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Full text of "Le roi sauvage"

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Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/leroisauvageOOIuca 


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LE    ROI    SAUVAGE 


DU  MEME  AUTEUR  : 

La  disgra.ce  de  Nicolas  Machiavel  —  2°  édition  1913. 
Mercure  de  France.  Couronné  pa.r  l'Académie 
Française.  Prix  Bordin. 

La  Chronique  sans  gloire.  1920.  Delesalle,  éditeur. 


no  p. 

LESl'AGNE  Ai'  QUINZIÈME  SIÈCLE 


Jf  LUCAS=DUBRETON 


LE 

ROI  SAUVAGE 


Tout  cheint  triste  le  délectait. 


Librairie  Académique  PERRIN 


De  ce  ooluiiie 

il  a  été  tiré  1212  exemplaires 

dont  12  ex.  sur  vergé  Arches  filigrane 

numérotés  de  1  à  12 


A   Maurice    BARRÉS 


PRÉFACE 


J'essaie  ici,  comme  Je  V  ai  fait  dans  <(  la  Disgi-âce 
de  Nicolas  Machiavel  »,  de  composer  autour  d'un 
homme  le  tableau  d'une  époque.  Il  m'a  semblé 
intéressant  de  connaitre  de  plus  près  la  fin  du 
moyen  âge  espagnol  que  nous  n'apercevons  guère 
quà  travers  les  romantiques.  Cette  étude  nest  pas 
décevante  :  en  suivant  le  Roi  Sauvage  des  landes  de 
Castille  au.x  jardins  d'Andalousie,  le  drame  espa- 
gnol, le  drame  de  la  reconquête,  prend  une  intensité 
particulière.  Il  y  a  dans  cette  terre  une  vertu  de 
passion,  une  vertu  de  mélancolie,  inconnues  des 
nations  pures  latines. 

Dans  le  premier  chapitre,  on  trouvera  Vesquisse. 
Dans  les  suivants,  certains  traits  sont  précisés. 


PRÉFACE 


.ressaie  ici,  comme  je  V  ai  fait  dans  «  la  Disgrâce 
de  Nicolas  Machiavel  »,  de  composer  autour  d'un 
homme  le  tableau  d'une  époque.  Il  m'a  semblé 
intéressant  de  connaifre  de  plus  près  la  fin  du 
moyen  âge  espagnol  que  nous  n  apercevons  guère 
quà  travers  les  romantiques.  Cette  étude  nest  pas 
décevante  :  en  suivant  le  Roi  Sauvage  des  landes  de 
Castille  au.x  jardins  d'Andalousie,  le  drame  espa- 
gnol, le  drame  de  la  reconquête,  prend  une  intensité 
particulière.  Il  y  a  dans  cette  terre  une  vertu  de 
passion,  une  vertu  de  mélancolie,  inconnues  des 
nations  pures  latines. 

Dans  le  premier  chapitre,  on  trouvera  resquisse. 
Dans  les  suivants,  certains  traits  sont  précisés. 


CHAPITRE    I 


Le  chemin  de  Ségovîe 


Mi  Segovia. 

IIenpi  de  Gasth-le 


CHAPITRE   I 


Au  commencement  du  xix*  siècle,  les  Américains  ont  décou- 
\ert  l'Espagne.  C'était  un  devoir  de  reconnaissance.  Ayant 
abordé  à  Cadix,  porte  d'Orient,  ils  remontèrent  jusqu'à  Gre- 
nade. Là  ils  s'arrêtèrent,  ils  étaient  fixés,  croyaient  avoir 
trouvé  l'Espagne  dans  cette  Espagne  amphibie.  Au  pied  des 
Tours  Vermeilles,  ils  inventèrent  de  sombres  histoires  à  faire 
{>eur  aux  enfants,  suivirent  les  pas  des  nobles  vizirs,  collec- 
tionnèrent dans  les  patios  de  l'Alhambra  les  gouttes  du  sang 
versé  dans  les  révolutions  de  harem,  recensèrent  le?  soupirs 
moresques,  publièrent  enfin  toute  une  sensiblerie  qui  voulait 
être  orientale,  un  clinquant  de  bazar,  un  souk  d'exposition. 

Longtemps  ces  nouveaux  conquistadores  ont  enchanté  Gre- 
nade. Sous  leurs  bavardages  petits-romantiques,  leurs  puérils 
souvenirs  d'étagère,  sous  leur  torchis  d'érudition,  disparais- 
saient l'élégance  des  formes,  la  finesse  grêle  et  fraîche  du 
Generalife...  L'œuvre  de  Washington  Irving  en  Andalousie  est, 
à  tout  prendre,  de  la  même  quailité  que  celle  de  Ruskin  en 
Italie  :  leurs  conceptions  de  touristes  esthètes  ne  leur  ont  pas 
permis  de  contempler  d'un  œil  pur  les  plus  beaux  spectacles 
du  monde.  —  Un  Français  du  temps  de  Louis  XFV  déclarait 
ne  voir,  dans  la  lumière  de  Grenade,  que  le  regard  de  sa  maî- 
tresse :  c'était  aimable  et  en  disait  presque  autant  que  tous 
les  Contes  de  VAlhamhra. 

Mais  un  nouveau  conquérant  se  présente.  Prescott,  améri- 
cain du  Massachussets,  s'avise  que  le  règne  d'Isabelle  la  Catho- 


—  14  — 

iique  est  le  centre  de  l'histoire  d'Espagne,  que,  pour  compreadre 
Grenade,  il  faut  connaître  celle  cfui  l'a  vaincue.  Aveugle,  il  se 
fait  lire  les  chroniques,  travaille  dix  ans  dans  ce  désert  alors 
inconnu  du  xv"  siècle  espagnol,  mais  le  beau  de  son  livre  reste 
encore  la  préface  :  sans  atteindre  la  grandeur  de  celle  d'Augus- 
tin Thierry  aux  «  Dix  ans  d'études  historiques  »  —  la  plus 
émouvante  confession  de  notre  littérature  —  elle  revêt  cepen- 
dant une  simplicité  tragique  qui  force  le  respect.  Par  ailleurs, 
la  vie  qu'il  écrit  de  la  plus  catholique  des  reines  nous  apporte 
des  faits,  moins  de  compréhension  :  ce  n'est  pas  impunément 
qu'on  applique  une  morale  hétérodoxe  à  la  conduite  d'une 
castillane  du  moyen  âge,  qu'on  juge  l'inquisition  du  point  de 
vue  de  Luther  ou  de  Calvin  (1). 

Grenade  reste  enchantée,  elle  fait  délirer  ceux  qui  la  vien- 
nent voir.  Quand  c'est  un  i)oète,  tout  est  bien.  On  se  lasse  du 
pittoresffue  du  mayoral  ou  du  zagal  qui  accompagnent  la  dili- 
gence, de  la  pouillerie  des  ventas  ;  les  plaines  de  la  Manche 
seraient  vides  sans  don  Quichotte,  mais  voici  l'Orient  :  Gautier 
s'épanouit,  sa  joie  déborde  en  épithètes  sonores.  Je  le  vois, 
au  patio  des  orangers,  sur  l'alameda,  chez  les  gitanos  de  l'Al- 
baycin.  promenant  sous  le  soleil  son  costume  aux  paillettes 
étincelantes. 

Lorsque  le  voyageur  s'appelle  Qiiinet,  le  temps  s'assombrit, 
mais  le  charme  agit  toujours.  Après  avoir  traversé  l'Espagne 
catholique,  s'être  obstiné  à  ne  voir  partout  qu'un  peuple  en- 
'^•liaîné  à  une  religion  morte,  avoir  contenté  sa  manie  d'apoca- 
lypses, sa  fureur  de  divination  dans  la  plaine  de  Railen,  le 
ihéteur-historien  s'humanise  au  seuil  de  l'Alhambra  ;  l'enfer 
royaliste  se  mue  en  paradis  républicain  et  c'est  dans  la  langue 
des  Mille  et  une  nuits  qu'il  chante  la  résurrection  de  l'Es- 
pagne :  «  Félirité  !  Félicité  !  ».  Un  instant  Quinet  oublie  l'hor- 

(I;  .MCnic  insulTiHnnnc,  à  cet  ^'gard,  chez  Ticknoh,  Hist.  de  la  Litt.  csp., 
trad.  Magnabiil,  3  vol.  Paris,  1864-72. 


—  15  — 

leur  de  la  Uenl<',  l'ignominie  de  la  Banque,  la  lâcheté  des; 
bourgeois  ses  ooncitoyens  :  ce  n'est  pas  le  moindre  miracle 
qu'ait  accompli  Grenade  (1). 

Ainsi,  quand  ils  (i«'lK)Uchent  de  France  eu  Espagne,  ils  tien- 
nent déjà  leur  apothéose.  La  triste  Castille  sera  un  prélude 
sombre,  sévère,  un  «haut  liturgique  qu'interrompront,  au 
passage  de  Burgos,  quelques  fanfares  guerrières  (2).  A  Tolède, 
des  variations  sur  une  mélopée  more,  une  cantilène  juive,  puis 
une  longue  mélodie  de  solitude,  une  serranilla,  qui  préparera 
la  grande  explosion  de  joie  et  de  lumière,  le  final  de  gloire 
sous  le  soleil  d'Orient. 

L'Espagne  du  Nord,  qu'ils  le  veuillent  ou  non,  c'est  pour 
eux  la  déshéritée,  la  sœur  pauvre.  Sans  doute,  les  immenses 
plaines  coupées  de  montagnes  aiguës,  ridées,  dont  la  peau  saigne 
par  endroits,  le  fleuve  jaune  qu'accompagne  un  mince  cortège 
de  peupliers  étiqnes,  la  tristesse  de  ces  hautes  terres  où  l'homme 
n'a  rien  entre  le  ciel  et  lui,  —  tout  cela  ne  peut  laisser  indif- 
férents ceux  qui  vivent  aux  jardins  de  France.  Dans  leur  pre- 
mier élan,  ils  voudraient  la  comprendre,  l'aimer,  cherchent  le 
lieu  où  bat  «  son  cœur  de  granit  »  (3),  mais  sa  beauté  trop 
rude  les  effraie  ;  alors,  ils  se  rabattent  sur  le  pittoresque  —  ce 
qui  avoue  leur  défaite,  —  ou  bien,  imaginant  que  ce  pays  n'est 
qu'un  vaste  cimetière,  entonnent  au  milieu  d'un  peuple  de 
fantômes  un  chant  de  révolution. 

Au  lieu  de  pleurer  la  honte  de  la  Fi-ance  à  Bailen,  pourquoi 

(1)  n  ne  faut  pas  oublier  le  Paris  à  Cadix  de  Dumas,  tout  entier 
voleurs,  escopett«8  et  cuisine.  C'est  une  façon  de  voir  l'Espagne  qui  peut 
se  réclamer  de  Cervantes  et  de  Quevedo. 

(2)  OzANAM  s'en  est  tenu  à  Burgos  :  il  était  trop  malade  pour  aller  plus 
avant.  Son  esprit  était  saturé  de  moyen  âge  et  il  a  parlé  admirablement 
du  Cid.  Cf.  Pèlerinage  au  pays  du  Cid,  ap.  Mélanges,  Leeoffre,  1859,  t.  I, 
p.  3-90.  —  Correspondance,  Lecoffre,  1881,  II  450  sqque,  et  Llcas-Dubre- 
TON,  Ozanam  à  Burgos  (ap.  Revue  Critique  des  idées  et  des  livres,  25  avril 
1921). 

(3)  Qri>ET.  Mes  vacances  en  Espagne,  1846.  p.  22. 


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ne  pas  s'arrêter,  uni  peu  plus  au  nord,  au  champ  de  bataille  de 
Las  Navas  ?  (1).  Ce  lieu  sacré,  placé  à  la  limite  des  deux  Es- 
pagnes,  eût  peut-être  su  les  retenir.  Un  enfant  inspiré  de  Dieu 
guide  les  chevaliers,  une  croix  de  feu  apparaît  dans  le  ciel  : 
l'apôtre  Saint-Jacques  combattra  pour  son  peuple.  Alors  tous, 
Castille,  Aragon,  Navarre,  réunis  dans  celte  plaine  étroite,  en- 
serrée de  montagnes,  oublient  leur  haine,  fondent  la  foi  com- 
mune. Là,  dans  les  premières  années  du  xm®  siècle,  l'Espagne 
prend  conscience  de  sa  mission,  une  Espagne  sainte  est  née 
cfui  doit  reconquérir  sa  terre  :  «  l'Espagne  est  la  conquête  du 
Christ.  »  —  Mais  les  voyageurs  notent  à  peine  ce  conflit  de 
deux  mondes  :  à  l'horizon,  une  trouée  de  lumière  les  invite  ; 
ils  préfèrent  suivre  dans  sa  fuite  l'amiramomelin  légendaire 
et  sa  tente  de  soie  rouge  cramoisi. 

Vers  l'Est,  un  autre  champ  de  meurtre  les  appelait,  dont  la 
signification  n'est  pas  moindre  :  Montiel,  où  se  dénoue  le  drame 
des  frères  ennemis.  Don  Pèdre,  élevé  dans  un  sérail,  curieux 
d'exécutions  sommaires,  traînant  après  lui  une  manière  de  ha- 
rem, vivant  dans  un  palais  musulman,  c'est  le  chrétien  abâtardi 
par  l'Orient,  le  vrai  bâtard.  L'autre,  Henri  de  Transtamare, 
est  le  catholic[ue  du  Nord,  l'homme  de  la  vraie  foi.  Lorsqu'au 
petit  jour,  dans  le  camp  sous  Montiel,  il  poignarde  son  frère, 
c'est  encore  l'Infidèle  qui  est  vaincu. 

II  y  a  un  royaume  des  Espagnes,  mais  surtout  deux  Espagnes  : 
celle  des  cloîtres,  celle  des  jardins.  Laquelle  sera  reine  ?  C'est 
la  tragédie  du  moyen  âge.  Lutte  épique  d'où  naissent  tout  un 
art,  toute  une  littérature  ;  et  ne  croyez  pas  que  la  prise  de  Gre- 
nade y  mette  fin.  L'Orient  n'est  qu'assoupi,  non  abattu.  Par 
cette  étroite  brèche  de  la  Sierra  Morena,  qui  aurait  droil  h  sa 
légende  comme  celle  de  Roncevaux,  h  travers  cette  plaine  la 
plus  grasse  de  sang  h  tous  les  âges,  l'Orient  envahit  encore  la 

ri)  Cf.    l'rimcra   Crânica    General,   61     R     M.    l'iflal.    Madrid,    1000.    — 
Ç  1.010  à  1.021.  —  Mahia.'xa.  Histoire  d'Espagne.  Liv.  XI. 


—  17  — 

lerre  chrétienne,  son  esprit  flotte  sur  celle  qui  fut  sienne... 
Nous  voyons  ce  dur  peuple  du  Nord,  habitué  aux  conquêtes, 
tomber  dans  un  engourdissement  sans  exemple  ;  celte  vie,  tx>ut 
à  l'heure  épandue  sur  la  péninsule,  il  semble  qu'elle  se  dis- 
solve. Alors,  mais  alors  seulement,  sous  Henri  lY  de  Gastille, 
sous  Philippe  IV,  Charles  II,  l'Espagne  semble  un  immense 
cimetière.  «  L'avenir  pend  devant  elle  comme  un  haillon  »  (1). 

Peuple  étrange,  unique  dans  l'histoire,  qui  doit  conquérir 
sa  terre,  qui  va  conquérir  un  monde  et  qui  n'a  pas  assez  de  vie 
pour  lui-même.  Race  rude,  faite  de  disparates,  mêlée  de  cu- 
lieux  débris  comme  ces  maragatos  que  Dozy  nous  a  fait  con- 
naître (2),  de  peuplades  quasi-fabuleuses  comme  celles  des 
Hatueca?  et  des  Jurdes  (3),  race  la  plus  riche  en  héros,  qui 
dépensa  peut-être  la  plus  grande  somme  d'énergie,  mais  aussi 
féconde  en  affaiblis,  en  demi-hommes.  La  terre  où  vécurent 
ceux  de  cette  race,  c'est  l'Espagne  sans  mesure  :  «  Neuf  mois 
d'hiver,  trois  mois  d'enfer  »  —  mais  elle  ne  se  livre  pas. 

En  Italie,  tout  vient  à  votre  rencontre  ;  au  seuil  de  la  ville, 
dans  la  campagne,  les  images,  les  souvenirs,  les  traditions 
s'offrent  à  vous  accompagner.  Les  âges  là-bas  parlent  d'eux- 
mêmes.  Dans  la  lumière  jeune  de  ce  vieux  monde,  il  fait  bon 
se  laisser  mener  :  la  sociabilité  vous  entoure. 

L'accueil  de  Burgos  aura-t-il  cette  grâce  simple,  ce  sourire 
d'ami  ?  La  Navarre,  tout  à  l'heure,  gardait  une  allure  fran- 
çaise ;  le  lien  avec  la  patrie  n'était  pas  encore  rompu  et  je 
retrouvais  chez  ses  montagnards,   le  profil  d'aigle  volontaire 

(1)  Deutéronome.    XXVIII.    66. 

(2)  Peuple  de  muletiers.  Cf.  Dozy.  Recherches  sur  l'histoire  et  la  litté- 
rature de  l'Espagne  pendant  le  moyen  âge.  —  Leyde.  1860  I.  137.  — 
BoRRow.  Bible  in  Spain,  Dent.  éd.  s.  d.  p.  210.  —  Ford.  Gathenng  from 
Spain.   p.   88. 

(3)  Cf.  BoRROw.  op.  cit.  p.  106.  Sur  la  légende  des  Batuecas,  v.  de  La- 
TOCR   Valence  et  Valladolid.   1877.  p.  327. 


—  18  — 

et  rapace  que  l'on  voit  à  ses  princes  de  la  maison  de  France  (1). 
Mais,  après  avoir  franchi  le  passage  de  Castille,  les  rochers 
noirs  et  rouges  de  Pancorbo,  je  n'ai  devant  moi  qu'une  plaine 
aride,  jaunie  çà  et  là  de  blés  anémiques,  une  désolation  qui 
se  farde.  Quelques  arbres  couchés  par  le  vent  du  Nord,  le 
grain  qui  pourrit  au  milieu  des  champs,  une  maison  tassée  sous 
la  rafale,  une  chèvre  qui  fait  la  stérilité  autour  d'elle  ;  au  loin, 
les  montagnes  déchiquetées  qui  annoncent  l'inquiétude,  le  tour 
ment  de  ce  peuple  éc.asé  sous  Ja  neige  ou  le  soleil  torride. 
Monts  d'inquiétude,  plaines  de  désolation  :  préface  à  cette  ville 
froide  et  morte,  où  le  vent  souffle  au  visage  des  relents  de  pour- 
riture, ville  trop  grande  pour  ceux  qui  l'habitent  encore,  dis- 
tendue aux  pieds  de  sa  cathédrale.  —  Mais  ce  grand  corps 
immobile  vaut  qu'on  l'interroge.  Voyez,  au  portail  del  Sarmen- 
lal,  les  quatre  évangélistes  :  penchés  sur  leur  table  d'écolier, 
ils  écrivent,  écrivent  inlassablement  sous  la  dictée  du  Christ, 
Rien  ne  saurait  les  distraire.  Ils  n'ont  point  cette  attention 
sereine,  parfois  un  peu  détachée,  ce  sourire  de  félicité  qui 
éclaire,  à  la  façade  de  Notre-Dame  de  Paris,  leurs  frères,  les 
écoliers  de  France.  Aucune  image  plaisante  —  aucun  fleuve 
même  riche  de  gloire,  aucune  prairie  même  bel'lo  de  fécondité 
—  ne  les  détournerait  de  leur  travail.  Austères,  enfoncés  dans 
la  Parole  et  dans  la  Foi,  la  nature  n'existe  pas  pour  eux.  Si 
\ous  voulez  connaître  ceux  qu'ils  enseignèrent,  entrez  dans  le 
chœur  sombre  de  Burgos.  Voici  le  noble  Volasco,  armé  de  pied 
en  cap,  connétable  et  bon  catholique.  Tandis  que  tous  semblent 
abandonner  la  lutte  contre  les  infidèles,  il  continue  de  guerroyer 
aux  frontières  d'Andalousie  ;  il  meurt,  l'année  même  où  Gre- 

(IJ  V.  le  tombeau  de  Charles  le  Mauvais  à  la  cathédrale  de  Pampelune. 
I>8  Castillans  du  xv*  siècle  n'aimaient  pas  les  Navarrais  :  »  Navarre,  plus 
'I  fertile  que  ses  voisines,  mais  pour  cela  ne  produit  pas  de  meilleurs 
"  enfantH  »,  dit  A.  de  Pai.f.ncia.  —  Comp.  L.  (Iuacian  Criticôn.  M.  Cejador. 
I.  I).  39.  «  Des  hommes,  plus  courts  que  les  Navarrais  mJ'mes,  corpulents 
"  sans  substance  ». 


-  19  - 

nade  est  prise,  et  ses  armes,  portées  par  d'étranges  barbares, 
à  la  fois  singes  et  hommes,  disent  la  victoire  de  la  foi.  —  C'est 
c-ette  victoire  encore  que  proclame,  dans  ce  même  chœur  de 
Burgos,  l'évêque  Alfonso  de  Carthagène,  savant  homme,  ha- 
bile controversiste  car  né  de  juifs,  et  si  dur  aux  juifs  qu'il  en 
devint  célèbre.  Tous  deux,  le  soldat,  le  prêtre,  combattent 
le  même  combat  à  leur  manière  :  à  coups  de  masse  d'armes  ou 
de  décrets  de  concile. 

La  cathédrale  n'est  point  seule  à  donner  de  tels  enseigne- 
ments. A  deux  pas,  cette  église  qui  se  cache  en  honteuse  dans 
une  rue  déserte,  ce  refuge  d'éclopés  où  l'on  ne  baptise  que  les 
enfants  du  petit  peuple,  c'est  l'un  des  lieux  les  plus  saints  d'Es- 
pagne ;  deux  autels  seulement  l'égalent.  Là,  à  Santa  Gadea, 
le  chevalier,  le  roi  jurent  de  rester  ûdèles  à  leur  parole.  C'est 
l'église  du  Serment  (1). 

Soumission  entière  à  l'Evangile,  combat  éternel  pour  le  triom- 
phe de  la  croix,  fidélité  inébranlable  au  seigneur  et  au  Seigneur 
des  seigneurs, 

Al  Rey  de  los  reyes  sigue 
Su  siervo  el  rey. . ., 

mépris,  ou  tout  au  moins  indifférence  pour  les  bienfaits  de  la 
nature  :  c'est  cela  que  répondent  les  églises,  les  tombeaux,  les 
maisons  fortes,  les  «  solares  »  des  chevaliers,  tout  ce  monde 
de  pierres  ou  pieuses  ou  guerrières.  Ce  que  l'on  entend  dans  la 
capitale  déchue,  ce  n'est  pas  seulement  un  romance  héroïque 
à  la  louange  d'un  héros  douteux  comme  le  Cid  de  Bivar,  c'est 
un  acte  de  foi  au  milieu  des  armes.  Ici  repose  la  jeune  Espagne 
de  la  première  reconquête  ;  sur  ce  sol  nu,  elle  a  planté  son  pre- 
mier étendard.  Cette  cathédrale,  qui  semble  tout  d'abord  une 
cathédrale  française  transplantée  en  Castille,  est  en  réalité  la 
première  pierre  de  la  foi  espagnole  sur  la  terre  reconquise. 

(1)  Il  y  a  eu,  jusqu'au  règne  d'Isabelle,  trois  églises  du  serment, 
<•  juraderas  »  :  S*  Vincent  d'Avila  ;  S*  Isidore  de  Léon  ;  S*«  Gadea  de 
Kurgos. 


—  20  — 

Celt€  grande  austérité,  c€t  insouci  de  plaire  ont  effrayé  les 
hommes  du  nouveau  monde  :  aussi,  leur  connaissance  d'Espa- 
gne a-t-elle  une  source  plus  lointaine  et  moins  pure.  Au  milieu 
des  jardins,  sous  les  arcades  en  fer  à  cheval,  il  est  agréable 
d'imaginer  de  petits  romans  bicolores,  des  gracieusetés  hispano- 
moresques  (1). 

Si  vous  voulez  développer  l'exemple  de  Burgos,  suivez  îe  che- 
min qui  mène  au  monastère  de  san  Domingo.  La  terre  est 
d'abord  d'un  jaune  pâle,  mais  à  mesure  que  vous  approchez 
des  montagnes,  elle  devient  d'un  gris  sombre  traversé  çà  et  là 
de  veines  rouges.  Un  abandon,  une  solitude  presque  absolus  ; 
à  peine,  au  relais,  une  venta  couverte  d'un  capuchon  de  plâtre 
d'où  la  fumée  s'échappe,  comme  une  chose  vivante.  De  hautes 
murailles  de  roches  dominent  la  vallée,  âpres  sur  les  pentes, 
terminées  en  plateau  ainsi  qu'une  immense  tribune.  Et,  de  fait, 
ce  sont  là  les  tribunes  des  héros  légendaires.  D'un  bord  à 
l'autre,  ils  s'interpellent  :  «  Tu  mourras,  parjure,  fourbe  et 
traître  !  »,  crie  le  bâtard  Mudnrra  Gonzalez  au  meurtrier  des 
infants  de  Lara.  Nous  sommes  ici  au  cœur  d'un  des  plus  beaux 
chants  épiques  de  l'Espagne  :  autour  de  Burgos,  de  Bardadillo, 
de  Salas  de  los  Infantes,  se  déroule  le  poème  funèbre  des  sept 
infants  décapités  par  leur  oncle  «  un  à  un,  dans  l'ordre  de 
leur  âge,  ainsi  comme  ils  naquirent  ».  Là  aussi,  le  bâtard  fabu- 
leux, né  pour  leur  vengeance,  d'un  seul  coup  d'épée  fend  jus- 
qu'à la  ceinture  l'infidèle  Huy  Blasquez  (2). 

Cette  légende  de  guerre  et  de  sang,  brodée  sur  le  thème  de 
l'honnf'iir,  de  l'amour  filial  nous  accompagne  jusqu'à  Silos.  — 
N'attendez  pas  un  de  ces  monastères  haut-placés,  qui  se  dé- 
coupent sur  le  ciel,  monastères  stylites  comme  ceux  d'Italie,  un 
Mont-Cassin,  un  Monte-Oliveto,  dont  la  gravité  s'adourit  do  hi- 

(1)  Lftfl  Am<?rirains  ont  recommenr/!  lo  travail  (1rs  aiUsteB  espagnols 
du   XVI»  et  du  xvii®  si^(;le  (Ginés  Pércz  do  Ilitn   par  rxpmplc). 

(2)  Cf.  Prim.  Cron.  Gen.  §  736-7K2.  II.  M.  Puiai..  La  leijenda  de  los 
Infantes  de  Lara.  Madrid,  1896. 


—  21  — 

mièro.  C'est  au  creux  d'uu  cirque  de  montagnes  pelées,  toujours 
grises  ou  rouges,  que  se  cache  la  maison  du  saint.  Le  long  du 
torrent,  quelques  genévriers,  des  aunes  perdus  au  milieu  des 
pierres,  effeuillés,  écorcés  par  les  chèvres.  Il  n'y  a  d'aimable 
ici  que  le  tintement  des  clochettes  de  bronze.  Le  vent  s'engouf- 
Ire  dans  cette  cuve  fantastique,  menace  le  maigre  clocher  de 
l'abbaye  ;  au-delà,  sur  les  pentes  de  la  montagne,  des  pierres 
blanches  marquent  les  stations  d'un  Calvaire. 

Dans  un  paysage  où  tout  semble  en  lutte  :  le  vent  avec  le 
rocher,  la  couleur  avec  la  couleur,  où  rien  ne  se  fond,  où  les 
ombres  ont  des  duretés  inattendues  (1),  comment  imaginer  une 
foi  à  l'aise,  fol  de  chapelle  ou  de  bibliothèque  ?  Le  cloître  ro- 
man de  Silos,  placé  au  centre  du  cirque,  n'exprime  point  une 
paix  aussi  poussiéreuse  ;  son  saint  n'est  pas  seulement  un  ascète 
contemplatif,  c'est  nn  moine  armé,  casqué,  qui  a  combattu  les 
mores.  Ceux-ci,  on  les  connaissait  à  Silos,  ils  n'étaient  point 
des  figures  de  rhétorique  pieuse.  Les  captifs,  délivrés  par  le 
saint  thaumaturge,  montraient  leur  chair  brûlée  au  fer  rouge, 
leur  corps  flagellé  par  des  lanières  de  cuii'  hérissées  de  pointes, 
leurs  mains  aux  ongles  arrachés,  leur  bouche  édentée  ;  ils  con- 
taient comment,  sur  la  tombe  de  leurs  ancêtres,  les  infidèles 
décapitent  les  prisonniers  chrétiens  (2).  Alors,  sous  ces  arcades 
au  dessin  robuste,  se  forme  la  légende  de  San  Domingo  ;  un 
poète  naît,  le  premier  grand  poète  de  Castille,  Berceo.  L'œuvre 
de  ce  prêtre  du  xm*  siècle  n'a  pas  le  charme  parfois  un  peu 
mou  des  vies  de  nos  saints  français  ;  bien  que  «  saturée  d'une 
atmosphère  claustrale  »,  elle  est  forte  d'une  sève  populaire, 
d'un  enthousiasme  héroïque  (3).  Ces  moines  crucifiés,  démem- 

(1)  Voyez  rœii\Te  de  Zurbaran  (Musée  de  Cadix  par  exemple). 

(2)  Comp.  le  massacre  des  moines  de  S.  Pedro  de  Cardefia.  ap.  Prim. 
Cro.    Gen.    §   732. 

(3)  Me.nendez  y  Pelayo,  Antologia  de  poetas  liricos:  castellanos  (1908), 
II.  p.  XLI  sqque.  —  La  vida  de  S.  Domingo  de  Silos,  éd.  Fitz-Gerald.  — 
Ribl.  des  H.  Et.  n°  149.  ' 


22  

brés  par  l'infidèle  sont  les  frères  des  premiers  martyrs  ;  ils  ont 
leur  place  auprès  d'Hippolytc,  de  Laurent,  de  Sainte  Engracia 
et  de  Sainte  Enlalie  :  dans  le  cirque  de  Silos,  ce  sont  vraiment 
les  jeux  du  cirque.  —  Mais,  à  côté  de  ces  visions  sanglantes, 
d'un  réalisme  brutal  oii  pas  un  détail  n'échappe,  quelle  visions 
lumineuses  !  Voici  que  San  Domingo,  soleil  des  Espagnes,  re- 
çoit le  prix  de  son  courage  et  de  sa  fidélité  :  sur  un  pont  de 
verre,  jeté  sur  deux  fleuves,  l'un  blanc  comme  le  cristal,  l'autre 
plus  vermeil  que  k  vin  des  prairies,  des  anges  guerriers  of- 
frent au  saint  les  couronnes  que  lui  envoie  le  Seigneur  (1). 
Voici  encore  Saint  Jacques  le  chevalier.  Saint  Millau  l'astu- 
cieux, qui,  montés  sur  des  chevaux  blancs,  vêtus  d'armures 
telles  que  jamais  mortel  n'en  vit,  délivrent  la  Castille  du  tribut 
des  soixante  vierges  que  les  chrétiens  doivent  aux  mores. 
Poème  de  massacres,  poème  paradisiaque,  une  divine  comédie 
moins  nourrie  de  science  et  de  scolastique,  dans  laquelle  l'art 
n'occuperait  que  la  seconde  place,  et  la  foi  la  première  :  tel 
apparaît  ce  chant  épique,  chrétien  de  ] 'Espagne. 

Les  monastères  de  la  Rioja  ont  retenu  la  vie  de  S.  Domingo 
rimée  par  Berceo  :  ils  y  i^etrouvaient  leurs  héros,  leurs  guerres, 
le  tableau  de  leurs  souffrances,  mais  aussi  les  miracles  que  Dieu 
fit  en  leur  faveur,  le?  récompenses  divines.  Silos  devient  pour 
eux  un  centre  de  foi  et  d'énergie  :  dans  son  cloître  au  nom  si 
grave,  les  malheureux,  les  hésitants  vionnent  reprendre  con- 
fiance, les  fidèles  se  confirment.  —  Un  jour.  Silos  reçut  un 
étrange  visiteur  :  c'était  un  pauvre  chevalier,  mauvais  diplo- 
mate, père  disgracié,  fort  peu  chrétien  au  fond  et  trop  curieux 
des  secrets  de  nature,  qui  vivait  entouré  de  mores  cl  do  juifs 
à  la  manière  de  son  contemporain  le  roi  Frédéric  II  de  Souabe. 
-Mphonse  le  Sage  resta  cinq  jours  au  couvent  et  quand  vint  le 
soir  du  cinquième  jour,  il  demanda  l'abbé  et  lui  dit  :  «  Je  veux 

'I)  (U)\).  22^>  —  Il  y  a  \h  un  aoiivnnir  du  k  pussagir  du  poiil,  »  (pii  ap- 
paraît dans  la  niylholoftio  niazdéennc.  Cf.  Hknhï.  Le  Parsisme.  Oujarrir. 
lOOîi.  p.  206. 


—  23  - 

«  m'en  aller  demain,  s'dl  plaît  à  Dieu,  et  je  prierai  cette  nuit, 
((  vêpres  et  matines  devant  le  corps  saint  ».  Et  le  roi  resta,  les 
genoux  plies  devant  le  corps  saint,  jusqu'à  ce  que  matines  fus- 
sent terminées.  Cette  même  nuit,  San  Domingo  apparut  au  roi 
qui  lui  demanda  de  baiser  ses  mains,  ce  à  quoi  le  saint  consen- 
tit. Ensuite  le  roi  lui  demanda  comment  il  devait  vivre  avec  les 
princes  ses  voisins,  et  San  Domingo  lui  répondit  par  ces  mots  du 
second  Psaume  :  «  Reges  eos  in  virga  ferrea  ;  et  tanquam  vas 
i<  fîguli  confringes  eos  »  (1).  I^e  roi  se  réveilla  et  vit  que  c'était 
l'aube... 

Ce  saint  qui  prêche  la  force,  cette  aube  d'énergie,  voilà  ce 
qui  donne  son  siens  au  cloître.  Ici,  point  de  ces  mélancolies  à 
fleur  de  peau,  comme  celle  qu'inspire  le  paysage  cendré  de 
Monte-Oliveto  (et  ne  sait-on  pas,  là-bas,  qu'un  de  ces  légers 
voiturins  d'Asciano  vous  rétablira,  en  quelques  minutes,  dans 
la  joie  des  vallées  de  Toscane  ?),  rien  non  plus  de  la  fameuse 
mélancolie  espagnole.  Tout  ici  est  sévère  mais  vigoureux,  l'air 
d'héroïsme  qui  si  longtemps  a  passé  sur  cette  terre  n'est  pas 
encore  dissipé  ;  la  foi  qui  s'y  exprime  est  une  foi  combative 
qui  justifie,  devant  Dieu,  le  massacre  et  la  guerre,  la  foi  d'un 
peuple   d 'avant-garde. . . 

Je  quittais  Silos  au  matin  :  sur  le  cloître  humide,  une  va- 
peur planait.  Les  moines  étaient  à  l'ofïice  et  j'entendais,  à  tra- 
vers la  porte  de  la  chapelle,  monter  les  notes  graves  du  chant 
grégorien  (2).  Le  père  portier,  un  bénédictin  de  France  qui  vit 
ici  depuis  plus  de  trente  ans,  me  prit  par  la  main  :  «  Avez-vous 
«  admiré  mon  cyprès  ?  dit-il.  Il  y  en  avait  trois  naguère  que 
«  j'avais  apportés  de  Burgos,  que  j'avais  plantés  moi-même. 

(1)  Tu  les  régiras  avec  une  verge  de  fer  et  comme  le  vaisseau  du  potier 
tu  les  briseras.  —  Cf.  Vida  y  milagros  deî  Thaumaturgo  espaûol...  Santo 
Domingo  Manso.  Milag.  IV  et  D.  Féroti?;,  Histoire  de  l'abbaye  de  Silos 
Leroux,   1897. 

(2)  Silos  est  l'un  des  rares  couvents  où  se  soit  maintenue,  pure,  la 
tradition  de  ce  chant  :  «  le  rythme  du  discours  ».  Cf.  Collet.  Le  Mysti- 
cisme musical  espagnol  au  xvi^  siècle.  Alcan,  1913,   p.   47. 


—  24  — 

«  Deux  ont  péri,  mais  voyez  celui-ci  !  Des  gens  disent  que  c'est 
«  l'arbre  de  la  mort.  Les  malheureux  !  n'est-ce  pas  l'arbre  de 
((  la  résurrection  ?  »  Et,  en  effet,  il  est  magnifique,  l'unique 
cyprès  du  couvent,  il  s'enlève  d'un  jet  vers  le  ciel  au-dessus  des 
tombes  et  des  vapeurs  troubles  du  matin.  —  Le  mot  de  Silos, 
je  crois  bien  que  le  père  portier  me  l'a  donné. 

L'Espagne  de  Burgos  est  une  Espagne  héroïque-aristocratique. 
Au-delà,  elle  reste  héroïque  mais  devient  populaire.  Berceo, 
malgré  tout  son  respect  pour  le  savoir  des  clercs,  échappe  au 
canon  traditionnel  des  rimeurs  de  cloître  ;  il  parle  la  langue  du 
f.)euple,  ses  images  sont  de  la  vie  du  peuple  :  pour  prix  de 
sa  peine,  «  avoir  été  le  jong'leur  de  San  Domingo  »,  il  ne 
demandera  qu'un  verre  de  bon  vin  (1).  En  même  temps,  les 
droits  du  moine,  du  paysan  s'affirment,  s'opposent  aux  droits 
des  seigneurs,  et  n'est-ce  point  juste  ?  Chacun  ne  reconquiert-il 
pas  sa  terre  par  lui-même,  pour  lui-même  ?  Chacun  ne  ga- 
gne-t-il  pas  le  ciel  par  sa  vertu,  avec  l'aide  du  même 
Dieu  ?  La  violence  ne  peut  rien  là-contre  et  San  Domingo 
répond  au  roi  de  Navarre  qui  veut  le  traiter  en  sujet  : 

Puedes  matar  el  cuerpo,  la  carne  maltraer, 
Mas  non  as  en  has  aimas,  rey,  ningun  podoi-.  (2) 

Ainsi,  par  le  ministère  des  saints  et  de  leurs  cloîtres,  l'ar- 
deur chrétienne  des  chevaliers  conquérants  s'accroît  d'ime  ar- 
deur populaire  :  la  jeune  Castille  de  ce  moment  dont  le  peu- 
ple prie  et  combat  est  proprement  le  sanctuaire  de  l'Eglise 
militante.  A  Silos,  on  croit  toucher  le  fond  le  plus  pur  du  ca- 
tholicisme espagnol. 

Pourtant,  dans  ce  couvent  du  désert,  qui  semble  né  d'une 
inspiration  sans  mélange,  j'ai  découvert  parfois  un  accent  élran- 

(1)  Cf.  cop.  490.  S.  Domingo  aux  ;ii)i)rO('li(>s  ilo  la  mort  :  «  Mas  l<>  i)Ii);j;o 
con  ellas  que  ron  truchfiB  rubdalcs  ». 

(2)  Tu  pciix  tuer  le  corps,  maltraiter  la  chair  —  mais  lu  naa  sur 
1«8  &mc8,  roi,  aucun  pouvoir. 


ger.  Siir  les  chapiteaux  du  cloître  se  déroulent  les  scènes  de 
l'Ecriture  :  images  toutes  simples,  qui  parlent  droitement,  par- 
iaitemonl  intelligibles.  Mais  quel  étrange  cadre  les  emprisonne  ! 
Sans  doute  je  retrouve  ici  les  cigognes  qui  si  longtemps  nichè- 
rent au  haut  du  clocher,  bêtes  familières  qui  avaient  leur  place 
dans  la  vie  de  Silos  ;  mais  que  signifient  ces  êtres  fantastiques 
dont  les  contorsions  se  résument  en  symétrie,  cette  floraison 
exubérante,  en  apparence  inextricable,  peuplée  d'oiseaux  incon- 
nus, lourde  de  fruit?  ?  Comment  un  moine,  nourri  des  symboW 
chrétiens,  pourrait-il  imaginer  un  langage  aussi  complexe,  une 
représentation  religieuse  aussi  échevelée  ?  Je  serais  tenté  de 
croire  que  les  sculpteurs  des  images  de  Silos  furent  des  infi- 
dèles ou  travaillèrent  sur  les  dessins  des  infidèles.  Si, 
dans  les  scènes  sacrées,  ils  se  contraignent  encore,  res- 
pectent l'ordre  et  la  règle,  parlent  chrétien,  leur  nature  pro- 
fonde reparaît  dans  les  enlacements,  les  accouplements  qui  font 
h  la  gravité  de  l'Ecriture  comme  un  cortège  bachique.  La  pro- 
fusion ici  trahit  l'Orient  et  non  seulement  l'Orient  des  Arabes, 
mais  par  delà  l'Arabe,  l'Orient  des  Sassanides,  la  Perse  (1). 
Une  fois  même,  l'artiste  a  avoué  :  ce  Christ,  à  la  barbe  annelée, 
revêtu  d'une  stole  persique,  est-ce  le  Christ  de  San  Domingo  ? 

Sournoisement,  le  vaincu  s'installe  près  du  vainqueur  :  on 
n'y  prend  pas  garde.  Il  est  insinuant  :  on  l'écoute.  Ce  mécréant 
est  habile  :  on  s'en  rapporte  à  lui.  Peu  à  peu  il  s'impose.  Le 
vieux  tronc  catholique  va  disparaître  sous  les  rameaux  d'Orient. 
Passez  de  Silos  à  Tolède  :  c'est  une  chose  faite. 

Double  capitale,  gothique  et  chevaleresque,  mais  que  d'autres 

(1)  Certaines  décorations  des  chapiteaux  sont  semblables  à  celles  des 
poteries  persanes  du  temps  des  Sassanides.  —  Touchant  l'influence  de 
la  Perse  sur  l'Espagne  :  Cf.  Jourdadî  ;  Recherches  critiques  sur  les  traduc- 
tions d'Aristote,  Paris,  1819,  p.  88-95.  A.  FRA.NCK  .•  Etudes  Orientales, 
I.évy,  1861,  p.  277.  M.  Dœulafov  :  L'art  antique  de  la  Perse,  Paris,  1885, 
t.  V  p.  l^T  sqque.  et  Espagne  ;  Coll.  «  Ars  Una  »,  Hachette,  1918. 
ch.  I-III.  —  Un  coffret  d'ivoire  du  xi*  siècle  ayant  appartenu  à  Silos 
et  aujourd'hui  au  musée  de  Burgos  est  signé  :  Mohamet  fils  de  Zeiyan. 


—  26  — 

conquérants,  les  mores  et  les  juifs,  ont  marquée  de  leur  sceau, 
Tolède  n'est  plus  un  secret  pour  nous.  Gautier  passe  vite  :  un 
instant  de  mélancolie  au  haut  de  l'Alcazar,  mais  en  bas  il 
cueille  le  pittoresque  à  pleines  mains.  C'est  son  affaii-e,  il  ne 
cherche  pas  plus  loin.  Quinet  s'attendrit  au  chant  des  galé- 
riens qui,  sur  le  pont  Saint-Martin,  frappent  leurs  fers  en 
cadence,  et  ces  fers,  comme  il  est  naturel,  deviennent  pour  lui 
les  chaînes  catholiques  qui  entravent  l'Espagne.  Quant  à  Antoine 
de  Latour,  son  livre  semble  une  tapisserie  semée  de  fleurs  aima- 
bles et  vieillottes,  qui  ne  recouvrirait  pas  grand  chose.  Tolède 
exige  plu'S  de  constance  et  plus  de  profondeur.  A  de  longs 
mtervalles,  Maurice  Barrés  a  interrogé  cette  ville  énigmatique 
et  depuis  Greco,  Tolède  a  sa  place  sur  notre  carte  d'Espagne. 
Les  chevaliers  de  Burgos,  les  moines  guerriers  ont  laissé 
derrière  eux  leur  cathédrale,  leur  cloître,  leur  maigre  ruisseau 
du  Nord.  Les  voici  au  bord  du  Tage  ;  dès  les  premiers  pas, 
un  souvenir  de  trahison  les  accueille.  Là,  en.  effet,  dans  les  jar- 
dins au  pied  de  la  montagne,  le  roi  golh  Rodrigue  surprit  la 
fdle  du  comte  Julien  qui  se  divertissait  avec  ses  compagnes  (1)  : 
il  fut  saisi  d'amour  et,  ne  la  voulant  point  pour  femme,  la  prit 
pour  concubine.  Le  comte  irrité  jura  de  se  vengor  ;  d'accord 
avec  l'évèque  don  Oppas,  il  appela  les  mores.  Sans  doute,  le 
roi  Rodrigue  fit  rude  pénitence  pour  apaiser  le  ciel  :  la  légende 
assure  qu'il  se  fit  enterrer  vivant  en  compagnie  d'une  couleuvre 
à  deux  têtes  qui  lui  dévorait  le  cœur  et  le  ventre,  mais  l'Es- 
pagne était  conquise.  —  Ce  n'est  pas  assez  de  cette  trahison 
d'un  seigneur  et  d'un  prôlre  :  Tolède  est  riche  en  maléfices.  Le 
plateau  sur  lequel  elle  se  dresse  recouvre  une  immense  caverne  : 
«  El  monte  que  sirve  de  asiento  à  la  ciudad  esta  casi  todo 
<(  hueco  ».  Dans  l'ombre  s'élaborent  les  sciences  mystérieuses 

(1)  «  Elloa  disputaient  qui  d'entre  elles  avait  plus  gentil  corjKS  et  se 
«  dénudaient...  »  F.  del  Coriial  ap.  Pelayo  Tratado  de  los  romances 
viejo»,  i'Mi,  J,  p.  164  sqqiie.  Cf.  Prim.  Cr.  Geti.  §  55i. 


par  lesquelles  on  force  la  nature  sans  s'adresser  à  Dieu.  Les 
conquérants  entrevoient  un  monde  nouveau,  encore  obscur, 
mais  plein  de  promesses.  Les  mores,  les  juifs  les  entourent, 
leur  décrivent  cette  vie  cachée.  Eux  d'abord  craignent  pour  leur 
âme  ;  un  jour  de  fête,  assassinent  la  maîtresse  de  leur  roi  parce 
qu'elle  est  juive,  trop  belle  et  qu'elle  doit  être  sorcière  (1),  mais 
peu  à  peu  ils  s'abandonnent.  —  «  Pourquoi,  dit  le  More  vaincu, 
«  vivre  ainsi  dans  l'inquiétude,  pêle-mêle  avec  vos  femmes  et 
«  vos  chevaux,  dans  ces  hautes  salles  sans  lumière  ?  (2). 
«  N'est-il  pas  plus  doux  d'entendre  le  bruit  de  l'eau  qui  coule 
«  de  la  fontaine,  de  reposer  au  pied  de  ces  murs  blancs  ornés 
«  de  dessins  où  le  regard  se  perd  ?  »  —  Et  le  juif  :  «  Chanterez- 
«  vous  toujours  les  martyres,  les  combats  ?  N'ètes-vous  point 
'.(  las  de  ces  rimes  sanglantes  ?  Yoici  des  poètes  de  ma  face 
((  qui  savent  parler  votre  langage  et  vous  enseigneront  de  plus 
«  moliles  harmonies  qui  pénètrent  le  cœur  »  (3).  La  légende  a 
fixé  ce  moment  de  Tolède:  celui  de  la  première  abdication  du 
chrétien  devant  l'Orient.  Un  aigle  descend  du  ciel,  jette  un  tison 
ardent  sur  la  maison  enchantée  ;  il  bat  des  ailes  pour  attiser 
la  flamme.  La  maison  n'est  plus  que  cendre.  Alors  surviennent 
des  oiseaux  noirs,  si  nombreux  que  <(  leur  vol  fait  se  lever  !a 
«  cendre  et  qu'elle  se  répand  sur  toute  la  face  de  l'Espagne  et 
<(  tous  ceux  sur  qui  elle  tombe  sont  comme  oints  de  sang.  Ce 
«  fut  le  premier  signe  de  la  destruction  d'Espagne  »  (4). 

Depuis,  la  maison  enchantée  s'est  relevée,  l'ennemi  a  triom- 
phé :  à  Tolède,  les  plus  riches  synagogues,  les  plus  actives  où, 
dès  la  fin  du  xm*  siècle,  règne  la  Kabbale  ;  les  philosophes 
hermétiques,  les  seigneurs,  voire  les  archevêques  magiciens. 
«  A  Paris,  on  apprend  les  arts  libéraux,  à  Bologne  les  codes,  à 

(1)  Cf.  Grietz.  Jiii/s  d'Espagne,  LéNy,  1872.  Comp.  Prim.  Cr.  Gen. 
§  1.006. 

(2)  Cf.  Prim.  Cr.  Gen.  §  791. 

(3)  Yehouda  Halevi. 

(4)  Cf.   Pelayo.   Trat.   rom.,   I.,   162.   Comp.   Prim.   Cr.    Gen.   §   359-564. 


—  28  — 

«  Saleme  les  médicaments,  à  Tolède  on  apprend  les  dia- 
«  blés...  »  (1).  Ce  dangereux  savoir  a  renouvelé  les  chevaliers, 
les  moines  de  Burgos.  Au  bord  du  Tage,  leur  ravissement  dut 
être  semblable  à  celui  des  Croisés,  barbares  du  Nord,  entrant 
à  Constantinople.  Leur  rudesse  s'amollit  à  ce  souffle  d'Orient. 
Le  juif  est  là  qui  sert  de  truchement  entre  l'Arabe  et  eux,  leur 
présente  des  poèmes,  des  livres,  tout  un  monde  de  sciences,  la 
somme  du  plus  grand  travail  intellectuel  qu'ait  connu  le  moyen 
âge.  Ils  s'assoupliisr^ent  et  ils  s'affinent.  Cet  univers,  que  naguère 
ils  croyaient  formé  par  une  seule  volonté,  leur  apparaît  miysté- 
lieux,  changeant,  rempli  de  forces  ennemies  :  le  théâtre  d'un 
éternel  combat.  Ils  sentent  qu'en  eux-mêmes  le  même  combat 
se  livre,  ils  distinguent,  ils  choisissent.  Mais  cette  nourriture 
est  trop  forte  pour  eux.  Hommes  d'une  seule  foi,  les  voici  livrés 
au  doute  ;  hommes  d'un  seul  bloc,  les  voici  qui  se  dispersent. 
Ils  cherchent  à  tâtons,  trébuchent,  se  réfugient  dans  leur 
croyance  ancienne,  mais  s'ils  persistent,  s'ils  parviennent  à 
saisir  une  parcelle  de  cette  nature  secrète,  quelle  joie  victo- 
rieuse, quel  orgueil  nouveau  les  soulève  !  Leur  vie  désormais 
m'est  plus  qu'une  lutte  entre  le  bon  et  le  mauvais  amour,  ils 
n'ont  plus  besoin  des  poètes  juifs,  ils  ont  leur  poète  à  eux,  et  ce 
n'est  plus  Berceo,  c'est  un  poète  tout  neuf,  un  religieux  d'une 
autre  pousse  :  Juan  Ruiz,  archiprêtre  de  Hita. 

Je  voudrais  imaginer  la  vie  de  cet  homme  extraordinaire.  Ce 
qu'on  sait  de  lui  se  réduit  à  ce  qu'il  a  bien  voulu  nous  dire  et 
il  est  discret.  Il  apparaît  seulement  que  son  gîte  fut,  trop  sou- 

(1)  C.  de  Heislcrbach  ap.  Pelayo.  llistoria  de  los  Heterodoxos  cspa- 
ûoleg,  1879,  I,  .»57f).  —  Cf.  Ghaetz.  Hist.  des  Jni/x.  Dnrlacher,  1893, 
IV,  233-24.').  Je  no  vois  guère  que  le  paisible  Crislo  de  la  Vega,  reposant 
daos  la  i)laine,  conronn*''  de  cyprès,  le  moderne  l'anllirMin  de  S.  Juan, 
trop  monilain,  (Iciiri  et  d'un  triomphe  trop  faeile,  qui  aient  (^chappé 
à  l'empreinle  l'irangère.  Mais  il  faut  se  souvenir  qu'ici,  dans  la  maison 
d<-  dofia  Luisa  de  la  Cerda,  Sainte  TlirTèsc  commence  à  «'écrire  sa  vie  ; 
que,  Madrid  ûliml  devenue  la  idUi  de  l'Kspagno,  Caldcron  ne  se  r(''sout 
(ju'avee  peiufî  h  ((iiilter  l;i  cité   imjK'Tialr. 


-  29  — 

vent  à  son  gré,  la  prison.  —  Fut-il  moine  goliard,  libre-iH^n- 
seur,  moraliste  s'ofîrant  en  victime  expiatoire,  étalant  ses  pé- 
chés, battant  sa  coulpe  sur  la  place  publique  ?  Un  peu  de  tout 
cela  sans  doute  et  plus  encore.  Il  ne  faut  pas  le  cloîtrer  dans  une 
catégorie  :  il  a  trop  de  vie,  il  déborde,  il  est  variable  comme 
les  saisons. 

Ce  poème  immense  embras«e  tout  (1).  Placé  sous  le  vocable 
du  Christ  et  de  la  Vierge,  il  s'ouvre  par  une  prière  la  plus 
humble  et  la  plus  pure.  Les  Gozos  de  S.  Maria,  c'est,  près  de 
cent  ans  avant  Villon,  la  plus  belle  musique  pieuse  qu'ait  écrite 
un  poète.  Mais,  quand  vient  Pâques,  que  le  soleil  se  lève  plus 
clair,  que  sa  couleur  est  plus  noble,  ce  n'est  pas  Dieu  que 
célèbrent  les  hommes,  les  oiseaux,  les  fleurs.  Non,  «  tous,  en 
(t  chantant,  vont  recevoir  l'Amour  »,  Hita  comme  les  autres  ; 
il  s'humilie  devant  Vénus  : 

Senora  dona  Venus,  muger  de  don  Amor, 
Noble  duefta,  oraîllome  yo,  vuestro  servidor  (2). 

Alors  pêle-mêle,  déchaînés,  les  prêtres,  les  chevaliers,  les 
juges,  les  jongleurs,  les  fanfarons,  les  faméliques,  suivis  du 
troupeau  des  bêtes  exemplaires  que  le  moyen  âge  a  élevées  à 
la  dignité  d'hommes,  entrent  dans  la  dajnse  ;  après  eux,  les 
prudes,  les  femmes  de  condition,  les  paysannes,  les  nonnes,  les 
moresqpies  ;  —  tous  et  toutes  conduits  par  le  mauvais  amour, 
par  cette  étonnante  figure  qu'Hita  a  créée,  qui  restera  le  grand 
premier  rôle  de  la  littérature  espagnole  :  Trotaconventos,  l'en- 
tremetteuse. 

Cet  archiprêtre  fantastique  a  beau  travailler  sur  un  modèle 
de  basse  latinité,  le  Pamphihis  (3)  ;  sous  sa  main  le  modèle 

(1)  Libro  de  Buen  Amor,  éd.  Cejador  y  Frauca.  Madrid,  1913,  2  vol.  — 
Cl.  FiTZM.4rRiCE-KELLY.  LeccioTies  de  Literatura  espanola.  Madrid,  1910, 
p.  30-66. 

(2)  Cop.  585,  1225. 

(3)  Cf.  l'étude  sur  le  Pamphiîe  par  A.  Baudouin.  Librairie  Moderne, 
1874. 


—  30  — 

craque,  le  cadre  est  trop  étroit  pour  son  génie.  Tout  lui  parle, 
tout  l'intéresse  :  médecine,  musique,  astrologie  (bien  qu'il  s'en 
défende),  jongleries,  danses.  Tout  ce  qu'il  touche  prend  vie  ;  il 
sait  plus  que  personne,  mais  son  savoir  ne  l'étoufîe  pas,  il  a 
bien  trop  de  vigueur  pour  cela.  En  dix  strophes,  il  nous  met  au 
fait  de  la  musique  de  son  temps,  puis  repart  à  la  découverte  : 
aucun  ordre,  le  mètre  sans  cesse  est  rompu.  Après  une  chanson 
montagnarde,  une  serranilla,  voici  que  le  ton  devient  épique  : 
un  combat,  nom  pomt  celui  que  chanta  Berceo,  mais  celui  de 
don  Camal  (la  chair)  contre  dona  Quaresma.  Des  chrétiens 
il  nous  mène  aux  arabes,  aux  juifs,  aux  «  troteras  »  moresques, 
disserte  savamment  sur  la  nécessité  de  la  confession,  l'esthé- 
tique féminine,  pour  revenir  aux  clercs,  à  leurs  vices  domt 
il  a  une  connaissance  particulière.  Et  il  se  sait  coupable.  Quand 
vient  l'automne,  il  rentre  en  lui-même,  veut  s'amendea?  : 
«  Voyez  comme  j'ai  mal  agi,  ô  mes  frères...  Nemo  sine  cri- 
«  mine  vivit,  dit  Caton.  N'imitez  point  mon  exemple  : 

Mys  ojos  no  verén  luz 
Pues  perdido  hé  â  Cruz,  (1) 

«  mes  yeux  ne  verront  pas  la  lumière,  car  j'ai  perdu  la  Croix, 
«  Cherchez  la  voie  de  Vérité,  viam  veritatis...  »  Et  de  bonne 
foi,  il  la  cherche,  médite,  déroule  en  nobles  strophes  le  Mys- 
tère de  la  Passion...  mais,  l'instant  d'après,  comme  il  voit 
une  nonne  en  prière,  il  s'écrie  :  «  Qui  donna  à  la  blanche 
«  rose  haJîit  et  voile  noirs  ?  »  Sans  doute,  c'est  l'épouse  du 
Seigneur  et  «  le  péché  de  nonne  est  un  péché  mortel  »,  mais 
l'instinct  est  plus  fort  :  «  Ah  !  Dieu  !  puisse- je  être  ce  pécheur  ! 
«  —  et  faire  ensuite  pénitence»  (2). 

Ce  livre  étrange  qu'on  ne  peut  lire  que  par  bribes,  si  divers 
et  touffu,  n'a,  je  crois,  d'équivalent  dans  aucune  littérature. 
C'est  Villon  et  c'est  Rabelais,  une  encyclopédie  du  sentiment, 

fi)  RlroiilK-    11. -i. 

(SJ)  Comp,  Qlevf.do  Ll  uran  Tacaiïo.  Cap.  XXII. 


—  :^i  — 

de  la  sensation,  de  la  science  el  tout  cela  soulevé,  entraîné  par 
une  multitude  de  rythmes,  une  abondance  poétique  sans  égale. 
Quelle  prodigieuse  lumière  jette  sur  son  siècle  cet  espagnol  du 
Nord  !  Tout  à  Dieu,  sentant  la  douleur  du  Christ  comni'e  la 
sienne  propre,  dévùl  à  la  Viei'ge  avec  des  accents  inconnus  jus- 
qu'alors, puis  bondissant  de  la  chrétienne  à  la  moresque,  — 
car  tout  animal  veut  avoir  compagnie  de  femelle  (1)  —  riant, 
goguenardant,  chantant  en  castillan  ou  en  arabe,  contrefaisant 
le  rabbin,  les  chanoines  au  chœur,  il  est  à  lui  seul  tout  un 
monde,  ce  Bacchus  chrétien  :  c'est  l'éclatement  de  la  Na- 
ture (2). 

Cette  joie  devant  l'existence,  ce  don  inouï  des  images,  cette 
multiplicité  des  inclinations,  ces  disparates  font  aussi  sa  fai- 
blesse. Hita  ne  laisse  pas  une  œuvre,  mais  un  monstre  d 'œu- 
vres rivales,  un  chaos  génial  où  se  heurtent  les  instincts  et  les 
croyances,  la  bête  et  l'homme.  Mais  lisez  l'histoire  de  son 
temps,  regardez  ses  contemporains.  Le  spectacle  est  le  même, 
aussi  chaotique,  aussi  déconcertant.  La  source  vive  où  les  moi- 
nes, les  guerriers,  trouvaient  naguère  la  certitude,  la  paix,  où 
ils  se  confirmaient  dans  il'excellence  de  leur  mission,  n'est  point 
tarie  sans  doute,  mais  des  mains  étrangères  l'ont  troublée  (3). 
De  là  cet  émiettement,  cette  dispersion  ;  le  pacte  de  Las  Navas 
est  rompu  :  plus  d'élan  unanime,  plus  de  communion  héroïque 
devant  l'ennemi.  Parfois  un  homme,  un  roi  les  ressaisit,  les  en- 
traîne ;  après  la  victoire  du  Salado,  les  frontières  chrétiennes 
touchent  la  mer.  A  la  fini  du  xiv^  siècle,  la  ruine  des  Mores  sem- 
ble certaine  ;  partout  enserrés,  un  dernier  effort  les  rejettera 
de  l'autre  côté  du  détroit  (4),  mais  ce  dernier  effort,  on  l'attend 

(1)  C'est  le  titre  d'un  de  ses  chapitres.  —  L'archiprètre  luxurieux  est 
un  type  ancien  :  cf.  Prim.  Cr.  Gen.  §  "711. 

(2)  Et  il  semble  bien  qu'il  s'en  doute.  Cf.  strophe  70. 

(3)  F.  Ferez  de  Guzman  dira,  plus  tard,  pour  excuser  les  faiblesses  de 
ses  héros  :  «  Comme  chacun  est  avant  tout  avide  des  biens  de  nature...  » 

(4)  D'autant  plus  que  le  royaume  de  Grenade  est  travaillé  par  l'anar- 
chie. Cf.  Altamira.  Ilist.  de  Espafia,  1909.  II,  p.  207. 


—  32  — 

un  siècle  ;  la  guerre  sainte  dure,  mais  sans  fruits.  Quelques 
laits  d'armes,  plus  de  conquête. 

Mérimée  a  raconté  avec  son  impassibilité  coutumière  le  règne 
le  plus  sanglant  de  cette  période  sans  gloire.  L'histoire  de  don 
Pèdre  de  Castille  est  ime  succession  de  tragédies  à  la  turque, 
tragédie  des  vassaux  révoltés  contre  leur  roi,  tragédie  des 
frères  ennemis.  La  guerre  de  Grenade  y  tient  peu  de  place  ; 
c'est  en  Aragon,  dans  le  royaume  de  Valence,  qu'il  faut  cher- 
cher des  champs  de  bataille  ;  les  derniers  alliés  de  don  Pèdre 
contre  son  frère  seront  les  mores.  Histoire  de  sérail,  de 
bâtards,  de  favorites,  où  un  esclave  vient  à  point  nommé 
abattre  la  victime  ;  odyssée  d^un  tyran  malheureux  et  féroce, 
trahi  et  trahissant  :  nous  ne  sommes  pas  en  Espagne,  mais  dans 
le  palais  d'un  sultan. 

Avec  Henri  de  Transtamare,  la  chronique  reprend  une  allure 
chrétienne,  mais  ce  bâtard  catholique  n'a  point  les  mains  libres, 
il  a  trop  de  peine  à  se  maintenir  au  milieu  de  ses  ennemis. 
Le  meurtre  qui  l'a  porté  au  trône,  l'impureté  de  son  origine 
semblent  le  frapper  d'incapacité,  lui  et  ses  enfants.  H  n'agit 
qu^  par  la  France  ;  son  fils  Jean  se  fait  battre  honteusement 
par  les  Portugais  ;  son  petit-fils  est  un  être  falot,  infirme,  qui 
meurt  à  27  ans  sans  avoir  rien  fait.  Lisez  l'historien  de 
don  Pèdre,  d'Henri,  Pero  I^opez  de  Ayàla.  Jamais  scènes  de 
lâcheté  ou  d'effroi,  trahisons,  tueries,  même  de  femmes,  ne 
furent  contées  avec  une  aussi  superbe  indifférence,  une  aussi  par- 
faite insensibilité.  Ce  grand  seigneur  a  des  mains  de  glace  (I)  ; 
scrupuleux,  il  ne  vous  fait  pas  grâce  d'un  détail,  se  liasai-de 
rarement  à  juger,  ne  s'émeut  jamais.  On  conçoit  que  Mérimée 
ait  trouvé  dans  sa  chronique  la  matière  qui  lui  convenait  : 
une  histoire  terrifiante  rédigée  comme  un  texte  de  loi  (2).  Cette 

(1)  Lorsqu'il  trahit  don  Pédrc,  il  f'îprit  :  <i  Los  affaires  du  roi  n'allant 
"  pas  de  bonne  façon,  nous  décidâmes  de  le  quitter  avec  dessein  de  ne 
«  jamais  revenir  ».   Cronica,  anno  i366.  Ch.  IV. 

(2)  Stfndhal  ifçnorait  l'espagnol  —  et  c'est  dommage  :  Ayala  l'eût  sa- 
tisfait. 


—  33  - 

sécheresse  prodigieuse,  cette  démarche  hautaine  au  milieu  des 
flaques  de  sang,  sont  la  marque  de  la  déviation  espagnole. 

Sans  doute,  on  se  bat  encore  de  l'autre  côté  de  la  Sierra 
Morena  :  dans  les  places-frontières,  des  capitaines  d'aventure 
rompent  la  trêve,  guerroient  où  la  guerre  est  encore  ouverte, 
mais  ce  sont  des  enfants  perdus  qui,  après  avoir  razzié  le 
pays,  se  retirent  derrière  leurs  murs.  —  Quand  le  jeune  roi 
commence  à  régner,  on  le  mène  en  grand  appareil  faire  une 
démonstration  militaire  sur  la  terre  des  mores,  mais,  le  plus 
souvent,  on  s'en  tient  à  la  parade,  à  quelques  combats  singu- 
liers, et  l'on  retourne  à  Séville  se  reposer  et  se  réjouir. 

Ce  n'est  point  là,  aux  portes  de  l'Andalousie,  que  respire 
l'Espagne  du  xv®  siècle  :  choisir  ce  pays  comme  initiation  à 
cette  période  confuse,  tâcher  de  comprendre  le  relèvement  de 
l'Espagne  dans  la  chapelle  de  Grenade  où,  sous  les  fioritures 
italiennes,  reposent  les  Rois  catholiques,  c'est  une  faute  de 
méthode.  Le  drame  est  ailleurs  :  avec  Burgos,  avec  Tolède,  vons 
tenez  les  extrémités  du  fil.  Burgos,  première  étape  de  la  con- 
quête. Tolède,  première  étape  de  la  corruption.  Entre  les  deux, 
l'exaltation  d'Avila,  la  mélancolie  de  Ségovie. 

Un  Castillan  m'a  dit  un  jour  :  «  Ne  cherchez  pas  l'Espagne 
ailleurs  que  dans  mon  pays  ;  l'Andalous  est  contaminé  par  le 
Midi,  le  Catalan  par  la  France.  Nous  seuls.  Castillans,  sommes 
véritablement  espagnols  ».  —  Ces  paroles  d'orgueil  me  reve- 
naient sans  cesse  à  l'esprit  tandis  que,  dans  les  chroniques, 
je  suivais  la  pente  du  moyen  âge  finissant.  Je  ne  m'étais 
engagé  qu'avec  crainte  dans  ce  chemin  stérile,  tortueux,  que 
me  décrivaient  les  historiens  modernes  :  «  Prenez  garde,  me 
disaient-ils,  c'est  ici  la  tristesse,  la  honte  espagnole.  N'attendez 
point  d'images  plaisantes,  de  combats  héroïques,  de  nobles 
prières.  Rien'  n'égaiera  votre  route,  même  pas  une  chanson. 
C'est  la  bassesse,  la  lâcheté,  la  trahison,  pis  encore,  l'im- 
bécillité. —  Mais  allez  plus  avant  :  voici  qu'apparaît  la  nou- 
velle reine,  Isabelle,  montée  sur  son  char  de  victoire,  entourée 


-  34  - 

de  palmes  et  de  lauriers,   suivie  du  more  enchaîné,   du  juif 
baptisé.  Voici  la  gloire  de  l'Espagne  !  voici  sa  résurrection  !  » 

Je  n'ai  point  suivi  ces  docteurs  du  triomphe.  Nos  chroniques 
françaises  du  xv^  siècle  ne  se  distinguent  pas  par  l'élévation  des 
idées,  les  exigences  morales,  l'exquis  de  la  sensibilité  :  elles 
demandent  peu  au  cœur.  Il  serait  peut-être  excessif  de  demander 
plus  à  leurs  sœurs  espagnoles.  Et  puis,  ne  faut-il  pas  se  méfier 
de  ces  gloires  subites,  de  ces  éclatements  inattendus,  aveuglants, 
qui  surviennent  en  pleine  histoire  ?  Je  crains  qu'on  n'obs- 
curcisse l'obscur  à  dessein,  qu'on  ne  méprise  tout  un  monde 
pour  mieux  en  exalter  un  autre  :  ce  ne  serait  pas  la  pre- 
mière injustice  que  nous  aurait  valu  ce  goût  simpliste  du 
contraste. 

Je  renonce  donc,  ô  docteurs,  à  ces  beaux  coups  d'épée 
que  nous  rapporte  la  légende  ;  je  renonce  au  chant  des  guer- 
riers, aux  actions  de  grâce  des  prêtres  ;  je  renonce  au  cortège 
triomphal.  J'accepte  cette  médiocrité,  cette  bassesse  que  vous 
me  dénoncez  :  peut-être  ce  qu'il  y  a  de  foncier  chez  un  peuple 
apparaît-il  plus  clairement  dans  l'abattement  de  la  défaite 
que  dans  l'ivresse  de  la  victoire.  —  Je  me  suis  laissé  porter 
par  ces  chroniques  ingrates  :  elles  ne  m'ont  pas  conduit  aux 
jardins  d'Andalousie  mais  aux  friches  de  Castille.  Là  est  leur 
Espagne,  là  leur  champ  de  bataille. 

Si  vous  voulez  connaître  l'aspect  de  cette  terre,  en  dessiner 
la  ligne  générale,  arrêtez-vous  à  mi-chemin  entre  Burgos  et 
Tolède,  à  Médina  del  Campo.  C'est  une  triste  bourgade  noire, 
tassée  autour  d'une  grande  place  carrée  qui,  depuis  des  siè- 
cles, sert  de  champ  de  foire.  Mais,  à  côté,  sur  la  colline,  se 
dressent  les  ruines  du  château,  la  Mota  de  Médina,  amas  de 
briques  rouges,  écornées,  rongées,  trouées  cà  et  là  d'ouver- 
tures rondes.  Citadelle  célèbre  dans  les  annales  de  Castille  : 
pour  le  roi,  contre  le  roi  ;  sams  cesse  prise  et  reprise,  achetée 
et  revendue,  on  se  la  dispute  connue  la  citadelle-reine  :  par 


—  35  - 

elle,  on  lient  le  pays.  Mais  cet  édifice  bancal  qui  flamboie 
sous  un  ciel  trop  bleu  a  une  antre  valeur  qui  n'est  pas  de 
stratégie.  Là  fut  établi  le  tribunal  de  l'inquisition,  là  Isabelle 
pleura  la  folie  de  sa  fille,  là  elle  finit,  désenchantée,  inquiète, 
défendant  au  peuple  de  prendre  le  deuil.  Combien  de  senti- 
ments divers  flottent  encore  autour  du  donjon  délabré  !  Haines 
de  races,  haines  de  guerre  civile  ;  croyance  menacée,  victo- 
rieuse ;  brisement  du  cœur,  déchirement  d'une  mère  devant 
son  enfant  qui  délire  !  (1).  Ce  lieu  est  un  digne  prologue  à  la 
tragédie  de  Castille,  —  et  voyez  comme  il  la  résume. 

Au  nord,  le  plat  pays  que  domine  Simancas,  autre  château 
mais  humanisé  en  bibliothèque.  On  sent  que  l'homme  de  droit, 
l'homme  de  papier  est  proche.  Voici  sa  ville,  établie  au  bord 
de  la  rivière,  Yalladolid.  Ici,  c'est  la  froideur,  la  rectitude  : 
un  vêtement  de  juriste,  de  canoniste,  ample,  austère,  —  comme 
cette  audiencia  où  eut  lieu  le  mariage  des  rois  catholiques, 
ou  cette  monstrueuse  masse  de  Saint  Benoît,  dont  les  contre- 
forts retombent,  s'aplatissent  en  pattes  d'éléphant  :  une  dévo- 
tion qui  avorte.  Mais  parfois  se  découvre  le  vêtement  de  parade, 
rehaussé  d'or  et  de  broderies,  à  San  Pablo  semé  d'étoiles,  au 
collège  de  S.  Grégorio  oii  des  rideaux  de  pierres  ajourés  en 
dentelles  dissimulent  les  salles  noires  où  l'on  formait  les  cuis- 
tres. Yalladolid,  ville  de  justice,  «  quicio  de  la  justicia  »,  ville 
d'administration,  et  aussi  ville  d'exécution  :  tout  le  cycle  du 
despotisme  espagnol  s'y  déroule.  Dans  ses  palais,  ses  maisons, 
des  inquisiteurs,  des  familiers  d'inquisition,  des  greffiers,  des 
procéduriers  ;  sur  ses  places,  des  échafauds.  Ville  de  par- 
chemins, de  feu  et  de  sang  —  et  tout  cela  dans  le  silence  : 
suivez  Madame  d'Aulnoy  au  spectacle  des  autos-da-fé.  Les 
charmants  attelages  qui  vous  conduisent  à  travers  cette  collec- 
tion de  droit,  en  parole  et  en  action,  ne  suffiront  point  à  vous 
faire  sourire. 

(1)  Et  c'est  là  que  fut  enfermé  César  Borgia  avant  d'aller  mourir  à 
Viana.  Cf.  Pastor.  Hist.  des  Papes,  trad.  fr.,  Pion,  1904,  VI,  p.  226. 


—  36  — 

A  l'ouest,  du  côté  du  Portugal,  saluez  Tordesillas,  où  Jeanne 
la  folle,  après  avoir  erré  des  années  traînant  avec  elle  le 
cadavre  de  son  époux,  vint  attendre  la  mort  (1)  ;  Castronuno, 
repaire  de  bandits  qui  fut  aussi  capitale  populaire,  planté  sur 
son  rocher  au  dessus  du  Douro  ;  Toro  victorieuse  avec  sa  cita- 
delle de  pierres  roses  —  et  voici  la  frontière,  Zamora  la  mores- 
que mal  déguisée  en  chrétienne,  dont  la  cathédrale  geint  sous 
le  poids  d'un  minaret  ;  ville  des  savetiers,  patrie  des  ânes, 
fleurant  l'huile,  le  cuir  et  la  pastèque,  avec  ses  rues  bordées 
d'échoppes,  ses  maisons  couleur  de  pain  cuit  dégringolant  vers 
le  fleuve  vert. 

La  plaine  s'élève  peu  à  peu  vers  le  Sud.  Au  loin,  appesantie 
sous  le  soleil,  dort  la  grande  école  de  l'Espagne,  aussi  fleurie, 
enrubannée  qu'autrefois.  La  lumière  a  fané  ses  couleurs,  il 
s'exhale  même  de  ces  délicatesses  un  parfum  un  peu  fade  : 
ainsi  un  coffret  ciselé  avec  amour,  abandonné  et  vide.  Sachons 
gré  à  Salamanque  de  voiler  sa  science  sous  d'aussi  aimables 
dehors.  Pourtant  n'abuse-t-elle  pas  P  N'est-elle  point  fatigante, 
cette  vénérable  institutrice,  par  la  profusion  des  ornements 
qu'elle  développe  à  l'infini  comme  un  thème  de  rhétorique  ? 
Je  lui  pardonne  beaucoup  en  l'honneur  de  Fr.  Luis  de  Léon 
qui,  s'il  n'avait  été  aussi  entravé  d'humanités,  aurait  droit  au 
titre  de  grand  poète  d'Espagne,  et  j'observe,  d'autre  part, 
que  le  destin  a  placé,  auprès  de  cette  ofTicine  de  sciences, 
dans  les  gorçes  des  montagnes,  le  peuple  des  crétins,  des 
Hatuecas. 

Quittez  mjiintonant  cette  ville  de  plaine  et  de  bacheliers. 
Regardez  aux  frontières  de  la  Vieille  et  de  la  Nouvelle  Castille. 
Dans  un  paysage  fauve,  se  dresse  une  acropole  couronnée  de 
bastions  ;  anlonr  d'elle  la  plus  complète  solitude,  non  plus 
celle  de  Salamanque,  mais  une  solitude  élevée,  tourmentée. 
Aux  portes  d'Avila,  le  contraste  qu'offrait  Silos  se  développe, 

(1)  Cf.  HÉKÉLÉ,  Xtfneiiès,  trad.  fr.,  186'J,  p.  309. 


—  37  — 

s'agrandit.  Dans  cette  nature  en  révolution,  où  l'horizon  se 
découpe  en  arêtes  vives,  les  sentiments  prennent  une  acuité 
particulière,  la  dévotion  s'aiguillonne  :  l'ordinaire,  le  journa- 
lier ne  résistent  pas  sous  la  poussée  d'une  passion  plus  véhé- 
mente que  partout  ailleurs.  Mais  ce  n'est  pas  aux  dépens  de 
l'ordre  :  la  lumière  d'Avila  n'est  point  celle  de  la  torche 
fumeuse  que  porte,  en  titubant,  l'archiprêtre  de  Hita.  Avila 
de  los  Caballeros,  Avila  de  los  Reyes,  Avila  de  los  Santos  : 
sous  ces  trois  formes  vous  retrouverez  toujours  un  héroïsme 
cristallisé.  Ximena  Blasquez  qui,  vêtue  en  guerrier,  sauve  sa 
patrie  du  more  ;  Blasco  Ximeno  qui  meurt  pour  avoir  aimé 
la  justice  sont  les  ancêtres  de  Sainte-Thérèse  :  elle  les  résume 
et  les  rehausse.  Cette  couronne  de  bastions,  cette  cathédrale 
dont  le  chevet  se  transforme  en  rempart,  elle  en  a  fait  le 
château  de  son  âme,  sept  fois  fortifié,  sept  fois  démantelé 
sous  le  souffle  de  Dieu  (1). 

Ainsi,  du  haut  de  l'alcazar  castillan,  se  reconstitue  fragment 
par  fragment  la  figure  de  l'ancienne  Espagne  :  pays  de  monta- 
gnes, religieux  ou  guerrier  ;  pays  de  plaine  où  se  forme  le 
basochien.  Chaque  point  de  l'horizon  apporte  son  histoire  : 
Zamora,  les  luttes  épiques  contre  les  mores  ;  Toro,  la  victoire 
qui  consolide  l'unité  ;  Avila,  Valladolid,  Salamanque,  le  reflet 
des  grands  jours  du  siècle  d'or  et,  à  sa  suite,  la  clientèle  famé- 
lique du  roman  picaresque.  Mais  il  manque  un  trait  à  cette 
figure,  une  partie  à  cette  symphonie  :  où  retrouver  la  Castille 
du  moyen  âge  agonisant  ? 

La  mélancolie  espagnole  a  ses  paysages  classiques.  Le  plus 
notoire,  le  paysage-type,  c'est  celui  qui  entoure  le  monstre 
de  Philippe  II,  «la  caserne  des  cénobites».  Quinet,  devant 
l'Escurial,  s'écrie  :  «  Ci-gît  l'Espagne  :  elle  a  été  assassinée  en 
cet  endroit  par  le  Saint-OfiBce.  De  profundis...  »  (2).   Gautier 

(1)  Sa  vie,  écrite  par  elle-même,  montre  combien  cette  mystique  fut 
directrice  ordonnée  et  pratique. 

(2)  Mes  vacances  en  Espagne,  p.  124. 


-  38  — 

s'ennuie  cordialement  devant  ce  monument  <(  le  plus  maussade 
qu'on  puisse  rêver  »  et  c'est  par  conscience  de  reporter  qu'il  en 
fait  une  très  lasse  description  (1).  D'autres  ont  réussi  à  ne  pas 
vociférer,  à  ne  pas  bâiller  :  ils  ont  trouvé  dans  cette  immense 
grisaille,  cendres  et  pierres,  la  plus  complète  expression  de 
l'âme  castillane  (2).  C'en  est  peut-être  l'expression  la  plus 
grandiose  dans  l'austérité,  mais  une  expression  seulement.  La 
fin  de  Charles-Quint  nous  laisse  une  note  différente  ;  la  re- 
traite qu'il  choisit  aprôs  son  abdication  est  plus  reculée,  moins 
bâtie,  Yuste  dans  les  montagnes  d'Estrèmadure.  Mais  cette  soli- 
tude voulue,  il  la  secoue  de  sa  passion  ;  tempétueux,  colérique, 
il  descend  souvent  des  hauteurs  de  la  prière  aux  affaires  tem- 
porelles :  l'empereur  se  débat  contre  l'anachorète.  Solitude 
entre  des  moines,  un  majordome  (qui  n'en  peut  mais),  un  bras- 
seur, d'innombrables  serviteurs  ;  c'est  une  nouvelle  face  du 
désenchantement  espagnol  (3).  Combien  d'autres  paysages  pour- 
raient nous  solliciter,  tout  imprégnés  encore  de  tristesse  in- 
quiète ou  bien  abandonnés,  minables  à  vous  serrer  le  cœur  ! 
L'Espagne  n'en  est  point  avare  :  le  plateau  noir  qui  entoure 
Madrid,  le  château  qui  surplombe  la  pouillerie  du  Manzanares 
et  que  seul  Goya  sut  animer,  les  jardins  déserts  d'Aranjuez, 
ou  encore  le  couvent  fortifié  de  Guadalupe  où  vinrent  méditer 
Colomb,  Pizarre  et  don  Juan  d'Autriche... 

Charles-Quint,  Philippe  II  et  les  pauvi-es  Philippes  qui  en 
descendent  jusqu'au  minus  habens  Charles  II,  toutes  ces 
têtes  couronnées  ont  été  travaillées  d'une  même  nostalgie  mul- 
tipliée par  les  mariages  dans  la  même  famille.  —  Elle  leur 
venait  de  loin  :  c'est  au  delà  do  Charles-Quint,  nu  del;\  d'Isa- 

(1)  Trn  los  Montes,   1843,   I,   p.   122. 

(2)  CiiATKALniiiAND,  Mémoires  d'outre  tombe,  III.  Liv.  T.  —  M.  Bauivès, 
Un  amateur  d'âmes. 

f3)  Cf.  MiiiNET,  Charles-Quint,  son  nbdieation,  son  séjour  et  sa  mort  au 
monastère  de  Yuste,  Didinr,  C»  ('•flition,  IRCiH,  ei  r.ACirAnn,  Retraite  et  mort 
de  Clinrlex-Ouint.  2  vol  ,    llr\ixfllfs,   iStSli. 


—  39  - 

bolle  même  qu'il  faut  en  chercher  l'origine  ;  c'est,  je  crois, 
dans  ces  tristes  années  qui  précèdent  l'émancipation  de  l'Es- 
pagne que  nous  trouverons  la  source  première  de  la  mélancolie 
espagnole. 

Au  pied  des  murs  rouges  de  Médina,  se  déroule  vers  l'Est 
un  océan  de  terres  mornes  ;  elles  ondulent  à  l'infini  ainsi 
qn'une  étoffe  lourde  et  molle  :  pas  ime  âme,  pas  une  respi- 
ration sous  ce  soleil  implacable.  Ce  n'est  point  l'uniformité, 
le  silence  opulent  de  nos  plaines  de  Beauce  où,  si  l'on  ne  voit 
pas  l'homme,  on  le  sent  tout  prêt  à  cueillir  les  beaux  fruits 
de  la  terre.  C'est  presque  une  solitude  marine  ;  la  colline 
crayeuse  qui  surgit  au  milieu  de  ce  moutonnement  semble  un 
phare  mais  sans  guetteur  ;  aucune  voix  sur  cette  grande  mer 
figée. 

Pourtant,  c'est  là  que  me  ramènent  sans  cesse  les  chroniques, 
là  qu'elles  m'invitent  à  suivre  la  trace  des  armées.  A  deux  pas 
de  Médina,  je  touche  leur  champ  de  bataille,  Olmedo.  Un  vil- 
lage, des  murailles  en*  ruine  ;  autour,  la  plaine  creusée  par 
endroits  de  ravins  profonds  aux  bords  relevés  en  vagues.  Der- 
rière, im  colline  conique  reliée  à  une  autre  colline  terminée 
en  plateau.  Un  voyageur  du  xv"  siècle  rapporte  que  les  habi- 
tants vivaient  «  en  bêtes  brutes  »,  sans  se  soucier  de  la  reli- 
gion (1).  Et  le  moyen  de  s'en  étonner  ?  Connaissaient-ils  autre 
chose  que  la  force,  ces  malheureux  placés  au  confluent  des 
fleuves  ennemis  ?  Une  armée  descend  de  Médina,  l'autre  de  la 
colline  d'Olmedo,  elles  se  heurtent  dans  la  plaine  :  la  lice  est 
toute  prête  où  se  dénoue  la  guerre  civile.  -  -  Depuis,  les  barbares 
ont  réappris  la  religion.  Au  moment  où  je  passe,  le  glas  sonne 
au  clocher  d'un  monastère  ruineux  :  c'est  la  première  voix 
que  j'entends.  Et  pourtant  la  couleur  n'est  point  de  deuil,  ou 
bien,  c'est,  si  l'on  veut,  le  deuil  éclatant  qu'on  portait  naguère 
à  Florence.  Toute  la  gamme  des  jaunes,  depuis  le  jaune  vif, 

(1)  Cf.  Pel.^to,  Heterodoxos,  I,  841. 


—  40  - 

presque  rouge,  des  monts  de  Tolède,  jusqu'au  jaune  délavé, 
flavescent  des  hauts  plateaux  de  Burgos.  C'est  en  vérité  la  cou- 
leur nationale  dont  toutes  les  variétés  se  résument  ici  sur  ce 
drapeau  de  Castille  (1). 

A  Coca,  un  château  trapu,  bossue  de  mâchicoulis.  Dans 
cette  citadelle  confortable,  dont  la  maçonnerie  a,  de  tout  temps, 
fait  l'admiration  des  visiteurs  (2),  vécut,  à  la  fin  du  xv®  siècle, 
l'archevêque  Fonseca,  prélat  magnifique  qui  «  aimait  avoir  au- 
tour de  lui  pierres  précieuses,  perles,  joyaux  d'or  et  d'argent 
et  autres  choses  belles  à  la  vue,  singulières  de  perfection  »  (3). 
Ce  goût  du  rare,  du  délicat,  ce  raffinement  prennent,  dans  la 
nudité  environnante,  une  allure  baroque,  mais  ce  baroque  a 
son  histoire.  On  conte  que  Lucullus  détruisit  Coca,  et  le  sou- 
venir du  potentat  d'Orient,  miracle  de  luxe  et  d'élégance, 
rejoint,  à  travers  les  siècles,  au  bord  de  ces  ravins  fangeux, 
celui  de  l'archevêque  aux  pierres  précieuses. 

Plus  j'avance  vers  la  frontière  de  la  Nouvelle  Castille,  plus 
ce  château  coffre-fort  m 'apparaît  un  défi  à  la  pauvre  nature 
que  je  traverse.  De  petits  bois  de  pins  développent  leur  éven- 
tail vert,  parfaitement  découpé  sur  la  terre  argileuse.  Ces  mai- 
gres oasis  rendent  plus  sensible  encore  la  rudesse  du  pays  ; 
plus  un  ton  dégradé  —  où  sont  les  sfumaturc  italiennes  ?  — 
les  couleurs  se  juxtaposent  sans  transition.  Après  S.  M.  de 
Nieva,  bourgade  abandonnée  où  se  réunirent  un  jour  les  cortès 
de  Castille,  on  ne  rencontre  plus  rien  de  vivant  ;  le  trophée 
est  proche  du  désert.  Le  paysage  qui  jusqu'alors  montrait  une 
sorte  d'équilibre,  se  trouble,  se  convulsé  ;  les  vagues  de  terre 
deviennent  plus  fortes.  A  Medinn,  c'était  la  houle  ;  ici,  presque 
la  tompèlr'...  Tout  h  coup,  au  détour  d'un  sentier,  la  sierra 
sp  dé/^ouvrc,  donnant  à  coite  Iciic  ru   folio  coumi<>  un(>  leçon 

(1)  Il  disait  vrai,  coi  ;irtislp  rastillnn  :  n  Plus  je  i)oins  jaune,  et  plus  jo 
jieins  raslillan.  » 

(2)  TwisH  en  1772  r-t  dp  nos  jours  M.   Djoulafoy. 

(3)  Feiinanik)  I)f,  l'rr.CAii,   f'Iaros   Varonrs  de  CastJUn,  éd,   de   177.'»,   p.   89. 


—  41  — 

de  rectitude,  barrant  l'horizon  d'un  bout  à  l'autre,  comme 
une  lame.  Sur  sa  masse  noire  se  détache  le  donjon  d'un  château. 

Il  ne  faut  pas  atteindre  Ségovie  par  le  Sud,  par  Madrid  : 
c'est  la  découvrir  petitement,  presque  par  trahison.  Il  faut 
l'aborder  de  front,  par  Médina.  Ainsi  sa  physionomie  prend 
toute  sa  force,  elle  apparaît  comme  une  chose  unique  en 
Espagne. 

Par  un  de  ses  côtés,  Tolède  touche  à  la  fertilité  :  au  delà 
de  San  Juan  de  los  Reyes  la  colline  s'adoucit,  vient  mourir 
au  milieu  des  vergers  ;  les  oliviers  alternent  avec  les  arbres 
fruitiers  :  c'est  im  réjouissement  qui  fait  rebondir  l'esprit. 
Ségovie,  elle,  a  coupé  le  câble.  Deux  torrents  l'enserrent,  qui 
se  rejoignent  sous  l'alcazar,  rongeant  le  basalte.  Leurs  noms 
sont  beaux  :  l'Eresma,  rivière  d'anachorète,  le  Clamores,  tor- 
rent des  clameurs.  Au  milieu  du  plateau  désert  d'où  je 
regarde  la  ville,  c'est  une  image  de  Camoëns,  un  fragment 
de  l'épopée  de  la  mer  qui  me  vient  à  l'esprit  :  galère  aban- 
donnée dans  le  décor  sombre  des  montagnes. 

Sur  le  rocher,  voici  le  château -avant  :  naguère  rempart 
contre  les  mores,  puis  bastion  de  guerre  civile,  demeure  royale 
ornée  avec  amour,  qu'un  incendie  a  détruite  et  qu'on  a  rebâtie 
pour  abriter  de  jeunes  officiers  et  de  vieilles  archives  fl).  Il 
reste  pourtant  hidalgo  malgré  son  badigeon  rose,  s'avance  fière- 
ment contre  le  vent,  a  muy  galan  »  ;  château  gaillard  en  somme, 

(1)  Cf.  la  description  avant  l'incendie  ap.  Vayrac,  Etat  présent  de  l'Es- 
pagne (Amsterdam,  1719).  I,  333.  —  Twiss  y  voit  encore  les  cinquante- 
deux  statues  de  bois  peint,  représentant  les  rois  d'Espagne  :  «  Tout  est 
si  bien  doré  que  cela  paraît  neuf.  »  {Voyage  en  Portugal  et  en  Espagne, 
Berne,  1776,  p.  lOo).  Ici  fut  enfermé  plusieurs  années  le  duc  de  Guise 
"  pour  les  suites  funestes  de  son  entreprise  contre  l'Espagne  à  Naples  » 
(Retz,  Mémoires,  éd.  Champollion-Figeac,  IV,  p.  110).  —  Comment  oublier 
Gil  Blas  ?  11  connut  ici  le  malheureux  Cogollos  (Liv.  IX),  remarqua  des 
fenêtres  de  sa  prison  que  l'ortie  et  le  chardon  paraient  les  bords  fleuris 
de  l'Eresma  et  que  la  plupart  des  terres  étaient  incultes  —  ce  qui  se 
trouve  vrai.  —  Cf.  Diable  Boiteux,  ch.  XIX. 


—  42  — 
château  royal  dont  tous  les  autres  ne  sont  que  les  satellites  : 
Médina  et  ses  briques  rouges,  Coca  et  ses  merlons,  Turuégano 
et  ses  tours  de  calcaire  jaune  supportant  une  église  romane, 
Pedraza,  Cuéllar.  Mais,  pour  ces  nobles  châteaux  ruinés,  cet 
aloazar  est  un  roi  trop  neuf. 

En  revanche,  la  poupe  de  Ségovie  appartient  aux  archéolo- 
gues. Ceux-ci  vous  diront  quel  miracle  d'équilibre  soutient 
encore  l'immense  aqueduc  et  ses  arches  de  granit.  Il  me  suffît 
qu'il  termine  dignement  la  galère  ségovienne  ;  dans  le  granit 
romain  s'encastrent  l'image  de  la  Vierge  et  celle  de  Saint 
Sébastien  :  ainsi  au  château -arrière  des  vaisseaux  de  Sa  Majesté 
régnent  les  divinités  protectrices. 

Sur  les  flamcs  de  l'Alcazar,  des  ormes,  des  peupliers  remon- 
tent le  torrent,  semblent  vouloir  grimper  à  l'assaut  de  la  ville. 
Je  les  suis  et  me  voici  sur  la  terrasse  haute,  au  bout  de  la 
longue  rue  qui  traverse  Ségovie  de  part  en  pari.  Complet 
abandon  qu'anime  seulement,  à  midi  et  le  soir,  le  va-et-vient 
des  élèves  officiers.  L'air  de  la  montagne  n'est  point  favorable 
à  ces  futurs  guerriers.  Ils  sont  propres  et  pâles,  sanglés  dans 
leur  vareuse  à  l'allemande,  imperturbables  et  mécaniques, 
voilant  mal  leur  mélancolie  sous  une  rigidité  militaire,  —  et, 
en  effet,  travailler  dans  cet  exil,  au  milieu  des  pierres  mortes 
d'un  autre  âge,  n'est-ce  pas  trop  demander  à  cette  toute  jeu- 
nesse qui  doit  rêver  de  flainencos  madrilègnes  ?  Car,  plus  on 
va,  plus  on  se  persuade  qu'ici  rien  d'essentiel  n'a  changé 
depuis  le  jour  où,  sur  la  plaza  Mayor,  Isabelle  fut  proclamée 
reine  de  Caslille.  Les  savants  ne  nous  ont  point  encore  resti- 
tué la  Ségovie  médiévale.  Je  crois  qu'ils  n'y  auront  pas  beau- 
oouj)  de  peine  ;  mais,  quoi  qu'ils  fassent,  il  faudrait  l'âme  de 
•Mirholet  pour  faire  lever  la  vie  de  ces  pierres  réassemblées. 

lycs  linjîuistes,  les  historiens  des  mœurs  sont  d'accord  pour 
reconnaître  que  cette  province  est  l'une  des  plus  arriérées, 
l/cs  liadilions  y  restent  vivaces  ;  les  modes  de  culture,  les  ins- 
Irumenls  de  travail,  primitifs.  Naguère,  elle  était  au  premier 


—   i3  — 

rang  :  ses  laines,  ses  draps  étaient  renommés  sur  le«  foires 
d'Espagne,  à  Médina  del  Campo,  à  Astorga,  à  Palencia,  à 
Burgos  (1).  Chez  elle,  on  frappait  monnaie  :  c'était  la  tréso- 
rièro  du  royaume  et  elle  le  vêtait.  Depuis,  tout  est  parti  ;  elle 
n'a  point  bougé.  Tandis  que  Madrid  s'élevait,  Ségovie  s'en- 
dormait, se  momifiait  dans  l'éternelle  répétition  des  mêmes 
gestes  ;  elle  ne  voulait  point  connaître  d'autres  outils  que  ceux 
de  ses  pères,  son  cœur  se  refusait  à  cette  impiété  et  j'imagine 
que  les  paysannes  vêtues  de  bure,  que  je  vois  passer  secouées 
au  pas  de  leur  mule,  ont  tissé  elles-mêmes  l'étoffe  de  leur 
robe,  ainsi  que  le  font  leurs  sœurs,  les  nides  femmes  catho- 
liques des  montagnes  du  Valais. 

Immobilité,  mais  le  temps  passe.  Ces  pierres  qui  semblent 
avoir  le  soleil  au  dedans  se  descellent,  s'effritent  et  tombent  (2). 
I/Escurial  c'est  la  mélancolie  debout,  Ségovie  la  mélancolie 
des  ruines.  Sur  quatorze  paroisses,  me  dit-on,  six  sont  fermées 
car  elles  porteraient  malheur  aux  fidèles  ;  on  ne  soutient  les 
autres  qu'à  force  de  chaux.  J'ai  fait  le  tour  de  cet  hôpital  : 
à  S.  Agustin,  il  ne  reste  que  les  quatre  murs,  l'abside  est 
béante  ;  le  clocher  de  S.  Estéban  s'est  effondré,  on  l'a  re- 
couvert d'une  bâche  noire  ;  San  Juan,  S.  Lorenzo,  S.  Millan, 
S.  Martin  même,  l'église-mère,  ne  valent  guère  mieux  :  pour 
qu'elles  ne  s'écroulent  pas,  il  a  fallu  murer  les  arcs,  les  bourrer 
de  plâtre.  Aussi  voyez,  au  cloître  extérieur  de  S.  Lorenzo, 
cette  danseuse  vêtue  d'une  longue  robe  plissée,  les  bras  arron- 
dis au-dessus  de  la  tête  :  sa  beauté  est  du  même  ordre  que 
celle  de  la  Vénus  sortant  de  l'onde  que  nous  avons  admirée  à 
Rome.  Mais  les  jambes  de  cette  Salomé  sont  empêtrées  dans 
un  magma  sans  nom  et  les  petits  Pablos  de  Ségovie,  les  Laza- 

(1)  «  Rafinada  en  Segobia  »  :  proverbe  espagnol.  «  D'autant  que  les 
bons  draps  se  raffinent  à  Secobie.  v  (Bramôme,  Dames  galantes,  VII«  dis- 
cours). Sur  les  foires  cf.  Altamira,  op.  cit.,  II,  217. 

(2)  Et  les  orages.  Qui  veut  voir  de  beaux  orages  de  montagne  aille  à 
Ségovie. 


—  44  — 

rillos  de  l'endroit,  grands  joueurs  de  pelote,  insultent  inno- 
cemment cette  pauvre  figure  (1).  —  On  me  dira  :  «  C'est  le 
sort  des  églises  du  moyen  âge.  Elles  ne  durent  qu'en  chan- 
geant pièce  à  pièce  comme  le  vaisseau  de  Thésée.  Il  leur  faut 
autour  d'elles  un  peuple  de  médecins  ».  Ce  langage  est  connu, 
il  date  de  1850  ;  c'est  celui  d'une  école  d'historiens  que  le 
gothique  a  déçus.  Mais  il  n'a  que  faire  ici  :  presque  toutes 
les  églises  ségoviennes  sont  des  églises  romanes,  simples  et 
sobres,  sans  «  scolasLique  de  pierres  »  ;  elles  sont  de  la  famille 
des  églises  françaises,  parlent  la  même  langue.  Il  ne  faut  pas 
oublier,  en  effet,  que  la  cour  de  Castille  fut,  un  temps,  une 
cour  française  :  Sanche  le  grand  de  Navarre,  Alphonse  VI 
de  Castille  et  ses  gendres  bourguignons  appelèrent  les  moines 
de  Cluny  qui,  au  xi*  siècle,  régnèrent  en  maîtres  sur  les  églises 
d'Espagne,  changèrent  le  rite  (2),  l'écriture  et  bien  d'autres 
choses  —  ce  qui  peinait  fort  l'excellent  D.  M.  Menendez  y 
Pelayo.  Je  sais  bien  que,  dès  le  x^^  ils  commençaient  à  perdre 
du  terrain,  mais  l'élan  était  donné  :  ce  n'est  point  seulement 
par  les  chansons  de  geste  que  nous  sommes  liés  à  l'Espagne  (3). 
S.  Martin,  S.  Lorenzo  ne  brillent  pas  par  la  profusion  des  orne- 
ments, les  contorsions  de  pierres  ;  leurs  images  sont  d'une 
venue  toute  naturelle,  rien  du  parfum  oriental  qui  persiste  à 
Silos.  Leurs  arcades  trapues,  leurs  colonnes  jumelées  rappel- 
lent nos  lieux  saints  de  Provence,  Saint  Gilles  bâti  comme  elles 
sur  un  plateau  qui  domine  la  grande  mer  des  garrigues.  Il  y  a 

(1)  Et  je  ne  parle  pas  <los  c^plisea  abandonnées  :  S.  Columban,  S.  Sébas- 
tian, surtout  les  Templiers,  église  héroïque  dans  laquelle  personne  n'entre 
plus  ((u'aii  jour  où  une  prince.'^se  du  sang  daigne  venir  de  Madrid  passer 
lr>   revue  de  ces  vétustés. 

(2)  Sur  la  légende  du  rite  mozarabe,  cf.  Prim.  Cr.  Gen.,  §  872. 

(3)  Cf.  Pelayo,  Ant.  lir.,  II,  p.  XV.  —  Heterod,  I,  36S  sqque.  —  Pour- 
quoi se  lamenter,  dis])uter  de  questions  de  priorité  ?  Nous  n'enlevons 
rien  h  l'Fsjjngne  en  afTirmant  que  nous  lui  avons  donné  Roland  ;  elle  ne 
nous  enlève  rien  en  nlTIrmant  qu'elle  nous  a  donné  le  Cid.  Faut-il  encore 
rapiK?ler  les  polémiqucfi  sur  l'originalité  ou  le  plagiat  de  Gil  Dlas  ? 


mèrae  ici  un  sens  de  familiarité  qui  n'existe  pas  toujours  chez 
nous  :  le  cloître  n'est  point  lieu  de  retraite  ;  il  sort,  entoure 
l'église,  invite  le  peuple.  Ainsi  San  Martin,  sa  galerie  ouverte 
sur  la  rue  et  son  saint  bénissant  les  paysans  qui  passent. 

L'honnête  bibliothécaire  Diego  de  Colmenares,  qui  vivait  au 
xvn*'  siècle,  nous  a  conservé  les  traditions  de  Ségovie.  Elles  n'ont 
pas  l'allure  héroïque,  guerrière  des  légendes  d'Avila,  ne  con- 
naissent pas  les  grandes  envolées  de  sublime.  En  revanche, 
point  de  cavernes,  d'artifices  magiques,  point  de  ces  macabres 
découvertes  qui  sont  le  thème  constant  des  légendes  tolédanes  ; 
le  roi  chrétien  se  promenant,  au  bord  de  la  rivière,  avec  la  belle 
juive  ne  retire  pas  de  l'eau  le  crâne  d'un  enfant  (1).  Les  his- 
toires ségoviennes  sont  simples  et  sobres,  parfaitement  édi- 
fiantes. Lisez  celle  de  San  Frutos  et  de  ses  frères  ;  rien  de 
moins  compliqué,  c'est  un  fragment  de  la  Légende  Dorée. 
Ces  jeunes  gens  riches  distribuent  leur  avoir,  choisissent  le 
désert  autour  de  Ségovie  pour  y  vivre  dans  la  prière.  Les  mores 
les  découvrent,  les  décapitent.  On  avait  perdu  leurs  corps,  on 
les  vénérait  sans  savoir  où  ils  reposaient,  lorsqu'en  1461,  un 
carrier  qui  travaillait  dans  l'église  cathédrale  remarqua  que 
la  paroi  auprès  de  l'autel  de  Santiago  rendait  un  son  creux. 
Il  y  fit  un  trou  pas  plus  grand  que  le  doigt  et  par  cette 
ouverture  infime  sortit  une  odeur  si  suave  qu'en  un  instant 
'(  elle  remplit  le  temple  et  tous  les  assistants  de  joie  et  de 
consolation  m.  C'était  San  Frutos  et  ses  frères.  On  ouvrit  les 
portes  de  l'église  et  le  peuple  remercia  le  Seigneur  (2).  — 
Même  simplicité,  même  candeur  dans  le  miracle  de  Maria  del 

(1)  Légende  d'Alphonse  VIII  et  de  la  juive  de  Tolède.  Cf.  de  Latocr, 
Tolède  et  les  bords  du  Tage,  1860,  p.  235. 

(2)  Colmenares,  Hist.  de  la  insigne  ciudad  de  Segovia,  éd.  1846,  II,  300. 
Comp.  la  légende  de  Burgos,  d'une  même  venue  mais  héroïque.  Lorsqu'à 
S.  Pedro  de  Cardena  on  ou\Te  le  tombeau  du  Cid,  une  odeur  délicieuse 
se  répand,  une  pluie  abondante  rend  la  fertilité  à  la  Castille.  V.  égale- 
ment la  légende  du  juif  et  du  cadavre  du  Cid.  —  Prim.  Cr.  Gen.,  §  059- 
61-62.  —  DozY,  Recherches  sur  l'hist.  d'Espagne,  1860,  II,  p.  232. 


