien », fort soucieux de sa ré-
putation. I^ père, « homme de bon sens, chevalier hardi qui
« n'estimait que la hardiesse » (2) ; celui-ci commence par dé-
clarer qu'il ne fera pas la guerre « à la manière exquise », mais
à feu et à sang ; il somme Henri de lui prêter main-forte, mais
l'autre, conseillé par Pacheco, se dérobe. Stuniga s'adresse
alors à Jean qui hésite, voudrait mais n'ose. La reine intervient,
la comtesse de Ribadeo, nièce de Placencia, s'écrie que « chacun
« doit venir donner son coup à la bête féroce ». On finit par ar-
racher au roi l'ordre écrit de « prendre le corps du connétable
« et, s'il se défend, de le tuer ».
(1) Règlement de 1432. — Cf. Graetz, Hist. des Juifs, IV, p. 343 et 3oS.
(2) Cf. GuzMAîJ, ch. VIII. — F. DE Pm.GAR, Claros Varones de Castilla,
Madrid, 1775, ch. XI. — Cr. Juan, p. 536.
— 92 —
Luna était à Burgos : peu de temps auparavant, Jean II,
par scrupule de conscience, lui avait suggéré d'aller faire un
voyage dans ses terres, mais il avait rehisé. Il savait pourtant
qu'on tramait quelque chose contre lui, était inquiet. « Quel
« chien rouge, dit-il un jour, a changé les sentiments du roi
« à mon égard ! » Contrairement à sa coutume de ne point
tuer sans utilité, il avait fait assassiner un ancien serviteur qui
le trahissait, et, chose plus grave, il avait choisi pour cette
opération le jour du vendredi isaint (1). Or le mercredi de
l'octave de Pâques, au matin, il entendit un grand bruit sur la
place devant sa maison. On criait : « Caslille ! liberté pour
« le roi ! » A demi-vetu, il s'approche d'une fenêtre : a Par-
u bleu ! dit-il voyant les deux cents soldats de Placencia,
(c voilà de belles gens î » Au même instant, une floche vient
frapper le rebord de la fenêtre : il était fixé. Ce ne fut pas un
Iveau siège ; on eût dit un bourgeois traqué qui se défend comme
il peut : bûches lancées sur les assaillants, landiers de cuisine
servant à desceller les dalles du patio pour faire provision de
pierre. Sur la place, d'ailleurs, on ne répond pas. Le fils de
Placencia, qui jwrte dans son gantelet gauche l'ordre de tuer
lyuna s'il résista, fait demander la permission d'altaquer. hc
loi refuse. Comme toujours, on en vient au traité : un cheva-
lier et l'évêque de Burgos sont envoyés en parlementaires.
I/évêque commence un discours mais aussitôt Luna l'inter-
rompt : « Taisez-vous, évêque, quand des chevaliers parlent ;
« quand d'autres à jupes longues comme les vôtres prendront
« la parole, ce sera votre tour ». Après négociations, il se rend,
Jean donnant sa foi qu'il ne sera fiut aucun mal ni à lui ni aux
siens. Cette foi royale, tous savent ce qu'elle vaut. Un familier
de Luna, Conzalo Chacon, lui dit : « T^aissez ces affaires de pa-
« picrs f't fuyoz. » Luna léjwnd à la romaine : « I.<e roi mon
« seigneur m'a fait, il peut me défaire à son plaisir )».
Cl) (U\ simiilii, il csl vrai, un arcidfiil.
i
- i.;: - j
Dès lors, lo ton s'élève ot tout s'apprête pour une belle mort
« Certains oontt'nt que, pour pi^endre les hermines, les chas-
1' seurs bêchent la terre autour de leur gîte et sur cette terre
u jettent de l'eau afin qu'il se forme de la boue. Cela fait, ils
u entrent en chasse, délient les chiens. L'hermine cherche à
(( fuir et au moment qu'elle croit être en sûreté, elle trouve
n cette muraille de boue. xMors, pour ne point tacher sa bêle
(I blancheur, elle revient sur ses pas, se rend aux chasseurs et
« aux chiens qui la prennent et la tuent ». Ainsi le noble con-
nétable : il se rend, mais en chevalier, proprement, bellement.
Revêtu de l'armure princière que lui donna le roi de France,
monté sui' « son plus vaillant, son plus pompeux cheval » qu'il
a fait harnacher, caparaçonner aux armes de Santiago, le pater-
noster dans une main, entoiu'é de ses gens, il s'apprête à pa-
raître devant son seigneur. L'autre qui, devant la porte de la
cathédrale, attend la fin du tumulte, ne s'en soucie pas ; il faut
persuader à Luna qu'il risque fort à sortir ainsi au milieu de ces
soldats déchaînés qu'on empêche de faire leur métier. Alors il
se résigne, attend ; mais voyant passer aux côtés du roi le
riche évêque d'Avila, Fonseca, c'est encore contre le prêtre
qu'il tourne sa colère : « Par cette croix, don petit évêque,
« don Obispillo, tu me le paieras », mais l'homme de Dieu
sans sourciller : « Je vous jure que je suis aussi étranger à
«. tout cela que le roi de Grenade ». Les prêtres mêmes se mo-
quent, n'ont plus peur. Il comprend qu'il ne lui reste qu'une
voie de salut : avoir un entretien avec Jean, ressaisir cet être
faible et gras qu'il conduit depuis des années ; comme tous
les déchus, il veut essayer une fois encore de la présence
réelle (1), mais Jean a sa réplique toute prête : Luna lui a tou-
jours conseillé de ne point parler à ceux qu'il a fait prendre.
Ce mot l'achève. Tandis qu'il passe la nuit enfermé avec deux
(1) Même attlturle d'OIivares di.sgrAcié avec Philippe IV. Et la reine
intervient.
familiers et deux petits pages (1), le roi, à l'autre bout de la
maison, se fait ouvrir ses coffres, compte l'or, l'argent, les
joyaux. — Dans ce hourvari de Burgos, je cherche en vain
Henri de Castille : pas un moment sa figure n'apparaît. Pacheco,
dans l'ombre, attend la fin de la tragédie, se réserve : avec un
démon comme Luna, on peut s'attendre à tout, on est habitué
à ses retours de fortune. Pourtant le prisonnier est sous bonne
garde à Porlillo, dans une cage de bois : le roi l'a confié aux
Placencia, les grands hommes du jour, et s'en est allé dans les
terres de son connétable, collectionnant ses dépouilles inlas-
sablement, avec une sorte d'âpreté sénile (2). Restait le procès,
la mise en scène nécessaire. L'affaire fut rapidement menée,
car on se méfiait. Douze docteurs se réunissent et décident que
Lima, usurpateur de la couronne royale, tyran, concussion-
naire, doit par justice être égorgé, avoir la tête coupée et ex-
posée sur un échafand pour servir d'exemple à tous les grands
du royaume.
De Porlillo, on le traîne à Valladolid, ville jurée des exécu-
tions. Il va, monté sur une mule, lui le chevalier ! Sur la
route, il rencontre deux religieux ; l'im Alonso de Espina,
grand convertisseur d'hérétiques, le salue et lui dit : « Le
« monde récompense ses serviteurs, mais le monde n'est qu'une
« vision, un songe et des Saints ont été martyrisés pour le ser-
« vice de Notre Seigneur... » Il répond : « Béni sois-tu, Dieu et
« Seigneur, qui gouvernes le monde ». A Valladolid, une sur-
prise l'attend : on l'héberge dans la maison de celui qu'il
a fait assassiner ; la veuve, les parents, les enfants l'in-
(1) i< Il avait les ynix pleins de larmes ; pourtant personne ne pensait
qu'il fût prisonnier mais bien qu'il était dans sa plus grande prospérité. »
En prison, quatre hommes d'armes le veillent avec une torche et après
la veille, quatre autres reçoivent la torche en sorte qu'ils paraissent
jouer à « vivant je te la donne » (la course du flambeau). Cf. le document
publié par Paz, op. cit., p. H-l.
(2) Il fut d'ailleurs mal reçu à Escalona, fief de Luna.
I
— 1».*) —
suileirt. Ce fui sa plus douloureuse station. Lo lendemain,
au f)elit jour, il entend la messe très dévotement et com-
munie. Puis il demande à boire ; on lui apporte des cerises,
il en mange quelques-unes et boit une coupe de vin pur.
Il monte sur sa mule et précédé de hérauts qui crient : « Ceci
« est la justice que mande faire le roi notre seigneur ! » il
traverse la Cal de Francos, la Costanilla et arrive sur la place
où l'échafaud est dressé. Il met pied à terre, monte les mar-
ches et voit mie table couverte d'un tapis noir, une croix au
milieu, autour des torches allumées. Il s'agenouille et adore
la croix, puis se relevant, fait deux fois le tour de l'échafaud.
Sur la place, aux fenêtres, il y avait une infinité de gens venus
de tous les villages pour voir cette chose extraordinaire et peu
à peu la pitié montait... Luna donne à son' page Morales son
anneau, son chapeau, puis, avisant parmi la foule Barrasa,
écuyer d'Henri, il lui crie : « Viens ici. Te voilà à regarder
« la mort qu'on me donne : va dire au prince Henri mon sei-
ly gneur qu'il donne à ses serviteurs meilleure récompense que
« celle que me donne à moi le Roi mon seigneur ! » Le bour-
reau s'approche, tenant une corde pour lui lier les mains, mais
Luna détache sa ceinture et dit : « Attache moi avec ceci et
« fais attention d'avoir un couteau bien affilé pour me dépê-
('. cher prestement » — puis : « Dis-moi. Ce crochet qui est là-
« haut, pourquoi l'a-t-on planté là ? » et le bourreau : « Pour
« y mettre votre tête après que vous serez égorgé )>. Il répond
seulement : « Quand je serai égorgé, qu'ils fassent du corps
« et de la tête ce qu'ils voudront » (1), puis il commence à dé-
grafer son pourpoint, arrange les plis de son manteau qui était
de camelot (2) bleu fourré de renard, s'agenouille et, étendant
(1) D'après Palencia, il aurait dit, montrant sa tête : « Voilà la hampe
de ce drapeau ». — Sa conscience ne le laissait point en paix : il légua
20.000 florins au roi pour l'indemniser « des biens qu'il avait mal acquis »
{Cr. Luna, p, 351).
(2) Camelot : tissu de peau de chameau ou de chèATC avec fils de soie
ou d'or. Altamira, op. cit., II, 286.
— 9() —
peu à pou les jambes, dit à l'un des hérauts : « Assieds-toi
« sur mes pieds que mon cadavre ne reste pas en posture
« inconvenante ». Le bourreau lui demande pardon, lui donne
paix, puis enfonce le poignard dans la gorge, détache la tête
et la plante sur le crochet de fer. Ainsi se confirma le pro-
verbe : « Au more défunt, un grand coup de lance ». La tête
resta exposée neuf jours, le coi'ps trois ; on avait placé à côté
un bassin pour recueillir les aumônes qui serviraient ù l'en-
leri-ement. Le troisième jour, les Frères de la Miséricorde vin-
rent le prendre sur une civière et l'emmenèrent hors la ville
à 'l'ermitage de Saint-André où l'on enterre les malfaiteurs.
Il y resta peu de temps. On le transporta au monastère de
Saint-François à Valladolid puis, sur les instances d'un reli-
gieux, le corps et la tête réunis furent ensevelis dans la cha-
pelle de Santiago, à Tolède. Quand, en 1808, un tailleur de
pierre de la cathédrale entra dans le caveau des Luna, il vit
le squelette du connétable assis au milieu des autres membres
de sa famille : sa tête était posée devant lui sur une table.
Ainsi finit la gloire du Maître et Connétable Alvaro de Luna,
premier des grands seigneurs naturels de l'Espagne, qui possé-
dait plus de soixante-dix villes, avait trois mille lances à sa
solde, décidait de la paix ou de la guerre. Jamais, dit un poète,
on ne vit « pareille éclipse de lune » : toute la Castille en fut
assombrie. Un des juges qui l'avaient condamné, mourut de
remords et par som ordre, on plaça sur son tombeau une tête
de cire en mémoire de celle qu'il avait fait tomber injustement.
Un saint homme le vit en songe parmi les élus et plus tard
les chroni(jueurs firent remarquer qu'en ce même mois de mai
qui fut celui de la passion du connétable, les Infidèles entrèrent
à Conslaiilinople (1).
(1) Cf. Cr. Luna, 327-384-467. Ci: Juan, «55-564 (le meilleur vMl).
Pjki.r.vjA, I, 114-123. — PiiEscoTT, Hisl. du règne de Ferdinand vt d'Isa-
belle, trad. fr., l'iiiis, Didot, 1861, I, p. 46. — Mahiam, op. cil., Uw .\.\!J,
— 97 —
Le fadavro dispani, Jean II fait «sonner pailout sa délivrance
(1). En môme t^mps, il presse la licpiidation de l'héritage,
accepte de partager avec la veuve : il a hâte de jouir de sa
liberté, de sa richesse. Mais, comme un vieil enfant, il exagère,
ne se contient plus, à table ni ailleurs. Au palais, les seigneurs,
les médecins ne cachent pas leur inquiétude ; le roi a cinquante
ans, il est débilité par de mauvaises humeurs, a des fièvres
quartaines, et ne laisse pas passer un jour sans caresser sa
femme. Le nouveau précepteur, Barrientos, et le prieur de
Guadalupe, gens médiocres, n'osent lui faire de remontrances :
la chute de Luna les a instruits. On a prédit au roi qu'il vivrait
quatre-vingt-dix ans : dès lors, il s'en, donne à cœur joie,
amasse de l'argent, fait ripaille et, tout chaud de fièvre et de
nourriture, va retrouver sa jeune reine. Il fait si bien qu'au
mois de juin il meurt à Valladolid, un an après son connétable.
Cette fin fut un isujet de réflexion pour l'Espagne. Le remords
l'a tué, disaient les amis d'Alvaro. I^e connétable avait du bon',
disaient les nobles : c'était un frein pour notre roi, il l'em-
pêchait de s'adonner à ses vices. Des deux morts, le supplicié
apparut le plus grand. Sa puissance et son néant étaient une
source inépuisable de lieux-communs, auxquels ni les chro-
niqueurs ni les poètes n'échappèrent. Juan de Mena, poète
officiel, lui consacre des copias dans son Labyrinthe, « au
« septième ordre de Saturne ». Un autre, plus populaire,
compose le testament du maître de Santiago, où Luna pro-
clame sa déchéance (2). Sa personne tout entière devient une
sorte de divinité tombée ; on la chante comme l'Espagne même
et les histoires romantisées citées plus haut. Luna avait 100.000 doblas
d'or de revenu annuel, environ 4.700.000 fr. d'après Prescott. V. aussi
DE L.\TOUR, Tolède, p. H2.
(1) On a dit, sans preuve, qu'il avait eu des scrupules le matin de
l'exécution, avait voulu y faire surseoir.
(2) Las mis manos que besadas — Fueron de comendadores...
— 98 —
qui avec lui a perdu toute gentillesse, toute grandeur (1). Cette
mort théâtrale, à l'espagnole, a profondément frappé le peu-
ple. Ce fut une grande représentation, ce noble exécuté pai-
son seigneur et mourant avec un souci constant de la tenue,
de la dignité — de la postérité. Il fallait être un mécontent
comme Guzman pour se plaindre que « son attitude et ses
« paroles tendissent plus à réputation qu'à dévotion ». De
fait, il touchait les poètes parce que poète lui-même et mécène ;
les chevaliers parce qu'il était chevalier, n'avait jamais été
blessé aux épanles (2) ; peut-être aussi les élèves en magie,
car Luna n'est-ce pas la Triple Hécate ? Certains l'appré-
ciaient pour des raisons plus profondes, sentant qu'il avait
voulu quelque chose : faire une Espagne qui se tînt debout,
donner une cohésion à ce monstre effrité, à cette poussière
de royaumes. Jean II reste un lâche, Luna devient un héros
national, une figure du romancero.
Henri n'a point participé à l'exécution. Pacheco, voulant
garder une apparence de netteté, ne pas arriver au pouvoir
avec du sang sur les mains, avait séquestré son prince, à
Ségovie sans doute, et ne l'avait lâché qu'au dernier moment
pour qu'il allât saluer son père moribond. Jean hésita, dit-on,
à laisser la couronne à Henri, il ne l'aimait guère et en avait
sujet. Puis sa jeune portugaise venait de lui donner un enfant
et pour ce fils malingre de la plus aimée des femmes, il avait
une prédilection particulière. Mais Henri était trop fort : ré-
volté, il avait les nobles pour lui et soit crainte, soit sagesse
de la dernière heure, le roi n'osa le déshériter (3).
Ain'si, en 1454, à vingt-neuf ans, Henri fut juré roi de Cas-
M) Mi cabeza tan nombrada — For todo el uni versai — Mando en un
clavo cabdal — Que à todos sea mostrada... Baena, p. XXXTX. Cf. tout
le cycle de Luna dans le romancero-artiste (Ochoa, Tesoro de los Roman-
ceros, Paris, 1838).
(2) Cr. Lima, p. 388.
(3) Cf. 8f)n testament ap. Sitces, op. cit., p. (10.
— 90 —
tille. Il u'avail pas notion de ce qu'est gouverner ; il avait
toujours suivi, il avait été un appoint de guerre civile, n'était
rien par lui-même. II n'avait qu'un goût marqué : la chasse
et aussi la solitude. Le règne de son père se terminait par le
triomphe de l'anarchie et il ne le voyait pas. Le peuple com-
mençait à vouloir, à protester et il ne l'entendait pas. Le
moyen de dompter les nobles, Luna le lui avait montré à
Tordesillas, et il ne s'en était pas soucié. Son père avait fait pé-
rir le seul homme du royaume et il n'avait point compris les
conséquences de cette mort. Tout ce livre des exemples, qiii
depuis quinze ans se déroulait, page par page, sous ses yeux,
était pour lui lettre morte. Il arrivait au pouvoir, vide d'expé-
rience, avec des yeux qui n'avaient point vu.
CHAPITRE m
La Fête et le Deuil
Je balle sur gentille musique,
Et mes danses concertées
Sont bien douces ambassades
Que j'envoie au cœur.
Dialogue entre l'Amour et un
vieillard.
Dedans mon livre de pensée
J'ai trouvé escripvant mon cueur
La vraye histoire de douleur
De lermes toute enluminée.
Charles d'Orléans
CHAPITRE III
Alonso de Palencia, ancien « secrétaire de latin » du roi
Henri de Castille, commence sa chronique en ces termes :
« Je dois raconter des événements que ma plume se refuse
« à écrire. L'abjection du sujet me décourage, mon âme répu-
(( gne à ce que l'obligation m'impose ». Ce digne moraliste,
cfui trahit sans vergogne son maître et fait son possible
d'honnête homme pour le discréditer auprès du pape, a, entre
autres défauts, celui de manquer de bonne foi (1). Le règne
d'Henri n'est point, d'un bout à l'autre, un tissu d'ignominies,
un abîme de noirceur, quelque chose comme le Tartare de
l'histoire espagnole ; il eut son aube, sa jeunesse confiante.
La place était nette : le cadavre de Luna reposait à Tolède,
celui de Jean II, le roi malsain (2), hors les murs de Burgos ;
le drame avait son dénouement, il fallait que l'Espagne fît
peau neuve.
Le premier geste d'Henri est d'ouvrir les portes des prisons,
de faire cesser l'exil, d'organiser la paix. On voit reparaître
des figures depuis longtemps oubliées : d'anciennes dupes de
Tordesillas, comme le galant comte d'Alva, d'anciens ennemis
(1) Son excellent historien, D. Paz y Melia l'appelle « paladin résolu
de la justice et de la vérité, personnalité éminente du xv^ siècle )>. La
louange semble excessive. Il suffit que Palencia soit, à ses moments, par-
fait narrateur, sans pourtant approcher d' « un Tacite plus vengeur que
justicier » comme le voulait Pelayo. Mais Pelayo faisait preuve d'une
indulgence particulière pour tout ce qui avait senteur d'humaniste.
(2) Le mot est de Palencia, I, 36.
— 104 -
du connétable comme ce perpétuel agité, l'amiral don Fadrique,
ou le comte de Trevino. Les serviteurs de la nouvelle maison
veulent avoir leur part : les chapelains du prince Henri devenus
chapelains royaux n'entendent point déchoir, céder la place
aux anciens : le roi apaise ces querelles, garde tout le monde
à sa solde, dépense sans compter ; les nobles, les gens de petit
état s'agenouillent devant lui, veulent lui baiser les mains.
Il semble qu'une fidélité, une loyauté unanimes l'entourent,
que les sujets aient retrouvé leur souverain, (( le roi des abedlles
« sans aiguillon ». Tout à l'heure l'anarchie triomphait, main--
tenant elle paraît vaincue : c'est une antre Espagne qui se
montre.
Et simultanément la tradition héroïque se renoue : lors-
qu'elle n'est plus divisée, l'Espagne parle de reconquête. Aux
Cortès de Cuellar, la guerre sainte est décidée ; une seule
pensée réunit les nobles ennemis et, en leur nom, le marquis
de Santillane, « Phœbus à la cour et Annibal au camp », re-
mercie le roi d'avoir convié le royaume « à de si grands et si-
te gnalôs exercices de bonté » (1). Le marquis, poète et chevalier,
avait trouvé le mot : exercices de bonté. On en avait perdu
l'habitude, on se dépensait en exercices de guerre profane et
les mores envahissaient périodiquement le territoire. On ne
les. inquiétait pas car on avait d'autres affaires sur les bras ; le
I)iince Henri le savait mieux que tout autre, lui qui avait
laissé, sans bouger, massacrer les garnisons de Benamaurel et
de Benzaleraa' (2). Pour resier en paix avec sa conscience,
l'hidalgo exaltait le courage des alcaides des frontières, mais,
< haque année ou presque, arrivait on Castille la nouvelle d'un
succès des infidèles, d'une hécatombe de chrétiens. Le premier
moment de honte passé, il se justifiait comme il pouvait, répé-
tait avfr l<'s gens du Conseil du roi qu' « il était bien préfé-
" rabh' dr jKTdre efs villes, rlanl donné la dépense qu'en-
(\) Vvix.AH, op. rit., [lorfrait ilc Sanlillanc. — Castii.lo, ]). 17.
<2) Cr. .hian, ,inno 1440, p. .S21.
— i05 —
« traînait leur entretien», que la guerre là-bas coûtait trop
cher (1). Mais ce n'était que sophismes : au fond, il souffrait
de cette plaie toujours ouverte, il en souffrait d'autant plus
qu'il savait les mores affaiblis. La guerre d'Andalousie restait
populaire. Il appréciait la qualité de gloire qu'elle rapportait,
vivait sur son souvenir. Voyez les poètes, le romancero : les
vrais accents lyriques, c'est aux victoires chrétiennes que nous
les devons.
En 1410. sous un soleil de mai, le mois glorieux des Espa-
gnols, l'infant D. Fernand, oncle du roi, a mis en déroute
80.000 soldats, 5.000 ginétaires mores ; Antequera est prise,
l'étendard d'Isidore de Léon flotte sur la citadelle, la mosquée
est bénite ; la vallée s'ouvre sur Grenade, au milieu des ver-
gers, des arbres en fleurs et le peuple chante : (( Si ! ganada es
Antequera — Oxala Granada fuera ! » (2).
Puis c'est la victoire de la Higuera, dans la plaine même de
Grenade. On est en juillet. Au matin le roi, ses chevaliers
voient la ville infidèle, un monde nouveau se lève pour eux,
une lumière inégalée que la Castille ne leur offre jamais.
« Quels sont ces châteaux ? Ils sont hauts et resplendis-
« sent. — C'est l'Alhambra, seigneur, et l'autre la Mosquée.
« Les autres, les Alixares (la citadelle) travaillés à merveille :
« le more qui les faisait gagnait cent doubles par jour et les
{( jours où il ne travaillait pas, il en perdait autant. L'autre
« est le Généralité, jardin qui n'a pas son pareil. L'autre les
« Tours vermeilles... »
Alors, devant cette splendeur d'Orient, l'homme du Nord
faiblit, il est prêt à abandonner une partie de son royaume
et voici ce que dit à Grenade le Jean II du romancero :
Si tu voulais, Grenade, — je me marierais avec tei.
Je te donnerais en gage et dot — Cordoue et Séville...
(1) Cr. Juan, anno 1447.
(2) Oui ! Antequera est prise — Plût à Dieu que ce fût Grenade ! —
Cf. GczM.\N, portrait de D. Fernand. Ci-. Juan, anno 1410. — Pelayo,
— 106 —
Mais la moresque répond :
Je suis mariée, roi don Juan — je suis mariée et non veuve.
Le more qui me possède — me porte grand amour...
Le poète arabe a répondu au poète chrétien (1) : la Higuera
fut un combat stérile, comme tant d'autres livrés sans ordre
aux frontières, mais que le nombre des morts, les prouesses
chevaleresques firent adopter par le peuple. Juan de Mena,
homme de latinité, retrouve, en le racontant, une libre allure,
un élan sincère : « 0 magnifique guerre, — Où devraient se
(( fondre nos querelles, — Où les nôtres vivent en mourant —
<( Pour la gloire dans les cdeux et le renom sur la terre ! )>.
Cette persistance d'un sentiment vrai, d'un mode épique au mi-
lieu des marchandages de guerre civile, nous l'avons déjà
notée dans les chroniques : les noms des héros ne sont point
perdus. On raconte la mort du comte de Niebla noyé sous
Gibraltar en voulant sauver ses soldats (2), celle de Diego de
lîibera qui étendit plus près de Grenade « la robe de l'Espa-
gne », les hauts faits de l'alcaide de Lorca, Alonso Fajardo, de
tous ces hommes des frontières, sans argent, sans secours, tou-
jours en campagne, eux et leurs enfants : images des premiers
<'onquérants de Castille. Naguère, les chevaliers, qui avaient
envahi la terre des mores, portaient suspendues à l'arçon de
U^ur selle les têtes de ceux qu'ils avaient tués et lorsqu'ils
traversaient les villages, ils les jetaient aux enfants pour leur
apprendre la haine de l'Infidèle. A Lorca, ville forte grim-
pant sur une colline de sable d'or, citadelle moresque entourée
d'une oasis, j'ai trouvé un souvenir semblable : en 1452, lors
(h- la bataille des Alporchones, on vit sortir rie la ville un
lioTiiarirpit, II, 180 sqquo, dit par erreur (ju'il y avait liO.OOO ginétaircs.
'îuzman flit fi. 000.
(l) Cf. Primavpra y Flor de Romances, Berlin, 18.%, I, 2!;0. — Cr. Juan,
arino 1431. — R. M. Pidal, L'épopée castillane, trad. H. Mérimée, Colin,
1910, ]). 174. — Pki.ayo, op. cit., p. 188.
<2) Mf.na, Labyrinthe, cop. 160. Primavera, I, 250.
— 107 —
vieil hidalgo accompagné de ses douze fils dont les plus jeunes
avaient huit ou neuf ans. On s'étonnait : il était si vieux, ses
enfants si petits, et les mores si nombreux, mais il répondit
gaiement : « J'emmène ces douze lévriers pour qu'ils se nour-
« rissent de sang more et prennent du souffle pour la ba-
(t taille » (1). Ce hidalgo des frontières, Henri eût pu le con-
naître ; peut-être son histoire lui fut -elle rapportée par San-
lillane qui avait l'expérience de cette guerre lointaine, y em-
menait aussi ses fils, leur donnait la même forte nourriture :
({ Capilan de la frontera — Cuando la vez postrimera — Metio
« Huelma a sacomano... » Tous ces souvenirs revivent autour
d'Henri : dans cette trêve des partis, il envisage la possibilité
d'une grande entreprise. Santillane redevient poète, le supplie
de ne pas renoncer : « Faites telles œuvres, ô roi, que votre
« nom reste dans les mémoires » (2). Alors le roi solitaire, le
roi craintif est soulevé d'un désir de gloire ; il veut retrouver
les traces des conquérants, d'Alfonse Xï El del Salado le der-
nier grand vainqueur au nom de la croix, apporter aux enfants
perdus l'appui de son armée, de son nom. Il quitte Ségovie,
ses chasses, ses chiens, choisit comme « emprise » une grenade
ouverte qu'il fait graver sur son écu et à la tête de quatorze
mille cavaliers, de quatre-vingt mille soldats (3), part pour
l'Andalousie.
Il ne la connaissait pas, ou peu. Dans sa jeunesse seulement,
alors qu'il suivait le parti de son père, il avait poursuivi des
rebelles jusque sous les murs de Lorca. Maintenant il subis-
sait le charme de cette toute-puissante nature. C'était autre
chose que l'horizon de Castille, ces larges plaines coupées d'eau,
ce verger, ces champs de Grenade ondulant à l'infini. Il voyait
des arbres, des fruits, toute une richesse offerte ; il découvrait
(1) TiCKNOR, op. cit., I, 409. Pelayo, op. cit, p. 201.
(2) Obras de Santillana, éd. Amador de los Rios, Madrid, 1832, p. 292.
(3) Sur les différences entre Ccistillo et Valera touchant l'importance de
l'armée, cf. Paz, p. 444.
— 108 —
la clémence du ciel, la douceur de vivre. Tout cela le touchait,
le transformait : à voir dans la lumière de leur patrie les giné-
taires mores qui composaient son escorte, il comprenait mieux
la beauté de l'Orient. Il comparait aux pesants gens d'armes
castillans, hommes de fer qui tombés ne pouvaient se relever
— tel un picador dans l'arène — , ces souples cavaliers, aux
gestes libres, élégants ; il aimait leur désinvolture. Eux, loin
de la triste Castille, retrouvaient les étapes de leur jeunesse,
les sources où ils s'arrêtaient, l'horizon blanc de leurs monta-
gnes et la mer verte de leurs champs ; ils recommençaient leur
vie d'autrefois.
Ainsi, toujours entouré d'infidèles, sur cette belle terre d'in-
fidélité, le roi chrétien oublie peu à peu qu'il veut être roi
conquérant ; il s'arme à la légère, ce que la coutume défend
aux rois et aux grands, chevauche à l'écart avec ses deux
cents mores dont il est le seul capitaine. De tactique, de ba-
taille il n'est plus question : c'est une promenade, un diver-
tissement. Les mores apportent des figues, du raisin, du lait
et du miel ; la caravane s'arrête et le roi, assis sur le sol,
jambes croisées, mange avec eux. Un jour même, tandis qu'il
sf repose dans un jardin au son de la musique, il est sur le
point d'être pris. Pendant trois ans, au printemps (1), il vient
en Andalousie sous prétexte de conquête, fait halte dans la
vega de Grenade ou de Malaga. Tolérant d'abord que ses sol-
dats fassent la razzia, il s'avise ensuite que ravager ce jiaradis
f st une monstruosité (2), ne peut sq, résoudre à allaquor, à
verser le sang : il est sans force au milieu de ces grandes plaines
f'nsojcilh'os.
'Ij " i;n ('■(/■, Ifs habitanti! de Grenade portent de blanebes coiffures en
sorte qu'à les voir le vendredi dans la mnsqu('-e, on dirait de hlanehes
fleurs en un ehanip fertile soiis la douée ntmosplu'^re du printemiis. »
fii'tialjatib, ap. Ai.ta.miha, II, 3f)f).
'2) Paleneia assure qu'on coupait les oreille.s ft ceux (jui détruisaient
les arbres, volaient les fruits. I, p. 18.*i-18C et 2M. Cf. Castillo, p. 20
— 109 —
Les Arabes, les Castillans ne comprennent plus. Quel est donc
cet homme qui, venu pour la guerre, évite soigneusement tout
ce qui est la guerre ? L'émir de Grenade qui, de l'Alhambra,
a vu s'avancer sur ses terres cette innombrable armée, se
rassure : « La première année, dit-il, j'aurais tout offert, jus-
ce qu'à mes enfants, pour avoir la paix. Aujourd'hui je ne
(i donnerai rien » (1). Quant aux Castillans, le mécontente-
ment grandit parmi eux : le roi les ignore, il ne quitte pas ses
mores, les imite en tout, leur permet tout. L'un d'eux Mofarrax
enlève à Séville une jeune fille chrétienne ; les parents vien-
nent demander justice au roi qui ne veut rien entendre. Le
more garde la chrétienne « pour ses plaisirs » . Peu à peu les
grands s'insurgent : ils se sentent doublement blessés, comme
croyants, comme chevaliers. Il n'y a plus de discipline mili-
taire, tout est à la moresque, le vêtement, l'ordre de marche,
la nourriture, le coucher et le reste (2). Est-ce pour favoriser
cette parade que le pape Calixte a donné au roi le chapeau et
l'épée. envoyé les bulles de la croisade, accordé des indul-
gences à ceux qui combattront, qui mourront pour le friomphe
de la foi ? (3). Un jeune homme, P. de Velasco, veut e» finir
avec cette comédie, prendre le roi, aller de l'avant, mais Henri
averti se réfugie à Cordoue. Les conjurés font buisson
creux (4) ; il ne fut pas même question de rechercher 'les cou-
Ci) Prescott, I, 147.
(2) « La honteuse mollesse dont les mores abusent contre les lois de
nature, la familiarité du roi avec eux donnaient aliment aux rumeurs. »
(Palencia. I, 173 et 190). Les mores, eux, se plaignaient de l'invasion des
mœurs castillanes : dès le xiv« siècle, un arabe reproche à ses frères
andalous de ressembler aux Galiciens en costumes, ornements, us et
coutumes, allant jusqu'à mettre images et simulacres à l'extérieur des
murs, dans les édifices et appartements plus reculés. Cf. Pelayo, Rom.,
II, 253.
(3) f< Indulgences aux vivants et aux morts : chose inouïe en Espagne »,
observe Mariana, L. XXII.
(4) Parmi eux se trouvait le comte d'Alva qu'Henri venait de tirer de
prison.
— liO —
pables. — Les campagnes se succèdent, aussi vaines : pas de
bataille rangée, quelques escarmouches où parfois tombe un
chevalier trop aventureux. I^e roi alors n'a pas une parole de
regret ; on raconte que Garcilaso de la Vega, grand tueur de
mores, ayant été blessé au cou d'une flèche empoisonnée,
Henri vint assister à son agonie : « Allons voir la force du
« poison, aurait-il dit, on m'a assuré qu'il produit d'horribles
« gesticulations », et en effet, cette agonie ressembla à la
rage (1). L'anecdote îious vient de Palencia : peut être est-elle
calomnieuse, mais quels pouvaient être, à l'égard du roi, les
sentiments des nobles, campés sous les murs d'une ville enne-
mie, inertes, inutiles, figurants et non acteurs ? Pourtant ils
n'osent récriminer : « Notre silence, leur dit un jour l'amiral
« D. Fadrique, est de triste présage, indigne de notre noblesse,
« car vous connaissez tous la honte qui nous entoure et les
« bêtes mêmes ne l'ignorent pas ». S'ils ne se révoltent pas,
s'ils acceptent ce renom de lâcheté, c'est que Cordoue, Séville
leur apportent ime diversion: des fêtes, des tournois, des
combats de cour au lieu de la guerre véritable. Le roi Henri
se remariait.
En 1440, il avait épousé Blanche de Navarre et l'on gardait
au palais le souvenir des noces de Briviesca : pas d'armes de
cent chevaliers vêtus de manteaux blancs ou de manteaux de
couleur ; cortège accompagné de ménestrels, de tambours, tim-
bales et trompettes ; festin magnifique où des chasseurs, des
pêcheurs déposaient aux pieds de la Princesse les bêtes encore
palpitantes ; danses à la lumière des torches qui faisaient de la
nuit le jour ; dons magnifiques à chaque convive, anneaux d'or
sertis do diamants, étoffes précieuses. Comme k l'avènement
des rois, on avait vu les juifs s'avancer au devant des époux
portant la Thora, les mores le Koran : fête la plus belle du
(i) Palkncia, F, 283. Castii.i.o dit an pnntrnin" qii'Honri furicnx mirait
ordonné la razzia fp, 24).
- 111 —
règne où l'Espagne égalait les splendeurs de Bourgogne (1).
Mais louto la joio s'était tournée en tristesse iorscpi'on avait
appris que « la Princesse était restée telle qu'elle naquit ».
Le chroniqueur a noté qu' « Henri resta fort étranger à toute
(( affection conjugale. Bien clairement le démontraient, dit-il,
« ses chiches relations avec son épouse, sa conversation à cha-
(( que instant interrompue, son front soucieux, son goût des
« excursions lointaines non moins que son extrême négligence
« dans le vêtement ». Il en fut ainsi pendant douze ans ; il
n'avait point changé de vie, chassait, guerroyait à la suite de
Pacheco ; le palais, pour lui, c'était Balsaïn, le Pardo. La prin-
cesse, elle, restait cloîtrée avec quelques duè^es (2). Après
Olmedo, on parla de divorce : la reine Isabelle y poussait,
proposait comme femme sa nièce Juana, infante de Portugal.
En 1453, d'un commun accord, le divorce est prononcé, con-
firmé par l'archevêque de Tolède Carrillo, au nom du pape.
Document curieux que cette sentence de libération : on ne
s'y fait aucun reproche. T^e roi affirme sa bonne volonté pendant
plus de trois ans (3) ; d'autre parf, deux matrones à ce déléguées
ont constaté que la princesse était « virgen incorrupta como
« avia nacido », et une enquête menée à Ségovie a démontré
qu'Henri avait eu, avec d'autres femmes, « conocimiento de
(( varon a muger » (4), tout comme un autre. La conclusion
s'impose : un charme sépare Henri de sa princesse ; on tra-
vaille à le rompre, on fait appel à la médecine oceulte, aux
électuaires, potions, compositions propres à dénouer l'aiguil-
lette ; la boutique de la Célestine n'en manquait point. Sans
(1) Cr. Juan, p. 408 sqqne.
(2) P.\LEiycïA, I, p. 12 et 64.
(3) « Dando obra con todo amor e voluntad fideliter a la copula carnal ».
Cf. SiTGEs, op. cit., p. 48 sqqrue. Comp. l'histoire de Guidobaldo de Mon-
tefeltro, duc d'Urbin, et celle de G. Galeas Sforza, ap. Batle, Dict. Art.
Isabelle de Gonzague et Isabelle d'Aragon.
(4) La sentence ne laisse aucun doute : « Que ténia su verga viril firme
et solvia su debito e simiente viril como otro varon ».
— 112 —
doute, on essaya d'un mélange d'épines de hérisson broyées
avec de l'huile, remède souverain pour ce genre de maux (1).
Mais rien n'y fit ; les oraisons pieuses auxquelles on eut recours
furent aussi peu efficaces : Henri restait ensorcelé (2). Il lui
fallait une autre femme : l'héritière de Navarre repartit donc
comme elle était venue, cédant la place à la nouvelle reine. —
Juana de Portugal avait quinze ans, on vantait sa beauté ; un
seigneur de Bohême, qui la vit à Olmedo, nous dit que c'était
« una linda sefiora morena », une jolie femme brune (3). On
comptait beaucoup sur elle pour délivrer le roi, aussi on la
prend sans dot « se contentant de la femme seule » ; on lui
permet d'amener avec elle douze donzelles, ime duègne, une
gouvernante et les servantes dont elle a besoin. Henri va l'at-
tendre à Cordoue, mais, apprenant qu'elle doit coucher à
Posadas, il part déguisé surprendre sa reine. Elle le reçut,
dit-on, allègrement et pendant quatre heures ils se firent des
amitiés (4).
Les seigneurs que nous montre Guzman dans son livre sont
pour la plupart des hommes austères, silencieux ; « s'ils sont
« adonnés aux femmes», ils le sont en guerriers, ne raffinent
pas, sont peu sensibles à la grâce féminine ; une seule chose les
touche, le point d'honneur. On retrouve en eux les desren-
dants de ce roi Alfonso, qui menait sa femme Urraca h coups
de poings et à coups de pieds (5). Au milieu de ces nobles
(1) Célestine, édit. cit., I, 83.
(2) Même histoire en 1688. L'ambassadeur de France en Espagne écrit
à Louis XIV : « Un certain moine dominicain... eut une révélation que le
roi (Charles II) et la reine étaient charmés. Il était question de lever le
charme. La cérémonie était horrible... » (Lettre du comte de Rebenas, ap.
P. Ci.É.MK\r, fM police sous Louis XIV, 1866, p. 228).
''3) Cf. V<)]fa<ie du baron de Bosmithal, dans les Libros de Antafio,
l. VIII, p. 162.
(4) Valera. Mémorial de hazaflas. Cap. VII.
(5) << Pedc Huo me percussisse... facicm meam suis manibus sordidis
muHotie.4 tiirbat.am esse ». Hist. Comjioulcllana, ap. Crùnica de Avila,
.Ma.lri.l IHTO. p. 3.S.
— 113 -
désœuvrés, l'arrivée <le Juana, de sa suite fut uno révolution.
Ces jeunes femmes avaient un accoutrement étrange. On les
voyait passer, dans les rues de Cordoue, bonnet ou « carma-
gnole » en tête ; d'autres, cheveux au vent avec un simple ru-
ban de soie, ou bien coiffées à la moresque, à la biscaïenne.
Certaines portaient la dague, i'épée ou la lance, jouaient à
l'amazone, se drapaient dans une cape (1). Les courtisans
restaient ébahis devant cette invasion de modes nouvelles, ad-
miraient cette désinvolture féminine et guerrière ; les moralistes
s'offusquaient ; bientôt tous furent subjugués. Les ama/ones,
en effet, n'étaient pas cruelles ; elles donnèrent le ton aux fêtes
de Cordoue et les Castillanes les imitèrent. Ecoutez Palencia :
« Ce n'étaient que colloques solitaires avec leurs galants. Leur
(( vêtement déshonnête excitait l'audace des jeunes gens. Leurs
« éclats de rire, le va-et-vient des valets porteurs de gros-
ce siers billets, la voracité dont elles faisaient preuve nuit et
« jour étaient plus fréquents dans leur compagnie que dans
« les mauvais lieux. Le reste du temps, elles le donnaient au
« sommeil quand elles ne le passaient pas à se couvrir le corps
'( de fards et de parfums, et cela sans en faire le moindre
« secret ; au contraire elle se découvraient les seins jusqu'au
« nombril et depuis les doigts de pied, les talons et les jambes
« jusqu'au haut des cuisses, à l'intérieur et à l'extérieur,
« elles prenaient soin de se peindre de fard blanc afin qu'en
« tombant de leur haquenée, ce qui arrivait souvent, brillât
« en tous leurs membres une uniforme blancheur » (2).
Ainsi se transformaient les mœurs espagnoles ; croyons-en
les auteurs des traités de morale, ce sont toujours eux qui nous
(1) Lettre au prince de Viana, ap. Sitges, p. 70. Saint-Evremond par-
lera encore du « goût d'Afrique » de la galanterie espagnole.
(2) Palencia, I, 194 sqque. — « Les dames mettaient de la poudre de
musc dans leurs chapins. et quand passaient des jeunes gens, elles ap-
puyaient du pied et la poudre sortait, emmuscant la rue... » Notes à la
Bible d'Arragel (1430) ap. Altamira, H, 295.
— 114 —
renseignent. L'exemple des portugaises ne fut pas perdu et
l'on entendra plus tard le docte Fray Hernando de Talavera
dénoncer en chaire les monstrueuses modes féminines, les ré-
silles d'or et de soie, les bandeaux couvrant les oreilles, les
tresses cerclées d'or, les coiffes crêpelées, les linons fins de
Cambrai, les fermails et joyaux qui ornent le front, les pende-
loques et colliers, les corselets brodés d'or, les gorgières trans-
parentes qui laissent voir les seins, les chapins castillans ou
valenciens, les socques peintes qui servent aux mondaines à
rehausser leur taille (1). Dans toutes ces élégances, « cet ap-
« pareil d'impudicité », il y a un peu de l'héritage de Juana et
de ses femmes. La cour de Castille s'aère, s'affine, oublie,
un moment dans l'histoire, d'être la plus étriquée, la plus
guindée d'Europe et si nous pouvons imaginer, dès le xv* siècle,
une Esipagne autre que celle de la golille — celle de Phi-
lippe IV : l'Espagne du carcan — c'est peut-être à la « linda
« seîiora morena » qne nous le devons.
L'archiprêtre de Hita eût pris plaisir à ces noces de Séville,
de Cordoue ; ses dieux y triomphaient : don Carnal et don
Amor ; il y eût trouvé de quoi contenter ses goûts : repas
extravagants, femmes vives et faciles, petit corps et grand
amour (2). C'est vraiment son peup'le qui défile devant nous,
relui que guide le mauvais désir. Je n'en veux pour exemple
que le poète Alvarez Gato qui fait broder sur son manteau un
rharil d'orgue, porte « un collier d'or avec des lettres », sur
son rfisque une ville pour cimior ^3) et ne craint pas de se
Cl) Tratado del vestir ap. Los Rios. Hist. rlc la Lit. csp., VU, 3f>2. —
Ai.TAMinA. II. 296, 337 pt 54S. — Tour la complexité dos artifices fémi-
ninn, cf. la Danse de la Mort (de 1.')20), ap. Los Rios, VII, [i2C).
(2) Como en chica rosa esta mucho color... — Como en poco balsamn yase
t'rand hnen olor — As.sy en chira dnnfia yase inuy grand amor (cop. 1612).
C3) Tel antre, moin.s courtois, porte ponr cimier » nn dragon qui a
avalé la moitié d'une femme, la tête et le buste restant en dehors et la
devise dit : » Celle qne vous voyez souffrir — c'est parce qu'elle donna —
.'i l'un ce <|iii [..iriiît — f] l'autre ce qui est caché » (cf. Paz, p. 371).
— 115 —
faire hérétique pour l'amour des dames, refusant de dire qu'il
y a d'autres dieux qu'elles sur la terre comme au ciel (1). A
table, ils ne se contraignent plus ; auparavant ils se nourris-
saient, ils deviennent mangeurs exigeants. Le code culinaire
écrit sur l'ordre du roi don Pèdre d'Aragon le cérémonieux
et que la Castille avait adopté, devient une antiquaille ; si l'on
en croit le bachelier A. de la Torre, le règne d'Henri marque
l'avènement des artistes en cuisine : les vins, les potages somt
si nombreux que la mémoire ne peut retenir leurs noms ; on
colore les mets pour réjouir la vue, on les parfume pour con-
tenter l'odorat : délicatesses inouïes qiii laissent loin derrière
elles « le manger unique diversement préparé » qiie recom-
mandaient les anciens meges, le petit vin rouge de Toro, le
vin blanc de Madrigal qu'Hita estimait par dessus tous les au-
tres (2).
Et ce n'est pas dans la froideur de Burgos, dans la platitude
de Yalladolid, dans l'austérité du cloître roman de las Huelgas
que se déroule la bacchanale. Le Midi, si longtemps dédaigné,
prend sa revanche. C'est à Séville, que Jean TI ne visita jamais
durant ses quarante-sept ans de règne, c'est dans l'alcazar, sous
les arcades du patio de las donzellas, dans les jardins plantés
d'orangers et de palmiers que les Castillans fêtent les noces
de leur roi. Encore une fois, la vierge des cloîtres est vaincue.
Ce palais, ces fontaines, ces entrelacs, ces stucs colorés, ces
jeux délicats d'ombre et de lumière, toute cette finesse les en-
chante ; s'ils retrouvent la cour orientale de don Pèdre, ses
justices, le cadavre de son frère don Fadrique, ils revoient aussi
dona Maria de Padilla, la maîtresse uniqnement aimée, la phis
(1) « Por vos, senoras, por vos — Mi fece hereje con Dios — Adorandoos
mas que a él. » Luna avait déjà dit : « Si Dios nuestro Salvador — Oviera
de tomar amiga — Fuera mi competidor... » Cf. Pel.u"o. Ant. lir.. VI, préf.,
p. 49. — Los Rios. VII. p. 128. — B.«:>a, préf. p. 82.
(2) Vision Délectable, p. 391 (Bib. de .\ut. Esp., t. XXXVI. Madrid,
1907). — Hit.*, II, 106, 177 notes.
— 116 -
b^lle épouse sans couronne, pour l'amour de qui fut sacrifiée
une fille de France :
A Medina-Sidonia envio — que me labren un pendon
Sera de color de sangre — de lagrimas su labor.
Tal pendon, dona Maria, — se hace por vuestro amor (1).
La suite de Juana fut la providence des grands d'Espagne ;
parmi les portugaises, chacun trouva sa Maria de Padilla : le
duc de rinfantado eut Isabelle Enriquez ; P. Hurtado, Leonor
de Quiros. L'évêque de Calahorra, Mendoza, le futur cardinal
d'Espagne, choisit pour maîtresse D. Mencia de Castro, dont
il eut deux enfants qu'il fit légitimer par le pape, malgré
leur origine sacrilège (2). Restait le roi. Au milieu dé ces cou-
ples en fête, sa figure détonne. Il apparaît vêtu de noir, sa che-
velure épaisse enfermée sous un bonnet. Les artifices de toi-
lette n'existent pas pour lui (3), c'est un homme des bois
égaré dans un palais. A son arrivée à Séville, il a peur de la
foule, se dérobe, entre dans la ville par un guichet de l'al-
cazar ; la pompe, les acclamations le font fuir. On conçoit dès
lors quelle peut être sa popularité. Son mariage est l'occasion
de nouvelles plaisanteries ; on va dénicher les secrets de l'al-
côve, on les répand sur la place : la reine Juana n'a pas été
plus heureuse que la reine Blanche, elle est restée telle qu'à
sa naissance ; « ce mariage est une triste farce » (4). Les sei-
gneurs se mettent de la partie : « Il y n trois chose? que je
(( ne me baisserais pas pour ramasser dans la lue, dil l'un
(1) l'rimavera, I., 221. — Vers que le romancero met dans la bouche de
Hlfinehc rie Rourbon, femme de Pierre le Cruel. Cf. Pelayo. Trat. de rom..
Il, 133.
(2) Sirr.Es, ]i. f.8.
CS) Knnemi des « cfil.imi.stralos crine.s » et des bains, n hîilneoruin iïis-
«ius ». RortnifjLK Sanctius, append. h Castillo, 129.
Ci) Pal. lOiJ-Iltr). On n'avait pas inontri'' les rlriips rf)iiiiiie lu (•(nitiimc
l'cxijieail, cl comme cela eut lieu le lendemain des noces d'isiiiicllc la
CalholiqiK'. (Jf. Vai.kha, cap. 52. Sitges, p. OC.
— 117 —
(( (Veux : la virilité du vo\ Henri, la prononciation du marquis
(( (Paoheco qui bégayait), la gi'avité de l'archevêque de Séville
« (Fonseca qui était affligé de tics nerveux) ». Sans doute
ces propos des nobles ou du peuple sont rapportés au roi ;
lui, d'ordinaire si indifférent à ces bavardages, se sent piqué
au vif et sa réponse est prompte. Un jour, on apprend que
la roi a une maîtresse, dofia Guiomar de Castro, donzelle de la
reine, fille d'un noble portugais.
Tout le monde est d'accord pour reconnaître que D. Guio-
mar était de beauté singulière ; Castillo dit seulement que la
reine Juana était encore plus belle. Elle portait un nom prédes-
tiné, un nom d'héroïne de romance. Au xv^ siècle, les jongleurs
contaient comment une infante more appelée Guiomar avait
séduit par sa beauté les Douze pairs de France ; combien en
sa présence, tandis qu'après le bain elle faisait sa toilette,
Charlemagne souffrait de sa caducité. Ou bien ils la montraient
chevauchant sa haquenée, vêtue d'un bliaud blanc, d'un blanc
brocart fourré de blanc cendal, bordé de pierreries, au cou un
collier qui valait une ville. Ses cheveux paraissaient d'or fin au
milieu d'un cristal, elle portait sur la tête une guirlande de
joyaux qui n'avait point son égale (1). — Ainsi dona
Guiomar. maîtresse du roi de Castille. Elle va, couverte de
bijoux, distribuant les faveurs, traînant après elle ime foule
de courtisans qui portent ses couleurs. Bientôt, il y a un parti
de la reine, conduit par Pacheco, un parti de la favorite à la
tète duquel on voit l'archevêque de Séville et son perpétuel
hochement de tête. Guiomar agit sans précaution vis-à-vis de
la reine, passe résolument avant elle, ce que l'autre supporte
mal. « Souvent, elle porta la main sur D. Guiomar avec colère »,
dit Castillo. Un jour le scandale éclate : on donnait une course
de taureaux en l'honneur de la favorite. La reine défend à
ses femmes de s'y rendre, mais Guiomar méprise l'ordre et
(I) Pal., I, 206. Castillo. 39. Pid.\l, op. cit., 167. Pelayo, Fom., II, 361.
- H8 —
paraît, trônant sur un balcon élevé. Juana, irritée, va l'at-
tendre au bas de l'escalier, la saisit par les cheveux et la
frappe à coups redoublés. La favorite crie, Henri accourt,
prend sa femme par le bras si rudement qu'elle tombe éva-
nouie. On la crut morte un instant et le roi en témoigna du
regret (1). Il fallait séparer ces compatriotes : sagement Henri
installe sa maîtresse à deux lieues de Madrid, lui donne état
de Senora et va souvent se réjouir avec elle.
Cependant, quand vient le printemps, on retourne dans la
plaine de Grenade ; mais ce n'est pas seulement une démons-
ti-ation militaire, c'est une cavalcade où les dames ont leur
rôle : revêtues d'armures, elles jouent à la guerre. Au siège
de Cambril, Juana, heaume en tête, écu au poing, lance deux
flèches contre les mores. L'endroit s'appelle désormais Hoya
de la Reina. L'ennemi se met au diapason, fait assaut de
courtoisie : à Jaen, Henri reçoit du roi de Fez de riches pré-
sents, harnais, coiffes, parfums rares, civelte, résine odorante.
Guerre en dentelles plus inoffensive que loute guerre civile,
fête andalouse, mascarade où l'infidèle habille le chrétien. —
A la fin, pourtant, on se lasse ; quelques nobles prenaient la
guerre au sérieux, s'étaient emparés de Gimena ; il y avait
des braves comme l'alcaide d'Andujar, Pedro de Bscavias,
qui ne comprenaient pas qu'on vînt de si loin pour donner des
coups d'épée dans le vide. Le more demande à traiter : il
paiera douze mille doubles par an ot domicra la liberté à
six cents captifs (2).
Il semble qu'une campagne aussi médiocre, sans fails
d'armes, d'où l'on ne rairportait pas une once de gloire, eût du
faire baisser encore le crédit du roi. Jamais cependant il n'a
eu iiarcillc renommée : c'est le beau moment de son règne.
\a' fiajw Cilixlo lo considère ('f>mn)o !<> nuMlIenr prince de la
i\) UossKLw SI Hii.AiiiK, Histoire d'Eapaijnc, Furnn, 1844, V, 28(i.
(2) Pai... I, 2«)0, Cabtim.o, 24.
— 119 —
rlirélionltS car dans l'indifférence générale que n'a pu secouer
la prise de Constantinople, lui seul part en guerre contre le
Croissant. Il a renouvelé son alliance avec la France, la
Navarre, T Aragon. Les Basques mêmes, le peuple le plus indé-
pendant d'Espagne, l'appellent pour terminer leurs différends.
Henri vtr les trouver, il est à l'aise au milieu de ces monta-
gnards, de ces marius ; il leur plaît par sa rusticité et les
soumet sans peine.