—  46  — 

Salto  :  cette  juive  fut  accusée  d'adultère  et  condamnée  par  les 
juges  de  sa  race  à  être  précipitée  d'un  rocher.  Elle  était  inno- 
cente, se  recommanda  à  la  Vierge  et  arriva  saine  et  sauve  au 
fond  du  précipice.  On  la  baptisa  et  elle  vécut  saintement  le 
reste  de  sa  vie.  Colmenares  place  cette  légende  dams  la  pre- 
mière moitié  du  xuf  siècle,  c'est-à-dire  au  temps  de  la  pleine 
prospérité  des  églises  ségoviennes  et  aussi  de  la  synagogue 
juive  :  ainsi  elle  prend  toute  sa  valeur  exemplaire,  légende 
de  zélateurs  destinée  aux  infidèles. 

Il  y  avait  autrefois  une  coutume  charmante  en  Castille  : 
quand  l'architecte  prenait  possession  de  la  fabrique,  on  lui 
donnait  un  doublon  d'or  en  lui  disant  :  «  Recevez-le  en  signe 
de  votre  travail  et  comme  sûreté  de  ce  que  le  Seigneur  Dieu, 
en  l'honneur  et  gloire  de  qui  on  commence  à  élever  cette 
église,  suppléera  le  reste  aux  prières  de  sa  glorieuse  mère». 
C'était  tout  son  Vitruve,  observe  Pelayo.  Tout  son  Vitruve, 
sa  gloire  et  sa  faiblesse  :  la  matière  ici  a  pris  de  sérieuses 
revanches  sur  d'esprit  (1). 

Voici  un  peuple  dévot,  attaché  plus  qu'aucun  autre  à  ses 
traditions  et  qui,  sans  bouger,  laisse  tomber  la  maison  de  ses 
pères.  Il  mérite  d'être  vu  de  près.  —  Ne  le  cherchez  pas 
sur  la  place  devant  la  cathédrale,  centre  petit-bourgeois  de 
Ségovie,  orné  d'un  kiosque  qui  remplace  l'échafaud  où  Isabelle 
fut  jurée  reine  héritière  de  Castille  ;  le  répertoire  classique 
écorché  par  de  jeunes  barbares  ne  sait  pas  trouver  le  chemin 
de  son  cœur.  Ségovie  est  ville  de  ruraux,  non  de  boutiquiers 
ou  de  fonrfionu aires.  Mais  descendez  dans  l'entrepont,  puis  à 

(i)  Cf.  Pei.avo,  lUst.  de  las  Ideas  Esteticas,  3«  éd.,  1010,  II,  294.  — 
L'évoque  (le  ce.s  rninos  a  pour  .siège  une  solide  bâtisse  du  xvi«  siècle, 
lounW'  d'orncinf'nts.  Il  ne  peut  rien,  dit-il,  pour  entretenir  ers  reliques 
d'une  fol  trop  abondante.  Le  pays  est,  i)auvre,  le  budget  de  l'Espagne  a 
d'autres  soucis.  Alors  les  vieilles  églises  romanes,  modestement  groujjées 
autour  de  la  bien  i)ortante  cathédrale,  s'effondrent  ;  on  leur  voile  la  face. 
Heureuses  encore  si  elles  sont  recueillies  par  un  artiste  qui  les  aime 
coin  rue   Daniel   Zuloaga. 


-  47  — 

la  poupe  de  la  galère.  Là,  sur  la  place  de  l'Azoquejo,  j'ai  vu, 
un  jour  de  fête,  le  peuple  de  Ségovie.  L'Azoquejo,  c'est  son 
milieu,  c'est  là  qu'il  vend,  qu'il  achète,  qu'il  s'amuse  ;  il  y 
retrouve  la  vie  d'autrefois,  le  souk  des  mores,  le  ghetto  des 
juifs,  toute  une  activité  qui  flotte  encore  dans  l'air.  D'étroites 
rues  descendent  sur  la  place  qui  s'arrondit  en  cuvette,  au 
fond  l'aqueduc  et  son  double  rang  d'arches  à  travers  lesquelles 
apparaît  la  montagne  noire.  On  entendait  là  comme  une 
rumeur  de  volière  :  des  femmes,  des  jeunes  filles  aux  châles 
jaunes  ou  rouges  ;  des  hommes  aux  boléros  bleus,  coiffés  de 
chapeaux  de  feutre  coniques,  la  jugulaire  sous  le  menton,  en 
tenue  de  service.  Voici  les  rameurs,  quel  fandango  vont-ils 
nous  danser  ?  —  Une  musette  préluda,  à  laquelle  se  joignirent 
une  flûte  et  un  tambour  de  basque.  Je  retrouvais  les  instru- 
ments (gaita,  odrecillo,  pandero)  dont  joue,  dans  son  grand 
poème,  le  mélomane-archiprêtre  de  Hita,  et  leur  chant  pre- 
nait ainsi  une  harmonie  plus  lointaine.  Les  femmes  s'étaient 
réunies  au  bas  d'une  des  ruelles.  En  cadence,  deux  d'entre 
elles  se  détachaient  du  groupe  et  s'avançaient  vers  le  milieu 
de  la  place,  les  mains  unies  ;  puis  deux  autres  les  suivaient. 
I^e  rythme  de  leur  danse  était  presque  celui  d'une  procession, 
avec  de  subits  arrêts  comme  devant  un  reposoir.  Plus  un  rire 
sur  ce^s  visages,  qu'ils  fussent  de  femme,  de  jeune  fîlle  ou  d'em- 
fant.  Les  hommes,  accotés  aux  murs,  regardaient  impertur- 
bables. Dans  tout  cela  une  gravité  parfaite,  de  même  que  s'il 
se  fût  agi  d'une  danse  sacpée.  —  Qu'eût  dit  Gautier  à  un  pareil' 
spectacle  ?  (1).  Où  sont  les  enlacements,  les  déhanchements, 
les  claquements  de  talon  et  la  souplesse  de  ces  fameux  bras 
ambrés,  armés  de  castagnettes  P  Fallait-il  venir  ici  pour  trou- 
ver la  danse  la  plus  chaste,  la  plus  dénuée  d'animalité  que 
jamais  paysans  aient  dansée  ?  A  Ségovie,  la  frénésie  espagnole 
est  une  légende. 

(1)  Il  a  négligé  Ségovie,  comme  Quinet  et  tant  d'autres  après  eux. 


-  48  — 

Regardez-les,  d'ailleurs,  ces  danseuses  qui  semblent  officier. 
Ce  sont  de  solides  Mies,  semblables  à  la  montagnarde  que 
rencontra  ici  même,  il  y  a  près  de  six  cents  ans,  l'archiprêtre 
vagabond  :  tête  forte,  cheveux  d'un  noir  brillant,  yeux  pro- 
fonds, «  la  trace  de  leurs  pas  est  plus  grande  que  trace 
d'ourse  »  (1).  Mais  ce  curieux  du  mauvais  amour  est  sans 
doute  resté  insensible  à  la  noblesse  de  l'attitude,  à  la  hauteur 
du  regard  qui  transfiguraient,  l'autre  dimanche,  les  paysannes 
de  Ségovie. 

Cette  danse  austère,  cette  procession  rythmée  qui  se  déroule 
au  pied  des  grandes  arches  de  l'aqueduc,  ces  yeux  sévères, 
ce  respect  dans  le  divertissement,  tout  cela  n'est-il  pas  d'accord 
avec  le  pays  d'alentour  ?  Comment  un  peuple  exilé,  courbé 
sur  une  terre  ingrate  et  toujours  soumis  à  la  voix  de  Dieu, 
pourrait-il  se  réjouir  sans  mesure  ?  A  deux  pas,  la  stérilité,  la 
montagne  nue. 

Mais  voici  le  drame  :  cette  pauvreté,  cette  stérilité,  c'est  son 
œuvre.  L'Espagnol  a  le  sens  du  stérile,  il  ne  comprend  ni 
l'arbre,  ni  la  plante  ;  il  brûle  l'un,  abandonne  l'autre  aux 
bêtes  ;  c'est  l'homme  du  charbon,  de  la  chèvre,  du  mouton  : 
on  ne  peut  retenir  dans  sa  fureur  de  raser  la  terre  ce  grand 
maître  en  dévastation  (2).  Les  vilHages  de  la  province  s'étaient 
nnis  naguère  pour  profiter  en  commun  des  champs,  des  pâtu- 
rages ;  ce  fut  la  Comunidad  y  tierra  de  Segovia  (3).  Cette  orga- 
nisation fort  sage  a  obtenu,  après  des  siècles,  un  résultat  inat- 
tendu :  faire  du  plateau  de  Ségovie  une  manière  de  désert. 
Quand  venait  l'été,  on  voyait  passer  les  troupeaux  qui,   des 

(1)  HiTA,  op.  cit.,  atropho  1012.  V.  les  illustrations  de  don  Quichotte 
par  D.   Vierge. 

(2)  Les  administrateurs  du  Sud-.\lg('rien  le  savent  bien,  qui  ont  été 
obligi^'s  de  prott-ger  les  oasis  contre  les  espagnols  qui  brûlaient  les 
héloumg,   la   principale  richesse. 

(3)  Cf.  Caiilos  y  Lecea,  La  Comunidad  y  tierra  de  Segovia,  18'.)3,  et 
Puvoi.,  Las  Hcrmandades  de  Caslilla  y  Léon,  1913. 


—  49  — 

plaines  de  la  Manche  et  de  l'Estrèmadure,  se  dirigeaient  vers 
les  pâturages  du  Nord.  Chaque  troupeau  de  mille  brebis  était 
gardé  par  cinq  bergers  et  cinq  chiens  ;  les  paysans  devaient 
leur  laisser  une  route  ouverte  à  travers  leurs  vignobles,  leurs 
oliviers,  leurs  champs  ;  et  tout  berger  avait  le  droit  de  couper 
une  branche  de  chaque  arbre,  soit  pour  construire  sa  hutte, 
soit  pour  faire  du  feu.  Ainsi,  du  haut  des  remparts,  les  Sé- 
goviens  regardaient  défiler  sur  leurs  champs  dévastés  le  trou- 
peau rouge,  le  troupeau  royal  :  «  le  précieux  joyau  de  la  cou- 
ronne »  (1). 

Sortez  maintenant  de  la  ville,  montez  à  Zamarramala,  la 
mauvaise  montagne  où  souffle  le  mauvais  air.  Les  brebis  du 
roi  ont  travaillé  en  conscience,  elles  l'ont  tondue  ras  la  terre 
contribuable,  n'y  ont  laissé  que  les  pierres,  une  mince  croijte  de 
boue  gercée,  percée  par  le  roc  (2).  L'arbre  que  vous  rencontrez 
semble  un  enfant  perdu,  échappé  au  désastre.  Pauvreté  sainte, 
irrémédiable  !  Consentez  à  vivre  quelque  temps  dans  cette  déso- 
lation et  vous  comprendrez  le  silence  de  ces  montagnards,  leur 
regard  fixe  et  grave.  La  su  propia  casa  es  el  atahud,  sa  maison 
à  lui  est  le  cercueil,  dit  un  poète  du  moyen  âge  qui  chanta  la 
pauvreté  (3). 

Vers  Madrid,  la  montagne  dessine  sur  le  ciel  le  profil  d'un 
cadavre  couvert  d'un  suaire.  Les  gens  du  pays  ne  s'y  sont 
point  trompés,  ils  ont  l'horizon  qui  leur  convient,  lui  ont 
donné  son  baptême  funèbre  :  la  Mujer  muerta,  la  Femme  morte. 

(1)  Cf.  Twiss,  op.  cit.,  p.  78.  La  coutume  était  encore  en  vigueur  en 
1764.  Troupeau  rouge,  car  on  couvrait  la  laine  des  brebis  avec  de  la  terre 
rouge  dissoute  dans  l'eau  pour  la  rendre  impénétrable  à  la  pluie  et  au 
froid. 

(2)  CoLMENAR  le  constate  déjà  dans  ses  .Annales  d'Espagne,  Amsterdam, 
1741,  t.  II,  p.  117. 

(3)  RuY  Paes  de  Ribera,  ap.  Cancionero  de  Baena,  Madrid,  1851,  p.  310. 
—  Cf.  p.  321.  «  E  muere  biviendo  mill  vezes  al  dia...  »  Et  meurt  vivant 
mille  fois  le  jour. 


—  50  — 

C'est  dans  ce  cadre  que  vécut,  au  milieu  du  xv®  siècle,  un 
prince  étrange,  le  dernier  prince  du  moyen  âge  espagnol.  Avec 
lui  finit  lia  dynastie  des  Transtamares,  dynastie  née  d'un  meur- 
tre. Il  règne  en  titre  vingt  ans  et  ne  laisse  dans  l'histoire  qu'un 
nom  ridicule  :  Henri  IV  de  Castille,  dit  l'Impuissant.  —  Jamais 
homme,  il  me  semble,  n'a  accumulé  sur  sa  tête  une  pareille 
somme  de  mépris  :  les  chroniques  contemporaines,  la  poésie 
populaire,  la  poésie  de  cour,  les  annalistes  espagnols  :  Garibay, 
Mariana,  les  historiens  modernes  s'accordent  à  nous  le  montrer 
comme  un  monstre  de  bassesse  ou  d'imbécillité,  sans  foi  ni  loi, 
ami  du  more,  du  juif,  ennemi  de  Dieu  (1).  Je  lui  cherche,  dans 
l'Europe  de  ce  moment,  un  équivalent,  un  répondant  et  ne 
lui  en  trouve  point  :  les  tyrans  italiens,  même  les  plus  éloignés 
du  christianisme,  les  Malatesta  par  exemple,  les  bourreaux 
d'Angleterre  ont  une  allure  de  férocité,  un  raffinement  auxquels 
celui-ci  n'atteint  pas.  Les  princes  ivrognes  d'Allemagne  ne  peu- 
vent lui  être  comparés  :  il  ne  buvait  pas  de  vin.  La  folie  de 
Charles  VI,  le  désastre  et  le  relèvement  de  la  France,  toute 
notre  évolution  se  développe  sur  un  autre  plan.  Faut-il  aller 
plus  loin,  lui  juxtaposer  une  figure  plus  proche  ?  Je  songerais 
parfois  à  Louis  XIII,  celui  que  nous  dévoilent  Tallemant  des 
Ptéaux  et  Saint-Simon,  ou,  plus  encore,  à  Louis  II  de  Bavière. 
Mais  ces  rapprochements  à  travers  les  siècles  ne  peuvent  servir 
qu'à  accentuer  un  trait,  ne  refont  pas  l'homme. 

Après  l'avoir  suivi  dans  sa  solitude,  ce  roi  méprisé  de  ses 
ront^'mporains,  bafoué  par  la  postérité,  m'apparaît  uniquement, 
lotalenioiil  espagnol.  Il  a  même,  dans  l'histoire  de  son  leraps, 
une  physionomie  toute  nouvelle  qui,  lorsqu'on  la  replace  dans 
i'atmosph?M'c  de  Ségovie,  lorsqu'on  songe  aussi  h  l'effrayante 
hérédité  (|iii  posait  sur  l'Espagne  à  la  fin  du  moyen  âge,  prend 
une  valeur  Ira^'ique  incomparable.  —  C'est  Michelet  qui  a  dit  . 
i(  l'Espagnol  est  dédaigneux  de  se  comparer»  :  je  ne  m'effor- 

(i)  M.  RiTf.KS  (Enri(iue  IV  y  la  excelente  Sefiora,  Madrid,  1012)  est  le 
|>rcrni(T  (|iii  ait,  h'iit»'  «le  r<'ajjrir  contre  cet  un'wrr^o]  mZ-pris. 


—  mi- 
rerai pas  de  faire  un  roi  sombre  pour  mieux  admirer  une  reine 
éclatante  ;  je  désire  simplement,  de  bonne  foi,  restituer  ce  ly- 
canlhrope  d'une  espèce  inconnue,  cet  être  sauvage,  obscène  — 
au  sens  où  les  latins  l'entendaient  — ,  l'ancêtre  de  la  mélan- 
colie espagnole. 

L'histoire  d'un  peuple,  ce  sont  les  phases  de  ses  maladies.  De 
Burgos  à  Tolède,  nous  avons  suivi  les  progrès  du  malaise  cas- 
tillan :  le  catholicisme  militant  des  chevaliers  s'est,  par  la 
conquête  même,  imprégné  d'islamisme,  de  judaïsme  ;  sur  l'âme 
chrétienne  s'est  greffé  le  fatalisme  musulman.  Ces  alternatives 
d'énergie,  de  renoncement,  d'abâtardissement  s'expliquent  par 
les  sursauts  de  ce  corps  malade.  Au  temps  d'Henri  IV,  la  crise 
est  particulièrement  grave.  A  mesure  que  l'on  avance  dans  la 
lecture  des  chroniques,  l'Espagne  apparaît  comme  un  monstre 
d'inconséquences,  une  fiévreuse  que  rien  ne  contient  dans  son 
délire.  Une  chronique  italienne,  celle  de  Villani  par  exemple, 
semble  un  théorème  agrémenté  d'images  plaisantes.  La  vie  de 
Florence  se  déroule  avec  la  méthode  et  la  ponctualité  d'une  vie 
de  boutiquier  derrière  son  comptoir  :  quelques  faillites,  banque- 
routes plus  ou  moins  frauduleuses  et  aussi  la  grande  loi  de  la 
concurrence.  Mettez  en  face  une  chronique  espagnole,  celle  de 
Jean  II,  père  d'Henri  IV,  celle  d'Henri  lui-même  :  c'est  un  tissu 
d'actions  folles,  une  succession  ininterrompue  de  courage  in- 
sensé et  d'abattement  prodigieux,  un  héroïsme  magnifique  qui 
s'écroule  en  une  lâcheté  sans  égale.  Sauf  dans  les  chroniques 
éloquentes,  qui  ont  une  sorte  de  ligne  générale,  qui  sont  pro- 
prement des  biographies  (celle  d'Alvaro  de  Luna,  entre  autres, 
la  plus  belle),  le  récit  est  fragmentaire,  sans  ordre,  étonnam- 
ment concis  ou  effroyablement  bavard  :  ces  princes,  ces  cheva- 
liers, ces  prêtres  s'agitent,  pactisent,  trahissent  ;  c'est  le  grouil- 
lement d'une  foule  qui  ne  sait  où  elle  va,  un  meeting  d'aliénés. 

Mais  ceci  n'est  que  de  première  vue.  Si  les  chroniques  espa- 
gnoles ne  nous  présentent  pas  l'histoire  avec  une  complaisance 
d'ordre,  elles  ont  en  soi  une  vertu  directrice  que  l'on  saisit 


—  52  — 

après  un  certain  commerce  avec  elles  :  le  sens  de  l'honneur,  un 
goût  persistant  du  courage  et  de  la  fidélité,  et  encore  et  tou- 
jours la  dévotion  qui  couve  sous  la  cendre.  Si  nous  nous  per- 
suadons que  l'histoire  d'Espagne  au  moyen  âge  n'est  qu'une 
mosaïque  de  biographies  individuelles,  mêlées,  confuses,  mais 
que  parmi  cette  poussière  de  grandesse,  de  peuple,  il  subsiste 
encore  un  sentiment  général  d'honneur  et  de  foi,  nous  pourrons 
peut-être  donner  un  sens  à  cette  discordance.  En  France,  les 
grands  seigneurs  féodaux  sont  peu  nombreux,  mais  redouta- 
bles :  leurs  terres  sont  d'un  seul  tenant.  Dans  l'Espagne  du 
XV*  siècle,  le  nombre  des  grands  est  infini,  leurs  terres  dissé- 
minées et  chacun  veut  tenir  la  première  place  (1).  De  là,  la 
difficulté  de  retrouver  une  idée  directrice,  de  saisir  le  fil  dans 
l'enchevêtrement  de  l'écheveau. 

J'ai  choisi,  parmi  tant  de  figures  qui  se  pressaient  autour  de 
moi,  celle  de  ce  roi  sans  gloire  parce  qu'elle  fait  apparaître 
plus  manifeste  le  divorce  de  la  Puissance  et  du  Peuple,  qu'elle 
marque  avec  une  force  particulière  le  désordre  des  esprits.  Mais 
j'aurais  pu,  peut-être,  élire  telle  autre  personnalité  aussi  véri- 
tablement royale  :  le  grand-prêtre  Carrillo,  le  favori  Pacheco, 
car  il  ne  manque  à  ce  drame  castillan  aucun  des  premiers  rôles 
indispensables. 

Dans  son  encyclopédie  tragi-comique  du  pessimisme  qu'il  a 
intitulée  le  Crilicon,  le  jésuite  Lorenzo  Gracian,  maître  en  al- 
légories, compare  les  princes  vraiment  catholiques  à  l'uniconie 
"  qui  purifie  les  eaux  empoisonnées  en  y  baignant  sa  pointe  »  : 
Ferdinand,  Isabelle,  Philippe  ÎII  qui  chassèrent  mores,  juifs  et 
morisques  surent  se  montrer  bons  unicomes  (2).  Henri  IV  de 
Castillo  n'a  rien  de  la  «  bête  de  salut  »  ;  sous  son  règne,  les 
sources  rosi  en  t  empoisonnées.  On  imagine  qu'avec  ce  titre  de 
]\()\  encore  losficcl*',  il  aurait  pu  ressaisir  son  peuple,  redresser 

Cl)  S\ir  le  rararfiTc  aixVial  fie  la  frorlnlilf^'  espagnole,  cf.  Aitamiua, 
op.  cit.,  p.  8. 

(i)  Op.  rit.,  I,  227. 


-  53  — 
ces  énerpios  dévoyées,  rallumer  le  flambeau.  Mais  voyez  sa  soli- 
tude :  il  passe  à  côté  de  ses  sujets,  vit  en  marge  ;  c'est  une 
ombre.  Deux  écrivains  nou'S  racontent  le  détail  de  sa  vie  :  l'un 
chroniqueur  d'opposition,  chanoine  haineux  ;  l'autre  chape- 
lain ofliciel  qui  voudrait  être  bienveillant  (1).  Il  est  un  point  sur 
lecpiel  ils  s'accordent  :  lorsqu'ils  nous  dénoncent  l'incroyable 
isolement  du  roi.  Parmi  les  chevaliers,  il  n'est  pas  chevalier  : 
tournois,  pas  d'armes,  devises  le  laissent  indifférent  ;  il  che- 
vauche à  la  moresque,  à  la  légère,  non  à  la  castillane 
sur  un  cheval  bardé  de  fer,  harnaché,  empanaché.  Pis 
encore,  à  une  époque  de  brutalité,  il  a  une  sorte  de  respect  de 
la  vie  humaine,  refuse  d'exposer  ses  soldats.  Parmi  les  prêtres, 
il  n'est  point  croyant  :  il  n'a  qu'une  dévotion  d'habitude,  de 
minces  pratiques,  rien  du  cœur  (2)  ;  son  goût  véritable  est  pour 
ses  gardes  mores,  ses  juifs  convertis.  Parmi  le  peuple,  il  n'est 
pas  souverain  :  il  hait  le  faste,  s'habille  mal,  de  couleurs  lugu- 
bres, sans  collier,  sans  insignes,  s'entoure  de  gens  de  peu,  ne 
comprend  rien  à  la  pompe  extérieure,  est  simple,  et  cela,  le 
j)euple  ne  le  pardonne  pas.  Parmi  les  femmes,  on  ne  sait,  au 
vrai,  ce  qu'il  fut  ;  mais  elles  lui  coûtèrent  sa  couronne.  En 
tout,  divorce,  déséquilibre.  Il  semble  un  étranger  venu  d'une 
autre  terre,  un  exilé  ayant  perdu  tous  les  traits  de  sa  race  ; 
le  prêtre,  le  chevalier  disent  :  «  Ce  n'est  pas  notre  roi,  c'est 
((  un  bâtard  »  (3).  Mais  regardez  de  plus  près.  Si  cet  être 
étrange  paraît  hors  de  son  peuple,  c'est  qu'il  est  plus  malade 
que  tout  son  peuple,  qu'il  porte  en  lui  trop  d'instincts  contra- 

(1)  Alonso  de  Palencia,  Crônica  de  Enrique  IV,  trad.  castellana  por 
D.  A.  Paz  y  Melia,  4  vol.,  Madrid,  1904-1908.  —  Cf.  l'excellent  travail  de 
D.  A.  Paz  y  Melia,  El  Cronista  A.  de  Palencia,  Madrid  1914.  Diego  Enri- 
QLEZ  DE  Castillo,  Crôïiica  del  Rey  D.  Enrique  el  Quarto,  2«  éd.  Madrid, 
1787. 

(2)  De  même  Charles  II.  Cf.  Mémoires  de  Villars,  éd.  Morel-Fatio,  Pion, 
1893,  p.  271.  —  Parfois  Henri  se  moque,  appelle  les  parchemins  ecclésias- 
tiques «  peaux  de  brebis  ou  de  chèvre  bourrées  de  ridicule  »  (Palencia, 
op.  cit.,  I.,  209). 

(3)  Palencia  le  dit  en  propres  terme*?. 


—  5i  — 

dictoires.  Sur  cette  face  rude,  hirsute,  dans  ce  regard  inquiet, 
oblique,  éclate  le  trouble  de  l'Espagne.  Un  roi  de  finesse,  de 
férocité  savante  termine  notre  moyen  âge  français  ;  ici,  un  roi 
apathique,  impuissant.  Il  ne  concilie  pas,  ne  rectifie  pas  les 
efforts,  les  croyances  contraires,  les  appétits  désordonnés  de 
sa  nation  ;  chez  lui  les  forces  vives  s'aplatissent,  s'annulent. 
Ce  n'est  point  im  grand  fleuve  où  viennent  se  rejoindre  des 
torrents  ennemis,  où  leur  furie  s'apaise.  C'est,  au  milieu  d'ar- 
bres échevelés,  un  marais  immobile  d'où  monte  la  fièvre. 

Pourtant  toute  sa  vie,  il  eut  un  vivace  amour  :  Ségovie. 
Il  l'appelle  mi  Segovia  et  c'est  l'un  des  rares  accents  de  ten- 
dresse qu'il  laisse  échapper  ;  ici,  le  silencieux  parle.  Tout 
jeune,  à  quatorze  ans,  on  k  lui  a  donnée  et  jamais  son  amour 
ne  s'est  ralenti.  Il  en  parle  comme  d'une  maîtresse  parée  de 
tous  les  dons  de  la  nature  et  de  la  fortune,  sans  égale  dans 
l'univers  :  qui  veut  se  faire  aimer,  doit  aimer  Ségovie  (1). 
Lui,  si  étranger  à  tout  ce  qui  est  ornement,  plaisir  des  yeux, 
il  travaille  à  l'embellir,  dote  ses  églises,  élève  des  monastères, 
recherche  les  reliques,  les  tableaux  de  sainteté,  se  fait  chré- 
tien pour  elle  :  c'est  une  châsse  devant  quoi  il  s'agenouille  (2). 
«  Il  la  posséda  avec  telles  marques  d'amour,  dit  un  Ségovien, 
«  qu'étant  de  caractère  retiré  pour  le  peuple,  chez  nous  il  était 
«  plus  citoyen  que  roi.  Il  venait  souvent  à  l'église  majeure 
«  alors  toute  proche  de  l'alcazar  et  assistait  à  l'office  divin 
«  dans  une  stalle  particulière  du  chœur  ;  à  son  entrée,  les 
«  chanoines  savaient  bien  qu'ils  n'avaient  autre  mouvement 
«  ou  révérence  à  faire  que  d'incliner  la  tête,  et  continuaient 
«  l'office  (3)  ».  Il  les  a  connues  dans  leur  jeunesse,  les  églises 

(1)  F'ALENCIA,     II,    83. 

(2)  Il  arlif-tf  iiour  elle  dos  tableaux  flamand.s,  en  particulier  «  le  Triom- 
phe de  l'E^'lise  sur  la  Synagogue  »,  donné  en  14S4  au  couvent  du  Parral, 
actuellement  nu  Prado.  Cf.  M.  Dieulafoy,  Espagne,  p.  191.  La  vie  d'Henri 
donne  toute  .sa  valeur  au  choix  de  ce  tableau. 

(3)  Coi-ME.NAitES,  II,  288.  Cf.  Castillo,  op.  cit.,  j).  292  :  indulgences  pour 
la  construction  de  la  cathédrale  de  Ségovie. 


romanes  de  Ségovie,  il  n'a  pu  passer  à  côté  d'elles  sans  être 
saisi  par  leur  simplicité  accueillante  ;  dans  leur  chœur  qu'il 
a  orné,  dans  la  familiarité  de  leur  cloître,  cet  infidèle  fait  un 
geste  (le  croyant. 

Mais  voici  qu'un  autre  roi  se  montre.  Suivez-le  dans  son 
palais.  Il  l'a  construit,  bien  loin  de  l'alcazar,  des  tours  féo- 
dales, au-dessus  de  l'aqueduc,  du  quartier  des  juifs  ;  là,  dans 
le  patio  encore  debout,  \me  seule  décoration  subsiste  :  des 
arabesques  de  plâtre  compliquées,  contournées,  au  milieu  des- 
quelles éclate  une  grenade  ouverte.  Ainsi  se  dévoile  l'autre 
face  du  roi -citoyen.  :  l'ami  du  juif  dont  il  ne  craint  pas  le 
ghetto  ;  l'ami  du  more  dont  il  adopte  l'art  ;  entre  eux,  comme 
un  reproche,  l'emblème  sanglant  de  l'Espagne  avan't  Isabelle. 

Plus  je  l'observe  cet  homme  à  face  léonine  (1),  mieux 
je  comprends  qu'il  ait  choisi  pour  retraite,  non  Burgos  ou 
Tolède,  mais  cette  ville  défendue  par  une  enceinte  de  monta- 
gnes, abandonnée  dan's  la  solitude  comme  l'héroïne  merveilleuse 
des  légendes.  Par  Ségovie,  on  le  touche  cet  apathique  ;  par 
elle  s'éclaire  un  moment  cette  âme  fermée,  effrayée  par  le 
monde,  les  armes  et  la  cour.  Quelquefois,  il  se  lassait  d'être 
citoyen,  descendait  à  S.  Antonio  el  Real,  monastère  francis- 
cain qu'il  avait  fondé,  et  suivi  de  valets,  traversait  la  grande 
plaine  stérile  qui  sépare  Ségovie  des  monts  de  Balsaïn.  Il  y 
«vait  là  une  forêt  fameuse  de  pins,  de  chênes  que  l'on  ne 
défrichait  jamais  pour  y  laisser  vîntc  en  liberté  les  sangliers, 
les  ours,  les  cerfs  et  les  daims  (2)  ;  elle  était  enclose  de  murs, 

(1)  «  Face  de  singe  »,  dit  Palencia.  Le  document  publié  par  Txz  y  Meua, 
op.  cit.,  d'après  un  manuscrit  de  Stuttgart,  permet  d'affirmer  que  singe 
est  inexact.  —  V.  également  la  reproduction  du  sceau  d'Henri  :  t.  I.  de 
l;i  Chronique  de  Palencia.  — ■  Pour  les  monnaies  à  l'effigie  d'Henri, 
V.  Saez  monje  de  S.  Domingo  de  Silos  Demostracion  historica  del  verda- 
dero  valor  de  todas  las  monedas...  durante  el  reynado  del  Senor  D.  En- 
rique  IV,  Madrid.  Sancha.  1803,  p.  427. 

(2)  Hita  connaissait  bien  Balsaïn  ou  Valsaïn,  Vallis  sapinorum  :  il  y 
suit  avec  don  Carnal  la  trar^  des  troupeaux  qui  viennent  des  pâturages 


—  56  - 

personne  n'y  pénétrait  et  ce  roi,  pourtant  débonnaire,  châtiait 
sans  pitié  les  paysans  qui  se  hasardaient  à  y  couper  du  bois. 
Ses  précautions  étaient  prises  :  aux  carrefours,  des  cavaliers 
armés  éloignaient  ceux  qui  demandaient  à  le  saluer,  à  traiter 
avec  lui  quelque  affaire.  Il  ne  voulait  voir  d'autre  face  humaine 
que  celle  de  son  veneur.  Alors  il  s'élançait  à  pleine  course 
dans  la  forêt,  à  travers  les  rochers,  les  eaux  vives  du  val  de 
Lozoya  ;  il  respirait  ce  grand  air  intact,  vivait  doublement 
dans  cette  nature  ineiJte,  loin  de  l'homme,  près  de  la  bête  (1). 
Le  soir,  il  s'arrêtait  au  monastère  du  Paular,  œuvre  d'un  more 
de  Ségovie,  Abdherrâman,  ou  bien  à  l'ermitage  qu'il  s'était 
fait  construire  et  qu'il  avait  placé  sous  le  vocable  de  San 
Ildefonso  :  les  deux  repos  de  ses  deux  âmes. 

Depuis,  Balsaïn  a  bien  dégénéré.  Ces  «monts  de  chasse», 
si  respectés  d'Henri,  ont  eu  le  redoutable  privilège  de  plaire 
aux  cours  espagnoles  :  Philippe  II  y  a  une  maison  de  cam- 
pagne et  c'est  là  qiie  Velascpiez  peint  le  portrait  de  l'infant 
qui  fut,  un  jour,  l'espoir  du  royaume,  Balthazar  Carlos.  Tous 
ces  princes  tristes  sont  ^.hasseurs  forcenés.  «  Le  Lerma  et  les 
«bois  ont  la  royauté»,  disait-on  sous  Philippe  II  et  le  mot 
reste  toujours  vrai  ;  le  nom  seul  du  favori  change  :  au  lieu 
de  Lerma,  Pacheco,  Olivares.  Il  n'est  pas  jusqu'à  ce  pauvre 
^liarles  II,  si  faible  et  quelque  peu  bancal,  qui  ne  se  trans- 
figure lorsqu'il  chasse  avec  son  grand  veneur  et  son  premier 

d'Acudia  ou  de  Calalrava  {oj).  cit.,  II,  p.  11.1-110,  note).  —  Cf.  Palencia, 
II,  lO.S.  Fureur  d'Henri  lorsqu'il  apf)rend  que  son  demi-frère  Aloneo  tue 
trop  de  (?ibier. 

(1)  LoH  montagnes  de  Ségovie  sont  au  théAtre  la  terre  élue  des  «  sal- 
twidorcs  »  des  bandits.  V.  p.  ex.  D.  Juan  Ruiz  de  Alarcon,  El  Tejcdor  de 
Seuovia  ap.  Tesoro  dcl  Teatro  Espanol,  éd.  Ochoa,  Paris,  Haudry,  1838, 
l.  IV,  p.  ."iZ-S  sqque.  Drame  effroyable,  cadavres  défigurés.  V.  notamment 
la  chanson  :  Ya  se  salon  de  Segovia  —  Guatro  de  la  vida  airaiia... 
(Il*  l'arlc,  p.  mii). 


-  57  — 

écuyer  (1).  Tant  d'honneurs  ont  accablé  la  forêt  :  on  n'y  ren- 
contre pins  les  pins  immenses  qui  faisaient  l'^fimiration  du 
chroniqueur  ;  peut-être  ont-ils  servi  de  mâts  aux  vaisseaux 
de  l'Invincible  Armada.  Maintenant  de  larges  clairières  s'ou- 
vrent, où,  du  milieu  des  fougères,  se  dressent  les  minces 
fuseaux  d'arbres  enfajit.s,  fuseaux  dorés  des  sapins,  argentés 
des  bouleaux.  IjG  soleil  perce  le  mystère  et  l'ombre  qu'on  ne 
retrouve  que  plus  haut,  dans  la  montagne,  au-dessus  des  fon- 
taines de  la  Granja. 

Mais  il  y  a  ici  un  tel  levain  de  mélancolie  que  ceux-là  mêmes 
qui  sont  étrangers,  qui  ne  souffrent  pas  de  la  maladie  espa- 
gnole, viennent  y  respirer  et  Ségovie  nous  prend  au  cœur 
quand  nous  y  retrouvons  Philippe  V,  que  nous  errons  dans 
le  parc  qu'il  s'est  fait  dessiner  par  un  français.  Quelle  détresse 
dans  ce  Versailles  raté  !  Le  roi  ne  pouvait  vivre  à  Madrid. 
«L'amour  de  la  France  lui  sortait  de  partout»,  c'est  Saint 
Simon  qui  le  dit.  Lui,  grave,  solitaire,  mesuré  au  milieu  de 
ses  sujets  qu'il  ne  comprend  pas,  veut  se  refaire  un  palais 
à  l'image  de  celui  de  Louis  XIV.  Il  est  à  un  de  ces  moments 
de  crainte,  d'hésitation  où  l'on  ne  voit  plus  le  chemin  devant 
soi  ;  il  a  d'étonnants  scrupules,  se  croit  usurpateur,  veut 
renoncer  à  la  couronne  parce  qu'il  l'a  reçue  d'un  roi  qui  n'en 
était  pas  propriétaire.  Les  jésuites  mêmes  n'arrivent  pas  à  le 
tranquilliser.  Alors,  pour  se  raccrocher  à  l'existence,  reprendre 
pied,  il  se  crée  un  autre  milieu,  une  atmosphère  factice  où 
il  retrouvera  un  peu  de  celle  de  ses  jeunes  années.  Il  demande 
des  artisans  français  et  comme  chantier  leur  donne  le  coin  le 
plus  sombre  d'Espagne,  une  plaine  nue  au  pied  des  montagnes  : 
c'est  proprement  une  retraite  hors  du  royaume  qu'il  veut,  un 
terrier  d'animal  royal.   Auprès  de  l'ermitage  d'Henri,  il  fait 

(1)  «  Sire,  allez  à  la  chasse  aux  français,  ce  sont  les  pires  de  tous  les 
loups  !  »,  crie  un  paysan  à  Philippe  IV.  Cf.  Hume  :  La  Cour  de  Phi- 
lippe IV,  trad.  fr.,  Perrin,  1912,  p.  1S8  et  332.  —  Villars,  op.  cit.,  p.  211. 


—  58  — 

bâtir  un  palais  à  flèches,  à  dôme,  le  fait  orner  de  délicatesses 
à  la  française,  de  nudités  grêles  et  mutines,  un  amas  de  misères 
qui  sentent  le  plâtre  et  le  chiffon.  Même  sous  un  soleil  de 
printemps,  tout  neuf  et  gaillard,  ces  pauvretés  ne  prennent  pas 
vie  :  ces  envolées  de  parisiennes  transplantées  dans  ce  paysage 
farouche  ont  la  mine  défaite  de  mondaines  battues  par  la  tem- 
pête. Pourtant,  il  ne  faudrait  pas  grand  chose  pour  que  les 
jardins  prennent  une  sorte  de  grâce,  qu'on  y  reconnaisse  une 
ligne,  une  ordonnance  ;  mais  ce  quelque  chose,  c'est  tout  : 
c'est  la  patine  de  Versailles,  la  vieillesse  dans  la  gravité.  Ici, 
quels  maigres  arbres  !  des  nains  de  cour  falots,  mal  poussés 
sur  un  sol  ingrat  !  Des  quinconces  anémiques,  et  au  milieu 
de  tout  cela  des  groupes  bâtards  de  Girardon,  disséminés  dans 
les  bassins,  Vénus  qui  ne  sont  pas  à  l'échelle  des  montagnes 
qui  les  entourent,  porcelaines  perdues  dans  un  retable  espa- 
gnol. La  Granja  de  Philippe  V  est  une  absurde,  une  triste  farce 
de  roi  nostalgique  qui  veut,  coûte  que  coûte,  retrouver  sa 
patrie.  L'artisan  français  (1)  a  perdu  la  tête  dans  cette  Thé- 
baïde  ;  il  croyait  ressusciter  Versailles  en  Castille  et  n'a  fait 
qu'une  «  folie  »  de  banlieue. 

Cependant,  voyez  comme  elle  s'entoure,  cette  Granja.  Au- 
dessus  des  vasques  de  marbre  qui  s'étagent  aux  flancs  de  la 
montagne,  voici  la  forêt  de  pins.  Tout  semble  majesté,  mais 
cette  perspective  magnifique  fait  mieux  ressortir  le  néant  de  la 
demeure  royale,  sa  face  rose,  ses  boursouflures,  ses  rigolades 
de  ci-devant.  Philippe  V  eut  pourtant  un  orgueil  :  les  eaux  de 
la  Granja,  une  surprise  de  la  reine  Elisabeth,  montent  plus 
haut  que  celles  de  Versailles.  Triomphe  facile  :  la  Giiadarrama 
a  sans  nul  doute  le  pas  sur  Marly. 

Ainsi,  h  trois  cents  ans  de  distance,  ce  roi  français  que  le 
sort  et  la  politique  balancent  sur  un  trône  étranger,  rejoint 
un    roi   espagnol,    dernier  d'une    lace.    Tous   deux   ont  ou   le 

(1)  lU)ijt(|«'t   pour  les  jardins. 


-  59  — 

même  amour,  celte  nature  écartée  les  a  pris  tous  les  deux. 
Un  pareil  accord  en  dit  plus  que  bien  des  pages  de  chronique 
ou  d'histoire.  La  tristesse  sort  de  partout  dans  cette  anse  de 
Castille.  C'est  un  paysage  qui  appelle  les  inquiets,  les  timides, 
les  incomplets,  ceux  qui  ratiocinent,  qui  régnent  avec  angoisse 
ou  ceux  qui  savent  qu'ils  ne  régnent  qu'en  nom  (1).  —  Echo, 
silence  auguste  de  Versailles,  belles  lignes  parallèles,  bassins 
harmonieusement  disposés  :  reposoirs  des  yeux  ;  divinités  par- 
lantes habilement  distribuées,  ordonnance  somptueuse  des  ifs, 
des  marbres,  des  bâtiments,  allées  droites,  ombreuses  où  passe 
encore  toute  une  noblesse,  combien  je  vous  sens  dans  votre 
plénitude  au  milieu  des  tristesses  de  ce  Versailles  ségovien  ! 
Mais  ce  roi  tortu  —  il  avait  les  pieds  qui  se  coupaient  en  mar- 
chant —  m'en  devient  sympathique.  Il  avait  essayé  de  vous 
faire  surgir  de  terre  pour  respirer  dans  l'exil  un  air  de  France, 
oublier  ses  noirs  espagnols.  Comme  il  a  mal  réussi  et  quelle 
indicible  impression  d'avortement  !  Sa  femme  a  tenté  une  chose 
aussi  absurde  :  à  quelques  kilomètres  de  là,  elle  a  élevé  sur 
le  roc  un  château,  Riofrio.  Elle  a  voulu,  elle  italienne,  refaire 
un  palais  Pitti  dans  la  sierra.  Le  château  est  debout,  carré, 
solide  et  froid,  monstrueux  repaire  de  troglodytes,  percé  de 
mille  fenêtres  ouvertes  sur  le  désert,  désert  lui-même. 

Ségovie  garde  à  travers  les  âges  la  même  figure  :  une  pareille 
fixité  dans  le  caractère  ne  peut  s'expliquer  que  par  cette 
absolue  solitude.  Tous  ceux  qui  la  touchent,  ceux  qui  la 
recliercbent,  sont  atteints  du  même  mal  ;  elle  convient  à  une 
certaine  catégorie  de  malades.  Henri  de  Castille  le  premier  l'a 
comprise,  adoptée,  aimée.  D'autres  le  suiNTont,  espagnols  ou 
français,  et  toujours  Ségovie  leur  dispensera  ce  qu'ils  lui 
demandent  :  un  espace  où  se  développe  leur  désenchantement. 
On  s'étonne  de  ne  pas  trouver  ici  les  pas  de  René,  d'Obermann. 

(1)  C'est  là  (fue  se  retira  la  régente  Christine.  Quand  le  voyageur  anglais 
Borrow  passa  à  la  Granja,  les  sangliers  venaient  aiguiser  leurs  défenses 
aux  piliers  des  portiques.   Ceci   aux  environs  de   1836. 


—  60  — 

Au  retour  de  Balsaïn,  Henri  est  apaisé,  il  consent  qu'on 
l'approche,  mais  à  ce  moment  même  où  il  joue  son  rôle  de 
roi,  répare  les  torts,  rend  la  justice  —  lui  dont  descend  toute 
justice  —  son  étrangeté  perce  encore.  Qu'on  l'aborde,  mais 
que  nul  ne  lui  baise  la  main  :  il  déteste  cette  marque  de  ser- 
vilité, parle  à  son  peuple  d'égal  à  égal.  Les  courtisans  disent 
qu'il  est  fou.  Il  ne  tutoie  personne  ;  primat  d'Espagne  ou  valet 
dfi  chenil  le  trouvent  toujours  aussi  mesuré,  courtois  ;  sa  voix 
douce  a  toujours  la  même  inflexion.  Un  pareil  sens  de  poli- 
tesse, un  tel  mépris  des  coutumes  apparaissent  choses  inouïes  ; 
Palencia  le  chroniqueur  se  perd  en  conjectures  sur  les  causes 
de  cette  extravagance.  D'ailleurs,  l'accès  de  sociabilité  dure 
peu  :  «  toute  conversation'  de  gens  lui  donne  peine  »  (1).  Alors 
il  presse  le  pas  à  travers  la  plaine  dure  et  sèche,  aux  cre- 
vasses profondes,  va  retrouver  son  autre  paradis  de  silence  :  le 
Panai. 

Au  milieu  de  la  brume  des  documents  exhumés  par  Col- 
menares,  j'ai  découvert  un  matin  une  description  toute  joyeuse 
et  ensoleillée.  Le  consciencieux  bibliothécaire,  oubliant  un 
moment  «  les  trois  mille  écritures  du  roi  Henri  »,  ses  archives, 
.ses  actes  de  donation,  fondation  et  le  reste,  nous  sort  de  la 
poussière,  nous  transporte  dans  une  vallée  délicieuse,  «  oir 
«(  l'on  jouit  de  soleils  entiers  l'hiver,  et  au  printemps  de  ruis- 
«■  seaux  et  promenades  si  amènes  qu'ils  ont  donné  naissance 
«au  refrain  : 

«  De  los  Huertos  al  Parmi 
«  ParaiBO  terrenal... 

«  Des  jardins  du  Parral,  paradis  terrestre  (2)  ».  Ce  refrain, 
cette  animation  d'un  historien  austère  qui  lâche  ses  papiers 
pour  aller  respirei'  à  la  campagne,  ce  matin  de  fraîcheur,  tout 
cela  me  flonriail  ])on  espoir  et  tandis  que  je  suivais  la  ligne 

Cl)  (Jastii.i.o,  p.  !i. 

(2;  CoLMENABES,  H,  p.  278  aqque. 


—  til- 
des peupliers  qui  bordent  les  murailles  de  Ségovie,  un  épi- 
sode des  Lusiades  me  revenait  à  la  mémoire,  un  épisode  très 
simple  qui  m'a  toujours  touché.  Vasco  de  Gama  et  ses  compa- 
gnons, ayant  échappé  aux  embûches  du  roi  de  Calicut,  font 
voile  vers  Lisbonne.  Leur  cœur  se  serre  en  songeant  aux 
écueils  semés  sur  la  route,  à  ces  mers  que  nulle  génération 
n'a  ouvertes  devant  eux  :  reverront-ils  jamais  la  tour  de  Bélem? 
Alors,  voulant  procurer  aux  nouveaux  Argonautes  quelque 
délice  et  quelque  délassement,  la  déesse  de  Cypris  fait  surgir 
des  flots  une  île  divine  émaillée  de  fleurs,  la  peuple  de  ses 
nymphes,  et  les  guerriers  lusitaniens  oublient  la  patrie  absente 
et  les  longs  jours  de  solitude  au  milieu  de  l'océan  sans  limite. 
Y  aurait-il  donc,  ô  Colmenares,  auprès  de  la  galère  ségovienne, 
une  île  fortunée  ?  Vais-je  surprendre  un  sourire  sur  la  face  du 
roi  sauvage  ? 

La  première  image  du  Parral  est  une  image  d'orgueil.  Ce 
ne  sont  point  des  saints  portant  leur  phylactère,  ce  n'est  point 
Dieu  enseignant,  bénissant  qui  vous  accueille  au  portail  de 
l'Eglise  :  ce  sont  les  emblèmes  des  seigneurs.  Les  deux  rec- 
tangles de  pierre  rose  où  s'inscrivent  les  armes  des  fondateurs 
remplissent  presque  toute  la  façade  :  d'un  côté,  celles  du  favori 
Pacheco,  figurant  un  chaudron,  car  il  avait  une  armée  à  lui, 
nourrissait  ses  hommes  ;  de  l'autre,  celles  de  sa  femme,  le  jeu 
d'échecs  bleu  et  or  des  Portocarreros  (1).  Un  chaudron,  un 
ieu  d'échecs  :  quelle  préface  à  une  église  !  L'Espagne  seule, 
pays  le  plus  catholique,  a  le  secret  de  ces  impiétés  :  l'art  héral- 
dique absorbe  tout,  il  s'impose  à  la  divinité  même,  et  je  recon- 
nais au  seuil  de  ce  couvent  de  hiéronymites  la  même  grandilo- 
quence, le  même  appareil  surchargé  de  casques,  de  feuillages, 
de  timbres,  d'écussons,  de  magnificences  temporelles  qu'aux 
frontispices  des  livres  espagnols  :  l'hidalgo  passe  avant  le  chré- 

(1)  L'échiquier  :  souvenir  du  champ  oiî  l'on  a  combattu.  Cf.  B.  Moreno 
DE  Vargas  :  Discursos  de  la  nobleza  de  Espana,  Madrid,  1639,  p.  77-78. 


—  62  — 

tien.  Quelle  page  de  missel  que  celle-ci,  où  le  seigneur,  loin 
d'être  rhumble  donateur  agenouillé  offrant  au  Christ  ou  à  la 
Vierge  son  église  en  miniature,  dresse  ses  armes  à  la  place 
d'hoimeur  réservée  à  Dieu  ! 

Tournez  la  page.  Le  spectacle  change.  A  côté  de  cet  orgueil 
qui  touche  aux  étoiles,  voici  l'abîme  de  désolation  :  l'histoire 
d'Espagne  en  raccourci.  L'église  du  Parral  a  été  ravagée,  non 
par  des  hétérodoxes  iconoclastes,  mais  par  des  Vandales  chré- 
tiens. Dans  le  chœur,  le  rétable  de  bois  sculpté  et  son  amon- 
cellement de  scènes  pieuses  montent  encore  vers  la  lumière  ; 
mais,  à  deux  pas,  quelles  scènes  de  massacres,  quelles  spolia- 
tions inséparables  !  Les  chapelles  s'ouvrent  béantes  ;  la  pierre 
de  l'autel  taillée,  débitée  ;  les  enjolivements  gothiques  rasés, 
rabotés  ;  les  chérubins  annonciateurs  de  gloire  amputés  ;  et, 
çà  et  là,  les  trous  noirs  laissés  par  les  chevilles  de  fer.  Les 
archéologues  s'en  sont  donné  à  cœur  joie  dans  cette  riche 
église  d'un  favori  puissant  :  tout  ce  qui  dépassait,  ils  en  ont 
fait  leur  bien.  Montez  à  la  tribune,  l^es  stèles  des  morls  se 
dressent  encore  aux  parois,  portant  des  noms  illustres  : 
Morales,  Solis  ;  leur  modestie  seule  les  a  préservées,  mais  les 
chapelles  seigneuriales  semblent  des  tombes  profanées.  Dans 
l'ombre  passe  une  lueur  froide  et  pâle  éclairant  le  suaire  de 
l'église.  Au  chœur  seulement,  un  rayon  franc  fait  vivre  les 
apôtres  postés  aux  corniches,  heureuses  divinités  trop  haut 
placées  pour  être  cambriolées. 

Pourtant  le  favori-fondateur  règne  :  son  tombeau,  celui  de 
sa  femme  vêtue  en  franciscaine,  celui  de  sa  fille  morte  dans 
l'habit  des  nonnes,  portent  les  seules  figures  profanes  que 
l'on  rencontre  dans  cette  cité  mise  à  sac.  Il  tiiomphe,  parti- 
cipe de  la  grandeur  de  ce  rétable  de  gloire,  et  sa  majesté  soli- 
taire, seule  entière  au  milieu  de  ce  démembrement,  fait  mieux 
apparaître  l'absolu  désastre  où  elle  vit.  L'Rspagne,  en  vérité, 
f.'iil  hif-n  les  choses  :  son  paradis,  elle  le  md  en  coupe  réglée, 


-  63  — 

elle  en  arrache  les  arbres,  les  fruits,  n'en  laisse  que  la  carcasse, 
une  carcasse  ignorée  qu'elle  abandonne  auprès  d'une  montagne 
stérile. 

Paradis  du  Parral,  si  riche  des  reliques  que  Jean  II,  Henri  IV 
vinrent  y  déposer,  quel  effort  d'imagination  il  faudrait  pour 
vous  replacer  en  lumière  !  Vous  n'êtes  qu'une  maison  d'orgueil 
tombée  au  plus  bas  de  la  décrépitude  ;  vous  n'avez  même 
pas  cette  espèce  de  licence  religieuse,  ce  libertinage  d'un  lieu 
sacré  qu'offre  à  Burgos  le  monastère  de  las  Huelgas  (1),  parc 
aux  cerfs  déguisé  en  couvent,  haras  de  vierges  dont  le  corps 
vêtu  de  bure  est  destiné  aux  amusements  princiers.  Vous 
n'êtes  même  pas  une  maison  de  plaisir  que  l'âge  a  transformée 
en  maison  de  vertu. 

Et  vos  cloîtres  ?  Il  y  en  avait  trois  :  cloître  d'entrée,  étroit, 
défiant,  portier  ;  l'autre  plus  ample,  accueillant  ;  le  troisième 
enfin,  cloître  des  moines,  de  la  vie  journalière,  promenade  de 
pierre  autour  du  jardin  et  de  la  fontaine.  Maintenant,  les 
balustrades  s'écroulent,  l'herbe  soulève  la  pierre,  la  jette  à 
bas  ;  des  voûtes  en  berceau  pendent  des  tripes  de  plâtre  ;  la 
fontaine  ne  laisse  plus  sourdre  le  moindre  filet  d'eau  ;  la 
vigne-vierge  victorieuse  s'accroche  aux  fûts  décapités.  Là-haut, 
une  gargouille  de  zinc,  apposée  par  une  main  malhabile,  grince 
en  se  demandant  si  elle  va  tomber.  —  I^s  cellules  des  moines 
sont  percées  de  part  en  part  comme  après  un  siège  ;  les  pla- 
fonds craq[uent.  J'en  vois  un,  fait  de  poutres  sculptées,  peint 
de  couleurs  vives  :  il  abritait  la  chapelle  des  Aguilar,  les  hi- 
rondelles y  font  leur  nid  ;  en  face,  une  chapelle  a  été  brûlée  et 
les  tronçons  calcinés  menacent  votre  tête...  Jumièges  même, 
où  les  arbres  poussent  sur  les  arcs  des  absidioles,  n'a  point 
un  aspect  pareillement  dévasté  :  c'est  un  mort-aristocrate, 
lavé,  ratissé,  qui  garde  sa  dignité.  Et  pourtant,  au  cloître  majeur 
du  Parral,  toutes  les  grandeurs  se  donnent  rendez-vous.  Voici 

(1)  Sur  sa  fondation,  cf.  Prim.  Cr.  Gen.,  §  1.006. 


—  64  - 

les  tombeaux  des  deux  chevaliers  qui  entrèrent  les  premiers  à 
Madrid  :  Fernan  Garcia  de  la  Torre  et  Diaz  Sanz  de  Quisada 
auquel  le  roi  permit  de  porter  en  ses  armes  une  tour  blanche 
sur  champ  d'azur,  surmontée  d'une  étoile.  Voici  la  tombe  de 
Diego  de  Colmenares  qui  espérait  dormir  dans  une  modeste 
église  de  Ségovie  son  paisible  sommeil  de  bibliothécaire  et 
qu'on  a  bousculé  jusqu'ici.  Voici  Juan  Bravo,  comttnero,  révo- 
lutionnaire. Tous,  chevaliers,  savants,  révoltés  sont  venus  pour- 
rir sur  ce  champ  de  bataille  où  le  temps  et  l'archéologue  sont 
vainqueurs.  Les  voûtes  crevées,  les  figures  gothiques  effacées, 
le  favori  et  sa  famille  n'éblouissant  plus  que  des  murs  vides, 
et  l'herbe  qui  s'insinue,  qui  monte  :  un  magnifique  Piranèse. 
De  la  loggia  où  les  hiéronymites  venaient  prendre  le  soleil, 
le  vaisseau  de  Ségovie  apparaît  tout  entier.  Ici,  vous  pouvez 
faire  le  compte  des  valeurs  ségoviennes  :  terre  tondue,  bois 
qui  ne  valent  guère  mieux,  pierres  croulantes,  oasis  razziées. 
I.e  bâtiment  fait  eau.  Seule  l'Espagne  peut  donner  de  pareils 
spectacles  ;  seule,  elle  a  assez  d'orgueil  et  aussi  de  sobriété 
pour  paraître  indifférente  à  sa  misère,  dissimuler  les  trous  de 
la  cape  (1).  Transportez  Quevedo  dans  ce  paysage  ;  vous  com- 
prendrez ses  énigmes,  son  humour  fait  de  plaisanteries  funè- 
bres et  de  piété  ascétique.  —  Aucune  nation  n'a  subi  une  his- 
toire pareille,  aucune  n'a  supporté  un  tel  choc  de  civilisations 
diverses.  Des  esprits  ennemis  ont  combattu  sur  elle,  ont  absorbé 
ce  qu'elle  avait  de  force  :  il  ne  reste  que  des  pierres,  un  silence 
après  la  mêlée.  Ce  peuple  vit  au  milieu  de  ses  ruines,  se  plaît 
dans  ses  mines  :  c'est  son  milieu  naturel.  Madrid,  Barcelone, 
les  ports  ensoleillés  de  la  Méditerranée  sont  un  monde  nouveau, 
d'administration,  de  révolution,  fie  commerce  ;  mais  le  capi- 
tal   lii'^tricifpio    (If.    rEspa;?ne    ne    léside    que    dans    ses    villes 

(i)  C'i'.st  lo  ravîilior  que  Laznrillo  connut  h  Tolède,  se  pnvannnl,  un  brin 
(\o.  paille  ?i  la  boiirhe  en  guise  de  rurf-dent,  pour  faire  ernire  fju'il  a  dîn<^. 
—  Cf.  F.l  (irnn  Tarnfio  de  Quevedo,  le  rire  de  la  misère. 


-  65  — 

tombées.  On  suit  ici  la  courbe  de  celte  histoire  :  piété  effrénée, 
détresse,  renoncement.  Le  juif,  le  more  ont  fait  Tolède.  Le  che- 
valier inquiet,  irrésolu,  désarmé  a  fait  Ségovie  :  c'est  là  qu'il 
s'est  retiré,  qu'il  a  vécu,  hors  de  sa  plus  grande  patrie,  dans 
l'isolement.  Je  comprends  maintenant  pourquoi  les  plaines  qui 
descendent  de  Médina  ne  m'apportaient  aucun  souvenir,  pour- 
([uoi  ce  coin  d'horizon  restait  muet  :  un  désert  ne  se  raconte 
pas  lui-même. 

Fin  d'une  race  et  aussi  fin  d'un  âge  à  laquelle  assiste  un  roi 
impuissant  :  j'aimerais  reconstituer  cette  époque  (I)  qui,  à  mon 
sens,  éclaire  mieux  que  toute  autre,  et  de  plus  haut,  cette  âme 
faite  de  foi  et  de  doute,  d'orgueil  et  de  dépression,  l'âme 
de  Charles-Quint,  de  Philippe  II,  des  rois  espagnols,  jusqu'à  ce 
roitelet  tari,  vidé  pyeu  à  peu  de  tous  les  ressorts  de  sa  race, 
Charles  II...  Et  la  France  viendra  qui  essaiera  de  ranimer  le  ca- 
davre. 

(1)  C'est,  en  somme,  la  ^Taie  préfao^^  à  don  Quichotte. 


CHAPITRE   II 


Le  Livre  des  Exemples 


«  A  loi  je  le  dis,  ma  fille;  com- 
prends-le, ma  bru.  » 

Proverbe  castillain 

Sous   répine  se   cache  la  rose, 
noble  tleur. 

Sous  lettre  vilaine  se  cache  sa- 
voir de  grand  docteur. 

L'archiprêtre  de  Hita 


CHAPITRE  II 


k 


La  littérature  espagnole  est  un  jardin  de  plantes  rares  qui 
n'ont  leurs  pareilles  dans  aucun  jardin  d'Europe.  Hita  el  son 
grand  souffle  d'univers  remplissent  tout  un  siècle.  Quand  les 
rois  catholiques  auront  donné  à  leur  terre  sa  forme  définitive, 
naîtra  cette  étonnante  Célestine,  la  première  tragi-comédie 
espagnole  et  la  première  peut-être  en  étrange  beauté  (1). 

C'est  que  l'abondance  des  commentaires  sacrés,  des  exégèses, 
des  sommes,  la  sécheresse  des  chroniques,  le  figé  de  la  poésie 
de  cour  n'ont  pas  stérilisé  l'esprit  de  ce  peuple  admirable. 
Sans  doute  il  conserve  jalousement  ces  richesses  anciennes,  ne 
détruit  point  les  traditions  qui  le  supportent,  l'humus  des 
temps  passés  :  il  demeure  fidèle  à  la  scolastique,  et  en  cela 
même  il  présente  un  phénomène  presque  unique  dans  l'histoire 
des  littératures  em-opéennes.  Mais  cette  fidélité,  ce  respect 
d'un  savoir  caduc,  ne  l'empêchent  point  de  réagir  :  il  a  des  res- 
sources inconnues,  des  inventions  inouïes,  des  vues  soudaines 
qui  confondent,  et  cela  bien  avant  l'avènement  du  grand  siècle, 
de  cette  toute-puissance  déjà  rongée  de  décadence.  Aussi 
voyons-nous,  aux  temps  mêmes  de  confusion,  de  marasme, 
surgir,  du  milieu  des  plantes  obscures,  quelque  fleur  droite 
et  belle,  riche  d'une  sève  renouvelée.  Dans  cet  antique  jardin 
d'Espagne,    c'est    Hita,    c'est   Rojas   que   l'on    découvre   tout 

(1)  Ecoutez  pourtant  A.  de  La  tour  regardant,  dans  la  cathédrale  de  To- 
lède, l'édition  originale  de  la  Célestine  :  «  Ce  livre  immonde  qu'on  ne 
serait  pas  venu  chercher  là...  »  (Tolède,  p.  119). 


d'abord  :  l'un  maître  de  la  nature,  Orphée  d'un  moyen  âge 
tumultueux  ;  l'autre,  créateur  d'un  dramatique  tout  neuf,  his- 
torien incomparable  des  mœurs,  qui  nous  donne  la  vie  du  der- 
nier moyen  âge  et  celle  du  nouveau  moaide  qui  se  fait.  Mais 
entre  ce  prêtre  et  ce  bachelier,  assez  semblables  par  l'inspira- 
tion, car  ils  sont  tous  deux  d'ime  venue  populaire  —  entre 
ces  deux  glorifications  de  Dieu,  du  destin  et  de  la  nature,  — 
apparaît  une  figure  d'une  autre  qualité,  une  figure  de  grand 
seigneur  qui  fait  œuve  de  grand  écrivain.  Les  Generaciones  y 
semblanzas  de  F.  Ferez  de  Guzman,  livre  écrit  par  un  noble 
à  la  honte  de  la  noblesse,  sont  le  plus  véritable  miroir  de  la 
société  espagnole  au  milieu  du  xv*  siècle  (1). 

Regardons  la  France  de  ce  moment  :  le  livre  de  Guzman 
n'en  monte  que  plus  haut.  Un  peuple  qui  se  reconstitue,  une 
nation  qui  retrouve  ses  limites,  les  vassaux  rebelles  s'humiliant 
devant  le  roi-procureur,  l'unité  française  devenant  une  réalité. 
Mais,  avec  cet  affranchissement,  qu'est  devenu  notre  esprit  ? 
Une  pesanteur  de  rhétorique  insipide,  une  barde  de  graisse 
bourguignonne  et  flamande,  l'envahit,  le  recouvre  ;  il  semble 
devenu  une  chose  vieillie,  sentencieuse  et  poncive,  un  monu- 
ment de  sagesse  poussiéreuse.  Ses  élégances  dévient  en  contor- 
sions, ses  gentillesses  en  fadeurs,  sa  joie  prend  une  allure  de 
kermesse,  kermesse  de  pédants.  C'est  un  règne  de  Brid'oisons, 
de  poète?  vpnlnis,  de  patauds  qui  veulent  jouer  aux  délicats  : 
Villon  est  une  flamme  légère  dans  cette  atmosphère  de  cui- 
sine (2). 

En  Espagne,  le  grand  sjieclacle,  c'est   la   littérature  qui  le 

(\)  Miuirid,  Imiironta  roal  de  la  pazeta,  1775. 

(2)  Il  faut  fairo  une  place  h  part  à  Charles  d'Orléans,  prisonnier  qui  ne 
reconnaîtra   jms   sa    patrie  : 

"  F.p  monde  est  eunuyi''  de  moi 
Et  moi  jiarcillement  de  luy...  » 
"  Pe  demourroy  quoy 
En  ma  vieille  peau...  » 


-  71   — 

donne.  Guznian  réagit  contre  la  rhétorique,  contre  ce  produit 
monstrueux  qu'est  la  chronique  croisée  de  rhétorique  :  il  a 
l'idée  toute  neuve  de  regarder  autour  de  lui,  de  montrer  les 
hommes  de  son  temps  tels  qu'ils  furent,  sans  complaisance  ;  il 
prend  le  parti  de  dire  le  vrai  et,  prudemment,  ne  public  son 
livre  qu'à  la  mort  de  ses  modèles.  Aussi  ce  mémorial  figuré, 
ce  registre  individuel  ont-ils  une  valeur  de  représentation  ines- 
timable, une  portée  de  vie  immédiate,  non  découpée  à  la 
mesure  des  années,  non  déformée  au  degré  des  faveurs.  Ein 
adoptant  cette  manière  droite,  Guzman  a  écrit  l'histoire  plus 
sûrement,  plus  vraiment  qu'en  procédant  à  la  manière  des 
chroniques. 

On  l'a  comparé  à  Saint-Simon  et  la  louange  n'est  pas  exces- 
sive. Tous  deux,  grands  seigneurs  et  honnêtes  gens,  fort  at- 
tachés à  leurs  privilèges  mais  loyalistes,  ayant  une  égale  hor- 
reur des  parvenus  qui  s'ornent  d'  ((  ancêtres  de  parure  »  ;  tous 
deux,  doués  d'une  vision  nette  qui  se  traduit  sans  transition 
sur  le  papier.  Dans  leur  façon  de  comprendre  l'histoire,  on 
découvrirait  semblable  analogie  :  ils  choisissent  l'homme 
comme  raccourci  du  temps,  c'est  un  tableau  qui  n'est  frag- 
mentaire qu'en  apparence,  qui  en  réalité  embrasse  le  tout.  Les 
Generaciones  de  Guzman  sont  à  la  chronique  de  Jean  II  ce 
que  sont  les  Mémoires  de  Saint-Simon  au  journal  de  Dangeau. 
J'ignore  si,  lors  de  son  ambassade  à  Madrid,  le  noble  duc  et 
pair  a  ouï  parler  du  premier  biographe  de  la  société  castillane, 
son  illustre  prédécesseur  ;  je  ne  le  crois  guère,  c-ar  on  se  préoc- 
cupait peu,  à  la  cour  de  Philippe  V,  de  l'ancienne  littérature  ; 
mais  il  est  agréable  de  réunir  sur  la  terre  d'Espagne  ces  deux 
aristocrates  :  leurs  œuvres  s'appellent  tant  par  la  communauté 
du  propos  que  par  la  hauteur  de  l'exécution. 

Guzman  déroule  devant  nous  sa  galerie.  Au  début,  un  roi 
malade,  blond  et  blanc,  grave,  n'aspirant  qu'à  la  paix  et  qui 
récolte  la  guerre.  A  la  fin,  un  roi  lâche  et  mou,  non  dénué  d'e«- 


prit,  mais  d'une  indifférence  quasi-monstrueuse  lorsqu'il  s'agit 
de  gouverner.  Henri  III,  Jean  ÎI  :  voici  les  têtes  de  l'Espagne 
pendant  plus  de  cinquante  ans.  Autour  d'elles  ^avitent  des 
seigneurs  félons,  faméliques  ou  thésauriseurs,  des  gouverneurs 
qui  pactisent  avec  le  more,  des  archevêques  qui  sont  plus  à 
l'aise  sous  l'armure  que  sous  le  pallium,  des  parvenus  qui 
bafouent  les  nobles  et  devant  qui  l'on  s'incline  ;  çà  et  là,  quelque 
maniaque  ou  même  un  honnête  homme  qui  n'a  pas  d'histoire, 
dont  la  vie  toute  simple  est  un  sujet  d'admiration.  Ayant  fait 
défiler  tout  son  monde,  Guzman  cherche  à  conclure  et  il  ne 
trouve  que  paroles  de  tristesse  ;  il  voudrait  des  raisons  d'es- 
pérer et  n'en  voit  guère  que  dans  la  miséricorde  de  Dieu.  Sa- 
chons-lui gré  d'un  pareil  sérieux  ;  il  ne  s'en  tire  pas  avec  des 
finesses,  des  combats  d'Orgueil  contre  Foi,  de  Faux-Semblant 
contre  Vérité  ;  il  ne  chante  point  sa  peine  en  petits  vers  légers, 
en  subtilités  un  peu  falotes,  à  la  manière  de  Charles  d'Orléans. 
Il  a  plus  de  cœur  et  de  nerfs.  Vous  ne  trouverez  point  chez  lui 
la  froideur  d'.'Vyala,  son  oncle,  reporter  de  massacres,  non 
plus  d'ailleurs  que  le  sourire  désabusé  de  Comines.  Il  n'a 
pas  le  don  italien  de  démonter  et  remonter  la  machine  hu- 
maine, politique.  Il  est  plus  rude  peut-être,  moins  avisé,  mais, 
soutenu  d'une  croyance  juvénile,  il  a  le  sens  de  la  patrie. 

C'est  pourquoi,  lorsqu'il  s'agit  de  restituer  l'Espagne  du  roi 
Jean  II,  je  m'en  rapporte  volontiers  à  lui  :  un  aristoci-ate  qui 
reste  chevalier  en  ce  sens  qu'il  approuve  la  limitation  du  pou- 
voir royal  (1),  qui,  en  revanche,  trouve  honteux  le  règne  des 
favoris  ;  un  féodal  individualiste  qui,  pour  le  bien  de  la  patrie, 
fait  violence  à  ses  sentiments,  préconise  le  renforcement  de 
l'Etat  aux  dépens  des  particuliers,  est  à  coup  sûr  une  figure 
neuve,  curieuse,  mieux  encore  sympathique  ;  avec  elle,  l'his- 
toire impersonnelle  du  moyen  Age  se  personnalise,  prend  un 
corps  :  on  a  un  homme  devant  soi. 

d)  Cnp    WX. 


Guzman,  chrétien  authentique,  voit  l'origine  de  tous  les 
maux  de  l'Espagne  dans  la  trahison  du  comte  Julien,  l'appel 
au  more  ;  c'est  pour  lui  le  péché  originel,  la  plaie  toujours  vive 
que  des  siècles  de  guerres  n'ont  pu  guérir.  Depuis,  la  vertu  est 
bannie,  le  lien  mystique  qui  unissait  le  roi  à  son  peuple  est 
rompu,  les  chevaliers  placent  «  la  conscience  et  l'amour  de  la 
((  patrie  après  l'amour  du  gain  ;  Castille  est  sous  la  seigneurie 
('  de  l'intérêt  ».  Or,  qui  règne  sur  ces  avides,  ces  grands  sans 
vergogne,  «  qui  troublent  la  rivière  i>our  y  faire  plus  riche 
;(  pêche  ?»  En  titre,  un  prince  qui,  pendant  cfuarante-sept  ans, 
du  iour  où  son  père  meurt  à  Tolède  jusqu'au  jour  oii  il  meurt 
lui-même  à  Valladolid,  n'eut  jamais  «couleur  ni  saveur  de 
Roi  ».  En  fait,  un  favori  aux  solides  épaules,  qui  a  tout  dans 
sa  main,  spirituel  et  temporel,  qui  amasse  sans  cesse,  justi- 
fiant son  insatiabilité  par  cette  autorité  évangélique  :  Qmdquid 
venerit  ad  me,  non  ejiciam  foras,  ce  qui  viendra  à  moi,  je  ne 
le  repousserai  pas. 

C'est  entre  ce  roi  sans  forc^  et  ce  favori  que  des  fanatiques 
ont  appelé  «le  plus  noble  roi  sans  couronne»,  entre  cette 
nullité  et  cette  toute-puissance,  que  s'est  formé  Heni-i  IV  de 
Castille,  qu'il  a  appris  sou  temps  :  leur  vie,  le  drame  qui  la 
dénoue,  ce  fut  pour  lui  le  Livre  des  Exemples,  le  manuel  en 
action   destiné  au   dauphiu. 

Suivons  Guzman,  grand  seigneur  qui  se  désespère  sur  le 
sort  de  sa  patrie  ;  visitons  avec  lui  les  tombeaux  de  ces  mau- 
vais bergers  de  l'Espagne.  Jean  II  est  à  Miraflores  près  de 
Rurgos,  Alvaro  de  Luna  à  Tolède,  dans  la  chapelle  de  San- 
tiago. Ces  lieux  de  repos,  leur  nom  même,  convieiment  à  ces 
morts,  sont  faits  à  leur  taille. 

Il  semble  qu'à  Miraflores  la  Castille  renonce  un  instant  à 
sa  sévérité.  Une  allée  d'ormes  conduit  au  couvent  bâti  sur  une 
colline  de  sable  rouge.  Des  peupliers,  des  cyprès  l'entourent, 
une  fraîcheur  acide  qui  repose  et  désaltère,  un  jardin  d'ombre 


au-dessus  de  la  plaine  toiTide.  L'extérieur  est  simple,  sans 
faste,  à  peine  quelques  clochetons  gothiques  :  le  xv®  siècle  ne 
nous  a  point  habitués  à  une  pareille  mesure.  Dans  le  patio, 
au  seuil  de  l'Eglise,  les  chartreux  cultivent  des  roses  et  l'on 
imagine,  dan?  ce  cadre  de  fleurs,  une  maison  de  paix  et  de 
silence,  une  nécropole  royale  dénuée  de  toute  redondance. 
Mais  la  piété  d'Isabelle  la  Catholique  eu  a  disposé  autrement. 
Elle  a  élevé  à  son  père  le  double  monument  d'une  double 
gloire  :  gloire  du  roi  régnant,  gloire  du  roi  défunt.  Un  rétable 
doré,  une  sépulture  de  marbre,  un  monde  de  saints,  de  pro- 
phètes, de  rois  et  de  reines  disséminés  au  milieu  des  ogives, 
des  rameaux,  des  écussons,  \me  flore  et  une  faune  qui  se 
mêlent,  une  cascade  d'églises,  de  chapelles  minuscules  enru- 
bannées, festonnées,  une  multitude  de  détails  traités  avec  une 
impitoyable  conscience,  en  un  mot  un  remue-ménage  de  ri- 
chesses qui  étonne  puis  harasse.  Comment  les  chartreux  peu- 
vent-ils s'accommoder  d'im  pareil  voisinage  ?  C'est  Jean  TI  que 
je  cherche  au  milieu  de  cette  cour  bruyante.  Le  voici,  en 
manteau  de  cérémonie  :  le  visage  plein,  les  yeux  légèrement 
fxorbilés  (ainsi  ceux  de  sa  fdle),  la  bouche  forte,  la  lèvre 
inférieure  tombant  à  l'espagnole,  le  menton  lourd,  —  une 
figure  bourguignonne  sans  grand  relief,  dont  on  trouverait 
l'équivalent  à  Dijon  ou  à  la  cathédrale  de  Bourges.  Gisant, 
on  a  tenté  de  lui  donner  plus  de  noblesse  (1),  mais  on  sent 
l'homme  d'un  sang  pauvre.  Haut  de  taille,  il  est  étroit  de 
ceinture,  peu  vigoureux  en  somme.  Et  ponrrait-il  en  être  autre- 
ment .'*  Son  père,  Henri  le  Dolent,  meurt  tout  jeune,  sa  vie  n'est 
qu'une  infirmité.  Sa  mère,  une  virago  anglaise  pourtant,  aime 
trop  le  vin  et  la  bonne  chère,  meurt  paralytique.  Tel  est 
l'hériU'igf  qu'il  recueille.  Au  moral,  il  n'est  pas  séduisant  : 
«  De  l'opinion  de  ceux  qui  l'ont  connu,  dit  Guzman,  il  était 

fi)  Sdii  rlironinueur  dil  :  «  II  avait  le  goiH  Je  la  prestance,  portait  sans 
ri-ftftv  1111  long  bftton.  » 


«  d'un  naturel  cupide  et  luxurieux  et  encore  vindicatif,  mais 
«  le  courage  lui  manquait  pour  l'exécution  ».  Ses  vices  sont 
ceux  d'un  homme  de  cour  :  latiniste,  poète,  musicien,  se  plai- 
sant fort  dans  la  société  des  beaux  esprits,  bel  esprit  lui-même 
dont  le  règne  enrichit  le  trésor  des  «  finesses  »  espagnoles  (le 
comte  de  Puymaigre  s'est  déjà  extasié  sur  ce  point),  ignorant 
par  ailleurs  tout  ce  qui  est  gouvernement,  action  :  roi  fait  pour 
être  domestiqué  :  uue  merveille  de  non-valeur  royale.  Isabelle 
a  donné  à  ce  pauvre  homme  la  maison  qu'il  demandait,  elle 
l'a  vêtu  d'un  brocart  pesant  sans  lui  faire  grâce  d'une  broderie, 
elle  l'a  enseveli  au  milieu  de  sa  cour  qui  n'est  pieuse  qu'en 
apparence,  sous  un  amas  d'ornements  où  il  y  a  du  charmant 
mais  où  rien  n'est  résolument  solide  ni  beau  ;  il  sufTirail,  pour 
compléter  ce  mausolée,  d'inscrire  sur  les  banderoles  de  mar- 
bre ou  de  bois  les  innombrables  petits  vers,  cantigas.  desires, 
preguiUas  qui  remplissent  le  Cancionero  de  Raena,  tout  ce 
bagage  qui  ne  pèse  pas  bien  lourd  et  qui  est  pourtant  le  plus 
clair  de  la  richesse  du  roi  Jean  II  fl).  Ainsi  m 'apparaît  Mira- 
flores,  oasis  des  fleurs  :  dehors  de  religion  dans  la  paix  d'une 
nature  aimable  ;  chœur  d'apparat,  magnificence  qui  déborde, 
vision  dorée  qu'assombrit  seulement  le  souvenir  de  Jeanne 
la  Folle,  qui,  à  cet  endroit  même,  fît  ouvrir  le  cercueil  de  son 
mari  pour  s'assurer  que  les  flamands  ne  lui  avaient  pas  volé 
le  cadavre  bien-aimé  (2). 

Le  favori  s'est  construit  une  demeure  moins  mondaine,  plus 
guerrière  :  tout  chez  lui  est  à  la  chevalerie,  à  la  piété  cheva- 
leresque. Saint  Jacques  distribuant  des  coups  d'épée  règne 
dans  la  chapelle  de  Tolède  ;  autour  de  lui,  les  insignes  des  écus 
d'armes,    les  coquilles   qui   rappellent   son   intervention   à    la 

(1)  Cf.  portrait  de  Jean  II,  ap.  Gczman,  op.  cit.  —  De  Puymaigre,  La  Cour 
littéraire  du  roi  Jean  II.  2  vol.,  Paris,  1873.  —  Fitzmaurice-Kellï,  op. 
cit.,   p.   67. 

(2)  Autre  souvenir  :  d'après  la  légende,  Memling  serait  mort  à  Mira- 
flores. 


—  76  — 

bataille  de  Clavijo  (1),  les  croix  fleuries  semblables  à  celle 
qui  apparut  dans  le  ciel  le  soir  de  Las  Navas  ;  le  croissant 
de  lune,  emblème  d'Alvaro  (2).  Son  tombeau  est  presque  mo- 
deste pour  un  homme  qui  toucha  de  si  près  à  la  royauté  : 
aux  angles,  des  chevaliers  do  l'ordre  de  Santiago,  à  ses  pieds 
un  page.  Lui-même  est  étendu,  drapé  dans  le  manteau  de 
Grand  Maître,  les  mains  croisées  sur  son  épée.  C'est  bien 
c^Iui  que  nous  décrit  avec  admiration  le  chroniqueur  :  «  petit 
«  de  corps,  très  délié,  les  jam}>es  bien  faites,  le  bassin  bien 
«  à  la  mesure  du  corps,  le  cou  droit,  l'œil  joyeux  mais  regar- 
de dant  longtemps  les  choses,  tout  vif  en  sorte  qu'il  paraissait 
«  qu'il  était  tout  nerfs  et  os»  (3).  C'était  un  cavalier  admirable 
et  sans  peur  ;  dans  les  fêtes,  les  tournois,  les  jeux,  il  n'avait 
pas  son  pareil  ;  à  la  cour,  il  était  gracieux  et  de  bonne  mine, 
toujours  fort  soigné  de  sa  personne,  composait  des  vers  à  la 
louange  des  dames,  improvisait,  était  inventif  en  matière  de 
divertissements  ;  les  femmes  l'adoraient  et  il  savait  garder  le 
secret  de  ses  amours.  —  Il  n'est  ix)^!!!  beau  sans  doute,  mais 
voyez  sa  bouche  trop  grande,  son  front  large,  ses  larges  mains  : 
la  vie  de  ce  petit  homme  chauve  est  toute  d'action,  d'appétit. 
Il  n'a  point  cessé  d'amasser  pendant  trente-deux  ans,  il  a  eu 
à  sa  dévotion  un  roi  qu'il  respectait  en  appareuce,  qu'au 
fond  il  méprisait  ;  il  a  dissimulé  et  s'est  acquis  la  domination 
(le  l'Espagne.  «  Il  avait  assez  de  cœur  et  de  hardiesse  pour 
«  en  user  et  il  la  gaiila  si  longtemps  (fu'il  se  l'était  convertie 
"  comme  di-  nature  »  (4). 

(1)  Cf.  Prim.  Ci:  Gen.,  §  629. 

(2)  Vaiu;as,  0(1.  cit.,  p.  76-77.  Il  sV'lait  fait  oonslniire  un  srpulrro  do 
hronzn,  mécanique  :  sa  statue  était  couchée  (1p.<sus.  mais  (|iiati()  la  mcsso 
romrni'iirait,  la  stalue  mue  par  un  ressort  .se  mettait  à  genoux.  Cette  mer- 
veille fut  détruite  an  cours  des  guerres  civiles.  Cf.  i>k  Latou»,  o;*.  cit., 
p.    110. 

Ci)  Croniiii  <lr  I).  Mi-din  île  Liina,  '2.0  éd.,  .Madrid,  Saiielia,  1784.  — 
Cap.    0«. 

IH).  CrZMAN,   l'iirlruil  d'.ilvaio  dp  Lima. 


Ce  grand  maîire,  ce  connétable  n'est  point  de  pure  noblesse  : 
il  est  bâtard  d'un  seigneur  d'Aragon  et  d'une  femme  des  mon- 
tagnes de  Cuenca,  qui,  au  dire  de  Palencia,  vendait  facilement 
ses  faveurs.  De  là  peut-être  sa  force  :  il  est  noble  par  son  père, 
peuple  par  sa  mère.  S'il  a  le  don  de  persévérer  dans  ses 
desseins,  de  suivre  une  idée  au  milieu  de  l'incohérence  de  son 
temps,  c'est  qu'il  est  de  la  famille  de  l'antipape  I.una,  le 
plus  têtu  des  antipapes,  qui,  enfermé  dans  Pefiiscola,  son 
dernier  ilôt,  ne  veut  pas  abdiquer  sa  dignité  et  excommunie 
bravement  la  chrétienté  entière  (1).  D'autre  part,  il  est 
avide,  n'est  jamais  assouvi  :  «  tout  ainsi  qu'un  hydropique 
<(  jamais  ne  perd  la  soif  »,  jamais  il  ne  se  lasse  de  convoiter, 
gagner.  Le  jour  où  le  roi  lui  donne,  ou,  pour  mieux  dire, 
celui  où  il  prend  une  grande  ville  ou  une  dignité,  ce  même 
jour  il  prend  une  lance  au  roi,  si  elle  est  vacante,  en  sorte 
que  prenant  le  plus,  il  ne  dédaigne  pas  le  moins.  Ainsi  se 
dilate  et  croît  son  patrimoine,  comme  la  peste  s'attache  aux 
lieux  voisins  (2).  A  lui  seul  il  possède  plus  que  tous  les  gran'ds 
du  royaume,  et  l'on  peut  imaginer  les  haines  qu'il  soulève. 
Pourtant,  il  tient  tête  à  cette  noblesse  qu'il  a  désétablie,  feint 
parfois  de  se  retirer,  est  exilé  trois  fois,  mais  revient  plus  fort 
que  jamais  :  il  se  sait  indispensable. 

A  côté  des  richesses  à  fleur  de  terre  dont  s'orne  Miraflores, 
la  haute  chapelle  de  Tolède  semble  un  sanctuaire  dépouillé. 
Mais  il  y  a  ici  un  élan,  un  jaillissement,  une  grâce  nerveuse 
qui  sont  bien  des  grands  jours  de  l'Espagne  ;  on   y  respire 

(1)  Cf.  les  vers  de  Gonzalo  de  Médina  sur  Benoît  XIII,  l'antipape  Luna  : 
«  Veslo  agora  do  esta  ascondido  —  Dentro  en  Penyscola  desaventurado  — 
Ereje,  çismatico  e  descomulgado  —  E  todos  los  suyos  d'èl  se  han  partido  ». 
(Baena,  p.  390). 

(2)  GuzMAN.  loc.  cit.  Sur  la  lance,  cf.  Qcicherat  :  Rodrigue  de  Villan- 
drando,  Hachette,  1879,  p.  9.  —  C'est  une  unité  composée  d'un  honame 
d'armes  (celui  qui  porte  la  lance)  lequel  en  conduit  deux  ou  trois  ou 
quatre  autres.  Aux  combattants  à  cheval  s'ajoute  un  tiers  ou  un  quart 
de  fantassins. 


—  78  — 

plus  à  l'aise  que  dans  la  nécropole  royale  à  l'atmosphère  plate, 
confinée.  Sur  ces  deux  tombeaux,  sur  la  face  de  ces  deux 
gisants,  reparaît  le  dualisme  espagnol,  cette  double  nature  dont 
j'ai  marqué  l'évolution  de  Burgos  à  Tolède. 

Que  pouvaient,  en  regard  de  ce  petit  chevalier  tout  dru, 
le  roi  Jean  II  et  sa  graisse  ?  Ils  étaient  battus  d'avance  et  de 
fait  la  victoire  de  Luna  sur  son  maître  est  la  victoire  la 
plus  complète  d'un  homme  sur  un  homme  que  l'histoire 
ait  enregistrée.  La  vie  du  roi  fut  un  asservissement,  une 
vie  en  fonction  de  la  vie  d'un  autre,  qui  cessa  avec  la 
vie  de  l'autre,  une  dépendance  monstrueuse  (1).  Les  contem- 
porains assistaient  à  cet  étrange  spectacle  d'un  prince  an- 
nulé par  un  bâtard  :  «  Il  se  soumit  en  tout  point  et  sans 
((  aucune  mesure  aux  ordres  et  conseils  du  connétable,  avec 
«  plus  d'obéissance  que  jamais  un  fils  humble  n'en  eut  pour 
«  son  père,  ou  un  religieux  pour  son  abbé  ou  prieur.  Certains 
«  voyant  cet  amour  si  spécial,  cette  confiance  si  excessive, 
«  pensèrent  qu'il  y  avait  là  art  et  malice  de  sortilèges  »  ;  et 
c'est  bien  là  l'explication  simple,  naturelle  que  trouvèrent  la 
noblesse,  le  peuple.  La  légende  diabolique  de  Luna  est  née 
de  son  vivant,  elle  s'est  formée  en  même  temps  que  sa  fortune, 
elle  a  fait  de  lui  agissant,  combattant,  une  sorte  de  démiurge 
flottant  entre  la  réalité  et  le  fantastique.  Il  y  avait  à  cela  une 
double  raison  :  d'abord  la  main-mise  sur  la  personne  du  roi  ; 
f'Hsuite  l'énergie  du  favori,  la  continuité  de  son  effort,  sa  ligne 
de  conduite  ;  au  milipu  d'un  peuple  d'affolés,  tirés  à  hue  et 
à  dia  par  la  guerre  civile,  cette  intelligence  qui  procédait  par 
ordre  et  qui  réalisait,  semblait  un  phénomène  incroyable  ;  ce 
ne  pouvait  être  que  le  résultat  d'une  intervention  surnaturelle, 
un  f)iivilège  acquis  par  des  voies  inconnues,  et  le  Castillan  de 

(i)  Li.'rt  fabricants  ilc  romans  du  xyii»  et  du  xviii»  siècle  ne  s'y  sont  pas 
Iromp^'H.  Cf.  Histoire  itccrette  du  connôtable  de  Lune,  Amsterdum,  17;{0. 
Histoire  de  I).  Juan  Deuxiesme,  roy  de  Castille,  par  le  sieur  du  CnAÎ- 
Tiinr,    l'nris-,    1f540. 


-  79  — 

Tolède  dénonça  aussitôt  le  pacte  infâme  qui  unissait  Luna  ù 
Astaroth,  le  don  qu'il  avait  fait  de  son  âme  au  «magicien 
«  prodigieux  ». 

Voici  ce  qu'on  murmurait  dans  le  palais,  ce  (ju'entendait 
le  jeune  Henri  :  le  connétable  est  une  furie  infernale,  jamais 
il  ne  dort,  ne  prend  de  repos  ;  bien  qu'il  n'ait  pas  un  grand 
corps,  il  tient  en  son  cœur  engloutis  par  enchantement  cent 
autres  cœurs  de  vaillants  et  courageux  chevaliers  du  temps 
passé  ;  de  là  son  audace,  sa  témérité,  son  animosité.  On  l'a 
vu  se  lancer  à  bride  abattue  sur  un  pont  de  planches  pourries 
et  fendues,  long  et  étroit,  sur  lequel  des  piétons  n'osaient 
s'aventurer,  et  arriver  sain  et  sauf  sur  l'autre  rive  :  comment 
l 'eût-il  fait  sans  magie  ?  Et  voici  qui  est  plus  grave  :  il  tient 
enfenné  dans  une  fiole  un  esprit  familier  qui  lui  révèle  l'ave- 
nir ;  aussi  jamais  n'est-il  pris  au  dépourvu.  II  force  le  roi 
5  porter  une  bague  sous  le  chaton  de  laquelle  Sa  Majesté  est 
représentée  dans  une  posture  ridicule  à  la  queue  d'une  bour- 
rique (1)...  Tous  ces  bavardages  de  palais,  ces  griefs  qu'un 
chroniqueur  déclare  puérils,  ont  pour  nous  une  importance  : 
ils  proclament  la  valeur  de  Luna,  son  mépris  profond  de  la 
majesté  royale,  la  conscience  qu'il  a  de  sa  supériorité  ;  bapti- 
sant merveille  diabolique  ce  qui  n'est  que  l'effet  d'une  manière 
de  sagesse  et  de  courage,  ils  le  mettent  au  rang  des  chevaliers 
d'Espagne  (2). 

Le  règne  de  Jean  II,  c'est  l'anarchie  en  action.  Quand  son 

(1)  Cf.  Abarca,  Anales  de  Aragon,  ap.  Cr.  Luna,  p.  4"o,  «  ...é  le  mostrô 
âentro  del  anillo  al  mismo  Rey  pintado,  é  una  aca  :  y  el  dicho  fîey  le 
estaba  besando  (en  parte,  cuyo  nombre  ?io  se  permite  à  la  decencia  de  esta 
Historia)  ».  —  Cr.  Luna,  p.  240.  —  Palencia,  p.  8. 

(2)  Comp.  Philippe  IV  et  la  situation  d'Olivares.  A  un  degré  plus  bas. 
c'est  celle  de  Luna.  On  dit  qu'il  y  a  du  sortilège  dans  son  influence,  qu'il 
devrait  être  couvert  du  Sambenito,  car  il  tient  le  roi  par  sorcellerie.  Oli- 
varis  le  sent,  affecte  une  piété  rigoureuse,  communie  chaque  jour.  Il  a 
dans  sa  chambre  un  cercueil  entouré  de  cierges,  s'y  couche  et  fait  chanter 
le  De  profundis.  Il  parle  en  capucin  (Hume,  op.  cit.,  p.  250). 


—  80  — 

père  meurt,  il  a  deux  ans.  La  régence  est  dévolue  à  son  oncle, 
honnête  homme  sans  grande  valeur,  «  tardif  et  traînant,  patient 
((  et  apathique  »,  mais  homme  de  loyauté  qui  acquiert  même 
un  certain  renom  en  Andalousie,  à  Antequera.  Le  tuteur 
disparu  —  il  devient  roi  d'Aragon  —  la  reine-mère  lui  suc- 
cède, mais  «  elle  se  gouverne  mal  »,  boit  trop  :  on  la  trouve 
morte  un  matin  dans  son  lit.  Dès  lors,  le  sens  du  règne  est 
fixé  :  qui  possédera  le  roi  ?  Les  cousins,  les  infants  d'Aragon, 
don  Juan,  don  Em'ique  qui  ont  en'  Castille  de  riches  apanages  ? 
Les  nobles  du  conseil  de  régence,  les  favoris  du  roi  défunt  : 
le  gros  camérier  Velasco  au  visage  enluminé,  le  bon  connélable 
d'Avalos,  joyeux  et  gaillard,  l'amiral  Enriquez,  fougueux, 
colérique,  Pedro  Manrique,  gouverneur  de  Léon,  dont  l'arche- 
vêque Roxas  disait  cpi'aulant  Dieu  l'avait  diminué  en  corps, 
autant  il  l'avait  accru  en  esprit  ?  (1)  C'est  une  partie  d'ecliecs  à 
laquelle  nous  assistons  :  prendre  le  roi,  c'est  la  grande  affaire. 
Grâce  <à  Luna,  le  nombre  des  joueur?  est  bientôt  limité. 

Amené  à  la  cour  par  son  oncle,  primat  de  Tolède,  il  devient 
page  à  dix  ans,  séduit  tout  le  monde,  dompte  les  chevaux  : 
un  jeune  Alexandre.  Les  donzelles  l'adorent,  Jean  II  ne  peut 
se  passer  de  lui  :  lorsqu'il  quitte  la  cour,  il  emporte  toute 
gentillesse  et  toute  allégresse.  En  1420,  l'infant  d'Aragon, 
D.  Enrique,  fit  un  coup  de  maître  :  avec  l'aide  de  l'ero  Nino, 
sorte  de  condottiere  doublé  d'un  corsaire  qui  avait  appris  la 
lactique  en  combattant  les  barbaresques,  il  prend  le  roi  à 
Tordesillas.  Réveillé  en  sursaut,  le  roi  s'étonne  du  procédé  ; 
on  chasse  ses  officiers,  on  le  met  en  tutelle,  du  matin  au  soir 
il  est  surveillé,  mais  on  lui  laisse  Alvaro  et  dès  lors  il  accepte 
sa  servitude  (2).  Luna  au  conlraiie  ni'accepte  pas,  il  veut  le 
roi   pour  lui   et  voici   «la  belle   finesse»   qu'il   invente   pour 

M)  Voyez  tous  c.iin  portraits  dans  f;uzMA.>. 

(2)  Cr.  Luna,  p.  17  et  35.  Crônica  del  scnor  rcy  don  Jikdi  sennuh  de 
e*te  nombre...  Valencia  1779,  p.  163-101.  Cr.  de  D.  Pedro  Siûo,  Madrid, 
Sancha  17^2.   F'arte  III.  Cap.  IX. 


—  81  — 

libérer  son  maître  et  lui-môme.  L'infant  était  fiancé  à  la  sœur 
du  roi  ;  Alvaro  fait  presser  le  mariage,  il  sait  qu'  «  avec  une 
H  nouvelle  épouse  les  matins  sont  plus  longs  dans  le  lit  »  ; 
la  surveillance  se  relâche  en  effet  et  un  beau  jour,  sous  pré- 
texte d'aller  à  la  chasse,  Alvaro  s'enfuit  avec  son  roi  et  va 
se  réfugier  dans  un  château  du  voisinage.  Le  résultat  ne  se  fait 
pas  attendre  :  venu  à  Madrid  pour  se  justifier,  l'infant  est 
emprisonné,  Lima  fait  connétable. 

Il  sait  se  maintenir  dans  sa  dignité,  met  la  main  à  tout, 
rapporte  tout  à  lui  et  cela  naturellement  :  «  pas  une  heure  le 
«  roi  ne  voulut  entendre  ni  travailler  au  gouvernement  »  (1). 
Quatre  ans  après  son  élévation  à  la  connétablie,  une  coalition 
des  grands  exige  du  roi  son  éloignement  :  on  ne  lui  reproche 
rien,  sinon  son  trop  grand  pouvoir.  Luna  quitte  la  cour  sans 
crainte.  Lui  parti,  les  seigneurs  débridés  mettent  la  Castille  en 
coupe  réglée  ;  Jean  ne  sait  comment  satisfaire  ces  rapaces,  il  a 
perdu  son  âme  avec  son  favori  :  il  le  rappelle.  Les  grands 
acharnés  les  uns  contre  les  autres  finissent  par  le  rappeler 
aussi.  Il  se  fait  prier,  joue  au  modeste,  dit  qu'il  quitte  la 
partie.  Puis  ce  sont  les  fêtes  du  retour,  l'arrivée  à  Turuégano 
au  milieu  d'une  escorte  princière,  l'embrassement,  l'attendis- 
sement  du  roi. 

La  lutte  reprend  :  châteaux  enlevés,  trahisons,  traités,  incur- 
sions en  Aragon,  en  Andalousie  où  l'on  ne  se  tue  point,  où 
l'on  se  contente  de  dévaster  le  pays  ;  entre  temps,  pas  d'armes 
absurdes  comme  ce  Paso  Honroso  tenu  au  pont  d'Orvigo  par 
le  chevalier  Suero  de  Quinones  et  douze  gentilshommes  : 
prototype  de  Don'  Quichotte  mais  sans  flamme  (2).  C'est  un 
perpétuel  recommencement,  un  piétinement  :  un  seul  avance, 
Luna    qui    s'enrichit,    «  se    dilate  »    chaque   jour,    comme    dit 

(1)  GuzMAK,  loc.  cit. 

(2)  Cf.  récit  du  Paso  Honroso  à  la  suite  de  Cr.  Ltiria.  Comp.  Cr.  Juan  II, 
p  340-352  et  Oliv.  de  la  Marche  :  Mémoires,  Gand,  1506,  p.  172-177  et  278 
pour   les    pas    d'armes   en    Bourgogne. 


—  82  — 

Guzman,  et  tâche,  durant  les  suspensions  d'armes,  de  mettre 
un  peu  d'ordre  dans  l'administration  (1). 

En  1439,  il  commet  une  faute,  fait  arrêter  le  gouverneur 
Manrique  qu'il  trouve  décidément  trop  remuant.  Manrique 
s'étant  échappé,  une  nouvelle  ligue  réclame  son  exil.  Cette  fois, 
l'acte  d'accusation  est  net  :  concussion,  péculat,  usurpations, 
assassinats,  et  pour  finir,  magie.  On  rappelle  à  Jean  qu'il  ne 
doit  pas  laisser  flageller  son  peuple  par  un  indigne  :  «  le  roi 
«  des  abeilles  n'a  pas  d'aiguillon  »  (2).  Or,  au  moment  même 
où  Luna  s'éloigne,  un  l'.ouveau  joueur  entre  en  scène,  un  enfant 
de  quinze  ans,  Henri  de  Castille.  Il  était  né  en  pleine  guerre 
civile  à  Valladolid,  dans  une  posada  de  la  rue  Teresa  Gil. 
La  rue  existe  encore,  c'est  l'une  des  plus  sombres  de  la  ville, 
loin  des  magniOcences  de  San  Pablo,  toujours  dans  la  boue 
ou  la  poussière  :  un  triste  berceau  pour  un  enfawt  royal  (3). 
Luna  avait  mis  la  main  sur  lui  comme  sur  le  reste,  s'en  était 
fait  donner  la  garde,  la  camareria  mayor  ;  il  connaissait  la 
méthode  :  tenir  lui-même  le  père  et  tenir  le  fils  par  une  créa- 
tuire  qui  lui  fût  tout  dévouée.  Mais  il  choisit  trop  bien  ;  Juan 
Pacheco  qu'il  donna  comme  compagnon  de  jeu  à  Henri  de 
Castille  était  à  bonne  école,  il  prit  le  fils  du  roi  pour  lui 
seul  (4). 

On  venait  de  marier  Henri  à  l'héritière  de  Navarre.  C'était 
alors  un  fort  garçon,  bien  découplé,  le  teint  brun,  les  che- 
veux blonds,  les  yeux  gris  un  peu  troubles,  le  nez  cassé  (suite 
d'une  chute),  la  mâchoire  saillante,  «ce  qui  faisait  paraître 
«  concave  le  profil  de  sa  tète  »  (5)  :  au  total,  un  gaillard  mais 

(1)  Onl.  (le  Guaflalajfira,  ap.  Cr.  hwn  II,  p.  361,  anno  1430. 

(2)  Cr.  Juan,  401. 

(3)  L'ayiinfaniifTito  a  flonnt-  le  nom  d'Henri  à  l'une  îles  nielles  qui  dé- 
hoiichenl  dans  la  ealle  Teresa  Gil.  en  face  du  couvent  de  Porta  Coeli  : 
hommage  modeste,  presque  honteux. 

<■'*)  Cr.  Juan,  jt.  i07.  Cr.  Luna,  p.  120.  Pai.kncia,  I,  p.  8. 
(.•'.)  PAi.F.>ru,  f,  p.  13. 


—  8:5  — 

point  beau.  Son  père  lui  avait  donné  Ségovie  l'année  précé- 
dente, il  y  avait  trouvé  sa  joie  et  si  on  l'eût  laissé  ù  lui-même, 
maître  de  ses  goûts,  il  eût  passé  son  temps  à  la  chasse,  loin 
de  la  cour.  Mais  il  avait  pour  les  partis  une  trop  grande  valeur. 
C'était  l'être  le  plus  malléable  du  monde,  qui  acquiesçait, 
qui  s'abandonnait  aussitôt  que  l'on  faisait  montre  d'autorité. 
On  se  le  disputa  :  Luna  croyait  que  Pacheco  travaillait  pour 
lui.  Ce  fut  sa  seconde  faute.  Un  jour,  on  apprit  qu'Henri  se 
déclarait  contre  son  père,  contre  le  connétable  :  les  rebelles 
avaient  un  drapeau. 

Révolté  malgré  lui,  c'est  ainsi  qu'Henri  fait  son  entrée  dans 
l'histoire.  Son  premier  geste  est  d'un  faible,  un  enfant  de 
son  âge  le  mène  (1)  ;  on  le  vit  bien  à  Médina.  Le  roi  et  Luna 
s 'étant  retranchés  dans  la  ville,  l'armée  ennemie  y  pénètre  par 
trahison.  Jean  n'hésite  pas,  il  sait  qu'en  lui  on  respectera 
toujours  la  majesté  royale  et  supplie  Luna  de  fuir.  Le  conné- 
table s'y  résout  sans  trop  de  difficulté  :  l'heure  est  mauvaise, 
il  montre  le  dos  contre  son  habitude.  Jean  sort  du  palais  armé, 
descend  sur  la  place.  Les  grands,  vainqueurs,  jettent  leur  lance 
à  terre,  lui  baisent  les  mains  ;  pas  une  minute  il  n'est  en  péril  ; 
les  soldats  «  au  moment  même  où  ils  ont  coutume  d'être  le  plus 
((  impudent  »,  lui  font  révérence,  disant  :  «  I^  roi  est  délivré 
«  du  démon,  il  a  la  liberté  de  sa  personne  et  la  liberté  de  son 
«  cœur  »  (2).  En  réalité,  cette  déliATance  fut  une  servitude  d'un 
nouveau  genre,  détaillée,  ordonnée  heure  par  heure  par  un 
conseil  de  tutelle  à  la  tête  duquel  on  mit  Henri  et  sa  mère, 
une  aragonaise  qui  faisait  le  jeu  des  nobles.  Mais  Luna,  de  son 
côté,  travaille  ;  il  a  un  ami  dans  la  place,  un  prêtre  astucieux 
qui  veut  être  quelque  chose,  Barrientos.  Par  lui  il  atteint  Pa- 
checo, puis  Henri  qui,  en  un  tour  de  main,  devient  de  révolté 


(1)  Pacheco  est  né  en  1423,  Henri  en  1425. 