Entouré d'une cour magnifique, favori du pape, en paix
avec ses voisins, recevant le tribut des mores, arbitre de ses
sujets : ainsi apparaît le premier Henri de Caslille ; et, à ce
moment même, la Catalogne vient se donner à lui.
La révolution catalane est à la fois une tragédie domestique
et une tragédie populaire. D'une part, un roi qui hait son fils,
son héritier légitime. De l'autre, un prince aimable qui meurt
victime de son père et de sa marâtre. Entre eux, un peuple
ardent, combatif, qui veut île maître que la loi lui donne, non
un autre ; pays fort peu mystique qui sait son droit, goûte
sa liberté et pour la défendre, risque tout. Passez de Madrid
à Barcelone : l'air n'est plus le même. l\ a, au bord de la
Méditerranée, je ne sais quoi de vif, de neuf ; la démarche
des femmes n'est plus la démarche grave et lente des paysannes
de Ségovie ; elle a pris quelque chose d'alerte, presque d'aé-
rien. Les physionomies passent, en un instant, du sérieux au
plaisant, traduisent sans transition les sentiments les plus con-
traires : une promptitude de mimique étonnante. Vous ne voyez
guère les Catalans dormant comme des lézards ou ruminant,
les yeux fermés, dans le soleil ; ils vont et viennent, trafi-
quent, construisent, acclament, conspuent, toujours secoués
d'une passion nouvelle. A Saragosse, au bord du fleuve vert,
dans le vaste champ de boue taché d'arbres pauvres qu'il
traverse, ou bien encore sous les coupoles de la Seo, dans
l'ombre peuplée de piliers gigantesques, on respire encore
— 120 —
l'atmosphère de Castille, une mélancolie stagnante. A Barce-
lone, il semble que tout cela ait disparu. - Quant il s'agit de
l'Espagne moderne, il est d'usage d'exalter la Catalogne. Les
fanatiques du mouvement, les croyants de l'évolution opposent
volontiers cette province trépidante à la Castille amorphe. Dans
les ports ensoleillés, au milieu des matelots, des coltineurs,
dans cette lumière où éclate la beauté des fruits du midi,
dans la voix des paquebots, ils découvrent l'Espagne vivante,
la seule, d'après eux, qui mérite l'admiration, l'Espagne en
travail et non l'Espagne en léthargie. Ils ont raison peut-être,
mais dans la mesure où l'intérêt d'une bourse de commerce
est supérieur à celui d'une église gothique. Pour l'historien,
ce qui est remarquable ici, c'est la permanence du caractère,
cette figure toujours semblable à travers les siècles. Peuple de
la mer, fait par la mer, le premier à se donner des lois, h
rédiger ses coutumes ; peuple averti, qui distingue : dès 1227
il a son code de navigation, dès 1413 connaît le régime des
droits différentiels (1) ; il s'est tôt répandu au dehors, il a
un esprit de commerce et un esprit d'aventure. Au xiv® siècle,
on voit une poignée de catalans défendre l'empire grec contre
les turcs, s'établir en Asie-Mineure, chasser les français de
Morée : c'est une croisade inimaginable — aussi folle mais
moins tragique que la croisade des enfants — dont on douterait
-presque, s'il n'y avait pour nous la conter cet extraordinaire
Ramon Muntaner, le plus franc des chroniqueurs. Aventuriers,
parfois héroïques, comme lorsqu'ils firent couler leurs vais-
seaux à Gallipoji pour se forcer à vaincre et h ne retourner
chez eux (lue par terre (2), mais aussi gens de liberté, fort
chatouilleux sur leurs privilèges. Le mécanisme politique est
ici Idiil .iiili»' (fu'en Castille : des castes, des classes nettement
(i) El aussi pcuplf le plu» sobre rt 'Espagne — d'après Paloncia.
C2) On n'avait pas vn cola flcpuis ApaUiocle en .\(rique. Cf. Moncada,
Exiicilirion de h, s Catalanes... Madrid, Sancha, 1777. — R. Muntanku, ap.
Hiiclion n'an»li('oii FJtléraire), l'aris, 1841.
— 121 —
séparées qui ont chacune leur voix (brazo) aux cortès ; une
bourgeoisie qui s'élève sur les ruines d'une noblesse, un pro-
létariat qui s'émancii)e. Ces trafiquants, ces marins sont des
hommes de droit pour qui l'atteinte au droit justifie la révo-
lution ; dans certains cas, ils proclament la légitimité de l'in-
surrection ; libérer un prisonnier injustement condamné est un
haut fait, désobéir à un ordre injuste est un devoir ; on trouve
chez eux un peu de notre jargon de 89 (1).
Comment un peuple semblable pourrait-il se développer à
l'aise dans l'horizon des montagnes de Castille, dans les plaines
monotones où l'esprit se rétrécit, s'assèche ? Il est libéré du
more, la reconquête est pour lui un mot quasi vide de sens, sa
foi est calme. Il est entraîné au delà : son horizon, c'est Naples,
la Sicile, l'Italie (2) et si nous ne voulons voir que l'ensemble,
c'est bien im souffle italien qui l'anime. A côté de la rigidité
castillane, Barcelone apparaît une république italienne : mo-
bile, tumultueuse, mais aussi pratique, pesant dans sa balance
le pour et le contre froidement ; im moment idéaliste, prodigue
d'elle-même et l'instant d'après calculant avec l'âpreté d'une
(1) Ceci s'applique principalement à Barcelone « tête de Catalogne »,
ville du « citoyen honoré ». Sur la décadence de la noblesse, l'avènement
de la bourgeoisie et la guerre sociale des paysans en Catalogne, cf. Alta-
MiRA, II, 128 sqqne.
(2) Et aussi les pays barbaresques. L'hôtelier du bohémien Rosmithal lui
conseille de sortir, non seul, mais en troupe pour éviter que les pirates
ne le cueillent par les rues et, le traînant à leurs bateaux, ne le ven-
dent comme esclave. Le même Rosmithal ajoute : « Barcelone ne me fit
pas révérence car elle méprisait les lettres et sceaux de mon roi et me
chargea en sa douane plus que tout autre... Je reconnus que de ^Tai ne
sont que rustres et juifs, car au lieu d'apprécier l'honneur et la délica-
tesse, ils mettent tout leur souci à amasser grands trésors avec ou sans
justice... en sorte que les lettres de recommandation adressées à certains
nobles de ce pays ne me servirent pas à grand chose... Les Catalans sont
les plus perfides et mauvais des hommes et tels qu'il n'y en a pas sur
terre. Nous avons parcouru trois provinces d'infidèles, barbares, sarra-
sins, grenadins et parmi eux nous étions plus en sûreté que parmi les
Catalans. » Cf. Paz, p. 167 et 366.
— 122 —
ménagère. Les voyageurs du xv" siècle le savent bien, qui ont
affaire aux douaniers catalans. Cette constante susceptibilité
dans l'amour de la liberté, cette passion toujours prête qui
se traduit en actes, ce sentiment vivace du doit et de l'avoir,
c'est ce qui marque le plus profondément la Catalogne. Elle
n'a point changé depuis le jour où elle se révolta contre le
roi d'Aragon, exigea la liberté du prince de Viana. Aujourd'hui
comme au xv® siècle, elle s'oppose aussi fortement à la Castille
que la Castille s'oppose à l'Andalousie. Barcelone est devenue
une sorte de colonie qui nourrit la métropole. Comme elle
admet difficilement ce privilège, que la révolution est son état
normal, on la soumet à un régime spécial, on la comprime
et elle rend. En 1454 elle est déjà une révoltée, ne toilère pas
qu'on lui impose un maître qui n'est pas le sien, se tourne
vers le roi de Castille, le roi des chasses, des forêts, l'homme
de la morte Ségovie, lui demande d'être son seigneur. C'est
un nouveau monde qui s'offre ; le vent du largo passe sur la
vieille terre immobile.
Je retrouve dans l'histoire de Carlos de Viana et de son père
le roi Jean II d'Aragon (1), la même ligne, la même allure
que dans celle de don Carlos et de Philippe II. Les deux
Carlos, les deyx victimes, ont les mêmes traits : jeunes, sen-
sibles, amoureux, mais ce sont des figures vêtues de deuil,
des héros sacrifiés. Dans le domaine des idéologies (2), ils
représentent la liberté meurtrie par le despotisme et j'imagine
que Schiller eût pu construire un Carlos de Viana, aussi rai-
sonneur et métaphysicien que le Carlos que nous connaissons,
mais l'inquisition d'Etat n'existait pas encore et le final de la
tragédie manquait.
Maigre de visage, avec un air modeste, une certaine tendance
(i) L'infant D. Juan, l'ancien n'^volté de Castille.
(2) Dans la ri^alit^', le Carlos de Philii)i)e II est loin d'ôtre sympathique.
Cf. Caciiaki). Don Carlon et VhiUjific II, 2" éd., L^vy, 1807 et le livre
cIaHj<if|iie de Foiineiujn. Uisloire de Pliilipyc II, 3» éd., IMon, 1887, 4 vol.
— 123 —
ci la mélancolie, une douceur de manières telle qu'il semble
qu'il ait tout pour être un piince véritablement parfait, voilà
le portrait qu'on nous donne de Viana (1). Ce délicat est nourri
de scolastique et de poésie, vit au milieu des éthiques an-
ciennes, traduit Aristote ou bien écrit l'histoire de Navarre,
sa couronne et aussi sa passion. Son maître est un Pétrarque
du xv" siècle, qui met des syllogismes en vers, mais dont par-
fois le platonisme de littérature cède sous la poussée d'un sen-
timent vrai ; Ausias March, poète valencien, chante l'amour
et chante la mort : le cycle même de Viana (2). Ce prince
élégant et fleuri est le seigneur naturel des peuples de Cata-
logne, mais son père le tient exilé en Sicile ; il y vit dans
les souvenirs de la Grèce, composant des vers, des chansons,
entouré de belles filles qui essaient de lui faire oublier sa
patrie (3). Le roi d'Aragon l'autorise à s'approcher jusqu'à
Majorque. C'était tenter Dieu : Majorque est le prolongement
oriental de Barcelone, le jardin parfumé de la grande cité. Ce
qui devait arriver arriva : le 31 mars 1460, Viana fait son
entrée dans la ville, en triomphe. Le peuple avait son prince,
voyait son droit réalisé. Le roi d'Aragon n'osait broncher
devant cet enthousiasme, mais, à la fin de l'année, il prend
sa revanche : les cortès sont convoquées à Lerida, Viana s'y
rend, est fait prisonnier.
Ce fut comme un coup de fouet pour les catalans. Ils n'eurent
pas une minute d'hésitation : des députés partent pour Lerida,
réclament la liberté du prince. Si la première ambassade ne
réussit pas, ils en enverront une autre, puis une autre jusqu'à
ce qu'ils aient satisfaction. Le roi croit échapper en voyageant
(1) Marineo Siculo, ap. Prescott, I, 129.
(2) Cf. Los Rios, VI, 489. Pelayo : Hist. de las ideas esteticas, II, 222.
Altamira, II, 352.
(3) On lui connaît au moins deux maîtresses : la Cappa dont il eut un
fils qui fut évèque, et Maria de Armendâriz (Zurita : Anales, Liv. XVII,
cap. XII). Cf. P.\z, p. 471. sur la descendance de Viana.
— 124 —
do ville en ville, mais où qu'il aille, il trouve devant lui celte
bande opiniâtre qui répète inlassablement la même requête.
En vain il fait valoir que Viana le trahit, veut lui donner
peines et triste vieillesse, épouser, contre sa volonté, la demi-
sœur d'Henri de Castille. « Nous ne pouvons partir qu'une
« fois le prince libre, disent-ils, ou bien donnez-nous le comme
(( prisonnier, nous le garderons. » Et le roi répond : (( J'aime-
« rais mieux mourir sept fois : le prince est en sûreté avec
« moi. » L'ambassade est triplée, mais qu'ils soient quinze
ou quarante-cinq, ils n'obtiennent pas plus. A la fm la Cata-
logne se fâche ; on arbore à Barcelone les deux étendards,
« le royal des Sérénissimes Comtes » et celui de Saint Georges
de Catalogne ; la guerre est publiée contre les mauvais con-
seillers du roi, euphémisme de coutume qui désigne le
roi et sa seconde femme, la marâtre de Viana (1). Jean
était à Fraga avec son prisonnier ; quand il voit les cata-
lans arriver, il leur cède la place, va enfermer Viana dans un
autre château. Les catalans trouvent la table encore prêle,
sans convives, passent leur fureur sur les meubles. Pourtant
r Aragon était envahi ; le geôlier royal s'aperçoit qu'il ne peut
rien contre ces forcenés, annonce qu'il rend la liberté à son fils.
La reine, en pleurant, reçoit les ambassadeurs, s'offre à accom-
pagner Viana jusqu'aux abords de Barcelone ; sa proposition
est rejetée : la paix venait, on ne voulait pas de figure de dis-
corde. IjQ 12 mars 1461, le prince, libre au milieu de son
peuple, rentre dans sa capilalo. Depuis Saniboy, les milices
tonnaient la haie ; sur la Rambla, toutes les confréries avec
armes et étendards étaient réunies, il y eut trois jours de bals
et mascarades (2).
(1) Rosmithal note que « les Catalans se moquent du roi, lui <16.sol)(''is-
flent, ne font aucun cas de ses mandements ». Cf. Paz, loc. cit.
(2) Devant l'hôpital, de grands thé/ltrcs richement ornés et sur eux les
enfants, les innoeeiit.s ef les pauvres d'('si)rit en habits ridicules. Cf. Ana-
les de Calaluria par Feliù, Barcelone, 1709, III, p. lO-l'J.
— 125 —
Un roi obligé de céder devant la loi, un peuple qui faisait
Iriouipher son droit, c'était une chose inouïe en Espagne. Heniù
apprit lu nouvelle à Ségovie, il avait encouragé les catalans,
leur victoire était un peu la sienne. Il les félicita, leur offrit son
concours et aussi une souveraine, sa sœur. Du coup, l'Ara-
gonais n'ose plus résister, signe sa défaite : Viana est juré
héritier du royaume, lieutenant de Catalogne, Roussillon et
Cerdagne ; son père prend l'engagement de ne point entrer
dans la principauté. L'humiliation est complète. — Trois mois
après, Viana meurt, d'une pleurésie sanis doute (1). Aussitôt
le peuple s'écria qu'on lui avait empoisonné son seigneur.
Les obsèques eurent lieu avec le plus grand amour, la ultima
fineza de l'amor, et Viana mort resta toujours parmi les siens.
Les uns disaient que son àme errait la nuit dans la ville,
demandant justice contre ses bourreaux ; d'autres que son
cadavre faisait des miracles. « La divine Essence l'a mis en
« si durable félicité que tous les dolents incurables, lorsqu'ils
« viennent là où est son corps (à Poblet), s'en retournent
« guéris. » Un dominicain prêchait contre les empoisonneurs,
assurant que le ciel prendrait soin de venger la victime. Bref,
on en fît un saint, un cadavre thaumaturge (2) : curieuse des-
tinée pour un prince sensible, et j'imagine aussi un peu mou,
qui lisait Dante, le poème de l'exil, et l'histoire de Tristan de
(1) Cf. P.\z, p. 8. Note sur les sépultures de Poblet. — Quinze mille per-
sonnes suivirent son cercueil quand on le transporta à Poblet.
(2) Cf. Lettre de son majordome, ap. Los Rios, VII, p. 9-43. Sa main
droite est exposée dans la sacristie de Poblet. « On voit les veines, les
doigts posés à la façon de qui touche une chose avec curiosité, couverts
de bijoux, et la main sur un piédestal d'argent doré ». Cette main fait
des miracles. « Ainsi Dieu démontre que Carlos fut un juste, même quand
il désobéissait à son père n. Un contemporain dit que le nombre de ses
miracles aurait suffi à faire canoniser un millier de saints. Il était d'ail-
leurs dangereux de trop les publier : pour l'avoir fait, un catalan fut
châtié. (Paz, p. 471. P.\lencia, I, 344 note). Cf. Mariajsa, Livre XXII.
— 126 —
Léonois, la plus belle histoire d'amour (1). — Le fuis mort, le
père rebondit. Barcelone semble accepter le nouveau prince,
le jeune fils du roi, Ferdinand. Mais comment la trêve pour-
rait-elle durer ? La reine ne pardonne pas aux catalans leur
révolte : naguère on lui a fermé les portes de la ville, le
peuple la désigne comme l'empoisonneuse. Un jour, on apprend
qu'elle soulève contre leurs maîtres les serfs de Catalogne,
les payeses de remensa, que le roi va envahir la principauté.
La guerre éclate, la reine s'enfuit, le roi est déclaré ennemi
de la patrie : l'âme errante de Viana n'était point encore
apaisée.
C'est alors que dans cette mêlée de peuples mutinés, de
princes ennemis, entre le Castillan apathique et l'Aragonais
bourreau, apparaît un nouveau personnage qui s'entend aux
affaires, ne s'émeut pas, un homme d'expérience. Louis XI
avait eu une jeunesse à peu près semblable à celle d'Henri
de Castille : fils rebelle lui aussi, il avait vécu à la table de
l'ennemi de son père ; il avait été pauvre, quasi-famélique ;
il savait la valeur de l'argent, il savait aussi ce qu'est une
révolution. Lorsqu'il intervient dans l'histoire d'Espagne, c'est
en acheteur, en marchand : il achète les hommes d'Henri,
vend ses services au roi d'Aragon, amasse pour sa couronne,
veut avant tout, comme il dit, « ne pas perdre 'son écot » (2).
Dans la mort de Viana, ce réaliste a vu une chose : le
moyen de prendre la Navarre. Il a envoyé ses condoléances à
Barcelone, offert son aide contre quiconipie se montrerait
ennemi de la principauté «sans exception de personne», ce
qui est lourd de sous-entendus. Mais, en même temps, il réclame
la Navarre pour la France, da liberté de Blanche, la femme
divorcée f] 'Henri de Castille que son père lient prisonnière.
(i) Scj< rirmcs sont parlantes : deux Ic'-vrifrs se disinilant nn os. Franco
l'i CaHlille rontro, Navarre. Mahiana, Mv. XXII.
f2) Lntlres de Louis XI, l. II, p. 49.
— 127 —
Dans la suite, se heurtant en Navarre à un demi-brigand, le
comte de Foix, il renonce à son projet, fait volte-face, lâche
Henri avec lequel il négociait par l'entremise du comte d'Ar-
magnac — un noble marié avec sa sœur et qui en avait deux
enfants — lâche les catalans, traite avec l'Aragon. En con-
cluant cette affaire, I^ouis XI sacrifie l'existence d'une femme
et celle d'un peuple. L'ancienne reine de Castille est livrée à
sa sœur. Par trois fois, elle proteste contre le traitement qu'on
lui fait subir, en appelle à Henri, son ancien maître. La lettre
qu'elle écrit des Pyrénées, le jour même de son emprisonne-
ment, a une certaine grandeur : un historien espagnol du
wnf siècle, Ferreras, historien émotif, déclare que cette lettre
ne peut être lue, même après tant d'années, sans arracher
des larmes. Ce qui frappe surtout dans ce testament d'une
malheureuse qui avait doublement le droit d'être reine et qui
ne le fut jamais, c'est la délicates.se du sentiment. Elle s'adresse
à son ancien seigneur avec une parfaite noblesse : son frère,
le prince de Viana, est mort par maléflce ; on a voulu se débar-
rasser d'elle en la mariant en France, mais elle n'a pas con-
senti à être le bourreau, d'elle-même. Son père, le persécuteur
de son honneur, de son droit. la livre à une sœur qui la hait,
détruisant ainsi « sa propre chair ». C'est Henri de Castille
qu'elle choisit pour héritier, Henri qui soutint la cause de
son frère. Elle lui donne ses états, elle encore vivante, lui
demande seulement de la venger. Deux ans après, elle meurt,
peut-être empoisonnée (1). — Ainsi périrent le frère et la
sœur, l'un roi manqué, l'autre reine manquée, tous deux unis
à ce pau\Te roi de Castille. Mais ils étaient d'un autre âge,
ne pouvaient soutenir l'assaut des nouveaux politiques ;
(1) Cf. SiTGES, p. 86 sqque. — Il y a parfois de l'ironie dans cette let-
tre : le legs fait à sa sœur. Sachant qu'elle va à la mort, elle songe pour-
tant à l'amour : Henri de^Ta délaisser la Navarre si elle a un héritier lé-
gitime.
— 128 —
c'étaient des êtres de sentiment, frêles et doués d'une noblesse
naturelle, qui n'avaient point de place dans cette société du
XV® siècle : ils furent éliminés, c'était dans l'ordre. Mais, dans
la triste période que je traverse, j'aime ces deux figures qui
disparaissent presque ensemble, ces deux flammes jumelles
qui s'élèvent un moment puis s'éteignent.
L'autre victime, ce fut la Catalogne. Par son traité avec
Jean d'Aragon, Louis XI s'engage à fournir sept cents lances
pour réduire la principauté ; en revanche, Jean lui paiera
200.000 écus et dès à présent donne en hypothèque le Roussiâ-
lon et la Cerdagne. Le roi-notaire a les mains pleines, le
compte des Catalans est réglé. Alors ils regardent autour d'eux :
leur prince est mort, la France les trahit ; Naples, la Sicile
ont leur vie ailleurs. Ils n'ont qu'un recours : la Castille. A
Atienza, Henri reçoit leur ambassadeur : « Le roi d'Aragon a
(( fait mourir son fils, notre seigneur ; il veut maintenant abat-
« tre ses vassaux : nous ne pouvons souffrir cet homicide ;
« c'est pourquoi, selon toute justice, nous lui dénions fidé-
« lité et obéissance et nous vous choisissons pour notre roi lé-
« gitime et vrai seigneur naturel, nous nous mettons sous la
« sauvegarde de votre ombre royale ». Ce disant, le Catalan
avait les larmes aux yeux ; il était l'image même de ce peuple
opprimé, toujours fidèle à la mémoire de son prince, il s'offrait
en suppliant. Les uns étaient touchés ; les autres, pratiques,
disaient : « C'est un bien facile à prendre » ; à peine quekpies-
uns osaient-ils objecter que le roi no pouvait partir en guerre
contre Jean II, son parent. Ayant réuni son conseil à Ségovie,
Henri déclare qu'il accepte la couronne, envoie des troupes au
secours de ses nouveaux sujets. Quand Barcelone le sut, elle
acclama son nom, arbora les étendards en son honneur, frappa
monnaie à son cdigic. Depuis le retour de Viana, on n'avait
pas vn jiMPcii enthousiasme. L'arbre de Castille allait-il cou-
vrir de son ombre la terre d'Aragon ?
— 120 —
Les deux compares veillaient : les troupes françaises, ayant
traversé la Catalogne, se heurtent aux troupes castillanes. II
n'y a point guerre entre Castille et France : qui oserait atta-
quer ? Il fallut bien accepter la trêve. Henri, vin peu gêné, en
avertit Barcelone ; il lui était impossible, disait-il, de rompre
l'alliance avec Louis XI mais il travaillerait h le détacher du
roi d'Aragon. Paroles creuses, naïvetés qui ne pouvaient trom-
per des gens de commerce. De fait, Henri est paralysé ; il
ne trouve pas d'ennemis devant lui, mais un allié : le chemin de
ses nouveaux états lui est fei'mé. En même temps, Louis XI
achète un à un les hommes de son entourage, les endoctrine,
leur apprend la leçon qu'ils doivent répéter : « Traitez avec
(( le roi de France, il vous donnera quelque chose en Navarre,
'( tout près de vous. Qu'allez-vous chercher dans cette loin-
« taine Catalogne ? » L'autre écoule, hésite, peu à peu se
rend. En avril 1463, on apprend qu'il accepte l'arbitrage du
roi de France pour trancher son différend avec l'Aragon. Ainsi
un étranger, un tard-venu vient disposer des peuples, dire sa
justice : ce fut, dit le chroniqueur, le commencement des
infortunes, des infamies, des douloureux travaux du roi Henri
de Castille. Le détail de cette farce (1) vaut d'être suivi : on
exécuta la dupe en grande pompe, on la couvrit d'oripeaux,
on la combla de respects. Tout était préparé d'avance entre
lx)uis, Pacheco et Carrillo. Le premier metteur en scène est
un ambassadeur français : il vient à Almazan pour fixer le
lieu de l'entrevue, on le reçoit avec honneur et, après avoir
dansé avec la reine, le noble seigneur fait le vœu solennel de
ne plus danser désormais avec dame du monde : l'amour-
propre castillan est flatté, le grand spectacle se prépare.
C'est au bord de la Bidassoa, entre Saint-Jean de Luz et
(1) C'est l'avis de Castillo qui, contrairement à son habitude, se per-
met un calembour : « en aquellas vistas, mas propiamente ciegas » (en-
treuwc, entraveugle).
— [?,0 —
Fontarabie qu'Henri rencontra Louis XI (l). Le décor était
bien choisi : une rivière paisible au milieu d'une plaine, à
l'horizon un amphithéâtre de montagnes. Scène, hémicycle
où la majesté des cortèges royaux se déploie à l'aise, où l'on
se voit, où l'on s'observe, où les hommes, les choses prennent
toute leur valeur. C'est ici l'endroit classique des parades
diplomatiques : en présence des deux cours endimanchées, on
iriarchande, on livre l'infante, le prince étranger, on se trahit,
on se vend, et toujours avec le même masque d'impassibilité.
Mazarin viendra là oà Louis XI est venu : sur cette terre
d'élection des ambassadeurs, des premiers ministres, dans ces
marches de deux peuples, il y a comme une passion comprimée,
un élan caché sous une froideur de protocole.
Le Français attendait son homme sur la rive. Il ne s'était
pas mis en frais, avait gardé ses habits ordinaires, courts,
de mauvais drap ; sur la tête, un mauvais chapeau gras avec
une image de Notre-Dame en plomb. Il avait l'air d'un pèlerin
en route pour Compostelle. De l'autre côté, les Espagnols arri-
vaient, mais en seigneurs. Leurs barques étaient si nombreuses
qu'on eût dit une armada : il y avait là le maître d'Alcantara,
le prieur de S. Juan, les évêques de Burgos, de Ségovie, le
comte de Ledesma dont la barque portail une voile d'or. Les
Français s'étonnaient, admiraient cette profusion d'étoffes, de
broderies, de bijoux, les chevaux couverts de housses mer-
veilleuses : Ledesma « le mignon du roi » se montrait en grand
triomphe, ses brodequins étaient ornés de pierreries, il avait
couvert d'or jusqu'à la sons-ventrière de la mule qui traînait
sa litière. Louis, voyant tant de riches hommes, demandait
chaque fois que l'un d'eux abordait : « Est-ce celui-là le roi ? »
A la Pin, on 1p lui montra, vêln simplenienl. le bonnet en
tête (2).
(i) A rturbif, qiin Cominos nppcllo Iliirtpbicp.
(2) Cf. CoMiNKS, r.iv. ri, ch. VIII. Castim.o, p. 83. Palencia. I, 374.
rrAHiBAT. Compriulio, Anvprs, 1571, II, p. IIT'.I. R. SANnTii:s, op. cit., p. 122.
— i:il —
Les rois se saluèrent, s'embrassèrent, se prirent les mains,
puis, de compagnie, s'en furent jusqu'à un rocher au bord de
la rivière. Henri s'y adossa, Louis resta debout ; entre eux
vint se mettre un lévrier sur lequel les deux rois tinrent leurs
mains posées. Henri parla le premier pendant un quart d'heure.
Louis l'écouta attentivement, répondit, puis appela l'archevêque
de Tolède CarrilJo, Pacheco, le comte de Comminges et Alvar
Gomez le secrétaire qui lut la sentence. Henri abandonnait
îa Catalogne, recevait en échange Estella de Navarre et sa
juridiction. Il devait retirer ses troupes de la principauté et
ordonner aux catalans de se soumettre aussitôt à leur roi,
moyennant quoi ils seraient pardonnes. La sentence lue, les
deux parties d'accord, Henri prit congé du roi de France, re-
monta en barque avec toute sa chevalerie et alla coucher à
Fontarabie.
Comines, qui n'assist-ait pas à la cérémonie mais auquel
Louis XI lui-même la conta, observe que c'est grande folie
à deux princes de s'entrevoir « sinon qn'ils soient en grande
« jeimesse, qui est le temps qu'ils n'ont d'autres pensées qu'à
« leurs plaisirs » ; plus tard, alors que l'envie leur a crû,
ils agissent prudemment en pacifiant leurs différends par sages
et bons serviteurs. Ainsi le roi d'Espagne et le roi de France,
auparavant les plus alliés prince? qui soient en la chrétienté,
« car ils sont de roi à roi, de royaume à royaume, d'homme
« à homme », après leur entreN'ue, « oncques plus ne se
« aymèrent ». Lorsqu'il recommande les bons offices du sage
serviteur, Comines parle pour lui : il connaît le métier, sait
ce qu'il rapporte, est de la même race que Pacheco. Louis XI
ne s'y était pas trompé : aimer, ne pas aimer, cela avait peu
de sens pour lui. Il s'était vite aperçu que le Castillan « ne
pouvoit gnère », que Pacheco, Carrillo menaient tout. Il les
acheta, et, la chose faite, les récompensa consciencieusement :
P de Escavias, ap. Sitges, p. 386. Bodin. République, Liv. TV. ch. VI et
Liv. VI. ch. II. Le Vayer, Opuscules, Paris, 1691, t. YOI. p. 83.
— 132 —
c'était de l'argent bien placé. Pacheco maria son fils à une
bâtarde du roi de France copieusement dotée ; ou donna au
fils sacrilège de l'archevêque Carrillo la fille du connétable de
Navarre.
L'entrevue d'Uturbie ressemble à une fable : d'une part,
la troupe des robins, des gens d'affaires, troupe noire, minable,
« une chicheté » (1) ; de l'autre, celle des seigneurs, flam-
boyante, rutilante, avec tout son bagage de splendeurs... et
les papillons vinrent s'empêtrer dans la toile d'araignée. Ce
qui préoccupait alors les Castillans, c'était de faire parade.
Ije chroniqueur Pidgar, qui n'est pas indulgent pour Henri,
le félicite « d'avoir montré sa libéralité en accessoires et choses
« nécessaires à dépenser et distribuer pour un acte aussi grand. »
Ils voulaient aussi que leurs privilèges fussent respectés :
Henri devait passer la rivière, toucher la terre de France ;
cela les gênait, c'était une atteinte à l'honneur. On les apaisa
en leur faisant remarquer que la rivière était espagnole et
qu'en la traversant le roi ne quittait pas ses états (2). Louis
les laissait se cambrer, bomber le torse, ergoter ; il acceptait
sa médiocrité et c'est lui qui récolla : le castillan fut renvoyé
nu comme un ver, il n'eut même pas Estella.
La France, l'Espagne venaient de se rencontrer : «©lies ne
« se goûtèrent pas fort ». Les gens de? deux rois étaient logés
h Bayonne : dès l'abord, ne se comprenant pas, ils se battirent,
sans se soucier de l'alliance de leurs maîtres. Les Français,
las d'admirer, riaient : « Qu'est-ce que ces accoutrements, que
« ce roi laid qui traîne après lui une escorte de sauvages ? » (3).
I/es Espagnols se moquaient de in pauvre figure de Louis XI,
(1) Comines dit que « la garde de Louis XI était belle ». Ce ne fut
pas l'avis des Castillans.
(2) C'est à cette préoccupation que répond l'anecddle contée par Ma-
riana, Liv. XXIII. Cf. Pulgar, Cl. Varones (Henri IV). Pukscott, I, 1.^3.
(H) <( Quelques 300 chevaulx de mores de Grenade, dont il y en avoit
plusicors négrins ». Couines, ul. sup.
- ISA —
si mal vêlii que pis ue pouvait, de ce peuple de petit état
qui l'entourait. Cela manquait d'or, cela sentait la misère ou
encore l'avarice. Bref, ils se quittèrent fort mécontents les uns
des autres.
Restaient les catalans. Henri leur dépêcha quelqu'un pour
les faire patienter. Au fond, il avait honte, voulait gagner
du t«mps avant d'avouer. A la fin, il fallut bien s'exécuter :
il était obligé d'accepter la sentence, de les rendre à l'Aragon ;
leur roi les traiterait bien d'ailleurs et lui Henri ferait toujours
tout son possible pour eux. S'il en était venu là, il en avait
souffert autant que si on lui avait arraché les ongles des doigts.
Les catalans n'avaient que faire de regrets ; l'un d'eux s'écria :
(( Découverte est la trahison de Castille, venue est l'heure de
(i sa grande infortune et déshonneur de son roi I » (1). Ils
avaient déclaré Jean U, la reine, leur fils ennemis de la patrie :
ils ne pouvaient retourner à leur obéissance. Henri les aban-
donnant, ils donnèrent la couronne au connétable de Portugal.
Ainsi finit l'épisode catalan : une couronne offerte, manquée ;
un roi qui se laisse jouer comme un enfant ; une noblesse de
théâtre ; une poignée de « sages serviteurs » sans scrupules.
Tandis que la Castille refuse de regarder au delà, les catalans
continuent à se chercher un maître. Leur connétable mort, ils
appellent René d'Anjou, brave homme titulaire de six royaumes
et n'en possédant pas un ; le vieillard leur envoie son fils Jean
de Calabre, grand coureur d'aventures, chevalier errant. Mais
le fils meurt. A la fin, exténués, désespérant de trouver qui
les défende, ils se soumettent. On raconte qu'après le siège
(1472), entrant dans Barcelone, le roi d'Aragon pleura à la
vue de tant de faces blêmes qui l'entouraient. Ce fut la seule
vengeance du prince de Yiana.
Henri, lui, oubliait vite : il venait d'avoir une fille, c'était
(i) Castillo, p. 86, place la scène à Fontarabie. En fait, il y eut ambas-
sade envoyée en Catalogne. Cf. Sitges, 107.
— 134 —
plus important pour lui qu'un royaume. Lorsqu'il avait appris
la gi'ossesse de sa femme, sa mélancolie s'était tournée en
joie : il n'avait pas écouté « les chevaliers et religieux de
« bonne intention » qui lui conseillaient de ne pas publier
la nouvelle, parce qu'elle apporterait iniamie à la reine et
scandale à la Castille (1). Cette grossesse, c'était sa réponse
triomphante, et on voulait l'escamoter ! Il entoura Juana de
soins, de tendresse, il lui donna une ville, et lorsqu'elle vint
faire ses couches à Madrid, il alla au devant d'elle, la prit
en croupe sur sa mule jusqu'au palais pour lui faire honneur,
et aussi pour l'exhiber. Au commencement de 1462, la reine,
étant dans les bras du comte d'Alva, et en présence d'Henri,
de Pacheco, de Carrillo et d'autres chevaliers, mit au monde
avec peine une fille qu'on appela Juana. Deux mois après,
les cortès étaient convoquées : Carrillo prit la princesse dans
ses bras, et les infants, les prélats, les grands, les procureurs
des villes lui baisèrent les mains et jurèrent obéissance.
« Il n'y eut personne de sain jugement, dit Palencia, qui
(t ne comprît à quels moyens on avait eu recours pour faire
« cesser la stérilité de la reine ». Henri avait choisi lui-même
l'amant de sa femme ; il avait bien choisi d'ailleurs, en homme
soucieux de sa postérité (2) : Beltran de la Cueva était un
hidalgo andalons, et non, comme l'ont insinué ses ennemis,
If nis d'un gardien de troTipeaux ; il était bifu fait, de ma-
nières agréables, courtoises ; une voix persuasive, le goût du
faste. Les pas d'armes J'avaient fait connaître : il organisa celui
qui fui donné en riioniicur âf l'ambassade de Bretagne au
Pardo ; les chevaliers ne pouvaient entrer dans l'enceinte s'ils
ne juraient de courir six carrières ou s'ils ne laissaient en gage
]nir gfint rlroit. Sur un arc dp bois étaient fichées des lettres
d'or et tout chevalier qui avait rompu trois lances venait
<i) Castii.u), MH. — PrrxAR, Crônica, Valencin, 1180, p. 2.
f2) Pai-kncu ri-\tHp, h frnMU que ]o ]irpmier soin d'Henri après son
mariage fut de procurer des amants à sa femme. I, 20!i, 277, 299, 354.
— 13.") —
décrocher une lellie, par laquelle commençait le nom de sa
dame. Or Beltran choisit l'initiale du nom de la reine : il n'en
fallait jias plus (1). Henri admirait : à l'endroit même où
le pas d'armes eut lieu, il fit construire un monastère de hiéro-
nymites pour en éterniser la mémoire. Pacheco commençant
à lui peser, il avait nommé Heltran majordome, maître du
palais. Ainsi, celui que tout le monde désignait comme l'amant
de la reine reçut des mains mêmes du roi les clefs de la maison.
On ne peut s'empêcher de comparer ce mari débonnaire à l'un
de ses successeurs qui termina de façon fort différente une
aventure semblable. Le comte de Villamediana aimait la reine
Isabelle, femme de Philippe III. Il ne s'en cachait pas : dans
un tournoi, il avait paru, l'habit couvert de réaux d'argent
avec cette devise : « Mis amores son reaies ». Un jour, la reine
traversait une galerie, un homme s'approche d'elle par derrière
et lui ferme les yeux avec les mains. Elle s'écrie : « Qu'est-ce
que cela, comte ? ». Or ce n'était pas le comte, mais le roi.
Le soir même, Villamediana était assassiné publiquement (2).
Henri ignore ces soupçons et ces brutalités : Beltran lui plaît,
il ne va pas plus loin. Il n'admet pas qu'on y touche : selon
Palencia, il aurait fait pendre un jeune homme qui avait,
en jouant, égratigné Beltran d'un coup de poignard. Mais ce
qui stupéfia l'opinion, c'est qu'aussitôt après la naissance de
Juana. il le fit comte de Ledesma, puis, non content de cela,
négocia son mariage avec une fille de Santillane, l'alliant ainsi
à la plus ancienne noblesse du royaume. Heureux de sa pater-
nité, le roi récompensait l'étalon. C'est du moins ce que pensait
la cour. L'exemple d'Henri enlève aux annales du point d'hon-
neur, de la classique jalousie espagnole, un certain air d'anti-
quité. La cour se moquait parce qu'il n'avait pas d'héritier.
(1) Pal., I, 272. — Castillo. 41. — Sitges, 69 et 118. — Ceci en 1461.
(2) Cf. TiCKsoR. TII, fio. Madame d'Ait-not, Relation du voyage d'Espa-
gne. II, p. 30, éd. de 1699.
— 136 —
La reine grosse, il la montre, et, l'enfant né, paie le favori.
Est-il conscient ? Ne l'est-il pas ? Je ne sais (1). Mais, assu-
rément, il devient moins sensible à ce qne l'on dit, à ce qne
l'on pense de lui ; il me semble qu'il s'éloigne, que son indif-
férence s'accentue, qu'il participe de moins en moins à la
vie, à l'esprit de son temps. Si on lui garde une sorte de
respect, c'est qu'il jouit encore d'un reste d'autorité, d'une
majesté d'habitude, que son règne s'éclaire d'un reflet de
victoire. En 1462, Gibraltar est prise ; D. Juan de Guzman
reconquiert le corps de son père, le comte de Niebla, que les
mores avaient suspendu aux créneaux d'une tour (2). Désor-
mais, le roi de Castille put ajouter à ses titres celui de roi de
Gibraltar ; on célébra cette délivrance, ce nouveau pas en avant
du monde chrétien. Ce fut la dernière fusée de la fête espagnole.
(1) Brantôme n'a eu g^arde de l'oublier dans sa galerie et rapport* la
version qu'a établie Isabelle. « Le roy Henri de Castille... voyant qu'il
ne pouvoit faire d'enfants à sa femme, s'ayda d'un beau et jeune gentil-
homme de sa cour pour luy en faire, ce qu'il fit ; dont pour la peine
il luy fit de grands biens et l'advança en des honneurs, grandeurs et
dignitez : ne faut douter si la femme ne l'en ayma et s'en trouva bien.
Voylà \in bon cocu. » (Daines galantes, Discours I).
(2) Pelayo, Rom, II, 195. Pai.., I, 369.
CHAPITRE IV
Le Mage Archevêque
Pourquoi les artisans de tra-
hison vivent-ils en paix? Tu les
a plantés et ils ont pris racine,
ils poussent et portent des
fruits.
Jérémie.
k
CHAPITRE IV
Qu'on le traîne en Andalousie, en Navarre, aux frontières
de France ou d'Aragon, Henri, l'expédition terminée, inva-
riablement retourne à Ségovie. Là, il est lui-même, il a oi'i
être à lui. Au-dessus du quartier des juils, il retrouve son
palais, le patio aux arabesques, ses veneurs, sa meute et
aussi ses lions (1). Avec les valets, les bêtes, il se sent en
confiance ; on ne lui demande pas de paraître, c'est la com-
pagnie qui lui plaît. Vêtu de grosse étoffe, surtout de laine,
portant longs capuchons, houseaux, souliers de paysan, on dirait
un roi de chenil, de ménagerie, une sorte de forain royal. La
puanteur ne l'incommode pas ; il aime même, nous dit-on,
l'odeur de la pourriture, celle des sabots de cheval coupés,
du cuir brûlé : un délicat dans l'amour de l'infection (2).
Mais la chasse terminée, les lions repus, il fait un autre
personnage, transporte dans sa froide CastlHe la vie d'Anda-
lousie. C'est un prince musulman que voit le bohémien, baron
de Rosmithal de Blatna, lorsqu'il passe à Ségovie, à Olmedo :
(( Le roi nous donna audience, assis en terre sur des tapis à
« la mode moresque, il nous offrit à tous la main... Il mange,
(1) Jean n déjà recevait les ambassadeurs, un lion à ses pieds. Cou-
tume ancienne, armes vivantes. Les Partidas contiennent des dispositions
relatives aux ménageries particulières (Part. VII. Titre XV. Loi XXIII).
Comp. en Italie, Burckardt, Civilis. au Temps de la Renaissance, Pion,
1885, II, p. 11-12.
(2) Pal., I, i2-lo. Castillo, 6-7.
— 140 —
« boit, s'habille comme un more, est ennemi des chrétiens,
« viole les préceptes de la loi de grâce, mène une vie d'in-
« fidèle. » Et l'exemple est suivi : le noble barbare du Nord
constate que la majeure partie des habitants d'Olraedo vivent
en païens ; à Burgos, il est reçu par un comte qui s'entoure
d'uGa harem : « belles donzelles et dames richement parées à
« la mode moresque ; dans toutes leurs manières, le manger
« et le boire, suivant cette mode ; dansant de fort agréables
« danses de style mo.esque, et toutes, brunes, aux yeux noirs,
« faisant gracieux accueil au seigneur, très aimables avec les
r< Allemands, n (1). On voyait moins de femmes chez le roi
misogyne, mais y a-t-il beaucoup de différence entre sa cour
et celle de Motacin, prince d'Almeria, dont Dozy a recons-
titué l'histoire ? (2).
Les vieux cluétien?, les nobles de la génération de Luna ne
donnent point dans ces méchancetés. Sans doute, Alfonso VI
avait une gaide de mores, mais Henri va pins loin, adopte leur
mode d'existence : le mot chrétien devient pour lui vide de
signification (3). Aussi ne faut-il pas s'étonner de le voir suivi
d'une tourbe de petites gens fort peu orthodoxes, d'un trou-
peau d'hommes obscurs. Ceux-ci, sortis de rien, ne sont pas
exigeants ; ils ne raffinent pas sur le dogme, se contentent de
vivre largement sous un maîliv débonnaire. Voici Diego Arias,
juiJ CMiverti qui d'Avlla vint à Ségovie au temps où Hemi
n'était que prince. Il avait fait le commerce des épices, vendait
poivre, cannelle, clous de girofle : pour attirer les gens, il chan-
tait des chansons arabes. Henri l'avant fait percepteur de
rentes, Diego achfta un mauvais cheval, parcourut le pays.
C'était un fonclionnaire uiodMe qui n'acceptait pas de délai ;
il sorcnaiL ]o% affaires de son patron comnu» les siennes pro-
(\) Of,. fit., ),. If,.'-,.
(2) Op. cit., I, 244.
(3) En 1462, les pranrls lui dcinaiulenl de " '"(»rnnninier au moins une
foin l'an ».
I
— \Ai -
près. Parfois il éimi trop rude, les paysans le malmenaient
et il prenait la fuite, quitte à revenir dans un meilleur mo-
ment. On l'appelait Die^o Volador. Un jour, il fut condamné
pour crime : Henri lui fil grâce et, qui plus est, le nomma grand
intendant des finances : c'est Diego qui fit entamer les négo-
ciations avec le pape pour la croisade d'Andalousie. Peu à peu,
il introduisit à la cour des camarades, des coreligionnaires
comme Rabi Joseph « homme éloquent et de bonne instruction »
et ce petit monde d'Israël finit par avoir entre les mains tout l'ar-
gent du roi. Il ne s'oubliait pas : Diego altérait les monnaies ; avant
d'ouvrir les foires de Mediua, il choisissait les moilleures mar-
chandises, les achetait à bas prix ; c'était un excellent spécu-
lateur. Henri laissait faire, se désintéressait de tout cela, il
était d'une libéralité sans égale, payait, donnait à tort et à tra-
vers. Quant son trésorier faisait des objections, il répondait
que c'était son métier de roi, qu'il nourrissait les gens pour
le servir et aussi pour empêcher qu'ils ne fussent enclins à
voler. Il réussissait mal, mais rien ne le rebutait : lors de la
réception de l'ambassadeur de Bretagne, il aperçut deux écuvers
qui faisaient main-basse sur l'argenterie et ne bougea pas. Le
repostero vint l'avertir, il répliqua seulement : « Ces mal-
« heureux étaient dans le besoin ; puisqu'ils ont agi par néces-
H site, mieux vaut qu'ils se soient attaqués au mien qu'au
(( bien d'autrui. Je leur en fais merci et. pour ce, n'ayez cure
« de les rechercher » (1).
On s'enrichissait vite avec un tel homme : Diego dut bientôt
défendre son or, celui du roi ; il construisit des tours à Valla-
dolid, à Médina. Aujourd'hui encore, à Ségovie, entre le palais
d'Henri et l'église St-Martin se dresse une tour carrée, demi-
moresque, celle de la famille Arias Davila dont le héros fut
juif converti, marchand de poivre et trésorier du roi de Castille.
Un autre par\'enu, de plus grande envergure, est Miguel
(1) Pal.. I. 93. 160. 204. 210, 2o6 et 26.3. — Castillo. ^niO.
— l'iîi —
Lucas qu'Henri avait « sorti du fumier », qui se distingua
en Andalousie et devint comiélable. Puis Valenzuela, ancien
gardien de poros, homme expert en mascarades, qui se montrait
dan? les rues costumé en courtisane, le visage fardé, monté à
mule entre un ruffian et un ivrogne ; comme il fallait un éta-
blissement à ce baladin, on persuada au vieux Somoza, prieur
de S. Juan, qu'il était trop infirme et décrépit ]>our conserver
sa charge, et l'on mit Valenzuela à sa place. Voici encore
Alonso Peleas qu'on Ht évêque de Mondonedo : « Un jour qu'il
« y avait conseil dans la cathédrale de Jaen, Peîeas voit arri-
'( ver l 'évêque de Coria, vêtu simplement d'une soutane blan-
« che car il faisait très chaud. Peleas se tourne vers un des
« docteurs présents : u Veux-tu que je teigne d'autre couleur
« la soutane blanche que porte ce vieux sot ? » Il dit, s'avance
« à la rencontre du prélat et lui ui'ine sur le visage et le devant
« de la tunique, là, dans ce lieu sacré, en présence de graves
« personnages » (1). Les autres comparses sont à l'échelle :
Venezuela, fils d'un chaudronnier de Cordoue. qui naguère
portait le bois à la ville, se donna au frère de Pacheco, puis
au roi, figure équivoque qui, d'après Palencia, voulait être
« le plus habile aux illicites besoins » (2). Barrasa, ancien
compagnon du brigand Alonso Perez dit l'horrible (qui enle-
vait la peau du visage à ses victimes pour qu'on ne les re-
connût pas), grand ivrogne auquel Henri se plut à donner
le privilège du contrôle des vins à Séville. Barloloraé del
Marmol « qui avait gagné sa vie en coupant la langue, les
« oreilles, les parties honteuses aux chrétiens pour recevoir
(< des mores sa récompense » et qu'Henri admit dans son
psrortp.
(1) l'Ai.., I 2.11-234. Pent-étre est-ce cet évêque de Coria dont, Pulcnr
fait (irand <^Iopo. Ancien juif, crnnd prédicateur, dont Honri se servit
\ Homo.
Ci) I, 201. — Cf. i'aveiiliirc du jeune Vr. Valdes (jui eut peur et s'en-
fuil I, 27;;.
— 113 —
Pacheco, Girou son Irèie, avaient fait leur fortune en se
uietUml à la tête de cette racaille. Pourvus, ils firent les dé-
goûtés. « Une cour sans seigneurs, c'est une maiii sans
M gants », dira G. Manrique. Seul, Beltran, devenu grand
favori, consentit à vivre dans ce milieu : il làcliait de le re-
hausser en inventant des spectacles à l'imitation de ceux de
France, de Bourgogne, des pas d'armes semblables à celui
de la Pèlerine qui eut lieu sous les auspices de I^ncelot du
Lac et de Tristan de Léonois, ou à celui de la Fontaine des
Plours que tint une année durant le bon chevalier Jacques de
Lalain (1). Mais, peu à peu, le personnel manquait ; les nou-
veaux dignitaires, les anoblis d'Henri n'avaient jamais eu le
sens du chevaleresque, leur maître moins encore. C'étaient des
palefreniers à côté de seigneurs, la courtoisie disparaissait.
Aussi voyez le ton de cette cour : quand Beltran frappait chez
le roi et qu'on ne lui ouvrait pas aussitôt, il tombait sur les
portiers à coups de pied et à coups de poing ; Pacheco, Carrillo,
dans la même occasion, passaient leur colère en injures. Il y
avait là des mores, des éthiopiens, voire des nains, tout un
monde noir et contrefait qu'on était habitué à mépriser (2).
Henri, lui, prenait plaisir à élever ces humbles. Lorsque Miguel
Lucas fut nommé connétable, il observa scrupuleusement le
cérémonial, consentit à paraître en majesté : il coupa les pointes
de l'étendard et le laissa carré en forme de bannière, offrit
les épices et la coupe d'or, remit le bâton, tout cela avec ordre,
en grande pompe, le héraut d'armes réglant les mouvements,
les trompettes sonnant à point nommé... Dans la chronicpie,
le récit est tout empreint de gi-andeur (3). Les nobles alors
avaient murmuré, ce fut bien pis c[uand Beltran eut été fait
comte, qu'on lui eut donné Gibraltar. La mesure était comble.
(1) PiL., I, 94-95, 399. — Comp. Ol. de la Marche, op. cit., 278, 29.S.
(2) Pal., Il, 83. Castillo, 9«.
(3) Crônica del Condestable Miguel Lucas de Iranzo, éd. Gayangos,
Madrid, 1833, p. 4-14.
— 14'. —
Déjà Santillane, Carrillo, Alva, d'autres encore, avaient
adressé au roi une supplique : ils lui demandaient de prendre
de loyaux serviteurs, d'éloigner les infidèles, de respecter la
religion. Henri n'avait point fait de réponse (1). iVprès l'en-
trevue d'Uturbie, la trahison étant manifeste, il veut secouer
le joug, faire pi'euve d'indépendance, mener ses affaires lui-
même : sans consulter ses directeurs, il part pour Puente de!
Arzobispo offrir au roi de Portugal sa sœur Isabelle ; il savait
bien qu'on la lui opposerait, qu'on jouerait d'elle comme on
avait joué de lui contre son père ; il voulait la pourvoir, l'éloi-
gner, en faire une reine mais ailleurs (2). Pacheco, Carrillo
n'attendaient qu'une occasion pour rompre : ils quittent la
cour, publient que dorénavant ils ne se considèrent plus comme
serviteurs du roi ; pour leur compte, le maître de Calatrava
ira travailler l'Andalousie. Une fois libre, Henri a peur : il
est trop habitué à la servitude, donne à Pacheco un sauf-
conduit pour venir à Madrid. L'autre consent à tout oublier
pourvu qu'on le débarrasse de l'archevêque de Séville, Fon-
seca, qui par hasard était resté fidèle. Le pacte est conclu,
mais Fonseca prend les devants, se met en sûreté : Pacheco
lui-même avait pris soin de l'avertir.
Rarement vit-on roi aussi berné ; on lui prenait tous ses
hommes un à un ; c'était si simple qu'on n'y avait pas de
mérite. Il eût été plus élégant de le prendre lui-même et avec
lui les infants, le frère et la sœur qu'il gardait sous sa coupe.
On l'essaya à Ségovie : un jour, on enfonce les portes du
palais ; Henri et Beltran se cachent dans un réduit — un
retrete poquefio — , les conjurés trouvent la salle vide : ni roi,
ni favori, ni infants. Le coup est manqué, mais Pacheco sauve
la faro, moralise : « Est-ce ainsi qu'on se conduit avec son
(1) Pai,., I, riâ-i.
C2) Cr-ci siifTlraif h prouver qu'il n'^'tait point aussi stnpide quf* I.a
FiicntP oA (J'autn's hislorir-ns modernea .Sfi sont plu iV l'' rt'piHor.
— I4r> —
(( seigneur ? » Quant à Henri, il est sublime de bonhomie ;
le tumulte apaisé, il dit simplement : « Trouvez-vous bien,
(( marquis, ce qu'oîi a fait à ma porte ? » N'ayant plus que
HeUran, il entasse les honneurs sur sa tête, veut lui donner
la maîtrise de Santiago, vacante depuis la mort de Luna.
Parheoo apprend la chose du secrétaire Alvar Goniez qui trahit
comme les autres ; poui' lui, c'était regorgement : il se regar-
dait comme le successeur naturel d'Alvaro, guignait cette
ili.îmité piofitablo comme un bien qui lui était dû. En public,
i! dit qu'elle revenait de droit au jeune frère du roi, que le
pape ne pouvait confirmer la nomination. Cependant le pape
confirma : dans l'église majeure de Ségovie, Beltran reçut so-
lennellement le pennon de Santiago et le roi dit au nouveau
Maître agenouillé devant lui : « Dieu vous donne bonnes che-
vauchées contre les mores » (1).
Pacheco ne décolérait pas ; il avait manqué de méthode,
voulait prendre sa revanche. Cette fois, chacun a son rôle :
il se charge des infants, Paredes du roi, Alva et Placencia
de la reine et de sa fille, cependant le maître de Calatrava
poignardera Beltran. Trois heures avant, le complot est décou-
vert : on presse Henri d'en profiler. C'était trop lui demander
et puis il avait donné un sauf-conduit, ne pouvait violer sa
parole. Pacheco fait encore l'innocent, mais décidément Ségovie
n'est plus sûre : il va gîter au Parral.
Les coups de force donnant dans le vide, il en revient aux
traditions du guet-apens de Tordesillas, à l'école de Luna.
Henri, comme autrefois les nobles dupes, s'y prête merveilleu-
sement, va s'offrir en aveugle. Mais les grands perdent du
temps à rassembler leurs troupes ; Beltran veillait, demande
la permission d'attaquer. Il reçoit pour toute réponse : « Ne
(( combattez pour chose du monde, pas même une escarmou-
« che ». et chacun s'en fut de son côté (2). Par leur mala-
(1) COLMENARES, Op. Cit., II, 307.
<2) Cf. Castillo, 103, qui joua un rôle dans l'affaire sans trahir.
— I i6 —
dresse, les rebelles avaient rendu toute surprise impossible :
c'était maintenant la guerre ouverte. Mais il leur manquait
une enseigne, un prétendant qui donnât à la révolte une cou-
leur de légitimité : dès le mois de mai 1464, ces bons apôtres
prenaient la défense des infants, affirmaient qu'Henri avait
dessein de se débarrasser d'Alfonso, le fils de la vieillesse de
Jean II, de donner à Isabelle un mari indigne d'elle ; ils s'en-
gageaient à pourvoir à leur sécurité, « à les passer en leurs
« mains afin qu'ils eussent entière liberté». Le comte de Pla-
cencia tenait Burgos : on s'y rendit. Pacheco convoqua le
peuple, étala l'ignominie du roi, se posa en réformateur, en
homme de pureté tout dévoué au bien public, bref parla si
bien que Burgos devint la capitale de la vertu (1).
A Valladolid, où est la cour, la scène diffère : on voit venir
l'orage, on supplie le roi d'agir, mais tout ce qu'on obtient,
c'est la réunion du Conseil : nom pompeux pour une petite
chose. H y a là Beltran, le jeune évêque de Calahorra Mendoza
qui croit encore pouvoir faire fortune sans trahir, et l'ancien
précepteur Barrientos qui, malgré ses 82 ans, a quitté son
évêché de Cuenca. Barrientos parle le premier. Son discours
est à la fois belliqueux, théologique et scolastique : par belles
raisons il explicpie qu'Henri ne doit pas traiter, mais com-
battre, car il a pour lui Dieu, la justice, la richesse, la légiti-
mité... Entendre un prêtre et vieillard donner tels conseils,
le roi ne peut le supporter ; il lui fait face et un peu rude-
ment : « Vous qui n'avez pas à vous battre, ni à mettre la
« main aux armes, vous faites toujours franchise de la vie
« des autres. A^ous voudriez, père évêque, qu'à toute force
« je donne bataille pour que meurent gens des deux côtés.
« Il païaît bien que ce ne sont pas vos fils qui doivent
« entrer dans la lutte et qu'ils ne vous coûtèrent pas beau-
« couf) à éU'Vf-r... » Ainsi s'exprime, dans une forme qui n'est
(1) Casiiu.o, 108. — ?iTGFs, inn.
— 157 —
pas sans charme, la seule volonté d'Henri, la volonté d'abs-
tention. Il oppose aux conseils d'un vieil homme qui a vu le
règne de Jean II, qui est lourd d'expérience, une sensibilité
d'humanitaire. En vérité, il prend bien son temps. Barrientos,
qui a son franc-parler, le lui dit tout net : « Je vous jure que
« dorénavant vous serez le roi le plus méprisable qu'ait jamais
« eu l'Espagne. »
La cause est entendue : point de bataille, un traité. Henri,
après une entrevue avec Pacheco, reconnaît pour héritier son
demi-frère à condition qu'il éj)ousera la princesse Juana (4 sep-
tembre 1464). Mais cette déclaration ne satisfait pas h^ parti
de la vertu : Henri semble donner d'une main el reprend de
l'autre, il impose la bâtarde au futur roi d'Espagne et ne livre
personne. Or. ce que veut avant tout la noblesse, c'est le
prétendant en chair et en os ; il le lui faut, bien dans la main,
pour qu'elle puisse le montrer au bon moment, se justifier par
lui, abriter derrière lui sa félonie, exactement en faire une
couverture d'anarchie. Alors paraît le chef-d'œuvre de Pa-
checo : le manifeste de Burgos. Dans la cathédrale, en présence
du Conseil de la ville, du chapitre, Pacheco lit l'acte d'accu-
sation du roi qu'il adresse au roi, qu'en fait il adresse au
peuple. Car, c'est bien le peuple qu'il appelle en témoignage,
auquel il donne la parole. Soldats, marchands, artisans, ou
simplement chrétiens, tous ne savent-ils pas la honte de l'Es-
pagne ? Autour du roi, des infidèles, des hérétiques qui croient
et disent qu'il n'y a rien au-delà, que l'homme naît et meurt
comme la bête ; qui blasphèment, renient Notre-Seigneur, la
Vierge ; bien que l'abomination de leurs péchés corrompe les
airs, « défasse la nature humaine», le roi les comble de bien-
faits, leur donne double solde ; s'ils sont prisonniers, il les
rachète et les captifs chrétiens souffrent au royaume de Gre-
nade. Les mores de la garde violent les femmes, forcent les
vierges, les enfants, et le roi n'entend point les clameurs de
— 148 —
vengeance. Ses officiers pillent le l'oyaume ; il n'y a plus de sé-
curité pour les marchands dans les foires ; la monnaie est
altérée ; on rogne les reaies, les enriques impunément. Les hon-
nêtes serviteurs ne sont plus payés, les indignes sont élevés
aux plus hauts emplois. A ce spectacle, « le cœur de la no-
ie blesse, celui du peuple, versent des larmes de sang ». D'où
vient le mal ? Quel sera le remède ? Le favori, le comte de
Ledesma, tient le roi opprimé ; non content de l'avoir désho-
noré, il a fait jurer pour héritière Juana qu'il appelle prin-
cesse par mensonge : « Car à votre Altesse et à lui-même, il
« est bien manifeste qu'elle n'est pas la fille de votre Sei-
« gneurie ». Il faut éloigner le comte, délivrer le roi comme
naguère Jean II, délivrer les infants qui sont en péril de mort.
C'est pourquoi toute la noblesse s'assemble : elle ne veut que
le service de Dieu, l'exaltation de la vraie Foi, la liberté de
son prince (1).
Ce manifeste est, à mon sens, l'un dos plus étranges monu-
ments de haine qu'ait élevé une aristocratie ; le fiel sort de
partout. Les formules de respect, d'apparente soumission, au
lieu d'édulcorer, renforcent le ton. Sous les voûtes de la ca-
thédrale, les nobles apparaissent en paladins, renouent la tra-
dition de la vieille Espagne, se dévouent pour la Croix, pour
les humbles ; les voici partis en guerre pour la plus grande
gloire de Dieu et de la patrie. Mais ceci n'est que façade de
théâtre, le fond est bien plus simple. Pacheco exige dn roi
trois choses : le renvoi de ReUran, la remise des infants, l'aveu
de la bâtardise de Juana. La bâtardise de Jnana, on en revient
toujours là, c'est la grande question du règne : « Jamais je ne
« reconnaîtrai don Enrique pour roi, déclare le comtp de Pla-
(' cfncin, on ne peut me forcer à respecter quoiqu'un qui
(1) Cf. Ip tfxto ap. Paz. fiO-«î). Castillo, !I2-H3. Sih.ks, I38-14.S. —
Le document eut dn 28 Repteinbre 1464. — Cf. épnlciiifnt MAniNA, llisl.
comtitut. d'Espaync, trad. fr., 1834, I, 90, et pour les nionnaiV.s. Raez,
op. cit , rî73, 4y3.
— IW -
H n'a pas droit au litre d'homme, qui a eu la vilenie de faire
« passer pour sienne la progéniture d'autrui ». Pacheco, lui
aussi, considère la question comme résolue ; tout son mani-
feste est fait pour cett« phrase dite comme en passant : « Vous
« savez bien que Juana n'est pas votre fille ». Ilemi est tou-
ché : les nobles, qui avaient naguère reconnu la légitimité de
Juana, déclarent maintenant que, lorsqu'ils lui ont juré fidé-
lité, ils onl protesté dans leur cœur ; ils reprochent au roi de
n'avoir pas observé la loi de Castille qui exige qu'à la consom-
mation du mariage se trouvent dans la chambie notaire et
témoins pour que, le temps révolu, apparaisse aussitôt et de
façon indubitable la légitimité du rejeton royal (4).
Prendre une maîtresse (2), promener la reine enceinte, n'avait
servi de rien. Juana, pour la cour, pour le peuple, c'est la
Beltraneja, celle de Beltran. Il faut répondre de nouveau.
Alors, comme autrefois, Henri se résout à appeler les méde-
cins ; la procédure recommence, dirigée par deux évèques. La
conclusion fut qu'à douze ans le roi avait perdu la force à fa
suite d'un accident que connaissaient Barrientos et deux au-
tres personnes ; que de là était venu son empêchement ou
maléfice avec l'infante de Navarre ; mais que, depuis, il avait
retrouvé son aptitude perdue, et que Juana était fille véritable
du roi et de la reine (3). Ce brevet est de décembre 1464, il
vient trop tard ; Henri a déjà capitulé, il a vu Pacheco, a été
fasciné : le prétendant sera livré. Beltran renoncera à la maî-
trise de Santiago, l'infante Isabelle ne pourra être mariée
qu'avec le consentement des états. Le manifeste a porté, les
rebelles sont vainqueurs sur toute la ligne (4).
On croyait connaître Henri, on ne le connaissait pas. Le
(1) Cf. Pal., I. 404, 416. Valer.*. op. cit.. ch. LII.
(2) La Guiomar avait quitté la cour, vivait à Guadalupe avec son amant
en titre, P. Manrique. Pal., I, 436.
(3) COLMENAIIES, II, 312.
(4) Capitulations des 23 octobre et 30 novembre 1464.
— 150 —
chroniqueur Castillo qui, au milieu de tant de personnages
douteux, fait presque figure d'honnête homme, oublie son rôle
d'historiographe officiel, s'écrie : « Quel roi que celui-ci ? Il
« compte pour rien ce qui le touche dans son honneur et sa
(( renommée ! Puissant, riche, ayant carrure à faire peur aux
« gens, en pleine vigueur, — il n'a pas quarante ans — , au
(( moment où la force du corps, la colère du cœur doivent res-
c( plendir, bouillir, le voilà qui perd courage ; l'audace lui
« tombe, l'intrépidité meurt... Mais Dieu commande le cœur
« des rois! » (1). Plutôt que de se battre, Henri a abandonné
Beltran après l'avoir fait duc d'Alburquerque et couvert
d'or (2) ; il a laissé exiler Mendoza : il est seul. Quatre nobles
tiennent le royaume dans leurs mains : deux représentent la
ligue, Pacheco, Placencia ; deux le roi, Velasoo, Sayavedra.
Pour la forme on leur a adjoint un arbitre, un religieux, le
général des hiéronymites. On peut imaginer ce que pèse pour
ces vainqueurs la majesté du roi : leur premier soin est de
rédiger une constitution qui l'annule, ne lui laisse qu'un titre
vide. Alvar Gomez (3) le secrétaire trahit comme devant ; Ve-
lasco, Sayavedra suivent : celte députalion de Médina, c'est
une régence contre le roi.
Henri voit clair, trop tard, suivant son habitude. Il a cédé
partout, sur tout, pense avoir acheté la paix, et la guerre
cojnmence à peine. On le lui fit bien voir. La ligue manque
d'argent, de places foites ; alors l'archevêque Carrillo, l'ami-
ral D. Fadrique feignent de se soumettre par haine de Pacheco.
Henri les accueille à bras ouverts, leur donne Médina, la clef
(1) Cartiu.o, 111-112.
(2) Bfitran renonce h la maîtrise de Santiago « pour le bien de la paix
et (le la «onrorde ». Cf. Sitoes, l.'il.
(3) <' De si ha."* lignage qu'il ne convient pas en faire mention » (Cas-
tillo, 119). — « Sayavedra tache son noble norn par sa dtMoyauté » (ib.).
l'ultrar parle de S. comme d'un fort honnôtc chevalier, mais Pulgar écrit
p'iur J«;ihfll»' • ]p point de vue change.
— 151 —
de Caslille, Avila, Valdeuebro, Valladolid. Mais, au moment
détisif, il les attend en vain. Carrillo répond à son messager :
(( Allez dire à votre roi que j'en ai assez de lui et de ses af-
u faires el que maintenant on va voir qui est vrai roi de
« Castille ». Pacheco, bien que laïque, lui signifie la même
chose avec plus d'onction : u Nous prenons congé de Votre
(( .\ltesse. nous nous plaçons sous la sauvegarde de Notre Sau-
ce veui' et Rédempteur JésTis-Chritet, par le consentement du-
(( quel Votre Seigneurie a régné jusqu'à aujourd'hui » (1").
La ligue n'a plus de ménagements à garder : le prétendant,
les forteresses, l'argent, elle a toutes ses armes, peut avouer
franchement son but : la déposition du roi. Déjà Palencia avait
été envoyé à Rome pour pressentir le pape ; il avait accepté
cette besogne sans honte bien qu'étant à la solde d'Henri, mais
il avait trouvé Paul II peu disposé à l'écouter. Dans cette
morte-saison de guerre sainte, le roi de Castille avait réputa-
tion de conquérant, et puis il était commode, soimiis. ne don-
nait pas d'ennuis : on ne voulait pas se brouiller avec lui.
Tout ce qu'obtint le chanoine fut que le frère du roi aurait la
maîtrise de Santiago et sans payer l'annate. C'était un médio-
cre résultat ; l'ambassadeur passe son dépit sur le pape « dont
(( la plume se refuse à décrire les mœurs, pape de saturnales,
h qui organise, pour son divertissement, des courses d'ânes,
« de juifs et de courtisanes » (2). Rome fait la sourde oreille ;
c'est un échec pour la ligue. Pourtant il lui faut un appareil de
légalité, une sanction de droit, quelque chose qui satisfasse les
juristes, qui mette à l'aise les consciences. Il y avait des pré-
cédents : Scintila, roi des Goths, Ramiro, roi de Léon, furent
déposés pour tyrannie ; Alphonse le Sage, privé de l'adminis-
tration de ses royaumes ; de même don Pédre. — « Appelons
« le roi en jugement, disent les habiles, même s'il fait défaut.
(1) Cf. SiTGES, [m. — CtSTILLO, 126.
(2) Pal., I, 411, 424. 431.
— 152 -
« cela donnera plus d'autorité au procès. » A quoi d'autres
répondent : « Invoquons l'hérésie. C'est préférable. On sait les
« crimes d'Henri contre la religion, il n'a aucun signe de foi
« catholique ; le marcfiiis (Pacheco) peut en témoigner, il l'a
« induit secrètement à suivre la loi de Mahomet lui disant
« qu'il aurait plus grandes faveurs ». — « Mais la Cour ro-
« maine, objecte-t-on, n'est plus sensible à ces accusations,
« tont s'y fait par l'argent » (1). Bref, on lâche Rome, le droit
canon, pour s'en tenir aux lois du royaume qui autorisent la
déposition pour apathie, négligence, tyrannie. Le détrônement
sera un acte laïque, populaire ; un acte au grand jour, une
justic-e à la face du ciel.
C'est en juin ; dan? la plaine au pied des murs rouges
d'Avila, un échafaud est dressé, ouvert de toute part pour
que chacun puisse voir ce qui se passe : sur un trône, une
st-atue vêtue de deuil représente le roi, la couronne en tête,
le sceptre dans une main, l'épée dans l'autre. Les grands
montent sur l 'échafaud et la sentence est lue : elle rappelle
les suppliques qu'ont en vain élevées les opprimés devant
sa majesté, les crimes et délits dont Henri s'est rendu cou-
pable, la nécessité enfin où est le royaume de changer de
maître. Henri mérite de perdre la dignité royale : alors l'arche-
vêque de Tolède, comme primat de Castille, s'avance et lui
enlève la couronne. Il mérite secondement de perdre l'adminis-
tration de la justice, et Placencia lui enlève l'épée. II mérite
troisièmement de perdre le gouvernement du royaume, »M Pa-
checo lui enlève le sceptre. Il mérite quatrièmomenl rie perdre
le trône et l'établissement de roi... Alors le cérémonial cesse :
les grands trop longtemps contenus se précipitent sur le fan-
toche. Rpnnventf, Pimentel, Manrique achèvent do le dégrader,
fl) Vieille formule qu'Hita avait illustrée (eop. 493) ; » Yo vy alla en
Roma. do en la Kantidat — Que todo.s al dinero fazian l'omilidat, —
Grand onrra le fanian con grand solenidat : — TcmIos i^ l'I se oinillan
corno a la maKestat. » Cf. La diaiiràro de Machiavel, ji. ii.
— lôli —
jtuis à coups de jiied le font basculer à lerre. Le comte de
Miranda résume : u Abajo pulo ! ».
Au bas de l'écliataud, les assistants pleurent. Mais voici un
autre spectacle : le nouveau roi, âgé de onze ans, apparaît ;
les nobles lui baisent les mains, puis l'élevant sur leurs épaules
l'acclament comme seigneur naturel, les trompettes sonnent...
Castille pour le roi Alphonse ! (1).
Henri apprit la nouvelle sans se troubler. « Le peuple d'Is-
« raël, dit-il, abandonne son Dieu pour suivre l'idole des
« gentils. J'ai élevé des fils et les ai mis en grand état, et
« ils m'ont méprisé... Mais ils ne pourront tant faire que je
u ne sois le véritable original et que je ne leur tire leur men-
ti songe. J'espère en la souveraine volonté de mon Rédemp-
« teur » (2). Paroles étranges dans la bouche de cet infidèle,
formules chrétiennes qu'il avait oubliées et qu'il retrouve à
cette minute tragique : c'est comme un écho de jeunesse, une
piété qui remonte.
Le détrônement d'Avila a profondément frappé l'esprit des
Espagnols. Casfillo ne sait comment flétrir cette horrible nou-
veauté. Garibay, compilateur de chroniques au xvi* siècle,
avant de raconter « le terrible acte », prévient le lecteur : a C'est
« un chapitre extraordinaire ». Le jésuite Mariana, pourtant
fort indulgent pour le tyrannicide, écrit : (( La seule pensée de
« cet attentat énorme, qui couvre notre nation d'une honte
« dont elle ne pourra jamais se laver, me fait frémir d'horreur
« et je souhaiterais que ce crime exécrable fut enseveli dans un
fi) Cf. Castlllo, Cap. LXXIV. — Palencia, I. 4oo. — Valera, Cap.
XXVIII. Il y a quelques variantes touchant les nobles qui participèrent
à la dégradation. Dans Castillo, Pache«o n'intervient pas.
(2) C.\STiLLO, Cap. LXXV. — Alphonse le Sage, dans une occasion sem-
blable, avait pris un parti plus radical : passer aux mores. « Si mes fils
sont mes ennemis, écrivait-il, il n'y aura aucun mal à ce que je prenne
mes ennemis pour fils, ennemis selon la loi mais non d'après la volonté,
tel que l'est le bon roi Abeni-Yusaf. » Cf. Ticknor. I, 37.
— 154 —
(( éternel oubli » (1). Les tiiéologiens preimeiit la parole :
l'évêque de Calahorra, Meiidoza, démontre à la noblesse qu'elle
n'a pas le pouvoir de s'opposer à la volonté divine en privant
de sa dignité celui qui règne par droit de succession ; l'évêque
de Coria, fils de juifs, écrit un livre contre ceux qui croient
que sans l'autorité du souverain pontife il est possible, lé^al
de déposer et créer les rois (2) : comme dans le monde il ne
peut y avoir deux soleils, ainsi, dit-on, il ne peut y avoir
deux chefs qui le gouvernent. De nos jours, la polémique dui'e
encore : Marina, Balaguer soutiennent que la déposition n'était
pas contraire aux coutumes de Castille, mais le peuple était-il
à Avila ? Les grands, à eux seuls, représentaient-ils le <'orps
do la nation ? Question de catalogue royal. Marina est d'avis
qu'Alphonse doit figurer au nombre des rois d'Espagne ; à
quoi Sitges répond fort justement qu'Henri ne perdit jamais
le titre de roi, puisqu'il n'eut pas besoin de faire reconnaître
son droit pour régner de nouveau (3).
Ne voir dans l'acte d'Avila qu'une matière à discussions sur
le droit des peuples de déposer l'oint du Seigneur, c'est le
ravaler, en faire un paragraphe de manuel juridique ou théo-
logique. Pour moi, il a une valeur plus haute. J'y vois, mieux
que dans tout autre fait-divers de chronique, l'état d'âme
de l'Espagne à la fin du moyen âge, son trouble, ses scrupules,
et aussi sa passion dominante. Le? nobles n'ayant pas le droit
pour eux cherchent le simulacre du droit ; n'ayant point le
roi, ils prennent le simulacre du roi. Une justice directe leur
«'tant interdite, ils vont par une voie détournée, usent d'artifice
et, pour le couvrir, font appel au peuple. De là cette cérémonie
étrange, inventée par deux hommes, l'un procédurier et laïque,
(1) Cafiibay, p. 1102. — Maiuana, Liv. XXIII. Cf. Fscivîhs ap. Sitges,
)) 3'J4 : « foclio muy iPirible ».
rS) PuLCAit, CrÔTiira, p. 3, ot Claros Varones (portrait de l'évêque de
Coria).
^3) Maiua.na, if, nS" .■sqqiio, SlTOFS, i'i'i.
— 155 -
l'autre mage et arclievèque. Dans l'acte d'Avila, deux choses
apparaissent : le théâtre, la magie.
Avant même d'avoir un drame, l'Espagnol a vécu de théâtre.
l'our lui les conceptions, les idées n'ont de valeur qu'autant
qu'elles revêtent une forme tangible. Quand Calderon fera
mouvoir sur la scène des abstractions, dialoguer le libre
ai'bitre et le déterminisme, il applaudira, car l'idée est là,
devant lui, en chair et en os. La représentation immédiate,
la plus émouvante possible, voilà ce qui le satisfait : une figure
de la Vierge avec des larmes, sept épées lui transperçant le
cœur (1), im Christ comme celui de Burgos, des statues de
Pasos comme celles de Valladolid. « Avant d'avoir adopté le
« système classique, disait A. Duran, notre théâtre était tout
« à la fois notre Bible, notre Odyssée, notre Iliade » et il
déplorait la corruption du génie espagnol par l'invasion étran-
gère. Or, dès le xv* siècle, avant l'apparition de tout drame
régulier, je découvre chez ce peuple un sens profond du théâ-
tre, le besoin d'une émotion directe, visuelle. Les satisfac-
f actions d'intelligence ne sont en somme que de second ordre
pour lui ; il se préoccupe peu du raisonnable, de l'enchaîne-
ment, de la clarté. Ce qu'il veut avant tout, c'est l'intensité (2) :
il ac<;eptera fort bien le manque presque absolu de caractères
dans Calderon, car il y trouvera le mouvement. Ainsi à Avila :
il ne sait trop si cette noblesse agit selon la justice, mais la
scène est prête ; pour décor les tours de la ville ; au milieu
un personnage habillé en roi, les acteurs surviennent un à un,
jouent leur rôle — le comte de Miranda celui de gracioso ;
— le cérémonial se développe jusqu'à la catastrophe finale.
Le peuple y est si bien pris qu'il pleure, mais on sait varier ses
(1) Voyez la r, Yirgen de los Cuchillos » de Juan de Juni à Valladolid
(S. M. de las Angustia?).
(2) C'est pourquoi les visions de Quevedo, ses fantasmagories ont eu
tant de succès.
— 156 —
émotions : le nouveau roi paraît et le drame se termine au
milieu des fanfares.
Il ne suffit pas de toucher le peuple, il faut toucher le roi.
Alors intervient l'archevêque de Tolède, Alonso Carrillo. Pul-
gar nous a laissé son portrait. C'est le plus riche seigneur
ecclésiastique, le grand prêtre d'Espagne (l). Sa formation
mérite d'être connue. Il est portugais d'origine, avec peut-être
du sang allemand (2) et une part de sang juif, si l'on en croit
le Tizon de Espaiïa (3). De haute taille, de bonne mine, il est
grand travailleur d^ns les choses de la guerre, vit entouré
de gens d'armes ; on que l'on se batte, il accourt, donne de sa
personne ; il n'a même plus les scrupules de cet évêque de
Beauvais, Philippe de Dreux, qui assommait ses adversaires
ovec une masse pour rester fidèle à la loi canonique qui défend
aux prêtres de se secvir de l'épée (4). Ce belliqueux mène
grand train : sa maison est splendide, abondamment pourvue
de nourritures de diverses sortes ; il entretient des poètes, des
hommes de lettres. L'un d'eux, Pedro Guillem de Segovia a
laissé un nom ; pour son Mécène, il compose un traité de la
gaie science, paie son écot en louanges hyperboliques (5).
Un autre hii dédie un recueil de réflexions, où les soucis de
la mode voisinent avec les considérations sur les oblations et
le jeûne (6). l/atrhevêque a une lable et une cour, il est
Cl) 80.000 ducats de rente annuelle, soit 6 millions. Cf. Mariéjol. L'Es-
pagne sous Ferdinand et Isabelle, Quantin, s. d., p. 263.
(2) « En Castille vinrent deux chevaliers allemands qui étaient frèrea
et comme à ce moment nn appelait les frères Carillos (jou^s). ainsi disent
les paysans, on les appelait Carillos. » Pii-zman, Cap. XXI.
(3) « 1^8 Carrillos descendent d'un ronfeso et on trouve parmi leurs
ancêtres un chantre de lYglise de Cuenca, villano. et sa maîtresse, »
Pulgar dit au cr>ntrairc que Carrillo (^tait de sang pur.
''4) LiCMAiiiE, l.r Concile de Lut i an, Hachette, 1908, ]>. 112.
(^i) .\que^te es espejo de toda Castilla, — Tinihre del mnndo, i)rimado
de Espafta, — Aqtieste merece la sylla romana.
(fi) \lf. fie Tolexlo ap. Los Rios, VII, I73-17K.
— ITjT —
mondain et incontinent, mais en cela il n'est pas original.
1/inoonlinence du clergé est ordinaire au xv* siècle. Sous
Henri IV, l'archevêque de Compostelle enlève une jeune fille
le jour de son mariage et la viole ; le peuple assiège son palais,
le met à sac (1). Par les chemins, on rencontre de bizarres
religieux, clercs à moitié laïques, dits clercs tonsurés, a cle-
u rigos de corona », appartenant aux ordres mineurs et qui
se distinguoni par le scandale de leur vie : à ceux-là, il fallut
défendre d'èlre « publics nifGans et de vivre des femmes pu-
« bliques » (2). Tous ces gens observent à la lettre les tradi-
tions des clunisiens de San Baudilio del Pinar (près Ségovie)
el des moines de Palencia. Ce sont de vrais pères de famille :
quand leurs fils se marient, ils invitent à la noce (3). S'ils
meurent intestats, leur progéniture hérite : c'est un droit re-
connu. — Carrillo ne diffère pas des autres. Louis XI pour le
payer a marié sou fils, le sacrilège au nom classique, Troïlo
Carrillo.
(1) MAUl.4^A, Liv. XXII. Les couvents de nonnes n'abritent pas beaucoup
plus de vertus. Henri met à la tête de l'abbaye de S. Pedro de las Dueùaa
(près Tolède) D. Catalina de Sandoval qui continue « les errements dis-
solus » qu'elle avait dans le monde. « Cette dame... recherchait si libre-
ment le commerce des hommes que le roi ayant tenté (bien qu'inutilement
à cause de son infirmité) d'en faire sa concubine, et elle étant éperdument
énamourée d'un jeune homme de grands talents nommé A. de Cordoba,
elle arriva à le prier avec telle ardeur de répondre à son envie que le
roi, inutile rival, fortement irrité, fit décapiter son compétiteur sur la
place de Médina. » (P-*l., I, 307). Cf. les charmants vers de Hita sur les
nonnes (cop. 1257).
(2) Cf. Mariéjol, op. cit., 266. — Le moine vagabond dans la Danse
de la Mort, ap. Los Rios, VII, 137. A la même époque, Louis XI reproche
à son clergé « ses grosses et grasses ribaudes ».
(3) Cf. Los Rios, VII, 128. — Copias del Provincial (Revue Hispanique,
1898). « A ti, frayle mal cristiano... » — Hita, II, 147, 277 : cantiga des
clercs de Talavera. A Palencia. le sous-prieor et les religieux vivaient
publiquement en concubinage. Comp. Prim. Cr. Gen., § 550, et Altamira,
II, 189.
- 158 —
Guerrier, libéral, incontinent, que reste-t-il pour le prêtre ?
De la religion chez lui on en trouve, mais le minimum : (( il
« priait bien ses heures, observait scrupuleusement les céré-
« monies que l'Eglise ordonne d'observer » ; c'est tout l'éloge
de Pulgar. Sans doute, il saura défendi'e l'orthodoxie : à la
jante d'Alcala, il fera condamner Pedro de Osma, maître de
théologie à l'Université de Salamanque qui attaquait les indul-
gences et soutenait que les prélats ne peuvent absoudre des
peines du purgatoire (1). Mais ceci n'est qu'un à-côté : le
dogme, la religioQ ne sont qu'un vêtement de - profession ;
il voit plus loin, rumine sans cesse de nouvelles entreprises,
inquiet, actif et irrésolu, passant d'un parti à l'autre, un
énervé sans repos. Sa vraie vie est ailleurs ; il a une passion
secrète, pour laquelle il dépense sans compter, s'endette et
meurt en définitive misérable : il cherche la pierre philoso-
jihale, s'adonne à la magie, à l'astrologie, aux sciences mau-
dites (2).
En ce sens, Carrillo est le représentant de toute une classe
noble en Espagne. Il faut rechercher ses ancêtres. Alphonse
le Sage avait été astrologue et mage : les juifs, les mores ses
familiers, lui avaient tran?.mis l'art des chaldéens, des perses ;
j>ar lui le savoir hermétique de l'Orient avait pénétré, s'était
répandu en Espagne (3). Au xiv* siècle, Aniaud de Villeneuve
donne à ce savoir un aspect quasi-scientifique ; on trouve chez
lui une classification des superstitions, la médecine s'y conta-
(1) Pf.layo, Heterod, I, 548-563.
(2) En Italie (1468). on condamnp un prionr <]e VOt(\tc i]ps Servîtes qni
tenait un luyianar flV!;j)rit.<! et offrait aux dénions des sacrifices en forme :
<i cives bononienses coïre faciehat cum dœmonjbus in specie puellarum »
(RuRr.KAnriT, op. cit., II, 318).
(■\) Cf. Mattiv, La Magie et l'Axtroloç/ie, Didier. 1804, qui rcaume l'évo-
lution de la magie an moyen Akc. L'astroloRie jouait déjà un rôle dans
l'hérésie de Priscillien. Cela résulte de la confession de foi prononcéo
par le synode de Tolf-de en 'lil «"TlrMMEn, Hint de l'Eiiliar. Cnlin, 1904,
I 218).
- l.v.) —
iiiiiie définilivement de magie. Les armées depuis le Cid ne
marchent pas sans astrologues ; un chevalier, au cours d'une
guerre civile, écrit à son seigneur : « Je pars, mais les astro-
(( logues m'annoncent, et je les crois, que ji' succomberai
« dans cette expédition » : en effet, on l'assassine et dans une
église (l"». Il y a, à cette époque, comme une revanche des
anciens dieux. Israël appelait les dieux étrangers démons, les
chrétiens firent de même : tout un peuple invisible, un cortège
de divinités déchues, s'inleiposent entre le Créateur et la
créatnre. comme aux Ifcaux temps de l'alexandrinisme ; ils
pouvaient beaucoup, ces anges à la fois engendrables et corrup-
tibles : on les craignait, on les sollicitait. Cet état d'esprit
apparaît chez Hita et cela est naturel : il est tout l'esprit
de son siècle. Après avoir déclaré qu'il ne sait ni astrologie,
ni astralabio, pas plus que le bœuf qui dirige le troupeau, il
ajoute : la science des astrologues n'est pas douteuse. On le
sent soulevé de <uriosité. l'inconnu l'attire et il faut tout
le poids de la tradition catholique pour le ramener en arrière :
« Dieu qui créa la nature et l'accident peut démentir les de-
vins » (2V Le recueil de moralités, la plupart orientales, que
T>. Juan Manuel intitula «Le Comte Lucanor » atteste l'in-
fluence des sciences occultes : on y voit un roi berné par un
charlatan qui lui apprend à faire de l'or, un pauvre qui se
donne au diable pour contraindre la fortune (3). Sous Jean II,
les nobles ne sont pas rares qui sacrifient à la magie : le bon
connétable d'Avalos se plaît fort à écouter les astrologues ;
de même le maître de Santiago. Suarez de Figueroa. Le père
(1) Pelayo, op cit., I, 590, et le passage cité sur les sorts. Puibcsque,
Préface au Comte Lucanor, Amyot. 1S.S4, p. 41-42.
(2) Cop. 140. loO. loi. — Même attitude vis-à-vis de l'astrologie chez
les Français du xvi® siècle, par exemple le savant Duchâtel à la cour de
François I*^"". / — Comp. Calheron, La vida es sueno, vers .")13 sqque. —
LopE DE Vega. La Dorotea.
l'ai Exemples XX et XLV.
— 160 —
de Viana, Juan d'Aragon, a auprès de lui un astrologue juif
Bibago et le bachelier Alfonso de la Torre, qui composa pour
l'éducation de Viana la Vision Délectable de Sapience, explique
à son élève la double nature des anges, les diverses formes de
divination, les licites et les illicites (1). Mais le vrai maître de
Carrillo, le mage en titre du xv* siècle, est sans conteste Enri-
que de Villena (2). Guzman nous l'a présenté : petit et gras,
le visage rouge et blanc, mal marié, malchanceux, travaillé
par la goutte, il abandonne la chevalerie, bien que de noblesse
quasi royale et se relire dans ses terres. Mais il sait beaucoup
plus dans le ciel qu'ici-bas ; ses affaires vont mal, sa maison
à vau-l'eau ; « il est en fort petite réputation et pauvre res-
« pect des gentilshommes ». Il ne s'en soucie point, vit dans
une autre sphère avec les esprits, converse avec eux, tâche
à surprendre les secrets de nature. Sa bibliothèque est un bi-
zarre assemblage : presque point de contemporains ; il remonte
aux anciens ; son érudition est latine, grecque, arabe, hébraï-
que, surtout hermétique. Il étudie sans doute la poésie, « l'arte
« de trobar », mais son goût véritable le porte vers d'autres
sujets : le traité de la lèpre, de la coupe des viandes et, plus
encore, la fascinologie (3). Il délaisse « les sciences notables et
« catholiques » pour interpréter les songes, les éternuements ;
il explique comment les femmes à de certains moments ternis-
sent les miroirs, comment l'émeraude au doigt d'un fasciné
pâlit, pourquoi le mauvais œil agit aussi bien sur les arbres,
les pierres que sur les humains. Chez lui, la nature parle un
(\) Guzman, Cap 5 et 16. — Graetz, IV, 373 sqque. — Vision Délectable.
Cap. XVII.
(2) Cf. sa vie dans Guzman, op cit. — D. Cotahelo y Moni, D. Enrique
de Villena, Madrid, 1896. — Pelayo, Het., I, 608.
(3) Sur le mauvais œil, cf. un passage du Talmud cité par Borrow,
Gypsies in Spain, Dent éd., p. 83 sqque. — Sur sa persistance en Espn-
f-'ne, Ford, (ialherimi from Spain, Dent éd., p. 78. — G^rrep, La Mi/s-
ti(^ue, Poussielgue, 181)4, t. III, p. 2l'>2.
— 161 —
nouveau langage : on le tient poui- sorcier : à Escalona, il fait
un jour paraître un fantôme dont la bouche lance des flammes
et qui disserte cependant sur les mérites comparés d'Hector
et d'Achille. Une autre fois, le diable invoqué par lui sert à
table Suero de Qiiinones le vaillant. On dit enfin qu'il s'est fait
tailler en morceaux, enfermer dans une fiole {)oui' être immor-
tel : la fable du diable boiteux. Quand il meurt, Jean II
ordonne de brûler sa bibliothèque ; Barrienlos qui en est chargé
met à part quelques livres et compose lui-même trois traités,
mais orthodoxes, sur les arts démoniaques (1). I.e mage mort,
sa réputation grandit : avoir détruit sa science est un crime,
mais on le venge en forgeant sa légende. Les poètes, Juan de
Mena par exemple, l'appellent « père illustre, douce fontaine » ;
les vingt Sages de Cordoue s'adress«nt à lui comme « à la
(' bibliothèque de science inconnue des rois de la terre » (2).
Quel autre que lui aurait pu se rendre invisible par l'herbe
andromène, faire rougir le soleil avec l'héliotrope, deviner
l'avenir avec la chélonite ?
Je ne veux pas descendre plus avant dans cet abîme de diva-
gations, mais un fait me semble établi : l'Orient et la magie
ont envahi l'Espagne (3), l'ont peuplée de démiurges, de mau-
vais anges, ont redonné une voix aux arbres, aux plantes, aux
rochers ; la foi s'émeut, l'ennemi est proche. Il y a, dans Lucas
de Tuy, ime anecdote qui montre combien l'orthodoxie espa-
gnole était fragile, même au beau temps de la reconquête.
Dans une église du Léon, une femme avait placé un cierge sur
(1) Crônica Juan IL anno 1434, Pelato, op. cit., 611. — Cotarelo, Ho.
(2) D'après Pelayo iloc. cit.) l'auteur de la lettre serait un des alchi-
mistes de la suite de Carrillo. On retrouve dans la légende de Villena
la fable de l'homme qui a perdu son ombré. Cf. Pcymaigre, Cour litté-
rairi'. II. p. 184.
(3) Dan? l'histoire de cette invasion, il faut, à côté du juif, faire une
place au bohémien. Chez celui-ci, l'influence mazdéenne est particulière-
ment sensible. V. Chapitre vni.
6
— 162 —
l'autel de Notre-Dame. Un prêtre qui passait emporta le
cierge. La nuit suivante, la Vierge apparut à cette femme et
lui jetant de la cire brûlante dans les yeux : a Reçois ici ta
« récompense : après que tu as été partie, un prêtre a enlevé
« le cierge. Il est juste que tu sois punie, puisque, par ta né-
« gligence, je n'ai joui que pour un moment de la lumière ».
On cessa depuis les offrandes et il fallut, pour rendre la foi
à ce peuple, deux miracles authentiques (1). Ceci date du
xm* siècle : le more, le juif ont travaillé depuis. L'Espagne
verse insensiblement dans l'hérésie, tout d'abord une hérésie
de petites pratiques qui sentent le paganisme, puis une hérésie
plus profonde qui touche au dogme. La croyance h la prédes-
tination, revêtue d'une forme orientale, apparaît sous D. Pè-
dre : un vassal, au moment d'être décapité, s'écrie : « On ne
« peut vaincre sa destinée » (2). Sous Jean II. le libre arbitre
catholique est nié, le fatalisme arabe affirmé par un poète de
cour très au fait des discussions théologiques (3). C'est l'inté-
rêt passionnant des époques semblables à celle-ci, de rencontrer
tant d'idées qui se heurtent, tant de périls qui menacent le fond
même de la race, tant de ferments de corruption. L'Espagne
est atteinte à la source : on peut se demander si elle ne suc-
combera pas.
Raimond Lulle avait classé la magie parmi les sciences
mixtes, c'est-à-dire qui ne sont ni inspirées comme la théo-
logie, ni inventées comme la philosophie (4). Carrillo, en
l'élndiant, croit faire œuvre de science : à Tolède, il la
(i) Cf. H. Ch. Lea, Histoire de l'Inquisition, Irad. fr., Paris, 1001, II,
216-221 pour les efforts de la papauté contre l'idolâtrie au commence-
ment du xvo .siècle.
(2) Cf. .\ïAi.A, p. 82, anno 1383.
f3) Uakna, .'149, On sait combien la que^stion préoccupe Calderon. Cf. ce
que dit Cipriano au diable, au moment du pacte (Magico prodigioso,
II» Jornada). El ce fatalisme se retrouvera tel quoi dans le roman pica-
rf'flciup, Lazarille de Tonnes par exemple. La misère y prédisposait.
f4) Pei.ayo. Hist. id. est.. II. p. 180.
— 163 —
voit vivante, toujours en honneur ; c'est là le royaume
même des mages. Tolède, la ville la plus savante, « si élevée
(( qu'elle menace le ciel, Tolède qui grâce à sa sagesse aspire
(( à percer les étoiles » (1). Comme Villena, comme Fonseca
l'archevêque qui, lui aussi, vit de présages (2), Carrillo subit
l'enchantement, «apprend les diables». Mais il n'est pas
homme à se contenter de l'art, de la spéculation ; la himée
ne le satisfait pas. il n'a point l'étoffe d'un mage désintéressé.
Sans doute, être l'oncle de Pacheco lui a été profitable : depuis
bientôt vingt ans, il est le premier prince mitre d'Espagne, mais
son titre, sa richesse ne lui suffisent plus. Il a vu Luna à l'œu-
vre, a médité son exemple ; asservir un roi, l'entourer de sorti-
lèges est une méthode de domination incomplète, maladroite :
l'échafaud est au bout. Mais le vouer à la mort, l'abattre en
effigie avec l'assurance qu'il sera abattu en sa personne mor-
telle, diriger le destin avec le concours des puissances mys-
térieuses, quelle plus sûre et plus grande entreprise ! Peut-
être Carrillo signa-t-il de son sang un pacte avec le diable ;
peut-être, comme le Cipriano de Calderon, fît-il don de son
âme au magicien prodigieux. Ce que je sais, c'est qii'à Avila
il n'officia pas au nom du Christ, mais au nom d'Aêshma (3) :
ainsi que la magicienne antique, il i>erça au cœur la statue
de cire.
Ne nous étonnons pas : l'Espagne est le pays des images
merveilleuses. Lorsque le héros Fernan Gonzalez fut fait pri-
sonnier par le roi de Navarre, ses soldats taillèrent dans la
pierre une statue de leur chef, la mirent au milieu d'eux,
(1) Chacun, op. cit., 221. — Cf. Côrres. op. cit., I, 139.
(2) Pal., I, 278, 377. — Rabbi Arragel dit que, de son temps, il y avait
des gens qui dormaient sur les tombeaux et affirmaient avoir commerce
avec les âmes des mort5. D'autres tiraient présages du chant du coq, de
la rencontre de certains animaux. Cf. Altamira, II, 298.
(3) L'Aêshma persan qui est passé dans la démonologie occidentale :
Asmodée. Cf. Henry, op. cit., p. 72. — Franck, op. cit., p. 289. — Sur le
diable, auteur de la destruction d'Espagne, cf. Prim. Cr. Gen., § o-oi.
~ 164 —
jurèrent de ne point reculer tant qu'elle-même ne reculerait pas.
Ainsi, guidés par cette première statue du commandeur, ils mar-
chèrent à la victoire. Pour l'Espagnol, l'effigie, le cadavre, le
double ont les vertus de l'homme vivant. Le cadavre du Cid
gagne des batailles ; sous D. Pèdre, le corps du duc d'Albur-
querque est porté à la tête de son armée ; c'est lui que l'on
consulte au moment de l'action. Quand régnera Isabelle, on
verra encore Gonzalez combattre sous les murs de Belgrade (1).
Ces prodiges expliquent l'acte d'Avila : ce n'est point la statue
du roi, c'est le roi lui-mêmç qui est foulé aux pieds.
Et l'on sait bien qu'il ne peut se défendre, détruire le malé-
fice, opposer sortilège à sortilège : en cela encore, il n'est point
de son temps. Les marranes, les juifs qui l'escortent sont les
mêmes que ceux dont parle le poète de Silos, Berceo : ils con-
naissent enchantements, cercles et artifices ; Belzebuth les guide
en tous leurs offices (2). A leur contact, Henri s'est déchristia-
nisé mais il ne s'est point fait le dévot du prince des ténèbres,
ne croit pas aux présages, aux divinations. Pourtant, depuis
qu'il règne, les signes se sont multipliés, annonciateurs de dé-
sastres. Des enfants, des personnes de bonne vie ont vu des
hommes armés combattre dans le ciel. A Ségovie, une nuit,
les capitaines et camériers entendent des hurlements, des gé-
missements lugubres ; d'horribles fantômes apparaissent ; puis,
tout à coup, un grand cri, un fracas terrible ; quand vient le
jour, on voit une crevasse qui traverse le palais de part en
pari et descend dans les abîmes. Un autre jour, ce sont les
lions du roi qui se battent ; le plus grand, le plus fort, est dé-
voré. En 1404, Henri étant à Séville, un coup de vent garbin
détrnil une partie de l'Alcazar, le jardin des orangers ; les
oouj)ol<.'s dos tours sont rasées comme par une épée, les sépul-
cres découverts, et tout cela en moins de temps qu'il n'en
(i) MÉKiMÉK, op. cit., p. I.y». — Prim. Cr. Gen., § 712 (Gonzaloz),
9.% rcifi).
fi) Miradcn dr la VicT(je, cop. 722.
¥
— 165 —
faut pour ouvrir et fermer trois fois les yeux. Mais le roi ne se
trouble pas et, pour rassuier le peuple, lui envoie quelque bon
religieux qui explique qri'en tout cela la main de la divinité
n'a que faire, qu'il ne faut y voir qu'un caprice de la na-
ture (1).
I^ complaisance avec laquelle Palencia enregistre ou in-
vente les faits-divers de cet ordre, indique assez qu'on en fai-
sait une arme de guerre (2). Le mauvais prince attire sur le
royaume les calamités du ciel ; Ahriman et ses démons sont
déchaînés ; il n'y a qu'une voie de salut, que Dieu même en-
seigne à ses fidèles : sacrifier le plus grand des lions, le roi (3),
Le peuple écoute et croit. Ajoutez qu'à ce moment il souffre :
le pain manque à Séville ; les corrégidors qu'on y envoie vo-
lent au lieu d'administrer. Alors il accueille le nouveau prince,
le jeune, l'innocent, celui qui apaisera la colère des dieux.
(1) Castillo, 94. Palencia, I, 278, 293, 321, 389. V. le jeu des prodiges
à la fin du règne. Pal., III, 40 : deux loups pénètrent en plein jour dans
Séville, l'un entre dans une église, bave sur la chasuble du célébrant...
(2) Et il n'est pas difficile sur le choix : « Une petite fille naît avec
le signe de la virilité au bout de la langue, les lèvres couvertes de poils
et toutes ses dents. » I, 393.
(3) En Italie également, on attachait une vertu aux faits et gestes des
animaux de la ville. Cf. Burckardt, op. cit., II, 11-12.
CHAPITRE V
Le Favori et le Peuple
Ceux qui devraient être têtes
rampent sur le sol.
Ceux qui devraient être pieds
commandent.
Le monde n'a ni pieds ni tète.
L. Gracian.
CHAPITRE V
Le front bas, les joues pleines, la bouche molle, un double
menton précoce ; figure d'enfant noyée dans la graisse : tel se
présente à nous, dans le chœur de Miraflores, à deux pas de
ses parents, le prétendant de Castille. Emprisonné dans son
costume d'apparat, son lourd chaperon sur l'épaule, entouré
de marmots jouant au milieu des feuillages et sous la protec-
tion d'un minuscule Saint Georges, il n'a point mine guer-
rière, le drapeau des rebelles. Je songe en le regardant à son
frère italien, si vif et svelte, tout nerf, tout feu, celui dont le
père est Yerrochio ou Donatello, et je plains ce roitelet man-
qué, au sang mauvais, né d'un père usé, dont la mère est
folle, qui, jusqu'à onze ans, a vécu reclus dans un château-fort
et que sa belle-sœur, la jolie femme brune, a cherché à em-
poisonner.
Tel est celui que les nobles ont hissé sur l'échafaud d'Avila.
Il passe pour avoir un caractère facile et répétera docilement
sa leçon. Pour commencer, on lui fait annoncer aux grands
« qu'Henri a livré au traître Beltran de la Cueva la reine
(( Juana. appelée sa femme, afin qu'il usât d'elle à sa volonté ;
« que sa fille Juana est bâtarde ». Vieille histoire, mais que
l'enfant peut enjoliver de détails inédits : il a été témoin de
l'adultère, alors qu'on le croyait endormi (1).
Chaque jour, le roi détrôné apprend une défection : après
(1) Pal., I, 422, II, 113. Sitges, 1o6.
- 170 —
Séville et Tolède, Burgos, Cordoue. Il dit simplement : « Nu
« je suis sorti du ventre de ma mère et nu la terre m'attend ».
C'est la formule du renoncement espagnol, que Philippe II
emploiera avec quelques variantes catholiques après la destruc-
tion de l'Armada, et Philippe TV après le désastre des Flan-
dres. L'idée de combattre ne lui vient pas un instant. Entre
cette épave royale et cet enfant qui ânonne, Pacheco est maî-
tre. Il sait fort bien à quoi s'en tenir sur les forces des re-
belles. A Simancas, les chevaliers fidèles à Henri se sont mo-
qués de cette poussière d'armée qu'on leur opposait ; ils ont
construit un mannequin figurant le mage-archevêque et l'ont
brûlé sur les murailles, chantant un refrain à la honte de don
Orpas le traître — celui qui ouvrit l'Espagne aux mores — , et
à la gloire de Simancas qu'anoblirent sept jeunes filles (1).
C'est la contre-partie d'Avila, l'Auto tourné en comédie.
Carrillo en fait les frais, mais Pacheco tire la conclusion.
(' Licenciez votre armée, dit-il à son ancien maître, je vous
(( ramènerai tous ces nobles et prélats à l'obéissance ; ils ,en-
« lèveront à votre frère le titre de roi. » Henri licencie ses
troupes, très supérieures en nombre, la trêve est signée ; les
seigneurs, comme il est naturel, largement payés (2).
Don Juan Pacheco, marquis de Villena, bientôt maître de
Santiago, nouveau roi sans couronne ! C'est maintenant qu'il
faut l'admirer : le favori est au zénith. Depuis le manifeste de
Burgos, il s'est fait un mas(jue de dévot, visite les sanc-
tuaires, les églises, s'agenouille en pénitent, bat sa coulpe,
communie : on admire la ferveur de ce Tartufe (3). Ce n'est
(1) Esto es Simancas — Don Orpas traidor... Castillo, 137. — Cf. Mariana,
L. XXIII ot son opinion sur celle réparation. — « Sept donzellcs de
Simanca» se coupèrent les mains et ensanglantèrent le visage pour que
leur infirmité et laideur les missent à l'abri du viol et de la captivité
dfK mores. » Vaugas, op- cit., 15.
(2) Castillo, 144. C'est la curée des villes.
C3) Comp. Olivarès, Chapitre II.
— 171 -
pas lui qui oserait dire que « l'homme meurt comme la bête ».
Quelle distance de lui à ce demi-more détrôné ! Pour s'assurer
de Carrillo ijui lui est indispensable, parce qu'encore riche,
il joue le malade, appelle son notaire, confie par testament sa
femme, ses enfants, sa famille, ses biens à son digne oncle
l'archevêque. L'autre s'attendrit... et la scène recommence
lorsque Carrillo est de mauvaise humeur.
Quant au roitelet, il le confie à sa femme, une maîtresse-
femme qu'il a élevée à son école, qui l'admire en tout. A côté,
des serviteurs dévoués, dont la moralité n'est peut-être pas
exemplaire, mais qui sont précepteurs de tout repos, comme
ce Pedro de Hontiveros. phénomène de la nature, aux pieds
tordus, marchant sur les chevilles, traînant ses éperons, mais
qui mène tout, avec sa grosse voix, dans la maison (1).
Restent les grands. Il les travaille un à un, « laboure dans
« le particulier avec chacun d'eux », promet, donne, et des
deux mains, une au nom d'Henri, ime au nom d'Alfonso. C'est
une situation profitable et que certains envient. On voit un
jour arriver à Cigales, monté sur un âne, un petit homme
habillé en religieux, le cou de travers, le regard aussi. Ce pè-
lerin n'est autre que le noble comte de Haro, le fondateur du
couvent de Médina de Pomar, le descendant d'une dynastie de
grands camériers de Castille devenu ascète. Le trouble du
royaume est parvenu jusqu'à lui et il se propose comme ar-
bitre : il arrangera tout, les affaires du roi, celles du prince —
c'est ainsi qu'il appelle Alfonso. — Pour prix de ses services,
il ne demande que deux villes. Le bon apôtre, « l'homme
(( de réalités » n'avait pas la manière : on le renvoya et Henri
lui-même ne put s'empêcher de sourire : « Cet excellent comte,
« c'est le chien du forgeron qui dort quand le marteau résonne
« et, (juand le bruit diminue, s'éveille. E s'est tenu coi dans son
(1) Hontiveros meurt assassiné, « bien qu'il assurât que les rois mêmes
n'oseraient entreprendre contre lui ». Pal., Il, 19, 125.
— 172 —
« couvent pendant la guerre. Arrive la trêve, il accourt le
{( premier quémander » (1).
Il y avait d'autres pêcheurs en eau trouble et d'une espèce
plus dangereuse : le comte de Foix par exemple qui, profitant
de la trêve, essaie de se garnir les mains, envahit la Castille ;
l'évêque de Pampehme, ami puis ennemi dudit comte de
Foix, qui, ayant trahi, fut poignardé (2). Mais, laïques ou
clercs, aucun n'a l'envergure du marquis de Villena. Tout
myope qu'il est, l'almirante D. Fadrique voit clair dans son
jeu : « Ce bon marquis, dit-il, cherche à maintenir les deux
« frères dans le cercle des grands du royaume... Un pied posé
« sur l'épaule de chacun des rois, il nous arrose tous ». C'est
dans cette attitude, digne de Gulliver, que Pacheco a le droit
de passer à la postérité. L'homme sec, peau et os, au nez
cassé, à la bouche de bègue, qui dans son armure trop ciselée
prie devant l'autel du Parral, ce n'est pas le maître de San-
tiago, c'est son double pour le monde. Le vrai, c'est celui que
nous montre l'amiral ou encore celui que portraiture Pulgar :
« homme qui ne force pas le temps, sait attendre, ne pense pas
« à la vengeance, mais tient l'adversaire dans la crainte ».
T>e seul, parmi les seigneurs espagnolls, qui ait une senteur de
machiavélisme (3).
Voyant plus haut que les rois, il est naturel qu'il songe à
fonder une dynastie, et voici la combinaison, non indigne d'un
cerveau florentin, qu'il soumet à son ancien maître : il livrera
le prétendant, Henri sera le roi incontesté, mais en récompense
Isabelle — la future Isabelle la Catholique — épousera le frère
de Pacheco, don Pedro Giron. Celui-ci est un parti fort présen-
tablf : il a été fait, sous Jean II, maître de Calalrava, est riche
('\ piryfiif (I(> la guerre civile pour pp lailliM' un royaume fi lui
(i) Pai,., I, 492. — Pulgar, Cl. Varones.
'2) Cantillo fit avorter le projet d'invasion. Cf. Crônica, 148, ol notam-
ment l'ajïrénble diBcoiirs qu'il adresse h l'évêque qui parlait mal du roi.
(3) Pal., Il, 34. Phlcar, op. cit.
— 173 —
en Andalousie. L'idée est grande et belle : Giron se fait fort
avec trois mille hommes d'annuler l'oncle Carrillo et Pacheco
règne sous le nom de son frère. Luna lui-même est dépassé (1).
Mais ils comptent sans la victime et sans son entourage. Isabelle
l>rie et jf'ùno jour et nuit, demandant à Dieu « de la tuer ou de
« tuer Giron avant le jour du mariage ». Sa donzelle la Boba-
dilla jure solennellement qu'elle poignardera le maître « s'il
a veut embrasser Isabelle ou faire une de ces démonstrations
« habituelles aux hommes, lorsqu'ils viennent épouser celle qui
'( leur est promise ». Cependant le fiancé, chargé de pierres
précieuses, brocarts, dentelles pour sa jeune princesse, a quitté
Almagro, approche de Madrid où la noce doit avoir lieu... mais
à Yillarrubia. au nord du champ de Galatrava, il tombe ma-
lade d'un abcès à la gorge ; au bout de quatre jours meurt
« sans que les médecins puissent découvrir la cause de son
« mal ». Il n'y avait pas d'épidémie dans le pays ; on décou-
vrit seulement qu'un vol de cigognes était venu se poser sur
les tours du château où il devait mourir : mauvais présage.