(2)  Cr.  Juan,  p.  437.  —  P.\lencu,  I,  p.  2.^.  —  Gozmax,  op.  cit.  :  Portrait 
de  Jean  II. 


-  Si  — 

fidèle,  lâche  ses  amis  de  la  veille,  favorise  la  fuilo  de  son 
père  (1). 

Alors  la  partie  reprend,  mais  les  rôles  changés.  D'une  part, 
le  favori,  le  roi  et  son  fils.  De  l'autre,  la  tourbe  des  mécon- 
tents, les  cousins,  les  grands,  anciens  exilés,  anciens  prison- 
niers :  le  camp  de  la  rancune.  Lima  sent  le  moment  venu  de 
régler  les  comptes  définitivement  ;  il  a  pour  lui  l'argent,  les 
soldats  ;  il  peut  déployer  l'étendard  de  la  fidélité,  parler  au 
nom  du  seigneur  naturel  et,  cette  fois,  on  ne  se  contentera  pas 
d'escarmouches,  on  ne  laissera  pas  les  religieux,  les  femmes 
s'entremettre,  prêcher  la  concorde  entre  les  deux  armées.  C'est 
dans  la  plaine  d'Olmedo,  dans  le  champ-clos  de  Castille  que  le 
choc  a  lieu.  Henri  monté  à  la  légère,  à  la  gineta,  donne  le  si- 
gnal. On  est  au  mois  de  mai  ;  une  poussière  dense  et  acre, 
la  poussière  de  cett^  plaine  crayeuse,  argileuse,  empêche  les 
combattants  de  se  voir,  les  oblige  à  frapper  en  aveugles.  Luna 
est  blessé  à  la  Jambe,  l'infant  Enrique,  le  plus  passionné  des 
nobles,  a  la  main  transpercée  d'un  coup  d'épéo.  Vers  le  soir, 
les  rebelles  débordés  se  dispersent  autour  d'Olmedo.  .Tournée 
peu  meurtrière  :  tienlo-sept  morts  et  «  presque  tous  gens  de  mé- 
«  diocre  état  ». 

Il  s'agissait  maintenant  de  récompenser  les  bons  serviteurs. 
Pacheco  fait  demander  par  Henri  le  marquisat  de  Villena  pour 
lui-même,  la  maîtrise  de  Calatrava  pour  son  frère  Giron, 
(lequel  eut  dans  la  suite  de  plus  hautes  ambitions).  Quant  à 
Alvaro,  il  se  paie  largement  :  l'infant  Enrique,  maître  de  San- 
tiago, étant  allé  mourir  misérablement  de  sa  blessure  à  Cala- 
tayud,  il  exige  sa  succession.  A  Avila,  les  prieurs  et  comraian- 
deurs  (h'  l'ordre,  revêtus  de  leur  chape  blanche,  l'élisent  au 
mépris  d(,>  loutes  les  règles  et  Luna  chevalier  fait  la  veillée  des 
annes  dans  l'é^li.se  S.  Salvador  (2).  Il  est  alors  véritablement 

(i)  ].!•  roi  feint  d'rln;  malad»',  /■cliaimf  avec  IFfiiri  Ifs  ronvonlinns  v\n- 
hlio.s  par   F.una.   Cr.  Jvan,   p.   i'I. 

!2')  Cf.  Cr.  Juoi},  p.  -iOJ   .s(i(iue.  —  Cr.  Lima,  p.   lil.  —  I'ai.km.i.a,   I,  tiO. 


—  85  — 

roi,  unit  à  la  dignité  militaire  uno  sorte  de  dignité  religieuse  ; 
il  est  l'homme  le  [>lus  rictie  du  royaume.  Mais  tant  d'honneurs 
lui  font  perdre  sa  prudence,  «  caulèle  et  feintisc  »,  il  parle  trop 
haut,  déplaît  et  les  griefs  conti'e  lui  se  précisent.  La  reine  de 
Castille  étant  morte  de  faeon  mystérieuse,  le  corps  couvert  de 
taches,  d'ampoules  violettes,  on  l'accuse  de  l'avoir  empoi- 
sonnée, et  de  fait  cette  mort  d'une  ennemie  venait  trop  à 
propos  consoilidcr  sa  situation  (1).  Le  roi  veuf,  il  l'empêche 
d'épouser  une  lille  de  France,  lui  impose  une  portugaise  dont 
le  roi  ne  voulait  pas  mais  qu'il  fallut  bien  prendre.  Un  pareil 
asservissement  réveille  la  haine  ;  Pacheco  estime  qu'on  ne  lui 
fait  pas  la  part  assez  belle,  recommence  à  jouer  d'Henri,  à 
l'opposer  à  son  père.  Alors  Luna  recourt  aux  grands  moyens  ; 
avec  un  disciple  on  peut  toujours  s'entendre  :  «  Soyons  amis. 
«  dit-il  à  Pacheco,  j'ai  le  père,  vous  avez  le  fils  ;  à  nous  deux 
«  nous  sommes  les  maîtres  de  l'Espagne  ».  Une  entrevue  est 
décidée  à  Tordesillas  pour  la  pacification  du  royaume,  on  y 
convoque  les  seigneurs  les  plus  dangereux  en  spécifiant  qu'ils 
devront  être  montés  à  mule  et  non  à  cheval.  Quelques-uns  fu- 
rent assez  simples  pour  s'y  rendre  et,  comme  dit  un  soi-disant 
cimtemporain,  «  le  pain  de  la  noce  fut  dur  pour  eux  »  (2).  On 
les  enferme,  on  envoie  leurs  femmes  en  plat  pays  pour  les 
avoir  à  discrétion,  on  distribue  leurs  biens  aux  fidèles.  Jean, 
Henri  parlent.  Luna,  Pacheco  agitssent  (3^.  Tel  fut  le  guet- 
apens  de  Tordesillas,  guet-apens  classique  dans  les  annales  du 
quinzième  siècle,  opération  politique  que  Pacheco  offrit  à  son 
seigneur  mais  dont  celui-ci  ne  semble  pas  avoir  compris  tout 

(1)  Mariasa  (Liv.  XXII)  croit  plus  simplement  que  la  reine  «  menait  une 
vie  trop  peu  régulière  ;  elle  avait  mauvaise  réputation  ».  Palencia,  I. 
p.  69.  dit  que  sur  l'ordre  d'Alvaro,  une  duègne  versa  du  poison  dans  une 
potion  que  la  reine  avait  coutume  de  prendre  pour  se  purifier  le  sang. 

(2)  Cenlon  Epistolario  del  BachiUer  F.  Gome:  de  Cibdareal,  Madrid,  ms, 
p    164. 

(3)  Cr.  Juan.  p.  529.  Talexcu,  I,  79. 


—  So- 
le sens  ;  et  cependant,  pouvait-il  recevoir  un  meilleur  ensei- 
gnement, méditer  un  exemple  plus  riche,  voir  plus  clairement 
quelle  était  la  méthode  la  plus  expédient*  de  gouverner  ces 
hommes  ? 

Guzman,  rappelant  les  faits  et  gestes  de  Luna,  observe  avec 
mélancolie  que  «  l'antique  et  louable  coutiune  des  Castillans 
<(  en  est  venue  à  ce  point  que,  pour  avoir  la  dépouiUe  d'un 
«  parent  ou  ami,  on  consent  à  l'empoisonner  ou  à  le  tuer  »  (1).' 
Mais  les  grands  dépouillés  ne  se  laissèrent  pas  faire  ;  ce  fut  une 
nouvelle  levée  de  boucliers  et,  chose  plus  grave,  le  peuple  s'en 
mêla. 

Tolède  la  première  osa  déclarer  qu'elle  ne  voulait  pas  être 
à  la  merci  du  connétable  ;  Tolède,  couronne  des  Espagnes,  qui 
eût  dû  être  la  plus  loyale,  la  plus  respectueuse  de  la  volonté 
du  roi  et  de  son  favori.  Mais  la  paix  qu'elle  nous  offre  aujour- 
d'hui est  celle  d'un  cratère  éteint  :  derrière  ces  murs  jaunes, 
recuits,  s'agitait  naguère  un  peuple  de  forcenés,  une  multitude 
d'ardents  :  vieux  chrétiens,  nouveaux  chrétiens,  juifs  et  mo- 
res. Dans  les  rues  étroites,  un  contact  incessant  aiguisait  les 
passions  de  ces  races  ennemies.  Il  suffisait  d'une  insulte,  d'une 
atteinte  aux  libertés  et  tout  éclatait.  Lima,  ayant  besoin  d'ar- 
gent pour  la  guerre  d'Andalousie,  imposa  à  Tolède  une  contri- 
bution d'un  million  de  maravèdis.  Mais  le  peuple  n'entendait 
pas  être  traité  comme  les  nobles  à  Tordesillas  ;  l'cniprunit  était 
ronlraire  aux  privilèges  de  la  ville  ;  il  était  bien  résolu  à  ne 
jias  payer.  Alors  intei-vint  l'anonyme,  le  maître  de  l'émeute, 
en  la  personne  d'un  marchand  d'outrés.  C'était  un  peu  comme 
nos  bouchers  de  Paris,  ces  marchands  d'outrés  de  Tolède  ;  ils 
portaient  la  révolution  enfermée  et,  le  mointMit  venu,  la  lais- 
saient échapper  :  c'étaient  les  nouvelles  divinités  populaires. 
((  Soplara   el  odrero  y  alborotarse  hn  Tolc.do  »,   le  marehand 

(1)  Macbiavr-I  dira  la  intime  chose  en  termes  rquiviilents.  (^f.  La  disqrâca 
de  ^.  Machiavel.  Mercnrc  de  France,  lOKJ,  p.  136, 


—  87  — 

(l'outres  souffle  et  Tolède  se  soulève.  On  sonne  le  tocsin,  on 
prend  les  armes.  La  maison  du  notable  Alonso  Cota  qu'Alvaro 
avait  chargé  du  recouvrement  de  la  taxe  est  pillée,  brûlée  ; 
comme  par  hasard,  le  vent  pousse  la  flamme  sur  le  quartier 
de  la  Madeleine  où  habitent  les  plus  riches  marchands,  on  en 
profile  pour  se  défaire  des  créanciers,  des  nouveaux  chrétiens, 
anciens  juifs.  Le  gouverneur  de  Tolède  pour  le  roi,  Sarmient^, 
voyant  où  en  sont  les  choses,  n'hésite  point,  passe  à  la  révolu- 
tion :  il  fait  emprisonner  les  bourgeois,  leurs  femmes  et  leurs 
filles,  les  torture  et  s'approprie  leurs  biens  :  d'homme  du  roi 
devient  dictateur  populaire.  Jean  somme  Tolède  de  rentrer  dans 
l'obéissance,  on  lui  ferme  la  porte,  on  tire  à  boulet  sur  lui  en 
criant  :  «  Attrape  cette  orange  !  »  Quant  à  Sarmiento,  il  con- 
naît son  monde  et  répond  qu'il  n'ouvrira  que  si  Luna  est  ren 
voyé,  faute  de  quoi  la  ville  se  donnera  au  prince  Henri  de  Cas- 
tîlle.  Pacheco  veillait,  tenait  Henri  tout  prêt.  Colui-ci  se  pré- 
sente au  pied  des  murs,  on  le  reçoit  comme  le  vrai  seigneur. 
Une  fois  de  plus,  le  fils  triomphe  du  père  pour  le  plus  grand 
bien  des  nobles  et  du  peuple.  Triomphe  mitigé  d'ailleurs,  car 
Sarmiento  ne  lui  cède  que  deux  portes,  garde  les  autres  et  aussi 
l'Alcazar,  d'un  mot  reste  le  chef.  Des  bourgeois  trop  confiants 
étant  rentrés  dans  la  ville,  les  gens  de  Sarmiento  les  dépouil- 
lent, les  traînent  dans  les  rues  :  «  Qui  veut  acheter  ces  exilés, 
«  disent-ils,  qui  rentrent  dans  la  cité  malgré  la  défense  de 
«  Pero  Sarmiento  ?  »  Henri  assiste  au  spectacle,  mais  il  a  les 
mains  liées,  ne  peut  rien  ;  alors,  désabusé,  il  part  pour  Requena 
à  la  poursuite  d'un  sanglier  qu'on  lui  a  signalé.  Au  bout  de 
quatre  jours,  on  vient  le  rappeler  en  hâte  :  Tolède  traite  avec 
le  connétable. 

Le  souffle  de  révolution  était  passé,  Sarmiento  était  gorgé, 
«  des  souterrains  montaient  les  plaintes  des  torturés  qui  de- 
ce  mandaient  justice  ».  La  ville  avait  peur,  retombait  au  ser- 
vage, attendait  le  premier  maître  venu.  L'accord  se  fait  entre 


—  88  — 

Heni'i  et  son  père,  on  délivre  les  bourgeois,  on  met  en  quartiers 
le  soldat  qui  avait  tiré  sur  son  roi,  on  en  traîne  deux  autres 
sur  la  claie,  on  emprisonne  deux  chanoines  qui  s'étaient  trop 
distingués  dans  l'émeute.  Mais  le  beau  fut  le  départ  de  Sar- 
miento  :  il  avait  cédé  à  condition  d'emporter  ce  qu'il  avait 
volé.  Il  fallut  pour  cela  deux  cents  bêtes  de  somme  et  les 
Tolédans  virent  passer  sous  la  porte  Visagra  tout  ce  bagage  de 
richesses,  or,  argent,  joyaux,  étoffes  de  Hollande,  de  Flandre,  et 
de  Bretagne  —  tout  leur  bien  qui  s'en  allait  (1). 

Cette  révolte  de  14''*9  rend  un  son  nouveau  dans  l'histoire 
d'Espagne  :  un  moment  le  roi  légitime  est  injurié,  bafoué,  lui 
qu'on  respectait  encore  dans  le  tumulte  de  Médina.  Cette  révolte, 
c'est  le  premier  découronnement  de  Tolède  :  peu  à  i>eu,  la  capi- 
tale gothique  perd  son  renom  de  fidélité,  elle  devient  la  Bar- 
celone de  ce  temps,  nationaliste  et  libertaire.  Sous  Charles- 
Quint,  elle  sera  la  ville  des  comuneros  :  sa  dernière  lutte,  son 
dernier  mot  avant  la  mort. 

La  paix  faite,  Luna  prend  l'Alcazar,  les  portes  :  c'est  dans 
Tordre,  son  règne  va  recommencer.  Mais,  depuis  Olmedo,  depuis 
Tordesillas,  ce  n'est  plus  le  même  homme.  Lui  qui,  jusqu'alors, 
a  vaincu  par  la  sagesse,  par  «  le  bienfait  du  temps  »  comme  dira 
Machiavel,  qui  a  cédé  lorsqu'il  le  fallait  et  cela  sans  colère, 
sans  manifester  une  passion  quelconc|ue,  qui  a  détourné  le  roi 
des  exécutions  sommaires,  détruit  dans  le  palais  la  tradition 
'urque  que  D.  Pèdre  y  avait  implantée  (2),  le  voici  qui  appa- 
raît impatient,  puis  violent,  vindicatif,  qui  prend  ouvertement 
figure  de  despote.  J'ai  admiré  dans  ses  actes  cette  maîtrise  de 
soi,  ce  don  de  l'artifice,  de  la  discrétion,  et  aussi  cette  merveil- 
leuse continuité  de  la  pensée,  cette  constance  dans  le  j)ropos  ; 
mais  maintenant  c'est  un  nerveux  que  j'ai  devant  moi,   qui 

(1)  Cr.  Juan,  IV.U't,  VAl-Vt.  —  Mauiana,  Liv.  XXIF.  Snrmienin  finit  mal,  !« 
voleur  fut  vol»'.  On  le  conflamna  niAmo  h  niorl.  Il  niourul  misL-rablo,  pa- 
ralytique. 

^2)  Gu^niun  le  reconuaîl,  hicn  ijik;  peu  tcmlro  pour  l.una. 


—  89  — 

montio  sou  dedans  humain,  qui  se  détermine  trop  \ite,  homme 
de  spontanéité  et  non  de  réflexion  :  un  mauvais  joueur. 

Suivre  dans  le  détail  la  chute  de  ce  petit  homme  trapu  qui 
chevauche  l'Espagne  depuis  trente  ans,  serait  une  étude  cu- 
rieuse, un  chapitre  du  «  Doctrinal  des  Favoris  ».  Les  contempo- 
rains ne  cachent  point  leur  stupéfaction  :  la  ruine  de  Luna  leur 
apparaît  chose  impossible  ;  la  main  de  Dieu  seule  peut  accom- 
plir pareil  miracle,  rompre  l'enchantement  par,  quoi  il  tient  le 
roi  et  le  royaume  asservis.  Nous  trouvons  pourtant,  dans  les 
chroniques,  quelques  raisons  moins  métaphysiques.  Luna 
croyait  avoir  la  reine  à  sa  dévotion,  il  l'avait  faite,  elle  était 
jeune  :  une  enfant  à  mener.  Or  l'enfant  prit  nettement  parti 
contre  lui,  conspira  avec  les  nobles.  Luna  avait  trop  l'habitude 
de  dominer  pour  tolérer  chez  les  autres,  même  une  velléité  d'in- 
dépendance :  que  cette  petite  fille  osât  ne  point  obéir  quand  son 
vieux  mari  obéissait,  c'était  une  rébellion  insupportable.  Un  jour 
il  s'emporta,  lui  déclara  :  «  Je  vous  ai  mariée,  je  vous  déma- 
«  rierai  »  (1).  Mais  la  reine  était  aimable,  Jean  en  était  fort 
épris,  il  se  soumettait  plus  volontiers  à  cette  tutelle  féminine, 
fraîche  et  neuve,  qu'à  celle  du  favori  «  qui  avait  perdu  les  grà- 
«  ces  de  la  jeunesse  »  (2)  ;  il  présentait  l'image  classique  du  roi 
caduc  esclave  de  la  jeune  princesse.  Luna  faisait  son  possible 
pour  les  éloigner  l'un  de  l'autre,  surveillait  leurs  épanchemenfs 
au  grand  scandale  de  la  Cour.  Et  ce  fut  une  nouvelle  maladresse. 
Naguère,  il  savait  ménager  à  son  maître  des  divertissements  de 
toute  sorte  ;  entre  deux  campagnes,  il  le  cloîtrait  à  las  Huelgas, 

(1)  Cr.  Luna,  p.  473  (Appendices). 

(2)  Palencia,  I,  p.  7,  75,  108.  —  «  Le  roi  Jean  depuis  son  plus  tendre  âge 
s"était  livré  aux  mains  de  D.  A.  de  Luna,  non  sans  quelque  soupçon  de 
quelque  lien  indécent  et  de  lascives  complaisances  de  la  part  du  favori 
dans  sa  familiarité  avec  le  roi...  L'âge  avancé  du  Maître  (Luna)  le  privait 
des  antiques  séductions  qui  lui  avaient  ouvert  le  chemin  de  la  faveur.  » 
Comp.  Cancionero  de  Obras  de  Burlas  provocantes  à  risa.  Londres,  1841 
sur  «  la  ley  italica  »  et  Palencia.  Il,  p.  30  :  Histoire  de  Luis  Mendez 
dp  Sotomavor. 


—  90  — 

(  OÙ,  communément,  il  y  avait  grande  troupe  de  généreuses  et 
«  nobles  religieuses,  de  gracieuses  dames,  duègnes  et  donzelles 
«  lesquelles  savaient  faire  agréables  services  aux  rois  et 
«  princes  »  ;  d'autres  fois,  il  lui  amenait  sa  femme,  à  point 
nommé,  comme  i'I  le  fit  à  Tolède  (1)  ;  il  songeait  à  tout,  faisait 
tous  les  métiers  bénévolement  :  c'était  le  secret  de  sa  puis- 
sance. Maintenant  il  devenait  un  magister  morose,  un  major- 
dome soupçonneux,  surveillant  l'alcôve  —  et  la  table  pour 
éviter  l'abondance  ;  il  avait  pris  de  mauvaises  habitudes, 
ne  gardait  plus  avec  le  roi,  même  un  semblant  de  respect. 
Jean  a  pris  soin  de  dresser  lui-même  le  monument  de  sa 
faiblesse,  le  compte  de  son  abaissement  :  «  Mon  palais  est 
!(  désert,  lit-on  dans  l'acte  d'accusation  contre  Luna,  lui 
«  seul  est  entouré  d'une  escorte  princière  ;  c'est  lui  qui 
i<  donne  toutes  les  faveurs,  investit  de  toutes  les  dignités,  et  on 
(!  lui  baise  la  main,  non  à  moi  ;  il  m'entoure  de  gens  de  basse 
«  condition  qui  m'espionnent,  il  empiète  sur  tout,  dérobe  mes 
"  revenus,  gagne  sur  le  service  de  ma  table,  le  traitement  de 
''  mes  serviteurs.  Il  reste  couvert  devant  moi,  à  cheval  il  marche 

à  ma  hauteur  »  (2),  et  'l'exposé  des  griefs  continue  sur  'le  ton 
pleurard  d'un  élève  maltraité  par  son  maître  (3). 

Luna  a  contre  lui  la  cour,  les  nobles.  Sa  mansuétude  à  l'égard 
'les  juifs  lui  vaut  la  haine  du  peuple.  Il  est  remarquable  de  voir 
avec  quel  soin  il  évite  toute  persécution  contre  eux,  combien 
il  les  ménage,  comme  il  annule  en  fait  toutes  les  mesures  anti- 
•^émites  édictées  par  le  pouvoir  royal  ou  par  le  pape  (4).  Il 
compte  sur  les  juifs  pour  refaire  un  trésor  à  l'Espagne,  tâche 

(1)  6V.  Luna.  p.  238-282. 

(2)  Cr.  Juan,  p.  .%5.  Cr.  Luna,  p.  474  (Appendices).  Gl'zman,  loc.  cit. 
A  qui  attribuer  n-lUt  subite  cliiirvoyancfl,  .si  ce  n'csi  h  la  jeune  portugaise 
qui  veut  K-^ner  librement  ? 

(3)  Je  préfère  le  ton  artiste  du  romanoxTO  :  «  Tu  t'es  élevé  sur  la  mer  de 
ma    KrAce    comme    une    blanche    écume...  » 

(4)  Edit  de  1408  de  la  régente  Catalina.  Bref  d'Eugène  IV  en  1442. 


—  91   — 

ti  les  domestiquer  mais  sans  rudesse  ;  il  sait  très  bien  que  là 
seulement  on  trouve  de  l'argent.  Fort  peu  croyant,  il  ne  peut 
s'associer  aux  passions  populaires,  va  jusqu'à  faire  ratifier  par 
Jean  II  un  règlement  destiné  à  restaurer  l'école  juive,  l'étude 
du  Talraud,  et  interdit  sagement  aux  juifs  et  surtout  aux  juives 
de  porter  des  vêlements  luxueux  pour  ne  pas  surexciter  le  peu- 
ple (1).  Jusqu'au  bout,  il  resta  fidèle  à  celte  politique,  et  Henri 
de  CasUlle  fut,  en  ce  sens,  son  disciple.  Mais,  sous  quels  traits 
pouvaient-ils  apparaître  aux  vieux  chrétiens,  ce  prince  et  ce 
noble  qui  prenaient  Israël  sous  leur  protection  ? 

Entamé  de  partout,  Luna  reste  plein  de  confiance.  Autour  de 
lui,  c'est  le  silence,  une  noblesse  qui  n'ose  plus  lever  la  tête, 
qui  se  le  lient  pour  dit.  Pourtant  une  famille,  celle  des  Stu- 
niga,  comtes  de  Placencia.  lui  était  encore  résolument  hostile. 
Tolède  pacifiée,  Luna  se  tourne  contre  elle  :  ce  sera  le  dernier 
coup  d'épée,  après  quoi  le  grand  nivellement  d'où  il  surgira 
seul  :  «  le  plus  noble  roi  sans  couronne  ».  Mais  les  gens  qu'il 
trouve  devant  lui  ont  une  solide  carrure,  ce  sont  des  énergi- 
ques, ennemis  des  traités,  des  compositions  :  tout  le  contraire 
de  ces  nobles  pactisants  qu'il  méprise.  L'aïeul  était  im  seigneur 
«  qui  en  peu  de  paroles  concluait  bien  »,  fort  soucieux  de  sa  ré- 
putation. I^  père,  «  homme  de  bon  sens,  chevalier  hardi  qui 
«  n'estimait  que  la  hardiesse  »  (2)  ;  celui-ci  commence  par  dé- 
clarer qu'il  ne  fera  pas  la  guerre  «  à  la  manière  exquise  »,  mais 
à  feu  et  à  sang  ;  il  somme  Henri  de  lui  prêter  main-forte,  mais 
l'autre,  conseillé  par  Pacheco,  se  dérobe.  Stuniga  s'adresse 
alors  à  Jean  qui  hésite,  voudrait  mais  n'ose.  La  reine  intervient, 
la  comtesse  de  Ribadeo,  nièce  de  Placencia,  s'écrie  que  «  chacun 
«  doit  venir  donner  son  coup  à  la  bête  féroce  ».  On  finit  par  ar- 
racher au  roi  l'ordre  écrit  de  «  prendre  le  corps  du  connétable 
«  et,  s'il  se  défend,  de  le  tuer  ». 

(1)  Règlement  de  1432.  —  Cf.  Graetz,  Hist.  des  Juifs,  IV,  p.  343  et  3oS. 

(2)  Cf.  GuzMAîJ,  ch.  VIII.  —  F.  DE  Pm.GAR,  Claros  Varones  de  Castilla, 
Madrid,  1775,  ch.  XI.  —  Cr.  Juan,  p.  536. 


—  92  — 

Luna  était  à  Burgos  :  peu  de  temps  auparavant,  Jean  II, 
par  scrupule  de  conscience,  lui  avait  suggéré  d'aller  faire  un 
voyage  dans  ses  terres,  mais  il  avait  rehisé.  Il  savait  pourtant 
qu'on  tramait  quelque  chose  contre  lui,  était  inquiet.  «  Quel 
«  chien  rouge,  dit-il  un  jour,  a  changé  les  sentiments  du  roi 
«  à  mon  égard  !  »  Contrairement  à  sa  coutume  de  ne  point 
tuer  sans  utilité,  il  avait  fait  assassiner  un  ancien  serviteur  qui 
le  trahissait,  et,  chose  plus  grave,  il  avait  choisi  pour  cette 
opération  le  jour  du  vendredi  isaint  (1).  Or  le  mercredi  de 
l'octave  de  Pâques,  au  matin,  il  entendit  un  grand  bruit  sur  la 
place  devant  sa  maison.  On  criait  :  «  Caslille  !  liberté  pour 
«  le  roi  !  »  A  demi-vetu,  il  s'approche  d'une  fenêtre  :  a  Par- 
u  bleu  !  dit-il  voyant  les  deux  cents  soldats  de  Placencia, 
(c  voilà  de  belles  gens  î  »  Au  même  instant,  une  floche  vient 
frapper  le  rebord  de  la  fenêtre  :  il  était  fixé.  Ce  ne  fut  pas  un 
Iveau  siège  ;  on  eût  dit  un  bourgeois  traqué  qui  se  défend  comme 
il  peut  :  bûches  lancées  sur  les  assaillants,  landiers  de  cuisine 
servant  à  desceller  les  dalles  du  patio  pour  faire  provision  de 
pierre.  Sur  la  place,  d'ailleurs,  on  ne  répond  pas.  Le  fils  de 
Placencia,  qui  jwrte  dans  son  gantelet  gauche  l'ordre  de  tuer 
lyuna  s'il  résista,  fait  demander  la  permission  d'altaquer.  hc 
loi  refuse.  Comme  toujours,  on  en  vient  au  traité  :  un  cheva- 
lier et  l'évêque  de  Burgos  sont  envoyés  en  parlementaires. 
I/évêque  commence  un  discours  mais  aussitôt  Luna  l'inter- 
rompt :  «  Taisez-vous,  évêque,  quand  des  chevaliers  parlent  ; 
«  quand  d'autres  à  jupes  longues  comme  les  vôtres  prendront 
«  la  parole,  ce  sera  votre  tour  ».  Après  négociations,  il  se  rend, 
Jean  donnant  sa  foi  qu'il  ne  sera  fiut  aucun  mal  ni  à  lui  ni  aux 
siens.  Cette  foi  royale,  tous  savent  ce  qu'elle  vaut.  Un  familier 
de  Luna,  Conzalo  Chacon,  lui  dit  :  «  T^aissez  ces  affaires  de  pa- 
«  picrs  f't  fuyoz.  »  Luna  léjwnd  à  la  romaine  :  «  I.<e  roi  mon 
«  seigneur  m'a  fait,  il  peut  me  défaire  à  son  plaisir  )». 

Cl)  (U\  simiilii,  il  csl   vrai,  un  arcidfiil. 


i 


-  i.;:  -  j 

Dès  lors,  lo  ton  s'élève  ot  tout  s'apprête  pour  une  belle  mort 
«  Certains  oontt'nt  que,  pour  pi^endre  les  hermines,  les  chas- 
1'  seurs  bêchent  la  terre  autour  de  leur  gîte  et  sur  cette  terre 
u  jettent  de  l'eau  afin  qu'il  se  forme  de  la  boue.  Cela  fait,  ils 
u  entrent  en  chasse,  délient  les  chiens.  L'hermine  cherche  à 
((  fuir  et  au  moment  qu'elle  croit  être  en  sûreté,  elle  trouve 
n  cette  muraille  de  boue.  xMors,  pour  ne  point  tacher  sa  bêle 
(I  blancheur,  elle  revient  sur  ses  pas,  se  rend  aux  chasseurs  et 
«  aux  chiens  qui  la  prennent  et  la  tuent  ».  Ainsi  le  noble  con- 
nétable :  il  se  rend,  mais  en  chevalier,  proprement,  bellement. 
Revêtu  de  l'armure  princière  que  lui  donna  le  roi  de  France, 
monté  sui'  «  son  plus  vaillant,  son  plus  pompeux  cheval  »  qu'il 
a  fait  harnacher,  caparaçonner  aux  armes  de  Santiago,  le  pater- 
noster  dans  une  main,  entoiu'é  de  ses  gens,  il  s'apprête  à  pa- 
raître devant  son  seigneur.  L'autre  qui,  devant  la  porte  de  la 
cathédrale,  attend  la  fin  du  tumulte,  ne  s'en  soucie  pas  ;  il  faut 
persuader  à  Luna  qu'il  risque  fort  à  sortir  ainsi  au  milieu  de  ces 
soldats  déchaînés  qu'on  empêche  de  faire  leur  métier.  Alors  il 
se  résigne,  attend  ;  mais  voyant  passer  aux  côtés  du  roi  le 
riche  évêque  d'Avila,  Fonseca,  c'est  encore  contre  le  prêtre 
qu'il  tourne  sa  colère  :  «  Par  cette  croix,  don  petit  évêque, 
«  don  Obispillo,  tu  me  le  paieras  »,  mais  l'homme  de  Dieu 
sans  sourciller  :  «  Je  vous  jure  que  je  suis  aussi  étranger  à 
«.  tout  cela  que  le  roi  de  Grenade  ».  Les  prêtres  mêmes  se  mo- 
quent, n'ont  plus  peur.  Il  comprend  qu'il  ne  lui  reste  qu'une 
voie  de  salut  :  avoir  un  entretien  avec  Jean,  ressaisir  cet  être 
faible  et  gras  qu'il  conduit  depuis  des  années  ;  comme  tous 
les  déchus,  il  veut  essayer  une  fois  encore  de  la  présence 
réelle  (1),  mais  Jean  a  sa  réplique  toute  prête  :  Luna  lui  a  tou- 
jours conseillé  de  ne  point  parler  à  ceux  qu'il  a  fait  prendre. 
Ce  mot  l'achève.  Tandis  qu'il  passe  la  nuit  enfermé  avec  deux 

(1)  Même   attlturle   d'OIivares   di.sgrAcié   avec   Philippe   IV.   Et   la   reine 
intervient. 


familiers  et  deux  petits  pages  (1),  le  roi,  à  l'autre  bout  de  la 
maison,  se  fait  ouvrir  ses  coffres,  compte  l'or,  l'argent,  les 
joyaux.  —  Dans  ce  hourvari  de  Burgos,  je  cherche  en  vain 
Henri  de  Castille  :  pas  un  moment  sa  figure  n'apparaît.  Pacheco, 
dans  l'ombre,  attend  la  fin  de  la  tragédie,  se  réserve  :  avec  un 
démon  comme  Luna,  on  peut  s'attendre  à  tout,  on  est  habitué 
à  ses  retours  de  fortune.  Pourtant  le  prisonnier  est  sous  bonne 
garde  à  Porlillo,  dans  une  cage  de  bois  :  le  roi  l'a  confié  aux 
Placencia,  les  grands  hommes  du  jour,  et  s'en  est  allé  dans  les 
terres  de  son  connétable,  collectionnant  ses  dépouilles  inlas- 
sablement, avec  une  sorte  d'âpreté  sénile  (2).  Restait  le  procès, 
la  mise  en  scène  nécessaire.  L'affaire  fut  rapidement  menée, 
car  on  se  méfiait.  Douze  docteurs  se  réunissent  et  décident  que 
Lima,  usurpateur  de  la  couronne  royale,  tyran,  concussion- 
naire, doit  par  justice  être  égorgé,  avoir  la  tête  coupée  et  ex- 
posée sur  un  échafand  pour  servir  d'exemple  à  tous  les  grands 
du  royaume. 

De  Porlillo,  on  le  traîne  à  Valladolid,  ville  jurée  des  exécu- 
tions. Il  va,  monté  sur  une  mule,  lui  le  chevalier  !  Sur  la 
route,  il  rencontre  deux  religieux  ;  l'im  Alonso  de  Espina, 
grand  convertisseur  d'hérétiques,  le  salue  et  lui  dit  :  «  Le 
«  monde  récompense  ses  serviteurs,  mais  le  monde  n'est  qu'une 
«  vision,  un  songe  et  des  Saints  ont  été  martyrisés  pour  le  ser- 
«  vice  de  Notre  Seigneur...  »  Il  répond  :  «  Béni  sois-tu,  Dieu  et 
«  Seigneur,  qui  gouvernes  le  monde  ».  A  Valladolid,  une  sur- 
prise l'attend  :  on  l'héberge  dans  la  maison  de  celui  qu'il 
a    fait    assassiner  ;    la    veuve,    les   parents,    les   enfants    l'in- 

(1)  i<  Il  avait  les  ynix  pleins  de  larmes  ;  pourtant  personne  ne  pensait 
qu'il  fût  prisonnier  mais  bien  qu'il  était  dans  sa  plus  grande  prospérité.  » 
En  prison,  quatre  hommes  d'armes  le  veillent  avec  une  torche  et  après 
la  veille,  quatre  autres  reçoivent  la  torche  en  sorte  qu'ils  paraissent 
jouer  à  «  vivant  je  te  la  donne  »  (la  course  du  flambeau).  Cf.  le  document 
publié  par  Paz,  op.  cit.,  p.  H-l. 

(2)  Il  fut  d'ailleurs  mal  reçu  à  Escalona,  fief  de  Luna. 


I 


—  1».*)  — 

suileirt.  Ce  fui  sa  plus  douloureuse  station.  Lo  lendemain, 
au  f)elit  jour,  il  entend  la  messe  très  dévotement  et  com- 
munie. Puis  il  demande  à  boire  ;  on  lui  apporte  des  cerises, 
il  en  mange  quelques-unes  et  boit  une  coupe  de  vin  pur. 
Il  monte  sur  sa  mule  et  précédé  de  hérauts  qui  crient  :  «  Ceci 
«  est  la  justice  que  mande  faire  le  roi  notre  seigneur  !  »  il 
traverse  la  Cal  de  Francos,  la  Costanilla  et  arrive  sur  la  place 
où  l'échafaud  est  dressé.  Il  met  pied  à  terre,  monte  les  mar- 
ches et  voit  mie  table  couverte  d'un  tapis  noir,  une  croix  au 
milieu,  autour  des  torches  allumées.  Il  s'agenouille  et  adore 
la  croix,  puis  se  relevant,  fait  deux  fois  le  tour  de  l'échafaud. 
Sur  la  place,  aux  fenêtres,  il  y  avait  une  infinité  de  gens  venus 
de  tous  les  villages  pour  voir  cette  chose  extraordinaire  et  peu 
à  peu  la  pitié  montait...  Luna  donne  à  son'  page  Morales  son 
anneau,  son  chapeau,  puis,  avisant  parmi  la  foule  Barrasa, 
écuyer  d'Henri,  il  lui  crie  :  «  Viens  ici.  Te  voilà  à  regarder 
«  la  mort  qu'on  me  donne  :  va  dire  au  prince  Henri  mon  sei- 
ly  gneur  qu'il  donne  à  ses  serviteurs  meilleure  récompense  que 
«  celle  que  me  donne  à  moi  le  Roi  mon  seigneur  !  »  Le  bour- 
reau s'approche,  tenant  une  corde  pour  lui  lier  les  mains,  mais 
Luna  détache  sa  ceinture  et  dit  :  «  Attache  moi  avec  ceci  et 
«  fais  attention  d'avoir  un  couteau  bien  affilé  pour  me  dépê- 
('.  cher  prestement  »  —  puis  :  «  Dis-moi.  Ce  crochet  qui  est  là- 
«  haut,  pourquoi  l'a-t-on  planté  là  ?  »  et  le  bourreau  :  «  Pour 
«  y  mettre  votre  tête  après  que  vous  serez  égorgé  )>.  Il  répond 
seulement  :  «  Quand  je  serai  égorgé,  qu'ils  fassent  du  corps 
«  et  de  la  tête  ce  qu'ils  voudront  »  (1),  puis  il  commence  à  dé- 
grafer son  pourpoint,  arrange  les  plis  de  son  manteau  qui  était 
de  camelot  (2)  bleu  fourré  de  renard,  s'agenouille  et,  étendant 

(1)  D'après  Palencia,  il  aurait  dit,  montrant  sa  tête  :  «  Voilà  la  hampe 
de  ce  drapeau  ».  —  Sa  conscience  ne  le  laissait  point  en  paix  :  il  légua 
20.000  florins  au  roi  pour  l'indemniser  «  des  biens  qu'il  avait  mal  acquis  » 
{Cr.  Luna,  p,  351). 

(2)  Camelot  :  tissu  de  peau  de  chameau  ou  de  chèATC  avec  fils  de  soie 
ou  d'or.  Altamira,  op.  cit.,  II,  286. 


—  9()  — 

peu  à  pou  les  jambes,  dit  à  l'un  des  hérauts  :  «  Assieds-toi 
«  sur  mes  pieds  que  mon  cadavre  ne  reste  pas  en  posture 
«  inconvenante  ».  Le  bourreau  lui  demande  pardon,  lui  donne 
paix,  puis  enfonce  le  poignard  dans  la  gorge,  détache  la  tête 
et  la  plante  sur  le  crochet  de  fer.  Ainsi  se  confirma  le  pro- 
verbe :  «  Au  more  défunt,  un  grand  coup  de  lance  ».  La  tête 
resta  exposée  neuf  jours,  le  coi'ps  trois  ;  on  avait  placé  à  côté 
un  bassin  pour  recueillir  les  aumônes  qui  serviraient  ù  l'en- 
leri-ement.  Le  troisième  jour,  les  Frères  de  la  Miséricorde  vin- 
rent le  prendre  sur  une  civière  et  l'emmenèrent  hors  la  ville 
à  'l'ermitage  de  Saint-André  où  l'on  enterre  les  malfaiteurs. 
Il  y  resta  peu  de  temps.  On  le  transporta  au  monastère  de 
Saint-François  à  Valladolid  puis,  sur  les  instances  d'un  reli- 
gieux, le  corps  et  la  tête  réunis  furent  ensevelis  dans  la  cha- 
pelle de  Santiago,  à  Tolède.  Quand,  en  1808,  un  tailleur  de 
pierre  de  la  cathédrale  entra  dans  le  caveau  des  Luna,  il  vit 
le  squelette  du  connétable  assis  au  milieu  des  autres  membres 
de  sa  famille  :  sa  tête  était  posée  devant  lui  sur  une  table. 
Ainsi  finit  la  gloire  du  Maître  et  Connétable  Alvaro  de  Luna, 
premier  des  grands  seigneurs  naturels  de  l'Espagne,  qui  possé- 
dait plus  de  soixante-dix  villes,  avait  trois  mille  lances  à  sa 
solde,  décidait  de  la  paix  ou  de  la  guerre.  Jamais,  dit  un  poète, 
on  ne  vit  «  pareille  éclipse  de  lune  »  :  toute  la  Castille  en  fut 
assombrie.  Un  des  juges  qui  l'avaient  condamné,  mourut  de 
remords  et  par  som  ordre,  on  plaça  sur  son  tombeau  une  tête 
de  cire  en  mémoire  de  celle  qu'il  avait  fait  tomber  injustement. 
Un  saint  homme  le  vit  en  songe  parmi  les  élus  et  plus  tard 
les  chroni(jueurs  firent  remarquer  qu'en  ce  même  mois  de  mai 
qui  fut  celui  de  la  passion  du  connétable,  les  Infidèles  entrèrent 
à  Conslaiilinople  (1). 

(1)  Cf.  Cr.  Luna,  327-384-467.  Ci:  Juan,  «55-564  (le  meilleur  vMl). 
Pjki.r.vjA,  I,  114-123.  —  PiiEscoTT,  Hisl.  du  règne  de  Ferdinand  vt  d'Isa- 
belle, trad.  fr.,  l'iiiis,  Didot,  1861,  I,  p.  46.  —  Mahiam,  op.  cil.,  Uw  .\.\!J, 


—  97  — 

Le  fadavro  dispani,  Jean  II  fait  «sonner  pailout  sa  délivrance 
(1).  En  môme  t^mps,  il  presse  la  licpiidation  de  l'héritage, 
accepte  de  partager  avec  la  veuve  :  il  a  hâte  de  jouir  de  sa 
liberté,  de  sa  richesse.  Mais,  comme  un  vieil  enfant,  il  exagère, 
ne  se  contient  plus,  à  table  ni  ailleurs.  Au  palais,  les  seigneurs, 
les  médecins  ne  cachent  pas  leur  inquiétude  ;  le  roi  a  cinquante 
ans,  il  est  débilité  par  de  mauvaises  humeurs,  a  des  fièvres 
quartaines,  et  ne  laisse  pas  passer  un  jour  sans  caresser  sa 
femme.  Le  nouveau  précepteur,  Barrientos,  et  le  prieur  de 
Guadalupe,  gens  médiocres,  n'osent  lui  faire  de  remontrances  : 
la  chute  de  Luna  les  a  instruits.  On  a  prédit  au  roi  qu'il  vivrait 
quatre-vingt-dix  ans  :  dès  lors,  il  s'en,  donne  à  cœur  joie, 
amasse  de  l'argent,  fait  ripaille  et,  tout  chaud  de  fièvre  et  de 
nourriture,  va  retrouver  sa  jeune  reine.  Il  fait  si  bien  qu'au 
mois  de  juin  il  meurt  à  Valladolid,  un  an  après  son  connétable. 

Cette  fin  fut  un  isujet  de  réflexion  pour  l'Espagne.  Le  remords 
l'a  tué,  disaient  les  amis  d'Alvaro.  I^e  connétable  avait  du  bon', 
disaient  les  nobles  :  c'était  un  frein  pour  notre  roi,  il  l'em- 
pêchait de  s'adonner  à  ses  vices.  Des  deux  morts,  le  supplicié 
apparut  le  plus  grand.  Sa  puissance  et  son  néant  étaient  une 
source  inépuisable  de  lieux-communs,  auxquels  ni  les  chro- 
niqueurs ni  les  poètes  n'échappèrent.  Juan  de  Mena,  poète 
officiel,  lui  consacre  des  copias  dans  son  Labyrinthe,  «  au 
«  septième  ordre  de  Saturne  ».  Un  autre,  plus  populaire, 
compose  le  testament  du  maître  de  Santiago,  où  Luna  pro- 
clame sa  déchéance  (2).  Sa  personne  tout  entière  devient  une 
sorte  de  divinité  tombée  ;  on  la  chante  comme  l'Espagne  même 

et  les  histoires  romantisées  citées  plus  haut.  Luna  avait  100.000  doblas 
d'or  de  revenu  annuel,  environ  4.700.000  fr.  d'après  Prescott.  V.  aussi 
DE  L.\TOUR,  Tolède,  p.  H2. 

(1)  On  a  dit,  sans  preuve,   qu'il  avait  eu   des  scrupules  le  matin  de 
l'exécution,  avait  voulu  y  faire  surseoir. 

(2)  Las  mis  manos  que  besadas  —  Fueron  de  comendadores... 


—  98  — 
qui  avec  lui  a  perdu  toute  gentillesse,  toute  grandeur  (1).  Cette 
mort  théâtrale,  à  l'espagnole,  a  profondément  frappé  le  peu- 
ple. Ce  fut  une  grande  représentation,  ce  noble  exécuté  pai- 
son  seigneur  et  mourant  avec  un  souci  constant  de  la  tenue, 
de  la  dignité  —  de  la  postérité.  Il  fallait  être  un  mécontent 
comme  Guzman  pour  se  plaindre  que  «  son  attitude  et  ses 
«  paroles  tendissent  plus  à  réputation  qu'à  dévotion  ».  De 
fait,  il  touchait  les  poètes  parce  que  poète  lui-même  et  mécène  ; 
les  chevaliers  parce  qu'il  était  chevalier,  n'avait  jamais  été 
blessé  aux  épanles  (2)  ;  peut-être  aussi  les  élèves  en  magie, 
car  Luna  n'est-ce  pas  la  Triple  Hécate  ?  Certains  l'appré- 
ciaient pour  des  raisons  plus  profondes,  sentant  qu'il  avait 
voulu  quelque  chose  :  faire  une  Espagne  qui  se  tînt  debout, 
donner  une  cohésion  à  ce  monstre  effrité,  à  cette  poussière 
de  royaumes.  Jean  II  reste  un  lâche,  Luna  devient  un  héros 
national,  une  figure  du  romancero. 

Henri  n'a  point  participé  à  l'exécution.  Pacheco,  voulant 
garder  une  apparence  de  netteté,  ne  pas  arriver  au  pouvoir 
avec  du  sang  sur  les  mains,  avait  séquestré  son  prince,  à 
Ségovie  sans  doute,  et  ne  l'avait  lâché  qu'au  dernier  moment 
pour  qu'il  allât  saluer  son  père  moribond.  Jean  hésita,  dit-on, 
à  laisser  la  couronne  à  Henri,  il  ne  l'aimait  guère  et  en  avait 
sujet.  Puis  sa  jeune  portugaise  venait  de  lui  donner  un  enfant 
et  pour  ce  fils  malingre  de  la  plus  aimée  des  femmes,  il  avait 
une  prédilection  particulière.  Mais  Henri  était  trop  fort  :  ré- 
volté, il  avait  les  nobles  pour  lui  et  soit  crainte,  soit  sagesse 
de  la  dernière  heure,  le  roi  n'osa  le  déshériter  (3). 

Ain'si,  en  1454,  à  vingt-neuf  ans,  Henri  fut  juré  roi  de  Cas- 

M)  Mi  cabeza  tan  nombrada  —  For  todo  el  uni  versai  —  Mando  en  un 
clavo  cabdal  —  Que  à  todos  sea  mostrada...  Baena,  p.  XXXTX.  Cf.  tout 
le  cycle  de  Luna  dans  le  romancero-artiste  (Ochoa,  Tesoro  de  los  Roman- 
ceros, Paris,  1838). 

(2)  Cr.  Lima,  p.  388. 

(3)  Cf.  8f)n  testament  ap.  Sitces,  op.  cit.,  p.  (10. 


—  90  — 

tille.  Il  u'avail  pas  notion  de  ce  qu'est  gouverner  ;  il  avait 
toujours  suivi,  il  avait  été  un  appoint  de  guerre  civile,  n'était 
rien  par  lui-même.  II  n'avait  qu'un  goût  marqué  :  la  chasse 
et  aussi  la  solitude.  Le  règne  de  son  père  se  terminait  par  le 
triomphe  de  l'anarchie  et  il  ne  le  voyait  pas.  Le  peuple  com- 
mençait à  vouloir,  à  protester  et  il  ne  l'entendait  pas.  Le 
moyen  de  dompter  les  nobles,  Luna  le  lui  avait  montré  à 
Tordesillas,  et  il  ne  s'en  était  pas  soucié.  Son  père  avait  fait  pé- 
rir le  seul  homme  du  royaume  et  il  n'avait  point  compris  les 
conséquences  de  cette  mort.  Tout  ce  livre  des  exemples,  qiii 
depuis  quinze  ans  se  déroulait,  page  par  page,  sous  ses  yeux, 
était  pour  lui  lettre  morte.  Il  arrivait  au  pouvoir,  vide  d'expé- 
rience, avec  des  yeux  qui  n'avaient  point  vu. 


CHAPITRE   m 


La  Fête  et  le  Deuil 


Je  balle  sur  gentille  musique, 
Et  mes  danses  concertées 
Sont  bien  douces  ambassades 
Que  j'envoie  au  cœur. 
Dialogue  entre  l'Amour  et    un 
vieillard. 

Dedans  mon  livre  de  pensée 
J'ai  trouvé  escripvant  mon  cueur 
La  vraye  histoire  de  douleur 
De  lermes  toute  enluminée. 
Charles  d'Orléans 


CHAPITRE   III 


Alonso  de  Palencia,  ancien  «  secrétaire  de  latin  »  du  roi 
Henri  de  Castille,  commence  sa  chronique  en  ces  termes  : 
«  Je  dois  raconter  des  événements  que  ma  plume  se  refuse 
«  à  écrire.  L'abjection  du  sujet  me  décourage,  mon  âme  répu- 
((  gne  à  ce  que  l'obligation  m'impose  ».  Ce  digne  moraliste, 
cfui  trahit  sans  vergogne  son  maître  et  fait  son  possible 
d'honnête  homme  pour  le  discréditer  auprès  du  pape,  a,  entre 
autres  défauts,  celui  de  manquer  de  bonne  foi  (1).  Le  règne 
d'Henri  n'est  point,  d'un  bout  à  l'autre,  un  tissu  d'ignominies, 
un  abîme  de  noirceur,  quelque  chose  comme  le  Tartare  de 
l'histoire  espagnole  ;  il  eut  son  aube,  sa  jeunesse  confiante. 
La  place  était  nette  :  le  cadavre  de  Luna  reposait  à  Tolède, 
celui  de  Jean  II,  le  roi  malsain  (2),  hors  les  murs  de  Burgos  ; 
le  drame  avait  son  dénouement,  il  fallait  que  l'Espagne  fît 
peau  neuve. 

Le  premier  geste  d'Henri  est  d'ouvrir  les  portes  des  prisons, 
de  faire  cesser  l'exil,  d'organiser  la  paix.  On  voit  reparaître 
des  figures  depuis  longtemps  oubliées  :  d'anciennes  dupes  de 
Tordesillas,  comme  le  galant  comte  d'Alva,  d'anciens  ennemis 

(1)  Son  excellent  historien,  D.  Paz  y  Melia  l'appelle  «  paladin  résolu 
de  la  justice  et  de  la  vérité,  personnalité  éminente  du  xv^  siècle  )>.  La 
louange  semble  excessive.  Il  suffit  que  Palencia  soit,  à  ses  moments,  par- 
fait narrateur,  sans  pourtant  approcher  d'  «  un  Tacite  plus  vengeur  que 
justicier  »  comme  le  voulait  Pelayo.  Mais  Pelayo  faisait  preuve  d'une 
indulgence  particulière  pour  tout  ce  qui  avait  senteur  d'humaniste. 

(2)  Le  mot  est  de  Palencia,  I,  36. 


—  104  - 

du  connétable  comme  ce  perpétuel  agité,  l'amiral  don  Fadrique, 
ou  le  comte  de  Trevino.  Les  serviteurs  de  la  nouvelle  maison 
veulent  avoir  leur  part  :  les  chapelains  du  prince  Henri  devenus 
chapelains  royaux  n'entendent  point  déchoir,  céder  la  place 
aux  anciens  :  le  roi  apaise  ces  querelles,  garde  tout  le  monde 
à  sa  solde,  dépense  sans  compter  ;  les  nobles,  les  gens  de  petit 
état  s'agenouillent  devant  lui,  veulent  lui  baiser  les  mains. 
Il  semble  qu'une  fidélité,  une  loyauté  unanimes  l'entourent, 
que  les  sujets  aient  retrouvé  leur  souverain,  ((  le  roi  des  abedlles 
«  sans  aiguillon  ».  Tout  à  l'heure  l'anarchie  triomphait,  main-- 
tenant  elle  paraît  vaincue  :  c'est  une  antre  Espagne  qui  se 
montre. 

Et  simultanément  la  tradition  héroïque  se  renoue  :  lors- 
qu'elle n'est  plus  divisée,  l'Espagne  parle  de  reconquête.  Aux 
Cortès  de  Cuellar,  la  guerre  sainte  est  décidée  ;  une  seule 
pensée  réunit  les  nobles  ennemis  et,  en  leur  nom,  le  marquis 
de  Santillane,  «  Phœbus  à  la  cour  et  Annibal  au  camp  »,  re- 
mercie le  roi  d'avoir  convié  le  royaume  «  à  de  si  grands  et  si- 
te gnalôs  exercices  de  bonté  »  (1).  Le  marquis,  poète  et  chevalier, 
avait  trouvé  le  mot  :  exercices  de  bonté.  On  en  avait  perdu 
l'habitude,  on  se  dépensait  en  exercices  de  guerre  profane  et 
les  mores  envahissaient  périodiquement  le  territoire.  On  ne 
les. inquiétait  pas  car  on  avait  d'autres  affaires  sur  les  bras  ;  le 
I)iince  Henri  le  savait  mieux  que  tout  autre,  lui  qui  avait 
laissé,  sans  bouger,  massacrer  les  garnisons  de  Benamaurel  et 
de  Benzaleraa' (2).  Pour  resier  en  paix  avec  sa  conscience, 
l'hidalgo  exaltait  le  courage  des  alcaides  des  frontières,  mais, 
<  haque  année  ou  presque,  arrivait  on  Castille  la  nouvelle  d'un 
succès  des  infidèles,  d'une  hécatombe  de  chrétiens.  Le  premier 
moment  de  honte  passé,  il  se  justifiait  comme  il  pouvait,  répé- 
tait avfr  l<'s  gens  du  Conseil  du  roi  qu'  «  il  était  bien  préfé- 
"  rabh'   dr   jKTdre  efs   villes,   rlanl    donné   la   dépense   qu'en- 

(\)  Vvix.AH,  op.  rit.,  [lorfrait  ilc  Sanlillanc.  —  Castii.lo,  ]).  17. 
<2)  Cr.  .hian,  ,inno  1440,  p.  .S21. 


—  i05  — 

«  traînait  leur  entretien»,  que  la  guerre  là-bas  coûtait  trop 
cher  (1).  Mais  ce  n'était  que  sophismes  :  au  fond,  il  souffrait 
de  cette  plaie  toujours  ouverte,  il  en  souffrait  d'autant  plus 
qu'il  savait  les  mores  affaiblis.  La  guerre  d'Andalousie  restait 
populaire.  Il  appréciait  la  qualité  de  gloire  qu'elle  rapportait, 
vivait  sur  son  souvenir.  Voyez  les  poètes,  le  romancero  :  les 
vrais  accents  lyriques,  c'est  aux  victoires  chrétiennes  que  nous 
les  devons. 

En  1410.  sous  un  soleil  de  mai,  le  mois  glorieux  des  Espa- 
gnols, l'infant  D.  Fernand,  oncle  du  roi,  a  mis  en  déroute 
80.000  soldats,  5.000  ginétaires  mores  ;  Antequera  est  prise, 
l'étendard  d'Isidore  de  Léon  flotte  sur  la  citadelle,  la  mosquée 
est  bénite  ;  la  vallée  s'ouvre  sur  Grenade,  au  milieu  des  ver- 
gers, des  arbres  en  fleurs  et  le  peuple  chante  :  ((  Si  !  ganada  es 
Antequera  —  Oxala  Granada  fuera  !  »  (2). 

Puis  c'est  la  victoire  de  la  Higuera,  dans  la  plaine  même  de 
Grenade.  On  est  en  juillet.  Au  matin  le  roi,  ses  chevaliers 
voient  la  ville  infidèle,  un  monde  nouveau  se  lève  pour  eux, 
une  lumière  inégalée  que  la  Castille  ne  leur  offre  jamais. 

«  Quels  sont  ces  châteaux  ?  Ils  sont  hauts  et  resplendis- 
«  sent.  —  C'est  l'Alhambra,  seigneur,  et  l'autre  la  Mosquée. 
«  Les  autres,  les  Alixares  (la  citadelle)  travaillés  à  merveille  : 
«  le  more  qui  les  faisait  gagnait  cent  doubles  par  jour  et  les 
{(  jours  où  il  ne  travaillait  pas,  il  en  perdait  autant.  L'autre 
«  est  le  Généralité,  jardin  qui  n'a  pas  son  pareil.  L'autre  les 
«  Tours  vermeilles...  » 

Alors,   devant  cette  splendeur  d'Orient,   l'homme  du  Nord 
faiblit,  il  est  prêt  à  abandonner  une  partie  de  son  royaume 
et  voici  ce  que  dit  à  Grenade  le  Jean  II  du  romancero  : 
Si  tu  voulais,  Grenade,  —  je  me  marierais  avec  tei. 
Je  te  donnerais  en  gage  et  dot  —  Cordoue  et  Séville... 

(1)  Cr.  Juan,  anno  1447. 

(2)  Oui  !  Antequera  est  prise  —  Plût  à  Dieu  que  ce  fût  Grenade  !  — 
Cf.    GczM.\N,   portrait   de   D.    Fernand.    Ci-.   Juan,    anno    1410.   —   Pelayo, 


—  106  — 

Mais  la  moresque  répond  : 

Je  suis  mariée,  roi  don  Juan  —  je  suis  mariée  et  non  veuve. 
Le  more  qui  me  possède  —  me  porte  grand  amour... 

Le  poète  arabe  a  répondu  au  poète  chrétien  (1)  :  la  Higuera 
fut  un  combat  stérile,  comme  tant  d'autres  livrés  sans  ordre 
aux  frontières,  mais  que  le  nombre  des  morts,  les  prouesses 
chevaleresques  firent  adopter  par  le  peuple.  Juan  de  Mena, 
homme  de  latinité,  retrouve,  en  le  racontant,  une  libre  allure, 
un  élan  sincère  :  «  0  magnifique  guerre,  —  Où  devraient  se 
((  fondre  nos  querelles,  —  Où  les  nôtres  vivent  en  mourant  — 
<(  Pour  la  gloire  dans  les  cdeux  et  le  renom  sur  la  terre  !  )>. 
Cette  persistance  d'un  sentiment  vrai,  d'un  mode  épique  au  mi- 
lieu des  marchandages  de  guerre  civile,  nous  l'avons  déjà 
notée  dans  les  chroniques  :  les  noms  des  héros  ne  sont  point 
perdus.  On  raconte  la  mort  du  comte  de  Niebla  noyé  sous 
Gibraltar  en  voulant  sauver  ses  soldats  (2),  celle  de  Diego  de 
lîibera  qui  étendit  plus  près  de  Grenade  «  la  robe  de  l'Espa- 
gne »,  les  hauts  faits  de  l'alcaide  de  Lorca,  Alonso  Fajardo,  de 
tous  ces  hommes  des  frontières,  sans  argent,  sans  secours,  tou- 
jours en  campagne,  eux  et  leurs  enfants  :  images  des  premiers 
<'onquérants  de  Castille.  Naguère,  les  chevaliers,  qui  avaient 
envahi  la  terre  des  mores,  portaient  suspendues  à  l'arçon  de 
U^ur  selle  les  têtes  de  ceux  qu'ils  avaient  tués  et  lorsqu'ils 
traversaient  les  villages,  ils  les  jetaient  aux  enfants  pour  leur 
apprendre  la  haine  de  l'Infidèle.  A  Lorca,  ville  forte  grim- 
pant sur  une  colline  de  sable  d'or,  citadelle  moresque  entourée 
d'une  oasis,  j'ai  trouvé  un  souvenir  semblable  :  en  1452,  lors 
(h-  la  bataille  des  Alporchones,  on   vit  sortir  rie  la  ville  un 

lioTiiarirpit,  II,  180  sqquo,  dit  par  erreur  (ju'il  y  avait  liO.OOO  ginétaircs. 
'îuzman  flit  fi. 000. 

(l)  Cf.  Primavpra  y  Flor  de  Romances,  Berlin,  18.%,  I,  2!;0.  —  Cr.  Juan, 
arino  1431.  —  R.  M.  Pidal,  L'épopée  castillane,  trad.  H.  Mérimée,  Colin, 
1910,  ]).  174.  —  Pki.ayo,  op.  cit.,  p.  188. 

<2)  Mf.na,  Labyrinthe,  cop.  160.  Primavera,  I,  250. 


—  107  — 

vieil  hidalgo  accompagné  de  ses  douze  fils  dont  les  plus  jeunes 
avaient  huit  ou  neuf  ans.  On  s'étonnait  :  il  était  si  vieux,  ses 
enfants  si  petits,  et  les  mores  si  nombreux,  mais  il  répondit 
gaiement  :  «  J'emmène  ces  douze  lévriers  pour  qu'ils  se  nour- 
«  rissent  de  sang  more  et  prennent  du  souffle  pour  la  ba- 
(t  taille  »  (1).  Ce  hidalgo  des  frontières,  Henri  eût  pu  le  con- 
naître ;  peut-être  son  histoire  lui  fut -elle  rapportée  par  San- 
lillane  qui  avait  l'expérience  de  cette  guerre  lointaine,  y  em- 
menait aussi  ses  fils,  leur  donnait  la  même  forte  nourriture  : 
({  Capilan  de  la  frontera  —  Cuando  la  vez  postrimera  —  Metio 
«  Huelma  a  sacomano...  »  Tous  ces  souvenirs  revivent  autour 
d'Henri  :  dans  cette  trêve  des  partis,  il  envisage  la  possibilité 
d'une  grande  entreprise.  Santillane  redevient  poète,  le  supplie 
de  ne  pas  renoncer  :  «  Faites  telles  œuvres,  ô  roi,  que  votre 
«  nom  reste  dans  les  mémoires  »  (2).  Alors  le  roi  solitaire,  le 
roi  craintif  est  soulevé  d'un  désir  de  gloire  ;  il  veut  retrouver 
les  traces  des  conquérants,  d'Alfonse  Xï  El  del  Salado  le  der- 
nier grand  vainqueur  au  nom  de  la  croix,  apporter  aux  enfants 
perdus  l'appui  de  son  armée,  de  son  nom.  Il  quitte  Ségovie, 
ses  chasses,  ses  chiens,  choisit  comme  «  emprise  »  une  grenade 
ouverte  qu'il  fait  graver  sur  son  écu  et  à  la  tête  de  quatorze 
mille  cavaliers,  de  quatre-vingt  mille  soldats  (3),  part  pour 
l'Andalousie. 

Il  ne  la  connaissait  pas,  ou  peu.  Dans  sa  jeunesse  seulement, 
alors  qu'il  suivait  le  parti  de  son  père,  il  avait  poursuivi  des 
rebelles  jusque  sous  les  murs  de  Lorca.  Maintenant  il  subis- 
sait le  charme  de  cette  toute-puissante  nature.  C'était  autre 
chose  que  l'horizon  de  Castille,  ces  larges  plaines  coupées  d'eau, 
ce  verger,  ces  champs  de  Grenade  ondulant  à  l'infini.  Il  voyait 
des  arbres,  des  fruits,  toute  une  richesse  offerte  ;  il  découvrait 

(1)  TiCKNOR,  op.  cit.,  I,  409.  Pelayo,  op.  cit,  p.  201. 

(2)  Obras  de  Santillana,  éd.  Amador  de  los  Rios,  Madrid,  1832,  p.  292. 

(3)  Sur  les  différences  entre  Ccistillo  et  Valera  touchant  l'importance  de 
l'armée,  cf.  Paz,  p.  444. 


—  108  — 

la  clémence  du  ciel,  la  douceur  de  vivre.  Tout  cela  le  touchait, 
le  transformait  :  à  voir  dans  la  lumière  de  leur  patrie  les  giné- 
taires  mores  qui  composaient  son  escorte,  il  comprenait  mieux 
la  beauté  de  l'Orient.  Il  comparait  aux  pesants  gens  d'armes 
castillans,  hommes  de  fer  qui  tombés  ne  pouvaient  se  relever 
—  tel  un  picador  dans  l'arène  — ,  ces  souples  cavaliers,  aux 
gestes  libres,  élégants  ;  il  aimait  leur  désinvolture.  Eux,  loin 
de  la  triste  Castille,  retrouvaient  les  étapes  de  leur  jeunesse, 
les  sources  où  ils  s'arrêtaient,  l'horizon  blanc  de  leurs  monta- 
gnes et  la  mer  verte  de  leurs  champs  ;  ils  recommençaient  leur 
vie  d'autrefois. 

Ainsi,  toujours  entouré  d'infidèles,  sur  cette  belle  terre  d'in- 
fidélité, le  roi  chrétien  oublie  peu  à  peu  qu'il  veut  être  roi 
conquérant  ;  il  s'arme  à  la  légère,  ce  que  la  coutume  défend 
aux  rois  et  aux  grands,  chevauche  à  l'écart  avec  ses  deux 
cents  mores  dont  il  est  le  seul  capitaine.  De  tactique,  de  ba- 
taille il  n'est  plus  question  :  c'est  une  promenade,  un  diver- 
tissement. Les  mores  apportent  des  figues,  du  raisin,  du  lait 
et  du  miel  ;  la  caravane  s'arrête  et  le  roi,  assis  sur  le  sol, 
jambes  croisées,  mange  avec  eux.  Un  jour  même,  tandis  qu'il 
sf  repose  dans  un  jardin  au  son  de  la  musique,  il  est  sur  le 
point  d'être  pris.  Pendant  trois  ans,  au  printemps  (1),  il  vient 
en  Andalousie  sous  prétexte  de  conquête,  fait  halte  dans  la 
vega  de  Grenade  ou  de  Malaga.  Tolérant  d'abord  que  ses  sol- 
dats fassent  la  razzia,  il  s'avise  ensuite  que  ravager  ce  jiaradis 
f  st  une  monstruosité  (2),  ne  peut  sq,  résoudre  à  allaquor,  à 
verser  le  sang  :  il  est  sans  force  au  milieu  de  ces  grandes  plaines 
f'nsojcilh'os. 

'Ij  "  i;n  ('■(/■,  Ifs  habitanti!  de  Grenade  portent  de  blanebes  coiffures  en 
sorte  qu'à  les  voir  le  vendredi  dans  la  mnsqu('-e,  on  dirait  de  hlanehes 
fleurs  en  un  ehanip  fertile  soiis  la  douée  ntmosplu'^re  du  printemiis.  » 
fii'tialjatib,  ap.  Ai.ta.miha,  II,  3f)f). 

'2)  Paleneia  assure  qu'on  coupait  les  oreille.s  ft  ceux  (jui  détruisaient 
les  arbres,   volaient  les  fruits.   I,   p.   18.*i-18C  et  2M.   Cf.   Castillo,   p.   20 


—  109  — 
Les  Arabes,  les  Castillans  ne  comprennent  plus.  Quel  est  donc 
cet  homme  qui,  venu  pour  la  guerre,  évite  soigneusement  tout 
ce  qui  est  la  guerre  ?  L'émir  de  Grenade  qui,  de  l'Alhambra, 
a  vu  s'avancer  sur  ses  terres  cette  innombrable  armée,  se 
rassure  :  «  La  première  année,  dit-il,  j'aurais  tout  offert,  jus- 
ce  qu'à  mes  enfants,  pour  avoir  la  paix.  Aujourd'hui  je  ne 
(i  donnerai  rien  »  (1).  Quant  aux  Castillans,  le  mécontente- 
ment grandit  parmi  eux  :  le  roi  les  ignore,  il  ne  quitte  pas  ses 
mores,  les  imite  en  tout,  leur  permet  tout.  L'un  d'eux  Mofarrax 
enlève  à  Séville  une  jeune  fille  chrétienne  ;  les  parents  vien- 
nent demander  justice  au  roi  qui  ne  veut  rien  entendre.  Le 
more  garde  la  chrétienne  «  pour  ses  plaisirs  » .  Peu  à  peu  les 
grands  s'insurgent  :  ils  se  sentent  doublement  blessés,  comme 
croyants,  comme  chevaliers.  Il  n'y  a  plus  de  discipline  mili- 
taire, tout  est  à  la  moresque,  le  vêtement,  l'ordre  de  marche, 
la  nourriture,  le  coucher  et  le  reste  (2).  Est-ce  pour  favoriser 
cette  parade  que  le  pape  Calixte  a  donné  au  roi  le  chapeau  et 
l'épée.  envoyé  les  bulles  de  la  croisade,  accordé  des  indul- 
gences à  ceux  qui  combattront,  qui  mourront  pour  le  friomphe 
de  la  foi  ?  (3).  Un  jeune  homme,  P.  de  Velasco,  veut  e»  finir 
avec  cette  comédie,  prendre  le  roi,  aller  de  l'avant,  mais  Henri 
averti  se  réfugie  à  Cordoue.  Les  conjurés  font  buisson 
creux  (4)  ;  il  ne  fut  pas  même  question  de  rechercher  'les  cou- 
Ci)  Prescott,  I,  147. 

(2)  «  La  honteuse  mollesse  dont  les  mores  abusent  contre  les  lois  de 
nature,  la  familiarité  du  roi  avec  eux  donnaient  aliment  aux  rumeurs.  » 
(Palencia.  I,  173  et  190).  Les  mores,  eux,  se  plaignaient  de  l'invasion  des 
mœurs  castillanes  :  dès  le  xiv«  siècle,  un  arabe  reproche  à  ses  frères 
andalous  de  ressembler  aux  Galiciens  en  costumes,  ornements,  us  et 
coutumes,  allant  jusqu'à  mettre  images  et  simulacres  à  l'extérieur  des 
murs,  dans  les  édifices  et  appartements  plus  reculés.  Cf.  Pelayo,  Rom., 
II,  253. 

(3)  f<  Indulgences  aux  vivants  et  aux  morts  :  chose  inouïe  en  Espagne  », 
observe  Mariana,  L.  XXII. 

(4)  Parmi  eux  se  trouvait  le  comte  d'Alva  qu'Henri  venait  de  tirer  de 
prison. 


—  liO  — 

pables.  —  Les  campagnes  se  succèdent,  aussi  vaines  :  pas  de 
bataille  rangée,  quelques  escarmouches  où  parfois  tombe  un 
chevalier  trop  aventureux.  I^e  roi  alors  n'a  pas  une  parole  de 
regret  ;  on  raconte  que  Garcilaso  de  la  Vega,  grand  tueur  de 
mores,  ayant  été  blessé  au  cou  d'une  flèche  empoisonnée, 
Henri  vint  assister  à  son  agonie  :  «  Allons  voir  la  force  du 
«  poison,  aurait-il  dit,  on  m'a  assuré  qu'il  produit  d'horribles 
«  gesticulations  »,  et  en  effet,  cette  agonie  ressembla  à  la 
rage  (1).  L'anecdote  îious  vient  de  Palencia  :  peut  être  est-elle 
calomnieuse,  mais  quels  pouvaient  être,  à  l'égard  du  roi,  les 
sentiments  des  nobles,  campés  sous  les  murs  d'une  ville  enne- 
mie, inertes,  inutiles,  figurants  et  non  acteurs  ?  Pourtant  ils 
n'osent  récriminer  :  «  Notre  silence,  leur  dit  un  jour  l'amiral 
«  D.  Fadrique,  est  de  triste  présage,  indigne  de  notre  noblesse, 
«  car  vous  connaissez  tous  la  honte  qui  nous  entoure  et  les 
«  bêtes  mêmes  ne  l'ignorent  pas  ».  S'ils  ne  se  révoltent  pas, 
s'ils  acceptent  ce  renom  de  lâcheté,  c'est  que  Cordoue,  Séville 
leur  apportent  ime  diversion:  des  fêtes,  des  tournois,  des 
combats  de  cour  au  lieu  de  la  guerre  véritable.  Le  roi  Henri 
se    remariait. 

En  1440,  il  avait  épousé  Blanche  de  Navarre  et  l'on  gardait 
au  palais  le  souvenir  des  noces  de  Briviesca  :  pas  d'armes  de 
cent  chevaliers  vêtus  de  manteaux  blancs  ou  de  manteaux  de 
couleur  ;  cortège  accompagné  de  ménestrels,  de  tambours,  tim- 
bales et  trompettes  ;  festin  magnifique  où  des  chasseurs,  des 
pêcheurs  déposaient  aux  pieds  de  la  Princesse  les  bêtes  encore 
palpitantes  ;  danses  à  la  lumière  des  torches  qui  faisaient  de  la 
nuit  le  jour  ;  dons  magnifiques  à  chaque  convive,  anneaux  d'or 
sertis  do  diamants,  étoffes  précieuses.  Comme  k  l'avènement 
des  rois,  on  avait  vu  les  juifs  s'avancer  au  devant  des  époux 
portant   la  Thora,   les  mores  le  Koran  :  fête  la  plus  belle  du 

(i)  Palkncia,  F,  283.  Castii.i.o  dit  an  pnntrnin"  qii'Honri  furicnx  mirait 
ordonné  la  razzia  fp,  24). 


-  111  — 

règne  où  l'Espagne  égalait  les  splendeurs  de  Bourgogne  (1). 
Mais  louto  la  joio  s'était  tournée  en  tristesse  iorscpi'on  avait 
appris  que  «  la  Princesse  était  restée  telle  qu'elle  naquit  ». 

Le  chroniqueur  a  noté  qu'  «  Henri  resta  fort  étranger  à  toute 
((  affection  conjugale.  Bien  clairement  le  démontraient,  dit-il, 
«  ses  chiches  relations  avec  son  épouse,  sa  conversation  à  cha- 
((  que  instant  interrompue,  son  front  soucieux,  son  goût  des 
«  excursions  lointaines  non  moins  que  son  extrême  négligence 
«  dans  le  vêtement  ».  Il  en  fut  ainsi  pendant  douze  ans  ;  il 
n'avait  point  changé  de  vie,  chassait,  guerroyait  à  la  suite  de 
Pacheco  ;  le  palais,  pour  lui,  c'était  Balsaïn,  le  Pardo.  La  prin- 
cesse, elle,  restait  cloîtrée  avec  quelques  duè^es  (2).  Après 
Olmedo,  on  parla  de  divorce  :  la  reine  Isabelle  y  poussait, 
proposait  comme  femme  sa  nièce  Juana,  infante  de  Portugal. 
En  1453,  d'un  commun  accord,  le  divorce  est  prononcé,  con- 
firmé par  l'archevêque  de  Tolède  Carrillo,  au  nom  du  pape. 

Document  curieux  que  cette  sentence  de  libération  :  on  ne 
s'y  fait  aucun  reproche.  T^e  roi  affirme  sa  bonne  volonté  pendant 
plus  de  trois  ans  (3)  ;  d'autre  parf,  deux  matrones  à  ce  déléguées 
ont  constaté  que  la  princesse  était  «  virgen  incorrupta  como 
«  avia  nacido  »,  et  une  enquête  menée  à  Ségovie  a  démontré 
qu'Henri  avait  eu,  avec  d'autres  femmes,  «  conocimiento  de 
((  varon  a  muger  »  (4),  tout  comme  un  autre.  La  conclusion 
s'impose  :  un  charme  sépare  Henri  de  sa  princesse  ;  on  tra- 
vaille à  le  rompre,  on  fait  appel  à  la  médecine  oceulte,  aux 
électuaires,  potions,  compositions  propres  à  dénouer  l'aiguil- 
lette ;  la  boutique  de  la  Célestine  n'en  manquait  point.  Sans 

(1)  Cr.  Juan,  p.  408  sqqne. 

(2)  P.\LEiycïA,  I,  p.  12  et  64. 

(3)  «  Dando  obra  con  todo  amor  e  voluntad  fideliter  a  la  copula  carnal  ». 
Cf.  SiTGEs,  op.  cit.,  p.  48  sqqrue.  Comp.  l'histoire  de  Guidobaldo  de  Mon- 
tefeltro,  duc  d'Urbin,  et  celle  de  G.  Galeas  Sforza,  ap.  Batle,  Dict.  Art. 
Isabelle  de  Gonzague  et  Isabelle  d'Aragon. 

(4)  La  sentence  ne  laisse  aucun  doute  :  «  Que  ténia  su  verga  viril  firme 
et  solvia  su  debito  e  simiente  viril  como  otro  varon  ». 


—  112  — 

doute,  on  essaya  d'un  mélange  d'épines  de  hérisson  broyées 
avec  de  l'huile,  remède  souverain  pour  ce  genre  de  maux  (1). 
Mais  rien  n'y  fit  ;  les  oraisons  pieuses  auxquelles  on  eut  recours 
furent  aussi  peu  efficaces  :  Henri  restait  ensorcelé  (2).  Il  lui 
fallait  une  autre  femme  :  l'héritière  de  Navarre  repartit  donc 
comme  elle  était  venue,  cédant  la  place  à  la  nouvelle  reine.  — 
Juana  de  Portugal  avait  quinze  ans,  on  vantait  sa  beauté  ;  un 
seigneur  de  Bohême,  qui  la  vit  à  Olmedo,  nous  dit  que  c'était 
«  una  linda  sefiora  morena  »,  une  jolie  femme  brune  (3).  On 
comptait  beaucoup  sur  elle  pour  délivrer  le  roi,  aussi  on  la 
prend  sans  dot  «  se  contentant  de  la  femme  seule  »  ;  on  lui 
permet  d'amener  avec  elle  douze  donzelles,  ime  duègne,  une 
gouvernante  et  les  servantes  dont  elle  a  besoin.  Henri  va  l'at- 
tendre à  Cordoue,  mais,  apprenant  qu'elle  doit  coucher  à 
Posadas,  il  part  déguisé  surprendre  sa  reine.  Elle  le  reçut, 
dit-on,  allègrement  et  pendant  quatre  heures  ils  se  firent  des 
amitiés  (4). 

Les  seigneurs  que  nous  montre  Guzman  dans  son  livre  sont 
pour  la  plupart  des  hommes  austères,  silencieux  ;  «  s'ils  sont 
«  adonnés  aux  femmes»,  ils  le  sont  en  guerriers,  ne  raffinent 
pas,  sont  peu  sensibles  à  la  grâce  féminine  ;  une  seule  chose  les 
touche,  le  point  d'honneur.  On  retrouve  en  eux  les  desren- 
dants de  ce  roi  Alfonso,  qui  menait  sa  femme  Urraca  h  coups 
de  poings  et  à  coups  de  pieds  (5).   Au  milieu  de  ces  nobles 

(1)  Célestine,  édit.  cit.,  I,  83. 

(2)  Même  histoire  en  1688.  L'ambassadeur  de  France  en  Espagne  écrit 
à  Louis  XIV  :  «  Un  certain  moine  dominicain...  eut  une  révélation  que  le 
roi  (Charles  II)  et  la  reine  étaient  charmés.  Il  était  question  de  lever  le 
charme.  La  cérémonie  était  horrible...  »  (Lettre  du  comte  de  Rebenas,  ap. 
P.  Ci.É.MK\r,  fM  police  sous  Louis  XIV,  1866,  p.  228). 

''3)  Cf.  V<)]fa<ie  du  baron  de  Bosmithal,  dans  les  Libros  de  Antafio, 
l.  VIII,  p.  162. 

(4)  Valera.  Mémorial  de  hazaflas.  Cap.  VII. 

(5)  <<  Pedc  Huo  me  percussisse...  facicm  meam  suis  manibus  sordidis 
muHotie.4  tiirbat.am  esse  ».  Hist.  Comjioulcllana,  ap.  Crùnica  de  Avila, 
.Ma.lri.l  IHTO.  p.  3.S. 


—  113  - 

désœuvrés,  l'arrivée  <le  Juana,  de  sa  suite  fut  uno  révolution. 
Ces  jeunes  femmes  avaient  un  accoutrement  étrange.  On  les 
voyait  passer,  dans  les  rues  de  Cordoue,  bonnet  ou  «  carma- 
gnole »  en  tête  ;  d'autres,  cheveux  au  vent  avec  un  simple  ru- 
ban de  soie,  ou  bien  coiffées  à  la  moresque,  à  la  biscaïenne. 
Certaines  portaient  la  dague,  i'épée  ou  la  lance,  jouaient  à 
l'amazone,  se  drapaient  dans  une  cape  (1).  Les  courtisans 
restaient  ébahis  devant  cette  invasion  de  modes  nouvelles,  ad- 
miraient cette  désinvolture  féminine  et  guerrière  ;  les  moralistes 
s'offusquaient  ;  bientôt  tous  furent  subjugués.  Les  ama/ones, 
en  effet,  n'étaient  pas  cruelles  ;  elles  donnèrent  le  ton  aux  fêtes 
de  Cordoue  et  les  Castillanes  les  imitèrent.  Ecoutez  Palencia  : 
«  Ce  n'étaient  que  colloques  solitaires  avec  leurs  galants.  Leur 
((  vêtement  déshonnête  excitait  l'audace  des  jeunes  gens.  Leurs 
«  éclats  de  rire,  le  va-et-vient  des  valets  porteurs  de  gros- 
ce  siers  billets,  la  voracité  dont  elles  faisaient  preuve  nuit  et 
«  jour  étaient  plus  fréquents  dans  leur  compagnie  que  dans 
«  les  mauvais  lieux.  Le  reste  du  temps,  elles  le  donnaient  au 
«  sommeil  quand  elles  ne  le  passaient  pas  à  se  couvrir  le  corps 
'(  de  fards  et  de  parfums,  et  cela  sans  en  faire  le  moindre 
«  secret  ;  au  contraire  elle  se  découvraient  les  seins  jusqu'au 
«  nombril  et  depuis  les  doigts  de  pied,  les  talons  et  les  jambes 
«  jusqu'au  haut  des  cuisses,  à  l'intérieur  et  à  l'extérieur, 
«  elles  prenaient  soin  de  se  peindre  de  fard  blanc  afin  qu'en 
«  tombant  de  leur  haquenée,  ce  qui  arrivait  souvent,  brillât 
«  en  tous  leurs  membres  une  uniforme  blancheur  »  (2). 

Ainsi  se  transformaient  les  mœurs  espagnoles  ;  croyons-en 
les  auteurs  des  traités  de  morale,  ce  sont  toujours  eux  qui  nous 

(1)  Lettre  au  prince  de  Viana,  ap.  Sitges,  p.  70.  Saint-Evremond  par- 
lera encore  du  «  goût  d'Afrique  »  de  la  galanterie  espagnole. 

(2)  Palencia,  I,  194  sqque.  —  «  Les  dames  mettaient  de  la  poudre  de 
musc  dans  leurs  chapins.  et  quand  passaient  des  jeunes  gens,  elles  ap- 
puyaient du  pied  et  la  poudre  sortait,  emmuscant  la  rue...  »  Notes  à  la 
Bible  d'Arragel  (1430)  ap.  Altamira,  H,  295. 


—  114  — 

renseignent.  L'exemple  des  portugaises  ne  fut  pas  perdu  et 
l'on  entendra  plus  tard  le  docte  Fray  Hernando  de  Talavera 
dénoncer  en  chaire  les  monstrueuses  modes  féminines,  les  ré- 
silles d'or  et  de  soie,  les  bandeaux  couvrant  les  oreilles,  les 
tresses  cerclées  d'or,  les  coiffes  crêpelées,  les  linons  fins  de 
Cambrai,  les  fermails  et  joyaux  qui  ornent  le  front,  les  pende- 
loques et  colliers,  les  corselets  brodés  d'or,  les  gorgières  trans- 
parentes qui  laissent  voir  les  seins,  les  chapins  castillans  ou 
valenciens,  les  socques  peintes  qui  servent  aux  mondaines  à 
rehausser  leur  taille  (1).  Dans  toutes  ces  élégances,  «  cet  ap- 
«  pareil  d'impudicité  »,  il  y  a  un  peu  de  l'héritage  de  Juana  et 
de  ses  femmes.  La  cour  de  Castille  s'aère,  s'affine,  oublie, 
un  moment  dans  l'histoire,  d'être  la  plus  étriquée,  la  plus 
guindée  d'Europe  et  si  nous  pouvons  imaginer,  dès  le  xv*  siècle, 
une  Esipagne  autre  que  celle  de  la  golille  —  celle  de  Phi- 
lippe IV  :  l'Espagne  du  carcan  —  c'est  peut-être  à  la  «  linda 
«  seîiora  morena  »  qne  nous  le  devons. 

L'archiprêtre  de  Hita  eût  pris  plaisir  à  ces  noces  de  Séville, 
de  Cordoue  ;  ses  dieux  y  triomphaient  :  don  Carnal  et  don 
Amor  ;  il  y  eût  trouvé  de  quoi  contenter  ses  goûts  :  repas 
extravagants,  femmes  vives  et  faciles,  petit  corps  et  grand 
amour  (2).  C'est  vraiment  son  peup'le  qui  défile  devant  nous, 
relui  que  guide  le  mauvais  désir.  Je  n'en  veux  pour  exemple 
que  le  poète  Alvarez  Gato  qui  fait  broder  sur  son  manteau  un 
rharil  d'orgue,  porte  «  un  collier  d'or  avec  des  lettres  »,  sur 
son  rfisque  une  ville  pour  cimior  ^3)  et  ne  craint  pas  de  se 

Cl)  Tratado  del  vestir  ap.  Los  Rios.  Hist.  rlc  la  Lit.  csp.,  VU,  3f>2.  — 
Ai.TAMinA.  II.  296,  337  pt  54S.  —  Tour  la  complexité  dos  artifices  fémi- 
ninn,  cf.  la  Danse  de  la  Mort  (de  1.')20),  ap.  Los  Rios,  VII,  [i2C). 

(2)  Como  en  chica  rosa  esta  mucho  color...  —  Como  en  poco  balsamn  yase 
t'rand  hnen  olor  —  As.sy  en  chira  dnnfia  yase  inuy  grand  amor  (cop.  1612). 

C3)  Tel  antre,  moin.s  courtois,  porte  ponr  cimier  »  nn  dragon  qui  a 
avalé  la  moitié  d'une  femme,  la  tête  et  le  buste  restant  en  dehors  et  la 
devise  dit  :  »  Celle  qne  vous  voyez  souffrir  —  c'est  parce  qu'elle  donna  — 
.'i  l'un  ce  <|iii  [..iriiît  —  f]  l'autre  ce  qui  est  caché  »  (cf.  Paz,  p.  371). 


—  115  — 

faire  hérétique  pour  l'amour  des  dames,  refusant  de  dire  qu'il 
y  a  d'autres  dieux  qu'elles  sur  la  terre  comme  au  ciel  (1).  A 
table,  ils  ne  se  contraignent  plus  ;  auparavant  ils  se  nourris- 
saient, ils  deviennent  mangeurs  exigeants.  Le  code  culinaire 
écrit  sur  l'ordre  du  roi  don  Pèdre  d'Aragon  le  cérémonieux 
et  que  la  Castille  avait  adopté,  devient  une  antiquaille  ;  si  l'on 
en  croit  le  bachelier  A.  de  la  Torre,  le  règne  d'Henri  marque 
l'avènement  des  artistes  en  cuisine  :  les  vins,  les  potages  somt 
si  nombreux  que  la  mémoire  ne  peut  retenir  leurs  noms  ;  on 
colore  les  mets  pour  réjouir  la  vue,  on  les  parfume  pour  con- 
tenter l'odorat  :  délicatesses  inouïes  qiii  laissent  loin  derrière 
elles  «  le  manger  unique  diversement  préparé  »  qiie  recom- 
mandaient les  anciens  meges,  le  petit  vin  rouge  de  Toro,  le 
vin  blanc  de  Madrigal  qu'Hita  estimait  par  dessus  tous  les  au- 
tres (2). 

Et  ce  n'est  pas  dans  la  froideur  de  Burgos,  dans  la  platitude 
de  Yalladolid,  dans  l'austérité  du  cloître  roman  de  las  Huelgas 
que  se  déroule  la  bacchanale.  Le  Midi,  si  longtemps  dédaigné, 
prend  sa  revanche.  C'est  à  Séville,  que  Jean  TI  ne  visita  jamais 
durant  ses  quarante-sept  ans  de  règne,  c'est  dans  l'alcazar,  sous 
les  arcades  du  patio  de  las  donzellas,  dans  les  jardins  plantés 
d'orangers  et  de  palmiers  que  les  Castillans  fêtent  les  noces 
de  leur  roi.  Encore  une  fois,  la  vierge  des  cloîtres  est  vaincue. 
Ce  palais,  ces  fontaines,  ces  entrelacs,  ces  stucs  colorés,  ces 
jeux  délicats  d'ombre  et  de  lumière,  toute  cette  finesse  les  en- 
chante ;  s'ils  retrouvent  la  cour  orientale  de  don  Pèdre,  ses 
justices,  le  cadavre  de  son  frère  don  Fadrique,  ils  revoient  aussi 
dona  Maria  de  Padilla,  la  maîtresse  uniqnement  aimée,  la  phis 

(1)  «  Por  vos,  senoras,  por  vos  —  Mi  fece  hereje  con  Dios  —  Adorandoos 
mas  que  a  él.  »  Luna  avait  déjà  dit  :  «  Si  Dios  nuestro  Salvador  —  Oviera 
de  tomar  amiga  —  Fuera  mi  competidor...  »  Cf.  Pel.u"o.  Ant.  lir..  VI,  préf., 
p.  49.  —  Los  Rios.  VII.  p.  128.  —  B.«:>a,  préf.  p.  82. 

(2)  Vision  Délectable,  p.  391  (Bib.  de  .\ut.  Esp.,  t.  XXXVI.  Madrid, 
1907).  —  Hit.*,  II,  106,  177  notes. 


—  116  - 

b^lle  épouse  sans  couronne,  pour  l'amour  de  qui  fut  sacrifiée 
une  fille  de  France  : 

A  Medina-Sidonia  envio  —  que  me  labren  un  pendon 

Sera  de  color  de  sangre  —  de  lagrimas  su  labor. 

Tal  pendon,  dona  Maria,  —  se  hace  por  vuestro  amor  (1). 

La  suite  de  Juana  fut  la  providence  des  grands  d'Espagne  ; 
parmi  les  portugaises,  chacun  trouva  sa  Maria  de  Padilla  :  le 
duc  de  rinfantado  eut  Isabelle  Enriquez  ;  P.  Hurtado,  Leonor 
de  Quiros.  L'évêque  de  Calahorra,  Mendoza,  le  futur  cardinal 
d'Espagne,  choisit  pour  maîtresse  D.  Mencia  de  Castro,  dont 
il  eut  deux  enfants  qu'il  fit  légitimer  par  le  pape,  malgré 
leur  origine  sacrilège  (2).  Restait  le  roi.  Au  milieu  dé  ces  cou- 
ples en  fête,  sa  figure  détonne.  Il  apparaît  vêtu  de  noir,  sa  che- 
velure épaisse  enfermée  sous  un  bonnet.  Les  artifices  de  toi- 
lette n'existent  pas  pour  lui  (3),  c'est  un  homme  des  bois 
égaré  dans  un  palais.  A  son  arrivée  à  Séville,  il  a  peur  de  la 
foule,  se  dérobe,  entre  dans  la  ville  par  un  guichet  de  l'al- 
cazar  ;  la  pompe,  les  acclamations  le  font  fuir.  On  conçoit  dès 
lors  quelle  peut  être  sa  popularité.  Son  mariage  est  l'occasion 
de  nouvelles  plaisanteries  ;  on  va  dénicher  les  secrets  de  l'al- 
côve, on  les  répand  sur  la  place  :  la  reine  Juana  n'a  pas  été 
plus  heureuse  que  la  reine  Blanche,  elle  est  restée  telle  qu'à 
sa  naissance  ;  «  ce  mariage  est  une  triste  farce  »  (4).  Les  sei- 
gneurs se  mettent  de  la  partie  :  «  Il  y  n  trois  chose?  que  je 
((  ne  me  baisserais  pas  pour  ramasser  dans  la  lue,   dil    l'un 

(1)  l'rimavera,  I.,  221.  —  Vers  que  le  romancero  met  dans  la  bouche  de 
Hlfinehc  rie  Rourbon,  femme  de  Pierre  le  Cruel.  Cf.  Pelayo.  Trat.  de  rom.. 
Il,  133. 

(2)  Sirr.Es,  ]i.  f.8. 

CS)  Knnemi  des  «  cfil.imi.stralos  crine.s  »  et  des  bains,  n  hîilneoruin  iïis- 
«ius  ».  RortnifjLK  Sanctius,  append.  h  Castillo,  129. 

Ci)  Pal.  lOiJ-Iltr).  On  n'avait  pas  inontri''  les  rlriips  rf)iiiiiie  lu  (•(nitiimc 
l'cxijieail,  cl  comme  cela  eut  lieu  le  lendemain  des  noces  d'isiiiicllc  la 
CalholiqiK'.   (Jf.    Vai.kha,   cap.   52.   Sitges,   p.   OC. 


—  117  — 

((  (Veux  :  la  virilité  du  vo\  Henri,  la  prononciation  du  marquis 
((  (Paoheco  qui  bégayait),  la  gi'avité  de  l'archevêque  de  Séville 
«  (Fonseca  qui  était  affligé  de  tics  nerveux)  ».  Sans  doute 
ces  propos  des  nobles  ou  du  peuple  sont  rapportés  au  roi  ; 
lui,  d'ordinaire  si  indifférent  à  ces  bavardages,  se  sent  piqué 
au  vif  et  sa  réponse  est  prompte.  Un  jour,  on  apprend  que 
la  roi  a  une  maîtresse,  dofia  Guiomar  de  Castro,  donzelle  de  la 
reine,  fille  d'un  noble  portugais. 

Tout  le  monde  est  d'accord  pour  reconnaître  que  D.  Guio- 
mar était  de  beauté  singulière  ;  Castillo  dit  seulement  que  la 
reine  Juana  était  encore  plus  belle.  Elle  portait  un  nom  prédes- 
tiné, un  nom  d'héroïne  de  romance.  Au  xv^  siècle,  les  jongleurs 
contaient  comment  une  infante  more  appelée  Guiomar  avait 
séduit  par  sa  beauté  les  Douze  pairs  de  France  ;  combien  en 
sa  présence,  tandis  qu'après  le  bain  elle  faisait  sa  toilette, 
Charlemagne  souffrait  de  sa  caducité.  Ou  bien  ils  la  montraient 
chevauchant  sa  haquenée,  vêtue  d'un  bliaud  blanc,  d'un  blanc 
brocart  fourré  de  blanc  cendal,  bordé  de  pierreries,  au  cou  un 
collier  qui  valait  une  ville.  Ses  cheveux  paraissaient  d'or  fin  au 
milieu  d'un  cristal,  elle  portait  sur  la  tête  une  guirlande  de 
joyaux  qui  n'avait  point  son  égale  (1).  —  Ainsi  dona 
Guiomar.  maîtresse  du  roi  de  Castille.  Elle  va,  couverte  de 
bijoux,  distribuant  les  faveurs,  traînant  après  elle  ime  foule 
de  courtisans  qui  portent  ses  couleurs.  Bientôt,  il  y  a  un  parti 
de  la  reine,  conduit  par  Pacheco,  un  parti  de  la  favorite  à  la 
tète  duquel  on  voit  l'archevêque  de  Séville  et  son  perpétuel 
hochement  de  tête.  Guiomar  agit  sans  précaution  vis-à-vis  de 
la  reine,  passe  résolument  avant  elle,  ce  que  l'autre  supporte 
mal.  «  Souvent,  elle  porta  la  main  sur  D.  Guiomar  avec  colère  », 
dit  Castillo.  Un  jour  le  scandale  éclate  :  on  donnait  une  course 
de  taureaux  en  l'honneur  de  la  favorite.  La  reine  défend  à 
ses  femmes  de  s'y  rendre,  mais  Guiomar  méprise  l'ordre  et 

(I)  Pal.,  I,  206.  Castillo.  39.  Pid.\l,  op.  cit.,  167.  Pelayo,  Fom.,  II,  361. 


-   H8  — 

paraît,  trônant  sur  un  balcon  élevé.  Juana,  irritée,  va  l'at- 
tendre au  bas  de  l'escalier,  la  saisit  par  les  cheveux  et  la 
frappe  à  coups  redoublés.  La  favorite  crie,  Henri  accourt, 
prend  sa  femme  par  le  bras  si  rudement  qu'elle  tombe  éva- 
nouie. On  la  crut  morte  un  instant  et  le  roi  en  témoigna  du 
regret  (1).  Il  fallait  séparer  ces  compatriotes  :  sagement  Henri 
installe  sa  maîtresse  à  deux  lieues  de  Madrid,  lui  donne  état 
de  Senora  et  va  souvent  se  réjouir  avec  elle. 

Cependant,  quand  vient  le  printemps,  on  retourne  dans  la 
plaine  de  Grenade  ;  mais  ce  n'est  pas  seulement  une  démons- 
ti-ation  militaire,  c'est  une  cavalcade  où  les  dames  ont  leur 
rôle  :  revêtues  d'armures,  elles  jouent  à  la  guerre.  Au  siège 
de  Cambril,  Juana,  heaume  en  tête,  écu  au  poing,  lance  deux 
flèches  contre  les  mores.  L'endroit  s'appelle  désormais  Hoya 
de  la  Reina.  L'ennemi  se  met  au  diapason,  fait  assaut  de 
courtoisie  :  à  Jaen,  Henri  reçoit  du  roi  de  Fez  de  riches  pré- 
sents, harnais,  coiffes,  parfums  rares,  civelte,  résine  odorante. 
Guerre  en  dentelles  plus  inoffensive  que  loute  guerre  civile, 
fête  andalouse,  mascarade  où  l'infidèle  habille  le  chrétien.  — 
A  la  fin,  pourtant,  on  se  lasse  ;  quelques  nobles  prenaient  la 
guerre  au  sérieux,  s'étaient  emparés  de  Gimena  ;  il  y  avait 
des  braves  comme  l'alcaide  d'Andujar,  Pedro  de  Bscavias, 
qui  ne  comprenaient  pas  qu'on  vînt  de  si  loin  pour  donner  des 
coups  d'épée  dans  le  vide.  Le  more  demande  à  traiter  :  il 
paiera  douze  mille  doubles  par  an  ot  domicra  la  liberté  à 
six  cents  captifs  (2). 

Il  semble  qu'une  campagne  aussi  médiocre,  sans  fails 
d'armes,  d'où  l'on  ne  rairportait  pas  une  once  de  gloire,  eût  du 
faire  baisser  encore  le  crédit  du  roi.  Jamais  cependant  il  n'a 
eu  iiarcillc  renommée  :  c'est  le  beau  moment  de  son  règne. 
\a'   fiajw  Cilixlo  lo  considère  ('f>mn)o   !<>  nuMlIenr   prince  de  la 

i\)  UossKLw  SI  Hii.AiiiK,  Histoire  d'Eapaijnc,  Furnn,  1844,  V,  28(i. 
(2)  Pai...  I,  2«)0,  Cabtim.o,  24. 


—  119  — 

rlirélionltS  car  dans  l'indifférence  générale  que  n'a  pu  secouer 
la  prise  de  Constantinople,  lui  seul  part  en  guerre  contre  le 
Croissant.  Il  a  renouvelé  son  alliance  avec  la  France,  la 
Navarre,  T Aragon.  Les  Basques  mêmes,  le  peuple  le  plus  indé- 
pendant d'Espagne,  l'appellent  pour  terminer  leurs  différends. 
Henri  vtr  les  trouver,  il  est  à  l'aise  au  milieu  de  ces  monta- 
gnards, de  ces  marius  ;  il  leur  plaît  par  sa  rusticité  et  les 
soumet  sans  peine. 

Entouré  d'une  cour  magnifique,  favori  du  pape,  en  paix 
avec  ses  voisins,  recevant  le  tribut  des  mores,  arbitre  de  ses 
sujets  :  ainsi  apparaît  le  premier  Henri  de  Caslille  ;  et,  à  ce 
moment  même,  la  Catalogne  vient  se  donner  à  lui. 

La  révolution  catalane  est  à  la  fois  une  tragédie  domestique 
et  une  tragédie  populaire.  D'une  part,  un  roi  qui  hait  son  fils, 
son  héritier  légitime.  De  l'autre,  un  prince  aimable  qui  meurt 
victime  de  son  père  et  de  sa  marâtre.  Entre  eux,  un  peuple 
ardent,  combatif,  qui  veut  île  maître  que  la  loi  lui  donne,  non 
un  autre  ;  pays  fort  peu  mystique  qui  sait  son  droit,  goûte 
sa  liberté  et  pour  la  défendre,  risque  tout.  Passez  de  Madrid 
à  Barcelone  :  l'air  n'est  plus  le  même.  l\  a,  au  bord  de  la 
Méditerranée,  je  ne  sais  quoi  de  vif,  de  neuf  ;  la  démarche 
des  femmes  n'est  plus  la  démarche  grave  et  lente  des  paysannes 
de  Ségovie  ;  elle  a  pris  quelque  chose  d'alerte,  presque  d'aé- 
rien. Les  physionomies  passent,  en  un  instant,  du  sérieux  au 
plaisant,  traduisent  sans  transition  les  sentiments  les  plus  con- 
traires :  une  promptitude  de  mimique  étonnante.  Vous  ne  voyez 
guère  les  Catalans  dormant  comme  des  lézards  ou  ruminant, 
les  yeux  fermés,  dans  le  soleil  ;  ils  vont  et  viennent,  trafi- 
quent, construisent,  acclament,  conspuent,  toujours  secoués 
d'une  passion  nouvelle.  A  Saragosse,  au  bord  du  fleuve  vert, 
dans  le  vaste  champ  de  boue  taché  d'arbres  pauvres  qu'il 
traverse,  ou  bien  encore  sous  les  coupoles  de  la  Seo,  dans 
l'ombre   peuplée    de    piliers   gigantesques,    on   respire    encore 


—  120  — 

l'atmosphère  de  Castille,  une  mélancolie  stagnante.  A  Barce- 
lone, il  semble  que  tout  cela  ait  disparu.  -  Quant  il  s'agit  de 
l'Espagne  moderne,  il  est  d'usage  d'exalter  la  Catalogne.  Les 
fanatiques  du  mouvement,  les  croyants  de  l'évolution  opposent 
volontiers  cette  province  trépidante  à  la  Castille  amorphe.  Dans 
les  ports  ensoleillés,  au  milieu  des  matelots,  des  coltineurs, 
dans  cette  lumière  où  éclate  la  beauté  des  fruits  du  midi, 
dans  la  voix  des  paquebots,  ils  découvrent  l'Espagne  vivante, 
la  seule,  d'après  eux,  qui  mérite  l'admiration,  l'Espagne  en 
travail  et  non  l'Espagne  en  léthargie.  Ils  ont  raison  peut-être, 
mais  dans  la  mesure  où  l'intérêt  d'une  bourse  de  commerce 
est  supérieur  à  celui  d'une  église  gothique.  Pour  l'historien, 
ce  qui  est  remarquable  ici,  c'est  la  permanence  du  caractère, 
cette  figure  toujours  semblable  à  travers  les  siècles.  Peuple  de 
la  mer,  fait  par  la  mer,  le  premier  à  se  donner  des  lois,  h 
rédiger  ses  coutumes  ;  peuple  averti,  qui  distingue  :  dès  1227 
il  a  son  code  de  navigation,  dès  1413  connaît  le  régime  des 
droits  différentiels  (1)  ;  il  s'est  tôt  répandu  au  dehors,  il  a 
un  esprit  de  commerce  et  un  esprit  d'aventure.  Au  xiv®  siècle, 
on  voit  une  poignée  de  catalans  défendre  l'empire  grec  contre 
les  turcs,  s'établir  en  Asie-Mineure,  chasser  les  français  de 
Morée  :  c'est  une  croisade  inimaginable  —  aussi  folle  mais 
moins  tragique  que  la  croisade  des  enfants  —  dont  on  douterait 
-presque,  s'il  n'y  avait  pour  nous  la  conter  cet  extraordinaire 
Ramon  Muntaner,  le  plus  franc  des  chroniqueurs.  Aventuriers, 
parfois  héroïques,  comme  lorsqu'ils  firent  couler  leurs  vais- 
seaux à  Gallipoji  pour  se  forcer  à  vaincre  et  h  ne  retourner 
chez  eux  (lue  par  terre  (2),  mais  aussi  gens  de  liberté,  fort 
chatouilleux  sur  leurs  privilèges.  Le  mécanisme  politique  est 
ici  Idiil  .iiili»'  (fu'en  Castille  :  des  castes,  des  classes  nettement 

(i)  El  aussi  pcuplf  le  plu»  sobre  rt 'Espagne  —  d'après  Paloncia. 