Ce qui est sûr, c'est qu'il distribua à ses favoris (2) l'argent
qui devait servir à payer les troupes et finit « accusant Dieu
'( de cruauté pour n'avoir pas prolongé ses quarante-trois ans
'( de vie d'au moms quarante jours ». Accusation injuste, si
l'on en croit l'auteur de la Chronique de Galatrava, car « il y
« eut grand soupçon que quelques grands du royaume, qui ne
« voulaient pas du mariage, lui firent donner du poison » (3).
Ainsi la mort travaille pour la future reine d'Espagne, le
(1) Pacheco disait : « En accroissant les grands états, on les conserve
mieux ; ne pouvant rester tels quels, il fant, s'ils ne s'accroissent, qu'ils
diminuent ». Pulgar, Cronica, p. 26.
(2) H Auxquels il était lié par de honteijse? relations ». dit Palencia.
C'est ce même Giron qui, sa maîtresse étant enceinte, prit pour devise
quelques bémols et pour lettres : « Voilà que. sans mon office, se tourne
1'^ plus doux en plus amer. » (Paz, p. .371).
(3) Pal.. U. 9. Paz, 3o9. 403. — Crônica de Galatrava por Rades y
Andrada, p. 77.
— 174 —
rêve de Pacheco s'écroule et le thème lamentable de la guerre
civile reprend : achats d'hommes, traités, trahisons. Gastillo dit
tout net : (( Chevalerie est devenue trafic de négoce ». Le plus
à craindre encore, c'est Henri. Rome le protège — elle n'a pas
voulu entendre parler de la déposition d'Avila, ce qui déplait
fort au chroniqueur Palencia — il est riche et « le peuple
« viendra à lui comme les mouches au miel ». Aussi s'ef-
force-t-on de lui enlever ses derniers serviteurs. Fonseca obtient
l'arrestation du trésorier Pédi'arias, mais celui-ci échappe avec
une blessure au côté, « dont il se ressentit toute sa vie ».
A quelque temps de là, Henri étant allé chasser est surpris
à Mayalmadrid par les gens de Pédrarias ; ses gardes sont
ivres ; il s'enfuit, en chemise, pieds nus, dans la nuit. Fonseca
avait tout fait, mais pour l'opinion Henri est le criminel et
im poète de cour écrit les copias vengeresses du serviteur vendu
par son maître (1).
Il fallait en finir. « Comme aux échecs, on n'est vainqueur
« que quand le roi est mat. H ne suffit pas de proclamer un
« roi déchu, un enfant roi. Le droit est dans les armes. »
C'est encore à Olmedo, en plein mois d'août, que se ren-
contrent les armées. Il s'agit de débloquer Médina assiégée
par les rebelles. Henri a livré sa fille, la Beltraneja, en otage
au marquis de Santillane et celui-ci lui amène ses lances. Des
deux côtés, on se prépare, non à la bataille, mais au tournoi.
Un héraut d'armes vient avertir Beltran que quarante hidalgos
(le la maison du prince ont juré de le prendre et de le tuer,
et le prudent archevêque de Séville lui fait dire : « Ne vous
(1) Cabtillo, 168, et sa sévérité à l'égard d'Henri. Pal., II, 35. —
Alvauez Gato, Cancionero, éd. Cotarclo y Mori, Madrid, 1901, p. 101.
" Chose difficile de suivre qui récompense les services en donnant la
raort... Il tf plaît de châtier san.s raison ; personne n'aura foi en toi,
de te» ainis, et ceux qui .sont avec toi. j'en suis sûr, s'en iront un à un,
niérr»nlen»j< fiiriiiiit; moi, puisqu'il If plaît dt'fairf qui te fit et faire qui
il- défit. >.
— 175 —
« montrez pas ». A quoi l'ciniaiit de la reine répond : « Re-
« gardez-bien mes armes et sachez les bia sonner pour que vos
(( maîtres reconnaissent le duc d'Alburquerque. » Carrillo ne
veut pas être en reste de chevalerie : il ira dans la mêlée, une
chemise blanche sur son armure, une étole rouge croisée sur
\h poitrine. Henri fait modeste figure à côté de l'archevêque,
mais ce païen abhorret a sanguine ; il envoie un religieux en
parlementaire pour arranger les choses, puis, ses efforts éteint
vains, il attend. Un transfuge, un homme de Carrillo, lui
annonce que son armée est battue et il s'enfuit à Pozal de
Gallinas, à une demi-lieue d'Olmedo. C'est là que, le soir,
Castillo le retrouve et lui dit : « Vous êtes vainqueur ». Peut-
être le chroniqueur exagère-t-il. L'archevêque qui n'a cessé de
combattre, le bras traversé d'un coup de lance — « ce n'est
« rien, le sang des chevaux ». a-t-il dit — qui deux fois a réor-
ganisé les batailles, fait allumer des feux de joie dès la nuit
tombée et proclamer la défaite d'Henri. Pourtant Médina est
dégagée et l'armée royale y fait son entrée, au milieu des
torches, des illuminations « en sorte qu'on se serait cru en
(( plein jour » (1). Chacun raconte la journée à sa manière et
le peuple ne sait trop à qui se fier. Pour les étrangers, c'est
« le roi ancien qui a l'honneur et la victoire ». Pauvre hon-
neur en tout cas et victoire nulle, sauf pour Villena qui vient
de se faire élire à Ocana maître de Santiago.
Mille hommes sont morts dans la plaine d'Olmedo. Mais le
Livre des Exemples aurait pu apprendre à Henri qu'une ba-
taille ne dénoue rien, qu'une trahison bien conduite est plus
efficace. Pédrarias le trésorier, dont le côté saigne toujours (2),
vend Ségovie aux gens du prétendant. Après une escarmouche,
(1) Lettre de l'ambassadeur du duc de Milan, lo octobre 1467, ap.
SiTGES, 163. — Cf. les récits du combat, oîi Beltran se distingua, ap.
Castillo, 180. Pal., II, 59.
(2) « Sa blessure ne cessait de rejeter de la matière et, quand cela
diminuait, son corps enflait. » (Pal.).
- 176 —
la nuit, l'alcazar est livré et « la seconde espérance du
« royaume » Isabelle retrouve son jeune frère. Ségovle, la
fidèle, aux mains de ses ennemis, c'est le coup le plus dur qui
puisse atteindre le roi. Au premier moment, il entre dans une
fureur insensée, veut même reconquérir « la bien aimée » par
la force. On l'apaise comme on apaise un enfant, en lui disant
que Carrillo, d'autres sont morts. Puis vient l'abattement ;
il erre ayant perdu son âme. ne sachant où se fixer : une
chevauchée lugubre (1). Qui pourrait lui redonner la vie, si ce
n'est le maître Villena ? Il est là, aux aguets, un traité tout
prêt. Dans la cathédrale de Ségovie, l'accord est signé : Villena
aura l'alcazar, et la reine Juana sera donnée en otage à l'ar-
chevêque de Séville (2). Après la fille, la mèi'e. Cette fois,
Henri est bien seul, mais il est rentré dans sa ville.
La trahison de Pédrarias a fait une autre victime, victime
moins tragique et de plus mince état, mais que nous ne pou-
vons négliger. Le licencié Castillo a déposé son bagage de chro-
niqueur à Ségovie chez une courtisane ; il craint fort pour tout
cela, obtient un sauf-conduit du prince, mais qu'est-ce qu'un
sauf-conduit ? On saisit ses mules, sa chronique, on le saisit
lui-môme. Le récit qu'il vient d'écrire de la bataille d'Olmedo
tombe sous les yeux de Carrillo : « un tissu de mensonges ».
La blessure est trop fraîche et le prince envoie le chroniqueur
à la mort. Bien lui en prend d'être clerc, mais sa chronique
est confisquée et c'est — suprême honte ! — son confrère
Palencia qui est chargé d'en divulger « les insanités » (3).
Malheureux et trop consciencieux licencié, vous continuerez
à suivre, sur votre mule, les pas do votre maître, revêtu,
comme vous le dites, « d'un inaiilenu plus pur que celui de
« vos ennemis ». Mais le gain sera maigre et vous écrirez
(i) Castillo, 1'J7. Pal., II, 83 sqquo.
(2) V. à re pnjel une observation int<'res8jmto de Situes. 0/». cil., p. If»;; :
1« j-'ouvcrncur-lrnttre livre l'Alcazar dp Ségovie, mais non le trc^sor.
(3) Pal., H, !*2. Castillo, IH'.I, no jmrlo pas de la roiirtisane.
— 177 —
plus tard de tristes lettres de meurt-de-faim à la bien-fortunée
reine de Castille (1).
Que la majorité des grands ne soit pas douée d'intelligence,
cela paraît indéniable. Pacbeco les berne en toute tranquillité,
mais les méprise un peu trop. Ayant promis à son gendre la
maîtrise de Santiago, il se l'est fait donner à lui-même. Le
gendre Benavenle prend mal la chose, rallie les mécontents,
attend son beau-père à la sortie du palais pour l'assassiner.
Pacheco, prévenu, fait bonne contenance : « Pourquoi n'es-tu
« pas entré, mon fils ? » et, souriant, il découvre son épée
cachée sous son manteau. Benavente se trouble, les autres
restent cois, puis tout ce monde bâté fait escorte au maître (2).
L'avertissement est bon : désormais Pacheco se garde. S'en-
fuit-il. la nuit, tout armé, dans là campagne, sa maison lui
paraissant peu sûre ? C'est possible. Il a de grands soucis : le
jeune roi n'est point aussi docile qu'il l'espérait. I! a une cer-
taine honnêteté naturelle, même de la pudibonderie, trouve
l'allure de la cour trop désinvolte, les donzelles de sa sœur
vêtues de façon inconvenante. Ajoutez à cela qu'il se mêle
d'avoir de la décision, refuse de confirmer les vols commis
par ses fidèles : « Je ne récompense pas les infamies » ré-
pond-t-il aux Tolédans qui lui demandent les dépouilles des
convertis. Cette austérité est hors de saison, destructive de
toute bonne politique. « Ce garçon, dit un noble, prend trop
(( d'arrogance pour un âge aussi tendre. Si nous voulons éviter
(( la ruine, il sera bon de chercher à le dominer par les plai-
« sirs, ou autrement » (3). Pacheco, dans ses randonnées noc-
turnes, cherche sans doute la sohition ; Henri ne lui a jamais
donné autant de peine.
Or, en juin 1468. les Tolédans « ayant, comme les chiens,
(1) Cf. Paz, p. LXXXIII. Sa lettre à Isabelle n'est pas sans finesse :
(' Le prince vindicatif n'est pas digne d'avoir seigneurie, dit S. Isidore... »
(2) Pal., H, 139. Castillo, 208.
(3) Pal., II, p. 111 sqque.
— 178 -
« avalé de nouveau ce qu'ils avaient vomi » — ce qui, sous
la plume de Palencia, signifie qu'ils avaient rappelé le roi
ancien — le roi de quatorze ans quitte Arevalo et marche
sur la ville infidèle. Il arrive à la couchée, en pleine sierra
d^Avila, à Cardenosa, la sainte ville de Santa Barbada (1).
Là, entre autres plats, on lui sert une truite en tourte, mets
qu'il affectionne particulièrement. Il en mange beaucoup, cet
enfant, puis se sent pris de sommeil. Le lendemain, à midi,
il n'est pas levé ; le? serviteurs s'approchent du lit, l'appel-
lent ; voyant qu'il ne répond pas, poussent des cris. Arrivent
Carriilo, Isabelle, Pacheco. On l'examine : sous l'aisselle droite
il y a un point douloureux, bien que la glande ne soit pas
enflée. Le médecin, étonné de ce mutisme, recourt à la saignée,
mais le sang coagulé ne sort pas. On le pique aux jambes,
aux bras, on le secoue, on prie, on fait des vœux ; les nobles
courent aux églises, se donnent la discipline... Rien n'y fait.
I>e 5 juillet, il faut reconnaître que « l'excellent roi, douzième
« de ceux appelés Alphonse » a délaissé cette vallée de larmes
ft la vaine pompe du siècle (2). Empoisonné par les herbes,
« le blanc -manger » ? C'est ce que disent Palencia et Valera,
le premier accusant formellement Pacheco, le second les grands
en bloc. Epidémie ? Elle sévissait à Arevalo qu'il venait de
quitter, où Pacheco l'avait longtemps retenu. C'est ce que dit
Pulgar, chroniqueur des rois catholiques, l'homme des ver-
sions officielles. Je m'en rapporte plus volontiers au conscien-
cieux Castillo, cpii continue bon gré, mal gré sa chronique,
après sa mésaventure de Ségovie : (( C'est grand merveille que
(1) Une jeune fille poursuivie par un ardent chevalier, échappa h ea
luxure en priant le ciel. Son visage se couvrit de barbe, le chevalier ne
Ja reorjnnut pas, elle se rons.icra h Dion et le peuple la vénc're sous le
nom de Santa Barbada (Picatoste, Tradiciones de Avila. Madrid, 1888,
p. 101 sqqiie).
'2) Cf. fioMF./ Manhique, Cancionero, éd. Paz y Melia, Madrid, 188.S,
II. 127.
— 179 —
« trois jours avaul qu'il ne mourut, on divulgua sa mort par
« tout le royaume » (1).
Parmi les prodiges du monde, le jésuite Gracian comptée :
« une personne royale qui meure sans que l'on dise que ce
« soit de poison » (2). A aucun degré, le petit roi de Mira-
dorés n'a droit au titre de prodigieux. Pourtant, comme Carlos
de Viana, je le vois disparaître avec peine. Je sais bien que
ces deux jeunes victimes étendent leurs bienfaits au delà du
tombeau : tandis que la main de Carlos multiplie les miracles
en Catalogne, le bienheureux Alphonse intercède au ciel en
faveur des enfants de Castille. Ces sanctifications sont loua-
bles... Mais avec qui les chroniques nous laissent -elUes ?
A Alaejos, sous la garde de Fonseca l'archevêque et de son
neveu, la reine Juana attend sa liberté : elle a payé pour
Ségovie. Belle, d'une vigoureuse jeunesse, « ayant plus besoin
« de bride que d'éperon », elle se distrait comme elle peut,
n'est point cruelle pour ses geôliers, en particulier pour le
neveu don Pedro, un descendant du don Pèdre justicier.
— Mais, quand Henri parle de la ramener à Madrid, la dame
est fort empêchée car grosse de sept mois. Jusqu'ici, elle a
dissimulé de son mieux grâce au « guard'infante » dont elle
s'entoure, elle la première de toutes les nobles dames d'Es-
pagne, initiatrice des modes du grand siècle (3). Maintenant
(1) Castillo, 222. PuLGAR, Crônica, p. 4. — Pal., II, lob, dit que le soir
de la mort d'Alphonse, Pacheco dîna en grand apparat. Une pareille
maladresse de la part du maître paraît bien improbable, à moins que la
gloire ne lui eût tourné la tête.
(2) Criticon, I, 233.
(3) « A son exemple, toutes les nobles dames portaient des vêtements
de démesurée ampleur, que maintenait rigides autour du corps une multi-
tude de cercles durs, cachés et cousus sous la toile. » (Pal., II, 171) —
Comp. Morel-Fatio. Etudes sur l'Espagne. Bouillon, 1904, III. 230-253,
sur le tontillo ou guardinfante, et l'effervescence qui se manifesta au
moment où il s'agit de le supprimer. Cf. également la nouvelle de Que-
VEDO intitulée « Fortuna con seso ».
— 180 —
la voici s'évadant la nuit d'Alaejos, descendue dans un panier
le long des murs du château ; la corde est trop courte, la
reine tombe, se blesse... On l'emmène avec les portugaises de
sa suite à Cuellar, chez son ancien amant Beltran. Ce bel
homme paraît peu flatté de cette confiance, dit à ses amis
que la reine a cessé de l'intéresser, qu'au surplus, il n'a jamais
eu de goût pour ses jambes trop maigres... Il fallait contenir
cette royauté trop ardente. Pacheco trouva un expédient qui
n'était pas sans élégance, laissa son Pedro à Juana et pour
témoigner de l'honnêteté de ila reine, lui donna comme duègne
la mère de son amant (1).
Un roi apathique, une reine en folie, des grands arrosés
par un favori : voilà la compagnie que nous donnent les
chroniques, voilà les pasteurs officiels de l'Espagne. L'atmos-
phère est chargée et l'on voudrait respirer autre chose. Ce n'est
pas plus haut qu'il faut chercher, c'est plus bas.
Le peuple apparaît, comme il apparut naguère à notre roi
fou, à Charles VI (dont Henri a certains traits) dans la forêt
du Mans ; comme il apparaîtra plus tard à Charles-Quint dans
les monts de Tolède, plus tard encore à Philippe IV. Henri
errait autour de Ségovie ; un homme arrête son cheval, lui
crie qu'il va à sa perte : « Nous t'avons aimé, tu nous a mé-
« prisés. Tel que te voilà fait maintenant, comment pouvons-
H nous te respecter ? » Henri donne de l'éperon et s'éloigne en
pleurant.
L'anecdote est dans Palencia. Je la retiens, tout au moins
dans le fond, car elle marque avec une simplicité de légende
le divorce du roi et do son penple. Ainsi la France affamée
fl) Casïii.i.o, 22">. Gaiuiiay, 1172. Sitges, 180. — Juana eut deux fils
<Jf; l'fdro : don Andres, dit Apostol (ronçu à Alaejo.«<) et don Pedro. Cf.
(ifiATiA I»Ei aj). Paz, 36i. Pulgar (Cr., p. 8) fora remarquer que, si la
Rcltrancja est dilp, Ir'-gitinie, Aj)Oslol et son frère doivent t^tro aussi
considérés comme tels.
— 181 —
de Charles VI, ainsi l'Espagne dilatée de Charles-Quint vien-
nent crier leur misère devant le souverain (1).
Les plateaux crayeux où agonisent les coursiers d'Olmedo,
les plaines torrides où s'abattra Rossinante, de maigres pâtu-
rages, des brebis efflanquées au milieu d'une nature qui s'en
va en poussière, des nuages immobiles, comme sculptés dans
le marbre, pesant sur l'horizon : voilà le paysage. Tel on se le
figure d'après les lettres du français Gaguin qui visita le nord
lie l'Espagne en 1468 ; tel on le retrouve dans les dessins de
Daniel Vierge, le plus magnifique, le plus véridique illustra-
teur de l'Histoire Espagnole (2). Et, tout naturellement, le
peuple s'adresse au roi, comme les brebis au pasteur : « Ouvre
« les oreilles, écoute, pasteur. Tu n'entends pas le cri de tes
« brebis. Tu nous a pris tant de laine que tu en aurais pu
« faiie un manteau qui couvrirait toute l'Espagne. Mais tu
« choisis des loups pour chiens, un loup rapace habillé en
à mouton (Pacheco) . . . Aussi les sept serpents ont ravagé les
« prairies, les ànesses ont le dos saignant et le bât est si
« lourd qu'elles le feront basculer » (3). Même complainte,
(1) Cf. l'anecdote concernant Ch. -Quint ap. Ranke, L'Espagne soiis la
monarchie espagnole, tr. fr., Paris, 1843, p. 350. Pour Philippe IV,
Hume, op. cit., 332. Même anecdote concernant Pierre le Cruel, ap. Ayala,
328. Comp. le passage suivant de la vie de Saint€-Thérèse, par F. d^
Ribera ap. Colmenares, II, 343 : « A Villacastin, lieu bien connu de Vieille
Castille, il y eut, au temps du roi Henri le Malade, un homme vraiment
prophète qui prédit diverses peines qui arrivèrent depuis à Castille, et
avec liberté sainte et prophétique, il reprenait le roi et pour cela on lui
coupa la langue à Ségovie, mais il parlait après comme s'il l'avait, se
tournant vers sa langue qui était là plantée sur un pieu et disant : Vous
serez ici pour dire la vérité ».
(2) Gaguin ap. Mariéjol, op. cit., p. 234. — Parallèlement à l'évolution
des études historiques sur l'Espagne, voyez le chemin parcouru depuis
l'Espagne romantique de Doré jusqu'à l'Espagne de Vierge. Celui-ci est
le premier illustrateur qui se soit avisé que don Quichotte n'est pas un
roman comique, lorsqu'on le replace dans son paysage.
''3) « Abre, abre las orejas — Escucha. escucha. pastor... » Vers d'un
anonyme adressés au roi Henri IV ap. Pelayo, Ant. lir. III, 171.
— 182 —
mais renforcée de métaphores, d'allusions obscures — il y
faut un commentaire comme à une œuvre mystique, à un
Jean de la Croix — dans les Copias de Mingo Revulgo. Ici le
peuple discute. Qui est responsable ? Le pasteur qui erre tout
le jour éberlué, sans voii' le troupeau embourbé, massacré,
les récoltes perdues, les chaumières brûlées, cependant que
les loups se garnissent la panse à ne pouvoir bouger. Ce ber-
ger meurtri, les cheveux arrachés, la houlette brisée, auquel
on a volé sa panetiè/'e et sa peau de mouton, ce fantoche aux
yeux rouges, c'est le roi de Castille, « le pasteur Candaule » (1).
Le motif très simple plaît au peuple. Il reparaît dans a la
« bataille des loups et des chiens » de Palencia, dans les
poésies de Gomez Manrique qui montre Henri « poursuivant
(( les agneaux, épargnant les renards » et plus tard Ferdinand
le Catholique pourra s'apercevoir que l'allégorie du mauvais
berger n'est point encore usée (2).
Ceci est la misère en littérature, celle qu'avait chantée jadis,
avec un accent qui rappelle Villon, Ruy Paes de Ribera, le
dévot de la pauvreté. Maintenant la voici en réalité : « Les
« grands se sont chargés de transformer l'Andalousie en désert ;
« du royaume de Murcie on n'a pas plus de nouvelles que
(( s'il s'agissait du royaume de Navarre ; dans la province de
« Léon, guerre civile ; à Tolède et dans les environs, on vole, on
« pille, on brûle ; remettre de l'ordre, il n'y faut pas penser ; le
« pays de Médina, Valladolid, Zamora, Salamanque est mis
« à feu et à sang par l'alcairle de Castronuno ; en Estrèma-
« dure les malfaiteurs sont maîtres ; quant à la Galice le comte
(i de Trevino se charge de la dévaster... Si l'Espagne était plus
(1) Copias de M. /?., ap. Castillo. Append. avec le commentaire de Pul-
gar.
C2) Cf. Paz, p. XXVI r l'œuvre de Palencia est remplie d'allusions à
l'hiHtoire contemporaine. Bae>a, p. LXXIV, 310. — Gil et Mingo rep)araî-
tront dans les /"-plovues de J. del Encina : Representariows (Bibl. Roma-
nira, n" 20R10), p. 73.
— 183 —
(I granile, il y aurait plus de ruines. Les fonctionnaires, gens
« du Conseil, trésoriers, secrétaires n'y peuvent rien : on
u n'obéit pas, on n'exécute pas ; si on pond quelqu'un, ce
« n'est pas le criminel... » Et la litanie, entamée par le chro-
niqueur, continue sur ce ton (1). Il ne faut pas s'étonner
qu'Henri soit appelé « roi des grands chemins » : les famines,
les épidémies ont enlevé jusqu'à quinze mille habitants dans
les villes du midi ; les bourgs se dépeuplent au profit des cime-
tières (2). — Les châteaux, les solares ne servent point à
défendre le paysan. Demandez à un habitant de Médina ce
qu'il pense de l'alcaide de la Mota ? Entre deux escarmouches,
il essaie de labourer, de semer ; sa main est lourde, son œil
inquiet : pourva-t-il récolter ? a Les ordres de Santiago, Cala-
(( trava, Alcantara, le priorat de S. Juan ont deux ou trois
(( maîtres et chacun d'eux vole la terre qu'il dit appartenir à
« sa maîtrise, et ils volent tant qu'ils dépeuplent la terre » (3).
Ajoutez à cela « cette gent perdue, pillarde que les Français
« appellent routiers » et tout le pain est mangé, comme dit
Revulgo, ce pain que Lazarillo de Tormes, l'affamé du grand
siècle, appellera « la face de Dieu » (4). Si la population dimi-
nue, les hôtels des monnaies prospèrent : de cinq on passe à
cent-cinquante sous le règne d'Henri. On fait des quarts de
(1) Lettre de Pulgar à l'évêque de Coria sur l'état du royaume en 1473.
— Comp. Marineo Siculo ap. Los Rios, VII, 89. — Pal., H, 383. — Pres-
coTT, I, 252, 270.
(2) « Despoblar vi lo poblado — E poblar los zimenterios » Baena, 642.
Le poète Larra en 1836 ne trouve dans l'Espagne qu'un cimetière. Le jour
des morts, il se demande si le cimetière est « dehors, ou dans les coeurs ».
V. l'article cité par Qttojet, op. cit, 154.
(3) Anonyme cité par Sjœz, op. cit., p. 5. — Comp. danse de la Mort :
le laboureur, ap. Los Rios. VII. 521. « Ah ! comme il convient au vilain
danser... »
(4) Cf. Zurita, ap. Quicherat. p. 16. Les soldats non payés se muti-
naient, dévastaient les champs. Les Cortes d'Ocana s'en plaignent en 1469.
— Comp. Lazarillo de Tormes (Bib. romanica, n° 177), p. 34 « contem-
plar en aquella cara de Dios ».
- 184 —
réaux en les mélangeant avec du cuivre. Henri ne réussit pas
à arrêter cette curée profitable aux nobles. Il est vrai que là
où il n'y a plus personne, l'argent perd ses droits. Les survi-
vants dans le midi en reviennent au troc (1).
Mais, dira-t-on, ce peuple a des libertés, il peut f Etire enten-
dre sa voix. C'est ici la grande duperie. Depuis Jean II, il n'y
a plus que dix-sept ou dix-huit villes qui députent aux Cortès ;
les villes exclues transmettent leurs instructions aux députés
des cités privilégiées ; Salamanque à elle seule représente cinq
cents villes et mille quatre cents villages. Les frais de dépla-
cement sont coûteux, le roi s'en charge mais à la condition
de nommer les députés, prend la place du penple. Il est d'ail-
leurs un moyen expéditif de légiférer sans s'adresser aux repré-
sentants, on ajoute aux ordonnances la formule exécutoire :
« Je veux que cet acte ait force et vigueur de loi aussi bien
« que s'il avait été fait et promulgué en Cortès » (2). Rendons
pourtant justice à Henri : dans les occasions où se réunissent
les procureurs de la nation, il fait preuve de bonne volonté,
se montre modeste et accommodant. A Ocafia (1469), on lui
reproche de laisser chômer la justice. Il répond qu' « autrefois
« il a eu soin de tenir sa cour et chancellerie bien pour\iie de
« prélats, auditeurs et alcades, jusqu'au moment où les troubles
« ont commencé ; que les députés savent bien qu'il n'a pu
« mieux faire ». A Nieva (1473), on critique la création d'un
nouvel office, celui de «féal de cour», absolument inutile;
Henri répond que cela est fort bien pensé, et supprime l'office.
Ii€s mêmes Cortès vont plus loin, demandent l'abolition d'une
loi promulguée sans leur assentiment ; Henri dit avec ingé-
nuité : « Je crois n'avoir jamais fait ni ordonné loi sembla-
" hlo ». Le mécanisme représentatif est détraqué ; le conseil
(1) Cf. Sakz, 373, 403. — Pkescott, I, 270. — Escaviaa, ap. Srrc.ns, 3% :
" Chaque Hrif^neur avait on sa lerrc maison de monnaie ».
(2) Kn fuit, le rorrepiflor royal a une influenn." if^pnle sur le choix des
prortireurs.
— 185 -
r(»yal éloigné du roi on errant à sa suite, l'administration
nulle. Si l'on a recours aux députés, c'est pour leur demander
de l'argent, mais l'oetroient-ils, le plus clair s'en va dans les
poches des nobles. Le corps social est malade et il n'y a point
de médecin pour le guérir : « désespérant du remède, les dé-
« pûtes se dégoûtent». Lorsque les ambassadeurs du duc de
Bourgogne, les envoyés du gras pays, viennent en Castille pour
renouveler les conventions d'amitié, ils exhortent Henri à
considérer l'état de son royaume, « qui est tel que tous les
u honnêtes gens se désolent de le voir déchoir de son antique
(( gloire ». Mais qu'eût-il fait ? Pour se maintenir, il était
forcé de payer en villes, en argent. Pacheco était insatiable
et l'Espagne devenait une marchandise que se disputaient
« les loups aux dents longues ». Ce grand corps se déchiquetait
peu à peu (1).
« Tout le mal, dit Pulgar, vient de ce que l'office de Roi
(( est vacant » — porque falta el oficio del Rey. — Le peuple
a devancé le seigneur chroniqueur : il n'y a pas de roi, il sera
roi. Sans protection du souverain, sans sécurité sur les che-
mins, dans les champs, dans les villes, à la merci du noble
ou de sa clientèle, il se protégera lui-même, sera justicier.
N'est-il pas hidalgo ? N'a-t-il pas conquis sa terre ? (2).
L'hermandad est une révolution populaire, mais une révo-
lution d'ordre (3\ Les habitants de Tolède, Talavera, Villa-
real et du Maeztrago de Calatrava, las des vols et des assassi-
(1) Pulgar, loc cit. — Marina, Cortes. I, 121, 261. — Clemencin, 117,
153. — Sempere, Hist. des Cortes, Bordeaux, ISI.j, p. 143, loO, 196. —
Prescott, 103. Altamira, II, 37, 220 (travaux publics). Les rentes royales
tombent à 40 millions de maravedis en 1474 ; elles étaient de près de
61 millions en 1429. Cf. Zurita, Liv. XVIII, cap. 60.
(2) Cf. à ce sujet « le li\Te des pensées variables » ap. Los Rios, VII,
in fine. — Comp. Vayrac, I, 47.
(3) Elle a son origine dans les anciennes confréries que les rois avaient
travaillé à détruire. Depuis don Pedre, ces antiques hermandades sont
en pleine décadence. Cf. Pdyol, op. cit
— 186 —
nats, avaieul jadis constitué une « fraternité w dont la justice
était merveilleuse. Les paysans, bûcherons, gardiens de ruchers
se réunissent dans la forèl ; le coupable étant amené, on lui
offre un banquet ; le banquet terminé, on le lie à un arbre,
on marque le but sous le sein gauche et à coups de flèches
on le tue ; puis les juges nomuiés par la junte des paysans font
connaître les motifs de la sentence (3). Le peuple a conservé
le souvenir de cette justice familière et sommaire, il sait le
refrain : (( Est-ce l'hermaudad de Peralvillo qui, après avoir
« sagetté l'homme, le recherche ? »
Or, une nuit, à Zamarramala près de Ségovie, les mores de
l'escorte royale massacrent quelques paysans et deux femmes.
Le peuple s'arme et sagette les assassins. Ce fut l'étincelle.
De Ségovie, l'hermaudad rayonne sur la Castille, le Léon. Les
bandits se terrent. La noblesse s'étonne : que le peuple songe
à se défendre lui-même, qu'il ose porter non seulement l'arc,
mais l'épée à pointe, cela dépasse l'entendement ; elle voit
là ime force nouvelle qui naît, qui s'oppose à la sienne, et pour
en avoir raison, elle tâche à la corrompre avec de l'argent
et plus encore avec des gens de chicane, des bacheliers en
droit qu'elle envoie dans les réunions populaires. Il ne semble
pas qu'elle ait réussi à entraver le mouvement dès l'origine.
En 1467, les hermandades se donnent une charte, dans la cita-
delle même des bandits, au cœur des régions dévastées par
«ce gros ver nourri», l'alcaide de Castronuno. Là, sur ce
rocher gris qui domine la vallée du Douro, les députés du
peuple d'Espagne, réunis de leur propre volonté, ont tenté de
créer une administration, une justice, une armée. Ils s'adres-
sent aux clercs, aux hidalgos, aux écuyers, à ceux qui sonl 'e
plus près d'eux, les supplient d'avoir pitié du royaume, de les
(1) Pal., I, .'i22 et ses réfloxione sur ces ju.otices a posteriori. Sous Fer-
(linanfl, il fui recommandé de ne pas attacher le patient h un poteau
ayant la forme d'une croix. Plu.s tard on pendit le malfaiteur avant de
!.• ■^,f,-t\,T r.f Mahiéjol. Op. cit., 21.
— 187 —
aider dans l'œuvre de réforme. Délaissez un moment les chro-
niques, lisez ces oi'doiinaiioes de Castronuno : de la foJie vous
passez au bon sens ; du désordre à l'organisation. Rien
n'échappe à la sollicitude de l'hermandad : elle est représentée
dans la province, dans la ville, dans le plus maigre pueblo.
Elle a ses alcades, ses procureurs, ses juntes, son impôt et
comme elle redoute le pouvoir de la parole, l'enchantement
des letrados, elle prend des mesures contre eux, limite leur
droit d'intervention. Remarquable sagesse de ces hommes
d'action qui se défient des hommes de bavardage et pres-
sentent les dangers du parlementarisme (1).
Ayant ses cadres, sa ligne de conduite, l'hermandad étend
son champ d'action ; elle n'a exécuté jusqu'alors que des ban-
dits vulgaires, anonymes, dans le Guipuzcoa par exemple (2).
(1) Le texte des ordonnances, auquel Marina s'était déjà reporté, a été
publié par Puyol, op. cit., 106 sqque.
(2) Ici, plus que partout ailleurs, il faut distinguer les Espagnes. Les
Basques et Biscaïens forment une nation quasi-indépendante, jouissant
de privilèges particuliers. Ce que dit d'eux Palencia intéressera peut-
être les basquisants. « ?Javarrais, biscaïens et basques vivent déchaî-
nés par de sanglantes coteries, d'éternelles et implacables rivalités, en
quoi Biscaïe et Guipuzcoa consument les richesses que leur procurent
le^ expéditions maritimes, et les navarrais et basques les abondants fruits
que leur terre produit. Tous s'adonnent au vol et tentent d'accroître les
forces de leur parti en juntes et réunions entre leurs partisans, ce qui
leur fait perdre la plus grande partie de leur temps. Ils n'obéissent pas
aux lois, sont incapables de gouvernement régulier ; leur idiome et leurs
coutumes n'ont de ressemblance avec ceux d'aucun autre peuple ; en
avarice seulement ils égalent, s'ils ne surpassent pas, les plus avares : en-
tre père et fils, l'usure est courante. Parfois hospitaliers au voyageur,
mais toujours assoiffés de son argent, ils l'assaillent... Satisfaits, ils se
consacrent à sa sécurité et même s'offrent à l'accompagner un bout de
chemin pour qu'il ne tombe pas dans les mains d'autres aventuriers ». Ce
sont ces gens auxquels Henri sut plaire. — Pour les Biscaïens : « Quand
le roi de Castille, de qui ils se confessent vassaux, visite leur province,
les lois exigent qu'il aille à Guernica, à pied, déchaussé du gauche, vêtu
d'une simple jupe et d'un savon rustique, portant dans la main droite
un léger épieu, et qu'à l'approche du vieux chêne qui dans la vallée non
— 188 —
Elle va s'attaquer à des brigands de plus haute volée qui vivent
dans l'entourage des grands. Garci Mendez de Badajoz, voleur
de grand chemin qu'Henri a fait capitaine, rançonne les
marchands de Burgos. L'un d'eux dénonce Mendez à l'her-
mandad. Poursuivi par les « cuadrilleros » (1), Mendez se
réfugie dans le couvent de San Jnan ; on l'y suit, on le saisit,
on l'attache au poteau. Mais l'évêque, l'alcaide de Burgos ont
appelé leurs hommes au secours de l'homme du roi. La foule
hésite : cette justice toute neuve l'effraie. Alors un certain
Garci Nieto, auquel des aventuriers avaient naguère coupé les
doigts, s'approche du poteau, (( appuie contre sa poitrine avec
« ses mains mutilées le manche d'un poignard, dirige la pointe
« vers l'estomac de Mendez et, poussant de tout son corps,
« lui traverse les entrailles ». Quand on libéra Mendez, il
était mort. Garci Nieto ayant disparu, on rasa sa maison (2).
Le renom de l'hermandad grandit, sa justice a le pas sur celle
du roi, elle s'essaie maintenant à administrer, envoie des
députés à Séville pour empêcher « qu'on ne continue
« à battre monnaie contrairement aux lois du royaume ».
loin du pays élève sa robuste ramure, il coure jusqu'à lui en présence
des biscaïens qui l'accompagnent et lance son arme contre le tronc pour
ensuite la retirer avec la main. Gela fait, le roi jure d'observer les anti-
ques institutions des peuples, de les tenir exempts de tout tribut, sauf
celui des levées, car, pour les expéditions terrestres et surtout les mari-
times, les biscaïens sont excessivement habiles ». Ce peuple-là ne com-
jirend rien aux « caracolages et escarmouches à la mode africaine ou
morisque » des seigneurs comtes ûf Haro. — Cf. Palencia, I, 2¥6, II, 3'.>i.
Gaiiidaï, 1198. — Sur l'organisalion politique, les partis : Gamboinos et
Oiiacinos, cf. Altamira, II, 194, 205.
(1) Fonctionnaires de l'hermandad. Sur l'origine du » cuadrillero », cf.
PUYOL, 84.
(2) Il alin vivre à iJuefias << de son industrie, malgré ses mains muti-
lécB ». Pal., II, 127. Pour Castillo, p. 204, la mort de Mendez est un as-
aasHinat pur fl .sim|)lo : il s'agit d'un homme du roi.
— 189 —
C'était toucher les nobles à l'endroit sensible, ils en appelèrent
à l'élu d'Avila (1).
La caractéristique de cette époque, c'est que l'esprit critique
naît dans le peuple. Il commence à jauger à leur valeur ces
trafiquants dont l'écu devient une enseigne, dont les armoiries
sentent la boutique. Il fait mieux, les ajourne devant lui,
les passe en revue un à un, et leur inflige la « correction fra-
« temelle ». Dans les Copias du Provincial, les titrés, les diri-
geants, les riches défilent sous le fouet du vilain : c'est un spec-
tacle tout nouveau en Espagne. Voici le grand chapelain (Henri)
abruti sur son trône, et a sa suite Beltran, Giron et « toute la
« sodomie » , le chien more Guzman qui chante au chœur les
lois de l'Alcoran, Fem. de Silva plein de vent, frayle del
burdel, Villandrando qui vole et ne restitue pas, Diego Arias
le converso trésorier, Iranzo comte sans comté, vilain confirmé,
Gonzalez Bobadilla qui fait le bravache et n'a jamais touché
une épée... Et les femmes sont à l'échelle : Isabelle de Estrada
qui tient boutique ouverte, Inès Coronel qu'on a vue dans les
mauvais lieux de Valence, cette autre qui, malgré ses par-
fums, sent la juive à plein nez, cette grande dame enfin, la
reine sans doute, qui sur sa figure a des durillons de fard (2).
Si encore les nobles gardaient le prestige des armes ! mais
ils le perdent après Olmedo. Le peuple ne prend plus au
sérieux ces pantins bardés de fer, bariolés de devises grandilo-
quentes, qui, aveuglés par la poussière, échangent de grands
coups d'épée. Cette fois-ci, ce n'est pas le provincial qui est le
maître du jeu, c'est la boulangère, la boulangère idéale qui
« vend le pain à bon marché ». Elle a du soufQe, cette an-
cêtre des femmes de la Halle, et vous montrera, avec sa bonne
(1) Pal., II, 136.
(2) Copias del Provincial (Revue Hispanique, 1898, éd. Foulché-Delboso,
233-256). Pelayo. Ant. lir., Vn, p. Vn. — U faudrait les citer tous :
Ana de Guevara qui « fait doubler la baguette » à l'alcade Mondragon —
et cet autre qui fut baptisé de si étrange façon : « ...Estando de ti prenada
— Te bautizo con su esperma — El prior de Mejorada. »
— 190 —
humeur encline à la scatologie : le comte de Haro, jaune comme
cire qui voudrait bien ne pas passer la rivière et qui « tan
« gordos pedos tiraba » qu'on les entendait de Talavera ; le
grand écuyer plus armé qu'un hérisson, qui en fuyant donne
dans une outre de vin, croit que c'est du sang et s'évanouit (1) ;
le gi-and repostero, l'épée ballante, la diarrhée au ventre, qui
lâche son déjeuner par la mentonnière de son casque ; Ramirez
de Guzman aussi vergogneux qu'une prostituée ; l'évêque de
Sigiienza qui, resté avec la femme de chambre, a si peur en
voyant fuir les paysans qu'il fallut une lavandière pour ses
chausses... Le bon moine de Silos, Fr. Liciniano Saez, si grave
dans son étude des monnaies d'Henri IV, s'est reposé en pu-
bliant cette joyeuseté (2).
La boulangère ne donne pas au roi figure grotesque. Est-ce
à dire que, dans l'opinion publique, il échappe au naufrage de
la noblesse ? Durant le voyage d'Henri en Andalousie, une
hermandad s'était constituée à Ségovie <( pour le service du
(( seigneur roi, avantage et utilité de ses royaumes, clarifi-
« cation de sa justice ». Plus tard, après la mort de Giron,
c'est encore l'hermandad guidée par Castillo qui empêche le
j-oi de traiter avec l'archevêque de Tolède, mais cette fois-ci
elle le tient en chartre privée, coupe toute communication en-
tre les seigneurs et lui, défend l'incapable contre lui-même.
Elle sent sa force : à la junle de Tordesillas, elle réunit
1.800 chevaux et de quoi en équiper 3.000 ; aussi on lui fait
révérence ; Castillo lui envoie de beaux messages rhéloriciens,
appelle les députés « pères conscrits » et les gens d'Alfonso font
de même (3). Sollicitée, surveillée par l'un et par l'autre parti,
M) Faut-il rapitclcr que pareille aventure arriva ri dnn O'iielintti' P Mais
ce rhftvalier-là ne fuyait pas, il fonçait.
(2) Oji. cit., p. S47 Bqquc.
(3) Cf. PuYOL, 80-62. Castillo, 100, 170. Paz, 413. Cnmp. le di.scours
qu'adressera, sous Isabelle, Al. de Onintariilla aux drpuli'-s de l'herman-
dad. Il soutient qu'Henri a voulu la di'truire. Los Rios, VII, .%7-f571.
— 191 —
il semble que l'hermandad penche vers « le roi ancien » ;
comme déins le romance de Zamora, alors populaire en Espagne,
olle l'avertit de se défier des traîtres : « Rey don Sancho, rey
« don Sancho, — No dires que no te aviso... (1) ». Mais le don
Sanche-Henri u 'entend pas. Cette puissance qui s'offre à lui,
il ne sait pas eu user, la décourage par son absolu détache-
ment ; ou bien il pleure et passe. Le peuple demande autre
chose. Naguère il recevait le souverain non seulement dans sa
maison, mais dans ses entrailles. Maintenant, s'il se réclame de
lui, c'est en nom seulement, par habitude (2) ; au fond, il sait
bien que cet aveugle le mènerait tout droit au fossé : « Cuando
i( los ciegos giiian — Guay de los que van detras ! » Quand les
aveugles conduisent, malheur à ceux qui vont derrière (3).
N'était l'anachronisme, je dirais que l'hermandad était ani-
mée d'un esprit de classe, qu'elle tâcha de réorganiser et d'ad-
ministrer par ses propres moyens, de mener ses affaires elle-
même, indépendamment de tout appui de la royauté ou de
l'aristocratie. Il y avait là une force disponible, neuve et nette.
Les rois catholiques la domestiquèrent et ils ont laissé un nom
dans l'histoire (4).
(1) Pelayo, Rom., I, 352. — Primavera, I, 134.
(2) C'est ce que fera l'hermandad à Villacastin en 1473. Sitges, 160.
(3) G. Manrique. Copias sur le mauvais gouvernement de Tolède.
(4) Cf. Lettre de G. de Figueroa (1478), ap. Paz, 299 et Puyol, op. cit.
Et ils la brisèrent quand ils n'en eurent plus besoin. Sur l'évolution vers
la bourgeoisie, cf. Altamira, II, 16.
CHAPITRE VT
Les Princesses à l'encan
^
Le roy dom Henry avoit pour
femme la sœur du roy de Por-
tu{,'al. de laquelle saillit une
belle fille.
COMINES.
Gran corona del varon
Es la mujer.
Saktil[.ane.
CHAPITRE VI
Les grands personnages préfèrent qu'on ne leur rappelle pas
leurs petits oommencements, les menues compromissions qui
les ont amenés au pouvoir. Ils veulent être soleils sans tache,
rayonner dès le hnrceau. Ainsi s'expliquent sans doute la dis-
parition, l'altération de certains documents touchant les ori-
gines d'Isabelle et de celle qu'elle appelait dédaigneusement
la mochacha, sa nièce, la Beltraneja, Il semble qu'il y ait
eu, dans tout ce passé écrit, un travail de remaniement,
une révision attentive des pièces qui pouvaient être dange-
reuses, dévoiler certains ressorts cachés. Quand il fut bien
évident aux yeux de tous qu'Isabelle était reine et absolue,
l'aristocratie fut la première à vouloir effacer les traces de
fidélités ou de trahisons maladroites, et la reine elle-même
n'avait-elle pas intérêt à ce qu'on nettoyât sa première figure
dans le monde ? Heni'i n'a pas connu ces préoccupations ; nous
l'avons tel quel, peut-être enlaidi, à coup sûr calomnié : i'
n'a pas songé à se parer pour la postérité. Cependant les rats
ont travaillé dans les archives pour la plus grande gloire de sa
sœur. Tâchons, malgré eux, de saisir, parmi l'obscurité du rè-
gne finissant, l'aube du grand règne catholique.
C'est dans l'église de S. Salvador, au chevet crénelé, dans
«lie château de l'âme » d'Avila, qu'apparaît la sœur de l'enfant
empoisonné. Elle a alors dix-sept ans, très blanche et blonde,
— 196 —
les yeux entre vert et bleu (1), une face un peu plate mais re-
haussée d'un grand nez arqué, volontaire — celui-là même
qu'admirera Quinet. Autour d'elle, les grands meneurs : Car-
rillo, Pacheco, d'autres de plus mince essence parmi^ lesquels
un corrégidor-poète Gomez Mamique. Elle ne prie pas, cette
jeune fille ; il semble qu'elle ait entendu le conseil des poli-
tiques : on ne lui demande pas de dire ses heures, de se donner
la discipline (2). Non, c'est son droit qu'elle proclame dans la
ville même où son jeune frère a été couronné, où le roi-
mannequin a été traîné dans la poussière. Elle est héritière
des royaumes de Castille et Léon, confirme les privilèges, pro-
met, fait merci ; mais elle s'intitule simplement princesse :
la muy alla é esclarecida sefiora, princesa de Castilla (3). Et
les thuriféraires, singulièrement les modernes, de s'écrier :
Sublime modestie ! elle eût pu se dire reine. L'Espagne una-
nime l'attendait.
La vérité est plus simple et fait honneur à l'intelligence
d'Isabelle : elle sait bien qu'elle n'est pas assez forte pour
avoir, outre le titre, la chose, que son heure n'est pas encore
venue. Mais elle a déjà ses idées, son plan. Pacheco, vieux
routier qui croit la conduire, sera joué par cette jeunesse.
Dans le camp d'Henri, on hésite. Il y a les partisans de la ma-
nière forte, ceux qui ont en recommandation « la salutaire sé-
« vérité ». La mort d'Alfonso est un bienfait du ciel. Pro-
fitez-en. « La vie sans paix n'est pas vie, encore moins vie
« sans honneur se peut-elle dire vie et paix pour les rois ».
D'autres conseillent l'accommodement : on vous a fait une
(1) Cf. PoLCAR, Cr., p. 37. — « PIu.s ajrr^able que belle », dira GAniBAV.
Pmescott, I, 182. V. les portraits d'Isabelle (musée de la Marine, Prado).
fT) El rezar de los salterios — El decir bien de las horns — Dexad 4
las oradoras — OnVstan en los ninnasterios. G. Mamuquk, ap. Pelayo.
An(. lir., III, 8:1.
H) Cf. SiTCKS, 171-17i. I,e document est du 2 scplomhn' !'»08, deux
mois ap^^s la mort d'Alphonse.
— 197 —
vilaine léputulion parmi vos sujçls, cédez en apparence, recon-
naissez votre suHir héritière. Il n'est pas défendu de changer
d'avis plus lard. C'est une enlanl : ou la mènera où l'on
voudra (1). Je reconnais ici le langage de I^acheco qui, comme
toujours, a un pied sur les deux partis, connue toujours est
écoulé.
L'entrevue d'Hemi et de sa sœur a lieu dans la sierra de
Gredos, à Guisando, non loin de Yuste où s'enterra Charles-
Quint. Il y a là quatre masses de pierre qu'on appelle les Toros
et dont l'origine a fort inquiété les archéologues. Sonl-ce des
l.iureaiix, des éléphants ? les restes d'un nionurnenl triomphal
éievé i)ar César ? le symbole de rivières, la représentation du
bœuf Apis ou simplement des bornes ? On peut choisir entre
ces hypothèses d'érudition, mais le peuple a sa leçon : ces
pierres ont été dressées en souvenir de la trahison df félons
chevaliers, qui avaient voulu vendre Avila aux mores ; ce ne
sont ni taureaux, ni éléphants, ni bœufs, mai? bien cochon's
de pierre qu'on met devant la maison des traîtres (2\ Cette
interprétation ne me déplaît pas : c'est une assez vilaine pièce
qui se joua de part et d'autre à Guisando, le 19 septembre 1468.
Le frère et la sœur se saluent. Tout semble devoir se passer
coirectement. Mais Carrillo est là : toujours colérique, il refuse
de baiser la main du roi avant d'avoir entendu proclamer sa
protégée légitime héritière du royaume. Cela précipite les
choses : le légat du pape délie les grands des divers ser-
ments qu'ils ont pu prêter, précaution indispensable, car on
peut se tromper au milieu de tant d'actes de foi et il faut faire
table rase. Puis on lit le traité. Tel qu'il nous est parvenu, il
peut se résumer ainsi : Isabelle obéira à Henri « comme à son.
'( roi, seigneur et père ». Henri la tient pour « sa sœur bien
« aimée, sa fille et première héritière ». Il lui donnera villes
(h Cf. P.vz. 321. P0LCAR, Cr., 7.
(2) PiCATOSTE, op. cit., p. 89 sqque.
— 19S —
et rentes. Elle s'engage à ne pas se marier sans son consente-
ment. Puis viennent les exécutions nécessaires : il est manifeste
que la reine Juana « n'a pas, depuis un an, usé proprement de
« sa personne, comme il convenait à l'honneur du seigneur
« roi et au sien ». D'autre part, le roi a été informé qu'il
ni'a jamais été légitimement marié avec elle ; en conséquence
il divorcera, Juana sera exilée mais sans sa fille. — Serment
sur les Saints Evangiles ; vœu à la Sainte Maison de Jérusa-
lem ; hommage une, deux et trois fois dans les mains d'un
hidalgo, selon la coutume d'Espagne, et le rideau tombe (1).
Guisando, pour les historiens du Grand Règne, c'est le monu-
ment de l'infamie du roi, la reconnaissance publique et par
lui-même de son impuissance, de l'indignité de sa femme, de la
bâtardise de sa fille. Admirez, par contraste, Isabelle la reine
sans souillure I Un ton plus bas, je dirais : Guisando est un
traité après tant d'autres, n'a ni plus ni moins de valeur.
Chacun des contractants est bien décidé à ne pas l'observer :
Isabelle se mariera librement, Pacheco ne laissera pas Henri
divorcer, désavouer sa fille ; on ne lâche pas des gages de cette
qualité. En apparence, l'accord est complot et l'on n'entend
que la protestation officielle des victimes, celle que Juana
adresse au pape, que le comte de Tendilla, administrateur des
biens de la Beltraneja, vient clouer, une nuit, sur la porte de
l'église de Colmenar de Oreja, où se trouve Isabelle (2).
Alors commence le jeu des mariages espagnols. Deux héri-
(1) Castii.lo, 22G. Pal., H, 182. Texto fin traité, ap. Sitces, 176-184. Cnr-
rillo, mécontent car Isabelle lui échappe, s'en va à Yepes, mais Isabelle
But rama<loiier. Naturellement on donna des gages aux nobles : l'Alcazai'
de Madrid et son trésor.
(2) Castili.o, 229. — Pal, II, im : » Sur la porte de la demeure d'Isa-
belle ». SiTOES, 189. Le texte du traité, tel que nous l'avons, semble fal-
«iflé, notamment en ce qui touche la Beltraneja. Quoi qu'il en soit, Henri
ne croit pas expédient de se faire examiner do nouveau — de répondre.
— V.K) —
tières : l'une de dix-sept ans, l'autre de six (1). Deux partis :
celui de l'archevêque Carrillo qui s'est fait le tuteur et le
jK)uivoyeur d'Isabelle (il lui donne 300.000 niaravédis par an),
celui d'Henri qui tient pour la Beltraneja. Le roi, les grands
deviennent courtiers. Au pied de l'estrade où sont exposées les
princesses, ils célèbrent leurs qualités, les avantages de leur
union : une criée. Et nous assistons au défilé des prétendants.
C'est d'al)ord le roi de Portugal, l'Africain, le vainqueur
d'Arzila. Celui-ci demande la main d'Isabelle, son fils épousera
la Bellraneja. Le projet est signé Pacheco et Mendoza, petit
évèque qui se pousse. Le Portugais a une couronne glorieuse
pour l'époque, une allure de conquistador, mais il est vieux,
étranger, et les Castillans, pages et peuple, endoctrinés par le
mage Carrillo, chantent : « Nous ne livrerons pas le tendre
u bouton de rose au vieillard ennemi ». Isabelle refuse net.
On la menace de prison, elle pleure mais tient bon. Il fallut
renvoyer les ambassadeurs avec de bonnes paroles (2). Alors
réapparaît une figure qui, depuis l'entrevue d'Uturbie, est
restée dans l'ombre : un profil de renard, un chapeau sale
avec une image de plomb. Louis XI est inquiet. Henri, si me-
nacé, si peu roi chez lui, a gardé du prestige au dehors ;
il est l'allié du Bourguignon Charles le Téméraire, de l'An-
glais : double raison pour le ramener à la France. Heureuse-
ment il y a, à la cour d'Espagne, un homme avec qui l'on
peut s'entendre, qui a déjà fait ses preuves sur la Bidassoa.
El Maestre cra enteramente deJ Rey de Francia, dit Castillo.
Pacheco fait approuver par les Cortès d'Ocaiia le renouvelle-
ment de l'alliance avec la France, la rupture avec l'Angleterre
et, pour couronner le tout, le projet de mariage d'Isabelle avec
(1) La Beltraneja est née le 7 mars 1462. Cf. P.ki, 428. — Isabelle le
23 avril 1431.
(2) Castillo, 230. — Pal., II, 207. Aux Cortes d'Ocana, Henri ne fit pas
reconnaître Isabelle héritière. Peut-èti'e faut-il voir là une vengeance,
mais elle n'est pas dans sa manière.