C2)  On  n'avait  pas  vn  cola  flcpuis  ApaUiocle  en  .\(rique.  Cf.  Moncada, 
Exiicilirion  de  h, s  Catalanes...  Madrid,  Sancha,  1777.  —  R.  Muntanku,  ap. 
Hiiclion    n'an»li('oii    FJtléraire),    l'aris,    1841. 


—   121  — 

séparées  qui  ont  chacune  leur  voix  (brazo)  aux  cortès  ;  une 
bourgeoisie  qui  s'élève  sur  les  ruines  d'une  noblesse,  un  pro- 
létariat qui  s'émancii)e.  Ces  trafiquants,  ces  marins  sont  des 
hommes  de  droit  pour  qui  l'atteinte  au  droit  justifie  la  révo- 
lution ;  dans  certains  cas,  ils  proclament  la  légitimité  de  l'in- 
surrection ;  libérer  un  prisonnier  injustement  condamné  est  un 
haut  fait,  désobéir  à  un  ordre  injuste  est  un  devoir  ;  on  trouve 
chez  eux  un  peu  de  notre  jargon  de  89  (1). 

Comment  un  peuple  semblable  pourrait-il  se  développer  à 
l'aise  dans  l'horizon  des  montagnes  de  Castille,  dans  les  plaines 
monotones  où  l'esprit  se  rétrécit,  s'assèche  ?  Il  est  libéré  du 
more,  la  reconquête  est  pour  lui  un  mot  quasi  vide  de  sens,  sa 
foi  est  calme.  Il  est  entraîné  au  delà  :  son  horizon,  c'est  Naples, 
la  Sicile,  l'Italie  (2)  et  si  nous  ne  voulons  voir  que  l'ensemble, 
c'est  bien  im  souffle  italien  qui  l'anime.  A  côté  de  la  rigidité 
castillane,  Barcelone  apparaît  une  république  italienne  :  mo- 
bile, tumultueuse,  mais  aussi  pratique,  pesant  dans  sa  balance 
le  pour  et  le  contre  froidement  ;  im  moment  idéaliste,  prodigue 
d'elle-même  et  l'instant  d'après  calculant  avec  l'âpreté  d'une 

(1)  Ceci  s'applique  principalement  à  Barcelone  «  tête  de  Catalogne  », 
ville  du  «  citoyen  honoré  ».  Sur  la  décadence  de  la  noblesse,  l'avènement 
de  la  bourgeoisie  et  la  guerre  sociale  des  paysans  en  Catalogne,  cf.  Alta- 
MiRA,  II,  128  sqqne. 

(2)  Et  aussi  les  pays  barbaresques.  L'hôtelier  du  bohémien  Rosmithal  lui 
conseille  de  sortir,  non  seul,  mais  en  troupe  pour  éviter  que  les  pirates 
ne  le  cueillent  par  les  rues  et,  le  traînant  à  leurs  bateaux,  ne  le  ven- 
dent comme  esclave.  Le  même  Rosmithal  ajoute  :  «  Barcelone  ne  me  fit 
pas  révérence  car  elle  méprisait  les  lettres  et  sceaux  de  mon  roi  et  me 
chargea  en  sa  douane  plus  que  tout  autre...  Je  reconnus  que  de  ^Tai  ne 
sont  que  rustres  et  juifs,  car  au  lieu  d'apprécier  l'honneur  et  la  délica- 
tesse, ils  mettent  tout  leur  souci  à  amasser  grands  trésors  avec  ou  sans 
justice...  en  sorte  que  les  lettres  de  recommandation  adressées  à  certains 
nobles  de  ce  pays  ne  me  servirent  pas  à  grand  chose...  Les  Catalans  sont 
les  plus  perfides  et  mauvais  des  hommes  et  tels  qu'il  n'y  en  a  pas  sur 
terre.  Nous  avons  parcouru  trois  provinces  d'infidèles,  barbares,  sarra- 
sins, grenadins  et  parmi  eux  nous  étions  plus  en  sûreté  que  parmi  les 
Catalans.  »  Cf.   Paz,  p.   167  et  366. 


—  122  — 

ménagère.  Les  voyageurs  du  xv"  siècle  le  savent  bien,  qui  ont 
affaire  aux  douaniers  catalans.  Cette  constante  susceptibilité 
dans  l'amour  de  la  liberté,  cette  passion  toujours  prête  qui 
se  traduit  en  actes,  ce  sentiment  vivace  du  doit  et  de  l'avoir, 
c'est  ce  qui  marque  le  plus  profondément  la  Catalogne.  Elle 
n'a  point  changé  depuis  le  jour  où  elle  se  révolta  contre  le 
roi  d'Aragon,  exigea  la  liberté  du  prince  de  Viana.  Aujourd'hui 
comme  au  xv®  siècle,  elle  s'oppose  aussi  fortement  à  la  Castille 
que  la  Castille  s'oppose  à  l'Andalousie.  Barcelone  est  devenue 
une  sorte  de  colonie  qui  nourrit  la  métropole.  Comme  elle 
admet  difficilement  ce  privilège,  que  la  révolution  est  son  état 
normal,  on  la  soumet  à  un  régime  spécial,  on  la  comprime 
et  elle  rend.  En  1454  elle  est  déjà  une  révoltée,  ne  toilère  pas 
qu'on  lui  impose  un  maître  qui  n'est  pas  le  sien,  se  tourne 
vers  le  roi  de  Castille,  le  roi  des  chasses,  des  forêts,  l'homme 
de  la  morte  Ségovie,  lui  demande  d'être  son  seigneur.  C'est 
un  nouveau  monde  qui  s'offre  ;  le  vent  du  largo  passe  sur  la 
vieille  terre  immobile. 

Je  retrouve  dans  l'histoire  de  Carlos  de  Viana  et  de  son  père 
le  roi  Jean  II  d'Aragon  (1),  la  même  ligne,  la  même  allure 
que  dans  celle  de  don  Carlos  et  de  Philippe  II.  Les  deux 
Carlos,  les  deyx  victimes,  ont  les  mêmes  traits  :  jeunes,  sen- 
sibles, amoureux,  mais  ce  sont  des  figures  vêtues  de  deuil, 
des  héros  sacrifiés.  Dans  le  domaine  des  idéologies  (2),  ils 
représentent  la  liberté  meurtrie  par  le  despotisme  et  j'imagine 
que  Schiller  eût  pu  construire  un  Carlos  de  Viana,  aussi  rai- 
sonneur et  métaphysicien  que  le  Carlos  que  nous  connaissons, 
mais  l'inquisition  d'Etat  n'existait  pas  encore  et  le  final  de  la 
tragédie  manquait. 

Maigre  de  visage,  avec  un  air  modeste,  une  certaine  tendance 

(i)  L'infant  D.   Juan,   l'ancien   n'^volté  de  Castille. 

(2)  Dans  la  ri^alit^',  le  Carlos  de  Philii)i)e  II  est  loin  d'ôtre  sympathique. 
Cf.  Caciiaki).  Don  Carlon  et  VhiUjific  II,  2"  éd.,  L^vy,  1807  et  le  livre 
cIaHj<if|iie  de  Foiineiujn.  Uisloire  de  Pliilipyc  II,  3»  éd.,  IMon,  1887,  4  vol. 


—  123  — 
ci  la  mélancolie,  une  douceur  de  manières  telle  qu'il  semble 
qu'il  ait  tout  pour  être  un  piince  véritablement  parfait,  voilà 
le  portrait  qu'on  nous  donne  de  Viana  (1).  Ce  délicat  est  nourri 
de  scolastique  et  de  poésie,  vit  au  milieu  des  éthiques  an- 
ciennes, traduit  Aristote  ou  bien  écrit  l'histoire  de  Navarre, 
sa  couronne  et  aussi  sa  passion.  Son  maître  est  un  Pétrarque 
du  xv"  siècle,  qui  met  des  syllogismes  en  vers,  mais  dont  par- 
fois le  platonisme  de  littérature  cède  sous  la  poussée  d'un  sen- 
timent vrai  ;  Ausias  March,  poète  valencien,  chante  l'amour 
et  chante  la  mort  :  le  cycle  même  de  Viana  (2).  Ce  prince 
élégant  et  fleuri  est  le  seigneur  naturel  des  peuples  de  Cata- 
logne, mais  son  père  le  tient  exilé  en  Sicile  ;  il  y  vit  dans 
les  souvenirs  de  la  Grèce,  composant  des  vers,  des  chansons, 
entouré  de  belles  filles  qui  essaient  de  lui  faire  oublier  sa 
patrie  (3).  Le  roi  d'Aragon  l'autorise  à  s'approcher  jusqu'à 
Majorque.  C'était  tenter  Dieu  :  Majorque  est  le  prolongement 
oriental  de  Barcelone,  le  jardin  parfumé  de  la  grande  cité.  Ce 
qui  devait  arriver  arriva  :  le  31  mars  1460,  Viana  fait  son 
entrée  dans  la  ville,  en  triomphe.  Le  peuple  avait  son  prince, 
voyait  son  droit  réalisé.  Le  roi  d'Aragon  n'osait  broncher 
devant  cet  enthousiasme,  mais,  à  la  fin  de  l'année,  il  prend 
sa  revanche  :  les  cortès  sont  convoquées  à  Lerida,  Viana  s'y 
rend,  est  fait  prisonnier. 

Ce  fut  comme  un  coup  de  fouet  pour  les  catalans.  Ils  n'eurent 
pas  une  minute  d'hésitation  :  des  députés  partent  pour  Lerida, 
réclament  la  liberté  du  prince.  Si  la  première  ambassade  ne 
réussit  pas,  ils  en  enverront  une  autre,  puis  une  autre  jusqu'à 
ce  qu'ils  aient  satisfaction.  Le  roi  croit  échapper  en  voyageant 

(1)  Marineo  Siculo,  ap.  Prescott,  I,  129. 

(2)  Cf.  Los  Rios,  VI,  489.  Pelayo  :  Hist.  de  las  ideas  esteticas,  II,  222. 
Altamira,  II,  352. 

(3)  On  lui  connaît  au  moins  deux  maîtresses  :  la  Cappa  dont  il  eut  un 
fils  qui  fut  évèque,  et  Maria  de  Armendâriz  (Zurita  :  Anales,  Liv.  XVII, 
cap.  XII).  Cf.  P.\z,  p.  471.  sur  la  descendance  de  Viana. 


—  124  — 

do  ville  en  ville,  mais  où  qu'il  aille,  il  trouve  devant  lui  celte 
bande  opiniâtre  qui  répète  inlassablement  la  même  requête. 
En  vain  il  fait  valoir  que  Viana  le  trahit,  veut  lui  donner 
peines  et  triste  vieillesse,  épouser,  contre  sa  volonté,  la  demi- 
sœur  d'Henri  de  Castille.  «  Nous  ne  pouvons  partir  qu'une 
«  fois  le  prince  libre,  disent-ils,  ou  bien  donnez-nous  le  comme 
((  prisonnier,  nous  le  garderons.  »  Et  le  roi  répond  :  ((  J'aime- 
«  rais  mieux  mourir  sept  fois  :  le  prince  est  en  sûreté  avec 
«  moi.  »  L'ambassade  est  triplée,  mais  qu'ils  soient  quinze 
ou  quarante-cinq,  ils  n'obtiennent  pas  plus.  A  la  fm  la  Cata- 
logne se  fâche  ;  on  arbore  à  Barcelone  les  deux  étendards, 
«  le  royal  des  Sérénissimes  Comtes  »  et  celui  de  Saint  Georges 
de  Catalogne  ;  la  guerre  est  publiée  contre  les  mauvais  con- 
seillers du  roi,  euphémisme  de  coutume  qui  désigne  le 
roi  et  sa  seconde  femme,  la  marâtre  de  Viana  (1).  Jean 
était  à  Fraga  avec  son  prisonnier  ;  quand  il  voit  les  cata- 
lans arriver,  il  leur  cède  la  place,  va  enfermer  Viana  dans  un 
autre  château.  Les  catalans  trouvent  la  table  encore  prêle, 
sans  convives,  passent  leur  fureur  sur  les  meubles.  Pourtant 
r Aragon  était  envahi  ;  le  geôlier  royal  s'aperçoit  qu'il  ne  peut 
rien  contre  ces  forcenés,  annonce  qu'il  rend  la  liberté  à  son  fils. 
La  reine,  en  pleurant,  reçoit  les  ambassadeurs,  s'offre  à  accom- 
pagner Viana  jusqu'aux  abords  de  Barcelone  ;  sa  proposition 
est  rejetée  :  la  paix  venait,  on  ne  voulait  pas  de  figure  de  dis- 
corde. IjQ  12  mars  1461,  le  prince,  libre  au  milieu  de  son 
peuple,  rentre  dans  sa  capilalo.  Depuis  Saniboy,  les  milices 
tonnaient  la  haie  ;  sur  la  Rambla,  toutes  les  confréries  avec 
armes  et  étendards  étaient  réunies,  il  y  eut  trois  jours  de  bals 
et  mascarades  (2). 

(1)  Rosmithal  note  que  «  les  Catalans  se  moquent  du  roi,  lui  <16.sol)(''is- 
flent,  ne  font  aucun  cas  de  ses  mandements  ».  Cf.  Paz,  loc.  cit. 

(2)  Devant  l'hôpital,  de  grands  thé/ltrcs  richement  ornés  et  sur  eux  les 
enfants,  les  innoeeiit.s  ef  les  pauvres  d'('si)rit  en  habits  ridicules.  Cf.  Ana- 
les de  Calaluria  par  Feliù,  Barcelone,  1709,  III,  p.  lO-l'J. 


—  125  — 

Un  roi  obligé  de  céder  devant  la  loi,  un  peuple  qui  faisait 
Iriouipher  son  droit,  c'était  une  chose  inouïe  en  Espagne.  Heniù 
apprit  lu  nouvelle  à  Ségovie,  il  avait  encouragé  les  catalans, 
leur  victoire  était  un  peu  la  sienne.  Il  les  félicita,  leur  offrit  son 
concours  et  aussi  une  souveraine,  sa  sœur.  Du  coup,  l'Ara- 
gonais  n'ose  plus  résister,  signe  sa  défaite  :  Viana  est  juré 
héritier  du  royaume,  lieutenant  de  Catalogne,  Roussillon  et 
Cerdagne  ;  son  père  prend  l'engagement  de  ne  point  entrer 
dans  la  principauté.  L'humiliation  est  complète.  —  Trois  mois 
après,  Viana  meurt,  d'une  pleurésie  sanis  doute  (1).  Aussitôt 
le  peuple  s'écria  qu'on  lui  avait  empoisonné  son  seigneur. 
Les  obsèques  eurent  lieu  avec  le  plus  grand  amour,  la  ultima 
fineza  de  l'amor,  et  Viana  mort  resta  toujours  parmi  les  siens. 
Les  uns  disaient  que  son  àme  errait  la  nuit  dans  la  ville, 
demandant  justice  contre  ses  bourreaux  ;  d'autres  que  son 
cadavre  faisait  des  miracles.  «  La  divine  Essence  l'a  mis  en 
«  si  durable  félicité  que  tous  les  dolents  incurables,  lorsqu'ils 
«  viennent  là  où  est  son  corps  (à  Poblet),  s'en  retournent 
«  guéris.  »  Un  dominicain  prêchait  contre  les  empoisonneurs, 
assurant  que  le  ciel  prendrait  soin  de  venger  la  victime.  Bref, 
on  en  fît  un  saint,  un  cadavre  thaumaturge  (2)  :  curieuse  des- 
tinée pour  un  prince  sensible,  et  j'imagine  aussi  un  peu  mou, 
qui  lisait  Dante,  le  poème  de  l'exil,  et  l'histoire  de  Tristan  de 

(1)  Cf.  P.\z,  p.  8.  Note  sur  les  sépultures  de  Poblet.  —  Quinze  mille  per- 
sonnes suivirent  son  cercueil  quand  on  le  transporta  à  Poblet. 

(2)  Cf.  Lettre  de  son  majordome,  ap.  Los  Rios,  VII,  p.  9-43.  Sa  main 
droite  est  exposée  dans  la  sacristie  de  Poblet.  «  On  voit  les  veines,  les 
doigts  posés  à  la  façon  de  qui  touche  une  chose  avec  curiosité,  couverts 
de  bijoux,  et  la  main  sur  un  piédestal  d'argent  doré  ».  Cette  main  fait 
des  miracles.  «  Ainsi  Dieu  démontre  que  Carlos  fut  un  juste,  même  quand 
il  désobéissait  à  son  père  n.  Un  contemporain  dit  que  le  nombre  de  ses 
miracles  aurait  suffi  à  faire  canoniser  un  millier  de  saints.  Il  était  d'ail- 
leurs dangereux  de  trop  les  publier  :  pour  l'avoir  fait,  un  catalan  fut 
châtié.  (Paz,  p.  471.  P.\lencia,  I,  344  note).  Cf.  Mariajsa,  Livre  XXII. 


—  126  — 

Léonois,  la  plus  belle  histoire  d'amour  (1).  —  Le  fuis  mort,  le 
père  rebondit.  Barcelone  semble  accepter  le  nouveau  prince, 
le  jeune  fils  du  roi,  Ferdinand.  Mais  comment  la  trêve  pour- 
rait-elle durer  ?  La  reine  ne  pardonne  pas  aux  catalans  leur 
révolte  :  naguère  on  lui  a  fermé  les  portes  de  la  ville,  le 
peuple  la  désigne  comme  l'empoisonneuse.  Un  jour,  on  apprend 
qu'elle  soulève  contre  leurs  maîtres  les  serfs  de  Catalogne, 
les  payeses  de  remensa,  que  le  roi  va  envahir  la  principauté. 
La  guerre  éclate,  la  reine  s'enfuit,  le  roi  est  déclaré  ennemi 
de  la  patrie  :  l'âme  errante  de  Viana  n'était  point  encore 
apaisée. 

C'est  alors  que  dans  cette  mêlée  de  peuples  mutinés,  de 
princes  ennemis,  entre  le  Castillan  apathique  et  l'Aragonais 
bourreau,  apparaît  un  nouveau  personnage  qui  s'entend  aux 
affaires,  ne  s'émeut  pas,  un  homme  d'expérience.  Louis  XI 
avait  eu  une  jeunesse  à  peu  près  semblable  à  celle  d'Henri 
de  Castille  :  fils  rebelle  lui  aussi,  il  avait  vécu  à  la  table  de 
l'ennemi  de  son  père  ;  il  avait  été  pauvre,  quasi-famélique  ; 
il  savait  la  valeur  de  l'argent,  il  savait  aussi  ce  qu'est  une 
révolution.  Lorsqu'il  intervient  dans  l'histoire  d'Espagne,  c'est 
en  acheteur,  en  marchand  :  il  achète  les  hommes  d'Henri, 
vend  ses  services  au  roi  d'Aragon,  amasse  pour  sa  couronne, 
veut  avant  tout,  comme  il  dit,  «  ne  pas  perdre  'son  écot  »  (2). 

Dans  la  mort  de  Viana,  ce  réaliste  a  vu  une  chose  :  le 
moyen  de  prendre  la  Navarre.  Il  a  envoyé  ses  condoléances  à 
Barcelone,  offert  son  aide  contre  quiconipie  se  montrerait 
ennemi  de  la  principauté  «sans  exception  de  personne»,  ce 
qui  est  lourd  de  sous-entendus.  Mais,  en  même  temps,  il  réclame 
la  Navarre  pour  la  France,  da  liberté  de  Blanche,  la  femme 
divorcée   f] 'Henri   de  Castille   que   son   père   lient   prisonnière. 

(i)  Scj<  rirmcs  sont  parlantes  :  deux  Ic'-vrifrs  se  disinilant  nn  os.  Franco 
l'i  CaHlille  rontro,  Navarre.  Mahiana,  Mv.  XXII. 
f2)  Lntlres  de  Louis  XI,   l.   II,   p.   49. 


—  127  — 

Dans  la  suite,  se  heurtant  en  Navarre  à  un  demi-brigand,  le 
comte  de  Foix,  il  renonce  à  son  projet,  fait  volte-face,  lâche 
Henri  avec  lequel  il  négociait  par  l'entremise  du  comte  d'Ar- 
magnac —  un  noble  marié  avec  sa  sœur  et  qui  en  avait  deux 
enfants  —  lâche  les  catalans,  traite  avec  l'Aragon.  En  con- 
cluant cette  affaire,  I^ouis  XI  sacrifie  l'existence  d'une  femme 
et  celle  d'un  peuple.  L'ancienne  reine  de  Castille  est  livrée  à 
sa  sœur.  Par  trois  fois,  elle  proteste  contre  le  traitement  qu'on 
lui  fait  subir,  en  appelle  à  Henri,  son  ancien  maître.  La  lettre 
qu'elle  écrit  des  Pyrénées,  le  jour  même  de  son  emprisonne- 
ment, a  une  certaine  grandeur  :  un  historien  espagnol  du 
wnf  siècle,  Ferreras,  historien  émotif,  déclare  que  cette  lettre 
ne  peut  être  lue,  même  après  tant  d'années,  sans  arracher 
des  larmes.  Ce  qui  frappe  surtout  dans  ce  testament  d'une 
malheureuse  qui  avait  doublement  le  droit  d'être  reine  et  qui 
ne  le  fut  jamais,  c'est  la  délicates.se  du  sentiment.  Elle  s'adresse 
à  son  ancien  seigneur  avec  une  parfaite  noblesse  :  son  frère, 
le  prince  de  Viana,  est  mort  par  maléflce  ;  on  a  voulu  se  débar- 
rasser d'elle  en  la  mariant  en  France,  mais  elle  n'a  pas  con- 
senti à  être  le  bourreau,  d'elle-même.  Son  père,  le  persécuteur 
de  son  honneur,  de  son  droit.  la  livre  à  une  sœur  qui  la  hait, 
détruisant  ainsi  «  sa  propre  chair  ».  C'est  Henri  de  Castille 
qu'elle  choisit  pour  héritier,  Henri  qui  soutint  la  cause  de 
son  frère.  Elle  lui  donne  ses  états,  elle  encore  vivante,  lui 
demande  seulement  de  la  venger.  Deux  ans  après,  elle  meurt, 
peut-être  empoisonnée  (1).  —  Ainsi  périrent  le  frère  et  la 
sœur,  l'un  roi  manqué,  l'autre  reine  manquée,  tous  deux  unis 
à  ce  pau\Te  roi  de  Castille.  Mais  ils  étaient  d'un  autre  âge, 
ne    pouvaient    soutenir    l'assaut    des    nouveaux    politiques  ; 

(1)  Cf.  SiTGES,  p.  86  sqque.  —  Il  y  a  parfois  de  l'ironie  dans  cette  let- 
tre :  le  legs  fait  à  sa  sœur.  Sachant  qu'elle  va  à  la  mort,  elle  songe  pour- 
tant à  l'amour  :  Henri  de^Ta  délaisser  la  Navarre  si  elle  a  un  héritier  lé- 
gitime. 


—  128  — 

c'étaient  des  êtres  de  sentiment,  frêles  et  doués  d'une  noblesse 
naturelle,  qui  n'avaient  point  de  place  dans  cette  société  du 
XV®  siècle  :  ils  furent  éliminés,  c'était  dans  l'ordre.  Mais,  dans 
la  triste  période  que  je  traverse,  j'aime  ces  deux  figures  qui 
disparaissent  presque  ensemble,  ces  deux  flammes  jumelles 
qui  s'élèvent  un  moment  puis  s'éteignent. 

L'autre  victime,  ce  fut  la  Catalogne.  Par  son  traité  avec 
Jean  d'Aragon,  Louis  XI  s'engage  à  fournir  sept  cents  lances 
pour  réduire  la  principauté  ;  en  revanche,  Jean  lui  paiera 
200.000  écus  et  dès  à  présent  donne  en  hypothèque  le  Roussiâ- 
lon  et  la  Cerdagne.  Le  roi-notaire  a  les  mains  pleines,  le 
compte  des  Catalans  est  réglé.  Alors  ils  regardent  autour  d'eux  : 
leur  prince  est  mort,  la  France  les  trahit  ;  Naples,  la  Sicile 
ont  leur  vie  ailleurs.  Ils  n'ont  qu'un  recours  :  la  Castille.  A 
Atienza,  Henri  reçoit  leur  ambassadeur  :  «  Le  roi  d'Aragon  a 
((  fait  mourir  son  fils,  notre  seigneur  ;  il  veut  maintenant  abat- 
«  tre  ses  vassaux  :  nous  ne  pouvons  souffrir  cet  homicide  ; 
«  c'est  pourquoi,  selon  toute  justice,  nous  lui  dénions  fidé- 
«  lité  et  obéissance  et  nous  vous  choisissons  pour  notre  roi  lé- 
«  gitime  et  vrai  seigneur  naturel,  nous  nous  mettons  sous  la 
«  sauvegarde  de  votre  ombre  royale  ».  Ce  disant,  le  Catalan 
avait  les  larmes  aux  yeux  ;  il  était  l'image  même  de  ce  peuple 
opprimé,  toujours  fidèle  à  la  mémoire  de  son  prince,  il  s'offrait 
en  suppliant.  Les  uns  étaient  touchés  ;  les  autres,  pratiques, 
disaient  :  «  C'est  un  bien  facile  à  prendre  »  ;  à  peine  quekpies- 
uns  osaient-ils  objecter  que  le  roi  no  pouvait  partir  en  guerre 
contre  Jean  II,  son  parent.  Ayant  réuni  son  conseil  à  Ségovie, 
Henri  déclare  qu'il  accepte  la  couronne,  envoie  des  troupes  au 
secours  de  ses  nouveaux  sujets.  Quand  Barcelone  le  sut,  elle 
acclama  son  nom,  arbora  les  étendards  en  son  honneur,  frappa 
monnaie  à  son  cdigic.  Depuis  le  retour  de  Viana,  on  n'avait 
pas  vn  jiMPcii  enthousiasme.  L'arbre  de  Castille  allait-il  cou- 
vrir de  son  ombre  la  terre  d'Aragon  ? 


—   120  — 

Les  deux  compares  veillaient  :  les  troupes  françaises,  ayant 
traversé  la  Catalogne,  se  heurtent  aux  troupes  castillanes.  II 
n'y  a  point  guerre  entre  Castille  et  France  :  qui  oserait  atta- 
quer ?  Il  fallut  bien  accepter  la  trêve.  Henri,  vin  peu  gêné,  en 
avertit  Barcelone  ;  il  lui  était  impossible,  disait-il,  de  rompre 
l'alliance  avec  Louis  XI  mais  il  travaillerait  h  le  détacher  du 
roi  d'Aragon.  Paroles  creuses,  naïvetés  qui  ne  pouvaient  trom- 
per des  gens  de  commerce.  De  fait,  Henri  est  paralysé  ;  il 
ne  trouve  pas  d'ennemis  devant  lui,  mais  un  allié  :  le  chemin  de 
ses  nouveaux  états  lui  est  fei'mé.  En  même  temps,  Louis  XI 
achète  un  à  un  les  hommes  de  son  entourage,  les  endoctrine, 
leur  apprend  la  leçon  qu'ils  doivent  répéter  :  «  Traitez  avec 
((  le  roi  de  France,  il  vous  donnera  quelque  chose  en  Navarre, 
'(  tout  près  de  vous.  Qu'allez-vous  chercher  dans  cette  loin- 
«  taine  Catalogne  ?  »  L'autre  écoule,  hésite,  peu  à  peu  se 
rend.  En  avril  1463,  on  apprend  qu'il  accepte  l'arbitrage  du 
roi  de  France  pour  trancher  son  différend  avec  l'Aragon.  Ainsi 
un  étranger,  un  tard-venu  vient  disposer  des  peuples,  dire  sa 
justice  :  ce  fut,  dit  le  chroniqueur,  le  commencement  des 
infortunes,  des  infamies,  des  douloureux  travaux  du  roi  Henri 
de  Castille.  Le  détail  de  cette  farce  (1)  vaut  d'être  suivi  :  on 
exécuta  la  dupe  en  grande  pompe,  on  la  couvrit  d'oripeaux, 
on  la  combla  de  respects.  Tout  était  préparé  d'avance  entre 
lx)uis,  Pacheco  et  Carrillo.  Le  premier  metteur  en  scène  est 
un  ambassadeur  français  :  il  vient  à  Almazan  pour  fixer  le 
lieu  de  l'entrevue,  on  le  reçoit  avec  honneur  et,  après  avoir 
dansé  avec  la  reine,  le  noble  seigneur  fait  le  vœu  solennel  de 
ne  plus  danser  désormais  avec  dame  du  monde  :  l'amour- 
propre  castillan  est  flatté,  le  grand  spectacle  se  prépare. 
C'est  au  bord  de  la  Bidassoa,  entre  Saint-Jean  de  Luz  et 

(1)  C'est  l'avis  de  Castillo  qui,  contrairement  à  son  habitude,  se  per- 
met un  calembour  :  «  en  aquellas  vistas,  mas  propiamente  ciegas  »  (en- 
treuwc,  entraveugle). 


—  [?,0  — 

Fontarabie  qu'Henri  rencontra  Louis  XI  (l).  Le  décor  était 
bien  choisi  :  une  rivière  paisible  au  milieu  d'une  plaine,  à 
l'horizon  un  amphithéâtre  de  montagnes.  Scène,  hémicycle 
où  la  majesté  des  cortèges  royaux  se  déploie  à  l'aise,  où  l'on 
se  voit,  où  l'on  s'observe,  où  les  hommes,  les  choses  prennent 
toute  leur  valeur.  C'est  ici  l'endroit  classique  des  parades 
diplomatiques  :  en  présence  des  deux  cours  endimanchées,  on 
iriarchande,  on  livre  l'infante,  le  prince  étranger,  on  se  trahit, 
on  se  vend,  et  toujours  avec  le  même  masque  d'impassibilité. 
Mazarin  viendra  là  oà  Louis  XI  est  venu  :  sur  cette  terre 
d'élection  des  ambassadeurs,  des  premiers  ministres,  dans  ces 
marches  de  deux  peuples,  il  y  a  comme  une  passion  comprimée, 
un  élan  caché  sous  une  froideur  de  protocole. 

Le  Français  attendait  son  homme  sur  la  rive.  Il  ne  s'était 
pas  mis  en  frais,  avait  gardé  ses  habits  ordinaires,  courts, 
de  mauvais  drap  ;  sur  la  tête,  un  mauvais  chapeau  gras  avec 
une  image  de  Notre-Dame  en  plomb.  Il  avait  l'air  d'un  pèlerin 
en  route  pour  Compostelle.  De  l'autre  côté,  les  Espagnols  arri- 
vaient, mais  en  seigneurs.  Leurs  barques  étaient  si  nombreuses 
qu'on  eût  dit  une  armada  :  il  y  avait  là  le  maître  d'Alcantara, 
le  prieur  de  S.  Juan,  les  évêques  de  Burgos,  de  Ségovie,  le 
comte  de  Ledesma  dont  la  barque  portail  une  voile  d'or.  Les 
Français  s'étonnaient,  admiraient  cette  profusion  d'étoffes,  de 
broderies,  de  bijoux,  les  chevaux  couverts  de  housses  mer- 
veilleuses :  Ledesma  «  le  mignon  du  roi  »  se  montrait  en  grand 
triomphe,  ses  brodequins  étaient  ornés  de  pierreries,  il  avait 
couvert  d'or  jusqu'à  la  sons-ventrière  de  la  mule  qui  traînait 
sa  litière.  Louis,  voyant  tant  de  riches  hommes,  demandait 
chaque  fois  que  l'un  d'eux  abordait  :  «  Est-ce  celui-là  le  roi  ?  » 
A  la  Pin,  on  1p  lui  montra,  vêln  simplenienl.  le  bonnet  en 
tête  (2). 

(i)  A  rturbif,  qiin  Cominos  nppcllo  Iliirtpbicp. 

(2)  Cf.  CoMiNKS,  r.iv.  ri,  ch.  VIII.  Castim.o,  p.  83.  Palencia.  I,  374. 
rrAHiBAT.  Compriulio,  Anvprs,  1571,  II,  p.  IIT'.I.  R.  SANnTii:s,  op.  cit.,  p.  122. 


—  i:il  — 

Les  rois  se  saluèrent,  s'embrassèrent,  se  prirent  les  mains, 
puis,  de  compagnie,  s'en  furent  jusqu'à  un  rocher  au  bord  de 
la  rivière.  Henri  s'y  adossa,  Louis  resta  debout  ;  entre  eux 
vint  se  mettre  un  lévrier  sur  lequel  les  deux  rois  tinrent  leurs 
mains  posées.  Henri  parla  le  premier  pendant  un  quart  d'heure. 
Louis  l'écouta  attentivement,  répondit,  puis  appela  l'archevêque 
de  Tolède  CarrilJo,  Pacheco,  le  comte  de  Comminges  et  Alvar 
Gomez  le  secrétaire  qui  lut  la  sentence.  Henri  abandonnait 
îa  Catalogne,  recevait  en  échange  Estella  de  Navarre  et  sa 
juridiction.  Il  devait  retirer  ses  troupes  de  la  principauté  et 
ordonner  aux  catalans  de  se  soumettre  aussitôt  à  leur  roi, 
moyennant  quoi  ils  seraient  pardonnes.  La  sentence  lue,  les 
deux  parties  d'accord,  Henri  prit  congé  du  roi  de  France,  re- 
monta en  barque  avec  toute  sa  chevalerie  et  alla  coucher  à 
Fontarabie. 

Comines,  qui  n'assist-ait  pas  à  la  cérémonie  mais  auquel 
Louis  XI  lui-même  la  conta,  observe  que  c'est  grande  folie 
à  deux  princes  de  s'entrevoir  «  sinon  qn'ils  soient  en  grande 
«  jeimesse,  qui  est  le  temps  qu'ils  n'ont  d'autres  pensées  qu'à 
«  leurs  plaisirs  »  ;  plus  tard,  alors  que  l'envie  leur  a  crû, 
ils  agissent  prudemment  en  pacifiant  leurs  différends  par  sages 
et  bons  serviteurs.  Ainsi  le  roi  d'Espagne  et  le  roi  de  France, 
auparavant  les  plus  alliés  prince?  qui  soient  en  la  chrétienté, 
«  car  ils  sont  de  roi  à  roi,  de  royaume  à  royaume,  d'homme 
«  à  homme  »,  après  leur  entreN'ue,  «  oncques  plus  ne  se 
«  aymèrent  ».  Lorsqu'il  recommande  les  bons  offices  du  sage 
serviteur,  Comines  parle  pour  lui  :  il  connaît  le  métier,  sait 
ce  qu'il  rapporte,  est  de  la  même  race  que  Pacheco.  Louis  XI 
ne  s'y  était  pas  trompé  :  aimer,  ne  pas  aimer,  cela  avait  peu 
de  sens  pour  lui.  Il  s'était  vite  aperçu  que  le  Castillan  «  ne 
pouvoit  gnère  »,  que  Pacheco,  Carrillo  menaient  tout.  Il  les 
acheta,  et,  la  chose  faite,  les  récompensa  consciencieusement  : 

P    de  Escavias,  ap.   Sitges,  p.  386.  Bodin.  République,  Liv.  TV.  ch.  VI  et 
Liv.  VI.  ch.  II.  Le  Vayer,  Opuscules,  Paris,  1691,  t.  YOI.  p.  83. 


—  132  — 

c'était  de  l'argent  bien  placé.  Pacheco  maria  son  fils  à  une 
bâtarde  du  roi  de  France  copieusement  dotée  ;  ou  donna  au 
fils  sacrilège  de  l'archevêque  Carrillo  la  fille  du  connétable  de 
Navarre. 

L'entrevue  d'Uturbie  ressemble  à  une  fable  :  d'une  part, 
la  troupe  des  robins,  des  gens  d'affaires,  troupe  noire,  minable, 
«  une  chicheté  »  (1)  ;  de  l'autre,  celle  des  seigneurs,  flam- 
boyante, rutilante,  avec  tout  son  bagage  de  splendeurs...  et 
les  papillons  vinrent  s'empêtrer  dans  la  toile  d'araignée.  Ce 
qui  préoccupait  alors  les  Castillans,  c'était  de  faire  parade. 
Ije  chroniqueur  Pidgar,  qui  n'est  pas  indulgent  pour  Henri, 
le  félicite  «  d'avoir  montré  sa  libéralité  en  accessoires  et  choses 
«  nécessaires  à  dépenser  et  distribuer  pour  un  acte  aussi  grand.  » 
Ils  voulaient  aussi  que  leurs  privilèges  fussent  respectés  : 
Henri  devait  passer  la  rivière,  toucher  la  terre  de  France  ; 
cela  les  gênait,  c'était  une  atteinte  à  l'honneur.  On  les  apaisa 
en  leur  faisant  remarquer  que  la  rivière  était  espagnole  et 
qu'en  la  traversant  le  roi  ne  quittait  pas  ses  états  (2).  Louis 
les  laissait  se  cambrer,  bomber  le  torse,  ergoter  ;  il  acceptait 
sa  médiocrité  et  c'est  lui  qui  récolla  :  le  castillan  fut  renvoyé 
nu  comme  un  ver,  il  n'eut  même  pas  Estella. 

La  France,  l'Espagne  venaient  de  se  rencontrer  :  «©lies  ne 
«  se  goûtèrent  pas  fort  ».  Les  gens  de?  deux  rois  étaient  logés 
h  Bayonne  :  dès  l'abord,  ne  se  comprenant  pas,  ils  se  battirent, 
sans  se  soucier  de  l'alliance  de  leurs  maîtres.  Les  Français, 
las  d'admirer,  riaient  :  «  Qu'est-ce  que  ces  accoutrements,  que 
«  ce  roi  laid  qui  traîne  après  lui  une  escorte  de  sauvages  ?  »  (3). 
I/es  Espagnols  se  moquaient  de  in  pauvre  figure  de  Louis  XI, 

(1)  Comines  dit  que  «  la  garde  de  Louis  XI  était  belle  ».  Ce  ne  fut 
pas  l'avis  des  Castillans. 

(2)  C'est  à  cette  préoccupation  que  répond  l'anecddle  contée  par  Ma- 
riana,  Liv.   XXIII.  Cf.   Pulgar,  Cl.    Varones  (Henri   IV).   Pukscott,   I,   1.^3. 

(H)  <(  Quelques  300  chevaulx  de  mores  de  Grenade,  dont  il  y  en  avoit 
plusicors  négrins  ».  Couines,  ul.  sup. 


-    ISA  — 

si  mal  vêlii  que  pis  ue  pouvait,  de  ce  peuple  de  petit  état 
qui  l'entourait.  Cela  manquait  d'or,  cela  sentait  la  misère  ou 
encore  l'avarice.  Bref,  ils  se  quittèrent  fort  mécontents  les  uns 
des  autres. 

Restaient  les  catalans.  Henri  leur  dépêcha  quelqu'un  pour 
les  faire  patienter.  Au  fond,  il  avait  honte,  voulait  gagner 
du  t«mps  avant  d'avouer.  A  la  fin,  il  fallut  bien  s'exécuter  : 
il  était  obligé  d'accepter  la  sentence,  de  les  rendre  à  l'Aragon  ; 
leur  roi  les  traiterait  bien  d'ailleurs  et  lui  Henri  ferait  toujours 
tout  son  possible  pour  eux.  S'il  en  était  venu  là,  il  en  avait 
souffert  autant  que  si  on  lui  avait  arraché  les  ongles  des  doigts. 
Les  catalans  n'avaient  que  faire  de  regrets  ;  l'un  d'eux  s'écria  : 
((  Découverte  est  la  trahison  de  Castille,  venue  est  l'heure  de 
(i  sa  grande  infortune  et  déshonneur  de  son  roi  I  »  (1).  Ils 
avaient  déclaré  Jean  U,  la  reine,  leur  fils  ennemis  de  la  patrie  : 
ils  ne  pouvaient  retourner  à  leur  obéissance.  Henri  les  aban- 
donnant, ils  donnèrent  la  couronne  au  connétable  de  Portugal. 

Ainsi  finit  l'épisode  catalan  :  une  couronne  offerte,  manquée  ; 
un  roi  qui  se  laisse  jouer  comme  un  enfant  ;  une  noblesse  de 
théâtre  ;  une  poignée  de  «  sages  serviteurs  »  sans  scrupules. 
Tandis  que  la  Castille  refuse  de  regarder  au  delà,  les  catalans 
continuent  à  se  chercher  un  maître.  Leur  connétable  mort,  ils 
appellent  René  d'Anjou,  brave  homme  titulaire  de  six  royaumes 
et  n'en  possédant  pas  un  ;  le  vieillard  leur  envoie  son  fils  Jean 
de  Calabre,  grand  coureur  d'aventures,  chevalier  errant.  Mais 
le  fils  meurt.  A  la  fin,  exténués,  désespérant  de  trouver  qui 
les  défende,  ils  se  soumettent.  On  raconte  qu'après  le  siège 
(1472),  entrant  dans  Barcelone,  le  roi  d'Aragon  pleura  à  la 
vue  de  tant  de  faces  blêmes  qui  l'entouraient.  Ce  fut  la  seule 
vengeance  du  prince  de  Yiana. 

Henri,  lui,  oubliait  vite  :  il  venait  d'avoir  une  fille,  c'était 

(i)  Castillo,  p.  86,  place  la  scène  à  Fontarabie.  En  fait,  il  y  eut  ambas- 
sade envoyée  en  Catalogne.  Cf.  Sitges,  107. 


—  134  — 

plus  important  pour  lui  qu'un  royaume.  Lorsqu'il  avait  appris 
la  gi'ossesse  de  sa  femme,  sa  mélancolie  s'était  tournée  en 
joie  :  il  n'avait  pas  écouté  «  les  chevaliers  et  religieux  de 
«  bonne  intention  »  qui  lui  conseillaient  de  ne  pas  publier 
la  nouvelle,  parce  qu'elle  apporterait  iniamie  à  la  reine  et 
scandale  à  la  Castille  (1).  Cette  grossesse,  c'était  sa  réponse 
triomphante,  et  on  voulait  l'escamoter  !  Il  entoura  Juana  de 
soins,  de  tendresse,  il  lui  donna  une  ville,  et  lorsqu'elle  vint 
faire  ses  couches  à  Madrid,  il  alla  au  devant  d'elle,  la  prit 
en  croupe  sur  sa  mule  jusqu'au  palais  pour  lui  faire  honneur, 
et  aussi  pour  l'exhiber.  Au  commencement  de  1462,  la  reine, 
étant  dans  les  bras  du  comte  d'Alva,  et  en  présence  d'Henri, 
de  Pacheco,  de  Carrillo  et  d'autres  chevaliers,  mit  au  monde 
avec  peine  une  fille  qu'on  appela  Juana.  Deux  mois  après, 
les  cortès  étaient  convoquées  :  Carrillo  prit  la  princesse  dans 
ses  bras,  et  les  infants,  les  prélats,  les  grands,  les  procureurs 
des  villes  lui  baisèrent  les  mains  et  jurèrent  obéissance. 

«  Il  n'y  eut  personne  de  sain  jugement,  dit  Palencia,  qui 
(t  ne  comprît  à  quels  moyens  on  avait  eu  recours  pour  faire 
«  cesser  la  stérilité  de  la  reine  ».  Henri  avait  choisi  lui-même 
l'amant  de  sa  femme  ;  il  avait  bien  choisi  d'ailleurs,  en  homme 
soucieux  de  sa  postérité  (2)  :  Beltran  de  la  Cueva  était  un 
hidalgo  andalons,  et  non,  comme  l'ont  insinué  ses  ennemis, 
If  nis  d'un  gardien  de  troTipeaux  ;  il  était  bifu  fait,  de  ma- 
nières agréables,  courtoises  ;  une  voix  persuasive,  le  goût  du 
faste.  Les  pas  d'armes  J'avaient  fait  connaître  :  il  organisa  celui 
qui  fui  donné  en  riioniicur  âf  l'ambassade  de  Bretagne  au 
Pardo  ;  les  chevaliers  ne  pouvaient  entrer  dans  l'enceinte  s'ils 
ne  juraient  de  courir  six  carrières  ou  s'ils  ne  laissaient  en  gage 
]nir  gfint  rlroit.  Sur  un  arc  dp  bois  étaient  fichées  des  lettres 
d'or   et    tout  chevalier   qui   avait   rompu    trois   lances   venait 

<i)  Castii.u),  MH.  —  PrrxAR,  Crônica,  Valencin,  1180,  p.  2. 
f2)  Pai-kncu   ri-\tHp,   h   frnMU   que   ]o   ]irpmier   soin    d'Henri    après  son 
mariage  fut  de  procurer  des  amants  à  sa  femme.  I,  20!i,  277,  299,  354. 


—  13.")  — 

décrocher  une  lellie,  par  laquelle  commençait  le  nom  de  sa 
dame.  Or  Beltran  choisit  l'initiale  du  nom  de  la  reine  :  il  n'en 
fallait  jias  plus  (1).  Henri  admirait  :  à  l'endroit  même  où 
le  pas  d'armes  eut  lieu,  il  fit  construire  un  monastère  de  hiéro- 
nymites  pour  en  éterniser  la  mémoire.  Pacheco  commençant 
à  lui  peser,  il  avait  nommé  Heltran  majordome,  maître  du 
palais.  Ainsi,  celui  que  tout  le  monde  désignait  comme  l'amant 
de  la  reine  reçut  des  mains  mêmes  du  roi  les  clefs  de  la  maison. 
On  ne  peut  s'empêcher  de  comparer  ce  mari  débonnaire  à  l'un 
de  ses  successeurs  qui  termina  de  façon  fort  différente  une 
aventure  semblable.  Le  comte  de  Villamediana  aimait  la  reine 
Isabelle,  femme  de  Philippe  III.  Il  ne  s'en  cachait  pas  :  dans 
un  tournoi,  il  avait  paru,  l'habit  couvert  de  réaux  d'argent 
avec  cette  devise  :  «  Mis  amores  son  reaies  ».  Un  jour,  la  reine 
traversait  une  galerie,  un  homme  s'approche  d'elle  par  derrière 
et  lui  ferme  les  yeux  avec  les  mains.  Elle  s'écrie  :  «  Qu'est-ce 
que  cela,  comte  ?  ».  Or  ce  n'était  pas  le  comte,  mais  le  roi. 
Le  soir  même,  Villamediana  était  assassiné  publiquement  (2). 
Henri  ignore  ces  soupçons  et  ces  brutalités  :  Beltran  lui  plaît, 
il  ne  va  pas  plus  loin.  Il  n'admet  pas  qu'on  y  touche  :  selon 
Palencia,  il  aurait  fait  pendre  un  jeune  homme  qui  avait, 
en  jouant,  égratigné  Beltran  d'un  coup  de  poignard.  Mais  ce 
qui  stupéfia  l'opinion,  c'est  qu'aussitôt  après  la  naissance  de 
Juana.  il  le  fit  comte  de  Ledesma,  puis,  non  content  de  cela, 
négocia  son  mariage  avec  une  fille  de  Santillane,  l'alliant  ainsi 
à  la  plus  ancienne  noblesse  du  royaume.  Heureux  de  sa  pater- 
nité, le  roi  récompensait  l'étalon.  C'est  du  moins  ce  que  pensait 
la  cour.  L'exemple  d'Henri  enlève  aux  annales  du  point  d'hon- 
neur, de  la  classique  jalousie  espagnole,  un  certain  air  d'anti- 
quité. La  cour  se  moquait  parce  qu'il  n'avait  pas  d'héritier. 

(1)  Pal.,  I,  272.  —  Castillo.  41.  —  Sitges,  69  et  118.  —  Ceci  en  1461. 

(2)  Cf.  TiCKsoR.  TII,   fio.   Madame  d'Ait-not,  Relation  du   voyage  d'Espa- 
gne. II,  p.  30,  éd.  de  1699. 


—   136  — 

La  reine  grosse,  il  la  montre,  et,  l'enfant  né,  paie  le  favori. 
Est-il  conscient  ?  Ne  l'est-il  pas  ?  Je  ne  sais  (1).  Mais,  assu- 
rément, il  devient  moins  sensible  à  ce  qne  l'on  dit,  à  ce  qne 
l'on  pense  de  lui  ;  il  me  semble  qu'il  s'éloigne,  que  son  indif- 
férence s'accentue,  qu'il  participe  de  moins  en  moins  à  la 
vie,  à  l'esprit  de  son  temps.  Si  on  lui  garde  une  sorte  de 
respect,  c'est  qu'il  jouit  encore  d'un  reste  d'autorité,  d'une 
majesté  d'habitude,  que  son  règne  s'éclaire  d'un  reflet  de 
victoire.  En  1462,  Gibraltar  est  prise  ;  D.  Juan  de  Guzman 
reconquiert  le  corps  de  son  père,  le  comte  de  Niebla,  que  les 
mores  avaient  suspendu  aux  créneaux  d'une  tour  (2).  Désor- 
mais, le  roi  de  Castille  put  ajouter  à  ses  titres  celui  de  roi  de 
Gibraltar  ;  on  célébra  cette  délivrance,  ce  nouveau  pas  en  avant 
du  monde  chrétien.  Ce  fut  la  dernière  fusée  de  la  fête  espagnole. 

(1)  Brantôme  n'a  eu  g^arde  de  l'oublier  dans  sa  galerie  et  rapport*  la 
version  qu'a  établie  Isabelle.  «  Le  roy  Henri  de  Castille...  voyant  qu'il 
ne  pouvoit  faire  d'enfants  à  sa  femme,  s'ayda  d'un  beau  et  jeune  gentil- 
homme de  sa  cour  pour  luy  en  faire,  ce  qu'il  fit  ;  dont  pour  la  peine 
il  luy  fit  de  grands  biens  et  l'advança  en  des  honneurs,  grandeurs  et 
dignitez  :  ne  faut  douter  si  la  femme  ne  l'en  ayma  et  s'en  trouva  bien. 
Voylà  \in  bon  cocu.  »  (Daines  galantes,  Discours  I). 

(2)  Pelayo,  Rom,  II,  195.  Pai..,  I,  369. 


CHAPITRE   IV 


Le  Mage  Archevêque 


Pourquoi  les  artisans  de  tra- 
hison vivent-ils  en  paix?  Tu  les 
a  plantés  et  ils  ont  pris  racine, 
ils  poussent  et  portent  des 
fruits. 

Jérémie. 


k 


CHAPITRE  IV 


Qu'on  le  traîne  en  Andalousie,  en  Navarre,  aux  frontières 
de  France  ou  d'Aragon,  Henri,  l'expédition  terminée,  inva- 
riablement retourne  à  Ségovie.  Là,  il  est  lui-même,  il  a  oi'i 
être  à  lui.  Au-dessus  du  quartier  des  juils,  il  retrouve  son 
palais,  le  patio  aux  arabesques,  ses  veneurs,  sa  meute  et 
aussi  ses  lions  (1).  Avec  les  valets,  les  bêtes,  il  se  sent  en 
confiance  ;  on  ne  lui  demande  pas  de  paraître,  c'est  la  com- 
pagnie qui  lui  plaît.  Vêtu  de  grosse  étoffe,  surtout  de  laine, 
portant  longs  capuchons,  houseaux,  souliers  de  paysan,  on  dirait 
un  roi  de  chenil,  de  ménagerie,  une  sorte  de  forain  royal.  La 
puanteur  ne  l'incommode  pas  ;  il  aime  même,  nous  dit-on, 
l'odeur  de  la  pourriture,  celle  des  sabots  de  cheval  coupés, 
du  cuir  brûlé  :  un  délicat  dans  l'amour  de  l'infection  (2). 

Mais  la  chasse  terminée,  les  lions  repus,  il  fait  un  autre 
personnage,  transporte  dans  sa  froide  CastlHe  la  vie  d'Anda- 
lousie. C'est  un  prince  musulman  que  voit  le  bohémien,  baron 
de  Rosmithal  de  Blatna,  lorsqu'il  passe  à  Ségovie,  à  Olmedo  : 
((  Le  roi  nous  donna  audience,  assis  en  terre  sur  des  tapis  à 
«  la  mode  moresque,  il  nous  offrit  à  tous  la  main...  Il  mange, 

(1)  Jean  n  déjà  recevait  les  ambassadeurs,  un  lion  à  ses  pieds.  Cou- 
tume ancienne,  armes  vivantes.  Les  Partidas  contiennent  des  dispositions 
relatives  aux  ménageries  particulières  (Part.  VII.  Titre  XV.  Loi  XXIII). 
Comp.  en  Italie,  Burckardt,  Civilis.  au  Temps  de  la  Renaissance,  Pion, 
1885,  II,  p.  11-12. 

(2)  Pal.,  I,  i2-lo.  Castillo,  6-7. 


—   140  — 

«  boit,  s'habille  comme  un  more,  est  ennemi  des  chrétiens, 
«  viole  les  préceptes  de  la  loi  de  grâce,  mène  une  vie  d'in- 
«  fidèle.  »  Et  l'exemple  est  suivi  :  le  noble  barbare  du  Nord 
constate  que  la  majeure  partie  des  habitants  d'Olraedo  vivent 
en  païens  ;  à  Burgos,  il  est  reçu  par  un  comte  qui  s'entoure 
d'uGa  harem  :  «  belles  donzelles  et  dames  richement  parées  à 
«  la  mode  moresque  ;  dans  toutes  leurs  manières,  le  manger 
«  et  le  boire,  suivant  cette  mode  ;  dansant  de  fort  agréables 
«  danses  de  style  mo.esque,  et  toutes,  brunes,  aux  yeux  noirs, 
«  faisant  gracieux  accueil  au  seigneur,  très  aimables  avec  les 
r<  Allemands,  n  (1).  On  voyait  moins  de  femmes  chez  le  roi 
misogyne,  mais  y  a-t-il  beaucoup  de  différence  entre  sa  cour 
et  celle  de  Motacin,  prince  d'Almeria,  dont  Dozy  a  recons- 
titué l'histoire  ?  (2). 

Les  vieux  cluétien?,  les  nobles  de  la  génération  de  Luna  ne 
donnent  point  dans  ces  méchancetés.  Sans  doute,  Alfonso  VI 
avait  une  gaide  de  mores,  mais  Henri  va  pins  loin,  adopte  leur 
mode  d'existence  :  le  mot  chrétien  devient  pour  lui  vide  de 
signification  (3).  Aussi  ne  faut-il  pas  s'étonner  de  le  voir  suivi 
d'une  tourbe  de  petites  gens  fort  peu  orthodoxes,  d'un  trou- 
peau d'hommes  obscurs.  Ceux-ci,  sortis  de  rien,  ne  sont  pas 
exigeants  ;  ils  ne  raffinent  pas  sur  le  dogme,  se  contentent  de 
vivre  largement  sous  un  maîliv  débonnaire.  Voici  Diego  Arias, 
juiJ  CMiverti  qui  d'Avlla  vint  à  Ségovie  au  temps  où  Hemi 
n'était  que  prince.  Il  avait  fait  le  commerce  des  épices,  vendait 
poivre,  cannelle,  clous  de  girofle  :  pour  attirer  les  gens,  il  chan- 
tait des  chansons  arabes.  Henri  l'avant  fait  percepteur  de 
rentes,  Diego  achfta  un  mauvais  cheval,  parcourut  le  pays. 
C'était  un  fonclionnaire  uiodMe  qui  n'acceptait  pas  de  délai  ; 
il  sorcnaiL  ]o%  affaires  de  son   patron  comnu»  les  siennes  pro- 

(\)  Of,.  fit.,  ),.  If,.'-,. 

(2)  Op.  cit.,  I,  244. 

(3)  En  1462,  les  pranrls  lui  dcinaiulenl  de  "  '"(»rnnninier  au  moins  une 
foin  l'an  ». 


I 


—  \Ai  - 

près.  Parfois  il  éimi  trop  rude,  les  paysans  le  malmenaient 
et  il  prenait  la  fuite,  quitte  à  revenir  dans  un  meilleur  mo- 
ment. On  l'appelait  Die^o  Volador.  Un  jour,  il  fut  condamné 
pour  crime  :  Henri  lui  fil  grâce  et,  qui  plus  est,  le  nomma  grand 
intendant  des  finances  :  c'est  Diego  qui  fit  entamer  les  négo- 
ciations avec  le  pape  pour  la  croisade  d'Andalousie.  Peu  à  peu, 
il  introduisit  à  la  cour  des  camarades,  des  coreligionnaires 
comme  Rabi  Joseph  «  homme  éloquent  et  de  bonne  instruction  » 
et  ce  petit  monde  d'Israël  finit  par  avoir  entre  les  mains  tout  l'ar- 
gent du  roi.  Il  ne  s'oubliait  pas  :  Diego  altérait  les  monnaies  ;  avant 
d'ouvrir  les  foires  de  Mediua,  il  choisissait  les  moilleures  mar- 
chandises, les  achetait  à  bas  prix  ;  c'était  un  excellent  spécu- 
lateur. Henri  laissait  faire,  se  désintéressait  de  tout  cela,  il 
était  d'une  libéralité  sans  égale,  payait,  donnait  à  tort  et  à  tra- 
vers. Quant  son  trésorier  faisait  des  objections,  il  répondait 
que  c'était  son  métier  de  roi,  qu'il  nourrissait  les  gens  pour 
le  servir  et  aussi  pour  empêcher  qu'ils  ne  fussent  enclins  à 
voler.  Il  réussissait  mal,  mais  rien  ne  le  rebutait  :  lors  de  la 
réception  de  l'ambassadeur  de  Bretagne,  il  aperçut  deux  écuvers 
qui  faisaient  main-basse  sur  l'argenterie  et  ne  bougea  pas.  Le 
repostero  vint  l'avertir,  il  répliqua  seulement  :  «  Ces  mal- 
«  heureux  étaient  dans  le  besoin  ;  puisqu'ils  ont  agi  par  néces- 
H  site,  mieux  vaut  qu'ils  se  soient  attaqués  au  mien  qu'au 
((  bien  d'autrui.  Je  leur  en  fais  merci  et.  pour  ce,  n'ayez  cure 
«  de  les  rechercher  »  (1). 

On  s'enrichissait  vite  avec  un  tel  homme  :  Diego  dut  bientôt 
défendre  son  or,  celui  du  roi  ;  il  construisit  des  tours  à  Valla- 
dolid,  à  Médina.  Aujourd'hui  encore,  à  Ségovie,  entre  le  palais 
d'Henri  et  l'église  St-Martin  se  dresse  une  tour  carrée,  demi- 
moresque,  celle  de  la  famille  Arias  Davila  dont  le  héros  fut 
juif  converti,  marchand  de  poivre  et  trésorier  du  roi  de  Castille. 

Un   autre  par\'enu,   de   plus  grande  envergure,   est   Miguel 

(1)  Pal..  I.  93.  160.  204.  210,  2o6  et  26.3.  —  Castillo.  ^niO. 


—  l'iîi  — 

Lucas  qu'Henri  avait  «  sorti  du  fumier  »,  qui  se  distingua 
en  Andalousie  et  devint  comiélable.  Puis  Valenzuela,  ancien 
gardien  de  poros,  homme  expert  en  mascarades,  qui  se  montrait 
dan?  les  rues  costumé  en  courtisane,  le  visage  fardé,  monté  à 
mule  entre  un  ruffian  et  un  ivrogne  ;  comme  il  fallait  un  éta- 
blissement à  ce  baladin,  on  persuada  au  vieux  Somoza,  prieur 
de  S.  Juan,  qu'il  était  trop  infirme  et  décrépit  ]>our  conserver 
sa  charge,  et  l'on  mit  Valenzuela  à  sa  place.  Voici  encore 
Alonso  Peleas  qu'on  Ht  évêque  de  Mondonedo  :  «  Un  jour  qu'il 
«  y  avait  conseil  dans  la  cathédrale  de  Jaen,  Peîeas  voit  arri- 
'(  ver  l 'évêque  de  Coria,  vêtu  simplement  d'une  soutane  blan- 
«  che  car  il  faisait  très  chaud.  Peleas  se  tourne  vers  un  des 
«  docteurs  présents  :  u  Veux-tu  que  je  teigne  d'autre  couleur 
«  la  soutane  blanche  que  porte  ce  vieux  sot  ?  »  Il  dit,  s'avance 
«  à  la  rencontre  du  prélat  et  lui  ui'ine  sur  le  visage  et  le  devant 
«  de  la  tunique,  là,  dans  ce  lieu  sacré,  en  présence  de  graves 
«  personnages  »  (1).  Les  autres  comparses  sont  à  l'échelle  : 
Venezuela,  fils  d'un  chaudronnier  de  Cordoue.  qui  naguère 
portait  le  bois  à  la  ville,  se  donna  au  frère  de  Pacheco,  puis 
au  roi,  figure  équivoque  qui,  d'après  Palencia,  voulait  être 
«  le  plus  habile  aux  illicites  besoins  »  (2).  Barrasa,  ancien 
compagnon  du  brigand  Alonso  Perez  dit  l'horrible  (qui  enle- 
vait la  peau  du  visage  à  ses  victimes  pour  qu'on  ne  les  re- 
connût pas),  grand  ivrogne  auquel  Henri  se  plut  à  donner 
le  privilège  du  contrôle  des  vins  à  Séville.  Barloloraé  del 
Marmol  «  qui  avait  gagné  sa  vie  en  coupant  la  langue,  les 
«  oreilles,  les  parties  honteuses  aux  chrétiens  pour  recevoir 
(<  des  mores  sa  récompense  »  et  qu'Henri  admit  dans  son 
psrortp. 

(1)  l'Ai..,  I  2.11-234.  Pent-étre  est-ce  cet  évêque  de  Coria  dont,  Pulcnr 
fait  (irand  <^Iopo.  Ancien  juif,  crnnd  prédicateur,  dont  Honri  se  servit 
\  Homo. 

Ci)  I,  201.  —  Cf.  i'aveiiliirc  du  jeune  Vr.  Valdes  (jui  eut  peur  et  s'en- 
fuil    I,  27;;. 


—  113  — 

Pacheco,  Girou  son  Irèie,  avaient  fait  leur  fortune  en  se 
uietUml  à  la  tête  de  cette  racaille.  Pourvus,  ils  firent  les  dé- 
goûtés. «  Une  cour  sans  seigneurs,  c'est  une  maiii  sans 
M  gants  »,  dira  G.  Manrique.  Seul,  Beltran,  devenu  grand 
favori,  consentit  à  vivre  dans  ce  milieu  :  il  làcliait  de  le  re- 
hausser en  inventant  des  spectacles  à  l'imitation  de  ceux  de 
France,  de  Bourgogne,  des  pas  d'armes  semblables  à  celui 
de  la  Pèlerine  qui  eut  lieu  sous  les  auspices  de  I^ncelot  du 
Lac  et  de  Tristan  de  Léonois,  ou  à  celui  de  la  Fontaine  des 
Plours  que  tint  une  année  durant  le  bon  chevalier  Jacques  de 
Lalain  (1).  Mais,  peu  à  peu,  le  personnel  manquait  ;  les  nou- 
veaux dignitaires,  les  anoblis  d'Henri  n'avaient  jamais  eu  le 
sens  du  chevaleresque,  leur  maître  moins  encore.  C'étaient  des 
palefreniers  à  côté  de  seigneurs,  la  courtoisie  disparaissait. 
Aussi  voyez  le  ton  de  cette  cour  :  quand  Beltran  frappait  chez 
le  roi  et  qu'on  ne  lui  ouvrait  pas  aussitôt,  il  tombait  sur  les 
portiers  à  coups  de  pied  et  à  coups  de  poing  ;  Pacheco,  Carrillo, 
dans  la  même  occasion,  passaient  leur  colère  en  injures.  Il  y 
avait  là  des  mores,  des  éthiopiens,  voire  des  nains,  tout  un 
monde  noir  et  contrefait  qu'on  était  habitué  à  mépriser  (2). 
Henri,  lui,  prenait  plaisir  à  élever  ces  humbles.  Lorsque  Miguel 
Lucas  fut  nommé  connétable,  il  observa  scrupuleusement  le 
cérémonial,  consentit  à  paraître  en  majesté  :  il  coupa  les  pointes 
de  l'étendard  et  le  laissa  carré  en  forme  de  bannière,  offrit 
les  épices  et  la  coupe  d'or,  remit  le  bâton,  tout  cela  avec  ordre, 
en  grande  pompe,  le  héraut  d'armes  réglant  les  mouvements, 
les  trompettes  sonnant  à  point  nommé...  Dans  la  chronicpie, 
le  récit  est  tout  empreint  de  gi-andeur  (3).  Les  nobles  alors 
avaient  murmuré,  ce  fut  bien  pis  c[uand  Beltran  eut  été  fait 
comte,  qu'on  lui  eut  donné  Gibraltar.  La  mesure  était  comble. 

(1)  PiL.,  I,  94-95,  399.  —  Comp.  Ol.  de  la  Marche,  op.  cit.,  278,  29.S. 

(2)  Pal.,  Il,  83.  Castillo,  9«. 

(3)  Crônica    del    Condestable    Miguel   Lucas    de    Iranzo,    éd.    Gayangos, 
Madrid,  1833,  p.  4-14. 


—  14'.  — 

Déjà  Santillane,  Carrillo,  Alva,  d'autres  encore,  avaient 
adressé  au  roi  une  supplique  :  ils  lui  demandaient  de  prendre 
de  loyaux  serviteurs,  d'éloigner  les  infidèles,  de  respecter  la 
religion.  Henri  n'avait  point  fait  de  réponse  (1).  iVprès  l'en- 
trevue d'Uturbie,  la  trahison  étant  manifeste,  il  veut  secouer 
le  joug,  faire  pi'euve  d'indépendance,  mener  ses  affaires  lui- 
même  :  sans  consulter  ses  directeurs,  il  part  pour  Puente  de! 
Arzobispo  offrir  au  roi  de  Portugal  sa  sœur  Isabelle  ;  il  savait 
bien  qu'on  la  lui  opposerait,  qu'on  jouerait  d'elle  comme  on 
avait  joué  de  lui  contre  son  père  ;  il  voulait  la  pourvoir,  l'éloi- 
gner, en  faire  une  reine  mais  ailleurs  (2).  Pacheco,  Carrillo 
n'attendaient  qu'une  occasion  pour  rompre  :  ils  quittent  la 
cour,  publient  que  dorénavant  ils  ne  se  considèrent  plus  comme 
serviteurs  du  roi  ;  pour  leur  compte,  le  maître  de  Calatrava 
ira  travailler  l'Andalousie.  Une  fois  libre,  Henri  a  peur  :  il 
est  trop  habitué  à  la  servitude,  donne  à  Pacheco  un  sauf- 
conduit  pour  venir  à  Madrid.  L'autre  consent  à  tout  oublier 
pourvu  qu'on  le  débarrasse  de  l'archevêque  de  Séville,  Fon- 
seca,  qui  par  hasard  était  resté  fidèle.  Le  pacte  est  conclu, 
mais  Fonseca  prend  les  devants,  se  met  en  sûreté  :  Pacheco 
lui-même  avait  pris  soin  de  l'avertir. 

Rarement  vit-on  roi  aussi  berné  ;  on  lui  prenait  tous  ses 
hommes  un  à  un  ;  c'était  si  simple  qu'on  n'y  avait  pas  de 
mérite.  Il  eût  été  plus  élégant  de  le  prendre  lui-même  et  avec 
lui  les  infants,  le  frère  et  la  sœur  qu'il  gardait  sous  sa  coupe. 
On  l'essaya  à  Ségovie  :  un  jour,  on  enfonce  les  portes  du 
palais  ;  Henri  et  Beltran  se  cachent  dans  un  réduit  —  un 
retrete  poquefio  — ,  les  conjurés  trouvent  la  salle  vide  :  ni  roi, 
ni  favori,  ni  infants.  Le  coup  est  manqué,  mais  Pacheco  sauve 
la   faro,   moralise  :   «  Est-ce  ainsi  qu'on   se  conduit  avec   son 

(1)  Pai,.,  I,  riâ-i. 

C2)  Cr-ci  siifTlraif  h  prouver  qu'il  n'^'tait  point  aussi  stnpide  quf*  I.a 
FiicntP  oA  (J'autn's  hislorir-ns  modernea  .Sfi  sont  plu  iV  l''  rt'piHor. 


—  I4r>  — 

((  seigneur  ?  »  Quant  à  Henri,  il  est  sublime  de  bonhomie  ; 
le  tumulte  apaisé,  il  dit  simplement  :  «  Trouvez-vous  bien, 
((  marquis,  ce  qu'oîi  a  fait  à  ma  porte  ?  »  N'ayant  plus  que 
HeUran,  il  entasse  les  honneurs  sur  sa  tête,  veut  lui  donner 
la  maîtrise  de  Santiago,  vacante  depuis  la  mort  de  Luna. 
Parheoo  apprend  la  chose  du  secrétaire  Alvar  Goniez  qui  trahit 
comme  les  autres  ;  poui'  lui,  c'était  regorgement  :  il  se  regar- 
dait comme  le  successeur  naturel  d'Alvaro,  guignait  cette 
ili.îmité  piofitablo  comme  un  bien  qui  lui  était  dû.  En  public, 
i!  dit  qu'elle  revenait  de  droit  au  jeune  frère  du  roi,  que  le 
pape  ne  pouvait  confirmer  la  nomination.  Cependant  le  pape 
confirma  :  dans  l'église  majeure  de  Ségovie,  Beltran  reçut  so- 
lennellement le  pennon  de  Santiago  et  le  roi  dit  au  nouveau 
Maître  agenouillé  devant  lui  :  «  Dieu  vous  donne  bonnes  che- 
vauchées contre  les  mores  »  (1). 

Pacheco  ne  décolérait  pas  ;  il  avait  manqué  de  méthode, 
voulait  prendre  sa  revanche.  Cette  fois,  chacun  a  son  rôle  : 
il  se  charge  des  infants,  Paredes  du  roi,  Alva  et  Placencia 
de  la  reine  et  de  sa  fille,  cependant  le  maître  de  Calatrava 
poignardera  Beltran.  Trois  heures  avant,  le  complot  est  décou- 
vert :  on  presse  Henri  d'en  profiler.  C'était  trop  lui  demander 
et  puis  il  avait  donné  un  sauf-conduit,  ne  pouvait  violer  sa 
parole.  Pacheco  fait  encore  l'innocent,  mais  décidément  Ségovie 
n'est  plus  sûre  :  il  va  gîter  au  Parral. 

Les  coups  de  force  donnant  dans  le  vide,  il  en  revient  aux 
traditions  du  guet-apens  de  Tordesillas,  à  l'école  de  Luna. 
Henri,  comme  autrefois  les  nobles  dupes,  s'y  prête  merveilleu- 
sement, va  s'offrir  en  aveugle.  Mais  les  grands  perdent  du 
temps  à  rassembler  leurs  troupes  ;  Beltran  veillait,  demande 
la  permission  d'attaquer.  Il  reçoit  pour  toute  réponse  :  «  Ne 
((  combattez  pour  chose  du  monde,  pas  même  une  escarmou- 
«  che  ».  et  chacun  s'en  fut  de  son  côté  (2).  Par  leur  mala- 

(1)    COLMENARES,    Op.    Cit.,    II,    307. 

<2)  Cf.  Castillo,  103,  qui  joua  un  rôle  dans  l'affaire  sans  trahir. 


—  I  i6  — 

dresse,  les  rebelles  avaient  rendu  toute  surprise  impossible  : 
c'était  maintenant  la  guerre  ouverte.  Mais  il  leur  manquait 
une  enseigne,  un  prétendant  qui  donnât  à  la  révolte  une  cou- 
leur de  légitimité  :  dès  le  mois  de  mai  1464,  ces  bons  apôtres 
prenaient  la  défense  des  infants,  affirmaient  qu'Henri  avait 
dessein  de  se  débarrasser  d'Alfonso,  le  fils  de  la  vieillesse  de 
Jean  II,  de  donner  à  Isabelle  un  mari  indigne  d'elle  ;  ils  s'en- 
gageaient à  pourvoir  à  leur  sécurité,  «  à  les  passer  en  leurs 
«  mains  afin  qu'ils  eussent  entière  liberté».  Le  comte  de  Pla- 
cencia  tenait  Burgos  :  on  s'y  rendit.  Pacheco  convoqua  le 
peuple,  étala  l'ignominie  du  roi,  se  posa  en  réformateur,  en 
homme  de  pureté  tout  dévoué  au  bien  public,  bref  parla  si 
bien  que  Burgos  devint  la  capitale  de  la  vertu  (1). 

A  Valladolid,  où  est  la  cour,  la  scène  diffère  :  on  voit  venir 
l'orage,  on  supplie  le  roi  d'agir,  mais  tout  ce  qu'on  obtient, 
c'est  la  réunion  du  Conseil  :  nom  pompeux  pour  une  petite 
chose.  H  y  a  là  Beltran,  le  jeune  évêque  de  Calahorra  Mendoza 
qui  croit  encore  pouvoir  faire  fortune  sans  trahir,  et  l'ancien 
précepteur  Barrientos  qui,  malgré  ses  82  ans,  a  quitté  son 
évêché  de  Cuenca.  Barrientos  parle  le  premier.  Son  discours 
est  à  la  fois  belliqueux,  théologique  et  scolastique  :  par  belles 
raisons  il  explicpie  qu'Henri  ne  doit  pas  traiter,  mais  com- 
battre, car  il  a  pour  lui  Dieu,  la  justice,  la  richesse,  la  légiti- 
mité... Entendre  un  prêtre  et  vieillard  donner  tels  conseils, 
le  roi  ne  peut  le  supporter  ;  il  lui  fait  face  et  un  peu  rude- 
ment :  «  Vous  qui  n'avez  pas  à  vous  battre,  ni  à  mettre  la 
«  main  aux  armes,  vous  faites  toujours  franchise  de  la  vie 
«  des  autres.  A^ous  voudriez,  père  évêque,  qu'à  toute  force 
«  je  donne  bataille  pour  que  meurent  gens  des  deux  côtés. 
«  Il  païaît  bien  que  ce  ne  sont  pas  vos  fils  qui  doivent 
«  entrer  dans  la  lutte  et  qu'ils  ne  vous  coûtèrent  pas  beau- 
«  couf)  à  éU'Vf-r...  »  Ainsi  s'exprime,  dans  une  forme  qui  n'est 

(1)  Casiiu.o,  108.  —  ?iTGFs,  inn. 


—  157  — 

pas  sans  charme,  la  seule  volonté  d'Henri,  la  volonté  d'abs- 
tention. Il  oppose  aux  conseils  d'un  vieil  homme  qui  a  vu  le 
règne  de  Jean  II,  qui  est  lourd  d'expérience,  une  sensibilité 
d'humanitaire.  En  vérité,  il  prend  bien  son  temps.  Barrientos, 
qui  a  son  franc-parler,  le  lui  dit  tout  net  :  «  Je  vous  jure  que 
«  dorénavant  vous  serez  le  roi  le  plus  méprisable  qu'ait  jamais 
«  eu  l'Espagne.  » 

La  cause  est  entendue  :  point  de  bataille,  un  traité.  Henri, 
après  une  entrevue  avec  Pacheco,  reconnaît  pour  héritier  son 
demi-frère  à  condition  qu'il  éj)ousera  la  princesse  Juana  (4  sep- 
tembre 1464).  Mais  cette  déclaration  ne  satisfait  pas  h^  parti 
de  la  vertu  :  Henri  semble  donner  d'une  main  el  reprend  de 
l'autre,  il  impose  la  bâtarde  au  futur  roi  d'Espagne  et  ne  livre 
personne.  Or.  ce  que  veut  avant  tout  la  noblesse,  c'est  le 
prétendant  en  chair  et  en  os  ;  il  le  lui  faut,  bien  dans  la  main, 
pour  qu'elle  puisse  le  montrer  au  bon  moment,  se  justifier  par 
lui,  abriter  derrière  lui  sa  félonie,  exactement  en  faire  une 
couverture  d'anarchie.  Alors  paraît  le  chef-d'œuvre  de  Pa- 
checo :  le  manifeste  de  Burgos.  Dans  la  cathédrale,  en  présence 
du  Conseil  de  la  ville,  du  chapitre,  Pacheco  lit  l'acte  d'accu- 
sation du  roi  qu'il  adresse  au  roi,  qu'en  fait  il  adresse  au 
peuple.  Car,  c'est  bien  le  peuple  qu'il  appelle  en  témoignage, 
auquel  il  donne  la  parole.  Soldats,  marchands,  artisans,  ou 
simplement  chrétiens,  tous  ne  savent-ils  pas  la  honte  de  l'Es- 
pagne ?  Autour  du  roi,  des  infidèles,  des  hérétiques  qui  croient 
et  disent  qu'il  n'y  a  rien  au-delà,  que  l'homme  naît  et  meurt 
comme  la  bête  ;  qui  blasphèment,  renient  Notre-Seigneur,  la 
Vierge  ;  bien  que  l'abomination  de  leurs  péchés  corrompe  les 
airs,  «  défasse  la  nature  humaine»,  le  roi  les  comble  de  bien- 
faits, leur  donne  double  solde  ;  s'ils  sont  prisonniers,  il  les 
rachète  et  les  captifs  chrétiens  souffrent  au  royaume  de  Gre- 
nade. Les  mores  de  la  garde  violent  les  femmes,  forcent  les 
vierges,  les  enfants,  et  le  roi  n'entend  point  les  clameurs  de 


—  148  — 

vengeance.  Ses  officiers  pillent  le  l'oyaume  ;  il  n'y  a  plus  de  sé- 
curité pour  les  marchands  dans  les  foires  ;  la  monnaie  est 
altérée  ;  on  rogne  les  reaies,  les  enriques  impunément.  Les  hon- 
nêtes serviteurs  ne  sont  plus  payés,  les  indignes  sont  élevés 
aux  plus  hauts  emplois.  A  ce  spectacle,  «  le  cœur  de  la  no- 
ie blesse,  celui  du  peuple,  versent  des  larmes  de  sang  ».  D'où 
vient  le  mal  ?  Quel  sera  le  remède  ?  Le  favori,  le  comte  de 
Ledesma,  tient  le  roi  opprimé  ;  non  content  de  l'avoir  désho- 
noré, il  a  fait  jurer  pour  héritière  Juana  qu'il  appelle  prin- 
cesse par  mensonge  :  «  Car  à  votre  Altesse  et  à  lui-même,  il 
«  est  bien  manifeste  qu'elle  n'est  pas  la  fille  de  votre  Sei- 
«  gneurie  ».  Il  faut  éloigner  le  comte,  délivrer  le  roi  comme 
naguère  Jean  II,  délivrer  les  infants  qui  sont  en  péril  de  mort. 
C'est  pourquoi  toute  la  noblesse  s'assemble  :  elle  ne  veut  que 
le  service  de  Dieu,  l'exaltation  de  la  vraie  Foi,  la  liberté  de 
son  prince  (1). 

Ce  manifeste  est,  à  mon  sens,  l'un  dos  plus  étranges  monu- 
ments de  haine  qu'ait  élevé  une  aristocratie  ;  le  fiel  sort  de 
partout.  Les  formules  de  respect,  d'apparente  soumission,  au 
lieu  d'édulcorer,  renforcent  le  ton.  Sous  les  voûtes  de  la  ca- 
thédrale, les  nobles  apparaissent  en  paladins,  renouent  la  tra- 
dition de  la  vieille  Espagne,  se  dévouent  pour  la  Croix,  pour 
les  humbles  ;  les  voici  partis  en  guerre  pour  la  plus  grande 
gloire  de  Dieu  et  de  la  patrie.  Mais  ceci  n'est  que  façade  de 
théâtre,  le  fond  est  bien  plus  simple.  Pacheco  exige  dn  roi 
trois  choses  :  le  renvoi  de  ReUran,  la  remise  des  infants,  l'aveu 
de  la  bâtardise  de  Juana.  La  bâtardise  de  Jnana,  on  en  revient 
toujours  là,  c'est  la  grande  question  du  règne  :  «  Jamais  je  ne 
«  reconnaîtrai  don  Enrique  pour  roi,  déclare  le  comtp  de  Pla- 
('  cfncin,    on    ne    peut   me    forcer   à   respecter    quoiqu'un    qui 

(1)  Cf.  Ip  tfxto  ap.  Paz.  fiO-«î).  Castillo,  !I2-H3.  Sih.ks,  I38-14.S.  — 
Le  document  eut  dn  28  Repteinbre  1464.  —  Cf.  épnlciiifnt  MAniNA,  llisl. 
comtitut.  d'Espaync,  trad.  fr.,  1834,  I,  90,  et  pour  les  nionnaiV.s.  Raez, 
op.  cit  ,  rî73,  4y3. 


—  IW  - 

H  n'a  pas  droit  au  litre  d'homme,  qui  a  eu  la  vilenie  de  faire 
«  passer  pour  sienne  la  progéniture  d'autrui  ».  Pacheco,  lui 
aussi,  considère  la  question  comme  résolue  ;  tout  son  mani- 
feste est  fait  pour  cett«  phrase  dite  comme  en  passant  :  «  Vous 
«  savez  bien  que  Juana  n'est  pas  votre  fille  ».  Ilemi  est  tou- 
ché :  les  nobles,  qui  avaient  naguère  reconnu  la  légitimité  de 
Juana,  déclarent  maintenant  que,  lorsqu'ils  lui  ont  juré  fidé- 
lité, ils  onl  protesté  dans  leur  cœur  ;  ils  reprochent  au  roi  de 
n'avoir  pas  observé  la  loi  de  Castille  qui  exige  qu'à  la  consom- 
mation du  mariage  se  trouvent  dans  la  chambie  notaire  et 
témoins  pour  que,  le  temps  révolu,  apparaisse  aussitôt  et  de 
façon  indubitable  la  légitimité  du  rejeton  royal  (4). 

Prendre  une  maîtresse  (2),  promener  la  reine  enceinte,  n'avait 
servi  de  rien.  Juana,  pour  la  cour,  pour  le  peuple,  c'est  la 
Beltraneja,  celle  de  Beltran.  Il  faut  répondre  de  nouveau. 
Alors,  comme  autrefois,  Henri  se  résout  à  appeler  les  méde- 
cins ;  la  procédure  recommence,  dirigée  par  deux  évèques.  La 
conclusion  fut  qu'à  douze  ans  le  roi  avait  perdu  la  force  à  fa 
suite  d'un  accident  que  connaissaient  Barrientos  et  deux  au- 
tres personnes  ;  que  de  là  était  venu  son  empêchement  ou 
maléfice  avec  l'infante  de  Navarre  ;  mais  que,  depuis,  il  avait 
retrouvé  son  aptitude  perdue,  et  que  Juana  était  fille  véritable 
du  roi  et  de  la  reine  (3).  Ce  brevet  est  de  décembre  1464,  il 
vient  trop  tard  ;  Henri  a  déjà  capitulé,  il  a  vu  Pacheco,  a  été 
fasciné  :  le  prétendant  sera  livré.  Beltran  renoncera  à  la  maî- 
trise de  Santiago,  l'infante  Isabelle  ne  pourra  être  mariée 
qu'avec  le  consentement  des  états.  Le  manifeste  a  porté,  les 
rebelles  sont  vainqueurs  sur  toute  la  ligne  (4). 

On  croyait  connaître  Henri,   on  ne   le  connaissait  pas.   Le 

(1)  Cf.  Pal.,  I.  404,  416.  Valer.*.  op.  cit..  ch.  LII. 

(2)  La  Guiomar  avait  quitté  la  cour,  vivait  à  Guadalupe  avec  son  amant 
en  titre,  P.  Manrique.  Pal.,  I,  436. 

(3)  COLMENAIIES,    II,    312. 

(4)  Capitulations  des  23  octobre  et  30  novembre  1464. 


—  150  — 

chroniqueur  Castillo  qui,  au  milieu  de  tant  de  personnages 
douteux,  fait  presque  figure  d'honnête  homme,  oublie  son  rôle 
d'historiographe  officiel,  s'écrie  :  «  Quel  roi  que  celui-ci  ?  Il 
«  compte  pour  rien  ce  qui  le  touche  dans  son  honneur  et  sa 
((  renommée  !  Puissant,  riche,  ayant  carrure  à  faire  peur  aux 
«  gens,  en  pleine  vigueur,  —  il  n'a  pas  quarante  ans  — ,  au 
((  moment  où  la  force  du  corps,  la  colère  du  cœur  doivent  res- 
c(  plendir,  bouillir,  le  voilà  qui  perd  courage  ;  l'audace  lui 
«  tombe,  l'intrépidité  meurt...  Mais  Dieu  commande  le  cœur 
«  des  rois!  »  (1).  Plutôt  que  de  se  battre,  Henri  a  abandonné 
Beltran  après  l'avoir  fait  duc  d'Alburquerque  et  couvert 
d'or  (2)  ;  il  a  laissé  exiler  Mendoza  :  il  est  seul.  Quatre  nobles 
tiennent  le  royaume  dans  leurs  mains  :  deux  représentent  la 
ligue,  Pacheco,  Placencia  ;  deux  le  roi,  Velasoo,  Sayavedra. 
Pour  la  forme  on  leur  a  adjoint  un  arbitre,  un  religieux,  le 
général  des  hiéronymites.  On  peut  imaginer  ce  que  pèse  pour 
ces  vainqueurs  la  majesté  du  roi  :  leur  premier  soin  est  de 
rédiger  une  constitution  qui  l'annule,  ne  lui  laisse  qu'un  titre 
vide.  Alvar  Gomez  (3)  le  secrétaire  trahit  comme  devant  ;  Ve- 
lasco,  Sayavedra  suivent  :  celte  députalion  de  Médina,  c'est 
une   régence   contre    le   roi. 

Henri  voit  clair,  trop  tard,  suivant  son  habitude.  Il  a  cédé 
partout,  sur  tout,  pense  avoir  acheté  la  paix,  et  la  guerre 
cojnmence  à  peine.  On  le  lui  fit  bien  voir.  La  ligue  manque 
d'argent,  de  places  foites  ;  alors  l'archevêque  Carrillo,  l'ami- 
ral  D.  Fadrique  feignent  de  se  soumettre  par  haine  de  Pacheco. 
Henri  les  accueille  à  bras  ouverts,  leur  donne  Médina,  la  clef 

(1)  Cartiu.o,     111-112. 

(2)  Bfitran  renonce  h  la  maîtrise  de  Santiago  «  pour  le  bien  de  la  paix 
et  (le  la  «onrorde  ».  Cf.  Sitoes,  l.'il. 

(3)  <'  De  si  ha."*  lignage  qu'il  ne  convient  pas  en  faire  mention  »  (Cas- 
tillo, 119).  —  «  Sayavedra  tache  son  noble  norn  par  sa  dtMoyauté  »  (ib.). 
l'ultrar  parle  de  S.  comme  d'un  fort  honnôtc  chevalier,  mais  Pulgar  écrit 
p'iur  J«;ihfll»'  •  ]p  point  de  vue  change. 


—  151  — 

de  Caslille,  Avila,  Valdeuebro,  Valladolid.  Mais,  au  moment 
détisif,  il  les  attend  en  vain.  Carrillo  répond  à  son  messager  : 
((  Allez  dire  à  votre  roi  que  j'en  ai  assez  de  lui  et  de  ses  af- 
u  faires  el  que  maintenant  on  va  voir  qui  est  vrai  roi  de 
«  Castille  ».  Pacheco,  bien  que  laïque,  lui  signifie  la  même 
chose  avec  plus  d'onction  :  u  Nous  prenons  congé  de  Votre 
((  .\ltesse.  nous  nous  plaçons  sous  la  sauvegarde  de  Notre  Sau- 
ce veui'  et  Rédempteur  JésTis-Chritet,  par  le  consentement  du- 
((  quel  Votre  Seigneurie  a  régné  jusqu'à  aujourd'hui  »  (1"). 

La  ligue  n'a  plus  de  ménagements  à  garder  :  le  prétendant, 
les  forteresses,  l'argent,  elle  a  toutes  ses  armes,  peut  avouer 
franchement  son  but  :  la  déposition  du  roi.  Déjà  Palencia  avait 
été  envoyé  à  Rome  pour  pressentir  le  pape  ;  il  avait  accepté 
cette  besogne  sans  honte  bien  qu'étant  à  la  solde  d'Henri,  mais 
il  avait  trouvé  Paul  II  peu  disposé  à  l'écouter.  Dans  cette 
morte-saison  de  guerre  sainte,  le  roi  de  Castille  avait  réputa- 
tion de  conquérant,  et  puis  il  était  commode,  soimiis.  ne  don- 
nait pas  d'ennuis  :  on  ne  voulait  pas  se  brouiller  avec  lui. 
Tout  ce  qu'obtint  le  chanoine  fut  que  le  frère  du  roi  aurait  la 
maîtrise  de  Santiago  et  sans  payer  l'annate.  C'était  un  médio- 
cre résultat  ;  l'ambassadeur  passe  son  dépit  sur  le  pape  «  dont 
((  la  plume  se  refuse  à  décrire  les  mœurs,  pape  de  saturnales, 
h  qui  organise,  pour  son  divertissement,  des  courses  d'ânes, 
«  de  juifs  et  de  courtisanes  »  (2).  Rome  fait  la  sourde  oreille  ; 
c'est  un  échec  pour  la  ligue.  Pourtant  il  lui  faut  un  appareil  de 
légalité,  une  sanction  de  droit,  quelque  chose  qui  satisfasse  les 
juristes,  qui  mette  à  l'aise  les  consciences.  Il  y  avait  des  pré- 
cédents :  Scintila,  roi  des  Goths,  Ramiro,  roi  de  Léon,  furent 
déposés  pour  tyrannie  ;  Alphonse  le  Sage,  privé  de  l'adminis- 
tration de  ses  royaumes  ;  de  même  don  Pédre.  —  «  Appelons 
«  le  roi  en  jugement,  disent  les  habiles,  même  s'il  fait  défaut. 

(1)  Cf.    SiTGES,    [m.    —  CtSTILLO,    126. 

(2)  Pal.,  I,  411,  424.  431. 


—  152  - 

«  cela  donnera  plus  d'autorité  au  procès.  »  A  quoi  d'autres 
répondent  :  «  Invoquons  l'hérésie.  C'est  préférable.  On  sait  les 
«  crimes  d'Henri  contre  la  religion,  il  n'a  aucun  signe  de  foi 
«  catholique  ;  le  marcfiiis  (Pacheco)  peut  en  témoigner,  il  l'a 
«  induit  secrètement  à  suivre  la  loi  de  Mahomet  lui  disant 
«  qu'il  aurait  plus  grandes  faveurs  ».  —  «  Mais  la  Cour  ro- 
«  maine,  objecte-t-on,  n'est  plus  sensible  à  ces  accusations, 
«  tont  s'y  fait  par  l'argent  »  (1).  Bref,  on  lâche  Rome,  le  droit 
canon,  pour  s'en  tenir  aux  lois  du  royaume  qui  autorisent  la 
déposition  pour  apathie,  négligence,  tyrannie.  Le  détrônement 
sera  un  acte  laïque,  populaire  ;  un  acte  au  grand  jour,  une 
justic-e  à  la  face  du  ciel. 

C'est  en  juin  ;  dan?  la  plaine  au  pied  des  murs  rouges 
d'Avila,  un  échafaud  est  dressé,  ouvert  de  toute  part  pour 
que  chacun  puisse  voir  ce  qui  se  passe  :  sur  un  trône,  une 
st-atue  vêtue  de  deuil  représente  le  roi,  la  couronne  en  tête, 
le  sceptre  dans  une  main,  l'épée  dans  l'autre.  Les  grands 
montent  sur  l 'échafaud  et  la  sentence  est  lue  :  elle  rappelle 
les  suppliques  qu'ont  en  vain  élevées  les  opprimés  devant 
sa  majesté,  les  crimes  et  délits  dont  Henri  s'est  rendu  cou- 
pable, la  nécessité  enfin  où  est  le  royaume  de  changer  de 
maître.  Henri  mérite  de  perdre  la  dignité  royale  :  alors  l'arche- 
vêque de  Tolède,  comme  primat  de  Castille,  s'avance  et  lui 
enlève  la  couronne.  Il  mérite  secondement  de  perdre  l'adminis- 
tration de  la  justice,  et  Placencia  lui  enlève  l'épée.  II  mérite 
troisièmement  de  perdre  le  gouvernement  du  royaume,  »M  Pa- 
checo lui  enlève  le  sceptre.  Il  mérite  quatrièmomenl  rie  perdre 
le  trône  et  l'établissement  de  roi...  Alors  le  cérémonial  cesse  : 
les  grands  trop  longtemps  contenus  se  précipitent  sur  le  fan- 
toche. Rpnnventf,  Pimentel,  Manrique  achèvent  do  le  dégrader, 

fl)  Vieille  formule  qu'Hita  avait  illustrée  (eop.  493)  ;  »  Yo  vy  alla  en 
Roma.  do  en  la  Kantidat  —  Que  todo.s  al  dinero  fazian  l'omilidat,  — 
Grand  onrra  le  fanian  con  grand  solenidat  :  —  TcmIos  i^  l'I  se  oinillan 
corno  a  la  maKestat.  »  Cf.  La  diaiiràro  de  Machiavel,  ji.   ii. 


—    lôli  — 

jtuis  à  coups  de  jiied  le  font  basculer  à  lerre.  Le  comte  de 
Miranda  résume  :  u  Abajo  pulo  !  ». 

Au  bas  de  l'écliataud,  les  assistants  pleurent.  Mais  voici  un 
autre  spectacle  :  le  nouveau  roi,  âgé  de  onze  ans,  apparaît  ; 
les  nobles  lui  baisent  les  mains,  puis  l'élevant  sur  leurs  épaules 
l'acclament  comme  seigneur  naturel,  les  trompettes  sonnent... 
Castille  pour  le  roi  Alphonse  !  (1). 

Henri  apprit  la  nouvelle  sans  se  troubler.  «  Le  peuple  d'Is- 
«  raël,  dit-il,  abandonne  son  Dieu  pour  suivre  l'idole  des 
«  gentils.  J'ai  élevé  des  fils  et  les  ai  mis  en  grand  état,  et 
«  ils  m'ont  méprisé...  Mais  ils  ne  pourront  tant  faire  que  je 
u  ne  sois  le  véritable  original  et  que  je  ne  leur  tire  leur  men- 
ti songe.  J'espère  en  la  souveraine  volonté  de  mon  Rédemp- 
«  teur  »  (2).  Paroles  étranges  dans  la  bouche  de  cet  infidèle, 
formules  chrétiennes  qu'il  avait  oubliées  et  qu'il  retrouve  à 
cette  minute  tragique  :  c'est  comme  un  écho  de  jeunesse,  une 
piété  qui  remonte. 

Le  détrônement  d'Avila  a  profondément  frappé  l'esprit  des 
Espagnols.  Casfillo  ne  sait  comment  flétrir  cette  horrible  nou- 
veauté. Garibay,  compilateur  de  chroniques  au  xvi*  siècle, 
avant  de  raconter  «  le  terrible  acte  »,  prévient  le  lecteur  :  a  C'est 
«  un  chapitre  extraordinaire  ».  Le  jésuite  Mariana,  pourtant 
fort  indulgent  pour  le  tyrannicide,  écrit  :  ((  La  seule  pensée  de 
«  cet  attentat  énorme,  qui  couvre  notre  nation  d'une  honte 
«  dont  elle  ne  pourra  jamais  se  laver,  me  fait  frémir  d'horreur 
«  et  je  souhaiterais  que  ce  crime  exécrable  fut  enseveli  dans  un 

fi)  Cf.  Castlllo,  Cap.  LXXIV.  —  Palencia,  I.  4oo.  —  Valera,  Cap. 
XXVIII.  Il  y  a  quelques  variantes  touchant  les  nobles  qui  participèrent 
à  la  dégradation.  Dans  Castillo,  Pache«o  n'intervient  pas. 

(2)  C.\STiLLO,  Cap.  LXXV.  —  Alphonse  le  Sage,  dans  une  occasion  sem- 
blable, avait  pris  un  parti  plus  radical  :  passer  aux  mores.  «  Si  mes  fils 
sont  mes  ennemis,  écrivait-il,  il  n'y  aura  aucun  mal  à  ce  que  je  prenne 
mes  ennemis  pour  fils,  ennemis  selon  la  loi  mais  non  d'après  la  volonté, 
tel  que  l'est  le  bon  roi  Abeni-Yusaf.  »  Cf.  Ticknor.  I,  37. 


—  154  — 

((  éternel  oubli  »  (1).  Les  tiiéologiens  preimeiit  la  parole  : 
l'évêque  de  Calahorra,  Meiidoza,  démontre  à  la  noblesse  qu'elle 
n'a  pas  le  pouvoir  de  s'opposer  à  la  volonté  divine  en  privant 
de  sa  dignité  celui  qui  règne  par  droit  de  succession  ;  l'évêque 
de  Coria,  fils  de  juifs,  écrit  un  livre  contre  ceux  qui  croient 
que  sans  l'autorité  du  souverain  pontife  il  est  possible,  lé^al 
de  déposer  et  créer  les  rois  (2)  :  comme  dans  le  monde  il  ne 
peut  y  avoir  deux  soleils,  ainsi,  dit-on,  il  ne  peut  y  avoir 
deux  chefs  qui  le  gouvernent.  De  nos  jours,  la  polémique  dui'e 
encore  :  Marina,  Balaguer  soutiennent  que  la  déposition  n'était 
pas  contraire  aux  coutumes  de  Castille,  mais  le  peuple  était-il 
à  Avila  ?  Les  grands,  à  eux  seuls,  représentaient-ils  le  <'orps 
do  la  nation  ?  Question  de  catalogue  royal.  Marina  est  d'avis 
qu'Alphonse  doit  figurer  au  nombre  des  rois  d'Espagne  ;  à 
quoi  Sitges  répond  fort  justement  qu'Henri  ne  perdit  jamais 
le  titre  de  roi,  puisqu'il  n'eut  pas  besoin  de  faire  reconnaître 
son  droit  pour  régner  de  nouveau  (3). 

Ne  voir  dans  l'acte  d'Avila  qu'une  matière  à  discussions  sur 
le  droit  des  peuples  de  déposer  l'oint  du  Seigneur,  c'est  le 
ravaler,  en  faire  un  paragraphe  de  manuel  juridique  ou  théo- 
logique. Pour  moi,  il  a  une  valeur  plus  haute.  J'y  vois,  mieux 
que  dans  tout  autre  fait-divers  de  chronique,  l'état  d'âme 
de  l'Espagne  à  la  fin  du  moyen  âge,  son  trouble,  ses  scrupules, 
et  aussi  sa  passion  dominante.  Le?  nobles  n'ayant  pas  le  droit 
pour  eux  cherchent  le  simulacre  du  droit  ;  n'ayant  point  le 
roi,  ils  prennent  le  simulacre  du  roi.  Une  justice  directe  leur 
«'tant  interdite,  ils  vont  par  une  voie  détournée,  usent  d'artifice 
et,  pour  le  couvrir,  font  appel  au  peuple.  De  là  cette  cérémonie 
étrange,  inventée  par  deux  hommes,  l'un  procédurier  et  laïque, 

(1)  Cafiibay,  p.  1102.  —  Maiuana,  Liv.  XXIII.  Cf.  Fscivîhs  ap.  Sitges, 
))    3'J4  :  «  foclio  muy  iPirible  ». 

rS)  PuLCAit,  CrÔTiira,  p.  3,  ot  Claros  Varones  (portrait  de  l'évêque  de 
Coria). 

^3)   Maiua.na,   if,   nS"   .■sqqiio,   SlTOFS,    i'i'i. 


—  155  - 

l'autre  mage  et  arclievèque.  Dans  l'acte  d'Avila,  deux  choses 
apparaissent  :  le  théâtre,  la  magie. 

Avant  même  d'avoir  un  drame,  l'Espagnol  a  vécu  de  théâtre. 
l'our  lui  les  conceptions,  les  idées  n'ont  de  valeur  qu'autant 
qu'elles  revêtent  une  forme  tangible.  Quand  Calderon  fera 
mouvoir  sur  la  scène  des  abstractions,  dialoguer  le  libre 
ai'bitre  et  le  déterminisme,  il  applaudira,  car  l'idée  est  là, 
devant  lui,  en  chair  et  en  os.  La  représentation  immédiate, 
la  plus  émouvante  possible,  voilà  ce  qui  le  satisfait  :  une  figure 
de  la  Vierge  avec  des  larmes,  sept  épées  lui  transperçant  le 
cœur  (1),  im  Christ  comme  celui  de  Burgos,  des  statues  de 
Pasos  comme  celles  de  Valladolid.  «  Avant  d'avoir  adopté  le 
«  système  classique,  disait  A.  Duran,  notre  théâtre  était  tout 
«  à  la  fois  notre  Bible,  notre  Odyssée,  notre  Iliade  »  et  il 
déplorait  la  corruption  du  génie  espagnol  par  l'invasion  étran- 
gère. Or,  dès  le  xv*  siècle,  avant  l'apparition  de  tout  drame 
régulier,  je  découvre  chez  ce  peuple  un  sens  profond  du  théâ- 
tre, le  besoin  d'une  émotion  directe,  visuelle.  Les  satisfac- 
f actions  d'intelligence  ne  sont  en  somme  que  de  second  ordre 
pour  lui  ;  il  se  préoccupe  peu  du  raisonnable,  de  l'enchaîne- 
ment, de  la  clarté.  Ce  qu'il  veut  avant  tout,  c'est  l'intensité  (2)  : 
il  ac<;eptera  fort  bien  le  manque  presque  absolu  de  caractères 
dans  Calderon,  car  il  y  trouvera  le  mouvement.  Ainsi  à  Avila  : 
il  ne  sait  trop  si  cette  noblesse  agit  selon  la  justice,  mais  la 
scène  est  prête  ;  pour  décor  les  tours  de  la  ville  ;  au  milieu 
un  personnage  habillé  en  roi,  les  acteurs  surviennent  un  à  un, 
jouent  leur  rôle  —  le  comte  de  Miranda  celui  de  gracioso  ; 
—  le  cérémonial  se  développe  jusqu'à  la  catastrophe  finale. 
Le  peuple  y  est  si  bien  pris  qu'il  pleure,  mais  on  sait  varier  ses 

(1)  Voyez  la  r,  Yirgen  de  los  Cuchillos  »  de  Juan  de  Juni  à  Valladolid 
(S.  M.  de  las  Angustia?). 

(2)  C'est  pourquoi  les  visions  de  Quevedo,  ses  fantasmagories  ont  eu 
tant  de  succès. 


—  156  — 

émotions  :  le  nouveau  roi  paraît  et  le  drame  se  termine  au 
milieu  des  fanfares. 

Il  ne  suffit  pas  de  toucher  le  peuple,  il  faut  toucher  le  roi. 
Alors  intervient  l'archevêque  de  Tolède,  Alonso  Carrillo.  Pul- 
gar  nous  a  laissé  son  portrait.  C'est  le  plus  riche  seigneur 
ecclésiastique,  le  grand  prêtre  d'Espagne  (l).  Sa  formation 
mérite  d'être  connue.  Il  est  portugais  d'origine,  avec  peut-être 
du  sang  allemand  (2)  et  une  part  de  sang  juif,  si  l'on  en  croit 
le  Tizon  de  Espaiïa  (3).  De  haute  taille,  de  bonne  mine,  il  est 
grand  travailleur  d^ns  les  choses  de  la  guerre,  vit  entouré 
de  gens  d'armes  ;  on  que  l'on  se  batte,  il  accourt,  donne  de  sa 
personne  ;  il  n'a  même  plus  les  scrupules  de  cet  évêque  de 
Beauvais,  Philippe  de  Dreux,  qui  assommait  ses  adversaires 
ovec  une  masse  pour  rester  fidèle  à  la  loi  canonique  qui  défend 
aux  prêtres  de  se  secvir  de  l'épée  (4).  Ce  belliqueux  mène 
grand  train  :  sa  maison  est  splendide,  abondamment  pourvue 
de  nourritures  de  diverses  sortes  ;  il  entretient  des  poètes,  des 
hommes  de  lettres.  L'un  d'eux,  Pedro  Guillem  de  Segovia  a 
laissé  un  nom  ;  pour  son  Mécène,  il  compose  un  traité  de  la 
gaie  science,  paie  son  écot  en  louanges  hyperboliques  (5). 
Un  autre  hii  dédie  un  recueil  de  réflexions,  où  les  soucis  de 
la  mode  voisinent  avec  les  considérations  sur  les  oblations  et 
le   jeûne  (6).    l/atrhevêque   a    une    lable   et   une   cour,    il   est 

Cl)  80.000  ducats  de  rente  annuelle,  soit  6  millions.  Cf.  Mariéjol.  L'Es- 
pagne sous  Ferdinand  et  Isabelle,  Quantin,  s.  d.,  p.  263. 