— 2^0 —
le duc de Guyenne, frère de Louis XI. Henri s'exécute : sa
lettre au roi d'Angleterre pour dénoncer l'entente est d'un
monarque bien désolé ; les formules diplomatiques s'y mêlent
curieusement aux expressions de regret, et de fait une com-
mune disgrâce aurait dû maintenir l'union entre ces deux
royautés malades (1). A Cordoue, il entend, avec ennui, un
pompeux discours de l'ambassadeur français, le cardinal Jouf-
froy, grand orateur et fort convaincu de son importance. Reste
l'acceptation d'Isabelle. Celle-ci fait au cardinal cette éton-
nante réponse : u J'agirai suivant ce que Dieu ordonnera et
« ce que les grands et chevaliers du royaume me cojiseille-
« ront », mais, en femme pratique, elle envoie son chapelain
en France pour se renseigner et reçoit du prétendant le portrait
que voici : « Faible, efféminé, maigre à en être difforme, la
« vue si basse qu'il ne peut se li\Ter aux exercices d'un che-
« valier, aurait plus besoin d'un guide que d'armes ou de
« cheval ». La cause est entendue. Au surplus, Dieu a or-
donné depuis longtemps (2).
Traîné par Pacheco, Henri parcourt l'Andalousie : voyage
sans gloire, voyage de la méfiance. Le spectacle de cette puis-
sance à la remorque a quelque chose de lamentable. La pré-
seaice du maître de Santiago met sur les dents tous les des-
potes du midi ; ils savent bien qu'il n'y a rien de bon à
attendre de ce « mangeur de villes » et lui ferment prudem-
ment la porte : ainsi fait Iranzo h Jaen, déclarant qu'il se
refuse à recevoir les traîtres ; ainsi Séville qui accueille Henri
— seul il n'était pas dangereux, on connaissait sa douceur
d'âme — mais force Pacheco à se loger hois les murs, à Can-
tillana, <-i le peuple dit : « C'est le diable qui est h Cantil-
(1; Cf. Paz, se. Comp. Lettre <lc Ford, le Cnttioliquc, ih., 121. Edouard
IV fut détrôné en 1470.
(2) Pal., II, 22:1, 2;y6. — F'lixak, cap. VIII. — Piiesi;ott, I, 172.
î
- -201 -
u lana » (i). Or. un jour, le diable rappelle le roi qui brus-
quement quille la ville en pleine fêle. La nouvelle est d'im-
porlancf : à Valhidolitl. vient d'être célébré le mariage de
lu princ-esse avec Ferdinand, Thérilier d'Aragon.
Ceci est le premier coup de maître de la grande Isabelle,
l'acheco en eu! la fièvre quarte, demeura sans ressort devant
l'événement. L'histoire mérite d'être contée : elle joue un assez
gi-and rôle dans les destinées de l'Espagne ; sans elle, nous
n'aurions pcnit-ètre pas le grand siècle et don Quichotte et tout
ce qui rejaillit sur la France de l'esprit espagnol. Cela tient
à la fois du roman picaresque et de la nouvelle sentimentale ;
j'y retrouve la trame d'une novela ejemplar que Cervantes
aurait pu exploiter, qui aurait fourni une matière aux esprits
délicats du xvif siècle français ; une face un peu louche, l'autre
juvénile et franche — de la banque et de l'amour.
Deux mois avant Guisando, avant le serment solennel que
prêta, sans sourciller, la princesse héritière : ne pas se marier
avec qui que ce fût sans le consentement de son frère, le
piojet était ébauché. Deux compères mènent les négociations :
d'une part, le vieux roi d'Aragon, enfin débarrassé de son en-
combrant Carlos le miraculeux et qu'un juif vient de guérir
d'une cataracte ; de l'autre, le mage Carrillo auquel les étoiles
ont sans doute prédit la gloire d'L^abelle. Au-dessous d'eux,
(les gens d'action, de papier ou d'intrigue : Peralta le Navarrais
qui traverse le Tage la nuit pour porter les nouvelles, P. de la
Caballeria factotum de l'Aragonais. Cardenas le majordome,
Chacon le trésorier et pour finir le « Tacite » Palencia qui ne
dédaigne pas de courir de Castille en Aragon et vice-versa —
'^n somme irae troupe avide et dévouée de subalternes qui
fondent l'avenir sur la nouvelle combinaison : les petites roues
du nouveau ré^me. Ce qui préoccupe ces tètes couronnées
Cl) Cf. Paz, 448. Le voyage d'Andalousie est conté par Castillo, 237,
sqque.
- 202 —
ou non, c'esl tout d'abord la (juestion d'argent. Lo roi d'Ara-
gon est pauvre, le Roussillon est comme une plaie à son flanc,
son peuple à peine pacifié — undique mihi sunt angustiœ,
dit-il — et pourtant il faut dépenser, donner des arrhes : un
c<illier, des florins d'or, acheter les bonnes volontés. 11 lient
à son affaire, ce vieillard. Isabelle est un parti qui ne se re-
trouve pas deux fois. Il est adroit — ce qvt'il écrit le montre
même plus avisé que ses adversaires — mais les fonds man-
quent. Aussi avec quelle minutie ce famélique trace-t-il à son
fî'ls, à son homme de confiance, la conduite à tenir avec ces
magnifiques castillans ! Il semble un boutiquier au bord de la
faillite, parlant tle créanciers ^ens du monde : pour Dieu !
ne lâchez l'urgent qu'à bon escient !... et le « correu volant »
sillonne les roules de Saragosse à Ocana, à Madrigal ; Feixli-
nand le fiancé court à Valence pour racheter le fameux collier
de perles et de rubis balais mis en gage chez des usuiiers;
Palencia, envoyé tout exprès, le rapporte ; le contrat de ma-
riage est signé, le problème financier résolu, tout est prêt ;
mais la fiancée n'est pas libre et conunent Ferdinand en-
trera-t-il en Castille ? (1).
Avant de partir pour l'Andalonsie, Henri avait fait inrer
h sa sœur de ne tenter « aucune nouveauté » avant son letoiir.
Phiis circonspect, Pacheco la fait surveillier. C'était alors une
bien médiocre cour que celle d'Isabelle. Jadis la jolie femme
brune et ses .poi'lngaises y faisaient régner une certaine désin-
volture que censurait le coquebin Alfonso, mais maintenant
quels gens y rencontre-t-on ? Des prélats prudents comme
l'évêque de Burgos, des « hommes pervers » connue l'évèciue
d'Osma, des lourdauds comme le chapelain Alonso « sachant
« moins qu'il ne convenait » et brutal i\ ses heures ; on l'ap-
Ttfl.'iil « firiy Moitero » : avce Clincon le trésorier, ils faisaient
(i) V. lc« néf-'OciîiLions, ap. Paz, iiolnmmonl p. 88, 80, 01. I'ai.., H, 220.
RiTf;E.s, 194.
— -'o:? —
la paire (1). On y voyait oncore des femmes : la Hobadilla
qui avait joné la Judilli, inii, courtine par l'archevêque de
Séville, dtVonseilluit le mariage avec l'Aragonais ; Menria de
la Torre à qui Henri adiessait officiellemeut dos soupirs. Un
milieu où la jeune fille ne pouvait trouver aucun appui, un
mélange de profiteurs, de suspects on de médiocres. Quant à
ses amis, ils étaient sur les chemins. Heureusement Carrillo
veillait : lorsqu 'Isabelle quitte Ocana malgré la promesse faite
à son frère, il lui envoie des troupes. Henri ordonne d'arrêter
sa sœur, les femmes prennent peur, la Bobadilla abandonne
sa maîtresse ; mais, flanquée des hommes de l'archevêque,
celle-ci arrive à Yalladolid. saine et sauve.
L'entrée de Ferdinand a ime allure proprement théâtrale ;
vous la retrouverez plus d'une fois dans Lope de Vega ou
Tirso de Molina : \m< déguisement, la nuit, la méprise, la recon-
naissance et la conclusion en fanfare (2). Cardenas et Palencia
ont été le chercher à Saragosse ; Ferdinand dit en public qu'il
va consulter son père, puis, déguisé en valet de marchand,
conducteur de mules, il se dirige sur Duenas par des voies
détournées. Le voyage ne manque pas d'imprévu : à Osma,
une pierre lancée par une sentinelle faillit assommer le futur
roi d'Espagne. Enfin le 9 octobre 1469, il entre à Duenas, petit
village terreux qui tâche de s'élever au-dessus de la plaine et
qu'affectionnent les personnes royales. Ce qu'il y a là de no-
blesse l'acclame et demande sa récompense ; le fiancé, sans un
sou, répond du mieux qu'il peut, fait preuve de « prudente
« cautèle». Enfin, il voit Isabelle, u La présence de l'archevêque
(1) « Chacon e fray Mortero — Traen la corte al retortero ». Font tour-
ner la tête à la cour. — On leur adjoignait Cardenas et le cardinal (Men-
doza). Clemenci>, lOS.
(2) Touchant l'allure de Ferdinand, héros de théâtre, cf. son entrée à
Salamanque : la nuit, entouré d'ennemis, le visage caché par sa cape, il
dégaine, se découvre : « Je suis le roi... » et tout s'arrange. Paz, 39»), et
sur son enfantillage persistant, ib., 398.
— 2't4 —
« réprima les mouvemenls amouroux dos araanls dont les
« cœurs, fortifiés alors pur une mutuelle contemplation, de-
ce valent être peu après remplis de joie par le lien limite du
« mariage ». Ainsi s'exprime Palencia dans son jargon, mais
« lien licite », est-c€ bien sûi- ? Ferdinand et Isabelle sont
parents au troisième degré de consanguinité, il faut une dis-
pense du pape.
Ckmencin, auteur d'un Eloge de la reine catholique dofio
Isabelle, s'est départi un instant de son admiration pour son
héroïne et nous a conté l'histoire de ce qu'il appelle « la faife
« de la bulle ». Le pape avait formellement refusé la dispense,
en quoi il était sage, car il avait, quelques mois avant, auto-
risé 'le mariage d'Isabelle et du Portugais. Carrillo et les cleiTS
passent outre : si près du port, va-t-on se laisser arrêter par
de pareilles contingences ? On forge une bulle, on la date de
1464, on la signe du nom de Pie II et l'évèque de Ségovie
prononce gravement que les lettres apostoliques sont onini
prorsus vitio et suspicione carentes. Isabelle, Ferdinand savent
fort bien à quoi s'en tenir : avant Cuisundo, avant môme la
mort du petit roi, ils ont entamé des négociations à ce sujet
avec Rome. Mais — et c'est le beau — le pa}>e môme joue
son rôle dans l'affaire : il a laissé entendre au roi d'Aragon
qu'il accorderait la dispense, une fois le mariage célébré, de-
îiiandant siuii)lement, ce politique qui ne veut pas se brouiller
nvec le roi régnant, qu'on lui force la main, qu'on le mette en
présence du fait accompli. Le 10 octobre, à Valladolid, dans
lu maison de Juan de Vivero, l'audiencia actuelle, l'>rdinand
épouse Isabelle ; on lit le contrat, la bulle ; il y a danses
et réjouissances ; après quoi « la ruultitude laisse les princes
« se r^Tiif'illii' dans leur chaïubre ». l'>t la cons<'ience de la
r<ini' «alholique ? Sixte IV la mit en repos, deux ans aju'ès
(décembre 1471), vu l'abscylvaiil de toute stMiti'ncc d'c.xcoiuuni-
— 205 —
nicalion, en l'autorisant à contracter un mariage régulier ol en
légitimant sa progéniture (1).
IjC premier acte d'Isabelle mariée est un acte de prudence :
elle ne veut point de gueiTe, explique sa conduite à son frère,
l'assuie de son obéissance, de celle de son maii, fait valoir
que l'alliance avec Ferdinand est conforme au vœu du peuple,
est même nécessaire. Pourrait-ou en dire autant d'une alliance
avec un poitugais, un an.ylais (le frère du roi d'Angleterre),
un français P Tout cela très pondéré, très bien raisonné ; mais
ce qup ne disent pas les lettres d'Isabelle, c'est que Ferdinand
n'est ni vieux, ni myope, qu'il a des traits réguliers et « symé-
« triques », des yeux riants, une belle chevelure brune ; au
total, un chevalier qui a de la grâce et une gaillaixle allure (2).
Il ne faut pas rabaisser sans raison les événements d'his-
toire ; mais, en vérité, ceci est-il autre chose que journée des
Qupes. ou, comme dit irrévérencieusement le sévère Clemencin,
farce ? La politique a ses exigences. Ce qui est réel, c'est
qu'Isabelle fut toujours fort éprise de son mari et nussi fort
jalouse ; elle en eut raison : « bien qu'il aimât fort la reine,
« Ferdinand s'adonnait à d'autres femmes », et celte jalousie
chez sa fille tourna en folie : une conclusion ordinaire dans la
famille (3).
Il restait ime princesse sur l'estrade. Louis XI, qui voyait loin
et bien, avait dit : « Si le mariage avec l'Aragonais se fait,
(1) Cf. Pal., II, 2,So. Clemencin, 112. Sitges, 199-204. Et, cette fois, on
montra les draps an peuple.
(2) PvLGAR, Cr., 15 et 36. Castillo, 251 et 260.
(3) La mère d'Isabelle, folle ; sa petite-fille, Jeanne la folle. Celle-ci écri-
vait le I^' mai 1501 : « Il est notoire que la seule cause (de ma passion) est
la jalousie. .Te ne suis pas seule à avoir souffert de cette passion ; la reine
elle-même, cotte si excellente et exquise personne, fut jalouse elle aussi,
mais le temps guérit son altesse et le temps me guérira aussi ». (cit. ap.
SuAU ; L'Espagne Terre d'Epopée. Perrin, 1905, p. 86). Isabelle s'était
renseignée sur le physique de Ferdinand — comme sur celui de Guyenne
— et le rapport (influencé sans doute par la reine d'Aragon, femme de
sens) avait été favorable. Cf. Prescott, I, 172.
— 206 —
« iiiconlinent le maître mettra en avant la fille du roi d'Es-
« pagne ». Et voici la bâtarde de Guisando au premier plan.
La Beltraneja, porte-drapeau de la France en Caslille ? La
FVance va-t-elle une fois de plus dénouer la crise, comme elle
la dénoua naguère avec Duguesclin, le jour où le roi légitime
fut (( mis en dessous » du bâtard, où don Pèdre fut poignardé
par le Transtumare ? Les temps sont changés, une opinion
publique est née et aussi une poésie, poésie de pages, d'écuyers,
poésie du peuple. L'une et l'autre ne nous ménagent pas.
Ecoutez Palencia : « Les coutumes de France répugnent à la
« gravité castillane, jamais les Castillans ne pourront s'enten-
« dre avec ces gens-là ». Le Français, c'est la jactance et l'avi-
dité ; il se moque de la tristesse espagnole, exalte la pui'eté de
son sang qui lui donne la joie, vante son courage, sa cuisine,
son sens pratique ; le fiançais, pour Palencia, c'est le baron de
Fœneste. Plus tard, ce sera pis : « Peuple cruel, inique, pétu-
« lanl, injurieux et dépourvu de toute humanité ù l'égard des
« malheureux soumis à son joug » (1). Quand arriva le car-
dinal d'Albi, ambassadeur du roi de France, chargé de con-
clure le mariage de la Beltraneja (8 ans) avec Guyenne (24 ans),
l'antipathie éclata. A Médina del Carapo où Henri et sa cour
le reçoivent, cet ecclésiastique maladroit, peu au fait de la
susceptibilité de son auditoire, parle de haut, vitupère : « Si le
(( roi Charles (Guyenne) a daigné consentir 5 ce mariage, c'est
K pour extirper la corruption castillane grâce â la très pure
(' dignité de la vertu française, pour que l'énergie française
« secoue la torpeur de ce pays, que les rites indignes soient dé-
« trnils par le baume du catholicisme... » Il veut leur apprendre
leur ri'liL'ion, injurie Isabelle, Ferdinand, Carrillo ! Les nobles
(I) l'.u.., m, M ol frapments do sa <' Pcrfecckhi dcl triunfo militant
fU.*i9), np., Paz, p. XXXI. Qnplque.>< rTudits fspapnols (raujounrhni ma-
nifcsffnf, une sorto ilc joie on rlrronvranl cette f;nll<>i»liohie anr^ptrulc.
Coinp. )Y-tat fl'esprit <]<• raniiolaleur ri^ecnt de Hita, et le voyage mi-
.«ogallique de Tord.
— 207 —
font mine d'accepter la mercuriale, mais les humbles se fAchent ;
on chiinsonne le <ardinal, ou l'injurie à son tour, on en fait
un sol, un bouffon, un glouton, « vivant entouré de prostituées
« ou parlant sans honte à des hommes impudiques ». Le roi
est fort empêché : avoir un liùte ainsi blasonné, cela no re-
hausse pas le prestige de la Reltraueja (1).
Malgré l'opinion publique, le mariage a lieu. C'est au Val
de Lozoya, tout piès de Ségovie, qu'Henri a la satisfaction
de déclarer publiquement la légilimité de sa fillo, l'imposture
ot l'inceste de sa sœur qui s'est mariée sans son consentement
el sans dispense du pape. Les grands — « ces grands cent
« fois parjures » — signent au contrat : Pacheco à peine libre
de sa fièvre, Mendoza le futur ministre d'Isabelle, Cabrera qui
va trahir son maître, toutes ces tètes bonnes à prêter obéissance,
jurer foi, hommage au gré des vents. Isabelle est déshéritée,
Reltraneja future reine d'Espagne : la revanche de Guisando,
le triomphe de la jolie femme brune C2). Le ciel pourtant
n'approuvait pas. Palencia raconte que, le jour des fiançailles,
il y eut un orage terrible. La fiancée-enfant, (( cette donzelle
« née pour le malheur des espagnols », reste seule dans la tour-
mente de pluie et de grêle, sa mule la jette à bas, enfin un do-
mestique la recueille. L'orage passé, il fallait voir ces nobles
honteux quitter leur abri à la recherche de « Sa Majesté
(( royale » (3). Pauvre majesté en miniature ! salie dès sa nais-
sance, tant bien que mal lavée aux yeux du monde et toujours
battue par la tempête. Son français se soucie peu d'elle : il y
a, vers l'Orient, une héritière bien plus attrayante et profita-
ble, dont la naissance n'est pas contestée, la fille du Téméraire,
(1) Pal., II. 321. Valera. Cap. LVII. Les hommes de Carrillo voulurent
même assassiner le cardinal.
(2) PuLGAR, Cr., 20, assure que les Mendozas ne jurèrent pas, disant
qu'ils avaient déjà juré auparavant avec tout le royaume.
(3) Pal., II, 33S. Castillo, 294. Sitges, 212. Ici encore, les textes sont
altérés ou font défaut : la noblesse a voulu faire disparaître sa malheu-
reuse signature.
— iOx —
Marie de Bourgogne. Le prince aux jambes flasques une fois
de plus trahit, mais la coupe est pleine, Louis XI à bout. En
mai 1472, Guyenne meurt empoisonné. Fût-ce par des herbes ?
en recevant la communion P de la main de son frère ? de la
main d'un moine ? On ne sait. On venait d'empoisonner sa
maîtresse, c'était son tour : l'empoisonnement est de style à
cette époque (1).
Henri avait cru de bonne foi toucher au dénouement, conjuré
Guyenne d'entrer en Castille au plus tôt avec les forces que
Louis XI avait promises ; il lui donnerait Avila, « la clef de
« la perdition des déloyaux ». A ce moment, on découvre
chez lui un indice de volonté, il semble qu'il se redresse, que
son reiiard inquiet ait une teinte d'éneigie, que, comme il le
dira plus tard, il refuse d'être plus longtemps abaissé, annulé
sumido y rebajado ; il prend un instant figure de roi, mais
ce beau feu s'en va en fumée. Qu'il s'agisse du fils (h^ Pacheco,
du prétendant Alfonso, du fils du roi de Portugal, du frère du
roi de France, immanquablement sa fille lui relombe sur les
bras : c'est l'indésiiable fiancée.
Il faut chercher ailleurs. Trois projets de mariage sont mis
sur le chantier : l'un avec le fils du roi de Naples, le second
avec un infant d'Aragon, le troisième avec le roi do Portugal,
l'oncle même de la Beltraneja (2). Henri happe à toutes les
portes, il veut un mari pour sa fille, coîile que coûte. Si l'un
s'e.^quive, l'autre reste. Le Portugais, tout à son expédition
marocaine — il va c^Mpiérir Tanger — , écoute poliment et
répond que l'heure n'est pas aux éj)ousailles. .Mors on a re-
cours h l'Aragonais, au descendant de cet Enrique qui mourut,
sous Jean H, d'une blessure reçue i^ Olmedo. Mais ce beau fils
(1) l'Ai. , III, ^(7. Castii.i.o. 2'.I7. Cf. Mkiik.i.i-t, t. VI, p. 31i. FiuU-il rapi»»-
\cr que Marif de HonrfJOf;np fui l'aïeule de Cliarlea-Qnint ?
(2) Le premier projet est flans doute une erreur des liisloriens : con-
fusion de noms. Il s'agirait d'une Juana, fille du roi d'Aragon. Cf. Sn-
GP.fi, 231.
— JOU —
d'iin fiiclieiix — qu'on appelle Forliina, le disf-'râcié, parce
que lié l'année même de la mort de son père — tranche du roi
avant la lettre el, quand les nobles « M offrent la paix accou-
(( tuinée », tend sa main à baiser, avec ou sans gant. Les cas-
tillans n'admettent point ces procédés, ils sont chatouilleux
sur l'étiquette ; Pacheco, de son côté, n'est point partisan d'une
alliance qui menace ses possessions d'Aragon, et Fortuna voit
son étoile décliner. Ce n'est pas qu'on réconduise tout de go :
si le projet avec le roi de Portugal avorte, on se rabattra sur
lui, on le tient en réserve pour les mauvais jours.
Quand Henri mourut, les négociations avec l'Africain du-
raient encore, et la Beltraneja était toujours offerte. « Innocente
(( enfant, digne d'un meilleur avenir si sa mère eût mieux vécu,
« qui souffrit l'infamie et l'injure, déshonorée pour jamais ».
C'est peut-être la seule note attendrie que fasse entendre dans
toute sa chronique le licencié Caslillo.
CHAPITRE VII
La Fin des Chevaliers
Les vertus sont perdues.
Mortes, en voiles noires.
Si les tendres enfants
Ne leur donnent vie de nouveau.
Alvarez Gatq.
Avec chiche vie
Le vivant se tourne en mort.
G. Maxrique.
I
CHAPITRE VII
(( La sœur du roy Henri a obtius le royaume et le possède ;
« et ainsi ce jugement et ce partage s'est fait au ciel, où il s'en
« fait assez d'autres. » J'imagine qu'aucun espagnol du xv^ siè-
cle n'aurait songé à présenter sous cette forme le jugement de
Dieu. Chez Comines (1), l'avènement d'Isabelle apparaît sous
ses deux faces, la mystique et aussi la politique. L'Espagnol,
lui, ne voit que ceci : Isabelle, don du ciel à l'Espagne. Par-
courez les lettres de Pulgar, le contemporain de Comines,
mais qui ne l'égale ni en saveur ni en intelligence, un Comi-
nes roidi, ofliciel, sans sourire. Pour lui, un incroyable con-
cours de circonstances a sauvé la Castille, en donnant la cou-
ronne à la reine catholique : élevée dans la crainte, vivant dans
le péril, elle a vu disparaître, un à un, les obstacles qu'on lui
opposait. Il a plu à Dieu d'enlever dans sa jeunesse le prince
Alfomso « instrument de la division » ; c'est Dieu qui a choisi
la fdle certaine du roi Jean II, rejeté la fille incertaine du roi
Henri : ne voyez-vous pas là « la marque de fondements et
« mystères divins ? » (2).
Lorsque Ferdinand a passé la frontière, les enfants chantent :
« Flores de Aragon — dentro en Castilla son — Flores de
« Aragon ! » et le curé antisémite P»ernaldez joint les mains,
(1) Liv. V, ch. XX (< Exemples des malheurs de^ princes et révolutions
des états arrivez par jugement de Dieu ».
(2) Cf. notamment lettre à un chevalier de la maison de Carrillo. et
lettre pour le roi de Portugal.
— 21 i —
s'exclame : « Domine ex ore infantium et laclantium perfecisli
« laudem ! » Voulez-vous une autre preuve de l'intervention
divine ? Le cardinal d'Albi, qui a tenté de s'opposer au mariage
« décrété au ciel », qui a insulté les oints de Dieu, meurt mi-
sérablement : « Sa tête enfle, il exhale par le haut du crâne
({ comme par une cheminée la vapeur de la fièvre, il se con-
« sume de feu sauvage et cela sans remède » ; le ciel l'a
frappé (1). Et ce que Dieu a voulu aussi, c'est qu'aucune
main étrangère n'osât toucher la couronne des royaumes d'Es-
pagne : « Qu'on nous laisse librement servir nos rois, dira
« Pulgar, qu'on ne nous moleste pas pour que nous servions
a des rois étrangers, qiios non cognoverunt patres nostri ».
L'argument national se rehausse de l'argument divin ; tous ces
prétendants amènent chez nous « des gens odieux à la nation »,
lisez : des gens qui n'ont pas fait leur terre comme nous, qui
ne sont pas hidalgos. Qu'on nous laisse libres dans notre mai-
son, sous la sauvegarde du Lion et de la Tour ; c'est déjà, en
plein quinzième siècle, le cri de ZoiTilla : « Arrière les lys in-
« tnis de France ! Arrière les marchands d'Angleterre !
« Que la vaillance et la fierté nous restent ! La liberté et la
« terre ne nous manqueront pas ! » L'Espagne aussi a eu son
Fuori i Barbari ! (2).
Il faut descendre de ces hauteurs, laisser s'évanouir cette
vision délectable, retrouver la petile cour d'Isabelle. L'argent
y est rare : le beau -père suffit à peine « ù ses nécessités », n'en-
voie rien, demanderait plutôt ; sans Carrillo, les princes ne
(1) Befinaldez Hist. de los reyes catôlicos (Soc. de bibliof. andaluofts)
1870-7.^j, I, p. 20. Pai,., III, «4 et i'ô'ù. Castiixo, 272. — Ln Comte d'Arma-
gnac sY-tait réfugié en Espagne. I-e cardinal d'Albi traite de son retour
en France, partage l'hostie avec lui. Malgré son sauf-conduit, Armagnac
eut poignardé. « Dieu ne laissa pas le cardinal sans clultinicnt... »
(2) Lettre de l'ulgar au secrélaire de la reine (1479). Cr., p. 21. —
Coiiijt. '< I.f rliaiit d'espérance pour !<• relrvenient de l'Rspagne d, ap. Qui-
.Ntr, p. U't'.i.
— 21.") —
pourraient payer leurs hoiiinies ; Cnrrillo saig;né par ses akhi-
niisles, c'est raiiiiral qui se charge de la dépense. Mais tout
ce monde vil chK-hcment. l.orsque le duc de Bourgogne envoie
la Toison d'Or à Ferdinand, le problème devient angoissant :
(jui recevra l'ambassadeur, et l'ambassadeur d'un seigneur
riche parmi les seigneurs ? Ferdinand dit qu'il ne peut sup-
porter les frais d'une i-éceplion ; son oncle l'amiral, qui veut
bien jjayer mais ce qui t^sl indispensable, refuse à son tour.
Enfin ou trouve un noble plus libéral qui consent à héberger
les Bourguignons (1). Sans argent, lorsqu'on a le pied à l'élrier,
qu'il suffit d'un élan ! Sans argent, lorsqu'il faut s'attacher une
noblesse, avoir la main large, prendre tournure royale ! Isa-
belle a su sortir de cette impasse, c'est proprement le miracle
qu'elle a accompli. Avec son frère, elle est la prudence, le sang-
froid mêmes. Publiquement accusée d'imposture et d'inceste,
elle se défend sans exclamations, sait toucher la fibre nationale :
n'est-ce pas lui qui, le premier, a rompu le pacte de Guisando ?
N'a-t-il pas voulu la donner, elle la castillane, à ces français
dont Bernard del Carpio humilia la superbe à Roncevaux ? (2)
mettre la cruelle main française sur la nuque espagnole ?
Quant à l'inceste, — ici, on sent que le bât la blesse, mais elle
esquive la question avec élégance — « Vous n'êtes pas juge de
« ce cas-là... » (3). Les chefs des grandes maisons reçoivent
d'elle, à défaut d'espèces sonnantes, des espérances : le duc de
Medina-Sidonia aura la maîtrise de Santiago que Pacheco dé-
(1) Pal, III, 209. La mort de l'amiral vient compliquer les choses. Cf.
pour les soucis d'argent d'Isabelle, ses lettres à son beau-père. ap. Paz,
93 sqque.
(2) Cf. Prim. Cr. Gen., § 619.
(3) P.iL., III, 349. SiTGES, 240. Dans une lettre antérieure aux fiançailles
de la Beltraneja, elle avait proposé à Henri de soumettre leur différend
à quatre religieux présidés par l'inévitable comte de Haro. Dans le ma-
nifeste du 1" mars 1471, eUe ose dire : « Ma conscience est bien nette,
saiieada », pourtant la bulle d'absolution n'est qae du mois de décembre
suivant.
— Jll) —
tient saus droit ; par contre, Séville se donuera aux princes.
Isabelle jure, signe, quitte à ne pas tenir, mais il faut parer
au plus pressé. — On ne peut durer avec des expédients. Il
est de nobles familles bien rentées, que la générosité sans
frein d'Henri a rendu difliciles et qui ne s'eu tiennent pas à
la fumée. Il y a aussi les anoblis de fraîche date, qui sentent
encore les bas-emplois ; les yiarvenus qui appliquent à la lettre
le principe de Pacheco : }iour conserver les états, il faut les
accroître. Les ims et les autres sont redoutables ; Isabelle le
sait bien, elle sait aussi que leur appui lui est indispensable.
Heureusement le ciel y pourvoit et les instruments dont il se
sert ne sont pas d'une qualité ordinaire.
Rome a toujours eu pour Henri des égards, môme des com-
plaisances. Que le pape soit un humaniste siennois et s'ap-
pelle Pie II, qu'il soit un vénitien bel homme et s'appel'e
Paul II, les meilleures relations existent toujours entre le
Vatican et le roi de Castille. Parmi tant de souverains de
mauvais esprit, ayant sans cesse la menace à la l)ouche, Henri
est un fils soumis et déférant ; il refuse à Louis XI d'appuyer
la réunion d'un concile général contre le pape. Cet incrédule
n'a point l'idée d'introduire des nouveautés dans l'église, cette
question ne le passionne pas ; dans son parti, on ne maltraite
pas Rome. Mais lisez les écrivains d'opposition. Palencia ne
tarit pas d'insultes lorsqu'il s'agit des pontifes de son temps :
des démoniaques, des païens qui s'occupent de statues, qui
s'adonnent à la magie au lieu de réformer les mœurs, des pail-
lards qui s'entourent de gens infâmes et qui vont fairo coulor
la barqne de Saint-Pierre. Le chroniqueur, qui connaît son
monde romain, n'a peut-être pas tort, mais, pour ses maîtres,
il s'agil d'antre chose que de critiquer le népotisme ou le con-
<'id)iritige des successeurs de l'Apôtre (l). Or, en juillet 1471,
(l) Pai,., I, i3I f't co qu'il dit fie l'nnniîaii onchanlé de l'uni II (II, i:W).
Cf. I.a disfirâce d,; N. Machiavel, 42 et 2'.»1.
— L'17 —
la fortune souiil aux princes : Paul II leur ennemi meurt, et
Sixte IV, un ligurien, l'homme de la oonjuration des Pazzi,
est élu pape (1). Dt's la fin de l'année, le mariage incestueux
est régularisé, c'est une arme de moins contre Isabelle ; elle peut
se présenter canoniquement à son peuple et profite de l'avan-
tage. Travaillé comme le roi d'Aragon par les besoins d'argent.
Sixte IV envoie en Espagne un légat chargé apparemment
d'apai5ier les discordes, en fait de vendre des indulgences. Le
légat est Rodrigo de Borgia, le plus riche des cardinaux après
le français d'Estonteville, « beau, noble, séduisant, exerçant
« snr les fennnes une attraction plus forte que celle de l'aimant
« sur le fer», le futur Alexandre YI. Cet espagnol de Jativa,
élevé à la porte du jardin de Valence mais façonné dans les
jardins d'Italie, a déjà plusieurs enfants et songe à leur tailler
un établissement dans sa patrie (2). Il arrive, précédé d'une
réput-ation d'opulence et de sensualité (3), suivi d'une multi-
tude de prélats, la plupart italiens, qui cherchent à glaner sur
cette nouvelle terre. A la cour, c'est un événement. Henri, con-
trairement à ses habitudes, ordonne de préparer une réception
digne d'un si grand homme, il dépêche Castillo son chroniqueur
et chapelain à sa rencontre. L'archevêque Carrillo. qui entre-
voit la pourpre, achève de se ruiner « en orge pour les chevaux,
« viandes, volatiles de toute sorte, muids de vin, et fait telle
« recherche de poules dans le pays d'alentour qu'à peine resta
(( poulet qui ne se vît avec épouvante, le matin, solit^iire sur
« l'échelle du poulailler ». Mais, tandis que tout ce monde
s'empresse, Mendoza va sans bruit cueillir le légat au débar-
(1) Le 9 août. Cf. P.vstor, Hist. des papes, IV, 183.
(2) Pastor, op. cit., V, 351. Gregorovius, Lucrèce Bonjia. trad. it., 1874,
9-18. Carrillo a un enfant. Mendoza deux, à notre connaissance.
(3) Naguère, Pie II lui écrivait : « Je sais qu'on a dansé dans ton jardin
avec toute licence et qu'on n'a épargné aucune des séductions de
l'amour ». D'après Palencia, Borgia ne se conduisit pas autrement en Es-
pagne.
— 2i8 —
que, à Valence : il a conclu une eulcnle avec Ferdinand et
Isabelle, renoncé à soutenir la Bellraneia, demandé pardon de
ses erreurs passées, s'est donné lui et sa maison aux princes ;
en récompense, il aura le chapeau — et il l'eut. Les Mendozas
sont désormais les serviteurs d'Isabelle, tout en maintenant,
cela s'entend, le respect dû au roi régnant.
J'aime à voir, au milieu de ces nobles encore barbares aux
yeux d'un italien, la face pleine, l'œil avisé, les grosses lèvres
avançantes, la carrure du robuste viveur qu'a immortalisé
Pijituricchio. Il donn,î la dernière touche. Avec lui, c'est véri-
tablement la politique romaine qui envahit la Castillo ; Rorgia
dispensera aux bons entendeurs de bonnes leçons : il a été
à l'école de son parent Calixte III, et où apprendre l'art de
conduire les hommes, si ce n'est sur la terre de Machiavel ?
Borgia est la première figure du règne d'Isabelle ; on l'a peut-
être trop oublié. — Cependant, l'admiration pour lui n'est pas
unanime, il a beau dire qu'il apporte « la médecine qui
« convient aux âmes espagnoles », on se défie du médecin.
Pour Palf'ucia, le cardinal et sa suite viennent « curieux de
« butin, sachant que les Espagnols, plus attachés au nom qu'à
« la chose, prodiguent avec joie l'argent pour acquérir des
« honneurs ». Des novices, ces Espagnols, sans défense contre
la finesse italienne ! Un libelle scatologique, intitulé « L'apo-
« sento en Juvera », mettra en bonne place le cardinal Rodrigo
de Borgia, aux côtés de Carrillo : à la garde-robe (1).
I^s grands repus, vient le tour des sous-ordres. I! y en avait
un qui tenait la clef de Casiille dans sa main : l'alcazar de
Ségovie et le trésor. Andres de Cabrera était-il juif converti,
chef des conversos de Ségovio ? élait-co simplement un homme
nouveau, venu de Cuenca ? .le ne sais qu'une chose, c'est que
ses dcscendaiils ont pris soin de faire disparaître des documents
M) Paj.., III, R7. Castiu.o, 32i-;(:J0. Sitges, 24.1. Obras de Ifiirlax, \)vr(.
t'I p. î). Borgia arrive. « al rcino deronrpriado ».
— 219 —
le concernant le mol novus. — Pacheoo l'avait donné à Henri,
puis, c'était dans l'ordre, le famulus, riche des grâces royales,
avait rompu avec !'■ maître, volé de ses propres ailes : ainsi
naguère Pacheco s'était affranchi de la tutelle de Luna. Etie
gardien de la Forteresse, de l'argent du royaume, et ne pas
trafiquer de cette situation, il aurait fallu pour cela une tête
solide, une fidélité chevillée dans le cœur. Cabrera n'est point
de cette trempe, négocie par l'entremise du trésorier d'Isabelle,
A. de Quintanilla. Cela dure un an, le trésorier courant de
Ségovie à la cour, achetant les portiers, l'alcade. Enfin Cabrera,
sans trahir le roi (à la manière de Mendoza), s'engage à ne
livrer l'alcazar et le trésor à qui que ce soit, sans l'assentiment
des princes. En récompense, il sera marquis de Moya et mar-
quise sa femme, la Bobadilla (1).
Avoir à sa dévotion la plus nombreuse et la plus riche
famille, être, quand on le voudra, maître de la capitale, c'est
bien, mais ce n'est pas tout. Une noblesse, une ville ne repré-
sentent pas l'Espagne. Isabelle a dû conquérir peu à peu, mor-
ceau par morceau, l'aristocratie du royaume : persévérant tra-
vail d'enveloppement, réseau patiemment filé où vinrent se
prendre, un à un, ces seigneurs de guerre civile. Les historiens,
chroniqueurs, compilateurs ont raconté tout cela, et avec quel
enthousiasme ! Pour nous, ce qui importe, c'est de savoir à
quels gens la jeune reine aura affaire, ce qu'est devenue, à
la veille de la mort d'Henri, la noblesse du commencement du
règne, cette noblesse que Guzman a figurée au naturel. Où va
son cœur ? Où son esprit ?
Ce qui frappe tout d'abord, c'est la décadence du chevalier
de tournois : les jours du Paso Honroso, des grandes emprises
semblent oubliés ; le dernier pas d'armes dont les chroniques
parlent avec admiration est celui que Beltran célébra en 1459.
(1) Paz, 443-444. Po-gar. Cr., 26. Pal., III. 183. Mendoza. Benavente se
partageaient les bonnes grâces de la Bobadilla. Cabrera laissait faire,
recevait en souriant ces hôtes d'importance.
— 2l'0 —
Que sont devenus Suero de Quifiones bataillant, le bras nu
par amour de sa dame, portant un anneau de fer à la gorge
en signe d'esclavage ? Juan Pimentel, qui se passionne pour les
exercices de guerre au point de se faire assommer par un valet,
en jouant à mort, a todo matar ? Gonzalo de Cuadros, si impé-
tueux qu'il faillit tuer à Valladolid le roi sans couronne Luna ?
Que sont devenus les joutes et les tournois, les ornements,
broderies, cimiers ■> Passés comme les rêves, comme l'herbe
des saisons... (1). Isal>elle ne fera rien pour les ressusciter, ces
combats sanglants en l'honneur des dames mais sans profits
pour la couronne. Gagner la gloire à coups de « fers aiguisés »
lui semble un j)asse-temps inutile. Elle va même plus loin,
n'admet pas les toros, elle Espagnole ! (2).
Si vous voulez rencontrer un chevalier d'ancienne souche,
il faut l'aller chercher en Portugal. Là s'agite le don Quichotte
royal, mais un don Quichotte obèse. Le soleil d'Afrique l'a
illuminé, ce colonial ! Champion de sa nièce, de sa fiancée,
la Beltraneja, il se fera battre honteusement ; quatre-cents de
ses soldats seront châtrés par les espagnols ; il voudra rétablir
la concorde entre les princes ennemis, unir Louis XI et le
Téméraire. Bafoué, dégoûté du monde, « le vieux coq » —
c'est ainsi que l'appello Ferdinand — s'exilera en Normandie ;
anachorète, et plus sincère ponl-riro que Charles-Quint, il abdi-
(1) Copias de Jorge Manrique. Cf. Bakna, préf. Cot.\rei.o, o;>. cit., 144.
Sur la hiérarchie de la noblesse .\LTA.\iinA, II, 8 et 400.
(2) Cf. sa lettre, ap. Clemencin, 300. « De los toros luego alli propuse
con tofla detorminacion de nunca verlos en toda mi vida, ni scr en que
s«^ corran ». Oviedo (Quincuagenas) conte qu'un jour à Arcvalo, les tau-
reau.x tuf-ront doux hommes et trois ou quatre chevaux. Isabelle ordonne
que «' désormais on enchâsse sur les cornes des taureaux vivants des
cornes de IxiMifs morts, qu'on les scelle de façon (jne leur pointe soit
tournée du côté des épaules ». .Ainsi les toros inofl'ensifs devinrent « gra-
• iiMi.x passe-|cmi)H » {ih. lO.'i-OO).
ijiioi;i, vuiidia s'embarquer pour Jérusalem. Ramené chez lui,
trouvant son fils couronné, sa fiancée cloîtrée, il essaicia, une
fois encore, de se faire moine et mouria, essouflé, de fièvre
maligjie : le dernier idéaliste du moyen âge il'i.
Regardez maintenant les vieux chevaliers castillans. Enri-
chis, assagis, ils savon renl la paix Iwjurgeoise ; réconciliés avec
Dieu, finissent en palrinivhes. Voici le routiei- Villandrando,
ex-pillard, ex-blasphémaleur. qui meuil anobli, considéré,
priant, pleurant au souvenir de ses erreurs passées. Voici
l'alferez-mayor Cifuentes, ambassadeur zézayant, maigre et
long, qui suffisamment arrondi par la fortune se relire dans
ses terres et laisse à ses deux fils deux majorais fort respec-
tables (2). Je sais bien qu'à côté de ces repentis en pantoufles,
i) en est d'autres appartenant à la même génération et qui
gardent une allure plus romanesque. Ce sont les fidèles de
la tradition amoureuse, les dévots du légendaire Macias
qu'un mari jaloux tua d'une flèche, tandis qu'il chantait
sa passion dans la prison d'Arjonilla. Un seul les résume tous.
L'histoire du chevalier de Cialice. Rodriguez del Padron, paraît
encore agréable, pourvu qu'on ait le goût des nouvelles à l'espa-
gnole : une dame s'éprend de lui, confie son honneur à sa
discrétion, le rend heureux mais sans se nommer. La scène
est connue : la nuit, une poterne, une épée sous un manteau ;
(1) Prescott, I, 223. Sitges, 310. Après sa défaite, il fuit jusqu'à Castro-
nuno, s'arrête chez l'alcaide, s'endort et la femme de l'alcaide, montrant
à son mari ce gros homme suant et ronflant : « Vois pour qui nous nous
perdons ». Vieux coq, non sans esprit : cf. sa lettre à Louis XI, ap.
SlTGES, 317.
(2) Cf. PuLG.\R, Cl. Var. Les exploits de Villandrando en France ont
créé des légendes : il attache son cheval à une statue de S. Pierre dans
l'église d'Aurec (Haute-Loire). Le pieux cheval se cabre. Villandrando
remonte en selle, le cheval se précipite dans la Loire, noie le cavalier,
et sort sain et sauf. La bossette de son mors fut consacrée en mémoire
du jugement de Dieu. Cf. Quicherat, 63.
puis le jeu des gages d'amour, une boucle de cheveux, un
ruban incarnat ; les manifestations courtoises, les devises ten-
dres et funèbres. Rodriguez apparaît vêtu de velours cramoisi
et de drap d'or, mais avec mi voile noir ; ses armes repré-
sentent des limbes où se distinguent des figures d'enfants :
« Esperanza es mi tiniebla — de nueva luz con Victoria —
« pues del limbo saco gloria... » Or la dame était la reine,
la jolie femme brune, l'épouse d'Henri IV ; c'est du moins ce
que rapporte l'histoire : on ne prête qu'aux riches. Se croyant
trahie, la reine chasse le chevalier. Alors, sur la place pu-
blique, Rodriguez fait un bûcher de ses gages d'amour, et
tandis que se consument les cheveux, les bijoux, et les reli-
quaires, il s'accompagne d'une guitare et pleure en voyant
« brûler ces tristes souvenirs, comme il brûle pour eux. »
Après s'être vengé en vers, il passe en France, et là on ne
sait ce qii'il devient : amant d'une autre reine ? ou moine
franciscain ? Ce qui est sûr, c'est qu'ayant peiné plus que
tout autre dans l'Enfer d'Amour, il finit enragé (1). De oe
roman, je ne retiens qu'un type : le malade d'amour — et la
maladie passe aux disciples. Qiiinones donnait des coups de
lance et rimait en Corydon. T.es nobles d'Henri IV se contentent
de rimer entre deux trahisons. T.es formules ne leur manquent
pas : ils en trouveront chez Miner Francisco Impérial, italien,
fils d'un joaillier génois établi à Séville, qui a révélé Dante
à l'Espagne ; chez Gonçalo Martines de Médina, mélancolique,
misanthrope, homme des prophéties obscures ; plus encore
chez Ausias March, le précepteur de Viana, le poète scolastico-
érotique qui marie savamment le syllogisme et la passion :
M) i< Que no eh sino ladrar — Hara, Ham, huid que rabio. » Je ne
Pais ([u 'aboyer, fuyez, je suis ennipé. — Cf. Baena, 089-00. Fitzmauhk;^-
Keli.ï, op. cit., p. 91. II semble que la dame soit la seconde femme de
Jfan [F — Sur .Mncins, cf. Tick.noii, I, 330.
— 223 —
Ainor tin cal siuo voin iamador... {i). Que ces exercices de
seconde main, ce psittacisnie lilléraire n'aient rien donné, cela
n'est pas surprenant. Jean II était poète, Henri ne l'est en
aucune façon ; il n'y a plus de place sous son règne pour les
gentillesses de cour, les déplorations amoureuses. Par la nou-
velle littérature, nous saisissons sur le vif la décoin position de
la chevalerie espagnole.
Pulgar, qui succède à Guznian comme peintre des Claros
Varones de son temps, prononce ex cathedra : « Il n'y a chan-
« gement de prospérité que là où il y a corruption de cou-
« tûmes. Des petits le roi a fait des grands, leur a donné
« titres, dignités, patrimoines et ils ont mis le désordre dans
« la maison «i Et Bemaldez renchérit : « Les hommes paci-
« (îques ont souffert grande violence des hommes nouveaux
« qui se sont levés ». Ceci est le credo des chevaliers qui se
prétendent de pure race : l'avènement des plébéiens obscurs
a obscurci l'ancienne noblesse, les parvenus ont l'honneur et
l'argent, les mésalliances se multiplient, les traditions se per-
dent... « Alors vient le temps de la corruption, du vol, de
« l'orgueil et de la luxure » (2).
A ces nouveaux chevaliers il faut des poètes qui sentent le
populaire, qui ne s'abîment pas dans les distinctions melLi-
flues. Aussi voyez leur nom : Juan el Trepador, Gabriel el
Musico, Martin el Tanedor, Juan fils du bourreau de Valla-
dolid. Mondragon 77}o;o de espuelas, protégé de l'aristocrat-e
Gato, et le plus grand de tous, Anton de Montoro le fripier.
(1) Cf. B.4ENA, 223. Vers d'Impérial sur la « Estrella Diana » qu'il ren-
contra sur le pont de Séville. Sur March, Pelayo, Id. est., II, 222 et la
série des serfs d'amour : G. Sânchez de Badajoz {Infierno d'amor), Diego
Fernandez de S. Pedro (Cârcel de Amor). Sur la répercussion en France
de cette littérature, cf. Reitîier : Le roman sentimental avant l'Astrée.
Colin, 1908, p. o5 sqque.
(2) Pulgar. CL Var. (portrait d'Henri). Bekn.u-dez, op. cit., p. 9. — Cf.
le chapitre suivant sur cette prétendue pureté. Comp. Gczma>-. Cap. X
et XXX.
Naguère les hauts seigneurs cultivés comme Santillane consen-
taient à correspondre, de loin en loin, avec ces chanteurs de
];i rue et de l'échoppe, lorsqu'ils avaient du talent. Maintenant
les chanteurs sont au premier plan ; ils ont trouvé la clientèle
(fu'il leur faut, presque à leur niveau. Dans ce sévère monu-
ment encore bien étriqué, guindé qu'est la littérature espa-
gnole, un hôte inattendu s'installe, désinvolte. T^es écussons
armoriés, les devises avantageuses resplendissent toujours,
mais d'en bas une clameur monte... Sous l'auvent, un poète
chante, le valet dv seigneur dit des vers, le fripier répond,
le joueur de vihuela intervient, les enfants entonnent à leur
tour des « cantares qui infectent l'air ». Tout ce peuple d'hum-
bles s'injurie, quémande, s'amuse : un bourdonnement de vie,
un grouillement de liberté, un nouveau monde qui s'éveille.
Certains esprits chagrins ont regretté l'invasion de ces poètes
trop bas. Pour moi, j'avoue découviir avec joie ces enfants
sans-soucis qui, tout en vivant de leur métier, tâchent de tirer
quelque argent des riches, de ramasser quelques miettes de
leur table. Mais quoi ! si l'argent ne vient pas, si la nourriture
qu'on leur donne est indigeste, ils retournent à leur aiguille
et tout est dit (1). Ces poètes-là vous font agréablement oublier
]es Phébus et leurs élégances cotonneuses, ils ont un don de
vie, et c'est un don inappréciable. .Te salue en eux lé cortège
annonciateur de la Célestine, l'entremetteuso populaire.
Et le beau, c'est que les seigneurs authentiques se laissent
prendre à cette gaieté, veulent à leur lour manier le vocabu-
laire de la rue, des métiers ; mais ils ne sont pas de taille,
restent inférieurs à leurs maîtres qui, par nature, ont de la
gueule. Cette rencontre a produit un livre, livre honteux que
des hétérodoxes ont réédité à la honte du clergé (bien naïve-
(1) Canr. dp Montoro, t'd. Colarrin y Mori, Madrid, 1000. « Puisqnn. poô-
tJHCr n'arernît ])oint ma fortunf , il faut, t'adorrr, mon di', \o rendre, grâ-
wp, mon aipiiille. » Il se plaint ailleurs au parvenu Iranzo d'»>tre fatipué
<( de poippon ft de .'«ardines » Cp. 211). Cf. Raena, p. XV, XXXII eqque.
- 225 —
nient, à mon sens, car le clerc n'y est pas le seul person-
nage) : le Camionero de ohras de hurlas provoeantes à risa (1).
(»uvrez ce recueil ; vous aurez la satisfaction quasi-philoso-
phique de voir le nom des Manrique, seigneurs de Villazopeque
ou de Relmontejo, vieux croyants, chevaliers notoires, accolé
à celui de ce « gros rat de moulin », de cette « figure de coffre »,
le fripier juif Montoro (2) : jeux-partis du noble et du plébéien,
où le plébéien l'emporte, et de loin.
Tel quel, et malgré toutes les censures accumulées sur lui,
le Cancionero de Burlas a son prix. Vous n'y trouverez pas
l'allégorie somptueuse, l'exquis du sentiment, le poli de la
déclaration d'amour. Les rapports de l'homme et de la femme
y sont envisagés sous un unique aspect — ainsi dans les vieux
chants satiriques galiciens, les chants d'amigo, de joie et de
danse (3). Mais, en revanche, vous aurez des visions délec-
tables moins scolastiques que celles du savant bachelier Alfonso
de la Torre (4), des comédies injouables dans le goût de cer-
taines fantaisies du xvni'' siècle français, dont le héros ressem-
ble à Karagueuz conmie un frère, des madrigaux, des pasto-
(1) Ed. L. Usoz y Rio, Londres, 1841. L'éditeur soutient que ce livre
est le produit d'une excitation purement cléricale.
(2) Telles sont les aménités que l'on s'envoie entre poètes.
(3) Cf. Pel.wo, Ant. Ftom., III, préface, p. 17 et 37. — Alphonse le Sage
fit, lui aussi, une satire obscène contre le dean (doyen) de Calez, qui avait
chez lui <i un livre magique et aphrodisiaque pour conquérir le.« femmes «.
Cf. les très rares romances gaillards, celui du Comte Vêlez : « Alterada
esta Castilla », d'ailleurs remanié au xvi^ siècle. Le romance finit en
drame : tous les quatre mois, on coupe un membre au comte, qui a été
surpris « las calzas a la rodilla » avec la cousine du roi Sanche. Pelayo,
op. cit., II, 85.
(4) Autour du dieu » Matihuelo », des femmes chantent des litanies.
Dona Maria : « Tan adentro te querria — cuan lejos esté del cielo, — Mati-
huelo ! » Mnfioza : « Si te han de aposentar, — ruegote, quieras tomar
— lo mio por entresuelo — Matihuelo !» — et la petite Ynès : k Aunque
soy nina — siempre terne con ti riiia — hasta que podes mi vina — y me
riegues mi raajuelo — Matihuelo !» — p. 135-140.
— 226 —
raies d'un genre inédit. Vous aurez, dans ce mince volume,
un raccourci du théâtre des mœurs, un catalogue raisonné des
courtisanes, augmenté du pedigree, des particularités et spé-
cialités d'icelles ; vous connaîtrez Francisca de Laguna, sur-
nommée Rabo d'Acero, Juana de Gueto à l'incommode infirmité,
la Mariblanca qui prie Dieu de lui envoyer le bon amant, la
Tabares et Marialvarez bagasses, les dix sibylles valenciennes
parmi lesquelles se distingue « la monja Sesè que durmiendo
« se mea » ; vous saurez le lieu d'origine de ces célébrités :
Ségovie, Médina, Burgos ou Valladolid ; vous assisterez à de
subtiles discussions juridiques au sujet d'un manteau (1).
Enfin, et cela est symptômatique, vous verrez le noble Jorge
Manrique envoyer sa belle-mère coucher avec des poux ; le
comte de Paredes se mesurer avec le fils du bourreau, l'accuser
de contaminer par sa seule présence la muy devota yglesia.
— Le ton est plus ou moins spirituel, la langue toujours
verte ; les Italiens ne font pas mieux (2), mais la cheva-
lerie espagnole ne s'en trouve pas rehaussée. C'est sans doute
cet « enfer » qu'aura on vue Luis de Léon lorsqu'il dira :
« Nous faisons musique de nos vices et chantons à voix allègre
« notre confusion » et Garcilaso le pur jtarlera avec horreur
fJe « ces livres qui tuent les hommes ».
Chevaliers retraités, fatigués ; chevaliers enragés d'amour ;
(1) Pleilo del Manto. Faut-il donner rnrjîumcnt ? Obrando segnn natiira
y puostos on au aponia, un couple osl surpris j>ar un passant. Celui-ci
jf rtlo son manteau sur ces nudités et dit : « Je le donne à celui que lo
tiene dentro ». — Procès. — Avocats. — A qui le nianlean ? — Arf-Miinent
[lironieii.
<2) Coinp. La dif;(jràce de .V. Muchiaicl, p. 218 et 3.'»."i. On rencontre par-
fois dans le Cancioncro de Ihirlas des copias agréables, ainsi celles de la
dame requi'Tant d'amour un berger : « Dlanca aoy como el papel — la
c<jlor lengo mezclada — como rosa en el rosel ; — las teticas agudicas
— que cl brial rpiieren hender — ... pues lo (jue tengo eneubierto —
maravilla es de lo ver... » (p. 240).