(2)  «  En  Castille  vinrent  deux  chevaliers  allemands  qui  étaient  frèrea 
et  comme  à  ce  moment  nn  appelait  les  frères  Carillos  (jou^s).  ainsi  disent 
les  paysans,  on  les  appelait  Carillos.  »  Pii-zman,  Cap.  XXI. 

(3)  «  1^8  Carrillos  descendent  d'un  ronfeso  et  on  trouve  parmi  leurs 
ancêtres  un  chantre  de  lYglise  de  Cuenca,  villano.  et  sa  maîtresse,  » 
Pulgar  dit  au  cr>ntrairc  que  Carrillo  (^tait  de  sang  pur. 

''4)  LiCMAiiiE,  l.r  Concile  de  Lut i an,  Hachette,  1908,  ]>.   112. 
(^i)  .\que^te  es  espejo  de  toda  Castilla,  —  Tinihre  del  mnndo,  i)rimado 
de  Espafta,  —  Aqtieste  merece  la  sylla  romana. 
(fi)   \lf.  fie  Tolexlo  ap.  Los  Rios,  VII,  I73-17K. 


—  ITjT  — 

mondain  et  incontinent,  mais  en  cela  il  n'est  pas  original. 
1/inoonlinence  du  clergé  est  ordinaire  au  xv*  siècle.  Sous 
Henri  IV,  l'archevêque  de  Compostelle  enlève  une  jeune  fille 
le  jour  de  son  mariage  et  la  viole  ;  le  peuple  assiège  son  palais, 
le  met  à  sac  (1).  Par  les  chemins,  on  rencontre  de  bizarres 
religieux,  clercs  à  moitié  laïques,  dits  clercs  tonsurés,  a  cle- 
u  rigos  de  corona  »,  appartenant  aux  ordres  mineurs  et  qui 
se  distinguoni  par  le  scandale  de  leur  vie  :  à  ceux-là,  il  fallut 
défendre  d'èlre  «  publics  nifGans  et  de  vivre  des  femmes  pu- 
«  bliques  »  (2).  Tous  ces  gens  observent  à  la  lettre  les  tradi- 
tions des  clunisiens  de  San  Baudilio  del  Pinar  (près  Ségovie) 
el  des  moines  de  Palencia.  Ce  sont  de  vrais  pères  de  famille  : 
quand  leurs  fils  se  marient,  ils  invitent  à  la  noce  (3).  S'ils 
meurent  intestats,  leur  progéniture  hérite  :  c'est  un  droit  re- 
connu. —  Carrillo  ne  diffère  pas  des  autres.  Louis  XI  pour  le 
payer  a  marié  sou  fils,  le  sacrilège  au  nom  classique,  Troïlo 
Carrillo. 

(1)  MAUl.4^A,  Liv.  XXII.  Les  couvents  de  nonnes  n'abritent  pas  beaucoup 
plus  de  vertus.  Henri  met  à  la  tête  de  l'abbaye  de  S.  Pedro  de  las  Dueùaa 
(près  Tolède)  D.  Catalina  de  Sandoval  qui  continue  «  les  errements  dis- 
solus »  qu'elle  avait  dans  le  monde.  «  Cette  dame...  recherchait  si  libre- 
ment le  commerce  des  hommes  que  le  roi  ayant  tenté  (bien  qu'inutilement 
à  cause  de  son  infirmité)  d'en  faire  sa  concubine,  et  elle  étant  éperdument 
énamourée  d'un  jeune  homme  de  grands  talents  nommé  A.  de  Cordoba, 
elle  arriva  à  le  prier  avec  telle  ardeur  de  répondre  à  son  envie  que  le 
roi,  inutile  rival,  fortement  irrité,  fit  décapiter  son  compétiteur  sur  la 
place  de  Médina.  »  (P-*l.,  I,  307).  Cf.  les  charmants  vers  de  Hita  sur  les 
nonnes  (cop.  1257). 

(2)  Cf.  Mariéjol,  op.  cit.,  266.  —  Le  moine  vagabond  dans  la  Danse 
de  la  Mort,  ap.  Los  Rios,  VII,  137.  A  la  même  époque,  Louis  XI  reproche 
à  son  clergé  «  ses  grosses  et  grasses  ribaudes  ». 

(3)  Cf.  Los  Rios,  VII,  128.  —  Copias  del  Provincial  (Revue  Hispanique, 
1898).  «  A  ti,  frayle  mal  cristiano...  »  —  Hita,  II,  147,  277  :  cantiga  des 
clercs  de  Talavera.  A  Palencia.  le  sous-prieor  et  les  religieux  vivaient 
publiquement  en  concubinage.  Comp.  Prim.  Cr.  Gen.,  §  550,  et  Altamira, 
II,  189. 


-   158  — 

Guerrier,  libéral,  incontinent,  que  reste-t-il  pour  le  prêtre  ? 
De  la  religion  chez  lui  on  en  trouve,  mais  le  minimum  :  ((  il 
«  priait  bien  ses  heures,  observait  scrupuleusement  les  céré- 
«  monies  que  l'Eglise  ordonne  d'observer  »  ;  c'est  tout  l'éloge 
de  Pulgar.  Sans  doute,  il  saura  défendi'e  l'orthodoxie  :  à  la 
jante  d'Alcala,  il  fera  condamner  Pedro  de  Osma,  maître  de 
théologie  à  l'Université  de  Salamanque  qui  attaquait  les  indul- 
gences et  soutenait  que  les  prélats  ne  peuvent  absoudre  des 
peines  du  purgatoire  (1).  Mais  ceci  n'est  qu'un  à-côté  :  le 
dogme,  la  religioQ  ne  sont  qu'un  vêtement  de  -  profession  ; 
il  voit  plus  loin,  rumine  sans  cesse  de  nouvelles  entreprises, 
inquiet,  actif  et  irrésolu,  passant  d'un  parti  à  l'autre,  un 
énervé  sans  repos.  Sa  vraie  vie  est  ailleurs  ;  il  a  une  passion 
secrète,  pour  laquelle  il  dépense  sans  compter,  s'endette  et 
meurt  en  définitive  misérable  :  il  cherche  la  pierre  philoso- 
jihale,  s'adonne  à  la  magie,  à  l'astrologie,  aux  sciences  mau- 
dites (2). 

En  ce  sens,  Carrillo  est  le  représentant  de  toute  une  classe 
noble  en  Espagne.  Il  faut  rechercher  ses  ancêtres.  Alphonse 
le  Sage  avait  été  astrologue  et  mage  :  les  juifs,  les  mores  ses 
familiers,  lui  avaient  tran?.mis  l'art  des  chaldéens,  des  perses  ; 
j>ar  lui  le  savoir  hermétique  de  l'Orient  avait  pénétré,  s'était 
répandu  en  Espagne  (3).  Au  xiv*  siècle,  Aniaud  de  Villeneuve 
donne  à  ce  savoir  un  aspect  quasi-scientifique  ;  on  trouve  chez 
lui  une  classification  des  superstitions,  la  médecine  s'y  conta- 

(1)  Pf.layo,  Heterod,  I,  548-563. 

(2)  En  Italie  (1468).  on  condamnp  un  prionr  <]e  VOt(\tc  i]ps  Servîtes  qni 
tenait  un  luyianar  flV!;j)rit.<!  et  offrait  aux  dénions  des  sacrifices  en  forme  : 
<i  cives  bononienses  coïre  faciehat  cum  dœmonjbus  in  specie  puellarum  » 
(RuRr.KAnriT,  op.  cit.,  II,  318). 

(■\)  Cf.  Mattiv,  La  Magie  et  l'Axtroloç/ie,  Didier.  1804,  qui  rcaume  l'évo- 
lution de  la  magie  an  moyen  Akc.  L'astroloRie  jouait  déjà  un  rôle  dans 
l'hérésie  de  Priscillien.  Cela  résulte  de  la  confession  de  foi  prononcéo 
par  le  synode  de  Tolf-de  en  'lil  «"TlrMMEn,  Hint  de  l'Eiiliar.  Cnlin,  1904, 
I    218). 


-  l.v.)  — 

iiiiiie  définilivement  de  magie.  Les  armées  depuis  le  Cid  ne 
marchent  pas  sans  astrologues  ;  un  chevalier,  au  cours  d'une 
guerre  civile,  écrit  à  son  seigneur  :  «  Je  pars,  mais  les  astro- 
((  logues  m'annoncent,  et  je  les  crois,  que  ji'  succomberai 
«  dans  cette  expédition  »  :  en  effet,  on  l'assassine  et  dans  une 
église  (l"».  Il  y  a,  à  cette  époque,  comme  une  revanche  des 
anciens  dieux.  Israël  appelait  les  dieux  étrangers  démons,  les 
chrétiens  firent  de  même  :  tout  un  peuple  invisible,  un  cortège 
de  divinités  déchues,  s'inleiposent  entre  le  Créateur  et  la 
créatnre.  comme  aux  Ifcaux  temps  de  l'alexandrinisme  ;  ils 
pouvaient  beaucoup,  ces  anges  à  la  fois  engendrables  et  corrup- 
tibles :  on  les  craignait,  on  les  sollicitait.  Cet  état  d'esprit 
apparaît  chez  Hita  et  cela  est  naturel  :  il  est  tout  l'esprit 
de  son  siècle.  Après  avoir  déclaré  qu'il  ne  sait  ni  astrologie, 
ni  astralabio,  pas  plus  que  le  bœuf  qui  dirige  le  troupeau,  il 
ajoute  :  la  science  des  astrologues  n'est  pas  douteuse.  On  le 
sent  soulevé  de  <uriosité.  l'inconnu  l'attire  et  il  faut  tout 
le  poids  de  la  tradition  catholique  pour  le  ramener  en  arrière  : 
«  Dieu  qui  créa  la  nature  et  l'accident  peut  démentir  les  de- 
vins »  (2V  Le  recueil  de  moralités,  la  plupart  orientales,  que 
T>.  Juan  Manuel  intitula  «Le  Comte  Lucanor  »  atteste  l'in- 
fluence des  sciences  occultes  :  on  y  voit  un  roi  berné  par  un 
charlatan  qui  lui  apprend  à  faire  de  l'or,  un  pauvre  qui  se 
donne  au  diable  pour  contraindre  la  fortune  (3).  Sous  Jean  II, 
les  nobles  ne  sont  pas  rares  qui  sacrifient  à  la  magie  :  le  bon 
connétable  d'Avalos  se  plaît  fort  à  écouter  les  astrologues  ; 
de  même  le  maître  de  Santiago.  Suarez  de  Figueroa.  Le  père 

(1)  Pelayo,  op  cit.,  I,  590,  et  le  passage  cité  sur  les  sorts.  Puibcsque, 
Préface  au  Comte  Lucanor,  Amyot.   1S.S4,  p.  41-42. 

(2)  Cop.  140.  loO.  loi.  —  Même  attitude  vis-à-vis  de  l'astrologie  chez 
les  Français  du  xvi®  siècle,  par  exemple  le  savant  Duchâtel  à  la  cour  de 
François  I*^"".  / —  Comp.  Calheron,  La  vida  es  sueno,  vers  .")13  sqque.  — 
LopE  DE  Vega.  La  Dorotea. 

l'ai  Exemples  XX  et  XLV. 


—  160  — 

de  Viana,  Juan  d'Aragon,  a  auprès  de  lui  un  astrologue  juif 
Bibago  et  le  bachelier  Alfonso  de  la  Torre,  qui  composa  pour 
l'éducation  de  Viana  la  Vision  Délectable  de  Sapience,  explique 
à  son  élève  la  double  nature  des  anges,  les  diverses  formes  de 
divination,  les  licites  et  les  illicites  (1).  Mais  le  vrai  maître  de 
Carrillo,  le  mage  en  titre  du  xv*  siècle,  est  sans  conteste  Enri- 
que  de  Villena  (2).  Guzman  nous  l'a  présenté  :  petit  et  gras, 
le  visage  rouge  et  blanc,  mal  marié,  malchanceux,  travaillé 
par  la  goutte,  il  abandonne  la  chevalerie,  bien  que  de  noblesse 
quasi  royale  et  se  relire  dans  ses  terres.  Mais  il  sait  beaucoup 
plus  dans  le  ciel  qu'ici-bas  ;  ses  affaires  vont  mal,  sa  maison 
à  vau-l'eau  ;  «  il  est  en  fort  petite  réputation  et  pauvre  res- 
«  pect  des  gentilshommes  ».  Il  ne  s'en  soucie  point,  vit  dans 
une  autre  sphère  avec  les  esprits,  converse  avec  eux,  tâche 
à  surprendre  les  secrets  de  nature.  Sa  bibliothèque  est  un  bi- 
zarre assemblage  :  presque  point  de  contemporains  ;  il  remonte 
aux  anciens  ;  son  érudition  est  latine,  grecque,  arabe,  hébraï- 
que, surtout  hermétique.  Il  étudie  sans  doute  la  poésie,  «  l'arte 
«  de  trobar  »,  mais  son  goût  véritable  le  porte  vers  d'autres 
sujets  :  le  traité  de  la  lèpre,  de  la  coupe  des  viandes  et,  plus 
encore,  la  fascinologie  (3).  Il  délaisse  «  les  sciences  notables  et 
«  catholiques  »  pour  interpréter  les  songes,  les  éternuements  ; 
il  explique  comment  les  femmes  à  de  certains  moments  ternis- 
sent les  miroirs,  comment  l'émeraude  au  doigt  d'un  fasciné 
pâlit,  pourquoi  le  mauvais  œil  agit  aussi  bien  sur  les  arbres, 
les  pierres  que  sur  les  humains.  Chez  lui,  la  nature  parle  un 

(\)  Guzman,  Cap  5  et  16.  —  Graetz,  IV,  373  sqque.  —  Vision  Délectable. 
Cap.  XVII. 

(2)  Cf.  sa  vie  dans  Guzman,  op  cit.  —  D.  Cotahelo  y  Moni,  D.  Enrique 
de  Villena,  Madrid,  1896.  —  Pelayo,  Het.,  I,  608. 

(3)  Sur  le  mauvais  œil,  cf.  un  passage  du  Talmud  cité  par  Borrow, 
Gypsies  in  Spain,  Dent  éd.,  p.  83  sqque.  —  Sur  sa  persistance  en  Espn- 
f-'ne,  Ford,  (ialherimi  from  Spain,  Dent  éd.,  p.  78.  —  G^rrep,  La  Mi/s- 
ti(^ue,  Poussielgue,  181)4,  t.  III,  p.  2l'>2. 


—  161  — 

nouveau  langage  :  on  le  tient  poui-  sorcier  :  à  Escalona,  il  fait 
un  jour  paraître  un  fantôme  dont  la  bouche  lance  des  flammes 
et  qui  disserte  cependant  sur  les  mérites  comparés  d'Hector 
et  d'Achille.  Une  autre  fois,  le  diable  invoqué  par  lui  sert  à 
table  Suero  de  Qiiinones  le  vaillant.  On  dit  enfin  qu'il  s'est  fait 
tailler  en  morceaux,  enfermer  dans  une  fiole  {)oui'  être  immor- 
tel :  la  fable  du  diable  boiteux.  Quand  il  meurt,  Jean  II 
ordonne  de  brûler  sa  bibliothèque  ;  Barrienlos  qui  en  est  chargé 
met  à  part  quelques  livres  et  compose  lui-même  trois  traités, 
mais  orthodoxes,  sur  les  arts  démoniaques  (1).  I.e  mage  mort, 
sa  réputation  grandit  :  avoir  détruit  sa  science  est  un  crime, 
mais  on  le  venge  en  forgeant  sa  légende.  Les  poètes,  Juan  de 
Mena  par  exemple,  l'appellent  «  père  illustre,  douce  fontaine  »  ; 
les  vingt  Sages  de  Cordoue  s'adress«nt  à  lui  comme  «  à  la 
('  bibliothèque  de  science  inconnue  des  rois  de  la  terre  »  (2). 
Quel  autre  que  lui  aurait  pu  se  rendre  invisible  par  l'herbe 
andromène,  faire  rougir  le  soleil  avec  l'héliotrope,  deviner 
l'avenir  avec  la  chélonite  ? 

Je  ne  veux  pas  descendre  plus  avant  dans  cet  abîme  de  diva- 
gations, mais  un  fait  me  semble  établi  :  l'Orient  et  la  magie 
ont  envahi  l'Espagne  (3),  l'ont  peuplée  de  démiurges,  de  mau- 
vais anges,  ont  redonné  une  voix  aux  arbres,  aux  plantes,  aux 
rochers  ;  la  foi  s'émeut,  l'ennemi  est  proche.  Il  y  a,  dans  Lucas 
de  Tuy,  ime  anecdote  qui  montre  combien  l'orthodoxie  espa- 
gnole était  fragile,  même  au  beau  temps  de  la  reconquête. 
Dans  une  église  du  Léon,  une  femme  avait  placé  un  cierge  sur 

(1)  Crônica  Juan  IL  anno  1434,  Pelato,  op.  cit.,  611.  —  Cotarelo,  Ho. 

(2)  D'après  Pelayo  iloc.  cit.)  l'auteur  de  la  lettre  serait  un  des  alchi- 
mistes de  la  suite  de  Carrillo.  On  retrouve  dans  la  légende  de  Villena 
la  fable  de  l'homme  qui  a  perdu  son  ombré.  Cf.  Pcymaigre,  Cour  litté- 
rairi'.  II.  p.   184. 

(3)  Dan?  l'histoire  de  cette  invasion,  il  faut,  à  côté  du  juif,  faire  une 
place  au  bohémien.  Chez  celui-ci,  l'influence  mazdéenne  est  particulière- 
ment sensible.  V.  Chapitre  vni. 

6 


—  162  — 
l'autel  de  Notre-Dame.  Un  prêtre  qui  passait  emporta  le 
cierge.  La  nuit  suivante,  la  Vierge  apparut  à  cette  femme  et 
lui  jetant  de  la  cire  brûlante  dans  les  yeux  :  a  Reçois  ici  ta 
«  récompense  :  après  que  tu  as  été  partie,  un  prêtre  a  enlevé 
«  le  cierge.  Il  est  juste  que  tu  sois  punie,  puisque,  par  ta  né- 
«  gligence,  je  n'ai  joui  que  pour  un  moment  de  la  lumière  ». 
On  cessa  depuis  les  offrandes  et  il  fallut,  pour  rendre  la  foi 
à  ce  peuple,  deux  miracles  authentiques  (1).  Ceci  date  du 
xm*  siècle  :  le  more,  le  juif  ont  travaillé  depuis.  L'Espagne 
verse  insensiblement  dans  l'hérésie,  tout  d'abord  une  hérésie 
de  petites  pratiques  qui  sentent  le  paganisme,  puis  une  hérésie 
plus  profonde  qui  touche  au  dogme.  La  croyance  h  la  prédes- 
tination, revêtue  d'une  forme  orientale,  apparaît  sous  D.  Pè- 
dre  :  un  vassal,  au  moment  d'être  décapité,  s'écrie  :  «  On  ne 
«  peut  vaincre  sa  destinée  »  (2).  Sous  Jean  II.  le  libre  arbitre 
catholique  est  nié,  le  fatalisme  arabe  affirmé  par  un  poète  de 
cour  très  au  fait  des  discussions  théologiques  (3).  C'est  l'inté- 
rêt passionnant  des  époques  semblables  à  celle-ci,  de  rencontrer 
tant  d'idées  qui  se  heurtent,  tant  de  périls  qui  menacent  le  fond 
même  de  la  race,  tant  de  ferments  de  corruption.  L'Espagne 
est  atteinte  à  la  source  :  on  peut  se  demander  si  elle  ne  suc- 
combera pas. 

Raimond  Lulle  avait  classé  la  magie  parmi  les  sciences 
mixtes,  c'est-à-dire  qui  ne  sont  ni  inspirées  comme  la  théo- 
logie, ni  inventées  comme  la  philosophie  (4).  Carrillo,  en 
l'élndiant,    croit    faire    œuvre    de    science  :    à    Tolède,    il    la 

(i)  Cf.  H.  Ch.  Lea,  Histoire  de  l'Inquisition,  Irad.  fr.,  Paris,  1001,  II, 
216-221  pour  les  efforts  de  la  papauté  contre  l'idolâtrie  au  commence- 
ment du  xvo  .siècle. 

(2)  Cf.  .\ïAi.A,  p.  82,  anno  1383. 

f3)  Uakna,  .'149,  On  sait  combien  la  que^stion  préoccupe  Calderon.  Cf.  ce 
que  dit  Cipriano  au  diable,  au  moment  du  pacte  (Magico  prodigioso, 
II»  Jornada).  El  ce  fatalisme  se  retrouvera  tel  quoi  dans  le  roman  pica- 
rf'flciup,  Lazarille  de  Tonnes  par  exemple.  La  misère  y  prédisposait. 

f4)  Pei.ayo.  Hist.  id.  est..  II.  p.  180. 


—  163  — 

voit  vivante,  toujours  en  honneur  ;  c'est  là  le  royaume 
même  des  mages.  Tolède,  la  ville  la  plus  savante,  «  si  élevée 
((  qu'elle  menace  le  ciel,  Tolède  qui  grâce  à  sa  sagesse  aspire 
((  à  percer  les  étoiles  »  (1).  Comme  Villena,  comme  Fonseca 
l'archevêque  qui,  lui  aussi,  vit  de  présages  (2),  Carrillo  subit 
l'enchantement,  «apprend  les  diables».  Mais  il  n'est  pas 
homme  à  se  contenter  de  l'art,  de  la  spéculation  ;  la  himée 
ne  le  satisfait  pas.  il  n'a  point  l'étoffe  d'un  mage  désintéressé. 
Sans  doute,  être  l'oncle  de  Pacheco  lui  a  été  profitable  :  depuis 
bientôt  vingt  ans,  il  est  le  premier  prince  mitre  d'Espagne,  mais 
son  titre,  sa  richesse  ne  lui  suffisent  plus.  Il  a  vu  Luna  à  l'œu- 
vre, a  médité  son  exemple  ;  asservir  un  roi,  l'entourer  de  sorti- 
lèges est  une  méthode  de  domination  incomplète,  maladroite  : 
l'échafaud  est  au  bout.  Mais  le  vouer  à  la  mort,  l'abattre  en 
effigie  avec  l'assurance  qu'il  sera  abattu  en  sa  personne  mor- 
telle, diriger  le  destin  avec  le  concours  des  puissances  mys- 
térieuses, quelle  plus  sûre  et  plus  grande  entreprise  !  Peut- 
être  Carrillo  signa-t-il  de  son  sang  un  pacte  avec  le  diable  ; 
peut-être,  comme  le  Cipriano  de  Calderon,  fît-il  don  de  son 
âme  au  magicien  prodigieux.  Ce  que  je  sais,  c'est  qii'à  Avila 
il  n'officia  pas  au  nom  du  Christ,  mais  au  nom  d'Aêshma  (3)  : 
ainsi  que  la  magicienne  antique,  il  i>erça  au  cœur  la  statue 
de  cire. 

Ne  nous  étonnons  pas  :  l'Espagne  est  le  pays  des  images 
merveilleuses.  Lorsque  le  héros  Fernan  Gonzalez  fut  fait  pri- 
sonnier par  le  roi  de  Navarre,  ses  soldats  taillèrent  dans  la 
pierre  une  statue   de  leur  chef,   la  mirent   au  milieu  d'eux, 

(1)  Chacun,  op.  cit.,  221.  —  Cf.  Côrres.  op.  cit.,  I,  139. 

(2)  Pal.,  I,  278,  377.  —  Rabbi  Arragel  dit  que,  de  son  temps,  il  y  avait 
des  gens  qui  dormaient  sur  les  tombeaux  et  affirmaient  avoir  commerce 
avec  les  âmes  des  mort5.  D'autres  tiraient  présages  du  chant  du  coq,  de 
la  rencontre  de  certains  animaux.  Cf.  Altamira,  II,  298. 

(3)  L'Aêshma  persan  qui  est  passé  dans  la  démonologie  occidentale  : 
Asmodée.  Cf.  Henry,  op.  cit.,  p.  72.  —  Franck,  op.  cit.,  p.  289.  —  Sur  le 
diable,  auteur  de  la  destruction  d'Espagne,  cf.  Prim.  Cr.  Gen.,  §  o-oi. 


~  164  — 

jurèrent  de  ne  point  reculer  tant  qu'elle-même  ne  reculerait  pas. 
Ainsi,  guidés  par  cette  première  statue  du  commandeur,  ils  mar- 
chèrent à  la  victoire.  Pour  l'Espagnol,  l'effigie,  le  cadavre,  le 
double  ont  les  vertus  de  l'homme  vivant.  Le  cadavre  du  Cid 
gagne  des  batailles  ;  sous  D.  Pèdre,  le  corps  du  duc  d'Albur- 
querque  est  porté  à  la  tête  de  son  armée  ;  c'est  lui  que  l'on 
consulte  au  moment  de  l'action.  Quand  régnera  Isabelle,  on 
verra  encore  Gonzalez  combattre  sous  les  murs  de  Belgrade  (1). 
Ces  prodiges  expliquent  l'acte  d'Avila  :  ce  n'est  point  la  statue 
du  roi,  c'est  le  roi  lui-mêmç  qui  est  foulé  aux  pieds. 

Et  l'on  sait  bien  qu'il  ne  peut  se  défendre,  détruire  le  malé- 
fice, opposer  sortilège  à  sortilège  :  en  cela  encore,  il  n'est  point 
de  son  temps.  Les  marranes,  les  juifs  qui  l'escortent  sont  les 
mêmes  que  ceux  dont  parle  le  poète  de  Silos,  Berceo  :  ils  con- 
naissent enchantements,  cercles  et  artifices  ;  Belzebuth  les  guide 
en  tous  leurs  offices  (2).  A  leur  contact,  Henri  s'est  déchristia- 
nisé mais  il  ne  s'est  point  fait  le  dévot  du  prince  des  ténèbres, 
ne  croit  pas  aux  présages,  aux  divinations.  Pourtant,  depuis 
qu'il  règne,  les  signes  se  sont  multipliés,  annonciateurs  de  dé- 
sastres. Des  enfants,  des  personnes  de  bonne  vie  ont  vu  des 
hommes  armés  combattre  dans  le  ciel.  A  Ségovie,  une  nuit, 
les  capitaines  et  camériers  entendent  des  hurlements,  des  gé- 
missements lugubres  ;  d'horribles  fantômes  apparaissent  ;  puis, 
tout  à  coup,  un  grand  cri,  un  fracas  terrible  ;  quand  vient  le 
jour,  on  voit  une  crevasse  qui  traverse  le  palais  de  part  en 
pari  et  descend  dans  les  abîmes.  Un  autre  jour,  ce  sont  les 
lions  du  roi  qui  se  battent  ;  le  plus  grand,  le  plus  fort,  est  dé- 
voré. En  1404,  Henri  étant  à  Séville,  un  coup  de  vent  garbin 
détrnil  une  partie  de  l'Alcazar,  le  jardin  des  orangers  ;  les 
oouj)ol<.'s  dos  tours  sont  rasées  comme  par  une  épée,  les  sépul- 
cres découverts,  et  tout  cela  en  moins  de  temps  qu'il  n'en 

(i)  MÉKiMÉK,    op.    cit.,    p.    I.y».    —    Prim.    Cr.    Gen.,    §    712   (Gonzaloz), 

9.%  rcifi). 

fi)  Miradcn  dr  la  VicT(je,  cop.  722. 


¥ 


—  165  — 

faut  pour  ouvrir  et  fermer  trois  fois  les  yeux.  Mais  le  roi  ne  se 
trouble  pas  et,  pour  rassuier  le  peuple,  lui  envoie  quelque  bon 
religieux  qui  explique  qri'en  tout  cela  la  main  de  la  divinité 
n'a  que  faire,  qu'il  ne  faut  y  voir  qu'un  caprice  de  la  na- 
ture (1). 

I^  complaisance  avec  laquelle  Palencia  enregistre  ou  in- 
vente les  faits-divers  de  cet  ordre,  indique  assez  qu'on  en  fai- 
sait une  arme  de  guerre  (2).  Le  mauvais  prince  attire  sur  le 
royaume  les  calamités  du  ciel  ;  Ahriman  et  ses  démons  sont 
déchaînés  ;  il  n'y  a  qu'une  voie  de  salut,  que  Dieu  même  en- 
seigne à  ses  fidèles  :  sacrifier  le  plus  grand  des  lions,  le  roi  (3), 
Le  peuple  écoute  et  croit.  Ajoutez  qu'à  ce  moment  il  souffre  : 
le  pain  manque  à  Séville  ;  les  corrégidors  qu'on  y  envoie  vo- 
lent au  lieu  d'administrer.  Alors  il  accueille  le  nouveau  prince, 
le  jeune,  l'innocent,  celui  qui  apaisera  la  colère  des  dieux. 

(1)  Castillo,  94.  Palencia,  I,  278,  293,  321,  389.  V.  le  jeu  des  prodiges 
à  la  fin  du  règne.  Pal.,  III,  40  :  deux  loups  pénètrent  en  plein  jour  dans 
Séville,  l'un  entre  dans  une  église,  bave  sur  la  chasuble  du  célébrant... 

(2)  Et  il  n'est  pas  difficile  sur  le  choix  :  «  Une  petite  fille  naît  avec 
le  signe  de  la  virilité  au  bout  de  la  langue,  les  lèvres  couvertes  de  poils 
et  toutes  ses  dents.  »  I,  393. 

(3)  En  Italie  également,  on  attachait  une  vertu  aux  faits  et  gestes  des 
animaux  de  la  ville.  Cf.  Burckardt,  op.  cit.,  II,  11-12. 


CHAPITRE   V 


Le  Favori  et  le  Peuple 


Ceux   qui   devraient    être   têtes 

rampent  sur  le  sol. 
Ceux  qui   devraient  être   pieds 

commandent. 
Le  monde  n'a  ni  pieds  ni  tète. 

L.  Gracian. 


CHAPITRE  V 


Le  front  bas,  les  joues  pleines,  la  bouche  molle,  un  double 
menton  précoce  ;  figure  d'enfant  noyée  dans  la  graisse  :  tel  se 
présente  à  nous,  dans  le  chœur  de  Miraflores,  à  deux  pas  de 
ses  parents,  le  prétendant  de  Castille.  Emprisonné  dans  son 
costume  d'apparat,  son  lourd  chaperon  sur  l'épaule,  entouré 
de  marmots  jouant  au  milieu  des  feuillages  et  sous  la  protec- 
tion d'un  minuscule  Saint  Georges,  il  n'a  point  mine  guer- 
rière, le  drapeau  des  rebelles.  Je  songe  en  le  regardant  à  son 
frère  italien,  si  vif  et  svelte,  tout  nerf,  tout  feu,  celui  dont  le 
père  est  Yerrochio  ou  Donatello,  et  je  plains  ce  roitelet  man- 
qué, au  sang  mauvais,  né  d'un  père  usé,  dont  la  mère  est 
folle,  qui,  jusqu'à  onze  ans,  a  vécu  reclus  dans  un  château-fort 
et  que  sa  belle-sœur,  la  jolie  femme  brune,  a  cherché  à  em- 
poisonner. 

Tel  est  celui  que  les  nobles  ont  hissé  sur  l'échafaud  d'Avila. 
Il  passe  pour  avoir  un  caractère  facile  et  répétera  docilement 
sa  leçon.  Pour  commencer,  on  lui  fait  annoncer  aux  grands 
«  qu'Henri  a  livré  au  traître  Beltran  de  la  Cueva  la  reine 
((  Juana.  appelée  sa  femme,  afin  qu'il  usât  d'elle  à  sa  volonté  ; 
«  que  sa  fille  Juana  est  bâtarde  ».  Vieille  histoire,  mais  que 
l'enfant  peut  enjoliver  de  détails  inédits  :  il  a  été  témoin  de 
l'adultère,  alors  qu'on  le  croyait  endormi  (1). 

Chaque  jour,  le  roi  détrôné  apprend  une  défection  :  après 

(1)  Pal.,  I,  422,  II,  113.  Sitges,  1o6. 


-  170  — 

Séville  et  Tolède,  Burgos,  Cordoue.  Il  dit  simplement  :  «  Nu 
«  je  suis  sorti  du  ventre  de  ma  mère  et  nu  la  terre  m'attend  ». 
C'est  la  formule  du  renoncement  espagnol,  que  Philippe  II 
emploiera  avec  quelques  variantes  catholiques  après  la  destruc- 
tion de  l'Armada,  et  Philippe  TV  après  le  désastre  des  Flan- 
dres. L'idée  de  combattre  ne  lui  vient  pas  un  instant.  Entre 
cette  épave  royale  et  cet  enfant  qui  ânonne,  Pacheco  est  maî- 
tre. Il  sait  fort  bien  à  quoi  s'en  tenir  sur  les  forces  des  re- 
belles. A  Simancas,  les  chevaliers  fidèles  à  Henri  se  sont  mo- 
qués de  cette  poussière  d'armée  qu'on  leur  opposait  ;  ils  ont 
construit  un  mannequin  figurant  le  mage-archevêque  et  l'ont 
brûlé  sur  les  murailles,  chantant  un  refrain  à  la  honte  de  don 
Orpas  le  traître  —  celui  qui  ouvrit  l'Espagne  aux  mores  — ,  et 
à  la  gloire  de  Simancas  qu'anoblirent  sept  jeunes  filles  (1). 
C'est  la  contre-partie  d'Avila,  l'Auto  tourné  en  comédie. 

Carrillo  en  fait  les  frais,  mais  Pacheco  tire  la  conclusion. 
('  Licenciez  votre  armée,  dit-il  à  son  ancien  maître,  je  vous 
((  ramènerai  tous  ces  nobles  et  prélats  à  l'obéissance  ;  ils  ,en- 
«  lèveront  à  votre  frère  le  titre  de  roi.  »  Henri  licencie  ses 
troupes,  très  supérieures  en  nombre,  la  trêve  est  signée  ;  les 
seigneurs,  comme  il  est  naturel,  largement  payés  (2). 

Don  Juan  Pacheco,  marquis  de  Villena,  bientôt  maître  de 
Santiago,  nouveau  roi  sans  couronne  !  C'est  maintenant  qu'il 
faut  l'admirer  :  le  favori  est  au  zénith.  Depuis  le  manifeste  de 
Burgos,  il  s'est  fait  un  mas(jue  de  dévot,  visite  les  sanc- 
tuaires, les  églises,  s'agenouille  en  pénitent,  bat  sa  coulpe, 
communie  :  on  admire  la  ferveur  de  ce  Tartufe  (3).  Ce  n'est 

(1)  Esto  es  Simancas  —  Don  Orpas  traidor...  Castillo,  137.  —  Cf.  Mariana, 
L.  XXIII  ot  son  opinion  sur  celle  réparation.  —  «  Sept  donzellcs  de 
Simanca»  se  coupèrent  les  mains  et  ensanglantèrent  le  visage  pour  que 
leur  infirmité  et  laideur  les  missent  à  l'abri  du  viol  et  de  la  captivité 
dfK  mores.  »  Vaugas,  op-  cit.,  15. 

(2)  Castillo,  144.  C'est  la  curée  des  villes. 
C3)  Comp.  Olivarès,  Chapitre  II. 


—  171  - 

pas  lui  qui  oserait  dire  que  «  l'homme  meurt  comme  la  bête  ». 
Quelle  distance  de  lui  à  ce  demi-more  détrôné  !  Pour  s'assurer 
de  Carrillo  ijui  lui  est  indispensable,  parce  qu'encore  riche, 
il  joue  le  malade,  appelle  son  notaire,  confie  par  testament  sa 
femme,  ses  enfants,  sa  famille,  ses  biens  à  son  digne  oncle 
l'archevêque.  L'autre  s'attendrit...  et  la  scène  recommence 
lorsque  Carrillo  est  de  mauvaise  humeur. 

Quant  au  roitelet,  il  le  confie  à  sa  femme,  une  maîtresse- 
femme  qu'il  a  élevée  à  son  école,  qui  l'admire  en  tout.  A  côté, 
des  serviteurs  dévoués,  dont  la  moralité  n'est  peut-être  pas 
exemplaire,  mais  qui  sont  précepteurs  de  tout  repos,  comme 
ce  Pedro  de  Hontiveros.  phénomène  de  la  nature,  aux  pieds 
tordus,  marchant  sur  les  chevilles,  traînant  ses  éperons,  mais 
qui  mène  tout,  avec  sa  grosse  voix,  dans  la  maison  (1). 

Restent  les  grands.  Il  les  travaille  un  à  un,  «  laboure  dans 
«  le  particulier  avec  chacun  d'eux  »,  promet,  donne,  et  des 
deux  mains,  une  au  nom  d'Henri,  ime  au  nom  d'Alfonso.  C'est 
une  situation  profitable  et  que  certains  envient.  On  voit  un 
jour  arriver  à  Cigales,  monté  sur  un  âne,  un  petit  homme 
habillé  en  religieux,  le  cou  de  travers,  le  regard  aussi.  Ce  pè- 
lerin n'est  autre  que  le  noble  comte  de  Haro,  le  fondateur  du 
couvent  de  Médina  de  Pomar,  le  descendant  d'une  dynastie  de 
grands  camériers  de  Castille  devenu  ascète.  Le  trouble  du 
royaume  est  parvenu  jusqu'à  lui  et  il  se  propose  comme  ar- 
bitre :  il  arrangera  tout,  les  affaires  du  roi,  celles  du  prince  — 
c'est  ainsi  qu'il  appelle  Alfonso.  —  Pour  prix  de  ses  services, 
il  ne  demande  que  deux  villes.  Le  bon  apôtre,  «  l'homme 
((  de  réalités  »  n'avait  pas  la  manière  :  on  le  renvoya  et  Henri 
lui-même  ne  put  s'empêcher  de  sourire  :  «  Cet  excellent  comte, 
«  c'est  le  chien  du  forgeron  qui  dort  quand  le  marteau  résonne 
«  et,  (juand  le  bruit  diminue,  s'éveille.  E  s'est  tenu  coi  dans  son 

(1)  Hontiveros  meurt  assassiné,  «  bien  qu'il  assurât  que  les  rois  mêmes 
n'oseraient  entreprendre  contre  lui  ».  Pal.,  Il,  19,  125. 


—  172  — 

«  couvent  pendant  la  guerre.  Arrive  la  trêve,  il  accourt  le 
{(  premier  quémander  »  (1). 

Il  y  avait  d'autres  pêcheurs  en  eau  trouble  et  d'une  espèce 
plus  dangereuse  :  le  comte  de  Foix  par  exemple  qui,  profitant 
de  la  trêve,  essaie  de  se  garnir  les  mains,  envahit  la  Castille  ; 
l'évêque  de  Pampehme,  ami  puis  ennemi  dudit  comte  de 
Foix,  qui,  ayant  trahi,  fut  poignardé  (2).  Mais,  laïques  ou 
clercs,  aucun  n'a  l'envergure  du  marquis  de  Villena.  Tout 
myope  qu'il  est,  l'almirante  D.  Fadrique  voit  clair  dans  son 
jeu  :  «  Ce  bon  marquis,  dit-il,  cherche  à  maintenir  les  deux 
«  frères  dans  le  cercle  des  grands  du  royaume...  Un  pied  posé 
«  sur  l'épaule  de  chacun  des  rois,  il  nous  arrose  tous  ».  C'est 
dans  cette  attitude,  digne  de  Gulliver,  que  Pacheco  a  le  droit 
de  passer  à  la  postérité.  L'homme  sec,  peau  et  os,  au  nez 
cassé,  à  la  bouche  de  bègue,  qui  dans  son  armure  trop  ciselée 
prie  devant  l'autel  du  Parral,  ce  n'est  pas  le  maître  de  San- 
tiago, c'est  son  double  pour  le  monde.  Le  vrai,  c'est  celui  que 
nous  montre  l'amiral  ou  encore  celui  que  portraiture  Pulgar  : 
«  homme  qui  ne  force  pas  le  temps,  sait  attendre,  ne  pense  pas 
«  à  la  vengeance,  mais  tient  l'adversaire  dans  la  crainte  ». 
T>e  seul,  parmi  les  seigneurs  espagnolls,  qui  ait  une  senteur  de 
machiavélisme  (3). 

Voyant  plus  haut  que  les  rois,  il  est  naturel  qu'il  songe  à 
fonder  une  dynastie,  et  voici  la  combinaison,  non  indigne  d'un 
cerveau  florentin,  qu'il  soumet  à  son  ancien  maître  :  il  livrera 
le  prétendant,  Henri  sera  le  roi  incontesté,  mais  en  récompense 
Isabelle  —  la  future  Isabelle  la  Catholique  —  épousera  le  frère 
de  Pacheco,  don  Pedro  Giron.  Celui-ci  est  un  parti  fort  présen- 
tablf  :  il  a  été  fait,  sous  Jean  II,  maître  de  Calalrava,  est  riche 
('\  piryfiif  (I(>  la  guerre  civile  pour  pp  lailliM'  un  royaume  fi  lui 

(i)  Pai,.,  I,  492.  —  Pulgar,  Cl.  Varones. 

'2)  Cantillo  fit  avorter  le  projet  d'invasion.  Cf.  Crônica,  148,  ol  notam- 
ment l'ajïrénble  diBcoiirs  qu'il  adresse  h  l'évêque  qui  parlait  mal  du  roi. 
(3)  Pal.,  Il,  34.  Phlcar,  op.  cit. 


—  173  — 

en  Andalousie.  L'idée  est  grande  et  belle  :  Giron  se  fait  fort 
avec  trois  mille  hommes  d'annuler  l'oncle  Carrillo  et  Pacheco 
règne  sous  le  nom  de  son  frère.  Luna  lui-même  est  dépassé  (1). 
Mais  ils  comptent  sans  la  victime  et  sans  son  entourage.  Isabelle 
l>rie  et  jf'ùno  jour  et  nuit,  demandant  à  Dieu  «  de  la  tuer  ou  de 
«  tuer  Giron  avant  le  jour  du  mariage  ».  Sa  donzelle  la  Boba- 
dilla  jure  solennellement  qu'elle  poignardera  le  maître  «  s'il 
a  veut  embrasser  Isabelle  ou  faire  une  de  ces  démonstrations 
«  habituelles  aux  hommes,  lorsqu'ils  viennent  épouser  celle  qui 
'(  leur  est  promise  ».  Cependant  le  fiancé,  chargé  de  pierres 
précieuses,  brocarts,  dentelles  pour  sa  jeune  princesse,  a  quitté 
Almagro,  approche  de  Madrid  où  la  noce  doit  avoir  lieu...  mais 
à  Yillarrubia.  au  nord  du  champ  de  Galatrava,  il  tombe  ma- 
lade d'un  abcès  à  la  gorge  ;  au  bout  de  quatre  jours  meurt 
«  sans  que  les  médecins  puissent  découvrir  la  cause  de  son 
«  mal  ».  Il  n'y  avait  pas  d'épidémie  dans  le  pays  ;  on  décou- 
vrit seulement  qu'un  vol  de  cigognes  était  venu  se  poser  sur 
les  tours  du  château  où  il  devait  mourir  :  mauvais  présage. 
Ce  qui  est  sûr,  c'est  qu'il  distribua  à  ses  favoris  (2)  l'argent 
qui  devait  servir  à  payer  les  troupes  et  finit  «  accusant  Dieu 
'(  de  cruauté  pour  n'avoir  pas  prolongé  ses  quarante-trois  ans 
'(  de  vie  d'au  moms  quarante  jours  ».  Accusation  injuste,  si 
l'on  en  croit  l'auteur  de  la  Chronique  de  Galatrava,  car  «  il  y 
«  eut  grand  soupçon  que  quelques  grands  du  royaume,  qui  ne 
«  voulaient  pas  du  mariage,  lui  firent  donner  du  poison  »  (3). 
Ainsi  la  mort  travaille  pour  la  future  reine  d'Espagne,  le 

(1)  Pacheco  disait  :  «  En  accroissant  les  grands  états,  on  les  conserve 
mieux  ;  ne  pouvant  rester  tels  quels,  il  fant,  s'ils  ne  s'accroissent,  qu'ils 
diminuent  ».  Pulgar,  Cronica,  p.  26. 

(2)  H  Auxquels  il  était  lié  par  de  honteijse?  relations  ».  dit  Palencia. 
C'est  ce  même  Giron  qui,  sa  maîtresse  étant  enceinte,  prit  pour  devise 
quelques  bémols  et  pour  lettres  :  «  Voilà  que.  sans  mon  office,  se  tourne 
1'^  plus  doux  en  plus  amer.  »  (Paz,  p.  .371). 

(3)  Pal..  U.  9.  Paz,  3o9.  403.  —  Crônica  de  Galatrava  por  Rades  y 
Andrada,  p.  77. 


—  174  — 

rêve  de  Pacheco  s'écroule  et  le  thème  lamentable  de  la  guerre 
civile  reprend  :  achats  d'hommes,  traités,  trahisons.  Gastillo  dit 
tout  net  :  ((  Chevalerie  est  devenue  trafic  de  négoce  ».  Le  plus 
à  craindre  encore,  c'est  Henri.  Rome  le  protège  —  elle  n'a  pas 
voulu  entendre  parler  de  la  déposition  d'Avila,  ce  qui  déplait 
fort  au  chroniqueur  Palencia  —  il  est  riche  et  «  le  peuple 
«  viendra  à  lui  comme  les  mouches  au  miel  ».  Aussi  s'ef- 
force-t-on  de  lui  enlever  ses  derniers  serviteurs.  Fonseca  obtient 
l'arrestation  du  trésorier  Pédi'arias,  mais  celui-ci  échappe  avec 
une  blessure  au  côté,  «  dont  il  se  ressentit  toute  sa  vie  ». 
A  quelque  temps  de  là,  Henri  étant  allé  chasser  est  surpris 
à  Mayalmadrid  par  les  gens  de  Pédrarias  ;  ses  gardes  sont 
ivres  ;  il  s'enfuit,  en  chemise,  pieds  nus,  dans  la  nuit.  Fonseca 
avait  tout  fait,  mais  pour  l'opinion  Henri  est  le  criminel  et 
im  poète  de  cour  écrit  les  copias  vengeresses  du  serviteur  vendu 
par  son  maître  (1). 

Il  fallait  en  finir.  «  Comme  aux  échecs,  on  n'est  vainqueur 
«  que  quand  le  roi  est  mat.  H  ne  suffit  pas  de  proclamer  un 
«  roi  déchu,  un  enfant  roi.  Le  droit  est  dans  les  armes.  » 
C'est  encore  à  Olmedo,  en  plein  mois  d'août,  que  se  ren- 
contrent les  armées.  Il  s'agit  de  débloquer  Médina  assiégée 
par  les  rebelles.  Henri  a  livré  sa  fille,  la  Beltraneja,  en  otage 
au  marquis  de  Santillane  et  celui-ci  lui  amène  ses  lances.  Des 
deux  côtés,  on  se  prépare,  non  à  la  bataille,  mais  au  tournoi. 
Un  héraut  d'armes  vient  avertir  Beltran  que  quarante  hidalgos 
(le  la  maison  du  prince  ont  juré  de  le  prendre  et  de  le  tuer, 
et  le  prudent  archevêque  de  Séville  lui  fait  dire  :  «  Ne  vous 

(1)  Cabtillo,  168,  et  sa  sévérité  à  l'égard  d'Henri.  Pal.,  II,  35.  — 
Alvauez  Gato,  Cancionero,  éd.  Cotarclo  y  Mori,  Madrid,  1901,  p.  101. 
"  Chose  difficile  de  suivre  qui  récompense  les  services  en  donnant  la 
raort...  Il  tf  plaît  de  châtier  san.s  raison  ;  personne  n'aura  foi  en  toi, 
de  te»  ainis,  et  ceux  qui  .sont  avec  toi.  j'en  suis  sûr,  s'en  iront  un  à  un, 
niérr»nlen»j<  fiiriiiiit;  moi,  puisqu'il  If  plaît  dt'fairf  qui  te  fit  et  faire  qui 
il-  défit.  >. 


—  175  — 

«  montrez  pas  ».  A  quoi  l'ciniaiit  de  la  reine  répond  :  «  Re- 
«  gardez-bien  mes  armes  et  sachez  les  bia sonner  pour  que  vos 
((  maîtres  reconnaissent  le  duc  d'Alburquerque.  »  Carrillo  ne 
veut  pas  être  en  reste  de  chevalerie  :  il  ira  dans  la  mêlée,  une 
chemise  blanche  sur  son  armure,  une  étole  rouge  croisée  sur 
\h  poitrine.  Henri  fait  modeste  figure  à  côté  de  l'archevêque, 
mais  ce  païen  abhorret  a  sanguine  ;  il  envoie  un  religieux  en 
parlementaire  pour  arranger  les  choses,  puis,  ses  efforts  éteint 
vains,  il  attend.  Un  transfuge,  un  homme  de  Carrillo,  lui 
annonce  que  son  armée  est  battue  et  il  s'enfuit  à  Pozal  de 
Gallinas,  à  une  demi-lieue  d'Olmedo.  C'est  là  que,  le  soir, 
Castillo  le  retrouve  et  lui  dit  :  «  Vous  êtes  vainqueur  ».  Peut- 
être  le  chroniqueur  exagère-t-il.  L'archevêque  qui  n'a  cessé  de 
combattre,  le  bras  traversé  d'un  coup  de  lance  —  «  ce  n'est 
«  rien,  le  sang  des  chevaux  ».  a-t-il  dit  —  qui  deux  fois  a  réor- 
ganisé les  batailles,  fait  allumer  des  feux  de  joie  dès  la  nuit 
tombée  et  proclamer  la  défaite  d'Henri.  Pourtant  Médina  est 
dégagée  et  l'armée  royale  y  fait  son  entrée,  au  milieu  des 
torches,  des  illuminations  «  en  sorte  qu'on  se  serait  cru  en 
((  plein  jour  »  (1).  Chacun  raconte  la  journée  à  sa  manière  et 
le  peuple  ne  sait  trop  à  qui  se  fier.  Pour  les  étrangers,  c'est 
«  le  roi  ancien  qui  a  l'honneur  et  la  victoire  ».  Pauvre  hon- 
neur en  tout  cas  et  victoire  nulle,  sauf  pour  Villena  qui  vient 
de  se  faire  élire  à  Ocana  maître  de  Santiago. 

Mille  hommes  sont  morts  dans  la  plaine  d'Olmedo.  Mais  le 
Livre  des  Exemples  aurait  pu  apprendre  à  Henri  qu'une  ba- 
taille ne  dénoue  rien,  qu'une  trahison  bien  conduite  est  plus 
efficace.  Pédrarias  le  trésorier,  dont  le  côté  saigne  toujours  (2), 
vend  Ségovie  aux  gens  du  prétendant.  Après  une  escarmouche, 

(1)  Lettre  de  l'ambassadeur  du  duc  de  Milan,  lo  octobre  1467,  ap. 
SiTGES,  163.  —  Cf.  les  récits  du  combat,  oîi  Beltran  se  distingua,  ap. 
Castillo,  180.  Pal.,  II,  59. 

(2)  «  Sa  blessure  ne  cessait  de  rejeter  de  la  matière  et,  quand  cela 
diminuait,  son  corps  enflait.  »  (Pal.). 


-  176  — 
la  nuit,  l'alcazar  est  livré  et  «  la  seconde  espérance  du 
«  royaume  »  Isabelle  retrouve  son  jeune  frère.  Ségovle,  la 
fidèle,  aux  mains  de  ses  ennemis,  c'est  le  coup  le  plus  dur  qui 
puisse  atteindre  le  roi.  Au  premier  moment,  il  entre  dans  une 
fureur  insensée,  veut  même  reconquérir  «  la  bien  aimée  »  par 
la  force.  On  l'apaise  comme  on  apaise  un  enfant,  en  lui  disant 
que  Carrillo,  d'autres  sont  morts.  Puis  vient  l'abattement  ; 
il  erre  ayant  perdu  son  âme.  ne  sachant  où  se  fixer  :  une 
chevauchée  lugubre  (1).  Qui  pourrait  lui  redonner  la  vie,  si  ce 
n'est  le  maître  Villena  ?  Il  est  là,  aux  aguets,  un  traité  tout 
prêt.  Dans  la  cathédrale  de  Ségovie,  l'accord  est  signé  :  Villena 
aura  l'alcazar,  et  la  reine  Juana  sera  donnée  en  otage  à  l'ar- 
chevêque de  Séville  (2).  Après  la  fille,  la  mèi'e.  Cette  fois, 
Henri  est  bien  seul,  mais  il  est  rentré  dans  sa  ville. 

La  trahison  de  Pédrarias  a  fait  une  autre  victime,  victime 
moins  tragique  et  de  plus  mince  état,  mais  que  nous  ne  pou- 
vons négliger.  Le  licencié  Castillo  a  déposé  son  bagage  de  chro- 
niqueur à  Ségovie  chez  une  courtisane  ;  il  craint  fort  pour  tout 
cela,  obtient  un  sauf-conduit  du  prince,  mais  qu'est-ce  qu'un 
sauf-conduit  ?  On  saisit  ses  mules,  sa  chronique,  on  le  saisit 
lui-môme.  Le  récit  qu'il  vient  d'écrire  de  la  bataille  d'Olmedo 
tombe  sous  les  yeux  de  Carrillo  :  «  un  tissu  de  mensonges  ». 
La  blessure  est  trop  fraîche  et  le  prince  envoie  le  chroniqueur 
à  la  mort.  Bien  lui  en  prend  d'être  clerc,  mais  sa  chronique 
est  confisquée  et  c'est  —  suprême  honte  !  —  son  confrère 
Palencia  qui  est  chargé  d'en  divulger  «  les  insanités  »  (3). 
Malheureux  et  trop  consciencieux  licencié,  vous  continuerez 
à  suivre,  sur  votre  mule,  les  pas  do  votre  maître,  revêtu, 
comme  vous  le  dites,  «  d'un  inaiilenu  plus  pur  que  celui  de 
«  vos  ennemis  ».    Mais   le  gain    sera   maigre   et   vous  écrirez 

(i)  Castillo,  1'J7.   Pal.,  II,  83  sqquo. 

(2)  V.  à  re  pnjel  une  observation  int<'res8jmto  de  Situes.  0/».  cil.,  p.  If»;;  : 
1«  j-'ouvcrncur-lrnttre  livre  l'Alcazar  dp  Ségovie,  mais  non  le  trc^sor. 

(3)  Pal.,  H,  !*2.  Castillo,  IH'.I,  no  jmrlo  pas  de  la  roiirtisane. 


—  177  — 

plus  tard  de  tristes  lettres  de  meurt-de-faim  à  la  bien-fortunée 
reine  de  Castille  (1). 

Que  la  majorité  des  grands  ne  soit  pas  douée  d'intelligence, 
cela  paraît  indéniable.  Pacbeco  les  berne  en  toute  tranquillité, 
mais  les  méprise  un  peu  trop.  Ayant  promis  à  son  gendre  la 
maîtrise  de  Santiago,  il  se  l'est  fait  donner  à  lui-même.  Le 
gendre  Benavenle  prend  mal  la  chose,  rallie  les  mécontents, 
attend  son  beau-père  à  la  sortie  du  palais  pour  l'assassiner. 
Pacheco,  prévenu,  fait  bonne  contenance  :  «  Pourquoi  n'es-tu 
«  pas  entré,  mon  fils  ?  »  et,  souriant,  il  découvre  son  épée 
cachée  sous  son  manteau.  Benavente  se  trouble,  les  autres 
restent  cois,  puis  tout  ce  monde  bâté  fait  escorte  au  maître  (2). 
L'avertissement  est  bon  :  désormais  Pacheco  se  garde.  S'en- 
fuit-il. la  nuit,  tout  armé,  dans  là  campagne,  sa  maison  lui 
paraissant  peu  sûre  ?  C'est  possible.  Il  a  de  grands  soucis  :  le 
jeune  roi  n'est  point  aussi  docile  qu'il  l'espérait.  I!  a  une  cer- 
taine honnêteté  naturelle,  même  de  la  pudibonderie,  trouve 
l'allure  de  la  cour  trop  désinvolte,  les  donzelles  de  sa  sœur 
vêtues  de  façon  inconvenante.  Ajoutez  à  cela  qu'il  se  mêle 
d'avoir  de  la  décision,  refuse  de  confirmer  les  vols  commis 
par  ses  fidèles  :  «  Je  ne  récompense  pas  les  infamies  »  ré- 
pond-t-il  aux  Tolédans  qui  lui  demandent  les  dépouilles  des 
convertis.  Cette  austérité  est  hors  de  saison,  destructive  de 
toute  bonne  politique.  «  Ce  garçon,  dit  un  noble,  prend  trop 
((  d'arrogance  pour  un  âge  aussi  tendre.  Si  nous  voulons  éviter 
((  la  ruine,  il  sera  bon  de  chercher  à  le  dominer  par  les  plai- 
«  sirs,  ou  autrement  »  (3).  Pacheco,  dans  ses  randonnées  noc- 
turnes, cherche  sans  doute  la  sohition  ;  Henri  ne  lui  a  jamais 
donné  autant  de  peine. 

Or,  en  juin  1468.  les  Tolédans  «  ayant,  comme  les  chiens, 

(1)  Cf.  Paz,  p.  LXXXIII.  Sa  lettre  à  Isabelle  n'est  pas  sans  finesse  : 
('  Le  prince  vindicatif  n'est  pas  digne  d'avoir  seigneurie,  dit  S.  Isidore...  » 

(2)  Pal.,  H,  139.  Castillo,  208. 

(3)  Pal.,  II,  p.  111  sqque. 


—   178  - 

«  avalé  de  nouveau  ce  qu'ils  avaient  vomi  »  —  ce  qui,  sous 
la  plume  de  Palencia,  signifie  qu'ils  avaient  rappelé  le  roi 
ancien  —  le  roi  de  quatorze  ans  quitte  Arevalo  et  marche 
sur  la  ville  infidèle.  Il  arrive  à  la  couchée,  en  pleine  sierra 
d^Avila,  à  Cardenosa,  la  sainte  ville  de  Santa  Barbada  (1). 
Là,  entre  autres  plats,  on  lui  sert  une  truite  en  tourte,  mets 
qu'il  affectionne  particulièrement.  Il  en  mange  beaucoup,  cet 
enfant,  puis  se  sent  pris  de  sommeil.  Le  lendemain,  à  midi, 
il  n'est  pas  levé  ;  le?  serviteurs  s'approchent  du  lit,  l'appel- 
lent ;  voyant  qu'il  ne  répond  pas,  poussent  des  cris.  Arrivent 
Carriilo,  Isabelle,  Pacheco.  On  l'examine  :  sous  l'aisselle  droite 
il  y  a  un  point  douloureux,  bien  que  la  glande  ne  soit  pas 
enflée.  Le  médecin,  étonné  de  ce  mutisme,  recourt  à  la  saignée, 
mais  le  sang  coagulé  ne  sort  pas.  On  le  pique  aux  jambes, 
aux  bras,  on  le  secoue,  on  prie,  on  fait  des  vœux  ;  les  nobles 
courent  aux  églises,  se  donnent  la  discipline...  Rien  n'y  fait. 
I>e  5  juillet,  il  faut  reconnaître  que  «  l'excellent  roi,  douzième 
«  de  ceux  appelés  Alphonse  »  a  délaissé  cette  vallée  de  larmes 
ft  la  vaine  pompe  du  siècle  (2).  Empoisonné  par  les  herbes, 
«  le  blanc -manger  »  ?  C'est  ce  que  disent  Palencia  et  Valera, 
le  premier  accusant  formellement  Pacheco,  le  second  les  grands 
en  bloc.  Epidémie  ?  Elle  sévissait  à  Arevalo  qu'il  venait  de 
quitter,  où  Pacheco  l'avait  longtemps  retenu.  C'est  ce  que  dit 
Pulgar,  chroniqueur  des  rois  catholiques,  l'homme  des  ver- 
sions officielles.  Je  m'en  rapporte  plus  volontiers  au  conscien- 
cieux Castillo,  cpii  continue  bon  gré,  mal  gré  sa  chronique, 
après  sa  mésaventure  de  Ségovie  :  ((  C'est  grand  merveille  que 

(1)  Une  jeune  fille  poursuivie  par  un  ardent  chevalier,  échappa  h  ea 
luxure  en  priant  le  ciel.  Son  visage  se  couvrit  de  barbe,  le  chevalier  ne 
Ja  reorjnnut  pas,  elle  se  rons.icra  h  Dion  et  le  peuple  la  vénc're  sous  le 
nom  de  Santa  Barbada  (Picatoste,  Tradiciones  de  Avila.  Madrid,  1888, 
p.    101    sqqiie). 

'2)  Cf.  fioMF./  Manhique,  Cancionero,  éd.  Paz  y  Melia,  Madrid,  188.S, 
II.  127. 


—  179  — 

«  trois  jours  avaul  qu'il  ne  mourut,  on  divulgua  sa  mort  par 
«  tout  le  royaume  »  (1). 

Parmi  les  prodiges  du  monde,  le  jésuite  Gracian  comptée  : 
«  une  personne  royale  qui  meure  sans  que  l'on  dise  que  ce 
«  soit  de  poison  »  (2).  A  aucun  degré,  le  petit  roi  de  Mira- 
dorés  n'a  droit  au  titre  de  prodigieux.  Pourtant,  comme  Carlos 
de  Viana,  je  le  vois  disparaître  avec  peine.  Je  sais  bien  que 
ces  deux  jeunes  victimes  étendent  leurs  bienfaits  au  delà  du 
tombeau  :  tandis  que  la  main  de  Carlos  multiplie  les  miracles 
en  Catalogne,  le  bienheureux  Alphonse  intercède  au  ciel  en 
faveur  des  enfants  de  Castille.  Ces  sanctifications  sont  loua- 
bles... Mais  avec  qui  les  chroniques  nous  laissent -elUes  ? 

A  Alaejos,  sous  la  garde  de  Fonseca  l'archevêque  et  de  son 
neveu,  la  reine  Juana  attend  sa  liberté  :  elle  a  payé  pour 
Ségovie.  Belle,  d'une  vigoureuse  jeunesse,  «  ayant  plus  besoin 
«  de  bride  que  d'éperon  »,  elle  se  distrait  comme  elle  peut, 
n'est  point  cruelle  pour  ses  geôliers,  en  particulier  pour  le 
neveu  don  Pedro,  un  descendant  du  don  Pèdre  justicier. 
—  Mais,  quand  Henri  parle  de  la  ramener  à  Madrid,  la  dame 
est  fort  empêchée  car  grosse  de  sept  mois.  Jusqu'ici,  elle  a 
dissimulé  de  son  mieux  grâce  au  «  guard'infante  »  dont  elle 
s'entoure,  elle  la  première  de  toutes  les  nobles  dames  d'Es- 
pagne, initiatrice  des  modes  du  grand  siècle  (3).  Maintenant 

(1)  Castillo,  222.  PuLGAR,  Crônica,  p.  4.  —  Pal.,  II,  lob,  dit  que  le  soir 
de  la  mort  d'Alphonse,  Pacheco  dîna  en  grand  apparat.  Une  pareille 
maladresse  de  la  part  du  maître  paraît  bien  improbable,  à  moins  que  la 
gloire  ne  lui  eût  tourné  la  tête. 

(2)  Criticon,  I,  233. 

(3)  «  A  son  exemple,  toutes  les  nobles  dames  portaient  des  vêtements 
de  démesurée  ampleur,  que  maintenait  rigides  autour  du  corps  une  multi- 
tude de  cercles  durs,  cachés  et  cousus  sous  la  toile.  »  (Pal.,  II,  171)  — 
Comp.  Morel-Fatio.  Etudes  sur  l'Espagne.  Bouillon,  1904,  III.  230-253, 
sur  le  tontillo  ou  guardinfante,  et  l'effervescence  qui  se  manifesta  au 
moment  où  il  s'agit  de  le  supprimer.  Cf.  également  la  nouvelle  de  Que- 
VEDO  intitulée  «  Fortuna  con  seso  ». 


—  180  — 

la  voici  s'évadant  la  nuit  d'Alaejos,  descendue  dans  un  panier 
le  long  des  murs  du  château  ;  la  corde  est  trop  courte,  la 
reine  tombe,  se  blesse...  On  l'emmène  avec  les  portugaises  de 
sa  suite  à  Cuellar,  chez  son  ancien  amant  Beltran.  Ce  bel 
homme  paraît  peu  flatté  de  cette  confiance,  dit  à  ses  amis 
que  la  reine  a  cessé  de  l'intéresser,  qu'au  surplus,  il  n'a  jamais 
eu  de  goût  pour  ses  jambes  trop  maigres...  Il  fallait  contenir 
cette  royauté  trop  ardente.  Pacheco  trouva  un  expédient  qui 
n'était  pas  sans  élégance,  laissa  son  Pedro  à  Juana  et  pour 
témoigner  de  l'honnêteté  de  ila  reine,  lui  donna  comme  duègne 
la  mère  de  son  amant  (1). 

Un  roi  apathique,  une  reine  en  folie,  des  grands  arrosés 
par  un  favori  :  voilà  la  compagnie  que  nous  donnent  les 
chroniques,  voilà  les  pasteurs  officiels  de  l'Espagne.  L'atmos- 
phère est  chargée  et  l'on  voudrait  respirer  autre  chose.  Ce  n'est 
pas  plus  haut  qu'il  faut  chercher,  c'est  plus  bas. 

Le  peuple  apparaît,  comme  il  apparut  naguère  à  notre  roi 
fou,  à  Charles  VI  (dont  Henri  a  certains  traits)  dans  la  forêt 
du  Mans  ;  comme  il  apparaîtra  plus  tard  à  Charles-Quint  dans 
les  monts  de  Tolède,  plus  tard  encore  à  Philippe  IV.  Henri 
errait  autour  de  Ségovie  ;  un  homme  arrête  son  cheval,  lui 
crie  qu'il  va  à  sa  perte  :  «  Nous  t'avons  aimé,  tu  nous  a  mé- 
«  prisés.  Tel  que  te  voilà  fait  maintenant,  comment  pouvons- 
H  nous  te  respecter  ?  »  Henri  donne  de  l'éperon  et  s'éloigne  en 
pleurant. 

L'anecdote  est  dans  Palencia.  Je  la  retiens,  tout  au  moins 
dans  le  fond,  car  elle  marque  avec  une  simplicité  de  légende 
le  divorce  du  roi  et  do  son  penple.   Ainsi  la  France  affamée 

fl)  Casïii.i.o,  22">.  Gaiuiiay,  1172.  Sitges,  180.  —  Juana  eut  deux  fils 
<Jf;  l'fdro  :  don  Andres,  dit  Apostol  (ronçu  à  Alaejo.«<)  et  don  Pedro.  Cf. 
(ifiATiA  I»Ei  aj).  Paz,  36i.  Pulgar  (Cr.,  p.  8)  fora  remarquer  que,  si  la 
Rcltrancja  est  dilp,  Ir'-gitinie,  Aj)Oslol  et  son  frère  doivent  t^tro  aussi 
considérés  comme  tels. 


—  181  — 

de  Charles  VI,  ainsi  l'Espagne  dilatée  de  Charles-Quint  vien- 
nent crier  leur  misère  devant  le  souverain  (1). 

Les  plateaux  crayeux  où  agonisent  les  coursiers  d'Olmedo, 
les  plaines  torrides  où  s'abattra  Rossinante,  de  maigres  pâtu- 
rages, des  brebis  efflanquées  au  milieu  d'une  nature  qui  s'en 
va  en  poussière,  des  nuages  immobiles,  comme  sculptés  dans 
le  marbre,  pesant  sur  l'horizon  :  voilà  le  paysage.  Tel  on  se  le 
figure  d'après  les  lettres  du  français  Gaguin  qui  visita  le  nord 
lie  l'Espagne  en  1468  ;  tel  on  le  retrouve  dans  les  dessins  de 
Daniel  Vierge,  le  plus  magnifique,  le  plus  véridique  illustra- 
teur de  l'Histoire  Espagnole  (2).  Et,  tout  naturellement,  le 
peuple  s'adresse  au  roi,  comme  les  brebis  au  pasteur  :  «  Ouvre 
«  les  oreilles,  écoute,  pasteur.  Tu  n'entends  pas  le  cri  de  tes 
«  brebis.  Tu  nous  a  pris  tant  de  laine  que  tu  en  aurais  pu 
«  faiie  un  manteau  qui  couvrirait  toute  l'Espagne.  Mais  tu 
«  choisis  des  loups  pour  chiens,  un  loup  rapace  habillé  en 
à  mouton  (Pacheco) . . .  Aussi  les  sept  serpents  ont  ravagé  les 
«  prairies,  les  ànesses  ont  le  dos  saignant  et  le  bât  est  si 
«  lourd  qu'elles  le  feront   basculer  »   (3).   Même  complainte, 

(1)  Cf.  l'anecdote  concernant  Ch. -Quint  ap.  Ranke,  L'Espagne  soiis  la 
monarchie  espagnole,  tr.  fr.,  Paris,  1843,  p.  350.  Pour  Philippe  IV, 
Hume,  op.  cit.,  332.  Même  anecdote  concernant  Pierre  le  Cruel,  ap.  Ayala, 
328.  Comp.  le  passage  suivant  de  la  vie  de  Saint€-Thérèse,  par  F.  d^ 
Ribera  ap.  Colmenares,  II,  343  :  «  A  Villacastin,  lieu  bien  connu  de  Vieille 
Castille,  il  y  eut,  au  temps  du  roi  Henri  le  Malade,  un  homme  vraiment 
prophète  qui  prédit  diverses  peines  qui  arrivèrent  depuis  à  Castille,  et 
avec  liberté  sainte  et  prophétique,  il  reprenait  le  roi  et  pour  cela  on  lui 
coupa  la  langue  à  Ségovie,  mais  il  parlait  après  comme  s'il  l'avait,  se 
tournant  vers  sa  langue  qui  était  là  plantée  sur  un  pieu  et  disant  :  Vous 
serez  ici  pour  dire  la  vérité  ». 

(2)  Gaguin  ap.  Mariéjol,  op.  cit.,  p.  234.  —  Parallèlement  à  l'évolution 
des  études  historiques  sur  l'Espagne,  voyez  le  chemin  parcouru  depuis 
l'Espagne  romantique  de  Doré  jusqu'à  l'Espagne  de  Vierge.  Celui-ci  est 
le  premier  illustrateur  qui  se  soit  avisé  que  don  Quichotte  n'est  pas  un 
roman   comique,   lorsqu'on   le   replace   dans   son   paysage. 

''3)  «  Abre,  abre  las  orejas  —  Escucha.  escucha.  pastor...  »  Vers  d'un 
anonyme  adressés  au  roi  Henri  IV  ap.  Pelayo,  Ant.  lir.  III,  171. 


—  182  — 

mais  renforcée  de  métaphores,  d'allusions  obscures  —  il  y 
faut  un  commentaire  comme  à  une  œuvre  mystique,  à  un 
Jean  de  la  Croix  —  dans  les  Copias  de  Mingo  Revulgo.  Ici  le 
peuple  discute.  Qui  est  responsable  ?  Le  pasteur  qui  erre  tout 
le  jour  éberlué,  sans  voii'  le  troupeau  embourbé,  massacré, 
les  récoltes  perdues,  les  chaumières  brûlées,  cependant  que 
les  loups  se  garnissent  la  panse  à  ne  pouvoir  bouger.  Ce  ber- 
ger meurtri,  les  cheveux  arrachés,  la  houlette  brisée,  auquel 
on  a  volé  sa  panetiè/'e  et  sa  peau  de  mouton,  ce  fantoche  aux 
yeux  rouges,  c'est  le  roi  de  Castille,  «  le  pasteur  Candaule  »  (1). 
Le  motif  très  simple  plaît  au  peuple.  Il  reparaît  dans  a  la 
«  bataille  des  loups  et  des  chiens  »  de  Palencia,  dans  les 
poésies  de  Gomez  Manrique  qui  montre  Henri  «  poursuivant 
((  les  agneaux,  épargnant  les  renards  »  et  plus  tard  Ferdinand 
le  Catholique  pourra  s'apercevoir  que  l'allégorie  du  mauvais 
berger  n'est  point  encore  usée  (2). 

Ceci  est  la  misère  en  littérature,  celle  qu'avait  chantée  jadis, 
avec  un  accent  qui  rappelle  Villon,  Ruy  Paes  de  Ribera,  le 
dévot  de  la  pauvreté.  Maintenant  la  voici  en  réalité  :  «  Les 
«  grands  se  sont  chargés  de  transformer  l'Andalousie  en  désert  ; 
«  du  royaume  de  Murcie  on  n'a  pas  plus  de  nouvelles  que 
((  s'il  s'agissait  du  royaume  de  Navarre  ;  dans  la  province  de 
«  Léon,  guerre  civile  ;  à  Tolède  et  dans  les  environs,  on  vole,  on 
«  pille,  on  brûle  ;  remettre  de  l'ordre,  il  n'y  faut  pas  penser  ;  le 
«  pays  de  Médina,  Valladolid,  Zamora,  Salamanque  est  mis 
«  à  feu  et  à  sang  par  l'alcairle  de  Castronuno  ;  en  Estrèma- 
«  dure  les  malfaiteurs  sont  maîtres  ;  quant  à  la  Galice  le  comte 
(i  de  Trevino  se  charge  de  la  dévaster...  Si  l'Espagne  était  plus 

(1)  Copias  de  M.  /?.,  ap.  Castillo.  Append.  avec  le  commentaire  de  Pul- 
gar. 

C2)  Cf.  Paz,  p.  XXVI  r  l'œuvre  de  Palencia  est  remplie  d'allusions  à 
l'hiHtoire  contemporaine.  Bae>a,  p.  LXXIV,  310.  —  Gil  et  Mingo  rep)araî- 
tront  dans  les  /"-plovues  de  J.  del  Encina  :  Representariows  (Bibl.  Roma- 
nira,   n"  20R10),   p.   73. 


—  183  — 

(I  granile,  il  y  aurait  plus  de  ruines.  Les  fonctionnaires,  gens 
«  du  Conseil,  trésoriers,  secrétaires  n'y  peuvent  rien  :  on 
u  n'obéit  pas,  on  n'exécute  pas  ;  si  on  pond  quelqu'un,  ce 
«  n'est  pas  le  criminel...  »  Et  la  litanie,  entamée  par  le  chro- 
niqueur, continue  sur  ce  ton  (1).  Il  ne  faut  pas  s'étonner 
qu'Henri  soit  appelé  «  roi  des  grands  chemins  »  :  les  famines, 
les  épidémies  ont  enlevé  jusqu'à  quinze  mille  habitants  dans 
les  villes  du  midi  ;  les  bourgs  se  dépeuplent  au  profit  des  cime- 
tières (2).  —  Les  châteaux,  les  solares  ne  servent  point  à 
défendre  le  paysan.  Demandez  à  un  habitant  de  Médina  ce 
qu'il  pense  de  l'alcaide  de  la  Mota  ?  Entre  deux  escarmouches, 
il  essaie  de  labourer,  de  semer  ;  sa  main  est  lourde,  son  œil 
inquiet  :  pourva-t-il  récolter  ?  a  Les  ordres  de  Santiago,  Cala- 
((  trava,  Alcantara,  le  priorat  de  S.  Juan  ont  deux  ou  trois 
((  maîtres  et  chacun  d'eux  vole  la  terre  qu'il  dit  appartenir  à 
«  sa  maîtrise,  et  ils  volent  tant  qu'ils  dépeuplent  la  terre  »  (3). 
Ajoutez  à  cela  «  cette  gent  perdue,  pillarde  que  les  Français 
«  appellent  routiers  »  et  tout  le  pain  est  mangé,  comme  dit 
Revulgo,  ce  pain  que  Lazarillo  de  Tormes,  l'affamé  du  grand 
siècle,  appellera  «  la  face  de  Dieu  »  (4).  Si  la  population  dimi- 
nue, les  hôtels  des  monnaies  prospèrent  :  de  cinq  on  passe  à 
cent-cinquante  sous  le  règne  d'Henri.   On  fait   des  quarts  de 

(1)  Lettre  de  Pulgar  à  l'évêque  de  Coria  sur  l'état  du  royaume  en  1473. 

—  Comp.  Marineo  Siculo  ap.  Los  Rios,  VII,  89.  —  Pal.,  H,  383.  —  Pres- 
coTT,  I,  252,  270. 

(2)  «  Despoblar  vi  lo  poblado  —  E  poblar  los  zimenterios  »  Baena,  642. 
Le  poète  Larra  en  1836  ne  trouve  dans  l'Espagne  qu'un  cimetière.  Le  jour 
des  morts,  il  se  demande  si  le  cimetière  est  «  dehors,  ou  dans  les  coeurs  ». 
V.  l'article  cité  par  Qttojet,   op.   cit,   154. 

(3)  Anonyme  cité  par  Sjœz,  op.  cit.,  p.  5.  —  Comp.  danse  de  la  Mort  : 
le  laboureur,  ap.  Los  Rios.  VII.  521.  «  Ah  !  comme  il  convient  au  vilain 
danser...  » 

(4)  Cf.  Zurita,  ap.  Quicherat.  p.  16.  Les  soldats  non  payés  se  muti- 
naient, dévastaient  les  champs.  Les  Cortes  d'Ocana  s'en  plaignent  en  1469. 

—  Comp.  Lazarillo  de  Tormes  (Bib.  romanica,  n°  177),  p.  34  «  contem- 
plar  en   aquella  cara   de  Dios  ». 


-  184  — 

réaux  en  les  mélangeant  avec  du  cuivre.  Henri  ne  réussit  pas 
à  arrêter  cette  curée  profitable  aux  nobles.  Il  est  vrai  que  là 
où  il  n'y  a  plus  personne,  l'argent  perd  ses  droits.  Les  survi- 
vants dans  le  midi  en  reviennent  au  troc  (1). 

Mais,  dira-t-on,  ce  peuple  a  des  libertés,  il  peut  f Etire  enten- 
dre sa  voix.  C'est  ici  la  grande  duperie.  Depuis  Jean  II,  il  n'y 
a  plus  que  dix-sept  ou  dix-huit  villes  qui  députent  aux  Cortès  ; 
les  villes  exclues  transmettent  leurs  instructions  aux  députés 
des  cités  privilégiées  ;  Salamanque  à  elle  seule  représente  cinq 
cents  villes  et  mille  quatre  cents  villages.  Les  frais  de  dépla- 
cement sont  coûteux,  le  roi  s'en  charge  mais  à  la  condition 
de  nommer  les  députés,  prend  la  place  du  penple.  Il  est  d'ail- 
leurs un  moyen  expéditif  de  légiférer  sans  s'adresser  aux  repré- 
sentants, on  ajoute  aux  ordonnances  la  formule  exécutoire  : 
«  Je  veux  que  cet  acte  ait  force  et  vigueur  de  loi  aussi  bien 
«  que  s'il  avait  été  fait  et  promulgué  en  Cortès  »  (2).  Rendons 
pourtant  justice  à  Henri  :  dans  les  occasions  où  se  réunissent 
les  procureurs  de  la  nation,  il  fait  preuve  de  bonne  volonté, 
se  montre  modeste  et  accommodant.  A  Ocafia  (1469),  on  lui 
reproche  de  laisser  chômer  la  justice.  Il  répond  qu'  «  autrefois 
«  il  a  eu  soin  de  tenir  sa  cour  et  chancellerie  bien  pour\iie  de 
«  prélats,  auditeurs  et  alcades,  jusqu'au  moment  où  les  troubles 
«  ont  commencé  ;  que  les  députés  savent  bien  qu'il  n'a  pu 
«  mieux  faire  ».  A  Nieva  (1473),  on  critique  la  création  d'un 
nouvel  office,  celui  de  «féal  de  cour»,  absolument  inutile; 
Henri  répond  que  cela  est  fort  bien  pensé,  et  supprime  l'office. 
Ii€s  mêmes  Cortès  vont  plus  loin,  demandent  l'abolition  d'une 
loi  promulguée  sans  leur  assentiment  ;  Henri  dit  avec  ingé- 
nuité :  «  Je  crois  n'avoir  jamais  fait  ni  ordonné  loi  sembla- 
"  hlo  ».   Le  mécanisme  représentatif  est  détraqué  ;  le  conseil 

(1)  Cf.  Sakz,  373,  403.  —  Pkescott,  I,  270.  —  Escaviaa,  ap.  Srrc.ns,  3%  : 
"  Chaque  Hrif^neur  avait  on  sa   lerrc  maison  de   monnaie  ». 

(2)  Kn  fuit,  le  rorrepiflor  royal  a  une  influenn."  if^pnle  sur  le  choix  des 
prortireurs. 


—  185  - 

r(»yal  éloigné  du  roi  on  errant  à  sa  suite,  l'administration 
nulle.  Si  l'on  a  recours  aux  députés,  c'est  pour  leur  demander 
de  l'argent,  mais  l'oetroient-ils,  le  plus  clair  s'en  va  dans  les 
poches  des  nobles.  Le  corps  social  est  malade  et  il  n'y  a  point 
de  médecin  pour  le  guérir  :  «  désespérant  du  remède,  les  dé- 
«  pûtes  se  dégoûtent».  Lorsque  les  ambassadeurs  du  duc  de 
Bourgogne,  les  envoyés  du  gras  pays,  viennent  en  Castille  pour 
renouveler  les  conventions  d'amitié,  ils  exhortent  Henri  à 
considérer  l'état  de  son  royaume,  «  qui  est  tel  que  tous  les 
u  honnêtes  gens  se  désolent  de  le  voir  déchoir  de  son  antique 
((  gloire  ».  Mais  qu'eût-il  fait  ?  Pour  se  maintenir,  il  était 
forcé  de  payer  en  villes,  en  argent.  Pacheco  était  insatiable 
et  l'Espagne  devenait  une  marchandise  que  se  disputaient 
«  les  loups  aux  dents  longues  ».  Ce  grand  corps  se  déchiquetait 
peu  à  peu  (1). 

«  Tout  le  mal,  dit  Pulgar,  vient  de  ce  que  l'office  de  Roi 
((  est  vacant  »  —  porque  falta  el  oficio  del  Rey.  —  Le  peuple 
a  devancé  le  seigneur  chroniqueur  :  il  n'y  a  pas  de  roi,  il  sera 
roi.  Sans  protection  du  souverain,  sans  sécurité  sur  les  che- 
mins, dans  les  champs,  dans  les  villes,  à  la  merci  du  noble 
ou  de  sa  clientèle,  il  se  protégera  lui-même,  sera  justicier. 
N'est-il  pas  hidalgo  ?  N'a-t-il  pas  conquis  sa  terre  ?  (2). 

L'hermandad  est  une  révolution  populaire,  mais  une  révo- 
lution d'ordre  (3\  Les  habitants  de  Tolède,  Talavera,  Villa- 
real  et  du  Maeztrago  de  Calatrava,  las  des  vols  et  des  assassi- 

(1)  Pulgar,  loc  cit.  —  Marina,  Cortes.  I,  121,  261.  —  Clemencin,  117, 
153.  —  Sempere,  Hist.  des  Cortes,  Bordeaux,  ISI.j,  p.  143,  loO,  196.  — 
Prescott,  103.  Altamira,  II,  37,  220  (travaux  publics).  Les  rentes  royales 
tombent  à  40  millions  de  maravedis  en  1474  ;  elles  étaient  de  près  de 
61  millions  en  1429.  Cf.  Zurita,  Liv.  XVIII,  cap.  60. 

(2)  Cf.  à  ce  sujet  «  le  li\Te  des  pensées  variables  »  ap.  Los  Rios,  VII, 
in  fine.  —  Comp.  Vayrac,  I,  47. 

(3)  Elle  a  son  origine  dans  les  anciennes  confréries  que  les  rois  avaient 
travaillé  à  détruire.  Depuis  don  Pedre,  ces  antiques  hermandades  sont 
en  pleine  décadence.   Cf.   Pdyol,  op.   cit 


—  186  — 

nats,  avaieul  jadis  constitué  une  «  fraternité  w  dont  la  justice 
était  merveilleuse.  Les  paysans,  bûcherons,  gardiens  de  ruchers 
se  réunissent  dans  la  forèl  ;  le  coupable  étant  amené,  on  lui 
offre  un  banquet  ;  le  banquet  terminé,  on  le  lie  à  un  arbre, 
on  marque  le  but  sous  le  sein  gauche  et  à  coups  de  flèches 
on  le  tue  ;  puis  les  juges  nomuiés  par  la  junte  des  paysans  font 
connaître  les  motifs  de  la  sentence  (3).  Le  peuple  a  conservé 
le  souvenir  de  cette  justice  familière  et  sommaire,  il  sait  le 
refrain  :  ((  Est-ce  l'hermaudad  de  Peralvillo  qui,  après  avoir 
«  sagetté  l'homme,  le  recherche  ?  » 

Or,  une  nuit,  à  Zamarramala  près  de  Ségovie,  les  mores  de 
l'escorte  royale  massacrent  quelques  paysans  et  deux  femmes. 
Le  peuple  s'arme  et  sagette  les  assassins.  Ce  fut  l'étincelle. 
De  Ségovie,  l'hermaudad  rayonne  sur  la  Castille,  le  Léon.  Les 
bandits  se  terrent.  La  noblesse  s'étonne  :  que  le  peuple  songe 
à  se  défendre  lui-même,  qu'il  ose  porter  non  seulement  l'arc, 
mais  l'épée  à  pointe,  cela  dépasse  l'entendement  ;  elle  voit 
là  ime  force  nouvelle  qui  naît,  qui  s'oppose  à  la  sienne,  et  pour 
en  avoir  raison,  elle  tâche  à  la  corrompre  avec  de  l'argent 
et  plus  encore  avec  des  gens  de  chicane,  des  bacheliers  en 
droit  qu'elle  envoie  dans  les  réunions  populaires.  Il  ne  semble 
pas  qu'elle  ait  réussi  à  entraver  le  mouvement  dès  l'origine. 
En  1467,  les  hermandades  se  donnent  une  charte,  dans  la  cita- 
delle même  des  bandits,  au  cœur  des  régions  dévastées  par 
«ce  gros  ver  nourri»,  l'alcaide  de  Castronuno.  Là,  sur  ce 
rocher  gris  qui  domine  la  vallée  du  Douro,  les  députés  du 
peuple  d'Espagne,  réunis  de  leur  propre  volonté,  ont  tenté  de 
créer  une  administration,  une  justice,  une  armée.  Ils  s'adres- 
sent aux  clercs,  aux  hidalgos,  aux  écuyers,  à  ceux  qui  sonl  'e 
plus  près  d'eux,  les  supplient  d'avoir  pitié  du  royaume,  de  les 

(1)  Pal.,  I,  .'i22  et  ses  réfloxione  sur  ces  ju.otices  a  posteriori.  Sous  Fer- 
(linanfl,  il  fui  recommandé  de  ne  pas  attacher  le  patient  h  un  poteau 
ayant  la  forme  d'une  croix.  Plu.s  tard  on  pendit  le  malfaiteur  avant  de 
!.•   ■^,f,-t\,T    r.f    Mahiéjol.  Op.  cit.,  21. 


—  187  — 

aider  dans  l'œuvre  de  réforme.  Délaissez  un  moment  les  chro- 
niques, lisez  ces  oi'doiinaiioes  de  Castronuno  :  de  la  foJie  vous 
passez  au  bon  sens  ;  du  désordre  à  l'organisation.  Rien 
n'échappe  à  la  sollicitude  de  l'hermandad  :  elle  est  représentée 
dans  la  province,  dans  la  ville,  dans  le  plus  maigre  pueblo. 
Elle  a  ses  alcades,  ses  procureurs,  ses  juntes,  son  impôt  et 
comme  elle  redoute  le  pouvoir  de  la  parole,  l'enchantement 
des  letrados,  elle  prend  des  mesures  contre  eux,  limite  leur 
droit  d'intervention.  Remarquable  sagesse  de  ces  hommes 
d'action  qui  se  défient  des  hommes  de  bavardage  et  pres- 
sentent les  dangers  du  parlementarisme  (1). 

Ayant  ses  cadres,  sa  ligne  de  conduite,  l'hermandad  étend 
son  champ  d'action  ;  elle  n'a  exécuté  jusqu'alors  que  des  ban- 
dits vulgaires,  anonymes,  dans  le  Guipuzcoa  par  exemple  (2). 

(1)  Le  texte  des  ordonnances,  auquel  Marina  s'était  déjà  reporté,  a  été 
publié  par  Puyol,  op.  cit.,  106  sqque. 

(2)  Ici,  plus  que  partout  ailleurs,  il  faut  distinguer  les  Espagnes.  Les 
Basques  et  Biscaïens  forment  une  nation  quasi-indépendante,  jouissant 
de  privilèges  particuliers.  Ce  que  dit  d'eux  Palencia  intéressera  peut- 
être  les  basquisants.  «  ?Javarrais,  biscaïens  et  basques  vivent  déchaî- 
nés par  de  sanglantes  coteries,  d'éternelles  et  implacables  rivalités,  en 
quoi  Biscaïe  et  Guipuzcoa  consument  les  richesses  que  leur  procurent 
le^  expéditions  maritimes,  et  les  navarrais  et  basques  les  abondants  fruits 
que  leur  terre  produit.  Tous  s'adonnent  au  vol  et  tentent  d'accroître  les 
forces  de  leur  parti  en  juntes  et  réunions  entre  leurs  partisans,  ce  qui 
leur  fait  perdre  la  plus  grande  partie  de  leur  temps.  Ils  n'obéissent  pas 
aux  lois,  sont  incapables  de  gouvernement  régulier  ;  leur  idiome  et  leurs 
coutumes  n'ont  de  ressemblance  avec  ceux  d'aucun  autre  peuple  ;  en 
avarice  seulement  ils  égalent,  s'ils  ne  surpassent  pas,  les  plus  avares  :  en- 
tre père  et  fils,  l'usure  est  courante.  Parfois  hospitaliers  au  voyageur, 
mais  toujours  assoiffés  de  son  argent,  ils  l'assaillent...  Satisfaits,  ils  se 
consacrent  à  sa  sécurité  et  même  s'offrent  à  l'accompagner  un  bout  de 
chemin  pour  qu'il  ne  tombe  pas  dans  les  mains  d'autres  aventuriers  ».  Ce 
sont  ces  gens  auxquels  Henri  sut  plaire.  —  Pour  les  Biscaïens  :  «  Quand 
le  roi  de  Castille,  de  qui  ils  se  confessent  vassaux,  visite  leur  province, 
les  lois  exigent  qu'il  aille  à  Guernica,  à  pied,  déchaussé  du  gauche,  vêtu 
d'une  simple  jupe  et  d'un  savon  rustique,  portant  dans  la  main  droite 
un  léger  épieu,  et  qu'à  l'approche  du  vieux  chêne  qui  dans  la  vallée  non 


—  188  — 

Elle  va  s'attaquer  à  des  brigands  de  plus  haute  volée  qui  vivent 
dans  l'entourage  des  grands.  Garci  Mendez  de  Badajoz,  voleur 
de  grand  chemin  qu'Henri  a  fait  capitaine,  rançonne  les 
marchands  de  Burgos.  L'un  d'eux  dénonce  Mendez  à  l'her- 
mandad.  Poursuivi  par  les  «  cuadrilleros  »  (1),  Mendez  se 
réfugie  dans  le  couvent  de  San  Jnan  ;  on  l'y  suit,  on  le  saisit, 
on  l'attache  au  poteau.  Mais  l'évêque,  l'alcaide  de  Burgos  ont 
appelé  leurs  hommes  au  secours  de  l'homme  du  roi.  La  foule 
hésite  :  cette  justice  toute  neuve  l'effraie.  Alors  un  certain 
Garci  Nieto,  auquel  des  aventuriers  avaient  naguère  coupé  les 
doigts,  s'approche  du  poteau,  ((  appuie  contre  sa  poitrine  avec 
«  ses  mains  mutilées  le  manche  d'un  poignard,  dirige  la  pointe 
«  vers  l'estomac  de  Mendez  et,  poussant  de  tout  son  corps, 
«  lui  traverse  les  entrailles  ».  Quand  on  libéra  Mendez,  il 
était  mort.  Garci  Nieto  ayant  disparu,  on  rasa  sa  maison  (2). 
Le  renom  de  l'hermandad  grandit,  sa  justice  a  le  pas  sur  celle 
du  roi,  elle  s'essaie  maintenant  à  administrer,  envoie  des 
députés  à  Séville  pour  empêcher  «  qu'on  ne  continue 
«  à   battre   monnaie   contrairement   aux    lois   du   royaume  ». 

loin  du  pays  élève  sa  robuste  ramure,  il  coure  jusqu'à  lui  en  présence 
des  biscaïens  qui  l'accompagnent  et  lance  son  arme  contre  le  tronc  pour 
ensuite  la  retirer  avec  la  main.  Gela  fait,  le  roi  jure  d'observer  les  anti- 
ques institutions  des  peuples,  de  les  tenir  exempts  de  tout  tribut,  sauf 
celui  des  levées,  car,  pour  les  expéditions  terrestres  et  surtout  les  mari- 
times, les  biscaïens  sont  excessivement  habiles  ».  Ce  peuple-là  ne  com- 
jirend  rien  aux  «  caracolages  et  escarmouches  à  la  mode  africaine  ou 
morisque  »  des  seigneurs  comtes  ûf  Haro.  —  Cf.  Palencia,  I,  2¥6,  II,  3'.>i. 
Gaiiidaï,  1198.  —  Sur  l'organisalion  politique,  les  partis  :  Gamboinos  et 
Oiiacinos,  cf.  Altamira,  II,  194,  205. 

(1)  Fonctionnaires  de  l'hermandad.  Sur  l'origine  du  »  cuadrillero  »,  cf. 

PUYOL,    84. 

(2)  Il  alin  vivre  à  iJuefias  <<  de  son  industrie,  malgré  ses  mains  muti- 
lécB  ».  Pal.,  II,  127.  Pour  Castillo,  p.  204,  la  mort  de  Mendez  est  un  as- 
aasHinat   pur  fl    .sim|)lo  :   il   s'agit  d'un   homme   du   roi. 


—  189  — 

C'était  toucher  les  nobles  à  l'endroit  sensible,  ils  en  appelèrent 
à  l'élu  d'Avila  (1). 

La  caractéristique  de  cette  époque,  c'est  que  l'esprit  critique 
naît  dans  le  peuple.  Il  commence  à  jauger  à  leur  valeur  ces 
trafiquants  dont  l'écu  devient  une  enseigne,  dont  les  armoiries 
sentent  la  boutique.  Il  fait  mieux,  les  ajourne  devant  lui, 
les  passe  en  revue  un  à  un,  et  leur  inflige  la  «  correction  fra- 
«  temelle  ».  Dans  les  Copias  du  Provincial,  les  titrés,  les  diri- 
geants, les  riches  défilent  sous  le  fouet  du  vilain  :  c'est  un  spec- 
tacle tout  nouveau  en  Espagne.  Voici  le  grand  chapelain  (Henri) 
abruti  sur  son  trône,  et  a  sa  suite  Beltran,  Giron  et  «  toute  la 
«  sodomie  » ,  le  chien  more  Guzman  qui  chante  au  chœur  les 
lois  de  l'Alcoran,  Fem.  de  Silva  plein  de  vent,  frayle  del 
burdel,  Villandrando  qui  vole  et  ne  restitue  pas,  Diego  Arias 
le  converso  trésorier,  Iranzo  comte  sans  comté,  vilain  confirmé, 
Gonzalez  Bobadilla  qui  fait  le  bravache  et  n'a  jamais  touché 
une  épée...  Et  les  femmes  sont  à  l'échelle  :  Isabelle  de  Estrada 
qui  tient  boutique  ouverte,  Inès  Coronel  qu'on  a  vue  dans  les 
mauvais  lieux  de  Valence,  cette  autre  qui,  malgré  ses  par- 
fums, sent  la  juive  à  plein  nez,  cette  grande  dame  enfin,  la 
reine  sans  doute,  qui  sur  sa  figure  a  des  durillons  de  fard  (2). 

Si  encore  les  nobles  gardaient  le  prestige  des  armes  !  mais 
ils  le  perdent  après  Olmedo.  Le  peuple  ne  prend  plus  au 
sérieux  ces  pantins  bardés  de  fer,  bariolés  de  devises  grandilo- 
quentes, qui,  aveuglés  par  la  poussière,  échangent  de  grands 
coups  d'épée.  Cette  fois-ci,  ce  n'est  pas  le  provincial  qui  est  le 
maître  du  jeu,  c'est  la  boulangère,  la  boulangère  idéale  qui 
«  vend  le  pain  à  bon  marché  ».  Elle  a  du  soufQe,  cette  an- 
cêtre des  femmes  de  la  Halle,  et  vous  montrera,  avec  sa  bonne 

(1)  Pal.,  II,  136. 

(2)  Copias  del  Provincial  (Revue  Hispanique,  1898,  éd.  Foulché-Delboso, 
233-256).  Pelayo.  Ant.  lir.,  Vn,  p.  Vn.  —  U  faudrait  les  citer  tous  : 
Ana  de  Guevara  qui  «  fait  doubler  la  baguette  »  à  l'alcade  Mondragon  — 
et  cet  autre  qui  fut  baptisé  de  si  étrange  façon  :  «  ...Estando  de  ti  prenada 
—  Te  bautizo  con  su  esperma  —  El  prior  de  Mejorada.  » 


—  190  — 

humeur  encline  à  la  scatologie  :  le  comte  de  Haro,  jaune  comme 
cire  qui  voudrait  bien  ne  pas  passer  la  rivière  et  qui  «  tan 
«  gordos  pedos  tiraba  »  qu'on  les  entendait  de  Talavera  ;  le 
grand  écuyer  plus  armé  qu'un  hérisson,  qui  en  fuyant  donne 
dans  une  outre  de  vin,  croit  que  c'est  du  sang  et  s'évanouit  (1)  ; 
le  gi-and  repostero,  l'épée  ballante,  la  diarrhée  au  ventre,  qui 
lâche  son  déjeuner  par  la  mentonnière  de  son  casque  ;  Ramirez 
de  Guzman  aussi  vergogneux  qu'une  prostituée  ;  l'évêque  de 
Sigiienza  qui,  resté  avec  la  femme  de  chambre,  a  si  peur  en 
voyant  fuir  les  paysans  qu'il  fallut  une  lavandière  pour  ses 
chausses...  Le  bon  moine  de  Silos,  Fr.  Liciniano  Saez,  si  grave 
dans  son  étude  des  monnaies  d'Henri  IV,  s'est  reposé  en  pu- 
bliant cette  joyeuseté  (2). 

La  boulangère  ne  donne  pas  au  roi  figure  grotesque.  Est-ce 
à  dire  que,  dans  l'opinion  publique,  il  échappe  au  naufrage  de 
la  noblesse  ?  Durant  le  voyage  d'Henri  en  Andalousie,  une 
hermandad  s'était  constituée  à  Ségovie  <(  pour  le  service  du 
((  seigneur  roi,  avantage  et  utilité  de  ses  royaumes,  clarifi- 
«  cation  de  sa  justice  ».  Plus  tard,  après  la  mort  de  Giron, 
c'est  encore  l'hermandad  guidée  par  Castillo  qui  empêche  le 
j-oi  de  traiter  avec  l'archevêque  de  Tolède,  mais  cette  fois-ci 
elle  le  tient  en  chartre  privée,  coupe  toute  communication  en- 
tre les  seigneurs  et  lui,  défend  l'incapable  contre  lui-même. 
Elle  sent  sa  force  :  à  la  junle  de  Tordesillas,  elle  réunit 
1.800  chevaux  et  de  quoi  en  équiper  3.000  ;  aussi  on  lui  fait 
révérence  ;  Castillo  lui  envoie  de  beaux  messages  rhéloriciens, 
appelle  les  députés  «  pères  conscrits  »  et  les  gens  d'Alfonso  font 
de  même  (3).  Sollicitée,  surveillée  par  l'un  et  par  l'autre  parti, 

M)  Faut-il  rapitclcr  que  pareille  aventure  arriva  ri  dnn  O'iielintti'  P  Mais 
ce  rhftvalier-là  ne  fuyait  pas,  il  fonçait. 

(2)  Oji.  cit.,  p.  S47  Bqquc. 

(3)  Cf.  PuYOL,  80-62.  Castillo,  100,  170.  Paz,  413.  Cnmp.  le  di.scours 
qu'adressera,  sous  Isabelle,  Al.  de  Onintariilla  aux  drpuli'-s  de  l'herman- 
dad. Il  soutient  qu'Henri  a  voulu  la  di'truire.  Los  Rios,  VII,  .%7-f571. 


—  191  — 

il  semble  que  l'hermandad  penche  vers  «  le  roi  ancien  »  ; 
comme  déins  le  romance  de  Zamora,  alors  populaire  en  Espagne, 
olle  l'avertit  de  se  défier  des  traîtres  :  «  Rey  don  Sancho,  rey 
«  don  Sancho,  —  No  dires  que  no  te  aviso...  (1)  ».  Mais  le  don 
Sanche-Henri  u 'entend  pas.  Cette  puissance  qui  s'offre  à  lui, 
il  ne  sait  pas  eu  user,  la  décourage  par  son  absolu  détache- 
ment ;  ou  bien  il  pleure  et  passe.  Le  peuple  demande  autre 
chose.  Naguère  il  recevait  le  souverain  non  seulement  dans  sa 
maison,  mais  dans  ses  entrailles.  Maintenant,  s'il  se  réclame  de 
lui,  c'est  en  nom  seulement,  par  habitude  (2)  ;  au  fond,  il  sait 
bien  que  cet  aveugle  le  mènerait  tout  droit  au  fossé  :  «  Cuando 
i(  los  ciegos  giiian  —  Guay  de  los  que  van  detras  !  »  Quand  les 
aveugles  conduisent,  malheur  à  ceux  qui  vont  derrière  (3). 

N'était  l'anachronisme,  je  dirais  que  l'hermandad  était  ani- 
mée d'un  esprit  de  classe,  qu'elle  tâcha  de  réorganiser  et  d'ad- 
ministrer par  ses  propres  moyens,  de  mener  ses  affaires  elle- 
même,  indépendamment  de  tout  appui  de  la  royauté  ou  de 
l'aristocratie.  Il  y  avait  là  une  force  disponible,  neuve  et  nette. 
Les  rois  catholiques  la  domestiquèrent  et  ils  ont  laissé  un  nom 
dans  l'histoire  (4). 

(1)  Pelayo,  Rom.,  I,  352.  —  Primavera,  I,  134. 

(2)  C'est  ce  que  fera  l'hermandad  à  Villacastin  en  1473.   Sitges,   160. 

(3)  G.  Manrique.  Copias  sur  le  mauvais  gouvernement  de  Tolède. 

(4)  Cf.  Lettre  de  G.  de  Figueroa  (1478),  ap.  Paz,  299  et  Puyol,  op.  cit. 
Et  ils  la  brisèrent  quand  ils  n'en  eurent  plus  besoin.  Sur  l'évolution  vers 
la   bourgeoisie,   cf.   Altamira,   II,   16. 


CHAPITRE   VT 


Les  Princesses  à  l'encan 


^ 


Le  roy  dom  Henry  avoit  pour 
femme  la  sœur  du  roy  de  Por- 
tu{,'al.  de  laquelle  saillit  une 
belle  fille. 

COMINES. 

Gran  corona  del  varon 
Es  la  mujer. 

Saktil[.ane. 


CHAPITRE  VI 


Les  grands  personnages  préfèrent  qu'on  ne  leur  rappelle  pas 
leurs  petits  oommencements,  les  menues  compromissions  qui 
les  ont  amenés  au  pouvoir.  Ils  veulent  être  soleils  sans  tache, 
rayonner  dès  le  hnrceau.  Ainsi  s'expliquent  sans  doute  la  dis- 
parition, l'altération  de  certains  documents  touchant  les  ori- 
gines d'Isabelle  et  de  celle  qu'elle  appelait  dédaigneusement 
la  mochacha,  sa  nièce,  la  Beltraneja,  Il  semble  qu'il  y  ait 
eu,  dans  tout  ce  passé  écrit,  un  travail  de  remaniement, 
une  révision  attentive  des  pièces  qui  pouvaient  être  dange- 
reuses, dévoiler  certains  ressorts  cachés.  Quand  il  fut  bien 
évident  aux  yeux  de  tous  qu'Isabelle  était  reine  et  absolue, 
l'aristocratie  fut  la  première  à  vouloir  effacer  les  traces  de 
fidélités  ou  de  trahisons  maladroites,  et  la  reine  elle-même 
n'avait-elle  pas  intérêt  à  ce  qu'on  nettoyât  sa  première  figure 
dans  le  monde  ?  Heni'i  n'a  pas  connu  ces  préoccupations  ;  nous 
l'avons  tel  quel,  peut-être  enlaidi,  à  coup  sûr  calomnié  :  i' 
n'a  pas  songé  à  se  parer  pour  la  postérité.  Cependant  les  rats 
ont  travaillé  dans  les  archives  pour  la  plus  grande  gloire  de  sa 
sœur.  Tâchons,  malgré  eux,  de  saisir,  parmi  l'obscurité  du  rè- 
gne finissant,  l'aube  du  grand  règne  catholique. 

C'est  dans  l'église  de  S.  Salvador,  au  chevet  crénelé,  dans 
«lie  château  de  l'âme  »  d'Avila,  qu'apparaît  la  sœur  de  l'enfant 
empoisonné.  Elle  a  alors  dix-sept  ans,  très  blanche  et  blonde, 


—  196  — 

les  yeux  entre  vert  et  bleu  (1),  une  face  un  peu  plate  mais  re- 
haussée d'un  grand  nez  arqué,  volontaire  —  celui-là  même 
qu'admirera  Quinet.  Autour  d'elle,  les  grands  meneurs  :  Car- 
rillo,  Pacheco,  d'autres  de  plus  mince  essence  parmi^  lesquels 
un  corrégidor-poète  Gomez  Mamique.  Elle  ne  prie  pas,  cette 
jeune  fille  ;  il  semble  qu'elle  ait  entendu  le  conseil  des  poli- 
tiques :  on  ne  lui  demande  pas  de  dire  ses  heures,  de  se  donner 
la  discipline  (2).  Non,  c'est  son  droit  qu'elle  proclame  dans  la 
ville  même  où  son  jeune  frère  a  été  couronné,  où  le  roi- 
mannequin  a  été  traîné  dans  la  poussière.  Elle  est  héritière 
des  royaumes  de  Castille  et  Léon,  confirme  les  privilèges,  pro- 
met, fait  merci  ;  mais  elle  s'intitule  simplement  princesse  : 
la  muy  alla  é  esclarecida  sefiora,  princesa  de  Castilla  (3).  Et 
les  thuriféraires,  singulièrement  les  modernes,  de  s'écrier  : 
Sublime  modestie  !  elle  eût  pu  se  dire  reine.  L'Espagne  una- 
nime  l'attendait. 

La  vérité  est  plus  simple  et  fait  honneur  à  l'intelligence 
d'Isabelle  :  elle  sait  bien  qu'elle  n'est  pas  assez  forte  pour 
avoir,  outre  le  titre,  la  chose,  que  son  heure  n'est  pas  encore 
venue.  Mais  elle  a  déjà  ses  idées,  son  plan.  Pacheco,  vieux 
routier  qui  croit  la  conduire,  sera  joué  par  cette  jeunesse. 
Dans  le  camp  d'Henri,  on  hésite.  Il  y  a  les  partisans  de  la  ma- 
nière forte,  ceux  qui  ont  en  recommandation  «  la  salutaire  sé- 
«  vérité  ».  La  mort  d'Alfonso  est  un  bienfait  du  ciel.  Pro- 
fitez-en. «  La  vie  sans  paix  n'est  pas  vie,  encore  moins  vie 
«  sans  honneur  se  peut-elle  dire  vie  et  paix  pour  les  rois  ». 
D'autres  conseillent  l'accommodement  :   on   vous  a    fait  une 

(1)  Cf.  PoLCAR,  Cr.,  p.  37.  —  «  PIu.s  ajrr^able  que  belle  »,  dira  GAniBAV. 
Pmescott,  I,  182.  V.  les  portraits  d'Isabelle  (musée  de  la  Marine,  Prado). 

fT)  El  rezar  de  los  salterios  —  El  decir  bien  de  las  horns  —  Dexad  4 
las  oradoras  —  OnVstan  en  los  ninnasterios.  G.  Mamuquk,  ap.  Pelayo. 
An(.    lir.,    III,    8:1. 

H)  Cf.  SiTCKS,  171-17i.  I,e  document  est  du  2  scplomhn'  !'»08,  deux 
mois  ap^^s  la  mort  d'Alphonse. 


—  197  — 

vilaine  léputulion  parmi  vos  sujçls,  cédez  en  apparence,  recon- 
naissez votre  suHir  héritière.  Il  n'est  pas  défendu  de  changer 
d'avis  plus  lard.  C'est  une  enlanl  :  ou  la  mènera  où  l'on 
voudra  (1).  Je  reconnais  ici  le  langage  de  I^acheco  qui,  comme 
toujours,  a  un  pied  sur  les  deux  partis,  connue  toujours  est 
écoulé. 

L'entrevue  d'Hemi  et  de  sa  sœur  a  lieu  dans  la  sierra  de 
Gredos,  à  Guisando,  non  loin  de  Yuste  où  s'enterra  Charles- 
Quint.  Il  y  a  là  quatre  masses  de  pierre  qu'on  appelle  les  Toros 
et  dont  l'origine  a  fort  inquiété  les  archéologues.  Sonl-ce  des 
l.iureaiix,  des  éléphants  ?  les  restes  d'un  nionurnenl  triomphal 
éievé  i)ar  César  ?  le  symbole  de  rivières,  la  représentation  du 
bœuf  Apis  ou  simplement  des  bornes  ?  On  peut  choisir  entre 
ces  hypothèses  d'érudition,  mais  le  peuple  a  sa  leçon  :  ces 
pierres  ont  été  dressées  en  souvenir  de  la  trahison  df  félons 
chevaliers,  qui  avaient  voulu  vendre  Avila  aux  mores  ;  ce  ne 
sont  ni  taureaux,  ni  éléphants,  ni  bœufs,  mai?  bien  cochon's 
de  pierre  qu'on  met  devant  la  maison  des  traîtres  (2\  Cette 
interprétation  ne  me  déplaît  pas  :  c'est  une  assez  vilaine  pièce 
qui  se  joua  de  part  et  d'autre  à  Guisando,  le  19  septembre  1468. 

Le  frère  et  la  sœur  se  saluent.  Tout  semble  devoir  se  passer 
coirectement.  Mais  Carrillo  est  là  :  toujours  colérique,  il  refuse 
de  baiser  la  main  du  roi  avant  d'avoir  entendu  proclamer  sa 
protégée  légitime  héritière  du  royaume.  Cela  précipite  les 
choses  :  le  légat  du  pape  délie  les  grands  des  divers  ser- 
ments qu'ils  ont  pu  prêter,  précaution  indispensable,  car  on 
peut  se  tromper  au  milieu  de  tant  d'actes  de  foi  et  il  faut  faire 
table  rase.  Puis  on  lit  le  traité.  Tel  qu'il  nous  est  parvenu,  il 
peut  se  résumer  ainsi  :  Isabelle  obéira  à  Henri  «  comme  à  son. 
'(  roi,  seigneur  et  père  ».  Henri  la  tient  pour  «  sa  sœur  bien 
«  aimée,  sa  fille  et  première  héritière  ».  Il  lui  donnera  villes 

(h  Cf.  P.vz.  321.  P0LCAR,  Cr.,  7. 
(2)  PiCATOSTE,  op.  cit.,  p.  89  sqque. 


—  19S  — 

et  rentes.  Elle  s'engage  à  ne  pas  se  marier  sans  son  consente- 
ment. Puis  viennent  les  exécutions  nécessaires  :  il  est  manifeste 
que  la  reine  Juana  «  n'a  pas,  depuis  un  an,  usé  proprement  de 
«  sa  personne,  comme  il  convenait  à  l'honneur  du  seigneur 
«  roi  et  au  sien  ».  D'autre  part,  le  roi  a  été  informé  qu'il 
ni'a  jamais  été  légitimement  marié  avec  elle  ;  en  conséquence 
il  divorcera,  Juana  sera  exilée  mais  sans  sa  fille.  —  Serment 
sur  les  Saints  Evangiles  ;  vœu  à  la  Sainte  Maison  de  Jérusa- 
lem ;  hommage  une,  deux  et  trois  fois  dans  les  mains  d'un 
hidalgo,  selon  la  coutume  d'Espagne,  et  le  rideau  tombe  (1). 

Guisando,  pour  les  historiens  du  Grand  Règne,  c'est  le  monu- 
ment de  l'infamie  du  roi,  la  reconnaissance  publique  et  par 
lui-même  de  son  impuissance,  de  l'indignité  de  sa  femme,  de  la 
bâtardise  de  sa  fille.  Admirez,  par  contraste,  Isabelle  la  reine 
sans  souillure  I  Un  ton  plus  bas,  je  dirais  :  Guisando  est  un 
traité  après  tant  d'autres,  n'a  ni  plus  ni  moins  de  valeur. 
Chacun  des  contractants  est  bien  décidé  à  ne  pas  l'observer  : 
Isabelle  se  mariera  librement,  Pacheco  ne  laissera  pas  Henri 
divorcer,  désavouer  sa  fille  ;  on  ne  lâche  pas  des  gages  de  cette 
qualité.  En  apparence,  l'accord  est  complot  et  l'on  n'entend 
que  la  protestation  officielle  des  victimes,  celle  que  Juana 
adresse  au  pape,  que  le  comte  de  Tendilla,  administrateur  des 
biens  de  la  Beltraneja,  vient  clouer,  une  nuit,  sur  la  porte  de 
l'église  de  Colmenar  de  Oreja,  où  se  trouve  Isabelle  (2). 

Alors  commence  le  jeu  des  mariages  espagnols.  Deux  héri- 

(1)  Castii.lo,  22G.  Pal.,  H,  182.  Texto  fin  traité,  ap.  Sitces,  176-184.  Cnr- 
rillo,  mécontent  car  Isabelle  lui  échappe,  s'en  va  à  Yepes,  mais  Isabelle 
But  rama<loiier.  Naturellement  on  donna  des  gages  aux  nobles  :  l'Alcazai' 
de   Madrid   et  son   trésor. 

(2)  Castili.o,  229.  —  Pal,  II,  im  :  »  Sur  la  porte  de  la  demeure  d'Isa- 
belle ».  SiTOES,  189.  Le  texte  du  traité,  tel  que  nous  l'avons,  semble  fal- 
«iflé,  notamment  en  ce  qui  touche  la  Beltraneja.  Quoi  qu'il  en  soit,  Henri 
ne  croit  pas  expédient  de  se  faire  examiner  do  nouveau  —  de  répondre. 


—    V.K)  — 

tières  :  l'une  de  dix-sept  ans,  l'autre  de  six  (1).  Deux  partis  : 
celui  de  l'archevêque  Carrillo  qui  s'est  fait  le  tuteur  et  le 
jK)uivoyeur  d'Isabelle  (il  lui  donne  300.000  niaravédis  par  an), 
celui  d'Henri  qui  tient  pour  la  Beltraneja.  Le  roi,  les  grands 
deviennent  courtiers.  Au  pied  de  l'estrade  où  sont  exposées  les 
princesses,  ils  célèbrent  leurs  qualités,  les  avantages  de  leur 
union  :  une  criée.  Et  nous  assistons  au  défilé  des  prétendants. 
C'est  d'al)ord  le  roi  de  Portugal,  l'Africain,  le  vainqueur 
d'Arzila.  Celui-ci  demande  la  main  d'Isabelle,  son  fils  épousera 
la  Bellraneja.  Le  projet  est  signé  Pacheco  et  Mendoza,  petit 
évèque  qui  se  pousse.  Le  Portugais  a  une  couronne  glorieuse 
pour  l'époque,  une  allure  de  conquistador,  mais  il  est  vieux, 
étranger,  et  les  Castillans,  pages  et  peuple,  endoctrinés  par  le 
mage  Carrillo,  chantent  :  «  Nous  ne  livrerons  pas  le  tendre 
u  bouton  de  rose  au  vieillard  ennemi  ».  Isabelle  refuse  net. 
On  la  menace  de  prison,  elle  pleure  mais  tient  bon.  Il  fallut 
renvoyer  les  ambassadeurs  avec  de  bonnes  paroles  (2).  Alors 
réapparaît  une  figure  qui,  depuis  l'entrevue  d'Uturbie,  est 
restée  dans  l'ombre  :  un  profil  de  renard,  un  chapeau  sale 
avec  une  image  de  plomb.  Louis  XI  est  inquiet.  Henri,  si  me- 
nacé, si  peu  roi  chez  lui,  a  gardé  du  prestige  au  dehors  ; 
il  est  l'allié  du  Bourguignon  Charles  le  Téméraire,  de  l'An- 
glais :  double  raison  pour  le  ramener  à  la  France.  Heureuse- 
ment il  y  a,  à  la  cour  d'Espagne,  un  homme  avec  qui  l'on 
peut  s'entendre,  qui  a  déjà  fait  ses  preuves  sur  la  Bidassoa. 
El  Maestre  cra  enteramente  deJ  Rey  de  Francia,  dit  Castillo. 
Pacheco  fait  approuver  par  les  Cortès  d'Ocaiia  le  renouvelle- 
ment de  l'alliance  avec  la  France,  la  rupture  avec  l'Angleterre 
et,  pour  couronner  le  tout,  le  projet  de  mariage  d'Isabelle  avec 

(1)  La  Beltraneja  est  née  le  7  mars  1462.  Cf.  P.ki,  428.  —  Isabelle  le 
23   avril  1431. 

(2)  Castillo,  230.  —  Pal.,  II,  207.  Aux  Cortes  d'Ocana,  Henri  ne  fit  pas 
reconnaître  Isabelle  héritière.  Peut-èti'e  faut-il  voir  là  une  vengeance, 
mais  elle  n'est  pas  dans  sa  manière. 


—  2^0  — 

le  duc  de  Guyenne,  frère  de  Louis  XI.  Henri  s'exécute  :  sa 
lettre  au  roi  d'Angleterre  pour  dénoncer  l'entente  est  d'un 
monarque  bien  désolé  ;  les  formules  diplomatiques  s'y  mêlent 
curieusement  aux  expressions  de  regret,  et  de  fait  une  com- 
mune disgrâce  aurait  dû  maintenir  l'union  entre  ces  deux 
royautés  malades  (1).  A  Cordoue,  il  entend,  avec  ennui,  un 
pompeux  discours  de  l'ambassadeur  français,  le  cardinal  Jouf- 
froy,  grand  orateur  et  fort  convaincu  de  son  importance.  Reste 
l'acceptation  d'Isabelle.  Celle-ci  fait  au  cardinal  cette  éton- 
nante réponse  :  u  J'agirai  suivant  ce  que  Dieu  ordonnera  et 
«  ce  que  les  grands  et  chevaliers  du  royaume  me  cojiseille- 
«  ront  »,  mais,  en  femme  pratique,  elle  envoie  son  chapelain 
en  France  pour  se  renseigner  et  reçoit  du  prétendant  le  portrait 
que  voici  :  «  Faible,  efféminé,  maigre  à  en  être  difforme,  la 
«  vue  si  basse  qu'il  ne  peut  se  li\Ter  aux  exercices  d'un  che- 
«  valier,  aurait  plus  besoin  d'un  guide  que  d'armes  ou  de 
«  cheval  ».  La  cause  est  entendue.  Au  surplus,  Dieu  a  or- 
donné depuis  longtemps  (2). 

Traîné  par  Pacheco,  Henri  parcourt  l'Andalousie  :  voyage 
sans  gloire,  voyage  de  la  méfiance.  Le  spectacle  de  cette  puis- 
sance à  la  remorque  a  quelque  chose  de  lamentable.  La  pré- 
seaice  du  maître  de  Santiago  met  sur  les  dents  tous  les  des- 
potes du  midi  ;  ils  savent  bien  qu'il  n'y  a  rien  de  bon  à 
attendre  de  ce  «  mangeur  de  villes  »  et  lui  ferment  prudem- 
ment la  porte  :  ainsi  fait  Iranzo  h  Jaen,  déclarant  qu'il  se 
refuse  à  recevoir  les  traîtres  ;  ainsi  Séville  qui  accueille  Henri 
—  seul  il  n'était  pas  dangereux,  on  connaissait  sa  douceur 
d'âme  —  mais  force  Pacheco  à  se  loger  hois  les  murs,  à  Can- 
tillana,  <-i  le  peuple  dit  :  «  C'est  le  diable  qui  est  h  Cantil- 

(1;  Cf.  Paz,  se.  Comp.  Lettre  <lc  Ford,  le  Cnttioliquc,  ih.,  121.  Edouard 
IV  fut  détrôné  en  1470. 

(2)  Pal.,  II,  22:1,  2;y6.  —  F'lixak,  cap.  VIII.  —  Piiesi;ott,  I,  172. 


î 


-  -201  - 

u  lana  »  (i).  Or.  un  jour,  le  diable  rappelle  le  roi  qui  brus- 
quement quille  la  ville  en  pleine  fêle.  La  nouvelle  est  d'im- 
porlancf  :  à  Valhidolitl.  vient  d'être  célébré  le  mariage  de 
lu  princ-esse  avec  Ferdinand,  Thérilier  d'Aragon. 

Ceci  est  le  premier  coup  de  maître  de  la  grande  Isabelle, 
l'acheco  en  eu!  la  fièvre  quarte,  demeura  sans  ressort  devant 
l'événement.  L'histoire  mérite  d'être  contée  :  elle  joue  un  assez 
gi-and  rôle  dans  les  destinées  de  l'Espagne  ;  sans  elle,  nous 
n'aurions  pcnit-ètre  pas  le  grand  siècle  et  don  Quichotte  et  tout 
ce  qui  rejaillit  sur  la  France  de  l'esprit  espagnol.  Cela  tient 
à  la  fois  du  roman  picaresque  et  de  la  nouvelle  sentimentale  ; 
j'y  retrouve  la  trame  d'une  novela  ejemplar  que  Cervantes 
aurait  pu  exploiter,  qui  aurait  fourni  une  matière  aux  esprits 
délicats  du  xvif  siècle  français  ;  une  face  un  peu  louche,  l'autre 
juvénile  et  franche  —  de  la  banque  et  de  l'amour. 

Deux  mois  avant  Guisando,  avant  le  serment  solennel  que 
prêta,  sans  sourciller,  la  princesse  héritière  :  ne  pas  se  marier 
avec  qui  que  ce  fût  sans  le  consentement  de  son  frère,  le 
piojet  était  ébauché.  Deux  compères  mènent  les  négociations  : 
d'une  part,  le  vieux  roi  d'Aragon,  enfin  débarrassé  de  son  en- 
combrant Carlos  le  miraculeux  et  qu'un  juif  vient  de  guérir 
d'une  cataracte  ;  de  l'autre,  le  mage  Carrillo  auquel  les  étoiles 
ont  sans  doute  prédit  la  gloire  d'L^abelle.  Au-dessous  d'eux, 
(les  gens  d'action,  de  papier  ou  d'intrigue  :  Peralta  le  Navarrais 
qui  traverse  le  Tage  la  nuit  pour  porter  les  nouvelles,  P.  de  la 
Caballeria  factotum  de  l'Aragonais.  Cardenas  le  majordome, 
Chacon  le  trésorier  et  pour  finir  le  «  Tacite  »  Palencia  qui  ne 
dédaigne  pas  de  courir  de  Castille  en  Aragon  et  vice-versa  — 
'^n  somme  irae  troupe  avide  et  dévouée  de  subalternes  qui 
fondent  l'avenir  sur  la  nouvelle  combinaison  :  les  petites  roues 
du  nouveau   ré^me.   Ce  qui  préoccupe  ces  tètes  couronnées 

Cl)  Cf.  Paz,  448.  Le  voyage  d'Andalousie  est  conté  par  Castillo,  237, 
sqque. 


-  202  — 

ou  non,  c'esl  tout  d'abord  la  (juestion  d'argent.  Lo  roi  d'Ara- 
gon est  pauvre,  le  Roussillon  est  comme  une  plaie  à  son  flanc, 
son  peuple  à  peine  pacifié  —  undique  mihi  sunt  angustiœ, 
dit-il  —  et  pourtant  il  faut  dépenser,  donner  des  arrhes  :  un 
c<illier,  des  florins  d'or,  acheter  les  bonnes  volontés.  11  lient 
à  son  affaire,  ce  vieillard.  Isabelle  est  un  parti  qui  ne  se  re- 
trouve pas  deux  fois.  Il  est  adroit  —  ce  qvt'il  écrit  le  montre 
même  plus  avisé  que  ses  adversaires  —  mais  les  fonds  man- 
quent. Aussi  avec  quelle  minutie  ce  famélique  trace-t-il  à  son 
fî'ls,  à  son  homme  de  confiance,  la  conduite  à  tenir  avec  ces 
magnifiques  castillans  !  Il  semble  un  boutiquier  au  bord  de  la 
faillite,  parlant  tle  créanciers  ^ens  du  monde  :  pour  Dieu  ! 
ne  lâchez  l'urgent  qu'à  bon  escient  !...  et  le  «  correu  volant  » 
sillonne  les  roules  de  Saragosse  à  Ocana,  à  Madrigal  ;  Feixli- 
nand  le  fiancé  court  à  Valence  pour  racheter  le  fameux  collier 
de  perles  et  de  rubis  balais  mis  en  gage  chez  des  usuiiers; 
Palencia,  envoyé  tout  exprès,  le  rapporte  ;  le  contrat  de  ma- 
riage est  signé,  le  problème  financier  résolu,  tout  est  prêt  ; 
mais  la  fiancée  n'est  pas  libre  et  conunent  Ferdinand  en- 
trera-t-il  en  Castille  ?  (1). 

Avant  de  partir  pour  l'Andalonsie,  Henri  avait  fait  inrer 
h  sa  sœur  de  ne  tenter  «  aucune  nouveauté  »  avant  son  letoiir. 
Phiis  circonspect,  Pacheco  la  fait  surveillier.  C'était  alors  une 
bien  médiocre  cour  que  celle  d'Isabelle.  Jadis  la  jolie  femme 
brune  et  ses  .poi'lngaises  y  faisaient  régner  une  certaine  désin- 
volture que  censurait  le  coquebin  Alfonso,  mais  maintenant 
quels  gens  y  rencontre-t-on  ?  Des  prélats  prudents  comme 
l'évêque  de  Burgos,  des  «  hommes  pervers  »  connue  l'évèciue 
d'Osma,  des  lourdauds  comme  le  chapelain  Alonso  «  sachant 
«  moins  qu'il  ne  convenait  »  et  brutal  i\  ses  heures  ;  on  l'ap- 
Ttfl.'iil   «  firiy  Moitero  »  :  avce  Clincon  le  trésorier,   ils  faisaient 

(i)  V.  lc«  néf-'OciîiLions,  ap.  Paz,  iiolnmmonl  p.  88,  80,  01.  I'ai..,  H,  220. 
RiTf;E.s,    194. 


—  -'o:?  — 

la  paire  (1).  On  y  voyait  oncore  des  femmes  :  la  Hobadilla 
qui  avait  joné  la  Judilli,  inii,  courtine  par  l'archevêque  de 
Séville,  dtVonseilluit  le  mariage  avec  l'Aragonais  ;  Menria  de 
la  Torre  à  qui  Henri  adiessait  officiellemeut  dos  soupirs.  Un 
milieu  où  la  jeune  fille  ne  pouvait  trouver  aucun  appui,  un 
mélange  de  profiteurs,  de  suspects  on  de  médiocres.  Quant  à 
ses  amis,  ils  étaient  sur  les  chemins.  Heureusement  Carrillo 
veillait  :  lorsqu 'Isabelle  quitte  Ocana  malgré  la  promesse  faite 
à  son  frère,  il  lui  envoie  des  troupes.  Henri  ordonne  d'arrêter 
sa  sœur,  les  femmes  prennent  peur,  la  Bobadilla  abandonne 
sa  maîtresse  ;  mais,  flanquée  des  hommes  de  l'archevêque, 
celle-ci  arrive  à  Yalladolid.  saine  et  sauve. 

L'entrée  de  Ferdinand  a  ime  allure  proprement  théâtrale  ; 
vous  la  retrouverez  plus  d'une  fois  dans  Lope  de  Vega  ou 
Tirso  de  Molina  :  \m<  déguisement,  la  nuit,  la  méprise,  la  recon- 
naissance et  la  conclusion  en  fanfare  (2).  Cardenas  et  Palencia 
ont  été  le  chercher  à  Saragosse  ;  Ferdinand  dit  en  public  qu'il 
va  consulter  son  père,  puis,  déguisé  en  valet  de  marchand, 
conducteur  de  mules,  il  se  dirige  sur  Duenas  par  des  voies 
détournées.  Le  voyage  ne  manque  pas  d'imprévu  :  à  Osma, 
une  pierre  lancée  par  une  sentinelle  faillit  assommer  le  futur 
roi  d'Espagne.  Enfin  le  9  octobre  1469,  il  entre  à  Duenas,  petit 
village  terreux  qui  tâche  de  s'élever  au-dessus  de  la  plaine  et 
qu'affectionnent  les  personnes  royales.  Ce  qu'il  y  a  là  de  no- 
blesse l'acclame  et  demande  sa  récompense  ;  le  fiancé,  sans  un 
sou,  répond  du  mieux  qu'il  peut,  fait  preuve  de  «  prudente 
«  cautèle».  Enfin,  il  voit  Isabelle,  u  La  présence  de  l'archevêque 

(1)  «  Chacon  e  fray  Mortero  —  Traen  la  corte  al  retortero  ».  Font  tour- 
ner la  tête  à  la  cour.  —  On  leur  adjoignait  Cardenas  et  le  cardinal  (Men- 
doza).    Clemenci>,    lOS. 

(2)  Touchant  l'allure  de  Ferdinand,  héros  de  théâtre,  cf.  son  entrée  à 
Salamanque  :  la  nuit,  entouré  d'ennemis,  le  visage  caché  par  sa  cape,  il 
dégaine,  se  découvre  :  «  Je  suis  le  roi...  »  et  tout  s'arrange.  Paz,  39»),  et 
sur  son  enfantillage   persistant,   ib.,   398. 


—  2't4  — 

«  réprima  les  mouvemenls  amouroux  dos  araanls  dont  les 
«  cœurs,  fortifiés  alors  pur  une  mutuelle  contemplation,  de- 
ce  valent  être  peu  après  remplis  de  joie  par  le  lien  limite  du 
«  mariage  ».  Ainsi  s'exprime  Palencia  dans  son  jargon,  mais 
«  lien  licite  »,  est-c€  bien  sûi-  ?  Ferdinand  et  Isabelle  sont 
parents  au  troisième  degré  de  consanguinité,  il  faut  une  dis- 
pense du  pape. 

Ckmencin,  auteur  d'un  Eloge  de  la  reine  catholique  dofio 
Isabelle,  s'est  départi  un  instant  de  son  admiration  pour  son 
héroïne  et  nous  a  conté  l'histoire  de  ce  qu'il  appelle  «  la  faife 
«  de  la  bulle  ».  Le  pape  avait  formellement  refusé  la  dispense, 
en  quoi  il  était  sage,  car  il  avait,  quelques  mois  avant,  auto- 
risé 'le  mariage  d'Isabelle  et  du  Portugais.  Carrillo  et  les  cleiTS 
passent  outre  :  si  près  du  port,  va-t-on  se  laisser  arrêter  par 
de  pareilles  contingences  ?  On  forge  une  bulle,  on  la  date  de 
1464,  on  la  signe  du  nom  de  Pie  II  et  l'évèque  de  Ségovie 
prononce  gravement  que  les  lettres  apostoliques  sont  onini 
prorsus  vitio  et  suspicione  carentes.  Isabelle,  Ferdinand  savent 
fort  bien  à  quoi  s'en  tenir  :  avant  Cuisundo,  avant  môme  la 
mort  du  petit  roi,  ils  ont  entamé  des  négociations  à  ce  sujet 
avec  Rome.  Mais  —  et  c'est  le  beau  —  le  pa}>e  môme  joue 
son  rôle  dans  l'affaire  :  il  a  laissé  entendre  au  roi  d'Aragon 
qu'il  accorderait  la  dispense,  une  fois  le  mariage  célébré,  de- 
îiiandant  siuii)lement,  ce  politique  qui  ne  veut  pas  se  brouiller 
nvec  le  roi  régnant,  qu'on  lui  force  la  main,  qu'on  le  mette  en 
présence  du  fait  accompli.  Le  10  octobre,  à  Valladolid,  dans 
lu  maison  de  Juan  de  Vivero,  l'audiencia  actuelle,  l'>rdinand 
épouse  Isabelle  ;  on  lit  le  contrat,  la  bulle  ;  il  y  a  danses 
et  réjouissances  ;  après  quoi  «  la  ruultitude  laisse  les  princes 
«  se  r^Tiif'illii'  dans  leur  chaïubre  ».  l'>t  la  cons<'ience  de  la 
r<ini'  «alholique  ?  Sixte  IV  la  mit  en  repos,  deux  ans  aju'ès 
(décembre  1471),  vu  l'abscylvaiil   de  toute  stMiti'ncc  d'c.xcoiuuni- 


—  205  — 

nicalion,  en  l'autorisant  à  contracter  un  mariage  régulier  ol  en 
légitimant  sa  progéniture  (1). 

IjC  premier  acte  d'Isabelle  mariée  est  un  acte  de  prudence  : 
elle  ne  veut  point  de  gueiTe,  explique  sa  conduite  à  son  frère, 
l'assuie  de  son  obéissance,  de  celle  de  son  maii,  fait  valoir 
que  l'alliance  avec  Ferdinand  est  conforme  au  vœu  du  peuple, 
est  même  nécessaire.  Pourrait-ou  en  dire  autant  d'une  alliance 
avec  un  poitugais,  un  an.ylais  (le  frère  du  roi  d'Angleterre), 
un  français  P  Tout  cela  très  pondéré,  très  bien  raisonné  ;  mais 
ce  qup  ne  disent  pas  les  lettres  d'Isabelle,  c'est  que  Ferdinand 
n'est  ni  vieux,  ni  myope,  qu'il  a  des  traits  réguliers  et  «  symé- 
«  triques  »,  des  yeux  riants,  une  belle  chevelure  brune  ;  au 
total,  un  chevalier  qui  a  de  la  grâce  et  une  gaillaixle  allure  (2). 

Il  ne  faut  pas  rabaisser  sans  raison  les  événements  d'his- 
toire ;  mais,  en  vérité,  ceci  est-il  autre  chose  que  journée  des 
Qupes.  ou,  comme  dit  irrévérencieusement  le  sévère  Clemencin, 
farce  ?  La  politique  a  ses  exigences.  Ce  qui  est  réel,  c'est 
qu'Isabelle  fut  toujours  fort  éprise  de  son  mari  et  nussi  fort 
jalouse  ;  elle  en  eut  raison  :  «  bien  qu'il  aimât  fort  la  reine, 
«  Ferdinand  s'adonnait  à  d'autres  femmes  »,  et  celte  jalousie 
chez  sa  fille  tourna  en  folie  :  une  conclusion  ordinaire  dans  la 
famille  (3). 

Il  restait  ime  princesse  sur  l'estrade.  Louis  XI,  qui  voyait  loin 
et  bien,  avait  dit  :  «  Si  le  mariage  avec  l'Aragonais  se  fait, 

(1)  Cf.  Pal.,  II,  2,So.  Clemencin,  112.  Sitges,  199-204.  Et,  cette  fois,  on 
montra  les  draps  an  peuple. 

(2)  PvLGAR,  Cr.,  15  et  36.  Castillo,  251  et  260. 

(3)  La  mère  d'Isabelle,  folle  ;  sa  petite-fille,  Jeanne  la  folle.  Celle-ci  écri- 
vait le  I^'  mai  1501  :  «  Il  est  notoire  que  la  seule  cause  (de  ma  passion)  est 
la  jalousie.  .Te  ne  suis  pas  seule  à  avoir  souffert  de  cette  passion  ;  la  reine 
elle-même,  cotte  si  excellente  et  exquise  personne,  fut  jalouse  elle  aussi, 
mais  le  temps  guérit  son  altesse  et  le  temps  me  guérira  aussi  ».  (cit.  ap. 
SuAU  ;  L'Espagne  Terre  d'Epopée.  Perrin,  1905,  p.  86).  Isabelle  s'était 
renseignée  sur  le  physique  de  Ferdinand  —  comme  sur  celui  de  Guyenne 
—  et  le  rapport  (influencé  sans  doute  par  la  reine  d'Aragon,  femme  de 
sens)  avait  été  favorable.  Cf.  Prescott,  I,  172. 


—  206  — 

«  iiiconlinent  le  maître  mettra  en  avant  la  fille  du  roi  d'Es- 
«  pagne  ».  Et  voici  la  bâtarde  de  Guisando  au  premier  plan. 
La  Beltraneja,  porte-drapeau  de  la  France  en  Caslille  ?  La 
FVance  va-t-elle  une  fois  de  plus  dénouer  la  crise,  comme  elle 
la  dénoua  naguère  avec  Duguesclin,  le  jour  où  le  roi  légitime 
fut  ((  mis  en  dessous  »  du  bâtard,  où  don  Pèdre  fut  poignardé 
par  le  Transtumare  ?  Les  temps  sont  changés,  une  opinion 
publique  est  née  et  aussi  une  poésie,  poésie  de  pages,  d'écuyers, 
poésie  du  peuple.  L'une  et  l'autre  ne  nous  ménagent  pas. 
Ecoutez  Palencia  :  «  Les  coutumes  de  France  répugnent  à  la 
«  gravité  castillane,  jamais  les  Castillans  ne  pourront  s'enten- 
«  dre  avec  ces  gens-là  ».  Le  Français,  c'est  la  jactance  et  l'avi- 
dité ;  il  se  moque  de  la  tristesse  espagnole,  exalte  la  pui'eté  de 
son  sang  qui  lui  donne  la  joie,  vante  son  courage,  sa  cuisine, 
son  sens  pratique  ;  le  fiançais,  pour  Palencia,  c'est  le  baron  de 
Fœneste.  Plus  tard,  ce  sera  pis  :  «  Peuple  cruel,  inique,  pétu- 
«  lanl,  injurieux  et  dépourvu  de  toute  humanité  ù  l'égard  des 
«  malheureux  soumis  à  son  joug  »  (1).  Quand  arriva  le  car- 
dinal d'Albi,  ambassadeur  du  roi  de  France,  chargé  de  con- 
clure le  mariage  de  la  Beltraneja  (8  ans)  avec  Guyenne  (24  ans), 
l'antipathie  éclata.  A  Médina  del  Carapo  où  Henri  et  sa  cour 
le  reçoivent,  cet  ecclésiastique  maladroit,  peu  au  fait  de  la 
susceptibilité  de  son  auditoire,  parle  de  haut,  vitupère  :  «  Si  le 
((  roi  Charles  (Guyenne)  a  daigné  consentir  5  ce  mariage,  c'est 
K  pour  extirper  la  corruption  castillane  grâce  â  la  très  pure 
('  dignité  de  la  vertu  française,  pour  que  l'énergie  française 
«  secoue  la  torpeur  de  ce  pays,  que  les  rites  indignes  soient  dé- 
«  trnils  par  le  baume  du  catholicisme...  »  Il  veut  leur  apprendre 
leur  ri'liL'ion,  injurie  Isabelle,  Ferdinand,  Carrillo  !  Les  nobles 

(I)  l'.u..,  m,  M  ol  frapments  do  sa  <' Pcrfecckhi  dcl  triunfo  militant 
fU.*i9),  np.,  Paz,  p.  XXXI.  Qnplque.><  rTudits  fspapnols  (raujounrhni  ma- 
nifcsffnf,  une  sorto  ilc  joie  on  rlrronvranl  cette  f;nll<>i»liohie  anr^ptrulc. 
Coinp.  )Y-tat  fl'esprit  <]<•  raniiolaleur  ri^ecnt  de  Hita,  et  le  voyage  mi- 
.«ogallique   de   Tord. 


—  207  — 

font  mine  d'accepter  la  mercuriale,  mais  les  humbles  se  fAchent  ; 
on  chiinsonne  le  <ardinal,  ou  l'injurie  à  son  tour,  on  en  fait 
un  sol,  un  bouffon,  un  glouton,  «  vivant  entouré  de  prostituées 
«  ou  parlant  sans  honte  à  des  hommes  impudiques  ».  Le  roi 
est  fort  empêché  :  avoir  un  liùte  ainsi  blasonné,  cela  no  re- 
hausse pas  le  prestige  de  la  Reltraueja  (1). 

Malgré  l'opinion  publique,  le  mariage  a  lieu.  C'est  au  Val 
de  Lozoya,  tout  piès  de  Ségovie,  qu'Henri  a  la  satisfaction 
de  déclarer  publiquement  la  légilimité  de  sa  fillo,  l'imposture 
ot  l'inceste  de  sa  sœur  qui  s'est  mariée  sans  son  consentement 
el  sans  dispense  du  pape.  Les  grands  —  «  ces  grands  cent 
«  fois  parjures  »  —  signent  au  contrat  :  Pacheco  à  peine  libre 
de  sa  fièvre,  Mendoza  le  futur  ministre  d'Isabelle,  Cabrera  qui 
va  trahir  son  maître,  toutes  ces  tètes  bonnes  à  prêter  obéissance, 
jurer  foi,  hommage  au  gré  des  vents.  Isabelle  est  déshéritée, 
Reltraneja  future  reine  d'Espagne  :  la  revanche  de  Guisando, 
le  triomphe  de  la  jolie  femme  brune  C2).  Le  ciel  pourtant 
n'approuvait  pas.  Palencia  raconte  que,  le  jour  des  fiançailles, 
il  y  eut  un  orage  terrible.  La  fiancée-enfant,  ((  cette  donzelle 
«  née  pour  le  malheur  des  espagnols  »,  reste  seule  dans  la  tour- 
mente de  pluie  et  de  grêle,  sa  mule  la  jette  à  bas,  enfin  un  do- 
mestique la  recueille.  L'orage  passé,  il  fallait  voir  ces  nobles 
honteux  quitter  leur  abri  à  la  recherche  de  «  Sa  Majesté 
((  royale  »  (3).  Pauvre  majesté  en  miniature  !  salie  dès  sa  nais- 
sance, tant  bien  que  mal  lavée  aux  yeux  du  monde  et  toujours 
battue  par  la  tempête.  Son  français  se  soucie  peu  d'elle  :  il  y 
a,  vers  l'Orient,  une  héritière  bien  plus  attrayante  et  profita- 
ble, dont  la  naissance  n'est  pas  contestée,  la  fille  du  Téméraire, 

(1)  Pal.,  II.  321.  Valera.  Cap.  LVII.  Les  hommes  de  Carrillo  voulurent 
même   assassiner   le    cardinal. 

(2)  PuLGAR,  Cr.,  20,  assure  que  les  Mendozas  ne  jurèrent  pas,  disant 
qu'ils  avaient  déjà  juré  auparavant  avec  tout  le  royaume. 

(3)  Pal.,  II,  33S.  Castillo,  294.  Sitges,  212.  Ici  encore,  les  textes  sont 
altérés  ou  font  défaut  :  la  noblesse  a  voulu  faire  disparaître  sa  malheu- 
reuse signature. 


—  iOx  — 

Marie  de  Bourgogne.  Le  prince  aux  jambes  flasques  une  fois 
de  plus  trahit,  mais  la  coupe  est  pleine,  Louis  XI  à  bout.  En 
mai  1472,  Guyenne  meurt  empoisonné.  Fût-ce  par  des  herbes  ? 
en  recevant  la  communion  P  de  la  main  de  son  frère  ?  de  la 
main  d'un  moine  ?  On  ne  sait.  On  venait  d'empoisonner  sa 
maîtresse,  c'était  son  tour  :  l'empoisonnement  est  de  style  à 
cette  époque  (1). 

Henri  avait  cru  de  bonne  foi  toucher  au  dénouement,  conjuré 
Guyenne  d'entrer  en  Castille  au  plus  tôt  avec  les  forces  que 
Louis  XI  avait  promises  ;  il  lui  donnerait  Avila,  «  la  clef  de 
«  la  perdition  des  déloyaux  ».  A  ce  moment,  on  découvre 
chez  lui  un  indice  de  volonté,  il  semble  qu'il  se  redresse,  que 
son  reiiard  inquiet  ait  une  teinte  d'éneigie,  que,  comme  il  le 
dira  plus  tard,  il  refuse  d'être  plus  longtemps  abaissé,  annulé 
sumido  y  rebajado  ;  il  prend  un  instant  figure  de  roi,  mais 
ce  beau  feu  s'en  va  en  fumée.  Qu'il  s'agisse  du  fils  (h^  Pacheco, 
du  prétendant  Alfonso,  du  fils  du  roi  de  Portugal,  du  frère  du 
roi  de  France,  immanquablement  sa  fille  lui  relombe  sur  les 
bras  :  c'est   l'indésiiable   fiancée. 

Il  faut  chercher  ailleurs.  Trois  projets  de  mariage  sont  mis 
sur  le  chantier  :  l'un  avec  le  fils  du  roi  de  Naples,  le  second 
avec  un  infant  d'Aragon,  le  troisième  avec  le  roi  do  Portugal, 
l'oncle  même  de  la  Beltraneja  (2).  Henri  happe  à  toutes  les 
portes,  il  veut  un  mari  pour  sa  fille,  coîile  que  coûte.  Si  l'un 
s'e.^quive,  l'autre  reste.  Le  Portugais,  tout  à  son  expédition 
marocaine  —  il  va  c^Mpiérir  Tanger  — ,  écoute  poliment  et 
répond  que  l'heure  n'est  pas  aux  éj)ousailles.  .Mors  on  a  re- 
cours h  l'Aragonais,  au  descendant  de  cet  Enrique  qui  mourut, 
sous  Jean  H,  d'une  blessure  reçue  i^  Olmedo.  Mais  ce  beau  fils 

(1)  l'Ai.  ,  III,  ^(7.  Castii.i.o.  2'.I7.  Cf.  Mkiik.i.i-t,  t.  VI,  p.  31i.  FiuU-il  rapi»»- 
\cr  que  Marif  de  HonrfJOf;np  fui  l'aïeule  de  Cliarlea-Qnint  ? 

(2)  Le  premier  projet  est  flans  doute  une  erreur  des  liisloriens  :  con- 
fusion de  noms.  Il  s'agirait  d'une  Juana,  fille  du  roi  d'Aragon.  Cf.  Sn- 
GP.fi,  231. 


—   JOU  — 

d'iin  fiiclieiix  —  qu'on  appelle  Forliina,  le  disf-'râcié,  parce 
que  lié  l'année  même  de  la  mort  de  son  père  —  tranche  du  roi 
avant  la  lettre  el,  quand  les  nobles  «  M  offrent  la  paix  accou- 
((  tuinée  »,  tend  sa  main  à  baiser,  avec  ou  sans  gant.  Les  cas- 
tillans n'admettent  point  ces  procédés,  ils  sont  chatouilleux 
sur  l'étiquette  ;  Pacheco,  de  son  côté,  n'est  point  partisan  d'une 
alliance  qui  menace  ses  possessions  d'Aragon,  et  Fortuna  voit 
son  étoile  décliner.  Ce  n'est  pas  qu'on  réconduise  tout  de  go  : 
si  le  projet  avec  le  roi  de  Portugal  avorte,  on  se  rabattra  sur 
lui,  on  le  tient  en  réserve  pour  les  mauvais  jours. 

Quand  Henri  mourut,  les  négociations  avec  l'Africain  du- 
raient encore,  et  la  Beltraneja  était  toujours  offerte.  «  Innocente 
((  enfant,  digne  d'un  meilleur  avenir  si  sa  mère  eût  mieux  vécu, 
«  qui  souffrit  l'infamie  et  l'injure,  déshonorée  pour  jamais  ». 
C'est  peut-être  la  seule  note  attendrie  que  fasse  entendre  dans 
toute  sa  chronique  le  licencié  Caslillo. 


CHAPITRE   VII 


La  Fin  des  Chevaliers 


Les  vertus  sont  perdues. 
Mortes,  en  voiles  noires. 
Si  les  tendres  enfants 
Ne  leur  donnent  vie  de  nouveau. 
Alvarez  Gatq. 

Avec  chiche  vie 
Le  vivant  se  tourne  en  mort. 
G.  Maxrique. 


I 


CHAPITRE  VII 


((  La  sœur  du  roy  Henri  a  obtius  le  royaume  et  le  possède  ; 
«  et  ainsi  ce  jugement  et  ce  partage  s'est  fait  au  ciel,  où  il  s'en 
«  fait  assez  d'autres.  »  J'imagine  qu'aucun  espagnol  du  xv^  siè- 
cle n'aurait  songé  à  présenter  sous  cette  forme  le  jugement  de 
Dieu.  Chez  Comines  (1),  l'avènement  d'Isabelle  apparaît  sous 
ses  deux  faces,  la  mystique  et  aussi  la  politique.  L'Espagnol, 
lui,  ne  voit  que  ceci  :  Isabelle,  don  du  ciel  à  l'Espagne.  Par- 
courez les  lettres  de  Pulgar,  le  contemporain  de  Comines, 
mais  qui  ne  l'égale  ni  en  saveur  ni  en  intelligence,  un  Comi- 
nes roidi,  ofliciel,  sans  sourire.  Pour  lui,  un  incroyable  con- 
cours de  circonstances  a  sauvé  la  Castille,  en  donnant  la  cou- 
ronne à  la  reine  catholique  :  élevée  dans  la  crainte,  vivant  dans 
le  péril,  elle  a  vu  disparaître,  un  à  un,  les  obstacles  qu'on  lui 
opposait.  Il  a  plu  à  Dieu  d'enlever  dans  sa  jeunesse  le  prince 
Alfomso  «  instrument  de  la  division  »  ;  c'est  Dieu  qui  a  choisi 
la  fdle  certaine  du  roi  Jean  II,  rejeté  la  fille  incertaine  du  roi 
Henri  :  ne  voyez-vous  pas  là  «  la  marque  de  fondements  et 
«  mystères   divins  ?  »   (2). 

Lorsque  Ferdinand  a  passé  la  frontière,  les  enfants  chantent  : 
«  Flores  de  Aragon  —  dentro  en  Castilla  son  —  Flores  de 
«  Aragon  !  »  et  le  curé  antisémite  P»ernaldez  joint  les  mains, 

(1)  Liv.  V,  ch.  XX  (<  Exemples  des  malheurs  de^  princes  et  révolutions 
des  états  arrivez  par  jugement  de  Dieu  ». 

(2)  Cf.  notamment  lettre  à  un  chevalier  de  la  maison  de  Carrillo.  et 
lettre  pour  le  roi  de  Portugal. 


—  21  i  — 

s'exclame  :  «  Domine  ex  ore  infantium  et  laclantium  perfecisli 
«  laudem  !  »  Voulez-vous  une  autre  preuve  de  l'intervention 
divine  ?  Le  cardinal  d'Albi,  qui  a  tenté  de  s'opposer  au  mariage 
«  décrété  au  ciel  »,  qui  a  insulté  les  oints  de  Dieu,  meurt  mi- 
sérablement :  «  Sa  tête  enfle,  il  exhale  par  le  haut  du  crâne 
({  comme  par  une  cheminée  la  vapeur  de  la  fièvre,  il  se  con- 
«  sume  de  feu  sauvage  et  cela  sans  remède  »  ;  le  ciel  l'a 
frappé  (1).  Et  ce  que  Dieu  a  voulu  aussi,  c'est  qu'aucune 
main  étrangère  n'osât  toucher  la  couronne  des  royaumes  d'Es- 
pagne :  «  Qu'on  nous  laisse  librement  servir  nos  rois,  dira 
«  Pulgar,  qu'on  ne  nous  moleste  pas  pour  que  nous  servions 
a  des  rois  étrangers,  qiios  non  cognoverunt  patres  nostri  ». 
L'argument  national  se  rehausse  de  l'argument  divin  ;  tous  ces 
prétendants  amènent  chez  nous  «  des  gens  odieux  à  la  nation  », 
lisez  :  des  gens  qui  n'ont  pas  fait  leur  terre  comme  nous,  qui 
ne  sont  pas  hidalgos.  Qu'on  nous  laisse  libres  dans  notre  mai- 
son, sous  la  sauvegarde  du  Lion  et  de  la  Tour  ;  c'est  déjà,  en 
plein  quinzième  siècle,  le  cri  de  ZoiTilla  :  «  Arrière  les  lys  in- 
«  tnis  de  France  !  Arrière  les  marchands  d'Angleterre  ! 
«  Que  la  vaillance  et  la  fierté  nous  restent  !  La  liberté  et  la 
«  terre  ne  nous  manqueront  pas  !  »  L'Espagne  aussi  a  eu  son 
Fuori  i  Barbari  !  (2). 

Il  faut  descendre  de  ces  hauteurs,  laisser  s'évanouir  cette 
vision  délectable,  retrouver  la  petile  cour  d'Isabelle.  L'argent 
y  est  rare  :  le  beau -père  suffit  à  peine  «  ù  ses  nécessités  »,  n'en- 
voie rien,   demanderait   plutôt  ;  sans  Carrillo,   les  princes  ne 

(1)  Befinaldez  Hist.  de  los  reyes  catôlicos  (Soc.  de  bibliof.  andaluofts) 
1870-7.^j,  I,  p.  20.  Pai,.,  III,  «4  et  i'ô'ù.  Castiixo,  272.  —  Ln  Comte  d'Arma- 
gnac sY-tait  réfugié  en  Espagne.  I-e  cardinal  d'Albi  traite  de  son  retour 
en  France,  partage  l'hostie  avec  lui.  Malgré  son  sauf-conduit,  Armagnac 
eut  poignardé.  «  Dieu  ne  laissa  pas  le  cardinal  sans  clultinicnt...  » 

(2)  Lettre  de  l'ulgar  au  secrélaire  de  la  reine  (1479).  Cr.,  p.  21.  — 
Coiiijt.  '<  I.f  rliaiit  d'espérance  pour  !<•  relrvenient  de  l'Rspagne  d,  ap.  Qui- 
.Ntr,  p.  U't'.i. 


—  21.")  — 

pourraient  payer  leurs  hoiiinies  ;  Cnrrillo  saig;né  par  ses  akhi- 
niisles,  c'est  raiiiiral  qui  se  charge  de  la  dépense.  Mais  tout 
ce  monde  vil  chK-hcment.  l.orsque  le  duc  de  Bourgogne  envoie 
la  Toison  d'Or  à  Ferdinand,  le  problème  devient  angoissant  : 
(jui  recevra  l'ambassadeur,  et  l'ambassadeur  d'un  seigneur 
riche  parmi  les  seigneurs  ?  Ferdinand  dit  qu'il  ne  peut  sup- 
porter les  frais  d'une  i-éceplion  ;  son  oncle  l'amiral,  qui  veut 
bien  jjayer  mais  ce  qui  t^sl  indispensable,  refuse  à  son  tour. 
Enfin  ou  trouve  un  noble  plus  libéral  qui  consent  à  héberger 
les  Bourguignons  (1).  Sans  argent,  lorsqu'on  a  le  pied  à  l'élrier, 
qu'il  suffit  d'un  élan  !  Sans  argent,  lorsqu'il  faut  s'attacher  une 
noblesse,  avoir  la  main  large,  prendre  tournure  royale  !  Isa- 
belle a  su  sortir  de  cette  impasse,  c'est  proprement  le  miracle 
qu'elle  a  accompli.  Avec  son  frère,  elle  est  la  prudence,  le  sang- 
froid  mêmes.  Publiquement  accusée  d'imposture  et  d'inceste, 
elle  se  défend  sans  exclamations,  sait  toucher  la  fibre  nationale  : 
n'est-ce  pas  lui  qui,  le  premier,  a  rompu  le  pacte  de  Guisando  ? 
N'a-t-il  pas  voulu  la  donner,  elle  la  castillane,  à  ces  français 
dont  Bernard  del  Carpio  humilia  la  superbe  à  Roncevaux  ?  (2) 
mettre  la  cruelle  main  française  sur  la  nuque  espagnole  ? 
Quant  à  l'inceste,  —  ici,  on  sent  que  le  bât  la  blesse,  mais  elle 
esquive  la  question  avec  élégance  —  «  Vous  n'êtes  pas  juge  de 
«  ce  cas-là...  »  (3).  Les  chefs  des  grandes  maisons  reçoivent 
d'elle,  à  défaut  d'espèces  sonnantes,  des  espérances  :  le  duc  de 
Medina-Sidonia  aura  la  maîtrise  de  Santiago  que  Pacheco  dé- 

(1)  Pal,  III,  209.  La  mort  de  l'amiral  vient  compliquer  les  choses.  Cf. 
pour  les  soucis  d'argent  d'Isabelle,  ses  lettres  à  son  beau-père.  ap.  Paz, 
93  sqque. 

(2)  Cf.   Prim.  Cr.   Gen.,   §  619. 

(3)  P.iL.,  III,  349.  SiTGES,  240.  Dans  une  lettre  antérieure  aux  fiançailles 
de  la  Beltraneja,  elle  avait  proposé  à  Henri  de  soumettre  leur  différend 
à  quatre  religieux  présidés  par  l'inévitable  comte  de  Haro.  Dans  le  ma- 
nifeste du  1"  mars  1471,  eUe  ose  dire  :  «  Ma  conscience  est  bien  nette, 
saiieada  »,  pourtant  la  bulle  d'absolution  n'est  qae  du  mois  de  décembre 
suivant. 


—  Jll)  — 

tient  saus  droit  ;  par  contre,  Séville  se  donuera  aux  princes. 
Isabelle  jure,  signe,  quitte  à  ne  pas  tenir,  mais  il  faut  parer 
au  plus  pressé.  —  On  ne  peut  durer  avec  des  expédients.  Il 
est  de  nobles  familles  bien  rentées,  que  la  générosité  sans 
frein  d'Henri  a  rendu  difliciles  et  qui  ne  s'eu  tiennent  pas  à 
la  fumée.  Il  y  a  aussi  les  anoblis  de  fraîche  date,  qui  sentent 
encore  les  bas-emplois  ;  les  yiarvenus  qui  appliquent  à  la  lettre 
le  principe  de  Pacheco  :  }iour  conserver  les  états,  il  faut  les 
accroître.  Les  ims  et  les  autres  sont  redoutables  ;  Isabelle  le 
sait  bien,  elle  sait  aussi  que  leur  appui  lui  est  indispensable. 
Heureusement  le  ciel  y  pourvoit  et  les  instruments  dont  il  se 
sert  ne  sont  pas  d'une  qualité  ordinaire. 

Rome  a  toujours  eu  pour  Henri  des  égards,  môme  des  com- 
plaisances. Que  le  pape  soit  un  humaniste  siennois  et  s'ap- 
pelle Pie  II,  qu'il  soit  un  vénitien  bel  homme  et  s'appel'e 
Paul  II,  les  meilleures  relations  existent  toujours  entre  le 
Vatican  et  le  roi  de  Castille.  Parmi  tant  de  souverains  de 
mauvais  esprit,  ayant  sans  cesse  la  menace  à  la  l)ouche,  Henri 
est  un  fils  soumis  et  déférant  ;  il  refuse  à  Louis  XI  d'appuyer 
la  réunion  d'un  concile  général  contre  le  pape.  Cet  incrédule 
n'a  point  l'idée  d'introduire  des  nouveautés  dans  l'église,  cette 
question  ne  le  passionne  pas  ;  dans  son  parti,  on  ne  maltraite 
pas  Rome.  Mais  lisez  les  écrivains  d'opposition.  Palencia  ne 
tarit  pas  d'insultes  lorsqu'il  s'agit  des  pontifes  de  son  temps  : 
des  démoniaques,  des  païens  qui  s'occupent  de  statues,  qui 
s'adonnent  à  la  magie  au  lieu  de  réformer  les  mœurs,  des  pail- 
lards qui  s'entourent  de  gens  infâmes  et  qui  vont  fairo  coulor 
la  barqne  de  Saint-Pierre.  Le  chroniqueur,  qui  connaît  son 
monde  romain,  n'a  peut-être  pas  tort,  mais,  pour  ses  maîtres, 
il  s'agil  d'antre  chose  que  de  critiquer  le  népotisme  ou  le  con- 
<'id)iritige  des  successeurs  de  l'Apôtre  (l).  Or,  en  juillet  1471, 

(l)  Pai,.,  I,  i3I  f't  co  qu'il  dit  fie  l'nnniîaii  onchanlé  de  l'uni  II  (II,  i:W). 
Cf.    I.a   disfirâce   d,;   N.    Machiavel,   42   et  2'.»1. 


—   L'17   — 

la  fortune  souiil  aux  princes  :  Paul  II  leur  ennemi  meurt,  et 
Sixte  IV,  un  ligurien,  l'homme  de  la  oonjuration  des  Pazzi, 
est  élu  pape  (1).  Dt's  la  fin  de  l'année,  le  mariage  incestueux 
est  régularisé,  c'est  une  arme  de  moins  contre  Isabelle  ;  elle  peut 
se  présenter  canoniquement  à  son  peuple  et  profite  de  l'avan- 
tage. Travaillé  comme  le  roi  d'Aragon  par  les  besoins  d'argent. 
Sixte  IV  envoie  en  Espagne  un  légat  chargé  apparemment 
d'apai5ier  les  discordes,  en  fait  de  vendre  des  indulgences.  Le 
légat  est  Rodrigo  de  Borgia,  le  plus  riche  des  cardinaux  après 
le  français  d'Estonteville,  «  beau,  noble,  séduisant,  exerçant 
«  snr  les  fennnes  une  attraction  plus  forte  que  celle  de  l'aimant 
«  sur  le  fer»,  le  futur  Alexandre  YI.  Cet  espagnol  de  Jativa, 
élevé  à  la  porte  du  jardin  de  Valence  mais  façonné  dans  les 
jardins  d'Italie,  a  déjà  plusieurs  enfants  et  songe  à  leur  tailler 
un  établissement  dans  sa  patrie  (2).  Il  arrive,  précédé  d'une 
réput-ation  d'opulence  et  de  sensualité  (3),  suivi  d'une  multi- 
tude de  prélats,  la  plupart  italiens,  qui  cherchent  à  glaner  sur 
cette  nouvelle  terre.  A  la  cour,  c'est  un  événement.  Henri,  con- 
trairement à  ses  habitudes,  ordonne  de  préparer  une  réception 
digne  d'un  si  grand  homme,  il  dépêche  Castillo  son  chroniqueur 
et  chapelain  à  sa  rencontre.  L'archevêque  Carrillo.  qui  entre- 
voit la  pourpre,  achève  de  se  ruiner  «  en  orge  pour  les  chevaux, 
«  viandes,  volatiles  de  toute  sorte,  muids  de  vin,  et  fait  telle 
«  recherche  de  poules  dans  le  pays  d'alentour  qu'à  peine  resta 
((  poulet  qui  ne  se  vît  avec  épouvante,  le  matin,  solit^iire  sur 
«  l'échelle  du  poulailler  ».  Mais,  tandis  que  tout  ce  monde 
s'empresse,  Mendoza  va  sans  bruit  cueillir  le  légat  au  débar- 

(1)  Le  9  août.  Cf.  P.vstor,  Hist.  des  papes,  IV,  183. 

(2)  Pastor,  op.  cit.,  V,  351.  Gregorovius,  Lucrèce  Bonjia.  trad.  it.,  1874, 
9-18.  Carrillo  a  un  enfant.  Mendoza  deux,  à  notre  connaissance. 

(3)  Naguère,  Pie  II  lui  écrivait  :  «  Je  sais  qu'on  a  dansé  dans  ton  jardin 
avec  toute  licence  et  qu'on  n'a  épargné  aucune  des  séductions  de 
l'amour  ».  D'après  Palencia,  Borgia  ne  se  conduisit  pas  autrement  en  Es- 
pagne. 


—  2i8  — 

que,  à  Valence  :  il  a  conclu  une  eulcnle  avec  Ferdinand  et 
Isabelle,  renoncé  à  soutenir  la  Bellraneia,  demandé  pardon  de 
ses  erreurs  passées,  s'est  donné  lui  et  sa  maison  aux  princes  ; 
en  récompense,  il  aura  le  chapeau  —  et  il  l'eut.  Les  Mendozas 
sont  désormais  les  serviteurs  d'Isabelle,  tout  en  maintenant, 
cela   s'entend,   le  respect  dû  au  roi  régnant. 

J'aime  à  voir,  au  milieu  de  ces  nobles  encore  barbares  aux 
yeux  d'un  italien,  la  face  pleine,  l'œil  avisé,  les  grosses  lèvres 
avançantes,  la  carrure  du  robuste  viveur  qu'a  immortalisé 
Pijituricchio.  Il  donn,î  la  dernière  touche.  Avec  lui,  c'est  véri- 
tablement la  politique  romaine  qui  envahit  la  Castillo  ;  Rorgia 
dispensera  aux  bons  entendeurs  de  bonnes  leçons  :  il  a  été 
à  l'école  de  son  parent  Calixte  III,  et  où  apprendre  l'art  de 
conduire  les  hommes,  si  ce  n'est  sur  la  terre  de  Machiavel  ? 
Borgia  est  la  première  figure  du  règne  d'Isabelle  ;  on  l'a  peut- 
être  trop  oublié.  —  Cependant,  l'admiration  pour  lui  n'est  pas 
unanime,  il  a  beau  dire  qu'il  apporte  «  la  médecine  qui 
«  convient  aux  âmes  espagnoles  »,  on  se  défie  du  médecin. 
Pour  Palf'ucia,  le  cardinal  et  sa  suite  viennent  «  curieux  de 
«  butin,  sachant  que  les  Espagnols,  plus  attachés  au  nom  qu'à 
«  la  chose,  prodiguent  avec  joie  l'argent  pour  acquérir  des 
«  honneurs  ».  Des  novices,  ces  Espagnols,  sans  défense  contre 
la  finesse  italienne  !  Un  libelle  scatologique,  intitulé  «  L'apo- 
«  sento  en  Juvera  »,  mettra  en  bonne  place  le  cardinal  Rodrigo 
de  Borgia,  aux  côtés  de  Carrillo  :  à  la  garde-robe  (1). 

I^s  grands  repus,  vient  le  tour  des  sous-ordres.  I!  y  en  avait 
un  qui  tenait  la  clef  de  Casiille  dans  sa  main  :  l'alcazar  de 
Ségovie  et  le  trésor.  Andres  de  Cabrera  était-il  juif  converti, 
chef  des  conversos  de  Ségovio  ?  élait-co  simplement  un  homme 
nouveau,  venu  de  Cuenca  ?  .le  ne  sais  qu'une  chose,  c'est  que 
ses  dcscendaiils  ont  pris  soin  de  faire  disparaître  des  documents 

M)  Paj..,  III,  R7.  Castiu.o,  32i-;(:J0.  Sitges,  24.1.  Obras  de  Ifiirlax,  \)vr(. 
t'I  p.  î).  Borgia  arrive.  «  al  rcino  deronrpriado  ». 


—  219  — 

le  concernant  le  mol  novus.  —  Pacheoo  l'avait  donné  à  Henri, 
puis,  c'était  dans  l'ordre,  le  famulus,  riche  des  grâces  royales, 
avait  rompu  avec  !'■  maître,  volé  de  ses  propres  ailes  :  ainsi 
naguère  Pacheco  s'était  affranchi  de  la  tutelle  de  Luna.  Etie 
gardien  de  la  Forteresse,  de  l'argent  du  royaume,  et  ne  pas 
trafiquer  de  cette  situation,  il  aurait  fallu  pour  cela  une  tête 
solide,  une  fidélité  chevillée  dans  le  cœur.  Cabrera  n'est  point 
de  cette  trempe,  négocie  par  l'entremise  du  trésorier  d'Isabelle, 
A.  de  Quintanilla.  Cela  dure  un  an,  le  trésorier  courant  de 
Ségovie  à  la  cour,  achetant  les  portiers,  l'alcade.  Enfin  Cabrera, 
sans  trahir  le  roi  (à  la  manière  de  Mendoza),  s'engage  à  ne 
livrer  l'alcazar  et  le  trésor  à  qui  que  ce  soit,  sans  l'assentiment 
des  princes.  En  récompense,  il  sera  marquis  de  Moya  et  mar- 
quise sa  femme,  la  Bobadilla  (1). 

Avoir  à  sa  dévotion  la  plus  nombreuse  et  la  plus  riche 
famille,  être,  quand  on  le  voudra,  maître  de  la  capitale,  c'est 
bien,  mais  ce  n'est  pas  tout.  Une  noblesse,  une  ville  ne  repré- 
sentent pas  l'Espagne.  Isabelle  a  dû  conquérir  peu  à  peu,  mor- 
ceau par  morceau,  l'aristocratie  du  royaume  :  persévérant  tra- 
vail d'enveloppement,  réseau  patiemment  filé  où  vinrent  se 
prendre,  un  à  un,  ces  seigneurs  de  guerre  civile.  Les  historiens, 
chroniqueurs,  compilateurs  ont  raconté  tout  cela,  et  avec  quel 
enthousiasme  !  Pour  nous,  ce  qui  importe,  c'est  de  savoir  à 
quels  gens  la  jeune  reine  aura  affaire,  ce  qu'est  devenue,  à 
la  veille  de  la  mort  d'Henri,  la  noblesse  du  commencement  du 
règne,  cette  noblesse  que  Guzman  a  figurée  au  naturel.  Où  va 
son  cœur  ?  Où  son  esprit  ? 

Ce  qui  frappe  tout  d'abord,  c'est  la  décadence  du  chevalier 
de  tournois  :  les  jours  du  Paso  Honroso,  des  grandes  emprises 
semblent  oubliés  ;  le  dernier  pas  d'armes  dont  les  chroniques 
parlent  avec  admiration  est  celui  que  Beltran  célébra  en  1459. 

(1)  Paz,  443-444.  Po-gar.  Cr.,  26.  Pal.,  III.  183.  Mendoza.  Benavente  se 
partageaient  les  bonnes  grâces  de  la  Bobadilla.  Cabrera  laissait  faire, 
recevait  en  souriant  ces  hôtes  d'importance. 


—  2l'0  — 

Que  sont  devenus  Suero  de  Quifiones  bataillant,  le  bras  nu 
par  amour  de  sa  dame,  portant  un  anneau  de  fer  à  la  gorge 
en  signe  d'esclavage  ?  Juan  Pimentel,  qui  se  passionne  pour  les 
exercices  de  guerre  au  point  de  se  faire  assommer  par  un  valet, 
en  jouant  à  mort,  a  todo  matar  ?  Gonzalo  de  Cuadros,  si  impé- 
tueux qu'il  faillit  tuer  à  Valladolid  le  roi  sans  couronne  Luna  ? 
Que  sont  devenus  les  joutes  et  les  tournois,  les  ornements, 
broderies,  cimiers  ■>  Passés  comme  les  rêves,  comme  l'herbe 
des  saisons...  (1).  Isal>elle  ne  fera  rien  pour  les  ressusciter,  ces 
combats  sanglants  en  l'honneur  des  dames  mais  sans  profits 
pour  la  couronne.  Gagner  la  gloire  à  coups  de  «  fers  aiguisés  » 
lui  semble  un  j)asse-temps  inutile.  Elle  va  même  plus  loin, 
n'admet  pas  les  toros,  elle  Espagnole  !  (2). 

Si  vous  voulez  rencontrer  un  chevalier  d'ancienne  souche, 
il  faut  l'aller  chercher  en  Portugal.  Là  s'agite  le  don  Quichotte 
royal,  mais  un  don  Quichotte  obèse.  Le  soleil  d'Afrique  l'a 
illuminé,  ce  colonial  !  Champion  de  sa  nièce,  de  sa  fiancée, 
la  Beltraneja,  il  se  fera  battre  honteusement  ;  quatre-cents  de 
ses  soldats  seront  châtrés  par  les  espagnols  ;  il  voudra  rétablir 
la  concorde  entre  les  princes  ennemis,  unir  Louis  XI  et  le 
Téméraire.  Bafoué,  dégoûté  du  monde,  «  le  vieux  coq  »  — 
c'est  ainsi  que  l'appello  Ferdinand  —  s'exilera  en  Normandie  ; 
anachorète,  et  plus  sincère  ponl-riro  que  Charles-Quint,  il  abdi- 

(1)  Copias  de  Jorge  Manrique.  Cf.  Bakna,  préf.  Cot.\rei.o,  o;>.  cit.,  144. 
Sur  la  hiérarchie  de  la  noblesse  .\LTA.\iinA,  II,  8  et  400. 

(2)  Cf.  sa  lettre,  ap.  Clemencin,  300.  «  De  los  toros  luego  alli  propuse 
con  tofla  detorminacion  de  nunca  verlos  en  toda  mi  vida,  ni  scr  en  que 
s«^  corran  ».  Oviedo  (Quincuagenas)  conte  qu'un  jour  à  Arcvalo,  les  tau- 
reau.x  tuf-ront  doux  hommes  et  trois  ou  quatre  chevaux.  Isabelle  ordonne 
que  «'  désormais  on  enchâsse  sur  les  cornes  des  taureaux  vivants  des 
cornes  de  IxiMifs  morts,  qu'on  les  scelle  de  façon  (jne  leur  pointe  soit 
tournée  du  côté  des  épaules  ».  .Ainsi  les  toros  inofl'ensifs  devinrent  «  gra- 
•  iiMi.x    passe-|cmi)H  »    {ih.    lO.'i-OO). 


ijiioi;i,  vuiidia  s'embarquer  pour  Jérusalem.  Ramené  chez  lui, 
trouvant  son  fils  couronné,  sa  fiancée  cloîtrée,  il  essaicia,  une 
fois  encore,  de  se  faire  moine  et  mouria,  essouflé,  de  fièvre 
maligjie  :  le  dernier  idéaliste  du  moyen  âge  il'i. 

Regardez  maintenant  les  vieux  chevaliers  castillans.  Enri- 
chis, assagis,  ils  savon renl  la  paix  Iwjurgeoise  ;  réconciliés  avec 
Dieu,  finissent  en  palrinivhes.  Voici  le  routiei-  Villandrando, 
ex-pillard,  ex-blasphémaleur.  qui  meuil  anobli,  considéré, 
priant,  pleurant  au  souvenir  de  ses  erreurs  passées.  Voici 
l'alferez-mayor  Cifuentes,  ambassadeur  zézayant,  maigre  et 
long,  qui  suffisamment  arrondi  par  la  fortune  se  relire  dans 
ses  terres  et  laisse  à  ses  deux  fils  deux  majorais  fort  respec- 
tables (2).  Je  sais  bien  qu'à  côté  de  ces  repentis  en  pantoufles, 
i)  en  est  d'autres  appartenant  à  la  même  génération  et  qui 
gardent  une  allure  plus  romanesque.  Ce  sont  les  fidèles  de 
la  tradition  amoureuse,  les  dévots  du  légendaire  Macias 
qu'un  mari  jaloux  tua  d'une  flèche,  tandis  qu'il  chantait 
sa  passion  dans  la  prison  d'Arjonilla.  Un  seul  les  résume  tous. 
L'histoire  du  chevalier  de  Cialice.  Rodriguez  del  Padron,  paraît 
encore  agréable,  pourvu  qu'on  ait  le  goût  des  nouvelles  à  l'espa- 
gnole :  une  dame  s'éprend  de  lui,  confie  son  honneur  à  sa 
discrétion,  le  rend  heureux  mais  sans  se  nommer.  La  scène 
est  connue  :  la  nuit,  une  poterne,  une  épée  sous  un  manteau  ; 

(1)  Prescott,  I,  223.  Sitges,  310.  Après  sa  défaite,  il  fuit  jusqu'à  Castro- 
nuno,  s'arrête  chez  l'alcaide,  s'endort  et  la  femme  de  l'alcaide,  montrant 
à  son  mari  ce  gros  homme  suant  et  ronflant  :  «  Vois  pour  qui  nous  nous 
perdons  ».  Vieux  coq,  non  sans  esprit  :  cf.  sa  lettre  à  Louis  XI,  ap. 
SlTGES,   317. 

(2)  Cf.  PuLG.\R,  Cl.  Var.  Les  exploits  de  Villandrando  en  France  ont 
créé  des  légendes  :  il  attache  son  cheval  à  une  statue  de  S.  Pierre  dans 
l'église  d'Aurec  (Haute-Loire).  Le  pieux  cheval  se  cabre.  Villandrando 
remonte  en  selle,  le  cheval  se  précipite  dans  la  Loire,  noie  le  cavalier, 
et  sort  sain  et  sauf.  La  bossette  de  son  mors  fut  consacrée  en  mémoire 
du  jugement  de  Dieu.  Cf.  Quicherat,  63. 


puis  le  jeu  des  gages  d'amour,  une  boucle  de  cheveux,  un 
ruban  incarnat  ;  les  manifestations  courtoises,  les  devises  ten- 
dres et  funèbres.  Rodriguez  apparaît  vêtu  de  velours  cramoisi 
et  de  drap  d'or,  mais  avec  mi  voile  noir  ;  ses  armes  repré- 
sentent des  limbes  où  se  distinguent  des  figures  d'enfants  : 
«  Esperanza  es  mi  tiniebla  —  de  nueva  luz  con  Victoria  — 
«  pues  del  limbo  saco  gloria...  »  Or  la  dame  était  la  reine, 
la  jolie  femme  brune,  l'épouse  d'Henri  IV  ;  c'est  du  moins  ce 
que  rapporte  l'histoire  :  on  ne  prête  qu'aux  riches.  Se  croyant 
trahie,  la  reine  chasse  le  chevalier.  Alors,  sur  la  place  pu- 
blique, Rodriguez  fait  un  bûcher  de  ses  gages  d'amour,  et 
tandis  que  se  consument  les  cheveux,  les  bijoux,  et  les  reli- 
quaires, il  s'accompagne  d'une  guitare  et  pleure  en  voyant 
«  brûler  ces  tristes  souvenirs,  comme  il  brûle  pour  eux.  » 
Après  s'être  vengé  en  vers,  il  passe  en  France,  et  là  on  ne 
sait  ce  qii'il  devient  :  amant  d'une  autre  reine  ?  ou  moine 
franciscain  ?  Ce  qui  est  sûr,  c'est  qu'ayant  peiné  plus  que 
tout  autre  dans  l'Enfer  d'Amour,  il  finit  enragé  (1).  De  oe 
roman,  je  ne  retiens  qu'un  type  :  le  malade  d'amour  —  et  la 
maladie  passe  aux  disciples.  Qiiinones  donnait  des  coups  de 
lance  et  rimait  en  Corydon.  T.es  nobles  d'Henri  IV  se  contentent 
de  rimer  entre  deux  trahisons.  T.es  formules  ne  leur  manquent 
pas  :  ils  en  trouveront  chez  Miner  Francisco  Impérial,  italien, 
fils  d'un  joaillier  génois  établi  à  Séville,  qui  a  révélé  Dante 
à  l'Espagne  ;  chez  Gonçalo  Martines  de  Médina,  mélancolique, 
misanthrope,  homme  des  prophéties  obscures  ;  plus  encore 
chez  Ausias  March,  le  précepteur  de  Viana,  le  poète  scolastico- 
érotique  qui  marie   savamment   le   syllogisme   et   la   passion  : 

M)  i<  Que  no  eh  sino  ladrar  —  Hara,  Ham,  huid  que  rabio.  »  Je  ne 
Pais  ([u 'aboyer,  fuyez,  je  suis  ennipé.  —  Cf.  Baena,  089-00.  Fitzmauhk;^- 
Keli.ï,  op.  cit.,  p.  91.  II  semble  que  la  dame  soit  la  seconde  femme  de 
Jfan   [F    —  Sur  .Mncins,  cf.  Tick.noii,  I,  330. 


—  223  — 

Ainor  tin  cal  siuo  voin  iamador...  {i).  Que  ces  exercices  de 
seconde  main,  ce  psittacisnie  lilléraire  n'aient  rien  donné,  cela 
n'est  pas  surprenant.  Jean  II  était  poète,  Henri  ne  l'est  en 
aucune  façon  ;  il  n'y  a  plus  de  place  sous  son  règne  pour  les 
gentillesses  de  cour,  les  déplorations  amoureuses.  Par  la  nou- 
velle littérature,  nous  saisissons  sur  le  vif  la  décoin  position  de 
la  chevalerie  espagnole. 

Pulgar,  qui  succède  à  Guznian  comme  peintre  des  Claros 
Varones  de  son  temps,  prononce  ex  cathedra  :  «  Il  n'y  a  chan- 
«  gement  de  prospérité  que  là  où  il  y  a  corruption  de  cou- 
«  tûmes.  Des  petits  le  roi  a  fait  des  grands,  leur  a  donné 
«  titres,  dignités,  patrimoines  et  ils  ont  mis  le  désordre  dans 
«  la  maison  «i  Et  Bemaldez  renchérit  :  «  Les  hommes  paci- 
«  (îques  ont  souffert  grande  violence  des  hommes  nouveaux 
«  qui  se  sont  levés  ».  Ceci  est  le  credo  des  chevaliers  qui  se 
prétendent  de  pure  race  :  l'avènement  des  plébéiens  obscurs 
a  obscurci  l'ancienne  noblesse,  les  parvenus  ont  l'honneur  et 
l'argent,  les  mésalliances  se  multiplient,  les  traditions  se  per- 
dent... «  Alors  vient  le  temps  de  la  corruption,  du  vol,  de 
«  l'orgueil  et  de  la  luxure  »  (2). 

A  ces  nouveaux  chevaliers  il  faut  des  poètes  qui  sentent  le 
populaire,  qui  ne  s'abîment  pas  dans  les  distinctions  melLi- 
flues.  Aussi  voyez  leur  nom  :  Juan  el  Trepador,  Gabriel  el 
Musico,  Martin  el  Tanedor,  Juan  fils  du  bourreau  de  Valla- 
dolid.  Mondragon  77}o;o  de  espuelas,  protégé  de  l'aristocrat-e 
Gato,  et  le  plus  grand  de  tous,  Anton  de  Montoro  le  fripier. 

(1)  Cf.  B.4ENA,  223.  Vers  d'Impérial  sur  la  «  Estrella  Diana  »  qu'il  ren- 
contra sur  le  pont  de  Séville.  Sur  March,  Pelayo,  Id.  est.,  II,  222  et  la 
série  des  serfs  d'amour  :  G.  Sânchez  de  Badajoz  {Infierno  d'amor),  Diego 
Fernandez  de  S.  Pedro  (Cârcel  de  Amor).  Sur  la  répercussion  en  France 
de  cette  littérature,  cf.  Reitîier  :  Le  roman  sentimental  avant  l'Astrée. 
Colin,  1908,  p.  o5  sqque. 

(2)  Pulgar.  CL  Var.  (portrait  d'Henri).  Bekn.u-dez,  op.  cit.,  p.  9.  —  Cf. 
le  chapitre  suivant  sur  cette  prétendue  pureté.  Comp.  Gczma>-.  Cap.  X 
et  XXX. 


Naguère  les  hauts  seigneurs  cultivés  comme  Santillane  consen- 
taient à  correspondre,  de  loin  en  loin,  avec  ces  chanteurs  de 
];i  rue  et  de  l'échoppe,  lorsqu'ils  avaient  du  talent.  Maintenant 
les  chanteurs  sont  au  premier  plan  ;  ils  ont  trouvé  la  clientèle 
(fu'il  leur  faut,  presque  à  leur  niveau.  Dans  ce  sévère  monu- 
ment encore  bien  étriqué,  guindé  qu'est  la  littérature  espa- 
gnole, un  hôte  inattendu  s'installe,  désinvolte.  T^es  écussons 
armoriés,  les  devises  avantageuses  resplendissent  toujours, 
mais  d'en  bas  une  clameur  monte...  Sous  l'auvent,  un  poète 
chante,  le  valet  dv  seigneur  dit  des  vers,  le  fripier  répond, 
le  joueur  de  vihuela  intervient,  les  enfants  entonnent  à  leur 
tour  des  «  cantares  qui  infectent  l'air  ».  Tout  ce  peuple  d'hum- 
bles s'injurie,  quémande,  s'amuse  :  un  bourdonnement  de  vie, 
un  grouillement  de  liberté,  un  nouveau  monde  qui  s'éveille. 

Certains  esprits  chagrins  ont  regretté  l'invasion  de  ces  poètes 
trop  bas.  Pour  moi,  j'avoue  découviir  avec  joie  ces  enfants 
sans-soucis  qui,  tout  en  vivant  de  leur  métier,  tâchent  de  tirer 
quelque  argent  des  riches,  de  ramasser  quelques  miettes  de 
leur  table.  Mais  quoi  !  si  l'argent  ne  vient  pas,  si  la  nourriture 
qu'on  leur  donne  est  indigeste,  ils  retournent  à  leur  aiguille 
et  tout  est  dit  (1).  Ces  poètes-là  vous  font  agréablement  oublier 
]es  Phébus  et  leurs  élégances  cotonneuses,  ils  ont  un  don  de 
vie,  et  c'est  un  don  inappréciable.  .Te  salue  en  eux  lé  cortège 
annonciateur  de  la  Célestine,  l'entremetteuso  populaire. 

Et  le  beau,  c'est  que  les  seigneurs  authentiques  se  laissent 
prendre  à  cette  gaieté,  veulent  à  leur  lour  manier  le  vocabu- 
laire de  la  rue,  des  métiers  ;  mais  ils  ne  sont  pas  de  taille, 
restent  inférieurs  à  leurs  maîtres  qui,  par  nature,  ont  de  la 
gueule.  Cette  rencontre  a  produit  un  livre,  livre  honteux  que 
des  hétérodoxes  ont  réédité  à  la  honte  du  clergé  (bien  naïve- 

(1)  Canr.  dp  Montoro,  t'd.  Colarrin  y  Mori,  Madrid,  1000.  «  Puisqnn.  poô- 
tJHCr  n'arernît  ])oint  ma  fortunf ,  il  faut,  t'adorrr,  mon  di',  \o  rendre,  grâ- 
wp,  mon  aipiiille.  »  Il  se  plaint  ailleurs  au  parvenu  Iranzo  d'»>tre  fatipué 
<(  de  poippon  ft  de  .'«ardines  »  Cp.  211).  Cf.  Raena,  p.  XV,  XXXII  eqque. 


-  225  — 

nient,  à  mon  sens,  car  le  clerc  n'y  est  pas  le  seul  person- 
nage) :  le  Camionero  de  ohras  de  hurlas  provoeantes  à  risa  (1). 
(»uvrez  ce  recueil  ;  vous  aurez  la  satisfaction  quasi-philoso- 
phique de  voir  le  nom  des  Manrique,  seigneurs  de  Villazopeque 
ou  de  Relmontejo,  vieux  croyants,  chevaliers  notoires,  accolé 
à  celui  de  ce  «  gros  rat  de  moulin  »,  de  cette  «  figure  de  coffre  », 
le  fripier  juif  Montoro  (2)  :  jeux-partis  du  noble  et  du  plébéien, 
où  le  plébéien  l'emporte,  et  de  loin. 

Tel  quel,  et  malgré  toutes  les  censures  accumulées  sur  lui, 
le  Cancionero  de  Burlas  a  son  prix.  Vous  n'y  trouverez  pas 
l'allégorie  somptueuse,  l'exquis  du  sentiment,  le  poli  de  la 
déclaration  d'amour.  Les  rapports  de  l'homme  et  de  la  femme 
y  sont  envisagés  sous  un  unique  aspect  —  ainsi  dans  les  vieux 
chants  satiriques  galiciens,  les  chants  d'amigo,  de  joie  et  de 
danse  (3).  Mais,  en  revanche,  vous  aurez  des  visions  délec- 
tables moins  scolastiques  que  celles  du  savant  bachelier  Alfonso 
de  la  Torre  (4),  des  comédies  injouables  dans  le  goût  de  cer- 
taines fantaisies  du  xvni''  siècle  français,  dont  le  héros  ressem- 
ble à  Karagueuz  conmie  un  frère,  des  madrigaux,  des  pasto- 

(1)  Ed.  L.  Usoz  y  Rio,  Londres,  1841.  L'éditeur  soutient  que  ce  livre 
est  le   produit  d'une  excitation   purement   cléricale. 

(2)  Telles  sont  les  aménités  que  l'on  s'envoie  entre  poètes. 

(3)  Cf.  Pel.wo,  Ant.  Ftom.,  III,  préface,  p.  17  et  37.  —  Alphonse  le  Sage 
fit,  lui  aussi,  une  satire  obscène  contre  le  dean  (doyen)  de  Calez,  qui  avait 
chez  lui  <i  un  livre  magique  et  aphrodisiaque  pour  conquérir  le.«  femmes  «. 
Cf.  les  très  rares  romances  gaillards,  celui  du  Comte  Vêlez  :  «  Alterada 
esta  Castilla  »,  d'ailleurs  remanié  au  xvi^  siècle.  Le  romance  finit  en 
drame  :  tous  les  quatre  mois,  on  coupe  un  membre  au  comte,  qui  a  été 
surpris  «  las  calzas  a  la  rodilla  »  avec  la  cousine  du  roi  Sanche.  Pelayo, 
op.  cit.,  II,  85. 

(4)  Autour  du  dieu  »  Matihuelo  »,  des  femmes  chantent  des  litanies. 
Dona  Maria  :  «  Tan  adentro  te  querria  —  cuan  lejos  esté  del  cielo,  —  Mati- 
huelo  !  »  Mnfioza  :  «  Si  te  han  de  aposentar,  —  ruegote,  quieras  tomar 
—  lo  mio  por  entresuelo  —  Matihuelo  !»  —  et  la  petite  Ynès  :  k  Aunque 
soy  nina  —  siempre  terne  con  ti  riiia  —  hasta  que  podes  mi  vina  —  y  me 
riegues  mi  raajuelo  —  Matihuelo  !»  —  p.  135-140. 


—  226  — 

raies  d'un  genre  inédit.  Vous  aurez,  dans  ce  mince  volume, 
un  raccourci  du  théâtre  des  mœurs,  un  catalogue  raisonné  des 
courtisanes,  augmenté  du  pedigree,  des  particularités  et  spé- 
cialités d'icelles  ;  vous  connaîtrez  Francisca  de  Laguna,  sur- 
nommée Rabo  d'Acero,  Juana  de  Gueto  à  l'incommode  infirmité, 
la  Mariblanca  qui  prie  Dieu  de  lui  envoyer  le  bon  amant,  la 
Tabares  et  Marialvarez  bagasses,  les  dix  sibylles  valenciennes 
parmi  lesquelles  se  distingue  «  la  monja  Sesè  que  durmiendo 
«  se  mea  »  ;  vous  saurez  le  lieu  d'origine  de  ces  célébrités  : 
Ségovie,  Médina,  Burgos  ou  Valladolid  ;  vous  assisterez  à  de 
subtiles  discussions  juridiques  au  sujet  d'un  manteau  (1). 
Enfin,  et  cela  est  symptômatique,  vous  verrez  le  noble  Jorge 
Manrique  envoyer  sa  belle-mère  coucher  avec  des  poux  ;  le 
comte  de  Paredes  se  mesurer  avec  le  fils  du  bourreau,  l'accuser 
de  contaminer  par  sa  seule  présence  la  muy  devota  yglesia. 

—  Le  ton  est  plus  ou  moins  spirituel,  la  langue  toujours 
verte  ;  les  Italiens  ne  font  pas  mieux  (2),  mais  la  cheva- 
lerie espagnole  ne  s'en  trouve  pas  rehaussée.  C'est  sans  doute 
cet  «  enfer  »  qu'aura  on  vue  Luis  de  Léon  lorsqu'il  dira  : 
«  Nous  faisons  musique  de  nos  vices  et  chantons  à  voix  allègre 
«  notre  confusion  »  et  Garcilaso  le  pur  jtarlera  avec  horreur 
fJe   «  ces  livres  qui   tuent   les  hommes  ». 

Chevaliers  retraités,   fatigués  ;  chevaliers  enragés  d'amour  ; 

(1)  Pleilo  del  Manto.  Faut-il  donner  rnrjîumcnt  ?  Obrando  segnn  natiira 
y  puostos  on  au  aponia,  un  couple  osl  surpris  j>ar  un  passant.  Celui-ci 
jf rtlo  son  manteau  sur  ces  nudités  et  dit  :  «  Je  le  donne  à  celui  que  lo 
tiene  dentro  ».  —  Procès.  —  Avocats.  —  A  qui  le  nianlean  ?  —  Arf-Miinent 
[lironieii. 

<2)  Coinp.  La  dif;(jràce  de  .V.  Muchiaicl,  p.  218  et  3.'»."i.  On  rencontre  par- 
fois dans  le  Cancioncro  de  Ihirlas  des  copias  agréables,  ainsi  celles  de  la 
dame  requi'Tant  d'amour  un  berger  :  «  Dlanca  aoy  como  el  papel  —  la 
c<jlor  lengo  mezclada  —  como  rosa  en  el  rosel  ;  —  las  teticas  agudicas 

—  que  cl  brial  rpiieren  hender  —  ...  pues  lo  (jue  tengo  eneubierto  — 
maravilla   es   de    lo    ver...  »   (p.    240). 


—  227  — 

chevaliers  aux  prises  avec  les  chanleurs  fKjpulaiies  ;  que 
resle-t-il  de  la  vieille  tradition  héroïque  ?  «  Tout  est  arme  et 
M  tout  guerre,  en  sorte  que  la  vie  de  l'houime  n'esl  qu'une 
M  milic-e  soir  la  face  de  la  terre  »,  dira  Gracian.  Sous  Henri, 
celte  milice  est  de  guerre  civile,  la  seule  dont  nous  entre- 
tiennent les  chroniqueurs.  Chaque  seigneur  travaille  pour  soi 
de  la  Galice  à  Séville.  Les  habiles  se  font,  en  plein  cœur  du 
royaume,  une  souveraineté  indépendante,  pillent  et  rançonnent 
en  sorte  qu'on  les  distingue  à  peine  des  bandits  de  grand 
chemin  :  voyez  par  exemple  l'alcaide  de  Castrununo  ;  il  ne 
rend  hommage  à  aucune  tête  couronnée,  peut  lever  cinq  à 
six  cents  lances  ;  il  faut  traiter  avec  lui  «  pour  qu'il  donne 
«  sûreté  de  ne  voler  ni  assassiner  »  (1). 

Non  sera  vylla  nin  rihdat  nin  casa  —  Adonde  non  nxja 
Guelfes  e  Gebelines,  prophétisait  G.  Martines.  Et,  en  effet,  on 
se  croit  transporté  à  Florence,  à  Viterbe,  à  Pérou  se  ou  telle 
autre  ville  sanglante  d'Italie,  lorsqu'on  lit  l'histoire  de  Séville 
périodiquement  bouleversée  par  les  rivalités  des  Medina-Sidonia 
et  des  Ponce  de  Léon.  A  Médina,  ce  sont  les  bandes  des  Mer- 
cados  et  des  Pollinos  qui  s'entretuent  la  nuit  et  les  marchands 
sont  obligés  de  déserter  la  grande  foire  castillane,  les  «  ferias  » 
de  mai  et  d'octobre.  A  Guadalupe,  en  Estrèmadure,  même 
spectacle  :  le  monastère  est  soumis  à  un  siège  en  règle  ;  durant 
une  trêve,  il  fallut  nettoyer  l'église  qui  ressemblait  à  une  éta- 
ble.  «  Des  latrines  sentent  moins  mauvais,  dit  Castillo,  car 
«  hommes  et  bêtes  y  avaient  vécu  »  (2). 

Mais  les  chevaliers  de  la  reconquête  ?  les  descendants  de  ce 
Jufre  Tenorio  qui  défendit  le  passage  de  Gibraltar  contre  les 
mores,  que  la  chronique  nous  montre  sur  sa  galère,  couvert 

(1)  Pn,G.\R.   Lettre  à  l'évêque  de   Coria. 

(2)  Cf.  Pal..  II.  413,  III,  Gl.  —  Castillo,  29i.  Sur  l'origine  des  Mcrcados 
(anglaise)  et  Pollinos  Cfrançaise).  cf.  Paz,  440.  —  Sur  la  décadence  de  la 
noblesse  castillane  et  l'absolutisme  aragonais,  cf.  Altamira,  II,  6,  33,  115. 


—  228  — 

de  sang,  brandissant,  son  pavillon  et  son  épée  ?  (1).  Plus  mo- 
destement, les  fils  du  vieux  Sanlillane,  le  poète  mais  aussi  le 
vainqueur  d'IIuelma  ?  En  parcourant  la  galerie  des  Claros  Va- 
runes,  c'est  à  peine  si  je  compte  deux  familles  qui  aient  gardé 
quelque  reflet  de  l'ancienne  flamme.  D'abord  les  Manrique, 
«  l'une  des  plus  grandes  et  antiques  maisons  de  Castille  ». 
Chez  Rodrigo,  tout  est  tourné  vers  l'oflice  des  armes,  sa  con- 
versation n'est  que  d'armes.  Dans  sa  maison,  on  ne  voit  point 
de  couard.  C'est  lui  qui  résiste  deux  jours  à  Huesca  contre 
les  mores  du  dedans  et  du  dehors,  qui  prend  Alcaraz  et  Uclès  : 
son  nom  est  célèbre  parmi  ses  ennemis.  L'autre,  Garcilaso  de 
la  Vega,  est  le  descendant  d'une  famile  de  guerriers  :  ses  ancê- 
tres furent  les  premiers  à  passer  le  pont  du  Salado.  Pulgar 
nous  le  présente  comme  un  taciturne,  patient,  d'esprit  solide  ; 
il  meurt  jeune,  sous  Baza  ;  les  héros  sont  rares  :  les  poètes  le 
choisissent.  Sa  mort  et  son  triomphe,  déclamés  par  Gomez 
Manrique,  ne  sont  pas  dépourvus  de  grandeur.  Un  chrétien 
a  été  tué,  Its  mores  ont  gardé  son  corps  (2)  ;  chez  les  Castil- 
lans, les  sanglots  se  mêlent  à  la  crainte  :  llafirimas  iban  con 
lanzas  echadas.  Manrique  voit  cette  douleur  au  milieu  des 
armes  :  «  Quel  bon  chevalier  pleurez-vous  ?  »  —  «  C'est  Gar- 
ce cilaso  qu'une  flèche  a  tué.  Il  est  mort,  car  il  n'avait  pas 
«  mis  sa  barbière  pour  frapper  plus  à  l'aise,  mais  il  est  mort 
«  au  lieu  même  où  Rodrigo  Manrique,  le  second  Cid,  l'a  armé 
(I  chevalier  (3).  » 

(1)  Les  chevaliers  mouraient  contents,  s'ils  pouvaient  se  traîner  ju.*- 
i\u'h  lui  et  baiser  sa  main.  11  mourut  assommé  par  une  barre  tlo  fer.  Cf. 
Comie  l.manor,   \\.  62. 

'^2)  I.08  Moros  con  trompas  é  con  ularidos  —  é  con  alîibalcs  cl  ayre 
enlleiiaban... 

(3)  En  aquestf!  mismo  lugar  dontle  esta  —  le  armé  Cabnllero  en  una 
l^ran  11*1  —  Roilrigo  Manrique  cl  segundo  Cid.  Définicion  dvi  noble  Cabal- 
hro  (j.  (Ir  hi  V.,  aj).  I'cixah,  éd.  cit.,  p.  239.  Les  Garcilaso  sont  devenus 


—  -'2!)  — 

Les  Castillans  ne  sont  pus  loiis  semblables  au  jeune  héios 
u  ami  (les  acles,  ennemi  des  paioles  »  ;  à  défaut  de  recon- 
quête, nous  avons  une  littéral uie  autour  de  la  reconquête. 
Alvarez  Gato  l'élégant  soupire  :  «  Où  est  la  guerre  des  Mores  ?  » 
Que  n'y  va-t-il  voir  lui-môme,  au  lieu  de  parler  «  [lerle  ft 
u  argent  »  !  Plus  vif,  Lucena  s'écrie  :  «  Grande  lâcheté  en 
{(  vérité  de  souffrir  le  gravier  dans  le  soulier  ^Grenade  en 
«  Espagne)  et  dans  la  barbe  laisser  pendre  le  morveau  !  C'est 
«  le  fait  d'hommes  qui  ne  se  soucient  pas  du  mal  et  ne  sentent 
«  pas  la  honte...  Snr  les  mappemondes  d'Italie  où  figure  l'Es- 
«  pagne,  lu  verras  le  raahométan,  l'oiseau  de  proie  de  Gre- 
«  nade.  les  robes  levées,  nous  montrer...  »  (1).  Ce  geste  de 
mépris,  exactement  musulman,  quelques-uns  le  devinent.  Car- 
rillo.  un  jour,  se  prend  d'une  grande  colère,  écrit  au  roi  : 
«  C'esl  un  opprobre  pour  la  noblesse  castillane  de  voir  nos 
«  voisins  (les  portugais)  passer  la  mer,  conquérir  telle  multi- 
((  Inde  de  mores,  et  ce  petit  nombre  que  nous  avons  de  ce 
«  coté-ci  de  l'eau  venir  nous  prendre  notre  terre  ».  Il  propose 
une  concorde  générale,  un  serment  solennel  sur  le  sépulcre 
de  Saint  Vincent  d'Avila.  une  expédition  contre  Grenade  (%)... 

héros  de  romances.  On  leur  attribue  les  hants-faits  d'autrul.  Un  Garcj- 
laso  tue  un  more,  qui  insolemment  avait  attaché  au  cou  de  son  cheval  la 
devi.se  de  VAve-Maria.  Un  autre  serait  entré  à  cheval  dans  Grenade  et 
aurait  cloué  avec  son  poignard  le  parchemin  de  l'Avc-Maria  sur  la  porte 
de  la  principale  mosquée,  la  consacrant  ainsi  au  christianisme  :  prouesse 
qui  appartient  en  propre  à  Hernan  Ferez  del  Pulgar  de  las  Hazanas.  Cf. 
Pel.wo.  Rom.,  II.  226.  Fitzmaurice-Kelly,  op.  cit.,  135.  Tick!mor,  I,  187. 

(1)  Vita  Beata  (écrit  en  1-403),  cit.  p.  Paz,  388. 

(2)  C.tSTn-LO,  281.  S*  Vincent  d'Avila  est  un  lieu  de  n>iracles.  En  li.'IS, 
on  ouvrit  le  tombeau  du  saint.  Il  y  avait  là  un  trou  où  les  infirmes 
avaient  coutume  de  mettre  la  main  ou  le  pied  pour  obtenir  guérison. 
L'évèque  y  plongea  le  bras  mais  aussitôt  le  sortit  en  tremblant,  le  rochet 
taché  de  sang  si  frais  qu'on  eût  dit  qu'en  ce  moment  le  martyre  venait 
de  finir.  L'évèque  fit  faire  une  somptueuse  sépulture  et  longtemps  on  eut 
coutume  de  jurer  dessus,  mettant  la  main  dans  le  trou.  Un  jour,  un  ser- 
pent en  sortit  poursuivant  un  juif  incrédule,  qui  se  convertit.  Le  bras 
du  parjure  se  desséchait.  [Cr.  Avila,  53) 


—  230  — 

Mais  celte  ardeur  tombe  vite  ;  tout  le  premier,  il  retourine  à 
ses  combinaisons  de  guerre  civile. 

Eu  fait,  on  ne  vit  pas  sur  le  pied  de  guerre  avec  l'infidèle, 
on  a  même  avec  lui  des  relations  de  courtoisie.  Lorsque  Diego 
de  Cordoba  provoque  le  ti-aître  Alonso  de  Aguilar,  c'est  le  roi 
more,  à  défaut  du  roi  chrétien,  qu'il  prend  pour  juge.  Il 
assigne  son  ennemi  dans  la  plaine  de  Grenade,  et  comme  Aguilar 
ne  se  présente  pas  avant  le  coucher  du  soleil,  il  attache  à  la 
queue  de  son  cheval  le  portrait  du  traître,  pieds  en  l'air,  tête 
en  bas,  et  chevauche,  criant  :  «  Voici  le  traître  Alonso  de 
«  Aguilar  !  »  Cela  fait,  le  roi  de  Grenade  le  proclame  vain- 
queur (1).  Ainsi,  ce  qui  reste  de  chevalerie  en  Castille  admet 
l'arbitrage  de  la  chevalerie  more  ;  imaginer  entre  l'une  et 
l'autre  une  attitude  permanente  d'hostilité  serait  une  erreur. 
L'arabe  n'a-t-il  pas,  lui  aussi,  une  tradition,  héroïque,  et 
fondée  sur  la  religion  :'  Le  Ivoran  promet  le  j)aradis  au  martyr 
mort  en  combattant  :  u  La  guerre  sainte  est  l'échelle  du  pa- 
«  radis.  L'apùtre  de  Dieu  s'est  appelé  lui-même  le  Fils  du 
«  Glaive  ;  il  aimait  à  se  repos'er,  à  l'ombre  des  drapeaux,  sur 
«  le  champ  de  bataille  ».  El  sa  tradition  de  co\ir  n'est  pas 
moins  remarquable  :  nous  en  retrouvons  des  traces  dans  les 
romances  espagnols  (2). 

(1)  Castiu,o,  207.  Ceci  en  l'tfiO.  Sur  le  «  riPi)lo  »  (défi)  ot  los  rapports 
des  chevaliers  mores  et  castillans,  cf.  .^i-tamiiia,  II,  'M  et  208. 

(2)  Cf.  PiiEscoFT,  II,  6.  Pki,.»yo,  Rom.,  H,  27.  Les  inores  eurent  honte 
d'asai(5gpr  dans  Tolède  la  femme  d'Alphonse  VII  :  «  Et  alors  les  rois, 
princes  et  ducs  mores  levèrent  les  yeu.\  et  virent  l'impératrice  sur  un 
8iè>re  royal,  sur  la  plus  haute  tour  de  l'.Mcaznr,  et  vêtue  ef)niiue  femme 
d'empereur  et  autour  d'elle  une  grande  foule  d'honnêtes  dames,  s'aceom- 
pagnant  sur  tympanons,  cithares,  cymbales  et  psaltérions...  Ils  humi- 
lièrent leur  tête  devant  la  face  de  l'impératrice  et  retournéniit  en  ar- 
rière ».  Autre  exemple  :  hors  du  camj)  des  chrétiens,  un  chef  arabe 
trouve  une  troupe  d'enfants,  fils  de  seigneurs  espagnols,  qui  jouaient  en 
Bécurit^'.  Il  les  caresse  du  bois  de  sa  lance  et  dit  :  «  Allez,  petits,  allez 
trouver  vos  mères  ».  On  s'étonnait.  "  Que  voulez-vous  ?  dit-il,  je  n'ai  pas  vu 


—  231  - 
I^es  chroniqueurs,  il  est  vrai,  prennent  soin  de  nous  avertir 
que,  lorscpi'une  trêve  est  signée,  la  guerre  reste  ouverte  eu 
tertains  points  de  la  frontière.  Le  feu  ne  s'éteint  pas  à  Jaen, 
à  Murcie,  à  Ecija  ;  il  y  a  là  des  adelantados ,  des  gouverneurs 
revêtus  de  pouvoirs  spéciaux,  chefs  de  guerre  dans  les  postes 
avancés  (i).  La  vie  de  l'un  de  ces  hommes  nous  a  été  conservée 
et  dans  une  forme  singulièrement  pittoresque  :  nous  pouvons 
suivre  pas  à  pas  le  connétable  Miguel  Lucas  de  Iranzo,  celui-là 
même  qu'Henri  tira  du  fumier,  dans  la  muy  noble  et  muy 
leal  cîiidad  de  Jaen.  Voici  l'une  de  ses  journées,  celle  du 
mariage  de  son  cousin.  Entouré  de  ses  chevaliers  ou  écuyers, 
il  accueille  les  fiancés,  leur  donne  riches  joyaux,  fins  draps 
et  soieries  ;  des  «  miinisU^els  »  jouent  du  hautbois  et  d*  la 
saquebute.  De  l'église,  par  les  rues  fleuries,  jonchées  de  ra- 
meaux, le  cortège  revient  au  palais,  au  solar  du  connétable. 
Un  roi  y  serait  dignement  reçu.  Dans  la  salle  ornée  de  draps 
français,  la  table  est  dressée  ;  au  haut-bout,  un  dais  de  riche 
brocart.  Après  le  festin,  on  entend  les  ministrels,  on  chante, 
on  danse  ;  une  collation,  puis,  comme  il  fait  chaud,  on  va 
se  reposer.  L'après-midi,  vêpres  ;  puis  on  se  rend  au  marché 
où  l'échafaud  est  dressé,  les  barres  mises  pour  les  toros.  On 
sert  une  collation  de  confitures,  cerises,  pommes  et  vin,  et 
l'on  rentre  souper  au  son  des  chirimias  et  du  clavecimbalo. 
De  bons  chanteurs  chantent  bonnes  chansons  et  refrains,  il  y  a 
comédies,  mimes  (momos,  les  zarzuelas  de  l'époque),  puis  danse 
jusqu'à  deux  heures  de  minuit  ;  nouvelle  collation,  après  quoi 
le  noble  comte  et  la  comtesse  avec  torches,  trompettes,  chiri- 

de  barbes  ».  Michelet  n'a  eu  garde  d'oublier  cette  belle  histoire  qu'il  avait 
lue  dans  Viardot  (Stores  d'Espagne,  I,  3o).  —  Dans  le  Comte  Lucanor,  on 
ne  médit  pas  des  arabe*.  V.  exemple  L  :  définition  de  l'honneur.  Cf.  Put- 
maigre,  Vieux  Aut.  Cast.,  Metz-Paris,  1861,  I.  32,  o6,  II.  56. 