— 227 —
chevaliers aux prises avec les chanleurs fKjpulaiies ; que
resle-t-il de la vieille tradition héroïque ? « Tout est arme et
M tout guerre, en sorte que la vie de l'houime n'esl qu'une
M milic-e soir la face de la terre », dira Gracian. Sous Henri,
celte milice est de guerre civile, la seule dont nous entre-
tiennent les chroniqueurs. Chaque seigneur travaille pour soi
de la Galice à Séville. Les habiles se font, en plein cœur du
royaume, une souveraineté indépendante, pillent et rançonnent
en sorte qu'on les distingue à peine des bandits de grand
chemin : voyez par exemple l'alcaide de Castrununo ; il ne
rend hommage à aucune tête couronnée, peut lever cinq à
six cents lances ; il faut traiter avec lui « pour qu'il donne
« sûreté de ne voler ni assassiner » (1).
Non sera vylla nin rihdat nin casa — Adonde non nxja
Guelfes e Gebelines, prophétisait G. Martines. Et, en effet, on
se croit transporté à Florence, à Viterbe, à Pérou se ou telle
autre ville sanglante d'Italie, lorsqu'on lit l'histoire de Séville
périodiquement bouleversée par les rivalités des Medina-Sidonia
et des Ponce de Léon. A Médina, ce sont les bandes des Mer-
cados et des Pollinos qui s'entretuent la nuit et les marchands
sont obligés de déserter la grande foire castillane, les « ferias »
de mai et d'octobre. A Guadalupe, en Estrèmadure, même
spectacle : le monastère est soumis à un siège en règle ; durant
une trêve, il fallut nettoyer l'église qui ressemblait à une éta-
ble. « Des latrines sentent moins mauvais, dit Castillo, car
« hommes et bêtes y avaient vécu » (2).
Mais les chevaliers de la reconquête ? les descendants de ce
Jufre Tenorio qui défendit le passage de Gibraltar contre les
mores, que la chronique nous montre sur sa galère, couvert
(1) Pn,G.\R. Lettre à l'évêque de Coria.
(2) Cf. Pal.. II. 413, III, Gl. — Castillo, 29i. Sur l'origine des Mcrcados
(anglaise) et Pollinos Cfrançaise). cf. Paz, 440. — Sur la décadence de la
noblesse castillane et l'absolutisme aragonais, cf. Altamira, II, 6, 33, 115.
— 228 —
de sang, brandissant, son pavillon et son épée ? (1). Plus mo-
destement, les fils du vieux Sanlillane, le poète mais aussi le
vainqueur d'IIuelma ? En parcourant la galerie des Claros Va-
runes, c'est à peine si je compte deux familles qui aient gardé
quelque reflet de l'ancienne flamme. D'abord les Manrique,
« l'une des plus grandes et antiques maisons de Castille ».
Chez Rodrigo, tout est tourné vers l'oflice des armes, sa con-
versation n'est que d'armes. Dans sa maison, on ne voit point
de couard. C'est lui qui résiste deux jours à Huesca contre
les mores du dedans et du dehors, qui prend Alcaraz et Uclès :
son nom est célèbre parmi ses ennemis. L'autre, Garcilaso de
la Vega, est le descendant d'une famile de guerriers : ses ancê-
tres furent les premiers à passer le pont du Salado. Pulgar
nous le présente comme un taciturne, patient, d'esprit solide ;
il meurt jeune, sous Baza ; les héros sont rares : les poètes le
choisissent. Sa mort et son triomphe, déclamés par Gomez
Manrique, ne sont pas dépourvus de grandeur. Un chrétien
a été tué, Its mores ont gardé son corps (2) ; chez les Castil-
lans, les sanglots se mêlent à la crainte : llafirimas iban con
lanzas echadas. Manrique voit cette douleur au milieu des
armes : « Quel bon chevalier pleurez-vous ? » — « C'est Gar-
ce cilaso qu'une flèche a tué. Il est mort, car il n'avait pas
« mis sa barbière pour frapper plus à l'aise, mais il est mort
« au lieu même où Rodrigo Manrique, le second Cid, l'a armé
(I chevalier (3). »
(1) Les chevaliers mouraient contents, s'ils pouvaient se traîner ju.*-
i\u'h lui et baiser sa main. 11 mourut assommé par une barre tlo fer. Cf.
Comie l.manor, \\. 62.
'^2) I.08 Moros con trompas é con ularidos — é con alîibalcs cl ayre
enlleiiaban...
(3) En aquestf! mismo lugar dontle esta — le armé Cabnllero en una
l^ran 11*1 — Roilrigo Manrique cl segundo Cid. Définicion dvi noble Cabal-
hro (j. (Ir hi V., aj). I'cixah, éd. cit., p. 239. Les Garcilaso sont devenus
— -'2!) —
Les Castillans ne sont pus loiis semblables au jeune héios
u ami (les acles, ennemi des paioles » ; à défaut de recon-
quête, nous avons une littéral uie autour de la reconquête.
Alvarez Gato l'élégant soupire : « Où est la guerre des Mores ? »
Que n'y va-t-il voir lui-môme, au lieu de parler « [lerle ft
u argent » ! Plus vif, Lucena s'écrie : « Grande lâcheté en
{( vérité de souffrir le gravier dans le soulier ^Grenade en
« Espagne) et dans la barbe laisser pendre le morveau ! C'est
« le fait d'hommes qui ne se soucient pas du mal et ne sentent
« pas la honte... Snr les mappemondes d'Italie où figure l'Es-
« pagne, lu verras le raahométan, l'oiseau de proie de Gre-
« nade. les robes levées, nous montrer... » (1). Ce geste de
mépris, exactement musulman, quelques-uns le devinent. Car-
rillo. un jour, se prend d'une grande colère, écrit au roi :
« C'esl un opprobre pour la noblesse castillane de voir nos
« voisins (les portugais) passer la mer, conquérir telle multi-
(( Inde de mores, et ce petit nombre que nous avons de ce
« coté-ci de l'eau venir nous prendre notre terre ». Il propose
une concorde générale, un serment solennel sur le sépulcre
de Saint Vincent d'Avila. une expédition contre Grenade (%)...
héros de romances. On leur attribue les hants-faits d'autrul. Un Garcj-
laso tue un more, qui insolemment avait attaché au cou de son cheval la
devi.se de VAve-Maria. Un autre serait entré à cheval dans Grenade et
aurait cloué avec son poignard le parchemin de l'Avc-Maria sur la porte
de la principale mosquée, la consacrant ainsi au christianisme : prouesse
qui appartient en propre à Hernan Ferez del Pulgar de las Hazanas. Cf.
Pel.wo. Rom., II. 226. Fitzmaurice-Kelly, op. cit., 135. Tick!mor, I, 187.
(1) Vita Beata (écrit en 1-403), cit. p. Paz, 388.
(2) C.tSTn-LO, 281. S* Vincent d'Avila est un lieu de n>iracles. En li.'IS,
on ouvrit le tombeau du saint. Il y avait là un trou où les infirmes
avaient coutume de mettre la main ou le pied pour obtenir guérison.
L'évèque y plongea le bras mais aussitôt le sortit en tremblant, le rochet
taché de sang si frais qu'on eût dit qu'en ce moment le martyre venait
de finir. L'évèque fit faire une somptueuse sépulture et longtemps on eut
coutume de jurer dessus, mettant la main dans le trou. Un jour, un ser-
pent en sortit poursuivant un juif incrédule, qui se convertit. Le bras
du parjure se desséchait. [Cr. Avila, 53)
— 230 —
Mais celte ardeur tombe vite ; tout le premier, il retourine à
ses combinaisons de guerre civile.
Eu fait, on ne vit pas sur le pied de guerre avec l'infidèle,
on a même avec lui des relations de courtoisie. Lorsque Diego
de Cordoba provoque le ti-aître Alonso de Aguilar, c'est le roi
more, à défaut du roi chrétien, qu'il prend pour juge. Il
assigne son ennemi dans la plaine de Grenade, et comme Aguilar
ne se présente pas avant le coucher du soleil, il attache à la
queue de son cheval le portrait du traître, pieds en l'air, tête
en bas, et chevauche, criant : « Voici le traître Alonso de
« Aguilar ! » Cela fait, le roi de Grenade le proclame vain-
queur (1). Ainsi, ce qui reste de chevalerie en Castille admet
l'arbitrage de la chevalerie more ; imaginer entre l'une et
l'autre une attitude permanente d'hostilité serait une erreur.
L'arabe n'a-t-il pas, lui aussi, une tradition, héroïque, et
fondée sur la religion :' Le Ivoran promet le j)aradis au martyr
mort en combattant : u La guerre sainte est l'échelle du pa-
« radis. L'apùtre de Dieu s'est appelé lui-même le Fils du
« Glaive ; il aimait à se repos'er, à l'ombre des drapeaux, sur
« le champ de bataille ». El sa tradition de co\ir n'est pas
moins remarquable : nous en retrouvons des traces dans les
romances espagnols (2).
(1) Castiu,o, 207. Ceci en l'tfiO. Sur le « riPi)lo » (défi) ot los rapports
des chevaliers mores et castillans, cf. .^i-tamiiia, II, 'M et 208.
(2) Cf. PiiEscoFT, II, 6. Pki,.»yo, Rom., H, 27. Les inores eurent honte
d'asai(5gpr dans Tolède la femme d'Alphonse VII : « Et alors les rois,
princes et ducs mores levèrent les yeu.\ et virent l'impératrice sur un
8iè>re royal, sur la plus haute tour de l'.Mcaznr, et vêtue ef)niiue femme
d'empereur et autour d'elle une grande foule d'honnêtes dames, s'aceom-
pagnant sur tympanons, cithares, cymbales et psaltérions... Ils humi-
lièrent leur tête devant la face de l'impératrice et retournéniit en ar-
rière ». Autre exemple : hors du camj) des chrétiens, un chef arabe
trouve une troupe d'enfants, fils de seigneurs espagnols, qui jouaient en
Bécurit^'. Il les caresse du bois de sa lance et dit : « Allez, petits, allez
trouver vos mères ». On s'étonnait. " Que voulez-vous ? dit-il, je n'ai pas vu
— 231 -
I^es chroniqueurs, il est vrai, prennent soin de nous avertir
que, lorscpi'une trêve est signée, la guerre reste ouverte eu
tertains points de la frontière. Le feu ne s'éteint pas à Jaen,
à Murcie, à Ecija ; il y a là des adelantados , des gouverneurs
revêtus de pouvoirs spéciaux, chefs de guerre dans les postes
avancés (i). La vie de l'un de ces hommes nous a été conservée
et dans une forme singulièrement pittoresque : nous pouvons
suivre pas à pas le connétable Miguel Lucas de Iranzo, celui-là
même qu'Henri tira du fumier, dans la muy noble et muy
leal cîiidad de Jaen. Voici l'une de ses journées, celle du
mariage de son cousin. Entouré de ses chevaliers ou écuyers,
il accueille les fiancés, leur donne riches joyaux, fins draps
et soieries ; des « miinisU^els » jouent du hautbois et d* la
saquebute. De l'église, par les rues fleuries, jonchées de ra-
meaux, le cortège revient au palais, au solar du connétable.
Un roi y serait dignement reçu. Dans la salle ornée de draps
français, la table est dressée ; au haut-bout, un dais de riche
brocart. Après le festin, on entend les ministrels, on chante,
on danse ; une collation, puis, comme il fait chaud, on va
se reposer. L'après-midi, vêpres ; puis on se rend au marché
où l'échafaud est dressé, les barres mises pour les toros. On
sert une collation de confitures, cerises, pommes et vin, et
l'on rentre souper au son des chirimias et du clavecimbalo.
De bons chanteurs chantent bonnes chansons et refrains, il y a
comédies, mimes (momos, les zarzuelas de l'époque), puis danse
jusqu'à deux heures de minuit ; nouvelle collation, après quoi
le noble comte et la comtesse avec torches, trompettes, chiri-
de barbes ». Michelet n'a eu garde d'oublier cette belle histoire qu'il avait
lue dans Viardot (Stores d'Espagne, I, 3o). — Dans le Comte Lucanor, on
ne médit pas des arabe*. V. exemple L : définition de l'honneur. Cf. Put-
maigre, Vieux Aut. Cast., Metz-Paris, 1861, I. 32, o6, II. 56.
(1) Cf. Castillo, 24. S.vLAZAR DE Me.ndoça, Origen de las dignidades de
Castilla. Madrid, 1618, p. 64.
— 232 -
mias €t chœurs accompagnent les mariés au château... (1). Et
ceci n'est pas l'exception : cette noce et cet appétit durent
d"uu bout à l'autre de la chronique ; les jours se passent en
bals parés, joutes, courses de cannes, de bagues, représenta-
tions dans la rue : le seigneur veut plaire au peuple et aux
hidalgos. Parfois une escarmouche contre les mores, une raz-
zia : on enlève femmes, enfants et aussi bijoux, étoffes ; mais
au retour, le soleil brûle, le chemin est dur, on ne dort pas,
certains deviennent fous (2). Cette petite guerre, quasi-conven-
tionnelle, dure trop ; des deux côtés on se lasse.
Quant à la valeur de l'homme, les contemporains ne sont
pas d'accord : les nobles ne lui pardonnent pas son origine,
l'accusent de favoriser le populaire, de ne pas faire son devoir
contre les mores ; d'autres voudraient mettre l'ennemi dans
Jaen pour en chasser le connétable. Il est certain qu'il a un
tort : parmi les anoblis d'Henri, il reste, lui presque seul, fi-
dèle : « Loyauté, loyauté, dis-moi : où es-tu ? — Roi, cherche
« le connétable, en lui tu la trouveras ». A défaut de guerrier,
il se montre administrateur ; le trésor, grâce à lui, fait des éco-
nomies : on n'a besoin à Jaen ni d'un capitaine avec sa
bande (ce qui coûterait 5 à G millions de maravèdis par an),
ni d'un corregidor (lfX).000 maravèdis de salaire et 200 autres
mUle qu'il volerait, sans compter le cantonnement, le pillage,
la paille, l'avoine, les femmes déshonorées et la mauvaise
juslice). Il ne peut cependant empêcher la peste d'entrer dans
'\) Crôriica de Iranzo, p. 444-512. Sur les posantes, rondclas, ninnios.
cf. CoM.ET, Op. cil., p. 159. — Comp. pour 1p luxe et l'iippi'-tit, la n'ccp-
lion fie I'hilipi)e IV par le duc de .Medina-SidonJa en Aiidalmi.'^ie (ir)24),
ap. riE Latoi'h, J.a Haie de Cadix, Lévy, 18K8, p. 21M. — et les f(Me.«!
dWranjuez raconli''es ])ar Ant. np, .Mendoza, Obras, Madri<l, 1728, p. 145.
12) Cf. Eseavia.»!, ap. Sitoes, 388. Très favorable h Iranzo, il vante la
fulélité de .laen »'l d'.Andnjar : « les privilèges que le roi leur donna en
.«ont bon» I /'•moins ». Cf. Cr. Iranzo, tiOCt.
- 233 -
la place ; cela intorrorapt les fêtes, mais on en est quitte p^Hir
aller se réjoui i à Aniinjar (1).
De Jaon passez à Ix>i-ca. Là, sévit un chevalier, moins fas-
tueux qu'Iranzo, mais seigneur absolu en sa terre. Alfonso
Fajardo est l'ami des mores, ne reconnaît pas de suzerain en
pays chrétien. Henri a autorisé ses ennemis à lui faire la guerre
à feu et à sang ; un de ces nobles qiii savent encore combattre
aux frontières, Gonzalo Sayavedra, « homme d'expérience pour
« ordonner les batailles, reconnaître les lieux, poser les gardes
« et assui-er la sécurité de l'armée », vient l'assiéger dans
l.orca. L'autre appelle à son secours ses parents, ses amis,
le roi de Grenade, et en même temps envoie à Henri le cartel
que voici : « Vous ne devez pas, seigneur, me molester ainsi,
(I car vous savez que je pourrais donner les châteaux que je
« tiens aux mores, être vassal du roi de Grenade, vivre en ma
« loi de chrétien, comme d'autres font avec lui. Et, seigneur,
« si vous me tournez la tête, la destruction du roi Rodrigue
<( vienne sur vous et vos royaumes... » Il fait mieux, offre au
more de lui vendre les habitants de Lorca, hommes et femmes, à
quatre doubles par tête, promettant en outre de laisser mettre
la ville à sac. A la fin, il obtient une bonne capitulation, vit
en indépendant qui tient son bien de lui-même et ignore qu'il
y ait une cour en Castille. Dans ce coin d'Espagne, il est
musulman avec les musulmans, juif avec les juifs, chrétien
quand il le faut ; mène les grenadins à la razzia et s'intitule
tout net roi. Plus tard, il apparaîtra dans le romance, attablé
en face du roi infidèle et jouant sa ville aux échecs : Fajardo
jtigaba a Lorca, y el rey nwro Almeria... — Que peut signifier,
(!) Cr. Iraiizo, 444, 450, 319. — Paz, 430. — Los Rios, VII, 170. — Le
potentat garde d'ailleurs son franc parler, dénonce à Guyenne la bâtar-
dise de Juana : il fait avertir le roi de Portugal, « mais en termes moins
explicites, car le roi était frère de la reine Juana et oncle de U fille de
celle-ci ». Cf. Pal., II, 347.
— 234 —
pour des gens taillés sur ce patron, le mot Guerre Sainte ? Et
ce, sont les sentinelles avancées (1).
S'il fallait une nouvelle preuve de l'abandon de la recon-
quête, nous la trouverions dans le silence du peuple. Naguère
il chantait la prise d'Antequera, la victoire de la Higuera, des
Alporehones, les prouesses de cet évêque de Jaen qui « sou-
« lait dire la messe armé ». Il n'y avait pas là matière ù une
grande épopée, à un cycle de la frontière : ce n'était que lueuis
dans la nuit. Mais le peuple recueillait ces fragments héroï-
ques, les façonnait à son usage ; il savait par coeur le romance
de tel château, de tel bastion, la gloire de ces pierres, et, comme
dans le tragique grec, le drame s'ouvrait par le chant solitaire
du guetteur attendant « le signal éclatant du feu qui annonceia
<: la prise d'Ilion ». 1/un des miracles de cette nation est
d'avoir créé d'un seul jet sa poésie et son histoire ; dans le
lomance, les sources de l'une et de l'autre sont confondues, on
ne peut les séparer (2). Sa poésie n'a pas le goût du surnaturel,
elle se modèle facilement sur la chronique, lui donne l'élan et
la couleur, de la terre l'enlève dans la lumière. Ainsi osl née
une œuvre qui n'a peut-être pas d'équivalent chez les aiities
I»euples d'Europe : le trésor des romances, (( le collier de
« perles » de l'Espagne (3).
.\u moment où Henri est roi, il semble que ce gi-and travail
à peine ébauché touche a la ruine, f.e peuple ne chante plus
M) Ca6Tim,o, 32. Pal., I, ;'.01>. Pui.gar, CI. Var. (sur Sayavedra). Pei.ayo,
Hom., II, 202, semble attribuer à Fajardo l'.Xncien, relui des .Mporchone.s,
Ci', qui .ipjtarlient h .Alfonso Fajardo, rolni dont nous parle Pali^neia.
Cf. F'az, 3'M. — Comp. F>scavia.s, ap. SrroES, 385 : une ville espagnole fut
perdue ]iar la Irahi.son d'iiu mauvais chrélicn qui gâta la jKuidre, coupa
leR cordes drs arbalètes, eneloua les affiM-s et avertit li's mkhcs. l'our It^
romanrf, rf. l'rimoiera, I, 260.
(2) .Mi'nio jdx'nomrne dans la l'i'nn. Cr. Gen.
(3) l'Ki.oo, Hom., 1, 78, 367, II, 167. — Nous entendons parliT ici des
romances popniairc.s, non remani(''s par les siècles suivants. Sur ce Iriivail
de dép'iuilleiiieril des scories, if l'i i /.mai iiick-Kfi.i.v, o;>. cit., '.(4.
— 2:\:> —
la reconquête ; les poètes cultivés s'efforcent de jouer aux guer-
jiers, de retrouver une veine combative, mais ce n'est qu'une
ilamnie peinte, le cœur n'y est plus. — Dans la Première Chro-
nique générale, on lit ceci : « En ce temps-là, se faisait la
« guerre cruelle des mores, de sorte que les chevaliers, les
« comtes et les roi? mêmes plaçaient les chevaux dans leur
« palais el même dans leurs chambres où ils dormaient avec
'( leurs femmes, afin qu'en entendant le cri de guerre, ils trou-
« vassent piH>ts leurs chevaux et leurs armes... » Qu'eussent
pensé Iianzo, Fajardo d'une vie pareille ? Ont-ils entendu le
cri de guerre dans la nuit ? En vérité, ces potentats des marches
espagnoles sont faits à l'image des mauvais chevaliers cpii,
comme les ennemis du Cid. « mangent avant de faire oraison »,
les premiers à loucher la solde, les derniers à aller aux fron-
tières (1).
Parallèlement, le sens religieux s'émousse ; les gestes mêmes
de la dévotion sont oubliés. Avant la bataille d'Olmedo, au
moment de l'él-évation de l'hostie, personne ne s'agenouflle.
Le bohémien Rosmithal. qui voit cela, s'étonne : ces chevaliers
combattent -ils donc sans implorer l'aide de Dieu ? Jamais l'ins-
piration chrétienne n'a été aussi pauvre, tout au moins chez
les poètes de cour. Ruy Paes de Ribera, le miséreux, n'a pas
eu do disciples, et, si la divinité apparaît, c'est ravalée au
niveau de la créature, en compagnie de quelque dulcinée du
moment i2\ Quant aux prêtres, la plupart se soucient fort
(1) Cf. HiT.\. cop. 1254. Priin. Cr. Gen., § 791. Ceci sons D. Sanrhe de
Navarre le Grand. Et, pour la première fois peut-être, le chevalier appa-
raît grotesque : Don Bueso, naguère personnage épique de la légende de
B. del Carpio (cf. Pnni. Cr. Gen.. § fi.ol) est devenu une figure ridicule.
Gato dit qu'espérant voir la dame qu'il servait, il ne trouva qu'une
époTivantable vieille qui lui donna : « por palacios tristes ciievas, —
por lindas canciones nuevas — los romances de don Bueso ». Cf. Pelayo,
Rom., m. o9.
(2) Cf. vers de Gato à une dame : « ni dezir que ay otro Dios — en la
tierra ni en el cielo... » Parfois la dévotion touche à la grossièreté, comme
— 2S6 -
peu du ministère évangélique : ils laissent vagabonder le trou-
peau, « oublient quel est leur roi, et tiennent pour loi la loi
que le temps leur donne ». Chez Pulgar, je rencontre des pré-
lats politiques, polémistes, voire même théologiens, mais h
peine une ou deux figures qui retiennent l'attention par un ca-
ractère de spiritualité : celle de don Tello par exemple, homme
sorti du })euple, qui pratiquait les œuvres de miséricorde, ra-
chetait les captifs chrétiens et mariait les orphelines (1). Ne
nous étonnons donc ]>oint si les récits de miraculeuses inter-
ventions tiennent si peu de place daus nos chroniques. On ne
promet plus de récompenses divines à ceux qui luttent contre
l'infidèle : sur leur cadavre, ne croîtra plus l'aubépine, qui na-
f-'uère permettait de distinguer le clii'éticn du païen ; leur lance,
la veille de la bataille, ne prendra plus racine, ne se couvrira
plus de feuill(^s ; ils ne seront plus les élus do Dieu, ils n'au-
ront plus la grâce de mourir dans le saint combat. Le cycle
des belles légendes semble fermé (2).
Ce n'es! point en Castille, c'est dans les montagnes de Can-
labrie, ou, à l'opposite, à Carthagène. loin du cœur même de
l'Espagne, que vous découvrirez encore quelque étincelle de
h)'] vive, quelque élévation myslique. - l'n enfant qui gardait
dans CCS vers do P. Vêles de Gue.vara à la Vierge (Baena, 3451) : <( Creo en
el tu Fijo bneno, — Senora, mas de inill veses, — Que truxiste nueve
meses... »
M) << Il avait été instruit au collè^^e de Salanianque, où l'on montre
aux pauvres par amour de Dieu », mourut évoque de Cordoue. Pulgar
le relègue au bas-bout de sa galerie, car « né de travailleurs. » Voyez les
saints de cette époque : Vincent Ferrier fut surtout un démagogue. Jean de
Dien, né dans les dernières années du xv" siècle, fut saint, aussi passa-t-il
})our fou.
(2) ('A. sur ces légendes du cycle carolingien, localisées en llspague,
BÉniEK, Les l.éffcndfs E}>i(fws, Chamjiion. UM2, IIl, 101, 321. n Les racines
de c^'s lances n-slées en terre poussèrent des rejetons ; la plaine se couvrit
d'iui hois de frênes f|ue l'on voit encore sur les bords du rio Cea, non
Irtin du inon.ixlère rie Saliagnn. » Conip. légende de r;il>l)é de Monleinaynr.
ap. l'i t.AYO, Unin., Il, (i'.l.
— 237 —
les moulons dans la montagne d'Aloyu, aperçut sur une épine
verte une petite ima.ue de la A^ierge, son jjrécieux fils dans les
bras, à son côté une clochette semblable à celle qu'on mol au
cou des brebis. On était au printemps, un samedi, jour de la
mère de Dieu. I.e pasteur, après avoir prié, alla prévenii- le
gouvernement d'Oùale ; le clergé, le peujile, les maiiisLrals
vini-ent, dans ce lieu sauvage, adorer l'image posée sur l'épine
verte et là lut fondé l'ermitage de Notre-Dame de Arançaçu (1).
De même que la Vierge apparut à un pasteur parce que son âme
était pure, ainsi le Seigneur se manifesta à une petite fille souf-
frante, gui « avait élevé son désir en lui ». Sous sa dictée,
Thérèse de Carthagène a écrit la Arboleda de los Enfernios,
dont les arbres sont les livres pieux et particulièrement les
psaumes de David. Sous leur ombre, elle repreud des forces,
monte peu à pen des tribulations de la vallée des larmes à la
vie contemplative. N'était une certaine allure pédante, on trou-
verait quelques traits de la grande Sainte Thérèsi^ chez cette
jietite Thérèse sonrde (2).
Après avoir suivi « la triste et douloureuse voie de l'infor-
« tunée Espagne », avoir vu sa patrie « gâtée » par les partis,
Guzman termine son livre par une prière : « Plaise à Dieu que
les peines ne croissent pas avec les péchés, mais, par son in-
finie miséricorde, sa très sainte mère intercédant, que s'adou-
cisse et calme sa sentence, rendant si pieux les peuples qu'ils
méritent avoir bons rois. Car ma grossière et matérielle opi-
nion est celle-ci : ni les biens temporels, ni la santé ne sont
aussi profitables et nécessaires au royaume qu'im roi juste et
sage parce qu'il est principe de paix ; et Notre Seigneur, quand
il quitta le monde, en ses testament et dernières volontés, ne
nous laissa que la paix. Et cette bonne règle peut la donner
celui qui tient la place de Dieu, car le monde ne le peut, selon
(1) Gabibay. 1227. Anno 1469. — Et les pèlerins étrangers défilent tou-
jours, en route pour Compostelle (van Eyck, etc.). Cf. Altamira, II, 06.
(2) Cf. Los Rios, VII, 176.
— 238 —
ce que chante l'Eglise : Qxmm mundus darc r\on potest. » — Il
y a vingt ans que furent prononcées ces dernières paroles
du dernier grand seigneur : Henri n'a rien donné à l'Espagne et
les peines ont crû avec les péchés.
La noblesse ne trouve plus sa joie dans la fidélité, son repos
dans la foi ; sans but, elle n'est même plus « bonne à se faire
« tuer (1) ». L'hidalgo a oublié le sens de sa mission : « La
« forme était torve et fautive, scandaleuse et rigoureuse, et cela
« d'ordinaire pourrit le fond ». Mais cette déchéance, cette inu-
tilité, il en prend conscience, en sonffre ; à de certains moments,
rxous surprenons son désenchantement, sa mélancolie. Le mot
n'est pas nouveau : (luzman l'applique à ses modèles (2). Mé-
lancolie mortuaire, non pas celle de Diirer, découragement
devant l'impuissance à s'élever plus haut, mélancolie au milieu
d'une officine de sciences. La maladie espagnole est plus simple,
le sujet plus fruste : la mort est l'idée toujours présente, avec
quoi il habite. C'est, pour lui, mieux et plus qu'un lieu com-
mun de littérature : ainsi que dans le poème de la Perse, elle
est la toile de fond devant quoi tout se joue. Aussi la plupart
de ses chants de départ ont-ils une beauté ; dès que la
mort apparaît, l'accent devient plus vrai, le r>ihme plus pur ;
à son contact, le cœur du poète s'agrandit et ce n'est point de
la grandiloquence. Hita savait parler magnifiquement de la
mort, il l'a montrée terrassée par le Christ. Ses successeurs,
qui sont surtout des ouvriers habiles, n'ont point o.sé aborder
d'aussi sublimes images, mais, au moment de disparaître. Us
oublient leur virtuosité ; il y a de l'âme dans ces vers de l'ar-
chidiacre de Toro :
A Oeii^, Amor, a Dfiis, el Rey
Oiio oi ben .servi... (3).
1; Saint Simon ,iiir les nobles ilf .son temps.
'it Cf. entre iinlies Cai.. XVIII et XIX.
:<) Cf. IUkna, 344. — Mita, eop. I.'i.^ifi sqqne.
— 23H —
Chez (rautres, comme Ferrant Sanches Calavera, le draine
même de la mort se déroule sous nos yeux (1) el dans certains
romances asluriens, dans le Cantar de los Comendadores de
(ordoba. apparaît la source de tant de ballades, de lamenta-
lions funèbres que nous chantèrent les romantiques, un Ion
trop haut (2).
Mais c'est à un chevalier qu'était réservé l'honneur de con-
duire dignement les funérailles de la chevalerie espagnole.
Rodrigo Manrique, maître de Santiago, vainqueur en vingt-
quatre batailles, étant mort, son fils a composé les « Copias
« pour la mort de son père », la première grande pièce lyrique
espagnole, et, je crois, la plus belle. Lope de Vega la voulait
gravée en lettres d'or (3). N'attendez point une élégie. Jorge
Manrique n'a point voulu pleurer sur lui-même ; le spectacle
qu'il nous offre est d'une majesté plus haute et plus émou-
vante : de sa douleur propre, il a fait la douleur de sa patrie et
c'est toute l'Espagne de son temps qui passe devant nous, mar-
chant au tombeau. Voici en tète les rois : Jean II, les infants
d'Aragon, vêtus galamment, — n'était-ce pas leur souci ? —
portant cimiers, harnais de joute. Leurs femmes, leurs maî-
tresses, avec leurs robes à traîne et leurs parfums... Les mu-
siques s'accordent, ce monde qui va à la ruine danse et balle.
Puis, triste et seul, Henri, l'ancien favori de la Fortune, dont
(1) Poème sur la mort île Ruy Diaz tle Mendoza (Baena, o93) : « Duenas,
donçellas. mançebos valiente? — Que logran so tierra las sus mançe-
blas... n Plus tard, les danses de la mort espagnoles garderont une saveur
particulière. On y verra le rabbin, l'alfaqui. Cf. Los Rios, VII, 307.
(2) Cf. Pei-ayo, Rom., III, 132, 370. Romance du soldat dont la femme
est morte et qui voit son s})ectre : " Brazos con que te abrazaba — la
desgraciada de rai — Ya que la comiô la tierra — la figura vesla aqui. »
Romance très ancien, d'après Pelayo. — L'histoire des Commandeurs de
Cordoue (le commandeur trompé tue l'amant, l'esclave, coupe la main
de sa femme...) est une histoire vraie (1448) ; la lamentation a été com-
posée peu après.
(3) Cf. Pel.\ïo, Ant. lir., VI, 104. Los Rios, VII, H6. Ces copias se trou-
vent dans toutes les anthologies.
— 240 —
les châteaux regorgeaient d'or, qui donna tout et que tous ont
abandonné. Après lui, un enfunl, Alfonso l'innocent que la
mort a mis dans sa forge... Les rois passés, reconnaissez les fa-
voris : Luna, l'homme aux trésors, le seigneur le plus riche en
terres et en villes ; que dire de lui, sinon que nous l'avons vu
décapité .'» Pacheco, Giron, les deux frères qui fuient puis-
sants comme rois, et, à leur suite, les ducs, les marquis, les
comtes, les barons, — la grande tourbe des armées, les pen-
nons, étendards, bannières — et, à l'horizon, les châteaux, les
bastions et boulevards, et toute la guerre et tous ses travaux...
Le rythme de la marche est grave ; parfois quelques syllabes
stridentes, souvenir des gloires anciennes, mais qui s'amortis-
sent en syllabes sombres, sonnant creux comme la tombe ; dos
images champêtres à peine entrevues ; l'or des hi'oderies, des
di-apeaux, de<s armures scinitillanl un moment puis recouvert
d'une ombre noire. Enfin, voici Rodrigo Manrique : il a mis
plus d'une fois sa vie en jeu « pour sa Loi », il a atteint la
dignité de la grande chevalerie de l'Epée, et la Mort est venue
appeler à sa porte. Elle l'a encouragé, sachant que la vie per-
durable, les chevaliers la gagnent en répandant le sang des
païens et non. comme les religieux, par oraisons et pleurs. Et
Rodrigo Manrique, le bon chevalier, « qui ne laissa pas de
« grands trésors mais fit la guerre aux infidèles », accepte la
m.ort « avec une volonté claire et pure, donne son âme à qui
<( la lui donna ».
Les gloses des Copias sont innombrables, mais aucune, que
je sache, n'a assez marqué combien cette œuvre dépassait le
cadre d'un hymne, d'une oraison pour la mort d'un héros.
Celte grande fresque funèbre est plus qu'une épitaphe gravée
par un fils sur la tombe de son père ; je n'y vois pas seulement
1.1 fin d'un homme, mais la fin d'une race : dans la mort <Je
son père, Manrifpie a enveloppé la mort même du <'hevale-
resque. Kt ici le nom de François Villon s'impose à l'esprit :
— 241 —
lui aussi, dans la Ballade des Seigueurs du temps jadis, a salué
toutes oes figures de guerriers qui venaient de disparaître, toute
cette génération de chevaliers morts de 14.% à 1401 (1). C'est
l'époque d'Henri de Castille : le poète espagnol répond au poète
français ; tous deux assistent au même spectacle, en France, en
F.spagne, voire en Europe : l'écroulement du vieil esprit sei-
gneurial, l'effacement de la mystique, l'avènement de la poli-
tique. Il serait vain d'établir entre Villon et Manrique un
éthelon, une comparaison ; ces deux âmes étaient trop dif-
férentes et un pareil exercice littéraire serait sans grand profil ;
mais peut-être ceux qui goûtent les divers aspects de la mu-
sique funèbre éprouveraient -il s une satisfaction à voir réunis
en un seul cahier ces deux chants qui embrassent tout un
monde au déclin, nés l'un et l'autre d'une même noblesse, hau-
taine, roide et rude chez le chevalier, — toute de cœnr, d'ef-
fusion chez l'homme du peuple.
Les Copias de Manriqiie ont leur moralité : dans cette pro-
cession, point d'ossements, aucun relent de pourriture. L'Espa-
gnol ici s'alTirme plus sain que l'Italien qui, du premier coup,
a glissé dans la vermine. Les fresques de Pise, les divagations
de Cavalcanti au milieu des sépulcres, les fantaisies macabres
des peintres du Quattrocento, vous n'en trouverez pas l'équi-
valent chez les contemporains de Manrique : ils ne lèvent pas la
stèle du tombeau. Plus tard seulement viendront le goût, la
hantise de la putréfaction ; ce sera l'une des formes du catho-
licisme espagnol, chez Lope de Vega. Calderon, Quevedo, Val-
dès qui est proprement un effréné, ou encore chez Miguel de
Mariara qui, devenu ascète, se distingue par l'idée fixe de la
décomposition (2). Manrique, lui. reste plus haut, ne tombe pas
(1) Cf. Pierre Champion, François Villon, Champion, 1913, II, 191. Comp.
les sentiments de Charles d'Orléans revenant d'exil : il trouve le monde
bien changé (ib., II, 93).
(2) Lope de Vega, Rimas sacras, Lerida, 1615, sonnet 22. — Miguel de
Manara, par A. de Latovr, Douniol, 1860. Valdès Leal travaillait à Séville
à la poussièro, ne donne pas dans ce que Goethe appelait les
abominations : il garde une « pudeur chevaleresque » devant
la mort.
Il ne délire pas, ne désespère pas. — Nous sommes au tour-
nant du drame : ce peuple descendra-t-il toujours plus bas.
après Jean II, Henri IV, démembré, exsangue, fantôme « que
« la flèche de la mort perce de part en part » ? Des poètes
comme Manriquc, des chroniqueurs comme Pulgar, ont dompté
l'humeur noire de leurs contemporains, leur ont rendu con-
fiance en eux-mêmes. K^s ont sauvés par l'orgueil. Pour Man-
rique, l'Espagne est malade, non morte. Elle ne peut pas
mourir : montrez-lui la voie du salut, elle connaîtra le tïiom-
phe et « la vie perdurable » en Dieu. Pulgar dit tout net que
ponr un Castillan point n'est besoin d'aller chercher des exem-
ples d'héroïsme à Rome : sa vertu est supérieure à la vertu
romaine. « Je n'ai pas vu d'étrangers venir montrer leur valeur
« en Caslille, car ils savent qu'il y a là abondance de force
« et de courage chez les barons, en sorte que les leurs seraient
« peu estimés : de même personne ne songe à porter dn fer
« à la terre de Biscaye où le fer naît » (I).
Et cet état d'esprit, ce renouveau de confiance, a réagi sur
la littérature. L'Espagne du xv* siècle suivra-t-elle le courant
italien ou restera-t-elle fidèle à son épopée ? Aura-t-elle une
littérature dérivée ou gardera-t-elle son chant propre ? Tandis
a» moment où Manara était hormano-mayor de la ronfrério lic la Charité.
— On connaît l'anorilot»' do Fr. de Hor^iia jurant devant la dépouille de
sa souveraine, l'impératriee Isabelle, devant sa figure dérom[M).«!(V. do ne
plus .servir un maître qui pouvait mourir. — Cf. également le Mac/irien
Prodigieux de Cai.debon : Cipriano, retrouvant sa maîtresse, n'embrasse
qu'un cadavre : <( Asi, Cipriano, son — todas las glorias del nnindo... »
On pourrait multiplier les exemples (v. Pei.ayo, Ant. lir., VI. iO.O. —
Pour l'Italie. I.a Disf/rûce de Machiavel, S.Vk
(1) Vie de R. rie Narvaez et Lettre k F. Nnne/. Pâleur ia di.sait une si
rcspapnol, (luerrier courageux entre tous, ne connaît pas <i Ir- Iriomphe
militaire », c'est mampie d'ordre et d'obéissance. Cf. Paz, .\,X1.\.
— 2i:< —
que la France balbutie encore à la suite de l 'Italie, elle résiste
au transport de la Renaissance, elle n'admet point le culte,
la culture de ses anciens vainqueurs. Sans doute, elle subira
linvasion des grammairiens, des ouvriers d'humanités, mais
ce ne sera qu'un temps (1). I^es formules latines ne substitue-
ront jtas un masque classique au masque épique. La scolas-
lique ne mourra pas cl l'humanisme, triomphant partout ail-
leurs, ne réussira pas à nuirquer profondément celte terre.
La musique conserveia le rythme grégorien ; toute de com-
merce avec Dieu, elle n'aura pour but que de donner à l'âme
« de la noblesse et de l'austérité » (2). L'élément étranger
s'appliquera sur le fond traditionnel mais ne s'y incorporera
pas. I/arl renaîtra pur en se rattachant au moyen âge : là va
le cœur de l'Espagne. Manrique dédaigne les invocations à l'an-
tique, Isabelle pleure en écoutant les vieux romances et Lope
de Vega mettra en oeuvre sur le théâtre le trésor poétique de
sa patrie. Ainsi la gloire de cette nation, — son drame, dont la
grandeur sacrée ne se retrouve peut-être que dans les téaziès
de la Perse (3), — est fondée sur sa plus ancienne littéra-
ture. C'est proprement sa renaissance d'avoir ramassé ces lam-
beaux d'honneur, de les avoir recomposés sur la trame de
son histoire, d'avoir mis l'héroïsme et la religion en ac-
(1) <' Jp fus le premier à ouvrir boutique de latin et osai planter le
drapeau des nouveaux préceptes », dira Nebrija. Mais c'est la Castille —
non Valence ou Barcelone imprégnées d'italianisme — qui sera la tête de
l'Espagne.
(2) Moralt'S, ap. Collet, op. cit., 248. L'encyclopédie d'A. de la Torre
restera pour les lettrés « la vision délectable ». Il existe d'admirables
manuscrits de ce répertoire de sciences, fort habile et parfois plaisant
(p. ex. : Cap. VI sur la musique : XVI sur la providence ; XVII sur les
arts magiques).
(3) Comp. Théâtre ]>ersa)i, trad. Chodzko, Leroux, L'^IS. Re>.\>, ISouv.
Et. d'Hist. Rel.. Lévy. 1884, p. 185. V. les premiers essais de drame reli-
gieux, essais si louchants, chez J. del Encina (1469-1o34 ?), op. cit., p. 19
sqque.
tion (1). Elle n'a pas connu le scepticisme de la renaissance
ilalienne, n'a pas unifié les cœurs par la cadence latine, ne
s'est pas stérilisée par une admiration aveugle des modèles
classiques. En ce sens, son histoire a une continuité, une soli-
tude incomparables.
Les symptômes de celte renaissance sont sensibles dans les
copias de Manrique : elles mènent le deuil d'un monde caduc
mais déjà l'aube d'un monde nouveau les éclaire. Le poète-
chevalier est mort en combattant :
Mis arreos son las armas — Mi descanso es pelear (2).
(1) Aus.si t'sl-co dans la Pl■emi^re Chronique Générale — enfin rcsLiliiée
par D. R. Menendez Pldal — dans le romancero et le drame du grand
siècle qu'on sent battre le cœur même de l'Espagne.
(2) « Mes ornements sont les armes — Mou délassement, coml)attre. »
Cest le romance que citera don Quichotte.
CHAPITRE VIII
L'agonie d'Israël
Aussi vous di-je. lisl li lioys, que
nulz, se il nest très bon clerc,
ne doit desputer à eulx ; mes
lomme lay, quant il ot mesdire
de la loy crestienne, ne doit
pasdeflendrelaloycrestienne,
ne mais de l'espée, de quoi il
doit donner parmi le ventre
dedens. tant comme elle y
peut entrer.
•TOINVILI.E.
Holà ! veillez ! liolà ! veillez !
Veillez, les juifs de la juiverie.
Chant des juifs dans Berceo.
CHAPITRE Vflî
Ibn-Gebirol, premier poète jiiif d'Espagne, ayant été assas-
siné, son cadavre fut enfoui sous un figuier. L'année suivante,
l'arbre donna tant de fleurs qn'on s'étonna. Ibn-Gebirol avait
fait refleurir Israël en Espagne.
Après la dispersion, c'est là qu'ils s'étaient retrouvés : entre
le chrétien et le more ils s'étaient fait une place, avaient re-
commencé une histoire. « Témoins perpétuels et universels »
du drame de? nations, ils découvraient à leurs hôtes, avec ce
lyrisme mélancolique qui leur est propre, tout un monde loin-
tain qu'ils avaient traversé, eux dont la destinée est d'aller,
le bâton en main, la ceinture aux reins. Maintenant, ils se
croyaient fixés, ayant droit de cité, s'enfonçaient de nouveau,
tête perdue, dans l'étude de la Loi. De Girone, la Kabbale
envahit Tolède ; le Zohar, rédigé, popularisé par un juif de
Léon, révèle le sens mystique de la Thora ; les séphirots, éma-
nations de la divine essence hébraïque, planent sur la catho-
lique Espagne. Celle-ci sera-t-elle donc pour Israël une seconde
Sion ? I^s noms de Cordoue, de Tolède résonneront-ils, anx
oreilles juives, comme ceux de Nahardea ou de Jérusalem ? Cl).
On l'aurait pu croire au temps d'Alphonse XI, de Pierre le
Cruel. Alors les juifs étaient les grands maîtres de la poH-
(1) Cf. Franck, La Kabbale, Hachette 1889. Graetz, Juifs d'Espagne,
167-217 et Hist. des Juifs, IV, 186-233. — .1. Darmesteter, Les Prophètes
d'Israël, L(^\-a', 1805, p. Ia3. — Yehouda Halevi CXII° s.) est le premier
grand sioniste.
— 2-i8 —
lique ; ils alluienl habillés de soie et d'or, recevaient les rois
portant la Thoia devant eux, au grand jour, non pour la voir
condamnée comme elle l'était à Rome au couronnement des
papes. Ils construisaient leurs synagogues « d'un bras fort et
« puissant » et l'on disait dans les communautés qu'en Cas-
tille se réaliserait la prophétie : « Jamais le sceptre ne dispa-
« raîtra de la tribu de Juda ».
A la fin du xiv*^ siècle, tous ces espoirs s'effondrent. Les purs,
les dépositaires de rEs})rit d'Israël, craignaient que le troupeau
ne se dispersât, qu'un trop grand a})])étil de savoir ne léduisît
en poussière le corps même de la Loi. Ils redonnèrent au
Talmud toute son autorité et le Talmud, c'était la réaction.
Il fut décrété que seul il devait être l'étude du juif, la seule
science, le seul livre accolé à la Thora : « Celui qui comprend
(( le Talmud comprend tout ». Les autres sciences, comme
frivolités ])ic)fanes, ne pouvaient être apprises que dans les
courts instants du crépuscule. Alors un esprit étroit, une
humeur intolérante s'implanta dans les juiveries (1). Là où
régnaient naguère la joie de vivre, res})oir de retrouver une
seconde patrie où le juif sèmerait, récolterait librement à
l'ombre du roi. on vit paraître d'équivoques figures de déla-
teurs. Le juif dénonça le juif : il y eut im véritable meurtre
juridique, celui du trésorier d'Henri II, auquel participèrent
des rabbins. L'étincelle était rallumée, les persécutions recom-
mencèrent. Israël l'avait voulu (2).
On en massacre 4.000, ])uis reparaissent, aggravées, les vieilles
jirohibltions : le juif ne pourra être intendant, fermier, collec-
t*^nr d'impnl'^ : on Ip rhasse i]v l'adminislialion : il ne pourra
M) V. A. FiiAM.K, Et mira Oiiciitalcs, sur Miiiinonidi's, p. K^S. Coiii]». la
tristesse ilcs juiveries île Polopne, de fîaliric. l'iiistnirc île Sfilomon Mai-
inon. np. A. IUuinf:, Bourgeois et (1''"k 'If pp". llHcliettc, l'.HO. Cf. J.-.I.
Thahai.i», L'Ombre de la croix, Finili-I'anl, 1017 ot Vu roijawne de Dieu,
l'Ion, \'.)2().
'2) C'i«t i-e (pif reconiiiiîl (iriAKiz, IV, 30i.
- JV.t —
être épicier, liivtini<^r, pharmacien, médecin : les professions
qu'il exerç^'uil ; on le parque clans certains quartiers ; on lui
défend tie se couper la barbe, les cheveux — ■ « nous avons l'air
u de yens en deuil », dit l'un d'eux — , de sortir le mercredi
des ténèbres, d'ouvrir les portes et fenêtres de sa maison
le vendiedi saint ; on l'oblige à porter un emblème sur ses
vêtements (1). Ainsi, dans la solitude du ghetto, le juif va
redevenir iwi étranger ; son type se fixe, se stabili-se. Mais Luna
a besoin de lui, le protège. Henri fait plus, l'adopte.
C'est dans Israël que s'est recruté le tiers-état de l'Espagne.
Mais il faut distinguer ici les diverses faces de la nation. A
côté du vieux juif, resté fidèle à la parole de David : « Il ne
« quittera pas ta bouche le Livre de la Loi ni de jour ni de
« nuit », il y a le conversa, le nouveau chrétien. Celui-ci peut
avoir été converti par force et les juifs l'appellent Hanuzin
(forcé), ou bien il a de son plein gré abandonné sa religion et
on le confond avec le chrétien : c'est un Mesumad (2). Race
dangereuse, celle de ces chrétiens de fraîche date : le juif s'en
défie, car, pour sa sûreté, le converso, devenu le plus fervent
des catholiques, étale un antisémitisme exigeant. Ecoutez les
prédicateurs conversos ou issus de converses : ils sont les pre-
miers à proclamer la nécessité de la persécution. Voici le
juif Pablo, qui s'est poussé dans la hiérarchie ecclésiastique en
soutenant qu'il est de la tribu de Lévi d'où est sortie la Vierge
Marie ; il devient Pablo de Santa-Maria. évêque, et demande
qu'on expulse les juifs de la cour. Ses fds seront l'un évêque,
l'autre doyen ei mêmement prêcheront contre leurs anciens
frères : dynastie de renégats haul-placés. Geronimo de Santa-
Fé, ex-juif, grand controversisle, est d'avis qu'on extermine
(1) Cf. Prescott, T, 2Sfi. Los Rios, Est. sobre los Judios de Espana, "7.
— Graetz, IV, 310.
(2) Cf. P.*z, 3oo : observations sur le » Traité de l'Alborayque » (cheval
fabuleux que montera Mahomet lorsqu'il ira au ciel appelé par Allah.
V. d'Herbelot, Bibliothèque Orientale au mot Mérage).
— 250 —
C€ux qui ne veulenl pas renoncer à l'ancienne loi ; Alonso de
Espina, ancien rabbin, écrit un livre terrible contre Israël,
le Fortalilium Fidei : les chrétiens ont des armes spi'rituietlles
et temporelles, qu'ils en usent ! il faut enlever aux juifs leurs
enfants. Un autre publie la Colère du CJirist contre les juifs...
De la chaire où siège le converso, part le signal des juas-
sacres (1).
Cependant, l;e vieux chrétiem reste sur la défensive : il ne sait
?i ce converti appartient à la catégorie hanuzin ou raesumad,
mais il a des doutes sur* son orthodoxie, le soupçonne de
judaïser en cachette, d'accomplir, portes closes, les rites con-
damnés. « A Tolède, MiuTie, en Andalousie et Estrèmiadua'e,
« à peine trouverait-on un converso fidèle. En Yieille-Castille
« à peine trouverait-on un converso hérétique », dit un con-
temporain (2). Et cette répartition géographique s'explique aisé-
ment : à mesure qu'il se rapproche de l'aiabe, le converso
i^trouve l'atmosphère de sa race, l'odeur de sa foi. Quant à
Tolède, c'est là que la synagogue a gardé sa puissance.
Juifs fidèles ou non, un fait paraît établi : c'est que, peu à
peu, ils ont mis la main sur la richesse de l'Espagne ; ils sont
k travail, le commerce, l'administration. De là les haines
qu'ils soulèvent. Prudemment, ils s'étaient établis en haut,
avaient clientèle princière. A la cour (l'.Vragon, le juif est astro-
logue, médecin, prêteur sur gages. C'est lui qui guérit le vieux
roi de la cataracte, qui avance l'argent au moment critique.
Aussi les communautés sont prospères. Quand Jean d'Aragon
meurt, les juifs prennent le deuil et chantent, cierge en main,
des psaumes hébreux et des élégies espagnoles (3). McMues
(1) Cf. Los Rios, llist. Lit., VII, 179 el Est., 339, 43r>. — Graetz, IV,
318, 3.W, 37"i. Pui.OAU, Cl. var. Il y eut des converaos prôtres, (Innés do plus
flf* mansiji'liKlp : rL'vt^quf «Ip Cnria, Francisco, is.sn de juifs loli'dans.
'2) LicKNA, ap, Pa7„ 3;;G. — Cf. Paî.., III, 12.").
f3) L'a-slroloffun Rihago, le mt'rlerin Abiabar. Cf. niuF.rz, IV, ;I73. Ai.ta-
MiiiA, II, 30(1 Maiiiana, I,iv. XXIII. A|>rf>s l'expulsion, dos villes re8lt>ront
san« médecin : il fallu! en importer.
— 251 —
figures aulour d'iieiiri : un rabbiu Jacob ibn Nufiès à la fois
Diédi'cin et favori, et ce ghetto en miniature qu'avait construit,
au pied du trône, Diego Arias le financier.
Si riinpôl i-enlre tant bien que mal dans les caisses royales,
c'est au juif qu'on le doit. Il a accepté d'être le maltôtier du
chrétien ; Diego Arias l'a formé aux bonnes méthodes, a prêché
d'exemple. .Vu milieu de la guerre civile, dans la confusion
d'un pays qni se décompose, le juif reste stable, suit son che-
min, travaille pour le roi et pom* lui. Il sait, persiste, perçoit
la rente ; insulté, baltu, il s'enfuit mais l'argent en poche.
C'est le juif volant, le disciple de Diego Yolador. I.e métier
a ses ri-sques : dans le Guipuzcoa, le juif Gaon, profitant de la
présence du roi, levait le pedido avec une fermeté particulière.
Les Basques le massacrèrent ; Henri n 'osa poursuivre les meur-
triers, encaissa (1).
L'administration financière par le juif est l'une des raisons
de la ruine d'Israël. Mais ce qu'on n'a point assez dit, c'est
qu'elle était alors une nécessité : les gens de Diego avaient une
double vertu de compétence et d'opiniâtreté qui ne se trouvait
pas ailleurs. Luna, qui était un politique, savait ce qu'on pou-
vait attendre de ces fonctionnaires-là : il les défendit contre le
pape, contre les lois, contre les prêcheurs de meurtre. Aussi
est-ce un con verso qui prononça sa sentence de mort (2). Cher-
chez à ressaisir ce qu'il y a de vie économique, de vie politique
en Espagne, vous rencontrerez le juif : derrière son comptoir
trafiquant, artisan, usurier ; sur les routes serviteur du roi son
maître et serviteur de tout repos, il n'a point de velléités de
révolte. Mais son rôle ne s'arrête pas là : même à ce moment,
il garde une place dans l'histoire littéraire espagnole.
Menendez y Pelayo, qui était foncièrement humaniste et
catholique, a dit que le commencement du xv* siècle marque
Cl) 7,os Rios, op. cit.. 138. — Mariana, ut sup.
(2) r.R.4Erz, IV, 345. 3o8-60. Lea, op. cit., II, 222. .^ltamira, II, 23-27.
la décadence de l'influence sémitique en Espagne. Le royaume
de Grenade n'apporte plus rien, les juifs enfermés dans le
Talraud s'isolent, restent étrangers au mouvement des esprits ;
les efforts d'indépendance de certaines synagogues, Ségovie et
Tolède, sont vains (1) ; l'Espagne, délivrée des maîtres étran-
gers, redevient elle-même, pure catholicfue. Ce pays qui rejette
l'enveloppe juive avant de chasser le juif lui-même, c'est sans
doute une belle image. Israël n'existe plus en esprit, il suffit
de l'anéantir dans son corps : tout est prêt pour le grand acte
de 1492.