(1)  Cf.  Castillo,   24.   S.vLAZAR  DE  Me.ndoça,  Origen  de  las  dignidades  de 
Castilla.  Madrid,  1618,  p.  64. 


—  232  - 

mias  €t  chœurs  accompagnent  les  mariés  au  château...  (1).  Et 
ceci  n'est  pas  l'exception  :  cette  noce  et  cet  appétit  durent 
d"uu  bout  à  l'autre  de  la  chronique  ;  les  jours  se  passent  en 
bals  parés,  joutes,  courses  de  cannes,  de  bagues,  représenta- 
tions dans  la  rue  :  le  seigneur  veut  plaire  au  peuple  et  aux 
hidalgos.  Parfois  une  escarmouche  contre  les  mores,  une  raz- 
zia :  on  enlève  femmes,  enfants  et  aussi  bijoux,  étoffes  ;  mais 
au  retour,  le  soleil  brûle,  le  chemin  est  dur,  on  ne  dort  pas, 
certains  deviennent  fous  (2).  Cette  petite  guerre,  quasi-conven- 
tionnelle, dure  trop  ;  des  deux  côtés  on  se  lasse. 

Quant  à  la  valeur  de  l'homme,  les  contemporains  ne  sont 
pas  d'accord  :  les  nobles  ne  lui  pardonnent  pas  son  origine, 
l'accusent  de  favoriser  le  populaire,  de  ne  pas  faire  son  devoir 
contre  les  mores  ;  d'autres  voudraient  mettre  l'ennemi  dans 
Jaen  pour  en  chasser  le  connétable.  Il  est  certain  qu'il  a  un 
tort  :  parmi  les  anoblis  d'Henri,  il  reste,  lui  presque  seul,  fi- 
dèle :  «  Loyauté,  loyauté,  dis-moi  :  où  es-tu  ?  —  Roi,  cherche 
«  le  connétable,  en  lui  tu  la  trouveras  ».  A  défaut  de  guerrier, 
il  se  montre  administrateur  ;  le  trésor,  grâce  à  lui,  fait  des  éco- 
nomies :  on  n'a  besoin  à  Jaen  ni  d'un  capitaine  avec  sa 
bande  (ce  qui  coûterait  5  à  G  millions  de  maravèdis  par  an), 
ni  d'un  corregidor  (lfX).000  maravèdis  de  salaire  et  200  autres 
mUle  qu'il  volerait,  sans  compter  le  cantonnement,  le  pillage, 
la  paille,  l'avoine,  les  femmes  déshonorées  et  la  mauvaise 
juslice).  Il  ne  peut  cependant  empêcher  la  peste  d'entrer  dans 

'\)  Crôriica  de  Iranzo,  p.  444-512.  Sur  les  posantes,  rondclas,  ninnios. 
cf.  CoM.ET,  Op.  cil.,  p.  159.  —  Comp.  pour  1p  luxe  et  l'iippi'-tit,  la  n'ccp- 
lion  fie  I'hilipi)e  IV  par  le  duc  de  .Medina-SidonJa  en  Aiidalmi.'^ie  (ir)24), 
ap.  riE  Latoi'h,  J.a  Haie  de  Cadix,  Lévy,  18K8,  p.  21M.  —  et  les  f(Me.«! 
dWranjuez  raconli''es  ])ar  Ant.  np,  .Mendoza,  Obras,  Madri<l,   1728,  p.  145. 

12)  Cf.  Eseavia.»!,  ap.  Sitoes,  388.  Très  favorable  h  Iranzo,  il  vante  la 
fulélité  de  .laen  »'l  d'.Andnjar  :  «  les  privilèges  que  le  roi  leur  donna  en 
.«ont  bon»  I /'•moins  ».  Cf.  Cr.  Iranzo,  tiOCt. 


-  233  - 

la  place  ;  cela  intorrorapt  les  fêtes,  mais  on  en  est  quitte  p^Hir 
aller  se  réjoui i  à  Aniinjar  (1). 

De  Jaon  passez  à  Ix>i-ca.  Là,  sévit  un  chevalier,  moins  fas- 
tueux qu'Iranzo,  mais  seigneur  absolu  en  sa  terre.  Alfonso 
Fajardo  est  l'ami  des  mores,  ne  reconnaît  pas  de  suzerain  en 
pays  chrétien.  Henri  a  autorisé  ses  ennemis  à  lui  faire  la  guerre 
à  feu  et  à  sang  ;  un  de  ces  nobles  qiii  savent  encore  combattre 
aux  frontières,  Gonzalo  Sayavedra,  «  homme  d'expérience  pour 
«  ordonner  les  batailles,  reconnaître  les  lieux,  poser  les  gardes 
«  et  assui-er  la  sécurité  de  l'armée  »,  vient  l'assiéger  dans 
l.orca.  L'autre  appelle  à  son  secours  ses  parents,  ses  amis, 
le  roi  de  Grenade,  et  en  même  temps  envoie  à  Henri  le  cartel 
que  voici  :  «  Vous  ne  devez  pas,  seigneur,  me  molester  ainsi, 
(I  car  vous  savez  que  je  pourrais  donner  les  châteaux  que  je 
«  tiens  aux  mores,  être  vassal  du  roi  de  Grenade,  vivre  en  ma 
«  loi  de  chrétien,  comme  d'autres  font  avec  lui.  Et,  seigneur, 
«  si  vous  me  tournez  la  tête,  la  destruction  du  roi  Rodrigue 
<(  vienne  sur  vous  et  vos  royaumes...  »  Il  fait  mieux,  offre  au 
more  de  lui  vendre  les  habitants  de  Lorca,  hommes  et  femmes,  à 
quatre  doubles  par  tête,  promettant  en  outre  de  laisser  mettre 
la  ville  à  sac.  A  la  fin,  il  obtient  une  bonne  capitulation,  vit 
en  indépendant  qui  tient  son  bien  de  lui-même  et  ignore  qu'il 
y  ait  une  cour  en  Castille.  Dans  ce  coin  d'Espagne,  il  est 
musulman  avec  les  musulmans,  juif  avec  les  juifs,  chrétien 
quand  il  le  faut  ;  mène  les  grenadins  à  la  razzia  et  s'intitule 
tout  net  roi.  Plus  tard,  il  apparaîtra  dans  le  romance,  attablé 
en  face  du  roi  infidèle  et  jouant  sa  ville  aux  échecs  :  Fajardo 
jtigaba  a  Lorca,  y  el  rey  nwro  Almeria...  —  Que  peut  signifier, 

(!)  Cr.  Iraiizo,  444,  450,  319.  —  Paz,  430.  —  Los  Rios,  VII,  170.  —  Le 
potentat  garde  d'ailleurs  son  franc  parler,  dénonce  à  Guyenne  la  bâtar- 
dise de  Juana  :  il  fait  avertir  le  roi  de  Portugal,  «  mais  en  termes  moins 
explicites,  car  le  roi  était  frère  de  la  reine  Juana  et  oncle  de  U  fille  de 
celle-ci  ».  Cf.  Pal.,  II,  347. 


—  234  — 

pour  des  gens  taillés  sur  ce  patron,  le  mot  Guerre  Sainte  ?  Et 
ce,  sont  les  sentinelles  avancées  (1). 

S'il  fallait  une  nouvelle  preuve  de  l'abandon  de  la  recon- 
quête, nous  la  trouverions  dans  le  silence  du  peuple.  Naguère 
il  chantait  la  prise  d'Antequera,  la  victoire  de  la  Higuera,  des 
Alporehones,  les  prouesses  de  cet  évêque  de  Jaen  qui  «  sou- 
«  lait  dire  la  messe  armé  ».  Il  n'y  avait  pas  là  matière  ù  une 
grande  épopée,  à  un  cycle  de  la  frontière  :  ce  n'était  que  lueuis 
dans  la  nuit.  Mais  le  peuple  recueillait  ces  fragments  héroï- 
ques, les  façonnait  à  son  usage  ;  il  savait  par  coeur  le  romance 
de  tel  château,  de  tel  bastion,  la  gloire  de  ces  pierres,  et,  comme 
dans  le  tragique  grec,  le  drame  s'ouvrait  par  le  chant  solitaire 
du  guetteur  attendant  «  le  signal  éclatant  du  feu  qui  annonceia 
<:  la  prise  d'Ilion  ».  1/un  des  miracles  de  cette  nation  est 
d'avoir  créé  d'un  seul  jet  sa  poésie  et  son  histoire  ;  dans  le 
lomance,  les  sources  de  l'une  et  de  l'autre  sont  confondues,  on 
ne  peut  les  séparer  (2).  Sa  poésie  n'a  pas  le  goût  du  surnaturel, 
elle  se  modèle  facilement  sur  la  chronique,  lui  donne  l'élan  et 
la  couleur,  de  la  terre  l'enlève  dans  la  lumière.  Ainsi  osl  née 
une  œuvre  qui  n'a  peut-être  pas  d'équivalent  chez  les  aiities 
I»euples  d'Europe  :  le  trésor  des  romances,  ((  le  collier  de 
«  perles  »  de  l'Espagne  (3). 

.\u  moment  où  Henri  est  roi,  il  semble  que  ce  gi-and  travail 
à  peine  ébauché  touche  a  la  ruine,   f.e  peuple  ne  chante  plus 

M)  Ca6Tim,o,  32.  Pal.,  I,  ;'.01>.  Pui.gar,  CI.  Var.  (sur  Sayavedra).  Pei.ayo, 
Hom.,  II,  202,  semble  attribuer  à  Fajardo  l'.Xncien,  relui  des  .Mporchone.s, 
Ci',  qui  .ipjtarlient  h  .Alfonso  Fajardo,  rolni  dont  nous  parle  Pali^neia. 
Cf.  F'az,  3'M.  —  Comp.  F>scavia.s,  ap.  SrroES,  385  :  une  ville  espagnole  fut 
perdue  ]iar  la  Irahi.son  d'iiu  mauvais  chrélicn  qui  gâta  la  jKuidre,  coupa 
leR  cordes  drs  arbalètes,  eneloua  les  affiM-s  et  avertit  li's  mkhcs.  l'our  It^ 
romanrf,  rf.  l'rimoiera,  I,  260. 

(2)  .Mi'nio  jdx'nomrne  dans  la  l'i'nn.  Cr.  Gen. 

(3)  l'Ki.oo,  Hom.,  1,  78,  367,  II,  167.  —  Nous  entendons  parliT  ici  des 
romances  popniairc.s,  non  remani(''s  par  les  siècles  suivants.  Sur  ce  Iriivail 
de  dép'iuilleiiieril    des   scories,   if     l'i i /.mai  iiick-Kfi.i.v,   o;>.    cit.,   '.(4. 


—  2:\:>  — 

la  reconquête  ;  les  poètes  cultivés  s'efforcent  de  jouer  aux  guer- 
jiers,  de  retrouver  une  veine  combative,  mais  ce  n'est  qu'une 
ilamnie  peinte,  le  cœur  n'y  est  plus.  —  Dans  la  Première  Chro- 
nique générale,  on  lit  ceci  :  «  En  ce  temps-là,  se  faisait  la 
«  guerre  cruelle  des  mores,  de  sorte  que  les  chevaliers,  les 
«  comtes  et  les  roi?  mêmes  plaçaient  les  chevaux  dans  leur 
«  palais  el  même  dans  leurs  chambres  où  ils  dormaient  avec 
'(  leurs  femmes,  afin  qu'en  entendant  le  cri  de  guerre,  ils  trou- 
«  vassent  piH>ts  leurs  chevaux  et  leurs  armes...  »  Qu'eussent 
pensé  Iianzo,  Fajardo  d'une  vie  pareille  ?  Ont-ils  entendu  le 
cri  de  guerre  dans  la  nuit  ?  En  vérité,  ces  potentats  des  marches 
espagnoles  sont  faits  à  l'image  des  mauvais  chevaliers  cpii, 
comme  les  ennemis  du  Cid.  «  mangent  avant  de  faire  oraison  », 
les  premiers  à  loucher  la  solde,  les  derniers  à  aller  aux  fron- 
tières (1). 

Parallèlement,  le  sens  religieux  s'émousse  ;  les  gestes  mêmes 
de  la  dévotion  sont  oubliés.  Avant  la  bataille  d'Olmedo,  au 
moment  de  l'él-évation  de  l'hostie,  personne  ne  s'agenouflle. 
Le  bohémien  Rosmithal.  qui  voit  cela,  s'étonne  :  ces  chevaliers 
combattent -ils  donc  sans  implorer  l'aide  de  Dieu  ?  Jamais  l'ins- 
piration chrétienne  n'a  été  aussi  pauvre,  tout  au  moins  chez 
les  poètes  de  cour.  Ruy  Paes  de  Ribera,  le  miséreux,  n'a  pas 
eu  do  disciples,  et,  si  la  divinité  apparaît,  c'est  ravalée  au 
niveau  de  la  créature,  en  compagnie  de  quelque  dulcinée  du 
moment  i2\    Quant    aux   prêtres,    la   plupart    se   soucient   fort 

(1)  Cf.  HiT.\.  cop.  1254.  Priin.  Cr.  Gen.,  §  791.  Ceci  sons  D.  Sanrhe  de 
Navarre  le  Grand.  Et,  pour  la  première  fois  peut-être,  le  chevalier  appa- 
raît grotesque  :  Don  Bueso,  naguère  personnage  épique  de  la  légende  de 
B.  del  Carpio  (cf.  Pnni.  Cr.  Gen..  §  fi.ol)  est  devenu  une  figure  ridicule. 
Gato  dit  qu'espérant  voir  la  dame  qu'il  servait,  il  ne  trouva  qu'une 
époTivantable  vieille  qui  lui  donna  :  «  por  palacios  tristes  ciievas,  — 
por  lindas  canciones  nuevas  —  los  romances  de  don  Bueso  ».  Cf.  Pelayo, 
Rom.,  m.  o9. 

(2)  Cf.  vers  de  Gato  à  une  dame  :  «  ni  dezir  que  ay  otro  Dios  —  en  la 
tierra  ni  en  el  cielo...  »  Parfois  la  dévotion  touche  à  la  grossièreté,  comme 


—  2S6  - 

peu  du  ministère  évangélique  :  ils  laissent  vagabonder  le  trou- 
peau, «  oublient  quel  est  leur  roi,  et  tiennent  pour  loi  la  loi 
que  le  temps  leur  donne  ».  Chez  Pulgar,  je  rencontre  des  pré- 
lats politiques,  polémistes,  voire  même  théologiens,  mais  h 
peine  une  ou  deux  figures  qui  retiennent  l'attention  par  un  ca- 
ractère de  spiritualité  :  celle  de  don  Tello  par  exemple,  homme 
sorti  du  })euple,  qui  pratiquait  les  œuvres  de  miséricorde,  ra- 
chetait les  captifs  chrétiens  et  mariait  les  orphelines  (1).  Ne 
nous  étonnons  donc  ]>oint  si  les  récits  de  miraculeuses  inter- 
ventions tiennent  si  peu  de  place  daus  nos  chroniques.  On  ne 
promet  plus  de  récompenses  divines  à  ceux  qui  luttent  contre 
l'infidèle  :  sur  leur  cadavre,  ne  croîtra  plus  l'aubépine,  qui  na- 
f-'uère  permettait  de  distinguer  le  clii'éticn  du  païen  ;  leur  lance, 
la  veille  de  la  bataille,  ne  prendra  plus  racine,  ne  se  couvrira 
plus  de  feuill(^s  ;  ils  ne  seront  plus  les  élus  do  Dieu,  ils  n'au- 
ront plus  la  grâce  de  mourir  dans  le  saint  combat.  Le  cycle 
des  belles  légendes  semble  fermé  (2). 

Ce  n'es!  point  en  Castille,  c'est  dans  les  montagnes  de  Can- 
labrie,  ou,  à  l'opposite,  à  Carthagène.  loin  du  cœur  même  de 
l'Espagne,  que  vous  découvrirez  encore  quelque  étincelle  de 
h)']  vive,  quelque  élévation  myslique.   -    l'n  enfant  qui  gardait 

dans  CCS  vers  do  P.  Vêles  de  Gue.vara  à  la  Vierge  (Baena,  3451)  :  <(  Creo  en 
el  tu  Fijo  bneno,  —  Senora,  mas  de  inill  veses,  —  Que  truxiste  nueve 
meses...  » 

M)  <<  Il  avait  été  instruit  au  collè^^e  de  Salanianque,  où  l'on  montre 
aux  pauvres  par  amour  de  Dieu  »,  mourut  évoque  de  Cordoue.  Pulgar 
le  relègue  au  bas-bout  de  sa  galerie,  car  «  né  de  travailleurs.  »  Voyez  les 
saints  de  cette  époque  :  Vincent  Ferrier  fut  surtout  un  démagogue.  Jean  de 
Dien,  né  dans  les  dernières  années  du  xv"  siècle,  fut  saint,  aussi  passa-t-il 
})our  fou. 

(2)  ('A.  sur  ces  légendes  du  cycle  carolingien,  localisées  en  llspague, 
BÉniEK,  Les  l.éffcndfs  E}>i(fws,  Chamjiion.  UM2,  IIl,  101,  321.  n  Les  racines 
de  c^'s  lances  n-slées  en  terre  poussèrent  des  rejetons  ;  la  plaine  se  couvrit 
d'iui  hois  de  frênes  f|ue  l'on  voit  encore  sur  les  bords  du  rio  Cea,  non 
Irtin  du  inon.ixlère  rie  Saliagnn.  »  Conip.  légende  de  r;il>l)é  de  Monleinaynr. 
ap.  l'i  t.AYO,  Unin.,  Il,  (i'.l. 


—  237  — 

les  moulons  dans  la  montagne  d'Aloyu,  aperçut  sur  une  épine 
verte  une  petite  ima.ue  de  la  A^ierge,  son  jjrécieux  fils  dans  les 
bras,  à  son  côté  une  clochette  semblable  à  celle  qu'on  mol  au 
cou  des  brebis.  On  était  au  printemps,  un  samedi,  jour  de  la 
mère  de  Dieu.  I.e  pasteur,  après  avoir  prié,  alla  prévenii-  le 
gouvernement  d'Oùale  ;  le  clergé,  le  peujile,  les  maiiisLrals 
vini-ent,  dans  ce  lieu  sauvage,  adorer  l'image  posée  sur  l'épine 
verte  et  là  lut  fondé  l'ermitage  de  Notre-Dame  de  Arançaçu  (1). 
De  même  que  la  Vierge  apparut  à  un  pasteur  parce  que  son  âme 
était  pure,  ainsi  le  Seigneur  se  manifesta  à  une  petite  fille  souf- 
frante, gui  «  avait  élevé  son  désir  en  lui  ».  Sous  sa  dictée, 
Thérèse  de  Carthagène  a  écrit  la  Arboleda  de  los  Enfernios, 
dont  les  arbres  sont  les  livres  pieux  et  particulièrement  les 
psaumes  de  David.  Sous  leur  ombre,  elle  repreud  des  forces, 
monte  peu  à  pen  des  tribulations  de  la  vallée  des  larmes  à  la 
vie  contemplative.  N'était  une  certaine  allure  pédante,  on  trou- 
verait quelques  traits  de  la  grande  Sainte  Thérèsi^  chez  cette 
jietite  Thérèse  sonrde  (2). 

Après  avoir  suivi  «  la  triste  et  douloureuse  voie  de  l'infor- 
«  tunée  Espagne  »,  avoir  vu  sa  patrie  «  gâtée  »  par  les  partis, 
Guzman  termine  son  livre  par  une  prière  :  «  Plaise  à  Dieu  que 
les  peines  ne  croissent  pas  avec  les  péchés,  mais,  par  son  in- 
finie miséricorde,  sa  très  sainte  mère  intercédant,  que  s'adou- 
cisse et  calme  sa  sentence,  rendant  si  pieux  les  peuples  qu'ils 
méritent  avoir  bons  rois.  Car  ma  grossière  et  matérielle  opi- 
nion est  celle-ci  :  ni  les  biens  temporels,  ni  la  santé  ne  sont 
aussi  profitables  et  nécessaires  au  royaume  qu'im  roi  juste  et 
sage  parce  qu'il  est  principe  de  paix  ;  et  Notre  Seigneur,  quand 
il  quitta  le  monde,  en  ses  testament  et  dernières  volontés,  ne 
nous  laissa  que  la  paix.  Et  cette  bonne  règle  peut  la  donner 
celui  qui  tient  la  place  de  Dieu,  car  le  monde  ne  le  peut,  selon 

(1)  Gabibay.  1227.  Anno  1469.  —  Et  les  pèlerins  étrangers  défilent  tou- 
jours, en  route  pour  Compostelle  (van  Eyck,  etc.).  Cf.   Altamira,  II,  06. 

(2)  Cf.  Los  Rios,  VII,  176. 


—  238  — 

ce  que  chante  l'Eglise  :  Qxmm  mundus  darc  r\on  potest.  »  —  Il 
y  a  vingt  ans  que  furent  prononcées  ces  dernières  paroles 
du  dernier  grand  seigneur  :  Henri  n'a  rien  donné  à  l'Espagne  et 
les  peines  ont  crû  avec  les  péchés. 

La  noblesse  ne  trouve  plus  sa  joie  dans  la  fidélité,  son  repos 
dans  la  foi  ;  sans  but,  elle  n'est  même  plus  «  bonne  à  se  faire 
«  tuer  (1)  ».  L'hidalgo  a  oublié  le  sens  de  sa  mission  :  «  La 
«  forme  était  torve  et  fautive,  scandaleuse  et  rigoureuse,  et  cela 
«  d'ordinaire  pourrit  le  fond  ».  Mais  cette  déchéance,  cette  inu- 
tilité, il  en  prend  conscience,  en  sonffre  ;  à  de  certains  moments, 
rxous  surprenons  son  désenchantement,  sa  mélancolie.  Le  mot 
n'est  pas  nouveau  :  (luzman  l'applique  à  ses  modèles  (2).  Mé- 
lancolie mortuaire,  non  pas  celle  de  Diirer,  découragement 
devant  l'impuissance  à  s'élever  plus  haut,  mélancolie  au  milieu 
d'une  officine  de  sciences.  La  maladie  espagnole  est  plus  simple, 
le  sujet  plus  fruste  :  la  mort  est  l'idée  toujours  présente,  avec 
quoi  il  habite.  C'est,  pour  lui,  mieux  et  plus  qu'un  lieu  com- 
mun de  littérature  :  ainsi  que  dans  le  poème  de  la  Perse,  elle 
est  la  toile  de  fond  devant  quoi  tout  se  joue.  Aussi  la  plupart 
de  ses  chants  de  départ  ont-ils  une  beauté  ;  dès  que  la 
mort  apparaît,  l'accent  devient  plus  vrai,  le  r>ihme  plus  pur  ; 
à  son  contact,  le  cœur  du  poète  s'agrandit  et  ce  n'est  point  de 
la  grandiloquence.  Hita  savait  parler  magnifiquement  de  la 
mort,  il  l'a  montrée  terrassée  par  le  Christ.  Ses  successeurs, 
qui  sont  surtout  des  ouvriers  habiles,  n'ont  point  o.sé  aborder 
d'aussi  sublimes  images,  mais,  au  moment  de  disparaître.  Us 
oublient  leur  virtuosité  ;  il  y  a  de  l'âme  dans  ces  vers  de  l'ar- 
chidiacre de  Toro  : 

A    Oeii^,    Amor,    a    Dfiis,   el   Rey 
Oiio    oi    ben    .servi...    (3). 

1;  Saint  Simon  ,iiir  les  nobles  ilf  .son  temps. 
'it  Cf.  entre  iinlies  Cai..   XVIII  et  XIX. 
:<)  Cf.   IUkna,  344.  —  Mita,  eop.   I.'i.^ifi  sqqne. 


—  23H  — 

Chez  (rautres,  comme  Ferrant  Sanches  Calavera,  le  draine 
même  de  la  mort  se  déroule  sous  nos  yeux  (1)  el  dans  certains 
romances  asluriens,  dans  le  Cantar  de  los  Comendadores  de 
(ordoba.  apparaît  la  source  de  tant  de  ballades,  de  lamenta- 
lions  funèbres  que  nous  chantèrent  les  romantiques,  un  Ion 
trop  haut  (2). 

Mais  c'est  à  un  chevalier  qu'était  réservé  l'honneur  de  con- 
duire dignement  les  funérailles  de  la  chevalerie  espagnole. 
Rodrigo  Manrique,  maître  de  Santiago,  vainqueur  en  vingt- 
quatre  batailles,  étant  mort,  son  fils  a  composé  les  «  Copias 
«  pour  la  mort  de  son  père  »,  la  première  grande  pièce  lyrique 
espagnole,  et,  je  crois,  la  plus  belle.  Lope  de  Vega  la  voulait 
gravée  en  lettres  d'or  (3).  N'attendez  point  une  élégie.  Jorge 
Manrique  n'a  point  voulu  pleurer  sur  lui-même  ;  le  spectacle 
qu'il  nous  offre  est  d'une  majesté  plus  haute  et  plus  émou- 
vante :  de  sa  douleur  propre,  il  a  fait  la  douleur  de  sa  patrie  et 
c'est  toute  l'Espagne  de  son  temps  qui  passe  devant  nous,  mar- 
chant au  tombeau.  Voici  en  tète  les  rois  :  Jean  II,  les  infants 
d'Aragon,  vêtus  galamment,  —  n'était-ce  pas  leur  souci  ?  — 
portant  cimiers,  harnais  de  joute.  Leurs  femmes,  leurs  maî- 
tresses, avec  leurs  robes  à  traîne  et  leurs  parfums...  Les  mu- 
siques s'accordent,  ce  monde  qui  va  à  la  ruine  danse  et  balle. 
Puis,  triste  et  seul,  Henri,  l'ancien  favori  de  la  Fortune,  dont 

(1)  Poème  sur  la  mort  île  Ruy  Diaz  tle  Mendoza  (Baena,  o93)  :  «  Duenas, 
donçellas.  mançebos  valiente?  —  Que  logran  so  tierra  las  sus  mançe- 
blas...  n  Plus  tard,  les  danses  de  la  mort  espagnoles  garderont  une  saveur 
particulière.  On  y  verra  le  rabbin,  l'alfaqui.  Cf.  Los  Rios,  VII,  307. 

(2)  Cf.  Pei-ayo,  Rom.,  III,  132,  370.  Romance  du  soldat  dont  la  femme 
est  morte  et  qui  voit  son  s})ectre  :  "  Brazos  con  que  te  abrazaba  —  la 
desgraciada  de  rai  —  Ya  que  la  comiô  la  tierra  —  la  figura  vesla  aqui.  » 
Romance  très  ancien,  d'après  Pelayo.  —  L'histoire  des  Commandeurs  de 
Cordoue  (le  commandeur  trompé  tue  l'amant,  l'esclave,  coupe  la  main 
de  sa  femme...)  est  une  histoire  vraie  (1448)  ;  la  lamentation  a  été  com- 
posée peu  après. 

(3)  Cf.  Pel.\ïo,  Ant.  lir.,  VI,  104.  Los  Rios,  VII,  H6.  Ces  copias  se  trou- 
vent dans  toutes  les  anthologies. 


—  240  — 

les  châteaux  regorgeaient  d'or,  qui  donna  tout  et  que  tous  ont 
abandonné.  Après  lui,  un  enfunl,  Alfonso  l'innocent  que  la 
mort  a  mis  dans  sa  forge...  Les  rois  passés,  reconnaissez  les  fa- 
voris :  Luna,  l'homme  aux  trésors,  le  seigneur  le  plus  riche  en 
terres  et  en  villes  ;  que  dire  de  lui,  sinon  que  nous  l'avons  vu 
décapité  .'»  Pacheco,  Giron,  les  deux  frères  qui  fuient  puis- 
sants comme  rois,  et,  à  leur  suite,  les  ducs,  les  marquis,  les 
comtes,  les  barons,  —  la  grande  tourbe  des  armées,  les  pen- 
nons,  étendards,  bannières  —  et,  à  l'horizon,  les  châteaux,  les 
bastions  et  boulevards,  et  toute  la  guerre  et  tous  ses  travaux... 
Le  rythme  de  la  marche  est  grave  ;  parfois  quelques  syllabes 
stridentes,  souvenir  des  gloires  anciennes,  mais  qui  s'amortis- 
sent en  syllabes  sombres,  sonnant  creux  comme  la  tombe  ;  dos 
images  champêtres  à  peine  entrevues  ;  l'or  des  hi'oderies,  des 
di-apeaux,  de<s  armures  scinitillanl  un  moment  puis  recouvert 
d'une  ombre  noire.  Enfin,  voici  Rodrigo  Manrique  :  il  a  mis 
plus  d'une  fois  sa  vie  en  jeu  «  pour  sa  Loi  »,  il  a  atteint  la 
dignité  de  la  grande  chevalerie  de  l'Epée,  et  la  Mort  est  venue 
appeler  à  sa  porte.  Elle  l'a  encouragé,  sachant  que  la  vie  per- 
durable,  les  chevaliers  la  gagnent  en  répandant  le  sang  des 
païens  et  non.  comme  les  religieux,  par  oraisons  et  pleurs.  Et 
Rodrigo  Manrique,  le  bon  chevalier,  «  qui  ne  laissa  pas  de 
«  grands  trésors  mais  fit  la  guerre  aux  infidèles  »,  accepte  la 
m.ort  «  avec  une  volonté  claire  et  pure,  donne  son  âme  à  qui 
<(  la   lui   donna  ». 

Les  gloses  des  Copias  sont  innombrables,  mais  aucune,  que 
je  sache,  n'a  assez  marqué  combien  cette  œuvre  dépassait  le 
cadre  d'un  hymne,  d'une  oraison  pour  la  mort  d'un  héros. 
Celte  grande  fresque  funèbre  est  plus  qu'une  épitaphe  gravée 
par  un  fils  sur  la  tombe  de  son  père  ;  je  n'y  vois  pas  seulement 
1.1  fin  d'un  homme,  mais  la  fin  d'une  race  :  dans  la  mort  <Je 
son  père,  Manrifpie  a  enveloppé  la  mort  même  du  <'hevale- 
resque.   Kt  ici  le  nom  de  François  Villon  s'impose  à  l'esprit  : 


—  241  — 

lui  aussi,  dans  la  Ballade  des  Seigueurs  du  temps  jadis,  a  salué 
toutes  oes  figures  de  guerriers  qui  venaient  de  disparaître,  toute 
cette  génération  de  chevaliers  morts  de  14.%  à  1401  (1).  C'est 
l'époque  d'Henri  de  Castille  :  le  poète  espagnol  répond  au  poète 
français  ;  tous  deux  assistent  au  même  spectacle,  en  France,  en 
F.spagne,  voire  en  Europe  :  l'écroulement  du  vieil  esprit  sei- 
gneurial, l'effacement  de  la  mystique,  l'avènement  de  la  poli- 
tique. Il  serait  vain  d'établir  entre  Villon  et  Manrique  un 
éthelon,  une  comparaison  ;  ces  deux  âmes  étaient  trop  dif- 
férentes et  un  pareil  exercice  littéraire  serait  sans  grand  profil  ; 
mais  peut-être  ceux  qui  goûtent  les  divers  aspects  de  la  mu- 
sique funèbre  éprouveraient -il  s  une  satisfaction  à  voir  réunis 
en  un  seul  cahier  ces  deux  chants  qui  embrassent  tout  un 
monde  au  déclin,  nés  l'un  et  l'autre  d'une  même  noblesse,  hau- 
taine, roide  et  rude  chez  le  chevalier,  —  toute  de  cœnr,  d'ef- 
fusion chez  l'homme  du  peuple. 

Les  Copias  de  Manriqiie  ont  leur  moralité  :  dans  cette  pro- 
cession, point  d'ossements,  aucun  relent  de  pourriture.  L'Espa- 
gnol ici  s'alTirme  plus  sain  que  l'Italien  qui,  du  premier  coup, 
a  glissé  dans  la  vermine.  Les  fresques  de  Pise,  les  divagations 
de  Cavalcanti  au  milieu  des  sépulcres,  les  fantaisies  macabres 
des  peintres  du  Quattrocento,  vous  n'en  trouverez  pas  l'équi- 
valent chez  les  contemporains  de  Manrique  :  ils  ne  lèvent  pas  la 
stèle  du  tombeau.  Plus  tard  seulement  viendront  le  goût,  la 
hantise  de  la  putréfaction  ;  ce  sera  l'une  des  formes  du  catho- 
licisme espagnol,  chez  Lope  de  Vega.  Calderon,  Quevedo,  Val- 
dès  qui  est  proprement  un  effréné,  ou  encore  chez  Miguel  de 
Mariara  qui,  devenu  ascète,  se  distingue  par  l'idée  fixe  de  la 
décomposition  (2).  Manrique,  lui.  reste  plus  haut,  ne  tombe  pas 

(1)  Cf.  Pierre  Champion,  François  Villon,  Champion,  1913,  II,  191.  Comp. 
les  sentiments  de  Charles  d'Orléans  revenant  d'exil  :  il  trouve  le  monde 
bien  changé  (ib.,  II,  93). 

(2)  Lope  de  Vega,  Rimas  sacras,  Lerida,  1615,  sonnet  22.  —  Miguel  de 
Manara,  par  A.  de  Latovr,  Douniol,  1860.  Valdès  Leal  travaillait  à  Séville 


à  la  poussièro,  ne  donne  pas  dans  ce  que  Goethe  appelait  les 
abominations  :  il  garde  une  «  pudeur  chevaleresque  »  devant 
la   mort. 

Il  ne  délire  pas,  ne  désespère  pas.  —  Nous  sommes  au  tour- 
nant du  drame  :  ce  peuple  descendra-t-il  toujours  plus  bas. 
après  Jean  II,  Henri  IV,  démembré,  exsangue,  fantôme  «  que 
«  la  flèche  de  la  mort  perce  de  part  en  part  »  ?  Des  poètes 
comme  Manriquc,  des  chroniqueurs  comme  Pulgar,  ont  dompté 
l'humeur  noire  de  leurs  contemporains,  leur  ont  rendu  con- 
fiance en  eux-mêmes.  K^s  ont  sauvés  par  l'orgueil.  Pour  Man- 
rique,  l'Espagne  est  malade,  non  morte.  Elle  ne  peut  pas 
mourir  :  montrez-lui  la  voie  du  salut,  elle  connaîtra  le  tïiom- 
phe  et  «  la  vie  perdurable  »  en  Dieu.  Pulgar  dit  tout  net  que 
ponr  un  Castillan  point  n'est  besoin  d'aller  chercher  des  exem- 
ples d'héroïsme  à  Rome  :  sa  vertu  est  supérieure  à  la  vertu 
romaine.  «  Je  n'ai  pas  vu  d'étrangers  venir  montrer  leur  valeur 
«  en  Caslille,  car  ils  savent  qu'il  y  a  là  abondance  de  force 
«  et  de  courage  chez  les  barons,  en  sorte  que  les  leurs  seraient 
«  peu  estimés  :  de  même  personne  ne  songe  à  porter  dn  fer 
«  à  la  terre  de  Biscaye  où  le  fer  naît  »  (I). 

Et  cet  état  d'esprit,  ce  renouveau  de  confiance,  a  réagi  sur 
la  littérature.  L'Espagne  du  xv*  siècle  suivra-t-elle  le  courant 
italien  ou  restera-t-elle  fidèle  à  son  épopée  ?  Aura-t-elle  une 
littérature  dérivée  ou  gardera-t-elle  son  chant  propre  ?  Tandis 

a»  moment  où  Manara  était  hormano-mayor  de  la  ronfrério  lic  la  Charité. 
—  On  connaît  l'anorilot»'  do  Fr.  de  Hor^iia  jurant  devant  la  dépouille  de 
sa  souveraine,  l'impératriee  Isabelle,  devant  sa  figure  dérom[M).«!(V.  do  ne 
plus  .servir  un  maître  qui  pouvait  mourir.  —  Cf.  également  le  Mac/irien 
Prodigieux  de  Cai.debon  :  Cipriano,  retrouvant  sa  maîtresse,  n'embrasse 
qu'un  cadavre  :  <(  Asi,  Cipriano,  son  —  todas  las  glorias  del  nnindo...  » 
On  pourrait  multiplier  les  exemples  (v.  Pei.ayo,  Ant.  lir.,  VI.  iO.O.  — 
Pour  l'Italie.  I.a  Disf/rûce  de  Machiavel,  S.Vk 

(1)  Vie  de  R.  rie  Narvaez  et  Lettre  k  F.  Nnne/.  Pâleur  ia  di.sait  une  si 
rcspapnol,  (luerrier  courageux  entre  tous,  ne  connaît  pas  <i  Ir-  Iriomphe 
militaire  »,  c'est  mampie  d'ordre  et  d'obéissance.  Cf.  Paz,  .\,X1.\. 


—  2i:<  — 

que  la  France  balbutie  encore  à  la  suite  de  l 'Italie,  elle  résiste 
au  transport  de  la  Renaissance,  elle  n'admet  point  le  culte, 
la  culture  de  ses  anciens  vainqueurs.  Sans  doute,  elle  subira 
linvasion  des  grammairiens,  des  ouvriers  d'humanités,  mais 
ce  ne  sera  qu'un  temps  (1).  I^es  formules  latines  ne  substitue- 
ront jtas  un  masque  classique  au  masque  épique.  La  scolas- 
lique  ne  mourra  pas  cl  l'humanisme,  triomphant  partout  ail- 
leurs, ne  réussira  pas  à  nuirquer  profondément  celte  terre. 
La  musique  conserveia  le  rythme  grégorien  ;  toute  de  com- 
merce avec  Dieu,  elle  n'aura  pour  but  que  de  donner  à  l'âme 
«  de  la  noblesse  et  de  l'austérité  »  (2).  L'élément  étranger 
s'appliquera  sur  le  fond  traditionnel  mais  ne  s'y  incorporera 
pas.  I/arl  renaîtra  pur  en  se  rattachant  au  moyen  âge  :  là  va 
le  cœur  de  l'Espagne.  Manrique  dédaigne  les  invocations  à  l'an- 
tique, Isabelle  pleure  en  écoutant  les  vieux  romances  et  Lope 
de  Vega  mettra  en  oeuvre  sur  le  théâtre  le  trésor  poétique  de 
sa  patrie.  Ainsi  la  gloire  de  cette  nation,  —  son  drame,  dont  la 
grandeur  sacrée  ne  se  retrouve  peut-être  que  dans  les  téaziès 
de  la  Perse  (3),  —  est  fondée  sur  sa  plus  ancienne  littéra- 
ture. C'est  proprement  sa  renaissance  d'avoir  ramassé  ces  lam- 
beaux d'honneur,  de  les  avoir  recomposés  sur  la  trame  de 
son    histoire,    d'avoir   mis    l'héroïsme    et    la    religion    en   ac- 

(1)  <'  Jp  fus  le  premier  à  ouvrir  boutique  de  latin  et  osai  planter  le 
drapeau  des  nouveaux  préceptes  »,  dira  Nebrija.  Mais  c'est  la  Castille  — 
non  Valence  ou  Barcelone  imprégnées  d'italianisme  —  qui  sera  la  tête  de 
l'Espagne. 

(2)  Moralt'S,  ap.  Collet,  op.  cit.,  248.  L'encyclopédie  d'A.  de  la  Torre 
restera  pour  les  lettrés  «  la  vision  délectable  ».  Il  existe  d'admirables 
manuscrits  de  ce  répertoire  de  sciences,  fort  habile  et  parfois  plaisant 
(p.  ex.  :  Cap.  VI  sur  la  musique  :  XVI  sur  la  providence  ;  XVII  sur  les 
arts  magiques). 

(3)  Comp.  Théâtre  ]>ersa)i,  trad.  Chodzko,  Leroux,  L'^IS.  Re>.\>,  ISouv. 
Et.  d'Hist.  Rel..  Lévy.  1884,  p.  185.  V.  les  premiers  essais  de  drame  reli- 
gieux, essais  si  louchants,  chez  J.  del  Encina  (1469-1o34  ?),  op.  cit.,  p.  19 
sqque. 


tion  (1).  Elle  n'a  pas  connu  le  scepticisme  de  la  renaissance 
ilalienne,  n'a  pas  unifié  les  cœurs  par  la  cadence  latine,  ne 
s'est  pas  stérilisée  par  une  admiration  aveugle  des  modèles 
classiques.  En  ce  sens,  son  histoire  a  une  continuité,  une  soli- 
tude incomparables. 

Les  symptômes  de  celte  renaissance  sont  sensibles  dans  les 
copias  de  Manrique  :  elles  mènent  le  deuil  d'un  monde  caduc 
mais  déjà  l'aube  d'un  monde  nouveau  les  éclaire.  Le  poète- 
chevalier  est  mort  en  combattant  : 

Mis  arreos  son  las  armas  —  Mi  descanso  es  pelear  (2). 

(1)  Aus.si  t'sl-co  dans  la  Pl■emi^re  Chronique  Générale  —  enfin  rcsLiliiée 
par  D.  R.  Menendez  Pldal  —  dans  le  romancero  et  le  drame  du  grand 
siècle  qu'on  sent  battre  le  cœur  même  de  l'Espagne. 

(2)  «  Mes  ornements  sont  les  armes  —  Mou  délassement,  coml)attre.  » 
Cest  le  romance  que  citera  don  Quichotte. 


CHAPITRE  VIII 


L'agonie   d'Israël 


Aussi  vous  di-je.  lisl  li  lioys,  que 
nulz,  se  il  nest  très  bon  clerc, 
ne  doit  desputer  à  eulx  ;  mes 
lomme  lay,  quant  il  ot  mesdire 
de  la  loy  crestienne,  ne  doit 
pasdeflendrelaloycrestienne, 
ne  mais  de  l'espée,  de  quoi  il 
doit  donner  parmi  le  ventre 
dedens.  tant  comme  elle  y 
peut  entrer. 

•TOINVILI.E. 

Holà  !  veillez  !  liolà  !  veillez  ! 
Veillez,  les  juifs  de  la  juiverie. 
Chant  des  juifs  dans  Berceo. 


CHAPITRE   Vflî 


Ibn-Gebirol,  premier  poète  jiiif  d'Espagne,  ayant  été  assas- 
siné, son  cadavre  fut  enfoui  sous  un  figuier.  L'année  suivante, 
l'arbre  donna  tant  de  fleurs  qn'on  s'étonna.  Ibn-Gebirol  avait 
fait  refleurir  Israël  en  Espagne. 

Après  la  dispersion,  c'est  là  qu'ils  s'étaient  retrouvés  :  entre 
le  chrétien  et  le  more  ils  s'étaient  fait  une  place,  avaient  re- 
commencé une  histoire.  «  Témoins  perpétuels  et  universels  » 
du  drame  de?  nations,  ils  découvraient  à  leurs  hôtes,  avec  ce 
lyrisme  mélancolique  qui  leur  est  propre,  tout  un  monde  loin- 
tain qu'ils  avaient  traversé,  eux  dont  la  destinée  est  d'aller, 
le  bâton  en  main,  la  ceinture  aux  reins.  Maintenant,  ils  se 
croyaient  fixés,  ayant  droit  de  cité,  s'enfonçaient  de  nouveau, 
tête  perdue,  dans  l'étude  de  la  Loi.  De  Girone,  la  Kabbale 
envahit  Tolède  ;  le  Zohar,  rédigé,  popularisé  par  un  juif  de 
Léon,  révèle  le  sens  mystique  de  la  Thora  ;  les  séphirots,  éma- 
nations de  la  divine  essence  hébraïque,  planent  sur  la  catho- 
lique Espagne.  Celle-ci  sera-t-elle  donc  pour  Israël  une  seconde 
Sion  ?  I^s  noms  de  Cordoue,  de  Tolède  résonneront-ils,  anx 
oreilles  juives,  comme  ceux  de  Nahardea  ou  de  Jérusalem  ?  Cl). 
On  l'aurait  pu  croire  au  temps  d'Alphonse  XI,  de  Pierre  le 
Cruel.   Alors  les  juifs  étaient  les  grands  maîtres  de  la  poH- 

(1)  Cf.  Franck,  La  Kabbale,  Hachette  1889.  Graetz,  Juifs  d'Espagne, 
167-217  et  Hist.  des  Juifs,  IV,  186-233.  —  .1.  Darmesteter,  Les  Prophètes 
d'Israël,  L(^\-a',  1805,  p.  Ia3.  —  Yehouda  Halevi  CXII°  s.)  est  le  premier 
grand  sioniste. 


—  2-i8  — 

lique  ;  ils  alluienl  habillés  de  soie  et  d'or,  recevaient  les  rois 
portant  la  Thoia  devant  eux,  au  grand  jour,  non  pour  la  voir 
condamnée  comme  elle  l'était  à  Rome  au  couronnement  des 
papes.  Ils  construisaient  leurs  synagogues  «  d'un  bras  fort  et 
«  puissant  »  et  l'on  disait  dans  les  communautés  qu'en  Cas- 
tille  se  réaliserait  la  prophétie  :  «  Jamais  le  sceptre  ne  dispa- 
«  raîtra  de  la  tribu  de  Juda  ». 

A  la  fin  du  xiv*^  siècle,  tous  ces  espoirs  s'effondrent.  Les  purs, 
les  dépositaires  de  rEs})rit  d'Israël,  craignaient  que  le  troupeau 
ne  se  dispersât,  qu'un  trop  grand  a})])étil  de  savoir  ne  léduisît 
en  poussière  le  corps  même  de  la  Loi.  Ils  redonnèrent  au 
Talmud  toute  son  autorité  et  le  Talmud,  c'était  la  réaction. 
Il  fut  décrété  que  seul  il  devait  être  l'étude  du  juif,  la  seule 
science,  le  seul  livre  accolé  à  la  Thora  :  «  Celui  qui  comprend 
((  le  Talmud  comprend  tout  ».  Les  autres  sciences,  comme 
frivolités  ])ic)fanes,  ne  pouvaient  être  apprises  que  dans  les 
courts  instants  du  crépuscule.  Alors  un  esprit  étroit,  une 
humeur  intolérante  s'implanta  dans  les  juiveries  (1).  Là  où 
régnaient  naguère  la  joie  de  vivre,  res})oir  de  retrouver  une 
seconde  patrie  où  le  juif  sèmerait,  récolterait  librement  à 
l'ombre  du  roi.  on  vit  paraître  d'équivoques  figures  de  déla- 
teurs. Le  juif  dénonça  le  juif  :  il  y  eut  im  véritable  meurtre 
juridique,  celui  du  trésorier  d'Henri  II,  auquel  participèrent 
des  rabbins.  L'étincelle  était  rallumée,  les  persécutions  recom- 
mencèrent.  Israël  l'avait  voulu  (2). 

On  en  massacre  4.000,  ])uis  reparaissent,  aggravées,  les  vieilles 
jirohibltions  :  le  juif  ne  pourra  être  intendant,  fermier,  collec- 
t*^nr  d'impnl'^  :  on  Ip  rhasse  i]v  l'adminislialion  :  il  ne  pourra 

M)  V.  A.  FiiAM.K,  Et  mira  Oiiciitalcs,  sur  Miiiinonidi's,  p.  K^S.  Coiii]».  la 
tristesse  ilcs  juiveries  île  Polopne,  de  fîaliric.  l'iiistnirc  île  Sfilomon  Mai- 
inon.  np.  A.  IUuinf:,  Bourgeois  et  (1''"k  'If  pp".  llHcliettc,  l'.HO.  Cf.  J.-.I. 
Thahai.i»,  L'Ombre  de  la  croix,  Finili-I'anl,  1017  ot  Vu  roijawne  de  Dieu, 
l'Ion,    \'.)2(). 

'2)  C'i«t  i-e  (pif  reconiiiiîl  (iriAKiz,  IV,  30i. 


-   JV.t  — 

être  épicier,  liivtini<^r,  pharmacien,  médecin  :  les  professions 
qu'il  exerç^'uil  ;  on  le  parque  clans  certains  quartiers  ;  on  lui 
défend  tie  se  couper  la  barbe,  les  cheveux  — ■  «  nous  avons  l'air 
u  de  yens  en  deuil  »,  dit  l'un  d'eux  — ,  de  sortir  le  mercredi 
des  ténèbres,  d'ouvrir  les  portes  et  fenêtres  de  sa  maison 
le  vendiedi  saint  ;  on  l'oblige  à  porter  un  emblème  sur  ses 
vêtements  (1).  Ainsi,  dans  la  solitude  du  ghetto,  le  juif  va 
redevenir  iwi  étranger  ;  son  type  se  fixe,  se  stabili-se.  Mais  Luna 
a  besoin  de  lui,   le  protège.   Henri  fait  plus,   l'adopte. 

C'est  dans  Israël  que  s'est  recruté  le  tiers-état  de  l'Espagne. 
Mais  il  faut  distinguer  ici  les  diverses  faces  de  la  nation.  A 
côté  du  vieux  juif,  resté  fidèle  à  la  parole  de  David  :  «  Il  ne 
«  quittera  pas  ta  bouche  le  Livre  de  la  Loi  ni  de  jour  ni  de 
«  nuit  »,  il  y  a  le  conversa,  le  nouveau  chrétien.  Celui-ci  peut 
avoir  été  converti  par  force  et  les  juifs  l'appellent  Hanuzin 
(forcé),  ou  bien  il  a  de  son  plein  gré  abandonné  sa  religion  et 
on  le  confond  avec  le  chrétien  :  c'est  un  Mesumad  (2).  Race 
dangereuse,  celle  de  ces  chrétiens  de  fraîche  date  :  le  juif  s'en 
défie,  car,  pour  sa  sûreté,  le  converso,  devenu  le  plus  fervent 
des  catholiques,  étale  un  antisémitisme  exigeant.  Ecoutez  les 
prédicateurs  conversos  ou  issus  de  converses  :  ils  sont  les  pre- 
miers à  proclamer  la  nécessité  de  la  persécution.  Voici  le 
juif  Pablo,  qui  s'est  poussé  dans  la  hiérarchie  ecclésiastique  en 
soutenant  qu'il  est  de  la  tribu  de  Lévi  d'où  est  sortie  la  Vierge 
Marie  ;  il  devient  Pablo  de  Santa-Maria.  évêque,  et  demande 
qu'on  expulse  les  juifs  de  la  cour.  Ses  fds  seront  l'un  évêque, 
l'autre  doyen  ei  mêmement  prêcheront  contre  leurs  anciens 
frères  :  dynastie  de  renégats  haul-placés.  Geronimo  de  Santa- 
Fé,  ex-juif,  grand  controversisle,   est  d'avis  qu'on  extermine 

(1)  Cf.  Prescott,  T,  2Sfi.  Los  Rios,  Est.  sobre  los  Judios  de  Espana,  "7. 
—  Graetz,  IV,  310. 

(2)  Cf.  P.*z,  3oo  :  observations  sur  le  »  Traité  de  l'Alborayque  »  (cheval 
fabuleux  que  montera  Mahomet  lorsqu'il  ira  au  ciel  appelé  par  Allah. 
V.  d'Herbelot,  Bibliothèque  Orientale  au  mot  Mérage). 


—  250  — 

C€ux  qui  ne  veulenl  pas  renoncer  à  l'ancienne  loi  ;  Alonso  de 
Espina,  ancien  rabbin,  écrit  un  livre  terrible  contre  Israël, 
le  Fortalilium  Fidei  :  les  chrétiens  ont  des  armes  spi'rituietlles 
et  temporelles,  qu'ils  en  usent  !  il  faut  enlever  aux  juifs  leurs 
enfants.  Un  autre  publie  la  Colère  du  CJirist  contre  les  juifs... 
De  la  chaire  où  siège  le  converso,  part  le  signal  des  juas- 
sacres  (1). 

Cependant,  l;e  vieux  chrétiem  reste  sur  la  défensive  :  il  ne  sait 
?i  ce  converti  appartient  à  la  catégorie  hanuzin  ou  raesumad, 
mais  il  a  des  doutes  sur*  son  orthodoxie,  le  soupçonne  de 
judaïser  en  cachette,  d'accomplir,  portes  closes,  les  rites  con- 
damnés. «  A  Tolède,  MiuTie,  en  Andalousie  et  Estrèmiadua'e, 
«  à  peine  trouverait-on  un  converso  fidèle.  En  Yieille-Castille 
«  à  peine  trouverait-on  un  converso  hérétique  »,  dit  un  con- 
temporain (2).  Et  cette  répartition  géographique  s'explique  aisé- 
ment :  à  mesure  qu'il  se  rapproche  de  l'aiabe,  le  converso 
i^trouve  l'atmosphère  de  sa  race,  l'odeur  de  sa  foi.  Quant  à 
Tolède,  c'est  là  que  la  synagogue  a  gardé  sa  puissance. 

Juifs  fidèles  ou  non,  un  fait  paraît  établi  :  c'est  que,  peu  à 
peu,  ils  ont  mis  la  main  sur  la  richesse  de  l'Espagne  ;  ils  sont 
k  travail,  le  commerce,  l'administration.  De  là  les  haines 
qu'ils  soulèvent.  Prudemment,  ils  s'étaient  établis  en  haut, 
avaient  clientèle  princière.  A  la  cour  (l'.Vragon,  le  juif  est  astro- 
logue, médecin,  prêteur  sur  gages.  C'est  lui  qui  guérit  le  vieux 
roi  de  la  cataracte,  qui  avance  l'argent  au  moment  critique. 
Aussi  les  communautés  sont  prospères.  Quand  Jean  d'Aragon 
meurt,  les  juifs  prennent  le  deuil  et  chantent,  cierge  en  main, 
des   psaumes   hébreux   et   des   élégies   espagnoles   (3).    McMues 

(1)  Cf.  Los  Rios,  llist.  Lit.,  VII,  179  el  Est.,  339,  43r>.  —  Graetz,  IV, 
318,  3.W,  37"i.  Pui.OAU,  Cl.  var.  Il  y  eut  des  converaos  prôtres,  (Innés  do  plus 
flf*  mansiji'liKlp  :  rL'vt^quf  «Ip  Cnria,  Francisco,   is.sn  de  juifs  loli'dans. 

'2)  LicKNA,  ap,   Pa7„  3;;G.  —  Cf.   Paî..,  III,  12."). 

f3)  L'a-slroloffun  Rihago,  le  mt'rlerin  Abiabar.  Cf.  niuF.rz,  IV,  ;I73.  Ai.ta- 
MiiiA,  II,  30(1  Maiiiana,  I,iv.  XXIII.  A|>rf>s  l'expulsion,  dos  villes  re8lt>ront 
san«  médecin  :  il  fallu!  en   importer. 


—  251  — 

figures  aulour  d'iieiiri  :  un  rabbiu  Jacob  ibn  Nufiès  à  la  fois 
Diédi'cin  et  favori,  et  ce  ghetto  en  miniature  qu'avait  construit, 
au  pied  du  trône,  Diego  Arias  le  financier. 

Si  riinpôl  i-enlre  tant  bien  que  mal  dans  les  caisses  royales, 
c'est  au  juif  qu'on  le  doit.  Il  a  accepté  d'être  le  maltôtier  du 
chrétien  ;  Diego  Arias  l'a  formé  aux  bonnes  méthodes,  a  prêché 
d'exemple.  .Vu  milieu  de  la  guerre  civile,  dans  la  confusion 
d'un  pays  qni  se  décompose,  le  juif  reste  stable,  suit  son  che- 
min, travaille  pour  le  roi  et  pom*  lui.  Il  sait,  persiste,  perçoit 
la  rente  ;  insulté,  baltu,  il  s'enfuit  mais  l'argent  en  poche. 
C'est  le  juif  volant,  le  disciple  de  Diego  Yolador.  I.e  métier 
a  ses  ri-sques  :  dans  le  Guipuzcoa,  le  juif  Gaon,  profitant  de  la 
présence  du  roi,  levait  le  pedido  avec  une  fermeté  particulière. 
Les  Basques  le  massacrèrent  ;  Henri  n  'osa  poursuivre  les  meur- 
triers, encaissa  (1). 

L'administration  financière  par  le  juif  est  l'une  des  raisons 
de  la  ruine  d'Israël.  Mais  ce  qu'on  n'a  point  assez  dit,  c'est 
qu'elle  était  alors  une  nécessité  :  les  gens  de  Diego  avaient  une 
double  vertu  de  compétence  et  d'opiniâtreté  qui  ne  se  trouvait 
pas  ailleurs.  Luna,  qui  était  un  politique,  savait  ce  qu'on  pou- 
vait attendre  de  ces  fonctionnaires-là  :  il  les  défendit  contre  le 
pape,  contre  les  lois,  contre  les  prêcheurs  de  meurtre.  Aussi 
est-ce  un  con verso  qui  prononça  sa  sentence  de  mort  (2).  Cher- 
chez à  ressaisir  ce  qu'il  y  a  de  vie  économique,  de  vie  politique 
en  Espagne,  vous  rencontrerez  le  juif  :  derrière  son  comptoir 
trafiquant,  artisan,  usurier  ;  sur  les  routes  serviteur  du  roi  son 
maître  et  serviteur  de  tout  repos,  il  n'a  point  de  velléités  de 
révolte.  Mais  son  rôle  ne  s'arrête  pas  là  :  même  à  ce  moment, 
il  garde  une  place  dans  l'histoire  littéraire  espagnole. 

Menendez  y  Pelayo,  qui  était  foncièrement  humaniste  et 
catholique,  a  dit  que  le  commencement  du  xv*  siècle  marque 

Cl)  7,os  Rios,  op.  cit..  138.  —  Mariana,  ut  sup. 

(2)  r.R.4Erz,  IV,  345.  3o8-60.  Lea,  op.  cit.,  II,  222.  .^ltamira,  II,  23-27. 


la  décadence  de  l'influence  sémitique  en  Espagne.  Le  royaume 
de  Grenade  n'apporte  plus  rien,  les  juifs  enfermés  dans  le 
Talraud  s'isolent,  restent  étrangers  au  mouvement  des  esprits  ; 
les  efforts  d'indépendance  de  certaines  synagogues,  Ségovie  et 
Tolède,  sont  vains  (1)  ;  l'Espagne,  délivrée  des  maîtres  étran- 
gers, redevient  elle-même,  pure  catholicfue.  Ce  pays  qui  rejette 
l'enveloppe  juive  avant  de  chasser  le  juif  lui-même,  c'est  sans 
doute  une  belle  image.  Israël  n'existe  plus  en  esprit,  il  suffit 
de  l'anéantir  dans  son  corps  :  tout  est  prêt  pour  le  grand  acte 
de  1492. 

Pourtant,  au  moment  où  ce  peuple  agonise,  il  serait  juste 
de  faire  le  compte  de  ce  que  lui  doit  encore  l'Espagne.  Dans 
le  trésor  littéraire,  dans  le  trésor  de  science,  n'y  a-t-il  î)lus 
rien  qui  rappelle  le  juif  ?  Tout  d'abord,  la  philosophie  espa- 
gnole est  née  juive  ;  elle  a  subi  l'empreinte  néo-platonicienine, 
et  je  crois  qu'on  relnniverait  sans  peine  sur  la  terre  de  Sainte 
Thérèse  et  de  Saint  Jean  de  la  Croix  quelques-unes  de  ces 
«  belles  avenues  mystiques  »  dont  s'orne  la  Kabbale  :  c'est 
même  là  sa  rareté  (2).  Et  que  l'on  ne  dise  pas  que  le  Castillan 
du  XV*  siècle  se  désintéresse  des  grandes  œuvres  du  moyen  âge. 
Pourquoi,  en  1435,  un  juif  de  Ségovie,  Schem  Tob,  aurait-il 
traduit  et  commenté  Averroè?  :'  Comment  expliquer  que  l'aver- 
roïsme  ait  continué,  même  après  la  Renaissance,  5  exercer 
une  influence  sur  la  philosophie  espagnole  ?  -  -  En  même  temps 
fpi'une  philosophie,  le  juif  importait  en  Espagne  la  fleur  des 
fables  indiennes,  les  contes,  les  apologues  et  aussi  les  mystères 
(le  eet   Oiieril   qui   avail    fécondé   son   esprit.   Yillena,    Carrillo 

0)  Ext.  de  Crit.  Ut.,  Madrifl,  1î>12,  II,  p.  303. 

(^2)  On  <lira  de  la  musique  <1p  Victoria  qu'elle  est  "  finnrrata  dn  sangup 
inoro  ».  Cf.  Cou.ET,  op.  cit.  Pelavo,  Ant.  lir.,  I,  p.  LXXI  sur  l'idéalisme 
mystique  juif.  Daumesteteb,  op,  cit.,  181.  Renan,  Averroès,  Lévy.  1893, 
]i  1%  r-l,  12r».  .Vi.TAMiHA,  II,  247,  2ifl,  24>3  8Ur  les  racoles  juives,  le  travail 
'le  traduction,  les  bibles  annot<5e<?.  —  Comp.  .lonnoAiN,  Rrcherches  criti- 
quru  sur  Ips  traductions  d'.Aristole,  Paris,  ISlî),  p.  1%  sqq\ic.  —  Franck, 
op.  rit.,  2'»3. 


-  25:î  — 

se  sont  mis  à  son  éoole.  Vous  découvrirez  dans  le  Traité  du 
tttaurois  œil  d^s  Innibeaiix  de  déinonologic  inazdécnne  ;  vous 
y  iV('(Minaitrez,  velue  à  l'espagnole,  la  Druje  corruptrire.  Plus 
tani,  enltvz  dans  la  l)ouli(iue  de  la  Célestine  ;  elle  est  meublée 
de  choses  fort  peu  oalholiques  : 

...astiologos  et  inagos  et  vates 
Replzelmlt  pt  Aftharolh,  proprios  pénates  (I). 

Maimonides  exce[»lé,  le  pliilosophe  juif  est  poète,  nationaliste 
par  le  processus  mais  mystique  quant  à  l'aspiration,  sa  philo- 
sophie trouve  dans  le  lyrisme  sa  dernière  expression.  Ainsi 
de  Yehouda  Ilalévi,  auteur  du  Chozari  mais  en  même  temps 
héraut  d'Israël  dans  les  Sionides  ;  écrivain  arabe,  hébreu,  cas- 
tillan, dont  les  chansons,  au  dire  d'IIenii  Ileinc,  sont  aussi 
pures,  belles,  immaculées  que  l'Ame  du  chanteur,  «  cette  âme 
<i  que  le  Seigneur  a  marquée  du  divin  baiser  d'amour  ».  Cette 
source  lyrique  s'est-elle  tarie  ?  Le  catholique  castillan  s'en 
est-il  détourné  ?  Il  me  semble  ra[)ercevoir  courant  à  travers 
le  poème  de  Hita  et,  devenue  un  peu  bourbeuse,  dans  certains 
fragments  du  cancionero  de  Raena  (2). 

Le  règne  de  Jean  II,  celui  d'Henri,  ont  eu  leur  cortège  de 
poètes  juifs.  Ce  ne  sont  pas  les  plus  grands,  aucun  n'atteint  la 
noblesse  de  Manrique  ;  mais  ils  ne  manquent  pas  de  saveur. 
La  rue  est  leur  champ-clos.  Le  débat  entre  Montoro  et  Juan 
de  Valladolid  pourrait  s'éterniser,  l'un  et  l'autre  disposant 
d'un  solide  capital  d'invectives,  mais  voici  que  passe  Rodrigo 
Cota,  juif  antisémite  et  rente.  Montoro,  toujours  fripier,  l'inter- 
pelle :  «  Ton  nom  est-il  Guzman  ou  Yelasco  que  te  voilà  si 
«  fringant  ?    Mais    non    tu    es    Mossé.    Chroniqueur    du    roi, 

(1)  Cf.  Renan,  op.  cit.,  2SS.  Cot.\relo.  Villena.  Comp.  Henry,  le  Par- 
sisme,  76.  V.  également  .1.  del  Encina,  Egloga  de  PJâcida  y  Vitoriano, 
éd.  cit.,  p.  166. 

(2)  Cf.  Graetz,  Juifs  d'Esp..  217.  Pelayo,  Hist.  id.  esteticas.  II,  100  et 
les  cantigas  lyriques  à  la  Vierge  dans  Hita,  II,  2.')0-276. 


—  254  — 

«  sois  donc  chroniqueur  de  Moïse,  dis-nous  les  hauls-fails 
((  de  Moïse  !  »  Il  ne  faut  pas  négliger  comnae  trop  minces 
et  basses  ces  criailleiies  à  la  porte  de  la  synagogue,  ces 
disputes  de  juif  à  juif,  de  juif  à  converso,  qui  émaillent 
les  cancioneros.  Là  encore,  Israël  a  donné  quelque  chose 
à  l'Espagne  :  un  sens  nouveau  de  la  satire,  une  gaieté 
d'une  qualité  particulière  qui  s'insère  dans  la  raideur  castil- 
lane. La  poésie  se  judaïse  et  en  même  temps  s'assouplit.  La 
galerie  des  rimeurs  chrétiens,  nobles  ou  plébéiens,  écoute, 
imite  ;  les  rythmes  se  transforment,  le  vocabulaire  aussi  : 
Villasandino  atteint  un  effet  comique  en  parsemant  sa  poésie 
de  mots  spécialement  juifs,  et  certaines  pièces  du  Cancionero 
de  Burlas  prennent  un  parfum  tout  oriental  (i).  Dans  cette 
foule  mêlée,  il  y  a  une  figure  attachante.  Montoro  n'est  ni  un 
héros,  ni  un  martyr  :  il  veut  gagner  sa  vie  en  paix.  Fatigué 
d'être  appelé  juif,  de  recevoir  les  gifles  «  que  ses  ancêtres  don- 
«  nèrent  à  Jésus-Christ  »,  il  se  convertit  comme  tant  d'autres, 
pratique  strictement.  Ecoutez  sa  litanie  :  «  Genoux  courbés, 
«  —  avec  très  grande  dévotion,  —  aux  jours  marqués,  — 
«  avec  grande  dévotion  comptés  —  et  priés  —  les  noeuds  de  la 
«  Passion,  —  adorant  Dieu  et  Homme  —  pour  mon  très  haut 
«  seigneur  —  par  qui  ma  faute  soit  lavée...  —  je  n'ai  pu 
«  perdre  le  nom  —  de  vieux,  puto,  juif...  »  Il  entend  messe 
sur  messe,  croit  avoir  gagné  «  la  patente  de  pur  chrétien  )>. 
Mais  quoi  ?  «  Rien  ne  peut  tuei'  cette  tache  de  converti  ».  Tu  es 
judeus  in  œternum,  Montoro.  .Mors  il  se  fait  une  raison,  reste 
juif  puisqu'il  le  faut,  et  lorsque  le  boucher  n'a  que  de  la  viande 
de  porc  à  lui  vendre,  lui  dit  :  «  Tu  me  fais  trahir  le  serment  de 
«  mes  aïeux  ».  C'est  un  fait  que  les  meilleures  histoires  juives 

(1)  Raf.na,  Préfacfi.  Cane,  de  Burlas,  passim,  notanimfnf,  \).  !V.)  ;  la  pi^^f' 
(U-iVtéf  h  Malihufk)  sfinblf  iinr  parodie  des  invooations  bouddhique.»!, 
tarir.  Montoro,  [lansim.  (îhaf.tz,  IV,  310.  —  Comp.  dans  Hakna  (loquol 
notait  d'aillour»  pas  juif)  ]oh  larnrntations  attribiK^'cs  h  Marias  dont  le 
refrain  est  :  ••  Hens  meu.«,  elle  ely  —  El  amaz  nhnfany...  »  (p.  C70). 


sont  contées  par  les  juifs  :  parcourez  le  recueil  de  Moiiloro  ;  il 
vous  fera  connaître,  mieux  que  tout  autre  livre,  la  vie  d'un 
Israélite  malgré  lui  dans  la  catholique  Espagne,  mais  prenez 
irarde  que  son  rire  n'est  que  de  façade,  que  vous  êtfs  au  seuil 
do  la  liagédie. 

Lors<iu'im  pur  castillan  veut  exercer  sa  verve,  il  choisit 
le  juif  :  c'est  le  plastron  classique.  Dans  son  testament,  l'ar- 
chidiacn^  de  Toro  lègue  «  ses  yeux  avec  toute  leur  vue  »  à  im 
juif  aveugle  de  Valladolid  ;  Pedro  Ferruz  s'attache  aux  rab- 
bins, aux  grands  rabbins  tortus  qui  brament  à  tue-lète  fl), 
mais  avec  Villasandino,  il  il  «  le  Prince  des  Poètes  »,  le  ton 
change  :  «  Tête  à  gifles,  à  coups  de  bâton,  si  tes  mâchoires 
souffrent  on  le  voit  à  ton  nez.  Puisses-tu  sans  souliers,  chemise 
ni  robe,  battre  les  mauvai.ses  herbes  !  Tu  ne  crains  pas  Dieu, 
tu  ne  crois  pas  à  son  Evangile,  la  goinfrerie  et  la  luxuro  te 
tiennent,  sale,  vil  juif,  lîls  de  sale  juive...  »  Insensiblement  le 
jeu  devient  sérieux.  A  Rome,  sur  la  place  Navone,  le  juif 
n'était  qu'un  mannequin  de  carnaval.  En  Castille,  on  parle 
de  lui  tirer  «  les  tripes  par  l'intestin  ».  Comme  le  disait  un 
théologien  arabe  d'un  vizir  juif  de  Grenade  :  «  Sacrifiez-le  : 
«  c'est  un  bélier  gras  !  »  (2). 

Il  est  gras  en  effet,  défaut  grave  aux  yeux  du  maigre  castil- 
lan. Et  s'il  est  gras,  c'est  qu'il  thésaurise,  presse  le  contri- 
buable, le  débiteur  comme  raisin  au  pressoir,  qu'il  est  toujours 
prêt  «  à  boire  le  sang  des  peuples  affligés  ».  Une  fois  qu'il 
tient  sa  proie,  «  il  lui  suce  le  sang,  ainsi  qu'une  panthère  », 

(1)  Comp.  le  privilège  burlesque  concédé  par  Jean  H  à  un  chrétien 
'1  rancio  »,  qui  veut  devenir  marrane.  Toutes  les  accusations  contre  le 
.sémite  s'y  retrouvent,  mais  le  ton  reste  celui  de  la  plaisanterie.  Publié 
par  D.  Paz  y  Melia,  Sales  espaiiolas,  primera  série,  Madrid,  1890,  p.  31 
sqque. 

(2)  Cf.  Bae>a,  132.  164,  334,  346.  360.  —  Comp.  Dozy,  I.  292.  —  Pour 
l'Italie,  Gr.EGOROvius  :  Promenades  en  Italie,  trad.  fr..  Hachette.  1894, 
p.  21. 


—  256  — 

ne  la  lâche  que  lorsqu'il  l'a  vidée  (1).  Tout  le  monde  sait  — 
et  Alfonso  de  Espina  le  converso  ne  vous  l'a-t-il  pas  répété  ? 
—  que  les  juifs  ont  le  goût  du  sang.  Ils  s'en  nourrissent,  on  dit 
aussi  qu'ils  en  usent  comme  remède  (2).  A  Salamanque, 
ils  ont  supplicié  un  enfant,  lui  ont  arraché  le  cœur.  Il  est  ATai 
qu'après  enquête  on  les  a  déclarés  innocents,  mais  le  roi  Henri 
les  protège,  les  Juges  sont  corrompus.  En  1468,  ceux  de  Sepul- 
veda,  sur  les  conseils  de  leur  rabbin,  ont  volé  un  enfant,  l'ont 
crucifié  comme  le  Sauveur.  Cette  fois  l'évêque  les  a  fait  arrêter, 
conduire  à  Ségovie  ;  on  les  a  pendus,  brûlés,  mais,  le  peuple 
n'étant  pas  satisfait,  on  en  a  tué  d'autres  et  par  la  même  occa- 
sion des  conversos.  —  L'accusation  de  crime  rituel  a  traversé 
tout  le  moyen  âge  :  c'est  un  thème  connu  (3")  ;  même  après 
l'expulsion,  l'Espagne  ne  l'abandonnera  pas.  Il  y  a  dans  la 
Manche  un  village  qui,  au  dire  d'un  saint  pèlerin,  ressemble 
à  Jérusalem,  le  village  de  Guardia.  T.ù,  un  enfant  a  subi  la 
Passion  ;  des  convertis  voulaient,  avec  son  sang  et  une  hostie 
consacrée,  composer  \m  philtre  qui  empoisonnerait  l'eau  que 
boivent  les  chrétiens,  anéantirait  le  Saint-Office,  redonnerait 
le  sceptre  h  Juda.  L'hostie  lumineuse  dénonça  les  criminels 
qui  moururent  dans  les  tourments,  et  de  toute  cette  tragédie, 
il  reste  une  chanson  que  le  peuple  chante  encore  (4).  Colme- 

(1)  Cf.  P.4Z,  3oîî.  —  Pal.,  I,  363  :  »  Diepo  .Arias  vi  ses.  ministres  font 
payer  au  peuple  le  produit  de  ses  .sueurs  ».  .\vai,a  di.sait  déjà  dans  le 
Rimado  del  Palacio  .  «  Alli  vienen  judios  que  cstan  aparejado.s  —  Para 
beber  la  sangre  de  los  pueblos  cuitados  ».  Los  Rios,  Est.,  ;>3. 

(2)  D'apr(\s  Infessuha,  Diario,  éd.  Tommasini,  Rome,  1890,  p.  275,  le 
médecin  juif  du  pape  Innocent  VIII  aurait  fait  égorger  trois  enfants  de 
dix  ans  et  voulu  faire  boire  leur  sang  au  Pontife  :  unique  remède  pour 
lui  conserver  la  vie.  Ceci  n'esi  pas  spécial  aux  juifs  :  le  fameux  antisé- 
mite Jean  de  Capistrano  (xv^  siècle)  disait  qu'avec  le  sang  qu'il  avait  re- 
cueilli du  nez  «le  Bernardin  de  Sienne  e(  avec  son  capuchon,  il  pouvait 
ftiiérir  les  malades,  ressusciter  les  morti*.  Cf.  (îraetz,  IV,  3fi2. 

(3)  Cf.  l'anidas,  Part.  VIT,  titre  XXIV,  loi  II. 

Ci)  Sur  le  nifio  de  Guardia,  cf.  Pelayo,  Heterod,  I,  CM.  Picatoste,  op. 
rii     iVi    —  Il  a  /-[i''  prouvé  que  cet  enfant  n'a  jamais  existé. 


nar^s  vous  contera  une  histoire  analogue  qui  se  passa  au 
temps  (le  Jean  II.  Ici,  l'Espagne  n'a  pas  innové  :  l'église  des 
Innocents  à  Paris  était  dédiée  aux  enfant?  martyrisés  par  Hé- 
rode  et  aux  petits  chrétiens  crucifiés  par  les  juifs  ;  Louis  XI 
lu  distingua  un  jour  l'ii  lui  faisant  don  d'  «un  innocent  en- 
((  lier  »  (1). 

Thésauriseurs,  buveurs  de  sang,  ce  n'est  que  l'en-tête  du 
<atalogue.  On  ne  manque  pas  de  rappeler  au  juif  le  Crime  par 
excellence.  Les  armes  de  Diego  Arias  sont  l'aigle,  le  château, 
la  croix,  et  le  Provincial  vous  explique  que  l'aigle  est  Saint 
Jean,  le  château  Emmaiis,  la  croix  celle  où  fut  cloué  Jésus, 
Diego  Arias  étant  là,  capitaine  !  (2).  Ils  croyaient  s'être  lavés 
de  cette  accusation,  n'être  plus  comptés  parmi  les  déicides, 
(lisaient  qu'ils  s'étaient  établis  en  Espagne  avant  la  mort  du 
Rédempteur,  que  des  juifs  de  Tolède  avaient  écrit  à  ceux  de 
Jérusalem  pour  désapprouver  cette  mort.  Comme  cela  s'était 
passé  dans  des  temps  très  anciens,  ils  confectionnaient  des 
faux,  tâchaient  d'écarter  cette  responsabilité  ancestrale.  Mais 
en  vain.  A  Ségovie,  les  évêques  leur  avaient  imposé  un  tribut 
annuel  de  30  deniers  en  mémoire  de  ce  qu'ils  avaient  payé  pour 
acheter  le  Christ.  On  leur  disait  :  «  Souvenez-vous  que  vous 
((  venez  d'Orient,  que  vous  avez  infecté  de  vos  vices  non  seu- 
«  lement  la  pure  Espagne,  mais  les  mores  mêmes.  »  (3).  Ils  se 
défendaient  comme  ils  pouvaient,  se  faisaient  petits  afin  d'être 
écoutés  :  ((  Pour  naître  sur  l'épine,  je  ne  crois  pas  (fue  la  rose 
«  perde,  ni  le  bon  vin  pour  sortir  du  sarment  ;  l'autour  ne 

(1)  COLMENARES.   Op.    Cit.,    II,    219.    Comp.    P.    CHAMPION,    Fr.    VUlon,    I,    303. 

(2)  Cf.  également  la  ropla  suivante  :  «  Fr.  Pedro  Mendez,  hermano  — 
Privado  de  Jeremias  —  Dimè  tu  ?  Cuanto  darias  —  Por  un  cuarto  de 
cristiano  ?  » 

(3)  «  La  sodomie  des  juifs  vint  aux  mores  et  des  mores  aux  mauvais 
chrétiens  coAme  Diego  Arias  )\  dit  Lucena.  ap.  Paz,  3.d6.  Le  Romancero 
accusera  le  juif  d'avoir  vendu  Tolède  aux  mores.  Cf.  Prim.  Cr.  Gen., 
?.  561.  —  Los  Rios,  4.  —  Graetz,  Juifs  d'Esp.,  S,  9.  —  fr.  de  Segovia,  Ma- 
drid,  1867,  p.  60. 

9 


—  258  — 

«  vaut  pas  moins  parce  que  son  nid  est  pauvre,  ni  les  bons 
«  exemples  parce  qu'un  juif  les  dit  »  (1).  Quand  le  temps  était 
beau,  que  le  roi  avait  besoin  d'eux,  ils  parlaient  plus  fort  ; 
des  prédicateurs  apparaissaient,  qui  soutenaient  l'antique  foi 
d'Israël  contre  les  conversos  (2).  Mais  c'était  l'exception  :  cette 
fidélité  à  la  Loi  est  trop  lourde  à  porter  et  le  juif  va  se  faire 
baptiser  —  tout  comme  Montoro. 

Il  n'en  est  pas  quitte  pour  une  cérémonie.  Consultez  Guz- 
inan  et  ensuite  Bernaldez,  vous  pourrez  mesurer  la  marche  de 
l'opinion  publique  à  son  égard.  «  Il  ne  faut  pas,  dit  Guzman, 
«  trop  demander  aux  nouveaux  chrétiens,  ils  ne  sont  pas  nés, 
((  n'ont  pas  été  élevés  dans  la  vraie  foi.  Or,  les  disciples  du 
((  Sauveur,  qui  avaient  vu  des  miracles,  abandonnèrent  leur 
«  maître,  doutèrent...  Ne  condamnons  pas  toute  une  nation  : 
(-  il  y  a  de  bonnes  et  dévotes  personnes  parmi  les  conversos. 
«  Pourtant,  les  plante.>  nouvelles  et  greffes  fraîches  ont  besoin 
'(  de  beaucoup  de  travail,  de  grande  diligence  et  soin  jusqu'à  ce 
«  qu'elles  soient  bien  enracinées  et  prises.  C'est  pourquoi,  il 
('.  serait  bon  d'enlever  leurs  enfants  aux  récents  convertis  ;  au 
«  bout  de  deux  ou  trois  générations,  ils  seront  bons  calholi- 
«  ques.  Evitons  les  extrêmes  :  si  le  converso  n'observe  pas  sa 
<-  loi,  qu'on  le  châtie,  qu'il  serve  d'exemple.  Mais,  les  con- 
«  damner  tous  ou  n'en  accuser  aucun  semble  plus  volonté 
«  de  dire  mal  que  zèle  de  vérité  »  ''3).  Et  mainti'Fiaul  Hernaldez, 

<1)  Cf.  ap.  TiCKNon,  I,  84,  les  vers  charmants  de  Rabi  ilon  Santob  à 
l'inrre  le  Cruel  :  «  Por  nascer  en  el  c.opino...  » 

(2)  Cf.  (iiiAF.TZ,  IV,  349.  Il  y  eut  même  fies  controverses  courtoises  en- 
tre juifs  et  chrétiens,   sous  Jean  II. 

f3)  Generaciones,  Cap.  XXVI  et  l'exemple  qu'il  donne.  Comp.  lettre  de 
•Madame  de  Maintenon  (2fi  octobre  ifi85)  :  «  Je  crois  bien...  que  toutes  ces 
conversions  ne  sont  pas  également  sincères  ;  mais  Dieu  se  sert  de  toutes 
les  voies  pour  ramener  à  lui  le^  hérétiques.  Leurs  enfants  du  moins  se- 
ront catholiques.  Si  les  pftres  sont  hypocrite*»,  leur  réunion  extérieure 
les  rapjtroch*'  du  moins  de  la  vérité  ;  ils  en  ont  du  moins  les  sipncs  com- 
muns avec  les  fidMes  ».  V.  aussi  la  loi  du  lî»  «<'ptembre  1783  de  Char- 
les ni  d'Ky|(.ivne  sur  les  liohémieris,  ap    Ifoitnow,  Giijisics,  p.  120. 


—  250  — 

le  curé,  le  panégyriste  des  rois  catholiques  :  «  Ces  maudits 
«  rehisent  de  faire  baptiser  leurs  nouvieaux-nés,  ou  s'ils  y  con- 
«  sentent,  ils  lavent,  rentrés  chez  eux,  la  tête  des  enfants  pour 
((  effacer  la  liace  du  baptême.  Ils  apprêtent  leurs  aliments 
(i  avec  de  l'huile  au  lieu  de  lard,  s'abstiennent  de  porc,  font 
M  gras  en  carême,  remplissent  d'huile  les  lampes  de  leurs 
«  synagogues  et  autres  rites  abominables  ».  I/inquisition  re- 
cueillera tous  c^s  indices  :  «  Judaïse  celui  qni  porte  du  linge 
«  blanc  le  jour  du  sabbat  ;  qui,  la  veille  du  sabbat,  n'allume 
«  pas  de  feu  le  soir  dans  sa  maison  ;  qui  a  lavé  un  cadavre 
«  avec  de  l'eau  chaude,  tourné  le  visage  d'un  mourant  vers 
«  la  muraille,  qui  sort  déchaussé  ou  demandp  pardon  à  un 
«  ami  le  jour  de  l'Expiation  ».  Mais  Bernaldez  a  déjà  indiqué 
le  remède  :  «  Tous  les  maudits  juifs,  hommes  et  femmes,  de 
«  vingt  ans  et  plus,  soient-ils  purifiés  par  le  feu  et  le 
«  fagot  !  n  (1).  Chez  le  noble,  jias  de  bûcher  :  la  confiscation 
des  enfants.  Chez  le  curé,  une  description  détaillée,  soignée, 
quasi  amoureuse  du  quemndero,  l'instrument  de  purification. 
Du  commencement  à  la  fin  du  règne  d'Henri,  on  suit  l'évo- 
lution vers  le  massacre.  En  1461,  A.  de  Espina,  le  nouveau 
chrétien,  put  s'apercevoir  qu'il  ne  prêchait  pas  dans  le  désert. 
Un  moine  ameute  les  habitants  de  Médina  del  Campo  contre  les 
juifs,  on  en  briile  quelques-uns  avec  les  rouleaux  de  la  Loi, 
on  pille  leurs  maisons.  En  1462.  le  frère  de  Reltran  de  la 
Cueva  organise  à  Carmona  un  soulèvement  contre  les  con- 
versos.  une  razzia  «  au  nom  de  la  religion  ».  Mais  ce  ne  sont 
là  que  mouvements  isolés,  il  n'y  a  pas  encore  contagion.  Alors 
un  frère  de  l'Observance  de  Saint  François,  Fr.  Fernando  de 
la  Plaza.  tente  d'organiser  plus  méthodiquement  la  destruction 

(1)  Ce  qu'il  ailmire  chez  ses  rois,  c'est  qu'ils  ont  mis  le  feu  aux  héré- 
tic|ues  ;  que,  grâce  à  eux  et  par  synodale  constitution,  les  hérétiques  ont 
brûlé,  brûlent  et  brûleront  en  vives  ilammes  jusqu'à  ce  qu'il  n'y  en  ait 
plus  un  seul.  Op.  cit..  I.  2f..  Cf.  Prescott,  I,  287.  29.S,  308.  Gr.^etz,  IV, 
397. 


—  2G0  — 

des  juifs  et  judaïsants,  de  mettre  a  ce  grand  œuvre  »  sous 
l'ombre  du  roi  et  de  Rome  ;  il  fait  savoir  à  Henri  que  des 
conversos  font  circoncire  leurs  enfants,  qu'il  importe  de  faire 
inquisition  sur  cela,  qu'il  a  les  preuves  :  «  des  prépuces  de  fils 
«  de  chrétiens  convertis  ».  Henri  demande  qu'on  lui  apporte 
les  pièces  à  conviction  et  les  noms  des  coupables.  Le  frère 
refuse,  l'imposture  est  découverte  et  l'observantin  confondu. 
Nouvelle  tentative  par  la  voie  légale  en  1464  :  les  nobles  réunis 
à  Burgos  et  les  Cortès  de  Médina  attirent  l'attention  du  roi 
sur  «  les  mauvais  chrétiens,  très  suspects  en  la  foi  »  ;  il  faut 
faire  la  chasse  à  l'hérétique  et,  pour  cela,  introduire  en  Espagne 
l'inquisition  romaine.  La  morale  et  l'intérêt  y  trouveront  leur 
compte,  car  les  confiscations  profiteront  au  trésor  royal.  Bien 
que  ces  mauvais  chrétiens  soient  ses  familiers,  Henri  accepte, 
mais  l'affaire  n'a  pas  de  suite.  L'Espagne  n'est  pas  mure  pour 
une  inquisition  régulière  (1). 

Elle  l'est,  en  revanche,  pour  la  tuerie  populaire,  pour  le 
meurtre,  non  plus  seulement  au  nom  de  la  religion  mais  au 
nom  de  la  politique.  Le  converso  craint  pour  ses  biens  et  les 
partis  spéculent  sur  cette  crainte,  sur  la  haine  que  le  converso 
inspire  au  vieux  chrétien  faimélique.  Au  plus  fort  de  la  lutte 
Hfitre  Henri  et  son  frère,  les  fidèles  du  roi  légitime  vont  répé- 
tant que  l'un  des  articles  du  programme  du  prétendant  est 
l'extermination  des  conversos,  que  si  Alphonse  est  vainqueur, 
la  race  juive  disparaîtra.  A  Tolède,  on  se  prépare.  La  maison 
du  chef,  Fr.  de  la  Torre,  devient  un  arsenal  :  10.000  cordes 
avec  des  nœuds  pour  lier  les  pouces  des  prisonniers,  des 
batistes,  des  espingolos,  des  sarbacanes,  de  la  poix,  de  la 
chaux  vive,  et  des  herses  de  fer  contre  la  cavalerie.  C'est  dans 
la  ralbéfhnie  même,  près  de  la  puorta  del  Perdon,  que  l'étin- 
celle jaillit  ;  lin  rlerc  est   tué.   La  bataille  dure  trois  jours  et 

(\)  f:f,  CitAKT/,  IV,  ICiO.  Casth.i.o,  88.  Oaiuiiiiay,  1182.  I'az,  (10.  I.ka,  II, 
223.  —  En  14(10,  les  nobles  cl  jir<''lal8  fivaient  (loiniiinlr,  iioiir  prix  de  loiir 

fifi.'iii.'   r-\i,iii.^i.,.i  -i,.^  iiiiN  i,..«  itius   /•;.v7,  ik:^ 


—  201  — 

«?  termine  [mv  la  (.léfaite  des  conversos.  Fr.  de  la  Torre  est 
|iendu  à  la  clwhe  d'une  église,  son  frère  le  régidor  l'est  éga- 
l»nnenl.  tête  en  bas,  car  il  a  renversé  la  foi.  Quatre  grandes 
rues  habitées  par  les  conversos  sont  brûlées,  leurs  biens  con- 
fisqués ;  on  réédite  contre  eux  les  anciennes  incapacités  et  ils 
pailent  en  exil.  On  trouva,  dans  la  suite,  les  traces  d'une  véri- 
table république,  d'une  organisation  secrète  à  la  fois  admi- 
nistrative et  religieuse  avec  impôts  particuliers,  fondations 
pieuses...  Ainsi  disparut  l'oasis  judaisante  de  Tolède  (1). 

L'élan  est  donné.  Une  fois  de  plus,  le  fabricant  d'outrés  a 
soufflé  la  révolte  et  oelui-là  c'est  le  leader  du  peuple  (2).  Les 
conversos  de  Cordoue  avaient  la  fortune,  les  emplois,  ils 
s'étaient  armés  et  judaisaient  «  à  la  honte  du  rite  catholique  ». 
De  leur  côté,  les  \ieux  chrétiens  avaient  créé  des  confréries 
sous  l'invocation  de  la  charité,  à  la  tête  desquelles  s'était 
mis  un  forgeron,  homme  de  bon  renom  et  fort  ennemi  des 
hérétiques.  Un  jour,  la  procession  passe  dans  une  rue  :  la  fille 
d'un  converse  jetie  de  l'eau  par  une  fenêtre  et  cette  eau  tombe 
sur  le  dais  qui  couvrait  l'image  de  la  Très-Sainte  Vierge. 
Aussitôt  le  forgeron  de  crier  que  c'était  urine  lancée  en  mé- 
pris de  la  sainte  religion.  Le  massacre  commence  ;  le?  conversos 
se  barricadent,  le  forgeron  percé  d'un  coup  de  lance  agonise  ; 
les  paysans  arrivent  à  la  rescousse,  cela  sent  la  razzia  et  on 
peut  sans  remords  se  garnir  les  mains,  «  les  biens  des  con- 
u  versos  ayant  été  acqpiis  par  arts  singuliers  ».  Le  bruit  court 
que  le  forgeron  est  ressuscité  et  l'ardeur  des  vieux  chrétiens, 
citadins  et  ruraux,  s'en  accroît  :  ((  Ils  courent  à  l'incendie,  au 

(1)  Pai...  II,  48.  Castillo,  append.  à  la  chronique,  p.  109  sqque  (relation 
de  P.  de  Me^a).  Il  y  eut  1.600  maisons  brûlées,  36  vieux  chrétiens  tués, 
quatre  fois  autant  de  conversos.  C'est  à  ce  moment  qu'Alphonse  refuse  de 
distribuer   aux   tolédans  les   dépouilles   des   vaincus   (1467). 

(2)  «  Les  fameux  fabricants  d'outrés  ont  mis  dehors  les  notable  phy- 
siciens et  je  crois  que  vous  êtes  maintenant  fournis  de  bien  meilleurs 
odreros  mutins  que  de  bons  physiciens  naturels...  »  Pulgar,  Lettre  IV  à 
un  ami  de  Tolède  (1478). 


—  262  — 

«  vol,  au  sac  général,  violent  les  filles,  dépouillent  les  ma- 
«  trônes...  Une  fort  belle  vierge,  déjà  privée  de  ses  vêtements, 
((  gardait  une  riche  clieiniise  ornée  de  précieuses  dentelileis  selon 
«  la  coutume  des  fiancées  ;  un  chrétien,  pour  la  lui  enlever 
«  plus  vite,  l'a  diéchire  du  haut  en  bas  avec  son  épée,  ouvrant 
«  la  poitrine  et  le  ventre  de  la  pucelle  qui  mourut  incontinent. 
«  On  dit  même  qu'il  y  en  eut  qui  violèrent  les  cadavres.  »  Les 
nobles  n'abandonnent  pas  leur  part  de  butin,  disent  u  qu'ils  veu- 
(t  lent  s'indemniser  ».  Quant  aux  conversos  qui  ont  pu  quitter  la 
ville,  ils  tombent  dan.;  les  mains  des  canipesinos  qui  les  pil- 
lent. En  vérité,  on  gagne  à  être  vieux  chrétien  :  aux  environs 
de  Cordoue,  à  Jaen,  à  Andujar,  mêmes  tueries.  Ce  qui  échappe 
est  jeté  sur  les  routes  (1). 

Un  homme  tenta  de  s'opposer  à  cette  destruction  systéma- 
tique :  le  connétable  d'Tranzo.  Il  fallait  du  courage.  Ce  peuple 
de  Jaen,  toujours  à  l'avant-garde,  est  le  plus  rebelle  et  le  plus 
arrogant  de  tous  ;  il  suffit  de  voir  la  façon  dont  il  se 
couvre  (2).  Mais  Iranzo  a  foi  en  sa  popularité  et  tient  tête 
aux  meneurs.  Tandis  qu'on  commence  à  se  battre  dans  les 
rues,  il  se  rend  à  l'église,  accompagné  de  trois  serviteurs,  au 
lieu  de  cent  comme  à  l'ordinaire.  A  la  j)orte,  il  les  renvoie, 
s'avance  vers  le  grand  autel,  disant  :  «  .Aujourd'hui  mourront 
«  les  méchants  »,  puis  s'agenouille  sur  les  marches.  A  ce 
moment  arrivent  denx  arbalétriers  ;  l'un  ass^ne  sur  la  tête 
d'Iianzo  un  coup  de  son  arme,  la  cervelle  jaillit  sur  le  pavé... 
U's  meurtriers  s'acharnent  ;  quand  ils  le  lâchèrent,  le  cadavre 
ne  présentait  plus  figure  humaine.  Alors  les  massacreurs  eurent 
le  chamj)  libre.  —  Faut-il  s'étonner  qu'Henri  n'ait  pas  songé  à 
venger  la  mor't  d'un  homme  (pii   lui  élail   fidMe,  (pii,  comme 

M)  Val.,  III,    107  srjiiuo.,  133.  —  Castim.o,  32:i. 

''2)  "  Quanil  on  rlpmanrle  h  un  hoiiirno  de  cotfe  cilf'  (jui  voyage  aux 
I<ay8  loiiitain.s  :  D'où  rs-fii  ?  il  r(''pon(I  avf>c  iino  figure  mauvaise  :  N'aa-tu 
]<nn  vu  fine  je  suis  de  .laen  h  la  façon  ilont  je  me  rouvre  la  iMr  ?  »  Pal., 
III,    117, 


—  203  — 

son  maître,  ne  oroyail  pas  indispensable  de  haïr  Israël  ?  «  Bien 
((  qu'il  eût  de  la  peine,  le  roi  ne  prononça  aucun  châtiment . 
«  mais,  sur  les  instances  du  maître  de  Santiago,  donna  la 
«  connétablie  au  comte  de  Haro  »  (1).  —  Séville  n'avait  pas 
encore  été  touchée.  La  guerre  civile  entre  les  Guzman  et  les 
Ponce  y  régnait  à  l'état  endémique.  Il  semblait  que  cela  dût 
suffire,  qu'il  ne  fût  pas  nécessaire  de  s'y  entretuer  an  nom 
de  la  foi.  Mais  les  vieux  chrétiens  sévillans  avaient  vu  arriver 
les  débris  des  conversos  de  Cordoue  exactement  dépouillés  : 
le  sac  avait  été  profitable.  Il  y  eut  alors  une  subite  éclosion 
de  ferveur  religieuse,  les  griefs  classiques  reparurent  :  célébra- 
tion du  samedi  au  lieu  du  dimanche,  réunions  nocturnes  à  la 
synagogue,  récitations  de  psaumes,  usage  de  l'huile  pour  les 
lampes...  Un  coup  de  couteau  donné  par  un  converso  à  un 
vieux  chrétien  déclenche  le  mouvement  ;  les  hérétiques  les  plus 
notoires  se  trouvèrent  être  les  plus  riches  sévillans. 

Multipliez  ces  scènes  à  travers  l'Andalousie,  dans  certaines 
villes  de  Castille,  à  Ségovie  par  exemple,  et  vous  comprendrez 
ces  paroles  de  VAIborayqiie  :  «  Au  temps  du  roi  Henri  IV, 
(I  il  y  eut  destruction  et  mort,  en  toute  l'Espagne,  dans  les 
((  jniveries.  On  les  passa  au  fil  de  l'épée  et  de  ceux  qui  res- 
te tèrent  vivants,  beaucoup  se  convertirent  et  furent  baptisés 
«  plus  par  force  et  crainte  que  de  bon  gré.  »  Pourtant,  ils 
avaient  eu  de  grandes  espérances  :  une  baleine  monstrueuse 
étant  venue  s'échouer  sur  les  côtes  du  Portugal,  ils  en  avaient 
fait  le  Léviathan  annoncé  par  les  prophètes  :  le  Messie  ne  pou- 
vait tarder  (2). 

Après   Cordoue,   Jaen.   Séville.   c'est    la   répétition   générale 

(1)  Pal.,  C-iSTiLLo,  ut.  sup.  Cr.  Iranzo.  p.  .S07,  L'un  des  meurtriers,  qui 
était  borgne  et  s'était  vanté  à  Séville  d'avoir  tué  le  connétable,  fut  éceir- 
telé  par  ordre  du  duc  de  Medina-Sidonia.  Iranzo  avait  déjà,  en  1468. 
échappé  à  une  tentative  d'assassinat.  La  conjuration  était  menée  par  un 
ami  d'A.  Gato,  Fernan  Mexia  {Cr.  Iran:o,  382). 

(2)  P.VL.,  m,  113  et  231.  Los  Rios,  Est.,  126. 


—  264  — 

de  l'exode  :  Israël  erre  à  la  recherche  d'un  asile,  d'un  seigneur 
qui  veuille  bien  l 'accueillir,  mais  les  purs  chrétiens  se  récrient  : 
((  Ces  infidèles  vont  nous  infecter,  pervertir  la  discipline  ecclé- 
«  siastiqiie,  corrompre  nos  enfants.  Sans  argent,  ils  seront  une 
«  charge  pour  la  ville  ».  Soixante  conversos  chassés  de  Séville 
sont  fouettés,  massacrés  par  les  paysans  ;  d'autres,  devançant 
les  temps,  s'expatrient  en  Flandre,  en  Italie  ;  le  plus  grand 
nombre  échoue  à  Gibraltar,  d'où  ils  espèrent  atteindre  l'Egypte, 
et  qui  sait  ?  Jérusalem  —  Jérusalem  que  chanta,  avec  quelle 
ferveur  mystique,  leur  poète  Yehouda  Halevi.  Mais  bientôt  la 
place  manque,  on  ne  sait  où  les  parquer,  le  prix  des  vivres 
augmente,  il  y  a  des  rixes  entre  conversos  cordouans  et  sévil- 
lans  ;  ceux-ci  ruinés,  exténués,  préfèrent  rentrer  chez  eux,  à 
la  merci  du  tumulte  (1). 

L'opinion  publique  approuve.  Pacheco,  fidèle  à  son  rôle  de 
dévot,  pousse  à  la  persécution  :  c'est  pour  lui  un  moyen  de 
retarder  l'union  sous  l'égide  des  princes  catholiques,  car  le 
seul  point  sur  lequel  conversos  et  vieux  chrétiens  s'accordent 
est  «  l'inclination  en  faveur  d'Isabelle  et  de  Ferdinand  »  (2). 
En  outre,  la  guerre  des  rues  lui  est  indispensable  pour  se  main- 
tenir au  pouvoir  ;  sous  prétexte  de  rétablir  l'ordre,  il  prend 
possession  de  l'Alcazar,  fait  ses  affaires  au  milieu  du  sang. 
Parmi  les  nobles,  bien  peu  essaieni  de  résister  au  mouvement 
I)opulaire  :  ils  ont  devant  les  yeux  l'exemple  d'Iranzo.  A  peine 
fK'ul-on  citer  le  comte  de  Cabra  qui,  h  lîaeza,  sauve  la  vie 
aux  conversos  et  le  brave  Pedro  de  Escavias  qui,  après  avoir 
raconté  les  désastres  d'Andalousie,  s'écrie  :  «  Superbes,  achar- 
«  nés,  désobéissants,  étaient  <'es  gens  qui  en  voulaient  aux 
"  convertis,    disant   qu'ils   étaient    hérétiques  !   Ce    (pii    devait 

{i)  Pai...  III,  133,  23't.  Il  liiiil  îiilniirir  la  forcf  <lr  rebondis.sompnt  t]o  c«s 
ronvcrtis  :  rmix  de  S/Avilie,  pour  se  d/'lr-ndro,  ronstitucnl  wno  inili(v^  de 
rjOfJ  ravnlifTH,  .'l.fKK)  soldats  dont  3.000  ('•niycr.-s  —  et  ri'ci  an  moment  mCme 
df    I.'i   disiiorpion. 

'2)  Tiiui    au    nidiiis    I'ukmu    l'.iflirnic,    III,    107. 


—  265  — 

«  être  plus  désir  do  les  vol<»r  que  zèle  du  service  de  Dieu  !  » 
Plus  tard  Gome/  Manrique  évangélisera  Tolède,  lâchera  de  lui 
enseigner  la  tolérance  ;\  l'égard  des  nouveaux  chrétiens,  mais 
ce  ne  sont  que  voix  isolées,  sans  écho,  [/antisémite  Bernaldez 
a  un  autre  auditoire  :  la  nation  (1). 

Un  poète  cependant  ose  demander  merci.  Montoro,  âge  de 
soixante-dix  ans,  exilé  de  Cordoue,  revendique  sa  nationalité 
juive,  se  fait  aux  pieds  d'Isabelle  le  porte-parole  des  juifs, 
des  convertis.  Ce  n'est  plus  le  Montoro  du  Cancionero  de 
Burlas,  des  insultes  à  Cota,  à  Juan  Poeta  :  c'est  Montoro,  fils 
d'Israël,  plaidant  pour  Israël.  Je  vois  ce  gros  juif  blanchi, 
amer,  triste,  pleurant  au  milieu  de  sa  friperie  :  «  Si  vous  me 
«  condamnez  à  la  peine,  quelle  mort  pouvez-vous  me  donner 
«  que  je  n'aie  déjà  soufferte  ?  Si  vous  voyiez  le  sac  de  la  ville 
«  et  pas  une  baguette  (un  officier  de  justice),  Seigneur,  qui 
«  dise  :  Arrêtez  !  Si  votre  Altesse  voyait  cela,  le  cœur  lui 
«  fondrait  en  larmes  de  grande  pitié...  Notre  Seigneur  ne 
«  désire  pas  avec  fureur  la  mort  du  pécheur,  mais  qu'il  vive 
«  et  se  repente.  Reine  de  grand  état,  fille  de  mère  angélique, 
«  ce  Dieu  crucifié,  le  côté  ouvert,  bordé  d'outrages  et  incliné, 
«  dit  :  Pardonne-leur,  Père...  Ainsi,  Reine  d'autorité,  cette 
«  mort  sans  répit,  qu'elle  cesse  par  ta  pitié  et  bonté  »  (2). 
Ce  furent  les  dernières  paroles  des  juifs  en  Espagne,  le  dernier 
appel.  On  sait  quelle  fut  la  réponse. 

Un  juif  ségovien,  fort  riche,  Abraham  el  Viejo,  espéra  sau- 
ver ses  frères  en  les  mettant  sous  la  protection  des  rois.  Le 

(1)  Cf.  Pal.,  III,  114.  Sitces,  40G.  Pel.uo,  Ant.  lir.,  VI,  préf.,  p.  79. 
D'après  Escavias,  il  faudrait  ajouter  au  nom  de  Cabra  ceux  de  D.  Alonso 
à  Cordoue  et  de  Martin  Alonso  de  Montemayor  à  Alcaudete. 

(2)  Cane.  Montoro,  100.  B.vena,  préf.,  38.  —  Pelayo,  Ant.  lir.,  VI, 
p.  XX.  —  «  Sans  père,  sans  enfant,  je  gémis  dans  une  triste  solitude  ; 
altéré  d'un  ami,  je  me  consume  d'une  soif  que  je  ne  puis  éteindre.  Où 
trouver  encore  des  motifs  d'espérer  ?  »  Ibn-Gebirol,  cité  par  A.  Franck, 
op.  cit.,  p.  367. 


—  266  — 

raisonnement  de  ce  docteur,  futur  grand  rabbin,  était  simple  : 
«  Naguère,  le  roi  Henri  a  favorisé  les  miens,  mais  que  reste-t-il 
((  de  cette  royauté  ?  un  être  sans  énergie,  sans  décision,  sans 
«  même  ce  libre  arbrilre  commun  à  tous  les  hommes,  ne  sa- 
«  chant  ni  aimer,  ni  haïr  :  un  imbécile  (1).  Pour  nous,  il  n'y 
(i  a  plus  rien  à  en  tirer,  ce  déchet  royal  devient  compromettant. 
'<  Le  moment  est  venu  de  s'en  éloigner,  de  confier  notre  for- 
«  tune  à  un  autre  vaisseau.  Par  sa  bisaïeule,  l'infant  Ferdi- 
«  nand  a  du  sang  juif  dans  les  veines...  Il  y  aura  peut-être 
«  encore  de  beaux  jours  pour  les  fils  d'Israël  ».  Petite  prudence 
qui  vient  trop  tard.  Israël  est  condamné.  Il  ne  faut  pas  oublier 
que,  du  vivant  même  de  son  frère,  Isabelle  a  pour  directeur 
un  dominicain  de  Ségovie,  Fray  Tomàs  de  Torquemada. 

L'agonie  durera  dix-huit  ans  ;  peu  à  peu  naîtra  l'idée  d'une 
nouvelle  croisade  catholique,  mais  d(>  loul  rejios  c(^]le-ci  :  on 
a  la  victime  sous  la  main.  «  Jadis  les  croisés  allèrent  au  loin 
«  pour  venger  leur  Dieu  outragé  ;  nous  n'épargnerons  pas  ceux 
«  qui  l'ont  tué.  »  Roland,  au  moment  de  mourir,  ne  dit-il  pas  : 
(I  Combien  ai-je  tué  de  juifs  ?  »  (2).  Il  ne  s'agira  pas  seulement 
de  tuer,  mais  de  ruiner.  Les  juiveries  de  Tolède,  Coridoue.  Sé- 
ville,  Burgos  sont  considérablement  réduites  :  le  fisc  s'en  est 
aperçu  lors  du  repartimiento  de  1474.  Mais  cela  ne  suffit  pas. 
On  enlèvera  à  ceux  qui  restent,  ai'tiisans,  manœuvres,  artistes, 
leurs  moyens  d'existence.  Une  police  spéciale  est  créée  pour 
empêcher  les  juifs  de  sculpter  des  statues,  de  peindre  des  ta- 
tileaux  de  sainteté  ;  les  tailleurs  de  pierre  de  Tolède  s'engagent 
«  h  ne  pas  montrer  leur  méliei'  aux  confesos  ».  Vn  h  un,  on 
brise  leurs  outils  (3).   Sans  doute,   vous  teironvere/.  des  juifs 

(1)  Ost  Hon  mot  lors(n)'il  se  confio  ii  Cabrera .   I'ai..,   III,  184. 

'2)  ('hriniiiiiic.  de  Tiirpiii,  VM.  XXFI.  Cf.  (îhakt/,  IV,  \W,\  sur  co  qnr  di- 
»iii<Tit  les  aHfîniiinds  rna.'wacn'urs  de  juifs,  au  commonceinont,  «lu  xV  siècle. 

(3)  Cf.  Los  Ilios,  Est.,  140.  Pi;i,(;aii,  Lettres,  210.  —  Dif.ih.afoy,  op.  cit., 
Ifil,  194. 


—  267  — 

auprès  de  la  reine  très-catholique  (l),  vous  en  rencontrerez  de 
plus  humbles,  à  la  suite  de  l'armée  de  Grenade,  qui  sont  colpor- 
teurs, vendeurs  de  casse-croùte.  Mais  ce  n'est  qu'  «  un  Irou- 
((  peau  abandonné  du  pasteur».  Alors  vraiment  Israël  n'ap- 
porte plus  rien  à  l'Espagne.  J'imagin«  ces  dernières  judierias, 
qui  s'en  vont  en  lambeaux,  «  ayant  toujours  le  combat  à  la 
«  porte  »  mais  qui,  riches  de  leur  ancienne  gloire,  s'en  nour- 
rissent encore  et  répètent,  aux  jours  de  Pourim  et  de  Ros 
Hasîlna  (chef  de  l'an),  les  chants  mélancoliques  que  leur  appri- 
rent Ibn-Gebirol  et  Yehouda  Halevi.  Les  juifs  de  Ségovie,  avant 
de  partir  en  exil,  restèrent  trois  jours  dans  le  cimetière  de  leurs 
pères,  se  lamentant  sur  les  tombeaux.  Dedisti  non  tanquam  oves 
escarum  et  in  gentibus  dispersisti  nos  (2). 

L'expulsion  des  juifs  est  une  manifestation  de  ce  don-qui- 
chottisme  qui,  selon  M.  de  Unamuno,  est  le  fond  de  l'âme  es- 
pagnole (3).  Que  le  turc  raille  la  sottise  de  ces  princes  qui 
«  appauvrissent  leur  terre  pour  enrichir  la  sienne  »  (4),  que 
l'Espagne  doive  souffrir  de  cette  amputation  volontaire,  peu  im- 
porte. «  Ce  qu'aucun  n'oserait  faire,  la  Foi  d'un  Goth,  d'un 
«  Espagnol  l'ose.  —  Je  ne  veux  laisser  croître  dans  les  champs 

(1)  «  On  dit  que  la  Reine  est  protectrice  des  juifs  et  fille  d'une  juive. 
Elle  a  plus  de  confiance  dans  les  juifs  baptisés  que  dans  les  chrétiens. 
C'est  entre  leurs  mains  qu'elle  remet  se«  rentes.  Les  juifs  sont  ses  con- 
seillers et  secrétaires  comme  ils  le  sont  du  roi  ».  (Nie.  de  Popielovo,  ap. 
Paz,  XX.) 

(2)  Psaumes,  XLIII,  13.  —  Cf.  Los  Rios,  Est.,  lo3,  207.  Graetz,  IV,  420, 
441.  Pelayg  Hist.  id.  estet.,  II,  108,  112.  Ces  juifs  d'Espagne  sont  ceux 
qu'un  génois  verra  aborder  :  «  Vous  les  eussiez  pris  pour  des  larves  ; 
sans  quelques  mouvements  qu'ils  faisaient  avec  peine,  on  les  aurait  crus 
sans  vie.  »  (B.  Senareza,  ap.  Beugnot,  Juifs  d'Occident,  214).  D'après  les 
calculs  les  plus  récents,  165.000  émigrèrent,  50.000  se  convertirent,  20.000 
moururent. 

(3)  Quand  l'Espagne  aura  une  philosophie  propre,  elle  sera  idéaliste 
et   pessimiste.    Shopenhauer   admirera   Gracian. 

(4)  C'est  l'avis  de  Zurita,  An.,  II,  Liv.  I,  cap.  VII. 


—  268  — 

((  de  ma  religion  aucune  mauvaise  herbe  »  (1).  L'essentiel  pour 
la  nation  est  de  préserver  la  pureté  de  son  sang,  d'empêcher 
à  tout  jamais  le  retour  des  conversos  aux  pratiques  juives. 
L'esprit  de  doute,  de  science  peut  envahir  l'Italie,  la  France. 
Nous,  nous  écouterons  la  voix  du  Seigneur,  nous  obéirons  à  ses 
oommandements,  nous  serons  guidés  par  notre  foi  plus  exi- 
geante que  celle  d'aucun  autre  peuple,  parce  qu'elle  a  été  sou- 
mise à  de  plus  dures  épreuves.  Comme  le  saint  roi  Louis,  nous 
ne  discuterons  plus  avec  le  juif  qu'à  coups  d'épée  ;  nous  chas- 
serons l'impur,  le  professeui"  d'incrédulité,  et  redeviendrons 
ce  que  nous  devons  être  :  les  soldats  du  Christ.  ((  Lève-toi, 
«  Eternel,  rends  ton  jugement  !  Saisissez  pour  nous  les  re- 
«  nards  »  (2). 

Le  voyageur  anglais  George  Borrow^,  parcourant  l'Espagne, 
rencontra,  un  soir,  près  de  Talavera,  im  juif.  Celui-ci  lui  parla 
de  Ferdinand  le  Maudit  et  de  Jésabel,  comme  s'ils  eussent  été 
les  Persécuteurs  d'hier,  lui  raconta  qu'il  existait  en  Espagne, 
particulièrement  dans  les  villages,  dos  familles  pratiquant  en 
secret  la  religion  juive  ;  qu'un  archevêque  venait  naguère  ren- 
dre visite  à  son  grand'père,  homme  d'une  grande  sainteté  et 
passait  avec  lui  des  nuits  entières  ;  que  lui-même  Abarbenel 
était  en  relation  avec  dos  prêtres  de  sang  juif...  Ceci  se  pas- 
sait aux  environs  de  1836  (3). 

Si  l'on  veut  comprendre  pourquoi  l'Espagne  a  si  longtemps 
porté  la  marque  d'Israël,  pourquoi,  malgré  l'inquisition,  l'ex- 

(1)  Cf.  Calderon,  La  Virr/en  del  Sagrnrio,  II»  jornarla.  —  Humante, 
La  juive  de  Tolède. 

(2)  C'est  l'in.scriplion  (pic  itortail  li'  Iribunal  <\o  l'inquisition  à  Séville. 
Cf.  Craetz,  rv,  39.'i.  Los  FIhw,  187.  «  l.'EsjinKnc  s<mi1p  a  (VhaiviK'  an  pôril 
(de  la  Renaissance  et  fie  la  R/'fonnc)  jiar  la  proscription  en  mas.se,  et  elle 
entre  .miiir-rhcmcnt  dans  son  agonie  ».   Dahmkstktf.h,  op.  cit.,   18<i. 

Ci)  The  mille  in  Sjiniii,  p.  10(1,  Kl'».  Et  le  fait  est  confirmé  à  Hon-ow  par 
un  pn^tre  di-  (;ord<)ue,  (jui  lui  afjprcnd  ce  qu'on  «'ntend  par  judaïsme  noir 
'observance  de  lu  loi  de  jMoïsc)  et  blanc  (toute  hérésie).  Conij).  ])our  le 
XVII*"  sièch',  Qi  KVKiM),  Kl  ijraii  Tacafio,  cap.  I,  V. 


-  269  — 

pulsion,  des  liabiliules,  iiiu'  liadition  juives  se  sont  maintenues 
invisibles  dans  ce  pays  vide  de  juifs,  il  faut  remonter  au  rè- 
gne d'Honri  IV.  Rorrow  a  pu  voir  une  religion  honnie,  qu'on 
croyait  morte  continuant  à  végéter  à  côté  d'une  religion  triom- 
j)Iiante  ;  on  lui  assure  môme  qu'il  y  a  des  transfuges,  que  cer- 
tains retournent  dans  l'ombre  à  leur  ancienne  croyance.  Ce 
sont  là  les  derniers  vestiges  d'une  fusion  ancienne.  Sous  Henri, 
la  fusion  apparaît  dans  toute  sa  force.  Juif,  more,  chrétien,  «  tout 
«  va  ensemble  »,  dit  Mingo  Revulgo.  Les  vieilles  prescriptions 
des  Partidas,  et  les  plus  récentes  ordonnances  dues  au  zèle  de 
S.  Vincent  Ferrier  ne  sont  plus  observées.  I^e  juif  ne  porte  plus 
la  rouelle  d'étoffe  rouge,  il  ne  craint  plus  de  se  faire  donner  du 
«  don  »  comme  un  pui-  chrétien.  On  ne  le  brûle  plus,  on  ne 
le  «  déroche  »  plus  s'il  a  forniqué  avec  une  chrétienne,  ce 
qu'exigeaient  autrefois  les  fueros  de  Sobrarve  et  de  Sepulveda. 
C'est  qu'en  vérité,  il  est  souvent  difficile  de  le  distinguer  du 
chrétien,  de  savoir  quelle  est  l'estampille  religieuse  de  cet 
homme  qui  passe...  Voici  un  poète,  Garci  Ferrandez  de  Jerena  : 
il  s'est  épris  d'une  jongleuse  moresque  fort  belle  et  qi^i'il  croit 
riche  ;  il  l'épouse,  mais  découvrant  qu'elle  est  pauvre,  il 
l'abandonne,  se  retire  dans  un  ermitage  près  de  Jerena  ;  las 
de  solitude,  il  reprend  sa  femme,  s'embarque  pour  Jérusalem, 
mais  à  Malaga  il  change  d'avis,  passe  à  Grenade,  renie  le 
Christ,  séduit  sa  belle-sœur  et  finit  par  rentrer  en  Castille  après 
treize  ans  d'absence,  chargé  d'enfants  et  pauvre  comme  devant. 
Je  veux  bien  que  ses  vers  soient  d'un  lyrisme  dévot,  mais,  en 
conscience,  quelle  pouvait  être  la  religion  de  ce  jongleur  ?  (1). 
Qu'il  s'agisse  du  noble,  du  plébéien,  les  races  se  mêlent  et 
l'on  ne  s'y  retrouve  plus.  Les  danseuses  moresques  ou  juives 
ont  été  les  favorites  des  castillans  du  moyen  Age.  Hita  com- 

(1)  Baena,  62o,  700.  Revulgo,  cop.  10  et  la  glose.  G.\rib.u-,  1243.  Graetz, 
rv,  328.  Los  Rios,  83.  Sur  les  sentiments  d'un  Castillan  du  temps 
d'Henri  IV  vis-à-vis  des  religions  étrangères,  cf.  Paz,  Sales  espanolas, 
p.  XVII  et  35  (prophétie  d'Evangelista). 


—  270  — 

posait  pour  elles  ses  chansons  de  truandailles.  Je  l'imagine,  ce 
clerc  en  belle  humeur,  fort  à  l'aise  au  milieu  des  sémites 
mimant  leurs  cântigas  ;  il  sait  apprécier  la  mollesse  de  leurs 
attitudes,  leur  habileté  à  suivre  le  rythme  :  en  chica  duena 
yase  muy  grand  amor...  (1).  Qu'elles  soient  un  peu  magi- 
ciennes, adeptes  des  arts  défendus,  qu'elles  pratiquent  les  in- 
cantations, s'entendent  à  composer  des  philtres,  cela  ne  le 
choque  pas  profondément.  En  musique,  il  est  dilettante,  ne 
condamne  pas  un  instrument  parce  qu'il  est  d'essence  hétéro- 
doxe ;  le  son  du  rabel  arabe  a  pour  lui  autant  de  vertu  que  celui 
de  la  vihuela  de  pendola  castillane.  Danse,  chants,  musique, 
il  respire  librement  dans  cette  atmosphère  chargée  de  parfums 
étrangers.  Sa  qualité  de  clerc  ne  le  gêne  pas  :  ce  castillan  né 
catholique  est  à  demi  oriental.  Le  milieu  où  vécut  Hita,  vous  le 
retrouverez  tel  quel  en  plein  xv^  siècle.  Montoro  nous  parle  de 
l'art  de  jonglerie  et  Viîlasandino  avoue  que  «  pour  une  gentille 
«  créature  de  la  lignée  d'Agar,  il  mettrait  à  l'aventure  son 
«  âme  pécheresse  »  (2).  Plus  tard,  c'est  parmi  ce  peuple  bi- 
garré que  se  recrutera  la  clientèle  de  la  Célestine. 

Pour  la  noblesse,  le  cœur,  l'orgueil  de  l'Espagne,  le  danger 
est  plus  grave.  Aussi  la  loi  même  a  pris  soin  que  son  sang  ne 
fût  point  souillé.  Les  Partidas  défendent  aux  hommes  nobles 

(1)  En  dame  petite  gît  fort  grand   amour. 

(2)  Hita,  cop.,  1228  et  suiv.,  1612  et  notes,  t.  II,  p.  136.  Pelavo,  Est. 
de  critica,  II,  401.  —  Il  faudrait  tenir  compte,  en  outre,  de  l'influence 
des  bohémiens.  Ceux-ci  apparaissent  en  Espagne  dans  la  première 
moitié  du  xv«  siècle  (sans  doute  après  1417  ;  ils  sont  à  Barcelone,  éta- 
blis, en  1447).  D'où  viennent-ils  ?  Ils  se  distinguent  du  juif,  se  disent 
égyptiens,  condamnés  h  errer  à  travers  le  monde  ;  en  définitive,  ils  pa- 
raissent d'origine  hindoue.  Borrovv  relève  dans  leur  langue  des  mots 
sanscrits  et  persans,  c'est  là  un  nouvel  apport  oriental  qui  se  superpose 
h  l'irinuonr*'  arabe  et  juive.  —  Les  Castillans,  eux,  les  ont  rnnsidérés 
conifiie  de  race  more,  venus  de  l'Afrlipic  dn  Nord,  et  il  est  bien  proba- 
ble que  les  contemporains  de  Viîlasandino  confondaient  les  bohémiennes 
avic  les  moresques.  Leur  art  consistait  déjà  h  danser,  dire  la  bonne  aven- 
ture (bahi),  vendre  des  charmes,  des  drogues  pour  l'amour  ou  l'avorlement, 
et  sans  dmili'  h  escroquer  le  Busné  (l'espagnol).  I^a  première  loi  contre 


-  m  — 

et  de  grcuid  lignage  d'avoir  pour  maîtresses  «  des  serves,  jon- 
«  gleresst's,  lavtM•ni^rcs.  raaqiierfllt's,  ni  les  filles  d'icelles,  ni 
((  toute  autre  femme  dite  vile  par  elle-même  ou  par  son  as- 
«  cendance,  car  ce  serait  mauvaise  chose  que  le  sang  des  no- 
((  blés  hommes  fût  épandn  et  Hé  à  si  viles  femmes  »  (1).  Donc, 
l'aristocratie  ne  hantera  pas  le  tripol  de  Hita,  la  boutique  de 
la  Célestine.  Mais  ces  femmes  de  bas  lignage,  ces  familles  de 
iuifs,  de  conversos,  se  sont  peu  à  peu  enrichi^^s,  tandis  que  la 
noblesse  travaillait  à  se  ruiner.  La  pureté  du  noble  sang  cas- 
tillan en  a  souffert.  Les  preuves  ne  manquent  pas.  Lors  du 
>oulèvement  de  Tolède  en  1449,  le  peuple  avait  exi^'é  que  tout 
nouveau  chrétien  fût  exclu  des  charges  municipales  et  des  bé- 
néfices ecclésiastiques  ;  ce  règlement  «  né  du  tumulte  »  fut  at- 
taqué par  un  fort  savant  homme,  doyen  de  Tolède,  qui  fit  valoir 
((  qu'un  grand  nombre  d'illustres  familles  n'avaient  pas  rougi 
i(  de  s'allier  à  de  nouveaux  chrétiens  descendus  de  race  juive  », 
que  l'exelusion  prononcée  était  téméraire,  contraire  aux  lois, 
à  la  raison,  à  la  justice.  Ce  théologien  politique  avait  du  cré- 
dit à  Rome  et  il  obtint  de  Nicolas  V  une  bulle  condamnant 
l'ordonnance  de  Tolède  sur  le  chapitre  des  juifs  (2).  Voici  main- 
tenant Bemaldez  qui,  Isabelle  étant  reine,  écrit  :  «  Par  leurs 
«  machinations  scélérates,  les  juifs  acquièrent  grande  fortune 
((  et  peuvent  ainsi  s'unir  souvpnt  par  mariage  à  de  nobles  fa- 

Ic"  bohémiens  est  datée  de  Médina  del  Campo,  1499.  Il  y  eut  des  gitane- 
rias  comme  il  y  avait  des  juderias.  —  Cf.  Borrow,  Gypsies  in  Spain  et 
notamment  le  discours  qu'adressa  le  docteur  Sancho  de  Moncada  à  Phi- 
lippe m  sur  l'expulsion  des  gitanos  (p  98-106).  —  S.\lazar  de  Mendoça, 
op.  cit.,  183.  Cerv.*ntes,  Sovelas  ejemplares  :  la  gitanilla  de  Madrid.  — 
Romances  de  Germania^   Madrid,   1779. 

(1)  Part.  IV.  tit.  XTW,  loi  HI.  —  C'est  en  1348  seulement  que  le«  Par- 
tidas  eurent  autorité  en  Castille.  Cf.  Altamira,  II,  81. 

(2)  M.tRiANA,  Liv.  XXII.  Mariana  dit  avoir  eu  entre  les  mains  «  des  mé- 
moires très  secrets  et  très  sûrs  qui  lui  avaient  été  fournis  par  une  per- 
sonne également  illustre  par  sa  naissance  et  son  savoir.  »  Sans  doute  le 
prototype    du    Tizoïi. 


—  272  — 

«  milles  chrétiennes  ».  La  contagion  d'impureté  s'étend.  On 
pourra  chasser  le  juif  ;  n'importe,  il  reste  en  Espagne  ;  son 
sang  coule  dans  les  veines  des  nobles  castillans,  voire  les  plus 
frénétiquement  catholiques,  les  plus  ardents  à  la  persécution. 

Il  est  remarquable  que  Guzman  n'oublie  jamais  de  noter 
que  tel  ou  tel  de  ses  modèles  est  «  de  sang  pur  >>  :  c'est,  à  ses 
yeux,  une  marque  de  grandeur,  de  rareté  aussi.  Mais  faut-il 
s'en  rapporter  absolument  à  sa  parole  ?  Ce  consciencieux  por- 
traitiste est-il  remonlé  à  la  source  des  illustres  familles  ?  Quand 
on  contrôle  les  Generaciones  par  le  Tizon  de  Espaiia,  il  est 
permis  d'en  douter.  —  C'est  im  prélat  qui,  dans  un  jour  de 
colère,  refit,  mais  en  grand,  les  Copias  du  Provincial  et  dé- 
voila à  l'Espagne  les  origines  de  sa  noblesse.  Le  cardinal  de 
Mendoza  voulait  pour  son  neveu  l'habit  de  Santiago  ;  on  fai- 
sait des  difficultés  en  haut-lieu,  les  informations  n'étaient  pas 
satisfaisantes...  Alors  Mendoza  se  mit  au  travail,  fouilla  dans  les 
archives  et  présenta  à  Philippe  II  «  le  Tison  de  l'Espagne  ». 
On  allait  voir  sur  quoi  reposait  l'orgueil  de  l'aristocratie  espa- 
gnole, de  quel  suc  se  nourrissaient  ces  nobles  arbres  généalo- 
giques. 

Si  un  livre  est  passionnant,  c'est  celui-h'i  :  l'histoire  du  sang 
d'une  race  ;  un  défilé  de  grands  noms  humiliés,  marqués  l'un 
après  l'autre,  renvoyés  dans  le  troupeau  commun  ;  les  familles 
les  plus  illustres  désarçonnées,  déboulonnées,  culbutées  du 
solar  seigneurial  à  la  taverne,  à  la  juiverie  ;  les  nobles  ancê- 
tres coiffés  du  bonnet  juif,  du  turban  more  ou  vêtus  du  sam- 
tienito  ;  Ips  blasons  éclaboussés,  les  cimiers  crottés  ;  une  héral- 
dique (jiii  s'effondre  ;  un  armoriai  de  faux  nobles,  un  catalogue 
de  métis...  La  grandesse  espagnole  P  Des  sang-mêlés  comme 
aux  Indes  occidentales  !  —  Certains  applaudirent.  I>e  peuple 
s'amusa   ''1).    La    noblesse    trembla.    QnanI    à    Pliilippe    ïî.    il 

(\)  l.c  'lizori  ;i  ni  S(is  hfiircs  df  popiilaril/'  :  IT-ililion  duiit  nous  nous 
rtoimncs  servis  porte  la  ilîitc  (le  1848.  —  Sur  le  Ti/oii,  v.  fIcii.K  paiifs  atl- 
inirahlfs  de  M    lUiiiiis    (ircco  ou  le  secret  de  Tolède,  p.  107. 


—  273  — 

ordonna  de  faire  disparaître  «  ces  taehes  honteuses  »  des 
archives  de  Simancas.  Pourtant,  nous  avons  le  Tizon.  Quelle 
nation  pourrait  nous  offrir  un  livre  semblable  ?  La  panique 
de  la  noblesse,  l'auto-da-fé  ordonné  par  le  roi,  prouvent  assez 
que  l'auteur  dit  vrai.  Je  veux  bien  que  Mendoza  n'ait  pas 
observé  la  règle  tiu  jeu  :  lorsqu'on  appartient  à  la  plus  haute 
aristocratie,  déshabiller  les  siens,  ses  pareils,  les  exposer  nus 
sur  la  [tiare  poui-  l'édification  du  populaire,  n'est  pas  le  geste 
d'un  bon  parent  ;  c'est  manquer  de  solidarité.  Mais  qui,  mieux 
qu'un  noble,  aurait  pu  nous  faire  suivre  pas  à  pas,  de  généra- 
tion en  génération,  les  étapes  de  cette  corruption  ? 

Cherchez  en  Aragon,  en  Castille,  en  Navarre,  en  Portugal  ; 
parcourez  la  liste  des  nobles  familles  ;  c'est  à  peine  si  vous 
en  trouverez  une  qui. soit  sans  défaut,  sin  ninguna  monguia. 
Il  y  a  toujours  une  paille  dans  le  glaive,  un  ver  dans  le  fruit. 
Dénombrez  les  seigneurs  qui  composent  l'entourage  d'Henri, 
qui  seront  les  courtisans  des  rois  catholiques,  les  soutiens  de 
l'inquisition  et  voyez  leurs  origines  :  Pacheco,  l'ennemi  des 
confesos.  descend  d'un  juif  Rny  Capon  ;  on  retrouve  dans  sa 
généalogie  un  more  de  Tolède,  une  juive  de  Guadalcanal. 
Ce  même  Ruy  Capon,  surintendant  des  finances  de  la  reine 
Urrac-a  de  Portugal,  est  l'ancêtre  des  Santesteban.  Arias  d'Avila 
descend  d'une  juive  Francesca  Gonzalez,  fille  d'un  potier  de 
basse  condition  ;  Pedrarias  le  trésorier,  d'une  tenancière  de 
taverne,  d'un  juif  converti  ;  les  Ponce  de  Léon,  les  Villan- 
drando  d'une  mulâtresse  (1)  ;  les  Fuensalida  d'une  courtisane 
appelée  la  Judiona  qui  fut  brûlée  à  Tolède  ;  les  Carrillos  d'un 
confeso,  sans  compter  un  chantre  de  Cuenca,  villano,  et  la 
maîtresse  dudit  ;  les  Berganzas  de  la  fille  d'un  savetier  juif 
qui  se  convertit  en  Portugal  (de  là  viennent  les  marquis  de 
Soria)  ;  les   Zunigas  d'une  juive   d'Alcala.    d'une  confesa  de 

(1)  Une  mention  spéciale  est  due  à  un  des  ancêtres  de  cette  famille  qui 
c<  pour  infamer  la  noblesse,  se  mit  à  faire  des  enfants  dans  des  femmes 
viles  ».    Tizon,   6. 


—  274  — 

Salamanque,  d'une  «  réconciliée  »  de  Zamora,  et,  dit  Mendoza, 
((  il  y  a  des  témoins  oculaires  qui  l'ont  vue  avec  le  sambe- 
«  nito  ».  hes  Guzman  de  Tolède  ont  pour  ancêtre  un  Zuniga 
marié  à  une  moresque,  antérieurement  fille  publique.  La  plu- 
part des  nobles  de  Navarre  descendent  de  Mosen  Diaz,  juif 
converti,  et  on  verra  ces  gens-là  employés  ((  dans  les  offices 
«  royaux  ou  d'inquisition...  » 

Mendoza  ne  se  lasse  pas  ;  il  a  une  force  de  rancune  éton- 
nante, empoigne  tous  ces  seigneurs  qui  portent  beau,  ont  leurs 
quartiers  de  noblesse  peints  sur  la  figure  ;  les  confronte  avec 
le  juif,  le  more,  la  courtisane.  Il  abat,  assomme,  impertur- 
bable en  apparence  (il  parle  au  roi),  mais  on  sent  chez  lui 
une  joie  secrète,  lorsqu'il  aligne  des  généalogies  comme  celle- 
ci  :  «  Le  duc  actuel  de  Médina -Cœli,  descendant  de  Maria 
«  Escudera,  naturelle  de  Puerto  de  Santa-Maria,  femme  d'un 
«  barbier,  fille  d'un  calfat...  Lope  de  Barrientos,  évêque  de 
((  Cuenca,  homme  bas  et  converti  ».  Dira-t-on,  après  le  Tizon, 
que  l'aristocratie  espagnole  n'a  jamais  connu  les  amies  de  Hita, 
les  filles  de  «  notre  mère  Célestine  »,  qu'Israël  a  été  à  tout 
jamais  banni,  que  l'Espagne  a  dégorgé  ? 

On  pourrait  suivre  plus  loin  les  traces  de  l'invasion  sémitique 
en  Espagne,  donner  d'autres  preuves  de  sa  permanence.  Mon 
dernier  témoignage  sera  celui  de  Miguel  de  Manara  :  pour 
entrer  dans  l'ordre  qu'il  avait  fondé,  il  fallait  être  né  chrétien, 
sans  mélange  de  sang  more,  juif,  nègre  ou  de  converso  :  mais 
ce  que  redoutait  avant  tout  cet  ancien  don  Juan,  c'était 
Israël.  L'enfer  des  juifs,  nous  dit-il  dans  sa  conversation  avec 
une  tête  de  mort,  est  encore  plus  bas  que  l'enfer  des  arabes  (1). 

Plus  haï,  le  juif  est  resté  plus  profondément  attaché  ;\  l'Es- 
pagne. SoTis  Philippe  ]Y,  Charles  II,  il  crut  le  moment  venu  : 
le  Irésof  élait  à  sec,  on  avait  besoin  df  lui.  Dissiiniilant  plus 
on  moins  sa  religion,  il  opéra  son  rétablissement  h  la  cour, 
rf'dr'vinl    banqnior.   Mais  les  jésiiilos   veillaient  :   ;illail-on   voir 

M)  D'.'iiiri'.'i  S*  Jean  Cliinaquc.  Cf.  de  Latouu,  A/,  de  Mmlara,  [>.  KiO 


de  nouveau  «  péricliler  les  nobles  familles  ?  »  (1).  Toléré, 
caché,  camouflé,  le  juif  se  résoudra  difficilement  à  abandonner 
la  terre  élue  :  il  a  mis  en  elle  trop  d'espoirs  et  ne  retrouve-t-il 
pas,  tout  pr5s  du  ju'ince,  dans  les  plus  hauts  emplois,  des 
hommes  do  son  sang  ?  Mais  ce  sont  ces  hommes  mêmes  qui 
empêcheront  Israël  de  revoir  Cordoue-Nahardea,  Tolède-Jéru- 
salem. En  Kspagne,  le  converti  a  tué  le  juif. 

(1)  Notes  de  Morel-F.\tio  aux  Mémoires  de  Villars,  p.  330  . 


CHAPITRE  IX 


La  dernière  Journée 


Ne   me  laissez  pas  nu,  comme 
asperge  en  terre. 

ViLLASANDINO. 

Qui    donna  à    la   blanche    rose 
habit  et  voile  sombres? 

L'archiprêtre  de  Hita. 


CHAPITRE    IX 


Le  grand  homme  de  la  fin  du  règne,  le  héros  de  la  dernière 
journée,  est  un  domestique.  Cabrera,  maître  de  Ségovie,  dispose 
du  royaume  ;  le  dénouement  sera  celui  qu'il  choisira  :  Isabelle  ? 
la  Mochacha  ?  Il  est  l'arbitre  des  dynasties.  Les  gens  avisés 
le  sentaient  bien,  Pacheoo  tout  le  premier.  Ayant  Madrid,  il 
voulait  Ségovie,  avait  essayé  de  se  la  faire  livrer  en  mettant  le 
roi  en  avant.  C'était  un  mauvais  ambassadeur  :  Cabrera  était 
resté  sourd.  Alors,  il  avait  eu  recours  à  la  procédure  habituelle, 
un  soulèvement  contre  les  couver sos,  avait  promis  aux  hidalgos 
vieux  chrétiens  une  récolte  fructueuse  ;  bonnement,  Henri  avait 
averti  les  victimes,  l'affaire  avait  mal  tourné  et  le  maître  de 
Santiago,  battu  et  honteux,  s'était  enfui  au  Parral  et  de  là  à 
Madrid  (1). 

Du  coup,  Cabrera  touche  à  la  gloire,  mais  il  sait  échapper 
au  vertige  ;  bon  picaro,  il  ménage  les  deux  partis,  ne  travaille 
en  fait  que  pour  Isabelle  :  le  roi  est-il  autre  chose  qu'un  nom  ? 
En  juillet  1473,  les  princes  étaient  entrés  à  Ségovie  et  Henri 
s'en  était  plaint  :  «  A  mon  insu,  contre  ma  volonté,  ils  sont 
venus  dans  ma  ville  de  Ségovie  où  j'ai  ma  demeure  et  maison 
principale  ;  ils  sont  là  distribuant  les  faveurs  pour  que  je  n'y 
puisse  plus  aller,  y  rester  librement,  l'avoir  dans  mes  mains, 

(1)  Cf.   OviEDO,   ap.    Prescott,   I,   204.   Castillo,   327.   Pal.,   III,   123.   — 

PCLCAR,    Cr.,   26.    COLMENARES,    II,    361. 


—  280  — 

dans  mon  obédience,  à  ma  libre  disposition...  »  (1).  Ce  pauvre 
homme  souffrait  trop  quand  on  lui  enlevait  sa  ville.  Cabrera 
fut  magnanime,  rendit  au  maître  sa  maison,  Balsaïn,  sa  chasse 
et  prépara  avec  la  Bobadilla  la  grande  scène  de  la  réconciliation. 

Elle  eut  lieu  en  deux  temps  :  on  mit  d'abord  en  présence  le 
frère  et  la  sœur.  La  Bobadilla,  vêtue  en  paysanne,  monte  sur 
un  âne  et  va  prévenir  Isabelle  à  Aranda  ;  Henri  était  dans  les 
bois,  ne  savait  rien  ;  Cabrera  l'amène.  «  Tls  s'embrassèrent, 
«  dit  Castillo,  avec  grand  amour  et  se  retirèrent  dans  une  salle 
«  où,  assis,  ils  causèient  longtemps.  »  L'entrevue  avait  été 
cordiale  —  en  pouvait-il  être  autrement  avec  Henri  ?  Ca- 
brera passe  alors  à  la  seconde  partie,  se  décide  à  montrer 
Ferdinand  qu'on  tient  tout  prêt,  à  Turuegano.  Pacheco  n'étant 
pas  là  et  pour  cause,  Henri  se  laisse  faire  :  le  peuple  de  Ségovie 
admira  le  roi  de  Castille  et  les  princes  chevauchant  ensemble, 
et  Cabrera  suivait,  deus  ex  machina,  exhibant  son  œuvre, 
bénissant  cette  trinité  enfin  réconciliée. 

Au  jour  des  Rois,  il  y  eut  banquet  à  l'archevêché,  près  de 
l'Alcazar  ;  Cabrera  régalait  avec  l'argent  de  son  seigneur,  cou- 
rait de  l'un  à  l'autre,  appelait  Henri  son  bienfaiteur,  disait 
aux  princes  qu'il  était  tout  à  eux.  Les  tables  levées,  il  leur 
donna  les  musiciens,  puis,  le  soir,  «  une  somptueuse  collation  ». 
Tout  respirait  la  paix,  l'entente,  et  cela  grâce  à  l'ancien  doncel, 
au  fidèle  majordome,  au  vainqueur  de  Pacheco.  Pourtant  il 
avait  bien  fallu  aborder  la  grande  question  :  celle  de  la  suc- 
cession. Isabelle  l'avait  fait  «  avec  beaucoup  de  prudence  et 
«  de  sens  »,  on  peut  en  croire  Castillo,  mais  Henri  s'était 
dérol)é  :  «  Je  vous  ferai  répondre  ».  On  en  était  resté  là. 
Après  la  réception,  il  s'était  senti  une  grande  douleur  au  côté. 
Cela  le  fit  .souffrir  plusieurs  jours.  On  fit  processions,  rogations, 

(1)  a  1,1  IcUrc  (liilY-p  flft  Cucllar,  ap.  Sm;ES,  £il\.  —  I'ai..  (III,  l'.M)  lus- 
«ure  (iiip,  durant  <»ori  s(''joijr  ft  Séfçovie,  Ferdinand  était  quasi-prlsdiiiiii'r  : 
c«'Iu  pnHivcrait  la  priidonœ  politique  de  Cabrera. 


—  281  — 

ilans  la  ville  »>!  h's  monastères  ;  après  quoi,  il  alla  mieux, 
mais  «  il  lui  resta  toujours  des  restes  de  dysenterie,  des  vomis- 
(i  sèment  s  et  du  sang  dans  les  urines,  jusqu'à  sa  mort  ». 
I.es  prinoes  l 'allaient  voir,  essayaient  de  renouer  la  conver- 
sation, mais  n'arrivaient  à  rien  ;  «  des  deux  côtés  on  alléguait 
«  des  choses  |)ériLlieu.se«  à  écrire  »  (1).  Cette  phrase  de  Casti'lJo 
mérite  qu'on  s'y  arrête.  Dangereux  festin  de  réconciliation. 
Est-ce  le  majordome  ?  Est-ce  la  princesse,  la  sœur  ?  Dans  le 
H'.anifeste  qu'elle  lança  de  Palencia  après  la  mort  de  son  père, 
la  Beltraneja  dit  ceci  :  «  I^e  roi  et  la  reine  de  Sicile  sont  entrés 
«  dans  la  noble  et  loyale  ville  de  Ségovie  et  là  ont  requis  à 
«  diverses  reprises  le  Roi  mon  seigneur  de  leur  remettre  aiis- 
«  sitôt  l'héritage  et  la  succession  de  mes  royaumes...  faute  de 
((  quoi  sa  personne  serait  en  grand  péril  et  il  perdrait  du  tout 
(V  ladite  ville  de  Ségovie  et  ses  alcazars  et  ses  trésors...  Et  ce 
((  qui  est  pis  et  plus  grave  et  de  plus  grande  douleur  à  enten- 
«  dre  et  à  raconter,  c'est  que  je  suis  très  informée  et  sûre... 
«  qu'au  mépris  de  la  loi  divine  qui  ordonne  de  n'oser  toucher 
((  à  son  roi  qui  est  l'oint  de  Dieu  ni  même  le  penser  en  esprit..., 
((  ils  lui  firent  donner  herbes  et  poison  dont  il  mourut  depuis, 
((  laquelle  mort  certains  de  leurs  messagers  publièrent  sept  et 
((  huit  mois  avant  que  ledit  Roi  mon  seigneur  mourût,  affirmant 
«  et  certifiant  à  quelques  chevaliers  de  mes  royaumes  qu'ils 
«  savaient  de  toute  certitude  qu'il  devait  mourir  avant  la  Noël, 
«  qu'il  ne  pouvait  échapper,  et  même  le  Roi  mon  seigneur 
«  le  dit  ainsi  et  le  connut  en  lui-même,  ordonnant  qu'on  le 
«  soignât...  H  (2).  On  obje<^tera  :  ceci  est  un  papier  de  poli- 
tique, écrit  pour  ime  jeune  reine  qu'on  vient  de  frustrer  de  son 
héritage.  Mais  Castillo  nous  a  fait  signe  ;  bien  que  sa  prudence 
l'empêche  d'aller  plus  avant,  nous  pensons  au  crime  ;  et  ce 
qui  est  certain,  c'est  qu'à  dater  de  cette  Epiphanie,  le  roi  est 
touché.  Lui  si  solide,  le  voilà  valétudinaire  ;  ce  n'est  plus  le 

(1)  Castillo,  337.   Pal.,  III.   191.   Colmenares,  II,  371. 

(2)  Cf.  le  manifeste,  ap.  Sitces,  284. 


—  282  — 

chasseur  à  la  carrure  épaisse,  aux  larges  mains,  rhomme  des 
bois  de  Balsaïn  :  c'est  un  grand  corps  qui  se  disloque,  qui 
traîne  la  mort  avec  lui. 

Si  encore  il  pouvait  souffrir  en  paix  dans  sa  Ségovie,  mais 
il  garde  une  valeur  pour  l'opposition,  pour  ceux  qui  n'ont  pas 
reconnu  les  princes  usurpateurs.  Pacheco  l'appelle.  Fasciné, 
le  roi  moribond  accourt.  Les  temps  sont  durs  pour  le  maître 
de  Santiago.  Rien  ne  lui  réussit.  Comme  Luna,  il  s'alourdit, 
perd  le  tour  de  main.  Sa  femme  est  morte  et  pour  lui  c'est  une 
catastrophe  :  elle  lui  éiait  si  dévouée,  «  s'était  si  bien  identifiée 
«  à  lui  qu'elle  l'imitait  jusque  dans  le  tremblement  de  ia 
«  voix  ».  11  jouait  d'elle,  de  ses  filles,  s'en  servait  comme 
d'amorces  pour  enjôler  le  roi,  les  princes,  Garrillo.  On  crai- 
gnait la  femme  autant  que  le  mari  et  Palencia  raconte  que, 
lorsqu'elle  fut  enterrée  au  Parral,  «  les  frères  du  couvent  ne 
«  pouvaient  entendre  sans  terreur  les  lamentations  nocturnes 
((  de  cette  âme  en  peine,  lamentations  qu'on  attribuait  aux 
«  crimes  qu'elle  avait  commis  »  (1).  Pour  se  remettre  à  flot, 
Pacheco  épouse  la  fille  du  comte  de  Haro,  à  défaut  d'une  héri- 
tière des  Santillane.  Ayant  échoué  à  Ségovie,  il  tente  de  s'em- 
parer de  la  fille  d'îsabelle  (2).  Grande  pensée  :  il  avait  déjà 
à  sa  merci  la  fille  du  roi,  tiendrait  dans  sa  main  l'avenir  des 
deux  partis.  Mais  Isabelle  résiste,  l'enfant  est  mise  en  sûreté 
à  Avila.  Il  ne  se  rebute  pas,  essaie  de  faire  prisonniers  les 
princes  mêmes  et  Cabrera.  Nouvel  échec.  Alors  il  change  de 
politique,  ne  songe  plus  qu'à  se  faire  un  état  digne  du  Premier 
Seigneur  du  royaume  aux  dépens  d'Isabelle  et  d'Henri.  Pourvu 
qu'il  collectionne  les  villes,  I«'s  |)lact'S  fortes,  il  <'sl  salisfail. 
Santillane  l'in.^ulte  :  il  salue.  «  Homme  de  grande  t'iKlnrimn-  », 
f.:rand  encaisseur  d'outrages  :  c'est  sa  caractérisliquc  II  fuit 
i'osUnilation,    se   dil    pauvre,    sans   influence,    ne   s'irrite   plus 

M)  II,  M'A.  Ij-  tomboau  de  Béatrice  Pacheco  esl.  pciil-i^trc  le  plus  noble 
(lu    l'arral,   celui    (jui    parle  le   plus  i\  l'imagination. 
(2)  NY-e  le  1i  octobre   1470  à   TMienas. 


—  283  — 

jamais  ;  aux  juntes  de  la  noblesse,  il  apparaît  en  ministre  de 
paix,  en  ami  de  la  concorde,  exalte  la  Vertu,  la  Sensibilité  : 
le  phis  modeste,  le  moins  nerveux  des  hommes  M).  Mais,  pour 
s'accroîti>e,  Henri  lui  est  indispensable  ;  d'antre  part,  le  laisser 
à  Ségovie  sous  l'influence  de  Cabrera,  d'Isabelle,  est  dange- 
reux :  on  pourrait  le  lui  gâter.  Sous  prétexte  de  renouer  les 
pourparlers  avec  le  |K)rtugais,  il  fait  venir  le  roi  en  Estréma- 
dure.  En  réalité,  il  vent  Trujillo,  la  forteresse  moresque  sur  les 
|)entes  de  la  sierra  de  Guadalupe,  la  ville  des  futurs  conquis- 
tadores. 

Henri  s^  met  en  route  aux  premiers  jours  d'automne  ;  ils 
sont  froids  dans  ce  pays  de  montagnes,  de  landes  monotones  : 
triste  terre  et  malsaine.  Arrivé  devant  Trujillo,  il  répète  les 
paroles  que  lui  souffle  Pacheco.  mais  l'alcaide  exige  une  com- 
pensation. T.es  négociations  traînent,  l'état  du  roi  empire  de 
jour  en  jour,  il  ne  peut  plus  se  nourrir  ;  à  bout  de  force, 
rentre  à  Madrid.  Pacheco,  lui,  reste  à  Santa-Cruz,  deux  lieues 
de  Trujillo.  Or,  comme  il  attendait  qu'on  lui  livrât  la  ville, 
il  tomba  malade  à  son  tour  ;  un  abcès  lui  vint  à  la  gorge,  si 
gros  qu'il  ne  pouvait  parler,  manger  ni  respirer.  Il  dormit  trois 
jours  sans  qu'on  parvînt  à  l'éveiller  ;  le  quatrième,  il  rendit 
de  la  matière  par  l'oreille  mais  n'alla  pas  mieux.  Son  entourage 
ne  comprenait  rien  à  cette  maladie  (Tt  ;  on  usa  d'onguents, 
de  compresses,  de  choses  douces  (hunturas,  blanduras),  on 
ouvrit  l'abcès  jusqu'à  quatre  fois,  rien  ne  sortait.   Alors  les 

(1)  Cf.  Castii.lo.  33".  340.  P.u...  III,  186-)9.S  pt  247.  «  Quand  il  aispirait  à  la 
maîtrise,  il  affectait  dédain  pour  exprimer  en  lettres  et  documents  de  sa 
main  son  nom  et  titre,  les  traçant  comme  s'il  ne  savait  écrire,  en  lignes 
irrégulières  et  caractères  informes.  Mais,  la  maîtrise  obtenue,  il  montra 
que  cette  impéritie  était  feinte  et  en  lettres  bien  formées  et  artistiques 
il  écrivait  le  titre  de  sa  nouvelle  dignité.  »  Comp.  les  fac-similé  de  son 
écriture,  ap.  Paz,  p.  LIX. 

(2)  «  Je  ne  sais  comment  s'appelle  cette  maladie,  car  j'ai  peu  lu  dans 
Avicenne.  »  Lettre  de  G.  de  Cardenas  à  Ferdinand  (20  octobre  1474),  ap. 
Paz,   164.  —  Pacheco  était  mort  le  4. 


—  284  — 

médecins  l'abandoimèreiit  et  il  expira.  —  Si  l'alcaide  de  Tru- 
jillo  apprenait  celte  morl,  il  refuserait  de  livrer  la  ville.  Il 
fallait  cacher  le  cadavre.  On  l'enveloppa  dans  un  tapis,  on 
l'enfonça  dans  nne  barrique  ;  «  il  puait  autant  que  lorsqu'il 
((  était  vivant,  personne  ne  pouvait  rester  là  ».  Cependant  les 
domestiques  faisaient  main  basse  sur  l'argent  et  les  meu- 
bles (1).  —  Fin  ignoble  que  j'ai  rapportée  en  détail,  car  elle 
semble  avoir  frappé  les  contemporains.  Luna  a  été  égorgé  par 
ordre  du  roi,  celui-là  par  ordre  de  Dieu  !  Tu  étais  maître  de 
Santiago,  te  voilà  maintenant  maître  des  barriques  !  Tu  es 
mort  dans  une  auberge,  toi  qui  as  jeté  tant  de  gens  à  la  rue  ! 
C'est  par  la  gorge  que  Dieu  t'a  pris,  ô  maître  de  Santiago  qui 
eus  telle  faim  et  voracité  !  Tu  es  mort  sans  confession,  sans 
communion  (2).  Jamais  tes  os  ne  pourront  se  vanter,  là  où  ils 
gisent,  d'avoir  été  fidèles  serviteurs  du  roi  !  C'est  une  dla- 
meur  unanime  :  CastiHo  et  Paleneia  s'indignent  sur  le  même 
ton  (3).  De  fait,  ce  grand  mangeur  avait  eu  trop  faim  ;  il  lui 
était  resté  une  ville  dans  la  gorge.  Mais  ce  qui  est  remar- 
quable, c'est  l'identité  de  sa  mort  et  de  celle  de  son  frère  . 
mêmes  symptômes,  même  fin.  Or  il  semble  prouvé  que  Giron 
fut  empoisonné.  Peu  à  peu,  la  haine  s'apaisa.  Pulgar  n'insulte 
point  Pacheco  dans  les  Claros  Varones  ;  Isabelle  n'avait  pas 
intérêt  à  salir  cette  mémoire,  elle  avait  d'ailleurs  essayé  de 
traiter  avec  le  fils  du  maître  pour  se  faire  livrer  la  Beltra- 
neja  (4).  Six  ans  après,  on  alla  chercher  le  cadavre  à  Gua- 
dalupe  ;  jusqu'à  Ségovie,  il  fut  accompagné  en  grande  pompe 
«  comme  on  n'en  vit  jamais  que  pour  personnes  souveraines  ». 

(1)  Paz,  toc.  cit.  Pal.,  III,  2f>2.  Castii-lo,  342.  Pach«>co  avait,  fil   ans. 

(2)  Ce  qui  n'est  pas  prouvé  :  «  La  nompapriir  <ln  prieur  ile  Guadalwpe 
me  porlf  (\  rroire  qu'il  ne  mourut  pas  si  mal  (ju'on  le  dit  ».  Lelln-  (\o 
Carflena.s. 

r3)  ((  Le  hf-raut  de  ton  infamie  ira  de  peuple  eu  peuple  et  restera  dans 
le  souvenir,  tant  que  le  moTi<3e  durera  et  que  les  femmes  enfanteront.  » 
Castii.?,o,   180. 

(4)  Cf.   SiTOES,   2(i:;,   287,   2;<i. 


—  285  — 

On  al  tondit  le  corps  à  l'Azoquejo,  les  religieux  de  Santa-Cruz 
sortiront  pour  W  saluor,  le  chapitre  descendit  la  côte  et  on 
l'enterra  au  Panai,  auprès  de  sa  première  femme  (1). 

ï^a  disparition  de  Pacheco  ne  pouvait  nuire  qu'à  un  homme, 
à  Louis  XI  ([ui  perdait  son  factotum  en  Castille.  Pour  Henri, 
c'est  la  liberté.  Cependant,  lorsqu'il  apprend  la  nouvelle,  «  il 
«  en  a  grande  douleur  »  ;  il  ét^t  trop  habitué  à  son  despote, 
ne  pouvait  s'en  passer.  I/oi*phelin  Diego  Téllez  Pacheco  vient 
pleurer  dans  ses  bras,  «  il  le  console,  le  caresse  de  douces 
«  paroles  pour  qu'il  retrouve  en  lui  la  tendresse  et  jusqu'au 
((  nom  du  père  qu'il  a  perdu  »  ;  il  lui  confirme  son  héritage 
et,  sans  consulter  personne,  le  fait  maître  de  Santiago.  Ce  jeune 
Pacheco,  c'est  la  dernière  passion  d'Henri. 

Fin  d'automne  en  Castille.  Je  vois  c-e  roi  décharné,  qui  peu 
à  peu  s'en  va,  autour  de  qui  le  vide  se  fait.  De  nobles,  peu 
ou  point  :  Mendoza  le  récent  cardinal  qui  continue  son  double 
jeu,  fidèle  au  roi,  fidèle  aux  princes  ;  Carrillo  qui  arrive  en 
coup  de  vent,  furieux  contre  Isabelle  parce  qu'elle  reconnaît 
mal  ses  services.  Le  reste  a  déserté.  Comme  les  juifs,  les  nobles 
pensent  :  «  Il  n'y  a  plus  rien  à  gagner  ici.  Cet  homme  est 
<(  condamné.  Repartons  sur  de  nouveaux  frais  ».  Ce  sont  les 
mêmes  gens  que  verra  Saint-Simon  :  ((  Vers  la  fin:  de  la  vie 
«  du  roi,  ils  sentirent  le  cadavTe  ».  Cardenas  écrit  à  Ferdi- 
nand :  «  Tout  le  monde  est  enceint  et  l'on  n'attend  pas  les 
«  neuf  mois.  Je  crois  qu'il  va  arriver  de  fort  grandes  choses 
«  et  neuves  ».  On  sait  que  l'ancien  roi  ne  durera  pas  :  le 
nouveau  règne  est  commencé. 

Il  est  \Tai  qu'Henri  ne  compte  plus,  que  l'Histoire  l'a  déjà 
rejeté,  qu'elle  passe  au-dessus  de  sa  tète  ;  il  a  fini  son  rôle. 
Mais,  dans  c«s  derniers  jours  de  l'année,  sous  cette  lumière 
froide,  sa  figure  souffrante  a  quelque  chose  d'attachant.  A 
côté  de  lui.   sa   fille  —  qu'il  aimait,   quoi   rpi'on  eu   ait   dit, 

(1)    COLMENARES,     II.     403. 


—  286  — 

autant  qu'il  détestait  sa  femme  (1)  —  et  Diego  Paoheco.  Peut- 
être  eut-il  alors  quelques  moments  heureux.  C'est  son  ennemi 
Palencia  qui  me  le  ferait  croire  :  «  Quand  il  voyait  Diego 
w  triste,  il  allait  lui  rendre  visite  à  l'aube  et  rhantait,  s'ac- 
«  compagnant  doucement  avec  sa  mandoline,  pour  distraire 
«  Diego  qiii  l'écoutait,  couché  dans  son  lit  »  (2).  Veillée  avant 
la  mort,  mais'  c'est  le  moribond  qui  chante  pour  apaiser  la 
douleur  du  jeune  homme.  Dans  cette  solitude,  il  semble  qu'on 
puisse  le  toucher  de  plus  près  ;  quelque  chose  s'éclaire  en  lui, 
il  y  a  un  biais  par  où  on  peut  le  saisir  :  il  es!  musicien, 
«  le  son  de  sa  voix  est  doux,  il  joue  doucement  du  luth,  sent 
«  bien  la  perfection  de  la  musique,  aime  ses  instruments  »  (3). 
Voilà  un  goût  prononcé,  une  inclination  constante  :  jeune, 
il  a  pour  familier  un  chanteur  Martin  de  Vilches  ;  en  Anda- 
lousie, il  faillit  être  pris  par  les  mores  un  jour  «  qu'il  se  réjouis- 
<(  sait  dans  un  jardin  délicieux  au  son  de  la  musique  »  ;  plus 
tard,  lorsqu'on  lui  proposera  un  mari  pour  sa  fille,  il  deman- 
dera avant  toute  chose  :  «  Est -il  musicien  ?  »  S'il  laisse  les 
autres  gouverner,  il  s'occupe  lui-même  de  sa  chapelle,  de  sa 
maîtrise,  dépense  beaucoup  pour  en  avoir  une  bonne  ;  on  lui 
en  fait  grief,  mais  les  maîtrises  d'Alphonse  VIII,  d'Alphonse  X 
ne  valaient  pas  celle  d'Henri  de  Castille  (4).  Ainsi  ce  mélomane 
mime  la  foi,  se  plaît  aux  saints  offices,  chante  sa  partie  au 
chœur.  Il  collectionne  les  instruments  castillans,  arabes,  et 
l'on  trouve  chez  lui,  comme  dans  le  Iripot  de  Hita,  la  gueubri 
moresque  à  côté  de  la  gaila  espagnole,  le  rahel  arabe  auprès 
du   psallerion  et  de  la  vihuela.   Isabelle  hérita  de  cet  amour, 

Cl)  Castii.lo,   233. 

(2)  TU,  2;>7.  Suit  l'indispensablo  calomnie  :  >i  1)  allait  si  loin  dans  ses 
rarwwes  au  jeune  homme,  qu'il  donnait  assez  de  motifs  aux  murmures  ». 

(3)  Castii.t.0.   6. 

(i)  Pai,.,  I,  Ifil,  2.'^;.  III,  4.'j.  Castiu.o,  30.  —  Sur  la  musique  en  Kspa- 
pne  h  cette  époque,  cf.  Ai.tamira,  II,  292,  33;».  —  En  Hourpogne,  Charles 
1"  T^'m^Taire  est  musicien  et  comjiositeur.  Cf.  0.  m:  i.a  Marche,  np.  cit., 
408. 


—  287  — 

elle  eut  une  ciiapelle  de  quarante  chanteurs  et,  parmi  les  insi- 
truments  qu'elle  réunit  dans  l'Alcazar  de  Ségovie,  certains 
avaient  probableuieiit  appartenu  à  son  frère,  gardaient  un  peu 
de  son  âme  (1). 

On  aimerait  savoir  quelle  fut  sa  musique,  ce  qu'il  lui  deman- 
dait. Non  pas,  sans  doute,  de  comprendre  «  que  l'état  heureux 
«  d'une  république  consiste  en  la  modération,  la  proportion 
«  convenable,  l'accord  de  ses  parties  »  ou  «  combien  forte  est 
«  l'influence  des  lois,  utile  l'ordre  dans  la  vie,  suave  et  douce 
«  la  modération  de  l'âme  »  (2).  Ruy  Sanchez  de  Arevalo  lui 
enseigne  bien,  dans  la  dédicace  de  son  livre,  que  «  la  cinquième 
((  excellence  de  ce  noble  art  et  honnête  exercice  consiste  en  ce 
«  qu'il  dispose  et  induit  les  hommes  aux  vertus  politiques, 
«  c'est  à  savoir  bien  régir  et  gouverner  »  ;  Alfonso  de  la  Torre, 
que  «  l'harmonie  des  sons  entraîne  la  sphère  de  l'univers. 
«  élève  la  force  intellectuelle  aux  pensées  transcendantales  des 
«  choses  spirituelles,  bienheureuses  et  étemelles  »  (3).  Je  crains 
bien  qu'Henri  n'ait  rien  cherché  ni  senti  de  tout  cela  :  les  allé- 
gories, analogies,  anagogies,  alignées  par  les  théoriciens  scolas- 
tiques,  par  les  cuistres  d'école,  depuis  Isidore  de  Séville  jus- 
qu'au bachelier  Alfonso,  sont  pour  lui  des  jeux  d'esprit,  des 
amusements  vains.  Il  ne  conçoit  pas  que  la  musique  devienne 
un  moyen  de  discipliner  l'âme,  de  connaître  le  monde,  un 
tremplin  pour  s'élancer  vers  Dieu,  ou,  plus  platement,  une 
règle  d'administration  :  il  n'est  ni  philosophe,  ni  croyant,  ni 
conducteur  d'hommes. 

(1)  Cf.  Pedrell  Organografia  musical  antigua  espanola.  1901.  p.  87-91. 
Collet,  op.  cit..  113-117.  Bernaldez  raconte  que  «  quand  la  reine  assiégea 
Baza  en  1489,  les  mores  furent  tous  aux  murailles  ouïr  la  musique  de 
tant  d'instruments  qu'elle  avait  avec  elle  ».  Sa  fille,  Jeanne  la  Folle,  est 
mélomane  (Héfelé,  Ximenès,  181),  Charles-Quint  également  :  lorsqu'à 
Yuste  un  chanteur  fait  une  fausse  note,  il  jure  :  0  hideputa  bermejo  ! 

(2)  Marl\na,  De  rege,  cit.  par  Collet,  p.  111. 

(3)  Vergel  de  Principes,  ap.  Collet,  ut.  sup.  —  Vision  Délectable,  Cap. 
VI,   pa  Part. 


—  288  — 

Il  n'a  lien  laissé,  même  pas  des  Cantigas  comme  Alphonse 
le  Sage,  mais  oehii  qui  l'a  le  mieux  connu  nous  dit  ;  «  Tout 
K  chant  triste  le  délectait  ».  Songez  à  ce  que  fut  sa  vie 
et  la  phrase  de  Castillo  prendra  toute  sa  valeur.  Ce  qu'il 
chante,  ce  n'est  pas  la  cantiga  d'amigo,  de  joie,  de  fiançailles, 
les  refrains  de  maldizer  ou  ceux  du  Cancionero  de  Burlas.  Ce 
chasseur  n'est  pas  grossier  :  «  il  a  la  parole  mesurée,  n'est 
«  pas  familier,  dit  vous,  même  aux  enfants  ».  Ce  n'est  pas  non 
plus  le  chant  héroïque,  celui  qui  scande  le  romancero,  qui 
accompagnera  les  soldats  de  Grenade  (1).  C'est,  je  crois, 
une  mélodie  plus  humble  et  qui  va  ])eut-être  plus  profondé- 
ment, un  chant  solitaire,  parfois  aussi  dépourvu  d'accents  que 
la  plaine  monotone  qui  descend  de  Madrid  vers  l'Andalousie, 
parfois  aussi  tourmenté  que  les  paysages  noirs  qui  entourent 
Ségovie.  Cet  homme  toujours  à  l'écart  devait  aimer  les  chan- 
sons de  montagnes,  les  chansons  des  pâtres  traînantes  et  lugu- 
bres qu'on  entend  encore  sur  les  plateaux  de  Castille,  les 
mélopées  arabes  qui  commencent  sur  un  lythme  de  bacchanales 
et  finissent  en  lamentations  funèbres,  et  aussi  les  hymnes  som- 
bres du  catholicisme,  celles  de  l'ofTice  de  Ténèbres  on  le  Dies 
irae  ;  car  son  âme  trouble  est  aussi  sensible  à  ce  qui  vient  du 
more  qu'à  ce  qui  vient  du  chrétien.  Cette  tristesse  indéfinis- 
sable qui  l'a  travaillé  tonte  sa  vie  devient  pour  lui  une  jouis- 
sance lorsqu'elle  s'épanche,  qu'elle  s'exprime  en  musique  : 
il  a  besoin  de  lui  donner  une  forme.  Lorsqu'il  crée  autour  de 
lui  un  air  de  mélan<;olie,  son  œil  inquiet  sous  sa  paupière 
épaisse  retrouve  uno  manière  de  sérénité,  sa  nature  unn  délee- 
lation  (2). 

-Vinsi  jf  l'imagine,  à  la  veilh'  de  sa  mort,  velu  noir  sur  noir, 

CI)  t,!i  riiiisii|up  il  jwrniis  ilf  ronsw^rvor  <'ci'tiiins  frafiiiifiils  •'pifiiic.'!, 
rcinunc  l'i'-piHodf  du  siège  <le  Bîiza  sous  les  rois  calholicpir-s.  Cf.  I'ki.ayo, 
llorii.,  II,  214. 

f2)  Castillo,  ."»-»1.   Fsravias,  ap.  Sitoes,  407. 


—  28D  — 

sur  la  tète  iiiio  calotto  noire,  aux  pii'ds  des  bottes  moresques  (1), 
et  chantant  de  sa  voix  douc^  auprès  du  lit  de  son  ami.  — 
On  dit  (jue,  dans  la  retraite  qu'il  devait  à  la  générosité  de 
Mahmoud  le  Ga/névide,  Firdousi  se  réjouissait  au  chant  d'un 
enfant,  que  cette  voix  j«'iine  éveillait  son  génie...  (2).  Le  roi 
oublié,  mi-more,  rai-castillan,  me  rappelle  le  poèto  paradisiaque 
qui  fut  persan  dans  son  cœur  et  musulman  parce  qu'il  le 
fallait  :  tous  deux,  auprès  d'un  être  jeune,  chantent  leur  chant 
du  tombeau. 

On  ne  le  laissa  pas  mourir  tranquille.  Diego  est  haï  de  la 
noblesse  ;  un  jour,  le  comte  d'Osorno  s'empare  de  lui  par 
trahison.  Diego  s'étonne  :  «  Pourquoi  cette  perfidie  ?  »  Osorno 
répond  :  «  Votre  père  a  trahi  sa  parole  autrefois  ».  On  crut 
qu'Henri  allait  devenir  fou  :  il  avait  des  accès  de  colère  puis 
retombait  aux  larmes,  n'admettait  pas  de  consolation  ;  son 
mal  doubla.  II  lui  fallut  errer  de  nouveau,  négocier,  mais 
((  il  ne  regardait  pas  le  péril  de  sa  vie  ».  Enfin  une  nouvelle 
trahison  rend  la  liberté  à  Diego  :  la  comtesse  d'Osorno  et  son 
fils  sont  faits  prisonniers  ;  les  gages  étant  équivalents,  on  traite. 
Henri  rentre  à  Madrid  apaisé,  mais  «  las,  e.xténué  d'aller  par 
«  les  champs  en  temps  de  si  grand  froid  ».  Son  dernier  désir 
est  de  retourner  à  Ségovie,  de  mourir  dans  son  terrier.  Mais 
la  maladie  l'en  empêche,  sa  douleur  au  côté  ne  lui  laisse  ni 
lepos  ni  répit  ;  il  refuse  d'être  soigné,  ne  croit  pas  aux  méde- 
cins ;  peut-être  sait -il  d'où  vient  son  mal.  Autour  de  lui, 
trois  ou  quatre  nobles,  Mendoza,  Haro,  Benavente  et  le  jeune 
Pacheco.  On  lui  dit  de  mettre  ordre  à  ses  affaires  et  le  prieur 
de  Saint-Jérôme  del  Paso  est  appelé.  Il  se  confesse  une  grande 
heure,  puis,  la  j)énitence  finie,  désigne  les  exécuteurs  testamen- 
taires de  son  âme,  albaceas  de  su  anima.  Il  est,  nous  dit-on, 
étendu   sur  un  pauvre  lit,  vêtu  d'une  mauvaise  tunique,  les 

(1)  V.  son  portrait  reprod.  ap.  Paz  et  Pal.,  HT,  299  sqque. 

(2)  Cf.  MicHELET,  Bible  de  l'Humanité,  1864,  p.  124. 


—  290  — 

cuisses  à  i'air,  ses  bottes  moresques  aux  pieds  ;  il  respire 
avec  angoisse  et  tourne  ses  yeux  éteints  sur  ceux  qui  l'en- 
tourent sans  pouvoir  leur  répondre  ;  il  est  devenu  difforme, 
sa  bouche  est  tordue  ;  il  agite  les  bras.  Pour  l'inciter  à  la 
dévotion,  on  dresse  un  autel  auprès  de  son  lit,  mais  il  ne 
s'aperçoit  de  rien  et  expire  dans  la  nuit  du  11  au  12  décem- 
bre 1474.  —  Il  était  si  décharné  qu'il  ne  fut  pas  besoin  de 
l'embaumer.  Castillo  assure  qu'on  lui  fit  des  funérailles  roya- 
les, Pulgar  que  Mendoza  dit  la  messe,  Palencia  que  l'enterre- 
ment fut  abject  :  <(  le  cadavre,  colloque  sur  de  vieilles  planches, 
((  fut  porté  au  monastère  de  S.  M.  del  Paso,  près  Madrid,  sans 
<(  aucune  pompe,  par  des  hommes  qu'on  avait  loués.  Tout  le 
«  monde  s'était  dispersé  et  les  grands  songeaient  aux  contin- 
«  gences  de  l'avenir  ».  Cette  dernière  version  n'est  peut-être 
pas  la  plus  mauvaise  :  la  noblesse  s'y  montre  assez  bien  (1). 
Fit-il  un  testament  ?  La  question  n'est  pas  résolue.  On  a 
raconté,  à  ce  sujet,  de  romanticpies  histoires  :  un  curé  de  Ma- 
drid aurait  reçu  d'un  secrétaire  le  testament  d'Henri,  l'aurait 
enterré  dans  un  coffret  près  d'Almeida  de  Portugal  ;  Isabelle  au- 
rait eu  ce  testament  en  sa  possession  peu  avant  sa  mort  ;  Ferdi- 
nand l'aurait  brûlé,  suivant  les  uns  ;  suivant  d'autres,  un  licen- 
cié du  Conseil  du  roi  l'aurait  conservé.  Ce  qui  est  certain,  c'est 
que  les  fidèles  d'Henri  se  fondaient  sur  une  clause  testamentaire 
instituant  la  Beltraneja  héritière  (2).  Après  confrontation  des 
divers  témoignages,  la  vérité  semble  celle-ci  ;  Henri  ne  laissa 
pas  de  «  volontés  écrites  »  mais  déclara  verbalement  que  sa 
succession  appartenait  à  sa  fille  (3).  La  Beltraneja,  héritière 
légitime    des   royaumes    d'Espagne,    Isabelle    usurpatrice  :    la 

(1)  Castillo,  345-46.  Pal.,  ut.  sup.  Pulgah,  Cr.,  31.  Sitges,  248.  Paz, 
p.  XIX,  dit  qu'Henri  mourut  If  24  décembre.  Isabelle  ne  donna  rien 
"  pour  les  honneurs  de  l'enterrement  de  son  frère.  » 

(2)  Beiinaldez,  cap.  X.  Galindez  de  Carvajal,  anno  1474,  ap.  Pulgar, 
Cr.,  31  (note). 

(3)  Sjtgeb,  2S1.  Conip.  le  récit  de  Pal.,  III,  301. 


—  291  — 

cont€sLatiou  date  de  plus  de  quatre  siècles  et  dure  encore.  Il 
faut  en  dire  un  mot.  —  Une  information  présentée  en  1322  ù 
Charles-Quint  donne  trois  preuves  de  la  bâtardise  de  la  Be'- 
Iraneja  :  les  mauvaises  mœurs  de  la  reine  Juana  ;  lorsque  la 
Rellraueja  naquit,   on  lui  donna  des  coups  sur  le  nez  pour 
qu'elle  ressemblai  à  son  père  ;  le  jour  de  sa  naissance,  une 
femme  accoucha  d'un  garçon  dans  le  même  pays  et  on  tenta  de 
substituer  le  garçon  à  la  fille,  ce  que  Dieu  ne  permit  pas... 
Ces  papiers  du  xvi*  siècle  portent  déjà  l'empreinte  florentine  : 
nous  sommes  à  la  cour  des  Médicis,  le  frate  a  un  nouveau-né 
tout  prêt  dans  la  manche  de  sa  robe  (1).  L'argument  principal 
reste  l'impuissance  d'Henri.  Débat  dangereux  au  cours  duc[uel 
les  médecins  et  les  femmes  firent  des  dépositions  contradictoi- 
res. Pulgar,  dans  sa  chronique,  a  beau  donner  la  vérité  offi- 
cielle —  la  vérité  qu'Isabelle  voulait  établir  en  Espagne,  — 
Henri  n'a  pas  encore  perdu  son  procès,  plus  heui-eux  en  cela 
que  ce  marquis  de  Santa-Cruz  que  rencontra  Saint-Simon  et 
qui,  accusé  tour  à  tour  d'impuissance  et  d'adultère,  fut  chaque 
fois  condamné  (2).  Un  chroniqueur  bourguignon  dit,  à  propos 
du  mariage  des  princes  :  «  Du  surplus  du  secret  de  la  nuit,  je 
«  le  laisse  à  l'entendement  des  nobles  parties»  (3).   Imitons 
cette  réserve,  passons  à  côté  de  l'alcôve  et  tenons-nous  en  à 
ceci  :  la  Beltraneja  est  née  au  palais  royal,  son  père  étant  légi- 
timement marié  avec  la  reine  Juana  ;  deux  fois,  Henri  fut  con- 
traint, par  politique,  de  la  désavouer  ;  en  toute  autre  occasion 
((  ou  publique  ou  secrète,  jamais  il  ne  la  dénia  pour  sa  fille,  au 

(1)  Histoire  de  Bianca  Capello. 

(2)  Cf.  PxiLGAR,  Cr.,  8.  «  Bien  qu'il  eût  aimé  beaucoup  de  femmes  tant 
duègnes  que  donzelles...  qu'il  les  eût  dans  sa  maison  et  fût  seul  avec  elles 
en  lieux  écartés  et  souvent  les  fit  dormir  avec  lui  dans  son  lit.  celles-ci 
confessèrent  que  jamais  il  ne  put  avoir  avec  eUes  copulation  charnelle.  » 
Documents  en  sens  contraire,  ap.  SrrcES,  48  sqque.  Pour  la  discussion, 
Paz,  LIX  sqque.  Comp.  TallemaiTT  des  Réaux,  Historiettes,  Techener,  1865. 
t.  VI,  p.  20.  Historiette  de  Mme  de  Langey.  Bayle,  Dict.,  article  QueUenec. 

(3)  0.  DE  LA  Marche,  Mémoires,  340. 


—  292  — 

(i  contraire  toujours  il  l'affirma  être  sienne  et  l'eut  pour 
«  tjelk  »  (1).  A  SOU'  lit  de  mort,  i'I  l'institue  son  héritière.  Quels 
titres  Isabelle  peut-elle  opposer  à  ceux-ci  ?  L'avènement  de  la 
reine  très  catholique  n'est-il  pas  ime  pure  et  simple  usui-pa- 
tion  ?  (2).  A  cela,  l'historien  de  la  plus  grande  Espagne,  le 
sage  jésuite  Mardana,  vous  répondra  :  <(  Peut-être.  Mais,  la 
((  gloire  et  l'avanitage  que  les  penples  en  ont  retirés,  ont  bientôt 
«  fait  oublier  ce  qui  aurait  pu  manquer  à  ces  princes  (Fer- 
«  dinand  et  Isabelle)  pour  rendre  leurs  prétentions  légiti- 
«  mes  »  (3).  Henri  n'a  pas  réussi  :  il  a  tort. 

Isabelle  récolte.  Elle  n'a  point  quitté  Ségovie  depuis  le  festin 
de  réconciliation,  sait  que  là  doit  commencer  sa  fortune.  La 
mort  de  son  frère  ((  lui  tire  quelques  larmes  »,  elle  prend  le 
deuil  un  moment,  pour  la  forme,  mais  n'est  point  femme  à 
perdre  le  temps  en  comédies  funèbres.  L'échafaud  esl  élevé 
sur  la  place  de  Ségovie,  la  reine  apparaît  en  riche  costume, 
('  adornée  de  joyaux  resplendissants  et  de  pierres  précieuses 
«  qui  relèvent  sa  beauté  singulière  »  ;  elle  sait  la  valeur  de 
l'apparat.  Devant  elle,  Gntierre  de  Cardenas  tient  par  la  pointe 
une  épée  nue,  à  la  mode  espagnole,  «  pour  apprendre  à  tous 
«  que  s'avance  celle  qui  i>eut  châtier  les  coupables  »  (4). 

A  Saragosse,  où  se  trouve  Ferdinand,  la  scène  est  un  peu 
différente.  Ferdinand  pleure  pour  de  bon  et  s'étonne  de  ses  lar- 
mes. Il  refuse  de  voir  personne,  s'enferme  chez  lui,  «  ordonne 

(1)  Castillo,  233-34.  Cf.  Dieul.U'Oy,  Isabelle  la  Grande,  Hachette,  s.  d.  p.  45. 

(2)  Cf.  SiTGES,  253  sqque.  Aussi  les  partisans  d'Isabelle  ont-il  dû  invo- 
quer ((  le  vœu  de  la  nation  ». 

(3)  Liv.  XXIV.  —  Cf.  Liv.  XXII,  anno  1W9.  <<  On  peut  soupçonner  que 
grande  partie  de  cette  fable  (la  bAInrdiae  de  Juana)  fut  forgf^c  en  faveur 
des  rois...  »  Comp.  le  mot  que  rai)]>elle  Et.  r.i.squier  sur  les  maisons 
rriyales  :  «  Kllcs  font  cent  ans  bannif'Tes  et  cent  ans  civi^res  ». 

(i)  I'ai,.,  ni,  3()i.  l'uLCAii,  Cr.,  37  :  «  Ci^iY-moniense  en  .ses  vtMiMiiciits  et 
parures...  »  F>a  fi^-'iire  populaire  fl'Isabelle  api»araît  dans  Urantrtme  :  ((  Elle 
prcnoit  un  >.'rand  plaisir  i\  voir  quatre  rhoses  :  un  liomme  d'armes  sur  les 
chamiiH,  un  (^'vesque  en  son  [)onlifieal,  une  belle  daine  dans  un  lict  et  un 
larron  au  pibet  ».  Dames  (ialanlcx,  discours  II. 


—  293  — 

«  k'  iltHiil  de  ses  domestiques  ».  Quand  il  arrive  à  Ségovie,  U 
porle  une  rohe  de  deuil,  on  le  supplie  de  quitter  cela  :  ce 
n'était  plus  le  moment,  et  quelle  figure  ferait-il  à  côté  de  sa 
reine  éclatante  ?  Peut-être  y  avait-il  alors  du  bon  jeune  homme 
émotif,  respectueux  des  apparences,  dans  c^  nouveau  roi  qui 
sera  plus  lard  l'astucieux  et  avare  dénoncé  par  Machiavel  (1). 
Ce  ne  fut  point  une  idylle  que  cette  réunion  dans  la  gloire  d'une 
princesse  de  vingt-trois  ans,  d'un  prince  de  vingt-deux.  Isa- 
belle s'est  fait  couronner  seule,  sans  prendre  conseil  de  son 
sei'gneur  ;  elle  l'a  avisé  de  cette  cérémonie  par  un  billet  fort 
laconique.  L'autre  s'étonne  «  de  l'insolite  de  la  chose  »,  notam- 
ment de  cette  épée  portée  par  la  pointe  ;  il  dit  à  Palencia  et 
à  A.  de  la  Caballeria  le  juriste  :  ((  Vous  qui  avez  lu  dans  les  his- 
«  toires  (2),  est-il  conforme  à  la  tradition  de  voir  une  reine 
0  usurper  les  attributs  d'un  roi  ?  »  Au  lendemain  même  de  la 
mort  d'Henri,  les  difficultés  commencent.  Isabelle  s'oppose  à 
Ferdinand,  la  Castille  à  l'Aragon  :  c'était  dans  l'ordre.  Il  y 
aura  encoi-e  de  mauvais  jours  pour  l'Espagne,  avant  que  la  très 
gracieuse  reine  parvienne  à  faire  courir  les  chevaux  couplés  (3). 

Le  protagoniste  mort,  le  successeur  sacré,  que  deviennent  les 
comparses  ?  —  Six  mois  après  Henri,  disparaît  l'auteur  de  tout 
le  mal,  la  reine  Juana.  La  vie  n'avait  pais  été  douce  pour  elle 
depuis  sa  fuite  d'Alaejos  :  son  amant,  P.  de  Castilla,  la  ros- 

(1)  Cf.  Pal.,  III,  311.  Colmenares,  II,  382.  Ne  nous  fions  pas  trop  à  ce 
bon  jeune  homme  :  il  s'est  déjà  montré  à  Saragosse  en  faisant  égorger 
un  hidalgo  qui  le  gênait  et  en  ordonnant  de  laisser  le  cadavre  exposé  tout 
un  jour  sur  la  place,  pour  l'exemple  (Pal.,  III,  236). 

(2)  Ce  qu'il  n'avait  pas  fait,  car  son  éducation  avait  été  fort  négligée. 
Il  savait  à  peine  écrire  :  «  ses  signatures  en  sont  une  preuve  assez  con- 
vaincante »,  dit  Makiana,  Liv.  XXIII. 

(3)  Cf.  P.u...  III,  316.  SiTGES,  263.  Los  Rios,  VII,  19S.  —  Sur  la  préémi- 
nence d'Isabelle,  v.  Nie.  de  Popielovo,  ap.  Paz,  XX.  «  La  reine  est  le  roi 
et  le  roi  son  serviteur...  Le  roi  ne  peut  rien  faire  sans  permission  de  la 
reine...  » 


—  294  — 

sait,  «  fatigué  die  souffrir  son  incontinence  »  ;  Henri  refusait 
de  la  voir,  la  tenait  «  en  tel  abhorrement  qu'il  ne  se  souciait 
«  pas  d'elle  ».  A  la  fin,  son  tempérament  étant  décidément 
excessif,  on  l'enferma  à  Madrid,  au  couvent  de  Saint-François  ; 
elle  entendait  la  messe  par  un  judas.  Certains  disent  qu'elle 
mourut  en  couches,  d'autres  qu'elle  fut  empoisonnée  par  ordre 
de  son  frère,  le  roi  de  Portugal,  parce  qu'elle  voulait  rendi-e 
public  le  repentir  de  sou  adultère.  Pourquoi  ne  pas  supposer 
plus  simplement  que  la  jolie  femme  brune,  l'ancienne  héroïne 
de  la  fête  espagnole,  l'amazone  de  Cambril,  ne  put  supporter 
une  réclusion  de  nonnerie  ?  Nous  avons  le  testament  de  cette 
première  religieuse  portugaise  :  elle  lègue  ce  qui  lui  reste  à  son 
chevalier,  son  amaut,  «  pour  le  service  qu'il  lui  rendit  le  jour 
«  où  il  la  tira  d'Alaejos  »,  nomme  la  Beltraneja  son  exécutrice, 
puis,  se  souvenant  qu'elle  a  été  belle,  qu'elile  l'est  sans  doute 
encore  à  trente-six  ans,  demande  «  qu'on  l'enterre  en  quelque 
((  endroit  bien  creux  pour  que  la  terre  ne  tombe  jias  tout  de 
«  suite  sur  eMe  ».  Elle  signe  :  a  la  triste  Reine  ».  Ce  fut,  sem- 
ble-t-il,  nne  mort  en  sourdine.  Il  était  loin  le  temps  où  G.  Man- 
rique  célébrait  «  la  très  puissante  dame,  fille  et  petite-fille  de 
((  rois,,  sa  beauté,  le  son  de  sa  voix  et  le  regard  de  ses  yeux  ». 
Maintenant,  à  côté  de  la  très  positive  et  moraliste  Isabelle  (1), 
que  pesait  le  cadavre  d'une  jeune  femme  qui  aima  uniquement 
l'amour  et  s'entendit  fort  peu  à  la  politique  ?  On  ne  fit  pas  de 
dépense  pour  l'ensevelir,  on  chassa  de  son  tombeau  l'ambassa- 
deur à  la  cour  du  Grand  Tamerlan  et  on  mit  la  triste  reine  à 
sa  place  (2). 
Avec  Carrillo,   le  ton  change.   A  mesure  qu'il   vieillit,   son 

(i)  Ses  lettres  à  son  confessoiir  sont  flunn  fcmino  s\iii<'Tieurcmi'jil  en- 
nuyeuse cl  pratique.  On  y  rencontre  des  exclamations  s\ir  liinmonilité 
•1'   la  danse,  etc..  Cf.  Clemencin,  op.  cit.,  363. 

''2)  Depuis,  se«  cendres  ont  été  dispersées.  Cf.  Sitges,  282.  Paz,  427-28. 
Pli-oah,  Cr.,  07.  l'ius  tard,  Isabelle  lui  fit  faire  un  tombeau  Cceci  d'a])rè8 
l'ul^çar). 


—  -295  — 

profil  de  gracioso  s'accentue.  Sa  boutique  de  mécontents  et  sa 
boutique  de  mayie  sont  toujours  ouvertes,  la  seconde  plus  flo- 
rissante que  la  première.  C'est  que,  depuis  quelque  temps,  il 
a  un  nouveau  directeur  de  conscience,  une  manière  de  saltim- 
banque qui  serait  digne  de  devenir  le  héros  d'un  roman  pica- 
resque. Le  nommé  Alarcon,  natif  de  Cuenca,  avait  la  manie 
voyageuse  ;  ayant  parcouru  la  Sicile,  Rhodes,  Chypre  et  d'au- 
ti-es  pays,  à  la  fois  escroc,  alchimiste,  entremetteur  et  poly- 
game, cet  écumeur  de  Méditerranée  rentre  en  Espagne  et 
s'adonne  «  à  la  corruption  des  religieuses,  aux  aiguillons  de 
((  l'inceste  et  à  toutes  sortes  d'obscénités».  Il  vivait  tant  bien 
que  mal,  promettant  de  l'or  pour  du  fer,  disant  qu'il  avait  le 
secret  de  la  pierre  philosophale.  Carrillo  en  entend  parler,  veut 
avoir  ce  prodige  chez  lui.  L'autre  se  fait  prier  le  temps  qu'il 
faut,  puis  devient  le  familier,  le  favori.  Isabelle,  bien  qu'elle 
en  ait,  doit  lui  servir  une  rente.  Désormais,  Alarcon  fait  la  loi, 
non  pas  seulement  mage  en  chef,  mais  maître  en  politique.  C'est 
lui  qui  réconcilie  Carrillo  et  Paoheco,  qui  détourne  son  patron 
du  service  des  princes,  —  tout  ceci  entremêlé  d'expériences 
d'alchimie,  de  révélations  sensationnelles,  car  oe  baladin  a 
beaucoup  appris  dans  ses  pérégi'inations  ;  il  a  vécu  sur  la  terre 
élue  des  mages,  sait  des  secrets  plu^  sublimes  que  ceux  qui  fu- 
rent jadis  dévoilés  à  l'apôtre  Saint  Paul  :  emporté  au  troisième 
ciel,  il  a  embrassé  d'un  regard  l'avenir  tout  entier.  Pour  varier  le 
spectacle,  il  introduit  chez  l'archevêque  un  compère,  Beato,  qui 
sert  de  médium.  A  eux  deux,  ils  font  des  choses  surprenantes  : 
Alarcon  raconte  qu'après  un  jeûne  de  trois  jours,  il  a  vu  Beato 
s'élever  en  l'air  dans  l'attitude  d'un  suppliant  (1)  ;  et  Beato, 
pour  ne  pas  être  en  reste,  proclame  qu'Alarcon  est  aimé  de  la 
Divinité...  Des  hommes  si  haut  placés  dans  la  grâce  n'ont  pas 
besoin   de   se  gêner  :   au   palais,   Alarcon  tombe   à  coups   de 

(1)  Comp.  GôRRES,  op.  cit.,  I,  65  (.lamblique). 


—  296  — 

hâtoiî  sur  le  chapelain  d'Isabelle.  Il  est  si  sûr  de  son  vieil 
homme  qu'il  le  bafoue  en  public,  parie  qu'il  le  forcera  à  quitter 
le  pallium,  à  se  déguiser  en  ruHian  avec  bouclier,  épée,  cha- 
peau de  cuir,  à  traîner  dans  les  rues.  Carrillo,  envoûté,  assiste, 
admire,  fait  admirer  —  il  faut  écouter  son  prodige  pour  lui 
plaine,  —  se  ruine,  car  ce  qui  lui  reste  est  censé  pas^ser  au 
grand  œuvre.  Etonnante  maison  que  celle  de  ce  primat  d'Es- 
pagne :  laboratoire,  salle  de  spectacle  et  mieux  encore,  car 
lorsque  la  science  albertine  devient  trop  sévère,  les  compères 
amènent  des  femmes  qui,  disent-ils,  «  aspirent  à  participer 
«  de  leur  pureté  »  (1). 

Ceci  est  la  misère  domestique.  Il  faut  voir  comment  elle  se 
manifeste  au  dehors.  Henri  mort,  Carrillo  demande  à  être 
payé  :  il  a  de  plus  anciens  titres  que  Cabrera  à  la  reconnais- 
sance des  princes.  On  l'éconduit  avec  des  formes.  Il  s'écrie  : 
«  J'ai  tiré  la  reine  de  quenouille,  Je  l'y  renverrai  »  et  le  voilà 
enrôlé  parmi  les  opposants,  baisant  la  main  de  la  Bellraneia. 
On  le  savait  dangereux,  mais  on  savait  aussi  qu'il  baissait, 
qu'il  commençait  à  battre  la  campagne.  On  tâcha  de  l'amadouer, 
de  lui  faire  entendre  raison  :  «  N'enseignez  pas  au  peuple  à 
«  secouer  le  joug  de  l'obéissance,  qui  est  plus  agréable  à  Dieu 
«  que  le  sacrifice...  Reposez-vous,  pour  Dieu,  Seigneui-  !  Pour- 
«  quoi  vous  armez-vous,  sinon  pour  pervertir  votre  habit, 
«  votre  religion  ?  Pourquoi  vous  armez-vous,  père  de  conso- 
((  lalion,  sinon  pour  faire  verser  des  larmes  ?...  »  Mais  le  père 
d<'  consolattiin,  au  sortir  du  laboratoire,  casque  en  tête,  fait 
la  guerre  à  la  reine.  Il  voit  Mondoza,  ce  petit  évoque  devenu 
cardinal,  qui  a  la  sagesse  de  ne  pas  s'oocuper  du  grand  œuvre 
et  est  maintenant  premier  ministre  ;  cela  lui  échauffe  In  bile  : 
((  On  me  traite  comme  on  ne  traiterait  pas  le  deniier  des  cha- 
"  fK'Iains  ».  S'il  lève  des  troupes,  c'est  pour  sa  sauvegaid^'  : 
[lar  cf  1('Ui[)s  (le  [)oison.  il  eraint  «  les  hfrbes  )>.  Il  fallu!  (|ii;ilio 

Cl)  Pai.,,   III.  i:i,  1'(7,  2'M,  2'M.  I'az,  3f.1. 


—  297  — 

ans  pour  venir  à  bout  de  ce  forcené,  alchimiste,  sourcier  {{) 
et  chef  de  bandes  ;  mais  on  lui  confisqua  ses  renies  ;  Alarcon 
qui  exagérait,  déviait  trop  de  magie  en  politique,  fut  pris, 
déi^apité  sur  la  place  du  Zocodover  à  Tolède.  Désabusé,  ayant 
perdu  son  magicion  prodigieux,  il  demande  la  paix  et  se  résigne 
à  s'occuj>er  des  choses  spirituelles.  Il  avait  soixante-huit  'Hn>. 
Ce  sera  un  sptvtacle  édifiant  de  le  voir  présider  un  concjle  en 
qualité  de  délégué  apostolique  et  condamner  un  docteur  héré- 
tique (2>.  Pourtant,  la  place  du  mage-aix'hevèque  nétait-elle 
pas  parmi  les  réprouvés  qui.  dans  l'enfer  dantescpie.  défilent 
la  tète  tordue,  les  yeux  tournés  vers  les  reins,  car. ils  ont  voulu 
voir  dans  l'avenir  ? 

Chèl   pianto  degli  oochi 
Le  natiche  bagnava  per  lo  fesso... 

Les  autres  rôles  de  cette  tragédie  sortent  d'un  moule  plus 
commun.  Nobles  prudents,  voulant  finir  en  paix,  comme  le 
beau  Beltiun,  l'un  de«  premiers  à  reconnaître  la  nouvelle  ivine 
mais  q\i\  exige  des  garanties  pour  sa  personne  et  ses  biens. 
Domestiques  enrichis  comme  Cabrera,  qui  a  li\Té  le  trésor  de 
son  ancien  maître  et  fait  sa  fortune  sous  le  nouveau  Ambitieux 
assagis  comme  Diego  Pacheco  qui.  ayant  joué  de  la  Beltraneja. 
sa  principale  richesse,  et  voyant  la  partie  perdne,  rentre  dans 
l'ordre.  Prélats  établis  comme  Mendoza,  dont  le  pennon  fut 
le  premier  planté  sur  la  Tour  de  la  Vêla  à  Grenade  (3).  Dans 
la  lumière  du  nouveau  règne,  ces  grandeurs  s'atténuent  puis 
s'effacent.  Alphonse  de  Portugal  peut  continuer  le  tournoi  à  lui 
seul,  délirer  en  Castille,  en  France,  voire  même  chez  lui.  C'est 
un  fossile,  une  curiosité  :  il  n'est  plus  en  accord  avec  le  temps. 

(1)  Conip.    Bayle,   Dict.,    art.    Zahuris  ;   devins   et   sourciers   espagnols. 

(2)  PuLGAR,  Cr..  39-40-46.  Lettres  et  Cl.  Var.  Ber.n.^ldez.  cap.  XV.  Paz. 
m*.  2i2.  347.  SiTGES.  330.  Pelayo.  Hcterod.  I.  o4S.  Lea.  o;..  cit..  II.  Hi.  — 
Il  mourut  pauvre  et  endetté  à  Aloala  on  14S2. 

(3)  Cf.  SiTGES.  123,  2as,  327. 


—  298  — 

Je  compte  un  à  un  ces  personnages  avec  qui  j'ai  vécu,  je 
note  la  date  de  leur  mort.  A  la  fin,  il  ne  me  reste  qu'un  nom 
à  inscrire  sur  cet  obituaire,  celui  de  la  fille  du  roi,  de  la 
iiwchacha.  Etrange  destinée  que  celle  de  cette  enfant  :  otage 
des  partis,  dix  fois  fiancée,  deux  fois  mariée  (1),  enfermée  dans 
un  couvent,  surveillée,  bâillonnée  par  ordre  d'Isabelle  qui  tient 
sous  sa  coupe  les  geôliers  en  chef,  le  confesseur  et  le  médecin. 
Le  portrait  que  nous  avons  d'elle  doit  dater  de  cette  époque  : 
une  figure  douloureuse,  amollie  par  les  larmes,  des  yeux  las. 
Son  voile  est  serré  par  une  couronne  de  diamants,  mais  elle 
garde  dans  l'attitude  Je  ne  sais  quoi  d'abattu,  de  prosterné  : 
un  être  vaincu  qui  ne  se  défend  plus. 

Pourtant,  l'histoire  de  sa  vie,  la  constance  de  son  effort 
prouvent  qu'il  ne  faut  pas  s'attacher  à  cet  aspect  de  faiblesse. 
Son  père  mort,  elle  maintient  son  droit,  agit  en  reine,  signe  : 
Moi,  la  Reine.  Elle  défend  la  mémoire  d'Henri,  dénonce  ses 
empoisonneurs,  menace  de  lever  contre  eux  non  seulement 
l'armée  de  Portugal,  mais  celle  des  colonies,  l'armée  noire. 
On  se  servira  d'elle  ;  sournoisement  on  la  laissera  sortir  du 
cloître,  paraître  à  la  cour,  revendiquer...  Isabelle  s'adressera 
à  Rome,  à  Sixte  ï\\  à  Innocent  VIII,  suppliant  qu'on  enferme 
de  nouveau  ce  fantôme  qui  l'effraie.  Puis  l'oubli  vient,  on  ne 
se  soucie  plus  de  cette  «  fille  incertaine  d'un  roi  ».  Un  noble, 
un  seul,  eut  un  scrupule  de  conscience  :  à  son  lit  de  mort, 
Mendoza  pria  les  rois  catholiques  de  bien  marier  la  Beltraneja. 
Elle  était  alors  au  couvent  et  Isabelle  dit  à  son  mari  :  «  Il 
«  commence  à  extravaguer,  le  cardinal  !  »  (2). 

Derrière  les  murs  de  Sainte-Claire  de  Coïmbre,  elle  entend 
l'écho  de  l'histoire  qui  so  fait  :  Grenade  conquise,  Israël  chassé, 
l'Ami^Tiquo  découverte.  Elle  voit  mourir  l'iisurpatriro  Tsabolle, 
.1  i'hririneiir  d'»^trp  demandée  en  mariage  par  le  veuf  Ferdinand, 

M)  Alphonse  de  J'firtiifjfil  l'a  i^ponsée  à  Palencia  en  miii  147M. 
'2)  Me^lina,  cité  pnr  Sitges,  124. 


—  299  — 

le  voit  mourir  à  son  tour  (1)  et  d'autres  après  lui  qui  portaient 
de  grauds  noms...  Quelle  méditation  funèbre  !  Quelle  revue 
ponctuée  d'obiit  !  Qnelle  couche  de  morts  pesait  sur  cette  nonne 
découronnée  !  A  soixante  ans  seulement,  elle  renonce,  n'est 
pins  que  «  l'Excellente  Dame  »  (2),  mais  elle  condamne  encore 
Charles-Quint  comme  prince  illégitime  ((  régnant  contre  droit 
et  par  force  »  tant  qu'elle  est  vivante,  et  fait  dans  les  formes 
requises  cadeau  de  ses  états  à  Jean  de  Portugal.  Celui-ci  ne 
voulut  pas  la  peiner,  accepta  sans  sourire  cette  royauté  illusoire. 

C'est  à  ce  moment  qu'on  voudrait  connaître  le  regard  de 
cette  enfermée,  se  représenter  cette  énergie  contenue  sous  le 
voile,  voir  la  vieille  religieuse  irrémédiablement  oubliée,  poli- 
tiquement annulée,  refusant  de  se  courber  devant  le  maître  des 
deux  mondes.  Mais  ce  qu'on  a,  ce  qu'on  sait  de  sa  fin  se  borne 
à  ceci  :  elle  mourut  en  1330  à  soixante-huit  ans,  voulut  être 
ensevelie  avec  l'habit  de  Saint  François  ;  son  testament  est 
signé  infatigablement  :  Yo  la  Reina,  ses  armes  sont  toujours 
celles  de  Léon  et  de  Castille  avec  la  devise  :  «  Mémoire  de  mon 
«  droit  ».  Pour  son  corps,  on  ignore  où  il  repose.  Il  n'y  a  pas 
de  tombeau  de  la  Beltraneja  (3). 

Quant  à  l'autre  Nictime,  celle  qu'on  ne  pouvait  se  per- 
mettre de  laisser  survivre,  vous  ne  la  trouverez  pas  dans 
l'impériale  Tolède  :  elle  n'a  place,  ni  dans  la  chapelle  ma- 
jeure près  du  pâtre  de  las  Navas  —  elle  n'avait  pas  assez 
de  gloire  — .  ni  dans  la  chapelle  des  rois  nouveaux,  oii  sont 
cependant  ensevelis  les  ancêtres  de  sa  rac^e.  Ce  n'est  pas 
non  plus  à  Ségovie  que  vous  rencontrerez  ce  déchu  solitaire. 
On  aimerait  penser  :  là  fut   son  commencement,   là   sa  fin  ; 

(1)  Il  mourut  de  l'abus  des  excitants  à  63  ans.  Cf.  Gal.  de  CARv.u.tL, 
Anales,  cap.  II. 

(2)  .^^insi  l'appelaient  les  Portugais.  Chose  rare  :  on  n'incrimina  jamais 
ses  mœurs. 

(3)  Et,  cependant,  Isabelle  trône  dans  la  chapeUe  de  Grenade.  Cf.  les 
documents  sur  la  vie  de  la  Beltraneja  en  Portugal,  réunis  par  Sitges, 
333  sqque. 


—  300  - 

dans  le  lieu  qu'il  a  le  plus  aimé,  il  connaît  la  paix  qunm  mim- 
dus  dare  non  potcst  (1).  Mais  si,  au  temps  de  Colmenares, 
((  l'es  moines  hiérony mates  se  dépensaient  encore  en  messes 
«  et  sacrifices  pour  le  repos  de  son  âme  »,  ce  n'était  qu'un 
souvenir,  un  hommage  rendu  à  l'ancien  seigneur  de  la  ville, 
au  bienfaiteur  du  couvent  :  Pacheco  reste  maître  dans  le  chœur 
du  Parral.  Il  faut  se  souvenir  que  Ségovie  l'avait  trahi,  au 
dernier  moment  s'était  donnée  à  son  domestique  et,  qui  pis 
est,  à  sa  sœur.  Aussi  a-t-il  désiré  une  retraite  plus  lointaine, 
moins  royale  peut-être,  mais  plus  sûre  ;  il  a  élu  sa  sépulture 
dans  un  monastère  de  montagnes,  bâti  près  du  désert,  à  Gua- 
dalupe.  Là  était  ensevelie  sa  mère. 

Je  ne  crois  pas  que  son  tombeau  doive  jamais  servir  à  le 
ressusciter.  II  n'y  a  rien  de  commun  entre  V outlaw,  avant  tout 
chasseur  et  insociable,  et  ce  rod  bien  propre,  bouclé,  godronné, 
priant  dans  un  décor  dorique  :  une  caricature  de  proto- 
cole (2).  Le  florilège  de  Guadalupe  ignore  Henri  et  même  la 
belle  Guiomar  sa  maîtresse,  qui  vécut  ici  en  exil.  Il  a  de 
plus  grands  noms  à  nous  offrir  :  Alphonse  XI,  le  vainqueur 
du  Salado,  Colomb,  les  aventuriers  du  nouveau  monde,  Cortès, 
Pizarre,  qui  vinrent  ici  en  pèlerinage,  inquiets  d'abord,  puis 
repus  et  reconnaissants  ;  don  Juan  d'Autriche  et  aussi  Cer- 
vantes qui  déposa  ses  chaînes  d'esclave  aux  pieds  de  n  la  Très 
«  Sainte  Image  de  l'Impératrice  des  Cieux  »  (3).  Souvenirs  de 
guerres,  de  conquêtes  (4)  :  l'émotion  ne  sort  pas  de  la  tombe 
d'un   roi   qui   ne   fu1    pas  chevalier,    (jni  n'aima   pas   le   sang. 

Cl)  Colmenares,  l'un  des  lr("^s  rares  historiens  qui  parle  d'Henri  sans 
antipathie  —  parce  qu'il  aima  Ségovie,  —  dit  :  «  Dieu  lui  donne  dans  la 
vie  ('■ternelle  le  repos,  puisque  dans  la  temporelle  il  en  jouit  si  peu.  " 

(2)  Mcndoza  fit  les  frais  de  la  s^-pulture,  fonda  deux  chapelles  perpé- 
tuelles et  les  dota  de  ses  deniers.  Il  composa  une  inscription  grandilo- 
quenlr-  et  ment/>use.  Faiil-il  voir  là  la  inMr(|Uf  il'iin  remords  ?  Cf.  Pui.cau, 
Cr.,  'M  et  note. 

<^)  l'crniles  ;/  Sifiisiiiiinda,  \A\.   111,  cap.   V. 

'/t)  Kl  aussi  de  liaute  politique  :  en  USd,  Ferdinand  y  signa  la  sentence 
f|iii    affriincliil    les   siTfs    d'.Aragoii. 


! 


—  301  - 

A  d'autres  égards  pourtant,  ce  champ  de  repos  lui  convient  : 
la  solitude,  la  montagne  qui  ferme  l'horizon,  intercepte  tout 
écho  de  vie.  Puis  le  monastère  même  s'accorde  avec  sa  double 
nature  :  bâtisse  moyen-âgeuse  et  classique  ;  aucune  symétrie, 
des  bastions  poussant  comme  des  champignons  sur  la  muraille 
sans  souci  des  lois  de  la  fortification  ;  rien  de  la  rectitude 
pâle  et  froide  de  l'Escurial.  Deux  cloîtres,  l'un  gothique,  l'autre 
moi'esque,  HdMe  et  infidèle.  Le  fils  du  Greco,  un  espagnol 
mêlé,  a  travaillé  dans  l'église  mais  aussi  et  surtout  Zurbaran, 
un  espagnol  fout  pur,  un  sauvage  en  son  genre,  une  noblesse 
sans  apprêts. 

Aucun  romantique  n'a  relevé  ce  coin  perdu  d'Estrémadure 
et  cela  se  comprend  :  il  n'a  point  d'affleurement  tragique 
comme  Yuste,  est  trop  éloigné  des  grandes  scènes  espagnoles, 
de  Tolède,  de  Madrid,  des  épopées  andalouses.  Ce  n'est  pas 
impunément  que,  comme  Henri,  on  reste  en  dehors  de  la  route 
nationale.  Je  crains  donc  que  {jersonne  ne  fasse  le  pèlerinage 
de  Guadalupe  par  dévotion  pour  un  roi  malheureux  ou  par 
curiosité  pour  un  spécimen  de  fin  de  race.  Les  docteurs  font 
bien  qui  s'attachent  à  la  grande  Isabelle,  travaillent  à  arrondir 
son  auréole  :  on  se  meut  à  l'aise  au  milieu  de  ces  récits  de 
victoires  et  de  prospérité  ;  c'est  un  thème  fertile,  un  labeur 
qui  rend. 

Cppendant  je  relève  bien  des  éclaboussures,  bien  des  taches 
dp  sang  sur  les  marches  du  trône  et,  à  mon  sens,  le  plus  vilain 
rôle  de  cette  tragédie  n'est  pas  celui  du  Roi  Sauvage.  —  Mais, 
qui  connaît  ces  pauvres  seigneurs  du  t^mps  jadis,  Jean  II, 
Henri  de  Castille  ? 


Hélas  !  et  le  bon  roy  d'Espaigne, 
Duquel  je  ne  scay  pas  le  nom  ? 


TABLE  DES  MATIÈRES 


Pages 

Préface 

9 

Chapitre 

.       I. 

—  Le  chemin  de  Ségovie 

11 

— 

IL 

—  Le  Livre  des  Exemples   . 

67 

— 

III. 

—  La  Fête  et  le  Deuil      .      . 

101 

— 

IV. 

—  Le  Mage  Archevêque . 

137 

— 

V. 

—  Le  Favori  et  le  Peuple 

167 

— 

VI. 

—  Les  Princesses  à  l'encan. 

193 

— 

VIL 

—  La  Fin  des  Chevaliers 

211 

— 

VIII. 

—  L'Agonie  d'Israël  .      .      . 

245 

— 

IX. 

—  La  dernière  Journée  . 

277 

Achevé  d'imprimer  le  20  Mars  1922 

par  Jules  GÉAS  et  FILS,  imprimeurs 

à  Valence-sur-Rhône 

pour 

PERRIN  ET  C'>,  LIBRAIRES-ÉDITEURS 

35,  Quai  des  Grands-Augustins,  35 

PARIS 


Tous  droits  de  roproductinn  et  traduction  réservés  pour  tous  pays. 


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