Pourtant, au moment où ce peuple agonise, il serait juste
de faire le compte de ce que lui doit encore l'Espagne. Dans
le trésor littéraire, dans le trésor de science, n'y a-t-il î)lus
rien qui rappelle le juif ? Tout d'abord, la philosophie espa-
gnole est née juive ; elle a subi l'empreinte néo-platonicienine,
et je crois qu'on relnniverait sans peine sur la terre de Sainte
Thérèse et de Saint Jean de la Croix quelques-unes de ces
« belles avenues mystiques » dont s'orne la Kabbale : c'est
même là sa rareté (2). Et que l'on ne dise pas que le Castillan
du XV* siècle se désintéresse des grandes œuvres du moyen âge.
Pourquoi, en 1435, un juif de Ségovie, Schem Tob, aurait-il
traduit et commenté Averroè? :' Comment expliquer que l'aver-
roïsme ait continué, même après la Renaissance, 5 exercer
une influence sur la philosophie espagnole ? - - En même temps
fpi'une philosophie, le juif importait en Espagne la fleur des
fables indiennes, les contes, les apologues et aussi les mystères
(le eet Oiieril qui avail fécondé son esprit. Yillena, Carrillo
0) Ext. de Crit. Ut., Madrifl, 1î>12, II, p. 303.
(^2) On <lira de la musique <1p Victoria qu'elle est " finnrrata dn sangup
inoro ». Cf. Cou.ET, op. cit. Pelavo, Ant. lir., I, p. LXXI sur l'idéalisme
mystique juif. Daumesteteb, op, cit., 181. Renan, Averroès, Lévy. 1893,
]i 1% r-l, 12r». .Vi.TAMiHA, II, 247, 2ifl, 24>3 8Ur les racoles juives, le travail
'le traduction, les bibles annot<5e<?. — Comp. .lonnoAiN, Rrcherches criti-
quru sur Ips traductions d'.Aristole, Paris, ISlî), p. 1% sqq\ic. — Franck,
op. rit., 2'»3.
- 25:î —
se sont mis à son éoole. Vous découvrirez dans le Traité du
tttaurois œil d^s Innibeaiix de déinonologic inazdécnne ; vous
y iV('(Minaitrez, velue à l'espagnole, la Druje corruptrire. Plus
tani, enltvz dans la l)ouli(iue de la Célestine ; elle est meublée
de choses fort peu oalholiques :
...astiologos et inagos et vates
Replzelmlt pt Aftharolh, proprios pénates (I).
Maimonides exce[»lé, le pliilosophe juif est poète, nationaliste
par le processus mais mystique quant à l'aspiration, sa philo-
sophie trouve dans le lyrisme sa dernière expression. Ainsi
de Yehouda Ilalévi, auteur du Chozari mais en même temps
héraut d'Israël dans les Sionides ; écrivain arabe, hébreu, cas-
tillan, dont les chansons, au dire d'IIenii Ileinc, sont aussi
pures, belles, immaculées que l'Ame du chanteur, « cette âme
<i que le Seigneur a marquée du divin baiser d'amour ». Cette
source lyrique s'est-elle tarie ? Le catholique castillan s'en
est-il détourné ? Il me semble ra[)ercevoir courant à travers
le poème de Hita et, devenue un peu bourbeuse, dans certains
fragments du cancionero de Raena (2).
Le règne de Jean II, celui d'Henri, ont eu leur cortège de
poètes juifs. Ce ne sont pas les plus grands, aucun n'atteint la
noblesse de Manrique ; mais ils ne manquent pas de saveur.
La rue est leur champ-clos. Le débat entre Montoro et Juan
de Valladolid pourrait s'éterniser, l'un et l'autre disposant
d'un solide capital d'invectives, mais voici que passe Rodrigo
Cota, juif antisémite et rente. Montoro, toujours fripier, l'inter-
pelle : « Ton nom est-il Guzman ou Yelasco que te voilà si
« fringant ? Mais non tu es Mossé. Chroniqueur du roi,
(1) Cf. Renan, op. cit., 2SS. Cot.\relo. Villena. Comp. Henry, le Par-
sisme, 76. V. également .1. del Encina, Egloga de PJâcida y Vitoriano,
éd. cit., p. 166.
(2) Cf. Graetz, Juifs d'Esp.. 217. Pelayo, Hist. id. esteticas. II, 100 et
les cantigas lyriques à la Vierge dans Hita, II, 2.')0-276.
— 254 —
« sois donc chroniqueur de Moïse, dis-nous les hauls-fails
(( de Moïse ! » Il ne faut pas négliger comnae trop minces
et basses ces criailleiies à la porte de la synagogue, ces
disputes de juif à juif, de juif à converso, qui émaillent
les cancioneros. Là encore, Israël a donné quelque chose
à l'Espagne : un sens nouveau de la satire, une gaieté
d'une qualité particulière qui s'insère dans la raideur castil-
lane. La poésie se judaïse et en même temps s'assouplit. La
galerie des rimeurs chrétiens, nobles ou plébéiens, écoute,
imite ; les rythmes se transforment, le vocabulaire aussi :
Villasandino atteint un effet comique en parsemant sa poésie
de mots spécialement juifs, et certaines pièces du Cancionero
de Burlas prennent un parfum tout oriental (i). Dans cette
foule mêlée, il y a une figure attachante. Montoro n'est ni un
héros, ni un martyr : il veut gagner sa vie en paix. Fatigué
d'être appelé juif, de recevoir les gifles « que ses ancêtres don-
« nèrent à Jésus-Christ », il se convertit comme tant d'autres,
pratique strictement. Ecoutez sa litanie : « Genoux courbés,
« — avec très grande dévotion, — aux jours marqués, —
« avec grande dévotion comptés — et priés — les noeuds de la
« Passion, — adorant Dieu et Homme — pour mon très haut
« seigneur — par qui ma faute soit lavée... — je n'ai pu
« perdre le nom — de vieux, puto, juif... » Il entend messe
sur messe, croit avoir gagné « la patente de pur chrétien )>.
Mais quoi ? « Rien ne peut tuei' cette tache de converti ». Tu es
judeus in œternum, Montoro. .Mors il se fait une raison, reste
juif puisqu'il le faut, et lorsque le boucher n'a que de la viande
de porc à lui vendre, lui dit : « Tu me fais trahir le serment de
« mes aïeux ». C'est un fait que les meilleures histoires juives
(1) Raf.na, Préfacfi. Cane, de Burlas, passim, notanimfnf, \). !V.) ; la pi^^f'
(U-iVtéf h Malihufk) sfinblf iinr parodie des invooations bouddhique.»!,
tarir. Montoro, [lansim. (îhaf.tz, IV, 310. — Comp. dans Hakna (loquol
notait d'aillour» pas juif) ]oh larnrntations attribiK^'cs h Marias dont le
refrain est : •• Hens meu.«, elle ely — El amaz nhnfany... » (p. C70).
sont contées par les juifs : parcourez le recueil de Moiiloro ; il
vous fera connaître, mieux que tout autre livre, la vie d'un
Israélite malgré lui dans la catholique Espagne, mais prenez
irarde que son rire n'est que de façade, que vous êtfs au seuil
do la liagédie.
Lors<iu'im pur castillan veut exercer sa verve, il choisit
le juif : c'est le plastron classique. Dans son testament, l'ar-
chidiacn^ de Toro lègue « ses yeux avec toute leur vue » à im
juif aveugle de Valladolid ; Pedro Ferruz s'attache aux rab-
bins, aux grands rabbins tortus qui brament à tue-lète fl),
mais avec Villasandino, il il « le Prince des Poètes », le ton
change : « Tête à gifles, à coups de bâton, si tes mâchoires
souffrent on le voit à ton nez. Puisses-tu sans souliers, chemise
ni robe, battre les mauvai.ses herbes ! Tu ne crains pas Dieu,
tu ne crois pas à son Evangile, la goinfrerie et la luxuro te
tiennent, sale, vil juif, lîls de sale juive... » Insensiblement le
jeu devient sérieux. A Rome, sur la place Navone, le juif
n'était qu'un mannequin de carnaval. En Castille, on parle
de lui tirer « les tripes par l'intestin ». Comme le disait un
théologien arabe d'un vizir juif de Grenade : « Sacrifiez-le :
« c'est un bélier gras ! » (2).
Il est gras en effet, défaut grave aux yeux du maigre castil-
lan. Et s'il est gras, c'est qu'il thésaurise, presse le contri-
buable, le débiteur comme raisin au pressoir, qu'il est toujours
prêt « à boire le sang des peuples affligés ». Une fois qu'il
tient sa proie, « il lui suce le sang, ainsi qu'une panthère »,
(1) Comp. le privilège burlesque concédé par Jean H à un chrétien
'1 rancio », qui veut devenir marrane. Toutes les accusations contre le
.sémite s'y retrouvent, mais le ton reste celui de la plaisanterie. Publié
par D. Paz y Melia, Sales espaiiolas, primera série, Madrid, 1890, p. 31
sqque.
(2) Cf. Bae>a, 132. 164, 334, 346. 360. — Comp. Dozy, I. 292. — Pour
l'Italie, Gr.EGOROvius : Promenades en Italie, trad. fr.. Hachette. 1894,
p. 21.
— 256 —
ne la lâche que lorsqu'il l'a vidée (1). Tout le monde sait —
et Alfonso de Espina le converso ne vous l'a-t-il pas répété ?
— que les juifs ont le goût du sang. Ils s'en nourrissent, on dit
aussi qu'ils en usent comme remède (2). A Salamanque,
ils ont supplicié un enfant, lui ont arraché le cœur. Il est ATai
qu'après enquête on les a déclarés innocents, mais le roi Henri
les protège, les Juges sont corrompus. En 1468, ceux de Sepul-
veda, sur les conseils de leur rabbin, ont volé un enfant, l'ont
crucifié comme le Sauveur. Cette fois l'évêque les a fait arrêter,
conduire à Ségovie ; on les a pendus, brûlés, mais, le peuple
n'étant pas satisfait, on en a tué d'autres et par la même occa-
sion des conversos. — L'accusation de crime rituel a traversé
tout le moyen âge : c'est un thème connu (3") ; même après
l'expulsion, l'Espagne ne l'abandonnera pas. Il y a dans la
Manche un village qui, au dire d'un saint pèlerin, ressemble
à Jérusalem, le village de Guardia. T.ù, un enfant a subi la
Passion ; des convertis voulaient, avec son sang et une hostie
consacrée, composer \m philtre qui empoisonnerait l'eau que
boivent les chrétiens, anéantirait le Saint-Office, redonnerait
le sceptre h Juda. L'hostie lumineuse dénonça les criminels
qui moururent dans les tourments, et de toute cette tragédie,
il reste une chanson que le peuple chante encore (4). Colme-
(1) Cf. P.4Z, 3oîî. — Pal., I, 363 : » Diepo .Arias vi ses. ministres font
payer au peuple le produit de ses .sueurs ». .\vai,a di.sait déjà dans le
Rimado del Palacio . « Alli vienen judios que cstan aparejado.s — Para
beber la sangre de los pueblos cuitados ». Los Rios, Est., ;>3.
(2) D'apr(\s Infessuha, Diario, éd. Tommasini, Rome, 1890, p. 275, le
médecin juif du pape Innocent VIII aurait fait égorger trois enfants de
dix ans et voulu faire boire leur sang au Pontife : unique remède pour
lui conserver la vie. Ceci n'esi pas spécial aux juifs : le fameux antisé-
mite Jean de Capistrano (xv^ siècle) disait qu'avec le sang qu'il avait re-
cueilli du nez «le Bernardin de Sienne e( avec son capuchon, il pouvait
ftiiérir les malades, ressusciter les morti*. Cf. (îraetz, IV, 3fi2.
(3) Cf. l'anidas, Part. VIT, titre XXIV, loi II.
Ci) Sur le nifio de Guardia, cf. Pelayo, Heterod, I, CM. Picatoste, op.
rii iVi — Il a /-[i'' prouvé que cet enfant n'a jamais existé.
nar^s vous contera une histoire analogue qui se passa au
temps (le Jean II. Ici, l'Espagne n'a pas innové : l'église des
Innocents à Paris était dédiée aux enfant? martyrisés par Hé-
rode et aux petits chrétiens crucifiés par les juifs ; Louis XI
lu distingua un jour l'ii lui faisant don d' «un innocent en-
(( lier » (1).
Thésauriseurs, buveurs de sang, ce n'est que l'en-tête du
<atalogue. On ne manque pas de rappeler au juif le Crime par
excellence. Les armes de Diego Arias sont l'aigle, le château,
la croix, et le Provincial vous explique que l'aigle est Saint
Jean, le château Emmaiis, la croix celle où fut cloué Jésus,
Diego Arias étant là, capitaine ! (2). Ils croyaient s'être lavés
de cette accusation, n'être plus comptés parmi les déicides,
(lisaient qu'ils s'étaient établis en Espagne avant la mort du
Rédempteur, que des juifs de Tolède avaient écrit à ceux de
Jérusalem pour désapprouver cette mort. Comme cela s'était
passé dans des temps très anciens, ils confectionnaient des
faux, tâchaient d'écarter cette responsabilité ancestrale. Mais
en vain. A Ségovie, les évêques leur avaient imposé un tribut
annuel de 30 deniers en mémoire de ce qu'ils avaient payé pour
acheter le Christ. On leur disait : « Souvenez-vous que vous
(( venez d'Orient, que vous avez infecté de vos vices non seu-
« lement la pure Espagne, mais les mores mêmes. » (3). Ils se
défendaient comme ils pouvaient, se faisaient petits afin d'être
écoutés : (( Pour naître sur l'épine, je ne crois pas (fue la rose
« perde, ni le bon vin pour sortir du sarment ; l'autour ne
(1) COLMENARES. Op. Cit., II, 219. Comp. P. CHAMPION, Fr. VUlon, I, 303.
(2) Cf. également la ropla suivante : « Fr. Pedro Mendez, hermano —
Privado de Jeremias — Dimè tu ? Cuanto darias — Por un cuarto de
cristiano ? »
(3) « La sodomie des juifs vint aux mores et des mores aux mauvais
chrétiens coAme Diego Arias )\ dit Lucena. ap. Paz, 3.d6. Le Romancero
accusera le juif d'avoir vendu Tolède aux mores. Cf. Prim. Cr. Gen.,
?. 561. — Los Rios, 4. — Graetz, Juifs d'Esp., S, 9. — fr. de Segovia, Ma-
drid, 1867, p. 60.
9
— 258 —
« vaut pas moins parce que son nid est pauvre, ni les bons
« exemples parce qu'un juif les dit » (1). Quand le temps était
beau, que le roi avait besoin d'eux, ils parlaient plus fort ;
des prédicateurs apparaissaient, qui soutenaient l'antique foi
d'Israël contre les conversos (2). Mais c'était l'exception : cette
fidélité à la Loi est trop lourde à porter et le juif va se faire
baptiser — tout comme Montoro.
Il n'en est pas quitte pour une cérémonie. Consultez Guz-
inan et ensuite Bernaldez, vous pourrez mesurer la marche de
l'opinion publique à son égard. « Il ne faut pas, dit Guzman,
« trop demander aux nouveaux chrétiens, ils ne sont pas nés,
(( n'ont pas été élevés dans la vraie foi. Or, les disciples du
(( Sauveur, qui avaient vu des miracles, abandonnèrent leur
« maître, doutèrent... Ne condamnons pas toute une nation :
(- il y a de bonnes et dévotes personnes parmi les conversos.
« Pourtant, les plante.> nouvelles et greffes fraîches ont besoin
'( de beaucoup de travail, de grande diligence et soin jusqu'à ce
« qu'elles soient bien enracinées et prises. C'est pourquoi, il
('. serait bon d'enlever leurs enfants aux récents convertis ; au
« bout de deux ou trois générations, ils seront bons calholi-
« ques. Evitons les extrêmes : si le converso n'observe pas sa
<- loi, qu'on le châtie, qu'il serve d'exemple. Mais, les con-
« damner tous ou n'en accuser aucun semble plus volonté
« de dire mal que zèle de vérité » ''3). Et mainti'Fiaul Hernaldez,
<1) Cf. ap. TiCKNon, I, 84, les vers charmants de Rabi ilon Santob à
l'inrre le Cruel : « Por nascer en el c.opino... »
(2) Cf. (iiiAF.TZ, IV, 349. Il y eut même fies controverses courtoises en-
tre juifs et chrétiens, sous Jean II.
f3) Generaciones, Cap. XXVI et l'exemple qu'il donne. Comp. lettre de
•Madame de Maintenon (2fi octobre ifi85) : « Je crois bien... que toutes ces
conversions ne sont pas également sincères ; mais Dieu se sert de toutes
les voies pour ramener à lui le^ hérétiques. Leurs enfants du moins se-
ront catholiques. Si les pftres sont hypocrite*», leur réunion extérieure
les rapjtroch*' du moins de la vérité ; ils en ont du moins les sipncs com-
muns avec les fidMes ». V. aussi la loi du lî» «<'ptembre 1783 de Char-
les ni d'Ky|(.ivne sur les liohémieris, ap Ifoitnow, Giijisics, p. 120.
— 250 —
le curé, le panégyriste des rois catholiques : « Ces maudits
« rehisent de faire baptiser leurs nouvieaux-nés, ou s'ils y con-
« sentent, ils lavent, rentrés chez eux, la tête des enfants pour
(( effacer la liace du baptême. Ils apprêtent leurs aliments
(i avec de l'huile au lieu de lard, s'abstiennent de porc, font
M gras en carême, remplissent d'huile les lampes de leurs
« synagogues et autres rites abominables ». I/inquisition re-
cueillera tous c^s indices : « Judaïse celui qni porte du linge
« blanc le jour du sabbat ; qui, la veille du sabbat, n'allume
« pas de feu le soir dans sa maison ; qui a lavé un cadavre
« avec de l'eau chaude, tourné le visage d'un mourant vers
« la muraille, qui sort déchaussé ou demandp pardon à un
« ami le jour de l'Expiation ». Mais Bernaldez a déjà indiqué
le remède : « Tous les maudits juifs, hommes et femmes, de
« vingt ans et plus, soient-ils purifiés par le feu et le
« fagot ! n (1). Chez le noble, jias de bûcher : la confiscation
des enfants. Chez le curé, une description détaillée, soignée,
quasi amoureuse du quemndero, l'instrument de purification.
Du commencement à la fin du règne d'Henri, on suit l'évo-
lution vers le massacre. En 1461, A. de Espina, le nouveau
chrétien, put s'apercevoir qu'il ne prêchait pas dans le désert.
Un moine ameute les habitants de Médina del Campo contre les
juifs, on en briile quelques-uns avec les rouleaux de la Loi,
on pille leurs maisons. En 1462. le frère de Reltran de la
Cueva organise à Carmona un soulèvement contre les con-
versos. une razzia « au nom de la religion ». Mais ce ne sont
là que mouvements isolés, il n'y a pas encore contagion. Alors
un frère de l'Observance de Saint François, Fr. Fernando de
la Plaza. tente d'organiser plus méthodiquement la destruction
(1) Ce qu'il ailmire chez ses rois, c'est qu'ils ont mis le feu aux héré-
tic|ues ; que, grâce à eux et par synodale constitution, les hérétiques ont
brûlé, brûlent et brûleront en vives ilammes jusqu'à ce qu'il n'y en ait
plus un seul. Op. cit.. I. 2f.. Cf. Prescott, I, 287. 29.S, 308. Gr.^etz, IV,
397.
— 2G0 —
des juifs et judaïsants, de mettre a ce grand œuvre » sous
l'ombre du roi et de Rome ; il fait savoir à Henri que des
conversos font circoncire leurs enfants, qu'il importe de faire
inquisition sur cela, qu'il a les preuves : « des prépuces de fils
« de chrétiens convertis ». Henri demande qu'on lui apporte
les pièces à conviction et les noms des coupables. Le frère
refuse, l'imposture est découverte et l'observantin confondu.
Nouvelle tentative par la voie légale en 1464 : les nobles réunis
à Burgos et les Cortès de Médina attirent l'attention du roi
sur « les mauvais chrétiens, très suspects en la foi » ; il faut
faire la chasse à l'hérétique et, pour cela, introduire en Espagne
l'inquisition romaine. La morale et l'intérêt y trouveront leur
compte, car les confiscations profiteront au trésor royal. Bien
que ces mauvais chrétiens soient ses familiers, Henri accepte,
mais l'affaire n'a pas de suite. L'Espagne n'est pas mure pour
une inquisition régulière (1).
Elle l'est, en revanche, pour la tuerie populaire, pour le
meurtre, non plus seulement au nom de la religion mais au
nom de la politique. Le converso craint pour ses biens et les
partis spéculent sur cette crainte, sur la haine que le converso
inspire au vieux chrétien faimélique. Au plus fort de la lutte
Hfitre Henri et son frère, les fidèles du roi légitime vont répé-
tant que l'un des articles du programme du prétendant est
l'extermination des conversos, que si Alphonse est vainqueur,
la race juive disparaîtra. A Tolède, on se prépare. La maison
du chef, Fr. de la Torre, devient un arsenal : 10.000 cordes
avec des nœuds pour lier les pouces des prisonniers, des
batistes, des espingolos, des sarbacanes, de la poix, de la
chaux vive, et des herses de fer contre la cavalerie. C'est dans
la ralbéfhnie même, près de la puorta del Perdon, que l'étin-
celle jaillit ; lin rlerc est tué. La bataille dure trois jours et
(\) f:f, CitAKT/, IV, ICiO. Casth.i.o, 88. Oaiuiiiiay, 1182. I'az, (10. I.ka, II,
223. — En 14(10, les nobles cl jir<''lal8 fivaient (loiniiinlr, iioiir prix de loiir
fifi.'iii.' r-\i,iii.^i.,.i -i,.^ iiiiN i,..« itius /•;.v7, ik:^
— 201 —
«? termine [mv la (.léfaite des conversos. Fr. de la Torre est
|iendu à la clwhe d'une église, son frère le régidor l'est éga-
l»nnenl. tête en bas, car il a renversé la foi. Quatre grandes
rues habitées par les conversos sont brûlées, leurs biens con-
fisqués ; on réédite contre eux les anciennes incapacités et ils
pailent en exil. On trouva, dans la suite, les traces d'une véri-
table république, d'une organisation secrète à la fois admi-
nistrative et religieuse avec impôts particuliers, fondations
pieuses... Ainsi disparut l'oasis judaisante de Tolède (1).
L'élan est donné. Une fois de plus, le fabricant d'outrés a
soufflé la révolte et oelui-là c'est le leader du peuple (2). Les
conversos de Cordoue avaient la fortune, les emplois, ils
s'étaient armés et judaisaient « à la honte du rite catholique ».
De leur côté, les \ieux chrétiens avaient créé des confréries
sous l'invocation de la charité, à la tête desquelles s'était
mis un forgeron, homme de bon renom et fort ennemi des
hérétiques. Un jour, la procession passe dans une rue : la fille
d'un converse jetie de l'eau par une fenêtre et cette eau tombe
sur le dais qui couvrait l'image de la Très-Sainte Vierge.
Aussitôt le forgeron de crier que c'était urine lancée en mé-
pris de la sainte religion. Le massacre commence ; le? conversos
se barricadent, le forgeron percé d'un coup de lance agonise ;
les paysans arrivent à la rescousse, cela sent la razzia et on
peut sans remords se garnir les mains, « les biens des con-
u versos ayant été acqpiis par arts singuliers ». Le bruit court
que le forgeron est ressuscité et l'ardeur des vieux chrétiens,
citadins et ruraux, s'en accroît : (( Ils courent à l'incendie, au
(1) Pai... II, 48. Castillo, append. à la chronique, p. 109 sqque (relation
de P. de Me^a). Il y eut 1.600 maisons brûlées, 36 vieux chrétiens tués,
quatre fois autant de conversos. C'est à ce moment qu'Alphonse refuse de
distribuer aux tolédans les dépouilles des vaincus (1467).
(2) « Les fameux fabricants d'outrés ont mis dehors les notable phy-
siciens et je crois que vous êtes maintenant fournis de bien meilleurs
odreros mutins que de bons physiciens naturels... » Pulgar, Lettre IV à
un ami de Tolède (1478).
— 262 —
« vol, au sac général, violent les filles, dépouillent les ma-
« trônes... Une fort belle vierge, déjà privée de ses vêtements,
(( gardait une riche clieiniise ornée de précieuses dentelileis selon
« la coutume des fiancées ; un chrétien, pour la lui enlever
« plus vite, l'a diéchire du haut en bas avec son épée, ouvrant
« la poitrine et le ventre de la pucelle qui mourut incontinent.
« On dit même qu'il y en eut qui violèrent les cadavres. » Les
nobles n'abandonnent pas leur part de butin, disent u qu'ils veu-
(t lent s'indemniser ». Quant aux conversos qui ont pu quitter la
ville, ils tombent dan.; les mains des canipesinos qui les pil-
lent. En vérité, on gagne à être vieux chrétien : aux environs
de Cordoue, à Jaen, à Andujar, mêmes tueries. Ce qui échappe
est jeté sur les routes (1).
Un homme tenta de s'opposer à cette destruction systéma-
tique : le connétable d'Tranzo. Il fallait du courage. Ce peuple
de Jaen, toujours à l'avant-garde, est le plus rebelle et le plus
arrogant de tous ; il suffit de voir la façon dont il se
couvre (2). Mais Iranzo a foi en sa popularité et tient tête
aux meneurs. Tandis qu'on commence à se battre dans les
rues, il se rend à l'église, accompagné de trois serviteurs, au
lieu de cent comme à l'ordinaire. A la j)orte, il les renvoie,
s'avance vers le grand autel, disant : « .Aujourd'hui mourront
« les méchants », puis s'agenouille sur les marches. A ce
moment arrivent denx arbalétriers ; l'un ass^ne sur la tête
d'Iianzo un coup de son arme, la cervelle jaillit sur le pavé...
U's meurtriers s'acharnent ; quand ils le lâchèrent, le cadavre
ne présentait plus figure humaine. Alors les massacreurs eurent
le chamj) libre. — Faut-il s'étonner qu'Henri n'ait pas songé à
venger la mor't d'un homme (pii lui élail fidMe, (pii, comme
M) Val., III, 107 srjiiuo., 133. — Castim.o, 32:i.
''2) " Quanil on rlpmanrle h un hoiiirno de cotfe cilf' (jui voyage aux
I<ay8 loiiitain.s : D'où rs-fii ? il r(''pon(I avf>c iino figure mauvaise : N'aa-tu
]<nn vu fine je suis de .laen h la façon ilont je me rouvre la iMr ? » Pal.,
III, 117,
— 203 —
son maître, ne oroyail pas indispensable de haïr Israël ? « Bien
(( qu'il eût de la peine, le roi ne prononça aucun châtiment .
« mais, sur les instances du maître de Santiago, donna la
« connétablie au comte de Haro » (1). — Séville n'avait pas
encore été touchée. La guerre civile entre les Guzman et les
Ponce y régnait à l'état endémique. Il semblait que cela dût
suffire, qu'il ne fût pas nécessaire de s'y entretuer an nom
de la foi. Mais les vieux chrétiens sévillans avaient vu arriver
les débris des conversos de Cordoue exactement dépouillés :
le sac avait été profitable. Il y eut alors une subite éclosion
de ferveur religieuse, les griefs classiques reparurent : célébra-
tion du samedi au lieu du dimanche, réunions nocturnes à la
synagogue, récitations de psaumes, usage de l'huile pour les
lampes... Un coup de couteau donné par un converso à un
vieux chrétien déclenche le mouvement ; les hérétiques les plus
notoires se trouvèrent être les plus riches sévillans.
Multipliez ces scènes à travers l'Andalousie, dans certaines
villes de Castille, à Ségovie par exemple, et vous comprendrez
ces paroles de VAIborayqiie : « Au temps du roi Henri IV,
(I il y eut destruction et mort, en toute l'Espagne, dans les
(( jniveries. On les passa au fil de l'épée et de ceux qui res-
te tèrent vivants, beaucoup se convertirent et furent baptisés
« plus par force et crainte que de bon gré. » Pourtant, ils
avaient eu de grandes espérances : une baleine monstrueuse
étant venue s'échouer sur les côtes du Portugal, ils en avaient
fait le Léviathan annoncé par les prophètes : le Messie ne pou-
vait tarder (2).
Après Cordoue, Jaen. Séville. c'est la répétition générale
(1) Pal., C-iSTiLLo, ut. sup. Cr. Iranzo. p. .S07, L'un des meurtriers, qui
était borgne et s'était vanté à Séville d'avoir tué le connétable, fut éceir-
telé par ordre du duc de Medina-Sidonia. Iranzo avait déjà, en 1468.
échappé à une tentative d'assassinat. La conjuration était menée par un
ami d'A. Gato, Fernan Mexia {Cr. Iran:o, 382).
(2) P.VL., m, 113 et 231. Los Rios, Est., 126.
— 264 —
de l'exode : Israël erre à la recherche d'un asile, d'un seigneur
qui veuille bien l 'accueillir, mais les purs chrétiens se récrient :
(( Ces infidèles vont nous infecter, pervertir la discipline ecclé-
« siastiqiie, corrompre nos enfants. Sans argent, ils seront une
« charge pour la ville ». Soixante conversos chassés de Séville
sont fouettés, massacrés par les paysans ; d'autres, devançant
les temps, s'expatrient en Flandre, en Italie ; le plus grand
nombre échoue à Gibraltar, d'où ils espèrent atteindre l'Egypte,
et qui sait ? Jérusalem — Jérusalem que chanta, avec quelle
ferveur mystique, leur poète Yehouda Halevi. Mais bientôt la
place manque, on ne sait où les parquer, le prix des vivres
augmente, il y a des rixes entre conversos cordouans et sévil-
lans ; ceux-ci ruinés, exténués, préfèrent rentrer chez eux, à
la merci du tumulte (1).
L'opinion publique approuve. Pacheco, fidèle à son rôle de
dévot, pousse à la persécution : c'est pour lui un moyen de
retarder l'union sous l'égide des princes catholiques, car le
seul point sur lequel conversos et vieux chrétiens s'accordent
est « l'inclination en faveur d'Isabelle et de Ferdinand » (2).
En outre, la guerre des rues lui est indispensable pour se main-
tenir au pouvoir ; sous prétexte de rétablir l'ordre, il prend
possession de l'Alcazar, fait ses affaires au milieu du sang.
Parmi les nobles, bien peu essaieni de résister au mouvement
I)opulaire : ils ont devant les yeux l'exemple d'Iranzo. A peine
fK'ul-on citer le comte de Cabra qui, h lîaeza, sauve la vie
aux conversos et le brave Pedro de Escavias qui, après avoir
raconté les désastres d'Andalousie, s'écrie : « Superbes, achar-
« nés, désobéissants, étaient <'es gens qui en voulaient aux
" convertis, disant qu'ils étaient hérétiques ! Ce (pii devait
{i) Pai... III, 133, 23't. Il liiiil îiilniirir la forcf <lr rebondis.sompnt t]o c«s
ronvcrtis : rmix de S/Avilie, pour se d/'lr-ndro, ronstitucnl wno inili(v^ de
rjOfJ ravnlifTH, .'l.fKK) soldats dont 3.000 ('•niycr.-s — et ri'ci an moment mCme
df I.'i disiiorpion.
'2) Tiiui au nidiiis I'ukmu l'.iflirnic, III, 107.
— 265 —
« être plus désir do les vol<»r que zèle du service de Dieu ! »
Plus tard Gome/ Manrique évangélisera Tolède, lâchera de lui
enseigner la tolérance ;\ l'égard des nouveaux chrétiens, mais
ce ne sont que voix isolées, sans écho, [/antisémite Bernaldez
a un autre auditoire : la nation (1).
Un poète cependant ose demander merci. Montoro, âge de
soixante-dix ans, exilé de Cordoue, revendique sa nationalité
juive, se fait aux pieds d'Isabelle le porte-parole des juifs,
des convertis. Ce n'est plus le Montoro du Cancionero de
Burlas, des insultes à Cota, à Juan Poeta : c'est Montoro, fils
d'Israël, plaidant pour Israël. Je vois ce gros juif blanchi,
amer, triste, pleurant au milieu de sa friperie : « Si vous me
« condamnez à la peine, quelle mort pouvez-vous me donner
« que je n'aie déjà soufferte ? Si vous voyiez le sac de la ville
« et pas une baguette (un officier de justice), Seigneur, qui
« dise : Arrêtez ! Si votre Altesse voyait cela, le cœur lui
« fondrait en larmes de grande pitié... Notre Seigneur ne
« désire pas avec fureur la mort du pécheur, mais qu'il vive
« et se repente. Reine de grand état, fille de mère angélique,
« ce Dieu crucifié, le côté ouvert, bordé d'outrages et incliné,
« dit : Pardonne-leur, Père... Ainsi, Reine d'autorité, cette
« mort sans répit, qu'elle cesse par ta pitié et bonté » (2).
Ce furent les dernières paroles des juifs en Espagne, le dernier
appel. On sait quelle fut la réponse.
Un juif ségovien, fort riche, Abraham el Viejo, espéra sau-
ver ses frères en les mettant sous la protection des rois. Le
(1) Cf. Pal., III, 114. Sitces, 40G. Pel.uo, Ant. lir., VI, préf., p. 79.
D'après Escavias, il faudrait ajouter au nom de Cabra ceux de D. Alonso
à Cordoue et de Martin Alonso de Montemayor à Alcaudete.
(2) Cane. Montoro, 100. B.vena, préf., 38. — Pelayo, Ant. lir., VI,
p. XX. — « Sans père, sans enfant, je gémis dans une triste solitude ;
altéré d'un ami, je me consume d'une soif que je ne puis éteindre. Où
trouver encore des motifs d'espérer ? » Ibn-Gebirol, cité par A. Franck,
op. cit., p. 367.
— 266 —
raisonnement de ce docteur, futur grand rabbin, était simple :
« Naguère, le roi Henri a favorisé les miens, mais que reste-t-il
(( de cette royauté ? un être sans énergie, sans décision, sans
« même ce libre arbrilre commun à tous les hommes, ne sa-
« chant ni aimer, ni haïr : un imbécile (1). Pour nous, il n'y
(i a plus rien à en tirer, ce déchet royal devient compromettant.
'< Le moment est venu de s'en éloigner, de confier notre for-
« tune à un autre vaisseau. Par sa bisaïeule, l'infant Ferdi-
« nand a du sang juif dans les veines... Il y aura peut-être
« encore de beaux jours pour les fils d'Israël ». Petite prudence
qui vient trop tard. Israël est condamné. Il ne faut pas oublier
que, du vivant même de son frère, Isabelle a pour directeur
un dominicain de Ségovie, Fray Tomàs de Torquemada.
L'agonie durera dix-huit ans ; peu à peu naîtra l'idée d'une
nouvelle croisade catholique, mais d(> loul rejios c(^]le-ci : on
a la victime sous la main. « Jadis les croisés allèrent au loin
« pour venger leur Dieu outragé ; nous n'épargnerons pas ceux
« qui l'ont tué. » Roland, au moment de mourir, ne dit-il pas :
(I Combien ai-je tué de juifs ? » (2). Il ne s'agira pas seulement
de tuer, mais de ruiner. Les juiveries de Tolède, Coridoue. Sé-
ville, Burgos sont considérablement réduites : le fisc s'en est
aperçu lors du repartimiento de 1474. Mais cela ne suffit pas.
On enlèvera à ceux qui restent, ai'tiisans, manœuvres, artistes,
leurs moyens d'existence. Une police spéciale est créée pour
empêcher les juifs de sculpter des statues, de peindre des ta-
tileaux de sainteté ; les tailleurs de pierre de Tolède s'engagent
« h ne pas montrer leur méliei' aux confesos ». Vn h un, on
brise leurs outils (3). Sans doute, vous teironvere/. des juifs
(1) Ost Hon mot lors(n)'il se confio ii Cabrera . I'ai.., III, 184.
'2) ('hriniiiiiic. de Tiirpiii, VM. XXFI. Cf. (îhakt/, IV, \W,\ sur co qnr di-
»iii<Tit les aHfîniiinds rna.'wacn'urs de juifs, au commonceinont, «lu xV siècle.
(3) Cf. Los Ilios, Est., 140. Pi;i,(;aii, Lettres, 210. — Dif.ih.afoy, op. cit.,
Ifil, 194.
— 267 —
auprès de la reine très-catholique (l), vous en rencontrerez de
plus humbles, à la suite de l'armée de Grenade, qui sont colpor-
teurs, vendeurs de casse-croùte. Mais ce n'est qu' « un Irou-
(( peau abandonné du pasteur». Alors vraiment Israël n'ap-
porte plus rien à l'Espagne. J'imagin« ces dernières judierias,
qui s'en vont en lambeaux, « ayant toujours le combat à la
« porte » mais qui, riches de leur ancienne gloire, s'en nour-
rissent encore et répètent, aux jours de Pourim et de Ros
Hasîlna (chef de l'an), les chants mélancoliques que leur appri-
rent Ibn-Gebirol et Yehouda Halevi. Les juifs de Ségovie, avant
de partir en exil, restèrent trois jours dans le cimetière de leurs
pères, se lamentant sur les tombeaux. Dedisti non tanquam oves
escarum et in gentibus dispersisti nos (2).
L'expulsion des juifs est une manifestation de ce don-qui-
chottisme qui, selon M. de Unamuno, est le fond de l'âme es-
pagnole (3). Que le turc raille la sottise de ces princes qui
« appauvrissent leur terre pour enrichir la sienne » (4), que
l'Espagne doive souffrir de cette amputation volontaire, peu im-
porte. « Ce qu'aucun n'oserait faire, la Foi d'un Goth, d'un
« Espagnol l'ose. — Je ne veux laisser croître dans les champs
(1) « On dit que la Reine est protectrice des juifs et fille d'une juive.
Elle a plus de confiance dans les juifs baptisés que dans les chrétiens.
C'est entre leurs mains qu'elle remet se« rentes. Les juifs sont ses con-
seillers et secrétaires comme ils le sont du roi ». (Nie. de Popielovo, ap.
Paz, XX.)
(2) Psaumes, XLIII, 13. — Cf. Los Rios, Est., lo3, 207. Graetz, IV, 420,
441. Pelayg Hist. id. estet., II, 108, 112. Ces juifs d'Espagne sont ceux
qu'un génois verra aborder : « Vous les eussiez pris pour des larves ;
sans quelques mouvements qu'ils faisaient avec peine, on les aurait crus
sans vie. » (B. Senareza, ap. Beugnot, Juifs d'Occident, 214). D'après les
calculs les plus récents, 165.000 émigrèrent, 50.000 se convertirent, 20.000
moururent.
(3) Quand l'Espagne aura une philosophie propre, elle sera idéaliste
et pessimiste. Shopenhauer admirera Gracian.
(4) C'est l'avis de Zurita, An., II, Liv. I, cap. VII.
— 268 —
(( de ma religion aucune mauvaise herbe » (1). L'essentiel pour
la nation est de préserver la pureté de son sang, d'empêcher
à tout jamais le retour des conversos aux pratiques juives.
L'esprit de doute, de science peut envahir l'Italie, la France.
Nous, nous écouterons la voix du Seigneur, nous obéirons à ses
oommandements, nous serons guidés par notre foi plus exi-
geante que celle d'aucun autre peuple, parce qu'elle a été sou-
mise à de plus dures épreuves. Comme le saint roi Louis, nous
ne discuterons plus avec le juif qu'à coups d'épée ; nous chas-
serons l'impur, le professeui" d'incrédulité, et redeviendrons
ce que nous devons être : les soldats du Christ. (( Lève-toi,
« Eternel, rends ton jugement ! Saisissez pour nous les re-
« nards » (2).
Le voyageur anglais George Borrow^, parcourant l'Espagne,
rencontra, un soir, près de Talavera, im juif. Celui-ci lui parla
de Ferdinand le Maudit et de Jésabel, comme s'ils eussent été
les Persécuteurs d'hier, lui raconta qu'il existait en Espagne,
particulièrement dans les villages, dos familles pratiquant en
secret la religion juive ; qu'un archevêque venait naguère ren-
dre visite à son grand'père, homme d'une grande sainteté et
passait avec lui des nuits entières ; que lui-même Abarbenel
était en relation avec dos prêtres de sang juif... Ceci se pas-
sait aux environs de 1836 (3).
Si l'on veut comprendre pourquoi l'Espagne a si longtemps
porté la marque d'Israël, pourquoi, malgré l'inquisition, l'ex-
(1) Cf. Calderon, La Virr/en del Sagrnrio, II» jornarla. — Humante,
La juive de Tolède.
(2) C'est l'in.scriplion (pic itortail li' Iribunal <\o l'inquisition à Séville.
Cf. Craetz, rv, 39.'i. Los FIhw, 187. « l.'EsjinKnc s<mi1p a (VhaiviK' an pôril
(de la Renaissance et fie la R/'fonnc) jiar la proscription en mas.se, et elle
entre .miiir-rhcmcnt dans son agonie ». Dahmkstktf.h, op. cit., 18<i.
Ci) The mille in Sjiniii, p. 10(1, Kl'». Et le fait est confirmé à Hon-ow par
un pn^tre di- (;ord<)ue, (jui lui afjprcnd ce qu'on «'ntend par judaïsme noir
'observance de lu loi de jMoïsc) et blanc (toute hérésie). Conij). ])our le
XVII*" sièch', Qi KVKiM), Kl ijraii Tacafio, cap. I, V.
- 269 —
pulsion, des liabiliules, iiiu' liadition juives se sont maintenues
invisibles dans ce pays vide de juifs, il faut remonter au rè-
gne d'Honri IV. Rorrow a pu voir une religion honnie, qu'on
croyait morte continuant à végéter à côté d'une religion triom-
j)Iiante ; on lui assure môme qu'il y a des transfuges, que cer-
tains retournent dans l'ombre à leur ancienne croyance. Ce
sont là les derniers vestiges d'une fusion ancienne. Sous Henri,
la fusion apparaît dans toute sa force. Juif, more, chrétien, « tout
« va ensemble », dit Mingo Revulgo. Les vieilles prescriptions
des Partidas, et les plus récentes ordonnances dues au zèle de
S. Vincent Ferrier ne sont plus observées. I^e juif ne porte plus
la rouelle d'étoffe rouge, il ne craint plus de se faire donner du
« don » comme un pui- chrétien. On ne le brûle plus, on ne
le « déroche » plus s'il a forniqué avec une chrétienne, ce
qu'exigeaient autrefois les fueros de Sobrarve et de Sepulveda.
C'est qu'en vérité, il est souvent difficile de le distinguer du
chrétien, de savoir quelle est l'estampille religieuse de cet
homme qui passe... Voici un poète, Garci Ferrandez de Jerena :
il s'est épris d'une jongleuse moresque fort belle et qi^i'il croit
riche ; il l'épouse, mais découvrant qu'elle est pauvre, il
l'abandonne, se retire dans un ermitage près de Jerena ; las
de solitude, il reprend sa femme, s'embarque pour Jérusalem,
mais à Malaga il change d'avis, passe à Grenade, renie le
Christ, séduit sa belle-sœur et finit par rentrer en Castille après
treize ans d'absence, chargé d'enfants et pauvre comme devant.
Je veux bien que ses vers soient d'un lyrisme dévot, mais, en
conscience, quelle pouvait être la religion de ce jongleur ? (1).
Qu'il s'agisse du noble, du plébéien, les races se mêlent et
l'on ne s'y retrouve plus. Les danseuses moresques ou juives
ont été les favorites des castillans du moyen Age. Hita com-
(1) Baena, 62o, 700. Revulgo, cop. 10 et la glose. G.\rib.u-, 1243. Graetz,
rv, 328. Los Rios, 83. Sur les sentiments d'un Castillan du temps
d'Henri IV vis-à-vis des religions étrangères, cf. Paz, Sales espanolas,
p. XVII et 35 (prophétie d'Evangelista).
— 270 —
posait pour elles ses chansons de truandailles. Je l'imagine, ce
clerc en belle humeur, fort à l'aise au milieu des sémites
mimant leurs cântigas ; il sait apprécier la mollesse de leurs
attitudes, leur habileté à suivre le rythme : en chica duena
yase muy grand amor... (1). Qu'elles soient un peu magi-
ciennes, adeptes des arts défendus, qu'elles pratiquent les in-
cantations, s'entendent à composer des philtres, cela ne le
choque pas profondément. En musique, il est dilettante, ne
condamne pas un instrument parce qu'il est d'essence hétéro-
doxe ; le son du rabel arabe a pour lui autant de vertu que celui
de la vihuela de pendola castillane. Danse, chants, musique,
il respire librement dans cette atmosphère chargée de parfums
étrangers. Sa qualité de clerc ne le gêne pas : ce castillan né
catholique est à demi oriental. Le milieu où vécut Hita, vous le
retrouverez tel quel en plein xv^ siècle. Montoro nous parle de
l'art de jonglerie et Viîlasandino avoue que « pour une gentille
« créature de la lignée d'Agar, il mettrait à l'aventure son
« âme pécheresse » (2). Plus tard, c'est parmi ce peuple bi-
garré que se recrutera la clientèle de la Célestine.
Pour la noblesse, le cœur, l'orgueil de l'Espagne, le danger
est plus grave. Aussi la loi même a pris soin que son sang ne
fût point souillé. Les Partidas défendent aux hommes nobles
(1) En dame petite gît fort grand amour.
(2) Hita, cop., 1228 et suiv., 1612 et notes, t. II, p. 136. Pelavo, Est.
de critica, II, 401. — Il faudrait tenir compte, en outre, de l'influence
des bohémiens. Ceux-ci apparaissent en Espagne dans la première
moitié du xv« siècle (sans doute après 1417 ; ils sont à Barcelone, éta-
blis, en 1447). D'où viennent-ils ? Ils se distinguent du juif, se disent
égyptiens, condamnés h errer à travers le monde ; en définitive, ils pa-
raissent d'origine hindoue. Borrovv relève dans leur langue des mots
sanscrits et persans, c'est là un nouvel apport oriental qui se superpose
h l'irinuonr*' arabe et juive. — Les Castillans, eux, les ont rnnsidérés
conifiie de race more, venus de l'Afrlipic dn Nord, et il est bien proba-
ble que les contemporains de Viîlasandino confondaient les bohémiennes
avic les moresques. Leur art consistait déjà h danser, dire la bonne aven-
ture (bahi), vendre des charmes, des drogues pour l'amour ou l'avorlement,
et sans dmili' h escroquer le Busné (l'espagnol). I^a première loi contre
- m —
et de grcuid lignage d'avoir pour maîtresses « des serves, jon-
« gleresst's, lavtM•ni^rcs. raaqiierfllt's, ni les filles d'icelles, ni
(( toute autre femme dite vile par elle-même ou par son as-
« cendance, car ce serait mauvaise chose que le sang des no-
(( blés hommes fût épandn et Hé à si viles femmes » (1). Donc,
l'aristocratie ne hantera pas le tripol de Hita, la boutique de
la Célestine. Mais ces femmes de bas lignage, ces familles de
iuifs, de conversos, se sont peu à peu enrichi^^s, tandis que la
noblesse travaillait à se ruiner. La pureté du noble sang cas-
tillan en a souffert. Les preuves ne manquent pas. Lors du
>oulèvement de Tolède en 1449, le peuple avait exi^'é que tout
nouveau chrétien fût exclu des charges municipales et des bé-
néfices ecclésiastiques ; ce règlement « né du tumulte » fut at-
taqué par un fort savant homme, doyen de Tolède, qui fit valoir
(( qu'un grand nombre d'illustres familles n'avaient pas rougi
i( de s'allier à de nouveaux chrétiens descendus de race juive »,
que l'exelusion prononcée était téméraire, contraire aux lois,
à la raison, à la justice. Ce théologien politique avait du cré-
dit à Rome et il obtint de Nicolas V une bulle condamnant
l'ordonnance de Tolède sur le chapitre des juifs (2). Voici main-
tenant Bemaldez qui, Isabelle étant reine, écrit : « Par leurs
« machinations scélérates, les juifs acquièrent grande fortune
(( et peuvent ainsi s'unir souvpnt par mariage à de nobles fa-
Ic" bohémiens est datée de Médina del Campo, 1499. Il y eut des gitane-
rias comme il y avait des juderias. — Cf. Borrow, Gypsies in Spain et
notamment le discours qu'adressa le docteur Sancho de Moncada à Phi-
lippe m sur l'expulsion des gitanos (p 98-106). — S.\lazar de Mendoça,
op. cit., 183. Cerv.*ntes, Sovelas ejemplares : la gitanilla de Madrid. —
Romances de Germania^ Madrid, 1779.
(1) Part. IV. tit. XTW, loi HI. — C'est en 1348 seulement que le« Par-
tidas eurent autorité en Castille. Cf. Altamira, II, 81.
(2) M.tRiANA, Liv. XXII. Mariana dit avoir eu entre les mains « des mé-
moires très secrets et très sûrs qui lui avaient été fournis par une per-
sonne également illustre par sa naissance et son savoir. » Sans doute le
prototype du Tizoïi.
— 272 —
« milles chrétiennes ». La contagion d'impureté s'étend. On
pourra chasser le juif ; n'importe, il reste en Espagne ; son
sang coule dans les veines des nobles castillans, voire les plus
frénétiquement catholiques, les plus ardents à la persécution.
Il est remarquable que Guzman n'oublie jamais de noter
que tel ou tel de ses modèles est « de sang pur >> : c'est, à ses
yeux, une marque de grandeur, de rareté aussi. Mais faut-il
s'en rapporter absolument à sa parole ? Ce consciencieux por-
traitiste est-il remonlé à la source des illustres familles ? Quand
on contrôle les Generaciones par le Tizon de Espaiia, il est
permis d'en douter. — C'est im prélat qui, dans un jour de
colère, refit, mais en grand, les Copias du Provincial et dé-
voila à l'Espagne les origines de sa noblesse. Le cardinal de
Mendoza voulait pour son neveu l'habit de Santiago ; on fai-
sait des difficultés en haut-lieu, les informations n'étaient pas
satisfaisantes... Alors Mendoza se mit au travail, fouilla dans les
archives et présenta à Philippe II « le Tison de l'Espagne ».
On allait voir sur quoi reposait l'orgueil de l'aristocratie espa-
gnole, de quel suc se nourrissaient ces nobles arbres généalo-
giques.
Si un livre est passionnant, c'est celui-h'i : l'histoire du sang
d'une race ; un défilé de grands noms humiliés, marqués l'un
après l'autre, renvoyés dans le troupeau commun ; les familles
les plus illustres désarçonnées, déboulonnées, culbutées du
solar seigneurial à la taverne, à la juiverie ; les nobles ancê-
tres coiffés du bonnet juif, du turban more ou vêtus du sam-
tienito ; Ips blasons éclaboussés, les cimiers crottés ; une héral-
dique (jiii s'effondre ; un armoriai de faux nobles, un catalogue
de métis... La grandesse espagnole P Des sang-mêlés comme
aux Indes occidentales ! — Certains applaudirent. I>e peuple
s'amusa ''1). La noblesse trembla. QnanI à Pliilippe ïî. il
(\) l.c 'lizori ;i ni S(is hfiircs df popiilaril/' : IT-ililion duiit nous nous
rtoimncs servis porte la ilîitc (le 1848. — Sur le Ti/oii, v. fIcii.K paiifs atl-
inirahlfs de M lUiiiiis (ircco ou le secret de Tolède, p. 107.
— 273 —
ordonna de faire disparaître « ces taehes honteuses » des
archives de Simancas. Pourtant, nous avons le Tizon. Quelle
nation pourrait nous offrir un livre semblable ? La panique
de la noblesse, l'auto-da-fé ordonné par le roi, prouvent assez
que l'auteur dit vrai. Je veux bien que Mendoza n'ait pas
observé la règle tiu jeu : lorsqu'on appartient à la plus haute
aristocratie, déshabiller les siens, ses pareils, les exposer nus
sur la [tiare poui- l'édification du populaire, n'est pas le geste
d'un bon parent ; c'est manquer de solidarité. Mais qui, mieux
qu'un noble, aurait pu nous faire suivre pas à pas, de généra-
tion en génération, les étapes de cette corruption ?
Cherchez en Aragon, en Castille, en Navarre, en Portugal ;
parcourez la liste des nobles familles ; c'est à peine si vous
en trouverez une qui. soit sans défaut, sin ninguna monguia.
Il y a toujours une paille dans le glaive, un ver dans le fruit.
Dénombrez les seigneurs qui composent l'entourage d'Henri,
qui seront les courtisans des rois catholiques, les soutiens de
l'inquisition et voyez leurs origines : Pacheco, l'ennemi des
confesos. descend d'un juif Rny Capon ; on retrouve dans sa
généalogie un more de Tolède, une juive de Guadalcanal.
Ce même Ruy Capon, surintendant des finances de la reine
Urrac-a de Portugal, est l'ancêtre des Santesteban. Arias d'Avila
descend d'une juive Francesca Gonzalez, fille d'un potier de
basse condition ; Pedrarias le trésorier, d'une tenancière de
taverne, d'un juif converti ; les Ponce de Léon, les Villan-
drando d'une mulâtresse (1) ; les Fuensalida d'une courtisane
appelée la Judiona qui fut brûlée à Tolède ; les Carrillos d'un
confeso, sans compter un chantre de Cuenca, villano, et la
maîtresse dudit ; les Berganzas de la fille d'un savetier juif
qui se convertit en Portugal (de là viennent les marquis de
Soria) ; les Zunigas d'une juive d'Alcala. d'une confesa de
(1) Une mention spéciale est due à un des ancêtres de cette famille qui
c< pour infamer la noblesse, se mit à faire des enfants dans des femmes
viles ». Tizon, 6.
— 274 —
Salamanque, d'une « réconciliée » de Zamora, et, dit Mendoza,
(( il y a des témoins oculaires qui l'ont vue avec le sambe-
« nito ». hes Guzman de Tolède ont pour ancêtre un Zuniga
marié à une moresque, antérieurement fille publique. La plu-
part des nobles de Navarre descendent de Mosen Diaz, juif
converti, et on verra ces gens-là employés (( dans les offices
« royaux ou d'inquisition... »
Mendoza ne se lasse pas ; il a une force de rancune éton-
nante, empoigne tous ces seigneurs qui portent beau, ont leurs
quartiers de noblesse peints sur la figure ; les confronte avec
le juif, le more, la courtisane. Il abat, assomme, impertur-
bable en apparence (il parle au roi), mais on sent chez lui
une joie secrète, lorsqu'il aligne des généalogies comme celle-
ci : « Le duc actuel de Médina -Cœli, descendant de Maria
« Escudera, naturelle de Puerto de Santa-Maria, femme d'un
« barbier, fille d'un calfat... Lope de Barrientos, évêque de
(( Cuenca, homme bas et converti ». Dira-t-on, après le Tizon,
que l'aristocratie espagnole n'a jamais connu les amies de Hita,
les filles de « notre mère Célestine », qu'Israël a été à tout
jamais banni, que l'Espagne a dégorgé ?
On pourrait suivre plus loin les traces de l'invasion sémitique
en Espagne, donner d'autres preuves de sa permanence. Mon
dernier témoignage sera celui de Miguel de Manara : pour
entrer dans l'ordre qu'il avait fondé, il fallait être né chrétien,
sans mélange de sang more, juif, nègre ou de converso : mais
ce que redoutait avant tout cet ancien don Juan, c'était
Israël. L'enfer des juifs, nous dit-il dans sa conversation avec
une tête de mort, est encore plus bas que l'enfer des arabes (1).
Plus haï, le juif est resté plus profondément attaché ;\ l'Es-
pagne. SoTis Philippe ]Y, Charles II, il crut le moment venu :
le Irésof élait à sec, on avait besoin df lui. Dissiiniilant plus
on moins sa religion, il opéra son rétablissement h la cour,
rf'dr'vinl banqnior. Mais les jésiiilos veillaient : ;illail-on voir
M) D'.'iiiri'.'i S* Jean Cliinaquc. Cf. de Latouu, A/, de Mmlara, [>. KiO
de nouveau « péricliler les nobles familles ? » (1). Toléré,
caché, camouflé, le juif se résoudra difficilement à abandonner
la terre élue : il a mis en elle trop d'espoirs et ne retrouve-t-il
pas, tout pr5s du ju'ince, dans les plus hauts emplois, des
hommes do son sang ? Mais ce sont ces hommes mêmes qui
empêcheront Israël de revoir Cordoue-Nahardea, Tolède-Jéru-
salem. En Kspagne, le converti a tué le juif.
(1) Notes de Morel-F.\tio aux Mémoires de Villars, p. 330 .
CHAPITRE IX
La dernière Journée
Ne me laissez pas nu, comme
asperge en terre.
ViLLASANDINO.
Qui donna à la blanche rose
habit et voile sombres?
L'archiprêtre de Hita.
CHAPITRE IX
Le grand homme de la fin du règne, le héros de la dernière
journée, est un domestique. Cabrera, maître de Ségovie, dispose
du royaume ; le dénouement sera celui qu'il choisira : Isabelle ?
la Mochacha ? Il est l'arbitre des dynasties. Les gens avisés
le sentaient bien, Pacheoo tout le premier. Ayant Madrid, il
voulait Ségovie, avait essayé de se la faire livrer en mettant le
roi en avant. C'était un mauvais ambassadeur : Cabrera était
resté sourd. Alors, il avait eu recours à la procédure habituelle,
un soulèvement contre les couver sos, avait promis aux hidalgos
vieux chrétiens une récolte fructueuse ; bonnement, Henri avait
averti les victimes, l'affaire avait mal tourné et le maître de
Santiago, battu et honteux, s'était enfui au Parral et de là à
Madrid (1).
Du coup, Cabrera touche à la gloire, mais il sait échapper
au vertige ; bon picaro, il ménage les deux partis, ne travaille
en fait que pour Isabelle : le roi est-il autre chose qu'un nom ?
En juillet 1473, les princes étaient entrés à Ségovie et Henri
s'en était plaint : « A mon insu, contre ma volonté, ils sont
venus dans ma ville de Ségovie où j'ai ma demeure et maison
principale ; ils sont là distribuant les faveurs pour que je n'y
puisse plus aller, y rester librement, l'avoir dans mes mains,
(1) Cf. OviEDO, ap. Prescott, I, 204. Castillo, 327. Pal., III, 123. —
PCLCAR, Cr., 26. COLMENARES, II, 361.
— 280 —
dans mon obédience, à ma libre disposition... » (1). Ce pauvre
homme souffrait trop quand on lui enlevait sa ville. Cabrera
fut magnanime, rendit au maître sa maison, Balsaïn, sa chasse
et prépara avec la Bobadilla la grande scène de la réconciliation.
Elle eut lieu en deux temps : on mit d'abord en présence le
frère et la sœur. La Bobadilla, vêtue en paysanne, monte sur
un âne et va prévenir Isabelle à Aranda ; Henri était dans les
bois, ne savait rien ; Cabrera l'amène. « Tls s'embrassèrent,
« dit Castillo, avec grand amour et se retirèrent dans une salle
« où, assis, ils causèient longtemps. » L'entrevue avait été
cordiale — en pouvait-il être autrement avec Henri ? Ca-
brera passe alors à la seconde partie, se décide à montrer
Ferdinand qu'on tient tout prêt, à Turuegano. Pacheco n'étant
pas là et pour cause, Henri se laisse faire : le peuple de Ségovie
admira le roi de Castille et les princes chevauchant ensemble,
et Cabrera suivait, deus ex machina, exhibant son œuvre,
bénissant cette trinité enfin réconciliée.
Au jour des Rois, il y eut banquet à l'archevêché, près de
l'Alcazar ; Cabrera régalait avec l'argent de son seigneur, cou-
rait de l'un à l'autre, appelait Henri son bienfaiteur, disait
aux princes qu'il était tout à eux. Les tables levées, il leur
donna les musiciens, puis, le soir, « une somptueuse collation ».
Tout respirait la paix, l'entente, et cela grâce à l'ancien doncel,
au fidèle majordome, au vainqueur de Pacheco. Pourtant il
avait bien fallu aborder la grande question : celle de la suc-
cession. Isabelle l'avait fait « avec beaucoup de prudence et
« de sens », on peut en croire Castillo, mais Henri s'était
dérol)é : « Je vous ferai répondre ». On en était resté là.
Après la réception, il s'était senti une grande douleur au côté.
Cela le fit .souffrir plusieurs jours. On fit processions, rogations,
(1) a 1,1 IcUrc (liilY-p flft Cucllar, ap. Sm;ES, £il\. — I'ai.. (III, l'.M) lus-
«ure (iiip, durant <»ori s(''joijr ft Séfçovie, Ferdinand était quasi-prlsdiiiiii'r :
c«'Iu pnHivcrait la priidonœ politique de Cabrera.
— 281 —
ilans la ville »>! h's monastères ; après quoi, il alla mieux,
mais « il lui resta toujours des restes de dysenterie, des vomis-
(i sèment s et du sang dans les urines, jusqu'à sa mort ».
I.es prinoes l 'allaient voir, essayaient de renouer la conver-
sation, mais n'arrivaient à rien ; « des deux côtés on alléguait
« des choses |)ériLlieu.se« à écrire » (1). Cette phrase de Casti'lJo
mérite qu'on s'y arrête. Dangereux festin de réconciliation.
Est-ce le majordome ? Est-ce la princesse, la sœur ? Dans le
H'.anifeste qu'elle lança de Palencia après la mort de son père,
la Beltraneja dit ceci : « I^e roi et la reine de Sicile sont entrés
« dans la noble et loyale ville de Ségovie et là ont requis à
« diverses reprises le Roi mon seigneur de leur remettre aiis-
« sitôt l'héritage et la succession de mes royaumes... faute de
(( quoi sa personne serait en grand péril et il perdrait du tout
(V ladite ville de Ségovie et ses alcazars et ses trésors... Et ce
(( qui est pis et plus grave et de plus grande douleur à enten-
« dre et à raconter, c'est que je suis très informée et sûre...
« qu'au mépris de la loi divine qui ordonne de n'oser toucher
(( à son roi qui est l'oint de Dieu ni même le penser en esprit...,
(( ils lui firent donner herbes et poison dont il mourut depuis,
(( laquelle mort certains de leurs messagers publièrent sept et
(( huit mois avant que ledit Roi mon seigneur mourût, affirmant
« et certifiant à quelques chevaliers de mes royaumes qu'ils
« savaient de toute certitude qu'il devait mourir avant la Noël,
« qu'il ne pouvait échapper, et même le Roi mon seigneur
« le dit ainsi et le connut en lui-même, ordonnant qu'on le
« soignât... H (2). On obje<^tera : ceci est un papier de poli-
tique, écrit pour ime jeune reine qu'on vient de frustrer de son
héritage. Mais Castillo nous a fait signe ; bien que sa prudence
l'empêche d'aller plus avant, nous pensons au crime ; et ce
qui est certain, c'est qu'à dater de cette Epiphanie, le roi est
touché. Lui si solide, le voilà valétudinaire ; ce n'est plus le
(1) Castillo, 337. Pal., III. 191. Colmenares, II, 371.
(2) Cf. le manifeste, ap. Sitces, 284.
— 282 —
chasseur à la carrure épaisse, aux larges mains, rhomme des
bois de Balsaïn : c'est un grand corps qui se disloque, qui
traîne la mort avec lui.
Si encore il pouvait souffrir en paix dans sa Ségovie, mais
il garde une valeur pour l'opposition, pour ceux qui n'ont pas
reconnu les princes usurpateurs. Pacheco l'appelle. Fasciné,
le roi moribond accourt. Les temps sont durs pour le maître
de Santiago. Rien ne lui réussit. Comme Luna, il s'alourdit,
perd le tour de main. Sa femme est morte et pour lui c'est une
catastrophe : elle lui éiait si dévouée, « s'était si bien identifiée
« à lui qu'elle l'imitait jusque dans le tremblement de ia
« voix ». 11 jouait d'elle, de ses filles, s'en servait comme
d'amorces pour enjôler le roi, les princes, Garrillo. On crai-
gnait la femme autant que le mari et Palencia raconte que,
lorsqu'elle fut enterrée au Parral, « les frères du couvent ne
« pouvaient entendre sans terreur les lamentations nocturnes
(( de cette âme en peine, lamentations qu'on attribuait aux
« crimes qu'elle avait commis » (1). Pour se remettre à flot,
Pacheco épouse la fille du comte de Haro, à défaut d'une héri-
tière des Santillane. Ayant échoué à Ségovie, il tente de s'em-
parer de la fille d'îsabelle (2). Grande pensée : il avait déjà
à sa merci la fille du roi, tiendrait dans sa main l'avenir des
deux partis. Mais Isabelle résiste, l'enfant est mise en sûreté
à Avila. Il ne se rebute pas, essaie de faire prisonniers les
princes mêmes et Cabrera. Nouvel échec. Alors il change de
politique, ne songe plus qu'à se faire un état digne du Premier
Seigneur du royaume aux dépens d'Isabelle et d'Henri. Pourvu
qu'il collectionne les villes, I«'s |)lact'S fortes, il <'sl salisfail.
Santillane l'in.^ulte : il salue. « Homme de grande t'iKlnrimn- »,
f.:rand encaisseur d'outrages : c'est sa caractérisliquc II fuit
i'osUnilation, se dil pauvre, sans influence, ne s'irrite plus
M) II, M'A. Ij- tomboau de Béatrice Pacheco esl. pciil-i^trc le plus noble
(lu l'arral, celui (jui parle le plus i\ l'imagination.
(2) NY-e le 1i octobre 1470 à TMienas.
— 283 —
jamais ; aux juntes de la noblesse, il apparaît en ministre de
paix, en ami de la concorde, exalte la Vertu, la Sensibilité :
le phis modeste, le moins nerveux des hommes M). Mais, pour
s'accroîti>e, Henri lui est indispensable ; d'antre part, le laisser
à Ségovie sous l'influence de Cabrera, d'Isabelle, est dange-
reux : on pourrait le lui gâter. Sous prétexte de renouer les
pourparlers avec le |K)rtugais, il fait venir le roi en Estréma-
dure. En réalité, il vent Trujillo, la forteresse moresque sur les
|)entes de la sierra de Guadalupe, la ville des futurs conquis-
tadores.
Henri s^ met en route aux premiers jours d'automne ; ils
sont froids dans ce pays de montagnes, de landes monotones :
triste terre et malsaine. Arrivé devant Trujillo, il répète les
paroles que lui souffle Pacheco. mais l'alcaide exige une com-
pensation. T.es négociations traînent, l'état du roi empire de
jour en jour, il ne peut plus se nourrir ; à bout de force,
rentre à Madrid. Pacheco, lui, reste à Santa-Cruz, deux lieues
de Trujillo. Or, comme il attendait qu'on lui livrât la ville,
il tomba malade à son tour ; un abcès lui vint à la gorge, si
gros qu'il ne pouvait parler, manger ni respirer. Il dormit trois
jours sans qu'on parvînt à l'éveiller ; le quatrième, il rendit
de la matière par l'oreille mais n'alla pas mieux. Son entourage
ne comprenait rien à cette maladie (Tt ; on usa d'onguents,
de compresses, de choses douces (hunturas, blanduras), on
ouvrit l'abcès jusqu'à quatre fois, rien ne sortait. Alors les
(1) Cf. Castii.lo. 33". 340. P.u... III, 186-)9.S pt 247. « Quand il aispirait à la
maîtrise, il affectait dédain pour exprimer en lettres et documents de sa
main son nom et titre, les traçant comme s'il ne savait écrire, en lignes
irrégulières et caractères informes. Mais, la maîtrise obtenue, il montra
que cette impéritie était feinte et en lettres bien formées et artistiques
il écrivait le titre de sa nouvelle dignité. » Comp. les fac-similé de son
écriture, ap. Paz, p. LIX.
(2) « Je ne sais comment s'appelle cette maladie, car j'ai peu lu dans
Avicenne. » Lettre de G. de Cardenas à Ferdinand (20 octobre 1474), ap.
Paz, 164. — Pacheco était mort le 4.
— 284 —
médecins l'abandoimèreiit et il expira. — Si l'alcaide de Tru-
jillo apprenait celte morl, il refuserait de livrer la ville. Il
fallait cacher le cadavre. On l'enveloppa dans un tapis, on
l'enfonça dans nne barrique ; « il puait autant que lorsqu'il
(( était vivant, personne ne pouvait rester là ». Cependant les
domestiques faisaient main basse sur l'argent et les meu-
bles (1). — Fin ignoble que j'ai rapportée en détail, car elle
semble avoir frappé les contemporains. Luna a été égorgé par
ordre du roi, celui-là par ordre de Dieu ! Tu étais maître de
Santiago, te voilà maintenant maître des barriques ! Tu es
mort dans une auberge, toi qui as jeté tant de gens à la rue !
C'est par la gorge que Dieu t'a pris, ô maître de Santiago qui
eus telle faim et voracité ! Tu es mort sans confession, sans
communion (2). Jamais tes os ne pourront se vanter, là où ils
gisent, d'avoir été fidèles serviteurs du roi ! C'est une dla-
meur unanime : CastiHo et Paleneia s'indignent sur le même
ton (3). De fait, ce grand mangeur avait eu trop faim ; il lui
était resté une ville dans la gorge. Mais ce qui est remar-
quable, c'est l'identité de sa mort et de celle de son frère .
mêmes symptômes, même fin. Or il semble prouvé que Giron
fut empoisonné. Peu à peu, la haine s'apaisa. Pulgar n'insulte
point Pacheco dans les Claros Varones ; Isabelle n'avait pas
intérêt à salir cette mémoire, elle avait d'ailleurs essayé de
traiter avec le fils du maître pour se faire livrer la Beltra-
neja (4). Six ans après, on alla chercher le cadavre à Gua-
dalupe ; jusqu'à Ségovie, il fut accompagné en grande pompe
« comme on n'en vit jamais que pour personnes souveraines ».
(1) Paz, toc. cit. Pal., III, 2f>2. Castii-lo, 342. Pach«>co avait, fil ans.
(2) Ce qui n'est pas prouvé : « La nompapriir <ln prieur ile Guadalwpe
me porlf (\ rroire qu'il ne mourut pas si mal (ju'on le dit ». Lelln- (\o
Carflena.s.
r3) (( Le hf-raut de ton infamie ira de peuple eu peuple et restera dans
le souvenir, tant que le moTi<3e durera et que les femmes enfanteront. »
Castii.?,o, 180.
(4) Cf. SiTOES, 2(i:;, 287, 2;<i.
— 285 —
On al tondit le corps à l'Azoquejo, les religieux de Santa-Cruz
sortiront pour W saluor, le chapitre descendit la côte et on
l'enterra au Panai, auprès de sa première femme (1).
ï^a disparition de Pacheco ne pouvait nuire qu'à un homme,
à Louis XI ([ui perdait son factotum en Castille. Pour Henri,
c'est la liberté. Cependant, lorsqu'il apprend la nouvelle, « il
« en a grande douleur » ; il ét^t trop habitué à son despote,
ne pouvait s'en passer. I/oi*phelin Diego Téllez Pacheco vient
pleurer dans ses bras, « il le console, le caresse de douces
« paroles pour qu'il retrouve en lui la tendresse et jusqu'au
(( nom du père qu'il a perdu » ; il lui confirme son héritage
et, sans consulter personne, le fait maître de Santiago. Ce jeune
Pacheco, c'est la dernière passion d'Henri.
Fin d'automne en Castille. Je vois c-e roi décharné, qui peu
à peu s'en va, autour de qui le vide se fait. De nobles, peu
ou point : Mendoza le récent cardinal qui continue son double
jeu, fidèle au roi, fidèle aux princes ; Carrillo qui arrive en
coup de vent, furieux contre Isabelle parce qu'elle reconnaît
mal ses services. Le reste a déserté. Comme les juifs, les nobles
pensent : « Il n'y a plus rien à gagner ici. Cet homme est
<( condamné. Repartons sur de nouveaux frais ». Ce sont les
mêmes gens que verra Saint-Simon : (( Vers la fin: de la vie
« du roi, ils sentirent le cadavTe ». Cardenas écrit à Ferdi-
nand : « Tout le monde est enceint et l'on n'attend pas les
« neuf mois. Je crois qu'il va arriver de fort grandes choses
« et neuves ». On sait que l'ancien roi ne durera pas : le
nouveau règne est commencé.
Il est \Tai qu'Henri ne compte plus, que l'Histoire l'a déjà
rejeté, qu'elle passe au-dessus de sa tète ; il a fini son rôle.
Mais, dans c«s derniers jours de l'année, sous cette lumière
froide, sa figure souffrante a quelque chose d'attachant. A
côté de lui. sa fille — qu'il aimait, quoi rpi'on eu ait dit,
(1) COLMENARES, II. 403.
— 286 —
autant qu'il détestait sa femme (1) — et Diego Paoheco. Peut-
être eut-il alors quelques moments heureux. C'est son ennemi
Palencia qui me le ferait croire : « Quand il voyait Diego
w triste, il allait lui rendre visite à l'aube et rhantait, s'ac-
« compagnant doucement avec sa mandoline, pour distraire
« Diego qiii l'écoutait, couché dans son lit » (2). Veillée avant
la mort, mais' c'est le moribond qui chante pour apaiser la
douleur du jeune homme. Dans cette solitude, il semble qu'on
puisse le toucher de plus près ; quelque chose s'éclaire en lui,
il y a un biais par où on peut le saisir : il es! musicien,
« le son de sa voix est doux, il joue doucement du luth, sent
« bien la perfection de la musique, aime ses instruments » (3).
Voilà un goût prononcé, une inclination constante : jeune,
il a pour familier un chanteur Martin de Vilches ; en Anda-
lousie, il faillit être pris par les mores un jour « qu'il se réjouis-
<( sait dans un jardin délicieux au son de la musique » ; plus
tard, lorsqu'on lui proposera un mari pour sa fille, il deman-
dera avant toute chose : « Est -il musicien ? » S'il laisse les
autres gouverner, il s'occupe lui-même de sa chapelle, de sa
maîtrise, dépense beaucoup pour en avoir une bonne ; on lui
en fait grief, mais les maîtrises d'Alphonse VIII, d'Alphonse X
ne valaient pas celle d'Henri de Castille (4). Ainsi ce mélomane
mime la foi, se plaît aux saints offices, chante sa partie au
chœur. Il collectionne les instruments castillans, arabes, et
l'on trouve chez lui, comme dans le Iripot de Hita, la gueubri
moresque à côté de la gaila espagnole, le rahel arabe auprès
du psallerion et de la vihuela. Isabelle hérita de cet amour,
Cl) Castii.lo, 233.
(2) TU, 2;>7. Suit l'indispensablo calomnie : >i 1) allait si loin dans ses
rarwwes au jeune homme, qu'il donnait assez de motifs aux murmures ».
(3) Castii.t.0. 6.
(i) Pai,., I, Ifil, 2.'^;. III, 4.'j. Castiu.o, 30. — Sur la musique en Kspa-
pne h cette époque, cf. Ai.tamira, II, 292, 33;». — En Hourpogne, Charles
1" T^'m^Taire est musicien et comjiositeur. Cf. 0. m: i.a Marche, np. cit.,
408.
— 287 —
elle eut une ciiapelle de quarante chanteurs et, parmi les insi-
truments qu'elle réunit dans l'Alcazar de Ségovie, certains
avaient probableuieiit appartenu à son frère, gardaient un peu
de son âme (1).
On aimerait savoir quelle fut sa musique, ce qu'il lui deman-
dait. Non pas, sans doute, de comprendre « que l'état heureux
« d'une république consiste en la modération, la proportion
« convenable, l'accord de ses parties » ou « combien forte est
« l'influence des lois, utile l'ordre dans la vie, suave et douce
« la modération de l'âme » (2). Ruy Sanchez de Arevalo lui
enseigne bien, dans la dédicace de son livre, que « la cinquième
(( excellence de ce noble art et honnête exercice consiste en ce
« qu'il dispose et induit les hommes aux vertus politiques,
« c'est à savoir bien régir et gouverner » ; Alfonso de la Torre,
que « l'harmonie des sons entraîne la sphère de l'univers.
« élève la force intellectuelle aux pensées transcendantales des
« choses spirituelles, bienheureuses et étemelles » (3). Je crains
bien qu'Henri n'ait rien cherché ni senti de tout cela : les allé-
gories, analogies, anagogies, alignées par les théoriciens scolas-
tiques, par les cuistres d'école, depuis Isidore de Séville jus-
qu'au bachelier Alfonso, sont pour lui des jeux d'esprit, des
amusements vains. Il ne conçoit pas que la musique devienne
un moyen de discipliner l'âme, de connaître le monde, un
tremplin pour s'élancer vers Dieu, ou, plus platement, une
règle d'administration : il n'est ni philosophe, ni croyant, ni
conducteur d'hommes.
(1) Cf. Pedrell Organografia musical antigua espanola. 1901. p. 87-91.
Collet, op. cit.. 113-117. Bernaldez raconte que « quand la reine assiégea
Baza en 1489, les mores furent tous aux murailles ouïr la musique de
tant d'instruments qu'elle avait avec elle ». Sa fille, Jeanne la Folle, est
mélomane (Héfelé, Ximenès, 181), Charles-Quint également : lorsqu'à
Yuste un chanteur fait une fausse note, il jure : 0 hideputa bermejo !
(2) Marl\na, De rege, cit. par Collet, p. 111.
(3) Vergel de Principes, ap. Collet, ut. sup. — Vision Délectable, Cap.
VI, pa Part.
— 288 —
Il n'a lien laissé, même pas des Cantigas comme Alphonse
le Sage, mais oehii qui l'a le mieux connu nous dit ; « Tout
K chant triste le délectait ». Songez à ce que fut sa vie
et la phrase de Castillo prendra toute sa valeur. Ce qu'il
chante, ce n'est pas la cantiga d'amigo, de joie, de fiançailles,
les refrains de maldizer ou ceux du Cancionero de Burlas. Ce
chasseur n'est pas grossier : « il a la parole mesurée, n'est
« pas familier, dit vous, même aux enfants ». Ce n'est pas non
plus le chant héroïque, celui qui scande le romancero, qui
accompagnera les soldats de Grenade (1). C'est, je crois,
une mélodie plus humble et qui va ])eut-être plus profondé-
ment, un chant solitaire, parfois aussi dépourvu d'accents que
la plaine monotone qui descend de Madrid vers l'Andalousie,
parfois aussi tourmenté que les paysages noirs qui entourent
Ségovie. Cet homme toujours à l'écart devait aimer les chan-
sons de montagnes, les chansons des pâtres traînantes et lugu-
bres qu'on entend encore sur les plateaux de Castille, les
mélopées arabes qui commencent sur un lythme de bacchanales
et finissent en lamentations funèbres, et aussi les hymnes som-
bres du catholicisme, celles de l'ofTice de Ténèbres on le Dies
irae ; car son âme trouble est aussi sensible à ce qui vient du
more qu'à ce qui vient du chrétien. Cette tristesse indéfinis-
sable qui l'a travaillé tonte sa vie devient pour lui une jouis-
sance lorsqu'elle s'épanche, qu'elle s'exprime en musique :
il a besoin de lui donner une forme. Lorsqu'il crée autour de
lui un air de mélan<;olie, son œil inquiet sous sa paupière
épaisse retrouve uno manière de sérénité, sa nature unn délee-
lation (2).
-Vinsi jf l'imagine, à la veilh' de sa mort, velu noir sur noir,
CI) t,!i riiiisii|up il jwrniis ilf ronsw^rvor <'ci'tiiins frafiiiifiils •'pifiiic.'!,
rcinunc l'i'-piHodf du siège <le Bîiza sous les rois calholicpir-s. Cf. I'ki.ayo,
llorii., II, 214.
f2) Castillo, ."»-»1. Fsravias, ap. Sitoes, 407.
— 28D —
sur la tète iiiio calotto noire, aux pii'ds des bottes moresques (1),
et chantant de sa voix douc^ auprès du lit de son ami. —
On dit (jue, dans la retraite qu'il devait à la générosité de
Mahmoud le Ga/névide, Firdousi se réjouissait au chant d'un
enfant, que cette voix j«'iine éveillait son génie... (2). Le roi
oublié, mi-more, rai-castillan, me rappelle le poèto paradisiaque
qui fut persan dans son cœur et musulman parce qu'il le
fallait : tous deux, auprès d'un être jeune, chantent leur chant
du tombeau.
On ne le laissa pas mourir tranquille. Diego est haï de la
noblesse ; un jour, le comte d'Osorno s'empare de lui par
trahison. Diego s'étonne : « Pourquoi cette perfidie ? » Osorno
répond : « Votre père a trahi sa parole autrefois ». On crut
qu'Henri allait devenir fou : il avait des accès de colère puis
retombait aux larmes, n'admettait pas de consolation ; son
mal doubla. II lui fallut errer de nouveau, négocier, mais
(( il ne regardait pas le péril de sa vie ». Enfin une nouvelle
trahison rend la liberté à Diego : la comtesse d'Osorno et son
fils sont faits prisonniers ; les gages étant équivalents, on traite.
Henri rentre à Madrid apaisé, mais « las, e.xténué d'aller par
« les champs en temps de si grand froid ». Son dernier désir
est de retourner à Ségovie, de mourir dans son terrier. Mais
la maladie l'en empêche, sa douleur au côté ne lui laisse ni
lepos ni répit ; il refuse d'être soigné, ne croit pas aux méde-
cins ; peut-être sait -il d'où vient son mal. Autour de lui,
trois ou quatre nobles, Mendoza, Haro, Benavente et le jeune
Pacheco. On lui dit de mettre ordre à ses affaires et le prieur
de Saint-Jérôme del Paso est appelé. Il se confesse une grande
heure, puis, la j)énitence finie, désigne les exécuteurs testamen-
taires de son âme, albaceas de su anima. Il est, nous dit-on,
étendu sur un pauvre lit, vêtu d'une mauvaise tunique, les
(1) V. son portrait reprod. ap. Paz et Pal., HT, 299 sqque.
(2) Cf. MicHELET, Bible de l'Humanité, 1864, p. 124.
— 290 —
cuisses à i'air, ses bottes moresques aux pieds ; il respire
avec angoisse et tourne ses yeux éteints sur ceux qui l'en-
tourent sans pouvoir leur répondre ; il est devenu difforme,
sa bouche est tordue ; il agite les bras. Pour l'inciter à la
dévotion, on dresse un autel auprès de son lit, mais il ne
s'aperçoit de rien et expire dans la nuit du 11 au 12 décem-
bre 1474. — Il était si décharné qu'il ne fut pas besoin de
l'embaumer. Castillo assure qu'on lui fit des funérailles roya-
les, Pulgar que Mendoza dit la messe, Palencia que l'enterre-
ment fut abject : <( le cadavre, colloque sur de vieilles planches,
(( fut porté au monastère de S. M. del Paso, près Madrid, sans
<( aucune pompe, par des hommes qu'on avait loués. Tout le
« monde s'était dispersé et les grands songeaient aux contin-
« gences de l'avenir ». Cette dernière version n'est peut-être
pas la plus mauvaise : la noblesse s'y montre assez bien (1).
Fit-il un testament ? La question n'est pas résolue. On a
raconté, à ce sujet, de romanticpies histoires : un curé de Ma-
drid aurait reçu d'un secrétaire le testament d'Henri, l'aurait
enterré dans un coffret près d'Almeida de Portugal ; Isabelle au-
rait eu ce testament en sa possession peu avant sa mort ; Ferdi-
nand l'aurait brûlé, suivant les uns ; suivant d'autres, un licen-
cié du Conseil du roi l'aurait conservé. Ce qui est certain, c'est
que les fidèles d'Henri se fondaient sur une clause testamentaire
instituant la Beltraneja héritière (2). Après confrontation des
divers témoignages, la vérité semble celle-ci ; Henri ne laissa
pas de « volontés écrites » mais déclara verbalement que sa
succession appartenait à sa fille (3). La Beltraneja, héritière
légitime des royaumes d'Espagne, Isabelle usurpatrice : la
(1) Castillo, 345-46. Pal., ut. sup. Pulgah, Cr., 31. Sitges, 248. Paz,
p. XIX, dit qu'Henri mourut If 24 décembre. Isabelle ne donna rien
" pour les honneurs de l'enterrement de son frère. »
(2) Beiinaldez, cap. X. Galindez de Carvajal, anno 1474, ap. Pulgar,
Cr., 31 (note).
(3) Sjtgeb, 2S1. Conip. le récit de Pal., III, 301.
— 291 —
cont€sLatiou date de plus de quatre siècles et dure encore. Il
faut en dire un mot. — Une information présentée en 1322 ù
Charles-Quint donne trois preuves de la bâtardise de la Be'-
Iraneja : les mauvaises mœurs de la reine Juana ; lorsque la
Rellraueja naquit, on lui donna des coups sur le nez pour
qu'elle ressemblai à son père ; le jour de sa naissance, une
femme accoucha d'un garçon dans le même pays et on tenta de
substituer le garçon à la fille, ce que Dieu ne permit pas...
Ces papiers du xvi* siècle portent déjà l'empreinte florentine :
nous sommes à la cour des Médicis, le frate a un nouveau-né
tout prêt dans la manche de sa robe (1). L'argument principal
reste l'impuissance d'Henri. Débat dangereux au cours duc[uel
les médecins et les femmes firent des dépositions contradictoi-
res. Pulgar, dans sa chronique, a beau donner la vérité offi-
cielle — la vérité qu'Isabelle voulait établir en Espagne, —
Henri n'a pas encore perdu son procès, plus heui-eux en cela
que ce marquis de Santa-Cruz que rencontra Saint-Simon et
qui, accusé tour à tour d'impuissance et d'adultère, fut chaque
fois condamné (2). Un chroniqueur bourguignon dit, à propos
du mariage des princes : « Du surplus du secret de la nuit, je
« le laisse à l'entendement des nobles parties» (3). Imitons
cette réserve, passons à côté de l'alcôve et tenons-nous en à
ceci : la Beltraneja est née au palais royal, son père étant légi-
timement marié avec la reine Juana ; deux fois, Henri fut con-
traint, par politique, de la désavouer ; en toute autre occasion
(( ou publique ou secrète, jamais il ne la dénia pour sa fille, au
(1) Histoire de Bianca Capello.
(2) Cf. PxiLGAR, Cr., 8. « Bien qu'il eût aimé beaucoup de femmes tant
duègnes que donzelles... qu'il les eût dans sa maison et fût seul avec elles
en lieux écartés et souvent les fit dormir avec lui dans son lit. celles-ci
confessèrent que jamais il ne put avoir avec eUes copulation charnelle. »
Documents en sens contraire, ap. SrrcES, 48 sqque. Pour la discussion,
Paz, LIX sqque. Comp. TallemaiTT des Réaux, Historiettes, Techener, 1865.
t. VI, p. 20. Historiette de Mme de Langey. Bayle, Dict., article QueUenec.
(3) 0. DE LA Marche, Mémoires, 340.
— 292 —
(i contraire toujours il l'affirma être sienne et l'eut pour
« tjelk » (1). A SOU' lit de mort, i'I l'institue son héritière. Quels
titres Isabelle peut-elle opposer à ceux-ci ? L'avènement de la
reine très catholique n'est-il pas ime pure et simple usui-pa-
tion ? (2). A cela, l'historien de la plus grande Espagne, le
sage jésuite Mardana, vous répondra : <( Peut-être. Mais, la
(( gloire et l'avanitage que les penples en ont retirés, ont bientôt
« fait oublier ce qui aurait pu manquer à ces princes (Fer-
« dinand et Isabelle) pour rendre leurs prétentions légiti-
« mes » (3). Henri n'a pas réussi : il a tort.
Isabelle récolte. Elle n'a point quitté Ségovie depuis le festin
de réconciliation, sait que là doit commencer sa fortune. La
mort de son frère (( lui tire quelques larmes », elle prend le
deuil un moment, pour la forme, mais n'est point femme à
perdre le temps en comédies funèbres. L'échafaud esl élevé
sur la place de Ségovie, la reine apparaît en riche costume,
(' adornée de joyaux resplendissants et de pierres précieuses
« qui relèvent sa beauté singulière » ; elle sait la valeur de
l'apparat. Devant elle, Gntierre de Cardenas tient par la pointe
une épée nue, à la mode espagnole, « pour apprendre à tous
« que s'avance celle qui i>eut châtier les coupables » (4).
A Saragosse, où se trouve Ferdinand, la scène est un peu
différente. Ferdinand pleure pour de bon et s'étonne de ses lar-
mes. Il refuse de voir personne, s'enferme chez lui, « ordonne
(1) Castillo, 233-34. Cf. Dieul.U'Oy, Isabelle la Grande, Hachette, s. d. p. 45.
(2) Cf. SiTGES, 253 sqque. Aussi les partisans d'Isabelle ont-il dû invo-
quer (( le vœu de la nation ».
(3) Liv. XXIV. — Cf. Liv. XXII, anno 1W9. << On peut soupçonner que
grande partie de cette fable (la bAInrdiae de Juana) fut forgf^c en faveur
des rois... » Comp. le mot que rai)]>elle Et. r.i.squier sur les maisons
rriyales : « Kllcs font cent ans bannif'Tes et cent ans civi^res ».
(i) I'ai,., ni, 3()i. l'uLCAii, Cr., 37 : « Ci^iY-moniense en .ses vtMiMiiciits et
parures... » F>a fi^-'iire populaire fl'Isabelle api»araît dans Urantrtme : (( Elle
prcnoit un >.'rand plaisir i\ voir quatre rhoses : un liomme d'armes sur les
chamiiH, un (^'vesque en son [)onlifieal, une belle daine dans un lict et un
larron au pibet ». Dames (ialanlcx, discours II.
— 293 —
« k' iltHiil de ses domestiques ». Quand il arrive à Ségovie, U
porle une rohe de deuil, on le supplie de quitter cela : ce
n'était plus le moment, et quelle figure ferait-il à côté de sa
reine éclatante ? Peut-être y avait-il alors du bon jeune homme
émotif, respectueux des apparences, dans c^ nouveau roi qui
sera plus lard l'astucieux et avare dénoncé par Machiavel (1).
Ce ne fut point une idylle que cette réunion dans la gloire d'une
princesse de vingt-trois ans, d'un prince de vingt-deux. Isa-
belle s'est fait couronner seule, sans prendre conseil de son
sei'gneur ; elle l'a avisé de cette cérémonie par un billet fort
laconique. L'autre s'étonne « de l'insolite de la chose », notam-
ment de cette épée portée par la pointe ; il dit à Palencia et
à A. de la Caballeria le juriste : (( Vous qui avez lu dans les his-
« toires (2), est-il conforme à la tradition de voir une reine
0 usurper les attributs d'un roi ? » Au lendemain même de la
mort d'Henri, les difficultés commencent. Isabelle s'oppose à
Ferdinand, la Castille à l'Aragon : c'était dans l'ordre. Il y
aura encoi-e de mauvais jours pour l'Espagne, avant que la très
gracieuse reine parvienne à faire courir les chevaux couplés (3).
Le protagoniste mort, le successeur sacré, que deviennent les
comparses ? — Six mois après Henri, disparaît l'auteur de tout
le mal, la reine Juana. La vie n'avait pais été douce pour elle
depuis sa fuite d'Alaejos : son amant, P. de Castilla, la ros-
(1) Cf. Pal., III, 311. Colmenares, II, 382. Ne nous fions pas trop à ce
bon jeune homme : il s'est déjà montré à Saragosse en faisant égorger
un hidalgo qui le gênait et en ordonnant de laisser le cadavre exposé tout
un jour sur la place, pour l'exemple (Pal., III, 236).
(2) Ce qu'il n'avait pas fait, car son éducation avait été fort négligée.
Il savait à peine écrire : « ses signatures en sont une preuve assez con-
vaincante », dit Makiana, Liv. XXIII.
(3) Cf. P.u... III, 316. SiTGES, 263. Los Rios, VII, 19S. — Sur la préémi-
nence d'Isabelle, v. Nie. de Popielovo, ap. Paz, XX. « La reine est le roi
et le roi son serviteur... Le roi ne peut rien faire sans permission de la
reine... »
— 294 —
sait, « fatigué die souffrir son incontinence » ; Henri refusait
de la voir, la tenait « en tel abhorrement qu'il ne se souciait
« pas d'elle ». A la fin, son tempérament étant décidément
excessif, on l'enferma à Madrid, au couvent de Saint-François ;
elle entendait la messe par un judas. Certains disent qu'elle
mourut en couches, d'autres qu'elle fut empoisonnée par ordre
de son frère, le roi de Portugal, parce qu'elle voulait rendi-e
public le repentir de sou adultère. Pourquoi ne pas supposer
plus simplement que la jolie femme brune, l'ancienne héroïne
de la fête espagnole, l'amazone de Cambril, ne put supporter
une réclusion de nonnerie ? Nous avons le testament de cette
première religieuse portugaise : elle lègue ce qui lui reste à son
chevalier, son amaut, « pour le service qu'il lui rendit le jour
« où il la tira d'Alaejos », nomme la Beltraneja son exécutrice,
puis, se souvenant qu'elle a été belle, qu'elile l'est sans doute
encore à trente-six ans, demande « qu'on l'enterre en quelque
(( endroit bien creux pour que la terre ne tombe jias tout de
« suite sur eMe ». Elle signe : a la triste Reine ». Ce fut, sem-
ble-t-il, nne mort en sourdine. Il était loin le temps où G. Man-
rique célébrait « la très puissante dame, fille et petite-fille de
(( rois,, sa beauté, le son de sa voix et le regard de ses yeux ».
Maintenant, à côté de la très positive et moraliste Isabelle (1),
que pesait le cadavre d'une jeune femme qui aima uniquement
l'amour et s'entendit fort peu à la politique ? On ne fit pas de
dépense pour l'ensevelir, on chassa de son tombeau l'ambassa-
deur à la cour du Grand Tamerlan et on mit la triste reine à
sa place (2).
Avec Carrillo, le ton change. A mesure qu'il vieillit, son
(i) Ses lettres à son confessoiir sont flunn fcmino s\iii<'Tieurcmi'jil en-
nuyeuse cl pratique. On y rencontre des exclamations s\ir liinmonilité
•1' la danse, etc.. Cf. Clemencin, op. cit., 363.
''2) Depuis, se« cendres ont été dispersées. Cf. Sitges, 282. Paz, 427-28.
Pli-oah, Cr., 07. l'ius tard, Isabelle lui fit faire un tombeau Cceci d'a])rè8
l'ul^çar).
— -295 —
profil de gracioso s'accentue. Sa boutique de mécontents et sa
boutique de mayie sont toujours ouvertes, la seconde plus flo-
rissante que la première. C'est que, depuis quelque temps, il
a un nouveau directeur de conscience, une manière de saltim-
banque qui serait digne de devenir le héros d'un roman pica-
resque. Le nommé Alarcon, natif de Cuenca, avait la manie
voyageuse ; ayant parcouru la Sicile, Rhodes, Chypre et d'au-
ti-es pays, à la fois escroc, alchimiste, entremetteur et poly-
game, cet écumeur de Méditerranée rentre en Espagne et
s'adonne « à la corruption des religieuses, aux aiguillons de
(( l'inceste et à toutes sortes d'obscénités». Il vivait tant bien
que mal, promettant de l'or pour du fer, disant qu'il avait le
secret de la pierre philosophale. Carrillo en entend parler, veut
avoir ce prodige chez lui. L'autre se fait prier le temps qu'il
faut, puis devient le familier, le favori. Isabelle, bien qu'elle
en ait, doit lui servir une rente. Désormais, Alarcon fait la loi,
non pas seulement mage en chef, mais maître en politique. C'est
lui qui réconcilie Carrillo et Paoheco, qui détourne son patron
du service des princes, — tout ceci entremêlé d'expériences
d'alchimie, de révélations sensationnelles, car oe baladin a
beaucoup appris dans ses pérégi'inations ; il a vécu sur la terre
élue des mages, sait des secrets plu^ sublimes que ceux qui fu-
rent jadis dévoilés à l'apôtre Saint Paul : emporté au troisième
ciel, il a embrassé d'un regard l'avenir tout entier. Pour varier le
spectacle, il introduit chez l'archevêque un compère, Beato, qui
sert de médium. A eux deux, ils font des choses surprenantes :
Alarcon raconte qu'après un jeûne de trois jours, il a vu Beato
s'élever en l'air dans l'attitude d'un suppliant (1) ; et Beato,
pour ne pas être en reste, proclame qu'Alarcon est aimé de la
Divinité... Des hommes si haut placés dans la grâce n'ont pas
besoin de se gêner : au palais, Alarcon tombe à coups de
(1) Comp. GôRRES, op. cit., I, 65 (.lamblique).
— 296 —
hâtoiî sur le chapelain d'Isabelle. Il est si sûr de son vieil
homme qu'il le bafoue en public, parie qu'il le forcera à quitter
le pallium, à se déguiser en ruHian avec bouclier, épée, cha-
peau de cuir, à traîner dans les rues. Carrillo, envoûté, assiste,
admire, fait admirer — il faut écouter son prodige pour lui
plaine, — se ruine, car ce qui lui reste est censé pas^ser au
grand œuvre. Etonnante maison que celle de ce primat d'Es-
pagne : laboratoire, salle de spectacle et mieux encore, car
lorsque la science albertine devient trop sévère, les compères
amènent des femmes qui, disent-ils, « aspirent à participer
« de leur pureté » (1).
Ceci est la misère domestique. Il faut voir comment elle se
manifeste au dehors. Henri mort, Carrillo demande à être
payé : il a de plus anciens titres que Cabrera à la reconnais-
sance des princes. On l'éconduit avec des formes. Il s'écrie :
« J'ai tiré la reine de quenouille, Je l'y renverrai » et le voilà
enrôlé parmi les opposants, baisant la main de la Bellraneia.
On le savait dangereux, mais on savait aussi qu'il baissait,
qu'il commençait à battre la campagne. On tâcha de l'amadouer,
de lui faire entendre raison : « N'enseignez pas au peuple à
« secouer le joug de l'obéissance, qui est plus agréable à Dieu
« que le sacrifice... Reposez-vous, pour Dieu, Seigneui- ! Pour-
« quoi vous armez-vous, sinon pour pervertir votre habit,
« votre religion ? Pourquoi vous armez-vous, père de conso-
(( lalion, sinon pour faire verser des larmes ?... » Mais le père
d<' consolattiin, au sortir du laboratoire, casque en tête, fait
la guerre à la reine. Il voit Mondoza, ce petit évoque devenu
cardinal, qui a la sagesse de ne pas s'oocuper du grand œuvre
et est maintenant premier ministre ; cela lui échauffe In bile :
(( On me traite comme on ne traiterait pas le deniier des cha-
" fK'Iains ». S'il lève des troupes, c'est pour sa sauvegaid^' :
[lar cf 1('Ui[)s (le [)oison. il eraint « les hfrbes )>. Il fallu! (|ii;ilio
Cl) Pai.,, III. i:i, 1'(7, 2'M, 2'M. I'az, 3f.1.
— 297 —
ans pour venir à bout de ce forcené, alchimiste, sourcier {{)
et chef de bandes ; mais on lui confisqua ses renies ; Alarcon
qui exagérait, déviait trop de magie en politique, fut pris,
déi^apité sur la place du Zocodover à Tolède. Désabusé, ayant
perdu son magicion prodigieux, il demande la paix et se résigne
à s'occuj>er des choses spirituelles. Il avait soixante-huit 'Hn>.
Ce sera un sptvtacle édifiant de le voir présider un concjle en
qualité de délégué apostolique et condamner un docteur héré-
tique (2>. Pourtant, la place du mage-aix'hevèque nétait-elle
pas parmi les réprouvés qui. dans l'enfer dantescpie. défilent
la tète tordue, les yeux tournés vers les reins, car. ils ont voulu
voir dans l'avenir ?
Chèl pianto degli oochi
Le natiche bagnava per lo fesso...
Les autres rôles de cette tragédie sortent d'un moule plus
commun. Nobles prudents, voulant finir en paix, comme le
beau Beltiun, l'un de« premiers à reconnaître la nouvelle ivine
mais q\i\ exige des garanties pour sa personne et ses biens.
Domestiques enrichis comme Cabrera, qui a li\Té le trésor de
son ancien maître et fait sa fortune sous le nouveau Ambitieux
assagis comme Diego Pacheco qui. ayant joué de la Beltraneja.
sa principale richesse, et voyant la partie perdne, rentre dans
l'ordre. Prélats établis comme Mendoza, dont le pennon fut
le premier planté sur la Tour de la Vêla à Grenade (3). Dans
la lumière du nouveau règne, ces grandeurs s'atténuent puis
s'effacent. Alphonse de Portugal peut continuer le tournoi à lui
seul, délirer en Castille, en France, voire même chez lui. C'est
un fossile, une curiosité : il n'est plus en accord avec le temps.
(1) Conip. Bayle, Dict., art. Zahuris ; devins et sourciers espagnols.
(2) PuLGAR, Cr.. 39-40-46. Lettres et Cl. Var. Ber.n.^ldez. cap. XV. Paz.
m*. 2i2. 347. SiTGES. 330. Pelayo. Hcterod. I. o4S. Lea. o;.. cit.. II. Hi. —
Il mourut pauvre et endetté à Aloala on 14S2.
(3) Cf. SiTGES. 123, 2as, 327.
— 298 —
Je compte un à un ces personnages avec qui j'ai vécu, je
note la date de leur mort. A la fin, il ne me reste qu'un nom
à inscrire sur cet obituaire, celui de la fille du roi, de la
iiwchacha. Etrange destinée que celle de cette enfant : otage
des partis, dix fois fiancée, deux fois mariée (1), enfermée dans
un couvent, surveillée, bâillonnée par ordre d'Isabelle qui tient
sous sa coupe les geôliers en chef, le confesseur et le médecin.
Le portrait que nous avons d'elle doit dater de cette époque :
une figure douloureuse, amollie par les larmes, des yeux las.
Son voile est serré par une couronne de diamants, mais elle
garde dans l'attitude Je ne sais quoi d'abattu, de prosterné :
un être vaincu qui ne se défend plus.
Pourtant, l'histoire de sa vie, la constance de son effort
prouvent qu'il ne faut pas s'attacher à cet aspect de faiblesse.
Son père mort, elle maintient son droit, agit en reine, signe :
Moi, la Reine. Elle défend la mémoire d'Henri, dénonce ses
empoisonneurs, menace de lever contre eux non seulement
l'armée de Portugal, mais celle des colonies, l'armée noire.
On se servira d'elle ; sournoisement on la laissera sortir du
cloître, paraître à la cour, revendiquer... Isabelle s'adressera
à Rome, à Sixte ï\\ à Innocent VIII, suppliant qu'on enferme
de nouveau ce fantôme qui l'effraie. Puis l'oubli vient, on ne
se soucie plus de cette « fille incertaine d'un roi ». Un noble,
un seul, eut un scrupule de conscience : à son lit de mort,
Mendoza pria les rois catholiques de bien marier la Beltraneja.
Elle était alors au couvent et Isabelle dit à son mari : « Il
« commence à extravaguer, le cardinal ! » (2).
Derrière les murs de Sainte-Claire de Coïmbre, elle entend
l'écho de l'histoire qui so fait : Grenade conquise, Israël chassé,
l'Ami^Tiquo découverte. Elle voit mourir l'iisurpatriro Tsabolle,
.1 i'hririneiir d'»^trp demandée en mariage par le veuf Ferdinand,
M) Alphonse de J'firtiifjfil l'a i^ponsée à Palencia en miii 147M.
'2) Me^lina, cité pnr Sitges, 124.
— 299 —
le voit mourir à son tour (1) et d'autres après lui qui portaient
de grauds noms... Quelle méditation funèbre ! Quelle revue
ponctuée d'obiit ! Qnelle couche de morts pesait sur cette nonne
découronnée ! A soixante ans seulement, elle renonce, n'est
pins que « l'Excellente Dame » (2), mais elle condamne encore
Charles-Quint comme prince illégitime (( régnant contre droit
et par force » tant qu'elle est vivante, et fait dans les formes
requises cadeau de ses états à Jean de Portugal. Celui-ci ne
voulut pas la peiner, accepta sans sourire cette royauté illusoire.
C'est à ce moment qu'on voudrait connaître le regard de
cette enfermée, se représenter cette énergie contenue sous le
voile, voir la vieille religieuse irrémédiablement oubliée, poli-
tiquement annulée, refusant de se courber devant le maître des
deux mondes. Mais ce qu'on a, ce qu'on sait de sa fin se borne
à ceci : elle mourut en 1330 à soixante-huit ans, voulut être
ensevelie avec l'habit de Saint François ; son testament est
signé infatigablement : Yo la Reina, ses armes sont toujours
celles de Léon et de Castille avec la devise : « Mémoire de mon
« droit ». Pour son corps, on ignore où il repose. Il n'y a pas
de tombeau de la Beltraneja (3).
Quant à l'autre Nictime, celle qu'on ne pouvait se per-
mettre de laisser survivre, vous ne la trouverez pas dans
l'impériale Tolède : elle n'a place, ni dans la chapelle ma-
jeure près du pâtre de las Navas — elle n'avait pas assez
de gloire — . ni dans la chapelle des rois nouveaux, oii sont
cependant ensevelis les ancêtres de sa rac^e. Ce n'est pas
non plus à Ségovie que vous rencontrerez ce déchu solitaire.
On aimerait penser : là fut son commencement, là sa fin ;
(1) Il mourut de l'abus des excitants à 63 ans. Cf. Gal. de CARv.u.tL,
Anales, cap. II.
(2) .^^insi l'appelaient les Portugais. Chose rare : on n'incrimina jamais
ses mœurs.
(3) Et, cependant, Isabelle trône dans la chapeUe de Grenade. Cf. les
documents sur la vie de la Beltraneja en Portugal, réunis par Sitges,
333 sqque.
— 300 -
dans le lieu qu'il a le plus aimé, il connaît la paix qunm mim-
dus dare non potcst (1). Mais si, au temps de Colmenares,
(( l'es moines hiérony mates se dépensaient encore en messes
« et sacrifices pour le repos de son âme », ce n'était qu'un
souvenir, un hommage rendu à l'ancien seigneur de la ville,
au bienfaiteur du couvent : Pacheco reste maître dans le chœur
du Parral. Il faut se souvenir que Ségovie l'avait trahi, au
dernier moment s'était donnée à son domestique et, qui pis
est, à sa sœur. Aussi a-t-il désiré une retraite plus lointaine,
moins royale peut-être, mais plus sûre ; il a élu sa sépulture
dans un monastère de montagnes, bâti près du désert, à Gua-
dalupe. Là était ensevelie sa mère.
Je ne crois pas que son tombeau doive jamais servir à le
ressusciter. II n'y a rien de commun entre V outlaw, avant tout
chasseur et insociable, et ce rod bien propre, bouclé, godronné,
priant dans un décor dorique : une caricature de proto-
cole (2). Le florilège de Guadalupe ignore Henri et même la
belle Guiomar sa maîtresse, qui vécut ici en exil. Il a de
plus grands noms à nous offrir : Alphonse XI, le vainqueur
du Salado, Colomb, les aventuriers du nouveau monde, Cortès,
Pizarre, qui vinrent ici en pèlerinage, inquiets d'abord, puis
repus et reconnaissants ; don Juan d'Autriche et aussi Cer-
vantes qui déposa ses chaînes d'esclave aux pieds de n la Très
« Sainte Image de l'Impératrice des Cieux » (3). Souvenirs de
guerres, de conquêtes (4) : l'émotion ne sort pas de la tombe
d'un roi qui ne fu1 pas chevalier, (jni n'aima pas le sang.
Cl) Colmenares, l'un des lr("^s rares historiens qui parle d'Henri sans
antipathie — parce qu'il aima Ségovie, — dit : « Dieu lui donne dans la
vie ('■ternelle le repos, puisque dans la temporelle il en jouit si peu. "
(2) Mcndoza fit les frais de la s^-pulture, fonda deux chapelles perpé-
tuelles et les dota de ses deniers. Il composa une inscription grandilo-
quenlr- et ment/>use. Faiil-il voir là la inMr(|Uf il'iin remords ? Cf. Pui.cau,
Cr., 'M et note.
<^) l'crniles ;/ Sifiisiiiiinda, \A\. 111, cap. V.
'/t) Kl aussi de liaute politique : en USd, Ferdinand y signa la sentence
f|iii affriincliil les siTfs d'.Aragoii.
!
— 301 -
A d'autres égards pourtant, ce champ de repos lui convient :
la solitude, la montagne qui ferme l'horizon, intercepte tout
écho de vie. Puis le monastère même s'accorde avec sa double
nature : bâtisse moyen-âgeuse et classique ; aucune symétrie,
des bastions poussant comme des champignons sur la muraille
sans souci des lois de la fortification ; rien de la rectitude
pâle et froide de l'Escurial. Deux cloîtres, l'un gothique, l'autre
moi'esque, HdMe et infidèle. Le fils du Greco, un espagnol
mêlé, a travaillé dans l'église mais aussi et surtout Zurbaran,
un espagnol fout pur, un sauvage en son genre, une noblesse
sans apprêts.
Aucun romantique n'a relevé ce coin perdu d'Estrémadure
et cela se comprend : il n'a point d'affleurement tragique
comme Yuste, est trop éloigné des grandes scènes espagnoles,
de Tolède, de Madrid, des épopées andalouses. Ce n'est pas
impunément que, comme Henri, on reste en dehors de la route
nationale. Je crains donc que {jersonne ne fasse le pèlerinage
de Guadalupe par dévotion pour un roi malheureux ou par
curiosité pour un spécimen de fin de race. Les docteurs font
bien qui s'attachent à la grande Isabelle, travaillent à arrondir
son auréole : on se meut à l'aise au milieu de ces récits de
victoires et de prospérité ; c'est un thème fertile, un labeur
qui rend.
Cppendant je relève bien des éclaboussures, bien des taches
dp sang sur les marches du trône et, à mon sens, le plus vilain
rôle de cette tragédie n'est pas celui du Roi Sauvage. — Mais,
qui connaît ces pauvres seigneurs du t^mps jadis, Jean II,
Henri de Castille ?
Hélas ! et le bon roy d'Espaigne,
Duquel je ne scay pas le nom ?
TABLE DES MATIÈRES
Pages
Préface
9
Chapitre
. I.
— Le chemin de Ségovie
11
—
IL
— Le Livre des Exemples .
67
—
III.
— La Fête et le Deuil . .
101
—
IV.
— Le Mage Archevêque .
137
—
V.
— Le Favori et le Peuple
167
—
VI.
— Les Princesses à l'encan.
193
—
VIL
— La Fin des Chevaliers
211
—
VIII.
— L'Agonie d'Israël . . .
245
—
IX.
— La dernière Journée .
277
Achevé d'imprimer le 20 Mars 1922
par Jules GÉAS et FILS, imprimeurs
à Valence-sur-Rhône
pour
PERRIN ET C'>, LIBRAIRES-ÉDITEURS
35, Quai des Grands-Augustins, 35
PARIS
Tous droits de roproductinn et traduction réservés pour tous pays.
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